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Full text of "Voyage du jeune Anacharsis en Grece vers le milieu du quatrième siècle avant l'ere vulgaire"

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VOYAGE 

DU  JEUNE  ANAGHARSIS 

EN  GRECE, 

ÉDITION  STÉRÉOTYPE, 

FAITE 

AU  MOYEN  DE  MATRICES  MOBILES  EN  CUIVRE, 
d'aprî:s 

LE  PROCÉDÉ  D'HERHAN. 


ADRIEN  ÉGRON,  UipniMEun    de  S.   A. 
MoHSEicKEur.  LE  Dvc  d'Asgouléue. 


>^VOYAGE 

DU  JEUNE  ANACHARSIS 
EN  GRÈCE, 

VERS  LE  MILIEU  DU  QUATRIÈME  SIÈCLE 

AVANT  l'Ère  vulgaire; 

PAR  J.   J.   BARTHÉLÉMY. 


TOME  TROISIEME, 


PARIS, 

H.    NICOtLE,    A   tA  Librairie   stéhéotype 

i-ue  de  Seine,  n^  12. 

i8i5. 


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TABLE 

DES 

CHAPITRES  CONTENUS  DANS  CE  VOLUME. 

Chapitre  XXVI.  J_)e  l'Érlucatioii  cies  Athé- 
niens  Pag"  I 

Chapitre  XXVII.  Enlietiens  sur  la  Musique 

des  Grecs ^o 

Chapitre   XXYIII.    Suite   des   mœurs    des 

Athéniens 12g 

Chapitre  XXIX.  Bibliothèque  d'un  Athé- 
nien. Classe  de  Philosophie i49 

Chapitre  XXX.  Suite  du  chapitre  précédent. 
Discours  du  Grand -Prêtre  de  Cérès  sur 
les  Causes  premières. 170 

Chapitre  XXXI.  Suite  de  la   Bibliothèque. 

L'Astronomie  et  la  Géographie 2o5 

Chapitre  XXXII.  Aristippe 241 

Chapitre  XXXIII.  Démêlis  entre  Denys  le 
jeune,  roi  de  Sjracuse,  et  Dion  sou  beau- 
frère.  Voyage  de  Platon  en  Sicile 25^ 

Chapitre  XXXIV.  Voyage  de  Réotie;  l'antre 

de  Trophonius;  Hésiode;  Findare 286 

Chapitre  XXXV.  Voyage  de  Thessalie. 
Amphictyons  ;  Magiciennes  ;  Rois  de 
Phères;  Vallée  de  Tempe B/JS 

Chapitre  XXXVI.  Voyage  d'Épi re  ,  d'Acar- 
nanie  et  d'Étolie.  Oracle  de  Dodone.  Saut 
de  Lcucade 896 


)j  TABLE    DES    CHAPITRES. 

Chapitre  XXXVII.  Voyage  de  Mégare,  de 

Corinthe  ,  de  Sicyone  et  de  l'Achaïe. .  .  Pag.  4  i6 

Chapitue  XXXVIII.  Voyage  de  l'ÉIide.  Les 

Jeux  Olympiques .    4/9 

Notes 55o 


VOYAGE 

DU   JEUNE   ANACHARSIS 

EN   GRÈCE, 

VERS    LE    MILIEU    DU    QUATRIÈME    SIÈCLE 
AVAST    JÉSUS-CHRIS  T. 


r        CHAPITRE   XXVI. 

De  l'Education  des  Athéniens. 

Ees  habitants  de  Mvlilr-ne,  avant  «oumis 
quelques-uns  de  leurs  alliés  qui  s'étaient  sé- 
parés deux,  leur  défendirent  de  donner  la 
moindre  instruction  à  leurs  enfants.  '  Ils  ne 
trouvèrent  pas  de  meilleur  moyen  pour  les 
tenir  dans  lasservissement,  que  de  les  tenir 
dans  1  ignorance. 

L'objet  de  l'éducation  est  de  procurer  au 
corps  la  force  qu'il  doit  avoir,  à  l'âme  la 
perfection  dont  elle  est  susceptible.  *  Elle 
commence  chez  les  Athéniens  à  la  naissance 
de  l'eufant,  et  ne  finit  qu'à  sa  vingtième 

'  ^lian.  var.  hist.  lih.  7 ,  cap.  1 5. 
="  Plat,  de  leg.  liL.  7,  t.  2,  p.  788. 


2  VOYAGE    D  A  N  A  C  H  A  R  S  I S  , 

aimée.  Cette  épreuve  n'est  pas  trop  longue 
pour  former  des  citoyens;  mais  elle  n'est  pas 
suflisante ,  par  la  négligence  des  parents,  qui 
abandonnent  1  espoir  de  l'état  et  de  leur  fa- 
mille, d'abord  à  des  esclaves,  ensuite  à  des 
maîtres  mercenaires. 

Les  législateurs  n'ont  pu  s'expliquer  sur 
ce  sujet  que  par  des  lois  générales  :  '  li\s 
philosophes  sont  entrés  dans  de  plus  grands 
détails-,  ils  ont  même  porté  leurs  vues  sur 
les  soins  qu  exige  l'enfance,  et  sur  les  atten- 
tions quelquefois  cruelles  de  ceux  qui  l'en- 
tourent. En  m'occupant  de  cet  objet  essen- 
tiel, je  montrerai  les  rapports  de  certaines 
pratiques  avec  la  religion  ou  avec  le  gouver- 
nement :  à  œlé  des  abus,  je  placerai  les 
conseils  des  personnes  éclairées. 

Epicharis,  femme  d'Apollodore ,  che^ 
qui  j  étais  logé,  devait  bientôt  accoucher. 
Pendant  les  quarante  premiers  jours  de  sa 
grossesse,  il  ne  lui  avait  pas  été  permis  de 
sortir.  "^  On  lui  avait  ensuite  répété  souven  t, 
que  sa  conduite  et  sa  santé  pouvant  influer 
sur  la  constitution  de  son  enfant,  ■*  elle  de- 

'  Plat,  de  leg.  lib.  7,  t.  2,  p.  788, 

'  Cen^^or.  de  die  nat.  cap.  1 1. 

^  Hi;.)porx.  d<;  nat.  puer.  ^.  22,  t.  i  ,  p.  1  fiq. 


CHAPITRE    VIXGT-SIXliME.  '6 

vail  user  dune  bonne  nourriture,  et  entre- 
tenir SCS  forces  par  de  légères  promenades.  » 

Parmi  plusieurs  de  ces  nations  que  les 
Grecs  appellent  barbares,  le  jour  de  la  nais- 
sance d  un  enfant  est  uu  jour  do  deuil  pour 
sa  famille.  ^  Asseniblcc  autour  de  lui,  elle 
ie  plaint  d'avoir  reçu  le  funeste  présent  de 
la  vie.  Ces  plaintes  cflrajantes  ne  sont  que 
trop  conformes  aux  maximes  des  sages  de 
la  Grèce.  Quand  on  songe,  disent-ils,  à  la 
destinée  qui  attend  1  homme  sur  la  terre  ,  il 
faudrait  arroser  de  pleurs  son  berceais.  ^ 

Cependant,  à  la  naissance  du  fils  rVlpol- 
lodore,  je  vis  la  tendresse  et  la  joie  éclater 
dans  les  yeux  de  tous  ses  parents;  ',e  vis 
suspendre  sur  la  porte  de  la  maison  une 
couronne  d  olivier,  symbole  de  Tagriculture 
à  laquelle  iliomme  est  destiné.  Si  c'avait  été 
une  fille,  une  bandelette  de  laine,  mise  à  la 
place  de  la  couronne,  aurait  désigné  i  espèce 
de  travaux  dont  les  femmes  doivent  s'occu- 

'  Plat,  de  leg.  lib.  7,  t.  2,  p.  789'.  .4j-istot.  de  rep.  1.  7, 
cap.  iCi,  t.  2,  p.  447. 

'  Herodot.  lib.  5,  cap.  4.  Strab.  lib.  1 1 ,  p.  5ig.  An- 
tliol.  p.  16. 

■"  Eurip.  fragni.  Ctes.  p.  4/6.  Axioch. -ap.  Plat.  t.  3, 
p.  368.  Cicer.  tuscul.  lib.  i ,  cap.  48,  t.  2,  p.  273, 


4  VOYAGE    D  ANACHARSIS, 

per.  '  Cet  usage ,  qui  retrace  les  mœurs  an- 
ciennes ,  annonce  à  la  république  qu'elle 
vient  d'acquc'rir  un  citoyen.  Il  annonçait 
autrefois  les  devoirs  dn  père  et  de  la  mère 
de  famille. 

Le  père  a  le  droit  de,  condamner  ses  en- 
fants à  la  vie  ou  à  la  mort.  Dès  qu'ils  sont 
nés,  on  les  étend  à  ses  pieds.  S'il  les  prend 
entre  ses  bras,  ils  sont  sauvés.  Quand  il 
n'est  pas  assez  riche  pour  les  élever,  ou 
quM  désespère  de  pouvoir  corriger  en  eux 
certains  vices  de  conformation,  il  détourne 
les  yeux ,  et  Ton  court  au  loin  les  exposer  ou 
leur  ôter  la  vie.  ^  A  Thèbes  les  lois  défen- 
dent cette  barbarie-,  ^  dans  presque  toute  la 
Grèce,  elles  rautoiise;it  ou  la  tolèrent.  Des 
philosophes  l'approuvent;  '^  d  autres,  con- 
tredits à  la  v'rité  par  des  moralistes  plus  ri- 
gides, ajoutent  qu  une  mère,  entourée  déjà 
dune  famille  trop  nombreuse,  est  en  droit 
de  détruire  l'enfant  qu'elle  porte  dans  son 
sein. 

'  Hesycli.  in  "Zle^itv.  Tpliipp.  ap.  Atlien.  1.  g,  p.  370. 
^  ;  ercnt.  iu  H^aut'intim.  act.  4>  scen.  i. 
^  Alian.  var  hist.  lib.  2,  cap.  y. 
^  Plat,  de  rtp.  lib.  5,  t.  2,  p.  4^0. 
.    5  Aiistot.  de  rep.  lib.  7  ,  cap.  16,  t.  3,  p.  447-  Tt'ho- 
cylid.  potin,  admon,  y.  172. 


CHAPITRE  VINGT-SIXIKME.  D 

Pourquoi  des  nations  éclairées  et  sensi- 
bles outragent-elles  ainsi  la  nature  ?  C'est 
que,  chez  elles  le  nombre  des  citoyens  étant 
fixé  par  la  constitution  même,  elles  ne  sont 
pas  jalouses  d'augmenter  la  population  ; 
cest  que,  chez  elles  encore,  tout  citoyen 
étant  soldat,  la  patrie  ne  prend  aucun  inté- 
rêt au  sort  d  un  homme  qui  ne  lui  serai  t  jamais 
Utile,  et  à  qui  elle  serait  souvent  nécessaire. 

On  lava  1  enfant  avec  de  1  eau  tiède,  con- 
formément au  conseil  d'Hippocrate.  '  Parmi 
les  peuples  nommés  barbares,  on  l'aurait 
plongé  dans  Icau  froide;  ^  ce  qui  aurait 
contribué  à  le  fortifier.  Ensuite  on  le  dé- 
posa dans  une  de  ces  corbeilles  d  osier  dont 
on  se  sert  pour  séparer  le  grain  de  la  paille.  ^ 
C  est  le  présage  d  une  grande  opulence  ou 
d'une  nombreuse  postérité. 

Autrefois  le  rang  le  plus  distingué  ne  dis- 
pensait pas  une  mère  de  nourrir  son  enfant; 
aujourd  hui  elle  se  repose  de  ce  devoir  sacré 
sur  une  esclave.  '^  Cependant,  pour  coniger 

'  nijjpocr.  de  saluhr.  dia?t.  5-  9>  t.  i,  p.  63o. 

-'  Aristot.  de  lep.  lib.  ^.  cap.  17,  t.  2,  p.  4 'î 7- 

■'•  Callim.  hymii.  in  Jov.  v.  48.  Scliol.  ib.  Etym.  magn. 
in  Afixvoy. 

'*  Plat,  de  leg.  lib.  7.  t.  2,  p.  '■90.  Aristot.  de  i:iur. 
lib.  8,  cap.  g,  t.  2,  p.  108. 


I. 


6  V  0 1  A  G  E    D  A  N  A  C  II A  R  S  1  S  , 

le  vice  de  sa  naissance,  on  Fattaclie  à  la 
maison,  et  la  plupart  des  nourrices  devien- 
nent les  amies  et  les  conildeutes  des  filles 
qu  elles  ont  élevées,  ' 

Comme  les  nourrices  de  Lacédémone  sont 
très  renommées  dans  la  Grèce,  ^  Apollo- 
dore  en  avait  fait  venir  une  à  laquelle  il  confia 
son  fils.  En  le  recevant  elle  se  garda  hien  de 
lemmailloter,  ^  et d enchaîner  ses  membres 
par  des  machines  dont  on  use  en  certains 
pays,  ^  et  qui  ne  servent  souvent  quà  con- 
trarier la  nature. 

Pour  Faccoutumer  de  bonne  lieure  au 
froid,  elle  se  contenta  de  le  couvrir  de  quel- 
ques vêtements  légers,  pratique  recomman- 
dée par  les  philosophes,  ^  et  que  je  trouve 
en  usage  chez  les  Celtes.  C  est  encore  une 
de  ces  nations  que  les  Grecs  appellent  bar- 
bares. 

Le  cinquième  jour  fut  destiné  à  purifier 
l'enfant.  Une  femme  le  prit  entre  ses  bras, 
et,  suivie  de  tous  ceux  de  la  maison  ,  elle 

'  Eurip.  in  Hipp.  Terent.  in  Heautonlim.  Adelpl).  eir. 
'-'  Plut,  in  Lyc'urg.  t.  i ,  p.  /(9- 

3  Id.  ihid. 

4  Aristot.  de  rep.  lib.  7 ,  cap.  17,1.  2 ,  p.  447' 

5  Id.  iljid, 


CHAPITRE  VINGT-SIXIÈME.  7 

courut  à  plusieurs  reprises  autour  du  feu 
'   qui  brûlait  sur  l'autel.  ' 

Comme  beaucoup  d'enfants  meurent  de 
convulsions  d'abord  après  leur  naissance, 
ou  attend  le  septième,  et  quelquefois  le 
dixième  jour,  pour  leur  donner  un  nom.  * 
ApoUodore  ayant  assemblé  ses  parents,  ceux 
de  sa  femme  et  leurs  amis,  ^  dit  en  leur  pré- 
sence qu'il  donnait  à  son  fils  le  nom  de  son 
père  Lysis  ;  car ,  suivant  1  usage ,  Tainé  d'une 
famille  porte  le  nom  de  son  aieul.  ^  Cette 
cérémonie  fut  accompagnée  d'un  sacrifice 
et  d'un  repas.  Elle  précéda  de  quelques 
jours  une  cérémonie  plus  sainte,  celle  de 
l'initiation  aux  mvstères  d'Eleusis.  Persua- 
dés  qu'elle  procure  de  grands  avantages 
après  la  mort,  les  Athéniens  se  hâtent  de  la 
faire  recevoir  à  leurs  enfants.  ^  Le  quaran- 

'  Plat,  in  Theaet.  1. 1 ,  p.  i6o.  Haqiocr.  et  Hcsych.  in 
A'u^iol».  Meurs  de  puerp.  cap.  G. 

^  Euripid.  in  Elecir.  v.  1 1  y.6.  Aristoph.  in  av.  v.  4<)i 
et  923.  SchoL  ibid.  Demosth.  in  Bœot.  p.  1004.  Arisiot. 
iiist.  anim.  1.  ^,  c.  i  2,  t.  i ,  p.  89G.  Harpocr,  in  E  (io^ûu. 

^  Suid.  in  Asx.Ût- 

4  Isœus,  de  hœredit.  Pynli.  p.  4'-  Pl^t-  '"  Ly*-  l-  2, 
p.  2o5.  Deinosth.  Lbid.  p.  ioo5. 

5  Tereiit.  in  Pliorm.  act.  i ,  scen.  i ,  v.  i5.  Apollod. 
ap.  Donat.  ibid.  Turneb.  adv.  lib.  3,  cap.  6.  Note  de  nia- 
daine  Dacier  sur  la  a*"'  si .  du  4^  act.  c'u  Plutus  d'AristopIi, 


8  VOYAGE    D'ANACHARSIS, 

tièrae  jour,  Epicharis  releva  de  couches.  ' 
Ce  fat  un  jour  de  fête  dans  la  maison  d'A- 
pollodore. 

Ces  deux  époux ,  après  avoir  reçu  de 
leurs  amis  de  nouvelles  marques  d'intérêt, 
redoublèrent  de  soins^  pour  léducation  de 
leur  fils.  Leur  premier  objet  fut  de  lui  for- 
mer un  tempérament  robuste,  et  de  choisir, 
parmi  les  pratiques  en  usage,  les  plus  con- 
formes aux  vues  de  la  nature,  et  aux  lumiè- 
res de  la  philosophie.  Déidaraie,  c  était  le 
nom  de  la  nourrice  ou  gouvernante,  écou- 
tait leurs  conseils,  et  les  éclairait  eux-mê- 
mes de  son  expérience. 

Dans  les  cinq  premières  années  de  l'en- 
fance ,  la  végétation  ^u  corps  humain  est 
si  forte,  que,  suivant  l'opinion  de  quelques 
naturalistes ,  il  n'augmente  pas  du  double 
en  hauteur  dans  les  vingt  années  suivan- 
tes. ^  il  a  besoin  alors  de  beaucoup  de  nour- 
riture, de  beaucoup  d'exercice.  La  nature 
l'agite  par  une  inquiétude  secrète-,  et  les 
nourrices  sont  souvent  obligées  de  le  ber- 
cer entre  leurs  bras,  et  débranler  douce- 
ment son  cerveau  par  des  chants  agréables 

'  Censor.  de  die  natal,  cap.  1 1. 

a  Pkt.  de  leg.  lib.  7 ,  t.  2,  p.  788.  t 


CHAPITRE    VINGT-SIXIÈME.  9 

et  mélodieux.  11  semble  qu'une  longue  ha- 
]>itude  les  a  conduites  à  regarder  la  musique 
et  la  danse  comme  les  premiers  éléments  de 
notre  éducation.  »  Ces  mouvements  favori- 
sent la  digestion ,  procurent  un  sommeil 
paisible ,  dissipent  les  terreurs  soudaines 
que  les  objets  extérieurs  produisent  sur  des 
organes  trop  faibles. 

Dès  que  l'enfant  put  se  tenir  sur  ses  jam- 
bes ,  Déidamie  le  fit  marcher ,  toujours  prête 
k  lui  tendre  une  main  secourable.  ^  Je  la  vis 
ensuite  mettre  dans  ses  mains  de  petits  ins- 
truments dont  le  bruit  pouvait  Tamuser  ou 
le  distraire  :  ^  circonstance  que  je  ne  relè- 
verais pas ,  si  le  plus  commode  de  ces  ins- 
truments n'était  de  1  invention  du  célèbre 
philosophe  Archj^tas,  ^  qui  écrivait  sur  la 
nature  de  l'univers,  et  s  occupait  de  l'éduca- 
tion des  enfants. 

Bientôt  des  soins  plus  importants  occu- 
pèrent Déidamie,  et  des  vues  particulières 
l'écartèrent  des  règles  les  plus  usitées.  Elle 

'  Plat,  de  leg.  lib.  7,  t.  2,  p.  jrgo, 
=  Id.  ibid.  p.  789. 

^  Etym.  magn.  et  Suid.  in  TlXecIdy.  Anthol.  lib.  Çf 
cap.  23,  p.  44o- 

4  Aristot.  de  rep.  lib.  8,  cap.  6,  t.  2,  p.  456, 


10  VOYAGE    d'aNACIIARSIS, 

accoutuma  son  élève  à  ne  faire  aucune  dif- 
férence entre  les  aliments  qu  on  lui  présen- 
tait. '  Jamais  la  force  ne  fut  employée  poui" 
empêcher  ses  pleurs.  Ce  n'est  pas  qu'à 
[exemple  de  quelques  philosophes,  *  elle 
les  regai'Jàt  comme  une  espèce  d'exercice 
utile  pour  les  enlants  :  il  lui  paraissait  plus 
avantageux  de  les  arrêter  dès  quou  en  con- 
naissait la  cause-,  de  les  laisser  covlcr,  quand 
on  ne  pouvait  la  connaître.  Aussi  cessa-t-il 
d'en  répandre ,  dès  que  par  ses  gestes  11  put 
expliquer  ses  besoins. 

Elle  était  surtout  attentive  aux  premières 
impressions  qu'il  recevrait  :  impressions 
quelquefois  si  fortes  et  si  durables,  qu  il  m 
reste  pendant  toute  la  vie  des  traces  dans  le 
caractère.  Et  en  effet,  il  est  di/Ttcile  qu  une 
Ame  qui  dans  l'enfance  est  toujours  agitée 
de  vaines  frayeurs,  ne  devienne  pas  de  plus 
en  plus  susceptible  de  la  lAcheié  dont  elle  a 
fait  l'apprentissage.  ^  Déidamie  épargnait  à 
son  élève  tons  les  sujets  de  terreur,  au  lieu  de 
les  multiplier  par  les  menaces  et  par  lesconps. 

Je  la  vis  un  jour  s'indigner  de  ce  qu'une 

»  Plut,  in  I.yciirg.  t.  i ,  p.  4pl- 

'••  Aiistot.  tic  ipp.  111).  7,  <ai).  17,  I.  3.,  p.  443. 

■*  Plat.  (If  1<-.    liJj.    7  .  I.  y,  p.  71)1. 


CHAPITRE    VINOT-SIXIÈME.  II 

mère  avait  dit  à  son  fils,  que  c'était  en  pu- 
nition de  SCS  mensonges  qu'il  avait  des  bou- 
lons au  visage.  '  Sur  ce  que  je  lui  racontai 
que  les  Scvthcs  maniaient  également  bien 
les  armes  de  la  main  droite  et  de  la  gauche,  je 
vis,  quelque  temps  après,  son  jeune  élève  se 
servir  ii>di!lerenimeîjt  àv  1  une  et  de  1  autre.  ' 
il  était  sain  et  robuste;  on  ne  le  traitait 
ni  avec  cet  excès  d'indulgence  qui  rend  les 
enfiuiis  difficiles,  prompLs,  impaiients  de  la 
moindi'c  contradiction,  insup])ortables  aux 
autres;  ni  avec  cet  excès  de  sévérité  qui  les 
rend  craintifs,  serviies,  insupportables  à  eux- 
mêmes.  ^  On  s'opposait  à  ses  goûts,  sans  lui 
rappeler  sa  dépendance;  et  on  le  punissait  de 
ses  fautes,  sans  ajouter  1  insuite  à  la  correc- 
tion. ^  Ce  quApollodore  défendait  avec  le 
plus  de  soin  à  son  fils,  c'était  de  fréquenter 
l;"s  domestiques  de  sa  maison;  à  ces  derniers, 
de  donnm'  à  son  fils  la  moindre  notion  du 
vice,  soit  par  leurs  paroles,  soit  par  leurs 
exemples.  ^ 

'  Thcocr.  idyll.  I2,  v.  2.3.  Schol.  ibid. 

^  Plat,  de  leg.  lib.  ^,  t.  2,  p.  79). 

•'  Plat.  ibid.  p.  791. 

''k  '.'].  ibid.  p.  7«j3. 

'  Aitst».)!.  de  rep.  lib.  7,  cap.  i  7,  t.  i. ,  p.  ^  (8. 


^2  VOYAGE    D  ANACHAnSIS, 

Suivant  le  conseil  des  personnes  sages ,  il 
ne  faut  prescrire  aux  enfants ,  pendant  les 
cinq  premières  années ,  aucun  travail  qui 
les  applique  :  '  leurs  jeux  doivent  seuls  les 
intéresser  et  les  animer.  Ce  temps  accordé 
à  l'accroissement  et  à,  raffermissement  du 
corps,  Apollodore  le  prolongea  d'une  année 
en  faveur  de  son  fds  ;  et  ce  ne  fut  qu'à  la  fin 
de  la  sixième ,  ^  qu'il  le  mit  sous  la  garde 
d'un  conducteur  ou  pédagogue.  C  était  un 
esclave  de  confiance ,  ^  chargé  de  le  suivre 
en  tous  lieux,  et  surtout  chez  les  maîtres 
destinés  à  lui  donner  les  premiers  éléments 
des  sciences. 

Avant  que  de  le  remettre  entre  ses  mains, 
il  voulut  lui  assurer  fétat  de  citoyen.  J'ai 
dit  plus  haut,  (à)  que  les  Athéniens  sont 
partagés  en  dix  tribus.  La  tribu  ss  divise  en 
trois  confraternités  ou  curies  ;  la  curie  en 
trente  classes.  ^  Ceux  d'une  même  curie  sont 
censés  fraterniser  entre  eux,  parce  qu'ils  ont 
des  fêtes,  dos  temples,  des  sacrifices  qui  leur 

•  Aristot.  de  rep.  lib.  7,  cap.  i^,  t.  2,  p.  4'i8. 
'  Plat,  de  leg.  lib.  7,  t.  2,  p.  794. 

3  Id.  in  Lys.  t.  2,  p.  208. 

(a)  Voyez  le  chapitre   (IV  de  cet  ouvrage. 

4  Hesycb.  Etymol.  nw'u.  Har|X)cr.  et  Smd.'mTet'jrjr' 
PolL  lib.  3,  §.  52. 


CHAPITRE    VINGT-SIXIÈME.  l3 

sont  communs.  Un  Athénien  doit  être  ins- 
crit dans  1  une  des  curies,  soit  d  abord  après 
sa  naissance ,  soit  à  1  âge  de  trois  ou  quatre 
ans,  rarement  après  la  septième  année,  "j 
Cette  cérémonie  se  fait  avec  solennité  dans 
la  fête  des  Apaturies,  qui  tombe  au  mois 
pyanepsion ,  et  qui  dure  trois  jours. 

Le  premier  n'est  distingué  que  par  des  re- 
pas qui  réunissent  les  parents  dans  une  même 
maison ,  et  les  membres  d  une  curie  dans  un 
même  lieu.  ' 

Le  second  est  consacré  à  des  actes  de  re- 
ligion. Les  magistrats  offrent  des  sacrifices 
en  public;  et  plusieurs  Atliéniens  revêtus 
de  riches  habits,  et  tenant  dans  leurs  mains 
des  tisons  enflammés,  marchent  à  pas  pré- 
cipités autour  des  autels,  chantent  des  hym- 
nes en  l'honneur  de  Vulcain,  et  célèbrent  le 
dieu  qui  introduisit  l'usage  du  feu  parmi  les 
mortels.  ^ 

C'est  le  troisième  jour  que  les  enfants 
entrent  dans  1  ordre  des  citoyens.  On  devait 
en  présenter  plusieurs  de  fun  et  de  l'autre 

'  Pet.  leg.  attic.  p.  14 G,  etc. 

"  Meurs.  Graec.  icriat.  in  Apatur. 

3  là  ibid. 

3.  « 


l4  VOYAGE    d'aNA<  JÎARSIS, 

sexe.  '  Je  suivis  Apollodore  dans  une  clm- 
pclle  qui  appartenait  à  sa  curie.  ^  Làsetrou- 
vajent  assemblés,  avec  plusieurs  de  ses  Ba- 
rents, les  principaux  de  la  curie,  et  de  la 
classe  particulière  à  lacpielle  il  était  associé. 
11  leur  présenta  son  fils  avec  une  brebis 
qu'on  devait  immoler.  On  la  pesa;  ei  jen- 
tenais  les  assistants  s  écrier  en  riant  :  Moin- 
dre !  moindre!  c'cst-;\-dire ,  quelle  n'avait 
pas  le  poids  iîxé  par  la  loi.  ^  C'est  une  plai- 
santerie qu'on  ne  se  refuse  guère  dans  cette 
occasion.  Pendant  que  la  flamme  dévorait 
une  partie  de  la  victime ,  ^  Apollodore  s'a- 
vança-, et,  tenant  son  fds  d  une  main ,  il  prit 
les  dieux  à  témoin  que  cet  enfant  était  né 
de  lui  et  d  une  femme  athénienne  en  légi- 
time mariage.  ^  On  recueillit  les  suffrages; 
et  l enfant  aussitôt  fut  inscrit,  sous  le  nom 
de  Lysis,  fils  d  Apollodore,  dans  le  registre 
de  la  curie,  nommé  le  registre  public.  ^ 
Cet  acte,  qui  place  un  enfant  dans  une 

'  Poil.  lib.  8,  cap.  g,  §.  loy. 
''  Id.  lib.  3,  §.  52. 
^  TIaipocr  in  Mclav.  Suid.  in  Mctccy. 
4  Deniostli.  in  Macart.  p.  i02(). 
*  IsaDUs,  de  hiticd.  ApoU.  p.  65  ;  iJ.  de  luesoj.  Cyrorj_ 
pag.  70. 

•^  Harpoor.  lu  K«/y.  y^auiA. 


CHAPITRE    VIXGÏ-SIXIKME.  l5 

telle  tribu,  dans  une  telle  curie,  dans  un» 
telle  classe  de  la  curie,  est  le  seul  qui  cons- 
tate la  légitimité  de  sa  naissance ,  et  lui 
donne  des  droits  à  la  succession  de  ses  pa- 
rents. '  Lorsque  ceux  de  la  curie  refusent 
de  l'agréger  à  leur  corps,  le  père  a  la  liberté 
de  les  poursuivre  en  justice.  ^ 

L  éducation,  pour  être  conforme  au  ge'nie 
du  gouvernement,  doit  imprimer  dans  les 
coeurs  des  jeunes  citoyens  les  mêmes  senti- 
ments et  les  mêmes  principes.  Aussi  les  an- 
ciens législateurs  les  avaient-ils  assujétis  à 
une  instilution  commune.  '  La  plupart  sont 
aujourdlîui  élevés  dans  le  sein  de  leur  fa- 
mille; ce  qui  choque  ouvertement  l'esprit 
de  la  démocratie.  Dans  lédncation  particu- 
lière, un  enfant,  lâchement  abandonné  aux 
flatteries  de  ses  parents  et  de  leurs  esclaves , 
se  croit  distingué  de  la  foule,  parce  qu'il  en 
est  séparé  :  dans  l'éducation  commune,  lé- 
mulatiou  esl  plus  générale ,  les  états  s'éga- 
lisent ou  se  rapprochent.  C  est  là  quun 
jeune  homme  apprend  chi'.que  jour,  à  chaque 
instant,  que  le  mérite  et  h'S  talents  peuvent 

'  Demosth.  in  Boeot.  p.  ioo5. 

^  Id.  in  Nea?r.  p.  8^0. 

^  -Ari.'.tot.  de  icp.  liL.  8 ,  cap.  i ,  t.  2 ,  p.  449- 


l6  VOYAGE    D  ANACHARSIS, 

seuls  donner  une  supériorité  réelle.  Cette 
question  est  plus  facile  à  décider,  qu'une 
foule  d'autres  qui  partagent  inutilement  les 
philosophes. 

On  demande  s'il  faut  employer  plus  de 
soins  à  cultiver  lesprit  qu  à  former  le  cœur  ; 
sil  ne  faut  donner  aux  enfants  que  des 
leçons  de  vertu ,  et  aucune  de  relative  aux 
besoins  et  aux  agréments  de  la  vie;  jusqu'à 
quel  point  ils  doivent  être  instruits  des 
sciences  et  des  arts.  '  Loin  de  s'engager  dans 
de  pareilles  discussions,  Apollodore  résolut 
de  ne  pas  s  écarter  du  système  d'éducation 
établi  par  les  anciens  législateurs,  et  dont 
la  sagesse  attire  des  pays  voisins  et  des  peu- 
ples éloignés  quantité  de  jeunes  élèves;  ' 
mais  il  se  réserva  d'en  corriger  les  ahus.  11 
envoya  tous  les  jours  son  fils  aux  écoles.  La 
loi  ordonne  de  les  ouvrir  au  lever  du  soleil, 
et  de  les  former  à  son  coucher.  ^  Son  con- 
ducteur l'y  menait  le  matin ,  et  allait  le  pren- 
dre le  soir.  ^ 

Parmi  les  instituteurs  auxquels  on  confie 

'  Aristot.  de  rep.  bb.  8,  cap.  2,  p.  45o. 
2  JJscliin.  epist.  12,  p.  21 4- 
^  Id.  in  Timarch.  p.  261. 
4  Plat,  in  Lys.  t.  2,  p.  223. 


CHAPITRE    VINCT-SI.XIDME.  IJ 

la  jeunesse  d  Athènes,  il  n'est  pas  rare  de 
rencontrer  des  hommes  d'un  mérite  distin- 
gué. Tel  fut  autrefois  Damon,  qui  donna 
des  leçons  de  musique  à  Socrate,  '  et  de  po- 
litique à  Périclès.  "^  Tel  était  de  mon  temps 
Philotime.  Il  avait  fréquenté  lécole  de  Pla- 
ton, et  joignait  à  la  connaissance  des  arts 
les  lumières  d  une  saine  philosophie.  Apol- 
lodore.  qui  l'aimait  beaucoup,  était  parvenu- 
à  lui  faire  partager  les  soins  qu  il  donnait  à 
l'éducation  de  son  fils. 

Ils  étaient  convenus  quelle  ne  roulerait 
que  sur  un  principe.  Le  plaisir  et  la  douleur, 
me  dit  un  jour  Philotime,  sont  comme  deux 
sources  abondantes  que  la  nature  fait  couler 
sur  les  hommes,  et  dans  lesquelles  ils  pui- 
sent au  hasard  le  bonheur  et  le  malheur.  ^ 
Ce  sont  les  deux  premiers  sentiments  cpic 
nous  recevons  dans  noire  enfance,  et  qui, 
dans  un  âge  plus  avancé ,  dirigent  toutes  nos 
actions.  Mais  il  est  à  craindre  que  de  pa- 
reils guides  ne  nous  entraînent  dans  leurs 
écarts.  Il  faut  donc  que  Lysis  apprenne  de 
bonne  heure  à  s  en  défier,  qu  il  ne  contracte 

'  Plat,  de  rep.  lib.  3,  t.  2 ,  p.  4oo. 

'  Id.  in  Alcib.  i,  t.  2,p.  1 18.  Plut.  inPer.  t.  i ,  p.  i5(. 

^  Plitt.  de  leg.  lib.  i ,  t.  2,  p.  636. 

a. 


l8  VOYAGE    d'aNACHARS[S, 

dans  ses  premières  aunées  aucune  habitude 
que  la  raison  ne  puisse  justifier  un  jour-,  et 
qu'ainsi  les  exemples,  les  conversations,  les 
sciences,  les  exercices  du  corps,  tout  con- 
coure à  lui  faire  aimer  et  haïr  dès  à  présent 
ce  qu  il  devra  aimer  et  hiiïr  toute  sa  vie.' 

Le  cours  des  études  comprend  la  musique 
et  la  gymnastisque, '^  c  est -à -dire,  tout  ce 
qui  a  rapport  aux  exercices  de  l'esprit  et  h 
ceux  du  corps.  Dans  cette  division,  le  mol 
musique  est  pris  dans  une  acception  très 
étendue. 

Connaître  la  forme  et  la  valeur  des  lettres, 
les  tracer  avec  élégance  et  facilité,  ^  donner 
aux  syllabes  le  mouvement  et  les  intona- 
tions qui  leur  conviennent,  tels  furent  les 
jtremiers  travaux  du  jeune  Lysis.  Il  allait 
tous  les  jours  chez  un  grammatisLe,  dont  la 
maison  située  auprès  du  temple  de  Thésée, 
dans  un  quartier  frécjuenté,  attirait  beau 
coup  de  disciples.  ^  Tous  les  soirs  il  racoii- 

'  Plat,  de  leg.  lib.  2 ,  p.  653.  Aristot.  ce  mor.  lib.  i  , 

cap.  2,  t.  2,  p.  20. 

^  Plat,  in  Protag.  t.  i ,  p  325,  elc  ;  id.  de  rep.  lib.  3, 
t.  2,  p.  4 12. 

^  Luciah.  de  gymnas.  t.  2,  p.  902. 

.4  Plat,  in  Alcib.  i,  t.  ?-,  p-  11  i-  nomosth.  dr  cjt. 
p.  49Î  el  5i5. 


CHAPITRE   VINGT-SIXIEME.  ig 

tait  à  SCS  parents  l'histoire  de  ses  progrès.  Je 
le  voyais,  un  style  ou  poinçon  ù  ]a  main, 
suivre  H  plusieurs  reprises  les  contours  des 
lettres  que  son  maître  avait  figurées  sur  des 
tablettes.  '  On  lui  recommandait  dohscr- 
'ver  exactement  la  ponctuation, en  attendant 
qu  on  pût  lui  en  donner  des  règles.  ^ 

Il  lisait  souvent  les  Fiables  dT.sopc;  ^ 
souvent  il  récitait  les  vers  quil  savait  par 
cœur.  En  efi'ct,  pour  exercer  la  mémoire  de 
^ leurs  élèves,  les  professeurs  de  grammaire 
''  leur  fout  apprendre  des  morceaux  tirés  d  Ho- 
mère, d'Hésiode  et  des  poètes  lyriques.  4 
Mais,  disent  les  philosoplies,  rien  n'est  si 
contraire  à  l'objet  de  l'institution  :  comme 
les  poètes  attribuent  des  passions  aux  dieux, 
et  justifient  celles  des  hommes,  les  enfants 
se  familiarisent  avec  le  vice  avant  de  le  con- 
naître. Aussi  a-t-on  formé  pour  leur  usage 
des  recueils  de  pièces  choisies,  dont  la  mo- 
rale est  pure  ;  ^  et  c'est  un  de  ces  recueils  que 

'  Plat,  in  Charm.  t.  2,  p.  iSq.  Ouiiil.  1.  i ,  c.  i ,  p.  i.'J. 

^  Aristot.  de  iliet.  lil).  3,  cap.  j,  t.  2,  p.  58c). 

^  Aristopl).  in  pac.  v.  128;  id.  in  av.  v.  4'3 1-  Aristot. 
ap.  Fchol.  Aristopl).  ibid. 

4  Plat,  in  Protag.  t.  i,  p.  3^5;  id.  de  rep.  1.  2,  p.  3;  7. 
Lucian.  de  gymnas.  t.  2,  p.  902. 

5. Fiat  de  leg.  lib.  7,  t.  2,  p.  81 1. 


20  VOYAGE    D  ANACIIARSIS, 

le  maître  de  Lysis  avait  mis  entre  ses  mains. 
Il  y  joignit  ensuite  le  dénombrement  des 
troupes  qui  allèrent  au  siège  de  Troie,  tri 
qu'on  le  trouve  dans  lliiade.  '  Quelques  lé- 
gislateurs ont  ordonné  que,  dans  les  écoles , 
on  accoutumât  les  enfants  à  le  réciter,  parce 
qu'il  contient  les  noms  des  villes  et  des  mai- 
sons les  plus  anciennes  de  la  Grèce.  ^ 

Dans  les  commencements,  lorsque  Lysis 
parlait,  qu'il  lisait,  ou  qu'il  déclamait  quel- 
que ouvrage,  j  étais  surpris  de  Textrême  im- 
portance qu'on  mettait  à  diriger  sa  voix  , 
tantôt  pour  en  varier  les  inflexions,  tantôt 
pour  l'arrêter  sur  une  syllabe,  ou  la  précipi- 
ter sur  une  autr.*.  Philotime,  à  qui  je  témoi- 
gnai ma  surprise,  la  dissipa  de  cette  ma- 
nière : 

Nos  premiers  législateurs  comprirent  ai- 
sément que  c'était  par  l'imagination  qu'il 
fallait  palier  aux  Grecs,  et  que  la  vertu  se 
persuadait  mieux  par  le  sentiment  que  par 
les  préceptes.  Ils  nous  annoncèrent  des  vé- 
rités parées  des  chajmes  de  la  poésie  et  de  la 
musique.  Nous  apprenions  nos  devoirs  dans 
les  amusements  de   notre  enfance  :  nous 

'  Homer.  iliad.  111>.  2. 

?  Eustatli.  in  iliad.  2,  t.  i ,  p.  263. 


CHAPITRE    VINGT-SIXIÈME.  2j 

chantions  les  bleiifaifs  des  dieux,  les  vertus 
des  héros.  Nos  mœurs  s  adoucirent  à  force 
de  séductions;  et  nous  pouvons  nous  glori- 
licr  aujourd  hui  de  ce  que  les  Grâces  elles- 
mêmes  ont  pris  soin  de  nous  former. 

La  langue  que  nous  parlons  paraît  être 
leur  ouvrage.  Quelle  douceur  !  quelle  ri- 
chesse !  quelle  harmonie!  Fidèle  interprète 
de  l'esprit  et  du  cœur,  en  même  temps  que 
par  l'abondance  et  la  hardiesse  de  ses  expres- 
sions, elle  suffît  à  presque  toutes  nos  idées, 
et  sait  au  besoin  les  revêtir  de  couleurs  bril- 
lantes ,  sa  mélodie  fait  couler  la  persuasion 
dans  nos  âmes.  Je  veux  moins  vous  expli- 
quer cet  effet,  que  vous  le  laisser  entrevoir. 

Nous  remarquons  dans  cette  langue  trois 
propriétés  essentielles,  la  résonnance,  l'in- 
tonation ,  le  mouvement.  ' 

Chaque  lettre,  ou  séparément,  ou  jointe 
avec  une  autre  lettre,  fait  entendre  un  son  ; 
et  ces  sons  diffèrent  par  la  douceur  et  la  du- 
reté, la  force  et  la  faiblesse,  féclat  et  l'obs- 
curité. J'indique  à  Lysis  ceux  qui  flattent 
l'oreille  et  ceux  qui  l'oflensent  :  ""  je  lui  fais 

'  Aristot.  de  poet.  rap.  20,  t.  2,  p.  66'J. 
^  Plat,  in  Tbea.'t.  t.  i ,  p.  2o3;  id.  inCi;ityI.  il),  p.  29,4. 
nioiiys.  Halic.  de  comjws.  vcrb.  cap.  i  2,  t.  5,  p.  65. 


22  VOYAGE    DANACHARSIS, 

observer  qu'un  son  ouvert ,  plein  ,  voîu 
milieux,  produit  plus  defl'et  qu'un  son  qui 
vient  expirer  sur  les  lèvres  ou  se  briser  con- 
tre les  dents;  et  qu'il  est  une  lettre  dont  le 
fréquent  retour  opère  un  sifflement  si  désa- 
gréable ,  qu'on  a  vu  dcjs  auteurs  la  bannir 
avec  sévérité  de  leurs  ouvrages.  ' 

Vous  êtes  étonné  de  cette  espèce  de  mé- 
lodie qui  parmi  nous  anime  non-seulement 
la  déclamation ,  mais  encore  la  conversation 
familière.  Vous  la  retrouverez  chez  presque 
tous  les  peuples  du  midi.  Leur  langue,  ainsi 
que  la  nôtre,  est  dirigée  par  des  accents  qui 
sont  inhérents  à  chaque  mot,  et  qui  donnent 
à  la  voix  des  inflexions  d'autant  plus  fré- 
quentes ,  que  les  peuples  sont  plus  sensibles  ; 
d'autant  plus  fortes,  qu'ils  sont  moins  éclai- 
rés. Je  crois  même  qu  anciennement  les 
Grecs  avaient  non  seulement  plus  d  aspira- 
tions ,  mais  encore  plus  d'écarts  dans  leur 
intonation  que  nous  n  en  avonsaujourd'hui. 
Quoi  qu'il  en  soit,  parmi  nous  la  voix  s'élève 
et  s'abaisse  quelquefois  jusqu  à  l'intervalle 
d'une  quinte,  tantôt  sur  deux  syllabes,  V\n- 

I  Dionys.  IJalic.  de  compos.  verb.  cap.  i.^,  t.  5,  p.  80. 
Atlifii.  lih.  10,  cap.  21,  p.  455.  Euslalh.  in  iliad.  lO, 
j.ag.  8i3. 


CHAPITRE    VINGT-SIXIÈME.  2?i 

tôt  sur  la  même.  '  Plus  souvent  elle  parcourt 
des  espaces  moindres,''  les  mis  très-mar- 
qui^s,  les  autres  à  peine  sensibles,  ou  même 
inappréciables.  Dans  lécriture,  les  accents 
se  trouvant  attachés  aux  mots,  ^  Lysis  dis- 
tingue sans  peine  les  syllabes  sur  lesquelles 
la  voix  doit  monter  ou  descendre  ;  mais 
comme  les  degrés  précis  d  élévation  et  d'a- 
baissement ne  peuvent  être  déterminés  par 
des  signes,  je  laccouîuine  à  prciidre  les  in- 
llexions  les  plus  convenables  au  sujet  et  aux 
circonstances.  '*  Vous  avez  dû  vous  aperce- 
voir que  son  intonation  acquiert  de  jour  en 
jour  de  nouveaux  agréments,  parce  quelle 
devient  plus  juste  et  plus  variée. 

La  durée  des  syllabes  se  mesure  par  un 
certain  intervalle  de  temps.  Les  unes  se  traî- 
nent avec  plus  ou  moins  de  lenteur,  les  autres 
s'empressent  de  courir  avec  plus  on  moinsde 
vitesse.  ^  Pvéunissez  plusieurs  syllabes  brèves, 
vous  serez  malgré  vous  entraîné  par  la  rapi- 
dité de  la  diction  -,  substituez-leur  des  syl- 

'  Diouys.  Halic.  de  compos.  veib.  cap.  1 1 ,  t.  5,  p.  58. 

*  Sim.  Bircov.  not  in  Dionys.  p.  8.  Mém.  de  l'acad. 
ries  bell.  lettr.  t.  32,  p.  4-^9- 

^  Aiistot.  de  soph.  eleiich.  t.  i ,  p.  284. 
4  Id.  de  rliet.  lib.  3,  cap.  i ,  t.  2,  p.  583. 

*  liionys.  Halic.  ibid.  car).  1.^,  t.  5,  p.  Si). 


24  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

labes  longues,  vous  serez  arrêté  par  sa  pe- 
santeur :  coml)inez-les  entre  elles,  suivant 
les  rapports  de  leur  durée,  vous  verrez  votre 
style  obéir  à  tous  les  mouvements  de  votre 
âme,  et  iîgurer  toutes  les  impressions  que  je 
dois  partager  avec  elle.  Voila  ce  qui  consti- 
tue ce  rhythme, cette  cadence  '  à  laquelle  on 
ne  peut  donner  atteinte  sans  révolter  l'o- 
reille ;  et  c  est  ainsi  que  des  variétés  que  la 
nature,  les  passions  et  l'art  ont  mises  dans 
l'exercice  de  la  voix,  il  résulte  des  sons  plus 
ou  moiûs  agréables, plus  ou  moins  éclalantSj 
plus  ou  moins  rapides. 

Quand  Ljsis  sera  plus  avancé,  je  lui  mon- 
trerai que  le  meilleur  moyen  de  les  assortir 
est  de  les  contraster,  parce  que  le  contraste, 
d'où  naît  l'équilibre,  est,  dans  toute  la  na- 
ture ,  et  principalement  dans  les  arts  imita- 
tifs  ,  la  première  source  de.  l'ordre  et  de  la 
beauté.  Je  lui  montrerai  par  quel  lieureux 
balancement  on  jjeut  les  adaiblir  et  les  for- 
tifier. A  l'appui  des  règles  viendront  les 
exemples.  11  distinguera  dans  les  ouvrages 
de  Thucydide  une  mélodie  austère ,  impo- 
sante, pleine  de  noblesse,  mais  la  plupart 

'  Plat,  in  Ciralyl.  t.  i ,  p.  /{2  î-  Aristot  de  rliet.  Itb.  3, 
cap.  8,1.  :i,p.  jt)i. 


CHAPITRE    VINGT-SIXIÈME.  2a 

(lu  temps  dénuée  d aménité;  dans  ceux  de 
Xénophon ,  une  suite  d  accords  dont  la  dou- 
ceur et  la  mollesse  caractérisent  les  Gnlces 
c[ui  1  inspirent-,  '  dans  ceux  d'Homère,  une 
ordonnance  toujours  savante,  toujours  va- 
riée. "^  Voyez,  lorsque  ce  poëtc  parle  de  Pé- 
nélope ,  comme  les  sons  les  plus  doux  et  les 
plus  brillants  se  réunissent,  pour  déployer 
l'harmonie  et  la  lumière  de  la  beauté.  ^  Faut- 
ilrcprésenter  le  bruit  des  flots  c]ui  se  brisent 
contre  le  rivage?  son  expression  se  prolonge 
et  mugit  avec  éclat.  Veut-il  peindre  les  tour- 
ments de  Sisyphe,  éterneiicmcnt  occupé  à 
pousser  nn  rocher  sur  le  haut  d  une  monta- 
gne d'où  il  retombe  aussitôt?  son  style, après 
une  marche  lente,  pesante,  fatigante,  court 
et  se  précipite  connue  un  torrent.  '''  C  est 
ainsi  que  sous  la  plume  du  plus  harmonieux 
des  poètes, les  sons  devicnnenl  des  couleurs, 
et  les  imaijes  des  vérités. 

Nous  n'enseignons  point  à  nos  élèves  les 
langues  étrangères,  soii  par  mépris  pour  les 
autres  nations,  soit  parce  qu'ils  nont  pas 

•  Dionys.  Hallc.de  conuxis.  veib.  cap.  lO,  t.  5,  p.  Sa. 

^  Id.  iLid.  cap.  i  5,  p.  qo. 

'  Id.  il»id.  cap.  i6,  p.  pj. 

<  Id'.  ibid.  cap.  20;  t.  .'),  p.  i^p,  elc. 

3.  "  3 


20  VOYAGE    d'a:XACHARSIS, 

trop  de  temps  pour  apprendre  la  nôtre.  Ly- 
sis  connait  les  propriétés  des  éléments  qui 
la  composent.  Ses  organes  flexiMes  saisissent 
avec  facilité  les  nuances  qu'une  oreille  exer- 
cée remarque  dans  la  nature  des  sons,  dans 
leur  durée ,  dans  les  différents  degrés  de  leur 
élévation  et  de  leur  renflement.  ' 

Ces  notions,  qui  n'ont  encore  été  recueil- 
lies dans  aucun  ouvrage ,  vous  paraîtront 
peut-être  frivoles.  Elles  le  seraient  en  effet , 
si,  forcés  de  plaire  aux  hommes  pour  les 
émouvoir,  nous  n'étions  souvent  obligés  de 
préférer  le  style  à  la  pensée,  et  1  harmonie  à 
l'expression.  ^  Mais  elles  sont  nécessaires 
dans  un  gouvernement  où  le  talent  de  la 
parole  reçoit  un  prix  infini  des  qualités  ac- 
cessoires qui  l'accompagnent;  chez  un  peu- 
ple, surtout,  dont  l'esprit  est  très  léger,  et 
les  sens  très  délicats  ;  qui  pardonne  quelque- 
fois à  forateur  de  s'opposer  à  ses  volontés, 
et  jamais  d'insulter  son  oreille.  ^  De  1;\  les 
épreuves  incroyables  auxquelles  se  sont  sou 

'  Aristot.  de  rhet.  lib.  3,  cap.  i ,  t.  2,  p.  fîSS. 

^  Id.  il)id.  p.  584-  Diunys.  Halic.  de  conipos.  vcib. 
oap.  20,  t.  5,  p.  i3c),  etc. 

^  Dcmostli.  de  coron,  p.  48i.  Ulpian.  ihid.  p.  5?Ç). 
Cicer.  oiat.  cap.  8  et  t),  t.  i,  p.  j'iS-  Suid.  in  Qipiù. 


CHAPITRE   VINGT-SIX  li' ME.  a|J 

mis  certains  orateurs  pour  rectifier  leur  or- 
gane :  de  là  leurs  efforts  pour  distribuer  dans 
leurs  paroles  la  mélodie  et  la  cadence  qui 
préparent  la  persuasion  ;  de  là  résultent  cn- 
lin  ces  charmes  inexprimables,  cette  douceur 
ravissante  que  la  langue  grecque  reçoit  dans 
la  bouche  des  Athéniens.  '  La  grammaire, 
envisagée  sous  ce  point  de  vue,  a  tant  de 
rapports  avec  la  musique,  que  le  même  ins- 
tituteur est  communément  chargé  d'ensei- 
gner à  ses  élèves  les  éléments  de  1  une  et  de 
l'autre.  * 

Je  rendrai  compte,  dans  une  autre  occa- 
sion, des  entretiens  que  j  eus  avec  Philotiine 
au  sujet  de  la  musi  pie.  J  assistais  quelque- 
fois aux  leçons  qu'il  en  donnait  à  son  élève. 
Jjjsis  apprit  à  chanter  a\GC  goût,  en  s'ac- 
compagnant  de  la  lyre.  On  éloigna  de  lui  les 
instruments  qui  agitent  1  àrac  avec  violence, 
ou  qui  ne  servent  quà  l'amollir.  ^  La  flûte, 
qui  excite  et  apaise  tour  à  tour  les  passions, 
lui  fut  interdite.  11  ny  a  j>as  long-temps 
quelle  faisait  les  délices  des  Athéniens  les 

'  Plat,  de  ]pg.  lil).  i ,  t.  2  ,  p.  642.  Cicer.  orat.  lib.  3, 
c«p.  1 1,  t.  I ,  p.  ?r)(). 

^  Quintil.  instiu  lih.  i,  cap.  10,  p.  69. 

*  Aristot.  de  rep.  lib.  8,  cap.  6,  t.  2,  p.  4^7. 


aS  VOYAGE  d'anaciiausis,  ■ 

plus  distingués.  Alcibiade  encore  eufaut  es- 
saya d'en  jouer;  mais,  comme  les  ellorls 
qu'il  faisait  pour  en  tirer  des  sous ,  alté- 
raient la  douceur  et  la  régularité  de  ses  traits, 
il  mit  sa  flûte  en  mille  morceaux.  '  Dès  ce 
moment,  la  jeunesse  d  Athènes  regarda  le 
jeu  de  cet  instrument  comme  un  exercice 
ignoble,  et  l'abandonna  aux  musiciens  de 
profession. 

Ce  fut  vers  ce  temps-là  que  je  partis  pour 
l'Egypte  :  avant  mon  départ  je  priai  Pliilo- 
time  de  mettre  par  écrit  les  suites  de  cette 
éducation ,  et  c'est  d'après  son  journal  que 
je  vais  eu  continuer  Ihistoire. 

Lysis  passa  successivement  sous  diflérents 
maîtres.  11  apprit  à  la  fois  larithmétiquc  par 
principes  et  en  se  jouant  :  car,  pour  en  facili- 
ter l'étude  aux  enfan  Is,  on  les  accoutume  tan- 
tôt à  partager  entre  eux,  selon  qu'ils  sont  eu 
plus  grand  ou  en  plus  petit  nombre,  une 
certaine  quantité  de  pommes  ou  de  couron- 
nes; tantôt  à  se  mêler,  dans  leurs  exercices, 
suivant  des  combinaisons  données,  de  ma- 
nière que  le  même  occupe  chaque  place  à 

'  Plat,  in  Alcib.  i,  t.  2,  p.  to6.  Aul.  Gell.  lib.  i5y 
cap.  17. 


CHAPITRE    VINGT-SIXIÈME.  2() 

son  tour,  (a)  '  Apollodore  ne  voulut  pas  que 
son  fils  connût  ni  ces  prétendues  propriétés 
que  les  P\  tkagoricieus  attribuent  aux  nom- 
bres, ni  l'application  quun  intérêt  sordide 
peut  faire  du  calcul  aux  opérations  du  com- 
merce. ^  Il  estimait  1  arithmétique  ,  parce 
qu'entre  autres  avantages  elle  augmente  la 
sagacité  de  l'esprit,  et  le  prépare  à  la  con- 
naissance de  la  iiéométrieetde  l'astroHomic^ 

Lysis  prit  une  teinture  de  ces  deux  scien- 
ces. Avec  le  secours  de  la  première,  placé 
un  jour  à  la  tête  des  armées,  il  pourrait  plus 
aisément  asseoir  un  camp, presser  un  siège, 
ranger  des  troupes  en  bataille,  les  faire  ra- 
pidement mouvoir  dans  uiie  marche,  ou 
dans  une  action.  '^  La  seconde  devait  le  ga- 
rantir des  fi'ayeurs  que  les  éclipses  et  les 
phénomènes  extraordinaires  inspiraient  il 
n'y  a  pas  long-temps  aux  soldats.  ^ 

Apoliodoïe  se  rendit  une  fois  chez  un  des 

(a)  ^'oyrz  la  note  I  ù  la  Bn  du  volume. 
'  Plat,  de  leg.  lib.  7,  t.  2,  p.  819. 
^  Id.  de  rep.  liL.  y,  t.  2,  p.  525. 
^  Id.  in  Theaet.  t.  i ,  p.  i45;  id.  de  rep.  lih.  7,  t.  a, 
p.  526;  id.  de  leg.  lib.  5,  t.  2,  p.  7^7. 
^  Id.  de  rfp.  lib.  y,  t.  2,  p.  SaG. 
5  Tliucyd.  lib.  7 ,  cap.  5o. 

3; 


3o  VOYAGE    d'aNACH  ARSIS, 

professeurs  de  son  fils.  Il  y  trouva  des  ms- 
truments  de  mathématiques ,  des  sphères, 
des  globes,  '  et  des  tables  où  fon  avait  tracé 
les  limites  des  différents  empires  et  la  posi- 
tion des  villes  les  plus  célèbres.  ^  Comme  il 
avait  appris  que  son  fils  parlait  souvent  à  ses 
amis  d  un  bien  que  sa  maison  possédait  dans 
le  canton  de  Céphissie,il  saisit  cette  occasion 
pour  lui  donner  la  même  leçon  qu'AIcibiade 
avait  reçue  de  Socrate.  ^  Montrez-moi  sur 
cette  carte  de  la  terre,  lui  dit-il,  oii  sont 
l'Europe,  la  Grèce,  l'Attique.  Lysis  satisfît 
à  ces  questions;  mais  ApoUodore  ayant  en- 
suite demandé  où  était  le  bourg  de  Céphis- 
sie,  son  fils  répondit  en  rougissant  qu  il  ne 
lavait  pas  trouvé.  Ses  amis  sourirent,  et 
depuis  il  ne  parla  plus  des  possessions  de 
son  père. 

Il  brûlait  du  désir  de  s'instruire;  m.ais 
A'pollodorc  ne  perdait  pas  de  vue  cetto 
maxime  d'un  roi  de  Lacédémone  :  qu  il  ne 
faut  enseigner  aux  enfants  que  ce  qui 
pourra  leur  être  utile  dans  la  suite;  ^  ni 

'  Aristopli.  in  nuK  v.  201 ,  etc.. 

^  lliTodol.  lib.  5,  oap.  49-  Uiog-  l'3<^rt.  in  Thcoph. 

3  JF.Wan.  var.  liist.  ILb.  3  ,  cap.  28. 

4  Plut,  lacon.  apoplif.  l.  2  ,  p.  22  |. 


CHAPITr.  E    VINGT-SIXIÈME.  ,.l 

cette  autre  maxime  :  que  lignorance  est 
préférable  à  une  mulliUulc  de  coniiaissaiices 
conliisémeut  entassées  dans  i  esprit.  ' 

Eu  même  temps  Lysis  apprenait  à  tra- 
verser les  rivières  à  la  nage  et  h  domter  un 
cheval.  ^  La  danse  réglait  ses  pas,  et  donnait 
de  la  grâce  à  tous  ses  mouvements.  Il  se 
rendait  assidûment  au  gymnase  du  Lycée. 
Les  enfants  commencent  leurs  exercices  de 
très  bonne  heure,  *  quelquefois  même  à 
làge  de  sept  ans  :  '♦  ils  les  continuent  jusqu'à 
relui  de  vingt.  On  les  accoutume  d  abord  à 
supporter  le  froid ,  le  chaud ,  toutes  les  in- 
tempéries des  saisons;  ^  ensuite  à  pousser 
àes  balles  de  diliërentes  grosseurs ,  à  se  les 
renvoyer  mutuellement.  Ce  jeu,  et  d  autres  • 
.semblables,  ne  sont  que  les  préludes  des 
épreuves  laborieuses  qu  on  leur  fait  subir  à 
mesure  que  leurs  forces  augmentent.  Ils 
courent  sur  un  sable  profond,  lancent  des 
javelots ,  sautent  au-delà  d'un  fossé  ou  d  une 
borne,  tenant  dans  leurs  mains  des  masses 

'  Plat,  de  leg.  lib.  7,  t.  2,  p.  819. 

-  Pet.  leg.  attic.  p.  162. 

■'  Piat.  de  rcp.  lib.  3,  t.  2,  p.  4oa.  Lucian  de  gymnai. 

t.  2,  p.  898. 

4  Axioch.  ap.  Plat.  t.  3,  p.  3G6. 

5  Lucian.  ibid. 


32  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

de  plomb,  jetant  en  l'air,  ou  devant  eux, 
des  palets  de  pierre  ou  de  bronze  ;  '  ils  four- 
nissent en  courant  une  ou  plusieurs  fois  la 
carrière  du  Stade ,  souvent  couverts  d'armes 
pesantes.  Ce  qui  les  occupe  le  plus,  c'est  la 
lutte,  le  pugilat,  et  les  divers  combats  cpie 
je  décrirai  en  parlant  des  jeux  oh^mpiqucs. 
Lysis,qui  s'y  livrait  avec  passion,  était  obligé 
d'un  user  sobrement,  et  d'en  corriger  b-s 
eflets  par  les  exercices  de  l'esprit,  auxquels 
son  père  le  ramenait  sans  cesse. 

Le  soir,  de  retour  à  la  maison,  tantôt  il 
s'accompagnait  de  la  lyre,  ^  tantôt  il  s'occu-. 
pait  à  dessiner  :  car,  depuis  quelques  an- 
nées, l'usage  s'est  introduit  presque  partout 
de  faire  apprendre  le  dessin  aux  enfants  de 
condition  libre.  ^  Souvent  il  lisait  en  pré- 
sence de  son  père  et  de  sa  mère  les  livres 
qui  pouvaient  1  instruire  ou  l'amuser.  Apol- 
lodore  remplissait  auprès  de  lui  les  fonctions 
de  ces  grammairiens  qui,  sous  le  nom  de 
critiques ,  "^  enseignent  à  résoudre  les  difîi- 

•  Luciaii.  de  gyninas.  t.  2,  p.  909. 

2  Plat,  in  Lys.  t.  2,  p.  209. 

3  Aristot.  de  rrp.  lib.  8,  cap.  3,  t.  2,  p.  f\5o.  Plin. 
lib.  33,  t.  2,  p.  694. 

4  Axioch.  ap.  Plat.  t.  3,  p.  366.  Strab.  ap.  F.ustalL 
i.  I,  p.  285. 


CHAPITRE    VINGT-SIXIÈME.  33 

miles  que  présente  le  texte  d'un  auteur; 
Epicharls ,  celles  cl  une  femme  de  goût  qui 
en  sait  apprécier  les  beautés.  Ljsis  deman- 
dait un  jour  comment  on  jugeait  du  mérite 
dun  livre.  Arislote,qui  se  trouva  présent, 
répondit  :  «  Si  l'auteur  dit  tout  ce  qu'il  faut, 
«  s'il  ne  dit  que  ce  quil  faut,  s  il  le  dit 
«  comme  il  faut.  '  » 

Ses  parents  le  formaient  à  cette  politesse 
noble  dont  ils  étaient  les  modèles.  Désir  de 
plaire,  facilité  dans  le  commerce  de  la  vie, 
égalité  dans  le  caractère,  attention  h  céder 
sa  place  aux  personnes  âgées,  ''  décence 
dans  le  maintien,  dans  l'extérieur,  dans  les 
expressions,  dans  les  manières,  ^  tout  était 
prescrit  sans  contrainte,  exécuté  sans  ef- 
fort. 

Son  père  le  menait  souvent  à  la  chasse 
des  bêtes  à  quatre  pieds ,  parce  quelle  est 
l'image  de  la  guerre;  ^  quelquefois  à  celle 
des  oiseaux,  mais  toujours  sur  des  terres  in- 

'  Aristot.  de  nior.  lib.  2,  cap.  5,  t.  2 ,  p.  22  ;  id.  de 
rliet.  lib.  3,  cap.  i ,  t.  2,  p.  ,583. 

'  Id.  de  mor.  lib.  9,  cap.  2,  t.  2,  p.  118- 

^  Isocr.  ad.  Dcmon.  t.  i ,  p.  24  >  ^7  »  <^'c.  Arislok  de 
tep.  t.  2,  lib.  7,  rnp.  i  j,  p.  f^^8. 

4  Xenopli.  de  vciiat.  p.  K;q\  cl_()C)J. 


34  VOYAGE    D^ANACHARSIS, 

cultes ,  pour  ne  pas  détruire  les  espérances 
du  laboureur.  ' 

On  commença  de  bonne  heure  à  le  con- 
duire au  théâtre.  ^  Dans  la  suite ,  il  se  dis- 
tingua plus  d'une  fois  aux  fêtes  solennelles, 
dans  les  chœurs  de  musique  et  de  danse.  Il 
figurait  aussi  dans  ces  jeux  publics  où  l'on 
admet  les  courses  de  chevaux  :  il  y  remporta 
souvent  la  victoire-,  mais  on  ne  le  vit  jamais , 
k  f exemple  de  quelques  jeunes  gens,  se  tenir 
debout  sur  un  cheval,  lancer  des  traiis,  et 
se  donner  en  spectacle  par  des  tours  da- 
dresse.  ^ 

Il  prit  quelques  leçons  d'un  maître  d  ar- 
mes :  ^  il  s  instruisit  de  la  tactique-,  ^  mais  il 
ne  fréquenta  point  ces  professeurs  ignorants 
chez  qui  les  jeunes  gens  vont  apprendre  à 
commander  les  armées.  ^ 

Ces  dilîërcnts  exercices  avaient  presque 
toi;s  rapport  à  lart  militaire  :  mais,  s  il  devait 
défondre  sa  patrie,  il  devait  aussi  l'éclairer. 
La  logique,  la  rhétorique ^  la  morale,  l'his- 

'  Plal.  de  leg.  lib,  7,  t.  2,  p.  824. 
^  Thcophr.  r.liaract.  cap.  ç). 
^  Plat,  in  Men.  t.  2,  p.  pS. 

4  Id.  in  Lach.  t.  2,  p.  182. 

5  Axiocli.  ap.  Plat.  t.  3 ,  p.  36G. 
•  Plat,  in  Luthyd.  t.  i  ,  p.  3oj. 


CHAPITRE    VINGT-SIXIÈME.  35 

toire,  le  droit  civil,  la  politique,  Toccupè- 
icnt  successivement. 

Des  maîtres  mercenaires  se  chargent  de 
l(\s  enseigner,  et  mettent  leurs  leçons  à  très 
liiut  prix.  Ou  raconte  ce  trait  d'Aristippe. 
Lu  Athénien  le  pria  d achever  l'éducation 
lie  son  fils.  Aristippe  demanda  mille  drach- 
mes, (rt)  «  Mais,  répondit  le  père,  j'aurais 
(c  un  esclave  pour  une  pareille  somme — 
(!  V  ous  eu  auriez  deux  ,  reprit  le  philoso- 
(c  phe  :  votre  iils  d  abord,  ensuite  l'esclave 
i(  que  vous  placeriez  auprès  de  lui.  '  » 

Autrefois  les  sophistes  se  rendaient  en 
foule  dans  cette  ville.  Ils  dressaient  la  jeu- 
nesse atlRTiieiine  à  dis.-erler  supeilîcielle- 
ment  sur  toutes  les  matières.  Quoique  leur 
nombre  soit  diminué,  on  en  voit  encore 
qui,  entourés  de  leurs  disciples,  font  reten- 
tir de  leurs  clameurs  et  de  leurs  disputes  les 
salles  du  gymnase.  Lysis  assistait  rarement 
à  ces  comi^ats.  Des  instituteurs  plus  éclairés 
lui  donnaient  des  leçons,  et  des  esprits  du 
jjiemier  ordre,  des  conseils.  Ces  derniers 
<  ti  ent  Platon,  Isocrate,  Aristgte ,  tous  trois 
..'iiis  dApollodore. 

(t.)  Neuf  cents  livres. 

'  Plut,  de  lib.  educ.  t.  2,  p.  4- 


36  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

La  logique  prêta  de  nouvelles  forces,  et 
la  rhétorique  de  nouveaux  charmes  à  sa  rai» 
«on.  Mais  on  l'avertit  que  1  une  et  l'autre, 
destinées  au  triomphe  de  la  vérité ,  ne  ser- 
vaient souvent  qu'à  celui  du  mensonge. 
Comme  un  orateur  ne  doit  pas  trop  négliger 
les  qualités  extérieures,  on  le  mit  pendant 
quelque  temps  sous  les  yeux  d  un  acteur 
habile ,  qui  prit  soin  de  diriger  sa  voix  et  ses 
g&stcs.  * 

L'histoire  de  la  Grèce  Téclaira  sur  les 
prétentions  et  sur  les  fautes  des  peuples  qui 
l'habitent.  H  suivit  le  barreau,  en  attendant 
ou  il  pût,  à  l'exemple  de  ïhémistocle  et 
d  autres  grands  hommes,  y  défendre  la  cause 
de  linnocence.  ^ 

Un  des  principaux  objets  de  léducation 
est  de  former  le  cœur  d  un  enfant.  Pendant 
qu'elle  dure,  ^  les  parents,  le  gouvernem-, 
les  domestiques,  les  maîtres,  le  fatiguent  de 
maximes  communes,  dont  ils  aftaiblisseiit 
l'impression  par  leurs  exemples  :  souvent 
môme  les  menaces  et  Ips  coups,  indiscrète- 
ment employés ,  lui  donnent  de  léloigne- 

'  Plut,  in  Dcmosth.  t.  i ,  p.  SSg. 
^  ii'ep.  iii  Tlieinist.  cap.  i. 
'  r!at.  lu  Pîotag.  t.  i ,  p.  3a5. 


CHAPITRE    VINGT-SIXIÈME.  87 

ment  pour  des  vérités  qu'il  devrait  aimer. 
Létude  de  la  morale  ne  coûta  jamais  de  lar- 
mes à  Lysis.  Son  père  avait  mis  auprès  de 
lui  des  gens  qui  Tiasiruisaient  par  leur  con- 
duite, et  nou  par  des  remontrances  impor- 
tunes. Pendant  son  enfance,  il  lavertit  de 
ses  fautes  avec  douceur;  quand  sa  raison  fut 
plus  formée,  il  lui  faisait  entrevoir  quelles 
étaient  contraires  à  ses  intérêts. 

U  était  très  difficile  dans  le  choix  des  li- 
vres qui  traitent  de  la  morale,  parce  que 
leurs  auteurs  pour  la  plupart  sont  mal  after- 
mis  dans  leurs  principes,  ou  n'ont  que  de 
fausses  idées  de  nos  devoii's.  Un  jour  Iso- 
crate  nous  lut  une  lettre  qu'il  avait  autre- 
fois adressée  à  Démonicus.  (a)  C'était  un 
jeune  homme  qui  vivait  à  la  cour  du  roi  de 
Chypre.  '  Lalettre,pleine  d'esprit,  mais  sur- 
chargée d'antithèses ,  contenait  des  règles 
de  mœurs  et  de  conduite,  rédigées  en  forme 
de  maximes,  et  relatives  aux  diflërentes 
circonstances  de  la  vie.  J'en  citerai  quelques 
traits. 

«  Soyez  envers  vos  parents,  comme  vous 
«  voudriez  que  vos  enfants  fussent  un  jour 

(a)  Voyez  la  note  II  à  la  lin  du  voliune. 

'  Isocr.  ad.  Denioii.  t.  i,  ji.  iJ. 

3  4 


38  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

«  à  votre  égard.  '  Dans  vos  actions  les  plus 
«  secrètes  ,  figurez-vous  que  vous  avez  tout 
«  le  monde  pour  témoin.  N'espérez  pas  que 
«  des  actions  répréhensibles  puissent  rester 
«  dans  l'ou])li  :  vous  pourrez  peut-être  les 
«  cacher  aux  autres ,  mais  jamais  à  vous- 
«  même.  ^  Dépensez  votre  loisir  à  écouter 
«  les  discours  des  sages.  ^  Délibérez  lente- 
«  ment,  exécutez  promptement.  4  Soulagez 
c<  la  vertu  malheureuse  :  les  bienfaits,  bien 
«  appliqués  ,  sont  les  trésors  de  Ihonnéle 
«  homme.  '■'  Quand  vous  serez  revêtu  de 
fc  quelque  charge  importante ,  n'employez 
«  jamais  de  malhonnêtes  gens;  quand  vous 
«  la  quitterez,  que  ce  soit  avec  plus  de  gloire 
«  que  de  richesses.  ^  » 

Cet  ouvrage  était  écrit  avec  la  profusion 
et  lélcgance  qu on  aperçoit  dans  tous  ceux 
dlsocrale.  On  en  félicita  l'auteur;  et  quand 
il  fut  sorti ,  ApoUodore ,  adressant  la  parole 
à  son  fils  :  Je  me  suis  aperçu,  lui  dit-il,  du 
plaisir  que  vous  a  lait  cette   lecture.  Je 

'  Isocr.  ad.  Deiuou.  l.  i ,  p.  23. 
^  Id.  il)id.  p.  25. 
■*  Id.  ibid.  p.  26. 

4  Id.  iliid.  p.  37. 

5  Id.  ibid.  p.  33. 
«  Id.  ibid.  p.  3ç). 


CHAPITRE    VINGT-SIXIÈME.  3g 

n  en  suis  pas  surpris;  elle  a  réveille  en  vous 
fies  sentiments  précieux  à  votre  cœur,  et 
Ion  aime  à  retrouver  ses  amis  partout  Mais 
avez-vous  pris  garde  à  Icndroit  que  je  Tai 
prié  de  répéter,  et  qui  prescrit  à  Démonicus 
la  conduite  qu  il  doit  tenir  à  la  cour  de  Chy- 
pre? Je  le  sais  par  cœur,  répondit  Ljsis. 
t<  Conformez  -  vous  aux  inclinations  du 
«  prince.  En  paraissant  les  approuver,  vous 
«  n'en  aurez  que  plus  de  crédit  auprès  de 
«  lui,  plus  de  considération  parmi  le  peuple. 
«  Obéissez  à  ses  lois,  et  regardez  son  exem- 
«  pie  comme  la  première  de  toutes.  '  » 

Quelle  étrange  leçon  dans  la  bouche  d'un 
républicain  j  reprit  ApoUodoie !  et  comment 
l'accorder  avec  le  conseil  que  l'auteur  avait 
donné  à  Démonicus  de  détester  les  flat- 
teurs? ^  C'est  qu'Isocrate  n'a  sur  la  morale 
qu'une  doctrine  d'emprunt,  et  qu'il  en  parle 
plutôt  en  rhéteur  qu'en  philosophe.  D'ail- 
leurs, est-ce  par  des  préceptes  si  vagues 
quon  éclaire  l'esprit?  Les  mots  de  sagesse, 
de  justice,  de  tempérance,  d'honnêteté ,  et 
beaucoup  d'autres  qui,  pendant  celte  lec- 
ture, ont  souvent  frappé  vos  oreilles,  ces 

'  Isocr.  ad  Deinoii.  t.  i ,  p.  39. 
'  Id.  ibid.  i>.  34. 


4o  VOYAGE    D  ANACHARSIS, 

mots  que  tant  de  gens  se  contentent  de  re- 
tenir et  de  proférei'  au  hasard,  '  croyez-vous 
que  Dénionicus  fût  en  état  de  les  entendre? 
Vous-même,  en  avez-vous  une  notion  exac- 
te? Savez-vous  que  le  plus  grand  danger 
des  préjugés  et  des  vice^,  est  de  se  déguiser 
sous  le  masque  des  vérités  çt  des  vertus ,  et 
qu  il  est  très  diiîicile  de  suivre  la  voix  d'un 
guide  fidèle,  lorsqu'elle  est  étouffée  par  celle 
d  une  foule  d  imposteurs  qui  marchent  à 
ses  côtés  et  qui  imitent  ses  accents? 

Je  n'ai  fait  aucun  effort  jusqu'à  présent 
pour  vous  all'ermir  dans  la  vertu;  je  me 
suis  contenté  de  vous  eu  faire  pratiquer  les 
actes.  Il  fallait  disposer  votre  Ame,  comme 
on  prépare  une  terre  avant  que  d  y  jeter  la 
semence  destinée  à  l'enrichir.  ^  Vous  devez 
aujourd  hui  me  demander  compte  des  sacri- 
fices que  j'ai  quelquefois  exigés  de  vous,  et 
vous  mettre  en  état  de  justifier  ceux  que 
vous  ferez  un  jour. 

Quelques  jours  après,  Aristolc  eut  la 
complaisance  d'apporter  plusieurs  ouvrages 
qu  il  avait  éhauchés  ou  finis,  et  dont  la  plu- 

'  Plat,  iii  Plh-cdr.  t.  3,p.  3G3. 

'  Aristot.  de  nior.  lib.  lo,  cap.  lo,  1.  2.  p.   i^  i 


CHAPITRE    VINGT-SIXIÈME.  ^l 

part  traitaient  de  la  science  des  mœurs.  '  Il 
les  éclaircissait  en  les  lisant.  Je  vais  lâcher 
dexposer  ses  principes. 

Tous  les  genres  de  vie ,  toutes  nos  actions 
se  proposent  une  fin  particulière,  et  toutes 
CCS  lins  tendent  à  un  but  général,  qui  est  le 
bonheur.  ^  Ce  n'est  pas  dans  la  fin,  mais 
dans  le  choix  des  moyens  que  nous  nous 
trompons.  ^  Combien  de  fois  les  honneurs, 
les  richesses,  le  pouvoir ,  la  beauté,  nous 
ont  été  plus  funestes  qu'utiles!  '*  Combien 
dr  fois  l'expérience  nous  a-t-elle  appris  que 
la  maladie  et  la  pauvreté  ne  sont  pas  nuisi- 
bles par  elles-mêmes!  '•'  Ainsi,  par  la  fausse 
idée  que  nous  avons  des  biens  ou  des  maux, 
autant  que  par  linconstancc  de  notre  vo- 
lonté ,  ^  nous  agissons  presque  toujours  sans 
savoir  précisément  ce  qu  il  faut  désirer  et 
ce  qu  il  faut  craindre.  ' 

•  Aribtot.  de  mor.  lib.  lo,  «wp.  lO,  t.  2 ,  p.  3  ;  id, 
magn.  n)oral.  p.  i/j5;  id.  eudein.  p.  igS. 
'  Iil.  de  mor.  lib.  i ,  cap.  i  et  2. 
^  Iil.  iiiagii.  moral,  ibid.  cap.  ig,  t.  2,  p    i58. 

4  Id.  eudeni.  lib.  7,  cap.  i5,  p.  290. 

5  Id.  de  mor.  lib.  3,  cap.  g,  p.  3G. 

^  1(1.  magn.  rioral.  lib.  i ,  cap.  12,  p.  i55t 
7  Id.  eiidem  lib.  i ,  cap.  5,  p.  197 .  etc. 

4- 


4^  VOYACE    d'aNACHARSTS, 

Distinguer  les  vrais  bleus  des  biens  appa- 
rents, '  tel  est  l'objet  de  la  morale,  qui  mal- 
heureusement ne  procède  pas  comme  les 
sciences  bornées  à  la  théorie.  Dans  ces  der- 
nières ,  l'esprit  voit  sans  peine  les  consé- 
quences émaner  de  leurs  principes.  ^  Mais 
quand  il  est  question  d'agir,  il  doit  hésiter, 
délibérer,  choisir,  se  garantir  siutoul  des 
illusions  qui  viennent  du  dehors,  et  de  cel- 
les qui  s'élèvent  du  fond  de  nos  cœurs.  Vou- 
lez-vous éclairer  ses  jugements?  rentrez  en 
vous-même,  et  prenez  une  juste  idée  de  vos 
passions ,  de  vos  vertus  et  de  vos  vices. 

L'âme,  ce  principe  qui,  entre  autres  fa- 
cultés, a  celle  de  connaître,  conjecturer  et 
délibérer ,  de  sentir ,  désirer  et  craindre  ;  * 
l'âme,  indivisible  peut-être  en  elle-même  , 
est,  relativement  à  ses  d'verses  opérations, 
comme  divi'^.ée  en  deux  parties  principales  : 
l'une  possède  la  raison  et  les  vertus  dv  1  es- 
prit :  1  autre,  (pii  doit  être  gouverriée  par  la 
première,  est  le  séjour  des  vertus  morales.  * 

•  Aristot.  de  nior.  lib.  3,  cap.  G,  p.  33. 

^  Id.  ma-n.  moral.  lib.  i,  cap.  i8,  p.  i58. 

^  Id.  de  auim.  lib.  i ,  rap.  ç),  t.  i ,  p.  (129. 

4  Id.  de  mor.  lib.  i ,  rap.  1  -') ,  p.  i  G  ;  id.  magn.  mov.tl. 
lib.  I,  cap.  5,  p.  i5i  ;  cap.  35,  p.  169;  id.  eudem.  iib.  2, 
oap.  I,  p.  ao.|. 


CHAPITRE    VINGT-SIXIÈME.  4^ 

Dans  la  première  résident  l'intelligence, 
la  sagesse  et  la  science,  qui  ne  s'occupent 
que  des  clioscs  intellectuelles  et  invariables; 
la  prudence,  le  jugement  et  l'opinion,  dont 
les  objets  tombent  sous  les  sens  et  varient 
sans  cesse  ;  la  sagacité  ,  la  mémoire  ,  et 
d  autres  qualités  que  je  passe  sous  silence.  ' 

L'intelligence,  simple  perception  de  la- 
me, (n)  se  borne  à  contempler  l'essence  et 
les  principes  étemels  des  choses  :  la  sagesse 
médite  non -seulement  sur  les  principes, 
mais  encore  sur  les  conséquences  qui  en  dé- 
rivent ;  elle  participe  de  rintelligence  qui 
voit,  et  de  la  science  qui  démontre.  ^  La 
prudence  apprécie  et  combine  les  biens  et 
les  maux ,  délibère  lentement,  et  détermine 
notre  choix  de  la  manière  la  plus  conforme 
à  nos  vrais  intérêts.  ^  Lorsque,  avec  assez 
de  lumières  pour  prononcer,  elle  n'a  pas  as- 
sez de  force  pour  nous  faii'e  agir,  elle  n'est 
plus  quun  jugement  sain.  '*  Enfui  l'opinion 

■  Aristot.  magn.  moral,  lib.  i ,  rap.  5,  p.  i5*.. 

(a)  Voyez  la  note  III  h  la  fiu  du  volume, 

'■'  Aristot.  Lbid.  lib.  i,  cap.  35,  p.  170. 

^  kl.  de  mor.  lib.  (i,  cap.  5,  p.  7,6;  cap.|^  p.  79. 

4  Id.  ibid.  cap.  1 1 ,  p.  81. 


44  VOYAGE    D'ANACHARSIS, 

s'enveloppe  dans  ses  doutes,  '  et  nous  en- 
traîne souvent  dans  l'erreur. 

De  toutes  les  qualités  de  l'Ame,  la  plus 
éminente  est  la  sagesse,  la  plus  utile  est  la 
prudence.  Comme  il  n'y  a  rien  de  si  grand 
dans  l'univers  que  l'univers  même,  les  sages, 
qui  remontent  à  son  origine  et  s'occupent 
de  1  essence  incorruptible  des  êtres,  obtien- 
nent le  premier  rang  dans  notre  estime. 
Tels  furent  Anaxagorc  et  Thaïes.  Ils  nous 
ont  transmis  des  notions  admirables  et  su- 
blimes, mais  inutiles  à  notre  bonheur;  ^  car 
la  sagesse  n'influe  qu  indirectement  sur  la 
morale.  Elle  est  toute  en  théorie,  la  pru- 
dence toute  en  pratique,  (n); 

Vous  voyez, dans  une  maison,  le  maîlre 
a])andonner  à  un  intendant  fidèle  les  mi- 
nutieux détails  de  Fadministratiou  domes- 
tique, pour  s  occuper  d  affaires  plus  impor- 
tantes :  ainsi  la  sagesse,  absorbée  dans  ses 
méditations  profondes,  se  repose  sur  la  pru- 
dence du  soin  de  régler  nos  penchants,  et 

*  Aristot.  iragn.  iroral.  lib.  i ,  cap.  3  5-,  p.  170. 
'   Id.   de   mor.    lib.    6  ,  cap.   7,   p.   78  ;   cap.    i3  , 
pag.  8?.        ;,, 

(r/)  Voyez  la  note  IV  à  la  fin  du  volume. 


CHAPITRE    VINGT-SIXIÈME.  4-» 

de  gouverner  la  partie  de  Ytime  où  j'ai  dit 
que  résident  les  vertus  morales.  ' 

Cette  partie  est  à  tout  moment  agitée  par 
lamour,  la  haine,  la  colère,  le  désir,  la 
crainte ,  l'envie ,  et  cette  foule  d  autres  pas- 
sions dont  nous  apportons  le  germe  en  nais- 
sant, et  qui  par  elles-mêmes  ne  sont  dignes 
ni  de  louange ,  ni  de  blâme.  ^  Leurs  mouve- 
ments, dirigés  par  l'attrait  du  plaisir  ou  par 
la  crainte  de  la  douleur,  sont  presque  tou- 
jours irréguliers  et  funestes  :  or,  de  même 
que  le  défaut  ou  l'excès  d'exercice  détruit 
les  forces  du  corps,  et  qu'un  exercice  mo- 
déré les  rétablit;  de  même  un  mouvement 
passionné,  trop  violent  ou  trop  faible,  égare 
l'âme  en  deçà  ou  au  delà  du  but  qu'elle  doit 
se  proposer,  tandis  quun  mouvement  réglé 
l'y  conduit  naturellement.  ^  Cest  donc  la 
terme  moyen  entre  deux  affections  vicieuses 
qui  constitue  un  sentiment  vertueux.  Ci- 
tons un  exemple.  La  lâcheté  craint  tout,  et 
pèche  par  défaut:  l'audace  ne  craint  rien, 
et  pèche  par  excès-,  le  courage,  qui  tient  le 
milieu  entre  lune  et  Taulre,  ne  craint  que 

'  Aristot.  magn.  moral,  lib.  i,  c.  35,  p.  iji  ci  173. 
'  Id.  de  mor.  lib.  2,  cap.  4i  p-  2  i. 
■'  Id.  ibid.  cap.  a,  p.  19. 


/[G  VOYAGE    d'anACHAKSIS, 

lorsqu'il  faut  craindre.  Ainsi  les  passions  cîe 
même  espèce  produisent  en  nous  trois  aiFcc- 
tions  dilicTcntes,  deux  vicieuses,  et  1  autre 
vertueuse.  '  Ainsi  les  vertus  morales  nais- 
sent du  sein  des  passions,  ou  plutôt  ne  sont 
que  les  passions  renferiiiées  dans  de  justes 
limites. 

Alors  Aristote  nous  lit  voir  un  écrit  à  trois 
colonnes,  où  la  plupart  des  vertus  étaient 
placées  chacune  entre  ses  deux  extrêmes. 
J'en  ai  conservé  cet  extrait  pour  1  instruction 
de  Lysis. 


Zscii.  Miliea.            1 

Audace.  Courage. 

Intempérance.  Tempérance. 

Prodigalité.  Libéralité. 


Faste. 


Apathie. 

Jactance. 

Bouffonnerie. 

Flatterie. 

Stupeur. 

Envie. 

Astuce. 


Magnilicence. 

Magnanimité. 

Douceur. 

Vérité. 

Gaité. 

Amitié. 

Modestie, 


Prudence. 

Ainsi  la  libéralité  est  cnl 
prodigalité;  l'amitié,  entre 

'  Aristot.  de  mor.  lil).  2  ,  cap.  8  , 


l'eut  on  1  autre  extrême. 

Crainte. 

Insensibilité. 

Avarice. 

Parcimonie. 

Bassesse. 

Colère. 

Dissimulation. 

Husticité. 

Haine. 

Impudence. 

Stupidité,  etc. 

rc  l'avarice  et  la 
1  aversion  ou  la 

p.  3  5. 


CHAPITRE  VI PTGT -SIXIÈME.  [yj 

liaWie,  et  la  complaisance  ou  la  flatterie.  * 
Comme  la  prudence  tient  par  sa  nature  h. 
iàme  raisonnaMe,  par  ses  Ibuclions  à  l'ànic 
irraisonnable,  elle  est  accompagnée  de  l'as- 
tuce ,  (pii  est  un  vice  du  coeui ,  et  de  la  stu- 
pidit»',  qui  est  un  défaut  de  Tesprit.  La  tem- 
pérance est  opposée  à  lintempérance,  qui 
est  son  excès.  On  a  choisi  1  insensibilité 
pour  l'autre  extrême  :  cest,  nous  dit  Aris- 
totc,  qu'en  fait  de  plaisir  on  ne  pèche  ja- 
mais par  défaut ,  à  moins  qu'on  ne  soit  in- 
sensible. ^  ous  apercevez,  ajouta-t.-il,  quel- 
ques lacunes  dans  ce  tableau;  c'est  que 
notre  langue  na  pas  assez  de  mots  pour 
exprimer  toutes  les  aflections  de  notre  àme  : 
elle  n  en  a  point,  par  exemple,  pour  carac- 
tériser la  vertu  contraire  à  l'envie  :  on  la 
reconnaît  néanmoins  dans  l'indignation 
qu'excitent  dans  une  âme  honnête  les  suc- 
cès des  méchants.  ^  (a) 

Quoi  qu  il  en  soit ,  les  deux  vices  corres- 
pondant à  une  vertu,  peuvent  en  être  plus 

■  Aristot.  de  nior.  lib.  2,  cap.  j,  p.  24;  id.  eudem. 
lib.  2  ,  cap.  3  ,  p.  ^06  ;  cap.  7 ,  p.  225. 

^  Id.  de  nior.  lib.  2  ,  cap.  7,  p.  24  ;  id.  cudem.  lib.  s  , 
cap.  3,  p.  206;  cap.  ^,  p.  2  2  5. 

(a)  Yoyei  la  note  V  i  la  fin  du  volume. 


48  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

OU  moins  éloignés,  sans  cesser  dètre  blâma- 
bles. On  est  plus  ou  moins  lâche,  plus  ou 
moins  prodigue  :  on  ne  peut  être  que  d'une 
seule  manière  parfaitement  libéral  ou  coura- 
geux. Aussi  avons-nous  dans  la  langue  très- 
peu  de  mots  pour  désigner  chaque  vertu,  et 
un  assez  grand  nombre  pour  désigner  cha- 
que vice.  Aussi  les  Pythagoriciens  disent- 
ils  que  le  mal  participe  de  la  nature  de  l'in- 
fini ,  et  le  bien  du  Uni.  ' 

Mais  qui  discernera  ce  bien  presque  im- 
perceptible au  milieu  des  maux  qui  Tentou- 
rent?  la  prudence,  que  j'appellerai  quelque- 
fois droite  raison  ,  parce  qu'aux  lumières 
naturelles  de  la  raison  joignant  celles  de 
l'expérience,  elle  rectifie  les  unes  par  les  au- 
tres. ^  Sa  fonction  est  de  nous  montrer  le 
sentier  où  nous  devons  marcher,  et  d'arrêter, 
autant  qu'il  est  possible,  celles  de  nos  pas- 
sions qui  voudraient  nous  égarer  dans  des 
routes  voisines  :  ^  car  elle  a  le  droit  de  leur 
signifier  ses  ordres.  Elle  est  à  leur  égard  ce 

■  Aristot.  de  iiior.  lib.  2,  cap.  5,  p.  23;  id.  mâgn. 
moral,  lib.  i  ,  cap.  aS  ,  p.  1G2. 

'-"  Id.  de  mor.  lil).  G,  cap.  1,9,  etc. 

^  Id.  uiagu.  moral,  lib.  .1 ,  cap.  18 .  p.  i58. 


CHAPITRE    VIWGT-SIXIÈME.  49 

qu'un  architecte  est  par  rapport  aux  ouvriers 
qui  travaillent  sous  lui.  ' 

La  prudence  délibère,  dans  toutes  les  oc- 
casions, sur  les  biens  que  nous  devons  pour- 
suivre :  biens  difficiles  à  connaître,  et  qui 
doivent  être  relatifs,  non  seulement  à  nous, 
mais  encore  à  nos  parents,  nos  amis,  nos 
concitoyens.'' La  délibération  doit  être  suivie 
d'un  choix  volontaire;  s  il  ne  1  était  pas,  il 
ne  serait  digne  que  d  indulgence  ou  de  pi- 
tié. *  Il  l'est  toutes  les  fois  qu'une  force  exté- 
rieure ne  nous  contraint  pas  dagir  malgré 
nous,  ou  que  nous  ne  sommes  pas  entraînés 
pas  une  ignorance  excusable,  '*  Ainsi ,  une 
action  dont  1  objet  est  honnête,  doit  êtic 
précédée  par  la  délibération  et  par  le  choix, 
pour  devenir,  à  proprement  parler,  un  acte 
de  vertu;  et  cet  acte,  à  force  de  se  réitérer, 
forme  dans  notre  âme  une  habitude  que 
j'appelle  vertu.  ^ 

iSous  sommes  à  présent  en  état  de  distin- 

*  Aiistot.  magn.  moral,  lib.  i,  cap.  35,  p.  172. 

^  Id.  de  nior.  lib.  i ,  cap.  5,  p.  8. 

^  Id.  ibid.  lib.  3 ,  cap.  i  .  p.  a8. 

*•  Id.  ibid.  cap.  i  et  2. 

^  Id.  ibid.  lib.  2  ,  cap.  i ,  p.  i8;  cap.  4?  p-  ^i- 

3.  5 


50  VOYAGE    d'anACHARSIS, 

guer  ce  que  la  nature  fait  en  nous,  et  ce  que 
la  saine  raison  ajoute  à  son  ouvrage.  La  na- 
ture ne  nous  donne  et  ne  nous  refuse  aucune 
vertu  ;  elle  ne  nous  accorde  que  des  facultés 
dont  elle  nous  abandonne  l'usage.  '  En  met- 
tant dans  nos  cœurs  les  germes  de  toutes  les 
passions,  elle  y  a  mis  les  principes  de  toutes 
lesvertus.  ^  En  conséquence,  nous  recevons 
en  naissant  une  aptitude  plus  ou  moins  pro- 
chaine à  devenir  vertueux  ,  un  penchant 
plus  ou  moins  fort  pour  les  choses  honnêtes.^ 
De  là  s'étalilit  une  différence  essentielle 
entre  ce  que  nous  appelons  quelquefois  vertu 
naturelle,  et  la  vertu  proprement  dite.  ^  La 
première  est  cetle  aptitude,  ce  penchant 
dont  j'ai  parlé  :  espèce  d  instinct  qui,  n  étant 
point  encore  éclairé  par  la  raison ,  se  porte 
tantôt  vers  le  bien ,  tantôt  vers  le  mal.  La 
seconde  est  ce  même  instinct  consLarament 
dirigé  vers  le  bien  par  la  droite  raison,  et 
toujours  agissant  av^ec  connaissance,  choix 
el  persévérance.  ^ 

'  Aristot.  de  mor.  lib.  2 ,  cap.  1 ,  p.  1 8  ;  cap.  1^ ,  p.  21. 

^  Id.  magn.  moral,  lib.  2 ,  cap.  ^,  p.  184. 

^  Id..de  mor.  1.  G,  c.  i3,  p.  84  ",  id.  magn.  inoral.  ih. 

4  Jd.  ibid.  lib.  1,  cap.  35,  p.  171  ;  id.  de  mor.  p,  8{. 

5  Id.  de  mor.  lib.  2,  cap.  3,  p.  ai. 


CHAPITRE    ViNGT-SÏXIÈME.  Si 

Je  conclus  do  là  que  la  vertu  est  une  ha- 
J)iludo  formée  d'abord,  et  ensuite  dirigée  par 
la  piudence;  ou,  si  Ton  veut,  c'est  une  im- 
pulsion naturelle  vers  les  choses  honnêtes, 
transformée  en  halntude  par  la  prudence.  * 

Plusieurs  consév'jnences  dériverjt  de  ces 
noiions.  Il  est  en  notre  pouvoir  dètre  ver- 
tueux, puisque  nous  avons  tous laptitude  à 
le  devenir;  ^  mais  il  ne  dépend  d  aucun  de 
nous  d'être  le  plus  vertueux  des  hommes,  à 
moins  qu'il  n  ait  reçu  de  la  nature  les  dispo- 
sitions qu'exige  une  pareille  perfection.  ^ 

La  prudence  formant  en  nous  1  habitude 
de  la  vertu,  toutes  les  vertus  deviennent 
son  ouvrage;  d'où  il  suit  que  dans  une  âme 
toujours  docile  à  ses  inspirations ,  il  n'y  a 
point  de  vertu  qui  ne  vienne  se  placer  à  son 
rang,  et  il  n'y  eu  a  pas  qui  soit  opposée  à 
l  autre.  ^  On  doit  y  découvrir  aussi  un  par- 
lait accord  entre  la  raison  et  les  passions , 

'  Aristot.  de  mor.  lib.  a,  c.  6,  p.  23  ;  id.  magn.  moraï. 
iib.  I ,  c.ip.  35,  p.  171. 

^  Id.  de  mor.  iib.  3 ,  cap.  7,  p.  33  ;  id.  magn,  morab 
lib.  I .,  cap.  g,  p.  i53. 

^  Id.  magn.  moral,  lib.  i ,  cap.  1 2  ,  p.  1 55 

4  Id.  de  mor.  Iib.  6,  cap.  i3  ,  p.  84i  id.  magn.  mo- 
ral, lib.  2  ,  cap.  3 ,  p.  I  j4- 


52  VOYAGE    d' A.>  AClIAUSrs, 

puisque  l'une  y  commande ,  et  que  les  autres 
obéissent.* 

Mais  comment  vous  assurer  cVun  tel  ac- 
cord? comment  vous  flatter  que  vous  possé- 
dez une  telle  vertu  ?  d  abord  par  un  senti- 
ment intime,^  ensuite  par  la  peine  ou  le 
plaisir  que  vous  éprouverez.  Si  cette  vertu 
est  encore  informe,  les  sacrifices  qu'elle  de- 
mande vous  affligeront;  si  elle  est  entière, 
ils  vous  rempliront  d'une  joie  pure  :  car  la 
vertu  a  sa  volupté.  ^ 

Les  enfants  ne  sauraient  être  vertueux; 
ils  ne  peuvent  ni  connaître,  ni  choisir  leur 
véritable  bien.  Cependant,  comme  il  est  es- 
sentiel de  nourrir  le  penchant  qu  ils  ont  à 
la  vertu ,  il  faut  leur  en  faire  exercer  les 
actes.  ^ 

La  prudence  se  conduisant  toujours  par 
des  motifs  honnêtes,  et  chaque  vertu  exi- 
geant de  la  persévérance,  beaucoup  d'ac- 
tions qui  paraissent  dignes  d'éloges,  perdent 
leur  prix  dès  qu'on  en  démêle  le  principe.  ^ 

'  Aristol.  magn.  moral,  lib.  3 ,  cap.  ^,  p.  i84' 

'  I().  ihid.  lib.  2,  cap.  10,  p.  i8(). 

^  kl.  de  Eior.  lib.  2,  c.  2,  p.  19;  lib.  10,  c.  7,  p.  i3-. 

^  Id.  ibid.  lib.  2,  cap.  i ,  p.  18. 

*  Id.  ibid.  cap.  5. 


CHAPITRE    VINGT-SIXIEME.  bo 

Ceux-ci  s'exposent  au  péril,  par  l'espoir  dun 
grand  avantage-,  ceux-là,  de  peur  d'être  blâ- 
més :  ils  ne  sont  pas  courageux.  Otez  aux 
premiers  l'ambition,  aux  seconds  la  honte, 
ils  seront  peut-être  les  plus  lâches  des  hom- 
mes. ■ 

Ne  donnez  pas  ce  nom  à  celui  qui  est  en- 
traîné par  la  vengeance-,  c'est  un  sanglier 
qui  se  jette  sur  le  fer  dont  il  est  blessé.  Ne  le 
donnez  pas  à  ceux  qui  sont  agités  de  pas- 
sions désordonnées,  et  dont  le  courage  s  en- 
flamme et  s'éteint  avec  elles.  Quel  est  donc 
l'homme  courageux?  Celui  qui,  poussé  par 
un  motif  honnête,  et  guidé  par  la  saine  rai- 
son ,  connaît  le  danger,  le  craint,  et  s'y  pré- 
cipite. ^ 

Aristote  appliqua  les  mêmes  principes  à 
la  justice,  à  la  tempérance,  et  aux  autres 
vertus.  Il  les  parcourut  toutes  en  particulier, 
et  les  suivit  dans  leurs  subdivisions,  en  fixant 
l'étendue  et  les  bornes  de  leur  empire  ;  car  il 
nous  montrait  de  quelle  manière  ,  dans 
quelles  circonstances,  sur  quels  objets  cha- 
cune devait  agir  ou  s'arrêter.  Il  éclaircissait 

'  Aristot.  magn.  moral,  lib.  i  ,  cap.  2  i  ,  p.  160. 
^  Id.  de  moi.  lili.  3,  cap.  1 1 ,  p.  38  ;  id.  eudem.  lib.  3, 
cap    I ,  p.  220. 

5. 


54  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

à  mesure  une  foule  de  questions  qui  parta- 
gent les  philosophes  sur  la  nature  de  nos  de- 
voirs. Ces  détails ,  qui  ne  sont  souvent  qu'in- 
diqués dans  ses  ouvrages,  et  que  je  n e  puis  dé- 
velopper ici, le  ramenèrent  aux  motifsquidoi- 
vent  nous  attacher  in  violahlement  à  la  vertu. 
Considérons-la ,  nous  dit-il  un  jour ,  dans 
ses  rapports  avec  nous  et  avec  les  autres. 
L  homme  vertueux  fait  ses  délices  d'habiter 
et  de  vivre  avec  lui-même.  Vous  ne  trouve- 
rez dans  son  àme  ni  les  remords,  ni  les  sédi- 
tions qui  agitent  1  homme  vicieux.  Il  est  heu- 
reux par  le  souvenir  des  biens  qii'il  a  faits, 
par  1  espérance  du  bien  qu'il  peut  faire.  '  Il 
jouit  de  son  estime ,  en  obtenant  celle  des 
autres  :  il  semble  n'agir  que  pour  eux;  il  leur 
cédera  même  les  emplois  les  plus  brillants, 
s'il  est  persuadé  qu'ils  peuvent  mieux  s'en 
acquitter  que  lui.  '■'  Toute  sa  vie  est  en 
action  ,  ^  et  toutes  ses  actions  naissent  de 
quelque  vertu  particulière.  Il  possède  donc 
le  bonheur,  qui  n  est  aude  chose  qu'une 
continuité  d'actions  conformes  ;\  la  vertu.  ^ 

*  Aristot.  de  mor.  lib.  c),  cap.  4;  P-  '  2"- 
^  Id.  niagn.  mcual.  lib.  2,  cap.  i3,  p.  192. 
^  Id.  ibid.  cap.  10,  p.  18^. 

4  Id.  de  mor.  lib.  i ,  cnp.  6 ,  p.  9  ;  lib.  10,  «ap.  6  et  r. 
là.  niagu.  moral,  lib.  i ,  cap.  ^ .  P-  i5l>. 


CHAPITRE    VIXGT-SIXIÈME.  SS 

Je  viens  de  parler  du  bonheur  qui  coii- 
TÎent  à  la  vie  active  et  consacrée  aux  devoirs 
de  la  société.  Mais  il  en  est  un  autre  d  un 
ordre  supérieur,  exclusivement  réservé  au 
petit  nombre  des  sages  qui,  loin  du  tumulte 
dus  afî'aires,  s  abandonnent  à  la  vie  contem- 
plative. Comme  ils  se  sont  dépouillés  de 
tout  ce  que  nous  avons  de  mortel ,  et  qu  ils 
n  entendent  plus  que  de  loin  le  murmure 
des  passions,  dans  leur  àme  tout  est  paisible, 
tout  est  en  silence,  excepté  la  partie  d'elle- 
même  qui  a  le  droit  à'y  commander-,  portion 
céleste,  soit  qu'on  1  appelle  intelligence  ou 
de  tout  autre  nom,  '  sans  cesse  occupée  à 
méditer  sur  la  nature  divine  et  sur  l'essence 
des  êtres.  ^  Ceux  qui  n  écoutent  que  sa  voix 
sont  spécialement  chéris  de  la  divinité  :  car 
s'il  est  vrai,  comme  tout  nous  porte  à  le 
croire,  qu'elle  prend  quelque?  soin  des  choses 
humahies ,  de  quel  œil  doit-elle  regarder 
ceux  qui,  à  son  exemple,  ne  placent  leur 
bonheur  que  dans  la  contemplation  des  vé- 


'  Aristot.  de  nior.  lib.  lO,  cap.  7, p.  i38. 
^  id.  eiidem.  lib.  y,  cap.  1 5,  p.  291  ;  id.  niagn.  moral, 
lib.  I ,  cap.  35,  p.  I  jo. 

^  Id.  de  mor.  lib.  lo,  cap.  8,  p.  iSg:  cap.  9,  p.  140. 


56  VOYAGE    D'ANACFIARSIS, 

Dans  les  entretiens  qu  on  avait  en  pré- 
sence de  Lysis ,  Isocrate  flattait  ses  oreilles , 
Aristote  éclairait  son  esprit,  Platon  enflam- 
mait son  âme.  Ce  dernier,  tantôt  lui  expli- 
quait la  doctrine  de  Socratc,  tantôt  lui  dé- 
veloppait le  plan  de  sa  république  ;  d'aut{'es 
fois,  il  lui  faisait  sentir  qu  il  n'existe  de  véri- 
table élévation, d entière  indépendance, que 
dans  une  àme  vertueuse.  Plus  souvent  en- 
core, il  lui  montrait  en  détail  que  le  bonlieur 
consiste  dans  la  science  du  souverain  bien, 
qui  n'est  autre  chose  que  Dieu.  '  Ainsi,  tan- 
dis que  d'autres  philosophes  ne  donnent 
pour  récompense  à  la  vertu  que  lestimc 
publique  et  la  félicité  passagère  de  cette 
vie,  Platon  lui  offrait  un  plus  noble  sou- 
tien. 

La  vertu,  disait-il,  vient  de  Dieu.  '  Vous 
ne  pouvez  l'acquérir  qu  en  vous  connaissant 
vous-même, qu'en  obtenant  la  sagesse, qu'en 
vous  préférant  à  ce  qui  vous  appartient.  Sui- 
vez-moi, Lysis.  Votre  corps,  voire  beauté  , 
vos  richesses  sont  à  vous,  m;as  ne  sont  pas 
vous.  L homme  est  tout  entier  datis    son 

'  Plat,  dercp.  lib.  6,  p.  5o5,  etc.  Bruck.  iijstor.  crilic. 
pliilos.  t.  .,  p.  7af. 

^  Plat,  in  Mon.  1.  ?..  p.  gg  ei.  loo. 


CHAPITRE  VIN  GT-SIXIÈiME.  67 

âme.  *  Pour  savoir  ce  qu'il  est  et  ce  qu  il 
doit  faire,  il  faut  quil  se  regarde  dans  son 
intelligence,  dans  cette  partie  de  l'àrae  où 
brille  un  rayon  de  la  sagesse  divine  :  '^  lu- 
mière pure,  qui'conduira  insensiblement  ses 
regards  à  la  source  dont  elle  est  émanée. 
Quand  ils  y  seront  parvenus ,  et  qu  il  aura 
contemplé  cet  exemplaire  éternel  de  toutes 
les  perfections,  il  sentira  quil  est  de  son 
plus  grand  intérêt  de  les  retracer  en  lui- 
même,  et  de  se  rendre  semblable  à  la  divi- 
nité, du  moins  autant  qu  une  si  faible  copie 
j>ent  approcher  d  un  û  beau  modèle.  Dieu 
est  la  mesure  de  chaque  chose  -,  ^  rien  de  bon 
ui  d'estimable  dans  le  monde,  que  ce  qui  a 
quelque  conformité  avec  lui.  Il  est  souve- 
rainement sage  ,  saint  et  juste  :  le  seul 
moyen  de  lui  ressembler  et  de  lui  plaire,  est 
de  se  remplir  do  sagesse,  de  justice  et  de 
sainteté.  ^ 

Appelé  à  cette  haute  destinée,  placez- 
vous  au  rang  de  ceux  qui,  comme  le  disent 
les  sages,  unissent  par  leurs  vertus  les  cieux 

'  Plat,  in  Alcib.  i ,  t.  2  ,  p.  i3o  et  i3i. 

2  Id.  ibid.  p.  i33. 

^  Id  de  leg.  lib.  4  ,  t.  2  ,  p.  ^16. 

4  Id.  in  1  heœt.  t.  i ,  p.  i  -6  ;  id.  de  leg.  ibid. 


58  VOYAGE    d'aNAGHARSIS, 

avec  la  terre,  les  dievix  avec  les  hommes.  ^ 
Que  votre  vie  présente  le  plus  heureux  des 
systèmes  pour  vous ,  le  plus  beau  des  spec- 
tacles pour  les  autres,  celui  d'une  ûme  où 
toutes  les  vertus  sont  dans  un  parfait  ac- 
cord, ^  ' 

Je  vous  ai  parlé  souvent  des  conséquences 
qui  dérivent  de  ces  vériff''S,  liées  ensemble, 
si  i  ose  m  exprimer  ainsi ,  par  des  raisons  de 
fer  et  de  diamant;  ■*  mais  je  dois  vous  rap- 
peler, avant  de  finir,  que  le  vice,  outre 
qu  il  dégrade  notre  âme  ,  est  tôt  ou  tard 
livré  au  supplice  quil  a  mérité. 

Dieu,  comme  on  la  dit  avant  nous, par- 
court 1  univers,  tenant  dans  sa  main  le  com- 
mencement ,  le  milieu  et  la  lin  de  tous  les 
êtres,  (a)  La  Justice  suit  ses  pas,  prête- à  pu- 
nir les  outra54,es  l'.iits  à  la  loi  divine.  L  homme 
humble  et  modeste  trouve  son  bonheur  à  la 
suivre  :  1  homme  vain  seloigne  d'elle,  et 
Dieu  fabandonne  à  ses  passions.  Pendant 
un  temps  il  jjarait  être  quelque  chose  aux 
yeux  du   vulgaire  ;  mais  bientôt  la  veu- 

'  Plat,  in  Gorg.  t.  i ,  p.  Sog. 

=»  Id.  de  rep.  lib.  3  ,  t.  2 ,  p.  4o2. 

^  Id.  in  (ioig.  p.  509. 

(«)  Voyez  la  noie  VI  à  la  fiu  du  volume*^ 


CHAPITRE  VINGT-SIXIÈME.  5g 

geance  fond  sur  lui;  et  si  elle  l'épargne  dans 
ce  monde,  elle  le  poursuit  avec  plus  de  fu- 
reur dans  1  autre.  '  Ce  n'est  donc  point  dans 
le  sein  des  honneurs,  ni  dans  l'opinion  des 
hommes,  que  nous  devons  chercher  à  nous 
distinguer;  c'est  devant  ce  tribunal  redou- 
table qui  nous  jugera  sévèrement  après  noire 
mort.  ^ 

.  Lysis  avait  dix-sept  ans  :  son  âme  était 
pleine  de  passions;  son  imagination,  vive 
et  Kriilaute.  Il  s  exprimait  avec  autant  de 
grâce  que  de  facilité.  Ses  amis  ne  cessaient 
de  relever  ces  avantages;  et  lavertibsaient, 
autant  par  leurs  exemples  que  par  leurs 
plaisanteries, de  la  contrainte  dans  laquelle 
il  avait  vécu  jusqu'alors.  Philoiime  lui  disait 
un  jour  :  Les  enfants  et  les  jeunes  gens 
étaient  bien  plus  surveillés  autrefois  qu'ils 
ne  le  sont  aujourd'hui.  Ils  n'opposaient  à  la 
rigueur  des  saisons ,  que  des  vêtements  lé- 
gers; à  la  (iiïm  qui  les  pressait,  que  les 
aliments  les  plus  comn-uns.  Dans  les  rues, 
chez  leurs  maîtres  et  leurs  parents ,  ils  pa- 
raissaient les  jeux  baissés,  et  avec  un  main- 
tien modeste.  Ils  n  osaient  ouvrir  la  bouche 

'  Plat  de  leg.  lib.  4 ,  t.  2 ,  p  7  i  G. 
'  Id.  in  Gorg.  t.  i  ,  p.  jiô. 


6o  VOYAGE    D  ANACHAUSIS, 

en  présence  des  personnes  âgées;  et  on  les 
asservissait  tellement  à  la  décence,  qu'étant 
assis  ils  auraient  rougi  de  croiser  les  jam- 
bes. '  Et  que  résultait-il  de  cette  grossièreté 
de  mœurs ,  demanda  Lysis  /  Ces  hommes 
grossiers,  répondit  Philotime,  battirent  les 
Perses  et  sauvèrent  la  Grèce.  —  Nous  les 
battrions  encore.  __  J'en  doute,  lorsqu'aux 
fêtes  de  Minerve  je  vois  notre  jeunesse ,  pou- 
vant à  peine  soutenir  le  bouclier ,  exécuter 
nos  danses  guerrières  avec  tant  d  élégance 
et  de  mollesse.  ^ 

Pliilotime  lui  demanda  ensuite  ce  qu'il 
pensait  d'un  jeune  homme  qui,  dans  ses  pa- 
roles et  dans  son  habillement,  n observait 
aucun  des  égards  dus  à  la  société.  Tous  ses 
camarades  lapprouvent,  dit  Lysis.  Et  tous 
les  gens  sensés  le  condamnent ,  répliqua 
Philotime.  Mais,  reprit  Lysis,  par  ces  per- 
sonnes sensées  entendez-vous  ces  vieillards 
qui  ne  connaissent  que  leurs  anciens  usa- 
ges, et  qui,  sans  pitié  pour  nos  faiblesses, 
voudraient  que  nous  fussions  nés  à  1  âge  de 
quatre-vingts  ans?  ^  Ils  pensent  d'une  façon, 

*  Aristoph.  in  nub,  v.  q6o,  etc. 

'  Id.  ibid. 

^  Menand.  ap.  Terent.  in  Hcaiitont.  act.  7  ,  sren.  f. 


CHAPITRE    VINGT-Sl.MLME.  6l 

el  leurs  pcllts-cnianls  cl  une  autre.  Qui  les 
jugera?  Vous-iiicnic,ditPliilotlme.  Sansrnp- 
pelcr  ici  nos  principes  sur  le  respect  et  la 
tendresse  que  nous  devons  aux  auteurs  de 
nos  jours,  je  suppose  que  vous  êtes  obligé  de 
voyager  en  des  pa\s  loiulaijis  :  choisirez- 
vous  un  chemin ,  sans  savoir  s  il  est  pratica- 
ble, s  il  ne  traverse  pas  des  déserts  immen- 
ses, s'il  ne  conduit  pas  chez  des  nations  bar- 
])arcs ,  s  il  n'est  pas  en  certains  endroits 
infesté  par  des  brigands?  —  Il  serait  impru- 
dent de  s'exposer  â  de  pareils  dangers.  Je 
prendrais  un  guide.  —  Ljsis,  observez  que 
les  vieillards  sont  parvenus  au  terme  de  la 
(•arrière  que  vous  allez  parcourir,  carrière  si 
difficile  et  si  dangereuse.  '  Je  vous  entends, 
dit  Lysis.  Jai  honte  de  mon  erreur. 

Cependant  les  succès  des  orateurs  publics 
excitaient  son  ambition.  11  entendit  par  ha- 
sard, dans  le  Ljcée,  quelques  sophistes  dis- 
serter longuement  sur  la  politique  ;  et  il  sa 
crut  en  étal  d  éclairer  les  Athéniens.  Il  blâ- 
mait avec  chaleur  l'administration  présente; 
il  attendait,  avec  la  même  impatience  que 
la  plupart  de  ceux  de  son  Age,  le  moment 
où  il  lui  serait  permis  de  monter  à  la  tri- 

■  Plat,  de  rep.  lib.  i,  t.  2,  p.  328. 

3'  6 


62  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

Lune.  Son  père  dissipa  cette  illusion, comme 
Socrate  avait  détruit  celle  du  jeune  frère  de 
Platon. 

Mon  fds ,  lui  dit-il ,  '  j  apprends  que  vous 
brûlez  du  désir  de  parvenir  à  la  tête  du  gou- 
vernemeut.  —  Jy  pensé  en  effet,  répondit 
Lysis  en  tremblant.  —  C  est  un  beau  projet. 
S'il  réusî-it,  vous  s(  rez  à  portée  crètrc  utile 
à  vos  j)areats,  à  vos  amis,  à  votre  patrie  : 
votre  gloire  s  étendra  non -seulement  parmi 
nous,  mais  encore  dans  toute  la  Grèce,  et 
peut-être,  à  lexemple  de  celle  de  ïliémis- 
tocle,  parmi  les  nations  barbares. 

A  ces  mots ,  le  jeune  homme  tressaillit  de 
joie.  Pour  obtenir  cette  gloire,  reprit  Apol- 
lodore,  ne  faut-il  pas  rendre  des  services 
importants  à  la  republique?  —  Sans  doute. 
—Quel  est  donc  le  premier  bienfait  qu  elle 
recevra  de  vous? — Lysis  se  tut  pour  prépa- 
rer sa  réponse.  Après  un  moment  de  silence, 
Apoilodore  continua  :  S  il  s  agissait  de  rele- 
ver la  maison  de  votre  ami,  vous  songeriez 
d'abord  à  renricliir;  de  même  vous  tâcherez 
d  augmenter  les  revenus  de  létat.  —  Telle 
est  mon  idée.  —  Dites-moi  donc  à  quoi  ils 
se  montent,  doù  ils  proviennent,  quelles 

'  Xenopli.  inenior.  lilj.  3 ,  p.  ^72. 


CHAPITRE    VINGT-SIXIÈME,  63 

sont  les  branches  que  vous  trouvez  suscep- 
tibles d  augmentation,  et  celles  qu'on  a  tout- 
à-fait  négligées?  Vous  y  avez  saus  doute  ré- 
fléchi? —  Non,  mon  père,  je  n^  ai  jamais 

songé.  Vous  savez   du  moins  l'emploi 

qu'on  fait  des  deniers  publics;  et  certaine- 
ment votre  intention  est  de  diminuer  les 
dépenses  inutiles?  — Je  vous  avoue  que  je 
ne  me  suis  pas  plus  occupé  de  cet  article  que 

de  l'autre.  £h  bien  !  puisque  nous  ne 

sommes  instruits  ni  de  la  recette,  ni  de  la 
dépense,  renonçons  pour  le  présent  au  des- 
sein de  procurer  de  nouveaux  fonds  à  la  ré- 
publique.   Mais,  mon  père,  il  serait  pos- 
sible de  les  prendre  sur  lennemi.  —  J en 
conviens,  mais  cela  dépend  des  avantages 
que  vous  aurez  sur  lui;  et  pour  les  obtenir, 
ne  faut-il  pas,  avant  de  vous  déterminer 
pour  la  guerre,  comparer  les  forces  que  vous 
emploierez  avec  celles  qu  on  vous  opposera? 
—  Vous  avez  raison.  —  Apprenez-moi  quel 
est  létat  de  notre  armée  et  de  notre  marine, 
ainsi  que  celui  des  troupes  et  des  vaisseaux 
de  fennemi.  —  Je  ne  pourrais  pas  vous  le 
réciter  tout  de  suite.  —  Vous  lavez  peut- 
èlre  par  écrit  ;  je  serais  bien  aise  de  le  voir — 
Non ,  je  ne  l'ai  pas. 


64  VOYAGE    d'an  ACIIARSIS, 

Je  conçois,  reprit  Apollodore,  que  vous 
n'avez  pas  encore  eu  le  temps  de  vous  appli- 
quer à  de  pareils  calculs;  mais  les  places  qui 
couvrent  nos  frontières,  ont  sans  doute  fixé 
votre  attention.  Vous  savez  combien  nous 
entretenons  de  soldats  dans  ces  difl'érents 
postes  ;  vous  savez  encore  que  certains 
points  ne  sont  pas  assez  défendus,  que  d'au- 
tres n  ont  pas  besoin  de  letre;  et  dans  ras- 
semblée générale,  vous  direz  quil  faut  aug- 
menter telle  garnison,  et  réformer  telle  au- 
tre. —  Moi,  je  dirai  qu'il  faut  les  supprimer 
toutes;  car  aussi-bien  remplissent-elles  fort 
mal  leur  devoir.  —  Et  comment  vous  êtes- 
vous  assuré  que  nos  défdés  sont  mal  gardés? 
Avez-vous  été  sur  les  lieux?  —  Non,  mais 
je  le  conjecture.  —  îl  faudra  donc  reprendre 
cette  matière  quand ,  au  lieu  de  conjectures, 
nous  aurons  des  notions  certaines. 

Je  sais  que  vous  n'avez  jamais  vu  les  mi- 
nes d'argent  qui  appartiennent  à  la  répu- 
blique, et  vous  ne  pourriez  pas  me  dire 
pourquoi  elles  rendent  moins  à  présent 
qu'autrefois.  —  Non,  je  n'y  suis  jamais  des- 
cendu. —  Effectivement  l'endroit  est  mal- 
sain ;  et  cette  excuse  vous  justifiera,  si  ja- 
mais les  Athéniens  prennent  cet  objet  en 


CHAPITRE    VINGT-SIXliME.  65 

considéralion.  En  voici  un  du  moins  qui  ne 
vous  aura  pas  échappé.  Coinl)icn  1  Attique 
produit-elle  de  mesures  de  blé.'  combien  en 
faut-il  pour  la  subsistance  de  ses  habitants? 
\  ous  jugez  aisément  que  celte  connaissance 
est  nécessaire  à  ladministradon  pour  préve- 
nir une  disette.  —  Mais,  mon  père,  on  ne 
finirait  point  sil  fallait  entrer  dans  ces  dé- 
tails. —  Est-ce  qu  un  chef  de  maison  ne 
doit  pas  veiller  sans  cesse  aux  besoins  de  sa 
famille,  et  aux  moyens  d'y  remédier?  Au 
reste,  si  tous  ces  détails  vous  épouvantent, 
au  lieu  de  vous  charger  du  soin  de  plus  de 
dix  mille  familles  qui  sont  dans  celte  ville, 
vous  devriez  d abord  essayer  vos  forces,  et 
mettre  1  ordre  dans  la  maison  de  votre  on- 
cle, dont  les  allaircs  sont  en  mauvais  état. 
—  Je  viendrais  à  bout  de  les  arranger,  sil 

voulait  suivre  mes  avis El  croyez-vous  de 

bonne  foi  que  tous  les  Athéniens,  votre  on- 
cle joint  avec  eux,  seront  plus  faciles  à  per- 
suader? Craignez,  mon  fds  ,  qu'un  vain 
amour  de  la  gloire  ne  vous  fasse  recueillir 
que  de  la  honte.  Ne  sentez-vous  pas  com- 
bien il  serait  imprudent  et  dangereux  de  se 
charger  de  si  giauds  inlérêls  sans  les  con- 
naître ?  Quantité  d'exemples  vous  appren- 


66  VOYAGE    D  ANACHARSIS, 

dront  que,  dans  les  places  les  plus  impor- 
tantes, l'admiration  et  Festime  sont  le  par- 
tage des  lumières  et  de  la  sagesse,  te  blâme 
et  le  mépris ,  celui  de  l'ignorance  et  de  la 
présomption. 

Lysis  fut  effiayé  de  l'étendue  des  con- 
naissances nécessaires  à  l'homme  détat,  " 
mais  il  ne  fut  pas  découragé.  Aristote  1  ins- 
truisit de  la  nature  des  diverses  espèces  de 
gouvernements  dont  les  législateurs  avaient 
conçu lidée;  ^  Apollodore ,  do  l'administra- 
tion, des  forces  et  du  commerce,  tant  de  sa 
nation  que  des  autres  peuples.  11  fut  décidé 
qu'après  avoir  achevé  son  éducation  ,  il 
voyagerait  chez  tous  ceux  qui  avaient  quel- 
ques rapports  dintérêt  avec  les  Athé- 
niens. ^ 

J'arrivai  alors  de  Perse*,  je  le  trouvai  dans 
sa  dix-huitième  année.  '*  C'est  à  cet  âge  que 
les  enfants  dos  Alhéniens  passent  dans  la 
classe  des  Ephcbes,  et  sont  enrôlés  dans  la 
milice  :  mais  pendant  les  deux  années  sui- 

'  Aristot  de  rlielor.  lib.  I ,  cap.  4 ,  t-  2,  p.  52  i. 
^  Id.  de  rrp.  p.  2q6. 

^  Id.  de  rliclor.  lib.  i ,  cap.  4  >  t.  2,  p.  52?,, 
4  Corsin.  fast.  atiic.  dissert.  II,  t.  2,  p.  i3g. 


CHAPITRE    VINGT-SIXIÈME.  67 

vantes,  ils  ne  servent  pas  hors  de  l'Ai  tique.» 
La  patrie,  qui  les  regarde  désormais  comme 
ses  défenseurs,  exii^e  quils  confirment  par 
un  serment  solennel  leur  dévouement  à  ses 
ordres.  Ce  fut  dans  la  chapelle  d'Agraule, 
quen  présence  des  autels,  il  promit,  entre 
autres  choses,  de  ne  point  déshonorer  les 
armes  de  la  république,  de  ne  pas  quitter 
son  poste,  de  sacrifier  ses  jours  pour  sa  pa- 
trie, et  de  la  laisserplus  florissante  qu'il  ne 
l'avait  trouvée.  ^ 

De  toute  cette  année  il  ne  sortit  point 
d Allumes;  il  veillait  à  la  conservation  de 
la  ville;  il  montait  la  garde  avec  assiduité, 
et  s  accoutumait  à  la  discipline  militaire.  Au 
commencement  de  lannée  suivante,  '  s'é- 
tant  rendu  au  théâtre  où  se  tenait  l'assem- 
hlée  générale,  le  peuple  donna  des  éloges  à 
sa  conduite,  et  lui  remit  la  lance  avec  le 
boucliei'.  Lysis  partit  tout  de  suite,  et  fut 
successivement  employé  dans  les  places  qui 
sont  sur  les  frontières  de  l'Attique. 

>  yî:sehin.  de  fais.  leg.  p.  422.  Poil.  lib.  8,  cap.  9. 
§.  loj.  Ulpiau.  ad  olyiith.  3,  p.  42. 

*  Lycurg.  in  I.cocr.  part.  2,  p.  iSy.  l'ipian.  in  Dfm. 
de  fais.  leg.  p.  3<7i.  Plut,  in  Alcib.  t.  i,  p.  198.  Pbilostr. 
vit.  ApoU.  lib.  4  !  cap.  21  ,  p.  160. 

^  Arisi.ot.  ap.  Haipoci.  in  TltpiTroX. 


68  VOYAGE    DANACHARSIS, 

Agé  Je  vingt  aus  à  son  retour,  il  lui  res- 
tait une  formalité  essentielle  à  remplir.  J'ai 
dit  plus  haut,  que  dès  son  enfance  oh  lavait 
inscrit,  en  présence  de  ses  parents,  dans  le 
registre  de  la  curie  à  laquelle  son  père  était 
associé.  Cet  acte  prouv'ait  la  légitimité  de 
sa  naissance.  Il  en  fallait  un  autre  qui  le 
mît  en  possession  de  tous  les  droits  du 
citoyen. 

On  sait  que  les  habitants  de  l'Attique 
sont  distribués  en  un  certain  nombre  de  can- 
tons ou  de  districts  qui,  par  leurs  différen- 
tes réunions,  forment  les  dix  tribus.  A  la 
tête  de  chaque  district  est  un  démarque, 
magistrat  qui  est  chargé  d'en  convoquer  les 
membres,  et  de  garder  le  registre  qui  con- 
tient leurs  noms.  '  La  famille  d'ApoIlodorc 
était  agrégée  au  canton  de  Céphissie,  qui  fait 
partie  de  la  tribu  Erechthéide.  2  Nous  trou- 
vâmes dans  ce  ])0urg  la  plupart  de  ceux  qui 
ont  le  droit  d'opiner  dans  ces  assemblées. 
Apollodore  leur  présenta  son  fils,  et  lactc 
par  lequel  il  avait  été  déjà  reconnu  dans  sa 
curie.  ^  Après  les  suffrages  recueillis ,  on 

•  Ilaqwcr.  in  Ari/MoipX- 

'  ls;pus  ap.  llat-pocT.  in  K>;0»?. 

^  Demosth,  iij  Lcoch.  p.  io48. 


CHAPITRE    VINGT-SIXIÈME.  69 

inscrivit  Lysis  dans  le  registre.  '  Mais  com- 
me c'est  ici  le  seul  monument  qui  puisse 
constater  lage  d'un  citoyen,  an  nom  de  Ly- 
sis fils  dApollodore,  on  joignit  celui  du 
premier  des  archontes,  non -seulement  de 
Tannée  courante,  mais  encore  de  celle  qui 
l'avait  précédée.  ^  Dès  ce  moment  Lysis  eut 
le  droit  d assister  aux  assemblées,  d'aspirer 
auxmaglstratm'cs,etdadministrcrsesbiens, 
s  il  venait  à  perdre  son  père.  ^ 

l'étant  retournés  à  Athènes,  nous  allâmes 
une  seconde  fois  à  la  chapelle  d'Agraule,  où 
Lysis,  revêtu  de  ses  armes,  renouvela  le^ 
serment  quil  y  avait  fait  deux  ans  aupara- 
vant. ^ 

Je  ne  dirai  qu  un  mot  sur  l'éducation  des 
fdles.  Suivant  la  dillcreiice  des  étals ,  elles 
apprennent  à  lire,  écrire,  coudre,  Hier,  pré- 
pai(>r  la  laine  dont  on  fait  les  vêtements,  et 
veiller  aux  soins  du  ménage.  ^  Celles  qui 
appartiennent  aux  premières  familles  de  la 
répuljli(|ue,  sont  élevées  avec  plus  de  re- 

'  Dt'inostli. iu  I.eoch.p.  10  j-.  lîarp. etSuId. iii  F.'îv/oi. 
"  Aiistot.  ap.  Haipocr.  in  Hlpccr. 
^  Suid.  in  Ai^iap^. 

4  Poli.  lib.  8,  cap.  9,  5.  106.  Stob.  serm.  ijij  ?•  *43. 
Pet.  leg.  aitir.  p.  i55 

5  Xenopli.  mejnor.  lib.  5,  p.  83G  et  8.fO. 


yo  VOYAGE    DANACHARSIS, 

cherche.  Comme  dès  l'âge  de  dix  ans,  el 
quelquefois  de  sept,  '  elles  paraissent  dans 
les  cérémonies  religieuses,  les  unes  portant 
sur  leurs  têtes  les  corbeilles  sacrées ,  les  au- 
tres chantant  des  hymnes ,  ou  exécutant 
des  danses,  divers  maîtrtîs  les  accoutument 
auparavant  à  diriger  leur  voix  et  leurs  pas. 
En  général,  les  mères  exhortent  leurs  filles 
à  se  conduire  avec  sagesse;  ^  mais  elles  in- 
sistent beaucoup  plus  sur  la  nécessité  de  se 
tenir  droites,  d  effacer  leurs  épaules,  de  ser- 
rer leur  sein  avec  un  large  ruban,  d'être  ex- 
trêmement sobres,  et  de  prévenir,  par  tou- 
tes sortes  de  moyens,  un  embonpoint  qui 
nuirait  à  l'élégance  de  la  taille  et  à  la  grâce 
des  mouvements.  ' 


CHAPITRE   XXVII. 

Enti-etien    sur   la    Musique    des   Grecs. 

J'allai  voir  un  jour  Philotime  dans  une 
petite  maison  qu  il  avait  hors  des  murs  d'A- 
thènes, sur  la  colline  du  Cjaiosargc,  à  trois 
stades  de  la  porte  Méiitide.  La  situation  en 

'  Arislopli.  in  Lysistr.  v.  64 2. 

^  Xenopli.  nicnioi.  lib.  5,  p.  83^. 

'  JMciiiiiid.ap.Tcrpnt.  in  eunucl).  act.  2,srfn.  3,  v.  2  i . 


CHAPITRE    VINGT-SEPTIÈME.        J7Ï 

était  délicieuse.  De  toutes  parts  la  vue  se 
reposait  sur  des  tableaux  riches  et  variés. 
Après  avoir  parcouru  les  difiérentcs  parties 
de  la  ville  et  de  ses  environs,  elle  se  prolon- 
geait par  delà  jusqu'aux  montagnes  de 
Salamine,  de  Corintlie,  et  même  de  l'Ar- 
cadie,  ' 

Nous  passâmes  dans  un  petit  jardin  que 
Philotime  cultivait  lui-même,  et  qui  lui 
fournissait  des  fruits  et  des  légumes  en 
abondance  :  un  bois  de  platanes,  au  milieu 
duquel  était  un  autel  consacré  aux  Muses, 
en  faisait  tout  lornement.  C'est  toujours 
avec  douleur,  reprit  Philotime  en  soupirant, 
que  je  m'arrache  de  cette  retraite.  Je  veille- 
rai à  l'éducation  du  fils  d'Apollodore,  puis- 
que je  fai  promis;  mais  cest  le  dernier  sa- 
crifice que  je  ferai  de  ma  liberté.  Comme  je 
parus  surpris  de  ce  langage,  il  ajouta  :  Les 
Athéniens  n'ont  plus  besoin  d  instructions; 
ils  sont  si  aimables!  Eh!  que  dire  en  eiTct  à 
des  gens  qui  tous  les  jours  établissent  pour 
principe,  que  lagrément  dune  sensation 
est  préférable'  à  toutes  les  vérités  de  la  mo- 
rale? 

La  maison  me  parut  ornée  avec  autant 

'  Stuart,  t'hft  amiq.  of  AlLen»,  p.  5, 


^2  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

de  décence  que  de  goût.  Nous  trouvâmes 
dans  un  cabinet,  des  lyres,  des  flûtes,  des 
instruments  de  diverses  formes,  dont  quel- 
ques-uns avalent  cessé  dètre  en  usage.  ' 
Des  livres  relatifs  à  la  musique  remplissaient 
plusieurs  tablettes.  Je  'priai  Philotime  de 
m'indiquer  ceux  qui  pourraient  m'en  ap- 
prendre les  principes.  Il  n'en  existe  point, 
me  répondit-il;  nous  n'avons  qu'un  petit 
nombre  douvraees  assez  superiîciels  sur  le 

O  i. 

genre  enharmonique,  ^  et  un  plus  grand 
nombre  sur  la  préléience  qu'il  faut  donner , 
dans  1  éducation  ,  à  certaines  espèces  de 
musique.  •*  Aucun  auteur  n'a,  jusqu'à  pré- 
sent, entrepris  d'éclaircir  méthodiquement 
toutes  les  parties  de  celte  science. 

Je  lui  témoignai  alors  un  désir  si  vif  d'en 
avoir  au  moins  quelque  notion ,  qull  se  ren- 
dit à  mes  instances. 

PREMIER  ENTRETIEN. 

Sur  la  partie  teclmiqtie  de  la  Musiciiie. 

Vous  pouvez  juger,  dit-il,  de  noire  goût 
pour  la  musique,  par  la  multitude  des  ac- 

'  Aristot.  de  rep.  lib.  8,  cap.  6 

'  Aiistot.  liarm.  elem.  lib.  i ,  p.  2  et  4  >  l'I*-  *>  p-  ^"J» 

'  Aiistot.  jbid.  cap.  7. 


CHAPITRE    VINGT-SEPTIÈME.       ^3 

ceptions  que  nous  donnoiis  à  ce  mot  :  nous 
l'appliquons  indifFéremment  à  la  mélodie, 
à  la  mesure,  à  la  poésie,  à  la  danse,  au 
geste,  à  la  réunion  de  toutes  les  sciences,  à 
la  connaissance  de  presque  tous  les  arts.  Ce 
n'est  pas  assez  encore  ;  l'esprit  de  combinai- 
son, qui  depuis  environ  deux  siècles  s'est 
introduit  parmi  nous,  et  qui  nous  force  à 
chercher  partout  des  rapprochements ,  a 
voulu  soumettre  aux  lois  de  1  harmonie  les 
mouvements  des  corps  célestes  '  et  ceux  de 
notre  âme.  ^ 

Ecartons  ces  objets  étrangers.  Il  ne  s'agit 
ici  que  de  la  musique  proprement  dite.  Je 
tâcherai  de  vous  en  exphquer  les  éléments , 
si  vous  me  promettez  de  supporter  avec 
courage  l'ennui  des  détails  où  je  vais  m'en- 
gager.  Je  le  promis,  et  il  continua  de  cette^ 
manière. 

On  distingue  dans  la  musique,  le  son, 
les  intervalles,  les  accords,  les  genres,  les 
modes,  le  rlijthme,  les  mutations  et  la  mé- 
lopée. ^  Je  négligerai  les  deux  derniers  arti- 

'  Plin.  lib.  2,  cap.  2  2.  Censorin.  cap.  i3,  etc. 
^  Plut,  de  mus.  t.  2 ,  p.  1 1 47- 
Plat  de  rep.  lib.  .'5,  t.  2 ,  p.  jpS.  Eu'.liJ.  iiUtod. 
Larni.  p.  i.  Aristid.  Quiiitil.  de  tiu  .  lib.  i ,  p.  9. 


5^4  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

des,  qui  ne  regardent  que  la  composition; 
je  traiterai  succinctement  des  autres. 

Les  sons  que  nous  faisons  entendre  en 
parlant  et  en  chantant,  quoique  formés  par 
les  mêmes  organes,  ne  produisent  pas  le 
même  efïet.  Cette  différence  viendrait-elle, 
comme  quelques-uns  le  prétendent,  "  de  ce 
que  dans  le  chant  la  voix  procède  par  des 
intervalles  plus  sensibles,  s  arrête  plus  long- 
temps sur  une  syllabe ,  est  plus  souvent  sus- 
pendue par  des  repos  marqués  ? 

Chaque  espace  que  la  voix  franchit,  pour- 
rait se  diviser  en  une  infinité  de  parties; 
mais  l'organe  de  l'oreille,  quoique  suscep- 
tible dun  très  grand  nombre  de  sensations, 
est  moins  délicat  que  celui  de  la  parole,  et 
ne  peut  saisir  qu'une  certaine  quantité  d'in- 
tervalles. ^  Comment  les  déterminer?  les 
pythagoriciens  emploient  le  calcul;  les  mu- 
siciens, le  jugement  de  loreille.  ^ 

Alors  Philotime  prit  un  monocorde,  ou 
une  règle  ^  sur  laquelle  était  tendue  une 

'  Aristox.  harm.  elem.  lib.  i ,  p.  8.  Euclid.  introd. 
harni.  p.  2. 

^  Aristox.  ibid.  lib.  2,  p.  53. 

3  Id.  ib.  p.  32.  Meibom.  ib.  Plut,  de  nuis.  t.  2,  p.  n  (  \. 

^  /ristid.  Quintil.  Boelh.  de  mus.  lib.  4)  c.  4>  p-  ^kk^- 


CHAPITRE    ^  i  N  G  T-S  E  PTl  E  M  K .         "5 

corde  attachée  par  ses  deux  extréinllés  à 
deux  chevalets  immol)iles.  Nous  limes  cou- 
ler un  troisième  chevalet  sous  la  corde,  et^ 
l'arrêtant  à  des  divisions  tracées  sur  la  règle, 
je  m'aperçus  aisément  que  les  diff'érenlcs 
parties  de  la  corde  rendaient  des  sons  plus 
aigus  que  la  corde  entière  ;  que  la  moitié  de 
cette  corde  donnait  le  diapason  ou  l'octave; 
que  ses  trois  quarts  sonnaient  la  quarte,  et 
ses  deux  tiers  la  quinte.  Vous  vo3fez ,  ajouta 
Philotime,  que  le  son  de  la  corde  totale  est 
au  son  de  ses  parties ,  dans  la  môme  propor- 
tion que  sa  longueur  à  celle  de  ces  mêmes 
parties;  et  qu ainsi  1  octave  est  dans  le  rap- 
port de  2  à  I ,  ou  de  I  à  4,  la  quarte  dans 
celui  de  4  à  3 ,  et  la  quinte  de  3  à  2. 

Les  divisions  les  plus  simples  du  mono- 
corde nous  ont  donné  les  intervalles  les 
plus  agréables  à  Toreille.  En  supposant  que 
la  corde  totale  sonne  mi,  (a)  je  les  exprime- 
rai de  celte  manière,  mi  la  quarte,  mi  si 
quinte,  mi  mi  octave. 

Pour  avoir  la  double  octave,  il  suffira  de 

{a)  Je  suis  ohligé,  pour  me  faire  entendre,  d'employer 
les  syllaljcs  dont  nous  nous  servons  pour  solder.  Au  lieu 
de  mi,  les  Grecs  auraient  dit,  suivant  la  diflVrcuce  des 
temps,  ou  l'bypate,  ou  la  mise,  ou  l'hypaie  des  nitses. 


^6  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

diviser  par  2  l'expression  numérique  de  l'oc- 
tave, qui  est  7,  et  vous  aurez  ^.  Il  me  fît 
voir  en  effet  que  le  quart  de  la  corde  entière 
sonnait  la  double  octave. 

Après  qu'il  m'eut  montré  la  manière  de 
tirer  la  quarte  de  la  quarte,  et  la  quinle  de 
la  quinte,  je  lui  demandai  comment  il  dé- 
terminait la  valeur  du  ton.  Cest,  me  dit-il, 
en  prenant  la  dift'érence  de  la  quinte  à  la 
quarte ,  du  .si  au  la;  '  or,  la  quarte,  c  est-à- 
dire  la  fraction  |,  est  à  la  quinte,  c'est-à- 
dire  à  la  fraction  |,  comme  9  est  à  8. 

Enfin,  ajouta  Philotime,  on  s'est  con- 
vaincu par  une  suite  d'opérations  ;,  que  le 
demi  -  ton  ,  l'intervalle,  par  exemple,  du 
mi  au  fa,  est  dans  la  proportion  de  266 
à  243. ' 

Au  dessous  du  demi-ton,  nous  faisons 
usage  des  tiers  et  des  quarts  de  ton ,  ^  mais 
sans  pouvoir  fixer  leurs  rapports,  sans  oser 
nous  flatter  d  une  précision  rigoureuse;  j'a- 
voue même  que  l'oreille  la  plus  exercée  a  de 
la  peine  à  les  saisir.  ^ 

*  Aristox.  liarm.  elem.  lib.  i ,  p.  21. 

*  Theon.  Smyrn.  p.  102. 

'  Aristox.  il)id.  lib.  2  ,  y>.  f\t\ 
<  Id.  ibid.  lib.  i  ,  p.  uj. 


CHAPITRE   VIXr.T-srr'l  lÈML.        n'j 

Je  demandai  à  Philotime  si,  à  Texceplion 
de  ces  sons  presque  imperceptibles,  il  pour- 
rait successivement  tirer  dun  monocorde 
tous  ceux  dont  la  grandeur  est  déterminée, 
et  cpii  forment  l  échelle  du  système  musical. 
Il  faudrait  pour  cet  eiTct ,  me  dit -il,  une 
corde  d'une  longueur  démesurée  ;  mais  vous 
pouvez  y  suppléer  par  le  calcul.  Supposez- 
en  une  qui  soit  divisée  en  8192  parties 
égales,  '  et  qui  sonne  le  si,  (à)  Le  rapport 
du  d:iai-ton ,  celui ,  par  exemple ,  de  si  à  ut , 
étant  supposé  de  206  à  243,  vous  trouverez 
que  256  est  à  81Q2,  comme  243  est  à  7776, 
et  quen  conséquence  ce  dernier  nombre 
doit  vous  donner  ['ut.  Le  rapport  du  ton 
étant,  comme  nous  l'avons  dit,  de  9  à  8,  il 
est  visible  qu'en  retranchant  le  9''  de  7776, 
il  restera  6912  pour  le  ré. 

En  continuant  d'opérer  de  la  môme  ma- 
nière sur  les  nombres  restants,  soit  pour  les 
tons,  soit  pour  les  demi-tons,  vous  condui- 
rez facilement  votre  échelle  fort  au-delà  de 
la  portée  des  voix  et  des  instruments,  jus- 
qu  à  la  cinquième  octave  du  si,  d'où  vous 

'  Eiiclid.  p.  37.  Aristid.  Qiiintil.  lilî.  3 ,  p.  i  iC. 
(«}  N'oyez  la  note  VII  à  la  fin  du  volume. 

7- 


^8  VOYAGE    d'aXACIIARSIS, 

êtes  parti.  Elle  vous  sera  donnée  par  2^G,ei 
lut  suivant  par  243;  ce  qui  vous  fournira  le 
rapport  du  demi-ton ,  (jue  je  n'avais  fait  que 
supposer. 

Philotime  faisait  tous  ces  calculs  à  me- 
sure ;  et  quand  il  les  eut'terminés  :  Il  suit  de 
là,  me  dit-il,  que  dans  cette  longue  échelle, 
les  tons  et  les  demi-tons  sont  tous  parfaite- 
ment égaux  :  vous  trouverez  aussi  que  les 
întervalles  de  même  espèce  sont  parfaite- 
ment justes;  par  exemple,  que  le  ton  et  de- 
mi, ou  tierce  mineure,  est  toujours  dans  le 
rapport  de  82  à  27;  le  diton,  ou  tierce  ma- 
jeure, dans  celui  de  81  à  64-  ' 

Mais,  lui  dis-je,  comment  vous  en  assu- 
rer clans  la  pratique?  Outre  une  longue  ha- 
bitude, répoudit-il,  nous  employons  quel- 
quefois, pour  plus  d exactitude,  la  combi- 
naison des  quartes  et  des  quintes  obtenues 
par  un  ou  plusieurs  monocordes.  ^  La  dille- 
i(nice  de  la  quarte  à  la  quinte  m  ayant  fourni 
le  ton ,  si  je  veux  me  procurer  la  tierce  ma- 
jeure au  dessous  d'un  ton  donné,  tel  que  la, 
je  monte  à  la  quarte  rc ,  de  là  je  descends  à 
la  quinte  sol,  je  remonte  à  la  quarte  ut,  je 

'  Ronssicr,  musiq.  des  anc.  p.  i«)y  et  2  ig. 
^  Arisiox.  Iiarm.  elein.  lib.  2  ,  p.  55. 


CHAPITRE   VINGT-SEPTIÈME.        79 

descends  à  la  quinte,  et  jai  le  fa,  tierce  ma- 
jeure au  dessous  du  la. 

Les  intervalles  sont  consonnants  ou  dis- 
sonnants. '  Nous  rangeons  dans  la  première 
classe  ,  la  quarte  ,  la  quinte  ,  roctave  ,  la 
onzième ,  la  douzième  et  la  double  octave  ; 
mais  ces  tiois  dertiiers  ne  sont  que  les 
répliques  des  premiers.  Les  autres  inter- 
valles, connus  sous  le  nomdedissoimants, 
se  sont  introduits  peu  à  peu  dans  la  mé- 
lodie. 

L'octave  est  la  consonnauce  la  plus 
agréable  ,/*  parce  qu'elle  est  la  plus  natu- 
relle. Cest  1  accord  que  fait  entendre  la  voix 
dos  enfants,  lorsqu'elle  est  mêlée  avec  relie 
des  hommes;  ^  c'est  le  même  que  produit' 
une  corde  qu'on  a  pincée  :  le  son,  en  expi- 
rant, donne  lui-même  son  octave.  ^ 

Philotime ,  voulant  prouver  que  les  ac- 
(  o'ds  de  quarte  et  de  quinte  ^  n'étaient  pas 
moins  conibrmes  à  la  nature,  me  fit  voir, 

'  Aiistox.  hann.  elem.  lib.  2,  p.  44-  î^uclid.  ictrod. 
harm.  p.  8. 

^  Aristot.  problem.  t.  2 ,  p.  "jGG. 
^  Arisiot.  probl.  89,  p.  j68. 

4  Id.  probl.  24  et  32. 

5  Mcom.  man.  lib.  i,p.  iG.  Dionys.  Ualic.  de  coDi|^ 

S- II. 


8o  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

sur  son  monocorde,  que  dans  la  déclama- 
tion soutenue,  et  même  dans  la  conversation 
familière,  la  voix  Iranchit  plus  souvent  ces 
intervalles  que  les  autres. 

Je  ne  les  parcours,  lui  dis-je,  qu'en  pas- 
sant d'un  Ion  à  l'autre.  Est-ce  que  dans  le 
chant ,  les  sons  qui  composent  un  accord 
ne  se  font  jamais  entendre  en  même 
temps  ? 

Le  chant,  répondit-il,  n'est  qu'une  suc- 
cession de  sons;  les  voix  chantent  toujours 
à  funisson ,  ou  à  l'octave  qui  n'est  distinguée 
de  l'unisson  que  parce  qu'elle  flatte  plus  To- 
reille.  '  Quant  aux  autres  intervalles,  elle 
juge  de  leurs  rapports  par  la  comparaison  du 
son  qui  vient  de  s'écouler,  avec  celui  qui 
l'occupe  dans  le  moment.  ^  Ce  n'est  que 
dans  les  concerts  oîi  les  instruments  accom- 
pagnent la  voix ,  qu'on  peut  discerner  des 
sons  différents  et  simultanés  ;  car  la  lyre  et 
la  flûte, pour  corriger  la  simplicité  du  chant, 
y  joignent  quelquefois  des  traits  et  des  va- 
riations ,  d  oii  résultent  des  parties  distinctes 
du  sujet  principal.  Mais  elles  reviennent 
Bientôt  de  ces  écarts,  pour  ne  pas  affliger 

^  Arislot.  probl.  3q,  p.  ^63. 
^  Aristcx.  lib.  i ,  p.  3q. 


CHAPITRE    VINGT-SEPTIÈME.         8l 

trop  long-temps  1  oreille  étonnée  d'une  pa- 
reille licence.  ' 

Vous  avez  fixé,  lui  cïis-je,  la  valeur  des 
intervalles;  j'entrevois  1  usage  qu'on  en  fait 
dans  l.i  mélodie.  Je  voudrais  savoir  quel 
ordre  vous  leur  assignez  sur  les  instruii»ents. 
Jetez  les  yeux,  me  dit-il,  sur  ce  tétracorde; 
vous  y  verrez  de  quelle  manière  les  inter- 
valles sont  distribués  dans  notre  échelle,  et 
vous  connaîtrez  le  système  de  notre  musique. 
Les  quatre  cordes  de  cette  cithare  sont  dis- 
posées de  façon  que  les  deux  extrêmes ,  tou- 
jours immobiles,  sonnent  la  quarte  en  mon- 
tant, wi^  la.  '  Les  deux  cordes  moyennes, 
appelées  mobiles  parce  qu'elles  reçoivent 
diliérents  degrés  de  tension  ,  constituent 
trois  genres  d'harmonie;  le  diatonique,  le 
chromatique,  1  enharmonique. 

Dans  le  diatonique  ,  les  quatre  cordes 
procèdent  par  un  demi-ton  et  deux  tons, 
mi,  fa,  sol,  la;  dans  le  chromatique,  par 
deux  demi-tons  et  une  tierce  mineure,  mi, 
fa,  fa  dièze,  la;  dans  lenharmonique,  par 

'  Plat,  de  IcR.  1.  7,  p.  812.  Aristot.  probl.  3g,  p.  763. 
Mém.  de  l'acad.  des  bell.  leur.  t.  3,  p.  1 19. 
^  Aiistox.  lib.  I ,  p.  22.  Euclid.  p.  6. 


8a  VOYAGE  d'anacharsis,  I 

1 
deux  quarts  de  ton  et  une  tierce  majeure, 

mif  mi  quart  de  ton,  fa,  la. 

Comme  les  cordes  mobiles  sont  suscep- 
tibles de  plus  ou  de  moins  de  tension,  et 
peuvent  en  conséquence  produire  des  inter- 
valles plus  ou  moins  grands,  il  en  a  résulté 
une  autre  espèce  de  diatonique,  où  sont  ad- 
mis les  trois  quarts  et  les  cinq  quarts  de  ton  ; 
et  deux  autres  espèces  de  chromatiques ,  dans 
l'un  desquels  le  ton,  à  force  de  dissections, 
se  résout  pour  ainsi  dire  en  parcelles.  «  Quant 
à  renharmonicjue,  je  l'ai  vu,  dans  ma  jeu- 
nesse, quelquefois  pratiqué  suivant  des  pro- 
portions qui  variaient  dans  chaque  espèce 
d'harmonie;  ^  mais  il  me  paraît  aujourd  hui 
déterminé  :  ainsi,  nous  nous  en  tiendrons 
aux  formules  que  je  viens  de  vous  indiquer, 
et  qui,  malgré  les  réclamations  de  quelques 
musiciens,  sont  les  plus  généralement  adop- 
tées. ^ 

Pour  étendre  notre  système  de  musique, 
on  se  contenta  de  multiplier  les  tétracordes; 
mais  ces  additions  ne  se  sont  faites  que  suc- 

■  Aristox.  lib.  i ,  p.  a^- 

2  Aristid.  Quimil.  lib.  i .  p.  ai. 

^  Aristox.  ibid.  p,  22  et  a3. 


CHAPITRE   VINGT-SEPTIÈME.         S3 

cessivemcnt.  L'art  trouvait  des  oljstacles 
dans  les  lois  qui  lui  prescrivaient  des  bornes, 
dans  lignorance  qui  arrêtait  son  essor.  De 
toutes  parts  on  tentait  des  essais.  En  cer- 
tains pays,  on  ajoutait  des  cordes  à  la  lyre; 
en  d'autres  ,  on  les  retranchait.  '  Enfin  , 
l'hcplacorde  parut,  et  fixa  pendant  quelque 
temps  lattenlion.  Cest  celte  lyre  à  sept 
cordes.  Les  quatre  premières  offrent  à  vos 
yeux  lancicn  lélracorde,  mi,  fa,  sol,  la;  il 
est  surmonté  d'un  second,  la ,  si  bémol,  ut ^ 
ré,  qui  procède  par  les  mêmes  intervalles, 
et  dont  la  corde  la  plus  basse  se  confond 
avec  la  plus  haute  du  premier.  Ces  deux  té- 
tracorde;,  s  appellent  conjoints,  parce  qu'ils 
sont  unis  par  la  moyenne  la,  que  l'inter- 
valle d'une  quarte  éloigne  également  de  ses 
deux  extrêmes,  la,  mi  en  descendant,  la, 
ré  en  montant.  ^ 

Dans  la  suite,  le  musicien  Terpandre, 
qui  vivait  il  y  a  environ  trois  cenls  ans,  sup- 
prima la  cinquième  corde,  le  si  bémol,  et 
lui  en  substitua  une  nouvelle  plus  haute 
d  un  ton;  il  obtint  cette  série  de  sons,  //a', 
fa,  sol,  la,  ut,  ré,  mi,  dont  les  extrèmci» 

'  Plut,  de  mus.  t.  2,  p.  1 1^.^. 

'  l.rasto.cl.  ap.  Aristox.  lib.  1 ,  p.  5. 


84  VOYAGE    DANACHAKSIS, 

sonnent  l'octave.  "  Ce  second  heptacorde 
ne  donnant  pas  deux  tétracordes  complets, 
Pythagore  suivant  les  uns,  '^  lijcaon  de  Sa- 
mos,  suivant  d autres,  ^  en  corrigea  Fimpcr- 
fection  ,  en  iiiséraut  une  huitième  corde  à 
un  ton  au  dessus  du  la. 

Philotime  prenant  une  cithare  montée  à 
huit  cordes  :  Voilà,  me  dit-il,  l'octacorde 
qui  résultera  de  Taddition  de  la  huitième 
corde.  Il  est  composé  de  deux  tétracordes, 
mais  disjoints,  c est-à-dire,  séparés  luii  de 
l'autre,  nii^  fa,  sol,  la,  si,  ut,  ré,  mi.  Dans 
le  premier  heptacorde,  mi,  fa,  sol,  la^  si 
bémol,  ut ,  re,  toutes  les  cordes  homologues 
sonnaient  la  quarte  mi  la^  fa  si  bémol,  sol 
ut,  la  ré.  Dans  Toctacorde  elles  font  enten- 
dre la  quinte,  mi  si,  fa  ut ,  soi  ré,  la  mi.  ^ 

L'octave  s'appelait  alors  harmonie ,  parce 
qu'elle  renfermait  la  quarte  et  la  quinte, 
c  est-à-dire ,  toutes  les  consonnances  ;  ^  et 
comme  ces  intervalles  se  rencontrent  plus 
souvent  dans  1  octacorde  que  dans  les  autres 

'  Arisiot.  probl.  7  et  Sa,  t.  4»  p-  762. 

^  Kiconi.  nian.  lib.  i,  p.  (). 

•^  Boeili.  de  mus.  lib.  i,  cup.  ao. 

^  Niconi.  ib\A.  p.  i4. 

5  Id.  iLid.  p.  17. 


CHAPITRE    VINGT-SEPTIÈME.         8  j 

instruments,  la  lyre  octacoido  fut  ret^arde'c, 
et  l'est  encore,  comme  le  systèinc  le  plua 
parfait  pour  le  genre  diatonique  ;  et  de  la 
vient  que  Pythagore,  '  ses  disciples  et  les 
autres  philosophes  de  nos  jours ,  ^  renfer- 
ment la  théorie  de  la  musique  dans  les  Lor- 
nés  d'une  octave  ou  de  deux  tétracordes. 

Après  d  autres  tentatives  pour  augmenter 
le  nombre  des  cordes,  ^  on  ajouta  un  troi- 
sième tétracorde  au  dessous  du  premier,  ^ 
et  l'on  obtint  Ihendécacorde,  composé  de 
onze  cordes,  ^  qui  donnent  cette  suite  de 
sons,  sij  iit^  ré ,  mi ^  fa ,  sol ,  la,  si ,  ut ,  re, 
mi.  D'autres  musiciens  commencent  à  dis- 
poser sur  leur  lyre  quatre  et  même  jusqu  à 
cinq  tétracordes.  (a) 

Philotime  me  montra  ensuite  des  citha- 
res ,  plus  propres  à  exécuter  certains  chants , 
quà  fournir  le  modèle  d'un  système.  Tel 
était  le  Magadis  dont  Anacréou  se  servait 

'  Plut,  de  mus.  t.  2,  p.  1 145. 

^  Philol.  ap.  Niconi.  p.  i^.  Aristot.  probl.  19,  t.  2, 
p.  7G3  ;  id.  ap.  Plut,  de  mus.  t.  2,  p.  i  iSg. 

'  Plut,  in  Agid.  t.  I ,  p.  7^9.  Suid.  in  Tif^oO-  etc. 

■*  Nicom.  man.  lib.  i ,  p.  21. 

-»  Fiut.  de  mus.  p.  1 1 36.  Pausan.  lib.  3 ,  p.  23  j.  Mém. 
l'e  1  acad.  desbell.  lettr.  t.  i3,  p.  241- 

:'c.}  Voyiez  la  note  VIII  à  la  fin  du  volume. 

^.  8 


86  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

(|uelquefois.  '  Il  était  composé  de  vingt  cor- 
des ,  qui  se  réduisaient  à  dix ,  parfce  que  cha- 
cune était  accompagnée  de  son  octave.  Tel 
était  encore  l'épigonium,  inventé  par  Epi- 
gonus  d'Ambracie ,  le  premier  qui  pinça  les 
cordes ,  au  lieu  de  les  agiter  avec  l'archet.  '^ 
Autant  que  je  puis  me  le  rappeler,  ses  qua- 
rante cordes,  réduites  à  vingt  par  la  même 
raison,  n'oflraient  qu'un  triple  heptacorde, 
qu^on  pouvait  approprier  aux  trois  genres , 
ou  à  trois  modes  différents. 

Avez-vous  évalué,  lui  dis-je,  le  nombre 
des  tons  et  des  demi -tons  que  la  voix  et  les 
instruments  peuvent  parcourir,  soit  da'is  le 
grave ,  soit  dans  l'aigu?  La  voix ,  jépondil-il , 
ne  parcourt  pour  1  ordinaire  que  deux  octa- 
ves et  une  quinte.  Les  instruments  embras- 
sent une  plus  grande  étendue.  ^  Nous  avons 
des  flûtes  qui  vont  au-delà  de  la  troisième 
octave.  En  général,  les  changements  qu'é- 
prouve chaque  jour  le  système  de  notre  mu- 
sique, ne  permettent  pas  de  fixer  le  nombre 
des  sons  dont  ell;^  t'ait  usage.  Les  deux  cordes 
moyennes  de  chaque  tétracoidc,  sujettes  à 

■  Anacr.  ap.  Atben.  lih.  i4,  p-  63/(. 

=•  Poil.  lib.  4,  cap.  9,  §.  5q.  Atlien.  lib.  :\ ,  p.  i83, 

■'*  Arisios.  lib.  i,  p.  ao,  Euclid.  p.  ic>. 


CHAPITRE    v^îNGT-âEPTIÈME.         87 

dlfFcrents  degrés  de  tension ,  font  entendre, 
à  ce  que  prétendent  quelques-uns,  suivant  la 
diilorence  des  trois  genres  et  de  leurs  es- 
pèces, les  trois  quarts,  le  tiers,  le  quart,  et 
t!  autres  moindressubdivisionsdu  ton.  Ainsi, 
dans  chaque  tétracorde,  la  deuxième  corde 
donne  quatre  espèces  dut  ou  de  fa,  et  la 
troisième ,  six  espèces  de  ré  onde  sol.  '  Elles 
en  donneraient  une  infinité,  pour  ainsi  dire, 
si  Ion  avait  égard  aux  licences  des  musi- 
ciens ,  qui ,  pour  varier  leur  harmonie,  haus- 
sent ou  Laissent  à  leur  gré  les  cordes  mobiles 
de  l'instrument,  et  en  tirent  des  nuances  de 
sons  que  roreille  ne  peut  apprécier.  ^ 

La  diversité  des  modes  fait  éclore  de 
nouveaux  sons.  Elevez  ou  baissez  d'un  ton 
ou  dun  demi-ton  les  cordes  dune  lyre, 
vous  passez  dans  un  autre  mode.  Les  na- 
tions qui,  dans  les  siècles  reculés,  cultivè- 
rent la  mubique,  ne  s'accordèrent  point  sur 
le  ton  fondamental  du  tétracorde,  comme 
aujourd  hui  encore  des  peuples  voisins  par- 
tent d  une  époque  dilFcrcnte  pour  compter 
les  jours  de  leurs  mois,  ^  Les  Doriens  exécu- 

'  Aristox.  lib.  2  ,  p.  5i. 
2  Id.  ibid.  p. /^8et49. 
^  Id.  ihid.  p.  3^. 


88  VOYAGE    D'ANACriAUSIS, 

talent  le  même  chant  h  un  ton  plus  bas  que 
les  Phrygiens;  et  ces  derniers,  à  un  ton  plus 
bas  que  les  Lydiens  :  de  là  les  dénomina- 
tions des  modes  dorien,  phrygien  et  lydien. 
Dans  le  premier  ,  la  corde  la  plus  basse 
du  tétracorde  est  mi;  dans  le  second,  fa 
dièze;  dans  le  troisième,  sol  dièze.  D'autres 
modes  ont  été  dans  la  suite  ajoutés  aux  pre- 
miers :  tous  on!  plus  d  une  ibis  varié  quant 
à  la  forme.  '  Nous  en  voyons  paraître 
de  nouveaux ,  "  à  mesure  que.  le  sjstème 
s'étend,  ou  que  la  musique  éprouve  des  vi- 
cissitudes; et  comme  dans  un  temps  de  ré- 
volu! ion  il  est  difficile  de  conserver  son 
rang,  les  musiciens  cherchent  à  rapprocher 
d  un  quart  de  ton  les  modes  phrygien  et  ly- 
dien ,  séparés  de  tons  temps  l'un  de  Vautre 
par  Tintervalle  d'un  ton.  ' 

Des  questions  interminables  sélèvent 
sans  cesse  sur  la  position.  Tordre  et  le  nom- 
bre des  autres  modes.  J  écarte  des  détails 
dont  je  n'adoucirais  pas  l'ennui  en  le  parta- 
geant avec  vous.  L'opinion  qui  commence  à 

■  Aristox.  lib.  i,  p.  p3. 

^  Plut,  de  mus.  t.  2,  p.  1 136. 

^  Aristox,  lib.  2  ,  p.  Sy. 


CHAPITRE    VINGT-SEPTIÈME.         89 

prévîiloir  admet  treize  modes,  '  à  un  deral- 
foii  de  distance  1  un  de  Tautre,  rangés  dans 
cet  ordre,  eu  commençant  par  lliypodorieii, 
qui  est  le  plus  grave  : 

Hypodorieii, si. 

Hvpophrygien   grave , ut. 

Ilypophrygien  aigu, ut    dièze. 

Ilypolydion   grave , ré. 

Hypolydien  aigu , ré    dièze. 

Dorlen, lui. 

Ionien, fa. 

Phrygien , fa    dic-ze. 

Éolieu  ou  Lydien  grave, .  .  .  sol. 

Lydien  aigu , sol  dièze. 

Mixolydien  grave , la. 

Mixolj'dicn  aigu, la    dièze. 

Hypermixolydien  , si. 

Tous  ces  modes  ont  un  caractère  particu- 
lier. Ils  le  reçoivent  moins  du  ton  principal, 
cpic  de  1  espèce  de  poésie  et  de  mesure ,  des 
modulations  et  des  traits  de  chant  qui  leur 
sont  affectés,  et  qui  les  distinguent  aussi 
y  essentiellement ,  que  la  différence  des  pro- 
portions et  des  ornements  distingue  les  or- 
dres d'architecture. 

'  Ariïtox.  ap.  Eucl.  p.  ig.  Aristid.  Quintil.  1.  i ,  p.  aa- 


yO  VOYAGE    b'aNACîIARSTS, 

La  voix  peut  passer  d'un  mode  ou  dira 
genre  à  l'autre;  mais  ces  transitions  ne  pou- 
vant pas  se  faire  sur  les  instruments  qui  ne 
sont  percés  ou  montés  que  pour  ceriains 
genres  ou  certains  modes ,  les  musiciens 
eiuploient  deux  moyens.  Quelquefois  ils 
ont  sous  la  main  plusieurs  flûtes  ou  plu- 
sieurs cithares,  pour  les  substituer  adroite- 
nieîit  l'une  à  fautre.  '  Plus  souvent  ils  ten- 
dent sur  une  lyre  ^  toutes  les  cordes  qu'exige 
la  diversité  des  genres  et  des  modes,  (a)  Il 
n  y  a  pas  même  long-temps  qu  un  musicien 
plaça  sur  les  trois  faces  d  un  trépied  mol  'ile 
{rois  lyres  montées,  Tune  sur  le  mode  do- 
rien,  la  seconde  sur  le  phrygien,  la  tioi- 
sième  sur  le  lydien.  A  la  plus  légère  impul- 
sion ,  le  trépied  tournait  sur  son  axe ,  et  pro- 
curait à  l'artiste  la  flicilité  de  parcourir  les 
trois  modes  sans  interruption.  Cet  instru- 
ment, quon  avait  admiré,  tomba  dans  lou- 
bli  après  la  mort  de  l'inventeur,  ^ 

Les   tétracordes  sont  désignés  par  des 

'  Aristid.  Quintil.  de  mus.  lib.  2 ,  p.  91. 

'  Plat,  de  rcp.  lib.  3,  t.  2,  p.  3()C). 

{it)  Platon  dit  qu'en  bannissant  la  plupart  des  modes, 
la  Ijre  aura  moins  de  cordes.  On  nudlipliait  donc  les 
cordes  suivant  le  nombre  des  modes. 

^  Atlien.  lib.  Kj,  p.  03;, 


CHAPITRE    VINGT-SEPTIÈME.         QI 

noms  relatifs  à  leur  position  dans  1  échelle 
musicale  -,  et  les  cordes ,  par  des  noms  relatifs 
à  leur  position  dans  chaque  tétracorde.  La 
plus  grave  de  toutes,  le  si,  s  appelle  h  y  pute,  ou 
la  principale;  celle  qui  la  suit  en  montant, 
la  parhypate ,  ou  la  voisine  de  la  principale. 

Je  vous  interromps,  lui  dis-je,  pour  vous 
demander  si  vous  n  avez  pas  de  mots  plus 
courts  pour  chanter  un  air  dénué  de  paroles. 
Quatre  voyelles,  répondit-il,  le  href,  IV/, 
Xè  grave,  \ô  long,  précédées  de  la  con- 
sonne f ,  expriment  les  quatre  sons  de  cha- 
que tétracorde ,  '  excepté  que  Ion  retranche 
le  premier  de  ces  monosyllabes,  lorsquoii 
rencontre  un  son  commun  à  deux  tétra- 
cordes.  Je  m'explique  :  si  je  veux  solfier  cette 
série  de  sons  donnés  par  les  deux  premiers 
tétracordes,  si,  ut,  ré,  mi,  fa,  sol,  la,  je 
dirai,  té,  ta,  /è,  to,  la^  te^  to,  et  ainsi 
de  suite. 

J  ai  vu  quelquefois,  repris-je,  de  la  mu- 
sique écrite  ;  je  n  y  démêlais  que  des  lettres 
tracées  horizontalement  sur  une  même  li- 
<^nc,  correspondantes  aux  syllabes  des  mots 
placés  au  dessous,  les  unes  entières  ou  mu- 
tilées, les  autres  posées  en  diflërcnts  sens. 

»  Aristid.  Quiiuil.  lib.  2 ,  p.  g^. 


92  VOYAGE    DAX.iCflARSIS, 

11  nous  fallait  des  notes,  répliqua-t-il ;  nous 
avons  choisi  les  lettres  :  il  nous  en  fallait 
})eaucoup,  à  cause  de  la  diversité  des  modes; 
nous  avons  donné  aux  lettres  des  positions 

ou  des  confiETurations  différentes.  Cette  ma- 

o 

nière  de  noter  est  simple ,  mais  défectueuse. 
On  a  négligé  d'approprier  une  lettre  à  cha- 
que son  de  la  voix,  à  chaque  corde  de  la 
lyre.  Il  arrive  de  là  que  le  même  caractère 
étant  commun  à  des  cordes  qui  appartien- 
nent à  divers  tétracordes,  ne  saurait  spéci- 
fier leurs  diflérents  degrés  d'élévation,  et 
que  les  notes  du  genre  diatonique  sont  les 
mêmes  que^  celles  du  chromatique  et  de 
fenharmonique.  '  On  les  multipliera  sans 
doute  un  jour;  mais  il  en  faudra  une  si 
grande  quantité,  ^  que  la  mémoire  des  com- 
mençants en  sera  peut-être  surchargée,  (a) 

En  disant  ces  mots,  Philotime  traçait  sur 
des  tablettes  un  air  que  je  savais  par  cœur. 
Après  lavoir  examiné,  je  lui  fis  observer 
que  les  signes  mis  sous  mes  yeux,  pourraient 
suffire  eu  effet  pour  diriger  ma  voix,  mais 

'  Aristox.  lib.  2,  p.  4o. 

^  Alyp.  introd.  p.  3.  Gaudent.  p.  aS.  Bacch.  p.  3. 
Aiistid.  Quintil.  p.  2G. 

(o)  ^'oyez  la  note  IX  à  la  fin  du  volume. 


Il 


CÏIAPiTIlE    VIXGT-SSPTIÈMK.         f),> 

quiLs  n'en  réglaient  pas  les  mouvements.  Ils 
sont  déterminés ,  répondit-il ,  par  les  sjlla- 
bcs  longues  et  brèves  dont  les  mots  sont 
composés;  par  le  rliythme  ,  qui  conslitue 
une  des  plus  essentielles  parties  de  la  mu- 
sique et  de  la  poésie. 

Le  rhythme,  en  général,  est  un  mouve- 
ment successif  et  soumis  à  certaines  pro- 
portions. '  Vous  le  distinguez  dans  le  vol 
d'un  oiseau,  dans  les  pulsations  des  artères, 
dans  les  pas  d  un  danseur,  dans  les  périodes 
d  un  discours.  En  poésie ,  c'est  la  durée  re- 
lative des  instants  que  l'on  emploie  à  pro- 
noncer les  syllabes  d'un  vers;  eu  musique, 
la  durée  relative  des  sons  qui  emrent  dans 
la  composition  d  un  chant. 

Dans  l'origine  de  la  musique,  son  riijtJi- 
me  se  modela  exactement  sur  celui  de  la 
poésie.  Vous  savez  que,  dans  notre  langue, 
toute  syllabe  est  brève  ou  longue.  Il  l'aut  nul 
instant  pour  prononcer  une  brève ,  deux 
ponr  une  longue.  De  la  réunion  de  plusieurs 
.'vllahes  longues  ou  brèves,  se  forme  le  pied  ; 
f  t  do  la  réunion  de  plusieurs  pieds,  la  me- 
sure du  vers.  Chaque  pied  a  un  mouvement, 

'  Mnu.  de  l'acad.  des  l)e]l.  leur.  t.  5,  p.  iSz.  Plat,  de 
Irg,  uh.  1,  t.  2,  p.  6f)4  et  6G5. 


^4  VOYAGE    d'aîîACHARSIS, 

un  rhjfthme,  divisé  en  deux  temps,  l'un 
pour  le  frappé,  1  autre  pour  le  levé. 

Homère  et  les  poètes  ses  contemporains 
employaient  communément  le  vers  héroï- 
que, dont  six  pieds  mesurent  l'étendue ,  et 
contiennent  chacun  deux  longues,  ou  une 
longue  suivie  de  deux  brèves.  Ainsi,  quatre 
instants  sjllabiques  constituent  la  durée  du 
pied,  et  vingt-quatre  de  ces  instants,  la  du- 
rée du  vers. 

On  s'était  dès  lors  aperçu  qu'un  mouve- 
ment trop  uniforme  réglait  la  marche  de 
cette  espèce  de  vers,  que  plusieurs  mots  ex- 
pressifs et  sonores  en  étaient  ])annis,  parce 
qu'ils  ne  pouvaient  sassuiétir  à  son  rhyth- 
nic;  que  d autres,  pour  y  figurer,  avaient 
besoin  de  sappuyer  sur  un  mot  voisin.  On 
essaya,  en  conséquence,  d introduire  quel- 
ques nouveaux  rhythmcs  dans  la  poésie.  ' 
Le  nombre  en  est  depuis  considérablement 
augmenté  par  les  soins  d  Archiloque ,  d  Al- 
cée ,  de  Saplio ,  et  de  plusieurs  autres  poètes. 
On  les  classe  aujourd  liui  sous  trois  genres 
principaux. 

Dans  le  premier,  le  levé  est  égal  au  frap- 
]ié;  cest  la  mesure  à  deux  temps  égaux. 

'  Aristot.  de  poet.  t.  2.,  p.  ()54. 


CUAPITÎIE    VîXGT-SErTII-::^îE.         ()."î 

Dans  le  second,  la  durée  un  levé  est  dou])i(; 
de  celle  du  frappé;  cest  la  mesure  à  deux- 
temps  inégaux,  ou  à  trois  temps  égaux.  Dans 
le  troisième,  le  lev  '  est  à  légard  du  frappé 
comme  3  est  à  2,  c'est-à-dire,  qu'en  suppo- 
sant les  notes  égales,  il  en  faut  trois  pour 
un  temps,  et  deux  pour  1  autre.  On  connaît 
un  quatrième  genre  où  le  rapport  des  temps 
est  comme  3  à  4;  iwais  on  en  fait  rarement 
usage. 

Outre  cette  diflTérence  dans  les  genres,  il 
en  résulte  une  piius  grande  encore,  tirée  du 
nombre  des  syllabes  affectées  à  chaque  temps 
d'un  rhythme.  Ainsi ,  dans  le  premier  genre, 
le  levé  et  le  frappé  peuvent  chacun  être 
t'umposés  dun  instant  syllabique,  ou  dune 
syllabe  brève;  mais  ils  peuvent  lêtre  aussi 
de  deux ,  de  quatre ,  de  six ,  et  même  de  huit 
instants  syllabiqucs;  ce  qui  donne  quelque- 
fois pour  la  mesure  entière  une  combinaison 
de  syllabes  longues  et  brèves,  qui  équivaut 
à  seize  instants  syllabiques.  Dans  le  second 
genre,  cette  coiubinaison  peut  é!;e  de  dix- 
huit  de  ces  instants.  Enfin,  dans  le  troisiè- 
me, un  des  ten:ps  j)eut  recevoir  depuis  trois 
brèves  jusqu  à  quinze,  et  fautre  depUiS  une 
brève  jusqu'à  dix,  ou  kurs  équivalents;  de 


gG  VOYAGE    D  AMACIÎARSIS, 

manière  que  la  mesure  entière  comprenant 
vingt-cinq  instants  s_yllaLic[ues,  excède  duu 
de  ces  instants  la  portée  du  vers  épique,  et 
peut  embrasser  jusqu'à  dix -huit  syllabes 
longues  ou  brèves. 

Si ,  à  la  variété  que  jette  dans  le  rhythme 
ce  courant  plus  ou  moins  rapide  d  instants 
syllabiques,  vous  joignez  celle  qui  provient 
du  mélange  et  de  rentrelacemeat  des  rliyth- 
mes,  et  celle  qui  nait  du  goût  du  musicien , 
lorsque ,  selon  le  caractère  des  passions  qu'il 
veut  exprimer ,  il  presse  ou  ralentit  la  me- 
sure, sans  néanmoins  en  altérer  les  propor- 
tions, vous  en  conclurez  que  dans  un  con- 
cert notre  oreille  doit  être  sans  cesse  agitée 
par  des  mouvements  subits  qui  la  réveille..»!: 
etTétonnent. 

Des  lignes  placées  à  la  tète  d  une  pièce  de 
musique,  en  indiquent  le  rhythme;  et  le 
coryphée,  du  lieu  le  plus  élevé  de  I orches- 
tre, l'annonce  aux  musiciens  et  aux  dan- 
seurs attentifs  à  ses  gestes.  '  Jai  observé, 
lui  dis-je,  que  les  maîtres  des  chœurs  bat- 
tent la  mesure,  tantôt  avec  la  main,  tantôt 
avec  le  pied.  ^  J'en  ai  vu  mcrae  dont  ]u 

'  Arislot.  probicin.  t.  2  ,p,  770. 

*  Mém.  àfi  l'acadvcles  bell  Ictu.  t.  5,  p.  160. 


CRAriTRE    VING  r-SEPTIEniE.        g^ 

chaussure  était  armée  de  fer;  et  je  vous 
avoue  que  ces  percussions  bruyantes  trou- 
blaient mon  atteutioii  et  mon  plaisir,  Plii- 
lotime  sourit,  et  continua  : 

Platon  compare  la  poésie  dépouillée  du 
chant,  à  un  visage  qui  perd  sa  beauté  ,  en 
perdant  la  fleur  de  la  jeunesse.  '  Je  compa- 
rerais le  chant  dénué  du  rhythme  à  des 
traits  réguliers,  mais  sans  ame  et  sans  ex- 
pression. C'est  surtout  par  ce  moyen  que 
la  musique  excite  les  émotions  qu'elle  nous 
fait  éprouver.  Ici  le  musicien  n  a,  pour  ainsi 
dire,  que  le  mérite  du  choix:  tous  les  rhvth- 
mes  ont  des  propriétés  inhérentes  et  dis 
tinctes.  Que  la  trompette  frappe  à  coups 
l'edoublés  un  rhylhmc  vif,  impétueux,  vous 
croirez  entendre  les  cris  des  combattants  et 
ceux  des  vainqueurs;  vous  vous  rappellerez, 
nos  chants  belliqueux  et  nos  danses  guer- 
rières. Que  plusicm's  voix  transmettent  à 
votre  oreille  des  sons  qui  se  succèdent  avec 
lenteur  d  une  manière  agréable,  vous  entre- 
l'ez  dans  le  recueillement.  Si  leurs  chanté 
contiennent  les  louanges  des  dieux,  vous 
vous  sentirez  disposé  au  respect  qu'inspire 
leur  présence;  et  c'est  ce  qu'opère  Is  rhylU- 

'  l'iat.  de  vcp.  ï\h.  to,  t.  i,  p.  Coo. 

3.  9 


gS  VOYAGE  d'a>acharsis, 

me  qui,  dans  nos  cérémonies  religieuses, 

dirige  les  hymnes  et  les  danses. 

Le  caractère  des  rhjthmes  est  détermine 
au  point  que  la  transposition  d  une  sjllajje 
suffit  pour  le  changer.  Nous  admettons  sou- 
vent dans  la  versification'dcux  pieds,  T/amtc 
et  le  trochée,  également  composés  dune 
longue  et  dune  brève,  avec  cette  diflerence 
que  1  iambe  commence  par  une  brève,  et  le 
trochée  par  une  longue.  Celui-ci  convient  à 
la  pesanteur  d'une  danse  rustique,  1  autre  à 
la  chaleur  dun  dialogue  animé.  '  Comme  à 
cha  ^ue  pas  Viambe  semble  redoubler  d'ar- 
deur, et  le  trochée  perdre  de  la  sienne,  c'est 
avec  le  premier  que  les  auteurs  satiriques 
poursuivent  leurs  ennemis  ;  avec  le  second , 
que  les  dramatiques  font  quelquefois  mou- 
voir les  chœurs  des  vieillards  sur  la  scène,  a 

Il  n'est  point  de  mouvements  dans  la  na- 
ture et  dans  nos  passions,  qui  ne  retrouvent, 
dans  les  diverses  espèces  de  rhy'thmcs,des 
mouvements  qui  leur  correspondent ,  et  qui 
deviennent  leur  iniage.  ^  Ces  rapports  sont 
tellement  fixés,  qu  uu  chant  perd  tous  ses 

*  Aristot.  de  poet.  cap.  /j  ;  ni.  de  rliet.  lib.  3,  cap.  8. 
'■^  Aiisioph.  in  Acli.ini.  v.  2o3.  Schol.  ibid. 
^  Aristot.  de  rqj.  lib.  8 ,  t.  2  ,  p.  fi!Jo. 


CHAPITRE    VINGT-SEPTIÈME.        f)9 

agréments  dès  que  sa  marche  est  confuse,  et 
que  notre  âme  ne  reçoit  pas,  aux  termes 
convenus,  la  succession  périoi'ique  des  sen- 
sations qu'elle  attend.  Aussi  les  entrepre- 
neurs de  nos  spectacles  et  de  nos  fêtes  ne 
cessent-ils  d'exercer  les  acteurs  auxquels  ils 
contient  le  soin  de  leur  gloire.  Je  suis  même 
persuadé  que  la  musique  doit  une  grande 
partie  de  ses  succès  à  la  beauté  de  lexécu- 
lioii,  et  surtout  à  1  attention  scrupuleuse 
avec  laquelle  les  choeurs  '  sassujétissent 
aux  mouvements  qu  on  leur  imprime. 

Mais,  ajouta  Philotime,  il  est  temps  de 
finir  cet  entretien;  nous  le  reprcndions  de- 
main, si  vous  le  jugez  à  propos  :  je  passerai 
chez  vous  avant  que  de  me  rendre  chez 
Apollodore. 

SECOND  ENTRETIEN. 

Siu-   la   partie  morale   'le   la   Musique., 

Le  lendemain,  je  me  levai  art  moment 
où  les  habitants  de  la  campagne  apportent 
des  provisions  au  marché,  et  ceux  de  la  ville 
se    répandent    tumultueusement   dans  les 

'  Aristot.  problem.  22,1.  2 ,  p.  7 65. 


rOO  VOYAGE    D  ANACIIAR.SIS, 

rues.  '  Le  ciel  était  calme  et  serein;  uno  fraî- 
cheur délicieuse  pénétrait  mes  sens  inter- 
dits. L'orient  étincelait  de  il'ux,  et  toute  la 
teire  soupirait  après  la  présence  de  cetastje 
qui  semble  tous  les  jours  la  reproduire. Fiap- 
pé  de  ce  spectacle,  je  ne  m  étais  point  aperçu 
de  l'arrivée  de  Philotime.  Je  vous  ai  surpris, 
me  dit-il,  dans  une  espèce  de  ravissement. 
Je  ne  cesse  de  l'éprouver,  lui  répondis-je, 
depuis  que  je  suis  en  Grèce  :  rcxtrèrae  pu- 
reté de  l'air  qu'on  y  respire,  et  les  vives 
couleurs  dont  les  objets  s'y  parent  à  mes 
yeux,  semblent  ouvrir  mon  âme  à  de  nou- 
velles sensations.  Nous  prîmes  de  là  o(;ca~ 
sion  de  parler  de  l'influence  du  climat.  ^ 
Pbilotime  attribuait  à  cette  cause  l'éton- 
nante sensibilité  des  Grecs  :  sensibilité,  di- 
sait-il, qui  est  pour  eux  une  source  inla.ris- 
sable  de  plaisirs  et  d erreurs,  et  qui  S('Jid)ic 
augmenter  de  jour  en  jour.  Je  croyais  au 
contraire,  repris-je,  qu'elle  commençai!  à 
s'afîaiblir.  Si  je  me  trompe,  dites-moi  donc 
pourquoi  la  musique  n'opère  plus  les  méme^ 
prodiges  qu  autrefois. 

Cest,  répondit-il,  quelle  était  autrefois 

'  Aiistoph.  in  eccles.  v.  278. 

^  Ilippocr.  de  aer.  c.  55,  etc.  Plat,  in  Tim.  t.  3.  p.  24. 


CHAPITRE    VINGT-SEPTIÈME.       lOI 

plus  grossière  ;  c'est  que  les  nations  étaient 
encore  dans  l'enfance.  Si,  à  des  hommes 
ilont  la  joie  a  éclalerait  que  par  des  cris  Ui- 
nuiUucux,  une  voix,  accompa^piée  de  quoi- 
que instrument,  faisait  ent(!ndre  une  mélo- 
die très  simple,  mais  assujétie  à  certaines 
règles,  vous  les  verriez  bientôt,  transportés 
de  joie  ,  exprimer  leur  admiration  par  les 
plus  fortes  hyperboles  :  voilà  ce  qu'éprou- 
vèrenl  les  peuples  de  la  Grèce  avaui:  la 
guerre  de  Troie.  Amphion  animait  par  ses 
chants  les  ouvriers  qui  construisaient  la  for- 
teresse de  Thèlies,  comme  on  Fa  pratiqué 
depuis  lorsque  l'on  a  refait  les  murs  de  Mes- 
sène.  '  On  publia  que  les  murs  de  Tlièbes 
sét^iiont  élevés  au  son  de  sa  Ivre.  Orphée 
tirait  de  la  sienne  un  petit  nombre  de  sons 
agréables;  on  dit  que  les  tigres  déposaient 
leur  fureur  à  ses  pieds. 

Je  ne  remonte  pas  à  ces  siècles  reculés, 
repris-je;  mais  je  vous  cite  les  Lacédérno- 
niens  divisés  entre  eux,  et  tout-à-coup  réu- 
nis par  les  accords  harmonieux  de  ïerpan- 
dre  ;  ^  les  Athéniens  entraînés  par  les  ciiants 
de  Solon  dans  lilo  de  Salamine,  au  mépris 

'  Pausan  ILb.  4-  cap.  27. 

^  Plut,  de  miis  r.  i ,  p.  ii\6.  DioJ.  l'iagiii.  i.  > .  p.  (î^'y. 

y- 


102  VOYAOE    D  ANACIIARSIS, 

d'un  décret  qui  condamnait  l'orateur  assez 
hardi  pour  proposer  la  conquête  de  cette 
île;  '  les  moeurs  des  Arcadiens  adoucies  par 
la  musique ,  '^  et  je  ne  sais  combien  d'autres 
faits  qui  n'auront  point  échappé  à  vos  re- 
cherches. 

Je  les  connais  assez ,  me  dit-il ,  pour  vous 
assurer  que  le  merveilleux  disparaît  dès 
qu'on  les  discute.  ^  Terpandre  et  Solon  du- 
rent leurs  succès  plutôt  à  la  poésie  qu'à  la 
musique,  et  peut-être  encore  moins  à  la 
.4,  ]îoésie  qu  a  des  circonstances  particulières. 
11  fallait  bien  que  les  Lacédémoniens  eus- 
;  eut  commencé  à  se  lasser  de  leurs  divisions, 
puisqu  ds  consentirent  à  écouter  Terpandre. 
Quant  à  la  révocation  du  décret  obtenue  par 
Solon ,  elle  n'étonnera  jamais  ceux  qui  con- 
naissent la  légèreté  des  Athéniens. 

L'exemple  des  Arcadiens  est  plus  frap- 
pant. Ces  peuples  avaient  contracté  dans  un 
climat  rigoureux,  et  dans  des  travaux  péni- 
bles, une  férocité  qui  les  rendait  malheu- 
reux. Leurs  premiers  législateurs  s'aperçu- 
rent de  l'impression  que  le  chant  faisait  snr 

'  Plut,  in  Solon.  t.  i ,  p.  82. 

^  Polyb.  iib.  4,  p.  2.8q:  Atben.  lib.  i4-  P-  ^^26. 

2  Mém.  de  l'acad.  des  bell.  lettr.  t.  5.  p.  i33. 


CHAPITPxE    VIXGT-SEPTIÈME,      10?> 

leurs  ànios.  Ils  les  jugèrent  susccpli],>lcs  Ju 
liDiilifur,  puisqu'ils  ét.iient  sensibles.  Les 
rnlauls  apprirent  à  célébrer  les  dieux  et  les 
lii'ros  du  pays.  On  établit  des  fêtes,  des  sa- 
I  1  illees  publics,  des  pompes  solennelles,  des 
(i.inscs  rl(;  jeunes  garçons  et  de  jeunes  filles. 
Ces  institutions,  qui  subsistent  encore, 
lapproclièrent  insensiblement  ces  liommes 
.';:;iesfes.  Ils  devinrent  doux,  humains,  bien- 
luisants.  M:ùs  combien  de  causes  contribuè- 
icnt  à  celte  révolution!  ia  poésie,  le  chant, 
1.1  danse,  des  assemblées,  des  fêtes,  des  jeux; 
Ions  les  moyens  enfin  qui,  en  les  attirant 
par  battrait  du  plaisir ,  pouvaient  leur  inspi- 
rer le  goût  des  arts  et  1  esprit  de  société. 

On  dut  s  attendre  à  des  effets  à  peu  près 
semblables,  tant  que  la  musique,  étroite- 
ment unie  à  la  poésie ,  grave  et  décente 
comme  elle,  fut  d;stinéc  à  conserver  l'inté- 
grilé  des  mœurs  :  mais,  depuis  qu'elle  a  lait 
de  si  grands  pi'ogrès,  elle  a  perdu  lauguste 
privilège  d'instruire  les  hommes  et  du  les 
rendre  meilleurs..!  aientendu plus  d  une  fois 
ces  plaintes,  lui  dis-je;  je  les  ai  vu  plus  sou- 
vent traiter  de  chimériques.  Les  uns  gémis- 
sent sur  la  corruption  de  la  musique ,  les  au- 
tres se  félicitent  de  sa  perfection.  Vous  avez 


Io4  VOYAGE    d'aNACHARSTS, 

encore  (les  partisans  de  iancieune,  vous  en 
avez  un  plus  grand  nombre  de  la  nouvelle. 
Autrefois  les  législateurs  regardaient  la  mu- 
sique comme  une  partie  essentielle  de  l'édu- 
cation :'  les  philosophes  ne  la  regardent  pres- 
que plus  aujourd'hui  que  comme  un  amu- 
sement honnête.  ^  Comment  se  fait-il  qu  un 
art  qui  a  tant  de  pouvoir  sur  nos  ;ancs, 
devienne  moins  utile  en  devenant  plus 
agréable  ? 

Vous  le  comprendrez  peut-être  ,  rcpou- 
dit-il,  si  vous  comparez  1  ancienne  musique 
avec  celle  cpii  s  est  introduite  presque  de  nos 
joiu's.  Simple  dans  son  origine,  plus  riche  et 
plus  variée  dans  la  suite,  elle  anima  succes- 
sivement les  vers  d'Hésiode,  d Homère, 
d'Archiloque ,  de  Terpandre,  de  Simonide 
et  de  Pindare.  Inséparable  de  la  poésie,  elle 
en  empruntait  les  charmes,  ou  plutôt  elle 
lui  prêtait  les  siens;  car  toute  son  ambition 
était  d'embellir  sa  compagne. 

Il  n'y  a  qu'une  expression  pour  rendre 
dans  toute  sa  force  une  image  ou  un  senti- 
ment. Elle  excite  en  nous  des  émotions  d'au- 

'  Tim.  Locr.  ap.  Plat.  t.  3,  p.  lo/j. 

,'  Aristot.  de  rep.  lib.  8,  rap.  3.  t.  2,  p.  45 r. 


CHAPITRE    V1>GT-SEPTÎÈME.       Io5 

tant  plus  vives,  quelle  fait  seule  retentir 
ilans  nos  cœurs  la  vaix  do  la  nature.  D'où 
vient  que  les  malheureux  trouvent  avec  tant 
de  facilité  le  secret  d  attendrir  et  de  déchirer 
nos  àrncs?  cest  que  leurs  accents  et  leurs 
ci'is  sont  le  mot  piopre  de  la  douleur.  Dans 
la  musique  vocale,  l'expression  unique  est 
l'espèce  d  intonation  qui  convient  à  cha- 
que parole,  k  chaque  vers.  '  Or,  les  anciens 
l'i'î'ites,  <[ui  étaient  tout  à  la  fois  musiciens, 
l'hilosophes,  législateurs,  obligés  de  distri- 
buer eux-mêmes  dans  leurs  vers  l'eSpèce  de 
rhaiit  dont  ces  vers  étaient  susceptibles,  ne 
perdirent  jamais  do  vue  ce  principe.  Les  pa- 
roles, la  mélodie,  le  rliythme,  ces  trois  puis- 
sants agents  dont  la  musique  se  sert  pour 
imiter  ,  ^  confiés  à  la  même  main  ,  diri- 
geaient leurs  efforts  de  manière  que  tout 
concourait  également  à  l'unité  de  l'exprès- 
sioj). 

Ils  connurent  de  bonne  heure  les  genres 
diatonique,  chromatique,  enharmonique  ; 
et,  après  avoir  démêlé  leur  caractère,  ils  as» 

'  Tanin,  tratt.dimns.  p.  i4i. 

^  Plat,  de  rep.  lib.  .3 ,  t.  2,  p.  898.  Aristot.  de  poet 
cap.  t ,  t.  2,  p.  655.  Aristid.  Quintil.  lib.  i ,  p.  6. 


106  VOYAGE    D  ANACHARSIS, 

.signèrent  à  chaque  genre  1  espèce  de  poésie 
qui  lui  était  la  mieux  assortie.  "  Ils  employè- 
rent nos  trois  principaux  modes,  et  les  ap- 
pliquèrent par  préférence  aux  trois  espèces 
de  sujets  qu  ils  étaient  presque  toujours  obli- 
gés de  traiter.  11  fallait- animer  au  combat 
une  nation  guerrière,  ou  lentretenir  de  ses 
exploits;  riiarmoaiedorienneprêtait  sa  force 
et  sa  majesté.  ^  llfalîait ,  pour  1  instruire  dans 
la  science  du  malheur,  mettre  sous  ses  yeux 
de  grands  exemples  d'infortune;  les  élégies, 
les  complaintes  (mpruntèrent  les  tons  per- 
çants et  pathétiques  de  1  harmonie  lydienne.  ^ 
Il  fallait  enfin  la  remplir  de  respect  et  de  re- 
connaissance envers  les  dieux  ;  la  phry- 
gienne (a)  fut  destinée  aux  cantiques  sa- 
cres. 4 

La  plupart  de  ces  cantiques  ,  appelés 
r?0J?;(;5, c'cst-à-Jirejlois  ou  modèles,  ^  étaient 

'  Plul.  de  mus.  t.  2  ,  p.  11 42.  Mt'ni.  de  l'ac.id.  d'-s 
bcll.  lettr.  t    1 5,  p.  372. 

^  Plat,  de  rcp.  ILb.  3,  t.  2,  p.  39g.  Plut.  ibid.  p.  1  i3(> 
et  1 137. 

^  Id.  ibid.  p.  1 136. 

(<ri)  ^  oyez  la  note  X  à  la  (în  du  volume. 

4  Tint.  i])id.  Chron.  de  Paros. 

^  Poil.  lib.  4î  cap-  9i  S-  ^^'  I^l<iii-  ''c  l'ucad.  des  b(  11. 
Ictti.  t.  10,  p.  218. 


CHAPITRE    VINGT-SEPTIÈME.      lOy 

divisés  en  plusieurs  parties,  et  renfermaient 
une  action.  Comme  on  devait  y  reconnaître 
le  caractère  immuable  de  la  divinité  particu- 
lière qui  en  recevait  l'hommage ,  on  leur  avait 
prescrit  des  règles  dont  on  ne  s  écartait  pres- 
que jamais.  ' 

Le  chant ,  rii^oureusement  asservi  aux 
paroles,  était  soutenu  par  l'espèce  d  instru- 
ment qui  leur  convenait  le  mieux.  Cet  ins- 
trument faisait  entendre  le  ra-,'me  son  que  la 
voix;  ^  et  lorsque  la  danse  accompagnait  le 
chant,  elle  peignait  fidèlement  aux  yeux  le 
sentiment  ou  l'image  cjuil  transmettait  à 
1  oreille. 

La  Ijre  n'avait  qu'un  petit  nombre  de  sons, 
et  le  chant  que  très  peu  de  variétés.  La  sim- 
plicité des  moyens  employés  par  la  musique, 
assurait  le  triomphe  de  la  poésie;  et  la  poé- 
sie, plus  philosophique  et  plus  instructive 
que  l'histoire,  parce  qu'elle  choisit  de  plus 
beaux  modèles,  ^  traçait  de  grands  caractè- 
res, et  donnait  de  grandes  leçons  de  courage, 
de  prudence  et  d  honneur.  Philotime  s'inter- 

■  Plut,  de  mus.  t.  2,  p.  1 133.  Plat,  de  leg.  lib.  3,  t.  2, 
pag.  700. 

^  Plut  ibid.  p.  1 1 .!,  I . 

^  Aiistot.  de  poi.-t.  c^^).  g.  IJaltci'X,  ilid.  p.  a4S. 


Iû8  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

rompit  en  cet  endroit,  pour  me  faire  enten- 
dre quelques  morceaux  de  cette  ancienne 
musique  ,  et  surtout  des  airs  d  un  poêle 
nommé  Olympe,  qui  vivait  il  y  a  environ 
neuf  siècles.  Ils  ne  roulciit  que  sur  un  petit 
nombre  de  cordes ,  *  ajouta-t-il ,  et  cepen- 
dant ils  font  en  quelque  façon  le  désespoir 
de  nos  compositeurs  modernes,  (a) 

L'art  fit  des  progrès;  il  acquit  plus  de 
modes  et  de  rliythmes;  la  lyre  s  enrichit  de 
cordes.  Mais  pendant  long-temps  les  poêles 
ou  rejetèrent  ces  nouveautés,  ou  n  en  usè- 
rent que  sobrement ,  toujours  attachés  à 
leurs  anciens  principes,  et  surtout  extrême- 
ment attentifs  à  ne  pas  s'écarter  de  la  dé- 
cence et  de  la  dignité  ^  qui  caractérisaient  }a 
musique. 

De  ces  deux  qualités  si  essentielles  aux 
beaux  arts ,  quand  ils  ne  bornent  pas  leuis 
eftéts  aux  plaisirs  des  sens,  la  première  tient 
;i  l'ordre,  la  seconde  à  la  beauté.  C'est  la 
décence ,  ou  convenance ,  qui  établit  une 
juste  proportion  entre  le  style  et  le  sujet 
qu  on  traite;  qui  fait  que  chaque  objet,  cha 

'  Plut,  de  mus.  t.  2  ,  p.  1 13  j. 

(a)  \  oye?.  la  note  XI  à  la  fin  du  volume. 

'•^  Fir.t.  ibid.  p.  1 1  .<o.  Athcn.  Ilb.  i  \ .  p.  03  j. 


CHAPITRE    VINGT-SEPTIÈME.      lOQ 

que  idée,  chaque  passion,  a  sa  couleur,  son 
ton,  son  mouvement;  '  qui  eu  conséquence 
rejette  comme  des  défauts  les  beautés  dépla- 
cées ,  et  ne  permet  jamais  que  des  ornements 
distribués  au  hasard,  nuisent  à  1  intérêt  prin- 
cipal. Gomme  la  dignité  tient  à  rélcvaiion 
des  idées  et  des  sentiments,  le  poëte  qui  en 
IJorte  l'empreinte  dans  son  àme,  ne  s'aban- 
donne pas  à  des  imitations  serviles.  '  Ses 
conceptions  sont  hautes,  et  son  langage  est 
celui  d  un  médiateur  qui  doit  parler  aux 
dieux  et  instruire  les  hommes.  ^ 

Telle  était  la  double  fonction  dont  les 
premiers  poètes  furent  si  jaloux  de  s  acquit- 
ter. Leurs  hymnes  inspiraient  la  piété;  leurs 
poëmes,  le  désir  de  la  gloire;  leufs  élégies, 
la  fermeté  dans  les  revers.  Des  chants  faciles, 
nobles,  expressifs,  fixaient  aisément  dans  la. 
mémoire  les  exemples  avec  les  préceptes  ;  et 
la  jeunesse,  accoutumée  de  bonne  heure  à 
répéter  ces  chants ,  y  puisait  avec  piaisir 
lamour  du  devoir  et  Vidée  de  la  vraie  beauté. 

Il  me  semble,  dis-je  alors  à  Philotime, 
qu  une  musique  si  sévère  n'était  guère  pro- 

'  Dionys.  Halic.  de  struc.  orat.  5-  2  0- 

^  Plat,  de  rep.  lib.  3,  t.  2,  p.  390.  ets. 

^  Plut,  de  mus.  t.  2,  p.  1  i4<J- 

3.  j" 


IIO  VO\'A(iE    d'aNACHARSIS, 

pre  à  exciter  les  passions.  Vous  penséî:  donc, 
reprit-il  en  souriant,  que  les  passions  des 
Grecs  n'étaient  pas  assez  acdves?  La  nation 
était  fière  et  sensible;  en  lui  donnant  de 
trop  fortes  émotions,  on  risquait  de  pousser 
trop  loin  ses  vices  et  ses  vertus.  Ce  fut  aussi 
une  vue  profonde  dans  ses  législateurs  5  d'a- 
voir fait  sei^vir  la  musique  à  modérer  son  ar- 
deur dans  le  sein  des  plaisirs,  ou  sur  le  che- 
min de  la  victoire.  Pourquoi,  dès  les  siècles 
les  plus  reculés  ,  admit-on  dans  les  repa. 
l'usage  de  chanter  les  dieux  et  les  héros,  si 
ce  n'est  pour  prévenir  les  excès  du  vin ,  ' 
alors  d'autant  plus  funestes,  que  les  âmes 
étaient  plus  portées  à  la  violence?  Pourquoi 
les  généraux  de  Lacédemoue  jettent -il^ 
parmi  les  soldats  un  certain  nombre  de 
joueurs  de  flûte,  et  les  font-ils  marclier  à 
l'ennemi  au  son  de  cet  instrument ,  plutôt 
qu'au  bruit  éclatant  de  la  trompette?  n'est- 
ce  pas  pour  suspendre  le  courage  impétueux 
des  jeunes  Spartiates ,  et  les  obliger  ù  garder 
leurs  rangs?  * 

'  Plut,  de  mus.  t.  2,  p.  i  i4G.  Atlien.  l'b.  14,  P-  627. 

^  Ihucyd.  lib.  5,  cap.  70.  Aul.  Gcll.  lib.  i,  cap.  1 1  . 
iristot.  ap.  euDKl.  il)id.  Plut,  de  ira,  t.  2,  p.  4'^8.  Polyb. 
Ub.  4  p.  ? 89.  Athcii.  lib.  1 2 ,  p.  017;  id.  lib.  i  4 .  P-  02  7. 


CHAPITRE    VI^GT-SEPTIÉME.      Il* 

Ne  soyez  donc  point  t'tonné  qu'avant 
mrmc  l'étahlissement  de  la  philosophie ,  les 
élats  les  mieux  policés  aient  veillé  avec  tant 
de  soin  à  1  iiuiauta])ilité  de  la  saine  musi- 
que, '  et  que  depuis  les  hommes  les  plus 
sjiges,  convaincus  de  la  nécessité  de  calmer 
p'iulùt  que  d  exciter  nos  passions  ,  aient  re- 
connu que  la  musique,  dirigée  par  la  philo- 
sophie, est  un  des  plus  beaux  présents  dii 
ciel,  une  des  plus  belles  institutions  des 
luiniims.  ^ 

i.Hc  ne  sert  aujourd  hui  qu'à  nos  plaisirj^. 
\  ous  avez  pu  entrevoir  que  sur  la  fin  de  son 
\\"^ne  elle  était  menacée  dune  corruption 
prochaine  ,  puisqu  elle  acquérait  de  nou- 
velles richesses,  l^olymneste,  tendant  ou  re- 
lâchant à  sou  gré  les  cordes  de  la  lyre,  avait 
intioduit  des  accords  inconnus  jusqu'à  lui.  ^ 
Quelques  musiciens  s  étaient  exercés  à  cora- 
poseï'  pour  la  llùte  des  airs  dénués  de  paro- 
les :  ^  bientôt  après  on  vit,  dans  les  jeux 
pvthiques,  des  combats  où  Ion  n'entendait 

'  Plut,  de  mus.  t.  2 ,  p.  1 1 46. 

^  Tiin.  Locr.  ap.  Plat.  t.  3,  p.  104.  Plat,  de  rcp.l.  3, 
t.  2  ,  p.  4  I  o.  Diologen.  ap.  Stob.  p.  aSi. 

^  Plut.  ibid.  p.  1 141.  Me'm.  de  l'acad.  dts  bell.  lettr. 
U  i5,  p.  3i8. 

4  Plut.  ibid.  p.  1 1 34  et  1 1 4  !• 


"^12  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

que  le  son  de  ces  instruments  :  *  enfin  ,  les 
poètes,  et  surtout  les  auteurs  de  cette  poésje 
hardie  et  turbulente  connue  sous  le  nom  rie 
Dithyrambique,  tourmentaient  à  la  fois  la 
langue,  la  mélodie  et  le  rhylhme,  pour  les 
plier  à  leur  fol  enthousiasme.  ^  Cependant 
j'ancien  goût  prédominait  encore.  Pindare, 
Pratinas,  Lamprus,  d'autres  lyriques  célè- 
bres, le  soutinrent  dans  sa  décadence.  ^  Le 
premier  florissait  lors  de  l'expédition  de 
Xerxès,  il  y  a  cent  vingt  ans  environ.  Il  vé- 
cut assez  de  temps  pour  être  le  témoin  de  la 
révolution  préparée  par  les  innovations  de 
ses  prédécesseurs,  favorisée  par  l'espnî  d  in- 
dépendance que  nous  avaient  inspiré  nos 
victoires  sur  les  Perses.  Ce  qui  l'accéléra  le 
plus ,  ce  fut  la  passion  effrénée  que  Ton  prit 
tout  à  coup  pour  la  musique  instrumentale 
et  pour  la  poésie  dithyrambique.  La  pre- 
mière nous  apprit  à  nous  passer  des  paroles; 
la  seconde ,  à  les  étoufl'er  sous  des  ornements 
étrangers, 

La  musique  ,  jusqu'alors   soumise  à   la 

'  Pausnn.  I-  io,p.  8i3.  Mdm.  de  l'acad.  t.  3?,,  p.  411- 
'  Plai.  de  Icg.  lib.  3,  t.  a,  p.  ■joo.  Scliol.  Aiisto^ih.  in 
nuh.  V.  332. 

'  Plut,  de  mus.  t.  2 ,  p.   ii43. 


CHAPITRE    VI>'GT-SEPTIÈME.      Il3 

poésie  j  '  en  secoua  le  joug  avec  Taudace 
dun  esclave  révolté;  les  musiciens  ne  son- 
gèrent plus  qu'à  se  signaler  par  des  décou- 
vertes. Plub  ils  multipliaient  les  procédés  de 
lart,  plus  ils  s  écartaient  de  la  nature.  ^  La 
lyre  et  la  cithare  firent  entendre  un  plus 
grand  nombre  de  sons.  On  confondit  les  pro- 
priétés des  genres ,  des  modes ,  des  voix  et 
des  instruments.  Les  chants,  assignés  aupa- 
ravant aux  diverses  espècesde  poésie, furent 
appliqués  sans  choix  à  chacune  en  particu- 
lier. ^  On  vit  éclore  des  accords  inconnu,'^, 
des  modulations  inusitées,  des  inflexions  de 
voix  sonvent  dépourvues  d  harmonie.  '*  La 
loi  fndamenlale  et  précieuse  du  rhylhme 
fut  ouvertement  violée,  et  la  même  syllaLe 
fut  alîectée  de  plusieurs  sons  :  ^  bizarrerie 
qui  devrait  être  aussi  révoltante  dans  la 
musique,  qu'elle  le  serait  dans  la  décla- 
mation. 

A  l'aspect  de  tant  de  changements  ra- 
pides, Anaxilas  disait,  il  ny  a  pas  long- 

'  Prat.  ap.  Athen.  lib.  i4i  P-  G  l'y. 
'  Tarlin.  tratt.  di  mus.  p.  i:|8. 
^  Plat,  de  leg.  lib.  3,  t.  2,  p.  700. 

4  Pherecr.  ap.  Plut,  de  mus.  t.  2,  p.  i  i^f. 

5  Aristoph.  in  ran.  v.  i3  19,  i3çfO.  Schol.  ibiJ. 

10. 


Xl4  VOYAGE    d'anACHARSIS, 

temps,  dans  iitie  de  ses  comédies,  que  la 
musique ,  ainsi  que  la  Libye ,  produisait  tous 
les  ans  quekpie  nouveau  monstre.  ' 

Los  principaux  auteuj;s  de  ces  innova- 
tions ont  vécu  dans  le  siècle  dernier,  ou 
vivent  encore  parmi  nous;  comme  s  il  était 
de  la  destinée  de  la  musique  de  perdre  son 
influence  sur  les  moeurs,  dans  le  temps  où 
Ion  parle  le  plus  de  philosophie  et  de  mo- 
rale !  Plusieurs  d;ei)trc  eux  avaient  beaucoup 
d'esprit  cl  de  grands  talenîs.  "^  Je  nommerai 
Mélanippide  ,  Cinésias  ,  Phrjnls  -,  ^  Po- 
lyidès,  ^  si  célèbre  par  sa  tragédie  d  Iphigé- 
nie  ;  ïimotliée  de  Milet ,  qui  s  est  exercé 
dtwis  tous  les  genres  de  poésie,  et  qui  jouit 
encore  de  sa  gloire  dans  un  âge  très  avancé. 
C'est  celui  de  tous  qui  a  le  pUis  ouïra  g.';  1  an- 
cienne musique.  La  crainte  de  passer  pour 
novateur  l'avait  dabord  arrêté  :  ^  il  mêla 
dans  ses  premières  compositions  de  vieux 
airs,  pour  tromper  la  vigilance  des  magis- 
trats, et  ne  pas  trop  choquer  le  goût  qui 

I  Atheii.  lib.  l'f ,  p.  6a3. 

^  rlat.  de  leg.  lib.  3,  t.  2,  p.  ^OO. 

■*  PlieiTcr.  ap.  Plut,  de  mus.  t.  2,  p.  1 1  ^  i. 

4  Aristot.  de  poet.  cap.  i6,  t.  2  ,p.  064. 

5  i'iul.  iljid.  p.  liZi. 


CHAPITRE    VINGT-SEPTIÈiViE.      Il5 

régnait  alors;  mais  bientôt,  enhardi  par  le 
succès,  il  ne  t^arda  plus  de  mesures. 

Outre  kl  licence  dont  je  viens  de  parler, 
des  musiciens  inquiets  veulent  arracher  de 
nouveaux  sons  au  tétracorde.  Les  uns  s'ef- 
i'urcent  d  insérer  dans  le  chaut  une  suite  de 
quarts  de  tons;  '  ils  fatiguent  les  cordes,  re- 
doublent les  coups  d'archet ,  approchent 
l'oreille  pour  surprendre  au  passage  une 
nuance  de  son  qu'ils  regardent  conune  le 
plus  petit  intervalle  comm.ensurable.  ^  La 
même  expérience  en  affermit  d'autres  dans 
une  opinion  diamtlraicment  opposée.  On 
se  partage  sur  la  nature  du  son ,  ^  sur  les  ac- 
cords dont  il  faut  faire  usage,  ^  sur  1rs  formes 
introduites  dans  le  chaut,  sur  les  talents  et 
les  ouvrages  de  chaque  chef  de  parti.  Fpi- 
gonus,Érastaclès,  ^  Pjthagore  de  Zacynte, 
Agcnor  de  Mytiièae,  Anligcnide,  Doriou, 
Timothce,  "ontdcs  disciplo;^  qui  en  viennent 
tous  les  jours  aux  mains,  et  qui  ne  3c  réunis- 
sent que  dans  leur  souverain  mépris  pour  la 

'  Aristox.  liaiin.  clem.  lib.  2,  p.  53. 
2  Plat,  de  rep.  lih.  7 ,  t.  2 ,  p.  53  I . 
^  Aristox.  ibid.  lib.  i ,  p.  3. 
^  Id.  lib.  2,  p.  3G. 
5  Id.  lib.  I ,  p.  5. 
*  Plut,  de  Boui.  t.  2,  p.  1 138.  «le. 


Il6  VOYAGi:    D'A^ACHARsrS, 

musique  ancienne,  qu'ils  traitent  de  suran- 
née, * 

Savez-vous  qui  a  le  plus  contribué  à  nous 
inspirer  ce  mëpris?  ce  sont  des  Ioniens;  ^ 
c^est  ce  peuple  qui  n'a  pu  défendre  sa  liberté 
contre  les  Perses,  et  qui,  dans  un  pays  fer- 
tile et  sous  le  plus  beau  ciel  du  monde,  ^  se 
console  de  cette  perle  dans  le  sein  des  arts 
et  de  la  volupté.  Sa  musique  légère,  bril- 
lante, parée  de  grâces,  se  ressent  en  même 
temps  de  la  mollesse  qu  on  respire  dans  ce 
climat  fortuné.  ^  Nous  eûmes  quelque  peine 
à  nous  accoutumer  à  ses  accents.  Un  de  ces 
Ioniens,  Timothée  dont  je  vous  ai  parlé, 
fut  d'abord  sifflé  sur  notre  théâtre  :  mais 
Euripide  ,  qui  connaissait  le  génie  de  sa 
nation ,  lui  prédit  qu'il  régnerait  bientôt  sur 
la  scène;  et  c'est  ce  qui  est  arrivé.  ^  Enor- 
gueilli de  ce  succès,  il  se  rendit  chez  les  La- 
ccdémoniens,  avec  sa  cithare  de  onze  cordes 
et  ses  chants  efteminés.  Ils  avaient  déjà  ré- 
primé deux  fois  Taudace  des  nouveaux  rau- 

*  Plut,  de  mus.  t.  2,  p.  i  i.">.5. 
^  Aiistid.  (^)uintil.  lib.  i ,  p.  37. 

3  îlerodot.  lib.  1,  cap.  \/^■2. 

4  Plut,  iu  Lyc.  t.  1,  p.  4i-  Lucian.harm.  t.  i,  p.  85 1. 
Méin.  de  l'acad.  des  bell.  lettr.  t.  i3,  p.  208. 

5  PJuu  an  seni,  etc.  t.  a,  p.  ^gS. 


CHAPITRE    VI^'GT-SEPTIÉME.      Xiy 

siciens.  '  Aujourdhui  même,  dans  les  pièces 
que  l'on  présente  au  concours,  ils  exigent 
que  la  modulation ,  exécutée  sur  un  instru- 
ment à  sept  cordes,  ne  roule  que  sur  un  ou 
deux  modes.  '  Quelle  fut  leur  surprise  aux 
accords  de  ïimothéc!  Quelle  fut  la  sienne 
à  la  lecture  d'un  décret  émané  des  rois  et 
des  éphores!  On  l'accusait  d'avoir,  par  l'in- 
décence ,  la  variété  et  la  mollesse  de  ses 
chants,  blessé  la  majesté  de  I ancienne  mu- 
sique, et  entrepris  de  corrompre  les  jeunes 
Spartiates.  On  lui  prescrivait  de  retrancher 
quatre  cordes  de  sa  lyre,  en  ajoutant  quun 
tel  exemple  devait  à  jamais  écarter  les  nou- 
veautés qui  donnent  atteinte  à  la  sévérité 
des  mœurs.  ^  Il  faut  observer  que  le  décret 
est  à  peu  près  du  temps  où  les  Lacédé- 
moniens  remportèrent  à  ^Egos  -  Potamos 
cette  célèbre  victoire  qui  les  rendit  maitres 
d'Athènes. 

Parmi  nous  ,  des  ouvriers  ,  des  merce- 
naires décident  du  sort  de  la  musique  ;  ils 

'  Atlien.  p.  628.  Plut,  in  Agid.  t.  11,  p.  799;  id.  in 
Lacon.  instit.  t.  2 ,  p.  238. 

'  Plut,  de  mus.  t.  2,  p.  1 142. 

'  P.oeth.demus.  lib.  ijcap.  i.  Kot.  Bulliald.  in  Theon. 
Smjrn.  p.  29'5. 


Ilb  VOYAGE    DANACHARSIS, 

remplissent  le  théâtre,  assistent  auxconiLats 
de  musicjue,  et  se  constituent  les  arJ^itrcs  du 
goût.  (Jomme  il  leur  faut  des  secousses  plu- 
tôt que  des  émotions,  plus  la  musique  de- 
vint hardie ,  enluminée,  fougueuse,  plus  elle 
excita  leurs  transports.  '  Des  puiit;soplies 
eurent  beau  s'écrier  ^  qu  adopter  de  pareilles 
innovations,  c  était  ébranler  les  Ibndtmenis 
de  l'état;  (a)  en  vain  les  auteurs  dramati- 
ques percèrent  de  mille  traits  ceux  qui  cher- 
chaient à  les  introduire  :  ^  comme  ils  n'a- 
vaient point  de  décrets  à  lancer  en  favein- 
de  ranciemie  musique,  les  charmes  ôc  M,n 
ennemie  ont  fini  par  tout  subjuguer.  Lune 
et  1  autre  ont  eu  le  même  sort  que  la  vejlu 
et  la  volupté j  cpand  elles  entrent  en  con- 
currence. 

Parlez  de  bonne  foi,  dis-je  alors  à  Philo- 
time;  n'avez -vous  pas  quelquefois  éprouvé 
la  séduction  générale  ?  Très  souvent ,  ré- 
pondit-il. Je  conviens  que  la  musique  ac- 
luelle  est  supérieure  à  lautre  par  ses  ri- 

'  Arislot.  de  rep.  lib.  8,  t.  2,  p.  4^8  et  45g. 

*  Plat,  de  rep.  lib.  4,  t.  2,  p.  424- 

(r()  Voyez  la  note  XII  à  la  fin  du  volume. 

•'  Aiistoph.  in  nub.  v.  0)65;  in  rau.  v.  iB'ig.  Schol 
ibid.  Prat.  ap.  Atlien.  lib.  14  ,  p-  617.  Fhereer.  ap.  Plut. 
4d«  mus.  t.  2,  p.  1 1  "i  i. 


CHAPITRE    VINGT-SEPTIÈME,      II 9 

chessf'S  et  SCS  agréments;  mais  je  soutiens 
tju'elle  nu  pas  d objet  moral.  J'eslinii'  dans 
les  productions  des  anciens  un  po(»fe  qui 
me  titil  aimer  mes  devoirs  ;  j  admire  dans 
celles  des  modernes  un  musicien  qui  me 
])rocure  du  plaisir.  Et  ne  pensez-vous  pas, 
r  pris -je  avec  chaleur,  qu  on  doit  juger 
de  la  musique  par  le  plaisir  qu'on  e)i  re- 
Lire . 

Non  sans  doute,  répliqua-t-il,  si  ce  plai- 
sir est  nuisiLle,  ou  s'il  en  remplace  d  autres 
moins  vils,  mais  plus  utiles.  Vous  êtes  jeune, 
et  vous  avez  besoin  d  émotions  fortes  et  fré- 
quentes. ^  Cependant,  comme  vous  rougi- 
riez de  vous  y  livrer  si  elles  n  étaient  pas 
conformes  à  1  or  Ire,  il  est  visible  que  vous 
devez  soumettre  à  l'examen  de  la  raison 
vos  plaisirs  et  a  os  peines,  avant  que  d  en  laire 
la  règlede  vos  jugemenîs  etde  votrecouduite. 

Je  crois  devoir  établir  ce  principe  :  Un 
oljjet  11  est  digne  de  notre  euipress/nieut, 
ipie  lorsque  au-delà  des  agréments  f[ui  le 
parent  à  nos  yeux,  il  renti?imc  en  lui  une 
bonté,  une  utilité  réelle.  •*  Ainsi,  la  uatuie 

'  Pl:it.  de  leg.  lit).  2,  t.  2,  p.  668. 
■'  Id.  ibid.  p.  664. 
■*  id.  LLid.  p.  66j, 


120  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

qui  veut  nous  conduire  à  ses  fins  par  l'aurait 
du  plaisir,  et  qui  jamais  ne  borna  la  subli- 
mité de  ses  vues  à  nous  procurer  des  sensa- 
tions agréables,  a  mis  dans  les  aliments  une 
douceur  qui  nous  attire,  et  une  vertu  qui 
opère  la  conservation  de  notre  espèce.  Ici  le 
plaisir  est  un  premier  eflet,  et  devient  un 
moyen  pour  lier  la  cause  à  un  second  eflet 
plus  noble  que  lu  premier  :  il  peut  arriver 
que  la  nourriture  étant  également  saine,  et 
îe  plaisir  également  vif,  l'eflel  ultérieur  soit 
nuisible  :  enfin,  si  certains  aliments  propres 
à  flatter  le  goût,  ne  produisaient  ni  bien  ni 
mal,  le  plaisir  seraii  passager,  et  n^aurait 
aucune  suite.  11  résulte  de  là,  que  c'est  moins 
par  le  premier  eflet  qut  par  le  second,  quil 
Tant  décider  si  nos  plaisirs  sont  utdcs ,  fu- 
nestes ou  indiflérents. 

Appliquons  ce  principe.  L'imitation  que 
les  arts  ont  pour  objet,  nous  afiecte  de  di- 
verses manières;  tel  est  son  premier  elfcl.  il 
en  existe  quelquefois  un  second  plus  essen- 
tiel, souvent  ignoré  du  spectateur  et  de  lar- 
tiste  lui-même  :  elle  modifie  1  àme  '  au  point 
de  la  plier  insensiltiement  à  des  lialfituc'cs 
qui  fembellissent  ou  la  défigurent.  Si  vous 

*  Ai  istot.  de  rep.  lib.  8 ,  t.  2 ,  p,  4  55. 
/ 


CHAPITRE    Vr^fvr-SErTi'EiMC.      121 

n'avez  jamais  réfléchi  sur  1  immense  pouvoir 
de  1  imitation, considérez  jusqu'à  quelle  pro- 
fondeur deux  de  nos  sens,  Touïe  et  la  vue, 
transmettent  à  noli'e  àme  les  impressions 
qu'ils  reçoivent;  avec  quelle  facilité  un  en- 
fant entouré  d'esclaves,  copie  leurs  discours 
et  leurs  gestes,  s  approprie  leurs  inclination* 
et  leur  bassesse.  ' 

Quoique  la  peinture  n'ait  pas ,  à  beau- 
coup près ,  la  même  force  que  la  réalité ,  il 
n  en  est  pas  moins  vrai  que  ses  tableaux  sont 
(les  scènes  où  j'assiste  ;  ses  images ,  des  exem- 
ples qui  s'offrent  à  mes  yeux.  La  plupart  des 
spectateurs  ny  cherchent  que  la  fidélité  de 
limitation,  et  l'attrait  dune  sensation  pas- 
sagère-, mais  les  philosophes  y  découvrent, 
souvent,  à  travers  les  prestiges  d  -  l'art,  le 
germe  dun  poison  caché.  I)  semble,  à  les 
entendre,  que  nos  vertus  sont  si  parcs  ou  si 
faibles,  que  le  moindre  souille  de  la  conta- 
gion peut  les  flétrir  ou  les  détruire.  Aussi  en 
permettant  aux  jeunes  gens  de  contempler  à 
loisir  les  tableaux  de  Denvs,  les  exhortent- 
ils  à  ne  pas  arrêter  leurs  regards  sur  ceux  de 
Pauson,à  les  ramener  fréquemment  sur  ceux 

'  Plat,  de  rep.  lib.  3,  t.  2,  p.  3oj. 

3.  Il 


122  VOYAGE    D  ANACHARSIS, 

(le  Poi3'gnote.  '  Le  premier  a  peint  les  hom- 
liics  tels  que  nous  les  voyons  :  son  imitation 
est  fidèle,  agréable  à  la  vue,  sans  danger, 
sans  utilité  pour  les  mœurs.  Le  second,  en 
donnant  à  ses  personnages  des  caractères  et 
des  fonctions  ignobles,  a  dégradé  l homme; 
il  la  peint  plus  petit  rpi  il  n'est  :  ses  images 
otent  à  1  héroïsme  son  éclat,  à  la  vertu  sa 
dignité.  Polvgnote,  en  représentant  les  hom- 
mes plus  grands  et  plus  vertueux  que  na- 
ture, élève  nos  pensées  et  nos  sentiments 
vers  des  modèles  sublimes,  et  laisse  forte- 
ment empreinte  dans  nos  âmes  l'idée  de  la 
})eauté  morale,  avec  l'amour  de  la  décence 
et  de  Tordre. 

Les  impressions  de  la  musique  sont  plus 
immédiates,  plus  profondes  et  y>\n>  dur;d^1es 
que  celles  de  la  peinture;  ^  mais  ces  imita- 
tions, rarement  d'accord  avec  nos  vrais  be- 
soins ,  ne  sont  presque  plus  instructives.  Et 
en  effet,  quelle  leçon  me  donne  ce  joueur  de 
flûte,  lorsquil  contrefait  sur  le  tl.'éjitre  le 
chant  du  rossignol,  ^  et  dans  nos  jeux  le  sif- 

•  Aristot.  de  rep.  ]ib.  8>  cap.  5,  p.  4^5  ;  id.  de  jioct», 
cap.  2,  t.  2,  p.  G53. 

"  Aristot.  de  rep.  lib.  8,  cap.  5,  p.  4-^5. 
^  Ariitopli.  in  av.  v.  S23. 


CHAPITRE    VINGT-SEPTIEME.      123 

flement  du  serpent  ;  '  lorsque ,  dans  un  mor- 
ceau d'exécution,  ilvientheurter  mon  oreille 
dline  multitude  de  sons  rapidement  accu- 
mulés lun  sur  lautre?^  Jai  vu  Platon  de- 
mander ce  que  ce  bruit  signitiait,  et  pend;rtit 
que  la  plupart  des  spectateurs  applaudis- 
saient avec  transport  aux  hardiesses  du  mu- 
sicien ,  ^  le  taxer  d  ignorance  et  d  ostenta- 
tion; de  lune,  parce  quil  n avait  aucune 
notion  de  la  vraie  beauté;  de  1  autre,  parce 
qu  il  n'ambitionnait  que  la  vaine  gloire  de 
vaincre  une  difficulté,  (a) 

Quel  eflet  encore  peuvent  opérer  des  pa- 
roles qui,  traînées  à  la  suite  du  chan! ,  hru 
secs  dans  leur  tis-u ,  contrariées  dans  leur 
marche ,  ne  peuvent  partap;er  1  attention  que 
les  inflexions  et  les  agréments  de  la  voix 
fixent  uniquement  sur  la  mélodie?  Je  parle 
surtout  de  la  musique  qu'on  entend  au  théâ- 
tre ^  et  dans  nos  jeux;  car,  dans  plusieurs 
de  nos  cérémonies  religieuses,  elle  conserve 
encore  son  ancien  caractère. 

*  Strab.  lib.  9,  p.  421. 

'  Plat,  de  leg.  ILb.  2 ,  t.  2 ,  p.  6Cg. 

3  Aristot.  de  rep.  lib.  8,  cap.  6,  t.  X,  p.  457- 

(«)  Voyez  la  note  XIII  k  la  fui  du  volume. 

^  Plut,  de  mus.  t.  2,  p.  i  i3t3. 


124  VOYAGE    D  ANACHARSIS, 

En  ce  moment,  (]es  chants  mélodieux 
frappèrent  nos  oreilles.  On  célébrait  ce  jour- 
là  une  fête  en  Ihonncur  de  Thésée.  '  Des 
chœurs  composés  de  la  .plus  brillante  jeu- 
nesse d'Athènes ,  se  rendaient  au  temple  de 
ce  héros,  ils  rappelaient  sa  victoire  sur  le 
Minotaure,  son  arrivée  dans  cette  ville^  et  le 
retour  des  jeunes  Athéniens  dont  il  avait 
brisé  les  fers.  Après  avoir  écouté  avec  atten- 
tion ,  je  dis  à  Philotime  :  Je  ne  sais  si  c'est  la 
poésie,  le  chant,  la  précision  du  rhythmc, 
1  intérêt  du  sujet,  ou  la  beauté  ravissante  des 
voix,  ^  que  j  admire  le  plus;  mais  il  semble 
que  cette  musique  remplit  et  élève  mon  àme. 
C'est,  reprit  vivement  Philotime, qu'au  lieu 
de  s\irauser  à  remuer  nos  petites  passions, 
elle  va  réveiller  jusqu'au  fond  de  nos  cœurs 
les  sentiments  les  plus  honorablcsà  l'homme, 
les  plus  utiles  à  la  société ,  le  courage ,  la  re- 
connaissance, le  dévouement  à  la  patrie; 
c'est  que ,  de  son  heureux  assortiment  avec 
la  poésie,  le  rhythme  et  tous  les  moyens 
dont  vous  venez  de  parler ,  elle  reçoit  un 
caractère  imposant  de  grandeur  et  de  no- 
blesse ;  qu'un  tel  caractère  ne  manque  jamais 

'  Plut,  in  Thcs.  t.  i ,  p.  17. 

*  Xeuoph.  nienior.  lib.  3,  p.  ^65. 


CHAPITRE    VINGT-SEPTIEME.      125 

son  effet,  et  qu'il  attache  d'autant  plus  ceux 
qui  sont  faits  pour  le  saisir,  qu'il  leur  donne 
une  plus  haute  opinion  deux-mêmes.  Et 
voilà  ce  qui  justifie  la  doctrine  de  Platon.  Il 
désirait  que  les  arts,  les  jeux,  les  spectacles, 
tous  les  objets  extérieurs ,  s'il  était  possible , 
nous  entourassent  de  tableaux  qui  fixeraient 
sans  cesse  nos  regards  sur  la  véritable  beauté. 
L  habitude  de  la  contempler  deviendrait  pour 
nous  une  sorte  d'instinct,  et  notre  àme  se- 
rait contrainte  de  diriger  ses  efforts  suivant 
l'ordre  et  l'harmonie  qui  brillent  dans  ce  di- 
vin modèle.  ' 

Ah!  que  nos  artistes  sont  éloignés  d'at- 
teindre à  la  hauteur  de  ces  idées  !  Peu  satis- 
faits davoir  anéanti  les  propriétés  affectées 
aux  différentes  parties  de  la  musique  ,  ils 
violent  encore  les  règles  des  convenances 
les  plus  comm.unes.  Déjà  la  danse,  soumise 
à  leurs  caprices,  devient  tumultueuse,  im- 
pétueuse ,  quand  elle  devrait  être  grave  et 
décente  -,  déjà  on  insère ,  dans  les  entr 'actes 
de  nos  tragédies,  des  fragments  de  poésie  et 
de  musique  étrangers  à  la  pièce,  et  leschœurs 
ue  se  lient  plus  à  l'action.  ^ 

'  Plat,  de  rpp.  1  IL.  3 ,  t.  2 ,  p.  4  o  i  • 
^  Aristot.  de  poet.  cap.  i8,  t.  2,  p.  666. 
II. 


126  VOYAGE    d'aNACIIARSIS, 

Je  ne  dis  pas  que  de  pareils  désordres 
soient  la  cause  de  notre  corruption ,  mais  ils 
l'entretiennent  et  la  fortifient.  Ceux  qui  les 
regardent  comme  indiiTércnts,  ne  savent  pas 
qu'on  maintient  la  règle  autant  par  les  rites 
et  les  manières  que  par  les  principes,  que 
les  mœurs  ont  leurs  formes  comme  leslois,et 
que  le  mépris  des  formes  détruit  peu  à  peu 
tous  les  liens  qui  unissent  les  hommes. 

On  doit  reprocher  encore  à  la  musique 
actuelle  cette  douce  mollesse,  ces  sons  en- 
chanteurs qui  transportent  la  multitude ,  et 
dont  l'expression ,  n'ayant  pas  d'objet  déter- 
miné, est  toujours  interprétr'-;  en  faveur  de 
la  passion  dominante.  Leur  unique  eflet  est 
d'énerver  de  plus  en  plus  une  nation  où 
les  Ames  sans  vigueur,  sans  caractère,  ne 
sont  distinguées  que  par  les  difl'ércnts  degrés 
de  leur  pusillanimité. 

Mais,  dis-jc  à  Philotime ,  puisque  l'an- 
cienne musique  a  de  si  grands  avantages,  et 
la  moderne  de  si  grands  agréments,  pourquoi 
n'a-t-on  pas  essayé  de  les  concilier?  Je  con- 
iiaisun  musicien  nommé ïélésias,  mcrépon- 
dil-il, qui  en  forma  le  projet  il  y  a  quelques 
années.  '  Dans  sa  jeunesse,  il  s'était  nourri 

»  plut,  de  mus.  t.  2.  p.  i  i-î?- 


CHAPITRE    VI^GT-SKPTIÈME.      \'^'J 

des  beautés  sévères  qui  régnent  dans  les  ou- 
vrages de  Pindare  et  de  quelques  autres 
poches  lyriques.  Depuis  ,  eulraiué  par  les 
productions  de  Pîiiloxène ,  de  Timothée  et 
des  poêles  raoderncs ,  il  voulut  rapprocher 
ces  dilîorcntcs  manières  :  mais,  malgré  ses 
cfiorts ,  il  retombait  toujours  dans  celle  de 
SCS  premiers  maîtres,  et  ne  retira  d'autre 
fruit  de  ses  veilles,  que  de  mécontenter  les 
doux  partis. 

^ion ,  la  musique  ne  se  relèvera  plus  de 
sa  chute.  Il  faudrait  changer  nos  idoes  et 
nous  rendre  nos  vertus.  Or,  il  est  plus  dif- 
ficile de  réformer  une  nation  que  de  la  po- 
licer.  Nous  n'avons  plus  de  moeurs,  ajouJa- 
t-il ,  nous  aurons  des  plaisirs.  L  ancienne 
musique  convenait  aux  Athéniens  vain- 
queurs à  Marathon  ;  la  nouvelle  convient 
k  des  Athéniens  vaincus  à  /Egos-Potamos. 

Je  n'ai  plus  qu  une  question  à  vous  faire , 
lui  dis-je  :  Pourquoi  apprendre  à  votre  élève 
un  art  si  funeste?  à  quoi  sert-il  en  clli:t? 
^—  A  quoi  il  sert!  reprit-il  en  riant  :  de  ho- 
chet aux  enfants  de  tout  âge ,  pour  les  empo- 
cher de  biiser  les  meubles  de  la  maison.  ' 
[1  occupe  ceux  dont  loisiveté  serait  à  crain- 

•  Aristot.  de  rep.  lib.  8,  cap.  6.  t.  2,  p.  45t>. 


1  20  VOYAGE    D  A  N  A  C  H  A  R  S  I  S  , 

dre  dans  un  gouvernement  tcl  que  le  nôtre; 
il  amuse  ceux  qui,  n'étant  redoutables  que 
par  l'ennui  qu'ils  traînent  avec  eux,  ne  sa- 
vent à  quoi  dépenser  leur  vie. 

Ljsls  apprendra  la  musique  ,  parce  qne  , 
destiné  à  remplir  les  premières  places  de  la 
république,  il  doit  se  mettre  en  état  de  don- 
ner son  €ivis  sur  les  pièces  que  Ton  présente 
au  concours,  soit  au  théâtre,  soit  aux  com- 
bats de  musique.  11  connaîtra  toutes  les  es- 
pèces d  harmonie,  et  n'accordera  son  estime 
quà  celles  qui  pourront  influer  sur  ses 
mœurs.  '  Car ,  malgré  sa  dépravation ,  la 
musique  peut  nous  donner  encore  quelquc^s 
leçons  utiles.  "^  Ces  procédés  pénibles ,  ces 
chants  de  difficile  exécution,  qu'on  se  con- 
tentait d'admirer  autrefois  dans  nos  specta- 
cles, et  dans  lesquels  on  exerce  si  laborieu- 
sement aujourd'hui  les  enfants,  ^  ne  fatigue- 
ront jamais  mon  élève.  Je  mettrai  quelques 
instruments  entre  ses  mains  ,  à  condition 
qu'il  ne  sy  rendra  jamais  aussi  habUe  que 
les  maîtres  de  l'art.  Je  veux  qu'une  musique 
choisie  remplisse  agréablement  ses  loisirs, 

*  Aristot.  de  rep.  lib.  8,  cap.  7,  p.  458. 
?  Id.  ibid.  cap.  (">,  p.  456. 
^  Id.  ibid.  p.  453. 


CHAPITRE    VINGT-SEPTIÈME.      129 

s'il  en  a;  le  délasse  de  ses  travaux,  au  lieu 
de  les  augmenter;  et  modère  ses  passions, 
s'il  est  trop  sensible.  '  Je  veux  enfin  qu'il  ail 
toujours  cctLe  maxime  devant  Itsyeux  :  que 
la  musique  nous  appelle  au  plaisir,  la  phi- 
losophie à  la  vertu  ;  mais  que  c'est  par  le 
plaisir  et  par  la  vertu  que  la  nature  nous  in- 
vite au  bonheur.  ' 


CHAPITRE  XXVIII. 

Suite  des  Mœurs  des  Athéniens. 

J'ai  dit  plus  haut  {a)  qii'en  certaines  heures 
de  la  journée  ,  les  Athéniens  s'assemblaient 
dans  la  place  publique,  ou  dans  les  bouti- 
ques dont  elle  est  entourée.  Je  m  y  rendais 
souvent,  soit  pour  apprendre  quelque  nou- 
velle, soit  pour  étudier  le  caractère  de  ce 
peuple. 

J'y  rencontrai  un  jour  un  des  principaux 
de  la  ville,  qui  se  promenait  à  grands  pas. 
Sa  vanité  ne  pouvait  être  égalée  que  par  sa 

*  Aristot.  de  rep.  lib.  8.  cap.  ^,  t.  2,  p.  458. 

*  Id.  ibid.  cap.  5,  p.  454- 

la]  Voyez  le  chapitre  XX  de  cet  ouvrage. 


l3o  VOYAGE    d'aIVACIIARSIS, 

liaine  conlre  la  démocratie.  De  tous  les  vers 
d'Homère  il  n'avait  ret^'iiu  que  celte  sen- 
tence :  Pùen  n'est  si  dangereux  que  d'avoir 
tant  de  chefs.  '  ^ 

Il  venait  de  recevoir  une  légère  insulte. 
Non,  disail-il  en  fureur,  il  faut  que  cet 
liomme  ou  moi  abandonnions  la  ville  ;  car 
aussi-bien  n'y  a-t-il  plus  moyen  dy  tenir.  Si 
ie  siège  à  quelque  tribunal,  jy  suis  accablé 
par  la  foule  des  plaideurs ,  ou  par  les  cris  des 
;  vocals.  A  rassemblée  générale,  un  homm.'i 
de  néant,  StJe  et  mal  velu,  a  l'insolence  de 
se  placer  auprès  de  moi.  ^  Nos  orateurs  sont 
vendus  à  ce  peuple,  qui  tous  les  jours  met  à 
la  tête  de  ses  aftaires  clés  gens  que  je  ne  vou- 
drais pas  mctlre  à  la  tète  des  miennes.'  ^ 
Dernièrement  il  était  question  délire  un  gé- 
néral :  je  me  lève  ;  je  parle  des  emplois  ([ue 
j'ai  remplis  à  l'armée,  je  montre  mes  bles- 
sures; et  l'on  choisit  un  homme  sans  expé- 
rience et  sans  talents.'^  C'est  Thésée  qui, 
en  établissant  légalité  ,  est  l'auteur  de  tous 
ces  maux.  Homère  avait  bien  plus  de  raison  : 

'  Homcr.  iliad.  lib.  2,  v.  Zo\. 
'  l'iieophr.  charact.  cap.  26. 
^  Isocr.  de  pac.  t.  i ,  p.  388. 
4  Xcnoph.  inemor.  lib.  3,  p.  7G5. 


CHAPITRE   VIXGT-nUITiÈME.      I.'l 

Rien  n'est  si  dangereux  que  d'avoir  tant  dt* 
chefs.  En  disant  cela ,  il  repoussait  fièrement 
ceux  quil  trouvait  sur  ses  pas,  refusait  le 
salut  presque  à  tout  le  monde  ;  et  s  il  per- 
mettait à  quelqu'un  de  ses  clients  de  l'abor- 
der, c'était  pour  lui  rappeler  hautement  les 
services  qu  il  lui  avait  rendus.  ' 

Dans  ce  moment,  un  de  ses  amis  s'appro- 
cha de  lui.  Eh  bien!  s'écria-t-il,  dira-t-on 
encore  que  je  suis  un  esprit  chagrin,  que 
j'ai  de  1  humeur?  Je  viens  de  gagner  mon 
procès,  tout  dune  voix,  à  la  vérité;  mais 
mon  avocat  n'avait -il  pas  oublié  dans  son 
plaidoyer  les  meilleurs  moyens  de  ma  cause? 
Ma  femme  accoucha  hier  dun  fils;  et  Ion 
m'en  félicite,  comme  si  celte  augmentation 
de  famille  napportait  pas  une  diminution 
réelle  dans  mou  bien!  Lu  de  mes  amis,  après 
les  plus  tendres  sollicitations ,  consent  à 
me  céder  le  meilleur  de  ses  esclaves.  Je  m  eu 
rapporte  à  son  estimation  :  savez -vous  ce 
qu'il  fait  ?  il  me  le  donne  à  un  prix  fort  au 
dessous  de  la  mienne.  Sans  doute  cet  es- 
clave a  quelque  vice  caché.  '  Je  ne  sais  quel 
poison  secretsemêletoujoursàmon  bonheur. 

■  Tlieoplir.  charact.  cap.  a4- 
*  Id.  iLid.  cap.  1 7, 


l3a  VOYAGE    D  ANACHARSIS, 

Je  bissai  cet  homme  déplorer  ses  infor- 
tunes ,  et  je  parcourus  les  cUilerents  cercles 
que  je  voyais  autour  de  la  place.  Ils  étaient 
composés  de  gens  de  tout  âge  et  de  tout  état. 
Des  tentes  les  garantissaient  des  ardeurs  du 
soleil. 

Je  m'assis  auprès  dïm  riche  Athénien  j 
nommé  Philandre.  i^on  parasite Criton  cher- 
chait à  1  intéresser  par  des  flatteries  outrées, 
à  l'égayer  par  des  traits  de  méchanceté.  Il 
imposait  silence ,  il  applaudissait  avec  trans- 
port quand  Philandre  parlait,  et  mettait  un 
pan  de  sa  ro])e  sur  sa  bouche  pour  ne  pas 
éclater, quand  il  échappait  à  Philandre  quel- 
que fade  plaisanterie.  V^oyez,  lui  disait  il, 
comme  tout  le  mou  de  a  les  yeux  fixés  sur 
vous  :  hier  daus  le  portique  on  ne  tai  issait 
point  sur  vos  louanges  :  il  fat  question  du 
plus  honnée  homme  de  la  ville;  nous  étions 
plus  de  trente  ;  tous  les  sull'rages  se  réunirent 
en  votre  fliveur.  '  Cet  homme ,  dit  alors  Phi- 
landre, que  je  vois  là-bas,  vêtu  dune  robe 
si  brillante,  et  suivi  de  trois  esclaves,  n'est- 
ce  pas  ApoUodore ,  fils  de  Pasion ,  ce  riche 
banquier?  Ccst  lui-même,  répondit  le  pa- 
rasite. Son  faste  est  révoltant,  et  il  ne  se 

'  Tîitoplir.  cliaract.  cap.  a. 


CHAPITRE   VINGT-HUITIÈME.      l33 

souvient  plus  que  son  père  avait  été  es- 
clave. '  Et  cet  autre ,  reprit  Philandre ,  qui 
marche  aprrs  lui  la  tète  levée?  —  Son  père 
s'appelait  d  abord  Sosie,  répondit  Crilon  -,  et 
comme  il  avait  été  à  l'armée,  il  scXit  nommer 
Sosistrate.  ^  (a)  Il  fut  ensuite  inscrit  au 
nombre  des  cijojens.  Sa  mère  est  de  Thrace, 
et  sans  doute  dune  illustre  origine  ;  car  les 
lemuics  ffui  viennent  de  ce  pays  éloigné,  ont 
autant  de  prétentions  à  la  naissance, que  de 
f;icilité  dans  les  morurs.  L;'  fils  est  un  Iripoii, 
moins  copendant  quHermogène,  Corax  et 
i'hersile ,  qui  causent  ensemble  à  quatre  pas 
de  nous.  Le  premier  est  si  avare,  que  même 
en  hiver  sa  femme  ne  peut  se  baij^uer  qu'à 
leau  froide;  ^  le  second  si  variable,  qu  il  re- 
présente viiî^t  hommes  dans  un  même  jour; 
le  troisième  si  vain  ,  qu  il  n  a  jamais  eu  de 
complices  dans  les  louanges  quil  se  donne, 
ni  de  rival  dans  l'amour  qu'il  a  pour  lui- 
même. 

Pendant  que  je  me  tournais  peur  voir 

'  DeniostL  pro  Plionn.  p.  p65. 
*  Tlieoplir.  cliaract.  cap.  28. 

(«)  Sosie  est  le  nom  d'im  esclave;  Sosistrate,  celui  d'uH 
homnx  liiirc.  ^raiia,  sigui£e  armce. 
^  l'iieoplir.  ibid. 
3.  1% 


l34  VOYAGE    d'aNA.CHARSIS, 

une  partie  de  dés,  un  homme  vint  i  moi  d'un 
air  empressé  :  Savez -vous  la  nouvelle,  me 
dit-il?  —  Non ,  répondis -je.  —  Quoi  !  vous 
l'ignorez?  Je  suis  ravi  de.  vous  Tapprendre, 
Je  la  tiens  de  Nicératès,  qui  arrive  de  Macé- 
doine. Le  roi  Philippe  a  été  hattu  par  les  11- 
lyrieris  -,  il  est  prisonnier  ;  il  est  mort.  — 
Comment?  est-il  possihie?  — Rien  n  est  si 
certain.  Je  viens  de  rencontrer  deux  de  nos 
archontes  ;  j'ai  vu  la  joie  peinte  sur  leurs  vi- 
sages. Cependant  n'en  dites  rien,  et  surtout 
ne  me  citez  pas.  Il  me  quitte  aussitôt,  pour 
communiquer  te  secret  à  tout  le  monde.  ' 

Cet  homme  passe  sa  vie  à  forger  des 
nouvelles,  me  dit  alors  un  groSx\thénien  qui 
était  assis  auprès  de  moi.  11  ne  s'occupe  que 
de  choses  qui  ne  le  touchent  point.  Pour 
moi ,  mon  intérieur  me  suffit.  J'ai  une  femme 
que  j  aime  beaucoup  (et  il  me  fit  1  elogc  de  sa 
femme.)  '  [l!er,jenepuspassouperaveceUe, 
j'étais  prié  chez  un  de  mes  amis  j  (et  il  me  fit 
la  description  du  repas.)  Je  me  retirai  chez 
moi  assez  content,  mais  j'ai  fait  cette  nuit 
un  rêve  qui  m'inquiète.  Il  me  racoiila  son 
rêve.  Ensuite  il  me  dit  pesamment  que  la 

■  'J'iicdplir.  clianict.  cap.  8. 
*  Id  ibid.  Cijp.  3. 


CHAPITRE    VINGT-HUITIÈME.      l35 

ville  fourmillait  d'étrangers  j  que  les  hommes 
d  aujourd  liui  ne  valaient  pas  ceux  d'autre- 
fois ;  que  les  denrées  étaient  à  bas  prix  ; 
qu'on  pourrait  espérer  une  bonne  récolte , 
s'il  venait  à  pleuvoir.  Après  mavoir  de- 
mandé le  quantième  du  mois,  '  il  se  leva 
pour  aller  souper  avec  sa  femme. 

Eh  quoi  !  me  dit  un  Athénien  qui  survint 
tout  à  coup,  et  que  je  cherchais  depuis  long- 
temps ,  vous  avez  la  patience  d'écouter  cet 
ennuyeux  personnage'  Que  ne  faisiez-vous 
comme  Aristole?  Un  i;rand  parleur  s'empara 
de  lui ,  et  le  fatiguait  par  des  récits  étrangers. 
Ehhien,luidisait-il,  n'êtes-vous  pas  étonné? 
Ce  qui  m  étonne  ,  répondit  Aristote ,  c'est 
qu'on  ait  des  oreilles  pour  vous  entendre, 
quand  on  a  des  pieds  pour  vous  échapper.  ^  Je 
lui  dis  alors  que  j  avais  une  affaire  à  lui  com- 
muniquer, et  je  voulus  la  lui  expliquer.  Mais 
lui,  de  m  arrêter  k  chaque  mot.  Oui,  je  sais 
de  quoi  il  s  agit;  je  pourrais  vous  le  raconter 
au  long;  continuez,  n'omettez  aucune  cir- 
constance; fort  bien;  vous  y  êtes;  cest  cela 
même.  Voyez  combienil  était  nécessaire  d'en 
conférer  ensemble!  A  la  fin ,  je  l'avertis  qui! 

>  Theophr.  charact.  CEp.  3. 
'  Plut,  de  garrul.  t.  2,  p.  5o3. 


l36  TOYAGE    dVnACIIARSIS, 

ne  cessait  de  m'interrompre.  Je  le  sais,  ré- 
pondit-il; mais  jai  un  extrême  h(^soin  de 
parler.  Cependant  je  ne  ressemhle  point  à 
l'homme  qui  vient  de  vous  quitter.  !1  parle 
sans  réflexion,  et  je  crois  être  à  Tahri  de  ce 
reproche  :  témoin  le  discours  que  je  lis  der- 
nièrement à  1  assemblée  :  vous  n'y  étiez  pas; 
je  vais  vous  le  réciter.  A  ces  mots,  je  voulus 
profiter  du  conseil  d'Aristote  :  mais  il  me  sui- 
vit, toujours  parlant,  toujours  déclamant.  ' 

Je  me  jetai  au  milieu  d  un  groupe  l'oimé 
autour  d'un  devin  qui  se  plaignait  de  i'in- 
crcdulilé  des  Atliéniens.  I!  s  écriait  :  Lors(rne 
dans  1  assemblée  géuérale  je  parle  der  cîioses 
divines ,  et  que  je  vous  dévoile  l'avenir,  vous 
vous  moquez  de  moi  comme  d'un  fou  ;  ce- 
pendant 1  événement  a  toujours  justifié  mes 
prédictions.  Mais  vous  portez  envie  à  ceux 
qui  ontdcs  lumières  supérieures  aux  vôtres.' 

Il  allait  continuer,  lorsque  nous  vîmes 
paraître  Diogène.  Il  arrivait  de  Lacédémonc. 
«  D  où  venez-vous,  lui  demanda  quelqu'un? 
«  —  De  l'appartement  des  hommes  à  celui 
i(  des  femmes,  répondit-H.  ^  »  «Y  avait-il 

'  Tliroplir.  cliamct.  cap.  y. 
'  rlat.  iii  lùitliyplir.  t.  i ,  p.  3. 
*  Dii.g.  Lacrl.  lib.  G,  $.  Hg. 


CHAPITRE    VIXGT-IIUITIÈME.      ï3y 

(t  beaucoup  de  monde  aux  jeux  olympiques, 
u  lui  dit  un  autre?  —  Beaucoup  de  specta- 
(c  leurs,  et  peu  d'hommes.  '  »  Ces  réponses 
furent  applaudies;  et  à  l'instant  il  se  vit  en- 
touré d'une  foule  d'Athéniens  qui  cher- 
chaient à  tirer  de  lui  quelque  répartie. 
«  Pourquoi ,  lui  disait  celui-ci ,  mangez-vous 
«  dans  le  marclié?  —  C'est  que  j'ai  faim  dans 
«  le  marché.  "  »  Un  autre  lui  fil  cette  ques- 
tion :  «  Comment  puis-je  me  venger  de  mon 
«  ennemi?  —  En  devenant  plus  vertueux,^  n- 
«  Diogène,  lui  dit  un  troisième,  on  vous 
«  donne  bien  des  ridicules.  —  Mais  je  ne  les 
«  reçois  pas.  ^  »  Un  étraui^er,  né  à  îMynde, 
voulut  savoir  comment  il  avait  trouvé  celte 
ville.  «  J'ai  conseillé  aux  habitants  ,  ré- 
«  pondit-iJ ,  d'en  fermer  les  portes,  de  peur 
«  qu'elle  ne  s'enfuie.  ^  «  C  est  qu  en  elTet 
cette  ville,  qui  est  très  petite,  a  de  très  gran- 
des portes.  Le  parasite  Criton  étant  monté 
sur  une  chaise ,  lui  demanda  pourquoi  on 
l'apjîelait  chien.  —  «  Parce  que  je  caresse 

'  L)iog.  Laert.  lih.  6,  5-  Co. 

=«  Id.  ibid.  5.  58. 

^  Plut,  de  aud.  poet.  t  a,  p.  21. 

4  Dlog.  ibid.  §.  5\. 

5  Id.  ibid.  §.  57. 


l38  VOYAGE    d'aNACII  VRSIS, 

«  ceux  qui  me  donnent  de  quoi  vivre  ,  que 
«  j'aboie  contre  ceux  dont  j'essuie  des  retiis, 
«  et  que  je  mords  les  méchants.  '  »  «Et  quel 
«  est,  reprit  le  parasite,  l'auimal  le  plus  dan- 
«  gereux?  _  Parmi  les  animaux  sauvages  , 
«  le  calomniateur;  parmi  les  domestiques,  le 
«  flatteur.  '  » 

A  ces  mots,  les  assistants  firent  des  éclats 
de  rire;  le  parasite  disparut,  et  les  attaques 
continuèrent  avec  plus  de  chaleur.  «  Dio- 
«  gène,  d'où  êtes-vous,  lui  dit  quelqu'un? 
«  Je  suis  citoyen  de  l'univers,  répondit-il.  ^ 
«  Eh  non  !  reprit  un  autre ,  il  est  de  Sinope  ; 
«  les  habitants  l'ont  condamné  à  sortir  de 
«  leur  ville.  —  Et  moi  je  les  ai  condamnés  à 
«  y  rester.'^w  Un  jeune  homme  d'une  jolie  fi- 
gure, s'étant  avancé ,  se  servit  d  une  expres- 
sion dont  l'indécence  fit  rougir  un  de  ses 
amis  de  même  âge  que  lui.  Diogcne  dit  au 
second  :  «  Courage,  mon  enfant,  voilà  les 
«  couleurs  de  la  vertu.  ^  »  Et  s'adrcssant  au 
premier  :  «jS'avez-vous  pas  de  honte,  lui 

ï  Diog.  laert.  lib.  6,  J.  Gù. 
'  M.  ibid.  S.  5i. 
•'   la.  iliid.  "§.  63. 
A  Id.  ibid.  §.  4  g. 
5  Id.  ibid.  §.  54. 


CHAPITRE    VINGT-UUITIÈME.      I  Of) 

r  dit- il,  de  tirer  une  lame  de  plomb  dun 
({  fourreau  d'ivoire  ?  »  »  Le  jeune  homme 
en  fureur  lui  ayant  appliqué  un  soufïlet  : 
«  Eh  bien!  reprit- il  sans  s'émouvoir,  vous 
<(  m  apprenez  une  chose;  c'est  que  j'ai  besoin 
«  d  un  casque.  *  »  Quel  fruit,  lui  demanda- 
t-on  de  suite,  avez-vous  retiré  de  votre  phi- 
losophie?—  «Vous  le  voyez,  de  trc  préparé 
«  à  tous  les  événements.  ^  » 

Dans  ce  moment,  Diogène,  sans  vouloir 
quitter  sa  place,  recevait  sur  sa  tète,  de  l'eau 
qui  tombait  du  haut  d'une  maison  :  comme 
quelques-uns  des  assistants  paraissaient  le 
plaijidrc  ,  F  Jalon,  qui  passait  par  hasard 
[c.uv  dit  :  «  Voulez-vous  que  votre  pitié  lui 
«  soit  utile  ?  faites  semblant  de  ne  le  pas 


«  von 


,•   4 


Je  trouvai  un  jour,  au  portique  de  Jupi- 
ter ,  quelques  Athéniens  qui  agitaient  des 
questions  de  philosophie.  Non,  disait  triste- 
ment un  vieux  disciple  d  Heraclite,  je  ne 
puis  contempler  la  nature  sans  un  secret 
efiroi.  Les  êtres  insensibles  ne  sont  que  dans 

'  Diog.  Laert.  lib.  6,  §.  55. 
=  Id.  ibid.  §./}!. 

3  Id.  ibid.  §.  63. 

4  Id.  ib  d.  §.  i4- 


l4o  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

un  état  de  guerre  ou  de  ruine  -,  ceux  qui 
vivent  dans  les  airs,  dans  les  eaux  et  sur  la 
terre,  n  ont  reçu  la  force  ou  la  ruse,  que 
pour  se  poursuivre  et  se  détruire.  J'égorge 
et  je  dévore  mol-même  Tanimal  que  j  ai 
nourri  de  mes  mains,  en  attendant  que  de 
vils  insectes  me  dévorent  à  leur  tour. 

Je  repose  ma  vue  sur  des  tableaux  plus 
riants,  dit  un  jeune  partisan  de  Ûémocrite. 
Le  flux  et  le  reflux  des  générations  ne  m'af- 
flige pas  plus  que  la  succession  périodique 
des  flois  de  la  mer  ou  des  feuilles  des  arbres.  * 
Qu'importe  que  tels  individus  paraissent  ou 
disparaissent?  La  terre  est  une  scène  qui 
change  à  tous  moments  de  décoration.  Ne 
se  couvre-t-elle  pas  tous  les  ans  de  nouvelles 
fleurs,  de  nouveaux  fruits?  Les  atomes  dont 
je  suis  composé ,  après  s'être  séparés ,  se  réu- 
niront un  jour,  et  je  revivrai  sous  une  autre 
forme.  ^ 

Hélas!  dit  un  troisième,  le  degré  d'amour 
ou  de  haine ,  de  joie  ou  de  tristesse  dont 
nous  sommes  aftbctés,  n  influe  que  trop  sur 

'  Mimner.  ap.  Stob.  serm,  96,  p.  528.  Simonid.  ap 
cumd.  p.  53  o. 

'  Plin.  liist.  liât.  lib.  7,  cap.  55,  t.  i ,  p.  ^11.  Bnuk. 
feist.  pliilos.  t.  I ,  p.  1 195. 


CHAPITRE    VINGT-HUITIÈME.      l4l 

nos  jugements.  '  Maiade,  je  ne  vois  dans  la 
nature  qu'un  système  de  destruction  ;  en 
sauté,  qu  un  système  de  reproduction. 

Elle  est  luii  et  1  autre,  répondit  un  qua- 
trième. Quand  l'univers  sortit  du  chaos,  les 
êtres  intellis^euts  durent  se  flatter  que  la  sa- 
gesse suprèmedaignerait  leurdévoiler  le  mo- 
tif de  leuF  existence  ;  mais  elle  renferma  son 
secret  dans  son  sein ,  et ,  adressant  la  parole 
c'.'uxcausessecondes,  elle  ne  prononça  que  ces 
deux  niots  :  Détruisez, reproduisez.  ^  Ces  mots 
ont  li.xé  pour  jamais  la  destinée  du  monde. 

Je  ne  sais  pas,  reprit  le  premier,  si  c'est 
pour  se  jouer,  ou  pour  un  dessein  sérieux, 
que  1(  s  dieux  nous  ont  formés;  '  mais  je  sais 
que  !c  plus  grand  des  malheurs  est  de  naître; 
le  plus  grand  des  bonheurs,  de  mourir.  ^ 
La  vie ,  disait  Pindare ,  n'est  que  le  rêve 
dune  ombre  :  ^  image  sublime,  et  qui  dun 
seul  trait  peint  tout  le  néant  de  Thomme. 
La  vie,  disait  Socrate,  ne  doit  être  que  la 

*  Aristot.  de  rliet.  lib.  i ,  cap.  2,  t.  2,  p.  5 1 5. 
^  ^isop.  ap.  Stob.  serm.  io3,  p.  564. 
^  Plat,  dp  leg.  lib.  i ,  t.  2,  p.  644- 

4  Sophocl.  in  Olidip.  Colou.  v.  128p.  BaccLyl.  et  alii 
ap.  S10I).  serm.  96 ,  p.  53o  et  53 1 .  Cicer.  tuscul.  lib.  i  , 
cap.  48,  t.  2,  p.  2^3. 

5  Pind.  pythie.  8,  v.  i36. 


iqH  VOYAGE    DA^ACHARSIS, 

méditation  de  la  mort  :  '  paradoxe  élraiige, 
de  supposer  qu'on  nous  oblige  de  vivre  pour 
nous  apprendre  à  mourir. 

L  homme  naît,  vit  et  ipeurt  dans  un  même 
instant-,  et  diuis  cet  instaut  si  fugitif,  quelle 
complication  de  souffrances  !  Son  entrée 
dans  la  vie  s'annonce  par  des  cris  et  par  des 
pleurs  :  dans  l'enfance  et  dans  ladolescerice, 
des  maîtres  qui  le  tpanniseut ,  des  devoirs 
qui  l'accablent  :  ^  vient  ensuite  une  succes- 
sion effrayante  de  travaux  p;'nibies,  de  soins 
dévorants,  de  chagrins  amers,  de  combats 
de  toute  espèce-,  et  tout  cela  se  termine  par 
une  vieillesse  qui  le  fait  mépriser ,  et  un 
tombeau  qui  le  fait  oublier. 

Vous  n'avez  qu'à  l'étudier.  Ses  vertus  ne 
sont  que  l'échange  de  ses  vices  il  ne  se  sous- 
trait à  l'un  que  pour  obéir  à  l'autre.  ^  S  il 
néglige  son  expérience,  c'est  un  enfant  qui 
commence  tous  les  jours  à  naître;  s  il  la 
consulte ,  c'est  un  vieillard  qui  se  plaint  d'a- 
voir trop  vécu. 

'  Plat,  in  Phcxdon.  t.  i ,  p.  64  et  67;  id.  ap.  CÀrm. 
Alex,  stromat.  lib.  5,  p.  686. 

'  Sophocl.  in  OEdip.  Colon,  v.  1 290,  etc.  Axioch.  ap. 
Plat.  t.  3,  p.  366.  Teles.  ap.  btob.  p.  p35. 

3  Plat,  in  Phaedon.  t.  i  ,  p.  69. 


CHAPITRE    VUVGÏ-auiTlÈME.      l43 

n  avait  par-dessus  les  animaux  deux  in- 
signes avantages,  la  prévoyance  et  Tespé- 
rauce.  Qu  a  fait  la  nature?  Elle  les  a  cruelle- 
ment empoisonnés  par  la  crainte. 

Quel  vide  dans  tout  ce  qu'il  fait!  que  de 
variétés  et  d'inconséquences  dans  ses  pen- 
chants et  dans  ses  projets!  Je  vous  le  de- 
mande :  qu'est-ce  que  l  homme? 

Je  vais  vous  le  dire,  répondit  un  jeune 
étourdi  qui  entra  dans  ce  moment.  îl  tira  de 
dessous  sa  robe  une  petite  figure  de  bois  ou 
de  carton,  dont  les  membres  obéissaient  à 
des  fils  qu  il  tendait  et  relâchait  à  son  gré.  » 
Ces  fils,  dit-il,  sont  les  passions  qui  nous 
entraînent  tantôt  d'un  côté  et  tantôt  de 
l'autre;  "  voilà  tout  ce  que  j  en  sais.  Et  d 
sortit. 

Notre  vie,  disait  un  disciple  de  Platon, 
est  tout  à  la  fois  une  comédie  et  une  tragé- 
die :  sous  le  premier  aspect,  elle  ne  pouvait 
avoir  d  autre  nœud  que  notre  folie-,  sous  le 
se  ond ,  d  autre  dénouement  que  la  mort  ;  et 
comme  elle  participe  de  la  nature  de  ces 

'  Herodot.  lib.  2,  cap.  ^8.  Lib.  de  muntl.  ap.  Aristou 
ca\).  6,  t.  I  ,  p.  6i  I.  Lucian.  de  Dfci  .Sjr.  cap,  lii  .  i.  3. 
p.  4GS.  Apul.  de  niund.  tic. 

»  Plat,  de  leg.  lib.  i  ,  t.  a ,  p.  644- 


i44  VOYAGÉ    D'ANaCHAKSXS, 

deux  drames ,  elle  est  mêlée  de  plaisirs  et  de 
douleurs,  ' 

La  conversation  variait  sans  cesse.  L'un 
niait  ï existence  du  mouvement:  l'autre, 
celle  des  objets  qui  nous  entourent.  Tout, 
au  dehors  de  nous ,  disait-on ,  n'est  que  pres- 
tige et  mensonge;  au  dedans,  qu erreur  et 
illusion.  Nos  sens,  nos  passions,  notre  rai- 
son nous  égarent;  des  sciences,  ou  plutôt 
de  vaines  opinions,  nous  arrachent  au  re- 
pos de  1  ignorance ,  pour  nous  livrer  au  tour- 
ment de  1  incertitude;  et  les  plaisirs  de  1  es- 
prit ont  des  retours  mille  fois  plus  amers 
que  ceux  des  sens. 

J'osai  prendre  la  parole.  Les  hommes  • 
dis-je,  s  éclairent  de  plus  en  plus.  iS  est  i! 
pas  à  présumer  qu'après  avoir  épuisé  toutes 
les  erreurs,  ils  découvriront  enfin  le  secret 
(i€  ces  mystères  qui  les  tourmentent?  Fl 
savez-vous  ce  qui  an'ive,  me  répondil-on.' 
Quand  ce  secret  est  sur  le  point  d  être  en 
levé, la  natureesltout-à-coupai laqué(*  d  ti;te 
épouvantable  maladie.  '^  Lu  d-jiuge,  un  in- 

»  riat.  in  Phile!).  f.  2,  p.  5o. 

*  Id.  in  Tim.  t.  3,  p.  22.  .iristot.  nieteor.  lib.  9.,c.  if\. 
t.  r,  p.  5.^8.  Polyb.  lib.  C,  p.  4<^3.  Heraclit.  ap.  Clcin. 
Alex.  lib.  5;,  p.  711.  Kot.  Pouer.  ibid. 


ciiAriTnr,  vi^'gt-huitième.    i/fS 

cendie  détruit  les  nations,  avec  les  monu- 
ments de  leur  intelligence  et  de  leur  vanité. 
Ces  fléaux  horribles  ont  souvent  bouleversé 
notre  globe;  le  flambeau  des  sciences  sest 
plus  d  une  fois  éteint  et  rallumé.  A  chaque 
révolution  ,  quelques  individus,  épar;i,nés 
par  hasard,  renouent  le  lil  des  générations; 
et  voilà  une  nouvelle  race  de  malheureux, 
laborieusement  occupée,  pendant  une  lon- 
gue suite  de  siècles,  à  se  former  en  société, 
à  se  donner  des  lois,  à  inventer  les  arts  et  à 
perfectionner  ses  connaissances ,  '  jusqu'à 
ce  qu'une  autre  catastrophe  fengloutisse 
dans  labîme  de  l'oubli. 

Il  n^était  pas  en  mon  pouvoir  de  soutenir 
plus  long-temps  une  conversation  si  étrange 
et  si  nouvelle  pour  moi.  Je  sortis  avec  préci- 
pitation du  portique  ;  et,  sans  savoir  où  por- 
ter mes  pas,  je  me  rendis  sur  les  bords  de 
1  Ilissus.  Les  pensées  les  plus  tristes,  les  sen- 
timents les  plus  douloureux  agitaient  mon 
âme  avec  violence.  C'était  donc  pour  acquév 
rir  des  lumières  si  odieuses  que  j  avais  quitté 
mon  pays  et  mes  parents!  Tons  les  efforts 
de  l'esprit  humain  ne  servent  donc  qu'à 
montrer  que  nous  sommes  les  plus  misera- 

'  Aiislut.  metrii)lj.  lib.  14.  cnp.  fî,  l,  2,  p.  ioo3. 


1^6  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

bles  des  êtres!  Mais  d où  vient  qu'ils  exis- 
tent, d'où  vient  qu'ils  périssent  ces  êlres? 
Que  signifient  ces  changements  périodiques 
qu'on  amène  éternellement  sur  le  théâtre 
du  monde?  A  qui  destine-t-on  un  speclacio 
si  terrible?  est-ce  aux  dieux  qui  n'en  onî 
aucun  besoin?  est-ce  aux  hommes  qui  en 
sont  les  victimes  ?  Et  moi-même  ,  sur  ce 
théâtre,  pourquoi  m'a-t-on  forcé  de  prendre 
un  rôle?  pourquoi  me  tirer  du  néant  sans 
mon  aveu,  et  me  rendre  malheureux  sans' 
me  demander  si  je  consentais  à  letre?  J'in- 
terroge les  cieux,  la  terre,  l'univers  entier. 
Que  pourraient- ils  répondre?  ils  exécutent 
en  silence  des  ordres  dont  ils  ignorent  les 
motifs.  J'interroge  les  sages.  Les  cruels!  ils 
m'ont  répondu.  Ils  m'ont  appris  à  me  con- 
naître; ils  mont  dépouillé  de  tous  les  droits 
que  j'avais  à  mou  estime-,  et  déjà  je  sui:J 
injuste  envers  les  dieux,  et  bientôt  peni- 
être  je  serai  barbare  envers  les  hommes. 

Jusqu'à  quel  point  d'activité  et  d'exalta- 
tion se  porte  une  imagination  fortement 
ébranlée  !  D'un  coup-d  oeil ,  j'avais  parcouru 
toutes  les  conséquences  do  ces  fatales  opi- 
nions. Les  moindres  apparences  étaient  de« 
venues  pour  moi  des  réalités j  les  moindres 


CHAPITRE   VINGT-HUITIÈME,      l^ij 

craintes ,  des  supplices.  Mes  idées ,  semblables 
à  des  fantômes  eftrayaiits,  se  poussaient  et  s6 
repoussaient  dans  mon  esprit,  comme  les  flots 
d'une  mer  agitée  par  une  lioîTible  tempête. 

Au  milieu  de  cet  orage,  je  m'étais  jeté, 
sans  m'en  apercevoir ,  au  pied  d'un  platane, 
sous  lequel  Socrate  venait  que]c|uei"ois  s'en- 
tretenir avec  ses  disciples.  '  Le  souvenir  de 
cet  homme  si  sage  et  si  heureux  ne  servit 
qu'à  augmenter  mon  délire.  Je  1  invoquais  à 
haute  voix ,  j'arrosais  de  mes  pleurs  le  lieu 
où  il  s'était  assis,  lorsque  j'aperçus  au  loin 
Phocus ,  fils  de  Phocion ,  et  Gtésippe ,  fils  de 
Chabrias,  '  accompagnés  de  quelques  jeunes 
gens  avec  qui  j'avais  des  liaisons.  Je  n'eus 
que  le  temps  de  reprendre  l'usage  de  mes 
sens  :  ils  s^approchèrent ,  et  me  forcèrent  de 
les  suivre. 

Nous  allâmes  à  la  place  publique  :  on 
nous  montra  des  épigrammes  et  des  chan- 
sons contre  ceux  qui  étaient  à  la  tète  des 
affaires,  ^  et  l'on  décida  que  le  meilleur  des 
gouvernements  était  celui  de  Lacédémone.  4 

»  Plat,  in  Phftdi-.  t.  3,  p.  229. 

'  Plut,  in  Phoc.  t.  I,  p.  j.|4  et  •yHo. 

^  Plut,  in  Pericl.  t.  i ,  p.  170. 

4  Aristol,  de  rep.  lib.  .^ ,  cap.  i ,  t.  2,  p.  363. 


l48;  VOYAGE    D 'a>^  AC  lî  ARS  IS  , 

Nous  nous  rendîmes  au  théâtre;  on  y  jouait 
des  pièces  nouvelles  que  nous  sifflâmes,  ' 
et  qui  réussirent.  Nous  montâmes  à  cheval. 
Au  retour,  après  nous  être  baignés,  nous 
soupàmes  avec  des  chanteuses  et  des  jouea- 
s;"S  de  flûte.  ^  .Foubliai  le  portique ,  le  pla- 
tane et  Socrate  ;  je  m'abandonnai  sans  ré- 
serve au  plaisir  et  à  la  licence.  Nous  passâmes 
une  partie  de  la  nuit  à  boire,  et  l'autre  moi- 
tié à  courir  les  rues  pour  insulter  les  pas- 
sants. 

A  mon  réveil,  la  ])aix  régnait  dans  mon 
àme,  et  je  reconnus  aisément  le  principe  des 
terreurs  aui  m'avaient  airité  la  veille,  N  étant 
pas  encore  aguerri  coïitie  les  incertitudes  du 
savoir,  ma  peur  avait  été  celle  dun  eniant 
qui  se  trouve  pour  la  première  fois  dans  les 
ténèl^rcs.  Je  résolus,  dès  ce  moment,  de 
fixer  mes  idées  à  légard  des  opinions  qu  on 
avait  traitées  dans  le  portique, de  fréquenter 
la  bibliotbèque  d  un  Athénien  de  mes  amis, 
et  de  proHter  de  cette  occasion  pour  con- 
naître en  détail  les  diilércntcs  branches  de 
la  littérature  grecque. 

'  Demosth.  de  fais,  lep.  p.  ^t]G. 
*  P);it.  in  Protag.  t.  i ,  p.  34  "  . 
^  Dcimistl).  in  Conoii.  p.   t  ii<i. 


CHAPITRE   VIH^GT-NEUVIÈME.      l^g 

CHAPITRE   XXIX 

BiIjliothè([ue    d'un    Athénien.    Classe    de   PhUo- 
sophic. 

1  isisTn.vTE  s'était  fait,  il  y  a  deux  siècles, 
une  ]>ibliotliôque  qu'il  avait  reiiduo  pu])li- 
que,  et  qui  fut  cusuite  enlevée  par  Xcrxès, 
et  transportée  en  Perse.  '  De  mon  temps, 
plusieurs  Athéniens  avaient  des  collections 
de  livres.  La  plus  considérable  apparts-nait 
à  Eudido.  Il  lavait  reçue  de  ses  pères  :  ^  il 
méritait  de  la  posséder,  puisquil  eu  con- 
naissait te  prix. 

En  y  entrant,  je  frissonnai  d'étonncment 
et  de  plaisir.  Je  me  trouvais  au  milieu  des 
plus  beaux  génies  de  la  (irèce.  Ils  vivaient, 
iisrespiraicnl  dans  leius  ouvra <^cs,  rangés  au- 
tour de  moi.  Leur  silence  môme  augmentait 
mon  respect  :  rassemblée  de  tous  les  souve- 
rains de  la  terre  m  eût  paru  moins  imposante. 
Quelques  moments  après  je  m'écriai  :  Hélas! 
que  de  connaissances  refusées  aux  Scythes! 

'  Au].  Gell.  liL.  G,  cap.  i  j. 

*  Allrii.  lih.  I ,  rnp.  •< ,  p.  3.  Casaiib.  ibid.  ]\  G. 


l5o  VOYAGE    D  ANACIIARSIS, 

Dans  la  suite,  j'ai  dit  plus  d'une  fois  :  Que 
de  connaissances  inutiles  aux  hommes! 

Je  ne  parlerai  point  ici  de  toutes  les  ma- 
tières sur  lesquelles  on  a  tracé  l'écriture.  Les 
peaux  de  chèvre  et  de  mouton,  '  diflërentes 
espèces  de  toile  furent  successivement  em- 
ployées; ^  on  a  fait  depuis  usage  du  papier 
tissu  des  couches  intérieures  de  la  tige  d  une 
plante  qui  croit  dans  les  marais  de  l'Egypte, 
ou  au  milieu  des  eaux  dormantes  que  le  Nil 
laisse  après  son  inondation.  ^  On  en  fait  des 
rouleaux  ,  à  l'extrémité  desquels  est  sus- 
pendue une  étiquette  contenant  le  titre  du 
livre.  L'écriture  n'est  tracée  que  sur  une  des 
faces  de  chaque  rouleau,  et,  pour  en  facili- 
ter la  lecture,  elle  s'y  trouve  divisée  en  plu- 
sieurs compartiments  ou  pages,  (a) 

Des  copistes  de  profession  ^  passent  leuf 
vie  à  transcrire  les  ouvrages  qui  tombent 
entre  leurs  mains-,  et  d'autres  particuliers, 
par  le  désir  de  s'instruire,  se  chargent  du 

'  Uerodot.  lib.  5 ,  cap.  58. 

'■^  Pliii,  lib.  1 3 ,  cap.  1 1  ,  t.  I ,  p.  G8g.  Caylus ,  rec. 
d'antiq.  t.  5,  p.  76. 

^  Theophr.  hist.  plant,  lib.  4,  "^P-  *)>?•  4^^.  Pljn, 
jbjd.  Meni.  de  l'acad.  des  bcll.  irttr.  t.  26,  p.  a^Ci. 

(a)  Voyez  ks  manuscrits  d'ilerculanunj. 

4  Poli.  lib.  7,  cap.  33,  S.  211. 


CHAPITRE    yiNGT-ÎIEUVIEME.      l5l 

même  soin.  Démosthcne  me  disait  un  jour, 
que  pour  se  former  le  style,  il  avait  huit  ibis 
transcrit  de  sa  main  Thistoire  de  Thucy- 
dide. '  Parlà,lesexemplaircsscmultiplicnt; 
mais,  à  cause  des  frais  de  copie,  (a)  ils  ne 
sont  jamais  fort  communs ,  et  c'est  ce  qui 
fait  que  les  lumières  se  répandent  avec  tant 
de  lenteur.  Un  livre  devient  encore  plus 
rare,  lorsqu'd  paraît  dansun  pays  éloigné, et 
lorsqu  il  traite  de  matières  qui  ne  sont  pas  à 
la  portée  de  tout  le  monde.  J'ai  vu  Platon, 
malgré  les  correspondances  qu'il  entretenait 
en  Italie,  obtenir  avec  beaucoup  de  peine 
certains  ouvrages  de  philosophie ,  ^  et  don- 
ner cent  mines  (^h]  de  trois  petits  traités  de 
Philolaûs.  ^ 

Les  libraires  d'Athènes  ne  peuvent  ni  se 
donner  les  mêmes  soins ,  ni  faire  de  parcdles 
avances.  Ils  s'assortissent  pour  lordinaire 

'  Lucian.  adv.  indod.  J.  i\,  t.  3,  p.  102. 

(a)  Après  la  mort  de  Speusippe,  disciple  de  Platon. 
Arislote  acheta  ses  livres,  qui  étaient  en  petit  nombre,  et 
eu  donna  trois  talents,  c'cst-ii-ùire,  seize  mille  deux  cents 
livres.  (Diog.  Laert.  lib.  4.  (J.  5.  Aul.  GclL  lib.  3,  c.  17.) 

^  Diog.  Laert.  in  Aroliyt-  lib.  8 ,  $.  80. 

(//)  Neuf  mille  livres. 

i  Diog.  Laert.  in  Hat.  lib.  3 ,  g.  9  ;  lib.  8,  $■  85.  Aul. 
Gell.  lib.  3,  cap.  17. 


l52  VO\AGE    d'aNACHARSIS, 

en  livres  de  pur  agrément ,  dont  ils  envoient 
une  partie  dans  les  contrées  voisines,  et 
quelquefois  même  dans  les  colonies  grec- 
ques établies  sur  les  côtes  du  Pout-Euxin.  ' 
La  fureur  d  écrne  fournit  sans  cesse  de  nou- 
veaux aliments  à  ce  commerce.  Les  Grecs  se 
sont  exercés  dans  tous  les  genres  de  littéra- 
ture. On  en  pouira  juger  par  les  diverses 
notices  que  je  donnerai  de  la  LiJjliollièque 
d'Euclide. 

Je  conunencerai  par  la  classe  de  philoso- 
pliie.  Elle  lu;  remontait  qu'au  siècle  de  So- 
lon ,  qui  fiorissait  il  y  a  deux  cent  cinquante 
ans  environ.  Auparavant,  les  Grecs  avaient 
des  théologiens,  et  n  avaient  point  de  phi- 
losophes; peu  soigneux  d  étudier  la  nature, 
les  poètes  recueillaient  et  accréditaient  par 
leurs  ouvrages  les  mensonges  et  les  supers- 
titions qui  régnaient  parmi  ie  peuple.  IMais 
au  temps  de  ce  législateur,  et  vers  la  cin- 
quantième olympiade,  (a)  il  se  lit  tout  à 
coup  une  révoîution  surprenante  dans  les 
esprits.  Thaïes  et  Pythagore  jetèrent  les  fon- 
dements de  leur  philosophie;  Cadtiais  de 
Milet  éciivit  riiisloirc  en  prose;  Thcspis 

'  Xf'iuipli.  cxpcd.  CjT.  lib.  7,  p.  4 12. 
(a)  \  ers  l'an  58o  avai;t  J.  C. 


CHAPITRE    VIXGT-NEUVIEME.      I  bO 

donna  une  première  forme  à  la  tragédie,  et 
Susarion  à  la  comédie. 

Thaïes  de  Milet  en  lonie,  l'un  des  sept 
sages  de  la  Grèce,  naipiit  dans  la  première 
aimée  de  la  trente-cinquième  olympiade.  »  (a) 
11  remplit  d'abord  avec  distinction  les  em- 
t)lois  auxquels  sa  naissance  et  sa  sagesse 
l'avaient  appelé.  Le  besoin  de  s  instruire  le 
Imca  bientôt  de  voyager  parmi  les  nations 
élranj^ères.  A  son  retour ,  s  étant  dévoué 
sans  partage  à  1  élude  de  la  nature,  il  étonna 
la  Grèce  en  prédisant  une  éclipse  de  so- 
leil; '^  il  linslruisit,  en  lui  communirpiant 
des  lumières  qu  il  avait  acquises  en  Egypte 
sur  la  géométrie  et  sur  1  astronomie.  ^  11  vé- 
cut libre;  il  jouit  en  paix  de  sa  réputation, 
et  mourut  sans  regret,  (b)  Dans  sa  jeunesse, 
sa  mère  le  pressa  de  se  marier;  elle  l'en  pressa 
do  nouveau  plusieurs  années  après.  La  pre- 

'  Apollod.  ap.  Diog.  Laert.  lib.  i,  §.  38.  Corsin.  f;i»t. 
aitic.  t.  J ,  p.  5'J. 

(a)  Vers  l'un  Glo  avant  J.  C 

2  Hcrodot.  lib.  i  ,  cap.  7^.  Cicfr.  de  di\in.  lib.  1, 
cap.  i\i),  t.  J  ,  p.  i(  I.  Pliii.  lib.  2  ,  ra}).  12  ,  t.  l  ,  p.  y8. 

^  Uiog.  Laerl.  lib.  1,5.  i^  et  27.  Bailly,  liist.  de  l'as- 
tron.  aiic.  p.  i()(i  et  4-^9- 

(A)  Vers  l'an  j/(8  avant  J.  C. 


l54  VOYAGE    d'aNACHAUSIS, 

mière  fois  il  dit  :  «  Il  n'est  pas  temps  encore  ;  » 
«  la  seconde  :  Il  n'est  plus  temps.  '  » 

On  cite  de  lui  plusieurs  réponses  que  je 
vais  rapporter,  parce  qu'elles  peuvent  don- 
ner une  idée  de  sa  philosophie,  et  montrer 
avec  quelle  précision  les  sages  de  ce  siècle 
tâchaient  de  satisfaire  aux  questions  qu'on 
leur  proposait. 

Qu'y  a-t-il  de  plus  beau?  —  L'univers, 
car  il  est  louvrage  de  Dieu — De  plus  vaste  ? 

L  espace,  parce  qu'il  contient  tout De 

plus  fort?  —  La  nécessité,  parce  quelle 
triomphe  de  tout. — De  plus  difficile?  — 
De  se  connaître. — De  plus  facile?  —  De 
donner  des  avis.  —  De  plus  rare?  — -  Un  ty- 
ran qui  parvient  à  la  vieillesse.  —  Quelle 
difl'ércnce  y  a-t-il  entre  vivre  et  mourir?  — 
Tout  cela  est  égal.  —  Pourquoi  donc  ne 
mourez-vous  pas?  —  C'est  que  tout  cela  est 

égal.  Qu'est-ce  c|ui  peut  nous  consoler 

dans  le  malheur?  —  La  vue  dun  ennemi 
plus  malheureux  que  nous.  —  Que  faut-il 
pour  mener  une  vie  irréprochable?  —  Ne 

pas  faiçe  ce  qu'on  bUlme  dans  les  autres 

Que  faut-il  pour  être  heureux?  —  Un  corps 

«  Diog.  Laert.  lib.  i ,  §.  26 


CHAPITP.E    VINGT-NELVIEME.      Toa' 

sain  ,  une  fortune  aisée  ,  un  esprit  éclai- 
ré, '  etc.  etc. 

Rien  de  si  célèbre  que  le  nom  de  Pytlia- 
gore,  rien  de  si  peu  connu  que  les  détails 
de  sa  vie.  ^  Il  paraît  que  dans  sa  jeunesse  il 
prit  des  leçons  de  Thaïes  et  de  Phérécyde 
de  Sc^Tos,  qu'il  fit  ensuite  un  long  séjour  eu 
Egypte,  et  que,  s  il  ne  parcourut  pas  les 
royaumes  de  la  haute  Asie,  il  eut  du  moins 
quelques  notions  des  sciences  qu'on  y  culti- 
vait. La  profondeur  des  mystères  des  Égyp- 
tiens, les  longues  méditations  des  sages  de 
rOricnt,  eurent  autant  d'attraits  pour  son 
imagination  ardente,  qu^en  avait  pour  son 
caractère  ferme  le  régime  sévèr-e  que  la 
plupart  d  entre  eux  avaient  embrassé. 

A  son  retour,  ayant  trouvé  sa  patrie  op- 
primée par  un  tyran,  ^  il  alla,  loiu  de  la 
servitude,  s'établjr  à  Crotoneen  Italie.  Cette 
ville  était  alors  dans  un  état  déplorable.  Les 
habitants,  vaincus  par  les  Locriens,  avaient 
perdu  le  sentiment  de  leurs  forces,  et  ne 

'  Diog.  Lacri.  lib.  i,  §.  35,  36,  etc. 
^  Id.  ibid.  lib.  8,5-  i-  Fabric.  bibiioth.  gr^c.  t.  |, 
p.  455.  Bruck.  hist.  philos,  t.  i ,  p.  994- 

^  Strab.  lib.  14  :  p.  638.  Diog.  Lacrt.  ibid.  §.  3. 


l56  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

trouvaient  dautre  ressource  à  leurs  mal- 
heurs que  l'excès  des  plaisirs.  Pjthagôre  en- 
treprit de  relever  leur  courage  en  leur  don- 
nant leurs  anciennes  verf us.  Ses  instructions 
et  ses  exemples  hélèrent  tellement  les  pro- 
grès de  la  r('lormation,cpi'on  vit  un  jour  k-s 
femmes  de  Crotone ,  entraînées  par  son 
éloquence,  consacrer  dans  un  temple  les  ri- 
ches ornements  dont  elles  avaient  soin  de  se 
parer.  ' 

Peu  content  de  ce  triomphe,  il  voulut  le 
perpétuer,  en  élevant  la  jeunesse  dans  les 
principes  qui  le  lui  avaient  procuré.  Comme 
il  savait  que  dans  un  état  rien  ne  donne  plus 
de  l'orce  cjue  la  sagesse  des  mœurs,  et  dans 
un  particulier,  que  1  absolu  renoncement  à 
soi-même,  il  conçut  un  s\  sterne  d'éducation 
qui ,  poui'  rendre  les  âmes  capai)ics  de  la  vé- 
rité, devait  les  rendre  indépendantes  des 
sens.  Ce  fut  alors  qu  il  forma  ce  fameux  ins 
titut  qui,  jusquen  ces  derniers  temps,  s'est 
distingue  parmi  les  autres  sectes  phiiosophi- 
ques.  '^  J  aurai  occasion  den  parler  dans  h 
suite,  (a) 

'  .lustin.  lib.  20,  cap.  4. 

^  plat,  de  ipj).  lib.  1  o,  t.  a  .  p.  60O. 

(u)  Voje/.  1b  cliiipjirs  LXX\  . 


CHAPITRE    VINGT-NEXJVIÈME.      1 57 

Sur  la  fin  de  ses  jours,  et  dans  une  ex- 
trême Yieillesse ,  Pythagore  eut  la  douleur 
de  voir  son  ouvrage  presque  anéanti  par  la 
jalousie  des  principaux  citoyens  de  Crotone. 
Obligé  de  prendre  la  fuite,  il  erra  de  ville 
en  ville.  '  jusquau  moment  où  la  mort,  en 
terminant  ses  infortunes,  fit  taire  l'envie,  et 
restituer  à  sa  mémoire  des  honneurs  que  le 
souvenir  de  la  persécution  rendit  excessifs. 

L'école  d'iouie  doit  son  origine  ù  Thaï" s; 
celle  d Italie,  à  Pythagore  ;  ces  deux  écoles 
en  ont  Ibrmé  d  autres,  qui  toutes  ont  pro- 
duit de  grands  hommes.  Euclide,  en  rassem- 
hlant  leui's  écrits,  avait  eu  soin  de  les  distri- 
buer relativement  aux  différents  systèmes  de 
philosophie. 

A  la  suite  de  quelques  traités,  peut-être 
faussement  attribués  à  Thaïes,^  on  voyait 
les  ouvrages  de  ceux  qui  se  sont  transrais  sa 
doctrine,  et  qui  ont  été  successivement  pla- 
cés à  la  tête  de  son  école.  Ce  sont  Auaxi- 
mandre,  ^  Anaximène,  '♦  Anaxagorc,  qui  le 

'  PorjDli.  de  vit.  Pytliag.  p.  5i. 

*  Plut,  de  orac.  t.  2 .  p.  4o3.  Diop;.  Laen.  li!).  i ,  $.  a3i 

^  Diog.  LatTt.  lih.  2,  Ç.  a.  Suid.  Id  A'ytt^iy.- 

4  Fabric.  Jjibliotii.  gra:c.  t  i ,  p.  8i4- 

.1.  14 


l58  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

premier  enseigna  la  philosophie  à  Athènes,* 
Archélaûs,  qui  fut  le  maître  de  Socrate. 
Leurs  ouvrages  traitent  de  la  formation  de 
l'univers,  de  la  nature  des  choses,  de  la  géo- 
métrie et  de  Tastronomie. 

Les  traités  suivants  avaient  beaucoup  plus 
de  rapport  à  la  morale;  car  Socrate,  ainsi 
que  ses  disciples,  se  sont  moins  occupés  de 
la  nature  en  général ,  que  de  l'homme  en 
particulier.  Socrate  n'a  laissé  par  écrit  qu'un 
hymne  en  l'honneur  d  Apollon,  et  quelques 
fables  d'Esope,  qu'il  mit  en  vers  pendant 
quïl  était  en  prison.  ^  Je  trouvai  chez  Eu- 
clide  ces  deux  petites  pièces,  et  les  ouvrages 
qui  sont  sortis  de  l'école  de  ce  philosophe. 
Ils  sont  presque  tous  en  forme  de  dialogues, 
et  Socrate  en  est  le  principal  interlocuteur, 
parce  qu'on  s  est  proposé  d'y  rappeler  ses 
conversations.  Je  vis  les  dialogues  de  Platon, 
ceux  d'Alexaraène,  antérieurs  à  ceux  de  Pla- 

'  Aristot.  de  anim.  lib.  i,  cap.  2,  t.  i,  p.  6ao.  CJapi. 
Alex,  stroniat.  lib.  i,  p.  352. 

*  Diog.  Lacrt.  lib.  i,  §.  i6. 

^  Plut,  de  fort.  Alex.  t.  2,  p.  828.  Cicer.  de  orat.  1.  3 , 
cap.  I  G,  t.  I ,  p.  294.  Plat  \d.  Plisedon.  t.  i ,  p.  tio.  Diog, 
Laert.  lib.  2 ,  §.  42- 


CHAPITRE    VI.\GT-NiiUVlÈME.      169 

ton ,  *  ceux  de  Xénophon,  ceux  d'Eschine,^ 
ceuxdeGriton,Mc  Simon.'*  deGlaucon,^de 
Simmias ,  ^  de  Cébès ,  '  de  Phœdon ,  ^  et  d'Eu- 
clide  9  qui  a  fondé  l  école  de  Mégare ,  dirigée 
aujourdhui  par  Eubulide  son  disciple. 

Il  est  sorti  de  1  école  d'Italie  un  beaucoup 
plus  grand  nombre  d  écrivains  que  de  celle 
dionie  :  "°  outre  quelques  traités  qu'on  at- 
tribue à  Pytbagore ,  et  qui  ne  paraissent 
point  authentiques/'  la  bibliothèque  d'Eu- 
clide  renfermait  presque  tous  les  écrits  des 
philosophes  qui  ont  suivi  ou  modifié  sa  doc- 
trine. 

Tel  fut  Empédocle  d'Agrigente,  à  qui  les 
habitants  de  cette  grande  ville  offrirent  la 

'  Aristot.  ap.  Athen.  lib.  1 1 ,  cap.  i5,  p.  5o5. 

3  Diog.  Laert.  lib.  2  ,  §.  6i.  Athen.  lib.  i3,  p.  6n. 
^  Diog.  Laert.  ibid.  §,  121. 

4  Id.  ibid.  5-  122. 

5  Id.  ibid.  5.  124. 
«  Id.  ibid. 

7  Id.  ibid.  §.  125. 
'  ^  là.  ibid.  §.  io5. 

9  Id.  ibid.  5.  108. 

'"  Janibl.  vita  Pythag.  p.  21 5. 

'  '  Heracl.  ap.  Diog.  Laert.  Hb.  8,5-6.  Plut,  de  fort. 
Alex.  t.  2,  p.  328.  Lucien,  pro  lapsu  in  salut,  t.  i ,  p.  720. 
Fabric.  biblioth.  grâce,  t.  i ,  p.  460. 


l6o  VOYAGE    D'aNACHARSIS, 

couronne,  et  qui  aima  mieux  établir  l'égalité 
parmi  eux.  '  Avec  des  talents  qui  le  rappro- 
chaient d Homère,  il  prêta  les  charmes  de  la 
poésie  aux  matières  les  plus  abstraites,  '^  et 
s'acquit  tant  de  célébrité ,  qu  il  iixa  sur  lui 
les  regards  des  Grecs  assemblés  aux  jeux 
olympiques.  ^  Il  disait  aux  Agrigentins  : 
«  Vous  courez  après  les  plaisirs  comme  si 
(c  vous  dtviez  mourir  demain  :  vous  bâtissez 
«  vos  maisons  comme  si  vous  ne  deviez  ja- 
«  mais  mourir.  ^  » 

Tels  furent  encore  Eplcharme ,  homme 
d'esprit,  comme  le  sont  la  plupart  des  Sici- 
liens, ^  qui  s'attira  la  disgrâce  du  roi  lîiéron, 
pour  s  être  servi  dune  expression  indécente 
en  présence  de  l'épouse  de  ce  jjrince,^  et 
l'inimitié  des  autres  philosophes,  pour  avoir 
révélé  le  secret  de  leurs  dogmes  dans  ses  co- 
médies ;  '  Ocellus  de  Lucanie  ,  Timée  de 
Locres  ,  auteurs  moins  brillants ,  mais  plus 

■  Diof;.  Laeit.  lih.  8,  §.  72.  Aristot,  ap.  eumd.  §.  63. 

^  Aritilot.  ibid.  5-  S^. 

^  L)iog.  Laeit.  i})id.  5-  66- 

4  Id.  ibid.  §.  Gj. 

5  Cicer.  tuscul.  lib.  i  .  cap.  8,  t.  2,  p.  238;  id.  de 
clar.  orat.  cap.  1 2  ,  t.  i ,  p.  3};). 

^  Plut,  apoplith.  t.  2,  p.  175. 

7  JaiiiLl.  vita  Pjihag.  cap.  36,  p.  2i5. 


CHAPITRE    VINOT-NELVIÈME.      l6l 

profonds  et  p'us  précis  que  les  précédents  -, 
Archy  tas  de  ïarenle ,  célèbre  par  des  décou- 
vertes importantes  dans  les  mécaniques;  ' 
Philolaùs  de  Crotone  ,  l'un  des  premiers, 
parmi  les  Grecs ,  qui  tirent  mouvoir  la  teri'e 
autour  de  luuiveis  3  ^  Eudoxe  ,  que  j ai  vu 
souvent  chez  Platon ,  et  qui  fut  à  la  fois  géo- 
mètre, astronome,  médecin  et  législateur;^ 
sans  parler  d'un  Ecphantus ,  d  un  Alcmœonj 
d  un  Hippasus ,  et  d  une  foule  d'autres,  tant 
anciens  que  modernes ,  qui  ont  vécu  dans 
l'obscurité,  et  sont  devenus  célèbres  après 
leur  mort. 

Une  des  tablettes  fixa  mon  attention  : 
elle  renfermait  une  suite  de  livres  de  philo- 
sophie, tous  composés  par  des  femmes,  dont 
la  plupart  furent  attachées  à  la  doctrine  de 
Pvtliai;ore,  "♦J'y  trouvai  le  Traité  de  la  sa- 
gesse ,  par  I^érictione,  ^  ouvrage  où  brille 
une  métaphysique  lumineuse.  Euclide  me 
die  qu  Aristote  en  faisait  grand  cas,  et  qu'il 

•  Diog.  Lacit.  !ib.  8,5.83. 
-  kl.  ibid.  $.  8j. 
Id.  ibid.  5.  8(3. 
^  Jambl.  vita  Pythag.  p.  218.  Fiibric.  biblioth.  grscc. 
t.  I ,  j).  524.  Wenag.  Jiistor.  muJ.  philos. 

'  Stob.  de  virt.  scim.  i  ,  p.  6.  Pliot.  bibliolh.  p.  3^3. 


l62  VOYAGE    DANACHARSIS, 

comptait  en  emprunter  des  notions  sur  la 
nature  de  l'être  et  de  ses  accidents.  * 

Il  ajouta  que  l'école  d'Italie  avait  répandu 
sur  la  terre  plus  de  lumières  que  celle  d  lonie , 
mais  qu'elle  avait  fait  des  écarts  dont  sa  ri- 
vale devait  naturellement  se  garantir.  En 
efîet,  les  deux  grands  hommes  qui  les  fon- 
dèrent, mirent  dans  leurs  ouvrages  l'em- 
preinte de  leur  génie.  Thaïes,  distingué  par 
un  sens  profond, eut  pour  disciples  des  sages 
qui  étudièrent  la  nature  par  des  voies  sim- 
ples. Son  école  finit  par  produire  Anaxa- 
gore,  et  la  plus  saine  théologie-,  Socrate,  et 
la  morale  la  plus  pure.  Pythagore,  dominé 
par  une  imagination  forte,  établit  une  secte 
de  pieux  enthousiastes  qui  ne  virent  d  abord 
dans  la  nature  que  des  proportions  et  des 
harmonies  ,  et  qui ,  passant  ensuite  d'un 
genre  de  fictions  à  un  autre ,  donnèrent  nais- 
sance à  l'école  d'EIée  en  Italie,  et  à  la  méta- 
physique la  plus  abstraite. 

Le5  philosophes  de  cette  dernière  école 
peuvent  se  diviser  en  deux  classes;  les  uns, 
tels  que  Xénophanès  ,  Parménide,  Mélissus 
et  Zenon,  s'attachèrent  à  la  métaphysique; 

'  Franc.  Patrie,  discuss.  peripat.  t.  2,  lib.  2,  p.  19J. 
Ant.  floiiti.  i)!ustr.  del  l'ariiicii.  p.  lio. 


CHAPITRE    VINGT-NEUVIEME.      1 63 

les  autres ,  tels  que  Leucippe ,  Démocrite , 
Protagoras,  etc.  se  sont  plus  occupés  de  la 
physique.  ' 

L'école  dElée  doit  son  orisrine  à  Xéno- 
phaiiès  de  Colophoii  en  lonie.  (a)  Exilé  de 
sa  patrie  quil  avait  célébrée  par  ses  vers,  il 
alla  s  établir  en  Sicile,  où,  pour  soutenir  sa 
famille ,  il  n  eut  d'autres  ressources  que  de 
chanter  ses  poésies  en  public ,  ^  comme  fai- 
saient les  premiers  philosophes.  Il  coudam 
nait  les  jeux  de  hasard;  et  quelqu'un  l'ayant 
en  conséquence  traité  d'esprit  laible  et  plein 
de  préjugés,  il  répondit  :  «Je  suis  le  plus 
«  faible  des  hommes  pour  les  actions  dont 
«  j  aurais  à  rougir.  ^  » 

Parménide,  son  disciple,  était  d'une  des 
plus  anciennes  et  des  plus  riches  familles 
dEléc.  '^  11  donna  des  lois  si  excellentes  à  sa 
patrie ,  que  les  magistrats  obligent  tous  les 
ans  chaque  citoyen  d  en  jurer  lobservation  ^ 

■  Bruck.  liist.  philos,  t.  i ,  p.  1 1  43. 

(a)  Né  vers  l'an  556  avaut  J.  C.  (  Bruck.  hist.  philos, 
p.    ii|/i.) 

-  l'iog.  Laert.  hb.  9,  §.  18. 

^  Plut,  de  vitios.  pud.  t.  2,  p.  53o. 

^  Bruck.  ibid.  p.  i  lO""- 

5  Plut.  adv.  Coiot.  t.  2 ,  p.  II  26.  SpcHsip.  ap.  Diog. 
Laert.  hb.  f),  §.  28. 


l64  VOYAGE    d'aIVACFIARSIS, 

Dans  la  suite,  dégoûté  du  crédit  et  de  l'au- 
torité, il  £c  livra  tout  entier  à  la  philosophie, 
et  passa  le  reste  de  ses  jours  dans  le  silence 
et  dans  la  méditation.  La  plupart  de  ses 
écrits  sont  en  vers.  ' 

Zenon  d'Elée,  qui  fut  son  disciple  et  qu'il 
adopta ,  ^  vit  un  tyran  s'élever  dans  une 
ville  lihre,  conspira  contre  lui,  et  mourut 
sans  avoir  voulu  déclarer  ses  complices.  ^ 
Ce  philosophe  estimait  le  pul)lic  autant  qu'il 
s'estimait  lui-même.  Son  àme,  si  ferme  dans 
le  dan<3'er;,  ne  pouvait  soutenir  la  calomnie. 
Il  disait  :  «Pour  être  insensible  au  mal  qu'on 
«  dit  de  moi ,  il  faudrait  que  je  le  fusse  au 
«c  bien  qu'on  en  dit,  '  » 

On  voit  parmi  les  philosoplies,  et  surtout 
parmi  ceux  de  l'école  d'Klée ,  des  hommes 
qui  se  sont  mêlés  de  l'achniiiistration  de 
l'état,  tels  que  Parménide  et  Zenon.  ^  On  en 
voit  d'autres  qui  ont  commandé  des  armées . 
Archytas  remporta  plusieurs  avantages  à  la 

'  Diog.  Lacil.  lili.  q,  5.  22. 
■^  Id.  ibid.  §.  a5. 

^  kl.  ibid.  §.  2(i.  Ciixr.  Inscul.  lib.  2,  cap.  22,  t.  2, 
p.  y<> '(.  Val.  Max.  lil).  3,  <:ip.  3. 
'i  Diog.  Laert.  ibid.  Jj.  :>i) 
^  Dio".  I.aevr.  iii  l'urui.  et  /'-n. 


CKAPIT.IE    V'IiVCiT-NECVIÉilIE.      lf)5 

tête  cl("s  troupes  des  Tarentins  :  '  Mélissus, 
disciple  de  Panne nide  ,  Vainquit  les  Athë- 
uieus  dans  un  combat  naval.  ^  Ces  exem- 
ples, et  d autres  qu'on  pourrait  citer,  ne 
prouvent  pas  que  la  philosophie  suffise  pour 
l'ormcr  des  hommes  détatou  de  ip-ands  géné- 
raux; ils  montrent  seulement  qu'un  homme 
d'état  et  un  grand  général  peuvent  cultiver 
la  philosophie. 

Leucippe  s'écarta  des  principes  de  Zenon 
son  maître,  ^  et  communiqua  les  siens  à  Dé- 
raocrite  d  Ahdère  en  Tlirace., 

Ce  dernier  était  né  dans  1  opulence  -,  ^ 
mais  il  ne  se  réserva  qu  une  partie  de  ses 
biens,  pour  voyager,  à  l'exemple  de  Pytha- 
gore ,  chez  les  peuples  que  les  Grecs  trai- 
tent de  barbares,  et  qui  avaient  le  dépôt  des 
sciences.  A  son  retour ,  un  de  ses  frères,  qu  il 
avait  enrichi  de  ses  dépouilles ,  pourvut  à 
ses  besoins  réduits  au  pur  nl^cessaire  ;  et , 
pour  prévenir  leftet  d  une  loi  qui  privait  de 

^  jElian.  var.  hist.  lib.  7,  cap.  14.  Aristox.  ap.  Diog. 
Laert.  lib.  8,  §.  82. 

-  ^liaii.  ibid.  Plut,  in  Pericl.  t.  i ,  p.  1 6G  ;  et  adr. 
Colot.  t.  2  ,  p.  1 126. 

^  Bruck.  hist.  philos,  t.  i ,  p.  1171. 

4  Id.  ibid.  p.  1 1  j7.  Dlog.  Lacrt.  lib.  9,  5.  36. 


l66  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

la  sépulture  le  citoyen  convaincu  d'avoir 
dissipé  1  héritage  de  ses  pères  ,  Démocrite 
lut,  en  présence  des  habitants  d'Abdère,  un 
ouvrage  qui  lui  concilia  leur  estime  et  leur 
admiration.  '  Il  passa  le  reste  de  sa  vie  dans 
une  retraite  profonde;  heureux,  parce  qu'il 
avait  une  grande  passion  qu'il  pouvait  tou- 
jours satisfaire,  celle  de  s'instruire  par  ses  ré- 
flexions, et  d'instruire  les  autres  par  ses  écrits, 

Protagoras ,  ^  né  de  parents  pauvres  et 
occupés  d'ouvrages  serviles ,  fut  découvert 
et  élevé  par  Démocrite,  qui  démêla  et  éten- 
dit son  génie.  C'est  ce  môme  Protagoras  qui 
devint  un  des  plus  illustres  sophistes  d  A- 
ihènes,  où  il  s'était  établi;  il  donna  des  lois 
aux  ïhuriens  d'Italie,  ^  écrivit  sur  la  philo- 
sophie, fut  accusé  d'athéisme,  et  banni  de 
l'Atlique,  Ses  ouvrages,  dont  on  fit  une  per- 
quisition sévère  dans  les  maisons  des  particu- 
liers, furent  brûlés  dans  la  place  publique.  * 

Je  ne  sais  si  c'est  aux  circonstances  des 
temps,  ou  à  la  nature  de  l'esprit  humain, 

'  Diog.  Lacrt.  lib.  9,  §.  3g. 
^  Rruck.  liist.  philos,  t.  i ,  p.  1200. 
^  Hcracl.  ap.  Diog.  Laert.  lib.  9,  §.  5o. 
4  Uiof;.  J.acrt.  ihid.  Ç.  ^j..  Cicr.  de  rnt.  deor.  lib.  i» 
cap.  A-i  ,t,  2,  p.  4  »6'  Suid.  in  Tlfulx'/- 


CHAPITRE    VINGT-NEUVIÈME.      167 

qu'on  doit  attribuer  une  singularité  qui  ma 
toujours  frappé.  C'est  que,  dès  qu'il  paraît 
dans  une  ville  un  homme  de  génie  ou  de 
talent,  aussitôt  on  y  voit  des  génies  et  des 
talents  qui,  sans  lui,  ne  se  seraient  peut 
être  jamais  développés.  Cadmus  et  Thaïes 
dans  Milet,  Pythagore  en  Italie,  Parménide 
dans  la  ville  d  Élée ,  Eschyle  et  Socrate  dans 
Athènes,  ont  créé,  pour  ainsi  dire,  dans  ces 
difi'érentes  contrées ,  des  générations  d  es- 
prits jaloux  d  atteindre  ou  de  surpasser  leurs 
modèles.  ALdère  même,  cette  petite  ville  si 
renommée  jusqu  ici  pour  la  stupidité  de  ses 
habitants,  '  eut  à  peine  produit  Démocrite, 
qu'elle  vit  paraître  Protagoras-,  et  ce  dernier 
sera  remplacé  par  un  citoyen  de  la  même 
ville,  par  Anaxarque,  qui  annonce  déjà  les 
plus  grandes  dispositions.  ^ 

Parmi  les  auteurs  qui  ont  écrit  sur  la  phi- 
losopliie,  je  ne  dois  pas  omettre  le  ténébreux 
Heraclite  d'Ephèse;  car  cest  le  nom  qu'il  a 
mérité  par  l'obscurité  de  son  style.  ^  Cet 

'  Cicer.  de  nat.  dcor.  lib,  i,  cap.  t\'ô -,  t.  2,  p-  îi^^s 
Juven.  sat.  10,  v.  5o. 

^  Diog.  Laert.  lib.  9,  §.  58. 

^  Cicer.  de  finih.  lib.  2  ,  cap.  5.  Sej>ec.  epist.  i  ?..  Clcin. 
Alex,  strocn.  lib.  .'j ,  p.  Cj6. 


l68  VOYAGE    jo"an^  CHARSIS, 

homme  d  un  caractère  sombre  et  d'un  or- 
gueil insupportable,  coipmença  par  avouei 
qu  il  ne  savait  rien ,  et  linit  par  dire  qu  il 
savait  tout.  '  Les  Épht'sicns  voulurent  le 
placer  à  la  tête  de  leur  république,  il  s'y  re- 
fusa, outré  de  ce  qu  ils  avaient  exilé  Hermo- 
dore ,  son  ami.  ^  Ils  lui  demandèrent  des 
lois-,  il  répondit  qails  étaient  trop  corrom- 
pus. ^  Devenu  odieux  à  tout  le  monde ,  il 
sortit  d'Éphèse,  et  se  retira  sur  les  monta- 
gnes voisines, ne  se  nourrissant  que  d'herbes 
sauvages,  et  ne  retirant  d'autie  plaisir  de 
ses  méditations,  que  de  haïr  plus  vigoureu- 
tiement  les  hommes. 

Socrate  ,  ayant  achevé  la  lecture  d'un 
ouvrage  d  Heraclite,  dit  à  Euripide  qui  le 
lui  avait  prêté  :  «  Ce  que  j'en  ai  compris  est 
«  cxçeilent  :  je  crois  que  le  reste  Test  aussi; 
«  mais  on  risque  de  s'y  noyer,  si  l'on  n'est 
«  aussi  habile  qu'un  plongeur  de  Délos.  4  » 

Les  ouvrages  de  ces  écrivains  célèbres 
étaient  accompagnés  de  quantité  d'autres, 
dont  les  auleui's  sont  moins  connus.  Pen- 
dant que  je  félicitais  Euclide  d'une  si  riclie 

"  Diof;.  T.afTt.  lib.  y ,  J-  5- 
^  Id.  ibld.  5.  2  et  G. 

ï  !(].  il); a.  5.  p. 

^  «d.  lib.  2,  S-  22  ;  kl.  lib.  g    J.  j  i.  £uid.  iii  A«>' 


CHAPITRE    VINGT-NEUVIÈME.      1 69 

collection ,  je  vis  entrer  clans  la  bibliollièrjue 
un  homme  vénérable  par  la  figure,  i'àgo  et 
le  maintien.  Ses  cheveux  tombaient  sur  ses 
épaules  :  son  front  était  ceint  dun  diadème 
et  d'une  couronne  de  myrte.  C'était  Callias, 
fhiérophanto  ou  le  grand  prèlrc  de  Cérès, 
1  intime  ami  dEuclide,  qui  eut  l'allention 
de  me  présciilcr  à  lui,  et  de  le  prévenir  en 
ma  faveur.  Après  quelques  moments  d'en- 
tretien, je  retournai  à  mes  livres.  Je  les  par- 
courais avec  un  saisissement  dont  Callias 
:6aperçut.  Il  me  demanda  si  je  serais  bien 
aise  d  avoir  quelques  notions  de  la  doctrine 
(|U  ils  renferment.  Je  vous  répondrai,  lui 
dis-je  avec  chaleur,  comme  autrefois  un  de 
mes  ancêtres  à  Solon.  '  :  «  Je  n'ai  quitté  la 
«  Scythie,  je  uai  traversé  des  régions  ira- 
«  menses,  et  affronté  les  tempêtes  du  Pout- 
«  Euxin,  que  pour  venii"  m'instruire  parmi 
«  vous.  )).Cen  est  fait,  je  ne  sors  plus  dici; 
je  vais  dévorer  les  écrits  de  vos  sages  :  car 
sans  doute  il  doit  résulter  de  leurs  travaux 
de  grandes  vérités  pour  le  bonheur  des  hom- 
mes. Callias  sourit  de  ma  résolution,  et 
peut-être  en  eut -il  pitié.  On  peut  en  juger 
par  le  discours  suivant, 

'  Lucian.  de  çymnas.  Ç.  i4,  l-  2,  p.  S92. 

i5 


170  VOYAGE    D  ANACIIARSIS, 


CHAPITRE  XXX. 

SUITE    DU    CHAPITRE    PRÉCÈDENT. 

Discours   du   Grand -Prêtre   de   Cérès   sur  les 
Causes  premières. 

Je  songeais  une  fois,  me  dit  Callias,  que 
j'avais  été  tout  à  coup  jeté  dans  un  grand 
chemin ,  au  milieu  d  une  foule  immense  do 
personnes  de  tout  Age,  de  tout  sexe  et  de 
tout  état.  Nous  marcliions  à  pas  précipités, 
un  handeau  sur  les  yeux ,  quelques  -  uns 
poussant  des  cris  de  joie,  la  plupart  accablés 
de  chagrins  et  d'ennui.  Je  ne  savais  doù  je 
venais  et  où  j  allais.  J'interrogeais  ceux  dont 
j  étais  entouré.  Les  uns  me  disaient  :  nous 
l'ignorons  comme  vous;  mais  nous  suivons 
ceux  qui  nous  précèdent,  et  nous  précédons 
ceux  qui  nous  suiven  t.  D'autres  répondaient  : 
que  nous  imporlent  vos  questions  ?  voilà 
des  gens  qui  nous  pressent,  il  faut  que  nous 
les  repoussions  à  notre  tour.  Enfin,  d'autres 
phis  éclairés  me  disaient  :  les  dieux  nous 
ont  condamnés  ;\  iournir  cette  carrière;  nous 
exécutons  leurs  ordres  sans  prendre  trop  de 


CJIAPITRE    TRENTIÈME.  lyi 

part  ni  aux  vaines  joies,  ni  aux  vains  cha- 
grins de  cette  multitude.  Je  me  laissais  en- 
traîner au  torrent,  lorsque  j'entendis  une 
voix  qui  s'écriait  :  C'est  ici  le  chemin  de  la 
lumière  et  de  la  vérité.  Je  la  suivis  avec 
émotion.  Un  homme  me  s;usit  par  la  main , 
m'ôta  mon  bandeau,  et  me  conduisit  dans 
une  foret  couverte  de  ténèbres  aussi  épais- 
ses que  les  premières.  Nous  perdîmes  bien- 
tôt la  trace  du  sentier  que  nous  avions  suivi 
jusqu alors,  et  nous  trouvâmes  quantité  de 
gens  qui  s  étaient  égarés  comme  nous.  Leurs 
conducteurs  ne  se  rencontraient  point  sans 
en  venir  aux  mains  ;  carilétait  de  leur  intérêt 
de  s'enlever  les  uns  aux  autres  ceux  qui  mar- 
chaient à  leur  suite.  Ils  tenaient  des  flam- 
beaux, et  eu  faisaient  jaillir  des  étincellesqui 
nous  éblouissaient.  Je  changeai  souvent  de 
guides;  je  tombai  souventdansdes  précipices; 
souvent  je  me  trouvais  arrêté  par  un  mur  im- 
pénétrable :  mes  guides  disparaissaient  alors, 
et  me  laissaient  dans  Ihorreurdu  désespoir. 
Excédé  de  fatigue ,  je  regreltciis  d'avoir  aban- 
donné la  roule  que  tenait  la  multitude,  et  je 
m'éveillai  au  milieu  de  ces  regrets. 

O  mon  fils!  les  hommes  ont  vécu  pendant 
plusieurs  siècles  dans  une  ignorance  qui  ne 


lyl  VOYAGE    D'ANACIIAnSIS, 

tourmentait  point  leur  raison.  Contents  des 
traditions  confuses  qu'on  leur  avait  transmi- 
ses sur  1  origine  des  choses,  ils  jouissaient  sans 
chercher  à  connaître.  Mais  depuis  dcuxccnls 
ans  environ  ,  a.gik's  d  une  inquiétude  se- 
crète, ils  cherchent  à  pénétrer  les  mystères 
de  la  nature  ,  qu'ils  ne  soupçonnaient  pas 
auparavant;  et  cette  nouvelle  maladie  de 
lesprit  humain  a  substitué  de  grandes  er- 
reurs à  de  grands  préjugés. 

Dieu,  l'homme,  lunivers;  quand  on  eut 
découvert  que  c'étaient  là  de  grands  objets 
de  méditation,  les  àracs  parurent  s'élever  : 
car  rien  ne  donne  de  plus  hautes  idées  et  de 
plus  vastes  prétentions  que  l'étude  de  la  na- 
ture; et  comme  l'ambition  de  lesprit  est 
aussi  active  et  aussi  dévorante  que  celle  du 
cœur,  on  voulut  mesurer  l'espace,  sondei 
l'intini ,  et  suivre  les  contours  de  cette  chaîne 
qui  dans  limmensité  de  ses  replis  embrasse 
l'universalité  des  êtres. 

l^es  ouvrages  des  premiers  philosophes 
sont  didactiques  et  sans  ornements  :  ils  ne 
procèdent  que  par  principes  et  par  consé- 
quences, comme  ceux  des  géomètres;  '  mais 
ia  grandeur  du  sujet  y  répand  une  majesté 

*  ^'oycz  Ocellus  Lucanus  et  Timéc  de  Lorres. 


chapitrl;  trentième.  i^3 
qui  souvent,  dès  le  litre,  inspire  de  l'inté- 
rêt et  du  respect.  On  annonce  qu  on  va  s  oc- 
ruper  de  la  nature  ,  du  ciel ,  du  inonde  ^  de 
lame  du  monde.  Déniocrile  commence  un 
de  ses  traités  par  ces  mots  imposants  :  Je 
parle  de  l'univers.  ' 

En  parcourant  cet  énorme  recueil  ou 
brillent  les  plus  vives  lumières  au  milieu 
(le  la  plus  grande  obscurité  ,  où  l'excès  du 
délire  est  joint  à  la  prolondeur  de  la  sagesse, 
où  Ihounue  a  déployé  la  force  et  la  faiblesse 
de  sa  raison,  souvenez-vous,  6  mon  fils! 
que  la  nature  est  couverte  d  un  voile  d'ai- 
jain,  que  les  eftbrts  réunis  de  tous  les  hom- 
mes et  de  tous  les  siècles  ne  pourraient  sou- 
lever 1  extrémité  de  celle  enveloppe,  et  que 
la  science  du  phiioso})he  consiste  à  discer- 
ner le  point  où  comnuuicent  les  mystères  j 
sa  sagesse,  à  le  l'cspecier. 

^'ous  avons  vu  de  nos  jours  rejeter  ou 
révoquer  en  doute  lexistence  de  la  divinité, 
celte  existence  si  long-temps  attestée  par  le 
consentement  de  tous  les  ]>euples.  '^  Quel- 
ques philosophes  la  nient  formellement-,   ^ 

'  Cicer.  acad.  2,  cap.  2  3,  t.  2,  p.  3  i. 
^  Aristol.  de  coelo,  lib.  i ,  cap.  3,  t.  i ,  p.  434- 
^  Piut.  de  plac.  piiilos.  lU).  i ,  cap.  ^,  t.  2,  p.  88o. 

i5. 


I'74  VOYAGE    d'aNACMARSIS, 

d'autres  la  détruisent  par  leurs  principes  : 
ils  s'égarent,  tous  ceux  c(ui  veulent  sonder 
l'essence  de  cet  être  infini ,  ou  rendre  compte 
de  ses  opérations. 

Demandez-leur  :  Qu'est-ce  que  Dieu  ?  Ils 
répondront  :  C'est  ce  qui  n'a  ni  commence- 
ment ni  fin.  '  — C'est  un  esprit  pur,  ^  — c'est 
une  matière  très  déliée,  cest  l'air;  ^  —  c'est 
un  feu  doué  d'intelligence;'^  —  c'est  le 
monde.  ^  —  Non ,  c'est  l'âme  du  monde,  au- 
quel il  est  uni  comme  l'àme  l'est  au  corps.  ^ 

Il  est  principe  unique.  '  —  Il  l'est  du 

bien ,  la  matière  1  est  du  mal.  ^  —  Tout  se 
fait  par  ses  ordres  et  sous  ses  yeux  ;  ^  tout  se 
fait  par  des  agents  suballerncs O  mon 

>  Thaïes,  ap.  Diog.  I.acit.  lib.  i ,  ,^'.  36, 

2  Anaxag.  ap.  Arislot.  de  auim.  lib.  i ,  cap.  2 ,  t.  i  , 
p.  6a  I  ;  ap.  Cicer.  de  iiat.  deor.  1.  i ,  cap.  1 1 ,  t.  2 ,  p.  /\o5. 

^  Diog.  ApoU.  ap.  Cicer.  ibid.  cap.  i2.  Anaxim.  ap. 
Ciccr.  ibid.  cap.  i  o. 

4  Pytliag.  ap.  Bruck.  t.  i ,  p.  1077.  Deiiiocr.  ap.  Plut, 
de  plao.  philos,  lib.  i ,  cap.  7,1.  2,  p.  88t. 

^  Aristoi.  ap.  Cicer  ibid.  cap.  i3.  Heracl.  Pont.  ap. 
Cicer.  ibid. 

C  Thaïes  ap.  Vhii.  ibid.  Pytliag.  ap.  Ciccr.  ibid.  c.  1 1. 

■7  Xenophan.  ap.  Cicer.  acad.  J  i,  cap.  3 7,  t.  2,  p.  1^9. 

^  Tim.  Locr.  ap.  Plat.  t.  3,  p.  ()3.  Plat,  iii  Tiiu.  p.  17; 
îd.  de  rcp.  t.  2,  p.  273. 

9  Plat.  ibid. 


CHAPITRE    TRENTIÈME.  lyS 

fils!  adorez  Dieu,  et  ne  cherchez  pas  à  le 
connaître. 

Demandez-leur  :  Quest-ce  que  l'univers? 
ils  répondront  :  Tout  ce  qui  est,  a  toujours 
été;  ainsi  le  monde  est  éternel.  '  —  Non ,  il 
ne  lest  pas,  mais  c'est  la  matière  qui  est 
élernellc.  '^  —  Cette  matière  susceptible  de 
loulfsles  formes,  n  en  avait  aucune  en  par- 
ticulier. ^  Elle  en  avait  une,  elle  en  avait  plu- 
sieurs, elle  en  avait  un  nombre  illimité;  car 
clic  n  est  autre  que  l'eau ,  ^  que  lair,  ^  que  le 
fou,  *"  que  les  éléments,  7  quun  assemblage 
d atomes,  ''qu'un  nombre  infini  d'éléments 
incorruptibles,  de  parcelles  similaires  dont 
la  réunion  forme  toutes  les  espèces.  Cette 
matière  subsistait  sans  mouvement  dans  le 
chaos;  1  intelligence  lui  communiqua  son  ac- 

■  Ccell.  Lucan.  in  init.  Diod.  lih.  i  ,  p.  6.  Hist.  des 
causes  prem.  t.  i,  p.  38y. 

'  Aiistot.  de  cœlo,  lib.  i  ,  rap.  lo,  t.  i ,  p.  447- 

^  Tim.  Locr.  ap.  Plat.  t.  3 ,  p.  94.  Plat,  iii  Tim.  ibid. 
]).  f)!  ,  rtc. 

^1  Tlialcs  ap.  Aristot.  mptnph.  lib.  i,  cap.  3,  t.  2, 
p.  84?-  Plut,  de  plac.  philos,  lib.  i,  cap.  3  ,  t.  2,  p.  8^5 

5  Aiiaxim.  et  Diog.  ap.  Aristot.  Lbid.  Plut.  ibid. 

*'  Hipp.  et  Heracl.  ap.  Aristot.  ibid. 

7  Einped.  ap.  Ari.siot.  ibid. 
,    '  Dem.  ap.  Diog.  Laert.  1.  f),  J.  4  i    ^''iit-  ''^id.  p.  87  7 


l^G  VOYAGE    D  AXACHARSIS, 

lion,  et  le  monde  parut,  i  — Non,  clic  avait  un 
mouvement  irrégulier;  Dieu  Tordonnacn  la 
pénétrant  d  une  partie  de  son  essence,  et  le 
monde  fut  fait.  "  — Non,  les  atomes  se  mou- 
vaient dans  le  vide,  et  1  univers  fut  le  résul- 
tat de  leur  union  fortuite.  •*  —  Non ,  il  n'y  a 
dans  la  nature  que  deux  éléments  qui  ont 
tout  produit  et  tout  conservé;  la  terre,  et  le 
fou  qui  1  anime. ''^  _  Non,  il  faut  joindre 
aux  quatre  cléments  l'amour  qui  unit  ses 

parties,  et  la  haine  qui  les  sépare  ^  O 

mon  fds!  n'usez  pas  vos  jours  à  connaitre 
l'origine  de  lunivers ,  mais  à  remplir  comme 
il  faut  la  petite  place  que  vous  y  occupez. 

Demandez -leur  enlin  :  Qu'est-ce  que 
l'homme  ?  Ils  vous  répondront  :  L'homme 
présente  les  mêmes  phénomènes  et  les  mô- 
mes contradictions  que  lunivers  dont  il  est 
l'abrégé.  **  Ce  principe  auquel  on  a  doinié 
de  tout  temps  le  nom  d'àme  eîd  inlclligcuce, 

'  Ajiaxag.  aj).  Aristot.  de  cœlo,  lih.  3  et  4,  t.  i  ,  p;i,;. 
4y7,  eic.  ;  ap.  Plut,  de  plac.  pliilos.  lih.  i  ,  cap.  3 ,  t.  2 , 
p.  876;  ap.  Diog.  I.aert.  in  Anaxag.  lih.  2,  JJ-  ^• 

^  Tini.  I,ocr.  ap.  Plat.  t.  3,  p.  c)5.  Plat,  inlini.  p.  'J.\. 

^  Plut.  ibid.  f:ap.  4  ,  t.  2  ,  p.  878. 

4Painien.  ap.  Aiistot.  nietapli.  iib.  i ,  c.  5,  t.  2,  p.  0.(7. 
*5  Enipcd.  ap.  Aristot.  ibid.  cap.  4?  P-  84'(. 

^  \h)t  Pyiliaj;.  ap.  Photiiun,  p.  iSij. 


CHAPITRE    rRENTIE?rE.  IJJ 

est  une  luilure  toujours  en  mouvement.    ' 

—  C'est  un  nombre  qui  se  meut  par  lui- 
même.  ^  — Ccst  un  pur  esprit,  dit-on,  qui 
n'a  rien  de  commun  avec  les  corps.  —  Mais 
si  cela  est,  comment  peut-il  les  connaître?'^ 
_-C  est  plutôt  un  air  très  subtil,  ^  _un  feu 
très  actif,  ^  —  une  fl'i.«mme  émanée  du  so- 
leil, ''  _  une  portion  de  léther,  '  —  une 
^'au  très  légère,  ^  — un  mélange  de  plusieurs 
éléments.  ^  —  C'est  un  assemblage  d'atomes 
ignés  et  sphériques,  semblables  à  ces  parties 
subtiles  de  matière  qu'on  voit  s  agiter  dans 
les  rayons  du  soleil;  '°  c'est  un  être  simple. 

—  Non,  il  est  composé;  il  l'est  de  plusieurs 
principes;  il  Test  de  plusieurs  qualités  con- 

'  Thaïes  ap.  Plut,  do  plac.  philos,  lib.  4,  cap.  2,  t.  2., 
PS-  898. 

■^  Pythag.  ap.  Plut.  il)id.  Xriiocr.  ap.  eumd.  de  procr. 
aiiini.  t.  2,  p.  1012.  Aristot.  lopic.  1.  6,  c.  3,  t.  i ,  p.  2^3. 

■*  Aristot.  de  auini.  lib.  1,  cap.  2,1.  i ,  p.  Gai. 

4  Pliii.  ihid.  Ci;.  3. 

5  Aristot.  ibid. 

'^  Epicliarin.  ap.  Van.  de  Vvi^.  lat.  lit).  \  ,  p.  1  f . 
7  Pytliag.  ap.  l'i(.n,.  l.arrt.  lib.  8,  5-  ■>-^- 
^  nippon,  ap.  .\ristot.  ibid.  p.  (120. 
9  Emped.  ap.  Ari.siot.  ihid.  p.  C>ic). 
'  "  Dcuiocr.  et  Lniicip.  ap.  Ariitol.  ibid.  ;   ap.  Stoh. 
eclog.  idiysi  lib.  1  ,  p.  y3.  Plut.  ibid.  t.  2  ,  p.  8g8. 


1^8  VOYAGÉ    d'aNACHARSIS, 

traires.  '  — C'est  le  sang  qui  circule  dans 
nos  veines  :  '"*  cette  âme  est  répandue  dans 
tout  le  corps;  elle  ne  réside  que  dans  le  cer- 
veau, que  dans  le  cœur,  ^  que  dans  le  dia- 
phragme :  ^  elle  périt  avec  nous.  — Non, 
elle  ne  périt  pas,  mais  elle  anime  d autres 
corps  -,  —  mais  elle  se  réunit  à  l'àme  de  l'u- 
nivers. ^ O  mon  lîls!  réglez  les  mouve- 
ments de  votre  Ame  ,  et  ne  cherchez  pas  à 
connaître  son  essence. 

Tel  est  le  tableau  général  des  opinions 
hasardées  sur  les  objets  les  plus  importants 
de  la  philosopliie.  Cette  abondance  d'idées 
n'est  qu'une  disette  réelle;  et  cet  amas  d  ou- 
vrages que  vous  avez  sous  les  yeux,  pré- 
tendu trésor  de  connaissances  sublimes, 
n'est  en  effet  qu'un  dépôt  humiliant  de  con- 
tradictions et  d'erreurs.  N'y  cherchez  point 
des  systèmes  uniformes  et  liés  dans  toutes 
leurs  parties,  des  expositions  claires,  des 
solutions  applicables  à  chaque  phénomène 

'  Arisiot.  de  auim.  lil>.  i  ,  cap.  2 ,  t.  i  ,  p.  621.  Plut, 
de  plac.  philos,  lib.  4,  cap.  3  et  4- 

^  Critias  ap.  Aristot.  ibid.  p.  62  1 .  Macrob.  de  sonin. 
Scip.  lib.  I ,  cnp.  if\. 

3  Enipcd.  ap.  Ciccr.  tuscid.  cap.  9,  lib.  i ,  t.  2 ,  p.  23p. 

4  Plut.  ibid.  lib.  ,] ,  cap.  ."> ,  p.  Sc)C). 

5  Id.  ibid.  cap.  y.  Cicer.  tusciil.  ibid 


CHAPITRE    TRENTIÈME.  I  ^g 

de  la  nature.  Presque  tous  ces  auteurs  sont 
inintelligibles,  parce  qu'ils  sont  trop  précis; 
ils  le  sont,  parce  que,  craignant  de  blesser 
les  opinions  de  la  multitude,  ils  envelop- 
pent leurs  doctrines  sous  des  expressions 
métaphoriques  ou  contraires  à  leurs  prin- 
cipes; ils  le  sont  enfin,  parce  qu'ils  affec- 
tent de  l'être,  pour  échapper  à  des  difficul- 
tés qu'ils  n'ont  pas  prévues,  ou  qu'ils  n  ont 
pu  résoudre. 

Si  néanmoins,  peu  satisfait  des  résultats 
que  vous  venez  d entendre,  vous  voulez 
prendre  une  notion  légère  de  leurs  princi^ 
paux  svstèmes ,  vous  serez  effrayé  de  la  na- 
ture des  questions  qu'ils  agitent  en  entrant 
dans  la  carrière.  N'y  a-t-il  qu  un  principe 
dansl'univers?faut-ilen  admettre  plusieurs? 
S  il  n'y  en  a  qu'un,  est-il  mobile  ou  immo- 
bile? S  il  y  en  a  plusieurs,  sont-ils  finis  ou 
infinis,  etc.?  ' 

Il  s'agissait  surtout  d  expliquer  la  forma- 
tion de  lunivers ,  et  d  indiquer  la  cause  de 
cette  étonnante  quantité  d'espèces  et  d  indi- 
vidus que  la  nature  présente  à  nos  yeux. 
Les  formes  et  les  qualités  des  corps  s'altèrent, 
se  détruisent  et  se  renroduisent  sans  cesse  ; 

'  Aribtot.  de  nat.  au  seul  t.  lib.  i ,  cap.  2 ,  t.  t ,  p.  3  i  G. 


'  l8o  VOYAGS    d'aNACHARSIS, 

mais  la  matière  dont  ils  sont  composés  suh* 
siste  toujours  :  on  peut  la  suivre,  par  la 
pensée,  dans  ses  divisions  et  subdivisions 
sans  nombre,  et  parvenir  enfin  à  un  etro 
simple,  qui  sera  le  premier  principe  de  1  a- 
nivers  et  de  tous  les  corps  en  particulier.  ' 
Les  fondateurs  de  l'école  dionie,  et  quel- 
ques philosophes  des  autres  écoles,  s'appli- 
quèrent k  découvrir  cet  être  simple  et  indi- 
visible. Les  uns  le  reconnurent  dans  félé- 
ment  de  l'eau;  ^  les  autres,  dans  celui  de 
J'air;  d'autres  joignirent  la  terre  et  le  feu  A 
ces  deux  éléments-,  d autres  enfin  supposè- 
rent que  de  toute  éternité  il  avait  existé 
dans  la  masse  primitive  une  quantité  im- 
mense et  immobile  de  parties  déterminées 
dans  leur  forme  et  leur  espèce;  cpi'il  avait 
suffi  de  rassembler  toutes  les  particules  d'air 
pour  en  composer  cet  élément;  toutes  les 
parcelles  d'or,  pour  en  former  ce  métal,  et 
ainsi  pour  les  autres  espèces.  ^ 

Ces  dificrents  systèmes  n'avaient  pour 
objet  que  le  principe  matériel  et  passif  des 
clioses;  on  ne  tarda  pas  ;i  connaitrc  qu'il  ca 

■  Aiistot.  metapli.  lil>.  i ,  cap.  ,5 ,  t.  9. ,  p.  842. 

^  Id.  ibid.  T-liit.  de[)lMc.  p)  ilos.  !.  i ,  c  3,  t.  a,  p.  875, 

'Aiistot  ibid.  p.  8;.!. 


CHAPITRE    TRE:?fTlèME.  l8l 

fallait  un  second  pour  donner  de  Taccivité 
au  premier.  Le  feu  parut  à  la  plupart  un 
agent  propre  à  composer  et  à  décomposer 
les  corps-,  d'autres  admirent,  dans  les  parti- 
cules de  la  matière  première,  une  espèce 
d'amour  et  de  haine  capable  de  les  séparer 
et  de  les  réunir  tour  à  tour.  '  Ces  explica- 
tions, et  celles  qu'on  leur  a  substituées  de- 
puis, ne  jx)uvant  s  appliquer  à  toutes  les 
variétés  qu'ofl're  la  nature ,  leurs  auteurs 
furent  souvent  obligés  de  recourir  à  d'autres 
principes,  ou  de  rester  accablés  sous  le  poids 
des  difficultés  :  semblables  à  ces  athlètes 
qui,  se  présentant  au  combat  sans  s'y  être 
exercés,  ne  doivent  quau  hasard  les  faibles 
succès  dont  ils  s  enorgueillissent.  * 

L'ordie  et  la  beauté  ([ui  régnent  dans  l'u- 
nivers, forcèrent  enfin  les  esprits  de  recou- 
rir à  une  cause  intelîlgenle.  Les  premiers 
philosoplu's  de  l'école  d  lonie  l'avaient  re- 
connue; ^  mais  Anaxagorc,  peut-êt^e  d'a- 
près riermotiraCjfut  le  premier  qui  la  dis- 

■  Emped.  ap.  Plut,  de  plac.  philos,  lib.  i ,  cap.  3,  t.  2, 
pas.  878. 

*  Arislot.  metapli.  lib.  1 ,  cap.  4  >  t.  2  ,  p.  S/J  ^. 

^  Id.  ibid.  cap.  3,  t.  2,  p.  843.  Cicer.  de  nat.  dew. 
lib.  I  ,  caj).  I  o ,  t.  2  ,  p.  4  o5. 

3.  iS 


l8^  VOYAGE    d'aNACIîARSIS, 

tingu?i  de  la  matière,  et  qui  annonça  nette- 
ment que  toutes  choses.,  étaient  de  tout 
temps  dans  la  masse  primitive;  que  lintelli- 
l^ence  poi'ta  son  action  sur  cette  masse,  et  y 
introduisit  Tordre. 

Avant  que  l'école  d  Ion  le  se  fût  élevée  à 
cette  vérité,  qui  n  était  après  tout  que  Tan- 
ciennc  tradition  des  peuples,  Pythagore,  ou 
plutôt  SCS  disciples;  car,  malgré  la  proximité 
des  temps,  il  est  presque  impossible  de  con- 
naître les  opiiiions  de  cet  homme  extraordi- 
naire; des  pythagoriciens,  dis-je,  conçurent 
1  univers  sous  l'idée  d'une  matière  animée 
par  une  intelligence  qui  la  met  en  mouve. 
ment,  et  se  répand  tellement  dans  toutes 
ses  parties,  quelle  ne  peut  en  être  séparée.' 
On  peut  la  regarder  comme  l'auteur  de  tou- 
tes choses,  comme  un  feu  très  subtil  et  une 
llamme  très  pure,  comme  la  force  qui  a  sou- 
mis la  matière,  et  qui  la  tient  encore  en- 
fliaînée.  ^  Son  essence  étant  inaccessible 
îitlx  sens,  empruntons  pour  la  caractériser, 
non  le  langage  des  sens,  mais  celui  de  l'es- 
prit :  donnons  ta  lintelligence  ou  au  prin- 
cipe actif  de  lunivcrs  le  nom  de  monade  ou 

'  Cicer.  tic  iiat.  deor.  lib.  i ,  cap.  1 1 ,  t.  2,  p.  /\o5. 
*  Justin,  iiiart.  orat.  ad  gcnl,  p.  i8. 


CHAPITRE    TR£NTlÈ3i£.  I  8."» 

d'unité,  parce  qu'il  est  toujours  le  même;  à 
la  matière  ou  au  principe  passif,  celui  de 
dyade  ou  de  multiplicité ,  parce  qu'il  est  su- 
jet à  toutes  sortes  de  chaugemeuts  ;  au 
monde  enfin ,  celui  de  triade ,  parce  qu  il  est 
le  résultat  de  lintelligence  et  de  la  matière. 

Plusieurs  disciples  de  Pythagore  ont  au 
besoin  attaché  d'autres  idées  à  ces  expres- 
sions ;  mais  presque  tous  ont  cherché  dans 
les  norabr'.s,  des  propriétés  dont  la  connais- 
sance les  put  élever  à  celle  de  la  nature  : 
propriétés  qui  leur  semblaient  Indiquées 
dans  les  phénomènes  des  corps  sonores.  ' 

Tendez  une  corde  ;  diviscz-la  successive 
nicnl  en  deux,  trois  et  quatre  parties  :  vous 
aurez ,  dans  chaque  moitié ,  l'octave  de  la 
corde  totale  ;  dans  les  trois  quarts,  sa  quarte; 
dans  les  deux  tiers,  sa  quinte.  L'octave  sei'a 
Jonc  comme  i  à  2;  la  quarte,  comme  3  à 4; 
la  quinte,  comme  2  à  3.  L'importance  de 
cette  observation  lit  donner  aux  nombres 
1 ,  2 ,  3 ,  4  5  le  nom  de  sacré  quaternaire. 

Voilà  les  proportions  de  Pythagore;  - 
voilà  les  principes  sur  lesquels  était  Ibndé  in 
système  de  musique  de  tous  les  peuples,  et 

*  Aiistot.  mrt.ijili.  lilj.  i,  cap.  5,  t.  2,  ]).  S/Jo. 
^  Koussicr,nit'Lu  siu  la  mus.  dts  aiicicns,  p.  3(). 


l84  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

en  particulier  celui  que  ce  philosophe  trouva 
pariJîi  les  Grecs,  et  qu'il  perfectionna  par 
SCS  lumières. 

D'après  ces  découvertes  ,  qu'on  devait 
sans  doute  aux  Egyptiens,  il  fut  aisé  de  con- 
clure que  les  lois  de  l'harmonie  sont  inva- 
riables, et  que  la  nature  elle-même  a  fixé 
d'une  manière  irrévocable  la  valeur  et  les 
'-  intervalles  des  tons.  Mais  pourquoi,  toujours 
uniforme  dans  sa  marche,  n'aurait-elle  pas 
suivi  les  mêmes  lois  dans  le  système  général 
de  l'univers?  Cette  idée  fut  un  coup  de  lu- 
mière pour  des  esprits  ardents,  el  préparés 
à  l'enthousiasme  par  la  retraite,  rabslincncc 
et  la  méditation;  pour  des  hommes  ([ui  se 
font  une  religion  de  consacrer  tous  les  jours 
quelques  heures  à  la  musique ,  et  surtout  à 
se  former  une  intonation  juste.  ' 

Bientôt,  dans  les  nombres  i ,  2,  3  et  4,  ^ 
on  découvrit  non  seulement  un  des  princi- 
pes du  système  musical,  mais  encore  ceux 
de  la  physique  et  de  la  morale.  Tout  devint 
proportion  et  harmonie;  le  temps,  la  jus- 

'  Plut,  de  virtut.  mor.  t.  2,  p.  44  i-  Aristid.  Quiniil. 
de  ir.us.  lib.  j  ,  t.  2  ,  p.  116.  Boetli.  de  luus.  lib.  i  ,  c.  1, 
p.  13-3. 

'■^  ^«xt.  Eiijpir.  adv.  arillirn.  lib.  4»  J.  2,  p.  33i. 


CHAPITRE    TRENTIÈME.  lOD 

tice  ,  l'amitié  ,  l'intelligence  ,  ne  furent  que 
des  rapports  de  nombres.  ' 

EmpéJocle  admit  quatre  éléments,  l'eau, 
l'air,  la  terre  et  le  feu.  D'autres  pythagori- 
ciens découvrirent  quatre  facultés  dans  no- 
tre àmc  :  '^  touics  nos  vertus  découlèrent  de 
quatre  vertus  principales.  Comme  les  noju- 
In'es  qui  composent  le  sacré  quaternaire 
produisent. en  se  réunissant,  le  nombre  dix, 
flevenu  le  plus  parfait  par  celte  réunion 
ir.ome  ,  ■*  il  fallut  admettre  dans  le  ciel  dix 
sphères,  quoiqu'il  n'en  contieunequeneuf.'^ 

Enfin,  ceux  des  pythagoriciens  qui  sup- 
posèrent une  àme  dans  l'univers,  ne  purent 
mieux  expliquer  le  mouvement  des  cieux, 
et  la  distance  des  corps  célestes  à  la  terre  , 
qu'en  évaluant  les  degrés  d  activité  qu'avait 
cette  àme  depuis  le  centre  de  l'univers  jus- 
qu'à sa  circonférence.  ^  En  efTet ,  partagez 
Cet  espace  immense  en  trente  -  six  couclics, 
-ou  plutôt  concevez  une  corde  qui,  du  mi- 

'  -Avisiot.  nicfa]>li.  11b.  i ,  cap.  5,  t.  2,  p.  81 5.  Diog. 
L?ie:t.  inPyth.  lib.  8,  J.  3'>. 

^  Plut,  de  plac.  pliilos.  lib.  i,  cap.  3.  t.  2,  p.  877. 

^  Aristot.  probl.  scct.  i5,  t.  2,  p.  ^52.  Plut,  de  plac. 
pljilos.  lib.  I  ,  cap.  3,  t.  2,  p.  87O, 

4  Aristot.  mctnph.  lib.  i ,  c;ip.  5,  t.  2,  p.  S'\î>. 

5  Tini.  Locr.  ap.  Pkt.  t.  3,  p.  i)6.  Plat,  in  f  i'^.  p.  5G. 


l86  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

lieu  de  la  terre ,  se  prolonge  jusqu'aux  extré- 
niités  du  monde,  et  qui  soit  divisée  en  trenfr- 
six  parties ,  à  un  ton  ou  un  demi-ton  l'une  de 
l'autre ,  vous  aurez  1  échelle  musicale  de  lame 
universelle.  '  Les  corps  célestes  sont  placés 
sur  dilîërents  degrés  de  cette  échelle,  à  des 
distances  qui  sont  entre  elles  dans  les  rap- 
ports de  la  quinte  et  des  autres  consonnan- 
ces.  Leurs  mouvements,  dirigés  suivant  les 
mêmes  proportions,  produisent  une  harmo- 
nie douce  et  divine.  Les  muscs,  comme  au- 
tant de  sirènes,  ont  placé  leurs  trônes  sur 
les  astres-,  elles  règlent  la  marche  cadencée 
des  sphères  célestes,  et  président  à  ces  con- 
certs éternels  et  ravissants  qu'on  ne  peut 
entendre  que  dans  le  silence  des  passions,'^ 
et  qui,  dit-oii,  remplissaient  dune  joie  pure 
là  me  de  Pjthagorc.  ^ 

Les  rapports  que  les  uns  voulaient  établir 
dans  la  distance  et  dans  les  mouvements  dos 
sphères  céîestcs,  d  autres  prétendirent  ks 

'  Batteux,  remarcj.  sur  Timée,  dans  l'List.  tks  causes 
prcm.  t.  a ,  p.  ç)j. 

^  Plat,  de  iqi.  11b.  i  o ,  t.  2  ,  p.  6i  7-  Aristot.  de  cœlo , 
liL.  2  ,  cap.  9 ,  t.  I  ,  p.  .'(63.  Plut,  de  anim.  procr.  t.  >; , 

PS;  i"'''-9- 

^  hniit'd.  ;<[>.  i'orplijT,  de  vitâ  Pylliag.  p.  35.  Jaiubl. 
',ap.  1  j  ,  p.  Su. 


CHAPITRE    TrxEXTlÈMi;.  ïSy 

découvrir  dans  les  grandeurs  des  astres  ou 
dans  les  diamètres  de  leurs  orbites.  ' 

Les  lois  de  la  nature  détruisent  cette  théo- 
rie :  mais  on  les  connaissait  à  peine ,  quand 
elle  fut  produite;  et  quand  on  les  connut 
mieux,  on  n'eut  pas  la  force  de  renoncer  à 
r.ittrait  d'un  système  enfanté  et  embelli  par 
l'imagination. 

Non  moins  cliimérique ,  mais  plus  inin- 
telligible ,  est  un  autre  principe  admis  par 
plusieurs  p\  tiiagoricicnsw,Suivant  1  observa- 
tion d'Heraclite  d'Éphèse ,  ^  les  corps  sont 
dans  un  état  continuel  d'évaporation  et  de 
fluidité  :  les  parties  de  matière  dont  ils  sont 
composas  s  échappent  sans  cesse,  pour  être 
remplacées  par  d  autres  parties  qui  s  écoule- 
ront à  leur  lour,  jusqu  au  moment  de  la  dis- 
solution du  tout  quelles  forment  par  leur 
union.  ^  Ce  mouvement  imperceptible,  mais 
réel  et  commun  à  tous  les  êtres  matériels, 
altère  à  tous  niomcnls  leurs  qualités,  et  les 
transforme  en  d'autres  êtres  qui  n  ont  avec 
les  premiers  qu'une  conformité  apparente. 

'  Plut,  de  anim.  procr.  t.  5 ,  p.   i078. 
^  Aristot.  de  ccslo,  lil>.  ?> ,  (;ip.  i  ,  t.  i  ,  p.  /f7-^  »  '<^ 
rifitaph.  1.  I ,  c.  6,  t.  2,  p.  847;  1.  1 1 ,  c.  4>  !'•  9^7- 
'  l'iat.  in  conv.  t.  3,  p.  207. 


l88  VOYAGE    D  ANACÎIARSIS, 

Vous  11  êtes  pas  aujourd'hui  ce  que  vous  étiez 
hier;  demain  vous  ne  seiisz  pas  ce  que  vous 
êtes  auiourd  hui.  '  îl  en  est  de  nous  comme 
du  v-iisseau  de  Tiicsée;,  que  nous  conservons 
encore,  mais  dont  on  a  plusieurs  ibis  renou- 
velé toutes  les  parties. 

Or,  quelle  notion  certaine  et  permanente 
peut  résulter  de  cette  mobilité  de  toutes 
choses,  de  ce  courant  impétueux ,  de  ce  flux 
et  reflux  des  parties  fugitives  des  êtres?  Quel 
instant  saisiriez -vous  pour  mesurer  une 
grandeur  qui  croîtrait  et  décroîtrait  sans 
cesse?^  Nos  connaissances,  variables  comme 
leur  objet ,  n  auraient  donc  rien  de  fixe  et  de 
constant  ;  il  n  y  aurait  donc  pour  nous  ni 
vérité  ni  sagesse ,  si  la  nature  ne  nous  dé- 
couvrait elle  -  même  les  fondements  de  la 
ficiencc  et  de  la  vertu. 

C'est  elle  qui,  en  nous  priv-nt  de  la  fa- 
culté de  nous  représenter  tous  les  individus, 
et  nous  permettant  de  les  ranger  sous  cer- 
taines classes,  r.ous  élève  à  la  contcmplalioa 
des  idées  primitives  des  choses.  ^  Les  objets 

'  Epicliiii.n.  ap.  Diog.  I.aert.  in  l'ir.l.  lib.  3,5-  i  i- 

*  Id.  ibid.  5-  'O,  Plat,  in  ihcitt.  l.  i  ,  p.  i J2.  Janbl. 
»;;.p.  2(),  p.  :3G. 

*  Fiut.  de  jilac.  philos,  bb.  i ,  cap.  3,  t.  2,  p.  8^7. 


CHAPITRE    TRENTIÈME-  lof) 

sensibles  sont  à  la  vérité  sujets  à  des  cliaii- 
gemeuls;  mais  l'idée  générale  de  l'homme, 
celle  de  Farbrc,  celle  des  genres  et  des  e?- 
pèces,  n'en  éprouvent  aucun.  Ces  idées  sont 
donc  immu:i])les;  et  loin  de  les  regarder 
comme  de  simples  abstractions  de  1  esprit, 
il  faut  les  cons'dérer  coinme  des  êtres  réels , 
comme  les  vcritahlcs  essences  des  choses.  » 
Ainsi ,  l'arbre  et  le  cube  que  vous  avez  de- 
vant les  yeux,  ne  sont  que  la  copie  et  limage 
du  cube  et  de  Tarbre  qui,  de  toute  éternité, 
existent  dans  le  monde  intelligible,  dans  ce 
séjour  pur  et  brillant  où  résident  essentiel- 
lement la  justice,  la  beauté,  la  vertu,  de 
même  que  les  exemplaires  de  toutes  les 
substances  et  de  toutes  les  iormes. 

Mais  quelle  influence  peuvent  avoir  dans 
l'univers  et  les  idées  et  les  rapports  des  nour- 
bres?  1^  intelligencequipénètrelespartiesde 
la  matière  suivant  Pythagore  ,  agit  sans  in- 
terruption; ordonnant  et  modelant  ces  par- 
tics,  laniôt  d'une  façon,  tantôt  dune  autre; 
présidant  au  renouvellement  successif  et 
rapide  des  générations;  détruisant  les  indi- 
vidus, conseivant  les  espèces;  mais  toujours 

'  I*)ût.  in  l-ami.  t.  3,  n.  io2,  i35.  Cicer.  orat.  cap.  3, 

t.   1,1».  /i22. 


igO  VOYAGE    DANACKARSIS, 

obligée,  suivant  les  uns,  de  régler  ses  opéra- 
tions profondes  sur  les  proportions  éternel- 
les des  nombres;  suivant  les  autres,  de  con- 
sulter les  idées  éternelles  des  choses ,  qui  sont 
pour  elle  ce  qu\iii  modèle  est  pour  un  ar- 
tiste. A  son  exemple,  le  sage  doit  avoir  les 
yeux  fixés  sur  lun  de  ces  deux  principes , 
soit  pour  établir  dans  son  âme  1  harmonie 
qu'il  admire  dans  1  univers,  soit  pour  retra- 
cer en  lui-même  les  vertus  dont  il  a  contem- 
plé 1  essence  divine. 

Eu  rapprochant  quelques  traits  épars 
dans  les  ouvrages  que  vous  avez  sous  les 
yeux,  j'ai  tâché  de  vous  exposer  les  systè- 
mes particuliers  de  quelques  pythagoriciens  : 
mais  la  doctrine  des  nombres  est  si  obscure, 
si  profonde,  et  si  attrayante  pour  des  esprits 
oisiTs,  quelle  a  fait  éciore  une  foule  d opi- 
nions. 

Les  uns  ont  distingué  les  nombres,  des 
idées  ou  des  espèces;  '  les  autres  les  ont  con- 
fondus avec  les  espèces,  parce  qu'en  cûct 
elles  contiennent  une  certaine  quantité 
d'individus.  ="  On  a  dit  que  les  nomhres  exis- 
tent séparément  des  corps;  on  a  dit  qu'ils 

•  Aiistot.  niftapli.  lib.  i  i  ,  cap.  i ,  t.  2,  p.  q53. 
'  Plat,  iu  Philcb.  t.  2,p.  i8. 


CHAPITRE   TRENTIÈME.  19I 

existent  dans  les  corps  mêmes.  '  Tantôt  le 
nom])re  paraît  désigner  lelémcnt  de  l'élen- 
due  ;  il  est  la  sul^stance  ou  le  principe  et  le 
dernier  terme  des  coqis,  comme  les  points 
le  sont  des  lignes,  di:s  surfaces  cl  de  toutes 
les  grandeurs;  "  tantôt  il  n'exprime  que  la 
forme  des  éléments  primitifs.  "*  Ainsi,  l'élc- 
ment  terrestre  a  la  forme  d'un  carré;  le  feu, 
l'air  et  leau,  ont  celle  de  différentes  espèces 
de  triangles;  et  ces  diverses  configurations 
suffi.-^enl  pour  expliquer  les  effets  de  la  na- 
ture. ■*  En  un  mot,  ce  terme  mystérieux  n'est 
ordinairement  qu'un  signe  arbitraire  pour 
exprimer  soit  la  nature  et  l'essence  des  pre- 
miers éléments,  soit  leurs  form''S,  soit  leurs 
proportions,  soit  enfin  les  idées  ou  les  exem- 
plaires éternels  de  toutes  choses. 

Observons  ici  que  Pythagorc  ne  disait 
point  que  tout  avait  été  fait  par  la  vertu  des 
nombres,  mais  suivant  les  proportions  des 
nombres.  ^  Si,  au  mépris  de  cette  déclara- 
tion formelle,  quelques-uns  de  ses  disci- 

*  Aristot.  mctaph.  lib.  1 1 ,  cap.  2,  p.  qSS. 

^  Atistot.  ibid.  lili.  5,  cap.  i  et  8  ;  lib.  12,  cap.  3. 

•*  Id.  ibid.  lib.  12,  cap.  5. 

4  Tiin.  I.ocr.  ap.  Plat,  t  3,  p.  98. 

5  Tlieau.  ap.  Slob.  eelog.  pliys.  lib.  i ,  p.  27.  ' 


Tga  VOYAGE    0  ANACÎIAPSIS, 

pies,  '  donnant  anx  nombres  une  existence 
réelle  et  une  vertu  secrète,  les  ont  regardés 
comme  les  principes  constitr.t''S  de  l'uni- 
vers ,  ils  ont  tellement  négligé  de  dévelop- 
per et  declaircir  leur  système,  qu'il  faut  les 
abandonner  à  leur  impénétrable  profon- 
deur. 

L'obscurité  et  les  inconséquences  quo 
trouve  un  lecteur  en  parcourant  ces  écrits, 
proviennent,  i°  des  ténèbres  dont  seront 
toujours  enveloppées  les  questions  quils 
traitent;  2*'de  la  diversité  {les,  acceptions 
dans  lesquelles  on  prend  les  mots  être, 
^rincipe^  cause,  élément,  substance^  et  tous 
ceux  qui  composent  la  lancue  philosophi- 
que; ^  3"  des  couleurs  dont  les  premiers  in- 
terprètes de  la  nature  revêtirent  leurs  dog- 
mes :  comme  ils  écrivaient  en  vers,  ils  par- 
laient plus  souvent  à  fimagination  quà  la 
raison;  ^  4°  de  la  diversité  des  méthodes 
introduites  en  certaines  écoles.  Plusieurs 
disciples  de  Pythagore ,  en  cherchant  les 

'  Arisiot.  de  cœlo,  Hb.  3,  rap.  i ,  t.  i,  p.  '(74)  '«^• 
iTieiaph.  lib.  I ,  cap.  5  cl  (i,  t.  2,  p.  8.p  et  S'iS. 

^  Atisîot.  nictaph.  lib.  j,  cap.  i .  2,etc  t.  2,  p.  833,  etc. 
A.  de  anim.  lib.  i ,  cap.  ^,  i.  i ,  p.  627. 

^  Id.  nietcorol.  lib.  2,  cap.  3,  t.  i ,  p.  555. 


CHAPITRE    TREXTIÈME.  IQo 

principes  des  êtres  ,  fixèrent  leur  attention 
sur  la  nature  de  nos  idées,  et  passèrent, 
presque  sans  s  en  apercevoir ,  du  monde 
sensible  au  monde  intellectuel.  Alors létude 
naissante  de  la  métaphysique  fut  préférée  a 
celle  de  la  phj  sique.  Comme  on  n  avait  pas 
encore  rédigé  les  lois  de  cette  dialectique 
sévère  qui  arrête  l'esprit  dans  ses  écarts,  ' 
la  raison  substitua  impérieusement  son  té- 
moignage à  celui  des  sens.  La  nature,  qui 
tend  toujours  à  singulariser  ,  ^  n  offre  par- 
tout que  multitude  et  changements  :  la  rai- 
son, qui  veut  toujours  généraliser,  ne  vit 
partout  qu unité  et  immobilité;  et,  pre- 
nant lessor  et  fenthousiasme  de  limagina- 
tion,  ^  elle  s  éleva  d  abstractions  en  abstrac- 
tions, et  pai-vint  à  une  hauteur  de  théorie 
dans  laquelle  l'esprit  le  plus  attentif  a  de  la 
peine  à  se  maintenir. 

Ce  fut  surtout  dans  l'école  dElée  que 
l'art  ou  la  licence  du  raisonnement  employa 
toutes  ses  ressources.  Là  s  établirent  deux 
ordres  d  idées-,  l'un,  qui  avait  pour  objet  les 

'  Aiistot.  metaph.  1.  i,  c.  6,  p.  848;  id.  ibid.  1.  1 1 , 
cap.  4,  p.  957.. 

^  Id.  ibid.  lib.  7,  cap.  16,  p.  924. 

^  Parmeoid.  ap.  Sext.  Empir.  adv.  loçic.  lib.  7 ,  J».  Sgst . 

3.  n 


194  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

corps  et  leurs  qualités  sensibles;  l'autre,  qui 
ne  considère  que  l'être  en  lui-même  et  sans 
relation  avec  1  existence.  De  là  deux  métho- 
des ;  la  première  fondée ,  à  ce  qu'on  prétend, 
sur  le  témoignage  de  la  raison  et  de  la  vé- 
rité; la  seconde,  sur  celui  des  sens  et  de 
1  opinion.  '  L'une  et  l'autre  suivirent  à  peu 
près  la  même  marche.  Auparavant ,  les  phi- 
losophes qui  s  étaient  servis  de  l'autorité  des 
sens,  avaient  cru  s'apercevoir  que,  pour 
produire  un  effet,  la  nature  employai l  deux 
principes  contraires,  comme  la  terre  et  le 
feu,  etc.;  de  même  les  philosophes  qui  ne 
consultèrent  que  la  raison,  s'occupèrent, 
dans  leurs  méditations,  de  lêlre  et  du  non- 
être,  du  fini  et  de  l'infini,  de  l'un  et  du  plu- 
sieurs,  du  nombre  pair  et  du  nombre  ira- 
pair,  "  etc. 

Il  restait  une  immense  difhculté,  celle 
d'appliquer  ces  idjstractions,  cl  de  combiner 
le  mét^iphysique  avec  le  phj^sique.  Mais,  s'ils 
ont  tenté  cette  conciliation ,  c'est  avec  si 
peu  de  clarté,  qu'on  ignore  pour  l'ordinaire 
s'ils  parlent  en  physiciens  ou  en  métaphysi- 

•  Aristot.  nat.  ausculi.  lib.  i ,  cap.  6,  t  i,  p.  322. 
^  Id.  inetaph.  lib.  i ,  cap.  5,  p.  846;  lib.  la,  cap.  i;. 
pag.  S7I. 


CHAPITRE   TRENTIÈME.  IQS  ' 

ciens.  Vous  verrez  Parménid^?,  tantôt  ne 
suppo-er  ni  productions  ni  destructions 
dans  la  nature;  '  tantôt  prétendre  que  la 
terre  et  le  feu  sont  les  principes  de  toute  gé- 
nération. ^  Vous  eu  vori'ez  d  autres  n  ad- 
mettre aucune  espèce  d  accord  entre  les  sens 
et  la  raison,  et,  seulement  attentifs  à  la  lu- 
mière intérieure,  u envisager  les  objets  ex- 
térieurs que  comme  des  apparences  trom- 
peuses, et  des  sources  intarissables  de  presti- 
t;es  et  d  erreurs.  Rien  n  existe,  s  écriait  lun 
d'entre  eux;  s'il  existait  quelque  chose,  on 
ne  pourrait  le  connaître;  si  on  pouvait  le 
connaître,  on  ne  pourrait  le  rendre  sensi- 
ble. ^  Ln  autre,  intimement  persuadé  qu  ou 
ne  doit  rien  nier  ni  rien  affirmer,  se  menait 
de  ses  paroles,  et  ne  s'expliquait  que  par 
signes.  ^ 

Je  vous  dois  un  exemple  dd  la  manière 
dont  procédaient  ces  philosophes  :Xénopha- 
nès,  chef  de  l'école  dÉlée,  me  le  fournira. 

'  Aristot.  de  cœlo,  lib.  3,  cap.  i ,  t.  i ,  p.  f\'y3. 

'  Id.  metapli.  lib.  i  ,  c.  5,  p.  847  ;  ^^^-  auscult.  1.  i , 
cap.  6,  t.  I,  p.  32  1. 

^  Gorgias  ap.  Aristot.  t.  i ,  p.  la/jS.  Isocr.  Ilelen.  en- 
com.  t.  2,  p.  1 15. 

4  Aiistot.  metapli.  lib.  4}  cap.  5,  t.  2,  p.  878. 


196  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

Rien  ne  se  fait  de  rien.  '  De  ce  principe 
adopté  par  tous  ses  disciples,  il  suit  que  ce 
qui  existe  doit  être  éternel  :  ce  qui  est  éter- 
nel est  infini,  puisquil  n'a  ni  commence- 
ment ni  fin  :  ce  qui  esc  infini  est  unique, 
car,  s'il  ne  1  était  pas,  il  serait  plusieurs; 
1  un  servirait  de  borne  à  fautre,  et  il  ne  se- 
rait pas  infini  :  ce  qui  est  unique  est  tou- 
jours seniblahle  à  lui-même.  Or,  un  être 
unique ,  éternel ,  et  toujours  semblable ,  doit 
être  immobile,  puisqu'il  ne  peut  se  glisser 
ni  dans  le  vide  qui  n'est  rien,  ni  dans  le 
plein  quil  remplit  déjà  lui-même.  Il  doit 
être  immuable;  car  s'il  éprouvait  le  moindre 
changement,  il  arriverait  quelque  chose  en 
lui  qui  n'y  était  pas  auparavant,  et  alors  se 
trouverait  détruit  ce  principe  fondamental: 
Rien  ne  se  foit  de  rien.  ^ 

Dans  cet  être  infini  qui  comprend  tout, 
et  dont  l'idée  est  ins/parable  de  1  intelligence 
et  de  léternité,  '^  il  ii'y  a  donc  ni  mélange 

'  Aristot.  de  Xenophan.  t.  i ,  p.  i  ?./)  i.  Cicer.  de  nat. 
deor.  lib.  i  ,  cap.  1 1  ,  i.  2 ,  p.  ^oG.  Laiteux,  hist.  des 
causes  prem.  t.  i ,  p.  2  3  i . 

^  Bruck.  l)ist.  philos,  l.  i ,  p.  1 1  ^^8. 

^  Aristot.  metai  h.  lib.  r ,  cap.  5.  p.  8,^7.  Diog.  I.acrt. 
lib.  9,  5.  19.  Sext.  Einpir.  pyrihoii.  liypotli.  1.  i ,  c.  33  , 
pag.  59. 


CHAPITRE    TRENTIEME.  I97 

de  parties,  ni  diversité  de  formes,  ni  géné- 
rations, ni  destructions.  '  Mais  connuent 
accorder  cette  immutabilité  avec  les  révo- 
lutions successives  que  nous  voyons  dans  la 
nature?  Elles  ne  sont  qu  une  illusion,  ré- 
poiîdait  Xénophanès  :  1  univers  ne  nous 
ofi're  qu'une  scène  mobile;  la  scène  existe, 
mais  la  mobilité  est  I  ouvrage  de  nos  sens. 
Non.  disait  Zenon,  le  mouvement  est  im- 
possible. Il  le  disait,  et  le  démontrait  au 
point  d  étonner  ses  adversaires  et  de  les  ré- 
duire au  silence.  ^ 

O  mon  fils!  quelle  étrange  lumière  ont 
apportée  sur  la  terre  ces  liommes  célèbres 
qui  prétendent  sèîre  asservi  la  nature!  ^  et 
(■uc  i  étude  de  îa  pliilosopbie  serait  humi- 
liante ,  si ,  après  avoir  commencé  par  le 
doulc,  '  elle  devait  se  terminer  par  de  sem- 
blables paradoxes!  Rendons  plus  de  justice 
à  ceux  qui  les  ont  a\  ancés.  La  plupart  aimè- 
rent îa  vérité;  i]i  crurent  la  découvrir  par  la 
voie  des  notious  abstraites,  et  s'égarèrent 

■  Ali  !ot.  de  cœlo,  lib  ?j,  cap.  i,  t.  i,  p.  i-jS. 
*  Id.  lîat.  auscult.  lib.  6,  cap.  i4,  t.  i ,  p.  3ç)5;  iA 
topic.  lib.  8,  ran.  ?,,  t.  i ,  p.  p^/j. 

^  Id.  nxctr.pli.  l.b.  i ,  cap.  2 ,  p.  8^  i- 
4  IA  ibiA  ii]j.  3,  c»p.  1,  p.  85' J. 

17- 


198  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

sur  la  fol  dune  raisoii  dont  ils  ue  connais- 
saient pas  les  bor.'ies,  Quaud,  après  avoir 
épuisé  les  erreurs,  'Is  devinrent  plus  «'elai- 
rés ,  il  se  livrèrent  avec  la  même  ardeur 
aux  mêmes  discussiDUS,  parce  qu  ils  les  cru- 
rent propres  à  fixer  l'esprit,  et  à  mettre  plus 
de  précision  dans  les  idées.  Enfin,  il  ne  faut 
pas  dissimuler  que  plusieurs  de  ces  philoso- 
phes, peu  dignes  dun  nom  si  respectalùe, 
n'entrèrent  dans  la  lice  que  pour  éprouver 
leurs  forces ,  et  se  signaler  par  des  triomphes 
aussi  honteux  pour  le  vainqueur  que  pour 
ie  vaincu.  Comme  la  raison,  ou  plulot  lart 
de  raisonner,  a  eu  son  enfance  ainsi  que  les 
autres  arts,  des  définitions  peu  exacles,  et 
le  fréquenl  abus  des  mots,  fouinissaient  h 
des  athlètes  adroits  ou  vigoureux  des  armes 
toujours  nouvelles.  Nous  avons  presque  vu 
le  temps  oii,  pour  prouver  que  ces  mois, 
Un  et  Plusieurs^  peuvent  désigner  le  même 
objet,  on  vous  aurait  soutenu  que  vous 
n  êtes  qu'un  en  qualité  d'homme,  mais  que 
vous  êtes  deux  en  qualité  d  homme  et  de 
musicien.  '  Ces  puérilités  absurdes  n'inspi- 
rent aujourdhul  que  du  mépris,  et  sont 
a])solumciit  abandonnées  aux  sophistes. 

'  Plat,  in  Philcl).  t.  2 ,  p.  i  ^. 


CHAPITRE    TRENTIÈME.  If]g 

Il  me  reste  à  voue  parler  d'un  système 
aussi  remarquable  par  sa  singularité  que  par 
la  réputation  de  ses  auteurs. 

Le  vulgaire  ne  voit  autour  du  globe  qu'il 
babite,  qu  une  voûte  étincelante  de  lumière 
pendant  le  jour,  semée  d'étoiles  pendant  la 
lîuil;  ce  sont  là  les  bornes  de  son  univers. 
Celui  de  quelques  philosophes  n'en  a  plus, 
et  s'est  accru,  presque  de  nos  jours ,  au  point 
d'eflraycr  notre  imagination. 

On  supposa  d  abord  que  la  lune  était  ha- 
bitée; ensuite,  que  les  astres  étaient  autant 
de  mondes;  enfin,  que  le  nombre  de  ces 
mondes  devait  être  infini ,  puisqu'aucun 
d'eux  ne  pouvait  servir  de  terme  et  d  en- 
ceinte aux  autres.  '  De  là,  quelle  prodi- 
gieuse carrière  s  est  tout  à  coup  oflerte  à 
l'esprit  humain!  Employez  léternité  même 
pour  la  parcourir,  prenez  les  ailes  de  l'Au- 
rore, volez  à  la  planète  de  Saturne ,  dans  les 
cieux  qui  s  étendent  au  dessus  de  cette  pla- 
nète, vous  trouverez  sans  cesse  de  nouvelles 
sphères,  de  nouveaux  globes,  des  mondes 

*  Xcnoph.  np.  Riog.  Laert.  lili.  9,5-  ip-  Plut,  de  plac. 
pliilos.lib.  I,  rap.  3,  t.  2,  p.  8^5;  cap.  5;  p.  8^9;  lib.  2, 
c.  i3,  p.  888.  Cirpr.  de  Cnil>.  lib.  2,  c.  3i  ,  t.  2 ,  p.  i36. 
■Mtiii.  Ce  l'acad.  des  bsU  leur.  t.  y,  p.  1  o. 


200  VOYAGE    d'aN  AC  H  A  RSIS, 

qui  s'accumulent  les  uns  sur  les  autres  ;  vous 
trouverez  1  infini  partout.^ dans  la  matière, 
dai^s  l'espace,  dans  le  mouvement,  dans  le 
nombre  des  mondes  et  des  astres  qui  les 
embellissent;  et  après  des  millions  d  années, 
vous  connaîtrez  à  peine  quelques  points  du 
vaste  empire  de  la  nature.  Ob!  combien 
cette  tbéorie  Ta-t-clle  agrandie  à  nos  yeux! 
Et  s'il  est  vrai  que  notre  àme  setende  avec 
«os  idées,  et  s'assimile  en  quelcjue  façon  aux 
objets  don  telle  se  pénètre,  combien  Ibomme 
doit -il  s'enorgueillir  d'avoir  percé  ces  pro 
Tondeurs  inconcevables! 

Nous  enorgueillir!  m'écriai-je  avec  sur- 
prise. Et  de  quoi  donc,  respectable  Callias? 
Mon  esprit  reste  accablé  à  l'aspect  de  cette 
grandeur  sans  bornes,  devant  laquelle  tou- 
tes les  autres  s'anéantissent.  Vous,  moi, 
tous  les  bommes,  ne  sont  plus  à  mes  yeux 
que  des  insectes  plongés  dans  un  océan  im- 
mense, où  les  jois  cl  les  conquérants  ne 
sont  distingués,  que  parce  qu'ils  agitent  un 
peu  plus  qn(;  les  aulics  les  particules  d  eau 
qui  les  environnent.  A  ces  mots  Callias  me 
regarda;  cl,  après  s  être  \Mi  moment  re- 
cueilli on  lui-même,  il  me  dit  en  me  serrant 
la  main  :  Mon  filsj  un  ia^-cte  qui  entrevoit 


CHAPITRE    TRENTIÈME.  201 

l'infini,  participe  de  la  grandeur  qui  vous 
étonne.  Ensuite  il  ajouta  : 

Parmi  les  artistes  qui  ont  passé  leur  vie  à 
composer  et  décomposer  des  mondes,  Leu- 
cippe  et  Démocrite,  rejetant  les  nombres, 
les  idées,  les  proportions  harmoniques,  et 
tous  ces  échafaudages  que  la  métaphysique 
avait  élevés  jusqu'alors ,  n'admirent ,  à 
l'exemple  de  quelques  philosophes ,  que  le 
vide  et  les  atomes  pour  principes  de  toutes 
choses;  mais  ils  dépouillèrent  ces  atomes  des 
qualités  qu'on  leur  avait  attribuées ,  et  ne 
l'.:ur  laissèrent  aue  la  ficurc  et  le  mouve- 
ment.  '  Ecoutez  Leucippe  et  Dcmocrite. 

L'univers  est  infini.  11  est  peuple  dune 
infinité  de  mondes  et  de  tourbillons  qui 
naissent,  périssent  et  se  reproduisent  sans 
inlerruption.  ^  Mais  une  intelligence  su- 
prême lie  préside  point  à  ces  grandes  révo- 
lutions :  tout  dans  la  nature  s'opère  par  d:"S 
lois  mécaniques  et  simples.  Voulez-vous  sa- 
voir comment  un  de  ces  mondes  peut  se 
former  ?  Concevez  une    infinité  d'atomes 

'  IMoshem.  in  Cudvvorth.  cap.  i ,  §.  18,  t.  i ,  p.  3o. 
Bruck.  liist.  pliilos.  t.  i,  p.  1 1^3. 

'  IJiog.  Laort.  lib.  q,  §.  3o,  etc.  Id.  ibid.  §.  4'i-  Bruck. 
ib.p.  1 1  j'Set  I  i87.Batieux,hi5i.  des  causes premip.3G3. 


202  VOYAGÉ   D'ANACHARSIS, 

étemels,  indivisibles,  inaltérables,  de  toute 
forme,  de  toute  grandeur,  entraînés  dans 
un  vide  immense  par  un  mouvement  aveuijle 
et  rapide.  '  Après  des  chocs  multipliés  et 
violents,  les  plus  grossiers  sont  pou;  S('îs  et 
comprimés  dans  un  point  de  Tesnace  qui 
devient  le  centre  dun  tourbillon;  les  plus 
subtils  s  échappent  de  tous  côtés,  et  s  élan- 
cent à  différentes  distances.  Dans  la  suite 
des  temps  les  premiers  forment  la  terre  et 
ieau;  les  seconds,  lair  et  le  feu.  Ce  dernier 
élément,  composé  de  globules  actifs  et  lé- 
gers ,  s'étend  comme  une  enceinte  lumi- 
neuse autour  de  la  terre;  lair,  agile  par  ce 
flux  perpétuel  de  corpuscules  qui  s  élèvent 
des  régions  inférieures,  devient  un  courant 
impétueux ,  et  ce  courant  entranie  les  astres 
qui  s'étaient  successivement  formés  dans 
son  sein.  '' 

Tout,  dans  le  physique  ainsi  que  dans  le 
moral,  peut  s'expliquer  par  un  semflable 
mécanisme ,   et  sans    fintcrvention   d'une 

'  Alistot.  de  gêner,  lib.  i ,  cap.  i ,  t.  i ,  p.  ^<)3  ;  id.  de 
cœlo,  lib.  3,  cap.  4.  p-  1 78.  PJut.  de  pLic.  philos,  lib.  i , 
«ap.  3,  t.  2,  p.  877.  Cirer,  de  mit.  deor.  lib.  i  ,  (ap.  2^  , 
t.  2,  p.  4  16. 

^  Plut  de  plac.  philos,  lib.  i,  rap.  j,  t.  2,  p.  3~/S. 


CHAPITPxE    TIlKiVïlÉME.  200 

cause  intelligente.  C'est  de  Tuniori  des  ato- 
mes que  se  t'oime  la  substance  des  corps; 
c  est  de  leur  figure  et  de  leur  arrangement 
que  résultent  le  froid,  le  chaud,  les  cou- 
leurs, et  toutes  les  variétés  de  la  nature;  ' 
c'est  leur  mouvement  qui  sans  cesse  pro- 
duit, altère  et  détruit  les  êtres;  et  comme  ce 
mouvement  est  nécessaire ,  nous  lui  avons 
donné  le  nom  de  destin  et  de  fatalité.  "  Nos 
sensations,  nos  idées  sont  produites  par  des 
im:.^es  légères,  qui  se  détachent  des  objets 
pour  frapper  nos  organes.  ^  Notre  âme  finit 
avec  le  corps,  '^  parce  quelle  n  est,  comme 
le  feu,  qu'un  composé  de  globules  subtils, 
dont  la  mort  brise  les  liens;  ^  et  puisqu'il 
ny  a  rien  de  réel  dans  la  nature,  excepté 
les  atomes  et  le  vide,  "  on  est,  par  une  suite 
de  conséquences,  forcé  de  convenir  que  les 

■  Aristot.  metaph.  lib.  i ,  cap.  4 ,  t.  2  ,  p.  845.  Diog. 
Lacii.  lib.  g,  §.  7a, 

"  Stob.  eclog.  pliys.  lib.  i ,  cap.  8,  p.  i  o. 

3  Diog.  Laert.  ibid.  §.  44-  I^l^^^-  ^^  P''^^.  philos,  lib.  Jj , 
cap.  8  ,  p.  899.  Cicer.  de  uat.  deor.  lib.  i  ,  cap.  38 ,  t.  2  ; 
pag.  429. 

4  Plut.  ibid.  cap.  7. 

5  Aristot.  de  auim.  lib.  i,  cap.  2,  t.  i ,  p.  619. 

^  .Sext.  ICnipir.  pynli.  liypotb.  lib.  i ,  cap.  3o,  p.  54  i 
id.  adv.  log.  lib.  7,  p.  39g. 


204  VOYAGE    d'aWACHARSIS, 

vices  ne  cllflereiit  des  vertus  (^ue  par  Topi* 

nlon.  '  ' 

O  mon  fils!  prosteni3Z-vous  devant  la 
divinité-,  déplorez  en  sa  présence  les  égare- 
ments de  Tcsprit  hnmaia,  et  promettez -lui 
d "être  au  moins  aussi  vertueux  que  la  plu- 
part de  ces  plùlosophes  dont  les  principes 
tendaient  à  détruire  la  vertu  :  car  ce  n  est 
point  dans  des  écrits  Ignorés  de  la  multi- 
tude, dans  des  systèmes  produits  p^u  la 
chaleur  de  Funa-ination,  par  linquiétude 
do  Tcsprit,  ou  par  le  désir  cte  la  célébnlé, 
qu  il  liiut  étudier  les  idées  que  leurs  auteurs 
avaient  sur  la  morale;  c'est  dans  leur  con- 
duite; c'est  dans  ces  ouvrages  où,  n  ayant 
d'autre  intérêt  que  celui  de  la  vente,  et 
d'autre  but  c|ue  Tutllité  publique,  ils  ren- 
dent aux  mœurs  et  à  la  vertu  1  hommage 
quelles  ont  obtenu  dans  tous  les  temps  et 
chez  tous  les  peuples. 

I  Cuc^woril..  dr.  j'.-.-,t.  et  honcst.  notit.  ad  cale.  syst. 
intcl.S.  2, t.  2,p.t5'.i).Bruc   .iùst.pliilo6.  t.  i,p.  iif)9- 


CHAPITRE    TRENTE-UXTÈME.      3o3 


CHAPITRE   XXXI. 

Suite  de  la  Bibliothèque.  LAstionomie  et  la 
Géogiaphie. 

Vj  allias  sortit  après  avoir  achevé  son  dis- 
cours; et  Euclidc  lu 'adressant  la  parole  ;  Je 
fais  cliercîicr  depuis  long-temps  eu  Sicile , 
me  dit-il,  l'ouvrage  de  Pétron  d'tîimère. 
ISon  seulement  il  admettait  la  pluralité  des 
mondes,  mais  il  osait  eu  fixer  le  nomhre.  ' 
Savez-vous  combien  il  eu  comptait^  cent 
quatre-vingt-trois.  îlcompaiait,  àlexemple 
des  Egyptiens,  lunivers  à  un  triangle:  ^. 
soixante  mondes  sont  rangés  sur  chacun 
de  ses  colés-,  les  trois  autres  sur  les  troii 
angles.  Soumis  au  mouvement  paisible 
qui  parmi  nous  règle  certiiijies  danses,  ils 
s  atteignent  et  se  remplacent  avec  lenteur. 
Le  milieu  du  triangle  est  le  champ  de  la  vé- 
rité :  là,  dans  une  immobilité  profonde,  ré- 
sident les  rapports  et  les  exemplaires  des 
choses  qui  ont  été,  et  de  celles  qui  seront. 
Autour  de  ces  essences  pures  est  i  éternité, 

'  Plut  de  orac.  defect.  t.  2,  p.  /p  •. 
"  Id.  de  Uid.  et  Csir.  t.  2,  p.  373. 

3-  la 


206  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

du  sein  de  lafjuelle  émane  le  temps  qui, 
comme  un  ruisseau  intarissable,  coule  et  se 
distribue  dans  cette  foule  de  mondes.  ' 

Ces  idées  tenaient  au  système  des  nom- 
bres de  Pythagore,  et  je  conjecture J'in- 
terrompis Euclide.  Avant  que  vos  philoso- 
phes eussent  produit  au  loin  une  si  grande 
quantité  de  mondes,  ils  avaient  sans  doute 
connu  dans  le  plus  grand  détail  celui  que 
nous  habitons.  Je  pense  qu'il  n'y  a  pas 
dans  notre  ciel  un  corps  dont  ils  n'aient  dé- 
terminé la  nature,  la  grandeur,  lu  tlgure  et 
le  mouvement. 

Vous  allez  en  juger,  jépondit  Euclide. 
Imaginez  un  cercle,  une  espèce  de  roue, 
dont  la  circonférence,  vingt-huit  fois  aussi 
grande  que  celle  de  la  terre,  renferme  un 
immense  volume  de  feu  dans  sa  concavité. 
Du  moyeu,  dont  le  diamètre  est  égal  à  celui 
de  la  terre,  s  échappent  les  torrents  de  lu- 
mière qui  éclairent  notre  monde.  ^  Telle  est 
l'idée  que  l'on  peut  se  faire  du  soleil.  Vous 
aurez  celle  de  la  lune,  en  supposant  sa  cir- 

•  plut,  de  orar.  defoict.  t.  2,  p  4 y. 2. 

^  Id.  de  plac.  philos,  lib.  a,  cap.  y.o,  t.  2,  p.  83f). 
Stob.  eclog.  pliys.  lib.  i  ,  p.  55,  Acliill.  Tat.  iiag.  ai^». 
Petav.  t.  3 ,  p.  8 1 . 


CHAPITRE    TRENTE-UNIEME.      20^ 

conférence  dix-neuf  fois  aussi  grande  que 
celle  de  notre  globe.  '  Voulez-vous  une  ex- 
plication plus  simple?  Les  parties  de  feu 
qui  s  élèvent  de  la  terre,  vont  pendant  le 
jour  se  réunir  dans  un  seul  point  du  ciel, 
pour  y  former  le  soleil;  pendant  la  nuit, 
dans  plusieurs  points  où  elles  se  convertis- 
sent en  étoiles.  Mais,  comme  ces  exhalai- 
sons se  consument  promptemcnt,  elles  se 
renouvellent  sans  cesse,  pour  nous  procu- 
rer chaque  jour  un  nouveau  soleil,  chaque 
nuit  de  nouvelles  étoiles.  ^  Il  est  même  ar- 
rivé que  ,  faute  dahmcnts,  le  soleil  ne  sest 
pas  rallumé  pendant  un  mois  entier.  ^  C  est 
cette  raison  qui  1  oblige  à  tourner  autour  de 
la  terre.  S  il  était  immobile,  il  épuiserait 
bientôt  les  vapeurs  dont  il  se  nourrit.  '' 

Jecoutais  Euchde;  je  le  regardais  avec 
étonnemcnt;  je  lui  dis  enfin  :  On  m'a  parlé 
d'un  peuple  de  Thrace,  tellement  ijrossier, 
quilne  peut  compter  au  delà  du  nombre 

'  Plut,  (le  plac.  philos,  t.  2,  r.-ip.  aj,  p.  Rrjr. 

="  Plat,  de  rcp.  lib.  6,  t.  2,  p.  ipS.  Plut,  de  plac.  plii- 
los.  lib.  2,  cap.  2I ,  p.  H90.  Xinophan.  ap.  Slob.  nlo^. 
phys.  lib.  I ,  p.  5].  Bvuck.  List,  philos,  t.  1,,  p.  1  i5f. 

^  Plut.  ibid.  Stob.  ibid.  p.  ~}5. 

<  Aiistot.  nietfcor.  lib.  2,  cap.  2,  p.  5ji. 


208  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

quatre.  '  Serait-ce  d'après  lui  que  vous  rap- 
porteriez ces  étranges  notiorfs?  Non ,  me  ré- 
pondit-il ,  c'est  d'après  plusieurs  de  nos  plus 
céiè])rcs  philosophes ,  entre  autres,  Anaxi- 
mandre  et  Heraclite,  dont  le  plus  ancien  vi- 
vait deux  siècles  avant  nous.  On  a  vu  de- 
puis éclore  des  opinions  moins  absurdes , 
mais  également  incertaines,  et  dont  quel- 
ques-unes môme  ont  soulevé  la  multitude. 
Anaxagore,  du  lemns  de  nos  pères,  ayant 
avancé  que  la  lune  était  une  terre  à  peu 
près  semblable  à  la  nôtre ,  et  le  soleil  une 
pierre  enflammée,  fut  soupçonné  d  impiété, 
et  forcé  de  quitter  Athènes.  ^  Le  peuple 
voulait  qu  ou  mit  ces  deux  astres  au  rang 
des  dieux;  et  nos  derniersphilosoplies,  en  se 
conformant  fjuelqucfois  à  son  langage,  ^ 
ont  désarmé  iî  su])er;Uiîion,  qui  pardonne 
tout  dès  que  Ton  a  des  ménagements  pour 
elle. 

('ommciit  a-t-on  prouvé,  lui  dis-jc,  que 
la  lune  resse-iilyc  à  la  terre?  On  no  la  pas 
prouvé,  me  répoiulit-il;  on  la  cru.  Quel- 

'  Aristot.  pioLl.  sect.  i5,  t.  2,  p.  r52. 
^  Xeiiopli.  nicmor,  1.  i,  p.  81 5.  Plat.  apol.  t.  i ,  p.  26. 
Plut,  de  supeist.  t.  2,  p.  161).  Diog.  Laeit.  ILb.  2,  5.  8. 
•^  Plat,  de  kg.  Ul).  j,  t.  3,  p.  8a  I  j  etc. 


CHAPITRE    TREXTE-UMÈME.      209 

(■{ukin  avait  dit  :  S  il  y  avait  des  montagnes 
dans  la  lune,  leur  ombre  projetée  sur  sa 
surface  y  produirait  peut-être  les  taches  qui 
s'oflrciit  à  nos  yeux.  Aussitôt  on  a  conclu 
.([uily  avait  dans  la  lune,  des  montagnes, 
des  vallées,  des  rivières,  des  plaines,  et 
quantité  de  villes.  '  Il  a  lidiu  ensuite  con- 
naître ceux  qui  Ihahltcnt.  Suivant  Xéno- 
phanès,  ils  y  m(  nent  la  même  vie  que  nous 
sur  la  terre.  "^  Suivant  quelques  disciples  de 
Pythagore ,  les  plantes  y  sont  plus  belles ,  les 
animaux  quinze  lois  plus  grands,  les  joui'S' 
quinze  lois  plus  longs  que  les  nôtres.  ^  Et 
SiHîS  doule,  lui  dis-je,les  hommes  quinze 
i'ois  plus  intelligents  que  sur  notre  globe. 
Cette  idée  rit  à  mon  imagination.  Comme 
la  nature  c.U  encore  plus  riche  par  les  va- 
riétés que  par  le  noml;re  Ces  espèc^^s,  je  dis- 
tribue à  mon  gré,  dans  ies  difïërentcs  planè- 
tes, des  peuples  qui  oui  un,  deux,  trois, 

'  Plut.  (!r  plac.  philos,  lih.  2,  cap.  i3  et  p. 5,  t.  7, 
p.  888  et  891.  Stob.  erlog.  p!:)-s.  lib.  i  ,  p.  C,o.  AcliiU. 
'1  at.  isag.  ap.  l'ctav.  t.  3  ,  p.  8  •.  Citer,  aiad.  a  ,  cap.  jg , 
t.  2,  p.  5i.  ProrX  in  Tiin.  lilj.  i ,  p.  283. 

^  Xcuophan.  ap.  Laclaut.  iuhi.  ub.  3  ,  cap.  r>3,  t.  i , 
pa-;.  9,53. 

■*  Piiit.  ibid.  cap.  3o,  t.  2,  p.  892.  îrlob.  ibiu.  L'.ustJ'. 
pra;p.  e\ ang.  lib.  i.ï,  i>.  819. 

18. 


2IO  VOYAGE    D  ANACHARSIS, 

quatre  sens  de  plus  que  nous.  Je  compare 
ensuite  leurs  génies  avec  ceux  que  la  Grèce 
a  produits ,  et  je  vous  avoue  qu  Homère  et 
Pytliagore  me  tont  pitié.  Démocrite,  répon- 
dit Euclide,  a  sauvé  leur  t^ioire  de  ce  paral- 
lèle liuaiiliant.  Persuadé  peut-être  de  l'ex- 
cellence de  notre  espèce,  il  a  décidé  que  les 
hommes  sont  individuellement  partout  les 
mêmes.  Suivant  lui,  nous  existons  à  la  fois, 
et  de  la  même  manière,  sur  notre  gloLe,  sur 
celui  de  la  lune  ,  et  dans  tous  les  mondes  de 
l'univers.  ' 

Nous  représentons  souvent  sur  des  chars 
les  divinités  qm  président  aux  planètes, 
parce  que  cette  voiture  est  la  plus  honorahle 
parmi  nous.  Les  Egyptiens  les  placent  sur 
des  bateaux,  parce  qu'ils  imt  pres:[uc  tous 
leurs  voyages  sur  le  Nil.  '^  De  là  Iléraclilo 
donnait  au  soleil  et  à  la  lune  la  forme  d  un 
bateau.  ^  Je  vous  épargne  le  détail  des  au- 
tres conjectures,  non  moins  frivoles,  hasar- 
dées sur  la  figure  des  asIic s.  On  convient 

'  C.ïir.ér.  acnd.  2,  cap.  17,  t.  2,  p.  2S. 

?  tàiper.  îlui-pocr.  p.  i').  Cayliis,  riiOUL-il  d'aïuiq.  t.  i, 
pi.  f).  i'/oiufauc.  autiq.  rxpliq.  supp].  t.  i  ,  pi.  17. 

3  Plut,  de  plac.  pîiilos.  lib.  »  ,  rnp.  ■^•J.  et  27.  Acliill. 
U'i)t,  isp-g,  cap.  19,  ap  Pclav,  t.  3?  p.  82. 


CHAPITRE    TllENTE-rXlÈME.      211 

asspz  généralement  aujourtî hui,  quils  sont 
cl(^  forme  sphériquc.  '  Quant  à  leur  grandeur, 
il  n'y  a  pas  long-temps  encore  qu'Anaxagore 
disait  que  le  soleil  est  beaucoup  plus  grand 
que  le  Péloponèsc-,  et  Ilt'raclite,  quil  n'a 
réellement  qu  U7i  pied  de  diamètre.  ^ 

Vous  me  dispensez,  lui  dis- je,  de  vous 
interroger  sur  les  dimensions  des  autres 
planètes,  mais  vous  leur  avez  du  moins  as- 
signé la  place  quelles  occupent  dans  le 
ciel?  —  Cet  arrangement,  répondit  Euclide, 
a  coûté  beaucoup  d'eflbrts ,  et  a  partagé  nos 
pliilosopbes.  Les  uns  placent  au  dessus  de 
la  ten-e,  la  lune,  Mercure,  Vénus,  le  soleil , 
Mai's,  Jupiter  et  Satm-nc.  Tel  est  l'ancicu 
?\stèmc  des  Egyptiens  ^  et  des  Chaldécns;  4 
t;  1  fut  celui  que  P\  thagore  introduisit  dans 
la  Grèce.  ^  L'opinion  qui  domine  aujour- 
d  hui  parmi  nous,  range  les  planètes  dans 

'  Aristot.  de  cœlo,  lib.  2,  cap.  8,  t.  t ,  p.  461  ;  c.  11, 
pap.  /[63. 

-  Plv.t.  de  plac.  pliilos,  lib.  2,  rap.  2  i ,  t.  2 ,  p.  Fp  i. 
2  Dion,  liist.  ion),  lil).  37,  p.  1?.^. 

4  Macrol).  Soijiu.  Scip.  cip.  if).  Uicciol.  a'inag.  lib.  ;), 
pi;5.  ?.8o. 

5  Plin.  lib.  2,  cap,  22,  t.  ï ,  p.  8G.  Censor.  de  die  nat. 
cap.  i3.  riiit.  de  crcat.  anim.  t.  2,  p.  IC28.  Riniol. 
fcliuag.  lib.  <; ,  cr>p.  ?. ,  p.  y.yr. 


212  VOYAGE    d'a  NA  CH  ARSIS, 

cet  ordre  :  la  lune,  le  soleil,  Mercure,  Vé- 
nus, Mars,  Jupiter  et  Saturne.  '  Les  noms 
de  Platon,  dEudoxe  et  d'Aristote  ?  ont  ac- 
crédité ce  système,  qui  ne  diliëre  du  précé- 
dent qu'en  apparence. 

En  effet,  la  diliorence  ne  vient  que  d "une 
dérouverte  faite  en  i%ypte,  et  que  les  Grecs 
Vî'iilent  en  quelque  façou  s'approprier.  Les 
•astronomes  égyptiens  s'aperçurent  que  les 
planètes  de  Mercure  et  de  Vénus,  compagnes 
inséparables  du  soleil,  ^  sont  entraînées  par 
le  même  mouvement  que  cet  astre,  et  tour- 
nent sans  cesse  autour  de  lui.  4  Suivant 
les  Grecs,  i'jthagore  reconnut  le  premier, 
que  1  étoile  de  Junon  ou  de  Vénus  cette 
étoile  brillante  qui  se  montre  quelquefois 
après  le  coucher  du  soleil,  est  la  même  qui 
end'aulrestemps  jHvcàdesonicver.  ^  Comme 

■  Plat,  in  Tin),  t.  3  ,  p.  38;  ici.  do  irp.  jib.  ro .  t.  9,, 
p.  Gl6.  Plut,  de  iiJMc.  pi.ilos.  lit).  2,  crip.  i5.  De  inuiuli, 
ap.  Aristot.  t.  I,  p.  (îo:'.. 

^  Proc.  in  1  ini.  lifj.  /Ç ,  p.  207. 

^  Tira.  Locr.  ap.  l'ini.  t.  ;> ,  p.  56.  Cicer.  somn.  Scip. 
t.  3,  p.  4i2- 

4  Maciob.  somn.  fcip.  rop.  ic). 

5  Diog.  Lacrt.  lib.  3,  JJ.  i.'j.  Pljavor.  ap.  (umd.  îih.  9,, 
$.  23.  Stob.  ccio";.  pjiys.  lil..  i ,  p.  55.  Plin.  lil).  a,  cap.  8, 
1>.  75,  MJni.  ik'  1  a 'ad.  dci,  bsll.  leur.  t.  i.j,  p.  379  et  478, 


CHAPITRE   TUENTE-tiNIEME.      2lS 

les  pythagoriciens  aitiibuent  le  même  phé- 
nomène à  d'autres  étoiles  et  à  d'autres  pla- 
nètes, il  ne  paraît  pas  que  de  lobservation 
dont  on  foit  honneur  à  Pythagore,  ils  aient 
conclu  que  Vénus  fasse  sa  révolution  autour 
du  soleil.  Mais  il  suit  de  la  découverte  des 
prêtres  de  T^gypte,  que  Vénus  et  Mercure 
doivent  paraître,  tantôt  au  dessus  et  tantôt 
au  dessous  de  cet  astre,  et  qu'on  peut  sans 
inconvénient  leur  assigner  ces  diiiërenles 
positions.  '  Aussi  les  Égyptiens  n  ont -ils 
point  changé  l'ancien  ordre  des  planètes 
dans  leurs  planisphères  célestes.  ' 

Des  opinions  étranges  se  sont  élevées 
dans  1  écolo  de  Pythagore.  Vous  verrez  dans 
cet  ouvrage  dllicétas  de  Syracuse,  que  tout 
est  en  repos  dans  le  ciel ,  les  étoiles,  le  soled , 
la  Innc  elle-même.  La  terre  seule,  par  un 
mouvement  rapide  autour  de  son  axe,  pro- 
duit les  apparences  que  les  astres  eurent  a 
nus  legards.  ^  Mais  dabord  l'immobilité  d<^ 
la  iutie  ne  peut  se  concilier  avec  ces  phéno- 

'  Maciob.  sonm.  «^cip.  c.  i  p.  îîailly.astron.  anc.  p.  1 70. 
-  yhm.  de  racadc':ii.  des  ;cienas,  auuëe  1708,  hisi. 

i  Tl  roi.iir.  ap.  Cicer.  acad.  2,  cap.  39,  t.  2 .  p.  Ji. 
Uiog.  Lacn.  lib.  b,  5-  ^->- 


Ûl4  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

mènes-,  de  plus,  si  la  terre  tournait  sur  elle- 
même,  un  corps  lancé  à  une  très  grande 
hauteur  ne  retomberait  pas  au  même  point 
d  où  il  est  parti.  Cependant  le  contraire  est 
prouvé  par  l'expérience.  '  Enfin,  comment 
osa-t-on ,  dune  main  sacrilège,  ^  troubler  le 
repos  de  la  terre,  regardée  de  tout  temps 
comme  le  centre  du  monde,  le  sanctuaire 
des  dieux,  l'autel,  le  nœud  et  l'unité  de  la 
nature?  ^  Aussi,  dans  cet  antre  traité,  Phi- 
lolaùs  commence-t-il  par  transporter  au  feu 
les  privilèges  sacrés  dont  il  dépouille  la  terre 
Ce  feu  céleste,  devenu  le  foyer  de  Funivers, 
en  occupe  le  centre.  Tout  autour  roulent 
sans  interruption  dix  sphères  ,  celle  des 
éioiles  fixes,  celles  du  soleil,  de  la  lune  et 
des  cinq  planètes,  (a)  celles  de  noire  globe 
et  d'une  autre  terre  invisible  à  nos  yeux, 
Cjuoiqne  voisine  de  nous.  ^  Le  soleil  n  a  plu;* 

'  Aristdi.  (]c  cœlo,  lib.  a,  cap.  i^)  ♦•  i  >  P-  ^'yO. 

'■'  Plut,  (le  f'ac.  in  orb.  lun.  t.  2,  p.  923. 

^  Tim.  Locr.  ap.  Plat.  t.  3,  p.  0)7.  Stob,  eclog.  pliys. 
lib.  I  ,  p.  5 1 . 

(a)  Avant  Platon,  et  de  son  temps,  par  te  nom  de  Pla- 
Dt'îîes  on  entendait  Mercure,  Ve'niis,  Mars,  Jupiter  et 
Saiiiriie. 

4  gtob.  eclog.  pbys.  1.  i  ,  p.  5i.  Plut  de  plac.  philos, 
lib.  3  .  cap.  II  et  I  3  ,  p.  8c)5. 


CIIAPITKE    ÏIIE.N  il,-UNlKM£.      iô 

qu'un  éclat  emprunté;  ce  n'est  quiuio  es- 
pèce de  miroir,  ou  de  globe  de  cristal,  qui 
nous  renvoie  la  lumière  du  feu  céleste.  * 

Ce  systèiue ,  que  Platon  regrette  quelque- 
fois de  n'avoir  pas  adopté  danssfsouvragcs,* 
n'est  point  fondé  sur  des  observations ,  mais 
uniquement  sur  des  raisons  de  convenance, 
La  substance  du  feu,  disent  ses  partisans, 
étant  plus  pure  que  celle  de  la  li'rre,  doit 
reposer  dans  le  milieu  de  l'univers,  comme 
dans  la  place  la  plus  konorable.  ^ 

C'était  peu  d'avoir  fixé  les  rangs  entre 
les  planètes -,  il  fallait  mai'quer  à  quelle  dis- 
tance les  unes  des  autres  elles  fournissent 
leur  carrière.  Cest  ici  que  Pythagore  et  ses 
disciples  ont  épuisé  Icui'  imagination. 

Les  planètes,  en  y  comprenant  le  soleil 
et  la  lune,  sont  au  nombre  de  sept.  Ils  se 
sont  rappelé  aussltol  fliepiricorde,  ou  la  lyra 
à  sept  cordes.  Vous  savez  que  cette  lyr;^  ren- 
ferme deux  tétracordes  unis  par  un  sou 
commun,  et  qui,  dans  le  genre  diatonique, 

'  Plut,  de  p'.ac.  pliilos.  lib.  2  ,  cap.  20,  p.  890.  Stob, 
eclog.  pliys.  lib.  i  ,  p.  56.  Acliill.  Tat.  isag.  cap.  1 9 ,  ?.p. 
Pfltav.  t.  3,  p.  81. 

2  Plut,  in  ]Sum.  t.  i  ,  p.  67;  id.  in  Plat,  queest.  t  », 
p.  1006. 

*  Ai  fstut.  de  cœlo ,  lib.  a ,  cap,  1 3 ,  t.  i ,  p.  1^66. 


5î6  VOYAGE    DA\ACHAR3IS, 

tloimeiît  cette  suite  de  sons  :  si ,  ut ,  ré,  mi, 
fa,  sol,  la.  Supposez  que  'la  lune  soit  repré- 
sentée par  si,  Mercare  le  sera  par  ut,  Vénus 
par  ré,  le  soleil  par  mi.  Mars  par  fa ,  Jupiter 
par  sol,  Salurue  par  la  :  ainsi  la  distance 
ele  la  lune  si  à  ^îercure  ut,  sera  d'un  demi- 
toii;  celle  de  Mercui'e  ut  k  Vénus  ré,  sera  d'un 
ton;  c'est-à-dire,  que  la  distance  de  V^énus 
à  Mercure  sera  le  double  de  celle  de  Mercure 
à  la  lune.  Telle  fut  la  première  IjTc  céleste. 

On  y  ajouta  ensuite  deux  cordes,  pour 
désigner  lintervalle  de  la  terre  à  la  lune,  et 
celui  de  Saturne  aux  étoiles  fixes.  On  disjoi- 
gnit les  deux  tctracordes  renfermés  dans 
cette  nouvelle  lyre,  et  on  les  monta  quel- 
quefois sur  le  g  nire  chromatique ,  qui  donne 
des  proportions ,  entre  la  suite  des  sons ,  dif- 
férentes de  celles  du  genre  diatonique.  \  oici 
un  exemple  de  cette  nouvelle  Ijre.  ' 

De  la  terre  à  la  lune un  ton. 

De  la  lune  à  Mercure 4  ion. 

De  Mercure  à  Vénus v  ^^n. 

De  Vénus  au  soleil ton  ~. 

Du  soleil  à  Mars un  ton. 

De  Mars  à  Jupiter -^  ton. 

De  Jupiter  à  Saturne -j  ton. 

De  Saiurne  aux  étoiles  fixes.  . .      ton  ^. 

*  Pliii.  lib.  3,  cap,  22. 


CHAPITRE    TRENTE-UNIÈME.      217 

Comme  cette  échelle  donne  sept  tons  au 
lieu  de  six  qui  complètent  l'octave,  on  a 
tiuelquefois,  pour  obtenir  la  plus  parfaite 
des  consonnances,  diminué  d'iuj  ton  1  in- 
tervalle de  Saturne  aux  étoiles,  '  et  celui  de 
Vénus  au  soleil.  Il  s  est  introduit  d'autres 
changements  à  léchelle,  lorsqu'au  lieu  de 
placer  le  soleil  au  dessus  de  Vénus  et  de 
Mercure ,  on  l'a  mis  au  dessous.  " 

Pourappliquerces  rapports  aux  distances 
des  corps  célestes,  on  donna  au  ton  la  va- 
leur de  cent  vingt-six  mille  stades;  '  (a)  et 
à  la  faveur  de  cet  élément,  il  fut  aisé  de  me- 
surer I espace  qui   sétend  depuis  la  terre 
lUsqu  au  ciel  des  étoiles.  Cet  espace  se  rac- 
courcit ou  se  prolonge,  selon  que  Ion  est 
plus  ou  moins  attaché  à  certaines  propor- 
tions  harmoniques.   Dans  l'échelle   précé- 
dente   la  distance  des  étoiles  au  soleil,  et 
ceUe  de  cet  astre  à  la  terre,  se  trouvent  dans 
le  rapport  d'une  quinte,  ou  de  trois  tons  et 
demi;  mais,  suivant  un  autre  calcul,  ces 

'  Censor.  de  die  nat.  cap.  i3. 

3  pr'"'!/''-  '''"•  "P-  '''  ^P-  P^»»^-  t-  3,  p.  80. 

'PllU.llb.  2,a.p.2,,,.  ,,p.86. 

(u)  Quatre  miUc  sept  cent  soixaiue-deux  lieues  deua 
^=ille  toises  ;  h  licus  de  dcu;.  u.îHc  un^  cents  toises. 

'9 


2l8  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

aeux  intervalles  ne  seronirun  et  Tautre  que 
de  trois  tons,  c'est-à-dire,  de  trois  fois  cent 
vingt-six  mille  stades.  ' 

Euclide  s'aperçut  que  je  l'écoutaîs  avec 
impatience.  Vou/ n'êtes  point  content,  me 
dit-il  en  riant?  Non,  lui  répondis- je.  Eh 
quoi!  la  nature  est-elle  obligée  de  changer 
sjs  lois  au  gré  de  vos  caprices?  Quelques- 
uns  de  vos  philosophes  prétendent  que  le 
feu  est  plus  pur  que  la  terre;  aussitôt  notre 
globe  doit  lui  céder  sa  place ,  et  s'éloigner  du 
centre  du  monde.  Si  d'autres  préfèrent  eu 
musi(|ue  le  genre  chromatique  ou  diato- 
nique, il  faut  à  l'instant  que  les  corps  cé- 
lestes s'éloignent  ou  se  rapprochent  les  uns 
des  autres.  De  quel  œil  les  gens  instruits  re- 
gardent-ils de  pareils  égarements?  Quelque- 
fois, reprit  Euclide,  comme  des  jeux  de  1  es- 
prit ;  '  d'autres  fois ,  comme  l'unique  res- 
source de  ceux  qui,  au  lieu  détudicr  la  na- 
ture, cherchent  à  la  deviner.  Pour  moi,  j  ai 
voulu  vous  montrer  par  cet  échantillon, 
que  notre  astronomie  était  encore  dans  Ten- 
fance  du  temps  de  nos  pères;  '  elle  n'est 

I  Pliii.  llb.  7,  cap.  3  1,  t.  i,p.  86. 

a  Arisio:.  de  cœlo  lib.  a,  c;ip.  9,  L  i ,  p.  /Î62. 

î  Kiiciol.  aliua;;.  liL.  7,  P-  49^' 


CHAPITRE    TRENTE-UNIÈME.      210 

guère  plus  avancée  aujourd'hui.  Mais,  lui 
dis-je,  vous  avez  des  matliématiciens  qui 
veillent  sans  cesse  sur  les  révolutions  des 
planètes,  et  qui  cherchent  à  connaître  leurs 
distances  à  la  terre;  '  vous  en  avez  eu  sans 
doute  dans  les  temps  les  plus  anciens  :  qu'est 
devenu  le  fruit  de  leurs  veilles? 

Nous  avons  foit  de  très  longs  raisonne- 
ments, me  dit-il,  très  peu  dohseiTations, 
encore  moins  de  découvertes.  Si  nous  avons 
quelques  notions  exactes  sur  le  cours  des 
astres,  nous  les  devons  aux  Égyptiens  et 
aux  Chaldcens  :  "  ils  nous  ont  appris  à  dres- 
ser des  tables  qui  fixent  le  temps  de  nos 
soleniiités  ])nhliqucs,  et  celui  des  travaux 
de  la  campagne.  C'est  là  qu'on  a  soin  de 
marquer  les  levers  et  les  couchers  des  prin- 
cipales étoiles,  les  points  des  solstices,  ainsi 
que  des  équinoxes,  et  les  pronostics  des  va- 
nations  qu'éprouve  la  température  de  l'air.  ' 
■Jai  rassemblé  plusieurs  de  ces  calendriers  : 
quelques-uns  remontent  à  une  haute  anti- 

'  Xenoph.  n.emor.  lil,.  4,  p.  814.  Aristot.  de  cœlo, 

lib.  2,  cap.  i4,t.  i,p.  4jo. 

'■  ncmdot.  lih.  2,  r.  ,op.  Epin.  ap.  Plat.  t.  2,  p.  087 

,"\  ■^'^-  <=•  '2,  t.  I,  p.  4G4.  Strab.  lib.  17,  p.  8o.>. 

Ihpon.  Sniyrn.  id  Arat.  p.  cj3.  Diod.  lib.  i  2,  p  ,,4 

Petav.  uranol.  t.  3. 


220  -VOYAGE    d'aISTACHARSIS, 

(mité-,  d autres  renferment  des  observations 
qui  ne  conviennent  point  à  notre  climat.  On 
remarque  dans  tous  une  singularité^  c'est 
qu'ils  n'attachent  pas  également  les  points 
des  solslicps  et  des  équinoxes  au  même  de- 
gré des  signes  du  zodiaque  -,  erreur  qui  vient 
peut-être  de  quelques  mouvements  dans  les 
étoiles ,  inconnus  jusqu'à  présent ,  '  peut- 
être  de  l'ignorance  des  obser^^ateurs. 

C'est  de  la  composition  de  ces  tables  que 
nos  astronomes  se  sont  occupés  depuis  deux 
siècles.  Tels  furent  Cléostrate  de  Ténédos, 
qui  observait  sur  le  mont  ïda;  Matricétas  de 
Méthymne,  sur  le  mont  Lépc>tymne  ;  Phai- 
lîus  d'Athènes,  sur  la  colline  Lycabcttc  ;  ' 
Dosithéus ,  Euctémon ,  '  Démocritc ,  ^  et 
d'autres  quil  serait  inutile  de  nommer.  La 
grande  difficulté  ,  ou  plutôt  l'unique  pro- 
blème qu  ils  avaient  à  résoudre ,  c  était  de 
ramener  nos  fêtes  à  la  même  saison,  et  au 
terme  prescrit  par  les  oracles  et  par  les  loiS.  -^ 

1  Fréret,  défense  de  la  clron.  p.  ^,83.  Bailly,  astiou. 

ancien,  p.  iqi  f^t  4?'i- 

2  TheopLr.  ^5p  ('  S>îAt-  ap-  Scalig.  de^emend.  1 .  a ,  P-  7 2  • 

3  rtolem.  de  appar.  in  uranol.  p.  53. 

4  Diog.  Laert.  in  Druiocr  lil>.  ç,^  S-  l^-  Censov.  de  di« 
hat.  cap.  i8.  Scalig.  iHd.  p.  -.'Î7- 

9  Gemin.  eleni.  astu-i:.  r.,p.  u.  .ip.  Tetav.  t.  J,  p.  i»- 


CHA.PITIIE    TRENTE-UMÈHIE.      221 

Il  fallait  donc  fixer,  autant  qu'il  était  possi- 
ble, la  durée  précise  de  Tannée,  tant  solaire 
que  lunaire,  et  les  accorder  entre  elles,  de 
manière  que  les  nouvelles  lunes  qui  règlent 
Tios  solennités,  tombassent  vers  les  points 
cardinaux  où  commencent  les  saisons. 

Plusieurs  essais  infructueux  préparèrent 
les  voies  à  Méton  d  Athènes.  La  première 
année  de  la  quatre-vingt-septième  olym- 
piade, (a)  dix  mois  environ  avant  le  com- 
mencement de  la  guerre  du  Péloponèse,  ' 
Méton,  de  concert  avec  cet  Euctémon  que 
j'ai  déjà  nommé ,  ^  ayant  observé  le  solstice 
■deté,  produisit  une  période  de  dix-neuf 
années  solaires,  qui  renfermait  deux  cent 
trente-cinq  lunaisons ,  et  ramenait  le  soleil 
et  la  lune  à  peu  près  au  même  point  du 
ciel. 

Malgré  les  plaisanteries  des  auteurs  co- 
miques, ^  lesuccès  le  plus  éclatant  couronna 
ses  efforts  ^  ou  ses  larcins  ;  car  on  présume 
qu  il  avait  trouvé  cette  période  chez  des  na- 

(n)  L'an  ^32  avant  J.  C.  Voyez  la  note  XIV  à  la  fin 
du  voliuiifi. 

■  Thiicyd.  lib.  2 ,  cap.  2. 

°  Ptolcm.  Diagn.  construct.  lib.  3,  p.  63. 

^  Aristoph.  in  av.  v.  998. 

4  Arat.  in  Ator>:u.  p.  92.  Schol.  ibid. 

^9- 


a22  VOYAGE    D  A  N  A  C  H  A  R  S  r  S  , 

tionsplus  verséesdaus  1  aslronomie  que  nous 
ne  Tétions  alors.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  Athé- 
niens firent  graver  les  points  des  équinoxes 
et  des  solstices  sur  les  murs  du  Pnyx.  '  Le 
commencement  de  leur  année  concourait 
auparavant  avec  la  nouvelle  lune  qui  amve 
après  le  solstice  d  hiver-,  il  fut  fixé  pour  tou- 
jours à  celle  qui  suit  le  solstice  d'été,  -  et  ce 
ne  fat  quà  cette  dernière  époque  que  leurs 
archontes  ou  premiers  magistrats  entrèrent 
en  cliaige.  ^  La  plupart  des  autres  peuples 
de  la  Grèce  ne  furent  pas  moins  empressés 
à  profiter  des  calculs  de  Méton.  ^  Ils  servent 
îiujourd'hui  à  dresser  les  tables  qu'on  sus- 
pend à  des  colonnes  dans  plusieurs  villes,  et 
qui,  pendant  ï espace  de  dix-neuf  ans,  re- 
prcsontciit  oi  quelque  façon  lélat  du  ciel  et 
riiisloire  de  lannéc.  On  y  voit  en  cïïcty  pour 
chaque  année,  les  points  où  commencent 
les  saisons;  et  pour  chaque  jour,  les  prédic- 

'  Pl'.ilccli.  ap.  £diol.  Ari.sr()[;]i.  iljid. /Elian.  var.  liist. 
lib.  10,  cap.  y.  Suid.  in  Melaiv. 

^  Plat,  de  leg.  lib.  G,  t.  2,  p.  7G7.  Avion,  Arut.  pro- 
guost.  p.  I  I  /(• 

1^  DodwcU.  de  cycl.  dissert.  3,5-  35 

4  Diod.  lik  12,  p.  ij\. 


CHAPITRE    TREME-TJMEME,      22.» 

tlons  des  changements  que  l'air  doit  éprou- 
ver tour  à  tour.  ' 

Jusfju  ici  les  observations  des  astronomes 
grecs  s'étaient  bornées  aux  points  cardi- 
naux, ainsi  quaux  levers  et  aux  couchers 
des  étoile  ;  mais  ce  n'est  pas  là  ce  qui  cons- 
titue le  véritable  astronome.  Il  faut  que,  par 
un  long  exercice,  il  parvienne  à  connaître 
les  révolutions  des  corps  célestes.  ^ 

Eudoxe ,  mort  il  y  a  quelques  années,  ou- 
vrit une  nouvelle  carrière.  Un  long  séjour 
•^n  Egypte  l'avait  mis  à  portée  de  dérober 
Awx  prêtres  égyptiens  une  partie  de  leurs  se- 
nrets  :  il  nous  rapporta  la  connaissance  du 
mouvement  des  planètes,  ^  et  la  consigna 
'lans  plusieurs  ouvrages  qu'il  a  puJ)liés. 
Vous  trouverez  sur  cette  tablette  son  traité 
intitulé  Miroir ,  celui  de  la  Célérité  des 
corps  célestes ,  '^  sa  Circonférence  de  la 
terre  ,   ses   Phénomènes.  ^  J'avais  d'assez 

'  Tlieoii.  Smyrn.  in  Aiat.  pha?noni.  p.  Qj,  Saliuas. 
exerc.  plin.  p.  ^.Jo, 

'^  Epin.  ap.  Plat.  t.  2,  p.  990. 
^  Scnec.  qiiacsl.  nat.  lib.  7,  cap.  3. 

4  Simpl.  lih.  2,  p.  lO.o,  fol.  verso. 

5  Hippnrch.  ad.  phacnôm.  ia  uranol.  p.  98. 


224  VOYAGE    D 'A  N  A  C  ÎI  A  R  SiS, 

étroites  liaisons  avec  lui  :  il  ne  me  parlait  de 
iastronomie  qu'avec  le  langage  de  la  pas- 
sion. Je  voudrais,  disait-il  un  jour,  m'ap- 
procher  assez  du  soleil  pour  connaître  sa 
figure  et  sa  grandeur,  au  risque  déprouver 
le  sort  de  Phaéton.  ' 

Je  témoignai  à  Euclide  ma  surprise  de  ce 
qu^avec  tant  d'esprit,  les  Grecs  étaient  obli- 
gés d  aller  au  loin  mendier  les  lumières  des 
autres  nations.  Peut-être,  me  dit-il,  n'avons- 
nous  pas  le  talent  des  découvertes ,  et  que 
notre  partage  est  d  embellir  et  de  perfection- 
ner celles  des  autres.  Que  savons-nous  si 
l'imagination  n'est  pas  le  plus  fort  obstacle 
aux  progrès  des  sciences?  D  ailleurs,  ce  n'est 
que  depuis  peu  de  temps  que  nous  avons 
tourné  nos  regards  vers  le  ciel,  tandis  qu(^ 
depuis  un  nombre  incroyable  de  siècles  les 
Egyptiens  et  les  Chaldéens  s'obstinent  h  cal- 
culer ses  mouvements.  Or,  les  décisions  de 
Iastronomie  doivent  être  fondées  sur  des 
observations.  Dans  cette  science,  ainsi  que 
dans  plusieurs  autres,  chaque  vérité  se  lève 
sur  nous  à  la  suite  d'une  foule  d'erreurs;  et 
peut-être  est-il  boa  qu'elle  en  soit  précédée, 
iifm  que,  Iionleuses  de  leur  défaite,  ciies 

*  Phit.  t.  2,  p.  1094- 


CHAPIlTxE    TRENTE-UNIÈME.      225 

n'osent  plus  reparaître.  Enfin,  dois-je  en 
votre  faveur  trahir  le  secret  de  notre  vanité? 
dès  (jue  les  découvertes  des  autres  nations 
sont  transportées  dans  la  Grèce ,  nous  les 
traitons  comme  ces  enfants  adoptifs  que 
nous  confondons  avec  les  enfants  légitimes 
et  que  nous  leur  préférons  même  quelque- 
fois. 

Je  ne  croyais  pas,  lui  dis-je,  qu'on  pût 
étendre  si  loin  le  privilège  de  ladoption ; 
mais,  de  quelque  source  que  soient  émanées 
vos  connaissances,  pourriez -vous  me  don- 
ner' une  idée  générale  de  1  état  actuel  de 
votre  astronomie? 

Euclide  j;rit  alors  une  sphère,  et  me  rap- 
pela lusage  des  di/férents  cercles  dont  elle 
est  composée  :  il  me  montra  un  planisphère 
céleste,  et  nous  reconnûmes  les  principales 
('•toiles  distribuées  dans  les  diflérentes  cons- 
tellations. Tous  les  asires,  ajouta-t-il,  tour- 
nent dans  l'espace  d'un  jour,  d'orient  en 
occident,  autour  des  pôles  du  monde.  Outre 
cv.  mouvemeut,  le  soleil,  la  lune,  et  les  cînq 
planètes  en  ont  un  qui  les  porte  d'occident 
en  orient,  dans  certains  intervalles  de 
temps. 

Le   soleil  parcourt  les    36o   degrés   de 


22D  VOYAGE    DANACHARSIS, 

lécliplique  dans  une  année,  qui  contient, 
suivant  les  calculs  de  Méton ,  "  365  jours 
et  -^  parties  d'un  jour,  (a) 

Chaque  lunaison  dure  29  jours  12  heu- 
res 45',  etc.  Les  douze  lunaisons  donnent 
<^n  conséquence  354  jours,  et  un  peu  plus 
du  tiers  d'un  jour.  ^  Dans  notre  année  ci- 
vile, la  môme  que  la  lunaire,  nous  négli- 
geons cette  fraction  ;  nous  supposons  seule- 
ment 12  mois,  {b)  les  uns  de  3o  jours,  les 
autres  de  29,  en  tout  354-  Nous  concilions 
ensuite  cette  année  civile  avec  la  solaire, 
par  7  mois  intercalaires,  que  dans  l'espace 
(le  19  ans  nous  ajoutons  aux  années  3^,  S'', 
8%  11%  i3*^,  i6*^eti9^^ 

Vous  ne  parlez  pas,  dis-je  alors,  d'une 
espèce  d'année  qui,  n  étant  pour  l'ordinaire 
couiposée  que  de  36o  jours,  est  plus  courte 
que  celle  du  soleil,  plus  longue  que  celle  de 
la  lune.  On  la  trouve  chez  les  plus  anciens 

■  Gemin.  eleni.  astron.  ap.  Pelav.  t.  3,  p.  23.  Censor. 
de  die  nat.  cap.  ig.  Dodwell.  de  cycl.  dissert,  i ,  §.  5. 

(a)  Voyez  la  note  XV  à  la  fin  du  volume. 

2  Pctav.  de  doctr.  temp.  1.  2,  c.  lo  et  i3,  p.  58  et  62. 

(b)  Voyez  la  Table  des  Mois  atliques,  dans  le  f]"  vo- 
lume de  cet  ouvrage,  p.  164. 

^  Dodwell.  ibid.  5.  35. 


CHAPITRE    TREME-UMÈME.      1%'^ 

peuples  et  dans  vos  meilleurs  écrivains  :  ' 
comment  fut-elle  établie?  pourquoi  subsiste- 
t-eile  encore  parmi  vous?  ^  Elle  fut  réglée 
chez  les  Egyptiens,  répondit  Euclide,  sur  la 
révolution  annuelle  du  soleil,  quils  firent 
d abord  trop  courte;  *  parmi  nous,  sur  la 
durée  de  12  lunaisons  que  nous  composâmes 
toutes  également  de  3o  jours.  ^  Dans  la 
suite,  les  Eg\q)tiens  ajoutèrent  à  leur  année 
solaire  5  jours  et  6  heures  ;  de  notre  côté ,  en 
retranchant  six  jours  de  notre  année  lu- 
naire, nous  la  réduisîmes  à  354,  et  quelque» 
fois  à  355  jours.  Je  répliquai  :  Il  fallait  aban- 
donner celte  forme  d'année ,  dès  que  vous 
en  eûtes  reconnu  le  vice.  ISous  ne  rem- 
ployons jamais,  dit-il,  dans  les  affaires  qui 
concernent  ladministration  de  l'état,  ou  les 
intérêts  des  particuliers.  En  des  occasions 
moins  importantes,  une  ancienne  habitude 
nous  force  quelquefois  à  préférer  la  brièveté 
à  l'exactitude  du  calcul,  et  personne  n'y  est 
trompé. 

'  Herodot.  lib.  i,  cap.  Sa. 

^  Aristot.  litst.  animal,  lib.  6,  c?p.  20.  t.  i ,  p.  87';. 
Plin.  Lb.  3  (,  cap.  6,  t.  2,  p.  G-h- 

^  Herodot.  lib.  2,  cap.  4- 

4  Pctav.  de  doctr.  tcoip.  lib.  1 ,  cap.  6  et  7.  Dodwell. 
de  cycl.  dissort,  i ,  5,  1  '|- 


228  VOYAGE    D  aN  AC  H  A  RSIS, 

Je  supprime  les  questions,  que  je  fis  à 
Euclide  sur  le  caleudrier  des  Athéniens  ;  je 
vais  seulement  rapporter  ce  quïl  me  dit  sur 
les  divisions  du  jour.  Ce  fui  des  Babylo- 
niens ,  reprit- il ,  que  nous  apprîmes  à  le  par- 
tager en  12  parties  '  plus  ou  moins  grandes, 
suivant  la  diiFérence  des  saisons.  Ces  par- 
ties ,  ou  ces  heures ,  car  c'est  le  nom  que  l'on 
commence  à  leur  donner,  ^  sont  mai-quées 
pour  chaque  mois,  sur  les  cadrans,  avec  les 
longueurs  de  lombre  correspondantes  h 
chacune  d'elles.  ^  Vous  savez  en  eflet 
que  pour  tel  mois,  l'ombre  du  style,  pro- 
longée jusqu'à  tel  nombre  de  pieds,  donne, 
avant  ou  après  midi,  tel  moment  de  la 
journée-,  (a)  que  lorsqu'il  s'agit  d'assigner 
nn  rendez-vous  pour  le  matin  ou  pour  le 
soir,  nous  nous  contentons  de  renvoyer,  par 
exemple,  au  lo*^,  12*^  pied  de  lombre,  ^  et 

'  Herodot.  lib.  2,  c;ip.  lOÇ). 

^  Xeiioph.  iiieiiior.  lib.  4,  P-  800. 

^  Sealig.  de  eniend.  tcinp.  1.  i ,  p.  5.  Petav.  var.  dissert, 
lib.  7,  cap.  9,  t.  3,  p.  145. 

(a)  Voyez  la  note  XVI  à  la  6n  du  volume. 

4  Aiistyph.  in  eccies.  v.  6.\h.  IMciiaud.  aj).  Atlien.  1.  6,. 
cap.  10,  p.  243.  Casaub.  ibid.  Eubul.  ap.  Aihen.  lib.  i  , 
cap.  7,  p.  8.  Hesych.  iu  Au^k.  Id.  et  Suld.iii  Atxiiîr, 
i'oU.  lib.  G,  eau.  S,  ^.  44- 


CHAPITRE    Tr.ENTE-UNlÈME.      22g 

que  c'est  enfin  de  là  qu'est  venue  cette  ex- 
pression :  Quelle  ombre  est-il?  '  Vous  savez 
aussi  que  nos  esclaves  vont  de  temps  en 
temps  consulter  le  cadran  exposé  aux  yeux 
du  public,  et  nous  rapportent  l'heure  qu'il 
est.  '  Quelque  facile  que  soit  cette  voie,  on 
cherche  à  nous  en  procurer  une  plus  com- 
mode ,  et  déjà  l  on  commence  à  fabriquer 
des  cadrans  portatifs.  ^ 

Quoique  le  cycle  de  Méton  soit  plus 
exact  que  ceux  qui  lavaient  précédé ,  on 
s'est  aperçu  de  nos  jours  qu  il  a  besoin  de 
correction.  Déjà  Eudoxe  nous  a  prouvé , 
d'après  les  astronomes  éi^ypliens.  que  Tan- 
née solaire  est  de  363  jours  ^,  et  par  con- 
séquent plus  courte  que  celle  de  Méton, 
d'une  soixante-seizième  partie  de  jour.  ^ 

On  a  remarqué  que  dans  les  jours  des 
solstices,  le  soleil  ne  se  lève  pas  précisément 
;iu  même  point  de  l'horizon  :  5  on  en  a  con- 

'  Aristoph.  ap.  Poil.  lib.  9,  cap.  5,  p.  4*5. 

'■'  Atlien.  lib.  9,  cap.  i  ^,  p.  4  06.  (]asaub.  ibid.  Eustatli. 
iii  iliad.  lib.  24,  p.  1849.  Hesycli.  in  Tltfûlji- 

•*  Alhca.  lib.  4,  cap.  17,  p.  iG3.  Casaub.  ibiJ.  Paciaud. 
inonum.  Pelopon.  t.  i .  p.  5o. 

4  Cemiu.  eltiu.  ostron.  ap.  Petav.  l.  3 ,  p.  23.  Strab. 
îib.  17,  p.  80G.  BaiJiy,  liist.  de  l'astron.  aucieu.  p.  -iZ'. 

5  cixnpl.  de  cccîo. ,.  lil).  a,  p.  l'i^'Ci. 

i.  20 


UÔÙ  VOYAGE    DANACHARSIS, 

du  qu'il  avait  une  latitude,  aiusi  que  la 
lune  et  les  planètes;  ^  et  que  dans  sa  révo- 
lution annuelle,  il  s'écartait  en-deçà  et  au- 
delà  du  plan  de  l'écliptique,  incliné  à  lé- 
quateur  d'environ  24  degrés.  ^ 

Les  planètes  ont  des  vitesses  qui  leur 
sont  piopres ,  et  des  années  inégales.  ^  Eu- 
doxe ,  à  son  retour  d'Egypte ,  nous  donna 
de  nouvelles  lumières  sur  ie  temps  de  leurs 
révolutions.  ^  Celles  de  Mercure  et  de  Vé- 
nus s  achèvent  en  môme  temps  que  celle  du 
Soleil;  celle  de  Mars  en  deux  ans,  celle  de 
Jupiter  en  douze ,  celle  de  Saturne  en 
trente.  ^ 

Les  astres  qui  erren'  dans  ie  zodiaque, 
ne  se  meuvent  pas  par  eux-mêmes;  ils  sont 
entraînés  par  les  sphères  supérieures ,  ou 
par  celles  auxquelles  ils  sont  attacliés.  ^  On 
n'admettait  autrefois  que  huit  de  ces  sphô- 

*  Aristot.  metaph.  lib.  i\,  p.  1002. 

^  Eudcm.  Rhod.  :tp.  lahr.  bibliolli.  grwc.  t.  2,  p.  277. 
BaUly,  liist.  de  l'iistron.  anc.  p.  2.  ja  et  460. 

^  lira.  Locr.  de  aiiini.  ap.  Fia:,  t.  j,  p.  97.  Plat,  ia 
Tixn.  p.  39. 

^  Seuec.  quaest.  nat.  lib.  7,  cap.  3. 

5  Aristot.  ap.  Siiiipl.  p.  i2o,  fol.  vers.  De  luundo  ap. 
Ariitot.  t.  I ,  p.  612. 

'  .\jislot.  de  cœlo,  lib.  2,  cap.  8,  t.  i ,  p.  46i. 


CHAPITRE   TREXTE-UNIÈME.      23 1 

res;  celle  des  étoiles  fixes,  celles  du  soleil, 
de  la  lune,  et  des  cinq  planètes.  '  On  les  a 
mullipliées  depuis  quon  a  découvert,  dans 
les  corps  célestes,  des  mouvements  dont  on 
lie  s  était  pas  aperçu. 

Je  ne  vous  dirai  point  qu'on  se  croit 
obligé  de  faire  rouler  les  astres  errants  dans 
autant  de  cercles,  ^  par  la  seule  raison  que 
cette  figure  est  la  plus  parfaite  de  toutes  :  ce 
èerait  vous  instruire  des  opinions  des  hom- 
mes, et  non  des  lois  de  la  nature. 

La  lune  emprunte  son  éclat  du  soleil;  ^ 
elle  nous  cache  la  lumière  de  cet  astre  , 
quand  elle  est  entre  lui  et  nousj  elle  perd  la 
sienne,  quand  nous  sommes  entre  elle  et 
lui.  ^  Les  éclipses  de  lune  et  de  soleil  n'é- 
pouvantent plus  que  le  peuple,  et  nos  as- 
tronomes les  annoncent  d'avance.  On  dé- 
montre en  astronomie,  que  certains  astres 
sont  plus  grands  que  la  terre;  ^  mais  je  ne 
sais  pas  si  le  diamètre  du  soleil  est  neuf  fois 

■  Tim.  Locr.  de  aniiii.  p.  ()6. 

*  Simpl.  de  cœlo,  p.  1 20. 

^  Pythag.  ap.  Diog.  Laert.  lib.  8,  §.  27.  Parmen.  ap. 
Plut,  in  Colot.  t.  2,  p.  1 1 16.  Anaxag.  ap.  Plat,  in  Ciat. 
t.  I ,  p.  409.  Plat,  de  rep.  lib.  10,  t.  2,  p.  GiG. 

4  Aristot.  de  cœlo,  lib.  2,  cap.  i3,  t.  i ,  p.  !^6G. 

J  Id.  ibid.  lit),  i  ',  id.  meieor.  cap.  3,  t.  i ,  p.  529. 


aSa        VOYAGE  d'anacharsis, 

plus  grand  que  celui  de  la  lune ,  comme  Eu- 
doxe  l'a  prétendu.  ' 

Je  demandai  à  Euclide,  pourquoi  il  ne 
rangeait  pas  les  comètes  au  nombre  des  as- 
tres errants.  Telle  est  en  effet,  me  dit-il, 
l'opinion  de  plusieurs  philosophes,  entre 
autres  d'Anaxagore  ,  de  Démocrite  et  de 
quelques  disciples  de  Pythagore  ;  ^  mais  elle 
fait  plus  d'honneur  à  leur  esprit  qu'<à  leur 
savoir.  Les  erreurs  grossières  dont  elle  est 
accompagnée ,  prouvent  assez  qu'elle  n'est 
pas  le  fruit  de  l'observation.  Anaxagore  et 
Démocrite  supposent  que  les  comètes  ne 
sont  autre  chose  que  deux  planètes  qui,  en 
se  rapprochant,  paraissent  ne  faire  quun 
corps;  et  le  dernier  ajoute  pour  preuve, 
qu'en  se  séparant  elles  continuent  à  briller 
dans  le  ciel,  et  préseulent  à  nos  yeux  des 
astres  inconnus  jusqu'alors.  A  légarrl  des 
Pythagoriciens ,  ils  semblent  a  admettre 
qu'une  comète  qui  paraît  par  intervalles, 
.iprès  avoir  été  pendant  quelque  temps  ab- 
sorbée dans  les  rayons  du  soleil.  ' 

•  Arcliini.  in  aran.  p.  \5i.  Eailly,  hist.  de  l'astrononi. 
anr.  p.  208. 

-  Aristot.  nif  rcor.  lil).  t ,  cap.  G,  t.  i ,  p.  534-  Plut,  de 
plac.  philos,  lib.  3,  cap.  2,  t.  a.  p.  8()3. 

^  Ari)itot.  ibid.  p.  j.>  j. 


CHAPITRE    TnKNTE-i;>'lÈME.      233 

Mais  que  répondre z-vous,  lui  dis-jc,  aux 
Clialdécns  '  et  aux  Egyptiens,  ^  qui  sans 
contredit  sont  de  très  grands  observateurs? 
n'admettent-ils  pas,  de  concert,  le  retour 
périodique  des  comètes?  Parmi  les  astrono- 
mes de  Chaldce,  me  dit-il,  les  uns  se  van- 
tent de  connaître  leur  cours;  les  autres  les 
regardent  comme  des  tourbillons  qui  sen- 
flamment  par  la  rapidité  de  leur  mouve- 
ment. ^  L'opinion  des  premiers  ne  peut  être 
qu'une  hypotbèse,  puisqu'elle  laisse  subsis- 
ter celle  des  seconds. 

Si  les  astronomes  d  Egypte  ont  eu  la 
même  idée ,  ils  en  ont  fait  un  mystère  à  ceux 
fie  nos  philosophes  qui  les  ont  consultes. 
Eudoxe  n  en  a  jamais  rien  dit ,  ni  dans  ses 
conversations,  ni  dans  ses  ouvrages.  '^  Est-il 
à  présumer  que  les  prêtres  égyptiens  se 
soient  réservé  la  connaissance  exclusive  du 
cours  des  comètes? 

Je  fis  plusieurs  autres  questions  à  Eu- 
clide;  je  trouvai  presque  toujours  partage 

'  Sener.  quasst,  nat.  lib.  ^,  cnp.  3.  Stoli.  eclog.  pliys. 
lib.  I ,  p.  63. 

^  Diod.  lib.  i,p.  ^3. 
^  Scnec.  ibid. 
4  Id.  ibid 

9.0. 


2a  j  VOYAGE    D  AXACHARSIS, 

('lus  les  opinions,  et  par  coiipt-quent  incer- 
titude dans  les  faits.  '  Je  l'interrogeai  sur  la 
voie  lactée  :  il  me  dit  que,  suivant  Anaxa- 
gore ,  c  était  un  amas  d  étoiles  dont  la  lu- 
mière était  à  demi  obscurcie  par  1  ombre  de 
la  terre,  comme  si  cetto  ombre  pouvait  par- 
venir jusquaux  étoiles;  que  suivant  Démo- 
crite,  il  existe  dans  cet  endroit  du  ciel  une 
multitude  d'asrres  très  petits,  très  voisins, 
qui,  en  confondant  leurs  faibles  rayons, 
forment  une  lueur  blanchâtre.  ^ 

Après  de  longues  courses  dans  le  ciel, 
nous  revînmes  sur  la  terre.  Je  dis  à  Euclide  : 
Nous  n'avons  pas  rapporté  de  grandes  véri- 
tés dun  si  long  voyage;  nous  serons  sans 
doute  plus  heureux  sans  sortir  de  cheznous  : 
car  le  séjour  qu'habitent  les  hommes  doit 
leur  être  parfaitejnent  connu. 

Euclide  me  demanda  comment  une  aussi 
lourde  masse  que  la  terre  pouvait  se  tenir 
en  équilibre  au  milieu  des  airs.  Celte  diffi- 
culté ne  ma  jamais  frappé,  lui  dis- je.  Il  en 
est  peut-être  de  la  terre  comme  des  étoiles 
et  des  planètes.  On  a  pris  des  précautions, 

'  Slob.  eclog.  i)liys.  lib.  i ,  p.  62. 
'^  Aiistot.  mcicoi.  lib.  i ,  cap.  8,  t.  i ,  J).  538.  Tlut.  âr 
l'iuc.  pliiios.  li];.  3,  cap.  j ,  t.  2,  p.  8c)3. 


CHAPITRE    THE-NTE-UNIÈME.      235 

reprit-il,  pour  les  empêcher  de  tomber  :  on 
les  a  forlcment  attachées  à  des  sphères  plus 
solides ,  aussi  transparentes  que  le  cristal  ; 
\cs  sphères  tournent,  et  les  coi'ps  célestes 
.'ivec  elles.  J\jais  nous  ne  voyons  autour  de 
nous  aucun  point  d  appui  pour  y  suspendre 
la  terre  :  pourquoi  donc  ne  senfonce-t-elle 
pas  dans  le  sein  du  fluide  qui  l'environne? 
Cest,  disent  les  uns,  aue  l'air  ne  l'cnloure 
pas  de  tous  côtés  :  la  terre  est  comme  une 
montagnedont  les  fondements  ou  Icsracines 
s  étendent  à  linfini  dans  le  sein  de  lespace ; ' 
nous  en  occupons  le  sommet,  et  nous  pou- 
vons y  dormir  en  sûreté. 

D  autres  aplatissent  sa  parlie  inférieure, 
afin  qu'elle  puisse  reposer  sur  un  plus  grand 
nombre  de  colonnes  dair,  ou  surnager  au- 
dessus  de  leau.  Mais  daborvi,  il  est  presque 
démontré  qu'elle  est  de  forme  spliériquc.  ^ 
D'ailleurs ,  si  l'on  choisit  1  air  pour  la  porter. 
il  est  trop  faible;  si  cest  leau,  on  demande 
sur  quoi  elle  s'appuie.  ^  jNos  physiciens  ont 
(louvéj  dans  CCS  derniers  temps,  une  voie  plus 

■  Aristot.  de  cœlo,  lib.  2,  cap.  i3,  t.  i .  p.  4^7- 
2  Id.  meteor.  lib.  2 ,  cap.  7,1.  i  ;  p.  566  ;  id.  de  cœlo, 
Hb.  2 ,  cap.  1 4 ,  t.  I ,  p.  471  • 
^  Id.  de  cœlo,  ibid.  p.  467: 


236  VOYA.GE    D  AXaCHARSIS, 

simple  pour  dissiper  nos  ornintes.  En  vertu , 
tlisent-ils,  dune  loi  générale,  tous  les  corps 
pesants  tendent  vers  un  point  unique;  ce 
point  est  le  centre  de  1  univers,  le  centre  de 
la  terre  :  '  il  fJiut  donc  que  les  parties  de  la 
terre,  au  lieu  de  s  éloigner  de  ce  milieu,  se 
pressent  les  unes  contre  les  autres  pour  s'en 
rapprocher.^ 

De  là  il  est  aisé  de  concevoir  que  les  hom- 
mes qui  habitent  autour  de  ce  globe,  et  ceux 
en  particulier  qui  sont  nommés  antipodes ,  ^ 
peuvent  s'y  soutenir  sans  peine,  quelque 
position  qu'on  leur  donne.  Et  croyez- vous, 
lui  dis-je,  quil  en  existe  en  effet  dont  1rs 
pieds  soient  opposés  aux  noires?  Je  lignorc, 
répondit-il.  Quoique  plusieurs  auteurs  nous 
aient  laissé  des  descriptions  de  la  terre,  ^  il 
est  certain  que  personne  ne  l'a  parcourue, 
et  que  Ton  ne  connaît  encore  qu  une  légère 
portion  de  sa  surface.  On  doit  rire  de  leur 
présomption,  quand  on  les  voit  avancer, 
sans  la  moindre  preuve,  que  la  terre  est  de 

'  AriMot.  de  rrrlo,  IIl).  2,  p.  \''jO. 

^  Plat,  in  Phofdon.  t.  i,  p.  109. 

■"  Diog.  Laert.  lib.  3,  5.  24  ;  iJh.  8,  §.  26. 

4  Aristot.  nmieoT  lib.  i,  oap.  i3,  t.  r ,  p.  5  î5- 


CHAPITRE    TRENTE-UNIÈME.      23^ 

toutes  parts  entourée  de  l'océan,  et  que 
l  Europe  est  aussi  grande  que  l'Asie.  ' 

Je  demandai  à  Euclide  quels  étaient  les 
pays  connus  des  Grecs.  Il  voulait  me  ren- 
voyer aux  historiens  que  javais  lus-,  mais  je 
le  pressai  tellement,  qu  il  continua  de  cette 
manière  :  Pylhagorc  et  Thaïes  divisèrent 
d  ahord  le  ciel  en  cinq  zones; deux  glaciales, 
deux  tempérées  ,  et  une  qui  se  prolonge 
le  long  de  l'équatcur.  ^  Dans  le  siècle  der- 
nier, Parménide  transporta  la  même  divi- 
sion à  la  terre  :  ^  on  la  tracée  sur  la  sphère 
que  vous  avez  sous  les  yeux. 

Les  hommes  ne  peuvent  subsister  nue 
sur  une  petite  partie  de  la  surface  du  gloljc  : 
1  excès  du  froid  et  de  la  chaleur  ne  leur  a  pas 
permis  de  s'établir  dans  les  régions  qui  avoi- 
sinent  les  pôles  et  la  ligne  équinoxiale  :  ^  ils 
ne  se  sont  multipliés  que  dans  les  climats 
tempérés;  mais  c'est  à  tort  que  dans  plu- 
sieurs cartes  géographiques  on  donne ,  à  la 

'  Ilerodot.  lib.  f^ ,  cop.  8  et  36. 
'  Stob.  cclog.  pbys.  lib.  i  ,  p.  53. 
*  St.rab.  ]ib.  i  ,  p.  94. 

4  Aristot.  meteor.  lib.  2,  rap.  5.  t.  i,  p.  362.  Diogcn. 
et  .\naxag.  ap.  Stob.  eçlog.  pbys.  lib.  i ,  p.  3  ^. 


238  VOYAGE    D'AXACKARSIS, 

portion  de  terrain  qu'ils  occupent ,  une 
l'orme  circulaire  :  la  terre  habitée  sétend 
beaucoup  moins  du  raidi  au  uord,  c^ue  de 
l'est  à  1  ouest.  ' 

Nous  avons  au  nord  du  Pont-Euxin  des 
nations  scythiqucs  :  les  unes  cultivent  la 
terre,  les  autres  errent  dans  leurs  vastes  do- 
maines. Plus  loin  habitent  différents  peuples, 
et  entre  autres  des  anthropophages.  .  Qui  ne 
sont  pas  Scythes,  repris-je  aussitôt.  Je  le 
sais,  me  répondit-il,  et  nos  historiens  les  en 
ont  distingues.  '^  Au  dessus  de  ce  peuple 
barbare ,  nous  supposons  des  déserts  im- 
menses. ^ 

A  l'est,  les  conquêtes  de  Darius  nous  ont 
fait  connaître  les  nations  qui  s  étendent  jus- 
quà  l'Indus.  On  prétend  qu'au-delà  de  ce 
fleuve  est  une  région  aussi  grande  que  le 
reste  de  l'Asie.  '''  Cest  l'Inde,  dont  une  très 
petite  partie  est  soumise  aux  rois  de  Perse, 
qui  en  retirent  tous  les  ans  un  tribut  considé- 
raltleen  pailletlesd'or.  sLcrcste  est  inconnu. 

'  Aiistot.  moteor.  lil).  2,  cap.  5,  t.  i  ,  p.  5G2. 

■^  Uerodoi.  lib.  4  ,  cn\).  18. 

■*  Id.  ibid.  cap.  17. 

4  Cii'si.is,  ap.  Stral).  lib.  i5 ,  p.  689- 

■'  IJerodol.  lib.  3  ,  c.ip.  rj/j- 


CHAPITRE    TRE\TE-U>'IÈME.      2?)^ 

Vers  le  nord-est,  au  tlcssus  de  la  mer 
Caspienne,  existent  plusieurs  peuples  dont 
on  nous  a  transmis  les  noms,  en  ajoutant 
ciuc  les  uns  dorment  six  mois  de  suite ^  '  que 
les  autres  nont  qumi  œil,'^  que  d'autres 
enfin  ont  des  pieds  de  chèvre  :  ^  vous  juge- 
rez par  ces  récits  de  nos  connaissances  en 
géographie. 

Du  côté  de  l'ouest,  nous  avons  pénétré 
jusqu'aux  Colonnes  d'Hercule ,  et  nous  avons 
une  idée  confuse  des  nations  qui  habitent 
les  côtes  de  l'Ihérie  :  (a)  l'intérieur  du  pays 
nous  est  absolument  inconnu.  ^  Au-delà  des 
Colonnes,  s  ouvre  une  mer  qu'on  nomme 
Atlantique ,  et  qui ,  suivant  les  apparences , 
s  étend  jusqu'aux  parties  orientales  de  linde:  "• 
elle  n'est  fréquent(;e  que  par  les  vaisseaux  de 
Tyr  et  de  Cartilage ,  qui  n  osent  pas  même 
s  éloigner  de  la  terre  :  car,  après  avoir  fran- 
chi le  détroit,  les  uns  descendent  vers  le  sud, 
et  longent  les  côtes  de  l'Afrique-,  les  autres 
tournent  vers  le  nord,  et  vont  échanger 

•  lîerodot.  lil).  4,  cap.  aS. 
'  Td.  lib.  3,  c.ip.  1 16. 

2  Id.  lib.  4,  cap-  25. 

{n)  L'Ksp.igiie. 

4  Strab.  lib.  i  ,  p.  ç)l. 

*  Ari.stot.  de  cϔo,  lib.  p  ,  cnv.  i.^ ,  p.  '^72. 


Z^O  VOYAGE    DAKACHARSIS, 

leurs  marchandises  contre  |'éîain  dos  îles 
Cassltérides,  (fl)  dont  les  Grecs  ignorent  la 
position.  ' 

Plusieurs  tentatives  ont  été  faites  pour 
étendre  la  géographie  du  côté  du  raidi.  On 
prétend  que  par  les  ordres  de  Nécos,  qui 
régnait  en  Egypte  il  y  a  environ  deux  cents 
cinquante  ans,  des  vaisseaux,  montésd  équi- 
pages phéniciens  „  par-îirciit  dix  goîie  dA- 
rabie,  firent  le  tour  de  lAfrique,  et  revinrent 
deux  ans  après  en  Egypte  par  le  d(tvoit  de 
Cadir.  (Z?)  ^  On  ajoute  que  d  autres  naviga- 
teurs ont  tourné  cette  partie  du  monde;* 
mais  ces  entreprises,  en  les  supposant  réelles, 
n'ont  pas  eu  de  suite  :  le  conunerce  ne  pou- 
vait multiplier  des  voyages  si  longs  et  si 
dangereux,  que  sur  des  espérances  difficiles 
à  réaliser.  On  se  contenta  depuis  de  fréquen- 
ter les  côtes,  tant  orientales  qu'occidentales 
de  l'Afrique  :  c'est  sur  ces  dernières  que  les 
Carthaginois  établirent  un  assez  grand  nom- 

(a)  I.cs  îles  Brltuiiriiqucs. 

■  Hciodot.  lib,  3  ,  cap.  i  l'î.  Mëm.  de  l'acad,  de»  beli 
Itttr.  t.  ip,  p.  i58. 

('')  Ai;iourJ'luii  (^adix. 

^  Ilerodot.  lib.  4,  cap.  4».  Mcm.  de  l'acad.  des  bclL 
fc^tîr.  t.  28,  p.  309. 

^  ilub.  lib.  t.,  p.  98. 


CHAPITRE    TRENTE-UMEBIE.      2\1 

bre  de  colonies.  '  Quant  à  l'inténcur  tlo  ce 
vaste  pays,  nous  avons  ouï  parler  dune 
route  qui  le  traverse  en  entier  depuis  la  ville 
de  Thèbes  en  Egypte,  jusqu'aux  Colonnes 
il  Hercule.  ^  On  assure  aussi  qu  il  existe  plu- 
sieurs grandes  nations  dans  cette  partie  de 
la  terre, mais  on  n'en  rapporte  que  les  noms: 
et  vous  pensez  bien,  d après  ce  que  je  vous 
ai  dit,  qu'elles  n'habitent  pas  la  zone  torride. 
Nos  mathématiciens  prétendent  que  la 
circonférence  de  la  terre  est  de  quatre  cent 
mille  stades  :  ^  (a)  j'ignore  si  le  calcul  est 
juste  ;  mais  je  sais  bien  que  nous  connais- 
sons à  peine  le  quart  de  cette  circonférence. 

CHAPITRE   XXXII. 

Avislippe. 

JLe  lendemain  de  cet  entretien ,  le  bruit 
courut  qu  Aristippe  de  (^yrène  venait  d  arri- 
ver :  je  ne  l'avais  jamais  vu.  Après  la  mort 
de  Socrate  son  maître,  il  voyagea  chez  dif- 

•  Hann.  peripl.  p.  2;  Scyl.  Cary  and.  p.  53,  ap.  Geogr. 
laiii.  t.  I.  Slrab.  lib.  i ,  p.  f^8. 

^  Herodot.  1.  ^,c.  181.  Mém.  de  l'acad.  iLid.  p.  3o3. 
■^  Arislot.  de  cœlo,  lib.  2 ,  cap.  i4)''  ïjP-  47*- 
(a)  Çuinze  mille  cent  vingt  lieue:. 

3^  21 


342  VOYAGE    D  ANACHARSIS, 

féreîites  nations,  où  il  se  fit  une  réputation 
brillante.  '  Plusieurs  le  regcifnlaient  comme 
un  novateur  en  pliilosophie,  et  l'accusaient 
de  vouloir  établir  l'alliance  monstrueuse  des 
vertus  et  des  voluptés;  cependant  on  en 
parlait  comme  d'un  homme  de  beaucoup 
d'esprit. 

Dès  qu'il  fut  à  Athènes,  il  ouvrit  son 
école  :  ^  je  m'y  glissai  avec  la  foule  -,  je  le  vis 
ensuite  en  particulier  ;  et  voi<:i  à  peu  près 
ridée  qu'il  me  donna  de  son  système  et  de 
sa  conduite.  ^ 

Jeune  encore ,  la  ré])ucalion  de  Socrate 
m'attira  auprès  de  lui,  "^  et  la  beauté  de  sa 
doctrine  m  y  retint;  mais,  comme  elle  exi- 
geait des  sacrifices  dont  je  n'étais  pas  capa- 
ble, je  crus  que,  sans  m  écarter  de  ses  prin- 
cipes, je  pourrais  dccoumr,  à  ma  portée, 
une  voie  plus  commode  pom'  parvenir  au 
terme  de  mes  souhaits. 

Il  nous  disait  souvent,  que  ne  p«nuvant 

■  Diog.  Laert.  in  Aiislip.  lib.  2,  §.  ^9,  eto.  \  itiuv.  iu 
praef.  lib.  6,  p.  ïoj.. 

^  Piog.  Laert.  iii  JEsch'm.  lib.  2,  §.  6?.. 

^  Menzius,  in  Ari.slij).  Lruck.  List,  pliilos.  t.  1 ,  p.  5S.\. 
Mt'm.  de  l'acud.  des  bcll.  Icttr.  t.  26,  p.  i. 

4  Plut,  de  curios.  t.  2,  p.  5iG.  Diog.  Laeit.  in  Ansii]> 
Ub.  2,  5.  63. 


CHAPITRE  TRENTE-DEUXIÈME.     2  j3 

connaître  1  essence  et  les  qualités  des  choses 
qui  sont  hors  de  nous,  il  nous  arrivait  à 
tous  moments  de  prendre  le  bien  pour  le 
mal,  et  le  mal  pour  le  bien.  '  Cette  réflexion 
étonnait  ma  paresse  :  placé  entre  les  objets 
de  mes  craintes  et  de  mes  espérances,  je  de- 
vais choisir,  sans  pouvoir  m'en  rapporter 
aux  apparences  de  ces  objets,  qui  sont  si 
incertaines  ,  ni  aux  témoignages  de  mes 
sens,  qui  sont  si  trompeurs. 

Je  rentrai  en  moi-même;  et  je  fus  frappé 
de  cet  attrait  pour  le  plaisir,  de  cette  aver- 
sion pour  la  peine,  que  la  nature  avait  mis 
au  fond  de  mon  cœur,  comme  deux  signes 
certains  et  sensibles  qui  m  avertissaient  de 
ses  intentions.  '  Eu  effet ,  si  ces  affections 
sont  criminelles ,  pourquoi  me  les  a-t-elles 
données?  si  elles  ne  le  sont  pas,  pour- 
quoi ne  serviraient-elles  pas  à  régler  mes 
choix? 

Je  venais  de  voir  un  tableau  de  Parrha- 
S'us,  d  entendre  un  air  de  Timothée  :  fallait- 
il  donc  savoir  en  quoi  consistent  les  couleurs 
et  les  sons,  pour  justifier  le  ravissement  que 

'  Xenopli.  inemor.  lih.  3,  p.  777;  lib.  4;  P-  79^- 
rUt.  in  Men.  t.  2,  p.  88. 

'-'  Uiog.  Laeil.  in  Arisiip.  lib.  2  ,  5-  88. 


2\\        voYACi;  d'anacharsis, 

j  avais  éprouvé  ?  ^  et  n'étjais  -  je  ^.as  en 
droit  de  conclure  que  celle  musique  et  cette 
poiiJlurc  avaient,  du  moins  pour  moi,  un 
mérite  réel  ? 

Je  m'accoutumai  ainsi  à  juger  de  tous  les 
objets  par  les  impressions  de  joie  on  do  dou- 
leur quils  faisaient  sur  mon  àmc;  à  recher- 
cher comme  utiles  ceux  qui  mo  procuraient 
des  sensations  agréables,  "  à  éviter  comme 
nuisibles  ceux  qui  produisaient  un  effet 
contraire.  N'oubliez  pas  qu'en  excluant  et 
les  sensations  qui  attristent  l'àme,  et  celles 
qui  la  transportent  hors  d'elle-même,  je 
lais  uniquement  consister  le  bonheur  dans 
une  suite  de  mouvements  doux,  qui  l'agitent 
sans  la  fatiguer;  et  que,  pour  exprimer  les 
charmes  de  cet  état,  je  l'appelle  volupté,  ^ 

En  prenant  pour  règle  de  ma  conduite 
ce  tact  intérieur,  ces  deux  espèces  démo- 
tions dont  je  viens  de  vous  parler,  je  rap- 
porte tout  à  moi;  je  ne  tiens  au  reste  de  l'u- 
nivers que  par  mon  intérêt  personnel,  et  je 
me  constitue  centre  et  mesure  de   toutes 

'  Cicer.  acad.  2  ,  cap.  2.4 ,  t.  2  ,  p.  32. 
^  Dioj;.  Lacrt.  in  Aristip.  lih.  2,  $.  86. 
3  Cicer.  de  fin.  lib.  2 ,  cap.  6 ,  t.  2 ,  p.  i  oy. 


CHAPITTxE  TRENTE-DEUXIÈME      2l\3 

choses;  '  mais,  quelque  brillant  que  soit  ce 
posle,  je  ne  puis  y  rester  en  paix,  si  je  ne 
nie  résigne  aux  circonstances  des  temps,  des 
lieux  et  des  personnes.  ^  Comme  je  ne  veux 
être  tourmenté  ni  par  des  regrets,  ni  par  des 
inquiétudes,  je  rejette  loin  de  moi  les  idées 
du  passé  et  de  l'avenir;  ^  je  vis  tout  entier 
dans  le  présent.  ^*  Quand  j'ai  épuisé  les  plai- 
sirs d'un  climat,  j  en  vais  faire  une  nouvelle 
moisson  dans  un  autre. Cependant,  quoique 
étranger  à  toutes  les  nations,  ^  je  ne  suis 
ennemi  d aucune;  je  jouis  de  leurs  avanta- 
ges, et  je  respecte  leurs  lois  :  quand  elles 
n'existeraient  pas  ces  lois,  un  philosopha 
éviterait  de  troubler  l'ordre  public  par  h. 
liardiessc  de  ses  maximes,  ou  par  l 'irrégul?.- 
rlté  de  sa  conduite.  " 

Je  vais  vous  dire  mon  secret,  et  vous  dé 
voiler  celui  de  presque  tous  les  hommes.  Les 
devoirs  de  la  société  ne  sont  à  mes  yeu.v 
qu'une  suite  continuelle  d'échanges  ;  je  ne 

'  Diog.  Laert.  in  Aristip.  lib.  2.  §.  90. 

•  Ici.  Ujid.  §.  66.  Horat.  lib.  1 ,  cpist.  17    ▼.  a3, 
'  Atlien.  lib.  1 2  ,  cap.  1 1 ,  p.  54  i- 

4  iElian.  var.  hist.  lib.  1 4  ,  cnp.  6. 

*  Xenopli.  nienior.  lib.  3,  p.  '~3G. 
«  Diojj.  Laert.  ibid.  J.  68. 

21. 


2  j6  V  o  r  A  G  t:  D  X  >;  a  c  u  a  u  s  i  s  , 
jiasarcle  pas  une  uéinarchc  ^sans  m'atteiim-e 
à  des  retours  avantageux;  je  mets  dans  le 
'  commerce  mon  esprit  e[  mes  lumières,  mon 
empressement  et  mes  complriisances  ;  ie  n(3 
fais  aucun  tore  à  mes  semLlables;  je  les  res- 
pecte quand  je  lé  dois;  je  leur  rci  ds  des  ser- 
vices quand  je  le  puis ,  je  leur  laisse  leurs 
prétentions,  et  j  excuse  leurs  faiblesses.  Ils 
ne  sont  point  ingrats  :  mes  fonds  me  sont 
toujours  rentrés  avec  d  assez;  gros  intérêts. 

Seulement  j'ai  cru  devoir  écarter  ces  for- 
mes qu'on  appelle  délicatesse  de  sentiments, 
noblesse  de  procédés.  Jeus  des  disciples; 
j  en  exigeai  un  salaire  :  1  école  de  Socratc  en 
fut  étonnée,  '  et  jeta  les  hauts  cris,  sans  s'a- 
percevoir qu'elle  donnait  aitcinte  à  la  liberté 
du  commerce. 

La  première  fuis  que  je  parus  devant 
Denys,  roi  de  Syracuse,  il  me  demanda  ce 
que  je  venais  faire  à  sa  cour;  je  lui  répondis  : 
Troquer  vos  faveurs  contre  mes  connaissan- 
ces, mes  besoins  contre  les  vôtres.  ^  Il  ac- 
cepta le  marché,  et  hirntôt  il  me  distingua  des 
autres  philosophes  dont  il  était  entouré.  ^ 

•  Diog.  Laert.  iu  Arisiii).  1:1).  9. ,  Ç.  G5. 

"  Id.  ibid.  5.  77.  îloial.  cpist.  i-,  lib.  i;  v.  20, 

~  Uiog,  Laert.  U>iU.  ^.  GG. 


CHAPITRE  TREME-DEUXIRME.    l\j 

JiiJteiTonipis  Aristippe.  Esl-it  vrai,  lui 
dis-je,  que  celte  préférence  vous  attira  leur 
haino?  J  ignore,  reprit-il,  s  ils  éprouvaient 
ce  sentiment  pénible  :  pour  moi,  jen  ai  ga- 
ranti mou  cœiir,  ainsi  que  de  ces  passions 
violentes,  plus  funestes  à  ceux  qui  s  y  li- 
vrent qui  ceux  qui  en  sont  les  objets.  '  Je 
n'ai  jamais  envié  que  la  mort  de  Socrate  ; 
et  j(;  me  vengeai  d  un  homme  qui  cherchait 
à  m  insulter,  en  lui  disant  de  sang  froid  :  Je 
me  retire,  parce  que,  si  vous  avez  le  pou- 
voir de  vomir  des  injures,  j'ai  celu  de  ne 
pas  les  entendre.  ^ 

Et  de  quel  œil,  lui  dis-je  encore,  regar- 
dez-vous l'amitié?  Comme  le  plus  beau  et  le 
plus  dangereux  des  présents  du  ciel,  répon- 
dit-il :  ses  douceurs  sont  délicieuses,  ses 
vicissitudes  effroyables.  Et  voulez  -  vous 
qu'un  homme  sage  s'expose  à  des  pertes 
dont  l'amertume  empoisonnerait  le  reste  de 
ses  jours?  Vous  connaîtrez,  par  les  deux 
traits  suivants,  avec  quelle  modération  je 
m'abandonne  à  ce  sentiment. 

J  étais  dans  Ide  d'Égine  :  j'appris  que 

•  Diog.  Laert.  in  Aiistip.  lil).  2,  5-  91 
=»  Id.  ibid.  5.  7G. 
?  Id.  iLiJ.  5.  ;o. 


248  VOYAGE    d'aî^  A  CHARSIS, 

Socratc,  îïiou  cher  maître,  venait  dètre 
toiidanirié ,  qu'on  le  détenait  en  prison  , 
que  lexécution  serait  dilTéréc  dun  mois,  et 
qu  il  était  permis  à  ses  disciples  de  le  voir.  ' 
Si  j'avais  pu ,  sans  inconvénient ,  briser  ses 
fers,  j'aurais  volé  à  son  secours  j  mais  je  ne 
pouvais  rien  pour  lui,  et  je  restai  à  Egine. 
C'est  une  suite  de  mes  principes  :  quand  le 
malheur  de  mes  amis  est  sans  remède,  je 
m  épargne  la  peine  de  les  voir  souffrir. 

Je  m'étais  lié  avec  Escliine,  disciple  com- 
me moi  de  ce  grand  homme  :  je  l'aimais  à 
cause  de  ses  vertus,  peut-être  aussi  parce 
au  il  m'avait  des  obligations,  ^  peut-être  en- 
core parce  qu'il  sentait  plus  de  goût  pour 
moi  que  pour  Platon.  ^  Nous  nous  brouillâ- 
mes. Qu  est  devenue,  me  dit  quelquun, 
cette  amitié  qui  vous  unissait  l'un  à  l'autre? 
Elle  dort,  répondis-je;  mais  il  est  en  mon 
pouvoir  de  la  réveiller.  .lailai  chez  Eschiue  : 
Nous  avons  lait  une  folie,  lui  dis-je,  me 
croyez-vous  assez  incorrigible  pour  être  in- 
digne de  pardon?  Aristippe,  répondit -il, 

'  Plat,  in  Plia-don.  t.  i  ,  p.  ^Q.  Deiiietr.  de  elocul. 
fap.  3oG. 

-  Diog.  Lacrt.  in  Aridlip.  lib.  2,  5   C'« 
3  Id.  ibid.  §.  Go. 


CHAPITRE  TRENTE-DEXJXIExME.     azjîj 

VOUS  me  sui-passez  en  tout  :  c'est  moi  qui 
avais  tort,  et  c'est  vous  qui  faites  les  pre- 
miers pas.  '  Nous  nous  embrassâmes,  et  je 
fus  délivré  des  petits  chaginns  que  me  cau- 
sait notre  refroidissement. 

Si  je  ne  me  trompe,  repris-je,  il  suit  de 
votre  système,  qu il  faut  admettre  des  liai- 
sons de  convenance,  et  bannir  cette  amitié 
qui  nous  rend  si  sensibles  aux  maux  des  au- 
tres. Bannir!  répliqua- t-il  en  bébitant.  Eh 
bien!  je  dirai  avec  la  Phèdre  d'Euripide  : 
C'est  vous  qui  avez  proféré  ce  mot,  ce  n'est 
pas  moi.  ' 

Aristippe  savait  qu'on  l'avait  perdu  dans 
l'esprit  des  Athéniens  :  toujours  prêt  à  ré- 
pondre aux  reproches  qu'on  lui  faisait,  il 
nie  pressait  de  lui  fournir  les  occasions  de  se 
justifier. 

On  vous  accuse,  lui  dis-je,  d  avoir  flalté 
un  tyran ,  ce  qui  est  un  crime  horrible.  Il 
me  dit  :  Je  vd'as  ai  expliqué  les  motifs  qui 
me  conduisirent  à  la  cour  de  Syracuse;  elle 
était  pleine  de  philosophes  qui  s'érigeaient 
en  réformateurs.  J  y  pris  le  rôle  de  coui'ti- 
san,  sans  déposer  celui  d'honnête  homme  : 

'  Plut,  de  ira,  t.  ?.,  p.  ,\62.  Diog.  Lacrt  lib.  2,  5^82. 
'  Euripid.  in  Hippol.  v.  3  J3. 


200  VOYAGE    V  ANACHARSIS, 

j'applaudissais  aux  bonnes  qualités  du  jeune 
Denys  :  je  ne  louais  point  ses  défauts,  je  ne 
les  blâmais  pas;  je  n  en  avais  pas  le  droit  : 
je  savais  seulement  qu'd  était  plus  aisé  de  les 
sup|jorter  que  de  les  corriger.  ^ 

Mon  caractère  indulgent  et  facile  lui  ins- 

o 

pirait  de  la  confiance;  des  reparties  assez 
heureuses,  qui  ra'échappaieut  quelquefois, 
amusaient  ses  loisirs.  Je  n'ai  point  trahi  la 
vérité,  quand  il  ma  consulté  sur  des  ques- 
tions importantes.  Comme  je  désirais  qu'il 
connût  l étendue  de  ses  devoirs,  et  qu'il  ré- 
primât la  violence  de  son  caractère,  je  di- 
sais souvent  en  sa  présence,  qu'un  homme 
instruit  diffère  de  celui  qui  ne  l'est  pas  , 
comme  un  coursier  docile  au  iVein  diffère 
dun  cheval  indomtable,  ' 

Lorsqu'il  ne  s  agissait  pas  de  son  adminis- 
tration, je  pailais  avec  liberté,  quelquefois 
avec  indiscrétion.  Je  Issoilicitfiisun  jour  pour 
un  de  mes  amis;  il  ne  m'écoatait  point.  Je 
tombai  à  ses  genoux  :  on  m'en  fil  un  crime; 
je  répondis  :  Fst  ce  ma  faute,  si  cet  homme 
a  les  oreilles  aux  pieds?  " 

Pendant  que  je  le  pressais  inutilement 

*  Diog.  Laert.  lib.  a,  f..  Cu). 

"  Id.  ibid.  §.  79-  Suil.  in  A'pi^izs-. 


CHAPITRE   TRENTE-DEUXIÈME.    2JI 

tle  m'accorder  une  gratification,  il  s'avisa 
d en  proposer  une  k  Platon  qui  ne  lacceuta 
point.  Je  dis  tout  haut  :  Le  roi  ne  risque  pas 
de  se  ruiner;  il  donne  à  ceux  qui  rcfjscnt, 
et  refuse  à  ceux  qui  demandent.  ' 

Souvent  il  nous  proposait  d  'S  prol-lèines; 
et,  nous  interrompant  ensuite,  il  se  hâtait 
de  les  résoudre  lui-même.  11  me  dit  une  fois  : 
Discutons  quelque  point  de  philosophie; 
commencez.  Fort  bien,  lui  dis -je,  pour 
que  vous  ayez  le  plaisir  d  achever,  et  de 
m  apprendi'e  ce  que  vous  voulez  savoir.  Il 
fut  piqué,  et  à  soupe  il  me  fil  n.etire  au  bas 
bout  de  la  table.  Le  lendemain  il  me  demanda 
comment  j'avais  trouvé  cette  place.  Vous 
vouliez  sans  doute,  répondis-je,  qu  elle  fût 
pondant  quelques  moments  la  plus  honora- 
ble de  toutes.  " 

On  vous  reproche  encore,  lui  dis-jc  ,  le 
goût  que  vous  avez  pour  1er.  richesses,  pour 
le  faste,  la  boime  chère,  les  itmmes,  les 
parfums,  et  toutes  ies  espèces  ae  sensualités.  * 
Je  l'avais  apporté  en  naissant,  rcpondit-il, 

'  Plut,  in  Dion.  t.  i ,  p.  c)65. 

^  He°esand.  ap.  Athm  lib.  i  ?. ,  cap.  1 1 ,  p.  5^  ^.  Dioç 
I.aert.  lii).  a,  J.  -'J. 
^  Atheu.  ibid. 


2J2  VOYAGE    DANACHARSIS, 

et  j'ai  cru  qu'en  l'exerçant  avec  retenue ,  je 
satisferais  à  la  fois  la  nature  et  la  raison  : 
j'use  des  agréments  de  la  vie,  je  m'en  passe 
avec  facilité.  On  m'a  vu  à  la  cour  de  Deuys, 
revêtu  d'une  robe  de  pourpre;  '  ailleurs, 
tantôt  avec  un  habit  de  laine  de  Milet,  tan- 
tôt avec  un  manteau  grossier.  ^ 

Dt-nys  nous  traitait  suiw^ut  nos  besoins. 
11  donnait  à  Platon  des  livres;  il  me  donnait 
de  largent,  ^  qui  ne  restait  pas  assez  long- 
temps entre  mes  mains  pour  les  souiller,  .le 
fis  payer  une  perdrix  cinquante  drachmes/^) 
et  je  dis  à  quelqu'un  qui  s'en  formalisait  : 
N'en  auriez-vous  pas  donné  une  obole?  {b) 
. —  Sans  doule. — Eh  bien!  je  ne  ia'is  pas 
plus  de  cas  de  ces  cinquante  drachmes.  ^ 

J'avais  amassé  une  certaine  somme  pour 
mon  voyage  de  Libye  :  mon  esclave,  qui  en 
était  cliargé,  ne  pouvait  pas  me  suivre;  je 
lui  ordonnai  de  jeterdans  le  chemin  une  par- 
tie de  ce  métal  si  pesant  et  si  incommode.  ^ 

'  Diog.  Laert.  111).  2  ,  §.  ^8. 

"  Id.  ibid.  §.  67.  Plut,  de  fort.  Alex.  t.  2,  p.  33o. 

'  Diog.  Laert.  ibid.  §.  81. 

[a)  Quarautc-cînq  livres. 

(fe)  Trois  sous. 

4  Id.  ibid.  5.  66. 

5  Id  ibid.  5.  77.  ITcrat  lit.  2,  sni  S,  \.  100. 


CHAPITRE  TRENTE   DEUXIÈME.    253 

Un  accident  fortuit  me  priva  d'une  mai- 
son de  campagne  que  j'aimais  beaucoup  : 
un  de  mes  amis  cherchait  à  m  en  consoler. 
Rassurez-vous,  lui  dis-je;  j'en  possède  trois 
autres,  et  je  suis  plus  content  de  ce  qui  me 
resto,que  chagrin  de  ce  que  j'ai  perdu  :  il 
nî'  convient  qu  aux  enfants  de  pleurer  et  de 
jeter  tous  leurs  hochets,  quand  on  leur  en 
oie  un  seul.  ' 

A  lexcmple  des  philosophes  les  plus  aus- 
tères, je  me  présente  à  la  fortune  comme  un 
globe  qu'elle  peut  faire  rouler  à  son  gré, 
mais  qui,  ne  lui  donnant  point  de  piise,  ne 
saurait  être  entamé.  Vient-elle  se  placer  à 
mes  côtés?  je  lui  tends  les  mains;  secoue-t- 
elle  ses  ailes  poui'  prendre  son  essor?  je  lui 
remets  ses  dons,  et  la  laisse  partir  :  ^  c'est 
une  femme  volage  dont  les  caprices  m'a- 
musent quelquefois,  et  ne  m'affligent  jamais. 

Les  libéralités  de  Denys  me  permettaient 
d'avoir  une  bonne  table,  de  beaux  babils  et 
grand  nombre  d'esclaves.  Plusieurs  philoso- 
phes, rigides  partisans  de  la  morale  sévère, 
me  blâmaient  hautement;  ^  je  ne  leur  ré- 

'  Plut,  de  aniin.  franquill.  t.  t ,  p.  46g. 
^  Horat,  lib.  3  ,  od.  29 ,  v.  53  et  54- 
^Xeu.mem.p.^jS.Ath.L  i'2,p.ii^L\.Dio^.L.\.2,^.(^ 
2,  22 


254  VOYAGE    d'aNACHA  RSIS, 

pondais  que  par  des  plaisanteries.  Un  jour 
Pblyxène ,  qui  croyait  avoir  dans  son  iinie 
le  dépôt  de  toutes  les  vertus,  trouva  chez 
moi  de  très  jolies  femmes,  et  les  prcparatiTa 
dun  grand  souper.  11  se  livra  sans  retenue 
à  toute  l'amertume  de  son  zèle.  Je  le  laissai 
dire,  et  lui  proposai  de  rester  avec  nous  :  il 
accepta,  et  nous  convainquit  bientôt  que 
s'il  n'aimait  pas  la  dépense,  il  aimait  autant 
la  bonne  chère  que  son  corrupteur.  ' 

Enfin,  car  je  ne  puis  mieux  justifier  ma 
doctrine  que  par  mes  actions,  Denys  fit  ve- 
nir trois  belles  courlisanes,  et  me  permit 
d'en  choisir  une.  Je  les  emmenai  toutes, 
sous  prétexte  qu'il  en  avait  trop  coûté  à 
Paris  ,  p(un'  avoir  donné  la  préférence  à 
l'une  des  Irois  déesses.  Chemin  faisant,  je 
pensai  que  leurs  charmes  ne  valaient  pas  la 
satisfaction  de  me  vaincre  moi-même-,  je  hs 
renvoyai  chez  elles,  et  rentrai  paisiblement 
chez  nwi,  * 

Aristippe ,  dis-je  alors ,  vous  renversez 
toutes  mes  idées;  on  prétendait  que  votre 
philosophie  ne   coulait   aucun  effort  ,  et 

'  Dioç.  Laert.  lib.  2,  §.  ^6. 

*  Atijeii.  1.  12,  c.  I.I,  p.  544.  Diog.  Larrt.  1.  2,^.67. 


CHAPITRE  TRE.NÏE-D  EU  XI  L  ME.    230 

qu'un  partisan  de  la  volupté  pouvait  sa- 
Landonner  sans  vâserve  à  tous  les  plaisirs 
des  sens.  Eh  quoi!  répondit-  il,  vous  auriez 
pensé  qu'uu  liomme  qui  ne  voit  rien  de  si 
essentiel  que  1  étude  de  la  morale,  '  qui  a 
négligé  la  géométrie  et  d'autres  sciences  en- 
core parce  qu  elles  ne  tendent  pas  iinmédia- 
ment  à  la  direction  des  moeurs;  '  qu  un  au- 
teur dont  Plalon  n'a  pas  rou;ii  d'emprunter 
plus  dune  fois  les  idées  et  les  maximes;* 
ei'fin,  qu  un  disciple  de  Socrate  eût  ouveii 
des  écoles  de  prostitution  dans  plusieurs 
villes  de  la  Grèce,  sans  soulever  contre  lui 
les  magistrats,  et  les  citoyens  même  les  plus 
corrompus! 

Le  nom  de  volupté  que  je  donne  k  la  sa- 
tisfaction intérieure  qui  doit  nous  rendre 
licureux,  a  blessé  ces  esprits  superficiels  qui 
s'attachent  plus  aux  mois  qu  aux  choses: 
des  philosophes,  ouMiant  quils  aimaient 
la  justice,  ont  favorisé  la  prévention,  et 
tpiriques-uns  de  mes  disciples  la  justifieront 
peut-être  en  se  livrant  à  des  excès;  jnais  uu 

*  T)'\r)n.  Laert.  lih.  ?. ,  (J.  jç). 

*  Arisait.  inetiipli.  lil).  3,  cap.  2,  t.  9.,  p.  86c. 

*  'i'iieopon>p.  ap.  Athen.  lib.  1 1 ,  p.  5o8. 


2;îb  VOYAGE    DANACHAnsiS, 

excellent  principe  change-t-il  de  caractère 
parce  qu'on  en  tire  de  fausses  conséquen- 
ces? ' 

Je  vous  ai  expliqué  ma  doctrine.  J'admvOts 
comme  le  seul  instrument  du  bonheur,  les 
émotions  qui  remuent  agréablement  nof.iv; 
âme;  mais  je  veux  qu'on  les  réprime,  dès 
qu'on  s  aperçoit  qu  elles  y  portent  le  trou'  le 
et  le  désordre  :  ^  et  certes,  rien  n'est  si  cou- 
rageux que  de  mettre  à  la  fois  des  bornes 
aux  privations  et  aux  jouissances. 

Autisthène  prenait  en  même  temps  que 
moi  les  leçons  de  Socrate  :  il  était  né  triste 
et  sévère;  moi,  gai  et  indulgent.  Il  proscrivit 
les  plaisirs,  et  n  osa  point  se  mesurer  avec 
les  passions  qui  nous  jettent  dans  une  douce 
langueur  :  je  trouvai  plus  d'avantage  à  les 
vaincre  quà  les  éviter,  et,  malgré  leurs 
murmures  plaintifs ,  je  les  traînai  à  ma  suite 
comme  des  esclaves  qui  devaient  me  semr, 
et  mJaider  à  supporter  le  poids  de  la  vie. 
Nous  suivîmes  des  routes  opposées ,  et  voici 
le  fruit  que  nous  avons  recueilli  de  nos  ef- 
forts. Antisthène  se  crut  heureux,  parce 

'  Aristot.  ap.  Cicer.  de  nat.  dcor.  lib.  3 ,  cap.  3  i ,  t.  2 , 
pag.  5 12. 

*  Diog.  Laert.  lib.  2,  §.  j5. 


CHAPITRE  TRENTE-DEUXIF.  ME.     SÔj 

qu'il  se  croyait  sage;  je  me  crois  sage  parce 
que  je  suis  heureux.  ' 

On  dira  peut-être  un  jour  que  Socrate  et 
Aristippe,  soit  dans  leur  conduite,  soit  dans 
leur  doctrine,  s'écartaient  quelquefois  des 
usages  ordinaires-,  mais-  on  ajoutera  sans 
doute  qu'ils  rachetaient  ces  petites  libertés 
par  les  lumières  dont  ils  ont  enrichi  la  phi- 
losophie. * 


CHAPITRE  XXXIII. 

Dt-mclt-s  entre  Denjs  le  jeune,  loi  de  Syracuse ,  et 
Dion  son  beau-frère.^*  Voyage  de  Platon  en 
Sicile,  (rt) 

Depuis  que  jetais  en  Grèce,  jen  avais 
parcouru  les  principales  villes;  j'avais  été 
témoin  des  grandes  solennités  qui  rassem- 
blent ses  diiiërentes  nations.  Peu  contents 
de  ces  courses  particulières ,  nous  résolûmes , 
Philotas  et  moi,  de  visiter,  avec  plus  dat- 

*  Batteux,  mém.  de  l'acad.  des  bcll.  Icttr.  t.  2O,  p.  6. 

*  Cicer.  de  oflfic.  lib.  i ,  cap.  4  i ,  t.  3  ,  p.  a  2 1, 
C'*}  Voyez  la  note  XVII  à  la  fiu  du  volume. 

22. 


aJ8  VOYAGE    d'aNACTÏARSIS, 

tentioii,  toutes  ses  provinces,  en  comraen- 
çanl  par  celles  du  nord. 

La  veille  de  notre  départ ,  nous  soupAnies 
cliez  Platon  :  je  m'y  rendis  avec  ApoUodore 
et  Philotas.  Nous  y  trouvâmes  Speusippc 
son  neveu ,  plusieurs  de  ses  anciens  dis- 
ciples, et  Timothée  si  célèljre  par  ses  vic- 
toires. On  nous  dit  que  Platon  était  enferniê 
avec  Dion  de  Syracuse ,  qui  arrivait  du  Pé- 
loponèse,  et  qui,  forcé  d'abandonner  sa  pa- 
trie, avait,  six  à  sept  ans  auparavant,  fait 
un  assez  long  séjour  à  Athènes  :  ils  vinrent 
nous  joindre  un  moment  après.  Platon  me 
parut  d abord  inquiet  et  soucieux;  mais  il 
reprit  bienlot  son  air  serein ,  et  fit  servir. 

La  décence  et  la  propreté  régnaient  à  .sa 
table.  Timothée,  qui,  dans  les  camps,  n'en- 
tendait parler  que  d'évolutions,  de  sièges, 
de  batailles  ;  dans  les  sociétés  d'Athènes , 
que  de  marine  et  d impositions,  sentait  vi- 
vement le  prix  d  une  conversation  soutenue 
sans  effort,  et  instructive  sans  ennui.  Il  s'é- 
criait quelquefois  eu  soupirant  :  «  Ah!  Pia- 
«  ton ,  que  vous  êtes  heureux  !  '  »  Ce  der- 
nier s  étant  excusé  de  la  fiugalité  du  repas, 
Timothée  lui  répondit  :  «  Je  sais  que  les 

<  .'Llian.  var.  hist.  lib.  2,  cap-  lO. 


CHAPITRE  TRENTE-TROISIÈME.    ÛDQ 

m  soupers  de  T Académie  procurent  un  doux 
«  soTiuneil ,  et  un  réveil  plus  doux  encore.  '  >. 

Quelques-uiis  des  couvivcs  se  retirèreul 
de  bonne  heure  :  Dion  les  suivit  de  près. 
^'ous  avions  élé  frappés  de  son  maintien  et 
de  ses  discours.  Il  est  à  présent  la  victime 
de  la  tyrannie,  nous  dit  Platon 5  il  le  sera 
pcul-étre  un  jour  de  là  liberté. 

Tiuiolliée  le  pressa  de  s'expliquer.  Rem- 
pli d'estime  pour  Dion ,  disait-il ,  j'ai  tou- 
jours ignoré  les  vraies  causes  de  son  exil,  et 
je  n'ai  quune  idée  confuse  des  troubles  qui 
agitent  la  cour  de  Syracuse.  Je  ne  les  ai  vues 
que  de  trop  près  ces  agitations,  répondit 
liaton.  Auparavant  j'étais  indigné  des  la- 
reurs  et  des  injustices  que  le  peuple  exerce 
quelquefois  dans  nos  assemblées  :  combien 
plus  ellVayantes  et  plus  dangereuses  sont  les 
intrigues  qui,  sous  un  calme  apparent,  fer- 
monlent  sans  cesse  autour  du  trône  j  dans 
ces  régions  élevées,  où  dire  la  vérité  est  un 
crime,  la  faire  goûter  au  prince  uu  crimo 
plus  grand  encore;  où  la  faveur  justifie  la 
scélérat ,  et  la  disgrâce  rend  coupable 
l'homme  vertueux  J  [Nous  aurions  pu  ra- 
uienei  le  roi  de  Syracuse;  on  la  indigne- 

'  jElian.  var.  bist.  lib.  2.  c.  i8.  Atlien.  l.  10,  p.  419» 


26o  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

ment  perverti  :  ce  n'est  pas  \e  sort  de  Dion 
que  je  déplore,  c'est  celui  de  la  Sicile  en- 
tière. Ces  paroles  redoublèrent  notre  curio- 
sité; et  Platon,  cédant  à  nos  prières,  com- 
mença de  cette  manière  : 

Il  y  a  trente-deux  ans  environ  (a)  que 
des  raisons  trop  longues  à  déduire,  me  con- 
duisirent en  Sicile.  '  Denys  Tancien  régnait 
à  Syracuse.  Vous  savez  que  ce  prince,  re- 
doutable par  ses  talents  extraordinaires , 
s'occupa,  tant  qu  il  vécut,  à  donner  des  fers 
aux  nations  voisines  et  à  la  sienne.  Sa 
cruauté  semblait  suivre  les  progrès  de  sa 
puissance,  qui  parvint  enfin  au  plus  haut 
degré  d'élévation.  Il  voulut  me  connaître; 
et,  comme  il  me  fit  des  avances,  il  s'atten- 
dait à  des  flatteries  ;  mais  il  n'obtint  que  des 
vérités.  Je  ne  vous  parlerai  ni  de  sa  fureur 
que  je  bravai,  ni  de  sa  vengeance  dont  j'eus 
de  la  peine  à  me  garantir.  ^  Je  m'étais  pro- 
mis de  taire  ses  injustices  pendant  sa  vie  ;  et 
sa  mémoire  n'a  pas  besoin  de  nouveaux 
outrages  pour  être  en  exécration  à  tous  les 
peuples. 

(a)  Vers  l'an  38g  avant  J.  C. 

'Plat. cpist.  7,t. 3,p. 324et326.Diog.Laert.l.3,5.  i8, 

?  Plut.  ÏB  DioB.  t.  I ,  p.  960. 


CHAPITrvE  TRENTF.-TROÎSTKME.     201 

Je  fis  alors  pour  la  philosophie  v;uc  con- 
quête dont  elle  doit  s'honorer  :  cest  Dion 
qui  vient  de  sortir.  Aristomaque  sa  sœur  fat 
une  des  deux  femmes  que  Denys  épousa  le 
même  jour  :  Hipparinus  son  père  avait  été 
long-ti^mps  à  la  tête  de  la  république  de 
Syracuse.  '  C'est  aux  entretiens  que  j'eus 
rvec  le  jeune  Dion ,  que  cette  ville  devra  sa 
liberté  ,  si  elle  est  jamais  assez  heureuse 
pour  la  recouvrer.  ^  Son  âme,  supérieure 
:m\  autres,  souvrit  aux  premiers  rayons  de 
la  lumière-,  et  s'enflammant  tout-à-coup 
d'un  violent  amour  pour  la  vertu,  clic  re- 
nonça, sans  hésiter,  à  toutes  les  passions 
qui  l'avaient  auparavant  dégradée.  Diou  se 
soumit  à  de  si  grands  sacrifices  avec  une 
chaleur  (jue  je  n  ai  jamais  remarquée  dans 
aucun  autre  jeune  homme,  avec  une  cons- 
tance qui  ne  s'est  jamais  dém.entie. 

Dès  ce  moment,  il  fi'émit  de  l'esclavage 
auquel  sa  patiie  était  réduite  ;  ^  mais,  comme 
il  se  flattait  toujours  que  ses  exemples  et  ses 
principes  feraient  impression  sur  le  tyran, 
qui  ne  pouvait  s  empêcher  de  l'aimer  et  de 

'  Plut,  in  Dion.  t.  i ,  p.  Ç)Sç). 

"  Plat,  epist.  'j,  t.  3,  p.  3^6  et  827. 

'  1(1.  ibid.  p.  324  et  327. 


Iiiy2  VOYAGE    D  ANACHARSIS, 

remployer,  '  il  continua  dq  vivre  auprè5 
de  lui,  ne  cessant  de  lui  parier  avc<:  iian- 
clîise,  et  de  mépriser  la  haine  d'une  cour 
dissolue.  ^ 

IXenys  mourut  enfin,  (a)  rempli  deOTroi, 
tourmenté  de  ses  défiances,  aussi  mfdheu- 
reux  que  les  peuples  lavaient  été  sous  un 
règne  de  trente-huit  ans.  ^  Entre  auties  en- 
fants, il  laissa  de  Doris,  l'une  de  ses  deux 
épouses,  un  fils  qui  portait  le  même  nom 
que  lui,  et  qui  monta  sur  le  trône.  "*  Dion 
saisit  l'occasion  de  travailler  au  bonheur  de 
la  Sicile.  Il  disait  au  jeune  prince  :  Votre 
père  fondair  sa  puissance  sur  les  flottes  le- 
dou^aliles  dont  vous  disposez,  sur  les  dix 
mille  barbares  qui  composent  votre  ganlc  ; 
c'étaient,  suivant  lui,  des  chaînes  de  di?- 
mant  avec  lesquelles  il  avait  garrotte  toutes 
les  parties  de  l'empire.  Il  se  trompait  :  je  ne 
connais  d  autres  liens,  pour  les  unir  dune 
manière  indissoluble  ,  que  la  justice  du 
prince,  et  l'amour  des  peuples.  Quelle  honte 

'  Kfip.  in  Dion.  mp.  i  et  2. 
'  Plut,  in  Dion,  t  i ,  p.  c)tio. 
[n)  I.'an  36^  avant  J.  C. 
^  Id.  iMd.  p.  c)f)i. 
4Diod.  lih.  i5,  p.  38/1. 


(  IIAPITRE  TREXTE-ÏR'JISIÈMK.    2()J 

pour  VOUS,  disaiMl  encore,  si,  réduit  à  ne 
vous  distinguer  que  par  la  ma<,'nificencoqui 
éclate  sur  votre  personne  et  dans  votre  pa- 
lais, le  moindre  de  vos  sujets  pouvait  se 
mettre  au  dessus  de  vous  par  la  supériorité 
de  ses  lumières  et  de  ses  sentiments!  ' 

Peu  content  d'instruire  le  roi,  Dion  veil- 
lait sur  1  administration  de  létaf,  il  opérait 
le  bien,  et  augmentait  le  nombre  de  ses  en- 
nemis. ^  Us  se  consumèrent  pendant  quel- 
que temps  en  efforts  superflus;  mais  ils  ne 
tardèrent  pas  à  plonger  Denys  dans  la  dé- 
bauche la  plus  honteuse.  *  Dion ,  hors  délat 
de  leur  résister,  attendit  un  moment  plus 
favorable.  Le  roi,  qu'il  trouva  le  moyen  de 
prévenir  en  ma  faveur,  et  dont  les  désirs 
sont  toujours  impétueux, m'écrivit  plusieurs 
lettres  extrêmement  pressantes  ;  il  me  con- 
jurait d('  tout  abandonner,  et  de  me  rendre 
au  plus  tôt  à  Syracuse.  Dion  ajoutait  dans 
les  sienn»js,  que  je  n'avais  pas  un  instant  à 
perdre,  quil  était  encore  temps  de  placer  la 
philosophie  sur  le  trône,  que  Denys  mç)n- 
îrait  de  meilleures  dispositions,  et  que  ses 

•  Plut,  in  Dion.  t.  i ,  p.  962. 

'  Epist.  Dion,  ap  Plat.  t.  3,  p.  3 09. 

*  riut.  iu  Dion.  t.  i ,  p.  <)6o. 


264  VOYAGE    d'anACIIARSIS, 

parents  se  joindraient  volontiers  à  noKs  pour 

y  confirmer,  '  * 

Je  réfléchis  mûrement  sur  ces  lettres.  Je 
ne  pouvais  pas  me  fier  aux  promesses  d'un 
jeune  homme  j  qui  dans  un  instant  passait 
ci  une  extrémité  à  l'autre-,  mais  ne  devais-je 
pas  me  rassurer  sur  la  sagesse  consommée 
de  Dion?  Fallait-il  abandonner  mou  ami 
dans  une  circonstance  si  critique?  jN  avais-je 
consacré  mes  jours  à  la  philosophie,  que 
pour  la  trahir  loisqu  elle  m  appelait  à  sa  dé- 
ionse?  ^  Je  dirai  plus  :  j'eus  quelque  espoir 
de  réaliser  mes  idées  sur  le  meilleur  des 
gouvernements,  et  d établir  le  règne  de  la 
justice  dans  les  domaines  du  roi  de  Sicile.  ' 
Tels  furent  les  vrais  motifs  qui  m'engagèrent 
à  partir,  (a)  moliis  ])icu  différents  de  ceux 
cjuc  m'ont  prêtés  des  censeurs  injustes.  ^ 

Je  trouvai  la  cour  de  Denys  pleine  an 
dissentions  et  de  troubles.  Dion  était  en 

*  Plat,  epist.  7,  t.  3,  p.  337.  Plut,  in  Dion.  t.  i,p.  96a, 
/Eliaa.  var.  hist.  lib.  4 ,  cap.  1 8. 

•  Plat.  ibid.  p.  3a8. 

2  Id.  ibid.  Diog.  Lacrt.  lib.  3,  J.  21. 
fo)  Vers  l'an  3G  |  avant  J.  C. 

4  Plat.  ibid.  Tlicuttist.  orat.  23,  p.  28.'5.  Diog.  Lacrt. 
lu».  10,  S- 8. 


CHAPITRE  TREXTE-TROISIÈME.    265 

butte  à  des  calomnies  atroces.  '  A  ces  mots, 
Speusippe  interrompit  Platon  :  Mon  oncle, 
clit-il,  n  ose  pas  vous  raconter  les  honneurs 
qu'on  lui  rendit,  et  les  succès  qu'il  eut  à  son 
arrivée.  *  Le  roi  le  reçut  à  la  descente  du 
vaisseau;  et  layant  fait  monter  sur  un  char 
ma  gnifiquc ,  attelé  de  quatre  chevaux  blancs , 
il  le  conduisit  en  triomplie  au  mili-ju  d'un 
peuple  immense  qui  cou\Tait  le  rivage  :  il 
ordonna  que  les  portes  du  palais  lui  fussent 
ouvertes  à  toute  heure,  et  offrit  un  sacriffce 
pompeux ,  en  reconnaissance  du  bienfait 
que  les  dieux  accordaient  à  la  Sicile.  On  vit 
]>ientôt  les  courtisans  courir  au  devant  de  la 
réforme,  proscrire  le  luxe  de  leurs  tables, 
étudier  avec  empressement  les  figures  de 
géométrie  ,  que  divers  instituteurs  traçaient 
sur  le  sable  répandu  dans  les  salles  mêmes 
du  palais. 

Les  peuples,  étonnés  de  cette  subite  ré- 
volution, concevaient  des  espérances  :  le 
roi  se  montrait  plus  sensible  à  leurs  plaintes. 
On  se  rappelait  qu'il  avait  obtenu  le  litre 

'  Plat,  epist.  7,  t.  3,  p.  329. 

^  Plut,  in  Dion,  t  i,p.  q63.  Plin.  lib.  ^,  cap.  ôo,  t.  i, 
p.  392.  iElian.  var.  hist.  lib.  /'^,  cap.  18. 

i.  23 


2UvJ  VOYAGE    DANACHARSIS, 

de  citoyen  d'Athènes,  '  la  ville  la  plus  Yûn-t 
de  la  Grèce.  On  disait  encore  que  dans  une 
cérémonie  religieuse,  le  héraut  ayant,  da- 
près  la  formule  usitée,  adressé  des  vœux  au 
ciel  pour  la  conservation  du  tyran ,  Dcnys , 
oii'ensé  d'un  titre  qui  jusqu  alors  ne  Tavait 
point  blessé,  s  écria  soudain  :  Ne  cesseras-tu 
pas  de  me  maudire?  ^ 

Ces  mots  firent  trembler  les  partisans  de 
la  tyrannie.  A  leur  tête  se  trouvait  ce  Phi- 
listus  qui  a  publié  l'histoire  des  guerres  de 
Sicile,  et  d'autres  ouvrages  du  même  genre. 
Denys  l'ancien  lavait  banni  de  ses  états  : 
comme  il  a  de  l'éloquence  et  de  l'audace,  on 
le  fit  venir  de  son  exil  pour  i  opposer  à 
Platon.  ^  A  peine  fut-il  arrivé,  que  Dion  fut 
exposé  à  de  noires  calomnies  :  on  rendit  sa 
fidélité  suspecte;  on  empoisonnait  toutes  ses 
paroles,  toutes  ses  actions.  Conseillait-il  de 
réformer  à  la  paix  une  partie  des  troupes  et 
des  galères?  il  voulait,  eu  aiîaiblissant  1  auto- 
rité royale,  faire  passer  la  couronne  aux  en- 
fants que  sa  sœur  avait  eus  de  Donys  l'an- 
cien. Forçait-il  son  élève  à  luédiier  sur  le.*; 

'  Deniosth.  epist.  Philip,  p.  1 15. 

"  Plut,  iu  L'ion,  t.  t ,  p.  9G3. 

*  Plut.  ibid.  p.  QOi.  Nep.  iu  Dion.  cap.  3. 


CHAPITRE  TRENTE-TROISIÈME.    267 

principes  d'un  sage  gouvernement?  le  roi, 
disait-ot  ,  n  est  plus  qu'un  disciple  de  TAca- 
démie ,  qu  un  philosophe,  condamné,  pour 
le  reste  de  ses  jours,  à  la  recherche  d  un  bien 
diimérique.  ' 

En  eilï't,  ajouta  Platon,  on  ne  parlait  à 
Syracuse  que  de  deux  conspirations;  lune, 
de  la  philosophie  contre  le  trône;  laulro,  de 
toutes  les  passions  contre  la  philosophie.  Je 
fus  accusé  de  favoriser  la  première ,  et  de 
profiter  de  mon  ascendant  sur  Dcnys  pour 
lui  tendre  des  pièges.  11  est  vrai  que ,  de  con- 
cert avec  Dion ,  je  lui  disais  que  s  il  voulait 
se  couvrir  de  gloire,  et  même  augmenter  sa 
puissance,  il  devait  se  coniposf^r  un  trésor 
damis  vertueux,  pour  leur  confier  les  ma- 
gistratures cl  les  emplois  ;  "  rétablir  les  villes 
grecques  détruites  par  les  Carthaginois,  et 
leur  donner  des  lois  sages,  en  attendant 
qu  il  put  leur  rendre  la  liberté  ;  prescrire 
enfin  des  bornes  à  son  autorité,  et  devenir 
le  roi  de  ses  sujets ,  au  lieu  d  en  être  le  ty- 
x«in.  ^  Denys  paraissait  quelquefois  tou- 
ché de  nos  conseils;  mais  ses  anciennes 

^  Plat.  ep.  7,  t.  3,  p.  3 33.  Plut,  in  Dion.  t.  i ,  p.  9G2 ,  etc. 

=  Plat,  ibid,  p.  33a  et  3.) G. 

^Platepist.o,  t.o,p.  3i5,3i6,3i9.Plut.  ib.p.  962, 


200  VOYAGE    DANACHARSIS, 

préventions  contre  mon  ami,  sans  cesse  en- 
tretenues par  des  insinuations  perfides , 
subsistaient  au  fond  de  son  àme.  Pendant 
les  premiers  mois  de  mon  séjour  à  Syracuse, 
j'employai  tous  mes  soins  pour  les  détruire-,  ■ 
mais,  loin  de  réussir ,  je  voyais  le  crédit  de 
Dion  s  affaiblir  par  degrés.  ^ 

La  guerre  avec  les  Carthaginois  durait 
encore;  et  quoiqu'elle  ne  produisit  que  dqs 
hostilités  passagères,  il  était  nécessaire  de  la 
terminer.  Dion,  pour  en  inspirer  le  désir  aux 
généraux  ennemis,  leur  écrivit  de  l'instruire 
des  premières  négociations ,  afin  qu  il  pût 
leur  ménager  une  paix  solide.  La  lettre 
tomba,  je  ne  sais  comment,  entre  les  mains 
du  roi.  11  consulte  à  f instant  Philistus-,  et, 
préparant  sa  vengeance  par  une  dissimula- 
tion profonde,  il  affecte  de  rendre  ses  bon- 
nes grâces  à  Dion,  l'acciihle  de  marques  de 
bonté,  le  conduit  sur  les  bords  de  la  mer, 
lui  montic  la  lettre  fatale ,  lui  reproche  sa 
trahison,  et,  sans  lui  permettre  un  mot 
d  explication ,  le  fait  embarquer  sur  un  vais- 
seau qui  met  aussitôt  à  la  voile.  * 

•  Plat,  epist.  7,  t.  3,  p.  Sag. 

î"  l'iut.  in  Dion.  p.  gGS. 

3  là.  jbid.  p.  962.  Plat.  ibid. 


CHAPITRE  trente-troisiïïmt:.  sOq 
Ce  coup  de  foudre  étonna  la  Sicile,  et 
consterna  les  anjis  de  Dion;  on  craignait 
qu'il  ne  reîouih.lt  sur  nos  têtes;  le  bvuit  de 
ma  mort  se  répandit  à  Syracuse.  Mais  à  cet 
orage  violent  sucréda  tout  à  coup  un  calme 
profond  :  soit  politi  [ue,  soit  pudeur,  le  roi 
fit  tenir  à  Dion  une  somme  d  argent  que  ce 
dernier  refusa  d'accepter.  '  Loin  de  sévir 
contre  les  amis  du  proscrit,  il  n'oublia  rien 
pour  calmer  leurs  alarmes  :  ^  il  cherchait  en 
particulier  à  me  consoler;  il  me  conjurait  de 
rester  auprès  de  lui.  Quoique  ses  prières 
fussent  mêlées  de  menaces ,  et  ses  caresses  de 
fureur,  je  m'en  tenais  toujours  à  cette  alter- 
native; ou  le  retour  de  Dion ,  ou  mon  congé. 
Ne  pouvant  surmonter  ma  résistance  ,'  il 
me  lit  transférer  à  la  citadelle ,  dans  son  palais 
même.  On  expédia  des  ordres  de  tous  côtés 
pour  me  ramener  à  Syracuse,  si  je  prenais  la 
fuite  :  on  défendit  à  tout  capitaine  de  vaisseau 
de  me  recevoir  sur  son  bord,  à  moins  d'un 
exprès  commandement  de  la  main  du  prince. 
Captif,  gardé  à  vue,  je  le  vis  redoubler 
d'empressement  et  de  tendresse  pour  moi;^ 

"  Epist.  Dion.  ap.  Plat.  t.  3,  p.  Zog. 
^  Plat,  cpist.  7 ,  t.  3,  p.  329. 
^  Id.  iLid.  p.  33o. 

23. 


ayO  VOYAGE    D  ANAC!IARS,I.S, 

il  se  montrait  jaloux  de  mou  estime  et  de 
mon  amitié;  il  ne  pouvait  plus  souffrir  la 
préférence  que  mon  cœur  donnait  à  Dion; 
il  Texigeait  avec  hauteur;  il  la  demandait  eu 
suppliant.  Jetais  sans  cesse  exposé  à  dos 
scènes  extravagantes  :  c'étaient  des  empor- 
tements et  des  excuses,  des  outrages  et  des 
larmes.  '  Comme  nos  entretiens  devenaient 
de  jour  en  jour  plus  iréqucnls,  on  puMia 
que  j  étais  1  unique  dépositaire  de  sa  faveni . 
Ce  bruit,  malignement  accrédité  par  Phi- 
listus  et  son  parti,  ^  me  rendit  odieux  au 
peuple  et  à  l'armée;  on  me  fit  un  crime  des 
dérèglements  du  prince,  et  des  ftiutes  de 
l'administration.  J'étais  bien  éloigné  d'eu 
être  l'auteur  :  à  l'exception  du  préambule  de 
quelques  lois,  auquel  je  travaillai  dès  mon 
arrivée  en  Sicile,  ^  j'avais  refusé  de  me  mê- , 
lev  des  affaires  publiques,  dans  le  temps 
même  que  j'en  pouvais  partager  le  poids 
avec  mon  fidèle  compagnon  ;  je  venais  de  le 
perdre;  Denys  s'était  rejeté  entre  les  bras 
d'un  grand  nombre  de  flatteurs  perdus  de 
débauche  ;  et  j'aurais  choisi  ce  moment  pour 

'  Plut,  in  Dion.  t.  i ,  p.  96^. 
^  Plat,  epist.  3,  t.  3,  p.  3 15. 
^Id.  ibid.p.  3i6. 


CHAPITRE  TREXTE-TROISIÈ.'.ÎE.     OJÎ 

donner  de?  avis  à  un  jeune  insensé  qui  croyait 
gouverner  j  et  qui  se  laissait  gouverner  par 
des  conseillers  plus  méchants,  et  non  moins 
insensés  que  lui! 

Denys  eût  acheté  mon  amitié  au  poids  de 
l'or;  je  la  mettais  à  un  plus  haut  prix  :  je 
voulais  qu  il  se  pénétrât  Je  ma  doctrine,  et 
qu  il  apprit  à  se  rendre  maître  de  lui-même , 
pour  mériter  de  commander  aux  autres; 
mais  il  n  aime  que  la  philosophie  qui  exerce 
1  esprit,  parce  qu'elle  lui  donne  occasion  de 
briller.  Quand  je  le  ramenais  à  cette  sagesse 
qui  règle  les  mouvements  de  l'a  me ,  je  voyais 
son  ardeur  s  éteindre.  Il  m  écoutait  avec 
peine,  avec  embarras.  Je  m'aperçus  qu'il 
était  prémuni  contre  mes  attaques  :  on  1  a- 
vait  en  ellet  averti  qu'en  admettant  mes 
principes,  il  assurerait  le  retour  et  le  triom- 
phe de  Dion.  ' 

La  nature  lui  accorda  une  pénétration 
vive,  une  éloquence  admirable,  un  cœur 
sensible,  des  mouvements  de  générosité,  du 
penchant  pour  les  choses  honnêtes  :  mais 
elle  lui  refusa  un  caractère;  et  son  éduca- 
tion, absolument  négligée  p  ^  ayant  altéré  It 

■  Plat,  epist.  7,  t  3,  p.  33o. 
'  Plut,  iii  Dion.  i.  i,  p.  <)6î. 


272  VOYAGE    D  ANACIÏAUSIS, 

germe  de  ses  vertus ,  a  laisse  pousser  des  dé- 
fauts qui  heureusement  affaiblissent  ses  vi- 
ces. Il  a  de  la  dureté  sans  tenue,  de  la  hau- 
teur sans  dignité.  C'est  par  fliiblesse  qu'il 
emploie  le  mensonge  et  la  perfidie,  qu'il 
passe  des  jours  entiers  dans  l'ivresse  du  vin 
et  des  voluptés.  S'il  avait  plus  de  fermeté,  il 
serait  le  plus  cruel  des  hommes.  Je  ne  lui 
connais  d'autre  force  dans  l'àme,  que  l'in- 
flexible roideur  avec  laquelle  il  exige  que 
tout  plie  sous  ses  volontés  passagères  :  rai- 
sons, opinions,  sentiments,  tout  doit  être, 
en  certains  moments,  subordonné  à  ses  lu- 
mières-, et  je  l'ai  vu  s'avilir  pir  des  soumib- 
sions  et  des  bassesses,  plutôt  que  de  sup- 
porter 1  injure  du  refus  ou  de  la  contradic- 
tion. S'il  s'acharne  maintenant  à  pénétrer 
les  secrets  de  la  nature,  '  cest  quelle  ne 
doit  avoir  rien  de  caché  pour  lui.  Dion  lui 
est  surtout  odieux,  en  ce  quil  le  contrarie 
par  ses  exemples  et  par  ses  avis. 

Je  demandais  vainement  la  fin  de  son 
exil  et  du  mien,  lorsque  la  guerre  s'étant  ral- 
lumée ,  le  remplit  de  nouveaux  soins.  * 
N'ayant  plus  de  prétexte  pour  me  retenir,  il 

;'  Plat,  epist.  2,  t.  3  ,  p.  3i3  ;  epist.  7,  p.  B^i. 
'  Plut,  in  Dion.  t.  i ,  p.  964. 


CHAPITRE  TRENTE-TROISIEME.     2ja 

consenlit  à  mon  départ.  Nous  fîmes  une 
espèce  de  traité.  Je  lui  promis  de  venir  le 
rejoindre  à  la  paix  ;  il  me  promit  de  rappeler 
Dion  en  même  temps.  Dès  qu'elle  fut  con- 
clue, il  eut  soin  d-^  nous  en  informer  :  il 
écrivit  à  Dion  de  diilcrcr  son  retour  d'un  an, 
à  moi  de  hâter  le  mien.  '  Je  lui  répondis 
sur-le-champ,  ffuc  mon  âge  ne  me  permet- 
tait point  de  courir  les  ris<|ues  d  un  si  long 
voyage  ;  et  que,  puisqu'il  manquait  à  sa  pa- 
role, j'étais  dégagé  de  la  mienne.  Celte  ré- 
ponse ne  déplut  pas  moins  à  Dion  qu'à 
Dénys.  '  J'avais  alors  résolu  de  ne  plus  me 
mêler  de  leurs  alTaires;  mais  le  roi  n'eu  était 
que  plus  obstiné  dans  son  projet  :  il  men- 
diait des  sollicitations  de  touics  parts,  11 
m  écrivait  sans  cesse;  il  me  faisait  écrire  par 
mes  amis  de  Sicile,  par  les  philosophes  de 
1  école  d  Italie.  Archvtas,  qui  est  à  la  tèle  de 
ces  derniers,  se  rendit  auprès  de  lui  :  ^  il  me 
marqua,  et  son  témoignage  se  trouvait  con- 
firmé par  d'autres  lettres ,  que  le  roi  était 
cnflanmié  d'une  nouvelle  ardeur  pour  la 
philosophie,  et  que  j'exposerais  ceux  qui  la 

'  Plat,  eplst.  3,  t.  3,  p.  3 17;  epist.  7,  p.  338. 
'  Id.  epist.  7,  p.  338. 
3  Id.  iLid. 


374  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

cultivent  dans  ses  états,  si  je  n'y  retournais 
au  plus  tôt.  Dion ,  de  son  côte,  rae  persécu- 
tait par  ses  inslaiices. 

Le  roi  ne  le  rappellera  jamais,  il  le  craint: 
il  ne  sera  jamais  philosoplie,  il  cherche  à  le 
paraître.  '  11  pensait  qu  auprès  de  ceux  qui 
le  sont  véritablement,  mon  voyage  pouvait 
ajouter  à  sa  considération,  et  mon  refus  y 
nuire  :  voilà  tout  le  secret  de  l'acharnement 
ou  il  mettait  à  me  poursuivre. 

Cependant,  je  ne  crus  pas  devoir  résister 
à  tant  d'avis  réunis  contre  le  mien.  On  m'eût 
reproché  peut-être  un  jour ,  d'avoir  aban- 
donné un  jeune  prince  qui  me  tendait  une 
seconde  fois  la  main  pour  sortir  de  ses  éga- 
rements; livré  à  sa  fureur  les  amis  que  j  ai 
dans  ces  contrées  lointaines;  négligé  les  in- 
téréis  de  Dion,  à  qui  Tamitié,  Thospitalité  , 
la  reconnaissance,  m'attachaient  depuis  sj 
long-temps.  ^  Ses  ennemis  avaient  fait  sé- 
questrer ses  revenus  -,  ^  ils  le  persécutaient 
pour  l'exciter  à  la  révolte;  ils  multipliaient 
les  torts  du  roi,  pour  le  rendre  inexorable, 

'  PL'it.  cpist.  2  ,  t.  3  ,  p.  3 1 2  ;  epist.  y,  p.  338. 
'  Irl.  ibid.  t.  3,  p.  3-28. 

'  Id.  epist.  3,  tom.  3,  p.  3i8.  Plut,  iu  Dion.  tom.  i, 
pag.  9G5. 


CIlAPirRE  TRliNTE-TROISi:':ME.     3j5 

Voici  ce  queDenys  m'écrivit  :  '  «  Nous  tr.ii- 
<c  tarons  d  abord  lafTaire  de  Dion  ;  j'en  pas- 
<f  serai  par  tout  ce  que  vous  voudrez ,  et 
«  j'espère  que  vous  ne  voudrez  que  des  clio- 
«  ses  justes.  Si  vous  ne  venez  pas,  vous 
«  n'obtiendrez  jamais  rien  pour  lui.  » 

Je  connaissais  Dion.  Sou  âme  a  toute  la 
hauteur  de  la  vertu.  Il  avait  supporté  paisi- 
blement la  violence  :  mais  si,  à  force  d'in- 
justices, on  parvenait  à  1  humilier,  il  fau- 
drait des  torrents  de  sang  pour  laver  cet  ou- 
trage. 11  réunit  à  une  figure  imposante  les 
plus  belles  qualités  de  l'esprit  et  du  cœur  :  ^ 
il  possède  en  Sicile  des  richrsses  immenses;  '• 
dans  tout  le  royaume,  des  partisans  sans 
nombre;  dans  la  Grèce,  uu  crédit  qui  ran- 
gerait sous  ses  ordres  nos  plus  braves  guer- 
riers. ^  J  entrevoyais  de  grands  maux  près  de 
ibndrc  sur  la  Sicile;  il  dépendait  peut-être 
de  moi  de  les  prévenir,  ou  de  les  suspendre. 

Il  mon  coûta  pour  quitter  de  nouveau 
ma  retraite,   et  aller,  à  làge  de  près  de 

*  Plat,  epist.  7,  p.  33g.  Plut,  in  Dion.  t.  i ,  p.  963. 
'  Plat,  iljid.  p.  336.  Diod.  lib.   16,  p.  /Jio,  INep.  in 
Dion.  cap.  4. 

^  Plat.  ibid.  p.  34;.  Plut.  ihid.  p.  riGo. 
4  Plat.  iLid.  p,  3'j8.  Plut,  ibidl  p.  gG^. 


^j6  VOYAGE    D   AK  4.CHARSIS, 

f  oixante-dix  ans,  affronter  un  despote  altiei'j 
dont  les  caprices  sont  aussi  orageux  que  les 
rners  qu'il  me  fallait  parcourir  :  mais  il  n'est 
point  de  vertu  sans  sacrifice,  point  de  phi- 
losopliie  sans  pratique.  Speusippe  voulut 
m'accompagner  -,  j'acceptai  ses  ollres  :  '  je 
me  flattais  que  les  agréments  de  son  esprit 
séduiraient  le  roi ,  si  la  force  de  mes  raisons 
ne  pouvaient  le  convaincre.  Je  partis  enfin, 
et  j'arrivai  heureusement  en  Sicile,  (a) 

Denjs  parut  transporté  de  joie,  ainsi  que 
la  reine  et  toute  la  fiimille  royale. 2  îl  m  avait 
lait  préparer  un  logement  dans  le  jardin  du 
palais.  ^  Je  lui  représentai  dans  notre  pre- 
mier entretien  ,  que ,  suivant  nos  conven- 
tions, Tcxil  de  Dion  dtvail  lînir  au  moment 
où  je  retournerais  à  Syracuse.  A  ces  mots  il 
s  écria  :  Dion  n'est  pas  exilé;  je  l'ai  seule- 
ment éloigné  de  la  cour.  ^  Il  est  temps  de 
len  rapprocher,  répondis-je,  et  de  lui  resti- 
tuer ses  hiens,  que  vous  al.andonnez  à  des 
administrateurs  infidèles.  ^  Ces  deux  articles 

'  Plat,  epist.  2,  t.  3,  p.  3 14.  Plut,  in  Dion.  t.  i,p.  56J. 

(a)  Au  commencement  ùe  l'an  36 1  avant  J.  C. 

=  Plut.  ibid.  p.  965 

^  Plat,  epist.  7,  t.  3,  p.  349. 

4  Id  ibid.  p.  338. 

5  Id.  epist.  3  ,  t.  3  ,  p.  3  1 7 


C  H  A  P I T  R  E   T  R  E  >  T  E  -T  R  0  I  s  1  È  M  K.     2  Jy 

furent  long-temps  délattus  entre  nous,  et 
remplirent  plusieurs  séances  :  dans  l'inter- 
valle, il  cherchait,  par  des  distinctions  et 
des  présents,  à  me  rcfioidir  sur  les  iulérôts 
de  mon  ami,  et  à  me  Ihire  approuver  sa  dis- 
grâce ;  '  mais  je  rejetai  des  bienfaits  qu  il 
fallait  acheter  au  prix  de  1  honneur  et  de 
i'amitié. 

Quand  je  voulus  sonder  TéUil  de  son 
;ime,  et  ses  dispositions  à  l'égard  de  la  phi- 
losophie, '  il  ne  me  parla  que  des  mystères 
(le  la  nature,  et  surtout  de  l'origine  du  mal. 
11  avait  OUI  dire  aux  pythagoriciens  d  Italie, 
que  je  m  étais  pendant  long-temps  occupé 
de  ce  problème j  et  ce  fui  un  des  motifs  qui 
l'engagèrent  à  presser  mon  retour.  ^  11  me 
contrai-'nil  de  lui  exposer  quelques-unes  de 
mes  idées  :  je  neus  garde  de  les  étendre,  et 
je  dois  convenir  que  le  roi  ne  le  désirait 
p^inl  ;  '^  il  était  plus  jaloux  d  étaler  quelr[ues 
t.iij^ies  solutions  qu  il  avait  arrachées  à  d  au- 
tres philosophes. 

Cependant  je  revenais  toujours^  cl  tou- 

'  Plat,  cpist.  7,  p.  333  et  334- 

^  Id.  iLid.  p.  340. 

^  Id.  iLid.  p.  338.  Plut,  ia  Dion.  t.  i ,  p.  r)6'<, 

4  ['ht.  ihid.  p.  341. 

3.  «4 


Sr^S  VOYAGE    d'aNaCIIARSIS, 

jours  inutilement,  à  mon  objet  principal, 
celui  d'opérer  entre  Denys  et  Dion  une  ré- 
conciliation nécessaire  à  la  prospérité  de 
son  règne.  A  la  fin ,  aussi  fatigué  que  lui  de 
mes  importunités ,  je  commençai  h  me  re- 
procher un  voyage  non  moins  infructueux 
que  pénible.  Nous  éiions  en  été  ;  je  voulus 
profiter  de  la  saison  pour  m'en  retourner  : 
je  lui  déclarai  que  je  ne  pouvais  plus  rester 
à  la  cour  dun  prince  si  ardent  a  persécuter 
mon  ami.  '  Il  employa  toutes  les  séductions 
pour  me  retenir,  et  finit  par  me  promettre 
une  de  ses  galères  ;  mais  comme  il  était  le 
maître  d'en  retarder  les  préparatifs,  je  réso- 
lus de  m'embarquer  sur  le  premier  vaisseau 
qui  mettrait  à  la  voile. 

Deux  jours  après  il  vint  chez  moi,  et  me 
dit  :  '  «  L'allaire  de  Dion  est  la  seule  cause 
«  de  nos  divisions;  il  faut  la  terminer.  Voici 
«tout  ce  que,  par  amitié  pour  vous,  je 
«  puis  faire  en  sa  faveur.  Qu'il  reste  dans 
«  le  Péloponèse ,  jusqu  à  ce  que  le  temps 
«  précis  de  son  retour  soit  convenu  entre 
«  lui,  moi,  vous  et  vos  amis.  Il  vous  donnera 
«  sa  parole  de  ne  rien  entreprendre  contre 

'  Plat,  cpist.  7,  t.  3 ,  p.  3.^5. 
»  Id.  ibid.  p.  34(i. 


CHAPITRE  TRENTE-TROISIÈME.    279 

«  mon  autorité  :  il  la  donnera  de  même  à 
«  vos  amis ,  aux  siens  ;  et  tous  ensemble  vous 
«  m'en  serez  garants.  Ses  ricliesses  seront 
«  transporlées  en  Grôce ,  et  confiées  à  des 
«  dépositaires  que  vous  clioisirez  ;  il  en  reti- 
«  rera  les  intérêts,  et  ne  pourra  loucher  au 
«  fonds  sans  votre  a^^rément  :  car  je  ne 
«  compte  pas  assez  sur  sa  fidélité ,  pour  lais- 
«  scr  à  sa  disposition  de  si  grands  moyens 
ce  de  me  nuire.  J  exij;e  on  même  temps  que 
«  vous  restiez  encore  un  an  avec  moi;  et, 
«  quandvous  partirez,  nous  vous  remettrons 
«  l'argent  que  nous  aurons  à  lui.  J  espère 
«  qn  il  sera  satisfait  de  cet  arrangement. 
«  Dil es-moi  s  il  vous  convient,  m 

Ce  projet  m'affligea.  Je  demandai  vingt- 
qiuùre  heures  pour  1  examiner.  Après  en 
avoir  balancé  les  avantages  et  les  inconvé- 
nients, je  lui  répondis  que  jacccplais  les 
conditions  proposées,  pourvu  que  Dion  les 
approuvât.  Il  fut  réglé  en  conséquence,  que 
nous  lui  écririons  au  plus  tôt  lun  et  lautrc, 
et  qu'en  attendant  on  ne  clinngcrait  rien  à 
la  nature  de  ses  bieus.  C  était  le  second  traité 
que  nous  faisions  ensemble,  et  il  ne  fut  pas 
mieux  observé  que  le  premier.  ' 

'  Plat,  epist.  7,  t.  3,  p.  3.47. 


280  VOYAGE    D  ANACHARSIS, 

J'avais  laissé  passer  la  saison  de  la  navi- 
gation :  tous  les  vaisseaux  étaient  partis. 
Je  ne  pouvais  pas  m'échapper  du  jardin ,  à 
l'insu  du  garde  à  qui  la  porte  en  ôlait  con- 
fiée. Le  roi,  maitrc  de  ma  r>ersonne,  com- 
mençait à  ne  plus  se  contraindre.  Il  me  dit 
une  fois  :  «  Nous  avons  oublié  un  article  es- 
<c  sentiel.  Je  n  enverrai  à  Dion  que  la  moitié 
«  de  son  bien  ;  je  réseiTe  1  autre  pour  son 
«  fds,  dont  je  suis  le  tuteur  naturel,  comme 
«  frère  d'Arété  sa  mère.  '  »  Je  me  cojilentai 
de  lui  dire  quil  fallait  attendre  la  réponse 
de  Dion  à  sa  première  lettre ,  ci  lui  en  écrire 
une  seconde,  pour  rinstruirc  de  ce  noiu'el 
arrangement. 

Cependant  il  procédait  sans  pudeur  à  la 
dissipation  des  biens  de  Dion;  il  en  lit  ven- 
dre une  partie  comme  il  voulut,  à  qui  il 
voulut,  sans  daigner  m'en  parler,  sans  écou- 
ter mes  plaintes.  Ma  situation  devenait  de 
jour  en  jour  plus  accablante  :  un  événement 
imprévu  en  augmenta  la  rigueur. 

Ses  gardes,  indignés  de  ce  quil  voulait 
diminuer  la  solde  des  vétérans,  se  présentè- 
rent en  tumuhc  au  pied  de  la  citadelle,  dont 
il  avait  fait  fermer  les  portes.  Leurs  menaces, 

'  Plat,  epist.  7,  t.  3,  p.  347. 


CHAPITRE  TRENTE-TROISIÈME.    201 

leurs  cris  belliqueux  et  les  apprêts  de  l'as- 
saut lefirayèrent  tellement,  qu'il  leur  ac- 
corda plus  qu'ils  ne  demandaient.  *  Héra- 
clide,  un  des  premiers  citO}'ens  de  Syracuse, 
tbrtement  soupçonné  d'être  l'auteur  de  le- 
mcute,  prit  la  fuite,  et  employa  le  crédit  de 
ses  parents  pour  eftacer  les  impressions 
qu  on  avait  données  au  roi  contre  lui. 

Quelques  jours  après  je  me  promenais 
d ms  le  jardin  ;  ^  j'y  vis  entrer  Denys et  Tliéo- 
dote  quil  avait  mandé  :  ils  s'entretinrent 
quelque  temps  ensemble;  et,  s'étant  appro- 
ché de  moi,  Théodote  me  dit  :  «  J'avais  ob- 
((  tenu  pour  mon  iieveu  Héraclide  la  per- 
«  mission  de  venir  se  justifier,  et,  si  le  roi 
(c  ne  le  veut  plus  souflVir  dans  ses  états , 
«  celle  de  se  retirer  au  Péloponèse,  aVec  sa 
<c  femme,  son  fils,  et  la  jouissance  de  ses 
(' biens.  J'ai  cru  devoir,  en  conséquence, 
«  inviter  Héraclide  à  se  rendre  ici.  Je  vais  lui 
«  en  écrire  encore.  Je  demande  à  présent 
«  qu'il  puisse  se  montrer  sans  risque,  soit  à 
K  Syracuse,  soit  aux  environs.  Y  consenfez- 
«  vous ,  Denys  ?  J'y  consens ,  répondit  le 

I  Plat,  epist.  7,  t.  3,  p.  343. 

»  Id.  ibid.  '    •  '- 


282  VOYAGE    DANACHARSIS, 

«  roi.  II  peut  même  demeurer  chez  vous  en 
«  toute  sûreté.  » 

Le  lendemain  matin ,  Théodote  et  Eury- 
Mus  entrèrent  chez  mol ,  la  douleur  et  U 
consternation  peintes  sur  leurs  visages. 
«  Platon ,  me  dit  le  premier,  vous  fûtes  hier 
♦c  témoin  de  la  promesse  du  roi.  On  vient  de 
«  nous  ap]3rcndre  que  des  soldats,  répandus 
«  de  tous  côtés ,  cherchent  Héraclide  ;  ils  ont 
«  ordre  de  le  saisir.  11  est  peut-être  de  re- 
«  tour.  Nous  n'avons  pas  un  moment  à  per- 
ce dre  :  venez  avec  nous  au  palais.  »  Je  les 
suivis.  Quand  nous  fûmes  en  présence  du 
roi,  ils  restèrent  immobifjL'S,  et  fondirent  en 
pleurs.  Je  lui  dis  :  «  Ils  craignent  <jue  raal- 
«  gré  l'engagement  que  vous  prîtes  hier,  Hé- 
«  raclide  ne  coure  des  risques  à  Syracuse  ; 
«  car  on  présume  qu'il  est  revenu.  »  Denys , 
bouillonnant  de  colère,  changea  de  couleur. 
Euryhius  et  Théodote  se  jetèrent  à  ses  pieds  ; 
et ,  pendant  qu  ils  arrosaient  ses  mains  de 
leurs  larmes,  je  dis  à  Théodote  :  «Rassurez- 
«  vous;  le  roi  n'osera  jamais  manquer  à  la 
«  parole  qu  il  nous  a  donnée.  —  Je  ne  vous 
«  en   ai  point  donné,  me  répondit-il  avec 

«  des  yeux  étincelanls  de  fureur Et  moi, 

«  j'atteste  les  dieux,  repris-je,  que  vous  avez 


CHAPITRE   TRENTE-TROISIÈMP).     283 

«  donné  coile  dont  ils  réclament  l'exécu- 
((  tien.»  Je  lui  tournai  ensuite  le  dos,  et  me 
retirai.  '  Théodote  n  eut  d'autre  ressource 
que  d'avertir  secrètement  Héraclide  ,  qui 
n'échappa  qu'avec  peine  aux  poursuites  des 
soldats. 

Dès  ce  moment  Denys  ne  garda  plus  de 
mesure;  il  suivit  avec  ardeur  le  projet  de 
s'emparer  des  biens  de  Dion.  ^  Il  me  fit  sor- 
tir du  palais.  Tout  commerce  avec  mes  r.mis, 
tout  accès  auprès  de  lui,  mêlaient  sévère- 
ment interdits.  Je  n'entendais  parler  que  de 
sv.s  plaintes,  de  ses  reproches,  de  ses  mena- 
ces. ^  Si  je  le  voyais  par  hasard,  c'était  pour 
en  essuyer  des  sarcasmes  amers  et  des  plai- 
santeries indécentes:'^  car  les  rois,  et  les 
courtisans  à  leur  exemple,  persuadés  sans 
doute  que  leur  l"a^  eur  seule  fait  notre  mé- 
rite, cessent  de  considérer  ceux  qu'ils  ces- 
sent d'aimer.  On  m'avertit  en  même  temps 
que  mes  jours  étaient  en  danger-,  et  en  effet, 
des  satellites  du  tyran  avaient  dit  qu'ils  m'ar- 
racheraient la  vie,  s'ils  me  rencontraient. 

'  Plat,  epist.  ^,  t.  3,  p.  jîy. 
^  J'iut.  in  Dion.  t.  i,  j..  966. 
^  Plat,  ibitl. 
4  Id.  tpiit,  3 ,  p.  315. 


284  VOYAGE    D'ANAGHArtSIS, 

Je  trouvai  le  moyen  d  instruire  de  ma  si- 
tuation Archytas  et  mes  autres  amis  de  ïa- 
rente.  '  Avant  mon  arrivée  ,  Denys  leur 
avait  donné  sa  foi  que  je  pourrais  quitter  la 
Sicile  quand  je  le  jugerais  à  propos;  ils  ra  a- 
vaient  donné  la  leur  pour  garant  de  la 
sienne.^  Je  Finvoquai  dans  cette  occasion. 
Bientôt  arrivèrent  des  dcpiités  de  Tarenle  : 
après  s'être  acquittés  cVune  commission  qui 
avait  sem  de  prétexte  à  l'ambassade ,  ils  ob- 
tinrent enfin  ma  délivrance. 

En  revenant  de  Sicile,  je  débarquai  en 
Elide,  et  j'allai  aux  jeux  olympiques,  où 
Dion  m  avait  promis  de  se  trouver.  ^  Je  lui 
rendis  compte  de  ma  mission ,  et  je  finis  par 
lui  dire  :  Jugez  vous-même  du  pouvoir  que 
la  philosophie  a  sur  lesprit  du  roi  de  Syra- 
cuse. 

Dion  ,  indigné  des  nouveaux  outrages 
qu'il  venait  de  recevoir  en  ma  personne, 
s'écria  tout  à  coup  :  «  Ce  n'est  plus  à  l'école 
«  de  la  philosophie  qu'il  faut  conduire  De- 
«  nys;  ccst  à  celle  de  l'adversité,  et  je  vais 

'  Plat,  cpist.  7,  t.  3,  p.  35o. 

^  Plut,  iu  Dion,  t.  i ,  p.  q65.  Diog.  Laert.  in  Plat, 
lib.  3  ,  §.  22. 
^  Plat.  ibid. 


CHAPITRE  TRENTE-TROISIÈME.    ^85 

«f  lui  en  ouvrir  le  chemin.  Mon  ministère 
«  est  donc  fini,  lai  répondis-je.  Quand  mes 
«  mains  scraier;t  encore  en  état  de  porter  les 
(c  armes,  je  ne  les  prendrais  pas  contre  un 
«  prince  avec  qui  j  eus  en  commun  la  même 
«  maison,  la  même  table,  les  mêmes  sacri- 
«  fices;  qui,  sourd  aux  calomnies  de  mes 
«  ennemis,  épargna  des  jours  dont  il  pou- 
«  vait  disposer;  à  qui  j  ai  promis  cent  fois 
(c  de  ne  jamais  favoriser  aucune  entreprise 
«  contre  sou  autorité.  Si,  ramenés  un  jour 
(C  1  un  et  iauti'e  à  des  vues  pacifiques,  vous 
c(  avez  besoin  de  ma  médiation  ,  je  vous 
ce  l'olirirai  avec  empressenu'utj  mais,  tant 
«  que  vous  méditerez  des  projets  de  des- 
«  Iruction ,  n'attendez  ni  conseils  ni  secours 
<c  (le  ma  pai'l.  '  )> 

J'ai  pendant  trois  ans  employé  divers 
prétextes  pour  le  tenir  dans  l'inaction  ;  mais 
il  vient  de  me  déclai'cr  qu'il  est  temps  de 
voler  au  secours  de  sa  patrie.  Les  principaux 
habitants  de  Syracuse ,  las  de  la  servitude, 
n'attendent  que  son  arrivée  pour  en  briser 
le  joug.  J'ai  vu  leurs  lettres;  ils  ne  deman- 
dent ni  troupes  ni  vaisseaux,  mais  son  nom 
pour  les  autoriser,  et  su  présence  pour  les 

'  Plat,  epist  7 ,  t.  3 ,  p.  3  5  o. 


286  VOYAGE    d'a^^ACHATiSIS, 

réunir.  '  Ils  lui  marquen!;  nussi  que  son 
épouse ,  ne  pouvant  plus  résister  aux  mena- 
ces et  aux  fureurs  du  roi ,  a  été  forcée  de 
contracter  un  nouvel  hymen,  '  La  mesure 
est  comble.  Dion  va  retourner  au  Pélopo- 
nèse;  il  y  lèvera  des  soldats-,  et  dès  que  ses 
préparatifs  seront  achevés,  il  passera  en  Si- 
cile. 

Tel  fut  le  récit  de  Platon.  Nous  prîmes 
congé  de  lui,  et  le  lendemain  nous  partîmes 
pour  la  Béotie. 


CHAPITRE  XXXiy. 

Vojfage  de  Béotie;  l'Antre  de  Trophoiiius; 
Hésiode  ;  Piudare. 

O^  "voyage  avec  beaucoup  de  sûreté  dans 
toute  la  Grèce  :  on  trouve  des  auberges  dans 
les  principales  villes  et  sur  les  grandes  rou- 
tes-, ^  mais  on  y  est  rançonné  sans  pudeur. 
Comme  le  pap  est  presque  partout  couvert 
de  montagnes  et  de  collines,  on  ne  se  sert 

'  Plut,  in  Dion.  t.  i ,  p.  967. 

^  Id.  ibid.  p.  Ç)66. 

^  Plat. de  l«g.  1.  1 1 , p.  9 1 9-  il  scliin. do  fais.  leg.  p.  't  i ci. 


CHAPITRE  TRE.\TE-(^UA1RIÉMIÎ.    ^187 

de  voitures  que  pour  les  petits  trajets  :  en- 
core est-on  souvent  obligé  d'employer  1  en- 
rayure.  '  11  faut  préférer  les  mulets  pour  les 
voyages  de  long  cours,  '  et  mener  avec  soi 
quelques  esclaves  pour  porter  le  bagage.  ' 

Outre  que  les  Grecs  s'empressent  dac- 
cïieillir  les  étrangers ,  on  trouve  dans  les 
principales  villes  des  proxèncs  cbargés  de 
ce  soin  :  tantôt  ce  sont  des  particuliers  en 
liaison  de  commerce  ou  d'hospitalité  avec 
des  particuliers  dune  autre  vilie-,  tantôt  ils 
ont  un  caractère  public,  et  sont  reconnus 
pour  les  agents  d'une  ville  ou  d'une  nation 
qui,  par  un  décret  solennel,  les  a  cboisis 
avec  1  agrément  du  peuple  auquel  ils  appar- 
tiennent; ^  enfin,  il  en  est  qui  gèrent  à  la 
fois  les  aflaircs  dune  ville  étrangère  et  de 
quelques-uns  de  ses  citoyens.  ^ 

Le  proxène  d  une  ville  en  loge  les  dépu- 
tés, il  les  accompagne  partout,  et  se  sert 

•  Athen.  lib.  3 ,  p.  gg. 

^  jEschin.  in  Citesipli.  p.  44o- 

'  Id.  de  fais.  leg.  p.  4  "  o.  Casaub.  iu  Theophr.  rap.  1 1 , 
p.  lo'î.  Duport,  ibid.  p.  385. 

^  Tliucyd.  Jib.  2,  cap.  29;  lib.  5,  cap.  Qç).  'Xeiiopii. 
hiit.  grâce,  lib.  I  ,  p.  432.  Eustath.  in  iliad.  1.  /{,  p.  ^85. 

5  Ion.  ap.  Atlieu.  liJ).  i3,  p.  i)û3.  Ceii.osth.  in  Callip, 
p.  1099  et  1 101. 


288  VOYAGE    D  AN.^  CHAKSIS, 

de  son  crédit  poui-  assurer  le  succès  de  leurs 
négocia  lions;  '  il  procure  à  ceirx  de  ses  ha- 
bitants qui  voyagent,  les  agréments  qui  dé- 
pendent de  lui.  Nous  éprouvâmes  ces  se- 
cours clans  plusieurs  villes  de  la  Grèce.  En 
quelques  endroits,  de  simples  citoyens  pré- 
venaient deux -mêmes  nos  désirs,^  dans 
icspérance  d'obtenir  la  bienveillance  des 
Alliéniens  ,  dont  ils  désiraient  d'être  les 
agents  :  et  de  jouir, s'ils  venaient  à  Athènes, 
des  prérogatives  attachées  à  ce  titre,  telles 
que  la  permission  d'assister  à  l'assemblée  gé 
nérale,  et  la  préséance  dans  les  cérémonies 
religieuses,  ainsi  que  dans  les  jeux  publics.* 
Nous  partîmes  d'Athènes  dans  les  pre 
miers  jours  du  mois  muiiychion,  la  Iroi- 
sième  année  de  la  cent  cincmième  olvm- 
[)iude.  (rt)  Nous  arrivâmes  le  soir  même  à 
Orope,  par  un  chemin  assez  rude,  mais  om- 
bragé en  quelques  endroits  de  bois  de  lau- 
riers. ^  Cette  ville,  située  sur  les  confins  de 
la  Béotie  et  de  i'Attique,  est  éloignée  de  la 

'  Xenopli,  hist.  groec.  lib.  5,  p.  Sjo.  Eusiaîh.  m  iliad. 
lib.  3 ,  p.  4o5. 

^  Tliucyd.  lib.  3  ,  cap.  70. 

^  De  l'état  des  colonies,  par  M.  de  Sainte-Croix,  p.  89. 

{a)  Au  printenips  de  1  année  3  J7  avant  J.  C. 

4  Dica.'aich.  stal,  grsec.  ap.  geogr.  nun.  t.  ?,,  p.  1 1, 


CHAPITRE  TREXTE-QUATRIBME.     289 

mer  d'environ  vingt  stades.  *  (a)  Les  di'oits 
d'entrée  s'y  perçoivent  avec  une  rigueur  ex- 
trême ,  et  s'étendent  jusqu'aux  provisions 
que  consomment  les  habitants ,  ^  dont  la  plu- 
part sont  d'un  difficile  abord  et  d'une  ava- 
rice sordide. 

Près  de  la  ville,  dans  un  endroit  embelli 
par  des  sources  d'une  eau  pure,  ^  est  le  tem- 
ple d  Amphiaraûs.  Il  fut  un  des  chefs  de  la 
guen^e  de  ïhèbes;  oV,  comme  il  y  faisait  les 
fonctions  de  devin ,  on  supposa  qu'il  rendait 
des  oracles  après  sa  mort.  Ceux  qui  viennent 
implorer  ses  lumières ,  doivent  s'aJîstenir  de 
vin  pendant  trois  jours,  et  de  toute  nourri- 
ture pendant  vingt-quatre  heures.  '*  Ils  im- 
molent ensuite  un  bélier  auprès  de  sa  statue, 
en  étendent  la  peau  sur  le  parvis ,  et  s'eu- 
dorment  dessus.  Le  dieu,  à  ce  qu  on  prétend, 
leur  apparaît  en  songe,  et  répond  à  leurs 
questions.  *  On  cite  quantité  de  prodiges 
opérés  dans  ce  temple  :  mais  les  Béotiens 

*  Strab.  lib.  g,  p.  4o3. 

(a)  Environ  trois  quarts  de  lieae. 

'  Dicsearcli.  siat.  grasc.  ap.  geogr.  min.  t.  2  ,  p.  I2. 

^  Liv.  111).  45,  cap.  27. 

4  Pliilosuat.  vit.  Apollon,  lib.  2 ,  cap.  S^,  p.  go- 

5  Pausan.  Ub.  i ,  cap.  34 ,  p-  84- 

3.  a-ï 


aga  VOVAGE    D  ANACHARSIS, 

ajoutent  tant  de  foi  aux  oracles,  '  qu'on  ne 
peut  pas  s'en  rapporter  à  ce  qu'ils  en  disent- 

A  la  distance  de  trente  stades,  (a)  on 
•trouve  sur  une  hauteur  ^  la  ville  de  Tana- 
gra ,  dont  les  maisons  ont  assez  d  apparence. 
Le  plupart  sont  ornées  de  peintures  encaus- 
tiques et  de  vestibules.  Le  tenitoire  de  cette 
ville,  arrosé  par  une  petite  rivière  nommée 
Thermodon ,  ^  est  couvert  d'oliviers  et  d'ar- 
bres de  dilicrentes  sortes.  Il  produit  peu  de 
blé ,  et  le  meilleur  vin  de  la  Béotie. 

Quoique  les  habitants  soient  riches,  ils 
ne  connaissent  ni  le  luxe,  ni  les  excès  qui 
«n  sont  la  suite.  On  les  accuse  dêtre  en- 
vieux :  ^  mais  nous  n'avons  vu  chez  eux  que 
de  la  bonne  foi ,  de  l'amour  pour  la  justice 
et  1  hospitalité,  de  l'empressement  à  secourir 
les  malheureux  que  le  besoin  oblige  d'errer 
de  ville  en  ville.  Ils  fuient  Poisiveté ,  et ,  dé- 
testant les  gains  illicites,  ils  vivent  contents 
de  leur  sort.  11  n'y  a  point  d'endroit  en  Béo- 
ûe  où  les  voyageurs  aient  moins  à  craiiidro 

'  Plut,  de  orac.  defect.  1. 1 ,  p.  i\ii. 

{a)  Un  peu  plus  d'uue  lieue. 

^  Dicaeaicli.  siat.  gra'c.  ap.  geogr.  min,  t.  î,  p.  tï. 

•^  Herodot.  lil).  () ,  cap.  42. 

4  DicBiucIi.  ibid.  p.  18. 


CHAPITRE  TRENTE-QUATRIÈME,    agi 

les  avanies.  '  Je  crois  avoir  découvert  le  se- 
cret de  leurs  vertus;  ils  préfèrent  Tagricul- 
ture  aux  autres  arts. 

Ils  ont  tant  de  respect  pour  les  dieux, 
qu'ils  ne  construisent  les  temples  que  dans  des 
lieux  séparés  des  habitations  des  mortels.  * 
Ils  prétendent  que  Mercure  les  délivra  une 
fois  de  la  peste ,  en  portant  autour  de  la  ville 
un  bélier  sur  ses  épaules  :  ils  1  ont  représenté 
sous  celte  forme  dans  sou  temple,  et  le  jour 
de  sa  fêle  on  fait  renouveler  cette  cérémonie 
par  un  jeune  homme  de  la  fi^'ure  la  plus  dis- 
tinguée; car  les  Grecs  sont  persuadés  que 
les  hommages  que  Ton  rend  aux  dieux,  leur 
sont  plus  agréables  quand  ds  sont  présentés 
par  la  jeunesse  et  la  beauté. 

Corinne  était  de  Tanagra  :  elle  cultiva  la 
poésie  avec  succès.  Nous  vîmes  son  tomJxau 
dans  le  lieu  le  plus  apparent  de  la  ville,  et 
son  portrait  dans  le  gymnase.  Quand  on  lit 
ses  ouvrages,  on  demande  pourquoi,  dans 
les  combats  de  poésie,  ils  furent  si  souvent 
préférés  à  Ceux  de  Pindare  ;  mais ,  quand  on 

'  Dicœarcli.  stat.  graec.  ap.  geogr.  min.  t.  2,  p.  l3. 
'  l'aus.in.  lil).  f) ,  cap.  aa ,  p.  753, 
^  Id.  ibid.  p.  7;)a. 


292  VOYAGE    DANACHARSIS, 

voit  son  portrait,  on  demande  pourquoi  ils 
ne  Font  pas  toujours  été.  ' 

Les  ïaiiagréens,  comme  les  autres  peu- 
ples de  la  Grèce ,  ont  une  sorte  de  passion 
pour  les  combats  de  coqs.  Ces  animaux 
sont  chez  eux  d'une  grosseur  et  d  uue  beauté 
singulières;  ^  mais  ils  semblent  moins  desti- 
nés à  perpétuer  leur  espèce,  qu'à  la  détruire, 
car  ils  ne  respirent  que  la  guerre.  ^  On  en 
transporte  dans  plusieurs  villes  ;  on  les  fait 
lutter  les  uns  conti'e  les  autres,  et,  pour 
rendre  leur  fureur  plus  meurtrière ,  on  arme 
leurs  ergots  de  pointes  d  aix'ain.  ^ 

Nous  partîmes  de  Tanagra ,  et ,  après  avoir 
fait  deux  cents  siades  ^  {a)  par  un  chemin 
raboteux  et  difficile,  nous  arrivâmes  à  Pla- 
tée, ville  autrefois  puissante,  aujourdhui 
ensevelie  sous  ses  ruines.  Elle  était  située  au 
pied  du  mont  Cithéron ,  "  dans  cette  belle 
plaine  qu'arrose  lAsopus,  et  dans  laquelle 

*  Pausaii.  lil).  c),  cap.  22,  p.  r5,'). 

^  Columell.  de  re  mst.  lib.  8 ,  cap.  2.  Var.  de  re  ru.sl. 
lib.  3,  cap.  9. 

^  Plia.  lib.  I  o,  cap.  2  i ,  t.  i ,  p.  55.^. 
.    4  Aristoph.  in  av.  v.  760.  Scliol.  ibid.  et  v.  i365. 
5  Dic:car(l).  stat.  {»raec.  ap.  geogr.  miti.  p.  1  4- 
(a)  ^>pt  lifucs  et  demie. 

*  Strab.  lib.  9,  p.  4n. 


^.HAPITRE  TRENTE-QUATRIÈME.    298 

'^lardonius  fut  défait  à  la  tète  de  trois  cent 
mille  Perses.  Ceux  de  Platée  se  distinguèrent 
tellement  dans  cette  bataille,  que  les  autres 
Grecs,  autant  pour  reconnaître  leur  valoiu' 
que  pour  éviter  toute  jalousie,  leur  en  défé- 
rèrent la  principale  gloire.  On  institua  chez 
eux  des  fêtes  pour  en  perpétuer  le  souvenir, 
et  il  fut  décidé  que  tous  les  ans  on  y  renou- 
vellerait les  cérémonies  funèbres  en  1  hon- 
neur des  Grecs  qui  avaient  péri  dans  la  ba- 
taille. ' 

De  pareilles  institutions  se  sont  multi- 
pliées parmi  les  Grecs  :  ils  savent  que  les 
monuments  ne  suffisent  pas  pour  éterniser 
les  faits  éclatants,  ou  du  moins  pour  en 
produire  de  semblables.  Ces  monuments  pé- 
rissent, ou  sont  ignorés,  et  n'attestent  sou- 
vent que  le  talent  de  fartiste,  et  la  vanité 
de  ceux  qui  les  ont  fait  construire.  Mais  des 
assemblées  générales  et  solennelles,  où  cha- 
que année  les  noms  de  ceux  qui  se  sont  dé- 
voués à  la  mort  sont  récites  à  haute  voix, 
où  l'éloge  de  leur  vertu  est  prononcé  par 
des  bouches  éloquentes,  où  la  pairie,  enor- 
gueillie de  les  avoir  produits,  va  répandre 
des  larmes  sur  leurs  tombeaux;  voilà  le  phi.s 

'  Plut,  in  .Arisiid.  t.  i ,  p.  33?.. 

5.5, 


294  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

digne  hommage  qu'on  puisse  décerner  à  la 
valeur,  et  voici  Tordre  qu'obseiTaient  les 
Platécns  en  le  renouvelant. 

A  la  pointe  du  jour,  '  un  trompette  son- 
nant la  charge  ouvrait  la  marche  :  on  voyait 
parai  Ire  successivement  plusieurs  chars  ron- 
plib  de  couronnes  et  de  Inanches  de  myrlc  ; 
un  taureau  noir,  suivi  de  jeunes  gens  qui 
portaient  dans  des  vases  du  lait,  du  vin ,  et 
différentes  sortes  de  parfums  -,  enfin ,  le  pre- 
mier magistrat  des  Platécns ,  vêtu  d'une  robe 
teinte  en  pourpre,  tenant  un  vase  d'nne 
main ,  et  une  épée  de  l'autre.  La  pompe  tra^ 
versait  la  ville;  et,  parvenue  au  champ  de 
bataille,  le  magistrat  puisait  de  l'eau  dans 
une  fontaine  voisine,  lavait  les  cippes  ou 
colonnes  élevées  sur  les  tombeaux,  les  arro- 
sait d  essences,  sacrifiait  le  taureau;  et,  après 
avoir  adressé  des  prières  à  Jupiter  et  à  Mer- 
cure, il  invitait  aux  libations  les  ondires  des 
guerriers  qui  étaient  morts  dans  le  combat  : 
ensuite  il  remplissait  de  vin  une  coupe;  il 
en  répandait  une  partie,  et  disait  à  hante 
voix  :  «  Je  bois  à  ces  vaillants  hommes  qui 
«  sont  morts  pour  la  liberté  de  la  G!èr(\  » 

Depuis  la  bataille  de  Platée,  les  habitants 

»  Plut,  in  Aiuiid.  t.  I ,  p.  332. 


CHAPITPxE  TRENTE-QUATRIÈME.     2gS 

de  cette  ville  s  unirent  aux  Athéniens ,  et 
secouèrent  le  joug  des  Thé  bains  qui  se  re- 
jjardaient  comme  leurs  fondateurs,  '  et  qui, 
dts  ce  moment,  devinnmt  pour  eux  des  en- 
nemis iuîplacables.  Leur  haine  fut  portée  si 
loin,  que  s  étant  joints  aux  Lacédémoniens 
pendant  la  guerre  du  Péloponèse,  ils  atta- 
quèrent la  vil'e  de  Platée,  et  la  déttuisircnt 
entièrement. '^Elleserepeuplabientùtaprès; 
et  comme  elle  était  toujours  attachée  aux 
Athéniens,  les  ihébams  la  reprirent,  et  la 
détruisirent  de  nouveau  H  y  a  dix-sept  ans.^ 
Il  n  y  reste  plus  aujourd  hui  que  les  temples 
nïspectés  par  les  vainqueurs,  quelques  mai- 
sous,  et  une  grande  hôteilejie  pour  ceux 
qui  viennent  en  ces  lieux  offrir  ces  sacri- 
fices. C  est  un  bâtiment  qui  a  deux  cents 
pieds  de  long  sur  autant  de  large ,  avec 
quantité  d  appartements  au  rez-de-chaussée 
et  au  premier  étage.  '^ 

Nous  vîmes  le  temple  de  Minerve  cons- 
truit des  dépouilles  des  Perses,  enlevées  à 
Marathon.  Polygnote  y  représenta  le  retour 

'  Thucyd.  lib.  3,  cap.  61. 
^  Id.  iliid.  cap.  60. 

3  Diod.  ILb.  i5,  p.  362. 

4  TLucyd.  ibid.  cap.  68. 


2q6  VOYAGE  d'anaciiarsis, 
d'Ulysse  dans  ses  états,  et  le  massacre  qu'il 
fit  des  amants  de  Pénélope.  Onatas  y  peignit 
la  première  expédition  des  Argiens  contre 
Thèbes.  '  Ces  peintures  conservent  encore 
toute  leur  fi^aîcheur.  '  La  statue  de  la  déesse 
est  de  la  main  de  Phidias,  et  d'une  grandeur 
extraordinaire  :  elle  est  de  bois  doré;  mais 
le  visage ,  les  mains  et  les  pieds  sont  de  mar- 
bre. ^ 

Nous  vîmes  dans  le  temple  de  Diane  le 
tombeau  dun  citoyen  de  Platée,  nommé 
Euchidas.  On  nous  dit  à  cette  occasion, 
qu  après  la  défaite  des  Perses ,  l'oracle  avait 
ordonné  aux  Grecs  déteindre  le  feu  dont  ils 
se  servaient,  parce  quil  avait  été  souillé  par 
les  barbares ,  et  de  venir  prendre  à  Delphes 
celui  dont  ils  useraient  désormais  pour  leurs 
sacrifices.  En  conséquence,  tous  les  feux  de 
ia  contrée  lurent  éteints.  Euchidas  partit 
aussitôt  pour  Delphes;  il  prit  du  feu  sur 
1  autel ,  et  étant  revenu  le  même  jour  à 
Platée  avant  le  coucher  du  soleil ,  il  expira 
quelques  moments  après.  ^  Il  avait  fait  mille 

J  Pausan.  lib,  (),  cap,  4)  p-  718. 
a  Plut,  in  Aiistid.  t.  i ,  p.  33ï. 
^  Pausan.  ibid. 
4  Plut.  i1)id. 


CHAPITRE  TRENTE-QLATRïÈMi:.    297 

Stades  à  pied,  (a)  Cette  extrême  diligence 
étonnera  sans  doute  ceux  qui  ne  savent  pas 
que  les  Grecs  s'exercent  sin<:^ullèrement  à  la 
course,  et  que  la  plupart  des  villes  entre- 
tiennent des  coureurs,  '  «iccoutumés  à  par- 
courir dans  un  jour  des  espaces  immenses.  ^ 
Nous  passâmes  ensuite  par  la  bourgade 
de  Leuctres  et  la  ville  de  Thespies,  qui  de- 
vront leur  célébrité  à  de  grands  désastres. 
A\iprès  de  la  première,  s'était  donnée,  quel- 
qn*^s  années  auparavant ,  cette  bataille  san- 
glante qui  renversa  la  puissance  de  Lacédé 
mone  :  la  seconde  fut  détruite,  ainsi  que 
Platée,  dans  les  dernières  guerres.  ^  Les 
ïhébains  n  y  respectèrent  que  les  monu- 
ments sacrés.  Deux  entre  autres  fixèrent 
notre  attention  :  le  temple  d  Hercule,  des- 
servi par  une  prêtresse  qui  est  obligée  de 
garder  le  célibat  pendant  toute  sa  vie;  '  et 
la  statue  de  ce  Cupidon,  que  l'on  confond 
quelquefois  avec  l'Amour  :  ce  n'est  qu'une 

(a)  Trente-sept  lieues  et  deux  mille  toises. 

'  Herodot.  lib.  6,  cap.  106. 

'^  Liv.  lih.  3i  ,  c.  24.  Plin.  lib.  7,  c.  20,  t.  t  ,  p.  386. 
Soliii.  cap.  I  ,  p.  9.  Méni.  de  l'acad.  des  bell.  lettr.  t.  3^ 
jiag.  3  16. 

^  Diod.  lib.  i5,  p.  362  et  SG^. 

4  l'ausaii.  lib.  f),  op.  2^,  p.  j63. 


»g8       VOYAGE  d'anacharsis, 
pierre  informe ,  et  telle  qu'on  la  tire  de  la 
carrière;  '  car  c'est  ainsi  qu anciennement 
on  représentait  les  objets  du  culte  public. 

Nous  allâmes  coucher  dans  un  lieu  nommé 
Ascra ,  distant  de  Thespies  d'environ  qua- 
rante stades  :  ^  (a)  hameau  dont  le  séjour  est 
insupportable  en  été  et  eu  hiver;  ^  mais 
c'est  la  patrie  d'Hésiode. 

Le  lendemain,  un  sentier  étroit  nous 
conduisit  au  bois  sacré  des  Muses  :  '^  nous 
nous  arrêtâmes ,  en  y  montant ,  sur  les  bords 
de  la  fontaine  d  Aganippe ,  ensuite  auprès 
de  la  statue  de  Linus,  l'un  des  plus  anciens 
poètes  de  la  Grèce  :  elle  est  placée  dans  une 
grotte,  ^  comme  dans  un  petit  temple.  A 
droite,  à  gauche,  nos  regards  parcouraient 
avec  plaisir  les  nombreuses  demeures  que 
les  habitants  de  la  campagne  se  sont  cons- 
truites sur  ces  hauteurs.  ^ 

Bientôt,  pénétrant  dans  de  belles  allées, 

•  Pausan.  lib.  9,  cap.  2^,  p.  761. 

^  Strab.  lib.  (),  p.  ^og.  ' 

{a)  Environ  une  lieue  et  demie. 
^  Hesiod.  oper.  v.  038. 

4  Strab.  ibid.  p   4  '  o. 

5  Pausan.  ibid.  cap.  2(),  p.  ^66, 

•  Id.  ibid.  cap.  3 1 ,  p.  771. 


CHAPITRE  TRENTE-QUATRIÈME.    29g 

nous  nous  crûmes  transportés  à  la  cour 
brillante  des  Muses  :  c'est  là  en  effet  que  leur 
pouvoir  et  leur  Influence  s'annoncent  d'une 
manière  éclatante  par  les  monuments  qui 
parent  ces  lieux  solitaires ,  et  semblent  les 
animer.  Leurs  statues,  exécutées  par  diffé- 
rents artistes ,  s'offrent  souvent  aux  yeux  du 
spectateur.  Ici,  Apollon  et  Mercure  se  dis- 
putent une  lyre;  '  là ,  respirent  encore  des 
poètes  et  des  musiciens  célèbres,  Thamyris, 
Arion,  Hésiode,  et  Orphée  autour  duquel 
sont  plusieurs  figures  d'animaux  sauvages, 
attirés  par  la  douceur  de  sa  voix.  * 

De  toutes  parts  s'élèvent  quantité  de  tré- 
pieds de  bronze,  noble  récompense  des  ta- 
lents couronnés  dans  les  combats  de  poésie 
et  de  musique.  ^  Ce  sont  les  vainqueurs  eux* 
nuhnes  qui  les  ont  consacrés  en  ces  lieux. 
On  y  distingue  celui  qu  Hésiode  avait  rem- 
porté à  Chalcis  en  Eubée.  ^  Autrefois  les 
Thcspiens  venaient,  tous  les  ans,  dans  ce 
bois  sacré,  distribuer  de  ces  sortes  de  prix, 

'  Pausan.  lib.  g,  cap.  3o,  p.  367. 
^  !J.  ibid.  p   7G8. 
^  Id.  ibid.  p.  771. 
^  Hesiod.  oper.  t.  658, 


3oO  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

et  célébrer  des  fêtes  en  Thonueur  dos  Muses 
et  de  l'Amour.  ' 

Au  dessus  du  bols  coulent ,  entre  des 
bords  fleuris,  une  petite  rivière  nommée 
Permesse ,  la  fontaine  d'Hippocrène ,  et  celle 
de  Narcisse,  où  Ion  prétend  que  ce  jeune 
liomme  expira  d'amour,  en  s  obstinant  à 
contempler  son  image  dans  les  eaux  Iran- 
quilles  de  celte  source.  ^ 

Nous  étions  alors  sur  THélicon ,  sur  cette 
montagne  si  renommée  pour  la  pureté  de 
l'air,  l'abondance  des  eaux,  la  fertilité  des 
vallées  ,  la  fraîcheur  des  ombrages  ,  et  la 
beauté  des  arbres  antiques  dont  elle  est  cou- 
verte. Les  paysans  des  environs  nous  assu- 
raient que  les  plantes  y  sont  tellement  salu- 
taires ,  qu'après  s  en  être  nourris  ,  les  ser- 
pents n'ont  plus  de  venin.  Ils  trouvaient  une 
douceur  exquise  dans  le  fruit  de  leurs  ar- 
bres, et  surtout  dans  celui  de  Fandrachné.® 

Les  Muses  régnent  sur  IHélicon.  Leur 
histoire  ne  présente  que  des  ti-aditions  ab- 
surdes; mais  leurs  noms  indiquent  leur  ori- 
gine. Il  paraît  en  eftct  que  les  premiers  poètes  j 

'  Pausaii.  lib.  ç),  rap.  3o,  p.  ^7  i . 

'  Id.  ibid.  cap.  29,  p.  ^'Hi;  r'ip.  ">  i ,  p.  'Jj'?. 

*  Id.  iLid.  cap.  28,  p.  j63. 


CHAPITRE  TRENTE-QUATRIÈME.    ûOI 

frappés  des  beautés  de  la  nature,  se  laissè- 
rent aller  au  besoin  d'invoquer  les  nymphes 
des  bois,  des  montagnes,  des  fontaines;  et 
que  cédant  au  goùl  de  1  allégorie,  alors  gé- 
néralement répandu,  ils  les  désignèrent  par 
des  noms  relatifs  à  linflucnce  qu'elles  pou- 
vaient avoir  sur  les  productions  de  l'esprit. 
Ils  ne  reconnurent  d'abord  que  trois  Muses, 
Mélété,  Muêmê^  Aœdê  :  i  c'est-à-dire,  la 
VI  éditât  ion  ou  la  réflexion  qu'on  doit  appor- 
ter au  travail,  la  mémoire  qui  éternise  les 
faits  éclatants,  et  le  chant  qui  en  accompa- 
gne le  récit.  A  mesure  que  l'art  des  vers  fil 
des  progrès,  on  en  personniiia  les  caractères 
et  les  ellets.  Le  nombre  des  Muses  s'accrut, 
et  les  noms  qu  elles  reçurent  alors  se  rappor- 
tèrent aux  charmes  de  la  pçjésie,  à  son  ori- 
gine céleste,  à  la  beauté  de  son  langage,  aux 
plaisirs  et  à  la  gaieté  qu'elle  procure,  aux 
chants  et  à  la  danse  qui  relèvent  son  éclat, 
à  la  gloire  dont  elle  est  couronnée,  (a)  Dans 
la  suite,  on  leur  associa  les  Grâces  qui  doi- 
vent embellir  la  poésie,  et  l'Amour  qui  on 
est  si  souvciit  fobjet.  ^ 

'  Pauinn.  ILh.  g,  cap.  28,  p.  765. 

(a)  Voyez  ]a  note  XVIII  à  la  liu  du  volumo. 

'  liegiod.  tlicogoa.  v.  64. 

3,  a6 


302  VOYAGE    d'aNACHAESIS, 

Ces  idées  naquirent  dans  un  pays  bar- 
hare,  dans  la  Thrace,  où,  au  milieu  de  li- 
gnorance,  parurent  tout  à  coup  Orphée, 
Linus,  et  leurs  disciples.  Les  Muses  y  fu- 
rent honorées  sur  les  monls  de  la  Piérle;  ï 
et  de  là,  étendant  leurs  conquêtes,  elles  sé|^ 
tahlirent  successivement  sur  le  Pinde ,  le 
Parnasse ,  IHélicon , dans  tous  les  lieux  soli- 
taires où  les  peintres  de  la  nature,  entourés 
des  plus  riantes  images ,  éprouvent  la  cha- 
leur de  l'inspiration  divine. 

•  Nous  quittâmes  ces  retraites  délicieuses  ^ 
et  nous  nous  rendîmes  à  Lébadée,  située  au 
pied  d'une  montagne  d^où  sort  la  petite  ri- 
vière d  Hercyne,qui  forme  dans  sa  chute  des 
cascades  sans  nombre.  ^  La  ville  prcse  :le, 
de  tous  côtés,  des  monuments  de  la  magni- 
ficence et  du  goût  de  ses  habitants.  ^  INous 
nous  en  occupAmcs  avec  plaisir;  mais  nous 
étions  encore  plus  empressés  de  voir  l'antre' 
de  Trophonius,  un  des  plus  célèbres  oracles 
de  la  Grèce  :  une  indiscrétion  de  Philotas 
nous  empocha  dy  descendre. 

'  Prid.  in  inarm.  oxon.  p.  34o. 

=  Pau«ii.  lib.  9 ,  cap.  39 ,  p.  789.  Whel.  book  4 , 
p.  357.  Spoii,  t.  2^p.  5o.   Pocock.  t.  3,  p.  i58. 
'  l'ausan,  ibid. 


CHAPITRE  TRBNTE-QUATRIÉME.    3o3 

Uq  soir  que  nous  soupions  chez  un  des 
principaux  de  la  ville ,  la  conversation  roula 
sur  les  mon'^eilles  opérées  dans  cette  caverne 
mystérieuse,  Philotas  témoigna  quelques 
doutes  ,  et  observa  que  ces  faits  suqjrenants 
D  étaient  pour  1  ordinaire  que  des  eilets  na- 
turels. J'étais  une  fois  dans  un  temple,  ajou- 
ta-t-il  :  la  statue  du  dieu  paraissait  couverte 
de  su«ur  :  le  peuple  criait  au  prodige;  mais 
j'appris  ensuite  quelle  était  faite  dun  bois 
qui  avait  la  propriété  de  suer  par  intervalles.  * 
A  peine  eut -il  proféré  ces  mots,  que  nous 
vimes  un  des  convives  pâlir,  et  sortir  quel- 
ques moments  après  :  c  était  un  des  pré  très  de' 
Trophonius.  On  nous  conseilla  de  ne  point 
nous  exposer  à  sa  vengeance,  en  nous  en- 
fonçant clans  un  souterrain  dont  les  détours 
n'étaient  connus  que  de  ces  ministres,  (a) 

Quelques  jours  après,  on  nous  avertit 
qu  un  Thébain  allait  descendre  dans  la  ca- 
verne :  nous  primes  le  chemin  de  la  mon- 
tagne accompagnes  de  quelques  amis,  et  à 
la  suite  d'un  giand  nombre  d'habitants  de 
Lébadée.  Nous  parvînmes  bientôt  au  temple 
de  Trophonius,  placé  au  milieu  d  un  bois 

'  TlieopLr.  liist.  plant,  lib.  5,  cap.  lo,  p.  54 1. 
((j)  \oyci  la  note  XIX  à  la  iïu  du  volume. 


3o4  VOYAGE    d'aNACKARSIS, 

qui  lui  est  également  consacré.  '  Sa  statue , 
qui  le  représente  sous  les  traits  "d'Esculape, 
est  de  la  main  de  Praxitèle. 

ïroplionius  était  un  architecte  qui,  con- 
jointement avec  son  frère  Agamcde,  cons- 
truisit le  temple  de  Delphes.  Les  uns  disent 
qu  ils  y  pratiquèrent  une  issue  secrète,  pour 
voler  pendant  la  nuit  les  trésors  qu  on  y  dé- 
posait; et  qu  Agamède  ayant  été  pris  dans 
un  piège  tendu  à  dessein ,  Trophonius ,  pour 
écarter  tout  soupçon  ,  lui  coupa  la  tête,  et 
fut  quelque  temps  après  englouti  dans  la 
terre  entrouverte  sous  ses  pas.  '  D autres 
soutiennent  que  les  deux  frères  ayant  ache- 
vé  le  temple,  supplièrent  Apollon  de  leur 
accorder  une  récompense;  que  le  dieu  leur 
répondit  qu'ils  la  recevraient  sept  jours 
après:  et  que  le  septième  jour  étant  passé, 
ils  trouvèrent  la  mort  dans  un  sommeil  pai- 
sible. ^  On  ne  varie  pas  moins  sur  les  rai- 
sons qui  ont  mérité  les  honneurs  divins  à 
Trophonius.  Presque  tous  les  objets  du  cuite 
des  Grecs  ont  des  origines  qu'il  est  impossi- 
ble d'approfondir,  et  inutile  de  discuter. 

'  Pausan.  lib.  t),  cap.  3f),  p.  789. 

^  Id.  ibid.  cap.  37,  ]).  78.'î. 

^  Piudar.  ap.  Plut,  de  consul,  t.  2 ,  p.  1 05. 


CHAPITRE  TRE>-TE-QUATRIÈ1IE.    3oiJ 

Le  chemin  qui  conduit  de  Lc'bndée  à 
l'anlre  de  Ti'ophonius,  est  entouré  de  tem- 
ples et  de  statues.  Cet  antre,  creusé  un  peu 
au  dessus  du  bois  sacré,  oflre  d abord  aux 
yeux  une  espèce  de  vestibule  entouré  d  une 
balustrade  de  marbre  blanc,  sur  laquelle 
s  élèvent  des  obélisques  de  bronze.  '  De  là 
on  entre  dans  une  grotte  taillée  à  la  pointe 
du  marteau,  haute  de  huit  coudées,  large 
de  quatre  :  (a)  c'est  là  que  se  trouve  la  bou- 
che de  1  antre  :  on  y  descend  par  le  moyen 
d'une  échelle;  et,  parvenu  à  une  certaine 
profondeur,  on  ne  trouve  plus  qu'une  ou- 
verture extrêmement  étroite  •  il  faut  y  pas- 
ser les  pieds,  et  quand,  avec  bien  de  la 
peine,  on  a  introduit  le  reste  du  corps,  on 
se  sent  entraîner  avec  la  rapidité  d'un  tor- 
rent, jusquau  fond  du  souterrain.  Est-il 
question  d'en  sortir?  On  est  relancé,  la  tète 
en  bas,  avec  la  même  force  et  la  même  vi- 
tesse. Des  compositions  de  miel  (pi  on  est 
obligé  de  tenir,  ne  permettent  pas  de  porler 
la  main  sur  les  ressorts  employés  pour  accé- 

'  Pausan.  lib.  g,  cap.  89,  p.  ^(ji.  PhilosU-.  vit.  Apoll. 
lib.  8,  cap.  19. 

(a)  llautcur,  onze  de  nos  pieds  et  quatre  pouces  ;  lar- 
'^eur,  cinq  pieds  liult  pouces. 

b6. 


3o6  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

lérer  la  descente  ou  le  retour;  mais,  pour 
écarter  tout  scnpçon  de  supercherie,  les 
prêtres  supposent  que  l'antre  est  rempli  de 
serpents ,  et  qu'on  se  garantit  de  leurs  mor- 
sures en  K^ur  jetant  ces  gilteaux  de  miel.  ' 

On  ne  doit  s'cngoger  dans  la  caverne  que 
pendant  la  nuit,  qu'après  de  longues  prépa- 
rations, qu'à  la  suite  dun  examen  rigou- 
reux. Tersidas,  c'est  le  nom  du  Thélxiin  qui 
venait  consulter  l'oracle,  avait  passe  quel- 
ques jours  dans  une  chapelle  consacrée  à  la 
Fortune  et  au  bon  Génie,  faisant  usage  de 
bains  froids,  s'abstenant  de  vin  et  de  toutes 
les  choses  condamnées  par  le  rituel,  se 
nourrissant  des  victimes  qu'il  avait  oiTertes 
lui-même.  ^ 

A  l'entrée  de  la  nuit  on  sacrifia  un  béli^^r; 
et  les  devins  en  ayant  examiné  les  entrailles, 
comme  ils  avaient  fait  dans  les  sacrifices 
précédents  ,  déclarèrent  que  Trophoniiis 
agréait  Ihommage  de  Tersidas,  et  repon- 
drait à  ses  questions.  On  le  mena  sur  les 
bords  de  la  rivière  dllcrcyne,  où  deux  jeu- 
nes enfants,  âgés  de  treize  ans,  le  frottèrent 
d'huile,  et  firent  sur  lui  diverses  ablutiousj 

'  Schol.  Aristoph.  in  nub.  y.  5o8.  ' 

'  Pau8an.  Mb'.  9,  p.  790. 


CHAPITRE  TREiXTE-QUATRlÈME.    3oy 

de  là  il  fut  conduit  à  deux  sources  voisines, 
dont  1  une  s'appelle  la  fontaine  de  Léthé  ,  et 
lautre  la  fontaine  de  Mnémosyne  :  la  pre- 
mière efface  le  souvenir  du  passé  :  la  seconde 
grave  dans  1  esprit  ce  qu'on  voit  ou  ce  qu  on 
entend  dans  ia  caverne.  On  l'introduisit 
ensuite,  tout  seul,  dans  une  chapelle  où  se 
trouve  une  ancienne  statue  de  Troplionius. 
Tersidas  lui  adressa  ses  prières,  et  s  avança 
vers  la  caverne,  velu  d'une  robe  de  lin. 
Nous  le  suivîmes  à  la  faible  lueur  des  flam- 
beaux qui  le  précédaient  :  il  entra  dans  la 
grotte,  et  disparut  à  nos  yeux.  ' 

En  attendant  son  retour,  nous  étions  at- 
tentifs aux  propos  des  autres  spectateurs.  Il 
s  en  trouvait  plusieurs  qui  avaient  été  dans 
le  souterrain  :  les  uns  dis:iient  quils  n'a- 
vaient rien  vu,  mais  que  l'oracle  leur  avait 
donné  sa  réponse  de  vive  voix;  d'autres  au 
contraire  n  avaient  rien  entendu,  mais 
avaient  eu  des  apparitions  propres  à  eclair- 
cir  leurs  doutes.  Un  citoyen  de  Lébadéc, 
petit-fils  de  Timarquc,  disciple  de  Socrate, 
nous  raconta  ce  qui  était  arrivé  à  sou  aieul  : 
il  le  tenait  du  philosophe  Cébcs  de  ïhèbes, 
qui  le  lui  avait  rapporté  presque  dans 
'  '  PaasoD.  Ijb.  9.  p.  790, 


3o8  VOYAGE    d'aNACIIARSIS, 

les  mêmes  termes  dont  Timarque  s'était 
servi.  ' 

J  étais  venu,  disait  Timarque,'  demander 
à  l'oracle  ce  qu'il  fallait  penser  du  génie  de 
Socrate.  Je  ne  Irouvai  d^ibord  dans  la  ca- 
verne qu'une  obscurité  profonde.  Je  restai 
Ion  g- temps  couché  par  terre,  adressant  mes 
prières  à  Trophonius,  sans  savoir  si  je  dor- 
mais ou  si  je  veillais  :  tout  à  coup  j'entendis 
des  sons  agréables,  mais  qui  n'étaient  point 
articulés ,  et  je  vis  une  infinité  de  grandes 
îles  éclairées  par  une  lumière  douce;  elles 
changeaient  à  tout  moment  de  place  et  de 
couleur,  tournant  sur  cUes-méines,  et  flot- 
tant sur  une  mer,  aux  extrémités  de  laquelle 
se  précipitaient  deux  torrents  de  feu.  Près 
de  moi  s  ouvrait  un  abîme  immense,  oii  des 
vapeurs  épaisses  semblaient  bouillonner  ; 
et  du  fond  de  ce  gouffre  s  élevaient  des  mu- 
gissements d'animaux  confusément  mêlés 
avec  des  cris  d'enfants,  et  des  gémissements 
d'hommes  et  de  femmes. 

Pendant  que  tous  ces  sujets  de  terreur 
remplissaient  mou  âme  d  épouvante  ,  une 
voix  inconnue  me  dit  dun  ton  lugubre  ; 
Timarque,  que  veux-tu  savoir?  Je  répondis 

*  Plut,  de  geu.  Socr.  t.  2 ,  p.  5()0. 


CHAPITRE  TRENTE-QUATRIÈME.    Sog 

presque  au  hasard  :  Tout,  car  tout  Ici  me 
paraît  admirable.  La  voix  reprit  :  Les  lies 
que  tu  vois  au  loin  sont  les  régions  supé- 
rieures :  elles  obéissent  à  d autres  dieux; 
mais  tu  peux  parcourir  l'empire  de  Proser- 
pine  que  nous  gouvernons,  et  qui  est  séparé 
de  ces  régions  p.'u*  le  Styx.  Je  demandai  ce 
que  c'était  que  le  Styx.  La  voix  répondit  : 
C'est  le  chemin  qui  conduit  aux  enfers,  et 
la  ligne  qui  sépare  les  ténèbres  de  la  lu- 
mière. 

Alors  elle  expliqua  la  génération  et  les 
révolutions  des  âmes  :  celles  qui  sont  souil- 
lées de  crimes,  a  jouta-t-elle,  tombent,  comme 
tu  vois^  dans  le  gouffre,  et  vont  se  préparer 
à  une  nouvelle  naissance.  Je  ne  vois,  lui 
dis-je,  que  des  étoiles  qui  s'agitent  sur  les 
bords  de  1  abîme;  les  unes  y  descendent,  les 
autres  en  sortent.  Ces  étoiles,  reprit  la  voix, 
sont  les  âmes,  dont  on  peut  distinguer  trois 
espèces;  celles  qui,  s'étant  plongées  dans 
les  voluptés,  ont  laissé  éteindre  leurs  lu- 
mières naturelles;  celles  qui,  ayant  alter- 
nativement lutté  contre  les  passions  el  con- 
tre la  raison,  ne  sont  ni  tout-à-fait  pures, 
ni  tout-à-fait  corrompues  ;  celles  qui ,  n  ayant 
pris  que  la  raison  pour  guide,  ont  conservé 


3lO  VOYAGE    d'aNAGHAKSIS, 

tous  les  traits  de  leur  origine.  ïu  vois  les 
premières,  clans  ces  étoiles  qui  te  paraissent 
éteintes;  les  secondes,  dans  celles  dont  l'é- 
clat est  terni  par  des  vapeurs  qu'elles  sem- 
blent secouer;  les  troisièmes,  dans  celles 
qui,  brillant  dune  vive  lumière,  s'élèvent 
au  dessus  des  autres  :  ces  dernières  sont  les 
génies;  ils  animent  ces  heureux  mortels  qui 
ont  un  commerce  intime  avec  les  dieux. 

Après  avoir  un  peu  plus  étendu  ces  idées, 
la  voix  me  dit  :  Jeune  homme ,  tu  connaîtras 
mieux  cette  doctrine  dans  trois  mois  ;  tu 
peux  maintenant  partir.  Alor?  elle  se  tut  :  je 
voulus  Mie  tourner  pour  voir  d  où  elle  venait, 
mais  je  me  sentis  à  i  in:;tant  une  l:ès  grande 
douleur  à  la  tète,  comme  si  on  me  la  compri- 
mait avec  violence  :  je  m'évanouis;  et, 
quand  je  commençai  à  me  reconnaître,  je 
me  trouvai  hors  de  la  caverne.  Tel  élait  le 
récit  de  Tiniarque.  Son  petii-fils  ajouta  que 
son  aïeul,  de  retour  à  Athènes,  mourut  trois 
mois  après ,  comme  1  oracle  le  lui  avait 
prédit. 

Nous  passâmes  la  nuit  et  une  partie  du 
jour  suivant  h  entendre  de  pareils  récits  : 
en  les  combinant ,  il  nous  fat  aisé  de  voir 
que  les  ministres  du  temple  s  introduisaient 


CHAPITRE  TRENTE-QUATRIÈME.    3ll 

<3ans  la  caverne  par  des  routes  secrètes,  et 
quils  joignaient  la  violence  aux  prestiges, 
pour  troubler  1  imaginatign  de  ceux  qui  ve- 
naient consulter  1  oracle. 

Ils  restent  dans  la  caverne  plus  ou  moins 
de  temps  :  '  il  en  est  qui  n^eu  reviennent 
qu'après  y  avoir  passé  deux  nuits  et  un 
jour.  "^  II  était  midi;  Tersidas  ne  paraissait 
pas,  et  nous  errions  autour  de  la  grotte. 
Une  heure  après,  nous  vîmes  la  foule  courir 
en  tumulte  vers  la  balustrade  :  nous  la  sui- 
vîmes, et  nous  aperçûmes  ce  Thébain  que 
des  nrétres  soutenaient  et  fjiisaient  asseoir 
sur  un  siège,  qu'on  nomme  le  siège  de  Mné- 
mosync;  c  était  là  qu'il  devait  dire  ce  quil 
avait  vu,  ce  cru  il  avait  entendu  dans  le  sou- 
terrain. Il  était  saisi  d'edroi  ;  ses  yeux  éteints 
ne  reconnaissaient  personne.  Après  avoir 
recueilli  de  sa  bouche  quelques  paroles  en- 
trecoupées, qu'on  regarda  comme  la  réponse 
de  loracle,  ses  gens  le  conduisirent  dans  la 
chapelle  du  bon  Génie  et  de  la  Fortune.  Il 
y  leprit  insensiblement  ses  esprits;  ^  mais  il 
ne  lui  resta  que  des  traces  confuses  du  son 

'  Schol.  Aristopli.  in  nub.  v.  5o8, 
"  rhit.  de  gen.  Socr.  t  2,  p.  Spo. 
'  Pausaii.  lib.  9,  cap.  3i},p.  yga. 


3l2  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

séjour  dans  la  ca veine,  et  peut-çtre  qu'une 
impression  terrible  du  saisissement  qui! 
avait  éprouvé  :  car  on  ne  consulte  pas  cet 
oracle  impunément.  La  plupart  de  cgux  qui 
reviennent  de  la  caverne,  conservent  toute 
leur  vie  un  fonds  de  tristesse  que  rien  ne 
peut  surmonier,  et  qui  a  donné  lieu  à  un 
proverbe;  on  dit  d  un  homme  excessivement 
triste  :  Il  vient  de  1  antre  de  ïropbonius.  * 
Parmi  ce  grand  nombre  d  oracles  qu  on 
trouve  en  Béotie,  il  n'en  est  point  où  la  four- 
berie soit  plus  grossière  et  plus  à  découvert; 
aussi  n'en  est-il  pointqui  joit  plus  fréquenté. 
Nous  descendîmes  de  la  montagne ,  et 
quelques  jours  après  nous  prîmes  le  chemin 
de  Thèbes.  Nous  passâmes  par  Chéronée , 
dont  les  habitants  ont  pour  objet  principal 
de  leur  culte  le  sceptre  que  Vulcain  fabri- 
qua par  ordre  de  Jupiter,  et  qui  de  Pélops 
passa  successi  vemententreles  maios  d'Atrée, 
de  Thyeste  et  d'Agamemnon.  Il  n'est  point 
adoré  dans  un  temple,  mais  dans  la  maison 
d'un  prêtre  :  tous  les  jours  on  lui  fait  des  sa- 
crifices, et  on  lui  entretient  une  table  biea 
servie.  ^ 

»  Srliol.  Aristopli.  id  mib.  v.  io8. 
•  Païuiaii.  lih,  g,  cap.  4o,  p.  795. 


CHAPITRE  TRENTE-QUATRIÈME.    3l3 

De  Chéronée  nous  nous  rendîmes  à  Thè- 
hes ,  après  avoir  traversé  des  bois ,  des  col- 
lines ,  des  campagnes  fertiles ,  et  plusieurs 
petites  rivières.  Cette  ville ,  une  des  plus 
considérables  de  la  Grèce ,  est  entourée  de 
murs  ,  et  défendue  par  des  tours.  On  y 
entre  par  sept  portes  :  '  son  enceinte  (a)  est 
de  quarante-trois  stades.  ^  (&)  La  citadelle 
est  placée  sur  une  éminence  où  s  établirent 
les  premiers  habitants  de  Tlièbes  ,  et  d'où 
sort  une  source  que,  dès  les  plus  anciens 
temps,  on  a  conduite  dans  la  ville  par  des 
canaux  souterrains.  ^ 

Ses  dehors  sont  embellis  par  deux  riviè- 
res, des  prairies  et  des  jardins  :  ses  rues, 
comme  celles  de  toutes  les  villes  anciennes, 
manquent  d  alignement.  ^  Parmi  les  magni- 
ficences qui  décorent  les  édifices  publics , 
on  trouve  des  statues  de  la  plus  grande 
beauté  :  j'admirai  dans  le  temple  dilercule 
la  figure  colossale  de  ce  dieu,  faite  par  Al- 

'  Pausan.  lib.  9,  cap.  8.  p.  72^. 

(it)  V  oyez  la  Doic  XX  à  la  Un  du  volume. 

^  bioHuirl).  stnl.  gnfc.  v.  ()5,  p.  7. 

(b)  Une  lirue  mille  <:Liq  cent  suixante-lrois  toises» 

'  Dicirarcli.  ibid.  p.  i5. 

4ld.  ibid. 

3.  ay 


3l4  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

camène,  et  ses  travaux  exécutés  par  Praxi- 
tèle; '  dans  celui  d  Apollon  Isménien ,  le 
Mercure  de  Phidias,  et  la  Minerve  de  Sco- 
pas.  ^  Comme  quelques-uns  de  ces  monu- 
ments furent  érigés  pour  d'illustres  Thé- 
bains,  je  cherchai  la  statue  de  Pindare.  On 
me  répondit  :  Nous  ne  lavons  pas-,  mais, 
voilà  celle  de  Cléon ,  qui  fut  le  plus  habile 
chanteur  de  son  siècle.  Je  m'en  approchai, 
et  je  lus  dans  1  inscription,  que  Cléon  avait 
illustré  sa  patrie,  ^ 

Dans  le  temple  d'Apollon  Isménien  ^ 
parmi  quantité  de  trépieds  en  bron/e  ,  la 
plupart  d  un  travail  excellent,  on  en  voit  un 
en  or  qui  fut  donné  par  Crœsus,  roi  de  Ly- 
die. '^  Ces  trépieds  sont  des  offrandes  de  la 
part  des  peuples  et  des  particuliers  :  on  y 
bjûle  des  parfums;  et  comme  ils  sont  d'une 
forme  agréable ,  ils  servent  d'ornements  dans 
les  temples. 

On  trouve  ici,  de  môme  que  dans  la  plu- 
part des  villes  de  la  Grèce,  un  théâtre,  ^  un 

•  Pansan.  lib.  9,  cap.  1 1 ,  p.  ^Sa* 
^  Id.  iiiid.  cap.  10,  p.  'j'.io. 
'  Atlien.  lib.  i ,  cap.  i5,  p.  ig. 

4  Herodot.  lib.  i ,  cyp.  g-i. 

5  Liv.  lib.  33,  cap.  ut). 


CHAPITRE   TRENTE-QUATRIÈME.    3lS 

gymnase  OU  lieu  d'exercice  pour  la  jeunesse,' 
et  une  grande  place  publi([ue  :  elle  est  en- 
tourée de  temples ,  et  de  plusieurs  autres 
édifices  dont  les  murs  sont  couverts  des  ar- 
mes cpic  les  Ths'bains  enlevèrent  aux  Athé- 
niens à  la  bataille  de  Délium  :  du  reste  de 
CCS  glorieuses  dépouilles ,  ils  construisirent 
dans  le  même  endroit  un  superbe  portique , 
décoré  par  quantité  de  statues  de  broaze.  ^ 
La  ville  est  très  peuplée  :  (a)  ses  liabitanls 
sont ,  comme  ceux  d'Athènes ,  divisés  en 
trois  classes;  la  première  comprend  les  ci- 
toyens; la  seconde,  les  étrangers  régnicoles; 
la  ti'oisièmc  ,  les  esclaves.  ^  Deux  partis  , 
animés  lun  contre  lautre,  ont  souvent  oc- 
casionné des  révolutions  dans  le  gouverne- 
ment. ^  Les  uns,  d  intelligence  avec  les  La- 
cédéraoniens,  étaient  pour  l'oligarchie;  les 
autres ,  favorisés  par  les  Athéniens ,  tenaient 
pour  la  démocratie.  ^  Ces  derniers  ont  pré- 

'  Diod.  lib.  i5,p.  366. 

^  Id.  lib.  1 2,  p.  119. 

(n)  Voyez  la  note  XXI  à  la  fin  tin  volume. 

^  Diod.  lib.  17,  p.  4i(5. 

4  Tliiicyd.  lih.  J,  cap.  62.  Arrs^ot.  de  rcp.  lib.  5.  e.  3, 

t.  2,  p.  ;;88. 

^  i'iui.  lu  Felop.  t.  I,  p.  a8o. 


3l6  VOYAGE    d'aXACHARSIS, 

valu  depuis  quelques  années,  '  et  Tautorité 
réside  absoluraen  t  entre  les  mains  du  peuple.  ' 
Thèbes  est  non  seulement  le  boulevard 
de  la  Béotie ,  ^  mais  on  peut  dire  encore 
qu'elle  en  est  la  capitale.  Elle  se  trouve  à  la 
tèfe  d'une  gninde  confédération,  composée 
des  principales  villes  de  la  Béotie.  Toutes 
ont  le  droit  d'envoyer  des  députés  à  la  diète, 
où  sont  réglées  les  affaires  de  la  nation , 
après  avoir  été  discutées  dans  quatre  con- 
seils différents.  ''*  Onze  cbefs ,  connus  sous 
le  nom  de  béotarqucs,  y  président.  ^  F'^île  leur 
accorde  elle-mêjno  le  pouvoir  dont  ils  jouis- 
sent :  ils  ont  une  très  grande  influence  sur 
les  délibérations,  et  commandent  pour  l'or- 
dinaire les  armées.  ^  Un  tel  pouvoir  serait 
dangereux,  s'il  était  perpétuel  :  les  béotar- 
qucs doivent,  sous  peine  de  mort,  s'en  dé- 
pouiller à  la  fin  de  Tannée,  fussent-ils  à  la 

»  Diod.  lib.  i5,  p.  388. 

'  Demosth.  in  Leptin.  p.  556.  Polyb.  lib.  6,  p.  488. 

^  Diod.  ibid.  p.  3'j2. 

4  ïhucyd.  lib.  5,  cap.  38.  Diod.  ibid.  p.  389.  Lir. 
lib.  36,  rap.  6. 

5  Tbucyd.  lib.  4j  cap^  9'. 

•  Diod.  lib.  i5,  p.  368.  Plut,  iii  Pelop.  t.  i ,  p.  288. 


CHAPITRE  TRENTE-QUATRIÈME.    Siy 

tète  d'une  armée  victorieuse,  et  sur  le  point 
de  remporter  de  plus  grands  avantages.  ' 

Toutes  les  villes  de  la  Béotie  ont  des  pré- 
tentions et  des  titres  légitimes  à  lindépen- 
dance-,  mais,  malgré  leurs  efforts  et  ceux  des 
antres  peuples  de  la  Grèce ,  les  Thébains 
n  ont  jamais  voulu  les  laisser  jouir  d  une  en- 
tière liberté.  ^  Auprès  des  villes  qu  ils  ont 
fondées,  il  font  valoir  les  droits  que  les  mé- 
tropoles exercent  sur  les  colonies  ;  ^  aux  au- 
tres ,  ils  opposent  la  force ,  ^  qui  n'est  que 
trop  souvent  le  premier  des  titres,  ou  la  pos- 
session, qui  est  le  plus  apparent  de  tous.  Ils 
ont  détruit  Thespies  et  Platée,  pour  s'être 
séparées  de  la  ligue  béotienne  ,  dont  ils  rè- 
glent à  présent  toutes  les  opérations,  ^  et 
qui  peut  mettre  plus  de  vingt  mille  bommes 
sur  pied.  ^  Cette  puissance  est  d'autant  plus 
redoutable,  que  les  Béotiens  en  général  sont 
braves,  aguerris,  et  iicrs  des  victoires  quils 

'  Plut,  in  Pclrtp.  t.  I ,  p.  9Ç)0. 

=  Xenoph.  Irst.  grœc.  1.  6,  p.  5y4-  Piotl-  !•  i5,  p.  355, 
367,  38 1,  etc. 

^  Tliuryd.  lib.  3,  cnp.  Gi  et  62. 

4  Xenoph.  iiiiil.  p.  a^g.  Diod.  lib.  1 1 ,  p.  Or«. 

5  Xeiioph.  ibid.  Hb.  5.  p.  5  j8.  Dind.  lib.  i5,  p.  38çf. 
*  Xenoph.  ineiuor.  1.  3,  p.  767.  Diod.  1.  12,  p.  i  ig. 

27. 


3l8  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

ont  remportées  sous  Epamiiionfjas  :  ils  ont 
une  force  de  corps  surprenante ,  et  1  aug- 
mentent sans  cesse  par  les  exercices  du  gym- 
nase. ' 

Le  pays  qu'ils  hahitent  est  plus  fertile  que 
i'Atlique  ,^  et  produit  beaucoup  de  hlé  d  une 
excellente  qualité  :  ^  par  1  heureuse  situation 
de  leurs  ports,  ils  sont  en  élat  de  commer- 
cer, d  un  coté,  avec  1  Italie,  la  Sicile  et  l'Afri- 
que; et  de  l'autre, avec  TÉgyple,  1  île  de  Chy- 
pre, la  Macédoine  et  1  H^'ilespont.  ^ 

Outre  les  fêtes  qui  leur  sont  communes , 
Gt  qui  les  rassemblent  dans  les  champs  de 
Coronée,  auprès  du  temple  de  Minerve, ^ 
ils  en  célèbrent  fréquemment  dans  chaque 
ville,  et  les  Thébains  entre  autres  en  ont 
institué  plusieurs  dont  j  ai  été  témoin  :  mais 
je  ne  ferai  mention  que  d'une  cérémonie 
pratiquée  dans  la  fête  des  rameaux  de  lau- 
rier. C  était  une  pompe  ou  procession  que 
je  vis  arriver  au  temple  d'Apollon  Ismcnicn, 

'  Diod.  }ib.  la,  p.  1 19;  lib.  i5,  p.  34 1  et  3Ç6, 
'  Strab.  lib.  9,  p.  4oo. 

3  Plin.  lib.  18,  t.  2,  p.  107. 

4  Suab.  ibid. 

5  Id.  ibid.  p.  4ii-  fîut.  amat.  usurat  t.  3,  p.  J'Jf- 
l'ausiui,  lilï.  y,  cap.  34,  p.  778. 


CHAPITRE  TRENTE-QUATRIÈIME.    3l^ 

Le  ministre  de  ce  dieu  change  tous  les  ans; 
il  doit  joindre  aux  avantages  de  la  figure 
ceux  de  la  jeunesse  et  de  la  naissance.  '  Il 
paraissait  dans  cette  procession  avec  une 
couronne  dW  sur  la  tête,  une  branche  de 
laurier  à  la  main,  les  cheveux  flottant  sur 
ses  épaules ,  et  une  robe  magnifique  :  '  il 
était  suivi  d  un  chœur  cle  jeunes  filles  qui 
tenaient  également  des  rameaux  ,  et  qui 
chantaient  des  hymnes.  Un  jeune  homme 
de  ses  parents  le  précédait,  portant  dans  ses 
mains  une  longue  branche  d  olivier ,  cou- 
verte de  fleurs  et  de  feuilles  de  laurier  :  elle 
était  terminée  par  un  globe  de  bronze  qui 
représentait  le  solcii.  A  ce  gloire  on  avait 
suspendu  plusieurs  petites  boules  de  même 
métal,  pour  désigner  d'autres  astres,  et  trois 
cent  soixante  -  cinq  bandelettes  teintes  en 
pourpre,  qui  marquaient  les  jours  de  l'an- 
née :  enfin,  la  lune  était  figurée  par  un  globe 
moindre  que  le  premier  et  placé  au  de?sou5. 
Comme  la  fête  était  en  1  honneur  d  ApoLon 
ou  du  soleil ,  on  avait  voulu  représenter,  par 
un  pareil  tropliée,  la  prééminence  de  cet 
astre  sur  tous  les  auti'es.  Un  avaulage  rem- 

'  Pansan.  lili.  p,  cap.  lo,  p.  7I0. 
»  Proçl,  clirestom.  ap.  Tliot.  p.  988. 


J20  rOYA'GE    DANACHARSrS, 

porté  autrefois  sur  les  haliit^ants  de  la 
ville  d'Arué ,  avait  fait  établir  cette  so- 
lennité. 

Parmi  les  lois  des  Thébains ,  il  en  est  qui 
méritent  d'être  citées.  L'une  défend  d'élever 
aux  magistratures  tout  citoyen  qui,  dix  ans 
auparavant,  n'aurait  pas  renoncé  au  com- 
merce de  détail  :  '  une  autre  soumet  à  l'a- 
mende les  peintres  et  les  sculpteurs  qui  ne 
traitent  pas  leurs  sujets  d  une  manière  dé- 
cente :  ^  par  une  troisième ,  il  est  défendu 
dexposer  les  enfants  ([ui  viennent  de  naî- 
tre, ^  comme  on  fut  dans  quelques  autres 
villes  de  la  Grèce.  '*  Il  faut  que  le  père  les 
présente  au  magistrat,  en  prouvant  qu'il  est 
lui-même  hors  d'état  de  les  élever  :  le  magis- 
trat les  donne ,  pour  une  légère  somme  , 
au  citoyen  qui  en  veut  faire  lacquisition ,  et 
qui  dans  la  suite  les  met  au  nombre  de  ses 
esclaves.  ^  LesTliébains  accordent  la  faculté 
du  rachat  aux  caplil's  que  le  sort  des  armes 
fait  tomber  entre  leurs  mains,  à  moins  que 

*  Aristot.  de  rep.  lib.  3 ,  cap.  5 ,  t.  2 ,  p.  344" 
'  Allian.  var.  liist.  lib.  4  ,  cap.  4- 
3  Td.  il)id.  lib.  ?. ,  cap.  ^. 
^  Pet.  leg.  altic.  p.  i^  j. 
5  /Ll.au.  iiiid. 


CHAPITRE  TRENTE-QUATRIÈME.    321 

ces  captifs  ne  soient  nés  en  Béotie  ;  car  alors 
ils  les  font  mourir.  ' 

Lair  est  très  pur  dans  l'Attique,  et  très 
épais  dans  la  Béotie,  '  quoique  ce  dernier 
pays  ne  soit  séparé  du  premier  que  par  le 
mont  Cithéron.  Cette  diiïérencc  paraît  en 
produire  une  semblable  dans  les  esprits ,  et 
confirmer  les  obserA^itions  des  piiilosophes 
sur  1  influence  du  climat  :  ^  car  les  Béotiens 
n  ont  en  général,  ni  cette  pénétration  ,  ni 
cette  vivacité  qui  caractérisent  les  Athé- 
niens ;  mais  peut-être  faut-il  en  accuser  en- 
core plus  l'éducation  que  la  nature.  S'ils  pa- 
raissent pesants  et  stupides  ,  ^  c'est  qu  ils 
sont  ignorants  et  grossiers  :  comme  ils  s  oc- 
cupent plus  des  exercices  du  corps  que  de 
ceux  de  l'esprit,  ^  ils  nont  ni  le  talent  de  la 
parole,^  ni  les  grâces  de  lelocution,'  ni 

ï  Pausan.  lib.  9,  p.  "J^O. 

3  CAccT.  de  fat.  cap.  4,  t-  3,  p.  10 1. 

S  Hippocr.  de  aer.  lof.  aq.  cap,  55,  etc.  Plit.^dc  Icg. 
lih.  5,  t.  2,  p.  747-  Aristot.  probl.  i  4,  t-  2,  P-  75o- 

4  Pind.  olyn.p.  6,  v.  i52.  Deinosth.  de  cor.  p.  479 
Plut,  de  esu  carn.  t.  9. ,  p.  ç)9^.  Dionys.  Halic  de  rliCf. 
t.  5,  p.  402.  Cicer  de  fat.  cap.  4  ,  t.  3  ,  p.  lOi. 

5  îsep.  in  .\lcib.  cap.  1 1 . 

^  Plat,  in  cnnv.  t.  3  ,  p.  182. 

■7  Lucian.  in  Jov.  n  ag.  t.  2  ,  p.  Gjî)-  Schol.  ibid. 


322  VOYAGE    DA  N  A  CH  ARSIS, 

les  lumières  qu'on  puise  dans  le  commerce 
des  lettres ,  '  ni  ces  dehors  séduisants  qui 
viennent  plus  de  l'art  que  de  la  nature. 

Cependant  il  ne  faut  pas  croire  que  la 
Béotie  ait  été  stérile  en  hommes  de  génie  :  plu- 
sieurs Théhains  ont  fait  honneur  à  lécole  de 
Socrate  :  ^  Epaminondas  n  était  pas  moins 
distingué  par  ses  connaissances  que  par  ses 
talents  mihtaires.  ^  J'ai  vu  dans  mon  voyage 
quantité  de  personnes  très  instruites,  enfre 
autres  Anaxis  et  Dionysiodore,  qui  compo- 
saient une  nouvelle  histoire  de  la  Grèce.  <^ 
Enfin ,  c'est  en  Béotie  que  reçurent  le  jour 
Hésiode,  Corinne  et  l'indare,' 

Hésiode  a  laissé  un  nom  célèhre ,  et  dxs 
ouvrages  estimés.  Comme  on  la  supposé 
contemporain  dllomère,  ^  quelques-uns 
ont  pensé  qu'il  était  son  rival  :  mais  Homère 
ne  pouvait  avoir  de  rivaux. 

La  Théogonie  d  Hésiode,  comme  celle  de 
plusieurs  anciens  écrivains  de  la  Grèce  , 

'  Strab.  lib.  p,  p.  f^o\, 

'Biog.  Laert.  lib.  2,§.  124. 

'^  Nep.  in  Epani.  cap.  2. 

4  Diod.  lib.  i5,p.  4o3. 

^  Herodot.  lib.  1,  cap.  53.  Rlarirv  oxon.' epocJi.  20 

et  3o. 


CHAPITRE  TRENTE-QUATRIÈME.    w23 

n'est  qu'un  tissu  d'idées  absurdes ,  ou  d  allé- 
gories impénétrables. 

La  tradition  des  peuples  situés  auprès 
de  IHélicon  rejette  les  ouvrages  quon  lui 
attribue,  à  l'exception  néanmoins  d'une 
Epître  adressée  à  son  frère  Perses ,  '  pour 
l'exhorter  au  travail.  Il  lui  cite  l'exemple  de 
leur  père,  qui  pourvut  aux  besoins  de  sa  fa- 
mille en  exposant  plusieurs  fois  sa  vie  sur 
un  vaisseau  marchand,  et  qui,  sur  la  fin  de 
ses  jours,  quitta  la  ville  de  Gurae  en  Lolide, 
et  vint  s'établir  auprès  de  IHélicon.  *  Outre 
des  réflexions  très  saines  sur  les  devoirs  des 
hommes ,  ^  et  très  affligeantes  sur  leur  injus- 
tice ,  Hésiode  a  semé  dans  cet  écrit  beaucoup 
de  préceptes  relatifs  à  l'agriculture ,  ^  et 
d'autant  plus  intéressants,  qu'aucun  auteur 
avant  lui  n'avait  traité  de  cet  art,  * 

Il  ne  voyagea  point,  ^  et  cultiva  la  poésîa 
jusqu'à  une  extrême  vieillesse.  '  Sou  style 

'  Pausau.  lil).  g,  cap.  3  i ,  p.  [J7  i. 
^  Hcsiod.  oper.  et  dics,  v.  633. 
'  Plat,  de  rep.  lib.  5,  p.  4(>6.  Cioer.  ad  farall  Ijb.  6, 
epist.  1 8 ,  t.  7 ,  p.  2 1 3 . 
4  H(:siod.  ibid.  v.  383. 
3  Pliii.  lib.  i4  ,  cap.  i  ,  t  i  ,  p.  7o5. 
**  Pausan.  lib.  i  ,  cap.  2 ,  p.  6. 
7  Ciccr.  de  senect.  Ç.  7.  t.  3,  p.  Soi. 


324  VOYAGE    D'ANACHARSlSy 

élégant  et  harmoRicux  flatte  agréablement 
1  oreille,  *  et  se  ressent  de  cette  simplicité 
antique,  qui  n'est  autre  chose  qu  un  rapport 
exact  entre  le  sujet,  les  pensées  et  les  ex- 
pressions. 

Hésiode  excella  dans  un  genre  de  poésie 
qui  demande  peu  d'élévation;  ^  Pindare, 
dans  celui  qui  en  exige  le  plus.  ^  Ce  der- 
nier florissait  au  temps  de  l'expédition  de 
Xerxt's ,  "^  et  vécut  environ  soixante-cinq 
ans.  ^  Il  prit  des  leçons  de  poésie  et  de  mu- 
sique sous  diflérents  maitres,  et  en  particu- 
lier, sous  Myrtis,  femme  distinguée  par  ses 
talents ,  plus  célèbre  encore  pour  avoir 
compté  parmi  ses  disciples  Pindare  et  la 
belle  Corinne.  ''  Ces  deux  élèves  furent  liés, 
du  moins  par  lamour  des  arts.  Pindare ,  plus 
jeune  que  Corinne ,  se  faisait  un  dovc  ir  de 
ia  consulter.  Ayant  appris  d'elle,  que  la 
poésie  doit  s'enrichir  des  fictions  de  la  fa- 
ble, il  commença  ainsi  une  de  ses  pièces: 

'  Dionys.  l'ialic.  de  vet.  script,  cens.  t.  5,  p.  ^  19. 
*  Quiiuil.  instit.  lib.  10,  cap,  i ,  p.  629. 

3  Id.  ibid.  p.  6;5i. 

4  Pind.  istl:ni.  8,  v.  20.  Scliol.  ib.  Diod.  1.  i  1  ,  p.  2J. 

5  Tliom.  mag.  gen.  Pind  Corsin.  l.ist.  atlic.  t.  2,  p.  otiy 
t.  3  ,  p.  122  et  20G. 

^  Suid.  in  lHofuy.  et  ùi  IIiV*^. 


CHAPITRE  TRENTE-QUATRIÈME.    SaS 

«  Dois -je  chanter  le  fleuve  Isménus  ,  la 
«  iijmphe  Mélie ,  Cadmus ,  Hercule ,  Bac- 
«  chus, etc.?»  Tous  ces  noms  étaient  accom- 
pagnés d  épithètes.  Corinne  lui  dit  en  sou- 
riant :  «  Vous  avez  pris  un  sac  de  grains 
«  pour  ensemencer  une  pièce  de  terre;  et, 
«  au  lieu  de  semer  avec  la  main,  vous  avez , 
i'.  dès  les  premiers  pas,  renversé  le  sac.  '  » 

Il  s'exerça  dans  tous  les  genres  de  poésie,* 
et  dut  principalement  sa  réputation  aux 
hjmnes  qu'on  lui  demandait,  soit  pour  ho- 
norer les  fêtes  des  dieux,  soit  pour  relever 
le  triomphe  des  vainqueurs  aux  jeux  de  la 
Grèce. 

Rien  peut-être  de  si  pénible  qu'une  pa- 
reille tâche.  Le  tribut  d'éloges  qu'on  exige 
du  poète  doit  être  prêt  au  jour  indiqué;  il  a 
toujours  les  mêmes  tableaux  à  peindre,  et 
sans  cesse  il  risque  d  être  trop  au  dessus  ou 
trop  au  dessous  de  son  sujet  :  mais  Pindare 
s'était  pénétré  d'un  sentiment  qui  ne  con- 
naissait aucun  de  ces  petits  obstacles,  et  qui 
portait  sa  vue  au-delà  des  limites  où  la  nôtre 
se  renferme. 

•  Plut,  de  glor.  Athen,  t.  2  ,  p.  347- 
^  Suid.  in  Il/vtf^.  Fabric.  bibl.  gra'c.  t.   i ,  p.  55o. 
Mém.de  l'acad.  des  hell.  leltr.  t.  i3,  p.  223;  t.  i5,  p.357. 
3.  2S 


S2S  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

Son  génie  vigoureux  et  indépendant  ne 
s'annonce  que  par  des  mouvements  irrégu- 
liers, fiers  et  impétueux.  Les  dieux  sont -ils 
Tobjot  de  ses  chants?  il  s  élève,  comme  un 
aigle,  jusquaux  pieds  de  leurs  trônes  :  si  ce 
sont  les  hommes,  il  se  précipite  dans  la  lice 
comme  un  coursier  fougueux  :  dans  les 
cieux,  sur  la  terre,  il  roule,  pour  ainsi  dire, 
un  torrent  d'images  sublimes,  de  métapho- 
res hardies,  de  pensées  fortes,  et  de  maxi- 
mes élincclantes  de  lumière.  ' 

Pourquoi  voit-on  quelquefois  ce  torrent 
franchir  ses  bornes,  rentrer  dans  son  lit,  eu 
sortir  avec  plus  de  fureur,  y  revenir  pour 
achever  paisiblement  sa  carrière?  C'est  qu'a- 
lors, semblable  à  un  lion  qui  s'élance  à  plu- 
sieurs reprises  en  des  sentiers  détournés,  et 
ne  se  repose  qu'après  avoir  saisi,  sa  proie , 
Pindarc  poursuit  avec  acharnement  un  objet 
qui  parait  et  qui  disparaît  à  ses  regards.  Il 
court,  il  vole  sur  les  traces  de  la  gloire;  il 
est  tourmenté  du  besoin  de  la  montrer  à  sn 
nation.  Quand  elle  n'éclate  pas  assez  dans 

'  Horat.  lih.  /}>  od.  2.  (,)uiiuil.  iiislit.  lib.  10,  cap.  i  , 
j).  63 1 .  L)isc.  prélim.  de  la  traUuct.  des  Pytliiques ,  par 
Chabaiioii.  Mciii.  de  lacad.  des  bail,  letu-,  t.  a,  p.  34 i 
t<.5,  liisi. p.  ij5;  i.  3a,  p.  45 1. 


CHAPITRE  TREXTE-QUATRIÈME.    Zl'J 

1rs  vainqueurs  qu  il  célèl)re ,  il  va  la  cher- 
cher dans  leurs  aïeux,  dans  leur  patrie,  dans 
hs  instituteurs  des  jeux,  partout  où  il  en  re- 
hiit  dos  rayons  qu  il  a  le  secret  de  joindre  à 
ceux  dont  il  couronne  ses  héros  :  à  leur 
aspect,  il  tombe  dans  un  délire  que  rien  ne 
peut  arrêter;  il  assimile  leur  éclat  à  celui  de 
1  astre  du  jour;  '  il  place  l'homme  qui  les  a 
recueillis  au  faite  du  bonheur;  'si  cet  homme 
joint  les  richesses  à  la  beauté,  il  le  place  sur 
le  trône  môme  de  Jupiter;  ^  et  pour  le  pré-^ 
munir  contre  1  orgueil,  il  se  hâte  de  lui  rap- 
peler que ,  revêtu  d  un  corps  mortel ,  la  terre 
sera  bientôt  son  dernier  vêtement.  '^ 

Un  langage  si  extraordinaire  était  con- 
forme à  l'esprit  du  siècle.  Les  victoires  que 
les  Grecs  venaient  de  remporter  sur  les 
Perses,  les  avaient  convaincus  de  nouveau, 
que  rien  n  exalte  plus  les  âmes  que  les  té- 
moignages éclatants  de  lestime  publique. 
Pindare,  profitant  de  la  circonstance,  accu- 
mulant les  expressions  les  plus  énergiques, 
les  ligures  les  plus  brillantes,  semblait  era- 

'  Pind.  olymp.  i ,  y.  7. 
^  Id.  ibid.  V.  1 5  j. 
^  Pind.  istliiti.  5,  V.  18. 
4  Id-  nem.  1 1 ,  v.  20. 


SaS  VOYAGE    DANACHARSIS, 

prunter  la  voix  du  tonnerre  ^  pour  dire 
aux  états  de  la  Grèce  :  Ne  laissez  point 
éteindre  le  feu  divin  qui  embrase  nos  cœurs; 
excitez  toutes  les  espèces  d'émulation  ;  ho- 
norez tous  les  genres  de  mérite;  n'attendez 
que  des  actes  de  courage  et  de  grandeur  de 
celui  qui  ne  vit  que  pour  la  gloire.  Aux 
Grecs  assemblés  dans  les  champs  d  Olympie, 
il  disait  :  Les  voilà  ces  athlètes  qui ,  pour 
obtenir  en  votre  présence  quelques  feuilles 
d'olivier,  se  sont  soumis  à  de  si  rudes  tra- 
vaux. Que  ne  ferez-vous  donc  pas,  quand  il 
s'agira  de  venger  votre  patrie? 

Aujourdhui  encore,  ceux  qui  assis- 
tent aux  brillantes  solennités  de  la  Grèce, 
qui  voient  un  athlète  au  moment  de  son 
triomphe,  qui  le  suivent  lorsqu'il  rentre 
dans  la  ville  où  il  reçut  le  jour;  qui  enten- 
dent retentir  autour  de  lui  ces  clameurs ,  ces 
transports  d  admiration  et  de  joie,  au  mi- 
lieu desquels  sont  mêlés  les  noms  de  leurs 
ancêtres  qui  méritèrent  les  mêmes  distinc- 
tions, les  noms  des  dieux  lulélaircs  qui  ont 
ménagé  une  telle  victoire  à  leur  patrie;  tous 
ceux-là,  dis-je,  au  lieu  dêtre  surpris  des 
écarts  et  de  l'enthousiasme  de  Pindarc,  trou- 
veront sans  doute  que  sa  poésie,  toute  su- 


CHAPITRE  TRENTE-QUATRIÈME.    029 

blimc  qu'elle  est,  ne  saurait  rendre  l'impres- 
sion qu  ils  en  ont  reçue  eux-mêmes. 

Pindare ,  souvent  frappé  d'un  spectacle 
aussi  touchant  que  magnifique ,  partagea 
1  ivresse  générale  ;  et ,  fayant  fait  passer 
dans  ses  tableaux,  il  se  constitua  le  panégy- 
riste et  le  dispensateur  de  la  gloire  :  par-là 
tous  ses  sujets  furent  ennoblis,  et  reçurent 
un  caractère  de  majesté.  Il  eut  à  célébrer 
des  rois  illustres  et  des  citoyens  obscurs  : 
dans  les  uns  et  dans  les  autres,  ce  nest  pas 
l'homme  quil  envisage,  cest  le  vainqueur. 
Sous  prétexte  que  1  on  se  dégoûte  aisément 
des  éloges  dont  on  n'est  pas  lobjet,  '  il  ne 
s  appesantit  pas  sur  les  qualités  perse  n- 
nelles;  mais,  comme  les  vertus  des  rois  sont 
des  tilres  de  gloire,  il  les  loue  du  bien  qu  ils 
ont  fait,  ^  et  leur  montre  celui  quils  peu- 
vent faire.  «  wSoyez  justes,  ajoute-t-il,  dans 
«  toutes  vos  actions,  vrais  dans  toutes  vos 
(c  paroles;  (a)  songez  que,  des  milliers  de 

'  Piiid.  pytli.  i ,  V.  iGo;  0,  V.  43  ;  isilun.  5,  v.  65; 
neni.  10,  v.  87. 

^  Id.  olynip.  ! ,  V.  18  ;  Si,  V.  lo  et  iSo. 

(n)  La  nianitre  dont  Pindare  présente  ces  maximes, 
peut  donner  une  idée  de  la  liardiesse  de  ses  expressions, 
(c  Gouvernci,  dit-il,  avec  le  tinion  de  la  jitslire  :  forgez 
((  votre  langue  sur  l'enclume  de  la  vcrité.  » 

?8. 


33o  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

«  témoins  ajant  les  yeux  fixés  sur  vous,  la 
«  m  oindre  faute  de  votre  part  serait  un  mal 
c(  funeste.  '  »  C'est  ainsi  que  louait  Pindare  : 
il  ne  prodiguait  point  lencens,  et  n'accor- 
dait pas  à  tout  le  monde  le  droit  d'en  offrir. 
«  Les  louanges,  disait-il,  sont  le  prix  des 
(c  belles  actions  :  ^  à  leur  douce  rosée,  les  ver- 
«  tus  croissent,  comme  les  plantes  à  la  rosée 
<c  du  ciel;  ^mais  il  n'appartient  qu  à  l'homme 
«  de  ])ien  de  louer  les  gens  de  bien.  '♦  » 

Malgré  la  profondeur  de  ses  pensées  et  le 
désordre  apparent  de  son  style,  ses  vers 
dans  toutes  les  occasions  enlèvent  les  suffra- 
ges. La  multitude  les  admire  sans  les  enten- 
dre, ^  parce  qu'il  lui  sufïit  que  des  images 
vives  passent  rapidement  devant  ses  yeux 
comme  des  éclairs,  et  que  des  mots  pom- 
peux et  bruyants  frappent  à  coups  redoublés 
ses  oreilles  étonnées  :  mais  les  juges  éclairés 
placeront  toujours  l'auteur  au  premier  rang 
des  poètes  lyri.pies;  "  et  dé]a  les  philoso- 

'  Pind.  pytli.  i  ,  v.  iG5. 
*  Id.  istlim.  3  ,  V.  II. 

3  Id.  iiem.  8,  V.  68. 

4  Id.  nem.  1 1 ,  v.  22. 

•">  Id.  olyitip.  2,  V.  1.53. 

^  Tlorat.  <^)uintil.  Loiigiu.  Dionjg.  Ilalic.  Mém.  de  l'ar. 
des  bell.  lettr.  t.  i5,  p.  36r). 


CHAPITRE  TREXTE-QUATfilEME.    33l 

plies  citent  ses  maximes,  et  respectent  son 
autorité.  ' 

Au  lieu  de  détailler  les  beautés  qu  il  a  se- 
mées dans  SCS  ouvrages,  ]e  me  suis  borné  à 
remonter  au  noble  sentimentqui  les  anime.  Il 
me  sera  donc  permis  de  dire  comme  lui  : 
«J'avais  beaucoup  de  traits  à  lancer;  j'ai 
t(  choisi  celui  qui  pouvait  laisser  dans  le  but 
«  une  empreinte  honorable.  '  » 

Il  me  reste  à  donner  quelques  notions  sur 
sa  vie  et  sur  son  caractère.  J  en  ai  puisé  les 
principales  dans  ses  écrits,  où  les  Thébains 
assurent  qu  il  s  est  peint  lui-même.  «  Il  fat 
fc  un  temps  où  un  vil  intérêt  ne  souillait 
«  point  le  langage  de  la  poésie.  '  Que  d  au- 
«  très  aujourd  hui  soient  éblouis  de  l'éclat 
«  de  l'or;  qu  ils  étendent  au  loin  leurs  pos- 
((  sessions  :  *  je  n  attache  de  prix  aux  ri- 
«  chesses,  que  lorsque,  tempérées  et  embel- 
((  lies  par  les  vertus,  elles  nous  mettent  en 
«  état  de  nous  couvrir  d  une  gloire  immor- 
«  telle.  ^  Mes  paroles  ne  sont  jamais  éloi- 

'  Plat,  ia  Men.  t.  3,  p.  8i  ;  de  rfp.  lib.  i,  p.  33i. 
^  Pind.  olymp.  2,  v.  i\g;  pj't-t.  i,  v.  84- 
^  Id.  isthm.  2,  V.  i5. 

4  Id.  nem.  8,v.  63. 

5  Id.  oljinp.  2,  V.  gG;  pytii.  3,  v.  igS;  ibid.  5>  V.i. 


332  VOYAGE    DANACHARSIS, 

«  gnées  de  ma  pensée.  '  J'aime  mes  amis;  je 
«  hais  mon  ennemi ,  mais  je  ne  l'attaque 
ft  point  avec  les  armes  de  la  calomnie  et  de 
«  la  satire.  '^  L'envie  n  obtient  de  moi  qu'un 
«  mépris  qui  Ihumilie  :  pour  toute  ven- 
te geance,  je  labajidonne  à  1  ulcère  qui  lui 
«  ronge  le  cœur.  3  Jamais  les  cris  impuissants 
«de  1  oiseau  timide  et  jaloux  n'arrêteront 
«  1  aigle  audacieux  qui  plane  dans  les  airs.  * 
«  Au  milieu  du  flux  et  reflux  de  joies 
«  et  de  douleurs  qui  roulent  sur  la  tète  des 
«  mortels,  qui  peut  se  flatter  de  jouir  d  une 
{(  félicité  constante?  ^  J'ai  jeté  les  yeux  au- 
«  tour  de  moi,  et,  voyant  qu'on  est  plus 
«  heureux  dans  la  médiocrité  que  dans  les 
«autres  états,  j'ai  plaint  la  destinée  des 
«  hommes  puissants ,  et  j'ai  prié  les  dieux 
«  de  ne  pas  m  accabler  sous  le  poids  d'une 
«  telle  prospérité  :  '  je  marche  par  des  voies 
«  simples,  content  de  mon  état,  et  chéri  de 
«  mes  coiiciloyens  :  '  toute  mon  ambition 

'  Piiid.  istlun.  6,  v.  io5. 

'■*  Id.  ni'in.  7,  V.  100;  ]'ytli.  2,  V.  i54  et  i55« 

3  Id.  pyth.  2,  V.  ili8  ;  neni.  4;  ^'-  C5. 

4  Id.  iK.'ni.  3,  V.  i38. 

5  Id.  olyinp.  2 ,  V.  62.  Id.  ntm.  7 ,  v.  8 1 . 
*  Id.  pyth.  1 1,  V.  ^6. 

7  Plut,  de  îinim.  procn-aî.  t.  2,  p.  io3o. 


CHAPITRE  TRENTE-QUATRIÈME.    333 

«  est  de  leur  plaire,  sans  renoncer  au  privi- 
((  lège  de  m'expliquer  lil)rement  sur  les 
«  choses  honnêtes  et  sur  celles  qui  ne  le  sont 
«  pas.  '  C'est  dans  ces  dispositions  que  j'ap- 
«  proche  tranquillement  de  la  vieillesse  :  » 
«  heureux  si,  parvenu  aux  noirs  confins  de 
«  la  vie,  je  laisse  à  mes  enfants  le  plus  prê- 
te cieux  des  héritages,  celui  d'une  bonne  re- 
«  nommée  !  ^  » 

Les  vœux  de  Pindare  furent  remplis;  il 
vécut  dans  le  sein  du  repos  et  de  la  gloire. 
Il  est  vrai  que  les  Thébains  le  condamnèrent 
à  une  amende,  pour  avoir  loué  les  Athé- 
niens leurs  ennemis ,  '^  et  que ,  dans  les  com- 
bats de  poésie ,  les  pièces  de  Corinne  eurent 
cinq  fois  la  préférence  sur  les  siennes  ;  ^  mais 
à  ces  orages  passagers  succédaient  bientôt 
des  jours  sereins.  Les  Athéniens  et  toutes  les 
nations  de  la  Grèce  le  comblèrent  d'hon- 
neurs ;  ^  Corinne  elle-même  rendit  justice  à 
la  supériorité  de  son  génie.  "^  A  Delphes , 

'  Pind.  nem.  8,  v.  64. 
2  Id.  isthm.  7,  V.  58. 
^  Id.  pyth.  1 1 ,  V.  ^6. 

4  iEscliin.  epist.  4 ,  p-  207.  Pausan.  lib,  i ,  e.  8,  p.  20. 

5  jEliaii.  var.  Iiist.  lib.  i3,  cap.  25. 

*  Pausan.  ibid.  Tliom.  Mag.  geii.  Pind. 
'  Fabric.  bibl.  grâce,  t.  i ,  p.  578. 


334  VOYAGE    D  ANACHARSIS, 

pendant  les  jeux  pytliiques,  forcé  de  cûdev 
à  l'empressement  d'un  nombre  infini  de 
spectateurs,  il  se  plaçait,  couronné  de  lau- 
riers, sur  un  siège  élevé,  '  et  prenant  sa 
Ijre,  il  faisait  entendre  ces  sons  ravissants 
qui  excitaient  de  toutes  parts  des  cris  d  ad- 
miration, et  faisaient  le  plus  bel  ornement 
des  tètes.  Dès  que  les  sacrifices  étaient  ache- 
vés, le  prêtre  d'Apollon  l'invitait  solennelle- 
ment au  banquet  sacré.  En  efiet,  par  une 
distinction  éclatante  et  nouvelle ,  loracle 
avait  ordonné  de  lui  réserver  une  portion 
des  prémices  que  1  on  offrait  au  temple.  ^ 

Les  Béotiens  ont  beaucoup  de  goût  pour 
la  musique  ;  presque  tous  ipprcnnentà  jouer 
de  la  fiûte.  ^  Depuis  qu'ils  ont  gagné  la  ba- 
laillede  Leuctrcs,ils  se  livrent  avec  plusd'ar 
deur  aux  plaisirs  de  li  table  :  ^  ils  ont  du  pain 
exocllent ,  beaucoup  de  légumes  et  de  fruits , 
du  gibier  et  du  poisson,  en  assez  grande 
quantité  pour  en  transporter  à  Athènes.  ^ 

'  Pausan    lib.   lo,  rap.  a^'j  ,  p.  858. 
2  Id.  lib.  9,  rfj[).  a3,  p.  y^').  l])oni.  Mag.  gnn.  Pind. 
'  Aristopt;.  iii  Acliarii.  v.  863.  Scliol.  Ibirl.  v.  862,  clc. 
Poil.  lib.  4)  S-  i>5.  Atlien.  a ,  liu.  lO,  caj>.  4^  ?•  4'^- 

4  Poljb.  ap.  Atl.en  lib.  10,  cap.  4.  P-  4i^- 

5  Aristoph.  ibid.  v.  873.  Eiibiil.  ap.  Allien.  lib.  a, 
«ap.  o ,  p.  47.  Dica-arcli.  stal.  grajc.  p.  l'j-  I'lin>  lib.  ly, 
cap.  5,  t.  2  ,p.  1G6  ei  1G7. 


CHAPITRE  TRENTE-QUATRIÈME.    335 

L'hiver  est  très  froid  dans  toute  la  Béotie , 
et  presque  insupportable  à  Thèbes  ;  '  la 
nielge,  le  vent  et  la  disette  du  bois  en  rendent 
alors  le  séjour  aussi  affreux  qu'il  est  agréable 
en  été ,  soit  par  la  douceur  de  lair  qu on 
y  respire,  soit  par  l'extrême  fraîcheur  des 
eaux  dont  elle  abonde,  et  1  aspect  riant  des 
campagnes  qui  conservent  long-temps  leur 
verdure.  ' 

Les  Thébains  sont  courageux ,  insolents , 
audacieux  et  vains  :  ils  passent  rapidement 
de  la  colère  à  1  insulte ,  et  du  mépris  des  lois 
à  1  oubli  de  Ihumanité.  Le  moindre  intérêt 
doîuie  lieu  à  des  injustices  criantes,  et  le 
moindre  prétexte  à  des  assassinats.  ^  Les 
femmes  sont  grandes,  bien  faites,  blondes 
pour  la  plupart  :  leur  démarche  est  noble, 
et  leur  parure  assez  élégante.  En  public, 
elles  couvrent  leur  visage  de  manière  à  ne 
laisser  voir  que  les  yeux  :  leurs  cheveux  sont 
noués  au  dessus  de  la  tête,  et  leurs  pieds 
comprimés  dans  des  mules  teintes  en  pour- 
pre, et  si  petites,  qu'ils  restent  presque  en- 
tièrement à  découvert  :  leur  voix  est  infini- 
ment douce  et  sensible;  celle  des  hommes 

'  Columel.  de  re  rust.  lib.  i ,  cap.  4- 
"  Dicœarch.  stat.  gricc.  p.  in. 
^  là.  ibiJ.  p.  i5. 


336  VOYAGE    d'atTACHARSIS, 

est  rude,  désagréable,  et  en  quelque  façon 

asssortie  à  leur  caractère.  * 

On  chercherait  en  vain  les  traits  de  ce 
caractère  dans  un  corps  de  jeunes  guerriers, 
qu  on  appelle  le  Bataillon  sacré  :  ^  ils  sont 
au  nombre  de  trois  cents,  élevés  en  commun , 
et  nourris  dans  la  citadelle  aux  dépens  du 
public.  Les  sons  mélodieux  d'une  flûte  di- 
rigent leurs  exercices,  et  jusqu'à  leurs  amu- 
sements. Pour  empêcher  que  leur  valeur  ne 
dégénère  en  une  fureur  aveugle, on  imprime 
dans  leurs  âmes  le  sentiment  le  plus  noble 
et  le  plus  vif. 

11  faut  que  chaque  guerrier  se  choisisse 
dans  le  corps  un  ami  auquel  il  reste  insépa- 
rablement uni.  Toute  son  ambition  est  de 
lui  plaire,  de  mériter  son  estime,  de  parta- 
ger ses  plaisirs  et  ses  peines  dans  les  com- 
bats. S'il  était  capable  de  ne  pas  se  respec- 
ter assez ,  il  se  respecterait  dans  un  ami  dont 
la  censure  est  pour  lui  le  plus  cruel  des  tour- 
ments, dont  les  éloges  sont  ses  plus  chères 
délices.  Cette  union,  presque  surnaturcile, 
i'alt  préférer  la  mort  à  l  infamie,  et  l'amour 
de  la  gloire  à  tous  les  autres  intérêts.  Un  de 

'  Diciïarcli.  sjat.  graec.  p.  iG  et  17, 
*  Plut,  in  Pel(  p.  t.  I  ,  p.  287. 


CHAPITRE  TRENTE-QUATRIÈME.    3Zy 

ces  guerriers,  dans  le  fort  de  la  mêlée,  fut 
renversé  le  visage  contre  terre.  Comme  il 
vit  un  soldat  ennemi  prêt  à  lui  enfoncer  le- 
pée  dans  les  reins  :  «  Attendez ,  lui  dit-il  en 
«  se  soulevant,  plongez  ce  fer  dans  ma  poi- 
<c  trine  ;  mon  ami  aurait  trop  à  rougir,  si 
«  Ton  pouvait  soupçonner  que  j'aie  reçu  la 
«  mort  en  prenant  la  fuite.  » 

Autrefois  on  distribuait  par  pelotons  les 
trois  cents  guerriers  à  la  tête  des  difi'ércntes 
divisions  de  larmée.  Pélopidas  qui  eut  sou- 
vent Ihonneur  de  les  commander,  les  ayant 
lait  combattre  en  corps,  les  Thébains  leur 
durent  presque  tous  les  avantagesqu'ils rem- 
portèrent sur  les  Lacédémoniens.  Philippe 
détruisit ,  à  Chéronée ,  cette  cohorte  jus- 
qu'alors invincible;  et  ce  prince,  en  voyant 
ces  jeunes  Thébains  étendus  sur  le  champ 
de  bataille  ,  couverts  de  blessures  hono- 
rables, et  pressés  les  uns  contre  les  autres 
dans  le  même  poste  quils  avaient  occupé, 
ne  put  retenir  ses  larmes,  et  rendit  un  témoi- 
gnage éclatant  à  leur  vertu  ainsi  qu'à  leur 
courage.  ' 

On  a  remarqué  que  les  nations  et  les 
villes,  ainsi  que  les  familles,  ont  un  vice  ou 

'  Plut,  in  Pelop.  t.   i  ,  p.  287. 

5.  7,9 


338  VOYAGE    D  AN  A  CHAR  SI  Sy 

un  défaut  dominant,  qui,  semblable  à  cer- 
taines maladies  ,  se  transmet  de  race  en 
race ,  avec  plus  ou  moins  d'énergie  ;  de  là 
ces  reproches  qu'elles  se  font  mutuellement, 
et  qui  deviennent  des  espèces  de  prover- 
bes. Ainsi ,  les  Béotiens  disent  communé- 
ment que  l'envie  a  fixé  son  séjour  à  Ta- 
nagra ,  lamour  des  gains  illicites  à  Orope, 
l'esprit  de  contradiction  à  Tliespies  ,  la 
violence  à  Tlièbes  ,  lavitlité  à  Anthédon  , 
le  faux  empressement  à  Coronée ,  i  os- 
tentation à  Plafée^  et  la  stupidité  à  Ha- 
liarte.  ' 

En  sortant  de  Thèbes ,  nous  passâmes 
auprès dun  assez  grand  lac, nommé  Hylica, 
où  se  jettent  les  rivières  qui  arrosent  le  ter- 
ritoire de  cette  ville  :  de  là  nous  nous  ren- 
dîmes sur  les  bords  du  lac  Copais ,  qui  fixa 
toute  notre  attention. 

La  Béolie  peut  être  considérée  comm« 
un  grand  bassin  ,  entouré  de  montagnes 
dont  les  difîérentes  chaînes  sont  liées  par  un 
terrain  assez  élevé.  Dautres  montagnes  se 
prolongent  dans  l'intérieur  du  pays-,  les  ri- 
vières qui  en  proviennent  se  réunissent  la 
plupart  dans  le  lac  Copaïs,  d"^'*  ^"enceinte 

'  DIcseflicb.  slat.  giaec.  p.  i8. 


CHAPITRE  TRENTE-QUATRIÈME.    339 

est  de  trois  cent  quatre-vingts  stades,  '  (a) 
et  qui  n'a  et  ne  peut  avoir  aucune  issue  ap- 
parente. Il  couvrirait  donc  bientôt  la  Béo- 
tic ,  si  la  nature  ,  ou  plutôt  1  industrie  des 
hommes,  n'avait  pratiqué  des  routes  secrè- 
tes pour  1  écoulement  des  eaux.  "^ 

Dans  1  endroit  le  plus  voisin  de  la  mer, 
le  lac  se  termine  en  trois  baies  qui  s'avan- 
cent jusqu  au  pied  du  mont  Ptoiis  ,  placé 
entre  la  mer  et  le  lac.  Du  fond  de  chacune 
de  ces  baies ,  partent  quantité  de  canaux  qui 
traversent  la  montagne  dans  toute  sa  lar- 
geur :  les  uns  ont  trente  stades  de  lon- 
gueur, (b)  les  autres  beaucoup  plus.  ^  Pour 
les  creuser  ou  pour  les  nettoyer,  ou  avait 
ouvert  de  distance  en  distance  sur  la  mon- 
tagne, des  puits  qui  nous  parurent  d'une 
profondeur  immense.  Quand  on  est  sur  les 
lieux,  on  est  effrayé  de  la  difficulté  de  fen- 
troprise,  ainsi  que  des  dépenses  quelle  dut 
occasionner,  et  du  temps  qu  il  fallut  pour  la 
terminer.  Ce  qui  surprend  encore,  c'est  que 

'  Strab.  lib.  9,  p.  407. 

(«)  Quatorze  lieues  de  deux  mill*  cinq  cents  toisM, 
plus  neuf  cPDt  dix  toises. 
^  Strab.  ibid.  p.  4 06. 
(h)  Plus  d'une  lipiie. 
'  Strab.  ibid.  AVI'eler,  a  jonrn.  p.  466. 


34o  TOYAGE    d'aNACHARSIS, 

ces  travaux,  dont  il  ne  reste  aucun  souvenu- 
dans  rhistoire  ni  dans  la  tradition,  doivent 
remonter  à  la  plus  haute  antiquité,  et  que, 
dans  ces  siècles  reculés,  on  ne  voit  aucune 
puissance  en  Béotie ,  capable  de  former  et 
d'exécuter  un  si  grand  projet. 

Quoi  quil  en  soit,  ces  canaux  exigent 
beaucoup  d  enti'etien.  lis  sont  fort  négligés 
aujourd'hui  :  (a)  la  plupart  sont  comblés,  et 
le  lac  paraît  gagner  sur  la  plaine.  Il  est  très 
vraisemblable  que  le  déluge,  ou  plutôt  le 
débordement  des  eaux  qui,  du  temps  d  Ogy- 
gès,  inonda  la  Béotie, ne  provint  que  dun 
cn<ior!icment  dans  ces  conduits  souterrains. 

Après  avoir  traversé  Oponte  et  quelques 
autres  villes  qui  appartiennent  auxLocriens, 
nous  arrivâmes  au  pas  des  Tliermopyles.  Un 
secret  frémissement  me  saisit  à  l'entrée  de  ce 
fameux  défilé ,  où  quatre  mille  Grecs  arrê- 
tèrent durant  plusieurs  jours  l'armée  innom- 
brable des  Perses,  et  dans  lequel  périt  Léo- 
nidas  avec  les  trois  cents  Spartiates  qu'il 
commandait.  Ce  passage  est  resserré ,  d'un 
coté,  par  de  hautes  montagnes;  de  l'autre, 

(«)  Du  temps  d'Alrxandrp,  un  lioninic  de  Clialcis  fut 
fhaigé  de  les  ueltoyei.  (Slrab.  lib.  y,  p.  40y.  Steph.  in 


CHAPITRE  TREN'TE-QUATRIÈME.    S^I 

par  la  mer  :  je  l'ai  décrit  dans  Tintroduction 
de  cet  ouvrage,  (a) 

Nous  le  parcoui^ùmes  plusieurs  fois  ;  nous 
visitâmes  les  thermes  ou  bains  chauds  qui 
lui  font  donner  le  nom  de  Thcrmopyles  ;  ' 
nous  vîmes  la  petite  colline  sur  laquelle  les 
compagnons  de  Léonidas  se  retirèrent  après 
la  mort  de  ce  héros.  ^  Nous  les  suivîmes ,  à 
laulre  extrémité  du  détroit ,  ^  jusqu'à  la 
tente  de  Xerxès,  qu'ils  avaient  résolu  d'im- 
moler au  milieu  de  son  armée. 

Une  foule  de  circonstances  faisaient  naî- 
tre dans  nos  âmes  les  plus  fortes  émotions. 
Cette  mer  autrefois  teinte  du  sang  des  na- 
tions, ces  montagnes  dont  les  sommets  s'é- 
lèvent jusqu'aux  nues,  cette  solitude  pro- 
fonde qui  nous  environnait,  le  souvenir  de 
tant  dexploits  que  1  aspect  des  lieux  sem- 
blait rendre  présents  à  nos  regards;  enfin, 
cet  intérêt  si  vif  que  l'on  prend  à  la  vertu 
malheureuse;  tout  excitait  notre  admû'ation 
ou  notre  attendrissement,  lorsque  nous  vî- 

(fl)  Voyez  le  premier  volume  de  cet  ouvrage,  p.  355 
et  suiv. 

■  Herodot.  lib.  7,  cap.  l'-G. 

■■*  Id.  ihid.  cap.  2  25. 

^  Plut,  de  iiialigD.  Herodot.  t.  2,  p.  8G6. 

39. 


342  VOYAGE    DANACHARSlà, 

mes  auprès  de  nous  les  monuments  que  1  as- 
semblée  des  Amphictyons  fit  élever  sur  la 
colline  dont  je  viens  de  parler.  '  Ce  sont  de 
petits  cippes  en  l'honneur  des  trois  cents 
Spartiates  ,  et  des  dift'érentes  troupes  grec- 
ques qui  combattirent.  Nous  approchâmes 
du  premier  qui  s'offrit  à  nos  yeux,  et  nous  y 
lûmes  :  «  C'est  ici  que  quatre  mille  Grecs  du 
((  Péloponèse  ont  combattu  contre  trois  mil- 
(c  lions  de  Perses.  »  Nous  approchâmes  d  un 
second,  et  nous  y  lûmes  ces  mots  de  Simo- 
nide  :  «Passant,  va  dire  à  Lacédémone  que 
«  nous  reposons  ici  pour  avoir  obéi  à  ses 
«  saintes  lois.  ^  »  Avec  quel  sentiment  de 
grandeur,  avec  quelle  sublime  indifférence 
a-t-on  annoncé  de  pareilles  choses  à  la  posté- 
rité! Le  nom  de  Léonidas  et  ceux  de  ses  trois 
cents  compagnons  ne  sont  point  dans  cette 
seconde  inscription  ;  c'est  qu'on  n'a  pas 
même  soupçonné  qu'ils  pussent  jamais  être 
oublies.  J'ai  vu  plusieurs  Grecs  les  réciter 
do  mémoire  et  se  les  transmettre  les  uns  aux  , 
autres.  ^  Dans  une  troisième  inscription  , 

'  Herodot.  lib.  7,  cap.  9, a  8. 

*  Id.  ibid.  Strab.  lib.  9,  p.  ^29.  Ciccr.  tuscid.  bb.  r , 
eap.  4^1 1.  2,  p.  268. 

■^  Herodot.  ibid.  rap.  p."?//. 


JHAPITRE  TREME-Ql  ATRÎEME.    343 

our  le  devin  Mégistias,  il  est  dit  que  ce 
Spartiate,  instruit  du  sort  qui  1  attendait, 
avait  mieux  aimé  mourir  que  d'abandonner 
1  armée  des  Grecs.  '  Auprès  de  ces  monu- 
raeuts  funèbres  est  un  tropbée  que  Àerxès 
fit  élever  et  qui  honore  plus  les  vaincus  que 
les  vainqueurs.  * 


CHAPITRE   XXXV. 

Voya;^e   de  Thessalie.    (a)   Amphictjons  ;   Magi- 
ciennes ;  Rois  de  Phèves  ;  Vallée  de  Tempe. 

En  sortant  des  Thermopyles,  on  entre  dans 
la  Ihcssalie.  Cette  contrée,  dans  laquelle 
on  comprend  la  Magnésie  et  divers  autres 
petits  cantons  qui  ont  des  dénominations 
particulières,  est  J)ornée  à  lest  par  la  mer, 
au  nord  par  le  mont  Olympe,  à  1  ouest  par 
!e  mont  Pindus,  au  sud  par  le  mont  OEta. 
13c  ces  bornes  éternelles  partent  dautres 
(  h.îînes  de  montagnes  et  de  collines  qui  ser- 
pentent dans  1  intérieur  du  pays.  Elles  em- 

'  llprodot.  11b.  7,  cap.  228. 

^  l.socr.  cpist.  ad.  Philip,  t.  i ,  p.  30/). 

[a)  Dans  l'été  do  l'annt'e  35"  ,avan»  J.  C- 


344  VOYAGE    D  ANACHARSIS, 

brassent  par  intervalles  des  plaines  fertiles, 
qui,  par  leur  forme  et  leur  enceinte,  ressem- 
blent à  de  vastes  amphithéâtres.  '  Des  villes 
opulentes  s'élèvent  sur  les  hauteurs  qui  en- 
tourent ces  plaines  :  tout  le  pays  est  arrosé 
de  rivières,  dont  la  plupart  tombent  dans  le 
Pénée,  qui,  avant  de  se  jeter  dans  la  mer, 
traverse  la  fameuse  vallée  connue  sous  le 
nom  de  Terapé. 

A  quelques  stades  des  Thermopyles,  nous 
trouvâmes  le  petit  bourg  d'Anthéla,  célèbre 
par  un  temple  de  Cérès,  et  par  rassemblée 
des  Amphictyons  qui  s  y  tient  tous  les  ans.  * 
Cette  diète  serait  la  plus  utile,  et  par  consé- 
quent la  plus  belle  des  institutions,  si  les 
motifs  d  humanité  qui  la  firent  établir,  n'é- 
taient forcés  de  céder  aux  passions  de  ceux 
qui  gouvernent  les  peuples.  Suivant  les  uns , 
Amphictyon,  qui  régnait  aux  environs,  en 
fut  Fauteur  :  ^  suivant  d'autres,  ce  fut  Acri- 
sius,  roi  d'Argos.  ''•  Ce  qui  parait  certain  , 
c'est  que,  dans  les  temps  les  î)1us  reculés, 

'  Pliii.  lib.  /i,cnp.  8,  t.  1 ,  j».  igg. 

■■'  Heiodot.  lib.  y,  cap.  200.  !\lcni.  de  l'arad.  des  bcJl. 
lettr.  t.  3,  p.  i,()i,  etc. 

^  Marra,  oxon.  epoch.  5.  Prid.  comment,  p.  35g.  Théo- 
ponip.  ap.  Harp.  in  A'ju^ixt.  Pausan.  1.  i  o,  c.  8,  p.  8 1 5. 

4  Strab.  lib.  Q,  p.  420. 


CHAPITRE  TRENTE-CIÎSQUIÈME.    345 

douze  nations  du  nord  de  la  Grèce,  '  (a) 
telles  que  les  Doriens,  les  Ioniens,  les  Pho- 
céens, les  Béotiens,  les  Tliessaliens,  etc. 
formèrent  une  confédération  pour  prévenir 
les  maux  que  la  guerre  entraîne  à  sa  suite.  Il 
fut  réglé  qu'elles  enverraient  tous  les  ans 
des  députés  à  Delphes  ;  que  les  attentats 
commis  contre  le  temple  d'Apollon  qui  avait 
reçu  leurs  serments,  et  tous  ceux  qui  sont 
contraires  aux  droits  des  gens  dont  ils  de- 
vaient être  les  défenseurs,  seraient  déférés  à 
cette  assemblée  ;  que  chacune  des  douze  na- 
tions aurait  deux  suflrages  à  donner  par  ses 
députés,  et  s'engagerait  à  faire  exécuter  les 
décrets  de  ce  tribunal  auguste. 

La  ligue  fut  cimentée  par  un  serment  qui 
s'est  toujours  renouvelé  depuis.  «  Nous  ju- 
te rons,  dirent  les  peuples  associés,  de  ne 
(c  jamais  renverser  les  villes  Amphictyoni- 
«  ques;de  ne  jamais  détourner,  soit  pendant 
«  la  paix,  soit  pendant  la  guerre,  les  sources 
«  nécessaires  à  leurs  besoins  :  si  quelque  puis- 
(c  sance  ose  l'entreprendre, nous  marcherons 
((  contre  elle,  et  nous  détruirons  ses  villes. 

'  jEschin  de  fais.  leg.  p.  4i3.  Strab.  lib.  9,  p.  /Î20. 
Pausaii.  lib.  10,  cap.  8,  p.  81 5. 

(<ï)  Voyez  la  noie  X\ll  à  la  fin  du  volume. 


346  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

«  Si  des  impies  enlèvent  les  soffrandes  du 
(c  temple  d'Apollon ,  nous  jurons  d'employer 
«  nos  pieds ,  nos  bras ,  notre  voix ,  toutes 
«  nos  forces  contre  eux  et  contre  leurs  cora- 
K  plices.  '  )) 

Ce  tribunal  subsiste  encore  aujourd'hui, 
à  peu  près  dans  la  même  forme  qu  il  fut  éta- 
bli. Sa  juridiction  s'est  étendue  avec  les  na- 
tions qui  sont  sorîies  du  nord  de  la  Grèce  , 
et  qui,  toujours  attachées  à  la  ligue  Amphic- 
Ijoniquc,  ont  porté  dans  leurs  nouvelles  de- 
meures le  droit  d'assister  et  d  opiner  à  ces 
assembiées.  ^  Tels  sont  les  Lacédémoniens  : 
ils  habitaient  autrefois  laïhessalie;  et  quand 
ils  vinrent  s  établir  dans  le  Féloponèse,  ils 
conservèrent  un  des  deux  suffrages  qui  ap- 
partenaient au  corps  des  Doriens  dont  ils 
faisaient  partie.  De  même,  le  double  suffrage 
originairement  accordé  aux  Ioniens  ,  fut 
dans  la  suite  partagé  entre  les  Athéniens  et 
les  colonies  ioniennes  qui  sont  dans  lAsie 
mineure.  ^  Mais,(juoîqu'on  ne  puisse  porter 
à  la  diète  générale  que  vingt-quatre  sullra- 
ges,  le  nombre  des  députés  n'est  pas  fixé;  les 

'  jEschin.  de  fais.  Icg.  p.  4'^- 

'  Mt'm.  (le  l'acnd.  de*  Lell.  letu.  t.  2t  ,  List.  p.  iSj. 

'  -flschin.  iLid. 


CHAPITRE  TRENTE-CINQUIEME.    347 

Atho'niens  en  envoient  quelquefois  trois  ou 
quatre.  '  ^ 

L  assemblée  des  Amphictvons  se  tient , 
au  printemps,  à  Drlphos;  eu  automne,  au 
bourg  d  Anthéla.  ^  Elle  attire  un  grand 
nombre  de  spectateurs  et  commence  par  des 
sacrifices  offerts  pour  le  repos  et  le  bonheuf 
Je  H  Grèce.  Outre  les  causes  énoncées  dans 
le  serment  que  j  ai  cité,  on  y  juge  les  contes- 
tations élevées  entre  des  villes  qui  piéien- 
dent  pr;;sider  aux  sacrifices  faits  en  com- 
mun, ^  ou  qui,  après  une  bataille  gagnée , 
voudraient  en  particulier  s'arroger  des  hon- 
neurs qu'elles  devraient  partager.  ^  On  y 
porte  d  autres  causes,  tant  civiles  que  crimi- 
nelles, '  mais  surtout  les  actes  qui  violent 
ouvertement  le  droit  des  gens.  ^  Les  députés 
des  parties  discutent  ra:i";;ire;  le  tribunal 
prononce  à  la  pluralité  des  voix;  il  décerne 
une  amende  contre  les  nations  coupables  : 
aprôs  les  délais  accordés,  intervient  iin  se- 

'  itscliin.  in  Ttesipl).  p.  .j-j^. 

^  Strab.  lib.  9,  p.  420.  JE':(h'm.  ibid. 

^  Dcmostli.de cor. p.  49J.Pliit.x  orat  vit.  t.2,p.85o. 

4  Demostli.  in  ^'eier.  p.  8y^.  tacer.  de  invent.  lib.  2. 
rap.  23,t.  i,p.  96. 

5  Mém.  de  l'acad.  des  Lell.  lettr.  t.  à,  p  4o5. 
«  Plut.  iuCrm.  t.  i ,  p.  i83 


348  VOYAGE    d'aNACIIARSIS, 

cond  jugement  qui  augmente  I.amende  du 
double.  '  Si  elles  n'obéissent  pas,  l'assemblée 
est  en  droit  d'appeler  au  secours  de  son  dé- 
cret, et  d  armer  contre  elles  tout  le  corps 
Amplîictyoniquc  ,  c  cst-à-dire ,  une  grande 
partie  de  la  Grèce.  Elle  a  le  droit  aussi  de 
les  séparer  de  la  ligue  Amphictyonique,  ou 
de  la  commune  union  du  temple.  ^ 

Mais  les  nations  puissantes  ne  se  soumet- 
tent pas  toujours  à  de  pareils  décrets.  On 
peut  en  juger  par  la  conduite  récente  des 
Lacédémoniens.  Ils  s'étaient  emparés  ,  en 
pleine  paix,  de  la  citadelle  de  Thèbes  :  les 
magistrats  de  cette  ville  les  citèrent  à  la 
diète  générale  :  les  Lacédémoniens  y  furent 
condamnés  à  cinq  cents  talents  d'amende, 
ensuite  à  mille ,  qu  ils  se  sont  dispensés  de 
payer,  sous  prétexte  que  la  décision  était 
injuste.  ^ 

Les  jugements  prononcés  contre  les  peu- 
ples qui  profanent  le  temple  de  Delphes, 
inspirent  plus  de  terreur.  Leurs  soldats  mar- 
chent avec  d'autant  plus  de  répugnance . 

»  Diod.  liL.  i(î,  p.  43o. 

'  Plut,  in  Theniist.  t.  i,  p.  122.  Pausan.  lib.  10,  c.  8, 
p.  8i().  jEschiii.  de  fais.  Icg  \\  4i'i. 
3  Diod.  iLid. 


CHAPITRE  TRENTE-CINQUIÈME.  34g 
qu'ils  sont  punis  de  mort  et  privés  de  la  sé- 
pulture ,  lorsqu'ils  sont  pris  les  armes  à  la 
main.  '  Ceux  que  la  diète  invite  à  venger 
les  autels  sont  d  autant  plus  dociles,  qu'on 
est  censé  partager  l'impiété,  lorsqu'on  la  fa- 
vorise ou  qu  on  la  tolère.  Dans  ces  occasions, 
les  nations  coupables  ont  encore  à  craindre 
qu'aux  anathèmes  lancés  contre  elles,  ne  se 
joigne  la  politique  des  princes  voisins,  qui 
trouvent  le  moyen  de  servir  leur  propre 
ambition  en  épousant  les  intérêts  du  ciel. 

DAnthéla,  nous  entrâmes  dans  le  pays 
des  Traclilniens,  et  nous  vîmes  aux  envi- 
rons les  gens  de  la  campagne  occupés  à  re- 
cueillir 1  hellébore  précieux  qui  croit  sur  le 
mont  OEta.  *  L'envie  de  satisfaire  notre  cu- 
riosité nous  obligea  de  prendre  la  route 
d  Hypate.  On  nous  avait  dit  que  noi^s  trou- 
verions beaucoup  de  magiciennes  en  Thes- 
salie,  et  surtout  dans  cette  ville.  "  Nous  y 
vîmes  en  effet  plusieurs  femmes  du  peuple, 
qui  pouvaient,  à  ce  qu'on  disait,  arrêter  le 

'  Diod.  lib.  >6,  p.  427  et  j3i. 

^  Theoplir.  hist.  plant,  lib.  r),  cap.  1 1 ,  p.  ioG3. 

•^  Aristoph.  in  nul),  v.  "y^y.  Plin.  lib.  3o,  cap.  i ,  t.  2, 
p.  b2?>.  Scnec.  in  Hi[)pol.  act.  2,  v.  420.  Apul.  mctam; 
lib.  I,  p.  i.'ï;  lib.  2,  p.  20v 

3.  3o 


35o  VOYAGE    d'aNAGHARSIS, 

soleil,  attirer  la  lune  sur  la  terre^,  exciter  ou 
calmer  les  tempêtes ,  rappeler  les  morts  à  la 
vie,  ou  précipiter  les  vivants  dans  le  tom- 
beau. ' 

Comment  de  pareilles  idées  ont-elles  pu 
se  glisser  dans  les  esprits?  Ceux  qui  les  regar- 
dent comme  récentes,  prétendent  que,  dans 
le  siècle  dernier,  une  Thessalienne  nommée 
Aglaonice,  ayant  appris  à  prédire  les  éclipses 
de  lune ,  avait  attribué  ce  phénomène  à  la 
force  de  ses  enchantements,  ^  et  qu'on  avait 
conclu  de  là  que  le  même  moyen  suffirait 
pour  suspendre  toutes  les  lois  de  la  nature. 
Mais  on  cite  une  autre  femme  de  Thessalie, 
qui ,  dès  les  siècles  héroïques ,  exerçait  sur 
cet  astre  un  pouvoir  souverain  ;  ^  et  quan- 
tité de  faits  prouv^ent  clairement  que  la  ma- 
gie s  est  introduite  depuis  long-temps  dans 
la  Grèce. 

Peu  jaloux  d'en  rechercher  forigine  , 
nous  voulûmes,  y)endant  notre  séjour  à  ITy- 
pate,  en  connaître  les  opérations.  On  nous 

'  Emped.  ap.  Diog.  Laeit.  lib.  8,  §.  5g.  Apul.  iiietam. 
Ub.  t ,  p.  6.  Virgil.  eclog.  8,  v.  69. 

•'  riut.  coiijug.  prrccept.  t.  2,  p.  i4-'j;  id.  de  orac.  def. 
p.  4  '7.  ïîayle,  iiip.  aux  quest.  t.  i ,  cliap.  44 >  P-  4-*4' 

^  Senec.  ia  Hercul.  OEtxo,  v.  5a5. 


CHAPITRE  TRENTE-CIXQUIÈ.ME.    3jl 

mena  secrètement  chez  quelques  vieilles 
femmes,  dont  la  misère  était  aussi  excessive 
que  l'ignorance  :  elles  se  vantaient  d'avoir 
des  charmes  contre  les  morsures  des  scor- 
pions et  des  vipères,  '  d'en  avoir  pour  ren- 
dre languissants  et  sans  activité  les  feux 
d'un  jeune  époux,  ou  pour  faire  périr  les 
troupeaux  et  les  abeilles.  ^  Nous  en  vîmes 
qui  travaillaient  à  des  figures  de  cire-,  elles 
les  chargeaient  d'imprécations,  leur  enfon- 
çaient des  aiguilles  dans  le  coeur,  et  les  ex- 
posaient ensuite  dans  les  difl'érents  quar- 
tiers de  la  ville,  ^  Ceux  dont  on  avait  copié 
les  portraits ,  frappés  de  ces  objets  de  ter- 
reur, se  croyaient  dévoués  à  la  mort,  et 
cette  crainte  abrégeait  quelquefois  leurs 
jours- 

Nous  surprîmes  une  de  ces  femmes  tour- 
nant rapidement  un  rouet,  ^  et  prononçant 
des  paroles  mystérieuses.  Son  objet  était  de 

'  Plat,  in  Eutliydem.  t.  i,  p.  290. 

^  Herodot.  lib.  2.  cap.  181.  Plat,  de  leg.  ILb.  1 1 ,  t.  2> 
pag.  93  ;. 

^  Plat.  ibid.  Ovid.  heroid.  epist.  G,  v.  91. 

4  Pind.  pyth.  [4  ,  v.  38o.  Schol.  ibid.  Apoll.  Argon, 
lib.  I  ,  V.  1 1  Jg.  Schol.  ibid.  Hcsycli.  in  P  iJ/W(3.  Bayle, 
rép.  aux  qucst.  p.  4 1 4- 


352  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

rappeler  '  le  jeune  Polyclèle,qui^avaitabtin- 
donné  Salamis,  une  des  femmes  les  plus 
distinguées  de  la  ville.  Pour  connaître  les 
suites  de  cette  aventure  ,  nous  fîmes  quel- 
ques présents  à  Mycale;  c'était  le  nom  de  la 
magicienne.  Quelques  jours  après ,  elle 
nous  dit  :  Salamis  ne  veut  pas  attendre 
leflet  de  mes  premiers  enchantements-,  elle 
viendra  ce  soir  en  essayer  de  nouveaux-,  je 
vous  cacherai  dans  un  réduit,  d'oii  vous 
pourrez  tout  voir  et  tout  entendre.  Nous 
fûmes  exacts  au  rendez-vous.  Mycale  faisait 
les  préparatifs  des  mystères  :  on  voyait  au- 
tour d'elle  ^  des  branches  de  laurier,  des 
plantes  aromatiques,  des  lames  d'airain  gra- 
vées en  caractères  inconnus;  des  flocons  de 
laine  de  brebis,  teints  en  pourpre-,  des  clous 
détachés  d'un  gibet,  et  encore  chargés  de 
dépouilles  sanglantes  ;  des  crânes  humains  à 
moitié  dévorés  par  des  bêtes  féroces;  des 
fragments  de  doigts,  de  nez  et  d'oreilles,  ar- 
rachés à  des  cadavi'es;  des  entrailles  de  vic- 
times; une  fiole  où  Ion  conservait  le  sang 
d'un  homme  qui  avait  péri  de  mort  violente  ; 
une  figure  dllécale  en  cire,  peinte  en  hlanCj 

'  Lucian.  in  meretr.  4  »  '•  3  ,  p.  288. 

^  Tlieociil.  idyll.  2.  Apul.  nietam.  lib.  3,  p.  S.'j. 


CHAPITRE  TKEXTE-CINQL'IÉME.    353 

en  noir,  en  rouge,  tenant  un  fouet,  une 
lampe,  et  une  épée  entourée  d'un  serpent;  ' 
plusieurs  vases  remplis  deau  de  fontaine,  ^ 
de  lait  de  vache,  de  miel  de  montaç(ne;  le 
rouet  magique,  des  instruments  d airain, 
des  cheveux  de  Polyclète ,  un  morceau  de 
la  frange  de  sa  robe,  ^  enfin  quantité  d  au- 
tres objets  qui  fixaient  notre  attention  , 
lorsqu'un  bruit  léger  nous  annonça  l'arrivée 
de  Salamis. 

Nous  nous  glissâmes  dans  une  chambre 
voisine,  La  belle  Thessalienne  entra  pleine 
de  fureur  et  d'amour  :  après  des  plaintes 
amères  contre  son  amant  et  contre  la  ma- 
gicienne ,  les  cérémonies  commencèrent. 
Pour  les  rendre  plus  efficaces,  il  faut  en  gé- 
néral que  les  rites  aient  quelque  rapport 
avec  l'objet  qu  on  se  propose. 

Mycale  fit  d'aiiord  sur  les  entrailles  des 
victimes  plusieurs  libations  avec  de  leau , 
avec  du  lait,  avec  du  miel  :  elle  prit  ensuite 
les  cheveux  de  Polyclète,  les  entrelaça,  les 
noua  de  diverses  manières  ;  et  les  ay-int  mê- 
lés avec  certaines  herbes,  elle  les  jeta  dans 

'  Euseb.  pra?p.  cvang.  lib.  ;j,  cap.  14)  P'  ^o^- 
'  Apiil.  metam.  lib.  ?> ,  p.  55, 
^  Thcocrit.  idyll.  2. 

3o. 


354         vovAGE  d'ainacharsis, 
un  brasier  ardent.  '  C  etalt-là  le  moment  où 
Polyclète,  entraîné  par  une  forc&invincible, 
devait  se  présenter,  et  tomber  aux  pieds  de 
sa  maîtresse. 

Après  l'avoir  attendu  vainement,  Sala- 
mis, initiée  depuis  quelque  temps  dans  les 
secrets  de  l'art,  s'écrie  tout  à  coup  :  Je  veux 
moi-même  présider  aux  enchantements. 
Sers  mes  transports ,  Mycale  ;  prends  ce  vase 
destiné  aux  libations,  entoure-le  de  cette 
laiue.  ""  Astre  de  la  nuit,  prêtez -nous  une 
lumière  favorable!  et  vous,  divinité  des  en- 
fers ,  qui  rôdez  autour  des  tombeaux  et  dans 
les  lieux  arrosés  du  sang  des  mortels ,  parais- 
sez, terrible  Hécate,  et  que  nos  cbarnies 
soient  aussi  puissants  que  ceux  de  Médée 
et  de  Circé!  Mjcalc ,  répands  ce  sel  dans  le 
feu,  ^  en  disant  :  Je  répands  les  os  de  Poly- 
clète. Que  le  cœur  de  ce  perfide  devienne  la 
proie  de  l'amour,  comme  ce  laurier  est  con- 
sumé par  la  flamme ,  comme  cette  cire 
fond  à  l'aspect  du  brasier;  ^  que  Polyclète 
tourne  autour  de  ma  demeure,  comme  ce 

'  Apnl.  metam.  lib.  3 ,  p.  55. 

'  Theocrit.  idyll.  2 ,  v.  2. 

'  Hcins.  in  Tlieocrit.  idyll.  2,  v.   i8. 

^  Theocrit.  ibid,  v.  28,  Virgil.  eclog.  8,  v.  8©. 


CHAPITRE  TRENTE   CINQUIÈME,    ÛJ3 

rouet  tourne  autour  de  son  axe.  Jette  à 
pleines  mains  du  son  dans  le  feu;  frappe 
sur  ces  vases  d'airain.  J'entends  les  hurle- 
ments des  chiens.  Hécate  est  dans  le  carre- 
four voisin;  frappe,  te  dis-jc ,  et  que  ce 
bruit  lavertisse  que  nous  ressentons  l'effet 
de  sa  présence.  Mais  déjà  les  vents  retien- 
nent leur  haleine;  tout  est  calme  dans  la 
nature  :  hclas!  mon  cœur  seul  est  agité.  '  O 
Hécate  !  0  redoutable  déesse  !  je  fais  ces  trois 
libations  en  votre  honneur;  je  vais  faire  trois 
fois  une  imprécation  contre  les  nouvelles 
amours  de  Polyclète.  Puisse-t-il  abandonner 
ma  rivale ,  comme  Thésée  abandonna  la 
malheureuse  Ariane  !  Essaj'^ons  le  plus  puis- 
sant de  nos  philtres  :  pilons  ce  lézard  dans 
un  mortier,  mêlons -y  de  la  farine,  faisons- 
en  une  boisson  pour  Polyclète.  Et  toi,  My- 
cale ,  prends  le  jus  de  ces  herbes ,  et  va  de  ce 
pas  le  répandre  sur  le  seuil  de  sa  porte.  S'il 
résiste  à  tant  d'eflbrts  réunis,  j  en  emploierai 
de  plus  funestes ,  et  sa  mort  satisfera  ma  ven- 
geance. ^  Après  ces  mots,  Salamis  se  rç- 
tira. 

Les  opérations  que  je  viens  de  décrire 

•  Tlieocrit.  idyll  2 ,  v.  28. 
2  Id.  ibid. 


356  VOYAGE  d'anacharsis, 
étaient  accompagnées  de  formules  mysté- 
rieuses que  Mycale  prononçait  par  inter- 
valles. '  Ces  formules  ne  méritent  pas  d'être 
rapportées  :  elles  ne  sont  composées  que  de 
mots  barbares  ou  défigurés,  et  qui  ne  for- 
ment aucun  sens. 

Il  nous  restait  à  voir  les  cérémonies  qui 
servent  à  évoquer  les  mânes.  Mycale  nous  dit 
de  nous  rendre  la  nuit  à  quelque  distance  de  la 
ville,  dans  un  lieu  solitaire  et  couvert  de  tom- 
beaux,Nous  l'y  trouvâmes  occupée  à  creuser 
une  fosse ,  =  autour  de  laquelle  nous  la  vîmes 
l)ientôt  entasser  des  herbes,  des  ossements, 
des  débris  de  corps  humains ,  des  poupées 
de  laine,  de  cire  et  de  farine,  des  cheveux 
d'un  Thessalien  que  nous  avions  connu,  et 
qu'elle  voulait  montrer  à  nos  yeux.  Apres 
avoir  allumé  du  feu ,  elle  fit  couler  dans  la 
fosse  le  sang  d'une  brebis  noire  qu'elle  avait 
apporté,  et  réitéra  plus  dune  fois  les  liba- 
tions, les  invocations,  les  formules  secrètes. 
Elle  marchait  de  temps  en  temps  à  pas  pré 
cipités,  les  pieds  nus,  les  cheveux  cpars, 

'  lleliod.  jEtliiop.  lib.  6,  p.  29^- 

^  Hoiiier.  odyss.  lib.  i  i  ,  v.  ?i6.  Ilorat.  lil).  i  ,  pal.  8, 
V.  22.  Ht'liod.  ylithiop.  lib.  6,  p.  292.  re'th.  uii'.iq.  Hoiirt. 
lib.  1 ,  cap.  I  ^. 


CHAPITRE  TRENTE-CIINQUIÈME.    3^y 

faisant  des  imprécations  horribles ,  et  pous' 
saut  des  hurlements  qui  finirent  par  la  tra- 
hir :  car  ils  attirèrent  des  gardes  envoyés 
par  les  magistrats  qui  lepiaient depuis  long- 
temps. On  la  saisit,  et  on  la  traîna  en  pri- 
son. Le  lendemain ,  nous  nous  donnâmes 
quelques  mouvements  pour  la  sauver;  mai§ 
on  nous  conseilla  de  1  abandonner  aux  ri- 
gueurs de  la  justice,  '  et  de  sortir  de  la  ville. 
La  profession  qu  elle  exerçait  est  réputée 
infâme  parmi  les  Grecs.  Le  peuple  déleste 
les  magiciennes  ,  parce  quil  les  regarde 
comme  la  cause  de  tous  les  malheurs.  Il  les 
accuse  d'ouvrir  les  tombeaux  pour  mutiler 
les  morts  :  ^  il  est  vrai  que  la  plupart  de  ces 
femmes  sont  capables  des  plus  noirs  forfaits, 
et  que  le  poison  les  sert  mieux  que  leurs  en- 
chantements. Aussi  les  magistrats  sévissent- 
ils  presque  partout  contre  elles.  Pendant 
mou  séjour  à  Athènes,  j'en  vis  condamner 
une  à  mort;  ses  parents,  devenus  ses  com- 
plices, subirent  la  même  peine.  ^  jMais  les 

■  Lucian.  in  asin.  t.  2,  p,  622. 

^  Lucan.  Pharsal.  lib.  6,  v.  538.  Apul.  nietam,  lib.  2, 
p.  33  et  35. 

3  Demosth.  in  Aiistog.  p.  840.  Philochor.  ap.  Harpocr. 
in  Qiuf. 


358  VOYAGE    D  ANACHARSIS, 

lois  ne  proscrivent  que  les  abus  de  cet  art 
frivole;  elles  permettent  les  encliantements 
quiJie  sont  point  accompagnés  de  maléfices, 
et  dont  l'objet  peut  tourner  à  1  avantage  de 
la  société.  On  les  emploie  quelquefois  contre 
i'épilepsie ,  '  contre  les  maux  de  tête ,  ^  et 
dans  le  traitement  de  plusieurs  autres  mala-. 
dies.  ^  D'un  autre  côté ,  des  devins  autorisés 
par  les  magistrats,  sont  chargés  d'évoquer 
et  d'apaiser  les  mânes  des  morts.  ^  Je  parle- 
rai plus  au  long  de  ces  évocations  dans  le 
voyage  de  la  Laconie. 

D'Hypate  nous  nous  rendîmes  à  Lamia; 
et,  continuant  à  marcher  dans  un  pays  sau- 
vage, par  un  chemin  inégal  et  raboteux, 
nous  parvinmes  à  Thaumaci,  où  s'offiit  à 
nous  un  des  plus  beaux  points  de  vue  que 
Ton  trouve  en  Grèce  -,  ^  car  cette  ville  do- 
mine sur  un  bassin  immense  dont  l'aspect 
cause  soudain  une  vive  émotion.  C'est  dans 
cette  riche  et  superbe  plaine  ^  que  sont  si- 

^  Dcmosth.  in  Aristog.  p.  840. 

^  Plat.  inCliarm.  t.  2,  p.  io5;  id.  in  conv.  t.  3,  p.  202. 

■'  Pind.  pyth.  3,  v.  91.  Plia.  lib.  28,  cap.  2,  t  2, 

pag.  414- 

4  Plut,  de  consol.  l.  2,  p.  log. 

5  Liv.  lib.  32  ,  cap.  4- 
•  Pocock.  t.  3,  p.  i53. 


CHAPITRE  TRENTE-CINQUIÈME.    35g 

tuées  plusieurs  villes ,  et  entre  autres  Phar- 
sale,  l'une  des  plus  grandes  et  des  plus  opu- 
lentes de  la  Tliessalie.  Nous  les  parcourûmes 
toutes, en  nous  instruisant,  autant  qu'il  était 
possible ,  de  leurs  traditions ,  de  leur  gouver- 
nement, du  caractère  et  des  mœurs  des  ha- 
bitants. 

Il  suffit  de  jeter  les  yeux  sur  la  nature  du 
pays,  pour  se  convaincre  quil  a  dû  renfei'- 
mer  autrefois  presque  autant  de  peuples  ou 
de  tribus,  qu'il  présente  de  montagnes  et  de 
vallées.  Sf'parés  alors  par  de  fortes  barrières 
qu'il  fallait  à  tout  moment  attaquer  ou  dé- 
fendre, ils  devinrent  aussi  courageux  qu'en- 
treprenants-, et  quand  leurs  mœurs  s'adou- 
cirent, la  Thessalie  fut  le  séjour  des  héros 
et  le  théâtre  des  plus  grands  exploits.  C'est 
là  que  parurent  les  Centaures  et  les  Lapithes, 
que  s  embarquèrent  les  Argonautes  ,  que 
mourut  Hercule ,  que  naquit  Achille ,  que 
vécut  Pirilhoiis,  que  les  guerriers  venaient 
des  pays  les  plus  lointains  se  signaler  par 
des  faits  d  armes. 

Les  Acliéens,  les  Éoliens,  les  Dorions  de 
qui  descendent  les  Lacédémoniens,  d'autres 
puissantes  nations  de  la  Grèce,  tirent  leur 
origine  de  la  Thessalîe.  Les  peuples  qu'on  y 


36o  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

distingue  aujourd'hui  sont  les^  Thessalienj 
proprement  dits,  les  OEtéens,  les  Phlhiotes, 
les  Maliens,  les  Magnètes,  lesPerrhèbes,  etc. 
Autre(;is  ils  obéissaient  à  des  rois;  ils  éprou- 
vèrent ensuite  les  révolutions  ordinaires  aux 
grands  et  aux  petits  états-,  la  plupart  sont 
soumis  aujourd  liui  au  gouvernement  oligar- 
chique. ' 

Dans  certaines  occasions  ,  les  villes  de 
chaque  canton  ,  c'cst-à-dirt;,  de  chaque  peu- 
ple, envoient  leurs  députés  à  la  dièle,  où  se 
discutent  leurs  intérêts  :  ^  mais  les  décrets 
de  ces  assemblées  n'obligent  que  ceux  q;!i 
les  ont  souscrits.  Ainsi,  non-seulement  les 
cantons  sont  indépendants  les  uns  des  au- 
tres, mais  cette  indépendance  s'étend  encore 
sur  les  villes  de  chaque  canton.  Par  exem- 
ple, le  canton  des  OEtéens  étant  divisé  eu 
quatorze  districts,^  les  habitants  de  l'uii 
peuvent  refuser  de  suivre  à  la  guerre  ceux 
des  autres.  ^  Celte  excessive  liberté  aflaiblit 
chaque  canton,  en  rcmpèchant  de  réunir 

'  Thucyd.  lib.  4,  cap.  78. 

■'  Id.  ibid.  Liv.  lib.  35,  cap.  3i  ;  liL.  36,  c.  8;  1.  89, 
cap.  25  ;  lib.  42,  cap.  38. 
^  Strab.  lib.  9,  p.  434- 
4  iMod.  lib.  j8,  p.  5cp. 


CHAPITRE  TRENTE-CINQUIÈME.    36l 

ses  forces,  et  produit  tant  de  langueur  dans 
les  délibérations  publiques  ,  qu'on  se  dis- 
pense bien  souvent  de  convoquer  les  diètes.  ' 

La  confédération  des  Tliessaliens  propre- 
ment dits,  est  la  plus  puissante  de  toutes, 
soit  par  la  quantité  des  villes  qu'elle  pos- 
sède, soit  par  laccession  des  Magnèîes  et 
des  Perrhèbes  qu'elle  a  presque  entièrement 
assujétis.  ' 

On  voit  aussi  des  villes  libres  qui  sem- 
blent ne  tenir  à  aucune  des  grandes  peu- 
plades, et  qui,  trop  faibles  pour  se  mainte- 
nir dans  un  certain  degré  de  considération , 
ont  pris  le  parti  de  s  associer  avec  deux  ou 
trois  villes  voisines,  également  isolées,  éga- 
lement faibles.  ^ 

Les  Thessaliens  peuvent  mettre  sur  pied 
six  mille  chevaux  et  dix  mille  hommes  d  in- 
fanterie, ^  sans  compter  les  archers  qui  sont 
excellents,  et  dont  on  peut  augmenter  le 
nombre  à  son  gré  :  car  ce  peu|'le  est  accou- 
tumé dès  l'enfance  à  tirer  de  lare.  ^  Rien  de 

i'.  Liv.  lib.  3  4 ,  cap.  5 1 . 

^  Theop.  ap.  Atlien.  lib.  6,  p.  265. 

^  Strab.  lib.  g,  p.  4^7.  Liv.  lib.  42,  cap.  53. 

4  Xenoph.  liist.  grsec.  lib.  G,  p.  .ïi>i.  Isoa'.  de  pac. 
t.  I,  p.  420. 

5  Xenopli.  ibid.  Soliii.  cap.  8. 

3.  3i 


3G2  \OYAGE    DAXACHAR  Sis, 

si  renommé  que  la  cavalerie  thessalicnric  :  ' 
elle  n'est  pas  seulement  redoutable  par  1  o- 
pinion-,  tout  le  monde  convient  quil  est 
presque  impossible  d'en  soutenir  leffort.  '"' 

On  dit  qu  ils  ont  su  les  premiers  imposer 
un  frein  au  cbeval,  et  le  mener  au  combat  ; 
on  ajoute  que  de  là  s'établit  l'opinion  qu  il 
existait  autrefois  en  Tliessalie  des  hommes 
moitié  hommes,  moitié  chevaux,  qui  furent 
nommés  Centaures.  ^  Celle  fable  prouve  du 
moins  l'ancienneté  Je  l'équitation  parmi 
eux;  et  leur  amour  pour  cet  exercice  est 
consacré  par  une  cérémonie  qu'ils  observent 
dans  leurs  mariaj^es.  iViirés  les  sacrifices  et 
les  autres  rites  en  usage,  l'époux  présente  à 
son  épouse  un  coursier  orné  de  tout  lappa- 
reil  militaire.  ^ 

La  Thessalie  produit  du  ^in,  de  l'huile, 
des  fruits  de  diftérenles  espèces.  La  terre  est 
lértile  au  ])oint  que  le  blé  monterait  trop  vile, 
ï\  l'on  ne  prenait  la  précaution  de  le  tondre 
ou  de  le  faire  brouter  par  les  moutons.  ^ 

'  Pausan.  lib.  lo,  c.  i ,  p.  ^c)<).  DioJ.  lib.  iG,  p.  43Ô. 
Liv.  lib.  C),  cap.  ii). 

3  Polyb.  lib.  4,  p.  278. 

^  Plin.  lib.  7,  cap.  56,  t.  i ,  p.  i^  i(). 

^  -l.ruin.  de  aiiini.  lib.  1 1 ,  cap.  3  (. 

S  TJit-ophr.  l'isi.  plaufc  lU).  8,  cuj^i.  ^^  p.  9.|a, 


CHAPllilE  TnENTE-Cl.NQL  lÈ.ME,    3(J3 

Les  moissons,  pour  l'ordinaire  Irès  abou- 
flantes,  sont  souvent  clL'truites  parles  vers.' 
On  voiture  une  grande  quantité  de  blé  eu 
(lidërents  ports,  et  surtout  daus  celui  de 
lliébes  on  Phlhiotie,  d'où  il  passe  à  l'étran- 
ger. ^  Ce  commerce,  qui  produit  des  sommes 
considérables,  est  d'autant  plus  avautai^eux 
jiour  la  nation ,  quelle  peut  tacilement  Tcn- 
Ircteiiir,  et  même  laugmenler  par  la  quan- 
liié  surprenante  d esclaves  qu'ell»^  possède, 
cl  qui  sont  connus  sous  le  nom  de  Péiiestes, 
Ils  descendent  la  plupart  de  ces  Perrhèljes 
et  de  ces  Maguètes  que  les  Tliessaliens  mi- 
rent aux  fers  après  les  avr»ir  vaincus  :  évé- 
nement qui  ne  prouve  que  trop  les  contra- 
dictions de  l'esprit  humain.  Les  Tliessaliens 
sont  peut-être  de  tous  les  Grecs  ceux  qui  se 
j^lorifient  le  plus  de  leur  liberté,  ^  et  ils  ont 
été  des  premiers  k  réduire  les  Grecs  en  es- 
clavage :  les  Lacédémonicns,  aussi  jaloux 
de  leur  liberté,  ont  donné  le  même  exemple 
à  la  Grèce.  '' 

Les  Pénestes  se  sont  révoltés  plus  d  une 

'  TliPophr.  l)ist.  plani.  lib.  8,  cap.  lo. 

-  Xonopli.  \,ist.  graec.  lib.  6,  p.  58  i.  Liv.  1.  3ç),  c.  ?.  J. 

■^  lùiripid.  in  Alrcst.  v.  677. 

"î  'Ihcop.  ap.  Aihen.  lib.  G,  cap.  18,  p.  2  65. 


364  VOYAGE    d'ANACHARSIS, 

fois  :  '  ils  sont  en  si  grand  nombre, qu'ils  ins- 
pirent toujours  des  craintes,  et  que  Icursma!- 
tres  peuvent  en  faire  un  objet  de  commerce , 
et  en  vendre  aux  autres  peuples  de  la  Grèce. 
Mais,  cequi  est  plus  honteux  encore,  on  voit 
ici  des  hommrs  avides  voler  les  esclaves  des 
autres,  enlever  même  des  citoyens  libres,  et 
les  transporter,  chargés  de  fers,  dans  les  vais- 
seaux que  1  appât  du  gain  attire  en  Thessalie.* 
J'ai  vu,  dans  la  ville  d  Arné,  des  esclaves 
dont  la  condition  est  plus  douce.  Ils  descen- 
dent de  ces  Béotiens  qui  vinrent  autrefois 
s  établir  en  ce  pays,  et  qui  furent  ensuite 
chassés  par  les  Thessalie.is.  La  plupart  re- 
toiunèrenl  dans  les  lieux  de  leur  origine  : 
les  auli  cs,  ne  pouvant  quitter  le  séjour  qu'ils 
habitaient,  transigèrent  arec  leurs  vain- 
queurs. Ils  consentirent  à  devenir  serfs ,  à 
condition  que  leurs  maîtres  ne  pourraient 
ni  leur  ôter  la  vie,  ni  les  transporter  dans 
d  autres  climats,  ils  se  chargèrent  de  la  cul- 
ture des  tores  sous  une  redevance  annuelle. 
Plusieurs  d  cuire  eux  sont  aujourd  hui  plus 
riches  que  leurs  maîtres.  ^ 

»  Aristot.  de  rrp.  ILb.  2,  cap.  p,  t.  ?.,  p'.  328. 

*  Aris'i)p!i.  in  Plut.  v.  520.  £cliol.  ibid. 

'  Arclitm.  ap.  AtLeii.  lib.  6,  p.  26  {.  Thuc.yd.  lib.  12. 


CHAPITRE  TRENTE-CINQUIÈME.    365 

Les  Thessaliens  reçoivent  les  étranaers 
avec  beaucoup  d'empressement,  et  les  trai- 
tent avec  magnificence.  '  Le  luxe  brille  dans 
leurs  habits  et  dans  leurs  maisons  :  '^  ils  ai- 
ment à  1  excès  le  faste  et  la  bonne  clière  : 
leur  table  est  servie  avec  autant  de  recher- 
che que  de  profusion ,  et  les  danseuses  qu'ils 
y  admettent  ne  sauraient  leur  plaire,  qu  en 
se  dc'pouillant  de  presque  tous  les  voiles  de 
la  pudeur.  ^ 

Ils  sont  vifs,  inquiets,  '*  et  si  difficiles  à 
i;ouverner,  que  jai  vu  plusieurs  de  leurs 
villes  déchirées  par  des  factions.  ^  On  leur 
re])roche,  comme  à  toutes  les  nations  poli- 
cées, de  nètre  point  esclaves  de  leur  pa- 
role, et  de  manquer  facilement  à  leurs  alliés:'' 
leur  éducation  n'ajoutant  à  la  nature  que 
des  préjugés  et  des  erreurs,  la  corrupiiou 

'  Xenoph.  liist.  gra>c.  liL.  6,  p.  S^g.  AtLen.  lib.  i4  , 
rnp.  5,  p.  624. 

^  Plat,  in  Crit.  t.  r ,  p.  53.  Athen.  lib.  i4  ,  rap.  23, 
p.  6G3.  Iheop.  ap.  Athen.  lib.  6,  cap.  17,  p.  260. 

■*  .\tlien.  lib.  i3,  cap.  g,  p.  Go"-. 

•  Liv.  lib.  34,  cap.  5i. 

5  Isocr.  ep.  2,  ad  PhiL  t.  i,  p.  45i. 

*  Demosih.  oiyntt.  i ,  p.  4  ;  id.  in  AriMocr.  p.  743. 

3i. 


3G6       VOYAGE  d'anaciiarsis, 
commence  de  bonne  heure  ;  bieiî^tôt  Tcxem- 
ple  rend  le  crime  facile ,  et  Timpunité  le  rend 
insolent.  ' 

Dès  les  temps  les  plus  anciens  ils  cultivè- 
rent la  jx)c'sie  :  ils  prétendent  avoir  donné 
le  jour  à  Thamyiis,  à  Orphée,  A  Linus,  à 
tant  d  autres  qui  vivaient  dans  le  siècle  des 
héros  dont  ils  partageaient  la  gloire;  -  mais 
depuis  cette  époque,  ils  n'ont  produit  au- 
cun écrivain  ,  aucun  artiste  célèbre.  Il  y  a 
environ  un  siècle  et  demi  que  Simonide  les 
trouva  insensibles  aux  charmes  de  s<\s  vei\s.  ' 
Ils  ont  été  daiis  ces  derniers  temps  plus  do- 
ciles aux  leçons  du  rhéteur  Gorgias-,  ils  pré- 
fèrent encore  l'éloquence  pompeuse  qui  le 
distinguait,  et  qui  n'a  pas  rectifié  les  fausses 
iilées  qu'ils  ont  de  la  justice  et  de  la 
vertu.  ^ 

Ils  ont  tant  de  gontetdcstimc  pour  l'exer- 
cice de  la  danse ,  qu  ils  appliquent  les  termes 
de  cet  art  aux  usages  les  plus  nobles.  En  cer- 
tains endroits,  les  généraux  ou  les  magistrats 

'  Plat,  in  (irit.  t.  i ,  p.  53. 

-  Voss.  observ.  ad.  Mclam,  lib.  2,  cap.  3,  p.  i\j(j 

^  Plut,  de  aud.  poet.  t.  2,  p.  i5. 

t  I*1at.  ibid.  ;  id.  in  Meu.  t.  a,  p  70. 


CHAPITRE  TriETfTE-CINQUlErii;.    dGy 

se  nomment  les  chefs  de  la  danse.  '  (n)  Leur 
musique  lient  le  milieu  entre  celle  des  Do- 
rions et  celle  des  Ioniens;  et  comme  elle 
peiul  tour  à  tour  la  confiance  de  la  pré- 
somption et  la  mollesse  de  la  volupté ,  elle 
s  assortit  au  caractère  et  aux  mœurs  de  la 
nation.  " 

A  la  chasse,  ils  sont  oliligés  de  respecter 
les  cigo^ics.  Je  ne  relèverais  pas  celle  cir- 
constance, si  Ion  ne  décernait  contre  ceux 
qui  tuent  ces  oiseaux ,  la  même  peine  que 
contre  les  homicides.  ^  Etonnés  d  une  loi  si 
étrange,  nous  en  demandâmes  la  raison  :  on 
nous  dit  (|ue  les  cigognes  avaient  purgé  la 
1  hessalie  des  serjicnts  énormes  qui  l'infes- 
laient  auparavant,  et  que,  sans  la  loi,  on 
serait  hienlôt  forcé  d'abandonner  ce  pays,  ^ 
comme  la  multipiicilé  des  taupes  avait  fait 

'  Lucian.  de  sait.  cap.  14,  t.  2,  p.  2^6. 

(a)  Lucien  rapporte  une  inscriptiou  faiie  pour  ni) 
Tlicssalien,  et  conçue  en  ces  termes  :  «  f.o  peu[>le  a  '".nt 
(c  élever  celte  statue  à  Uation,  parce  qu'il  avait  Lien  ciausé 
((  au  combat.  » 

^  Atlien.  lil).  i/),  p.  G?J^. 

^  Plin.  lib.  10,  cap.  23.  Solln.  cap.  40.  l'iut.  de  Isid. 
et  ()sir.  t.  2,  p.  38o. 

4  Aristot.  de  niirab.  ausculi.  t.  i ,  p.  i  iSa- 


368  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

abandonner  une  ville  de  Thessa^lie  dont  j'ai 
oublié  le  nom.  ' 

De  nos  jours,  il  s  était  formé  dans  la  ville 
de  Pbères  une  puissance  dont  l'éclat  fut 
aussi  briILmt  que  passa2;er.  Lycophron  en 
jeta  If^s  prcmifTS  fondements,  ^  et  son  suc- 
cesseur Jason  l'éieva  au  point  de  la  rendre  re- 
doutable à  la  Grèce  et  aux  nations  éloignées. 
J^ai  tant  oui  parler  de  cet  homme  extraordi- 
naire, que  je  crois  devoir  donner  une  idée  de 
ce  qu'il  a  fait,  et  de  ce  qu  il  pouvait  faire. 

Jason  avait  les  qualités  les  plus  propres  à 
fonder  un  grand  empire.  Il  commença  de 
bonne  heure  à  soudoyer  un  corps  de  six 
mille  auxiliaires  qu  il  exerçait  continuelle- 
ment, et  qu'il  s  attachait  par  des  récom- 
penses quand  ils  se  distinguaient,  par  des 
soins  assidus  quand  ils  étaient  malades,  par 
des  funérailles  honorables  quand  ils  mou- 
raient. ^  11  fallait,  pour  entrer  et  se  mainte- 
nir dans  ce  corps,  une  valeur  éprouvée,  et 
Finlrépidité  quil  montrait  lui-même  dans 
les  travaux  et  dans  les  dangers.  Des  gens 

'  Plin.  ]ib.  8,  cap.  2g,  p.  455. 

^Xcnoph.  liisi.  grxc.  lib.  2,  p.  ^6i.  Diod.  11b.  it\, 
p.  3oo.  Poîiiiec.  lûst.  Jiil.  t.  2 ,  p.  36G. 
1  Xenopli.  ibid.  lib.  G,  p.  58o. 


CHAPITRE  TRENTE-CINQUIÈME.    3Gg 

qui  ie  connaissaient,  m'ont  dit  qu'il  était 
d'une  santé  h  supporter  les  plus  grandes  fa- 
tigues, et  d'une  activité  à  surmonter  les 
plus  grands  obstacles;  ne  connaissant  ni  le 
soiîimeil,  ni  les  autres  besoins  de  la  vie, 
quand  il  fallait  agir;  insensible,  ou  plutôt 
inaccessible  à  lattrait  du  plaisir;  assez  pru- 
dent pour  ne  rien  entreprendre  sans  être  as- 
suré du  succès;  aussi  habile  que  Thcmis— 
tocle  à  pénétrer  les  desseins  de  1  ennemi,  à 
lui  dérober  les  siens ,  à  remplacer  la  force 
par  la  ruse  ou  par  l'iiitrigus;  '  enfin,  rap- 
])ortant  tout  à  son  ambition ,  et  ne  donnant 
jamais  rien  au  hasard. 

Il  faut  ajouter  à  ces  traits,  qu'il  gouver- 
nait ses  peuples  avec  douceur;  ^  quil  con- 
nut 1  amitié  au  point  que  Timothée ,  général 
des  Athéniens,  avec  qui  il  était  uni  par  les 
liens  de  Ihospitalité ,  ayant  été  accusé  de- 
vant rassemblée  du  peuple,  Jason  se  dé- 
pouilla de  lappareil  du  trône,  vint  à  Athè- 
nes, se  mêla  comme  simple  particulier  avec 
h's  amis  de  1  accusé,  et  contribua  par  ses 
sollicitations  à  lui  sauver  la  vie.  ^^ 

•  Cicer.  de  offic.  lib.  i ,  cap.  3o,  t.  3,  p.  2og. 

^  Diod.  lib.  i5,  p.  3'j3. 

3  Demosth.  in  Tinioih.  p.  ioj5.  Nep.  in  Timoilî.  e.  4- 


3^0       VOYAGE  d'aiv  iciî.viisrs, 

Après  avoir  soumis  quelques  peuples,  et 
fait  des  traités  d'alliance  avec  d autres,  il 
communiqua  ses  projets  aux  principaux 
chefs  des  Tliessaliens.  '  Il  leur  peignit  la 
puissance  des  Lacédémoniens  anéantie  par 
la  bataille  de  Leuctres,  celle  des  ïliébains 
hors  d'état  de  subsister  long-lemps,  celle 
des  Athéniens  bornée  à  leur  marine ,  et 
bientôt  éclipsée  par  des  flottes  qu'on  pour- 
rait construire  en  ïhessalic.  Il  ajouta  que, 
par  des  conquêtes  et  des  alliances,  il  leur 
serait  facile  d  obtenir  lempire  de  la  Grèce, 
et  de  détruire  celui  des  Perses,  dont  les  ex 
péditions  dAgésilas  et  du  jeune  Cyrus 
avaient  récemment  dévoilé  la  liiiblesse.  Ces 
discours  ayant  embrasé  les  esprits,  il  fut  élu 
chef  et  généralissime  de  la  ligue  tliessa- 
lienne,  et  se  vit  bientôt  après  à  la  tète  de 
vingt  mille  hommes  d'infanterie,  de  plus  de 
trois  mille  chevaux,  et  d'un  nombre  très 
considérable  de  troupes  légères.  ^ 

Dans  ces  circonstances,  les  Thébains  im- 
plorèrent son  secours  contre  les  Lacédémo- 
niens. ^  Quoiquil  fût  eu  guerre  avec  les 

"  Xciiopli.  liisf.  f^ra'C.  lib.  (>,  p.  58o. 
'•^  Til.  ibid.  p.  583. 
•<  Ici.  ibid.  p.  598. 


cil  APITRE  TRE>TE-C1.\QLIÈME      OJI 

Phocx'cns,  il  prrrid  Télitc  de  ses  Iroiipcs, 
part  avec  la  célérité  duii  éclair,  et,  préve- 
nant presque  partout  le  bruit  de  sa  marche, 
il  se  joint  aux  Thébains,  dont  1  armée  était 
en  présence  de  celle  des  Lacédémonieus. 
Pour  ne  pas  fortifier  lune  on  1  antre  de  ces 
nations  par  une  vicîoire  qui  nuirait  à  ses 
vues,  il  les  engage  à  signer  une  trêve  :  il 
tonil)e  aussitôt  sur  la  Pliocidc  quil  ravage-, 
ci ,  après d  autre^■  exploits égaicmen  t r<' .  des , 
il  retourne  à  Phères  couvert  de  gloire,  ei  re- 
cherché de  plusieurs  peuples  qui  soUicitcnl 
son  alliance. 

Les  jeux  pvthiques  étaient  sur  le  jjoiiiL 
de  se  célébrer;  .lason  forma  le  dessein  d  v 
mener  son  armée.  '  Les  uns  crurcnf  qii  il 
voulait  imposer  à  cette  assemblée,  et  se  faire 
donner  l'intendance  des  jeux;  mais  comint; 
il  employait  quelquefois  des  moyens  ex- 
Iraordinain'S  pour  f;:ire  subsister  ses  trou- 
j!cs,  ^  ceux  de  Delphes  le  soupçonnèrenfe 
d'avoir  des  vues  sur  le  trésor  sacré  :  ^  ils  de- 
mandèrent au  dieu  comment  ils  pourraient 
détourner  un  pareil  sacrilègf,'  :  ht  d'un  lé- 

■  Xenopli.  Iiist.  grxc.  lil>.  G,  p.  600. 
'  Po'yji'ii.  siiaicg.  lil).  G,  rap.  i ,  (ilcT 
'  ?v':i-.ijpn.  iliid. 


372  VOYAGE    DANACHARSrs, 

pondit  que  ce  soin  le  regardait,  A  quelques 
jours  de  là,  Jason  fut  tué  à  la  tête  de  son 
armée ,  par  sept  jeunes  conjurés  qui ,  dit-on , 
"Savaient  à  se  plaindre  de  sa  sévérité.  ' 

Parmi  les  Grecs,  L'S  uns  se  réjouirent  de 
sa  mort,  parce  qu'ils  avaient  craint  pour 
leur  liberté;  les  autres  s'en  aflligèrenl,  parce 
qu  ils  avaient  fondé  des  espérances  sur  ses 
projets.  ^  Je  ne  sais  s'il  avait  conçu  de  lui- 
même  celui  de  réunir  les  Grecs,  et  de  porter 
la  guerre  en  Perse,  ou  s  il  l'avait  reçu  de  l'un 
de  ces  sophistes  qui,  depuis  quelque  temps, 
se  faisaient  un  mérite  de  le  discuter,  soit 
dans  leurs  écrits,  soit  dans  les  assemblées 
générales  de  la  Grèce.  ^  Mais  enfin  ce  projet 
était  susceptible  d'exécution,  et  l'événement 
l'a  justifié.  J  ai  vu  dans  la  suite  Philippe  do 
Macédoine  donner  des  lois  à  la  Grèce;  et, 
depuis  mon  retour  en  Scythie ,  j  ai  su  que 
son  fils  avait  détruit  I  empire  des  Perses.  L  un 
et  lautre  ont  suivi  le  même  système  que  Ja- 
son, qui  peut-être  n'avait  pas  moins  d'habi- 

'  Vnl.  Max.  lib.  9,  cap.  10. 
2  Id.  il)id. 

^  Pliilostr.  de  vit.  sopliist.  lih.  i ,  p.  493.  Isocr.  paneg. 
t.  I,  p.  2oy  ;  id.  ad.  Philip,  t.  1 ,  p.  agi. 


CHAPITRE  TRKNTE-CIXQUIÈME.    oyZ 

{(•[■■':  que  le  premier ,  ni  moins  d  activité  que 
Je  second. 

Ce  fut  quelques  années  après  sa  mort  que 
nous  airivames  à  Phèrcs,  ville  assez  grande 
et  enlom'ée  de  jardins.  *  Nous  comptions  y 
trouver  quelques  traces  de  cette  splendeur 
dont  elle  brillait  du  temps  de  Jason  ;  mais 
Alexandre  y  régnait,  et  offrait  à  la  Grèce  un 
speclacle  dont  je  n'avais  pas  d  idée  :  car  je 
n  avais  jamais  vu  de  tyran.  Le  trône  sur  le- 
quel il  était  assis,  fumait  encore  du  sang  de 
ses  prédécesseurs.  J'ai  dit  que  Jasou  avait 
été  tué  par  des  conjurés  :  ses  deux  fî'ères 
Polydore  et  Pohqdiron  lui  ayant  succédé, 
Polypliron  assassina  Polydore,  ^  et  fut,  bien- 
tôt après,  assassiné  par  Alexandre,  qui  ré- 
gnait depuis  près  de  onze  ans ,  ^  quand  nous 
arrivâmes  à  Phères. 

Ce  prince  cruel  n'avait  que  des  passions 
avilies  par  des  vices  grossiers.  Sans  loi  dans 
les  traités,  timide  et  lâche  dans  les  combats, 
il  n  eut  l'ambition  des  conquêtes  que  pour 
assouvir  son  avarice,  et  le  goût  des  plaisirs, 

»  Polyb.  hb.  17,  p.  756.  Liv.  lil).  33,  cap.  G. 

'  Xeiiopii.  liist.  graec.  lib,  6,  p.  Ooo. 

î  Diod.  lib.  i5,  p.  3^4. 

3.  32 


3^4  VOYAGE    D'ANACHARSIS, 

que  pour  s  abandonner  aux  plus  sales  vo- 
luptés. ' 

Un  tas  de  fugitifs  et  de  vagabonds  noircis 
de  crimes,  mais  moins  scélérats  que  lui,  de- 
venus ses  soldats  et  ses  satellites,  portaient 
la  désolation  dans  ses  états  et  chez  les  peu- 
ples voisins.  On  lavait  vu  entrer,  à  leur 
îèfe,  dans  une  ville  alliée,  y  rassembler  sous 
divers  prétextes  les  citoyens  dans  la  place 
publique ,  les  égorger ,  et  livrer  leurs  mai- 
sons au  pillage.  ^  Ses  armes  curent  d'abord 
quelques  succès  ;  vaincu  ensuite  par  les 
Tliébains,  joints  à  divers  peuples  de  Thes- 
salie,  ^  il  n'exerçait  plus  ses  fureui-s  que 
contre  ses  propres  sujets  :  les  uns  étaient 
enterrés  tout  en  vie;  ^  d autres,  revêtus  de 
peaux  d'ours  ou  de  sangliers,  étaient  pour- 
i-uivis  et  dccliirés  par  des  dogues  dressés  à 
cette  espèce  de  chasse.  Il  se  faisait  un  jeu  de 
leurs  tourments,  et  leurs  cris  ne  servaient 
qu  à  endurci)'  sou  àme.  Cependant  il  se  sur- 
prit un  jour  prêt  à  s  émouvoir  :  c'était  à  la 
représentation  des  Troyenues  d'Euripide: 

'  riut.  in  Pelop.  t.  I.  p.  2ql. 

■^  Diod.  1.  i5,  p.  385.  Plut',  flàcl  Piiu'.un,  1,  G.  p.  4^.i. 

^  Diod.  ibid.  p.  3go. 

A  riut.  ilid. 


CHAPITRE  TRE\TE-CI>^Qi:iÈME.    3j.l 

mais  il  sortit  à  l'instant  du  llicàtre,  en  di- 
sant qu'il  aurait  trop  à  rougir,  si,  voyant 
d'un  œil  tranquille  couler  le  sang  de  ses  su- 
jets ,  il  parnissait  s'attendrir  sur  les  mal- 
licurs  dllécubc  et  d' Androniarpie.  ' 

Les  habitants  de  Plicres  vivaient  danS 
l'épouvante,  et  dans  cet  abattement  que 
cause  l'excès  des  maux,  et  qui  est  un  mal- 
heur de  plus.  Leurs  soupirs  n'osaient  écla- 
ter, et  les  vœux  qu'ils  formaient  en  secret 
])()ur  la  li])er!é,  se  terminaient  par  un  dé- 
sespoir impuissant.  Alexandre,  agité  des 
ciaii'.les  dont  il  agitait  les  autres,  avait  le 
])ariage  des  tyrans,  celui  de  haïr  et  d'être 
hai.  Ou  dcmèlait  dans  ses  }eux,  à  travers 
l'empreinte  de  sa  cruauté,  le  tiouble,  la  dé- 
fiance et  la  terreur  qui  tourmenlaient  son 
àme  :  tout  lui  était  suspect.  Ses  gardes  le 
faisaient  lrcm]>lcr.  II  prenait  des  précautions 
contre  Ihébé  son  épouse,  quii  aimait  avec 
la  même  fureur  qu'il  en  élait  j; doux,  si  Ton 
peut  appeler  amour  la  passion  Jéroce  qui 
lentraiuait  auprès  d'elle.  11  passait  la  nuit 
au  haut  de  son  palais,  dans  un  appartement 
où  Ton  montait  par  une  éeliellc ,  el  dont  les 

'  .lOliiin.  var.  Iiist.  ]ib.  i  j,  rap.  '^o.  Plut,  in  Pclop. 
t.  I,  p.  ^(,.5. 


376  VOYAGE    d'aXACHARSIS, 

avenues  étaient  défendues  par  uk  dogue  qui 
n "épargnait  que  le  roi,  la  reine,  et  Fesciave 
chargé  du  soin  de  le  nourrir.  Il  s'y  retirait 
tous  les  soirs,  précédé  par  ce  msmc  esclave 
qui  tenait  une  épéc  nue,  et  qui  faisait  une 
visite  exacte  de  1  appartement.  ' 

Je  vais  rapporter  un  fait  singulier,  et  je 
ne  l'accompagnerai  d  aucune  réflexion.  Eu- 
démus  de  Chypre,  en  allant  d'Athènes  en 
Macédoine,  était  tombé  malade  à  Phères.  ' 
(jomme  je  l'avais  vu  souvent  chez  Aristote, 
dont  il  était  l'ami,  je  lui  rendis  pendant  sa 
maladie  tous  les  soins  qui  dépendaient  de 
moi.  Un  soir  que  j  avnis  appris  des  méde- 
cins, qu  ils  désespéraient  de  sa  guérison  ,  je 
m  assis  auprès  de  son  lit  :  il  fut  touché  de 
mon  affliction ,  me  tendit  la  main ,  et  me  dit 
d  une  voix  mourante  :  Je  dois  confier  à  votre 
amitié  un  secret  quil  serait  dangereux  de 
rc'véler  à  tout  autre  qu  à  vous.  L'ne  de  ces 
dernières  nuits ,  un  jeune  homme  d'une 
]>eauté  ravissante  m  apparut  en  songe  -,  il 
m'avertit  que  je  guérirais,  et  que  dans  <Mnq 
ans  je  serais  de  retour  dans  ma  patrie  :  pour 

'  Cicpr.  de  offic.  lib.  2, cap.  7,  t.  3,  p.  233.  \i\.  Max. 
lib.  9,  cap.  i3. 

'  Aristot.  ap.  Ciccr.  de  divin.  1.  i ,  cap.  2  j,  t.  3,  p.  22. 


CHAPITRE  THEXTE-CI>'QU1È!«E.    Zj'J 

s;arant  de  sa  prédiction ,  il  ajouta  que  le  ty- 
ran n'avait  plus  que  quelques  jours  à  vi"\TC. 
Je  regardai  cette  confidence  dEudémus 
comme  un  symptôme  de  délire,  et  je  rentrai 
chez  moi  pénétré  de  douleur. 

Le  lendemain,  à  la  pointe  du  jour,  nous 
i'imcs  éveillés  par  ces  cris  inillc  fois  réitérés  : 
11  !\st  mort!  le  t^'rarl  nVst  plus!  il  a  péri  par 
Icsmainsde  la  reine!  ^'ouscourùmes  aussitôt 
au  palais;  nous  y  vîmes  le  corps  d  Alcxaiulrc 
liMé  aux  insultes  d'une  populace  qui  le  lou- 
liit  aux  pieds,  '  et  célébrait  avec  transport 
le  courage  de  la  reine.  Ce  lut  elle  en  elict 
qui  se  mit  à  la  tète  de  la  conjuration  ,  soit 
par  haine  pour  la  tyrannie,  soit  peur  \cn- 
ger  ses  injures  ])crsonnclles.  Les  uns  disaient 
qu'Alexandre  était  sur  le  point  de  la  répu- 
dier; dautres,  qu'il  avait  fait  mourir  un 
jeune  Tbessalien  quelle  aimait;  "^  d'autres 
«  iifin  ,  que  Pélopidas,  tombé  quel  pies  an- 
nées auparavant  entre  les  mains  d  Alexan- 
dre ,  avait  eu,  pendant  sa  prison ,  une  entre- 
vue avec  la  reine,  et  l'avait  exhortée  à  déli- 
vrer sa  patrie,  et  à  se  rendre  digne  de  sa 

'  riut.  in  Pelop.  t.  i ,  p.  298.  Qumiil.  lib.  7,  cap.  i , 
pag.  410. 

^  Xcnepli.  hist,  gra?c.  lih.  G,  p.  Cor. 

32. 


BjS  VOYAGE    d'anACîIARSIS, 

naissance  :  '  car  elle  était  fille"  de  Jason. 
Quoi  quil  en  soit,  Tliébé  ayant  formé  son 
plan,  avertit  ses  trois  frères  Tisiphonus, 
Pytholaûs  et  Lycophron ,  que  son  époux 
avait  résolu  leur  perle;  et  dès  cet  instant  ils 
résolurent  la  sienne. 

La  veille,  elle  les  tint  cacliés  dans  le  pa- 
lais :  "^  le  soir,  Alexandre  hoit  avec  excès, 
monte  dans  son  appartement,  se  jette  sur  son 
lit,  et  s^endort.  Thébé  descend  tout  de  suite, 
écarte  l'esclave  et  le  dogue,  revient  avec  les 
conjurés,  et  se  saisit  de  lépée  suspendue  au 
chevet  du  lit.  Dans  ce  moment,  leur  cou- 
rage parut  se  ralentir;  mais  Thébé  les  ayant 
menacés  déveiller  le  roi  s  ils  hésitaient  en- 
core, ils  se  jetèrent  sur  lui,  et  le  percèrent 
de  plusieurs  coujis. 

J  ailai  aussitôt  apprendre  cette  nouvelle 
à  Eudémus,  qui  n  en  parut  point  étonné. 
Ses  forces  se  rétablirent  :  il  périt  cinq  ans 
après  en  Sicile;  et  Arislole  ,  qui  depuis 
adressa  un  dialogue  sur  lame  à  la  mémoire 
d(!  son  ami,  ^  prétendait  que  le  songe  sciait 
vérifié  dans  toutes  ses  circonstances,  puis- 

'  Plur.  in  Pnlop.  t.  t ,  p.  agj. 

^  Id.  ibk!. 

•  kl.iii  llion.  t.  ï  .  )J.  9C7. 


CIIAPITIIE  TRENTE-CINQUIÈME.    079 

que  c  est  retourner  dans  sa  patrie  que  de 
quitter  la  terre.  ' 

Les  conjurés  ,  après  avoir  laissé  respirer 
pendant  quelque  temps  les  habitanîs  de 
Phères,  partagèrent  entre  eux  le  pouvoir 
souverain,  et  commirent  tant  d  injustices, 
que  leurs  sujets  se  virent  forcés ,  quelques 
années  ,'qirès  mon  vov;ii,'eenThessalie,  d'ap- 
peler l^bilippc  de  Macédoine  à  leur  secours. '•* 
Il  vint,  et  chassa  non-seulement  les  tyrans 
de  riières ,  mais  encore  ceux  qui  s'étaient 
établis  dans  d'autres  villes.  Ce  bienfait  a  tel- 
lement attaché  les  Thessaliens  à  ses  inté- 
rêts ,  ^  qu  ils  l'ont  suivi  dans  la  plupart  de 
ses  entreprises,  et  lui  en  ont  facilité  Te-vécu- 
tion.  (a) 

Après  avoir  parcouru  les  environs  de 
Pbères,  et  surtout  son  port  quon  nomme 
Pagase  ,  et  qui  en  est  éloigné  de  quatre- 
vingt-dix  stades, '*(^)  nous  visitâmes  les 

'  Cicer.  de  divin,  lib.  i ,  cip.  aS,  t.  3,  p.  22. 

5  Diod.  lib.  iG,p.  418. 

^  Isocr.  orat.  ad.  Philip,  t.  i ,  p.  238. 

(u)  Voyez,  dans  le  Chapitre  LXI  de  cet  oiiyn^gr,  la 
IfUre  écrite  la  quatrième  aanec  de  la  cent-sixième  olym- 
piade. 

4  Strab.  lib.  9,  p.  4 3 G. 

(o)  Trois  lieues  et  mille  cinq  toises. 


38o  VOYAGE    d'aNACIIARSIS, 

parties  méridionales  de  la  Mag\iésie  ;  iious 
primes  ensuite  notre  route  vers  le  nord, 
ayant  à  notre  droite  la  chaîne  du  mont  Pé- 
lion.  Celte  contrée  est  délicieuse  par  la  dou- 
ceur du  climat,  la  variété  des  aspects,  et  la 
multiplicité  des  vallées  que  forment ,  sur- 
tout dans  la  partie  la  plus  septentrionale, 
les  branches  du  mont  Péliou  et  du  mont 
Ossa. 

Sur  un  des  sommets  du  mont  Pélion,  s'é- 
lève un  temple  en  l'honneur  de  Jupiter-,  tout 
auprès  est  lantre  célèbre  où  l'on  prétend 
que  Chiron  avait  anciennement  établi  sa 
demeure,  '  et  qui  porte  encore  le  nom  de  ce 
centaure.  Nous  y  montâmes  à  la  suite  d'une 
procession  de  jeunes  gens,  qui  tous  les  ans 
vont,  au  nom  d'une  ville  voisine,  offrir  un 
sacrifice  au  souverain  des  dieuj.  Quoique 
nous  fussions  au  milieu  de  l'été,  et  que  la 
chaleur  fût  excessive  au  pied  de  la  mon- 
tagne, nous  fûmes  obligés  de  nous  couvrir, 
à  leur  exemple,  dune  toison  épaisse.  On 
éprouve  en  elïct  sur  cette  hauteur  un  froid 
très  rigoureux,  mais  dont  l'impression  est 
en  quelque  façon  affaiblie  par  la  vuesupcrle 

'  Pind.  pyth.  ^,  v.  i8i.  DIcopotcIi.  ap.  gpo^r.  m'iu. 
t.  2,  p.  39. 


CHAPITRE  TRENTE-CINQUIÈME.    38l 

que  présentent  d'un  côté  les  plaines  de  la 
mer,  de  l'autre  celles  de  la  Thesâalie. 

La  montagne  est  couverte  de  sapins,  de 
cyprès,  de  cèdres,  de  difTérentcs  espèces 
d'arbres  '  et  de  simples ,  dont  la  nif'dccins 
lait  un  grand  usage.  ^  On  nous  montra  une 
racine  dont  Todeur,  approchant  de  celle 
du  thym,  est,  dit-on,  meurtrière  pour  les 
serpents,  et  qui,  prise  dans  du  vin ,  guérit 
de  leurs  morsures.  ^  On  y  trouve  un  arbuste 
dont  la  racine  est  un  remède  pour  la  goutte , 
Técorce  pour  la  colique,  les  feuilles  pour  les 
fluxions  aux  yeux  ;  ^  mais  le  secret  de  la  pré- 
paration est  entre  les  mains  dune  seule  fa- 
mille, qui  prétend  se  lètre  transmis  de  père 
en  fds,  depuis  le  centaure  Cliiron,  à  qui  elle 
rapporte  son  oi'igine.  Elle  n''en  tire  aucun 
avantage,  et  se  croit  obligée  de  traiter  gra- 
tuitement les  malades  qui  viennent  implorer 
son  secours. 

Descendus  de  la  montagne,  à  la  suite  de 
la  procession ,  nous  fumes  priés  au  repas  qui 

'  Dica'aicli.  ap.  geogr.  min.  t.  ?.,  p.  27. 
2  Id.  ibid.  p.  3o.  Tîieoplir.  liist.  plant,  lib.  4  ,  cap.  6, 
p.  ^Gj  ;  lib.  9,  cap.  i5,  p.  1 1 1  7. 
^  i-icii arch.  ibid.  p.  28. 
4  Id.  ibid.  p.  3o. 


38?.  VOYAGE    d'aNACIIARSIS, 

termine  la  cérémonie.  Nous  vîmes  ensuite. 
une  espèce  de  danse  parliculière  à  quelques 
peuples  de  la  Thessalie,  et  très  propre  à  ex- 
citer le  courage  et  la  vigilance  des  habitants 
de  la  campagne.  '  Un  Magnésien  se  présente 
avec  ses  armes;  il  les  met  à  terre,  et  imite 
les  gestes  et  la  démarche  d'un  homme  qui, 
en  temps  de  guerre,  sème  et  laboure  son 
champ.  La  crainte  est  empreinte  sur  son 
front  :  il  tourne  la  tetc  de  chaque  côté  :  il 
aperçoit  un  soldat  ennemi  qui  cherche  à  le 
surprendre;  aussitôt  il  saisit  ses  armes,  at- 
taque le  soldat,  en  triomphe,  l'attache  à  ses 
bœufs, et  le  chasse  devant  lui.  Tous  ces  mou- 
vements sexécu'eut  en  cadence  au  son  de 
la  flûte. 

En  continuant  notre  route,  nous  arri- 
vâmes à  Sycurinm.  Cette  ville,  située  sur 
une  colline  au  pied  du  mont  Ossa,  domine 
sur  de  riches  campagnes.  La  pureté  de  l'air 
et  ra])ondance  des  eaux  la  rendent  un  des 
plus  agréables  séjours  de  la  Grèce.  ^  De  là 
jusquà  Larisse,  le  pays  est  fertile  et  très 
peuplé.  Il  devient  plus  riant ,  à  mesure 
qu'on  approche  de  cette  ville  ,  qui  passe 

•  Xcnoiih.  cxpcd.  Cyr.  lib.  G,  p.  371. 
^  Liv.  lib.  42  ,  cap.  54- 


CHAPITRE  TRENTE-CINQL  lÈxME.    383 

avec  raison  pour  la  première  et  la  plus  riche 
de  la  Thessalie  :  ses  dehors  sont  embellis 
par  le  Pénée,  ({ui  roule  auprès  de  ses  murs 
des  eaux  extrêmement  claires.  ' 

Nous  logeâmes  chez  Amyntor,  et  nous 
trouvâmes  chez  lui  tous  les  agréments  que 
nous  devions  attendre  de  l'ancienne  amilii 
cjiii  le  liait  avec  le  père  de  Pliiiotas. 

Nous  étions  impatients  daller  à  Temp;''. 
Ce  nom,  commun  à  plusieurs  vallées  quou 
trouve  en  ce  canton,  désigne  plus  particu- 
lièrement celle  que  forment,  en  se  rappro- 
chant, le  mont  Olympe  et  le  mont  Ossa  : 
cest  le  seul  grand  chemin  Dour  aller  de 
'^l'!u;ssalie  en  Macédoine.  Amyntor  voulut 
nous  accompagner.  Nous  prîmes  un  bateau, 
et  au  lever  de  laurore  nous  nous  embar- 
quâmes sur  le  Pénée,  le  i5  du  mois  mcta- 
géitnion.  (a)  Bientôt  s'oftrirent  h  nous  plu- 
sieurs villes,  telles  que  Phalanna,  Gyrton  , 
Ehilies,  Mopsium ,  Homolis  ;  les  unes  pla- 
cées sur  les  bords  du  fleuve  ,  les  autres 
sur  les  hauteurs  voisines.  "*  Après  avoir 
passé  lembouchure  du  TilarésiuSj  dont  lis 

'  l'iin.  lib.  4)  cap-  8 ,  t.  i  ,  p.  200. 
(«)  Le  10  août  de  l'an  35"  avnnt  J.  C. 
»  L;\.  lib.  43  >  «"ap.  fil. 


384  VOYAGE    d'anACIIARSÎS, 

eaux  sont  moins  pures  que  ciliés  du  Pé- 
née,  '  nous  arrivâmes  à  Gonîius,  distante  de 
Larissc  d'environ  cent  soixante  stades  :  "^  {n) 
nous  y  laissâmes  notre  bateau.  G  est  là  que 
commence  la  vallée ,  et  que  le  ileuve  se 
trouve  resserré  entre  le  mont  Ossa  qui  est  à 
sa  droite,  et  le  mont  Olympe  qui  est  à  sa 
gauche,  et  dont  la  hauteur  est  d'un  peu  plus 
de  dix  stades,  {h) 

Suivant  une  ancienne  tradition , un  trem- 
blement de  terre  sépara  ces  m.ontagnes,  et 
ouvrit  un  passage  aux  eaux  qui  submer- 
geaient les  campagnes.  "^  Il  est  du  moins  cer- 
tain que  si  l'on  formait  ce  passage ,  le  Pénée 
ne  pourrait  plus  avoir  d  issue;  car  ce  fleuve, 
qui  reçoit  dans  sa  course  plusieurs  rivière,. 
coule  dans  un  terrain  qui  s'élève  par  degrés, 
depuis  ses  bords  jusqu'aux  coihues  et  aux 
monlagnesqui  entourent  cette  contrée.  Aussi 
disait -on  que  si  les  ïhessalicns  ne  s'claiei;' 
ioumis  à  Xerxès ,  ce  prince  aurait  pris  le  par  î.l 

'  Homer.  iliad.  2,  v.  754.  Strab.  lib.  9,  p.  44'- 
^  Liv.  lib.  3G,  cap.  10. 
(fl)  ."-'ix  lieues  et  cent  vinj^t  toises. 
{b)  Neuf  ccul  .'.oixante  loises.  Voyes  la  t.'Ote  XXîil 
la  iîn  du  Tolunie. 

5  Herodot.  lib.  j,  oap.  izq.  Stiab  ibi<il.  p.  '\?><^. 


CHAPITRE  TRE^•rE-CI^-QUîÈME.    38.> 

de  s'emparer  de  Gonnus ,  et  d'y  construire  une 
barrière  impénétrable  au  fleuve.  '  Cette 
ville  est  très  importante  par  sa  situation  : 
elle  est  la  clef  de  la  Thcssalie  du  côté  de  la 
Macédoine ,  "^  comme  les  Tlicrmopyles  le 
sont  du  côlé  de  la  l'hocide. 

La  vallée  sétend  du  sud-ouest  au  nord- 
est  ;  ^  sa  longueur  est  de  quarante  stades,  4  {a) 
sa  plus  grandi;  largeur  d  environ  deux  stades 
et  demie;  ^  (h)  mais  cette  largeur  diminue 
quelrjuei'ois  au  point  quelle  lie  parait  èlre 
que  de  cent  pieds.  ''  (c) 

Les  montagnes  sont  couvertes  de  peu- 
pliers, de  platanes,  de  frênes  dune  beauté 
{,ur[)renante.  '  De  leiu's  rncds  jaillissent  des 
I 

'  Herodot.  lib.  7,  cap.  i3o. 

^  Liv.  lib.  4-'- ,  cap.  6^. 

^  Pocock.  t.  .3,  p.  102.  Note  nws.  de  M.  Stuart. 

4  l'iin.  lib.  f\ ,  cap.  8,  t.  i ,  p.  2co.  Liv.  lib.  44,  cnp.  6. 

(</)  Environ  une  lieue  et  demie.  Je  donne  toujours  à 
la  lieue  deux  mille  cinij  cciiis  toises. 

^  JN'oie  mss.  de  M.  tituart. 

(/')  Environ  deux  cent  trente-six  toises. 

^  Plin.  lib.  4,  cip.  8,  t.  I ,  p.  200.  A.li.-in.  var.  Iiist; 
l;b.  3,  cjip.  1  Perizon.  ibid.  Sahuas.  in  Solin.  p.  58'î. 

(t;  Environ  fjuatre-vingi-quatorze  de  nos  pieds. 

7  Theoplir.  List,  plant,  lib.  4,  tap.  G.  <Jatul.  eiithal. 
Pel.  n  llittid.  Plut,  in  l  laïuin.  t.  1 ,  p.  370.  Hesycli.  in 
Te  tes". 


386  VOYAGE  d'anacharsis, 
sources  d'une  eau  pure  comme  îc  cristal;  ' 
et  des  intervalles  qui  séparent  leurs  som- 
mets, s  échappe  un  air  frais  que  l'on  respire 
avec  une  volupté  secrète.  Le  lleuve  présente 
partout  un  canal  tranquille ,  et  dans  cer- 
tains endroits  il  embrasse  de  petites  iles  dont 
11  éternise  la  verdure.  ^  Des  grottes  percées 
dans  les  flancs  des  montagnes,  ^  des  pièces 
de  gazon  placées  aux  deux  côtés  du  fleuve, 
semblent  être  l'asile  du  repos  et  du  plaisir. 
Ce  qui  nous  étonnait  le  plus  était  une  cer- 
taine intelligence  dans  la  distribution  des 
ornements  qui  parent  ces  retraites.  Ailleurs, 
c'est  l'art  qui  se/Force  d'imiter  la  nature;  ici 
on  dirait  que  la  nature  veut  imiter  l'art.  Les 
lauriers  et  dift'érentes  sortes  d'arbrisseaux 
foiment  d'eux-mêmes  des  berceaux  et  des 
bosquets,  et  iont  un  beau  contraste  avec  des 
bouquets  de  bois  placés  au  pied  de  l'O  ly  mpe .  ^ 
Les  rochers  sont  tapissés  d'une  espèce  de 
lierre  ;  et  les  arbres ,  ornés  de  plantes  qui  ser- 
pentent autour  de  leur  tronc,  '  s'entrelacent 

'  jElian.  var.  liist.  lib.  3,  cap.  i. 
'■'  Pococlx.  t.  3,  p.  iSa. 
■*  Note  mss.  de  IM.  Stuait. 

4  n)id. 

5  A'A'mu.  iLid.  Pliii.  lib.  iG,  cap.  /^^,  t.  2,  p.  (fi; 


CHAPITRE  TREME-CINQUIÈME.    38^ 

dans  leurs  branches,  et  tombent  en  festons 
et  en  guirlandes.  Enfin ,  tout  présente  en  ces 
beaux  lieux  la  décoration  la  plus  riante.  De 
tous  côtés  l'œil  semble  respirer  la  fraîcheur, 
et  l'àme  recevoir  un  nouvel  esprit  de  vie. 

Les  Grecs  ont  des  sensations  si  vives,  ils 
habitent  un  climat  si  chaud,  qu'on  ne  doit 
pas  être  surpris  des  émotions  qu  ils  éprou- 
vent à  l'aspect  et  même  au  souvenir  de 
cette  charmante  vallée  :  au  tableau  que  je 
viensd'en  ébaucher,  il  faut  ajouter  que, dans 
leprintemps,elle  est  'ou!e  émaillée  de  fleurs, 
et  qu  un  nombre  infliù  d'oiseaux  y  font  en- 
tendre des  chants,  '  à  qui  la  solitude  et  la 
saison  semblent  prêter  une  mélodie  plus 
tendre  et  plus  touchante. 

Cependant  nous  suivions  lentement  la 
cours  du  Pénéc;  et  mes  regards,  quoique 
distraits  par  une  foule  d  objets  délicieux , 
revenaient  toujours  sur  ce  fleuve.  Tantôt  je 
voyais  ses  flots  étinceler  à  travers  le  feuillage 
dont  ses  bords  sont  ombragés;'^  tantôt, m  ap- 
prochant du  rivage,  je  contemplais  le  cours 
paisible  de  ses  ondes  ^  qui  semblaient  se 

'  Plin.  lib.  4 ,  cap.  8 ,  t.  i ,  p.  200 . 

'  Id.  il)i.l. 

^  yEliaii.  var. liLst.  1.  3,c.  i.Proccp. aedif.  1.  .|,c.  3, p.  j2. 


388  VOYAGE  d'ax  .VrnAPwSIS, 
soulcilir  mutuellement ,  et  ronplissaîcul 
leur  carrière  sans  tumulte  et  sans  effort.  Je 
disais  à  Amyntor  :  Telle  est  Fimage  duiie 
âme  pure  et  tranquille;  ses  vertus  naissent 
les  unes  des  ai; très;  elles  agissent  toutes  de 
conceit  et  sans  bruit.  L ombre  élrang/re  du 
vice  les  fait  seule  éclater  par  son  opposition. 
Amyntor  me  lépondit  :  Je  vais  vous  montrer 
limage  de  l'ambition  et  les  funestes  edlts 
qu'elle  produit. 

Alors  il  me  conduisit  dans  une  des  "orcfcs 
du  mont  Ossa ,  où  Ion  prétend  que  se  tloniia 
le  combat  des  tilans  contre  les  dieux.  C  est 
là  qu'un  torrent  impétueux  se  précipite  stu" 
un  lit  de  rochers,  qu'il  ébranle  par  la  vio- 
lence de  ses  chutes.  Nous  parvînmes  eu  un 
endroit  où  ses  vagues,  fortement  conipri- 
inées,  cherchaient  à  forcer  un  passage.  Elles 
se  heurtaient,  se  soulevaient,  et  tcmbaient, 
en  mugissant,  dans  un  goulîre,  d où  elles 
s'élançaient  avec  une  nouvelle  fureur,  pour 
se  briser  les  unes  contre  les  autres  dans  les 
airs. 

Mon  âme  était  occupée  de  ce  spectacle, 
lorsque  je  levai  les  yeux  autour  de  moi;  je 
me  trouvai  resserré  entre  deux  montagnes 
noires,  arides,  et  sillonnée^,  dans  toute 


CIIAPITUE   TUE>ÏK-C1.\QUI£ME.    389 

leur  hauteur,  par  dos  abîmes  profonds.  Près 
de  leurs  somuicts,  des  nuages  erraient  pe- 
snnnncnt  parmi  des  arbres  funèbres,  ou  res- 
laicut  suspendus  sur  leurs  branches  stériles. 
Au  dessous,  je  vis  la  nature  en  ruine 5  les 
montagnes  écroulées  étaient  couvertes  de 
leurs  débris,  et  nofliaient  que  des  roches 
menaçantes  et  confusément  entassées.  Quelle 
puissance  a  donc  brisé  les  liens  de  ces  masses 
énormes?  Est-ce  la  fureur  des  acpiilons?  est- 
ce  un  bouleversement  du  globe?  est-ce  en 
eflet  la  vengeance  terrible  des  dieux  contre 
les  titans?  Je  lignore;  mais  enfin  cest  dans 
celte  afireiise  vallée  que  les  conquérants  de- 
vraient venir  contempler  le  laljleau  des  ra- 
vages dont  ils  affligent  la  terre. 

Nous  nous  hàt;imes  de  sortir  de  ces  lieux , 
et  bientôt  nous  fumes  attirés  par  les  sons 
mélodieux  d  une  lyre ,  '  et  par  des  voix  plus 
touchantes  encore  :  c'était  la  théorie  ou 
députation  que  ceux  de  Delphes  envoient 
de  neuf  en  neuf  ans  à  Tempe.  "  Ils  di.scnt 
qu'Apollon  était  venu  dans  leur  ville  avec 
une  couronne  et  une  branche  de  laurier 

'  Plut,  de  music.  t.  2,  p.  1 136.  M' m.  de  l'acaJ.  des 
bell.  Icttr.  t.  i3,  p.  220. 

^  jEIian.  var.  hi»t.  lib.  3,  cap.  i. 

3i 


390  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

cueillies  dans  cette  vallée ,  et  c'est  pour  en 
rappeler  le  souvenir  qu  ils  font  la  dc'putation 
que  nous  vîmes  anriver.  Elle  était  composée 
(le  l'élite  des  jeunes  Delphiens.  Ils  firent  un 
sacrifice  pompeux  sur  un  autel  élevé  près 
des  bords  du  Pénée;  et,  après  avoir  coupé 
des  branches  du  même  laurier  dont  le  dieu 
s  était  couronné,  ils  partirent  en  chantant 
des  hymnes. 

En  sortant  de  la  vallée,  le  plus  beau  des 
spectacles  s'offrit  à  nous.  C'est  une  plaine 
couverte  de  maisons  et  d'arbres,  où  lellcuvc, 
dont  le  lit  est  plus  large  et  le  cours  plus  pai- 
sible, semble  se  mulliplier  par  des  sinuosi- 
tés sans  nombre.  A  quelques  stades  de  dis- 
tance parait  le  golfe  Therniaique  :  au-delà 
se  présente  la  presqu'île  de  Pallènc-,  et  dans 
le  lointain,  le  mont  Athos  termine  cette  su- 
perbe vue.  ' 

Nous  comptions  retourner  le  soir  ;\  Con- 
nus; mais  un  orage  violent  nous  obligea  de 
passer  la  nuit  dans  une  maison  située  sur  le 
livagc  de  la  mer  :  elle  appartenait  à  un  Thes- 
salien  qui  s'empressa  de  nous  accueillir.  Il 
avait  passé  quelque  temps  à  la  cour  du  roi 

»  Kote  niss.  de  M.  Stuart. 


CHAPITRE  TrxENTE-CINQUIKME.    3gi 

Cotys,  et  pendant  le  soupe  il  nous  raconta 
des  anecdotes  relatives  à  ce  prince. 

Cotys,  nous  dit-il,  est  le  plus  riche,  le 
plus  voluptueux  et  le  plus  intempérant  des 
rois  de  Thrace.  Outre  d'autres  branches  de 
revenus,  il  tire  tous  les  ans  plus  de  deux 
cents  talents  (a)  des  ports  qu  il  possède  dans 
la  Chersonèse;  '  cependant  ses  trésors  suf- 
fisent à  peine  à  ses  goûts. 

En  été,  il  erre  avec  sa  cour  dans  des  bois 
où  sont  pratiquées  de  belles  routes  :  dès 
qu  il  trouve,  sur  les  bords  d'un  ruisseau,  un 
aspect  riant  et  des  ombrages  frais,  il  s'y  éta- 
blit ,  et  s'y  livre  A  tous  les  excès  de  la  table. 
Il  est  maintenant  entraîné  par  un  délire  qui 
n'exciterait  que  la  pitié,  si  la  folie  jointe  au 
pouvoir  ne  rendait  les  passions  cruelles.  Sa- 
vez-vous  quel  est  1  objet  de  son  amour?  Mi- 
nerve. 11  ordonna  d'abord  à  une  de  ses  maî- 
tresses de  se  parer  des  attril)uts  de  cette  di- 
vinité: mais,  comme  une  ])arei]le  illusion  ne 
servit  qu  à  1  enflammer  davantage,  il  prit  le 
parti  dépouser  la  déesse.  Les  noces  furent 
célébrées  avec  la  plus  grande  magnificence-, 

(n)  Plus  d'un  million  quatre-vin<;f  iriillc  livres. 
'  l'Jcmosth.  jn  AtistoT.  p.  7^^  3. 


3o2  VOYAGE    d'aNACIIAkSIS, 

j  y  fus  invité.  Il  altcndait  avec  iinpalieiice 
son  épouse  :  en  raltendaiii,  il  s'enivra.  Sur 
la  fm  du  repas,  un  de  ses  gardes  alla,  par 
son  ordre,  à  la  tente  où  le  lit  nuptial  était 
dressé  :  à  son  retour,  il  annonça  que  Mi- 
nerve n'était  pas  encore  arrivée.  Cotys  le 
perça  d'une  flèche  qui  le  priva  de  la  vie.  Un 
autre  garde  éprouva  le  même  sort.  Un  troi- 
sième, instruit  par  ces  exemples,  dit  qu  il  ve- 
nait de  voir  la  déesse,  qu'elle  était  couchée, 
et  qu'elle  attendait  le  roi  depuis  long-temps. 
A  ces  mots,  le  soupçonnant  d avoir  obtenu 
les  faveurs  de  son  épouse ,  il  se  jeitc  en  fureur 
sur  lui  et  le  décliire  de  ses  propres  mains,  ' 

Tel  fut  le  récit  du  ïhessalien.  Quelque 
temps  après,  deux  frères,  Iléraclide  et  Py- 
thon, conspirèrent  contre  (^^otys,  et  lui  ôtè- 
ivnt  la  vie.  Les  Athéniens  ayant  eu  successi- 
vement lieu  de  s'en  louer  et  de  s'en  plaindre, 
lui  avaient  décerné ,  au  commencement  de 
son  règne,  une  couronne  d'or  avec  le  titrfi 
de  citoyen  :  après  sa  mort,  ils  déférèrent  les 
mêmes  honncuis  à  ses  assassins.  ^ 

L'orage  se  dissipa  pendant  la  nuit.  A  no- 
tre réveil,  la  mer  était  calme  et  le  ciel  serein  ; 

'  Ailini.  11b.  12,  cap.  8,  p.  .'Ï3i. 
^  l.'ciîiostli.  in  Aristorr.  p.  ji'i- 


CHAPITRE  TRENTi:-ci>'Qi;iÈ:>ir.  'à()'6 
nous  revînmes  à  la  vallée,  et  nous  vîmes  les 
apprêts  d'une  fête  que  les  Thrssalieus  cclè- 
hî'ent  tous  les  ans,  en  mémoire  du  tremble- 
ment de  terre  qui,  en  donnant  un  passage 
aux  eaux  du  Pénéc ,  découvrit  les  be'ies 
plaines  de  Larissc. 

Les  haliitants  de  Gonnus,  dllomolis  et 
d(>s  autres  villes  voisines,  arrivaient  succes- 
sivement dans  la  vallée.  L'encens  des  sacri- 
fices brûlait  de  toutes  parts;  '  le  fleuve  était 
rouvert  de  bateaux  quidcsccndaiexitel  mon- 
taient sans  interruption.  On  dressait  des  ta- 
bles dans  les  bosquets,  sur  le  gazon,  sur 
les  bords  du  fleuve ,  dans  les  petites  iles ,  au- 
près des  sources  qui  sortent  des  montagnes. 
Lue  sint^ularité  qui  distini;ue  cette  fête,  c'est 
que  les  esclaves  y  sont  confondus  avec  leurs 
maîtres,  ou  plutôt,  que  les  premiers  y  sont 
servis  par  les  seconds.  Ils  exercent  leur  nou- 
vel enqiire  avec  une  liberté  qui  va  quelque- 
fois jusqu  à  la  licence ,  et  qui  ne  sert  qu'à 
rendre  la  joie  plus  vive.  Aux  plaisirs  de  la 
table  se  mêlaient  ceux  de  la  danse,  de  la 
musique,  et  de  plusieurs  autres  exercices 
qui  se  prolongèrent  bien  avant  dans  la  nuit. 

'  Ailu;!i.  lib.  i^)  p.  (>'-)ç).  .î£liaii.  var.  liist.  lib.  3,  c.  i. 

IMruvs.  iu  UO.û^- 


39i  VOYAGE    D  ANACIIARSISj 

Nous  retournâmes  le  lendemain  ALarisse, 
et  quelques  jours  après  nous  eûmes  occasion 
de  voir  le  combat  des  taureaux.  J'en  avais 
vu  de  semblables  en  diflcrentes  villes  de  la 
Grèce-,  '  mais  les  habitants  de  Larisse  y 
montrent  plus  d'adresse  que  les  autres  peu- 
ples. La  scène  était  aux  environs  de  cette 
ville  :  on  fit  partir  plusieurs  taureaux ,  et 
autant  de  cavaliers  qui  les  poursuivaient  et 
les  aiguillonnaient  avec  une  espèce  de  dard. 
Il  i'iiut  que  chaque  cavaber  s'attache  à  un 
taureau j  qu'il  coure  à  ses  côtés,  quil  le 
presse  et  l'évite  tour  à  tour,  et  qu  après  avoir 
épuisé  les  forces  de  1  animal,  il  le  saisisse 
par  les  cornes,  et  le  jette  à  terre  sans  des- 
cendre lui-même  de  cheval.  Quelquefois  il 
s'élance  sur  l'animal  écumant  de  fiu'eur;  et, 
malgré  les  secousses  violentes  qu  il  éprouve , 
il  l'atterre  aux  yeux  dun  nombre  infini  de 
spectateurs  qui  célèbrent  son  triomphe. 

]j'adminislration  de  cette  ville  est  entre 
les  mains  dun  petit  nombre  de  magistrats 
qui  sont  élus  par  le  peuple ,  et  qui  se  croient 

'  Plin.  lib.  8,  cap.  ^5,  t.  i ,  p.  472.  Sueton.  in  Claiid. 
rap.  21.  Ileliod.  jtthiop.  lib.  lo,  p.  498.  Salmas.  irt 
rollion.  p.  286. 


CHAPITRE  TRENTE-CÎNQUIÈxME.    395 

obligés  de  le  flatter  et  de  sacrifier  son  bien  à 
SCS  caprices.  ' 

Les  naturalistes  prétendent  que,  depuis 
(|u  on  a  ménagé  une  issue  aux  eaux  stagnan- 
tes qui  couvi  aient  en  plusieurs  endroits  les 
environs  de  cette  ville,  l'air  est  devenu  plus 
pur  et  beaucoup  plus  froid.  Ils  citent  deux 
laits  en  faveur  de  leur  opinion.  Les  oliviers 
se  plaisaient  infiniment  dans  ce  canton;  ils 
ne  peuvent  aujourd'hui  y  résister  aux  ri- 
gueurs des  hivers;  et  les  vignes  y  gèlent  très 
souvent,  ce  qui  n  arrivait  jamais  autrefois  * 

Nous  étions  déjà  en  automne  :  comme 
cette  saison  est  ordinairement  très  belle  en 
Thessalie,  et  qu^elle  y  dure  long-temps,' 
nous  finies  quelques  courses  dans  les  villes 
voisines  :  mais  le  moment  de  notre  départ 
étant  arrivé,  nous  résolûmes  de  passer  par 
lEpire,  et  nous  prîmes  le  chemin  de  Gom- 
phi,  ville  située  au  pied  du  raont  Pindus. 

'  Aristot.  de  rcp.  lib.  5,  cap.  G,  t.  2,  p.  3c)4- 
'  Theophr.  de  caus.  plant,  lib.  5,  cap.  20. 
^  Id.  hist.  plant,  lib.  1»,  cap.  7. 


396  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 


CHAPITRE   XXXVI 

Vojage  d'Epiie,  d'Acavnanic  et  d'Étolie.  Oracle 
de  Dodoiie.  S:iut  de  Leucade. 

IjE  mont  Phidus  sépare  la  Thessalie  de 
lEpire.  ISous  le  traversâmes  au  dessus  de 
Gomphi,  '  et  nous  entrâmes  dans  le  pays 
des  Athamanes.  De  là  nous  auilons  pu  nous 
rendre  k  Toracle  de  Dodone ,  qui  n'en  est  pas 
éloigné;  mais,  outre  (|uil  aurait  fallu  fran- 
chir des  montagnes  déjà  couvertes  de  neige, 
et  que  l'hiver  est  très  rigoureux  dans  cetîc 
vîHe,*nous  avions  vu  tant  d'oracles  en 
Béotie .  qu  ils  nous  inspiraient  plus  de  dé- 
goût que  de  ciu'iositc  :  nous  prîmes  donc  le 
parti  d'aller  droit  à  Aml'racic  par  un  chemin 
très  court,  mais  assez  rude.  •* 

Cette  ville,  colonie  des  Corinthiens,  '♦ 
est  située  auprès  d'un  golfe  qui  porte  aussi 

*  Liv.  lib.  32,  cap,  14. 
^  Honier.  iliad.  2,  v.  "jSo. 
^  Liv.  ibid.  cap.  i5. 
4  iLucyd.  lib.  9.,  cap.  80. 


'97 

le  nom  d'Amhracle.  '  (a)  Le  fleuve  Aréthoa 
coule  à  sou  couchant;  au  levant  est  une  col- 
line où  Ion  a  construit  une  citadelle.  Ses 
murs  ont  environ  vingt-quatre  stades  de  cir- 
cuit :  '  (b)  au  dedans,  les  regards  sont  atti- 
rés par  des  temples  et  d  autres  beaux  monu- 
ments ;  ^  au  dehors,  par  des  plaines  fertiles 
qui  s'étendent  au  loin.  ^  Nous  y  passâmes 
quelques  jours ,  et  nous  y  primes  des  no- 
tions générales  sur  l'Épire. 

Le  moût  Pindus  au  levant,  et  le  golfe 
d'Ambracie  au  midi ,  séparent  en  quelque 
fat^on  1  Epire  du  reste  de  la  Grèce.  Plusieurs 
chaînes  de  montagnes  couvrent  lintérieur 
du  pays  :  vers  les  côtes  de  la  mer  on  trouvé 
des  aspects  agréables,  et  de  riches  campa- 
gnes. *  Parmi  les  fleuves  qui  larrosent,  ou 
distingue  l'Achéron,  qui  se  jeite  dans  un 

•  Strab.  lib.  7,  p.  325. 

(a)  Ce.  golfe  est  le  mênie  que  celui  où  se  donna  depuis 
la  célèbre  bataille  d'Actiiim.  Voyez-en  le  plan  et  la  des- 
eription  dans  les  Méui.  de  l'ac.  des  bell.  kt.  l.  32,  p.  5 13.' 

^  Liv.  lib.  38,  cap.  4. 

(/')  Deux  mille  deux  cent  soixante-huit  toîses. 

■^  Dicrt-arcli.  v.  28,  ap.  geogr.  min.  t.  2»,  p.  3. 

4  Polyb.  excerpt.  leg.  cap.  2 7 ,  p.  827  et  828.  Liv.  ibid. 
CHp.  3. 

5  Sirab.  lib.  7,  p.  324. 

3.  34 


398  VOYAGE    d'aNACIIARSIS, 

marais  de  même  nom ,  et  le  Cocyte,  dont  les 
eaux  sont  d'un  goût  désagréable.  '  Danscettc 
même  contrée  est  un  endroit  nommé  Aonie 
ou  Averne,  d  où  s'exhalent  des  vapeurs  donî 
les  airs  sont  infectés.  ^  A  ces  traits  on  re- 
connaît aisément  le  pays  où,  dans  les  temps 
les  plus  anciens ,  on  a  placé  les  enfers. 
Comme  FEpire  était  alors  la  dernière  des 
eontrées  connues  du  côté  de  l'occident,  elle 
passa  pour  la  région  des  ténèbres  ;  mais ,  à 
mesure  que  les  bornes  du  monde  se  reculè- 
rent du  même  côté,  l'enfer  changea  de  posi- 
tion, et  fut  placé  successivement  en  Italie 
et  en  Ibérie,  toujours  dans  les  endroits  où 
la  lumière  du  jour  semblait  s'éteindre. 

L'Épire  a  plusieurs  ports  assez  bons.  On 
tire  de  cette  province,  entre  autres  choses, 
des  chevaux  légers  à  la  course,  ^  et  des  ma- 
tins auxquels  on  conlie  la  garde  des  trou- 
peaux, et  qui  ont  un  trait  de  ressemblance 
avec  les  Kpirotes;  c'est  qu'un  rien  suflit  pour 
les  mettre  en  fureur.  ^  Certainsquadrupèdcs 
y  sont  dune  grandeur  prodigieuse  :  il  faut 

'  Pausan.  lib.  i ,  cap.  1 7 ,  p.  tyo. 

^  Id.  lib.  9,  c.  3o,  p.  768.  riin.  lib.  4,  c.  i ,  p.  18S. 

^  AcJiill.  Tat.  lib.   1  ,  V.  fyio. 

^  &.'mi\.  de  aiiiaul.  liJ\  3,  cap.  z.  Suid  in  MaA«7i 


Cn.VPITKE  TRENTE-SIXIÈME.     ÔC)() 

être  debout  ou  légèrement  iiicliué  pour 
traire  les  vaches,  et  elles  rendent  une  quan- 
tité surprenante  de  lait.  ' 

J'ai  ouï  parler  d'une  fontaine  qui  est  dans 
la  contrée  des  Cliaoniens.  Pour  en  tirer  le 
sel  dont  ses  eaux  sont  imprégnées,  on  les 
fait  bouillir  et  évaporer.  Le  sel  qui  reste  est 
blanc  comme  la  neige.  * 

Outre  quelques  colonies  grecques  établies 
en  divers  cantons  te  l'Epire,  ^  on  distingue 
dans  ce  pays  quatorze  nations  anciennes, 
barbares  pour  la  plupart,  distribuées  dans 
de  simples  bourgs;  '^  quelques-unes  quon  a 
vues  eu  diverses  époques  soumises  à  diffé- 
rentes formes  de  gouvernement;  ^  d autres, 
comme  les  Molosses,  qui  depuis  environ 
n'cuf  siècles  obéissent  à  des  princes  de  lit 
même  maison.  C'est  une  dos  plus  ancicnnci; 
et  des  plus  illustres  de  la  Gr^ce  :  elle  tire 
son  origine  de  Pyrrhus,  fils  d'Achille;  et  ses 
descendants  ont  possédé,  de  père  en  lils ,  nn 

»  Aristot.  hist.  animal,  lib.  3,  rap.  21 , -t.  i ,  p.  ^  '  2- 
*  Id.  nisteor.  lib.  2  ,  cap.  3. 
•^  Deniostli.  de  Halon.  p.  73. 

4  Throp.  ap.  Strab.  lib.  7,  p.  323.  Scylax,  peripl.  np. 
Çrogr.  min.  t.  i ,  p.  3. 

5  llomer.  odyss.  14,  v.  3  iS.'Tluicj-d.  lib.  7  ,  rap.  fft. 


4oO  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

trône  qui  n'a  jamais  éprouvé  la  moindre  se- 
cousse. Des  philosophes  attrihuent  la  durée 
de  ce  royaume  au  peu  d'étendue  des  états 
qu'il  renfermait  autrefois.  Ils  prétendent 
que  moins  les  souverains  ont  de  puissance, 
moins  ils  ont  d'ambition  et  de  penchant  au 
despotisme.  '  La  stabilité  de  cet  empire  est 
maintenue  par  un  usage  constant  :  lorsqu  un 
prince  parvient  à  la  couronne,  la  nation 
s'assemble  dans  une  des  principales  villes; 
après  les  cérémonies  que  prescrit  la  religion, 
le  souverain  et  les  sujets  s'engagent,  par  un 
serment  prononcé  en  face  des  autels,  lun ,  de 
régner  suivant  les  lois,lesautres,dodéfcndre 
la  royauté  conibrmément  aux  mêmes  lois.  ^ 
Cet  usage  commença  au  dernier  siècle.  Il 
se  fit  alors  une  révolution  éclatante  dans  le 
gouvernement  et  dans  les  mœurs  des  Mo- 
losses. '  Un  de  leurs  rois  en  mourant  ne 
laissa  qu'un  fils.  La  nation,  persuadée  que 
rien  ne  pouvait  1  intéresser  autant  que  IV'du- 
cation  de  ce  jeune  prince  ,  en  confia  le 
soin  à  des  hommes  sages,  qui  conçurent  le 
projet  de  l'élever  loin  des  plaisirs  et  de  la 

'  Aiistnt.  flf  rop.  lib.  5,  cap.  i  i ,  t.  2,  p.  ^06. 

2  Plut,  iii  l'yrrl).  t.   i  ,  p.  3i<iO. 

3  id.  ibid.  p.  383.  Justin,  lib.  17,  cap.  3. 


CHAPITRE  TRENTE-SIXIÈME.     4oi 

•iatlerie.  Ils  le  conduisirent  à  Athènes,  et  ce 
fut  dans  une  république  qu  il  s'instruisit  des 
devoirs  mutuels  des  souverains  et  des  sujets. 
De  retour  dans  ses  états,  il  donna  un  grand 
exemple  ;  il  dit  au  peuple  :  J  ai  trop  de  pou- 
voir, je  veux  le  borner.  11  établit  un  sénat, 
des  lois  et  des  magistrats.  Bientôt  les  lettres  et 
les  arts  fleurirent  par  ses  soins  et  par  ses 
exemples.  Les  Molosses,  dont  il  était  adoré, 
adoucirent  leurs  mœurs ,  et  prirent  sur  les 
nations  barbares  de  l'Epire  la  supériorité 
que  donnent  les  lumières. 

Dans  une  des  parties  septentrionales  de 
ri'^pire  est  la  ville  de  Dodone.  C  est  là  que  se 
trouvent  le  temple  de  Jupiter,  et  1  oracle  le 
plus  ancien  de  la  Grèce.  '  Cet  oracle  subsis- 
tait dès  le  temps  où  les  habitants  de  ces 
cantons  n'avaient  qu'une  idée  confuse  de  la 
divinité;  ot  cependant  ils  portaient  déjà 
leurs  regards  inquiets  sur  l'avenir  :  tant  il  est 
vrai  que  le  désir  de  le  connaître  est  une  des 
plus  anciennes  maladies  de  1  esprit  humain, 
comme  elle  en  est  une  des  plus  funestes' 
J  ajoute  <;uil  en  est  une  autre  qui  n'est  pas 
moins  ancienne  parmi  les  Grecs;  c'est  de 

'  Hercd^'t.  lib.  2  .  tap.  52. 

34. 


4oa        VOYAGE  d'anacharsis, 

rapporter  à  des  causes  surnaturelles,  non- 
seulement  les  effets  de  la  nature ,  mais  en- 
core les  usages  et  les  établissements  dont  on 
ignore  1  origine.  Quand  on  daigne  suivre  les 
chaînes  de  leurs  traditions,  on  s'aperçoit 
quelles  aboutissent  toutes  à  des  prodiges.  11 
en  fallut  un,  sans  doute,  pour  instituer 
l'oracle  de  Dodone,  et  voici  comme  les  prê- 
tresses du  temple  le  racontent.  ' 

Ln  jour  deux  colombes  noires  s'envolè- 
rent de  la  ville  de  Tlièbcs  en  l"]gvpte,  et 
s'arrêtèrent,  Iiine  en  Libje,  l'autre  à  Do- 
done. Cette  dernière  s  étant  posée  sur  un 
cliène,  prononça  ces  mots  dune  voix  très 
distincte  :  «  Etablissez  en  ces  lieux  un  ora- 
<c  cle  en  1  liouneur  de  Jupiter.  »  L'autre  co- 
lombe prescrivit  la  mémo  chose  aux  habi- 
tants de  la  Libye,  et  toutes  deux  furent  re- 
gardées comme  les  interprètes  des  dieux. 
Qut'kpie  absurde  que  soit  ce  récit,  il  paraît 
avoir  un  Ibudement  réel.  Les  prêtres  égyp- 
tiens soutiennent  que  deux  prêtresses  portè- 
rent autrefois  leurs  rites  sacrés  à  Dodoiie, 
de  même  quen  Libye;  et,  dans  la  langue 
des  anciens  peuples  de  lEpire,  le  même 

'  Hsrodot.  lil).  a ,  cap.  55. 


CHAPITTIE  TRENTE-SIXIÈME,      /^oS 

mot  désigne  une  colombe  et  une  vieille 
femme.  ' 

Dodorie  est  située  au  pied  du  mont  Toma- 
rus,  doù  s'échappent  quantité  de  sources 
intarissables.  ^  Elle  doit  sa  gloire  et  ses  ri- 
chesses aux  étrangers  qui  viennent  consul- 
ter loracle.  Le  temple  de  Jupiter  et  les  por- 
tiques qui  reritourent,  sont  décorés  par  des 
statues  sans  nombre,  et  par  les  olîrandrs  de 
presque  tous  les  peuples  de  la  terre.  ^  La 
foret  sacrée  s'élève  tout  auprès.  ^*  Parmi  les 
chênes  dont  elle  est  formée,  il  en  est  un 
qui  porte  le  nom  de  divin  ou  de  prophc- 
lique.  La  piété  des  peuples  la  consacré  de- 
puis une  longue  suite  de  sièclcï.  ^ 

Non  loin  du  temple  est  une  source  qui 
tous  les  jours  est  à  sec  à  midi,  et  dans  sa  plus 
grande  hauteur  à  minuit;  qui  tous. les  jours 
croit  et  décroît  insensiblement  d'un  de  ces 

'  Strah.  in  supp!.  lib.  7,  ap.  frrof^.  min.  t.  2,  p.  io3. 
Scrr.  in  Virgil.  eclog.  9,  v.  i3.  Scliol.  '^ophorl.  iiiTrach. 
V.  1^5.  Mtm.  de  l'acad.  des  hell.lettr.  t.  5,  List.  p.  35. 

^  Strab.  lib.  7,  p.  328.  Thcop.  ap.  Plin.  lib.  4.  cap-  ï| 
t.  i,p.  188. 

î  Folyb.  lib.  4,  p.  33  I  ;  lib.  5,  p.  358. 

4  Serv.  in  Virgil.  ^coip;.  lib.  i ,  v.  149. 

5  Pausa».  lib.  8,  p.  643. 


4o4  VOYAGE    d'aNaCHARSIS, 

points  à  l'autre.  On  dit  qu  elle  présente  un 
phénomène  plus  singulier  encore.  Quoique 
ses  eaux  soient  lioides ,  et  éteignent  les 
flamJ^c;iux  allumés  qu'on  y  plonge,  elles  al- 
lumant les  flambf  aux  éteints  qu'on  en  ap- 
proche jusqu  à  une  certaine  distance.  '  (a) 
La  forêt  de  Dodone  est  entourée  de  marais; 
mais  le  territoire  en  général  est  très  fertile, 
et  1  on  y  voit  de  nombreux  troupeaux  errer 
dans  do  belles  prairies.  ^ 

Trois  prétresses  sont  chargées  du  soin 
d'annoncer  les  décisions  de  l'oracle-,  ^  mais 
les  Béotiens  doivent  les  recevoir  de  quel- 
ques-uns des  ministres  attachés  au  temple.  4 
Ce  peuple  ayant  une  fois  consulté  loracle 
sur"  une  entreprise  qu'il  méditait,  la  prê- 
tresse répondit  :  «  Commettez  une  impiété, 
«  et  vous  réussirez.  »  Les  Béotiens ,  qui  la 
soupçonnaient  de  favoriser  leurs  ennemis, 
la  jetèrent  aussitôt  dans  le  feu,  en  disant  : 
«  bi  la  prêtresse  nous  trompe,  elle  mérite  la 

'  Plin.  lib.  2,  cap.  io3,  t.  i  ,  p.  I20.  Mêla,  lib.  2, 
cap.  3. 

(il)  Voyez  la  note  XXïV  .\  In  fin  du  vohimp. 

=  Apol!.  a\x  Strab.  lib.  7,  p.  328.  Hcsiod.  ap.  Scliol. 
iopliocl.  in  l'racliin.  v.  1 183. 

^  Hcrodot.  lib.  2,  cap.  55.  Strab.  lib.  j,  p.  3?.(>. 

4  Strab.  lib.  9,  p.  402. 


CHAPITRE  TRENTE-SIXIÈME.      4^5 

«  mort;  si  elle  dit  la  vérité,  nous  obéissons  à 
«  loracle  en  faisant  une  action  impie.  »  Les 
deux  autres  prêtresses  crurent  devoir  justi- 
fier leur  malheureuse  compagne.  Loracle, 
suivant  elles,  avait  simplement  ordonné  aux 
Béotiens  d  enlever  les  trépieds  sacrés  qu  ils 
avaient  dans  leur  temple,  et  de  les  apporter 
dans  celui  de  Jupiter  à  Dodone.  Eu  même 
temps  il  fut  décidé  que  désormais  elles  ne  ré- 
pondraient plus  aux  questions  des  Béotiens. 
Les  dieux  dévoilent  de  plusieurs  manières 
leurs  secrets  aux  prêtresses  de  ce  temple. 
Quelquefois  elles  vont  dans  la  forêt  sacrée, 
et,  se  plaçant  auprès  de  larbre  prophéti- 
que, '  elles  sont  attentives,  soit  au  mur- 
mure de  ses  feuilles  agitées  par  le  zépliyr, 
soit  au  gémissement  de  ses  branches  bat- 
tues par  la  tempête,  D  autres  fois,  s  arrêtant 
au  bord  d  une  source  qui  jaillit  du  pied  de 
cet  arbre,  ^  elles  écoutent  le  bruit  que  forme 
le  bouillonnement  de  ses  ondes  fugitives. 
Elles  saisissent  habilement  les  gradations 
et  les  nuauces  des  sons  qui  frappent  leurs 

'  Homer.  odyss.  lib.  i4.  v.  328.  jEscbyl.  in  Prom. 
V.  83  I.  Sopliocl.  iu  1  radiin.  v.  i  74.  Eustatli.  in.  Homer. 
iliad.  2 ,  t.  I  ,  p.  335.  Pliiiostr.  icon.  lib.  3 ,  rap.  34 ,  «le 

'  Serv.  Ln  Vir^.  ajueid.  lib.  3 ,  v.  466. 


4o6  VOYAGE    d'axACIIARSIS, 

oreilles,  et,  les  regardant  comme  les  présa- 
ges des  événements  futurs,  elles  les  inter- 
prètent suivant  les  règles  qu'elles  se  sont 
laites,  et  plus  souvent  encore  suivant  l'inté- 
rêt de  ceux  qui  les  consultent. 

Elles  observent  la  même  méthode  pour 
expliquer  le  bruit  qui  résulte  du  choc  de 
plusieurs  bassins  de  cuivre  suspendus  au- 
tour du  temple.  '  lis  sont  tellement  rappro- 
chés, quil  suiht  den  frapper  un  pour  les 
mettre  tous  en  mouvement.  La  prêtresse, 
attentive  au  son  qui  se  communique ,  se  mo- 
difie et  s'affaiblit,  sait  tirer  une  foule  de  pré- 
dictions de  cette  harmonie  confuse. 

Ce  n'est  pas  tout  encore.  Près  du  temple 
sont  deux  colonnes-,  ^  sur  lune  est  un  vase 
d airain,  sur  1  autre  la  figure  d'un  enfant 
qui  tient  un  fouet  à  trois  petites  chaînes  de 
bronze,  flexibles,  et  terminées  chacune  par 
un  bouton.  Comme  la  ville  de  Dodone  est 
fort  exposée  au  vent,  les  chaînes  frappent 
le  vase  presque  sans  interruption ,  et  pro- 

'  Mened.  ap.  .StepI).  fragm.  in  Dodon.  Eiistath.  i» 
odyss.  lib.  i4  ,  t.  3,  p.  17G0. 

^  Aiistot.  ap.  Suid.  in  Aa/^wn-  et  ap.  Eustatli.  it» 
odyss.  lit).  14,  t.  3,  p.  1^60.  Poleui.  ap.  Stopli.  ihid. 
Strstb,  suppl.  lib.  7,  p.  3 29,  ap.  geogr.  min.  t.  2,  p.  io3. 


CHAPITRE  TRENTE-SIXIÈME.      ^OJ 

duiscnt  un  son  qui  subsiste  long-temps  ;  >  les 
prêtresses  peuvent  en  calculer  la  durée,  et 
le  faire  servir  à  leurs  desseins. 

On  consulte  aussi  l'oracle  par  le  moyen 
des  sorts.  Ce  sont  des  bulletins  ou  des  dés, 
qu  on  tire  au  hasard  de  1  urne  qui  les  con- 
tient. Un  jour  que  les  Lacédémoniens 
avaient  choisi  cette  voie  pour  connaître  le 
succès  dune  de  leurs  expéditions,  le  singe 
du  roi  des  Molosses  sauta  sur  la  tabie,  ren- 
versa l'urne,  éparpilla  les  sorts-,  et  ia  pré- 
tresse  eflrajée  s  écria  :  «  Que  les  Lacédémo- 
«  niens,  loin  d'aspirer  à  la  victoire,  ne  de- 
fc  vaient  plus  songer  qu  à  leur  sûreté.  »  Les 
députés,  de  retour  à  Sparte,  y  publièrent 
cette  nouvelle,  et  jamais  événement  ne  pro- 
duisit tant  de  terreur  parmi  ce  peuple  de 
guerriers.  ^ 

Les  Athéniens  conservent  plusieurs  ré- 
ponses de  loracle  de  Dodone.  Je  vais  en 
rapporter  une,  pour  en  l'aire  connaître  l'es- 
prit. 

fc  Voici  ce  que  le  prétre.de  Jupiter  prcs- 
«  crit  aux  Athéniens.  Vous  avez  laissé  pas- 

'  PhiJostr.  icon.  1.  2 ,  c.  3\ ,  p.  SSg.  Strab.  suppl.  ib, 
'  Cicer.  de  divin,  i.  3 ,  liL.  i  ,  cap.  34  ,  p.  3o;  lib  2, 
r:ap.  82  ,  p.  yi. 


4o8  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

«  SOI"  le  temps  des  sacrifices  et  de  la  députa- 
«  tion  ;  envoyez  au  plus  tôt  des  députés  : 
«  qu'outre  les  présents  déjà  décornés  par  le 
«  peuple,  ils  viennent  oflrir  à  Jupiter  neuf 
tt  bœufs  propres  au  labourage ,  chaque  bœuf 
«accompagné  de  deux  brebis;  quils  pré- 
«  sentent  à  Dioné  une  table  de  bronze,  un 
(c  bœuf,  et  d'autres  victimes.  '  >j 

Cette  Dioné  était  fille  d  Lranus-,  elle  par- 
tage avec  Jupiter  l'encens  que  1  on  brûle  au 
temple  de  Dodone,  ^  et  cette  association  de 
divinités  sert  à  multiplier  les  sacrifices  et  les 
offrandes. 

Tels  étaient  les  récits  qu  on  nous  faisait 
ùAmbracie.  Cependant  lliivor  approchait, 
et  nous  pensions  à  quitter  cette  ville.  Nous 
trouvâmes  un  vaisseau  marchand  qui  par- 
tait pour  Naupacte,  située  dans  le  gollé  de 
Crissa.  Nous  y  fûmes  admis  comme  passa- 
gers, et  dès  que  le  beau  temps  fut  décidé, 
nous  sortîmes  du  port  et  du  gollé  d'Ambra- 
cie.  Nous  trouvâmes  bientôt  la  presqu  ile  de 
Leucade,  séparée  du  continent  par  un  isthme 
très  étroit.  Nous  vîmes  des  matelots  qui  j 
pour  ne  pas  faire  le  tour  de  la  presqu'île , 

■  Dem.  in  Mid.  p.  6i  I.  Tayl.  io  eamd.  orat.  p.  179. 
'  Slrab.  lib.  7,  p.  329. 


CHAPITRE  TRENTE-SIXIERiE.      4^9 

transportaient  à  force  de  bras  leur  vaisseau 
par  dessus  cette  langue  de  terre.  '  Comme 
le  nôtre  était  plus  gros ,  nous  prîmes  le  parti 
de  raser  les  côtes  occidentales  de  Leucade, 
et  nous  parvinraes  à  son  extrémité  formée 
par  une  montagne  très  élevée,  taillée  à  pic, 
sur  le  sommet  de  laquelle  est  un  temple 
d'Apollon,  que  les  matelots  distinguent  et 
saluent  de  loin.  Ce  fut  là  que  s'offrit  à  nous 
une  scène  capable  d  inspirer  le  plus  grand 
efliroi.  ^ 

Pendant  qu'un  grand  nombre  de  bateaux 
se  rangeaient  circulairement  au  pied  du  pro- 
montoire, quantité  de  gens  s'efforçaient  d'en 
gagner  le  sommet.  Les  uns  s'arrêtaient  au- 
près du  temple;  les  autres  grimpaient  sur 
des  pointes  de  rocher,  comme  pour  être  té- 
moins d'un  événement  extraordinaire.  Leurs 
mouvements  n'annonçaient  rien  de  sinistre, 
et  nous  étions  dans  une  parfaite  sécurité, 
quand  tout -à-coup  nous  vîmes  sur  une 
roche  écartée  plusieurs  de  ces  hommes  en 
saisir  un  d'entre  eux,  et  le  précipiter  dans 
la  mer,  au  milieu  des  cris  de  joie  qui  s'éle- 
vaient ,  tant  sur  la  montagne  que  dans  les 

*  Thucyd.  lib.  3,  cap.  8ii 

'  Strab.  lii).  lo,  p.  4.32. 

3.  35 


4lO  VOYAGE    DANACHARSrS, 

bateaux.  Cet  homme  était  couvert  de  plu- 
mes; on  lui  avait  de  plus  attaché  des  oi- 
seaux qui,  eu  déployant  leurs  ailes,  retar- 
daient sa  chute.  A  peine  fut-il  dans  la  mer, 
que  les  bateliers  empressés  de  le  secourir, 
l'en  retirèrent ,  et  lui  prodiguèrent  tous  les 
soins  quon  pourrait  exiger  de  Tamitié  la 
plus  tendi'e.  '  J'avais  été  si  frappé  dans  le 
premier  moment,  que  je  m  écriai  :  Ah,  bar- 
bares !  est-ce  ainsi  que  vous  vous  jouez  de 
la  vie  des  hommes?  Mais  ceux  du  vaisseau 
s'étaient  fait  un  amusement  de  ma  surprise 
et  de  mon  indignation.  A  la  fin  un  ciloyori 
d  Ambracie  me  dit  :  Ce  peuple,  qui  célèbre 
tous  les  ans,  à  pareil  jour,  la  fête  d  Apollon, 
est  dans  fusage  d'offrir  à  ce  dieu  un  sacrifice 
expiatoire,  et  de  détourner  sur  la  télé  de  la 
victime  tous  les  fléaux  dont  il  est  menacé. 
On  choisit  pour  cet  efi'et  un  homme  cou- 
damné  à  subir  le  dernier  supplice.  11  périt 
rarement  dans  les  flots;  et,  après  feu  avoir 
sauvé,  on  le  bannit  à  perpétuité  des  terres 
de  Leucade.  ^ 

Vousserezbien  plus  étonné,  ajouta  l'Am- 
hraciotc ,  quand  vous  connaîtrez  létrange 

'  Stral).  lih.  10,  p.  452.  Amprl.  lib.  nieinor.  cap.  8. 
*  SlraJj.  ibid. 


CHAPITRE  TREXTE-SIXIÈME.      ^11 

opinion  qui  s'est  établie  parmi  les  Grecs. 
Ccst  que  le  saut  de  Leucade  est  un  puissant 
leraùdc  contre  les  fureurs  de  l'amour.  '  Ou 
a  vu  plus  d  une  fois  des  amants  malheureux 
veuiràLeucade,  monter  sur  cepromontoire, 
offrir  des  sacrifices  dans  biiteraple  d'Apollon , 
s'engager  par  un  vœu  formel  de  s'élancer 
dans  la  mer,  et  s'y  précipiter  d'oux-mèmcïx. 

On  prétend  que  quelques-uns  furent 
guéris  des  maux  qu'ils  souffraient  ;  et  l'on 
cite  entre  autres  un  citoyen  de  Buthroton 
en  Epirc,  qui,  toujours  prêt  à  senllanimcr 
pour  des  objets  nouveaux,  se  soumit  quatre 
fois  à  cette  épreuve ,  et  toujours  avec  le 
même  succès.  '^  Cependant,  comme  la  plu- 
part de  ceux  qui  font  tentée,  ne  prenaient 
aucune  précaution  pour  rendre  leur  chute 
moins  rapide,  presque  tous  y  ont  perdu  la 
vie,  et  des  femmes  en  ont  été  souvent  les 
déplorables  victimes. 

On  montre  à  Leucade  le  tombeau  d'Ar- 
témise ,  de  cette  fameuse  reine  de  Carie  qui 
donna  tant  de  preuves  de  son  courage  à  la 
bataille  de  Salamine.  ^  Éprise  d'une  passion 

'  Plolem.  Hcpliee«t.  ap.  Pliot.  p.  49'* 

'  Id.  ibid. 

^  Herodot.  iib.  8 ,  cap.  87. 


4l2  VOYAGE    DANACHARSIS, 

violente  pour  un  jeune  homme  qui  ne  ré- 
pondait pas  à  son  amour,  elle  le  surprit  dans 
le  sommeil,  et  lui  creva  1rs  yeux.  Bientôt 
les  regrets  et  le  désespoir  Famenèrent  à  Leu- 
cade,  où  elle  périt  dans  les  Ilots,  malgré  les 
elForts  que  Ion  fit  jjour  la  sauver.  ' 

Telle  fut  aussi  la  fin  de  la  malheureuse 
Sapho.  Abandonnée  de  Phaon  son  amant, 
elle  vint  ici  chercher  un  soulagement  à  ses 
peines,  et  ny  trouva  que  la  mort.  ^  Ces 
exemples  ont  tellement  décrédilé  le  saut  de 
Leucadc,  qu on  ne  voit  plus  guère  damants 
s'engager,  par  des  vœux  indiscrets,  à  les 
imiter. 

En  continuant  notre  ronte,  nous  vîmes 
à  droite  les  iles  d  Ithaque  et  de  Céphallénie  ; 
à  gauche ,  les  rivages  de  rAcarnanic.  On 
trouve  dans  cette  dernière  province  quel- 
ques villes  considérables,  ^  quantité  de  pe- 
tits bourgs  fortifiés,  '^  plusieurs  peuples  d'o- 
rigine dilicirente,  ^  mais  associés  dans  une 
confédération  géuérale,  et  presque  toujours 

'  Ptolcm.  Hcphœst.  ap.  Pliot.  p.  49 1< 
-  jVIeii.ind.  ap.  Strab.  lib.  lo,  p.  452. 
^  Tliuryd.  lib.  ?, ,  cap.  102. 
4  Dii.d.  Ii'\  19,  p.  ^08. 
"i  Suab.  lib.  7,p  3a  1. 


CHAPITRE  TRENTE-SIXIÈME.      4l3 

en  guerre  contre  les  Ltoliens  leurs  voisins, 
dont  les  états  sont  séparés  des  leurs  par  le 
fleuve  Acliéloûs.  Les  Acarnaniens  sont  fi- 
dèles H  leur  parole,  et  extrêmement  jaloux 
de  leur  liberté.  ' 

Après  avoir  passé  rembouchure  de  l'A- 
chéloûs,  nous  rasâmes  pendant  toute  une 
journée  les  côtes  de  lEtolie.  ^  Ce  pays,  où 
l^on  trouve  des  campagnes  fertiles,  est  ha- 
bité par  une  nation  guerrière ,  ^  et  divisé  en 
diverses  peuplades  dont  la  plupart  ne  soiit 
pas  grecques  d'origine,  et  dont  quelques- 
unes  conservent  encore  des  restes  de  leur 
ancienne  barbarie,  parlant  une  langue  très 
difficile  à  entendre,  vivant  de  chair  crue, 
ayant  pour  domiciles  des  bourgs  sans  dé- 
fense. ^  Ces  difi'érentes  peuplades ,  en  réu- 
nissant leurs  intérêts,  ont  formé  une  grande 
association,  semblable  à  celle  des  Béotiens, 
des  Thessaliens  et  des  Acarnaniens.  Elles 
s'assemblent  tous  les  ans ,  par  députés ,  dans 
la  ville  de  Thermus,  pour  élire  les  chefs  qui 

*  Polyb.  lib.  4>  P-  299. 

'   Dicwaicl).  sutt.   grifc.  v.  63,  p.   5.   Sryl.   peripL 

P"3-  i4- 

'  Siral).  lil).  10,  p.  /(5o.  Palmer.  Grasc.  antiq.  p.  423. 

^  Tliucvd.  lib.  3  ,  cap.  r)4- 

35. 


4l4  VOYAGE    D  ANACIIARSIS, 

doivent  les  gouverner.  '  Le  fasEe  qu'on 
étale  dans  cette  assemblée ,  les  jeux ,  les 
fêtes  ,  le  concours  des  marchands  et  des 
spectateurs 5 la  rendent  aussi  brillante  qu'au- 
guste ^ 

LesEtoliens  nerespeclenl  ni  lesalliances, 
ni  les  traités.  Dès  que  la  guerre  sallume  en- 
tre deux  nations  voisines  de  leur  pa}s,  ils 
les  laissent  s'affaiblir,  tombent  ensuite  sur 
elles,  et  leur  enlèvent  les  prises  qu'elles 
ont  faites.  Ils  appellent  cela  butiner  dans  le 
butin.  ^ 

Ils  sont  fort  adonnés  à  la  piraterie,  ainsi 
que  les  Acarnaniens  et  les  Locres  Ozolcs. 
Tous  les  habitants  de  cette  côte  n'attachent 
à  cette  profession  aucune  idée  d'injustice  ou 
d'infamie.  C'est  un  reste  des  mœurs  de  l'an- 
cienne Grèce,  et  c'est  par  une  suite  de  ces 
moeurs  qu  ils  ne  quittent  point  leurs  armes, 
même  en  temps  de  paix.  ^  Leurs  cavaliers 
sont  très  redoula])h.>s  quand  ils  combattent 
corps  à  corps;  beaucoup  moins,  quand  ils 

'  Stral).  lib.  lo,  p.  4^3.  Poljb.  cxecrpt.  legat,  c.  74  > 
pfl-.  8g5. 

2  Polyb.  ibiJ.  lib.  5,p.  357. 

3  1(1.  ibid.  lib.  17,  p.  746. 
A  Thucj  cl.  lib.  I  .  cap.  5. 


CHAPITRE   TRENTE    SIXIEmi,.      /[lÙ 

sont  en  bataille  rangée.  On  observe  pré- 
cisément le  contraire  parmi  les  Tliessa- 
liens.  ' 

A  l'est  de  rAcbélous ,  on  trouve  des 
lions  :  on  en  retrouve  en  remontant  vers  le 
nord  jusqu  au  fleuve  Nestus  en  Thrace.  Il 
semble  que  dans  ce  long  espace  ils  n'occu- 
pent qu  une  lisière,  à  laquelle  ces  deux  fleu- 
ves servent  de  bornes;  le  premier,  du  côté 
du  conchant;  le  second,  du  côté  du  levant. 
On  dit  que  ces  animaux  sont  inconnus  aux 
autres  régions  de  1  Europe.  ' 

Après  quatre  jours  de  navigation ,  ^  nous 
arrivâmes  à  Naupacte  ,  ville  située  au  pied 
d  une  montagne,  ^  dans  le  pays  des  Locres 
Ozoles.  Nous  AÎmes  sur  le  rivage  un  temple 
de  Neptune,  et  tout  auprès  un  antre  couvert 
d  offrandes,  et  consacré  à  Vénus.  Nous  y 
trouvâmes  quelques  veuves  qui  venaient  de- 
mander à  la  déesse  un  nouvel  époux  ^ 

«  Polyh.  lib.  4,  p.  278. 

^  Herodot.  lib.  7,  cap.  126.  Aristot.  liist.  animal.  1.  6, 
cap.  3i,  t.  I,  p.  884. 

^  .^cyl.ix,  peripl.  ap.  î5<'r>Kr.  min.  t.  i ,  p.  12  ,  etc.  Di- 
CK'arcli.  stat.  Crsee.  t.  2,  p.  /f. 

4  Voyage  de  Spon,  t.  2,  p.  18. 

5  Pausan.  lib.  lo,  p,  8^,8, 


4l6  VOYAGE    D^ANACIIARSrS, 

Le  lendemain  nous  prîmes  un  petit  na- 
vire qui  nous  conduisit  à  Pag^e,  port  de  la 
Mégaride,  et  de  là  nous  nous  rendîmes  à 
Athènes. 


CHAPITRE  XXXVII. 

Voyage  de  Mégare ,  de  Coiinthe ,  de  Sicjone  el 
de  l'Achaïe. 

Nous  passâmes  l'hiver  à  Athènes,  attendant 
avec  impatience  le  moment  de  reprendre  la 
suite  de  nos  voyages.  Nous  avions  vu  les 
provinces  septentrionales  de  la  Grèce.  Il 
nous  restait  à  parcourir  celles  du  Pélopo- 
nèse  :  nous  en  prîmes  le  chemin  au  retour 
du  printemps,  (a) 

Après  avoir  traversé  la  ville  d'Eleusis , 
dont  je  parlerai  dans  la  suite,  nous  entrri- 
mes  dans  la  Mégaride  qui  sépare  les  états 
d  Athènes  de  ceux  de  Corinthe.  On  y  trouve 
un  petit  nombre  de  villes  cl  de  bourgs.  Mé- 
gare ,  qui  en  est  la  capitale,  tenait  autreff^is 
au  port  de  Niséc  par  deux  longues  murailles 
que  les  habitants  se  crurent  obligés  de  dé- 
truire, il  y  a  environ  un  siècle.  '  Elle  fui 

(fi)  Vrrs  le  mois  de  mars  de  l'an  35t>  avant  .1.  C. 
'  llmcjd.  lib.  4,  rap.  lOÇ).  ^tr.'Jj.  lib.  7,  p.  39a. 


CHAPITRE  TRENTE  SEPTIÈME.    \lj 

long -temps  soumise  à  des  rois.  '  La  démo- 
cratie y  subsista,  jusqu'à  ce  que  les  orateurs 
publics,  pour  plaire  à  la  multitude,  renga- 
gèrent à  se  partager  les  dépouilles  des  riches 
citoyens.  Le  gouvernement  oligarchique  y 
fut  alors  étaJ)li;  ^  de  nos  jours,  le  peuple  a 
repris  son  autorité.  ^ 

Les  Athéniens  se  souviennent  que  cette 
province  faisait  autrefois  partie  de  leur  do- 
maine,^ et  ils  voudraient  bien  l'y  réunir; 
car  elle  pourrait,  en  certaines  occurrences, 
leur  servir  de  barrière  ^  :  mais  elle  a  plus  d  une 
fois  attiré  leurs  armes,  pour  avoir  préféré  à 
leur  alliance  celle  de  Lacédémonc.  Pendant 
la  guerre  du  Péloponèse,  ils  la  réduisirent  à 
la  dernière  extrémité,  soit  en  ravageant  ses 
campagnes,^  soit  en  lui  interdisant  tout 
commerce  avec  leurs  états.  ' 

Pendant  la  paix,  les  Mégariens  portent  â 

•  Pausan.  lib.  i ,  cap.  3g,  p.  gS  ;  cap.  4  '  >  P-  99- 

'Tliucjd.  lib.  4,  cap.  "j ^ . kintot.  derep.  lib.  5,  cap. 2, 
t\  2,  p.  388  ;  cap.  5,  p.  3y2. 

î  Diod.  lib.  i5,p.  357. 

4Strab.  lib.  jr,  p.  392.  Pausan.  lib.  i,cap.  42  jP-  loi. 

5  Demosth.  in  Philip.  3,  p.  gS. 

^  Tlmcyd.  lib.  2.,  cap.  3i.  Pausan.  ibid.  c.  4o,  p.  97. 

7  Tliucyd.  lib.  i ,  c.  67.  Apistoph.  ia  Afiharn.  v.  520,; 
ïd.  in  pac.  v.  G08.  Schoi.  ibid. 


4l8  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

Athènes  leurs  denrées,  et  surtout  une  assez 
grande  quantité  de  sel,  qu'ils  ramassent  sur 
les  rochers  qui  sont  aux  environs  du  port.  ' 
Quoiqu'ils  ne  possèdent  qu'un  petit  terri- 
toire aussi  ingrat  que  celui  de  lAttique,* 
plusieurs  se  sont  enrichis  par  une  sage  éco- 
nomie; ^  d'autres,  par  un  goût  de  parcimo- 
nie,'^ qui  leur  a  donné  la  réputation  de 
n'employer  dans  les  traités,  ainsi  que  dans 
le  commerce,  que  les  ruses  de  la  mauvaise 
foi  et  de  l'espril  mercantile.  ^ 

Ils  eurent  dans  le  siècle  dernier  queirpies 
succès  brillants  ;  leur  puissance  est  aujour- 
dhui  anéantie;  mais  leur  vanité  s'est  accrue 
en  raison  de  leur  faiblesse,  et  ils  se  souvien- 
nent plus  de  ce  qu'ils  ont  clé  que  de  ce 
qu'ils  sont.  Le  soir  môme  de  notre  arrivée, 
soupant  avec  les  principaux  citoyens,  nous 
les  interrogeâmes  sur  l'état  de  leur  marine; 
ils  nous  répondirent  :  Au  temps  de  la  guerre 
des  Perses,  nous  avions  vingt  galères  à  la 
balailledeSalaminc.  "  — Pourriez-vousmet- 

'  Aristopli.  in  Acliarn.  v.  5ao  et  j6o.  Schol.  ihid. 

^  Strab.  lib.  jr,  p.  3<j3. 

^  Isocr.  in  pac.  t.  i ,  p.  48o. 

4  Deiiiosth.  in  'Se.rr.  p.  866. 

5  Aristnph.  Lliid.  v.  ^38.  Schol.  ibiil.  Suid.  in  Mey*^. 
*  Herodot.  lib.  8,  cap.  4j. 


CHAPITRE  TRENTE-SEPTIÈME.    ^IC) 

Ire  sur  pied  une  bonne  armée?  —  Nous 
avions  trois  mille  soldats  à  la  bataille  de 
Platée.  '  —  Votie  population  est-elle  nom- 
breuse? —  Elle  l'était  si  fort  autrefois ,  que 
nous  fûmes  obligés  dcnvoyer  des  colonies 
en  Sicile,  ^  dans  la  Propontide,  ^  au  Bos- 
phore de  Thrace  ^  et  au  Pont-Euxin.  ^  Ils 
tâchèrent  ensuite  de  se  justifier  de  quelcpies 
perfidies  qu  on  leur  reproche,  ^  et  nous  ra- 
contèrent une  anecdote  qui  mérite  dêtre 
conservée.  Les  habitants  de  la  Mégaride 
avaient  pris  les  armes  les  uns  con.lre  les  au- 
tres. Il  fut  convenu  que  la  guerre  ne  suspen- 
drait point  les  travaux  de  la  campagne.  Le 
soldat  qui  enlevait  un  laboureur,  1  amenait 
dans  sa  maison,  ladmettait  à  sa  table,  et  le 
renvoyait  avant  que  d'avoir  reçu  la  rançon 
dont  ils  étaient  convenus.  Le  prisonnier 
s'empressait  de  l'apporter ,  dès  qu'il  avait  pu 
la  rassembler.  On  n  emplo}  ait  pas  le  minis- 
tère des  lois  contre  celui  qui  manquait  à  sa 
parole,  mais  il  était  partout  détesté  pour 

'  llerodot.  lib.  9,  cap.  28. 

'  Strab.  lib.  6 ,  p.  267. 

^  Scynin.  in  descr.  orb.  v.  7 1 5. 

4  Strab.  lib.  7,  p.  3 20.  Scymii.  ibid,  v.  71G  fit  ^49- 

5  Strab.  ibid.  p.  3ir), 

^'  Epist.  rbilipp.  ap.  Uernoetli.  p.  1 1,(. 


420  "VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

son  ingratitude  et  son  infamie.  '  Ce  fait  ne 
s  est  donc  pas  passé  de  nos  jours,  leur  dis-je? 
Non,  répondirent-ils,  il  est  du  commence- 
ment de  cet  empire.  Je  me  doutais  bien,  re- 
pris-je,  qu'il  appartenait  aux  siècles  d'igno 
rance. 

Les  jours  suivants,  on  nous  montra  plu- 
sieurs statues;  les  unes  en  bois,  *  et  c étaient 
les  plus  anciennes  -,  d'autres  en  or  et  eu 
ivoire,  ^  et  ce  n'étaient  pas  les  plus  belles, 
d  autres  enfin  en  marbre  ou  en  bronze,  exé- 
cutées par  Praxitèle  et  par  Scopas.  ^  Nous 
vîmes  aussi  la  maison  du  sénat,  ^  et  d'autres 
édifices  construits  d'une  pierre  très  blanche, 
très  facile  à  tailler,  et  pleine  de  coquilles  pé- 
trifiées. ^ 

Il  existe  dans  cette  ville  une  célèl)re  école 
de  philosophie.  '  (a)  Euclide  son  fondateur 
fut  un  des  plus  zélés  disciples  de  Socrate  : 

'  Plut.  qu£cst.  graec.  t.  2 ,  p.  2Ç)5. 
^  Pausan.  lib.  i ,  cap.  /^2,  p.  102. 
^  Id.  ibid.  c.  40.  p.  97;  c.  42?  P-  '0';  c.  43»  P-  'o5. 

4  ;d.  iliid.  cap.  43,  p.  io5;  cap.  44>  p-  '°*^* 

5  Id.  ilîid.  «ip.  4^'  P-  101. 
"  Id.  ibid.  cap.  44  i  P-  I07' 

7  Bruck.  liibt.  philos,  t.  i ,  p.  610. 
(a)  Voyez.,  pour  leê  auU«s  école»,  le  Cbftpitre  XXIX 
de  cet  ouvrage. 


CHAPITRE   TRENTE-SEPTIÈME.    421 

malgré  la  distance  des  lieux,  malgré  la  peine 
de  morl  décernée  par  les  Athéniens  contre 
tout  Mégarien  qui  oserait  franchir  leurs  li- 
mites, on  le  vit  plus  d'une  fois  partir  le  soir 
déguisé  en  femme,  passer  quelques  moments 
avec  son  maître,  et  s'en  retourner  à  la  ppinle 
du  jour.  '  Ils  examinaient  ensemble  en  quoi 
consiste  le  vrai  bien.  Socrate,  qui  dirigeait 
ses  recherches  vers  cet  unique  point,  n'em- 
ploya, pour  l'atteindre,  que  des  moyens  sim- 
ples; mais  Euchde,  trop  familiarisé  avec  les 
écrits  de  Parménide  et  de  lécole  d'Élée   ^ 
eut  recours  dans  la  suite  à  la  voie  des  abs- 
tractions, voie  souvent  dangereuse,  et  plus 
souvent  impénétrable.  Ses  principes  sont 
assez  conformes  à  ceux  de  Platon  :  il  disait 
que  le  vrai  bien  doit  être  un,  toujours  le 
même,  toujours  semblable  à  lui-même.  ^  Il 
iallait  ensuite  définir  ces  dilîërentes  pro- 
priétés; et  la  chose  du  monde  qu'il  nous  im- 
porte le  plus  de  savoir,  fat  la  plus  ditlicilé  à 
entendre. 

Ce  qui  servit  A  l'obscurcir,  ce  fut  la  mé- 
thode déjà  reçue  d  opposer  à  une  proposi- 


'  Aul.  Gell.  lib.  6,  cap.  lo. 

-  IJi'i^.  Laort.  JiL.  2,  5.  loG. 

^  <Jiccr.  ac-d.  a,  cup.  42,  t.  a,  p.  S/}. 

^  36 


422  VOYAGE    d'a  N  A  C  H  A  RSIS, 

tion  la  proposition  contraire,  et  de  se  Lor- 
lier  à  les  agiter  long-temps  ensemble.  Un 
instrument  qu'on  découvrit  alors  contribua 
souvent  à  augmenter  la  confusion;  je  parle 
des  règles  du  syllogisme ,  dont  les  coups 
aussi  terribles  qu  imprévus,  terrassent  l'ad- 
versaire qui  n'est  pas  assez  adroit  pour  les 
détourner.  Bientôt  les  sublilit('s  de  la  métar 
physique  s'étayant  des  ruse.-,  de  la  logique, 
les  mots  prirent  la  place  des  choses,  et  les 
jeunes  élèves  ne  puisèrent  dans  les  écoles 
que  1  esprit  d'aigreur  et  de  contradiction. 

Euclide  l'introduisit  dans  la  sieni^e,  peut- 
être  sans  le  vouloir,  car  il  était  natnrellc- 
mcnt  doux  et  patient.  Son  frère,  qui  croyait 
avoir  à  s  eu  pkiiudre ,  lui  dit  lU)  jour  dans  sa 
colère  :  (c  Je  veux  mourir,  si  je  ne  me  venge.  Et 
u  moi,  répondit  Kuclide,  si  je  ne  te  force  ù 
«  m'aimer  encore.  '  m  Mais  il  céda  trop  sou- 
vent au  plaisir  de  muliiplier  et  de  vaincre 
les  dilticullés,  et  ne  j)révit  j)asque  des  prin- 
cipes souvent  ébranlés  perdent  une  partie 
de  leurs  forces. 

Eubuiide  de  i\Iilet,son  successeur,  con- 
duisit ses  disciples  par  des  sentiers  encore 
plus  glissants   et   plus    tortueux.    Euclide 

■  Plut,  de  fiatcrn.  amor.  t.  2,  p.  1^89. 


CHAPITRE   TREJtTE-SEPTIÈME.    /\23 

exerçait  les  esprits,  Eubulide  les  secouait 
avec  violence.  Ils  avaient  l'un  et  1  autre  beau- 
coup fie  connaissances  et  de  lumières  :  je  de- 
vais en  avertir  avant  que  de  parlerdu  second. 

Nous  le  trouvâmes  entouré  de  jeunes  gens 
attentifs  à  toutes  ses  paroles,  et  jusqu  à  ses 
moindres  signes.  Il  nous  entretint  de  la  ma- 
nière dont  il  les  dressait,  et  nous  comprî- 
mes qu'il  prélérait  la  guerre  ofTensive  à  la 
dciensive.  Nous  le  priâmes  de  nous  donner 
le  spectacle  d'une  bataille  ;  et  pendant  qu  on 
en  faisait  les  apprêts,  il  nous  dit  qu  d  avait 
découvert  plusieurs  espèces  de  syllogismes, 
tous  d  un  secours  merveilleux  pour  eclaircir 
les  idées.  L'un  s'appelait  le  voilé 5  un  autre, 
le  chauve;  un  troisième,  le  menteur,  et 
ainsi  des  autres.  ' 

Je  vais  en  essayer  quelques-uns  en  votre 
présence,  ajouta-t-il ;  ils  seront  suivis  du 
combat  dont  vous  désirez  être  les  témoins  : 
ne  les  jugez  pas  légèrement-,  il  en  est  qui  ar- 
rêtent les  meilleurs  esprits,  et  les  engagent 
dans  des  défilés  d'où  ils  ont  bien  de  la  peine 
à  sortir.  * 

'  Diog.  Laert.  lib.  2,  §.  jo8.  Mena^.  ibid. 
^  Aristot.  de  mon  lib.  7,  cap.  2,  l.  a,  p.  87.  CicWy 
•cad.  3 ,  cap.  3o ,  t.  a ,  p.  4o. 


4^4  VOYAGE    DANACHARSIS, 

Dans  ce  moment  parut  une  ligure  voilée 
depuis  la  tête  jusqu'aux  pieds.  Il  me  de- 
manda si  je  la  connaissais.  Je  répondis  que 
non.  Eh  Lien!  réprit-il ,  voici  comme  j  argu- 
mente :  Vous  ne  connaissez  pas  cet  homme  ; 
or  cet  homme  est  votre  ami;  donc  vous  ne 
connaissez  pas  votre  ami.  '  Il  abattit  le 
voile,  et  je  vis  en  effet  un  jeune  Athénien 
avec  qui  j  étais  fort  lié.  Eubulide  sadressant 
tout  de  suite  à  Philotas  :  Qu'est-ce  qu  un 
homme  chauve,  lui  dit-il?  _  CVst  celui  qui 

n'a  point  de  cheveux .  Et  s'il  lui  en  restait 

un  ,  le  serait  -  il  encore  ?  —  Sans  doute. 
—  S'il  lui  en  restait  deux,  trois,  quatre? 
Il  poussa  cette  série  de  nombres  assez 
loin,  augmentant  toujours  dune  unité, 
jusquA  ce  que  Philotas  finit  par  avouer 
que  l'homme  en  question  ne  serait  plus 
chauve.  Donc,  reprit  Eubulide,  un  seul  che- 
veu sutht  pour  qu  un  homme  ne  soit  point 
chauve,  et  cependant  vous  aviez  daJ)ord 
assuré  le  contraire.  ^  Vous  sentez  bien  , 
ajouta-t-il,  qu'on  prouvera  de  même  ([u  un 
seul  mouton  sufllt  pour  former  un  trou- 
peau, un  seul  grain  pour  donner  la  mesure 

*  Lucian.  de  v'itar.  auct.  t.  i ,  p.  5G.3. 

*•  Mouag.  ad  Dioj.  Lacrt.  lib,  2,  §.  108,  p.  122. 


CHAPITRE   TRENTE-SEPTIEME.    425 

exacte  d  un  boisse.iu.  Nous  parûmes  si  éton- 
nés de  ces  misérables  étjuivoques ,  et  si  em- 
barrassés de  notre  maintien,  que  tous  les 
écoliers  éclatèrent  de  rire. 

Cependant  1  infatigable  Eubulide  nous 
disait  :  Vnici  enfin  le  nœud  le  plus  difficile 
à  délier.  Epiménide  a  dit  que  tous  les  Cré' 
lois  sont  menteurs  ;  or  il  était  Cretois  lui- 
même;  donc  il  a  menti;  donc  les  Cretois  ne 
sont  pas  menteurs;  donc  Epiménide  n'a  pas 
menti;  donc  les  Cretois  sont  menteurs.  '  Il 
achève  à  peine ,  et  s  écrie  tout  à  coup  :  Aux 
armes!  aux  armes!  attaquez,  défendez  le 
mensonge  d  Epiménide, 

A  ces  mots,  lœil  en  feu,  le  geste  mena- 
çant, les  deux  partis  s  avancent,  se  pres- 
sent, se  repoussent,  font  pleuvoir  l'un  sur 
l'autre  une  grêle  de  syllogismes,  de  rophis- 
mes,  de  paralogismes.  Bientôt  les  ténèbres 
s'épaississent,  les  rangs  se  confondent,  les 
vainqueurs  el  les  vaincus  se  percent  de 
leurs  propres  armes,  ou  tombent  dans  IcS 
mêmes  pièges.  Des  paroles  outrageantes  se 
croisent  dans  les  airs,  et  sont  enfin  ('tomTées 
par  les  cris  perçants  dont  la  saile  retentit. 

'  Gassfnd.  de  logic.  t.  i  ,  cap.  3,  p.  4o.  Bayl.  dict.  à 
l'ait  Euclidc ,  Dute  D. 

36. 


426  VOYAGE    D'AlS\\CnARSIS, 

L'action  allait  recommencer,  lorsque  Phi- 
lofas  dit  àEuhulide,  que  chaque  parti  était 
moins  attentif  à  établir  une  opinion  qu  à  dé- 
truire celle  de  Tennemi;  ce  qui  est  une  mau- 
^  aise  manière  de  raisonner.  De  mon  cote,  je 
lui  fis  observer  que  ses  disciples  paraissaient 
plus  ardents  à  faire  triomj)lier  Terreur  que  la 
vérilc;  ce  qui  est  une  dangereuse  manière 
d  agir.  '  11  se  disposait  à  me  répondre,  lors- 
qu'on nous  avertit  que  nos  voitures  étaient 
prêtes.  Nous  primes  congé  de  lui,  et  nous 
déplorâmes  ,  en  nous  retirant ,  l'indigne 
aous  que  les  sophistes  faisaient  de  leur 
esprit  et  des  dispositions  de  leurs  élèves. 

Pour  nous  rendre  h  1  isthme  de  Coiijuhe, 
notre  guide  nous  conduisit ,  par  des  hau- 
teurs, sur  une  corniche  taillée  dans  le  roc, 
très  étroite,  très  rude,  élevée  au  dessus  de 
la  mer,  sur  la  croupe  d'une  montagne  qui 
porte  sa  tète  dans  les  cieux  5  ^  c'est  le  fa- 
meux défilé  où  Ton  dit  que  se  tenait  ce 
Sciron  qui  précipitait  les  voyageurs  dans 
la   mer  après  les  avoir  dépouillés ,  et   à 

'  Plut,  de  stoic.  rcpugn.  t.  2,  p.  io3G. 

^  Spon,  v(iy;i!^.  L  2j  p.  1  ji.  Cliaudl.  tra.'.  in  Oreccc, 

«Lapt.  4'i,p.  nj{3. 


CHAPITRE  TRENTE-SEPTIÈME.    427 

qui  Thésée  fit  subir  le  même  genre  de 
mort.  ' 

Rien  de  si  eflrayant  que  ce  traji'l  au  pre- 
mier coup-d'œilj  nous  n  osions  arrêter  nos 
regards  sur  l'abuue  -,  les  mugissements  des 
flots  semblaient  nous  avertir  ,  à  tous  mo- 
ments, que  nous  étions  suspendus  entre  la 
mort  et  la  vie.  Bientôt  familiarisés  avec  le 
danger,  nous  jouiracs  avec  plaisir  d  un  spec- 
tacle intéressant.  Des  vents  impétueux  fran- 
chissaient le  sommet  des  rochers  que  nous 
avions  à  droite,  grondaient  au  dessus  de  nos 
tèles,  et,  divisés  en  tourbillons,  tombaient 
à  plomb  sur  diftérents  points  de  la  surface 
de  la  mer,  la  bouleversaient  et  la  blanchis- 
saient d  écume  en  certains  endroits ,  tandis 
que  dans  les  espaces  intermédiaires  elle  res- 
tait unie  et  tranquille.  ^ 

Le  sentier  que  nous  suivions  se  prolonge 
pendant  environ  quarante-huit  stades,  ^  (a) 
s'inclinant  et  se  relevant  tour  ù  tour  jus- 
qu'auprès de  Cromyon ,  port  et  château  des 

'  Plut,  in  1  lies.  t.  i ,  p.  4- 

^  W  hel.  a  jouin.  book  6,  p.  /[^G. 

5  Plin.  lib.  4,  cap.  j,  p.  H)(y.  Wlu'l.  ibicL 

('/)  Environ  une  lituc  trois  rjuia  ts. 


428  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

Corinthiens  j  éloigné  de  cent  vingt  stades  de 
leur  capitale.  '  (a)  En  continuant  de  longer 
la  mer  par  un  chemin  plus  commode  et  plus 
beau,  nous  arrivâmes  aux  lieux  où  la  lar- 
geur de  l'isthme  n  est  plus  que  de  quarante 
stades.  "*  (b)  G  est  là  que  les  peuples  du  Pc- 
loponèse  ont  quelquefois  pris  le  parti  de  se 
retrancher,  quand  ils  craignaient  une  inva- 
sion ;  ^  c  est  là  aussi  qu'ils  célèbrent  les  jeux 
isthmiques,  auprès  d  un  temple  de  Neptune 
et  d'un  bois  de  pins  consacré  à  ce  dieu.  ^ 

Le  pays  des  Corinthiens  est  resserre  entre 
des  bornes  fort  étroites  :  quoiqu  il  s'étende 
davantage  le  long  de  la  mer,  un  vaisseau 
pourrait  dans  une  journée  en  parcourir  la 
côte,  ^  Son  territoire  ofl're  quelques  riches 
campagnes,  et  plus  souvent  un  sol  inégal  et 

'  Tliiicyd.  lib.  4 1  cap-  45. 

(n)  Quatre  lieues  et  demie. 

'  Scylax,  peripl.  ap.  gropr.  min.  t.  i  ,  p.  lo-  Strab. 
lib.  8,  p.  334  et  335.  Diod.  lih.  1 1,  p.  14. 

(/<)  Environ  une  lieue  et  demie 

*  Herodo!.  lib.  8,  c.  4o.  Isoir.  in  paucg.  !.  i  ,  p.  iGG. 
Diotl.  lib.  i5,  p.  38o. 

4  Pind.  oljmp.  od.  i3,  v.  5.  Id.  istlmv  od.  i.  iiuab. 
ibid.  P.nusan.  lib.  2,  cap.  1 ,  p.  112. 

5  iicjlax,  ibid.  p.  1 5  «t  a I. 


CHAPITRE   TRENTE-SEPTIÈME.    42^ 

peu  fertile.  '  On  y  recueille  un  vin  d'assez 
mauvaise  qualité.  ' 

La  ville  est  située  au  pied  d'une  hautff 
montagne,  sur  laquelle  on  a  construit  une 
citadelle.  ^  Au  midi,  elle  a  pour  défense  la 
montagne  elle-même,  qui  en  cet  endroit  est 
extrêmement  escarpée.  Des  remparts  très 
forts  et  très  éievés  ^  la  protègent  des  trois 
autres  côtés.  Son  circuit  est  de  quarante 
stades;  (a)  mais,  comme  les  aiurs  sVtendcnl 
sur  les  flancs  de  la  montagne ,  et  embrassent 
la  citad«lle,  on  peut  dire  que  Teuceinte  to- 
tale est  de  quatre-vingt-cinq  stades.  ^  (b) 

La  mer  de  Crissa  et  la  mer  Saroniquc 
viennent  expirer  à  ses  pieds,  comme  pour 
reconnaître  sa  puissance.  Sur  la  première 
est  le  port  de  Léchée,  qui  tient  à  la  viile  par 
une  double  muraille,  longue  d  environ  douze 
stades.  ^  (c)  Sur  la  seconde ,  est  le  port  de 

'  Sirab.  lib.  8.p.  382. 
'  Alex.  ap.  AtLcn.  lib.  i ,  cap,  23,  p.  3o. 
'  ."-frnb.  ibid.  p.  37«).  Pausan.  lib.  a,  cap.  4»  P-  !*'• 
^  Plut,  «ipoplith.  lacon.  t.  2,  p.  2i5. 
(«)  Environ  une  lieue  et  demie. 
5  Strab.  iliid.  p.  3^p. 

(h)  Trois  lieues  cinq  cent  trente-deux  toises. 
^  Xenopl).  l:ist.  gr.Tc.  lib.  4i  ?■  522  et  jso.  Id.  iw 
Ages.  p.  6()i.  Strab.  ibid.  p.  38o. 
(c)  Près  d'une  demi-lieue. 


43o  TOYAGE    d'aNACIIARSIS, 

Cencîirée,  éloigné  de  Corinthe  de  soixante- 
dix  stades.  '  (a) 

Un  grand  nombre  d'édifices  sacrés  et 
profanes,  anciens  et  modernes,  embellis- 
seat  cetle  ville.  Après  avoir  visité  la  place, 
décorée,  suivant  l'usage,  de  temples  et  de 
statues,  ^  nous  vîmes  le  théâtre,  où  l'assem- 
blée du  peuple  délibère  sur  les  affaires  de 
l'état,  et  où.  l'on  donne  des  combats  de  mu- 
sique et  d'autres  jeux  dont  les  fêtes  sont 
accompagnées.  ^ 

On  nous  montra  le  tombeau  des  deux  fds 
de  Médée.  Les  Corinthiens  les  arrachèrent 
des  autels  où  cetle  mère  infortunée  les  avait 
déposés,  et  les  assommèrent  à  coups  de 
pierres.  En  punition  de  ce  crime,  une  ma- 
ladie épidémique  enleva  leurs  enfants  au 
berceau,  jusqu'à  ce  que  dociles  à  la  voix  de 
l'oracle,  ils  s'engagèrent  à  honorer  tous  les 
ans  la  mémoire  des  victimes  de  leur  fu- 
reur. ■*  Je  croyais,  dis-jc  alors,  sur  f autorité 

'  Strab.  lib.  8,p.  3 80. 

{ci)  Près  de  trois  lieues. 

^  Xcnoph.  lii.t.  gULc.  lib.  .1,  p.  jai.  Pausan.  lib.  2, 
cap.  2  ,  p.  I  1 5. 

^  Phit.  in  A  rat.  t.  i ,  p.  io3  j .  l'alyan.  stiat.  1.  4 .  <"•  6. 

^  Paiisan.  ibicl.  cap.  3,  p.  1  18.  .l.lian.  var.  liist.  lib.  S. 
c.Ui.  Pariiiea.  et  Uidyin.  ap.  scliol.  Kurip.  in  Mi'd.  v.273. 


43i 

d  Euripide  ,  que  cette  princesse  les  avait 
égorgés  ellc-mèiue.  '  .1  ai  oui  dire,  ivpondit 
un  des  assistants,  que  le  poète  se  lai.^si  ga- 
gner par  une  somme  de  cinq  talents  (a)  qu'il 
reçut  de  nos  mni^'istrats  :  ^  quoi  qu'il  en 
soit,  à  quoi  ])on  le  dissimuler?  un  ancien 
usage  prouve  clairement  que  nos  pères  fu- 
rent coupables  ;  car  c'est  pour  rappeler  et 
expier  leur  crime,  que  nos  enfants  doivent, 
jusquà  un  certain  Age,  avoir  la  tête  rasée  et 
porter  une  robe  noire.  ^ 

Le  chemin  qui  conduit  à  la  citadelle  se 
replie  en  tant  de  manières,  qu  on  fait  trente 
stades  avant  que  d'en  atteindre  le  sommet. 'i 
Nous  arrivâmes  auprès  d  une  source  nommée 
Pirène,  où  Ion  prétend  que  BcUérophou 
trouva  le  cheval  Pégase.  Les  eaux  en  sont 
exlrèmemcnt  froides  et  limpides  :  ^  comme 
elles  nontpasdissucapparcijlc,  on  croit  (pio 
par  des  canaux  naturellement  creusés  dans 
le  roc,  elles  descendent  dans  la  ville,  où  ellci 

'  Kurip.  in  Med.  v.  127  i  et  alibi. 

('/)  Vingt-sept  mille  livres. 
^  Parrneii.  ap.  scliol.  Euiipid.  in  MrJ. 
■'  Pausan.  lih.  2,  cap.  3,  p.  i  18. 

•»  Strab.  lib.  8,  p.  379.  Spo»,  voyai^.  t.  %,  p.  17!». 
Wlirler,  book  6,  p.  \'io. 

5  htrah.  iLiii.  Ailirn,  lib.  :i ,  cap.  G,  p.  f^J. 


^'à:i  VOYAGE    ff'ANACHARSIS, 

t'ormcnt  une  fontaine  dont  leau  est  renom- 
mée pour  sa  légèreté ,  '  et  qui  suffirait  aux 
besoins  des  habitants,  quand  même  ils  n'au- 
raient pas  cette  grande  quantité  de  puits 
qu  ils  se  sont  ménagés.  ^ 

La  position  de  la  citadelle  et  ses  remparts 
la  rendent  si  forte,  qu'on  ne  pourrait  s^en 
emparer  que  par  trahison  ^  ou  par  famine. 
Nous  vîmes  à  l'entrée  le  temple  de  Vénus, 
dont  la  statue  est  couverte  d'armes  brillan- 
tes :  elle  est  accompagnée  de  celle  de  l'Amour, 
et  de  celle  du  Soleil  qu'on  adorait  en  ce  lieu 
avant  que  le  culte  de  Vénus  y  fût  introduit.  4 

De  cette  région  élevée,  la  déesse  semble 
régner  sur  la  terre  et  sur  les  mers.  Telle  était 
l'illusion  que  faisait  sur  nous  le  superbe 
spectacle  qui  s'ofiiait  à  nos  yeux.  Du  côté 
du  nord,  la  vue  s  etindait  jusqu'au  Parnasse 
etàlHélicon;  à  lest,  jusquà  l'île  dÉgine, 
à  la  citadelle  d^Athùues  et  au  ])romonLoire 
de  Sunium;  à  louest,  sur  les  riches  campa- 
gnes de  Sicyone.  ^  Nous  promenions  avec 

'  Atlieii.  lib.  1 ,  cap.  !ï ,  p.  43. 

aSlrnl).  lib.  8,  p.  379. 

^  Plut,  in  Arat.  t.  i ,  p.  io34  et  io35. 

4  Paii.saii.  lil).  2,  cap.  4^  P-  i^'' 

5  Stiiil).  lib.  8,  p.  37;).  .^jpoii,  f.  i,  p.  17;).  IVlifilcr, 
imok  6,  p.  44^- 


CHAPITRE  TRENTE-SEPTIÈME.    4^3 

plaisir  nos  regards  sur  les  deux  golfes  dont 
les  eauxvieniient  se  briser  contre  cet  isthme, 
que  Pindare  a  raison  de  comparer  à  un  pont 
construit  par  la  nature  au  milieu  des  mers, 
j)our  lier  ensemble  les  deux  principales  par- 
ties de  la  Grèce.  ' 

A  cet  aspect,  il  semble  qu'on  ne  saurait 
établir  aucune  communication  de  1  un  de 
ces  continents  à  1  autre,  sans  Faveu  de  Co- 
rinlbe;  '^  et  l'on  est  fondé  à  regarder  cette 
Mlle  comme  le  boulevard  du  Péloponèse,  et 
1  une  des  entraves  de  la  Grèce  :  ^  mais  la  ja- 
lousie des  autres  peuples  n'ayant  jamais 
permis  aux  Corinthiens  de  leur  interdire  le 
passage  de  1  isthme,  ces  derniers  ont  profité 
des  avantages  de  leur  position,  pour  amas- 
ser des  richesses  considérables. 

Dès  qu'il  parut  des  navigateurs,  il  parut 
des  pirates,  par  la  m.ôme  raison  quil  y  eut 
des  vautours  dès  qu'il  y  eut  des  colombes. 
Le  commerce  des  Grecs  ne  se  faisant  d'abord 
que  par  terre,  suivit  le  chemin  de  l'isthme 
pour  entrer  dans  le  Péloponèse,  ou  pour  en 
sortir.   Les  Corinthiens    en    retiraient  un 

»  Pind.  istlini,  od.  4,  v.  34.  Schol.  ibid. 

°  Plut,  in  Arat.  t.  i ,  p.  io44- 

'  Id.  in  aniat.  narrât,  t.  2,  p.  77a.  Polyb.  1.  i^.p.  ^OJ. 

3.  3t 


434  VOYAGE    d'aNACIIARSIS, 

droit,  et  parvinrent  à  un  certain  degré  d'o- 
pulence. *  Quand  on  eut  détruit  les  pirates, 
les  vaisseaux ,  dirigés  par  une  faible  expé- 
rience ,  n'osaient  altVonter  la  mer  orageuse 
qui  sélend  depuis  1  île  de  Crète  jusqu'au 
cap  Malée  en  Laconie.  ^  On  disait  alors 
en  matière  de  proverbe  :  Avant  de  dou- 
bler ce  cap ,  oubliez  ce  que  vous  avez  âc 
plus  cher  au  monde.  ^  On  préléra  donc  de 
se  rendre  aux  mers  qui  se  terminent  à 
listhme. 

Les  marchandises  d  Italie ,  de  Sicile  et  des 
peuples  de  1  ouest,  abordèrent  au  port  de 
.Léchée  ;  celles  des  iles  de  la  mer  Egée ,  des 
côtes  de  l'Asie  mineure  et  des  Phéniciens,^ 
au  port  de  Cenchrée.  Dans  la  suite  on  les  lit 
passer  par  terre  d'un  port  à  l'autre,  el  Ion 
imagina  des  moyens  pour  y  transporter  les 
Yaisseaux.  ^ 

Corinihe,  devenue  l'entrepAl  do  l'Asie  el 
de  1  Europe ,  "  continua  de  percevoir  des 

•  Hoiner,  ilind.  lil).  2,  v.  5^0.  Thucyd.  lib  i  •  cnp.  i  .5. 
'■'  Honicr.  ojyss.  L  9,  v.  80.  Sophocl.  in  Tracliiii.  v.  i  ao. 
•*  Sirab.  lib.  8,p.  3:8. 

4  Tliucv»"!.  lil).  a,  cap.  fif). 

5  kl.  lil).  3,  cap.  i5;'lib.  8,  cap.  8.  Strab.  ibid. 
p.  o3,'ï.  Polyb.  ap.  Suid.  in  Aitirlf*. 

^Aiistid.  istlini.  iii  IV'ep.  t.  1 ,  p-  4'-  ÔFos.  Ub.  5,  c.  3t 


CHAPITRE   TRENTE-SEPTIÈME.    4^5 

droits  sur  les  marchandises  étrangères ,  *■ 
couvrit  la  mer  de  ses  vaisseaux,  et  forma 
une  marine  pour  protéger  son  commerce. 
Ses  succès  excitèrent  son  industrie  ;  elle 
donna  une  nouvelle  forme  aux  navires,  et 
les  premières  trirèmes  qui  parurent,  furent 
l'ouvrage  de  ses  constructeurs.  '^  Ses  forc-es 
navales  la  faisant  respecter,  on  se  hâta  de 
verser  dans  son  sein  les  productions  des  au- 
tres pays.  Nous  vîmes  étaler  sur  le  rivage ,  * 
des  rames  de  papier  et  des  voiles  de  vais- 
seaux apportées  de  l'Egypte ,  l'ivoire  de  la 
Libye ,  les  cuirs  de  Cyrène ,  l'encens  de  la 
Svrie,  les  dattes  de  la  Pliéulcie,  les  tapis  d« 
Cartilage,  du  blé  et  des  fromages  de  Syra- 
cuse ,  ^  des  poires  et  des  pommes  de  l'Eubte, 
des  esclaves  de  Phrygie  et  de  Thessalie,  sans 
parler  d'une  foule  d  autres  objets  qui  arri- 
vent journellement  dans  les  ports  de  la 
Grèce;,  ^  et  en  particulier  dans  ceux  de  Co- 
rintlie.  L'appât  du  gain  attire  les  marchands 
élraiigers,  et  surtout  ceux  de  Phénicicj  ^  et 
»  strab.  lib.  8,  p.  378. 

2  Tlnu'jd.  lib.  i ,  cap.  i3.  Diod.  lib.  i4,  P-  269. 
*  Aiiiipl).  et  Herniip.  ap.  Atheo.  lib.  i ,  c.  2i ,  p.  27. 

4  Aiistopli.  in  vosp.  v.  834- 

5  Atlieii.  il)id.  p.  37. 

^  l'iiid.  p)Ui.  od.  2,  V.  laS. 


436  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

les  jeux  solennels  de  1  isthme  y  rassemblent 
un  nombre  infini  de  spectateurs.  ' 

Tous  ces  moyens  ayant  augmenté  les  ri- 
chesses de  la  nation,  les  ouvriers  destinés  à 
les  mettre  en  œuvre  furent  protégés,  ^  et  s'a- 
nimèrent dîme  nouvelle  émulation.  ^  Ils 
s'étaient  déjà,  du  moins  à  ce  qu'on  prétend, 
distingués  par  des  inventions  utiles,  '^  Je  ne 
les  détaille  point,  parce  que  je  ne  puis  en 
déterminer  précisément  Tobjet.  Les  arts 
commencent  par  des  tentatives  obsciues,  et 
essayées  en  diflërsnîs  endroits  ;  quand  ils 
sont  perfectionnés,  on  donne  le  nom  din- 
venteurs  à  ceux  qui ,  par  d  lieureux  procé- 
dés, en  ont  facilité  la  pratique.  Jen  citerai 
un  exemple  :  cette  roue  avec  laquelle  un 
potier  voit  un  vase  s  aiTondir  sous  sa  main , 
l'historien  Ephore ,  si  versé  dans  la  connais- 
sance des  usages  anciens,  me  disait  un  jour 
que  le  sage  Anacharsis  l'avait  introduite 
parmi  les  Grecs.  ^  Pendant  mon  séjour  a 

I  Stxab.  lib.  8,p.  378. 

'  Herodot,  lib.  2,  cap,  1G7. 
^  Oros.  lib.  5,  cap.  3. 

4  Scol.  Pind.  olymp.  od.  i3,v.  i^.  Plin.  lib.  35,  c,  3, 
II,  2,  p.  68.>.;  cap.  12,  p.  710. 

5  Eplior.  ap.  Strab.  liK  7,  p.  3o3.  Posidon.  ap.  Scnec. 
tpist.  yo,  t.  3,  p.  4  1 2.  Diog.  Laeil.  etc. 


CHAPITRE   TTxENTE-SEPTlÈME.    ^oy 

Corinllie,  je  voulus  en  tirer  vanité.  On  me 
répondit  que  la  gloire  en  était  due  à  l'un  de 
leurs  concitoyens,  nommé  Hyperbius:  '  un 
interprète  d'Homère  nous  prouva,  par  un 
passage  de  ce  poète,  que  cette  machine  était 
connue  avant  Hyperbius  :  ^  Phllotas  soutint 
de  son  côté  que  Thonneur  de  1  invention  ap- 
partenait à  Thalos,  antérieur  à  Homère,  et 
neveu  de  Dédale  d'Athènes.  ^  Il  en  est  de 
même  de  la  plupart  des  découvertes  que  les 
peuples  de  la  Grèce  s'attribuent  à  l'envi.  Ce 
quon  doit  conclure  de  leurs  prétentions, 
c'est  qu'ils  cultivèrent  de  bonne  heure  les 
arts  dont  ou  les  croit  les  auteurs. 

Coriuthe  est  pleine  de  magasins  et  de 
manufactures;  '^  on  y  fabrique,  entre  autres 
choses,  des  couvertures  de  lit  recherchées 
des  autres  uations.  ^  Elle  rassemble  à  grands 
frais  les  tableaux  et  les  statues  des  bons  maî- 
tres; ^  mais  elle  n  a  produit  jusqu'ici  aucun 
de  ces  artistes  qui  font  tant  d'honneur  à  la 

'  Theophr.  ap.  schol.  Pind.  olymp.  od.  i3,  y.  25. 
Plin.  lib.  ^.  cap.  56,  t.  i ,  p.  4  1 4- 
2  Homer.  iliad.  lib.  i8,  v.  6oo. 
^  Diod.  lib.  4,  p-  277. 

4  Strab.  lib.  8,  p.  382.  Oros.  lib.  5,  cap.  3. 

5  Hemiip.  ap.  Athen.  lib.  i ,  cap.  21,  p.  2  j. 

6  Polyb.  ap.  Suab.  lib.  8,  p.  38i.  Flor.  lib.  2,  c.  iG, 

37. 


438  VOYAGE    D'ANACHARSIS, 

Grèce ,  soît  qu'elle  n'ait  pour  les  cliefs-d'œu- 
vre  de  l'art  quun  goût  de  luxe;  soit  que  la 
nature,  se  réservant  le  droit  de  placer  les 
génies,  ne  laisse  aux  souverains  que  le  soin 
de  les  chercher  et  de  les  produire  au  grand 
jour.  Cependant  on  eslirae  certains  ouvrages 
en  bronze  et  en  terre  cuite  qu  on  fabrique 
cil  cette  ville.  Elle  ne  possède  point  de  mines 
de  cuivre.  '  Ses  ouvriers,  en  mêlant  celui 
qu'ils  tirent  de  l'étranger ,  avec  une  petite 
quautitéd  or  et  d  argent,  ^  en  composent  un 
UK'tal  brillant  et  presque  inaccessible  à  la 
rouille.  ^  Ils  en  font  des  cuirasses,  des  cas- 
ques, de  petites  figures,  des  coupes,  des 
vases  inoius  estimes  encore  pour  la  matière 
que  pour  le  travail ,  la  plupart  enrichis  de 
Iv'uillagcs,  et  d'autres  ornements  exécutés 
au  ciselct.  ^  C'est  avec  une  égale  intelli- 
gence qu'ils  retracent  les  mômes  ornements 
sur  les  ouvrages  de  terre.  ^  La  matière  la 
phis  commune  reçoit  de  la  forme  élégante 
qu  on  lui  donne  ,  et  des  cmbellissemeuts 

•  Pausan.  lib.  2 ,  cap.  3. 

^  Pliii.  lib.  34,  cap.  2,  p.  640;  id.  lib.  3^,  cap.  3, 
p.  ^'ja.  Flor.  lib.  2,  cap.  16.  (.)ros.  lib.  5,  cap.  3. 
^  Cicer.  tuscul.  lib.  4)  «"ap-  i4i  '•  2.  p.  34o. 

4  Id.  iu  Vrrr.  de  sign.  cap.  44'  *•  4'  P-  ^pi. 

5  âtrab.  1.  8,  p.  38 1.  Saluias.  iu  cxercit.  l'iio.  p.  1 0.(8. 


CHAPITRE   TRENTE-SEPTIÈME.    4^^ 

dont  on  a  soin  de  la  parer,  un  mérite  qui  la 
fait  préi'ércr  aux  marbres  et  aux  métaux  les 
plus  précieu.'^. 

Los  femmes  de  Corintlie  se  font  distin- 
guer parleur  beauté-,  '  les  hommes,  par  l'a- 
mour du  gain  et  des  plaisirs.  Us  ruinent  leur 
santé  dans  les  excès  de  la  table,  ^  et  l'amour 
n'est  plus  chez  eux  qu  une  licence  effrénée.  * 
Loin  den  rougir,  ils  cherchent  à  la  justifier 
par  une  institution  qui  sembla  leur  en  faire 
un  devoir.  Véâius  est  leur  principale  divi- 
nité ;  ils  lui  ont  consacré  des  courtisanes 
chargées  de  leur  ménager  sa  protection  : 
dans  les  grandes  calamités,  dans  les  dangers 
éminents,  elles  assistent  aux  sacrifices,  et 
marchent  en  procession  avec  les  autres  ci- 
toyens ,  en  chantant  des  hymnes  sacrés.  A 
farrivée  de  Xerxès,  on  implora  leur  crédit, 
et  j  ai  vu  le  tableau  où  elles  sont  représentées 
adressant  des  vœux  à  la  déesse.  Des  vers  de 
Simouide ,  tracés  au  bas  du  tableau,  leur  at- 
tribuent la  gloire  d'avoir  sauvé  les  Grecs.  •* 

'  Anacr.  od.  32. 

^  Plat,  de  rep.  lib.  3,  t  2,  p.  404- 

^  Aristopli.  in  Tlicsmopli.  v.  G55.  Scbol.  iLiJ.  Stepha 
in  KôpivÔ. 

4  Chanicl.  TheoiwiBp.  Tim.  ap.  Atlien.  lib.  i3 ,  e.  4» 
p.  Sjj.  Piud,  ap.  cumd.  p.  574- 


44o  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

Un  si  beau  triomphe  multiplia  cette  es- 
pèce de  prêtresses.  Aujourdhui,  les  particu- 
liers qui  veulent  assurer  le  succès  de  leurs 
entreprises,  promettent  d  offrir  à  Vénus  un 
certain  nombre  de  courtisanes  qu'ils  font 
venir  de  divers  endroits.  '  On  en  compte 
plus  de  mille  dans  celte  ville.  Elles  attirent 
les  marchands  étrangers;  elles  ruinent  en 
peu  de  jours  un  équipage  entier;  et  de  là 
le  proverbe  :  Qu'il  n'est  pas  permis  à  tout  le 
monde  d'aller  à  Corinthe.  ^ 

Je  dois  observer  ici,  que  dans  toute  la 
Grèce,  les  femmes  qui  exercent  un  pareil 
commerce  de  corruption ,  u  ont  jamais  eu  Ja 
moindre  prétention  à  l'estime  publique  ; 
quà  Corinthe  même,  où  l'on  me  montrait 
avec  tant  de  complaisance  le  tombeau  de 
lancienoe  Laïs,  ^  les  femmes  honnêtes  célè- 
brent, en  l'honneur  de  Vénus,  une  fête  par- 
ticulière à  laquelle  les  couitisanes  ne  peu- 
vent être  admises;  ^  et  que  ses  habitants , 
qui  donnèrent  de  si  grandes  preuves  de  va- 


'  Athen.  lib.  i3,  cap.  4 1  p.  573, 
«  Sirah.  lib.  8,  p.  378. 
^  Paiisan.  lib.  2,  cap.  12,  p.  1 15. 
4  Alex.  ap.  Athep.  lib.  i3,  p.  5'j^, 


CHAPITRE   TRENTE-SEPTIÈME.    44^ 

leur  dans  la  guerre  des  Perses ,  '  s'étaiil  lais- 
sés amollir  par  les  plaisirs,  tombèrent  sous 
le  joug  des  Argicns,  furent  obligés  de  men- 
dier tour  à  tour  la  protection  des  Lacédé- 
moniens,  des  Athéniens  et  des  Tliébains," 
et  se  sont  enfin  réduits  à  n  être  plus  que  la 
plus  riche,  la  plus  ellëminée  et  la  plus  faible 
nation  de  la  Grèce. 

Il  ne  me  reste  plus  qu  à  donner  une  légère 
idée  des  variations  que  son  gouvernement  a 
éprouvées.  Je  suis  obligé  de  remonter  à  des 
siècles  éloignés,  mais  je  ne  m'y  arrêterai  pas 
long-temps. 

Environ  cent  dix  ans  après  la  guerre  de 
Troie,  tieute  ans  après  le  retour  dos  Héra- 
cîides,  Alétas,  qui  descendait  d Hercule, 
obtint  le  royaume  de  Corintho,  et  sa  maison 
le  posséda  pendant  lespace  de  quatre  cent 
dix-sept  ans.  L'aîné  des  enfants  succédait 
toujours  à  son  père.  ^  La  royauté  fut  ensuite 
abolie,  et  le  pouvoir  souverain  remis  entre 
les  mains  de  deux  cents  citoyens  qui  ne  s'al- 

'  Iferodot.  lib.  9,  cap.  io4.  Plut,  de  malign.  Hcrodot. 
t.  2,  p.  870  61872. 

^  X(.noph.  hist.  graec.  lib.  4  >  P-  52  1  et  523;  lib.  G, 
p.  610;  lib.  7,  p.  634- 

^  Diod.  ap.  ijyaccll.  p.  i  jg. 


44^  VOYAGE    DANACH  ARSrS, 

liaient  qu  entr  eux ,  '  et  qui  devaient  être 
tous  du  sang  des  Héraclides.  ^  On  en  choi- 
sissait un  tous  les  ans  pour  administrer  les 
allaires,  sous  le  nom  de  Pr}tane.  ^  Ils  éta- 
blirent sur  les  marchandises  qui  passaien  t  par 
1  isthme  un  droit  qui  les  enrichit,  et  se  per- 
dirent par  l'excès  du  luxe.  ^  Quatre-vingt- 
dix  ans  après  leur  institution,  ^  Cjpsélbis 
av'ii^t  mis  le  peuple  dans  ses  intf'rèts,  se  re- 
vêtit de  leur  autorité,  (a)  et  réiahlit  la 
royauté  qui  subsista  dans  sa  maison  pen- 
dant soixante-treize  ans  six  mois.  ^ 

Il  marqua  les  commencements  de  son  rè- 
gne par  des  proscriptions  c't  des  cruautés.  Il 
poursuivit  ceux  des  habitants  dont  le  crédit 
lui  faisait  ombrage,  exila  les  uns,  dépouilla 
les  autres  de  leurs  possessions,  en  fil  mourir 
plusieurs.  '  Pour  alfaibhr  encore  le  parti  des 
gens  riches,  il  préleva  pendant  dix  ans  le 
dixième  de  tous  les  biens,  sous  prétexte y- 

'  HcroJot.  lib.  5    cap.  92- 

'  Diod.  il)ld. 

'  Id.  ibid.  Pausan.  lib.  2,  cap.  4.  P-  120. 

^t  Sliab.  lib.  8,  p.  378.  yElian.  var.  liist.  lib.  i ,  f.  19. 

5  Diod.  ibid.  Aristot.  de  rep.  1.  5,  c.  lu,  t.  2,  p.  ^oZ. 

[a)  L'an  G:j8  avant  J.  G 

^  Aristot.  iliid.  cap.  12,  p.  cfit. 

'7  lliiudut,  ibid.  l'ulyxii.  ;>tratcg.  lib.  5,  cap.  3i. 


CHAPITRE   TRENTE-SEPTIÈME.    44^ 

disalt-il,  d'un  vœu  qu'il  avait  fait  avant  de 
parvenir  au  tronc,  '  et  dont  il  crut  s  ac- 
quitter en  plaçant  auprès  du  temple  dO- 
lynipic  une  très  grande  statue  dorée.  ^ 
Quand  il  cessa  de  craindre ,  il  voulut  ?e 
faire  aimer,  et  se  montra  sans  gardes  et  sans 
appareil.  ^  Le  peuple ,  touché  de  cette  con- 
fiance, lui  pardonna  facilement  des  injus- 
tices dont  il  n'avait  pas  été  la  victime,  et  le 
laissa  mourir  eu  paix,  après  un  règne  de 
trente  ans.  ^ 

Périandre  son  fds  commença  comme  son 
père  avait  fini;  il  annonça  des  jours  heureux 
et  un  calme  durable.  On  admirait  sa  dou- 
ceur, ^  ses  lumières,  sa  prudence-,  les  règle- 
ments qu  il  fit  contre  ceux  qui  possédaient 
trop  d'esclaves,  ou  dont  la  dépense  excklait 
le  revenu  ;  contre  ceux  qui  se  souillaient 
par  des  crimes  atroces,  ou  par  des  mœurs 
dépravées  :  il  forma  un  sénat,  n'établit  au- 
tuu  nouvel  impôt,  se  contejita  des  droits 

'  Aristot.  de  cur.  rei  famii  lib.  2,  t.  2,  p.  5oi.  Suid. 
■in  KuT^fA. 

^  I'];it.  in  Plia-dr.  t.  3  ,  p.  2  3(;.  .Strab.  11b.  5,  p.  378. 
Suid.  ihid. 

^  Aristot.  de  lep.  lib.  5,  cap.  12,  p.  4  u. 

4  Ilerodot.  lib.  5,  cap.  9a.  Aristot.  ibid, 

3  Heiodot.  ibid. 


444  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

prélevés  sur  les  marchandises ,  '  construisit 
beaucoup  de  vaisseaux,  ^  et  pour  donner 
plus  d'activité  au  commerce ,  résolut  de 
percer  l'isthme,  et  de  confondre  les  deux 
mers.  ^  Il  eut  des  guerres  à  soutenir ,  et  ses 
victoires  donnèrent  une  haute  idée  de  sa 
valeur.  '^  Que  ne  devait-on  pas,  d'ailleurs, 
attendre  d'un  prince  dont  la  bouche  sem- 
blait être  l'organe  de  la  sagesse?  ^  qui  disait 
quelquefois  :  «  L'amour  désordonné  des  ri- 
te chesscs  est  une  calomnie  contre  la  nature  : 
a  les  plaisirs  ne  font  que  passer,  les  vertus 
«  sont  éternelles  :  ^  la  vraie  liberté  ne  con- 
te sistc  que  dans  une  conscience  pure.  '  » 

Dans  une  occasion  critique,  il  demanda 
des  conseils  à  Thrasybulc  qui  régnait  àMilct, 
et  avec  qui  il  avait  des  liaisons  d'amitié.  " 
ïhrasybule  mena  le  déjiulé  dan^  un  champ, 
et,  se  promenant  avec  lui  au  milieu  dune 

*  Heracl.  Pontic.  de  pol.  in  antiq.  grâce,  t.  G,  p.  2825. 

*  Nicol.  Daniasc.  in  excerpt.  Vales.  p.  45o. 
^  Diog.  Laert.  lib.  i ,  §.  99. 

4  Aristot.  lil).  5,  cap.  12,  p.  4ii-  Nicol.  Daniasc.  in 
exceqn.  Vales.  p.  45o. 

5  Diog.  Laert.  ibid.  §.91. 

*  Stob.  serm.  3,  p.  46.  , 
"3  Id.  scrni.  2 5,  p.  192. 

•8  Herodot.  lib.  i ,  cap.  20,  et  lib.  5,  cnp,  gï. 


CHAPITRE   TRENTE-SEPTIÈME.    44^ 

moisson  abondante,  il  l'inteiTOgeait  sur  l'ob- 
jet de  sa  mission;  chemin  faisant,  il  abattait 
les  épis  qui  s  élevaient  au  dessus  des  autres. 
Le  dé[)Uté  ne  comprit  pas  que  Thrasybule 
venait  de  mettre  sous  ses  yeux  un  principe 
adoptédansplusieurs  gouvernements,  même 
républicains,  où  Ion  ne  permet  pas  à  de 
simples  particuliers  d'avoir  trop  de  mérite 
ou  trop  de  crédit.  '  Périandre  entendit  ce 
langage,  et  continua  duser  de  modéra- 
tion. ^ 

L'éclat  de  ses  succès,  et  les  louanges  de 
ses  flatteurs,  développèrent  enfin  son  carac- 
tère, dont  il  avait  toujours  réprimé  la  vio- 
lence. Dans  un  accès  de  colère ,  excité  peut- 
être  par  sa  jalousie,  il  donna  la  mort  à  Mé- 
lisse son  épouse  qu  il  aimait  éperdument.  * 
Ce  fut  là  le  terme  de  son  bonheur  et  de  ses 
vertus.  Aigri  par  une  longue  douleur,  il  ne 
le  fut  pas  moins,  quand  il  apprit  que,  loin 
de  le  plaindre,  on  l'accusait  d avoir  autre- 
fois souillé  le  lit  de  son  père.  ^  Comme  il 

'  Aristot.  de  rcp.  lib.  3,  cap.  1 3,  p.  335;  lib.  5,  c.  lo, 
pag.  4o3. 

^  Plut,  in  conviv.  t.  2 ,  p.   l/^'J. 

^  ïlevodot.  lib.  3,  cap.  5o.  Diog.  I.aert.  lib.  i ,  J.  94- 

4  Id.  ibid.  5-  9(J.  PartLeii.  erot.  cap.  i  j. 

3.  38 


446  VOYAGE    d'aNACiIAKSIS, 

crut  que  lestime  puWiqae  se  refroidissait 
il  osa  la  braver;  et,  sans  considérer  qu'il  est 
des  injures  dont  un  roi  ne  doit  se  venger 
que  par  la  clémence,  il  appesantit  son  bras 
sur  tous  ses  sujets,  s'entoura  de  satellites,  ' 
sévit  contre  ceux  que  son  père  avait  épar- 
gnés; dépouilla,  sous  un  léger  prétexte,  les 
l'cmmos  de  Corinthc  de  leurs  bijoux  et  de  ce 
qu'ellesavaicntdeplusp'écioux;  ^  accablale 
peuple  de  travaux,  ]JO"ir  le  ti-nir  dans  la  ser- 
vitude :  agité  lui-même,  sans  inlerruption, 
de  soupçons  et  de  terreurs;  punissant  le  ci- 
toyen qui  se  tenait  tranquillement  assis 
dans  la  place  publique,  ^  et  condamnant 
comme  coupable  tout  liomme  qui  pouvait 
le  devenir. 

Des  cliagrins  domestiques  augmentèrent 
Ihorreur  de  sa  situation.  Le  plus  jeune  de 
ses  fils,  nommé Lycophron,  instruit,  par  son 
aïeul  maternel,  de  la  malbeureuse  destinée 
de  sa  mère,  en  conçut  une  si  forte  haine 
contre  le  meurUicr,  quil  ne  pouvait  plus 

•  Herarl.  de  iiolit.  in  antiq.  f^ricc.  t.  6,  p.  2835.  Diog. 
Laert.  lib.  i ,  §.  y 8. 

^  Herodot.  lib.  5,  cap.  f)2.  Diog.  Laert.  ibid.  J.  97. 
Plut.  t.  2,  p.  I  104. 

*  Nicol.  Dtuuaac.  iu  excerpt.  Valc»,  p.  45o. 


CHAPITRE   TRENTE-SEPTIÈME.    4^7 

soulonir  sa  vue,  et  ne  daij^nait  pas  même  ré- 
pondre à  ses  questions.  Les  caresses  et  les 
prières  furent  vainement  proflli^uées.  Pé- 
riandre  fut  obligé  de  U; chasser  de  sa  maison, 
de  défendre  à  tous  les  citoyens,  non-seule- 
ment de  le  recevoir,  mais  de  lui  parler,  sous 
peine  d'une  amende  applicable  au  temple 
d  Apollon.  Le  jeime  homme  se  réfugia  sous 
un  des  portiques  publics,  sans  ressources, 
sans  se  plaindre,  et  résolu  de  tout  soulfrir 
plutôt  que  d  exposer  ses  amis  à  la  fureur  du 
tyran.  Quelques  jours  après  ,  son  père 
lavant  aperçu  par  hasard,  sentit  toute  sa 
tendresse  se  réveiller  :  il  courut  à  lui ,  et 
n'oublia  rien  pour  le  fléchir;  mais  n ayant 
obtenu  que  ces  paroles ,  Vous  avez  trans- 
gressé votre  loi  et  encouru  l'amende,  i!  prit 
le  parti  de  lexilcr  dans  1  de  de  Corcyre, 
qu  il  avait  réunie  à  ses  domaines.  ' 

Les  dieux  irrités  accordèrent  à  ce  prince 
une  longue  vie ,  qui  se  consumait  lentement 
dans  les  chagrins  et  dans  les  remords.  Ce  né- 
tait  plus  le  temps  de  dire,  comme  il  disaitau- 
paravant,  qu  il  vaut  mieux  faire  envie  que 
piiié;  ^  lesentijnenldescs  mauxie  lorçaitde 

'  Herodot.  lib.  3,  cap.  Sa. 
'  Id.  ibid. 


4J8  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

convenir  que  la  démocratie  était  préférable 
à  la  tyrannie,  '  Quelqu'un  osa  lui  représen- 
ter qu  il  pouvait  quitter  le  trône  :  Hélas! 
répondit-il,  il  est  aussi  dangereux  pour  un 
tyran  d^en  descendre  que  d'en  tomber.  ' 

Comme  le  poids  des  alTaires  Taccablait  de 
plus  en  plusj  et  qu'il  ne  trouvait  aucnne 
ressource  dansl'ainé  de  ses  fils  qui  était  im- 
bécile, ^  il  résolut  d'appeler  Lycophron,  et 
fit  diverses  tentatives  qui  furent  toutes  reje- 
tées avec  indignation.  Enfin  il  proposa  d'ab- 
diquer, et  de  se  reléguer  lui-même  à  Cor- 
cyre,  tandis  que  son  fils  quitterait  cette  île 
et  viendrait  régner  à  Corintlic.  Ce  projet 
allait  s'exécuter,  lorsque  les  Corcyrccns ,  re- 
doutant la  présence  de  Périandrc,  abrégè- 
rent les  jours  de  Lycophron.  ^  Son  père 
n'eut  pas  même  la  consolation  d  achever  la 
vengeance  que  méritait  un  si  lâche  attentat. 
Il  avait  fait  embarquer  sur  un  de  ses  vais- 
seaux trois  cents  enfants  enlevés  aux  pre- 
mières maisons  de  Corcyre,  pour  les  en- 
voyer au  roi  de  Lydie.  Le  vaisseau  ayant 

'  Stob.  serm.  3 ,  p.  46. 
^  1(1.  seim.  4  I  ,  p.  247- 
■*  Ileiodoi.  lib.  3,  cap.  53, 
4  Id.  ibid. 


CHAPITRE   TRENTE-SEPTIÈME.    449 

abordé  à  Samos,  les  habitants  furent  touchés 
du  sort  de  ces  victimes  infortunées,  et  trou- 
vèrent moyen  de  les  sauver  et  de  les  ren- 
voyer à  leurs  parents,  '  Pcriandre,  dévore 
d'une  rage  impuissante,  mourut  âgé  d'ein  i- 
ron  quatre-vingts  ans,  '  après  en  avoir  régné 
quarante-quatre,  ^  (a) 

Dès  qu'il  eut  les  yeux  fermés,  on  fit  dis- 
j)araître  les  monuments  et  jusqu  aux  moin- 
dres traces  de  la  tyrannie.  ^  Il  eut  pour  suc- 
cesseur un  prince  peu  connu,  qui  ne  régna 
que  trois  ans,  ^  Après  ce  court  intervalle  de 
temps,  les  Corinthiens,  ayant  joint  leurs 
troupes  à  celles  de  Sparte,  ^  établirent  un 
gouvernement  qui  a  toujours  subsisté,  parce 
qu  il  tient  plus  de  l'oligarchie  que  de  la  dé- 
mocratie, et  que  les  all'aires  importantes  n'y 
sont  point  soumises  à  la  décision  arbitraire 
de  la  multitude.  '  Coriiithe ,  plus  qu'aucune 

'  Herodot.  lib.  3,  rap.  48. 
*  Uiog.  Laert.  lib.  i .  Ç.  (;5. 
^  Aristot.  de  rep.  lib.  5,  cap.  12,  p.  4  i  !• 
'     (a)  L'an  585  avant  J.  G. 

A  Plm.  de  maiign.  Herodot.  t.  2,  p.  8G0. 

5  Afistot.  ibid. 

«Plul.ibid.  p.  859. 

7  Id.  iu  Dkîp.  t  I ,  p.  98 1 . 

38. 


45o  VOYAGE  d'anaciiarsis, 
ville  de  la  Grèce,  a  produit  des  citoyens  ha- 
biles d:iiis  l'art  de  gouverner.  '  Ce  sont  eux 
qui,  par  leur  sagesse  et  leurs  lumières,  ont 
tellement  soutenu  la  consliîulion,  que  la 
jalousie  des  pauvres  contre  les  riches  n'est 
jamais  parvenue  à  rébranler.  ^ 

La  distinction  entre  ces  deux  classes  de 
citoyens,  Lycurgue  la  détruisit  à  Lacédé- 
moue  :  Phidori ,  qui  semble  avoir  vécu  daus 
le  même  temps,  crut  devoir  la  conserver  à 
Corinlhc,  dont  il  fut  un  des  législateurs. 
Une  ville  située  sur  la  grande  route  du  com- 
merce, et  forcée  d'admettre  sans  cesse  des 
étrangers  dans  ses  murs,  ne  pouvait  être  as- 
treinte au  même  régime  quune  ville  relé- 
guée dans  un  coin  du  Péloponèsr  :  mais 
Phidon  ,  en  conservant  1  inégalité  des  Ibrtu- 
nes,  nen  fut  pas  moins  attentif  à  détermi- 
ner le  nombre  des  familles  et  des  citoyens.  ^ 
Cette  loi  était  conforme  à  l'esprit  de  ces  siè- 
cles éloignés  où  les  hommes,  distribués  en 
petites  peuplades,  ne  connaissaient  d  autre 
besoin  que  celui  de  subsister,  d'autre  ambi- 

«  Strab.  lib.  8,  p.  382.  Plut,  in  Dion.  t.  i,  p>g8j,rt 
iu  Tiniol.  p.  248. 

^  Polya-n.  strateg.  lih.  1 ,  cap.  4'  »  5-  ^' 
3  Aristot.  de  lep.  lib.  2,  cap.  6,  p.  3ai, 


CHAPITRE   TRENTE-SEPTIÈME.    4^1 

tioii  que  celle  de  se  défendre  :  il  suflisait  à 
chaque  nation  davoir  assez  de  bras  pour 
cultiver  les  terres,  assez  de  force  pour  résis- 
ter à  une  invasion  subite.  Ces  idées  n'ont  ja- 
mais varié  parmi  les  Grecs.  Leurs  philoso- 
phes et  leurs  législateurs,  persuadés  qu'une 
^•ande  population  n'est  qu  un  moyen  d  aug- 
menter les  richesses  et  de  perpétuer  les 
guerres,  loin  de  la  favoriser,  ne  se  sont  occu- 
pés que  du  soin  d  en  prévenir  l'excès.  '  Les 
premiers  ne  mettent  pas  assez  de  prix  à  la 
vie,  pour  croire  qu  il  soit  nécessaire  de  mul- 
tiplier lespèce  humaine  ;  les  seconds  ,  ne 
portant  leur  attention  que  sur  un  petit  état, 
ont  toujours  craint  de  le  surcharger  d  habi- 
tants qui  lépuiscraient  bientôt. 

Telle  fut  la  principale  canse  qui  fit  autre- 
fois sortir  des  port*  de  la  Grèce  ces  nom- 
breux essaims  de  colons,  qui  allèrent  au  loin 
s  étabhr  sur  des  côtes  désertes.  ^  C'est  à  Co- 
rinthe  que  durent  U'ur  origine  ,  Syracus.'; 
qui  fait  1  ornement  de  la  Sicile,  Corcyre  qui 
fut  pendant  quelque  temps  la  souveraine 
des  mers,  ^  Ambracie  en  Epire  dont  j'ai 

»  Plat,  du  leg.  lib.  5,  t.  2,  p.  ^4o- 

^  Id.  ibid. 

^  ïhucjd.  lib.  I ,  c«p.  2  5  ;  tib.  G,  cap.  3. 


452  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

déjà  parlé,  (a)  et  plusieurs  autres  villes  plus 
ou  moins  florissantes. 

Sicyone  n'est  qu  a  mie  petite  distance  <Ie 
Corinthe.  Nous  traversjlmes  plusieurs  ri- 
vières pour  nous  y  rendre.  Ce  canton,  qui 
produit  en  abondance  du  blé,  du  vin  et  de 
rhuile,  '  est  un  des  plus  beaux  et  des  plus 
riches  de  la  Grèce.  ^ 

Comme  les  lois  de  Sicyone  défendent 
avec  sévérité  d  enterrer  qui  que  ce  soit  dans 
la  ville,  ■*  nous  vîmes,  à  droite  et  à  f^aucliedu 
chemin,  des  tombeaux  dont  la  forme  ne  dé- 
pare pas  la  beauté  de  ces  lieux.  Un  petit  mur 
d  enceinte,  surmonté  de  colonnes  qui  sou- 
tiennent un  toit,  circonscrit  un  terrain  dans 
lequel  on  creuse  la  fosse  ;  on  y  dépose  le 
mort-,  on  le  couvre  de  terre;  et,  après  les 
cérémonies  accoutumées  ,  ceux  qui  1  ont 
accompagné  Fappellent  de  son  nom,  et  lui 
disent  le  dernier  adieu.  * 

Nous  trouvâmes  les  habitants  occupés 

(a)  Voyez  le  Cliapitre  XXXVI  de  cet  ouvrage. 
*  Whel.  a  journ.  bock  6,  p.  443- 
=  Atlien.  lib.  5,  cap.  ig,  p.  219.  Liv,  lib.  27,  cap.  3i. 
Schol.  Aristoph.  ia  av.  v.  969. 
5  Plut,  in  Aral.  t.  i ,  p.  io5i. 
4  Pausau.  lib.  2,  cap.  7,  p.  126. 


CHAPITRE   TRENTE-SEPTIÈME.    ^Où 

des  préparatifs  d'une  fcte  qui  revient  tous 
hs  ans,  et  qu  ils  célébrèrent  la  nuit  suiA^ante. 
On  tira  d'une  espèce  de  cellule  où  on  les 
tient  en  réserve,  plusieurs  statues  anciennes 
quon  promena  d:;ns  les  rues,  et  qu'on  dé- 
posa dans  le  temple  de  Bacchus.  Celle  de  ce 
dieu  ouvrait  la  marche  ;  les  autres  la  suivi- 
rent de  près  :  un  gra^id  nombre  de  flambeaux 
éclairaient  cette  cérémonie,  et  Ion  chantait 
des  hjmnes  sur  des  airs  qui  ne  sont  pas  con- 
nus ailleurs.  ' 

Les  Sicyoniens  placent  la  fondation  de 
leur  ville  à  une  époque  qui  ne  peut  guère  se 
concilier  avec  les  traditions  des  autres  peu- 
ples. Aristrate,  chez  qui  nous  étions  logés, 
nous  montrait  une  longue  hste  de  princes 
qui  occupèrent  le  trône  pendant  mille  ans, 
et  dont  le  dernier  vivait  à  peu  près  au  temps 
de  la  guerre  de  Troie.  ^  Nous  le  priâmes  de 
ne  pas  nous  élever  à  cette  hauteur  de  temps , 
et  de  ne  s'éloigner  que  de  trois  ou  quatre 
siècles.  Ce  fut  alors,  répondit-il,  que  parut 
une  suite  de  souverains  connus  sous  le  nom 

'  Paus.in.  lib.  2,  cap.  7,  p.  127. 

'  Castor,  ap.  Jùiseb.  clironic.  iib.  i ,  p.  11;  ap.  Synceîl, 
p.  9J.  Pausan.  ibid.  cap.  5,  p.  I23.  Pctav.  de  doclr. 
temp.  Itb.  g,  cap.  16.  Maisb.  cLron.  eau.  p.  16  et  336. 


/\:):\  VOYAGE    d'aiS  A  C  H  A  RS  r  S  , 

de  tjrans,  parce  qu'ils  jouissaient  d'une  au- 
torité absolue  :  ils  n  eurent  d'autre  secr(;t, 
pour  la  conserver  pendant  un  siècle  entier, 
que  de  la  contenir  dans  de  justes  bornes  en 
respectant  les  lois.  '  Or th agoras  fut  le  pre- 
mier, et  Clistliène  le  dernier.  Les  dieux,  qui 
appliquent  quelquefois  des  remèdes  violents 
à  des  maux  exlièmes,  firent  naître  ces  tleux 
princes  pour  nous  ôter  une  liberté  plus  fu- 
neste que  l'esclavage,  Orthagoras,  par  sa  mo- 
dération et  sa  prudence,  réprima  la  fureur 
des  factions  :  '  Clisthène  se  fit  adorer  par 
ses  vertus ,  et  redouter  par  son  courage.  ^ 

Lorsque  la  diète  des  amphictyons  rcso 
lut  d'aimer  les  nations  de  la  Grèce  contre 
les  habitants  de  Cirrba,  (a)  coupables  d'im- 
piété envers  le  temple  de  Dclplics,  elle  choi- 
sit pour  un  dos  chefs  de  1  armée  Clisthène, 
qui  fut  assez  grand  pour  délérer  souvent 
aux  avis  de  Solon ,  présent  à  cette  expédi- 
tion. ^  La  guerre  fut  bientôt  terminée,  et 
Clisthène  employa  la  portion  qui  lui  reve- 

'  Aristot.  de  rcp.  lib  5,  cap.  12,  p.  4'  i> 
^  Plut,  de  sera  Diiin.  t.  2,  p.  553. 
^  Aristot.  ibid. 

((/)  Vers  l'ail  5c)G  avant  J.  C 

4  Pausnn.lib.  lo,  tap.  3^,  p.  89 'j.  Poly.rn.  strateg. 
lil).  3,  cap.  5. 


CHAPITRE   TREN'TE-SEPTIÈ?.IE.    4^5 

naît  du  butin,  à  construire  un  superbe  por- 
tique dans  la  capitale  de  ses  états.  ' 

La  réputation  de  sa  sagesse  s  accrut  dans 
une  circonstance  particulière.  Il  venait  de 
remporter  à  Olympie  le  prix  de  la  course 
des  chars  à  quatre  chevaux.  Dès  que  son 
nom  eut  été  proclamé,  un  héraut,  s'avau- 
çant  vers  la  multitude  immense  des  specta- 
teurs, annonça  que  tous  ceux  qui  pouvairnt 
aspirer  à  Ihynren  d  Agariste  ,  fdle  de  Clis- 
ihène,  u  avaient  qu'à  se  rendre  à  Sicvone 
dans  Fespacc  de  soixante  jours,  el  qu'un  an 
après  1  expiration  de  ce  terme,  l'époux  de  la 
princesse  serait  déclaré.  ^ 

On  vit  bientôt  accourir  des  diverses  par- 
lies  de  la  Grèce  et  de  1  Italie,  des  préien- 
ciants  qui  tous  croyaient  avoir  des  titres  suf- 
iisaiits  poiu'  soutenir  1  éclat  de  celte  alliance. 
i)e  ce  nombre  était  Smindyride  ,  le  plus 
riclîe  et  le  plus  voluptueux  des  Sybarites.  11 
arriva  sur  une  galère  qui  lui  appartenait, 
traînant  à  sa  suite  mille  de  ses  esclaves,  pé- 
cheiu'S ,  oiseleurs  et  cuisiniers.  ^  C  est  lui 

'  Pausan.  lib.  2,  cap.  9.  p.  i33. 
'  Hero.lot.  lil).  (î,  cap.  126,  p.  49^^- 
^  Diod.  in  exrerpt.  Vales.  p.  23 o.  Atlicn.  lib.  G,  c.  21, 
p.  273;  lib.  12,  cap.  1 1,  p.  54 !• 


456  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

qui,  voyant  un  pavsan  soulever  sa  bêche 
avec  efl'ort ,  sentait  ses  entrailles  se  déchirer-, 
et  qui  ne  pouvait  dormir  si,  parmi  les  feuilles 
de  rose  dont  son  lit  était  jonché,  une  seule 
venait  à  se  plier  par  hasard.  '  Sa  mollesse 
ne  pouvait  être  égalée  que  par  son  faste,  et 
son  faste  que  par  son  insolence.  Le  soir  Je 
son  arrivée  ,  quand  il  fut  question  de  se 
mellre  à  table,  il  prélendit  que  personne 
li avait  le  droit  de  se  placer  auprès  de  lui, 
excepté  la  princesse,  quand  elle  serait  de- 
venue son  épouse.  ^ 

Parmi  ses  rivaux,  on  comptait  Laocède. 
de  l'ancienne  maison  dWrgos  ;  Lapliauès 
dArcadie,  descendant  d'Euphoriou  ((ui,  à 
ce  quon  prétend,  avait  donné  1  hospitalité 
aux  dioscures  Castor  et  Pollux;  Mégaclès. 
de  la  maison  des  Alcméonides,  la  plus  puis- 
sante d  Vthènes  ;  liippoclide  .  né  dans  la 
même  ville,  distingué  par  son  esprit,  ses  ri- 
chesses et  sa  heauié.  ^  Les  huit  aufrcs  mé- 
ritaient, par  dilî'éren les  qualités,  de  lutter 
contre  de  pareils  adversaires. 

«  Senec.  de  irA,  lib.  i,  cap.  25.  Aliao.  \.'ii.  hj»t.  1.  9, 
cap.  a/f 

^  Diod.  in  excerpt.  Vales.  p.  23o. 
*  Uwodyt.  lib.  G,  cap.  127. 


CHAPITRE   TRENTE-SEPTIÈME.    4'"'7 

La  cour  de  Sicyone  n  était  plus  occupée 
que  de  l'ctes  et  de  plaisirs;  la  lice  était  sans 
cosse  ouverte  aux  concurrents  :  on  s'y  dispu- 
tait le  {)rix  de  la  course  et  des  autres  exer- 
cices. Clisllièiie,  qui  avait  déjà  pris  des  In- 
lormations  sur  leurs  familles  ,  assistait  à 
jours  combats;  il  étudiait  avec  soin  leur  ca- 
ractère ,  tantôt  dans  des  convei'sations  géné- 
rales, tantotdans  des  entreliens  particuliers. 
Lu  seciet  penchant  l'avait  d'abord  entraîné 
Veis  l'un  ou  lautre  des  deux  Athéniens  ; 
mais  les  agréments  dHippoclide  avaient  fini 
par  le  séduire.  ' 

Le  jour  qui  devait  manifester  son  choix  , 
commença  par  un  sacrifice  de  cent  boeufs, 
suivi  d  un  repas  où  tous  les  Sicyoniens  fu- 
rent invités  avec  les  concurrents.  On  sortit 
de  table;  on  continua  de  boire  ;  on  disputa 
sur  la  musique  et  sur  d'autres  objets.  Ilippo- 
clidc,  qui  conservait  partout  sa  supériorité, 
prolongeait  la  conversation  :  tout  à  coup  il 
ordonne  au  joueur  de  tlùte  de  jouer  un  cer- 
tain air,  et  se  met  à  danser  une  danse  las- 
cive avec  une  satisfaction  dont  Clisthène 
paraissait  indigné  :  un  moment  après  il  fai< 

'  lierculoc.  lib.  6,  cap.  ia&. 

3.  39 


458  VOYAGE    DANACHARSIS, 

apporter  une  table,  saute  dessus,  exécute 
d  abord  les  danses  de  Lacédémonc,  ensuite 
celles  d'Athènes.  Clisthène,  blessé  de  tant 
d  indécence  et  de  légèreté,  faisait  des  efforls 
pour  se  contenir;  mais  quand  il  le  vit  la  tête 
en  bas,  et  sappuyant  sur  ses  mains,  figurer 
divers  gestes  avec  ses  pieds  :  «  Fils  deTisan- 
f(  dre,  lui  cria-t-il,  vous  venez  de  danser 
«  la  rupture  de  votre  mariage.  —  Ma  foi , 
((  seigneur, répondit  TAthénien,  Hippoclide 
a  ne  s'en  soucie  guère.»  A  ce  mot,  qui  a 
passé  en  proverbe,  '  Clisthène,  ayant  im- 
posé silence,  remercia  tous  les  concurrents, 
les  pria  de  vouloir  bien  accepter  chacun  un 
talent  d'argent,  et  déclara  qu'il  donnait  sa 
fille  à  Mégaclès,  fds  d'Alcméon.  C'est  de  ce 
mariage  que  descendait ,  par  sa  mère,  le  cé- 
lèbre Périclès.  ^ 

Aristrate  ajoula  que  depuis  Clisthène  la 
haine  réciproque  dos  riches  et  des  pauvres, 
cette  maladie  éternelle  des  républiques  de  la 
Grèce ,  n'avait  cessé  de  déchirer  sa  patrie  ;  et 
qu'en  dernier  lieu  un  citoyen  nommé  Eu- 

'  Plut,  de  maliî^n.  llcrodot.  t.  2 ,  p.  867.  Luciaii. 
apol.  j)ro  iiiprced.  cond.  t.  i  ,  p.  "yi^-  Id.  ia  Uerc.  t,  3, 
pMj<.  86. 

^  Jlerodot.  Ub.  G,  cap.  i3i. 


CHAPITRE   TRENTE-SEPTIÈME.    ^S^ 

phvon ,  ayan  t  eu  ladi-esse  de  réunir  toute  1  au- 
torité entre  ses  mains,  '  la  conserva  pendant 
quelque  temps,  la  perdit  ensuite,  et  fut  as- 
sassiné en  présence  des magistratsde  Tlièbes , 
dont  il  était  allé  implorer  la  protection.  Les 
Thébains  n  osèrent  punir  les  meurtriers d  un 
homme  accusé  de  tyrannie-,  mais  le  peuple 
de  Sicyone,  qu  il  avait  toujours  favorisé,  lui 
éleva  un  tomljcau  au  milieu  de  la  place  pu- 
blique, et  l'honore  encore  comme  un  excel- 
lent citoyen ,  et  l'un  de  ses  protecteurs.  ^  Je 
le  condamne,  dit  Aristrate,  parce  qui!  eut 
souvent  recours  à  la  perfidie ,  et  qu'il  ne  mé- 
nagea pas  assez  le  parti  des  riches-,  mais  en- 
fin la  république  a  besoin  d'un  chef.  Ces 
dernières  paroles  nous  dévoilèrent  ses  in- 
tentions; et  nous  apprîmes,  quelques  an- 
nées après ,  qu'il  s'était  emparé  du  pouvoir 
suprême.  * 

iNous  visitAines  la  ville,  le  port  et  la  cila- 
delle.  ^  Sicyone  figurera,  dans  1  histoire  des 
nations,  par  les  soins  qu'elle  a  pris  de  culli- 

'  Xenoph.  liist.  gra-c.  1.  j,  p.  623.  Diod.  1.  i5,  p.  582. 
'  Xeiioph,  ibid.  p.  632. 

^  Plut,  in  Arat.  t.  i ,  p.  io32.  Tlin.  lib.  35,  cap.  lo, 
t.  2,  p.  ^oo. 

4  Xenoph.  ibid.  p.  629. 


46o  VOYAGE    DANACHARSIS, 

ver  les  arts.  Je  voudrais  pouvoir  fixer ,  dune 
manière  précise,  jusqu'à  quel  point  elle  a 
contribué  à  la  naissance  de  la  peinture,  au 
développement  de  la  sculpture;  mais,  j"  lai 
déjà  insinué,  les  arts  marchent  pendant  des 
siècles  entiers  dans  des  routes  obscures;  une 
grande  découverte  n'est  que  la  combinaison 
d  une  foule  de  petites  découvertes  qui  font 
précédée;  et,  comme  il  est  impossible  den 
suivre  les  traces ,  il  suffit  d'observer  celles 
qui  sont  plus  sensibles,  et  de  se  borner  à 
quelques  résultats. 

Le  dessin  dut  son  origine  au  hasard,  la 
sculpture  à  la  religion ,  la  peinture  aux  pro- 
grès des  autres  arts. 

Dès  les  plus  anciens  temps,  quelqu'un 
s'avisa  de  suivre  et  de  circonscrire  sur  le 
terrain,  ou  sur  un  mur,  le  contour  de  fom- 
bre  que  projetait  un  corps  éclairé  par  le  so- 
leil ou  par  toute  autre  lumière;  on  apprit  en 
conséquence  à  indi((uer  la  forme  des  objets 
par  de  simples  linéaments. 

Dès  les  plus  anciens  temps  encore,  on 
voulut  ranimer  la  ferveur  du  pen})le,  en 
mettant  sous  ses  yeux  le  symbole  ou  f  image 
de  son  culte.  On  exposa  d'abord  à  sa  véné- 


CHAPITRE   TRENTE-SEPTIÈME.    4^1 

i*atioii  une  pierre,"  ou  un  tronc  clarbre; 
bientol  on  prit  le  parti  d'en  arrondir  Textré- 
niité  supérieure  en  forme  de  tête  ;  enfin  on 
V  creusa  des  lignes  pour  figurer  les  pieds  et 
les  mains.  Tel  était  l'état  de  la  sculpture 
parmi  les  Egyptiens ,  lorsqu  ils  la  transmi- 
rent aux  Grecs,  ^  qui  se  contentèrent  pen- 
dant long-temps  d'imiter  leurs  modèles.  De 
là  ces  espères  de  statues  qu'on  trouve  si  fré- 
qui-mment  dans  le  Pélojwnèse,  et  qui  n'of- 
frent (juune  gaine,  une  colonne,  une  pyra- 
mide ^  surmontée  dune  tête,  et  quelquefois 
représentant  des  mains  qui  ne  sont  ou  indi- 
quées, et  des  pieds  qui  ne  sont  pas  séparés 
1  un  de  l'autre. Les  statues  de  Mercure, qu'on 
appelle  Hermès,  sont  un  reste  de  cet  ancien 
usage. 

Les  Egyptiens  se  glorifient  d'avoir  décou- 
vert la  sculpture,  il  y  a  plus  de  dix  mille 
ans;  '^la  peinture  en  même  temps,  ou  au 

•  Pausan.  lib.  7>cap.  S2,p.  5^9  ;  id^  lib.  9,<!ap.  ir, 
pag.  761. 

^  Herodot.  lib.  2 ,  cap.  4- 

3  Pausan.  lib.  2,  cap.  9,  p.  loi;  lib.  3,  cap.  19, 
p.  aS^;  lib.  7,  cap.  22,  p.  579. 

4  plat,  de  leg.  lib.  2,  t.  2,  p.CjG. 

39. 


4^3  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

moins  six  mille  ans  avant  qu'elle  fût  connue 
des  Grecs  '  Ceux-ci ,  très  éloignés  de  s  attri- 
buer l'origine  du  premier  de  ces  arts,  croient 
avoir  des  titres  légitimes  sur  celle  du  se- 
cond. ^  Pour  concilier  ces  diverses  préten- 
tions, il  faut  distinguer  deux  sortes  de  pein- 
ture ;  celle  qui  se  contentait  de  rehausser 
un  dessin  par  des  couleurs  employées  en- 
tières et  sans  ruption  ;  et  celle  qui ,  après  de 
longs  efforts,  est  parvenue  à  rendre  fidèle- 
ment la  nature. 

Les  Egyptiens  ont  découvert  la  première. 
On  voit  en  effet ,  dans  la  Thébaide ,  des  cou- 
leurs très  vives  et  très  anciennement  appli- 
quées sur  le  pourtour  des  grottes  qui  ser- 
vaient peut-être  de  tombeaux,  sur  les  pla- 
fonds des  temples,  sur  des  hiéroglyphes,  et 
sur  des  figures  d'hommes  et  danimaux.  ^ 
Ces  couleui  s ,  quelquefois  enrichies  de  feuil- 
les d'or  attachées  par  un  mordant ,  prouvent 

»  Plin.  lib.  35,  cap.'  3, 1.  a,  p.  68f. 

»  Id.  ibid.  Strab.  lib,  8,  p.  382. 

'  Voyage  de  Grang.  p.  35,  47»  7^'  Sicarrf,  mm.  àa 
lev.  t.  2,  p.  221  ;  t.  ^,p.  37  et  iG3.  Lucas,  voyngsdp  la 
haute  Egypte,  1.  3,  p.  3g  et  69.  Norilcn,  voviigf  d'E- 
gypte, p.  ï3y,  lyo,  etc.  Goguet,  origine  do*  loi»,  t.  2, 
p,  I  G.\.  Caylusj  rec,  d'amitj.  t.  5,  p.  25. 


CHAPITRE   TRENTE-SEPTIÈME.    4^3 

clairement  qu'en  Egypte  I  art  de  peindre  ne 
fut,  pour  ainsi  dire ,  que  l'art  d'enluminer. 

Il  paraît  qu'à  1  époque  de  la  guerre  de 
Troie,  les  Grecs  n'étaient  guère  plus  avan- 
cés ;  '  mais ,  vers  la  première  olympiade,  ^  (a) 
les  artistes  de  Sicyone  et  de  Corinthe,  qui 
avaient  déjà  montré  plus  d  intelligence ,  ^ 
se  signalèrent  par  des  essais  dont  on  a  con- 
servé le  souvenir,  et  cjui  étonnèrent  par 
leur  nouveauté.  Pendant  que  Dédale  de  Si- 
cyone (b)  détachait  les  pieds  et  les  mains  des 
statues,  ^  Cléopliante  de  Corinthe  coloriait 
les  traits  du  visage.  Il  se  servit  de  brique 
cuite  et  broyée  :  ^  preuve  que  les  Grecs  ne 
connaissaient  alors  aucune  des  couleurs 
dont  on  se  sert  aujourd  hui  pour  exprimer 
la  carnation. 

Vers  le  temps  de  la  bataille  de  Marathon , 
la  peinture  et  la  sculpture  sortirent  de  leur 
longue  enfance,  et  des  progrès  rapides  les 

'  Ilomer.  iliad.  lib.  2,  v.  63;^. 

'  Métn.  de  l'acad.  desbell.  lettr.  t.  23,  p.  267. 

(a)  Vers  l'an  ^76  avant  J.  C. 

^  Plin.  lib.  35,  cap.  3,  t.  2,  p.  68r. 

{(>)  Voyez  la  note  XXV  h  la  fin  du  volume; 

4  Diod.  lib.  4,  p.  27G.  Themiât.  oral.  a6,  p.Si^G.  Suid. 

5  Pliu.  ibid.  p.  G8a. 


464  VOYAGE    D'aNACHARSIS, 

ont  amenées  au  point  de  grandeur  et  de 
beauté  où  nous  les  voyons  aujourd  hui.  Pres- 
que de  nos  jours,  Sicyone  a  produit  Eu- 
pompe,  chef  dune  troisième  école  de  pein- 
ture ;  avant  lui ,  on  ne  connaissait  que  celles 
d'Athènes  et  d  lonic.  De  la  sienne  sont  déjà 
sortis  des  artistes  célèbres,  Pausias,  entie 
autres,  et  Pamphile  qui  la  dirigeait  pendant 
notre  séjour  en  cette  ville.  Ses  talents  et  sa 
réputation  lui  attiraient  un  grand  nombre 
d'élèves,  qui  lui  payaient  un  talent  avant 
que  d'être  reçus;  (a)  il  s'engageait  de  son 
côté  à  leur  donner  pendant  dix  ans  des  le- 
çons fondées  sur  une  excellente  théorie,  et 
justifiées  par  le  succès  de  ses  ouvrages.  Il  les 
exhortait  à  cultiver  les  lettres  et  les  sciences, 
dans  lesquelles  il  était  lui-même  très  versé.  ^ 
Ce  fut  d  après  son  conseil  que  les  magis- 
trats de  Sicyone  ordonnèrent  que  l'élude  du 
dessin  entrerait  désormais  dans  1  éducation 
des  citoyens,  et  que  les  beaux  arts  ne  se- 
raient pkis  livrés  à  des  mains  seiTiles  :  les 
autres  villes  de  la  Grèce,  frappées  de  cet 
exemple,  commencent  à  s  y  conformer.  ^ 

(a)  Cinq  mille  quatre  cents  livres. 
*  Plin.  lib.  35,  cap.  i8,  t.  2,  p.  694. 
>  Id.  ibid. 


CHAPITRE    TRENTE-SEPTIÈME,    4^5 

Nous  connûmes  deux  de  ses  élèves  qui  se 
soûl  fait  depuis  un  grand  nom,  Mélunthe  et 
Apclle.  '  H  concevait  de  grandes  espérances 
du  premier,  de  pltis  grandes  encore  du  se- 
cond qui  se  félicitait  d'avoir  un  tel  maître  : 
Tampliile  se  lelicila  bientôt  d'avoir  formé  un 
tel  disciple. 

Nousfimes quelques  courses  aux  environs 
de  Sicvone.  Au  bourg  de  Titane,  situé  sur 
une  montagne ,  nous  vîmes ,  dans  un  bois  de 
cvprès,un  tenq^le  dEsculape,  dont  la  sta- 
tue, couverte  d  une  tunique  de  laine  blan- 
che et  dun  manteau,  ne  laisse  apercevoir 
que  le  visage,  les  mains  et  le  bout  dos  pieds. 
Tout  auprès  est  celle  dlïygie,  déesse  de  la 
santé,  également  enveloppée  d  une  robe,  et 
de  tresses  de  cheveux  dont  les  femmes  se  dé- 
pouillentpourlesconsacrcr  à  cette  flivinité.  ^ 
L'usage  de  revêtir  les  statues  d  habits  quel- 
quefois très  riches,  est  assez  commun  dans  la 
Grèce,  et  fait  regretter  souvent  que  ces  orne- 
ments dérobent  aux  yeux  les  beautés  de  1  art. 

iNous  nous  arrêtâmes  à  la  ville  fie  Phlion« 
le,  *  dont  les  habitants  oui  acquis  de  nos 

•  rliu.  in  Aiat.  t.  i ,  p.  io32. 
'  Pausan.  lib.  2,  cap.  1 1 ,  p.  i36. 
^  Id.  ibid.  cap.  12,  y.  i38. 


466  VOYAGE    D'ANACHARSIS, 

jours  une  illustration  que  les  richesses  et  les 
conquêtes  ne  sauraient  donner.  Us  s'étaient 
unis  avec  Sparte,  pendant  qu'elle  était  au 
plus  haut  point  de  sa  splendeur  :  lorsque , 
après  la  ha  taille  de  Leuctres,  ses  esclaves  et 
la  plupart  de  ses  alliés  se  soulevèrent  contre 
elle,  Ir/s  Phliontiens  volèrent  à  son  secours; 
et,  de  retour  chez  eux,  ni  la  puissance  des 
Théhains  et  des  Ârgiens,  ni  les  horreurs  de 
la  guerre  et  de  la  famine,  ne  purent  jamais 
les  contraindre  à  renoncer  à  son  alliance.  ' 
Cet  exemple  de  courage  a  été  donné  dans  un 
siècle  où  Ion  se  joue  dos  serments,  et  par 
une  petite  ville ,  Tune  des  plus  pauvres  de  la 
Grèce. 

Après  avoir  passé  quelques  jours  à  Si- 
cyone,  nous  entrâmes  dans  l'Achaïe,  qui 
s  étend  jusqu'au  promontoire  Araxe,  situé 
en  face  de  l'de  de  Céphallénie.  C'est  une  li- 
sière de  terre  resserrée  au  midi  par  lArcadie 
et  fElide;  au  nord,  par  la  mer  de  Crissa. 
Ses  rivages  sont  presque  partout  hérissés  de 
rochers  qui  les  rendent  lnahordal)les  :  dans 
l'intérieur  du  paj-s,  le  sol  est  maigre  et  ne 
produit  qu'avec  peine;  ^  cependant  on  y 

'  Xrnoph.  liist.  grscc.  l\h.  7,  p.  624- 
^  Plut,  in  Arat.  t.  i ,  p.  io3l. 


CHAPITRE   TRENrE-SEPTIÈME.    ^6j 

trouve  de  bons  vignobles  en  quelques  en- 
droits. ' 

L'Achaïe  fut  occupée  autrefois  par  ces 
Ioniens  qui  sont  aujourd  hui  sur  la  côte  de 
1  Asie.  Ils  en  furent  chassés  par  les  Achéens, 
lorsque  ces  derniers  se  trouvèrent  obligés  de 
céder  aux  descendants  d  Hercule  les  royau- 
mes d  Argos  et  de  Lacédémoue.  * 

Etablis  dans  leurs  nouvelles  demeures ^ 
les  Achéens  ne  se  mêlèrent  point  des  affai- 
res de  la  Grèce,  pas  même  lorsque  Xerxès 
la  menaçait  d'un  long  esclavage.  ■*  La  guerre 
du  Péloponèse  les  tira  d'un  repos  qai  fai- 
sait leur  bonheur-,  ils  s'unirent  tantcM  avec 
les  Lacédémoniens  ,  ^  tantôt  avec  les  Athé- 
niens, pour  lesquels  ils  eurent  plus  de  pen- 
chant. ^  Ce  fut  alors  quAlclbiade,  voulant 
persuader  à  ceux  de  Fatras  do  prolonger  les 
murs  de  la  ville  jusqu'au  port,  afai  que  les 
flottes  d'Athènes  pussent  les  secourir,  un 
des  assistants  s'écria  au  milieu  de  1  assem- 
blée :  «  Si  vous  suivez  ce  conseil,  les  Athé- 

'  Pausan.  lib.  7,  cap.  2 G,  p.  5()3. 

^  Herodot.  lib.  i ,  c.  i  45.  Pausan.  ibid.  c  I ,  p.  52  2, 

^  Pausan.  ibid.  cap.  6,  p.  53(j. 

4  Tliuryd.  lib.  2,  cap.  g. 

5  Id.  lib.  I,  cap.  m.  Pausan.  ibid.  c.np.  G,  p.  .'iî37. 


468  VOYAGE    DAPilCHARSIS, 

K  niens  finiront  par  vous  avaler.  Cela  peut 
«  être,  répondit  Alcibiade,  mais  avec  cette 
«  dillcrence  que  les  Athéniens  commcncc- 
«  ront  par  les  pieds,  et  les  Lacédémoniens 
«  par  la  tète.  '  »  l^es  Achéens  ont  depuis 
contracté  d  autres  alliances  :  quehpics  an- 
uées  après  notre  voyage,  ils  eii\oyrrcrA 
deux  mille  hommes  aux  Phocéens,  ■  cl  Icuvs. 
troupes  Sje  distinguèrent  à  la  balaillc  de 
Chéronéc.  ^ 

Pellène,  ville  aussi  petite  que  toutes  cel- 
les de  rx\chaïe,  ^  est  i)aue  sur  les  flancs 
d'une  colline  dont  la  forme  est  si  irrégulièro. 
que  les  deux  quartiers  de  la  ville,  placés  sur 
les  côtés  opposés  de  la  colline,  n'ont  pres- 
que point  de  communication  entre  eux.  ^ 
Son  port  est  à  la  distance  de  soixante  sta- 
des, (n)  La  crainte  des  pirates  obligeait  au- 
trefois les  habitants  d'un  canton  de  se  réu- 
nir sur  des  hauteurs  plus  ou  moins  éloignées 
de  la  mer  :  toutes  les  ancienues  villes  de  la 
Grèce  sont  ainsi  diposées. 

'  Plut,  in  Alcib.  t.  I  ,  p.  198. 
»  lliod.  lib.  16,  p.  436. 
^  Pausan.  lib.  7,  cap.  6,  p.  537. 
4  Plut,  in  Arat.  t.  1 ,  p.  io3i. 
*  Pousau.  ibid.  cap.  26,  p.  .^4' 
(il)  Knvirou  deux  lieuea  et  un  quar». 


CHAPITRE   TRE?fTE-SEPTlÈME.    4^9 

En  sortant  de  Pellène,  nous  vîmes  un 
temple  de  Bacchus ,  où  l'on  célèbre  tous  les 
ans,  pendant  la  nuit,  la  fête  des  Lampes; 
on  en  allume  une  très  grande  quantité,  et 
l'on  distribue  en  abondance  du  vin  à  la 
multitude.  '  En  face  est  le  bois  sacré  de 
Diane  conservatrice,  où  ii  n'est  permis  d'en- 
trer qu'aux  ministres  sacrés.  Nous  vîmes 
ensuite,  dans  un  temple  de  Minerve,  sa 
statue  en  or  et  en  ivoire,  d'un  si  beau  tra- 
vail, qu'on  la  disait  de  Phidias.  ^ 

Nous  nous  rendîmes  à  Egire,  distante  de 
la  mer  d  environ  douze  stades,  fa)  Pendant 
que  nous  en  parcourions  les  monuments, 
on  nous  dit  qu'autrefois  les  habitants,  ne 
pouvant  opposer  des  forces  suffisantes  à 
ceux  de  Sicyone  qui  étaient  venus  les  atta- 
quer, s'avisèrent  de  rassembler  un  grand 
nombre  de  chèvres,  de  lier  des  torches  allu- 
mées à  leurs  cornes,  et  de  les  faire  avancer 
pendant  la  nuit  :  1  ennemi  crut  que  c'étaient 
des  troupes  alliées  d'Egire,  et  prit  le  pai'ti 
de  se  retirer.  * 

'  T'ausan.  lih.  y,  cap.  2 j,  p.  SgS. 

"  id.  ilad.  p.  5i)4. 

(a)  Mille  cent  trente-<juane  toises. 

■^  Pausan.  ibiJ.  cap.  a6,  p.  Sgi. 

3.  4o 


470  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

Plus  loin  nous  entrâmes  dans  une  grotte, 
séjour  d  un  oracle  qui  emploie  la  voie  du 
sort  pour  manifester  1  avenir.  Auprès  d'une 
statue  d  Hercule  s  élève  un  tas  de  dés,  dont 
chaque  face  a  une  marque  partit  ulière;  on 
en  prend  quatre  au  hasard,  et  on  les  fait 
rouler  sur  une  table ,  où  les  mêmes  marques 
sont  figurées  avec  leur  interprétation.  '  Cet 
oracle  est  aussi  sûr  et  aussi  fi'équenté  que 
les  autres. 

Plus  loin  enfcore,  nous  visitâmes  les  rui- 
nes d  Hélice,  autrefois  éloignée  de  la  mer  de 
douze  stades,  ^  (a)  détruite  de  nos  jours  par 
un  tremblement  de  terre.  Ces  terribles  ca- 
tast;-ophes  se  funt  sentir  surtout  dans  les 
lieux  voisins  de  la  mer,  ^  et  sont  assez  sou- 
vent précédées  de  signes  effrayants  :  on  xo\t 
pendant  plusieurs  mois  les  eaux  du  ciel 
inonder  la  terre,  ou  se  refuser  à  son  attente; 
le  soleil  ternir  1  éclat  de  ses  rayons,  ou  rou- 
gir comme  un  brasier  aixlent;  des  vents  im- 
pétueux ravager  les  campagnes;  des  sillons 
de  flamme  élinceler  dans  les  airs,  et  dau- 

'  Pausan.  lib.  7  ,  cap.  25,  p.  5ç)0. 

^  llciadid.  ap.  Strab.  lib.  8,  p.  384- 

(a)  Mille  cent  trente-quatre  toises. 

*  Aristot.  inelt'or.  lib.  U.  cap.  3,  t.  i ,  p.  SC)^. 


CHAPITRE   TRENTE-SEPTIÈME,    ^yt 

trcs  phénomènes  avant-coureurs  d'un  désas- 
tre épouvantable.  ' 

Après  le  malheur  d Hélice,  on  se  rappela 
divers  prodiges  qui  1  avaient  annoncé.  L'de 
de  Délos  fut  ébranlée;  une  immense  colonne 
de  feu  s'éleva  jusqu'aux  cieux.  ^  Quoi  qu'il 
en  soit,  ce  fut  très  peu  de  temps  avant  la 
bataille  de  Leuctres,  ^  (a)  en  hiver,  pen- 
dant la  nuit,  ^  que  le  vent  du  nord  souf- 
flant d  un  côté,  et  celui  du  midi  de  lautre,  5 
la  ville,  après  des  secousses  violentes  et  ra- 
pides qui  se  multiplièrent  jusqu'à  la  nais- 
sance du  jour,  fut  renversée  de  fond  en 
comble,  et  aussitôt  ensevelie  sous  les  flots 
de  la  mer  qui  venait  de  franchir  ses  limites.  ^ 
L  inondation  fut  si  forte,  quWle  s'éleva  jus- 
qu'à la  sommité  d'un  bois  consacré  à  Nep- 
tune. InsciJsilJemcnt  les  eaux  se  retirèrent 
en  partie;  mais  elles  couvrent  encore  les 

'  Pausan.  lib.  j,  cap.  24?  P-  ^85. 

^  Callistl).  ap.  Senec.  quaest.  nat.  lib.  6,  cap.  26. 

3  Pol)b.  bb.  2,  p.  128.  Strab  lib.  8.  p.  384- 

(«)  Vers  la  fin  de  l'an  373  avant  J.  C  ou  au  conunen- 
cement  de  3^2. 

4  Heracl.  ap.  Strab.  ibid.  Diod.  bb.  i5.  p.  3G3. 

5  Aristot.  ibid.  p.  570. 

^  De  mundo,  ap.  Ajistot.  cap.  4  1  t.  i ,  p.  608.  Diod- 
ibid.  p.  364.  Pausan.  lib.  y,  cap.  24,  p-  58^. 


4^2  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

ruines  dllélice,  et  n'en  laissent  entrevoir 
que  quelques  faibles  vestiges.  '  Tous  les  ha- 
bitants périrent,  et  ce  fut  en  vain  que  les 
jours  suivants  on  entreprit  de  retirer  leurs 
corps  pour  leur  donner  la  sépulture.  ^ 

Les  secousses,  dit-on,  ne  se  firent  pas 
sentir  dans  la  ville  d'Egium,^  qui  n'était 
qu'à  quarante  stades  d Hélice;  *  (a)  mais 
elles  se  propagèrent  de  l'autre  côté;  et  dans 
la  ville  de  Bura ,  qui  n'était  guère  plus  éloi- 
gnée d'Hélice  qu'Égium  5  murailles,  maisons, 
temples,  sîatues,  hommes,  animaux,  tout 
fut  détruit  ou  écrasé.  Les  citoyens  absents 
bâtirent  à  leur  retour  la  ville  qui  subsiste 
aujourd  hui.  ^  Celle  d  Hélice  fut  remplacée 
par  un  petit  bourg,  où  nous  primes  un  ba- 
teau pour  voir  de  près  quelques  débris  épars 
sur  le  rivage.  Nos  guifles  firent  un  détour, 
daiis  la  crainte  de  se  briser  contre  un  Nep- 

'  Pausan.  lib.  7,  cap.  24,  P-  58;^.  Pliû.  lib.  2,  cap.  92, 
t.  I,  p.  1 15. 

2  Heracl.  ap.  Strab.  lib.  8,  p.  385. 
2  Senec.  cjui st.  iiat.  lib.  6,  cap.  23. 

4  Pau.'-.an.  iuid.  p.  585. 

(il)  Une  lieue  et  mille  deux  cent  quatre-vingts  toisM, 
ou  trois  mille  sept  cent  quatre-vingts  toises. 

5  Pausan.  ibid.  cap.  aS,  p.  5yo. 


CHAPITRE   TRENTE-SEPTIÈME.    473 

tune  de  bronze  qui  est  à  fleur  d  eau ,  et  qui 
se  maintient  encore  sur  sa  base,  ' 

Après  la  destruction  d'Hélice,  Egium  hé- 
rita de  son  terriloire,  et  devint  la  principale 
cilé  de  l'Achaïe.  Cest  dans  cette  ville  que 
sont  convoqués  les  états  de  la  province;  ' 
ils  s  assemblent  au  voisinage,  dans  un  bois 
consacré  à  Jupiter,  auprès  du  temple  de  ce 
dieu,  et  sur  le  rivage  de  la  mer.  ^ 

L'Acliaïe  fut,  dès  les  plus  anciens  temps, 
divisée  en  douze  villes,  qui  renferment  cha- 
cune sept  à  huit  bourgs  dans  leur  district.  ^ 
Toutes  ont  le  droit  d  envoyer  des  députés  à 
rassemblée  ordinaire,  qui  se  tient  au  com- 
mencement de  leur  année,  vers  le  milieu 
du  printemps.  ^  On  y  fait  les  règlements 
qu'exigent  les  circonstances-,  on  y  nomme 
les  magistrats  qui  doivent  les  faire  exé- 
cuter ,  et  qui  peuvent  indiquer  une  as- 
semblée extraordinaire ,  lorsqu'il  survient 

I  Eratoitl).  ap.  Strab.  lib.  8.  p.  384. 
^  Polyb.  lib.  S,  p.  3  ju.  Liv.  lib.  28 ,  cap.  ^  ;  lib.  38  , 
cap.  00.  Pausan.  lib.  7,  cap.  24,  P-  585. 

^  ftrab.  iljid.  p.  385  el  387.  Pausan.  ibid-  p.  084. 

4  Herodot.  lib.  i,  cap.  i45.  Polyb.  lib.  2,  p.  128. 
Strab.  iijid.  p.  33^  et  386. 

5  Polyb.  lib.  4,  p.  3o5;  lib.  5,  p.  35o.  Strab.  ibid. 
pag.  385., 

40, 


474  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

une  guerre  ou  qu'il  faut  délibérer  sur  une 
alliance.  ' 

Le  gouvernement  va,  pour  ainsi  dire,  de 
soi-même.  C'est  une  démocratie  qui  doit 
son  oriiiine  et  son  maintien  à  des  circons- 
tances  particulières  :  comme  le  pays  est  pau- 
vre, sans  commerce,  et  presque  sans  indus- 
trie ,  les  citoyens  y  jouissent  en  paix  de  Vé- 
galité  et  de  la  liberté  que  leur  procure  une 
sage  législation  :  comme  il  ne  sest  point 
élevé  parmi  eux  de  génies  inquiets,  ^  ils  ne 
connaissent  pas  l'ambition  des  conquêtes  : 
comme  ils  ont  peu  de  liaisons  avec  les  na- 
tions corrompues ,  ils  n'emploient  jamais 
le  mensonge  ni  la  fraude,  même  contre  leurs 
ennemis  :  ^  enfin,  comme  toutes  les  villes  ont 
les  mêmes  lois  et  les  mêmes  magistratures, 
elles  forment  un  seul  corps,  un  seul  état,  et 
il  règne  entre  elles  une  harmonie  qui  se  distri- 
bue dans  les  diflércutcs  classes  des  citoyens.  ^ 
L'excellence  de  leur  constitution  et  laprobi té 
de  leurs  magistrats  sont  tellement  reconnues, 

■  Polyb.  excerpt.  légat,  p.  855- 
a  Id.  lib.  2,  p.  125. 

3  Id.  lib.  i3,p.  67a. 

4  Justiu.  lib.  3/i,  cap.  i; 


CHAPITRE  TRENTE-SEPTIÈME.  47^ 
qu'on  vit  autrefois  les  villes  grecques  de  l'Ita- 
lie ,  lasses  de  leiu-s  dissentions,  s'adresser  à  ce 
peuple  pour  les  terminer,  et  quelques-unes 
d'entre  elles  former  une  confédération  sem- 
blable à  la  sienne.  Dernièrement  encore  les 
Lacédémoniens  et  les  ïhébains,  s'appro- 
priant  de  part  et  d  autre  le  succès  de  la  ba- 
taille do  Leuctres,  le  choisirent  pour  arbitre 
d  un  différend  qui  intéressait  leur  honneur,  * 
et  dont  la  décision  exigeait  la  plus  grande 
inipartiahté. 

Nous  vîmes  plus  d'une  fois ,  sur  le  rivage, 
des  enfants  lancer  au  loin  des  cailloux  avec 
leurs  frondes.  Les  Achéens  s'adonnent  vo- 
lontiers à  cet  exercice,  et  s  y  sont  tellement 
perfectionnés, que  le  plomb,  assujéti  dune 
manière  particulière  dans  la  courroie,  part, 
vole,  et  frappe  à  l'instant  le  point  contre 
lequel  on  le  dirige.  ' 

En  allant  à  Patrae,  nous  traversâmes 
quantité  de  villes  et  de  bourgs;  car  l'Achaïe 
est  fort  peuplée.  ^  A  Pharœ,  nous  vîmes 
dans  la  place  publique  trente  pierres  car- 

«  Poljb.  lib.  2,  p.  t26.  Strab.  lib.  8;  p.  384. 
^  Liv.  lib.  38,  cap.  agr. 
3  Strab.  ibid.  p.  386. 


47^  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

rées,  qu'on  honore  comme  autant  de  divi- 
nités dont  j'ai  oublié  les  noms.  '  Près  de  ces 
pierres  est  un  Mercure  terminé  en  g^îne,  et 
affublé  dune  longue  barbe,  en  face  dune 
statue  de  Vesta,  entourée  dun  cordon  de 
lampes  de  bronze.  On  nous  avertit  que  le 
Mercure  rendait  des  oracles,  et  qu'il  suiïï- 
sait  de  lui  dire  quelques  mots  à  rorcille 
pour  avoir  sa  réponse.  Dans  ce  moment, 
un  paysan  vint  le  consulter  :  il  lui  fallut  of- 
frir de  l'encens  à  la  déesse,  verser  de  Ihuile 
dans  les  lampes  et  les  allumer,  déposer  sur 
l'autel  une  petite  pièce  de  monnaie,  s  appro- 
clier  du  Mercure,  finlerroger  tout  bas,  sor- 
tir de  la  place  en  se  boucliant  les  oreilles,  et 
recueillir  ensuite  les  premières  paroles  qu'il 
entendrait ,  et  qui  devaient  éclaircir  ses 
doutes.  *  Le  peuple  le  suivit,  et  nous  ren- 
trâmes chez  nous. 

Avant  que  d'arriver  h  Patrae ,  nous  mîmes 
pied  à  terre  dans  un  l)ois  charmant,  où  plu- 
sieurs jeunes  gens  s'exerçaient  à  la  course.  * 
Dans  une  des  allées,  nous  rencontrâmes  un 
enfant  de  douze  à  treize  ans,  vêtu  d'une 

'  Pausan.  lib.  7,  cap.  22,  p.  5^g. 

=  }d.  ibid. 

^  Id.  iLid  e.ip.  2  i ,  p.  5'^7. 


CHAPITRE  TRENTE-SEPTIÈME.    477 

jolie  robe,  et  couronné  d'épis  de  l)lé.  Nous 
rinterrogeàraes;  il  nous  dit  :  C'est  aujour- 
d  lîui  la  fête  de  Bacchus  Esymnète ,  c'est  son 
nom  ;  (a)  tous  les  enfants  de  la  ville  se  ren- 
dent sur  les  bords  du  Milichus.  Là  nous 
nous  mettrons  en  procession,  pour  aller  à 
ce  temple  de  Diane  que  vous  voyez  là -bas; 
nous  déposerons  cette  couronne  aux  pieds 
de  la  déesse  ;  et  après  nous  être  lavés  dans  le 
ruisseau ,  nous  en  prendrons  une  de  lierre , 
et  nous  irons  au  temple  de  Bacchus  qui  est 
par-delà.  Je  lui  dis  :  Pourquoi  cette  cou- 
ronne dépis?  —  C est  ainsi  quon  parait  ucs 
têles ,  quand  on  nous  immolait  sur  l'autel  de 
Diane.  — Comment!  on  vous  immolait?— 
Vous  ne  savez  donc  pas  l'histoire  du  beau 
Mélanippe  et  de  la  belle  Cométho,  prêtresse 
de  la  déesse?  Je  vais  vous  la  raconter. 

Ils  s'aimaient  tant,  quils  se  cherchaient 
toujours,  et  quand  ils  n  étaient  plus  ensem- 
ble, ils  se  voyaient  encore.  Ils  demandèrent 
enfin  à  leurs  parents  la  permission  de  se 
marier,  et  ces  méchants  la  leur  refusèrent. 
Peu  de  tenqis  après  il  arriva  de  grandes  di- 
settes ,  de  grandes  maladies  dans  le  pays.  On 

(il)  T.e  nom  d  Esymnète,  dans  les  plus  anciens  temps, 
signifiiiit  Koi.  (Aristut.  de  rep.  1.  3,  cap.  14,  t.  2,  p.  3j6.) 


478  VOYAGE    d'aXACIIAïïSIS, 

consulta  Toraclc  ;  il  répondit  que  Diane  était 
fiîchée  de  ce  que  Mélanippe  et  Cométho 
s  étaient  mariés  dans  son  temple  même,  la 
nuit  de  sa  fête,  et  que,  pom*  1  apaiser,  il 
fallait  lui  sacrifier  tous  les  ans  un  jeune 
garçon  et  une  jeune  fdle  de  la  plus  grande 
beauté.  Dans  la  suite,  l'oracle  nous  promit 
que  celte  barbare  coutume  cesserait,  lors- 
qu  un  inconnu  apporterait  ici  une  certaine 
statue  de  Bacclius  :  il  vint;  on  plaça  la  sta- 
tue dans  ce  temple ,  et  le  sacrllice  fut  rem- 
placé par  la  procession  et  les  cérémonies 
dont  je  vous  ai  parlé.  Adieu,  étranger.  ' 

Ce  récit,  qui  nous  fut  conlîrmé  par  des 
personnes  éclairées,  nous  étonna  d'autant 
moins,  que  pendant  long-temps  on  ne  con- 
nut pas  de  meilleure  voie  pour  détourner 
la  colère  céleste,  que  de  répandre  sur  les 
autels  le  sang  des  hommes  ,  et  surtout 
celui  d'une  jeune  fille.  Les  conséquences 
qui  réglaient  ce  clioi.v  étalent  justes,  mais 
elles  découlaient  de  ce  principe  abomirwible, 
que  les  dieux  sont  plus  touchés  du  prix  des 
oil'randes,  que  de  1  iiilciition  de  ceiixqui  les 
présentent.  Celte  fatale  erreur  une  fois  ad- 
mise, on  dut  successivement  leur  ofl'rir  les 

•  Pausan.  lib.  j,  rap.  ly,  p.  •'jj'- 


CHAPITRE  TRENTE-SEPTIÈME.    479 

plus  belles  productions  de  la  terre  et  les 
plus  super])es  victimes;  et,  comme  le  sang 
des  hommes  est  plus  précieux  que  celui  des 
auuiiaux,  on  fit  couler  celui  dune  fille  qui 
réunissait  la  jt^uiiesse,  la  beauté,  la  nais- 
sance, enfin  touj  les  avantages  que  les  hom- 
mes estiment  le  plus. 

Après  avoir  examiné  les  monuments  de 
Patrœ  et  dune  autre  ville  nommée  Dyraé, 
nous  passâmes  le  Larissus,  et  nous  entrâmes 
dans  1  Elide. 


CHAPITRE  XXXYIII. 

i 
^  ojaiiC  de  lElide.  Les  Ji  ux  Oljmpiques. 

ij  Elide  est  un  petit  juns  dont  les  côtci 
sont  baignées  par  la  mer  Ionienne,  et  qui  se 
divise  eu  trois  vallées.  Dans  la  plus  septen- 
trionale, est  la  ville  dElis,  située  sur  le 
Fénée  ,  fleuve  de  même  nom,  mais  moins 
considérable  que  celui  de  Thessalie  :  la 
vallée  du  milieu  est  célèbre  par  le  temple  de 
Jupiter ,  placé  auprès  du  fleuve  Alphée  :  la 
dernière  s'appelle  Triphylie. 

Les  habitants  de  celte  contiéc  jouirent 


48o  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

pendant  long-temps  d'une  tranquillité  pro- 
fonde. Toutes  les  nations  de  la  Grèce  étaient 
convenues  de  les  regarder  comme  consacrés 
à  Jupiter,  et  les  respectaient  au  point,  que 
les  troupes  étrangères  déposaient  leurs  ar- 
mes en  entrant  dans  ce  paj's,  et  ne  les  re- 
prenaient qu  à  leur  sortie.  '  Ils  jouissent  ra- 
rement aujourd'hui  de  celte  prérogative  ; 
cependant ,  malgré  les  guerres  passagères 
auxauelles  ils  se  sont  trouvés  exposés  dans 
ces  derniers  temps,  malgré  les  divisions  qui 
fermentent  encore  dans  certaines  villes  , 
l'Elide  est  de  tous  les  cantons  du  Pélopo- 
ncse  le  plus  abondant  et  le  mieux  peuple.  » 
Ses  campagnes,  presque  toutes  fertiles,  ^ 
sont  couvertes  d'esclaves  laborieux  ;  l'agri- 
culture y  fleurit,  parce  que  le  gouvernement 
a  pour  les  laboureurs  les  égards  que  méri- 
tent ces  citoyens  utiles  :  ils  ont  chez  eux  des 
tribunaux  qui  jugent  leurs  causes  en  dernier 
ressort,  et  ne  sont  pas  obligés  d  interrompre 
leurs  travaux  pour  venir  dans  les  villes 
mendier  un  jugement  inique,  ou  trop  long- 
temps diflcré.  Plusieurs  familles  riches  cou- 

»  Stnih.lib.  8,p.  358. 
^Polyb.  lib.  4,p.  336. 
'  Çu?.b.  ibid.  p.  3.^  î.  Pausan.  lib.  5,  cap.  4  >  ?•  35l.' 


CHAPITRE  TRENTE-HUITIÈME.    4^1 

lent  paisiblement  leurs  jours  à  la  campagne; 
et  j'en  ai  vu  aux  environs  d'Elis ,  où  per- 
sonne, depuis  deux  ou  trois  générations , 
nWait  mis  le  pied  dans  la  capitale.  ' 

Après  que  le  gouvernement  monarchique 
eut  été  détruit,  les  villes  s'associèrent  par 
une  ligue  fédéra tive;  mais  celle  d'Elis,  plus 
puissante  que  les  autres ,  les  a  insensible- 
ment assujéties,  "^  et  ne  leiu'  laisse  plus  au- 
jourd  hui  que  les  apparences  de  la  liberté. 
Elles  forment  ensemble  huit  tribus,  ''  diri- 
gées par  un  corps  de  quati'e-vingt-Jix  séna- 
teurs dont  les  places  sont  à  vie,  et  qui,  daiis 
les  cas  de  vacance,  se  donnent  par  leur  cré- 
dit les  associés  qu  ils  désirent  :  il  arrive  de 
là  que  l'autorité  ne  réside  que  dans  un  très 
petit  nombre  de  personnes,  et  que  l'oligar- 
chie s  est  introduite  dans  1  oligarchie;  ce  qui 
est  un  des  vices  destructeurs  de  ce  gouver- 
nement. ^  Aussi  a-t-on  fait  dans  ces  dejniers 
temps  des  efforts  pour  établir  la  démo- 
cratie. ' 


'  Polyb.llb.  4,p.  33G. 

^  Ilerodot.  lib.  4,  cap.  148.  Tliucyd.  lib.  5,  cnp.  3i. 

^  Pausan.  lib.  5,  cap.  /j ,  p.  897 

4  Aristot.  de  rep.  lib.  5,  rap.  (i,  t.  2,  p.  3f)4- 

5  Xenopli.  hist.  grœc.  lib.  7,  p.  635. 

3.  4i 


482  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

La  ville  d  Elis  est  assez  récente  :  elle  s'est 
formée,  à  l'exemple  de  plusieurs  villes  de  la 
Grèce ,  et  surtout  du  Péloponèse ,  par  la  réu- 
nion  clc  plusieurs  hameaux-,  '  car  dans  les 
siècles  d'i"norance  on  habitait  des  bourgs 
ouverts  et  accessibles  :  dans  des  temps  plus 
éclairés,  on  s'enferme  dans  des  villes  forli- 
fiécs- 

En  arrivant ,  nous  rencontrâmes  une 
procession  qui  se  rendait  au  temple  de  Mi- 
nerve. Elle  iaisait  partie  d  une  cérémonie  où 
les  jeunes  gens  de  l'Elide  s'étaient  disputé  le 
prix  de  la  beauté.  Les  vainqueurs  étaient 
menés  en  triomphe;  le  premier,  la  tète 
ceinte  de  bandelettes,  portait  les  armes  que 
ion  consacrait  à  la  déesse;  le  second  con- 
duisait la  victime;  un  troisième  était  chargé 
d(vs  autres  oflraiifles.  ^ 

J'ai  vu  souvent  dans  la  Grèce  de  pareils 
condjats,  tant  pour  les  gençons  que  pour  les 
femmes  et  les  lilles.  J'ai  vu  de  même,  chez 
des  peuples  éloignés,  les  femmes  admises  à 
des  concours  publics;  avec  cette  diflércncc 
pourtant,  que  les  Grecs  décernent  le  prix  i\ 

■  *  Strab.  lil).  8,  ji.  336.  Diod.  lib.  1 1 ,  p.  40- 
'  Atlien.  lilj.  i3 ,  cap  2,  p.  5,65.  Tlicoplir.  ap.eijmd. 
iLid.  p.  6oy. 


CHAPITRE  TRENTE-HUITIÈME.    4^3 

la  plus  belle ,  et  les  barbares  à  la  plus  ver- 
tueuse. ' 

La  ville  est  décorée^  par  des  temples, 
par  des  édifices  somptueux ,  par  quantité  de 
statues  dont  quelques-unes  sont  de  la  main 
de  Phidias.  Parmi  ces  derniers  monuments, 
nous  en  vîmes  où  l'artiste  n'avait  pas  mon- 
tré moins  d'esprit  que  dhahilelé;  tel  est  le 
groupe  des  Grâces  dans  le  temple  qui  leur 
est  consacré.  Elles  sont  couvertes  d'une  dra- 
perie légère  et  brillante  :  la  première  tient 
un  rameau  de  myrte  en  1  honneur  de  \  éiius , 
la  seconde  une  rose  pour  désigner  le  prin- 
temps, la  troisième  un  osselet,  symbole  des 
jeux  de  l'enfance-,  et  pour  qu'il  ne  manque 
rien  aux  charmes  de  cette  composition,  la 
figure  de  1  Amour  est  sur  le  même  piédestal 
que  les  Grâces.  ^ 

Rien  ne  donne  plus  déclat  à  celte  pro- 
vince que  les  jeux  olympiques,  célébrés  de 
quatre  en  quatre  ans  en  J'honneur  de  Jupi- 
ter. Chaque  ville  de  la  Grèce  a  des  fêtes  qui 
cil  réunissent  les  habitants;  quatre  grandes 
solennités  réunissent  tous  les  peuples  de  la 

■  Tliroplir.  ap.  Atlien.  lib.  i3,  cap.  2,  p.  609  et  610. 
^  Pausaii.  lib.  6,  cap.  23,  p.  5i  i. 
^  Id.  ibid.  cap.  24.  p-  5i4- 


484  TOYAGE    d'aNACHARSIS, 

Grèce  :  ce  sont  les  jeux  pythiquos  ou  de 
Delphes,  les  jeux  isthmiques  ou  de  Corin- 
tlie ,  ceux  de  Némée  ,  et  ceux  d'Olympie. 
J'ai  parlé  des  premiers  dans  mon  voyage  de 
la  Phocidc;  je  vais  mVccuper  des  derniers  : 
je  passerai  les  autres  sous  silence,  parce 
quils  offrent  tous  à  peu  près  les  mêmes 
spectacles. 

Les  jeux  olympiques,  institués  par  Her- 
cule, furent ,  après  une  longue  interruption, 
rétablis  par  les  conseils  du  célèbre  Lycur- 
gue,  et  par  les  soins  dîpliitus,  souverain 
d'un  canton  de  l'Élide.  •  Cent  huit  ans  après, 
on  inscrivit  pour  la  première  fois  sur  le  re- 
gistre public  des  Elëens,  le  nom  de  celui  qui 
avait  remporté  le  prix  à  la  course  du  stade  ;  ^ 
il  s'appelait  Corébus.  Cet  usage  continua; 
et  de  là  cette  suite  de  vainqueurs  dont  les 
noms  indi(]uant  les  différentes  olympiades, 
forment  autant  de  points  fixes  pour  la  chro- 
nologie. On  allait  célébrer  les  jeux  pour  la 
cent  sixième  fois  lorsque  nous  arrivâmes  à 
Élis,  (a) 

Tous  les  habitants  de  l'Elide  se  prépa- 

*  Aii&iot.  ap.  Plut,  in  I.ycurg.  t.  i ,  p.  3g. 
2  ['"rtrct,  drfciise  de  la  cliroiiol.  p.  162. 
''1)  Dans  l'etc  de  l'aniice  356  avaut  J.  C. 


CHAPITRE  TRENTE-HUITIÈME.    4^5 

taient  à  cette  solennité  auguste.  On  avait 
déjà  promulgué  le  décret  qui  suspend  toutes 
les  hostilités.  '  Des  troupes  qui  entreraient 
alors  dans  celte  terre  sacrée,  '^  seraient  con- 
damnées à  une  amende  de  deux  mines  (n) 
par  soldat.  ^ 

Les  Elécns  ont  l'administration  des  jeux 
olympiques  depuis  quatre  siècles;  ils  ont 
donné  à  ce  spectacle  toute  la  perfection  dont 
il  était  susceptible,  tantôt  en  introduisant 
de  nouvelles  espèces  de  combats,  tantôt  en 
supprimant  ceux  qui  ne  remplissaient  point 
1  attente  de  rassemblée.  ^  Cest  à  eux  qu'il 
appartient  décarter  les  manœuvres  et  les 
intrigues,  d'établir  l'équité  dans  les  juge- 
ments, et  d  interdire  le  concours  aux  nations 
étrangères  à  la  Grèce,  ^  et  mémo  aux  villes 
grecques  accusées  ^  d'avoir  violé  les  règle- 
ments faits  pour  maintenir  Tordre  pendant 
les  fètcs.  Ils  ont  une  si  haute  idée  de  ces  rè- 

'yEscliin.  de  fais.  leg.  p.  397.  Paus.l.  5,  c.  20,  p.  427. 

'-  Diod.  lib.  14  )  p.  243- 
(a)  Cent  quatre-vingts  livres. 
^  Tljucyd.  lib.  5  .  cap.  49- 
<  Pausan.  lib.  5,  cap.  8,  p.  3y4- 

■  Herodot.  1  b.  5,  cap.  22. 

*  Thucyd.  ibid.  Pausan.  ibid.  cap.  2 1 ,  p.  4  3 1  • 

4ï. 


486  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

glemeiils ,  qu'ils  envoyèrent  autrefois  des 
députés  chez  les  Egyptiens,  pour  savoir  des 
sages  de  cette  nation  si  en  les  rédigeant  on 
n'avait  rien  oublié.  Un  article  essentiel,  ré- 
pondirent ces  derniers  :  Dès  que  les  juges 
sont  des  Eléens,  les  Eléens  devraient  être 
exclus  du  concours,  '  Malgré  cette  réponse, 
ils  y  sont  encore  admis  aujourdhui,  et  plu- 
sieurs d'entre  eux  ont  remporté  des  prix , 
sans  que  l'intégrité  des  juges  ait  éLé  soup- 
çonnée. ^  Il  est  vrai  que ,  pour  la  mettre  plus 
à  couvert,  on  a  permis  aux  athlètes  d'appeler 
au  sénat  d'Olympie  du  décret  qui  les  prive 
de  la  couronne.  ^ 

A  chaque  olympiade ,  on  tire  au  sort  les 
juges  ou  présidents  des  jeux  :'^  ils  sont  au 
nombre  de  huit ,  parce  qu'on  en  prend  un 
do  chaque  tribu.  ^  Ils  s'assemblent  à  Elis 
avant  la  célébration  des  jeux,  et  pendant 
l'espace  de  dix  mois  ils  s  instruisent  en  détail 
des  fonctions  qu'ils  doivent  remplir;  ils  s'en 
instruisent  sous  des  magistrats  qui  sont  l(\s 

'  Ilcrodot  lib.  2.  cap.  160.  Diod.  lib.  i ,  p.  33 

^  Dion.  Clirysost.  in  Rliod.  p.  344- 

^  Pausan.  lib.  6,  cnp.  3,  p.  458. 

4  Pliilostr.  vit.  Apoll.  lib.  3,  cap.  3o,  p.  121. 

*  Pausan.  lifc.  5,  cap.  <),  p.  3p7. 


«.HAPITUE  TRE>TE-HUITIÉME.    ^Sy 

dépositaii'cs  et  les  interprètes  des  règlements 
dont  je  viens  de  parler  :  '  afin  de  joindre 
l'expérience  aux  préceptes ,  ils  exercent , 
pendant  le  même  intervalle  de  temps,  les 
athlètes  qui  sont  venus  se  faire  inscrire  ' 
pour  disputer  le  prix  de  la  course  et  de  la 
plupart  des  combats  à  pieds.  ^  Plusieurs  de 
ces  athlètes  étaient  accompagnés  de  leurs 
parents,  de  leurs  amis,  et  surtout  des  maî- 
tres qui  les  avaient  élevés  :  le  désir  de  la 
gloire  brillait  dans  leurs  yeux,  et  les  habi- 
tants dElis  paraissaient  livrés  à  la  joie  la 
plus  vive.  J  aurais  été  surpris  de  l'importance 
qu  ils  mettaient  à  la  célébration  de  leurs 
jeux,  si  je  n'avais  connu  1  ardeur  que  les 
Grecs  ont  pour  les  spectacles,  et  l'utilité 
réelle  que  les  Eléens  retirent  de  cette  solen- 
nité. 

Après  avoir  vu  tout  ce  qui  pouvait  nous 
intéresser,  soit  dans  la  ville d Élis,  soit  dans 
celle  de  Cyllène  qui  lui  sert  de  port,  et  qui 
n  en  est  éloitjuéc  que  de  cent  vingt  stades, '^(rt) 

'  Paus.Tn.  lil).  6,  cap.  2  ^  ,  p.  5l4- 

'  ..Escliln.  epist.  1 1 ,  p.  212. 

^  Pausan.  ibid.  p.  5i3. 

4  ïA.  ibid.  cap.  26,  p.  5 18. 

(fi)  Environ  quatre  lieurs  et  dcHjie. 


488  VOYAGE    DANACHARSIS, 

nous  partîmes  pour  Olympic.  Deux  chemins 
y  conduisent,  l'un  par  la  plaine,  long  d'en- 
viron trois  cents  stades;  '  (a)  l'autre  par  les 
montagnes,  et  par  le  bourg  d'Alésiéum,  où 
se  tient  tous  les  mois  une  foire  considéra- 
hle.  ^  Nous  choisîmes  le  premier  :  nous  tra- 
versâmes des  pays  fertiles ,  bien  cultivés  , 
arrosés  par  diverses  rivières  ;  et ,  après  avoir 
vu  en  passant  les  villes  de  Dyspontium  et  de 
Létrines,  ^  nous  arrivâmes  à  Olympie. 

Cette  ville,  également  connue  sous  le 
nom  de  Pise,  ^  est  située  sur  la  rive  droite 
de  TAlphée ,  au  pied  d'une  colline  qu'on  ap- 
pelle mont  de  Saturne,  (b)  L'Alphée  prend 
sa  source  en  Arcadie  :  ^  il  disparaît  et  repa- 
raît par  intervalles  :  ^  après  avoir  reçu  les 

'  Strab.  lib.  8,  p.  067.  Pnusan.  lib.  6^  cap.  22,  p. 5iO. 
(«)  Onze  lieues  et  liuit  cent  cinquante  toises. 
^  Strab.  ibid.  p.  34 1- 

^  Xenopli.  liisi.  grœc.  1.  3,  p.  ^ç)i.  Strab.  ibid.  p.  357. 
Pausaa.  ibid.  p.  5 10. 

4  Herodot.  lib.  2,  cap.  7.  Pind.  ofynip.  2,  3,  8,  ctr. 
Steph.  in  O'Xvfxzr.  Ptolem.  p.  loi. 

(b)  Voyez  l'Essai  sur  la  Topographie  d'Olympie. 

5  Pausan.  lib.  5,  cap.  7,  p.  Sgo. 
«  Id.  libv  8,  cap.  54)  P-  709. 


CHAPITRE  TRE>"TE-HriTlÈME.    4^9 

eaux  de  plusieurs  rivières,  '  il  va  se  jeter 
dans  la  mer  voisine.  ^ 

L'Altis  renferme  dans  son  enceinte  le? 
objets  les  plus  intéressants  :  c'est  un  bois  sa- 
cré ^  fort  étendu ,  entouré  de  murs ,  4  et  dans 
lequelsetrouventletempledeJupit  net  celui 
de  Junon,  le  sénat,  le  théâtre,  ^  et  quantité 
de  beaux  édifices,  au  milieu  d  une  foule  in- 
nombrable de  statues. 

Le  temple  de  Jupiter  fut  construit,  dans 
le  siècle  dernier,  des  dépouilles  enlevées  par 
les  Eléens  à  quelc^ues  peuples  qui  s'étaient 
révoltés  contre  eux;  ^  il  est  d'ordre  dori  jue, 
entouré  de  colonnes,  et  construit  dune 
pierre  tirée  des  carrières  voisines,  mais  aussi 
éclatante  et  aussi  dure,  quoique  plus  légère, 
que  le  marbre  de  Paros.  '  Il  a  de  hauteur, 

'  Paiisnn.  lib.  8,  cap.  54,  p.  709.  Strnb.  lib.  8.  p.  344. 
'  Str.ib.  iî)id.  p.  343. 

^  Pind.  olymp.  8,  v.  12.  ScLol.  ibid.  Pausaa.  lib.  5, 
rap.  10,  p.  •ig'y. 

4  Pausan.  ibid.  p.  44  i  et  443- 

5  Xeiiopli.  !  i-^t.  gr;rc.  lib.  7,  [i.  GSg. 
^  Pausan.  ibid.  p.  397-. 

7  Id.  ibid.  cap.  10,  p.  SqS.  Plin.  lib.  36,  cap.   jj, 
-•  P-  747- 


490  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

soixante-huit  pieds;  de  longueur,  deux  cent 
trente;  de  largeur,  quatre-vingt-quinze,  (a) 

Un  architecte  habile,  nommé  Libon,  fut 
chargé  de  la  construction  de  cet  édifice. 
Deux  sculpteurs  non  moins  habiles  enrichi- 
rent, par  de  savantes  compositions,  les  fron- 
tons des  deux  façades.  Dans  1  un  de  ces  fron- 
tons on  voit,  au  milieu  d'un  grand  nombre 
de  figures ,  OEnomaûs  et  Pélops  prêts  à  se 
disjîutcr,  en  présence  de  Jupiter,  le  prix  de 
la  course;  dans  fautre,  le  combat  des  Cen- 
taui'es  et  des  Lapilhcs.  '  La  porte  d'entrée 
est  de  bronze ,  ainsi  que  la  porte  du  côté  op- 
posé. On  a  gravé  sur  l'une  et  sur  lautre  une 
partie  des  travaux  d  Hercule.  ^  Des  pièces 
de  marbre,  taillées  en  forme  de  tuiles,  cou- 
vrent le  toit  :  au  sommet  de  chaque  fronton  , 
s'élève  une  Victoire  en  bronze  doré;  à  cha- 
que angle,  un  grand  vase  de  même  métal, 
également  doré. 

Le  temple  est  divisé  par  des  colonnes  en 
trois  nefs.  ^  On  y  trouve,  de  même  que  dans 

(«)  Hautriir,  environ  soixantP-qiintrc  de  nos  pieds; 
longueur,  deux  cent  dix-sept;  largeur,  qujlie-viugt-dix. 
'  Pausan.  lih.  5,  cap.  lo,  p.  Sgg.  . 

'^  Id.  ibid.  p.  4  00.  J 

^  Id.  ibid. 


i 


CHAPITRE  TRENTE-HUITIÈME.    49^ 

le  vestibule ,  quantité  d'oflrandes  que  la  piété 
et  la  reconnaissance  ont  consacrées  au  dieu  ;  '■ 
mais,  loin  de  se  fixer  sur  ces  objets,  les  re» 
gards  se  portent  rapidement  sur  la  statue  et 
sur  le  trône  de  Jupiter.  Ce  cbef-d  oeuvre  de 
Phidias  et  de  la  sculpture  l'ait  nu  premier 
aspect  une  impression  que  1  examen  ne  sert 
qu  à  rendre  ]ilus  profonde. 

La  figure  de  Jupiter  est  en  or  et  en  ivoire  ; 
et,  quoique  assise,  elle  s'élcv^e  presque  jus- 
qu'au plaff  nd  du  temple.^  De  la  main  droite, 
elle  tient  une  victoire  également  d  or  et  d  i- 
voire;  de  la  gauche,  un  sceptre  travaillé  avec 
goût,  enrichi  de  diverses  espèces  de  métaux, 
et  surmonté  d'un  aigle.  ^  La  chaussure  est 
en  or,  ainsi  que  le  manteau,  sur  lequel  on  a 
grave  des  animaux,  des  fleurs,  et  surtout 
des  lis.  ^ 

Le  trône  porte  sur  quatre  pi(ds,  ainsi 
que  sur  des  colonnes  intermédiaires  de  même 
hauteur  que  les  pieds.  Les  matières  les  plus 
riches,  les  ai'ts  les  plus  nobles,  concoururent 

'  Pausan.  lib.  5,  cap.  xo,  p.  /|o5.  Slrab.  lib.  8,  p.  3  j3' 
'  Strab.  ibid. 

^  Pausan.  ibid.  cap.  1 1 ,  p.  4<^0-  Plio-  l*!»-  34}  <^''l>-  8  . 
t.  2,  p.  648. 

4  Pausau.  ibid,  p.  4oï- 


492  VOYAGE    d'aNACIIARSIS, 

à  lombellir.  Il  est  tout  brillant  dor ,  d'ivoire, 
d'él)èiie  et  de  pierres  précieuses,  partout 
décoré  de  peintures  et  de  bas-reliefs. 

Quatre  de  ces  bas-reliefs  sont  appliqués 
sur  la  face  antérieure  de  chacun  des  pieds  de 
devant.  Le  plus  haut  représente  quatre  V  ic- 
toircs  dans  l'atlltude  de  danseuses;  le  se- 
cond, des  Sphinx  qui  enlèvent  les  enfants 
desThëbains;  le  troisième,  Apollon  etDiane 
perçant  de  leurs  traits  les  enfonts  de  Niobé  ; 
le  dernier  enfin,  deux  autres  Victoires. 

Phidias  profita  des  moindres  cspacespour 
multiplier  les  ornements.  Sur  les  quatre  tra- 
verses qui  lient  les  pieds  du  trône,  je  comp- 
tai trente-sept  figures,  les  unes  représentant 
des  lutteurs,  les  autres  le  combat  d'Hercule 
contre  les  Amazones,  (a)  Au  dessus  de  la 
icte  de  Jupiter ,  dans  la  partie  supérieure  du 
trône,  on  voit  d'un  côté  les  trois  Grâces 
quil  eut  d'Eurj'nome,  et  les  trois  Saisons 
qu  il  eut  de  Thémis.  '  On  distingue  quantité 
d'autres  bas-reliefs,  tant  sur  le  marche-pied, 
que  sur  la  base  ou  l'estrade  qui  soutient  cette 
masse  énorme,  la  plupart  exécutes  en  or,  et 

{a)  Voyez  la  note  XXVI  à  la  fin  du  volume. 

'  Pausau.  iib.  5,  cap.  1 1 ,  p.  ^\02.  Hesiod.  4cor.  gêner. 


CHAPITRE  TRENTE-HUITIÈME.    493 

représentant  les  divinités  de  1  Olympe.  Aux 
pieds  de  Jupiter  on  lit  cette  inscription  :  '  Je 
s  LIS  l'ouvrage  de  Phidias,  athémen,  fils  de 
Charmid^s.  Outre  son  nom,  l'artiste,  pour 
éterniser  la  mémoire  et  la  beauté  d'un  jeune 
homme  de  ses  amis ,  appelé  Paniarcès ,  ^ 
grava  son  nom  sur  un  des  doigts  de  Jupi- 
ter, (a) 

On  ne  peut  approcher  du  trône  autant 
qu'on  le  désirerait  :  à  une  certaine  distance 
on  est  arrêté  par  une  balustrade  qui  règne 
tout  autour,  ^  et  qui  est  ornée  de  peintures 
excellentes  de  la  main  de  Panéiius,  élève  et 
iVèi^e  de  Phidias.  C  est  le  même  qui ,  conjoin- 
tement avec  Colotès,  autre  disciple  de  ce 
grand  homme,  fut  chargé  des  principaux 
détails  de  cet  ouvrage  sui'prenant.  ^  On  dit 
qu après  l'avoir  achevé,  Phidias  ôla  le  voi'e 
dont  il  lavait  couvert,  consulta  le  goût  du 

*  Pausan.  llb.  5,  cap.  lo,  p.  397. 

*  Clem.  Alex,  cohort.  p.  I^y. 

(a)  TcUe  était  cette  inscription,  PantArcès  est  beau. 
Si  l'on  en  eût  fait  un  crime  à  Pliidias ,  il  eût  pu  se  justi- 
fier, en  disant  que  l'éloge  s'adressait  à  Jupiter;  le  mot 
l'ai'.tarcès  pouvant  signifier  celui  qui  suÛit  à  tout. 

-  Pausau.  ibid.  cap.  *  i,  p.  4oi. 

4  la.  ibid.  p.  402.  Stiab.  lib.  8,  p.  354.  Pl'i-  ^^-  34t 
cap.  8,  t.  2,  p.  65y,  lib.  35,  cap.  S,  p.  68g. 


494  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

public,  et  se  réforma  lui-même  d'après  les 
avis  de  la  multitude.  ' 

On  est  frappé  de  la  grandeur  de  rentre- 
prise,  de  la  richesse  de  la  matière,  de  1  ex- 
cellence du  travail,  de  l'heureux  accord  de 
toutes  les  parties  ;  mais  on  l'est  bien  plus  en- 
core de  lexpression  sublime  que  l'artiste  a 
su  donner  à  la  tête  de  Jupiter.  La  divinité 
même  y  paraît  empreinte  avec  tout  léclat 
de  la  puissance,  toute  la  profondeur  de  la 
sagesse,  toute  la  douceur  de  la  bonté.  Aupa- 
ravant, les  artistes  ne  représentaient  le  maî- 
tre des  dieux  cpi'avec  des  traits  communs, 
sans  noblesse  et  sans  caractère  distinctif  ; 
Phidias  fut  le  premier  qui  atteignit,  pour 
ainsi  dire,  la  majesté  divine,  et  sut  ajouter 
un  nouveau  motif  au  respect  des  peuples, 
en  leur  rendant  sensible  ce  qu'ils  avaient 
adoré.  ^  Dans  quelle  source  avait -il  donc 
ouisé  ces  hautes  idées?  Des  poètes  diraient 
qu'il  était  monté  dans  le  ciel,  ou  que  le  dieu 
était  descendu  sur  la  terre;  ^  mais  il  répon- 
dit d  une  manière  plus  simple  et  plus  noble 

'  Lucian.  pro  iinng.  cap.  i4,  t.  2,  p.  49'2- 
^  Quintil.  iiistit.  ora!.  liL.  i2,  cap.  lO,  p.  744-  ^i»^- 
]\h.  45,  cap.  28. 

^  Authol.  lib.  ) ,  cap.  G,  p.  3oi. 


oHAPITRE  TRENTE-HUITliME.    49^ 

à  ceux  qui  lui  faisaient  la  même  question  :  • 
il  cita  les  vers  d  Homère ,  où  ce  poëte  dit 
qu^un  regard  de  Jupiter  sufîit  pour  ébranler 
rOlympe.  ^  Ces  vers ,  en  réveillant  dans 
lame  de  Phidias  l'image  du  vrai  beau,  de  ce 
beiiu  qui  n'est  aperçu  que  par  l'homme  de 
génie  ,  produisirent  le  Jupiter  d  Oljmpic  ;  ^ 
et,  quel  que  soit  le  sort  de  la  religion  qui 
domine  dans  la  Grèce,  le  Jupiter  d  Olympie 
servira  toujours  de  modèle  aux  artistes  qui 
voudront  représenter  dignement  l'être  su- 
prême. 

Les  Eléens  connaissent  le  prix  du  monu- 
ment qu'ils  possèdent-,  ils  montrent  encore 
aux  étrangers  l'atelier  de  Phidias.  ^  Ils  ont 
répandu  leurs  bienfaits  sur  les  descendants 
de  ce  grand  artiste,  et  les  ont  chargés  d'en- 
tretenir la  statue  dans  tout  son  éclat.  ^ 
C^omme  le  temple  et  l'enceiute  sacrée  sont 
dans  un  endroit  marécageux,  un  des  moyens 
qu'on  emploie  pour  déiéndre  1  ivoire  contre 

*  Strab.  lib.  8,  p.  354.  P^^t.  in  JEm'û.  t.  i ,  p.  2J0. 
Yalor.  Max.  lib.  3 ,  cap.  ^. 

^  Homer.  iliad.  lil).  i ,  v.  53  o. 

^  Cicer.  de  orat.  cap.  2 ,  t.  i ,  p.  4  2 1 . 

^  Paiisan.  lib.  5,  cap.  i5,  p.  4i3. 

*  Id.  ibid.  p.  4 13. 


496  VOYAGE    d'aNACIIARSIS, 

riiumidilé,  c'est  de  verser  frcqiiemmeiit  de 
1  huile  au  pied  du  trône,  sur  une  partie  du 
pavé  destinée  à  la  recevoir.  ' 

Du  temple  de  Jupiter  nous  passâmes  à 
celui  de  Junon  :  ^  il  est  également  d'ordre 
dorique,  entouré  de  colonnes,  mais  beau- 
coup plus  ancien  que  le  premier.  La  plupart 
des  statues  qu'on  y  voit,  soit  en  or,  soit  en 
ivoire,  décèlent  un  art  encore  grossier, qtioi- 
qu'elles  n'aient  pas  trois  cents  ans  d  anti- 
quité. On  nous  montra  le  coiïre  de  Cypsé- 
liis,^  où  ce  prince,  qui  depuis  se  rendit 
maître  de  Corinthe,  fut  dans  sa  plus  tendre 
eni'ance  renfermé  par  sa  mère,  enq^ressée 
de  le  dérober  aux  poursuites  des  ennemis 
de  sa  maison.  Il  est  de  bois  de  cèdre;  le  des- 
sus et  les  quatre  Ihccs  sont  ornés  de  bas-re- 
liefs, les  uns  exécutés  dans  le  cèdre  même, 
les  autres  en  ivoire  et  en  or  ;  ils  représentent 
des  bataiil'^s,  des  jeux  et  d  autres  sujets  re- 
latifs aux  siècles  héroïques,  et  sont  accom- 
pagnés d'inscriptions  en  caractères  anciens. 
Nous  parcourûmes  avec  plaisir  les  détails  de 
cet  ouvrage,  parce  qu'ils  mojitrent  létal  in- 

'  Pausun.  lib.  5,  cap.  1 1 ,  p.  4o3. 
2  Id.  i))iJ.  ciip.  17,  p.  4-8. 
^  I(J.  ibid.  p.  41  y- 


CHAPITRE  TRENTE-HUITIÈME.    497 

forme  où  se  trouvaient  les  arts  en  Grèce  il  y 
a  trois  siècles. 

On  célèbre  auprès  de  ce  temple  des  jeux  * 
auxquels  président  seize  femmes  choisies 
parmi  les  huit  tribus  des  Eléens ,  et  respec- 
tables par  leur  vertu  ainsi  que  par  leur  nais- 
sance. Ce  sont  elles  qui  entretiennent  deux 
chœurs  de  musique  pour  chanter  des  hymnes 
en  1  honneur  de  Junon ,  qui  brodent  le  voile 
£uperbe  qu'on  déploie  le  jour  de  la  fête,  et 
qui  décernent  le  prix  de  la  course  aux  filles 
de  l'Élide.  Dès  que  le  signal  est  donné,  ces 
jcunrs  émules  s  élancent  dans  la  carrière, 
presque  à  demi  nues,  et  les  cheveux  flottants 
sur  leurs  épaules  :  celle  qui  remporte  la  vic- 
toire reçoit  une  couronne  d'olivier,  et  la 
permission ,  plus  flatteuse  encore,  de  placer, 
son  portrait  dans  le  temple  de  Junon. 

En  sortant  de  là ,  nous  parcourûmes  les 
routes  de  l'enceinte  sacrée.  A  travers  les 
platanes  et  les  oliviers  qui  ombragent  ces 
lieux,  ^  sofliaient  à  nous,  de  tous  côtés, 
des  colonnes,  des  trophées,  des  chars  de 
triomphe  ,   des  statues   sans  nombre ,   en 

'  Pausan.  lil>.  5,  cap.  i6,  p.  ^ly. 
^  Id.  iLid.  cap.  27,  p.  45o,  Phleg.  de  olymp.  in  Thés; 
antiq.  graec.  t.  g,  p.  i2g5. 


498  VOYAGE    dVnACHARSIS, 

bronze,  en  marLre,  les  unes  pour  les  dieux, 
les  autres  pour  les  vainqueurs  :  '  car  ca 
temple  de  la  fiçloire  n'est  ouvert  que  pour 
ceux  qui  ont  des  droits  à  1  immortalité. 

Plusieurs  de  ces  statues  sont  adossées  à 
des  colonnes ,  ou  placées  sur  des  piédestaux  ; 
toutes  sont  accompa^aiées  d'inscriptions  cnii- 
Icnant  les  moLii's  de  leur  consécration.  Noiif? 
y  distinguâmes  plus  de  quarante  figures  de 
.lupiter  de  diflérentes  mains  ,  offertes  par 
des  peuples  ou  par  des  jwrticLdiers,  quel- 
ques-unes ayant  jusqu  à  vingt-sept  pieds  de 
hauteur.  ^  {a)  Celles  des  athlètes  forment 
une  collection  immense;  elles  ont  été  j)la- 
cées  dans  ces  lieux,  ou  par  eux-mêmes,  ^ 
ou  par  les  villes  qui  leur  ont  donné  le  jour,  4 
ou  par  les  penples  de  qui  ils  avaient  bien 
mérité.  ^ 

Ces  monuraenîs,  multipliés  depuisquatre 
siècles,  rendent  jnésenls  à  la  postérité  ceux 
qui  les  ont  oblcnus.  Ils  sont  exposés  tous  les 
quatre  ans  aux  regards  dune  foule  innom- 

'  Pausan.  lib.  5 ,  cap.  2 1 ,  p.  42g. 

'  Id.  ibid.  c;ip.  24.  p.  44o- 

{a)  Vingr-cinq  de  nos  pieds  et  six  pouce». 

^  Pausan.  lib.  G,  p.  497- 

A  Id.  ibid.  p.  493. 

'  Id.  ibid.  p.  4^0  et  492. 


CIIAPIXnE  TRENTE-HUITIÈME.    499 

brable  de  spectateurs  de  tous  pays  ,  qui 
viennent  dans  ce  séjour  s'occuper  de  la 
gloire  des  vainqueurs,  entendre  le  récit  de 
leurs  combats,  et  se  montrer  avec  transport, 
les  uns  aux  autres,  ceux  dont  leur  patrie 
s'enorgueillit.  Quel  bonheur  pour  1  huma- 
nité, si  un  pareil  sanctuaire  n  était  ouvert 
qu  aux  hommes  vertueux  !  Non  ,  je  me 
trompe,  il  serait  bientôt  violé  par  1  intrigue 
et  Ihypocrisie  ,  auxquelles  les  hommages 
du  peuple  sont  bien  plus  nécessaires  qu'à  la 
vertu. 

Pendantque  nous  admirions  ces  ouvrages 
de  sculpture ,  et  que  nous  y  suivions  le  dé- 
veloppement et  les  derniers  efforts  de  cet 
art,  nos  interprètes  nous  faisaient  de  longs 
récits,  et  nous  racontaient  des  anecdotes  re- 
latives à  ceux  dont  ils  nous  montraient  les 
portraits.  Après  avoir  aiTeté  nos  regards  sur 
deux  chars  de  bronze ,  dans  Tun  desquels 
était  Gélon ,  roi  de  Syracuse,  et  dans  1  autre, 
Hiéron ,  son  frère  et  son  successeur  :  '  Près 
de  Gélon,  ajoutaient-ils,  vous  voyez  la  sta- 
tue de  Cléomède.  Cet  athlète  ayant  eu  le 
malheur  de  tuer  son  adversaire  au  combat 
de  la  lutte,  les  juges,  pour  le  punir,  le  pri- 

*  Pausan.  lib.  6,  cap.  9,  p.  473;  cap.  t2;  p.  479- 


..lOO  VOYAGE    D  APfACHARSIS, 

vèrent  de  la  couronne  :  il  en  fut  affligé  au 
point  de  perdre  la  raison.  Quelque  temps 
après  il  entra  dans  une  maison  destinée  à 
léducation  de  la  jeunesse ,  saisit  une  colonne 
qui  soutenait  le  toit,  et  la  renversa.  Près  de 
soixante  enfants  périrent  sous  les  ruines  de 
l'édifice.  * 

Voici  la  statue  d'un  autre  athlète  nommé 
Timanthe.  Dans  sa  vieillesse  il  s'exerçait 
tous  les  jours  à  tirer  de  l'arc  :  un  voyage 
qu'il  fit  l'obligea  de  suspendre  cet  exercice  : 
il  voulut  le  reprendre  à  son  retour;  mais, 
voyant  que  sa  force  était  dijuinuée ,  il  dressa 
lui-môme  son  bûcher,  et  se  jeta  dans  les 
llammes.  ^ 

Cette  jument  que  vous  voyez  ,  fut  sur- 
nommée le  Vent,  à  cause  de  son  extrême 
légèreté.  Un  jour  qu  elle  courait  dans  la  car- 
rière, Philotas  qui  la  montciii  se  laissa  tom- 
ber :  elle  continua  sa  course  ,  doubla  la 
borne ,  et  vint  s'arrêter  devant  les  juges,  qui 
décernèrent  la  couronne  à  son  maitrc,  et  lui 
permirent  de  se  faire  représenter  ici  avec 
linslrument  de  sa  victoire.  ^ 

*  Pausan.  lib.  G,  cap.  9,  p.  474' 
^  Id.  Lbid.  cap.  8  ,  p.  471. 
2  Id.  ibid.  cap.  i3,  p.  484- 


CHAPITRE  TR£ME-HUITIÈME.    5oi 

Ce  lutteur  s^appelait  Glaucus  ;  '  il  était 
"jeune  et  labourait  la  terre.  Son  père  s'aper- 
';ut  avec  surprise  ^  que  pour  enfoncer  le  soc 
qui  s'était  détaché  de  la  charrue ,  il  se  ser- 
vait de  sa  main  comme  d'un  marleau.  11  le 
conduisit  dans  ces  lieux,  et  le  proposa  pour 
le  combat  du  ceste.  Glaucus,  pressé  par  un 
adversaire  rpii  employait  tour  à  tour  radresf:e 
et  la  force,  était  sur  le  point  de  succomber , 
lorsque  son  père  lui  cria  :  Frappe ,  mon  fils , 
comme  sur  la  charrue.  Aussitôt  le  jeune 
homme  redoubla  ses  coups,  et  fut  proclamé 
vainqueur. 

Voici  Théagène  qui,  dans  les  dilFérents 
jeux  de  la  Grèce,  remporta,  dit-on,  douze 
cents  fois  le  prix,  soit  à  la  course,  soit  à  la 
lutte ,  soit  à  d'autres  exercices.  ^  Après  sa 
mort,  la  statue  quon  lui  avait  élevée  dans 
la  ville  de  Thasos  sa  patrie,  excitait  encore 
hi  jalousie  d  un  rival  de  ïhéagènc  :  il  venait 
toutes  les  nuits  assouvir  ses  fureurs  contre 
ce  bronze,  et  lebranla  tellement  à  force  de 
coups,  quil  le  fit  tomber,  et  en  fut  écrasé  : 
la  statue  fut  traduite  en  jugement,  et  jetée 

'  Pausan.  lib.  6,  cnp.  i  3,  p.  4 '/S. 
'  Plut,  praec,  reip.  ger.  t.  2,  p.  8i  i.  Pansan.  ibid.  csp. 
ii,p.  4;7. 


502  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

dans  la  mer.  La  famine  ayant  ensuite  affligé 
la  ville  de  Thasos,  l'oracle,  consulté  par  les 
habitants,  répondit  qu'ils  avaient  négligé  la 
mémoire  de  Théagène.  ^  On  lui  décerna  des 
honneurs  divins  ,  après  avoir  retiré  des 
eaux  et  replacé  le  monument  qui  le  repré- 
sentait, (a) 

Cet  autre  athlète  porta  sa  statue  sur  ses 
épaules,  et  la  posa  lui-même  dans  ces  lieux. 
C'est  le  célèbre  Milon;  c'est  lui  qui,  dans  la 
guerre  des  habitants  de  Crotone  sa  patrie 
contre  ceux  de  Sybaris,  fut  mis  à  la  tète  des 
troupes,  et  remporta  une  victoire  signalée  : 
il  parut  dans  la  bataille  avec  une  massue  cl 
les  autres  attributs  d  Hercule  dont  il  rappe- 
lait le  souvenir,  ^  Il  triompha  souvent  dans 
nos  jeux  et  dans  ceux  de  Delphes  ;  il  y  faisait 
souvent  des  essais  de  sa  force  prodigieuse. 
Quelquefois  il  se  plaçait  sur  un  palet  qu  on 
avait  builé  pour  le  rendre  plus  glissant,  et 
les  plus  fortes  secousses  ne  pouvaient  lé- 
branler  :  ^  d'autres  fois  il  empoignait  une 

'  Pausau.  lib.  G ,  cap.  1 1 ,  p.  479-' 

(a)  I.e  culic  de  Tlii'antne  s'étendit  dans  la  suite  ;  on 
1  implorait  surtout  dans  ie;>  maladies.  {  Pausaii.  lib.  G, 
cap.  II,  p.  479.) 

^  Diocl.  lib.  I?.,  p.  77. 

^  Pausan.  ibid.  cap.  i4,  P-  48G. 


CHAPITRE  TRENTE-HUITIÈME.    5o3 

grenade,  et,  sans  l'écraser,  la  tenait  si  ser- 
rée, (jue  les  plus  vigoureux  athlètes  ne  pou- 
vaient écarter  ses  doigts  pour  la  lui  arracher; 
mais  sa  maîtresse  l'obligeait  à  lâcher  prise.  * 
On  raconte  encore  de  lui ,  qu'il  parcourut  le 
Stade  portant  un  bœuf  sur  ses  épaules  ;  " 
(jue  se  trouvant  un  jour  dans  une  maison 
avec  les  disciples  de  Pythagore ,  il  leur  sauva 
la  vie  eu  soutenant  la  colonne  sur  laquelle 
portait  le  plafond  qui  était  près  de  tomber  j  ^ 
enfin ,  que  dans  sa  vieillesse  il  devint  la  proie 
des  le  tes  féroces ,  parce  que  ses  mains  se 
trouvèrent  prises  dans  un  tronc  d'arbre  que 
des  coins  avaient  fendu  en  partie,  et  quil 
voulait  achever  de  diviser.  ^ 

INous  vîmes  ensuite  des  colonnes  où  l'on 
avait  gravé  des  traités  d  alliance  entre  divers 
peuples  de  la  Grèce  :  ^  on  les  avait  déposés 
dans  ces  lieux  pour  les  rendre  plus  sacrés. 
Mais  tous  ces  traités  ont  été  violés  avec  les 
serments  qui  en  garantissaient  la  durée,  et 
les  colonnes, qui  subsistent  encore, attestent 

'  jElian.  var.  liist.  lib.  2 ,  cap.  24- 
'  Atlien.  lib.  lo,  p.  4i2. 

3  Strab.  lib.  G,  p.  203. 

4  Pausan.  lib.  6,  cap.  i4)  p-  487- 

5  Id.  lib.  5,  cap.  13,  p.  407  ;  cap.  23 ,  p.  437» 


5o4  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

une  vérité  eiFrajante  :  c'est  que  les  peuples 
policés  uc  sont  jamais  plus  de  mauvaise  Inf, 
que  lorsqu'ils  s'engagent  à  vivre  en  paix  les 
uns  avec  les  autres. 

Au  nord  du  temple  de  Junon ,  au  pied  du 
mont  de  Saturne ,  '  est  une  chaussée  qui  b'é- 
tend  jusqu'à  la  carrière,  et  sur  laquelle  plu- 
sieurs nations  grecques  et  etran;^cres  ont 
construit  des  édifices  connus  3ous  le  nom  de 
Trésors,  Onenvoit  de  semblaWes  à  Delphes; 
mais  ces  derniers  sont  remplis  d'ofirandes 
précieuses,  tandis  que  ceux  dOlympie  ne 
contiennent  presque  que  des  statues,  et  des 
monuments  de  mauvais  goût  ou  de  peu  de 
valeur.  Nous  demandâmes  la  raison  do  cetf^ 
différence.  L'un  des  interprètes  nous  dit  : 
Nous  avons  un  oracle  ,  mais  il  n'est  pas 
assez  accrédité,  et  peut-être  cessera-t-il 
bientôt.  ^  Deux  ou  trois  prédictions  justifiées 
par  l'événement,  ont  attiré  à  celui  de  Del- 
phes la  confiance  de  quelques  souverains; 
et  leurs  libéralités,  celles  de  toutes  les  na- 
tions. 

Cependant  les  peuples   abordaient  en 

'  Pausan.  lib.  6 ,  cap.  19 ,  p.  497- 

•  Xenopb.  liùt.  grarc.  lib.  4»  ?•  S33    SuaL.  lib.  8, 


CHAPITRE  tRENTE-IIUITÎÈME.     5o5 

foule  à  Olympie.  '  Par  mer,  par  terre,  de 
toutes  les  parties  de  la  Grèce,  des  pays  les 
plus  éloignés,  on  s'empressait  de  se  reridte 
à  ces  fêtes  dont  la  célélmté  surpasse  infini- 
ment celle  des  autres  solennités ,  et  qui 
néanmoins  sont  privées  d  un  agrément  qui 
les  rendrait  plus  brillantes.  Les  feimnes  n'y 
sont  pas  admises,  sans  doute  à  cause  de  ta 
nudité  des  athlètes.  La  loi  oui  les  en  exclut 
est  si  sévère ,  qu  on  précipite  du  haut  d  un 
rocher  celles  qui  osent  la  violer.  '  Cepen- 
dant les  prétresses  d'un  temple  ont  une 
place  marquée,  ^  et  peuvent  assister  à  cer- 
tains exercices. 

Le  premier  jour  des  fêtes  tombe  au  on- 
zième jour  du  mois  hécatombéon,  qui  com- 
mence à  la  nouvelle  lune  après  le  solstice 
d'été  :  elles  durent  cinq  jcairs  :  à  la  fin  du  der- 
nier, qui  est  celui  de  la  pleine  lune,  se  fait 
la  proclamation  solennelle  des  vainqueurs.^ 

>  Philostr.  vit.  ApoU.  lib.  8,  cap.  i8,  p.  3Gi. 

^  Pausan.  lib.  5,  cap.  G,  p.  389. 

^  Id.  lib.  6,  cap.  20.  SuetoTi.  in  Ner.  cap.  12. 

4  Pind.  oljinp.  3 ,  v.  33  ;  et  5,  v.  14.  Scliol.  ibid. 
Dodvvel.  de  cycl.  diss.  4»  §■  2  et  3.  Corsiii.  dissert.  agon. 
p.  i3 ;  id.  l'ast.  attic.  dissert.  i3,  p.  2y5. 

3,  43 


5o6  VOYAGE    d'aN'ACHARSIS, 

Elles  s^ouvrlrent  le  soir  (a)  par  plusieurs 
sacrifices  que  1  on  offrit  sur  des  autels  éle- 
vés en  l'honneur  de  différentes  divinités, 
soit  dans  le  temple  de  Jupiter,  soit  dans 
les  environs.  '  Tous  étaient  ornés  de  fes- 
tons et  de  guirlandes  ;  ^  cous  furent  suc- 
cessivement arrosés  du  sang  des  victimes.  •* 
On  avait  commencé  par  le  grand  autei  de 
Jupiter,  placé  entre  le  temple  de  Junon  et 
Tenceinle  de  Pélops.  *  C'est  le  principid  oJj- 
jet  de  la  dévotion  des  peuples;  c'est  ih  que 
les  Eléens  offrent  tous  les  jours  des  sacriiî  • 
ces,  et  les  étrangers  dans  tous  les  temps  de 
l'année.  Il  porte  sur  un  grand  soubassement 
carré,  au  dessus  duquel  on  monte  par  iL-s 
marches  de  pierre.  Là  se  trouve  une  espèce 
de  terrasse  où  l'on  sacrifie  les  victimes;  au 
milieu  s'élève  lautel,  dont  la  hauteur  est  de 
vingt-deux  pieds  :  (6)  on  parvient  à  sa  par- 

(<i)  Dnns  la  première  annte  de  l'olynipiaclt;  loG,  le 
premier  jour  d'iiicalombcoii  tombait  nu  soir  du  i  j  juil- 
let de  l'aunoe  julienne  prolcpiique  35G  avant  J.  C.  ;  et  le 
1 1  d'IiccaioiiiLéon  commeuçait  au  soir  du  2  j  juillet. 

'  Pausan.  lib.  5,  cap.  i4î  P-  4'  '• 

■  ^  Scliol.  Piud.  olynip.  5,  v.  i3. 

^  Pausan.  ibid. 

4  Id.  ibid.  p.  4op. 

{b)  Viugt  de  nos  pieds,  neuf  pouces,  quatre  lignes. 


CHAPITRE  TKEiVrE-HUITlÈME.    ^Oy 

lie  supérieure  par  des  marches  qui  sont 
conslruiles  de  la  cendre  des  victimes,  qu'on 
a  pétrie  avec  l  eau  de  TAlphée. 

Les  cérémonies  se  prolongèrent  fortavant 
dans  la  nuit,  et  se  firent  au  son  des  instru- 
ments, à  la  clarté  de  la  lune  qui  approchait 
de  son  plein,  avec  un  ordre  et  une  magnifi- 
cence qui  inspiraient  à  la  fois  de  la  surprise 
et  du  respect.  A  minuit,  dès  qu'elles  furent 
achevées,  la  plupart  des  assistants  ,  par  un 
empressement  qui  dure  pendant  toutes  les 
fêtes,  '  allèrent  se  placer  dans  la  carrière, 
pour  mieux  jouir  du  spectacle  des  jeux  qui 
devaient  commencer  avec  laurore. 

La  carrière  olympique  se  divise  en  deux 
parties ,  qui  sont  le  Stade  et  THippodrome.  ^ 
Le  Stade  est  une  chaussée  de  six  cents 
pieds  (rt)  de  long,  ^  et  d  une  largeur  propor- 
tionnée :  c'est  };i  que  se  font  les  courses  à 
pied,  et  que  se  donnent  la  plupart  des  com- 
hats.  L  Hippodrome  est  destiné  aux  courses 
des  cliars  et  des  chevaux.  Un  de  ses  côtés 
s'étend  sur  une  colline;  laulre  côté,  un  peu 

'  Mëin.  de  l'acad.  des  bell.  lettr.  t   i3,  p.  48 1. 
^  PauBan.  lib.  G,  cap.  20,  p.  noa. 
(a)  Qiiatre-vingi-quatoize  toisca  U"ois  pieds. 
'  Horodot.  lib.  ■^,  p.  ii\ç).  Censor  de  die  nat.  cap,  j3. 
Au).  Gell.  lib.  i .  cap.  i. 


Û08  VOVAGE    D  AiVACHAUSlS, 

plus  long,  est  formé  par  une  chaussée  :  '  sit 
largeur  est  de  six  cents  pieds  ,  sa  longueur 
du  doul)le  :  ^  (a)  il  est  séparé  du  Stade 
par  un  édifice  qu'on  appelle  Barrière.  C'est 
un  portique  devant  lequel  est  une  cour  spa- 
cieuse, faite  en  forme  de  proue  de  navire, 
dont  les  murs  vont  en  se  rapprochant  lun 
de  l'autre,  et  laissent  à  leur  extrémité  une 
ouverture  assez  grande  pour  que  plusieurs 
chars  y  passent  à  la  fois.  Dans  lintérieur 
de  cette  cour,  on  a  construit,  sur  différentes 
lignes  parallèles,  des  remises  pour  les  chars 
et  pour  les  chevaux;  ^  on  les  tire  au  sort , 
parce  que  les  unes  sont  plus  avantageuse- 
ment situées  que  les  autres.  Le  Stade  et 
riïippodromc  sont  ornés  de  statues,  d'au- 
tels ,  et  d'autres  monuments  '^  sur  lesquels 
on  avait  affiché  la  liste  et  l'ordre  des  com- 
bats qui  devaient  se  donner  pendant  les 
fêtes.  ^ 

L'ordre  des  combats  a  varié  plus  d'une 

'  Pansai),  lib.  6,  cap.  20,  p.  5io4  et  5o5. 
^  TJ.  il)jtl.  rap.  itj,  p.  4i;i  ;  lib-  5,  cap.  2,  p.  40(5, 
Plut,  iu  folon.  t.  I ,  p.  c}i. 

(«)  Ont  quatre-vingt-neuf  toises.    . 
^  Pausiin.  ILb.  6,  ciip.  20,  p.  5o3. 

4  Id.  ihid. 

5  Dion.  Hb.  717,  p.  i3.5y. 


CHAPITRE  TRENTE-HUITIÈME.    5og 

Ibis;  '  (a)  la  règle  gi'nérale  qu'on  suit  à  pré- 
sent, est  de  consacrer  les  matinées  aux  exer- 
cices qu'on  appelle  légers,  tels  que  les  diflë- 
rentes  courses;  et  les  après-midi,  à  ceux 
qu  on  nomme  graves  ou  violents,  ^  tels  que 
la  lutte,  le  pugilat,  etc.  ^ 

A  la  petite  pointe  du  joar  nous  nous 
rendîmes  au  Stade.  Il  était  déjà  rempli  d  a- 
thlètes  qui  préludaient  aux  combats,  ^  et 
entouré  de  quantité  de  spectateurs  :  d'au- 
tres, en  plus  grand  nombre,  se  pi  .calent 
confusément  sur  la  colline  qui  se  présente 
en  amphilhé.ltre  au  dessus  de  la  carrière. 
Des  chars  volaient  dans  la  plaine  ;  le  bruit 
des  trompettes,  ic  hennissement  des  che- 
vaux, se  méiaient  aux  cris  de  la  mu  titude; 
ri  lorsque  nos  yeux  pouvaient  se  distraire 
de  ce  spectacle,  et  qu'aux  mouvements  tu- 
multueux de  la  joie  pu!)!iquc  nous  compa- 
rions le  repos  et  le  sdencc  de  la  nature ,  alors 
quelle  impression  ne  faisaient  pas  sur  nos 
âmes  la  sâx'nilé  du  ciel,  la  fiaicheur  dcli- 

»  Paiisan,  lib.  5,  cap.  9,  p.  J96. 

(a)  Voyez,  la  note  XXVH  à  ia  fin  du  volume. 

'  Diod.  lib.  4,  p-  2?.2. 

^  Pausan.  lib.  6,  cap.  24  ,  p.  5i3. 

4  Fabr.  agon.  lib.  2  ,  cap.  34. 


DIO  VOYAGE    D  ANACHARSIS, 

cieuse  de  l'air,  1  Alphée  qui  forme  en  cet 
endroit  un  superJDe  canal ,  '  et  ces  campa- 
gnes fertiles  qui  s'embellissaient  des  pre- 
miers r.nyons  du  soleil! 

Un  moment  après  nous  vîmes  les  athlètes 
intenomnre  leurs  exercices,  et  ]")rendre  le 
clicudn  de  l'enceinte  sacrée.  Nous  les  y  sui- 
vînios,  et  nous  trouvâmes  dans  la  chambre 
du  séual  les  huit  présidents  des  jeux,  avec 
des  habits  magnificfues  et  toutes  les  marques 
de  leur  dignité.  ^  Ce  tut  là  qu'au  pied  d  une 
statue  de  lupiter,  et  sur  ies  membres  san- 
glants des  viclimes,  Mes  athlètes  prirent 
les  ditu.v  à  témoin  quils  s'étaient  exercés 
pendant  dix  mois  aux  combals  quils  al- 
laient livrir.  Ils proîuirent  aussi  de  ne  point 
user  de  supercherie  et  de  se  conduire  avec 
honneur  :  leurs  i-areiils  el  lenrs  instituteurs 
firent  le  même  senncnt.  ^ 

Après  cette  cérémonie,  nous  revînmes 
au  Stade.  Les  athlètes  enflèrent  dans  la 
barrière  qui  le  précède,  s'y  dépouillèrent 
entièrement  de  leurs  habits,  mirent  à  leurs 

'  Paus;iii.  lit).  5,  cap.  7,  p.  389. 
^  I":il)i.  agon.  lib.  j  ,  cap.  19. 

3  Paiisaii.  lib.  5,  cap.  24  j  P-  44'' 

4  Id.  ibid. 


CHAPITRE  TRENTE-HUITIÈME.    5ll 

pieds  des  brodequins,  et  se  firent  frotter 
d'huile  par  tout  le  corps.  '  Des  ministres  su- 
haltcrnes  se  nionlraieiit  de  tous  côtés,  soit 
dans  la  carrière ,  soit  à  travers  les  rangs  mul- 
tipliés des  spectateurs,  pour  y  maintenir 
Tordre.  ^ 

Quand  les  présidents  curent  pris  leurs 
places,  un  héraut  s'écria  :  et  Que  les  coû- 
te reurs  du  Stade  se  présentent.^ «Il  en  parut 
aussitôt  un  grand  nombre  qui  se  placèrent 
sur  une  ligne,  suivant  le  rang  que  le  sort 
leur  avait  assigné.  ''*  Le  héraut  récita  leurs 
noms  et  ceux  de  leur  patrie.  ^  Si  ces  noms 
avaient  été  illustrés  par  des  victoires  précé- 
dentes, ils  étaient  accueillis  avec  des  ap- 
]ilaudisseinents  redoublés.  Après  que  le  hé- 
raut eut  ajouté,  «  Quelqu'un  peut-il  repro- 
ff  cher  à  ces  alhlètcs  d  avoir  été  dans  les  fers, 
((  ou  d  avoir  mené  une  vie  irrégulière  ? '^  » 
il  fc  fil  un  silence  profond;,  et  je  me  sentis 
entraîné  par  cet  intérêt  qui  remuait  tous  les 

■  TluK-yd.  11b.  I,  r;,p.  G.  l'nll.  lib.  3,  J.  i55. 
^  Elyinol.  iTiagn.  in  A' Xvtit-fXi- 
^  Plat.  «Je  leg.  lib.  8  ^  t.  2 ,  p.  833.  Heliod.  i/Elliiop. 
lib.  4  )  P-  iSp. 

4  Pausan.  lib.  C,  cap.  i3,  p.  482. 

5  Heliod.  ibid.  p.  162. 

t»  Mém.  de  l'acad.  des  bell.  leur,  t   i3',  p.  481. 


5l2  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

cœurs,  et  qu'on  n'épouve  pas  dans  les  spec- 
tacles des  autres  nations.  Au  lieu  de  voir,  au 
commencement  de  la  lice,  des  hommes  du 
peuple  prêts  à  se  disputer  quelques  feuilles 
d'olivier,  je  ne  vis  plus  que  des  hommes  li- 
bres, qui,  par  le  consentement  unanime  de 
toute  la  Grèce,  chargés  de  la  gloire  '  ou  de  la 
honte  de  leur  patrie,  s  exposaient  à  l'alter- 
native du  mépris  ou  de  1  honneur,  en  pré- 
sence de  plusieurs  milliers  de  témoins  ^  qui 
rapportaient  chez  eux  les  noms  des  vain- 
queurs et  des  vaincus.  L'espérance  et  la 
crainte  se  peignaient  dans  les  regards  in- 
quiets des  spectateurs;  elles  devenaient  plus 
vives  à  mesure  qu  on  .approchait  de  ]  ins- 
tant qui  devait  les  dissiper.  Cet  instant  ar- 
riva. La  trompette  donna  le  signal;  ^  les 
coureurs  partirent,  et  dans  un  clin-dœJl 
parvinrent  à  la  Lorne  où  se  tenaient  les  pré- 
sidents des  jeux.  Le  héraut  pro("Iama  le  nom 
de  Porus  de  Cyrènc,  ^  et  raille  bouches  le 
répétèrent. 

'  Pind.  olymp.  5,  v.  8.  Scliol.  iliict. 
^  Liirian.  de  gymn.  cap.  lo,  t.  a,  p.  890. 
^  Sophocl.  in  Electr.  v.  7  i3. 

4  Diod.  lib.  iG,  cnp.  2,  p.  /^oG.  Afric.  «ip.  Euseb.  in 
ehron.  grâce,  p.  ^i- 


CHAPITUE  TRENTE-HUITIÈME.    Ôl3 

L'honneur  quil  obtenait  est  le  premier 
et  le  plus  brlllaiit  de  ceux  quon  décerne 
aux  jeux  olympiques,  parce  que  la  course 
du  Stade  simple  est  la  plus  ancienne  de  cel- 
les qui  ont  été  admises  dans  ces  l'êtes.  "  Elle 
s'est  dans  la  suite  des  temps  diversifiée  de 
plusieurs  manières.  Nous  la  vinics  successi- 
vement exécuter  par  des  enfants  qui  avaient 
à  peine  atteint  leur  douzième  année,  "^  et 
par  des  hommes  qui  couraient  avec  un 
casque,  un  bouclier  et  des  espèces  de  bot- 
tines. ' 

Les  jours  suivants,  d'autres  champions 
furent  appelés  pour  parcounr  le  douJjle 
Stade,  c'est-à-dire,  qu après  avoir  atteint  le 
but  et  double  la  borne,  ils  devaient  retour- 
ner au  point  du  départ  *  Ces  derniers  fiucnt 
remplacés  par  des  athlètes  qui  fournirent 
douze  fois  la  longuciu*  du  Stade.  ^  Quel- 
ques-uns concoururent  dans  plusieurs  de  ces 
exercices  et  remportèrent  plus  d'un  prix.  * 

'  Pausan.  lil).  5,  cap.  8,  p.  3c)4- 

'  Id.  IJb.  (S,  cap.  2,  p.  4-^fJ;  l'i»-  7'  cap.  17,  p.  .^.îj. 

*  Id.  lib.  6,  cap,  lo,  p.  47^;  et  cap.  17,  p.  4i)3- 

4  Id.  lih.  5 ,  cap.  I  7 ,  p.  4  20. 

5  DeiTiard.  de  poud.  et  mens.  li)j.  3,  n"  32.  Mcni.  de 
l'arad.  des  brll.  Icttr.  t.  3,  p.  joç)  et  3 i  i  ;  t.  y,  p.  3ijo. 

*■  Pausan.  lib.  6,  cap.  iJ,  p.  ^8?.,  etc. 


5l4  VOYAGE    D'ANACHARSIS, 

Parmi  les  incidents  qui  réveillèrent  à  diver- 
ses reprises  l'attention  de  1  assemblée,  nous 
vîmes  des  coureurs  s'éclipser  et  se  dérober 
aux  Insultes  des  spectateurs  ;  d'autres ,  sur 
ie  point  de  parvenirau  terme  de  Irurs  désirs, 
tomber  tout  à  coup  sur  un  terrain  glissant. 
On  nous  en  fit  remarquer  dont  les  pas  s  im- 
primaient à  peine  sur  la  poussière.  '  Deux 
Crotoniates  tinrent  long-temps  Fesprit  en 
suspens  :  ils  devançaient  leurs  adversaires 
de  bien  loin  ;  mais  l'un  d  eux  ayant  fait  tom- 
ber 1  autre  en  le  poussant,  un  cri  général 
s  éleva  contre  lui,  et  il  fut  privé  de  Ihon- 
neuî-  Je  !a  victoire  :  car  il  est  expressément 
défendu  d  user  de  pareilles  voies  pour  se 
la  procurer;  ""  on  permet  seulement  aux  as- 
sistants dauimer  par  leurs  cris  les  coureurs 
auxquels  ils  s'intéressent.  ^ 

Les  vainqueurs  ne  devaient  être  couron- 
nés que  dans  le  dernier  jour  des  fétcs;'^ 
mais  à  la  fin  de  leur  course  ils  reçurent,  on 

'  Solin.  cap.   I  ,  p.  9. 

^  l.nci;m.  de  calumu.  cap.  12,  t.  3,  p.  i4'-  Pansan 
lili.  5.  p.  4ii- 

^  riat.  in  PhDcdou.  t.  i  ,  p.  6i.  Isocr.  in  Evng.  t.  ?, 
pat;.   III. 

4  Scliol.  Pind.  olymp.  3  ,  v.  33  ;  olymp.  5 ,  v.  i  \. 


CHAPITRE  TRENTE-HUITIEME.    5l5 

plutôt  eîilevèrent  une  palme  qui  leur  était 
destinée.  '  Ce  moment  fut  pour  eux  le  com- 
mcucemcnt  d  une  suite  de  triomplies.  Tout 
le  monde  s  empressait  de  les  voir,  de  les 
l'éliciter  :  leurs  parents,  leurs  amis ,  leurs 
couipatriotes ,  versant  des  larmes  de  ten- 
dresse et  de  joie,  les  soulevaient  sur  leurs 
épaules  pour  les  montrer  aux  assistants,  et 
les  livraient  aux  applaudissements  de  toute 
l'asscrahlée ,  qui  répandait  sur  eux  des  fleurs 
à  pleines  mains.  " 

i.e  leudci!i;,;n  nous  allâmes  de  bonne 
heiiic  à  I Hippodrome,  où  devaient  se  faire 
la  course  des  chevaux  et  celle  des  chars.  Les 
j^ens riches  peuvent  seuls  livrer  ces  combats, 
qui  exigent  en  efict  la  plus  grande  dépense.  ^ 
On  voit  dans  toute  la  Grèce  des  particuliers 
se  faire  une  occupation  et  un  mérite  de 
multiplier  respèce  des  chevaux  propres  à  la 
couise,  de  les  dresser,  et  de  le;  présenter  au 
concours  dans  les  jeux  publics.  '*  Comme 

•  Plut,  sympos.  lil).  S.quaest.  4-  PoUux,  1.  3,  §.  1^5. 
EtJlTiol.  iiiugii.  iu  BpetS. 

•^  Pausaii.  lib.  6,  cap.  7,  p.  ^Gg.  Cleni.  Alex.  paedoU". 
lib.  2  ,  cap.  8  ,  p.  21 3. 

^  Isocr.  de  bigis ,  t.  2  ,  p.  437- 

4  Pind.  istlini.  2,  v,  55.  Pausan.  ibid.  cap.  i ,  p.  453; 
cap.  2,12,  etc. 


Gl6  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

ceux  qui  aspirent  aux  prix  ne  sont  pas  oIjIK 
gés  de  les  disputer  eux-mêmes,  souvent  les 
souverains  et  les  républiques  se  mettent  au 
nombre  des  concurrents,  et  confient  leur 
gloire  à  des  écujers  habiles.  On  trouve  sur 
la  liste  des  vainqueurs,  Théron,  roi  d'Agri- 
gcrite;  Gélon  et  Hiéron,  rois  de  Syracuse;  ' 
Arcliélaiis,  roi  de  Macédoine;  Pausanias, 
roi  de  Lacédémone;  Clisthène,  roi  de  Si- 
cyone;  et  quantité  d autres,  ainsi  que  plu- 
sieurs villes  de  la  Grèce.  Il  est  aisé  de  juger 
que  de  pareils  rivaux  doivent  exciter  la  plus 
vive  émulation.  Ils  étalent  une  magnificence 
que  les  particuliers  cherchent  à  égaler,  et 
qu'ils  surpassent  quelquefois.  On  se  rap- 
pelle encore  que  dans  les  jeux  où  Alcibiadc 
fut  couronné,  sept  chars  se  présentèrent 
dans  la  carrière  au  nom  de  ce  célèl)re  Athé- 
nien, et  que  trois  de  ces  chars  obtinrent  le 
premier,  le  second  et  le  quatrième  prix.  ^ 

Pendant  que  nous  attendions  le  signal, 
ou  nous  dit  de  regarder  attentivement^  un 
dauphin  de  bronze  placé  au  commencement 

•  Pind.  olyiiip.  i ,  a.  Pausan.  p.  ^y3  et  479-  P^uJi 
apuplitli.  lacoii.  t.  2,  p.  23o.  boliii.  cap.  f),  p.  u.ù. 

■'  iliucyd.  lilj.  6,  cap.  i6.  Ibocr.  de  bigis,  p.  ^^J 
Plut,  iu  Alcib.  t.  I ,  p.  196s 


CHAPITRE  TRENTE-IIUITIÈM».     617 

de  la  lice,  et  un  aigle  de  même  métal  posé 
sur  un  autel  au  milieu  de  la  barrière.-  Bien- 
tôt nous  Times  le  dauphin  sVibaisser  et  se 
cacher  dans  la  terre ,  1  aigle  s'élever  les  ailes 
éployées,  et  se  monirer  aux  spectateurs;  ' 
un  grand  nombre  de  cavaliers  s'élancer  dans 
1  Hippodrome,  passer  devant  nous  avec  la 
rapidité  d  un  éclair,  tourner  autour  de  la 
borne  qui  est  à  I extrémité,  les  uns  ralentir 
leui"  course,  les  autres  la  précipiter,  jusqu'à  ce 
que  1  un  d'entre  eux,  redoublant  ses  efforts, 
eut  laissé  derrière  lui  ses  concurren  ts  affli-j^cs. 

Le  vainqueur  avait  disputé  le  prix  au 
nom  de  Philippe,  roi  de  Macédoine,  qui 
aspirait  à  toutes  les  espèces  de  gloire,  et  qui 
en  fut  tout  à  coup  si  rassasié,  quil  deman- 
dait à  la  Fortune  de  tempérer  ses  bienfaits 
par  une  disgrâce.  ^  En  effet,  dans  laspace 
de  quelques  jours,  il  renqjorta  cette  victoire 
aux  jeux  olympiques;  Parmén.on,  un  de  ses 
généraux,  battit  les  lllyricns  ;  Oiyrnpias, 
son  épouse,  accoucha  dun  fils  :  c'est  le  cé- 
lè])re  Alexandre.  ^ 

Après  que  des  athlètes  à  peine  sortis  de 

'  Pausau.  lib.  (5,  rpp.  20,  p.  5o3. 

*  Plut,  apopiitli.  t.  2  ,  p.  1  yy. 

^  Id.  in  Akx.  t.  i ,  p.  6(36.  Justin,  lib.  12,  cap.  16, 

.-:.  44 


5l8     .     VOYAGE    d'aNACIIARSIS, 

l'enfance  eurent  fourni  la  même  carrière,  ' 
elle  fut  remplie  par  cTuanliîé  de  chars  qui  se 
succédèrent  les  uns  aux  aulres.  Ils  étaient 
attelés  de  deux  chevaux  dans  une  course,  ^ 
de  deux  poulains  dans  une  autre ,  enfin  de 
quatre  cheA  aux  dans  la  dernière  ,  qui  est  la 
plus  brillante  et  la  plus  glorieuse  de  toutes. 
Four  en  voir  les  préparatifs,  nous  entrâ- 
mes dans  la  barrière;  nous  y  trouvâmes 
plusieurs  chars  magnifiques  ,  retenus  par 
des  cables  qui  s  étendaient  le  long  de  chaque 
lile,  et  qui  devaient  tomber  lun  après  l'au- 
tre. ^  Ceux  qui  les  conduisaient  n'étaient 
vêtus  que  d'une  étoile  légère.  Leurs  cour- 
siers, dont  ils  pouvaient  à  peine  modérer 
larJcur,  attiraient  tous  les  regards  par  leur 
beauté,  quelques-uns  par  les  victoires qu ils 
avaient  déjà  remportées.  '^  Dès  que  le  signal 
fut  donné ,  ils  s'avancèrent  jusqu  à  la  se- 
conde ligue,  ■*  et,  s  étant  ainsi  réunis  avec 
les  autres  lignes,  ils  se  présentèrent  tous  de 
front  au  commencement   de    la  cai'ricre. 

'  Pausan.  lij).  G,  cap.  2,  p.  455. 
2  Id.lib.  5,  cap.  8,  p.  3;)5. 
^  ïd.  111).  6,  cap.  20,  p  ûo3. 

4  l'eroilol.  )ib.  6,  cap.  i<>3. 

5  Pdusau.  ibid.  cap.  20,  p.  5o3. 


CHAPITRE  TRENIE-HUITIE31E.     SlQ 

Dans  l'instant  on  les  vit,  couverts  de  pous- 
sière, '  se  croiser,  se  heurter,  entraîner  les 
chars  avec  une  rapidité  que  Fœil  avait 
peine  à  suivre.  Leur  impétuosité  redoublait, 
lorsqu  ils  se  trouvaient  en  présence  de  la 
statue  duu  génie  qui,  dit- on,  les  pénètre 
d  une  terreur  secrète  ;  '  elle  redoublait,  lors- 
qu'ils entendaient  le  son  bru}  airt  des  trom- 
pettes ^  placées  auprès  d'une  borne  fameuse 
par  les  naufrages  qu'elle  occasionne.  Posée 
dans  la  largeur  de  la  carrière ,  elle  ne  laisse 
pour  le  passage  des  chars  qu  un  défi.lé  assez 
étroit,  où  l'habileté  des  guides  vient  très 
souvent  échouer.  Le  péril  est  d'autant  plus 
redoutable,  quil  faut  doubler  la  borne  jus- 
qu  à  douze  fois;  car  on  est  obligé  de  parcou- 
rir douze  fois  la  longueur  de  1  Hippodrome, 
soit  en  allant,  soit  en  revenant.  '* 

A  chaque  évolution ,  il  survenait  quelque 
accident  qui  excitait  des  sentiments  de  pitié 
ou  des  rires  insultants  de  la  part  de  1  assem- 

■  Sophocl.  in  Electr.  v.  7  16.  Horat.  od.  i. 

^  Pausan.  lib.  6,  cap.  20,  p.  00^. 

3  Id.  ibid.  cap.  i3,p.  484. 

^  l'iiid.  olymp.  3,  v.  5f).  Scliol.  ibid.  olymp.  6,  v.  i  26. 
Scbol.  ibid.  Méjn.  dn  l'acad.  des  bell.  icttr.  t.  3,  p.  3 14) 
t.  ç),p.  391. 


520  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

blée.  Des  chars  avaient  été  emportés  hors  de 
la  lice;  d'autres  s'étaient  brisés  en  se  cho- 
quant avec  violence  :  la  carrière  était  par- 
semée de  débris  qui  rendaient  la  course 
plus  périlleuse  encore.  Il  ne  restait  plus  que 
cinq  concurrents,  un  ïhessalion  ,  un  Li- 
byen, un  Syracusain,  un  Corinihien  et  un 
Thébain.  Les  trois  premiers  étaient  sur  le 
point  de  doubler  la  borne  pour  la  dernière 
fois.  Le  Tliessalien  se  brise  contre  cet 
écueil  :  '  il  tombe  embarrassé  dans  les  rênes  ; 
et  tandis  cjue  ses  chevaux  se  renversent  sur 
ceux  du  Libyen  qui  le  serrait  de  près,  que 
ceux  du  Syracusain  se  précipitent  dans  une 
ravine  qui  borde  en  cet  endroit  la  carrière,  ^ 
que  tout  retentit  de  cris  perçants  et  multi- 
pliés, le  Corinthien  et  le  Thébain  arrivent, 
saisissent  le  moment  favorable,  dépassent 
ia  borne,  pressent  de  faigulUon  leurs  cour- 
siers fout^ueux,  et  se  présentent  aux  JH^*^s, 
qui  décernent  le  premier  prix  au  Corinthien 
et  le  second  au  Thébain. 

Pendaiit  que  durèrent  les  fêtes,  et  dans 
certains  intervalles  de  la  journée ,  nous 
quittions  le  spectacle,  et  nous  parcourions 

'  Popliofl.  in  Electr.  v.  747- 

'  IMéiu.  de  l'acad.  des  bell,  lettr.  t.  9,  p.  384- 


CHAPITRE  TivEXTE-HUITIKME.     521 

les  environs  d'Olympie.  Tantôt  nous  nous 
amusions  à  voir  arriver  des  théories  ou  dé- 
putations  ,  cliargées  d  offrir  à  Jupiter  les 
hommages  de  presque  tous  les  peuples  de  la 
Grèce;  '  tantôt  nous  étions  frappés  de  l'in- 
telligence et  de  1  activité  des  commerçants 
étrangers  qui  venaient  dans  ces  lieux  étaler 
leurs  marchandises.  ^  Dautres  fois  nous 
étions  témoins  des  marques  de  distinction 
que  certaines  villes  saccordaient  les  unes 
aux  autres.  ^  C'étaient  des  décrets  par  les- 
quels elles  se  décernaient  mutuellement  des 
statues  et  des  couronnes,  et  qu'elles  faisaient 
lire  dans  les  jeux  olympiques,  afin  de  ren- 
dre la  reconnaissance  aussi  publique  que  le 
bienfait. 

INous  promenant  un  jour  le  long  de  l  Al- 
phée,  dont  les  bords  ombragés  d  arbres  de 
toute  espèce  étaient  couverts  de  tentes  de 
différentes  couleurs,  '*  nous  vîmes  un  jeune 
liommc,  d'une  jolie  figure,  jeter  dans  le 
fieuvodes  fragments  d'une  palme  qu  il  tenait 

■  IjinarcJi.  in  Demostli.  p.  lOO.  P;iusnn.  lil>.  5,  cap. 
ï5,p.  4i4. 

^  (licer.  tusciil.  li]>.  o  ,  cnp.  3,  t.  2  ,  p.  3G2 
•^  Dcniostli.  de  ror.  p.  4*^7- 
4  Andocià.  in  Akil).  p.  3  3. 

44. 


522  VOYAGE    D 'a  X  A  C  H  ARSl  S, 

dans  sa  main,  et  accompagner  celte  offi'ande 
de  vœux  secrets  :  il  venait  de  remporter  le 
prix  à  la  course ,  et  il  avait  à  peine  atteint 
son  troisième  lustre.  Nous  1  interrogeâmes. 
Cet  Âlphée,nous  dit-il,  dont  les  eaux  abon- 
dantes et  pures  fertilisent  cette  contrée  , 
était  un  chasseur  d'Arcadie;  '  il  soupirait 
pour  Aiétliuse  qui  le  fuyait,  et  qui,  pour  se 
dérober  à  ses  poursuites ,  se  sauva  en  Sicile  : 
elle  fut  métamorphosée  en  fontaine 5  il  fut 
changé  en  fleuve;  mais  comme  son  amour 
n'était  point  éteint,  les  dier.x,  pour  couron- 
ner sa  constance, lui  ménagèrent  une  route 
dans  le  sein  dés  m(;rs,  et  lui  permirent  enfin 
de  se  réunir  avec  Arélhuse.  Le  jeune  homme 
soupira  en  finissant  ces  mots. 

Nous  revenions  souvent  dans  fenceintc 
sacrée.  Ici ,  des  athlètes  qui  n  étaient  pas 
encore  entrés  en  lice,  chercliaienl  dans  les 
entrailles  des  victimes  la  destinée  qui  les  at- 
tendait. ^  Là,  des  trompettes,  posés  sur  un 
grand  autel,  se  disputaient  !e  prix,  unique 
objet  de  leur  ambition.  Plus  loin ,  une  foule 
d'clrnnn;ers,  rangés  autour  dun  portique, 
écoutaient  un  écho  qui  répétait  jusqu  à  sept 

'  Pausau.  lib.  5,  caj).  ^,  p.  3()0. 
^  Piud.  olynijj.  8 .  v.  3.  Sciiol.  WrA. 


CHAPITRE  TRLXÏE   iIUlTiÈME.     SaS 

fois  les  paroles  qu'on  lui  adressait.  •  Partout 
solîVaient  à  nous  des  exemples  frappants  de 
faste  et  de  vanité;  car  ces  jeux  attirent  tous 
ceux  qui  ont  acquis  de  la  célébrité  ,  ou  qui 
veulent  en  acquérir  par  leurs  talents,  leur 
savoir  ou  leurs  richesses.  ^  Ils  viennent  s'ex- 
poser aux  regards  de  la  multitude,  toujours 
empressée  auprès  de  ceux  qui  ont  ou  qui 
affectent  de  la  supériorité. 

Après  la  bataille  de  Salamine ,  Tliérais- 
tocle  parut  au  milieu  du  Stade,  qui  retentit 
aussitôt  d  applaudissements  en  son  hon- 
neur. Loin  de  s'occuper  des  jeux,  les  regards 
furent  arrêtés  sur  lui  pendant  toute  la  jour- 
née-, on  montrait  aux  étrangers,  avec  des 
cris  de  joie  et  d  admiration ,  cet  homme  c[ui 
avait  sauvé  la  Grèce-,  et  Thémistocle  lut 
forcé  d  avouer  (jue  ce  jour  avait  éié  le  plus 
beau  de  sa  vie,  ^ 

Nous  apprîmes  qu'à  la  dernière  olym- 
piade, Platon  obtint  un  triomphe  à  peu  près 
se.m!)lable.  S'étant  montré  à  ces  jeux,  toute 
rassemblée  fixa  les  yeux  sur  lui,  et  témoi- 

'  Plur.  de  garrul.  t.  2 ,  p.  5o2.  Pansan.  Ub.  5,  cap.  2 1 , 
pag.  434. 

'  Isorr.  de  î/i^is,  t.  2 ,  p.  /|3G. 
^  Plut,  m  TijcinisU  t    1 ,  p.  120. 


524  VOYAGE    d'aNACHATlSIS, 

gna  par  les  expressions  les  plus  flatteuses  la 
joie  qu  inspirait  sa  présence.  ' 

Nous  fûmes  témoins  d  une  scène  plus  tou- 
chante encore.  Un  vieillard  cherchait  à  se 
placer  :  après  avoir  parcouru  plusieurs  gra- 
dins, toujours  repoussé  par  des  plaisanteries 
offensantes ,  il  parvint  à  celui  des  Lacédc- 
moniens.ïous  les  jeunes  gens,  et  la  plupart 
des  hommes,  se  levèrent  avec  respect  et  lui 
offrirent  leurs  places.  Des  haltenients  de 
mains  sans  nombre  éclatèr.;nt  h  linstant;  et 
le  vieilard  attendri  ne  put  s'empêcher  de 
dire  :  «  Les  Grecs  connaissent  les  règles  de 
«  la  bienséance;  les  Lacédémoniens  les  pra- 
«  tiquent.  *  « 

Je  vis  dans  Icnceinte  un  peintre^  élève 
de  Zeuxis ,  qui ,  à  i  exemple  de  son  maître ,  ^ 
se  promenait  revêtu  d'une  superbe  robe  de 
pourpre ,  sur  laqîiclle  son  nom  était  tracé  ei: 
lelires  d  or.  On  lui  disait  de  tous  côtés  :  Tu 
imites  la  vanité  de  Zeuxis,  mais  tu  n'es  pas 
Zeuxis. 

Jy  vis  un  Cyrénéea  et  un  Corinlîiicn. 
dont  l'un  faisait  1  énumération  de  ses  rirbes- 

■  NcantI).  ap.  Diog.  I.aert.  lib.  3,  <)•  2  5. 
'  Plut,  apophtl).  lacon.  t.  2,  p.  23.'). 
^  Pli.'i.  lib.  35,  cinx  9,  t.  2,  p.  Opt. 


CHAPITRE   TUENTE-ncîTIliME.     SliJ 

ses,  et  1  autre  de  ses  aïeux.  Le  Cyrénéen 
s'indignait  du  faste  de  son  voisin  ;  eclui-ci 
riait  de  l'orgueil  du  Cyréueen. 

J'y  vis  un  Ionien  qui,  avec  des  talents 
médiocres,  avait  réussi  dans  une  petite 
négociation  dont  sa  patrie  lavait  chargé.  Il 
avait  ponr  lui  la  considération  que  les  sots 
ont  pour  les  parvenus.  Un  de  ses  amis  le 
quitta  pour  me  dire  à  lorcille  :  Il  n'aurait 
jamais  cru  qu'il  fut  si  aisé  d'être  un  grand 
homme. 

Non  loin  de  là,  un  sophiste  tenait  un  vase 
à  parfums  et  une  élrille ,  comme  s'il  allait 
aux  bains.  Après  s'être  moqué  des  préten- 
tions des  antres,  il  monta  sur  un  des  côtés 
du  ternplc  de  Jupiter,  se  plaça  au  milieu  de 
la  colonnade,'  et  de  cet  endroit  élevé  il 
criait  au  peuple  :  Vous  voyez  cet  anneau, 
c'est  moi  qui  lai  gravé;  ce  vase  et  cette 
étrille,  c'est  moi  qui  les  ai  faits  :  ma  chaus* 
sure,  mon  manteau,  ma  tunique,  et  la  cein- 
ture qui  l'assujétit,  tout  cela  est  mon  ou- 
vrage; je  suis  prêt  à  vous  lire  des  poèmes 
héroïques  ,  des  tragédies,  des  dithjrambes  , 
lontes  sories  d'ouvrages  en  prose,  en  vers, 
que  i  ai  composés  sur  toutes  sortes  de  sujets: 

'  Philostr.  vit.  Apcll.  lib.  4»  cap.  3i  ,  p.  170. 


5^6  VOYAGE    D*ANACHAKS15, 

je  suis  prêt  à  discourir  sur  la  musique,  su: 
la  grammaire-,  prêt  à  répondre  à  toutes  sortes 
de  questions.  ' 

Pendant  que  ce  sopliiste  étalait  avec  com- 
plaisance sa  vanité,  des  peintres  exposaient 
à  tous  les  yeux  des  tableaux  qu'ils  venaient 
d  achever  ;  ^  des  rhapsodes  chantaient  des 
fragments  d'Homère  et  d  Hésiode  :  l'un  d  en- 
tre eux  nous  lit  entendre  un  poëme  entier 
dEmpédocle.  ^  Des  poètes,  des  orateurs, 
des  philosophes,  des  historiens,  placés  aux 
péristyles  des  temples  et  dans  les  endroits 
émincnts,  récitaient  leurs  ouvrages  :  ^  ies 
uns  traitaient  des  sujets  de  morale;  d'autres 
fîùsaieul  1  éloge  des  jeux  olymniques,  ou  de 
leur  patrie,  ou  des  princes  dont  ils  men- 
diaient la  protection.  ^ 

Environ  trente  ans  auparavant,  Denys, 
tvran  de  Syracuse,  avait  voulu  s'attirer  1  ad- 
miration de  l'assemblée.  On  y  vit  arriver 
de  sa  part,  et  sous  la  direction  de  son  frère 

"  Plat,  in  riipp.  t.  I ,  p.  d63  et  368. 

^  Liician.  in  lltrodot.  cap.  ^,  t.  i ,  p.  834. 

^  Atheii.  lib.  i4.  f^ap-  3,  p.  620. 

4  I.uciiin.  ibd.  cap.  3.  Plut,  x  orat.  vit.  t.  2,  p.  836. 
Paiisuu.  1  b.  6,  cap.  ly,  p.  ^Ç)!y,  etc.  Philostr.  vit.  soph- 
lib.  i  ,  cap.  c),  p.  4()3  ,  etc. 

5  riut.  ii)id.  p.  B-ij. 


CHAPITRE  TRENTE-HUITIÈME.    627 

Théaridès ,  une  députation  solennelle ,  char- 
gée de  présenter  des  oiTrandcs  à  Jupiter; 
plusieurs  chars  attelés  de  quatre  chevaux, 
pour  dis[)Uîer  le  prix  de  la  course;  quantité 
de  tentes  sompîucuscs  qu  on  dressa  dans  la 
campagne,  et  une  louie  d excellents  décla- 
inateui's  qui  devaient  réciter  publiquement 
ies  poé'sies  de  ce  prince.  Leur  talent  et  la 
beauté  d;*  liurs  voix  fixèrent  d  abord  1  atîcn- 
lion  des  Grecs,  drj;i  ])rovenus  par  la  magni- 
ficence de  tant  d'apprêts  ;  mais  bienlôt,  fa- 
tigués de  cette  lecture  insipide,  ils  lancèrent 
contre  Denys  les  traits  les  plus  san^dants;  et 
leur  mépris  alla  si  loin ,  que  plusieurs  d  entre 
eux  renversèrent  ses  tentes  et  les  piiièi'ent. 
Pour  comble  de  disgrâce,  les  chars  sortirent 
de  la  lice,  ou  se  brisèrent  les  uns  contre  les 
autres  ;  et  le  vaisseau  qui  ramenait  ce  cor- 
tège l'ut  jeté  par  ia  tempête  sur  les  côtes 
d  Italie.  Tandis  quà  Syracuse  le  peuple  di- 
.sait  que  les  vers  de  Denys  avaient  porté 
malheur  aux  déclama teurs,  aux  chevaux  et 
au  navne ,  on  soutenait  à  la  cour  que  1  envie 
s'attache  toujours  au  taleut.  '  Quatre  ans 
après,  Denys  envoya  de  nouveaux  ouvrages 
et  des  acteurs  plus  habiles,  mais  qui  lombô- 

'  Diod.  lib.   I  4  ,  p.  j  1 8. 


020  VOYAGE    d'AiN 

rent  encore  plus  honteusement  que  les  pre- 
miers. A  cette  nouvelle,  il  se  liv^ra  aux  excès 
de  la  frénésie;  et  n'ayant,  pour  soulager  sa 
douleur ,  que  la  ressource  des  tyrans ,  if 
exila,  et  fit  couper  des  tètes.  ' 

Nous  suivions  avec  assiduité  les  lectures 
qui  se  faisaient  à  Oljmpie.  Les  présidents 
des  jeux  y  assistaient  quelquefois,  et  le  peu- 
ple sy  portait  avec  empressement.  Un  jour 
qu'il  paraissait  écouter  avec  une  attention 
plus  marquée,  on  entendit  retentir  de  tous 
côtés  le  nom  de  Polydamas.  Aussitôt  la  plu- 
part des  assistants  coururent  après  Polyda- 
mas. C'était  un  athlète  de  Th^ssalie,  d'une 
granfleur  et  d'une  force  prodigieuse?.  On  ra- 
contait de  lui,  quêtant  sans  armes  sur  le 
mont  Olympe,  il  avait  abattu  un  lion  énorme 
sous  ses  coups;  qu'ayant  saisi  un  taureau  fu- 
rieux, l'animal  ne  put  s  échapper  qu'en  lais- 
sant la  corne  de  son  pied  entre  les  mains  de 
l'athlète;  ;  que  les  chevaux  les  plus  vigoureux 
ne  pouvaient  faire  avancer  un  char  qu  il  re- 
tenait par  derrière  d  une  seule  main.  Il  avait 
remporté  plusieurs  victoires  dans  les  jeux 
publics;  mais  connue  il  était  venu  trop  lard 
à  Olympic,  il  ne  put  être  admis  au  concours. 

»  Diod.  llb.  i.^,  p.  332. 


CHAPITRE  TRENTE-HUITIEME.    5^9 

Nous  apprîmes  dans  la  suite  la  fin  tragique 
de  cet  homme  extraordinaire  :  il  était  entré, 
avec  quelques-uns  de  ses  amis,  dans  une  ca- 
verne pour  se  garantir  de  la  chaleur-,  la  voùle 
de  la  caverne  s'entr  ouvrit;  ses  amis  s  enfui- 
rent-, Polydamas  voulut  soutenir  la  monta- 
gne, et  en  fut  écrasé.  '  (a) 

Plus  il  est  difficile  de  se  distinguer  parmi 
les  nations  policées,  plus  la  vanité  y  devient 
inquiète,  et  capable  des  plus  grands  excès. 
Dans  un  autre  voyage  que  je  fis  à  Olympie, 
j'y  vis  un  médecin  de  Syracuse  appelé  Mé- 
nécrate ,  traînant  à  sa  suite  plusieurs  de  ceux 
(|uil  avait  guéris,  et  qui  s  étaient  obligés, 
avant  le  traitement,  de  le  suivre  partout.  ^ 
L'un  paraissait  avec  les  attributs  d'Hercule , 
un  autre  avec  ceux  d  Apollon,  d'autres  avec 
ceux  do  Mercure  ou  d'Esculape.  Pour  lui, 
revêtu  dune  robe  de  pourpre,  ayant  une 
couronne  d  or  sur  la  tète  et  un  sceptre  à  la 
main,  il  se  donnait  en  spectacle  sous  le  nom 
de  Jupiter ,  et  courait  le  monde  escorté  de 
ces  nouvelles  divinités.  Il  écrivit  un  jour  au 
roi  de  Macédoine  la  lettre  suivante  : 

»  Pausan.  lib.  6,  cap.  5,  p.  4G3. 

(a)  Voyez  la  note  XXVIII  à  la  fin  du  volume. 

^  At]*eu.  lib.  j,  cap.  lo,  p.  289. 

3.  4,~> 


53o  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

«  Mériécrate-Jupiter  à  Philippe,  salut.  Tu 
«  règnes  dans  la  Macocloine,  et  moi  clans  la 
(c  médecine;  tu  donnes  la  moit  à  ceux  qui 
(c  se  portent  Lien ,  je  rends  la  vie  aux  mala- 
«  des;  ta  garde  est  formée  de  Macéduniens, 
«  les  dieux  composent  la  mienne.  »  Philippe 
lui  répondit  en  deux  mots  quil  lui  souhai- 
tait un  retour  de  raison,  (a)  Quelque  temps 
après, ayant  appris  qu'il  était  en  jMacédoinc, 
il  le  fit  venir,  et  le  pria  à  souper.  Ménécrale 
et  ses  compagnons  furent  placés  sur  des 
lits  supeibes  et  exhaussés  :  devant  eux  était 
un  autel  chargé  des  prémices  des  moissons; 
et  pendant  quW  présentait  un  excellent 
repas  aux  autres  convives,  on  n  offrit  que 
des  parfums  et  des  libations  à  ces  nouveaux 
dieux,  qui,  ne  pouvant  supporter  cet  alfront, 
sorlirent  hrusqucmcnt  de  la  salle,  et  ne  re- 
parurent plus  depuis. 

L'n  autre  trait  ne  sert  pas  moins  à  poin- 
dre les  moeurs  des  Grecs,  et  la  légèreté  de  leur 
caractf're.  Il  se  donna  un  combat  dans  l'en- 
ccinto  sacrée,  pendant  qu'on  célébrait  les 
jeux,  il  y  a  huit  ans.  Ceux  de  Pise  en  avaient 

((0  Plutarque  fapopl;!!).  lacon.  t.  3. ,  p.  21  3.)  attribue 
crttc  li'i'.onse  a  a\gc.silas,  à  qui,  siiixant  lui,  la  k'Uie  elait 
udrfv.srîe. 


CHAPITRE  TREXTE-HUIÏIÉME.     53l 

usurpé  lintend^ince  '  sur  les  Eléens,  qui 
voulaient  reprendre  leurs  droits.  Les  uns  et 
les  autres,  soutenus  de  leurs  alliés,  pénétrè- 
rent dans  l'enceinte  :  l'aclion  fut  vive  et 
meurtrière.  On  vit  les  spectateurs  sans  nom- 
bre que  les  fêtes  avaient  attirés ,  et  qui 
étaient  presque  tous  couronnés  de  fleurs,  se 
ranger  tranquillement  autour  du  champ  de 
bataille,  témoigner  dans  cette  occasion  la 
même  espèce  d'intérêt  aue  pour  les  combats 
des  athlètes,  et  applaudir  tour  à  tour,  avec 
les  mêmes  transports,  aux  succès  de  Tuue  et 
de  l'autre  armée.  ^  (n) 

'  Pausaii.  lib.  6,  cap.  4»  p.  4^0' 

'■'  Xenopli.  liist.  grœc.  1.  ^,  p.  G3cj.  Diod.  L  i5,  p.  SSn. 

{a)  Une  pareille  scèfte ,  mais  Lcaucoup  plus  liorrilile , 
fut  renouvelée  à  Rome  au  comiTiencemeiit  de  l'empire. 
Les  soldats  de  Vespasicn  et  ceux  de  Viîellius  se  livrtTent 
un  sanglant  combat  dans  le  cLaJiii»  de  Mai-s.  Le  peuple, 
rangi;  autour  des  deux  armées,  applaudissait  alternative- 
ment aux  succès  de  l'une  et  de  l'autre.  (Tacit.  liist.  !ib.  3, 
cap.  8'3.)  Cependant  on  voit  dans  ces  dc\ix  exemples  pa- 
rallèles une  difféjence  fiapoante.  A  C.lynipie,  les  specta- 
teurs ne  montrèrei.t  qu'un  iulJrct  de  curiosit(';  au  d'amp 
de  ?Jars.  ils  se  livrèrent  .aux  exci's  de  la  joie  et  de  la  bar- 
barie, ^ans  recouîir  à  ia  difl'érence  des  caractères  et  des 
mœurs ,  on  peut  dire  que ,  dans  ces  deux  occasions ,  la 
bataille  était  étrangère  aux  preu.icrs,  e-  qu'elle  était  poul- 
ies seconds  une  suite  de  leurs  guerres  civiles. 


ÙO'J.  VOVAG£    DANACHaRSIS, 

Il  me  reste  à  parler  des  exercices  qui  de- 
mandent plus  de  f('rce  que  les  précédents, 
tels  que  la  lutte,  le  pugilat,  le  pancrace  et 
le  pentathle.  Je  ne  suivrai  point  1  ordre  dans 
lequel  ces  combats  furent  donnés ,  et  je  com- 
mencerai par  la  lutte. 

On  se  propose  dans  cet  exercice  de  jeter 
son  adversaire  par  terre ,  et  d(3  le  forcer  à  se 
déclarer  vaincu.  Les  athlètes  qui  devaient 
concourir,  se  tenaient  dans  un  portique  voi- 
sin :  ils  furent  appelés  à  midi.  '  Ils  étaient 
au  nombre  de  sept  :  on  jeta  autant  de  bulle- 
tins dans  une  boite  placée  devant  les  prési- 
dents des  jeux.  ^  Deux  de  ces  bulletins  étaient 
marqués  de  la  lettre  a,  deux  autres  de  la 
lettre  b,  deux  autres  cVun  c,  et  le  septième 
d'un  D.  On  les  agita  dans  la  boite;  chaque 
athlète  [)rit  le  sien,  et  l'un, des  présidents 
apjvireilia  ceux  qui  avaient  tiré  la  même 
lettre.  Ainsi  il  y  eut  trois  couples  de  lutteurs, 
et  le  septième  fut  réservé  pour  combattre 
contre  les  vainqueurs  des  autres.  ^  lis  se  dé- 
pouillèrent de  tout  vêtement,  et,  après  s'être 

'  Pliilostr.  vit.  Apoll.  lih.  6,  cap.  (î,  p.  9.35. 
5  i.iicl.in.  it)  Hcnnot.  c<ip.  4o,  t.  i  ^p-  783.  Fabr.  agon. 
lil).  i  ,  cap.  24- 

^  Juliau.  Cxsar.  p.  3  1 7. 


CHAPITRE  TRENTE-HUITIÈME.    533 

J'rottés  d  huile ,  '  ils  se  roulèrent  dans  le  sa- 
ble ,  ;ifin  que  leurs  adversaires  eussent  raoin» 
de  prise  en  voulant  les  saisir.  ^ 

Aussitôt  un  Thébain  et  un  Argien  s'a- 
vancent dans  le  Stade  :  ils  s'approchent,  se 
mesurent  des  jeux,  et  s'empoignent  par  les 
bras.  Tantôt,  appuyant  leur  front  l'un  con- 
tre l'autre,  ^  ils  se  pou.=sent  avec  une  action  - 
égale,  paraissent  immobiles,  et  s  épuisent 
en  eftbrts  superflus;  tantôt  ils  s'ébranlent 
par  des  secousses  violentes,  s'entrelacent 
comme  des  seqwnts,  s  allongent,  se  raccour- 
cissent, se  plient  en  avant,  en  arrière,  sur 
les  côtés  :  ^  une  sueur  abondante  coule  de 
leurs  membres  affaiblis  :  Us  respirent  un 
moment,  se  prennent  par  le  milieu  du  coqis, 
et,  après  avoir  employé  de  nouveau  la  ruse 
et  la  force,  le  Thébain  enlève  son  adver- 
saire; mais  il  plie  sous  le  poids  :  ils  tombent, 
se  roulent  dans  la  poussiire,  et  reprennent 
tour  à  tour  le  dessus.  A  la  lin  le  Tlicbain, 
par  l'cnlrelacement  de  ses  jambes  et  de  ses 
bras,  suspend  tous  les  mouvements  de  son 

'  Fabr.  agon.  lil).  2 ,  cap.  5. 

^  Lucian.  in  Aiiarji.  t.  2 ,  p.  f)io. 

^  Id.  il.id.  p.  88^. 

4  ]\Iein.  de  l'acad.  des  hiM  leur.  t.  3  ,  p.  »3j. 


534  VOYAGE    DANACHARSIS, 

adversaire  qu'il  tient  sous  lui,  le  serre  à  la 
gorge ,  et  le  force  à  lever  la  main  pour  mar- 
que de  sa  défaite.  '  Ce  n'est  pas  assez  néan- 
moins pour  obtenir  la  couronne  ;  il  faut  que 
le  vainqueur  terrasse  au  moins  deux  fois 
son  rival,  ^  et  communément  ils  en  vien- 
nent trois  fois  aux  mains.  ^  L'Argien  eut  l'a- 
vantage dans  la  seconde  ac'ion,  et  le  Thé- 
bain  reprit  le  sien  dans  la  troisième. 

Après  que  les  deux  autres  couples  de  lut- 
teurs eurent  achevé  leurs  combats,  les  vain- 
cus se  retirèrent  accablés  de  honte  et  de 
douleur.  ^  Il  restait  trois  vainqueurs,  un 
Agrigentin,  un  Ephésien,  et  le  ïhébaiu 
dont  j'ai  parlé.  Il  restait  aussi  un  Rhodion 
qne  le  sort  avait  réservé.  Il  avait  1  avantage 
d'entrer  tout  frais  dans  la  lice-,  mais  il  ne 
pouvait  remporter  le  prix  sans  livrer  plus 
dun  combat.  ^  Il  triompha  de  l'Agrigentin, 
fat  terrassé  par  lÉphésicn,  qui  succomba 
sous  le  Thébain  :  ce  dernier  obtint  la  palme. 

'  Fabr.  agoiî.  lib.  r ,  cap.  8. 
^  Méni.  de  l'ac.id.  des  bell.  Icttr.  t.  3,  p.  oSo. 
'  jEscliyl.  in  Eumcn.  v.  592.  Scliol.  ibid.  Plat,  in 
Eutliyd.  t.  I,  p.  277,  etc. 

4  Piiid.  olynip.  8,  v.  50. 

5  .aiscliyi.  in  clioepli.  v.  806. 


CHAPITRE  TRENTE-HUITIÈME.    535 

Ainsi  uiie  première  victoire  doit  .'n  ar)ener 
d  autres-,  et,  dans  un  conccirs  Je  secr  aih- 
lètes,  il  peut  arriver  que  le  vainqueui  soit 
obligé  de  lutter  contre  quatre  antagorJstes,  ' 
et  d  engager  avec  chacun  d'eux  jusqu'à  trois 
actions  différentes. 

Il  n'est  pas  permis  dans  la  lutte  de  porter 
des  coups  à  son  adversaire;  daiïs  !<•  pugilat, 
il  n  est  permis  que  do  le  frapper.  Huit  athlè- 
tes se  présentèrent  pour  ce  dernier  exercice, 
et  furent,  ainsi  que  les  lutteurs,  appareillés 
par  le  sort.  Ils  avaient  la  tète  couverte  d'une 
calotte  d'airain,  '  et  leurs  poings  étaient  as- 
sujétispardes  espèces  de  ganieieLs,  formés  de 
lan  ièresde  cuir  qui  se  croisai  n  i.  ca  tous  sens.^ 

Les  attaques  fiu'ent  aussi  v.i'.iôes  que  les 
accidents  qui  les  suivirent.  Quelquefois  on 
voyait  deux  athlètes  faire  divers  mouve- 
ments pour  n'avoir  pas  le  soleil  devant  les 
yeux ,  passer  des  heures  entières  à  s'obser- 
ver, à  épier  chacun  Imstant  oùison  adver- 
.saire  laisserait  une  partie  de  soV-  corps  sans 
défense ,  ''  à  tenir  leurs  bras  éleyéa  et  tendus 

'  rind.  olynip.  8,  v.  go. 

^  lùistatL.  in  iliad.  23,  p.   iSa'j,  lin.  '-'Q. 

^  Méin.  de  l'acad.  des  Lcll.  Icitr.  t.  3,  p.  2G7. 

^  Lucian.  de  calunfn.  t.  3 ,  p.  i?>g. 


536  VOYAGE  d'anacharsis, 
de  manière  à  mettre  leur  tête  à  couvert,  à 
les  agiter  rapidement  pour  empéclier  Fen- 
nemi  d  approcher.  '  Quelquefois  ils  s\atta- 
quaient  avec  fureur  et  faisaient  pleuvoir 
l'un  sur  Tautre  une  grêle  de  coups.  Nous  en 
vîmes  qui,  se  précipitant  les  bras  levés  sur 
leur  ennemi  prompt  à  les  éviter,  tombaient 
pesamment  sur  la  terre,  et  se  brisaient  tout 
le  corps;  d  autres  qui,  épuis.'s  et  couverts 
de  l)lessures  mortelles ,  se  soulevaient  tout  à 
coup,  et  prenaient  de  nouvelles  forces  dans 
le Lir  désespoir;  d'autres  enfin,  qu  ou  retirait 
du  chauijj  de  bataille  ^  n'ajant  sur  le  visage 
aucun  trait  quon  pût  reconnaître,  et  ne 
donnant  daulre  signe  de  vie  que  le  sang 
quils  vomissaient  à  gros  bouillons. 

Je  fiémissais  à  la  vue  de  ce  spectacle;  et 
mon  àme  s'ouvrait  toute  entière  à  la  pitié, 
quand  je  voyais  de  jeunes  enfants  faire  lap- 
prentissage  de  tant  de  cruautés  :  ^  car  on 
les  appelait  aux  combats  de  la  lutte  et  du 
ceste  avant  que  d'appeler  les  hommes  faits,  ■* 

'  M('-iii.  de  l'aeid.  da  liell.  letli.  l.  3,  p.  2;:3. 

'  Antliol.  lib.  2,  cap.  I ,  cpigr.  i4- 

^  Pausan.  lib.  ,*),  cap.  8,  p.  3i)5;  lib.  6,  c.  i ,  p.  4^2- 

'^  Plut,  syinpos.  lik  2,  tap.  5,  I.  2,  p.  6Zçf. 


CHAPITRE  TRENTE-HUITIÈME.    b5y 

Cependant  les  Grecs  se  repaissaient  avec 
plaisir  de  ces  horreurs,  ils  animaient  par 
leurs  cris  ces  malheureux  acharnés  les  uns 
contre  les  autres;  '  et  les  Grecs  sont  doux 
et  humains!  Certes,  les  dieux  nous  ont  ac- 
cordé un  pouvoir  bien  funeste  et  bien  hu- 
miliant, celui  de  nous  accoutumer  à  tout,  et 
d  en  venir  au  point  de  nous  faire  un  jeu  de 
la  barbarie  ainsi  que  du  vice. 

Les  exercices  cruels  auxquels  on  élève 
ces  enfants  les  épuisent  de  si  bonne  heure, 
que,  dans  les  listes  des  vainqueurs  aux  jeux 
olympiques,  on  en  trouve  à  peine  deux  ou 
trois  qui  aient  remporté  le  prix  dans  l'eur 
enfance  et  dans  un  âge  plus  avancé.  ^ 

Dans  les  autres  exercices,  il  est  aisé  de 
juger  du  succès  :  dans  le  pugilat,  il  faut  que 
l'un  des  combattants  avoue  sa  défaite.  Tant 
qu  il  lui  reste  un  degré  de  force,  il  ne  déses- 
père pas  de  la  victoire,  parce  qu'elle  peut 
dépendre  de  ses  efforts  et  de  sa  fermeté.  On 
nous  racouta  qu'un  athlète,  ayant  eu  les 
dents  brisées  par  un  coup  terrible,  prit  le 
parti  de  les  avaler;  et  que  son  rival,  voyant 

'  Fabr.  agon.  lib.  9.,  cap.  3o. 

^  Ariftot,  de  rep.  lib.  8,  cap.  4»  *■  2,  p.  453. 


538  VOYAGE    D  AXACIIARSIS, 

son  attaque  sans  eftl't,  se  crut  perdu  sans 
ressource,  et  se  déclara  vamru.  ' 

Cet  espoir  fait  qu'un  athlète  cache  ses 
douleurs  sous  un  air  menaçant  et  une  cori- 
tennnce  fière;  qu'il  risquo  souvent  de  périr, 
qu  il  périt  eu  ciTet  quelquefois,  ^  malgré  lat- 
tcntion  <'iu  vainqueur,  et  la  sévérité  des 
lois  qui  défendent  à  ce  dernier  de  tuer  son 
adversaire,  sous  peine  d'être  privé  de  la 
couronne.  ^  La  plupart,  en  échappant  à  ce 
danger ,  restent  estropiés  toute  leur  vie  , 
ou  conservent  des  cicatrices  qui  les  défiL;u- 
rcnt,  ^  De  là  vient  peut-être  que  cet  exer- 
cice est  le  moins  eslinié  de  tous,  et  quil  est 
presque  entièrement  abandonné  aux  gens 
du  peuple.  ^ 

Au  reste,  ces  hommes  durs  et  féroces 
supportent  plus  facdement  les  coups  et  les 
blessures  que  la  chaleur  qui  les  accable  :  ^ 
car  ces  combats  se  donnent  dans  le  canton 
de  la  Grèce,  dans  la  saison  de  l'année,  dans 

'  /Elian.  var.  liist.  lib.  lo,  cnp.  if). 
'  Srliol.  J'iiid.  olynip.  5,  v.  3\. 
^  PaiisiDi.  lib.  G,  cap.  C),  p.  4?  1- 

4  Anthol.  lib.  2,  cap.  i ,  cptgr.  i  et  2, 

5  Isorr.  de  bigis,  t.  2,  p.  4-^7- 

^  Cicer.  de  clar.  oia.  eaji.  (19,  t.  I,  p.  3f)4' 


CUAPITUE  TRENTE-HUITIÈME.     689 

l'heure  du  jour  où  les  feux  du  soleil  sont  si 
ardents,  que  les  spectateurs  ont  de  la  peine 
à  les  soutenir.  ' 

Ce  fut  dans  le  moment  qu'ils  semhlaient 
redoubler  de  violence  ,  que  se  donna  le 
combat  du  pancrace ,  exercice  composé  de 
la  lutte  et  du  pugilat-,  ^  à  cette  diliërcnce 
près,  que  les  athlètes  ne  devant  pas  se  saisir 
au  corps,  n'ont  point  les  mains  armées  de 
gantelets,  et  portent  des  coups  moins  dan- 
gereux. L'action  fut  bientôt  terminée  :  il 
était  venu  la  veille  un  Sicyonien  nommé 
Sostraste,  cél(  bre  par  quantité  de  couronnes 
qu il  avait  recueillies,  et  par  les  qualités  qui 
les  lui  avaient  procurées.  ^  La  plupart  de  ses 
rivaux  furent  écartés  par  sa  présence;  ^  les 
autres,  par  ses  premiers  essais  :  car,  dans 
ces  préliminaires  où  les  athlètes  préludent 
C71  se  prenant  par  les  mains,  il  serrait  et 
tordait  avec  tant  de  violence  les  doigts  de 
ses  adversaires,  quil  décidait  sur-le-champ 
la  victoire  en  sa  laveur. 

■  Aristot.  piobl.  38,  t.  2 ,  p.  837.  ^lian.  var.  hist 
lili.  14  ,  c;ip.  18. 

'^  Aristot.  de  rliet.  t.  2,  p.  524-  Plut,  synipos.  lib.  2, 
cap.  4,  t.  2,  p.  62.;. 

•*  Paasan.  lib.  G.  cap.  4.  P-  ^do. 

4  PJiiloii.  de  co  quod  doter,  p.  160. 


54o 

Les  athlètes  dont  j  ai  fait  mention  ne  s  e- 
taîent  exercés  que  dans  ce  genre;  ceux  dont 
]e  vais  parler  s  exercent  dans  toutes  les  es- 
pèces de  combats.  En  effet,  le  pentatlile 
comprend  non-seulement  la  course  à  pied, 
la  lutte,  le  pugilat  et  le  pancrace,  mais  en- 
core le  saut,  le  jet  du  disque  et  celui  du 
javelot.  ' 

Dans  ce  dernier  exercice,  il  suffit  de  lan- 
cer le  javelot,  et  de  frapper  au  but  proposé. 
Les  disques  ou  palets  sont  des  masses  de 
métal  ou  de  pierre  ,  de  forme  lenticulaire , 
c'est-à-dire  rondes,  et  plus  épaisses  dans  le 
milieu  que  vers  les  boi'ds ,  très  lourdes , 
dune  surface  très  polie,  et  par  là  mêmcï 
très  difficiles  à  saisir.  ^  On  en  conserve  trois 
à  Olympie,  qu'on  présente  à  chaque  renou- 
vellement des  jeux,  ^  et  dont  lun  est  percé 
d'un  trou  pour  y  passer  une  courroie.  * 
L'athlète,  placé  sur  une  petite  élévation  •'• 
pratiquée  dans  le  Stade,  tient  le  palet  avec 
sa  main  ,  ou  par  le  moyen  d'une  courroie, 

'  ]\îcin.  de  l'acad.  des  bell.  leur.  t.  3,  p.  320. 

'-*  Id.  ibid.  p.  33/^. 

•^  Paiisau.  lib.  6,  cap.  ly,  p.  4y8. 

4  riistatli.  in  iliad.  8,  p.  iSyi. 

5  Piiilostr.  icon.  lib.  i ,  cap.  24  j  p.  79^. 


CHAPITRE  TRENTE-HUITIÈME.    D^T 

l'agite  circula  ire  ment,  '  et  le  lance  de  toutes 
ses  forces  :  le  palet  vole  dans  les  airs,  tombe, 
et  roule  dans  la  lice.  On  marque  Tendroit 
où  il  s'arrête  ;  et  c  est  à  le  dépasser  que 
tendent  les  efforts  successifs  des  autres 
athlètes. 

11  faut  obtenir  le  même  avantage  dans  le 
saut,  exercice  dont  tous  les  mouvements 
s'exécutent  au  son  de  la  flûie.  "^  Les  athlètes 
tiennent  dans  leurs  mains  des  contre-poids 
qui,  dit-on,  leur  facilitent  les  moyens  de 
franchir  un  plus  grand  espace.  ^  Quelques- 
uiis  s  élancent  au  delà  de  cinquantcpietls.  i(fl) 

Les  athlètes  qui  disputent  le  prix  du 
pentathle,  doivent,  pour  lobtenir  ,  triom- 
pher au  moins  dans  les  trois  premiers  com- 
bats auxquels  ils  s'engagent.  ^  Quoiquïls  ue 

•  Homer.  iliad.  lili.  23,  v.  840;  odvss.  lib.  8,  v.  189. 

'  Pausan.  lib.  5,  cap.  ^,  p.  Ztji  ;  cap.  17,  p.  1^21. 

^  Aiistot.  probl.  5,  t.  2,  p.  709  ;  id.  de  animal,  incess. 
cap.  3,  t.  I ,  p.  734.  Pausan.  ibid.  cap.  2G,  p.  4  i^.  Lu- 
cian.  de  gymnas.  t.  2,  p.  t)OQ. 

^  lîustatli.  in  odyss.  lib.  8,  t.  3,  p.  lôgi.  Sciiol.  Aris- 
lop!).  in  acliain.  v.  21  3. 

(n)  Quarante -sept  de  nos  pieds,  plus  deux  pouces 
huit  ligues. 

5  Plut  sympos.  lib.  9,  t.  2,  p.  ^38.  Pausan.  lib.  3, 
rap.  1 1 ,  p.  a32. 

3.  ^'î 


54a  VOYAGE  d'anachausis, 
Jouissent  pas  se  mesurer  en  particulier  avec 
les  athlètes  de  chaque  prolession,  ils  sont 
néanmoins  très  estimés,  '  parce  qu  en  s'ap 
pliquant  à  donner  au  corps  la  force,  la  sou- 
plesse et  la  légèreté  dont  il  est  susceptible , 
ils  remplissent  tous  les  objets  qu'on  s'est 
proposés  dans  l'inslilution  des  jeux  et  de  la 
gymnastique. 

Le  dernier  jour  des  fûtes  fut  destijié  ;\ 
couronner  les  vainqueurs.  ^  Celte  cérémo- 
nie glorieuse  pour  eux  se  fit  dans  le  bois  sa- 
cré, •*  et  fut  précédée  par  des  sacrilices  pom- 
peux. Quand  ils  furent  achevés,  les  vain- 
queurs ,  à  la  suite  des  présiden  ts  d  \';  jeux ,  se 
leudircnt  au  théâtre,  parés  de  riches  ha- 
jits,  '^  et  tenant  une  palme  à  la  main.  ^  Ils 
nîarchaient  dans  livresse  de  la  joie,  ^  au 
son  des  flûtes,  '^  entoun'vs  d  un  |icuplc  im- 
mense dont  les  applaudissements  faisaient 

,  •  Me'in.  de  l'acad.  des  beU.  Irttr.  t.  3,  p.  ^■J.■7.. 
^  Sdiol.  Pind.  in  olynip.  3,  v.  33;  iii  n.'ynip.  5,  t.  i4, 
pag.  56. 

3  Pbilostr.  vit.  Aj.oll.  lib.  8.  rap.  i8. 

4  Lucian;  in  Deiiiou.  i.  :i,  p.  3o2. 

5  Ilut.  synipos.  lib.  8,  cap.  4,  t-  a,  p.  yaS.  Vùruv. 
praetat.  lii).  •),  p-  173. 

^  Pind.  olynip.  (),  v.  G. 
7  Pausjn.  liL.  T),  p.  Jyai. 


CIlAPliRE  TRENTE-HUITIÈME.     543 

retentir  les  nirs.  On  voyait  ensuite  paraître 
ri  iiutrcs  athlètes  montés  sur  des  clievaux  et 
>ur  des  chars.  Leurs  coursiers  superbes  se 
inontra-'ent  avec  toute  la  ilerléde  la  victoire; 
ils  ét:Ment  ornés  de  fleurs,  '  et  semblaient 
pc'i!  ticjpcr  au  trioniphc. 

l'jrvcnus  au  théâtre,  les  présidents  des 
jeux  firent  commencer  rh\mue  composé 
anlrel'ois  par  le  poêle  Archiioquc,  et  de-tiné 
à  relever  la  gloire  des  vainqueurs  et  l'éclat 
de  cette  cérémonie.  ^  Après  (jue  les  specta- 
teurs cuient  joint,  à  chaque  reprise,  leurs 
voix  à  celles  des  musiciens,  le  héraut  st 
leva ,  et  aimonça  que  Porus  de  Cyrène  avait 
remporté  le  jjrix  du  Stade.  Cet  athlète  se 
présenta  devant  le  chef  à?s  pnîsidenfs,  ^  qui 
lui  mil  sur  la  tète  une  couronne  d  olivier 
sauvage,  cueillie,  comme  toutes  celles  qu'on 
distribue  à  Olympie,  sur  un  arbre  qui  esl 
<lerrière  le  temple  de  Jupiter ,  '*  et  qui  est 
devenu  par  sa  destination  l'objet  de  la  véné- 
ration publique.  Aussitôt  toutes  ces  cxpres- 

'  Piiul.  olyiiip.  3,  V.  lO. 

■*  Id.  olynip.  9,  V.  i.  Scliol.  ibiA 

^  l'iiul.  olynip.  3,  V.  ai. 

4  Pyusan.  lib.  5,  cap.  i5,  p.  4 '4- 


544  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

sidns  de  joie  et  d'admiration  dont  on  l'avait 
honoré  dans  le  moment  de  sa  victoire,  se 
renouvelèrent  avec  tant  de  force  et  de  pro- 
fusion ,  que  Porus  me  parut  au  comble  de  la 
gloire.  '  C'est  en  effet  à  cette  hauteur  que 
tous  les  assistants  le  voj'aient  plac'  ;  et  je 
n'étais  plus  surpris  des  épreuves  laborieuses 
auxquelles  se  soumettent  les  athlètes,  ni  des 
effets  extraordinaires  que  ce  concert  de 
louanges  a  produits  plus  d'une  fois.  On  nous 
disait,  à  cetle  occasion,  que  le  sage  Chilon 
expira  de  joie  en  embrassant  son  fds  qui 
venait  de  remporter  hi  victoire,  ^  et  que 
l'assemblée  des  jeux  olympiques  se  fit  un 
devoir  d  assister  à  ses  funérailles.  Dans  le 
siècle  derjiicr,  ajoutait-on,  nos  pères  furent 
témoins  d  une  scène  encore  plus  in  lén>ssan  te. 
Diagoras  de  Rhodes,  qui  avait  rehaussé 
l'éclat  de  sa  naissance  par  une  victoire  rem- 
portée dans  nos  jeux,  ^  amena  dans  ces 
lieux  deux  de  ses  enfants  qui  concourureiU 
et  méritèrent  la  couronne.  ^  A  peine  l'eu- 

•  Pind.  olymp.  3  ,  v.  77.  Schnl.  iliid. 
'^  Dio^.  I.acrt.  lib.  i  ,  cap.  72.  l'iiii.  lih.  7,  cip.  ?)i, 
t.  1,  p.  39/,. 

•*  l'ind.  olymp.  7. 

/i  P,.us;<n.  lil..  (> .  cr.p.  ■j  ,  p.  4%- 


CriAPITRE  T^vE^•TE-MUITIÈME.    545 

rcnt-lls  reçue,  qu'ils  la  posèrent  sur  la  tête 
de  leur  père, et,  le  prenant  sur  leufs  épaules, 
le  menèrent  en  triomphe  au  milieu  des  spec- 
tateurs ,  qui  le  ftHicitaient  en  jetant  des 
fleurs  sur  lui ,  et  dont  quelques-uns  lui  di- 
saient :  Mourez,  Diagoras ,  car  vous  n'avez 
plus  rien  à  désirer.  '  Le  vieillard,  ne  pou- 
vant suffire  à  son  bonlieur,  expira  aux  yeux 
de  l'assemblée  attendrie  de  ce  spectacle, 
baigné  des  pleurs  de  ses  entants  qui  le  pres- 
saient entre  leurs  bras.  ^ 

Ces  éloges  donnés  aux  vainqueurs  sont 
quelquefois  troublés  ou  plulôt  honorés  par 
les  fureurs  de  l'envie.  Aux  acclamations  pu- 
bliques ,  j  entendis  quclquclois  se  mêler 
des  sifflemejits,  de  la  part  de  plusieurs  par- 
ticuliers nés  dans  les  villes  ennemies  de 
celles  qui  avaient  donné  le  jour  aux  vain- 
queurs. ^ 

A  ces  traits  de  jalousie  je  vis  succéder 
des  traits  non  moins  frappants  d'adulation 
ou  de  générosité.  Quelques-uns  de  ceux  qui 
avaient  remporté  le  prix  à  la  course  des  che- 

'  Cicer.  tuscuL  lib.  i,cap.  4G,  t.  2,  p.  Z'j^.  Plut,  in 
Pelop.  t.  I ,  p.  aijy. 

2  Aul.  Gell.  lib.  3,  cap.  i5. 

^  rlut.  apophth.  lacou.  t.  2,  p.  23o. 

46 


546  VOYAGE    DANACHARSIS, 

vaux  et  des  chars ,  faisaient  proclamer  à  leur 
place  des  personnes  dont  ils  voulaient  se 
ménager  la  faveur  ou  conserver  l'amitié.  ' 
Les  athlètes  qui  triomphent  dans  les  autres 
combats,  ne  pouvant  se  substituer  personne, 
ont  aussi  des  ressources  pour  satisfaire  leur 
avarice;  ils  se  disent,  au  moment  de  la  pro- 
clamation, originaires  d'une  viile  de  la  piclle 
ils  ont  reçu  des  présents,  '^  et  risj[ueal  ainsi 
d'être  exilés  de  leur  patrie,  dont  ils  ont  sa- 
crifié la  gloire.  *  Le  roi  Denys,  qui  trou- 
vait plus  facile  d  illustrer  sa  capilale  que  de 
la  rendre  heureuse,  envoya  plus  d'une  fois 
des  agents  à  Olyrapie ,  pour  engager  les 
vainqueurs  des  jeux  à  se  déclarer  Syracu- 
sains  ;  ^  mais ,  comme  Thonneur  ne  «ac- 
quiert pas  à  prix  d'argent,  ce  i'al  une  égale 
honte  pour  lui  d'avoir  corrompu  les  uns,  et 
de  n'avoir  pu  corrompre  les  autres. 

La  voie  de  séduction  est  souvent  em- 
ployée pour  écarter  un  concurrent  redou- 
table ,  pour  rengager  à  céder  la  victoire  en 

»  Herodot.  lib.  G,  cap.  io3. 
2  Pausan.  lib.  G,  p.  459  et  ^8î. 
'  Id.  ihid.  p.  4<77- 
4  Id.  ibid.  p.  455. 


CHAPITRE  TRENTE-HUITIÈME.    547 

ménageant  ses  forces,  '  pour  tenter  llntêr 
griti'-  des  jngès;  mais  les  athlètes  convaincus  ' 
(le  ces  manœuvres  sont  fouettés  avec  des 
verges,  2  ou  condamnés  à  de  fortes  amendes. 
On  voit  ici  plusieurs  statues  de  Jupiter,  en 
])ronze,  construites  des  sommes  provenues 
de  ces  amendes.  Les  inscriptions  dont  elles 
sont  accompagnées,  éternisent  la  nature  du 
délit  et  le  nom  des  coupables.  ^ 

Le  jour  même  du  couronnement,  les 
vainqueurs  oluirent  des  sacritices  en  actions 
de  grâces.  ^  Us  furent  inscrits  dans  les.regis- 
très  publics  des  Éléens,  ^  et  magnifiquement 
traités  dans  une  de^  salles  du  Prytanée.  ^ 
Les  jours  suivants,  ilsdonnèrenteux-mcmes 
des  repas,  dont  la  musique  et  la  danse  aug- 
mentèrent les  agréments.  '  La  poésie  fut  en- 
suite chargée  d  immortaliser  leurs  noms-,  et 

*  Pausan.  lib.  5,  cap.  2i ,  p.  j-lo  et  4^4. 

^  Thui-yd.  lib.  5,  c.-5o.  Pausau.  lib.  6,  c  î,  p.  4"^4' 
Philostr.  vit.  Apoll.  lib.  5,  cap.  7.  p.  i()2. 
^  Pausan.  lib.  .5,  cap.  si ,  p.  /^3o. 

4  Schol.  Pind.  in  olymp.  5,  p.  5fi. 

5  PautaD.  ibid.  p.  4-^2  et  4^- 

*  Id.  ibid.  cap.  1 5 ,  p.  "J  1 6. 

■JPind.olymp. 9,\'.  Giolyirp.  iq.v.f^s.Schol.  p.  i  iS. 
Athen.  lib.  i ,  cap.  3 ,  p.  3.  Plut,  ia  Altib.  t.  i ,  p.  196. 


648  VOYAGE    d'aNACHARSIS, 

la  sculpture,  de  les  représenter  sur  le  mar- 
bre ou  sur  l'airain,  quelques-uns  dans  la 
même  attitude  où  ils  avaient  remporté  la 
victoire.  ' 

Suivant  lancieri  usage ,  ces  hommes  ,- 
déjà  comblés  d  honneur  sur  le  champ  de 
bataille,  rentrent  dans  leur  patrie  avec  tout 
Tappareildu  triomphe,  ^  précédés  et  suivis 
d  un  cortège  nombreux ,  vêtus  dune  rohe 
teinte  en  pourpre ,  ^  quelquefois  sur  un  char 
à  deux  ou  à  quatre  chevaux,  ^  et  par  une 
brèche  pratiquée  dans  le  mur  de  la  ville.  ^ 
On  cite  encore  l'exemple  d'un  clloycn  d  A- 
grigente  en  Sicile,  nommé  Exénèle,  "  qui 
parut  dans  celte  ville  sur  un  char  mngvii'i- 
que  ,  et  accompagné  de  quantité  dauUes 
thars,parjni  lesquels  on  eu  dislinguait  liois 
cenls  attelés  de  chevaux  blancs. 

En  certains   endroits ,  le  trésor  public 

^  Pausai».  lib.  5,  c.ijx  27,  p.  4^0;  lib.  6,  cap.   i3, 
p.  483.  Nep.  iu  Chabr.  cap.  12.  Fabr.  agon.  lib.  2,  c.  20, 
^  Meni.  de  1  acad.  des  bell.  leur.  t.  i ,  p.  274- 
^  Aristoph.  in  luiL.  v.  70.  Scliol.  Tbeocr.  in  idyll.  ?. , 

V.  74. 

4  Vitruv.  praefat.  lib.  g,  p.  1^3.  Diod.  lib.  i3,  p.  204. 
■'>  plut,  .sympos.  lib.  2,  cap.  5,  t.  2,  p.  6.3g, 
e  Diod.  ibid. 


CHAPITRE  TRENTE-HUITIÈME.    549 

leur  fournit  une  subsistance  honnête;  '  en 
d autres,  ils  sont  exempts  de  toute  charge .: 
à  Lacédémonc,  ils  ont  1  honneur,  dans  un 
jour  de  bataille,  de  combattre  auprès  du 
roi  :  ^  pres([ue  partout  ils  ont  la  préséance  à 
la  représentation  des  jeux;  ^  et  le  titre  de 
vainqueur  olympique,  ajouté  à  leur  nom, 
leur  concilie  une  eslime  et  des  égards  fpii 
font  le  bo!)h<;ur  de  leur  vie.  ^ 

Quelques-uns  font  rejaillir  les  dislinc- 
tlons  quils  reçoivent,  sur  les  chevaux  qui 
les  leur  ont  procurées;  ils  leur  ménagent 
luie  vieillesse  heureuse;  ils  leur  accordent 
une  sépulture  honorable  ;  ^  et  quelquefois 
même  ils  élèvent  des  pyramides  siu'  leurs 
loinlte  uix.  '' 

'  TiiTinrl.  ap.  Athcn.lib.  6, cap.  8,  p.  P.S^.  Diog.  Laert. 
in  Solou.  lil).  i,  5.  ;>>.  Plut,  in  Aristid.  t.  i,  p.  335. 

'■'  Plut,  in  Lycurg.  t.  i ,  p.  53.  W.  sympos.  lib.  2 , 
Ciip.  5f  t.  2,  p.  G3(). 

•^  XciiDpliiin.  ap.  Atlicn.  lih.  10,  rap.  2,  p.  4'4- 

't  Plat,  de  rep.  lib.  5,  t.  2,  p.  ^G~>  et  '\66. 

5  llcroclot.  lib.  6,  c.  i  o3.  Phit.  in  Caton.  t.  i ,  p.  33c). 
/Eliau.  de  animal.  lib.  12,  cap.  10. 

'^  Piiu.  lib.  8,  cap.  ^2. 


NOTES. 

NOTK  I,  <:n  AP.  XXVI. 

Sur  les  Jeux  auxquels  on  exerçait  les  enfants. 
(Page  a;).} 

Cjes  jeux  sei'vaient  à  graver  dans  leur  mémoire  le 
calcul  de  certaines  permutations  :  ils  apprenaient , 
par  exemple,  que  3  nomlues  ,  3  lettres  pouvaient 
se  coniljiner  de  G  laçons  dift'éreutes  ;  4.  de  a^  la- 
çons ;  fï ,  de  120  ;  6  ,  de  y^o  ,  et  ainsi  de  stiiie  ,  eji 
multipliant  la  somme  des  combinaisons  données 
par  le  nombre  suivant. 

NOTE    II,    IBTD. 

Sur  la  lettre  d'Jsocrate  à  Dcnionicus.  (  Page  3y.  ) 

QuLLQUES  savants  criti;[ucs  ont  prétendu-que 
cette  lettre  n'était  pas  d'isocrate;  mais  leur  opi- 
nion n'esi  fontb-e  que  sur  de  léf;èrcs  conjectun-s. 
\'ov('7.  Kabrifius,  '  et  les  luénio.rcs  de  l'académie 
des  belles  lettres.  ' 

NOTE  lU,  iBin. 

Sur  le  mot  NSi ,   estendeme  .t,  intei.ligence. 

(Page/Î3.} 

Il  paraît  que,  dans  l'origine,  ce  mot  désignait 
la  vue.  Dans  Homère,  le  mol  ISoiîîsig aille  queique- 

'  Bil)l.  grœc.  t.  i ,  p.  poa. 
^  Tome  12,  hist.  p.  i83. 


-NOTES.  55 1 

fois  je  vois.  '  La  m^'ine  signification  s'est  ccinservée 
dans  le  mot  Flcoyoïcl,  que  les  Latins  ont  rendu  par 
pro^nsio,  providcnlLa.  C'est  ce  qui  fait  dire  à  Aris- 
inte,  que  rintciligence,  Nkî  ,  est  dans  1  âme  ce 
que  la  vue  est  dans  l'œil.  ^ 

NOTE  lY,  en  Ai',  xxvi. 

Sur  tes  mots  Sagesse  ef  Pnu  ulwce.  (  Page  4'î-  ) 

Htyovnoy  .  d'après  Sociati' ,  ^  donne  le  nom 
de  sagesse  à  la  vertu  qu'.^ristutc  appelle  ici  pru- 
tlenec.  Platon  lui  donne  aussi  quelquefois  la  même 
acception.  4  Arrhytas,  avant  eux,  avait  dit  que  la 
prudence  est  la  science  des  biens  qui  conviennent 
à  l'homme.  ^ 

NOTE   V,   IBID. 

Sur  la  oonfoDuitii  de  plusieurs  points  Je  doctrine  entre 
l'école  d'Atliciu's  et  celle  de  l'ijtlia^ore.  '  Page  /Î7.} 

AniSTOin  "  dit  que  Platon  avait  emprunté  des 
pythagoriciens  une  partie  de  sa  doctrine  sur  les 
principes.  C'est  d'après  eux  aussi  qu'Aristote  avait 
composé  cette  échelle  ingénieuse  ,  qui  plaçait  cha- 
i|ue  vertu  entre  deux  vices,  dont  lun  pecUe  par 

'  Uiad.  lib.  3,  v.  21 ,  3o,  etc. 

^  Topic.  lil).  I .  cap.  17,  t.  i ,  p.  19X 

3  Memor.  lib.  3,  p.  ■^78. 

4  In  Kuthyd.  t.  i ,  p.  281. 
^  titob.  lib.  1 ,  p.  1 5. 

•  Metapliys.  lib.  1,  cap.  6,  ».  a ,  p.  847. 


5b2  NOTES. 

défaut,  et  l'autre  par  excès.  Yoyaz  ce  que  dit 
Théagès.  • 

Le  tableau  que  je  présente  dans  ce  chapitre  rst 
composé  d'une  partie  de  l'éclialle  d'Aristote  ,  ^  et 
de  quelques  délinttions  répandues  clans  ses  trois 
traités  de  morale,  luu  adrtjssé  à  Kicomaque ,  le 
second  appelé  les  grandes  Morales,  le  troisième  i 
adressé  à  Eudème.  Une  étude  réfléchie  de  ces  trai- 
tés peut  donner  la  véritable  acception  des  mots 
employés  par  les  péripatéticiens  pour  désigner  les 
vertus  et  les  vices  ;  mais  je  ne  prétends  pas  l'avoir 
bien  fixée  en  ii-ançais ,  (juand  je  vois  ces  mêmes 
mots  pris  en  difl'crenls  sens  par  les  autres  sectes 
philosophiques  ,  et  surtout  par  celle  du  Portique. 

NOTE  VI,  CHAP.  XXVI. 

Sur  une  expression  des  Putliaqoriciens.  (Page  08.) 

Ces  philosophes,  ayant  observé  que  lout  ce  qui 
tomlje  sous  les  sens  suppose  génération,  accrois- 
sement et  deslruction,  ont  dit  que  toutes  choses 
ont  un  commencement,  un  milieu  et  une  fin  ;  ^  en 
conséquence,  A  rebutas  avait  dit  avant  Platon ,  que 
le  sage,  marchant  par  la  voie  droite,  parvient  à 
Dieu,  qui  est  le  principe,  le  milieu  et  la  fin  de 
tout  ce  (pli  se  fait  avec  justice,  /j 

•   A  p.  Stol).  serm.  i ,  p.  g. 
^  Kudem.  lih.  2,  cap.  3,  t.  2,  p.  206. 
^  Aristot.  de  cœl.  lib.  1 ,  cap.  1,  t.  i ,  p.  43i.  Serv.  iu 
Vir^-j;.  cclog.  8,  v.  73. 

4  Lib.  de  Sapient.  in  opusc.  mythol.  p.  734* 


NOTES.  553 

NOTE  VII,  CHAP.  XXVII. 

.Sur  la  corde  /lomme'ePnosLAMi'.ANoSiÈtJE.  (Page 77.) 

J'ai  choisi  pour  premier  degré  de  cette  échelle 
[esi,  et  non  la  juoslambanoniène  la,  comme  ont 
fait  les  écrivains  postéricnrs  à  l'époque  de  ces  en- 
tretiens. Le  silence  de  Plp.ton  ,  d'Aristote  et  d'Aris- 
Joxène  ,  me  peisuade  que  ,  de  leur  temps  ,  la  pros- 
lambanomène  n'éiait  pas  encore  introduite  dans 
le  système  musical. 

NOTE  \IU,  iBiD. 

Sur  le  nombre  des  Télracordcs  introduits  dans  ta  Lijre. 
(Page  85.) 

AnisTOxtNE  parle  des  cinq  tctracordos  qui 
formaient  de  son  temps  le  grand  système  des  Grecs, 
il  m'a  paru  que,  du  temps  de  Platon  et  d'Aristoie, 
ce  système  était  moins  étendu;  mais  ,  comme  Aris- 
tovène  était  disciple  d  Arisîote,  j'ai  cru  pouvoir 
avancer  que  celte  multiplicité  de  tétracordes  com- 
mençait à  s'introduire  du  temps  de  ce  dernier. 

NOTE  IX,  iBiD. 

Sur  le  nombre  des  JSotes  de  l'ancienne  musiaue, 
(Page  92.) 

M.  BcnETTE  '  prétend  que  les  anciens  avaient 
seize  cent  vingt  notes  ,  tant  pour  la  talilature  des 
voix,  que  pour  celle  des  instruments.    11   ajoute 

»  Mém.  d«  l'acad.  des  btll.  kttr.  l.  j;  p.  182. 
3.  (- 


554  NOTES. 

qu'après  fjuciqyes  années  ,  on  pouvait  à  pein»; 
chanter  on  solfier  sur  tous  les  tons  et  dans  tous  les 
genres,  en  s'accompagnant  de  la  lyre.  M.  Kons- 
seaii  'et  M.  Duclos  ^  ont  dit  la  même  chose,  d  a- 
pi^ès  M.  Burette. 

Ce  dernier  na  pas  donné  son  calcul;  mais  on 
voit  comincnt  il  a  opéré.  11  part  du  temps  où  la 
musique  avait  quinze  modes.  Dans  chaque  mode  , 
chacune  des  di\-huit  cordes  de  la  lyre  était  aftectéc 
de  deux  notes,  l'une  pour  la  voix.,  l'autre  pour 
l'instrument,  ce  qui  faisait,  pour  chaque  mode; 
trente-six  notes  :  or,  il  y  avait  quinze  modes;  il 
faut  donc  multiplier  trente-six  par  quinze  ,  et  l'on 
a  cinq  cent  quarante.  Chaque  mode  ,  suivant  qu'il 
était  exécuté  dans  l'un  des  trois  genres,  avait  des 
notes  différentes.  Il  iaut  donc  multiplier  encore 
cinq  cent  quarante  par  trois  ,  ce  qui  donne  en  effet 
seize  cent  vingt. 

M.  Burette  ne  s'est  pas  rappelé  que,  dans  une 
lyre  de  dix-huit  cordes ,  huit  de  ces  cordes  étaienl 
stables ,  et  par  conséquent  affectées  des  mêmes 
signes  ,  sur  quelque  genre  qu'on  voulût  monter 
la  lyre. 

Il  m'a  paru  que  toutes  les  notes  employées  dans 
les  trois  génies  de  chaque  mode ,  montaient  au 
nombre  de  trente-trois  pour  hs  voix,  et  autant 
pour  les  instruments,  en  tout  soixante-six.  Multi- 
plions à  présent  le  nombre  des  notes  par  celui  des 
modes ,  c'est-à-dire  soixante-six.  par  quiuxe  ;  au  iicu 

■  Dict.  de  mus.  à  l'art.  Notes. 
^  Mém.  de  l'acad.  t.  ?i)p.  aoa. 


NOTES.  003 

de  seize  cent  vingt  notes  que  supposait  M.  Burette, 
nous  n'en  aurons  que  neuf  cent  quatre-vingt-dix  , 
dont  quatre  cent  quatre-vingt-quinze  pour  les 
voix ,  et  autant  pour  les  instruments. 

Malgré  cette  réduction  ,  on  sera  d'abord  effrayé 
de  cette  quantité  de  signes  autrefois  employés 
dans  la  musique ,  et  l'on  ne  se  souviendra  pas  que 
nous  en  avons  un  très  grand  nombre  nous-mêmes, 
puisque  nos  clefs,  nos  dièses  et  nos  bémols  chan- 
gent la  valeur  d'une  note  posée  sur  chaque  ligne 
et  dans  chaque  intervalle.  Les  Grecs  en  avaient 
plus  que  nous  :  leur  tablature  exigeaft  donc  plus 
d'étude  que  la  nôtre.  Mais  je  suis  bien  él  '  'né  de 
croire  ,  avec  M.  Burette  ,  qu'il  fallût  des  ai 
tières  pour  s'y  familiariser. 

NOTE  X,  CHAP.  XXVII. 

Sur   les  Harmonie'!   Dorienne  et   Plirijgienne. 
(  Page  io().  ) 

On  ne  s'accorde  pas  tout-à-fait  sur  le  caractère 
de  l'harmonie  phrygienne.  Suivant  Platon  ,  pins 
tranquille  que  la  dorienne  ,  elle  inspirait  la  modé- 
ration ,  et  convenait  à  un  homme  «jui  invoque  les 
dieux.  '  Suivant  Aristote,  elle  était  turbulente  et 
propre  à  l'eutliousiasme.  ^  11  cite  ^  les  airs  d'O- 
lympe, qui  remplissaient  l'àme  d'une  fiu'eur  di- 
vine. Cependant  Oljmpe  avait  composé,  sur  cç 

■  De  rrp.  lib.  3 ,  t.  2 ,  p.  Sqq. 
2  Id.  lib.  8,  t.  2,  p.  459. 
5  llMd.  p.  455. 


556  NOTrs. 

mode,  tin  nome  poiiv  1d  snyc  ^liuciTp.  :  Uvaguis, 
plus  ancien  qu'Olympe  ,  aiitfur  fie  plnsiciirs  Jivm- 
nes  sacrés  ,  y  avait  employé  lliarnioaie  plny- 
eienne.  2 

NOTE  XI,  CHAP.  XX vu. 

Sur  le  ctiractcrc  de  la  Musique  dans  son  oriqine. 
(  Page  108.) 

PLUTAnQUE  dit  que  les  umsiciens  de  son  temps 
feraient  de  vains  efTort^  pour  imiter  la  manière 
d  Oijnipe.  Le  célèbre  Tarlini  s'exprime  dans  les 
mêmes  tcrnu-r. ,  lorsqu'il  parle  des  anciens  chants 
d'église  :  Bisogna,  dit-il,  confessar  certamenle  es- 
ser\'ene  (jualchcddna  (  Canlilena  )  talmente  piena  di 
gravita,  maesth,  e  dolcezzà  coiiqiunta  a  somma  sinu 
pUcilh  musicale,  chc  noi  modérai  Tlurarummo  falica 
mulla  per  produrne  di  Ctjuali.  ^ 

NOTE  XII,  iBiD. 

Sur  une  expression  sincjulitrc  de  Platon.  (Page  118) 

Pour  jnstilicr  cette  expression,  il  faut  se  rap- 
peler l'extrèmi-  liccMice  qui ,  du  temps  de  Platon  , 
régnait  dans  la  plupart  des  républiijues  de  la 
Grèce.  Après  avoir  altéré  les  institutions  dont  elle 
Ignorait  l'objet,  elle  détruisit,  par  dt'S  entreprises 
successives ,  les  liens  les  plus  sacrés  du  corps  poli- 
tiijuc.  On  commença  par  varier  les  chants  consa- 

'  Phit.  de  Mus.  t.  2  ,  p.  1 1  ^3. 

^  ÎMéni.  do  l'aciid.  des  l-ell.  lettr.  t.  10,  p.  J.5j. 

^  Tartiu.  tratut.  di  mus.  p.  i  44- 


>-OTES.  b07 

crés  au  culte  des  dieux;  on  finit  pai*  se  jouer  des 
serments  faits  en  leur  présence.  •  A  l'aspect  de  la 
corruption  générale ,  quelques  philosophes  ne 
craignirent  pas  d'avancer  que,  dans  un  état  qui 
se  conduit  encore  plus  par  les  mœurs  que  yiav  les 
lois,  les  moindres  innovations  sont  dangrereusos  , 
parce  qu'elles  en  entraînent  bientôt  de  plus 
grandes  :  aussi  n'est-ce  pas  à  la  musique  seule 
qu'ils  ordonnèrent  de  ne  pas  toucher;  la  défense 
devait  s'étendre  aux  jeux,  aux  spectacles,  aux 
exercices  du  gymnase ,  etc.  *  Au  reste ,  ces  idées 
avaient  été  empruntées  des  Egyptiens.  Ce  peuple , 
ou  plutôt  ceux  qui  le  gouvernaient,  jaloux  de 
maintenir  leur  autorité,  ue  con^-urent  pas  d'autre 
moyen  pour  réprimer  riufpiiétnde  des  esprits, 
que  de  les  arrêter  dans  l<-urs  premiers  écarts;  de  lit 
ces  lois  qui  défendaient  aux  artistes  de  prendre  le 
moindre  essor,  ei  les  obligeaient  à  copier  servile- 
ment ceux  qui  les  avaient  précédés.  ' 

NOTE  XIII,  CHAP.  xxvn. 

Sur  Us  Effets  de  ta  Musique.  (  Page  123.) 

'Voici  une  remarque  deTartini  :  4«  La  musique 
((  n'est  plus  que  l'art  de  combiner  des  sons;  il  ne 
((  lui  reste  que  sa  partie  matérielle,  absolument 

'  Plat,  de  Icg.  lib.  3.  t.  7, ,  p.  701. 

"  Id.  de  rep.  lib.  4 ,  t.  2  ,  p.  424  ;  de  Icg.  t.  2 ,  lib.  7, 

pag-  797- 

^  Id.  de  Icg.  lib.  2,  t.  9,  p.  656. 

4  Tanin,  trattat.  di  mus.  p.  i  ji  et  i45. 

47- 


558  NOTES. 

«  dépouillée  de  l'esprit  dont  elle  était  autrefois 
«  animée  :  en  secouant  les  règles  qui  dirigeaient 
<t  son  action  sur  un  seul  point,  elle  ne  l'a  portée 
«  que  sur  des  généralités.  Si  elle  me  donne  des 
«  impressions  de  joie  ou  de  douleur,  elles  sont 
«.  vagues  et  incertaines.  Or  l'clTet  de  l'art  n'est  eu- 
a  tier  que  lorsqu'il  est  particulier  et  individuel.  » 

NOTE  XIV,  CHAp.  XXXI. 

Sur  le  commencement  du  Cycle  deMtton.  (Page  221 .) 

Le  jour  oùMéton  oliscrva  le  solstice  d'été, con- 
courut avec  le  a^  juin  de  notre  année  julienne;  et 
celui  où  il  commença  sou  non  veau  cjcle  ,  avec  le  16 
juillet.  ' 

Les  19  années  solaires  de  Méton  renfermaient 
69^0  jours.  ^  Les  19 années  lunaires,  accompagnées 
de  leurs  y  mois  intercalaires,  forment  235  lunai- 
sons ,  qui ,  à  raison  de  trente  jours  chacune  ,  don- 
nent '/oSo  jours  :  elles  seraient  donc  plus  longues 
que  les  premières  de  110  jours.  Pour  les  égaliser, 
Méton  réduisit  à  29  jonrs  chncune  1 10  iiinaisons  . 
et  il  resta  694^  jours  pour  les  19  années  lunaires.  ^ 

'  Scaligcr.  de  enieiid.  temp.  lib.  2,  p.  77.  Pctav.  de 
doctr.  temp.  t.  1 ,  p.  G3,  et  var.  dissert.  lib.  6,  cap.  10, 
t.  3,  p.  i3i.  Ricciol.  Abnag.  t.  i,  p.  2.^?.  Fn'rot,  Mem. 
de  l'acad.  des  bcll.  lettr.  liist.  t.  18,  p.  li].  nodwel,  etc. 

2  Ccnsor.  cap.  18. 

3  Geiiiin-  np.  Pctav.  t.  3 ,  p.  3  3. 


NOTES.  559 

NOTE  XV,  CHAP.  XXXI. 

Sur  la  tcnjueur  de  l'année ,  tant  solaire  que  lunaire^ 
détcrmince  par  Mcton.  (  Page  226.  ) 

Les  cim|  dix-ncuviciiies  parties  d'un  jour  font 
6  heures  18  minutes  5()  secondes  5o  tierces,  etc. 
Ainsi  l'année  solaire  était ,  suivant  Méton  ,  de  365 
jours  6  h  18'  56"  5o'"  ;  '  elle  est,  suivant  les  as- 
tronomes modernes,  de  365  jours  5  h  4^'  /jS  ou 
45  ■  '  Difféi;ence  de  l'année  de  Méton  à  la  nôtre, 
3o  minutes  et  environ  12  secondes. 

La  révolution  synodique  de  la  luae  était,  sui- 
vant Méton  ,  de  29  jours  1  2  h  45'  5^"  26'",  etc.  ;  ^ 
elle  est ,  suivant  les  observations  modernes ,  de  29 
jours  i2h  44  ^"  10'",  etc.  4  L'année  lunaire  était, 
Suivant  Méton,  de  354  jours  gh  ii'  29"  21'"  ; 
elle  était  plus  courte  que  la  solaire  de  10  jours  2!  ^ 
7'  27"  29'".  5 

NOTE  XVI,  iBiD. 

Sur  les  Cadrans  des  anciens.  (Page  228.  ) 

On  peut  se  faire  une  idée  de  ces  sortes  de  ca- 
drans par  l'exemple  suivant.  Paliadius  Kntjlius, 

'  Petav.  de  doctr.  temp.  t.  i ,  p.  62.  Ricciol.  Almag. 
}ib.  4.  P-  ?4^- 

'  Lalande,  astronom.  t.  i ,  p.  35.  Bailly,  hist.  de  l'astr. 
anp.  p.  44^- 

^  Petav.  ibid. 

4  Lalande,  ibid.  t.  2,  p-  291. 

5  Petav.  ibid. 


56o  NOTES. 

qui  vivait  vers  le  cinquième  siècle  après  J.  C,  et 
qui  nous  a  laissé  un  traité  sur  l'agriculture,  a  mis 
à  la  fin  de  chaque  mois  une  table  où  l'on  voit  la 
correspondance  des  divisions  du  jour  aux  diffé- 
rentes longueurs  de  l'ombre  du  gnomon.  '  Il  faut 
observer ,  i  "que  cette  correspondance  est  la  même 
dans  les  mois  également  éloignés  du  solstice  ,  dans 
janvier  et  décembre  ,  février  et  novembre  ,  etc.  ; 
2"  que  la  longueur  de  l'ombre  est  la  même  pour 
1rs  heures  également  éloignées  du  point  de  midi. 
Voici  la  table  de  janvier. 


Heures.  .  .       I  et     XI Pieds 

H II  et       X P.  .  . 

n III  et      IX P.  .  . 

H IV  et  VIII P.  .  . 

H V  et    VII P.  .  . 

H VI  P.  .  . 


29, 

19- 
i5. 


Ce  cadran  paraît  avoir  été  dressé  pour  le  climat 
de  Rome.  Les  passages  que  j'ai  cités  dans  le  texte  , 
prouvent  qu'on  en  avoit  construit  de  semblables 
pour  le  climat  d'Athènes.  Au  reste,  on  peut  consul- 
ter, sur  les  horloges  des  anciens,  les  savants  qui 
en  ont  fait  l'oljjet  de  leurs  recherches.  * 

'  Pallad.  ap.  script,  rei  rust.  I.  2,  p.  poS. 

^  Salnias.  exercit.  in  Soliii.  t.  i ,  p.  03 2.  Casaub.  în 
Atben.  lib.  G,  cap.  10;  et  lib.  f),  cap.  17.  Petav.  r«r, 
dissert.  t.  3,  lib.  ^,  cap.  8. 


WOTES.  56l 

NOTE  XVII,  CHAP.  XXXIII. 

.Sur  les  voijaçjes  de  Platon  en  Sicile.  (Page  a/î^.  ) 

Platon  fit  trois  voA'ages  en  Sicile;  le  premier, 
50115  le  règne  de  Denjs  1  ancien  ;  les  deux  antres  , 
sous  celui  de  Denys  le  jeune  ,  qui  monta  sur  le  trône 
I yn  36-  avant  J.  C. 

Le  premier  est  de  l'an  38c)  avant  la  même  ère, 
puisque,  d'un  côté,  Platon  lui-raùme  dit  qu'il  a- 
vait  alors  4o  ans  ,  »  et  qu'il  est  prouvé,  d'ailleurs, 
qu'il  était  né  l'an  /J29  avant  J.  C.  ' 

La  date  des  deux  autres  voyages  n'a  été  (ixéc 
que  d'après  un  faux  calcul  par  le  P.  Corsini ,  le  seul 
pi'Ut-ètre  des  savants  modernes  qui  se  soit  occupé 
de  cet  objet.  Les  laits  suivants  suffiront  pour  éclair- 
cir  ce  point  de  chronologip. 

Platon  s'était  rendu  en  Sicile  dans  le  dessein  de 
ménager  une  réconciliation  enti'e  Dion  et  le  roi  de 
Syracuse.  11  y  passa  douze  à  quinze  mois  ;  et  ayant 
à  son  retour  trouvé  Dion  aux  jeux  olympiques ,  il 
l'instruisit  du  mauvais  succès  de  sa  négociation. 
Ainsi ,  que  l'on  détermine  l'année  où  se  sont  célé- 
brés ces  jeux,  et  l'on  aura  l'époque  du  dernier 
voyage  de  Platon.  Ou  pourrait  hésiter  entre  les 
jeux  donnés  aux  olvmpirides  3o4,  3o5  et  3o(î  ; 
c'est-à-dire,  entre  les  années  'Sof) ,  3Goel  35t)  avant 
J.  C.  ;  mais  la  remarque  suivante  ôte  la  liberté  du 
chois. 

'  Plat.  epi.st.  t.  3,  p.  324. 

^  Corsin.  dissert,  de  naial.  die.  Plat,  in  s)mLol.  litter. 
vol.  G,  p.  97. 


56:î  notes. 

Dans  les  pi'cmiei-s  mois  du  séjour  Je  Platon  à 
Syracuse,  on  jfut  témoin  d'une  éclipse  de  soleil.  ^ 
Après  son  entretien  avec  Dion,  ce  dernier  se  dé- 
termina à  tenter  une  expédition  en  Sicile;  et  pen- 
dant qu  il  faisait  son  embarquement  à  Zacyntiie, 
il  arriva  ,  au  plus  fort  de  1  été  ,  une  éclipse  de  lune 
qui  efliaya  les  troupes.  ^  11  faut  donc  que  l'année 
olympique  dont  il  s'agit  ait  été,  i" précédée  d'une 
éclipse  de  soleil ,  arrivée  environ  un  an  aupara- 
vant, et  visible  à  Syracuse;  2"  qu'elle  ait  été  sui- 
vie, un,  deux,  et  même  trois  ans  après,  d'une 
éclipse  de  lune  arrivée  dans  les  plus  fortes  chaleurs 
du  l'été  ,  et  visible  à  Zacynthe  :  or,  le  i2  mai  36i 
avant  .T.  C. ,  à  quatre  heures  du  soir  ,  il  y  eut  une 
éclipse  de  soleil  visible  à  Syracuse  ,  et  le  9  août  de 
l'an  ;55y  avant  J.  C. ,  une  éclipse  de  lune  visible  à 
Zacynthe  :  il  suit  de  là  que  le  troisième  voyage  de 
Platon  est  du  printemps  de  l'an  36 1  ,  et  l'expédi- 
tion de  Dion  du  mois  d'août  de  l'aa  35y.  Et  comme 
il  parait  par  les  lettres  tie  Platon,  ^  «ju'il  ne  s'est 
écoulé  que  deux  ou  trois  ans  entre  la  lin  de  son 
second  voyage  et  le  commencement  du  troisième, 
on  peut  placer  le  second  à  l'an  S'J/J  avant  J.  C. 

J'ai  été  conduit  à  ce  résuUat  par  une  table  d  é- 
clipses  que  je  dois  aux  bontés  de  M.  de  Lalande, 
et  qui  contient  toutes  les  éclipses  de  soleil  et  de 
lune ,  les  unes  visibles  à  Syracuse ,  les  autres  à  Za- 
cynthe, dt'puis  l'avènement  du   jeune  Denys  au 

'  Plut,  in  Dion.  t.  i,  p.  966. 

>  Id.  ibid.  p.  968. 

^  Plat.  t.  3,  cpist.  3,  p.  317;  fpist.  7,  p.  338. 


NOTES.  563 

trône  en  36y,  jusqu'à  l'année  35o  avant  J.  C.  On 
y  voit  clairement  que  toute  autre  année  olympique 
que  celle  de  36o  ,  serait  insuffisante  pour  remplir 
les  conditions  du  problème. 

On  y  voit  encore  une  erreur  de  chronologie  du 
P.  Corsini ,  qui  se  perpétuerait  aisément  à  la  fa- 
veur de  son  nom,  si  l'on  n'avait  soin  de  la  relever. 
Ce  savant  prétend,  comme  je  le  prétends  aussi, 
que  Platon  rendit  compte  de  son  dernier  voyage  à 
Dion ,  aux  jeux  olympiques  de  l'année  3Go.  Mais 
il  part  d'une  fausse  supposition;  car,  en  plaçant 
au  9  du  mois  d'août  de  cette  année  l'éciipse  de 
lune  arrivée  en  l'année  35y,  il  (Ixe  à  l'année  36o, 
et  à  peu  de  jours  de  distance  ,  l'expédition  tic  Dion 
et  son  entretien  avec  Platon  aux  jeux  olympiques.  ' 
Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  détruir»;  les  conséquences 
qu'il  tire  du  faux  ralcul  qu'il  a  fait  ou  qu'on  lui  a 
donné  de  cette  éclipse  :  il  faut  s'en  tenir  à  des  laits 
certains.  L'éclipsé  de  lune  du  g  août  est  certaine- 
ment de  l'année  35;;;  donc  le  départ  de  Dion  pour 
la  Sicile  est  du  mois  d'août  de  l'année  35^.  11  avait 
eu  un  entretien  avec  Platon  au.v  dernières  fêtes 
d'Olympie;  donc  Platon,  au  retour  de  son  troi- 
sième voyage,  se  trouva  aux  j<  ux  olympiques  de 
l'année  36o.  Je  pourrais  montrer  que  l'éclipsé  jus- 
tifie en  cette  occasion  La  chronologie  de  Diodora 
ide  Sicile  ;  '  mais  il  est  temps  de  finir  celte  note. 

'  Corsin.  dissert.'  de  natal,  die  Plat  in  syinLol.  litter. 
toi.  6,  p.  I  i4. 

^  Diod.  lib.  iG..  p.  /|i3.  - 


564  NOTES. 

NOTE  XYIÏI,  CHAP.  XXXIV. 

Sur  les  noms  des  Muses.  (  Page  3oi .  ) 

ÉnATO  signifie  l'Aimable:  Uranie,  la  Céleste. 
C  illiope  peut  désiGfnev  l'é/éfjance  du  tancjage ;  Eu- 
tei  ne  ,  celle  ijui  plaît  ;  Thalie,  la  joie  vive  ,  et  surtout 
eelli:  (jui  rèqne  dans  les  l'estius  ;  Melpomène  ,  celle 
qui  se  niait  aux  chants;  Polymnii',  la  multiplicité 
de.t  cliants  ;  Terpsiciioie  ,  celle  (jui  se  plaît  à  ta  danse; 
Clio ,  la  gloire. 

NOTE  XiX,  iBiD. 

Sur   les    issues    secrîies    de    l'aiilrs   de    Troplioniut. 
(Page  3o3.} 

Pev  de  t<mps  apicslf  vovai^ed'Anacharsisà  Lé- 
bmlcc  ,  un  ties  suivaiits  cln  roi  D'imétrius  vint  rou- 
sullcr  cet  ovadc.  Les  prtties  se  défièrent  de  ses  ii: 
teiuious.  Ou  le  vit  entrer  dans  la  caverne  ,  et  on  nt- 
l'en  vit  pas  sortir.  Quelques  jours  apiès  ,  son  corp' 
(ut  jt!té  hors  de  l'antre  par  une  issue  diffcrcnle  d« 
ecUu  par  où  Ion  entrait  communément.  '   . 

NOTE  XX,  iBiD. 

Sur  l'enceinte  de  la  ville  de  1  liêbes.  (Page  3 1 3.  ) 

Dans  la  description  envers  de  l'état  de  la  Grèce 
pir  Dicéarque ,  ^  il  est  dit  que  l'enreinte  de  la  ville 
de  Tliebes  était  de  43  stades,  c'ïst-à-dire ,  d'un» 

*  Pausan.  lib.  9,  cap.  3<),  p.  ^92. 

'  Ap.  geogr.  nûu.  t.  2,  p.  7,  v.  94  *'  0^' 


NOTES.  565 

lieue  et  i563  toises.  Dans  la  description  en  piose 
du  même  auteur  (p.  1 4  ) ,  il  est  dit  (ju'elJe  était  de 
^o  stades,  c'est-à-dire,  2  lieues  161 5  toises.  On  a 
supposé,  dans  ce  dernier  texte,  uik;  faute  de  co- 
piste. On  pourrait  éj^alc-ment  supposer  que  l'auteur 
jiarlu  ,  dans  le  premier  passage,  de  1  enceinte  de 
la  ville  liasse,  et  cjin;,  dans  le  second,  il  comprend 
dans  son  calcid  la  citadelle. 

Dicéarque  ne  parle  point  de  la  l'hèbes  détruite 
par  Alexandre,  celle  dont  il  s'agit  dans  cet  ou- 
vrage. Mais ,  comme  Pausanias  '  assure  que  Cas- 
sandre,  en  la  i-établissa'nt,  avait  fait  relever  les  an- 
ciens murs  ,  il  parait  que  l'ancienne  et  la  noiivell* 
yille  avaient  la  même  enceinte. 

KOTE  XXI,  CHAP.  xxxiv. 

Sur  le  nombre  des  liab'Uants  de  Tlièbec.  (Page  3i5.) 

On  ne  peut  avoir  que  des  approximations  sur 
le  nombre  des  habitants  de  ïhèbes.  Quand  cette 
ville  fut  prise  par  Alexandre ,  il  y  périt  plus  de  six 
mille  persoar.es,  et  pins  de  trente  mille  furent 
vendues  comme  esclaves.  On  épargna  les  prêtres  et 
ceux  qui  avaient  eu  des  liaisons  d'bospitalité  ou 
d  intérêt  avec  Alexandre,ouavec  son  père  Philippe. 
Plusieurs  citoyens  prirent  sans  doute  la  luite.  ^  On 
peuf.présumer ,  en  conséquence,  que  le  nombre 
'des  habitants  de  Thèbes  et  de  son  district  pouvait 

'  I.ib.  9,  cap.  7,  p.  ^aa. 

=  Diod.  lib.  17,  p.  497.  Plut,  in  Alex,  t  J,  p.  670. 
iF.lian.  var.  hist.  lib.  i3,  cap.  7. 

3.  48 


566  NOTES. 

monter  a  cinquante  mille  personnes  de  tout  sexe 
et  (le  tout  âge.  sans  y  comprendre  les  esclaves. 
M.  le  baron  de  Sainte-Croix  regarde  ce  récit  comme 
exagéré.  ■  J'ose  n'être  pHS  de  son  avis. 

NOTE  XXII,  cHAP.  XXXV. 

Sur  les  nations  cjui  cm'oifaient  des  dcptiics  à  la  diète 
des  Ampldctijoiis.  (  Page  S/jj.  ) 

Les  auteurs  anciens  varient  sur  les  peuples  qui 
envoyaient  des  députes  à  la  diète  générale.  Eschine, 
que  j'ai  cité  au  bas  du  texte,  et  dont  le  témoignage 
est,  du  moins  pour  son  temps,  préférable  à  tous 
les  auti'es ,  puisqu'il  avait  été  lui-même  député, 
uommc  les  Thessaliens  ,  les  Béotiens  ,  les  Dnriens  , 
les  Ioniens,  les  Perrhèbes ,  les  Magnétes,  les  Lo- 
criens  ,  les  OEtéens  ,  les  Phtliioies  ,  les  Maliens,  les 
Phocéens.  Les  copistes  ont  omis  le  douzième,  et 
Icj  critiques  supjiosent  i^ae  ce  sont  les  Doiopes. 

ÏSOTE  XXIII,  IBID. 

Sur  la  hauteur  du  ment  Olympe    (  Page  384-  ) 

Plutauque  ^  rapporte  une  ancienne  inscrip- 
tion ,  par  laquelle  il  paraît  (pie  Xénagoras  avait 
trouvé  la  hauteur  de  l'Olympe  de  lo  stades,  i  ple- 
tlue  moins  4  pieds.  Le  plèthre ,  suivant  Suidas, 
ttiiit  la  si.xième  partie  du  stade,  pai-  conséquent, 
de  i;>  toises  4  pieds  6  pouces.  Otez  les  4  pieds  et 

■  Exaiu.  crit.  de  l'hist.   d'Alex,  p.  4^» 
"  lu  i'aul.  JEmi\.  t.  i,  p.  26 J. 


NOTES.  5G7 

les  6  pouces ,  reste  i5  toises,  qui,  ajoutées  aux  (  45 
que  donnent  les  10  stades  ,  font  9G0  toises  pour  la 
hauteur  de  1  Olympe.  M.  BernouUi  l'a  trouvée  de 
1017  toises.  * 

NOTE  XXIV,  CHAP.  XXXVI. 

Sur  la  fontaine  brûlante  de  Dodoiie.  (Page  jo^.) 

Os  racontait  à  peu  près  la  même  chose  di'  I» 
fontaine  brûlante  située  à  trois  lieues  deGrenoi)i(; , 
et  regardée  ,  pendant  long-temps  ,  comme  une  des 
sept  merveilles  du  Dauphiné.  Mais  le  prodiire  a 
disparu  ,  dès  qu'on  a  pris  la  peine  d'en  examiner 
la  cause.  * 

NOTE  XXVj  CHAP.  XXXVII. 

Sur  Dédate  de  Sicyone.  {  Page  4(53.) 

Les  anciens  parlent  souvent  d'un  Dédale  d'A- 
thènes, auquel  ils  attribuent  les  plus  importantes 
découvertes  des  arts  et  des  métiers ,  la  scie ,  la  li ache , 
le  vilebrequin  ,  la  colle  de  poisson  ,  les  voiles  ,  les 
m.'its  des  vaisseaux,  etc.  En  Crète,  on  montrait  de 
lui  un  labyrinthe;  en  Sicile,  une  citadelle  et  des 
tiiermes;  en  S.udaigne,  de  grands  édilices;  par- 
tout, un  grand  nombre  de  statues.  '  Avant  Dé- 
dale, ajonte-t-on  ,  les  stntncs  avaient  les  yeux  fer- 
més ,   les  bras  collés  le  long  du  corps ,  les  pieds 

■  BufTon,  époq.  de  la  nat.  p.  So."). 

'  Mém.  de  l'arad.  des  sciences,  anne'e  i6f)9,  p.  23. 
Hist.  crit  des  pratiq.  superst.  t.  i ,  p.  44- 

^  Diod.  lib.  4.  p.  235  et  î^fi.  Pliii.  lib.  7,  cap.  56, 
p.  4'  4-  Pausan.  lib.  9,  cap.  4o,  p.  793. 


5G8  NOTES. 

joints  ;  et  ce  fut  lui  qui  ouvrit  leurs  paupii  r<'S  ,  <  t 
détacha  leurs  pieds  et  leurs  mains.  '  C  est  ce  Dé- 
dale enfin,  qui  fit  mouvoir  et  msrcher  dos  ligures 
de  bois  au  moyen  du  mercure  ,  ou  par  des  ressorts 
cachés  dans  leur  sein.  ^  Il  laiit  observer  qu'on  le 
disait  contemporain  de  ;Minos,  et  que  la  jilupart 
des  découvertes  dont  on  lui  fait  honneur,  s(uit  at- 
tribuées par  d'auircs  écrivains  à  des  artistes  qui 
vécurent  long-tunips  après  lui. 

En  rapprochant  les  notions  «pu;  fournissent  les 
auteurs  et  les  monuments,  il  ma  paru  que  la  pein- 
ture et  la  sculpture  n'ont  commencé  k  prendre 
leur  essor  parmi  les  Grecs,  que  dai)S  les  deux 
siècles  dont  l'un  a  précédé  et  l'antre  suivi  la  pre- 
mière des  ol>mpîades,  fixée  à  l'an  j^o  avant  .1.  (J. 
Tel  avait  été,  par  ra]>port  à  la  ]'>eiuture,  le  ré^til- 
tat  des  recherches  de  M.  de  la  Nauze.  ^ 

J'ai  cru  en  conséquence,  devoir  rapporter  les 
cliangemeuts  opérés  dans  la  forme  des  anciennes 
statues  à  ce  Dédale  de  Sic^one,  dont  il  est  souvent 
fait  mention  dans  Pausanias,  4  et  qui  a  vécu  dans 
l'intervalle  de  temps  écoulé  depuis  l'an  700  jusqu  à 
l'an  Goo  avant  J.  il.  Voici  des  lémoignaj^es  lavo- 
rablcs  à  cette  opinion. 

•  Diod.  lil).  f^,  p.  276.  Tliemist.  orat.  26,  p.  3i6. 
Suid.  in  Aetie/la^i. 

'  Plat,  in  Men.  t.  2  ,  p.  Ç)^.  Aristot.  de  nu'un.  lil>.  i  . 
rap.  3,  t.  1,  p.  622.  Id.  de  rep.  lib.  1 ,  c.  4,  l.  • ,  P-  '^f)9- 
Sculig.  aniniadv.  in  Euseb.  p.  ^5. 

•*  I\)éni.  de  l'arad.  des  Leil.  lettr.  t.  9.5,  p.  267. 

4  Puusan.  lib.  6,  cap.  3,  p.  4^7  ]  bb.  10.  c.  9,  p.  8i<). 


KOTES.  569 

Quelques-uns ,  dit  Pausanias ,  '  donnaient  à 
D('-(lalc  pour  disciples,  Dipxnuï  et  Scvllis ,  que 
Pline  '  place  avant  le  règne  de  Cyrus ,  et  Ters  la 
cinquantième  olvnipiade,  qui  commença  l'an  58o 
^vant  .T.  C.  ;  ce  qui  ferait  remonter  l'époque  de 
Dédale  vers  lan  (iio  avant  la  même  ère. 

Aristote,  cité  parPline,  '  prétendait  (ju'Eucliir , 
parent  de  Dédale,  avait  été  le  premier  auteur  de 
la  peinture  parmi  les  Grecs.  Si  cet  Euchir  est  le 
même  qui  s'était  appliqué  à  la  plastique ,  et  qui 
accomp,)gna  Démarate  de  Gorinthe  en  Ftalie  ,  4  cft 
nouveau  synchronisme  confirmera  la  date  précé- 
dente; car  Démarate  était  père  de  Tarquin  l'an- 
cien ,  qui  monta  sur  le  tiûne  de  Rome  vers  l'an  614 
avant  J.  C 

Enlln  Atliénagorc  ,  '■  après  avoir  parlé  de  diver.s 
artistes  de  Corinlhe  et  de  Siryone  qui  vécurent 
anrès  Hésiode  et  Homère,  ajoute  :  «  Après  eux  pa- 
is rurent  Dédale  et  Théodore, qui  étaien^de  Milet , 
"  auteurs  de  la  statuaire  et  de  la  plastique.  » 

Je  ne  nie  pas  l'existence  d'un  Dédale  très  an- 
cien. Je  dis  seidcment  que  les  premiers  proférés  de 
la  sculpture  doivent  être  attribués  à  celui  de  bi- 
cjone. 

■  Paus.m.  lib.  2,  cap.  i5,  p.  i43. 

■^  I.ib.  36,  cap.  4)  p.  72  4- 

^  Lih.  7,p.  417. 

'•  l'iin.  lib.  35,  cap.  12,  p.  710. 

5  Apolog.  p.  128. 


5^0.  ^oTEs. 

NOTE  XXVI,  CHAP.  XXXVIII. 

Sur  les  ornements  du  trône  fie  Jupiter  à  Olijmpie. 
(Page/i92.) 

Os  pourrait  présume!"  que  ces  trente-sept  figmcs 
étaient  en  ronde-bosse,  et  avaient  été  placées  sur 
les  traverses  du  trône.  On  pourrait  aussi  disposer 
autrement  que  je  ne  lai  fait,  les  sujets  représi'utés 
sur  cliacun  des  pieds.  La  description  de  Pausanias 
est  trèssuccincte  ettrès  vague.  En  cherchant  à  1  é- 
(rlaircir ,  on  court  le  risque  de  s'égarer;  en  se  bor- 
nant il  la  traduire  littéralement,  celui  de  ne  pas  se 
luire  entendre. 

NOTE  XXVII,  iBiD. 

Sur   l'urdre   des   combats   nu'on   donnait    aux  Jeux 
01  (j  m  piques.  (  Page  Sog.  ) 

Cet  ordre  a  varié,  pnrce  qu'on  a  souvent  aug- 
menté ou  diminué  Je  uondjre  des  combats,  et  (|iie 
des  raisons  de  convenance  ont  souvent  entraîné 
des  changements.  Celui  que  je  leur  assigne  ici , 
n'est  point  conforme  aux  témoignages  de  Xéno- 
phon  '  et  de  Pausanias.  *  Mais  ces  auteurs ,  ijui  ne 
sont  pas  touf-à-fait  d'aCcord  entre  eux ,  ne  parlent 
que  de  trois  ou  quatre  combats,  et  nous  n'avons 
aucunes  lumières  sur  la  disposition  des  autres. 
Dans  cette  incertitude,  j'ai  cru  devoir  ne  m'atta- 

'  Ilist.  graec.  lib.  y,  p.  638. 
*  Lib  5,  p.  396. 


NOTES.  571 

cher  qu'à  la  clarté.  J'ai  parlé  d'aboi^tî  des  diffé- 
rentes courses  ,  soit  des  hommes  ,  soit  des  chevaux 
et  des  chars,  et  ensuite  des  combats  qui  se  li- 
vraient dans  un  espace  circonscrit ,  tels  que  la 
lutte,  le  pugilat,  etc.  Cet  arrangement  est  à  peu 
prés  le  même  que  celui  que  propose  Platon  daus 
sou  livre  des  lois.  ' 

NOTE  XXVIII,  cHAp.xxxvifi. 

Sur  Polydamas.  (  Page  529.) 

Pausani\s  et  Suidas  ■•'•  font  vivre  cet  athlète  du 
temps  de  Darius  Mothus,  roi  de  Perse,  environ 
soixante  ans  avant  les  jeux  olympiques  où  je  sup- 
pose qu'il  se  présema  pour  combattre.  Mais  ,  d'un 
autre  côté,  les  habitants  de  Pelléne  soutenaient 
que  Polydamas  avait  été  vaincu  au.x  jeux  olympi- 
ques par  un  de  leurs  concitoyens,  nommé  Proma- 
chus  ,  qui  vivait  du  temps  d'iMe.vandre.  •*  Il  est 
très  peu  important  d'éclaircir  es  point  de  chrono- 
logie ;  mais  j'ai  dû  annoncer  la  dilhculté,  alinqu  ou 
ne  me  l'opposât  pas. 

«  Lib.  8,  t.  2,  p.  833. 

'  Pausan.  lib.  6,  cap.  5,  p.  4^4-  ^^^à.  in  IltXt^Jl, 

*  Pausan.  lib    7,  cap.  2'; ,  p.  CrjJ. 


Fi:^    DU    TOME    TROISIEME. 


m^M 


I)F  Barthélémy,   Jean  Jacques 

28  Voyage 

B2 

1815 

t. 3      . 

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