Skip to main content

Full text of "Voyage en Barbarie : ou lettres écrites de l'ancienne Numidie pendant les années 1785 & 1786, sur la religion, les coutumes & les moeurs des Maures & des Arabes-Bédouins : avec un essai sur l'histoire naturelle de ce pays"

See other formats


Di 4 « _ 

H | &f U= SES) 

A A3; ER W-Gibson: {nv 

pr , — = 
L'on CE — 


; PL 


_ EN BARBARIE. 


+ 
o- RTIE: 
dre, PREMIÈRE PA 
7 4 ’ n) 
M 6 
LA vf HD Us 2 € en 
& * £ L : Lis * 
À # RAS 3 4 * 4 ra 
Le SP. NUE: Era 
| D ° PT RE) Te 
De 2e S'+% 
5 LES "à 7? 3 
. ge. 5 à * 
LA  æ $ Cr , 
ER en PE 2 & 
VX Lisa 
v 
: “ 


ent .___ DUFLICATA DE LA BIBLIOTHÉQUA | 
| DU CONSERVATOIRE POTANIQUE Li GENEVE 
â 7 VENDU EN 1922 | 


DE 
: 


be 


M 


ñ 


: 


ÿi Pne 
LOL ARE SARA 


# Mu | 
N'AILE LTTOLMEN A3 à 


: LR 
"TA 
a. : tee 

0. 
7, 


' de (| 14 h 


CRE Z.. 
{ 
ep? 


À 


VOYAGE 


EN BAR D ALI E. 


OU 
L E 4 FT R E S. X ANY 
MÉDÉC RITES EE 


BOTANICAL 
GARDEN 
DE L’ANCIENNE NUMIDIE 
Pendant les années 1785 & 1786, 
Sur la Relision, les Coutumes & les Moœurs 
des Maures & des Arabes - Bédouins ; avec 
un EssAr fur L Hifloire Naturelle de ce pays. 
_ PAR M. L'ABBÉ POIRET. 
Trafcorfer poi le piaggie, ove i Numidi 


Menar già vita pañlorale erranti, 
Gerufal. liberata, Canto XV. 


PREMIÈRE PARB-FFE2;: F 
LAS E: - 


ei, 


a AN ee 
CG a © 1: ts ue 
ARPA R LiS<T 0 Lust 


Chez J. B. F. N£e De LA Rocuertt, Libraire ; 
4 tue du Hurepoix, près du Pont S. Michel PR En 
D op 


UD'CETLXLEXIX. 
Avec Approbation, € Permiffion du Roi. 
1 41 


! 


& sh 1N + 
en suis ee Lo SES 
k. sen ss srl ELU 
Ka M à HORS LE A 


LT of si BUS 9 
SN LS <— — us = & eu + de 


L | pa [ y m 
| ne 1 5 A4 
Ar »' à & 7 js 
4 GB “r 71 ï di LL OQUE, PR À 
* 1." mie “ 
À | A Mol 
AE mie Déans v from memr inv 


Gb om Ame + 


VAE 74 


DISCOURS PRÉLIMINAIRE 


DAT 4 BAR ARLES 


Crrre partie de l'Afrique feptentrionale, 


. connue aujourd’hui fous le nom de Barbarie, 


Ÿ 
72 


Le 


— 
— 


habitée. fucceflivement par les Carthagi- 
nois, les Romains, les Maures, les Arabes 
& les Turcs, a été le théâtre de pluñeurs 


grandes révolutions, le fiège de deux puif- 


fans Empires , la patrie d’un peuple induf- 
trieux & commerçant, & le berceau dé 
plufieurs hommes à jamais célèbres. C'eft 
dans ces contrées, aujourd'hui prefque in- 
cultes & défertes, que l’on fe fent vivement 
pénétré du néant des grandeurs humaines : 
à peine peut-on y retrouver, même avec 
le fecours des meilleurs Géographes de 
l'antiquité, la place des villes les plus re- 
nommées. La fureur guerrière, plutôt que 
la faulx du temps, n’a .fait qu'un monceau 
de ruines d’un grand nombre de villes riches 
& peuplées. L'agriculture, le commerce 


Part. ve ; T 


Co 


+. M D,rs CORRE 
& les arts font reftés enfevelis fous les 
débris des Empires; le defpotifme & l’igno- 
rance qui leur ont fuccédé, ont converti 
‘en un vafte défert le plus beau pays de 
l'univers : mais fans nous appefantir fur 
ces grandes révolutions qui changent le 
fort des peuples, jettons un coup - d'œil 
rapide fur l’état aétuel de la Barbarie, fur 
{es premiers habitans, fur ceux qui la pof- 
fèdent aujourd’hui; parcourons les princi- 
pales villes dont l'hiftoire nous a confacré 
la mémoire, & celles qui leur ont fuccédé. 
La Barbarie, renfermée entre la mer 
Méditerranée & l'Océan Atlantique, eft 
bornée au midi par la Nicritie & la Guinée, 
&c à lorient par l'Egypte. L'intérieur & le 
plus grand efpace de ce vafte pays eft 
occupé par les déferts de Barca & de Saara, 
qui ne font que d'immenfes plaines d’un 
fable ftérile & brülant , où le voyageur 
ne s'engage que rarement , & jamais fans 
danger. Outre le défaut de fources & 
des alimens de bouche, il s'élève, de 
temps à autre, dans ces contrées, des 
vents impétueux , qui forment de ces 


PRÉLIMINAIRE. ij 
fables une mer agitée, plus dangereufe 
que les flots perfides de l'Océan. Au mi- 
lieu de ces derniers, le pilote n’eft jamais 
fans efpoir; mais dans les déferts de l’Afri 
que, le voyageur n'attend fon falut que de 
la prompte ceflation des vents. S'ils du- 
rent , les caravanes les plus nombreufes 
font bientôt enfevelies fous des montagnes 
de fable qui s’avancent par ondulations 
comme les vagues d’une mer en fureur. 
Sous ce ciel aride & brûlant > à nature 
bouleverfée , change de face à chaque 
inflant. Là exifte une montagne où, quel- 
ques heures auparavant, l'on voyoit une 
plaine uniforme & fablonneufe : d’autres 
fois les montagnes les plus élevées devien- 
nent le jouet des vents; difperfées dans les 
airs, elles laiflent à découvert l'horifon 
qu'elles bornoient par leur inégalité. Ailleurs 
les vents déchaînés ouvrent des abimes au 
milieu de ce fol mobile, & forment des 
goufres plus dangereux que ceux de Ca- 
ribde & de Scylla. Sans ceffe trompé par 
l'afpeét des lieux, le voyageur ne peut fe 
réconnoître que par la fituation des aftres , 

a 2 


1 4 MD r'SAcFOUMEN"S 

ou par la déclinaifon de laiguille aimantée. 
Ces contrées feroient abfolument inhabi- 
tées, fi de diftance à autre il ne fe trouvoit 
quelques chaînes de montagnes d’où fortent 
plufeurs fources d’eau, qui, fe répandant 
dans les plaines des environs, les fertilifent , 
& offrent aux habirans de ces lieux un 


afyle frais & tranquille (1). Le Palmier 


(x) Ces lieux habitables que lon rencontre dans 
le défert , forment autant d'îles au milieu d’unemer 
de fable. La plupart de ceux qui les habitent font 
entièrement féparés du refte de l'univers. N'ayant 
jamais vu d’autres hommes que leurs compatriotes , 
d’autres terres que les fables brûülans qui les en- 
vironnent , ils doivent fe regarder comme feuls fu 
la furface du globe, & croire que les limites du 
monde habitable font celles de leur pays. Quelques- 
unes de ces iles font connues par les caravanes, 
auxquelles elles préfentent un lieu de rafraichiflement 
&z de repos; mais combien refteront ignorées juf- 
qu'à la fin des fiècles! Celles qui fe trouvent du 
côté de l'Egypte ont été appellées Oxfs par les 
anciens Géographes. L’Ærmmonme étoit de ce nombre: 
mais à mefure que le culte de Jupiter Ammon a 
perdu de fon crédit, l’on a ceffé d'y faire des 
pélerinages, Infenfiblement le chemin de l'Ammonie 


PRÉLIMINAIRE. v 
eft l'arbre qui croit le plus volontiers dans 
ces déferts; il fournit une grande abondance 
de Dattes, & une liqueur vineufe que 
les naturels du pays recueillent avec foin ; 
mais cette liqueur , que lon obtient par une 
forte incifion, épuife l’arbre & le deffèche. 

Dès que lon a traverfé la chaîne de 
l'Atlas, & à mefure que l’on avance 
dans ces déferts, les lieux habitables & 
habités deviennent beaucoup plus rares ; 
il faut quelquefois faire cent lieues & plus, 
avant de trouver la moindre fource, ou la 
plus petite plante. Quoique les vents qui 
foufflent dans ce défert ne foient point 
réguliers, cependant ceux qui le fréquen- 
tent connoiflent à-peu-près le temps où ils 
font le plus dangereux; fouvent à l’afpe& du 


a été oublié. Perfonne n’a ofé entreprendre de le 
chercher à travers des déferts brülans; d’où il eft 
réfulté que depuis plufeurs fiècles lon ignore fi 
FAmmonie a encore des habitans. Cette Oafis ne 
nous ef plus connue que de nom. Il en eft de 
même de beaucoup d’autres, qui font rentrées poux 
toujours dans oubli. 


q 3 


vi D:'1 soon is 

ciel , ils les prévoient de plufeurs jours; 
files caravanes font alors dans un endroit 
sûr, elles y reftent jufqu’à ce que le mo- 
ment critique foit pañlé. 

Outre les élémens, les caravanes ont 
éncore à combattre les bêtes féroces, & 
quelquefois les hommes. Les habitans de 
ces brülantes contrées font peu connus. Ce 
ne font prefque que des hordes errantes, 
compolées d’Arabes indomptés, les plus 
cruels & les plus fanguinaires des hommes. 
Ils font la plupart miférables & pauvres; 
mais ils l'ignorent, & ils font libres. Cette 
ignorance & la liberté font pour eux le 
vrai bonheur. Ces peuplades difperfées font 
peu à craindre pour les caravanes, qui 
vont toujours en bon nombre & bien 
armées. Îl en part une prefque tous les ans 
de Tunis, compofée de trois à quatre cens 
hommes, pour aller faire la traite des 
Nègres en Guinée ; ils demeurent plufeurs 
années dans ce rude & pénible voyage. 
Souvent il en périt plus des trois quarts; 
quelquefois pas un feul n’en revient. L'on 
n'emploie, pour la route, d'autre bête de 


P R£LUMAENATRE: Vi 
charge que le chameau , feul animal ca- 
pable de fupporter très-long-temps la faim, 
la fatigue & la foif. La nourriture des Arabes 
en voyage eft fi frigale, que l'on a peine 
à croire qu'elle puiffe fuffire à leur exiftence. 
Un peu de farine démêlée dansle creux de la 
main avec quelques gouttes d’eau & réduite 
en boulettes, eft le feul aliment qui les 
foutient dans leurs longues courfes. 

Le défert de Barca & celui de Saara 
étoient connus chez les anciens, fous le 
nom de défert de la Lybie. C’eft dans la 
partie de ce défert qui répond aux confins 
du royaume de Tripoli vers celui de 
Barca, qu'étoit bâti ce fameux temple de 
Jupiter Ammon , où ce dieu étoit repré- 
fenté & adoré fous la figure d’un bélier. 
Là , dans des bocages impénetrables aux 
rayons du foleil, les Ammoniens jouiffoient 
d’une fraicheur & d’un printemps continuels. 
Ils pañfloient leur vie fous des cabanes 
éparfes çà & là dans les forêts. Des ruif- 
feaux d'une eau fraiche couloient conti- 
nuellement à travers les hofquets, & entre- 
tenaient une abondante végétation dans 

& 4 


viij Dirscbuvues 

ces lieux féparés du refte de l’univers par 
une mer de fable, & dont, depuis des 
fiècles, aucun voyageur n’a ofé tenter le 
voyage, 

Ïl écoit auf difficile d'aborder en Lybie, 
que dangereux d'y pénétrer. La grande & 
la petite Syrte, connues aujourd’hui fous le 
nom de Séches de Barbarie, ont été de 
tout temps trés-funeftes aux bâtimens qui 
font venus mouiller fur ces côtes. Les bancs 
de fable y forment des écueils d'autant 
plus dangereux qu'ils n’ont point de place 
fixe, &c que le navigateur le plus habitué à 
fréquenter ces côtes ne les connoît guère 
mieux que celui qui y vient pour la pre- 
miére fois. La grande & la petite Syrte 
formoient deux golfes. Le premier, plus 
avancé dans les terres, eft aujourd’hui le 
golfe de la Sidre ; le fecond , beaucoup plus 
petit, eft le volfe de Cabes , à quatre-vingts 
lieues fud de Tunis. C’étoit proche la petite 
Syrte qu’habitoient les Zorhophages | ainfi 
nommés parce qu'ils fe nourrifloient du 
fruit d’un petit arbrifleau que les anciens 
appelloient Zoros. C’eft une efpèce de 


PRÉMTMINAURE 3% 
Jujubier , le Ramnus Lotus de Linné. Il 
_eft très-commun par tout le royaume de 
Tunis. 

La Lybie étoit divifée en quatre parties, 
fous les noms de Zybie Marmorique , Cy- 
rénaique , Ammonienne & Carthaginoife. W 
feroit difficile de déterminer parfaitement 
quelles font les parties de l’Afrique moderne 
qui répondent aux divifions des anciens 
Géographes. Nous ne cherchons ici qu’à pré- 
fenter au leéteur un apperçu général, un 
tableau comparatif des peuples qui jadis 
ont habité l'Afrique feptentrionale , & de 
ceux qui l’habitent aujourd’hui. 

La Lybie Cyrénaique, fituée vers la 
grande Syrte, renfermoit cinq villes cé- 
lèbres, réunies fous le nom de Penrapolis, 
favoir : Bérénice, Arfinoé, Ptolémais, 
Apollonie & Cyrène. Elle étoit terminée 
par la Lybie Marmorique , qui s’étendoit 
prefque jufqu'aux confins de lEgypte. 
Nous avons parlé plus haut de l’Ammonie. 
La Lybie Carthaginoife tiroir fon nom de 
Ja célèbre Carthage, dont elle étoit voifine. 

Tels éroient les principaux peuples & 


X D'1 s co 'ukRiS 

royaumes qui partageoient ce vafte terrein 
où font aujourd’hui fitués les royaumes deTri- 
poli & de Barca. Quoique l'immenfe défert 
de Saara foit compris dans l’ancienneLybie, 
cependant la véritable Lybie étoit parti- 
culiérement renfermée dans le royaume & 
le défert de Barca. Celui de Saara, encore 
moins connu des anciens que de nous, 
étoit habité, vers les bords, par les Gétules, 
les Numides & les Maures. 

L'Afrique propre ou la petite Afrique , 
commençoit vis-à-vis la grande Syrte. C’eft 
à quelque diftance de-là, proche la ville 
de Tunis, que fe trouvoit la fameufe répu- 
blique de Carthage, que l'étendue de fon 
commerce , de fes conquêtes, & fur-tout 
fa rivalité avec Rome, & fa déplorable 
rune rendront à jamais célèbre. C’eft en 
vain que l'on cherche aujourd'hui les mo- 
numens de l’ancien empire des Carthagi- 
nois, Leurs ouvrages font rentrés dans la 
pouflère ; & les foibles reftes que: lon 
foupçonne leur avoir appartenu font fi peu 
de chofes, que fans l'hiftoire, nous n'ima- 
ginerions jamais qu'une riche-& puiflante 


PRÉELMINAIÏIRE x] 
nation ait habité jadis des lieux où l’on ne 
rencontre que du fable, des déferts, & des 
hommes avilis par l’efclavage & la férocité. 
Carthage dut fon origine aux infortunes 

_ d’une princefle Tyrienne, nommée E/ffa, 
mais plus connue fous le nom de Didon, qui 
préféra la mort à un nouvel hymenée con- 
traire à la foi qu’elle avoit jurée aux mânes de 
Sichée fon époux. Malgré la fin tragique de 
fa fondatrice, cette nouvelle répu!lique fe 
foutint, s'agrandit, & employa fespremières 
forces à fe délivrer du tribut qu’elle payoit 
tous les ans aux Africains. Encouragée par 
les fuccès, elle fit fucceffivement la guerre 
aux Numides, aux Gétules & aux Maures. 
Elle fe fortifia & s'enrichit aux dépens de 
fes voifins. C’étoit peu pour elle. Fière de 
fes conquêtes, elle porta fes vues ambi- 
tieufes jufques fur les pays éloignés. La 
Corfe, la Sardaigne, une grande partie de 
la Sicile, & prefque toute l’'Efpagne furent 
foumis & peuplés par des colonies Carthagi- 
noifes. Ce fut alors que l’on vit cette républi- 
que, maitrefle de la Méditerranée, conferver 
pendant plus de fix cents ans l'empire de 


x : “Dis cou'rs 

la mer; & nation en même temps guerrière 
& commerçante, le difputer, dit M. Rollin, 
aux plus grands empires du monde par fon 
opulence & fon commerce, par fes armées 
nombreufes & fes flottes redoutables, & 
fur-tout par le courage & le mérite de fes 
capitaines. 

Rome & Carthage , toutes deux accou- 
tumées à vaincre , toutes deux ambitionnant 
l'empire de l'univers , devoient être né- 
ceffairement deux puiflantes rivales. Aufli 
régna-t-il entre elles une haine qui ne ceffa 
que par la ruine entière de la fuperbe Car- 
thage. Celle-ci, après avoir exifté pendant 
lefpace d'environ fept cents ans, fut enfin 
détruite par le fecond Scipion l’Africain, 
Fan 603 de la fondation de Rome, cent 
quarante- cinq ans avant la naiflance de 
J.C. Cette riche & puiflante nation, qui, 
quelques années auparavant, s’étoit prefque 
vue maïîtrefle de Rome par les rapides 
conquêtes d’Annibal, difparut pour toujours 
de la face de l'Univers. Les Romains, pof- 
fefleurs des richefles & du beau territoire de 
Carthage, s’y confervèrent jufqu'à ce qu'à 


PRÉLIMINAILRE. xij 
leur tour, plufieurs fiècles après, ils en 
furent chaflés par les Arabes, fous la con- 
duite des prenriers Califes. Infenfblement 
la Numidie & la Mauritanie devinrent l’hé- 
ritage des empereurs Romains. 

Mais, fans nous arrêter davantage fur des 
détails hiftoriques que perfonne n’ignore, 
revenons à la géographie du pays. Tunis, 
proche lancienne Carthage, paroït avoir 
hérité de l’efprit commerçant des Cartha- 
ginois. Son principal commerce fe fait avec 
les Vénitiens , les Génois, les Provençaux; 
il confifte en huile, en blés, en cires, en 
laines & en cuirs, pour lefquels les Euro- 
péens donnent en échange des draps , des 
épiceries, du fer, &c. Je ne fais pourquoi 
la plupart de nos Géographes accufent les 
Tunifiens d'exercer des pirateries (1). La 
république d’Alger eft la feule, fur ces 


(1) Il eft vrai que quand les Tunifiens rencon- 
trent quelques bâtimens d’une nation avec laquelle 
ils font en guerre, ils les attaquent, s'ils le peuvent, 
& font efclaves tous les gens de équipage. Mais 
ceci eft plutôt un droit de la guerre qu'une piraterie, 


\ 


XIV Discours 
côtes d'Afrique, qui fe livre à ees fortes 
de brigandages, & qui cherche à s’enri- 
chir par le grand nombre de fes efclaves. 
Tunis eft trop foible en force , & a une 
marine trop mal montée pour courir les 
mers , & attaquer les bâtimens étrangers. 
Son gouvernement eft bien plus doux que 
celui d'Alger ; les Européens y jouiffent 
de beaucoup plus de fécurité & de liberté 
que dans toute autre ville de la Barbarie. 
À quinze lieues environ de Tunis l’on 
rencontre Hippo-zarita, Biferte, une des 
villes les plus confidérables de ce royaume. 
Quelques-uns penfent qu'Urique, célèbre 
par fon antiquité (1) & par la mort du 
grand Caton, fe trouvoit dans ces envi- 
rons ; d’autres prétendent qu’elle étoit bâtie 
où eft aujourd’hui Porto - Farina , à l’em- 
bouchure du fleuve Madraga : mais il eft 
probable qu'elle étoit plus avant dans les 
terres, au lieu nommé en Arabe F00-S hatter, 
où l’on trouve quantité de ruines, de ci- 
ternes, & de très-beaux aqueducs. 


(1) Elle exiftoit avant Carthage. 


P R'ÉLIIMINIAIRE  %v 

Les Numides étoient le peuple le plus 
voifin des Carthaginois. Leur territoire 
commencçoit à-peu-près vers l’ancienne 
Tabarque, fur les bords de la Zaine, autre- 
fois le fleuve Tufca , en face de l'ile de 
Tabarque. Il s’étendoit jufqu’à la Mauri- 
tanie Céfarienne (1), vers le lieu que l’on 
nomme aujourd’hui le Co//o. La Namidie, 
reflerrée dans un efpace d'environ quatre- 
vingts lieues, s’avançoit jufques par-deià 
la chaîne de l’Atlas, fe perdoit dans le 
défert de Saara, jufques dans les plaines 
ftériles habitées par les Gétules. Les prin- 
cipales villes de la Numidie étoient Cirthe, 
aujourd'hui Conftantine ; elle fut long-temps 
le féjour des Rois Numides, dont plufieurs, 
tels que Syphax , Mafiniffa, Jugurtha font 
célèbres dans l’hiftoire. Æzppone étoit encore 
une ville très-forte, agréablement fituée , 
trop illuftrée par S. Auguftin fon évêque, 


(1) La Mauritanie n’a été féparée de la Numidie 
que fous le gouvernement des Romains. Elle for- 
moit une partie très-étendue de la Numidie, fous 

le nom de Nwmidie des Maf]ykes. 


Xv] D: ris 1croquirts 

pour jamais être oubliée! Taga/le, la patrie 
de ce pieux & éloquent prélat, a été éga- 
lement très-confidérable ; il n’en exifte plus 
aujourd’hui que quelques miférables ruines. 
À en juger par les débris qui fe rencontrent 
par-tout fous les pas du voyageur, la Nu- 
midie a été autrefois extrêmement peuplée; 
fes villes étoient nombreufes, grandes & 
belles, à peu de diftance les unes. des 
autres; il n’eft point de contrée plus riche 
dans toute la Barbarie. Le foleil y eit brû- 
lant ; mais la terre eft rafraïchie par quantité 
de fources qui defcendent des montagnes, 
coulent fous des voûtes de verdure , & fe 
répandent enfuite dans les plaines. Le fol 
y eft encore aufli fertile qu'il l’étoit du 
temps des Romains ; maïs il eft bien moins 
cultivé. 

La dernière partie de la Barbarie, qui 
comprend aujourd’hui la république d'Alger 
& l'empire de Maroc, formoit autrefois la 
Mauritanie Céfarienne & la Mauritanie 
Tingitane. Ces contrées font bien moins 
célèbres dans l’hiftoire que celles qu'ont 
habitées les Carthaginois. Elles ont long: : 

temps 


PRÉLIMINAIRE xvij 
temps fait partie de la Numidie; mais les 
Romains les ayant réduites en provinces 
de l'Empire, y bâtirent plufieurs grandes 
villes, dont il refte encore des veitiges 
confidérables. Elles font peu connues, parce 
qu'elles n’ont point été le théâtre de grands 
événemens. La ville de Céfarée ( Lo! ou: 
Julia Caæfarea), qui paroît avoir donné 
lieu à la divifion de la Mauritanie, en 
étoit la plas confidérable ; mais l'on eft 
encore incertain du lieu où elle a été bâtie. 
Les uns veulent que ce foit près d'Alger, 
d’autres la.placent à Tenez ; mais le Docteur 
Shaw, qui a vifité les lieux en favant géo- 
graphe, croit que Céfarée devoit être où 
fe trouve aujourdui Sher-Shel?, ville renom- 
mée par fon acier & fa vaiflelle de terre. 
Elle a un mille de circuit. De nombreufes 
ruines, un très- bel aqueduc, de vaftes 
citernes & plufieurs colonnes magnifiques 
éparfes dans un terrein confidérable, prou- 
vent que Sher-S hell a été autrefois une très- 
grande ville. Sa fituation eft des plus 
agréables, fes dehors font rians, entourés 


de collines & de prairies toujours vertes, 
dures L b 


Xvii] Discours 

que des ruiffeaux d’eau douce arrofent en 
touttemps. La rivière Aafhem procure aux 
habitans une eau excellente. Elle étoitautre- 
fois conduite dans la ville pas des aqueducs 
de toute beauté, 

Nous ne connoïffons aucune ancienne 
ville de la Mauritanie qui ait eu plus dé 
renommée qu_Aleer en a aujourd'hui. Sa 
fituation , fes démélés avec les Souverains 
de l'Europe, le caraëétère fier & impérieux 
de fes habitans , les nombreux corfaires 
qui, fortis de fon fein, couvrent fans cefle 
le canal de la Méditerranée, infultent les 
pavillons de prefque toutes les Puiffances, 
s'emparent des bâtimens des nations'qui 
n'ont point de traité avec eux; toutes ces 
circonftances ont rendu cette république 
redoutabie & infolente. Les autres Puif- 
fances barbarefques, même l'Empereur de 
Maroc, tremblent devant elle. Il paroît que 
c’eft à Alger, ou bien près d'Alger, qu'une 
partie des compagnons d'Hercule s’arré- 
tèrent pour bâtir une ville qu’ils nommèrent 
Icofium. 

Mafcara, dont la ville, compofée de 


PRÉLIMINAIRE. xix 
maifons mal bâties, n’eft remarquable que 
par fes environs délicieux, eft gouvernée 
par un Bey dépendant du Dey d'Alger. 
C’eft l'ancienne Viéoria. 

Oran, à foixante lieues d'Alger, peu 
éloigné de la mer, a plus d'un mille de 
circuit. Îl eft bâti, partie en plaine, partie 
fur le penchant d’une haute montagne , où 
deux châteaux, placés fur le fommet, do- 
minent & défendent la ville, qui d’ailleurs 
eft trés-bien fortifiée. Elle appartient aux 
Efpagnols, qui y entretiennent des troupes 
& un gouverneur. Elle fert en quelque 
forte de prifon d'état, pour les perfonnes 
qui ont donné quelque fujet de mécoriten- 
tement au Roi d'Efpagne. Le Cardinal 
Ximenès en fit la conquête en 1509 ; elle 
fut reprife par les Algériens en 1708, & 
enfin foumife de nouveau à l'Efpagne en 
1732, par le Comte de Mortemar. Il déferte 
continuellement des foldats d'Oran, qui, 
pris par les Maures , font conduits en efcia- 
vage à Alger : aufli le plus grand nombre 
des efclaves Algériens font Efpagnols. Ces 
déferteurs n'ignorent pas qu’en s’échappant 

bi 


xx Drscours 

d'Oran, ils n’ont d'autre alternative que 
la mort ou lefclavage. Cette cruelle perf- 
pective ne les arrête point. 

À quelques lieues d'Oran, au couchant, 
eft une petite ville nommée Ma/falquivir. 
Son port eft regardé comme un des plus 
fürs qu'il y ait dans la Méditerranée. Abrité 
par les hautes montagnes qui l’environnent, 
il n’a point à craindre les vents orageux & 
les tempêtes. Aufñi les anciens avoient-ils 
nommé ce lieu zzagnus portus, le grand 
port. Cette ville fut prife fur les Maures 
par les Efpagnols en 1,05. 

Trémecen, à cinq lieues fud-fud-eft de 
l'embouchure de la Tafna, s'annonce pour 
avoir été autrefois une très- grande ville. 
L'on y rencontre beaucoup d’antiquités, 
des murs, des colonnes, des autels dédiés 
aux dieux Mânes. Les Arabes l’appellent 
Tlamfan. Elle eft bâtie fur une éminence 
environnée d’une chaine de rochers efcarpés, 
où fe trouve une grande plaine.arrofée par 
plufieurs fources d’eau. Ses environs :pro- 
duifent beaucoup de blé, de fruits, & 
font abondans en excellens pâturages. Le 


PRE T M DNA TIR E... xxf 
Doëteur Shaw croit que Trémecen eft le 
Lanigara de Ptolomée ; d’autres prétendent 
que le Zanigara eft aujourd'hui la ville de 
Guagida, fituée dans une grande plaine à 
quatorze lieues nord-eft de Trémecen, & 
environnée d’aflez bonnes murailles, avec 
des tours de défenfe. 

La Mauritanie Tingirane forme aujour- 
d’hui les royaumes de Fez & de Maroc. 
Elle tiroit fon nom de Tanger, Tinpis, 
ville ancienne, fituée fur la côte méridio- 
nale du Détroit de Gibraltar , dans le 
royaume de Fez. Je terminerai ici ces 
notions géographiques fur la Barbarie, 
ne m'étant propofé que de donner une idée 
générale de ces belles contrées pour mettre 
le leéteur à portée de me fuivre dans les 
différens détails où je dois entrer. J'évite, 
autant qu'il eft pofhble , de répéter ce que 
d’autres voyageurs ont déjà dit. Je ne parle 
point des grandes villes que les Européens 
fréquentent continuellement, & fur lefquelles 
nous avons déjà beaucoup de relations. Je 
ne dis que ce que j'ai vu; je parle rare- 
ment fur la foi d'autrui: e’eft en pénétrant 


Xxij Discours 
fous la tente de l’Arabe-Bédouin, en conver- 
fant fréquemment avec lui, que j + étudié 
fon carattère & fes mœurs, que j'ai ob- 
fervé la différence qu'il y avoit entre un 
peuple libre & celui qui gémit fous ie joug 
du defpotifme ; entre une nation éclairée 
par les loix & les fciences, 8 des hordes 
errantes livrées à toute la dépravation d’une 
nature avilie, & d'un cœur infenfble à 
l’aiguiilon de lamour-propre & de la gloire. 
J'ai divifé par Lettres la partie hiftorique 
de mon voyage, où, pour mieux dire, je 
n’ai fait que rédiger celles que j'avois 
adrefiées à M. Foreftier, Médecin à Saint- 
Quentin. La correfpondance fuivie que 
nous avons eue enfemble pendant mes 
voyages, m'a fouvent mis à portée de pro- 
fiter de fes lumières pour régler mes obfer- 
vations & mes recherches. Je lui avois déjà 
l'obligation d’avoir guidé mes premiers pas 
dans léride de la Nature, & cela dans un 
temps où, fixé dans ma patrie, & livré aux 
études de mon état, j'étois éloigné de toute 
autre efpèce de fecours. 
Je ne dois pas moins à M: Néret, fi 


PRÉLIMINAIRE  Xxij 
avantageufement connu par fes travaux en 
phyfique & en chymie, par fa belle décou- 
verte des gaz inflammables huileux, par 
linventidn d’un réchaud & d'un briquet 
éleétrique , par une machine propre à faire 
détonner , même dans l’eau, la poudre à 
canon par l’étincelle éleëétrique , &c. Com- 
bien j'ai été à portée de m'inftruire en fui- 
vant fes intéreffantes expériences, & en 
étudiant la belle fuite de minéraux renfermés 
dans fon cabinet ! Je n’oublierai jamais ces 
deux premiers maitres, tant par l'amitié 
qu'ils me confervent, que par la recon- 
noiflance que je leur dois. | 

Quant à l’'Hiftoire Naturelle de la Bar- 
barie , je l’ai traitée dans l’ordre fyftéma- 
tique établi par le célèbre Linné. Je n'ai 
parlé que des objets que j'ai pu voir, ou fur 
lefquels j'ai eu des renfeignemens certains. 
Jai donné.aux Animaux & aux Oifeaux les 
noms françois fous lefquels ils font connus : 
j'ai cru devoir ajouter aux noms génériques 
& fpécifiques des Infeëétes & des Plantes, 
la phrafe defcriptive de Linné, que j'ai eu 
foin de traduire en françois. Lorfque j'ai eu 


xxiv, DISCOURS PRÉLIM. 

quelque objet nouveau à décrire, je l'ai 
fait méthodiquement, en ajoutant!, après 
le nom fpécifique, le mot (7obis), qui 
“annonce que cette efpèce eft décrite pour 
la première fois, & que la découverte m'ap- 
partient. La longue quarantaine que j'ai 
été obligé de faire à Marfeille, pendant 
- laquelle mes caïffes d'Hiftoire Naturelle font 
reftées ouvertes & expofées à l'air, m'a fait 
-perdre une grande partie de ma colleétion, 
fur-tout les Oileaux & les Infeétes. Jern’ai 
décrit que les objets échappés à la deftruc- 
-tion, ou fur lefquels j’avois confervé des 
. notes faites pendant mon voyage. 


Li 


VOYAGE 


: AE RSR RCE DS LE EE 


OC ORDIEUIELS 


DE UT NUMIDIE. 


LETTRE PREMIÈRE. 


À M FORESTIER, Doëleur en Médecine, 


À 


De la Calle, 12 Mai 1785. 


M: voilà, mon cher Doteur, livré tout entier à 
ma paññon pour les Voyages & lHiftoire Naturelle, 
Yhabite depuis quelques jours lancienne Numidie , 
où je fuis arrivé fous les plus mauvais aufpices, 
Depuis près de deux ans la pefte ravage ces contrées, 
& la négligence des habitans la propage d’une nation 
chez une autre. Outre ce cruel fléau, lon m'a 
dépeint les Arabes & les Maures comme les êtres 
de la Nature les plus nhumains & les plus féroces, 
haïffant les Chrétiens tant par principes de religion, 
que par préjugé d'éducation (1). C’eft un triomphe, 


(1) Ces Arabes nous haïflent aujourd’hui fans favoir 
pourquoi. Mais leurs pères le favoient bien, Les guerres les 


Part. I. À 


2 V Oo TAMME 


un aéte méritoire pour un Arabe que de répandre le 
fang d’un Européen. Ces Barbares ne s’épargnent pas 
davantage entre eux; & il eft rare qu’une nationne foit 
pas en guerre avec fes voifins, & qu'un Arabe fans 
défenfe foit en füreté parmi fes femblables à quel- 
ques lieues de fa tente, Le peu que jai vu jufqu'à 
préfent , m'a confirmé ces rapports. La Cale, prin- 
cipal comptoir de la Compagnie royale d'Afrique, 
a fermé fes portes, & s’eft barricadé pour éviter 
toute communication avec les Maures du dehors, 
infeétés de la pefte, Ceux-ci 1rrités & jaloux de voir 
les Chrétiens échapper à une maladie qui humilie le 
Mufulman, parce qu'il la regarde comme une punition 
du cel, font tout ce qu'ils peuvent pour introduire 


plus injuftes auxquelles le fanarifme donnoït le nom de 
faintes , portées tant en Orient qu’en Afrique, ont révolté 
contre nous d’immenfes nations qui ne nous avoient fait alors 
d’autre mal que celui de fuivre la religion de Mahomet, tandis 
que nous fuivions celle de Jéfus. Ces entreprifes firent ré- 
pandre beaucoup de fang, & fe rerminèrent par nous attirer, 
de la part des nations offenfées, une haine bien méritée. 
Le nom Chrétien eft refté pour toujours en exécration dans 
les différentes contrées du Levant, dans la Syrie, l'Arabie, 
la Perfe, l'Arménie, l'Égypte, la Barbarie, &c. Les pères 
ont tranfmis cette haine à leurs enfans. En paffant d’une 
génération à-une autre , la caufe en a été oubliée, mais la 
haine eft reftée. C’eft ainfi que nous payons aujourd’hui 
les fottifes faites par nos pères il y a plus de fix cens ans, 


EN BARBARIE, 3 


la contagion parmi nous. Ils viennent enterrer à 
nos barrières des cadavres peftiférés, & jettent par- 
deffus les murs des lambeaux trempés dans des 
bubons peftilentiels, La nation dont nous avons le 
plus à fouffiir, eft celle des Nadis nos voifins & 
nos plus cruels ennemis. Ils ne fe contentent pas 
de nous tendre des pièges fecrets  1ls nous attaquent 
encore à force ouverte. Il y a quelque temps qu'ils 
ont enlevé près de deux cens bœufs du troupeau 
que tous les jours on eft obligé de conduire dans 
les pâturages des environs, & que lon entretient 
pour la nourriture’ de la Calle. Peu auparavant ils 
avoient mis le feu à nos barrières pendant la nuit ; 
ils s’y tiennent fouvent cachés > & tirent fur le 
premier Chrétien qu'ils apperçoivent. 

. Ces circonftances font alarmantes > fur-tout pour 
mOi qui ai envie de courir le pays. Malgré cela, 
je prends patience, & Jefpère qu'en me mettant 
peu-ä-peu au fait des moyens d'éviter la contagion 
& de voyager avec füreté , je pourrai rifquer quel- 
ques courfes. Il me femble que les nations qui 
apportent leurs grains à la Calle, & qui fréquentent 
les Européens, doivent être un peu plus traitables, 
C'eft par elles que je commencerai : mais je vous 
voue que tous ces Arabes ont une figure & un 
accoutrement qui m’épouvantent, Il faudra bien 
cependant que je m'y accoutume; car mon deffein 
m'eft pas de m'arrêter en Afrique fur un ftérile 

À 2 


4 VOYAGE 


rocher où trois cens hommes, tant Corfes que 
Provençaux, travaillent pour enrichir le Négociant 
françois. 

Notre traverfée a été des plus heureufes. Je n’ai 
pu cependant, en m'éloignant des côtes de Pro- 
vence, me défendre d'un fentiment pénible & 
douloureux. Mes yeux fe mouillèrent de larmes en 
parcourant cette vafte étendue de mer qui alloit 
me féparer de nouveau de mes parens & de mes 
amis. Mais à mefure que notre bâtiment approchoit 
des côtes d'Afrique, que l’on m’avoit dépeintes 
comme ftériles & fablonneufes, jéprouvois un 
plaifir inexprimable : fappercevois par - tout des 
collines couvertes de verdure, des payfages rians , 
des plaines immenfes émaillées de fleurs. Jen tirai 
un bon augure ; & à peine débarqué, je voulois 
courir les champs, fans fonger à prendre aucune 
nourriture, & à me délaffer des fatigues de la na- 
vigation. En mettant pied à terre, jetrouvai, dès 
le premier pas, l'Anthyllis barba jovis, le Spartium 
monofpermum , Ve Pafferina hirfuta , Ve Chamærops 
humilis , & plufeurs autres plantes rares que je 
me hâtai de cueillir, comme fi j'eufle craint de ne 
plus revenir en cet endroit. Ce fut ainfi que je pris 
poffeffion du pays au nom de la Botanique, & 
que je rendis mes premiers hommages à la Flore 
Africaine, Je me préfentai devant le Gouverneur 
de la Calle, un paquet de plantes à la main, plus 


EN BARBARIE, $ 


occupé de mes richefles que des bienféances que 
javois à remplir : je ne caufai pas moins de fur- 
prife aux François qui vinrent à notre rencontre, 
qu'à quelques Maures que la curiofité avoit attirés 
fur le rivage. Ces côtes incultes & fauvages qui 
n'infpirent que la triftefle & l'ennui à tous ceux 
qui y débarquent , me parurent alors le plus beau 
jardin de la Nature. 

Que d'objets dignes de fattention d'un obfer- 
vateur dans ces contrées barbares, foit qu'il la 
fixe fur la fertilité d’un fol abandonné à fes feules 
produétions, fur les coutumes & les mœurs des 
habitans, ou fur la vie errante & oifive des Maures 
où Arabes-Bédouins ( 1)! Je vous promets par la 
fuite, des détails fur ces divers articles ; mais Jai 
encore trop peu vu, & d’une manière trop générale, 
pour particularifer mes idées fur ces différens objets, 

Jai Fhonneur d’être, &c. 


(1) Les habitans de la Barbarie portent plufieurs noms. 
On appelle Maures, ceux qui habitent les côtes ; Arabes, 
ceux qui font plus enfoncés dans les terres; Arabes-Bédouins 
ou Bérébères, ceux qui mènent une vie errante , & qui 
fouvent ne vivent que de rapines : enfin, l'on nomme 
Cabailes les hordes qui cultivent la terre, & nourriffent des 
troupeaux. 


A 3 


6 VoTaxacs 


L'E TVR E "FR 


Au même. 


JéprouvE ici, mon cher Doéteur, le fort de 
Tantale au milieu des eaux. La plus belle végé- 
tation couvre toutes ces côtes ; mais la contagion 
&t les guerres civiles m’obligent à borner mes courfes 
dans les environs de la Calle. Quoique je m'écarte 
peu, que je ne marche jamais feul & fans armes , 
je ne fus point, maloré cela, à abri des dangers. 
Les Maures, trop lâches pour nous attaquer en 
face , cachés dans les buiffons ou derrière les rochers, 
nous attendent au paflage, & nous faluent, lorf- 
qu'ils le peuvent, de quelques coups de fufils. 

Je me bornerai donc, dans cette lettre, à vous 
entretenir du Comptoir que j'habite, du caraétère 
de ceux qui le compofent, & de la manière dont 
cette place eft dirigée & gouvernée, Vaffigerai 
votre ame par le tableau que j'ai à vous tracer ; 
votre humanité gémira fur les maux de toute 
efpèce auxquels le mercenaire eft expofé fur ces 
côtes barbares; & votre cœur formera des vœux 
pour voir à jamais anéanti un commerce qui fait 
le déshonneur de la France, occafionne tous les ans 
la mort d'un grand nombre de perfonnes, & offre 


_ 


EN BARBARIE. 7 


une retraite à une foule de fcélérats qui, par la 
diflolution de leurs mœurs, remplacent les crimes 
qu'ils ne peuvent commettre ici avec impunité. 

Vous chercheriez inutilement /4 Calle fur la plu- 
part des cartes géographiques : vous y trouverez 
le Bafton de France, quoiqu'en ruines depuis près 
d'un fiècle ; & bien des Géographes modernes vous 
apprendront encore que cet ancien comptoir eft 
défendu par une bonne garnifon de trois à quatre 
cens hommes. Il n’étoit éloigné de la Calle que de 
trois lieues. Les mortalités annuelles occafionnées 
par les grands lacs qui l'environnoient , obligèrent 
les François à labandonner. Les maladies furent fi 
meurtrières un certain été, que de plus de quatre 
cens hommes, il n’en refta que fix. 

- La Calle, à trente-fix lieues oueft de Tunis, ef 
bâtie fur un rocher flérile de très-peu d'étendue, 
C'eft aujourd'hui le principal comptoir de la Com- 
pagnie royale d'Afrique. Un Agent, auquel lon 
donne le titre de Gouverneur, & une quinzaine 
d'Oficiersfubalternes en ont la dire&tion. Les Maures 
font exclus de cette place, excepté quelques-uns 
que lon y reçoit comme otages, ou qui font em- 
ployés à des travaux manuels. Les habitans font 
au nombre de trois à quatre cens, la plupart Corfes 
ou Provençaux. Les uns font chargés de la pêche dur 
corail. D’autres, avec le titre de foldats, efcortent 
un tronpeau de bœufs, & le conduifent tous les 

À 4 


VOYAGE 


Jours aux pâturages des environs. Souvent ces 
mêmes foldats, convertis en charretiers, vont dans 
les forêts voifines couper le bois néceffaire pour le 
chauffage ou la confiruétion ; les autres ouvriers 
portent le nom de frégataires. Ils font deftinés aux 
travaux intérieurs de la place, comme à charger 
les bâtimens , à tranfporter le blé dans les magafins, 
à nettoyer le port , &cc. La Calle eft encore munie 
d’autres ouvriers néceffaires, de boulangers , de 
ferruriers, de maçons, &c. Tous ceux qui habitent 
ce comptoir font nourris, logés & ftipendiés par 
la Compagnie. 

‘Excepté les magafns, le logement du Gouver- 
neur & celui des principaux Officiers, les autres 
bâtifles ne confiftent qu'en une foixantaine de bar- 
raques à un feul étage. La Calle, défendue de trois 

Ôtés par la mer, left encore du côté de la terre 

er un mur fuffifant pour nous garantir des infultes 
les Maures, qui n'ont d'autre artillerie que leurs 
fufils, Le port eft dominé par une quinzaine de 
pièces de canon. Il eft petit, peu profond, très- 
dangereux par certains vents qui y introduifent les 
vagues avec un fracas effrayant. L'entrée eft envi- 
ronnée de rochers à fleur- d’eau, où nombre de 
bâtimens font venus fe brifer. 

Les femmes, deftinées à confoler lutile citoyen 
dans fes travaux, à adoucir par Paménité de leurs 
mœurs celles de l’homme groffier; les femmes font 


EN BARBARIE. 9 


exclues de la Calle. Si quelquefois le Gouverneur 
a obtenu la permiffion d'y conduire la fienne, il 
en eft prefque toujours réfulté des troubles, des 
féditions, qui ne lui ont pas permis de la garder 
long-temps. En fe déterminant à pafler dans ce pays, 
il faut fe réfoudre à rompre les plus doux liens de 
la nature, pour vendre fes bras, & fouvent même 
»" facrifier fa vie au fervice d’une Compagnie qui sin- 
quiète peu de ce que l’on fouffre pour elle. 
La privation de femmes porte dans tous les 
_efprits la triftefle & l'ennui. Des étrangers divifés 
par des intérêts particuliers, jaloux les uns des 
autres, obligés à fe réunir par défœuvrement , à 
fe détefter par envie, n'étant rapprochés par aucune 
forte de liens, ni diftraits par aucun délaffement, 
ne formeront jamais une fociété amicale, dont 
Pumion & les agrémens puiflent dédommager de 
Vabfence des femmes. Il réfulte de-à une mono- 
tome accablante, un ennui difficile à fupporter, 
dés defirs ardens de repañer en France, & de fe 
réunir au fein de fa famille & de fes amis : 1l réfulte, 
parmi le peuple, les vices les plus abominables, 
une entière corruption de mœurs, l'abandon aux 
plus honteux défordres, & des horreurs dont on 
ne peut avoir idée que dans ce pays. Mais que 
faire, dira-t-on, fi cet établiffement ne comporte 
pas d'y fouffrir de femmes ? Que faire ! Il le faut 
réformer, ou labandonner tout-à-fait, Faut-il, pout 


10 VOYAGE 


favorifer une Compagnie de commerce, peupler 
la Calle d'habitans plus coupables peut-être que 
ceux de Sodome & de Gomorrhe ! Faut-il arracher 
des pères à leur famille, des enfans à leurs parens 
pour en faire des monftres en Barbarie ! 

À ce premier inconvénient ajoutez, mon cher 
Doëteur, l'air mal-fan du pays, corrompu chaque 
été par les exhalaïfons de trois grands lacs, qu'il +, 
feroit facile de deflécher en les faifant communiquer 
avec la mer dont ils font peu diftans. Ce travail, 

il eft vrai, occafionneroit quelques dépenfes à la 
Compagnie ; mais à combien d'hommes il confer- 
veroit la vie ! Quand le temps des maladies arrive, 
& j'ai aétuellement fous les yeux ce cruel tableau , 
Vhôpital, en peu de jours, eft plein de malades. 
Une fièvre ardente circule dans les veines de ces 
infortunés ; en moins de quatre jours leur exiftence, 
eft terminée. Ces fymptomes effrayans , l'air brüs 
lant & lourd que lon refpire, le fon continuel 
d'une cloche lugubre, les hommes frappés de mort 
à la fleur de l’âge, tout jette l'effroi dans les efprits. 
L'on ne parle, lon ne s’entretient que de morts & 
de mourans; chacun craint pour foi, & celui qui 
eft en fanté, femble n’en jouir que pour reffentir 
plus vivement les peines de lefprit. Combien lima= 
gination effrayée n’en a-t-elle pas précipité dans le 
tombeau ! 

Jugez, d'après cela, mon cher Doéteur, de ce 


EN ARE AMIE. 11 


que doivent être les habitans de la Calle. Il fe fat 
de temps en temps des recrues à Marfeille pour 
peupler ce comptoir que les maladies & l'abandon 
fréquent de fes habitans oblige à renouveller. La 
Compagnie reçoit indiftinétement tout ce qui fe 
préfente, fans examen, fans information. Pour être: 
admis, 1l fufit d’avoir des bras. Si elle ne vouloir 
que des honnêtes gens, la Calle feroit déferte, & 
elle le feroit pour long-temps. L’honnête homme 
ne s'expatrie point pour gagner peu & rifquer 
beaucoup. Auffi cette place n’eft-elle habitée que 
par des hommes fans afyle, fans établiffement, 
fans reflources; des hommes, la plupart flétris par 
la Juftice ou pourfuivis par les loix ; des hommes 
. perdus par le libertinage, la débauche ; fans prin- 
cipes de religion, fans le moindre fentiment de 
ptobité. On en a vu de la troupe de Gafpard de 
Bèze, chef de voleurs exécuté à Aix il y a quelques 
années; on en a vu dont les épaules atteftoient les 
mœurs & la conduite ; enfin jen connois un à 
qui lon écrivit cette lettre caraétériftique : Je r’ap- 
prends , mon ami, que tu as été rompu vif a Aix ül 
y a huit jours. Vous ferez peut-être curieux de 
favoir comment il eft pofible de vivre en füreté 
au milieu d'une troupe d'hommes de cette nature. 
Ces fcélérats n’ont point ici d’occafions fréquentes 
de fe livrer au crime. D'ailleurs, aucune mau- 
vaife aétion ne peut être impunie. Le criminel eft 


12 V'o'# AT 


renfermé en une double barrière ; la mer d'un 
côté, fur laquelle perfonne ne peut s’embarquer 
fans l'aveu du Gouverneur; la terre d’un autre côté, 
où il eft impoffible d’errer feul fans être égorgé par 
les Maures. 

Excepté les grands crimes, les autres aétions 
font prefque impunies à la Calle. Le Gouverneur 
n’y a que l'ombre de autorité. Il eft forcé de 
ménager cette canaille toujours prête à fe révolter. 
Il ne punit le particulier qu'autant que celui-ci 
n’a point de parti pour le foutenir, & cette puni- 
tion fe borne à la prifon, ou à être renvoyé en 
France par le premier bâtiment : fi, arrivé à Mar- 
feille, le coupable a envie de repañler, 1l fuffit qu'il 
fe préfente au bureau de la Compagnie fous un 
autre nom. Plufeurs font revenus à la Calle à Paide 
de cet artifice, en fe moquant de l'autorité du 
Gouverneur & de fes menaces. Il y a plus; les 
fautes deviennent une fpéculation d'intérêt pour 
ceux qui ont envie de retourner dans leur patrie. 
La Compagnie a coutume de faire payer le paflage 
&t la quarantaine à tous ceux qui reviennent en 
France, On leur retient à la Calle fur leurs mo- 
diques falaires la fomme néceflaire ; 87 ceux qui 
ne peuvent la donner font forcés de refter, ou 
de commettre des fautes aflez graves pour que le 
renvoi devienne une punition. Dans ce cas, argent 
ou non, on les fait embarquer. 


EUN: BA R BA RTE: 13 


Îl ya, à la Calle, plufieurs poftes où lon fait 
une garde continuelle. Les foldats de faétion font 
tenus de fonner & de répéter toutes les heures. De 
Vautre côté du port, hors de la place, eft une 
éminence fur laquelle Fon a bâti un moulin affis fur 
une tour, & défendu par quelques pièces de 
canon. C’eft de-là que lon obferve tout ce qui fe 
pañle au- dehors, & que le foldat de fa&tion, à 
laide d’un porte-voix, en donne avis aux habitans 
de la Calle. Il a foin également d'annoncer tous 
les cavaliers qui arrivent, ainfi que les bâtimens 
qu'il découvre en pleine mer. Cette coutume me 
tranfporte fouvent en idée au temps de ces preux 
Chevaliers, de ces héros fi célèbres dans nos vieux 
romans , dont l'arrivée étoit annoncée , du haut 
des châteaux , au fon du cor ou de quelqu’autre 
inftrument. 

Pour compléter ce que j'ai à vous dire fur la 
Calle, ce feroit 1c1 le lieu de vous entretenir du 
commerce de la Compagnie , & de la manière dont 
fe fait la traite avec les Maures. Comme il me 
manque encore quelques renfeignemens fur cet 
article, j'en ferai le fujet de ma première lettre, 

Jai Phonneur d'être, &c. 


14 Æ 1VOYANEE 


L'ETTRE Lie 


Au même. 


J E me propofois, mon cher Doéteur, de vous 
entretenir dans cette lettre du commerce de la 
Compagnie d'Afrique fur ces côtes; mais je préfère 
vous rapporter un fait arrivé à la Calle il y a 
quelques années, & dont je viens d'apprendre les 
détails par le Gouverneur de cette place. | 
Si la privation de femmes eft un tourment pour 
les habitans de la Calle, le fort des hommies dans 
ce pays de malédiétion n’eft pas moins une fource 
d'inquiétudes & d’alarmes pour les femmes que 
leurs maris font forcés de laifler en France. Il y 
a quelque temps qu'un pauvre ouvrier de Mar- 
feille, réduit à la mendicité , faute d'occupation , 
fe détermina à pafler à la Calle, & à fe féparer 
d'une femme dont il étoit tendrement aime. Il fe 
garda bien de lui donner fur ce pays des détails 
qu'il ignoroit peut-être lui-même : mais celle-ci 
ayant été long-temps fans recevoir des nouvelles 
de fon mari, foit que fes lettres fe fuflent égarées , 
ou qu'il eût négligé de lui écrire, sinforma par- 
tout du féjour de la Calle. Ce qu’elle en apprend 
augmente fes inquiétudes ; & ne pouvant réfifter 


EN BARBARIE. if 


aux vives alarmes de fa tendrefle, elle demande 
avec inftances qu'il lui foit permis d'aller fe réunir 
à lui. Cette grace lui eft conftamment refufée. Dans 
cette extrémité, elle a recours au feul expédient 
que lui fuggère fon amour. Elle déguife fon fexe 
fous lhabit d’un ouvrier, fe préfente au bureau, 
& fe fait enregiftrer au nombre des paffagers. Pen- 
_ dant la traverfée, qu’elle fupporta avec un courage 
héroïque , fa figure, fa jeuneffle intéreffèrent en fa 
faveur le capitaine & tous les gens de léquipage. 
L'on plaignoit bien fincérement le fort de ce pauvre 
jeune homme réduit à aller habiter un pays ft 
dangereux, fur-tout pour les jeunes gens & les 
tempéramens délicats. Ces difcours étoient, pour 
cette femme, autant de coups de poignard. Ou- 
bliant le danger pour elle-même, elle ne fongeoit 
qu'à celui auquel fon mari étoit expofé, & dont 
peut-être 1l étoit déjà la vi@ime. 

Enfin le bâtiment eft fur le point de toucher aux 
côtes d'Afrique, & de mouiller à Bonne par la 
direétion des vents. Tandis que cette femme étoit 
occupée à chercher dans fa malle quelques effets 
néceffaires au débarquement , des matelots recon- 
_noïffent des habillemens de femme parmi fes hardes, 
& cette découverte donne lieu à des conjettures 
que fa figure confirmoit fi bien. Les foupçons de- 
viennent certitude. Reconnue pour femme, elle 
auroit eu/beauçcoup à fouffrir de la brutalité des 


+6 VOYAGE 


matelots, fi le capitaine, auquel elle fit l’aveu dé 
fes projets, ne leüt prife fous fa fauve-garde, 

Au premier vent favorable, le bâtiment mit 3 
la voile pour la Calle, où 1l arriva très-heureufe- 
ment. Le capitaine fe préfente devant le Gouverneur 
de cette place avec cette fidelle époufe: elle ne 
peut répondre à aucune queftion avant de favoir 
fi fon mari eft encore exiftant. Elle apprend qu'il 
vit, qu'il va paroitre. Cette nouvelle la comble de 
joie : elle refpire à peine. Le Gouverneur envoie 
chercher cet époux chéri, & veut jouir du fpec- 
tacle de cette entrevue. Le mari paroït. Il eft d’abord 
interdit, en voyant un jeune ouvrier lui fauter aw 
cou, le ferrer dans fes bras, & ne pouvoir proférer 
aucune parole par Pabondance de fes foupirs. On 
lui dit que c'eft fa femme; il la reconnoït, mais 
à peine peut-il en croire fes yeux. Livrés lun & 
Yautre aux mouvemens de la plus vive tendreffe, 
ils veulent parler; mais leurs difcours font fans 
fuite, interrompus à chaque inftant par leurs carefles 
réciproques. Leurs yeux mouillés de larmes n’ap- 
perçoivent plus les fpeétateurs , en qui cette fcène 
attendriflante excite une émotion délicieufe ( 1 ). 
Le Gouverneur leur donna un logement particulier. 


(x) Je fuis repañlé en France avec le Capitaine qui avoit 
conduit cette femme héroïque en Barbarie, Il m'a confirmé 
les détails que je viens de rapporter, 


Le 


EN BARBARIE 17 

Le mari, vaincu par la tendreffe de fi femme, 

s'embarqua avec elle pour Marfaille , où il trouva 
le travail qui lui manquoit, 
Pai Phonneur d’être, &c. 


DIE TOTR-E IV. 
Au même. 


Je reviens aétuellement, mon cher Doëteur, aux 
détails que je vous ai promis fur le commerce qui 
{e fait annuellement fur les côtes de Berbarie. 

Le principal comm: rce de la Barberie eft :cccrdé 
exclufivement à une Compagnie ét. blie à M:rfeille 
fous le nom de Compagnie royale d'Afrique. C.ft 
à la pêche du corail que cette Compignie doit fa 
première exiftence, Cette pêche fut long-temps la 
bafe & le fondement de fon commerce. Cétoit 
une récolte dont le produit calculé étoit réputé 
invarkble, qui feul procuroit & la rentrée des 
dépenfes que néccflite un grand établiffement, & 
les bénéfices qu’il doit donner : mais alors la pêche 
étoit conftimment sbondente & belle, les frs d’ex- 
ploitation étoient beaucoup moindres, les débouchés 
autant & peut-être plus avantsgeux; & quelque 
révolution qu'éprouvaflent les autres branches du 

Part. I B 


18 Vo “ic r 


commerce de la Compagnie , la pêche di corail 
fufffoit pour la maintenir, finon dans un état 
floriffant, au moins dens cet état d'équilibre & de 
folidité dont une Compagnie de commerce ne doit 
jamais fortir. Depuis un certain nombre d'années 
cette_pêche a toujours été en décroiffant. Aujour- 
d'hui elle eft à un tel degré de pénurie , ‘les qualités 
font fi foibles, fi minces, que la fituation de la 
Compagnie eft totalement fubordonnée au com- 
merce des orains & de la laine, auquel elle joint 
celui des cuirs & de la cire, quoiqu’elle retire un 
. bien foible profit de ces derniers articles. | 

La laine, l'orge & le blé font les denrées fur 
lefquelles la Compagnie gagne le plus :-elle achète 
ces marchandifes avec des piaftres d'Efpagne rognées. 
Elle enlève fur chaque piaftre la valeur d’eñviron 
15 fols, & les fait pafler en Barbarie pour le prix 
de $ livres, piaftres entières, & 2 lv. 5 f.: la 
demi-piaftre. Cette fpéculation ne laiffe pas.que de 
donner un profit affez confidérable, qui monte à 
environ dix pour cent. Les principaux comptoirs 
de la Compagnie font à 4 Calle, à Bonne, à 
Tabarque & au Collo, dont j'aurai occafon: de 
vous entretenir par la fuite. 

Cette Compagnie s'eft établie fous Louis XIV. 
Son principal comptoir étoit d'abord au Baffion de 
France , à Yextrémité orientale du royaume d'Alger. 
Elle avoit lé double objet de la pêche du corail & 


EN BARBARTIE. 19 


du commerce des grains qu’elle partageoit alors 
avec une Compagnie Angloife établie À Ja Calle, 
Les Anglois faillirent , & le commerce reftà exclu 
fivement aux François, | 

Pat-tout où les Européens ont pénétré , attirés 
par l'appât du gain, par-tout où ils ont. offert à 
des naturels, fouvent à demifauvages, leur amitié 
& des liaifons de commerce > Par -tout ils font 
prefque devenus defpotes, & n'ont payé que par 
des trahifons & des crimes la confiance qu’on leur 
a accordée. Ceft ainfi que les Efpagnols fe font 
établis en Amérique, les Anglois, les Hollandois, les 
François dans les Indes & dans les différentes parties 
du globe. Batavia, le Pérou, Madagafcar en font 
encore aujourd’hui la preuve. Si quelques-unes de 
ces nations ont été épargnées, au moins les at-on 
rendues tributaires; &c bien loin de payer le droit 
de commercer chez elles, le marchand européen a 
exigé d'être récompenfé Pour traiter avec huma2- 
nité ces peuples auxquels il ne demandoit d'abord 
que des échanges paifibles. 

Il n’en eft pas ainfi , mon cher Doë&teur, ‘du com- 
merce établi avec les Maures fur les côtes de Barbarie, 
Si le Négociant dans les Indes & en Amérique eft 
fier & defpote ; en Afrique il eft bas & rampant. Il 
paie, & il paie très-chérement le droit d'acheter 
les produétions de ce riche > Mais trop inculte pays, 
Ceft principalement fur la Compagnie d'Afrique 

B 2 


20 VOYAGE 


que tombent les plus fortes exaétions. Les Puiffances 
Batbarefques ne lui accordent le privilège exclufif 
de leur commerce qu'à raifon d'un tribut annuel , 
& la forcent de prendre leurs denrées au prix 
qui leur eft offert par d'autres marchands inter- 
lopes , quoique la Compagnie pale en tributs ce 
que ceux-ci paient en augmentation. 

Pour avoir la liberté de faire pêcher le corail 
fur les côtes du royaume d'Alger, & obtenir le 
commerce exclufif des grains, de la laine, de la 
cire & des cuirs dans fes différens comptoirs, la 
Compagnie paie chaque année au Dey d'Alger 
environ 100000 livres, &t soblige de lu envoyer 
deux caifles du plus beau corail. Les droits que le 
Bey de Conftantine retire du blé qu'il fait vendre 
à Bonne, lui rendent près de cent pour cent, & 
on lui paie pour la laine 4 jiv. 10 f per quintal. 

D'un autre côté, 4 Calle seft foumife à payer 
aux différentes tribus Arabes qui Pavoïfinent, des 
revenus annuels fous le nom de Lifmes ; les nations 
qui les reçoivent font appelées Li/mataires. La Com- 
pagnie donne au chef de la Mazouk une demi- 
piaftre (2liv. 51.) fur chaque mefure de blé, &c 
un quart de piaftre pour chaque mefure d'orge. 
Les autres hordes retirent également un tribut relatif 
aux denrées qu’elles apportent ; lon paie aux Merdafs 
oo livres , quoique le commerce n'ait plus lieu 


avec eux à la Calle, & que le Bey de Conftantine 


EN BARBARIE. 21 


les oblige de porter leur blé à Bone, fur lequel 
il gagne à fon tour; aux Nadis 1600 livres, & 
ainfi par proportion à plufeurs autres nations. Par 
un nouvel arrangement fait avec le Bey de Tunis 
pour établir la pêche du corail dans fes mers, ce Bey 
doit, par la fuite, retirer annuellement près de 
27000 livres. Le comptoir du Colo a également 
‘des droits à payer au Jumenr , ou tribunal de 
juftice. | 

Cestributs , quoiqu’exorbitans., font dans le droit 
des gens , & n’ont rien qui puifle humilier le Négo- 
ciant. Tout peuple, tout Souverain. peut bien ne per- 
mettre chez lui le commerce aux nations étrangères 
qu'en les foumettant à certains impôts, & cette 
coutume eff reçue par-tout en Europe; 1l n'y a 
que dans les Indes & dans l'Amérique où le Négo- 
ciant, profitant de la foiblefle & de la trop grande 
confiance de ces peuples étrangers, contre tous 
les droits divins & humains, les a rendus fes.tri- 
butaires. 

Mais. ce qui avilitle Négociant européen fur ces 
côtes, c’eft le fouverain mépris qu'il lui faut efluyer 
de la part des Maures; ce font les vexations & les 
imuftices qu'il lui faut fupporter pour y continuer 
un Commerce tranquille. Les habitans de la Calle 
y font le plus expofés. Lorfque les Maures. fe pré- 
fentent,, il faut leur difiribuer du pain, de l'huile, 
du fel, & bien d’autres objets qu'ils exigent avec 

B3 


22 Vo v’A'6'r 


fierté. Si, fatigué de leurs demandes ; on leu 
refufe la moindre chofe, ils font des menaces qu'ils 
exécutent prefque toujours, & avec d'autant plus 
de confiance , qu'ils font certains de l'impunité. Le 
mécontent fe cache derrière un buiflon, dans 
quelque défilé, & le premier Chrétien qui fe pré- 
fente eft viétime de fon reflentiment. D'ailleurs il 
n'eft pas difficile à un Maure de mettre la nation 
entière dans fes intérêts ; de forte qu’au lieu dun 
ennemi, lon en a cent à craindre. Il faut alors parler 
d'accommodement , appaifer les mécontens , & les 
traités de paix finiflent toujours par tout accorder 
aux Maures, Malgré cela, lon n’eft pas plus en füreté. 
Ceft, au contraire , quand les Maures nous voient 
fans défiance, qu'ils nous attaquent avec plus dé 
fuccès. Ils commencent leurs hoftilités par enlever 
une partie de notre troupeau, qui ne nous eft 
rendue qu'aux conditions les plus humiliantes. 
Enfin, mon cher Doéteur, pour achever de vous 
prouver combien le nom françois eft méprifé fur 
ces côtes, il fufht de citer Za loi du fang. Si un 
Maure tue un Chrétien hors le temps de guerre, 
il doit payer 300 piaftres, qu'il ne paie Jamais; 
fi au contraire un Chrétien tue un Maure , même 
pouf fauvèr fa vie, là Compagnie elt tenue de 
payer +00 piaftres, dont on ne lui fait pas grace 
d'un denier. Voilà donc le fang maure, ce fang 
impur & féroce, évalué près dé moitié plus qué 


EN BARBARIE. 23 
celui des chrétiens! Et ce font des François qui 
ont figné ces honteufes loix ! Non, ce ne peut être 
que la main avide du Négociant. Les Maures, qui 
profitent de tout pour nous piller, fouvent affaflinent 
un d’entre eux, en dépofent fecrètement le cadavre 
aux environs de la place, accufent les Chrétiens 
de ce meurtre, & les obligent à payer. | 

Il fut de-là qu'il faut tout fouffrir des Maures, 
tout leur accorder, oublier les infultes, fupporter 
leurs mépris, & recevoir de ces barbares des loix 
iniques & aviliffantes. Par exemple, ne ferez-vous 
pas furpris, mon cher Doéteur, que la Compagnie 
n'ait pas le droit de nommer fes Truchemans ? I 
appartient aux Maures, qui ont toujours foin de 
choifir celui d’entre eux qu'ils connoïffent le plus 
propre à trahir les Chrétiens. 

Le Bey de Conftantine s’eft obligé, par traité, 
à fecourir les Chrétiens dans tous les cas; toutes 
les fois qu'il le fait, il en réfulte quelque nouvel 
impôt ; 1l eft même quelquefois le premier à exciter 
des troubles, afin de fe rendre néceflaire, &c de 
faire payer chérement les fecours qu'il accorde. 
Lorfque lon obtint un chef pour contenir les Maures 
de la Mazoule, ce Bey, à caufe de quelques divi- 
fions | envoya un camp de oo hommes pour 
rétablir le bon ordre ; mais il exigea de la Com- 
pagnie une piaftre par homme, qu'il fallut payer. 
I ny avoit pas trop à fe récrier. Mais l'année 

BR 4 


24 VOYAGE 

fuivante il réclama les 500 piftres d'ufance ; 8e 
n'ofant fond:r ce tribut fur les fecours quil avoit 
accordés, il l'ét:blit pour le p fige de la riviere 
des Ceibas , fur la route de Bonne, quoïqwil n'y 
ait ni pont ni bateu, & que les Chrétiens ny 
paflent que très-rarement, à moins qu'ils n’aillent 
à Bonne par terre. Pour avoir la paix, l'on fe 
décida à payer, & ce droit eft refté. A ce trait 
je pourrois en ajouter beaucoup d’autres de cette 
nature ; mais je crois vous en avoir aflez dit pour 
vous donner une idée du commerce que lon fait 
avec les Maures, 


Fai l'honneur d'être, &ec. 


L'ÆCTRTEM 


Au même. 


Fe n'ai pu, mon cher Doëteur , réfifter plus long- 
temps : malgré la contagion , malgré les guerres 
civiles, malgré les repréfentations du Gouverneur 
de la Calle & des autres officiers , j'ai franchi nos 
barrières, Je voyois avec regret le printemps s'é- 
couler, & les fleurs difparoître avec lui, Quoique 
nous ne foyons encore qu’à la fin de mar, le foleil 


ft déjà fi brülant, qu'il ft impoñfble, dès neuf 


EN BARBARIE. 25 


heures du matin, d'en fupportcr les ardeurs. Voilà 
cependant plus de quinze jours que je cours les 
aventures, dans un coftume non moins ridicule 
que celui du célèbre Robinfon; vous allez en juger. 
Pirdeflus une paire de pantalon & une vefte 
légère, je porte l'habillement Aribe. Ceft une efpèce 
de grand manteau blanc à capuchon, qui tombe 
jufques fur les talons ; il eft d’une feule pièce, fans 
couture, fermé pardevant, & orné de franges de 
foie aux extrémités , fur la poitrine & aux pointes 
du capuchon. Cette dernière partie eft fixée fur la 
tête par une groffe corde de poils de chameaux 
de plufieurs aunes de long. Elle remplace chez les 
Maures le turban des Turcs. Pour me garantir du 
foleil, je porte, outre cela, un énorme chapeau 
de feuilles de palmier, dont plufeurs chefs Arabes 
font ufage pendant l'été. Ceft ainfi qu'à demi- 
Maure , à demi-Chrétien, je parcours les fables 
“brülans de la Barbarie. Peu à peu ma figure prend 
la teinte rembrunie de celle des Africains, & il 
ne me manqueroit qu'une barbe touffue , les jambes 
& les bras nuds pour être tout-à-fait méconnoif- 
fable. Quoique je n’en veuille qu'aux plantes & 
aux infeétes, je marche cependant toujours armé 
en guerre, à la manière des Arabes. Une groffe 
ceinture de cuir garnie de bonnes cartouches, une 
paire de piftolets, une efpèce de poignard, un 


fibre &c un fufl, tel eft à-peu-près l'armure de 


26 VOYAGE 
tous les Arabes. En cet équipage, je me préfénte 
hardiment devant les tentes des Maures, accom- 
pagné d'un domeftique & de deux Maures que 
Jai emmenés avec moi de la Calle, où ils ont 
appris à parler un peu provençal. Je ne me fie ce- 
pendant ni à mon courage, ni aux armes que je 
porte. Jai foin, avant de pénétrer dans le pays, 
de m'informer exaétement par mes truchemans, fi 
la nation que nous allons vifiter eft en liaïfon de 
commerce avec la Calle, fi-elle eft fourmifé à 
quelque chef, fi un Chrétien peut y paroître avec 
füreté | & fur-tout fi la pefte n’y fait point de 
ravages ; je ne me hafarde que d’après leur réponfe, 
&t jufqu'à préfent je n'ai encore éprouvé aucune 
forte de danger, quoique fur l'article de la pefte, 
les Arabes foient peu fidèles dans leurs récits. 
Comment, mon cher Doûteur , vous peindre les 
imprefions confufes & oppofées que jai éprouvées 
à la première vue de ces hordes Arabes? Je n'étois 
qu'à une demi- portée de fufñil d'une trentaine de 
tentes, je me difpofois à y pénétrer, lorfque 
j'appris que la pefte sy étoit déclarée depuis huit 
jours. Pour éviter le danger de la communication; 
fans aller plus avant, je defcendis de cheval à 
lendroit même où nous nous trouvions , ayant 
befoin d’un peu de repos & de nourriture. Cétoit 
au bord d'un ruifleau où couloit uneeau fraîche 
& limpide; des buiflons de ‘lauriers #'rofes ; de 


EN BARBARIE. 27 
térébinthe & de myrthe formoient un ombrage 
agréable ; & ce payfage, terminé par des collines 
couvertes de la plus belle végétation, étoit animé 
par de nombreux troupeaux qui paifloient au loin. 
Ainfi la Nature, en m’offrant le tableau riant de ce 
féjour paftoral & champêtre, difpofoit mon cœur 
à la joie, & me tranfportoit en idée dans cet heu- 
reux temps où les hommes étoient tous bergers, 
êt ne connoifloient de véritables richeñes que les 
biens de la terre & le produit de leurs troupeaux. 
Occupé de ces idées, parcourant des yeux toutes 
les beautés de ce payfage, les fixant particuliére- 
meñt fur les tentes bafles & enfumées des Arabes, 
jen vis tout-à-coup une douzaine diriger leurs pas 
vers moi. Je vous l'avoue, mon cher Doë&teur, à la 
vue de ces hommes féroces , je ne pus me défendre 
d'un mouvement de frayeur, qui fit, en un inftant, 
évanouir les idées qui m’occupoient fi agréable- 
ment. Ils étoient tous armés; je craignis quelque 
attaque de leur part: mais je fus rafluré par les 
Maures qui m’accompagnoient. Dès qu'ils furent à 
maportée, je les faluai félon la coutume du pays, & 
je leur fis dire de fe tenir à une certaine diftance 
de nous, à caufe de la contagion. Ils ne firent 
aucune difficulté de sy foumettre. Ils saccroupirent 
en cercle autour de nous, & caufèrent pendant 
quelque temps avec leurs femblables. Ils me de- 
mandèrent fi je voulois du latage. Je laçceptar. 


23 VOYAGE 


Auffi-tôt deux d’entre eux fe détachèrent, & re= 
vinrent peu à près chacun avec une écuelle de 
bois pleine de lait. Jen bus avec plaifir; & maloré 
leur ton brufque, leur air prefque toujours me- 
naçant, je fus fenfble à leur réception. Je leur 
en exprimai ma reconnoiflance par mes geftes, & 
je leur diftribuai un peu de poudre & de plomb 
qu'ils m'avoient demandés. Oubliant alors la pein- 
ture que l’on m'avoit faite de leurs mœurs, ou 
plutôt attribuant leur férocité au defpotifme fous 
lequel ils gémiflent, & peut-être à la fréquenta- 
tion des Européens , avec lefquels ils peuvent 
avoir appris à être fourbes & méchans, je m’efforçois 
de me perfuader, comme je l’avois cru jufqw’alors, 
que plus fhomme étoit près de la nature, plus il 
devoit être bon; je ne voyois plus en eux que 
ces patriarches de l'antiquité uniquement livrés aux 
foins de leurs troupeaux, & exempts de cette 
foule de néceffités inventées par le luxe. Fy voyois 
des hommes à qui j'étois redevable de lhofpitalité, 
pufqu'ils m'offroient leurs tentes pour afyle; & 
fi je ne trouvois pas en eux cette politeffe maniérée … 
d'Europe, au moins croyois-je y voir une dure 
franchife , telle qu'elle doit être dans l'homme de 
la Nature. Ceft ainfi que tout en raifonnant avec 
moi-même , & me laïffant abufer par ce defir fi 
attrayant de trouver dans tous les hommes un fond 
de bonté naturelle, je me livrois avec plafir à 


EN BARBARIE. 29 


une erreur dont je n’eus par la fuite que trop ts 
d'être détrompé. 

Lorfque je les quittai, n'ayant point, par pru- 
dence, voulu entrer dans leurs tentes, ils m’accom- 
pagnèrent un demi-quart de lieue ; en nous féparant 
ils me fouhaitèrent, en leur langue, bozheur & 
paix. Inftruit du fens de leurs expreffions, je les 
leur répétai avec attendriflement , & je m’applau- 
diflois que les premiers mots arabes que je pro- 
nonçoiïs, ferviflent à exprimer ma reconnoiffance, 
Jai éprouvé à-peu-près la même réception chez 
les différentes Tribus Arabes que jai parcourues 
jufqu’à préfent : je n’ofai, pendant les premiers jours, 
pénétrer dans leurs tentes, de peur de la pefte ; 
comme le temps étoit très-doux, le ciel ferein, je 
me faifois tous les foirs arranger une petite cabane 
de fewillage, peu éloignée des tentes, & je pañlois 
la nuit étendu fur le gazon où je goûtois un fommeïl 
auffi tranquille que dans un lit bien délicat. Cepen- 
dant, comme le danger, vu de près, ne fait plus 
d'auffi fortes impreflions, je me fuis infenfiblement 
accommodé des tentes des Arabes. Py fuis reçu tous 
les foirs, & j'ai honneur d’être admis à leurs repas. 

Agréez les fentimens d'amitié avec lefquels, &cc, 


20 VOYAGE 


EIPSENTE R'EL 
AM}, FisEino 


Tano 15, mon cher ami, que vous admirez les 
chef-dœuvres des grands maîtres au milieu des ruines 
de la célèbre Rome, je parcours les plaines ides 
anciens Numides. Pari ces contrées défertes. & 
incultes, que de jouiffances, que de richefes pour 
le Naturalifte ! que d'utiles leçons pour PObfer- 
vateur philofophe ! Vous cherchez les Romains 
chez les Italiens, & peut-être ne trouvez-vous 
plus dans leur figure, dans leur caraëétère, cette 
noble fierté, ces traits de majefté &t de courage qui 
annoncoient en eux les maitres de l'Univers. Je 
fuis plus heureux que’ vous. Il me femble | dans 
chaque Arabe montagnard, reconnoïre un Gétule 
ou un Numide: mais, puis-je me féliciter de.ces 
traits de reflemblance dans un peuple qui a con- 
fervé la férocité &c les mœurs. des premiers habitans 
de ces contrées? Qu'il eft humiliant pour la nature 
humaine, de voir prefque toutes:les nations dégé- 
nérer infenfiblement des vertus de leurs ancêtres, 
ëz n’en perpétuer que les vices! Ceft cependant le 
tableau que nous offre lhiftoire de tous les âges. 
Où trouver aujourd’hui les Sages de la Grèce, le 


EN. BARBARIE. 31 


favant Esyptien, & les héros de l'ancienne Rome à 
Nous les chercherions inutilement dans leurs def- 
cendans, tandis que PAfiatique a confervé fa pre- 
mière molleffe, & que le barbare Africain eft encore 
altéré de fang. 

Que de figures dignes de votre pinceau j'ai déjà 
rencontrées parmi les Maures! Des ÿeux pleins de 
feu & de courage , un regard féroce, des traits 
mâles & fortement prononcés, le nez aquilin, des 
bras nerveux, la taille haute, la démarche fière, 
les jambes, les cuifles & les épaules prefque toujours 
à nu, tel eft l'extérieur de la plupart des Maures. 
Ils ne font point naturellement noirs, malgré le 
proverbe, & comme le penfent plufieurs écrivains ; 
mas ils naiflent blancs, & reftent blancs toute 
leur vie, quand leurs travaux ne les expofent pas 
aux ardeurs du foleil. Dans les villes les femmes 
ont une blancheur fi éclatante, qu'elles éclipferoient 
la plupart de nos européennes; mais les Mauref- 
ques montagnardes, fans cefle brülées par le foleil & 
prefque toujours à moitié nues, deviennent, même 
dès enfance, d’une couleur brune qui approche 
beaicoup de aies de la fuie. 

Leur habillement eft intérefflant à connoître. Je 
le crois de la plus haute antiquité. L'on m'a afluré 
que du côté du défert de Saara, plufieurs, Arabes 
étoient parfaitement nus. J'en ai en effet rencontré 
quelques - uns qui navoient aucune. efpèce, de 


LA 
Li 


32 VOYAGE 
vêtement; d'autres qui ne portoient qu'un légei 
calecon : maïs le plus grand nombre ont un habil- 
lement plus ou moins détaillé , felon leur condition. 
ou leur fortune, Les uns, ce font les plus pauvres 
& par conféquent les plus nombreux, s’enveloppent 
d’une pièce d’étoffe de plufieurs aunes, qu'ils en- 
tortillent , chacun à fa manière, autour de leur 
tête & de leur corps. Cet habilement a été par- 
fiitement bien décrit par M. de Fénelon, en parlent, 
dans fon Télémaque, de la coutume des Bæœtiens. 
Leurs habits, dit-il, font aifés à faire; car en « 
doux climat on ne porte qu'une pièce d’étoffe fine & 
légère qui n'eft point taillée, & que chacun met a longs 
plis autour de fon corps pour la modeflie , lui donnant 
la forme qu'il veut. ( Liv. 8.) D’autres ajoutent en 
deffous, foit une chemife femblable à celle de nos 
femmes, foit une tunique de laine fans bras qui 
leur defcend jufqu'aux genoux. Les plus riches 
portent, outre cela, une efpèce de chappe a capuchon 
aflez femblable aux manteaux de nos hermites (1). 
La fineffe de leurs habillemens eft encore relative 
à leur fortune. Pai vu plufieurs chefs Arabes revêtus 
d'étoffes de laine que j'ai fouvent pris au premier 
afpe& pour une très-belle mouffeline , d’une blan- 
cheur éclatante. La laine de Barbarie a toujours été 
renommée par fa beauté, 
SO QIANR LAID EUR LAN AEN Noa PSE STONES LES 
(1) Voyez la Lettre V, 
Les 


EN BARBARIE. 33 


Les femmes ont, pour s'habiller, la même pièce 
d'étoffe que les hommes ; mais elles larrangent 
un peu différemment. Elles en font une efpèce de 
robe qui couvre chez elles plufieuts parties décou- 
vertes chez les hommes. Les Maurefques portent, 
outre cela, quelques ornemens qui ne contribuent 
frement pas à relever leur beauté. Elles ont les 
cheveux treflés, quelquefois flottans fur leurs 
épaules, tandis que les hommes font rafés, & ne 
confervent dans le milieu de la tête qu’une flotte 
de cheveux; les oreilles, les bras, & les jambes 
des Maurefques font ornés de grands anneaux de 
fer; quelquefois elles y ajoutent des morceaux de 
corail. Coquettes à leur manière, au lieu de rouge, 
qui fûrement n'embelliroit pas leur peau noire, 
elles emploient la poudre à canon mêlée avec de 
l'antimoine , pour tracer différentes figures fur lens 
front & au-deffus de leurs paupières. Les hommes 
s’en font autant aux bras, à l’eftomac & au-deflus 
des mains : je crois qu'il fe mêle un peu de fuperf- 
tition dans ces caraétères myftérieux. Si, pour 
fuppléer aux couleurs qui leur manquent, nos 
Européennes avoient à fubir une opération aufli 
douloureufe que les Maurefques, je doute fort 
qu'elles vouluffent avoir d’autres charmes que ceux 
de la nature. Les femmes Arabes, pour rendre ces 
marques ineffaçables, fe percent la peau d’un grand 
nombre de coups d'épingles, & quand le fang a 

Part. I. C 


34 Vo :YHAVEME 


eflé de couler, elles appliquent leur.poudre bien 
fine, & linfinuent dans les pores ouverts de la 
peau par des frottemens réitérés. Ces marques alors 
font ineffaçables, & difpenfent les femmes de dé- 
pofer tous les foirs leur beauté faétice fur leur 
table de nuit, Jai rencontré beaucoup d’enfans aux- 
quels Pon avoit teint lessongles des mains en un 
rouge jaunâtre; mais cette couleur ne tient pas (1). 
C'eft parmi les Arabes errans des montagnes &x 
du défert, que lon reconnoït particuliérement le 
coftume que je viens de vous décrire. Ceux qu 
habitent les villes varient davantage leur manière de 
s'habiller. Les uns vont la tête nue ou recouverte 
tout an plus d’une calotte rouge ; d’autres portent le 
turban comme les Turcs, & une partie de leur 
accoutrement. [ls fe fervent de babouches, tandis 
que les montagnards vont toujours nuds pieds. 
L’habillement des Maures eft commun à prefque 
tous les habitans de l'Afrique , jufaues par-delà la 
Guinée, & même aux Arabes de l’Afie. Les ama- 
teurs de l'antiquité auroient de belles recherches à 
faire fur le coftume des Africains &*des Arabes 
Afatiques. Ce qui me porte à croire qu'il doit être 
très-ancien , c’eft que ces peuples ignorent abfolu- 
ment la varièté des modes. Le fils ne s’aviferoit pas 


_ 


(1) L'on emploie pour cet objet le fuc d’une plante 
nommée Henné, Lawfonia inermis, L. Syf. veg. 


EN BARBARIE. 35 


de s'habiller autrement que fon père ; d’ailleurs quand 
il le voudroit, linduftrie eft fi bornée, que les 
ouvriers feroient fort embarrafiés s'il f«iloit changer 
la forme des habits, tout gênans qu'ils font. 

Le logement des Maures cft äuff fimple que leurs 
vêtemens. Ils nhabitent que des tentes, ou des 
cabanes formées de branches d'arbres & de rofeaux, 
La réunion de plufieurs tentes fe nomme douare. 
Il y a des doueres de dix, quinze, vingt tentes, 
comme 1l y en a de plus de cent. ee. tentes fe 
placent circulairement, «fin de pouvoir, pendant la 
nuit, renfermer le troupeau dans leur milieu. S'il y 
a quelque efpace vuide entre deux tentes, on le 
remplit par des brouflailles & des épines, afin de 
fermer le paflage aux bêtes féroces. La forme de 
chaque tente eft à-peu-près celle d’un tombeau, 
ou de la carène d'un vaifieau renverfé, comme 
dit Salufte en parlant des habitations des anciens 
Numides (1). Elles font baffes, excepté celles des 
chefs, qui ont un peu plus d'élévation & détendue. 
Là matière eft en laine d'un tiflu trè:-{erré, teinte 
en noir ou en brun. La facilité de tranfporter ces 
fortes dhsbitations , fit que les Maures changent 
fouvent. de local, felon la faifon ou feion leurs 


(z) Cæterum adhuc ædificia Numidarum agreflium, quæ 
Mapalia ils vocant oblonga, incurvis lateribus te6ta, 4 
navium carinæ funt, Sal, Bell. Jugur. 


C 2 


36 VOYAGE 


befoins. Dans l'hiver ils choififfent, aux pieds d'une 
colline, une expofition au midi ; ils fe rapprochent 
pendant l'été, des pâturages & des fources d’eau. 

L'inventaire de leurs meubles eft bientôt fait. Ils 
ne connoïflent d'autre lit que la terre fur laquelle 
les plus délicats étendent un peu de paille, une 
natte, ou un groffier tapis. Quelques vafes de terre 
pour cuire & apprêter le corcouçon , une écuelle 
de bois pour puifer de l'eau & traire les vaches, 
une peau de bouc pour battre le beurre, deux 
petites meules portatives pour écrafer le blé & le: 
réduire en fémoule; voilà à quoi fe borne toute 
leur batterie de cuifine. 

Vous imaginez bien, d’après cela, que leurs repas 
ne doivent être ni fomptueux, ni délicats. En 
effet, rien de plus fimple & de plus frugal. Ils ne 
font par jour qu’un repas qui exige quelque apprêt. 
Hors de-là ils ne prennent rien, ou ils fe conten- 
tent de quelques fruits ou racines fauvages. Les 
plus aïfés font cependant deux repas qui ne con- 
fiftent que dans le feul courcouçon. 

Avant de vous expliquer comment les Maures 
font le courcoucon , il eft effentiel de vous faire ob- 
ferver que le blé de Barbarie, peu différent du nôtre, 
ne donne cependant pas, comme celui de France, 
une farine pure, abondante & nutritive : mais il 
fautdiftinguer dans le grain la partie farineufe d'avec 
la partie dure. La première eft en très - petite 


EN BARBARILE. 37 


quantité ; elle fe trouve ordinairement à [a pointe 
du-blé & dans fon milieu. Cette farine fait de très- 
mauvais pain noir : aufli ne s’en fert-on point. On 
labandonne aux animaux, ou bien on la mêlange 
en petite quantité avec la partie dure. Les Maures 
ne connoïflent point l'ufage du pain. Ils écrafent le 
blé en grumeaux par le moyen de deux petites 
meules portatives, d’où il réfulte une efpèce de. 
très - grofle /émoule, qu'ils nomment courcouçon. 
Quand ils veulent apprêter leur repas, ils entaffent 
cette fémoule dans un vafe de terre percé de petits 
trous, & placent ce vafe en forme de couvercle 
fur la marmite où cuit la viande. Les vapeurs qui 
s’en élèvent pénètrent le grain & le gonflent. Cette 
opération finie , 1ls retirent L courcouçon, le mettent 
dans un autre vafe large & plat fupporté par un 
pied, comme celui de nos verres à boire. Cette 
nourriture leur tient lieu de pain; à mefure qu'ils 
la mangent, ils la démêlent avec un peu de bouillon, 
de lait, de beurre ou de miel. Pardeflus le cour- 
couçon ils placent la viande cuite, que chacun 
déchire avec les doigts : c’eft ordinairement de la 
volaille, du chevreau , du bœuf ou du mouton. 
Le courcouçon anfi préparé, le chef de [a tente, 
ou tout autre Maure d’un rang au-deflus des autres, 
sempare du plat, mange le premier, & feul. IE 
fe tient accroupi, & pofe le courcouçon devant 
lu. Il en prend un peu avec les doigts, en forme 


C 3 


38 VOYAGE 


des balottes dans le creux de la main, & fe les jette 
dans la bouche avec beaucoup d'adreffé Quand les 
chef ont fini, le plat pañle entre les mains de ceux 
qui'viennent aprés, aux enfans, par exemple, qui 
ne mangent jamais avec leur père, ni même devant 
hui, au moins chez les M.ures d’une certaine df- 
tinétion. Les femmes mengent les dernières ; elles 
n'ont que le rcfte des hommes, même celui de 
leurs propres enf.ns. Elles feules font chargées des 
äpprêts de ce repas. Les Maures, d'après les prin- 
cipes de leur religion, doivent, ävant & après le 
repas , fe laver les mains, la barbe & la bouche, 
mais beaucoup négligent cette cérémonie. Comme 
Mufulmans , 1ls n’ont que l'eau pour boïflon, qu'ils 
puifent avec une écuclle de bois, & dans laquelle : 
ils boivent tour-à-tour. Ils ne refufent cependant 
point de vin quand on leur en préfente, & qu'ils 
ne font pas vus. Jen ai connu beaucoup qui même 
en buvoient avec excès. | 

Quand les Maures entreprennent des voyages de 
long cours, & dans des lieux où ils ne peuvent 
trouver lholpitalité, ils emportent avec eux une 
certaine provifion de fémoule, & quand la faim les 
preffe, ils en forment , dans le creux de leurs mains, 
quelques balottes avec de Peau; ce léger aliment 
leur fuffit, & les foutient pendant de très -longues 
routes. 

I eft d'autres Arabes dont la vie eft encore bien 


NX 


EN BARBARIE. 39 


plus dure & plus miférable. Ce font ces hordes in- 
domptées qui n'habitent que les lieux inaccefbles, 
Elles n’ont aucune pofleffion , aucun afyle fixe. Si 
quelquefois elles enfemencent une mince portion 
de terre, fi elles ont des troupeaux, comme elles 
ne peuvent éviter de fe fixer dans les plaines, elles 
ne tardent pas à être dépouillées. Ces malheureux 
fe retirent alors dans des bois Cpais &c impénétrables, 
dans les gorges affreufes des montagnes ou dans le 
creux des rochers. Ils vivent féparés les tms des 
autres, & font obligés, pour ainf dire, à broutcr 
Fherbe des champs. Les fruits fauvages, les racines 
tendres , les jeunes pouffes des plantes leur fervent 
de nourriture. La plupart ont des armes à feu; c’eft 
le plus précieux héritage qu'un père puifle laiffer 
à fes enñfans: ils pourroient s’en fervir pour la 
chafle; mais comme ils ont beaucoup de peine à 
fe procurer de la poudre & au plomb, 1ls les con- 
fervent pour défendre leur Hberté. Ils préfèrent 
l'indépendance & la mifère, à un genre de vie plus 
tranquille , & dont ils ne pourroient jouir qu’en 
fe foumettant, comme les autres, au defpotifme 
des Turcs. Ces Arabes font les plus cruels de 
tous. Je ne ferois pas éloigné de croire qu'il n’y 
at parmi eux des anthropophages, tant ils font 
affamés & avides de fang humain. Perfonne n’ofe 
pénétrer dans les gorges de leurs montagnes. Les 
fouverains du pays y ont quelquefois conduit des 


C4 


40 V oi ALG:E 


camps aflez confidérables; mais ces entreprifes n’ont 
jamais eu de fuccès. Ou les troupes ont été égorgées 
dans les défilés , ou les Arabes fe font difperfés dans 
l'intérieur de leurs montagnes. Quelquefois ils def- 
cendent dans les plaines, & viennent dépouiller les 
nations voifines. J'ai rencontré plufeurs de ces 
Arabes. Leur figure eft horrible. Ils font maigres, 
déchernés, couverts de lambeaux, & dégoñtans 
par leur mal-propreté. Ils ninfultent les voyageurs 
qu'autant qu'ils font en force; mais comme ils 
vivent loin les uns des autres, lorfque lon ne 
féjourne pas chez eux, & qu’on ne leur laïfle pas 
le temps de fe réunir, on peut, dans bien des 
endroits, pafler fans danger. Voilà, mon cher ami, 
des êtres bien différens de nous, bien éloignés des 
douceurs de la focièté ; mais je n’ai fait qu'efquiffer 
le tableau : il eft fi pénible de peindre l'homme 
méchant, que ma plume fe refufe à vous en tracer 
le portrait. 
Je fuis avec amitié, &c. 


EN BARBARIE. 41 


| AE CAE D 168 à CON AP A 


Au même. 


Jr confens volontiers, mon cher ami, à vous 
donner fur la politefle & plufeurs autres ufages 
des Maures, les renfeignemens que vous me de- 
mandez. Je defirerois vous pofléder avec moi; 
votre pinceau rendroit fidellement ce que ma plume 
ne peut que vous peindre très-imparfaitement. 
Quoiqu’en apparence à demi-fauvages, les Maures 
ont cependant entre eux des fignes reçus pour ex- 
primer l'amitié & le refpet, fignes qui n’ont point 
parmi eux plus de vérité que parmi nous. Le falut 
le plus ordinaire, quand les Maures s’abordent, eft 
de mettre la main droite fur la poitrine en inck- 
nant la tête ; ils fe fouhaitent, dans cette pofture, 
le bonjour l'un à l'autre. Ils s'informent enfuite de 
la fanté de leurs parens, en les nommant les uns 
après les autres, demandent des nouvelles 4 /2 
jument, du troupeau, de la tente, &c. Si ce font 
deux Maures de connoïffance, ils sembraflent en 
fe baïfant réciproquement le vifage & l'épaule, ou 
bien ils fe prennent la main & fe la baifent alterna- 
tivement. Dans la plus grande familiarité, & lorfque 
Von fe voit fouvent, lon ne fait que fe toucher 


42 V. Oo YANG 


la man de l'extrémité des doigts. Chacun enfuite 
porte fes propres doigts à la bouche, &c les baife. 

Lorfque les Maures abordent quelqu'un en di- 
onité, un chef, un Bey, un Kaïde, ils lui baïfent 
refpeétueufement la main. Une marque de faveur 
de la part d'un Grand, eft de préfenter le dedans de 
fa main aux fujets qui viennent lui rendre hommage, 
& qu'il veut diftinguer des autres: ordinairement 
il ne préfente que le deflus. Enfin, pour plus grande 
marque de foumiffion, on lui baïfe la tête, les 
épaules , le turban, les habits. Il en .eft même. 
qui fe profternent, en pofant un genou en terre. 
L'on n’aborde jamais les Grands fans quitter” fa 
chaufure. | 

En voyage, quand deux Maures fe rencontrent, 
ils fe faluent, & fe font toutes les queftions que 
Jai rapportées plus haut, fans s'arrêter, en conti- 
nuant leur chemin, fouvent en fens oppofé; de 
forte qu'il arrive qu'ils font hors de la portée de 
s'entendre , avant qu'ils foient à la fin de leurs 
queftions. Cela ne les empêche pas de les continuer. 

Dans la converfation, leurs geftes font vifs, ex- 
prefifs, pleins de naturel & de graces. En les 
étudiant avec attention, il ne feroit pas difficile 
de fafir à-peu-près le fujet de leur entretien. Leurs 
accens font forts, aigus. Le fon de leur voix ft 
fonore & s'entend au loin. L’habitude de vivre au 
milieu des champs, & de fe parler de fort loin, 


( 


EN BARBARIE. 43 


leur fait prendre dès l'enfance, la coutume de parier 
très-haut. J'ai remarqué que dans les villes leur voix 
étoit beaucoup plus adoucie, & que leurs accens 
blefloient moins les oreilles. 

Les Miures nattachent point aux rots lidée de 
mal-propreté & d'intempérance que nous y atta- 
chons. Au contraire, quand quelqu'un rote ou 
éternue , l’on forme, comme chez nous, des vœux 
pour fa fanté. Saha, lui difent-ils, que cela vous 
fafle bien. Us emploient cette expreffion pour une 
foule d’autres fonétions. Si un d’entre eux mange, 
boit ou fume , ils lui difent f4ka , application 
beaucoup plus jufte que la nôtre, quand nous 
buvons à la fanté de quelqu'un. 

Quand les Maures font en repos, leur poftion 
ordinaire neft pas d'avoir les jambes croifées, 
comme les Turcs; mais ils font accroupis, leur 
fufil droit entre leurs jambes, car ils ne quittent 
jamais leurs armes, excepté fous leurs tentes. Ils 
paflent ainfi des journées entières à rien faire, & 
fe croient très-heureux lorfquils peuvent fe livrer 
tout enticrs à l’oifiveté, 

Jai l'honneur d’être, &c. 


44 Vovac'Æ 


LE TT RES. TER 


AL Eur DAME 


J AMAIS, mon cher Doëéteur, je n’ai mieux apprécié 
les avantages d’une nation policée, que depuis que 
jhabite chez un peuple barbare : jamais la beauté, 
la commodité de nos grands chemins ne m'a tant 
frappé, que depuis que je fuis obligé de voyager 
à travers des brouffailles & des marécages. Combien 
huit jours de courfes, comme j'en ai faites depuis 
quelque temps, changeroient les idées de ces Eure- 
péens délicats qui ne ceffent de fe plaindre des 
auberges & des fatigues de leurs voyages ! Dans ce 
pays-ci lon ne connoit ni hôtelleries, ni chaïfes 
de poftes, n1 Aubergiftes attentifs & obligeans. Il 
ne faut pas s’imaginer trouver des grandes routes , 
des chemins battus & ombragés, des lieux de repos 
& de délaffement : trop heureux fi à la fin d'une 
journée fatigante lon pouvoit rencontrer quelque 
chétive bicoque, & un mauvais grabat ! Jamais 1l 
ne le faut efpérer. 

Pour voyager dans ces contrées barbares, il faut 
oublier l'Europe ; il faut renoncer à ces doucess 
habitudes contraétées dès l'enfance, & qui devien- 
nent par la fuite des befoins prefque indifpenfables. 


EN BARBARIE. 45 


Si les obftacles rebutent ; fi les dangers épouvan- 
tent ; fi l'on n’a point une fanté robufte, exercée 
à la fatigue ; fi lon ne peut saccommoder de tout, 
devenir, en un mot, l'homme de tous les pays, 
jamais lon ne doit fonger à fortir de fa patrie. 

Le feul moyen de voyager un peu commodé- 
ment en Barbarie eft d’avoir une tente à foi, & ce 
faire d'abondantes provifions : mais quelquefois ces 
adouciffemens ne font pas poffibles. Il faut alors fe 
réfoudre à fe fervir des tentes des Maures, toutes 
mal-propres & dégoûtantes qu’elles font; il faut 
fur-tout s’accoutumer à leur nourriture frugale 8c 
peu délicate. Combien de fois lon part le matin 
fans favoir où lon arrivera le foir! combien de 
fois, égaré dans ces déferts, il faut chercher fon 
chemin à travers des brouflulles, d'épaifles forêts, 
des rochers efcarpés, des fables brülans ; tantôt 
arrêté par une rivière qu'il faut pañler à gué, 
par un lac qu'il faut contourner, par des marais 
que lon ne traverfe jamais fans danger; tantôt 
brülé par le foleil, ou percé par la pluie; d’autres 
fois mourant de foif, fans trouver de fources pour 
fe défaltérer! Si lon na point de provifions, il 
n'eft guère poffble de rien prendre avant le foir. 
C'eft le feul moment où les Maures faffent un 
repas réglé, & où ils puiflent offrir quelque nour- 
riture au voyageur. 

Enfin la nuit arrive, Ce moment de repos poux 


46 V.o. x Ag E 


le voyageur européen, en eft un de fatigue pour 
le voyageur africain. Il faut alors choifir un terrein 
fec, abrité, pour y drefler une tente; il faut deffeller 
les chevaux, débagager les mules, couper du bois, 
allumer des feux, &c prendre tous les moyens 
qu'indique la prudence pour fe mettre à l'abri des 
bêtes féroces & des voleurs. Il eft bon de ne jamais 
camper loin des tentes arabes, quand on en ren 
contre. Ils fourniflent bien des fecours lorfqu'ils 
font traitables, & ils le font toujours, dès sl 
vous voient avec une bonne efcorte. 

Ceft, comme je l'ai déjà dit, fur la terenue, 
ou tout au plus recouverte Es natte, que les 
Maures paffent la nuit ; &c c’eft ainfi que le voyageur 
doit fe déterminer à la pafler, à moins qu'il ne foit 
pourvu d'un matelas, auquel cependant 1l hu faut 
renoncer , quand 1l a effuyé une forte pluie. D’ail- 
leurs comme tous ces attirails font gênans, 1l vaut 
mieux , dès le commencement, adopter la coutume 
des Maures , à laquelle il en faut venir tôt ou 
tard. 

Quant aux précautions néceflaires à ma fürete, 
voici comment je m'y fuis pris. Avant de quitter 
la Calle, jai commencé par m'informer des nations 
qui faifoient le plus de commerce avec la Com- 
pagnie , & chez lefquelles un chrétien pouvoit aller 
fans danger. Jai pris avec moi quelques Arabes dont 
jétois für de la fidélité. Je leur ai fait entendre 


EN BARBARIE, 47 


qu'en parcourant le pays, mon intention étoit de 
travailler à la recherche des plantes propres à la 
Médecine. Ce motif eft le feul que fon puifle 
donner à des hommes qui ne conçoivent pas com- 
ment l’on peut être attiré chez eux par la feule 
curiofité, & comment ün homme peut voyager 
pour l'unique plaifir de voyager. Ils font d'ailleurs 
tous portés à foupçonner des intentions perfides 
dans les étrangers qui abordent chez eux, & qui 
veulent y faire des obfervations. Mais le titre de 
Médecin, auquel ils attachent une certaine conf- 
dération, leur infpire la confiance, & les rend plus 
traitables. Dès que je fuis reçu chez une nation, je 
tâche de mettre le chef dans mes intérêts, & jen 
obtiens prefque toujours des cavaliers qui m’accom- 
pegnent chez d'autres nations amies, & auxquelles 
je fuis recommandé. Ces cavaliers jurent fur leur 
tête de me ramener; fi au retour j'avois à men 
plandre, ils feroient févérement punis par le chef 
qui me les avoit donnés. Ceft amfi que je fus 
venu à bout de pénétrer chez ces hommes de fang, 
& peu-à-peu de m'éloigner des côtes. Je vous ferai 
part dans d’autres Lettres, de mes obfervations & 
de mes courfes ; mais je ne peux terminer celle-ci 
fans quelques réflexions fur le genre de vie auquel 
je fuis foumis depuis que j'ai quitté la Calle. 

Il eft, mon cher Doéteur, une foule de préjugés . 
gationaux dont on ne peut fe dépouiller que dans 


{ 

48 VOYAGE 

des voyages femblables à celui que je fais. Les 
peuples civilifés fe reffemblent tous. Les traits qui 
les différencient font peu marqués ; 1l faut, pour 
les faifir, un taét délicat, une finefle de jugement 
peu commune. Chaque nation a, fans doute, un 
cara@tère , des coutumes, des mœurs qui lui font 
propres; mais toutes font guidées par des principes 
communs ; toutes, plus ou moins éclairées par les 
arts & les fciences, travaillent à réunir autour d'elles 
les différentes commodités de la vie. Chez les peuples 
policés, le génie aétif & créateur fans cefle invente 
& perfeétionne. Il embellit la demeure de l’homme, 
& convertit à fon ufage les produétions de la Nature : 
mais ces commodités tant vantées, ces douceurs 
de la vie fociale font autant de liens qui rendent 
Phomme efclave d'une foule de befoins fattices, & 
en font un être malheureux lorfque fes richefles ou 
fon travail ne peuvent fournir à fes néceflités. Accou- 
tumés dès l'enfance à jouir de ces avantages , nous 
les croyons fi effentiels à notre exiftence , que, pour 
nous les procurer, nous oublions les travaux, les 
les fatigues & les inquiétudes qu'ils nous coûtent. 
Nous ufons nos forces, nous détruifons notre fanté, 
nous facrifions tous nos inftans à lacquifition d’une 
fortune qui fouvent nous échappe ; & fur le bord 
du tombeau, nous méditons encore de grandes en- 
treprifes, dans l’efpoir d’un prétendu bonheur que la 
mort vient nous ravir. Né au milieu de ces préjugés, 


Je 


EN BARBARIE 49 
“je les avois confervés jufqu'à préfent ; je plaignois 
ces peuplades errantes auxquelles nos belles décou- 
vertes font inconnues, qui n'ont ni pain, milit, 
n; maifons. Cétoit beaucoup pout moi de croire 
à leur exiftence; mais je n’imaginois pas qu’un tel 
genre de vie fût poffible à un Européen. 
L'expérience m’a détrompé, mon cher Doéteur; 
non-feulement je connois cès hommesque je croyois 
fi malheureux, mais encore j'habite parmi eux, je 
vis comme ils vivent. Jai adopté leurs coutumes 
d'abord. par néceflité, a@tuellement par habitude. 
lis ne mangent point de pain; ils ignorent: lart 
d’apprêter les viandes; l'eau eft leur feule boiflon. 
Que s’enfuit-11? Quils en font plus fains, plus 
robuftes,, & que les maladies font rares parmi 
eux. Ils n'ont point de maïfons; mais qu’en eft-il 
befoin dans ces heureufes contrées où une fimple 
toile, une cabane de feuillage , le creux d’un rocher 
fufffent dans les plus mauvais temps pour garantir 
des injures de l'air? Ils dorment habillés fur la 
terre, fouvent au milieu de humidité; ne femble-t-il 
pas qu'ils doivent être affaillis par cette foule de 
maladies que chez nous la Médecine arme contre 
le téméraire qui oferoit en faire autant? Je vous 
avoue, mon cher Doëteur,. que je fus d’abord un 
peu épouvanté lorfqwil me fallut, pour la première 
fois, faire sufage d'un lit à la maurefque. Jétois 
accablé de fatigue; ce fut pour moi un excellent 
Part. I. D 


so Vovace . 
foporatif : je dormis aflez bien; mais à mon réveil 
fentant mes habits humides, je craïgnis pour ma 
fanté. Heureufement je n’eus que les côtes un peu 
froiflées : ce ne fut rien, & mes côtes s’accommo- 
dèrent de la terre dure pour lit, ainfi que ma tête 
de la felle de mon cheval pour couffin. Je peux 
vous certiñer, mon cher Doéteur, qu'avec un peu 
d'habitude lon dort auffi bien de cette manière que. 
dans un litenvironné de doubles rideaux. Le fom 

qui alors n’excède jamais les befoins de la Nature, fait 
couler dans tous les organes le baume desla fanté. 
La refpiration eft plus vive; lon fe fent animé d’une 
nouvelle exiftence que lon regretteroit de perdre : 
par un fommeil trop prolongé. 

Il eft d’ailleurs, au moment du réveil, une autre 
jouifiance que bia peu favent apprécier , parce que 
pettfavent ; jouir des beautés de la Nature, Au milieu 
de ces déferts filencieux laurore paroït , lhorifon 
eft embrafé de fes feux; fes premiers rayons frap- 
pent la pointe des montagnes : peu-à-peu la plaine eft 
éclairée, les objets fe diftinguent, les fleurs s’entre- 
ouvrent & parfument l'air ; l’oifeau fecoue fon 
plumage & falue le nouveau jour; en un inftant 
la Nature s’anime , & préfente par-tout des tableaux 
enchanteurs. La chèvre eft fufpendue aux rochers, 
le bœuf paît dans la plaine, l'agneau bêle à côté 
de fa mère, & la campagne devient au loin l'image 
dc la vie paftorale. Voilà de ces plaifirs que je 


_. EN BARBARIE. st 
moublierai jamais, de ces plaïfirs inconnus à qui 
conque ne fait dormir que dans le fond d'une 
ténébreufe alcove. 


Jai l'honneur d’être, &c. 


LeESTET'R E IX. 


Au même. 


Avanr de quitter la Calle, encore un mot, mon 
cher Doëteur , fur les nations qui Pavoifinent. Cette 
placefert de limites aux royaumes de Tunis & d'Alger. 
La partie de l'e/? eft habitée par les Nadis. Les Nadis ! 
nation féroce, qui ne s'eft rendue indépendante que 
pour être cruelle avec impunité ; nation fangui- 
naire, à qui la guerre ne plaît que parce qu’elle 
offre plus d’occafions d'égorger fes femblables ; 
nation perfide qui ne figne de traités de paix que 
pour furprendre avec plus de facilité la bonne-foi 
de l'ennemi; enfin nation vile & lâche, qui ne 
fort de fes montagnes qu’à la faveur des ténèbres , 
n’attaque fon ennemi que par embüches, & lorfqu'il 
eft fans défenfe : en vain les Beys de Tunis & de 
Conflantine ont eflayé de la foumettre. Les Nadis 
leur ont toujours échappé. Ils paient cependant quel- 
ques légers tributs pour ne pas être trop inquiétés 
D 2 


2 VOYAGE 

dans le commerce qu'ils font avec la Calle : ils 
cultivent quelques terres & élèvent des troupeauxs 
mais dès qu'ils font attaqués, ils abandonnent les 
plaines, & vont chercher la liberté dans le creux 
de leurs inacceflibles rochers. En guerre prefque 
continuelle avec leurs voifins, ils ont aufli parmi 
eux des divifñons inteftines ; ils ne s'accordent que 
pour faire le mal. Leur vie eft inquiète, agitée, 
miférable ; à peine ont-ils de quoi fe nourtir. Ils 
font mal-propres, couverts de haillons, fujets à 
beaucoup de maladies cutanées. Peus limprudence 
dernièrement , entraîné par la beauté du payfage, 
de m’enfoncer dans leur pays d'environ une demi- 
lieue. J’étois defcendu dans un vallon très-profond, 
recouvert d'une épaiffe brouffaille. Tandis que ÿ'her- 
borifois, quelques femmes arabes m'apperçurent, 
& vinrent mettre Le feu aux brouffailles qui-étoient 
pardeflus ma tête. Je n’eus que le temps dé me 
fauver à travers les flimmes. 

Le pays fitué à loueft de la Calle fe nomme la 
Mazoul : il eft fort étendu, & aflez bien cultivé, 
Les différentes nations qui occupent font foumifes 
à un feul chef; les plus confidérables de ces nations 
font les Ouledy-Dieb, les Zulmis, les Ouled-Hamet , 
les Ouked-Stier, les Ben-Amet, les Agbet-Chaïr. C'eft 
avec ces Arabes que la Calle fait le principal com- 
merce des grains. Comme je me propofois de com- 
mencer mes courfes par ces diverfes tribus, l'amitié 


EN BARBARIE. 53 
d'Aly-Bey leur chef, étoit pour moi très-effentielles 
je me doutai bien que fes rapports d'intérêt avec 
la Compagnie me vaudroient, de fa part, une 
réception favorable. 

Je partis de la Calle pour aller lui rendre vifite ; 
accompagné de deux de fes cavaliers & de fon 
écrivain. Comme Je voulois tirer parti de ce voyage 
pour herbornifer, je fis plufeurs détours, & je 
m'arrêtai aux endroits qui me parurent les plus 
intéreflans pour la végétation, quoique la faifon 
commençât à devenir brûlante, & la terre privée 
de verdure. 

Après avoir parcouru les plaines de Terraillanne ÿ 
de Beaumarchand, où les Chrétiens envoient couper 
le foin néceffaire pour la nourriture des beftiaux, 
je pénétrai dans les forêts & les montagnes qui les 
terminent. J'y ai rencontré des fites extrèmement 
agréables, des bofquets où la fraicheur y-eft en- 
tretenue par les ruifleaux qui coulent fous leur 
ombrage. L'air y eft parfumé d’une foule d'ar- 
brifleaux odoriférans : lon ne marche qu'au milieu 
des myrthes , des garous , de l’épine - vinette; la 
vue eft fans cefle récréée par le mêlange des plus 
belles fleurs, par les lauriers-rofes qui fortent en. 
touffe du milieu des brouffailles, par les grenadiets 
mêlés avec les rofes fauvages, par un parterre dont 
Péclat eft infiniment fupérieur aux fymmétries de 
Fatt, Pendant l'hiver ces rians cûteaux, au lieu d'une 

at dci À 


4 VOYAGE 

neige trifte & uniforme, font par-tout tapiflés de 
plufieurs belles efpèces de narciffe, de tulipes, de 
renoncules, & d’anemones ; les orchis, les ellébo- 
tines , les férapias, variés à l'infini, leur fuccèdent ; 
au printemps ce font des ornithogales, des afpho- 
dèles, des iris, des vaftes champs de lupin jaune, 
auf fuaves pour lodorat, que beaux à la vue; 
dans l'automne, la grande fcille, & une foule de 
petites de toutes couleurs, dont plufeuts n’ont pas 
encore été décrites, Je n'ai vu nulle part le règne 
de Flore auffi brillant. 

Je laïffai enfin ces lieux enchantés pour parcourir 
les bords des grands lacs dont les habitans de la 
Calle ont tant à fe plaindre, mais qu'un Naturalifte 
ne peut quitter. Îls ont près de fept lieues de cir- 
conférence , s’accroiflent confidérablement par les 
pluies de l'hiver, & fe deffèchent en partie dans 
les fortes chaleurs. Ils font, en tout temps, cou- 
verts d’un grand nombre d'olnée, la Pipe très- 
bons à manger. 

Je me rendis de-là à Caffon, payfage délicieux , 
où plufeurs tribus Arabes ont fixé leur domicile. 
Pour y arriver il faut, fous un ciel dont l'ombre 
ne peut a 56 Pardeur, franchir des chemins 
très - fatigans , à travers des fables mouvans, dés 
rochers aigus, & des brouffailles épaifes : mais auffi 
il faut avouer qu'il eft peu d’endroits plus favorifés 
de Ja Nature, Plufeurs fources d’eau fraîche arrofent 


EN BARBARIE. s5 


ces beaux lieux ; de nombreux fieuiers forment des 
afyles champêtres où les hommes & les troupeaux 
pañfent la grofle chaleur du jour. Les pâturages y 
font abondans & délicats, les bofquets très - mul- 
tipliés. Les côteaux, s'ils étoient cultivés , feroient 
de la plus grande fertilité. Le laurier, l'olivier, le 
filaria , larboufier en font un des principaux orne- 
mens. Ces côteaux font dominés par des bois de 
liège. Ce lieu eft fitué fur les bords de la mer, 
d'où la vue s'étend au loin fur la plaine liquide, 
Les Maures me reçurent vec amitié, au moins en 
apparence ; ils m'offrirent du laitage & des fruits. 
Je ne m’arrêterai pas plus long-temps , mon cher 
Docteur, à vous décrire les différens lieux que j'ai 
parcourus, n'ayant trouvé par-tout que la même 
nature avec quelques variétés. Tout ce pays eft 
agrefte & fauvage. L'on ne rencontre des terres 
enfemencées & cultivées qu'à de très-grandes dif- 
tances les unes des autres. Les Maures choififfent , 
pour s'établir, les endroits ombragés, proche des 
pâturages & des fources. Si l’eau ou l'herbe vien- 
nent à leur manquer, ils vont les chercher ailleurs. 
Cependant , avant d'arriver chez Aly-Bey, je 
m'arrêtai encore au Sozk, où 1l tient fes efclaves. Il 
ne faut point ici attacher à ce mot d’efclave, l'idée 
qu'on y attache ordinairement. Ceux d’Aly-Bey ne 
diffèrent des autres Maures qu’en ce que leur travail 
eft tout entier pour ce chef, qui les nourrit & leur 


D 4 


56 VOYAGE 


fournit tout ce qui leur cft néceflaire, Ils ne peuvent 
quitter le pays fans fa permiffion. Les autres Maures 
les confidèrent beaucoup. Aly-Bey les occupe à 
femer des grains, du tabac, des melons, & à prendre 
foin d’une grande partie de fes troupeaux.Ces Maures 
habitent, non fous des tentes, mais fous des cabanes 
de feuillage, Je crois qu'ils n’ont fuppléé ces cabanes 
aux tentes, que parce qu'étant fixés en ce lieu, ils 
n'ont pas befoin d’une maïfon portative comme les 
autres Maures. Ils occupent une vafte plaine envi- 
ronnée de bois. Ceft-là Où j'ai trouvé la meilleure 
eau. Elle coule dans un lit de fable fous une voüte 
de feuillage. La Nature y a formé dans beaucoup 
d'endroits des cabinets de verdure impénétrables 
aux rayons du foleil. L'eau y entretient un gazon 
frais fous lequel elle s'échappe avec murmure. 
Fai trouvé au Souk beaucoup de ruches à miel. 
Les Arabes raffemblent les mouches dans une écorce 
de liège en forme de tuyau cylindrique, qu'il ont 
foin d’enduire de miel intérieurement. Ils en ferment 
les deux extrémités, & ne laiflent qu'une petite 
ouverture pour donner paflage à l’effain. Ces tuyaux 
font étendus à plat par terre, & environnés de 
brouffailles. Il eft incroyable combien lon en retire 
de miel & de cire. Le premier fert de nourriture 
aux Arabes; & le fecond eft un objet de commerce. 
I m'a fallu, pour arriver au Souk, traverfer une 
forêt que jamais les Faunes & les Druides n'ont 


EN BARBARIE. 7 


égayée par leur préfence. Ce n’eft point fous ces 
ombrages que viennent folâtrer les Nymphes & 
les Silvains. Jamais la Bergère n’a foulé d’un pied 
léger le gazon rare qui recouvre à peine ce fol 
enfume. L’afpe@ de cette forêt eft affreux & lugubre. 
Elle n’eft compofée que de lièges. L'année précédente 
les Maures y avoient mis le feu. L’écorce des arbres 
brülés à la fuperficie, ne préfentoit plus que des 
troncs noirs & des branches en partie privées de 
feuilles. A mefure que javançois, la fine pouffière 
du liège s’attachoit à ma figure & à mes habits. Je 
croyois defcendre dans le féjour des morts ; 
mon imagination toujours prompte à s’exalter, & 
fouvent à fe nourrir de chimères, me peignoit la 
forêt enchantée du Tafle, & peu s’en falloit que 
je ne me crufle un nouveauRenaud deftiné à détruire 
quelque enchantement. Ces idées folles changecient 
à mes yeux cette affreufe nature, & jéprouvois 
un plaifir particulier à me trouver au milieu de 
ces horreurs. Je n’étois cependant pas fans craindre 
les panthères & les lions qui font leur féjour dans 
ces retraites fauvages. Les traces de ces fers ani- 
maux imprimées fur le fable, effrayoient mon cheval 
à un tel point, qu'il reculoit épouvanté & fe cabroit 
à chaque inftant , infenfible aux coups d'éperons que 
je ne lui épargnoïs pas. 

A cette forêt fuccéda un vafte étang, que je 
ne crains point de comparer au Jac Averne. Son 


58 V ox AGE 


infetion eff fi forte, qu'à peine leuffé-je côtoyé un 
quart - d'heure, je fus faifi par un mal de cœur, 
& une pefanteur de tête, qui me firent craindre 
de ne pouvoir refter long-temps en ces lieux ; mais 
comme lherborifation y étoit belle, & les oifeaux 
en grand nombre & très-variés , jy continuai mes. 
recherches pendant plus de trois jours. La macreufe, 
la poule de riz, & d’autres oïfeaux très -curieux: 
voltigent continuellement à la furface de ce lac. 
Le limon qu'il dépofe & qu'il life à fec fur fes: 
bords eft noir, puant, extrèmement gras. Il eft 
mêlé à une foule de végétaux en état de décom- 
pofition. Cet étang, peu éloigné du Baftion de 
France, y a caufé les mortalités dont je vous aï 
déjà parlé plus haut, & qui, enfin, le firent 
abandonner pour toujours. Peu de jours après, je 
me rendis chez Aly-Bey. Je remets pour ma pro- 
chaine lettre à vous parler de fa réception & du 
féjour que je fis chez lui. 
Jai l'honneur d’être , &cc. 


EN BARBARIE. 9 


D'ERDER be 


Au même. 


CE nef point, mon cher Doëéteur, auprès des 
petits Souverains Arabes qu'il faut aller chercher 
le luxe & la magnificence des Potentats de l'Europe. 
Un chef de pafteurs ne peut point étaler loften- 
tation des richefles ; & quand il le pourroit, la 
politique du pays exige que le plus opulent cache 
fes tréfors fous l'extérieur de la pauvreté, 

Je n’arrivai chez Aly-Bey qu'après avoir au moins 
triplé le chemin par de longs détours. Je trouvai 
ce Souverain accroupi à l'entrée de fa tente. Un 
peu de paille lui fervoit de trône; des habits un 
peu plus fins, & les pieds chauffés le diftinguoient 
de fes fujets, qui ne paroïffent devant lui que pieds 
nus. Informé qui j'étois, il vint à ma rencontre, 
me préfenta la main, & me reçut avec beaucoup 
d'affabilité, Je lui fis dire par mon Trucheman, 
« qu'ayant entendu parler de lui très-avantageufe- 
# ment, je venois lui demander fon amitié, & la 
» permiflion de parcourir fon pays, en le priant 
# de me donner pour cet objet toutes les füretés 
» néceffaires ». Il répondit à mon compliment & 
à ma requête avec honnêteté, en m'aflurant que 


PP PRES ER ENERE 
éo V o Y A G’E 
«les Chrétiens éroient [es amis, qu'ils pourroient 
» toujours difpofer de tout ce qu'il poffédoit, qu'il 
» étoit fâché que la pefte lempêchât de recevoir 
» leur vifite auffi fouvent qu'il le defroit ». Il 
me conduifit enfuite dans une tente à côté de celle 
qu'il habitoit. Nous nous entretinmes pendant 
quelque temps de fes intérêts avec la Calle ; du 
defir qu'il avoit de rendre le commerce floriffant, 
& de plufieurs autres projets relatifs à fes vues. Il 
m'accompagna dans les différentes tentes de ce 
Douare que j'étois curieux de vifiter. Le bruit s'étant 
répandu que jétois le Papas de la Calle, il me 
fallut recevoir les complimens des Papas Maures ; 
qui me traitèrent comme un de leurs confrères. 
Le foir, Aly-Beÿ m'envoya le courcouçon, & 
peu après mon fouper, il vint pafler une heure 
dans ma tente, en me demandant très-obliseam= 
ment fi je n’avois befoin de rien. La converfation 
tomba fur les Efpagnols, que lon difoit devoir 
inceffamment venir bombarder la ville de Bonne. 
Je lentretins des pofleflions des Européens dans le 
Nouveau-Monde, de la manière dont il avoit été 
conquis, & des grandes richefles que. les Efpagnols 
y poflédoient. Mon récit l'intérefa finguliérement; 
il me fit mille queftions qui annonçoient fa fur- 
prife & fon admiration pour tout ce que je lu 
racontois. Plus de cent Maures accroupis en cercle 
nous écoutoient avec avidité, Il étoit près de mimi 


EN BARBARIE. 6t 
quand nous nous féparâmes. Les Maures foupent 
& fe couchent fort tard. Aly-Bey me fit apporter 
un peu de paille fraîche fur laquelle je m’étendis, 
mais fans pouvoir y trouver le fommeil. La chaleur 
“étoit exceflive. D'ailleurs les aboiemens' continuels 
des chiens, les mugiffemens du troupeau, le hen- 
niffement des éépee les chants des Maures, qui 
n’ont rien de bien gracieux , éloïgnèrent pour foute 
la nuit le fommeil de mes paupières. 

Nous nous levâmes de grand matin. (Pai oublié 
de vous dire que jétois avec le Chirurgien-Major 
de la Calle.) Nous fümes bientôt envirennés d'une 
foule de Maures qui tous-vouloient fe faire tâter le 

. pouls, & demandoient à être faignés. C'eft une manie 
parmi eux de fe croire malades dès qu'ils favent 
* que quelqu'un eft médecin. Ils ont à la faignée la 
plus grande confiance. Il fallut en fatisfaire quel- 
ques-uns. Nous parcourions leurs tentes la lancette 
en main; & la foule étoit fr confidérable, que je 
is lé moment où moi-même jaurois été forcé de 
faigner, le Chirurgien leur ayant dit par plaifanterie 
que jétois auffñ habile que lui : peu s’en eft fallu que 
jen’euffeéprouvé le fort de Sganarelle; mais Aly-Be y 
auquel jeus recours, me délivra des importunités 
de ces malades imaginaires. Les femmes avoient le 
même empreflement que les hommes. Nous les 
trouvions bloties dans un com de leurs-tentes, 
occupées des affaires du ménage ; dont elles font 


6? Voyacer 
feules chargées. À des fignes qui ne font équivoques 
dans aucune langue, il m'a paru que nous leur 
plaifons au moins autant que leurs matis: mais 
nous étions loin des fentimens qu'elles vouloient 
nous infpirer. Jamais je n'ai connu d'êtres plus 
dégoütans; prefque toutes avoient la gale ; leur 
odeur étoit infeête, & leurs habillemens couverts 
de crafle & en lambeaux. | , 
Aly-Bey a, fur fes fujets, autorité la plus def 
potique. Sa dionté tient lieu de loix; il fuffit qu'il 
éommande pour que tout foit bien; il peut être 
impunément cruel, injufte, inhumain. La viétime 
qu'il immole expire fans vengeur; ceux qui feroient 
en droit de la défendre font les premiers à venis 
baifer fervilement les mains fanglantes de leur defs 
pote. Cependant j'ai trouvé Aly-Bey moins féroce 
que les autres Maures. Son règne , qui n’eft que dun 
an, n’a encore été fouillé d'aucun grand crime. Ses 
mœurs ne font point auf diflolues que celles de 
{on frère El-bey, qui régnoit avant lui. Il eft très. 
attaché à la religion Mufulmane , lobferve fidelle- 
ment ; & punit avec févérité quiconque ofe s’écarter 
de la loi du Prophète. Son extérieur eft grave fa 
figure douce & gracieufe, fa démarche lente & 
compañlée , fa phyfionomie noble, & pleine de 
dignité. Il a un efprit naturel, très-fubtil, lorfqu'il 
s'agit de fes intérêts. Affez bon politique & plein 
d'ambition , il feroit propre aux grandes entreprifes, 


— 


EN BARBARIE. 63 
file Bey de Conftantine, de qui il dépend, ne 
Paccabloit de vexations, & ne faifoit épier avec 
foin fes plus fecrètes démarches. Son autorité n’eft 
pas encore aflez affermie pour un coup d'éclat. 

Pai été bien furpris, mon cher Doëéteur, de 
trouver dans la Douare d’Aly-Bey une école publie 
que, & plus furpris encore de voir un aveugle la 
diriger. Cet Arabe réunifloit dans fa tente une dou 
zaine d’enfans des deux fexes, auxquels il apprenoiït 
à lire & à écrire. Jai remarqué qu'ils ne portoient 
point fur leur phyfionomie l'ennui & le dégoût, 
trop ordinaires dans nos écoles d'Europe. Le travail 
au contraire, n'étoit qu'un jeu pour eux. Ils n’a 
voient qu'un feul livre, Ze Coran. Le Maitre d'école 
le favoit par cœur, & fe trouvoit, par ce moyen, 
à portée de fuivre & de reprendre fes écoliers. Ils 
chantoient leur leçon, chacun avec bonne humeur, 
&t fur un ton différent. La mufique , il eft vrai, 
n’étoit pas fort réjouiffante pour mes oreilles ; mais 
au moins Je voyois avec plaifir que parmi ces hordes 
fauvages , l'enfance de l’homme n’étoit point livrée 
à des maîtres cruels, tyrans impitoyables, qui 
flétriflent les fleurs du plus bel âge de notre vie. Les 
plus inftruits apprenoient à écrire aux plus jeunes, 
* fous la di&ée du maître. Ils avoiént pour tablettes, 
au lieu de papier, une planche enduite d'un vernis 
blanc ; & pour plume, un rofeau grofliérement 
taillé, avec lequel cependant ils écrivoient affez 


64 VOYAGE | 
vite & bien. Quand ils favoient -parfaitement la 
lecon qui leur avoit été diétée, ils lavoient leurs 
tablettes & en écrivoient une autre, toujours tirée 
du Coran. La féance terminée, chaque enfant alloit 
embrafler fon maître & le remercier. Ils en étoïent 
traités avec douceur & affabilité. Que j'aurois defiré 
en cet inftant tenir un de ces pédans auftères qui ne 
favent infpirer aux enfans que des fentimens de 
crainte & de dégoût! 

_ Puifque j'en fuis fur le compte des enfans, 
permettez-moi, mon cher Doéteur, de vous les 
peindre tels que je les ai vus ici. Je crois qu'ils ne 
font pas indignes de l'attention du Voyageur, & 
qu'il eft, dans tous les pays, intéreflant d’obferver 
le développement de la raïfon, le progrès des idées, 
&c ce qui conftitue , même dans l'âge le plus tendre, le 
carattère originel de l’homme, caraétère que l'édu- 
cation, l'intérêt, la politique, les paffions humaines 
étouffent prefque entièrement dans un âge plus 
avancé. Chez la plupart des nations policées, les 
enfans, dès leur naiffance, font dreflés à peu-près 
comme des marionettes. On leur fait joindre les 
mains, balbutier quelques mots latins; on leur 
apprend fur-tout les bienféances de la fociété, 
c’eft-à-dire, qu'on les exerce à être déguifés, men-" 
tèurs, & qu'on les fouette enfuite pour tous ces 
défauts, lorfque leurs parens en font les premières 
xitimes. Îl n’en eft pas ainfñ chez les Maures. Les 

enfans 


| EN BARBARIE. 6$ 


‘énfans font tout-à-fit abandonnés à la Neture. Ils 
ont rerement careflés, j: mais bettus. Livrés à eux- 
mêmes , ils ne font occupés qu’à des exercices de 
leur âge. Ils courent, ils jouent, fe’ difputent, fe 
raccommodent ; le plus ardent foleil ne les épouvante 
pas; l'humidité & le froid ne leur donnent aucun 
rhume ; 1ls fe jettent à l’eau tout couverts de fueur, 
ne fe repofent jamais avant de fe défltérer. A 
peine peuvent ils marcher, qu'ils accompegnent 
leurs pères à ia garde du troupezu, montent avec 
hardieffe fur le dos du plus fier taureau, appren- 
nent à manier fans bride &c fins éperons le cheval 
le moins docile, Familiers avec tous les animaux, 
ils careffent la brebis, fe jouent avec la chèvre, 
& pourfuivent fans relâche le bœuf qui s’éch:ppe. 
Par ces exercices, qui leur plaïfent, & auxquels 
on ne les force jamais, ils deviennent forts, légers, 
vigoureux, s’'accoutument au genre de vie auquel 
ils font deftinés. Ils favent de bonne heure fupporter 
fans fe plaindre, la faim, la foif, & les courfes les 
plus pénibles. Leurs parens ne font pas aux petits 
foins avec eux; une mère trop tendre ne fe hâte 
pas deffuyer le front poudreux & fuent de fon fils; 
sikfe plant , il n,ft pas écouté; s'il pleure, on eft 
infenfble à fes larmes; elles ne font pas pour lui 
un moyen d'obtenir ce qu'il demende. On ne le 
gêne point dans fes volontés, mais aufli Fon ne fe 
foumet jamais aux fiennes. C’eit à hu de {e procurer 
Part. I. E 


66 VOYAGE 
ce qu'il defire. Ne le peut-il point? il apprend à 


y renoncer. Jamais il ne s'avife de rien demander, 
I le cherche, & par-là 1l ‘accoutume à ne vouloir 
que ce qu'il peut. Mais ce défaut de complaifance 
‘de la part des pères, cette efpèce d'indépendance 
dans les enfans ne forme point , entre le père &c le 
fils, ces douces liaïfons, ces rapports fi tendres qui 
font, dans les cœurs fenfibles, les délices de la vie. 
Dès que les enfans peuvent fe pafler de ceux de 
qui ils tiennent l'exiftence, fouvent ils les aban- 
donnent , & deviennent pour toujours étrangers 
les uns aux autres. Leur fort commun ne les 
touche que foiblement, à moins qu'ils ne foient 
réunis par des intérêts réciproques. L'amour des 
parens eft donc un fentiment prefque inconnu au 
cœur des Arabes ; le frère eft fouvent l’ennemi de 
fon frère, & la voix du fang, que l’on croit être 
fi forte parmi les hommes, n’a ici aucun empire. 
J. J. Roufleau , qui voyoit par le feul flambeau 
de fon génie, ce que peu favent voir même avec 
lexpérience, I. J. Rouffeau a très - bien fenti que 
dans l’homme de la Nature la voix du fang devoit 
être inconnue, & que la tendrefle réciproque des 
parens n'étoit que l'effet des foins & des fervices 
donnés & reçus. 

Quant au fond du caraëtère des enfans, il eft 
le même en Barbarie que par-tout ailleurs. Je les 
ai vus, comme chez nous, vifs, bowullans , pleins 


EN BARBARIE. 67 


” gaîté & de pétulance : mais une obfervation 
qui Vous furprendra fans doute, & qui m'a égale- 
ment frappé, ceft que leur raifon, que lon ne 
cultive point , eft bien plus précoce que celle de 
nos enfans, dont on tourmente lefprit dès l’âge le 
plus tendre, Parmi nous un écolier de douze à treize 
ans, tout couvert de la craffe des collèges, fait à peine 
parler devant des perfonnes au-deflus de fon âge; 
il eft timide, hébêté, fans contenance; il croit voir 
par-tout fon Régent armé de fa redoutable férule. 
Le jeune Arabe au contraire, au milieu des tentes, 
des campagnes, des troupeaux & des moiflons, 
jouiffant en liberté des plaifirs de fon âge & des 
bienfaits de la Nature, nourrit fes idées des objets 
même de fes plaifirs. Comme il n’eft retenu par 
aucune forte de crainte & de bienféance , 1l parle 
avec hardieffe, d’un ton de voix ferme & affuré, 
la tête droite & les yeux fixes : sil veut qu'on 
l'écoute , il eft obligé d'intéreffer, autrement on 
le laife parler fans lui répondre. Fait - il des quef- 
tions ? on ne fatisfait qu'à celles qui en valent la 
peine: mais aufi, pour peu qu'il rafonne jufte, 
lon s’entretient avec lui très-férieufement, on le 
traite en homme, & cette diftinétion lui infpure 
le dcfir de le devenir. C’eft ainfi que, fans aucune 
peine , fans maîtres, fans précepteurs, les jeunes 
Arabes, formés par la Nature, acquièrent de bonne- 
heure les idées telatives à leurs occupations, ainfi que 
F2 


1 

63 ONG E 

k vigueur, la noble preftance de l’homme. Leurs 
geftes ne font point mamiérés, mais expreflifs & 
naturels : leur démarche n’eft ni précipitée, ni trop 
lente. Elle eft ferme & foutenue : mais ce n’eft que 
pendant leur enfance que lon peut fuivre, chez les 
Arabes, la marche de la Nature. Peu-à-peu leurs 
mœurs douces & fimples, détruites par les préjugés 
féroces, par les inchnations fanguimaires de leurs 
pères, corrompues par les défordres honteux aux- 
quels ils fe livrent, difparoïffent pour toujours , & 
l'homme de fang remplace celui de la Nature. 

Un des premiers préjugés que lon infpire aux 
enfans, eft une haine implacable contre les Chré- 
tiens. Ces idées deviennent en eux fi fortes avec 
l’âge, qu'il n’eft pas un feul Arabe qui ne croie 
faire un ae de vertu en nous Ôtant la vie. 
Jai eu fouvent beaucoup à fouffrir de ces enfans 
attroupés qui venoient à ma rencontre à mefure 
que japprochois des tentes. Il me falloit paifble- 
ment efluyer de leur part les plus fortes infultes. 
ls me crachoient à la figure, me jettoient des 
pierres, & m'accabloient d'inveétives. Si jen euffe 
maltraité quelques-uns , leurs’ pères n'auroïent pas 
manqué de prendre leur défenfe, & de venger, à 
mes dépens, une injure faite par un chien (c’eftleur 
plus douce expreflion ) à un ferviteur de Mahomet. 
Il m'eft arrive plufeurs fois de voir des femmes, qui 
navoient jamais rencontré de Chrétien, frémuir à 


EN BAREANR ILE. 69 


mon afpeét, & me fuir comme un monftre. Ce- 
pendant, à l'aide de quelque petit préfent, je les 
rendois plus traitables ; raflurées par mes bonnes 
manières, elles fe familiarifoient jufqu'au point 
d'ofer me regarder, & je les voyois très-étonnées 
de me trouver femblable à un autre homme. Plu- 
fieurs ne pouvoient fe perfuader que je fuffe un Chré- 
tien : elles examinoient particuliérement les gands 
que la forte chaleur m’obligeoit de porter. Ils étoient 
verds. Elles crurent d’abord que c’étoit la couleur 
de mes mains ; mais les ayant Ôtés, leur furprife 
fut extrême. En vain j'effaÿai de leur en expliquer 
lutiité: ces peuples, qui ne connoïflent que le 
néceflaire, fe moquent de nos fuperfluités. Ils 
croient valoir mieux que nous, ayant moins de 
befoins : franchement ils ont raifon. Combien de 
fois, par leurs ralleries, ils m'ont donné dutiles 
leçons! Javois coutume, par exemple, dé me fervir 
de cuiller pour manger le courcouçon ,au heu d'en 
faire comme eux, des ballotes avec les doigts. Ce 
meuble fuperflu les fit beaucoup rire; jy renonçai 
par amowu-propre, & je m’apperçus que, malgré 
ma mal-adrefle à faire ufige de mes doigts, ils 
m'eftimoient davantage en me voyant abandonner 
nos ufages pour adopter les leurs, C’eft ainfi, mon 
cher Doéteur, que font traitées dans ces déferts, 
cette foule de commodités tant vantées en Europe. 
Aux yeux d’un Arabe montagnard, loftentation du 
& 3 


70 VOYAGE 


luxe eft un objet de mépris, & la preuve la plus 
forte pour lui de notre petitefle & de notre 
foiblefle. | 1 


Jai honneur d’être, &c. : 


DCE TPFPRPENTURS 


Au méme. * 


Lorsque j'eétudiois avec vous, mon cher Doéteur, 
les Elémens de l'Hiftoire Naturelle , vous avez été 
fi fouvent témom de mes SFA qu'il eft jufte 
que vous en foyez aujourd'hui le confident. Je 
viens de faire des courfes très-étendues. Jai été 
d'un côté jufqu'aux pieds du célèbre mont Atlas; 
de lautre, prefque jufqu'aux confins du grand 
défert appelé Défèrt de Saara. Que de richeffes ! 
que de tableaux magnifiques fe font offerts à mes 
regards! Quel fpeëtacle impofant & fublime que 
celui de la fimple Nature! Mille fois javois admiré 
en Europe les produétions immenfes de notre globe, 
ces plantes exotiques, réunies à grands frais dans 
nos ferres, ces fiers animaux, foumis & captifs 
dans nos ménageries : mais j'étois froid au milieu 
de mon admiration. Tous ces objets placés avec 
luxe , rangés d’après des fyftèmes qui n’ont jamais 


E Nu B'A R B AÏQI E "1 


été ceux de la Nature, préfentés plutôt pour plaire 
aux yeux que pour parler au cœur, m'offroient 
moins l'ouvrage de la Nature, que celui des hommes. 
Je me fatiguois en vain à tranfporter chaque objet 
à fa véritable place ; je formois un monde chimé- 
rique, & j'étois dupe de mes propres erreurs. Le 
gémie le plus fécond, Pimagination la plus exaltée, 
ne s'éléveront jamais jufqu'’aux fublimes beautés 
de l'Univers ; jamais ils ne les fentiront, tant qu'ils 
n'auront fous les yeux que les travaux des hommes. 

Que de jouiflances délicieufes fai éprouvées 
: depuis quelques mois que je parcours ces contrées 
fauvages & incultes ! que d'erreurs détruites ! que 
de beautés plutôt fenties qu’admirées ! Tout eft ici 
ce qu'il doit être, &, malgré le défordre appa- 
rent, chaque objet y eft à fa place. La ronce croit 
à côté du-laurier, les myrthes font entrelacés 
d'épines ; ce n’eft qu'à travers d'épaifles brouf- 
failles que Pon peut cueillir l’olive & la grenade. 
Les fleurs, belles fans artifice, n’étalent point aux 
dépens de leur poftérité, un éclat impofant qui 
meure avec elles; le chêne ne courbe point fa tête 
pour former une allée ombragée, mais il fe montre 
dans toute la majefté de fa nature; les arbres fruitiers, 
fans donner des produétions qui leur font étrangères, 
offrent les leurs en abondance & fans- contrainte. 
En un mot, mon cher Doëteur, je n'ai rencontré 
par-tout qu'une nature agrefte, mais fertile; des 
| ii 


ee. 


72 VOYAGE 

pâturages abondans, des plaines immenfes variées: 
à chaque pas, des coteaux couverts de bruyères ;: 
de lentifques, de gencts & de chênes verds; des 
rochers inacceffibles, des fables brülens &c ftériles , 
des forêts obfcures, fouvent impénétrables', des 
marais & des lacs immenfes : tel eit l'afpeét général 
de la Numidie, Les rivières & les fleuves ne roulent 
point leurs ondes avec rapidité dans un lit étroit 
& réguler, mais kur cours eft lent, leurs eaux 
paroiffent prefque dormentes, elles fe divifent fans 
cefle, & dans leur route v:g:bonde, tantôt elles 
forment d'agrécbles cafcades à travers les rochers & 
les cailloux, tantôt elles coulent paifiblement fur 
un fable plus blanc que la neige, au milieu des 
bofquets d’où elles s’échappent fr:iches & limpides; 
plus loin elles fe réuniffent, & dans un cadre de 
montagnes elles offrent un lac fpacieux où une foule 
d'oifeaux voltigeans tout le jour fur fa furface, 
trouvent enfuite dans les joncs & les rofeaux un 
afyle commode &c für. 

Les forêts ont un ceraétère de vétufté qui tranf 
porte l'imagination aux temps les plus reculés. En 
parcourant ces folitudes vaftes &z filencieufes, l’on 
croit devoir rencontrer les hommes du premier 
âge, S'ils n'exiftent plus, au moins leurs ouvrages 
prouvent qu'ils ont exifté. Je ne peux vous rendre, 
mon cher Doéteur, tout ce que j'éprouve à lavue 
des ruines antiques qui s'offrent à moi fouvent dans 


EN BARBARIE. 73 


les lieux les plus fauvages. Des murs à moitié 
détruits, des colonnes renverfées, des reftes de 
grands chemins, des infcriptions prefque ufées, 
tous ces objets excitent en mon ame une douce & 
tendre mélancolie. Je rapproche les temps, je com- 
pare les âges; & lorfque je me crois feul, je me 
trouve environné des ombres de ceux dont je foule 
les cendres. Les Gétules, les Numides, les Cartha- 
ginois & les Romains fortent , pour ainfi dire, de 
leurs tombeaux ; les mânes de linfortunée Didon, 
du vertueux Régulus, du févère Caton, fe préfentent 
à moi, & viennent me donner d'énergiques & de 
touchantes lecons fur la briéveté de la vie, & fur 
la gloire paffagère des plus grands empires. Je ne vois 
alors que fceptres brifés , que trônes abattus, qu’em- 
pires difparus pour toujours ; je cherche la fuperbe 
Carthage, le puiffant empire de Jugurtha, les conquêtes 
&t les travaux des Romains, & je ne trouve à leur 
place que quelques ruines cachées fous les brouf- 
failles : mais que ces ruines font éloquentes! Comme 
elles parlent à lame! que de fois elles m'ont fait 
oublier le fiècle préfent ! que de fois, les yeux fixes 
&c immobiles fur les débris d’une ancienne ville, 
Jei paflé des heures entières dans la plus profonde 
méditation ! NE 

Mais cette douce mélancolie prend un autre 
caractère à mefure que javance dans ces contrées 
défertes, Le fpeëtacle d'une nature abandonnée à 


TA VOYAGE 


elle-même, la vue des rochers qui m’environnent , 
le jour obfcur d'une forêt que je traverfe, le cri 
des oïfeaux de proie, le gémiflement du timide 
animal qu'ils dévorent , le rugiflement des bêtes 
féroces, tous ces objets forment autant de tableaux 
différens pour mon imagination : tantôt mes idées 
prennent le ton fublime des œuvres du Créateur’, 
tantôt je m'attendris fur les guerres fanglantes qué 
les animaux les plus forts livrent aux plus foibles ; 
d'autres fois je friflonne aux rugiflemens effroyables 
du roi des animaux. 

Ces émotions forment autant de jouiflances que 
lon ne connoïtra jamais dans un pays cultivé. Les 
grandes & fublimes beautés de la Nature difpa- 
roïflent fous la main de l'homme. Il réunit tout ce 
qui peut plaire aux yeux, contribuer à fon bien- 
être, & multiplier fes commodités; mais 1l détruit 
les grands tableaux de l'Univers ; 1l n'offre à lob- 
fervateur que défordres , monfiruofités, efclavage 
&t contrainte. Jamais la nature cultivée ne produira 
fur Pimagination, l'effet d’une nature fauvage. La 
première eft jolie, agréable, commode ;-elle récrée, 
elle amufe ; autre eft belle au milieu de fes horreurs, 
elle eft impofante & majeftueufe. Ceft la retraite de 
l'homme de génie ; c’eft au milieu des déferts, parmi 
les plus affreux rochers, que fe font enflammées 
ces imaginations fortes & brülantes que lUnivers 
étonné admirera jufqu'à la fin des fiècles. Ceft 


EN‘ BARBANLE 75 


toujours là que les poëtes nous tranfportent quand 
ils veulent élever notre ame par de grands & ma- 
enifiques tableaux. Quel refpeét ne nous infpire pas 
le vieillard Thermofyris, prêtre d’Apollon, méditant 
dans une antique forêt des hymnes en lhonneur de 
la Divinité ? Qui n’eft pas pénétré de vénération au 
récit du culte myftérieux des Druides , au milieu de 
leurs bois facrés ? Enfin, mon cher Daéteur, j'ai mille 
fois éprouvé que lafpe® de la nature fauvage nour- 
rifloit ces grandes pañlons qui tiennent au fentiment : 
c’eftfouvertt là que l'époux malheureux élève un tom- 
beau à la femme qu'il adoroit : c’eft -là que, dans le 
filence dé la nature, & loin de fes femblables, 1l 
vient artofer de fes larmes les cendres précieufes de 
fafidelle compagne. Tout y flatte fa douleur , tout y 
entretient fa touchante mélancohe. Sagit -1l au 
contraire de nous peindre les Jeux folâtres, les Ris 
lécers, les Amours & les Graces; c’eft au milieu 
des bofquets de rofes, fur les rives fleuries d’une 
onde pure, dans les lieux embellis par Part & la 
culture, que nous conduit la brillante imagination 
des poëtes. 

Ainfi donc, que lefprit fémillant & léger aille 
échauffer fes idées, le cœur fenfible & tendre nourrir 
fes fentimens dans ces afyles champêtres où les occu- 
pations & les plafirs des bons villageois, où une 
nature riante & cultivée attendrifflent lame, & 
n'offrent que des images agréables & variées : mais 


76 VOYAGE 

que l'homme de génie n’enfante fes fublimes pre=! 
duétions que loin des habitations des hommes; qu'il 
ne voie dans l'Univers que les œuvres du Tout- 
Puiffant, mais quil les voie telles qu’elles font 
forties de fes mains : car tout ce que l’homme veut 
perfeétionner 1l le dégrade; femblable à ces peintres 
qui donnent un nouveau coloris aux magmifiques 
tableaux de Michel-Ange ; en cherchant à les em- 
bellir, ils les détruifent ; fous le brillant de leurs 
pinceaux difparoïflent ces teintes fombres & éner- 
giques du célèbre Florentin : laiflons encore les 
amateurs de belles colleétions raffembler dans leurs 
cabinets ces foibles échantillons placés avec ordre 
fous les glaces les plus fines; ce n’eft point-là que 
lobfervateur de la Nature ira l'étudier; il voudra 
voir la pierre dans la carrière , le minéral dans fon 
filon , & la plante exotique dans le fol où elle croit. 
I ne nous fufft pas de connoître une fuperbe 
colonne , nous voulons voir le bâtiment en entier, 
&t admirer l’harmonie qui règne dans la diftribution 
de chaque pièce. T'elles font les réflexions qui m'ont 
fouvent occupé dans mes voyages. À chaque! pas 
je comparoïs ce ‘que javois vu, avec ce que 
Je voyois, & je ne pouvois concevoir comment 
Yhomme, dans fa folle préfomption, avoit pu 
quelquefois imaginer mieux faire que la Nature, 

Jai l'honneur d’être, &cc. 


EN BARBARIE. 77 


ER TOL RE. 'XRRE 


Au même. 


Dans la Lettre précédente j'ai effayé, mon cher 
Doéteur, de vous tracer le tableau de la nature 
fauvage, comparée à ‘a nature cultivée; je me 
fuis efforcé de faire pañler dans votre ame les fen- 
timens que cette comparaifon avoit excités dans la 
mienne, & de vous prouver combien il étoit inté- 
reflant, après avoir étudié la nature foumife aux 
travaux des hommes, de lobferver dans ces contrées 
où l'art n’a rien embelli, rien perfe&ticnné. Tout 
change de forme entre nos mains. Autant nous 
fommes éloignés de la Nature , autant tout ce qui 
nous approche , tout ce qui nous environne s'écarte 
de fa première origine. Sera-ce, par exemple, dans 
les ménageries, dans ces prifons de Pefclavage que 
nous apprendrons à connoitre le vrai caraëtère des 
animaux ? ou bien, fera-ce parmi ces animaux 
domeftiques que nos bienfaits ont rendus nos 
efclaves? Combien le cheval eft différent de lwi- 
‘même fous les liens honteux de la fervitude, où 
même au milieu de ces brillantes caracolles qu'il 
exécute fous le harnois ! que de graces au contraire, 
que de légéreté lorfqul vit en liberté au milieu 


78 VOYAGE 
des prairies, & qu'il wa point perdu, par de 
cruelles mutilations, fa fougueufe vivacité? Eft-ce 
bien limpetueux taureau, bouillant dans fes defirs, 
terrible dans les combats, qui s’'avance à pas lents, 
la tête baïffée & foumife au joug ? A ce regard trifte 
êt morne, à cet état de foiblefle & de langueur, 
puis-je reconnoitre dans ce lion le roi des animaux ? 
Efclave docile & foumis, 1l a perdu fa première 
férocité, & avec elle fon carattère originel. 
Ceft ici qu'il le faut admirer; ceft au-milieu 
es forêts de l'ancienne Numidie qu'il eft noble & 
majeftueux : c’eft-là qu'il exerce fon empire, & 
qu'il fe rend la terreur de tous les animaux. Il 
refte, pendant le jour, tranquille dans fa retraite; 
fa voix effrayante ne fe fait entendre qu’au milieu 
du filence & des horreurs de la nuit. Tel qu'un 
nuage orageux, encore loin de nos habitations , ne 
s'annonce que par un bruit fourd & continu, ainfi 
retentit la voix du fouverain des forêts. Peu-à-peu 
il approche , mais avec une fierté majeftueufe. 
Plein de courage 8 d’intrépidité, aucun obftacle ne 
l'errête, aucun danger ne lépouvante. Fier de fes 
forces, la rufe & les embüches font indignes de 
tu. Il ne paroit , il eft vrai, qu'au mieu des 
ténebres; mais il ne profite point de leur faveur 
pour furprendre fon ennemi. Par de longs & d'af- 
freux rugiflemens, il l'avertit de fa préfence ; le 
fignal du combat retentit au loin, l'alarme devient 


EN BARBARIE 79 


oénérale ; aucun animal ne fonge à la défenfe, tous 
fuient épouvantés : mais fi le lion fe montre à 
eux, Sils ont apperçu fa crinière hériflée, s'ils ont 
vu fon œil étinceler du feu du courage , dès-lors 
ils font vaincus. Saïfñis de terreur & d’effroi, ils 
reftent immobiles & glacés à la vue de leur redou- 
table ennemi. Le fanglier oublie fes défenfes, le 
taureau perd l'ufage de fes cornes, & le cheval eft 
incapable de fur. Tous fe rendent fans combat. 
D'une griffe enfanglantée le Lion ouvre & déchire 
les entrailles de fa proie, il s’en repait ; & dès qu'il 
eft raflañé, il en abandonne les reftes aux animaux 
carnaflers. Alors tout eft en füreté. Sanguinaire par 
néceffité, le fon n’eft cruel qu'autant que la faim 
le domine & le preffe. Si, dans l'état de faticté, 
il rencontre un autre animal, il pafle avec fierté 
fans fe détourner, ou refte en place fans fe dé- 
ranger. L’attaque-t-on? il dédaigne fon ennemi, 
rarement 1l fe défend; 1l fe retire, & ne fuit 
Jamais. 

Jai été plufeurs fois témoin de fon apparition 
proche les tentes des Maures. Dès qu'il fe fat 
entendre , le troupeau s'agite, frémit ; & à mefure 
que Pennemi approche, le bétaail poufle des hur- 
lemens & des cris effrayans. Le défordre fe met 
par-tout, la frayeur s'empare de tous les êtres vivans. 
Les chiens, réunis & preffés les uns contre les autres, 
heurlent tous en même temps. Les Maures courent 


80 VOYAGE 

à leurs fufils, allument de grands feux & fe pré- 
parent à la défenfe. Les femmes, de leur côté, 
pouffent des cris menaçans & aigus. Très-fouvent 
avec ce tintamare & les coups de fufil répétés, 
lon vient à bout d'écarter cet ennemi commun : 
mais quand le lion eft très-affamé, 1l n’eft pas 
toujours d'aufli bonne compofition. Il pénètre à 
travers les flammes, s’élance par deflus les tentes, 
fond fur le troupeau, & au milieu des ténèbres, 
de la frayeur &c du défordre , il trouve moyen 
d'échapper, & fouvent d'emmener avec lui le prix 
de fes combats. 

Jai vu des lions en France, maïs je n’en ai vu 
aucun que lon puifle comparer à ces lions Numides, 
fi célèbres dans les cirques Romains. Quoique fou- 
vent compatriotes, ceux de nos ménageries, en- 
levés très-jeunes de leurs retraites, renfermés dans 
leurs cages, fans exercice, fans mouvement, font 
prefque toujours foibles, fanguiflans, &c finiflent 
par mourir de triftefle & d’ennui. Dans les forêts, 
au contraire, ils font fiers, légers, vigoureux, 
très-bien proportionnés. Les fangliers, qui font ici 
très - communs, fervent de pâture au lions, & 
mettent les troupeaux à labri de fa dent carnaf- 
fière : cependant 1l pénètre quelquefois dans les 
Douares | & le parti le plus prudent alors eft de lui 
abandonner la proie qu'il s’eft choifie. Il feroit trop 
dangereux de lattaquer en face, Pour le vaincre, 


il 


EN BARBARIE. Sr 


il faut avoir recours aux embüches : ceft ce que 
font les Maures. Ils creufent des foffes très - pro- 
fondes, les recouvrent de brouffailles, & placent 
auprès un animal vivant ; car le lion dédaigne la 
chair morte, à moins qu'il ne foit très-affamé. Dès 
qu'il eft tombé dans la foffe, on le tue à coups de 
pierres ou de fufils. 

Les Maures ont encore un autre moyen beaucoup 
plus für de lui®donner la chaffe. Ils obfervent les 
lieux qu'il fréquente ; ils y conduifent une vache 
ouquelque autre animal, qu'ils attachent à un 
arbre, tandis que le chaffeur, bien armé, fe tient 
en embufcade dans une cabane de brouffailles. Le 
lion, attiré par les cris de fa proie, fe précipite 
deflus avec fureur : on lui lâche, en ce moment, 
un coup de fufil chargé de plufeurs balles. S'il n’eft 
que bleffé, il fe retire en rugiffant; rarement il 
revient fur le coup. S'il tombe, lon fe garde bien 
d'aller à lui; mais le chaffeur s'en retourne, & ne 
reparoïit que le lendemain, ou deux jours après, 
pour s'emparer de la peau du lion, 

Vai l'honneur d'être, &c, 


Part. L FE 


82 VoYyYAGr 


En —————_—_—_—_—_—_— ———_—_—  —…—"—"—_—…———_ 7 
LETTRE VOIE 


Au méme. 


Fe ne me fens point la force, mon cher Doëteur, 
de vous écrire une longue lettre, Les grandes 
chaleurs m'ont ramené à la Calle, Elles font fi fortes 
en ce moment, qu'à peine ai-Je le courage de 
conduire ma plume. Je fuis obligé, à chaque ligne, 
de fufpendre mon travail pour efluyer mes fueurs. 
Le vent du midi fouffle depuis quinze jours, & 
fon haleine embrafée par les fables brülans du Saara,. 
nous deffèche & nous brüle. Une caufe accidentelle 
ajoute encore à la chaleur de ces contrées. Comme 
tout ce pays eft rempli d’abondantes brouffailles , 
qui, d'une année à l'autre, rendroïent les chemins 
inacceflibles, & les bois impénétrables , les Maures 
ont la précaution, tous les ans après leur moïflon, 
de mettre le feu par-tout. Papperçois aétuellement, 
à plufieurs lieues de diftance, d'énormes tourbillons 
de flamme & de fumée s’avancer avec rapidité dans 
les campagnes, gagner les collines , pénétrer fans 
obftacle dans les plus épaifles forêts, & ne laïffer 
derrière eux que de noirs monceaux de charbons &c 
de cendres, Ce fpeétacle a quelque chofe d'impofant, 
fur-tout pendant la nuit. Une flamme pétillante qui 


ENYBARBARTE, 83 
s'élève par torrens, & s’élance jufques dans les nues; 
une épaifle & noire fumée qui borde lhorifon, & 
rend. fenfible l'horreur des: ténèbres; les grands 
effets de lumière, la päle lueur de la lune, tous 
ces ‘objets contraftans offrent un tableau fublime 
dans fon genre, mais effrayant pour l'imagination. 
Les animaux fuient de toute part, plufieurs, de- 
venus la proie des flammes, font retentir au loin 
leurs. cris douloureux ; le trouble eft par-tout, & 
la frayeur ,eft générale, : | 

Quoique les Maures aient foin de pourvoir À 
leur füreté, cependant il arrive plufeurs fois que 
des Douares entiers, hommes & troupeaux , font 
enveloppés dans cet incendie général. Rien n’eft 
épargné ; excepté les pâturages & le bord des 
étangs -& des fources. Ces feux durent plus de 
deux mois, & enflamment latmofphère à un tel 
point, que le thermomètre de Réaumur fe tient 
conftamment de 36 à 40 degrés d’élévation. Je n’a 
de repos:que dans le bain. Je m’y précipite plufeurs 
fois le jour; c’eft la feule pofition qui me permette 
quelque application. Il n’eft plus queftion de courfes. 
La plus longue eft de chez moi au gouvernement , 
qui fait face à ma demeure; encore fuis-je obligé 
de courir comme fi je pañlois devarit un brafef 
ardent. L'air brülant & lourd qui pafle à travers 
mes poumons, rend ma refpiration pénible, Mes 
digeftions fe font mal, lappétit me manque: 

F2: 


9 TV Oo TAROT 

néanmoins avec un régime frugal & un entier repos; | 
jefpère échapper aux fièvres putrides & mortelles 
qui dépeuplent aétuellement ce comptoir. Les grands 
lacs qui nous environnent , comme Je vous l'ai déjà 
fait obferver , font les feules caufes des maladies ; 
car ailleurs l'air de la Barbarie eft très-falubre , & 
bien moins brûlant dans les lieux qui ne font point 
incendiés. 

Cependant nous avons par fois quelques journées 
fraiches, quand le vent vient du côté de la mer. 
Fen profite pour vifiter les lieux que la flamme a 
épargnés. Ma promenade la plus ordinaire eft à 
deux lieues de la Calle, dans un vallon folitaire, 
fitué fur les bords de la mer. Une fource d’eau y en- 
tretient une végétation & une fraicheur continuelles; 
des collines très - élevées le garantiflent des vents 
du midi; à découvert du côte du nord , il en reçoit 
le fouffle rafraichiffant , &c les arbres des côteauxqui 
lenvironnent y forment des ombrages que le foleil 
ne diffipe qu'au moment de fon lever & à linftant de 
fon coucher. Mais, mon cher Doéteur, outre cette 
fituation agréable, ce qui rend pour moi ce vallon 
intéreffant, c’eft qu'il eft habité par l'amitié; l'amitié! 
dont les doux épanchemens font inconnus aux cœurs 
féroces des Arabes. Auffi cet exemple eft unique; 
au moins eft-1l le feul que je connoifle. Deux 
frères, unis dès l'enfance, heureux lun par l'autre, 
ent juré de ne jamais fe quitter. Ils ont renoncé aux 


EN BARBARIE. 8$ 


mœurs & au commerce de leurs femblables, & pour 
être tout entiers Pun à l’autre, ils font venus fixer lenr 
demeure dans ce délicieux vallon. Ceft -là qu'avec 
leurs femmes & leurs enfans , ils paflent leur vie 
dans la paix & l'union. Leurs troupeaux paiïlent 
tout le jour fous les ombrages frais, & donnent 
à ces lieux fauvages un ait vivant & champêtre. 
Quand j'arrive, ces bons frères hermites ( c’eft ainfi 
que nous les avons nommés }, viennent à ma ren- 
contre, me conduifent dans leurs tentes, & font 
traire leurs vaches. Je n'arrive jamais fans quelque 
petit préfent pour leurs femmes. Un peigne, un 
couteau, un mouchoir, font pour elles des objets 
de grande valeur ; elles les reçoivent avec recon- 
noïiffance. Souvent un des deux frères m'accom- 
pagne ; & fe plait à herborifer avec moi. Nous 
rentrons fous les tentes, quand la chaleur devient trop 
forte ; & je partage avec ces nouveaux Pylades, 
les alimens dont fai eu foin de me pourvoir. Je ne 
puis vous exprimer, mor cher Doéteur, combien 
ces momens me font agréables, -& de quels doux 
&t tendres mouvemens mon ame eft émue! com- 
bien de fois j'ai defiré pouvoir réunir dans cet 
agréable féjour le petit nombre de perfonnes qui 
me font chères, & pafler ma vie dans une douce 
oifiveté, ignoré de l'univers entier. Ces bons Arabes, 
. quand je fuis quelque temps fans paroïtre , viennent 
fouvent me chercher à la Calle, 8 me preffent. de 
F3 


86 V oY AGE: 


pañler la journée avec eux. Je m'y refufe rare- 
ment, excepté les jours de fortes chaleurs. J'eri 
éprouve, en ce moment,-une fi accablante, qu'il 
ne me refte plus que la force de wous aflurer des 
fentimens d'amitié que je vous ai voués pour la vie. 


L'ÉITTUHE LS 
Au méme. 


Les contrées que j'habite, mon cher Doéteur, font 
devenues un théâtre fanglant de cruautés & d’hor- 
reurs. Aly-Bey, ce chef Arabe dont je vous ai 
déjà parle, fait, depuis quelque temps, des excur- 
fions fréquentes fur plufieurs hordes Arabes de fon 
voifinage. À la faveur de la nuit, il fond, à la tête 
de fes cavaliers, fur les troupeaux & les tentes, 
en chafle les habitans, s'empare de leurs poñleffions, 
& emmène en captivité leurs femmes & leurs enfans. 
Ces malheureux, livrés à la brutalité du foldat, 
font traités comme des bêtes de fomme jufqu'à ce 
qu'ils foient rachetés par leurs parens. Plufeurs ex- 
pirent par la difette, ou fous les coups, au milieu 
des gémiflemens & du défefpoir. Ceux qui furvivent, 
n’en font que plus à plaindre. Obligés quelquefois de 
chercher leur nourriture parmi lherbe des champs , 
ils ont encore à fouffrir le fpeétacle le plus déchirant. 


EN BARBARTIE. 87 


La fille eft déshonorée fous les yeux de fa mere; 
& fi le brutal n’y trouve point le plaifir qu'il y 
cherche, il la poignarde fans pitié. Les jeunes enfans, 
deftinés à fatisfaire une paññon plus brutale encore, 
ne fortent des mains de ces monftres que pour 
rendre le dernier foupir entre les bras de leurs mères, 
ou conferver toute leur vie les infirmités de cet 
affreux libertinage. 

Parmi les nations dépouillées, il s'en eft trouvé 
une (es Benitfelems), qui faifoit un commerce annuei 
avec la Compagnie. Ces Arabes étoient pauvres, 
incapables de racheter leurs femmes & leurs enfans. 
Ils ont eu recours, dans cette extrémité, au Gou- 
verneur de la Calle, efpérant qu’Al-Bey, déterminé 
par des intérêts de commerce, auroit quelques 
égards pour la Compagnie. La négociation eut lieu, 
 &t moyennant un certain nombre de piaftres que lon 
offrit à ce chef, il confentit à rendre la liberté aux 
Benitfelems. M les renvoya en effet peu de jours 
après, dès qu'il eut touché la fomme promife, 
& les fit efcorter par fes cavaliers. Nous allâmes 
au-devant de ces infortunés à une demi-lieue des 
habitations. À peine nous eurent-ils apperçus, que 
mille cris confus d’allégreffe & de bénédiétions reten- 
tirent au milieu des airs. Nous étions leurs bien- 
faiteurs, leurs pères. J'entendois peu leurs expref- 
fions, mais leurs geftes difoient plus que leurs paroles. 
Les larmes d’attendriflement & de reconnoiflance 


F 4 


88 V'  o:T. AGE 


couloient de leurs yeux. Les mères arrachoient leurs 
enfans de leurs mammelles, nous les préfentoient , 
& les couvroient enfuite de baïfers ; d’autres appre- 
noient à leurs fils plus âgés que nous étions leurs 
libérateurs, & la mère & le fils fe réunifloient pour 
nous combler d’aétions de graces. 

Cette fcène, qui nous arrachoit des larmes, 
devint encore plus attendriffante par l'arrivée. des 
maris , que nous avions informés du retour de 
leurs femmes & de leurs enfans. Dès qu'ils fe 
furent apperçus , leur premier mouvement fut de 
fe précipiter dans les bras les uns des autres Leurs 
accens fe confondoient avec leurs foupirs, & lex- 
preffion, étouffée par la joie, expiroit fur leurs 
lèvres. Les enfans s’entrelaçoient entre les bras de 
leurs pères, comme sils euflent craint d’en être de 
nouveau féparés. Cependant la joie n'’étoit pas 
générale. Les pleurs & les regrets troubloient l’allé- 
grefle commune. L'un cherchoit & redemandoit - 
en vain une époufe expirée de mifère ; d’autres ré- 
clamoient leurs enfans. Ils ne recevoient pour 
réponfe qu'un filence trop expreffif; & même, 
parmi ceux qui avoient le bonheur de retrouver 
les objets de leur tendrefle, en quel état d’humi- 
lation , de mifères & de fouffrances ils s’offroient 
à leurs regards! La plupart, dépouillés de leurs 
habits , avoient à peine quelques lambeaux pour 
cacher une partie de leur nudité. Les traits de 


x 


EN BARBARIE. 89 


lur vifage étoient altérés & fétris : ils portoient 
fur leur figure l'empreinte de la fatigue & du malheur. 
Ce peuple avoit marché un jour entier dans des 
fables brûülans, expoté au plus ardent foleil, n'ayant 
pris d'autre nourriture que des racines & des fruits 
fauvages : les enfans fur-tout fe traînoient à peine. 
Ils pleuroient de laflitude, de douleur & de faim- 
Tout ce monde campa près de la Calle. Nous fimes 
diftribuer à ces infortunés d’abondantes nourritures; 
mais avant tout , ils fe précipitèrent fur l’eau avec 
une avidité extraordinaire, Îls s’'étoient raïlemblés 
en foule autour du puits, n’afpirant qu'au moment 
où ils pourroient porter leurs lèvres brülantes fur 
les feaux d’eau qu’on leur préfentoit. Peu s’en fallut 
même que plufieurs ne fe précipitaflent dans le 
puits, tant 1l y régnoit de défordre, malgré les 
gardes qu'on y avoit placés. Ils paflèrent la nuit en 
plein air, & le lendemain, dès le lever de Paurore, 
tous fe mirent en route pour fe rendre à leurs 
tentes. 

Si vous ne jugez de ce trait que d’après les fenti- 
mens de votre cœur, vous applaudirez, fans doute, 
mon cher Doéteur, à lhumanité du Nésociart 
François, & aux expreffions de reconnoifiance de 
ce peuple Arabe. Il me feroit doux de partager ces 
fentimens , & de vous y confirmer ; mais, témoin 
oculare des circonftances, inftruit d’ailleurs de la fé- 
rocité des mœurs arabes, 8 de Pavidité du Négociant, 


90 VOYAGE 

je dois en juger différemment. Le Négociant alors 
fut humain, parce qu'il étoit intéreffé à l'être, parce 
que fe refufer à la demande de cette Tribu dé- 
pouillée, c'auroit été s'expofer à être attaqué & 
troublé dans fon commerce : d'un autre côté, ces 
mêmes Arabes, malgré leurs proteftations d'amitié, 
ne font devenus n1 plus traitables, ni moins barbares. 
Ce premier mouvement de reconnoiïffance , en fup- 
pofant qu'il füt fincère, ne tarda pas à être étouffé par 
le caraétère originel de cette nation, & je fus, 
peu après, témoin de plufieurs infultes de leur 
part, qui me forcèrent de me dépouiller des pré- 
jugés que la fcène touchante à laquelle j'avois affifté, 
mavoit infpirés en leur faveur. 

Au milieu de ces fcènes d'horreur, ce qui m'af- 
fe@a le plus, ce fut le malheur des deux bons frères 
Arabes, dont je vous ai parlé dans une de mes pré- 
cédentes. M’étant un jour rendu à lendroit qu'ils 
habitoient, je le trouvai abandonné ; comme je 
favois qu'ils étoient déterminés à ne point quitter 
cette agréable retraite, je foupçonnai auffi -tôt la 
vérité; Jappris en effet, peu après, que le cruel 
Aly-Bey les avoit dépouillés : je partis fur le champ 
pour voir ce chef Arabe, me propofant de faire 
tout ce qui dépendroit de moi pour rétablir ces 
deux frères dans leur folitude; mais Aly-Bey, à 
qui je témoignai combien jétois furpris des bri- 
gandages qu'il exerçoit depuis quelque temps, me 


EN BARBARIE. 1 
répondit quil n’agifloit que par les ordres du Bey 
de Conftantine , & que d’ailleurs les nations Arabes 
fur lefquelles il étoit tombé, s’étoient attiré leur 
malheur par le refus qu’elles avoient fait de lui 
payer les tributs qu’elles lui devoient ; quant aux 
Arabes dont je lu parlois, qu'ils n’avoient point 
été dépouillés par fes ordres; qu'il ignoroit d’ail- 
leurs ce qu'ils étoient devenus. Je ne m'en tins 
point aux aflurances de ce chef; jinterrogeai beau- 
coup d’autres Arabes, aucun ne put m’en donner 
de nouvelles. Je revins à la Calle, très-affligé du 
peu de fuccès de mon voyage, prenant de tous 
côtés des informations fur le fort des feuls Arabes 
qui mintérefloient. J’appris enfin que tous deux 
étoient morts de la pefte, dont les ravages fe 


font encore fentir parmi les nations qui nous avoi- 
finent. | Ç 


Ya l'honneur d'être, &c. 


#2 VOYAGE 


LORS ER RE TE 


Au méme. 


Tour et tranquille fur ces côtes, mon cher 
Doëteur : Aly- Bey a ceflé fes hoftilités ; mais je 
crains bien que ce ne foit pas pour long-temps. 
Les traités de paix, parmi les Arabes, ne durent 
que jufqu’à ce que le plus foible foit devenu le:plus 
fort, finon en guerre ouverte, au moins par des 
attaques artificieufes. Rules, trahifons, brigandages, 
peu leur importe, pourvu qu'ils fe vengent, & 
qu'ils puiffent faire couler le fang humain. Ce fpec- 
tacle eft auffi agréable à leurs yeux que celui d'une 
bête féroce expirant à la vue du chaffeur qui vient 
de la terrafler. Auffi dans les fentences de mort, 
n’eft-il pas befoin d’exécuteur ; dès que larrêt eft 
prononcé, c’eft à qui aura l'honneur de porter le 
premier coup. Les prières, les larmes, les cris affreux 
du malheureux que Pon égorge ne font qu’ajouter un 
nouvel intérêt à la fcène : le tendre agneau, recevant 
en filence le coup de la mort, n’eft point la viétime 
que les Arabes aiment à immoler; de tous les genres 
de mort, celui qui peut occafionner de plus longues 
&c de plus vives douleurs eft toujours préféré. Il y a 
quelque temps qu'un Turc, déferteur d'Alger, 


EN BARBARIE. 9$ 


s'étoit fauvé chez les Nadis, pour fe rendre de-là 
à Tunis. Ceux- ci le rencontrant feul & fans dé- 
fenfe , commencèrent par lui couper le nez, les 
orèilles , les bras & les jambes; & après avoir joui 
de ce fpeétacle jufqu'à ce que le Turc füt près 
d’expirer , ils Pachevèrent à grands coups de fabre, 
Un ancien Gouverneur de la Calle, que j'ai vu à 
Marfeille, m'a affuré, que s'étant un jour rendu 
chez un chef Arabe, avec lequel il avoit à traiter 
pour des intérêts de commerce, celui-ci hi mon- 
trant une douzaine d’efclaves , lui dit : Wois parmi 
cette canaille , quel efl celui a qui tu veux que Je faffe 
couper la tête ; > croyant de bonne-foi lui propofer une 
fête très-agréable. Ces cruels fe glorifient d’un affaf- 
finat avec autant de prétention que sil s’'agifloit d’une 
aétion héroïque, & ils ne font cas de la réputation 
qu'autant qu'elle eft: due à un grand nombre de 
meurtres. 

À cette férocité de mœurs fe joint l'abandon à 
tous les vices. À peine fortis de l'enfance, ils fe 
livrent aux femmes; & ceft, dans ce genre, le 
moindre de leurs défordres. Permettez, mon cher 
Doëteur , que je jette un voile fur des abominations 
que je ne pourrois tracer fans horreur, que vous 
ne pourriez lire fans être révolté. Le mariage, chez 
eux, n’en porte que le nom. Ils achètent une, deux, 
trois femmes, felon lenombre qu'ils peuvent nourrir. 
Ils les gardent auffi long-temps qu’elles leur plaifent, 


/ 


94 V Ow'’AGE 


& les renvoient enfuite fans autre formalité, Il n’eft 
point de créatures plus malheureufes que ces femmes. 
Leurs maris font de vrais defpotes, qui exercent : 
envers elles lautorité la fplus abfolue , & ne les 
traitent qu'avec le dernier mépris. 

Bouillans , comme fans frein, dans leurs defirs, 
tout ce qui y met obftacle eft facrifié. Le fils ne 
craint point de fe fouiller du fang paternel. Le 
frère devient laffaflin de fon frère, & la femme 
meurt fouvent des mains de fon mari. Dévoués au. 
plus fordide intérêt, lefpoir de la plus légère ré- 
compenfe les rend meurtriers, & lon feroit refque 
fr de dépeupler la Barbarie, en mettant äprix la 
tête de chaque Maure. Ces mœurs cruelles & fan- 
guinaires, à peine concevables chez les Cannibales , 
parmi ces hommes dont lhabitude de la chafle & 
du meurtre a déterminé le caraétère, font bien 
étonnantes chez un peuple en qui les befoins font 
fi limités, & les occupations fi douces. 

La foif de l'or ajoute encore & donne’ une plus 
grande aétivite à la férocité originelle des Maures. 
De ce nombre prodisieux de piaftres que le com- 

_merce apporte tous les ans en Batbarie, il men 
revient pas une feule. Tout y refte; & qui plus eft, 
tout y eft enfoui. Quel autre ufage en pourroit 
faire ce peuple qui n’a ni luxe, ni befoins, niin- 
duftrie, & auquel nous ne pouvons offrir que de 
l'argent en échange des grains & des laines que nous 


EN BARBARIE. 9$ 


entirons? Le Maure s’en fervira-t-1l pour augmenter 
fon troupeau, le nombre de fes femmes, de fes 
efclaves? Mais s'il laifle foupçonner qu'il foit riche, 
il ne tardera pas à être dépouillé. Il fera livré lu, 
fa femme, fes enfans aux plus cruelles tortures, 
afin de leur arracher l'aveu de leurs tréfors : mais 
intrépides au milieu des tourmens, 1ls meurent fans 
rien avouer. Si, pendant les guerres civiles, ils font 
dépouillés, alors ils ont recours aux piaftres enterrées 
pour acheter un nouveau troupeau, former de 
nouvelles tentes, & racheter leurs femmes & leurs 
enfans, quand 1ls croient ne pas trouver mieux, 
ou n’en pas trouver à fi bon compte. Voilà le feul 
motif plaufible fur lequel paroïfle appuyée cette 
coutume d’enterrer l'argent ; & comme ordinaire- 
ment le mari a feul connoïflance de ce précieux 
dépôt, sil meurt, fon fecret meurt avec lui. C’eft 
anfi que la Barbarie renferme des piaftres nom- 
breufes perdues pour toujours, & que la plus riche 
mine de ce pays eft en argent monnoye. 

Ces Arabes font voleurs par inclination autant que 
par habitude. L’efpoir d'enlever quelques mauvaïfes 
hardes à un voyageur fufit pour mettre fa vie en 
danger ; auf arrive-t-1l fouvent que le meflager qu’un 
chefenvoieàunautre chef, lorfqwileft obligé de paffer 
chez certaines nations indomptées, quitte fes habits, & 
ne fe revêt que de quelques lambeaux qui ne peuvent 
exciter l'avidité de ces Arabes. Il en eft même qui 


Voyacr 


voyagent parfaitement nuds, avec de gros chapelets 
pendus à leurs cols. Cet inftrument de dévotion les 
fait regarder comme des Papas ou des faints, & 
leur attire un peu plus de confidération. L’hôte qu'ils 
reçoivent chez eux n’eft pas beaucoup plus refpeété; 
ils le recoivent avec amitié, le nourriflent, lui 
donnent un afyle.dans leurs tentes, & finiflent par 
le voler, s'ils en trouvent l’occañon. L’étranger qui 
voyage chez ces Arabes (j'entends chez ceux où 
fa vie n’eft pas en danger), ne peut apporter trop 
de vigilance & de foin, pour éviter leurs larcins. 
Ceux qui lefcortent & l’'accompagnent, font fouvent 
les premiers à s'emparer de ce qu'ils peuvent faifir 
fans être apperçus. Il faut avoir foin de renfermer 
tout fous la clef, fur-tout pendant la nuit. Les 
Maures, à la faveur de lobfcurité, fe gliflent adroi- 
tement fous les tentes, & font fi adroits, qu'ils ne 
fe retirent prefque jamais les mains vuides. C'eft 
alors une très-bonne précaution de conferver de la 
lumière ou du feu toute la nuit. La jouiffance eft 
double pour eux quand ils peuvent voler un Chré- 
tien, tant eft forte la haine qu'ils nous portent. Auffi 
les häbitans de la Calle les paient d’un bien fincère 
retour. L’on m'a raconté qu'un d’entre eux, paf- 
fionné pour la chafle, & très-adroit à tirer un coup 
de fufil, fortoit fouvent feul, & qu'il chafloit aux 
Maures, comme lon chaffe aux bêtes féroces &z aux 
oïfeaux. Ordinairement il ufoit d'artifice. Lorfqwil 

Tiçontroit 


EN BARBARIE  o7 


rancontroit un Maure, il l'abordoit, lui donnoit de 
la poudre & du plomb, & infenfiblement gagnoit 
fa confiance, & l’engageoit à fe repofer avec lui 
dans quelque lieu écarté. Là, comme par plaïfan- 
terie, il tiroit un pain de fa poche, & le jettoit à 
une certaine diftance ; le Maure auff-tôt alloit le 
ramafler. Ce fcélérat faififlot ce momert pour 
lâcher fon coup ce fufil f:r ce malheureux, & 
æachoit le cadavre parmi les brouflailles, Il en avoit 
tué un grand nombre de cette manière, & sen 
étoit vanté publiquement quelque temps avant de 
repafler en France, s’maginant, par ces aflaffinats 
multipliés, n'avoir ufé que du croit ces gens, & 
avoir vengé les Chrétiens des infultes & de la haine 
des Maures. 

Jai vu néanmoins cette haïne des Chrét'ens pour 
les Maures employée avec plus de juftice. Il y a 
quelque temps que les Nadis étoient tombés fur 
notre troupeau qui paifloit à quelque c'itance de 
la Calle, Ils en avoient enlevé plus de cent bœufs; 
Pon en fut averti par les foldats du meulin, oui 
avoient obfervé ce qui fe pafloit au dehors. L’alarme 
fe répand aufl-tôt parmi les Habitans de la Calle, 
On ouvre la falle d'armes ; C’eft à qu: fera le plutôt 
armé ; l'on s'empare des chevaux, les mules elles- 
mêmes font arrachées à leurs travaux, & érigées, 
en cet inftant, en nobles chevaux de combats. Les 
premiers prêts n'ont pas la patience d'attendre les 

Part. I. G 


93 VoyaAGE 


autres. L'on fort en défordre, l’on erre dans {a 
campagne à laventure , fans favoir où trouver 
lennemi. Chacun brûle du defir de la vengeance ; 
il eft impofhble de donner des ordres, de rallier 
douze hommes enfemble ; près de deux cens foldats 
font épars dans les brouflailles ; enfin l’on apperçoit 
les Nadis, lon ne fe donne pas le temps de les 
Joindre ; l'on tire fur eux de loin, fans en blefler 
un feul; ils difparoïffent, & fe fauvent dans leuts 
montagnes , où 1l fut impoñlible de les attaquer. 
Chacun revint à la Calle fort mécontent. 

Les Nadis cependant craignant la vengeance d’Aly- 
Bey, qui paroïfloit prendre notre défenfe par intérêt 
de commerce, & par d'anciennes inimitiés qui 
regnoient entre lui & les Nadis, nous rendirent, 
quelques jours après, une grande partie des bœufs 
enlevés, & nous demandèrent la paix, qu’on leur 
accotda fans difficulté, & même aux conditions 
qu'ils voulurent., tant lon eft intéreflé à vivre 
tranquille pour faciliter le commerce. Mais lon ne 
fe fie point à leur parole; & depuis ce moment, 
l'on a foin de faire efcorter le troupeau par quelques 
petites pièces d'artillerie de campagne que les Maures 
appréhendent beaucoup. Le pavillon François eft 
arboré; & je vous avoue que j'aime à voir flotter, 
au milieu de ces déferts, l’étendard de ma patrie. 

Jai l'honneur d’être, &c,. 


EN BARBARIE. 99 


RP EUR LE XL VE 


Au même. 


Mx donner de vos nouvelles dans ces régions 
d'atrocité & de meurtre, c’eft, mon cher Doéteur, 
me ramener agréablement dans le fein de ma patrie, 
au milieu de mes parens & de mes amis; c’eft occa- 
fionner des fouvenirs que labfence n’a point effacé 
&c qu'elle n'aura jamais le pouvoir d'effacer. Je ne fuis 
point füfpris que vous ayez peine à croire les détails 
- de ma dernière Lettre : j'aurois pu cependant , fans 
trahir la vérité, les rendre encore plus incroyables : 
vous fe concevez pas ce qui peut produire des 
mœurs aufli fanguinaires ; moi, qui fuis fur les 
lieux ; qui ne néglige rien pour en trouver la caufe, 
je ne fuis pas beaucoup plus avancé que vous; plus jy 
réfléchis, plus mon embarras augmente ; je recueille 
des ‘faits, je tiens note de mes obfervations ;. & 
quand mes idées feront mieux déterminées , je vous 
ferai part de mon fentiment. De tous les êtres de la 
Nature, Fhomime ef le plus difficile à connoitre, & 
le dermier fur lequel un obfervateur éclairé doive 
prononcer. 

Les Arabes fuivent grofliérement la religion de 
Mahomet. [ls y ajoutent beaucoup de fuperfütions ; 

G 2 


100 VOYAGE 


& , fidèles à certaines pratiques extérieures , ils en 
ignorent le véritable efprit. Ils obfervent aflez exac- 
tement le Ramadan, le Beyran, la prière, l'ablution, 
& fe font tous circoncire. Peu s’abftiennent du vin, 
lorfqw'ils peuvent s’en procurer, & en boire fans 
être apperçus. 

Ilen eft qui, fous le titre de Papas, portent au 
cou des chapelets à gros grains, & préfident aux 
cérémonies religieufes , comme à la prière, aux 
mariages, aux enterremens , &c. mais lon fait fort 
bien fe pafler d'eux. Leurs chapelets leur fervent, 
comme parmi nous, à compter le nombre de leurs 
prières. À chaque grain qu'ils font couler entre leurs 
doigts, ils difent, que Dieu eff grand l il n’y a qu'un 
feul Dieu, Mahomet ef? fon prophète. C’eft dans cette 
feule exclamation, dans cette élévation de leur ame 
vers Dieu, que confiftent toutes leurs prières. Ils la 
répètent par-tout , dans leurs voyages , au milieu de 
leurs travaux, dans le filence de la folitude. Ils pro- 
noncent ces paroles avec'une forte afpiration, comme 
s'ils étoient vivement pénétrés, & frappés de la 
grandeur & des bienfaits de la Divinité. Ces idées 
font cependant bien contraires à leurs mœurs. 

L'ablution, chez les Maures, n’eft pas aufli rigou- 
eufe que chez les Turcs. Il fufit qu'ils fe lavent 
quelques parties du corps, les bras, les mains, les 
pieds, la figure & la barbe : ce qu'ils font ordinaï- 
xement le matin, le foir, & après les repas, Plufieurs 


EN BARBARIE. IOI 


négligent cette pratique, mais ils font plus exaéts 
pour leur prière, qu'ils font par-tout où ils fe 
trouvent, foit dans leurs tentes, foit au milieu 
des champs. Ils fe mettent à genoux, la face tournée 
du côté de lorient, & fe couvrent la tête de leur 
bernus. Trois fois ils fe profternent le vifage contre 
terre, fe relèvent, s'agenouillent alternativement , 
& prononcent chaque fois, que Dieu ef? grand! 
Mahomet eft fon prophète. 

Le Ramadan dure une lune. C'eft le carême des 
Mufulmans. Ils ne mangent alors qu'après le foleil 
couché , & fe privent, jufqu'à ce moment non- 
feulement de nourriture, mais encore d’eau, de 
tabac &c de la pipe. Ils laïffent croître leurs cheveux, 
ne lavent point leurs habits, & ne prennent aucun 
foin de leur barbe; ils affetent même de porter 
des habits fales & crafleux. Il en eft de même lorf- 
qu'ils ont perdu quelques-uns de leurs proches, ou 
qu'ils ont fa mort à venger. 

Au Ramadan fuccèdent les fêtes du Beyran , qui 
durent plufeurs jours, & répondent à nos fêtes de 
Pâques. Alors les Maures fe parent de leurs plus 
beaux habits, fe rafent les cheveux, & fe livrent 
aux divertiemens & aux feftins; l’on fe vifite réci- 
proquement d’un Douare à un autre. Toute ini- 
mitié refpeive paroît oubliée ; mais feulement 
pendant ces jours de fêtes. 

Je ne m’étendrai pas davantage, mon cher Doéteur, 

G3 


102 VOYAGE 


fur les principes de cette religion , communs à tous 
les Mufulmans, & dont tant d'auteurs ont déjà parle; 
d’ailleurs les Maures, defcendus la plupart de ces 
enciens Arabes qui, fous l'empire des premiers 
Calfes, fe font emparés de la Barbarie, font les 
vrais Mufulmans. Ils ont été les premiers endoc- 
trinés par Mahomet. Les Turcs, 1flus des anciens 
Syrtes, ont adopté, en paffant dans , Levant, 
la religion du pays. 

L’hofpitalité eft un droit facré chez les Maures, 
au moins parmi ceux qui font foumis à quelque chef. 
Le Mufulman étranger qui arrive chez eux, y eft 
reçu avec une cordialité apparente. On lui préfente 
le courcouçon, on l'introduit dans une tente pour 
y pañler la nuit. Seroit-il lennemi le plus déclaré, 
dès qu'une fois 1l eft admis dans un Douare, il a 
rarement à craindre la trahifon. Cependant ce n’eft 
point - là cette hofpitalité généreufe & refpeétable 
qui formoit chez les anciens Patriarches , amnfi que 
chez les Romains, les doux liens d’une amitié fra- 
ternelle, rapprochoit les étrangers de tous les pays, 
& honoroit l'humanité en prévenant fes befoins. 
Les Maures refpeétent la vie de leur hôte tant quil 
eft dans leurs tentes : mais s'ils ont réfolu d’attenter 
à fes jours, 1ls attendent qu'il foit hors du Douare. 
Ils mafacrent alors fans pitié celui que la veillels 
avoient traité en ami. La voix du fang n’eft pas 
même écoutée dans ces circonftances. Un ‘frère 


EN Ba RS ANIE. 10% 
devient l'aflaflin de fon frère, dès que Pintérêt les 
divife. 

Maïs fi l'ancienne hofpitalité n'exifte plus, jen 
ai trouvé des monumens bien refpeétables , & les 
plus propres à toucher lame fenfible du Voyageur. 
Parmi ces déferts inhabités, dans des lieux arides 
& fablonneux , loin des fources & des rivières, 
Jai fouvent rencontré des petites voûtes en forme 
de niches. Des reftes d'anciennes cruches étoient 
encore incruftées dans la maçonnerie. Eiles étoient 
deftinées à être remplies d’eau, afin que le Voyageur 
altéré pût trouver, fous ce ciel brülant, de quoi 
étancher fa foif. C’eft ainfi que les Anciens, non 
contens de recevoir l'étranger, pourvoyoient encore 
à fes plus preflans befoins dans des lieux où 1l ne 
pouvoit trouver aucune forte de fecours. Combien 
Jaimois à rencontrer ces précieux monumens de 
Fhumanité des premiers hommes! Je ne voyois dans 
bien d’autres débris que lorgueil & la vanité anéantis 
fous des monceaux de ruines ; je voyois les tom- 
beaux des Grands écrafés fous les débris de leurs 
propres palais; j'admirois un inftant quelques reftes 
de Pancienne architeéture, mais je quittois ces ruines 
pour aller m’attendrir à la vue d’un monument que: 
le temps auroit dù refpetter pour l'honneur de 
humanité, ou plutôt que l'humanité elle- même 
auroit dû conferver. Quelle leçon pour les Arabes 
d'aujourd'hui, s'ils étoient capables de la fentir ! Iis 

G 4 


4 


104 VOYAGE 


ignorent cependant pas lufage de ces cruches, 
puifqu'eux-mêmes me l'ont appris. 

Le fyftême de la prédeftination , fi généralement 
adms chez tous les Mufulmans, rend les Maures 
prefque indifférens fur tout ce qui peut leur arriver. 
Je ne les ai jamais entendu fe plaindre de leur 
pofition; chacun eft contert de la fienne ; fati-faits 
du préfent , ils oublient le pañlé, fe foucient peu 
de l'avenir, & n’envifagent la mort que comme 
un événement néceflaire, auquel ils fe foumettent 
fans murmure, 

A-t-on enlevé leurs troupeaux & leurs tentes > 
font-ils menacés de quelque grand danger, perfé- 
cutés par leurs chefs, chaflés de leurs poffeffions ? 
au m lieu des plus grands revers, ils ne connoïffent 
que cettefeule expreffion, Dieu Le veur. Ven ai vu, 
appellés par leurs Souverains , prefaue fürs d’être 
facrifiés à fon avar ce ; ils partoient avec une 
tranquilité étonnante. Si quelque mouvement de 
crainte s'élevoit dans leur ame , l'idée de la prédefti- 
nation y fanfoit renaître le calme & taïre la Nature. 
C'eft encore À ces confolans préjigés qu'ils font 
redevables de l'indifférence avec laquelle ils voient 
la pefte faire parmi eux les plus grands ravages. 
Combien de fois je les ai vus, au milieu de la con- 
tagion peftilentielle, attendre la mort fans s’émou- 
voir, rendre aux peftiférés tous les devoirs de 
Fhumanité, panfer leurs Bubons, enterrer les morts, 


EN BARBARIE. 105 


& fens aucune précaution, {e revêtir des habits 
qu'avoient portés ceux que la contagion avoit fait 
 périr! Ils n'igrorent pas cependant les dangers de 
la communication ; mais ils détruifent toute objec- 
tion par ces feules paroles : Mon fort efl écrit, Dieu 
Le veut, 

Je n'ai point remarqué que les Arabes don- 
naflent à la prédeftination toute l’extenfion que 
nous lui donnons. Ils n’en font l'application qu'aux 
événemens phyfiques, rarement aux aétions morales. 
Ïls croient à la liberté, ou plutôt attachés aux rits 
extérieurs de leur religion, 1ls fe livrent à la férocité 
de leur cara@tère, fans paroïtre réfléchir à la mora- 
lité de leurs aëtions. De-là naiflent une foule d'in- 
conféquences, de contradiétions peu furprenantes 
chez un peuple ignorant & groflier. De-là ces erreurs 
fi muitipliées dans les récits des Voyageurs qui ont 
peu féjourné chez ure nation dont ils veulent 
décrire les mœurs. Quiccnque, par exemple, nou- 
vellement débarqué fur ces côtes barbares, fe feroit 
avancé jufques dans les tentes des peft férés ; qui- 
conque y auroit vu, comme je l'ai vu mor-même, 
un père de famille diftribuer avec un œil fec à fes 
femmes. &c à fes enfans le linceul aui devoit dans 
peu les enfevelir, & ceux-ci le recevoir avec une 
tranqu:llté ftoique, fe feroit cru bien certainement 
tranfporté dans une fociété de philofophes, fur- 
tout s'il eût été témoin des fêtes, des danfes & de 


106 Ve © Ya (GE 


la joie publique au milieu des ravages de la con 
tagion. Qu'auroit -1l penfé à la vue d'un fils qui 
rend à fon père expirant les derniers devoirs de 
humanité, & qui, fans fe foucier du dangerde la 
communication, le dépouille de fes habits , le lave 
avec foin, lenfevelt, & l'enterre de fes propres 
mains ? | 

De femblables faits pafleroient, chez nous, pour 
héroiques ; ils ne font, chez les Arabes, que les 
conféquences de leur fyftème. Les détromper fur 
cet article, ce feroit détruire la fource de leur tran- 
quillité au milieu des alarmes continuelles & du 
defpotifme qui les écrafe. Ce fyftême, dans notre 
religion , ouvriroit la porte à tous les crimes, en 
nous privant de la liberté morale; chez le: Muful- 
man, il produit la réfignation à la volonté de l'Être 
fuprème , & n’a d'autre inconvénient que cehu de: 
faire négliger les précautions convenables pour fe 
fouftrairé aux-maux phyfiques. Dangereux dans la 
religion de Jéfus- Chrift, il eft devenu un chef- 
d'œuvre de politique & de philofophie dans celle de 
Mahomet ; il diffère peu de la réfignation à la Pro- 
vidence ordonnée par le Chriftianifine, mais pouffée 
trop loin & mal entendue chez les Mufulmans. 

Ceft encore d'après les principes de leur religion, 
que les Arabes ont pour les fous une efpèce de 
vénération, -Ils les regardent comme des faints, 
corime des êtres privilégiés, favorifés du ciel. Ten 


EN BARBARIE. 107 


ai rencontré un au Douare d'Aly-Bey. Il étoit parfai- 
tement nud ; il pénétroit dans toutes les tentes, & fe 
préfentoit devant les femmes, fans que leurs maris s’en 
offenfaflent. C’auroit été une aëtion puniffable que 
de le rebuter ou de le maltraiter. Il pouvoit aller 
manger par-tout où il lui plaifoit, rien ne lui étoit 
refufé. Aly-Bey lui-même fouffroit fes importunités 
& fa familiarité avec une complaïfance qui me 
furprit. 
Far Phonneur d'être , &cc. 


PL T RE, X VIE 


Au même. 


Les ravages de la pefte font fi confidérables dans 
tout ce pays, mon cher Doëteur, qu'au milieu 
de ces triftes folitudes, je ne rencontre prefque plus 
que des tombeaux, & qu'au lieu d’aromates, mon 
odorat n’eft affeté que des émanations que répan- 
dent au loin des cadavres enterrés à très - peu de 
profondeur. Ces lugubres dépôts des dépouilles de 
humanité, placés çà & là dans des lieux folitaires, 
attriflent mon imagination, & ne lui offrent que 
le tableau de notre deftruétion. 

Ces Arabes, qui ménagent fi peu la vie des hom- 
mes, en refpeétent les refles, & prennent le plus 


108 VOYAGE 


grand foin de leur fépulture. Ils en regardent [a 
privation, comme un des plus grands malheurs qui 
puifle leur arriver, & dans la défolation a@tuelle, 
ils meurent tranquilles, dès qu'ils font certains 
qu'après eux 1l exiftera encore quelqu'un pour les 
enfevelir. Auffi le dernier fupplice, parmi eux, eft 
d'être coupé par morceaux , & abandonné aux 
chiens. Voici ce que j'ai eu occafion d'obferver à 
leurs cérémonies funèbres. 

À peine un Arabe eft-il décédée, que peu après 
on le lave avec foin; on l'enveloppe dans un linceul 
d'une belle toile blanche que les Arabes ont en 
réferve pour leur feule fépulture. Cette toile fe 
fabrique dans les villes de Barbarie; mais ils efti- 
ment bien davantage celle qui leur eft apportée de 
la Mecque par les pélérins, & bénie par le prin- 
cipal Iman. Cette bénédidion leur coûte cher, il 
eft vrai; mais les faveurs fignalées qui y font 
attachées, en font oublier le prix. 

Dès que le mort eft purifié, on le place fur 
une efpèce de brancard ; il eft porté fur un cheval 
au lieu de la fépulture, où fes parens & fes amis 
Vaccompagnent. Tandis que les hommes s'occupent 
à creufer la fofle , les femmes s'accroupiflent en 
cercle autour du cadavre, le touchent, le décou- 
vrent , & puis s'entretiennent entre elles avec 
beaucoup d'indifférence ; mais par intervalle elles 
interrompent leur converfation pour poufler de 


EN BARBARIE. 109 


longs gémiffemens , interroger le cadavre , & l’en- 
gager , par les plus fortes inftances, à revenir de 
nouveau habiter parmi elles. Pourquoi , lui difent- 
elles, rous as-tu quittées? N'étois-tu pas bien avec 
nous ? Ne t'apprétions-nous pas bien le courcouçon ? 
Hélas ! tes enfans ne te verront donc plus ? Ils avoient 
tant de plaifir a te pofféder ! à préfent que tu les as con- 
trifies , ils ne favent que gémir & pleurer. Ah! ah! 
revlens avec nous ; rien ne te manquera. Mais f# ne 
nous écoutes plus ; tu ne réponds plus à nos paroles ; 
 n'entends plus nos foupirs ! ah! ah! ah! Ge 
&t autres apoftrophes de ce genre, que je me fuis 
fouvent fait traduire en affiftant à ces lugubres céré- 
momies. Ces triftes lamentations d’une éloquence 
naturelle & pathétique, feroient bien propres à tou- 
cher lame du fpeltateur , fi on ne voyoït pas ces 
mêmes femmes quitter, un inftant après, l'extérieur 
de la plus profonde douleur pour caufer & rire 
entre elles, & revenir enfiute à leurs premiers 
gémiflemens. 

Pendant ces tendres reproches , elles s’arrachent 
les cheveux, s'ouvrent avec les ongles les veines des 
tempes. Le fang coule avec leurs larmes, & offre 
le fpeétacle du plus grand défefpoir. La foffe achevée, 
lon y place le cadavre fur le côté, la face tournée 
vers l'Orient. Un Papas lui met entre les mains un 
billet pour le recommander à Mahomet. L’on forme 
enfuite au-deffus du corps une efpèce de voûte avec 


T10 V :o:Y2AVC € 


des branches d'arbre, afin que la terre ne Île touche 
pas; quand la fofle «ft recouverte de terre, lon 
met pardeflus de nouvelles branches d'arbre, & 
une quantité de très-groffes pierres pour empêcher. 
les bêtes féroces de venir, pendant la nuit, dévorer 
le cadavre. On laïffe au milieu des pierres un efpace 
vuide pour y déposer des vafes de terre & autres 
uftenfiles de ménage : mais ceci n’a lieu que pour 
les Arabes d’un certain rang. Avant de quitter la 
fofle, l’on plante dans le milieu une efpèce de 
pavillon funebre. Ceft ordinairement un lambeau 
des vêtemens du mort, placé au haut d’un bâton. 
La cérémonie achevée, chacun fe retire chez foi 
avec la plus grande tranquillité, fans que lexté- 
rieur annonce les lugubres fonétions que lon vient 
de remplir. 

Les proches parens & les amis du défunt viennent 
de temps en temps vifiter fa tombe. Ils enlèvent 
quelques pierres, le déterrent en partie, pour 
s'aflurer sil n’eft er revenu à la vie; & lorfque 
Pinfeétion du cadavre leut pérfuade le contraire, 
alors ils recommencent les cémifiemiens & les fitnént 
tations que j'ai décrits plus haut. Quelques - uns 
jettent de la chaux éteinte fur les pierres, pour 
donner quelque éclat à ce groflier tombeau. À 
chaque jour de fête les Arabes viennent en troupe 
vifiter la tombe des morts & pleurer deflus. 

Cette cérémonie, que j'ignorois, m'infpira un 


EN: BARBARIE. 111 


jourtune bien grande frayeur. FPétois à herborifer 
avec mon domeftique dans des rochers voifins de 
li Calle. Nous étions alors en guerre avec les Nadis. 
Des-coups de fufils répétés, un bruit confus d'inf- 
trumens de guerre êc des cris tumultueux viennent 
tout-à-coup frapper mes oreilles. Je monte au plus 
vite fur un rocher élevé, &c j'apperçois dans le 
lointain un grand nombre de cavaliers Arabes, qui 
accouroient au grand trot au milieu d'un tourbillon 
de pouflière, & fe dirigeoient précifément vers 
l'endroit où je me trouvois. Ils avoient arboré lé- 
tendard de Mahomet. Cet appareil militaire m’épou- 
vanta à un tel point, que je me crus perdu, 
m'imaginant que c’étoit une troupe de Nadis. Ne 
pouvant me rendre à la Calle, fans courir le rifque 
d'être faifi par ces cavaliers, je pris le parti de me 
cacher dans d'épaifles brouffailles , peu en füreté 
dans une retraite qu'il étoit facile à deux cens 
hommes éparpillés de découvrir. Lorfque ces Arabes 
furent affez près de nous pour être diftingués, mon 
domeftique m'aflura que c’étoit des Zwlmis , chez 
lefquels Javois féjourné, qu'il en reconnoïloit plu- 
fieurs. Raflurés par cette découverte, nous fortimes 
de notre retraite, & nous allâmes au-devant d'eux. 
Ils me reconnurent, & me dirent qu'ils alloïent à 
une mofquée peu éloignée pour y célébrer les fêtes 
du Beyran, & vifiter le tombeau des morts. Je 
les laiffai remplir leurs devoirs de religion, & je 


112 VovaAGE 


continuai mon herborifation , qu'une faufle alarme 
m'avoit fait interrompre. 

Il exifte chez les Arabes, comme chez nous, des 
vifites de condoléance. Dès que lun d'euxa perdu 
un de fes proches, tous fes parens & amis vont 
le vifiter. Les hommes vont voir les hommes, & 
les femmes fe rendent auprès des femmes. A la 
première vue ils fe mett:nt à pleurer de part & 
d'autre, & à poufler des hurlemens de toutes leurs 
forces. Ces hurlemens fe mefurent felon la dignité. 
Un inférieur à l'égard de fon Ron hurle tant 
qu'il peut. Un peu moins d’égal à égal. Les chefs 
ne pouflent que quelques foupirs, à moins que ce 
ne foit pour un autre chef. Tout cela eft ordinai- 
rement de commande. Un inftant après la joie renaît, 
& il n’eft plus queftion de s’affliger , à moins qu'il 
ne furvienne un étranger avec lequel 1l faille hurler 
de nouveau. Ces vifites ne fe bornent pas à une 
feule. On les répète pendant huit, qu'nze jours, 
&z quelquefois davantage. Quand on apprend la 
mort d’un Arabe dans un Douare où il y a quelque 
parent du défunt, auffi-tôt hommes, femmes, 
enfans, tous heurlent à l’envi. Les chiens épou- 
vantés de ce tintamare, fe mettent de la partie; 
mais la douleur ef bientôt épuifée. La ea 
renait un inftant après. 

Dans les villes, les Mufulmans dévots regardent 
comme un très-grand a$te de religion de porter les 

morts 


EN BARBARIE. 113 


morts en terre. S'ils voient pafler un convoi funèbre, 
ils quittent aufli-tôt leurs occupations, & vont 
prendre la place de ceux qui portent la bière, 
qufqu’à ce qu'ils foient remplacés par d’autres. L’hon- 
neur de donner la fépulture aux morts n’eft point 
confié à des mains mercénaires : c’eftile devoir du 
plus proche parent. Les pères enterrent leurs enfans, 
les enfans enterrent leurs pères, & ainfi par ordre, 
felon le degré de parenté. Il y a toujours un ou 
plufieurs Papas qui affiftent à ces cérémonies, chan- 
tent ou récitent quelques verfets du Coran, & 
remettent au mort une lettre de recommandation 
pour le faint Prophète. . 


DEMET RE  XVIIL 
Au même. 


Vous defirez favoir, mon cher Doëteur, s'il ÿ 
a encore quelques Médecins célèbres chez un peuple 
qui a produit les pères de la Médetine. Il eft aifé 
de fatisfaire en deux mots à votre queftion. Les 
Arabes ne connoïflent d'autres médecins que la 
Nature, d’autres remèdes que ceux qui leur font 
diétés par lignorance ou la fuperftition. Cette Nation, 
d'où font fortis autrefois tant d'hommes fi habiles à 
guérir les maux de Phumanité, ignore jufqu’à {on 
Part. I. H 


114 V o YraAteG r 


ancienne fplendeur , & a cédé aux autres peuples 
le flambeau qu’elle-même avoit allumé. Ceft plutôt 
par ignorance que par mépris qu'ils mont point, 
dans leurs maladies, recours à la Médecine. Les 
Médecins européens qui fe trouvent par hafard 
chez eux, en font très-bien accueillis ; c’eft même 
le feul titre qui puifle les engager à refpeéter la vie 
d’un étranger. Ils ne font alors humains que pour 
ux- mêmes; l'intérêt perfonnel leur fait oublier 
leur férocité naturelle. Ce qu'il y a de bien fingulier, 
c'eft que ces hommes, qui fouvent ignorent s'ils 
font malades, quand ils le font réellement , le de- 
viennent, au moins en imagination, à la vue d’un 
Médecin. Empreflés à en recevoir des fecours, crai- 
gnant d'en laifler échapper loccañon , ils font de 
leur fanté un examen fi fcrupuleux, qu'il en eft peu 
qui ne fe croient dans la néceflité d’avoir recours 
aux remèdes, ne feroient - ils que de précautions. 
N'ofant décider par eux-mêmes s'ils fe portent bien, 
ils préfentent leur pouls au Médecin, & croient diff- 
cilement à fa décifion lorfquil les aflure de leur 
bonne fanté. Ils ont tant de confiance à la faignée, 
que les mieux portans penfent en avoir befoin. C'eft 
pour eux le remède univerfel. Au défaut de Médecin, 
fouvent ils fe faignent eux-mêmes par un procédé 
bien propre à effrayer ces perfonnes délicates que 
la vued’une lancette fait évanouir. | 
Celui qui eft chargé de cette opération, commence 


EN BARBARTIE. 115 


par ferrer le col de fon malade avec une ligature, 
f fortement, que le patient en eft prefque étranglé, 
Quand les veines du front font gonflées par le fang 
gène dans fa circulation, alors l'opérateur y fait 
cinq à fix incifions avec un rafoir, En un inftant 
le vifage eft tout couvert de fang, dont on aide 
l'effufion par le moyen d'un bâton cylindrique que 
lon fait rouler fur les incifions. Quelquefois les 
Arabes fe faignent eux-mêmes aux pieds, toujours 
par un femblable procédé. L'opération finie, ils 
lavent la plaie, y appliquent un peu de terre 
argilleufe détrempée dans l’eau, & la bandent avec 
un mouchoir. Cette opération ne les empêche point 
de fe livrer à leurs occupations ordinaires. 

Voilà, mon cher Doéteur, à quoi fe réduit toute 
la médecine des Maures, fi vous en exceptez quel- 
ques remèdes particuliers confervés par tradition, 
&z adminiftrés avec un certain mêlange de fuperf- 
tition. Ils ajoutent encore beaucoup de foi aux 
amulettes & aux talifmans qui leur font donnés par 
les Marabous. 

Il eft vrai que les Maures ne connoifknt point 
cette foule de maladies qui viennent à la fuite de 
notre mollefle & de nos excès. Celles auxquelles ils 
font le plus fujets proviennent de leur grande mal- 
propreté, des lieux marécageux qu'ils habitent, de 
leurs excès avec les femmes , ou de leur mauväife 
nourriture. Ce font des maladies cutanées ,; des 


FL 2 


116 VOYAGE 


fièvres intermittentes ou putrides, des rhumatifmes ; 
l'épuifement des humeurs & du fang. Ceux qui 
habitent les côtes font fujets au mal vénérien, qu'ils 
appellent le mal des Chrétiens, qu’en effet ces derniers 
leur apportent d'Europe. Ils n’y font aucun remède, 
Un fang empoifonné coule dans leurs veines jufqu'à 
la fin de leurs jours, & ce même fang donne naïf- 
fance à des enfans, viétimes des débauches de leurs 
pères. 

I faut avouer cependant que, foit à raïfon du 
grand air que les Maures refpirent continuellement, 
foit la frugalité de leur nourriture, foit le climat, 
cette maladie ne fait point, parmi eux, des ravages 
auffi confidérables qu’elle en fait chez nous. 

Les Arabes, en guerre continuelle les uns contre 
les autres , font fujets aux coups de feu , aux frac- 
tures. Ils les abandonnent entièrement à la nature. 
Quelques - uns guériflent, d'autres confervent des 
ulcères naturels, qu'ils gardent toute leur vie : mais 
fi les Arabes ne tirent point de la Médecine les 
fecours que nous en tirons , auffi n’en éprouvent-ils 
point les inconvéniens, Leur imagination n’eft point 
effrayée par les décifions du Médecin ; les drogues 
multipliées qui garniflent la chambre de nos malades, 
ne choquent pas leurs regards, & ne leur foulèvent 
point le cœur. Comme leur religion &c leurs affaires ? 
civiles n’exigent jamais qu'ils foient avertis de leur 
dernière heure, ils meurent fans fonger à la mort. 


EN BARBARIE 117 


Tant qu'ils peuvent marcher , ils marchent ; futre- 
ment ils reftent en place, étendus par terre, fans 
jamais quitter leurs habits. Si le malade prévoit fon 
dernier moment, il fe tourne la face du côté de 
FOrient , & meurt tranquille en fe recommandant 
à Mahomet. 

J'ai Fhonneur d'être, &c. : 


M ur _ 


20 A VAUX SAN O7 1 


Au méme. 


[Es y a quelques jours, mon cher Doëteur, que 
je m'étois embarqué dans le deffein d'aller mouiller 
au Collo, à 80 lieues d'Alger fur les côtes. Les 
relations que lon m’avoit faites de la beauté de ce 
pays, des antiquités que l’on y rencontre , & de 
plufeurs autres particularités , m’avoient infpiré un 
vif defird’aller le vifiter, & de profiter, pour cet 
objet ; d'un bâtiment de la Compagnie qui alloit y 
faire la traite. Tout ce que lon avoit pu me dire 
fur la férocité des habitans, fur la difficulté de 
pénétrer dans le pays, n'avoit pu me détourner 
de mon deflein. Les vents contraires nous ayant 
forcés de nous arrêter à Bonne, je ne mis pied à 
terre, que bien déterminé à me rembarquer au 
premier vent favorable. Mais Jes dangers de ça 
A 3 


118 : Voyxaer 


voyage me furent tellement confirmés , & fi évi= . 
videmment démontrés, que je fus, à mon grand 
regret, obligé d'y renoncer. En effet, les bâtimens qui 
abordent au Colo pour la traite!, font. forcés d'être 
fans cefle fur leurs gardes ; ils ont à éprouver les 
plus fortes infultes de la jet des habitans : fouvent 
les gens de léquipage n'ofent débarquer qu'à la 
faveur des ténèbres. Ils fe hâtent de charger les 
cuirs & autres denrées qui font en dépôt dans la 
maïfon de l'Agent de la Compagnie, & s’éloignent 
le plutôt qu'ils peuvent d'un pays où les hommes 
font plus à craindre que les bêtes féroces. 

Vous ferez fans doute furpris, mon cher Doéteur, 
que lon expofe ainfi-la-vie des hommes:,-en conti- 
nuant de-commercer avec. des êtres auffñ, peu trai- 
tables, Eh! que ne rifque-t-on pas pour augmenter 
fa fortune! Les précautions, que lAgent.de la Com- 
pagnie eft obligé de prendre pour fa: fhreté font 
frémi , & annoncent bien l’évidence-du-danger. Il 
habite, avec unkcaïflier & quelques, domeftiques , 
une maïfon qui n’a d'autresouverturé ique tde-très- 
petites lucarnes ; encore les fenêtres & les portes 
{ont-elles doublées de fer, & en état desréfifter aux 
balles de fufil. Ces Mefieurs font, avec lers:dommef- 
tiques , une garde continuelle tant le jour-que la 
nuit, Malgré ces précautions , il eft arrivéwplufieurs 
fois des+accidens fâcheux. L'on a vudles Arabes 
monter pendant la nuit fur les toits, enlever les 


EN BARBARIE. 119 


tuiles , faire une ouverture pour pañler le bout de 
leurs fufls, & tuer ou bleffer la perfonne en fen- 
tinelle. Ils ont une fois pouffé leur rage jufqu’à mettre 
le feu aux quatre coins de la maïfon, & brûler 
l’Agent & tout fon monde. M. Hugues, Agent aétuel 
de la Compagnie, a été mille fois infulté; il y a 
quelques années qu'il reçut un coup de füfil à la 
joue , dont 1l fut heureufement guéri. Il avoit voulu 
fe retirer; les Arabes s’oppofèrent à fon départ; fon 
fucsefleur s'étant préfenté, 1ls le reçurent fi mal, 
qu'il n'eut que le temps de fe rembarquer. D’après 
ces détails, qui me furent confirmés par des Arabes 
même du pays retirés à Bonne, je pris la réfolution 
de m'arrêter en cette ville. 

Un mémoire que M. Hugues eut la complaifance 
de m'envoyer fur le Co/o, ne me laïfla aucun 
regret de n'avoir pu faire ce voyage. Perfonne n’eft 
plus en état que M. Hugues de donner des notions 
exaétes de ce pays. Il habite depuis plufieurs années; 
&c 1l eft obligé, par fa place, de communiquer 
avec les habitans, dont il a fans cefle à éprouver 
les injuftices & la méchanceté. Je vous envoie le Mé- 
moire tel que je l'ai reçu : je ne doute pas qu'il ne 
vous intérefle autant qu’il mA intéreflé moi-même ; 
& vous avouerez avec moi qu'il feroit à fouhaiter 
que tous ceux qui habitent les pays étrangers, fuffent 
auff bons obfervateurs que M. Hugues, & rendiflent 


leurs idées avec autant de clarté & de précifon. 
Éd 


120 VOYAGE 


« Le pays proprement dit le Col, eftune petite 
» vallée, où fe trouvent cent cinquante maïfons # 
» un feul étage, mal bâties en argille & ensterre. 
» Elles forment quatre villages, diftans d'environ 
» quatre cents pas lun de lautre, habités depuis 
» plus de deux cents ans par des Maures, qui s’y font 
» raffemblés de différentes nations de la montagne. 


» Ces villages ont tous un nom particulier. Le 


» premier & le plus éloigné de la marine s'appelle 
» Berkaïide, ou terre du Kaïde. Le fecond s'appelle 
» lAzoulin , qui eft le nom de la nation qui l’habite. 
» Le troïfième Berdtouille, ou Terre- longue; &t le 
» quatrième 42 Jafde, qui eft le nom de la mon- 
» tagne fau pied de laquelle le village eft bâti. 
» Le dernier eft celui qui eft le plus près de la 
» marine, & où fe trouve le chäteau de la garnifon 
» Turque, ainfi que le comptoir de la Compagnie 
» royale d'Afrique, 

» Le Collo eft borné à left par une vafte rade, 
» ouverte au nord & nord-eft, borné au midi par 
» des montagnes défertes, à loueft par les Ozled- 
» fenfel, & Macrakfu , qui font les fentinelles &z les 
y alliés des Collins en temps de guerre. Il eft borné 
» au nord par un petit golfe appelé en langue du 
» pays Baaoenfe , ou mer des femmes. 

» L'air du Collo eft fain & tempéré : le fol de 
» la vallée eft fec & fiérile. L’on y voit cependant 
# beaucoup d'arbres fruitiers, qui, foit par le défaut 


à 4 
+ Su ST 


EN-BARBARILE. 121 


#de culture, foit par la qualité du terrein, ne 
» donnent que des fruits d’un goût fade,, & ne 
“ » peuvent parvenir à une parfaite maturité. Les 
_ » montagnes même qui environnent ce pays ne 
» produifent que quelques arbrifleaux, fort peu de 
» plantes. 

» Les Collins ne pouvant, par la mauvaïife 
. wqualité de leur terrein & par fon peu d’étendue, 
» tirer de la culture de quoi fe procurer les fecours 
» de la vie animale, fe font adonnés au commerce 
» des cuirs de bœuf, qu'ils achètent à bon marché 
» des montagnards, & awils revendent fouvent bien 
» cher à l’Agent de la Compagnie. Ils fabriquent 
» outre cela, avec du lin qui leur eft apporté d'Alger, 
» des toiles très-communes qu'ils vendent aux mon- 
» tagnards, ou les échangent pour du blé, du beurre, 
» de l'huile, & fouvent pour des cuirs. Quelques- 
» uns, plus aétifs, portent à Tunis ou à Alger, fur 
» des fandals, du beurre falé, de l'huile, des noix, 
» des figues fèches, & en rapportent des étoffes 
» pour leurs habillemens, & du fel qui leur fert à 
» faler les cuirs, en attendant le temps de la traite 
» de cette marchandife. 

» D’anciens puits, qui font encore dans le meilleur 
»état, un vieux château & quantité de vieilles 
» mafures , font voir clairement que ce pays a été 
» habité avant l'arrivée des Maures ; & ce qui 
» porte à croire que les Romains y avoient formé 


122 V Oo T'AMGErE 


+ un établifflement très-confidérable, ce font quelques 
»infcriptions que lon voit fur de grandes pierres 
» blanches, qui fervoient apparemment de frontif- 
» pice à leur temple. On y lit Nepruno, Jovi ; d'autres 
# infcriptions fe trouvent fur plufeurs autres piertes 
»# avec l'écriture renveriée, & que fon ne peut pas 
» bre. 

» Le gouvernement du Collo eft, pour la forme 
# le même que celui des autres places qui font de Ja 
# dépendance d'Alger. Un Aga ou Commandant eft 
# à la tête du gouvernement militaire. Cet homme 
» a fous lui quatre Officiers qui compofent le Divan 
#ou Confeil, & un certain nombre de foldats 
# remplacés tous les ans, en mai, par de nouvelles 
# troupes qui viennent d'Alger. Cette milice eft 
# pour contenir les Collins dans le devoir, protéger 
»# les Chrétiens qui font le commerce, & s’oppofer 
_» aux defcentes que pourroient tenter au Collo les 
» ennemis d'Alger. Ce gouvernement militaire n’eft 
» compofé que de Turcs. 

» Le gouvernement civil eft entre les mains de 
» deux Kaïdes &xde fept chefs Maures difperfes dans 
# les quatre villages. Ils n’ont aucune autorité fur 
»les Collins, & fe contentent du titre de leurs 
» charges. Ils traitent feulement de la paix ou de 
» la guerre avec les nations de la montagne, em- 
» pêchent ou permettent le commérce des cuirs entre 
» les Chrétiens & les Cabaïles, lorfqu'ils ne peuvent 


EN BARBARITE. 123 


5 où ne veulent, faute d'argent, acheter eux-mêmes 
» cette marchandife pour la revendre à un plus haut 
» prix en temps de traite. Ces Kaïdes ou Schieks, qui 
» font eux - mêmes les premiers coquins du pays, 
»nont pas le pouvoir, ni même la volonté de 
» mettre un frein à l'injuftice & au crime, qui vont 
» tête levée dans ce pays. Le droit du plus fort & 
»le fufil décident tous les différends. Les Turcs ne 
» font pas même épargnés. Quand leur Aga ou le 
» Divan veulent s’avifer de mettre le bon ordre, 
» il eft bien rare que la garnifon retourne à Alger 
» fans laiffer plufieuts foldats tuës fur la place. Ce 
» qui fait que depuis long - temps 1ls fe bornent à 
#manger tranquillement leur paye, & à ne point 
» s'écarter du château, laiffant les Collins dans leur 
» village jouir impunément d’une liberté, qui occa- 
» fionne prefque tous les jours les plus grands défor- 
» dres. L’impunité a multiplié tous les crimes, 8 a fait 
» des Collins , fans exagération, les hommes les plus 
» méchans qu'il y ait fur la terre, 

» Les environs du Collo, quoique très - mon- 
» tagneux , ne laiflent pas d'être agréables , & 
» malgré le peu de peines que prennent les Maures 
».pour les fertihfer, on y trouve des vallées & 
»des plaines couvertes de beftiaux , & fertiles en 
» blé, orge, millet noir, &cc. Ces. montagnards 
»appoitent au comptoir de la Compagnie un peu 
» de coton, d'huile, de miel, &c beaucoup de cire 


124 VoyaAGcr 
# Au midi du Col il y a deux rivières qui tra= 
» verfent une plaine d'environ trois lieues de lon- 
» gueur, & viennent fe jetter dans le golfe qui forme 
# la rade du Collo. La plus confidérable feroit navi- 
# gable pour des bateaux, à trois lieuès de fon 
» embouchure, Ce pays ef très-fertile, & les Maures 
# y font plus doux & plus civilifés que dans les 
» autres contrées. Ceux qui font à l’oueft reemblent 
# à de véritables fauvages. Leur pays eft prefque 
# par-tout fiérile. Il ne produit que de l'orge, du 
» millet noir, de FPhuile, de la poix-réfine, du 
» goudron, & quantité de petits finges fans queue, 
# qui ravagent une grande partie de la récolte. L'on 
» ne conferve l'autre, qu’en faifant la garde nuit 8&z 
» Jour pour écarter ces animaux, depuis le moment 
s des femailles jufqu'à la moïflon. L'on pourroit 
wtirer grand parti du bois de conftruétion qui y 
»# eft très-abondant, fi le naturel de ces barbares ne 
» mettoit un obftacle invincible aux entreprifés que 
» fon pourroit faire pour exploiter de fi beaux 
# arbres. 

# Toutes les nations des environs du Collo, à 
» dix lieues de ce pays, font indépendantes. les 
» forces du Bey de Conftantine n’ont pas encore pu 
» les réduire fous fa domination. Plufeurs d’entre 
» eÎles n’ont pas même de chef pour les gouvérner. 
» On les voit toujours en guerre les unes contre les 
» autres, Les Maures font bafanés, vilans, eruels, 


EN BARBARIE. 125 


#ignorans & toujours armés. Îls vont nue tête, 
» 8c favent à peine s'ils font Mahométans. 

» Les Collins font en général blonds, grands, 
» robuftes. Ils ne fortent jamais de leurs maïifons 
» qu'armés du fufil, de piftolets & de fabres. Ils 
» ne meurent guères que des coups meurtriers de ces 
»-armes ÿétant fans ceffe en guerre. ls font tous, fans 
» enexcepter aucun, grands voleurs, fanéans , gour- 
» mands, cruels & inhumains envers les étrangers; 
»traîtres, diflimulés, lafcifs, jaloux, vindicatifs, 
» flatteurs & aimant la flatterie ; orgueilleux, avides . 
» des honneurs, fuperftitieux, hypocrites ; en un 
# mot, adonnés aux vices les plus abominables ». 

D’après quelques échantillons de minéraux que 
-M. Hugues a joints à ce Mémoire, 1l paroît qu'il vient 
beaucoup de criftal de roche dans les fentes des 
rochers qui avoifinent le Collo, & qu'il doit y avoir 
des mines de cuivre très-riches. 

Jai l'honneur d’être, &c. 


126 V oùy A4: E 


LETTRE. 


Au même: 


Pius je parcours ce pays, mon cher Boteur $ 
plus mes idées s’exaltent à la vue des ruines quetje 
rencontre à chaque pas. Ce que la barbarie foule 
aux pieds, je le contemple & l’'admire. Cene font, 
il eft vrai, que quelques fragmens de fquélette ; 
mais ce fquélette annonce combien le corps qu'il 
foutenoit avoit de puiflance &r de force. Ces débris 
olés ne préfentent aux yeux de l'ignorance que 
des pierres brifées & confondues ; mais ellessrap- 
pellent à lobfervateur le fouvenir de ceux qux les 
ont taillées. Elles offrent à limagination une ville 
fuperbe 8 puifflante là où croiflent aujourd’huides 
brouffailles & des ronces ; elles annoncent qu'un 
peuple éclairé & poli faïfoit-briller les fciences & 
les arts dans des lieux habités aujourd'hui par des 
hommes féroces & barbares. Tout ce que je vois 
me peint fi vivement l’ancienne fplendeur des Ro- 
mains, me retrace fi bien ce que j'en ai lu, ceïque 
lon m'en a raconté, qu'il me femble avoir été 
Romain moi-même, & que je renais pour gémir 
fur les ruines de mon ancienne patrie. Pardonnez 
ces réflexions qui reviennent peut-être trop fouvent ; 


EN BARBARIE. 127 


* mais eomment ne pas parler de ce qui frappe con- 
tinuellement les yeux? C’eft fur des ruines de l’an- 
cienne Hippône que je vous écris cette Lettre. Du 
haut du vieux mur où je fuis afis, je me crois, 
par moment, confondu au milieu d'une foule d'au- 
diteurs à portée d'entendre la voix éloquente & 
perfuafive du grand Auguftin : mais lillufion ne 
dure pas long-temps : bientôt je me retrouve feul 
au mileu de ces ruines. À la place d'un peuple 
chfétien, conduit à la vertu par les fublimes exhor- 

_ tations de fon illuftre évêque, je ne vois qu'une 

‘ race d'hommes pervers & méchans, auxquels le 
nom de Chriff eft en exécration. 

. Hippore étoit dans une fituation très-heureufe , 
bâtie dans une belle plaine, aux pieds d'une riche 
colline, entre deux rivières, & à une demi-lieue 
de la mer. Il refte bien peu de chofes de cette an- 
cienne ville. Le premier objet que jy rencontrai, 
fut quelques arcades, dont l’élévat on & la gran- 
deur annoncent un édifice confidérable : 1l eft pro- 
bable qu’elles appartenoient à une églife : auff eft-ce 
l'opinion vulgaire. A quelque diftance de-là eft une 
autre bâtifle beaucoup plus entière. Elle pafle, parm® 
les Chrétiens qui fréquentent le pays, pour avoir été 
le couvent de Saint Auguftin. Elle confifte en une 
double voñte très-forte, foutenue par huit arceaux, 
bâtis en briques larges, & d’environ un pouce d’é- 
paifleur. Il eft facile de reconnoîitre que ce prétendu 


128 Voy AGE 


couvent n'étoit rien autre que de très-bellæ citernes. 
Des ouvertures carrées à la voûte, dans l'intérieur, 
des reftes de conduits en forme de gouttières, qué 
Von prendroit d’abord pour des galeries, la forme 
& la folidité de cette bâtifle, tout confirme dans 
cette idée. Fai retrouvé des reftes femblables, maïs 
bien moins confidérables, à quelques diftances de-là. 
Il me paroït très - probable ÉFRPPÈRE s’étendoit 
jufques fur les bords de la rivière de Sähoufe, qui 
a fon embouchure en face de la ville de Bonne. En 
me promenant fur les bords de cette rivière, J'y ai 
découvert les veftiges d'un ancien quai, bâti en 
mofaique, en petites briques rouges d’un pouce & 
demi de largeur fur un de longueur , réunies par 
un ciment, dont la dureté ee les ouvrages 
des Romains. En cet endroit le chemin eft large, 
uni, très-beau, & continue de même pendant près 
d'une demi-lieue. Il s’eft ainfi confervé depuis le 
temps des Romains ; car les Arabes ne favent ce 
que c'eft d'avoir de grands chemins ; ceux que lon 
retrouve dans ce pays font l’ouvrage de fes anciens 
babitans. 

Quoiqw’Hippone n'ait eu de plus grande célé- 
brité que celle d’avoir été gouvernée par un des 
plus grands Doéteurs de l'Eglife, elle pouvoit 
néanmoins devenir, par fa pofition, une des villes 
les plus commercantes & les plus riches de la Nu- 


midie, Elle étoit environnée de tous côtés de plaines 
fertiles 


| EN BARBARIE 129 
fertiles, de gras pâturages, de riches côteaux, de 
| vergers abondans en toutes fortes de fruits : outre 
cela, la mer offroit aux habitans d'Hippone les 
moyens d'échanger avec les peuples de l'Europe 
leur fuperflu en grains, en laines, en vins, &c. 
La rivière de Seiboufe, qui en baïgnoit les murs, 
eft large & belle, maistle fable y eft fi abondant, 
qu'elle ne peut porter que de gros bateaux ou /a- 
dals turcs: cependant, avec un peu de foins, elle 
pourroit devenir beaucoup plus navigable, & former 
un aflez beau port; je foupçonne, d’après les 
débris que jy ai rencontrés, qu'autrefois il y en 
avoit un, que les fables ont comblé. Le fol de l'an- 
cienne Hippone eft divifé aujourd’hui en très-beaux 
jardins, fermés par des haies de figuiers de Bar- 
barie ( Caëus opuntia ), dont le fruit eft très- 
rafraïchifflant , mais un peu fade. Le figuier , Polivier, 
le jujubier, l’oranger , le citronnier , le caroubier, 
la vigne, Pazérolier, & plufeurs autres arbres 
fruitiers sy cultivent avec le plus grand fuccès, 
&c font au loin lornement des campagnes. 

A l’ancienne Hippone a fuccédé la ville de Bonne; 
bâtie fur les bords de la mer, à l'embouchure de la 
rivière de Seiboufe. Cette ville eft environnée d'un aflez 
bon mur, défendue parune forterefle fur les bords dela 
mer, & par un château confidérable, bâti par Charles- 
Quint, lorfquil s’empara de cette ville en 1535. 
Les rues de Bonne font très-étroites, mal-propres, 

Part, I, » 


130 VOYAGE 


boueufes, point pavées, & toujours pleines de 
fumier 8 de boufes de vaches. Les maifons, d’une 
forme quarrée, n’ont qu'un feul étage. Les. fenêtres 
donnent toutes fur la cour. Il n’y a au dehors que 
quelques petites lucarnes d’un demi-pied d’ouver- 
ture, ce qui contribue à rendre les rues beaucoup 
plus triftes : mais la jaloufie des Orientaux eft le 
feul goût que larchiteéte confulte. Au lieu de toits, 
le deffus des maïfons eft une plate-forme en terrafle, 
Chaque maïfon eft conftruite en pierres blanches, 
auxquelles on ajoute, tant en dehors qu’en dedans, 
une couche de chaux, ce qui produit un coup-d’œil 
uniforme, peu gracieux, & très - fatigant pour la 
vue. L'intérieur des appartemens eft garni de nattes 
ou de tapis, felon la fortune de chaque particulier. 
Les murs font blancs, fans aucun autre ornement : 
cependant les hommes en dignité les décorent de 
fufils, de piftolets, d’atagans, & autres armes à 
l'ufage du pays. Il y a dans Bonne deux mofquées 
ornées de minarets , C’eftà-dire, de pyramides fem- 
blables à nos clochers, du haut defquels les Papas 
appellent le peuple:à la prière trois fois par jour ; 
car les Mufulmans ne connoïffent point l'ufage des 
cloches. Ceux qui font deftinés à ces fonéhons, 
crient trois fois, aux heures de la prière : Que Dieu 
eff grand! Mahomet eff fon Prophèse Venez , peuple 
fidèle, venez à la prière. 

Les Maures de Bonne diffèrent peu de ceux de 


EN BARBARIE 131 


Ja montagne; même habillement, mêmes mœurs, 
Cependant leur vie eft plus aétive & plus aifée, 
Les Nègres y font efclaves, mais bien traités. La 
garnifon turque, quoique peu nombreufe, en ime 
pofe aux habitans de Bonne : chacun tremble à la 
vue d'un Turc. Cette ville eft gouvernée par un 
Kuïde à la nomination du Bey de Conttantine , qui 
en reçoit un tribut annuel. Quoique les Maures 
foient peu induftrieux, & qu'ils n'aiment que le 
repos, cependant il y a à Bonne des ouvriers de 
toute efpèce pour les-arts utiles & néceflaires ; 
on y fabrique des bernus , des tapis, des felles de 
cheval, &c: Au Bafalt où Marché font réunis des 
marchands de diverfes denrées. 

Pendant mon féjour à Bonne, les Maures y 
célébrèrent le’ renouvellement de l'année. Ce ne 
furent, pendant les premiers jours, que fêtes con- 
facrées à la joie & au plaifir. La veille du nouvel 
an, ainfi que de toute autre grande fête, ceux qui font 
prépofés pour appeler le peuple à la prère du haut 
des minarets, crient beaucoup plus fort & plus long= 

temps que les autres jours. C’eft ainfi que chez nous 
les grandes folemnités sannoncent par un plus 
grand nombre de cloches. 

Les falies auxquelles les Maures fe livrent dans 
ce temps, tiennent un peu de celles de notre car- 
naval, quoique différentes. La farce la plus commune 
confifte à étendre une peau de lion fur les épaules 

Î 2 


132 : F'Niotm AGE 

de quatre Maures cachés fous un grand tapis qui 
qui leur tombe jufqu'aux jambes. Ce lion fantaf- 
tique porte une longue chaîne au cou, & eft 
conduit par un Maure. Plufieurs autres jouent du 
tambour de bafque & de la flûte, tandis que le 
lion & quelques danfeurs exécutent des danfes aflez 
grotefques ; d'autres fe revêtent d’une peau de cha- 
meau au lieu de celle du lion. Ils entrent, fous ce 
déguifement, dans toutes les maïfons où ils peuvent 
entrer, fuivis d'une nombreufe populace, & fur- 
tout de beaucoup d’enfans qui portent à la main des 
figures de lion & de chameau. Ils reçoivent quelques 
pièces de monnoie de chaque particulier chez qui ils 
exécutent leurs danfes ; mais, pour avoir le droit 
de parcourir ainfi la ville fous ce déguifement , il 
faut payer une certaine fomme au Kaïde. 

Il ya, à Bonne, plufieurs familles Juives très- 
méprifées, & écrafées par les tributs & les corvées. 
Jallai voir leur fynagogue un vendredi au foir, au 
moment de leur prière. Elle eft petité,, mal bâtie. 
Je fus très-furpris d'y rencontrer des Maures. Je 
crus d’abord qu'ils ne venoient dans ce temple que 
par curiofité : mais Jai appris qu'ils sy rendoïent 
avec confiance & dévotion pour obtenir la guérifon 
de leurs maladies, la fécondité, ou la réuffite 
de leurs projets. Favois peine à concevoir une 
ignorance auf groflière. Elle me fut confirmée 


par un prétendu miracle, admue également par les 


EN BARBARIE. 133 
Mahométans & les Juifs, que mon interprète me 
raconta, & auquel lui-même ajoutoit foi. C'étoit 
un Chrétien renégat depuis l’âge de douze ans. 

« Lorfque les Juifs bâtirent cette fynagogue, lon 
» vit, me dit-il, flotter pendant long-temps fur la 
# mer fe livre de la Loi. Souvent il approchoit du 
» rivage ; mais toutes les fois qu'un Mufulman 
#vouloit sen emparer, ce livre étoit auffi- tôt. 
»# repris par une vague & tranfporté en pleine mer. 
» Ce phénomène duroit depuis plufieurs jours, fans 
» que perfonné püt en donner lexplication : maïs 
» quelques Juifs en ayant été les témoins, recon- 
# nurent le livre de la Loi. Ils s’en emparèrent fans 
» difficulté, & le dépofèrent dans la fynagogue ». 
Vous voyez, mon cher Doéteur, qu'un tel peuple 
eft inconvertiffable , mème avec les miracles. En 
voilà un dont ils ne doutent pas, & cependant 
ils n’en ‘font pas moins perfuadés qu'ils habiteront 
après cette vie, avec les Houris aux yeux bleus, 
eouchées fur des lits de rofes ; tandis que les Chrétiens 
&c les Juifs feront étendus fur des charbons ardens. 
C'eft le refrein d’une chanfon que tous les enfans 
ont à la bouche dès qu'il voient un Chrétien. 

Sous un coftume moitié arabe, moitié européen, 
offrant l'extérieur le plus grave, je fus pris, par 
les Juifs, pour un Rabbin déguife. Mon interprète, 
qu'ils interrogèrent, les confirma dans cette opinion. 
Ils crurent que je venois voir sil ne manquoit rie 


V3 


134 V-0 Y « €e!E 
à leur fynagogue ; & d'après ces idées, 1l5 me 
montrèrent tout dans le plus grand détail; mais 
le tout fut bientôt vu. Leur fynagogue eft auffi 
chétive que leurs perfonnes. Pour peu qu'ils y éta- 
leroient de richefles, elles leur fetoient bientôt 
enlevées. Une demi-douzaine de lampes , femblables 
à celles de nos églifes, éclairoient ce temple dans 
lequel je me fentis vivement ému en me rappelant 
la religion de Moife, de David & de Salomon. 
Jallai dernièrement aux étuves. Elles font géné- 
sales parmi les Mufulmans , tant en Barbarie qu’en 
Turquie. L'on me fit d'abord entrer dans un grand 
veftibule, où je quittai mes habits pour me revêtir 
d'un double bernus. L’on me conduifit, en cet 
équipage, dans une première falle, dont la chaleur, 
quoique modérée, faillit à me fuffoquer en y entrant : 
après m’y être arrêté quelque temps pour m’accou- 
tumer peu-d-peu à une atmofphère plus chaude, 
je paffai dans la falle des étuves. Je voulois en fortir 
fur le champ , tant ma refpiration étoit gènée par 
la chaleur : mais infenfiblement mes poumons sy 
accoutumèrent. Une fueur abondante découla de 
toutes les parties de mon corps. Je quittai alors 
mes habits & je m'étendis fur le pavé de la’ fälle 
Auffi-tôt un Maure sapprocha de moi, me jetta 
fur le corps quelques feaux d’eau tiède, & fe mit 
à me pétrir la peau, & me la ptefler par- tout 
pour en fare fortir jufqu'à la moindre ordure; 


4 un 


EN BARBARIE F3 
enfuite , en me fafant prendre différentes attitudes 
forcées, mettant fon genou fur mon eftomac , :1l 
me fit craquer toutes les articulations des bras, 
des jambes & des cuifles.. Les reins &c les vertèbres 
du dos & du cou ne furent pas plus épargnés 
Si je n'eufle été prévenu, jaurois craint qu'il ne 
me difloquât quelque membre: mais j'admirois fon: 
habileté à me plier & m’étendre ainfi dans tous les 
fens, fans que j'éprouvafñle la moindre douleur. 
Mayant abandonné pendant quelques minutes 
pour me laïfler repofer , il revint, peu après, 
armé d’une étoffe un peu rude, avec laquelle il me 
frotta par-tout le corps, exattement comme un 
cheval que lon étrille. Il eft étonnant combien, par 
cette opération, lon enlève d’ordures de la peau. 
Après ces friétions & de nouvelles lotions d’eau 
tiède, je repris mes hermus , & je me rendis , par 
degrés. dans le veftibule, où l’on eut foin de me 
faire repofer ; & de me bien couvrir, jufqw'à ce 
que la forte tranfpiration eût été un peu diminuée, 
Cesétuves, à Bonne, ne font nullement décorées; 
mais chez: les Turcs & dans les grandes villes de 
Barbarie, elles font magnifiques , en beau marbre 
blanc. Un établiffement aufh utile pour la propreté 
&t la fanté , mériteroit bien d’être plus multiplié en 
Europe. Ceft peut-être le remède le plus efficace 
pour guérir toutes fortes de rhumatifmes, de gouttes, 
de fciatiques, & fur-tout les maladies dé la peau. 


1 4 


136 VOYAGE 


Les Maures s’en fervent aufi pour le mal yénérien £ 
mais pour en retirer la même utilité que les Maures, 
il faudroit s'en fervir comme eux, y faire ufage 
des mêmes frétions; car, qu'eft-ce qu’un! fimple 
baïn à l’eau froide ou tiède ? S'il enlève de la peau 
les ordures les plus groffières, combien n’en refte-t-l: 
pas qu’on ne peut enlever que par les friétions faites 
dans le: moment d’une forte tranfpiration ? Outre 
cela, le craquement des articulations, opéré par les” 
Maures avec tant de dextérité, donne aux membres 
une fouplefle, une agilité très-fenfible lorfque Fon 
fort des étuves. Pendant ces opérations, lon éprouve 
une langueur affoupiffante 8 une forte propenfion 
au fommeil, genre de volupté qui plait beaucoup 
aux Turcs. | 

Les environs de la ville de Bonne font extrème= 
ment agréables & bien cultivés. Il y a beaucoup 
de jardins remplis d'arbres fruitiers, particulière- 
ment de Jujubhiers , d’où vient que le nom arabe(r)} 
de cette ville fignifie 24 place des jujubes. Les jardins 
forment des promenades très-agréables, oùl'on peut 
aller paffer la chaleur du jour à Pabri des rayons du 
foleil. Les Maures de Bonne, plus polices 8 plus 
habitués avec les Européens que ceux des mon: 
tagnes, font auffi moins infolens, Jen ai rencontré 
plufieurs dans leurs jardins, qui vinrent me'préfenter 


1 


(1) Baled el unica, 


EN BARBARIE. 137 


des fruits. C’auroit été une impolitefle très-grande 
de ne les pas accepter. 

En fortant de la ville par la porte qui conduit 
au Port Génois, lon pañle devant le cimetière des 
Maures. Il eft fur une éminence, en plein champ, 
fans clôture, & ne fe diftingue que par le orand 
notsbre de tombeaux en pierres blanches élevés 
au-deffus de la fofle des perfonnes de diftinétion. 
Ces tombeaux font furmontés de deux petites pyra- 
mides en aiguilles aux deux extrémités de la tombe. 
Îl feroit imprudent à un Chrétien d'approcher de 
trop près de ce lieu. 

L'on rencontre aufli de diftance à autre de petites 
mofquées ifolées, furmontées d’un dôme , & ornées 
en devant d’une galerie formée par plufieurs co- 
lonnes ; elles fervent d'habitation aux Marabous. 
Ce font des efpèces de folitaires, en grande confi- 
dération, qui affeétent la plus grande exattitude à 
obferver la loi. On les confulte dans les maladies 
& les circonftances fâcheufes dela vie. Ils diftribuent 
des talifmans auxquels les Maures ajoutent une foi 
entière. Comme il eft permis, tant aux hommes 
qu'aux femmes , d'aller les vifiter fous prétexte de 
dévotion, leurs demeures deviennent fouvent des 
feux de profitution. 

Je n’avois garde d'imaginer que moi, Prêtre Ro- 
main, je me ferois trouvé un jour en concurrence 
de droits avec un Marabous Arabe. Le fait vient 


133 VOYAGE 


cependant de m’arriver. À l'inflant qu'un bateau de 
fervice de la Calle touchoit le môle de Bonne , le 
Patron, en débarquant, tomba mort fur la place. 
Me trouvant fur le lieu, je fus obligé de l'enterrer. 
Les Chrétiens, qui ne font pas une dixaine à 
Bonne, ont acheté un terréin fur les bords de la 
mer pour y former un cimetière. La mer étant 
trop agitée, je fis conduire le cadavre fur une mule, 
par des chemins détournés, au lieu de la fépulture. 
Je m'y étois rendu de mon côté avec les Mefñieurs du 
comptoir, portant, fous le eoftume arabe, habit 
eccléfiaftique. À peine ai-je commencé quelques 
prières, qu'un Marabous voïin, informé, je ne 
fais comment, de ce qui fe pafloit , accourt furieux : 
il m'apoftrophe par des inveétives, & dun air 
menaçant veut faire enlever le cadavte, prétendant 
que pour lenterrer dans un terrein qui lui appar- 
tenoit , 1l falloit lui payer un droit. Comme nous 
étions en force, je me moquai de fes menaces, &z 
je lui dis que gl lui étoit dà quelque chofe, 1l 
mavoit qu'à nous accompagner, après la cérémome, 
chez le Kaide de Bonne, qu’on lui rendroit juftice, 
êt je continuai mes fon@ions, tandis que l’on tenoit 
ce Marabous en refpelt à la pointe du fufil. Il revint 
avec nous à Bonne, & fe préfenta chez le Kade, 
que nous avions prévenu de lenterrement , pour 
lequel nous avions payé. Le Kaïde, indigné que ce 
coquin , qu'il n’aimoit pas, s’'avifàt de vouloir retirer 


EN BARBARIE. 139 


des droits qui lui avoient été payés, ordonna qu'on 
lui appliquât cent coups de Hâton. Comme ce Ma- 
tabous m’accabloit d'injures, quoique j'eufle demandé 
grace pour lui: g'as-t4 à te plaindre, lui dis-je, 
ne t'ai-je pas promis que tu ferois payé? Je fuis per- 
fuadé que ce dévot Mufulman ne savifera plus de 
réclamer fes droits aux enterremens des Chrétiens. 

» Le comptoir de la Compagnie d'Afrique à Bonne 
eft compofé d’un Agent (1), & de quatre à cinq 
Officiers fubalternes. Le commerce que lon y fait 
avec les Maures, confifte en cire, grains, cuirs & 
laines, pour lefquels lon paie de fortes fommes au 
Bey de Conflantine. La plaine de Bonne fournit 
confidérablement au commerce par les grains que 
Yon y cultive, &c par les troupeaux nombreux qui ÿ 
Païflent. Elle a près de douze lieues d'étendue. La 
rivière de Seihoufe la traverfe en entier. J'ai rencontré 
dans cette plaine de fuperbes jardins où les limons, 
les citrons & les oranges étoient en fi grande abon- 
dance , que ces fruits fe defféchoient fur l'arbre. Le 
Riccin en arbre y eft commun. Ce n’eft qu'une variété 


(1) J'ai infiniment d'obligations à M. Barre, Agent de 
la Compagnie d'Afrique à Bonne, pour les lumières & les 
fecours qu’il m’a fournis dans mes recherches & mes courfes. 
Son amitié & fon extrème honnêteré m'ont fait trouver 
dans cette ville un délaflement bien agréab'e, fur-tout dans 
ün pays où il ef fi rare de jouir des douceurs de la fociété. 


140 VOYAGE 


du Riccinus communis de Linné, que Tournefort 
appelle Riccinus Africanus maximus caule geniculato 
rutilante. Le Daucus vifnaga, que j'a vu vendre à 
Marfaille pour cure - dent, croit auf dans cette 
plaine. 

Jai Phonneur d'être, &c. 


Re fe SE 
LE TP R:E Em 


À Madame de... 


Ïz faut, Madame, des ordres aufli précis que les 
vôtres, pour me ePaper à vous peindre les mœurs: 
& l'état des femmes Arabes. Votre fexe eft trop: 
avili, trop maltraité dans ce pays, pour que j'eufle. 
jamais ofé vous en offrir le tableau. Les Arabes: 
ne font point du tout galans ; peut-être leurpar-t 
donnerois-je, fi du moins ils étoient humains : mais, 
cette vertu eft fi étrangère à leur cœur, qu'ils 
regardent la femme comme un être infiniment au- 
deflous d'eux. C'eft beaucoup, s'ils la préfèrent à à leur 
jument. + ke 
Le mariage n’eft point ici un contrat qui exige 

le confentement de deux paities. C’eft une vente 
faite entre les parens de la femme &c celui qui la 
veut pour époufe, Il n’a pas befoin, pour obtenir, 


14 


EN BARBARIE 141 


“de gagner fon cœur , de mériter fes bonnes gratess 
“mais qu'il fe préfente avec une ou deux vaches bien 
belles, bien nourries, il eft afluré d’être fort bien 
reçu. Les parens gardent les vaches, & lui livrent 
leur fille. Qu'elle foit heureufe où malheureufe, ca 
n'eft plus leur affaire : elle eft vendue. Si elle déplaît 
à fon époux, il la renvoie à fes parens, & en 
achète une autre, où même plufeurs, quand il eft 
riche. Si la femme répudiée plaît à quelque autre, 
celui-ci peut en faire lemplette : elle [ui coûtera 
moins , ayant eu déjà un premier mari. 

Les femmes font feules chargées de tous les 
détails du ménage, très-fatigans par fois, für-tout 
quand ces hordes Arabes changent fouvent de lieu. 
Moudre le blé , en former le courcouçon, lapprêters 
traire les vaches , battre le beurre, tout cela eft 
Fouvrage des femmes ; mais c’eft le plus facile, 
Tandis que les hommes pañlent leur vie dans Poifi: 
veté , ils abandonnent aux femmes les plus rudes 
travaux. Ce font elles qui vont couper le bois, & 
le charrient avec fatigue fur leurs épaules. Je les ai 
fouvent rencontrées avec des fardeaux fi énormes, 
qu'il me falloit être bien près pour diftinguer , fous 
un fagot de ramée, une petite figure humaine toute 
dégouttante de fueurs & exténuée de travail : ce 
font elles encore qui fouvent fèment & labourent. 
Mais C’eft bien pis quand il eft queftion de lever le 
piquet, L'homme’monte à cheval fort païfiblement, 


142 VOYAGE 


fans autre fardeau que fes armes : la femme marche 
à pied, chargée des uftenfiles de ménage, &t quelque- 
fois de la tente, quand il ne fe trouve point de 
bête de charge pour la porter. Le mari a fouvent 
la cruauté de Paccabler de coups, lorfqu’en cet 
état elle ne peut point fuivre le pas du cheval. 
Ceft ainfi quelle voyage à travers les fables 
brülans , n'ayant fouvent point de quoi boire & 
manger. 

Efclave, plutôt que compagne de fon mari, ellene 
peut attendre de fa part aucune affeétion de tendreffe. 
Le mari ne parle jamais qu'en maître impérieux , 
& qui connoït la fupéricrité que la Nature lui a 
accordée fur la femme, en le rendant le plus fort, 
Ces malheureufes font au-deffous de leurs enfans , 8&c 
même de leurs efclaves : elles ne mangent qu'après 
eux, & font obligées de fe contenter de leurs reftes. 
Lorfque les travaux ne les appellent pas au dehors, 
elles reftent toujours renfermées fous les tentes, où 
elles croupifent dans lordure & au milieu de la 
vermine. Prefque toutes ont la gale, & répandent 
au loin une odeur infeéte, Leur habillement n’eft 
compofé que de quelques lambeaux crafleux qu’elles 
ne lavent jamais. Elles n’ont point de linges, & 
portent fur elles leur chétive garde-robe. 

En exercice continuel , le temps de leur groffeffe 
n’eft pas même une raïfon pour faire dim nuer leurs 
travaux ; elles ne les interrompent qu'au moment 


EN BARBARIE 143 


defaccouchement. Il ny a, parmi elles, ni fages- 
femmes, ni chirurgiens. Elles fe délivrent elles- 
mêmes ; leur lit de douleur eft la terre nue. Plufieurs 
lavent leur enfant dès qu’il eft né, & lenveloppent 
dans un pan de leur robe; elles labandonnent, 
pour tout le refte, à la Nature, & ne lui accor- 
dent que ce qu'il lui faut pour l'aider à vivre. A 
peine accouchées, ces femmes reprennent leurs 
travaux, & y ajoutent celui de nourrir leurs 
enfans. Quoique très-peu foignés , étendus fur un 
peu de paille, à peine enveloppés de quelques 
langes, fans maillots & fans ceins, expofés à toutes 
les injures de l'air, ces enfans deviennent cependant 
forts & vigoureux en très-peu de temps, & ne 
tardent pas à fuivre leurs mères dans la campagne, 

Les Arabes montagnards font bien moins jaloux 
que ceux des villes : il ny a que les chefs qué 
tiennent leurs femmes renfermées. Quand même les 
autres le voudroient, ils ne le pourroient pas, à 
moins qu'ils ne fe déterminaflent à remplacer leurs 
femmes dans les travaux de la campagne; mais l’oifi- 
veté eft bien plus forte en eux que la jaloufie, Ces 
femmes n’ont jamais la figure couverte; elles feules 
cependant devroient porter des voiles, plutôt def- 
tinés à mafquer la laideur qu'à cacher la beauté, 
Jamais je n'ai vu de plus laides créatures. Leur teint 
eft couleur de fie, leur peau aride & brülée, leur 
figure peinte de différens fignes bizarres, formés avec 


144 VOYAGE 


de la poudre à canon êc de lantimoine. A peine 
font-elles forties de l'enfance, que les fignes d'une 
vieillefle prématurée s'annoncent fur leur vifage. 
Les rides fe fillonnent de bonne-heure; maïsil eft 
aife de voir qu'ils ne font que l'effet des travaux 
forcés & du malheur, & non le favage des années. 
Il eft impoffble de les envifager fans fe fentir ému 
de compaflion, Les graces touchantes du jeune 
âge n’ont pas le temps de fe développer. De l'enfance 
à la vieilleffe il n’y a prefque aucune gradation. 
Des yeux éteints, un air abattu & confterné, des 
joues renfoncées , le dos courbé par le poids du 
travail, dans tout leur extérieur les fignes de la plus 
affreufe mifère, l'abattement, l'ennui, une noire 
& fombre mélancolie, tel eft, Madame, le portrait 
de la plupart des Arabes montagnardes. Elles fe 
marient très-Jeunes , font peu d’enfans, & termi- 

nent de bonne-heure leur malheureufe carrière. 
Dans les villes, les femmes perdent du côté de 
la liberté, ce qu'elles gagnent du côté du travail. 
Elles font foumifes, par la jaloufie de leurs maris, 
à une prifon perpétuelle. Les femmes de diftinétion 
ne fortent jamais. Celles que l’on rencontre dans 
les rues font les femmes du bas peuple : elles portent 
un très-grand voile blanc & épais, qui leur defcend 
jufqu’aux genoux, Elles ont encore le vifage couvert 
d'un autre voile appliqué comme un mafque fur 
leur figure, Leur habillement de deffous eft un grand 
bernus 


EN BARBARIE 146 


bernus blanc , arrangé en forme de robe, Elles ont 
toutes de longs caleçons qui leur tombent jufques 
fur les talons, Leur chauflure eft une paire de fouliers 
à talons élevés. Sous un femblable accoutrement , 
ces femmes paroiflent enchäflées dans un gros 
paquet de linge : il eft impofñfible de juger ce qu’elles 
font fous ces larges étoffes qui mafquent toutes 
leurs graces, Dans les maïfons elles quittent une 
partie de ces habillemens, & le foir, lorfque leurs 
maris font à la mofquée, il n’eft pas rare de voir 
les femmes refpirer le frais fur leurs terrafles: mais 
elles difparoïffent à la vue d’un homme, je veux 
dire d'un Mufulman ; car elles aiment beaucoup 
les Chrétiens; & lorfqu’elles les apperçoivent , elles 
offrent volontiers à leurs yeux tout ce que la jaloufie 
de leurs maris les force de cacher. Avec de fem- 
blables difpofitions, & fur-tout avec une contrainte. 
auf grande, une intrigue feroit bientôt formée & 
terminée ; mais ici l’on ne connoït pas de plus 
“grand crime que la galanterie, fur-tout dans un 
Européen. Si l’on eft furpris, la mort eft inévitable. 
I n'y a, pour sy fouftraire, d'autre moyen que 
d'embraffer la religion de Mahomet, & d'époufer 
la femme que lon a féduite. Si elle eft mariée, il 
n'y a de reflource ni pour l’un, ni pour lautre. La 
femme eft renfermée dans un fac & jettée à la mer; 
homme eft brûlé vifou coupé par morceaux. 

Les femmes des villes, n'étant point comme les 

Part. I, K 


4 


146 V oO WAIGE 


montagnardes , brûlées par le foleil 8 accablées de 
travaux, font prefque toutes d’une grande beauté , 
d'une blancheur éblouiffante, & d'unertaillé très- 

aventageufe. Leur démarche F noble & compofée, 
leur port majeftueux : mais elles manquent de ces 
agrémens que donne lufage de la fociété. Mortes 
au monde &c aux douceurs de la vie focale, ces 
charmantes reclufes ne vivent que pour un feul 
homme, qui s'occupe peu de les PA de 
la privation de leur liberté, 


Jai lhonneur d’être, &rc. 


L'ETT RE COR 
AN DM 


Je viens ; mon cher Doëfteur, de faire une ren- 
contre bien intéreflante. Comme je me difpofois à 
me mettre en route pour D PRE ; M. Desfon- 
taine fe rendit de cette ville à Bonne. Il y a DER de 
deux ans qu'il Voyage en Barbarie | envoyé par 
PAéadémie des Sciences pour faire des recherches en 
Hiftoire Naturelle, particuliérement en Botanique. 
Cétte heureufe circonftance m'a fait changer d'idée : 
Jai différé mon voyage dé Conftantine pour pro- 
‘fitér du peu de temps qu'il refte à M. Desfontaine 


EN BARBARIE. 147 


à pafler en Barbarie. Ce favant Académicien a bien 

voulu m'aflocier à fes recherches & me commu- 

niquer, fes lumières. Voici le détail de nos princis 

pales courfes, | 

_. Après avoir employé près de quinze jours à 
parcourir au loin les environs de Bonne, où nous 
trouvâmes, encore quelques plantes d'automne, 
nous partimes pour la Calle, accompagnés de deux 
Déras,, -ou foldats Maures, &@ de deux autres 
Maures pour conduire nos bagages. Nous nous 
rendimes. la première journée à la Mazoule,. où 
nous dreflâmes notre tente dans le jardin du chef 
Aly-Bey, pour y pafñler la nuit. Le lendemain nous 
allâmes vifiter le Baflion de France, en nous dé- 
tournant un peu de notre route. Nous ny trou: 

vâmes que des ruines, quelques pans de muraïlles, 
des maïfons délabrées , des monceaux de pierres, 
& d'aflez belles caves. Ce lieu , qui formoït autrefois 
le centre-du commerce de la Compagnie d'Afrique, 

& fon principal comptoir, eft aujourd’hui abfolui- 

ment défert, environné d’épaifles brouffailles ; &z 

de rochers efcarpés, retraite des panthères & des 

lions. Tout le plat pays des environs eft mal-fain , &c 

infe@té par pluñeurs grands lacs. Nous recueillimes 

au Bufon d'aflez jokes plantes marines & quelques 

corallines : mais je n’oublierai jamais lacquftion 
que nous fimes d'une très-belle efpèce d’Ipomez. 

Une fleur auffi grande que celle du Liferon‘ordinäire, 

K 2 


148 VOYAGE 


mais du plus beau rouge, s’élevoit au-deflus d’uné 
brouffaille impénétrable, En frappant nos regards, 
elle excita vivement nos defirs ; mais il étoit bien 
difficile d'en faire la conquête. L'endroit avoit un 
fond marécageux ; la végétation y étoit très-abon- 
dante; outre les ferpens & peut-être quelque animal 
féroce qu’elle pouvoit dérober à nos regards, il 
étoit bien difficile de pénétrer l'efpace d’une demi- 
portée de fufil au milieu des épines & des ronces 
qui nous cachoient tout-à-fait. Maleré cela, nous 
rifquâmes l’entreprife , & marchant tantôt deflus, 
tantôt deflous la brouflaille, nous arrivâmes enfin 
jufqu'à cette jolie plante, mais percés de fueurs, 
nos habits en lambeaux & nos mains enfanglantées, 
Ce ne fut pas la feule plante qui nous dédommagea 
de nos fatigues. Nous y trouvâmes encore plufeurs 
autres efpèces nouvelles. Enfin nous arrivâmes à la 
Calle, où nous fûmes reçus fans être foumis à la 
quarantaine, n’y ayant plus dans les environs aucun 
foupçon de pefte. La Calle ne peut être un {éjour 
indifférent pour un Naturalifte. La pêche du corail, 
les produétions marines, la variété de fes environs 
fauvages & incultes, des étangs, des prairies, des 
bois, des montagnes, des plaines de fables préfentent 
une foule de plantes, d’infeétes, d'oifeaux & de 
reptiles peu ou point connus. 

Nous paffämes une quinzaine de jours à la 
Calle, après lefquels jaccompagnai de nouveau 


EN BARBARIE, 149 


M. Desfontaine à Bonne, où il devoit embarquer 
pour retourner en France. Le jour que nous arri- 
vämes en cette ville ne séffacera jamais de mon 
fouvenir, par les dangers & la fatigue qu'il nous 
fallut effuyer. Nous nous propofñons de faire près 
de vingt-quatre lieues ce jour-là. En route dès trois 
heures du matin , nous n'avions pas encore fait une 
demi-lieue que nous fûmes accueillis d’une très-forte 
pluie, qui ne nous quitta point jufqu'à Bonne , & 
ne nous permit même point de mettre pied à terre 
un inftant, pour prendre un peu de nourriture. 
Nous fimes nos repas comme les anciens Chevaliers, 
tout en trottant, & fans quitter la felle de notre 
cheval. Il faifoit déjà nuit lorfque nous arrivâmes 
à la rivière de Seïboufe , prefque auffi large que la 
Seine. Il ny a point de pont. On la pañle ordinaire- 
ment à gué, à la nage, ou dans un bateau qui fe 
trouvoit alors fur la rive oppofée, mais fans batelier : 
un des Maures qui nous accompagnoient fe jette à 
la nage, & nous l'amène. Nos perfonnes & nos 
effets embarqués , il étoit queftion de faire pañler la 
rivière à nos chevaux en les tenant par la bride, 
mais leurs efforts nous ramenoient continuellement 
fur le rivage, & empêchoient Pa@ion de la rame, 
Forcés de les laïfler aller en liberté, nous fümes 
aflez heureux, après une heure de fatigue , de les 
voir arriver avant nous de l’autre côté du rivage. 


M. Desfontaine débarque le premier fur les épaules 
K3 


150 M OMrIME E 
d'un Maure. Jen attendois le même fervice; maïs 
comme nos chevaux fe battoïent, craignant qu'ils 
ne nous échappañlent dans Pobfcurité mes com- 
pagnons de voyage soccupèrent d'abord! fes 
rattraper: ce ne fut pas fans peine. -Peñdañtlce 
temps je reftai feul, oublié fur :mén Hateausniqui, 
fans m'en appercevoir:,' prit itfenfiblémient le large. 
Pétois porté par lé courant de l'eau? droit-:àla 
mer à un quart de lieue :de- 1x: MoDesfontaine 
le FEAaPqUe le premier ; êc m'avertit: du: ‘danger. 
Peflayai aufitôtde famer >" mais fétois troublé 
& fi'mallalroit À manier!les rames 'amtel je ferois 
infa Hiblement péri, fans le Maure quife jétravde 
nouveau à là agé & me ramena fair! 8e Er 
le rivage: QE iitFr éme 8! É 
Sortis de ée premier ernbarras, nous dre 
ol nous pourrions pañler. lé nuit À couvert derta 
pliée ‘éont nous étions. percés. Les: portesiode 
Bônne devoient'être fermées :1 À tout ‘hafrdnous 
cherchâmés à nous acheminer vers cette ville:Nous 
hous trouvions alots dansttin vafle marais entre 
Benne & l’ancienne Hippone. Plufeurs ravins trèse 
groffis le traverfoient , &c l'eau couvroitsprefqueile 
marais. Nous errâmes pendant près de deux: héures 
aumilien de lean, fans:trop favoir où nous allions. 
Nos chevaux très - fatioués ! s'abattoientrà chaque 
inflant , ou fé cabroïent , effrayés par leséclairs &r 
le tonnerre qui grondoit au - deflus dénôs têtes, 


EN “BAIRYGMAIRIE. 261 
Notre parti étoit prefque déjà pris d'attendre le jour 
‘dans cette poñtion alarmante. Cependant nous mar- 
chions toujours , lorfque tout à coup.nous enten- 
dimes la voix d'un Arabe. Il nous avertit que fi 
nous ayancions, encore quatre pas, nous allions 
pénir dans un ruifleau extrêmement groffi ; mais 
ce coquin refufa, pendant plus d'une demi-heure, de 
nous, remettre dans le vrai chemin. I fallut le payer 
d'avance, encore étoitil capable , après avoir reçu 
_ notre. argent, de nous. laiffer (à, & de s'enfuir: 
mais ilfut de bonne-foi; il nous fit palfer un ravin 
à gué, & nous conduifit jufqw’aux portes de Bonne, 
où :1l ne nous fut pas poñlible d'entrer. 

Nous n’eïmes alors d'autre reflource, pour pañler 
le,refte de, la nuit à couvert, qu’un. fozdouk ou 
auberge,de Maures , hors des portes dela ville, où 
fe raflemble la plus infame .canaille. Nous nous 
y préfentâmes ; mais nous flimes dans l'inftant ac- 
cablés. d'invettives & de malédi@ions paries Arabes 
qui y logeoient. Les ferviteurs de Mahomet, nous 
difoient- ils, me font point faits pour loger avec des 
chiensr, enfans de chiens, Gc. Ces injures étoient 
accompagnées de crachats & de pierres; mais à 
force.de difputer avec eux, & fur- tout de leur 
ofrir,de l'argent, ils nous reçurent enfin,.& nous 
conduifirent dans un galetas,-où nous trouvâmes 
pour tout meuble une fimple natte. Nous avions 
grand froid, Peau découloit de toutes parts de nos 


K 4 


152. VOYAGE 


habits, que nous fmes obligés de garder, n’ayant 
pas de quoi changer. 

Dans ce pitoyable état, nous trouvions encore 
notre pofition très-heureufe en comparaïfon de ce 
qu’elle auroit pu être, & nous nous livrions à la 
joie qu'infpire le danger pañlé. Etendus fur une natte 
au lieu de lit, avec des habits mouillés pour coû- 
verture, la tête appuyée fur la felle de notre cheval, 
nous efpérions, à l’aide d’un petit rechaud de feu 
que lon nous avoit donné, goùter un peu de 
repos ; mais le mauvais temps ne nous le permit 
pas. Une forte pluie, mêlée de grêle, remplit en 
un inftant notre galetas de plus de deux pouces 
d'eau, qui faifoient foulever notre miférable natte; 
à chaque coup de tonnerre il fe détachoit de notre 
plafond des placards qui nous tomboïent fur le 
corps. Je croyois que nous refterions enfevelis fous 
ces ruines au milieu de l’eau qui y entroit de plus 
en plus. Heureufement il y avoit dans cette chambre, 
comme dans toutes celles des Arabes, une pièce de 
‘bois en travers à quatre pieds d’élévation, en forme 
de juchoir, pour y placer les felles & les harnois 
des chevaux. Ce fut-là en effet où nous nous 7x 
châmes pour éviter l’eau. A la pointe du jour nous 
entrâmes dans Bonne, & nous nous rendimes au 
comptoir de fa Compagnie d'Afrique, où les bons 
traitemens nous firent oublier toutes nos fatigues. 

Jai l'honneur d'être, &c. 


EN BARBARIE 153 


LETTRE XXII: 


Au méme. 


JL eft bien difficile, mon cher Doëteur, de refter 
long-temps en place dans un pays comme celui-ci, 
avec le goût de l’obfervation & de l'Hiftoire Natu- 
relle. Auffi, à peine étions-nous remis des fatigues 
de notre dernier voyage, que nous fongeämes à 
en recommencer un nouveau. On nous avoit beau- 
coup parlé de certaines eaux bouillantes qui fe 
trouvent à mi-chemin de Conftantine, & que lon 
nomme dans le pays es Bains enchantés ( Hammam 
meskouteen) : nous formâmes le projet de les vifiter ; 
&t ayant obtenu du Kaïde de Bonne quatre cavaliers 
pour nous efcorter , nous nous mimes en route. 
Notre première journée fut aflez belle, à lex- 
ception de quelques nuages orageux qui percèrent 
nos habits, mais que le foleil eut aflez de force 
pour fécher. Après avoir traverfe la vafte plaine 
de Bonne, nous nous arrêtâmes aux premières 
montagnes, où nous trouvâmes, dans les fentes 
des rochers, plufieurs couches perpendiculaires de 
fpath pefant. Nous terminämes notre première 
journée à fix lieues en avant au milieu de ces mon- 
tagnes , & nous dreflâmes notre tente près d'un 


164 :11N OMAN € 
Douare aflez confidérable. Nous eûmes d'abord 
quelques infultes à efluyer de la part des Maures, 
peu accoutumés à voir des Chrétiens; mais la pré- 
fence de nos cavaliers leur en impofa. La nuit fut 
très-orageufe. Toutes ces gorges de montagnes font 
habitées par des lions, dont nous entendîmes, juf- 
qu'au point du jour, les affreux) rugiflemens:..mais 
aucun n’approcha d’aflez près pour nous épouvanter. 
Le lendemain, après aa pañlé une fuite. de 
montagnes, qui tiennent à l'Atlas, n'ayant d'autre 
chemin que des rochers très-cfcarpés,, ‘des, abimes 
profonds, des forêts fombres &c defertes, des gorges 
extrêmement: dangereufes ;. nous. defcendimes en 
pente-douce dans un large vallon où fe trouvent 
les eaux bouillantes. Une vapeur épaifle &noire 
fort de ces gorges profondes, &.vicie au loin: l'air 
des environs. Le terrein calciné 8x. brülant. fafoit, 
à chaque pas, foulever nos chevaux. La Nature, en 
ce lieu nous parut en convulfon., Au lieu.,dune 
eau pure & limpide, il ne fort du {ein de da terre 
que des caux brülantes, roulant -lesbitume, &;le 
foufre. Elles bouillonnent au fommet . de, petites 
élévations , d’où elles s’'échappent par.des ouvertures 
circulaires d'environ deux pieds de diamètre»1tom- 
bent en nappe, & forment un petit. ruifleau zqûi 
eoule au bas du vallon, & groffit dans fa courfe. 
Nous n'avons pu le fuivre que-de l'œil àstravers 
d'énormes rochers coupés àipic, 


EN"BARBARIE. s$ 
wuNous pénétrâmes jufqu'au Crarer (ce font les 
ouvertures circulaires dont Je viens de vous parler}; 
” nous: y recueillimes de très - belles produéhons , 
particuliérement des dépôts calcaires de différentes 
figures, en.étoiles,en champignons , en aiguilles, &c. 
Ilssapprochent beaucoup de la zéolée , &c forment , 
commetelle, une gelée dans l'acide nitreux : maïs 
ce ne fut qu'avec ‘beaucoup de peines 8& de dangers 
quenous vinmes à bout de les enlever. Outre que 
nousrétions fufoqués:par les vapeurs de Peau, il 
nous: falloit encote. éviter bien attentivement d'y 
tremper les pieds, ou de nous brûler les mains, en 
enlevant quelques-unes des produétions du crarer. 
D'ailleurs la terre, creufe & calcinée dans tous ces 
endroits, peut, à chaque inftant, fe brifer fous les 
pastduNaturalifte, qui ne fortiroit pas intaét d'un 
bain auffi brûlant. I faut la fonder avec foin , & 
n'avancer qu'avec beaucoup de précaution , en 
évitant de rencontrer l’eau qui découle de toutes 
parts: Maloré cela, nos mains, nos habits & nos 
fouliers eurent beaucoup à fouffir. Nous recuel- 
limes de belles-ftaladites , du foufre & du vitriol 
nâtif. Dans les endroits où l'eau bouillonne avec plus 
de force, la mercure monte jufqu'au 76° degré. Il 
baife ämefure que la furface de l'eau s’élargit, & 
offreplus de contaët à l'air extérieur. L'on rencontre 
- de diftance à autre de grofles pyramides en pierres 
calcaires calcinées, dont la formation fe devine 


156 Vo YA Gr. 


aifément. L'eau jailliffant autrefois à leur fommet 
& tombant en nappe, a peu à peu muiné la terre 
des environs, & formé ces pyramides naturelles. 
L'on trouve encore fur plufieurs d’entre elles d'an- 
ciens craters bouchés, ou prefque détruits. 

Les Maures viennent prendre les bains dans 
l'endroit où la chaleur de Veau eft fupportable. Hs 
s’en trouvent bien pour les douleurs de rhumatifme, 
_de goutte, & pour les maladies de la peau. Ces eaux 
étoient connues des Romains, qui probablement y 
avoient établi des bains chauds. Nous découvrimes 
près de-là une maïfon romaine très-bien confervée : 
il n'y manquoit que la couverture. 

L’efpace qu'occupent ces différentes fources eft 
d'environ douze cens pieds, tant en longueur qu’en 
largeur. Nous avons été forcés de faire nos obfer- 
vations un peu à la hâte, tant pour ne pas nous 
laïffer furprendre par la nuit dans ce lieu dangereux, 
que détournés de nos travaux par larrivée de plu- 
fieurs Arabes indomptés. Ils n’étoient d’abord que 
trois ou quatre; mais le nombre augmentoit peu à 
peu; & quoique nous leur euffions fait part de nos 
provifons, ils commençoient déjà à nous tenir des 
propos infultans. Nous y faifions peu d'attention, 
mais un de nos Spahis ayant entendu le complot qu'ils 
faifoient de nous attendre dans un défilé très-étroit 
pour nous voler & nous affafliner, nous montâmes 
au plus vite à cheval, & nous nous éloignämes 


EN BARBARIE. 157 


de ces bandits , qui nous accablèrent d’inveétives 
en voyant que nous leur échappions. Nous eûmes 
‘pañlé les gorges dangereufes où ils devoient nous 
attendre, avant qu'ils euffent eu le temps de Sy 
attrouper. Ces malheureux vivent difperfés dans les 
forêts ; ils habitent les creux des rochers, d’où ils 
ne fortent que pour fondre fur le voyageur, le 
dépouiller & l'affaffiner. Ils n’ont ni troupeaux, ni 
moiflons ; les racines, les fruits fauvages font leur 
nourriture, quand ils ne peuvent en avoir d’autres 
des Miles civilifées: Ils portent fur leur figure le 
caraëtère de la férocité & de la plus affreufe indi- 
gence. Ils font prefque nus ; leur teint eft olivâtre, 
leur vifage maigre & décharné. 

Arrivés au fommet de la plus haute montagne; 
nous fümes affaillis par une grêle fi abondante & fi 
forte, que nos chevaux refuferent d'avancer, & 
nous tinrent dans la même pofition pendant plus 
d'une demi-heure. Une pluie très-froide fuccéda à 
cet orage, & ne nous quitta point pendant fix lieues. 

La nuit commençoit à nous gagner; nous avions 
grand befoin de repos, & fur-tout d’un abri pour 
nous fécher & nous chauffer. Nous rencontrâmes , 
fur le penchant de la montagne, en nous detour- 
nant un peu, une horde d’Arabes tributaires du Bey 
de Conftantine. Nous nous préfentämes pour pañer 
la nuit fous une de leurs tentes ; nous ne pouvions 
drefer la nôtre , la terre étant par -tout couverte 


1538 V:0 y A 1G8E 


d'eau. Ils frent d’abord les difficiles , 8 nous sise 
qu'ils navoient aucune nourriture pour nous & 
pour nos chevaux : mais quelques coups de bâton 
adminiftrés à leur chef par les bras nerveux denos 
Spahis, leur firent bientôt trouver tout ce dont 
nous avions befoin. Ces foldats font tellement re 
doutés par les Arabes tributaires, qu’ils commettent 
impunément les plus odieufes vexations. Ils ne de- 
mandent jamais rien que le bâton ou le fabre à le 
main. 

Il eft vrai que c'eft, auprès des Arabes, le feul 
moyen d'obtenir même le néceflaire. L'argent, dont 
ils font cependant fi avides, a moins d'empire fur 
eux que les menaces & les coups. Ces mœurs font 
fi étonnantes, fi éloignées des nôtres, j'ofe même 
dire de la Ntuié , qu'elles font à peine croÿables, 
Fai cependant tous les jours occafion de les cb- 
ferver. Pour jouir d'une certaine confidération dans 
lefprit des Arabes, & en obtenir quelque chofe, 
il faut bien fe garder d'employer auprès d'eux ces 
manières douces & honnêtes des peuples policés, 
& de leur témoigner de la reconnoiflance ou de 
l'amitié. Ils simaginent alors qu’on les craint; ils'en 
deviennent plus fiers, plus impertinens, plus opi- 
niâtres à tout refufer, Si, au contraire, on leur en 
impofe par un ‘extérieur menaçant; fi on leur com= 
mande en defpote; fi on les traite, en un mot, 
comme -un vil troupeau d'efclaves; alors docrles &z 


EN BARBARIE. 159 


foutnis, ils n’ofent rien refufer ; ils viennent humble- 
ment baifér la’main de leur tyran, & traiter de leur 
feigneur & de leur maitre le dernier foldat de la 
milice turque. Les coups de Hâton font donc un 
cérémonial néceflaire. Pendant qu'ils ‘adminiftrent , 
les.femmes fortent de leurs tentes, &c fe mettent à 
heurler d’une manière effrayante ; mais les cris ne 
fufpendent point un feul inftant le bras du foldat 
turc, Dès que les nôtres eurent fignifié leurs requêtes, 
lon nous introduifit fous une tente, & nous ne 
tardämes-pas à avoir tout ce dont nous avions 
befoin. Maleré cela, nous étions très-mal à laife 
fous une tente déchirée, & à jour de tous côtés. 
La pluie, mêlée de grêle & de tonnerre, dura toute 
la nuit ; nous la paffâmes dans nos habits mouillés, 
étendus fur une terre humide & tremblans de froid. 
Nous étions couchés pêle-mêle avec les hommes 
& les femmes Arabes, au milieu des vaches, des 
moutons & des chèvres, qui, trop familiers pour 
nous , fe glifloient adroitement le long de notré dos 
pour y fécher leur toifon. Dans des lits comme les 
nôtres, lon n’eft point tenté de e livrer aux dou- 
ceurs du fommeil du matin. Dès l'aube du jour tout 
fut prêt pour notre départ. Nous gliffämes fecrete- 
ment quelques pièces de monnoiïe à nos hôtes, à 
Pinfu de nos Spahis, qui les leur auroïent enlevées 
s'ils s'en étoient apperçus. 
Nous arrivâmes à Borne fans autre accident que 


160 VOYAGE 


la grêle & la pluie, qui ne nous quittérent que 
vers le milieu de notre troifième journée. Le chemin 
que nous fuivimes étoit, en partie, l’ancien chemin 
romain qui condufoit d’Hippone à Cirthe, Nous le 
retrouvâmes prefque entier dans plufieurs endroits, 
& nous vimes, de diftance à'autre, des reftes d’an- 
ciennes maifons bâties en pierres quarrées, Il nous 
fallut, pendant plufieurs lieues, gravir contre des 
montagnes fi efcarpées, que nos chevaux avoient 
peine à sy tenir. Le fol étoit très - pierreux & 
fort inégal: des chevaux ferrés n’auroient jamais 
pu s’en tirer; mais les Arabes ne connoiffent point 
cet ufage. Un autre pañlage, plus dangereux encore, 
eft celui de la Seiboufe, que nous fûmes obligés 
de traverfer cinq à fix fois à gué. Quand elle coule 
entre les montagnes , fon lit eft plein de très- gros 
cailloux ronds, fur lefquels les chevaux ne placent 
qu'un pied chancelant. Les nôtres avoient quel- 
quefois de l’eau jufques pardeflus la felle. Dans 
l'hiver, quand cette rivière eft groffie, il y périt 
beaucoup de monde. Les Romains y avoient bâti 
plufieurs ponts, mais ils ont tous été détruits par 
les Arabes : on n’en retrouve que les ruines. 

Peu de jours après notre retour à Bonne, M. Des- 
fontaine s’embarqua pour Marfeille. Je ne le vis 
partir qu'avec un très-srand regret; mais Pefpoir 
d'avoir acquis un ami auffi précieux, adoucit le 
chagrin de m'en voir fi-tôt féparé, J'attends, pour 

continuer 


EN BARBARIE 16r 
continuer mes courfes, que le temps Loit moins 
pluvieux. Les pluies d'automne vont ranimer la 
végétation, & nous faire jouir, dès le mois de 
envier, de toutes les douceurs du printemps. 


Fai l'honneur d’être, &cc. 


PETTRE XXI 


Au méêmé 


Liiet bien jufte, mon cher Doéteur, après vous 
avoir promené depuis fi long-temps au milieu des 
déferts, des montagnes, des ruines & des villes de 
la Numidie, de vous conduire à la capitale; mais 
je vous préviens qu'en partant d'Hippore , quand 
nous aurons traverfé la vafte plaine de Bozre , il 
nous faudra entrer dans des montagnes très-efcarpées 
& très-hautes; nous rencontrerons peut - être les 
Arabès Ly-Aishah, qui habitent les gorges d’Artyah. 
Paflons vite, & ne nous arrêtons pas long - temps 
avec eux, La plupart font indomptés ; malgré notre 
efcorte &c nos armes, fi nous leur donnions le temps 
de fe réunir, nous ferions perdus. La nuit arrive ; 
il faut néceflairement que nous couthions au milieu 
de ces rochers. Voilà, dites-vous, des forêts bien 


noires, des gorges bien profondes, & une folitude 
Part. I L 


162 VOYAGE 


fort trifle; j'en conviens, 8 même nous devons nous 
attendre à recevoir cette nuit la vifite de fa may eflé. 

L’aurore paroît, plions notre tente, & partons. 
Quel magnifique fpeétacle ! l'horizon fe dore des 
premiers rayons du folel; déjà le jour a frappé 
le fommet de cette montagne, tandis que le voile 
de la nuit couvre encore la plaine. Vous vous 
arrêtez étonné ! Je vous comprends. Un grand 
chemin, &, qui plus eft, un grand chemin romain 
au milieu de ces rochers ! Il ny a point à en douter, 
c’étoit celui qui conduifoit d'Hyppone à Cirthe. Nous 
le retrouverons de diftance à autre jufqw’à Conf- 
tantine ; mais voyons des reftes plus frappans encore. 
A deux lieues des Hamman-meskouteen | nous trou- 
verons des ruines confidérables fur une éminence. 
Ce lieu porte aujourd’hui le nom d’Arronay. Au 
milieu de ces débris 1l exifte un petit bâtiment quarré 
très-bien confervé. Une croix figurée au-deflus de 
la porte indique qu'il a probablement fervi de cha- 
pelle aux Chrétiens. Voici une infcription que l'on 
trouve parmi ces ruines : 


ME MMI 
VudadenE. 
PRUDENS 
NV Au Nas RUN 


Je ne vous engage pas à vous détourner de nouveau 
de fept lieues pour viliter Æ/eegah, autre vale 


EN BARBARIE 163 


abfolument ruinée, qui étoit fituée fur le bord 
occidental d’une rivière qui porte fon nom : encore 
moins irons - nous prefque jufqu’à la rivière Serf 
pour y trouver , fous le nom deféziore | un énorme 
moncéau de pierres, quelques pans de murailles, & 
à quelque diffance une crande tour, dont il eft 
dificile de deviner l’origine. D'ailleurs nous ne pour- 
rlons pas, avant la nuit, quitter ces lieux extrèême- 
ment dangereux par le grand nombre de bêtes 
féroces qui remplifent les forêts voifines. Elles font 
fi nombreufes, que les Girfah, nation confidérable 
qui refte dans les environs, n’ofent fréquenter ces 
quartiers, malgré la bonté des pâturages. Allons 
plutôt chez les Welled - Braham. Ce pays eft plus 
habité & moins couvert de forêts. Paflons encore 
cette nuit dans les montagnes ; je vous promets 
pour demain une nature moins fauvage. 
Dites-moi, mon cher Doûteur, à la vue des 
nombreux troupeaux qui defcendent de ces collines 
éloignées, & qui s'étendent encore très au loin dans 
la plaine ; à l'afpe& de ces riches moïflons, de ces 
immenfes & fertiles pâturages, ne vous appercevez- 
vous pas que vous approchez d’une grande ville ? 
Reconnoïflez-vous ici l’ancien grenier des Romains (12 


(x) L'Afrique , devenue province Romaine, étoit pc d 


le grenier des Romains, à caufe des moiffons abondantes que 
l'on y recueilloit tous les ans, 


La 


164 VOYAGE 


Voyez fur notre gauche ce nombreux Douare. Plus 
de deux cens tentes le compofent. Les Arabes y 
font tous cultivateurs ou bergers au fervice du Bey 
de Conflantine. Comme ils ont un air d’opylence 
en comparafon de ces malheureux que nous avons 
rencontrés chez les Ly-Aishah! Nous fommes aflurés 
d'en être bien traités. Enfin je l'apperçois fur le 
fommet de cette montagne! Je te falue, patrie de 
Jugurtha & de Mafnifla ; je te falue, ville à jamais 
célebre par l'ancienneté de ton origine, par les Rois 
que tu as renfermés dans ton fein, par tes longues 
guerres avec Rome & Carthage. Maïs quelle éton= 
nante révolution t’arrache au pouvoir des Romains, 
&t te rend l’efclave d’une feéte nouvelle ! Le Calife 
eft dans tes murs, &c y règne en defpote ; tu 
abandonnes la religion du Chrift, pour fuivre celle 
d’un impoñteur ; & quoique l’Arabe, ton vainqueur, 
foit à fon tour vaincu par le Turc, tu ne cefles 
point, malgré cela, d'avoir Mahomet pour Prophète. 

Avant d'approcher plus.près de la ville, arrètons- 
nous un inflant: ne vous attendez pas à y faire 
une entrée triomphante. Les injures, les impré- 
cations , les crachats, & même les coups de pierres 
vont pleuvoir fur nous. Ileft vrai que le Bey, dès 
qu'il eft inftruit de l'arrivée des étrangers , leur 
dôhne des Chiaoux pour les défendre des infultes 
de la populace. Mais cette canaille eft fi infolente , 
que, malgré les coups de bâton qui lu tombent de 


EN ‘DA RH ME |: 266 


toutes parts fur la tête & fur les pie ) nous 
n’aurons pas moins beaucoup de peine à pénétrer 
jufqu'au palais du Bey. Ne croyez pas que nous 
ayons audience en arrivant. Le Bey nous fera donner 
un logement où nous refterons fans fortir pendant 
trois, quatre jours, & peut-être davantage, juf- 
qu'a ce quil plaife à fon Eminence de nous per- 
mettre de paroïtre devant elle. Ainfi, tandis que 
nous jouiflons encore de notre liberté, profitons-en . 
pour parcourir les dehors de la ville, & en obferver 
‘a fituation. 

À la vue de ces ruines, de ces pans de murs 
renverfés, de ces reftes de citernes & d’aqueducs 
qui s'étendent au loin dans cette plaine au fud-ouefr, 
ne vous paroït-il pas évident que lancienne Ciréhe 
étoit beaucoup plus grande qu’elle ne left aujour- 
dhui? C'eft ici le feul côté par lequel on puiffe 
entrer dans la ville, le refte de la montagne eft un 
précipice affreux qui a plus de 200 toifes en hauteur. 
Au bas coule le fleuve Szfeomar, ou le Rurmmel, 
que les Anciens appelloient Ampfagée. En avançant 
de quelques pas vers l2ff, nous verrons le Rurmel 
fortir de fon canal fouterrein , & former une grande 
cafcade , au-deflus de laquelle fe trouve la partie la 
plus élevée de la ville. C'eft de-là que l'on précipite 
encore aujourd’hui les criminels comme on le faifoit 
autrefois (1). Au moyen d'un efcalier taillé dans le 


(x) 7. Léon, L, V, pag. 211 


L 3 


166 Vo y aA.GeE 

roc, lon defcend jufqu’au bas de la rivière , & lon 
fe trouve fous une voûte naturelle, où les femmes 
fe placent pour laver leur linge fans être vues : 
mais elles font fouvent bien épouvantées par lap- 
parition de petites tortues, qu’elles prennent pour 
des efprits malins. 

Ainfi Conftantine, défendue par. fon affiette, left 
encore par de bonnes murailles de pierres noires, 
& par une forte garnifon turque, qui loge dans 
les débris d’un grand & ancien bâtiment , orné de 
quelques reftes de très-belle architeéture. Les portes 
de la ville, bâties en pierres rougeâtres, prefque 
auffi fines que le marbre, & fculptées avec beau- 
coup de goût, s’annoncent également pour être 
ouvrage des anciens maïtres du monde. 

Mais l’objet le plus frappant eft un pont très- 
bien confervé, dont les arches, les galeries &c les 
colonnes étoient ornées de guirlandes, de feftons, 
de têtes de bœufs & de caducées. Entre deux arches 
eft une femme en bas-relief, dont les pieds pofent 
fur deux éléphans qui ont leurs trompes entrelacées. 
Cette femme n’a d'autre coëffure que fes cheveux, 
qui paroïflent bouclés ; une grande coquille eft au- 
deflus de fa tête. Elle relève fes jupes de la main 
droite, & jette {ur la ville un regard moqueur. À 
quelque diftance de ce pont l’on rencontre un très-bel 
arc de triomphe aflez bien confervé , & d’autres mo- 
numens à demi-ruinés , reftes précieux du pouvoir 


EN BARBARIE 167 
&z de fa magnificence des Romains. L’arc de triom- 
phe fe nomme Cufir Goulah ou le château du Géant. 
Ii eft compofé de trois arches, dont les bordures & 
“les frifes font ornées de fleurs, de faifceaux d'armes, 
& de plufeurs autres figures. ès pilaftres , ainfi que 
les colonnes qui foutenoient le fronton , font dans 
lordre Corinthien. L'intérieur de la ville n’a rien 
de remarquable. Les rues font étroites & mal- 
propres, les maïfons bafles & fans fenêtres. Les 
écuries du Bey vous intérefleront ; c’eft-là où vous 
verrez, quoiqu'un peu dégénérés, l'élite de ces. 
beaux chevaux barbes, que les anciens Numides 
montoient fans felle & fans bride. Les Arabes fe 
fervent encore de ces chevaux avec beaucoup d’a- 
drefle, mais ils ont une felle & des éperons. Leur 
felle eft une efpèce de fiège avec un doffier , & en 
avant un appui très - exhauflé ; leurs étriers ont 
la forme d’un foulier tronqué, & leur éperon eft 
une longue fiche de fer, qui tient à Pétrier, & 
qu'ils font gliffer le long du ventre de leurs chevaux. 
Il en eft cependant qui ont confervé Pancien ufage 
des Numides. 

Le palais du Bey diffère peu d’une maïfon par- 
ticulière. Il eft beaucoup plus grand : intérieur de 
fes appartemens eft orné de fufls, de piftolets, 
de felles de cheval ; c’eft je luxe du pays. En 
pénétrant dans les premières falles, lon rencontre 
tous ceux qui attendent audience du Bey; dans 

L 4 


168 VOYAGE 


d’autres eft une foule de jeunes efclaves de dix à 
douze ans, d’une très-grande beauté, vêtus avec 
beaucoup d'élégance & de propreté. Ils à païtie 
du ferrail du Bey. Enfuite viennent les efclaves qui, 
bien différens de ceux d’Alser, jouiflent ici d'un 
très-grand crédit, fe font craindre, &c tiennent le 
fecond rang à cette Cour. Les Chiaoux occupent le 
premier. Leurs fonétions confiftent à exécuter les 
ordres du Defpote, & fur-tout à faire fauter les 
têtes profcrites. 

Le Bey régnant eft un très- bel homme, d'un 
abord gracieux & facile. Il ne pañle pas pour cruel, - 
quoiqu'il ait déjà fait abattre bien des têtes. Il a de 
la finefle, de la politique, beaucoup d’avidité pour 
les richefles ; malgré cela, il eft grand & généreux 
felon les circonftances. Fai vu à Bonne, il y a deux 
mois, un Chirurgien Napolitain qui avoit été fon 
efclave. Le Bey avoit au nez un cancer vénérien, 
que ce Chirurgien eut le bonheur de guérir; 
ce Souverain en fut fi reconnoïflant, qu'il lui 
donna la liberté, & le retint à fa Cour par des 
bienfaits multipliés. Au bout de quelques années, 
ce Chirurgien témoigna un vif defr de revoir fa 
patrie: Tu es libre, li dit le Bey, mais ce projet 
me fait la plus grande peine ; au moins promets-moi 
de revenir dans un an : amène avec toi ta femme , tes 
enfans , toute ta famille. Ils feront tous mes amis: Le 
Chirurgien lui donna fa parole qu'il reviendroit, Le 


EN BARBARIE 169 


Bey le combla de nouveaux préfens, accorda en fa 
faveur la liberté à deux efclaves Italiens, afin qu'ils 
le ferviflent en route, le recommanda comme fon 
fils à la Compagnie d'Afrique, & lui dit, en lem- 
braffant, les yeux mouillés de larmes: Wa revoir 
ta famille, va revoir ton Souverain , & dis-lu 
que c'ejl ainft que tu as èté traité par un Prince 
barbare. 

Les environs de Conftantine font de la plus grande 
fertilité ; la terre y eft aïlez bien cultivée, excepté 
les collines qui s'étendent au midi, où perfonne 
n’ofe habiter, à caufe des excurfons fréquentes des 
Arabes du défert : mais lorfque du haut de la ville la 
vue fe porte du côté du nord, lonapour perfpeétive 
un payfage magnifique formé par un grand nombre 
de vallées, de collines , de rivières & de prairies : à 
left, la vue eft bornée par une chaîne de rochers 
qui dominent la ville , & en raccourciffent Phorizon. 

Les autres villes de la Numidie font bien peu 
confidérables. Il y a beaucoup plus de ruines que 
d'habitations ; & il eft aïfé de juger, d'après ces 
monumens antiques fi multipliés, combien la Nu- 
midie a été peuplée autrefois. Dans certains endroits, 
les villes étoient auf proche les unes des autres, que 
les villages en France, Il eft bien à regretter qu'un 
pays auff fertile & auffi beau refte fans culture, 
tandis que nous nous difputons en Europe une lande 
férile, Jai connu un chef Arabe qui, pour une 


179 "VOYAGE 
jument , avoit cédé au Bey de Conftantine près 
de dix lieues carrées de terre cultivée. 

A loueft de Conftantine, vers le défert de Saara , 
Jon rencontre Gaz , ville forte, bien bâtie. Un 
Prince, nommé Boigis, d’une très-ancienne famille 
Arabe, y commande avec une autorité abfolue, 
indépendante de la domination des Turcs. Enfoncé 
dans l'Atlas , défendu par fa pofition, par de bonnes 
troupes, & par fon propre courage, il vit tranquille 
dans fes Etats, qu'il gouverne avec modération. 
Ses fujets font heureux. Leurs mœurs, femblables 
à celles de leurs chefs, font douces & pacifiques. 
Ils font riches en troupeaux & en blés, & ne crai- 
gnent pas de fe les voir enlever. Le prince Boigis 
eft fort lié avec le Bey de Conftantine, qu'il va 
voir de temps en temps. Il eft d'autant plus refpeñté, 
qu'on le croit de la famille de Mahomet. Il a eu 
quelques rapports avec les Chrétiens; jamaïs il ne 
leur a été contraire. Il les eftime & les protège. 

Bugie, fur la côte , à trente lieues d'Alger, eftune 
aflez grande ville, bâtie fur les ruines d’une autre 
beaucoup plus grande. Il y a trois châteaux pour 
la défenfe de cette ville, un qui la domine , & deux 
autres au bas de la montagne. Dans les environs de 
Bugjie, lon exploite des mines de fer aflez confidé- 
rables, avec lefquelles les habitans font des focs de 
charrues, des inftrumens de labour , 8c. d'autres 
uftenfiles à leur ufage, Les 4rabes-Bédouins apportent 


EN BARBARIE. 171 


fur cette place beaucoup d'huile & de cire que l'on 
vend aux Européens: mais ces Arabes font fi peu 
traitables, qu'il eft rare que ce commerce fe fafle 
fans quelque cruauté de leur part. Ils donnent 
prefque la loi à la garnifon turque. La rivière Nafava 
coule à le/? de la ville, où elle fe jette dans la 
mer. Elle prend fa fource à Jibbel-Deera., fe groffit 
confidérablement par plufieurs ruifleaux qu’elle reçoit 
dans fa route, qu'elle continue le long du mont 
Jurjura. 

Entre le Collo & la ville de Bonne l’on rencontre 
Stora , où il y a un aflez bon mouillage. L'on croit 
que c’eft l’ancienne Ruficada. Cette ville offre quel- 
ques antiquités, mais il eft très- dangereux d'y 
aborder ; les habitans en font cruels & féroces. 
Néanmoins avec des précautions & à force d'argent, 
on les rend un peu plus traitables. 


Jai l'honneur d’être, &cc. 


172 VOYAGE 


LE TT RE,. X 47 


Au même. 


Jr conçois atuellement, mon cher Doëéteur, com- 
ment le matelot, en füreté dans le port, oublie. 
les dangers qu'il a courus, & n’afpire qu’au moment 
de remettre à la voile. Fai été témoin , 1l y a quel- 
que temps, d’une tempête affreufe dont les ravages 
fe font fait fentir dans une grande partie de la Médi- 
terranée. La mer étoit fi grofle, que la Cale étoit 
prefque couverte par les vagues. Tantôt brifées 
contre les rochers, elles retomboient en pluie; 
tantôt en forme d’écume blanchâtre, elles inondoïent 
la place, & emportoient, en fe retirant, des murs, 
des baraques, des mafñles de rochers ; d’autres fois 
elles fe précipitoient avec un bruit effroyable dans 
les cavités fouterreines de notre malheureufe pref- 
qu'ile, tellement que nous n’attendions que l'inftant 
de la voir tout-à-fait engloutie fous les ondes. La 
pluie, la grêle & le tonnerre ajoutoient encore à 
l'horreur de notre fituation. Deux bâtimens fe trou- 
voient alors dans le port. Tous deux périrent , mais 
les équipages fe fauvèrent. Un autre bâtiment , parti 
peu auparavant , fut jetté fur les côtes de Sardaigne , 
où il périt avec le Capitaine & plufeurs matelots, 


EN BARBARIE 173 


À la vue de cette mer en fureur, je faifois le vœu 
bien fincère de ne m’embarquer que pour repafler 
en France , & de renoncer pour la vie aux voyages 
d'outre-mer. Le calme renaît. Huit jours après, 
oubliant la faïfon & le danger, je m’embarque pour 
l'île de Tabarque avec M. Peyron, Agent de la Com- 
pagnie dans cette île. Notre traverfée fut des plus 
heureufes. Nous côtoyâmes la terre prefque toujours 
à une portée de fufil. Je ne connois point de navi- 
gation plus réjouiffante. Tantôt d'énormes rochers 
fe précipitent dans les ondes en grande mafñfe, tantôt 
les vagues fillonnent paifiblement fur un fable plus 
blanc que la neige : ailleurs elles creufent des grottes 
profondes, où, mugiffant avec fureur pendant l’hiver, 
elles forment, dans la belle faifon, des bains très- 
agréables d'une eau limpide & tranquille. Ici la vue 
fe porte fur de vaftes prairies embellies par la verdure 
& les fleurs : là, des côteaux couverts de bois 
viennent à la fuite de rochers pelés & brülans. La 
feène, à chaque inftant, change de décoration, & 
l'imagination fuit avec rapidité la variété du fpec- 
tacle; elle pafle brufquement de leffroi à la gaîté, 
de l'horreur au plaïfr : tantôt des rochers coupés à 
pic, où dont les pointes font à peine vifibles à la 
furface de l’eau, offrent leffrayant tableau d'un 
navire échoué parmi ces dangereux écueils; tantôt 
la vue d'un gazon fleuri, d'une anfe païfble, 
fat oublier les fatigues d’une mer orageufe, & 


à À 
174 VOYAGE 
promet un repos dont on croit déjà réffentir {es 
douceurs. 

Tel à êté le fpe&tacle dont jai joui en païtie 
depuis la Calle jufqu’à la Tabarque; & fi quelque 
chofe pouvoit jetter du fombre fur le tableau varié 
que javois fous les yeux, ce n’étoit que l'idée de 
la férocité des peuples qui habitent ces côtes. Comme 
dans l'ile de Calÿpfo, aucun navigateur ne peut 
approcher de ces parages fans être la viétime de la 
barbarie des Maures. Quand la mer eft en furie, 
que les vents déchainés foulèvent les flots & mul- 
tiplient les naufrages, c’eft alors que ces peuples 
fe rendent en foule fur le rivage, non pour fecourir 
le pilote épuife qui difpute encore aux vagues le refte 
de fa malheureufe exiftence, maïs pour profiter defes 
dépouilles, & maflacrer fans pitié celui qui déjà 
fe réjouifloit d'avoir échappé à la fureur des élé- 
mens. Cruauté inouie, & qui fait du barbare Afri- 
caïin le monftre le plus odieux de la Nature! Auf 
les bâtimens que la tempête poufle vers les côtes 
de Barbarie, oublient en quelque forte, à la vue 
de cette terre de fang, les dangers d’une mer irritée. 
Ïls aiment fouvent mieux fe confiér à la fureur des 
vagues qu'à l'humanité de leurs femblables. De tous 
ceux qui ont échoué fur ces côtes, très -peu ont 
eu le bonheur d'échapper. | 

Le premier objet intéreffant qui frappa mes 
regards, fut, à quelques portées de fufil dans les 


EN BARBARIE  17$ 


terrés, un amas de rochers, au milieu d'une plaine, 

dont la réunion forme une montagne ronde, ap- 
pellée en effet par les Provençaux qui fréquentent 
ces côtes, Monte rondo. Ceft en ce lieu qu'étoit 
bâti Tagufle, patrie de S. Auguftin. Il n'en exifte 
plus que quelques miférables riunes fur le penchant 
de cette monticule, & quantité d’oliviers. Ces 
débris , fitués au milieu du pays des Madis, ne 
peuvent être vifités fans de grands dangers. 

Après Tagafte nous navigâmes en face du cap 
de l’Aigue (le cap de l'Eau), ainfi nommé parce 
que lon y trouve une fource de très-bonne eau, à 
laquelle plufieurs navigateurs ont eu fouvent recours. 

Enfuite vint le cap Roux. La couleur des rochers 
qui fe préfentent à fa pointe, lui ont fait donner ce 
nom par les Provençaux. 

Le cap des Gallines ( cap des Poules ) que nous 
doublâmes, reçut ce nom, parce que les Maures 
y vendirent fouvent des poules aux Corailleurs. 
Cependant ceux-ci eurent à s’en plaindre. Un jour 
qu'ils étoient mouillés avec leurs bateaux dans ce 
lieu, les Maures les prefsèrent vivement de refter 
à terre, & d'y pañler la nuit. Les Corailleurs sy 
refusèrent prudemment , & remontèrent fur leurs 
bateaux; les Maures, irrités de ce refus, leur lâchè- 
rent plufieurs coups de fufils, dont heureufement 
perfonne ne fut bleffé, 

L'ile de Tabarque, éloignée de la terre -ferme 


176 VOYAGE 
d'environ cinq à fix céris pas , peut avoir une démi= 
heue de circonférence, L'on avoit, depuis quelque 
temps, formé, par des jettées abondantes ; un 
pañfage que l’on traverfoit à pied fec dans un temps 
calme , & à cheval, quand la mer étoit un peu 
agitée. Un otage violent arrivé quelques jours avant 
mon voyage, avoit détruit cette da de commu 
nication. | 

Tabarque eft un rocher très-élevé, coupé à pie 
du côté de la pleine mer, & defcendant en pente 
douce en face de la terre-ferme. Les maïfons étoient 
bâties fur le penchant de cette colline. De-là la vue, 
fe portant fur les côtes oppofées , étoit réjouie par 
un afpeét des plus agréables : des côteaux fertiles & 
rians, une belle prairie coupée par plufeurs petits 
ruifleaux, des maifons en amphithéâtre, la beauté du 
ciel, la fertilité du climat, telle étoit la perfpeétive 
& lheureufe pofition des anciens Tabarquains. 

Cette île fut prife par Charles-Quint , lorfqu'il 
porta la guerre en Barbarie avec tant de fuccès. II 
en trouva la fituation propre à mettre une garnifon 
à l'abri des infultes du foldat barbarefque , & d'un 
grand fecours pour les excurfions fur ces côtes. 
D'après ces vues, 1l fit environner Tabarque de 
très-bonnes fortifications, &c fit bâtir un château 
confidérable fur la partie la plus élevée de Pile 
céda enfuite ces poffeflions à un nommé Doria, 


noble Génois, lefquelles, par fucceflion de temps, 
tombèrent 


EN BARBARIE. 177 

tombèrent enfin entre les mains de la noble famille 
des Lomnellini de Gènes. 
.  Tabarque s’étoit peuplée de plufieurs familles 
Génoïfes, qui faïfoient, avec les Maures , le même 
commerce que fait aujourd’hui la Compagnie royale 
d'Afrique. L’on y bâtit nombre de maïfons ornées 
de beaux jardins. La bonté du climat dédommageoit 
les nouveaux colons de Péloignement de leur patrie. 
Täbarque devint celle de leurs enfans & de leur 
poftérité. Tout alla très-bien jufqu'en 1743, que . 
les Tabarquains fe rendirent d'eux-mêmes au Bey de 
Tunis. Il n’eft pas aïfé d'afligner le vrai motif de 
cette ation. Les uns prétendent que l'île manquoit, 
depuis quelque temps, de provifons , par la né- 
ghigence des Lomellini ; d’autres difent quil étoit 
queftion de céder cette place à la Compagnie d’A- 
frique , & que les Tabarquains préférèrent appar- 
tenir à Tunis plutôt qu’à la France. 

Quoi qu’il en foit , le Bey de Tunis, en poffeffion 
de file, en fit démolir les remparts & les fortifi- 
cations , ainfi que les maïfons. Il ne conferva que 
le château, où il plaça une garnifon turque d'environ 
trois cens hommes. Les habitans, hommes, femmes, 
enfans, furent tous conduits en efclavage à Tunis, 
fans épargner les principaux de l'ile, auteurs de la 
trahifon, & qui efpéroient une autre récompenfe 
de leur crime. 

Depuis long-temps le Bey de Tunis vouloit faire 

Far, I AT 


178 VOYAGE 

bâtir un château en terre - ferme qui puiffe battre 
celui de File. L'on s'y étoit toujours oppofé, & 
il n'avoit pu en bâtir un que derrière unecollne, 
hors de la portée du canon de Pile. Il eft encore 
aujourd'hui habité par une centaine de foldats 
Arabes, Le Bey profita de la circonftance pour 
exécuter fon premier projet. Il fit conftruire en terre- 
ferme un fecond château qui domine celui de Pile. Il y 
plaça des foldats Turcs; mais ce château eft bien 
inférieur à celui de Tabarque pour la force & la 
folidité. 

L'on ne voit plus aujourd’hui dans l'ile de Ta- 
barque que le château où réfident les foldats Turcs, 
des reftes confidérables de remparts & de fortifi- 
cations, des maïfons en ruines, beaucoup de citer- 
nes, &cc. Le Bey de Tunis, par un traité particulier, 
a permis à la Compagnie d'Afrique d'y avoir un 
Agent pour diriger, fur ces côtes, la pêche du 
corail. Il faut autant de philofophie & de prudence 
qu’en a M. Peyron pour vivre feul & tranquille au 
milieu de ces ruines, parmi quelques Maures &z une 
foldatefque Turque très-infolente. Il ne faudroit pas 
juger des Turcs du Levant par ceux que lon ren- 
contre en Barbarie. L’on écume ordinairement la 
Turquie pour faire des émigrations en Afrique, à 
la demande du Dey d'Alger & du Bey de Tunis, 
auxquels le Grand - Seigneur permet de temps en 
temps des levées dans fes Etats. 


EN BARBARIE 179 


* Aucun Chrétien n’ofe approcher des châteaux 
gardés par les Turcs. Ils craignent toujours quelque 
trahifon , & tout examen leur eft fufpeét. Jai vu, 
tandis que j'étois à Tabarque , l’Aga faire appliquer 
cinq cens coups de bâton au foldat de faétion pour 
avoir laïflé entrer dans le château deux Chrétiens 
nouvellement arrivés, & qui ignoroient lufage du 
pays. Peu auparavant un matelot avoit été pour- 
fuivi à coups de pierres & de bâton pour avoir 
dirigé fa promenade un peu trop près du château. 
Ce château , ainfi que les deux de terre-ferme, 
furent tout-à-fait dépeuplés par la pefte qui ÿ régna 
l'année dernière 1784. 

Le rocher de Tabarque eft un grès groffier , jau- 
nâtre, offrant dans fes fiffures beaucoup de fer & 
d'ochre rouge. Sa forme eft en grandes mafles, fans 
ordre, fans direétion : les fentes font très - irrégu- 
lières : elles forment fouvent dans le gré, ainfi que 
dans les couches argileufes, des divifions prefque 
cubiques qui parojffent comme autant de pierres 
réunies par un ciment ferrugineux. Pai fait la même 
obfervation dans les environs de la Calle, & dans 
plufieurs autres endroits le long des côtes de la 
Barbarie. Ces grès, ainfi divifés, paroïflent, au 
premier coup - d'œil, d'anciennes murailles bâties 
par les mains des hommes. Ceft, à ce queje crois, 
de femblables murs que PAbbé ÆA/berso Fortis dit 
avoir obfervé en Dalmatie, & qu'il a fait graver 

M 2 


180 Vo Tac à 
fous la dénomination de floni fémili & muraglie in 
riva del mare fotto rogoniza (1). 

Ce rocher eft appuyé ur une argile fèche, 
fiffile , légérement calcaire, contenant beaucoup 
de fable, & formant, dans plufieurs endroits, des 
mafñles dures, écailleufes à leur fuperficie. L'ile eft 
prefque par-tout recouverte d’une couche épaifle 
de terre végétale, très-bonne pour la culture, mais 
en friche par la parefle des foldats Turcs qui ha- 
bitent le château. 

Le lendemain de mon arrivée, je paffai en terre- 
ferme pour y examiner de vieilles bâtifles , & les 
reftes d'une ville très-ancienne , nommée Tabrarca. 
D’après mes obfervations, elle devoit avoir près 
d’une lieue de circonférence, bâtie fur les bords de 
la mer, partie en plaine, partie fur les collines 
environnantes. Il n’y exifte plus que des vieux murs à 
moitié détruits, quelques morceaux de colonnes 
renverfées, & grand nombre de citernes de la 
forme de celles que lon voit encore aux ruines de 
Carthage, d’Hippone, & autres villes anciennes de 
la Barbarie. Au milieu de ces débris eft placé le 
château de terre-ferme, bâti par le Bey de Tunis 
après la prife de Tabarque. Il eft défendu par une 
centaine de foldats Turcs. La Zaire, rivière aflez 
confidérable, baignoït les murs de Tabrarca, 


(1) Viaggio in Dalmazia, vol. 2, page 100, 


EN BARBARIE. 181 


Quelques jours après, en parcourant les fites 
agréables de ce lieu, je defcendis derrière les collines 
de Pancienne Tabrarca. Errant à l'aventure parmi 
des rochers couverts de brouffailles , je me trouvai 
à la fin dans un vallon dont la beauté & la fituation 
m’enchantèrent. Une eau fraiche, fortie d’une roche 
vive, couloit entre les pierres & le fable, Les bords 
de ce ruifleau étoient, de chaque côté, ornés d’une 
haie de lauriers-rofes, qui formoient , au-deflus de 
Veau, une voûte impénétrable aux rayons du foleil. 
Quoïqu’à la mi-janvier , la terre étoit couverte d’un 
gazon naïlant. Quantité d'une très-belle efpece de 
Cacalia en fleurs me parfumoient par leur fuave 
odeur. Ce vallon formoit plufeurs détours parmi 
les monticules, & conduifoit à une vafte plaine, 
environnée de collines dont l'afpe&t étoit fort ré- 
jouiflant. Je ne pouvois me lafler de parcourir ua 
aufli beau lieu, & je regrettois vivement de le voir 
fans habitans. 

Mais il n’en a pas toujours été aïnfi. Quelques 
mafures , quantité de débris de pierres taillées me 
prouvèrent que jadis des peuples policés y avoient 
fait leur demeure, Ce qui me frappa le plus, & 
‘ce qui me parut difficile à expliquer, ce fut des 
rochers dans l’intérieur defquels l’on avoit creufé, 
à la pointe du cifeau, plufieurs petites chambrettes 
d'environ quatre pieds carrés en tous fens. L’ou- 
verture de deux pieds carrés reflemble à celle d'une 

M 3 


182 VOYAGE 


fenêtre avec des embrafures. Dans la muraïlle du 
fond eft une niche de près de deux pouces d’en- 
foncement, d’un pied de haut fur fix pouces de 
large. Ces ouvertures, que je trouvai au nombre 
de cinq à fix, font toutes placées au haut des. 
rochers, quelques-unes dans des endroits de difhcile 
accès, Je cc: chaï inutilement à deviner quel pou 
voit en avoir été l’ufage. Rien ne vint au fecours 
de mes conje@ures. L'intérieur avoit une couleur 
fombre, prefque noire. Etoit-ce des tombeaux? leur 
peu de profondeur & leur forme carrée s’oppofent 
à cette idée. Des magafñns, des lieux cachés, des 
retraites de foltaires ? je ne peux vous l'afirmer ; 
mais jai obfervé que louverture eft d:fpofée de 
manière à être exattement fermée par une pierre 
carrée, qu'il eft facile de dérober aux regards par 
des monceaux de terre ou de brouffailles. La nature 
de ces rochers eft d’un grès groffer à bâtir, & très- 
difiicile à entamer. 

Quel dommage que les idées agréables 8 gaies 
qu'excitoit en moi la vue d'une aufi belle nature, 
euffent té attriftées par l’affreux tableau des ravages 
que la pefte de 1784 & 178$ avoit faits dans ce 
lieu , & par tout le royaume de Tunis. Je rencontrois 
de diftance en diftance des tentes abandonnées ; 
d'excellentes terres en friche, faute de bras pour les 
cultiver; Ja nation nombreufe des Ouled'amours 
réduite à trois ou quatre tentes, la garnifon des 


EN BARBARIE. 183 
trois châteaux entiérement ruinée, à l'exception de 
cinq à fix foldats. 

La faifon n’étoit point favorable pour herborifer ; 
fobfervai cependant que toutes ces collines étoient 
couvertes des mêmes arbrifieaux que celles des 
environs de la Calle, c’eft-à-dire, de bruyères, de 
hièges, de chènes-verds , de genêts, de ciftes, d’ar- 
boufers, de lentifques, de filaria, de quelqués 
palmiers flériles, &c. 

Jai l'honneur d’être, &c. 


ML TR ES IX ANSE 


Au méme. 


Quorour nous ne foyons encore, mon cher 
Dofteur, qu'au commencement de février, la vêge- 
tation fe développe avec tant de beauté, qu'elle 
me promet, pour le printemps prochain, de bien 
grandes jouiffances. J'ai déjà fait plufieurs courfes 
fruêtueufes. Aly-Bey m'en a fourni l'occafon & les 
moyens. I étoit, depuis près d'un an, privé de fes 
femmes & de fes enfans, que le Bey de Conftan- 
tine gardoit en otage jufqu’à ce que ce Chef lui ent 
payé environ 30000 piaftres qu'il lui avoit promifes 
pour avoir la libre poffeffion du pays à la place de 
fon frère El-Bey. Cette fomme ayant été acquittée, 
M 4 


184 Vo x aAa6gtEt 


le Beÿ de Conftantine a renvoyé au chef de fa 
Mazoule fes femmes & fes enfans. Il invita le Gou- 
verneur de la Calle (1) à venir partager fa joie. Je 
fus auf de la fête. Nous partimes avec un certain 
nombre de foldats pour nous efcorter, & de domef- 
tiques pour nous fervir. 

Aly-Bey , inftruit de notre arrivée, vint à notre 
rencontre Jufqw'au bois de Freje, à une petite lieue 
de fon jardin. Il étoit accompagné d’une centaine de 


(1) M. Amalric, Gouverneur de la Calle, a eu pour 
moi, pendant mon féjour en ce Comptoir, tant de com- 
plaifance & de bonté, que je lui fuis redevable de la füreté 
& des adouciflemens que j'ai éprouvés dans la plupart de 
mes courfes. Je trouvois à mon retour un repos très- 
agréable dans fa fociété & dans l'amitié dont il a bien 
voulu m’honorer. Je ne dois pas moins de reconnoiffance 
à la plupart des autres Officiers de ce Comptoir pour leur 
honnêteté & leur zèle à m’obliger. M. de Cindrieux , qui 
occupoit la première place après le Gouverneur, m’a fou- 
vent fait oublier, par la douceur, l'aménité de fes mœurs, 
par fes connoiffances & fes lumières, que j’habitois un 
pays barbare. C'eft à lui à qui je dois les détails que j'ai 
donnés fur le commerce de la Compagnie. M.Gay, premier. 
Chirurgien à la Calle, m'a très-fouvent accompagné dans 
mes herborifations aux environs de ce Comptoir , & a bien 
voulu me communiquer fes recherches & fes obfervations 
en Hiftoire Naturelle. Il a quitté la Calle, au grand regret 
de fes habitans, pour remplir la place de premier Médecin 
du Bey de Conftantine. 


A fi 


EN BARBARIE. 185 


fes cavaliers, & d’une troupe de Muficiens Maures 
qui avoient, pour inftrumens , quelques mauvais 
tambours , & des éfpeces de fifres. D'auffi loin qu'ils 
nous apperçurent , ils nous régalèrent d’une mufique 
très-monotone , répétant fans cefle le même air. 
D'un autre côté, les cavaliers Maures firent faire 
mille caracolles à leurs chevaux, courant, bride 
abattue , à travers les brouffailles , fe pourfuivant 
à coups de fufils avec beaucoup de confufion, en 
pouflant des cris aigus & menaçans. C'étoit l’image 
d'un de leurs combats. Ce fpeëtacle offroit, au 

ilieu de cette forêt, un tableau tout-à-fait pit- 
torefque. Les cris confus, répétés de toutes parts , 
le feu continuel, le henniflement des chevaux, la 
figure, Paccoutrement des Maures, tout peignoit 
à mes yeux une nation fauvage & guerrière. 

Nous arrivämes au milieu de ces évolutions, au 
jardin d’Aly-Bey ; il étoit orné de beaucoup d'arbres 
fruitiers , & d’une foule de limons , de bergamottes, 
d'orangers & de citronniers, dont les fruits nom- 
breux & dorés étaloient à nos yeux tout le fafte 
du jardin des Hefpérides. Nous dreffâmes nos tentes 
en ce heu; peu après Aly-Bey nous envoya d’abon- 
dans courcouçons. Nous le régalâmes à notre tour de 
cafe & de fruits fecs de Provence. Le lendemain je 
quuttai mes compagnons de voyage pour courir le 
pays avec quatre cavaliers qwAly-Bey me donna 
pour efcorte. 


186 VOYAGE 


Je n'arrêtai d’abord chez les Zulmis | nation 
d'Aly-Bey. Je contournai les bords d'un grand lac; 
peu diftant du jardin de ce Chef, où jé fis tuer plu- 
fieurs jolis oifeaux aquatiques, différentes efpèces de 
courlis, de canards fauvages, la poule de riz, &e. ba 
Botanique nefut point oubliée. Quelques belles efpèces 
de cyperus, des renoncules, des anémones, des liliacées 
furent le fruit de mes recherches. En m’avançant 
chez les Zulmis, je rencontrai des berceaux magni- 
fiques de czrmatis cirrhofa qui formoient , au-deflus 
des vaïlons humides où ils croiflent, des guirlandes 
defleurs très-agréables à la vue. Le fpergula arvenfis, 
l'antirrhinum reflexum Âe trouvoient par-tout. Les 
orchis , les ferapias , les elléborires commencoient à 
paroïtre. Ce pays eft très-varié. Les plaines y font 
fertiles, aflez bien cultivées. Les coïlines fablon- 
neufes & couvertes de ciftes, de lentifques, de : 
chènes-verds, de bruyères & de lièges. Il ya, dans 
les vallons, de très-bons pâturages où paiflent de 
nombreux troupeaux. 

M'étant avancé jufques chez les Merdafs, nation 
nombreufe, mais foumife au Bey de Conftantine, 
jobfervai, dans les premières montagnes qui termi- 
nent la vafte plaine de la Mazoule, des eaux tièdes , 
dans lefquelles les Maures viennent fe baigner. Je 
n'ai trouvé à ces eaux qu'un goût fade, fans âpreté; 
fans acidité. Les ayant éprouvées à une décoéhion 
de noix de galles, leur couleur limpide n’en fut 


EN BARBARIE 187 


nullement altérée. Elles dépofent cependant un fédi- 
ment ochracé jaune. L'endroit où elles fourcent 
plus fortement, eft, au pied d'une montagne, dans 
un fable noïrâtre & ochreux. Ces eaux ont aban- 
donné leur ancien lit, que j'a retrouvé à mi-côte 
de la montagne, avec beaucoup de pyrites maïtiales 
enclavées dans des mafles de grès, à travers lefquelles 
ces eaux ont coulé autrefois. En revenant je faillis 
périr au milieu d'un marais très-boueux , dans, 
lequel mon cheval s’enfonçoit jufqu'au ventre. Heu- 
reufement que quelques Arabes du pays m'indi- 
quèrent les endroits les moins dangereux. Sorti de-là, 
il me fallut enfuite chercher un paffage à gué dans 
un des bras de la rivière de Ma-Fragg (1), qui a 
fon embouchure dans la mer, à quatre lieues e/2 
de Bonne, où elle fe nomme plus vulgairement la 
rivière des Seibafs , parce que cette nation en habite 
les bords. Je reftai plus de trois heures à côtoyer 
la rivière, effayant à chaque pas de la traverier. 
Comme le fond eft très -limoneux , je n'ofois faire 
avancer mon cheval , qui avoit de l'eau jufques 
pardeflus la felle. Je ne vous entretiens de ces em- 
bartas, mon cher Doéteur, que pour mieux vous 
peindre combien il eft difficile de voyager dans un 


(x) Cette rivière paroît être le Rubricatus des Anciens. 
Elle prend fa fource dans les montagnes, au fud des 
Merdafs. 


Lo 


188 VOYAGE 

pays où, par infouciance & par parefle, leshabitans 
ne s'occupent nullement à former des chemins , & à 
faciliter les voyages; ils ont au contraire, pour 
Pappêt de quelques morceaux de fer, détruits plu- 
ficurs ponts bâtis par les Romains. Jai traverfé 
cette même rivière à fon embouchure, d’une ma- 
mère bien effrayante. Elle eft en ce lieu plus large 
que la Seine, & très-groffe en hiver. Les Seïbafs 
la font pafler alors aux Voyageurs fur une efpèce 
de radeau formé avec quelques rofeaux , 8 traîné 
par une très - foible corde. Ce radeau eft prefque 
toujours couvert par leau, & fur le point, à 
chaque inftant, d’être fubmergé. Dans l'été on la 
pañle très-aifément à gué. 

Je revins chez Aly-Bey, que je quittai de nou- 
veau pour aller vifiter le cp Rofe, où la Com- 
pagnie d'Afrique a eu autrefois un établifiement 
pour le corail. L’on n'avoit vanté cet endroit, à 
caufe des beaux & nombreux coquillages qw’offrent 
les bords de la mer. Le long de fa route je ne 
rencontrai que des vallons fablonneux , quelques 
bois de lièges , beaucoup de brouflailles, & des - 
rochers dont les creux fervent de retraite aux bêtes 
féroces. Je ne pus, le long de la route, me procurer 
d'eau fraiche; la chaleur étoit fi forte, quoiqu'au 
mois de février, que j'arrivai au cap Rofe, mes 
bouteilles vuides, & mourant de foif. L’on m’avoit 
afluré que y trouverois une fource d'eau: Je fus 


EN BARBARIE. 189 


long-temps à la chercher avec les Maures qui n’ac- 
compagnoient, & qui n’étoient pas bien au fait du 
pays. Je défefpérois déjà de la trouver, & je me 
mourois de fatigue, de chaleur & de foif, lorfqu’étant 
monté fur un arbre, japperçus dans un ravin 
quelques rofeaux parmi les brouffailles, Ces plantes 
aquatiques ranimèrent mon efpoir; & après des 
peines inconcevables pour pénétrer jufqw’à ce lien 
à travers une haie très-éparfle & tres-longue d’épines 
entrelacées , je me trouvai enfin fur les bords de la 
fource tant defirée. J’étois enfanglanté , j'avois mes 
habits en lambeaux, & percés par une füeur des- 
plus abondantes. Rien , en cet état, ne peut fe com- 
parer au plaïfir de favourer une eau bien pure, & 
de la fentir couler dans des organes altérés & def- 
féchés. C'eft le feul fruit que j'ai retiré de ce voyage. 
e cap Rofe n'offre rien qui foit digne de curiofité. . 
Un rocher de gres à filtrer, fur lequel il refte quel- 
ques vieilles murailles, une très-mauvaife anfe , des 
coquilles en fragmens fur le fable; ces objets ne 
valoient fürement pas la peine de courir le rifque 
de mourir de foif, | 
Jallai, à mon retour , remercier Aly-Bey de Pef- 
corte qu'il m'avoit accordée, & je continuai ma 
route vers la Calle. Il n’y avoit pas une heure que 
Je marchois , lorfqw’une forte pluie, mêlée de grêle 
&T de tonnerre, m’accompagna jufqu’au bois de 
Fréje, Jétois déjà enfoncé de trois quarts de lieue 


190 VOYAGE 


dans lépaifleur de cette forêt , lorfqu’un ouragan :, 
des plus terribles fe joignant à la grêle & au tonnerre, 
me jetta dans un très-grand danger. La violence du 
vent brifoit ou abattoit les arbres à chaque mo- 
ment, & je trouvois, à mefure que j'avançois, le 
chemin barré par ces arbres renverfés. Je courois 
le rifque d’être écrafé par leur chüte; mais au bout 
d'un quart d'heure le vent fe calma, & le ciel reprit 
fa férénité. Je vous ferai obferver à ce fujet, mon 
cher Doëteur, que fur ces côtes la plupart des arbres 
font inclinés vers le fud-eff, & que le vent le plus 
violent & le plus commun eft le zord-oueff. L'inch- 
naïfon des arbres ne feroit-elle pas un moyen pour 
un Voyageur de juger quels font les vents les plus 
forts qui règnent dans un canton ? 

Le bois de Fréje a plus de deux lieues de lon- 
gueur. Il eft fitué dans un large vallon où le fable 
abonde; le liège eft l'arbre qui y domine. Malgré 
le mauvais temps , je fus encore aflez heureux pour 
y recueillir quelques jolies plantes, des iris, des ëxta, 
de très - beaux orchis, & plufeurs autres plantes 
iliacées. 

Jai Phonneur d'être, êcc, 


_e 


EN BARBARIE. 191 


EE | 


PORMEST ER LE À À V LE 


Au méme. 


Fe devois, mon cher Doëteur, partir au commen- 
cement de mars prochain pour un voyage bien 
intéreffant. Le Bey de Conftantine va, tous les deux 
ou trois ans, à la tête d’un camp de trois à quatre 
mille hommes, lever les tributs que lui doivent 
plufieurs hordes Arabes habitantes du grand défert 
de Sara. Il étoit décidé que je laccompagnerois 
dans cette expédition : vous jugez quel vafte champ 
s'offroit À mes recherches; maïs comme je me dif- 
pofois à partir, J'appris que la pefle avoit gagné 
Conftantine, & qu’elle étoit dans le camp du Bey. 
Cette aflligeante nouvelle me fit renoncer à un 
projet dont fürement j'aurois été viétime, vu la 
difficulté d'éviter la communication au milieu du 
tumulte d'un camp aufli nombreux. Vous n'avez 
pas idée, mon cher Doûteur, des ravages affreux 
que la pefte à faits & continue de faire dans ce 
pays. Tunis eft diminué d'un tiers. L'île de Ta- 
barque, deux fois repeuplée, a fervi deux fois de 
cimetière à fes nouveaux habitans : plufieurs villes 
font abfolument défertes, les moiflons périffent fur 
pied, faute de bras pour les recueillir ; d’immenfes 


192 VOYAGE 


troupeaux errent en liberté au milieu des champs; 
& ne reconnoiffent plus de maîtres. Jai rencontré 
plufieurs Douares où il n’y avoit d’autres habitans 
que quelques cadavres qui pourriffoient fans fépul- 
ture fous leurs tentes. Jai vu la nation des Oukd- 
Amours réduite à une quinzaine d'hommes échappés 
à la contagion. Parmi eux fe trouvoit un vieillard, 
qui fervoit d'interprète à l'Agent de la Compagnie 
d'Afrique à T'abarque. Un jour qu'il m’avoit conduit 
à fa tente, 1l me fit monter fur une colline d’où 
Jappercevois une très-belle plaine. Tout ceci, me 
dit-il, s'anpartient. Pourquoi , lui dis-je, un terrein 
auffi fertile n'efl-il pas cultivé? I me fit, pour 
réponfe, l’hiftoire de fes malheurs. 

« Javois, me dit-il, deux femmes & fix enfans, 


» tous à la fleur de l’âge & d’une fanté robufte; mes 


» femmes gardoient mes troupeaux, & mes enfans 
» cultivoient cette terre que tu vois aujourd'hui in> 
» culte. Ils furent tous frappés de la contagion, qui 
» d'abord m’enleva une de mes femmes & deux 
» de mes enfans. Je poflédois une toile bénite de la 
» Mecque. Nous la partageâmes également , & nous 
» fûmes confolés de voir que nous aurions chacun 
» notre linceul. I] ne me reftoit plus que deux enfans. 
» Javois enterré les autres, lorfque je tombai moi- 
» même malade. Nous n'avions perfonne dans notre 
» Douare pour nous fecourir ; je ne pouvois aider 
» mes enfans, & eux ne me çconnoïfloient déjà 

plus, 


_— 


EN BARBARIE, 193 


# plus ; enfin je m’endormis pendant long -temps, 
» À mon réveil, foible, abattu , j'apperçois mes 
»# deux enfans qui pourrifloient à mes côtés. À ce 
» fpeétacle d'horreur, je veux ranimer mes forces 
» pour donner la fépulture au refte de ma malheu- 
» reufe fcmille : mais il me fut impoffible de changer 
» de place, & je reftai encore long-temps au milieu 
» des cadavres empeftés de mes enfans , que j’en- 
_# terrai enfuite de mes propres mains. Pendant mon 
» long fommeil, l'on m’avoit enlevé tout ce que je 
» poflédois, ma récolte, mes troupeaux; on avoit 
» pillé jufqu'à ma tente, à peine en reftoit-il un 
» lambeau pour me garantir des injures de l'air, 
_» Je cherche mes femblables , je ne trouve perfonne. | 
» La mort les avoit prefque tous frappés. À la fin 
» cependant, le petit nombre de ceux qu’elle avoit 
» épargnés fe réunit ; Je me joignis aveceux. Nous nous 
» confolämes réciproquement en mêlant nes larmes, 
» & en nous foumettant à la volonté du ciel. Je ne 
» pouvois, à mon âge, reftet feul. Fépoufaiune femme 
» veuve qui avoit quatre enfans. Je retrouvois par ce 
» moyen une nouvelle famille; maïs j'ai perdu, avec 
»-mes premiers enfans, ces bras vigoureux qui cul- 
» tivoient mes champs : de cette étendue de terrein 
» que tu vois, je n’en laboure qu'un très - petit 
» coin, à peine fufffant pour ma fubfftance, & ce 
» travail eft encore au-deflus de mes forces ». 
Pendant le récit de ce bon vieillard, qui m'avoit 
Part. I N 


194 VoyaAG…e 


attendri jufqu'aux larmes, nous étions defcendus 
dans la plaine, & nous nous promenions fur les 
bords de /4 Zaine. Sauvons-nous , $'écria-til tout 
à coup , J'apperçois, de l'autre côté de la rivière une 
troupe d'Arabes du cap Nègre, avec lefquels nous 
Jornmes en guerre ; mais comme il leur faut palfer la 
rivière pour arriver Jufqu'a nous , nous aurons gagné 
ls montagnes avant eux. En effet , nous ne tardâmes 
pas à y arriver, & nous perdîimes de vue nos 
énnemis. 

C'eft en m'nftruifant par l'expérience, en caufant 
avec les pelliférés, en obfervant les phénomènes de 
cette cruelle contagion, que je me fuis dépouillé de 
beaucoup d'idées fauffes que j'avoiïs furlla pefte. Si, 
de toutes les maladies épidémiques, il n’en ef point 
de plus mortelle, & d’une communication plus rapide 
que la pefte, il n'en eft pas auffi de plus facile à 
éviter, & dont on puïfle plus aïfément arrêter les 
progrès, quand on remédie au mal dès léfprincipe. 
Lair paroït être le véhicule de la plupart des 
épidémies. Imprégné des principes morbifiques , 
en circulant dans nos veines, il y porte la ma- 
ladie 8 fouvent la mort. Les atômes peftilentiels 
paroïflent d’une efpèce différente ; répandus dans 
Pair , ils perdent leur aétivité, 8 ne font nullement 
à craindre : mais concentrés dans les étoffes de laine, 
de coton, de fil ou de foie, dans les poils des ani- 
maux, ils deviennent alors fi dangereux, quele plus 


EN BARBARTIE 195 


léger gontaét fuffit pour les faire pañler dans les corps 
étrangers, & les répandre au loin. 

D’après ce principe, que l'expérience confirme, 
_ilfuffit, pour éviter la pefte, de n'avoir , avec les 
_peftiférés , aucune communication médiate, de ne 
toucher aucun des habits ou des meubles qui leur 
appaïtiennent ; mais on peut les approcher, leur 
parler, & même pénétrer dans leur appartement. 
Auffi dans toutes les maifons confulaires | & dans 
les Comptoirs françois établis tant dans le Levant 
qu'en Barbarie , l'on fe contente de fe barricader 
quand la pefte fe déclare; avec ces précautions, les 
Européens, quoique fouvent au milieu du foyer 
où elle fait les plus grands ravages, n’en font jamais 
attaqués : il ny a non plus aucun danger à recevoir 
les comeftibles de la main des peftiférés. Le blé, 
lorge, le pain, les fruits, les légumes, la viande, 
pourvu qu'ilny ait ni poils ni plumes, ne com- 
muniquent point la. contagion. C'eft ainfi que, dans 
mes différentes courfes, je me fuis garanti de la 
pete. Lorfqu’elle exifloit chez une nation que je 
viftois , je ne pénétrois jamais fous les tentes des 
Arabes, je faifois dreffer la mienne à une portée 
de fufil des leurs, &c je tenois à l'écart ceux qui 
venoient me vifiter où m'apporter du laitage, des 
fruits, le courcouçon, &e. Lorfaue Je Craig nOÏs 
d'avoir touché quelque Arabe , aufli-tôt je changeoïs 
de vêtement, quand je le pouvois, où ed je 
N 2 


rx 


196 Vo rex 3 

trempois les miens dans Peau, & je les expofois à 
l'air. Je me lavois exaétement , & je me frottois le 
corps avec du vinaigre des quatre voleurs. | 

Quant aux fymptomes par lefcuels la pefte fe 
déclare , ils font très - difficiles à faïfir, & fouvent 
cette affreufe maladie a fait de grands progrès, 
avant même qu'on fe doutât de fon exiftence. Tantôt 
le malade eft attaqué d’un grand mal de cœur, de 
beaucoup de difficulté à refpirer, & de violens 
maux de tête : d’autres fois c’eft une fièvre ardente 
qui, en peu de jours, le conduit au tombeau; il 
fe déclare aufli avant, mais plus fouvent après la 
mort, des taches livides par tout le corps. En gé- 
néral les fymptomes les plus conftans confiftent dans 
une fièvre lente ou ardente, & dans les bubons qui 
paroïffent aux cuufles, aux aînes , 8 au cou. Lorfque 
ces bubons crèvent heureufement, le malade guérit; 
mais ce genre de guérifon eft bien rare. Fai cepen- 
dant conu des Arabes qui avoient eu la pefte trois 
&t quatre fois. 

Ceft encore un préjugé affez généralement reçu ; 
que les pays chauds font le foyer de la pefte, &z 
que les grandes chaleurs en développent les prin- 
Mu Je vous avoue, mon cher Doëéteur, que 
j'ai été fort furpris de voir arriver le contraire, 
& d'entendre un proverbe en langue Franque diété 
par l'expérience. Saint Jean venir, difent les Turcs, 
Gandouf andar, Quand la Saint-Jean arrive, la pefte 


EN BARBARIE. 197 


s'en va. En effet, la fin du mois de juin, qui eft 
ici l'époque des grandes chaleurs, eft auf la fin 
de la contagion. Si elle ne cefle pas entiérement , 
au moins elle diminue beaucoup, & je ne doute 
pas qu'avec de grandes précautions, lon ne vienne 
à bout de l’éteindre tout-à-fait : mais les Mufulmans 
font fi opiniâtres à refufer les moyens qu’on leur 
indique , qu'ils tiennent enfermés leurs tapis, leurs 
vêtemens, même ceux des peftiférés, quoique im- 
prégnés des principes de l'épidémie. Lorfqu’en au- 
tomne ils viennent à s’en fervir, la pefte, fufpendue 
pendant deux ou trois mois d'été, recommence 
avec plus de force, & s’appaife pendan lhiver, 
quand les froids font un peu vifs. Cet ainfi que 
Pignorance propage chez les Orientaux, une ma- 
ladie que la prudence écarte des nations éclairées. 
Ï n’y a pas moyen de jeur faire entendre raifon fur 
les quarantaines, Si, par hafard, ils s’y foumettent, 
les imprudences qu'ils commettent les rendent inu- 
tiles. J'ai rencontré un chef Arabe qui craignoit beau: 
coup la pefte. Il m'interrogea fur les moyens de 
l'éviter. Je lui expliquai ceux que nous premions ; 
il parut sy foumettre. Etant repañlé chez lui peu 
après, Je le vis très-fatisfait de ces précautions qui 
fürement, vu la manière dont il les employoit, ne 
lauroient pas beaucoup garanti, fi la contagion étoit 
venue dans fon voifinage. Quand il arrivoit chez 
lui quelque Argbe de confidération , il commençoit 


N 3 


198 VOYAGE 

par lembraffer, & lenvoyoit enfuite en quarantaire 
fous une tente féparée : fi on lui apportoit des 
lettres, il les recevoit , & les trempoit lui-même 
dans le vinaigre, fouvent après les avoir lues. 1 
me fut impoffble de lui faire entendre raifon. Il ne 
concevoit pas qu'il pût y avoir du danger à toucher 
un homme qui fe porte bien. 

Les animaux ne font point attaqués de la pefte ; 
du moins je n’en ai vu aucun exemple; mais lon 
croit qu'ils peuvent Ja communiquer; la laine & les 
poils font très-dangereux après la mort de l'animal ; 
en eft-il de même lorfqu'il eft en vie ? Je n’ai pas eu 
occafñon d'en faire obfervation, | 


Jai l'honneur d'être, &c. 


EN BARBARIE 199 


DÉT DRE XX V PEL 


Au méme. 


Je vous ai entretenu plufieurs fois, mon cher 
Doëteur, des mœurs des peuples qui habitent la 
Barbarie; pour achever le tableau, je vais vous 
tracer celles de ces Chefs arabes qui commandent 
aux Tribus errantes, & dont l'autorité n’eft pas, 
moins defpotique, quoiqu’elle ne s'étende fouvent 
que fur un très-petit nombre de fujets. Je ne peux 
mieux remplir cet objet, qu'en mettant fous vos 
yeux l'hifioire des Chefs d'une de ces nations. La 
Mazoule ayant , avec la Compagnie d'Afrique, des 
rapports journaliers , j'ai été inftrunt tres-Adellement, 
tant par les gens du pays, que par d'anciens commis 
de la Compagnie, de beaucoup de particularités 
intéreflantes fur les Chefs qui ont gouverné ce 
pays. | 
Les Maures qui lhabitent vivoient d'abord , 
comme les Nadis leurs voifins, fans loix &c fans 
frein, n'ayant d'autre dépendance qu'un léger tribut 
qu'ils payoient au Bey de Conftantine. Ils fafoient 
alors beaucoup d’excurfions qui troubloient le com- 
. merce, & portoient le défordre dans les Comptoirs 
françois. Pour fe mettre à l'abri de leurs hoftilités, 
N 4 


200 . Vovrace… 

la Compagnie fit repréfenter au Divan d'Alger; 

que puifqu'elle étoit lifmataire | C’eft-à-dire, que puif- 

qu'elle payoit Les droits convenus pour la tranquille 

poffeffion du pays, il étoit jufle qu’Alger la garantie 

des vexations des Maures de la Mazoule. Le Divan 

promit d'y remédier en donnant un Schiek (un Chef) 

à ces diffrentes nations, ui répondroit de tout 

le mal que les Maures de la Mazoule feroient à la 

Compagnie ; mais qu'il falloit que la Compagnie 

fit les avances néceflaires pour obliger ces nations : 
à fe foumettre au pouvoir dun feul; quil 

falloit encore afligner à ce Schiek certains revenus 

pris fur les différens objets de commerce. Tout fut: 
accordé. , 

Le Divan donna au Bey de Conftantine le droit 
de nommer un Schiek à la Mazoule. Il choifit Be/- 
habesh, un des principaux du pays, & le mit en 

_pofleffion de fa place à la tête d’un camp confidé- 
sable. La loi du Divan étoit alors que ce Schik 
ne feroit reconnu tel que du confentement du Gou- 

,verneur de la Calle; mais après la mort d’ Abdallah, 
qui fuccéda à Belhabesh , le Bey de Conftantine 

\ s'attribua feul ce droit. Ce premier Schiek, après - 
avoir foumis quelques nations rebelles , eut un règne 
aflez tranquille. 

Abdallah lui fuccéda. Ce monftre, élevé & nourri 
dans le crime, ne fisnala que par les plus horribles 
forfaits un règne de plus d'un demi- fiècle. Il ne 


EN BARBARIE. 201 


manquoit pas de courage, mais c'étoit celui des 
Cartouche & des Mandrin. N ne s’en fervoit que pour 
dépouiller fes voifins, & fe révolter contre le Bey 
de Conftantine , auquel il refufa très - fouvent de 
payer tribut. D’une ambition démefurée , il étoit fi 
jaloux de fon autorité, que tout ce qui y portoit 
le moindre ombrage étoit à linftant facrifié. Deux 
de fes frères en furent les malheureufes vittimes. 
Ils vivoient d'abord avec lui dans une union païfible : 
mais Abdallah simagina qu'ils avoient intrigué 
auprès du Bey de Conftantine, pour avoir le gou- 
vernement de la Mazoule. Il ne hu en fallut pas 
davantage pour le déterminer à s’en défaire. Ses 
frères furent heureufement inftruits des projets de 
ce furieux ; ils s'éloïgnèrent au plutôt. Quelque 
temps après, Abdallah paroïffant entiérement revenu 
de fes foupçons , écrivit à lun des deux pour len- 
gager à venir vivre avec lui : 1l li jura par tout ce 
que la religion , le fang &7 l'amitié ont de plus facré, 
qu’il le traiteroit comme un frère chén, & quil 
reconnoïfloit combien fes foupcons avoient été in- 
juftes. Celui-ci, féduit par ces vives proteftations , 
fe rendit auprès du Schiek fon frère : il en fut 
accueil avec la plus tendre affeétion. Tous deux, 
en s'embraflant, verfèrent des larmes de joie. Ce 
ne furent, pendant plufieurs jours, que feftins & 
divertiflemens. Cependant le frère d’ Abdallah ne fe 
livroit qu'avec réferve à la confiance que celui-ci 


202 V o Y À GE 


vouloit lui infpirer, Il n’ofoit fortir du Doware. 
Aïdallzh Ki en fit un jour de tendres reproches, 
&c à force de carefles, l'engagea à faire une pro- 
menade avec lui. Ce frère, trop confiant , fe laïffa 
féduire par ces proteftations d'amitié. Ils fortent 
enfemble, fuivis de quelques cavaliers ; mais à peine 
à quelques portées de fufl du Douare, Abdallah 
ordonne de tirer fur lui. Cet infortuné fe fauve 
vers une mofquée , lieu facré & privilégié, même 
pour les plus grands crimes. 4hdallah ne refpeéte plus 
sien; il en arrache fon frère innocent, & le fait 
maflacrer fous fes yeux. 

I lui en reftoit encore un autre, refugié du côté 
de Tunis. Æédallah fait un voyage dans ce pays. 
I fui envoie des préfens, & l’engage à le venir. 
voir. Celmi-ci crut n'avoir rien à craindre en fe 
rendant à ces inftances. Îl arrive; maïs tandis qu'ils fe 
donnent réciproquement le baïfer de paix, #bdallah 
tire un poignard de deflous fon hernus, & égorge 
fon frère fur fes propres genoux. 

D'après ces traits de cruauté, vous Jugez aife- 
ment, mon cher Doéteur, tout ce dont ce monftre 
étoit capable. Il fe baignoit dans le fang fans aucun 
remords ; tout étoit facrifié à fes paflions. Livré aux 
plus grands excès de la débauche, il la porta jufqu'à 
jouir , par force, de fes propres filles. Ayant un. 
jour fait violence à une jeune Maurefque, qu'il 

avoit attachée à un arbre, fa brutalité fatisfaite , 1l 


404 


EN BAR B A/R TE. 203 


 #poïgnarda cette malheureufe de fes propres mains, 
pour avoir ofé réfifter à fes inftances, A l’âge de 
quatre-vingts ans , 1l avoit époufé une jeune femme 
de quinze. Celle - ci interrogée par fes compagnes 
fur les plaïfirs qu’elle pouvoit éprouver avec Le vieil 
Abdallah , leur témoigna combien un mari de cet 
âge la dévoütoit. Malheureufement elle en eft en-. 
tendue. Il fort furieux de fa tente, & plonge impi- 
toyablement un poignard dans le fein de cette in- 
fortunée qui embrafloit fes genoux. 

Prefque toujours fes crimes étoient dirigés par une 
politique des plus fines, quand il fe croyoit obligé d'y 
avoir recours. Vous en jugerez par l’anecdotefuivante, 
qui m'a été racontée à la Calle. Æbdallah joignoit 
à tous fes vices une fordide avarice. Malheur à 
celui de fes fujets qu'il foupçonnoit être riche! il 
falloit ou qu’il déclarât 8 abandonnût fes richeñles, 
ou qu'il périt fous les coups, & dans les plus 
affreufes tortures. Un des principaux de la nation 
avoit amaflé de grandes richefles par fon induftrie 
&c fon travail : Ahdallah les convoita ; mais comme 
le poffefleur étoit très-confidéré, 1l n'ofa faire un 
coup d'éclat. Il lui tendit un piège bien difficile à 
éviter. Mon ami, lui dit-il, 4x fais combien J'ai 
de confiance en tes confeils ; je tai toujours regardé 
comme mon père, & mon meilleur ami. Les Chrétiens 
de la Calle m'ont trompé dans le commerce ; J'ai eu 
pañence ; mais leur mawvaife foi, leurs injuflices 


204 V'o Y'ASGIE. 2 


angmentent de jour en jour : ne ferois = tu pas d'avis 
que j: les puniffe, que je tombe fur leurs troupeaux , 
Ë que j'arme contre eux Les nations voifènes Ce 
mon deffein. Abdallah, entier dans fes volontés, ne 
confultoit jamais les autres, que pour leur ordonner 
d'être de fon avis. Cet Arabe courtifan trouve que 
rien n'eft plus jufte que la réfolution du Schiek. 
Abdallih ajoute qu'il veut, pour le lendemain, 
aflembler fon confeil, & mettre la chofe en déli- 
bération : mais en attendant 1l lui ordonne le plus 
grand fecret. Le lendemain les principaux Arabes 
de réunirent fous la tente d' Abdallah , qui leur tint 
ce difcours : Wous favez tout le bien que nous recevons 
des Chrétiens de la Calle, & combien üls s'efforcent 
de rendre le commerce florifflant : vous favez per quels 
Jèrmens je me fuis engagé a les protéger 6 a Les défendre. 
Que merite un homme affez audacieux pour m'engager 
à violer mes fermens, & à trahir les Chrétiens? Tous 
enfemble répondirent : la mort. Abdallah nomme 
l'Arabe opulent , qui fut maflacré avant d'avoir eu 
le temps de fe juftifier. Je vous rapporte ces trains, 
mon cher Doéteur, non pas comme ceux d’un fimple 
particulier livré à la fcélératefle, mais comme ap- 
partenant aux mœurs de la nation, & même comme 
un titre d’éloges chez ces peuples barbares. 

Tant de cruautés donnèrent au Schiek Abdallah 
une grande réputation. Il laugmenta encore, &c 
termina une vie auf pleine d’atrocités, parsun 


\ 


EN BARBARIE 20$ 


voyage à la Mecque. Il mourut à fon retour à moitié 

émin , âgé de plus de quatre-vingts ans. On lui 
drefla une mofquée, où il eft honoré comme un 
faint. 

Abdallah avoit deux fils, Æ/y-Bey & El- Bey. 
L’aîné, 4/y-Bey, avoit fouvent effayé de fe défaire 
de fon père, au moins de le chafler de fa place. 
Il réuffit enfin à s’en emparer; mais fes fuccès furent 
de peu de durée. Abdallah xeprit fa première au- 
torité; & comme il aimoit ce fils rebelle, il fe 
contenta de l'envoyer dans les prifons de la Calle. 
À fon départ pour la Mecque, Abdallah remit fon 
fils au pouvoir du Bey de Conftantine, & céda 
toute fon autorité à E/-Bey, fon fecond fils. 

Celui-ci, fans mœurs, fans probité, ne fe montra 
pas moins cruel & fanguinaire que fon père. Avant 
la contagion aëtuelle, 1l venoit fouvent à la Calle , 
où il s’enivroit avec les foldats & les manœuvres. Sa 
figure eft douce & prévenante, mais fon cœur eft 
celui d'un tigre. Je ne vous citerai de lui que ce feul 
trait , ROnE point davantage fouiller ma suuys 
par le récit de nouvelles horreurs. Une nésrefle, 
efclave d'ELBey , s'étoit abandonnée à un Maure. 
Elle en étoit enceinte. E/- Bey en fut inftruit. Il 
fit faifir cette infortunée, & ordonna qu'on lui écraft . 
les mamelles entre deux groffes pierres. Après quoi, 
il lui ouvrit lui-même le ventre, & en retira l'enfant. 
L'on ma afluré qu'il avoit afffté en riant à ce 


206 Vo r Ke 


fpeétacle d'horreur. Incrédule par libertinage, il fe 
moque de la loi de Mahomet, & fe livre tout entier 
aux excès de la plus infame débauche. Je lai vu à 
Bonne après fa difgrace, continuer le même genre 
de vie, & fans ceffe environné des compagnons de 
fon libertinage. 

Cependant 4/y- Bey , renfermé dans les prifons 
de Conftantine, follicitoit vivement le Bey de cette 
ville de lui accorder le gouvernement des Maures 
de la Mazoule , auquel 1l avoit droit par fa naiïffance. 
. Il appuya cette demande en promettant de payer 
des tributs bien plus confidérables que ceux que 
payoit fon frère. Ses offres furent enfin acceptées. 
Le Bey de Conftantine, à la tête d’un camp confi- 
dérable, vint fondre fur le Doware d'ELBey , qui 
n’eut que le temps de prendre la fuite. Dès ce mo- 
ment Aly-Bey fut reconnu pour Schiek. Ces révo- 
lutions arrivèrent peu après mon arrivée en Afrique. 
Je vous ai entretenu aflez au long , dans mes diffé- 
rentes Lettres, de ce Chef aétuel, pour vous donner 
une idée de fon caraétère & de fes mœurs. 

Vai l'honneur d’être, &c. 


» 


EN BARBARIE. 207 


Al OU 0 ME : de le D © de & 


Au même. 


Ds hommes auffi cruels que ceux que je viens 
de vous dépeindte, une fois armés de la verge meur- 
trière du defpotifme, font des monftres bien dan- 
gereux, [l femble qu'ils ne foient revêtus de l'autorité 
fuprème que pour faire fervir leurs propres fujets 
d'inftrumens à leurs paflions, pour senrichir de 
leurs dépouilles | & s’abreuver de leur fang. Vous 
avez vu les mœurs communes à ces petits Sou- 
verains, d’après ce que je vous ai dit de quelques- 
uns d’entre eux. Il me refte à vous parler de leur 
gouvernement , & de l'étendue de leur autorité. 
Avant d'entrer dans aucun détail à ce fujet, il eft 
bon de nous arrêter un inftant fur les gouverne- 
mens de Tunis & d'Alger. Ces deux Etats confondus 
par la plupart des Hiftoriens & des Géographes, 
font cependant très - différens. Tunis eft un Etat 
monarchique , qui pafle fucceflivement de père en 
fils. Le Bey, quoique indépendant du Dey d'Alger, 
envoie néanmoins tous les ans une efpèce de tribut 
à ce Souverain , dont il appréhende la puiffance. En 
effet, jamais les Algériens ne fe font préfentés devant 
Tunis fins en être revenus viGtorieux. Alger eft 


ù PAS 04 F ‘2 
£ K, 3 ” * 
208 VOYAGE s 


une république, dont le gouvernement eft éleétif ; L 
& trèstumultueux. Lorfqu'il s’agit de nommer un 
Dey, la Régence, compofée des principaux chefs 
de la milice, s’aflemble, & en fait l'élection, qui 
ordinairement tombe fur un des principaux miniftres. 
À peine nommé, le nouveau Dey monte fur le 
trône, & chacun vient lui rendre hommage : mais 
fi quelqw'autre s’eft formé un parti puiflant parmi 
les troupes, sil a aflez de courage pour aflafiner 
le Dey régnant, & le remplacer fur le trône, l'au- 
torité fouveraine refte entre fes mains, à moins 
qu'un autre, auffi hardi que lwi, ne la lui enlève 
parles mêmes moyens. C’eft ainfi que l’on a vu, à 
l'éleétion du Dey aëtuel, fix Deys fucceflivement 
placés fur le trône, & aflaffinés en vingt-quatre. 
heures. Quoiqu'ils ne régnerent que quelques mo- 
mens, ils furent tous enterrés avec les honneurs 
dus au rang fuprème. Il n’eft pas un feul foldat % 
parmi la milice Turque, qui ne puifle afpirer à la 
couronne. Il n’en faut pas d'autre exemple que le 
Dey aduel, qui fut d'abord fimple foldat & 
Cordonnier au Coflo. Quoique d'une aufii bafle 
condition , il gouverne fes Etats avec des principes 
dignes des premiers Rois de Rome, En unfeul mot 
il déclare fes volontés, &c jamais il ne revient fur 
ce qu'il a décidé. C'eft ainfi qu'il traite , même avec 
les Souverains de l'Europe, de la paix ou de la 


guerre, Fatigués de jetter des bombes inutiles fur 
Alger, 


EN BARBARIE 209 
Alger, les Efpagnols lui propofent la paix & un 
traité, de commerce. Le Dey qui, de fon côté, ne 
s'ennuyoit pas de faire des efclaves , leur Éd 
leurs, dernandes , mais à des conditions dures , qu'au- 
cune négociation ne put adoucir. Si ton Roi ne veut 
pointla pue, répondit-il froidement à Dinbatieenn 
ch bien ! qu'il faffe la guerre. Ce neft qw'avec une 
fierté impérieufe & Pot infultante, qu'il traite les 
Confuls des Puiffances Européennes, fans aucun égard 
pour le Souverain qu'ils repréfentent, Qu'ai-je befoin 
de ton Roi, difoit-1l un jour à l'un d’eux ; / m'envoie des 
Armbaffadeurs & des prèfens. Je ne lui demande & ne 
lui envoie rien ; il achète mon amitié, je me. foucie 
peu de la fienne. Le Dey d'Alger .eft conféquent à 
ces principes. Si arrive qu'un bâtiment foit infulté L 
la cargaïfon pillée, en vain l’on en demande répa- 
tation au Dey. Ce qui ef? mangé ef! mangé, dit-il ; 
quand tu as plumé une poule, Ë que le vent.en a 
difperfé les plumes , comment voudrois-tu les raffembler ? 
Tout Chrétien qui pafle devant le palais de ce Sou- 
verain eft obligé d'ôter fon chapeau & d’avoir un 
air tiès - refpectueux, Un Conful, pour y. avoir 
manqué, fut un Jour reconduit chez lui à coups 
de bâton. Un Officier de Marine éprouva le même 
traitement pour s’êtreavifé de fredonner une chanfon, 
tout en paffant chemin, L'air avantageux & petit 
maitre ne va point du tout dans ce pays: 


Alger eft prefque ropreable par fa poñition, Bâti 
Part. I O 


110 V o'"Y'AÈC'E 


fur le penchant d’une montagne , il faut, pour ÿ 
arriver par terre, pañler dans des gorges effrayantes » 
où une poignée d'hommes feroit én état de maffacrer 
une armée confidérable, Du côté de la mer, Pentrée 
du port eft défendue par trois fortes batteries de 
canon, dirigées par des renégats ou des efclaves 
Chrétiens. Quant au bombardement, les Aloériens 
le craignent peu. Outre qu'ils n'ont rien à perdre, 
ils favent auffi bien vivre fous une tente, qu'entre 
quatre murailles ; d’un autre côté, le Dey, avide 
de richefles, voit avec plaifir les oh s’écrouler, 
Il les fait rebâtir pour fon compte, fi le propriétaire 
ne peut en faire la dépenfe. Auf eft-ce là le principe 
d’une réponfe que le Dey fit un jour à un Envoyé 
d'Angleterre. Celui-ci venoit porter plainte & de- 
mander raifon d’une infulte faite à un vaifleau du Roi. 
Ilterminoit fa harangue par faire entendre au Dey que 
le Roï d'Angleterre pourroit bien venir bombarder 
Alger. Le Dey, qui l'avoit écouté jufques-là fans lui 
rien répondre, l’interrompant : Combien en codtera=t-1l 
à ton maître pour bombarder Alcer? Telle fomme, répond 
f'Ambañladeur. — Æh bien, qu'il m'en envoie feulement 
la moitié , € je fais rafer Alger. Cet Envoyé ne put 
obtenir d'autre réponfe. | 

Revenons aftuellement au gouvernement intérieur 
du pays. Une poignée de Turcs, indépendans du 
Grand-Seigneur, donnent la loi à toute la Barbarie, 
& la donnent en defpotes, La Régence d’Alger nomme 


EN -BARBARIE. 215 
des 2eys dans les différentes places fortes du royaume: 
Ïs y jouiffent du pouvoir le plus abfolu., Tels font 
ceux de Conflantine, de Maftara , de. Tremecen, Ee. 

mais ils, font obligés de venir tous les ans où tous 
les deux ans apporter. eux-mêmes des tributs confidé= 
xables au Dey d'Alger. Sils, déplaifent à ce Souve= 
rain, il profite de cette cixconflance pour leur faire 
couper la .tête, fans autre forme de-procès.: Cet 
ainf que ce ru Defpote fait trembler. devant 
lui, ceux-là même qui,..un inftant auparavant , inf 
piroient la même frayeur à des milliers de Maures 
&., dArabes 7 à FRX 
Ces. Beys.ont à leurs bvclces”. une bonne milice 
Turque qui fait refpeëter, leur autorité, & foutient 
celle des Kaïdes & des: Schicks qu'ils nomment dans 
les villes & les Douares. de leur rdépartement. Ces 
derniers font ordinairement choifis parmi_les re= 
négats,, les efclaves des Beys ,rou les Maures. Chacun 
d'eux peut, dans fon. gouvernement , fe conduire 
comme il fui plaît. Pourvu.qu'il paie fes fupérieurs, 
on ne lu. demande jamais compte de fa conduite, 
Le plus petit de, ces chefs a autant d'autorité, eft 
| autant defpote dans fon Douare que le Dey à Alger. 
Il peut dépouiller les Maures, les affaffiner, enlever 
leurs troupeaux, détruire leurs maïfons, fe livrer 
aux. plus grands excès d'imuftice & re cruauté $ 
tant qu'il paiera, le Gouvernement fupérieuf ne 
fe-mêlera en rien de fes aétions, Il entre même dans 
O 2 


1%,  *: V'orates 2 
la pélitique des Turcs de fomiénter des divifions : ; 48 
guerres’ ‘intéftines parmi +oùs ces petits Chefs äre rabes. 
Ils concoivent Bien que fi ces Barbarefques; guidés 
par l'intérêt: commun, véncient à fe réunir ; leurs 
forces’ combinées briféroient faifément Ja He de 
leur éfctavage ; ‘mais’ Cf unitr foupeau d'hommes 
Tâches & vils qui fe faiffent' conduire en ‘aveuglé, 
trerhblant fins céffé fous main qui les opprie. 
| D'après un fi mauvais gouvernement, 'eftl étone 
nant que la Barbarie {oit Pre inculte & défèrte? 
Sans ceffé lé” cultivateur eft dans la crainte d'être 
dépouillé foit par fon propre chef, foit: par uné 
nation vOïifine. D'un‘antre côté, lés gtiertes cohti- 
nuelles: diminuent la: population privénit les icamt- 
pagnes"de bras néceffaires à lèur culture, "8e font üñ 
vafte défert du plus beat pays de la terte, Ai ces 
contrées Li fl peu POPEUr ne ans a eux 
peut rericontrer deux ou Es Dose dans kéquèl 
fouvent il n'y a pas ent Hommes. Il m'ef | pas rarè 
de faire trois & quatre journées fans trouvêr d'autres 
êtres vivans qué quelques bêtes féroces ; “quelquefois 
moins à craindre que les Maures. - . 
Il nexifle, parmi ces peuplades errantes, aucune 
loi criminelle où coaftive , aucune qui venge le 
crime ou punifle linjuftice. La vengeance eft le 
droit de chaque particulier, & le plus fort eft 
toujours celui qui a raifon. Dans les villes 1l n'en 


EN BARBARIE, 213 
eft pas tout-à-fait de même. L'an peut y reclamer 
l'autorité du Bey ou du Kaïde, La peine du Talion 
y cf aflez généralement admife ; mais la punition 
du coupable dépend prefque toujours de la volonté 
de laccufateur ; il peut faire grace & pardonner : 
aufli quand l’accufé a de l'argent, tel coupable quil 
foit, il eft rarement puni autrement que par la 


bourfe. 
Jai l'honneur d'être, &c, 


FIN DES LETTRES, 


O 3 


RACEHERCEHES 


SUR 
LHISTOIRE NATURELLE 


DE LA NUMIDIE. 


Cu 


RECHERCHES 


SUR 


L'HISTOIRE NATURELLE 


PPETL'A Ni DD IE. 


RÉGNE ANIMAL. 


QUADRUPÈDES. 
L'ÉPHL IOLN. 


De tout temps les Lions de la Numidie ont été 
renommés. Ils faifoient les honneurs des Cirques 
Romains, & les guerriers les plus redoutables ont 
toujours attaché beaucoup de gloire à entrer en lice 
avec ce terrible animal. Emblême de la force & du 
courage, fa dépouille étoit lattribut des héros de 
l'antiquité. Jamais Hercule n’a eu d'autre vêtement 
que la peau du lion de Némée. Malgré le laps des 
temps, 1l n’a rien perdu de fa première réputation; 


218 VovyaiAcEe 
& aucique Marmol, cité par M. de Buffon, prétende 
que les Lions qui habitent aux environs des villes & 
des bourgades de Barbarie, ayant connu l’homme & 
La force de fes armes, aient perdu leur courage au 
point d'obër à fa voix menaçante , de n’ofèr l’attaquer, 
de ne fe jeter que fur le menu bétail, & enfin de 
s'enfuir en fe laiffant pourfuivre par des femmes ou 
par des enfans qui leur font, à coups de béton, 
quitier prife & lâcher indignement leur proie ; maleré 
cette aflertion , plus que douteufe, le Lion n’eft 
pas moins la terreur des hommes & des animaux. 
L'on peut s'en convaincre par le tableau fidèle que 
jen ai tracé dans la douzième Lettre, par la terreur 
qui sempare de tous les êtres vivans dès qu'il 
s'annonce par {es rugiflemens au milieu des ténèbres, 
enfin par les foins que lon prend pour écarter ce 
redoutable ennemi. Je ne connoïs qu'un feul trait, 
de la vérité duquel je fuis fr , qui prouve que 
l'on ait ofé lui réfifter, encore n’eft-il queftion que 
d'un jeune Lionceau. Il s'étoit jetté fur une vache 
ans un Dorare près de la Calle, Un jeune Maure 
s'élance fur l'animal féroce, veut Parracher de fa 
proie, létouifer, pour ainf dire, entre fes bras; 
as il ne peut lui faire quitter prife. Son père arrive . 
asmé d’une efpèce de hache. Il veut en frapper le 
Lion, le coup tombe fur la main du fils, & lui 
ebat trois doigts. L'on eut beaucoup de peine à 
faire lêcher prife au jeune Lion. Jai vu ce Maure 


EN BARBARIE. 219 


traité pat M. Gay , alors Chirurgien à l'hôpital de 
l Calle. 

Les Lions qui vivent dans les gorges de PAtlas 
& au milieu des forêts de la Numidie, font rare- 
ment à craindre pour les hommes, & même pour le 

bétail renfermé dans les Douares. Beaucoup d’autres 
_ animaux féroces qui habitent avec eux ces profondes 
_ folitudes, leur fervent de nourriture. Les fangliers, 
les loups, les renards, les chacals, &tc. très- mul- 
tiphés dans ces contrées, n'échappent que bien 
difficilement à la griffe redoutable du roi des forêts. 
La Panthère , lOnce ; le Lynx, les Singes , &c. 
doués de la faculté de grimper aux arbres, ont un 
moyen für de fe fauver, quand ils s’apperçoivent 
à temps du danger ; car le Lion a deux manières 
de chaffer, Quand il n’eft pas bien affamé, 1l refte 
caché dans les brouffailles, attend que quelque gibier 
paroïfle, s’élance deflus avec une légéreté & une 
vitefle inexprimables , & manque rarement fa proie; 
mais quand il eft preflé par la faim, cette chafle 
paifble ne lui convient plus. Impatient & furieux , 
il abandonne fa retraite, fait retentir les forêts de 
fa tonnante voix, glace d’effroi tous les êtres vivans; 
aucun animal ne fe croit en füreté dans fa tanières 
tous fuient en défordre, fans favoir fouvent éviter 
ennemi commun dont ils deviennent la proie, 
Voici une remarque que jai eu occafon de faire, 
& qui doit donner la plus haute idée de empire 


220 V o#aaA:6G! E 


defpotique du Lion dans les forêts de la Numidiei 
Lorfque la nuit a couvert la terre de ténèbres, cette 
tranquillité filencieufe qui laccompagneteft änter- 
rompue par les cris de divers animaux féroces:: les 
Chacals fur-tout glapiflent en troupes nombreufes, 
les Loups hurlent dans le lointain; ce n’eft fouvent 
qu'une confufion de cris qu'il eft difficile de diftinguer = 
mais à peine les échos ont-ils résété les longs rugif- 
femens du roi des animaux, que ceux-ci n'ofent 
plus fe faire entendre. La feule voix du Lionretentit 
dans ces vaftes déferts , & impofe filence à tous les 
habitans des forêts. Saïfis d’épouvante, ils cran- 
droient de fe trahir par leurs cris, & d'attirer 
vers eux un ennemi qu'ils n’ofent attendre pour le 
combat, malgré le fignal éclatant qu'il en donne à 
tous les animaux. Il n’en eft aucun qui ne le craigne 
&c ne fire loin de fa préfence. Le Lion eft donc 
le feul des animaux qui n'ait d'autre ennenu-que 
l'homme armé; encore n’eft-il pas épouvanté à fa 
rue. S'il eft affamé , il l'attaque, sil eft raflañié, il 
pañe avec une fierté impofante, imprimant bien 
plus de terreur qu'il n’en éprouve. 

Le Lion eft plus furieux, plus à craindre dans le 
défert de Saara que dans les vallées de l'Atlas. Les 
chaleurs exceffives de ces plaines fablonneufes ex- 
citent dans fes veines une fermentation, une: efpèce 
de rage oil éprouve pas dans les forêts : d'ailleurs, 
comme :l mange beaucoup, qu'il trouve diflicilement 


E'Nx B A RRAUR LE at 


deiquoife nourrir dans cés brülantes folitudes ;: 1] 
‘eft\ prefque toujours afamé ,:& fon appétit, eft la 
anefure de {à fureur: Alors-rien ne l’épouvante: fl 
fond fur les caravanes , attaque indifféremment, les 
hommes) & les chameaux, fe; choïfit une |viétime ; 
& prefque toujours viétorieux , 1l fe retire au loin 
pour dévorer fa proie, Qualaherons les Lions sat- 
troupent ; ils fuivent d'fléz: près , seême. pendant 
le jour, les plus nomibreufes caravanes, les in- 
quiètent ,dans  leur-;route ,: lesréponvantent, les 
tiennent en garde toute la nuit par leurs se 
rugiflemens, & finiffent! parles ‘attaquer, Imaleré 
des feuéê. les: coups: de füfils: continuels :1le-plus 
für moyen que lon ait: d'écarter ces cruels ennemus, 
eft des leur facriñier. quelque lbête. L'on: attache à 
un arbre ou, au défaut: on lie par: les -pieds' une 
mule ,; wa chameau, que lon'abandonne à-ces ani- 
maux, affämés: Dès qu'ils font raflañés-ils:'reftent 
tranquilles , & laïffent les voyageurs continuer en 
paix leur chemin. Un vieil Arabe nommé Batallah , 
Drosman à la Calle ; & qui avoit fouvent chaflé 
auxdions, maafluré quelorfqu'ils étoiént en troupe, 
ils 'attaquoient jamais, plufcurs esfemble, un {ul 
ennemi; mais que fi le premier étoit vaincu, un 
autre le remplacoit; que lui-même avoit ce un 
jour aflailli par trois Lions, qu'il les avoittüés 
tous trois l'un après l'autre. Les Arabes aiment le 
merveilleux, particuliérement dans les exploits, & 


222 V:oGYAGE 

javoue que ce récit m'a paru très-douteux!, fur. 
tout au fujet de ces trois Lions tués par un feul 
homme. Il eft vrai que cet Arabe avoit été un très. 
grand chaffleur, & que-pour rendre ce fait vraifeme 
blable , il:me difoit qu'après avoir lâché fon coup 
de fufl fur le premier Lion, les deux autres, 
épouvantés , lui avoient laifé le temps de LES 
avant qu'ils revinffent à Sn L 


LA PANTHÈRE ET L'ONCE. 


La PANTHÈRE , plus. finginrel ie bles 
mais bien moins noble que ‘le Lion , habite les 
mêmes forêts. Quoiqu’elle foit, par la force, in- 
férieure au Lion, il paroït néamoins qu'elle lu 
réfifte ; &:que ces deux cruels animaux fe livrent 
quelquefois des combats fanglans. L'on a afluré 
que plufeurs ouvriers, étant «un jour fortis de Zz 
Calle pour aller couper ; dans une forêt voifine, 
du bois de conftruttion, avoïent rencontré un Lion 
&c une Panthère (1) qui s’entre-déchiroient. Tous 
deux fe tenoient droits, réciproquement entrelacés, 
chacun la griffe enfoncée dans le corps de fon 


(1) L'on m'a dit un Tigre, mais c'eft par l'abus général 
d’appeller Tigre tout animal qui a la peau mouchetée. Je 
préfume que c’étoit une Panthère ; l'Once étant trop foïble 
& trop petit pour réfifter au Lion. 


EN BARBARIE. 22% 
adverfaire , fe déchirant lun l'autre avec leurs re 
doutables mâchoires, Iminobiles en cette poñition, 
combattant à forces évales, leur fang ruffeloit en 
abondance. Il eft à préfimmer que ce combat né {à 
feroit terminé que par li mort Gés deux combattans ; 
mais Jes ouvriers y mirent fin pat une décharge 
générale de leurs fufls , & rapportèrent en miomphe 
à la Calle la peau de ces deux anifnaux, Quoi il 
en foit, je foupconne, où que ce Liôn, trop jeune, 
n'avoit pas encore acquis toutes fes forces; cute, 
trop vieux, il enavoit perdu une grande partie: caril 
eft bien difficile de croire que la Panthère, quoïqué 
très-bien armée, puifle fe battre avec le Lion à 
forces égales. 

Lion'élihfié La: Panthère à peu près comme Îe 
Lion, avec cette différence awelie Le fait phis craindre 
du chafleur, 87 que, moins délicate que le L'on, 
quelques quartiers de bête morte, même à demk 
putréñée, fufifent pour l'attirer. L'on fufpend -cet 
appât à un arbre, êc à quelques pas de Vo 
établit une cabane : maïs le chaffeur n’ofe y ee 
les premiersiours, de peur qu'ilne prenne fantaife 
à la Panthère de lui rendre une vifte. Il a fon, 
chaque jour, de renouveller l'appât, afin que ce 
cruel ‘animal, accoutumé à trouver fa proie au 
même endroit, fe difpenfe de la chercher aïlléurs, 
&c s'habitue À la vue de la cabane. Alors le chafleut 
s'y renferme ; & dès qu'il apperçoit la Panthère, 


224 --VoyaAceE 


iltâche de la bleffer mortellement du premier coup 
de fufil. Si elle a la force de fe relever, elle cherche 
par-tout lennemi qui l'a bleflée, & fe venge avant 
d'expirer, Dans tous les cas, le chaffeur refte 1m- 
mobile dans fa cabane jufqu'’au lendemain matin. 
Alors_il fe retire, craignant toujours, maloré fa 
viétoire, de rencontrer l'ennemi qu'il a terraflé. Il 
revient quelques jours après, accompagné d'un 
Chien dreflé qui fuit la pifte de l'animal, Si la Pan- 
thère refpire encote, le chien eft la première viétime 
de fa rage, &c le chafleur, averti par les cris dou- 
loureux de fon meflager, fe hâte de battre em 
retrate. Un Maure chaffeur, qui me faifoit ces 
récits, ajouta qu'un jour, pourfuivi lui- même 
par une Panthère expirante, ne s’étoit fauvé qu'en 
laiffant, dans fa courfe, fes habits fur un buifon. 
L'animal féroce aflouvit fa fureur en les déchurant 

en mille morceaux. Il expira fur ces lambeaux. 
Avec des mœurs auffi féroces , l'on ne-doit pas 
douter que la Panthère n’attaque l'hommé. Aufü 
ce fait m'a été confirmé par plufieurs Arabes. ,:qua 
m'ont afluré qu'ils craignoient beaucoup plus la 
Panthère que le Lion, tant pour eux que pour leurs 
troupeaux. Cet animal a les-mœurs du tigre. Sa 
rage confifte à s’abreuver de fang ; & lorfquäl en 
eft foul, à le voir couler, à sy baigner, pour 
ainfi dire; jamais fa fureur n’eft aflouvie; il paroït 
même recevoir un nouvel aliment des-viétimes 
| | multipliées 


EN BARBARIE 22ç 
multipliées qu'il égorge. S'élance-t-il au milieu d’un 
troupeau nombreux ; fi on ne lui donne pas la 
chafle, il ny laiffe aucun animal en vie. Il ne 
refpire que le fang, le carnage, & la mort, Il 
attaque tous les animaux, excepté le Lion, &t il 
n’en eft aucun fur lequel il ne remporte la viétoire, 
Extrêmement léger à la courfe, 1l les furpañle tous 
en vîtefle ; fes mouvemens font fi fouples, fi prompts, 
qu'il eft difficile de lui échapper. Les buïiflons, les 
foflés, même les rivières peu larges ne peuvent 
larrêter dans fa courfe. Il franchit tout avec légé- 
reté ; & fi l'animal qu'il pourfiut fe fauve fur un 
arbre, la Panthère, malgré le volume de fen corps, 
y eft aufi-tôt que lui. Par ce moyen elle déclare 
la guerre aux hebitans de la terre & des airs. 
L'oifeau trop jeune encore pour s'échapper de fon 
nid, quoique placé au fommet de larbre le plus 
élevé, devient la proie de la cruelle Panthère. Ses 
‘pattes font armées d'ongles longs , durs & pointus; 
{es mâchoires font terribles, & garnies de dents 
aiguës , fortes & nombreufes, La foif du fang fe 
lit dans fon regard ; fon ceil ef toujours étincelant 
de colère & de rage : mais lorfqw'oubliant fa féro- 
-cité, lon ne fait attention qu’à la belle robe dont 
la Nature la ornée, lon trouve peu d'animaux 
plus élégamment habillé, Son poil eft fin, life, 
&c court ; fa peau eft parfemée de taches noires 


arrondies en anneaux ou en rofettes fur un fond 
P aTÉ Ê ; P 


.226 : IVLO % AG E 

légérement fauve. Il en réfulte un enfemble qui a 
je ne fais quoi de doux, de gracieux à Ja vue; 
auffi les Anciens prétendoient-ils que la Panthère, 
en cachant au troupeau fon regard féroce, & ne 
laïffant voir que fa belle robe, le charmoït au 
point de l'attirer à elle, & de le dévorer à fon 
aife (1). Nous fommes loin de croire ces fi&ions ; 
mais au moins faut-il avouer que la Nature, qui a 
imprimé fur la figure de cet animal le caraëtère de 
la férocité, paroït avoir voulu le dédommager en 
lui permettant de fe faire admirer par la beauté & 
Pélégance de fon vêtement. Cet anisnal a la queue 
forte , tachetée de noir en-deffous , & terminée par 
.des anneaux noirs & blancs. Il eft de la grandeur 
& dela force d’un de nos plus gros chiens; mais 
il a les pattes courtes &c fortes. 

L'Once, dit M. de Buffon(2), diffère de la Panthère 
en ce qu’il ef? bien plus petit, qu'il a la queue beaucoup 
plus longue, le poil plus long aff, & d'une couleur 
grife ou blanchätre ; 6 le Léopard' differe de la Par 
thère 6 de FOnce, en ce qu’il a la robe beaucoup plus 
belle, d'un fauve vif & brillant, quoique plus ou 
moins foncé, avec des taches plus petites , la plupart 
difpolées par grouppes , comme ff chacune de ces taches 
étoit formée de quatre taches réunies... le Léopard a 


(1) Solinus, c. 21. 
(2) Hi, sl tom, IX, pag. 156, édit. in-4® 


EN BARBARIE. 227 


ls mêmes mœurs 6 le mêne naturel que la Panthère. 
I! eff plus grand que l'Once, plus petit que la Panthère. 

D'après cette difindion, que M. de Buffon a 
établie entre ces trois animaux, que les anciens 
Naturaliftes ont fi fouvent confondus, il s'enfuit que 
le Léopard ne vient point en Barbarie, ou du 
moins qu'il y eft très-rare, Parmi un grand nombre 
de peaux tigrées que j'ai eu occafon d'examiner dans 
le pays, aucune ne m'a paru appartenir au Léopard, 
Il eft aïfé de reconnoitre, parmi les auteurs qui l'y 
citent , que leurs defcriptions conviennent à la Pan- 
thère de M. de Buffon. Quant à lOnce, il y eft 
très - commun : fes mœurs font aufli fanguinaires 
que celles de la Panthère; mais comme il eft beau 
coup plus petit & moins fort, il n’eft pas autant 
à craindre. Îl s'approche des troupeaux avec plus 
de timidité; on l'en tient aïfément écarté, & on 
le chafle ouvertement à coups de fufil. Il eft donc 
borné à chercher fa nourriture parmi les animaux 
d'une force inférieure. Îl attaque &8T combat les 
Sangliers & les Loups ; 11 dévore les Renards, les 
Chacals, pourfuit fur les arbres les Chats fauvages 
& les Singes, & ne laïfle pas encore d'exercer 
un empire aflez étendu dans les forêts, où il n’a 
guère d'autre ennemi que la Panthère & le Lion; 
mais il échappe facilement à ce dernier, en fe fauvant. 
fur les arbres. L'Hvène lui Livre auf la guerre , mais 
Once a bien des moyens pouréviterun combat d’où, 

. 


228 No SAN ER 


quand il s'y engage, il fort rarement viélorieux: 
El craint l'homme, & n’approche qu’en tremblant 
des lieux qu'il habite, autour defquels 1l rode {e- 
crétement , afin de furprendre quelque animal 
domeftique. | 

Le Tigre ne fe trouve pas en Barbarie, ni même 
dans le défert de Suara. Comme bien des leéteurs 
pourfoient confondre encore cet animal avec Îe 
Léopard ou la Panthère, je ne crois pas inutile de 
rapporter ici la defcription qu'en donne M. de 
Buffon. Le vrai Tigre, dit-1l, Le feul qui doit conferver 
ce nom, ef} un animal terrible, 6 peut-être plus & 
craindre que le Lion: fa férocité n’efl comparable à 
rien , mais on peut juger de fa force par fa taille. Elle 
eff ordinairement de quatre à cinq pieds de hauteur fur 
neuf, dix , jufqu’a treize de longueur , [ans y com= 
prendre la queue : [a peau n'eft pas tigrée , c'eft-a-dire, 
parfemée de taches arrondies. Il à feulement [ur un 
fond de poils fauves, des bandes noires qui s'étendent 
cranfverfalement fur tout le corps , 6 qui forment des 
anneaux fur la queue dans toute [a longueur... Heu 
reufement pour le refle de la Nature, l'efpèce n'en eft 
pas nombrenfe, & paroët confinée aux climats ‘les plus 
chauds de l'Inde orientale. Elle fe trouve à Malabar , 
& Siam, à Bengale , dans les mêmes contrées qu’habitens 
d'Eléphant & Le Rhinocéros (1). 


(x) Hift. Nat. tom, IX, 


EN BARBARIE 229 
LE LYNX ET LE CARACAL, 


LE Lynx ou Loup-Cervier, dont les Anciens ont 
taconté tant de merveilles, eft un animal. férocé 
qui tient de la nature du Chat ; mais il eft beaucoup 
plus fort & plus gros. Celui que lon rencontre en 
Barbarie a le poil Life, fans taches, les pattes courtes, 
les yeux vifs & brillans, d’où, fans doute, l'on a 
prétendu qu'il voyoit même à travers les corps 
opaques. Il grimpe aux arbres, & y pourfuit fa 
proie avec une très-grande légéreté : mais il n’ofe 
- guère attaquer que les Chats fauvages , les Bélettes ; 
les Lièvres, & les animaux foiblement armés. Comme 
il faute avec vitefle, il faifit fouvent les oïfeaux au 
vol, fur-tout ceux qui Pont pefant & qui s'élèvent 
peu. D'autrefois, placé fur un arbre, il s’élance fur 
fa proie avec une rapidité incroyable. Quand il 
n'eft pas bien affamé, il fe contente de fucer le 
fang de Panimal qu'il a tué; & quoique raffañé, 
il ne fait grace à aucun, dès qu'ii trouve à exercer 
fes inclinations fanguinaires. Cependant il ne porte 
point fur fa figure le caraétère de la férocité ; fon 
regard eft doux, & l’enfemble de fes traits n’a rien 
que d’agréable. Il vit dans les forêts de la Numidie, 
& s'approche fréquemment des lieux habités. 

Le Caracal, que les Arabes nomment Gar-el-kallah, 
le Chat aux oruilles noires , eft beaucoup plus gros 


P3 


230 Vire * 4 60e 


&c plus long que nos Chats domeftiques. Il reWemble 
au Lynx : ila, comme lui, les oreilles terminées 
par une petite touffe de poils noirs; mais fes traits 
annoncent davantage un cara@ère de férocité, Son 
poil eft d'un roux foncé ; 1l a le mufeau un peu 
effilé, & de couleur noire. Comme cet animal a les 
yeux percans , l’odorat très-fin, l'on a prétendu 
qu'il étoit, pour la chafle, d'intelligence avec le 
Lion, dont la vue eft plus courte & l'odorat moins 
parfait ; qu'il éventoit le gibier, & qu'en recon- 
noiffance de ce fervice, le Lion lui abandonnoiït le 
refte de fa proie, quand il étoit raffafié; d’où vient | 
qu'on la nommé X Guide ou Le Pourvoyeur du Lion. 
Cette fi£tion n’a été imaginée que parce que 4 Caracal 
étant très-inférieur en forces aux grands animaux, 
. wofant attaquer que les plus foibles, eft obligé, 
fouvent , pour trouver de quoi fe nourrir, de s'at- 
tacher à la fuite d’un de ces animaux redoutables qui 
règnent dans les forêts : mais comme il auroit trop 
à craindre des dents de la Panthère, ou des griffes 
de POnce, qui n’épargnent aucun animal, & grim- 
pent facilement aux arbres, il préfère fuivre, mais 
de loin & en tremblant, les pas du Lion qui lui 
permet , ainfi qu'aux autres animaux, de profiter de 
fes reftes. 


EN BARBARIE. 231 
L'HY;,Æ N:E. 


IL n’eft pent-être aucunanimal dont l'afpe& foit 
plus ignoble que celui de FHyæne. Son regard eft 
farouche 85 fauvage, fon œil féroce, fes inclinations 
cruelles , bafles & dégoûtantes. Elle déchire impi- 
toyablement les animaux qu’elle rencontre, les 
attaque tous, excepté le Lion & la Panthère, 
contre lefquels au moins elle ofe fe défendre. Les 
hommes ne font pas à l'abri de fa dent carnafñère. 
Elle vit feule, éloignée de toute efpèce de fociété ; 
jamais on ne l’a vue, comme bien d’autres animaux, 
s'attrouper avec fes femblables. Lorfque la nuit a 
ratnené fur la terre le filence & les ténèbres, 
l'Hyæne alors fort de fa retraite, livre combat à. 
tous les êtres vivans qu’elle rencontre , cherche les 
charognes , s'approche des lieux habités, fent de 
très-loin l'odeur infefte des cadavres. Avec une 
griffe immonde, elle ouvre les fépulcres, fe raflafe 
des corps à demi putréfiés, & fe plait au milieu de 
l'infeéion des tombeaux. Lorfqwelle ne peut fatis- 
faire fon appétit carnaffer , elle devient frugivore, 
fe nourrit de racines, principalement des rejettons 
du petit palmier en éventail (1), Ses pieds larges & 
armés de fortes griffes font très-propres à remuer 


(1) Chamærops humilis. L, 
P 4 


238 VOYAGE 

la terre. C'eff peut-être Le feul de tous les quadrupèdes ; 
dit M. de Buffon, qui n'ait que quatre doigts tant 
aux pieds de devant qu'a ceux de derrière. Elle à. 
eormme le Blaireau , une ouverture fous la queue quine 
pénètre pas dans l'intérieur du corps (1). Elle eft de: 
la grandeur du Loup; mais elle a les pattes plus 
courtes, & le corps plus ramafñé, Elle porte une, 
crinière. Son poil eft roide, luifant , d’une couleur. 
brune très-foncée. Cet animal a toujours été un de. 
ceux auxquels Pignorance &z la fuperftition ont prêté: 
des vertus magiques. Les Arabes ne font pas encore 
revenus de cette erreur. Ils s’imaginent que fa-cer- 
velle peut être employée efficacement dans les for« 
tilèges. Auf ont-ils grand foin, lorfqu'ils tuent un. 
de ces animaux, d’en enterrer la tête dans quelque 
lieu fecret. 


L'Epil:Q HER. 


Dans nos forêts d'Europe, le Loup y jouit 
prefque feul des droits de la fouveraineté. Ceft 
l'animal le plus redoutable que nous y connoiffons : 
il y règne en defpote. L'appareil impofant avec. 
lequel fouvent on lui déclare la guerre, fa tête mife 
à prix comme celle d’un tyran que lon craint, les 
chiens les plus vigoureux dreffés pour l’attaquer &: 


(1) Hift. Nat. tom. X. 


EN BARBARIE 233 
le Combattre , tout cela a beaucoup ajouté à la 
réputation du Loup. H eft vrai qu'il ne craint, chez 
nous, que les hommes & leurs pièges. Il attaque 
‘impunément les mules, les chevaux &c les bœufs = 
s'il nofe combattre, au moins n’appréhende«t-il 
pas le fanglier; mais quand, preflé par la faim, 8 
attiré par les cris des troupeaux, il approche des 
 bergeries ou des habitations, ce n’eft qu'avec les 
_ plus grandes précautions, & en employant les rufes 
&c l'adrefle. Il'fait combien l’on en veut à fa têtes 
malgré cela, il exerce quelquefois des ravages cruels, 
tue les chiens, égorge les troupeaux, & ne fe retire 
du combat que couvert de bleflures &c de fang. IE 
eft loin d’avoir, en Barbarie, une réputation auffi 
étendue. Il occupe prefque le dernier rang parmi les 
animaux carnaffers, &c les a tous pour ennemis. 
Obligé de fe tenir caché pendant le jour, lâche & 
timide , à peine ofe-t-il fortir de fa tanière lorfque 
la nuit eft arrivée. Il ne cherche fa proie qu’en 
tremblant, & devient fouvent celle d'un animal 
* plus fort ou plus couragéux que lui. Malgré fon 
appétit dévorant, 1l n’ofe approcher des troupeaux : 
il n’eft pas un feul Arabe qui ne foit armé de fufils, 
Il feroit donc impoffible au Loup de pénétrer dans 
un Douare, & même de roder autour fans payer 
de fa vie limprudence d'une entreprife qu'il n’eft 
pas aflez courageux pour conduire à fa fin, Sil 
rencontre une vache, une brebis égarée, ïl la lui 


* 


234 -:L VOYAGE 

faut fouvent difputer avec d’autres animaux. dont! 
ï n’cfe attendre l'attaque. Ainfi le Loup, trop foible 
en forces , fe méfiant trop de fon propre courage, 
eft réduit à vivre dans des craintes continuelles, & 
à périr fouvent de faim. Les Arabes m'ont affuré 
que jamais les Loups ne fe réunifloient en troupes ; 
comme ils le. font quelquefois en Europe; lorfqw'ils: 
{ont preflés par la faim, &c:qu'il s’agit d'une entre- 
prife difficile. Il eft vrai qu'il eft plus rare en Barbarie 
qu'en Europe, & que les griffes de la Panthère 8 
du Lion font plus puiffantes contre cet animal, que 
nos chafles de srand appareil, :& que toutes les 
embüches que nous lui -dreflons. 


LE-RENARD ET LE CHACAL 


JL-en cft du Renard à-peu-près comme du Loup. 
U a bien plus d’ennemis en Barbarie qu'en Europes 
mais plus fin, plus adtoit, plus hardi que le Loup, 
ä s'approche des Douares, & trouve fouvent moyen: 
d'enlever quelque volaille. D'ailleurs, ayant um 
appétit bien moins dévorant , il trouve plus faci- 
lement à le fatisfaire. Comme lon chafle peu dans 
ces contrées, où l’on réferve la poudre & le plomb 
pour fe défendre des hommes, les campagnes font: 
abondantes en Cailles, en Perdrix, dont les œufs: 
ou les petits, aïnfi que le menu gibier , fervent à 
nourrir le Renard. Cet animal n’eft pas très-commun 


EN BARBARIE 323$ 


en Numidie, mais il eft remplacé par le Chacal, dont 
les mœurs, les inclinations font à-peu-près les mêmes, 

Le Chacal où l'Adive que l'on rencontre en Bar- 
barie, eft d’une couleur rouffe foncée , & ä-peu-près 
de la même grandeur que le Renard. Il a le mufeau 
plus effilé, & tient de la nature du Loup. Il mange 
beaucoups & il eft prefque toujours affamé. Le 
befoin de fatisfaire fa voracité lui infpire du courage 
&t de la hardiefle : mais comme il connoït la foi 
blefle de fes forces en comparaifon de celles de 
tant d’autres animaux qui lui font la guerre, il a 
l'adrefle de les multiplier en s’attroupant avec fes 
fémblables , & de pouvoir, par ce moyen, livrer 
combat à des ennemis contre lefquels il ne pourroit 
fe défendre s’il étoit feul. Cette armée de Chacals, 
réums par des intérêts communs, & animés pat le 
befoin le plus preffant, celui de la faim, caufe 
quelquefois de grands dégâts. Elle parcourt les cam- 
pagnes , s'approche des lieux habités, fond fur la 
volaille, & même fur les brebis. La vue de l’homme 
népouvante pas les Chacals ; néanmoins ils ne 
pénètrent dans fa demeure que dans les cas extrêmes : 
mais toutes les nuits ils rodent dans les environs, 
& glapiflent continuellement. Leur cri refflemble 
à-peu-près à l'aboiement du chien ; il eft fort défa- 
gréable à entendre. C’eft un fon aïigre, perçant, 
une efpèce de gémiflement trifte &c lugubre. Les 
- Chacals recherchent les cadayresavec autant d’avidité 


216 VoyaAcer 

que le fait lHyæne; & à mefure qu'ils fouillent 
dans les tombeaux, & qu'ils fentent l'odeur infééte 
du corps qu'ils déterrent , ils pouffent des cris plus 
lugubres encore que les premiers, occañonnés pro- 
Bablement par limpatience, par lavidité, ou par 
la joie de toucher au moment de fatisfaire leur 
voracité. Les Chacals font très-nombreux en Nu- 
midie , & s'attroupent tous les foirs. Je n’ai prefque 
point paflé de nuit au milieu des campagnes , qu'ils 
n'aient troublé mon repos par leurs cris continuels. 


LE CHAT SAUVAGE, LE CHAT-TIGRE ; 
ET L'ICHNEUMON. 


Le CHAT, auquel nous accordons le fecond 
rang parmi nos animaux domeftiques, tout indigne 
qu'il eft de cet honneur, a été tiré des forêts, où 
il vit dans un état fauvage, tout entier livré à la 
férocité de fon cara@tère, A raïfon de fon extrème 
habileté à faifir les fouris & les rats, nous lui avons 
ouvert nos demeures, nous lavons admis à notre 
familiarité; malgré cela 1l conferve le fond de ce 
caraétère qui le porte à la trahifon & au meurtre, 
C’eft un hypocrite qui, fous les dehots de la douceur, 
médite les rufes 8z le carnage. Dans les forêts 1l 
vit, comme chez nous, de la chafle qu'il livre aux 
mulots, aux fouris & aux rats. Il eft fur-tout terrible 


EN BARBARIE 237 


pour les oïfeaux dont il va chercher les petits juf- 
‘qu'au plus haut des arbres. Ceft-là qu'il fe tient le 
plus fouvent, tant pour trouver fa proie avec plus 
de facilité, que pour éviter beaucoup d’ennemis 
qui lui déclarent la guerre, Le Chat fauvage eft plus 
gros, plus fort & plus fubtil encore que notre Chat 
domeftique, dont l'éducation change beaucoup le 
phyfique, quoiqu’elle influe peu fur fes inclinations. 
Il y a quelques Chats domeftiques dans les villes de 
Barbarie, mais je n’en ai jamais rencontré dans les 
Douares des Arabes. 

. L'on rencontre dans les mêmes forêts une autre 
efpèce de Chat, connue fous le nom de Chat-Tigre, 
que M. de Buffon nomme Seryal. Il reflemble à la 
Panthère par fa peau couverte de taches noires 
&t blanches ; mais 1l a la figure, les inclinations, 
les habitudes du Chat. Il eft beaucoup plus gros, 
plus féroce : comme lui, il vit fur les arbres, fait 
la guerre aux oïfeaux, aux Ecureuils, aux Bélettes, 
&c même aux Chats. Cet animal eft aflez commun 
dans les forêts. Son cri approche beaucoup du 
miaulement du Chat. On le chafle à caufe de fa 
peau , prefque auffi belle que celle de Once ou de 
la Panthère. 

L'Ichneumon, la Mangoufle de M. de Buffon, eft 
‘beaucoup plus commun en Egypte, où il vit dans 
un état de domefticité, qu'en Barbarie. Il a les 
mêmes inclinations que le Chat ; les Egyptiens s’en 


233 2 Vo mien 


fervent pour détruire les fouris &c les rats. Cet” 
animal recherche avec paflion- les œufs des Croco- 
diles, 8 même les jèines Crocodiles. Comme l'on 
veut entout du merveilleux, l’on a débitéqu'ilentroit 
dans la gueule du Crocodile tandis qu'il dormoit , 
_& qu'il lui rongeoit les iñteftins. A peine cet animal 
eft-il de la groffeur du Chat. Il a le mufeau tres- 
alongé , le poil noir & blanc avec une légère 
teinte de roux, la queue forte, les jambes courtes, 
beaucoup de fouplefle, de vivacité dans les mouve- 
mens, des yeux étincelans, un cataëtère très-rritable, 
ne craignant ni les Chiens, ni les Chats, ni les 
Serpens dont il fe nourrit. La vue d'un animal 
vivant le met en colère; il eft rare qu'il ne foit 
pas le premier à lattaquer. 


L'OURS. 


LE climat brûlant de Afrique ne convient point 
à Ours, qui ne fe plait qu'au milieu des neiges 
& des glaces. Cependant, comme le mont Atlas 
s'élève très-haut dans le royaume d’Alger vers celui 
de Maroc, & que plufieurs montagnes font cous 
vertes d’une neïge prefque continuelle, les Ours 
bruns y habitent. Ils font très-carnafliers. Quelque- 
fois ils defcendent dans les plaines. Pendant monféjour 
chez Aly-Bey à la Mazoule, un Arabe rapporta là 
peau d’un Ours qu'il avoit tué à la chaffe. L'opinion 


EN BARBARIE 239 


«que l'Ours lance des pierres quand il eft pourfuivi, 
-eft admife chez les Arabes, comme parmi le peuple 
-de PEurope. Cet Arabe me montra une bleflure 
.-qu'ilavoit reçue à la jambe étant pourfuivi, difoit-l, 
à coups de pierres par l'Ours qu'il avoit tué. Ce 
rapport ne me convainquit point, étant très-poffible 
que ce chafleur, pourfuivi par Ours, ait frappé le 
-pied contre quelque pierre, & fe foit bleflé en 
fuyant un ennemi trop à craindre pour laifer de 
saone Je chaffeur ce TE 


PE SANGLIER 


Les SANGLERS font très-fenfibles au froid ; ils 
aiment beaucoup à vivre dans les pays chauds. 
‘Aucun peut - être ne leur convient mieux que la 
-Batbarie. Outre que la chaleur du climat leur ef 
“très-favorable, ils y trouvent encore une nourriture 
“abondante. Les forêts ne font prefque compofées 
que de lièges, les rochers font couverts d’yeufes. 
Îl en réfulte une quantité prodigieufe de glands que 
Pon fait être le mets le plus délicat pour les Sangliers. 
Hs fe nourriflent auffi des bulbes d'afphodèles, qui 
dominent par-tout dans les plaines, dont on trouve 
fouvent la terre bouleverfée par ces animaux. Ils 
font fi abondans, qu'on Îes rencontre en troupes 
pai-tout dans les brouffailles, dans les forêts, & 
particuliérement dans les lieux humides & ombragés, 


240 VoyYaAGceE 

Îs paroiïflent avoir perdu en Barbarie la fineffle de 
leur odorat, ou plutôt moins craindre les hommes 
qu ’en Eusopes puifqu' ils fe laiffent approcher d’affez 
près , & de j'en ai rencontré quelquefois des troupes 
de cinq à fix. Sans paroïître épouvantés à ma vue, 
ils continuoient leur route avec tranquillité, Auff 
eft-il très-aifé de leur donner la chafle; il n’eft pas 
même à craindre qu'ils reviennent fur le coup du 
chaffeur, Ils font moins féroces, moins défians qu’en 
Europe. Ils fervent à la nourriture des grands 
animaux carnafñers, contre lefquels ils ne peuvent 
£e défendre, 


LE HÉRISSON. 


Le HÉRISSON qui vit en Barbarie m'a paru uñ 
peu différent du nôtre. Il eft plus court, plus 
-ramafñé ; 8 a le mufeau plus effilé. Il habite les 
-brouffailles & les bois, fait fa demeure aux pieds 
des arbres, dont les creux fervent à le loger. Il fe 
nourrit de racines fauvages, d'infeétes, de vers & 
de fauterelles. Souvent il rode autour des lieux 
cultivés, pénètre dans les vergers, sy repait de 
fruits tombés, & regagne tranquillement fon habi- 
tation. Il eft peu d'animaux plus heureux, plus 
tranquilles que cehu-ci. Naturellement frugivore, 
‘quoiqu'il ne rejette point la viande, il n’a pas befoin 


de répandre le fang pour fatisfaire fon appétit. Il 
| trouve 


EN BARBARIE. 247 


trouve ‘par-tout de quoi fe nourrir ; fouvent l'arbre 
qui ombrage fa retraite fournit feul à fes befoins. 
Amateur de la paix & du repos, 1l fe plait dans 
la folitude , & fuit les combats, pour lefquels en effet 
la Nature ne lui a donné ni forces ni armes. Maïs 
comme fa foibleffe même pourroit lui attirer beau- 
coup d'ennemis, il eft pourvu d'armes défenfives 
qui le mettent à l'abri des infultes des animaux les 
plus furieux. Avec les piquans, qui remplacent les 
poils fur fa peau, il ne craint ni la dent du Lion, 
ni la griffe de la Panthère, ni la voracité du Loup. 
Dès qu'il fe voit en danger , il fe roule en boule, 
drefle fes piquans, & attend paifiblement lennemi, 
qu'il fatigue & rebute en rendant toutes fes attaques 
inutiles. 


LE: PORC-É-P IC. 


Le Porc-Épic, deux & trois fois plus gros que 
le Hériflon, porte les mêmes armes défenfives, Au 
dieu de poils, il a de longs piquans d’une fubftance 
prefque aufli légère que les grofles plumes des 
oïfeaux; on les prendroit même pour des tuyaux 
de plumes fans barbe. Ils font remplis d’une fub£=. 
tance moëlleufe, aigus des deux bouts, un peu plus 
obtus à l'extrémité qui tient à la peau. Leur couleur 
eft alternativement blanche & noire, Lorfque lon 
irrite cet animal, il drefle fes piquans ; mais il ef 

Part, I Q 


242 VOYAGE 


faux qu'il les lance contre fon ennemi; c’eftune de ces 
erreurs imaginées par amour pour le merveilleux, & 
accréditées par l'ignorance. Il paroït que le Porc- 
épic eft fujet à la mue, puifque lon rencontre dans 
les forêts de ces piquans détachés de la peau de 
Panimal. Il vit, comme le Hériflon, de fruits, de 
racines & de graines : mais il eft beaucoup plus 
fauvage ; 1l n’habite que Fintérieur des forêts, & ne 
s'approche jamais des endroits cultivés. Son odeur 
eft forte & défagréable. | 


LE CERF, LA GAZELLE ET LE BUBALE: 


PAUROIS eu peine à me perfuader que le Cerf, 
timide & fans défenfe, eüt peu fe multiplier dans 
les forêts de la Numidie, fi plufeurs fois je n’eufle 
trouvé fon bois rameux, & fi des Arabes ne m’euf- 
fent afluré en avoir vus &z chaflés ; mais il n’y eft 
pas commun. Il a de trop cruels &c de trop nombreux 
ennemis pour terminer fes jours tranquillement, &c 
voir fa poñérité fe propager. Souvent en une feule 
nuit la mère & les petits font égorgés par la dent 
fanguinaire de la Panthère ou du Lion, malgré les 
précautions d'une mère alarmée & foigneufe à choifir, 
pour elle & fa jeune famille, le lieu le plus fecrét, 
le plus inacceflible, Le Cerf ne peut oppofer que fa 
légéreté aux attaques des bêtes féroces. Pour peu 
qu'il ait d'avance, je n’en connois point qui puifle 


EN BARBARIE 243 


lattraper à la courfe; mais fouvent, tandis que; 
fans défiance, il broute paiñblement l'herbe de la 
prairie, la redoutable Panthère, cachée parmi les 
brouffailles, fond fur lui & le dévore, 

Que les animaux carnafñers s’entre-déchirent réci- 
proquement, que les forêts retentiflent de leurs cris 
de guerre, 8 que les déferts de la Numidie foient 
arrofés de leur fang, nous ne voyons là que des 
montres affamés qui ne refpirent que le carnage & 
la mort, & nous ne fommes pas fâchés que l'animal 
féroce qui en pourfuit un plus foible, foit dévoré 
par un plus fort ; mais que ces animaux innocens 
&t pacifiques, qui, fans faire mal à aucun être 
vivant, cherchent, parmi lherbe des champs, la 
nourriture qui leur convient, que ces animaux fans 
défenfe foient attaqués & dévorés par des ennemis 
fanguinaires auxquels ils ne peuvent oppofer que 
des gémifflemens & des larmes inutiles, ce fpeûtacle 
nous révolte, 8 nous nous intéreflons vivement 
au fort pitoyable de l'innocence opprimée; telle eft 
cependant la deftinée du Cerf, telle eft celle de latendre 
&t douce Gazelle, dont le feul regard eft capable d’at+ 
tendrir le cœur le plus féroce. Ses yeux font noirs, 
grands , remplis de vivacité & de feu. Ses mouve» 
mens font légers & pleins de graces : elle a les 
jambes hautes & fines, le poil d'un fauve tendre, 
doux & lufant. Ses cornes font légérement can- 
nelées, courbées en arrière, & compofées d’anneaux, 


Q 2 


244 V'o Y' A/G"E 
Elle a la grandeur & le port du Chevreuil. La Gazelle 
s'ap LR aifément ; elle a beaucoup d'intelligence, 
plait & amufe par fa vivacité & fes graces. I y 
en avoit une a la Calle très-familière. Elie venoit 
aux heures des repas dans la falle à manger, & 
aimoit beaucoup à recevoir des mains de chaque 
perfonne, du pain, quelques feuilles de falade & 
d'autres herbes qu’on lui préfentoit : maïs fa vie 
fut de courte durée. Les Gazelles marchent en 
troupes , & habitent les confins du Are de Saarz. 
Les animaux timides & foibles aiment à fe réunir, 
& auoiqu'ils n’en foient pas plus en état de fe 
défendre, cependant ils paroïffent moins appréhender 
ennemi commun lorfqwils font en ae nombre, 
que lorfquils le rencontrent feul à feul. L'efpoir 
qu'il ne fe choifira qu'une viétime, &c que le refte 
fera épargné , rend le danger moins effrayant. En 
effet, qu'un troupeau de Brebis, de Chèvres ou 
de Vaches foit attaqué ou effrayé, fon premier mou 
vement n’eft pas de fe féparer & de fuir: mais 
tous fe preffent les uns contre les autres, & ne 
forment qu'un feul corps, qui ‘avance pefamment. 
en mafle & fans ordre. Chez les animaux, comme 
parmi les hommes, la foibleffe eft le principe de 
toute fociété. 

Le Bubale eft un de ces animaux fur lequel nous 
avons peu de notions , & dont les Anciens n'ont 
parlé que d’une manière très - obfeure, Il eft à 


EN BARBARIE. 245$ 


peu-près de la grandeur d’un jeune veau, d’une 
couleur fauve , le poil life 8 court. Ses cornes 
font noires, épaïfles, très-proches l’une de l'autre, 
compofées d’anneaux, perfftantes, courbées en 
arrière. Il a la tête étroite , alongée, la queue 
longue, terminée par une touffe de poils rudes. Ses 
jambes font maigres & longues. Il eft de la clafñle 
des animaux ruminans. M. Desfontaine en a rap- 
porté un empaillé & très-bien confervé. 


LE TAUREAU. 


Le TAUREAU, fi fier, fi terrible en Europe, 
quand il conferve toutes fes forces , eft docile & 
foumis en Barbarie. Les Arabes n’ont pas befoin, 
pour le dompter, de lui faire fubir de cruelles mu- 
tilations. Ils n’ont recours à aucun aëte de férocité 
pour engraïñler ou foumettre leurs animaux : fi ce 
n'eft point chez eux un aéte de pitié, c’en eft un 
au moins de frugalitée. Peu leur importe de manger 
une viande plus ou moins délicate, pourvu qu'ils 
fatisfaflent aux befoins de la Nature, Cette modé- 
sation dans le Taureau de Barbarie, fait que les 
Arabes ne le féparent point du troupeau, & lon 
eft étonné d’en voir quelquefois deux ou trois cens 
avec autant de Vaches brouter tranquillement herbe 
de la prairie, & fe rendre, fans réfiftance, à la 
voix de leur maître, Que l'homme eft grand à la 


Q 3 


246 V'oTAiCc'"E 


tête d'un auf nombreux troupeau qu'il conduit 8 
dirige à fa volonté ! D'où vient donc cette différence 
de mœurs dans les Faureaux de Barbarie & d'Europe ? 
I! me femble qu’elle ne peut être attribuée qu'à l'état 
d'efclavage où nous tenons cet animal. En Barbarie 
les Taureaux font toujours au milieu des champs 
accoutumés à vivre à côté de la Génifle, Chez nous, 
au contraire, ceux de ces animaux que lon deftine 
à multiplier leur efpèce, font prefque toujours ren- 
fermés, féparés de leurs femelles , très-bien nourris, 
rarement conduits au travail. Comment cet animal, 
plein de force & de vigueur, ne chercheroïit-il pas, 
échappé de fon étable, à jouir des courts inftans 
de fa liberté? Quelle révolution dans tous fes 
fens! quel feu dévorant circule dans fes veines à 
la vue d’une Géniffe ! Si pendant cette fièvre ardente, 
dans ce délire du plaïfir, il apperçoit un rival, 
avec quelle fureur 1l s’élance fur lu! C'eft dans ces 
{ortes de combats que le Taureau déploie toutes 
fes forces ; c’eft alors qu’il eft dangereux & terrible : 
mais ces accès lui prennent rarement lorfqu'il jouit 
d'une liberté continuelle, 

Malgré labondance & la fertilité des pâturages 
de la Numidie, les Bœufs & les Vaches y font 
toujours maigres, plus foibles, plus petits qu’en 
Europe. Leur chair a très - peu de fucs; elle eff 
fèche & coriace. Il eft vrai que ces animaux fouf- 
frent beaucoup pendant les grandes chaleurs, qu'ils 


EN BARBARIE 247 


mont alors d'autres nourritures que les mauvaifes 
herbes des marais; mais pendant plus de huit mois 
de l'année, la Nature les dédommage amplement de 
la mauvaife nourriture de l'été : au refte, l’expé- 
rience prouve qu'il faut à ces animaux un climat 
| tempéré, que les grandes chaleurs les font dégénérer, 
Les Vaches ne donnent qu'un mauvais lait, 8c en 
très-petite quantité. Le beurre qui en réfulte eft 
d'une très-médiocre qualité. Le lait des Vaches fe 
perd quand elles quittent ou qu'on leur Ôte leurs 
véaux. Les Arabes, jaloux d’avoir de nombreux 
troupeaux, tuent rarement les jeunes veaux. Comme 
ils ne leur coûtent d’autres foins que de les conduire 
aux pâturages avec le refte du troupeau, ils pré- 
férent les laïfler croître pour en tirer un meilleur 
parti. 


LES CHÈVRES ET LES BREBIS. 


Les CHÈVRES, réunies en troupeaux nombreux 
dans les montagnes de PAtlas, y trouvent une 
abondante nourriture, mais elles ny paiflent pas 
le thym, le ferpolet , la lavande, & d’autres plantes 
odoriférantes | comme les Chèvres habitantes des 
montagnes de la Provence; leur chair eft plus fèche, 
leur lait moins abondant , & d’une qualité inférieure; 
malgré cela, il vaut mieux que celui des Vaches, 
& les Arabes le prcfcrent pour le beurre & le 


Q 4 


248 VOYAGE 


fromage. Ils fe fervent auf de celui des Brebis. Les 
Chèvres de Barbarie ont, en général, le poil noir, 
long & luifant, qualités très-eftimées dans les fa- 
briques. | 

Les Brebis forment , en Barbarie, les troupeaux 
les plus confidérables. La finefle, la beauté de 
leurs laïn°s, la fertilité des pâturages, tout engage 
les Arabes à multiplier ces animaux, qui les nour- 
riflent de leurs chairs, de leur lait, & les enrichiflent 
de leurs toïfons. Heureux, fi, bornés à ces occu- 
pations paftorales , 1ls favoient vivre en paix les 
uns avec les autres; &c fi, par un contrafte fin- 
gulier, leurs mains ne portoient point des armes 
meurtrières au lieu d'une fimple houlette ! 

L'on rencontre fréquemment dans les troupeaux 
des Béliers à quatre cornes. Ils m'ont paru plus 
grands, plus forts, plus vigoureux que les autres. 
Quant aux Brebis, outre l'efpèce ordinaire, 1l y en 
a une feconde, diftinguée par une très-groffe queue. 
Elle eft commune dans le royaume de Tunis; elle 
vient auf dans le Levant. Les unes ont cette queue 
également grofle par-tout ; dans d’autres, elle eft un 
peu pointue : cette Brebis eft très-eftimée pour la 
beauté de fa laine, mais fa chair eft bien inférieure 
à celle des autres: cependant les friands apprécient 
beaucoup la queue , qui n’eft qu'un peloton de 
graifle. Le Doéteur Shaw cite une troifième efpèce 
de Brebis qui vient dans le voifinage du Saara. Elle 


EN BARBARIE, 249 


ef prefque auf: haute que notre Dain , 6 lui reffemble 
aflez, excepté la téte. La chair en ef? sèche | G la laine 
groffière , approchant du poil de chèvre, ce qui vient 
probablement de la chaleur du climat, de la rareté de 
l'eau, 6 du mauvais päturage du pays (1), 


LE CHAMEAU. 


Les vaftes déferts de l'Afrique & de PAfe fe- 
roïent impraticables; ces efpèces d'îles féparées des 
pays habités par des fables brülans & flériles , n’aui- 
roient jamais été connus fans le fecours du Chameau. 
Il eft le feul, parmi nos bêtes de fomme, en état 
de fupporter la marche longue & pénible des cara- 
vanes, le feul que les chaleurs exceffives & les 
travaux forcés ne peuvent abattre, le feul qui puifle 
fe pañler de boire & de manger pendant plufieurs 
jours de fuite fans ceffer de travailler, le feul enfin 
à qui, fort fouvent, une heure de repos fufiit en 
vingt-quatre heures , encore ne quitte-t-1l point les 
fardeaux de fept ou huit cens livres dont il eft chargé. 
La Nature l’a conformé de manière à ce qu'il puifle 
fupporter de femblables travaux. Outre les quatre 
eftomacs qui lui font communs avec les animaux ru= 
minans , 1l a encore une efpèce de poche particulière, 


(1) Voyage en Barbarie du Doéteur Shaw , tome I, 
page 312. | 


250 VOYAGE 


dans laquelle il fait provifion d’eau pôur cinq où 
fix jours & plus. Elle sy conferve fans fe cor- 
rompre. Il Jen tire au befoin pour rafraîchir fes 
organes altérés. Un peu de foin, quelques poignées 
de noyaux de dattes, d'orge ou de feves, fuffifent 
pour lefoutenir pendant plus de vingt-quatre heures. 
Dès qu'il trouve de la verdure, il en fait égale- 
ment provifion pour toute fa journée. L’on conçoit 
combien un tel animal eft précieux pour les Arabes 
du défert. Ceft le plus riche préfent que le Ciel aït 
pu leur faire. Outre ces premiers avantages, le lait 
des Chameaux, très-abondant, eft une nourriture 
excellente pour les Arabes; ils en mangent aufli la 
chair, & fe fervent de fon poil pour faire des cordes 
& des étoftes. L’on prétend que cet animal aime 
beaucoup la mufique, que le fon des inftrumens 
charme fa route, lui fait oublier fes fatigues , & 
ranime fesforces. Il en eft peu qui aient plus de docilité 
& de courage. Au commandement de ‘fon maître , 
il s'agenouille afin qu’on le charge avec plus de fa- 
cilité; & quand il a le fardeau qui convient à fes 
forces, 1l fe relève de lui-même, jette des cris de 
mécontentement lorfque lon augmente fa charge, 
qu'il refufe quelquefois de porter: mais fa docilité 
& fon carattère de douceur fe changent en une 
efpèce de fureur au retour de chaque printemps, 
qui eft le moment où les Chameaux s’accouplent. Îls 
font alors très-dificiles à dompter, & méconnciflent 


EN BARBARIE. 2çi 


‘même fa voix de leur maître. Ils attendent la nuit 
pour approcher de leurs femelles, qui ne mettent 
bas leurs petits que le printemps fuivant. 

Il femble que cet animal n’ait reçu lexiftence que 
pour fouffrir. Dès l'inftant qu'il eft en état de tra- 
vailler jufqu'au moment de fa mort, il ne jouit 
pas d’un feul jour de repos. Il eft toujours en marche, 
toujours chargé. Auff eft-il plein de difformités. Il 
eft fouvent couvert de plaies; fur fa poitrine & fur 
fes jambes il fe forme des tumeurs , des callofités 
qu'il conferve toute fa vie. Il meurt au milieu du 
travail , après avoir vécu tout entier pour l’homme, 
très-peu pour lui-même. 


Pr CHEVAL 


Les Caevaux de Barbarie, connus en France 
fous le nom de Chevaux-Barbes ,| ont en général la 
taille médiocre, la tête haute, les jambes fines, le 
poil roux, le pas trèsfür, beaucoup de vigueur & 
de foupleffe dans tous leurs mouvemens; mais ils 
ont beaucoup perdu de leur ancienne réputation, 
par la négligence des Arabes à multiplier & conferver 
les belles races. Comme ils préfèrent les Jumens aux 
Chevaux, ils prennent peu de foins de ces derniers, 
les maltraitent cruellement, & fouvent les accablent 
de travaux. Quand ils ont quelques courfes à faire, 
telles longues qu’elles foient , ils ne vont prefque 


252 Vo Ya! 

jamais qu'au galop. À la fin de la journée les Chevaux 
ont la bouche en fang, & le ventre ouvert par 
les’ longues fiches de fer qui fervent d’éperons aux 
Arabes. Ces animaux ne mangent jamais que le 
foir, & encore fouvent ne leur donne-t-on que de 
Therbe hachée, ou des feuilles de rofeaux. Malgré 
cela, il eft incroyable avec quelle force ils fupportent 
la fatigue. Ils ne font point ferrés : ce feroit un mal 
qu'ils le fuffent, ayant fouvent à gravir contre des 
rochers efcarpés qu'ils montent 8 defcendent quel. . 
quefois au galop avec une facilité étonnante. Ils 
pafent la nuit en plein air, fans litière, droits fur 
leurs jambes, renfermés dans les Douares, ou 
attachés par les pieds à un piquet vis-à-vis les 
tentes. Jamais ils ne font ni frottés, ni étrillés. 
Quoiqu'aucun de ces animaux ne foit mutilé, ils 
font prefque aufli doux & aufli faciles à manier 
que nos Chevaux hongres d'Europe : mais tranf- 
portés en France, ils deviennent indomptables, 
quoiqu’ils paffent d’un climat brûlant, dans un climat 
très-tempére. La raïfon de ce changement ne me 
paroït pas facile à trouver. 

Dans les grands travaux, les Arabes préfèrent les 
Mules aux Chevaux. Ils s’en fervent même pour 
monture; &c il faut avouer qu’en Barbarie les Mules 
font très-précieufes pour le travail & pour la 
marche. Elles fuppoïtent plus long-temps la fatigue ; 
& fi en voyage elles ne vont pas toujours aufh 


EN BAR BAR (E 3ÿf. 


vite que les Chevaux, au moins elles achèvent de 
plus longues courfes, 


| 


D ET CH'IEN, 


LE CHIEN perd, en Barbarie, une partie de ces 
qualités fociales qui le rendent ami de l’homme, 
Ce n’eft plus cet animal domeftique, doux, caref- 
fant, fidèle, plein d'ardeur pour les intérêts de fon 
maître, toujours difpofé à le défendre, même aux 
dépens de fa vie. Chez les Arabes il eft eruel, fan- 
guinaire, toujours affamé, jamais raflafié. Son recard 
eft féroce, fa phyfonomie ignoble, & fon afpe& 
défagréable. Les Maures veulent bien le fouffrir 
dans un coin de leur tente, mais voilà tout ce 
qu'ils lui accordent, Jamais ils ne le careflent , 
jamais ils ne lui jettent aucune nourriture, Ceft à 
ce traitement , Je crois, qu'il faut attribuer l'indiffé- 
rence des chiens pour leur maître. La feule dif- 
tinétion qu'ils lui accordent , eft de ne pas aboyer 
après lui quand il entre : mais qu’il foit abfent ou 
_préfent, ils n’en font ni plus triftes, ni moins gais. 
Ils ne fuivent leur maître qu'autant qu'il les y a 
accoutumés ; & paroiffent fi peu jaloux de cette 
faveur, qu'ils aiment autant refter en place que de 
marcher à fa fuite. Fort fouvent ils n’appartiennent 
à perfonne. Ils fe choififfent une tente pour abri; 
on les y laïffe, mais l'on ne s'inquiète point d'eux, 


254 VOYAGE 


Ils vont chercher leur nourriture là où ils peuvent: 
Les ordures, les charognes, les immondices, tout 
leur eft bon, pourvu qu'ils affouviflent leur faim. 
Is font maigres, décharnés, & n’ont prefque point 
de ventre. Entre eux ils fe battent rarement, mais 
ils fe réuniflent contre l'étranger qui approche des 
tentes Arabes, s’élancent vers lui avec fureur, & 
le dévoreroient, sil navoit foin d’écarter cette 
troupe affamée. Heureufement ces chiens{ont lâches, 
faciles à prendre lépouvante. La feule vue d'un 
bâton les empêche d'approcher ; & pour peu qw’on 
les menace, ils font bientôt difperfés. Il eft bon 
cependant d’être toujours fur fes gardes. Si l’on étox 
dans limpoffbilité de fe défendre, ou que l’on eût 
le maïheur de tomber , lon courroit rifque d’être 
dévoré. Ces Chiens font très-avides de chair hu- 
maine : ils mangent les cadavres qu'ils peuvent 
rencontrer, Ce qui arrive rarement, vu l’extrème 
attention des Arabes à enterrer leurs morts; mais 
lorfqu'ils ont affaffiné un Chrétien, ils le dépouillent 
&t abandonnent fon corps aux chiens. Ces animaux, 
malgré la famine qui règne prefque toujours parmi 
eux, malgré la fécherefle & la grande chaleur du 
climat, nefont point fujets à la rage, comme nos 

hiens d'Europe. Cette maladie n’exifte pas en Bar- 
barie, du moins aucune des perfonnes que j'ai inter- 
rogées fur cet article, na pu m'en citer d'exemples. 

Tous les Chiens de Barbarie, j'entends ceux qui 


EN JARBARIE 25 


vivent fous les tentes des Arabes, font de la même 
efpèce, fans mêlange. Ils font blancs, quelquefois 
marqués de grandes tâches rouffes. Ils ont les oreilles 
droites, le mufeau un peu alongé, les pattes courtes, 
le poil life & ras. Ils font un peu plus gros que 
le Renard. M. de Buffon cite les Epagneuls & les 
Barbets comme originaires de Barbarie & d'Efpagne. 
Le fait peut être vrai, mais je n'ai prefque point 
rencontré de Chiens Barbets, encore moins d’'Epa- 
gneuls dans les tentes des Arabes, Les Barbets font 
plus communs dans les villes & les Comptoirs 
François. ignore s’il exifte en Barbarie des Chiens 
fauvages, vivant dans les forêts, loin des habi- 
tations des hommes ; mais j'en ai vus de la race 
des Mâtins que lon avoit trouvés dans l’{e de la. 
Galite (1). Ils étoient deftinés à la garde du moulin 


(1) Les îles de la Galite font des rochers très-dangereux ; 
à fix lieues environ de l’île de Tabarque. Les gros bâtimens 
n’ofent en approcher ; à deux lieues oueft il y a des fèches 
très-redoutés où plufeurs navires ont péri fans refflource. 
Ces îles fervent de retraite aux Trapanais (*), qui viennens 
en contrebande pêcher le corail dans les mers de Barbarie, 
Ils y trouvent du bois, des fources d’eau, & y vivent de 
pêche & de chafle. D'ailleurs ces îles font inhabitées. Dans 
les naufrages , torfque les gens de l'équipage fe fauvent & 
peuvent gagner la Galite, ils ont foin d’allumer de grands 


(*) Habitans de Trapano , ville fituée fur la côte occidentale 
de Sicile, 


256 VOYAGE 


de la Calle. Ils remplifloient leurs fon@ions avec 
une grande fidélité, & étoient très-attachés à leurs 
maîtres. L'on m'a afluré qu'il y avoit beaucoup 
de Chiens dans cette île inhabitée, ainfi qu'un grand 
nombre de Chèvres fauvages : d’où vient que les. 
Anciens appelloient la Galite Ægimuros , abondante 
en Chèvres (1). Quant aux Chiens fauvages , je 
foupçonne qu'ils viennent de quelque bâtiment 
échoué parmi ces dangereux écueils. | 


LES" SINGES 


CE ne font pas toujours les animaux les plus 
féroces qui font les plus nuïfibles à lhomme. Les 
Chenilles, les Sauterelles & les Vers font fouvent 
plus de dégâts dans fes vergers que n’en fera le 
Loup au milieu des bergeries, que n’en feront le 
Lion ou la Panthère parmi un grand troupeau; les 
Arabes appréhendent fouvent beaucoup plus ces 
armées de Singes qui ravagent leurs moïflons, dé- 
vorent leurs fruits, que lanimal féroce qui, par 
hafard, leur enlève un Bœuf ou une Vache. Les 
Singes habitent ordinairement les forèts les plus 


feux qui fe voient des Comptoirs de Tabarque, & même 
de la Calle, d'où l’on envoie, lorfqu'il eft poftble, des 
chaloupes à leur fecours. 
(1) Plin, Liv. V, ch, 7. 
“épaifes ; 


EN BARBARIE 2,7 


épaifles ; ils fe tiennent prefque toujours fur les 
arbres, fautent d’une branche à l'autre avec la plus 
grande légéreté. Réunis en troupes nombreufes, ils 
pañlent leur temps en gaité continuelle, La joie &c 
les plaïfirs règnent toujours parmi eux, fans que rien 
puifle troubler la férénité de leurs jours. Ils jouiffent 
en liberté des bienfaits de la Nature, aiment leurs: 
femelles avec paflion, & ne trouvent jamais d’obf- 
tacle à la fatisfaétion de leurs defirs. Par amour 
pour. la liberté , ils vivent loin des habitations des 
hommes ; mais la nuit 1ls s’en -approchent en grandes 
troupes, fe difperfent dans les vergers &c les lieux 
cultivés , pillent, détruifent tout autant par malice 
que pour fe nourrir. Pendant ces incartades, plu- 
fieurs d’entre eux, poftés à une certaine diftance , 
font fentinelle , & à la moindre apparence de danger, 
ils pouffent un cri, & toute la troupe difparoït 
en: un clin-d'œil : mais elle ne tarde pas à revenir. 
Des Arabes des environs du Co//o n'ont afluré qu'ils 
avoient les plus grandes peines à garantir leurs pof- 
fefons des ravages de ces fortes de Singes. Il les 
faut garder jour & nuit; & pour peu qu'ils les 
perdent de vue, tout eft détruit dans Pinftant. Comme 
ces Singes font petits & fans queue, à ce qu'ils 
m'ont dit, Jimagine que ce font autant de Pithèques,. 
dont je parlerai plus bas. Tous les Singes font fru- 
givores; ils vivent aufli d'infeétes, de fauterelles, 
de fcarabées , &cç, Ils n'aiment pas la viande. Les 
Part. I. R 


258 VOYAGE 


fruits font la nourriture qu'ils préfèrent. Ils craignent 
beaucoup la préfence. de l’homme : mais leur premier 
mouvement de frayeur une fois diflipé, dès qu'ils 
s'en voient à une certaine diftance , & fur les plus 
hautes branches des arbres, alors ils deviennent 
impudens , & paroiïflent défier l’homme par la 
hardieffe avec laquelle ils le regardent. On ne les faifit 
vivans qu’en leur tendant des pièges. Ils font d’abord 
très-affettés de leur captivité; mais bientôt leur 
gaîté naturelle emporte, ils fe familiarifent avec leur 
maître, & fe vengent, quand ils le peuvent, des coups 
qu'ils en reçoivent, par les efpiégleries qu'ils lui font. 

Les Singes que lon trouve en Barbarie font les 
efpèces fuivantes : 1°. le Pihèque, petit Singe qui n’a 
pas plus d’un pied ou un pied &r demi de haut, Il eft 
fans queue; fa face eft applatie. Lorfqw’on le tour- 
mente, qu'il eft effrayé ou irrité , il grince les dents, 
&c agite les mâchoires avec une grande vitefle. Ce 
Singe eft très-doux. Il s’apprivoife facilement ; il eft 
même fufceptible d’une efpèce d’attachement pour 
fon maître. Ce Singe eft très-commun à Ssore, du 
côté du Collo , & à Bugie, Nous ne le connoïflions 
guère que d'après les defcriptions que nous en 
avoient laïflées les anciens Naturaliftes : mais 
M. Desfontaine en a rapporté plufeurs des côtes 
d'Afrique, & a donné, fur ce Singe , les notions les: 
plus exaétes & les plus intéreffantes dans différens 
Mémoires préfentés à l'Académie, 


EN BARBARIE. 259 


2°. Le Magot eft au moins une fois plus grand 
que le Pithèque. Sa face n’eft point applatie, mais 
elle forme une efpèce de mufeau alongé. Il varie 
par fon poil d’un gris plus ou moins foncé. Il n’a 
point de queue. Ses mœurs font plus fauvages que 
celles du Pithèque ; il mord très-fouvent pour peu 
qu'on le tourmente, & fur-tout quand 1l n’eft pas 
encore bien familier : il conferve toujours un ca 
raétère rempli de méchanceté & de malice, Il habite 
les mêmes lieux que le précédent. 

. 3°. Le More, Singe à longue queue, eft encore 
_ une efpèce très-commune en Numidie. Il eft peu de 
perfonnes qui ne connoïffent la figure de cet animal, 
qui, avec le Magor, fert à amufer le peuple au milieu 
des rues. Elle a la face brune avec une efpèce de 
barbe mêlée de blanc & de jaune, le poil de deffus la 
tête G- du cou mélé de jaune & de noir , celui du dos 
mêlé de roux & de noir, le ventre blanchätre, auf 
bien que l'intérieur des cuiffes & des jambes (1). 

M. de Buffon cite une quatrième efpèce de Singe 
qui fe trouve en Mauritanie, & dans les terres de 
Yancienne Carthage. Il l'appelle le CaZürriche. Il eff 
d'un beau verd fur le corps, d’un beau blanc fur la 
gorge & Le ventre, 6 il a la face d’un beau noir. 


(x) Hift, Nat. tome XIV, page 258. 


R 2 


260 VOYAGE 


LE PHOQUÉ ov VEAU-MARIN: 


CET animal fingulier reflemble à un enfant aw 
maillot. Il ne peut jouir que très- imparfaitement 
de lufage de fes bras & de fes jambes, qui font. 
prefque entiérement renfermés dans fon corps ; il 
n'en fort que les mains & les pieds. S:s cinq doigts. 
font réunis par une membrane, & forment des 
efpèces de nageoires. Poiflon quand il eft dans la. 
mer, il devient reptile lorfqu'il eft fur terre. Il fe 
traine comme les ferpens : fes pieds ne lui fervent 
qu'a s’accrocher aux rochers & à faciliter fes mou- 
vemens : mais fi la Naturea privé le Phoque de la 
perfe@tion de quelques membres, par comparaïfon 
avec les autres animaux", elle l'a, d’un autre côté, 
amplement dédommagé en lui pese de vivre 
également fur terre, comme dans la mer, & en le 
rendant infenfble aux fortes impreffñons du froid & 
du chaud. Il vit fur la glace auffi bien que fous la 
zone torride. Dans la mer il fe nourrit de poiflons ; 
fur terre il broute l'herbe. L’on en rencontre très= 
fouvent le long des côtes de Barbarie. Ils dorment 
fur les rochers expofés au foleil : il eft difficile de 
leur donner la chaffle. Au moindre danses ils fe 
précipitent dans la mer. Il eft rare qu'un coup de 
fufil les bleffe au point de les empêcher de fuir. Il 
eft peu d'animaux plus durs de mort, 


EN BARBARIE 261 


De quelques autres Animaux qui fe trouvent en Nurnidie 


& en Europe, 
“ n é 3 

IL me refte bien peu de chofes à dire fur auclques 
autres quadrupèdes qui vivent en Numidie comme 
en Europe, & qui n'offrent rien de particulier. La 
Bélette rode autour des tentes Arabes, épie le mo- 
ment favorable pour tomber fur les poules, égorger 
les jeunes poulets, 8 en manger les œufs. Elle fe 
tient, pendant le jour, cachée parmi les brouf- 
failles, & n’ofant approcher des lieux habités, elle 
donne alors la chafle aux oifeaux aquatiques , les 
pourfuit parmi les rofeaux, & cherche à découvrir 
leurs nids : elle mange auffi les Rats, les Souris, les 
Couleuvres & Lézards. 

Les Rats & les Souris font d'autant plus com- 
muns & incommodes dans les habitations fixes, que, 
comme je l'ai fait obferver, les Arabes n’élèvent 
point de Chats : maïs les hordes errantes qui chan- 
gent fréquemment de place, font peu tourmentées 
par ces animaux. Le long des rivières &c des étangs 
il y a beaucoup de Ras - d'eau, & quantité de 
Mulors dans les champs cultivés, & où lon sème 
lorge & le bled. 

Les Lièvres , les Lapins , & beaucoup d’autres 
gibiers, offrent aux chaffeurs des plaifirs multipliés. 
Ils feroient bien plus communs, s'ils wavoient pour 

R 3 


262 , V o x GA r 

ennemis tous les animaux carnafliers. La Barbarie 
_eftla patrie du Furet, ennemi mortel des Lapins, 
& que l'on drefle en Europe exprès pour cette 
chafle : Strabon prétend qu'il a été tranfporté d'A- 
frique en Efpagne, & que de-là il eft paffé dans 
une grande partie de l'Europe, 


EN BARBARIE. 263 


Des OISEAUX 


T'anois que des guerres cruelles enfanglantent 
les forêts de la Numidie, & que les animaux féroces 
portent par-tout le carnage & la mort, les habi- 
tans des airs ont aufli leurs combats, & la plaine 
aérienne eft un autre champ de bataille qui retentit 
‘au loin des cris de joie des vainqueurs, & des 
gémifflemens douloureux des vaincus. L’Aigk exerce 
fur les Oifeaux le même empire defpotique que le 
Lion fur les animaux terreftres : fon bec, fes ongles, 
êt la vigueur de fes mufcles font les titres de fa 
royauté. L'on rencontre en Barbarie les efpèces 
fuivantes. 


19. LE GRAND AIGLE oz L'AIGLE ROYAL. Il 
paroït rarement dans les plaines. Son féjour ordi- 
naire eft fur les montagnes les plus élevées de 
l'Atlas, où il vit folitairement dans le creux des 
rochers, Son empire eft cruel, mais il eft filen- 
cieux. L'on prétend qu'il ne crie jamais: il ne 
quitte la folitude que pour chercher un ennemi 
digne de lui: il rejette la chair morte, & n’en 
veut qu'aux grands oifeaux, Non content de régner 

R 4 


264 VOYAGE 


dans les airs, 1l daigne quelquefo's defcendre fur 
notre globe, & faire fentir fon pouvoir à quelques 
quadrupèdes, aux lèvres, aux lapins, aux jeunes 
agneaux qu'avec une ferre redoutable & meurtrière 
il enlève au milieu des airs, &c dévore en füreté 
fur le fommet d'un rocher ifolé. Sa couleur eft d'un 
fauve chfcur. 


20. L’AIGLE COMMUN plus petit, moins vigou- 
 teux que le précédent, eft auffi moins délicat fur 
le choix de fa nourriture. Il attaque indifféremment 
tous les oïfeaux, &, quand le befoin le prefle, 1l 
tombe fur les cadavres. On le rencontre plus fre- 
quemment dans les plaines, où de tempsen temps 
il fait entendre un cri aigre & perçant. Sa couleur 


varie du brun au noir. 
a 


30. LE PETIT AIGLE eft prefque roux, tacheté 
de noir. Il a une efpèce de cri plaintif fort défa 
gréable. On le voit fouvent perché fur les arbres 
dans les lieux marécageux, le long des rivières & 
des étangs. Il attaque particuliérement les oifeaux 
pi Aer mais comme 1l digère vite, qu il a 
befoin de manger fouvent , & qu'il ne trouve pas 
toujours de quoi fe HR , il a recours alors 
aux infedtes & aux reptiles. Je lui ai fouvent trouvé 
dans leffomac des grenouilles, des lezards, des 
fauterelles, & plufieurs autres infe@tes. Il vole bien 
plus près de terre que les deux efpèces précédentes, 


t EN BARBARIE. 26$ 


4°. L’AIGLE DE MER, ox LE BALBUZARD de M. de 
Buffon, d’un naturel moins vorace, moins féroce 
que les véritables Aigles, fait fon nid fur les arbres 
les plus élevés , proche les rivières & les lacs. Il ne 
vit prefque que de poiflons. 


ÿ°. LE GRAND AIGLE DE MER, 04 L'ORFRAIE 
de M. de Buffon , vole fréquemment fur les bords 
de la mer où il cherche à faifir les poiflons, quoi- 
qu'il vive également de sibier. Il eft prefque auff 
grand que le grand Aïgle. On lapprivoife añfez 
facilement. Pen ai vu un à la Calle qui, fans être 
renfermé , fe laifloit approcher & carefler fans 
effroi, 

LE CRUEL VAUTOUR, par la férocité de fes 
mœurs, eft bien digne d'habiter la Barbarie, où 
la Nature femble avoir réuni tous les monîtres de 
l'Univers. Quoique le Vautour foit bien armé, & 
très-visgoureux, il n’ofe attaquer les autres oïfeaux 
qu'autant qu'ils lui font très - inférieurs en forces. 
Son défaut de courage met au moins des bornes à 
fes cruautés, & 11 préfere fouvent fe nourrir de 
cadavres infeétes , plutôt que de livrer combat à 
des êtres vivans : mais quand il veut faire la guerre, 
il fe joint à d'autres Vautours; la chafle fe fait en 
commun, & l’on fe partage le gibier, non fans le 
difputer. ARE 


266 VOYAGE 


LE MILAN, non moins cruel, eft auffi lâche 
que le Vautour; mais on lui pafle plus aïfément fa 
lächeté , vu l'infériorité de fes forces. Il ne fait la 
guerre qu'aux petits oifeaux, aux jeunes poulets, 
aux colombes, &c. Du haut des airs où il paroït 
immobile, il fond avec rapidité fur la proie qu'il 
s'eft choifie; mais au moindre danger il fuit avec 
un cri de frayeur. 


LA BUSE, qui eft, parmi nous, l'emblème de 
la ftupidité, n’ofe quitter l'arbre fur lequel elle eft 
perchée pour aller chercher fa proie ; mais elle attend, - 
pour la fair, qu’elle vienne s'offrir à fes regards. 
Sa foibleffe ne lui permet que d'attaquer les plus 
petits oïfeaux. 


L’ÉPERVIER habite les grandes forêts; il vole 
dans les plaines pour y faifir les Cailles & les Per- 
dreaux. Jen ai rencontré une variété dont le plu- 
mage fauve étoit tacheté de noir. 


* L’'AUTOUR fe retire dans les gorges des mon- 
tagnes. Ses mœurs font auffi fanguinaires que celles 
du Tigre. Îl aime le carnage, & ne fe plait qu'a 
mettre à mort tous les êtres vivans qu'il rencontre, 
ëêc qu'il peut combattre. 


LE FAUCON, dont nous tirons un fi grand 
parti pour la chafle, vit auffi dans les rochers flériles 
& inhabités de la Numidie, 


EN D A R RAA RTE) 26 


Tous ces oifeaux chafent pendant le jour ; mais 
en voici d'autres qui n’ofent paroïtre que lorfque 
le foleil eft retiré. Le grand Duc, le Hibou ou moyer 
Du, le Chat-huant , la Chouette, la petite Chouette ou la 
Chevèche, à Papproche de la nuit, fortent des fentes 
des rochers , du creux des vieux arbres , rempliffent 
l'air de leurs lugubres cris, & déclarent la guerre 


aux Chauves-fouris , aux Rats, aux Mulots & aux 
Infeêtes. 


LE HOU-BAARA ox LA PETITE OUTARDE 
HUPPÉE. Cet oifeau habite vers les confins du défert. 
‘Il vit de vers, d'infeétes, & fouvent des jeunes 
pouffes des plantes, C'eft une efpèce d'Outarde qui 
ne diffère de l'Ourarde commune que par la belle 
huppe qui orne fa tête. Elle a autour du cou un 
collier ou une efpèce de grofle cravatte compofée 
de plumes longues & fouvent hériflées. Elles font 
blanches avec des raies noires; celles du corps font 
fauves , tachetées d’un brun obfcur. Cet oïfeau eft 
de la groffeur d'un Coq ordinaire, mais il a le 


corps plus alongé. Il a trois doigts aux pieds, fans 
ofteil. 


LE RHAAD ox SAF-FAF eft une autre efpèce 
d'Outarde d'Afrique de la même groffeur que la 
précédente, mais elle en diffère en ce qu’elle n’a 
point le cou orné de lefpèce de cravatte dont j'ai 


268 Vo! V'aAMeTE 


parlé plus haut. Sa tête eft noire, & les plumes de 
fa huppe font d’un bleu foncé. dé ventre eft blanc, 
le dos & les aîles de couleur fauve avec des taches 
brunes. Cet oïfeau vole par troupes. 


Il y en a une autre efpèce qui paroït n’être qu'une 
variété de la précédente. Elle eft de moitié plus 
petite, n’a point de huppe, &t offre ni. + variétés 
dans le plumage. 


La PINTADE ox LA POULE DE NUMHIDHE. 
Quoique fon plumage n'ait point l'éclat de celui 
des oïfcaux d'Amérique, néanmoins il plaît à l'œil 
par fa fimplicité & la variété des couleurs. Sur un 
fond gris-bleu font placées des taches rondes & 
blanches très-résulières, qui forment comme autant 
de perles : mais la Pintade n’a pour elle que l'élé- 
gance de fon plumage : elle fe tient mal; fa queue 
eft tombante, fon cou alongé; elle paroït boflue; 
fes ailes courtes & la difpoftion de fes plumes 
forment une efpèce d'élévation au haut du dos, 
Elle n’eft guère plus oroffe que notre Poule com- 
mune, Un attribut particulier à cet oifeau eft d’avoir 
au-deffus de la tête, une très-grofle callofité-en 
forme de cafque. Cet oïifeau ne vit que de grains. 
Il vole dans les lieux enfemencés en troupes plus 
ou moins nombreufes. Il eft très-commun, fur-tout 
du côté de Conffantine. 


EN BARBARIE 269 

La GEUNOTE fe plaît particuliérement dans les 

forêts; mais elle ne qu point fon nid au haut des 

arbres. On la trouve à terre paye les bruyères & 

les lentiques. Toutes celles que jai rencontrées en 

Afrique ne m'ont paru différer en rien de notre 
Gélinote d'Europe. 


LE GANGA ox LA GÉLINOTE DES PYRÉNÉES, 
vulgairement appellée par les Arabes Kattk, et 
remarquable par deux TETE plumes étroites qu'il 
porte à la queue, Il a le bec court & gros, à peus ie 
près comme celui de la Ferdrix. Ses pattes, velues 
en devant juiques fur les doigts, font prefque nues 
par-derrière. Ses doigts font au nombre de trois, 
avec un ergot; fon plumage eft très-varié. C'eft un 
fond gris parfeme de taches , fouvent en demi-lune, 
rouges, blanches, noires, &e Les couleurs de la 
femelle font plus uniformes que celles du mâle. 
Cet oïfeau a un collier aflez femblable à celui de 
la Perdrix rouge. Il eft granivore, & vole par 
troupes de fix, huit, & davantage dans les plaines 
cultivées. Son vol eft pefant, & près de terre. Le 
Ganga s'apprivoife très-facilement. Jen aï confervé 
deux pendant plufieurs mois. Ils étoient prefque 
toujours blottis, & ne quittoient cette potion que 
pour manger. Je les avois laïflés en liberté dans ma 
chambre. Je n’ofe pas aflurer que cet oifeau n'ait 
point de cri, mais je ne l'ai jamais entendu. | 


270 VoyYaAGceE 


La PERDRIX ROUGE DE BARBARIE. Elle diffère 
peu de celle d'Europe ; elle eft un peu plus petite 
que la grife. Le tour de fes yeux, fon bec & fes 
pattes font d'un beau rouge. Elle porte un collier 
formé par un grand cercle noir ; les autres plumes 
du cou fort brunes avec quelques taches blanches, 
Elle habite les hauteurs, les brouflailles, & fe réunit 
en troupes plus nombreufes que la grife. 


. LE FRaNCOLN. Il eft à peu-près de la groffeur 
de la Perdrix. Son plumage eft beau 87 remarquable 
par fes nuances. Il a un collier d'un jaune d'orange. 
Il fait fon féjour ordinaire dans les brouffailles. Ceft 
encore une oïfeau granivore. 


LES CAILLES, LES PIGEONS, LES RAMIERS, LES 
TOoURTERELLES fe rencontrent en Barbarie aufi-bien 
qu’en Europe. Ils habitent, excepté les Cailles, les 
forèts & les bois. Ils font de pañlage. La Calle 
paroît au mois de novembre ou à la fin d’oétobre. 
Elle pafle hiver, & difparoït au printemps. L'on 
trouve en Barbarie une efpèce de Caïlle qui n’a point 
d'orteil, & dont les couleurs font beaucoup plus 
claires que celles de la Caille ordinaire. 


Le CoRBEAU. Ceux que j'ai vus font de la groffeur 
d'un Coq-d'Inde, Ils habitent les lieux élevés, & les 
montagnes de l'Atlas, Il y a , du côté de Conftantine 


EN BARBARIE 271 


& vers le défert de Saara, un Corbeau dont le bec 
& les pieds font rouges. Il eft un peu plus gros 
. que notre Corbeau commun, 


Le Gear. Cet oïfeau fe retire dans l’épaiffeur des 
bois, où le chêne, le liège, l'yeufe fourniffent à fa 
nourriture par leurs fruits abondans. Il mange auffi 
des jujubes, des arboufes, &c. Le Geai de Barbarie 
a, comme celui d'Europe, les ailes terminées par 
des nuances de bleu & de blanc prefque rangées en 
quadrille : mais il en diffère par quelques variétés 
dans les couleurs es plumes de fa tête, Il eft de la 
groffeur d'un pigeon. 


L'ÉTOURNEAU , vulgairement LE SANSONNET ; 
eft très-commun en automne, &c. Il fe nourrit d’in- 
feëtes, de fruits, de graines. Il vole en troupes quel: 
quefois fi nombreufes, qu'ils refflemblent de loin à 
un nuage épais & noir. 


LE Lorior, de la groffeur du Merle, nhabite 
guère la Barbarie que pendant l'hiver. Il a les ailes 
tachetées de noir. Les autres parties font d’un beau 
jaune. Il vit également d'infeétes & de fruits. Il eft 
rare d'en rencontrer des troupes. 


La GRIVE COMMUNE fe rend en Barbarie dans 
le mois d'oétobre , où elle refte tout l'hiver, Elle y 


272 V oY:AGE & | 
vit de baies de forbier , d'arboufe , & de fruits 
mols. | 22 


Le GREEN-THRUSH eft une autre efpèce de 
Grive, nommée par M. de Buffon 41 Grive balferre 
de Barbarie. Elle diffère de la Grive ordinaire par fes 
pieds, qui font beaucoup plus forts & plus courts, 8 
par la variété de fes couleurs. Elle a la tête, le cou & 
le deffus du corps d'un verd clair ; fa poitrine eft 
couverte de taches noires fur un fond blanc; le 
jaune domine vers le croupion. Son bec eft le même 
que celui de la Grive ordinaire, 


Le Mere fe plait dans les brouflailles formées 
par les myrthes, les arboufers , les lauriers, &cc. 
dont la couleur toujours verte paroît lui infpirer de 
la gaité, & dont les baies fervent à le nourrir; 
quand les fruits lui manquent, il vit d'infeétes. Sa 
couleur eft d’un noir luifant. L'on m'a afluré que 
le Merle folitaire habitoit les mêmes lieux ; je ssh 
point rencontré. 


Le Moineau & fes différentes variétés font:très- 
communs en Barbarie, principalement dans les lieux 
habités. Le Moineau aux dattes, ou Le Datriér, le 
tient particuliérement dans les lieux où lon cultive 
les palmiers. Il sy réunit en troupes nombreufes 
qui ravagent les dattes. La couleur dominante de 


la 


| 
EN BARBARIE 273 


tête, du cou & du corps, tant en deflus qu’en 
deflous ,'eft d’un gris tirant fur le roux; le devant 
de la tête & la gorge font noirs. Il a le bec court, 
épais à la bafe, avec quelques mouitaches. L'on 
prétend que fon chant eft très- doux &t agréable. 


LE PINÇON. Il habite les bois, & réjouit, par 
fon chant, le voyageur folitaire. Je ne lai trouvé 
que dans le printemps, & je nai pu favoir sil 
vivoit en Barbarie pendant les autres faifons. 


L’ALOUETTE. Elle m'a paru habiter en toute 
faifon les côtes d'Afrique. L’on rencontre fréquem- 
ment aux environs de Biferte, une efpèce d’Alcuette 
cendrée. 


LE RossiGNor. Qu'il eft agréable d'entendre 
les chants harmonieux de ce charmant oifeau, dans 
des contrées où l'oreille eft fi fouvent offenfée par 
les cris des animaux de proie-&c des bêtes féroces ! 


LE MOTTEUX, vulgairement CUL-BLANC, 
ne diffère en rien de celui d'Europe. Il fe tient ordi- 
nairement {ur les mottes de terre, & dans les fillons 
nouvellement remués pour y chercher les vermif 


J 
{eaux dont il fait fa nourriture, 


Le Coucou. Cet oifeau choifit pour fa retraite 
les plus épaifles forêts. Dés que hiver approche, 


1l fe dépouille de fes plumes, en forme un md dans 
Part, I 8 


274 VOYAGE 


Je creux d’un arbre, & pañle ainfi la mauvaïfe faifon 
avec abondantes previfions. Les plumes lui revien- 
neat au printemps ; 1] quitte fa retraite, saccouple, &c 
va dépofer fes œufs, non dans un nid fait à deffein, 
mais dans celui des autres oïfeaux. Il ne pond 
qu'un ou deux œufs au plus dans des nids féparés, 
& ne Soccupe nullement du fort de fa poftérité. 
Il abandonne aux oifeaux étrangers le foin de l'élever, 
Îl fe nourrit d'infefles, de chenilles, & fur - tout 
d'œufs d'oifeaux, dont il eft très-friand. 


La Huppe eft remarquable par une touffe de 
plumes d'environ deux pouces de haut, placées 
tonsitudinalement fur fa tête. Ces plumes fontrouffes, 
terminées par une tache noire; quelques-unes font 
marquées de blanc. La couleur des ailes de fon 
corps eft un mélange de roux, de gris &c de blanc; 
mais la couleur roufle étoit celle qui dominoit le 
plus dans les huppes que fai vues en Barbarie. Elle 
vit d'infeétes & de vers. Elle ne fréquente les lieux 
humides & marécageux, que pour y chercher fa 
nourriture ; elle fe retire enfuite dans les bofquets 
&c les lieux ombragés où elle fait fon nid. D’après 
ce qu’en rapporte M. de Buffon, cet oifeau sap- 
privoife très-aifément , & a, pour fon maître, une 
affeétion, qui l’attrifte lorfqu’il en eft éloigné. 


Le Guépier. Cet oifeau a été ainfi nommé à 
çanfe des guèpes dont il fait fa nourriture, quoiqu'il 


EN BARBARIE. 275 


sfie dédaigne pas les autres infeétes. Quand ils lui 
manquent, il vit de grains &c de fruits. Il forme en 
terre, fur les côteaux, des trous qui lui fervent de 
nids. Je n'ai point remarqué que les Guépiers allaffent 
par troupes en Barbarie, comme ils y vont en Grèce, 
particuliérement dans l'ile de Candie ,où:1ls font très- 
communs. Leurs couleurs font belles & éclatantes, 
C'eft un mêlange de bleu ‘de jaune & de noir de 
différentes nuances. Le Guépier de Barbarie eft 
prefque de la groffeur d’un Pigeon. 


L'HYRONDELLE. Ces oïfeaux paroïfient en 
Barbarie dans le mois de mai, & difparoifient dans 
le courant du mois d'août, au moment des plus 
fortes chaleurs. C'eft ce que j'ai eu occafñon de 
remarquer à la Cale. Fignore où ils vont, 


LE Pic-verT. Il habite que les forêts, où il 
vit en folitaire, La Nature ayant borné fa nourriture 
aux infeftes &c aux larves qui vivent fous l'écorce 
des arbres, cet oifeau eft fans cefle occupé à vifiter 
lestrous , 8 avec un bec ferme & pointu, à fendre 
&t déchirer l'écorce pour y trouver de quoi vivre. 
Alors, à laide d'une langue effilée & longue, en- 
duite d’une humeur gluante, il amène, du fond de 
leurs retraites , les petits infe&tes, les fourmis, &c. 
Le Pic-vert fait fon nid dans le creux des vieux 
‘arbres, fouvent à une très-grande profondeur. 

S 2 


276 V'o'y'AïGNE 


Le MarTIN-PÈCHEUR. Celui que j'ai rencontré 
en Barbarie eft le même que ce joli petit oifeau qui 
fréquente en Europe le bord des rivières &. de la 
mer. Il ne vit que de poiffons, fur lefquels il fond 
avec beaucoup d’adrefle & de fubtilité, fe tenant 
fans cefle en embufcade fur une branche d'arbre; 
ou fur la pointe d’un rocher. Il bâtit fon nid fur 
le rivage avec des brins de bois, des arêtes de 
poïflons, &c. raflemblés groffiérement avec un 
peu de terre. Il paroït que cet oïfeau étoit l4Lyor 
des Anciens, d’après le rapprochement qu’en a fait 
M. de Buffon, 

La CiGocne. Elle paroït fur les côtes d'Afrique 
en automne, dans le mois d’oétobre ou de novembre. 
Amie de l’homme, elle’aime à habiter les mêmes lieux 
avec lui. Ceft dans les cheminées, fur les tours, 
dans les grands bâtimens, qu’elle place fon nid. Les 
Arabes refpeétent cet hôte, qu'ils regardent comme 
Paffurance de leur bonheur, & de celui de toute 
leur famille. Ceft un crime que de violer envers 
lui les droits de l’hofpitalité. Cependant , comme 
l'on vient à bout de tout avec de Pargent, j'ai aife= 
ment levé les fcrupules d'un Arabe chaffeur, en lui 
promettant une piaftre pour chaque Cigogne. If 
m'en apporta deux. Cet oïfeau vit de ferpens; 
de lézards, &c. Il eft à peu-près de la grofleur du : 
Héron, monté comme lui fur deux longues jambes, 


EN BARBARIE. 277 


Le Héron. Il eft peu de pêcheurs plus patient 
que celui-ci. Il refte des heures entières feul fur 
le bord des étangs & des rivières, fes longues pattes 
enfoncées dans l'eau , fans que le mauvais temps 
puifle lui faire abandonner fon poñte. Il auette le 
poiflon pour le faifir au paflage. Il fe nourrit auffñi 
de grenouilles, de lézards , &êvc. 


Le HÉRON DE Mapacascar. C'eft le nom que 
M. de Buffon a donné à cet oïfeau, lorfque je le 
lui ai préfenté. Son plumage eft par-tout d'un très- 
beau blanc. Il a fur la tête une grande tache d’un 
roux clair. Il n’eft pas beaucoup plus gros qu'un 
fort Pigeon, mais il eft plus long. Les Arabes 
Pappellent l'Oifeau du bœuf, ou le Pic-bœuf, parce 
que, comine il eft toujours à la fuite des troupeaux, 
ils prétendent qu'il cherche fur le dos des bœufs.les 
infeétes dont il fait fa nourriture. Jen ai difléqué 
plufieurs, & je ne leur ai trouvé dans Peftomac 
que des végétaux & quelques débris d'infeétes. Cet 
oïfeau vit en fociété. L'on en rencontre des troupes 


de huit, dix, & plus. 


LA SPATULE. Elle eft de la groffeur du Héron; 
mais moins élevée fur les jambes. Son plumage eft 
blanc. Elle vit de poiffons, habite les bords de la 
mer, & fait fon nid fur la fommité des grands 
arbres voifins. Cet oifeau eft remarquable par {on 

S 3 


278 VOYAGE 
bec qui $arrondit en fpatule à fon extrémité, & 
forme comme une double cuiller, 


La BÉCASSE paroît en oftobre jufqu'au prin- 
temps ; elle fait fon nid à terre. Elle ne diffère en 
rien de celle d'Europe. La Bécaffine paroît dans le 
même temps. 


LE CaevazEr. Cet oifeau vit le long des marais 
&c des étangs, où 1 eft occupé à la chaffe des ver- 
miffeaux. Son plumage eft un mêlange confus de 
gris &z de blanc. Il a de longues pattes grifâtres., la 
tête petite, le.cou ainfi que le bec alongés. 


LE CHEVALIER A PIEDS ROUGES. Celui-ci ne 
diffère du précédent que par la couleur de fes 
pattes qui font du plus beau rouge. Il y a auf 
quelques varictés dans fon plumage, 


Le Cours reflemble beaucoup aux Chevaliers ; 
mais il a les pattes plus courtes. Son plumage eft 
plus foncé, agréablement mélange de blanc, de 
gris & de noir. Cet oifeau , ainfi que les deux pré- 
cédens, font bons à manger. 

L'Écuasse. Ce nom lui vient de fes longues 
pattes, fur lefquelles elle peut à peine fe foutenir. 
Elles font jaunes, d'un pied de haut. Son bec eft 
noir, long de deux pouces ; fa tête blanche en 


EN BARBARIE 27 


devant , noire fur le derrière, Elle a le cou blanc, 
le deffous tacheté de noir. Son ventre eft blanc, 
{es aîles noires, & fa queue courte & grifâtre. Elle 
a les mêmes inclinations , & habite les mêmes lieux 
que les précédens. 


LE VANNEAU. Bien avant le lever de l'aurore, : 
ces oifeaux en troupes nombreufes couvrent les 
champs, & livrent la guerre aux vermifeaux. Iis 
font gais, folâtres , légers; ils courent plutôt qu'ils 
ne volent : ils ont un petit cri perçant peu agréable; 
malgré cela ils divertiffent le voyageur du matin, 
diffipent, en partie, pour lui les horreurs des té- 
nèbres, & font diverfon aux idées mélancoliques 
qu'infpire la vue d'une nature folitaire & filen- 
cieufe. 


LA POULE D'EAU , les SARCELLES &c les Ma 
CREUSES font très-abondantes fur les lacs & les 
étangs, 


Les CANARDS y font également nombreux & 
très-variés ; la plupart de ceux que javois apportés, 
ayant été détruits à la quarantaine de Marfeille, je 
fus forcé de renoncer à les décrire, ne pouvant le 
faire que d’après des notes imparfaites. 


Le GoELanD. Cet oïfeau voltige continuelle- 
ment au-deflus de la mer, dans laquelle il plonge 
S 4 


280 V'o:viire’t 

pour y faifr le poiffon qui fe joue-à la durface 
de Veau. On en voit des troupes nombreufés daris 
les temps orageux; 1ls annoncent ordinairement les 
tempètes, d'où vient qu'on les appelle Oifeauxtde 
tempér. L’efpèce la plus commune eft d'un blane 
de lait, avec une couleur cendrée au-deflus du corps, 
un peu plus grofle que notre Pigeon : maïs j'en ai vu 
déht le plumage étoit marque eté d'un gris fale tirant 
fur le noir. Ils étoient prefque auffi gros qu'un 


Dindon. 


LE FLAMMANT ox PHÉNICOPTÈRE. Ce bel oifeau 
eft prefque auf gros que le Héron: fon plumage 
eft auffi blanc que cel du Cigne, mais fes ailes 
font d'un rouge éclatant, qui tranche très-agréable- 
ment fur un fond blanc. Son bec eft un peu crochu. 
Il vit en fociété fur le bord des rivieres, où il fe 
nourrit de poiflons. On le rencontre dans les en- 
Virons de Bonne & de Tunis. 3; 


L’'AuTRUCHE. Ces déferts arides, ces: brülantes 
folhitudes du Sara, font habités par un animal auf 
étonnant à nos yeux que la terre même où 1l vit. 
L'Autruche n’a que deux jambes comme les oifeaux, 
mais fes pieds, fes 1ambes & fes cuifles reflemblent: 
à ceux des quadrupèdes. Son corps eft couverte 
plumes ; mais ces plumes paroïflent, par leur 
fineffe &c leur légéreté, être plutôt un duvetideftiné 


EN BARBARIE 3281 

à couvrir fa nudité, que des inftrumens propres à 
Pélever dans les airs; elle a une queue & des ailes 
non pour voler, mais pour conferver l'équilibre 
que fon corps pefant, porté fur deux longues jambes, 
perdroit facilement, fi, dans fa courfe précipitée, 
elle ne fe fervoit de £es ailes comme de deux ba- 
lanciers qui dirigent fes mouvemens. Son cou eft 
nud, tres-long, ayant la peau d'un rouge de fang. 
Sa tête & fa bouche ne reilemblent n1 au bec des 
oïfeaux, ni à la gueule des quadrupèdes. En un 
mot , l'Autruche eft un être qui arrête court le Na- 
turalifle au milieu de fes divifions fyftématiques. Il 
faut établir pour elle une clafle particulière, dans 
laquelle il n’y aura aw’un genre &c une feule efpèce. 
Les Autruches vivent en troupes nombreulfes, 
mais elles fe tiennent très-éloignées des lieux habités. 
Elles font fi légères à la courfe, que le meilleur 
cheval eft incapable de les fuivre. Quand on 
les chafle, 1l faut les pourfuivre long - temps, 
les harceler, les fatiguer. Alors elles fe rendent. 
On peut même les prendre en vie. Malgré l'amour 
iolent qu’elles ont pour la liberté, elles fupportent 
lefclavage avec aflez de douceur, & font très- 
faciles à apprivoifer. J'en ai vu deux à Bonne qui, 
quoique nouvellement captives, ne témoignoient 
aucun regret, aucun ennui, Elles fe laiffoient appro- 
cher &c toucher à volonté. 
Les Autruches ne pondent aw’une feule fois année, 


282 VoYaAGE 


dans la faïfon la plus brülante, au mois de juillef 
& d'août; c'eft alors que le fable échauffé par les 
rayons du plus ardent foleil, eft propre à faire éclorre 
les œufs que l'Autruche y dépofe. Elle ne les couve 
pas; mais elle s’écarte peu de l'endroit où elle les 
a placés; elle y revient fouvent. L'on prétend même 
qu’elle fe pofe defius de temps en temps. Les Autru- 
ches perdent tous les ans ces belles plumes, qui 
font un chjet de commerce fi confidérable; mais 
qui n'ont de prix qu’autant qu’elles font prifes fur 
animal vivant. Qui croiroit que ceft au miliew 
des fables brülans de la Lybie, qu'il faut aller 
chercher le plus bel ornement de la coëffure des 
femmes de l'Europe ! 


EN BAR BARIHE ‘ 28% 


ANIMAUX AMPHIBIES. 


LORUBOR:E PT IL ES. 
TESTUDO. TORTUE. 


— C'orracr. (Lin.) Pecibus pinniformibus muticis, 
Tefla coriacea | cauda angulis feptem exaratis. 


TORTUE coriAcE. Pieds en forme de nageoires, 
fans ‘ongles; coquille coriace; queue avec fept 
angles. 

Cette Tortue eft très-commune dans la Méditer- 
ranée, Son écaille, au lieu d’être divifée en écuflons, 
reflemble à un cuir dur & très- épais, formant 
plufeurs angles fur le dos. 


— GRÆCA. ( Lin.) Pedibus fubdigitatis , tefla poflice 
gibba , margine laterali obtufiffimo , [cutellis planiuf- 


culis. 
TORTUE DE GRÈCE. Pieds prefque digités ; co- 


quille en boffe à la partie poftéreure , une bordure 
latérale très-obtufe ; petits écuflons un peu plans, : 


284 VOYAGE 


C'eft principalement fur terre & le long des bords 
des rivières de la Numidie, que on rencontre cette 
Tortue. Les Maures en ont peur, & simaginent 
que ce font autant de malins efprits envoyés par 
des Magiciens. Ils fuient à l’afpeët de cet animal. 
Jai fouvent été témoin des combats très-amufans 
que les mâles fe livrent entre eux lorfqu'ils font en 
fureur. Ils fe précipitent les uns contre les autres 
avec colère. Ils ne fe font, & ne peuvent fe faire 
d'autre mal que d’entre-choquer fortement leurs 
écailles, trop dures pour que ce choc puifle les 
brifer. 


L'E:S:,$S E R:PIEPNS 
! | 

Les Couleuvres & les Serpens font très-communs 
& extrêmement variés en Barbarie. J'avoue que jai 
peu d'obfervations fur ces animaux , ne m'étant 
point muni d’efprit-de-vin pour les conferver : j'ai 
été obligé trèsfouvent d'en abandonner qui me pa- 
roïfloient très-intére{fans : J'ai cependant, à la fin, 
maistrop tard, trouvé un moyen de conferver les plus 
gros, en les dépouillant comme on dépouille une 
anguille, &c en rempliffant leur peau dun fable fin : 
mais pour cela il faut avoir foin de couper leur 
peau circulairement & à moitié vers la tête. On 
fépare la tête du corps auquel néanmoins elle tient 
encore par la partie de la peau que lon ma point 


EN BARBARIE. 28ç 


coupé ; en retournant la peau avec précaution, lon 
vient à bout de la détacher du corps de l'animal. 
Quant à la tête, il en faut enlever le plus de chair 
qu'il eft poffble, en prenant bien garde néanmoins 
de porter les doigts fur-tout à la mâchoire, où fe 
trouve le réfervoir de leur venin. Il faut auf net- 
toyer exaétement les inftrumens qui ont fervi à 
cette diffeétion. On peut remplir les vuides avec 
du coton trempé dans du camphre pulvérifé, de 
lalun, de la cendre, &c. L'on coud louverture 
de l'anus, & l’on remplit la peau avec du fable fin, 
Cela fait, lon coud la partie de la peau que l'on 
avoit coupée au-deflous du cou. Par ce moyen la 
peau des Serpens fe conferve très-bien fans fe cor- 
rompre, fans fe retrécir; & quand elle eft bien 
sèche, l'on peut, en ouvrant l'anus, en faire fortir 
le fable, &c la remplir d’une matière plus légère, 
de coton, d’étoupes, &c. Fai cru devoir indiquer 
ce procédé, qui peut être très-utile aux Voyageurs, 
&t ménager l’'efprit-de-vin. 


Le ZURREICHE eft un ferpent d'environ quinze 
pouces de long, qui vient du côté du Saara. Son 
corps eft tout couvert d'écailles larges ; il eft très- 
mince & s’élance avec tant de rapidité, qu'il eft 
très-difficile à faifir. Il paroït que ce ferpent eft le 
Jaculus des Anciens, 


2936 VOYAGE 


Le LEFFAH eft un autre ferpent très-dangereux, 
qui n'a pas tout-à-fait un pied de long. Les Arabes 
le craignent beaucoup. Le D. Shaw croit quäl eft le 
même que celui que Lucain appelle Torrida dipfus. 
Son nom arabe fignifie Éréler, parce qu’en effet {on 
venin excite dans les veines un feu dévorant qui 
donne la mort à ceux qui en font attaqués. 


L'ACE'RT A!" VE L'NRTE 


— AGILIS. ( Lin.) Cauda verticillata longinfeula ; 
fcamis acutis, collari fubtus fquamis conflruéto. 


LÉZARD VERT. Queue verticillée, un peu 
alongée; écailles aiguës; un collier placé fous les 
écailles. 

Ce Lézard eft très-fort. Il a environ un pied de 
long fur un pouce de large. Son corps -eft d’un 
jaune verdâtre. Jen ai confervé un pendant plus 
de huit jours. Lorfque japprochois de lui, il fe 
retiroit dans un angle, & fembloit me menacer 
avec la gueule ouverte, &c en formant une efpèce 
de fifflement. Si je l'attaquois avec un bâton, il fai- 
fifloit linftrument & le fecouoit avec une force 
étonnante. Je le nourriflois de viandes, de reptiles 
8 d'infettes. Il ne refufoit rien ; il Semparoït avec 
avidité , & comme en colère, de la proie que je ki 
préfentois, me l'arrachoït des mains par une forte 


EN BARBARIE. 28? 
fecouffe de tête, & l'avaloit toute entière. La corde 
qui le retenoit s'étant rompue, il fe refugia dans 
un poulailler ,| où je fus témoin d'une fcène affez 
plauante, Une poule l'ayant appercu refugié derrière 
une borne, l'examina d’un peu loin, tourna autour 
de lui, & alla rejoindre d'autres poules. Elle revint 
peu après avec plufieurs autres > Qui formèrent un 
cercle autour du Lézard. N’ofant approcher, elles 
lexaminoient de loin en alongeant le cou avec un 
air d'inquiétude, Pendant ce temps-là, le Lézard 
OuVroit la gueule & les menaçoit. Il ft un mou- 
veément, qui jetta la frayeur parmi cette troupe 
timide; elle fe mit à fur, fe difipa, & ne revint 
plus. Ce Lézard fut tué d’un coup de pierre. Je 
louvris, & je trouvai dans {on eftomac > Qui régnoit 
depuis le gofier jufqw'à l'anus, toute la nourriture 
qu'il avoit prife depuis trois jours, entre autres un 
petit Lézard en entier, fans avoir fouet aucune 
décompofition : mais je n'y retrouvai point un os 
de cuïfle de poulet que je lui avois donné quatre 
OU Cinq Jours auparavant, 


— ALGIRA. ( Lin.) Cauda verticillata longiufcula x 
sorpore Üneis utrinque duabus flivis. 


LÉzARD D'ALGER. Queue vorticillée > un peut 
longue; deux lignes jaunes de chaque côté du corps: 
Ce Lézard eft très - commun. Il n’a que trois à 
qMatre pouces de long, Il a le deffus du corps brun 


ss VOYAGE 


avec quatre lignes jaunes : fon ventre eft d’un blanc 
jaunâtre, Il-eft très-agile & dificile à faifir. 


— CHAMGLEON. ( Lin.) Cauda tereti Brevi à inCUT Va ; > 
digitis diobus tribufve coadi!natis, 


LÉZARD CAMÉLÉON. Queue arrondie, courte! 
recourbée,- deux ou trois doigts réunis. 

Cet animal fingulier vit fur les arbres & dans 
les buiffons. Ses mouvemens font très-lents. Tantôt 
fon corps s'alonge & s’amincit ; d'autrefois il fe 
gonfle & fe raccourcit. Il lance très-fouvent fa langue 
FA étroite, fun peu gluante pour faifir les rep 
infettes dont 1l fe nourrit. Il n’eft guère poffible de 
lui affigner de couleur conftante, puifqwil fe colore 
de celles qui l'environnent : cependant celle qui dc- 
mine, & qu'il reprend toutes les fois qu'il change 
de couleur, eft d'un gris fale. Jen ai confervé un 
fur lequel ; Yai obfervé les faits fuivans. Toutes les 
fois que.je le plaçois devant une muraïlle blanche, 
peu-à-peu la couleur grife de l'animal s’éclaircifloit, 
& devenoit d’un blanc de craie : fi je le tranfpor- 
tois fur une étoffe jaune, fa couleur devenoit grife, 
& pañloit à celle d’un jaune obfcur : le rouge, 
quoique très-faillant, ne s’imprimoit fur le Camé- 
léon que par une teinte confufe de jaune & de 
rouge ;. le verd ne tranchoit pas non plus, mais la 
peau du Caméléon étoit grife, avec une légère teinte 


de 


EN BARBARIE 289 


— @e verd. Les autres couleurs, telles que le noir, 
le violet, le pourpre, ny occafionnoient d'autre 
changement que de rendre fa couleur grife plus 
obfcure : en un mot, il m'a paru quil ny avoit 
que le blanc, le gris & le jaune qui tranchaffent 
le plus fur le Caméléon. Cet animal aime beaucoup 
Ja liberté. Il eft très-difficile de le conferver long- 
temps en captivité. 


— CHALCIDIS. (Lin.) Cauda tereti longa , pedibus 
pentadaity lis breviffimis. 


: LÉZARD CHALCIDIQUE. Queue arrondie, longue; 
pieds à cinq doigts très-courts. 

Ce Lézard reflemble beaucoup à un Serpent. Il 
eft d'une couleur luifante, grifâtre. Son corps eft 
rond. Il a quatre petits pieds dont il ne paroît pas 
{e fervir pour marcher; mais 1l rampe comme les 
Serpens. Il n’a pas un pied de long. Sans fes oreilles, 
qui le rangent parmi les Lézards, ce feroit un vrai 
Serpent. On prétend que fa morfure eft très- dan- 
gereufe. Il eft très- commun dans les prairies des 
environs de la Calle. 


—VULGARIS (Lin. )Caudä tereti mediocri, pedibus un- 
guiculatis, palnis tetradaütylis, dorfo inex duplici fufca. 

LÉZARD COMMUN. Queue arrondie, de moyenne 
grandeur ; pieds onguiculés, avec quatre doigts, 
deux lignes brunes fur le dos. 

Part. T 


290 VOYAGE 
Ce Lézard eft un des plus communs. Il eft fe 
même en Barbarie qu'en Europe. 


— PALUSTRIS. ( Lin.) Cauda lanceolata mediocri, 
pedibus muticis, palmis tetradaütyls. 


LÉZARD DES MARAIS ( vuloairement Salamandre 
aquatique), Queue lancéolée, de moyenne grandeur ; 
pieds fans ongles, quatre doigts. 

Cette efpèce de Salamanare vit dans les étangs, 
où elle fe nourrit de petits poiflons. 


—SALAMANDRA. ( Lin.) Caudatereti brévi, pedibus 
nuticis , palmis tetradaftylis, corpore porofo nudo. 


LÉZARD SALAMANDRE. Queue arrondie, courte; 
pieds fans ongles ; quatre doigts; corps poreux 6 nu. 

L'on a débité bien des fables fur cet animal, 
comme, par exemple, qu’il pouvoit vivre long- 
. temps dans un brafer ardent. M. de Maupertuis y 
a fait des obfervations plus vraies. Il a trouvé, dans 
plufieurs Salamandres qu'il a ouvertes, des œufs, 
&t en même temps des petits vivans. Ce phénomène 
le rapbroche du Puceron, qui eft vivipare dans la 
belle faifon , & ovipare dans l'automne. Les Proven- 
çaux nomment ce Lézard Tarente. Ils font fi effrayés à 
la vue de cet animal, qu'ils ne dorment pas tran- 
quilles dans une maïfon où ils ont vu une Salaman- 
dre, jufqu’à ce qu'ils foient venus à bout de la tuer. 


E N BA MRYBOAR LE 201 


ne UNS EuCAUTUE:S, 


& 


Scarareus MARGINATUS * (nobis), fcutellatus, 
#uticus clypeo rhombeo ; elytris connatis | punttatis , 
glabris , lateribus marginatis. 


SCARABÉ À ÉTUIS SAILLANS, avec un écuflon, 
fans arêtes , bouclier rhomboïdal ; étuis réunis, 
/ponétués ; glabres, terminés par.un large rebord. 

Cet infeête eft parfaitement noir. Sa tête eft re- 
couverte par un bouclier arrondi, fans rucofités. 
Ses étuis n’ont point d'ailes en Rs Hs dépañent 
le corps par une bordure très- failante, que je 
regarde comme le caraftère eflentiel de cet infeéte. 
Ils font relevés en boffe, marqués de plufieurs lignes 
longitudinales, formées par une fuite de petits points 
qu'il eff difficile d’appercevoir fans le fecours de la 
loupe. Ce Scarabé a ol de rapports avec le 
Scarabœus Hemifphericus, dont Pallas nous a donné la 
figure dans fon Livre intitulé : Îcones Infeéforum, 
Tab. 6, fig. 23. Mais celui dont il eft ici queftion 
eft de moitié plus petit. Son bouclier eft prefaue 
'glabre; ila, outre cela, un écuffon entre les deux 


* Cet infe@te a éié gravé dans le Journal de Phyfque. 


Août 1787, pag. lil 
T2 


292 VOYAGE 


étuis, atiribut qui ne fe trouve pas dans celui de 
Pallas. 

Cet infefte habite les lieux fablonneux. Il forme, 
fous la bouze de vache, dont il fe nourrit, un trou, 
fouvent d’un pied de profondeur. C’eft au fond de 
cette retraite qu'il fe tient ordinairement. Dès quil 
eft fur le point de pondre fes œufs, il dépofe au 
fond de fon trou d’amples provifions de bouche 
pour les jeunes larves; 1l y place fes œufs, & 
bouche avec du fable entrée de fa demeure, Ceft 
dans ce féjour ténébreux & pendant lhiver que les 
Larves fubiffent leurs différentes métamorphofes. 
Ces infetes, parvenus à leur état de perfeétion, 
attendent la belle fafon pour abandonner leur re- 
traite, à moins que les provifions ne viennent à 
manquer; mais dans ce cas ils n’ont pas befoin 
d'aller loin, leur trou étant , comme je lai dit plus 
haut, placé fous une boufe de vache. Comme il 
leur feroit difficile de remonter par une ouverture 
perpendiculaire, lorfquwls veulent fortir, ils for- 
ment une nouvelle iflue, en traçant, à travers le 
fable, un chemin oblique. La forme de leurs pre= 
mières pattes, la mobilité de leur tête , lefpèce 
de bouclier dont elle eft recouverte, leur facilitent 
le moyen de fortir de leur tombeau. 


SCARABGŒUS RHINOCEROS ( Lin.) Scurellatus 
thorace inermi, capite cornu fimplici , clypeo bifido , 
elytris punilatis. 


EN BARBANIE 203 


SCARABÉ RHINOCÉROS, portant un écuflon ; 
thorax fans arêtes ; tête avec une corne fimple; 
bouclier divifé en deux; étuis ponétués. 


— NasicORNIs. ( Lin.) Scurellatus , thorace pros 
minentia triplici, capitis Cornu incurvaio , antennis 
heptaphyllis. 


SCARABÉ MOINE, portant un écuflon, trois 
éminences au thorax ; corne de la tête recourbée, 
antennes à fept feuillets. 

J'ai trouvé une variété de ce Scarabé qui n’avoit 
que deux fortes éminences au thorax , & une corne 
plus mince & plus courte, A 


— SACER ( Lin.) exfcurellatus , clypeo fexdentato, 
thorace inermi crenulato , tibuis pofhcis cilatis , vertice 
Jubbidentato. 


SCARABÉ SACRÉ, fans écuflon ; bouclier à fix 
dents ; thorax fans arêtes , crenelé ; pattes de der. 
rière ciliées, avec deux dents au fommet. 

Je ne peux m'empêcher de donner ici quelaues 
détails fur ce célèbre Scarabé, que les Egyptiens 
avoient en fi grande vénération, & dont 1ls avoient 
fait l'emblème de Neirha ou de leur Minerve, comme 
Horapollon nous l'apprend dans fes Hiéroglyphes (1 )« 
Cet infeéte, que lon croyoit être de deux fexes 8 


D) Eve, ch. 53; 
T3 


294 : VOYAGE 
produiré fans accouplement étroit hiéroglyphe 
inventé pour céfigner Mirervecréatrice, quelles Egvyp- 
tiens regardoient comme mâle: 8 femelle, Ælieni(r) 
nous apprend que ce même Scarabé étoit encore 
l'emblème d'un foldet, parce que ceux qui alloient 
à la guerre avoient RE de le'faire graver fur 
leurs anneaux. ve £a 
Maïs écartons de cet infefle tout ce merveilleux 
que lui a prêté lobfcure antiquité; Jaiflons les 
Egvptiens en faire un emblème facré, & les em- 
piriques lui attribuer une foule de vertus chimé- 
riques ; ilne fera pas moins intéreflant pour le Na= 
turalifte qui aura le courage de le furvre parmi les 
boufes de vache, où il fat fa principale demeure. 
Cet infeéte eft très-commun fur les côtes de Bar- 
barie, où j'ai fuivi fes opérations dans le plus grand 
détail. Li, 
Errant d’abord fur le fable, dans les heux expofés 
au foleil,.ce n'eft qu'après la fécondation que ce 
carabé fe fixe parmi les boufes de vache. Dès 
ce moment , il n’eft plus occupé que du foin de 
mettre en füreté le précieux dépôt de fa poftérité, 
Pour cet effet, 1l creufe un crottin, dépofe fes œufs 
dans Pintérieur , &c les recouvre de fiente, nour- 
riture propre pour les larves. Il ne fe contente pas 
de leur avoir choif une retraite fre & abondante 


(1) De animalibus, Liv. X, ch. 45. 


EN BARBARIE  29$ 


en nourriture; pendant long-temps 1l roule encore 
ce paquet fur une terre légère & fablonneufe. Il en 
forme , par ce moyen, une efpèce de boulette de 
la groffeur d’une petite orange , qui infenfiblement 
eft recouverte d’une couche terreufe d'environ deux 
lignes d’épaifleur. 

Cet infeéte eft infatigable au travail. Il n’y a pout 
lui de tranquillité &t de repos, que lorfqu'il a 
trouvé dans le fable un lieu propre à y dépofer 
fon fardeau. Il le traine par-tout avec lui, à l’aide 
de fes deux pattes de derricre. Quand celles-ci font 
fatiguées, il fait ufage de fa tête & de fes pattes 
de devant ; mais il ne tarde pas à revenir à fon 
premier moyen. Si, tandis qu'il quitte un inflant 
fa boulette, on la lui enlève, aufli-tôt l'inquiétude 
s'empare de lui, il s’agite vivement , rode de tous 
côtés, & ne ceffe fes recherches que lorfqul a 
recouvré fon précieux fardeau. Jai fouvent pris 
plaifir à lui donner de femblables inquiétudes, & 
jai vu avec furprife quil fe dirigecit prefque toujours 
du côté où jJavois jetté fa boulette. Si je la portois 
à la main, linfee me fuivoit comme un animal 
privé, & Je fuis parvenu plufieurs fois à avoir à 
a fuite plufieurs de ces Scarabés dont je tenois en 
main les boulettes. 

Lorfque cette boulette eft fuifamment durcie, 
féchée extérieurement & encroûtée, alors linfeéte 
creufe dans le fable un trou de huit à dix pouces 


nl 


NET 


296 V'ô- + A GE 

de profondeur , il y depofe fa future famille, & 
devient lui-même habitant de ce ténébreux féjour , 
où 1l termine fon exiftence, Ïl eft à remarquer que 
cette opération ne regarde que les femelles, aux- 
quelles la Nature a accorde, pour cet objet, une 
plus lonz::e vie qu'aux mâles, qui meurent peu après 
Péccount ement. 

Les larves naïflent vers la fin de Pbtéhane 
pañlent l'hiver fous cette première forme, & ne 
deviennent infeûtes parfaits qu’au printemps. ai 
cependant rencontré plufeurs fois, mème au milieu 
de Phiver, des infettes parfaits avec des larves, fans 
pouvoir décider s'ils appartenoïent à la dernière 
génération , ou s'ils étoient les auteurs de la nou- 
velle famille, | 

Îl fuit de voir travailler ce Scarabé, pour com- 
prendre l’'ufage des divers inftrumens dont la fourni 
la Nature. Ses deux premières pattes font larges, 
applaties, armées, le D de l'avant-bras, de quatre 
dents fortes (614 obtifs: Ce avec ces infirumens 
qu'il fend les crottins, les éparpille, ou fe cram- 
ponne , lorfque fes deux dernières pattes font em- 
ployées à trainer un fardeau beaucoup plus gros & 
plus pefant que lui. S'il veut pénétrer dans le fable 
ou dans un crottin, 1l emploie le bouclier à cinq 
ou fix dents qui recouvre fa tête, & s’en fert comme 
d’une palette pour foulever les fardeaux &c écarter 
les obftacles. Pendant ces pénibles opérations, fa tête 


[l 


EN (BAR BARIE . 297 


& fes antennes fe trouvent à l'abri fous la largeur 
de ce boucher qui déborde de toutes parts. Les deux 
dernières pattes de cet infeéte font beaucoup plus 
longues & plus grêles que celles de devant. Auffi 
leur ufage eft:il bien différent, étant particuliérement 
deftinées à fair & trainer des fardeaux. 


SCARABGŒUS HisPANICUS, (Lin.) Exfcutellarus ; 
thorace mutico, clypeo cornuto emarginato , elytris 
ffriatis , femoribus fecundis remoti ffimis. 


SCARABÉ D'ESPAGNE. Sans écuflon ; thorax fans 
arêtes ; bouclier cornu , échancré ; étuis ftriés ; les 
fecondes cuifles très-écartées. 

Cet infecte eft d’un beau noir luifant. Il habite les 
lieux fablonneux, dans l'intérieur des terres. 


— TAURUS. (Lin.) Ex/fcutellatus , thorace inermi, 


occipite cormibus binis reclinatis. 


SCARABÉ TAUREAU. Point d’écuflon; thorax 
fans arêtes; fur le devant de la tête deux cornes 
recourbées. 

Ce Scarabé fe rencontre fréquemment dans les 
mêmes trous avec le Scarabé facré. La femelle n’a 
point de cornes. 


— SABULOSUS. (Lin.) Scurellatus muticus niger 
opacus , tuberculis rugofis, antennis baf£ pilofis. 


SCARABÉ DES SABLES, ayant un écuflon, fans 


298 VOYAGE 


arêtes, noir, couvert de tubercules ridées; antennes 
avec des poils à leur bafe. 

Pai trouvé cet infeéte avec les précédens, dont 
les mœurs me paroiflent être les mêmes. Il n’eft 
cependant pas auffi commun que les autres efpèces. 


SCARABŒUS FULLO. (Lin.) Scurellatus muricus, 
antennis heptaphylls , corpore’ nigro, pilis alhis, 
fcutello macula duplici alba. 


SCARABÉ FOULON, ayantun écuflon, fans arêtess 
antennes à fept feuillets; corps noir couvert de poils 
blancs; écuflon marqué de deux taches blanches. 

Ce Scarabe fe plaît dans les forêts de liège. Il < a 
près d’un pouce &z demi de long. 


— ŒRUGINOSUS, (Lin.) Scurellatus muticus au+ 
ratus , fupra viridis. 

SCARABÉ CUIVREUX, ayant un écuflon, point 
d'arètes ; doré, verd en deflus. 

Ceft fur les fleurs à fleurons & à demi-fleurons 
que J'ai trouvé cet infeéte. 


HI STE RE S CAR ONE 
— Major. (Lin.) Totus ater , elytris Jef 
thoracis marginibus frbtus pilofrs. 


EscARBOT DE BARBARIE, parfaitement noir; 
étuis prefque ftriés; les bords du thorax velus en 
defious. 


EN BARBARIE. 299 


Cet infeéte a près d’un demi-pouce de long. Sa 
tête & fes pattes font quelquefois tellement cachées 
fous les rebords de fon bouclier & de fes étuis, 
que lon n’appercoit de cet infete qu'une écaille 
ronde. Il habite les lieux fecs, & fe nourrit d'im- 
mondices. 


CRRINTS. TOURNIQUET,. 
— NATATOR, ( Lin.) Sub friatus. 
TOURNIQUET NAGEUR. Prefque flrié. 


Cette efpèce ne m'a paru différer en rien de celle 
qui eft gravée dans Z’Hifloire abrègée des Infeëles des 
environs de Paris, de M. Geoffroy, pag. 194, pl. 3, 
fig. 3. 


CURCULIO. CHARANSON. 


— CRACCÆ. ( Lin.) Longirofiris niger, ovatus , 
rofiro fubulato, abdomine pallido. dé 


CHARANSON DE LA VESCE, Noir, ovale, avec 
une trompe longue, en forme d’alène; le ventre 
pâle. 

Cet infeéte n’a pas plus d'une ligne de long. Il fe 
nourrit fur plufieurs efpèces de vefce. 


— ALGIRUS. (Lin. ) Longirofiris fubcylindricus, 
læis fuftus, punülis prominulis adfperfus. 


CHARANSON D’ALGER à longue trompe, corps 


300 VOYAGE 
prefque cylindrique, life, brun, couvert de points 
faillans. 

Il vit le Tong des eaux fur les plantes aquatiques. 


CurCULIO BARBARUS. ( Lin.) Breviroffris , ater , 
chorace fubfpinofo, elytris angulo duplici crifpato. 


CHARANSON DE BARBARIE à courte trompe, d’un 
noir obfcur ; thorax prefque épineux, deux angles 
crifpés fur les étuis. 

Celui que j'ai trouvé a une trompe de près de 
trois lignes; fes étuis font hériflés de tubercules de 
diverfe groffeur. 


CERAMBYX. CAPRICORNE. 


CERAMBIX ÂTER, clytris rugofis integris, an 
tennis corpore longioribus. (Geoffroy , p. 201.) 


PErir CAPRICORNE NOIR. Etuis ridès, entiers; 
antennes plus longues que le corps. 

Ce Capricorne eft très-commun dans les forêts. 
Il ne m'a paru différer en rien de celui qu'a décrit 
M. Geoffroy. Lorfqu’on le faifit, il rend un fon 
aflez aigu par le frottement du corcelet avec le haut. 
des étuis. 


— CANTHARINUS. (Lin. ) Thorace fubmutico , 
corpore rufo , oculis femoribufque nigricannibus , 
elytris mollibus , antennis longioribus. 


EN BARBARIE. 307 


CAPRICORNE ROUX. Thorax prefque fans épines; 
corps roux ; les yeux & les cuïfles noirâtres, étuis 
mols plus longs que les antennes. 


MTS CTS DITIQUE 


— Piceus. (Lin.) antennis perfoliatis, corpore 
dvi, flerno carinato , poffice [pinofo. 


DiTiQUE HYDROPHILE. Antennes perfoliées, le 
corps lifle, le flernum en carêne, la partie pofté- 
rieure épineufe. 

Il ne diffère en rien de celui d'Europe. 


— STICTICUS, ( Lin.) Pallens, elytris grifeis punclo 
oblongo laterali nigro impreflo. 


DiriQuE DE NuMIDE, pâle, les étuis gris; 
-marqués fur les côtés d'un point noir, oblong. 

Cet infeête habite particuliérement les ruiffeaux 
qui coulent entre les rochers. Il à environ huit 
lignes de long. Son thorax eft d’un blanc pâle, & 
fes étuis d’une couleur grife avec un point noir, 
alongé fur les bords. 


CARABUS. CARABOT. 


— GRANULATUS. ( Lin.) Aprerus, elytris longis 
tudinaliter convexè punitatis. 


CaARABOT CUIVRÉ. Point d'aîles; étuis convexes, 
ponétués dans leur longueur, 


302 ; VOYAGE 
Sa couleur eft d'un jaune de cuivre uñ peu 


matte;, on le trouve fur le fable, dans les lieux 
arides, où 1l court très-vite. 
CARABUS COMPLANATUS. (Lin. ) Palidus 
gris fafciis duabus undulatis nigricantibus. 


CARABOT APPLATI, d’une couleur pâle, avec 
deux bandes ondulées & noires fur les étuis. 


TENEBRIO. TÉNÉBRION. 


— G1GAS. (Lin.) Apterus niger, thorace æqual , 
colæoptris levibus truncatis. 


TÉNÉBRION GÉANT. Point d’aîles ; noir ; le thorax 
égal; les étuis Lffes & tronqués. 
— SPINOSUS. ( Lin.) Aprerus niger levis, pedibus 


ferrugineis , antennis breviffimis. 


TÉNÉBRION ÉPINEUX. Point d'ailes; noir, life; 
les pieds couleur de rouille; les antennes très-courtes. 
Jai trouvé ces deux efpèces dans les bois. 


STAPHYLINUS. STAPHWYENN. 


— HirTUS. ( Lin.) Hirfutus niger, thorace abdo- 
mineque pofhce flavis. 

STAPHYLIN HÉRISSÉ, Noir, hériflé; le thorax & 
le ventre jaunes à leur partie inférieure. 

Jaitrouvé cette efpèce le long des bords de la mer. 


E N6B a BB À R TE. , 403 


_— ERYTROPTERUS. ( Lin.) Ater , elytris pedi= 
bufque rufrs. 


STAPHYLIN COULEUR DE ROUILLE. Les étuis & 
les pieds roux. 

Ce Staphylin habite parmi les cadavres & les 
immondices. 


MNDUAT TA) BÊAÂTTE. 


— AFRICANA, ( Lin.) Cinerea , thoracis clypea 
yillo(o. 


BLATTE D'AFRIQUE, cendrée, le bouclier du 
thorax velu. | 

Cette Blatte eft d'un gris matte ; elle a l'extrémité 
du thorax bordé de blanc , 8&£ quelques poils légers 
fur tout le corps. 


MAN TTS, :MANTE: 


— ORATORIA ( Lin.) Thorax levis, elytris viri= 
dibus , alis macula nigra antice rufefcentibus. 


MANTE PRIE-DIEU. T horax liffe ne verds ; aîles 
roufsâtres , avec une tache noire à leur extrémité. 
Celles que j'ai examinées n’avoient point la tache 
. ; 1 CT "M site LI LÆ 
noire aux extrémités des aïles dont parle ici Linné, 
Je les ai toujours trouvées avec des ailes à réfeau, 
d'une couleur roufle très - léoère. Les cuiffes de 
devant étoient marquées de petits points noirs 


TS 


304 VOYAGE 


intérieurement. Ceft la même efpèce que celle que 
lon trouve dans la Provence & le Languedoc, & fur 
laquelle jai eu occafon de faire plufeurs obferva- 
tions curieufes , imprimées dans le Journal de Phy- 
fique, mois de novembre 1784, tome XXV, 


page 334. 


MAnNTIS RELIGIOSA. ( Lin.) Thorace Levi fub- 
carinato elytrifque viridibus immacularis. 


MANTE DÉVOTE. Thorax liffe, prefque en carêne x 
les étuis verds & fans taches. 

Elle ne diffère de la précédente que par une 
bordure jaune qui règne autour de fes étuis & de 
fon c ocelet. 

Pai trouvé plufeurs autres efpèces de Mantes 
que je ne ferai qu'indiquer ici d’une manière un 
peu générale, 8 d'après les notes que j'en ai con- 
fervées, ces infettes étant du nombre de ceux que 
jai perdus à la quarantaine de Marieille. 

1°. Une Mante dont les étuis & les autres parties 
du corps étoient d’un gris cendré, les aïles de 
même couleur & en réfeau. Cette efpèce n'étoit 
pas plus grande que le mâle de la Mante-prie-Dieu , 
de laquelle elle ne m’a paru difiérer que par la 
couleur. Peut-être n’ai-je trouvé que des mâles. 

2°, Une Mante dont les étuis, d’un beat verd, 
étoient couverts de srandes taches d’un blanc 

jaunâtre, 


EN BARBARIE. 305$ 


punâtre. Même groffeur & même port que la 
Mante-prie-Dies. 


3°. MANTIS SPHINX. (nobis) ferrigines, 
chorare” Jubularo brevi , elyiris diridio abdomine 
Erevioribus. 


MANTE SPHINX, couleur de rouille, thorax 
court , en forme d’alène; étuis de moitié plus petits 


_querle corps. 


Cette Mante na pas un pouce de long, Tout 
fon corps & fes étuis font d’une couleur de rouille 
très - foncée. Son corcelet s'élargit à fon infertion 
avec! le ventre, & diminue infenfbléthent vers la 


tête. Il eft plus court que celui des autres Mantes, 


en proportion avec les autres parties du corps; 
fonwentre eft plat, élargi; cet infeéte tient toujours 
recourbée en demu-cercle, la partie qui reft point 
couverte par les étuis; de forte que quand cette 
Mante .eft droite, elle imite affez bien la pofition 
du :Sphinx. Ses étuis font deux cailles prefque 
ovales, qui vont à peine jufqu'à la moitié du ventre, 
Elle ne vole jamais. Jaurois pu prendre cette Maate 
pourune larve; mais, outre que je ne fai jamais 
rencontrée fous une autre forme, une femelle que 
je confervois fous un bocal a pondu des œufs. 
Comme cette Mante cft foible, elle ne chaffe 
qu'aux petits infedtes; mais les efpèces précédentes 
attaquent même les groffes Sauterelles. On les trouve 
Part. I. Y 


ve 


* J LL Die - 


306 VOYAGE 


toutes dans les prés. Jai rencontré ce même infe&te 
aux environs de Marfeille. 


GRYLLUS. GRILLON, SAUTÉRELLEs 


Il paroït que les pays chauds font les contrées 
les plus favorables aux Sauterelles. Auf ces infe&tes, 
fi nuifibles à nos moiflons, forment , en Barbarie, 
vers la fin du printemps, des nuées fi épaifles dans 
les campagnes & les prairies, que le voyageur eft 
fouvent incommodé par leur fuite tumultueufe : 


mais la vésétation eft fi abondante dans ce pays, 


les terres enfemencées fi peu multipliées, que ce 
nombre prodigieux de Sauterelles ne fait pas ordinai- 
rement des déoâts aufli confidérables qu’on pourroit 
limaginer. Il en faut excepter les années où elles 
s'avancent par troupes, & parcourent une grande 
étendue depays, en n’épargnant ni les moïffons ; ni 
les prairies. Je n'ai pas vu ce phénomène, qui 
paroïît ne pas arriver fouvent ; mais voici ce qu'en 
raconte le Doéteur Shaw , témoin oculaire de ces: 
défaftres. 

« Les Sauterelles, dit-il, que je vis en 1724 &c 
# 1725, étoient beaucoup plus grandes que nos 


_# Sauterelles ordinaires : leurs ailes étoient tachetées 


» de brun, & leurs corps & jambes d’un beau jaune, 
» Elles commencèrent à paroître fur la fin de mars, 
# le vent ayant été /xd quelque temps auparavant, 


té ble 
‘ i 


EN BARBARIE. 307 
5 Vers le milieu d'avril, elles s’étoient f prodigieu 
» fement augmentées ; qu'au plus fort du Jour elles 
» formoient des efpèces de nuées qui ébfcurciffoient 
» le foleil. Environ la mi-mai, leurs ovaires: étant 
» pleins , elles commencèrent À fe retirer les unes 
# après les autres dans les plaines de Melijiah 8 
» autres lieux voifins, pour y pofer leurs œuf. Le 
ÿ# mois fuivant, l'on commenca à voir de jeunes Sau- 
» terelles; &x1l eft remarquable que dès qu’elles étoient 
» éclofes, elles fe joïgnoïent enfemble& formoientune 
» troupé ferrée qui couvroit plufieurs centaines de 
# Verges en quarré. Prenant enfuite leur route en 
» droiture, elles orimpèrent fur les arbres , les murs & 
5 les maïfons , & dévorèrent toute la verdure qu’elles 
» trouvèrent en chemin, enforte que rién ne leur 
ÿ échappa. Poux les arrêter, les habitahs du pays 
» creüfoient des foffés à travers leurs champs & 
» leurs jardins, & les remplifloient d’eau, Où bien 
# ils rangeoient fur une même Îgne une crande 
# quantité de bruyère, de chaume & d’autres ma: 
#tières combuftibles | en y mettant le feu à Pap< 
# proche des Sauterelles : mais toutés ces précautions 
#ne fervirent de rien, Les foflés furent bientôt 
»comblés, 8 les feux éfeints par les effa ms fans 
»nombre qui fe fuccédoient les uns aux autres. 
» Celles qui marchoïent à la tête s’avançoient fans 
# rien craindre ; & celles qui fuivoïent ferroient les 
# premuères de ff près, qu'il leur étoit impofible 
V3 


308 VOYAGE 


» de reculer. Un jour ou deux après qu'un de ces 
» grands corps eut pañlé, d'autres Sauterelles aou- 
» vellement éclofes leur fuccédoiïent, &c venoïent 
» glaner après les premières. Elles rongeoïent les 
» petites branches & lécorce des arbres dont les 
» autres avoient déjà dévoré le fruit &c les feuilles, 

» Ces Sauterelles ayant ainfi vécu pendant près 
» d'un mois, détriifant tout ce qu’elles pouvoient 
» rencontrer de verdure, fe trouvèrent enfin par- 
» venues à leur grandeur naturelle, &c changèrent 
» leur état rampant en fe défaifant de leur peau. Pour 
» faciliter cette métamorphofe, elles s’attachèrent 
» par les pieds de derrière à quelque buiflon!, branche 
» d'arbre ou coin de pierres, & faifant enfuite un 
» mouvemert femblable à celui des chenilles quand 
» elles marchent, on voyoit d’abord paroître leur 
»tête, & puis le refte du corps : toute la trans- 
» formation s'achevoit en fept ou huit minutes, 
» après quoi elles demeuroient, pendant un court 
» intervalle , dans un état de langueur; mais 
» aufli-tôt que le foleil &c l'air avoient durci leurs 
»ailes, & féché Phumidité qui y refloit, elles 
» reprenoïent leur première voracité, devenant 
» même plus fortes & plus agiles qu'auparavant. 
» Elles ne fubfiftoient pourtant pas long-temps dans 
» cet état, & fe difperfoient bientôt, comme leurs 
» mères, après avoir mis bas leurs œufs. Comme 
» leur vol & leur marche éioient toujours du côté 


EN DFA RE ÆRULE |: #6q 
#du nôrd, il y a apparence qu’elles périrent dans 
» la mer, qui, à ce que les Arabes difént, fert de 
» tombeau à toute forte d'infectes ailés (1) ». 
Heureufement les Sauterelles ont une foule d’en- 
nemis auxquels elles fervent de nourriture. Quoique 
naturellement herbivores , elles fe livrent entre elles 
des combats continuels, & les vaincues font tou- 
jours dévorées , au moins en partie, par les viéto- 
rieufes. Elles font encore la proie des Serpens , des 
Lézards, des Grenouilles, des Singes même quand 
is ne trouvent pas mieux, & de plufieurs oifeaux 
carnafliers. Jen ai trouvé dans l’eftomac du petit 
Aigle, de la Chouette & du Hibou. Les Maures, 
peu délicats fur le choix de leur nourriture, ne 
font point difficulté d'en manger. Ils vont à la 
chafle des Sauterelles, comme nous allons à la 
pêche des Grenouilles. Ils les font frire dans un 
peu d'huile & de beurre, & les vendent publique- 
ment à Tunis, à Bonne, à Conftantine, &c. L'on 
ne fera plus furpris, d'après cela, de voir un de 
nos prophètes, Jeaz-Baptifle, fe botner à ce feul 
aliment, & au miel fauvage, dont le goût eft très- 
délicat. 
GRYLLUS NASUTUS ( Lin.) Cupite conico, antennis 
ufiformibus , corpore viridi. 
Truxalis Nafutus. Fabricius. 


(1) Voyages de Shaw , tome I, page 331. 
#3 


310 Vo TA ËGLE 


GRILLON A ANTENNES PRISMATIQUES. Tête cos 
nique, antennes en forme œépée, corps verd. 

Cet infeéte eft remarquable par fa tête conique 
plus alongée, plus longue que le corcelet , & par fes 
antennes très-grofles, triangulaires, terminées en 
pointe, &c creufes comme la lame d'une épée. Elles 
font plac’es très-proches lune de l’autre ; Pinfeéte 
les réunit très-fouvent ; elles femblent alors être une 
continuation de la tête qui, en cet état, a la forme 
d’un pain de fucre. 

Ven ai trouvé deux belles variétés, f. toutefois 
ce ne font pas Geux efpèces diftinétes. L'une a les 
bords des ailes vertes, environnés d’une lifière 
blanchâtre. L'autre eft grife par tout le corps. Ses 
ailes font marquées dans leur longueur de plu- 
fieurs lignes faillantes. Ily a, dans leur milieu, une 
efpèce d’enfoncement où lon apperçoit plufeurs 
Lones confufes formées par des points noirs & 
alongés. Le mâle eft de la même couleur, mais de 
moitié plus petit. La larve de ces infeétes paroît 
péndant l'hiver. Elle eft d'une couleur terreufe ou 
jaunâtre, On la trouve fréquemment dans les prairies 
avec les Mantes &cles différentes efpèces de Sauterelles. 


— SUBULATUS. ( Lin.) Thoracis fcutello abdomine 
longiore. 


GRILLON À CORCELET ALONGÉ. ( Geoffroy. ) 


L'écuflon du thorax plus long que le ventre. 


ds. 


“ 


Ÿ EN BARBARIE. 311 


— Numipicus (1) (nobis.) Thorace carinato , 
“als minimis fquameis , cauda non armata. 


GRILLON DE NUMIDIE. Thorax en forme de 
carêne ; ailes petites, en écailles ; queue fans épée. 

Cet infette eft, dans ce genre, le plus gros que 
Jai rencontré. Il approche beaucoup du Grylus 
Elphas figuré dans Roëfel ; maïs il en différe par 
des caraétères bien tranchés. L’EXphas n’a point 
d'ailes ; il eft plus gros, plus ramañlé; fon corps 
eft hériflé en plufeurs endroits de pointes & de 
tubercules. Celui-ci r’eft pas auffi gros ; mais il eft 
beaucoup plus long. Son corps eft très-liffe, d'un 
beau verd. À Finfertion des anneaux , de la tête, 
du corcelet & des pattes, lon remarque, quand 
il fe développe, des taches de feu d’un rouge vif; 
mais ces taches font peu vifibles quand lPinfeëte eft 
en repos & fans mouvement. il n’a que deux petites 
ailes très-courtes, ovales, écailleufes, fortant de 
deflous le corcelet comme deux petites écailles, 
La femelle n’a point de fabre à la queue; mais fon 
dernier anneau eft terminé par quatre efpèces de 
dents femblablés aux ergors des oïfeaux. Les mâles 
ont le même attribut ; 1l eft aifé cependant de les 
diffinguer des femelles, celles-ci étant prefque une 
fois plus grofles. 


(1) Mal gravé dans le Journal de Phyfique. Août 1787, 
page 111. 


V 4 


— “ Le : > 


312 V 40 na (GE LS: : 


La larve de cet infeêle paroïît vers la fin de 
feptembre. Elle eft d'une couleur terreufe, jaäumâtre. 
C'eft par cette couleur & DER le défaut d'ailes qu'elle 
diffère de l'infeéte parfait ; elle eft encore Aclé? ä, 
reconnoître par fon extrême foibleffe, & par fon 

épiderme, qui alors ne paroît que membraneux ; 
1 ne devient Le que lorfque l'iffete eft arrivé 

à fon dernier degré de : de A mefure que 
cette larve groffit, elle change de peau ; fa couleur 
jaunâtre prend ne teintes plus foncées ; & fur le 
point d'achever fa dernière métamorphofe, qui 
arrive dans le courant d'avril ou de mai, elle verdit 
un peu, & le rudiment de fes ailes commente à 
paroître. Lorfque le froid eft vif, elle fe retire dans 
le fble, où elle refte fans mouvement & fans ap- 
pétit; mais dès que le temps fe radouait, alors 
elle reparoïit dans les campagnes , s'attache aux 
boutons des arbres 8 aux jeunes plantes qu’elle dé- 
vore avec avidité. 

Jai parlé plus haut de la différence qu'il y avoit 
entre le mâle & la femelle. Celle-ci pond fes œufs 
dans le courant de juillet 8: d'août. Elle s'enfonce 
dans le fable perpendiculairement jufqw'au corcelet, 
développe fes anneaux pour rendre fon corps plus 
éfflé, 8c pénétrer avec plus de facilité dans ce fol 
mouvant, Elle a, dans cet état, près de fix pouces 
de long, dont quatre font tout-à-fit enfoncés dans 
le fable, Elle rend fes œufs en mañle, fous la forme 


= 
L 


Aie EN BARBARIE 313 


de 


* d'un paquet cylindrique, arqué d'environ un pouce 


de long fur un demi-pouce de large. Ils font tous 


ferrés, collés enfemble par une glue noirâtre qui 
forme, avec le fable dont. elle eft mélangée, un. 
mcftic très-tenace. La femelle refte dans cette pofition 
pendant plus de huit jours, & pee enfin fur fa 
famille. 

Environ deux mois après, lorfque le fable, 
échauffé par le foleil, a développé le germe des 
œufs, les jeunes larves paroïffent ; mais avant de 
fortit de leur retraite, elles attendent que leurs 
forces puiflent fournir à leurs excurfions. Elles ont 
foin de choïfir , pour leur première fortie, un temps 
doux & un beau foleil. 

D'après la manière dont cette Sauterelle pond fes 
œufs, &c le lieu où elle les dépofe, fon organifation 
ne doit plus étonner. Le fabre ou le long dard dont 
font pourvues les autres Sauterelles femelies, luiauroit 
été inutile pour serfoncer dans un fable mobile : 
mais ü fon corps étoit moins efilé, fi elle navoit 
pin la faculté de développer fes anneaux, de les 
retrécir, & de former de fon corps une efpèce de 
pivot, elle rie pourroit dépofer fes œufs à une: 
profondeur fuffante pour les garantir des-:injures 
de l'air, & la chaleur, qui doit les faire éclorre, 
feroit bien moins concentrée. L'on conçoit encore 
combien de longues ailes lauroient gênée dans {es 

opérations. 


« 


314 VoyaAGeE 

Cette remarque m'a conduit à obferver és. ss 
d’autres Sauterelles d’une efpèce différente, & ; Jai 
xeconnu que leur orgamifation étoit prefque toujours 
relative à la manière dont elles pondoient leurs œufs. 
Ien eft dont les ailes font auffi longues que le corps, 
&z dont le ventre eft terminé par un long dard. 
Celles-ci dépofent leurs œufs en terre , un à un, à 
plus où moins de profondeur. Elles répandent deflus 
une liqueur gluante. À chaque œuf awelles pondent, 
leur dard , compofé de is a creufées inté- 
rieurement, s’entre-ouvre, & chaque œuf gliffe le 
long de la future : d'autres ont les aïles de la fon- 
gueur du corps, fouvent même plus longues, 
mais elles font privées d'aiguillon. Les voilà donc 
forcées de dépofer leurs œufs fur la terre nue, ce 
qu’elles font en effet. Elles les rendent en mañe 
avec une glue abondante, propre à les fixer & à 
les garantir des injures de l'air. Les œufs enterrés 
produifent, en Barbarie, des larves dès la fin de 
l'automne , tandis que ceux qui reftent expofés à 
Pair n’éc clofent qu'au printemps. 

Ces chfervations pourroiïent devenir très - utiles 
aux cultivateurs, &: leur fournir peut-être les moyens 
de détrtire , au moins en partie, ces infeétes vo 
races. Si la terre étoit remuce peu après le temps 
de leur pondaifon, fi elle Pétoit à une profondeur 
convenable, la plupart de ces œufs expoñés à l'air, 
à la pluie & au froid, ne pouvant plus recevoir la 


EN BARBARIE. 31$ 


chaleur qui leur eft néceflaire pour éclorre, péri- 
roient infailliblement , ou les jeunes larves, cachées 
dans le fein de la terre jufqu’à ce qu’elle fe couvre 
de verdure, & que latmofphère foit échauffée par 
le foleil du printemps, forcées d'abandonner trop 
tôt leur retraite, fupportercient difficilement la faim 
& le froid : elles fercient encore dévorées par une 
foule d'autres animaux que le défaut de nourriture, 
dans la mauvaife faïfon, rend moins difficiles fur 
le choix. Je reviens à notre infe@e, dont j'ai trouvé 
la variété fuivante, 


+ GRYIIUS NUMIDICUS CRUENTATUS. Corpore 
maculis fangurineis cooperto. 


GRILLON DE NUMIDIE ENSANGLANTÉ. Tout le 
corps couvert de taches couleur de fans. 


Cette variété eft couverte par-tout de grandes 
taches rouges nuancées. On croiroit, au premier 
afpet, que cet infeête eft enfanglanté & déchiré 
par les bleflures. Il n’a que les pattes & les antennes 
un peu vertes. I m'a paru, par des obfervations 
conftantes, que cette varicté n’étoit pas un chan- 
gement de couleur dans le Gryllus Numidicus, mais 
awelle appartenoit à un individu féparé, que les 
efpèces vertes ne devenoient point rouges : comme 
cependant je n'ai pu m'aflurer fi cette varièté fe 
perpétuoit fans mélange | je nai pas ofé en faire 
deux efpèces différentes. 


316 VOYAGE 


— GRYLLOTALP4. ( Lin.) Thorace rotundato , als: 
caudaus elyts longioribus , pedibus anticis palmatis 
éomentofrs. 


GRILLON COURTILLIÈRE. Thorax arrondi; aïles 
en queue, plus longues que l’étui ; pieds de devant 
velus, en forme de mains. | 

Cet infeéte m'a paru beaucoup plus petit que 
celui que l’on trouve en Europe, & que les Jardiniers 
connoifflent fous le nom de Tawpe-Grillon. I vit 
fous terre dans les prairies & les lieux cultivés. 


— CAMPESTRIS. ( Lin.) Thorace rotundato , cauda 
Biféta flylo lineari, als elytro brevioribus ; corpcre 
711910. 


GRILLON DES CHAMPS. Thorax arrondi; queue 
a deux filets linéaires en forme de flylet ; aïles plus 
courtes que l'étui, corps noir. 


Voici la defcription d’un autre Grillon peu com- 
mun, & que je nai jamais trouvé que dans les 
forêts ; mais je n’oferois décider sil eft larve ou 
infede parfait , quoique je l’aie toujours rencontré 
dans le même état. Il a le corcelet arrondi, la partie 
antérieure enveloppe la tête; la poftérieureeft relevée, 
élargie, ridée, avec trois angles obtus ; de deffous 
ce corcelet fortent deux étuis ou ailes , croifés Pun fur 
l'autre, ovales, en forme d’écaille, bordés de jaune, 
qui dépaffent à peine de deux lignes. Cet infeéte 


EN BARBARIE. 317 


a la tête & le thorax verds, le ventre brun &c nuz 
les anneaux du ventre bordés d’un jaune clair. Sa 
queue eit un fabre recourbé. Ses antennes font fli- 
formes, beaucoup plus longues que le corps. Il 
rend un fon clair & agréable par le frottement de 
fes étuis &c de fes ailes. Il s’eft confervé dans ma 
colle&tion en affez bon état. Il tient ordinairement 
fon fabre recourbé fous le ventre. 


MCADA CIGALE 


_— PLEBEIA. ( Lin.) Scurelli apice bidentato ; 
elytris anaflomofibus quatuor, lineifque [ex ferru- 
gineis. 

CIGALE DE PROVENCE. Deux dents au foramet 
de l’écuffon ; quatre étuis en anaftomofes, avec fix 
lignes noirâtres. 


Cette Cigale fe tient fur les arbres & dans les 
buiffons. 


— HAMATHODES. ( Lin.) rigra, immaculara, 
abdomine incifuris farguineis. 


CIGALE DE PRÈS, noire, fans taches, avec des 
efpèces d'incifions couleur de fang fur le ventre. 


Cette Cigale, au/moins celle que jai trouvée ; 
eft de moitie, plus petite que la précédente. Je n’y 
ai point remarqué les taches de fang dont parle 
Linné ; le refte de la defcription y convient bien, 


318 Vo Y:AAGIE 

Cette efpèce eft très - commune dans les prés où fo 
chant continuel & perçant fe fait entendre, fur-tout 
dans le haut du jour. En général fa couleur eft d'un 
brun noir ; mais lorfaw’eile fort de fa chryfalide, fon 
corcelet, fa tête & fes ailes font d’un très - beau 
verd. Elle perd cette couleur en moins d’une demi- 
heure, à mefure qu'elle fe sèche, &r que fes ailes 
fe développent. | 


LIBELLULA DEMOISELLE. 


— MAcuLATA. ( Lin.) Alis poflicis baft ornibuf- 
‘que medio àntico macula nigricante. 

DEMOISELLE FRANçOISE. Une tache noirâtre à 
{a bafe des ailes inférieures, & à toutes la même 
tache au milieu du bord extérieut. 


— FLAVEOLA. ( Lin.) Alis bafi luseis. 

* L e 3 
DEMOISELLE JAUNE, Aïles jaunes à leur bafe. 
_— DEPRESSA. (Lin. ) A%s omnibus bal? nigri- 

cantibus , thorace linceis duabus flavis, abdomire 

lanceolato lateribus flaveftente. 


DEMOISELLE APPLATIE. Toutes les ailes noires 
à leur bafe; deux lignes jaunes fur le thorax ; 
ventre lancéolé avec les côtés jaunes: 

Cette efpèce a le ventre gros, large, & comme 
applatis | 


EN BARBARIE. 319 


— FORCIPATA. (Lin.) Thorace nigro charaële- 
ras varils flavefcentibus cauda anguiculata. 


DEMOISELLE A CROCHETS. ‘fhorax noir, avec 
différens caraétères jaunâtres , & la ae OngUI- | 
culée. 


— ÆNEA. (Lin.) Thorace Œreo-viridi. 
DEMOISELLE AZURÉE. Thorax d’un verd d’airain. 
— VIRGO. (Lin.) As eretlis coloratis. 
DEMOISELLE vierGE. Ailes droites, colorées. 


Jen ai trouvé beaucoup de variétés dont les 
ailes avoient différentes teintes de noir, de brun, 
de roux, 


— PUELLA. Als ere&is hyalinis, 
DEMOISELTE ENFANT. Aïles droites, couleur 


d'eau. 


EPHEMERA. ÉPHÉMÈRE. 


— LUTEA. (Lin. ) Cauda trifes:, corpore luteo > 
als hyalinis reticulatis. 


ÉPHÉMÈRE JAUNE. Queue terminée par trois 
foïes ; corps jaune ; ailes réticulées, tranfparentes, 
de couleur d’eau. 


— NiGr4. (Liñ.) Cauda bifeta , corpore nigro, 
alis migricantibus ; inferioribus minimis. 


3 s . 
* pe 


# 
320 V0 Y'ARGTE 


ÉPHÉMÈRE NOIRE. Queue terminée pat deux 
foies ; ailes noirâtres; les inférieures très-petites. 


HEMEROBIUS HÉMÉROBE, 


— PERLA. ( Lin.) Lureo - viridis, alis hyalinis : 
vafis viridibus. 

HÉMÉROBE PERLE, d’un jaune-verd ; ailes couleur 
d’eau ; les vaifleaux verds. 


SPECIOSUS. (Lin. ) fufeus, als grifeis nigro ma- 
cu latis. | 

HÉMÉROBE BRILLANT , brun ; aïles grifes, ta- 
chetées de noir. , 


MYRMELEON. FOURMILION. 


— LIBELLULOIDES. (Lin. ) Afs nigro punüats 
viaculatif[que. 


FOURMILION - DEMOISELLE. Ailes ponétuées de 
noir, avec de grandes taches de même couleur. 

Ce bel infeûte eft affez commun dans les lieux 
fablonneux, où probablement il dépofe fes œufs, 
& où vit fa larve. Ses ailes font grandes, larges, 
arrondies, plus longues que le.corps, ornées de 
lignes , de points & de taches noires, dont la plupart 
forment un quadrille noir & jaune. Les deux pre- 
mières, étendues en ligne droite, ont quatre pouces 
d'une extrémité à l'autre. Le corps a dix-huit lignes 
de long. Il préfente des cercles alternativement jaunes 


& 


/ 


EN BARBARIE. 321 


&c noirs : les côtés font blanchâtres , le deffous du 
ventre eft plus noir que jaune , le corcelet couvert 

de poils épais. Je n’ai pas pu trouver la larve de 
cet infecte. | 


— LONGICORNE. (Lin.) Alis flavis ; maculis 
duabus nigris difformibus, antennis longitudine corporis. 


FOURMILION A LONGUES ANTENNES. Ailes jaunes; 
deux taches noires irrégulières ; antennes de la lon- 
oueur du corps. 


— BARBARUM. ( Lin.) As hyalinis, antennis 
longitudine corporis : clava fuborbiculara. 


 FORMILION DE BARBARIE. Aïles de couleur 
aqueufe , antennes de la longueur du corps ; le bout 
des antennes prefque orbiculaire. 

Ces deux dernières efpèces font beaucoup plus 
rares que la première. Je n’ai pas rencontré notre 
Fourmilion d'Europe ( Myrmekon formicarium) ; 
mais jai trouvé des larves qui reflembloient par- 
faitement à la fienne. Comme je n'ai pas fuivi leur 
développement , j'ignore fi elles lui appartenoïent. 


PART O"R PA: PA N'OR'P'E, 


— Co4. ( Lin.) Alis ereëlis ; poflicis fublncaribus 
longi ffimis. 

_ PANORPE DE L'IsiE DE Co. Aîles droites ;, les 
inférieures prefque linéaires, très-lonorres. 

Part. I. X 


322 VOYAGE 


Ce joli infette eft très-remarquable par fes aîles 
inférieures que lon prendroit plutôt pour deux 
balanciers. Elles font longues, prefque linéaires, 
très-effilées à leur origine, s’élargiffent un peu jufques 
vers leur extrémité, où elles forment une palette 
ovale qui finit par une queue plate à demi-tordue, 
Leur couleur eft alternativement blanche & brune, 
Les ailes fupérieures font larges, prefque ovales, 
Son ventre eft orné de bandes jaunes & verdâtres, 
alternatives & longitudinales. 


S'R\H EX. 15 PER 


— BIDENS. (Lin.) Atra, abdomine petiolato bre 
. wiffimo , tibiis poflicis clavatis denticulatis rufis. 
SPHEX A DEUX DENTS, d'un noir matte, le 


ventre attaché à un pétiole très-court, les pattes 
de derrière en forme de clous, denticulées, roufles. 


— MAURITANICA. ( Lin.) Nigra, capite antennis 
pedibufque ferrugineis , alis Limbo nigro. 


SPHEX DE MAURITANIE, de couleur noire ; la 
tête, les antennes & les pieds couleur de rouille; 
le limbe des aïles noir. 


— MAXILLOSA (1) (nobis), xigra, abdomine 


(1) Très-mauvaife gravure dans le Journal de Phyfique, 
mois d'Août 1787, page 111. 


EN BARBARIE. 323 


petiolato violaceo-apice fulvo ; ‘maxillis arcualis acutis 
longitudine € forma capitis. 


SPHEX À FORTES MACHOIRES. De couleur noire; 
ventre attaché à un pétiole, violet, jaunâtre à fon 
extrémité; mâchoires arauées, aiguës, de la forme 
&c de la longueur de la tête. 

Jai trouvé ce bel infe@e dans la toile d’une 
araignée , dont je parlerai plus bas. Je mai pu le. 
rencontrer ailleurs. Peut-être avoit-1l été imprudem- 
ment attaquer ; car l’on fait que le Sphex s'empare 
des araignées ou des larves d'infetes, qu'il les tue, 
& dépofe fes œufs dans leur cadavre; enfuite, avec 
fes deux pattes de derrière, 1l forme un trou en 
terre, y place l'infeëte qui renferme fa famille, & en 
bouche l'ouverture avec foin. Ses petits, un à un 
dans chaque infefte, trouvent en fortant de l'œuf, 
une nourriture qui leur convient, Ils ne quittent 
leur prifon que lorfqu'ils font devenus 27/2&es- 
parfaits. Un caraftère frappant dans ce Sphex eft la 
longueur de fes mächoires. Elles font très-fortes, 
en forme de pinces, longues, effilées, très-aigués, 
couvertes de plufieurs petits poils roufätres. Sa 
tête eft plate, hémifphérique. Son corcelet a, fur 
là partie antérieure, deux grofles tubercules noires. 
La tête & le corcelet font noirs, les ailes fauves, 
l'extrémité des premières marquées d’une tache 
bleuâtre, Le ventre a une très-jolie forme ovale. . 

X 2 


324 VOYAGE 

Il eft liffe, d’un bleu d'acier trempé, un peu tacheté 
de roux aux derniers anneaux. Les pattes font fauves; 
cinq articulations aux taries ; à chaque articulation 
des poils rudes en forme de broflettes, 


ARTS; + AIBTE TT WE 


— CINERARIA. ( Lin.) Nigra, thorace hirfuto 
albicante ; faftia nigra, abdomine cærulefcente. 


ABEILIE EN DEUIL, de couleur noire , thorax 
hériffé de poils blanchätres , avec une bande noire; 
ventre couleur d'azur. 

Cette Abeille fait fon nid en terre dans les plus 
épaifles brouffailles. 


— RUFA. (Lin. ) Fufta, abdomine rufefcente ; 
fronte alba. 


ABEILLE ROUSSE. Roufle par tout le corps, le 
ventre roufsâtre , le front. blanc. | 


— MEzLiFicA. (Lin.) pubefcens , thorace [ub- 
grifeo , abdomine fufco , tibiis poflicis ciliatis , intus 
cranfverfe.. ffriatis. 

ABEIzLE MOUCHE A MIEL. Velue; thorax prefque 
oris ; ventre roux ; pattes de derrière ciées , ftriées 
en dedans tranfverfalement. 

Les Abeilles fauvages, en Barbarïe, dépofent leurs 
rayons dans les fentes des rochers, dans le creux 


EN-BARBARTIE. 325$ 


des arbres. Leur miel a une faveur délicieufe. Les 
Arabes forment les ruches avec des écorces de liège, 
qu'ils réunifflent en tuyaux cylindriques , & qu'ils 
étendent par terre en les environnant de brouflailles, 
La cire eft un objet de commerce aflez confidé= 
rable. 


/ 
— CUNICULARIA. (Lin. ) Putefcens , thorace fers 
rugineo, abdomine fufco, pedibus undique villofis. 


ABEILLE TERRIÈRE. Velue; thorax couleur de 
rouille, ventre roux, pieds velus par-tout. 

Jai trouvé un très-grand nombre de ces Abeilles 
dans les citernes qui fe trouvent aux ruines d'Hyp- 
pone. Elles logent dans des trous qu’elles fe font 
formés dans une terre sèche & noire. 


— BARBARA. (lLin.) Nigra, thoracis anbien 
rufo. 

ABEILLE DE BARBARIE, de couleut notre; [a 
circonférence du corcelet roufsâtre. 


Cette Abeille eft très- petite, toute noire ; 
excepté le corcelet, qui a un peu de roux fur le 


bord. 


_— VioracE4. (Lin.) Hirfuta, atra, alis cœru= 
Lefcentibus. 


ÂBEILLE VIOLETTE, velue, d’une couleut matte ; 
les ailes d'un bleu azur. 


X 3 


4 
326 VoyAGE 

Cette-Abeïlle fe nourrit particuliérement de fruits 
Elle loge dans le tronc des arbres. 

— TERRESTRIS. ( Lin.) Hirfuta, nigra, thoracis 
cingulo jlzvo , ano albo. 

ABEILLE TERRESTRE, velue, noire, une ceinture 
jaune fur le thorax, lextrémité du ventre blanche. 

— MuscoruM. (Lin.) Hirfuta fulyva, abdomine 
flavo. 


ABEILLE DES MOUSSES; velue, d'une couleur 
fauve, le ventre jaune. : 


FORMICA4 FOURME 


_— BARBARA. (Lin.) Atra, capite antennis plan- 
tifque. ferrugineis. 
Fourmi DE BARBARIE, d’un noir matte, la tête 


les antennes & les pieds couleur de rouille. 


Cette Fourmi habite dans les bois. Elle eft groffe, 
forte; fes piquures font très-douloureufes. 


— RuFA.( Lin.) Thorace compreflo toto ferrugineo, 
capite abdomineque nigris. 

FOURMIE ROUSSE. Thorax comprimée, couleur 
de rouille ; la tête & le ventre noirs. 


Cette Fourmi eft moins #rofle que la précédente ; 
elle n’en eft pas moins méchante. Elle habite les bois 


EN BARBARIE 327 


& les jardins, attaque les fruits des arbres, fait la 
guerre aux Pucerons, ou plutôt à la liqueur miel- 
leufe qui découle de leur corps. 


— NIGRA. ( Lin.) Tote nigra nitida, tibiis cine- 
rafcentibus. 


FourMi NOIRE. Entiérement noire, luifante; les 
pattes un peu grisâtres. 


Cette efpèce eft une des plus petites. Elle fré- 
quente les appartemens, s'infinue dans les buffets, 
y attaque les fucreries, les confitures, &rc. & fe 
multiplie, fur-tout dans les pays chauds, à un tel 
point, qu'il eft prefque impoffible de fe débarrafler 
de ces hôtes importuns. M'étant abfenté pendant 
quelques jours de la Calle, à mon retour Je 
trouvai ces fourmis établies par milliers dans lap- 
partéement où je tenois mes boîtes d’infeétes. Ellès 
les avoient tous mutiles à un tel point, que je fus 
obligé de travailler à une nouvelle colleétion. Je 
ne garantis mes nouveaux infeétes de l'attaque de ces 
Fourmis , qu'en répandant dans mes boîtes beau- 
coup de camphre & de térébenthine. Je pris enfuite 
le parti de fufpendre des planches au milieu de mon 
p'afond avec des cordes trempées dans l’effence de 
térébenthine , que je renouvellois de temps en temps. 
Ce moyen me réuflit parfaitement, 

Ayant de cette manière mis mes infeétes en füreté, 
Jimaginai de profiter de la vifite de ces Fourmis 


X 4 


328 Vovyac'e 
pour étudier leurs moœcurs, 8 m’amuferläiquelques 
expériences. Quoique cette petite république ait été 
affez bien obfervée, lon me permettra de préfentet 
ici quelques. chfervations ‘particulières fur ces in- 
{e@tes, dont les travaux ont fi fouvent excité notre 
admiration. Sn D 

Il eft peu d'êtres dans la Nature, plus a@tifs, plus 
laborieux que la Fourni, fi l'on en excepte Fin- 
duftrieufe Abeille, Par le moyen d'un petit Lézard 
à demi putréfié, que je plaçai fur une caïfle où 
javois des arbuftes , je raflemblai , en moins de 
douze heures, des milliers de Fourmis. Il ÿ avoit 
du plaïfir à les voir accourir de tous côtés , fans 
trop favoir d'où elles venoient. Elles attaquèrent 
leur proie avec tant d'acharnement, que des le 
lendemain elle fut dévorée, 8 que ces’ Fourmis 
s'étoient déjà logées dans la caïfle. Je leur préfentai 
plufieurs petits oïfeaux; elles les anatomisèrent 
promptement , & avec tant de propreté, que l'art ne 
pourroit parvenir à avoir. des fauelettes plus par- 
faitement dépouillés de toutes portions cartilagineufes 
ou graifleufes. Il n’eft point de meilleurs &c de plus 
nabiles anatomiftes , & ceux qui s'occupent de cette 
fcience, pourroient, pour les petits fujets, profiter 
avec avantage des travaux des Fourmis; mais il faut 
les fuivre de près, parce qu’elles s'emparent fort 
bien des os, après avoir coupé les nerfs qui les 
uniffent, 


EN PBARBARIE 239 


2x Rien de plus admirable que de voir ces Fourmis, 
àpeine vifbles, enlever des fardeaux très-pefans , 
êt fe charger d'énormes rochers qu’elles tranfportent 
au loin, fans être arrêtées par les vallées, les mon- 
tagnes, les'précipices qu’elles rencontrent en leur 
route. Je:les ai vues, chargées d'une patte, d'une 
cuifle à moitié rongées , defcendre du haut d'un vafe 
dé quinze pouces, qui fe retrécifloit vers fa bafe, 
&c formoit un précipice rapide & dangereux; Je les 
aivues, dis-je , le franchir avec courage, & fe 
rendreavec leur butin dans leur demeure commune, 
fituée au pred de ce vafe. Trois, fix, huit tout au 
plus, fiffifoient pour defcendre un fardeau au moins 
trente fois plus gros qu'elles. Dans ces opérations 
elles-s’entre-aident avec une intelligence admirable. 
Tandis que les unes fufiflent le fardeau 8c le tirent 
avec Jeurs pinces , d'autres pañlent deflous & le 
foulèvent pour faciliter le tranfport. Si elles ren- 
contrent un obftacle infurmontable , elles retirent 
leur fardeau en arrière, fans fe décourager , enlèvent 
lobftacle, f elles le peuvent , ou ont recours à des 
moyens relatifs aux circonftances. 

Ilferoit difficile, même avec la plus fcrupuleufe 
attention, de deviner le but de toutes leurs dé- 
marches. À peine ont-elles trouvé une-proie confi- 
dérable, telle qu’un oifeau, qu'auffi-tôt elles com- 
mencent par l’environner de terre, de fable & de 
gravier, jufqu’à ce qu’elle foit parfaitement enterrée. 


330 VOYAGE 


Quand elles veulent y travailler , elles découvren 
les parties qu'elles vont attaquer ; & le travail fini, 
elles les recouvrent avec foin. Quel eft donc leur 
but dans ces pénibles opérations, & qu'elles regar- 
dent comme fi eflentielles, que fi lon détruit les 
monceaux de terre qui recouvrent le cadavre, ‘elles 
s'empreflent bien vite de les rétablir ? Seroit - ce 
pour cacher leur proie aux autres infeétes voraces ? 
ou bien pour faciliter leurs travaux , en formant 
une efpèce de glacis en pente douce jufqu’aux parties 
les plus élevées de l'animal ; ou pour dérober leurs 
opérations aux yeux des fpeétateurs, ou plutôt fe 
dérober elles-mêmes aux ardeurs du foleil (1) 
Quoi qu'il en foit, 1l eft probable que tous ces grands 
travaux ne tendent qu'à procurer à la république 
des jouiffances plus pa:fibles , & pour lefquelles lon 
facrife le repos du moment. Ceff fürement dans les 
mêmes vues, qu'après avoir enterré leur proie, 
elles creufent en deflous différens canaux qui-vont 
aboutir à la: demeure commune. 

S'1 s'agit au contraire d’une mouche , d’un fca- 
rabé, ou de quelque autre infefte de médiocre 
grodeur , elles lattaquent en grand nombre; le 


(x) Le foleil étoit fi brülarit dans l'angle où elles fe 
trouvoient, qu’elles ceffoient de travailler pendant la grofle 
chaleur, excepté lorfque je les garantiflois avec un vafe 
ou un autre infirument. 


EN BARBARIE. 331 


_faïfiflent , & le defcendent tout vivant dans leur ob£ 
cure caverne. C’eft-là qu'il trouve fon fupplice & {on 
tombeau. Je les ai vues attaquer 8 vaincre de très- 
gros hannetons que j'avois livrés à leur voracité. 
Ces combats fe pafsèrent au fond d’un vafe à hauts 
bords, où, par le moyen d’un appât, j'avois afflemblé 
la fourmillière. Elles faifirent Panimal par les pattes, 
par les antennes, par l'extrémité de fes aîles, &, 
malgré fes efforts, elles trainèrent courageufement 
vers le lieu de fa deflination ce coloffe renverfe fur 
le dos. Celui-ci fe relève, s’agite, veut fuir, & 
‘entraîne avec lui de nombreufes Fourmis qui lui 
pendent de toutes parts. Mais bientôt fes forces font 
épuifées ; 1l fuccombe, & plie fous les efforts mul- 
tipliés de fes nombreux ennemis. Il n’a pas même 
lefpoir de fe fauver par la courfe. S'il y eft trop 
habile, les ennemis qu’il entraine avec lui, chemin 
faifant lui coupent les jarrets. Les pattes tombent ; 
alors plus de difficultés. L'infecte eft conduit dans 
l'antre ténébreux : mais fouvent l'ouverture en cft 
trop étroite, Dans ce cas, après avoir effayé en 
tous fens de faire entrer lanimal, fi l'on ne peut 
y reufhr, le parti eft bientôt pris. L’on élargit lou- 
verture, & l’on y tranfporte par morceaux ce qui 
ne pouvoit y entrer en entier. 

Il ne fufñt pas à lobfervateur de la Nature de 
fuivre pas à pas les opérations des infeétes , il doit 
encore mettre leur intelligence à l'épreuve, Par-là 


232 : Vo yaAGEz x 

il reconnoîtra que ces petits animaux ne font point 
de pures machines ,; mais qu'ils favent très - bien 
combiner les moyens avec la fin; & que fi on les 
détourne de leur route ordinaire, ils en choififfent 
une autre appropriée aux circonftances. Ma petite 
république m'en fournit la preuve, Ayant traverfé 
un Lézard d'une longue épingle noire; jappuyai 
les extrémités de cette épingle fur les bords d'un 
vafe, de forte que la proie étoit fufpendue au milieu 
du vafe, Point d'autre chemin pour y arriver que 
Pépingle qui fervoit de pont; mais d'un pont fi 
étroit, qu'il ne pouvoit y pañler qu'une Fourmi 
de front; &c lorfque deux fe rencontroient, ïl falloit 
que lune pafsit pardeflus lautre. Mes Fourmis, 
attirées par l'odeur , eurent bientôt trouvé la fource 
des émanations. Elles s'y rendirent en foule. Il étoit 
facile d'y arriver. Mais s'agifoit-1l de revenir, & 
fur-tout de revenir chargé? cétoit alors que les 
inconvéniens fe faïfoient fentir. Les Fourmis s’em- 
barrafoient les unes les autres : .elles culbutoient 
pat douzaines : le défordre étoit affreux. Enfin les 
ouvrières, fatiguées par les. embarras & les chütes, 
prirent. le parti d'abandonner le travail & de refter 
fixées à leur proie, qu'elles rongèrent tranquille- 
ment. Dans cette pofition, point d’inquiétudes pour 
la vie. C'étoit fort bien; mais les intérêts communs 
en fouffroient , & légoifme eft le vice le plus 
deftruéteur des républiques. Ces républicaines ne 


EN BARBARIE. 333 


purent donc fe fouffrir long - temps loin de leur 
patrie, malgré la pofition la plus avantageufe. Les 
travaux communs étoient interrompus, les pro- 
vifions manquoient au magafin, la famille languif- 
foit, les petits mouroient de faim. Mais, que faire? 
toutes les fois que lon effayoit de pafler le pont, 
de nouvelles venues barroïent le paflage : les chûtes 
étoient fréquentes , mais point dangereufes. Guidées 
pat Pexpérience, ces intrépides républicaines réfo- 
lurent de fe laifler tomber avec leur fardeau, non 
pas du pont, maïs de la partie inférieure du Lézard - 
qu touchoit prefque le fond du vafe. Ce moyen 
une fois trouvé, les Fourmis fe précipitoient en 
foule avec leur charge, & remontoient contre les 
parois du vafe. Dès-lors tout fut de nouveau en 
aétivité. Plus d’obftacles, plus d'embarras. Quelques- 
unes, il eft vrai, troubloient l’ordre; mais le plus 
grand nombre obfervoit cette marche. 

Je n'ai pu recueillir qu'un très - petit nombre 
d'obfervations fur les mœurs des Fourmis. Cette 
partie exige, de la part de l’obfervateur, beaucoup 
de précifion , de difcernement, & le ta&t le plus 
délicat. Les membres d’une fociété particulière, 
réunis par des intérêts communs, femblent devoir 
exclure de leur corps tout étranger qui viendroit 
fe mêler à eux, & partager leurs richeffes, i1ême 
en partageant leurs travaux. L'efprit républicain 
des Fourmis paroït s'écarter de ce principe, Voilà 


334 VOYAGE 

ce que j'ai eu lieu de remarquer à ce fujet. J'ai plats 
fieurs fois tranfporté quelques Fourmis d’une four- 
millière dans une autre, ou plutôt, je les ai jettées 
au milieu des butineufes. Leur arrivée occafonnoit 
d’abord quelques défordres ; mais bientôt le tout 
s’appaifoit. Celles-ci étoient reçues & incorporées. 
Elles fe mettoient aufli-tôt à travailler pour les 
intérêts publics, fans être inquiétées. Cependant mes 
Fourmis étant de la plus petite efpèce, comme je 
Jai dejà obfervé, je n’ai pu fuivre long - temps 
ces nouvelles citoyennes. Il eft fi aifé de les con- 
fondre, que je n’ofe là-deffus prononcer affirmati- 
vement. 

Mais voici qui eft encore plus difficile à expliquer. 
Jen eftropiai quelques - unes, que je jettai fur le 
pañfage des ouvrières. La première qui la rencontroit 
s'agitoit confidérablement, couroit çà &c là, comme 
éperdue ; bientôt une feconde arrivoit. Le gros de 
la troupe ne tardoit pas à recevoir des nouvelles, 
Auffi-tôt le défordre emparoit de la multitude ; les 
travaux étoient fufpendus. On alloit en foule rendre 
vifite à l'eftropiée. Les unes fe contentoient de lexa- 
miner, pañloient outre, & reprenoient leur travail; 
d'autres la faififloient , la trainoient quelque temps, 
&c l'abandonnoient. Enfin une dentre'elles s'en em- 
paroït. La malade confiée à fes foins, étoit éloignée 
de la multitude, conduite loin des travaux & de 
la fourmillière, & enfin abandonnée à elle-même, 


EN BARBARIE. 33$ 


Que de chofes à dire fur un fait auffñ fingulier ; mais 
auparavant que de chofes à obferver ! 

L'ordre que les Fourmis obfervent dans leurs 
travaux, eft encore à remarquer. Chacun fait qu’elles 
forment ordinairement deux lignes bien tracées, fur. 
tout lorfque la fourmillière eft éloignée du lieu où 
elles vont butiner. L’une de ces lignes eft formée 
par les Fourmis qui vont à vuide au travail, &c 
l'autre, par celles qui reviennent chargées. Cepen- 
dant cet ordre n'eft pas tellement exaét, qu'il ne foit 
fouvert interrompu. Plus la fourmillière eft près du 
lieu du travail, moins il y a d'ordre. Il eft, en effet, 
bien moins néceflaire, que dans les voyages de long 
cours. L’on apperçoit aufli plufieurs d’entre elles 
. courant çà &c là fans paroïtre avoir de but déterminé : 
cependant quelquefois elles s’approchent d’autres 
Fourmis qui femblent ne rien faire, Aufli-tôt ces 
dernières s’agitent & retournent à l'ouvrage. Ces 
Fourmis vagabondes feroient-elles des furveillantes 
pour aiguillonner les pareffeufes, & empêcher qu'au- 
cune d'elles ne foit à rien faire? Mais faut-il aux 
animaux d'autre aiguillon que leur propre nature, 
pour remphr les fonétions auxquelles ils font def- 
tinés ? D'ailleurs, quand il s'agit de fuppofer des 
intentions à des êtres auf éloignés de nous, il faut 
être très-réfervé & bien voir avant que d’ofer pro- 
noncer. L'amour du merveilleux nous a fouvent 
fait prêter une intelligence chimérique à ces petits 


336 Vo. ,GE 


êtres qui occupent un des derniers anneaux dans la 
chaine des animaux. 


1 


ForMICA RUBRA. ( Lin.) Teflacea , oculis punëo- 
que [ub abdomine nipris. 


FouRMI ROUGE. Teftacée ; les yeux noirs & 
un point noir fous le ventre. 


Je crois que c’eft cette même efpèce qui, en 
Provence, pañle l'hiver fous l'écorce des feps de 
vignes, où ces Foursmis font entaflées & engourdies. 


O'E:S"T R'U"S. "OPEN 


_ Boris. (Lin.) Alis maculatis , thorace flavo ; 
fafcia fufca, abdomine flavo apice nigro. 


OESTRE DU Bœur. Ailes tachetées; thorax jaune, 
avec une bande fauve; ventre jaune ,. l'extrémité 
noire. 

La fureur qui tranfporte les Bœufs lorfque.cet 
infe&e cherche à dépofer fes œufs fous leur peau, 
eft connue. Jen ai vu des effets terribles en Afrique, 
où cet infeéte paroît acquérir plus de vigueur à mefure 
que les chaleurs font plus fortes. C’eft ordinairement. 
depuis dix heures du matin jufqu'à trois heures après- 
midi, qu'il fait fentir fes cruelles piquures. Dès que les. 
bœufs en font attaqués, ils 'agitent, fe tourmen- 
tent, & finiflent par devenir furieux. Ils courent 


de 


EN BARBARIE 337 
de tous côtés à travers les forêts, cherchent inuti- 
kment à fe débarraffer d’un ennemi qu'ils ne peuvent 
vaincre. Îndociles alors à la voix de leur maître, 
ils Ségarent au loin, fe difperfent, & quelquefois 
reftent perdus pour le propriétaire. C'eft afin d'éviter 
cet inconvénient, qu'à la Calle on lesramène pendant 
Pété fur la place dans le haut du jour, & qu’on ne 
les reconduit aux pâturages que le foir. 


— NASsALIs. ( Lin.) As immaculatis , thorace 
ferrugineo abdomine nigro, pilis flavis. 


OESTRE DES CHEVAUX. Ailes fans taches; thorax 
couleur de rouille, ventre noir avec des poils jaunes. 


— HAMORROIDALIS. (Lan) A4s immaculatis, 
thorace nigro : fcutello pallido , abdomine nigro , baft 
albo apiceque fulyo. 


OESTRE HÉMORRHOIÏDAL, Ailes fans taches; thorax 
noir, avec un écuflon pâle; ventre noir, blanc à 
fa bafe, & fauve à fon extrémité. 


Ces deux efpèces attaquent les chevaux. La pre 
mière dépole fes œufs dans leurs nafeaux; & la 
feconde , dans le fondement : mais leurs piquures 
n’excitent pas, dans ces animaux, une fureur égale 
à celle qui agite les bœufs. 

Je n'ai point rencontré l'Oeftre dont la larve fe 
nourrit dans les finus frontaux du nez des moutons, 
Jignore sil exifte en Barbarie, 

Part, I, pu 


333 V o # «AAGîE 


FTPOUTA TTPOUUS 


3 


— LiTTORALIS. (Lin. ) Wirefcens | alis immaz 
L2 
cuatis , pedibus anticis longiffimys. 


TiPULE DES RIVAGES. Verdâtre, ailes fans taches, 
les pattes de devant très-longues. 


Cette efpèce eft très-commune le long des étangs 
des rivières, & fur le bord de la mer. Je ne lui 
ai trouvé aucune différence avec celle de l'Europe, 


TABANUS. TAON. 


— MAURITANUS. ( Lin.) Oculis nigricantibus ; 
abdominis fecundo fegmento macula nigra, roftro 
corpus æquarte. 


TAON DE MAURITANIE. Yeux noirs , une tache 
noire fur le fecond anneau du ventre, trompe de 
la longueur du corps. 


Cet infeéte eft à-peu-près de la groffeur de notre 
Mouche commune. Il eft remarquable par fa longue 
trompe & les anneaux du ventre de différentes cou- 
leurs. 


— Borinus. (Lin.) Oculis virefcentibus , abdo- 
minis dorfo maculis albis trigonis longitudinalibus. 


TAON DES BŒUFS. Yeux verts, taches blanches ; 
triangulaires, longitudinales fur le dos du ventre, 


EN BARBARIE. 339 


Cette efpèce eft la plus commune. Elle s'attache 
à la fuite des chevaux & des bœufs. 


— Moro. ( Lin.) Oculis corporeque toto atro ; 
alis hyalinis. 


TAoN Morto. Les yeux &z le corps d'une couleur 
fombre, les ailes tranfparentes. 

On le voit voltiger continuellement dans les 
forêts & les lieux ombragés. | 


CLEE X 7 CG OU STN 


— PIPIENS. (Lin.) Cirereus , abdomine annuls 
fufcis oûto. 


Cousin commun. De couleur cendrée, huit 
anneaux bruns au ventre. 

Il eft f commun en Barbarie, qu'il ne laiffe aux 
hommes aucun repos pendant le jour, & trouble 
cruellement le fommeil pendant la nuit. I vole 
toujours en troupes nombreufes, 


—/ARGENTEUS. (nobis) Dorfum fquainis argenteis 
exornatum , tibiis faftiatis. 


Quoique cet infete ait été détruit avec beau 
coup d'autres dans ma colletion, Jai cru devoir 
en parler ici, Il eft de la groffeur du précédent ; 
mais fi richement paré / que je lui ai fouvent par- 
donné fes piquures pour le plaifir de l'admirer. Tout 
fon corps, particuliérement le dos, eft couvert 


Var 


340 VOYAGE 

d'écailles argentées, comme autant de paillettes orbi- 
culaires & brillantes. Ses pattes font ornées de 
bandes alternatives brunes & argentées, 


HIPPOBOSCA. HIPPOBOSOMIE: 


—EQUINA. (Lin.) Alis obtufis, thorace albe 
wariegato , pedibus tetradaïtylis. 


HIPPOBOSQUE DES QUADRUPÈDES. Ailes obtufes, 
thorax blanc, panaché; quatre doigts aux tarfes. 


— AVICULARIA. (Lin.) As obtufis, thoracæ 
unicolore. 

HIPPOBOSQUE DES OISEAUX. Ailes obtufes, thorax 
d'une feule couleur. 


ARANEA ARAIGNÉE. 


De plufieurs belles efpèces d’Araignées que j'ai 
rencontrées en Barbarie, je ne citerai que celles 
qui ont plus particuliérement fixé mon attention 
par leur couleur, leur forme, leurs mœurs, &cc. 
N'en ayant pu conferver beaucoup d’autres, Jaime 
mieux n’en point parler que de rifquer de tomber 
dans quelque erreur, & d'y induire le leéteur. 


ARANEA FASCIATA *. (Fabricius, fyft. Entom.) 


* Figurée dans le Jouraal de Phyfique , mois d'avril 
1787, page Idle 


EN-BARBARIE. 34r 
TAbdomine fafcis flavefcentibus, pedibus fufco annularis, 
Muf. D. Bank. 


ARAIGNÉE A BANDES. Le ventre divifé par des 
bandes jaunes ; anneaux de couleur fauve aux pattes. 


L’Araignée que j'ai rapportée, & qui fe trouve 
dans le cabinet de M. Gigot d'Orcy, me paroït 
être celle que Fabricius cite du cabinet de M. Bank, 
&c qui vit dans l'île de Madère; mais fi c’eft la 
même, fes yeux font mal décrits. Au lieu détre 
placés dans la cinquième divifion, parmi les Araï- 
gnées qui ont les yeux difpofés ainfi :::., elle 
doit être renvoyée dans la neuvième, parmi celles 
dont les yeux font rangés de la manière fuivante 


Cette Araïgnée a le corps orné de bandes tranf- 
verfales noires & jaunes, femblables à celles de 
quelques Guèpes. Le thorax eft une écaille dure, 
couverte de poils blanchâtres. Ses pattes font brunes 
à leur première divifion , & fe terminent par des 
bandes alternativement noires & cendrées. Sous le 
ventre, les bandes , au lieu d'être tranfverfes , font 
longitudirales, &c piquetées de plufieurs petits points 
noirs. 

Quand cette Araïgnée a acquis fon entier acèroif- 
fement, elle eft prefque de la grofeur du pouce , 
ce qui arrive à la fin de juillet. Elle habite les 
buiflons &z les haies, où elle forme fa toile en rézeau 
à très-larges mailles, dont elle occupe le centre. Ce 


*"3 


342 VOYAGE 

neft point pour les petits infeétes que fes filets font 
endus, d’où il leur eft facile de s'échapper à‘raïfon 
de la largeur des mailles; ce m'eft qu'aux grofles 
Mouches, aux Guèpes, aux Bourdons, & même 
aux Sauterelles qu’elle déclare la guerre. 

Dès qu'un de ces infeétes a eu l’imprudence de 
fe jetter dans fes filets, elle le fait fon efclave & 
Penchaine par plufeurs fils. Elle ne lui fuce point 
le fang ; mais elle commence par lui donner la 
mort avec fes redoutables mächoires. Elle en mange 
une partie, fi elle eft afamée, & met le refteen 
réferve pour un autre repas; mais elle a foin de 
cacher fes provifons parmi des feuilles sèches, hors 
de la portée de la vue. Je lui ai fouvent trouvé 
des vivres très-abondans. Chaque proie étoit ren- 
fermée dans un fac à part, compolé de fils tiffus 
fans ordre, & enduits d’une glu noirâtre très- 
abondante. Ceft parmi ces cadavres d’infeétes que 
Jai trouvé le joli Sphex à fortes mâchoires:, dont 
Jai parlé plus haut (r). 

Le fac dans lequel elle dépofe fes œufs, eft d'une 
forme très-finoulière. C’eft un ovale coupé horizon- 
talement dans fon milieu, & de la groffeur d'un 
œuf de pigeon. Le tiffu, prefque parcheminé, eft 
fi ferré, qu'il eft très-difficile de pouvoir le déchirer. 
Sa partie tronquée cft garnie à fes bords de fept à 


(5) Sphex maxillofa, pag. 322. 


EN BARDBARIE 34% 
hui, pointes en forme d’anfes , d’où partent des 
fils très-forts qui-tiennent ce fac fufpendu à peu 
prèsicomme les lampes de nos éolifes. A peine les 
Jeunes Araïgnées font forties des œufs, qu'elles 
rompent lefpèce d'opercule qui ferme la grande 
ouverture de lovale; elles rodent en troupes dans 
les,environs, &c.fe retirent enfuite dans: leur pre- 
muère habitation ; où elles viveñt en fociété jufqu'à 
ce que, devenues plus: fortes , elles fe féparent 8 
deviennent. ennemies mortelles, après avoir vécu 
en famille & d'un bon accord. 

.… Les.fils de;cette Araïgnée font, les plus forts que 
Je connoïfle, Je les ai-fouvent effäyés avec des fils 
de foie. Ces derniers ; tirés à forces égales, étoient 
les premiers, à fe rompre. -Ces fils font d’un luifant 
argenté > très-longs faciles à travailler. Ils pour- 
roient fuppléerà la foie avec un avantage d'autant 
plus grand que cet infedte , ardent au travail, & 
pourvu de très-gros mammelons , ne tarde pas à 
former une: nouvelle toile, dès qu'il eft privé de 
cellequ'ilavoit d'abord fabriquée. Mais fes mœurs in- 
fociales s’oppoferont toujours aune telle manufaîture. 
La feule vue de fes femblables met cet infeéte 
en fureur. D’auffi loin qu'ils s'apperçoivent, ils 
fondent les uns fur les autres avec un acharnement 
- qui ne fe termine que par la mort d’un des deux 
combattans. Les cadavres des vaincus font mis en 
réferve avec les autres provifions de bouche. Il eft 
Y 4 


M4 :: VowmcefE pa 
impoñlible d'en conferver plufeurs en libetté dans 
un même appartement, quoique placés à des dif: 
tances très-éloignées. J’avois renfermé une douzaine 
de ces Araïgnées dans mon cabinet : là plus.forte 
ef reftée feule maitreffe du champ de bataille pare 
huit jours de combats. 


J'ai fouvent rencontré , parmi les mêmes buiffons, 
une autre Araignée de la même groffeur , de la même 
famille que la précédente. Elle en a les mœurs & la 
férocité. Elle m'a paru n’en différer que par fa 
couleur , qui eft d’un très-beau velouté mêlé de 
noir & de brun, & formant des nuances très- 
agréables. Cette Araignée ayant été détruite pendant 
le temps de ma quarantaine à Marfeille, je ne peux 
en donner une defcription bien exaéte. Elle ne pond 
point fes œufs, comme la précédente, mais elle 
les dépofe, en forme de gâteau, fur un corps folide; 
arrangés fymmétriquement, collés enfemble par une 
glu blanchâtre, & elles les recouvre avec plufeurs 
fils roux, tiflus fans ordre, & fi peu ferrés, qu'il 
eft facile d’appercevoir, à travers, la difpofition des 
œufs. Jen ai élevé plufñeurs. Elles m'ont paru sin- 
quiéter peu du fort de leur famille, qu’elles aban- 
donnent peu après la ponte, pour aller chercher 
fortune ailleurs. 


— SANGUINOLENTA. (Lin.) Abdomine ovato coc- 
cineo : linea longitudinal atra. 


EN BARBARIE 346 


-'ARAIGNÉE ROUGE. Ventre ovale, de couleur 
rouge, avec une ligne longitudinale dun noit 
matte. 


Cette Araignée court fur la terre dans les champs: 
Elle loge dans des trous, où elle forme une toile 
très-irrégulière. 


— VIiRESCENS. ( Lin.) Abdomine oblongo flavo= 
viridi: Lineis lateralibus albis. 


ARAIGNÉE VERDATRE. Ventre oblong, d’un jaune 
verd, avec des lignes blanches latérales. 


Elle habite dans les haies & les brouffailles , ot 
elle tend de grands filets à rézeau. 


— TARANTULA. (Lin. ) Subtus atra ; pedibus 
Jubtus atro fafciatis. 


ARAIGNÉE TARANTULE. D'un noir matte en 
deflous , avec le deflous des pattes en bandelettes 
de même couleur. 


Je ne cite cette Araignée fi célèbre, comme 
habitante de la Barbarie, que fur la foi des auteurs, 
Je ne ly ai jamais rencontrée. 


SH eO0R:P;F:0. SCO RP IO N. 


— Maurus. (Lin.) Peéfinibus 8 dentañs , ma- 
ruibus fubcordatis punéfatis. 


346 :V Oo Y'AIG'E a 
Scorrion DE MAURITANIE, Peignes à huit dents, ; 
pinces prefque en cœur, ponétuées, 


Cette efpèce eft très-commune dans le fable, où 
on la trouve quelquefois par gens =: Lys colèur 
eft noire. | | | ov01,3l 


— EUROPZÆUS. (Emi Pelinibis 18 Ta Da : 
manibus angulatis.…. (nl VA ART) 


Scorrion D'EUROPE. Peignes à dix-hüit a ! 
pinces, anguleufes. 7 ++. MARS 


On le trouve fous les pierres, dans les ‘lieux 
humides, dans les appartemens au rez-de-chauflée, 
I na paru le même que celui qui vient en Pros 
vence; mais il eft plus fort & plus gros. 


_— AUSTRALIS. (Lin. ) Peélinibus 32 dentatiss 
imnanibus lævibus. | 

SCORPION DU MiDi, Peignes à trente-deux dents; 
pinces fans poil. 

CANTHAROIDES. ( Fabricius : GE Ep ) 


Il reflemble à celui que ‘Ton trouve aux environs 
‘de Paris. 


CANCER. CRABE. ÉCRE VISSE. 


LA famille nombreufe des Crabes n’eft pas moins 
étonnante par fon organifation particulière quepar 
Pinftinét, la finefle & les rufes que plufeurs d’entre 


EN BARBARIE 347 


ex mettent en ufage, foit pour fe procurer leur 
nourriture , foit pour fe défendre &c fe mettre à 
l'abri des infultes & des attaques de leurs ennemis. 
Ïis ont cela de commun avec les infeétes, que chez 
eux les parties molles & les chaits font intérieures , 
&t que les os font fitués extérieurement, ou plutôt 
qu'ils font remplacés par la bte dure & 
cruftacée qui revêt ces animaux. Les deux pattes 
de devant font terminées par des pinces très-fortes, 
armées de dents qui leur fervent à faifir leur nour- 
riture & à la déchirer. L’on a remarqué que lorf- 
qu’on leur coupoit une de leurs pattes, elle repoufloit 
en plus ou moins de temps; que la partie tronquée 
étoit bien plutôt remplacée lorfque lincifion étoit 
faite à la feconde articulation ; & que quand cette 
patte étoit caflée plus haut que la feconde articu- 
lation, Panimal avoit foin de retrancher le refte , 
né cette articulation. 


Les Crabes s’accouplent au mois d'avril. La fe- 
melle fe tient couchée fur le dos, & le mâle fe place 
deflus , en’ la tenant ferrée très-étroitement. Environ 
trois mois après la fécondation, les Crabes dépofent 
leurs œufs dans le fable aux pieds des rochers. Ces 

‘animaux fe nourriflent de vers, de coquillages, de 
petits poiflons, & même de plantes marines (1). 


(1) Bafler, Opufcul. fubfeciva, tome I, page 12. 


345 : : V'OYAMGNE 
La plupart vivent très-bien hors de l'eau, & on les 
voit, fur-tout le foir, courir fur les rochers, & 
le long des bords de la mer. Ils paroïflent même 
former entre eux une efpèce de fociété. 

Une autre propricté des Crabes eft de fe dépouiller 
enticrement de leur enveloppe teftacée tous les ans 
au mois d'août. Ce moment eft pour eux un état 
de crife. Après quelques jours de repos & de lan- 
gueur, 1ls s’agitent vivement en tout fens, jufqu'à. 
ce qu'ils foient fortis de leur enveloppe, devenue 
trop étroite pour eux. Ils font alors foibles, mols, 
incapables de fe foutenir fur leurs pattes jufqu'à ce 
que, quelques jours après, leur peau fe foit durcie, 
& que les forces leur foient revenues : mais en 
attendant ils ont grand foin de fe cacher, &r fur-tout 
d'éviter la rencontre des autres Crabes, qui les 
dévoreroient fans pitié. J'ai obfervé, en Afrique, 
les efpèces fuivantes : 


CANCER CURSOR. ( Lin. ) Brachyurus, thorace 
Levi integerrimo : lateribus pofhce marginato ; antennis 
ffélibus, cauda reflxa. 


CRABE COUREUR , à courte queue , thorax kiffe 
très-entier, échancré en devant fur les côtés, an- 
tennes fifliles, queue recourbée en deflous. 


— Minurus. (Lin.) Brachyurus, thorace lævi 


integerrimo [ubquadrato : margine acutiufculo ; antennis 
breviffémis. 


EN BARBARIE 349 


CRAPE A COURTES ANTENNES, à Courte queue, 
thorax lifle, très-entier, prefque carré, un peu 
aigu à fes bords, antennes très-courtes. 


Cette efpèce, dont le principal caraëtère confifte 
dans les antennes très-courtes , eft de la grandeur 
de l'ongle du petit doigt. On le trouve ordinaire- 
ment dans les Moules , où lon prétend que, par une 
efpèce d'accord fait entre lui & la Moule, celle-ci lui 
accorde un logement & un afyle qui le met à Pabri 
de la pourfuite de fes ennemis, tandis que le Crabe, 
de fon côté, veille à la confervation de fa bienfai- 
trice, en l'avertiflant du moindre danger, lorf- 
qu'ouvrant fes écailles, elle eft expofée à l’avidité 
de certains vers de la claffe des polypes, qui n’atten- 
dent que ce moment pour sintroduire dans fa 
coquille, & dévorer la Moule. L’efpèce fuvante 
rend le même fervice à la Pinne-marine, fi toute- 
fois lon peut ajouter foi à un fait qui mérite d’être 
fuivi avec la plus fcrupuleufe attention. 


— PINNOTHERES ( Lin.) Brachyurus glaberrimus , 
chorace Levi: lateribus antice planato, caudæ medio 
zodulofo-carinato, 


CRABE DE LA PINNE-MARINE, à courte queue, 
très-glabre; thorax lifle, applati en devant fur les 
côtés ; le milieu de la queue noueux, & en forme 
de carène, 


350 VoYace 
— NucLEUS. (Tin.) Brachyurus , thorace Levi 


globofo : antice utrinque unideritato , poflice roftroque 
bidentato. 


CRABE GLOBULEUX, à courte queue, thorax life 
en forme de globe, une dent de chaque côté à la 
pass antérieure, une efpèce de bec à deux dents 
à la partie péfériennes 

Ce Crabe m'a paru avoir tous les carañires que 
Linné lui donne. Sa couleur eft jaunâtre ; il eft de 
la groffeur de la dernière phalange du doigt. 


— ARANEUS. ( Lin.) Brachyurus, thorace hirfuto 
oyato tuberculato , roftro bifido , manibus ovatis. 


CRABE ARAIGNÉE, à courte queue; thorax velu, 
ovale, tuberculé; bouche divifée en deux, pinces 
ovales. 

Cette efpèce devient très - grofle, elle eft fort 
commune dans les mers de Provence. 


— CRUENTATUS. ( Lin.) Brachywrus thorace tu- 
berculofo fanguineo , roftro lineart truncato. 


CRABE ENSANGLANTÉ, à Courte queue, thorax 
couvert de tubercules couleur de fang, bouche 
linéaire tronquée, 

Cette efpèce approche beaucoup de la précédente. 
Elle a le dos & les pattes couverts de tubercules 
de différentes groffeurs, le. 


EN BARBARIE 3$r 


— BERNHARDUS. ( Lin.) Macrourus parafiticus , 
chelis cordaïis muricatis : dextra mayere. 


CRABE SOLITAIRE ; à longue queue, parafites, 
pinces en cœur armées de pointes ; la pince droite 
plus grande. 


Ce Crabe eft connu vulgairement fous le nom de 
Bernard-l'hermite. Comme fon corps eft mol, dé- 
pourvu de l'enveloppe teftacée de la plupart des 
autres Crabes, il a foin, pour fe mettre à Falwi 
des attaques de fes ennemis, de fe retirer dans une 
coquille vuide, qu'il choiïfit ordinairement parmi 
les Buccins, &c qu'il traine par-tout avec lui: À 
mefure qu'il groflit & que cette maifon d'emprunt 
lui devient trop étroite, il la quitte pour en chercher 
une autre. Par le moyen des crochets de fa queue, 
il s'attache fi fortement à une des fpires intérieures 
de la coquille, qu'il faut beaucoup d'efforts pour 
l'en, arracher. Parmi les coauilles vuides qui fe 
trouvent fur les bords de la mer, l’on en rencontre 
un grand nombre habitées par cette efpèce de Crabe, 
Bafler (x) remarque que fi Von brife les coquilles dans 
lefquelles ces Crabes font logés, on les voit alors, 
inquiets &c agités, chercher leur première demeure; 
& que fi. deux ou trois fe préfentent pour occuper 
une nouvelle coquille, 1ls fe livrent entre eux un 


(5) Opuf. fubfec. Liv. II, page 10, 


352 VOYAGE 


combat très-violent , jufqw'à ce que le plus fort 
refte en poffeffion de la coquille, 


— HoMARUS.(Lin.) Macrourus , thorace antrorfum 
aculeato , fronte bicorni , manibus adaitylis. 


CRABE HOMAR, à longue queue ; thorax épineux 
en devant, front à deux cornes, pinces fans doigts. 


Ce Crabe eft très-commun. C’eft un mets aflez 
délicat & très-nourriflant. 


— ARETUS. (Lin. ÿ Macrourus , thorace antrorfum 
aculeato, fronte diphylla, manibus [ubadaëtyls. 


CRABE FEUILLE, à longue queue; thorax épineux 
en devant , le front orné de deux efpèces de feuilles, 
pinces prefque fans doigts. 

Cette efpèce , quoique bien moins forte & moins 
abondante en chair que la précédente, fe mange 
en Provence. Elle a la tête ornée de deux larges 
appendices en forme de feuilles, divifées, à leur 
fommet , en fix à fept parties. 


— PuLEx. (lin.) Macrourus, articularis ; ma= 
nibus quatuor adailylis , pedibus decem, 
Pulex marinus. Bafter. 


CRABE CREVETTE, à queue alongée, articulée ; 
quatre pinces fans doigts , dix pattes. 
Cette efpèce eft petite. Elle vit également dans 


eau douce, comme dans celle de la mer. Elle fe 
tient 


EN BARBARTÉ 343 
tient ordinairement cachée dans les plantes marines: 
Elle faute avec beaucoup de léséreté ; d’où vient 
que plufieurs Naturaliftes l'ont appellée Puce de mer, 


DR CCS; C EO PORTE 


—Asizus. (Lin. ) abdomine foliis duobus obteëto 
cauda femi-ovalr. 


* CLOPORTE ASYLE. Ventre recouvert par deux 
lames; queue à demi-ovale. 


Je n'ai jamais trouvé cet infeéte fur le rivage ; 
mais les pêcheurs de corail en amenoient fouvent 
avec la vafe du fond de la mer. Rondelet le nomme 
Pou de mer, Pediculus marinus. 


— AQUATICUS. (Lin.) Lanceolatus, cauda rotun- 
data, flylis bifurcis. 


CLOPORTE D'EAU DOUCE. Corps lancéolé; queue 
arrondie ; deux filets divifés en deux. 


Ce Cloporte eft abondant dans les eaux ftagnantes, 
— OCEANICUS. ( Lin.) Ovalis, cauda bifida, 
flyls bifidis. 


CLOPORTE DE L'OCÉAN. Ovale, queue divifée 
en deux; filets divifés en deux. 


Rien de plus commun que cet infe&e fur les 
_ rochers de la Calle, Il reflemble beaucoup au fuivant, 
Part, I. Z 


354 VOYAGE, &t. 
- — ASELLUS. (Lin. ) Ovalis , cauda obtufa, fylis 
fimplicibus. 
CLOPORTE ORDINAIRE. Ovale, queue obtufe ; 
filets fans aucune divifon. 


. LA 
Jen ai trouvé, comme en France, quelques 
variétés d’une couleur plus ou moins foncée, noi= 
râtre, luifante. 


— ARMADILLO. (Lin.) Ovalis, cauda obtufa 
integre. 

CLOPORTE ARMADILLE, Ovale, queue obtufe, 
entière. 

Ce Cloporte, peu différent du précédent, fe 
roule en boule dès qu’on le touche. Sa couleur eft 
ordinairement d'un noir luifant ; fes antennes font 
bordés d’un peu de blanc. On le trouve dans les 
bois. 


Fin de la première Partie. 


OT À BE 
DE SM AT I'É RES 


CONTENUES DANS CE VOLUME. 


_ 


NB, Toutes les efpèces nouvelles font défignées par une N. 


Discours PRÉLIMINAIRE SUR LA BARBARIE. Page 


LETTRES ÉCRITES DE L’'ANCIENNE 


NUMIDIE, 
LETTRE PREMIERE , à M. Foreftier, D. M. Page x 
LETTRE II, au même, 6 
LETTRE III, au mème. 14 
LETTRE IV , au même. 17 
LETTRE V, au même. 24 
Lerrre VI, à M. T. L: 30 
LETTRE VII, au même. 4x 
Lerrre VIII, à M.F. D. M. | 44 
LETTRE IX, au même, SE 
LETTRE X, au mème. 59 
: LETTRE XI, au même. 70 
LETTRE XII, au même. 77 
LETTRE XIII, au même, 82 
LETTRE XIV, au même, 86 
LETTRE XV, au même. 92 
LETTRE XVI, au même. 99 


LETTRE XVII, au même, 107 


Ps L 
| 44, 


356 - T-ABLE 

LertTeEe XVIII, au même. Page 113 
LETTRE XIX , au mème. 117 
LETTRE XX , au même. 126 
Lettre XXI, à Madame de”... : 140 
LETTRE XXII, a M. F.... D. M. 147 
Lettre XXIII, au même. 153 
LETTRE XXIV, au mème. 161 
LETTRE XXV, au même. 172 
LETTRE XXVI, au mème. 183 
LETTRE XXVII, au même, k.Vagz 
LETTRE XXVIIT, au même. 199 
LETTRE XXIX, au mème. +02: 207 


RECHERCHES SUR L’HISTOIRE NATURELLE 


DE LA NUMIDIE. 
RÈGNE ANIMAL. 


QUADRUPEDES. - 


Le Lion. 

La Panthère & l'Once. 

Le Lynx & le Caracal. 

L'Hyæne. 

Le Loup. 

Le Renard & le TR 

Le Chat fauvage , le Chat-Tigre , &c ARE 
L'Ours. 

Le Sanglier. 

Le Hérifon. 

Le Porc-épic. 

Le Cerf, la Gazelle & le Bubale, 
Le Taureau. . 

Les Chèvres & les Brebis. 


217 
222 
229 
231 
232 
234 
236 
238 


239 


240 
24E 
242 
245$ 
247 


DES MATIÉRES 35 


Le Chameau. Page 249 
Le Cheval. AE Lo: 
Le Chien. : 253 
Les Singes. 256 
Le Phoque on Veau-marin. 260 
De quelques autres animaux qui fe trouvent en Numidie 

& en Europe. 261 


MES OTLSE AUX 


Le grand Aigle ou l’Aigle Royal. | 26 


L’Aigle commun. : 264 
Le petit -Aigle, | ibid 
L’Aigle de mer, o le Balbuzard. 265 
Le grand Aigle de mer, oz l'Orfrx. ibid. 
Le Vautour. ibid. 
Le Milan. 266 
La Bufe. | ibid 
L’Épervier. ibid, 
L’Autour. ibid, 
Le Faucon. ibid, 
Le Hou-Baara ox la petite Outarde huppée, 267 
Le Rhaad oz Saf-faf. ibid. 
La Pintade ou la Poule de Numidie, 268 
La Gélinote. 269 
Le Ganga ou la Gélinote des Pyrénées, ibid, 
La Perdrix rouge de Barbarie. 270 
Le Francolin. ibid, 
Les Cailles, les Pigeons, les Ramiers , les Tourterelles. 

ibid. 
e Corbeau, 1bid, 
Le Geai. 271 


L'Étourneau ibid, 


358 TABLE 


Le Loriot. Page 277 


La Grive commune. 
Le Green-Thrush, 
Le Merle. 

Le Moineau. 

Le Pinçon. 
L’Alouette. 

Le Roffgnol. 

Le Motteux. 

Le Coucou. 

La Hupe. 

Le Guépier. 
L’Hirondelle. 

Le Pic-vert. 

Le Martin-Pêcheur. 
La Cigogne. 

Le Héron. 

Le Héron de Madagafcar, 
La Spatule. 

La Bécafle. 

Le Chevalier. 

Le Chevalier à pieds rouges, 
Le Courlis. 
L’Echañle. | 
Le Vanneau. 


La poule d’eau, les Sarcelles & les Macreufes, # 


Les Canards. 

Le Goëland. 

Le Flammant o4 Phénicoptère, 
L’Autruche. 


ibid. 
272 
ibid. 
ibid. 
273 
ibid. 
ibid. 
ibid, 
ibid, 
274 
ibid. 
275 
ibid. 
276 
ibid. 
277 
ibid. 
ibid. 
278 
ibid. 
ibid. 
ibid. 
ibid 
279 
ibid, 
ibid, 


ibid, 


280 
ibid, 


V0 ŸY A. GE 
DA RMD A RFE 
PREMIERE FARTIUE, 


LEILRE PREMIERE 


À M. FORESTIER, Doëleur en Médecine. 


De la Calle, 12 Mai 1785. 


ME voilà , mon cher Doëteur, livré tout entier à 
ma pañlion pour les Voyages & FHiftoire Naturelle, 
Jhabite depuis quelques jours ancienne Numidie, 
où je fuis arrivé fous les plus mauvais aufpices. 
Depuis près de deux ans la pefte ravage ces contrées, 
& la négligence des habitans la propage d’une nation 
chez une autre. Outre ce cruel fléau, lon m'a 
dépeint les Arabes & les Maures comme les êtres 
de.la Nature les plus inhumains & les plus féroces, 
haïffant les Chrétiens tant par principe de religion, 
que par préjugé d'éducation (1). Ceft un triomphe, 


(1) Ces Arabes nous haïffent aujourd’hui fans favoir 
pourquoi. Mais léurs pères Le favoient bien. Les guerres les 


Part. I. ’ “SA 


: LEA MU 7 » 
” dde VO YA C FM 


un aëte méritoire pour un Arabe que de répandre 
le fang d’un Européen. Ils ne s’'épargnent pas davan- 
tage entre eux ; & 1l eft rare qu’une nation ne foit 
pas en guerre avec fes voifins, & qu'un Arabe fans 
défenfe foit en füreté parmi fes femblables à quel- 
ques lieues de fa tente. Le peu que.j'ai vu jufqu'à 
préfent m'a confirme ces rapports. La Calle ; prin- 
cipal comptoir de la Compagnie royale d'Afrique, 
a fermé fes portes, & seft barricadé pour éviter 
toute communication avec les Maures du dehors 
infeûtés de la pefte, Ceux-ci irrités & jaloux de voir 
les Chrétiens échapper à une maladie qui humilie le 
Mufulman , parce qu'il la regarde comme une punition 
du ciel, font tout ce qu'ils peuvent pour introduire 


plus injuftes auxquelles le fanatifme donnoiït le nom de 
faintes, portées tant en Orient qu’en Afrique , ont révolté 
contre nous d'immenfesnations qui ne nous avoient fait alors 
d'autre mal que celui de fuivre la religion de Mahomet, tandis 
que nous fuivions celle de Jéfus. Ces entreprifes firent ré- 
pandre beaucoup de fang, & fe terminèrent par nous attirer, 
de la part des nations offenfées, une haine bien méritée. 
Le nom Chrétien eft reflé pour toujours en exécration dans 
les différentes contrées du Levant, dans la Syrie, l'Arabie, 
la Perfe, l'Arménie, l'Égypte, la Barbarie , &c. Les pères 
ont tranfmis cetre haine à leurs enfans. En pañlant d’une 
génération à une autre la caufe en a été oubliée, maïs la 
haine eft reftée, Ceft ainfi que nous payons aujourd'hui 
les fautes commifes par nes pères il y a plus de fix çens ans, 


pe à 6 » sl PM 'CT NN D. 
PAR ne A M) 
T'AS “ à / 

p”. 


EN BARBARITIE. 151 
: Notre parti étoit prefque déjà pris d'attendre le jour 
dans cette pofition alarmante. Cependant nous mar- 
chions toujours, lorfque tout-à-coup nous enten- 
dimés la voix d’un Arabe. Il nous avertit que fi 
nous avancions encore quatre pas, nous allons 
périr dans un ruifleau extrêmement, groffi; mais 
ce coquin refufa plus d’une demi-heure de nous 
remettre dans le vrai chemin. Il fallut le payer 
d'avance, encore étoit-il capable, après avoir reçu 
notre argent, de nous laifler-là, & de s'enfuir : 
maïs 1l fut de bonne-foi ; il nous fit pafler un ravin 
à gué, & nous conduifit jufqu’aux portes de Bonne, 
où il ne nous fut pas poflible d'entrer. 

Nous n’eûmes alors d'autre reflource, pour pañler 
le refte de la nuit à couvert, qu’un fozdouk ou 
auberge des Maures , hors des portes de la ville, où 
fe raflemble la plus infame canaïlle. Nous nous y 
préfentâmes ; maïs nous flmes dans l’inftant accabiés 
d'inveétives & de malédiétions par les Arabes qui 
y logeoient. Cependant à force de difputer avec 
eux, & fur-tout de leur offrir de l'argent, 1ls nous 
reçurent , & nous conduifirent dans un galetas , 
où nous trouvâmes pour tout meuble une fimple 
natte. Nous avions grand froid , Peau découloit de 
toutes parts de nos habits, que nous fümes obligés 
de garder, n’ayant pas de quoi changer. 

Dans ce pitoyable état, nous trouvions encore 
notre poftion très-heureufe en comparaïfon de ce 

Parc, I, “Ka 


ER 


152 VOYAGE 

qu'elle auroït pu être, & nous nous livrions à la 
joie qu'infpire le danger pañlé. Etendus fur une natte 
au lieu de lit, avec des habits mouillés pour cou- 
verture, la tête appuyée fur la felle de notre cheval, 
nous efpérions, à l'aide d’un petit réchaud du feu 
que lon nous avoit donné, goûter un peu de 
repos : mais le mauvais temps ne nous le permit 
pas. Une forte pluie, mêlée de grêle, remplit en 
un inftant notre galetas de plus de deux pouces 
d’eau , qui faifoient foulever notre miférable natte; 
à chaque coup de tonnerre il fe détachoit de notre 
plafond des placards qui nous tomboïent fur le 
corps. Je croyois que nous refterions enfevelis fous 
ces ruines au milieu de l’eau qui y entroit de plus 
en plus. Heureufement il y avoit dans cette chambre, 
comme dans toutes celles des Arabes, une pièce de 
bois en travers à quatre pieds d’élévation, en forme 
de juchoir, pour y placer les felles &c les harnois 
des chevaux. Ce fut-là en effet où nous nous 7z- 
châmes pour éviter l’eau. À la pointe du jour nous 
entrâmes dans Bonne, & nous nous rendimes au 
comptoir de la Compagnie d'Afrique, où les bons 
traitemens nous firent oublier toutes nos fatigues, 

Fai Fhonneur d’être, &c. 


1° F | de 


ei M Pi ® 


#. DES MATIÈRES. 359 
ANIMAUX AMPHIBIES, 


Les REPTILES. 


Tortue. Tefudo, Page 283 
— coriace. — coriacea, ibid, 
— de Grèce. — Graca, ibid, 

Les Serpens. 284 

Le Zurreich. 285 

Le Leffah. 286 

Lézard. Lacerta. ibid, 
— vert. — apilis. ibid, 
— d'Alger. — Algira. é 287 
— Caméléon. — Chameæleon, 288 
— Chalcidique, — Chalcidis. 289 
— commun, — vulgaris. ibid, 
— des marais. — paluftris, 290 
— Salamandre, — Salamandra, ibid, 


INSECTES, 


Scarabé, Scarabaus. 
— à étuis faillans, N,  — marpinatus. 29% 
— Rhinocéros, — Rhinoceros, 293 
— Moine, — Naficornis. ibid, 
— facré. — facer. ibid. 
— d’Efpagne, — Hifpanicus, 297 
— Taureau. — Taurus. ibid. 
— des fables. — fabulofus. ibid, 
— foulon. — fullo. 298 
— Cuivreux. . — æruginofus. ibid, 

Efcarbot. : Hifier. ibid. 


— de Barbarie, — Major. ibid, 


360 
Tourniquet. 

— nageur. 
Charanf{on. 

— de la vefce. 

— d'Alger. 

— de Barbarie. 
Capricorne. 

— noir. 

— roux. 
Ditique. 

— hydrophile, 

— de Numidie. 
Carabot. 

— cuivré. 

— applati. 
Ténébrion. 

— géant. 

— épineux. 
Staphylin. 

 —hérifié. 

— couleur de rouille, 
Blatte. 

— d'Afrique. . 
Mante. 

— prie Dieu. 

— dévote. 

— Sphinx. N. 


Grillon, Sauterelle. 


TABLE: 


Gyrinus. 

— natator,. 
Curculio. 

— Crace, 

— Algirus. 

— Barbarus. 
Cerambix. 

— cantharinus. 
Duicus. 

— Piceus. 

— Suiéicus, 


Carabus. 

— granulatus, 

— complanatus, 
Tenebrio. 

— gigas. 

— fpinofus. 
Staphylinus. 

— hirtus. 

— erytropterus, 
Blatta. 

— Africana. 
Mantis. 

— oratoria. 

— religio[a. 

— Sphinx. 
Gryllus. 


— à antennes prifmatiques. — 24/utus. 


— à corcelet alongé. 


— de Numidie, N,. 


— fubulatus, 
— Numidicus, 


— à longues antennes, 


— de Barbarie. 
Panorpe. 


— de l’île de Co. 


Sphex. 
— à deux dents. 


— de Mauritanie. 
— à fortes machoires, N. 


Abeille. 
— en deuil, 


PE 


— longicorne. 

— Barbarum. 
Panorpa. 

— Coz. 
Sphex. 

— bidens. 

— Mauritanica, 

— maxillofa, 
Apis. 


= (ineralide 


* 
L:. 24 DES MATIÈRES: 

,. —enfanglanté. N, . . — cruentatus. Page 

_— courtillière, . — gryllotalpa. 
._ ,— des champs. . — campeftris, 
Cigale. .-Gicada. 

— de Provence. -— Plebeia. 

— de prés. - — hœmathodes. . 
 Demoifelle. Libellula. 

. — françoife. —maculata, 

— jaune. + — flaveola, . 

— applatie. — depref[a. 

— à crochets, — forcipata, 

— azurée. — ænea. 

— vierge. — virgo. 

— enfant. — puella. 
Ephémère. Æphemera. 

— jaune. — lutea. 

— noire. — nigra. 
.Hémérobe. hemerobus. 

— perle. — perle. 

— brillant, — fpeciofuse 
ÆFourmillon. Myrmeleon. 

— demoifelle. — libelluloides, 


36% 
316 
ibid. 
ibid. 
317. 
idib. 
ibid. 
318 
ibid, 
ibid. 


* ibid. 


319 
ibid 
ibid. 
ibid, 
ibid, 
ibid, 

320 
ibid, 
ibid, 
ibid, 
ibid. 
ibid. 

327 
ibid, 
ibid. 
ibid, 
32 2 
ibid. 
ibid, 
: D | 
324 
ibid, 


362 
— Rouffe, 
— Mouche à miel. 
— terrière. 
— de Barbarie. 
— violette, 
— terreftre. 
— des moufles. 


Fourmi. 
— de Barbarie. 
— roufle, 
— noire. 
— rouge. 


L'Oeftre. 

— du bœuf, 

— des chevaux. 

— hémorrhoïdal. 
Tipule. 

— des rivages. 
Taon. 

— de Mauritanie, 

— des bœufs, 

— morio. 
Coufin. 

— commun. 

— argenté. N. 

* Hippobofque. 

— des quadrupèdes. 

— des oifeaux. 
Araignée. 

— à bandes. 

— rouge. 

— verdâtre, 


L 


TABLE 


— rufa. 

— Mellifica: 
— cunicularite 
— Barbara, 
— yiolacede 
— terrefiris. 


— Mufcorum. 


Formica. 
.— Barbara. 

— rufa. 

— nigra. 

— rubra. 
Oeftrus. 

— bovis. 

— nafalis. 

— hæmorroidalis. 
Tipula. 


— littoralis, 


Tabanus. 
— Mauritanus. 
— bovinus. 
— Morio. 


Culex. 

— pipiens. 

— ATBENEUS 
Hippobofca. 

— equina. L 

— aviculariaæ. 
Aranea. 

— Fafciata. 

= fanguinolenta, 

— yirefcens, 


Page 324 
ibid, 
325 
ibid, 
ibid, 
326 
ibid, 
ibid, 
ibid. 
ibid. 
327 
336 
ibid, 
ibid. 
337 
ibid. 
338 
ibid, 
ibid, 
ibid, 
ibid. 
339 
ibid, 
ibid, 
ibid, 
349 
ibid, 
ibid, 
ibid. 
341 


345 
ibid: 


LA 


» à” 


= Tarantule. 
. Scorpion. 
— de Mauritanie, 
— d'Europe. 
— du midi, 
Crabe , Ecrevifle, 

- — coureur. 
—à courtes antennes. 
— de la Pinne marine. 
— globuleux, 
— Âraignée. 
— enfanglanté. 
— folitaire. 
— Homar. 
— feuillé, 
— chevrette. 

Cloporte. 

— afyle. 
— d’eau douce, 
— de l'océan, 
— ordinaire. 


— Armadille. 


FIN de la Table du premier Volume, 


DES MATIÈRES. 


— Tarantula, 


Scorpio. 


— Maurus, 
_ Europaus, 
— aufiralis. 


Cancer. 


— MINULUS 


— Pinnotheres. 


— nucleus, 

— Araneus. 
— cruentalus, 
— bernhardus. 
— Homarus, 
— arellSe 

— pulex, 


Onifcus. 


— afilus, 

— aquaticuse 
— OCEANICUS, 
— afellus. 

— Armadillo. 


363 
Page 345 
346 
ibid, 
ibid, 
ibid. 
ibid, 
343 
349 
ibid, 
350 
ibid, 
ibid, 
35€ 
352 
ibid. 
ibid, 
353 
HITA 
ibid, 
ibid, 
354 
ibid, 


4 un 4 « . A:  d , s | L 
Ÿ È Po a". ml "4 Aa a k 
ADDITIONS ET CORRECTIONS 
ee pu TOME PREMIER 


st 


AT » 
» 


LS Puce 25, ligne 5, une paire de pantalons , sifex un pantalon. 
Page 32, ligne 10, de la coutume, lifez du coftume. > 

#. Page 71, ligne 22, meure, lifex meurt. 

Page 144; ligne 4, fe, lifex le. 

Page 166, mais l’objet le plus frappant , Éc.x 
Note. Les colonnes & les ornemens dont il eft parlé 
dans cet article, obfervés par d'anciens voyageurs, n’exif- 
tent plus aujourd'hui, au moins les reftes en font mécon- 
noïffabies. Les deux éléphans en bas-relief n'ont point leur 
} trompe entrelacée, comme Îe D. Shaw l’a figuré, mais 
ils font placés vis-à-vis l’un de l'autre. Les pieds de la 
femme qui eft au-deflus ne pofent point fur les éléphanss 


Page 170, Bugie, fur la côte, &c. 

Nor. D n'y a plus aujourd'hui qu'un feul château à 
Bugie : les deux autres ont été détrüits. 
Page 339, ligne 19, ajoutez : 

Cousin ARGENTÉ. Tout le corps couvert d'écailles 


argentées, des bandes brunes & argentées aux pattes. 


Y* 


up à 


2, 


à 


New York Botanical Garden Library 


ah. À + À 


TL il 


3 5185 00 


Fa } Es " 
» Fe $ ù L 
 à 1h 
\ + LL 
| Ê 4 
\ + À 
7) fr wË SE Î s fi 
| ‘ 


s - re s NAME 0 
\ Li 
ae 
Fe N 
» 
\ 
’ 
Val LL 
\ 
* 
r ‘ 
F 


Made in Italy Ne E 


À a LA 
à Se : ë 
" 
À ” d à ARTE k 
s » 
> , ; ï : Re 
e \ 4 . 
X : I r Pas W 
, CT" | n Ca 
À 4 £ | LE L { 
X RE. 
A PNY Il TR R, 


fs lt 
2 ‘: