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DE L’ANCIENNE NUMIDIE
Pendant les années 1785 & 1786,
Sur la Relision, les Coutumes & les Moœurs
des Maures & des Arabes - Bédouins ; avec
un EssAr fur L Hifloire Naturelle de ce pays.
_ PAR M. L'ABBÉ POIRET.
Trafcorfer poi le piaggie, ove i Numidi
Menar già vita pañlorale erranti,
Gerufal. liberata, Canto XV.
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Chez J. B. F. N£e De LA Rocuertt, Libraire ;
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Avec Approbation, € Permiffion du Roi.
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DISCOURS PRÉLIMINAIRE
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Crrre partie de l'Afrique feptentrionale,
. connue aujourd’hui fous le nom de Barbarie,
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72
Le
—
—
habitée. fucceflivement par les Carthagi-
nois, les Romains, les Maures, les Arabes
& les Turcs, a été le théâtre de pluñeurs
grandes révolutions, le fiège de deux puif-
fans Empires , la patrie d’un peuple induf-
trieux & commerçant, & le berceau dé
plufieurs hommes à jamais célèbres. C'eft
dans ces contrées, aujourd'hui prefque in-
cultes & défertes, que l’on fe fent vivement
pénétré du néant des grandeurs humaines :
à peine peut-on y retrouver, même avec
le fecours des meilleurs Géographes de
l'antiquité, la place des villes les plus re-
nommées. La fureur guerrière, plutôt que
la faulx du temps, n’a .fait qu'un monceau
de ruines d’un grand nombre de villes riches
& peuplées. L'agriculture, le commerce
Part. ve ; T
Co
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& les arts font reftés enfevelis fous les
débris des Empires; le defpotifme & l’igno-
rance qui leur ont fuccédé, ont converti
‘en un vafte défert le plus beau pays de
l'univers : mais fans nous appefantir fur
ces grandes révolutions qui changent le
fort des peuples, jettons un coup - d'œil
rapide fur l’état aétuel de la Barbarie, fur
{es premiers habitans, fur ceux qui la pof-
fèdent aujourd’hui; parcourons les princi-
pales villes dont l'hiftoire nous a confacré
la mémoire, & celles qui leur ont fuccédé.
La Barbarie, renfermée entre la mer
Méditerranée & l'Océan Atlantique, eft
bornée au midi par la Nicritie & la Guinée,
&c à lorient par l'Egypte. L'intérieur & le
plus grand efpace de ce vafte pays eft
occupé par les déferts de Barca & de Saara,
qui ne font que d'immenfes plaines d’un
fable ftérile & brülant , où le voyageur
ne s'engage que rarement , & jamais fans
danger. Outre le défaut de fources &
des alimens de bouche, il s'élève, de
temps à autre, dans ces contrées, des
vents impétueux , qui forment de ces
PRÉLIMINAIRE. ij
fables une mer agitée, plus dangereufe
que les flots perfides de l'Océan. Au mi-
lieu de ces derniers, le pilote n’eft jamais
fans efpoir; mais dans les déferts de l’Afri
que, le voyageur n'attend fon falut que de
la prompte ceflation des vents. S'ils du-
rent , les caravanes les plus nombreufes
font bientôt enfevelies fous des montagnes
de fable qui s’avancent par ondulations
comme les vagues d’une mer en fureur.
Sous ce ciel aride & brûlant > à nature
bouleverfée , change de face à chaque
inflant. Là exifte une montagne où, quel-
ques heures auparavant, l'on voyoit une
plaine uniforme & fablonneufe : d’autres
fois les montagnes les plus élevées devien-
nent le jouet des vents; difperfées dans les
airs, elles laiflent à découvert l'horifon
qu'elles bornoient par leur inégalité. Ailleurs
les vents déchaînés ouvrent des abimes au
milieu de ce fol mobile, & forment des
goufres plus dangereux que ceux de Ca-
ribde & de Scylla. Sans ceffe trompé par
l'afpeét des lieux, le voyageur ne peut fe
réconnoître que par la fituation des aftres ,
a 2
1 4 MD r'SAcFOUMEN"S
ou par la déclinaifon de laiguille aimantée.
Ces contrées feroient abfolument inhabi-
tées, fi de diftance à autre il ne fe trouvoit
quelques chaînes de montagnes d’où fortent
plufeurs fources d’eau, qui, fe répandant
dans les plaines des environs, les fertilifent ,
& offrent aux habirans de ces lieux un
afyle frais & tranquille (1). Le Palmier
(x) Ces lieux habitables que lon rencontre dans
le défert , forment autant d'îles au milieu d’unemer
de fable. La plupart de ceux qui les habitent font
entièrement féparés du refte de l'univers. N'ayant
jamais vu d’autres hommes que leurs compatriotes ,
d’autres terres que les fables brûülans qui les en-
vironnent , ils doivent fe regarder comme feuls fu
la furface du globe, & croire que les limites du
monde habitable font celles de leur pays. Quelques-
unes de ces iles font connues par les caravanes,
auxquelles elles préfentent un lieu de rafraichiflement
&z de repos; mais combien refteront ignorées juf-
qu'à la fin des fiècles! Celles qui fe trouvent du
côté de l'Egypte ont été appellées Oxfs par les
anciens Géographes. L’Ærmmonme étoit de ce nombre:
mais à mefure que le culte de Jupiter Ammon a
perdu de fon crédit, l’on a ceffé d'y faire des
pélerinages, Infenfiblement le chemin de l'Ammonie
PRÉLIMINAIRE. v
eft l'arbre qui croit le plus volontiers dans
ces déferts; il fournit une grande abondance
de Dattes, & une liqueur vineufe que
les naturels du pays recueillent avec foin ;
mais cette liqueur , que lon obtient par une
forte incifion, épuife l’arbre & le deffèche.
Dès que lon a traverfé la chaîne de
l'Atlas, & à mefure que l’on avance
dans ces déferts, les lieux habitables &
habités deviennent beaucoup plus rares ;
il faut quelquefois faire cent lieues & plus,
avant de trouver la moindre fource, ou la
plus petite plante. Quoique les vents qui
foufflent dans ce défert ne foient point
réguliers, cependant ceux qui le fréquen-
tent connoiflent à-peu-près le temps où ils
font le plus dangereux; fouvent à l’afpe& du
a été oublié. Perfonne n’a ofé entreprendre de le
chercher à travers des déferts brülans; d’où il eft
réfulté que depuis plufeurs fiècles lon ignore fi
FAmmonie a encore des habitans. Cette Oafis ne
nous ef plus connue que de nom. Il en eft de
même de beaucoup d’autres, qui font rentrées poux
toujours dans oubli.
q 3
vi D:'1 soon is
ciel , ils les prévoient de plufeurs jours;
files caravanes font alors dans un endroit
sûr, elles y reftent jufqu’à ce que le mo-
ment critique foit pañlé.
Outre les élémens, les caravanes ont
éncore à combattre les bêtes féroces, &
quelquefois les hommes. Les habitans de
ces brülantes contrées font peu connus. Ce
ne font prefque que des hordes errantes,
compolées d’Arabes indomptés, les plus
cruels & les plus fanguinaires des hommes.
Ils font la plupart miférables & pauvres;
mais ils l'ignorent, & ils font libres. Cette
ignorance & la liberté font pour eux le
vrai bonheur. Ces peuplades difperfées font
peu à craindre pour les caravanes, qui
vont toujours en bon nombre & bien
armées. Îl en part une prefque tous les ans
de Tunis, compofée de trois à quatre cens
hommes, pour aller faire la traite des
Nègres en Guinée ; ils demeurent plufeurs
années dans ce rude & pénible voyage.
Souvent il en périt plus des trois quarts;
quelquefois pas un feul n’en revient. L'on
n'emploie, pour la route, d'autre bête de
P R£LUMAENATRE: Vi
charge que le chameau , feul animal ca-
pable de fupporter très-long-temps la faim,
la fatigue & la foif. La nourriture des Arabes
en voyage eft fi frigale, que l'on a peine
à croire qu'elle puiffe fuffire à leur exiftence.
Un peu de farine démêlée dansle creux de la
main avec quelques gouttes d’eau & réduite
en boulettes, eft le feul aliment qui les
foutient dans leurs longues courfes.
Le défert de Barca & celui de Saara
étoient connus chez les anciens, fous le
nom de défert de la Lybie. C’eft dans la
partie de ce défert qui répond aux confins
du royaume de Tripoli vers celui de
Barca, qu'étoit bâti ce fameux temple de
Jupiter Ammon , où ce dieu étoit repré-
fenté & adoré fous la figure d’un bélier.
Là , dans des bocages impénetrables aux
rayons du foleil, les Ammoniens jouiffoient
d’une fraicheur & d’un printemps continuels.
Ils pañfloient leur vie fous des cabanes
éparfes çà & là dans les forêts. Des ruif-
feaux d'une eau fraiche couloient conti-
nuellement à travers les hofquets, & entre-
tenaient une abondante végétation dans
& 4
viij Dirscbuvues
ces lieux féparés du refte de l’univers par
une mer de fable, & dont, depuis des
fiècles, aucun voyageur n’a ofé tenter le
voyage,
Ïl écoit auf difficile d'aborder en Lybie,
que dangereux d'y pénétrer. La grande &
la petite Syrte, connues aujourd’hui fous le
nom de Séches de Barbarie, ont été de
tout temps trés-funeftes aux bâtimens qui
font venus mouiller fur ces côtes. Les bancs
de fable y forment des écueils d'autant
plus dangereux qu'ils n’ont point de place
fixe, &c que le navigateur le plus habitué à
fréquenter ces côtes ne les connoît guère
mieux que celui qui y vient pour la pre-
miére fois. La grande & la petite Syrte
formoient deux golfes. Le premier, plus
avancé dans les terres, eft aujourd’hui le
golfe de la Sidre ; le fecond , beaucoup plus
petit, eft le volfe de Cabes , à quatre-vingts
lieues fud de Tunis. C’étoit proche la petite
Syrte qu’habitoient les Zorhophages | ainfi
nommés parce qu'ils fe nourrifloient du
fruit d’un petit arbrifleau que les anciens
appelloient Zoros. C’eft une efpèce de
PRÉMTMINAURE 3%
Jujubier , le Ramnus Lotus de Linné. Il
_eft très-commun par tout le royaume de
Tunis.
La Lybie étoit divifée en quatre parties,
fous les noms de Zybie Marmorique , Cy-
rénaique , Ammonienne & Carthaginoife. W
feroit difficile de déterminer parfaitement
quelles font les parties de l’Afrique moderne
qui répondent aux divifions des anciens
Géographes. Nous ne cherchons ici qu’à pré-
fenter au leéteur un apperçu général, un
tableau comparatif des peuples qui jadis
ont habité l'Afrique feptentrionale , & de
ceux qui l’habitent aujourd’hui.
La Lybie Cyrénaique, fituée vers la
grande Syrte, renfermoit cinq villes cé-
lèbres, réunies fous le nom de Penrapolis,
favoir : Bérénice, Arfinoé, Ptolémais,
Apollonie & Cyrène. Elle étoit terminée
par la Lybie Marmorique , qui s’étendoit
prefque jufqu'aux confins de lEgypte.
Nous avons parlé plus haut de l’Ammonie.
La Lybie Carthaginoife tiroir fon nom de
Ja célèbre Carthage, dont elle étoit voifine.
Tels éroient les principaux peuples &
X D'1 s co 'ukRiS
royaumes qui partageoient ce vafte terrein
où font aujourd’hui fitués les royaumes deTri-
poli & de Barca. Quoique l'immenfe défert
de Saara foit compris dans l’ancienneLybie,
cependant la véritable Lybie étoit parti-
culiérement renfermée dans le royaume &
le défert de Barca. Celui de Saara, encore
moins connu des anciens que de nous,
étoit habité, vers les bords, par les Gétules,
les Numides & les Maures.
L'Afrique propre ou la petite Afrique ,
commençoit vis-à-vis la grande Syrte. C’eft
à quelque diftance de-là, proche la ville
de Tunis, que fe trouvoit la fameufe répu-
blique de Carthage, que l'étendue de fon
commerce , de fes conquêtes, & fur-tout
fa rivalité avec Rome, & fa déplorable
rune rendront à jamais célèbre. C’eft en
vain que l'on cherche aujourd'hui les mo-
numens de l’ancien empire des Carthagi-
nois, Leurs ouvrages font rentrés dans la
pouflère ; & les foibles reftes que: lon
foupçonne leur avoir appartenu font fi peu
de chofes, que fans l'hiftoire, nous n'ima-
ginerions jamais qu'une riche-& puiflante
PRÉELMINAIÏIRE x]
nation ait habité jadis des lieux où l’on ne
rencontre que du fable, des déferts, & des
hommes avilis par l’efclavage & la férocité.
Carthage dut fon origine aux infortunes
_ d’une princefle Tyrienne, nommée E/ffa,
mais plus connue fous le nom de Didon, qui
préféra la mort à un nouvel hymenée con-
traire à la foi qu’elle avoit jurée aux mânes de
Sichée fon époux. Malgré la fin tragique de
fa fondatrice, cette nouvelle répu!lique fe
foutint, s'agrandit, & employa fespremières
forces à fe délivrer du tribut qu’elle payoit
tous les ans aux Africains. Encouragée par
les fuccès, elle fit fucceffivement la guerre
aux Numides, aux Gétules & aux Maures.
Elle fe fortifia & s'enrichit aux dépens de
fes voifins. C’étoit peu pour elle. Fière de
fes conquêtes, elle porta fes vues ambi-
tieufes jufques fur les pays éloignés. La
Corfe, la Sardaigne, une grande partie de
la Sicile, & prefque toute l’'Efpagne furent
foumis & peuplés par des colonies Carthagi-
noifes. Ce fut alors que l’on vit cette républi-
que, maitrefle de la Méditerranée, conferver
pendant plus de fix cents ans l'empire de
x : “Dis cou'rs
la mer; & nation en même temps guerrière
& commerçante, le difputer, dit M. Rollin,
aux plus grands empires du monde par fon
opulence & fon commerce, par fes armées
nombreufes & fes flottes redoutables, &
fur-tout par le courage & le mérite de fes
capitaines.
Rome & Carthage , toutes deux accou-
tumées à vaincre , toutes deux ambitionnant
l'empire de l'univers , devoient être né-
ceffairement deux puiflantes rivales. Aufli
régna-t-il entre elles une haine qui ne ceffa
que par la ruine entière de la fuperbe Car-
thage. Celle-ci, après avoir exifté pendant
lefpace d'environ fept cents ans, fut enfin
détruite par le fecond Scipion l’Africain,
Fan 603 de la fondation de Rome, cent
quarante- cinq ans avant la naiflance de
J.C. Cette riche & puiflante nation, qui,
quelques années auparavant, s’étoit prefque
vue maïîtrefle de Rome par les rapides
conquêtes d’Annibal, difparut pour toujours
de la face de l'Univers. Les Romains, pof-
fefleurs des richefles & du beau territoire de
Carthage, s’y confervèrent jufqu'à ce qu'à
PRÉLIMINAILRE. xij
leur tour, plufieurs fiècles après, ils en
furent chaflés par les Arabes, fous la con-
duite des prenriers Califes. Infenfblement
la Numidie & la Mauritanie devinrent l’hé-
ritage des empereurs Romains.
Mais, fans nous arrêter davantage fur des
détails hiftoriques que perfonne n’ignore,
revenons à la géographie du pays. Tunis,
proche lancienne Carthage, paroït avoir
hérité de l’efprit commerçant des Cartha-
ginois. Son principal commerce fe fait avec
les Vénitiens , les Génois, les Provençaux;
il confifte en huile, en blés, en cires, en
laines & en cuirs, pour lefquels les Euro-
péens donnent en échange des draps , des
épiceries, du fer, &c. Je ne fais pourquoi
la plupart de nos Géographes accufent les
Tunifiens d'exercer des pirateries (1). La
république d’Alger eft la feule, fur ces
(1) Il eft vrai que quand les Tunifiens rencon-
trent quelques bâtimens d’une nation avec laquelle
ils font en guerre, ils les attaquent, s'ils le peuvent,
& font efclaves tous les gens de équipage. Mais
ceci eft plutôt un droit de la guerre qu'une piraterie,
\
XIV Discours
côtes d'Afrique, qui fe livre à ees fortes
de brigandages, & qui cherche à s’enri-
chir par le grand nombre de fes efclaves.
Tunis eft trop foible en force , & a une
marine trop mal montée pour courir les
mers , & attaquer les bâtimens étrangers.
Son gouvernement eft bien plus doux que
celui d'Alger ; les Européens y jouiffent
de beaucoup plus de fécurité & de liberté
que dans toute autre ville de la Barbarie.
À quinze lieues environ de Tunis l’on
rencontre Hippo-zarita, Biferte, une des
villes les plus confidérables de ce royaume.
Quelques-uns penfent qu'Urique, célèbre
par fon antiquité (1) & par la mort du
grand Caton, fe trouvoit dans ces envi-
rons ; d’autres prétendent qu’elle étoit bâtie
où eft aujourd’hui Porto - Farina , à l’em-
bouchure du fleuve Madraga : mais il eft
probable qu'elle étoit plus avant dans les
terres, au lieu nommé en Arabe F00-S hatter,
où l’on trouve quantité de ruines, de ci-
ternes, & de très-beaux aqueducs.
(1) Elle exiftoit avant Carthage.
P R'ÉLIIMINIAIRE %v
Les Numides étoient le peuple le plus
voifin des Carthaginois. Leur territoire
commencçoit à-peu-près vers l’ancienne
Tabarque, fur les bords de la Zaine, autre-
fois le fleuve Tufca , en face de l'ile de
Tabarque. Il s’étendoit jufqu’à la Mauri-
tanie Céfarienne (1), vers le lieu que l’on
nomme aujourd’hui le Co//o. La Namidie,
reflerrée dans un efpace d'environ quatre-
vingts lieues, s’avançoit jufques par-deià
la chaîne de l’Atlas, fe perdoit dans le
défert de Saara, jufques dans les plaines
ftériles habitées par les Gétules. Les prin-
cipales villes de la Numidie étoient Cirthe,
aujourd'hui Conftantine ; elle fut long-temps
le féjour des Rois Numides, dont plufieurs,
tels que Syphax , Mafiniffa, Jugurtha font
célèbres dans l’hiftoire. Æzppone étoit encore
une ville très-forte, agréablement fituée ,
trop illuftrée par S. Auguftin fon évêque,
(1) La Mauritanie n’a été féparée de la Numidie
que fous le gouvernement des Romains. Elle for-
moit une partie très-étendue de la Numidie, fous
le nom de Nwmidie des Maf]ykes.
Xv] D: ris 1croquirts
pour jamais être oubliée! Taga/le, la patrie
de ce pieux & éloquent prélat, a été éga-
lement très-confidérable ; il n’en exifte plus
aujourd’hui que quelques miférables ruines.
À en juger par les débris qui fe rencontrent
par-tout fous les pas du voyageur, la Nu-
midie a été autrefois extrêmement peuplée;
fes villes étoient nombreufes, grandes &
belles, à peu de diftance les unes. des
autres; il n’eft point de contrée plus riche
dans toute la Barbarie. Le foleil y eit brû-
lant ; mais la terre eft rafraïchie par quantité
de fources qui defcendent des montagnes,
coulent fous des voûtes de verdure , & fe
répandent enfuite dans les plaines. Le fol
y eft encore aufli fertile qu'il l’étoit du
temps des Romains ; maïs il eft bien moins
cultivé.
La dernière partie de la Barbarie, qui
comprend aujourd’hui la république d'Alger
& l'empire de Maroc, formoit autrefois la
Mauritanie Céfarienne & la Mauritanie
Tingitane. Ces contrées font bien moins
célèbres dans l’hiftoire que celles qu'ont
habitées les Carthaginois. Elles ont long: :
temps
PRÉLIMINAIRE xvij
temps fait partie de la Numidie; mais les
Romains les ayant réduites en provinces
de l'Empire, y bâtirent plufieurs grandes
villes, dont il refte encore des veitiges
confidérables. Elles font peu connues, parce
qu'elles n’ont point été le théâtre de grands
événemens. La ville de Céfarée ( Lo! ou:
Julia Caæfarea), qui paroît avoir donné
lieu à la divifion de la Mauritanie, en
étoit la plas confidérable ; mais l'on eft
encore incertain du lieu où elle a été bâtie.
Les uns veulent que ce foit près d'Alger,
d’autres la.placent à Tenez ; mais le Docteur
Shaw, qui a vifité les lieux en favant géo-
graphe, croit que Céfarée devoit être où
fe trouve aujourdui Sher-Shel?, ville renom-
mée par fon acier & fa vaiflelle de terre.
Elle a un mille de circuit. De nombreufes
ruines, un très- bel aqueduc, de vaftes
citernes & plufieurs colonnes magnifiques
éparfes dans un terrein confidérable, prou-
vent que Sher-S hell a été autrefois une très-
grande ville. Sa fituation eft des plus
agréables, fes dehors font rians, entourés
de collines & de prairies toujours vertes,
dures L b
Xvii] Discours
que des ruiffeaux d’eau douce arrofent en
touttemps. La rivière Aafhem procure aux
habitans une eau excellente. Elle étoitautre-
fois conduite dans la ville pas des aqueducs
de toute beauté,
Nous ne connoïffons aucune ancienne
ville de la Mauritanie qui ait eu plus dé
renommée qu_Aleer en a aujourd'hui. Sa
fituation , fes démélés avec les Souverains
de l'Europe, le caraëétère fier & impérieux
de fes habitans , les nombreux corfaires
qui, fortis de fon fein, couvrent fans cefle
le canal de la Méditerranée, infultent les
pavillons de prefque toutes les Puiffances,
s'emparent des bâtimens des nations'qui
n'ont point de traité avec eux; toutes ces
circonftances ont rendu cette république
redoutabie & infolente. Les autres Puif-
fances barbarefques, même l'Empereur de
Maroc, tremblent devant elle. Il paroît que
c’eft à Alger, ou bien près d'Alger, qu'une
partie des compagnons d'Hercule s’arré-
tèrent pour bâtir une ville qu’ils nommèrent
Icofium.
Mafcara, dont la ville, compofée de
PRÉLIMINAIRE. xix
maifons mal bâties, n’eft remarquable que
par fes environs délicieux, eft gouvernée
par un Bey dépendant du Dey d'Alger.
C’eft l'ancienne Viéoria.
Oran, à foixante lieues d'Alger, peu
éloigné de la mer, a plus d'un mille de
circuit. Îl eft bâti, partie en plaine, partie
fur le penchant d’une haute montagne , où
deux châteaux, placés fur le fommet, do-
minent & défendent la ville, qui d’ailleurs
eft trés-bien fortifiée. Elle appartient aux
Efpagnols, qui y entretiennent des troupes
& un gouverneur. Elle fert en quelque
forte de prifon d'état, pour les perfonnes
qui ont donné quelque fujet de mécoriten-
tement au Roi d'Efpagne. Le Cardinal
Ximenès en fit la conquête en 1509 ; elle
fut reprife par les Algériens en 1708, &
enfin foumife de nouveau à l'Efpagne en
1732, par le Comte de Mortemar. Il déferte
continuellement des foldats d'Oran, qui,
pris par les Maures , font conduits en efcia-
vage à Alger : aufli le plus grand nombre
des efclaves Algériens font Efpagnols. Ces
déferteurs n'ignorent pas qu’en s’échappant
bi
xx Drscours
d'Oran, ils n’ont d'autre alternative que
la mort ou lefclavage. Cette cruelle perf-
pective ne les arrête point.
À quelques lieues d'Oran, au couchant,
eft une petite ville nommée Ma/falquivir.
Son port eft regardé comme un des plus
fürs qu'il y ait dans la Méditerranée. Abrité
par les hautes montagnes qui l’environnent,
il n’a point à craindre les vents orageux &
les tempêtes. Aufñi les anciens avoient-ils
nommé ce lieu zzagnus portus, le grand
port. Cette ville fut prife fur les Maures
par les Efpagnols en 1,05.
Trémecen, à cinq lieues fud-fud-eft de
l'embouchure de la Tafna, s'annonce pour
avoir été autrefois une très- grande ville.
L'on y rencontre beaucoup d’antiquités,
des murs, des colonnes, des autels dédiés
aux dieux Mânes. Les Arabes l’appellent
Tlamfan. Elle eft bâtie fur une éminence
environnée d’une chaine de rochers efcarpés,
où fe trouve une grande plaine.arrofée par
plufieurs fources d’eau. Ses environs :pro-
duifent beaucoup de blé, de fruits, &
font abondans en excellens pâturages. Le
PRE T M DNA TIR E... xxf
Doëteur Shaw croit que Trémecen eft le
Lanigara de Ptolomée ; d’autres prétendent
que le Zanigara eft aujourd'hui la ville de
Guagida, fituée dans une grande plaine à
quatorze lieues nord-eft de Trémecen, &
environnée d’aflez bonnes murailles, avec
des tours de défenfe.
La Mauritanie Tingirane forme aujour-
d’hui les royaumes de Fez & de Maroc.
Elle tiroit fon nom de Tanger, Tinpis,
ville ancienne, fituée fur la côte méridio-
nale du Détroit de Gibraltar , dans le
royaume de Fez. Je terminerai ici ces
notions géographiques fur la Barbarie,
ne m'étant propofé que de donner une idée
générale de ces belles contrées pour mettre
le leéteur à portée de me fuivre dans les
différens détails où je dois entrer. J'évite,
autant qu'il eft pofhble , de répéter ce que
d’autres voyageurs ont déjà dit. Je ne parle
point des grandes villes que les Européens
fréquentent continuellement, & fur lefquelles
nous avons déjà beaucoup de relations. Je
ne dis que ce que j'ai vu; je parle rare-
ment fur la foi d'autrui: e’eft en pénétrant
Xxij Discours
fous la tente de l’Arabe-Bédouin, en conver-
fant fréquemment avec lui, que j + étudié
fon carattère & fes mœurs, que j'ai ob-
fervé la différence qu'il y avoit entre un
peuple libre & celui qui gémit fous ie joug
du defpotifme ; entre une nation éclairée
par les loix & les fciences, 8 des hordes
errantes livrées à toute la dépravation d’une
nature avilie, & d'un cœur infenfble à
l’aiguiilon de lamour-propre & de la gloire.
J'ai divifé par Lettres la partie hiftorique
de mon voyage, où, pour mieux dire, je
n’ai fait que rédiger celles que j'avois
adrefiées à M. Foreftier, Médecin à Saint-
Quentin. La correfpondance fuivie que
nous avons eue enfemble pendant mes
voyages, m'a fouvent mis à portée de pro-
fiter de fes lumières pour régler mes obfer-
vations & mes recherches. Je lui avois déjà
l'obligation d’avoir guidé mes premiers pas
dans léride de la Nature, & cela dans un
temps où, fixé dans ma patrie, & livré aux
études de mon état, j'étois éloigné de toute
autre efpèce de fecours.
Je ne dois pas moins à M: Néret, fi
PRÉLIMINAIRE Xxij
avantageufement connu par fes travaux en
phyfique & en chymie, par fa belle décou-
verte des gaz inflammables huileux, par
linventidn d’un réchaud & d'un briquet
éleétrique , par une machine propre à faire
détonner , même dans l’eau, la poudre à
canon par l’étincelle éleëétrique , &c. Com-
bien j'ai été à portée de m'inftruire en fui-
vant fes intéreffantes expériences, & en
étudiant la belle fuite de minéraux renfermés
dans fon cabinet ! Je n’oublierai jamais ces
deux premiers maitres, tant par l'amitié
qu'ils me confervent, que par la recon-
noiflance que je leur dois. |
Quant à l’'Hiftoire Naturelle de la Bar-
barie , je l’ai traitée dans l’ordre fyftéma-
tique établi par le célèbre Linné. Je n'ai
parlé que des objets que j'ai pu voir, ou fur
lefquels j'ai eu des renfeignemens certains.
Jai donné.aux Animaux & aux Oifeaux les
noms françois fous lefquels ils font connus :
j'ai cru devoir ajouter aux noms génériques
& fpécifiques des Infeëétes & des Plantes,
la phrafe defcriptive de Linné, que j'ai eu
foin de traduire en françois. Lorfque j'ai eu
xxiv, DISCOURS PRÉLIM.
quelque objet nouveau à décrire, je l'ai
fait méthodiquement, en ajoutant!, après
le nom fpécifique, le mot (7obis), qui
“annonce que cette efpèce eft décrite pour
la première fois, & que la découverte m'ap-
partient. La longue quarantaine que j'ai
été obligé de faire à Marfeille, pendant
- laquelle mes caïffes d'Hiftoire Naturelle font
reftées ouvertes & expofées à l'air, m'a fait
-perdre une grande partie de ma colleétion,
fur-tout les Oileaux & les Infeétes. Jern’ai
décrit que les objets échappés à la deftruc-
-tion, ou fur lefquels j’avois confervé des
. notes faites pendant mon voyage.
Li
VOYAGE
: AE RSR RCE DS LE EE
OC ORDIEUIELS
DE UT NUMIDIE.
LETTRE PREMIÈRE.
À M FORESTIER, Doëleur en Médecine,
À
De la Calle, 12 Mai 1785.
M: voilà, mon cher Doteur, livré tout entier à
ma paññon pour les Voyages & lHiftoire Naturelle,
Yhabite depuis quelques jours lancienne Numidie ,
où je fuis arrivé fous les plus mauvais aufpices,
Depuis près de deux ans la pefte ravage ces contrées,
& la négligence des habitans la propage d’une nation
chez une autre. Outre ce cruel fléau, lon m'a
dépeint les Arabes & les Maures comme les êtres
de la Nature les plus nhumains & les plus féroces,
haïffant les Chrétiens tant par principes de religion,
que par préjugé d'éducation (1). C’eft un triomphe,
(1) Ces Arabes nous haïflent aujourd’hui fans favoir
pourquoi. Mais leurs pères le favoient bien, Les guerres les
Part. I. À
2 V Oo TAMME
un aéte méritoire pour un Arabe que de répandre le
fang d’un Européen. Ces Barbares ne s’épargnent pas
davantage entre eux; & il eft rare qu’une nationne foit
pas en guerre avec fes voifins, & qu'un Arabe fans
défenfe foit en füreté parmi fes femblables à quel-
ques lieues de fa tente, Le peu que jai vu jufqu'à
préfent , m'a confirmé ces rapports. La Cale, prin-
cipal comptoir de la Compagnie royale d'Afrique,
a fermé fes portes, & s’eft barricadé pour éviter
toute communication avec les Maures du dehors,
infeétés de la pefte, Ceux-ci 1rrités & jaloux de voir
les Chrétiens échapper à une maladie qui humilie le
Mufulman, parce qu'il la regarde comme une punition
du cel, font tout ce qu'ils peuvent pour introduire
plus injuftes auxquelles le fanarifme donnoït le nom de
faintes , portées tant en Orient qu’en Afrique, ont révolté
contre nous d’immenfes nations qui ne nous avoient fait alors
d’autre mal que celui de fuivre la religion de Mahomet, tandis
que nous fuivions celle de Jéfus. Ces entreprifes firent ré-
pandre beaucoup de fang, & fe rerminèrent par nous attirer,
de la part des nations offenfées, une haine bien méritée.
Le nom Chrétien eft refté pour toujours en exécration dans
les différentes contrées du Levant, dans la Syrie, l'Arabie,
la Perfe, l'Arménie, l'Égypte, la Barbarie, &c. Les pères
ont tranfmis cette haine à leurs enfans. En paffant d’une
génération à-une autre , la caufe en a été oubliée, mais la
haine eft reftée. C’eft ainfi que nous payons aujourd’hui
les fottifes faites par nos pères il y a plus de fix cens ans,
EN BARBARIE, 3
la contagion parmi nous. Ils viennent enterrer à
nos barrières des cadavres peftiférés, & jettent par-
deffus les murs des lambeaux trempés dans des
bubons peftilentiels, La nation dont nous avons le
plus à fouffiir, eft celle des Nadis nos voifins &
nos plus cruels ennemis. Ils ne fe contentent pas
de nous tendre des pièges fecrets 1ls nous attaquent
encore à force ouverte. Il y a quelque temps qu'ils
ont enlevé près de deux cens bœufs du troupeau
que tous les jours on eft obligé de conduire dans
les pâturages des environs, & que lon entretient
pour la nourriture’ de la Calle. Peu auparavant ils
avoient mis le feu à nos barrières pendant la nuit ;
ils s’y tiennent fouvent cachés > & tirent fur le
premier Chrétien qu'ils apperçoivent.
. Ces circonftances font alarmantes > fur-tout pour
mOi qui ai envie de courir le pays. Malgré cela,
je prends patience, & Jefpère qu'en me mettant
peu-ä-peu au fait des moyens d'éviter la contagion
& de voyager avec füreté , je pourrai rifquer quel-
ques courfes. Il me femble que les nations qui
apportent leurs grains à la Calle, & qui fréquentent
les Européens, doivent être un peu plus traitables,
C'eft par elles que je commencerai : mais je vous
voue que tous ces Arabes ont une figure & un
accoutrement qui m’épouvantent, Il faudra bien
cependant que je m'y accoutume; car mon deffein
m'eft pas de m'arrêter en Afrique fur un ftérile
À 2
4 VOYAGE
rocher où trois cens hommes, tant Corfes que
Provençaux, travaillent pour enrichir le Négociant
françois.
Notre traverfée a été des plus heureufes. Je n’ai
pu cependant, en m'éloignant des côtes de Pro-
vence, me défendre d'un fentiment pénible &
douloureux. Mes yeux fe mouillèrent de larmes en
parcourant cette vafte étendue de mer qui alloit
me féparer de nouveau de mes parens & de mes
amis. Mais à mefure que notre bâtiment approchoit
des côtes d'Afrique, que l’on m’avoit dépeintes
comme ftériles & fablonneufes, jéprouvois un
plaifir inexprimable : fappercevois par - tout des
collines couvertes de verdure, des payfages rians ,
des plaines immenfes émaillées de fleurs. Jen tirai
un bon augure ; & à peine débarqué, je voulois
courir les champs, fans fonger à prendre aucune
nourriture, & à me délaffer des fatigues de la na-
vigation. En mettant pied à terre, jetrouvai, dès
le premier pas, l'Anthyllis barba jovis, le Spartium
monofpermum , Ve Pafferina hirfuta , Ve Chamærops
humilis , & plufeurs autres plantes rares que je
me hâtai de cueillir, comme fi j'eufle craint de ne
plus revenir en cet endroit. Ce fut ainfi que je pris
poffeffion du pays au nom de la Botanique, &
que je rendis mes premiers hommages à la Flore
Africaine, Je me préfentai devant le Gouverneur
de la Calle, un paquet de plantes à la main, plus
EN BARBARIE, $
occupé de mes richefles que des bienféances que
javois à remplir : je ne caufai pas moins de fur-
prife aux François qui vinrent à notre rencontre,
qu'à quelques Maures que la curiofité avoit attirés
fur le rivage. Ces côtes incultes & fauvages qui
n'infpirent que la triftefle & l'ennui à tous ceux
qui y débarquent , me parurent alors le plus beau
jardin de la Nature.
Que d'objets dignes de fattention d'un obfer-
vateur dans ces contrées barbares, foit qu'il la
fixe fur la fertilité d’un fol abandonné à fes feules
produétions, fur les coutumes & les mœurs des
habitans, ou fur la vie errante & oifive des Maures
où Arabes-Bédouins ( 1)! Je vous promets par la
fuite, des détails fur ces divers articles ; mais Jai
encore trop peu vu, & d’une manière trop générale,
pour particularifer mes idées fur ces différens objets,
Jai Fhonneur d’être, &c.
(1) Les habitans de la Barbarie portent plufieurs noms.
On appelle Maures, ceux qui habitent les côtes ; Arabes,
ceux qui font plus enfoncés dans les terres; Arabes-Bédouins
ou Bérébères, ceux qui mènent une vie errante , & qui
fouvent ne vivent que de rapines : enfin, l'on nomme
Cabailes les hordes qui cultivent la terre, & nourriffent des
troupeaux.
A 3
6 VoTaxacs
L'E TVR E "FR
Au même.
JéprouvE ici, mon cher Doéteur, le fort de
Tantale au milieu des eaux. La plus belle végé-
tation couvre toutes ces côtes ; mais la contagion
&t les guerres civiles m’obligent à borner mes courfes
dans les environs de la Calle. Quoique je m'écarte
peu, que je ne marche jamais feul & fans armes ,
je ne fus point, maloré cela, à abri des dangers.
Les Maures, trop lâches pour nous attaquer en
face , cachés dans les buiffons ou derrière les rochers,
nous attendent au paflage, & nous faluent, lorf-
qu'ils le peuvent, de quelques coups de fufils.
Je me bornerai donc, dans cette lettre, à vous
entretenir du Comptoir que j'habite, du caraétère
de ceux qui le compofent, & de la manière dont
cette place eft dirigée & gouvernée, Vaffigerai
votre ame par le tableau que j'ai à vous tracer ;
votre humanité gémira fur les maux de toute
efpèce auxquels le mercenaire eft expofé fur ces
côtes barbares; & votre cœur formera des vœux
pour voir à jamais anéanti un commerce qui fait
le déshonneur de la France, occafionne tous les ans
la mort d'un grand nombre de perfonnes, & offre
_
EN BARBARIE. 7
une retraite à une foule de fcélérats qui, par la
diflolution de leurs mœurs, remplacent les crimes
qu'ils ne peuvent commettre ici avec impunité.
Vous chercheriez inutilement /4 Calle fur la plu-
part des cartes géographiques : vous y trouverez
le Bafton de France, quoiqu'en ruines depuis près
d'un fiècle ; & bien des Géographes modernes vous
apprendront encore que cet ancien comptoir eft
défendu par une bonne garnifon de trois à quatre
cens hommes. Il n’étoit éloigné de la Calle que de
trois lieues. Les mortalités annuelles occafionnées
par les grands lacs qui l'environnoient , obligèrent
les François à labandonner. Les maladies furent fi
meurtrières un certain été, que de plus de quatre
cens hommes, il n’en refta que fix.
- La Calle, à trente-fix lieues oueft de Tunis, ef
bâtie fur un rocher flérile de très-peu d'étendue,
C'eft aujourd'hui le principal comptoir de la Com-
pagnie royale d'Afrique. Un Agent, auquel lon
donne le titre de Gouverneur, & une quinzaine
d'Oficiersfubalternes en ont la dire&tion. Les Maures
font exclus de cette place, excepté quelques-uns
que lon y reçoit comme otages, ou qui font em-
ployés à des travaux manuels. Les habitans font
au nombre de trois à quatre cens, la plupart Corfes
ou Provençaux. Les uns font chargés de la pêche dur
corail. D’autres, avec le titre de foldats, efcortent
un tronpeau de bœufs, & le conduifent tous les
À 4
VOYAGE
Jours aux pâturages des environs. Souvent ces
mêmes foldats, convertis en charretiers, vont dans
les forêts voifines couper le bois néceffaire pour le
chauffage ou la confiruétion ; les autres ouvriers
portent le nom de frégataires. Ils font deftinés aux
travaux intérieurs de la place, comme à charger
les bâtimens , à tranfporter le blé dans les magafins,
à nettoyer le port , &cc. La Calle eft encore munie
d’autres ouvriers néceffaires, de boulangers , de
ferruriers, de maçons, &c. Tous ceux qui habitent
ce comptoir font nourris, logés & ftipendiés par
la Compagnie.
‘Excepté les magafns, le logement du Gouver-
neur & celui des principaux Officiers, les autres
bâtifles ne confiftent qu'en une foixantaine de bar-
raques à un feul étage. La Calle, défendue de trois
Ôtés par la mer, left encore du côté de la terre
er un mur fuffifant pour nous garantir des infultes
les Maures, qui n'ont d'autre artillerie que leurs
fufils, Le port eft dominé par une quinzaine de
pièces de canon. Il eft petit, peu profond, très-
dangereux par certains vents qui y introduifent les
vagues avec un fracas effrayant. L'entrée eft envi-
ronnée de rochers à fleur- d’eau, où nombre de
bâtimens font venus fe brifer.
Les femmes, deftinées à confoler lutile citoyen
dans fes travaux, à adoucir par Paménité de leurs
mœurs celles de l’homme groffier; les femmes font
EN BARBARIE. 9
exclues de la Calle. Si quelquefois le Gouverneur
a obtenu la permiffion d'y conduire la fienne, il
en eft prefque toujours réfulté des troubles, des
féditions, qui ne lui ont pas permis de la garder
long-temps. En fe déterminant à pafler dans ce pays,
il faut fe réfoudre à rompre les plus doux liens de
la nature, pour vendre fes bras, & fouvent même
»" facrifier fa vie au fervice d’une Compagnie qui sin-
quiète peu de ce que l’on fouffre pour elle.
La privation de femmes porte dans tous les
_efprits la triftefle & l'ennui. Des étrangers divifés
par des intérêts particuliers, jaloux les uns des
autres, obligés à fe réunir par défœuvrement , à
fe détefter par envie, n'étant rapprochés par aucune
forte de liens, ni diftraits par aucun délaffement,
ne formeront jamais une fociété amicale, dont
Pumion & les agrémens puiflent dédommager de
Vabfence des femmes. Il réfulte de-à une mono-
tome accablante, un ennui difficile à fupporter,
dés defirs ardens de repañer en France, & de fe
réunir au fein de fa famille & de fes amis : 1l réfulte,
parmi le peuple, les vices les plus abominables,
une entière corruption de mœurs, l'abandon aux
plus honteux défordres, & des horreurs dont on
ne peut avoir idée que dans ce pays. Mais que
faire, dira-t-on, fi cet établiffement ne comporte
pas d'y fouffrir de femmes ? Que faire ! Il le faut
réformer, ou labandonner tout-à-fait, Faut-il, pout
10 VOYAGE
favorifer une Compagnie de commerce, peupler
la Calle d'habitans plus coupables peut-être que
ceux de Sodome & de Gomorrhe ! Faut-il arracher
des pères à leur famille, des enfans à leurs parens
pour en faire des monftres en Barbarie !
À ce premier inconvénient ajoutez, mon cher
Doëteur, l'air mal-fan du pays, corrompu chaque
été par les exhalaïfons de trois grands lacs, qu'il +,
feroit facile de deflécher en les faifant communiquer
avec la mer dont ils font peu diftans. Ce travail,
il eft vrai, occafionneroit quelques dépenfes à la
Compagnie ; mais à combien d'hommes il confer-
veroit la vie ! Quand le temps des maladies arrive,
& j'ai aétuellement fous les yeux ce cruel tableau ,
Vhôpital, en peu de jours, eft plein de malades.
Une fièvre ardente circule dans les veines de ces
infortunés ; en moins de quatre jours leur exiftence,
eft terminée. Ces fymptomes effrayans , l'air brüs
lant & lourd que lon refpire, le fon continuel
d'une cloche lugubre, les hommes frappés de mort
à la fleur de l’âge, tout jette l'effroi dans les efprits.
L'on ne parle, lon ne s’entretient que de morts &
de mourans; chacun craint pour foi, & celui qui
eft en fanté, femble n’en jouir que pour reffentir
plus vivement les peines de lefprit. Combien lima=
gination effrayée n’en a-t-elle pas précipité dans le
tombeau !
Jugez, d'après cela, mon cher Doéteur, de ce
EN ARE AMIE. 11
que doivent être les habitans de la Calle. Il fe fat
de temps en temps des recrues à Marfeille pour
peupler ce comptoir que les maladies & l'abandon
fréquent de fes habitans oblige à renouveller. La
Compagnie reçoit indiftinétement tout ce qui fe
préfente, fans examen, fans information. Pour être:
admis, 1l fufit d’avoir des bras. Si elle ne vouloir
que des honnêtes gens, la Calle feroit déferte, &
elle le feroit pour long-temps. L’honnête homme
ne s'expatrie point pour gagner peu & rifquer
beaucoup. Auffi cette place n’eft-elle habitée que
par des hommes fans afyle, fans établiffement,
fans reflources; des hommes, la plupart flétris par
la Juftice ou pourfuivis par les loix ; des hommes
. perdus par le libertinage, la débauche ; fans prin-
cipes de religion, fans le moindre fentiment de
ptobité. On en a vu de la troupe de Gafpard de
Bèze, chef de voleurs exécuté à Aix il y a quelques
années; on en a vu dont les épaules atteftoient les
mœurs & la conduite ; enfin jen connois un à
qui lon écrivit cette lettre caraétériftique : Je r’ap-
prends , mon ami, que tu as été rompu vif a Aix ül
y a huit jours. Vous ferez peut-être curieux de
favoir comment il eft pofible de vivre en füreté
au milieu d'une troupe d'hommes de cette nature.
Ces fcélérats n’ont point ici d’occafions fréquentes
de fe livrer au crime. D'ailleurs, aucune mau-
vaife aétion ne peut être impunie. Le criminel eft
12 V'o'# AT
renfermé en une double barrière ; la mer d'un
côté, fur laquelle perfonne ne peut s’embarquer
fans l'aveu du Gouverneur; la terre d’un autre côté,
où il eft impoffible d’errer feul fans être égorgé par
les Maures.
Excepté les grands crimes, les autres aétions
font prefque impunies à la Calle. Le Gouverneur
n’y a que l'ombre de autorité. Il eft forcé de
ménager cette canaille toujours prête à fe révolter.
Il ne punit le particulier qu'autant que celui-ci
n’a point de parti pour le foutenir, & cette puni-
tion fe borne à la prifon, ou à être renvoyé en
France par le premier bâtiment : fi, arrivé à Mar-
feille, le coupable a envie de repañler, 1l fuffit qu'il
fe préfente au bureau de la Compagnie fous un
autre nom. Plufeurs font revenus à la Calle à Paide
de cet artifice, en fe moquant de l'autorité du
Gouverneur & de fes menaces. Il y a plus; les
fautes deviennent une fpéculation d'intérêt pour
ceux qui ont envie de retourner dans leur patrie.
La Compagnie a coutume de faire payer le paflage
&t la quarantaine à tous ceux qui reviennent en
France, On leur retient à la Calle fur leurs mo-
diques falaires la fomme néceflaire ; 87 ceux qui
ne peuvent la donner font forcés de refter, ou
de commettre des fautes aflez graves pour que le
renvoi devienne une punition. Dans ce cas, argent
ou non, on les fait embarquer.
EUN: BA R BA RTE: 13
Îl ya, à la Calle, plufieurs poftes où lon fait
une garde continuelle. Les foldats de faétion font
tenus de fonner & de répéter toutes les heures. De
Vautre côté du port, hors de la place, eft une
éminence fur laquelle Fon a bâti un moulin affis fur
une tour, & défendu par quelques pièces de
canon. C’eft de-là que lon obferve tout ce qui fe
pañle au- dehors, & que le foldat de fa&tion, à
laide d’un porte-voix, en donne avis aux habitans
de la Calle. Il a foin également d'annoncer tous
les cavaliers qui arrivent, ainfi que les bâtimens
qu'il découvre en pleine mer. Cette coutume me
tranfporte fouvent en idée au temps de ces preux
Chevaliers, de ces héros fi célèbres dans nos vieux
romans , dont l'arrivée étoit annoncée , du haut
des châteaux , au fon du cor ou de quelqu’autre
inftrument.
Pour compléter ce que j'ai à vous dire fur la
Calle, ce feroit 1c1 le lieu de vous entretenir du
commerce de la Compagnie , & de la manière dont
fe fait la traite avec les Maures. Comme il me
manque encore quelques renfeignemens fur cet
article, j'en ferai le fujet de ma première lettre,
Jai Phonneur d'être, &c.
14 Æ 1VOYANEE
L'ETTRE Lie
Au même.
J E me propofois, mon cher Doéteur, de vous
entretenir dans cette lettre du commerce de la
Compagnie d'Afrique fur ces côtes; mais je préfère
vous rapporter un fait arrivé à la Calle il y a
quelques années, & dont je viens d'apprendre les
détails par le Gouverneur de cette place. |
Si la privation de femmes eft un tourment pour
les habitans de la Calle, le fort des hommies dans
ce pays de malédiétion n’eft pas moins une fource
d'inquiétudes & d’alarmes pour les femmes que
leurs maris font forcés de laifler en France. Il y
a quelque temps qu'un pauvre ouvrier de Mar-
feille, réduit à la mendicité , faute d'occupation ,
fe détermina à pafler à la Calle, & à fe féparer
d'une femme dont il étoit tendrement aime. Il fe
garda bien de lui donner fur ce pays des détails
qu'il ignoroit peut-être lui-même : mais celle-ci
ayant été long-temps fans recevoir des nouvelles
de fon mari, foit que fes lettres fe fuflent égarées ,
ou qu'il eût négligé de lui écrire, sinforma par-
tout du féjour de la Calle. Ce qu’elle en apprend
augmente fes inquiétudes ; & ne pouvant réfifter
EN BARBARIE. if
aux vives alarmes de fa tendrefle, elle demande
avec inftances qu'il lui foit permis d'aller fe réunir
à lui. Cette grace lui eft conftamment refufée. Dans
cette extrémité, elle a recours au feul expédient
que lui fuggère fon amour. Elle déguife fon fexe
fous lhabit d’un ouvrier, fe préfente au bureau,
& fe fait enregiftrer au nombre des paffagers. Pen-
_ dant la traverfée, qu’elle fupporta avec un courage
héroïque , fa figure, fa jeuneffle intéreffèrent en fa
faveur le capitaine & tous les gens de léquipage.
L'on plaignoit bien fincérement le fort de ce pauvre
jeune homme réduit à aller habiter un pays ft
dangereux, fur-tout pour les jeunes gens & les
tempéramens délicats. Ces difcours étoient, pour
cette femme, autant de coups de poignard. Ou-
bliant le danger pour elle-même, elle ne fongeoit
qu'à celui auquel fon mari étoit expofé, & dont
peut-être 1l étoit déjà la vi@ime.
Enfin le bâtiment eft fur le point de toucher aux
côtes d'Afrique, & de mouiller à Bonne par la
direétion des vents. Tandis que cette femme étoit
occupée à chercher dans fa malle quelques effets
néceffaires au débarquement , des matelots recon-
_noïffent des habillemens de femme parmi fes hardes,
& cette découverte donne lieu à des conjettures
que fa figure confirmoit fi bien. Les foupçons de-
viennent certitude. Reconnue pour femme, elle
auroit eu/beauçcoup à fouffrir de la brutalité des
+6 VOYAGE
matelots, fi le capitaine, auquel elle fit l’aveu dé
fes projets, ne leüt prife fous fa fauve-garde,
Au premier vent favorable, le bâtiment mit 3
la voile pour la Calle, où 1l arriva très-heureufe-
ment. Le capitaine fe préfente devant le Gouverneur
de cette place avec cette fidelle époufe: elle ne
peut répondre à aucune queftion avant de favoir
fi fon mari eft encore exiftant. Elle apprend qu'il
vit, qu'il va paroitre. Cette nouvelle la comble de
joie : elle refpire à peine. Le Gouverneur envoie
chercher cet époux chéri, & veut jouir du fpec-
tacle de cette entrevue. Le mari paroït. Il eft d’abord
interdit, en voyant un jeune ouvrier lui fauter aw
cou, le ferrer dans fes bras, & ne pouvoir proférer
aucune parole par Pabondance de fes foupirs. On
lui dit que c'eft fa femme; il la reconnoït, mais
à peine peut-il en croire fes yeux. Livrés lun &
Yautre aux mouvemens de la plus vive tendreffe,
ils veulent parler; mais leurs difcours font fans
fuite, interrompus à chaque inftant par leurs carefles
réciproques. Leurs yeux mouillés de larmes n’ap-
perçoivent plus les fpeétateurs , en qui cette fcène
attendriflante excite une émotion délicieufe ( 1 ).
Le Gouverneur leur donna un logement particulier.
(x) Je fuis repañlé en France avec le Capitaine qui avoit
conduit cette femme héroïque en Barbarie, Il m'a confirmé
les détails que je viens de rapporter,
Le
EN BARBARIE 17
Le mari, vaincu par la tendreffe de fi femme,
s'embarqua avec elle pour Marfaille , où il trouva
le travail qui lui manquoit,
Pai Phonneur d’être, &c.
DIE TOTR-E IV.
Au même.
Je reviens aétuellement, mon cher Doëteur, aux
détails que je vous ai promis fur le commerce qui
{e fait annuellement fur les côtes de Berbarie.
Le principal comm: rce de la Barberie eft :cccrdé
exclufivement à une Compagnie ét. blie à M:rfeille
fous le nom de Compagnie royale d'Afrique. C.ft
à la pêche du corail que cette Compignie doit fa
première exiftence, Cette pêche fut long-temps la
bafe & le fondement de fon commerce. Cétoit
une récolte dont le produit calculé étoit réputé
invarkble, qui feul procuroit & la rentrée des
dépenfes que néccflite un grand établiffement, &
les bénéfices qu’il doit donner : mais alors la pêche
étoit conftimment sbondente & belle, les frs d’ex-
ploitation étoient beaucoup moindres, les débouchés
autant & peut-être plus avantsgeux; & quelque
révolution qu'éprouvaflent les autres branches du
Part. I B
18 Vo “ic r
commerce de la Compagnie , la pêche di corail
fufffoit pour la maintenir, finon dans un état
floriffant, au moins dens cet état d'équilibre & de
folidité dont une Compagnie de commerce ne doit
jamais fortir. Depuis un certain nombre d'années
cette_pêche a toujours été en décroiffant. Aujour-
d'hui elle eft à un tel degré de pénurie , ‘les qualités
font fi foibles, fi minces, que la fituation de la
Compagnie eft totalement fubordonnée au com-
merce des orains & de la laine, auquel elle joint
celui des cuirs & de la cire, quoiqu’elle retire un
. bien foible profit de ces derniers articles. |
La laine, l'orge & le blé font les denrées fur
lefquelles la Compagnie gagne le plus :-elle achète
ces marchandifes avec des piaftres d'Efpagne rognées.
Elle enlève fur chaque piaftre la valeur d’eñviron
15 fols, & les fait pafler en Barbarie pour le prix
de $ livres, piaftres entières, & 2 lv. 5 f.: la
demi-piaftre. Cette fpéculation ne laiffe pas.que de
donner un profit affez confidérable, qui monte à
environ dix pour cent. Les principaux comptoirs
de la Compagnie font à 4 Calle, à Bonne, à
Tabarque & au Collo, dont j'aurai occafon: de
vous entretenir par la fuite.
Cette Compagnie s'eft établie fous Louis XIV.
Son principal comptoir étoit d'abord au Baffion de
France , à Yextrémité orientale du royaume d'Alger.
Elle avoit lé double objet de la pêche du corail &
EN BARBARTIE. 19
du commerce des grains qu’elle partageoit alors
avec une Compagnie Angloife établie À Ja Calle,
Les Anglois faillirent , & le commerce reftà exclu
fivement aux François, |
Pat-tout où les Européens ont pénétré , attirés
par l'appât du gain, par-tout où ils ont. offert à
des naturels, fouvent à demifauvages, leur amitié
& des liaifons de commerce > Par -tout ils font
prefque devenus defpotes, & n'ont payé que par
des trahifons & des crimes la confiance qu’on leur
a accordée. Ceft ainfi que les Efpagnols fe font
établis en Amérique, les Anglois, les Hollandois, les
François dans les Indes & dans les différentes parties
du globe. Batavia, le Pérou, Madagafcar en font
encore aujourd’hui la preuve. Si quelques-unes de
ces nations ont été épargnées, au moins les at-on
rendues tributaires; &c bien loin de payer le droit
de commercer chez elles, le marchand européen a
exigé d'être récompenfé Pour traiter avec huma2-
nité ces peuples auxquels il ne demandoit d'abord
que des échanges paifibles.
Il n’en eft pas ainfi , mon cher Doë&teur, ‘du com-
merce établi avec les Maures fur les côtes de Barbarie,
Si le Négociant dans les Indes & en Amérique eft
fier & defpote ; en Afrique il eft bas & rampant. Il
paie, & il paie très-chérement le droit d'acheter
les produétions de ce riche > Mais trop inculte pays,
Ceft principalement fur la Compagnie d'Afrique
B 2
20 VOYAGE
que tombent les plus fortes exaétions. Les Puiffances
Batbarefques ne lui accordent le privilège exclufif
de leur commerce qu'à raifon d'un tribut annuel ,
& la forcent de prendre leurs denrées au prix
qui leur eft offert par d'autres marchands inter-
lopes , quoique la Compagnie pale en tributs ce
que ceux-ci paient en augmentation.
Pour avoir la liberté de faire pêcher le corail
fur les côtes du royaume d'Alger, & obtenir le
commerce exclufif des grains, de la laine, de la
cire & des cuirs dans fes différens comptoirs, la
Compagnie paie chaque année au Dey d'Alger
environ 100000 livres, &t soblige de lu envoyer
deux caifles du plus beau corail. Les droits que le
Bey de Conftantine retire du blé qu'il fait vendre
à Bonne, lui rendent près de cent pour cent, &
on lui paie pour la laine 4 jiv. 10 f per quintal.
D'un autre côté, 4 Calle seft foumife à payer
aux différentes tribus Arabes qui Pavoïfinent, des
revenus annuels fous le nom de Lifmes ; les nations
qui les reçoivent font appelées Li/mataires. La Com-
pagnie donne au chef de la Mazouk une demi-
piaftre (2liv. 51.) fur chaque mefure de blé, &c
un quart de piaftre pour chaque mefure d'orge.
Les autres hordes retirent également un tribut relatif
aux denrées qu’elles apportent ; lon paie aux Merdafs
oo livres , quoique le commerce n'ait plus lieu
avec eux à la Calle, & que le Bey de Conftantine
EN BARBARIE. 21
les oblige de porter leur blé à Bone, fur lequel
il gagne à fon tour; aux Nadis 1600 livres, &
ainfi par proportion à plufeurs autres nations. Par
un nouvel arrangement fait avec le Bey de Tunis
pour établir la pêche du corail dans fes mers, ce Bey
doit, par la fuite, retirer annuellement près de
27000 livres. Le comptoir du Colo a également
‘des droits à payer au Jumenr , ou tribunal de
juftice. |
Cestributs , quoiqu’exorbitans., font dans le droit
des gens , & n’ont rien qui puifle humilier le Négo-
ciant. Tout peuple, tout Souverain. peut bien ne per-
mettre chez lui le commerce aux nations étrangères
qu'en les foumettant à certains impôts, & cette
coutume eff reçue par-tout en Europe; 1l n'y a
que dans les Indes & dans l'Amérique où le Négo-
ciant, profitant de la foiblefle & de la trop grande
confiance de ces peuples étrangers, contre tous
les droits divins & humains, les a rendus fes.tri-
butaires.
Mais. ce qui avilitle Négociant européen fur ces
côtes, c’eft le fouverain mépris qu'il lui faut efluyer
de la part des Maures; ce font les vexations & les
imuftices qu'il lui faut fupporter pour y continuer
un Commerce tranquille. Les habitans de la Calle
y font le plus expofés. Lorfque les Maures. fe pré-
fentent,, il faut leur difiribuer du pain, de l'huile,
du fel, & bien d’autres objets qu'ils exigent avec
B3
22 Vo v’A'6'r
fierté. Si, fatigué de leurs demandes ; on leu
refufe la moindre chofe, ils font des menaces qu'ils
exécutent prefque toujours, & avec d'autant plus
de confiance , qu'ils font certains de l'impunité. Le
mécontent fe cache derrière un buiflon, dans
quelque défilé, & le premier Chrétien qui fe pré-
fente eft viétime de fon reflentiment. D'ailleurs il
n'eft pas difficile à un Maure de mettre la nation
entière dans fes intérêts ; de forte qu’au lieu dun
ennemi, lon en a cent à craindre. Il faut alors parler
d'accommodement , appaifer les mécontens , & les
traités de paix finiflent toujours par tout accorder
aux Maures, Malgré cela, lon n’eft pas plus en füreté.
Ceft, au contraire , quand les Maures nous voient
fans défiance, qu'ils nous attaquent avec plus dé
fuccès. Ils commencent leurs hoftilités par enlever
une partie de notre troupeau, qui ne nous eft
rendue qu'aux conditions les plus humiliantes.
Enfin, mon cher Doéteur, pour achever de vous
prouver combien le nom françois eft méprifé fur
ces côtes, il fufht de citer Za loi du fang. Si un
Maure tue un Chrétien hors le temps de guerre,
il doit payer 300 piaftres, qu'il ne paie Jamais;
fi au contraire un Chrétien tue un Maure , même
pouf fauvèr fa vie, là Compagnie elt tenue de
payer +00 piaftres, dont on ne lui fait pas grace
d'un denier. Voilà donc le fang maure, ce fang
impur & féroce, évalué près dé moitié plus qué
EN BARBARIE. 23
celui des chrétiens! Et ce font des François qui
ont figné ces honteufes loix ! Non, ce ne peut être
que la main avide du Négociant. Les Maures, qui
profitent de tout pour nous piller, fouvent affaflinent
un d’entre eux, en dépofent fecrètement le cadavre
aux environs de la place, accufent les Chrétiens
de ce meurtre, & les obligent à payer. |
Il fut de-là qu'il faut tout fouffrir des Maures,
tout leur accorder, oublier les infultes, fupporter
leurs mépris, & recevoir de ces barbares des loix
iniques & aviliffantes. Par exemple, ne ferez-vous
pas furpris, mon cher Doéteur, que la Compagnie
n'ait pas le droit de nommer fes Truchemans ? I
appartient aux Maures, qui ont toujours foin de
choifir celui d’entre eux qu'ils connoïffent le plus
propre à trahir les Chrétiens.
Le Bey de Conftantine s’eft obligé, par traité,
à fecourir les Chrétiens dans tous les cas; toutes
les fois qu'il le fait, il en réfulte quelque nouvel
impôt ; 1l eft même quelquefois le premier à exciter
des troubles, afin de fe rendre néceflaire, &c de
faire payer chérement les fecours qu'il accorde.
Lorfque lon obtint un chef pour contenir les Maures
de la Mazoule, ce Bey, à caufe de quelques divi-
fions | envoya un camp de oo hommes pour
rétablir le bon ordre ; mais il exigea de la Com-
pagnie une piaftre par homme, qu'il fallut payer.
I ny avoit pas trop à fe récrier. Mais l'année
BR 4
24 VOYAGE
fuivante il réclama les 500 piftres d'ufance ; 8e
n'ofant fond:r ce tribut fur les fecours quil avoit
accordés, il l'ét:blit pour le p fige de la riviere
des Ceibas , fur la route de Bonne, quoïqwil n'y
ait ni pont ni bateu, & que les Chrétiens ny
paflent que très-rarement, à moins qu'ils n’aillent
à Bonne par terre. Pour avoir la paix, l'on fe
décida à payer, & ce droit eft refté. A ce trait
je pourrois en ajouter beaucoup d’autres de cette
nature ; mais je crois vous en avoir aflez dit pour
vous donner une idée du commerce que lon fait
avec les Maures,
Fai l'honneur d'être, &ec.
L'ÆCTRTEM
Au même.
Fe n'ai pu, mon cher Doëteur , réfifter plus long-
temps : malgré la contagion , malgré les guerres
civiles, malgré les repréfentations du Gouverneur
de la Calle & des autres officiers , j'ai franchi nos
barrières, Je voyois avec regret le printemps s'é-
couler, & les fleurs difparoître avec lui, Quoique
nous ne foyons encore qu’à la fin de mar, le foleil
ft déjà fi brülant, qu'il ft impoñfble, dès neuf
EN BARBARIE. 25
heures du matin, d'en fupportcr les ardeurs. Voilà
cependant plus de quinze jours que je cours les
aventures, dans un coftume non moins ridicule
que celui du célèbre Robinfon; vous allez en juger.
Pirdeflus une paire de pantalon & une vefte
légère, je porte l'habillement Aribe. Ceft une efpèce
de grand manteau blanc à capuchon, qui tombe
jufques fur les talons ; il eft d’une feule pièce, fans
couture, fermé pardevant, & orné de franges de
foie aux extrémités , fur la poitrine & aux pointes
du capuchon. Cette dernière partie eft fixée fur la
tête par une groffe corde de poils de chameaux
de plufieurs aunes de long. Elle remplace chez les
Maures le turban des Turcs. Pour me garantir du
foleil, je porte, outre cela, un énorme chapeau
de feuilles de palmier, dont plufeurs chefs Arabes
font ufage pendant l'été. Ceft ainfi qu'à demi-
Maure , à demi-Chrétien, je parcours les fables
“brülans de la Barbarie. Peu à peu ma figure prend
la teinte rembrunie de celle des Africains, & il
ne me manqueroit qu'une barbe touffue , les jambes
& les bras nuds pour être tout-à-fait méconnoif-
fable. Quoique je n’en veuille qu'aux plantes &
aux infeétes, je marche cependant toujours armé
en guerre, à la manière des Arabes. Une groffe
ceinture de cuir garnie de bonnes cartouches, une
paire de piftolets, une efpèce de poignard, un
fibre &c un fufl, tel eft à-peu-près l'armure de
26 VOYAGE
tous les Arabes. En cet équipage, je me préfénte
hardiment devant les tentes des Maures, accom-
pagné d'un domeftique & de deux Maures que
Jai emmenés avec moi de la Calle, où ils ont
appris à parler un peu provençal. Je ne me fie ce-
pendant ni à mon courage, ni aux armes que je
porte. Jai foin, avant de pénétrer dans le pays,
de m'informer exaétement par mes truchemans, fi
la nation que nous allons vifiter eft en liaïfon de
commerce avec la Calle, fi-elle eft fourmifé à
quelque chef, fi un Chrétien peut y paroître avec
füreté | & fur-tout fi la pefte n’y fait point de
ravages ; je ne me hafarde que d’après leur réponfe,
&t jufqu'à préfent je n'ai encore éprouvé aucune
forte de danger, quoique fur l'article de la pefte,
les Arabes foient peu fidèles dans leurs récits.
Comment, mon cher Doûteur , vous peindre les
imprefions confufes & oppofées que jai éprouvées
à la première vue de ces hordes Arabes? Je n'étois
qu'à une demi- portée de fufñil d'une trentaine de
tentes, je me difpofois à y pénétrer, lorfque
j'appris que la pefte sy étoit déclarée depuis huit
jours. Pour éviter le danger de la communication;
fans aller plus avant, je defcendis de cheval à
lendroit même où nous nous trouvions , ayant
befoin d’un peu de repos & de nourriture. Cétoit
au bord d'un ruifleau où couloit uneeau fraîche
& limpide; des buiflons de ‘lauriers #'rofes ; de
EN BARBARIE. 27
térébinthe & de myrthe formoient un ombrage
agréable ; & ce payfage, terminé par des collines
couvertes de la plus belle végétation, étoit animé
par de nombreux troupeaux qui paifloient au loin.
Ainfi la Nature, en m’offrant le tableau riant de ce
féjour paftoral & champêtre, difpofoit mon cœur
à la joie, & me tranfportoit en idée dans cet heu-
reux temps où les hommes étoient tous bergers,
êt ne connoifloient de véritables richeñes que les
biens de la terre & le produit de leurs troupeaux.
Occupé de ces idées, parcourant des yeux toutes
les beautés de ce payfage, les fixant particuliére-
meñt fur les tentes bafles & enfumées des Arabes,
jen vis tout-à-coup une douzaine diriger leurs pas
vers moi. Je vous l'avoue, mon cher Doë&teur, à la
vue de ces hommes féroces , je ne pus me défendre
d'un mouvement de frayeur, qui fit, en un inftant,
évanouir les idées qui m’occupoient fi agréable-
ment. Ils étoient tous armés; je craignis quelque
attaque de leur part: mais je fus rafluré par les
Maures qui m’accompagnoient. Dès qu'ils furent à
maportée, je les faluai félon la coutume du pays, &
je leur fis dire de fe tenir à une certaine diftance
de nous, à caufe de la contagion. Ils ne firent
aucune difficulté de sy foumettre. Ils saccroupirent
en cercle autour de nous, & caufèrent pendant
quelque temps avec leurs femblables. Ils me de-
mandèrent fi je voulois du latage. Je laçceptar.
23 VOYAGE
Auffi-tôt deux d’entre eux fe détachèrent, & re=
vinrent peu à près chacun avec une écuelle de
bois pleine de lait. Jen bus avec plaifir; & maloré
leur ton brufque, leur air prefque toujours me-
naçant, je fus fenfble à leur réception. Je leur
en exprimai ma reconnoiflance par mes geftes, &
je leur diftribuai un peu de poudre & de plomb
qu'ils m'avoient demandés. Oubliant alors la pein-
ture que l’on m'avoit faite de leurs mœurs, ou
plutôt attribuant leur férocité au defpotifme fous
lequel ils gémiflent, & peut-être à la fréquenta-
tion des Européens , avec lefquels ils peuvent
avoir appris à être fourbes & méchans, je m’efforçois
de me perfuader, comme je l’avois cru jufqw’alors,
que plus fhomme étoit près de la nature, plus il
devoit être bon; je ne voyois plus en eux que
ces patriarches de l'antiquité uniquement livrés aux
foins de leurs troupeaux, & exempts de cette
foule de néceffités inventées par le luxe. Fy voyois
des hommes à qui j'étois redevable de lhofpitalité,
pufqu'ils m'offroient leurs tentes pour afyle; &
fi je ne trouvois pas en eux cette politeffe maniérée …
d'Europe, au moins croyois-je y voir une dure
franchife , telle qu'elle doit être dans l'homme de
la Nature. Ceft ainfi que tout en raifonnant avec
moi-même , & me laïffant abufer par ce defir fi
attrayant de trouver dans tous les hommes un fond
de bonté naturelle, je me livrois avec plafir à
EN BARBARIE. 29
une erreur dont je n’eus par la fuite que trop ts
d'être détrompé.
Lorfque je les quittai, n'ayant point, par pru-
dence, voulu entrer dans leurs tentes, ils m’accom-
pagnèrent un demi-quart de lieue ; en nous féparant
ils me fouhaitèrent, en leur langue, bozheur &
paix. Inftruit du fens de leurs expreffions, je les
leur répétai avec attendriflement , & je m’applau-
diflois que les premiers mots arabes que je pro-
nonçoiïs, ferviflent à exprimer ma reconnoiffance,
Jai éprouvé à-peu-près la même réception chez
les différentes Tribus Arabes que jai parcourues
jufqu’à préfent : je n’ofai, pendant les premiers jours,
pénétrer dans leurs tentes, de peur de la pefte ;
comme le temps étoit très-doux, le ciel ferein, je
me faifois tous les foirs arranger une petite cabane
de fewillage, peu éloignée des tentes, & je pañlois
la nuit étendu fur le gazon où je goûtois un fommeïl
auffi tranquille que dans un lit bien délicat. Cepen-
dant, comme le danger, vu de près, ne fait plus
d'auffi fortes impreflions, je me fuis infenfiblement
accommodé des tentes des Arabes. Py fuis reçu tous
les foirs, & j'ai honneur d’être admis à leurs repas.
Agréez les fentimens d'amitié avec lefquels, &cc,
20 VOYAGE
EIPSENTE R'EL
AM}, FisEino
Tano 15, mon cher ami, que vous admirez les
chef-dœuvres des grands maîtres au milieu des ruines
de la célèbre Rome, je parcours les plaines ides
anciens Numides. Pari ces contrées défertes. &
incultes, que de jouiffances, que de richefes pour
le Naturalifte ! que d'utiles leçons pour PObfer-
vateur philofophe ! Vous cherchez les Romains
chez les Italiens, & peut-être ne trouvez-vous
plus dans leur figure, dans leur caraëétère, cette
noble fierté, ces traits de majefté &t de courage qui
annoncoient en eux les maitres de l'Univers. Je
fuis plus heureux que’ vous. Il me femble | dans
chaque Arabe montagnard, reconnoïre un Gétule
ou un Numide: mais, puis-je me féliciter de.ces
traits de reflemblance dans un peuple qui a con-
fervé la férocité &c les mœurs. des premiers habitans
de ces contrées? Qu'il eft humiliant pour la nature
humaine, de voir prefque toutes:les nations dégé-
nérer infenfiblement des vertus de leurs ancêtres,
ëz n’en perpétuer que les vices! Ceft cependant le
tableau que nous offre lhiftoire de tous les âges.
Où trouver aujourd’hui les Sages de la Grèce, le
EN. BARBARIE. 31
favant Esyptien, & les héros de l'ancienne Rome à
Nous les chercherions inutilement dans leurs def-
cendans, tandis que PAfiatique a confervé fa pre-
mière molleffe, & que le barbare Africain eft encore
altéré de fang.
Que de figures dignes de votre pinceau j'ai déjà
rencontrées parmi les Maures! Des ÿeux pleins de
feu & de courage , un regard féroce, des traits
mâles & fortement prononcés, le nez aquilin, des
bras nerveux, la taille haute, la démarche fière,
les jambes, les cuifles & les épaules prefque toujours
à nu, tel eft l'extérieur de la plupart des Maures.
Ils ne font point naturellement noirs, malgré le
proverbe, & comme le penfent plufieurs écrivains ;
mas ils naiflent blancs, & reftent blancs toute
leur vie, quand leurs travaux ne les expofent pas
aux ardeurs du foleil. Dans les villes les femmes
ont une blancheur fi éclatante, qu'elles éclipferoient
la plupart de nos européennes; mais les Mauref-
ques montagnardes, fans cefle brülées par le foleil &
prefque toujours à moitié nues, deviennent, même
dès enfance, d’une couleur brune qui approche
beaicoup de aies de la fuie.
Leur habillement eft intérefflant à connoître. Je
le crois de la plus haute antiquité. L'on m'a afluré
que du côté du défert de Saara, plufieurs, Arabes
étoient parfaitement nus. J'en ai en effet rencontré
quelques - uns qui navoient aucune. efpèce, de
LA
Li
32 VOYAGE
vêtement; d'autres qui ne portoient qu'un légei
calecon : maïs le plus grand nombre ont un habil-
lement plus ou moins détaillé , felon leur condition.
ou leur fortune, Les uns, ce font les plus pauvres
& par conféquent les plus nombreux, s’enveloppent
d’une pièce d’étoffe de plufieurs aunes, qu'ils en-
tortillent , chacun à fa manière, autour de leur
tête & de leur corps. Cet habilement a été par-
fiitement bien décrit par M. de Fénelon, en parlent,
dans fon Télémaque, de la coutume des Bæœtiens.
Leurs habits, dit-il, font aifés à faire; car en «
doux climat on ne porte qu'une pièce d’étoffe fine &
légère qui n'eft point taillée, & que chacun met a longs
plis autour de fon corps pour la modeflie , lui donnant
la forme qu'il veut. ( Liv. 8.) D’autres ajoutent en
deffous, foit une chemife femblable à celle de nos
femmes, foit une tunique de laine fans bras qui
leur defcend jufqu'aux genoux. Les plus riches
portent, outre cela, une efpèce de chappe a capuchon
aflez femblable aux manteaux de nos hermites (1).
La fineffe de leurs habillemens eft encore relative
à leur fortune. Pai vu plufieurs chefs Arabes revêtus
d'étoffes de laine que j'ai fouvent pris au premier
afpe& pour une très-belle mouffeline , d’une blan-
cheur éclatante. La laine de Barbarie a toujours été
renommée par fa beauté,
SO QIANR LAID EUR LAN AEN Noa PSE STONES LES
(1) Voyez la Lettre V,
Les
EN BARBARIE. 33
Les femmes ont, pour s'habiller, la même pièce
d'étoffe que les hommes ; mais elles larrangent
un peu différemment. Elles en font une efpèce de
robe qui couvre chez elles plufieuts parties décou-
vertes chez les hommes. Les Maurefques portent,
outre cela, quelques ornemens qui ne contribuent
frement pas à relever leur beauté. Elles ont les
cheveux treflés, quelquefois flottans fur leurs
épaules, tandis que les hommes font rafés, & ne
confervent dans le milieu de la tête qu’une flotte
de cheveux; les oreilles, les bras, & les jambes
des Maurefques font ornés de grands anneaux de
fer; quelquefois elles y ajoutent des morceaux de
corail. Coquettes à leur manière, au lieu de rouge,
qui fûrement n'embelliroit pas leur peau noire,
elles emploient la poudre à canon mêlée avec de
l'antimoine , pour tracer différentes figures fur lens
front & au-deffus de leurs paupières. Les hommes
s’en font autant aux bras, à l’eftomac & au-deflus
des mains : je crois qu'il fe mêle un peu de fuperf-
tition dans ces caraétères myftérieux. Si, pour
fuppléer aux couleurs qui leur manquent, nos
Européennes avoient à fubir une opération aufli
douloureufe que les Maurefques, je doute fort
qu'elles vouluffent avoir d’autres charmes que ceux
de la nature. Les femmes Arabes, pour rendre ces
marques ineffaçables, fe percent la peau d’un grand
nombre de coups d'épingles, & quand le fang a
Part. I. C
34 Vo :YHAVEME
eflé de couler, elles appliquent leur.poudre bien
fine, & linfinuent dans les pores ouverts de la
peau par des frottemens réitérés. Ces marques alors
font ineffaçables, & difpenfent les femmes de dé-
pofer tous les foirs leur beauté faétice fur leur
table de nuit, Jai rencontré beaucoup d’enfans aux-
quels Pon avoit teint lessongles des mains en un
rouge jaunâtre; mais cette couleur ne tient pas (1).
C'eft parmi les Arabes errans des montagnes &x
du défert, que lon reconnoït particuliérement le
coftume que je viens de vous décrire. Ceux qu
habitent les villes varient davantage leur manière de
s'habiller. Les uns vont la tête nue ou recouverte
tout an plus d’une calotte rouge ; d’autres portent le
turban comme les Turcs, & une partie de leur
accoutrement. [ls fe fervent de babouches, tandis
que les montagnards vont toujours nuds pieds.
L’habillement des Maures eft commun à prefque
tous les habitans de l'Afrique , jufaues par-delà la
Guinée, & même aux Arabes de l’Afie. Les ama-
teurs de l'antiquité auroient de belles recherches à
faire fur le coftume des Africains &*des Arabes
Afatiques. Ce qui me porte à croire qu'il doit être
très-ancien , c’eft que ces peuples ignorent abfolu-
ment la varièté des modes. Le fils ne s’aviferoit pas
_
(1) L'on emploie pour cet objet le fuc d’une plante
nommée Henné, Lawfonia inermis, L. Syf. veg.
EN BARBARIE. 35
de s'habiller autrement que fon père ; d’ailleurs quand
il le voudroit, linduftrie eft fi bornée, que les
ouvriers feroient fort embarrafiés s'il f«iloit changer
la forme des habits, tout gênans qu'ils font.
Le logement des Maures cft äuff fimple que leurs
vêtemens. Ils nhabitent que des tentes, ou des
cabanes formées de branches d'arbres & de rofeaux,
La réunion de plufieurs tentes fe nomme douare.
Il y a des doueres de dix, quinze, vingt tentes,
comme 1l y en a de plus de cent. ee. tentes fe
placent circulairement, «fin de pouvoir, pendant la
nuit, renfermer le troupeau dans leur milieu. S'il y
a quelque efpace vuide entre deux tentes, on le
remplit par des brouflailles & des épines, afin de
fermer le paflage aux bêtes féroces. La forme de
chaque tente eft à-peu-près celle d’un tombeau,
ou de la carène d'un vaifieau renverfé, comme
dit Salufte en parlant des habitations des anciens
Numides (1). Elles font baffes, excepté celles des
chefs, qui ont un peu plus d'élévation & détendue.
Là matière eft en laine d'un tiflu trè:-{erré, teinte
en noir ou en brun. La facilité de tranfporter ces
fortes dhsbitations , fit que les Maures changent
fouvent. de local, felon la faifon ou feion leurs
(z) Cæterum adhuc ædificia Numidarum agreflium, quæ
Mapalia ils vocant oblonga, incurvis lateribus te6ta, 4
navium carinæ funt, Sal, Bell. Jugur.
C 2
36 VOYAGE
befoins. Dans l'hiver ils choififfent, aux pieds d'une
colline, une expofition au midi ; ils fe rapprochent
pendant l'été, des pâturages & des fources d’eau.
L'inventaire de leurs meubles eft bientôt fait. Ils
ne connoïflent d'autre lit que la terre fur laquelle
les plus délicats étendent un peu de paille, une
natte, ou un groffier tapis. Quelques vafes de terre
pour cuire & apprêter le corcouçon , une écuelle
de bois pour puifer de l'eau & traire les vaches,
une peau de bouc pour battre le beurre, deux
petites meules portatives pour écrafer le blé & le:
réduire en fémoule; voilà à quoi fe borne toute
leur batterie de cuifine.
Vous imaginez bien, d’après cela, que leurs repas
ne doivent être ni fomptueux, ni délicats. En
effet, rien de plus fimple & de plus frugal. Ils ne
font par jour qu’un repas qui exige quelque apprêt.
Hors de-là ils ne prennent rien, ou ils fe conten-
tent de quelques fruits ou racines fauvages. Les
plus aïfés font cependant deux repas qui ne con-
fiftent que dans le feul courcouçon.
Avant de vous expliquer comment les Maures
font le courcoucon , il eft effentiel de vous faire ob-
ferver que le blé de Barbarie, peu différent du nôtre,
ne donne cependant pas, comme celui de France,
une farine pure, abondante & nutritive : mais il
fautdiftinguer dans le grain la partie farineufe d'avec
la partie dure. La première eft en très - petite
EN BARBARILE. 37
quantité ; elle fe trouve ordinairement à [a pointe
du-blé & dans fon milieu. Cette farine fait de très-
mauvais pain noir : aufli ne s’en fert-on point. On
labandonne aux animaux, ou bien on la mêlange
en petite quantité avec la partie dure. Les Maures
ne connoïflent point l'ufage du pain. Ils écrafent le
blé en grumeaux par le moyen de deux petites
meules portatives, d’où il réfulte une efpèce de.
très - grofle /émoule, qu'ils nomment courcouçon.
Quand ils veulent apprêter leur repas, ils entaffent
cette fémoule dans un vafe de terre percé de petits
trous, & placent ce vafe en forme de couvercle
fur la marmite où cuit la viande. Les vapeurs qui
s’en élèvent pénètrent le grain & le gonflent. Cette
opération finie , 1ls retirent L courcouçon, le mettent
dans un autre vafe large & plat fupporté par un
pied, comme celui de nos verres à boire. Cette
nourriture leur tient lieu de pain; à mefure qu'ils
la mangent, ils la démêlent avec un peu de bouillon,
de lait, de beurre ou de miel. Pardeflus le cour-
couçon ils placent la viande cuite, que chacun
déchire avec les doigts : c’eft ordinairement de la
volaille, du chevreau , du bœuf ou du mouton.
Le courcouçon anfi préparé, le chef de [a tente,
ou tout autre Maure d’un rang au-deflus des autres,
sempare du plat, mange le premier, & feul. IE
fe tient accroupi, & pofe le courcouçon devant
lu. Il en prend un peu avec les doigts, en forme
C 3
38 VOYAGE
des balottes dans le creux de la main, & fe les jette
dans la bouche avec beaucoup d'adreffé Quand les
chef ont fini, le plat pañle entre les mains de ceux
qui'viennent aprés, aux enfans, par exemple, qui
ne mangent jamais avec leur père, ni même devant
hui, au moins chez les M.ures d’une certaine df-
tinétion. Les femmes mengent les dernières ; elles
n'ont que le rcfte des hommes, même celui de
leurs propres enf.ns. Elles feules font chargées des
äpprêts de ce repas. Les Maures, d'après les prin-
cipes de leur religion, doivent, ävant & après le
repas , fe laver les mains, la barbe & la bouche,
mais beaucoup négligent cette cérémonie. Comme
Mufulmans , 1ls n’ont que l'eau pour boïflon, qu'ils
puifent avec une écuclle de bois, & dans laquelle :
ils boivent tour-à-tour. Ils ne refufent cependant
point de vin quand on leur en préfente, & qu'ils
ne font pas vus. Jen ai connu beaucoup qui même
en buvoient avec excès. |
Quand les Maures entreprennent des voyages de
long cours, & dans des lieux où ils ne peuvent
trouver lholpitalité, ils emportent avec eux une
certaine provifion de fémoule, & quand la faim les
preffe, ils en forment , dans le creux de leurs mains,
quelques balottes avec de Peau; ce léger aliment
leur fuffit, & les foutient pendant de très -longues
routes.
I eft d'autres Arabes dont la vie eft encore bien
NX
EN BARBARIE. 39
plus dure & plus miférable. Ce font ces hordes in-
domptées qui n'habitent que les lieux inaccefbles,
Elles n’ont aucune pofleffion , aucun afyle fixe. Si
quelquefois elles enfemencent une mince portion
de terre, fi elles ont des troupeaux, comme elles
ne peuvent éviter de fe fixer dans les plaines, elles
ne tardent pas à être dépouillées. Ces malheureux
fe retirent alors dans des bois Cpais &c impénétrables,
dans les gorges affreufes des montagnes ou dans le
creux des rochers. Ils vivent féparés les tms des
autres, & font obligés, pour ainf dire, à broutcr
Fherbe des champs. Les fruits fauvages, les racines
tendres , les jeunes pouffes des plantes leur fervent
de nourriture. La plupart ont des armes à feu; c’eft
le plus précieux héritage qu'un père puifle laiffer
à fes enñfans: ils pourroient s’en fervir pour la
chafle; mais comme ils ont beaucoup de peine à
fe procurer de la poudre & au plomb, 1ls les con-
fervent pour défendre leur Hberté. Ils préfèrent
l'indépendance & la mifère, à un genre de vie plus
tranquille , & dont ils ne pourroient jouir qu’en
fe foumettant, comme les autres, au defpotifme
des Turcs. Ces Arabes font les plus cruels de
tous. Je ne ferois pas éloigné de croire qu'il n’y
at parmi eux des anthropophages, tant ils font
affamés & avides de fang humain. Perfonne n’ofe
pénétrer dans les gorges de leurs montagnes. Les
fouverains du pays y ont quelquefois conduit des
C4
40 V oi ALG:E
camps aflez confidérables; mais ces entreprifes n’ont
jamais eu de fuccès. Ou les troupes ont été égorgées
dans les défilés , ou les Arabes fe font difperfés dans
l'intérieur de leurs montagnes. Quelquefois ils def-
cendent dans les plaines, & viennent dépouiller les
nations voifines. J'ai rencontré plufeurs de ces
Arabes. Leur figure eft horrible. Ils font maigres,
déchernés, couverts de lambeaux, & dégoñtans
par leur mal-propreté. Ils ninfultent les voyageurs
qu'autant qu'ils font en force; mais comme ils
vivent loin les uns des autres, lorfque lon ne
féjourne pas chez eux, & qu’on ne leur laïfle pas
le temps de fe réunir, on peut, dans bien des
endroits, pafler fans danger. Voilà, mon cher ami,
des êtres bien différens de nous, bien éloignés des
douceurs de la focièté ; mais je n’ai fait qu'efquiffer
le tableau : il eft fi pénible de peindre l'homme
méchant, que ma plume fe refufe à vous en tracer
le portrait.
Je fuis avec amitié, &c.
EN BARBARIE. 41
| AE CAE D 168 à CON AP A
Au même.
Jr confens volontiers, mon cher ami, à vous
donner fur la politefle & plufeurs autres ufages
des Maures, les renfeignemens que vous me de-
mandez. Je defirerois vous pofléder avec moi;
votre pinceau rendroit fidellement ce que ma plume
ne peut que vous peindre très-imparfaitement.
Quoiqu’en apparence à demi-fauvages, les Maures
ont cependant entre eux des fignes reçus pour ex-
primer l'amitié & le refpet, fignes qui n’ont point
parmi eux plus de vérité que parmi nous. Le falut
le plus ordinaire, quand les Maures s’abordent, eft
de mettre la main droite fur la poitrine en inck-
nant la tête ; ils fe fouhaitent, dans cette pofture,
le bonjour l'un à l'autre. Ils s'informent enfuite de
la fanté de leurs parens, en les nommant les uns
après les autres, demandent des nouvelles 4 /2
jument, du troupeau, de la tente, &c. Si ce font
deux Maures de connoïffance, ils sembraflent en
fe baïfant réciproquement le vifage & l'épaule, ou
bien ils fe prennent la main & fe la baifent alterna-
tivement. Dans la plus grande familiarité, & lorfque
Von fe voit fouvent, lon ne fait que fe toucher
42 V. Oo YANG
la man de l'extrémité des doigts. Chacun enfuite
porte fes propres doigts à la bouche, &c les baife.
Lorfque les Maures abordent quelqu'un en di-
onité, un chef, un Bey, un Kaïde, ils lui baïfent
refpeétueufement la main. Une marque de faveur
de la part d'un Grand, eft de préfenter le dedans de
fa main aux fujets qui viennent lui rendre hommage,
& qu'il veut diftinguer des autres: ordinairement
il ne préfente que le deflus. Enfin, pour plus grande
marque de foumiffion, on lui baïfe la tête, les
épaules , le turban, les habits. Il en .eft même.
qui fe profternent, en pofant un genou en terre.
L'on n’aborde jamais les Grands fans quitter” fa
chaufure. |
En voyage, quand deux Maures fe rencontrent,
ils fe faluent, & fe font toutes les queftions que
Jai rapportées plus haut, fans s'arrêter, en conti-
nuant leur chemin, fouvent en fens oppofé; de
forte qu'il arrive qu'ils font hors de la portée de
s'entendre , avant qu'ils foient à la fin de leurs
queftions. Cela ne les empêche pas de les continuer.
Dans la converfation, leurs geftes font vifs, ex-
prefifs, pleins de naturel & de graces. En les
étudiant avec attention, il ne feroit pas difficile
de fafir à-peu-près le fujet de leur entretien. Leurs
accens font forts, aigus. Le fon de leur voix ft
fonore & s'entend au loin. L’habitude de vivre au
milieu des champs, & de fe parler de fort loin,
(
EN BARBARIE. 43
leur fait prendre dès l'enfance, la coutume de parier
très-haut. J'ai remarqué que dans les villes leur voix
étoit beaucoup plus adoucie, & que leurs accens
blefloient moins les oreilles.
Les Miures nattachent point aux rots lidée de
mal-propreté & d'intempérance que nous y atta-
chons. Au contraire, quand quelqu'un rote ou
éternue , l’on forme, comme chez nous, des vœux
pour fa fanté. Saha, lui difent-ils, que cela vous
fafle bien. Us emploient cette expreffion pour une
foule d’autres fonétions. Si un d’entre eux mange,
boit ou fume , ils lui difent f4ka , application
beaucoup plus jufte que la nôtre, quand nous
buvons à la fanté de quelqu'un.
Quand les Maures font en repos, leur poftion
ordinaire neft pas d'avoir les jambes croifées,
comme les Turcs; mais ils font accroupis, leur
fufil droit entre leurs jambes, car ils ne quittent
jamais leurs armes, excepté fous leurs tentes. Ils
paflent ainfi des journées entières à rien faire, &
fe croient très-heureux lorfquils peuvent fe livrer
tout enticrs à l’oifiveté,
Jai l'honneur d’être, &c.
44 Vovac'Æ
LE TT RES. TER
AL Eur DAME
J AMAIS, mon cher Doëéteur, je n’ai mieux apprécié
les avantages d’une nation policée, que depuis que
jhabite chez un peuple barbare : jamais la beauté,
la commodité de nos grands chemins ne m'a tant
frappé, que depuis que je fuis obligé de voyager
à travers des brouffailles & des marécages. Combien
huit jours de courfes, comme j'en ai faites depuis
quelque temps, changeroient les idées de ces Eure-
péens délicats qui ne ceffent de fe plaindre des
auberges & des fatigues de leurs voyages ! Dans ce
pays-ci lon ne connoit ni hôtelleries, ni chaïfes
de poftes, n1 Aubergiftes attentifs & obligeans. Il
ne faut pas s’imaginer trouver des grandes routes ,
des chemins battus & ombragés, des lieux de repos
& de délaffement : trop heureux fi à la fin d'une
journée fatigante lon pouvoit rencontrer quelque
chétive bicoque, & un mauvais grabat ! Jamais 1l
ne le faut efpérer.
Pour voyager dans ces contrées barbares, il faut
oublier l'Europe ; il faut renoncer à ces doucess
habitudes contraétées dès l'enfance, & qui devien-
nent par la fuite des befoins prefque indifpenfables.
EN BARBARIE. 45
Si les obftacles rebutent ; fi les dangers épouvan-
tent ; fi l'on n’a point une fanté robufte, exercée
à la fatigue ; fi lon ne peut saccommoder de tout,
devenir, en un mot, l'homme de tous les pays,
jamais lon ne doit fonger à fortir de fa patrie.
Le feul moyen de voyager un peu commodé-
ment en Barbarie eft d’avoir une tente à foi, & ce
faire d'abondantes provifions : mais quelquefois ces
adouciffemens ne font pas poffibles. Il faut alors fe
réfoudre à fe fervir des tentes des Maures, toutes
mal-propres & dégoûtantes qu’elles font; il faut
fur-tout s’accoutumer à leur nourriture frugale 8c
peu délicate. Combien de fois lon part le matin
fans favoir où lon arrivera le foir! combien de
fois, égaré dans ces déferts, il faut chercher fon
chemin à travers des brouflulles, d'épaifles forêts,
des rochers efcarpés, des fables brülans ; tantôt
arrêté par une rivière qu'il faut pañler à gué,
par un lac qu'il faut contourner, par des marais
que lon ne traverfe jamais fans danger; tantôt
brülé par le foleil, ou percé par la pluie; d’autres
fois mourant de foif, fans trouver de fources pour
fe défaltérer! Si lon na point de provifions, il
n'eft guère poffble de rien prendre avant le foir.
C'eft le feul moment où les Maures faffent un
repas réglé, & où ils puiflent offrir quelque nour-
riture au voyageur.
Enfin la nuit arrive, Ce moment de repos poux
46 V.o. x Ag E
le voyageur européen, en eft un de fatigue pour
le voyageur africain. Il faut alors choifir un terrein
fec, abrité, pour y drefler une tente; il faut deffeller
les chevaux, débagager les mules, couper du bois,
allumer des feux, &c prendre tous les moyens
qu'indique la prudence pour fe mettre à l'abri des
bêtes féroces & des voleurs. Il eft bon de ne jamais
camper loin des tentes arabes, quand on en ren
contre. Ils fourniflent bien des fecours lorfqu'ils
font traitables, & ils le font toujours, dès sl
vous voient avec une bonne efcorte.
Ceft, comme je l'ai déjà dit, fur la terenue,
ou tout au plus recouverte Es natte, que les
Maures paffent la nuit ; &c c’eft ainfi que le voyageur
doit fe déterminer à la pafler, à moins qu'il ne foit
pourvu d'un matelas, auquel cependant 1l hu faut
renoncer , quand 1l a effuyé une forte pluie. D’ail-
leurs comme tous ces attirails font gênans, 1l vaut
mieux , dès le commencement, adopter la coutume
des Maures , à laquelle il en faut venir tôt ou
tard.
Quant aux précautions néceflaires à ma fürete,
voici comment je m'y fuis pris. Avant de quitter
la Calle, jai commencé par m'informer des nations
qui faifoient le plus de commerce avec la Com-
pagnie , & chez lefquelles un chrétien pouvoit aller
fans danger. Jai pris avec moi quelques Arabes dont
jétois für de la fidélité. Je leur ai fait entendre
EN BARBARIE, 47
qu'en parcourant le pays, mon intention étoit de
travailler à la recherche des plantes propres à la
Médecine. Ce motif eft le feul que fon puifle
donner à des hommes qui ne conçoivent pas com-
ment l’on peut être attiré chez eux par la feule
curiofité, & comment ün homme peut voyager
pour l'unique plaifir de voyager. Ils font d'ailleurs
tous portés à foupçonner des intentions perfides
dans les étrangers qui abordent chez eux, & qui
veulent y faire des obfervations. Mais le titre de
Médecin, auquel ils attachent une certaine conf-
dération, leur infpire la confiance, & les rend plus
traitables. Dès que je fuis reçu chez une nation, je
tâche de mettre le chef dans mes intérêts, & jen
obtiens prefque toujours des cavaliers qui m’accom-
pegnent chez d'autres nations amies, & auxquelles
je fuis recommandé. Ces cavaliers jurent fur leur
tête de me ramener; fi au retour j'avois à men
plandre, ils feroient févérement punis par le chef
qui me les avoit donnés. Ceft amfi que je fus
venu à bout de pénétrer chez ces hommes de fang,
& peu-à-peu de m'éloigner des côtes. Je vous ferai
part dans d’autres Lettres, de mes obfervations &
de mes courfes ; mais je ne peux terminer celle-ci
fans quelques réflexions fur le genre de vie auquel
je fuis foumis depuis que j'ai quitté la Calle.
Il eft, mon cher Doéteur, une foule de préjugés .
gationaux dont on ne peut fe dépouiller que dans
{
48 VOYAGE
des voyages femblables à celui que je fais. Les
peuples civilifés fe reffemblent tous. Les traits qui
les différencient font peu marqués ; 1l faut, pour
les faifir, un taét délicat, une finefle de jugement
peu commune. Chaque nation a, fans doute, un
cara@tère , des coutumes, des mœurs qui lui font
propres; mais toutes font guidées par des principes
communs ; toutes, plus ou moins éclairées par les
arts & les fciences, travaillent à réunir autour d'elles
les différentes commodités de la vie. Chez les peuples
policés, le génie aétif & créateur fans cefle invente
& perfeétionne. Il embellit la demeure de l’homme,
& convertit à fon ufage les produétions de la Nature :
mais ces commodités tant vantées, ces douceurs
de la vie fociale font autant de liens qui rendent
Phomme efclave d'une foule de befoins fattices, &
en font un être malheureux lorfque fes richefles ou
fon travail ne peuvent fournir à fes néceflités. Accou-
tumés dès l'enfance à jouir de ces avantages , nous
les croyons fi effentiels à notre exiftence , que, pour
nous les procurer, nous oublions les travaux, les
les fatigues & les inquiétudes qu'ils nous coûtent.
Nous ufons nos forces, nous détruifons notre fanté,
nous facrifions tous nos inftans à lacquifition d’une
fortune qui fouvent nous échappe ; & fur le bord
du tombeau, nous méditons encore de grandes en-
treprifes, dans l’efpoir d’un prétendu bonheur que la
mort vient nous ravir. Né au milieu de ces préjugés,
Je
EN BARBARIE 49
“je les avois confervés jufqu'à préfent ; je plaignois
ces peuplades errantes auxquelles nos belles décou-
vertes font inconnues, qui n'ont ni pain, milit,
n; maifons. Cétoit beaucoup pout moi de croire
à leur exiftence; mais je n’imaginois pas qu’un tel
genre de vie fût poffible à un Européen.
L'expérience m’a détrompé, mon cher Doéteur;
non-feulement je connois cès hommesque je croyois
fi malheureux, mais encore j'habite parmi eux, je
vis comme ils vivent. Jai adopté leurs coutumes
d'abord. par néceflité, a@tuellement par habitude.
lis ne mangent point de pain; ils ignorent: lart
d’apprêter les viandes; l'eau eft leur feule boiflon.
Que s’enfuit-11? Quils en font plus fains, plus
robuftes,, & que les maladies font rares parmi
eux. Ils n'ont point de maïfons; mais qu’en eft-il
befoin dans ces heureufes contrées où une fimple
toile, une cabane de feuillage , le creux d’un rocher
fufffent dans les plus mauvais temps pour garantir
des injures de l'air? Ils dorment habillés fur la
terre, fouvent au milieu de humidité; ne femble-t-il
pas qu'ils doivent être affaillis par cette foule de
maladies que chez nous la Médecine arme contre
le téméraire qui oferoit en faire autant? Je vous
avoue, mon cher Doëteur,. que je fus d’abord un
peu épouvanté lorfqwil me fallut, pour la première
fois, faire sufage d'un lit à la maurefque. Jétois
accablé de fatigue; ce fut pour moi un excellent
Part. I. D
so Vovace .
foporatif : je dormis aflez bien; mais à mon réveil
fentant mes habits humides, je craïgnis pour ma
fanté. Heureufement je n’eus que les côtes un peu
froiflées : ce ne fut rien, & mes côtes s’accommo-
dèrent de la terre dure pour lit, ainfi que ma tête
de la felle de mon cheval pour couffin. Je peux
vous certiñer, mon cher Doéteur, qu'avec un peu
d'habitude lon dort auffi bien de cette manière que.
dans un litenvironné de doubles rideaux. Le fom
qui alors n’excède jamais les befoins de la Nature, fait
couler dans tous les organes le baume desla fanté.
La refpiration eft plus vive; lon fe fent animé d’une
nouvelle exiftence que lon regretteroit de perdre :
par un fommeil trop prolongé.
Il eft d’ailleurs, au moment du réveil, une autre
jouifiance que bia peu favent apprécier , parce que
pettfavent ; jouir des beautés de la Nature, Au milieu
de ces déferts filencieux laurore paroït , lhorifon
eft embrafé de fes feux; fes premiers rayons frap-
pent la pointe des montagnes : peu-à-peu la plaine eft
éclairée, les objets fe diftinguent, les fleurs s’entre-
ouvrent & parfument l'air ; l’oifeau fecoue fon
plumage & falue le nouveau jour; en un inftant
la Nature s’anime , & préfente par-tout des tableaux
enchanteurs. La chèvre eft fufpendue aux rochers,
le bœuf paît dans la plaine, l'agneau bêle à côté
de fa mère, & la campagne devient au loin l'image
dc la vie paftorale. Voilà de ces plaifirs que je
_. EN BARBARIE. st
moublierai jamais, de ces plaïfirs inconnus à qui
conque ne fait dormir que dans le fond d'une
ténébreufe alcove.
Jai l'honneur d’être, &c.
LeESTET'R E IX.
Au même.
Avanr de quitter la Calle, encore un mot, mon
cher Doëteur , fur les nations qui Pavoifinent. Cette
placefert de limites aux royaumes de Tunis & d'Alger.
La partie de l'e/? eft habitée par les Nadis. Les Nadis !
nation féroce, qui ne s'eft rendue indépendante que
pour être cruelle avec impunité ; nation fangui-
naire, à qui la guerre ne plaît que parce qu’elle
offre plus d’occafions d'égorger fes femblables ;
nation perfide qui ne figne de traités de paix que
pour furprendre avec plus de facilité la bonne-foi
de l'ennemi; enfin nation vile & lâche, qui ne
fort de fes montagnes qu’à la faveur des ténèbres ,
n’attaque fon ennemi que par embüches, & lorfqu'il
eft fans défenfe : en vain les Beys de Tunis & de
Conflantine ont eflayé de la foumettre. Les Nadis
leur ont toujours échappé. Ils paient cependant quel-
ques légers tributs pour ne pas être trop inquiétés
D 2
2 VOYAGE
dans le commerce qu'ils font avec la Calle : ils
cultivent quelques terres & élèvent des troupeauxs
mais dès qu'ils font attaqués, ils abandonnent les
plaines, & vont chercher la liberté dans le creux
de leurs inacceflibles rochers. En guerre prefque
continuelle avec leurs voifins, ils ont aufli parmi
eux des divifñons inteftines ; ils ne s'accordent que
pour faire le mal. Leur vie eft inquiète, agitée,
miférable ; à peine ont-ils de quoi fe nourtir. Ils
font mal-propres, couverts de haillons, fujets à
beaucoup de maladies cutanées. Peus limprudence
dernièrement , entraîné par la beauté du payfage,
de m’enfoncer dans leur pays d'environ une demi-
lieue. J’étois defcendu dans un vallon très-profond,
recouvert d'une épaiffe brouffaille. Tandis que ÿ'her-
borifois, quelques femmes arabes m'apperçurent,
& vinrent mettre Le feu aux brouffailles qui-étoient
pardeflus ma tête. Je n’eus que le temps dé me
fauver à travers les flimmes.
Le pays fitué à loueft de la Calle fe nomme la
Mazoul : il eft fort étendu, & aflez bien cultivé,
Les différentes nations qui occupent font foumifes
à un feul chef; les plus confidérables de ces nations
font les Ouledy-Dieb, les Zulmis, les Ouled-Hamet ,
les Ouked-Stier, les Ben-Amet, les Agbet-Chaïr. C'eft
avec ces Arabes que la Calle fait le principal com-
merce des grains. Comme je me propofois de com-
mencer mes courfes par ces diverfes tribus, l'amitié
EN BARBARIE. 53
d'Aly-Bey leur chef, étoit pour moi très-effentielles
je me doutai bien que fes rapports d'intérêt avec
la Compagnie me vaudroient, de fa part, une
réception favorable.
Je partis de la Calle pour aller lui rendre vifite ;
accompagné de deux de fes cavaliers & de fon
écrivain. Comme Je voulois tirer parti de ce voyage
pour herbornifer, je fis plufeurs détours, & je
m'arrêtai aux endroits qui me parurent les plus
intéreflans pour la végétation, quoique la faifon
commençât à devenir brûlante, & la terre privée
de verdure.
Après avoir parcouru les plaines de Terraillanne ÿ
de Beaumarchand, où les Chrétiens envoient couper
le foin néceffaire pour la nourriture des beftiaux,
je pénétrai dans les forêts & les montagnes qui les
terminent. J'y ai rencontré des fites extrèmement
agréables, des bofquets où la fraicheur y-eft en-
tretenue par les ruifleaux qui coulent fous leur
ombrage. L'air y eft parfumé d’une foule d'ar-
brifleaux odoriférans : lon ne marche qu'au milieu
des myrthes , des garous , de l’épine - vinette; la
vue eft fans cefle récréée par le mêlange des plus
belles fleurs, par les lauriers-rofes qui fortent en.
touffe du milieu des brouffailles, par les grenadiets
mêlés avec les rofes fauvages, par un parterre dont
Péclat eft infiniment fupérieur aux fymmétries de
Fatt, Pendant l'hiver ces rians cûteaux, au lieu d'une
at dci À
4 VOYAGE
neige trifte & uniforme, font par-tout tapiflés de
plufieurs belles efpèces de narciffe, de tulipes, de
renoncules, & d’anemones ; les orchis, les ellébo-
tines , les férapias, variés à l'infini, leur fuccèdent ;
au printemps ce font des ornithogales, des afpho-
dèles, des iris, des vaftes champs de lupin jaune,
auf fuaves pour lodorat, que beaux à la vue;
dans l'automne, la grande fcille, & une foule de
petites de toutes couleurs, dont plufeuts n’ont pas
encore été décrites, Je n'ai vu nulle part le règne
de Flore auffi brillant.
Je laïffai enfin ces lieux enchantés pour parcourir
les bords des grands lacs dont les habitans de la
Calle ont tant à fe plaindre, mais qu'un Naturalifte
ne peut quitter. Îls ont près de fept lieues de cir-
conférence , s’accroiflent confidérablement par les
pluies de l'hiver, & fe deffèchent en partie dans
les fortes chaleurs. Ils font, en tout temps, cou-
verts d’un grand nombre d'olnée, la Pipe très-
bons à manger.
Je me rendis de-là à Caffon, payfage délicieux ,
où plufeurs tribus Arabes ont fixé leur domicile.
Pour y arriver il faut, fous un ciel dont l'ombre
ne peut a 56 Pardeur, franchir des chemins
très - fatigans , à travers des fables mouvans, dés
rochers aigus, & des brouffailles épaifes : mais auffi
il faut avouer qu'il eft peu d’endroits plus favorifés
de Ja Nature, Plufeurs fources d’eau fraîche arrofent
EN BARBARIE. s5
ces beaux lieux ; de nombreux fieuiers forment des
afyles champêtres où les hommes & les troupeaux
pañfent la grofle chaleur du jour. Les pâturages y
font abondans & délicats, les bofquets très - mul-
tipliés. Les côteaux, s'ils étoient cultivés , feroient
de la plus grande fertilité. Le laurier, l'olivier, le
filaria , larboufier en font un des principaux orne-
mens. Ces côteaux font dominés par des bois de
liège. Ce lieu eft fitué fur les bords de la mer,
d'où la vue s'étend au loin fur la plaine liquide,
Les Maures me reçurent vec amitié, au moins en
apparence ; ils m'offrirent du laitage & des fruits.
Je ne m’arrêterai pas plus long-temps , mon cher
Docteur, à vous décrire les différens lieux que j'ai
parcourus, n'ayant trouvé par-tout que la même
nature avec quelques variétés. Tout ce pays eft
agrefte & fauvage. L'on ne rencontre des terres
enfemencées & cultivées qu'à de très-grandes dif-
tances les unes des autres. Les Maures choififfent ,
pour s'établir, les endroits ombragés, proche des
pâturages & des fources. Si l’eau ou l'herbe vien-
nent à leur manquer, ils vont les chercher ailleurs.
Cependant , avant d'arriver chez Aly-Bey, je
m'arrêtai encore au Sozk, où 1l tient fes efclaves. Il
ne faut point ici attacher à ce mot d’efclave, l'idée
qu'on y attache ordinairement. Ceux d’Aly-Bey ne
diffèrent des autres Maures qu’en ce que leur travail
eft tout entier pour ce chef, qui les nourrit & leur
D 4
56 VOYAGE
fournit tout ce qui leur cft néceflaire, Ils ne peuvent
quitter le pays fans fa permiffion. Les autres Maures
les confidèrent beaucoup. Aly-Bey les occupe à
femer des grains, du tabac, des melons, & à prendre
foin d’une grande partie de fes troupeaux.Ces Maures
habitent, non fous des tentes, mais fous des cabanes
de feuillage, Je crois qu'ils n’ont fuppléé ces cabanes
aux tentes, que parce qu'étant fixés en ce lieu, ils
n'ont pas befoin d’une maïfon portative comme les
autres Maures. Ils occupent une vafte plaine envi-
ronnée de bois. Ceft-là Où j'ai trouvé la meilleure
eau. Elle coule dans un lit de fable fous une voüte
de feuillage. La Nature y a formé dans beaucoup
d'endroits des cabinets de verdure impénétrables
aux rayons du foleil. L'eau y entretient un gazon
frais fous lequel elle s'échappe avec murmure.
Fai trouvé au Souk beaucoup de ruches à miel.
Les Arabes raffemblent les mouches dans une écorce
de liège en forme de tuyau cylindrique, qu'il ont
foin d’enduire de miel intérieurement. Ils en ferment
les deux extrémités, & ne laiflent qu'une petite
ouverture pour donner paflage à l’effain. Ces tuyaux
font étendus à plat par terre, & environnés de
brouffailles. Il eft incroyable combien lon en retire
de miel & de cire. Le premier fert de nourriture
aux Arabes; & le fecond eft un objet de commerce.
I m'a fallu, pour arriver au Souk, traverfer une
forêt que jamais les Faunes & les Druides n'ont
EN BARBARIE. 7
égayée par leur préfence. Ce n’eft point fous ces
ombrages que viennent folâtrer les Nymphes &
les Silvains. Jamais la Bergère n’a foulé d’un pied
léger le gazon rare qui recouvre à peine ce fol
enfume. L’afpe@ de cette forêt eft affreux & lugubre.
Elle n’eft compofée que de lièges. L'année précédente
les Maures y avoient mis le feu. L’écorce des arbres
brülés à la fuperficie, ne préfentoit plus que des
troncs noirs & des branches en partie privées de
feuilles. A mefure que javançois, la fine pouffière
du liège s’attachoit à ma figure & à mes habits. Je
croyois defcendre dans le féjour des morts ;
mon imagination toujours prompte à s’exalter, &
fouvent à fe nourrir de chimères, me peignoit la
forêt enchantée du Tafle, & peu s’en falloit que
je ne me crufle un nouveauRenaud deftiné à détruire
quelque enchantement. Ces idées folles changecient
à mes yeux cette affreufe nature, & jéprouvois
un plaifir particulier à me trouver au milieu de
ces horreurs. Je n’étois cependant pas fans craindre
les panthères & les lions qui font leur féjour dans
ces retraites fauvages. Les traces de ces fers ani-
maux imprimées fur le fable, effrayoient mon cheval
à un tel point, qu'il reculoit épouvanté & fe cabroit
à chaque inftant , infenfible aux coups d'éperons que
je ne lui épargnoïs pas.
A cette forêt fuccéda un vafte étang, que je
ne crains point de comparer au Jac Averne. Son
58 V ox AGE
infetion eff fi forte, qu'à peine leuffé-je côtoyé un
quart - d'heure, je fus faifi par un mal de cœur,
& une pefanteur de tête, qui me firent craindre
de ne pouvoir refter long-temps en ces lieux ; mais
comme lherborifation y étoit belle, & les oifeaux
en grand nombre & très-variés , jy continuai mes.
recherches pendant plus de trois jours. La macreufe,
la poule de riz, & d’autres oïfeaux très -curieux:
voltigent continuellement à la furface de ce lac.
Le limon qu'il dépofe & qu'il life à fec fur fes:
bords eft noir, puant, extrèmement gras. Il eft
mêlé à une foule de végétaux en état de décom-
pofition. Cet étang, peu éloigné du Baftion de
France, y a caufé les mortalités dont je vous aï
déjà parlé plus haut, & qui, enfin, le firent
abandonner pour toujours. Peu de jours après, je
me rendis chez Aly-Bey. Je remets pour ma pro-
chaine lettre à vous parler de fa réception & du
féjour que je fis chez lui.
Jai l'honneur d’être , &cc.
EN BARBARIE. 9
D'ERDER be
Au même.
CE nef point, mon cher Doëéteur, auprès des
petits Souverains Arabes qu'il faut aller chercher
le luxe & la magnificence des Potentats de l'Europe.
Un chef de pafteurs ne peut point étaler loften-
tation des richefles ; & quand il le pourroit, la
politique du pays exige que le plus opulent cache
fes tréfors fous l'extérieur de la pauvreté,
Je n’arrivai chez Aly-Bey qu'après avoir au moins
triplé le chemin par de longs détours. Je trouvai
ce Souverain accroupi à l'entrée de fa tente. Un
peu de paille lui fervoit de trône; des habits un
peu plus fins, & les pieds chauffés le diftinguoient
de fes fujets, qui ne paroïffent devant lui que pieds
nus. Informé qui j'étois, il vint à ma rencontre,
me préfenta la main, & me reçut avec beaucoup
d'affabilité, Je lui fis dire par mon Trucheman,
« qu'ayant entendu parler de lui très-avantageufe-
# ment, je venois lui demander fon amitié, & la
» permiflion de parcourir fon pays, en le priant
# de me donner pour cet objet toutes les füretés
» néceffaires ». Il répondit à mon compliment &
à ma requête avec honnêteté, en m'aflurant que
PP PRES ER ENERE
éo V o Y A G’E
«les Chrétiens éroient [es amis, qu'ils pourroient
» toujours difpofer de tout ce qu'il poffédoit, qu'il
» étoit fâché que la pefte lempêchât de recevoir
» leur vifite auffi fouvent qu'il le defroit ». Il
me conduifit enfuite dans une tente à côté de celle
qu'il habitoit. Nous nous entretinmes pendant
quelque temps de fes intérêts avec la Calle ; du
defir qu'il avoit de rendre le commerce floriffant,
& de plufieurs autres projets relatifs à fes vues. Il
m'accompagna dans les différentes tentes de ce
Douare que j'étois curieux de vifiter. Le bruit s'étant
répandu que jétois le Papas de la Calle, il me
fallut recevoir les complimens des Papas Maures ;
qui me traitèrent comme un de leurs confrères.
Le foir, Aly-Beÿ m'envoya le courcouçon, &
peu après mon fouper, il vint pafler une heure
dans ma tente, en me demandant très-obliseam=
ment fi je n’avois befoin de rien. La converfation
tomba fur les Efpagnols, que lon difoit devoir
inceffamment venir bombarder la ville de Bonne.
Je lentretins des pofleflions des Européens dans le
Nouveau-Monde, de la manière dont il avoit été
conquis, & des grandes richefles que. les Efpagnols
y poflédoient. Mon récit l'intérefa finguliérement;
il me fit mille queftions qui annonçoient fa fur-
prife & fon admiration pour tout ce que je lu
racontois. Plus de cent Maures accroupis en cercle
nous écoutoient avec avidité, Il étoit près de mimi
EN BARBARIE. 6t
quand nous nous féparâmes. Les Maures foupent
& fe couchent fort tard. Aly-Bey me fit apporter
un peu de paille fraîche fur laquelle je m’étendis,
mais fans pouvoir y trouver le fommeil. La chaleur
“étoit exceflive. D'ailleurs les aboiemens' continuels
des chiens, les mugiffemens du troupeau, le hen-
niffement des éépee les chants des Maures, qui
n’ont rien de bien gracieux , éloïgnèrent pour foute
la nuit le fommeil de mes paupières.
Nous nous levâmes de grand matin. (Pai oublié
de vous dire que jétois avec le Chirurgien-Major
de la Calle.) Nous fümes bientôt envirennés d'une
foule de Maures qui tous-vouloient fe faire tâter le
. pouls, & demandoient à être faignés. C'eft une manie
parmi eux de fe croire malades dès qu'ils favent
* que quelqu'un eft médecin. Ils ont à la faignée la
plus grande confiance. Il fallut en fatisfaire quel-
ques-uns. Nous parcourions leurs tentes la lancette
en main; & la foule étoit fr confidérable, que je
is lé moment où moi-même jaurois été forcé de
faigner, le Chirurgien leur ayant dit par plaifanterie
que jétois auffñ habile que lui : peu s’en eft fallu que
jen’euffeéprouvé le fort de Sganarelle; mais Aly-Be y
auquel jeus recours, me délivra des importunités
de ces malades imaginaires. Les femmes avoient le
même empreflement que les hommes. Nous les
trouvions bloties dans un com de leurs-tentes,
occupées des affaires du ménage ; dont elles font
6? Voyacer
feules chargées. À des fignes qui ne font équivoques
dans aucune langue, il m'a paru que nous leur
plaifons au moins autant que leurs matis: mais
nous étions loin des fentimens qu'elles vouloient
nous infpirer. Jamais je n'ai connu d'êtres plus
dégoütans; prefque toutes avoient la gale ; leur
odeur étoit infeête, & leurs habillemens couverts
de crafle & en lambeaux. | ,
Aly-Bey a, fur fes fujets, autorité la plus def
potique. Sa dionté tient lieu de loix; il fuffit qu'il
éommande pour que tout foit bien; il peut être
impunément cruel, injufte, inhumain. La viétime
qu'il immole expire fans vengeur; ceux qui feroient
en droit de la défendre font les premiers à venis
baifer fervilement les mains fanglantes de leur defs
pote. Cependant j'ai trouvé Aly-Bey moins féroce
que les autres Maures. Son règne , qui n’eft que dun
an, n’a encore été fouillé d'aucun grand crime. Ses
mœurs ne font point auf diflolues que celles de
{on frère El-bey, qui régnoit avant lui. Il eft très.
attaché à la religion Mufulmane , lobferve fidelle-
ment ; & punit avec févérité quiconque ofe s’écarter
de la loi du Prophète. Son extérieur eft grave fa
figure douce & gracieufe, fa démarche lente &
compañlée , fa phyfionomie noble, & pleine de
dignité. Il a un efprit naturel, très-fubtil, lorfqu'il
s'agit de fes intérêts. Affez bon politique & plein
d'ambition , il feroit propre aux grandes entreprifes,
—
EN BARBARIE. 63
file Bey de Conftantine, de qui il dépend, ne
Paccabloit de vexations, & ne faifoit épier avec
foin fes plus fecrètes démarches. Son autorité n’eft
pas encore aflez affermie pour un coup d'éclat.
Pai été bien furpris, mon cher Doëéteur, de
trouver dans la Douare d’Aly-Bey une école publie
que, & plus furpris encore de voir un aveugle la
diriger. Cet Arabe réunifloit dans fa tente une dou
zaine d’enfans des deux fexes, auxquels il apprenoiït
à lire & à écrire. Jai remarqué qu'ils ne portoient
point fur leur phyfionomie l'ennui & le dégoût,
trop ordinaires dans nos écoles d'Europe. Le travail
au contraire, n'étoit qu'un jeu pour eux. Ils n’a
voient qu'un feul livre, Ze Coran. Le Maitre d'école
le favoit par cœur, & fe trouvoit, par ce moyen,
à portée de fuivre & de reprendre fes écoliers. Ils
chantoient leur leçon, chacun avec bonne humeur,
&t fur un ton différent. La mufique , il eft vrai,
n’étoit pas fort réjouiffante pour mes oreilles ; mais
au moins Je voyois avec plaifir que parmi ces hordes
fauvages , l'enfance de l’homme n’étoit point livrée
à des maîtres cruels, tyrans impitoyables, qui
flétriflent les fleurs du plus bel âge de notre vie. Les
plus inftruits apprenoient à écrire aux plus jeunes,
* fous la di&ée du maître. Ils avoiént pour tablettes,
au lieu de papier, une planche enduite d'un vernis
blanc ; & pour plume, un rofeau grofliérement
taillé, avec lequel cependant ils écrivoient affez
64 VOYAGE |
vite & bien. Quand ils favoient -parfaitement la
lecon qui leur avoit été diétée, ils lavoient leurs
tablettes & en écrivoient une autre, toujours tirée
du Coran. La féance terminée, chaque enfant alloit
embrafler fon maître & le remercier. Ils en étoïent
traités avec douceur & affabilité. Que j'aurois defiré
en cet inftant tenir un de ces pédans auftères qui ne
favent infpirer aux enfans que des fentimens de
crainte & de dégoût!
_ Puifque j'en fuis fur le compte des enfans,
permettez-moi, mon cher Doéteur, de vous les
peindre tels que je les ai vus ici. Je crois qu'ils ne
font pas indignes de l'attention du Voyageur, &
qu'il eft, dans tous les pays, intéreflant d’obferver
le développement de la raïfon, le progrès des idées,
&c ce qui conftitue , même dans l'âge le plus tendre, le
carattère originel de l’homme, caraétère que l'édu-
cation, l'intérêt, la politique, les paffions humaines
étouffent prefque entièrement dans un âge plus
avancé. Chez la plupart des nations policées, les
enfans, dès leur naiffance, font dreflés à peu-près
comme des marionettes. On leur fait joindre les
mains, balbutier quelques mots latins; on leur
apprend fur-tout les bienféances de la fociété,
c’eft-à-dire, qu'on les exerce à être déguifés, men-"
tèurs, & qu'on les fouette enfuite pour tous ces
défauts, lorfque leurs parens en font les premières
xitimes. Îl n’en eft pas ainfñ chez les Maures. Les
enfans
| EN BARBARIE. 6$
‘énfans font tout-à-fit abandonnés à la Neture. Ils
ont rerement careflés, j: mais bettus. Livrés à eux-
mêmes , ils ne font occupés qu’à des exercices de
leur âge. Ils courent, ils jouent, fe’ difputent, fe
raccommodent ; le plus ardent foleil ne les épouvante
pas; l'humidité & le froid ne leur donnent aucun
rhume ; 1ls fe jettent à l’eau tout couverts de fueur,
ne fe repofent jamais avant de fe défltérer. A
peine peuvent ils marcher, qu'ils accompegnent
leurs pères à ia garde du troupezu, montent avec
hardieffe fur le dos du plus fier taureau, appren-
nent à manier fans bride &c fins éperons le cheval
le moins docile, Familiers avec tous les animaux,
ils careffent la brebis, fe jouent avec la chèvre,
& pourfuivent fans relâche le bœuf qui s’éch:ppe.
Par ces exercices, qui leur plaïfent, & auxquels
on ne les force jamais, ils deviennent forts, légers,
vigoureux, s’'accoutument au genre de vie auquel
ils font deftinés. Ils favent de bonne heure fupporter
fans fe plaindre, la faim, la foif, & les courfes les
plus pénibles. Leurs parens ne font pas aux petits
foins avec eux; une mère trop tendre ne fe hâte
pas deffuyer le front poudreux & fuent de fon fils;
sikfe plant , il n,ft pas écouté; s'il pleure, on eft
infenfble à fes larmes; elles ne font pas pour lui
un moyen d'obtenir ce qu'il demende. On ne le
gêne point dans fes volontés, mais aufli Fon ne fe
foumet jamais aux fiennes. C’eit à hu de {e procurer
Part. I. E
66 VOYAGE
ce qu'il defire. Ne le peut-il point? il apprend à
y renoncer. Jamais il ne s'avife de rien demander,
I le cherche, & par-là 1l ‘accoutume à ne vouloir
que ce qu'il peut. Mais ce défaut de complaifance
‘de la part des pères, cette efpèce d'indépendance
dans les enfans ne forme point , entre le père &c le
fils, ces douces liaïfons, ces rapports fi tendres qui
font, dans les cœurs fenfibles, les délices de la vie.
Dès que les enfans peuvent fe pafler de ceux de
qui ils tiennent l'exiftence, fouvent ils les aban-
donnent , & deviennent pour toujours étrangers
les uns aux autres. Leur fort commun ne les
touche que foiblement, à moins qu'ils ne foient
réunis par des intérêts réciproques. L'amour des
parens eft donc un fentiment prefque inconnu au
cœur des Arabes ; le frère eft fouvent l’ennemi de
fon frère, & la voix du fang, que l’on croit être
fi forte parmi les hommes, n’a ici aucun empire.
J. J. Roufleau , qui voyoit par le feul flambeau
de fon génie, ce que peu favent voir même avec
lexpérience, I. J. Rouffeau a très - bien fenti que
dans l’homme de la Nature la voix du fang devoit
être inconnue, & que la tendrefle réciproque des
parens n'étoit que l'effet des foins & des fervices
donnés & reçus.
Quant au fond du caraëtère des enfans, il eft
le même en Barbarie que par-tout ailleurs. Je les
ai vus, comme chez nous, vifs, bowullans , pleins
EN BARBARIE. 67
” gaîté & de pétulance : mais une obfervation
qui Vous furprendra fans doute, & qui m'a égale-
ment frappé, ceft que leur raifon, que lon ne
cultive point , eft bien plus précoce que celle de
nos enfans, dont on tourmente lefprit dès l’âge le
plus tendre, Parmi nous un écolier de douze à treize
ans, tout couvert de la craffe des collèges, fait à peine
parler devant des perfonnes au-deflus de fon âge;
il eft timide, hébêté, fans contenance; il croit voir
par-tout fon Régent armé de fa redoutable férule.
Le jeune Arabe au contraire, au milieu des tentes,
des campagnes, des troupeaux & des moiflons,
jouiffant en liberté des plaifirs de fon âge & des
bienfaits de la Nature, nourrit fes idées des objets
même de fes plaifirs. Comme il n’eft retenu par
aucune forte de crainte & de bienféance , 1l parle
avec hardieffe, d’un ton de voix ferme & affuré,
la tête droite & les yeux fixes : sil veut qu'on
l'écoute , il eft obligé d'intéreffer, autrement on
le laife parler fans lui répondre. Fait - il des quef-
tions ? on ne fatisfait qu'à celles qui en valent la
peine: mais aufi, pour peu qu'il rafonne jufte,
lon s’entretient avec lui très-férieufement, on le
traite en homme, & cette diftinétion lui infpure
le dcfir de le devenir. C’eft ainfi que, fans aucune
peine , fans maîtres, fans précepteurs, les jeunes
Arabes, formés par la Nature, acquièrent de bonne-
heure les idées telatives à leurs occupations, ainfi que
F2
1
63 ONG E
k vigueur, la noble preftance de l’homme. Leurs
geftes ne font point mamiérés, mais expreflifs &
naturels : leur démarche n’eft ni précipitée, ni trop
lente. Elle eft ferme & foutenue : mais ce n’eft que
pendant leur enfance que lon peut fuivre, chez les
Arabes, la marche de la Nature. Peu-à-peu leurs
mœurs douces & fimples, détruites par les préjugés
féroces, par les inchnations fanguimaires de leurs
pères, corrompues par les défordres honteux aux-
quels ils fe livrent, difparoïffent pour toujours , &
l'homme de fang remplace celui de la Nature.
Un des premiers préjugés que lon infpire aux
enfans, eft une haine implacable contre les Chré-
tiens. Ces idées deviennent en eux fi fortes avec
l’âge, qu'il n’eft pas un feul Arabe qui ne croie
faire un ae de vertu en nous Ôtant la vie.
Jai eu fouvent beaucoup à fouffrir de ces enfans
attroupés qui venoient à ma rencontre à mefure
que japprochois des tentes. Il me falloit paifble-
ment efluyer de leur part les plus fortes infultes.
ls me crachoient à la figure, me jettoient des
pierres, & m'accabloient d'inveétives. Si jen euffe
maltraité quelques-uns , leurs’ pères n'auroïent pas
manqué de prendre leur défenfe, & de venger, à
mes dépens, une injure faite par un chien (c’eftleur
plus douce expreflion ) à un ferviteur de Mahomet.
Il m'eft arrive plufeurs fois de voir des femmes, qui
navoient jamais rencontré de Chrétien, frémuir à
EN BAREANR ILE. 69
mon afpeét, & me fuir comme un monftre. Ce-
pendant, à l'aide de quelque petit préfent, je les
rendois plus traitables ; raflurées par mes bonnes
manières, elles fe familiarifoient jufqu'au point
d'ofer me regarder, & je les voyois très-étonnées
de me trouver femblable à un autre homme. Plu-
fieurs ne pouvoient fe perfuader que je fuffe un Chré-
tien : elles examinoient particuliérement les gands
que la forte chaleur m’obligeoit de porter. Ils étoient
verds. Elles crurent d’abord que c’étoit la couleur
de mes mains ; mais les ayant Ôtés, leur furprife
fut extrême. En vain j'effaÿai de leur en expliquer
lutiité: ces peuples, qui ne connoïflent que le
néceflaire, fe moquent de nos fuperfluités. Ils
croient valoir mieux que nous, ayant moins de
befoins : franchement ils ont raifon. Combien de
fois, par leurs ralleries, ils m'ont donné dutiles
leçons! Javois coutume, par exemple, dé me fervir
de cuiller pour manger le courcouçon ,au heu d'en
faire comme eux, des ballotes avec les doigts. Ce
meuble fuperflu les fit beaucoup rire; jy renonçai
par amowu-propre, & je m’apperçus que, malgré
ma mal-adrefle à faire ufige de mes doigts, ils
m'eftimoient davantage en me voyant abandonner
nos ufages pour adopter les leurs, C’eft ainfi, mon
cher Doéteur, que font traitées dans ces déferts,
cette foule de commodités tant vantées en Europe.
Aux yeux d’un Arabe montagnard, loftentation du
& 3
70 VOYAGE
luxe eft un objet de mépris, & la preuve la plus
forte pour lui de notre petitefle & de notre
foiblefle. | 1
Jai honneur d’être, &c. :
DCE TPFPRPENTURS
Au méme. *
Lorsque j'eétudiois avec vous, mon cher Doéteur,
les Elémens de l'Hiftoire Naturelle , vous avez été
fi fouvent témom de mes SFA qu'il eft jufte
que vous en foyez aujourd'hui le confident. Je
viens de faire des courfes très-étendues. Jai été
d'un côté jufqu'aux pieds du célèbre mont Atlas;
de lautre, prefque jufqu'aux confins du grand
défert appelé Défèrt de Saara. Que de richeffes !
que de tableaux magnifiques fe font offerts à mes
regards! Quel fpeëtacle impofant & fublime que
celui de la fimple Nature! Mille fois javois admiré
en Europe les produétions immenfes de notre globe,
ces plantes exotiques, réunies à grands frais dans
nos ferres, ces fiers animaux, foumis & captifs
dans nos ménageries : mais j'étois froid au milieu
de mon admiration. Tous ces objets placés avec
luxe , rangés d’après des fyftèmes qui n’ont jamais
E Nu B'A R B AÏQI E "1
été ceux de la Nature, préfentés plutôt pour plaire
aux yeux que pour parler au cœur, m'offroient
moins l'ouvrage de la Nature, que celui des hommes.
Je me fatiguois en vain à tranfporter chaque objet
à fa véritable place ; je formois un monde chimé-
rique, & j'étois dupe de mes propres erreurs. Le
gémie le plus fécond, Pimagination la plus exaltée,
ne s'éléveront jamais jufqu'’aux fublimes beautés
de l'Univers ; jamais ils ne les fentiront, tant qu'ils
n'auront fous les yeux que les travaux des hommes.
Que de jouiflances délicieufes fai éprouvées
: depuis quelques mois que je parcours ces contrées
fauvages & incultes ! que d'erreurs détruites ! que
de beautés plutôt fenties qu’admirées ! Tout eft ici
ce qu'il doit être, &, malgré le défordre appa-
rent, chaque objet y eft à fa place. La ronce croit
à côté du-laurier, les myrthes font entrelacés
d'épines ; ce n’eft qu'à travers d'épaifles brouf-
failles que Pon peut cueillir l’olive & la grenade.
Les fleurs, belles fans artifice, n’étalent point aux
dépens de leur poftérité, un éclat impofant qui
meure avec elles; le chêne ne courbe point fa tête
pour former une allée ombragée, mais il fe montre
dans toute la majefté de fa nature; les arbres fruitiers,
fans donner des produétions qui leur font étrangères,
offrent les leurs en abondance & fans- contrainte.
En un mot, mon cher Doëteur, je n'ai rencontré
par-tout qu'une nature agrefte, mais fertile; des
| ii
ee.
72 VOYAGE
pâturages abondans, des plaines immenfes variées:
à chaque pas, des coteaux couverts de bruyères ;:
de lentifques, de gencts & de chênes verds; des
rochers inacceffibles, des fables brülens &c ftériles ,
des forêts obfcures, fouvent impénétrables', des
marais & des lacs immenfes : tel eit l'afpeét général
de la Numidie, Les rivières & les fleuves ne roulent
point leurs ondes avec rapidité dans un lit étroit
& réguler, mais kur cours eft lent, leurs eaux
paroiffent prefque dormentes, elles fe divifent fans
cefle, & dans leur route v:g:bonde, tantôt elles
forment d'agrécbles cafcades à travers les rochers &
les cailloux, tantôt elles coulent paifiblement fur
un fable plus blanc que la neige, au milieu des
bofquets d’où elles s’échappent fr:iches & limpides;
plus loin elles fe réuniffent, & dans un cadre de
montagnes elles offrent un lac fpacieux où une foule
d'oifeaux voltigeans tout le jour fur fa furface,
trouvent enfuite dans les joncs & les rofeaux un
afyle commode &c für.
Les forêts ont un ceraétère de vétufté qui tranf
porte l'imagination aux temps les plus reculés. En
parcourant ces folitudes vaftes &z filencieufes, l’on
croit devoir rencontrer les hommes du premier
âge, S'ils n'exiftent plus, au moins leurs ouvrages
prouvent qu'ils ont exifté. Je ne peux vous rendre,
mon cher Doéteur, tout ce que j'éprouve à lavue
des ruines antiques qui s'offrent à moi fouvent dans
EN BARBARIE. 73
les lieux les plus fauvages. Des murs à moitié
détruits, des colonnes renverfées, des reftes de
grands chemins, des infcriptions prefque ufées,
tous ces objets excitent en mon ame une douce &
tendre mélancolie. Je rapproche les temps, je com-
pare les âges; & lorfque je me crois feul, je me
trouve environné des ombres de ceux dont je foule
les cendres. Les Gétules, les Numides, les Cartha-
ginois & les Romains fortent , pour ainfi dire, de
leurs tombeaux ; les mânes de linfortunée Didon,
du vertueux Régulus, du févère Caton, fe préfentent
à moi, & viennent me donner d'énergiques & de
touchantes lecons fur la briéveté de la vie, & fur
la gloire paffagère des plus grands empires. Je ne vois
alors que fceptres brifés , que trônes abattus, qu’em-
pires difparus pour toujours ; je cherche la fuperbe
Carthage, le puiffant empire de Jugurtha, les conquêtes
&t les travaux des Romains, & je ne trouve à leur
place que quelques ruines cachées fous les brouf-
failles : mais que ces ruines font éloquentes! Comme
elles parlent à lame! que de fois elles m'ont fait
oublier le fiècle préfent ! que de fois, les yeux fixes
&c immobiles fur les débris d’une ancienne ville,
Jei paflé des heures entières dans la plus profonde
méditation ! NE
Mais cette douce mélancolie prend un autre
caractère à mefure que javance dans ces contrées
défertes, Le fpeëtacle d'une nature abandonnée à
TA VOYAGE
elle-même, la vue des rochers qui m’environnent ,
le jour obfcur d'une forêt que je traverfe, le cri
des oïfeaux de proie, le gémiflement du timide
animal qu'ils dévorent , le rugiflement des bêtes
féroces, tous ces objets forment autant de tableaux
différens pour mon imagination : tantôt mes idées
prennent le ton fublime des œuvres du Créateur’,
tantôt je m'attendris fur les guerres fanglantes qué
les animaux les plus forts livrent aux plus foibles ;
d'autres fois je friflonne aux rugiflemens effroyables
du roi des animaux.
Ces émotions forment autant de jouiflances que
lon ne connoïtra jamais dans un pays cultivé. Les
grandes & fublimes beautés de la Nature difpa-
roïflent fous la main de l'homme. Il réunit tout ce
qui peut plaire aux yeux, contribuer à fon bien-
être, & multiplier fes commodités; mais 1l détruit
les grands tableaux de l'Univers ; 1l n'offre à lob-
fervateur que défordres , monfiruofités, efclavage
&t contrainte. Jamais la nature cultivée ne produira
fur Pimagination, l'effet d’une nature fauvage. La
première eft jolie, agréable, commode ;-elle récrée,
elle amufe ; autre eft belle au milieu de fes horreurs,
elle eft impofante & majeftueufe. Ceft la retraite de
l'homme de génie ; c’eft au milieu des déferts, parmi
les plus affreux rochers, que fe font enflammées
ces imaginations fortes & brülantes que lUnivers
étonné admirera jufqu'à la fin des fiècles. Ceft
EN‘ BARBANLE 75
toujours là que les poëtes nous tranfportent quand
ils veulent élever notre ame par de grands & ma-
enifiques tableaux. Quel refpeét ne nous infpire pas
le vieillard Thermofyris, prêtre d’Apollon, méditant
dans une antique forêt des hymnes en lhonneur de
la Divinité ? Qui n’eft pas pénétré de vénération au
récit du culte myftérieux des Druides , au milieu de
leurs bois facrés ? Enfin, mon cher Daéteur, j'ai mille
fois éprouvé que lafpe® de la nature fauvage nour-
rifloit ces grandes pañlons qui tiennent au fentiment :
c’eftfouvertt là que l'époux malheureux élève un tom-
beau à la femme qu'il adoroit : c’eft -là que, dans le
filence dé la nature, & loin de fes femblables, 1l
vient artofer de fes larmes les cendres précieufes de
fafidelle compagne. Tout y flatte fa douleur , tout y
entretient fa touchante mélancohe. Sagit -1l au
contraire de nous peindre les Jeux folâtres, les Ris
lécers, les Amours & les Graces; c’eft au milieu
des bofquets de rofes, fur les rives fleuries d’une
onde pure, dans les lieux embellis par Part & la
culture, que nous conduit la brillante imagination
des poëtes.
Ainfi donc, que lefprit fémillant & léger aille
échauffer fes idées, le cœur fenfible & tendre nourrir
fes fentimens dans ces afyles champêtres où les occu-
pations & les plafirs des bons villageois, où une
nature riante & cultivée attendrifflent lame, &
n'offrent que des images agréables & variées : mais
76 VOYAGE
que l'homme de génie n’enfante fes fublimes pre=!
duétions que loin des habitations des hommes; qu'il
ne voie dans l'Univers que les œuvres du Tout-
Puiffant, mais quil les voie telles qu’elles font
forties de fes mains : car tout ce que l’homme veut
perfeétionner 1l le dégrade; femblable à ces peintres
qui donnent un nouveau coloris aux magmifiques
tableaux de Michel-Ange ; en cherchant à les em-
bellir, ils les détruifent ; fous le brillant de leurs
pinceaux difparoïflent ces teintes fombres & éner-
giques du célèbre Florentin : laiflons encore les
amateurs de belles colleétions raffembler dans leurs
cabinets ces foibles échantillons placés avec ordre
fous les glaces les plus fines; ce n’eft point-là que
lobfervateur de la Nature ira l'étudier; il voudra
voir la pierre dans la carrière , le minéral dans fon
filon , & la plante exotique dans le fol où elle croit.
I ne nous fufft pas de connoître une fuperbe
colonne , nous voulons voir le bâtiment en entier,
&t admirer l’harmonie qui règne dans la diftribution
de chaque pièce. T'elles font les réflexions qui m'ont
fouvent occupé dans mes voyages. À chaque! pas
je comparoïs ce ‘que javois vu, avec ce que
Je voyois, & je ne pouvois concevoir comment
Yhomme, dans fa folle préfomption, avoit pu
quelquefois imaginer mieux faire que la Nature,
Jai l'honneur d’être, &cc.
EN BARBARIE. 77
ER TOL RE. 'XRRE
Au même.
Dans la Lettre précédente j'ai effayé, mon cher
Doéteur, de vous tracer le tableau de la nature
fauvage, comparée à ‘a nature cultivée; je me
fuis efforcé de faire pañler dans votre ame les fen-
timens que cette comparaifon avoit excités dans la
mienne, & de vous prouver combien il étoit inté-
reflant, après avoir étudié la nature foumife aux
travaux des hommes, de lobferver dans ces contrées
où l'art n’a rien embelli, rien perfe&ticnné. Tout
change de forme entre nos mains. Autant nous
fommes éloignés de la Nature , autant tout ce qui
nous approche , tout ce qui nous environne s'écarte
de fa première origine. Sera-ce, par exemple, dans
les ménageries, dans ces prifons de Pefclavage que
nous apprendrons à connoitre le vrai caraëtère des
animaux ? ou bien, fera-ce parmi ces animaux
domeftiques que nos bienfaits ont rendus nos
efclaves? Combien le cheval eft différent de lwi-
‘même fous les liens honteux de la fervitude, où
même au milieu de ces brillantes caracolles qu'il
exécute fous le harnois ! que de graces au contraire,
que de légéreté lorfqul vit en liberté au milieu
78 VOYAGE
des prairies, & qu'il wa point perdu, par de
cruelles mutilations, fa fougueufe vivacité? Eft-ce
bien limpetueux taureau, bouillant dans fes defirs,
terrible dans les combats, qui s’'avance à pas lents,
la tête baïffée & foumife au joug ? A ce regard trifte
êt morne, à cet état de foiblefle & de langueur,
puis-je reconnoitre dans ce lion le roi des animaux ?
Efclave docile & foumis, 1l a perdu fa première
férocité, & avec elle fon carattère originel.
Ceft ici qu'il le faut admirer; ceft au-milieu
es forêts de l'ancienne Numidie qu'il eft noble &
majeftueux : c’eft-là qu'il exerce fon empire, &
qu'il fe rend la terreur de tous les animaux. Il
refte, pendant le jour, tranquille dans fa retraite;
fa voix effrayante ne fe fait entendre qu’au milieu
du filence & des horreurs de la nuit. Tel qu'un
nuage orageux, encore loin de nos habitations , ne
s'annonce que par un bruit fourd & continu, ainfi
retentit la voix du fouverain des forêts. Peu-à-peu
il approche , mais avec une fierté majeftueufe.
Plein de courage 8 d’intrépidité, aucun obftacle ne
l'errête, aucun danger ne lépouvante. Fier de fes
forces, la rufe & les embüches font indignes de
tu. Il ne paroit , il eft vrai, qu'au mieu des
ténebres; mais il ne profite point de leur faveur
pour furprendre fon ennemi. Par de longs & d'af-
freux rugiflemens, il l'avertit de fa préfence ; le
fignal du combat retentit au loin, l'alarme devient
EN BARBARIE 79
oénérale ; aucun animal ne fonge à la défenfe, tous
fuient épouvantés : mais fi le lion fe montre à
eux, Sils ont apperçu fa crinière hériflée, s'ils ont
vu fon œil étinceler du feu du courage , dès-lors
ils font vaincus. Saïfñis de terreur & d’effroi, ils
reftent immobiles & glacés à la vue de leur redou-
table ennemi. Le fanglier oublie fes défenfes, le
taureau perd l'ufage de fes cornes, & le cheval eft
incapable de fur. Tous fe rendent fans combat.
D'une griffe enfanglantée le Lion ouvre & déchire
les entrailles de fa proie, il s’en repait ; & dès qu'il
eft raflañé, il en abandonne les reftes aux animaux
carnaflers. Alors tout eft en füreté. Sanguinaire par
néceffité, le fon n’eft cruel qu'autant que la faim
le domine & le preffe. Si, dans l'état de faticté,
il rencontre un autre animal, il pafle avec fierté
fans fe détourner, ou refte en place fans fe dé-
ranger. L’attaque-t-on? il dédaigne fon ennemi,
rarement 1l fe défend; 1l fe retire, & ne fuit
Jamais.
Jai été plufeurs fois témoin de fon apparition
proche les tentes des Maures. Dès qu'il fe fat
entendre , le troupeau s'agite, frémit ; & à mefure
que Pennemi approche, le bétaail poufle des hur-
lemens & des cris effrayans. Le défordre fe met
par-tout, la frayeur s'empare de tous les êtres vivans.
Les chiens, réunis & preffés les uns contre les autres,
heurlent tous en même temps. Les Maures courent
80 VOYAGE
à leurs fufils, allument de grands feux & fe pré-
parent à la défenfe. Les femmes, de leur côté,
pouffent des cris menaçans & aigus. Très-fouvent
avec ce tintamare & les coups de fufil répétés,
lon vient à bout d'écarter cet ennemi commun :
mais quand le lion eft très-affamé, 1l n’eft pas
toujours d'aufli bonne compofition. Il pénètre à
travers les flammes, s’élance par deflus les tentes,
fond fur le troupeau, & au milieu des ténèbres,
de la frayeur &c du défordre , il trouve moyen
d'échapper, & fouvent d'emmener avec lui le prix
de fes combats.
Jai vu des lions en France, maïs je n’en ai vu
aucun que lon puifle comparer à ces lions Numides,
fi célèbres dans les cirques Romains. Quoique fou-
vent compatriotes, ceux de nos ménageries, en-
levés très-jeunes de leurs retraites, renfermés dans
leurs cages, fans exercice, fans mouvement, font
prefque toujours foibles, fanguiflans, &c finiflent
par mourir de triftefle & d’ennui. Dans les forêts,
au contraire, ils font fiers, légers, vigoureux,
très-bien proportionnés. Les fangliers, qui font ici
très - communs, fervent de pâture au lions, &
mettent les troupeaux à labri de fa dent carnaf-
fière : cependant 1l pénètre quelquefois dans les
Douares | & le parti le plus prudent alors eft de lui
abandonner la proie qu'il s’eft choifie. Il feroit trop
dangereux de lattaquer en face, Pour le vaincre,
il
EN BARBARIE. Sr
il faut avoir recours aux embüches : ceft ce que
font les Maures. Ils creufent des foffes très - pro-
fondes, les recouvrent de brouffailles, & placent
auprès un animal vivant ; car le lion dédaigne la
chair morte, à moins qu'il ne foit très-affamé. Dès
qu'il eft tombé dans la foffe, on le tue à coups de
pierres ou de fufils.
Les Maures ont encore un autre moyen beaucoup
plus für de lui®donner la chaffe. Ils obfervent les
lieux qu'il fréquente ; ils y conduifent une vache
ouquelque autre animal, qu'ils attachent à un
arbre, tandis que le chaffeur, bien armé, fe tient
en embufcade dans une cabane de brouffailles. Le
lion, attiré par les cris de fa proie, fe précipite
deflus avec fureur : on lui lâche, en ce moment,
un coup de fufil chargé de plufeurs balles. S'il n’eft
que bleffé, il fe retire en rugiffant; rarement il
revient fur le coup. S'il tombe, lon fe garde bien
d'aller à lui; mais le chaffeur s'en retourne, & ne
reparoïit que le lendemain, ou deux jours après,
pour s'emparer de la peau du lion,
Vai l'honneur d'être, &c,
Part. L FE
82 VoYyYAGr
En —————_—_—_—_—_—_— ———_—_— —…—"—"—_—…———_ 7
LETTRE VOIE
Au méme.
Fe ne me fens point la force, mon cher Doëteur,
de vous écrire une longue lettre, Les grandes
chaleurs m'ont ramené à la Calle, Elles font fi fortes
en ce moment, qu'à peine ai-Je le courage de
conduire ma plume. Je fuis obligé, à chaque ligne,
de fufpendre mon travail pour efluyer mes fueurs.
Le vent du midi fouffle depuis quinze jours, &
fon haleine embrafée par les fables brülans du Saara,.
nous deffèche & nous brüle. Une caufe accidentelle
ajoute encore à la chaleur de ces contrées. Comme
tout ce pays eft rempli d’abondantes brouffailles ,
qui, d'une année à l'autre, rendroïent les chemins
inacceflibles, & les bois impénétrables , les Maures
ont la précaution, tous les ans après leur moïflon,
de mettre le feu par-tout. Papperçois aétuellement,
à plufieurs lieues de diftance, d'énormes tourbillons
de flamme & de fumée s’avancer avec rapidité dans
les campagnes, gagner les collines , pénétrer fans
obftacle dans les plus épaifles forêts, & ne laïffer
derrière eux que de noirs monceaux de charbons &c
de cendres, Ce fpeétacle a quelque chofe d'impofant,
fur-tout pendant la nuit. Une flamme pétillante qui
ENYBARBARTE, 83
s'élève par torrens, & s’élance jufques dans les nues;
une épaifle & noire fumée qui borde lhorifon, &
rend. fenfible l'horreur des: ténèbres; les grands
effets de lumière, la päle lueur de la lune, tous
ces ‘objets contraftans offrent un tableau fublime
dans fon genre, mais effrayant pour l'imagination.
Les animaux fuient de toute part, plufieurs, de-
venus la proie des flammes, font retentir au loin
leurs. cris douloureux ; le trouble eft par-tout, &
la frayeur ,eft générale, : |
Quoique les Maures aient foin de pourvoir À
leur füreté, cependant il arrive plufeurs fois que
des Douares entiers, hommes & troupeaux , font
enveloppés dans cet incendie général. Rien n’eft
épargné ; excepté les pâturages & le bord des
étangs -& des fources. Ces feux durent plus de
deux mois, & enflamment latmofphère à un tel
point, que le thermomètre de Réaumur fe tient
conftamment de 36 à 40 degrés d’élévation. Je n’a
de repos:que dans le bain. Je m’y précipite plufeurs
fois le jour; c’eft la feule pofition qui me permette
quelque application. Il n’eft plus queftion de courfes.
La plus longue eft de chez moi au gouvernement ,
qui fait face à ma demeure; encore fuis-je obligé
de courir comme fi je pañlois devarit un brafef
ardent. L'air brülant & lourd qui pafle à travers
mes poumons, rend ma refpiration pénible, Mes
digeftions fe font mal, lappétit me manque:
F2:
9 TV Oo TAROT
néanmoins avec un régime frugal & un entier repos; |
jefpère échapper aux fièvres putrides & mortelles
qui dépeuplent aétuellement ce comptoir. Les grands
lacs qui nous environnent , comme Je vous l'ai déjà
fait obferver , font les feules caufes des maladies ;
car ailleurs l'air de la Barbarie eft très-falubre , &
bien moins brûlant dans les lieux qui ne font point
incendiés.
Cependant nous avons par fois quelques journées
fraiches, quand le vent vient du côté de la mer.
Fen profite pour vifiter les lieux que la flamme a
épargnés. Ma promenade la plus ordinaire eft à
deux lieues de la Calle, dans un vallon folitaire,
fitué fur les bords de la mer. Une fource d’eau y en-
tretient une végétation & une fraicheur continuelles;
des collines très - élevées le garantiflent des vents
du midi; à découvert du côte du nord , il en reçoit
le fouffle rafraichiffant , &c les arbres des côteauxqui
lenvironnent y forment des ombrages que le foleil
ne diffipe qu'au moment de fon lever & à linftant de
fon coucher. Mais, mon cher Doéteur, outre cette
fituation agréable, ce qui rend pour moi ce vallon
intéreffant, c’eft qu'il eft habité par l'amitié; l'amitié!
dont les doux épanchemens font inconnus aux cœurs
féroces des Arabes. Auffi cet exemple eft unique;
au moins eft-1l le feul que je connoifle. Deux
frères, unis dès l'enfance, heureux lun par l'autre,
ent juré de ne jamais fe quitter. Ils ont renoncé aux
EN BARBARIE. 8$
mœurs & au commerce de leurs femblables, & pour
être tout entiers Pun à l’autre, ils font venus fixer lenr
demeure dans ce délicieux vallon. Ceft -là qu'avec
leurs femmes & leurs enfans , ils paflent leur vie
dans la paix & l'union. Leurs troupeaux paiïlent
tout le jour fous les ombrages frais, & donnent
à ces lieux fauvages un ait vivant & champêtre.
Quand j'arrive, ces bons frères hermites ( c’eft ainfi
que nous les avons nommés }, viennent à ma ren-
contre, me conduifent dans leurs tentes, & font
traire leurs vaches. Je n'arrive jamais fans quelque
petit préfent pour leurs femmes. Un peigne, un
couteau, un mouchoir, font pour elles des objets
de grande valeur ; elles les reçoivent avec recon-
noïiffance. Souvent un des deux frères m'accom-
pagne ; & fe plait à herborifer avec moi. Nous
rentrons fous les tentes, quand la chaleur devient trop
forte ; & je partage avec ces nouveaux Pylades,
les alimens dont fai eu foin de me pourvoir. Je ne
puis vous exprimer, mor cher Doéteur, combien
ces momens me font agréables, -& de quels doux
&t tendres mouvemens mon ame eft émue! com-
bien de fois j'ai defiré pouvoir réunir dans cet
agréable féjour le petit nombre de perfonnes qui
me font chères, & pafler ma vie dans une douce
oifiveté, ignoré de l'univers entier. Ces bons Arabes,
. quand je fuis quelque temps fans paroïtre , viennent
fouvent me chercher à la Calle, 8 me preffent. de
F3
86 V oY AGE:
pañler la journée avec eux. Je m'y refufe rare-
ment, excepté les jours de fortes chaleurs. J'eri
éprouve, en ce moment,-une fi accablante, qu'il
ne me refte plus que la force de wous aflurer des
fentimens d'amitié que je vous ai voués pour la vie.
L'ÉITTUHE LS
Au méme.
Les contrées que j'habite, mon cher Doéteur, font
devenues un théâtre fanglant de cruautés & d’hor-
reurs. Aly-Bey, ce chef Arabe dont je vous ai
déjà parle, fait, depuis quelque temps, des excur-
fions fréquentes fur plufieurs hordes Arabes de fon
voifinage. À la faveur de la nuit, il fond, à la tête
de fes cavaliers, fur les troupeaux & les tentes,
en chafle les habitans, s'empare de leurs poñleffions,
& emmène en captivité leurs femmes & leurs enfans.
Ces malheureux, livrés à la brutalité du foldat,
font traités comme des bêtes de fomme jufqu'à ce
qu'ils foient rachetés par leurs parens. Plufeurs ex-
pirent par la difette, ou fous les coups, au milieu
des gémiflemens & du défefpoir. Ceux qui furvivent,
n’en font que plus à plaindre. Obligés quelquefois de
chercher leur nourriture parmi lherbe des champs ,
ils ont encore à fouffrir le fpeétacle le plus déchirant.
EN BARBARTIE. 87
La fille eft déshonorée fous les yeux de fa mere;
& fi le brutal n’y trouve point le plaifir qu'il y
cherche, il la poignarde fans pitié. Les jeunes enfans,
deftinés à fatisfaire une paññon plus brutale encore,
ne fortent des mains de ces monftres que pour
rendre le dernier foupir entre les bras de leurs mères,
ou conferver toute leur vie les infirmités de cet
affreux libertinage.
Parmi les nations dépouillées, il s'en eft trouvé
une (es Benitfelems), qui faifoit un commerce annuei
avec la Compagnie. Ces Arabes étoient pauvres,
incapables de racheter leurs femmes & leurs enfans.
Ils ont eu recours, dans cette extrémité, au Gou-
verneur de la Calle, efpérant qu’Al-Bey, déterminé
par des intérêts de commerce, auroit quelques
égards pour la Compagnie. La négociation eut lieu,
&t moyennant un certain nombre de piaftres que lon
offrit à ce chef, il confentit à rendre la liberté aux
Benitfelems. M les renvoya en effet peu de jours
après, dès qu'il eut touché la fomme promife,
& les fit efcorter par fes cavaliers. Nous allâmes
au-devant de ces infortunés à une demi-lieue des
habitations. À peine nous eurent-ils apperçus, que
mille cris confus d’allégreffe & de bénédiétions reten-
tirent au milieu des airs. Nous étions leurs bien-
faiteurs, leurs pères. J'entendois peu leurs expref-
fions, mais leurs geftes difoient plus que leurs paroles.
Les larmes d’attendriflement & de reconnoiflance
F 4
88 V' o:T. AGE
couloient de leurs yeux. Les mères arrachoient leurs
enfans de leurs mammelles, nous les préfentoient ,
& les couvroient enfuite de baïfers ; d’autres appre-
noient à leurs fils plus âgés que nous étions leurs
libérateurs, & la mère & le fils fe réunifloient pour
nous combler d’aétions de graces.
Cette fcène, qui nous arrachoit des larmes,
devint encore plus attendriffante par l'arrivée. des
maris , que nous avions informés du retour de
leurs femmes & de leurs enfans. Dès qu'ils fe
furent apperçus , leur premier mouvement fut de
fe précipiter dans les bras les uns des autres Leurs
accens fe confondoient avec leurs foupirs, & lex-
preffion, étouffée par la joie, expiroit fur leurs
lèvres. Les enfans s’entrelaçoient entre les bras de
leurs pères, comme sils euflent craint d’en être de
nouveau féparés. Cependant la joie n'’étoit pas
générale. Les pleurs & les regrets troubloient l’allé-
grefle commune. L'un cherchoit & redemandoit -
en vain une époufe expirée de mifère ; d’autres ré-
clamoient leurs enfans. Ils ne recevoient pour
réponfe qu'un filence trop expreffif; & même,
parmi ceux qui avoient le bonheur de retrouver
les objets de leur tendrefle, en quel état d’humi-
lation , de mifères & de fouffrances ils s’offroient
à leurs regards! La plupart, dépouillés de leurs
habits , avoient à peine quelques lambeaux pour
cacher une partie de leur nudité. Les traits de
x
EN BARBARIE. 89
lur vifage étoient altérés & fétris : ils portoient
fur leur figure l'empreinte de la fatigue & du malheur.
Ce peuple avoit marché un jour entier dans des
fables brûülans, expoté au plus ardent foleil, n'ayant
pris d'autre nourriture que des racines & des fruits
fauvages : les enfans fur-tout fe traînoient à peine.
Ils pleuroient de laflitude, de douleur & de faim-
Tout ce monde campa près de la Calle. Nous fimes
diftribuer à ces infortunés d’abondantes nourritures;
mais avant tout , ils fe précipitèrent fur l’eau avec
une avidité extraordinaire, Îls s’'étoient raïlemblés
en foule autour du puits, n’afpirant qu'au moment
où ils pourroient porter leurs lèvres brülantes fur
les feaux d’eau qu’on leur préfentoit. Peu s’en fallut
même que plufieurs ne fe précipitaflent dans le
puits, tant 1l y régnoit de défordre, malgré les
gardes qu'on y avoit placés. Ils paflèrent la nuit en
plein air, & le lendemain, dès le lever de Paurore,
tous fe mirent en route pour fe rendre à leurs
tentes.
Si vous ne jugez de ce trait que d’après les fenti-
mens de votre cœur, vous applaudirez, fans doute,
mon cher Doéteur, à lhumanité du Nésociart
François, & aux expreffions de reconnoifiance de
ce peuple Arabe. Il me feroit doux de partager ces
fentimens , & de vous y confirmer ; mais, témoin
oculare des circonftances, inftruit d’ailleurs de la fé-
rocité des mœurs arabes, 8 de Pavidité du Négociant,
90 VOYAGE
je dois en juger différemment. Le Négociant alors
fut humain, parce qu'il étoit intéreffé à l'être, parce
que fe refufer à la demande de cette Tribu dé-
pouillée, c'auroit été s'expofer à être attaqué &
troublé dans fon commerce : d'un autre côté, ces
mêmes Arabes, malgré leurs proteftations d'amitié,
ne font devenus n1 plus traitables, ni moins barbares.
Ce premier mouvement de reconnoiïffance , en fup-
pofant qu'il füt fincère, ne tarda pas à être étouffé par
le caraétère originel de cette nation, & je fus,
peu après, témoin de plufieurs infultes de leur
part, qui me forcèrent de me dépouiller des pré-
jugés que la fcène touchante à laquelle j'avois affifté,
mavoit infpirés en leur faveur.
Au milieu de ces fcènes d'horreur, ce qui m'af-
fe@a le plus, ce fut le malheur des deux bons frères
Arabes, dont je vous ai parlé dans une de mes pré-
cédentes. M’étant un jour rendu à lendroit qu'ils
habitoient, je le trouvai abandonné ; comme je
favois qu'ils étoient déterminés à ne point quitter
cette agréable retraite, je foupçonnai auffi -tôt la
vérité; Jappris en effet, peu après, que le cruel
Aly-Bey les avoit dépouillés : je partis fur le champ
pour voir ce chef Arabe, me propofant de faire
tout ce qui dépendroit de moi pour rétablir ces
deux frères dans leur folitude; mais Aly-Bey, à
qui je témoignai combien jétois furpris des bri-
gandages qu'il exerçoit depuis quelque temps, me
EN BARBARIE. 1
répondit quil n’agifloit que par les ordres du Bey
de Conftantine , & que d’ailleurs les nations Arabes
fur lefquelles il étoit tombé, s’étoient attiré leur
malheur par le refus qu’elles avoient fait de lui
payer les tributs qu’elles lui devoient ; quant aux
Arabes dont je lu parlois, qu'ils n’avoient point
été dépouillés par fes ordres; qu'il ignoroit d’ail-
leurs ce qu'ils étoient devenus. Je ne m'en tins
point aux aflurances de ce chef; jinterrogeai beau-
coup d’autres Arabes, aucun ne put m’en donner
de nouvelles. Je revins à la Calle, très-affligé du
peu de fuccès de mon voyage, prenant de tous
côtés des informations fur le fort des feuls Arabes
qui mintérefloient. J’appris enfin que tous deux
étoient morts de la pefte, dont les ravages fe
font encore fentir parmi les nations qui nous avoi-
finent. | Ç
Ya l'honneur d'être, &c.
#2 VOYAGE
LORS ER RE TE
Au méme.
Tour et tranquille fur ces côtes, mon cher
Doëteur : Aly- Bey a ceflé fes hoftilités ; mais je
crains bien que ce ne foit pas pour long-temps.
Les traités de paix, parmi les Arabes, ne durent
que jufqu’à ce que le plus foible foit devenu le:plus
fort, finon en guerre ouverte, au moins par des
attaques artificieufes. Rules, trahifons, brigandages,
peu leur importe, pourvu qu'ils fe vengent, &
qu'ils puiffent faire couler le fang humain. Ce fpec-
tacle eft auffi agréable à leurs yeux que celui d'une
bête féroce expirant à la vue du chaffeur qui vient
de la terrafler. Auffi dans les fentences de mort,
n’eft-il pas befoin d’exécuteur ; dès que larrêt eft
prononcé, c’eft à qui aura l'honneur de porter le
premier coup. Les prières, les larmes, les cris affreux
du malheureux que Pon égorge ne font qu’ajouter un
nouvel intérêt à la fcène : le tendre agneau, recevant
en filence le coup de la mort, n’eft point la viétime
que les Arabes aiment à immoler; de tous les genres
de mort, celui qui peut occafionner de plus longues
&c de plus vives douleurs eft toujours préféré. Il y a
quelque temps qu'un Turc, déferteur d'Alger,
EN BARBARIE. 9$
s'étoit fauvé chez les Nadis, pour fe rendre de-là
à Tunis. Ceux- ci le rencontrant feul & fans dé-
fenfe , commencèrent par lui couper le nez, les
orèilles , les bras & les jambes; & après avoir joui
de ce fpeétacle jufqu'à ce que le Turc füt près
d’expirer , ils Pachevèrent à grands coups de fabre,
Un ancien Gouverneur de la Calle, que j'ai vu à
Marfeille, m'a affuré, que s'étant un jour rendu
chez un chef Arabe, avec lequel il avoit à traiter
pour des intérêts de commerce, celui-ci hi mon-
trant une douzaine d’efclaves , lui dit : Wois parmi
cette canaille , quel efl celui a qui tu veux que Je faffe
couper la tête ; > croyant de bonne-foi lui propofer une
fête très-agréable. Ces cruels fe glorifient d’un affaf-
finat avec autant de prétention que sil s’'agifloit d’une
aétion héroïque, & ils ne font cas de la réputation
qu'autant qu'elle eft: due à un grand nombre de
meurtres.
À cette férocité de mœurs fe joint l'abandon à
tous les vices. À peine fortis de l'enfance, ils fe
livrent aux femmes; & ceft, dans ce genre, le
moindre de leurs défordres. Permettez, mon cher
Doëteur , que je jette un voile fur des abominations
que je ne pourrois tracer fans horreur, que vous
ne pourriez lire fans être révolté. Le mariage, chez
eux, n’en porte que le nom. Ils achètent une, deux,
trois femmes, felon lenombre qu'ils peuvent nourrir.
Ils les gardent auffi long-temps qu’elles leur plaifent,
/
94 V Ow'’AGE
& les renvoient enfuite fans autre formalité, Il n’eft
point de créatures plus malheureufes que ces femmes.
Leurs maris font de vrais defpotes, qui exercent :
envers elles lautorité la fplus abfolue , & ne les
traitent qu'avec le dernier mépris.
Bouillans , comme fans frein, dans leurs defirs,
tout ce qui y met obftacle eft facrifié. Le fils ne
craint point de fe fouiller du fang paternel. Le
frère devient laffaflin de fon frère, & la femme
meurt fouvent des mains de fon mari. Dévoués au.
plus fordide intérêt, lefpoir de la plus légère ré-
compenfe les rend meurtriers, & lon feroit refque
fr de dépeupler la Barbarie, en mettant äprix la
tête de chaque Maure. Ces mœurs cruelles & fan-
guinaires, à peine concevables chez les Cannibales ,
parmi ces hommes dont lhabitude de la chafle &
du meurtre a déterminé le caraétère, font bien
étonnantes chez un peuple en qui les befoins font
fi limités, & les occupations fi douces.
La foif de l'or ajoute encore & donne’ une plus
grande aétivite à la férocité originelle des Maures.
De ce nombre prodisieux de piaftres que le com-
_merce apporte tous les ans en Batbarie, il men
revient pas une feule. Tout y refte; & qui plus eft,
tout y eft enfoui. Quel autre ufage en pourroit
faire ce peuple qui n’a ni luxe, ni befoins, niin-
duftrie, & auquel nous ne pouvons offrir que de
l'argent en échange des grains & des laines que nous
EN BARBARIE. 9$
entirons? Le Maure s’en fervira-t-1l pour augmenter
fon troupeau, le nombre de fes femmes, de fes
efclaves? Mais s'il laifle foupçonner qu'il foit riche,
il ne tardera pas à être dépouillé. Il fera livré lu,
fa femme, fes enfans aux plus cruelles tortures,
afin de leur arracher l'aveu de leurs tréfors : mais
intrépides au milieu des tourmens, 1ls meurent fans
rien avouer. Si, pendant les guerres civiles, ils font
dépouillés, alors ils ont recours aux piaftres enterrées
pour acheter un nouveau troupeau, former de
nouvelles tentes, & racheter leurs femmes & leurs
enfans, quand 1ls croient ne pas trouver mieux,
ou n’en pas trouver à fi bon compte. Voilà le feul
motif plaufible fur lequel paroïfle appuyée cette
coutume d’enterrer l'argent ; & comme ordinaire-
ment le mari a feul connoïflance de ce précieux
dépôt, sil meurt, fon fecret meurt avec lui. C’eft
anfi que la Barbarie renferme des piaftres nom-
breufes perdues pour toujours, & que la plus riche
mine de ce pays eft en argent monnoye.
Ces Arabes font voleurs par inclination autant que
par habitude. L’efpoir d'enlever quelques mauvaïfes
hardes à un voyageur fufit pour mettre fa vie en
danger ; auf arrive-t-1l fouvent que le meflager qu’un
chefenvoieàunautre chef, lorfqwileft obligé de paffer
chez certaines nations indomptées, quitte fes habits, &
ne fe revêt que de quelques lambeaux qui ne peuvent
exciter l'avidité de ces Arabes. Il en eft même qui
Voyacr
voyagent parfaitement nuds, avec de gros chapelets
pendus à leurs cols. Cet inftrument de dévotion les
fait regarder comme des Papas ou des faints, &
leur attire un peu plus de confidération. L’hôte qu'ils
reçoivent chez eux n’eft pas beaucoup plus refpeété;
ils le recoivent avec amitié, le nourriflent, lui
donnent un afyle.dans leurs tentes, & finiflent par
le voler, s'ils en trouvent l’occañon. L’étranger qui
voyage chez ces Arabes (j'entends chez ceux où
fa vie n’eft pas en danger), ne peut apporter trop
de vigilance & de foin, pour éviter leurs larcins.
Ceux qui lefcortent & l’'accompagnent, font fouvent
les premiers à s'emparer de ce qu'ils peuvent faifir
fans être apperçus. Il faut avoir foin de renfermer
tout fous la clef, fur-tout pendant la nuit. Les
Maures, à la faveur de lobfcurité, fe gliflent adroi-
tement fous les tentes, & font fi adroits, qu'ils ne
fe retirent prefque jamais les mains vuides. C'eft
alors une très-bonne précaution de conferver de la
lumière ou du feu toute la nuit. La jouiffance eft
double pour eux quand ils peuvent voler un Chré-
tien, tant eft forte la haine qu'ils nous portent. Auffi
les häbitans de la Calle les paient d’un bien fincère
retour. L’on m'a raconté qu'un d’entre eux, paf-
fionné pour la chafle, & très-adroit à tirer un coup
de fufil, fortoit fouvent feul, & qu'il chafloit aux
Maures, comme lon chaffe aux bêtes féroces &z aux
oïfeaux. Ordinairement il ufoit d'artifice. Lorfqwil
Tiçontroit
EN BARBARIE o7
rancontroit un Maure, il l'abordoit, lui donnoit de
la poudre & du plomb, & infenfiblement gagnoit
fa confiance, & l’engageoit à fe repofer avec lui
dans quelque lieu écarté. Là, comme par plaïfan-
terie, il tiroit un pain de fa poche, & le jettoit à
une certaine diftance ; le Maure auff-tôt alloit le
ramafler. Ce fcélérat faififlot ce momert pour
lâcher fon coup ce fufil f:r ce malheureux, &
æachoit le cadavre parmi les brouflailles, Il en avoit
tué un grand nombre de cette manière, & sen
étoit vanté publiquement quelque temps avant de
repafler en France, s’maginant, par ces aflaffinats
multipliés, n'avoir ufé que du croit ces gens, &
avoir vengé les Chrétiens des infultes & de la haine
des Maures.
Jai vu néanmoins cette haïne des Chrét'ens pour
les Maures employée avec plus de juftice. Il y a
quelque temps que les Nadis étoient tombés fur
notre troupeau qui paifloit à quelque c'itance de
la Calle, Ils en avoient enlevé plus de cent bœufs;
Pon en fut averti par les foldats du meulin, oui
avoient obfervé ce qui fe pafloit au dehors. L’alarme
fe répand aufl-tôt parmi les Habitans de la Calle,
On ouvre la falle d'armes ; C’eft à qu: fera le plutôt
armé ; l'on s'empare des chevaux, les mules elles-
mêmes font arrachées à leurs travaux, & érigées,
en cet inftant, en nobles chevaux de combats. Les
premiers prêts n'ont pas la patience d'attendre les
Part. I. G
93 VoyaAGE
autres. L'on fort en défordre, l’on erre dans {a
campagne à laventure , fans favoir où trouver
lennemi. Chacun brûle du defir de la vengeance ;
il eft impofhble de donner des ordres, de rallier
douze hommes enfemble ; près de deux cens foldats
font épars dans les brouflailles ; enfin l’on apperçoit
les Nadis, lon ne fe donne pas le temps de les
Joindre ; l'on tire fur eux de loin, fans en blefler
un feul; ils difparoïffent, & fe fauvent dans leuts
montagnes , où 1l fut impoñlible de les attaquer.
Chacun revint à la Calle fort mécontent.
Les Nadis cependant craignant la vengeance d’Aly-
Bey, qui paroïfloit prendre notre défenfe par intérêt
de commerce, & par d'anciennes inimitiés qui
regnoient entre lui & les Nadis, nous rendirent,
quelques jours après, une grande partie des bœufs
enlevés, & nous demandèrent la paix, qu’on leur
accotda fans difficulté, & même aux conditions
qu'ils voulurent., tant lon eft intéreflé à vivre
tranquille pour faciliter le commerce. Mais lon ne
fe fie point à leur parole; & depuis ce moment,
l'on a foin de faire efcorter le troupeau par quelques
petites pièces d'artillerie de campagne que les Maures
appréhendent beaucoup. Le pavillon François eft
arboré; & je vous avoue que j'aime à voir flotter,
au milieu de ces déferts, l’étendard de ma patrie.
Jai l'honneur d’être, &c,.
EN BARBARIE. 99
RP EUR LE XL VE
Au même.
Mx donner de vos nouvelles dans ces régions
d'atrocité & de meurtre, c’eft, mon cher Doéteur,
me ramener agréablement dans le fein de ma patrie,
au milieu de mes parens & de mes amis; c’eft occa-
fionner des fouvenirs que labfence n’a point effacé
&c qu'elle n'aura jamais le pouvoir d'effacer. Je ne fuis
point füfpris que vous ayez peine à croire les détails
- de ma dernière Lettre : j'aurois pu cependant , fans
trahir la vérité, les rendre encore plus incroyables :
vous fe concevez pas ce qui peut produire des
mœurs aufli fanguinaires ; moi, qui fuis fur les
lieux ; qui ne néglige rien pour en trouver la caufe,
je ne fuis pas beaucoup plus avancé que vous; plus jy
réfléchis, plus mon embarras augmente ; je recueille
des ‘faits, je tiens note de mes obfervations ;. &
quand mes idées feront mieux déterminées , je vous
ferai part de mon fentiment. De tous les êtres de la
Nature, Fhomime ef le plus difficile à connoitre, &
le dermier fur lequel un obfervateur éclairé doive
prononcer.
Les Arabes fuivent grofliérement la religion de
Mahomet. [ls y ajoutent beaucoup de fuperfütions ;
G 2
100 VOYAGE
& , fidèles à certaines pratiques extérieures , ils en
ignorent le véritable efprit. Ils obfervent aflez exac-
tement le Ramadan, le Beyran, la prière, l'ablution,
& fe font tous circoncire. Peu s’abftiennent du vin,
lorfqw'ils peuvent s’en procurer, & en boire fans
être apperçus.
Ilen eft qui, fous le titre de Papas, portent au
cou des chapelets à gros grains, & préfident aux
cérémonies religieufes , comme à la prière, aux
mariages, aux enterremens , &c. mais lon fait fort
bien fe pafler d'eux. Leurs chapelets leur fervent,
comme parmi nous, à compter le nombre de leurs
prières. À chaque grain qu'ils font couler entre leurs
doigts, ils difent, que Dieu eff grand l il n’y a qu'un
feul Dieu, Mahomet ef? fon prophète. C’eft dans cette
feule exclamation, dans cette élévation de leur ame
vers Dieu, que confiftent toutes leurs prières. Ils la
répètent par-tout , dans leurs voyages , au milieu de
leurs travaux, dans le filence de la folitude. Ils pro-
noncent ces paroles avec'une forte afpiration, comme
s'ils étoient vivement pénétrés, & frappés de la
grandeur & des bienfaits de la Divinité. Ces idées
font cependant bien contraires à leurs mœurs.
L'ablution, chez les Maures, n’eft pas aufli rigou-
eufe que chez les Turcs. Il fufit qu'ils fe lavent
quelques parties du corps, les bras, les mains, les
pieds, la figure & la barbe : ce qu'ils font ordinaï-
xement le matin, le foir, & après les repas, Plufieurs
EN BARBARIE. IOI
négligent cette pratique, mais ils font plus exaéts
pour leur prière, qu'ils font par-tout où ils fe
trouvent, foit dans leurs tentes, foit au milieu
des champs. Ils fe mettent à genoux, la face tournée
du côté de lorient, & fe couvrent la tête de leur
bernus. Trois fois ils fe profternent le vifage contre
terre, fe relèvent, s'agenouillent alternativement ,
& prononcent chaque fois, que Dieu ef? grand!
Mahomet eft fon prophète.
Le Ramadan dure une lune. C'eft le carême des
Mufulmans. Ils ne mangent alors qu'après le foleil
couché , & fe privent, jufqu'à ce moment non-
feulement de nourriture, mais encore d’eau, de
tabac &c de la pipe. Ils laïffent croître leurs cheveux,
ne lavent point leurs habits, & ne prennent aucun
foin de leur barbe; ils affetent même de porter
des habits fales & crafleux. Il en eft de même lorf-
qu'ils ont perdu quelques-uns de leurs proches, ou
qu'ils ont fa mort à venger.
Au Ramadan fuccèdent les fêtes du Beyran , qui
durent plufeurs jours, & répondent à nos fêtes de
Pâques. Alors les Maures fe parent de leurs plus
beaux habits, fe rafent les cheveux, & fe livrent
aux divertiemens & aux feftins; l’on fe vifite réci-
proquement d’un Douare à un autre. Toute ini-
mitié refpeive paroît oubliée ; mais feulement
pendant ces jours de fêtes.
Je ne m’étendrai pas davantage, mon cher Doéteur,
G3
102 VOYAGE
fur les principes de cette religion , communs à tous
les Mufulmans, & dont tant d'auteurs ont déjà parle;
d’ailleurs les Maures, defcendus la plupart de ces
enciens Arabes qui, fous l'empire des premiers
Calfes, fe font emparés de la Barbarie, font les
vrais Mufulmans. Ils ont été les premiers endoc-
trinés par Mahomet. Les Turcs, 1flus des anciens
Syrtes, ont adopté, en paffant dans , Levant,
la religion du pays.
L’hofpitalité eft un droit facré chez les Maures,
au moins parmi ceux qui font foumis à quelque chef.
Le Mufulman étranger qui arrive chez eux, y eft
reçu avec une cordialité apparente. On lui préfente
le courcouçon, on l'introduit dans une tente pour
y pañler la nuit. Seroit-il lennemi le plus déclaré,
dès qu'une fois 1l eft admis dans un Douare, il a
rarement à craindre la trahifon. Cependant ce n’eft
point - là cette hofpitalité généreufe & refpeétable
qui formoit chez les anciens Patriarches , amnfi que
chez les Romains, les doux liens d’une amitié fra-
ternelle, rapprochoit les étrangers de tous les pays,
& honoroit l'humanité en prévenant fes befoins.
Les Maures refpeétent la vie de leur hôte tant quil
eft dans leurs tentes : mais s'ils ont réfolu d’attenter
à fes jours, 1ls attendent qu'il foit hors du Douare.
Ils mafacrent alors fans pitié celui que la veillels
avoient traité en ami. La voix du fang n’eft pas
même écoutée dans ces circonftances. Un ‘frère
EN Ba RS ANIE. 10%
devient l'aflaflin de fon frère, dès que Pintérêt les
divife.
Maïs fi l'ancienne hofpitalité n'exifte plus, jen
ai trouvé des monumens bien refpeétables , & les
plus propres à toucher lame fenfible du Voyageur.
Parmi ces déferts inhabités, dans des lieux arides
& fablonneux , loin des fources & des rivières,
Jai fouvent rencontré des petites voûtes en forme
de niches. Des reftes d'anciennes cruches étoient
encore incruftées dans la maçonnerie. Eiles étoient
deftinées à être remplies d’eau, afin que le Voyageur
altéré pût trouver, fous ce ciel brülant, de quoi
étancher fa foif. C’eft ainfi que les Anciens, non
contens de recevoir l'étranger, pourvoyoient encore
à fes plus preflans befoins dans des lieux où 1l ne
pouvoit trouver aucune forte de fecours. Combien
Jaimois à rencontrer ces précieux monumens de
Fhumanité des premiers hommes! Je ne voyois dans
bien d’autres débris que lorgueil & la vanité anéantis
fous des monceaux de ruines ; je voyois les tom-
beaux des Grands écrafés fous les débris de leurs
propres palais; j'admirois un inftant quelques reftes
de Pancienne architeéture, mais je quittois ces ruines
pour aller m’attendrir à la vue d’un monument que:
le temps auroit dù refpetter pour l'honneur de
humanité, ou plutôt que l'humanité elle- même
auroit dû conferver. Quelle leçon pour les Arabes
d'aujourd'hui, s'ils étoient capables de la fentir ! Iis
G 4
4
104 VOYAGE
ignorent cependant pas lufage de ces cruches,
puifqu'eux-mêmes me l'ont appris.
Le fyftême de la prédeftination , fi généralement
adms chez tous les Mufulmans, rend les Maures
prefque indifférens fur tout ce qui peut leur arriver.
Je ne les ai jamais entendu fe plaindre de leur
pofition; chacun eft contert de la fienne ; fati-faits
du préfent , ils oublient le pañlé, fe foucient peu
de l'avenir, & n’envifagent la mort que comme
un événement néceflaire, auquel ils fe foumettent
fans murmure,
A-t-on enlevé leurs troupeaux & leurs tentes >
font-ils menacés de quelque grand danger, perfé-
cutés par leurs chefs, chaflés de leurs poffeffions ?
au m lieu des plus grands revers, ils ne connoïffent
que cettefeule expreffion, Dieu Le veur. Ven ai vu,
appellés par leurs Souverains , prefaue fürs d’être
facrifiés à fon avar ce ; ils partoient avec une
tranquilité étonnante. Si quelque mouvement de
crainte s'élevoit dans leur ame , l'idée de la prédefti-
nation y fanfoit renaître le calme & taïre la Nature.
C'eft encore À ces confolans préjigés qu'ils font
redevables de l'indifférence avec laquelle ils voient
la pefte faire parmi eux les plus grands ravages.
Combien de fois je les ai vus, au milieu de la con-
tagion peftilentielle, attendre la mort fans s’émou-
voir, rendre aux peftiférés tous les devoirs de
Fhumanité, panfer leurs Bubons, enterrer les morts,
EN BARBARIE. 105
& fens aucune précaution, {e revêtir des habits
qu'avoient portés ceux que la contagion avoit fait
périr! Ils n'igrorent pas cependant les dangers de
la communication ; mais ils détruifent toute objec-
tion par ces feules paroles : Mon fort efl écrit, Dieu
Le veut,
Je n'ai point remarqué que les Arabes don-
naflent à la prédeftination toute l’extenfion que
nous lui donnons. Ils n’en font l'application qu'aux
événemens phyfiques, rarement aux aétions morales.
Ïls croient à la liberté, ou plutôt attachés aux rits
extérieurs de leur religion, 1ls fe livrent à la férocité
de leur cara@tère, fans paroïtre réfléchir à la mora-
lité de leurs aëtions. De-là naiflent une foule d'in-
conféquences, de contradiétions peu furprenantes
chez un peuple ignorant & groflier. De-là ces erreurs
fi muitipliées dans les récits des Voyageurs qui ont
peu féjourné chez ure nation dont ils veulent
décrire les mœurs. Quiccnque, par exemple, nou-
vellement débarqué fur ces côtes barbares, fe feroit
avancé jufques dans les tentes des peft férés ; qui-
conque y auroit vu, comme je l'ai vu mor-même,
un père de famille diftribuer avec un œil fec à fes
femmes. &c à fes enfans le linceul aui devoit dans
peu les enfevelir, & ceux-ci le recevoir avec une
tranqu:llté ftoique, fe feroit cru bien certainement
tranfporté dans une fociété de philofophes, fur-
tout s'il eût été témoin des fêtes, des danfes & de
106 Ve © Ya (GE
la joie publique au milieu des ravages de la con
tagion. Qu'auroit -1l penfé à la vue d'un fils qui
rend à fon père expirant les derniers devoirs de
humanité, & qui, fans fe foucier du dangerde la
communication, le dépouille de fes habits , le lave
avec foin, lenfevelt, & l'enterre de fes propres
mains ? |
De femblables faits pafleroient, chez nous, pour
héroiques ; ils ne font, chez les Arabes, que les
conféquences de leur fyftème. Les détromper fur
cet article, ce feroit détruire la fource de leur tran-
quillité au milieu des alarmes continuelles & du
defpotifme qui les écrafe. Ce fyftême, dans notre
religion , ouvriroit la porte à tous les crimes, en
nous privant de la liberté morale; chez le: Muful-
man, il produit la réfignation à la volonté de l'Être
fuprème , & n’a d'autre inconvénient que cehu de:
faire négliger les précautions convenables pour fe
fouftrairé aux-maux phyfiques. Dangereux dans la
religion de Jéfus- Chrift, il eft devenu un chef-
d'œuvre de politique & de philofophie dans celle de
Mahomet ; il diffère peu de la réfignation à la Pro-
vidence ordonnée par le Chriftianifine, mais pouffée
trop loin & mal entendue chez les Mufulmans.
Ceft encore d'après les principes de leur religion,
que les Arabes ont pour les fous une efpèce de
vénération, -Ils les regardent comme des faints,
corime des êtres privilégiés, favorifés du ciel. Ten
EN BARBARIE. 107
ai rencontré un au Douare d'Aly-Bey. Il étoit parfai-
tement nud ; il pénétroit dans toutes les tentes, & fe
préfentoit devant les femmes, fans que leurs maris s’en
offenfaflent. C’auroit été une aëtion puniffable que
de le rebuter ou de le maltraiter. Il pouvoit aller
manger par-tout où il lui plaifoit, rien ne lui étoit
refufé. Aly-Bey lui-même fouffroit fes importunités
& fa familiarité avec une complaïfance qui me
furprit.
Far Phonneur d'être , &cc.
PL T RE, X VIE
Au même.
Les ravages de la pefte font fi confidérables dans
tout ce pays, mon cher Doëteur, qu'au milieu
de ces triftes folitudes, je ne rencontre prefque plus
que des tombeaux, & qu'au lieu d’aromates, mon
odorat n’eft affeté que des émanations que répan-
dent au loin des cadavres enterrés à très - peu de
profondeur. Ces lugubres dépôts des dépouilles de
humanité, placés çà & là dans des lieux folitaires,
attriflent mon imagination, & ne lui offrent que
le tableau de notre deftruétion.
Ces Arabes, qui ménagent fi peu la vie des hom-
mes, en refpeétent les refles, & prennent le plus
108 VOYAGE
grand foin de leur fépulture. Ils en regardent [a
privation, comme un des plus grands malheurs qui
puifle leur arriver, & dans la défolation a@tuelle,
ils meurent tranquilles, dès qu'ils font certains
qu'après eux 1l exiftera encore quelqu'un pour les
enfevelir. Auffi le dernier fupplice, parmi eux, eft
d'être coupé par morceaux , & abandonné aux
chiens. Voici ce que j'ai eu occafion d'obferver à
leurs cérémonies funèbres.
À peine un Arabe eft-il décédée, que peu après
on le lave avec foin; on l'enveloppe dans un linceul
d'une belle toile blanche que les Arabes ont en
réferve pour leur feule fépulture. Cette toile fe
fabrique dans les villes de Barbarie; mais ils efti-
ment bien davantage celle qui leur eft apportée de
la Mecque par les pélérins, & bénie par le prin-
cipal Iman. Cette bénédidion leur coûte cher, il
eft vrai; mais les faveurs fignalées qui y font
attachées, en font oublier le prix.
Dès que le mort eft purifié, on le place fur
une efpèce de brancard ; il eft porté fur un cheval
au lieu de la fépulture, où fes parens & fes amis
Vaccompagnent. Tandis que les hommes s'occupent
à creufer la fofle , les femmes s'accroupiflent en
cercle autour du cadavre, le touchent, le décou-
vrent , & puis s'entretiennent entre elles avec
beaucoup d'indifférence ; mais par intervalle elles
interrompent leur converfation pour poufler de
EN BARBARIE. 109
longs gémiffemens , interroger le cadavre , & l’en-
gager , par les plus fortes inftances, à revenir de
nouveau habiter parmi elles. Pourquoi , lui difent-
elles, rous as-tu quittées? N'étois-tu pas bien avec
nous ? Ne t'apprétions-nous pas bien le courcouçon ?
Hélas ! tes enfans ne te verront donc plus ? Ils avoient
tant de plaifir a te pofféder ! à préfent que tu les as con-
trifies , ils ne favent que gémir & pleurer. Ah! ah!
revlens avec nous ; rien ne te manquera. Mais f# ne
nous écoutes plus ; tu ne réponds plus à nos paroles ;
n'entends plus nos foupirs ! ah! ah! ah! Ge
&t autres apoftrophes de ce genre, que je me fuis
fouvent fait traduire en affiftant à ces lugubres céré-
momies. Ces triftes lamentations d’une éloquence
naturelle & pathétique, feroient bien propres à tou-
cher lame du fpeltateur , fi on ne voyoït pas ces
mêmes femmes quitter, un inftant après, l'extérieur
de la plus profonde douleur pour caufer & rire
entre elles, & revenir enfiute à leurs premiers
gémiflemens.
Pendant ces tendres reproches , elles s’arrachent
les cheveux, s'ouvrent avec les ongles les veines des
tempes. Le fang coule avec leurs larmes, & offre
le fpeétacle du plus grand défefpoir. La foffe achevée,
lon y place le cadavre fur le côté, la face tournée
vers l'Orient. Un Papas lui met entre les mains un
billet pour le recommander à Mahomet. L’on forme
enfuite au-deffus du corps une efpèce de voûte avec
T10 V :o:Y2AVC €
des branches d'arbre, afin que la terre ne Île touche
pas; quand la fofle «ft recouverte de terre, lon
met pardeflus de nouvelles branches d'arbre, &
une quantité de très-groffes pierres pour empêcher.
les bêtes féroces de venir, pendant la nuit, dévorer
le cadavre. On laïffe au milieu des pierres un efpace
vuide pour y déposer des vafes de terre & autres
uftenfiles de ménage : mais ceci n’a lieu que pour
les Arabes d’un certain rang. Avant de quitter la
fofle, l’on plante dans le milieu une efpèce de
pavillon funebre. Ceft ordinairement un lambeau
des vêtemens du mort, placé au haut d’un bâton.
La cérémonie achevée, chacun fe retire chez foi
avec la plus grande tranquillité, fans que lexté-
rieur annonce les lugubres fonétions que lon vient
de remplir.
Les proches parens & les amis du défunt viennent
de temps en temps vifiter fa tombe. Ils enlèvent
quelques pierres, le déterrent en partie, pour
s'aflurer sil n’eft er revenu à la vie; & lorfque
Pinfeétion du cadavre leut pérfuade le contraire,
alors ils recommencent les cémifiemiens & les fitnént
tations que j'ai décrits plus haut. Quelques - uns
jettent de la chaux éteinte fur les pierres, pour
donner quelque éclat à ce groflier tombeau. À
chaque jour de fête les Arabes viennent en troupe
vifiter la tombe des morts & pleurer deflus.
Cette cérémonie, que j'ignorois, m'infpira un
EN: BARBARIE. 111
jourtune bien grande frayeur. FPétois à herborifer
avec mon domeftique dans des rochers voifins de
li Calle. Nous étions alors en guerre avec les Nadis.
Des-coups de fufils répétés, un bruit confus d'inf-
trumens de guerre êc des cris tumultueux viennent
tout-à-coup frapper mes oreilles. Je monte au plus
vite fur un rocher élevé, &c j'apperçois dans le
lointain un grand nombre de cavaliers Arabes, qui
accouroient au grand trot au milieu d'un tourbillon
de pouflière, & fe dirigeoient précifément vers
l'endroit où je me trouvois. Ils avoient arboré lé-
tendard de Mahomet. Cet appareil militaire m’épou-
vanta à un tel point, que je me crus perdu,
m'imaginant que c’étoit une troupe de Nadis. Ne
pouvant me rendre à la Calle, fans courir le rifque
d'être faifi par ces cavaliers, je pris le parti de me
cacher dans d'épaifles brouffailles , peu en füreté
dans une retraite qu'il étoit facile à deux cens
hommes éparpillés de découvrir. Lorfque ces Arabes
furent affez près de nous pour être diftingués, mon
domeftique m'aflura que c’étoit des Zwlmis , chez
lefquels Javois féjourné, qu'il en reconnoïloit plu-
fieurs. Raflurés par cette découverte, nous fortimes
de notre retraite, & nous allâmes au-devant d'eux.
Ils me reconnurent, & me dirent qu'ils alloïent à
une mofquée peu éloignée pour y célébrer les fêtes
du Beyran, & vifiter le tombeau des morts. Je
les laiffai remplir leurs devoirs de religion, & je
112 VovaAGE
continuai mon herborifation , qu'une faufle alarme
m'avoit fait interrompre.
Il exifte chez les Arabes, comme chez nous, des
vifites de condoléance. Dès que lun d'euxa perdu
un de fes proches, tous fes parens & amis vont
le vifiter. Les hommes vont voir les hommes, &
les femmes fe rendent auprès des femmes. A la
première vue ils fe mett:nt à pleurer de part &
d'autre, & à poufler des hurlemens de toutes leurs
forces. Ces hurlemens fe mefurent felon la dignité.
Un inférieur à l'égard de fon Ron hurle tant
qu'il peut. Un peu moins d’égal à égal. Les chefs
ne pouflent que quelques foupirs, à moins que ce
ne foit pour un autre chef. Tout cela eft ordinai-
rement de commande. Un inftant après la joie renaît,
& il n’eft plus queftion de s’affliger , à moins qu'il
ne furvienne un étranger avec lequel 1l faille hurler
de nouveau. Ces vifites ne fe bornent pas à une
feule. On les répète pendant huit, qu'nze jours,
&z quelquefois davantage. Quand on apprend la
mort d’un Arabe dans un Douare où il y a quelque
parent du défunt, auffi-tôt hommes, femmes,
enfans, tous heurlent à l’envi. Les chiens épou-
vantés de ce tintamare, fe mettent de la partie;
mais la douleur ef bientôt épuifée. La ea
renait un inftant après.
Dans les villes, les Mufulmans dévots regardent
comme un très-grand a$te de religion de porter les
morts
EN BARBARIE. 113
morts en terre. S'ils voient pafler un convoi funèbre,
ils quittent aufli-tôt leurs occupations, & vont
prendre la place de ceux qui portent la bière,
qufqu’à ce qu'ils foient remplacés par d’autres. L’hon-
neur de donner la fépulture aux morts n’eft point
confié à des mains mercénaires : c’eftile devoir du
plus proche parent. Les pères enterrent leurs enfans,
les enfans enterrent leurs pères, & ainfi par ordre,
felon le degré de parenté. Il y a toujours un ou
plufieurs Papas qui affiftent à ces cérémonies, chan-
tent ou récitent quelques verfets du Coran, &
remettent au mort une lettre de recommandation
pour le faint Prophète. .
DEMET RE XVIIL
Au même.
Vous defirez favoir, mon cher Doëteur, s'il ÿ
a encore quelques Médecins célèbres chez un peuple
qui a produit les pères de la Médetine. Il eft aifé
de fatisfaire en deux mots à votre queftion. Les
Arabes ne connoïflent d'autres médecins que la
Nature, d’autres remèdes que ceux qui leur font
diétés par lignorance ou la fuperftition. Cette Nation,
d'où font fortis autrefois tant d'hommes fi habiles à
guérir les maux de Phumanité, ignore jufqu’à {on
Part. I. H
114 V o YraAteG r
ancienne fplendeur , & a cédé aux autres peuples
le flambeau qu’elle-même avoit allumé. Ceft plutôt
par ignorance que par mépris qu'ils mont point,
dans leurs maladies, recours à la Médecine. Les
Médecins européens qui fe trouvent par hafard
chez eux, en font très-bien accueillis ; c’eft même
le feul titre qui puifle les engager à refpeéter la vie
d’un étranger. Ils ne font alors humains que pour
ux- mêmes; l'intérêt perfonnel leur fait oublier
leur férocité naturelle. Ce qu'il y a de bien fingulier,
c'eft que ces hommes, qui fouvent ignorent s'ils
font malades, quand ils le font réellement , le de-
viennent, au moins en imagination, à la vue d’un
Médecin. Empreflés à en recevoir des fecours, crai-
gnant d'en laifler échapper loccañon , ils font de
leur fanté un examen fi fcrupuleux, qu'il en eft peu
qui ne fe croient dans la néceflité d’avoir recours
aux remèdes, ne feroient - ils que de précautions.
N'ofant décider par eux-mêmes s'ils fe portent bien,
ils préfentent leur pouls au Médecin, & croient diff-
cilement à fa décifion lorfquil les aflure de leur
bonne fanté. Ils ont tant de confiance à la faignée,
que les mieux portans penfent en avoir befoin. C'eft
pour eux le remède univerfel. Au défaut de Médecin,
fouvent ils fe faignent eux-mêmes par un procédé
bien propre à effrayer ces perfonnes délicates que
la vued’une lancette fait évanouir. |
Celui qui eft chargé de cette opération, commence
EN BARBARTIE. 115
par ferrer le col de fon malade avec une ligature,
f fortement, que le patient en eft prefque étranglé,
Quand les veines du front font gonflées par le fang
gène dans fa circulation, alors l'opérateur y fait
cinq à fix incifions avec un rafoir, En un inftant
le vifage eft tout couvert de fang, dont on aide
l'effufion par le moyen d'un bâton cylindrique que
lon fait rouler fur les incifions. Quelquefois les
Arabes fe faignent eux-mêmes aux pieds, toujours
par un femblable procédé. L'opération finie, ils
lavent la plaie, y appliquent un peu de terre
argilleufe détrempée dans l’eau, & la bandent avec
un mouchoir. Cette opération ne les empêche point
de fe livrer à leurs occupations ordinaires.
Voilà, mon cher Doéteur, à quoi fe réduit toute
la médecine des Maures, fi vous en exceptez quel-
ques remèdes particuliers confervés par tradition,
&z adminiftrés avec un certain mêlange de fuperf-
tition. Ils ajoutent encore beaucoup de foi aux
amulettes & aux talifmans qui leur font donnés par
les Marabous.
Il eft vrai que les Maures ne connoifknt point
cette foule de maladies qui viennent à la fuite de
notre mollefle & de nos excès. Celles auxquelles ils
font le plus fujets proviennent de leur grande mal-
propreté, des lieux marécageux qu'ils habitent, de
leurs excès avec les femmes , ou de leur mauväife
nourriture. Ce font des maladies cutanées ,; des
FL 2
116 VOYAGE
fièvres intermittentes ou putrides, des rhumatifmes ;
l'épuifement des humeurs & du fang. Ceux qui
habitent les côtes font fujets au mal vénérien, qu'ils
appellent le mal des Chrétiens, qu’en effet ces derniers
leur apportent d'Europe. Ils n’y font aucun remède,
Un fang empoifonné coule dans leurs veines jufqu'à
la fin de leurs jours, & ce même fang donne naïf-
fance à des enfans, viétimes des débauches de leurs
pères.
I faut avouer cependant que, foit à raïfon du
grand air que les Maures refpirent continuellement,
foit la frugalité de leur nourriture, foit le climat,
cette maladie ne fait point, parmi eux, des ravages
auffi confidérables qu’elle en fait chez nous.
Les Arabes, en guerre continuelle les uns contre
les autres , font fujets aux coups de feu , aux frac-
tures. Ils les abandonnent entièrement à la nature.
Quelques - uns guériflent, d'autres confervent des
ulcères naturels, qu'ils gardent toute leur vie : mais
fi les Arabes ne tirent point de la Médecine les
fecours que nous en tirons , auffi n’en éprouvent-ils
point les inconvéniens, Leur imagination n’eft point
effrayée par les décifions du Médecin ; les drogues
multipliées qui garniflent la chambre de nos malades,
ne choquent pas leurs regards, & ne leur foulèvent
point le cœur. Comme leur religion &c leurs affaires ?
civiles n’exigent jamais qu'ils foient avertis de leur
dernière heure, ils meurent fans fonger à la mort.
EN BARBARIE 117
Tant qu'ils peuvent marcher , ils marchent ; futre-
ment ils reftent en place, étendus par terre, fans
jamais quitter leurs habits. Si le malade prévoit fon
dernier moment, il fe tourne la face du côté de
FOrient , & meurt tranquille en fe recommandant
à Mahomet.
J'ai Fhonneur d'être, &c. :
M ur _
20 A VAUX SAN O7 1
Au méme.
[Es y a quelques jours, mon cher Doëteur, que
je m'étois embarqué dans le deffein d'aller mouiller
au Collo, à 80 lieues d'Alger fur les côtes. Les
relations que lon m’avoit faites de la beauté de ce
pays, des antiquités que l’on y rencontre , & de
plufeurs autres particularités , m’avoient infpiré un
vif defird’aller le vifiter, & de profiter, pour cet
objet ; d'un bâtiment de la Compagnie qui alloit y
faire la traite. Tout ce que lon avoit pu me dire
fur la férocité des habitans, fur la difficulté de
pénétrer dans le pays, n'avoit pu me détourner
de mon deflein. Les vents contraires nous ayant
forcés de nous arrêter à Bonne, je ne mis pied à
terre, que bien déterminé à me rembarquer au
premier vent favorable. Mais Jes dangers de ça
A 3
118 : Voyxaer
voyage me furent tellement confirmés , & fi évi= .
videmment démontrés, que je fus, à mon grand
regret, obligé d'y renoncer. En effet, les bâtimens qui
abordent au Colo pour la traite!, font. forcés d'être
fans cefle fur leurs gardes ; ils ont à éprouver les
plus fortes infultes de la jet des habitans : fouvent
les gens de léquipage n'ofent débarquer qu'à la
faveur des ténèbres. Ils fe hâtent de charger les
cuirs & autres denrées qui font en dépôt dans la
maïfon de l'Agent de la Compagnie, & s’éloignent
le plutôt qu'ils peuvent d'un pays où les hommes
font plus à craindre que les bêtes féroces.
Vous ferez fans doute furpris, mon cher Doéteur,
que lon expofe ainfi-la-vie des hommes:,-en conti-
nuant de-commercer avec. des êtres auffñ, peu trai-
tables, Eh! que ne rifque-t-on pas pour augmenter
fa fortune! Les précautions, que lAgent.de la Com-
pagnie eft obligé de prendre pour fa: fhreté font
frémi , & annoncent bien l’évidence-du-danger. Il
habite, avec unkcaïflier & quelques, domeftiques ,
une maïfon qui n’a d'autresouverturé ique tde-très-
petites lucarnes ; encore les fenêtres & les portes
{ont-elles doublées de fer, & en état desréfifter aux
balles de fufil. Ces Mefieurs font, avec lers:dommef-
tiques , une garde continuelle tant le jour-que la
nuit, Malgré ces précautions , il eft arrivéwplufieurs
fois des+accidens fâcheux. L'on a vudles Arabes
monter pendant la nuit fur les toits, enlever les
EN BARBARIE. 119
tuiles , faire une ouverture pour pañler le bout de
leurs fufls, & tuer ou bleffer la perfonne en fen-
tinelle. Ils ont une fois pouffé leur rage jufqu’à mettre
le feu aux quatre coins de la maïfon, & brûler
l’Agent & tout fon monde. M. Hugues, Agent aétuel
de la Compagnie, a été mille fois infulté; il y a
quelques années qu'il reçut un coup de füfil à la
joue , dont 1l fut heureufement guéri. Il avoit voulu
fe retirer; les Arabes s’oppofèrent à fon départ; fon
fucsefleur s'étant préfenté, 1ls le reçurent fi mal,
qu'il n'eut que le temps de fe rembarquer. D’après
ces détails, qui me furent confirmés par des Arabes
même du pays retirés à Bonne, je pris la réfolution
de m'arrêter en cette ville.
Un mémoire que M. Hugues eut la complaifance
de m'envoyer fur le Co/o, ne me laïfla aucun
regret de n'avoir pu faire ce voyage. Perfonne n’eft
plus en état que M. Hugues de donner des notions
exaétes de ce pays. Il habite depuis plufieurs années;
&c 1l eft obligé, par fa place, de communiquer
avec les habitans, dont il a fans cefle à éprouver
les injuftices & la méchanceté. Je vous envoie le Mé-
moire tel que je l'ai reçu : je ne doute pas qu'il ne
vous intérefle autant qu’il mA intéreflé moi-même ;
& vous avouerez avec moi qu'il feroit à fouhaiter
que tous ceux qui habitent les pays étrangers, fuffent
auff bons obfervateurs que M. Hugues, & rendiflent
leurs idées avec autant de clarté & de précifon.
Éd
120 VOYAGE
« Le pays proprement dit le Col, eftune petite
» vallée, où fe trouvent cent cinquante maïfons #
» un feul étage, mal bâties en argille & ensterre.
» Elles forment quatre villages, diftans d'environ
» quatre cents pas lun de lautre, habités depuis
» plus de deux cents ans par des Maures, qui s’y font
» raffemblés de différentes nations de la montagne.
» Ces villages ont tous un nom particulier. Le
» premier & le plus éloigné de la marine s'appelle
» Berkaïide, ou terre du Kaïde. Le fecond s'appelle
» lAzoulin , qui eft le nom de la nation qui l’habite.
» Le troïfième Berdtouille, ou Terre- longue; &t le
» quatrième 42 Jafde, qui eft le nom de la mon-
» tagne fau pied de laquelle le village eft bâti.
» Le dernier eft celui qui eft le plus près de la
» marine, & où fe trouve le chäteau de la garnifon
» Turque, ainfi que le comptoir de la Compagnie
» royale d'Afrique,
» Le Collo eft borné à left par une vafte rade,
» ouverte au nord & nord-eft, borné au midi par
» des montagnes défertes, à loueft par les Ozled-
» fenfel, & Macrakfu , qui font les fentinelles &z les
y alliés des Collins en temps de guerre. Il eft borné
» au nord par un petit golfe appelé en langue du
» pays Baaoenfe , ou mer des femmes.
» L'air du Collo eft fain & tempéré : le fol de
» la vallée eft fec & fiérile. L’on y voit cependant
# beaucoup d'arbres fruitiers, qui, foit par le défaut
à 4
+ Su ST
EN-BARBARILE. 121
#de culture, foit par la qualité du terrein, ne
» donnent que des fruits d’un goût fade,, & ne
“ » peuvent parvenir à une parfaite maturité. Les
_ » montagnes même qui environnent ce pays ne
» produifent que quelques arbrifleaux, fort peu de
» plantes.
» Les Collins ne pouvant, par la mauvaïife
. wqualité de leur terrein & par fon peu d’étendue,
» tirer de la culture de quoi fe procurer les fecours
» de la vie animale, fe font adonnés au commerce
» des cuirs de bœuf, qu'ils achètent à bon marché
» des montagnards, & awils revendent fouvent bien
» cher à l’Agent de la Compagnie. Ils fabriquent
» outre cela, avec du lin qui leur eft apporté d'Alger,
» des toiles très-communes qu'ils vendent aux mon-
» tagnards, ou les échangent pour du blé, du beurre,
» de l'huile, & fouvent pour des cuirs. Quelques-
» uns, plus aétifs, portent à Tunis ou à Alger, fur
» des fandals, du beurre falé, de l'huile, des noix,
» des figues fèches, & en rapportent des étoffes
» pour leurs habillemens, & du fel qui leur fert à
» faler les cuirs, en attendant le temps de la traite
» de cette marchandife.
» D’anciens puits, qui font encore dans le meilleur
»état, un vieux château & quantité de vieilles
» mafures , font voir clairement que ce pays a été
» habité avant l'arrivée des Maures ; & ce qui
» porte à croire que les Romains y avoient formé
122 V Oo T'AMGErE
+ un établifflement très-confidérable, ce font quelques
»infcriptions que lon voit fur de grandes pierres
» blanches, qui fervoient apparemment de frontif-
» pice à leur temple. On y lit Nepruno, Jovi ; d'autres
# infcriptions fe trouvent fur plufeurs autres piertes
»# avec l'écriture renveriée, & que fon ne peut pas
» bre.
» Le gouvernement du Collo eft, pour la forme
# le même que celui des autres places qui font de Ja
# dépendance d'Alger. Un Aga ou Commandant eft
# à la tête du gouvernement militaire. Cet homme
» a fous lui quatre Officiers qui compofent le Divan
#ou Confeil, & un certain nombre de foldats
# remplacés tous les ans, en mai, par de nouvelles
# troupes qui viennent d'Alger. Cette milice eft
# pour contenir les Collins dans le devoir, protéger
»# les Chrétiens qui font le commerce, & s’oppofer
_» aux defcentes que pourroient tenter au Collo les
» ennemis d'Alger. Ce gouvernement militaire n’eft
» compofé que de Turcs.
» Le gouvernement civil eft entre les mains de
» deux Kaïdes &xde fept chefs Maures difperfes dans
# les quatre villages. Ils n’ont aucune autorité fur
»les Collins, & fe contentent du titre de leurs
» charges. Ils traitent feulement de la paix ou de
» la guerre avec les nations de la montagne, em-
» pêchent ou permettent le commérce des cuirs entre
» les Chrétiens & les Cabaïles, lorfqu'ils ne peuvent
EN BARBARITE. 123
5 où ne veulent, faute d'argent, acheter eux-mêmes
» cette marchandife pour la revendre à un plus haut
» prix en temps de traite. Ces Kaïdes ou Schieks, qui
» font eux - mêmes les premiers coquins du pays,
»nont pas le pouvoir, ni même la volonté de
» mettre un frein à l'injuftice & au crime, qui vont
» tête levée dans ce pays. Le droit du plus fort &
»le fufil décident tous les différends. Les Turcs ne
» font pas même épargnés. Quand leur Aga ou le
» Divan veulent s’avifer de mettre le bon ordre,
» il eft bien rare que la garnifon retourne à Alger
» fans laiffer plufieuts foldats tuës fur la place. Ce
» qui fait que depuis long - temps 1ls fe bornent à
#manger tranquillement leur paye, & à ne point
» s'écarter du château, laiffant les Collins dans leur
» village jouir impunément d’une liberté, qui occa-
» fionne prefque tous les jours les plus grands défor-
» dres. L’impunité a multiplié tous les crimes, 8 a fait
» des Collins , fans exagération, les hommes les plus
» méchans qu'il y ait fur la terre,
» Les environs du Collo, quoique très - mon-
» tagneux , ne laiflent pas d'être agréables , &
» malgré le peu de peines que prennent les Maures
».pour les fertihfer, on y trouve des vallées &
»des plaines couvertes de beftiaux , & fertiles en
» blé, orge, millet noir, &cc. Ces. montagnards
»appoitent au comptoir de la Compagnie un peu
» de coton, d'huile, de miel, &c beaucoup de cire
124 VoyaAGcr
# Au midi du Col il y a deux rivières qui tra=
» verfent une plaine d'environ trois lieues de lon-
» gueur, & viennent fe jetter dans le golfe qui forme
# la rade du Collo. La plus confidérable feroit navi-
# gable pour des bateaux, à trois lieuès de fon
» embouchure, Ce pays ef très-fertile, & les Maures
# y font plus doux & plus civilifés que dans les
» autres contrées. Ceux qui font à l’oueft reemblent
# à de véritables fauvages. Leur pays eft prefque
# par-tout fiérile. Il ne produit que de l'orge, du
» millet noir, de FPhuile, de la poix-réfine, du
» goudron, & quantité de petits finges fans queue,
# qui ravagent une grande partie de la récolte. L'on
» ne conferve l'autre, qu’en faifant la garde nuit 8&z
» Jour pour écarter ces animaux, depuis le moment
s des femailles jufqu'à la moïflon. L'on pourroit
wtirer grand parti du bois de conftruétion qui y
»# eft très-abondant, fi le naturel de ces barbares ne
» mettoit un obftacle invincible aux entreprifés que
» fon pourroit faire pour exploiter de fi beaux
# arbres.
# Toutes les nations des environs du Collo, à
» dix lieues de ce pays, font indépendantes. les
» forces du Bey de Conftantine n’ont pas encore pu
» les réduire fous fa domination. Plufeurs d’entre
» eÎles n’ont pas même de chef pour les gouvérner.
» On les voit toujours en guerre les unes contre les
» autres, Les Maures font bafanés, vilans, eruels,
EN BARBARIE. 125
#ignorans & toujours armés. Îls vont nue tête,
» 8c favent à peine s'ils font Mahométans.
» Les Collins font en général blonds, grands,
» robuftes. Ils ne fortent jamais de leurs maïifons
» qu'armés du fufil, de piftolets & de fabres. Ils
» ne meurent guères que des coups meurtriers de ces
»-armes ÿétant fans ceffe en guerre. ls font tous, fans
» enexcepter aucun, grands voleurs, fanéans , gour-
» mands, cruels & inhumains envers les étrangers;
»traîtres, diflimulés, lafcifs, jaloux, vindicatifs,
» flatteurs & aimant la flatterie ; orgueilleux, avides .
» des honneurs, fuperftitieux, hypocrites ; en un
# mot, adonnés aux vices les plus abominables ».
D’après quelques échantillons de minéraux que
-M. Hugues a joints à ce Mémoire, 1l paroît qu'il vient
beaucoup de criftal de roche dans les fentes des
rochers qui avoifinent le Collo, & qu'il doit y avoir
des mines de cuivre très-riches.
Jai l'honneur d’être, &c.
126 V oùy A4: E
LETTRE.
Au même:
Pius je parcours ce pays, mon cher Boteur $
plus mes idées s’exaltent à la vue des ruines quetje
rencontre à chaque pas. Ce que la barbarie foule
aux pieds, je le contemple & l’'admire. Cene font,
il eft vrai, que quelques fragmens de fquélette ;
mais ce fquélette annonce combien le corps qu'il
foutenoit avoit de puiflance &r de force. Ces débris
olés ne préfentent aux yeux de l'ignorance que
des pierres brifées & confondues ; mais ellessrap-
pellent à lobfervateur le fouvenir de ceux qux les
ont taillées. Elles offrent à limagination une ville
fuperbe 8 puifflante là où croiflent aujourd’huides
brouffailles & des ronces ; elles annoncent qu'un
peuple éclairé & poli faïfoit-briller les fciences &
les arts dans des lieux habités aujourd'hui par des
hommes féroces & barbares. Tout ce que je vois
me peint fi vivement l’ancienne fplendeur des Ro-
mains, me retrace fi bien ce que j'en ai lu, ceïque
lon m'en a raconté, qu'il me femble avoir été
Romain moi-même, & que je renais pour gémir
fur les ruines de mon ancienne patrie. Pardonnez
ces réflexions qui reviennent peut-être trop fouvent ;
EN BARBARIE. 127
* mais eomment ne pas parler de ce qui frappe con-
tinuellement les yeux? C’eft fur des ruines de l’an-
cienne Hippône que je vous écris cette Lettre. Du
haut du vieux mur où je fuis afis, je me crois,
par moment, confondu au milieu d'une foule d'au-
diteurs à portée d'entendre la voix éloquente &
perfuafive du grand Auguftin : mais lillufion ne
dure pas long-temps : bientôt je me retrouve feul
au mileu de ces ruines. À la place d'un peuple
chfétien, conduit à la vertu par les fublimes exhor-
_ tations de fon illuftre évêque, je ne vois qu'une
‘ race d'hommes pervers & méchans, auxquels le
nom de Chriff eft en exécration.
. Hippore étoit dans une fituation très-heureufe ,
bâtie dans une belle plaine, aux pieds d'une riche
colline, entre deux rivières, & à une demi-lieue
de la mer. Il refte bien peu de chofes de cette an-
cienne ville. Le premier objet que jy rencontrai,
fut quelques arcades, dont l’élévat on & la gran-
deur annoncent un édifice confidérable : 1l eft pro-
bable qu’elles appartenoient à une églife : auff eft-ce
l'opinion vulgaire. A quelque diftance de-là eft une
autre bâtifle beaucoup plus entière. Elle pafle, parm®
les Chrétiens qui fréquentent le pays, pour avoir été
le couvent de Saint Auguftin. Elle confifte en une
double voñte très-forte, foutenue par huit arceaux,
bâtis en briques larges, & d’environ un pouce d’é-
paifleur. Il eft facile de reconnoîitre que ce prétendu
128 Voy AGE
couvent n'étoit rien autre que de très-bellæ citernes.
Des ouvertures carrées à la voûte, dans l'intérieur,
des reftes de conduits en forme de gouttières, qué
Von prendroit d’abord pour des galeries, la forme
& la folidité de cette bâtifle, tout confirme dans
cette idée. Fai retrouvé des reftes femblables, maïs
bien moins confidérables, à quelques diftances de-là.
Il me paroït très - probable ÉFRPPÈRE s’étendoit
jufques fur les bords de la rivière de Sähoufe, qui
a fon embouchure en face de la ville de Bonne. En
me promenant fur les bords de cette rivière, J'y ai
découvert les veftiges d'un ancien quai, bâti en
mofaique, en petites briques rouges d’un pouce &
demi de largeur fur un de longueur , réunies par
un ciment, dont la dureté ee les ouvrages
des Romains. En cet endroit le chemin eft large,
uni, très-beau, & continue de même pendant près
d'une demi-lieue. Il s’eft ainfi confervé depuis le
temps des Romains ; car les Arabes ne favent ce
que c'eft d'avoir de grands chemins ; ceux que lon
retrouve dans ce pays font l’ouvrage de fes anciens
babitans.
Quoiqw’Hippone n'ait eu de plus grande célé-
brité que celle d’avoir été gouvernée par un des
plus grands Doéteurs de l'Eglife, elle pouvoit
néanmoins devenir, par fa pofition, une des villes
les plus commercantes & les plus riches de la Nu-
midie, Elle étoit environnée de tous côtés de plaines
fertiles
| EN BARBARIE 129
fertiles, de gras pâturages, de riches côteaux, de
| vergers abondans en toutes fortes de fruits : outre
cela, la mer offroit aux habitans d'Hippone les
moyens d'échanger avec les peuples de l'Europe
leur fuperflu en grains, en laines, en vins, &c.
La rivière de Seiboufe, qui en baïgnoit les murs,
eft large & belle, maistle fable y eft fi abondant,
qu'elle ne peut porter que de gros bateaux ou /a-
dals turcs: cependant, avec un peu de foins, elle
pourroit devenir beaucoup plus navigable, & former
un aflez beau port; je foupçonne, d’après les
débris que jy ai rencontrés, qu'autrefois il y en
avoit un, que les fables ont comblé. Le fol de l'an-
cienne Hippone eft divifé aujourd’hui en très-beaux
jardins, fermés par des haies de figuiers de Bar-
barie ( Caëus opuntia ), dont le fruit eft très-
rafraïchifflant , mais un peu fade. Le figuier , Polivier,
le jujubier, l’oranger , le citronnier , le caroubier,
la vigne, Pazérolier, & plufeurs autres arbres
fruitiers sy cultivent avec le plus grand fuccès,
&c font au loin lornement des campagnes.
A l’ancienne Hippone a fuccédé la ville de Bonne;
bâtie fur les bords de la mer, à l'embouchure de la
rivière de Seiboufe. Cette ville eft environnée d'un aflez
bon mur, défendue parune forterefle fur les bords dela
mer, & par un château confidérable, bâti par Charles-
Quint, lorfquil s’empara de cette ville en 1535.
Les rues de Bonne font très-étroites, mal-propres,
Part, I, »
130 VOYAGE
boueufes, point pavées, & toujours pleines de
fumier 8 de boufes de vaches. Les maifons, d’une
forme quarrée, n’ont qu'un feul étage. Les. fenêtres
donnent toutes fur la cour. Il n’y a au dehors que
quelques petites lucarnes d’un demi-pied d’ouver-
ture, ce qui contribue à rendre les rues beaucoup
plus triftes : mais la jaloufie des Orientaux eft le
feul goût que larchiteéte confulte. Au lieu de toits,
le deffus des maïfons eft une plate-forme en terrafle,
Chaque maïfon eft conftruite en pierres blanches,
auxquelles on ajoute, tant en dehors qu’en dedans,
une couche de chaux, ce qui produit un coup-d’œil
uniforme, peu gracieux, & très - fatigant pour la
vue. L'intérieur des appartemens eft garni de nattes
ou de tapis, felon la fortune de chaque particulier.
Les murs font blancs, fans aucun autre ornement :
cependant les hommes en dignité les décorent de
fufils, de piftolets, d’atagans, & autres armes à
l'ufage du pays. Il y a dans Bonne deux mofquées
ornées de minarets , C’eftà-dire, de pyramides fem-
blables à nos clochers, du haut defquels les Papas
appellent le peuple:à la prière trois fois par jour ;
car les Mufulmans ne connoïffent point l'ufage des
cloches. Ceux qui font deftinés à ces fonéhons,
crient trois fois, aux heures de la prière : Que Dieu
eff grand! Mahomet eff fon Prophèse Venez , peuple
fidèle, venez à la prière.
Les Maures de Bonne diffèrent peu de ceux de
EN BARBARIE 131
Ja montagne; même habillement, mêmes mœurs,
Cependant leur vie eft plus aétive & plus aifée,
Les Nègres y font efclaves, mais bien traités. La
garnifon turque, quoique peu nombreufe, en ime
pofe aux habitans de Bonne : chacun tremble à la
vue d'un Turc. Cette ville eft gouvernée par un
Kuïde à la nomination du Bey de Conttantine , qui
en reçoit un tribut annuel. Quoique les Maures
foient peu induftrieux, & qu'ils n'aiment que le
repos, cependant il y a à Bonne des ouvriers de
toute efpèce pour les-arts utiles & néceflaires ;
on y fabrique des bernus , des tapis, des felles de
cheval, &c: Au Bafalt où Marché font réunis des
marchands de diverfes denrées.
Pendant mon féjour à Bonne, les Maures y
célébrèrent le’ renouvellement de l'année. Ce ne
furent, pendant les premiers jours, que fêtes con-
facrées à la joie & au plaifir. La veille du nouvel
an, ainfi que de toute autre grande fête, ceux qui font
prépofés pour appeler le peuple à la prère du haut
des minarets, crient beaucoup plus fort & plus long=
temps que les autres jours. C’eft ainfi que chez nous
les grandes folemnités sannoncent par un plus
grand nombre de cloches.
Les falies auxquelles les Maures fe livrent dans
ce temps, tiennent un peu de celles de notre car-
naval, quoique différentes. La farce la plus commune
confifte à étendre une peau de lion fur les épaules
Î 2
132 : F'Niotm AGE
de quatre Maures cachés fous un grand tapis qui
qui leur tombe jufqu'aux jambes. Ce lion fantaf-
tique porte une longue chaîne au cou, & eft
conduit par un Maure. Plufieurs autres jouent du
tambour de bafque & de la flûte, tandis que le
lion & quelques danfeurs exécutent des danfes aflez
grotefques ; d'autres fe revêtent d’une peau de cha-
meau au lieu de celle du lion. Ils entrent, fous ce
déguifement, dans toutes les maïfons où ils peuvent
entrer, fuivis d'une nombreufe populace, & fur-
tout de beaucoup d’enfans qui portent à la main des
figures de lion & de chameau. Ils reçoivent quelques
pièces de monnoie de chaque particulier chez qui ils
exécutent leurs danfes ; mais, pour avoir le droit
de parcourir ainfi la ville fous ce déguifement , il
faut payer une certaine fomme au Kaïde.
Il ya, à Bonne, plufieurs familles Juives très-
méprifées, & écrafées par les tributs & les corvées.
Jallai voir leur fynagogue un vendredi au foir, au
moment de leur prière. Elle eft petité,, mal bâtie.
Je fus très-furpris d'y rencontrer des Maures. Je
crus d’abord qu'ils ne venoient dans ce temple que
par curiofité : mais Jai appris qu'ils sy rendoïent
avec confiance & dévotion pour obtenir la guérifon
de leurs maladies, la fécondité, ou la réuffite
de leurs projets. Favois peine à concevoir une
ignorance auf groflière. Elle me fut confirmée
par un prétendu miracle, admue également par les
EN BARBARIE. 133
Mahométans & les Juifs, que mon interprète me
raconta, & auquel lui-même ajoutoit foi. C'étoit
un Chrétien renégat depuis l’âge de douze ans.
« Lorfque les Juifs bâtirent cette fynagogue, lon
» vit, me dit-il, flotter pendant long-temps fur la
# mer fe livre de la Loi. Souvent il approchoit du
» rivage ; mais toutes les fois qu'un Mufulman
#vouloit sen emparer, ce livre étoit auffi- tôt.
»# repris par une vague & tranfporté en pleine mer.
» Ce phénomène duroit depuis plufieurs jours, fans
» que perfonné püt en donner lexplication : maïs
» quelques Juifs en ayant été les témoins, recon-
# nurent le livre de la Loi. Ils s’en emparèrent fans
» difficulté, & le dépofèrent dans la fynagogue ».
Vous voyez, mon cher Doéteur, qu'un tel peuple
eft inconvertiffable , mème avec les miracles. En
voilà un dont ils ne doutent pas, & cependant
ils n’en ‘font pas moins perfuadés qu'ils habiteront
après cette vie, avec les Houris aux yeux bleus,
eouchées fur des lits de rofes ; tandis que les Chrétiens
&c les Juifs feront étendus fur des charbons ardens.
C'eft le refrein d’une chanfon que tous les enfans
ont à la bouche dès qu'il voient un Chrétien.
Sous un coftume moitié arabe, moitié européen,
offrant l'extérieur le plus grave, je fus pris, par
les Juifs, pour un Rabbin déguife. Mon interprète,
qu'ils interrogèrent, les confirma dans cette opinion.
Ils crurent que je venois voir sil ne manquoit rie
V3
134 V-0 Y « €e!E
à leur fynagogue ; & d'après ces idées, 1l5 me
montrèrent tout dans le plus grand détail; mais
le tout fut bientôt vu. Leur fynagogue eft auffi
chétive que leurs perfonnes. Pour peu qu'ils y éta-
leroient de richefles, elles leur fetoient bientôt
enlevées. Une demi-douzaine de lampes , femblables
à celles de nos églifes, éclairoient ce temple dans
lequel je me fentis vivement ému en me rappelant
la religion de Moife, de David & de Salomon.
Jallai dernièrement aux étuves. Elles font géné-
sales parmi les Mufulmans , tant en Barbarie qu’en
Turquie. L'on me fit d'abord entrer dans un grand
veftibule, où je quittai mes habits pour me revêtir
d'un double bernus. L’on me conduifit, en cet
équipage, dans une première falle, dont la chaleur,
quoique modérée, faillit à me fuffoquer en y entrant :
après m’y être arrêté quelque temps pour m’accou-
tumer peu-d-peu à une atmofphère plus chaude,
je paffai dans la falle des étuves. Je voulois en fortir
fur le champ , tant ma refpiration étoit gènée par
la chaleur : mais infenfiblement mes poumons sy
accoutumèrent. Une fueur abondante découla de
toutes les parties de mon corps. Je quittai alors
mes habits & je m'étendis fur le pavé de la’ fälle
Auffi-tôt un Maure sapprocha de moi, me jetta
fur le corps quelques feaux d’eau tiède, & fe mit
à me pétrir la peau, & me la ptefler par- tout
pour en fare fortir jufqu'à la moindre ordure;
4 un
EN BARBARIE F3
enfuite , en me fafant prendre différentes attitudes
forcées, mettant fon genou fur mon eftomac , :1l
me fit craquer toutes les articulations des bras,
des jambes & des cuifles.. Les reins &c les vertèbres
du dos & du cou ne furent pas plus épargnés
Si je n'eufle été prévenu, jaurois craint qu'il ne
me difloquât quelque membre: mais j'admirois fon:
habileté à me plier & m’étendre ainfi dans tous les
fens, fans que j'éprouvafñle la moindre douleur.
Mayant abandonné pendant quelques minutes
pour me laïfler repofer , il revint, peu après,
armé d’une étoffe un peu rude, avec laquelle il me
frotta par-tout le corps, exattement comme un
cheval que lon étrille. Il eft étonnant combien, par
cette opération, lon enlève d’ordures de la peau.
Après ces friétions & de nouvelles lotions d’eau
tiède, je repris mes hermus , & je me rendis , par
degrés. dans le veftibule, où l’on eut foin de me
faire repofer ; & de me bien couvrir, jufqw'à ce
que la forte tranfpiration eût été un peu diminuée,
Cesétuves, à Bonne, ne font nullement décorées;
mais chez: les Turcs & dans les grandes villes de
Barbarie, elles font magnifiques , en beau marbre
blanc. Un établiffement aufh utile pour la propreté
&t la fanté , mériteroit bien d’être plus multiplié en
Europe. Ceft peut-être le remède le plus efficace
pour guérir toutes fortes de rhumatifmes, de gouttes,
de fciatiques, & fur-tout les maladies dé la peau.
1 4
136 VOYAGE
Les Maures s’en fervent aufi pour le mal yénérien £
mais pour en retirer la même utilité que les Maures,
il faudroit s'en fervir comme eux, y faire ufage
des mêmes frétions; car, qu'eft-ce qu’un! fimple
baïn à l’eau froide ou tiède ? S'il enlève de la peau
les ordures les plus groffières, combien n’en refte-t-l:
pas qu’on ne peut enlever que par les friétions faites
dans le: moment d’une forte tranfpiration ? Outre
cela, le craquement des articulations, opéré par les”
Maures avec tant de dextérité, donne aux membres
une fouplefle, une agilité très-fenfible lorfque Fon
fort des étuves. Pendant ces opérations, lon éprouve
une langueur affoupiffante 8 une forte propenfion
au fommeil, genre de volupté qui plait beaucoup
aux Turcs. |
Les environs de la ville de Bonne font extrème=
ment agréables & bien cultivés. Il y a beaucoup
de jardins remplis d'arbres fruitiers, particulière-
ment de Jujubhiers , d’où vient que le nom arabe(r)}
de cette ville fignifie 24 place des jujubes. Les jardins
forment des promenades très-agréables, oùl'on peut
aller paffer la chaleur du jour à Pabri des rayons du
foleil. Les Maures de Bonne, plus polices 8 plus
habitués avec les Européens que ceux des mon:
tagnes, font auffi moins infolens, Jen ai rencontré
plufieurs dans leurs jardins, qui vinrent me'préfenter
1
(1) Baled el unica,
EN BARBARIE. 137
des fruits. C’auroit été une impolitefle très-grande
de ne les pas accepter.
En fortant de la ville par la porte qui conduit
au Port Génois, lon pañle devant le cimetière des
Maures. Il eft fur une éminence, en plein champ,
fans clôture, & ne fe diftingue que par le orand
notsbre de tombeaux en pierres blanches élevés
au-deffus de la fofle des perfonnes de diftinétion.
Ces tombeaux font furmontés de deux petites pyra-
mides en aiguilles aux deux extrémités de la tombe.
Îl feroit imprudent à un Chrétien d'approcher de
trop près de ce lieu.
L'on rencontre aufli de diftance à autre de petites
mofquées ifolées, furmontées d’un dôme , & ornées
en devant d’une galerie formée par plufieurs co-
lonnes ; elles fervent d'habitation aux Marabous.
Ce font des efpèces de folitaires, en grande confi-
dération, qui affeétent la plus grande exattitude à
obferver la loi. On les confulte dans les maladies
& les circonftances fâcheufes dela vie. Ils diftribuent
des talifmans auxquels les Maures ajoutent une foi
entière. Comme il eft permis, tant aux hommes
qu'aux femmes , d'aller les vifiter fous prétexte de
dévotion, leurs demeures deviennent fouvent des
feux de profitution.
Je n’avois garde d'imaginer que moi, Prêtre Ro-
main, je me ferois trouvé un jour en concurrence
de droits avec un Marabous Arabe. Le fait vient
133 VOYAGE
cependant de m’arriver. À l'inflant qu'un bateau de
fervice de la Calle touchoit le môle de Bonne , le
Patron, en débarquant, tomba mort fur la place.
Me trouvant fur le lieu, je fus obligé de l'enterrer.
Les Chrétiens, qui ne font pas une dixaine à
Bonne, ont acheté un terréin fur les bords de la
mer pour y former un cimetière. La mer étant
trop agitée, je fis conduire le cadavre fur une mule,
par des chemins détournés, au lieu de la fépulture.
Je m'y étois rendu de mon côté avec les Mefñieurs du
comptoir, portant, fous le eoftume arabe, habit
eccléfiaftique. À peine ai-je commencé quelques
prières, qu'un Marabous voïin, informé, je ne
fais comment, de ce qui fe pafloit , accourt furieux :
il m'apoftrophe par des inveétives, & dun air
menaçant veut faire enlever le cadavte, prétendant
que pour lenterrer dans un terrein qui lui appar-
tenoit , 1l falloit lui payer un droit. Comme nous
étions en force, je me moquai de fes menaces, &z
je lui dis que gl lui étoit dà quelque chofe, 1l
mavoit qu'à nous accompagner, après la cérémome,
chez le Kaide de Bonne, qu’on lui rendroit juftice,
êt je continuai mes fon@ions, tandis que l’on tenoit
ce Marabous en refpelt à la pointe du fufil. Il revint
avec nous à Bonne, & fe préfenta chez le Kade,
que nous avions prévenu de lenterrement , pour
lequel nous avions payé. Le Kaïde, indigné que ce
coquin , qu'il n’aimoit pas, s’'avifàt de vouloir retirer
EN BARBARIE. 139
des droits qui lui avoient été payés, ordonna qu'on
lui appliquât cent coups de Hâton. Comme ce Ma-
tabous m’accabloit d'injures, quoique j'eufle demandé
grace pour lui: g'as-t4 à te plaindre, lui dis-je,
ne t'ai-je pas promis que tu ferois payé? Je fuis per-
fuadé que ce dévot Mufulman ne savifera plus de
réclamer fes droits aux enterremens des Chrétiens.
» Le comptoir de la Compagnie d'Afrique à Bonne
eft compofé d’un Agent (1), & de quatre à cinq
Officiers fubalternes. Le commerce que lon y fait
avec les Maures, confifte en cire, grains, cuirs &
laines, pour lefquels lon paie de fortes fommes au
Bey de Conflantine. La plaine de Bonne fournit
confidérablement au commerce par les grains que
Yon y cultive, &c par les troupeaux nombreux qui ÿ
Païflent. Elle a près de douze lieues d'étendue. La
rivière de Seihoufe la traverfe en entier. J'ai rencontré
dans cette plaine de fuperbes jardins où les limons,
les citrons & les oranges étoient en fi grande abon-
dance , que ces fruits fe defféchoient fur l'arbre. Le
Riccin en arbre y eft commun. Ce n’eft qu'une variété
(1) J'ai infiniment d'obligations à M. Barre, Agent de
la Compagnie d'Afrique à Bonne, pour les lumières & les
fecours qu’il m’a fournis dans mes recherches & mes courfes.
Son amitié & fon extrème honnêteré m'ont fait trouver
dans cette ville un délaflement bien agréab'e, fur-tout dans
ün pays où il ef fi rare de jouir des douceurs de la fociété.
140 VOYAGE
du Riccinus communis de Linné, que Tournefort
appelle Riccinus Africanus maximus caule geniculato
rutilante. Le Daucus vifnaga, que j'a vu vendre à
Marfaille pour cure - dent, croit auf dans cette
plaine.
Jai Phonneur d'être, &c.
Re fe SE
LE TP R:E Em
À Madame de...
Ïz faut, Madame, des ordres aufli précis que les
vôtres, pour me ePaper à vous peindre les mœurs:
& l'état des femmes Arabes. Votre fexe eft trop:
avili, trop maltraité dans ce pays, pour que j'eufle.
jamais ofé vous en offrir le tableau. Les Arabes:
ne font point du tout galans ; peut-être leurpar-t
donnerois-je, fi du moins ils étoient humains : mais,
cette vertu eft fi étrangère à leur cœur, qu'ils
regardent la femme comme un être infiniment au-
deflous d'eux. C'eft beaucoup, s'ils la préfèrent à à leur
jument. + ke
Le mariage n’eft point ici un contrat qui exige
le confentement de deux paities. C’eft une vente
faite entre les parens de la femme &c celui qui la
veut pour époufe, Il n’a pas befoin, pour obtenir,
14
EN BARBARIE 141
“de gagner fon cœur , de mériter fes bonnes gratess
“mais qu'il fe préfente avec une ou deux vaches bien
belles, bien nourries, il eft afluré d’être fort bien
reçu. Les parens gardent les vaches, & lui livrent
leur fille. Qu'elle foit heureufe où malheureufe, ca
n'eft plus leur affaire : elle eft vendue. Si elle déplaît
à fon époux, il la renvoie à fes parens, & en
achète une autre, où même plufeurs, quand il eft
riche. Si la femme répudiée plaît à quelque autre,
celui-ci peut en faire lemplette : elle [ui coûtera
moins , ayant eu déjà un premier mari.
Les femmes font feules chargées de tous les
détails du ménage, très-fatigans par fois, für-tout
quand ces hordes Arabes changent fouvent de lieu.
Moudre le blé , en former le courcouçon, lapprêters
traire les vaches , battre le beurre, tout cela eft
Fouvrage des femmes ; mais c’eft le plus facile,
Tandis que les hommes pañlent leur vie dans Poifi:
veté , ils abandonnent aux femmes les plus rudes
travaux. Ce font elles qui vont couper le bois, &
le charrient avec fatigue fur leurs épaules. Je les ai
fouvent rencontrées avec des fardeaux fi énormes,
qu'il me falloit être bien près pour diftinguer , fous
un fagot de ramée, une petite figure humaine toute
dégouttante de fueurs & exténuée de travail : ce
font elles encore qui fouvent fèment & labourent.
Mais C’eft bien pis quand il eft queftion de lever le
piquet, L'homme’monte à cheval fort païfiblement,
142 VOYAGE
fans autre fardeau que fes armes : la femme marche
à pied, chargée des uftenfiles de ménage, &t quelque-
fois de la tente, quand il ne fe trouve point de
bête de charge pour la porter. Le mari a fouvent
la cruauté de Paccabler de coups, lorfqu’en cet
état elle ne peut point fuivre le pas du cheval.
Ceft ainfi quelle voyage à travers les fables
brülans , n'ayant fouvent point de quoi boire &
manger.
Efclave, plutôt que compagne de fon mari, ellene
peut attendre de fa part aucune affeétion de tendreffe.
Le mari ne parle jamais qu'en maître impérieux ,
& qui connoït la fupéricrité que la Nature lui a
accordée fur la femme, en le rendant le plus fort,
Ces malheureufes font au-deffous de leurs enfans , 8&c
même de leurs efclaves : elles ne mangent qu'après
eux, & font obligées de fe contenter de leurs reftes.
Lorfque les travaux ne les appellent pas au dehors,
elles reftent toujours renfermées fous les tentes, où
elles croupifent dans lordure & au milieu de la
vermine. Prefque toutes ont la gale, & répandent
au loin une odeur infeéte, Leur habillement n’eft
compofé que de quelques lambeaux crafleux qu’elles
ne lavent jamais. Elles n’ont point de linges, &
portent fur elles leur chétive garde-robe.
En exercice continuel , le temps de leur groffeffe
n’eft pas même une raïfon pour faire dim nuer leurs
travaux ; elles ne les interrompent qu'au moment
EN BARBARIE 143
defaccouchement. Il ny a, parmi elles, ni fages-
femmes, ni chirurgiens. Elles fe délivrent elles-
mêmes ; leur lit de douleur eft la terre nue. Plufieurs
lavent leur enfant dès qu’il eft né, & lenveloppent
dans un pan de leur robe; elles labandonnent,
pour tout le refte, à la Nature, & ne lui accor-
dent que ce qu'il lui faut pour l'aider à vivre. A
peine accouchées, ces femmes reprennent leurs
travaux, & y ajoutent celui de nourrir leurs
enfans. Quoique très-peu foignés , étendus fur un
peu de paille, à peine enveloppés de quelques
langes, fans maillots & fans ceins, expofés à toutes
les injures de l'air, ces enfans deviennent cependant
forts & vigoureux en très-peu de temps, & ne
tardent pas à fuivre leurs mères dans la campagne,
Les Arabes montagnards font bien moins jaloux
que ceux des villes : il ny a que les chefs qué
tiennent leurs femmes renfermées. Quand même les
autres le voudroient, ils ne le pourroient pas, à
moins qu'ils ne fe déterminaflent à remplacer leurs
femmes dans les travaux de la campagne; mais l’oifi-
veté eft bien plus forte en eux que la jaloufie, Ces
femmes n’ont jamais la figure couverte; elles feules
cependant devroient porter des voiles, plutôt def-
tinés à mafquer la laideur qu'à cacher la beauté,
Jamais je n'ai vu de plus laides créatures. Leur teint
eft couleur de fie, leur peau aride & brülée, leur
figure peinte de différens fignes bizarres, formés avec
144 VOYAGE
de la poudre à canon êc de lantimoine. A peine
font-elles forties de l'enfance, que les fignes d'une
vieillefle prématurée s'annoncent fur leur vifage.
Les rides fe fillonnent de bonne-heure; maïsil eft
aife de voir qu'ils ne font que l'effet des travaux
forcés & du malheur, & non le favage des années.
Il eft impoffble de les envifager fans fe fentir ému
de compaflion, Les graces touchantes du jeune
âge n’ont pas le temps de fe développer. De l'enfance
à la vieilleffe il n’y a prefque aucune gradation.
Des yeux éteints, un air abattu & confterné, des
joues renfoncées , le dos courbé par le poids du
travail, dans tout leur extérieur les fignes de la plus
affreufe mifère, l'abattement, l'ennui, une noire
& fombre mélancolie, tel eft, Madame, le portrait
de la plupart des Arabes montagnardes. Elles fe
marient très-Jeunes , font peu d’enfans, & termi-
nent de bonne-heure leur malheureufe carrière.
Dans les villes, les femmes perdent du côté de
la liberté, ce qu'elles gagnent du côté du travail.
Elles font foumifes, par la jaloufie de leurs maris,
à une prifon perpétuelle. Les femmes de diftinétion
ne fortent jamais. Celles que l’on rencontre dans
les rues font les femmes du bas peuple : elles portent
un très-grand voile blanc & épais, qui leur defcend
jufqu’aux genoux, Elles ont encore le vifage couvert
d'un autre voile appliqué comme un mafque fur
leur figure, Leur habillement de deffous eft un grand
bernus
EN BARBARIE 146
bernus blanc , arrangé en forme de robe, Elles ont
toutes de longs caleçons qui leur tombent jufques
fur les talons, Leur chauflure eft une paire de fouliers
à talons élevés. Sous un femblable accoutrement ,
ces femmes paroiflent enchäflées dans un gros
paquet de linge : il eft impofñfible de juger ce qu’elles
font fous ces larges étoffes qui mafquent toutes
leurs graces, Dans les maïfons elles quittent une
partie de ces habillemens, & le foir, lorfque leurs
maris font à la mofquée, il n’eft pas rare de voir
les femmes refpirer le frais fur leurs terrafles: mais
elles difparoïffent à la vue d’un homme, je veux
dire d'un Mufulman ; car elles aiment beaucoup
les Chrétiens; & lorfqu’elles les apperçoivent , elles
offrent volontiers à leurs yeux tout ce que la jaloufie
de leurs maris les force de cacher. Avec de fem-
blables difpofitions, & fur-tout avec une contrainte.
auf grande, une intrigue feroit bientôt formée &
terminée ; mais ici l’on ne connoït pas de plus
“grand crime que la galanterie, fur-tout dans un
Européen. Si l’on eft furpris, la mort eft inévitable.
I n'y a, pour sy fouftraire, d'autre moyen que
d'embraffer la religion de Mahomet, & d'époufer
la femme que lon a féduite. Si elle eft mariée, il
n'y a de reflource ni pour l’un, ni pour lautre. La
femme eft renfermée dans un fac & jettée à la mer;
homme eft brûlé vifou coupé par morceaux.
Les femmes des villes, n'étant point comme les
Part. I, K
4
146 V oO WAIGE
montagnardes , brûlées par le foleil 8 accablées de
travaux, font prefque toutes d’une grande beauté ,
d'une blancheur éblouiffante, & d'unertaillé très-
aventageufe. Leur démarche F noble & compofée,
leur port majeftueux : mais elles manquent de ces
agrémens que donne lufage de la fociété. Mortes
au monde &c aux douceurs de la vie focale, ces
charmantes reclufes ne vivent que pour un feul
homme, qui s'occupe peu de les PA de
la privation de leur liberté,
Jai lhonneur d’être, &rc.
L'ETT RE COR
AN DM
Je viens ; mon cher Doëfteur, de faire une ren-
contre bien intéreflante. Comme je me difpofois à
me mettre en route pour D PRE ; M. Desfon-
taine fe rendit de cette ville à Bonne. Il y a DER de
deux ans qu'il Voyage en Barbarie | envoyé par
PAéadémie des Sciences pour faire des recherches en
Hiftoire Naturelle, particuliérement en Botanique.
Cétte heureufe circonftance m'a fait changer d'idée :
Jai différé mon voyage dé Conftantine pour pro-
‘fitér du peu de temps qu'il refte à M. Desfontaine
EN BARBARIE. 147
à pafler en Barbarie. Ce favant Académicien a bien
voulu m'aflocier à fes recherches & me commu-
niquer, fes lumières. Voici le détail de nos princis
pales courfes, |
_. Après avoir employé près de quinze jours à
parcourir au loin les environs de Bonne, où nous
trouvâmes, encore quelques plantes d'automne,
nous partimes pour la Calle, accompagnés de deux
Déras,, -ou foldats Maures, &@ de deux autres
Maures pour conduire nos bagages. Nous nous
rendimes. la première journée à la Mazoule,. où
nous dreflâmes notre tente dans le jardin du chef
Aly-Bey, pour y pafñler la nuit. Le lendemain nous
allâmes vifiter le Baflion de France, en nous dé-
tournant un peu de notre route. Nous ny trou:
vâmes que des ruines, quelques pans de muraïlles,
des maïfons délabrées , des monceaux de pierres,
& d'aflez belles caves. Ce lieu , qui formoït autrefois
le centre-du commerce de la Compagnie d'Afrique,
& fon principal comptoir, eft aujourd’hui abfolui-
ment défert, environné d’épaifles brouffailles ; &z
de rochers efcarpés, retraite des panthères & des
lions. Tout le plat pays des environs eft mal-fain , &c
infe@té par pluñeurs grands lacs. Nous recueillimes
au Bufon d'aflez jokes plantes marines & quelques
corallines : mais je n’oublierai jamais lacquftion
que nous fimes d'une très-belle efpèce d’Ipomez.
Une fleur auffi grande que celle du Liferon‘ordinäire,
K 2
148 VOYAGE
mais du plus beau rouge, s’élevoit au-deflus d’uné
brouffaille impénétrable, En frappant nos regards,
elle excita vivement nos defirs ; mais il étoit bien
difficile d'en faire la conquête. L'endroit avoit un
fond marécageux ; la végétation y étoit très-abon-
dante; outre les ferpens & peut-être quelque animal
féroce qu’elle pouvoit dérober à nos regards, il
étoit bien difficile de pénétrer l'efpace d’une demi-
portée de fufil au milieu des épines & des ronces
qui nous cachoient tout-à-fait. Maleré cela, nous
rifquâmes l’entreprife , & marchant tantôt deflus,
tantôt deflous la brouflaille, nous arrivâmes enfin
jufqu'à cette jolie plante, mais percés de fueurs,
nos habits en lambeaux & nos mains enfanglantées,
Ce ne fut pas la feule plante qui nous dédommagea
de nos fatigues. Nous y trouvâmes encore plufeurs
autres efpèces nouvelles. Enfin nous arrivâmes à la
Calle, où nous fûmes reçus fans être foumis à la
quarantaine, n’y ayant plus dans les environs aucun
foupçon de pefte. La Calle ne peut être un {éjour
indifférent pour un Naturalifte. La pêche du corail,
les produétions marines, la variété de fes environs
fauvages & incultes, des étangs, des prairies, des
bois, des montagnes, des plaines de fables préfentent
une foule de plantes, d’infeétes, d'oifeaux & de
reptiles peu ou point connus.
Nous paffämes une quinzaine de jours à la
Calle, après lefquels jaccompagnai de nouveau
EN BARBARIE, 149
M. Desfontaine à Bonne, où il devoit embarquer
pour retourner en France. Le jour que nous arri-
vämes en cette ville ne séffacera jamais de mon
fouvenir, par les dangers & la fatigue qu'il nous
fallut effuyer. Nous nous propofñons de faire près
de vingt-quatre lieues ce jour-là. En route dès trois
heures du matin , nous n'avions pas encore fait une
demi-lieue que nous fûmes accueillis d’une très-forte
pluie, qui ne nous quitta point jufqu'à Bonne , &
ne nous permit même point de mettre pied à terre
un inftant, pour prendre un peu de nourriture.
Nous fimes nos repas comme les anciens Chevaliers,
tout en trottant, & fans quitter la felle de notre
cheval. Il faifoit déjà nuit lorfque nous arrivâmes
à la rivière de Seïboufe , prefque auffi large que la
Seine. Il ny a point de pont. On la pañle ordinaire-
ment à gué, à la nage, ou dans un bateau qui fe
trouvoit alors fur la rive oppofée, mais fans batelier :
un des Maures qui nous accompagnoient fe jette à
la nage, & nous l'amène. Nos perfonnes & nos
effets embarqués , il étoit queftion de faire pañler la
rivière à nos chevaux en les tenant par la bride,
mais leurs efforts nous ramenoient continuellement
fur le rivage, & empêchoient Pa@ion de la rame,
Forcés de les laïfler aller en liberté, nous fümes
aflez heureux, après une heure de fatigue , de les
voir arriver avant nous de l’autre côté du rivage.
M. Desfontaine débarque le premier fur les épaules
K3
150 M OMrIME E
d'un Maure. Jen attendois le même fervice; maïs
comme nos chevaux fe battoïent, craignant qu'ils
ne nous échappañlent dans Pobfcurité mes com-
pagnons de voyage soccupèrent d'abord! fes
rattraper: ce ne fut pas fans peine. -Peñdañtlce
temps je reftai feul, oublié fur :mén Hateausniqui,
fans m'en appercevoir:,' prit itfenfiblémient le large.
Pétois porté par lé courant de l'eau? droit-:àla
mer à un quart de lieue :de- 1x: MoDesfontaine
le FEAaPqUe le premier ; êc m'avertit: du: ‘danger.
Peflayai aufitôtde famer >" mais fétois troublé
& fi'mallalroit À manier!les rames 'amtel je ferois
infa Hiblement péri, fans le Maure quife jétravde
nouveau à là agé & me ramena fair! 8e Er
le rivage: QE iitFr éme 8! É
Sortis de ée premier ernbarras, nous dre
ol nous pourrions pañler. lé nuit À couvert derta
pliée ‘éont nous étions. percés. Les: portesiode
Bônne devoient'être fermées :1 À tout ‘hafrdnous
cherchâmés à nous acheminer vers cette ville:Nous
hous trouvions alots dansttin vafle marais entre
Benne & l’ancienne Hippone. Plufeurs ravins trèse
groffis le traverfoient , &c l'eau couvroitsprefqueile
marais. Nous errâmes pendant près de deux: héures
aumilien de lean, fans:trop favoir où nous allions.
Nos chevaux très - fatioués ! s'abattoientrà chaque
inflant , ou fé cabroïent , effrayés par leséclairs &r
le tonnerre qui grondoit au - deflus dénôs têtes,
EN “BAIRYGMAIRIE. 261
Notre parti étoit prefque déjà pris d'attendre le jour
‘dans cette poñtion alarmante. Cependant nous mar-
chions toujours , lorfque tout à coup.nous enten-
dimes la voix d'un Arabe. Il nous avertit que fi
nous ayancions, encore quatre pas, nous allions
pénir dans un ruifleau extrêmement groffi ; mais
ce coquin refufa, pendant plus d'une demi-heure, de
nous, remettre dans le vrai chemin. I fallut le payer
d'avance, encore étoitil capable , après avoir reçu
_ notre. argent, de nous. laiffer (à, & de s'enfuir:
mais ilfut de bonne-foi; il nous fit palfer un ravin
à gué, & nous conduifit jufqw’aux portes de Bonne,
où :1l ne nous fut pas poñlible d'entrer.
Nous n’eïmes alors d'autre reflource, pour pañler
le,refte de, la nuit à couvert, qu’un. fozdouk ou
auberge,de Maures , hors des portes dela ville, où
fe raflemble la plus infame .canaille. Nous nous
y préfentâmes ; mais nous flimes dans l'inftant ac-
cablés. d'invettives & de malédi@ions paries Arabes
qui y logeoient. Les ferviteurs de Mahomet, nous
difoient- ils, me font point faits pour loger avec des
chiensr, enfans de chiens, Gc. Ces injures étoient
accompagnées de crachats & de pierres; mais à
force.de difputer avec eux, & fur- tout de leur
ofrir,de l'argent, ils nous reçurent enfin,.& nous
conduifirent dans un galetas,-où nous trouvâmes
pour tout meuble une fimple natte. Nous avions
grand froid, Peau découloit de toutes parts de nos
K 4
152. VOYAGE
habits, que nous fmes obligés de garder, n’ayant
pas de quoi changer.
Dans ce pitoyable état, nous trouvions encore
notre pofition très-heureufe en comparaïfon de ce
qu’elle auroit pu être, & nous nous livrions à la
joie qu'infpire le danger pañlé. Etendus fur une natte
au lieu de lit, avec des habits mouillés pour coû-
verture, la tête appuyée fur la felle de notre cheval,
nous efpérions, à l’aide d’un petit rechaud de feu
que lon nous avoit donné, goùter un peu de
repos ; mais le mauvais temps ne nous le permit
pas. Une forte pluie, mêlée de grêle, remplit en
un inftant notre galetas de plus de deux pouces
d'eau, qui faifoient foulever notre miférable natte;
à chaque coup de tonnerre il fe détachoit de notre
plafond des placards qui nous tomboïent fur le
corps. Je croyois que nous refterions enfevelis fous
ces ruines au milieu de l’eau qui y entroit de plus
en plus. Heureufement il y avoit dans cette chambre,
comme dans toutes celles des Arabes, une pièce de
‘bois en travers à quatre pieds d’élévation, en forme
de juchoir, pour y placer les felles & les harnois
des chevaux. Ce fut-là en effet où nous nous 7x
châmes pour éviter l’eau. A la pointe du jour nous
entrâmes dans Bonne, & nous nous rendimes au
comptoir de fa Compagnie d'Afrique, où les bons
traitemens nous firent oublier toutes nos fatigues.
Jai l'honneur d'être, &c.
EN BARBARIE 153
LETTRE XXII:
Au méme.
JL eft bien difficile, mon cher Doëteur, de refter
long-temps en place dans un pays comme celui-ci,
avec le goût de l’obfervation & de l'Hiftoire Natu-
relle. Auffi, à peine étions-nous remis des fatigues
de notre dernier voyage, que nous fongeämes à
en recommencer un nouveau. On nous avoit beau-
coup parlé de certaines eaux bouillantes qui fe
trouvent à mi-chemin de Conftantine, & que lon
nomme dans le pays es Bains enchantés ( Hammam
meskouteen) : nous formâmes le projet de les vifiter ;
&t ayant obtenu du Kaïde de Bonne quatre cavaliers
pour nous efcorter , nous nous mimes en route.
Notre première journée fut aflez belle, à lex-
ception de quelques nuages orageux qui percèrent
nos habits, mais que le foleil eut aflez de force
pour fécher. Après avoir traverfe la vafte plaine
de Bonne, nous nous arrêtâmes aux premières
montagnes, où nous trouvâmes, dans les fentes
des rochers, plufieurs couches perpendiculaires de
fpath pefant. Nous terminämes notre première
journée à fix lieues en avant au milieu de ces mon-
tagnes , & nous dreflâmes notre tente près d'un
164 :11N OMAN €
Douare aflez confidérable. Nous eûmes d'abord
quelques infultes à efluyer de la part des Maures,
peu accoutumés à voir des Chrétiens; mais la pré-
fence de nos cavaliers leur en impofa. La nuit fut
très-orageufe. Toutes ces gorges de montagnes font
habitées par des lions, dont nous entendîmes, juf-
qu'au point du jour, les affreux) rugiflemens:..mais
aucun n’approcha d’aflez près pour nous épouvanter.
Le lendemain, après aa pañlé une fuite. de
montagnes, qui tiennent à l'Atlas, n'ayant d'autre
chemin que des rochers très-cfcarpés,, ‘des, abimes
profonds, des forêts fombres &c defertes, des gorges
extrêmement: dangereufes ;. nous. defcendimes en
pente-douce dans un large vallon où fe trouvent
les eaux bouillantes. Une vapeur épaifle &noire
fort de ces gorges profondes, &.vicie au loin: l'air
des environs. Le terrein calciné 8x. brülant. fafoit,
à chaque pas, foulever nos chevaux. La Nature, en
ce lieu nous parut en convulfon., Au lieu.,dune
eau pure & limpide, il ne fort du {ein de da terre
que des caux brülantes, roulant -lesbitume, &;le
foufre. Elles bouillonnent au fommet . de, petites
élévations , d’où elles s’'échappent par.des ouvertures
circulaires d'environ deux pieds de diamètre»1tom-
bent en nappe, & forment un petit. ruifleau zqûi
eoule au bas du vallon, & groffit dans fa courfe.
Nous n'avons pu le fuivre que-de l'œil àstravers
d'énormes rochers coupés àipic,
EN"BARBARIE. s$
wuNous pénétrâmes jufqu'au Crarer (ce font les
ouvertures circulaires dont Je viens de vous parler};
” nous: y recueillimes de très - belles produéhons ,
particuliérement des dépôts calcaires de différentes
figures, en.étoiles,en champignons , en aiguilles, &c.
Ilssapprochent beaucoup de la zéolée , &c forment ,
commetelle, une gelée dans l'acide nitreux : maïs
ce ne fut qu'avec ‘beaucoup de peines 8& de dangers
quenous vinmes à bout de les enlever. Outre que
nousrétions fufoqués:par les vapeurs de Peau, il
nous: falloit encote. éviter bien attentivement d'y
tremper les pieds, ou de nous brûler les mains, en
enlevant quelques-unes des produétions du crarer.
D'ailleurs la terre, creufe & calcinée dans tous ces
endroits, peut, à chaque inftant, fe brifer fous les
pastduNaturalifte, qui ne fortiroit pas intaét d'un
bain auffi brûlant. I faut la fonder avec foin , &
n'avancer qu'avec beaucoup de précaution , en
évitant de rencontrer l’eau qui découle de toutes
parts: Maloré cela, nos mains, nos habits & nos
fouliers eurent beaucoup à fouffir. Nous recuel-
limes de belles-ftaladites , du foufre & du vitriol
nâtif. Dans les endroits où l'eau bouillonne avec plus
de force, la mercure monte jufqu'au 76° degré. Il
baife ämefure que la furface de l'eau s’élargit, &
offreplus de contaët à l'air extérieur. L'on rencontre
- de diftance à autre de grofles pyramides en pierres
calcaires calcinées, dont la formation fe devine
156 Vo YA Gr.
aifément. L'eau jailliffant autrefois à leur fommet
& tombant en nappe, a peu à peu muiné la terre
des environs, & formé ces pyramides naturelles.
L'on trouve encore fur plufieurs d’entre elles d'an-
ciens craters bouchés, ou prefque détruits.
Les Maures viennent prendre les bains dans
l'endroit où la chaleur de Veau eft fupportable. Hs
s’en trouvent bien pour les douleurs de rhumatifme,
_de goutte, & pour les maladies de la peau. Ces eaux
étoient connues des Romains, qui probablement y
avoient établi des bains chauds. Nous découvrimes
près de-là une maïfon romaine très-bien confervée :
il n'y manquoit que la couverture.
L’efpace qu'occupent ces différentes fources eft
d'environ douze cens pieds, tant en longueur qu’en
largeur. Nous avons été forcés de faire nos obfer-
vations un peu à la hâte, tant pour ne pas nous
laïffer furprendre par la nuit dans ce lieu dangereux,
que détournés de nos travaux par larrivée de plu-
fieurs Arabes indomptés. Ils n’étoient d’abord que
trois ou quatre; mais le nombre augmentoit peu à
peu; & quoique nous leur euffions fait part de nos
provifons, ils commençoient déjà à nous tenir des
propos infultans. Nous y faifions peu d'attention,
mais un de nos Spahis ayant entendu le complot qu'ils
faifoient de nous attendre dans un défilé très-étroit
pour nous voler & nous affafliner, nous montâmes
au plus vite à cheval, & nous nous éloignämes
EN BARBARIE. 157
de ces bandits , qui nous accablèrent d’inveétives
en voyant que nous leur échappions. Nous eûmes
‘pañlé les gorges dangereufes où ils devoient nous
attendre, avant qu'ils euffent eu le temps de Sy
attrouper. Ces malheureux vivent difperfés dans les
forêts ; ils habitent les creux des rochers, d’où ils
ne fortent que pour fondre fur le voyageur, le
dépouiller & l'affaffiner. Ils n’ont ni troupeaux, ni
moiflons ; les racines, les fruits fauvages font leur
nourriture, quand ils ne peuvent en avoir d’autres
des Miles civilifées: Ils portent fur leur figure le
caraëtère de la férocité & de la plus affreufe indi-
gence. Ils font prefque nus ; leur teint eft olivâtre,
leur vifage maigre & décharné.
Arrivés au fommet de la plus haute montagne;
nous fümes affaillis par une grêle fi abondante & fi
forte, que nos chevaux refuferent d'avancer, &
nous tinrent dans la même pofition pendant plus
d'une demi-heure. Une pluie très-froide fuccéda à
cet orage, & ne nous quitta point pendant fix lieues.
La nuit commençoit à nous gagner; nous avions
grand befoin de repos, & fur-tout d’un abri pour
nous fécher & nous chauffer. Nous rencontrâmes ,
fur le penchant de la montagne, en nous detour-
nant un peu, une horde d’Arabes tributaires du Bey
de Conftantine. Nous nous préfentämes pour pañer
la nuit fous une de leurs tentes ; nous ne pouvions
drefer la nôtre , la terre étant par -tout couverte
1538 V:0 y A 1G8E
d'eau. Ils frent d’abord les difficiles , 8 nous sise
qu'ils navoient aucune nourriture pour nous &
pour nos chevaux : mais quelques coups de bâton
adminiftrés à leur chef par les bras nerveux denos
Spahis, leur firent bientôt trouver tout ce dont
nous avions befoin. Ces foldats font tellement re
doutés par les Arabes tributaires, qu’ils commettent
impunément les plus odieufes vexations. Ils ne de-
mandent jamais rien que le bâton ou le fabre à le
main.
Il eft vrai que c'eft, auprès des Arabes, le feul
moyen d'obtenir même le néceflaire. L'argent, dont
ils font cependant fi avides, a moins d'empire fur
eux que les menaces & les coups. Ces mœurs font
fi étonnantes, fi éloignées des nôtres, j'ofe même
dire de la Ntuié , qu'elles font à peine croÿables,
Fai cependant tous les jours occafion de les cb-
ferver. Pour jouir d'une certaine confidération dans
lefprit des Arabes, & en obtenir quelque chofe,
il faut bien fe garder d'employer auprès d'eux ces
manières douces & honnêtes des peuples policés,
& de leur témoigner de la reconnoiflance ou de
l'amitié. Ils simaginent alors qu’on les craint; ils'en
deviennent plus fiers, plus impertinens, plus opi-
niâtres à tout refufer, Si, au contraire, on leur en
impofe par un ‘extérieur menaçant; fi on leur com=
mande en defpote; fi on les traite, en un mot,
comme -un vil troupeau d'efclaves; alors docrles &z
EN BARBARIE. 159
foutnis, ils n’ofent rien refufer ; ils viennent humble-
ment baifér la’main de leur tyran, & traiter de leur
feigneur & de leur maitre le dernier foldat de la
milice turque. Les coups de Hâton font donc un
cérémonial néceflaire. Pendant qu'ils ‘adminiftrent ,
les.femmes fortent de leurs tentes, &c fe mettent à
heurler d’une manière effrayante ; mais les cris ne
fufpendent point un feul inftant le bras du foldat
turc, Dès que les nôtres eurent fignifié leurs requêtes,
lon nous introduifit fous une tente, & nous ne
tardämes-pas à avoir tout ce dont nous avions
befoin. Maleré cela, nous étions très-mal à laife
fous une tente déchirée, & à jour de tous côtés.
La pluie, mêlée de grêle & de tonnerre, dura toute
la nuit ; nous la paffâmes dans nos habits mouillés,
étendus fur une terre humide & tremblans de froid.
Nous étions couchés pêle-mêle avec les hommes
& les femmes Arabes, au milieu des vaches, des
moutons & des chèvres, qui, trop familiers pour
nous , fe glifloient adroitement le long de notré dos
pour y fécher leur toifon. Dans des lits comme les
nôtres, lon n’eft point tenté de e livrer aux dou-
ceurs du fommeil du matin. Dès l'aube du jour tout
fut prêt pour notre départ. Nous gliffämes fecrete-
ment quelques pièces de monnoiïe à nos hôtes, à
Pinfu de nos Spahis, qui les leur auroïent enlevées
s'ils s'en étoient apperçus.
Nous arrivâmes à Borne fans autre accident que
160 VOYAGE
la grêle & la pluie, qui ne nous quittérent que
vers le milieu de notre troifième journée. Le chemin
que nous fuivimes étoit, en partie, l’ancien chemin
romain qui condufoit d’Hippone à Cirthe, Nous le
retrouvâmes prefque entier dans plufieurs endroits,
& nous vimes, de diftance à'autre, des reftes d’an-
ciennes maifons bâties en pierres quarrées, Il nous
fallut, pendant plufieurs lieues, gravir contre des
montagnes fi efcarpées, que nos chevaux avoient
peine à sy tenir. Le fol étoit très - pierreux &
fort inégal: des chevaux ferrés n’auroient jamais
pu s’en tirer; mais les Arabes ne connoiffent point
cet ufage. Un autre pañlage, plus dangereux encore,
eft celui de la Seiboufe, que nous fûmes obligés
de traverfer cinq à fix fois à gué. Quand elle coule
entre les montagnes , fon lit eft plein de très- gros
cailloux ronds, fur lefquels les chevaux ne placent
qu'un pied chancelant. Les nôtres avoient quel-
quefois de l’eau jufques pardeflus la felle. Dans
l'hiver, quand cette rivière eft groffie, il y périt
beaucoup de monde. Les Romains y avoient bâti
plufieurs ponts, mais ils ont tous été détruits par
les Arabes : on n’en retrouve que les ruines.
Peu de jours après notre retour à Bonne, M. Des-
fontaine s’embarqua pour Marfeille. Je ne le vis
partir qu'avec un très-srand regret; mais Pefpoir
d'avoir acquis un ami auffi précieux, adoucit le
chagrin de m'en voir fi-tôt féparé, J'attends, pour
continuer
EN BARBARIE 16r
continuer mes courfes, que le temps Loit moins
pluvieux. Les pluies d'automne vont ranimer la
végétation, & nous faire jouir, dès le mois de
envier, de toutes les douceurs du printemps.
Fai l'honneur d’être, &cc.
PETTRE XXI
Au méêmé
Liiet bien jufte, mon cher Doéteur, après vous
avoir promené depuis fi long-temps au milieu des
déferts, des montagnes, des ruines & des villes de
la Numidie, de vous conduire à la capitale; mais
je vous préviens qu'en partant d'Hippore , quand
nous aurons traverfé la vafte plaine de Bozre , il
nous faudra entrer dans des montagnes très-efcarpées
& très-hautes; nous rencontrerons peut - être les
Arabès Ly-Aishah, qui habitent les gorges d’Artyah.
Paflons vite, & ne nous arrêtons pas long - temps
avec eux, La plupart font indomptés ; malgré notre
efcorte &c nos armes, fi nous leur donnions le temps
de fe réunir, nous ferions perdus. La nuit arrive ;
il faut néceflairement que nous couthions au milieu
de ces rochers. Voilà, dites-vous, des forêts bien
noires, des gorges bien profondes, & une folitude
Part. I L
162 VOYAGE
fort trifle; j'en conviens, 8 même nous devons nous
attendre à recevoir cette nuit la vifite de fa may eflé.
L’aurore paroît, plions notre tente, & partons.
Quel magnifique fpeétacle ! l'horizon fe dore des
premiers rayons du folel; déjà le jour a frappé
le fommet de cette montagne, tandis que le voile
de la nuit couvre encore la plaine. Vous vous
arrêtez étonné ! Je vous comprends. Un grand
chemin, &, qui plus eft, un grand chemin romain
au milieu de ces rochers ! Il ny a point à en douter,
c’étoit celui qui conduifoit d'Hyppone à Cirthe. Nous
le retrouverons de diftance à autre jufqw’à Conf-
tantine ; mais voyons des reftes plus frappans encore.
A deux lieues des Hamman-meskouteen | nous trou-
verons des ruines confidérables fur une éminence.
Ce lieu porte aujourd’hui le nom d’Arronay. Au
milieu de ces débris 1l exifte un petit bâtiment quarré
très-bien confervé. Une croix figurée au-deflus de
la porte indique qu'il a probablement fervi de cha-
pelle aux Chrétiens. Voici une infcription que l'on
trouve parmi ces ruines :
ME MMI
VudadenE.
PRUDENS
NV Au Nas RUN
Je ne vous engage pas à vous détourner de nouveau
de fept lieues pour viliter Æ/eegah, autre vale
EN BARBARIE 163
abfolument ruinée, qui étoit fituée fur le bord
occidental d’une rivière qui porte fon nom : encore
moins irons - nous prefque jufqu’à la rivière Serf
pour y trouver , fous le nom deféziore | un énorme
moncéau de pierres, quelques pans de murailles, &
à quelque diffance une crande tour, dont il eft
dificile de deviner l’origine. D'ailleurs nous ne pour-
rlons pas, avant la nuit, quitter ces lieux extrèême-
ment dangereux par le grand nombre de bêtes
féroces qui remplifent les forêts voifines. Elles font
fi nombreufes, que les Girfah, nation confidérable
qui refte dans les environs, n’ofent fréquenter ces
quartiers, malgré la bonté des pâturages. Allons
plutôt chez les Welled - Braham. Ce pays eft plus
habité & moins couvert de forêts. Paflons encore
cette nuit dans les montagnes ; je vous promets
pour demain une nature moins fauvage.
Dites-moi, mon cher Doûteur, à la vue des
nombreux troupeaux qui defcendent de ces collines
éloignées, & qui s'étendent encore très au loin dans
la plaine ; à l'afpe& de ces riches moïflons, de ces
immenfes & fertiles pâturages, ne vous appercevez-
vous pas que vous approchez d’une grande ville ?
Reconnoïflez-vous ici l’ancien grenier des Romains (12
(x) L'Afrique , devenue province Romaine, étoit pc d
le grenier des Romains, à caufe des moiffons abondantes que
l'on y recueilloit tous les ans,
La
164 VOYAGE
Voyez fur notre gauche ce nombreux Douare. Plus
de deux cens tentes le compofent. Les Arabes y
font tous cultivateurs ou bergers au fervice du Bey
de Conflantine. Comme ils ont un air d’opylence
en comparafon de ces malheureux que nous avons
rencontrés chez les Ly-Aishah! Nous fommes aflurés
d'en être bien traités. Enfin je l'apperçois fur le
fommet de cette montagne! Je te falue, patrie de
Jugurtha & de Mafnifla ; je te falue, ville à jamais
célebre par l'ancienneté de ton origine, par les Rois
que tu as renfermés dans ton fein, par tes longues
guerres avec Rome & Carthage. Maïs quelle éton=
nante révolution t’arrache au pouvoir des Romains,
&t te rend l’efclave d’une feéte nouvelle ! Le Calife
eft dans tes murs, &c y règne en defpote ; tu
abandonnes la religion du Chrift, pour fuivre celle
d’un impoñteur ; & quoique l’Arabe, ton vainqueur,
foit à fon tour vaincu par le Turc, tu ne cefles
point, malgré cela, d'avoir Mahomet pour Prophète.
Avant d'approcher plus.près de la ville, arrètons-
nous un inflant: ne vous attendez pas à y faire
une entrée triomphante. Les injures, les impré-
cations , les crachats, & même les coups de pierres
vont pleuvoir fur nous. Ileft vrai que le Bey, dès
qu'il eft inftruit de l'arrivée des étrangers , leur
dôhne des Chiaoux pour les défendre des infultes
de la populace. Mais cette canaille eft fi infolente ,
que, malgré les coups de bâton qui lu tombent de
EN ‘DA RH ME |: 266
toutes parts fur la tête & fur les pie ) nous
n’aurons pas moins beaucoup de peine à pénétrer
jufqu'au palais du Bey. Ne croyez pas que nous
ayons audience en arrivant. Le Bey nous fera donner
un logement où nous refterons fans fortir pendant
trois, quatre jours, & peut-être davantage, juf-
qu'a ce quil plaife à fon Eminence de nous per-
mettre de paroïtre devant elle. Ainfi, tandis que
nous jouiflons encore de notre liberté, profitons-en .
pour parcourir les dehors de la ville, & en obferver
‘a fituation.
À la vue de ces ruines, de ces pans de murs
renverfés, de ces reftes de citernes & d’aqueducs
qui s'étendent au loin dans cette plaine au fud-ouefr,
ne vous paroït-il pas évident que lancienne Ciréhe
étoit beaucoup plus grande qu’elle ne left aujour-
dhui? C'eft ici le feul côté par lequel on puiffe
entrer dans la ville, le refte de la montagne eft un
précipice affreux qui a plus de 200 toifes en hauteur.
Au bas coule le fleuve Szfeomar, ou le Rurmmel,
que les Anciens appelloient Ampfagée. En avançant
de quelques pas vers l2ff, nous verrons le Rurmel
fortir de fon canal fouterrein , & former une grande
cafcade , au-deflus de laquelle fe trouve la partie la
plus élevée de la ville. C'eft de-là que l'on précipite
encore aujourd’hui les criminels comme on le faifoit
autrefois (1). Au moyen d'un efcalier taillé dans le
(x) 7. Léon, L, V, pag. 211
L 3
166 Vo y aA.GeE
roc, lon defcend jufqu’au bas de la rivière , & lon
fe trouve fous une voûte naturelle, où les femmes
fe placent pour laver leur linge fans être vues :
mais elles font fouvent bien épouvantées par lap-
parition de petites tortues, qu’elles prennent pour
des efprits malins.
Ainfi Conftantine, défendue par. fon affiette, left
encore par de bonnes murailles de pierres noires,
& par une forte garnifon turque, qui loge dans
les débris d’un grand & ancien bâtiment , orné de
quelques reftes de très-belle architeéture. Les portes
de la ville, bâties en pierres rougeâtres, prefque
auffi fines que le marbre, & fculptées avec beau-
coup de goût, s’annoncent également pour être
ouvrage des anciens maïtres du monde.
Mais l’objet le plus frappant eft un pont très-
bien confervé, dont les arches, les galeries &c les
colonnes étoient ornées de guirlandes, de feftons,
de têtes de bœufs & de caducées. Entre deux arches
eft une femme en bas-relief, dont les pieds pofent
fur deux éléphans qui ont leurs trompes entrelacées.
Cette femme n’a d'autre coëffure que fes cheveux,
qui paroïflent bouclés ; une grande coquille eft au-
deflus de fa tête. Elle relève fes jupes de la main
droite, & jette {ur la ville un regard moqueur. À
quelque diftance de ce pont l’on rencontre un très-bel
arc de triomphe aflez bien confervé , & d’autres mo-
numens à demi-ruinés , reftes précieux du pouvoir
EN BARBARIE 167
&z de fa magnificence des Romains. L’arc de triom-
phe fe nomme Cufir Goulah ou le château du Géant.
Ii eft compofé de trois arches, dont les bordures &
“les frifes font ornées de fleurs, de faifceaux d'armes,
& de plufeurs autres figures. ès pilaftres , ainfi que
les colonnes qui foutenoient le fronton , font dans
lordre Corinthien. L'intérieur de la ville n’a rien
de remarquable. Les rues font étroites & mal-
propres, les maïfons bafles & fans fenêtres. Les
écuries du Bey vous intérefleront ; c’eft-là où vous
verrez, quoiqu'un peu dégénérés, l'élite de ces.
beaux chevaux barbes, que les anciens Numides
montoient fans felle & fans bride. Les Arabes fe
fervent encore de ces chevaux avec beaucoup d’a-
drefle, mais ils ont une felle & des éperons. Leur
felle eft une efpèce de fiège avec un doffier , & en
avant un appui très - exhauflé ; leurs étriers ont
la forme d’un foulier tronqué, & leur éperon eft
une longue fiche de fer, qui tient à Pétrier, &
qu'ils font gliffer le long du ventre de leurs chevaux.
Il en eft cependant qui ont confervé Pancien ufage
des Numides.
Le palais du Bey diffère peu d’une maïfon par-
ticulière. Il eft beaucoup plus grand : intérieur de
fes appartemens eft orné de fufls, de piftolets,
de felles de cheval ; c’eft je luxe du pays. En
pénétrant dans les premières falles, lon rencontre
tous ceux qui attendent audience du Bey; dans
L 4
168 VOYAGE
d’autres eft une foule de jeunes efclaves de dix à
douze ans, d’une très-grande beauté, vêtus avec
beaucoup d'élégance & de propreté. Ils à païtie
du ferrail du Bey. Enfuite viennent les efclaves qui,
bien différens de ceux d’Alser, jouiflent ici d'un
très-grand crédit, fe font craindre, &c tiennent le
fecond rang à cette Cour. Les Chiaoux occupent le
premier. Leurs fonétions confiftent à exécuter les
ordres du Defpote, & fur-tout à faire fauter les
têtes profcrites.
Le Bey régnant eft un très- bel homme, d'un
abord gracieux & facile. Il ne pañle pas pour cruel, -
quoiqu'il ait déjà fait abattre bien des têtes. Il a de
la finefle, de la politique, beaucoup d’avidité pour
les richefles ; malgré cela, il eft grand & généreux
felon les circonftances. Fai vu à Bonne, il y a deux
mois, un Chirurgien Napolitain qui avoit été fon
efclave. Le Bey avoit au nez un cancer vénérien,
que ce Chirurgien eut le bonheur de guérir;
ce Souverain en fut fi reconnoïflant, qu'il lui
donna la liberté, & le retint à fa Cour par des
bienfaits multipliés. Au bout de quelques années,
ce Chirurgien témoigna un vif defr de revoir fa
patrie: Tu es libre, li dit le Bey, mais ce projet
me fait la plus grande peine ; au moins promets-moi
de revenir dans un an : amène avec toi ta femme , tes
enfans , toute ta famille. Ils feront tous mes amis: Le
Chirurgien lui donna fa parole qu'il reviendroit, Le
EN BARBARIE 169
Bey le combla de nouveaux préfens, accorda en fa
faveur la liberté à deux efclaves Italiens, afin qu'ils
le ferviflent en route, le recommanda comme fon
fils à la Compagnie d'Afrique, & lui dit, en lem-
braffant, les yeux mouillés de larmes: Wa revoir
ta famille, va revoir ton Souverain , & dis-lu
que c'ejl ainft que tu as èté traité par un Prince
barbare.
Les environs de Conftantine font de la plus grande
fertilité ; la terre y eft aïlez bien cultivée, excepté
les collines qui s'étendent au midi, où perfonne
n’ofe habiter, à caufe des excurfons fréquentes des
Arabes du défert : mais lorfque du haut de la ville la
vue fe porte du côté du nord, lonapour perfpeétive
un payfage magnifique formé par un grand nombre
de vallées, de collines , de rivières & de prairies : à
left, la vue eft bornée par une chaîne de rochers
qui dominent la ville , & en raccourciffent Phorizon.
Les autres villes de la Numidie font bien peu
confidérables. Il y a beaucoup plus de ruines que
d'habitations ; & il eft aïfé de juger, d'après ces
monumens antiques fi multipliés, combien la Nu-
midie a été peuplée autrefois. Dans certains endroits,
les villes étoient auf proche les unes des autres, que
les villages en France, Il eft bien à regretter qu'un
pays auff fertile & auffi beau refte fans culture,
tandis que nous nous difputons en Europe une lande
férile, Jai connu un chef Arabe qui, pour une
179 "VOYAGE
jument , avoit cédé au Bey de Conftantine près
de dix lieues carrées de terre cultivée.
A loueft de Conftantine, vers le défert de Saara ,
Jon rencontre Gaz , ville forte, bien bâtie. Un
Prince, nommé Boigis, d’une très-ancienne famille
Arabe, y commande avec une autorité abfolue,
indépendante de la domination des Turcs. Enfoncé
dans l'Atlas , défendu par fa pofition, par de bonnes
troupes, & par fon propre courage, il vit tranquille
dans fes Etats, qu'il gouverne avec modération.
Ses fujets font heureux. Leurs mœurs, femblables
à celles de leurs chefs, font douces & pacifiques.
Ils font riches en troupeaux & en blés, & ne crai-
gnent pas de fe les voir enlever. Le prince Boigis
eft fort lié avec le Bey de Conftantine, qu'il va
voir de temps en temps. Il eft d'autant plus refpeñté,
qu'on le croit de la famille de Mahomet. Il a eu
quelques rapports avec les Chrétiens; jamaïs il ne
leur a été contraire. Il les eftime & les protège.
Bugie, fur la côte , à trente lieues d'Alger, eftune
aflez grande ville, bâtie fur les ruines d’une autre
beaucoup plus grande. Il y a trois châteaux pour
la défenfe de cette ville, un qui la domine , & deux
autres au bas de la montagne. Dans les environs de
Bugjie, lon exploite des mines de fer aflez confidé-
rables, avec lefquelles les habitans font des focs de
charrues, des inftrumens de labour , 8c. d'autres
uftenfiles à leur ufage, Les 4rabes-Bédouins apportent
EN BARBARIE. 171
fur cette place beaucoup d'huile & de cire que l'on
vend aux Européens: mais ces Arabes font fi peu
traitables, qu'il eft rare que ce commerce fe fafle
fans quelque cruauté de leur part. Ils donnent
prefque la loi à la garnifon turque. La rivière Nafava
coule à le/? de la ville, où elle fe jette dans la
mer. Elle prend fa fource à Jibbel-Deera., fe groffit
confidérablement par plufieurs ruifleaux qu’elle reçoit
dans fa route, qu'elle continue le long du mont
Jurjura.
Entre le Collo & la ville de Bonne l’on rencontre
Stora , où il y a un aflez bon mouillage. L'on croit
que c’eft l’ancienne Ruficada. Cette ville offre quel-
ques antiquités, mais il eft très- dangereux d'y
aborder ; les habitans en font cruels & féroces.
Néanmoins avec des précautions & à force d'argent,
on les rend un peu plus traitables.
Jai l'honneur d’être, &cc.
172 VOYAGE
LE TT RE,. X 47
Au même.
Jr conçois atuellement, mon cher Doëéteur, com-
ment le matelot, en füreté dans le port, oublie.
les dangers qu'il a courus, & n’afpire qu’au moment
de remettre à la voile. Fai été témoin , 1l y a quel-
que temps, d’une tempête affreufe dont les ravages
fe font fait fentir dans une grande partie de la Médi-
terranée. La mer étoit fi grofle, que la Cale étoit
prefque couverte par les vagues. Tantôt brifées
contre les rochers, elles retomboient en pluie;
tantôt en forme d’écume blanchâtre, elles inondoïent
la place, & emportoient, en fe retirant, des murs,
des baraques, des mafñles de rochers ; d’autres fois
elles fe précipitoient avec un bruit effroyable dans
les cavités fouterreines de notre malheureufe pref-
qu'ile, tellement que nous n’attendions que l'inftant
de la voir tout-à-fait engloutie fous les ondes. La
pluie, la grêle & le tonnerre ajoutoient encore à
l'horreur de notre fituation. Deux bâtimens fe trou-
voient alors dans le port. Tous deux périrent , mais
les équipages fe fauvèrent. Un autre bâtiment , parti
peu auparavant , fut jetté fur les côtes de Sardaigne ,
où il périt avec le Capitaine & plufeurs matelots,
EN BARBARIE 173
À la vue de cette mer en fureur, je faifois le vœu
bien fincère de ne m’embarquer que pour repafler
en France , & de renoncer pour la vie aux voyages
d'outre-mer. Le calme renaît. Huit jours après,
oubliant la faïfon & le danger, je m’embarque pour
l'île de Tabarque avec M. Peyron, Agent de la Com-
pagnie dans cette île. Notre traverfée fut des plus
heureufes. Nous côtoyâmes la terre prefque toujours
à une portée de fufil. Je ne connois point de navi-
gation plus réjouiffante. Tantôt d'énormes rochers
fe précipitent dans les ondes en grande mafñfe, tantôt
les vagues fillonnent paifiblement fur un fable plus
blanc que la neige : ailleurs elles creufent des grottes
profondes, où, mugiffant avec fureur pendant l’hiver,
elles forment, dans la belle faifon, des bains très-
agréables d'une eau limpide & tranquille. Ici la vue
fe porte fur de vaftes prairies embellies par la verdure
& les fleurs : là, des côteaux couverts de bois
viennent à la fuite de rochers pelés & brülans. La
feène, à chaque inftant, change de décoration, &
l'imagination fuit avec rapidité la variété du fpec-
tacle; elle pafle brufquement de leffroi à la gaîté,
de l'horreur au plaïfr : tantôt des rochers coupés à
pic, où dont les pointes font à peine vifibles à la
furface de l’eau, offrent leffrayant tableau d'un
navire échoué parmi ces dangereux écueils; tantôt
la vue d'un gazon fleuri, d'une anfe païfble,
fat oublier les fatigues d’une mer orageufe, &
à À
174 VOYAGE
promet un repos dont on croit déjà réffentir {es
douceurs.
Tel à êté le fpe&tacle dont jai joui en païtie
depuis la Calle jufqu’à la Tabarque; & fi quelque
chofe pouvoit jetter du fombre fur le tableau varié
que javois fous les yeux, ce n’étoit que l'idée de
la férocité des peuples qui habitent ces côtes. Comme
dans l'ile de Calÿpfo, aucun navigateur ne peut
approcher de ces parages fans être la viétime de la
barbarie des Maures. Quand la mer eft en furie,
que les vents déchainés foulèvent les flots & mul-
tiplient les naufrages, c’eft alors que ces peuples
fe rendent en foule fur le rivage, non pour fecourir
le pilote épuife qui difpute encore aux vagues le refte
de fa malheureufe exiftence, maïs pour profiter defes
dépouilles, & maflacrer fans pitié celui qui déjà
fe réjouifloit d'avoir échappé à la fureur des élé-
mens. Cruauté inouie, & qui fait du barbare Afri-
caïin le monftre le plus odieux de la Nature! Auf
les bâtimens que la tempête poufle vers les côtes
de Barbarie, oublient en quelque forte, à la vue
de cette terre de fang, les dangers d’une mer irritée.
Ïls aiment fouvent mieux fe confiér à la fureur des
vagues qu'à l'humanité de leurs femblables. De tous
ceux qui ont échoué fur ces côtes, très -peu ont
eu le bonheur d'échapper. |
Le premier objet intéreffant qui frappa mes
regards, fut, à quelques portées de fufil dans les
EN BARBARIE 17$
terrés, un amas de rochers, au milieu d'une plaine,
dont la réunion forme une montagne ronde, ap-
pellée en effet par les Provençaux qui fréquentent
ces côtes, Monte rondo. Ceft en ce lieu qu'étoit
bâti Tagufle, patrie de S. Auguftin. Il n'en exifte
plus que quelques miférables riunes fur le penchant
de cette monticule, & quantité d’oliviers. Ces
débris , fitués au milieu du pays des Madis, ne
peuvent être vifités fans de grands dangers.
Après Tagafte nous navigâmes en face du cap
de l’Aigue (le cap de l'Eau), ainfi nommé parce
que lon y trouve une fource de très-bonne eau, à
laquelle plufieurs navigateurs ont eu fouvent recours.
Enfuite vint le cap Roux. La couleur des rochers
qui fe préfentent à fa pointe, lui ont fait donner ce
nom par les Provençaux.
Le cap des Gallines ( cap des Poules ) que nous
doublâmes, reçut ce nom, parce que les Maures
y vendirent fouvent des poules aux Corailleurs.
Cependant ceux-ci eurent à s’en plaindre. Un jour
qu'ils étoient mouillés avec leurs bateaux dans ce
lieu, les Maures les prefsèrent vivement de refter
à terre, & d'y pañler la nuit. Les Corailleurs sy
refusèrent prudemment , & remontèrent fur leurs
bateaux; les Maures, irrités de ce refus, leur lâchè-
rent plufieurs coups de fufils, dont heureufement
perfonne ne fut bleffé,
L'ile de Tabarque, éloignée de la terre -ferme
176 VOYAGE
d'environ cinq à fix céris pas , peut avoir une démi=
heue de circonférence, L'on avoit, depuis quelque
temps, formé, par des jettées abondantes ; un
pañfage que l’on traverfoit à pied fec dans un temps
calme , & à cheval, quand la mer étoit un peu
agitée. Un otage violent arrivé quelques jours avant
mon voyage, avoit détruit cette da de commu
nication. |
Tabarque eft un rocher très-élevé, coupé à pie
du côté de la pleine mer, & defcendant en pente
douce en face de la terre-ferme. Les maïfons étoient
bâties fur le penchant de cette colline. De-là la vue,
fe portant fur les côtes oppofées , étoit réjouie par
un afpeét des plus agréables : des côteaux fertiles &
rians, une belle prairie coupée par plufeurs petits
ruifleaux, des maifons en amphithéâtre, la beauté du
ciel, la fertilité du climat, telle étoit la perfpeétive
& lheureufe pofition des anciens Tabarquains.
Cette île fut prife par Charles-Quint , lorfqu'il
porta la guerre en Barbarie avec tant de fuccès. II
en trouva la fituation propre à mettre une garnifon
à l'abri des infultes du foldat barbarefque , & d'un
grand fecours pour les excurfions fur ces côtes.
D'après ces vues, 1l fit environner Tabarque de
très-bonnes fortifications, &c fit bâtir un château
confidérable fur la partie la plus élevée de Pile
céda enfuite ces poffeflions à un nommé Doria,
noble Génois, lefquelles, par fucceflion de temps,
tombèrent
EN BARBARIE. 177
tombèrent enfin entre les mains de la noble famille
des Lomnellini de Gènes.
. Tabarque s’étoit peuplée de plufieurs familles
Génoïfes, qui faïfoient, avec les Maures , le même
commerce que fait aujourd’hui la Compagnie royale
d'Afrique. L’on y bâtit nombre de maïfons ornées
de beaux jardins. La bonté du climat dédommageoit
les nouveaux colons de Péloignement de leur patrie.
Täbarque devint celle de leurs enfans & de leur
poftérité. Tout alla très-bien jufqu'en 1743, que .
les Tabarquains fe rendirent d'eux-mêmes au Bey de
Tunis. Il n’eft pas aïfé d'afligner le vrai motif de
cette ation. Les uns prétendent que l'île manquoit,
depuis quelque temps, de provifons , par la né-
ghigence des Lomellini ; d’autres difent quil étoit
queftion de céder cette place à la Compagnie d’A-
frique , & que les Tabarquains préférèrent appar-
tenir à Tunis plutôt qu’à la France.
Quoi qu’il en foit , le Bey de Tunis, en poffeffion
de file, en fit démolir les remparts & les fortifi-
cations , ainfi que les maïfons. Il ne conferva que
le château, où il plaça une garnifon turque d'environ
trois cens hommes. Les habitans, hommes, femmes,
enfans, furent tous conduits en efclavage à Tunis,
fans épargner les principaux de l'ile, auteurs de la
trahifon, & qui efpéroient une autre récompenfe
de leur crime.
Depuis long-temps le Bey de Tunis vouloit faire
Far, I AT
178 VOYAGE
bâtir un château en terre - ferme qui puiffe battre
celui de File. L'on s'y étoit toujours oppofé, &
il n'avoit pu en bâtir un que derrière unecollne,
hors de la portée du canon de Pile. Il eft encore
aujourd'hui habité par une centaine de foldats
Arabes, Le Bey profita de la circonftance pour
exécuter fon premier projet. Il fit conftruire en terre-
ferme un fecond château qui domine celui de Pile. Il y
plaça des foldats Turcs; mais ce château eft bien
inférieur à celui de Tabarque pour la force & la
folidité.
L'on ne voit plus aujourd’hui dans l'ile de Ta-
barque que le château où réfident les foldats Turcs,
des reftes confidérables de remparts & de fortifi-
cations, des maïfons en ruines, beaucoup de citer-
nes, &cc. Le Bey de Tunis, par un traité particulier,
a permis à la Compagnie d'Afrique d'y avoir un
Agent pour diriger, fur ces côtes, la pêche du
corail. Il faut autant de philofophie & de prudence
qu’en a M. Peyron pour vivre feul & tranquille au
milieu de ces ruines, parmi quelques Maures &z une
foldatefque Turque très-infolente. Il ne faudroit pas
juger des Turcs du Levant par ceux que lon ren-
contre en Barbarie. L’on écume ordinairement la
Turquie pour faire des émigrations en Afrique, à
la demande du Dey d'Alger & du Bey de Tunis,
auxquels le Grand - Seigneur permet de temps en
temps des levées dans fes Etats.
EN BARBARIE 179
* Aucun Chrétien n’ofe approcher des châteaux
gardés par les Turcs. Ils craignent toujours quelque
trahifon , & tout examen leur eft fufpeét. Jai vu,
tandis que j'étois à Tabarque , l’Aga faire appliquer
cinq cens coups de bâton au foldat de faétion pour
avoir laïflé entrer dans le château deux Chrétiens
nouvellement arrivés, & qui ignoroient lufage du
pays. Peu auparavant un matelot avoit été pour-
fuivi à coups de pierres & de bâton pour avoir
dirigé fa promenade un peu trop près du château.
Ce château , ainfi que les deux de terre-ferme,
furent tout-à-fait dépeuplés par la pefte qui ÿ régna
l'année dernière 1784.
Le rocher de Tabarque eft un grès groffier , jau-
nâtre, offrant dans fes fiffures beaucoup de fer &
d'ochre rouge. Sa forme eft en grandes mafles, fans
ordre, fans direétion : les fentes font très - irrégu-
lières : elles forment fouvent dans le gré, ainfi que
dans les couches argileufes, des divifions prefque
cubiques qui parojffent comme autant de pierres
réunies par un ciment ferrugineux. Pai fait la même
obfervation dans les environs de la Calle, & dans
plufieurs autres endroits le long des côtes de la
Barbarie. Ces grès, ainfi divifés, paroïflent, au
premier coup - d'œil, d'anciennes murailles bâties
par les mains des hommes. Ceft, à ce queje crois,
de femblables murs que PAbbé ÆA/berso Fortis dit
avoir obfervé en Dalmatie, & qu'il a fait graver
M 2
180 Vo Tac à
fous la dénomination de floni fémili & muraglie in
riva del mare fotto rogoniza (1).
Ce rocher eft appuyé ur une argile fèche,
fiffile , légérement calcaire, contenant beaucoup
de fable, & formant, dans plufieurs endroits, des
mafñles dures, écailleufes à leur fuperficie. L'ile eft
prefque par-tout recouverte d’une couche épaifle
de terre végétale, très-bonne pour la culture, mais
en friche par la parefle des foldats Turcs qui ha-
bitent le château.
Le lendemain de mon arrivée, je paffai en terre-
ferme pour y examiner de vieilles bâtifles , & les
reftes d'une ville très-ancienne , nommée Tabrarca.
D’après mes obfervations, elle devoit avoir près
d’une lieue de circonférence, bâtie fur les bords de
la mer, partie en plaine, partie fur les collines
environnantes. Il n’y exifte plus que des vieux murs à
moitié détruits, quelques morceaux de colonnes
renverfées, & grand nombre de citernes de la
forme de celles que lon voit encore aux ruines de
Carthage, d’Hippone, & autres villes anciennes de
la Barbarie. Au milieu de ces débris eft placé le
château de terre-ferme, bâti par le Bey de Tunis
après la prife de Tabarque. Il eft défendu par une
centaine de foldats Turcs. La Zaire, rivière aflez
confidérable, baignoït les murs de Tabrarca,
(1) Viaggio in Dalmazia, vol. 2, page 100,
EN BARBARIE. 181
Quelques jours après, en parcourant les fites
agréables de ce lieu, je defcendis derrière les collines
de Pancienne Tabrarca. Errant à l'aventure parmi
des rochers couverts de brouffailles , je me trouvai
à la fin dans un vallon dont la beauté & la fituation
m’enchantèrent. Une eau fraiche, fortie d’une roche
vive, couloit entre les pierres & le fable, Les bords
de ce ruifleau étoient, de chaque côté, ornés d’une
haie de lauriers-rofes, qui formoient , au-deflus de
Veau, une voûte impénétrable aux rayons du foleil.
Quoïqu’à la mi-janvier , la terre étoit couverte d’un
gazon naïlant. Quantité d'une très-belle efpece de
Cacalia en fleurs me parfumoient par leur fuave
odeur. Ce vallon formoit plufeurs détours parmi
les monticules, & conduifoit à une vafte plaine,
environnée de collines dont l'afpe&t étoit fort ré-
jouiflant. Je ne pouvois me lafler de parcourir ua
aufli beau lieu, & je regrettois vivement de le voir
fans habitans.
Mais il n’en a pas toujours été aïnfi. Quelques
mafures , quantité de débris de pierres taillées me
prouvèrent que jadis des peuples policés y avoient
fait leur demeure, Ce qui me frappa le plus, &
‘ce qui me parut difficile à expliquer, ce fut des
rochers dans l’intérieur defquels l’on avoit creufé,
à la pointe du cifeau, plufieurs petites chambrettes
d'environ quatre pieds carrés en tous fens. L’ou-
verture de deux pieds carrés reflemble à celle d'une
M 3
182 VOYAGE
fenêtre avec des embrafures. Dans la muraïlle du
fond eft une niche de près de deux pouces d’en-
foncement, d’un pied de haut fur fix pouces de
large. Ces ouvertures, que je trouvai au nombre
de cinq à fix, font toutes placées au haut des.
rochers, quelques-unes dans des endroits de difhcile
accès, Je cc: chaï inutilement à deviner quel pou
voit en avoir été l’ufage. Rien ne vint au fecours
de mes conje@ures. L'intérieur avoit une couleur
fombre, prefque noire. Etoit-ce des tombeaux? leur
peu de profondeur & leur forme carrée s’oppofent
à cette idée. Des magafñns, des lieux cachés, des
retraites de foltaires ? je ne peux vous l'afirmer ;
mais jai obfervé que louverture eft d:fpofée de
manière à être exattement fermée par une pierre
carrée, qu'il eft facile de dérober aux regards par
des monceaux de terre ou de brouffailles. La nature
de ces rochers eft d’un grès groffer à bâtir, & très-
difiicile à entamer.
Quel dommage que les idées agréables 8 gaies
qu'excitoit en moi la vue d'une aufi belle nature,
euffent té attriftées par l’affreux tableau des ravages
que la pefte de 1784 & 178$ avoit faits dans ce
lieu , & par tout le royaume de Tunis. Je rencontrois
de diftance en diftance des tentes abandonnées ;
d'excellentes terres en friche, faute de bras pour les
cultiver; Ja nation nombreufe des Ouled'amours
réduite à trois ou quatre tentes, la garnifon des
EN BARBARIE. 183
trois châteaux entiérement ruinée, à l'exception de
cinq à fix foldats.
La faifon n’étoit point favorable pour herborifer ;
fobfervai cependant que toutes ces collines étoient
couvertes des mêmes arbrifieaux que celles des
environs de la Calle, c’eft-à-dire, de bruyères, de
hièges, de chènes-verds , de genêts, de ciftes, d’ar-
boufers, de lentifques, de filaria, de quelqués
palmiers flériles, &c.
Jai l'honneur d’être, &c.
ML TR ES IX ANSE
Au méme.
Quorour nous ne foyons encore, mon cher
Dofteur, qu'au commencement de février, la vêge-
tation fe développe avec tant de beauté, qu'elle
me promet, pour le printemps prochain, de bien
grandes jouiffances. J'ai déjà fait plufieurs courfes
fruêtueufes. Aly-Bey m'en a fourni l'occafon & les
moyens. I étoit, depuis près d'un an, privé de fes
femmes & de fes enfans, que le Bey de Conftan-
tine gardoit en otage jufqu’à ce que ce Chef lui ent
payé environ 30000 piaftres qu'il lui avoit promifes
pour avoir la libre poffeffion du pays à la place de
fon frère El-Bey. Cette fomme ayant été acquittée,
M 4
184 Vo x aAa6gtEt
le Beÿ de Conftantine a renvoyé au chef de fa
Mazoule fes femmes & fes enfans. Il invita le Gou-
verneur de la Calle (1) à venir partager fa joie. Je
fus auf de la fête. Nous partimes avec un certain
nombre de foldats pour nous efcorter, & de domef-
tiques pour nous fervir.
Aly-Bey , inftruit de notre arrivée, vint à notre
rencontre Jufqw'au bois de Freje, à une petite lieue
de fon jardin. Il étoit accompagné d’une centaine de
(1) M. Amalric, Gouverneur de la Calle, a eu pour
moi, pendant mon féjour en ce Comptoir, tant de com-
plaifance & de bonté, que je lui fuis redevable de la füreté
& des adouciflemens que j'ai éprouvés dans la plupart de
mes courfes. Je trouvois à mon retour un repos très-
agréable dans fa fociété & dans l'amitié dont il a bien
voulu m’honorer. Je ne dois pas moins de reconnoiffance
à la plupart des autres Officiers de ce Comptoir pour leur
honnêteté & leur zèle à m’obliger. M. de Cindrieux , qui
occupoit la première place après le Gouverneur, m’a fou-
vent fait oublier, par la douceur, l'aménité de fes mœurs,
par fes connoiffances & fes lumières, que j’habitois un
pays barbare. C'eft à lui à qui je dois les détails que j'ai
donnés fur le commerce de la Compagnie. M.Gay, premier.
Chirurgien à la Calle, m'a très-fouvent accompagné dans
mes herborifations aux environs de ce Comptoir , & a bien
voulu me communiquer fes recherches & fes obfervations
en Hiftoire Naturelle. Il a quitté la Calle, au grand regret
de fes habitans, pour remplir la place de premier Médecin
du Bey de Conftantine.
A fi
EN BARBARIE. 185
fes cavaliers, & d’une troupe de Muficiens Maures
qui avoient, pour inftrumens , quelques mauvais
tambours , & des éfpeces de fifres. D'auffi loin qu'ils
nous apperçurent , ils nous régalèrent d’une mufique
très-monotone , répétant fans cefle le même air.
D'un autre côté, les cavaliers Maures firent faire
mille caracolles à leurs chevaux, courant, bride
abattue , à travers les brouffailles , fe pourfuivant
à coups de fufils avec beaucoup de confufion, en
pouflant des cris aigus & menaçans. C'étoit l’image
d'un de leurs combats. Ce fpeëtacle offroit, au
ilieu de cette forêt, un tableau tout-à-fait pit-
torefque. Les cris confus, répétés de toutes parts ,
le feu continuel, le henniflement des chevaux, la
figure, Paccoutrement des Maures, tout peignoit
à mes yeux une nation fauvage & guerrière.
Nous arrivämes au milieu de ces évolutions, au
jardin d’Aly-Bey ; il étoit orné de beaucoup d'arbres
fruitiers , & d’une foule de limons , de bergamottes,
d'orangers & de citronniers, dont les fruits nom-
breux & dorés étaloient à nos yeux tout le fafte
du jardin des Hefpérides. Nous dreffâmes nos tentes
en ce heu; peu après Aly-Bey nous envoya d’abon-
dans courcouçons. Nous le régalâmes à notre tour de
cafe & de fruits fecs de Provence. Le lendemain je
quuttai mes compagnons de voyage pour courir le
pays avec quatre cavaliers qwAly-Bey me donna
pour efcorte.
186 VOYAGE
Je n'arrêtai d’abord chez les Zulmis | nation
d'Aly-Bey. Je contournai les bords d'un grand lac;
peu diftant du jardin de ce Chef, où jé fis tuer plu-
fieurs jolis oifeaux aquatiques, différentes efpèces de
courlis, de canards fauvages, la poule de riz, &e. ba
Botanique nefut point oubliée. Quelques belles efpèces
de cyperus, des renoncules, des anémones, des liliacées
furent le fruit de mes recherches. En m’avançant
chez les Zulmis, je rencontrai des berceaux magni-
fiques de czrmatis cirrhofa qui formoient , au-deflus
des vaïlons humides où ils croiflent, des guirlandes
defleurs très-agréables à la vue. Le fpergula arvenfis,
l'antirrhinum reflexum Âe trouvoient par-tout. Les
orchis , les ferapias , les elléborires commencoient à
paroïtre. Ce pays eft très-varié. Les plaines y font
fertiles, aflez bien cultivées. Les coïlines fablon-
neufes & couvertes de ciftes, de lentifques, de :
chènes-verds, de bruyères & de lièges. Il ya, dans
les vallons, de très-bons pâturages où paiflent de
nombreux troupeaux.
M'étant avancé jufques chez les Merdafs, nation
nombreufe, mais foumife au Bey de Conftantine,
jobfervai, dans les premières montagnes qui termi-
nent la vafte plaine de la Mazoule, des eaux tièdes ,
dans lefquelles les Maures viennent fe baigner. Je
n'ai trouvé à ces eaux qu'un goût fade, fans âpreté;
fans acidité. Les ayant éprouvées à une décoéhion
de noix de galles, leur couleur limpide n’en fut
EN BARBARIE 187
nullement altérée. Elles dépofent cependant un fédi-
ment ochracé jaune. L'endroit où elles fourcent
plus fortement, eft, au pied d'une montagne, dans
un fable noïrâtre & ochreux. Ces eaux ont aban-
donné leur ancien lit, que j'a retrouvé à mi-côte
de la montagne, avec beaucoup de pyrites maïtiales
enclavées dans des mafles de grès, à travers lefquelles
ces eaux ont coulé autrefois. En revenant je faillis
périr au milieu d'un marais très-boueux , dans,
lequel mon cheval s’enfonçoit jufqu'au ventre. Heu-
reufement que quelques Arabes du pays m'indi-
quèrent les endroits les moins dangereux. Sorti de-là,
il me fallut enfuite chercher un paffage à gué dans
un des bras de la rivière de Ma-Fragg (1), qui a
fon embouchure dans la mer, à quatre lieues e/2
de Bonne, où elle fe nomme plus vulgairement la
rivière des Seibafs , parce que cette nation en habite
les bords. Je reftai plus de trois heures à côtoyer
la rivière, effayant à chaque pas de la traverier.
Comme le fond eft très -limoneux , je n'ofois faire
avancer mon cheval , qui avoit de l'eau jufques
pardeflus la felle. Je ne vous entretiens de ces em-
bartas, mon cher Doéteur, que pour mieux vous
peindre combien il eft difficile de voyager dans un
(x) Cette rivière paroît être le Rubricatus des Anciens.
Elle prend fa fource dans les montagnes, au fud des
Merdafs.
Lo
188 VOYAGE
pays où, par infouciance & par parefle, leshabitans
ne s'occupent nullement à former des chemins , & à
faciliter les voyages; ils ont au contraire, pour
Pappêt de quelques morceaux de fer, détruits plu-
ficurs ponts bâtis par les Romains. Jai traverfé
cette même rivière à fon embouchure, d’une ma-
mère bien effrayante. Elle eft en ce lieu plus large
que la Seine, & très-groffe en hiver. Les Seïbafs
la font pafler alors aux Voyageurs fur une efpèce
de radeau formé avec quelques rofeaux , 8 traîné
par une très - foible corde. Ce radeau eft prefque
toujours couvert par leau, & fur le point, à
chaque inftant, d’être fubmergé. Dans l'été on la
pañle très-aifément à gué.
Je revins chez Aly-Bey, que je quittai de nou-
veau pour aller vifiter le cp Rofe, où la Com-
pagnie d'Afrique a eu autrefois un établifiement
pour le corail. L’on n'avoit vanté cet endroit, à
caufe des beaux & nombreux coquillages qw’offrent
les bords de la mer. Le long de fa route je ne
rencontrai que des vallons fablonneux , quelques
bois de lièges , beaucoup de brouflailles, & des -
rochers dont les creux fervent de retraite aux bêtes
féroces. Je ne pus, le long de la route, me procurer
d'eau fraiche; la chaleur étoit fi forte, quoiqu'au
mois de février, que j'arrivai au cap Rofe, mes
bouteilles vuides, & mourant de foif. L’on m’avoit
afluré que y trouverois une fource d'eau: Je fus
EN BARBARIE. 189
long-temps à la chercher avec les Maures qui n’ac-
compagnoient, & qui n’étoient pas bien au fait du
pays. Je défefpérois déjà de la trouver, & je me
mourois de fatigue, de chaleur & de foif, lorfqu’étant
monté fur un arbre, japperçus dans un ravin
quelques rofeaux parmi les brouffailles, Ces plantes
aquatiques ranimèrent mon efpoir; & après des
peines inconcevables pour pénétrer jufqw’à ce lien
à travers une haie très-éparfle & tres-longue d’épines
entrelacées , je me trouvai enfin fur les bords de la
fource tant defirée. J’étois enfanglanté , j'avois mes
habits en lambeaux, & percés par une füeur des-
plus abondantes. Rien , en cet état, ne peut fe com-
parer au plaïfir de favourer une eau bien pure, &
de la fentir couler dans des organes altérés & def-
féchés. C'eft le feul fruit que j'ai retiré de ce voyage.
e cap Rofe n'offre rien qui foit digne de curiofité. .
Un rocher de gres à filtrer, fur lequel il refte quel-
ques vieilles murailles, une très-mauvaife anfe , des
coquilles en fragmens fur le fable; ces objets ne
valoient fürement pas la peine de courir le rifque
de mourir de foif, |
Jallai, à mon retour , remercier Aly-Bey de Pef-
corte qu'il m'avoit accordée, & je continuai ma
route vers la Calle. Il n’y avoit pas une heure que
Je marchois , lorfqw’une forte pluie, mêlée de grêle
&T de tonnerre, m’accompagna jufqu’au bois de
Fréje, Jétois déjà enfoncé de trois quarts de lieue
190 VOYAGE
dans lépaifleur de cette forêt , lorfqu’un ouragan :,
des plus terribles fe joignant à la grêle & au tonnerre,
me jetta dans un très-grand danger. La violence du
vent brifoit ou abattoit les arbres à chaque mo-
ment, & je trouvois, à mefure que j'avançois, le
chemin barré par ces arbres renverfés. Je courois
le rifque d’être écrafé par leur chüte; mais au bout
d'un quart d'heure le vent fe calma, & le ciel reprit
fa férénité. Je vous ferai obferver à ce fujet, mon
cher Doëteur, que fur ces côtes la plupart des arbres
font inclinés vers le fud-eff, & que le vent le plus
violent & le plus commun eft le zord-oueff. L'inch-
naïfon des arbres ne feroit-elle pas un moyen pour
un Voyageur de juger quels font les vents les plus
forts qui règnent dans un canton ?
Le bois de Fréje a plus de deux lieues de lon-
gueur. Il eft fitué dans un large vallon où le fable
abonde; le liège eft l'arbre qui y domine. Malgré
le mauvais temps , je fus encore aflez heureux pour
y recueillir quelques jolies plantes, des iris, des ëxta,
de très - beaux orchis, & plufeurs autres plantes
iliacées.
Jai Phonneur d'être, êcc,
_e
EN BARBARIE. 191
EE |
PORMEST ER LE À À V LE
Au méme.
Fe devois, mon cher Doëteur, partir au commen-
cement de mars prochain pour un voyage bien
intéreffant. Le Bey de Conftantine va, tous les deux
ou trois ans, à la tête d’un camp de trois à quatre
mille hommes, lever les tributs que lui doivent
plufieurs hordes Arabes habitantes du grand défert
de Sara. Il étoit décidé que je laccompagnerois
dans cette expédition : vous jugez quel vafte champ
s'offroit À mes recherches; maïs comme je me dif-
pofois à partir, J'appris que la pefle avoit gagné
Conftantine, & qu’elle étoit dans le camp du Bey.
Cette aflligeante nouvelle me fit renoncer à un
projet dont fürement j'aurois été viétime, vu la
difficulté d'éviter la communication au milieu du
tumulte d'un camp aufli nombreux. Vous n'avez
pas idée, mon cher Doûteur, des ravages affreux
que la pefte à faits & continue de faire dans ce
pays. Tunis eft diminué d'un tiers. L'île de Ta-
barque, deux fois repeuplée, a fervi deux fois de
cimetière à fes nouveaux habitans : plufieurs villes
font abfolument défertes, les moiflons périffent fur
pied, faute de bras pour les recueillir ; d’immenfes
192 VOYAGE
troupeaux errent en liberté au milieu des champs;
& ne reconnoiffent plus de maîtres. Jai rencontré
plufieurs Douares où il n’y avoit d’autres habitans
que quelques cadavres qui pourriffoient fans fépul-
ture fous leurs tentes. Jai vu la nation des Oukd-
Amours réduite à une quinzaine d'hommes échappés
à la contagion. Parmi eux fe trouvoit un vieillard,
qui fervoit d'interprète à l'Agent de la Compagnie
d'Afrique à T'abarque. Un jour qu'il m’avoit conduit
à fa tente, 1l me fit monter fur une colline d’où
Jappercevois une très-belle plaine. Tout ceci, me
dit-il, s'anpartient. Pourquoi , lui dis-je, un terrein
auffi fertile n'efl-il pas cultivé? I me fit, pour
réponfe, l’hiftoire de fes malheurs.
« Javois, me dit-il, deux femmes & fix enfans,
» tous à la fleur de l’âge & d’une fanté robufte; mes
» femmes gardoient mes troupeaux, & mes enfans
» cultivoient cette terre que tu vois aujourd'hui in>
» culte. Ils furent tous frappés de la contagion, qui
» d'abord m’enleva une de mes femmes & deux
» de mes enfans. Je poflédois une toile bénite de la
» Mecque. Nous la partageâmes également , & nous
» fûmes confolés de voir que nous aurions chacun
» notre linceul. I] ne me reftoit plus que deux enfans.
» Javois enterré les autres, lorfque je tombai moi-
» même malade. Nous n'avions perfonne dans notre
» Douare pour nous fecourir ; je ne pouvois aider
» mes enfans, & eux ne me çconnoïfloient déjà
plus,
_—
EN BARBARIE, 193
# plus ; enfin je m’endormis pendant long -temps,
» À mon réveil, foible, abattu , j'apperçois mes
»# deux enfans qui pourrifloient à mes côtés. À ce
» fpeétacle d'horreur, je veux ranimer mes forces
» pour donner la fépulture au refte de ma malheu-
» reufe fcmille : mais il me fut impoffible de changer
» de place, & je reftai encore long-temps au milieu
» des cadavres empeftés de mes enfans , que j’en-
_# terrai enfuite de mes propres mains. Pendant mon
» long fommeil, l'on m’avoit enlevé tout ce que je
» poflédois, ma récolte, mes troupeaux; on avoit
» pillé jufqu'à ma tente, à peine en reftoit-il un
» lambeau pour me garantir des injures de l'air,
_» Je cherche mes femblables , je ne trouve perfonne. |
» La mort les avoit prefque tous frappés. À la fin
» cependant, le petit nombre de ceux qu’elle avoit
» épargnés fe réunit ; Je me joignis aveceux. Nous nous
» confolämes réciproquement en mêlant nes larmes,
» & en nous foumettant à la volonté du ciel. Je ne
» pouvois, à mon âge, reftet feul. Fépoufaiune femme
» veuve qui avoit quatre enfans. Je retrouvois par ce
» moyen une nouvelle famille; maïs j'ai perdu, avec
»-mes premiers enfans, ces bras vigoureux qui cul-
» tivoient mes champs : de cette étendue de terrein
» que tu vois, je n’en laboure qu'un très - petit
» coin, à peine fufffant pour ma fubfftance, & ce
» travail eft encore au-deflus de mes forces ».
Pendant le récit de ce bon vieillard, qui m'avoit
Part. I N
194 VoyaAG…e
attendri jufqu'aux larmes, nous étions defcendus
dans la plaine, & nous nous promenions fur les
bords de /4 Zaine. Sauvons-nous , $'écria-til tout
à coup , J'apperçois, de l'autre côté de la rivière une
troupe d'Arabes du cap Nègre, avec lefquels nous
Jornmes en guerre ; mais comme il leur faut palfer la
rivière pour arriver Jufqu'a nous , nous aurons gagné
ls montagnes avant eux. En effet , nous ne tardâmes
pas à y arriver, & nous perdîimes de vue nos
énnemis.
C'eft en m'nftruifant par l'expérience, en caufant
avec les pelliférés, en obfervant les phénomènes de
cette cruelle contagion, que je me fuis dépouillé de
beaucoup d'idées fauffes que j'avoiïs furlla pefte. Si,
de toutes les maladies épidémiques, il n’en ef point
de plus mortelle, & d’une communication plus rapide
que la pefte, il n'en eft pas auffi de plus facile à
éviter, & dont on puïfle plus aïfément arrêter les
progrès, quand on remédie au mal dès léfprincipe.
Lair paroït être le véhicule de la plupart des
épidémies. Imprégné des principes morbifiques ,
en circulant dans nos veines, il y porte la ma-
ladie 8 fouvent la mort. Les atômes peftilentiels
paroïflent d’une efpèce différente ; répandus dans
Pair , ils perdent leur aétivité, 8 ne font nullement
à craindre : mais concentrés dans les étoffes de laine,
de coton, de fil ou de foie, dans les poils des ani-
maux, ils deviennent alors fi dangereux, quele plus
EN BARBARTIE 195
léger gontaét fuffit pour les faire pañler dans les corps
étrangers, & les répandre au loin.
D’après ce principe, que l'expérience confirme,
_ilfuffit, pour éviter la pefte, de n'avoir , avec les
_peftiférés , aucune communication médiate, de ne
toucher aucun des habits ou des meubles qui leur
appaïtiennent ; mais on peut les approcher, leur
parler, & même pénétrer dans leur appartement.
Auffi dans toutes les maifons confulaires | & dans
les Comptoirs françois établis tant dans le Levant
qu'en Barbarie , l'on fe contente de fe barricader
quand la pefte fe déclare; avec ces précautions, les
Européens, quoique fouvent au milieu du foyer
où elle fait les plus grands ravages, n’en font jamais
attaqués : il ny a non plus aucun danger à recevoir
les comeftibles de la main des peftiférés. Le blé,
lorge, le pain, les fruits, les légumes, la viande,
pourvu qu'ilny ait ni poils ni plumes, ne com-
muniquent point la. contagion. C'eft ainfi que, dans
mes différentes courfes, je me fuis garanti de la
pete. Lorfqu’elle exifloit chez une nation que je
viftois , je ne pénétrois jamais fous les tentes des
Arabes, je faifois dreffer la mienne à une portée
de fufil des leurs, &c je tenois à l'écart ceux qui
venoient me vifiter où m'apporter du laitage, des
fruits, le courcouçon, &e. Lorfaue Je Craig nOÏs
d'avoir touché quelque Arabe , aufli-tôt je changeoïs
de vêtement, quand je le pouvois, où ed je
N 2
rx
196 Vo rex 3
trempois les miens dans Peau, & je les expofois à
l'air. Je me lavois exaétement , & je me frottois le
corps avec du vinaigre des quatre voleurs. |
Quant aux fymptomes par lefcuels la pefte fe
déclare , ils font très - difficiles à faïfir, & fouvent
cette affreufe maladie a fait de grands progrès,
avant même qu'on fe doutât de fon exiftence. Tantôt
le malade eft attaqué d’un grand mal de cœur, de
beaucoup de difficulté à refpirer, & de violens
maux de tête : d’autres fois c’eft une fièvre ardente
qui, en peu de jours, le conduit au tombeau; il
fe déclare aufli avant, mais plus fouvent après la
mort, des taches livides par tout le corps. En gé-
néral les fymptomes les plus conftans confiftent dans
une fièvre lente ou ardente, & dans les bubons qui
paroïffent aux cuufles, aux aînes , 8 au cou. Lorfque
ces bubons crèvent heureufement, le malade guérit;
mais ce genre de guérifon eft bien rare. Fai cepen-
dant conu des Arabes qui avoient eu la pefte trois
&t quatre fois.
Ceft encore un préjugé affez généralement reçu ;
que les pays chauds font le foyer de la pefte, &z
que les grandes chaleurs en développent les prin-
Mu Je vous avoue, mon cher Doëéteur, que
j'ai été fort furpris de voir arriver le contraire,
& d'entendre un proverbe en langue Franque diété
par l'expérience. Saint Jean venir, difent les Turcs,
Gandouf andar, Quand la Saint-Jean arrive, la pefte
EN BARBARIE. 197
s'en va. En effet, la fin du mois de juin, qui eft
ici l'époque des grandes chaleurs, eft auf la fin
de la contagion. Si elle ne cefle pas entiérement ,
au moins elle diminue beaucoup, & je ne doute
pas qu'avec de grandes précautions, lon ne vienne
à bout de l’éteindre tout-à-fait : mais les Mufulmans
font fi opiniâtres à refufer les moyens qu’on leur
indique , qu'ils tiennent enfermés leurs tapis, leurs
vêtemens, même ceux des peftiférés, quoique im-
prégnés des principes de l'épidémie. Lorfqu’en au-
tomne ils viennent à s’en fervir, la pefte, fufpendue
pendant deux ou trois mois d'été, recommence
avec plus de force, & s’appaife pendan lhiver,
quand les froids font un peu vifs. Cet ainfi que
Pignorance propage chez les Orientaux, une ma-
ladie que la prudence écarte des nations éclairées.
Ï n’y a pas moyen de jeur faire entendre raifon fur
les quarantaines, Si, par hafard, ils s’y foumettent,
les imprudences qu'ils commettent les rendent inu-
tiles. J'ai rencontré un chef Arabe qui craignoit beau:
coup la pefte. Il m'interrogea fur les moyens de
l'éviter. Je lui expliquai ceux que nous premions ;
il parut sy foumettre. Etant repañlé chez lui peu
après, Je le vis très-fatisfait de ces précautions qui
fürement, vu la manière dont il les employoit, ne
lauroient pas beaucoup garanti, fi la contagion étoit
venue dans fon voifinage. Quand il arrivoit chez
lui quelque Argbe de confidération , il commençoit
N 3
198 VOYAGE
par lembraffer, & lenvoyoit enfuite en quarantaire
fous une tente féparée : fi on lui apportoit des
lettres, il les recevoit , & les trempoit lui-même
dans le vinaigre, fouvent après les avoir lues. 1
me fut impoffble de lui faire entendre raifon. Il ne
concevoit pas qu'il pût y avoir du danger à toucher
un homme qui fe porte bien.
Les animaux ne font point attaqués de la pefte ;
du moins je n’en ai vu aucun exemple; mais lon
croit qu'ils peuvent Ja communiquer; la laine & les
poils font très-dangereux après la mort de l'animal ;
en eft-il de même lorfqu'il eft en vie ? Je n’ai pas eu
occafñon d'en faire obfervation, |
Jai l'honneur d'être, &c.
EN BARBARIE 199
DÉT DRE XX V PEL
Au méme.
Je vous ai entretenu plufieurs fois, mon cher
Doëteur, des mœurs des peuples qui habitent la
Barbarie; pour achever le tableau, je vais vous
tracer celles de ces Chefs arabes qui commandent
aux Tribus errantes, & dont l'autorité n’eft pas,
moins defpotique, quoiqu’elle ne s'étende fouvent
que fur un très-petit nombre de fujets. Je ne peux
mieux remplir cet objet, qu'en mettant fous vos
yeux l'hifioire des Chefs d'une de ces nations. La
Mazoule ayant , avec la Compagnie d'Afrique, des
rapports journaliers , j'ai été inftrunt tres-Adellement,
tant par les gens du pays, que par d'anciens commis
de la Compagnie, de beaucoup de particularités
intéreflantes fur les Chefs qui ont gouverné ce
pays. |
Les Maures qui lhabitent vivoient d'abord ,
comme les Nadis leurs voifins, fans loix &c fans
frein, n'ayant d'autre dépendance qu'un léger tribut
qu'ils payoient au Bey de Conftantine. Ils fafoient
alors beaucoup d’excurfions qui troubloient le com-
. merce, & portoient le défordre dans les Comptoirs
françois. Pour fe mettre à l'abri de leurs hoftilités,
N 4
200 . Vovrace…
la Compagnie fit repréfenter au Divan d'Alger;
que puifqu'elle étoit lifmataire | C’eft-à-dire, que puif-
qu'elle payoit Les droits convenus pour la tranquille
poffeffion du pays, il étoit jufle qu’Alger la garantie
des vexations des Maures de la Mazoule. Le Divan
promit d'y remédier en donnant un Schiek (un Chef)
à ces diffrentes nations, ui répondroit de tout
le mal que les Maures de la Mazoule feroient à la
Compagnie ; mais qu'il falloit que la Compagnie
fit les avances néceflaires pour obliger ces nations :
à fe foumettre au pouvoir dun feul; quil
falloit encore afligner à ce Schiek certains revenus
pris fur les différens objets de commerce. Tout fut:
accordé. ,
Le Divan donna au Bey de Conftantine le droit
de nommer un Schiek à la Mazoule. Il choifit Be/-
habesh, un des principaux du pays, & le mit en
_pofleffion de fa place à la tête d’un camp confidé-
sable. La loi du Divan étoit alors que ce Schik
ne feroit reconnu tel que du confentement du Gou-
,verneur de la Calle; mais après la mort d’ Abdallah,
qui fuccéda à Belhabesh , le Bey de Conftantine
\ s'attribua feul ce droit. Ce premier Schiek, après -
avoir foumis quelques nations rebelles , eut un règne
aflez tranquille.
Abdallah lui fuccéda. Ce monftre, élevé & nourri
dans le crime, ne fisnala que par les plus horribles
forfaits un règne de plus d'un demi- fiècle. Il ne
EN BARBARIE. 201
manquoit pas de courage, mais c'étoit celui des
Cartouche & des Mandrin. N ne s’en fervoit que pour
dépouiller fes voifins, & fe révolter contre le Bey
de Conftantine , auquel il refufa très - fouvent de
payer tribut. D’une ambition démefurée , il étoit fi
jaloux de fon autorité, que tout ce qui y portoit
le moindre ombrage étoit à linftant facrifié. Deux
de fes frères en furent les malheureufes vittimes.
Ils vivoient d'abord avec lui dans une union païfible :
mais Abdallah simagina qu'ils avoient intrigué
auprès du Bey de Conftantine, pour avoir le gou-
vernement de la Mazoule. Il ne hu en fallut pas
davantage pour le déterminer à s’en défaire. Ses
frères furent heureufement inftruits des projets de
ce furieux ; ils s'éloïgnèrent au plutôt. Quelque
temps après, Abdallah paroïffant entiérement revenu
de fes foupçons , écrivit à lun des deux pour len-
gager à venir vivre avec lui : 1l li jura par tout ce
que la religion , le fang &7 l'amitié ont de plus facré,
qu’il le traiteroit comme un frère chén, & quil
reconnoïfloit combien fes foupcons avoient été in-
juftes. Celui-ci, féduit par ces vives proteftations ,
fe rendit auprès du Schiek fon frère : il en fut
accueil avec la plus tendre affeétion. Tous deux,
en s'embraflant, verfèrent des larmes de joie. Ce
ne furent, pendant plufieurs jours, que feftins &
divertiflemens. Cependant le frère d’ Abdallah ne fe
livroit qu'avec réferve à la confiance que celui-ci
202 V o Y À GE
vouloit lui infpirer, Il n’ofoit fortir du Doware.
Aïdallzh Ki en fit un jour de tendres reproches,
&c à force de carefles, l'engagea à faire une pro-
menade avec lui. Ce frère, trop confiant , fe laïffa
féduire par ces proteftations d'amitié. Ils fortent
enfemble, fuivis de quelques cavaliers ; mais à peine
à quelques portées de fufl du Douare, Abdallah
ordonne de tirer fur lui. Cet infortuné fe fauve
vers une mofquée , lieu facré & privilégié, même
pour les plus grands crimes. 4hdallah ne refpeéte plus
sien; il en arrache fon frère innocent, & le fait
maflacrer fous fes yeux.
I lui en reftoit encore un autre, refugié du côté
de Tunis. Æédallah fait un voyage dans ce pays.
I fui envoie des préfens, & l’engage à le venir.
voir. Celmi-ci crut n'avoir rien à craindre en fe
rendant à ces inftances. Îl arrive; maïs tandis qu'ils fe
donnent réciproquement le baïfer de paix, #bdallah
tire un poignard de deflous fon hernus, & égorge
fon frère fur fes propres genoux.
D'après ces traits de cruauté, vous Jugez aife-
ment, mon cher Doéteur, tout ce dont ce monftre
étoit capable. Il fe baignoit dans le fang fans aucun
remords ; tout étoit facrifié à fes paflions. Livré aux
plus grands excès de la débauche, il la porta jufqu'à
jouir , par force, de fes propres filles. Ayant un.
jour fait violence à une jeune Maurefque, qu'il
avoit attachée à un arbre, fa brutalité fatisfaite , 1l
404
EN BAR B A/R TE. 203
#poïgnarda cette malheureufe de fes propres mains,
pour avoir ofé réfifter à fes inftances, A l’âge de
quatre-vingts ans , 1l avoit époufé une jeune femme
de quinze. Celle - ci interrogée par fes compagnes
fur les plaïfirs qu’elle pouvoit éprouver avec Le vieil
Abdallah , leur témoigna combien un mari de cet
âge la dévoütoit. Malheureufement elle en eft en-.
tendue. Il fort furieux de fa tente, & plonge impi-
toyablement un poignard dans le fein de cette in-
fortunée qui embrafloit fes genoux.
Prefque toujours fes crimes étoient dirigés par une
politique des plus fines, quand il fe croyoit obligé d'y
avoir recours. Vous en jugerez par l’anecdotefuivante,
qui m'a été racontée à la Calle. Æbdallah joignoit
à tous fes vices une fordide avarice. Malheur à
celui de fes fujets qu'il foupçonnoit être riche! il
falloit ou qu’il déclarât 8 abandonnût fes richeñles,
ou qu'il périt fous les coups, & dans les plus
affreufes tortures. Un des principaux de la nation
avoit amaflé de grandes richefles par fon induftrie
&c fon travail : Ahdallah les convoita ; mais comme
le poffefleur étoit très-confidéré, 1l n'ofa faire un
coup d'éclat. Il lui tendit un piège bien difficile à
éviter. Mon ami, lui dit-il, 4x fais combien J'ai
de confiance en tes confeils ; je tai toujours regardé
comme mon père, & mon meilleur ami. Les Chrétiens
de la Calle m'ont trompé dans le commerce ; J'ai eu
pañence ; mais leur mawvaife foi, leurs injuflices
204 V'o Y'ASGIE. 2
angmentent de jour en jour : ne ferois = tu pas d'avis
que j: les puniffe, que je tombe fur leurs troupeaux ,
Ë que j'arme contre eux Les nations voifènes Ce
mon deffein. Abdallah, entier dans fes volontés, ne
confultoit jamais les autres, que pour leur ordonner
d'être de fon avis. Cet Arabe courtifan trouve que
rien n'eft plus jufte que la réfolution du Schiek.
Abdallih ajoute qu'il veut, pour le lendemain,
aflembler fon confeil, & mettre la chofe en déli-
bération : mais en attendant 1l lui ordonne le plus
grand fecret. Le lendemain les principaux Arabes
de réunirent fous la tente d' Abdallah , qui leur tint
ce difcours : Wous favez tout le bien que nous recevons
des Chrétiens de la Calle, & combien üls s'efforcent
de rendre le commerce florifflant : vous favez per quels
Jèrmens je me fuis engagé a les protéger 6 a Les défendre.
Que merite un homme affez audacieux pour m'engager
à violer mes fermens, & à trahir les Chrétiens? Tous
enfemble répondirent : la mort. Abdallah nomme
l'Arabe opulent , qui fut maflacré avant d'avoir eu
le temps de fe juftifier. Je vous rapporte ces trains,
mon cher Doéteur, non pas comme ceux d’un fimple
particulier livré à la fcélératefle, mais comme ap-
partenant aux mœurs de la nation, & même comme
un titre d’éloges chez ces peuples barbares.
Tant de cruautés donnèrent au Schiek Abdallah
une grande réputation. Il laugmenta encore, &c
termina une vie auf pleine d’atrocités, parsun
\
EN BARBARIE 20$
voyage à la Mecque. Il mourut à fon retour à moitié
émin , âgé de plus de quatre-vingts ans. On lui
drefla une mofquée, où il eft honoré comme un
faint.
Abdallah avoit deux fils, Æ/y-Bey & El- Bey.
L’aîné, 4/y-Bey, avoit fouvent effayé de fe défaire
de fon père, au moins de le chafler de fa place.
Il réuffit enfin à s’en emparer; mais fes fuccès furent
de peu de durée. Abdallah xeprit fa première au-
torité; & comme il aimoit ce fils rebelle, il fe
contenta de l'envoyer dans les prifons de la Calle.
À fon départ pour la Mecque, Abdallah remit fon
fils au pouvoir du Bey de Conftantine, & céda
toute fon autorité à E/-Bey, fon fecond fils.
Celui-ci, fans mœurs, fans probité, ne fe montra
pas moins cruel & fanguinaire que fon père. Avant
la contagion aëtuelle, 1l venoit fouvent à la Calle ,
où il s’enivroit avec les foldats & les manœuvres. Sa
figure eft douce & prévenante, mais fon cœur eft
celui d'un tigre. Je ne vous citerai de lui que ce feul
trait , ROnE point davantage fouiller ma suuys
par le récit de nouvelles horreurs. Une nésrefle,
efclave d'ELBey , s'étoit abandonnée à un Maure.
Elle en étoit enceinte. E/- Bey en fut inftruit. Il
fit faifir cette infortunée, & ordonna qu'on lui écraft .
les mamelles entre deux groffes pierres. Après quoi,
il lui ouvrit lui-même le ventre, & en retira l'enfant.
L'on ma afluré qu'il avoit afffté en riant à ce
206 Vo r Ke
fpeétacle d'horreur. Incrédule par libertinage, il fe
moque de la loi de Mahomet, & fe livre tout entier
aux excès de la plus infame débauche. Je lai vu à
Bonne après fa difgrace, continuer le même genre
de vie, & fans ceffe environné des compagnons de
fon libertinage.
Cependant 4/y- Bey , renfermé dans les prifons
de Conftantine, follicitoit vivement le Bey de cette
ville de lui accorder le gouvernement des Maures
de la Mazoule , auquel 1l avoit droit par fa naiïffance.
. Il appuya cette demande en promettant de payer
des tributs bien plus confidérables que ceux que
payoit fon frère. Ses offres furent enfin acceptées.
Le Bey de Conftantine, à la tête d’un camp confi-
dérable, vint fondre fur le Doware d'ELBey , qui
n’eut que le temps de prendre la fuite. Dès ce mo-
ment Aly-Bey fut reconnu pour Schiek. Ces révo-
lutions arrivèrent peu après mon arrivée en Afrique.
Je vous ai entretenu aflez au long , dans mes diffé-
rentes Lettres, de ce Chef aétuel, pour vous donner
une idée de fon caraétère & de fes mœurs.
Vai l'honneur d’être, &c.
»
EN BARBARIE. 207
Al OU 0 ME : de le D © de &
Au même.
Ds hommes auffi cruels que ceux que je viens
de vous dépeindte, une fois armés de la verge meur-
trière du defpotifme, font des monftres bien dan-
gereux, [l femble qu'ils ne foient revêtus de l'autorité
fuprème que pour faire fervir leurs propres fujets
d'inftrumens à leurs paflions, pour senrichir de
leurs dépouilles | & s’abreuver de leur fang. Vous
avez vu les mœurs communes à ces petits Sou-
verains, d’après ce que je vous ai dit de quelques-
uns d’entre eux. Il me refte à vous parler de leur
gouvernement , & de l'étendue de leur autorité.
Avant d'entrer dans aucun détail à ce fujet, il eft
bon de nous arrêter un inftant fur les gouverne-
mens de Tunis & d'Alger. Ces deux Etats confondus
par la plupart des Hiftoriens & des Géographes,
font cependant très - différens. Tunis eft un Etat
monarchique , qui pafle fucceflivement de père en
fils. Le Bey, quoique indépendant du Dey d'Alger,
envoie néanmoins tous les ans une efpèce de tribut
à ce Souverain , dont il appréhende la puiffance. En
effet, jamais les Algériens ne fe font préfentés devant
Tunis fins en être revenus viGtorieux. Alger eft
ù PAS 04 F ‘2
£ K, 3 ” *
208 VOYAGE s
une république, dont le gouvernement eft éleétif ; L
& trèstumultueux. Lorfqu'il s’agit de nommer un
Dey, la Régence, compofée des principaux chefs
de la milice, s’aflemble, & en fait l'élection, qui
ordinairement tombe fur un des principaux miniftres.
À peine nommé, le nouveau Dey monte fur le
trône, & chacun vient lui rendre hommage : mais
fi quelqw'autre s’eft formé un parti puiflant parmi
les troupes, sil a aflez de courage pour aflafiner
le Dey régnant, & le remplacer fur le trône, l'au-
torité fouveraine refte entre fes mains, à moins
qu'un autre, auffi hardi que lwi, ne la lui enlève
parles mêmes moyens. C’eft ainfi que l’on a vu, à
l'éleétion du Dey aëtuel, fix Deys fucceflivement
placés fur le trône, & aflaffinés en vingt-quatre.
heures. Quoiqu'ils ne régnerent que quelques mo-
mens, ils furent tous enterrés avec les honneurs
dus au rang fuprème. Il n’eft pas un feul foldat %
parmi la milice Turque, qui ne puifle afpirer à la
couronne. Il n’en faut pas d'autre exemple que le
Dey aduel, qui fut d'abord fimple foldat &
Cordonnier au Coflo. Quoique d'une aufii bafle
condition , il gouverne fes Etats avec des principes
dignes des premiers Rois de Rome, En unfeul mot
il déclare fes volontés, &c jamais il ne revient fur
ce qu'il a décidé. C'eft ainfi qu'il traite , même avec
les Souverains de l'Europe, de la paix ou de la
guerre, Fatigués de jetter des bombes inutiles fur
Alger,
EN BARBARIE 209
Alger, les Efpagnols lui propofent la paix & un
traité, de commerce. Le Dey qui, de fon côté, ne
s'ennuyoit pas de faire des efclaves , leur Éd
leurs, dernandes , mais à des conditions dures , qu'au-
cune négociation ne put adoucir. Si ton Roi ne veut
pointla pue, répondit-il froidement à Dinbatieenn
ch bien ! qu'il faffe la guerre. Ce neft qw'avec une
fierté impérieufe & Pot infultante, qu'il traite les
Confuls des Puiffances Européennes, fans aucun égard
pour le Souverain qu'ils repréfentent, Qu'ai-je befoin
de ton Roi, difoit-1l un jour à l'un d’eux ; / m'envoie des
Armbaffadeurs & des prèfens. Je ne lui demande & ne
lui envoie rien ; il achète mon amitié, je me. foucie
peu de la fienne. Le Dey d'Alger .eft conféquent à
ces principes. Si arrive qu'un bâtiment foit infulté L
la cargaïfon pillée, en vain l’on en demande répa-
tation au Dey. Ce qui ef? mangé ef! mangé, dit-il ;
quand tu as plumé une poule, Ë que le vent.en a
difperfé les plumes , comment voudrois-tu les raffembler ?
Tout Chrétien qui pafle devant le palais de ce Sou-
verain eft obligé d'ôter fon chapeau & d’avoir un
air tiès - refpectueux, Un Conful, pour y. avoir
manqué, fut un Jour reconduit chez lui à coups
de bâton. Un Officier de Marine éprouva le même
traitement pour s’êtreavifé de fredonner une chanfon,
tout en paffant chemin, L'air avantageux & petit
maitre ne va point du tout dans ce pays:
Alger eft prefque ropreable par fa poñition, Bâti
Part. I O
110 V o'"Y'AÈC'E
fur le penchant d’une montagne , il faut, pour ÿ
arriver par terre, pañler dans des gorges effrayantes »
où une poignée d'hommes feroit én état de maffacrer
une armée confidérable, Du côté de la mer, Pentrée
du port eft défendue par trois fortes batteries de
canon, dirigées par des renégats ou des efclaves
Chrétiens. Quant au bombardement, les Aloériens
le craignent peu. Outre qu'ils n'ont rien à perdre,
ils favent auffi bien vivre fous une tente, qu'entre
quatre murailles ; d’un autre côté, le Dey, avide
de richefles, voit avec plaifir les oh s’écrouler,
Il les fait rebâtir pour fon compte, fi le propriétaire
ne peut en faire la dépenfe. Auf eft-ce là le principe
d’une réponfe que le Dey fit un jour à un Envoyé
d'Angleterre. Celui-ci venoit porter plainte & de-
mander raifon d’une infulte faite à un vaifleau du Roi.
Ilterminoit fa harangue par faire entendre au Dey que
le Roï d'Angleterre pourroit bien venir bombarder
Alger. Le Dey, qui l'avoit écouté jufques-là fans lui
rien répondre, l’interrompant : Combien en codtera=t-1l
à ton maître pour bombarder Alcer? Telle fomme, répond
f'Ambañladeur. — Æh bien, qu'il m'en envoie feulement
la moitié , € je fais rafer Alger. Cet Envoyé ne put
obtenir d'autre réponfe. |
Revenons aftuellement au gouvernement intérieur
du pays. Une poignée de Turcs, indépendans du
Grand-Seigneur, donnent la loi à toute la Barbarie,
& la donnent en defpotes, La Régence d’Alger nomme
EN -BARBARIE. 215
des 2eys dans les différentes places fortes du royaume:
Ïs y jouiffent du pouvoir le plus abfolu., Tels font
ceux de Conflantine, de Maftara , de. Tremecen, Ee.
mais ils, font obligés de venir tous les ans où tous
les deux ans apporter. eux-mêmes des tributs confidé=
xables au Dey d'Alger. Sils, déplaifent à ce Souve=
rain, il profite de cette cixconflance pour leur faire
couper la .tête, fans autre forme de-procès.: Cet
ainf que ce ru Defpote fait trembler. devant
lui, ceux-là même qui,..un inftant auparavant , inf
piroient la même frayeur à des milliers de Maures
&., dArabes 7 à FRX
Ces. Beys.ont à leurs bvclces”. une bonne milice
Turque qui fait refpeëter, leur autorité, & foutient
celle des Kaïdes & des: Schicks qu'ils nomment dans
les villes & les Douares. de leur rdépartement. Ces
derniers font ordinairement choifis parmi_les re=
négats,, les efclaves des Beys ,rou les Maures. Chacun
d'eux peut, dans fon. gouvernement , fe conduire
comme il fui plaît. Pourvu.qu'il paie fes fupérieurs,
on ne lu. demande jamais compte de fa conduite,
Le plus petit de, ces chefs a autant d'autorité, eft
| autant defpote dans fon Douare que le Dey à Alger.
Il peut dépouiller les Maures, les affaffiner, enlever
leurs troupeaux, détruire leurs maïfons, fe livrer
aux. plus grands excès d'imuftice & re cruauté $
tant qu'il paiera, le Gouvernement fupérieuf ne
fe-mêlera en rien de fes aétions, Il entre même dans
O 2
1%, *: V'orates 2
la pélitique des Turcs de fomiénter des divifions : ; 48
guerres’ ‘intéftines parmi +oùs ces petits Chefs äre rabes.
Ils concoivent Bien que fi ces Barbarefques; guidés
par l'intérêt: commun, véncient à fe réunir ; leurs
forces’ combinées briféroient faifément Ja He de
leur éfctavage ; ‘mais’ Cf unitr foupeau d'hommes
Tâches & vils qui fe faiffent' conduire en ‘aveuglé,
trerhblant fins céffé fous main qui les opprie.
| D'après un fi mauvais gouvernement, 'eftl étone
nant que la Barbarie {oit Pre inculte & défèrte?
Sans ceffé lé” cultivateur eft dans la crainte d'être
dépouillé foit par fon propre chef, foit: par uné
nation vOïifine. D'un‘antre côté, lés gtiertes cohti-
nuelles: diminuent la: population privénit les icamt-
pagnes"de bras néceffaires à lèur culture, "8e font üñ
vafte défert du plus beat pays de la terte, Ai ces
contrées Li fl peu POPEUr ne ans a eux
peut rericontrer deux ou Es Dose dans kéquèl
fouvent il n'y a pas ent Hommes. Il m'ef | pas rarè
de faire trois & quatre journées fans trouvêr d'autres
êtres vivans qué quelques bêtes féroces ; “quelquefois
moins à craindre que les Maures. - .
Il nexifle, parmi ces peuplades errantes, aucune
loi criminelle où coaftive , aucune qui venge le
crime ou punifle linjuftice. La vengeance eft le
droit de chaque particulier, & le plus fort eft
toujours celui qui a raifon. Dans les villes 1l n'en
EN BARBARIE, 213
eft pas tout-à-fait de même. L'an peut y reclamer
l'autorité du Bey ou du Kaïde, La peine du Talion
y cf aflez généralement admife ; mais la punition
du coupable dépend prefque toujours de la volonté
de laccufateur ; il peut faire grace & pardonner :
aufli quand l’accufé a de l'argent, tel coupable quil
foit, il eft rarement puni autrement que par la
bourfe.
Jai l'honneur d'être, &c,
FIN DES LETTRES,
O 3
RACEHERCEHES
SUR
LHISTOIRE NATURELLE
DE LA NUMIDIE.
Cu
RECHERCHES
SUR
L'HISTOIRE NATURELLE
PPETL'A Ni DD IE.
RÉGNE ANIMAL.
QUADRUPÈDES.
L'ÉPHL IOLN.
De tout temps les Lions de la Numidie ont été
renommés. Ils faifoient les honneurs des Cirques
Romains, & les guerriers les plus redoutables ont
toujours attaché beaucoup de gloire à entrer en lice
avec ce terrible animal. Emblême de la force & du
courage, fa dépouille étoit lattribut des héros de
l'antiquité. Jamais Hercule n’a eu d'autre vêtement
que la peau du lion de Némée. Malgré le laps des
temps, 1l n’a rien perdu de fa première réputation;
218 VovyaiAcEe
& aucique Marmol, cité par M. de Buffon, prétende
que les Lions qui habitent aux environs des villes &
des bourgades de Barbarie, ayant connu l’homme &
La force de fes armes, aient perdu leur courage au
point d'obër à fa voix menaçante , de n’ofèr l’attaquer,
de ne fe jeter que fur le menu bétail, & enfin de
s'enfuir en fe laiffant pourfuivre par des femmes ou
par des enfans qui leur font, à coups de béton,
quitier prife & lâcher indignement leur proie ; maleré
cette aflertion , plus que douteufe, le Lion n’eft
pas moins la terreur des hommes & des animaux.
L'on peut s'en convaincre par le tableau fidèle que
jen ai tracé dans la douzième Lettre, par la terreur
qui sempare de tous les êtres vivans dès qu'il
s'annonce par {es rugiflemens au milieu des ténèbres,
enfin par les foins que lon prend pour écarter ce
redoutable ennemi. Je ne connoïs qu'un feul trait,
de la vérité duquel je fuis fr , qui prouve que
l'on ait ofé lui réfifter, encore n’eft-il queftion que
d'un jeune Lionceau. Il s'étoit jetté fur une vache
ans un Dorare près de la Calle, Un jeune Maure
s'élance fur l'animal féroce, veut Parracher de fa
proie, létouifer, pour ainf dire, entre fes bras;
as il ne peut lui faire quitter prife. Son père arrive .
asmé d’une efpèce de hache. Il veut en frapper le
Lion, le coup tombe fur la main du fils, & lui
ebat trois doigts. L'on eut beaucoup de peine à
faire lêcher prife au jeune Lion. Jai vu ce Maure
EN BARBARIE. 219
traité pat M. Gay , alors Chirurgien à l'hôpital de
l Calle.
Les Lions qui vivent dans les gorges de PAtlas
& au milieu des forêts de la Numidie, font rare-
ment à craindre pour les hommes, & même pour le
bétail renfermé dans les Douares. Beaucoup d’autres
_ animaux féroces qui habitent avec eux ces profondes
_ folitudes, leur fervent de nourriture. Les fangliers,
les loups, les renards, les chacals, &tc. très- mul-
tiphés dans ces contrées, n'échappent que bien
difficilement à la griffe redoutable du roi des forêts.
La Panthère , lOnce ; le Lynx, les Singes , &c.
doués de la faculté de grimper aux arbres, ont un
moyen für de fe fauver, quand ils s’apperçoivent
à temps du danger ; car le Lion a deux manières
de chaffer, Quand il n’eft pas bien affamé, 1l refte
caché dans les brouffailles, attend que quelque gibier
paroïfle, s’élance deflus avec une légéreté & une
vitefle inexprimables , & manque rarement fa proie;
mais quand il eft preflé par la faim, cette chafle
paifble ne lui convient plus. Impatient & furieux ,
il abandonne fa retraite, fait retentir les forêts de
fa tonnante voix, glace d’effroi tous les êtres vivans;
aucun animal ne fe croit en füreté dans fa tanières
tous fuient en défordre, fans favoir fouvent éviter
ennemi commun dont ils deviennent la proie,
Voici une remarque que jai eu occafon de faire,
& qui doit donner la plus haute idée de empire
220 V o#aaA:6G! E
defpotique du Lion dans les forêts de la Numidiei
Lorfque la nuit a couvert la terre de ténèbres, cette
tranquillité filencieufe qui laccompagneteft änter-
rompue par les cris de divers animaux féroces:: les
Chacals fur-tout glapiflent en troupes nombreufes,
les Loups hurlent dans le lointain; ce n’eft fouvent
qu'une confufion de cris qu'il eft difficile de diftinguer =
mais à peine les échos ont-ils résété les longs rugif-
femens du roi des animaux, que ceux-ci n'ofent
plus fe faire entendre. La feule voix du Lionretentit
dans ces vaftes déferts , & impofe filence à tous les
habitans des forêts. Saïfis d’épouvante, ils cran-
droient de fe trahir par leurs cris, & d'attirer
vers eux un ennemi qu'ils n’ofent attendre pour le
combat, malgré le fignal éclatant qu'il en donne à
tous les animaux. Il n’en eft aucun qui ne le craigne
&c ne fire loin de fa préfence. Le Lion eft donc
le feul des animaux qui n'ait d'autre ennenu-que
l'homme armé; encore n’eft-il pas épouvanté à fa
rue. S'il eft affamé , il l'attaque, sil eft raflañié, il
pañe avec une fierté impofante, imprimant bien
plus de terreur qu'il n’en éprouve.
Le Lion eft plus furieux, plus à craindre dans le
défert de Saara que dans les vallées de l'Atlas. Les
chaleurs exceffives de ces plaines fablonneufes ex-
citent dans fes veines une fermentation, une: efpèce
de rage oil éprouve pas dans les forêts : d'ailleurs,
comme :l mange beaucoup, qu'il trouve diflicilement
E'Nx B A RRAUR LE at
deiquoife nourrir dans cés brülantes folitudes ;: 1]
‘eft\ prefque toujours afamé ,:& fon appétit, eft la
anefure de {à fureur: Alors-rien ne l’épouvante: fl
fond fur les caravanes , attaque indifféremment, les
hommes) & les chameaux, fe; choïfit une |viétime ;
& prefque toujours viétorieux , 1l fe retire au loin
pour dévorer fa proie, Qualaherons les Lions sat-
troupent ; ils fuivent d'fléz: près , seême. pendant
le jour, les plus nomibreufes caravanes, les in-
quiètent ,dans leur-;route ,: lesréponvantent, les
tiennent en garde toute la nuit par leurs se
rugiflemens, & finiffent! parles ‘attaquer, Imaleré
des feuéê. les: coups: de füfils: continuels :1le-plus
für moyen que lon ait: d'écarter ces cruels ennemus,
eft des leur facriñier. quelque lbête. L'on: attache à
un arbre ou, au défaut: on lie par: les -pieds' une
mule ,; wa chameau, que lon'abandonne à-ces ani-
maux, affämés: Dès qu'ils font raflañés-ils:'reftent
tranquilles , & laïffent les voyageurs continuer en
paix leur chemin. Un vieil Arabe nommé Batallah ,
Drosman à la Calle ; & qui avoit fouvent chaflé
auxdions, maafluré quelorfqu'ils étoiént en troupe,
ils 'attaquoient jamais, plufcurs esfemble, un {ul
ennemi; mais que fi le premier étoit vaincu, un
autre le remplacoit; que lui-même avoit ce un
jour aflailli par trois Lions, qu'il les avoittüés
tous trois l'un après l'autre. Les Arabes aiment le
merveilleux, particuliérement dans les exploits, &
222 V:oGYAGE
javoue que ce récit m'a paru très-douteux!, fur.
tout au fujet de ces trois Lions tués par un feul
homme. Il eft vrai que cet Arabe avoit été un très.
grand chaffleur, & que-pour rendre ce fait vraifeme
blable , il:me difoit qu'après avoir lâché fon coup
de fufl fur le premier Lion, les deux autres,
épouvantés , lui avoient laifé le temps de LES
avant qu'ils revinffent à Sn L
LA PANTHÈRE ET L'ONCE.
La PANTHÈRE , plus. finginrel ie bles
mais bien moins noble que ‘le Lion , habite les
mêmes forêts. Quoiqu’elle foit, par la force, in-
férieure au Lion, il paroït néamoins qu'elle lu
réfifte ; &:que ces deux cruels animaux fe livrent
quelquefois des combats fanglans. L'on a afluré
que plufeurs ouvriers, étant «un jour fortis de Zz
Calle pour aller couper ; dans une forêt voifine,
du bois de conftruttion, avoïent rencontré un Lion
&c une Panthère (1) qui s’entre-déchiroient. Tous
deux fe tenoient droits, réciproquement entrelacés,
chacun la griffe enfoncée dans le corps de fon
(1) L'on m'a dit un Tigre, mais c'eft par l'abus général
d’appeller Tigre tout animal qui a la peau mouchetée. Je
préfume que c’étoit une Panthère ; l'Once étant trop foïble
& trop petit pour réfifter au Lion.
EN BARBARIE. 22%
adverfaire , fe déchirant lun l'autre avec leurs re
doutables mâchoires, Iminobiles en cette poñition,
combattant à forces évales, leur fang ruffeloit en
abondance. Il eft à préfimmer que ce combat né {à
feroit terminé que par li mort Gés deux combattans ;
mais Jes ouvriers y mirent fin pat une décharge
générale de leurs fufls , & rapportèrent en miomphe
à la Calle la peau de ces deux anifnaux, Quoi il
en foit, je foupconne, où que ce Liôn, trop jeune,
n'avoit pas encore acquis toutes fes forces; cute,
trop vieux, il enavoit perdu une grande partie: caril
eft bien difficile de croire que la Panthère, quoïqué
très-bien armée, puifle fe battre avec le Lion à
forces égales.
Lion'élihfié La: Panthère à peu près comme Îe
Lion, avec cette différence awelie Le fait phis craindre
du chafleur, 87 que, moins délicate que le L'on,
quelques quartiers de bête morte, même à demk
putréñée, fufifent pour l'attirer. L'on fufpend -cet
appât à un arbre, êc à quelques pas de Vo
établit une cabane : maïs le chaffeur n’ofe y ee
les premiersiours, de peur qu'ilne prenne fantaife
à la Panthère de lui rendre une vifte. Il a fon,
chaque jour, de renouveller l'appât, afin que ce
cruel ‘animal, accoutumé à trouver fa proie au
même endroit, fe difpenfe de la chercher aïlléurs,
&c s'habitue À la vue de la cabane. Alors le chafleut
s'y renferme ; & dès qu'il apperçoit la Panthère,
224 --VoyaAceE
iltâche de la bleffer mortellement du premier coup
de fufil. Si elle a la force de fe relever, elle cherche
par-tout lennemi qui l'a bleflée, & fe venge avant
d'expirer, Dans tous les cas, le chaffeur refte 1m-
mobile dans fa cabane jufqu'’au lendemain matin.
Alors_il fe retire, craignant toujours, maloré fa
viétoire, de rencontrer l'ennemi qu'il a terraflé. Il
revient quelques jours après, accompagné d'un
Chien dreflé qui fuit la pifte de l'animal, Si la Pan-
thère refpire encote, le chien eft la première viétime
de fa rage, &c le chafleur, averti par les cris dou-
loureux de fon meflager, fe hâte de battre em
retrate. Un Maure chaffeur, qui me faifoit ces
récits, ajouta qu'un jour, pourfuivi lui- même
par une Panthère expirante, ne s’étoit fauvé qu'en
laiffant, dans fa courfe, fes habits fur un buifon.
L'animal féroce aflouvit fa fureur en les déchurant
en mille morceaux. Il expira fur ces lambeaux.
Avec des mœurs auffi féroces , l'on ne-doit pas
douter que la Panthère n’attaque l'hommé. Aufü
ce fait m'a été confirmé par plufieurs Arabes. ,:qua
m'ont afluré qu'ils craignoient beaucoup plus la
Panthère que le Lion, tant pour eux que pour leurs
troupeaux. Cet animal a les-mœurs du tigre. Sa
rage confifte à s’abreuver de fang ; & lorfquäl en
eft foul, à le voir couler, à sy baigner, pour
ainfi dire; jamais fa fureur n’eft aflouvie; il paroït
même recevoir un nouvel aliment des-viétimes
| | multipliées
EN BARBARIE 22ç
multipliées qu'il égorge. S'élance-t-il au milieu d’un
troupeau nombreux ; fi on ne lui donne pas la
chafle, il ny laiffe aucun animal en vie. Il ne
refpire que le fang, le carnage, & la mort, Il
attaque tous les animaux, excepté le Lion, &t il
n’en eft aucun fur lequel il ne remporte la viétoire,
Extrêmement léger à la courfe, 1l les furpañle tous
en vîtefle ; fes mouvemens font fi fouples, fi prompts,
qu'il eft difficile de lui échapper. Les buïiflons, les
foflés, même les rivières peu larges ne peuvent
larrêter dans fa courfe. Il franchit tout avec légé-
reté ; & fi l'animal qu'il pourfiut fe fauve fur un
arbre, la Panthère, malgré le volume de fen corps,
y eft aufi-tôt que lui. Par ce moyen elle déclare
la guerre aux hebitans de la terre & des airs.
L'oifeau trop jeune encore pour s'échapper de fon
nid, quoique placé au fommet de larbre le plus
élevé, devient la proie de la cruelle Panthère. Ses
‘pattes font armées d'ongles longs , durs & pointus;
{es mâchoires font terribles, & garnies de dents
aiguës , fortes & nombreufes, La foif du fang fe
lit dans fon regard ; fon ceil ef toujours étincelant
de colère & de rage : mais lorfqw'oubliant fa féro-
-cité, lon ne fait attention qu’à la belle robe dont
la Nature la ornée, lon trouve peu d'animaux
plus élégamment habillé, Son poil eft fin, life,
&c court ; fa peau eft parfemée de taches noires
arrondies en anneaux ou en rofettes fur un fond
P aTÉ Ê ; P
.226 : IVLO % AG E
légérement fauve. Il en réfulte un enfemble qui a
je ne fais quoi de doux, de gracieux à Ja vue;
auffi les Anciens prétendoient-ils que la Panthère,
en cachant au troupeau fon regard féroce, & ne
laïffant voir que fa belle robe, le charmoït au
point de l'attirer à elle, & de le dévorer à fon
aife (1). Nous fommes loin de croire ces fi&ions ;
mais au moins faut-il avouer que la Nature, qui a
imprimé fur la figure de cet animal le caraëtère de
la férocité, paroït avoir voulu le dédommager en
lui permettant de fe faire admirer par la beauté &
Pélégance de fon vêtement. Cet anisnal a la queue
forte , tachetée de noir en-deffous , & terminée par
.des anneaux noirs & blancs. Il eft de la grandeur
& dela force d’un de nos plus gros chiens; mais
il a les pattes courtes &c fortes.
L'Once, dit M. de Buffon(2), diffère de la Panthère
en ce qu’il ef? bien plus petit, qu'il a la queue beaucoup
plus longue, le poil plus long aff, & d'une couleur
grife ou blanchätre ; 6 le Léopard' differe de la Par
thère 6 de FOnce, en ce qu’il a la robe beaucoup plus
belle, d'un fauve vif & brillant, quoique plus ou
moins foncé, avec des taches plus petites , la plupart
difpolées par grouppes , comme ff chacune de ces taches
étoit formée de quatre taches réunies... le Léopard a
(1) Solinus, c. 21.
(2) Hi, sl tom, IX, pag. 156, édit. in-4®
EN BARBARIE. 227
ls mêmes mœurs 6 le mêne naturel que la Panthère.
I! eff plus grand que l'Once, plus petit que la Panthère.
D'après cette difindion, que M. de Buffon a
établie entre ces trois animaux, que les anciens
Naturaliftes ont fi fouvent confondus, il s'enfuit que
le Léopard ne vient point en Barbarie, ou du
moins qu'il y eft très-rare, Parmi un grand nombre
de peaux tigrées que j'ai eu occafon d'examiner dans
le pays, aucune ne m'a paru appartenir au Léopard,
Il eft aïfé de reconnoitre, parmi les auteurs qui l'y
citent , que leurs defcriptions conviennent à la Pan-
thère de M. de Buffon. Quant à lOnce, il y eft
très - commun : fes mœurs font aufli fanguinaires
que celles de la Panthère; mais comme il eft beau
coup plus petit & moins fort, il n’eft pas autant
à craindre. Îl s'approche des troupeaux avec plus
de timidité; on l'en tient aïfément écarté, & on
le chafle ouvertement à coups de fufil. Il eft donc
borné à chercher fa nourriture parmi les animaux
d'une force inférieure. Îl attaque &8T combat les
Sangliers & les Loups ; 11 dévore les Renards, les
Chacals, pourfuit fur les arbres les Chats fauvages
& les Singes, & ne laïfle pas encore d'exercer
un empire aflez étendu dans les forêts, où il n’a
guère d'autre ennemi que la Panthère & le Lion;
mais il échappe facilement à ce dernier, en fe fauvant.
fur les arbres. L'Hvène lui Livre auf la guerre , mais
Once a bien des moyens pouréviterun combat d’où,
.
228 No SAN ER
quand il s'y engage, il fort rarement viélorieux:
El craint l'homme, & n’approche qu’en tremblant
des lieux qu'il habite, autour defquels 1l rode {e-
crétement , afin de furprendre quelque animal
domeftique. |
Le Tigre ne fe trouve pas en Barbarie, ni même
dans le défert de Suara. Comme bien des leéteurs
pourfoient confondre encore cet animal avec Îe
Léopard ou la Panthère, je ne crois pas inutile de
rapporter ici la defcription qu'en donne M. de
Buffon. Le vrai Tigre, dit-1l, Le feul qui doit conferver
ce nom, ef} un animal terrible, 6 peut-être plus &
craindre que le Lion: fa férocité n’efl comparable à
rien , mais on peut juger de fa force par fa taille. Elle
eff ordinairement de quatre à cinq pieds de hauteur fur
neuf, dix , jufqu’a treize de longueur , [ans y com=
prendre la queue : [a peau n'eft pas tigrée , c'eft-a-dire,
parfemée de taches arrondies. Il à feulement [ur un
fond de poils fauves, des bandes noires qui s'étendent
cranfverfalement fur tout le corps , 6 qui forment des
anneaux fur la queue dans toute [a longueur... Heu
reufement pour le refle de la Nature, l'efpèce n'en eft
pas nombrenfe, & paroët confinée aux climats ‘les plus
chauds de l'Inde orientale. Elle fe trouve à Malabar ,
& Siam, à Bengale , dans les mêmes contrées qu’habitens
d'Eléphant & Le Rhinocéros (1).
(x) Hift. Nat. tom, IX,
EN BARBARIE 229
LE LYNX ET LE CARACAL,
LE Lynx ou Loup-Cervier, dont les Anciens ont
taconté tant de merveilles, eft un animal. férocé
qui tient de la nature du Chat ; mais il eft beaucoup
plus fort & plus gros. Celui que lon rencontre en
Barbarie a le poil Life, fans taches, les pattes courtes,
les yeux vifs & brillans, d’où, fans doute, l'on a
prétendu qu'il voyoit même à travers les corps
opaques. Il grimpe aux arbres, & y pourfuit fa
proie avec une très-grande légéreté : mais il n’ofe
- guère attaquer que les Chats fauvages , les Bélettes ;
les Lièvres, & les animaux foiblement armés. Comme
il faute avec vitefle, il faifit fouvent les oïfeaux au
vol, fur-tout ceux qui Pont pefant & qui s'élèvent
peu. D'autrefois, placé fur un arbre, il s’élance fur
fa proie avec une rapidité incroyable. Quand il
n'eft pas bien affamé, il fe contente de fucer le
fang de Panimal qu'il a tué; & quoique raffañé,
il ne fait grace à aucun, dès qu'ii trouve à exercer
fes inclinations fanguinaires. Cependant il ne porte
point fur fa figure le caraétère de la férocité ; fon
regard eft doux, & l’enfemble de fes traits n’a rien
que d’agréable. Il vit dans les forêts de la Numidie,
& s'approche fréquemment des lieux habités.
Le Caracal, que les Arabes nomment Gar-el-kallah,
le Chat aux oruilles noires , eft beaucoup plus gros
P3
230 Vire * 4 60e
&c plus long que nos Chats domeftiques. Il reWemble
au Lynx : ila, comme lui, les oreilles terminées
par une petite touffe de poils noirs; mais fes traits
annoncent davantage un cara@ère de férocité, Son
poil eft d'un roux foncé ; 1l a le mufeau un peu
effilé, & de couleur noire. Comme cet animal a les
yeux percans , l’odorat très-fin, l'on a prétendu
qu'il étoit, pour la chafle, d'intelligence avec le
Lion, dont la vue eft plus courte & l'odorat moins
parfait ; qu'il éventoit le gibier, & qu'en recon-
noiffance de ce fervice, le Lion lui abandonnoiït le
refte de fa proie, quand il étoit raffafié; d’où vient |
qu'on la nommé X Guide ou Le Pourvoyeur du Lion.
Cette fi£tion n’a été imaginée que parce que 4 Caracal
étant très-inférieur en forces aux grands animaux,
. wofant attaquer que les plus foibles, eft obligé,
fouvent , pour trouver de quoi fe nourrir, de s'at-
tacher à la fuite d’un de ces animaux redoutables qui
règnent dans les forêts : mais comme il auroit trop
à craindre des dents de la Panthère, ou des griffes
de POnce, qui n’épargnent aucun animal, & grim-
pent facilement aux arbres, il préfère fuivre, mais
de loin & en tremblant, les pas du Lion qui lui
permet , ainfi qu'aux autres animaux, de profiter de
fes reftes.
EN BARBARIE. 231
L'HY;,Æ N:E.
IL n’eft pent-être aucunanimal dont l'afpe& foit
plus ignoble que celui de FHyæne. Son regard eft
farouche 85 fauvage, fon œil féroce, fes inclinations
cruelles , bafles & dégoûtantes. Elle déchire impi-
toyablement les animaux qu’elle rencontre, les
attaque tous, excepté le Lion & la Panthère,
contre lefquels au moins elle ofe fe défendre. Les
hommes ne font pas à l'abri de fa dent carnafñère.
Elle vit feule, éloignée de toute efpèce de fociété ;
jamais on ne l’a vue, comme bien d’autres animaux,
s'attrouper avec fes femblables. Lorfque la nuit a
ratnené fur la terre le filence & les ténèbres,
l'Hyæne alors fort de fa retraite, livre combat à.
tous les êtres vivans qu’elle rencontre , cherche les
charognes , s'approche des lieux habités, fent de
très-loin l'odeur infefte des cadavres. Avec une
griffe immonde, elle ouvre les fépulcres, fe raflafe
des corps à demi putréfiés, & fe plait au milieu de
l'infeéion des tombeaux. Lorfqwelle ne peut fatis-
faire fon appétit carnaffer , elle devient frugivore,
fe nourrit de racines, principalement des rejettons
du petit palmier en éventail (1), Ses pieds larges &
armés de fortes griffes font très-propres à remuer
(1) Chamærops humilis. L,
P 4
238 VOYAGE
la terre. C'eff peut-être Le feul de tous les quadrupèdes ;
dit M. de Buffon, qui n'ait que quatre doigts tant
aux pieds de devant qu'a ceux de derrière. Elle à.
eormme le Blaireau , une ouverture fous la queue quine
pénètre pas dans l'intérieur du corps (1). Elle eft de:
la grandeur du Loup; mais elle a les pattes plus
courtes, & le corps plus ramafñé, Elle porte une,
crinière. Son poil eft roide, luifant , d’une couleur.
brune très-foncée. Cet animal a toujours été un de.
ceux auxquels Pignorance &z la fuperftition ont prêté:
des vertus magiques. Les Arabes ne font pas encore
revenus de cette erreur. Ils s’imaginent que fa-cer-
velle peut être employée efficacement dans les for«
tilèges. Auf ont-ils grand foin, lorfqu'ils tuent un.
de ces animaux, d’en enterrer la tête dans quelque
lieu fecret.
L'Epil:Q HER.
Dans nos forêts d'Europe, le Loup y jouit
prefque feul des droits de la fouveraineté. Ceft
l'animal le plus redoutable que nous y connoiffons :
il y règne en defpote. L'appareil impofant avec.
lequel fouvent on lui déclare la guerre, fa tête mife
à prix comme celle d’un tyran que lon craint, les
chiens les plus vigoureux dreffés pour l’attaquer &:
(1) Hift. Nat. tom. X.
EN BARBARIE 233
le Combattre , tout cela a beaucoup ajouté à la
réputation du Loup. H eft vrai qu'il ne craint, chez
nous, que les hommes & leurs pièges. Il attaque
‘impunément les mules, les chevaux &c les bœufs =
s'il nofe combattre, au moins n’appréhende«t-il
pas le fanglier; mais quand, preflé par la faim, 8
attiré par les cris des troupeaux, il approche des
bergeries ou des habitations, ce n’eft qu'avec les
_ plus grandes précautions, & en employant les rufes
&c l'adrefle. Il'fait combien l’on en veut à fa têtes
malgré cela, il exerce quelquefois des ravages cruels,
tue les chiens, égorge les troupeaux, & ne fe retire
du combat que couvert de bleflures &c de fang. IE
eft loin d’avoir, en Barbarie, une réputation auffi
étendue. Il occupe prefque le dernier rang parmi les
animaux carnaffers, &c les a tous pour ennemis.
Obligé de fe tenir caché pendant le jour, lâche &
timide , à peine ofe-t-il fortir de fa tanière lorfque
la nuit eft arrivée. Il ne cherche fa proie qu’en
tremblant, & devient fouvent celle d'un animal
* plus fort ou plus couragéux que lui. Malgré fon
appétit dévorant, 1l n’ofe approcher des troupeaux :
il n’eft pas un feul Arabe qui ne foit armé de fufils,
Il feroit donc impoffible au Loup de pénétrer dans
un Douare, & même de roder autour fans payer
de fa vie limprudence d'une entreprife qu'il n’eft
pas aflez courageux pour conduire à fa fin, Sil
rencontre une vache, une brebis égarée, ïl la lui
*
234 -:L VOYAGE
faut fouvent difputer avec d’autres animaux. dont!
ï n’cfe attendre l'attaque. Ainfi le Loup, trop foible
en forces , fe méfiant trop de fon propre courage,
eft réduit à vivre dans des craintes continuelles, &
à périr fouvent de faim. Les Arabes m'ont affuré
que jamais les Loups ne fe réunifloient en troupes ;
comme ils le. font quelquefois en Europe; lorfqw'ils:
{ont preflés par la faim, &c:qu'il s’agit d'une entre-
prife difficile. Il eft vrai qu'il eft plus rare en Barbarie
qu'en Europe, & que les griffes de la Panthère 8
du Lion font plus puiffantes contre cet animal, que
nos chafles de srand appareil, :& que toutes les
embüches que nous lui -dreflons.
LE-RENARD ET LE CHACAL
JL-en cft du Renard à-peu-près comme du Loup.
U a bien plus d’ennemis en Barbarie qu'en Europes
mais plus fin, plus adtoit, plus hardi que le Loup,
ä s'approche des Douares, & trouve fouvent moyen:
d'enlever quelque volaille. D'ailleurs, ayant um
appétit bien moins dévorant , il trouve plus faci-
lement à le fatisfaire. Comme lon chafle peu dans
ces contrées, où l’on réferve la poudre & le plomb
pour fe défendre des hommes, les campagnes font:
abondantes en Cailles, en Perdrix, dont les œufs:
ou les petits, aïnfi que le menu gibier , fervent à
nourrir le Renard. Cet animal n’eft pas très-commun
EN BARBARIE 323$
en Numidie, mais il eft remplacé par le Chacal, dont
les mœurs, les inclinations font à-peu-près les mêmes,
Le Chacal où l'Adive que l'on rencontre en Bar-
barie, eft d’une couleur rouffe foncée , & ä-peu-près
de la même grandeur que le Renard. Il a le mufeau
plus effilé, & tient de la nature du Loup. Il mange
beaucoups & il eft prefque toujours affamé. Le
befoin de fatisfaire fa voracité lui infpire du courage
&t de la hardiefle : mais comme il connoït la foi
blefle de fes forces en comparaifon de celles de
tant d’autres animaux qui lui font la guerre, il a
l'adrefle de les multiplier en s’attroupant avec fes
fémblables , & de pouvoir, par ce moyen, livrer
combat à des ennemis contre lefquels il ne pourroit
fe défendre s’il étoit feul. Cette armée de Chacals,
réums par des intérêts communs, & animés pat le
befoin le plus preffant, celui de la faim, caufe
quelquefois de grands dégâts. Elle parcourt les cam-
pagnes , s'approche des lieux habités, fond fur la
volaille, & même fur les brebis. La vue de l’homme
népouvante pas les Chacals ; néanmoins ils ne
pénètrent dans fa demeure que dans les cas extrêmes :
mais toutes les nuits ils rodent dans les environs,
& glapiflent continuellement. Leur cri refflemble
à-peu-près à l'aboiement du chien ; il eft fort défa-
gréable à entendre. C’eft un fon aïigre, perçant,
une efpèce de gémiflement trifte &c lugubre. Les
- Chacals recherchent les cadayresavec autant d’avidité
216 VoyaAcer
que le fait lHyæne; & à mefure qu'ils fouillent
dans les tombeaux, & qu'ils fentent l'odeur infééte
du corps qu'ils déterrent , ils pouffent des cris plus
lugubres encore que les premiers, occañonnés pro-
Bablement par limpatience, par lavidité, ou par
la joie de toucher au moment de fatisfaire leur
voracité. Les Chacals font très-nombreux en Nu-
midie , & s'attroupent tous les foirs. Je n’ai prefque
point paflé de nuit au milieu des campagnes , qu'ils
n'aient troublé mon repos par leurs cris continuels.
LE CHAT SAUVAGE, LE CHAT-TIGRE ;
ET L'ICHNEUMON.
Le CHAT, auquel nous accordons le fecond
rang parmi nos animaux domeftiques, tout indigne
qu'il eft de cet honneur, a été tiré des forêts, où
il vit dans un état fauvage, tout entier livré à la
férocité de fon cara@tère, A raïfon de fon extrème
habileté à faifir les fouris & les rats, nous lui avons
ouvert nos demeures, nous lavons admis à notre
familiarité; malgré cela 1l conferve le fond de ce
caraétère qui le porte à la trahifon & au meurtre,
C’eft un hypocrite qui, fous les dehots de la douceur,
médite les rufes 8z le carnage. Dans les forêts 1l
vit, comme chez nous, de la chafle qu'il livre aux
mulots, aux fouris & aux rats. Il eft fur-tout terrible
EN BARBARIE 237
pour les oïfeaux dont il va chercher les petits juf-
‘qu'au plus haut des arbres. Ceft-là qu'il fe tient le
plus fouvent, tant pour trouver fa proie avec plus
de facilité, que pour éviter beaucoup d’ennemis
qui lui déclarent la guerre, Le Chat fauvage eft plus
gros, plus fort & plus fubtil encore que notre Chat
domeftique, dont l'éducation change beaucoup le
phyfique, quoiqu’elle influe peu fur fes inclinations.
Il y a quelques Chats domeftiques dans les villes de
Barbarie, mais je n’en ai jamais rencontré dans les
Douares des Arabes.
. L'on rencontre dans les mêmes forêts une autre
efpèce de Chat, connue fous le nom de Chat-Tigre,
que M. de Buffon nomme Seryal. Il reflemble à la
Panthère par fa peau couverte de taches noires
&t blanches ; mais 1l a la figure, les inclinations,
les habitudes du Chat. Il eft beaucoup plus gros,
plus féroce : comme lui, il vit fur les arbres, fait
la guerre aux oïfeaux, aux Ecureuils, aux Bélettes,
&c même aux Chats. Cet animal eft aflez commun
dans les forêts. Son cri approche beaucoup du
miaulement du Chat. On le chafle à caufe de fa
peau , prefque auffi belle que celle de Once ou de
la Panthère.
L'Ichneumon, la Mangoufle de M. de Buffon, eft
‘beaucoup plus commun en Egypte, où il vit dans
un état de domefticité, qu'en Barbarie. Il a les
mêmes inclinations que le Chat ; les Egyptiens s’en
233 2 Vo mien
fervent pour détruire les fouris &c les rats. Cet”
animal recherche avec paflion- les œufs des Croco-
diles, 8 même les jèines Crocodiles. Comme l'on
veut entout du merveilleux, l’on a débitéqu'ilentroit
dans la gueule du Crocodile tandis qu'il dormoit ,
_& qu'il lui rongeoit les iñteftins. A peine cet animal
eft-il de la groffeur du Chat. Il a le mufeau tres-
alongé , le poil noir & blanc avec une légère
teinte de roux, la queue forte, les jambes courtes,
beaucoup de fouplefle, de vivacité dans les mouve-
mens, des yeux étincelans, un cataëtère très-rritable,
ne craignant ni les Chiens, ni les Chats, ni les
Serpens dont il fe nourrit. La vue d'un animal
vivant le met en colère; il eft rare qu'il ne foit
pas le premier à lattaquer.
L'OURS.
LE climat brûlant de Afrique ne convient point
à Ours, qui ne fe plait qu'au milieu des neiges
& des glaces. Cependant, comme le mont Atlas
s'élève très-haut dans le royaume d’Alger vers celui
de Maroc, & que plufieurs montagnes font cous
vertes d’une neïge prefque continuelle, les Ours
bruns y habitent. Ils font très-carnafliers. Quelque-
fois ils defcendent dans les plaines. Pendant monféjour
chez Aly-Bey à la Mazoule, un Arabe rapporta là
peau d’un Ours qu'il avoit tué à la chaffe. L'opinion
EN BARBARIE 239
«que l'Ours lance des pierres quand il eft pourfuivi,
-eft admife chez les Arabes, comme parmi le peuple
-de PEurope. Cet Arabe me montra une bleflure
.-qu'ilavoit reçue à la jambe étant pourfuivi, difoit-l,
à coups de pierres par l'Ours qu'il avoit tué. Ce
rapport ne me convainquit point, étant très-poffible
que ce chafleur, pourfuivi par Ours, ait frappé le
-pied contre quelque pierre, & fe foit bleflé en
fuyant un ennemi trop à craindre pour laifer de
saone Je chaffeur ce TE
PE SANGLIER
Les SANGLERS font très-fenfibles au froid ; ils
aiment beaucoup à vivre dans les pays chauds.
‘Aucun peut - être ne leur convient mieux que la
-Batbarie. Outre que la chaleur du climat leur ef
“très-favorable, ils y trouvent encore une nourriture
“abondante. Les forêts ne font prefque compofées
que de lièges, les rochers font couverts d’yeufes.
Îl en réfulte une quantité prodigieufe de glands que
Pon fait être le mets le plus délicat pour les Sangliers.
Hs fe nourriflent auffi des bulbes d'afphodèles, qui
dominent par-tout dans les plaines, dont on trouve
fouvent la terre bouleverfée par ces animaux. Ils
font fi abondans, qu'on Îes rencontre en troupes
pai-tout dans les brouffailles, dans les forêts, &
particuliérement dans les lieux humides & ombragés,
240 VoyYaAGceE
Îs paroiïflent avoir perdu en Barbarie la fineffle de
leur odorat, ou plutôt moins craindre les hommes
qu ’en Eusopes puifqu' ils fe laiffent approcher d’affez
près , & de j'en ai rencontré quelquefois des troupes
de cinq à fix. Sans paroïître épouvantés à ma vue,
ils continuoient leur route avec tranquillité, Auff
eft-il très-aifé de leur donner la chafle; il n’eft pas
même à craindre qu'ils reviennent fur le coup du
chaffeur, Ils font moins féroces, moins défians qu’en
Europe. Ils fervent à la nourriture des grands
animaux carnafñers, contre lefquels ils ne peuvent
£e défendre,
LE HÉRISSON.
Le HÉRISSON qui vit en Barbarie m'a paru uñ
peu différent du nôtre. Il eft plus court, plus
-ramafñé ; 8 a le mufeau plus effilé. Il habite les
-brouffailles & les bois, fait fa demeure aux pieds
des arbres, dont les creux fervent à le loger. Il fe
nourrit de racines fauvages, d'infeétes, de vers &
de fauterelles. Souvent il rode autour des lieux
cultivés, pénètre dans les vergers, sy repait de
fruits tombés, & regagne tranquillement fon habi-
tation. Il eft peu d'animaux plus heureux, plus
tranquilles que cehu-ci. Naturellement frugivore,
‘quoiqu'il ne rejette point la viande, il n’a pas befoin
de répandre le fang pour fatisfaire fon appétit. Il
| trouve
EN BARBARIE. 247
trouve ‘par-tout de quoi fe nourrir ; fouvent l'arbre
qui ombrage fa retraite fournit feul à fes befoins.
Amateur de la paix & du repos, 1l fe plait dans
la folitude , & fuit les combats, pour lefquels en effet
la Nature ne lui a donné ni forces ni armes. Maïs
comme fa foibleffe même pourroit lui attirer beau-
coup d'ennemis, il eft pourvu d'armes défenfives
qui le mettent à l'abri des infultes des animaux les
plus furieux. Avec les piquans, qui remplacent les
poils fur fa peau, il ne craint ni la dent du Lion,
ni la griffe de la Panthère, ni la voracité du Loup.
Dès qu'il fe voit en danger , il fe roule en boule,
drefle fes piquans, & attend paifiblement lennemi,
qu'il fatigue & rebute en rendant toutes fes attaques
inutiles.
LE: PORC-É-P IC.
Le Porc-Épic, deux & trois fois plus gros que
le Hériflon, porte les mêmes armes défenfives, Au
dieu de poils, il a de longs piquans d’une fubftance
prefque aufli légère que les grofles plumes des
oïfeaux; on les prendroit même pour des tuyaux
de plumes fans barbe. Ils font remplis d’une fub£=.
tance moëlleufe, aigus des deux bouts, un peu plus
obtus à l'extrémité qui tient à la peau. Leur couleur
eft alternativement blanche & noire, Lorfque lon
irrite cet animal, il drefle fes piquans ; mais il ef
Part, I Q
242 VOYAGE
faux qu'il les lance contre fon ennemi; c’eftune de ces
erreurs imaginées par amour pour le merveilleux, &
accréditées par l'ignorance. Il paroït que le Porc-
épic eft fujet à la mue, puifque lon rencontre dans
les forêts de ces piquans détachés de la peau de
Panimal. Il vit, comme le Hériflon, de fruits, de
racines & de graines : mais il eft beaucoup plus
fauvage ; 1l n’habite que Fintérieur des forêts, & ne
s'approche jamais des endroits cultivés. Son odeur
eft forte & défagréable. |
LE CERF, LA GAZELLE ET LE BUBALE:
PAUROIS eu peine à me perfuader que le Cerf,
timide & fans défenfe, eüt peu fe multiplier dans
les forêts de la Numidie, fi plufeurs fois je n’eufle
trouvé fon bois rameux, & fi des Arabes ne m’euf-
fent afluré en avoir vus &z chaflés ; mais il n’y eft
pas commun. Il a de trop cruels &c de trop nombreux
ennemis pour terminer fes jours tranquillement, &c
voir fa poñérité fe propager. Souvent en une feule
nuit la mère & les petits font égorgés par la dent
fanguinaire de la Panthère ou du Lion, malgré les
précautions d'une mère alarmée & foigneufe à choifir,
pour elle & fa jeune famille, le lieu le plus fecrét,
le plus inacceflible, Le Cerf ne peut oppofer que fa
légéreté aux attaques des bêtes féroces. Pour peu
qu'il ait d'avance, je n’en connois point qui puifle
EN BARBARIE 243
lattraper à la courfe; mais fouvent, tandis que;
fans défiance, il broute paiñblement l'herbe de la
prairie, la redoutable Panthère, cachée parmi les
brouffailles, fond fur lui & le dévore,
Que les animaux carnafñers s’entre-déchirent réci-
proquement, que les forêts retentiflent de leurs cris
de guerre, 8 que les déferts de la Numidie foient
arrofés de leur fang, nous ne voyons là que des
montres affamés qui ne refpirent que le carnage &
la mort, & nous ne fommes pas fâchés que l'animal
féroce qui en pourfuit un plus foible, foit dévoré
par un plus fort ; mais que ces animaux innocens
&t pacifiques, qui, fans faire mal à aucun être
vivant, cherchent, parmi lherbe des champs, la
nourriture qui leur convient, que ces animaux fans
défenfe foient attaqués & dévorés par des ennemis
fanguinaires auxquels ils ne peuvent oppofer que
des gémifflemens & des larmes inutiles, ce fpeûtacle
nous révolte, 8 nous nous intéreflons vivement
au fort pitoyable de l'innocence opprimée; telle eft
cependant la deftinée du Cerf, telle eft celle de latendre
&t douce Gazelle, dont le feul regard eft capable d’at+
tendrir le cœur le plus féroce. Ses yeux font noirs,
grands , remplis de vivacité & de feu. Ses mouve»
mens font légers & pleins de graces : elle a les
jambes hautes & fines, le poil d'un fauve tendre,
doux & lufant. Ses cornes font légérement can-
nelées, courbées en arrière, & compofées d’anneaux,
Q 2
244 V'o Y' A/G"E
Elle a la grandeur & le port du Chevreuil. La Gazelle
s'ap LR aifément ; elle a beaucoup d'intelligence,
plait & amufe par fa vivacité & fes graces. I y
en avoit une a la Calle très-familière. Elie venoit
aux heures des repas dans la falle à manger, &
aimoit beaucoup à recevoir des mains de chaque
perfonne, du pain, quelques feuilles de falade &
d'autres herbes qu’on lui préfentoit : maïs fa vie
fut de courte durée. Les Gazelles marchent en
troupes , & habitent les confins du Are de Saarz.
Les animaux timides & foibles aiment à fe réunir,
& auoiqu'ils n’en foient pas plus en état de fe
défendre, cependant ils paroïffent moins appréhender
ennemi commun lorfqwils font en ae nombre,
que lorfquils le rencontrent feul à feul. L'efpoir
qu'il ne fe choifira qu'une viétime, &c que le refte
fera épargné , rend le danger moins effrayant. En
effet, qu'un troupeau de Brebis, de Chèvres ou
de Vaches foit attaqué ou effrayé, fon premier mou
vement n’eft pas de fe féparer & de fuir: mais
tous fe preffent les uns contre les autres, & ne
forment qu'un feul corps, qui ‘avance pefamment.
en mafle & fans ordre. Chez les animaux, comme
parmi les hommes, la foibleffe eft le principe de
toute fociété.
Le Bubale eft un de ces animaux fur lequel nous
avons peu de notions , & dont les Anciens n'ont
parlé que d’une manière très - obfeure, Il eft à
EN BARBARIE. 245$
peu-près de la grandeur d’un jeune veau, d’une
couleur fauve , le poil life 8 court. Ses cornes
font noires, épaïfles, très-proches l’une de l'autre,
compofées d’anneaux, perfftantes, courbées en
arrière. Il a la tête étroite , alongée, la queue
longue, terminée par une touffe de poils rudes. Ses
jambes font maigres & longues. Il eft de la clafñle
des animaux ruminans. M. Desfontaine en a rap-
porté un empaillé & très-bien confervé.
LE TAUREAU.
Le TAUREAU, fi fier, fi terrible en Europe,
quand il conferve toutes fes forces , eft docile &
foumis en Barbarie. Les Arabes n’ont pas befoin,
pour le dompter, de lui faire fubir de cruelles mu-
tilations. Ils n’ont recours à aucun aëte de férocité
pour engraïñler ou foumettre leurs animaux : fi ce
n'eft point chez eux un aéte de pitié, c’en eft un
au moins de frugalitée. Peu leur importe de manger
une viande plus ou moins délicate, pourvu qu'ils
fatisfaflent aux befoins de la Nature, Cette modé-
sation dans le Taureau de Barbarie, fait que les
Arabes ne le féparent point du troupeau, & lon
eft étonné d’en voir quelquefois deux ou trois cens
avec autant de Vaches brouter tranquillement herbe
de la prairie, & fe rendre, fans réfiftance, à la
voix de leur maître, Que l'homme eft grand à la
Q 3
246 V'oTAiCc'"E
tête d'un auf nombreux troupeau qu'il conduit 8
dirige à fa volonté ! D'où vient donc cette différence
de mœurs dans les Faureaux de Barbarie & d'Europe ?
I! me femble qu’elle ne peut être attribuée qu'à l'état
d'efclavage où nous tenons cet animal. En Barbarie
les Taureaux font toujours au milieu des champs
accoutumés à vivre à côté de la Génifle, Chez nous,
au contraire, ceux de ces animaux que lon deftine
à multiplier leur efpèce, font prefque toujours ren-
fermés, féparés de leurs femelles , très-bien nourris,
rarement conduits au travail. Comment cet animal,
plein de force & de vigueur, ne chercheroïit-il pas,
échappé de fon étable, à jouir des courts inftans
de fa liberté? Quelle révolution dans tous fes
fens! quel feu dévorant circule dans fes veines à
la vue d’une Géniffe ! Si pendant cette fièvre ardente,
dans ce délire du plaïfir, il apperçoit un rival,
avec quelle fureur 1l s’élance fur lu! C'eft dans ces
{ortes de combats que le Taureau déploie toutes
fes forces ; c’eft alors qu’il eft dangereux & terrible :
mais ces accès lui prennent rarement lorfqu'il jouit
d'une liberté continuelle,
Malgré labondance & la fertilité des pâturages
de la Numidie, les Bœufs & les Vaches y font
toujours maigres, plus foibles, plus petits qu’en
Europe. Leur chair a très - peu de fucs; elle eff
fèche & coriace. Il eft vrai que ces animaux fouf-
frent beaucoup pendant les grandes chaleurs, qu'ils
EN BARBARIE 247
mont alors d'autres nourritures que les mauvaifes
herbes des marais; mais pendant plus de huit mois
de l'année, la Nature les dédommage amplement de
la mauvaife nourriture de l'été : au refte, l’expé-
rience prouve qu'il faut à ces animaux un climat
| tempéré, que les grandes chaleurs les font dégénérer,
Les Vaches ne donnent qu'un mauvais lait, 8c en
très-petite quantité. Le beurre qui en réfulte eft
d'une très-médiocre qualité. Le lait des Vaches fe
perd quand elles quittent ou qu'on leur Ôte leurs
véaux. Les Arabes, jaloux d’avoir de nombreux
troupeaux, tuent rarement les jeunes veaux. Comme
ils ne leur coûtent d’autres foins que de les conduire
aux pâturages avec le refte du troupeau, ils pré-
férent les laïfler croître pour en tirer un meilleur
parti.
LES CHÈVRES ET LES BREBIS.
Les CHÈVRES, réunies en troupeaux nombreux
dans les montagnes de PAtlas, y trouvent une
abondante nourriture, mais elles ny paiflent pas
le thym, le ferpolet , la lavande, & d’autres plantes
odoriférantes | comme les Chèvres habitantes des
montagnes de la Provence; leur chair eft plus fèche,
leur lait moins abondant , & d’une qualité inférieure;
malgré cela, il vaut mieux que celui des Vaches,
& les Arabes le prcfcrent pour le beurre & le
Q 4
248 VOYAGE
fromage. Ils fe fervent auf de celui des Brebis. Les
Chèvres de Barbarie ont, en général, le poil noir,
long & luifant, qualités très-eftimées dans les fa-
briques. |
Les Brebis forment , en Barbarie, les troupeaux
les plus confidérables. La finefle, la beauté de
leurs laïn°s, la fertilité des pâturages, tout engage
les Arabes à multiplier ces animaux, qui les nour-
riflent de leurs chairs, de leur lait, & les enrichiflent
de leurs toïfons. Heureux, fi, bornés à ces occu-
pations paftorales , 1ls favoient vivre en paix les
uns avec les autres; &c fi, par un contrafte fin-
gulier, leurs mains ne portoient point des armes
meurtrières au lieu d'une fimple houlette !
L'on rencontre fréquemment dans les troupeaux
des Béliers à quatre cornes. Ils m'ont paru plus
grands, plus forts, plus vigoureux que les autres.
Quant aux Brebis, outre l'efpèce ordinaire, 1l y en
a une feconde, diftinguée par une très-groffe queue.
Elle eft commune dans le royaume de Tunis; elle
vient auf dans le Levant. Les unes ont cette queue
également grofle par-tout ; dans d’autres, elle eft un
peu pointue : cette Brebis eft très-eftimée pour la
beauté de fa laine, mais fa chair eft bien inférieure
à celle des autres: cependant les friands apprécient
beaucoup la queue , qui n’eft qu'un peloton de
graifle. Le Doéteur Shaw cite une troifième efpèce
de Brebis qui vient dans le voifinage du Saara. Elle
EN BARBARIE, 249
ef prefque auf: haute que notre Dain , 6 lui reffemble
aflez, excepté la téte. La chair en ef? sèche | G la laine
groffière , approchant du poil de chèvre, ce qui vient
probablement de la chaleur du climat, de la rareté de
l'eau, 6 du mauvais päturage du pays (1),
LE CHAMEAU.
Les vaftes déferts de l'Afrique & de PAfe fe-
roïent impraticables; ces efpèces d'îles féparées des
pays habités par des fables brülans & flériles , n’aui-
roient jamais été connus fans le fecours du Chameau.
Il eft le feul, parmi nos bêtes de fomme, en état
de fupporter la marche longue & pénible des cara-
vanes, le feul que les chaleurs exceffives & les
travaux forcés ne peuvent abattre, le feul qui puifle
fe pañler de boire & de manger pendant plufieurs
jours de fuite fans ceffer de travailler, le feul enfin
à qui, fort fouvent, une heure de repos fufiit en
vingt-quatre heures , encore ne quitte-t-1l point les
fardeaux de fept ou huit cens livres dont il eft chargé.
La Nature l’a conformé de manière à ce qu'il puifle
fupporter de femblables travaux. Outre les quatre
eftomacs qui lui font communs avec les animaux ru=
minans , 1l a encore une efpèce de poche particulière,
(1) Voyage en Barbarie du Doéteur Shaw , tome I,
page 312. |
250 VOYAGE
dans laquelle il fait provifion d’eau pôur cinq où
fix jours & plus. Elle sy conferve fans fe cor-
rompre. Il Jen tire au befoin pour rafraîchir fes
organes altérés. Un peu de foin, quelques poignées
de noyaux de dattes, d'orge ou de feves, fuffifent
pour lefoutenir pendant plus de vingt-quatre heures.
Dès qu'il trouve de la verdure, il en fait égale-
ment provifion pour toute fa journée. L’on conçoit
combien un tel animal eft précieux pour les Arabes
du défert. Ceft le plus riche préfent que le Ciel aït
pu leur faire. Outre ces premiers avantages, le lait
des Chameaux, très-abondant, eft une nourriture
excellente pour les Arabes; ils en mangent aufli la
chair, & fe fervent de fon poil pour faire des cordes
& des étoftes. L’on prétend que cet animal aime
beaucoup la mufique, que le fon des inftrumens
charme fa route, lui fait oublier fes fatigues , &
ranime fesforces. Il en eft peu qui aient plus de docilité
& de courage. Au commandement de ‘fon maître ,
il s'agenouille afin qu’on le charge avec plus de fa-
cilité; & quand il a le fardeau qui convient à fes
forces, 1l fe relève de lui-même, jette des cris de
mécontentement lorfque lon augmente fa charge,
qu'il refufe quelquefois de porter: mais fa docilité
& fon carattère de douceur fe changent en une
efpèce de fureur au retour de chaque printemps,
qui eft le moment où les Chameaux s’accouplent. Îls
font alors très-dificiles à dompter, & méconnciflent
EN BARBARIE. 2çi
‘même fa voix de leur maître. Ils attendent la nuit
pour approcher de leurs femelles, qui ne mettent
bas leurs petits que le printemps fuivant.
Il femble que cet animal n’ait reçu lexiftence que
pour fouffrir. Dès l'inftant qu'il eft en état de tra-
vailler jufqu'au moment de fa mort, il ne jouit
pas d’un feul jour de repos. Il eft toujours en marche,
toujours chargé. Auff eft-il plein de difformités. Il
eft fouvent couvert de plaies; fur fa poitrine & fur
fes jambes il fe forme des tumeurs , des callofités
qu'il conferve toute fa vie. Il meurt au milieu du
travail , après avoir vécu tout entier pour l’homme,
très-peu pour lui-même.
Pr CHEVAL
Les Caevaux de Barbarie, connus en France
fous le nom de Chevaux-Barbes ,| ont en général la
taille médiocre, la tête haute, les jambes fines, le
poil roux, le pas trèsfür, beaucoup de vigueur &
de foupleffe dans tous leurs mouvemens; mais ils
ont beaucoup perdu de leur ancienne réputation,
par la négligence des Arabes à multiplier & conferver
les belles races. Comme ils préfèrent les Jumens aux
Chevaux, ils prennent peu de foins de ces derniers,
les maltraitent cruellement, & fouvent les accablent
de travaux. Quand ils ont quelques courfes à faire,
telles longues qu’elles foient , ils ne vont prefque
252 Vo Ya!
jamais qu'au galop. À la fin de la journée les Chevaux
ont la bouche en fang, & le ventre ouvert par
les’ longues fiches de fer qui fervent d’éperons aux
Arabes. Ces animaux ne mangent jamais que le
foir, & encore fouvent ne leur donne-t-on que de
Therbe hachée, ou des feuilles de rofeaux. Malgré
cela, il eft incroyable avec quelle force ils fupportent
la fatigue. Ils ne font point ferrés : ce feroit un mal
qu'ils le fuffent, ayant fouvent à gravir contre des
rochers efcarpés qu'ils montent 8 defcendent quel. .
quefois au galop avec une facilité étonnante. Ils
pafent la nuit en plein air, fans litière, droits fur
leurs jambes, renfermés dans les Douares, ou
attachés par les pieds à un piquet vis-à-vis les
tentes. Jamais ils ne font ni frottés, ni étrillés.
Quoiqu'aucun de ces animaux ne foit mutilé, ils
font prefque aufli doux & aufli faciles à manier
que nos Chevaux hongres d'Europe : mais tranf-
portés en France, ils deviennent indomptables,
quoiqu’ils paffent d’un climat brûlant, dans un climat
très-tempére. La raïfon de ce changement ne me
paroït pas facile à trouver.
Dans les grands travaux, les Arabes préfèrent les
Mules aux Chevaux. Ils s’en fervent même pour
monture; &c il faut avouer qu’en Barbarie les Mules
font très-précieufes pour le travail & pour la
marche. Elles fuppoïtent plus long-temps la fatigue ;
& fi en voyage elles ne vont pas toujours aufh
EN BAR BAR (E 3ÿf.
vite que les Chevaux, au moins elles achèvent de
plus longues courfes,
|
D ET CH'IEN,
LE CHIEN perd, en Barbarie, une partie de ces
qualités fociales qui le rendent ami de l’homme,
Ce n’eft plus cet animal domeftique, doux, caref-
fant, fidèle, plein d'ardeur pour les intérêts de fon
maître, toujours difpofé à le défendre, même aux
dépens de fa vie. Chez les Arabes il eft eruel, fan-
guinaire, toujours affamé, jamais raflafié. Son recard
eft féroce, fa phyfonomie ignoble, & fon afpe&
défagréable. Les Maures veulent bien le fouffrir
dans un coin de leur tente, mais voilà tout ce
qu'ils lui accordent, Jamais ils ne le careflent ,
jamais ils ne lui jettent aucune nourriture, Ceft à
ce traitement , Je crois, qu'il faut attribuer l'indiffé-
rence des chiens pour leur maître. La feule dif-
tinétion qu'ils lui accordent , eft de ne pas aboyer
après lui quand il entre : mais qu’il foit abfent ou
_préfent, ils n’en font ni plus triftes, ni moins gais.
Ils ne fuivent leur maître qu'autant qu'il les y a
accoutumés ; & paroiffent fi peu jaloux de cette
faveur, qu'ils aiment autant refter en place que de
marcher à fa fuite. Fort fouvent ils n’appartiennent
à perfonne. Ils fe choififfent une tente pour abri;
on les y laïffe, mais l'on ne s'inquiète point d'eux,
254 VOYAGE
Ils vont chercher leur nourriture là où ils peuvent:
Les ordures, les charognes, les immondices, tout
leur eft bon, pourvu qu'ils affouviflent leur faim.
Is font maigres, décharnés, & n’ont prefque point
de ventre. Entre eux ils fe battent rarement, mais
ils fe réuniflent contre l'étranger qui approche des
tentes Arabes, s’élancent vers lui avec fureur, &
le dévoreroient, sil navoit foin d’écarter cette
troupe affamée. Heureufement ces chiens{ont lâches,
faciles à prendre lépouvante. La feule vue d'un
bâton les empêche d'approcher ; & pour peu qw’on
les menace, ils font bientôt difperfés. Il eft bon
cependant d’être toujours fur fes gardes. Si l’on étox
dans limpoffbilité de fe défendre, ou que l’on eût
le maïheur de tomber , lon courroit rifque d’être
dévoré. Ces Chiens font très-avides de chair hu-
maine : ils mangent les cadavres qu'ils peuvent
rencontrer, Ce qui arrive rarement, vu l’extrème
attention des Arabes à enterrer leurs morts; mais
lorfqu'ils ont affaffiné un Chrétien, ils le dépouillent
&t abandonnent fon corps aux chiens. Ces animaux,
malgré la famine qui règne prefque toujours parmi
eux, malgré la fécherefle & la grande chaleur du
climat, nefont point fujets à la rage, comme nos
hiens d'Europe. Cette maladie n’exifte pas en Bar-
barie, du moins aucune des perfonnes que j'ai inter-
rogées fur cet article, na pu m'en citer d'exemples.
Tous les Chiens de Barbarie, j'entends ceux qui
EN JARBARIE 25
vivent fous les tentes des Arabes, font de la même
efpèce, fans mêlange. Ils font blancs, quelquefois
marqués de grandes tâches rouffes. Ils ont les oreilles
droites, le mufeau un peu alongé, les pattes courtes,
le poil life & ras. Ils font un peu plus gros que
le Renard. M. de Buffon cite les Epagneuls & les
Barbets comme originaires de Barbarie & d'Efpagne.
Le fait peut être vrai, mais je n'ai prefque point
rencontré de Chiens Barbets, encore moins d’'Epa-
gneuls dans les tentes des Arabes, Les Barbets font
plus communs dans les villes & les Comptoirs
François. ignore s’il exifte en Barbarie des Chiens
fauvages, vivant dans les forêts, loin des habi-
tations des hommes ; mais j'en ai vus de la race
des Mâtins que lon avoit trouvés dans l’{e de la.
Galite (1). Ils étoient deftinés à la garde du moulin
(1) Les îles de la Galite font des rochers très-dangereux ;
à fix lieues environ de l’île de Tabarque. Les gros bâtimens
n’ofent en approcher ; à deux lieues oueft il y a des fèches
très-redoutés où plufeurs navires ont péri fans refflource.
Ces îles fervent de retraite aux Trapanais (*), qui viennens
en contrebande pêcher le corail dans les mers de Barbarie,
Ils y trouvent du bois, des fources d’eau, & y vivent de
pêche & de chafle. D'ailleurs ces îles font inhabitées. Dans
les naufrages , torfque les gens de l'équipage fe fauvent &
peuvent gagner la Galite, ils ont foin d’allumer de grands
(*) Habitans de Trapano , ville fituée fur la côte occidentale
de Sicile,
256 VOYAGE
de la Calle. Ils remplifloient leurs fon@ions avec
une grande fidélité, & étoient très-attachés à leurs
maîtres. L'on m'a afluré qu'il y avoit beaucoup
de Chiens dans cette île inhabitée, ainfi qu'un grand
nombre de Chèvres fauvages : d’où vient que les.
Anciens appelloient la Galite Ægimuros , abondante
en Chèvres (1). Quant aux Chiens fauvages , je
foupçonne qu'ils viennent de quelque bâtiment
échoué parmi ces dangereux écueils. |
LES" SINGES
CE ne font pas toujours les animaux les plus
féroces qui font les plus nuïfibles à lhomme. Les
Chenilles, les Sauterelles & les Vers font fouvent
plus de dégâts dans fes vergers que n’en fera le
Loup au milieu des bergeries, que n’en feront le
Lion ou la Panthère parmi un grand troupeau; les
Arabes appréhendent fouvent beaucoup plus ces
armées de Singes qui ravagent leurs moïflons, dé-
vorent leurs fruits, que lanimal féroce qui, par
hafard, leur enlève un Bœuf ou une Vache. Les
Singes habitent ordinairement les forèts les plus
feux qui fe voient des Comptoirs de Tabarque, & même
de la Calle, d'où l’on envoie, lorfqu'il eft poftble, des
chaloupes à leur fecours.
(1) Plin, Liv. V, ch, 7.
“épaifes ;
EN BARBARIE 2,7
épaifles ; ils fe tiennent prefque toujours fur les
arbres, fautent d’une branche à l'autre avec la plus
grande légéreté. Réunis en troupes nombreufes, ils
pañlent leur temps en gaité continuelle, La joie &c
les plaïfirs règnent toujours parmi eux, fans que rien
puifle troubler la férénité de leurs jours. Ils jouiffent
en liberté des bienfaits de la Nature, aiment leurs:
femelles avec paflion, & ne trouvent jamais d’obf-
tacle à la fatisfaétion de leurs defirs. Par amour
pour. la liberté , ils vivent loin des habitations des
hommes ; mais la nuit 1ls s’en -approchent en grandes
troupes, fe difperfent dans les vergers &c les lieux
cultivés , pillent, détruifent tout autant par malice
que pour fe nourrir. Pendant ces incartades, plu-
fieurs d’entre eux, poftés à une certaine diftance ,
font fentinelle , & à la moindre apparence de danger,
ils pouffent un cri, & toute la troupe difparoït
en: un clin-d'œil : mais elle ne tarde pas à revenir.
Des Arabes des environs du Co//o n'ont afluré qu'ils
avoient les plus grandes peines à garantir leurs pof-
fefons des ravages de ces fortes de Singes. Il les
faut garder jour & nuit; & pour peu qu'ils les
perdent de vue, tout eft détruit dans Pinftant. Comme
ces Singes font petits & fans queue, à ce qu'ils
m'ont dit, Jimagine que ce font autant de Pithèques,.
dont je parlerai plus bas. Tous les Singes font fru-
givores; ils vivent aufli d'infeétes, de fauterelles,
de fcarabées , &cç, Ils n'aiment pas la viande. Les
Part. I. R
258 VOYAGE
fruits font la nourriture qu'ils préfèrent. Ils craignent
beaucoup la préfence. de l’homme : mais leur premier
mouvement de frayeur une fois diflipé, dès qu'ils
s'en voient à une certaine diftance , & fur les plus
hautes branches des arbres, alors ils deviennent
impudens , & paroiïflent défier l’homme par la
hardieffe avec laquelle ils le regardent. On ne les faifit
vivans qu’en leur tendant des pièges. Ils font d’abord
très-affettés de leur captivité; mais bientôt leur
gaîté naturelle emporte, ils fe familiarifent avec leur
maître, & fe vengent, quand ils le peuvent, des coups
qu'ils en reçoivent, par les efpiégleries qu'ils lui font.
Les Singes que lon trouve en Barbarie font les
efpèces fuivantes : 1°. le Pihèque, petit Singe qui n’a
pas plus d’un pied ou un pied &r demi de haut, Il eft
fans queue; fa face eft applatie. Lorfqw’on le tour-
mente, qu'il eft effrayé ou irrité , il grince les dents,
&c agite les mâchoires avec une grande vitefle. Ce
Singe eft très-doux. Il s’apprivoife facilement ; il eft
même fufceptible d’une efpèce d’attachement pour
fon maître. Ce Singe eft très-commun à Ssore, du
côté du Collo , & à Bugie, Nous ne le connoïflions
guère que d'après les defcriptions que nous en
avoient laïflées les anciens Naturaliftes : mais
M. Desfontaine en a rapporté plufeurs des côtes
d'Afrique, & a donné, fur ce Singe , les notions les:
plus exaétes & les plus intéreffantes dans différens
Mémoires préfentés à l'Académie,
EN BARBARIE. 259
2°. Le Magot eft au moins une fois plus grand
que le Pithèque. Sa face n’eft point applatie, mais
elle forme une efpèce de mufeau alongé. Il varie
par fon poil d’un gris plus ou moins foncé. Il n’a
point de queue. Ses mœurs font plus fauvages que
celles du Pithèque ; il mord très-fouvent pour peu
qu'on le tourmente, & fur-tout quand 1l n’eft pas
encore bien familier : il conferve toujours un ca
raétère rempli de méchanceté & de malice, Il habite
les mêmes lieux que le précédent.
. 3°. Le More, Singe à longue queue, eft encore
_ une efpèce très-commune en Numidie. Il eft peu de
perfonnes qui ne connoïffent la figure de cet animal,
qui, avec le Magor, fert à amufer le peuple au milieu
des rues. Elle a la face brune avec une efpèce de
barbe mêlée de blanc & de jaune, le poil de deffus la
tête G- du cou mélé de jaune & de noir , celui du dos
mêlé de roux & de noir, le ventre blanchätre, auf
bien que l'intérieur des cuiffes & des jambes (1).
M. de Buffon cite une quatrième efpèce de Singe
qui fe trouve en Mauritanie, & dans les terres de
Yancienne Carthage. Il l'appelle le CaZürriche. Il eff
d'un beau verd fur le corps, d’un beau blanc fur la
gorge & Le ventre, 6 il a la face d’un beau noir.
(x) Hift, Nat. tome XIV, page 258.
R 2
260 VOYAGE
LE PHOQUÉ ov VEAU-MARIN:
CET animal fingulier reflemble à un enfant aw
maillot. Il ne peut jouir que très- imparfaitement
de lufage de fes bras & de fes jambes, qui font.
prefque entiérement renfermés dans fon corps ; il
n'en fort que les mains & les pieds. S:s cinq doigts.
font réunis par une membrane, & forment des
efpèces de nageoires. Poiflon quand il eft dans la.
mer, il devient reptile lorfqu'il eft fur terre. Il fe
traine comme les ferpens : fes pieds ne lui fervent
qu'a s’accrocher aux rochers & à faciliter fes mou-
vemens : mais fi la Naturea privé le Phoque de la
perfe@tion de quelques membres, par comparaïfon
avec les autres animaux", elle l'a, d’un autre côté,
amplement dédommagé en lui pese de vivre
également fur terre, comme dans la mer, & en le
rendant infenfble aux fortes impreffñons du froid &
du chaud. Il vit fur la glace auffi bien que fous la
zone torride. Dans la mer il fe nourrit de poiflons ;
fur terre il broute l'herbe. L’on en rencontre très=
fouvent le long des côtes de Barbarie. Ils dorment
fur les rochers expofés au foleil : il eft difficile de
leur donner la chaffle. Au moindre danses ils fe
précipitent dans la mer. Il eft rare qu'un coup de
fufil les bleffe au point de les empêcher de fuir. Il
eft peu d'animaux plus durs de mort,
EN BARBARIE 261
De quelques autres Animaux qui fe trouvent en Nurnidie
& en Europe,
“ n é 3
IL me refte bien peu de chofes à dire fur auclques
autres quadrupèdes qui vivent en Numidie comme
en Europe, & qui n'offrent rien de particulier. La
Bélette rode autour des tentes Arabes, épie le mo-
ment favorable pour tomber fur les poules, égorger
les jeunes poulets, 8 en manger les œufs. Elle fe
tient, pendant le jour, cachée parmi les brouf-
failles, & n’ofant approcher des lieux habités, elle
donne alors la chafle aux oifeaux aquatiques , les
pourfuit parmi les rofeaux, & cherche à découvrir
leurs nids : elle mange auffi les Rats, les Souris, les
Couleuvres & Lézards.
Les Rats & les Souris font d'autant plus com-
muns & incommodes dans les habitations fixes, que,
comme je l'ai fait obferver, les Arabes n’élèvent
point de Chats : maïs les hordes errantes qui chan-
gent fréquemment de place, font peu tourmentées
par ces animaux. Le long des rivières &c des étangs
il y a beaucoup de Ras - d'eau, & quantité de
Mulors dans les champs cultivés, & où lon sème
lorge & le bled.
Les Lièvres , les Lapins , & beaucoup d’autres
gibiers, offrent aux chaffeurs des plaifirs multipliés.
Ils feroient bien plus communs, s'ils wavoient pour
R 3
262 , V o x GA r
ennemis tous les animaux carnafliers. La Barbarie
_eftla patrie du Furet, ennemi mortel des Lapins,
& que l'on drefle en Europe exprès pour cette
chafle : Strabon prétend qu'il a été tranfporté d'A-
frique en Efpagne, & que de-là il eft paffé dans
une grande partie de l'Europe,
EN BARBARIE. 263
Des OISEAUX
T'anois que des guerres cruelles enfanglantent
les forêts de la Numidie, & que les animaux féroces
portent par-tout le carnage & la mort, les habi-
tans des airs ont aufli leurs combats, & la plaine
aérienne eft un autre champ de bataille qui retentit
‘au loin des cris de joie des vainqueurs, & des
gémifflemens douloureux des vaincus. L’Aigk exerce
fur les Oifeaux le même empire defpotique que le
Lion fur les animaux terreftres : fon bec, fes ongles,
êt la vigueur de fes mufcles font les titres de fa
royauté. L'on rencontre en Barbarie les efpèces
fuivantes.
19. LE GRAND AIGLE oz L'AIGLE ROYAL. Il
paroït rarement dans les plaines. Son féjour ordi-
naire eft fur les montagnes les plus élevées de
l'Atlas, où il vit folitairement dans le creux des
rochers, Son empire eft cruel, mais il eft filen-
cieux. L'on prétend qu'il ne crie jamais: il ne
quitte la folitude que pour chercher un ennemi
digne de lui: il rejette la chair morte, & n’en
veut qu'aux grands oifeaux, Non content de régner
R 4
264 VOYAGE
dans les airs, 1l daigne quelquefo's defcendre fur
notre globe, & faire fentir fon pouvoir à quelques
quadrupèdes, aux lèvres, aux lapins, aux jeunes
agneaux qu'avec une ferre redoutable & meurtrière
il enlève au milieu des airs, &c dévore en füreté
fur le fommet d'un rocher ifolé. Sa couleur eft d'un
fauve chfcur.
20. L’AIGLE COMMUN plus petit, moins vigou-
teux que le précédent, eft auffi moins délicat fur
le choix de fa nourriture. Il attaque indifféremment
tous les oïfeaux, &, quand le befoin le prefle, 1l
tombe fur les cadavres. On le rencontre plus fre-
quemment dans les plaines, où de tempsen temps
il fait entendre un cri aigre & perçant. Sa couleur
varie du brun au noir.
a
30. LE PETIT AIGLE eft prefque roux, tacheté
de noir. Il a une efpèce de cri plaintif fort défa
gréable. On le voit fouvent perché fur les arbres
dans les lieux marécageux, le long des rivières &
des étangs. Il attaque particuliérement les oifeaux
pi Aer mais comme 1l digère vite, qu il a
befoin de manger fouvent , & qu'il ne trouve pas
toujours de quoi fe HR , il a recours alors
aux infedtes & aux reptiles. Je lui ai fouvent trouvé
dans leffomac des grenouilles, des lezards, des
fauterelles, & plufieurs autres infe@tes. Il vole bien
plus près de terre que les deux efpèces précédentes,
t EN BARBARIE. 26$
4°. L’AIGLE DE MER, ox LE BALBUZARD de M. de
Buffon, d’un naturel moins vorace, moins féroce
que les véritables Aigles, fait fon nid fur les arbres
les plus élevés , proche les rivières & les lacs. Il ne
vit prefque que de poiflons.
ÿ°. LE GRAND AIGLE DE MER, 04 L'ORFRAIE
de M. de Buffon , vole fréquemment fur les bords
de la mer où il cherche à faifir les poiflons, quoi-
qu'il vive également de sibier. Il eft prefque auff
grand que le grand Aïgle. On lapprivoife añfez
facilement. Pen ai vu un à la Calle qui, fans être
renfermé , fe laifloit approcher & carefler fans
effroi,
LE CRUEL VAUTOUR, par la férocité de fes
mœurs, eft bien digne d'habiter la Barbarie, où
la Nature femble avoir réuni tous les monîtres de
l'Univers. Quoique le Vautour foit bien armé, &
très-visgoureux, il n’ofe attaquer les autres oïfeaux
qu'autant qu'ils lui font très - inférieurs en forces.
Son défaut de courage met au moins des bornes à
fes cruautés, & 11 préfere fouvent fe nourrir de
cadavres infeétes , plutôt que de livrer combat à
des êtres vivans : mais quand il veut faire la guerre,
il fe joint à d'autres Vautours; la chafle fe fait en
commun, & l’on fe partage le gibier, non fans le
difputer. ARE
266 VOYAGE
LE MILAN, non moins cruel, eft auffi lâche
que le Vautour; mais on lui pafle plus aïfément fa
lächeté , vu l'infériorité de fes forces. Il ne fait la
guerre qu'aux petits oifeaux, aux jeunes poulets,
aux colombes, &c. Du haut des airs où il paroït
immobile, il fond avec rapidité fur la proie qu'il
s'eft choifie; mais au moindre danger il fuit avec
un cri de frayeur.
LA BUSE, qui eft, parmi nous, l'emblème de
la ftupidité, n’ofe quitter l'arbre fur lequel elle eft
perchée pour aller chercher fa proie ; mais elle attend, -
pour la fair, qu’elle vienne s'offrir à fes regards.
Sa foibleffe ne lui permet que d'attaquer les plus
petits oïfeaux.
L’ÉPERVIER habite les grandes forêts; il vole
dans les plaines pour y faifir les Cailles & les Per-
dreaux. Jen ai rencontré une variété dont le plu-
mage fauve étoit tacheté de noir.
* L’'AUTOUR fe retire dans les gorges des mon-
tagnes. Ses mœurs font auffi fanguinaires que celles
du Tigre. Îl aime le carnage, & ne fe plait qu'a
mettre à mort tous les êtres vivans qu'il rencontre,
ëêc qu'il peut combattre.
LE FAUCON, dont nous tirons un fi grand
parti pour la chafle, vit auffi dans les rochers flériles
& inhabités de la Numidie,
EN D A R RAA RTE) 26
Tous ces oifeaux chafent pendant le jour ; mais
en voici d'autres qui n’ofent paroïtre que lorfque
le foleil eft retiré. Le grand Duc, le Hibou ou moyer
Du, le Chat-huant , la Chouette, la petite Chouette ou la
Chevèche, à Papproche de la nuit, fortent des fentes
des rochers , du creux des vieux arbres , rempliffent
l'air de leurs lugubres cris, & déclarent la guerre
aux Chauves-fouris , aux Rats, aux Mulots & aux
Infeêtes.
LE HOU-BAARA ox LA PETITE OUTARDE
HUPPÉE. Cet oifeau habite vers les confins du défert.
‘Il vit de vers, d'infeétes, & fouvent des jeunes
pouffes des plantes, C'eft une efpèce d'Outarde qui
ne diffère de l'Ourarde commune que par la belle
huppe qui orne fa tête. Elle a autour du cou un
collier ou une efpèce de grofle cravatte compofée
de plumes longues & fouvent hériflées. Elles font
blanches avec des raies noires; celles du corps font
fauves , tachetées d’un brun obfcur. Cet oïfeau eft
de la groffeur d'un Coq ordinaire, mais il a le
corps plus alongé. Il a trois doigts aux pieds, fans
ofteil.
LE RHAAD ox SAF-FAF eft une autre efpèce
d'Outarde d'Afrique de la même groffeur que la
précédente, mais elle en diffère en ce qu’elle n’a
point le cou orné de lefpèce de cravatte dont j'ai
268 Vo! V'aAMeTE
parlé plus haut. Sa tête eft noire, & les plumes de
fa huppe font d’un bleu foncé. dé ventre eft blanc,
le dos & les aîles de couleur fauve avec des taches
brunes. Cet oïfeau vole par troupes.
Il y en a une autre efpèce qui paroït n’être qu'une
variété de la précédente. Elle eft de moitié plus
petite, n’a point de huppe, &t offre ni. + variétés
dans le plumage.
La PINTADE ox LA POULE DE NUMHIDHE.
Quoique fon plumage n'ait point l'éclat de celui
des oïfcaux d'Amérique, néanmoins il plaît à l'œil
par fa fimplicité & la variété des couleurs. Sur un
fond gris-bleu font placées des taches rondes &
blanches très-résulières, qui forment comme autant
de perles : mais la Pintade n’a pour elle que l'élé-
gance de fon plumage : elle fe tient mal; fa queue
eft tombante, fon cou alongé; elle paroït boflue;
fes ailes courtes & la difpoftion de fes plumes
forment une efpèce d'élévation au haut du dos,
Elle n’eft guère plus oroffe que notre Poule com-
mune, Un attribut particulier à cet oifeau eft d’avoir
au-deffus de la tête, une très-grofle callofité-en
forme de cafque. Cet oïifeau ne vit que de grains.
Il vole dans les lieux enfemencés en troupes plus
ou moins nombreufes. Il eft très-commun, fur-tout
du côté de Conffantine.
EN BARBARIE 269
La GEUNOTE fe plaît particuliérement dans les
forêts; mais elle ne qu point fon nid au haut des
arbres. On la trouve à terre paye les bruyères &
les lentiques. Toutes celles que jai rencontrées en
Afrique ne m'ont paru différer en rien de notre
Gélinote d'Europe.
LE GANGA ox LA GÉLINOTE DES PYRÉNÉES,
vulgairement appellée par les Arabes Kattk, et
remarquable par deux TETE plumes étroites qu'il
porte à la queue, Il a le bec court & gros, à peus ie
près comme celui de la Ferdrix. Ses pattes, velues
en devant juiques fur les doigts, font prefque nues
par-derrière. Ses doigts font au nombre de trois,
avec un ergot; fon plumage eft très-varié. C'eft un
fond gris parfeme de taches , fouvent en demi-lune,
rouges, blanches, noires, &e Les couleurs de la
femelle font plus uniformes que celles du mâle.
Cet oïfeau a un collier aflez femblable à celui de
la Perdrix rouge. Il eft granivore, & vole par
troupes de fix, huit, & davantage dans les plaines
cultivées. Son vol eft pefant, & près de terre. Le
Ganga s'apprivoife très-facilement. Jen aï confervé
deux pendant plufieurs mois. Ils étoient prefque
toujours blottis, & ne quittoient cette potion que
pour manger. Je les avois laïflés en liberté dans ma
chambre. Je n’ofe pas aflurer que cet oifeau n'ait
point de cri, mais je ne l'ai jamais entendu. |
270 VoyYaAGceE
La PERDRIX ROUGE DE BARBARIE. Elle diffère
peu de celle d'Europe ; elle eft un peu plus petite
que la grife. Le tour de fes yeux, fon bec & fes
pattes font d'un beau rouge. Elle porte un collier
formé par un grand cercle noir ; les autres plumes
du cou fort brunes avec quelques taches blanches,
Elle habite les hauteurs, les brouflailles, & fe réunit
en troupes plus nombreufes que la grife.
. LE FRaNCOLN. Il eft à peu-près de la groffeur
de la Perdrix. Son plumage eft beau 87 remarquable
par fes nuances. Il a un collier d'un jaune d'orange.
Il fait fon féjour ordinaire dans les brouffailles. Ceft
encore une oïfeau granivore.
LES CAILLES, LES PIGEONS, LES RAMIERS, LES
TOoURTERELLES fe rencontrent en Barbarie aufi-bien
qu’en Europe. Ils habitent, excepté les Cailles, les
forèts & les bois. Ils font de pañlage. La Calle
paroît au mois de novembre ou à la fin d’oétobre.
Elle pafle hiver, & difparoït au printemps. L'on
trouve en Barbarie une efpèce de Caïlle qui n’a point
d'orteil, & dont les couleurs font beaucoup plus
claires que celles de la Caille ordinaire.
Le CoRBEAU. Ceux que j'ai vus font de la groffeur
d'un Coq-d'Inde, Ils habitent les lieux élevés, & les
montagnes de l'Atlas, Il y a , du côté de Conftantine
EN BARBARIE 271
& vers le défert de Saara, un Corbeau dont le bec
& les pieds font rouges. Il eft un peu plus gros
. que notre Corbeau commun,
Le Gear. Cet oïfeau fe retire dans l’épaiffeur des
bois, où le chêne, le liège, l'yeufe fourniffent à fa
nourriture par leurs fruits abondans. Il mange auffi
des jujubes, des arboufes, &c. Le Geai de Barbarie
a, comme celui d'Europe, les ailes terminées par
des nuances de bleu & de blanc prefque rangées en
quadrille : mais il en diffère par quelques variétés
dans les couleurs es plumes de fa tête, Il eft de la
groffeur d'un pigeon.
L'ÉTOURNEAU , vulgairement LE SANSONNET ;
eft très-commun en automne, &c. Il fe nourrit d’in-
feëtes, de fruits, de graines. Il vole en troupes quel:
quefois fi nombreufes, qu'ils refflemblent de loin à
un nuage épais & noir.
LE Lorior, de la groffeur du Merle, nhabite
guère la Barbarie que pendant l'hiver. Il a les ailes
tachetées de noir. Les autres parties font d’un beau
jaune. Il vit également d'infeétes & de fruits. Il eft
rare d'en rencontrer des troupes.
La GRIVE COMMUNE fe rend en Barbarie dans
le mois d'oétobre , où elle refte tout l'hiver, Elle y
272 V oY:AGE & |
vit de baies de forbier , d'arboufe , & de fruits
mols. | 22
Le GREEN-THRUSH eft une autre efpèce de
Grive, nommée par M. de Buffon 41 Grive balferre
de Barbarie. Elle diffère de la Grive ordinaire par fes
pieds, qui font beaucoup plus forts & plus courts, 8
par la variété de fes couleurs. Elle a la tête, le cou &
le deffus du corps d'un verd clair ; fa poitrine eft
couverte de taches noires fur un fond blanc; le
jaune domine vers le croupion. Son bec eft le même
que celui de la Grive ordinaire,
Le Mere fe plait dans les brouflailles formées
par les myrthes, les arboufers , les lauriers, &cc.
dont la couleur toujours verte paroît lui infpirer de
la gaité, & dont les baies fervent à le nourrir;
quand les fruits lui manquent, il vit d'infeétes. Sa
couleur eft d’un noir luifant. L'on m'a afluré que
le Merle folitaire habitoit les mêmes lieux ; je ssh
point rencontré.
Le Moineau & fes différentes variétés font:très-
communs en Barbarie, principalement dans les lieux
habités. Le Moineau aux dattes, ou Le Datriér, le
tient particuliérement dans les lieux où lon cultive
les palmiers. Il sy réunit en troupes nombreufes
qui ravagent les dattes. La couleur dominante de
la
|
EN BARBARIE 273
tête, du cou & du corps, tant en deflus qu’en
deflous ,'eft d’un gris tirant fur le roux; le devant
de la tête & la gorge font noirs. Il a le bec court,
épais à la bafe, avec quelques mouitaches. L'on
prétend que fon chant eft très- doux &t agréable.
LE PINÇON. Il habite les bois, & réjouit, par
fon chant, le voyageur folitaire. Je ne lai trouvé
que dans le printemps, & je nai pu favoir sil
vivoit en Barbarie pendant les autres faifons.
L’ALOUETTE. Elle m'a paru habiter en toute
faifon les côtes d'Afrique. L’on rencontre fréquem-
ment aux environs de Biferte, une efpèce d’Alcuette
cendrée.
LE RossiGNor. Qu'il eft agréable d'entendre
les chants harmonieux de ce charmant oifeau, dans
des contrées où l'oreille eft fi fouvent offenfée par
les cris des animaux de proie-&c des bêtes féroces !
LE MOTTEUX, vulgairement CUL-BLANC,
ne diffère en rien de celui d'Europe. Il fe tient ordi-
nairement {ur les mottes de terre, & dans les fillons
nouvellement remués pour y chercher les vermif
J
{eaux dont il fait fa nourriture,
Le Coucou. Cet oifeau choifit pour fa retraite
les plus épaifles forêts. Dés que hiver approche,
1l fe dépouille de fes plumes, en forme un md dans
Part, I 8
274 VOYAGE
Je creux d’un arbre, & pañle ainfi la mauvaïfe faifon
avec abondantes previfions. Les plumes lui revien-
neat au printemps ; 1] quitte fa retraite, saccouple, &c
va dépofer fes œufs, non dans un nid fait à deffein,
mais dans celui des autres oïfeaux. Il ne pond
qu'un ou deux œufs au plus dans des nids féparés,
& ne Soccupe nullement du fort de fa poftérité.
Il abandonne aux oifeaux étrangers le foin de l'élever,
Îl fe nourrit d'infefles, de chenilles, & fur - tout
d'œufs d'oifeaux, dont il eft très-friand.
La Huppe eft remarquable par une touffe de
plumes d'environ deux pouces de haut, placées
tonsitudinalement fur fa tête. Ces plumes fontrouffes,
terminées par une tache noire; quelques-unes font
marquées de blanc. La couleur des ailes de fon
corps eft un mélange de roux, de gris &c de blanc;
mais la couleur roufle étoit celle qui dominoit le
plus dans les huppes que fai vues en Barbarie. Elle
vit d'infeétes & de vers. Elle ne fréquente les lieux
humides & marécageux, que pour y chercher fa
nourriture ; elle fe retire enfuite dans les bofquets
&c les lieux ombragés où elle fait fon nid. D’après
ce qu’en rapporte M. de Buffon, cet oifeau sap-
privoife très-aifément , & a, pour fon maître, une
affeétion, qui l’attrifte lorfqu’il en eft éloigné.
Le Guépier. Cet oifeau a été ainfi nommé à
çanfe des guèpes dont il fait fa nourriture, quoiqu'il
EN BARBARIE. 275
sfie dédaigne pas les autres infeétes. Quand ils lui
manquent, il vit de grains &c de fruits. Il forme en
terre, fur les côteaux, des trous qui lui fervent de
nids. Je n'ai point remarqué que les Guépiers allaffent
par troupes en Barbarie, comme ils y vont en Grèce,
particuliérement dans l'ile de Candie ,où:1ls font très-
communs. Leurs couleurs font belles & éclatantes,
C'eft un mêlange de bleu ‘de jaune & de noir de
différentes nuances. Le Guépier de Barbarie eft
prefque de la groffeur d’un Pigeon.
L'HYRONDELLE. Ces oïfeaux paroïfient en
Barbarie dans le mois de mai, & difparoifient dans
le courant du mois d'août, au moment des plus
fortes chaleurs. C'eft ce que j'ai eu occafñon de
remarquer à la Cale. Fignore où ils vont,
LE Pic-verT. Il habite que les forêts, où il
vit en folitaire, La Nature ayant borné fa nourriture
aux infeftes &c aux larves qui vivent fous l'écorce
des arbres, cet oifeau eft fans cefle occupé à vifiter
lestrous , 8 avec un bec ferme & pointu, à fendre
&t déchirer l'écorce pour y trouver de quoi vivre.
Alors, à laide d'une langue effilée & longue, en-
duite d’une humeur gluante, il amène, du fond de
leurs retraites , les petits infe&tes, les fourmis, &c.
Le Pic-vert fait fon nid dans le creux des vieux
‘arbres, fouvent à une très-grande profondeur.
S 2
276 V'o'y'AïGNE
Le MarTIN-PÈCHEUR. Celui que j'ai rencontré
en Barbarie eft le même que ce joli petit oifeau qui
fréquente en Europe le bord des rivières &. de la
mer. Il ne vit que de poiffons, fur lefquels il fond
avec beaucoup d’adrefle & de fubtilité, fe tenant
fans cefle en embufcade fur une branche d'arbre;
ou fur la pointe d’un rocher. Il bâtit fon nid fur
le rivage avec des brins de bois, des arêtes de
poïflons, &c. raflemblés groffiérement avec un
peu de terre. Il paroït que cet oïfeau étoit l4Lyor
des Anciens, d’après le rapprochement qu’en a fait
M. de Buffon,
La CiGocne. Elle paroït fur les côtes d'Afrique
en automne, dans le mois d’oétobre ou de novembre.
Amie de l’homme, elle’aime à habiter les mêmes lieux
avec lui. Ceft dans les cheminées, fur les tours,
dans les grands bâtimens, qu’elle place fon nid. Les
Arabes refpeétent cet hôte, qu'ils regardent comme
Paffurance de leur bonheur, & de celui de toute
leur famille. Ceft un crime que de violer envers
lui les droits de l’hofpitalité. Cependant , comme
l'on vient à bout de tout avec de Pargent, j'ai aife=
ment levé les fcrupules d'un Arabe chaffeur, en lui
promettant une piaftre pour chaque Cigogne. If
m'en apporta deux. Cet oïfeau vit de ferpens;
de lézards, &c. Il eft à peu-près de la grofleur du :
Héron, monté comme lui fur deux longues jambes,
EN BARBARIE. 277
Le Héron. Il eft peu de pêcheurs plus patient
que celui-ci. Il refte des heures entières feul fur
le bord des étangs & des rivières, fes longues pattes
enfoncées dans l'eau , fans que le mauvais temps
puifle lui faire abandonner fon poñte. Il auette le
poiflon pour le faifir au paflage. Il fe nourrit auffñi
de grenouilles, de lézards , &êvc.
Le HÉRON DE Mapacascar. C'eft le nom que
M. de Buffon a donné à cet oïfeau, lorfque je le
lui ai préfenté. Son plumage eft par-tout d'un très-
beau blanc. Il a fur la tête une grande tache d’un
roux clair. Il n’eft pas beaucoup plus gros qu'un
fort Pigeon, mais il eft plus long. Les Arabes
Pappellent l'Oifeau du bœuf, ou le Pic-bœuf, parce
que, comine il eft toujours à la fuite des troupeaux,
ils prétendent qu'il cherche fur le dos des bœufs.les
infeétes dont il fait fa nourriture. Jen ai difléqué
plufieurs, & je ne leur ai trouvé dans Peftomac
que des végétaux & quelques débris d'infeétes. Cet
oïfeau vit en fociété. L'on en rencontre des troupes
de huit, dix, & plus.
LA SPATULE. Elle eft de la groffeur du Héron;
mais moins élevée fur les jambes. Son plumage eft
blanc. Elle vit de poiffons, habite les bords de la
mer, & fait fon nid fur la fommité des grands
arbres voifins. Cet oifeau eft remarquable par {on
S 3
278 VOYAGE
bec qui $arrondit en fpatule à fon extrémité, &
forme comme une double cuiller,
La BÉCASSE paroît en oftobre jufqu'au prin-
temps ; elle fait fon nid à terre. Elle ne diffère en
rien de celle d'Europe. La Bécaffine paroît dans le
même temps.
LE CaevazEr. Cet oifeau vit le long des marais
&c des étangs, où 1 eft occupé à la chaffe des ver-
miffeaux. Son plumage eft un mêlange confus de
gris &z de blanc. Il a de longues pattes grifâtres., la
tête petite, le.cou ainfi que le bec alongés.
LE CHEVALIER A PIEDS ROUGES. Celui-ci ne
diffère du précédent que par la couleur de fes
pattes qui font du plus beau rouge. Il y a auf
quelques varictés dans fon plumage,
Le Cours reflemble beaucoup aux Chevaliers ;
mais il a les pattes plus courtes. Son plumage eft
plus foncé, agréablement mélange de blanc, de
gris & de noir. Cet oifeau , ainfi que les deux pré-
cédens, font bons à manger.
L'Écuasse. Ce nom lui vient de fes longues
pattes, fur lefquelles elle peut à peine fe foutenir.
Elles font jaunes, d'un pied de haut. Son bec eft
noir, long de deux pouces ; fa tête blanche en
EN BARBARIE 27
devant , noire fur le derrière, Elle a le cou blanc,
le deffous tacheté de noir. Son ventre eft blanc,
{es aîles noires, & fa queue courte & grifâtre. Elle
a les mêmes inclinations , & habite les mêmes lieux
que les précédens.
LE VANNEAU. Bien avant le lever de l'aurore, :
ces oifeaux en troupes nombreufes couvrent les
champs, & livrent la guerre aux vermifeaux. Iis
font gais, folâtres , légers; ils courent plutôt qu'ils
ne volent : ils ont un petit cri perçant peu agréable;
malgré cela ils divertiffent le voyageur du matin,
diffipent, en partie, pour lui les horreurs des té-
nèbres, & font diverfon aux idées mélancoliques
qu'infpire la vue d'une nature folitaire & filen-
cieufe.
LA POULE D'EAU , les SARCELLES &c les Ma
CREUSES font très-abondantes fur les lacs & les
étangs,
Les CANARDS y font également nombreux &
très-variés ; la plupart de ceux que javois apportés,
ayant été détruits à la quarantaine de Marfeille, je
fus forcé de renoncer à les décrire, ne pouvant le
faire que d’après des notes imparfaites.
Le GoELanD. Cet oïfeau voltige continuelle-
ment au-deflus de la mer, dans laquelle il plonge
S 4
280 V'o:viire’t
pour y faifr le poiffon qui fe joue-à la durface
de Veau. On en voit des troupes nombreufés daris
les temps orageux; 1ls annoncent ordinairement les
tempètes, d'où vient qu'on les appelle Oifeauxtde
tempér. L’efpèce la plus commune eft d'un blane
de lait, avec une couleur cendrée au-deflus du corps,
un peu plus grofle que notre Pigeon : maïs j'en ai vu
déht le plumage étoit marque eté d'un gris fale tirant
fur le noir. Ils étoient prefque auffi gros qu'un
Dindon.
LE FLAMMANT ox PHÉNICOPTÈRE. Ce bel oifeau
eft prefque auf gros que le Héron: fon plumage
eft auffi blanc que cel du Cigne, mais fes ailes
font d'un rouge éclatant, qui tranche très-agréable-
ment fur un fond blanc. Son bec eft un peu crochu.
Il vit en fociété fur le bord des rivieres, où il fe
nourrit de poiflons. On le rencontre dans les en-
Virons de Bonne & de Tunis. 3;
L’'AuTRUCHE. Ces déferts arides, ces: brülantes
folhitudes du Sara, font habités par un animal auf
étonnant à nos yeux que la terre même où 1l vit.
L'Autruche n’a que deux jambes comme les oifeaux,
mais fes pieds, fes 1ambes & fes cuifles reflemblent:
à ceux des quadrupèdes. Son corps eft couverte
plumes ; mais ces plumes paroïflent, par leur
fineffe &c leur légéreté, être plutôt un duvetideftiné
EN BARBARIE 3281
à couvrir fa nudité, que des inftrumens propres à
Pélever dans les airs; elle a une queue & des ailes
non pour voler, mais pour conferver l'équilibre
que fon corps pefant, porté fur deux longues jambes,
perdroit facilement, fi, dans fa courfe précipitée,
elle ne fe fervoit de £es ailes comme de deux ba-
lanciers qui dirigent fes mouvemens. Son cou eft
nud, tres-long, ayant la peau d'un rouge de fang.
Sa tête & fa bouche ne reilemblent n1 au bec des
oïfeaux, ni à la gueule des quadrupèdes. En un
mot , l'Autruche eft un être qui arrête court le Na-
turalifle au milieu de fes divifions fyftématiques. Il
faut établir pour elle une clafle particulière, dans
laquelle il n’y aura aw’un genre &c une feule efpèce.
Les Autruches vivent en troupes nombreulfes,
mais elles fe tiennent très-éloignées des lieux habités.
Elles font fi légères à la courfe, que le meilleur
cheval eft incapable de les fuivre. Quand on
les chafle, 1l faut les pourfuivre long - temps,
les harceler, les fatiguer. Alors elles fe rendent.
On peut même les prendre en vie. Malgré l'amour
iolent qu’elles ont pour la liberté, elles fupportent
lefclavage avec aflez de douceur, & font très-
faciles à apprivoifer. J'en ai vu deux à Bonne qui,
quoique nouvellement captives, ne témoignoient
aucun regret, aucun ennui, Elles fe laiffoient appro-
cher &c toucher à volonté.
Les Autruches ne pondent aw’une feule fois année,
282 VoYaAGE
dans la faïfon la plus brülante, au mois de juillef
& d'août; c'eft alors que le fable échauffé par les
rayons du plus ardent foleil, eft propre à faire éclorre
les œufs que l'Autruche y dépofe. Elle ne les couve
pas; mais elle s’écarte peu de l'endroit où elle les
a placés; elle y revient fouvent. L'on prétend même
qu’elle fe pofe defius de temps en temps. Les Autru-
ches perdent tous les ans ces belles plumes, qui
font un chjet de commerce fi confidérable; mais
qui n'ont de prix qu’autant qu’elles font prifes fur
animal vivant. Qui croiroit que ceft au miliew
des fables brülans de la Lybie, qu'il faut aller
chercher le plus bel ornement de la coëffure des
femmes de l'Europe !
EN BAR BARIHE ‘ 28%
ANIMAUX AMPHIBIES.
LORUBOR:E PT IL ES.
TESTUDO. TORTUE.
— C'orracr. (Lin.) Pecibus pinniformibus muticis,
Tefla coriacea | cauda angulis feptem exaratis.
TORTUE coriAcE. Pieds en forme de nageoires,
fans ‘ongles; coquille coriace; queue avec fept
angles.
Cette Tortue eft très-commune dans la Méditer-
ranée, Son écaille, au lieu d’être divifée en écuflons,
reflemble à un cuir dur & très- épais, formant
plufeurs angles fur le dos.
— GRÆCA. ( Lin.) Pedibus fubdigitatis , tefla poflice
gibba , margine laterali obtufiffimo , [cutellis planiuf-
culis.
TORTUE DE GRÈCE. Pieds prefque digités ; co-
quille en boffe à la partie poftéreure , une bordure
latérale très-obtufe ; petits écuflons un peu plans, :
284 VOYAGE
C'eft principalement fur terre & le long des bords
des rivières de la Numidie, que on rencontre cette
Tortue. Les Maures en ont peur, & simaginent
que ce font autant de malins efprits envoyés par
des Magiciens. Ils fuient à l’afpeët de cet animal.
Jai fouvent été témoin des combats très-amufans
que les mâles fe livrent entre eux lorfqu'ils font en
fureur. Ils fe précipitent les uns contre les autres
avec colère. Ils ne fe font, & ne peuvent fe faire
d'autre mal que d’entre-choquer fortement leurs
écailles, trop dures pour que ce choc puifle les
brifer.
L'E:S:,$S E R:PIEPNS
! |
Les Couleuvres & les Serpens font très-communs
& extrêmement variés en Barbarie. J'avoue que jai
peu d'obfervations fur ces animaux , ne m'étant
point muni d’efprit-de-vin pour les conferver : j'ai
été obligé trèsfouvent d'en abandonner qui me pa-
roïfloient très-intére{fans : J'ai cependant, à la fin,
maistrop tard, trouvé un moyen de conferver les plus
gros, en les dépouillant comme on dépouille une
anguille, &c en rempliffant leur peau dun fable fin :
mais pour cela il faut avoir foin de couper leur
peau circulairement & à moitié vers la tête. On
fépare la tête du corps auquel néanmoins elle tient
encore par la partie de la peau que lon ma point
EN BARBARIE. 28ç
coupé ; en retournant la peau avec précaution, lon
vient à bout de la détacher du corps de l'animal.
Quant à la tête, il en faut enlever le plus de chair
qu'il eft poffble, en prenant bien garde néanmoins
de porter les doigts fur-tout à la mâchoire, où fe
trouve le réfervoir de leur venin. Il faut auf net-
toyer exaétement les inftrumens qui ont fervi à
cette diffeétion. On peut remplir les vuides avec
du coton trempé dans du camphre pulvérifé, de
lalun, de la cendre, &c. L'on coud louverture
de l'anus, & l’on remplit la peau avec du fable fin,
Cela fait, lon coud la partie de la peau que l'on
avoit coupée au-deflous du cou. Par ce moyen la
peau des Serpens fe conferve très-bien fans fe cor-
rompre, fans fe retrécir; & quand elle eft bien
sèche, l'on peut, en ouvrant l'anus, en faire fortir
le fable, &c la remplir d’une matière plus légère,
de coton, d’étoupes, &c. Fai cru devoir indiquer
ce procédé, qui peut être très-utile aux Voyageurs,
&t ménager l’'efprit-de-vin.
Le ZURREICHE eft un ferpent d'environ quinze
pouces de long, qui vient du côté du Saara. Son
corps eft tout couvert d'écailles larges ; il eft très-
mince & s’élance avec tant de rapidité, qu'il eft
très-difficile à faifir. Il paroït que ce ferpent eft le
Jaculus des Anciens,
2936 VOYAGE
Le LEFFAH eft un autre ferpent très-dangereux,
qui n'a pas tout-à-fait un pied de long. Les Arabes
le craignent beaucoup. Le D. Shaw croit quäl eft le
même que celui que Lucain appelle Torrida dipfus.
Son nom arabe fignifie Éréler, parce qu’en effet {on
venin excite dans les veines un feu dévorant qui
donne la mort à ceux qui en font attaqués.
L'ACE'RT A!" VE L'NRTE
— AGILIS. ( Lin.) Cauda verticillata longinfeula ;
fcamis acutis, collari fubtus fquamis conflruéto.
LÉZARD VERT. Queue verticillée, un peu
alongée; écailles aiguës; un collier placé fous les
écailles.
Ce Lézard eft très-fort. Il a environ un pied de
long fur un pouce de large. Son corps -eft d’un
jaune verdâtre. Jen ai confervé un pendant plus
de huit jours. Lorfque japprochois de lui, il fe
retiroit dans un angle, & fembloit me menacer
avec la gueule ouverte, &c en formant une efpèce
de fifflement. Si je l'attaquois avec un bâton, il fai-
fifloit linftrument & le fecouoit avec une force
étonnante. Je le nourriflois de viandes, de reptiles
8 d'infettes. Il ne refufoit rien ; il Semparoït avec
avidité , & comme en colère, de la proie que je ki
préfentois, me l'arrachoït des mains par une forte
EN BARBARIE. 28?
fecouffe de tête, & l'avaloit toute entière. La corde
qui le retenoit s'étant rompue, il fe refugia dans
un poulailler ,| où je fus témoin d'une fcène affez
plauante, Une poule l'ayant appercu refugié derrière
une borne, l'examina d’un peu loin, tourna autour
de lui, & alla rejoindre d'autres poules. Elle revint
peu après avec plufieurs autres > Qui formèrent un
cercle autour du Lézard. N’ofant approcher, elles
lexaminoient de loin en alongeant le cou avec un
air d'inquiétude, Pendant ce temps-là, le Lézard
OuVroit la gueule & les menaçoit. Il ft un mou-
veément, qui jetta la frayeur parmi cette troupe
timide; elle fe mit à fur, fe difipa, & ne revint
plus. Ce Lézard fut tué d’un coup de pierre. Je
louvris, & je trouvai dans {on eftomac > Qui régnoit
depuis le gofier jufqw'à l'anus, toute la nourriture
qu'il avoit prife depuis trois jours, entre autres un
petit Lézard en entier, fans avoir fouet aucune
décompofition : mais je n'y retrouvai point un os
de cuïfle de poulet que je lui avois donné quatre
OU Cinq Jours auparavant,
— ALGIRA. ( Lin.) Cauda verticillata longiufcula x
sorpore Üneis utrinque duabus flivis.
LÉzARD D'ALGER. Queue vorticillée > un peut
longue; deux lignes jaunes de chaque côté du corps:
Ce Lézard eft très - commun. Il n’a que trois à
qMatre pouces de long, Il a le deffus du corps brun
ss VOYAGE
avec quatre lignes jaunes : fon ventre eft d’un blanc
jaunâtre, Il-eft très-agile & dificile à faifir.
— CHAMGLEON. ( Lin.) Cauda tereti Brevi à inCUT Va ; >
digitis diobus tribufve coadi!natis,
LÉZARD CAMÉLÉON. Queue arrondie, courte!
recourbée,- deux ou trois doigts réunis.
Cet animal fingulier vit fur les arbres & dans
les buiffons. Ses mouvemens font très-lents. Tantôt
fon corps s'alonge & s’amincit ; d'autrefois il fe
gonfle & fe raccourcit. Il lance très-fouvent fa langue
FA étroite, fun peu gluante pour faifir les rep
infettes dont 1l fe nourrit. Il n’eft guère poffible de
lui affigner de couleur conftante, puifqwil fe colore
de celles qui l'environnent : cependant celle qui dc-
mine, & qu'il reprend toutes les fois qu'il change
de couleur, eft d'un gris fale. Jen ai confervé un
fur lequel ; Yai obfervé les faits fuivans. Toutes les
fois que.je le plaçois devant une muraïlle blanche,
peu-à-peu la couleur grife de l'animal s’éclaircifloit,
& devenoit d’un blanc de craie : fi je le tranfpor-
tois fur une étoffe jaune, fa couleur devenoit grife,
& pañloit à celle d’un jaune obfcur : le rouge,
quoique très-faillant, ne s’imprimoit fur le Camé-
léon que par une teinte confufe de jaune & de
rouge ;. le verd ne tranchoit pas non plus, mais la
peau du Caméléon étoit grife, avec une légère teinte
de
EN BARBARIE 289
— @e verd. Les autres couleurs, telles que le noir,
le violet, le pourpre, ny occafionnoient d'autre
changement que de rendre fa couleur grife plus
obfcure : en un mot, il m'a paru quil ny avoit
que le blanc, le gris & le jaune qui tranchaffent
le plus fur le Caméléon. Cet animal aime beaucoup
Ja liberté. Il eft très-difficile de le conferver long-
temps en captivité.
— CHALCIDIS. (Lin.) Cauda tereti longa , pedibus
pentadaity lis breviffimis.
: LÉZARD CHALCIDIQUE. Queue arrondie, longue;
pieds à cinq doigts très-courts.
Ce Lézard reflemble beaucoup à un Serpent. Il
eft d'une couleur luifante, grifâtre. Son corps eft
rond. Il a quatre petits pieds dont il ne paroît pas
{e fervir pour marcher; mais 1l rampe comme les
Serpens. Il n’a pas un pied de long. Sans fes oreilles,
qui le rangent parmi les Lézards, ce feroit un vrai
Serpent. On prétend que fa morfure eft très- dan-
gereufe. Il eft très- commun dans les prairies des
environs de la Calle.
—VULGARIS (Lin. )Caudä tereti mediocri, pedibus un-
guiculatis, palnis tetradaütylis, dorfo inex duplici fufca.
LÉZARD COMMUN. Queue arrondie, de moyenne
grandeur ; pieds onguiculés, avec quatre doigts,
deux lignes brunes fur le dos.
Part. T
290 VOYAGE
Ce Lézard eft un des plus communs. Il eft fe
même en Barbarie qu'en Europe.
— PALUSTRIS. ( Lin.) Cauda lanceolata mediocri,
pedibus muticis, palmis tetradaütyls.
LÉZARD DES MARAIS ( vuloairement Salamandre
aquatique), Queue lancéolée, de moyenne grandeur ;
pieds fans ongles, quatre doigts.
Cette efpèce de Salamanare vit dans les étangs,
où elle fe nourrit de petits poiflons.
—SALAMANDRA. ( Lin.) Caudatereti brévi, pedibus
nuticis , palmis tetradaftylis, corpore porofo nudo.
LÉZARD SALAMANDRE. Queue arrondie, courte;
pieds fans ongles ; quatre doigts; corps poreux 6 nu.
L'on a débité bien des fables fur cet animal,
comme, par exemple, qu’il pouvoit vivre long-
. temps dans un brafer ardent. M. de Maupertuis y
a fait des obfervations plus vraies. Il a trouvé, dans
plufieurs Salamandres qu'il a ouvertes, des œufs,
&t en même temps des petits vivans. Ce phénomène
le rapbroche du Puceron, qui eft vivipare dans la
belle faifon , & ovipare dans l'automne. Les Proven-
çaux nomment ce Lézard Tarente. Ils font fi effrayés à
la vue de cet animal, qu'ils ne dorment pas tran-
quilles dans une maïfon où ils ont vu une Salaman-
dre, jufqu’à ce qu'ils foient venus à bout de la tuer.
E N BA MRYBOAR LE 201
ne UNS EuCAUTUE:S,
&
Scarareus MARGINATUS * (nobis), fcutellatus,
#uticus clypeo rhombeo ; elytris connatis | punttatis ,
glabris , lateribus marginatis.
SCARABÉ À ÉTUIS SAILLANS, avec un écuflon,
fans arêtes , bouclier rhomboïdal ; étuis réunis,
/ponétués ; glabres, terminés par.un large rebord.
Cet infeête eft parfaitement noir. Sa tête eft re-
couverte par un bouclier arrondi, fans rucofités.
Ses étuis n’ont point d'ailes en Rs Hs dépañent
le corps par une bordure très- failante, que je
regarde comme le caraftère eflentiel de cet infeéte.
Ils font relevés en boffe, marqués de plufieurs lignes
longitudinales, formées par une fuite de petits points
qu'il eff difficile d’appercevoir fans le fecours de la
loupe. Ce Scarabé a ol de rapports avec le
Scarabœus Hemifphericus, dont Pallas nous a donné la
figure dans fon Livre intitulé : Îcones Infeéforum,
Tab. 6, fig. 23. Mais celui dont il eft ici queftion
eft de moitié plus petit. Son bouclier eft prefaue
'glabre; ila, outre cela, un écuffon entre les deux
* Cet infe@te a éié gravé dans le Journal de Phyfque.
Août 1787, pag. lil
T2
292 VOYAGE
étuis, atiribut qui ne fe trouve pas dans celui de
Pallas.
Cet infefte habite les lieux fablonneux. Il forme,
fous la bouze de vache, dont il fe nourrit, un trou,
fouvent d’un pied de profondeur. C’eft au fond de
cette retraite qu'il fe tient ordinairement. Dès quil
eft fur le point de pondre fes œufs, il dépofe au
fond de fon trou d’amples provifions de bouche
pour les jeunes larves; 1l y place fes œufs, &
bouche avec du fable entrée de fa demeure, Ceft
dans ce féjour ténébreux & pendant lhiver que les
Larves fubiffent leurs différentes métamorphofes.
Ces infetes, parvenus à leur état de perfeétion,
attendent la belle fafon pour abandonner leur re-
traite, à moins que les provifions ne viennent à
manquer; mais dans ce cas ils n’ont pas befoin
d'aller loin, leur trou étant , comme je lai dit plus
haut, placé fous une boufe de vache. Comme il
leur feroit difficile de remonter par une ouverture
perpendiculaire, lorfquwls veulent fortir, ils for-
ment une nouvelle iflue, en traçant, à travers le
fable, un chemin oblique. La forme de leurs pre=
mières pattes, la mobilité de leur tête , lefpèce
de bouclier dont elle eft recouverte, leur facilitent
le moyen de fortir de leur tombeau.
SCARABGŒUS RHINOCEROS ( Lin.) Scurellatus
thorace inermi, capite cornu fimplici , clypeo bifido ,
elytris punilatis.
EN BARBANIE 203
SCARABÉ RHINOCÉROS, portant un écuflon ;
thorax fans arêtes ; tête avec une corne fimple;
bouclier divifé en deux; étuis ponétués.
— NasicORNIs. ( Lin.) Scurellatus , thorace pros
minentia triplici, capitis Cornu incurvaio , antennis
heptaphyllis.
SCARABÉ MOINE, portant un écuflon, trois
éminences au thorax ; corne de la tête recourbée,
antennes à fept feuillets.
J'ai trouvé une variété de ce Scarabé qui n’avoit
que deux fortes éminences au thorax , & une corne
plus mince & plus courte, A
— SACER ( Lin.) exfcurellatus , clypeo fexdentato,
thorace inermi crenulato , tibuis pofhcis cilatis , vertice
Jubbidentato.
SCARABÉ SACRÉ, fans écuflon ; bouclier à fix
dents ; thorax fans arêtes , crenelé ; pattes de der.
rière ciliées, avec deux dents au fommet.
Je ne peux m'empêcher de donner ici quelaues
détails fur ce célèbre Scarabé, que les Egyptiens
avoient en fi grande vénération, & dont 1ls avoient
fait l'emblème de Neirha ou de leur Minerve, comme
Horapollon nous l'apprend dans fes Hiéroglyphes (1 )«
Cet infeéte, que lon croyoit être de deux fexes 8
D) Eve, ch. 53;
T3
294 : VOYAGE
produiré fans accouplement étroit hiéroglyphe
inventé pour céfigner Mirervecréatrice, quelles Egvyp-
tiens regardoient comme mâle: 8 femelle, Ælieni(r)
nous apprend que ce même Scarabé étoit encore
l'emblème d'un foldet, parce que ceux qui alloient
à la guerre avoient RE de le'faire graver fur
leurs anneaux. ve £a
Maïs écartons de cet infefle tout ce merveilleux
que lui a prêté lobfcure antiquité; Jaiflons les
Egvptiens en faire un emblème facré, & les em-
piriques lui attribuer une foule de vertus chimé-
riques ; ilne fera pas moins intéreflant pour le Na=
turalifte qui aura le courage de le furvre parmi les
boufes de vache, où il fat fa principale demeure.
Cet infeéte eft très-commun fur les côtes de Bar-
barie, où j'ai fuivi fes opérations dans le plus grand
détail. Li,
Errant d’abord fur le fable, dans les heux expofés
au foleil,.ce n'eft qu'après la fécondation que ce
carabé fe fixe parmi les boufes de vache. Dès
ce moment , il n’eft plus occupé que du foin de
mettre en füreté le précieux dépôt de fa poftérité,
Pour cet effet, 1l creufe un crottin, dépofe fes œufs
dans Pintérieur , &c les recouvre de fiente, nour-
riture propre pour les larves. Il ne fe contente pas
de leur avoir choif une retraite fre & abondante
(1) De animalibus, Liv. X, ch. 45.
EN BARBARIE 29$
en nourriture; pendant long-temps 1l roule encore
ce paquet fur une terre légère & fablonneufe. Il en
forme , par ce moyen, une efpèce de boulette de
la groffeur d’une petite orange , qui infenfiblement
eft recouverte d’une couche terreufe d'environ deux
lignes d’épaifleur.
Cet infeéte eft infatigable au travail. Il n’y a pout
lui de tranquillité &t de repos, que lorfqu'il a
trouvé dans le fable un lieu propre à y dépofer
fon fardeau. Il le traine par-tout avec lui, à l’aide
de fes deux pattes de derricre. Quand celles-ci font
fatiguées, il fait ufage de fa tête & de fes pattes
de devant ; mais il ne tarde pas à revenir à fon
premier moyen. Si, tandis qu'il quitte un inflant
fa boulette, on la lui enlève, aufli-tôt l'inquiétude
s'empare de lui, il s’agite vivement , rode de tous
côtés, & ne ceffe fes recherches que lorfqul a
recouvré fon précieux fardeau. Jai fouvent pris
plaifir à lui donner de femblables inquiétudes, &
jai vu avec furprife quil fe dirigecit prefque toujours
du côté où jJavois jetté fa boulette. Si je la portois
à la main, linfee me fuivoit comme un animal
privé, & Je fuis parvenu plufieurs fois à avoir à
a fuite plufieurs de ces Scarabés dont je tenois en
main les boulettes.
Lorfque cette boulette eft fuifamment durcie,
féchée extérieurement & encroûtée, alors linfeéte
creufe dans le fable un trou de huit à dix pouces
nl
NET
296 V'ô- + A GE
de profondeur , il y depofe fa future famille, &
devient lui-même habitant de ce ténébreux féjour ,
où 1l termine fon exiftence, Ïl eft à remarquer que
cette opération ne regarde que les femelles, aux-
quelles la Nature a accorde, pour cet objet, une
plus lonz::e vie qu'aux mâles, qui meurent peu après
Péccount ement.
Les larves naïflent vers la fin de Pbtéhane
pañlent l'hiver fous cette première forme, & ne
deviennent infeûtes parfaits qu’au printemps. ai
cependant rencontré plufeurs fois, mème au milieu
de Phiver, des infettes parfaits avec des larves, fans
pouvoir décider s'ils appartenoïent à la dernière
génération , ou s'ils étoient les auteurs de la nou-
velle famille, |
Îl fuit de voir travailler ce Scarabé, pour com-
prendre l’'ufage des divers inftrumens dont la fourni
la Nature. Ses deux premières pattes font larges,
applaties, armées, le D de l'avant-bras, de quatre
dents fortes (614 obtifs: Ce avec ces infirumens
qu'il fend les crottins, les éparpille, ou fe cram-
ponne , lorfque fes deux dernières pattes font em-
ployées à trainer un fardeau beaucoup plus gros &
plus pefant que lui. S'il veut pénétrer dans le fable
ou dans un crottin, 1l emploie le bouclier à cinq
ou fix dents qui recouvre fa tête, & s’en fert comme
d’une palette pour foulever les fardeaux &c écarter
les obftacles. Pendant ces pénibles opérations, fa tête
[l
EN (BAR BARIE . 297
& fes antennes fe trouvent à l'abri fous la largeur
de ce boucher qui déborde de toutes parts. Les deux
dernières pattes de cet infeéte font beaucoup plus
longues & plus grêles que celles de devant. Auffi
leur ufage eft:il bien différent, étant particuliérement
deftinées à fair & trainer des fardeaux.
SCARABGŒUS HisPANICUS, (Lin.) Exfcutellarus ;
thorace mutico, clypeo cornuto emarginato , elytris
ffriatis , femoribus fecundis remoti ffimis.
SCARABÉ D'ESPAGNE. Sans écuflon ; thorax fans
arêtes ; bouclier cornu , échancré ; étuis ftriés ; les
fecondes cuifles très-écartées.
Cet infecte eft d’un beau noir luifant. Il habite les
lieux fablonneux, dans l'intérieur des terres.
— TAURUS. (Lin.) Ex/fcutellatus , thorace inermi,
occipite cormibus binis reclinatis.
SCARABÉ TAUREAU. Point d’écuflon; thorax
fans arêtes; fur le devant de la tête deux cornes
recourbées.
Ce Scarabé fe rencontre fréquemment dans les
mêmes trous avec le Scarabé facré. La femelle n’a
point de cornes.
— SABULOSUS. (Lin.) Scurellatus muticus niger
opacus , tuberculis rugofis, antennis baf£ pilofis.
SCARABÉ DES SABLES, ayant un écuflon, fans
298 VOYAGE
arêtes, noir, couvert de tubercules ridées; antennes
avec des poils à leur bafe.
Pai trouvé cet infeéte avec les précédens, dont
les mœurs me paroiflent être les mêmes. Il n’eft
cependant pas auffi commun que les autres efpèces.
SCARABŒUS FULLO. (Lin.) Scurellatus muricus,
antennis heptaphylls , corpore’ nigro, pilis alhis,
fcutello macula duplici alba.
SCARABÉ FOULON, ayantun écuflon, fans arêtess
antennes à fept feuillets; corps noir couvert de poils
blancs; écuflon marqué de deux taches blanches.
Ce Scarabe fe plaît dans les forêts de liège. Il < a
près d’un pouce &z demi de long.
— ŒRUGINOSUS, (Lin.) Scurellatus muticus au+
ratus , fupra viridis.
SCARABÉ CUIVREUX, ayant un écuflon, point
d'arètes ; doré, verd en deflus.
Ceft fur les fleurs à fleurons & à demi-fleurons
que J'ai trouvé cet infeéte.
HI STE RE S CAR ONE
— Major. (Lin.) Totus ater , elytris Jef
thoracis marginibus frbtus pilofrs.
EscARBOT DE BARBARIE, parfaitement noir;
étuis prefque ftriés; les bords du thorax velus en
defious.
EN BARBARIE. 299
Cet infeéte a près d’un demi-pouce de long. Sa
tête & fes pattes font quelquefois tellement cachées
fous les rebords de fon bouclier & de fes étuis,
que lon n’appercoit de cet infete qu'une écaille
ronde. Il habite les lieux fecs, & fe nourrit d'im-
mondices.
CRRINTS. TOURNIQUET,.
— NATATOR, ( Lin.) Sub friatus.
TOURNIQUET NAGEUR. Prefque flrié.
Cette efpèce ne m'a paru différer en rien de celle
qui eft gravée dans Z’Hifloire abrègée des Infeëles des
environs de Paris, de M. Geoffroy, pag. 194, pl. 3,
fig. 3.
CURCULIO. CHARANSON.
— CRACCÆ. ( Lin.) Longirofiris niger, ovatus ,
rofiro fubulato, abdomine pallido. dé
CHARANSON DE LA VESCE, Noir, ovale, avec
une trompe longue, en forme d’alène; le ventre
pâle.
Cet infeéte n’a pas plus d'une ligne de long. Il fe
nourrit fur plufieurs efpèces de vefce.
— ALGIRUS. (Lin. ) Longirofiris fubcylindricus,
læis fuftus, punülis prominulis adfperfus.
CHARANSON D’ALGER à longue trompe, corps
300 VOYAGE
prefque cylindrique, life, brun, couvert de points
faillans.
Il vit le Tong des eaux fur les plantes aquatiques.
CurCULIO BARBARUS. ( Lin.) Breviroffris , ater ,
chorace fubfpinofo, elytris angulo duplici crifpato.
CHARANSON DE BARBARIE à courte trompe, d’un
noir obfcur ; thorax prefque épineux, deux angles
crifpés fur les étuis.
Celui que j'ai trouvé a une trompe de près de
trois lignes; fes étuis font hériflés de tubercules de
diverfe groffeur.
CERAMBYX. CAPRICORNE.
CERAMBIX ÂTER, clytris rugofis integris, an
tennis corpore longioribus. (Geoffroy , p. 201.)
PErir CAPRICORNE NOIR. Etuis ridès, entiers;
antennes plus longues que le corps.
Ce Capricorne eft très-commun dans les forêts.
Il ne m'a paru différer en rien de celui qu'a décrit
M. Geoffroy. Lorfqu’on le faifit, il rend un fon
aflez aigu par le frottement du corcelet avec le haut.
des étuis.
— CANTHARINUS. (Lin. ) Thorace fubmutico ,
corpore rufo , oculis femoribufque nigricannibus ,
elytris mollibus , antennis longioribus.
EN BARBARIE. 307
CAPRICORNE ROUX. Thorax prefque fans épines;
corps roux ; les yeux & les cuïfles noirâtres, étuis
mols plus longs que les antennes.
MTS CTS DITIQUE
— Piceus. (Lin.) antennis perfoliatis, corpore
dvi, flerno carinato , poffice [pinofo.
DiTiQUE HYDROPHILE. Antennes perfoliées, le
corps lifle, le flernum en carêne, la partie pofté-
rieure épineufe.
Il ne diffère en rien de celui d'Europe.
— STICTICUS, ( Lin.) Pallens, elytris grifeis punclo
oblongo laterali nigro impreflo.
DiriQuE DE NuMIDE, pâle, les étuis gris;
-marqués fur les côtés d'un point noir, oblong.
Cet infeête habite particuliérement les ruiffeaux
qui coulent entre les rochers. Il à environ huit
lignes de long. Son thorax eft d’un blanc pâle, &
fes étuis d’une couleur grife avec un point noir,
alongé fur les bords.
CARABUS. CARABOT.
— GRANULATUS. ( Lin.) Aprerus, elytris longis
tudinaliter convexè punitatis.
CaARABOT CUIVRÉ. Point d'aîles; étuis convexes,
ponétués dans leur longueur,
302 ; VOYAGE
Sa couleur eft d'un jaune de cuivre uñ peu
matte;, on le trouve fur le fable, dans les lieux
arides, où 1l court très-vite.
CARABUS COMPLANATUS. (Lin. ) Palidus
gris fafciis duabus undulatis nigricantibus.
CARABOT APPLATI, d’une couleur pâle, avec
deux bandes ondulées & noires fur les étuis.
TENEBRIO. TÉNÉBRION.
— G1GAS. (Lin.) Apterus niger, thorace æqual ,
colæoptris levibus truncatis.
TÉNÉBRION GÉANT. Point d’aîles ; noir ; le thorax
égal; les étuis Lffes & tronqués.
— SPINOSUS. ( Lin.) Aprerus niger levis, pedibus
ferrugineis , antennis breviffimis.
TÉNÉBRION ÉPINEUX. Point d'ailes; noir, life;
les pieds couleur de rouille; les antennes très-courtes.
Jai trouvé ces deux efpèces dans les bois.
STAPHYLINUS. STAPHWYENN.
— HirTUS. ( Lin.) Hirfutus niger, thorace abdo-
mineque pofhce flavis.
STAPHYLIN HÉRISSÉ, Noir, hériflé; le thorax &
le ventre jaunes à leur partie inférieure.
Jaitrouvé cette efpèce le long des bords de la mer.
E N6B a BB À R TE. , 403
_— ERYTROPTERUS. ( Lin.) Ater , elytris pedi=
bufque rufrs.
STAPHYLIN COULEUR DE ROUILLE. Les étuis &
les pieds roux.
Ce Staphylin habite parmi les cadavres & les
immondices.
MNDUAT TA) BÊAÂTTE.
— AFRICANA, ( Lin.) Cinerea , thoracis clypea
yillo(o.
BLATTE D'AFRIQUE, cendrée, le bouclier du
thorax velu. |
Cette Blatte eft d'un gris matte ; elle a l'extrémité
du thorax bordé de blanc , 8&£ quelques poils légers
fur tout le corps.
MAN TTS, :MANTE:
— ORATORIA ( Lin.) Thorax levis, elytris viri=
dibus , alis macula nigra antice rufefcentibus.
MANTE PRIE-DIEU. T horax liffe ne verds ; aîles
roufsâtres , avec une tache noire à leur extrémité.
Celles que j'ai examinées n’avoient point la tache
. ; 1 CT "M site LI LÆ
noire aux extrémités des aïles dont parle ici Linné,
Je les ai toujours trouvées avec des ailes à réfeau,
d'une couleur roufle très - léoère. Les cuiffes de
devant étoient marquées de petits points noirs
TS
304 VOYAGE
intérieurement. Ceft la même efpèce que celle que
lon trouve dans la Provence & le Languedoc, & fur
laquelle jai eu occafon de faire plufeurs obferva-
tions curieufes , imprimées dans le Journal de Phy-
fique, mois de novembre 1784, tome XXV,
page 334.
MAnNTIS RELIGIOSA. ( Lin.) Thorace Levi fub-
carinato elytrifque viridibus immacularis.
MANTE DÉVOTE. Thorax liffe, prefque en carêne x
les étuis verds & fans taches.
Elle ne diffère de la précédente que par une
bordure jaune qui règne autour de fes étuis & de
fon c ocelet.
Pai trouvé plufeurs autres efpèces de Mantes
que je ne ferai qu'indiquer ici d’une manière un
peu générale, 8 d'après les notes que j'en ai con-
fervées, ces infettes étant du nombre de ceux que
jai perdus à la quarantaine de Marieille.
1°. Une Mante dont les étuis & les autres parties
du corps étoient d’un gris cendré, les aïles de
même couleur & en réfeau. Cette efpèce n'étoit
pas plus grande que le mâle de la Mante-prie-Dieu ,
de laquelle elle ne m’a paru difiérer que par la
couleur. Peut-être n’ai-je trouvé que des mâles.
2°, Une Mante dont les étuis, d’un beat verd,
étoient couverts de srandes taches d’un blanc
jaunâtre,
EN BARBARIE. 305$
punâtre. Même groffeur & même port que la
Mante-prie-Dies.
3°. MANTIS SPHINX. (nobis) ferrigines,
chorare” Jubularo brevi , elyiris diridio abdomine
Erevioribus.
MANTE SPHINX, couleur de rouille, thorax
court , en forme d’alène; étuis de moitié plus petits
_querle corps.
Cette Mante na pas un pouce de long, Tout
fon corps & fes étuis font d’une couleur de rouille
très - foncée. Son corcelet s'élargit à fon infertion
avec! le ventre, & diminue infenfbléthent vers la
tête. Il eft plus court que celui des autres Mantes,
en proportion avec les autres parties du corps;
fonwentre eft plat, élargi; cet infeéte tient toujours
recourbée en demu-cercle, la partie qui reft point
couverte par les étuis; de forte que quand cette
Mante .eft droite, elle imite affez bien la pofition
du :Sphinx. Ses étuis font deux cailles prefque
ovales, qui vont à peine jufqu'à la moitié du ventre,
Elle ne vole jamais. Jaurois pu prendre cette Maate
pourune larve; mais, outre que je ne fai jamais
rencontrée fous une autre forme, une femelle que
je confervois fous un bocal a pondu des œufs.
Comme cette Mante cft foible, elle ne chaffe
qu'aux petits infedtes; mais les efpèces précédentes
attaquent même les groffes Sauterelles. On les trouve
Part. I. Y
ve
* J LL Die -
306 VOYAGE
toutes dans les prés. Jai rencontré ce même infe&te
aux environs de Marfeille.
GRYLLUS. GRILLON, SAUTÉRELLEs
Il paroït que les pays chauds font les contrées
les plus favorables aux Sauterelles. Auf ces infe&tes,
fi nuifibles à nos moiflons, forment , en Barbarie,
vers la fin du printemps, des nuées fi épaifles dans
les campagnes & les prairies, que le voyageur eft
fouvent incommodé par leur fuite tumultueufe :
mais la vésétation eft fi abondante dans ce pays,
les terres enfemencées fi peu multipliées, que ce
nombre prodigieux de Sauterelles ne fait pas ordinai-
rement des déoâts aufli confidérables qu’on pourroit
limaginer. Il en faut excepter les années où elles
s'avancent par troupes, & parcourent une grande
étendue depays, en n’épargnant ni les moïffons ; ni
les prairies. Je n'ai pas vu ce phénomène, qui
paroïît ne pas arriver fouvent ; mais voici ce qu'en
raconte le Doéteur Shaw , témoin oculaire de ces:
défaftres.
« Les Sauterelles, dit-il, que je vis en 1724 &c
# 1725, étoient beaucoup plus grandes que nos
_# Sauterelles ordinaires : leurs ailes étoient tachetées
» de brun, & leurs corps & jambes d’un beau jaune,
» Elles commencèrent à paroître fur la fin de mars,
# le vent ayant été /xd quelque temps auparavant,
té ble
‘ i
EN BARBARIE. 307
5 Vers le milieu d'avril, elles s’étoient f prodigieu
» fement augmentées ; qu'au plus fort du Jour elles
» formoient des efpèces de nuées qui ébfcurciffoient
» le foleil. Environ la mi-mai, leurs ovaires: étant
» pleins , elles commencèrent À fe retirer les unes
# après les autres dans les plaines de Melijiah 8
» autres lieux voifins, pour y pofer leurs œuf. Le
ÿ# mois fuivant, l'on commenca à voir de jeunes Sau-
» terelles; &x1l eft remarquable que dès qu’elles étoient
» éclofes, elles fe joïgnoïent enfemble& formoientune
» troupé ferrée qui couvroit plufieurs centaines de
# Verges en quarré. Prenant enfuite leur route en
» droiture, elles orimpèrent fur les arbres , les murs &
5 les maïfons , & dévorèrent toute la verdure qu’elles
» trouvèrent en chemin, enforte que rién ne leur
ÿ échappa. Poux les arrêter, les habitahs du pays
» creüfoient des foffés à travers leurs champs &
» leurs jardins, & les remplifloient d’eau, Où bien
# ils rangeoient fur une même Îgne une crande
# quantité de bruyère, de chaume & d’autres ma:
#tières combuftibles | en y mettant le feu à Pap<
# proche des Sauterelles : mais toutés ces précautions
#ne fervirent de rien, Les foflés furent bientôt
»comblés, 8 les feux éfeints par les effa ms fans
»nombre qui fe fuccédoient les uns aux autres.
» Celles qui marchoïent à la tête s’avançoient fans
# rien craindre ; & celles qui fuivoïent ferroient les
# premuères de ff près, qu'il leur étoit impofible
V3
308 VOYAGE
» de reculer. Un jour ou deux après qu'un de ces
» grands corps eut pañlé, d'autres Sauterelles aou-
» vellement éclofes leur fuccédoiïent, &c venoïent
» glaner après les premières. Elles rongeoïent les
» petites branches & lécorce des arbres dont les
» autres avoient déjà dévoré le fruit &c les feuilles,
» Ces Sauterelles ayant ainfi vécu pendant près
» d'un mois, détriifant tout ce qu’elles pouvoient
» rencontrer de verdure, fe trouvèrent enfin par-
» venues à leur grandeur naturelle, &c changèrent
» leur état rampant en fe défaifant de leur peau. Pour
» faciliter cette métamorphofe, elles s’attachèrent
» par les pieds de derrière à quelque buiflon!, branche
» d'arbre ou coin de pierres, & faifant enfuite un
» mouvemert femblable à celui des chenilles quand
» elles marchent, on voyoit d’abord paroître leur
»tête, & puis le refte du corps : toute la trans-
» formation s'achevoit en fept ou huit minutes,
» après quoi elles demeuroient, pendant un court
» intervalle , dans un état de langueur; mais
» aufli-tôt que le foleil &c l'air avoient durci leurs
»ailes, & féché Phumidité qui y refloit, elles
» reprenoïent leur première voracité, devenant
» même plus fortes & plus agiles qu'auparavant.
» Elles ne fubfiftoient pourtant pas long-temps dans
» cet état, & fe difperfoient bientôt, comme leurs
» mères, après avoir mis bas leurs œufs. Comme
» leur vol & leur marche éioient toujours du côté
EN DFA RE ÆRULE |: #6q
#du nôrd, il y a apparence qu’elles périrent dans
» la mer, qui, à ce que les Arabes difént, fert de
» tombeau à toute forte d'infectes ailés (1) ».
Heureufement les Sauterelles ont une foule d’en-
nemis auxquels elles fervent de nourriture. Quoique
naturellement herbivores , elles fe livrent entre elles
des combats continuels, & les vaincues font tou-
jours dévorées , au moins en partie, par les viéto-
rieufes. Elles font encore la proie des Serpens , des
Lézards, des Grenouilles, des Singes même quand
is ne trouvent pas mieux, & de plufieurs oifeaux
carnafliers. Jen ai trouvé dans l’eftomac du petit
Aigle, de la Chouette & du Hibou. Les Maures,
peu délicats fur le choix de leur nourriture, ne
font point difficulté d'en manger. Ils vont à la
chafle des Sauterelles, comme nous allons à la
pêche des Grenouilles. Ils les font frire dans un
peu d'huile & de beurre, & les vendent publique-
ment à Tunis, à Bonne, à Conftantine, &c. L'on
ne fera plus furpris, d'après cela, de voir un de
nos prophètes, Jeaz-Baptifle, fe botner à ce feul
aliment, & au miel fauvage, dont le goût eft très-
délicat.
GRYLLUS NASUTUS ( Lin.) Cupite conico, antennis
ufiformibus , corpore viridi.
Truxalis Nafutus. Fabricius.
(1) Voyages de Shaw , tome I, page 331.
#3
310 Vo TA ËGLE
GRILLON A ANTENNES PRISMATIQUES. Tête cos
nique, antennes en forme œépée, corps verd.
Cet infeéte eft remarquable par fa tête conique
plus alongée, plus longue que le corcelet , & par fes
antennes très-grofles, triangulaires, terminées en
pointe, &c creufes comme la lame d'une épée. Elles
font plac’es très-proches lune de l’autre ; Pinfeéte
les réunit très-fouvent ; elles femblent alors être une
continuation de la tête qui, en cet état, a la forme
d’un pain de fucre.
Ven ai trouvé deux belles variétés, f. toutefois
ce ne font pas Geux efpèces diftinétes. L'une a les
bords des ailes vertes, environnés d’une lifière
blanchâtre. L'autre eft grife par tout le corps. Ses
ailes font marquées dans leur longueur de plu-
fieurs lignes faillantes. Ily a, dans leur milieu, une
efpèce d’enfoncement où lon apperçoit plufeurs
Lones confufes formées par des points noirs &
alongés. Le mâle eft de la même couleur, mais de
moitié plus petit. La larve de ces infeétes paroît
péndant l'hiver. Elle eft d'une couleur terreufe ou
jaunâtre, On la trouve fréquemment dans les prairies
avec les Mantes &cles différentes efpèces de Sauterelles.
— SUBULATUS. ( Lin.) Thoracis fcutello abdomine
longiore.
GRILLON À CORCELET ALONGÉ. ( Geoffroy. )
L'écuflon du thorax plus long que le ventre.
ds.
“
Ÿ EN BARBARIE. 311
— Numipicus (1) (nobis.) Thorace carinato ,
“als minimis fquameis , cauda non armata.
GRILLON DE NUMIDIE. Thorax en forme de
carêne ; ailes petites, en écailles ; queue fans épée.
Cet infette eft, dans ce genre, le plus gros que
Jai rencontré. Il approche beaucoup du Grylus
Elphas figuré dans Roëfel ; maïs il en différe par
des caraétères bien tranchés. L’EXphas n’a point
d'ailes ; il eft plus gros, plus ramañlé; fon corps
eft hériflé en plufeurs endroits de pointes & de
tubercules. Celui-ci r’eft pas auffi gros ; mais il eft
beaucoup plus long. Son corps eft très-liffe, d'un
beau verd. À Finfertion des anneaux , de la tête,
du corcelet & des pattes, lon remarque, quand
il fe développe, des taches de feu d’un rouge vif;
mais ces taches font peu vifibles quand lPinfeëte eft
en repos & fans mouvement. il n’a que deux petites
ailes très-courtes, ovales, écailleufes, fortant de
deflous le corcelet comme deux petites écailles,
La femelle n’a point de fabre à la queue; mais fon
dernier anneau eft terminé par quatre efpèces de
dents femblablés aux ergors des oïfeaux. Les mâles
ont le même attribut ; 1l eft aifé cependant de les
diffinguer des femelles, celles-ci étant prefque une
fois plus grofles.
(1) Mal gravé dans le Journal de Phyfique. Août 1787,
page 111.
V 4
— “ Le : >
312 V 40 na (GE LS: :
La larve de cet infeêle paroïît vers la fin de
feptembre. Elle eft d'une couleur terreufe, jaäumâtre.
C'eft par cette couleur & DER le défaut d'ailes qu'elle
diffère de l'infeéte parfait ; elle eft encore Aclé? ä,
reconnoître par fon extrême foibleffe, & par fon
épiderme, qui alors ne paroît que membraneux ;
1 ne devient Le que lorfque l'iffete eft arrivé
à fon dernier degré de : de A mefure que
cette larve groffit, elle change de peau ; fa couleur
jaunâtre prend ne teintes plus foncées ; & fur le
point d'achever fa dernière métamorphofe, qui
arrive dans le courant d'avril ou de mai, elle verdit
un peu, & le rudiment de fes ailes commente à
paroître. Lorfque le froid eft vif, elle fe retire dans
le fble, où elle refte fans mouvement & fans ap-
pétit; mais dès que le temps fe radouait, alors
elle reparoïit dans les campagnes , s'attache aux
boutons des arbres 8 aux jeunes plantes qu’elle dé-
vore avec avidité.
Jai parlé plus haut de la différence qu'il y avoit
entre le mâle & la femelle. Celle-ci pond fes œufs
dans le courant de juillet 8: d'août. Elle s'enfonce
dans le fable perpendiculairement jufqw'au corcelet,
développe fes anneaux pour rendre fon corps plus
éfflé, 8c pénétrer avec plus de facilité dans ce fol
mouvant, Elle a, dans cet état, près de fix pouces
de long, dont quatre font tout-à-fit enfoncés dans
le fable, Elle rend fes œufs en mañle, fous la forme
=
L
Aie EN BARBARIE 313
de
* d'un paquet cylindrique, arqué d'environ un pouce
de long fur un demi-pouce de large. Ils font tous
ferrés, collés enfemble par une glue noirâtre qui
forme, avec le fable dont. elle eft mélangée, un.
mcftic très-tenace. La femelle refte dans cette pofition
pendant plus de huit jours, & pee enfin fur fa
famille.
Environ deux mois après, lorfque le fable,
échauffé par le foleil, a développé le germe des
œufs, les jeunes larves paroïffent ; mais avant de
fortit de leur retraite, elles attendent que leurs
forces puiflent fournir à leurs excurfions. Elles ont
foin de choïfir , pour leur première fortie, un temps
doux & un beau foleil.
D'après la manière dont cette Sauterelle pond fes
œufs, &c le lieu où elle les dépofe, fon organifation
ne doit plus étonner. Le fabre ou le long dard dont
font pourvues les autres Sauterelles femelies, luiauroit
été inutile pour serfoncer dans un fable mobile :
mais ü fon corps étoit moins efilé, fi elle navoit
pin la faculté de développer fes anneaux, de les
retrécir, & de former de fon corps une efpèce de
pivot, elle rie pourroit dépofer fes œufs à une:
profondeur fuffante pour les garantir des-:injures
de l'air, & la chaleur, qui doit les faire éclorre,
feroit bien moins concentrée. L'on conçoit encore
combien de longues ailes lauroient gênée dans {es
opérations.
«
314 VoyaAGeE
Cette remarque m'a conduit à obferver és. ss
d’autres Sauterelles d’une efpèce différente, & ; Jai
xeconnu que leur orgamifation étoit prefque toujours
relative à la manière dont elles pondoient leurs œufs.
Ien eft dont les ailes font auffi longues que le corps,
&z dont le ventre eft terminé par un long dard.
Celles-ci dépofent leurs œufs en terre , un à un, à
plus où moins de profondeur. Elles répandent deflus
une liqueur gluante. À chaque œuf awelles pondent,
leur dard , compofé de is a creufées inté-
rieurement, s’entre-ouvre, & chaque œuf gliffe le
long de la future : d'autres ont les aïles de la fon-
gueur du corps, fouvent même plus longues,
mais elles font privées d'aiguillon. Les voilà donc
forcées de dépofer leurs œufs fur la terre nue, ce
qu’elles font en effet. Elles les rendent en mañe
avec une glue abondante, propre à les fixer & à
les garantir des injures de l'air. Les œufs enterrés
produifent, en Barbarie, des larves dès la fin de
l'automne , tandis que ceux qui reftent expofés à
Pair n’éc clofent qu'au printemps.
Ces chfervations pourroiïent devenir très - utiles
aux cultivateurs, &: leur fournir peut-être les moyens
de détrtire , au moins en partie, ces infeétes vo
races. Si la terre étoit remuce peu après le temps
de leur pondaifon, fi elle Pétoit à une profondeur
convenable, la plupart de ces œufs expoñés à l'air,
à la pluie & au froid, ne pouvant plus recevoir la
EN BARBARIE. 31$
chaleur qui leur eft néceflaire pour éclorre, péri-
roient infailliblement , ou les jeunes larves, cachées
dans le fein de la terre jufqu’à ce qu’elle fe couvre
de verdure, & que latmofphère foit échauffée par
le foleil du printemps, forcées d'abandonner trop
tôt leur retraite, fupportercient difficilement la faim
& le froid : elles fercient encore dévorées par une
foule d'autres animaux que le défaut de nourriture,
dans la mauvaife faïfon, rend moins difficiles fur
le choix. Je reviens à notre infe@e, dont j'ai trouvé
la variété fuivante,
+ GRYIIUS NUMIDICUS CRUENTATUS. Corpore
maculis fangurineis cooperto.
GRILLON DE NUMIDIE ENSANGLANTÉ. Tout le
corps couvert de taches couleur de fans.
Cette variété eft couverte par-tout de grandes
taches rouges nuancées. On croiroit, au premier
afpet, que cet infeête eft enfanglanté & déchiré
par les bleflures. Il n’a que les pattes & les antennes
un peu vertes. I m'a paru, par des obfervations
conftantes, que cette varicté n’étoit pas un chan-
gement de couleur dans le Gryllus Numidicus, mais
awelle appartenoit à un individu féparé, que les
efpèces vertes ne devenoient point rouges : comme
cependant je n'ai pu m'aflurer fi cette varièté fe
perpétuoit fans mélange | je nai pas ofé en faire
deux efpèces différentes.
316 VOYAGE
— GRYLLOTALP4. ( Lin.) Thorace rotundato , als:
caudaus elyts longioribus , pedibus anticis palmatis
éomentofrs.
GRILLON COURTILLIÈRE. Thorax arrondi; aïles
en queue, plus longues que l’étui ; pieds de devant
velus, en forme de mains. |
Cet infeéte m'a paru beaucoup plus petit que
celui que l’on trouve en Europe, & que les Jardiniers
connoifflent fous le nom de Tawpe-Grillon. I vit
fous terre dans les prairies & les lieux cultivés.
— CAMPESTRIS. ( Lin.) Thorace rotundato , cauda
Biféta flylo lineari, als elytro brevioribus ; corpcre
711910.
GRILLON DES CHAMPS. Thorax arrondi; queue
a deux filets linéaires en forme de flylet ; aïles plus
courtes que l'étui, corps noir.
Voici la defcription d’un autre Grillon peu com-
mun, & que je nai jamais trouvé que dans les
forêts ; mais je n’oferois décider sil eft larve ou
infede parfait , quoique je l’aie toujours rencontré
dans le même état. Il a le corcelet arrondi, la partie
antérieure enveloppe la tête; la poftérieureeft relevée,
élargie, ridée, avec trois angles obtus ; de deffous
ce corcelet fortent deux étuis ou ailes , croifés Pun fur
l'autre, ovales, en forme d’écaille, bordés de jaune,
qui dépaffent à peine de deux lignes. Cet infeéte
EN BARBARIE. 317
a la tête & le thorax verds, le ventre brun &c nuz
les anneaux du ventre bordés d’un jaune clair. Sa
queue eit un fabre recourbé. Ses antennes font fli-
formes, beaucoup plus longues que le corps. Il
rend un fon clair & agréable par le frottement de
fes étuis &c de fes ailes. Il s’eft confervé dans ma
colle&tion en affez bon état. Il tient ordinairement
fon fabre recourbé fous le ventre.
MCADA CIGALE
_— PLEBEIA. ( Lin.) Scurelli apice bidentato ;
elytris anaflomofibus quatuor, lineifque [ex ferru-
gineis.
CIGALE DE PROVENCE. Deux dents au foramet
de l’écuffon ; quatre étuis en anaftomofes, avec fix
lignes noirâtres.
Cette Cigale fe tient fur les arbres & dans les
buiffons.
— HAMATHODES. ( Lin.) rigra, immaculara,
abdomine incifuris farguineis.
CIGALE DE PRÈS, noire, fans taches, avec des
efpèces d'incifions couleur de fang fur le ventre.
Cette Cigale, au/moins celle que jai trouvée ;
eft de moitie, plus petite que la précédente. Je n’y
ai point remarqué les taches de fang dont parle
Linné ; le refte de la defcription y convient bien,
318 Vo Y:AAGIE
Cette efpèce eft très - commune dans les prés où fo
chant continuel & perçant fe fait entendre, fur-tout
dans le haut du jour. En général fa couleur eft d'un
brun noir ; mais lorfaw’eile fort de fa chryfalide, fon
corcelet, fa tête & fes ailes font d’un très - beau
verd. Elle perd cette couleur en moins d’une demi-
heure, à mefure qu'elle fe sèche, &r que fes ailes
fe développent. |
LIBELLULA DEMOISELLE.
— MAcuLATA. ( Lin.) Alis poflicis baft ornibuf-
‘que medio àntico macula nigricante.
DEMOISELLE FRANçOISE. Une tache noirâtre à
{a bafe des ailes inférieures, & à toutes la même
tache au milieu du bord extérieut.
— FLAVEOLA. ( Lin.) Alis bafi luseis.
* L e 3
DEMOISELLE JAUNE, Aïles jaunes à leur bafe.
_— DEPRESSA. (Lin. ) A%s omnibus bal? nigri-
cantibus , thorace linceis duabus flavis, abdomire
lanceolato lateribus flaveftente.
DEMOISELLE APPLATIE. Toutes les ailes noires
à leur bafe; deux lignes jaunes fur le thorax ;
ventre lancéolé avec les côtés jaunes:
Cette efpèce a le ventre gros, large, & comme
applatis |
EN BARBARIE. 319
— FORCIPATA. (Lin.) Thorace nigro charaële-
ras varils flavefcentibus cauda anguiculata.
DEMOISELLE A CROCHETS. ‘fhorax noir, avec
différens caraétères jaunâtres , & la ae OngUI- |
culée.
— ÆNEA. (Lin.) Thorace Œreo-viridi.
DEMOISELLE AZURÉE. Thorax d’un verd d’airain.
— VIRGO. (Lin.) As eretlis coloratis.
DEMOISELLE vierGE. Ailes droites, colorées.
Jen ai trouvé beaucoup de variétés dont les
ailes avoient différentes teintes de noir, de brun,
de roux,
— PUELLA. Als ere&is hyalinis,
DEMOISELTE ENFANT. Aïles droites, couleur
d'eau.
EPHEMERA. ÉPHÉMÈRE.
— LUTEA. (Lin. ) Cauda trifes:, corpore luteo >
als hyalinis reticulatis.
ÉPHÉMÈRE JAUNE. Queue terminée par trois
foïes ; corps jaune ; ailes réticulées, tranfparentes,
de couleur d’eau.
— NiGr4. (Liñ.) Cauda bifeta , corpore nigro,
alis migricantibus ; inferioribus minimis.
3 s .
* pe
#
320 V0 Y'ARGTE
ÉPHÉMÈRE NOIRE. Queue terminée pat deux
foies ; ailes noirâtres; les inférieures très-petites.
HEMEROBIUS HÉMÉROBE,
— PERLA. ( Lin.) Lureo - viridis, alis hyalinis :
vafis viridibus.
HÉMÉROBE PERLE, d’un jaune-verd ; ailes couleur
d’eau ; les vaifleaux verds.
SPECIOSUS. (Lin. ) fufeus, als grifeis nigro ma-
cu latis. |
HÉMÉROBE BRILLANT , brun ; aïles grifes, ta-
chetées de noir. ,
MYRMELEON. FOURMILION.
— LIBELLULOIDES. (Lin. ) Afs nigro punüats
viaculatif[que.
FOURMILION - DEMOISELLE. Ailes ponétuées de
noir, avec de grandes taches de même couleur.
Ce bel infeûte eft affez commun dans les lieux
fablonneux, où probablement il dépofe fes œufs,
& où vit fa larve. Ses ailes font grandes, larges,
arrondies, plus longues que le.corps, ornées de
lignes , de points & de taches noires, dont la plupart
forment un quadrille noir & jaune. Les deux pre-
mières, étendues en ligne droite, ont quatre pouces
d'une extrémité à l'autre. Le corps a dix-huit lignes
de long. Il préfente des cercles alternativement jaunes
&
/
EN BARBARIE. 321
&c noirs : les côtés font blanchâtres , le deffous du
ventre eft plus noir que jaune , le corcelet couvert
de poils épais. Je n’ai pas pu trouver la larve de
cet infecte. |
— LONGICORNE. (Lin.) Alis flavis ; maculis
duabus nigris difformibus, antennis longitudine corporis.
FOURMILION A LONGUES ANTENNES. Ailes jaunes;
deux taches noires irrégulières ; antennes de la lon-
oueur du corps.
— BARBARUM. ( Lin.) As hyalinis, antennis
longitudine corporis : clava fuborbiculara.
FORMILION DE BARBARIE. Aïles de couleur
aqueufe , antennes de la longueur du corps ; le bout
des antennes prefque orbiculaire.
Ces deux dernières efpèces font beaucoup plus
rares que la première. Je n’ai pas rencontré notre
Fourmilion d'Europe ( Myrmekon formicarium) ;
mais jai trouvé des larves qui reflembloient par-
faitement à la fienne. Comme je n'ai pas fuivi leur
développement , j'ignore fi elles lui appartenoïent.
PART O"R PA: PA N'OR'P'E,
— Co4. ( Lin.) Alis ereëlis ; poflicis fublncaribus
longi ffimis.
_ PANORPE DE L'IsiE DE Co. Aîles droites ;, les
inférieures prefque linéaires, très-lonorres.
Part. I. X
322 VOYAGE
Ce joli infette eft très-remarquable par fes aîles
inférieures que lon prendroit plutôt pour deux
balanciers. Elles font longues, prefque linéaires,
très-effilées à leur origine, s’élargiffent un peu jufques
vers leur extrémité, où elles forment une palette
ovale qui finit par une queue plate à demi-tordue,
Leur couleur eft alternativement blanche & brune,
Les ailes fupérieures font larges, prefque ovales,
Son ventre eft orné de bandes jaunes & verdâtres,
alternatives & longitudinales.
S'R\H EX. 15 PER
— BIDENS. (Lin.) Atra, abdomine petiolato bre
. wiffimo , tibiis poflicis clavatis denticulatis rufis.
SPHEX A DEUX DENTS, d'un noir matte, le
ventre attaché à un pétiole très-court, les pattes
de derrière en forme de clous, denticulées, roufles.
— MAURITANICA. ( Lin.) Nigra, capite antennis
pedibufque ferrugineis , alis Limbo nigro.
SPHEX DE MAURITANIE, de couleur noire ; la
tête, les antennes & les pieds couleur de rouille;
le limbe des aïles noir.
— MAXILLOSA (1) (nobis), xigra, abdomine
(1) Très-mauvaife gravure dans le Journal de Phyfique,
mois d'Août 1787, page 111.
EN BARBARIE. 323
petiolato violaceo-apice fulvo ; ‘maxillis arcualis acutis
longitudine € forma capitis.
SPHEX À FORTES MACHOIRES. De couleur noire;
ventre attaché à un pétiole, violet, jaunâtre à fon
extrémité; mâchoires arauées, aiguës, de la forme
&c de la longueur de la tête.
Jai trouvé ce bel infe@e dans la toile d’une
araignée , dont je parlerai plus bas. Je mai pu le.
rencontrer ailleurs. Peut-être avoit-1l été imprudem-
ment attaquer ; car l’on fait que le Sphex s'empare
des araignées ou des larves d'infetes, qu'il les tue,
& dépofe fes œufs dans leur cadavre; enfuite, avec
fes deux pattes de derrière, 1l forme un trou en
terre, y place l'infeëte qui renferme fa famille, & en
bouche l'ouverture avec foin. Ses petits, un à un
dans chaque infefte, trouvent en fortant de l'œuf,
une nourriture qui leur convient, Ils ne quittent
leur prifon que lorfqu'ils font devenus 27/2&es-
parfaits. Un caraftère frappant dans ce Sphex eft la
longueur de fes mächoires. Elles font très-fortes,
en forme de pinces, longues, effilées, très-aigués,
couvertes de plufieurs petits poils roufätres. Sa
tête eft plate, hémifphérique. Son corcelet a, fur
là partie antérieure, deux grofles tubercules noires.
La tête & le corcelet font noirs, les ailes fauves,
l'extrémité des premières marquées d’une tache
bleuâtre, Le ventre a une très-jolie forme ovale. .
X 2
324 VOYAGE
Il eft liffe, d’un bleu d'acier trempé, un peu tacheté
de roux aux derniers anneaux. Les pattes font fauves;
cinq articulations aux taries ; à chaque articulation
des poils rudes en forme de broflettes,
ARTS; + AIBTE TT WE
— CINERARIA. ( Lin.) Nigra, thorace hirfuto
albicante ; faftia nigra, abdomine cærulefcente.
ABEILIE EN DEUIL, de couleur noire , thorax
hériffé de poils blanchätres , avec une bande noire;
ventre couleur d'azur.
Cette Abeille fait fon nid en terre dans les plus
épaifles brouffailles.
— RUFA. (Lin. ) Fufta, abdomine rufefcente ;
fronte alba.
ABEILLE ROUSSE. Roufle par tout le corps, le
ventre roufsâtre , le front. blanc. |
— MEzLiFicA. (Lin.) pubefcens , thorace [ub-
grifeo , abdomine fufco , tibiis poflicis ciliatis , intus
cranfverfe.. ffriatis.
ABEIzLE MOUCHE A MIEL. Velue; thorax prefque
oris ; ventre roux ; pattes de derrière ciées , ftriées
en dedans tranfverfalement.
Les Abeilles fauvages, en Barbarïe, dépofent leurs
rayons dans les fentes des rochers, dans le creux
EN-BARBARTIE. 325$
des arbres. Leur miel a une faveur délicieufe. Les
Arabes forment les ruches avec des écorces de liège,
qu'ils réunifflent en tuyaux cylindriques , & qu'ils
étendent par terre en les environnant de brouflailles,
La cire eft un objet de commerce aflez confidé=
rable.
/
— CUNICULARIA. (Lin. ) Putefcens , thorace fers
rugineo, abdomine fufco, pedibus undique villofis.
ABEILLE TERRIÈRE. Velue; thorax couleur de
rouille, ventre roux, pieds velus par-tout.
Jai trouvé un très-grand nombre de ces Abeilles
dans les citernes qui fe trouvent aux ruines d'Hyp-
pone. Elles logent dans des trous qu’elles fe font
formés dans une terre sèche & noire.
— BARBARA. (lLin.) Nigra, thoracis anbien
rufo.
ABEILLE DE BARBARIE, de couleut notre; [a
circonférence du corcelet roufsâtre.
Cette Abeille eft très- petite, toute noire ;
excepté le corcelet, qui a un peu de roux fur le
bord.
_— VioracE4. (Lin.) Hirfuta, atra, alis cœru=
Lefcentibus.
ÂBEILLE VIOLETTE, velue, d’une couleut matte ;
les ailes d'un bleu azur.
X 3
4
326 VoyAGE
Cette-Abeïlle fe nourrit particuliérement de fruits
Elle loge dans le tronc des arbres.
— TERRESTRIS. ( Lin.) Hirfuta, nigra, thoracis
cingulo jlzvo , ano albo.
ABEILLE TERRESTRE, velue, noire, une ceinture
jaune fur le thorax, lextrémité du ventre blanche.
— MuscoruM. (Lin.) Hirfuta fulyva, abdomine
flavo.
ABEILLE DES MOUSSES; velue, d'une couleur
fauve, le ventre jaune. :
FORMICA4 FOURME
_— BARBARA. (Lin.) Atra, capite antennis plan-
tifque. ferrugineis.
Fourmi DE BARBARIE, d’un noir matte, la tête
les antennes & les pieds couleur de rouille.
Cette Fourmi habite dans les bois. Elle eft groffe,
forte; fes piquures font très-douloureufes.
— RuFA.( Lin.) Thorace compreflo toto ferrugineo,
capite abdomineque nigris.
FOURMIE ROUSSE. Thorax comprimée, couleur
de rouille ; la tête & le ventre noirs.
Cette Fourmi eft moins #rofle que la précédente ;
elle n’en eft pas moins méchante. Elle habite les bois
EN BARBARIE 327
& les jardins, attaque les fruits des arbres, fait la
guerre aux Pucerons, ou plutôt à la liqueur miel-
leufe qui découle de leur corps.
— NIGRA. ( Lin.) Tote nigra nitida, tibiis cine-
rafcentibus.
FourMi NOIRE. Entiérement noire, luifante; les
pattes un peu grisâtres.
Cette efpèce eft une des plus petites. Elle fré-
quente les appartemens, s'infinue dans les buffets,
y attaque les fucreries, les confitures, &rc. & fe
multiplie, fur-tout dans les pays chauds, à un tel
point, qu'il eft prefque impoffible de fe débarrafler
de ces hôtes importuns. M'étant abfenté pendant
quelques jours de la Calle, à mon retour Je
trouvai ces fourmis établies par milliers dans lap-
partéement où je tenois mes boîtes d’infeétes. Ellès
les avoient tous mutiles à un tel point, que je fus
obligé de travailler à une nouvelle colleétion. Je
ne garantis mes nouveaux infeétes de l'attaque de ces
Fourmis , qu'en répandant dans mes boîtes beau-
coup de camphre & de térébenthine. Je pris enfuite
le parti de fufpendre des planches au milieu de mon
p'afond avec des cordes trempées dans l’effence de
térébenthine , que je renouvellois de temps en temps.
Ce moyen me réuflit parfaitement,
Ayant de cette manière mis mes infeétes en füreté,
Jimaginai de profiter de la vifite de ces Fourmis
X 4
328 Vovyac'e
pour étudier leurs moœcurs, 8 m’amuferläiquelques
expériences. Quoique cette petite république ait été
affez bien obfervée, lon me permettra de préfentet
ici quelques. chfervations ‘particulières fur ces in-
{e@tes, dont les travaux ont fi fouvent excité notre
admiration. Sn D
Il eft peu d'êtres dans la Nature, plus a@tifs, plus
laborieux que la Fourni, fi l'on en excepte Fin-
duftrieufe Abeille, Par le moyen d'un petit Lézard
à demi putréfié, que je plaçai fur une caïfle où
javois des arbuftes , je raflemblai , en moins de
douze heures, des milliers de Fourmis. Il ÿ avoit
du plaïfir à les voir accourir de tous côtés , fans
trop favoir d'où elles venoient. Elles attaquèrent
leur proie avec tant d'acharnement, que des le
lendemain elle fut dévorée, 8 que ces’ Fourmis
s'étoient déjà logées dans la caïfle. Je leur préfentai
plufieurs petits oïfeaux; elles les anatomisèrent
promptement , & avec tant de propreté, que l'art ne
pourroit parvenir à avoir. des fauelettes plus par-
faitement dépouillés de toutes portions cartilagineufes
ou graifleufes. Il n’eft point de meilleurs &c de plus
nabiles anatomiftes , & ceux qui s'occupent de cette
fcience, pourroient, pour les petits fujets, profiter
avec avantage des travaux des Fourmis; mais il faut
les fuivre de près, parce qu’elles s'emparent fort
bien des os, après avoir coupé les nerfs qui les
uniffent,
EN PBARBARIE 239
2x Rien de plus admirable que de voir ces Fourmis,
àpeine vifbles, enlever des fardeaux très-pefans ,
êt fe charger d'énormes rochers qu’elles tranfportent
au loin, fans être arrêtées par les vallées, les mon-
tagnes, les'précipices qu’elles rencontrent en leur
route. Je:les ai vues, chargées d'une patte, d'une
cuifle à moitié rongées , defcendre du haut d'un vafe
dé quinze pouces, qui fe retrécifloit vers fa bafe,
&c formoit un précipice rapide & dangereux; Je les
aivues, dis-je , le franchir avec courage, & fe
rendreavec leur butin dans leur demeure commune,
fituée au pred de ce vafe. Trois, fix, huit tout au
plus, fiffifoient pour defcendre un fardeau au moins
trente fois plus gros qu'elles. Dans ces opérations
elles-s’entre-aident avec une intelligence admirable.
Tandis que les unes fufiflent le fardeau 8c le tirent
avec Jeurs pinces , d'autres pañlent deflous & le
foulèvent pour faciliter le tranfport. Si elles ren-
contrent un obftacle infurmontable , elles retirent
leur fardeau en arrière, fans fe décourager , enlèvent
lobftacle, f elles le peuvent , ou ont recours à des
moyens relatifs aux circonftances.
Ilferoit difficile, même avec la plus fcrupuleufe
attention, de deviner le but de toutes leurs dé-
marches. À peine ont-elles trouvé une-proie confi-
dérable, telle qu’un oifeau, qu'auffi-tôt elles com-
mencent par l’environner de terre, de fable & de
gravier, jufqu’à ce qu’elle foit parfaitement enterrée.
330 VOYAGE
Quand elles veulent y travailler , elles découvren
les parties qu'elles vont attaquer ; & le travail fini,
elles les recouvrent avec foin. Quel eft donc leur
but dans ces pénibles opérations, & qu'elles regar-
dent comme fi eflentielles, que fi lon détruit les
monceaux de terre qui recouvrent le cadavre, ‘elles
s'empreflent bien vite de les rétablir ? Seroit - ce
pour cacher leur proie aux autres infeétes voraces ?
ou bien pour faciliter leurs travaux , en formant
une efpèce de glacis en pente douce jufqu’aux parties
les plus élevées de l'animal ; ou pour dérober leurs
opérations aux yeux des fpeétateurs, ou plutôt fe
dérober elles-mêmes aux ardeurs du foleil (1)
Quoi qu'il en foit, 1l eft probable que tous ces grands
travaux ne tendent qu'à procurer à la république
des jouiffances plus pa:fibles , & pour lefquelles lon
facrife le repos du moment. Ceff fürement dans les
mêmes vues, qu'après avoir enterré leur proie,
elles creufent en deflous différens canaux qui-vont
aboutir à la: demeure commune.
S'1 s'agit au contraire d’une mouche , d’un fca-
rabé, ou de quelque autre infefte de médiocre
grodeur , elles lattaquent en grand nombre; le
(x) Le foleil étoit fi brülarit dans l'angle où elles fe
trouvoient, qu’elles ceffoient de travailler pendant la grofle
chaleur, excepté lorfque je les garantiflois avec un vafe
ou un autre infirument.
EN BARBARIE. 331
_faïfiflent , & le defcendent tout vivant dans leur ob£
cure caverne. C’eft-là qu'il trouve fon fupplice & {on
tombeau. Je les ai vues attaquer 8 vaincre de très-
gros hannetons que j'avois livrés à leur voracité.
Ces combats fe pafsèrent au fond d’un vafe à hauts
bords, où, par le moyen d’un appât, j'avois afflemblé
la fourmillière. Elles faifirent Panimal par les pattes,
par les antennes, par l'extrémité de fes aîles, &,
malgré fes efforts, elles trainèrent courageufement
vers le lieu de fa deflination ce coloffe renverfe fur
le dos. Celui-ci fe relève, s’agite, veut fuir, &
‘entraîne avec lui de nombreufes Fourmis qui lui
pendent de toutes parts. Mais bientôt fes forces font
épuifées ; 1l fuccombe, & plie fous les efforts mul-
tipliés de fes nombreux ennemis. Il n’a pas même
lefpoir de fe fauver par la courfe. S'il y eft trop
habile, les ennemis qu’il entraine avec lui, chemin
faifant lui coupent les jarrets. Les pattes tombent ;
alors plus de difficultés. L'infecte eft conduit dans
l'antre ténébreux : mais fouvent l'ouverture en cft
trop étroite, Dans ce cas, après avoir effayé en
tous fens de faire entrer lanimal, fi l'on ne peut
y reufhr, le parti eft bientôt pris. L’on élargit lou-
verture, & l’on y tranfporte par morceaux ce qui
ne pouvoit y entrer en entier.
Il ne fufñt pas à lobfervateur de la Nature de
fuivre pas à pas les opérations des infeétes , il doit
encore mettre leur intelligence à l'épreuve, Par-là
232 : Vo yaAGEz x
il reconnoîtra que ces petits animaux ne font point
de pures machines ,; mais qu'ils favent très - bien
combiner les moyens avec la fin; & que fi on les
détourne de leur route ordinaire, ils en choififfent
une autre appropriée aux circonftances. Ma petite
république m'en fournit la preuve, Ayant traverfé
un Lézard d'une longue épingle noire; jappuyai
les extrémités de cette épingle fur les bords d'un
vafe, de forte que la proie étoit fufpendue au milieu
du vafe, Point d'autre chemin pour y arriver que
Pépingle qui fervoit de pont; mais d'un pont fi
étroit, qu'il ne pouvoit y pañler qu'une Fourmi
de front; &c lorfque deux fe rencontroient, ïl falloit
que lune pafsit pardeflus lautre. Mes Fourmis,
attirées par l'odeur , eurent bientôt trouvé la fource
des émanations. Elles s'y rendirent en foule. Il étoit
facile d'y arriver. Mais s'agifoit-1l de revenir, &
fur-tout de revenir chargé? cétoit alors que les
inconvéniens fe faïfoient fentir. Les Fourmis s’em-
barrafoient les unes les autres : .elles culbutoient
pat douzaines : le défordre étoit affreux. Enfin les
ouvrières, fatiguées par les. embarras & les chütes,
prirent. le parti d'abandonner le travail & de refter
fixées à leur proie, qu'elles rongèrent tranquille-
ment. Dans cette pofition, point d’inquiétudes pour
la vie. C'étoit fort bien; mais les intérêts communs
en fouffroient , & légoifme eft le vice le plus
deftruéteur des républiques. Ces républicaines ne
EN BARBARIE. 333
purent donc fe fouffrir long - temps loin de leur
patrie, malgré la pofition la plus avantageufe. Les
travaux communs étoient interrompus, les pro-
vifions manquoient au magafin, la famille languif-
foit, les petits mouroient de faim. Mais, que faire?
toutes les fois que lon effayoit de pafler le pont,
de nouvelles venues barroïent le paflage : les chûtes
étoient fréquentes , mais point dangereufes. Guidées
pat Pexpérience, ces intrépides républicaines réfo-
lurent de fe laifler tomber avec leur fardeau, non
pas du pont, maïs de la partie inférieure du Lézard -
qu touchoit prefque le fond du vafe. Ce moyen
une fois trouvé, les Fourmis fe précipitoient en
foule avec leur charge, & remontoient contre les
parois du vafe. Dès-lors tout fut de nouveau en
aétivité. Plus d’obftacles, plus d'embarras. Quelques-
unes, il eft vrai, troubloient l’ordre; mais le plus
grand nombre obfervoit cette marche.
Je n'ai pu recueillir qu'un très - petit nombre
d'obfervations fur les mœurs des Fourmis. Cette
partie exige, de la part de l’obfervateur, beaucoup
de précifion , de difcernement, & le ta&t le plus
délicat. Les membres d’une fociété particulière,
réunis par des intérêts communs, femblent devoir
exclure de leur corps tout étranger qui viendroit
fe mêler à eux, & partager leurs richeffes, i1ême
en partageant leurs travaux. L'efprit républicain
des Fourmis paroït s'écarter de ce principe, Voilà
334 VOYAGE
ce que j'ai eu lieu de remarquer à ce fujet. J'ai plats
fieurs fois tranfporté quelques Fourmis d’une four-
millière dans une autre, ou plutôt, je les ai jettées
au milieu des butineufes. Leur arrivée occafonnoit
d’abord quelques défordres ; mais bientôt le tout
s’appaifoit. Celles-ci étoient reçues & incorporées.
Elles fe mettoient aufli-tôt à travailler pour les
intérêts publics, fans être inquiétées. Cependant mes
Fourmis étant de la plus petite efpèce, comme je
Jai dejà obfervé, je n’ai pu fuivre long - temps
ces nouvelles citoyennes. Il eft fi aifé de les con-
fondre, que je n’ofe là-deffus prononcer affirmati-
vement.
Mais voici qui eft encore plus difficile à expliquer.
Jen eftropiai quelques - unes, que je jettai fur le
pañfage des ouvrières. La première qui la rencontroit
s'agitoit confidérablement, couroit çà &c là, comme
éperdue ; bientôt une feconde arrivoit. Le gros de
la troupe ne tardoit pas à recevoir des nouvelles,
Auffi-tôt le défordre emparoit de la multitude ; les
travaux étoient fufpendus. On alloit en foule rendre
vifite à l'eftropiée. Les unes fe contentoient de lexa-
miner, pañloient outre, & reprenoient leur travail;
d'autres la faififloient , la trainoient quelque temps,
&c l'abandonnoient. Enfin une dentre'elles s'en em-
paroït. La malade confiée à fes foins, étoit éloignée
de la multitude, conduite loin des travaux & de
la fourmillière, & enfin abandonnée à elle-même,
EN BARBARIE. 33$
Que de chofes à dire fur un fait auffñ fingulier ; mais
auparavant que de chofes à obferver !
L'ordre que les Fourmis obfervent dans leurs
travaux, eft encore à remarquer. Chacun fait qu’elles
forment ordinairement deux lignes bien tracées, fur.
tout lorfque la fourmillière eft éloignée du lieu où
elles vont butiner. L’une de ces lignes eft formée
par les Fourmis qui vont à vuide au travail, &c
l'autre, par celles qui reviennent chargées. Cepen-
dant cet ordre n'eft pas tellement exaét, qu'il ne foit
fouvert interrompu. Plus la fourmillière eft près du
lieu du travail, moins il y a d'ordre. Il eft, en effet,
bien moins néceflaire, que dans les voyages de long
cours. L’on apperçoit aufli plufieurs d’entre elles
. courant çà &c là fans paroïtre avoir de but déterminé :
cependant quelquefois elles s’approchent d’autres
Fourmis qui femblent ne rien faire, Aufli-tôt ces
dernières s’agitent & retournent à l'ouvrage. Ces
Fourmis vagabondes feroient-elles des furveillantes
pour aiguillonner les pareffeufes, & empêcher qu'au-
cune d'elles ne foit à rien faire? Mais faut-il aux
animaux d'autre aiguillon que leur propre nature,
pour remphr les fonétions auxquelles ils font def-
tinés ? D'ailleurs, quand il s'agit de fuppofer des
intentions à des êtres auf éloignés de nous, il faut
être très-réfervé & bien voir avant que d’ofer pro-
noncer. L'amour du merveilleux nous a fouvent
fait prêter une intelligence chimérique à ces petits
336 Vo. ,GE
êtres qui occupent un des derniers anneaux dans la
chaine des animaux.
1
ForMICA RUBRA. ( Lin.) Teflacea , oculis punëo-
que [ub abdomine nipris.
FouRMI ROUGE. Teftacée ; les yeux noirs &
un point noir fous le ventre.
Je crois que c’eft cette même efpèce qui, en
Provence, pañle l'hiver fous l'écorce des feps de
vignes, où ces Foursmis font entaflées & engourdies.
O'E:S"T R'U"S. "OPEN
_ Boris. (Lin.) Alis maculatis , thorace flavo ;
fafcia fufca, abdomine flavo apice nigro.
OESTRE DU Bœur. Ailes tachetées; thorax jaune,
avec une bande fauve; ventre jaune ,. l'extrémité
noire.
La fureur qui tranfporte les Bœufs lorfque.cet
infe&e cherche à dépofer fes œufs fous leur peau,
eft connue. Jen ai vu des effets terribles en Afrique,
où cet infeéte paroît acquérir plus de vigueur à mefure
que les chaleurs font plus fortes. C’eft ordinairement.
depuis dix heures du matin jufqu'à trois heures après-
midi, qu'il fait fentir fes cruelles piquures. Dès que les.
bœufs en font attaqués, ils 'agitent, fe tourmen-
tent, & finiflent par devenir furieux. Ils courent
de
EN BARBARIE 337
de tous côtés à travers les forêts, cherchent inuti-
kment à fe débarraffer d’un ennemi qu'ils ne peuvent
vaincre. Îndociles alors à la voix de leur maître,
ils Ségarent au loin, fe difperfent, & quelquefois
reftent perdus pour le propriétaire. C'eft afin d'éviter
cet inconvénient, qu'à la Calle on lesramène pendant
Pété fur la place dans le haut du jour, & qu’on ne
les reconduit aux pâturages que le foir.
— NASsALIs. ( Lin.) As immaculatis , thorace
ferrugineo abdomine nigro, pilis flavis.
OESTRE DES CHEVAUX. Ailes fans taches; thorax
couleur de rouille, ventre noir avec des poils jaunes.
— HAMORROIDALIS. (Lan) A4s immaculatis,
thorace nigro : fcutello pallido , abdomine nigro , baft
albo apiceque fulyo.
OESTRE HÉMORRHOIÏDAL, Ailes fans taches; thorax
noir, avec un écuflon pâle; ventre noir, blanc à
fa bafe, & fauve à fon extrémité.
Ces deux efpèces attaquent les chevaux. La pre
mière dépole fes œufs dans leurs nafeaux; & la
feconde , dans le fondement : mais leurs piquures
n’excitent pas, dans ces animaux, une fureur égale
à celle qui agite les bœufs.
Je n'ai point rencontré l'Oeftre dont la larve fe
nourrit dans les finus frontaux du nez des moutons,
Jignore sil exifte en Barbarie,
Part, I, pu
333 V o # «AAGîE
FTPOUTA TTPOUUS
3
— LiTTORALIS. (Lin. ) Wirefcens | alis immaz
L2
cuatis , pedibus anticis longiffimys.
TiPULE DES RIVAGES. Verdâtre, ailes fans taches,
les pattes de devant très-longues.
Cette efpèce eft très-commune le long des étangs
des rivières, & fur le bord de la mer. Je ne lui
ai trouvé aucune différence avec celle de l'Europe,
TABANUS. TAON.
— MAURITANUS. ( Lin.) Oculis nigricantibus ;
abdominis fecundo fegmento macula nigra, roftro
corpus æquarte.
TAON DE MAURITANIE. Yeux noirs , une tache
noire fur le fecond anneau du ventre, trompe de
la longueur du corps.
Cet infeéte eft à-peu-près de la groffeur de notre
Mouche commune. Il eft remarquable par fa longue
trompe & les anneaux du ventre de différentes cou-
leurs.
— Borinus. (Lin.) Oculis virefcentibus , abdo-
minis dorfo maculis albis trigonis longitudinalibus.
TAON DES BŒUFS. Yeux verts, taches blanches ;
triangulaires, longitudinales fur le dos du ventre,
EN BARBARIE. 339
Cette efpèce eft la plus commune. Elle s'attache
à la fuite des chevaux & des bœufs.
— Moro. ( Lin.) Oculis corporeque toto atro ;
alis hyalinis.
TAoN Morto. Les yeux &z le corps d'une couleur
fombre, les ailes tranfparentes.
On le voit voltiger continuellement dans les
forêts & les lieux ombragés. |
CLEE X 7 CG OU STN
— PIPIENS. (Lin.) Cirereus , abdomine annuls
fufcis oûto.
Cousin commun. De couleur cendrée, huit
anneaux bruns au ventre.
Il eft f commun en Barbarie, qu'il ne laiffe aux
hommes aucun repos pendant le jour, & trouble
cruellement le fommeil pendant la nuit. I vole
toujours en troupes nombreufes,
—/ARGENTEUS. (nobis) Dorfum fquainis argenteis
exornatum , tibiis faftiatis.
Quoique cet infete ait été détruit avec beau
coup d'autres dans ma colletion, Jai cru devoir
en parler ici, Il eft de la groffeur du précédent ;
mais fi richement paré / que je lui ai fouvent par-
donné fes piquures pour le plaifir de l'admirer. Tout
fon corps, particuliérement le dos, eft couvert
Var
340 VOYAGE
d'écailles argentées, comme autant de paillettes orbi-
culaires & brillantes. Ses pattes font ornées de
bandes alternatives brunes & argentées,
HIPPOBOSCA. HIPPOBOSOMIE:
—EQUINA. (Lin.) Alis obtufis, thorace albe
wariegato , pedibus tetradaïtylis.
HIPPOBOSQUE DES QUADRUPÈDES. Ailes obtufes,
thorax blanc, panaché; quatre doigts aux tarfes.
— AVICULARIA. (Lin.) As obtufis, thoracæ
unicolore.
HIPPOBOSQUE DES OISEAUX. Ailes obtufes, thorax
d'une feule couleur.
ARANEA ARAIGNÉE.
De plufieurs belles efpèces d’Araignées que j'ai
rencontrées en Barbarie, je ne citerai que celles
qui ont plus particuliérement fixé mon attention
par leur couleur, leur forme, leurs mœurs, &cc.
N'en ayant pu conferver beaucoup d’autres, Jaime
mieux n’en point parler que de rifquer de tomber
dans quelque erreur, & d'y induire le leéteur.
ARANEA FASCIATA *. (Fabricius, fyft. Entom.)
* Figurée dans le Jouraal de Phyfique , mois d'avril
1787, page Idle
EN-BARBARIE. 34r
TAbdomine fafcis flavefcentibus, pedibus fufco annularis,
Muf. D. Bank.
ARAIGNÉE A BANDES. Le ventre divifé par des
bandes jaunes ; anneaux de couleur fauve aux pattes.
L’Araignée que j'ai rapportée, & qui fe trouve
dans le cabinet de M. Gigot d'Orcy, me paroït
être celle que Fabricius cite du cabinet de M. Bank,
&c qui vit dans l'île de Madère; mais fi c’eft la
même, fes yeux font mal décrits. Au lieu détre
placés dans la cinquième divifion, parmi les Araï-
gnées qui ont les yeux difpofés ainfi :::., elle
doit être renvoyée dans la neuvième, parmi celles
dont les yeux font rangés de la manière fuivante
Cette Araïgnée a le corps orné de bandes tranf-
verfales noires & jaunes, femblables à celles de
quelques Guèpes. Le thorax eft une écaille dure,
couverte de poils blanchâtres. Ses pattes font brunes
à leur première divifion , & fe terminent par des
bandes alternativement noires & cendrées. Sous le
ventre, les bandes , au lieu d'être tranfverfes , font
longitudirales, &c piquetées de plufieurs petits points
noirs.
Quand cette Araïgnée a acquis fon entier acèroif-
fement, elle eft prefque de la grofeur du pouce ,
ce qui arrive à la fin de juillet. Elle habite les
buiflons &z les haies, où elle forme fa toile en rézeau
à très-larges mailles, dont elle occupe le centre. Ce
*"3
342 VOYAGE
neft point pour les petits infeétes que fes filets font
endus, d’où il leur eft facile de s'échapper à‘raïfon
de la largeur des mailles; ce m'eft qu'aux grofles
Mouches, aux Guèpes, aux Bourdons, & même
aux Sauterelles qu’elle déclare la guerre.
Dès qu'un de ces infeétes a eu l’imprudence de
fe jetter dans fes filets, elle le fait fon efclave &
Penchaine par plufeurs fils. Elle ne lui fuce point
le fang ; mais elle commence par lui donner la
mort avec fes redoutables mächoires. Elle en mange
une partie, fi elle eft afamée, & met le refteen
réferve pour un autre repas; mais elle a foin de
cacher fes provifons parmi des feuilles sèches, hors
de la portée de la vue. Je lui ai fouvent trouvé
des vivres très-abondans. Chaque proie étoit ren-
fermée dans un fac à part, compolé de fils tiffus
fans ordre, & enduits d’une glu noirâtre très-
abondante. Ceft parmi ces cadavres d’infeétes que
Jai trouvé le joli Sphex à fortes mâchoires:, dont
Jai parlé plus haut (r).
Le fac dans lequel elle dépofe fes œufs, eft d'une
forme très-finoulière. C’eft un ovale coupé horizon-
talement dans fon milieu, & de la groffeur d'un
œuf de pigeon. Le tiffu, prefque parcheminé, eft
fi ferré, qu'il eft très-difficile de pouvoir le déchirer.
Sa partie tronquée cft garnie à fes bords de fept à
(5) Sphex maxillofa, pag. 322.
EN BARDBARIE 34%
hui, pointes en forme d’anfes , d’où partent des
fils très-forts qui-tiennent ce fac fufpendu à peu
prèsicomme les lampes de nos éolifes. A peine les
Jeunes Araïgnées font forties des œufs, qu'elles
rompent lefpèce d'opercule qui ferme la grande
ouverture de lovale; elles rodent en troupes dans
les,environs, &c.fe retirent enfuite dans: leur pre-
muère habitation ; où elles viveñt en fociété jufqu'à
ce que, devenues plus: fortes , elles fe féparent 8
deviennent. ennemies mortelles, après avoir vécu
en famille & d'un bon accord.
.… Les.fils de;cette Araïgnée font, les plus forts que
Je connoïfle, Je les ai-fouvent effäyés avec des fils
de foie. Ces derniers ; tirés à forces égales, étoient
les premiers, à fe rompre. -Ces fils font d’un luifant
argenté > très-longs faciles à travailler. Ils pour-
roient fuppléerà la foie avec un avantage d'autant
plus grand que cet infedte , ardent au travail, &
pourvu de très-gros mammelons , ne tarde pas à
former une: nouvelle toile, dès qu'il eft privé de
cellequ'ilavoit d'abord fabriquée. Mais fes mœurs in-
fociales s’oppoferont toujours aune telle manufaîture.
La feule vue de fes femblables met cet infeéte
en fureur. D’auffi loin qu'ils s'apperçoivent, ils
fondent les uns fur les autres avec un acharnement
- qui ne fe termine que par la mort d’un des deux
combattans. Les cadavres des vaincus font mis en
réferve avec les autres provifions de bouche. Il eft
Y 4
M4 :: VowmcefE pa
impoñlible d'en conferver plufeurs en libetté dans
un même appartement, quoique placés à des dif:
tances très-éloignées. J’avois renfermé une douzaine
de ces Araïgnées dans mon cabinet : là plus.forte
ef reftée feule maitreffe du champ de bataille pare
huit jours de combats.
J'ai fouvent rencontré , parmi les mêmes buiffons,
une autre Araignée de la même groffeur , de la même
famille que la précédente. Elle en a les mœurs & la
férocité. Elle m'a paru n’en différer que par fa
couleur , qui eft d’un très-beau velouté mêlé de
noir & de brun, & formant des nuances très-
agréables. Cette Araignée ayant été détruite pendant
le temps de ma quarantaine à Marfeille, je ne peux
en donner une defcription bien exaéte. Elle ne pond
point fes œufs, comme la précédente, mais elle
les dépofe, en forme de gâteau, fur un corps folide;
arrangés fymmétriquement, collés enfemble par une
glu blanchâtre, & elles les recouvre avec plufeurs
fils roux, tiflus fans ordre, & fi peu ferrés, qu'il
eft facile d’appercevoir, à travers, la difpofition des
œufs. Jen ai élevé plufñeurs. Elles m'ont paru sin-
quiéter peu du fort de leur famille, qu’elles aban-
donnent peu après la ponte, pour aller chercher
fortune ailleurs.
— SANGUINOLENTA. (Lin.) Abdomine ovato coc-
cineo : linea longitudinal atra.
EN BARBARIE 346
-'ARAIGNÉE ROUGE. Ventre ovale, de couleur
rouge, avec une ligne longitudinale dun noit
matte.
Cette Araignée court fur la terre dans les champs:
Elle loge dans des trous, où elle forme une toile
très-irrégulière.
— VIiRESCENS. ( Lin.) Abdomine oblongo flavo=
viridi: Lineis lateralibus albis.
ARAIGNÉE VERDATRE. Ventre oblong, d’un jaune
verd, avec des lignes blanches latérales.
Elle habite dans les haies & les brouffailles , ot
elle tend de grands filets à rézeau.
— TARANTULA. (Lin. ) Subtus atra ; pedibus
Jubtus atro fafciatis.
ARAIGNÉE TARANTULE. D'un noir matte en
deflous , avec le deflous des pattes en bandelettes
de même couleur.
Je ne cite cette Araignée fi célèbre, comme
habitante de la Barbarie, que fur la foi des auteurs,
Je ne ly ai jamais rencontrée.
SH eO0R:P;F:0. SCO RP IO N.
— Maurus. (Lin.) Peéfinibus 8 dentañs , ma-
ruibus fubcordatis punéfatis.
346 :V Oo Y'AIG'E a
Scorrion DE MAURITANIE, Peignes à huit dents, ;
pinces prefque en cœur, ponétuées,
Cette efpèce eft très-commune dans le fable, où
on la trouve quelquefois par gens =: Lys colèur
eft noire. | | | ov01,3l
— EUROPZÆUS. (Emi Pelinibis 18 Ta Da :
manibus angulatis.…. (nl VA ART)
Scorrion D'EUROPE. Peignes à dix-hüit a !
pinces, anguleufes. 7 ++. MARS
On le trouve fous les pierres, dans les ‘lieux
humides, dans les appartemens au rez-de-chauflée,
I na paru le même que celui qui vient en Pros
vence; mais il eft plus fort & plus gros.
_— AUSTRALIS. (Lin. ) Peélinibus 32 dentatiss
imnanibus lævibus. |
SCORPION DU MiDi, Peignes à trente-deux dents;
pinces fans poil.
CANTHAROIDES. ( Fabricius : GE Ep )
Il reflemble à celui que ‘Ton trouve aux environs
‘de Paris.
CANCER. CRABE. ÉCRE VISSE.
LA famille nombreufe des Crabes n’eft pas moins
étonnante par fon organifation particulière quepar
Pinftinét, la finefle & les rufes que plufeurs d’entre
EN BARBARIE 347
ex mettent en ufage, foit pour fe procurer leur
nourriture , foit pour fe défendre &c fe mettre à
l'abri des infultes & des attaques de leurs ennemis.
Ïis ont cela de commun avec les infeétes, que chez
eux les parties molles & les chaits font intérieures ,
&t que les os font fitués extérieurement, ou plutôt
qu'ils font remplacés par la bte dure &
cruftacée qui revêt ces animaux. Les deux pattes
de devant font terminées par des pinces très-fortes,
armées de dents qui leur fervent à faifir leur nour-
riture & à la déchirer. L’on a remarqué que lorf-
qu’on leur coupoit une de leurs pattes, elle repoufloit
en plus ou moins de temps; que la partie tronquée
étoit bien plutôt remplacée lorfque lincifion étoit
faite à la feconde articulation ; & que quand cette
patte étoit caflée plus haut que la feconde articu-
lation, Panimal avoit foin de retrancher le refte ,
né cette articulation.
Les Crabes s’accouplent au mois d'avril. La fe-
melle fe tient couchée fur le dos, & le mâle fe place
deflus , en’ la tenant ferrée très-étroitement. Environ
trois mois après la fécondation, les Crabes dépofent
leurs œufs dans le fable aux pieds des rochers. Ces
‘animaux fe nourriflent de vers, de coquillages, de
petits poiflons, & même de plantes marines (1).
(1) Bafler, Opufcul. fubfeciva, tome I, page 12.
345 : : V'OYAMGNE
La plupart vivent très-bien hors de l'eau, & on les
voit, fur-tout le foir, courir fur les rochers, &
le long des bords de la mer. Ils paroïflent même
former entre eux une efpèce de fociété.
Une autre propricté des Crabes eft de fe dépouiller
enticrement de leur enveloppe teftacée tous les ans
au mois d'août. Ce moment eft pour eux un état
de crife. Après quelques jours de repos & de lan-
gueur, 1ls s’agitent vivement en tout fens, jufqu'à.
ce qu'ils foient fortis de leur enveloppe, devenue
trop étroite pour eux. Ils font alors foibles, mols,
incapables de fe foutenir fur leurs pattes jufqu'à ce
que, quelques jours après, leur peau fe foit durcie,
& que les forces leur foient revenues : mais en
attendant ils ont grand foin de fe cacher, &r fur-tout
d'éviter la rencontre des autres Crabes, qui les
dévoreroient fans pitié. J'ai obfervé, en Afrique,
les efpèces fuivantes :
CANCER CURSOR. ( Lin. ) Brachyurus, thorace
Levi integerrimo : lateribus pofhce marginato ; antennis
ffélibus, cauda reflxa.
CRABE COUREUR , à courte queue , thorax kiffe
très-entier, échancré en devant fur les côtés, an-
tennes fifliles, queue recourbée en deflous.
— Minurus. (Lin.) Brachyurus, thorace lævi
integerrimo [ubquadrato : margine acutiufculo ; antennis
breviffémis.
EN BARBARIE 349
CRAPE A COURTES ANTENNES, à Courte queue,
thorax lifle, très-entier, prefque carré, un peu
aigu à fes bords, antennes très-courtes.
Cette efpèce, dont le principal caraëtère confifte
dans les antennes très-courtes , eft de la grandeur
de l'ongle du petit doigt. On le trouve ordinaire-
ment dans les Moules , où lon prétend que, par une
efpèce d'accord fait entre lui & la Moule, celle-ci lui
accorde un logement & un afyle qui le met à Pabri
de la pourfuite de fes ennemis, tandis que le Crabe,
de fon côté, veille à la confervation de fa bienfai-
trice, en l'avertiflant du moindre danger, lorf-
qu'ouvrant fes écailles, elle eft expofée à l’avidité
de certains vers de la claffe des polypes, qui n’atten-
dent que ce moment pour sintroduire dans fa
coquille, & dévorer la Moule. L’efpèce fuvante
rend le même fervice à la Pinne-marine, fi toute-
fois lon peut ajouter foi à un fait qui mérite d’être
fuivi avec la plus fcrupuleufe attention.
— PINNOTHERES ( Lin.) Brachyurus glaberrimus ,
chorace Levi: lateribus antice planato, caudæ medio
zodulofo-carinato,
CRABE DE LA PINNE-MARINE, à courte queue,
très-glabre; thorax lifle, applati en devant fur les
côtés ; le milieu de la queue noueux, & en forme
de carène,
350 VoYace
— NucLEUS. (Tin.) Brachyurus , thorace Levi
globofo : antice utrinque unideritato , poflice roftroque
bidentato.
CRABE GLOBULEUX, à courte queue, thorax life
en forme de globe, une dent de chaque côté à la
pass antérieure, une efpèce de bec à deux dents
à la partie péfériennes
Ce Crabe m'a paru avoir tous les carañires que
Linné lui donne. Sa couleur eft jaunâtre ; il eft de
la groffeur de la dernière phalange du doigt.
— ARANEUS. ( Lin.) Brachyurus, thorace hirfuto
oyato tuberculato , roftro bifido , manibus ovatis.
CRABE ARAIGNÉE, à courte queue; thorax velu,
ovale, tuberculé; bouche divifée en deux, pinces
ovales.
Cette efpèce devient très - grofle, elle eft fort
commune dans les mers de Provence.
— CRUENTATUS. ( Lin.) Brachywrus thorace tu-
berculofo fanguineo , roftro lineart truncato.
CRABE ENSANGLANTÉ, à Courte queue, thorax
couvert de tubercules couleur de fang, bouche
linéaire tronquée,
Cette efpèce approche beaucoup de la précédente.
Elle a le dos & les pattes couverts de tubercules
de différentes groffeurs, le.
EN BARBARIE 3$r
— BERNHARDUS. ( Lin.) Macrourus parafiticus ,
chelis cordaïis muricatis : dextra mayere.
CRABE SOLITAIRE ; à longue queue, parafites,
pinces en cœur armées de pointes ; la pince droite
plus grande.
Ce Crabe eft connu vulgairement fous le nom de
Bernard-l'hermite. Comme fon corps eft mol, dé-
pourvu de l'enveloppe teftacée de la plupart des
autres Crabes, il a foin, pour fe mettre à Falwi
des attaques de fes ennemis, de fe retirer dans une
coquille vuide, qu'il choiïfit ordinairement parmi
les Buccins, &c qu'il traine par-tout avec lui: À
mefure qu'il groflit & que cette maifon d'emprunt
lui devient trop étroite, il la quitte pour en chercher
une autre. Par le moyen des crochets de fa queue,
il s'attache fi fortement à une des fpires intérieures
de la coquille, qu'il faut beaucoup d'efforts pour
l'en, arracher. Parmi les coauilles vuides qui fe
trouvent fur les bords de la mer, l’on en rencontre
un grand nombre habitées par cette efpèce de Crabe,
Bafler (x) remarque que fi Von brife les coquilles dans
lefquelles ces Crabes font logés, on les voit alors,
inquiets &c agités, chercher leur première demeure;
& que fi. deux ou trois fe préfentent pour occuper
une nouvelle coquille, 1ls fe livrent entre eux un
(5) Opuf. fubfec. Liv. II, page 10,
352 VOYAGE
combat très-violent , jufqw'à ce que le plus fort
refte en poffeffion de la coquille,
— HoMARUS.(Lin.) Macrourus , thorace antrorfum
aculeato , fronte bicorni , manibus adaitylis.
CRABE HOMAR, à longue queue ; thorax épineux
en devant, front à deux cornes, pinces fans doigts.
Ce Crabe eft très-commun. C’eft un mets aflez
délicat & très-nourriflant.
— ARETUS. (Lin. ÿ Macrourus , thorace antrorfum
aculeato, fronte diphylla, manibus [ubadaëtyls.
CRABE FEUILLE, à longue queue; thorax épineux
en devant , le front orné de deux efpèces de feuilles,
pinces prefque fans doigts.
Cette efpèce , quoique bien moins forte & moins
abondante en chair que la précédente, fe mange
en Provence. Elle a la tête ornée de deux larges
appendices en forme de feuilles, divifées, à leur
fommet , en fix à fept parties.
— PuLEx. (lin.) Macrourus, articularis ; ma=
nibus quatuor adailylis , pedibus decem,
Pulex marinus. Bafter.
CRABE CREVETTE, à queue alongée, articulée ;
quatre pinces fans doigts , dix pattes.
Cette efpèce eft petite. Elle vit également dans
eau douce, comme dans celle de la mer. Elle fe
tient
EN BARBARTÉ 343
tient ordinairement cachée dans les plantes marines:
Elle faute avec beaucoup de léséreté ; d’où vient
que plufieurs Naturaliftes l'ont appellée Puce de mer,
DR CCS; C EO PORTE
—Asizus. (Lin. ) abdomine foliis duobus obteëto
cauda femi-ovalr.
* CLOPORTE ASYLE. Ventre recouvert par deux
lames; queue à demi-ovale.
Je n'ai jamais trouvé cet infeéte fur le rivage ;
mais les pêcheurs de corail en amenoient fouvent
avec la vafe du fond de la mer. Rondelet le nomme
Pou de mer, Pediculus marinus.
— AQUATICUS. (Lin.) Lanceolatus, cauda rotun-
data, flylis bifurcis.
CLOPORTE D'EAU DOUCE. Corps lancéolé; queue
arrondie ; deux filets divifés en deux.
Ce Cloporte eft abondant dans les eaux ftagnantes,
— OCEANICUS. ( Lin.) Ovalis, cauda bifida,
flyls bifidis.
CLOPORTE DE L'OCÉAN. Ovale, queue divifée
en deux; filets divifés en deux.
Rien de plus commun que cet infe&e fur les
_ rochers de la Calle, Il reflemble beaucoup au fuivant,
Part, I. Z
354 VOYAGE, &t.
- — ASELLUS. (Lin. ) Ovalis , cauda obtufa, fylis
fimplicibus.
CLOPORTE ORDINAIRE. Ovale, queue obtufe ;
filets fans aucune divifon.
. LA
Jen ai trouvé, comme en France, quelques
variétés d’une couleur plus ou moins foncée, noi=
râtre, luifante.
— ARMADILLO. (Lin.) Ovalis, cauda obtufa
integre.
CLOPORTE ARMADILLE, Ovale, queue obtufe,
entière.
Ce Cloporte, peu différent du précédent, fe
roule en boule dès qu’on le touche. Sa couleur eft
ordinairement d'un noir luifant ; fes antennes font
bordés d’un peu de blanc. On le trouve dans les
bois.
Fin de la première Partie.
OT À BE
DE SM AT I'É RES
CONTENUES DANS CE VOLUME.
_
NB, Toutes les efpèces nouvelles font défignées par une N.
Discours PRÉLIMINAIRE SUR LA BARBARIE. Page
LETTRES ÉCRITES DE L’'ANCIENNE
NUMIDIE,
LETTRE PREMIERE , à M. Foreftier, D. M. Page x
LETTRE II, au même, 6
LETTRE III, au mème. 14
LETTRE IV , au même. 17
LETTRE V, au même. 24
Lerrre VI, à M. T. L: 30
LETTRE VII, au même. 4x
Lerrre VIII, à M.F. D. M. | 44
LETTRE IX, au même, SE
LETTRE X, au mème. 59
: LETTRE XI, au même. 70
LETTRE XII, au même. 77
LETTRE XIII, au même, 82
LETTRE XIV, au même, 86
LETTRE XV, au même. 92
LETTRE XVI, au même. 99
LETTRE XVII, au même, 107
Ps L
| 44,
356 - T-ABLE
LertTeEe XVIII, au même. Page 113
LETTRE XIX , au mème. 117
LETTRE XX , au même. 126
Lettre XXI, à Madame de”... : 140
LETTRE XXII, a M. F.... D. M. 147
Lettre XXIII, au même. 153
LETTRE XXIV, au mème. 161
LETTRE XXV, au même. 172
LETTRE XXVI, au mème. 183
LETTRE XXVII, au même, k.Vagz
LETTRE XXVIIT, au même. 199
LETTRE XXIX, au mème. +02: 207
RECHERCHES SUR L’HISTOIRE NATURELLE
DE LA NUMIDIE.
RÈGNE ANIMAL.
QUADRUPEDES. -
Le Lion.
La Panthère & l'Once.
Le Lynx & le Caracal.
L'Hyæne.
Le Loup.
Le Renard & le TR
Le Chat fauvage , le Chat-Tigre , &c ARE
L'Ours.
Le Sanglier.
Le Hérifon.
Le Porc-épic.
Le Cerf, la Gazelle & le Bubale,
Le Taureau. .
Les Chèvres & les Brebis.
217
222
229
231
232
234
236
238
239
240
24E
242
245$
247
DES MATIÉRES 35
Le Chameau. Page 249
Le Cheval. AE Lo:
Le Chien. : 253
Les Singes. 256
Le Phoque on Veau-marin. 260
De quelques autres animaux qui fe trouvent en Numidie
& en Europe. 261
MES OTLSE AUX
Le grand Aigle ou l’Aigle Royal. | 26
L’Aigle commun. : 264
Le petit -Aigle, | ibid
L’Aigle de mer, o le Balbuzard. 265
Le grand Aigle de mer, oz l'Orfrx. ibid.
Le Vautour. ibid.
Le Milan. 266
La Bufe. | ibid
L’Épervier. ibid,
L’Autour. ibid,
Le Faucon. ibid,
Le Hou-Baara ox la petite Outarde huppée, 267
Le Rhaad oz Saf-faf. ibid.
La Pintade ou la Poule de Numidie, 268
La Gélinote. 269
Le Ganga ou la Gélinote des Pyrénées, ibid,
La Perdrix rouge de Barbarie. 270
Le Francolin. ibid,
Les Cailles, les Pigeons, les Ramiers , les Tourterelles.
ibid.
e Corbeau, 1bid,
Le Geai. 271
L'Étourneau ibid,
358 TABLE
Le Loriot. Page 277
La Grive commune.
Le Green-Thrush,
Le Merle.
Le Moineau.
Le Pinçon.
L’Alouette.
Le Roffgnol.
Le Motteux.
Le Coucou.
La Hupe.
Le Guépier.
L’Hirondelle.
Le Pic-vert.
Le Martin-Pêcheur.
La Cigogne.
Le Héron.
Le Héron de Madagafcar,
La Spatule.
La Bécafle.
Le Chevalier.
Le Chevalier à pieds rouges,
Le Courlis.
L’Echañle. |
Le Vanneau.
La poule d’eau, les Sarcelles & les Macreufes, #
Les Canards.
Le Goëland.
Le Flammant o4 Phénicoptère,
L’Autruche.
ibid.
272
ibid.
ibid.
273
ibid.
ibid.
ibid,
ibid,
274
ibid.
275
ibid.
276
ibid.
277
ibid.
ibid.
278
ibid.
ibid.
ibid.
ibid
279
ibid,
ibid,
ibid,
280
ibid,
V0 ŸY A. GE
DA RMD A RFE
PREMIERE FARTIUE,
LEILRE PREMIERE
À M. FORESTIER, Doëleur en Médecine.
De la Calle, 12 Mai 1785.
ME voilà , mon cher Doëteur, livré tout entier à
ma pañlion pour les Voyages & FHiftoire Naturelle,
Jhabite depuis quelques jours ancienne Numidie,
où je fuis arrivé fous les plus mauvais aufpices.
Depuis près de deux ans la pefte ravage ces contrées,
& la négligence des habitans la propage d’une nation
chez une autre. Outre ce cruel fléau, lon m'a
dépeint les Arabes & les Maures comme les êtres
de.la Nature les plus inhumains & les plus féroces,
haïffant les Chrétiens tant par principe de religion,
que par préjugé d'éducation (1). Ceft un triomphe,
(1) Ces Arabes nous haïffent aujourd’hui fans favoir
pourquoi. Mais léurs pères Le favoient bien. Les guerres les
Part. I. ’ “SA
: LEA MU 7 »
” dde VO YA C FM
un aëte méritoire pour un Arabe que de répandre
le fang d’un Européen. Ils ne s’'épargnent pas davan-
tage entre eux ; & 1l eft rare qu’une nation ne foit
pas en guerre avec fes voifins, & qu'un Arabe fans
défenfe foit en füreté parmi fes femblables à quel-
ques lieues de fa tente. Le peu que.j'ai vu jufqu'à
préfent m'a confirme ces rapports. La Calle ; prin-
cipal comptoir de la Compagnie royale d'Afrique,
a fermé fes portes, & seft barricadé pour éviter
toute communication avec les Maures du dehors
infeûtés de la pefte, Ceux-ci irrités & jaloux de voir
les Chrétiens échapper à une maladie qui humilie le
Mufulman , parce qu'il la regarde comme une punition
du ciel, font tout ce qu'ils peuvent pour introduire
plus injuftes auxquelles le fanatifme donnoiït le nom de
faintes, portées tant en Orient qu’en Afrique , ont révolté
contre nous d'immenfesnations qui ne nous avoient fait alors
d'autre mal que celui de fuivre la religion de Mahomet, tandis
que nous fuivions celle de Jéfus. Ces entreprifes firent ré-
pandre beaucoup de fang, & fe terminèrent par nous attirer,
de la part des nations offenfées, une haine bien méritée.
Le nom Chrétien eft reflé pour toujours en exécration dans
les différentes contrées du Levant, dans la Syrie, l'Arabie,
la Perfe, l'Arménie, l'Égypte, la Barbarie , &c. Les pères
ont tranfmis cetre haine à leurs enfans. En pañlant d’une
génération à une autre la caufe en a été oubliée, maïs la
haine eft reftée, Ceft ainfi que nous payons aujourd'hui
les fautes commifes par nes pères il y a plus de fix çens ans,
pe à 6 » sl PM 'CT NN D.
PAR ne A M)
T'AS “ à /
p”.
EN BARBARITIE. 151
: Notre parti étoit prefque déjà pris d'attendre le jour
dans cette pofition alarmante. Cependant nous mar-
chions toujours, lorfque tout-à-coup nous enten-
dimés la voix d’un Arabe. Il nous avertit que fi
nous avancions encore quatre pas, nous allons
périr dans un ruifleau extrêmement, groffi; mais
ce coquin refufa plus d’une demi-heure de nous
remettre dans le vrai chemin. Il fallut le payer
d'avance, encore étoit-il capable, après avoir reçu
notre argent, de nous laifler-là, & de s'enfuir :
maïs 1l fut de bonne-foi ; il nous fit pafler un ravin
à gué, & nous conduifit jufqu’aux portes de Bonne,
où il ne nous fut pas poflible d'entrer.
Nous n’eûmes alors d'autre reflource, pour pañler
le refte de la nuit à couvert, qu’un fozdouk ou
auberge des Maures , hors des portes de la ville, où
fe raflemble la plus infame canaïlle. Nous nous y
préfentâmes ; maïs nous flmes dans l’inftant accabiés
d'inveétives & de malédiétions par les Arabes qui
y logeoient. Cependant à force de difputer avec
eux, & fur-tout de leur offrir de l'argent, 1ls nous
reçurent , & nous conduifirent dans un galetas ,
où nous trouvâmes pour tout meuble une fimple
natte. Nous avions grand froid , Peau découloit de
toutes parts de nos habits, que nous fümes obligés
de garder, n’ayant pas de quoi changer.
Dans ce pitoyable état, nous trouvions encore
notre poftion très-heureufe en comparaïfon de ce
Parc, I, “Ka
ER
152 VOYAGE
qu'elle auroït pu être, & nous nous livrions à la
joie qu'infpire le danger pañlé. Etendus fur une natte
au lieu de lit, avec des habits mouillés pour cou-
verture, la tête appuyée fur la felle de notre cheval,
nous efpérions, à l'aide d’un petit réchaud du feu
que lon nous avoit donné, goûter un peu de
repos : mais le mauvais temps ne nous le permit
pas. Une forte pluie, mêlée de grêle, remplit en
un inftant notre galetas de plus de deux pouces
d’eau , qui faifoient foulever notre miférable natte;
à chaque coup de tonnerre il fe détachoit de notre
plafond des placards qui nous tomboïent fur le
corps. Je croyois que nous refterions enfevelis fous
ces ruines au milieu de l’eau qui y entroit de plus
en plus. Heureufement il y avoit dans cette chambre,
comme dans toutes celles des Arabes, une pièce de
bois en travers à quatre pieds d’élévation, en forme
de juchoir, pour y placer les felles &c les harnois
des chevaux. Ce fut-là en effet où nous nous 7z-
châmes pour éviter l’eau. À la pointe du jour nous
entrâmes dans Bonne, & nous nous rendimes au
comptoir de la Compagnie d'Afrique, où les bons
traitemens nous firent oublier toutes nos fatigues,
Fai Fhonneur d’être, &c.
1° F | de
ei M Pi ®
#. DES MATIÈRES. 359
ANIMAUX AMPHIBIES,
Les REPTILES.
Tortue. Tefudo, Page 283
— coriace. — coriacea, ibid,
— de Grèce. — Graca, ibid,
Les Serpens. 284
Le Zurreich. 285
Le Leffah. 286
Lézard. Lacerta. ibid,
— vert. — apilis. ibid,
— d'Alger. — Algira. é 287
— Caméléon. — Chameæleon, 288
— Chalcidique, — Chalcidis. 289
— commun, — vulgaris. ibid,
— des marais. — paluftris, 290
— Salamandre, — Salamandra, ibid,
INSECTES,
Scarabé, Scarabaus.
— à étuis faillans, N, — marpinatus. 29%
— Rhinocéros, — Rhinoceros, 293
— Moine, — Naficornis. ibid,
— facré. — facer. ibid.
— d’Efpagne, — Hifpanicus, 297
— Taureau. — Taurus. ibid.
— des fables. — fabulofus. ibid,
— foulon. — fullo. 298
— Cuivreux. . — æruginofus. ibid,
Efcarbot. : Hifier. ibid.
— de Barbarie, — Major. ibid,
360
Tourniquet.
— nageur.
Charanf{on.
— de la vefce.
— d'Alger.
— de Barbarie.
Capricorne.
— noir.
— roux.
Ditique.
— hydrophile,
— de Numidie.
Carabot.
— cuivré.
— applati.
Ténébrion.
— géant.
— épineux.
Staphylin.
—hérifié.
— couleur de rouille,
Blatte.
— d'Afrique. .
Mante.
— prie Dieu.
— dévote.
— Sphinx. N.
Grillon, Sauterelle.
TABLE:
Gyrinus.
— natator,.
Curculio.
— Crace,
— Algirus.
— Barbarus.
Cerambix.
— cantharinus.
Duicus.
— Piceus.
— Suiéicus,
Carabus.
— granulatus,
— complanatus,
Tenebrio.
— gigas.
— fpinofus.
Staphylinus.
— hirtus.
— erytropterus,
Blatta.
— Africana.
Mantis.
— oratoria.
— religio[a.
— Sphinx.
Gryllus.
— à antennes prifmatiques. — 24/utus.
— à corcelet alongé.
— de Numidie, N,.
— fubulatus,
— Numidicus,
— à longues antennes,
— de Barbarie.
Panorpe.
— de l’île de Co.
Sphex.
— à deux dents.
— de Mauritanie.
— à fortes machoires, N.
Abeille.
— en deuil,
PE
— longicorne.
— Barbarum.
Panorpa.
— Coz.
Sphex.
— bidens.
— Mauritanica,
— maxillofa,
Apis.
= (ineralide
*
L:. 24 DES MATIÈRES:
,. —enfanglanté. N, . . — cruentatus. Page
_— courtillière, . — gryllotalpa.
._ ,— des champs. . — campeftris,
Cigale. .-Gicada.
— de Provence. -— Plebeia.
— de prés. - — hœmathodes. .
Demoifelle. Libellula.
. — françoife. —maculata,
— jaune. + — flaveola, .
— applatie. — depref[a.
— à crochets, — forcipata,
— azurée. — ænea.
— vierge. — virgo.
— enfant. — puella.
Ephémère. Æphemera.
— jaune. — lutea.
— noire. — nigra.
.Hémérobe. hemerobus.
— perle. — perle.
— brillant, — fpeciofuse
ÆFourmillon. Myrmeleon.
— demoifelle. — libelluloides,
36%
316
ibid.
ibid.
317.
idib.
ibid.
318
ibid,
ibid.
* ibid.
319
ibid
ibid.
ibid,
ibid,
ibid,
320
ibid,
ibid,
ibid,
ibid.
ibid.
327
ibid,
ibid.
ibid,
32 2
ibid.
ibid,
: D |
324
ibid,
362
— Rouffe,
— Mouche à miel.
— terrière.
— de Barbarie.
— violette,
— terreftre.
— des moufles.
Fourmi.
— de Barbarie.
— roufle,
— noire.
— rouge.
L'Oeftre.
— du bœuf,
— des chevaux.
— hémorrhoïdal.
Tipule.
— des rivages.
Taon.
— de Mauritanie,
— des bœufs,
— morio.
Coufin.
— commun.
— argenté. N.
* Hippobofque.
— des quadrupèdes.
— des oifeaux.
Araignée.
— à bandes.
— rouge.
— verdâtre,
L
TABLE
— rufa.
— Mellifica:
— cunicularite
— Barbara,
— yiolacede
— terrefiris.
— Mufcorum.
Formica.
.— Barbara.
— rufa.
— nigra.
— rubra.
Oeftrus.
— bovis.
— nafalis.
— hæmorroidalis.
Tipula.
— littoralis,
Tabanus.
— Mauritanus.
— bovinus.
— Morio.
Culex.
— pipiens.
— ATBENEUS
Hippobofca.
— equina. L
— aviculariaæ.
Aranea.
— Fafciata.
= fanguinolenta,
— yirefcens,
Page 324
ibid,
325
ibid,
ibid,
326
ibid,
ibid,
ibid.
ibid.
327
336
ibid,
ibid.
337
ibid.
338
ibid,
ibid,
ibid,
ibid.
339
ibid,
ibid,
ibid,
349
ibid,
ibid,
ibid.
341
345
ibid:
LA
» à”
= Tarantule.
. Scorpion.
— de Mauritanie,
— d'Europe.
— du midi,
Crabe , Ecrevifle,
- — coureur.
—à courtes antennes.
— de la Pinne marine.
— globuleux,
— Âraignée.
— enfanglanté.
— folitaire.
— Homar.
— feuillé,
— chevrette.
Cloporte.
— afyle.
— d’eau douce,
— de l'océan,
— ordinaire.
— Armadille.
FIN de la Table du premier Volume,
DES MATIÈRES.
— Tarantula,
Scorpio.
— Maurus,
_ Europaus,
— aufiralis.
Cancer.
— MINULUS
— Pinnotheres.
— nucleus,
— Araneus.
— cruentalus,
— bernhardus.
— Homarus,
— arellSe
— pulex,
Onifcus.
— afilus,
— aquaticuse
— OCEANICUS,
— afellus.
— Armadillo.
363
Page 345
346
ibid,
ibid,
ibid.
ibid,
343
349
ibid,
350
ibid,
ibid,
35€
352
ibid.
ibid,
353
HITA
ibid,
ibid,
354
ibid,
4 un 4 « . A: d , s | L
Ÿ È Po a". ml "4 Aa a k
ADDITIONS ET CORRECTIONS
ee pu TOME PREMIER
st
AT »
»
LS Puce 25, ligne 5, une paire de pantalons , sifex un pantalon.
Page 32, ligne 10, de la coutume, lifez du coftume. >
#. Page 71, ligne 22, meure, lifex meurt.
Page 144; ligne 4, fe, lifex le.
Page 166, mais l’objet le plus frappant , Éc.x
Note. Les colonnes & les ornemens dont il eft parlé
dans cet article, obfervés par d'anciens voyageurs, n’exif-
tent plus aujourd'hui, au moins les reftes en font mécon-
noïffabies. Les deux éléphans en bas-relief n'ont point leur
} trompe entrelacée, comme Îe D. Shaw l’a figuré, mais
ils font placés vis-à-vis l’un de l'autre. Les pieds de la
femme qui eft au-deflus ne pofent point fur les éléphanss
Page 170, Bugie, fur la côte, &c.
Nor. D n'y a plus aujourd'hui qu'un feul château à
Bugie : les deux autres ont été détrüits.
Page 339, ligne 19, ajoutez :
Cousin ARGENTÉ. Tout le corps couvert d'écailles
argentées, des bandes brunes & argentées aux pattes.
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