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EN DIFPÉKENTHS PARtifs
^^"eftmorela,,d 1 ^"'"''erianci & du
Contenant des nun,
far M. WirrrA^r n
A Paris
NorthumberJand. aeiarue
"1
TABLE DES CHAPITRES.
TOME SECOND.
CHAPITRE XV I.
A S lac de Butermer. — Montagne de
Grafmer. — Récit d'une inondation. —
Defcription du vallon de Lorton. — ■-
Difficulté de la defcription écrite. — -
Difficulté de la defcription pittorelque.
— En quoi confifte la perfedion de la
Peinture. —Pourquoi une efquifle plaît,
— Suppofition de M. Burke , critiquée.
— Différentes efpèces de Payfage de-
mandent difFérens modes de lumière.
— Defcription d'une nuit orageufe dans
un pays de montagnes. — Images de
la même efpèce'vue de Croma.
CHAPITRE XVI L
Temple des Druides, — Remarques fur
a ij
iv TABLE
les fujcts de la Peinture, divifcsen pro-
pres ik impropres. — Defcription de la
vallée de Saint- Jean. — E(\. comparée
avec la vallée de Tempe. — Inondation
violente. Pailage fur les montagnes —
Vallée étendue. — Des idées d'efpace
ne font pas toujours adaptées à de petites
fcèncs. — Une route & une rivière com-
parées , com.me objets de beauté. —
Cime de rocher de ^V^olf. — Remarques
fur les figures dans le Payfage.
CHAPITRE XVIII.
Defcription d'im gill ou ravin. — Première
vue de Ullefvvater. — Defcription de ce
lieu. — Vue en plein de ce lieu, — Idée
de M. Burke furie fublime , critiquée.
— Réflexions fur ies fons ( grands &
muficaux ) en tant qu'ils font adaptés
à la fcène ou fite. — Cime de rocher de
Stibra. — Village de Patterdale. — Sim-
plicité de la manière de vivre des habi-
ZSLUi , montrée dans une anecdote d'un
DES CHAPITRES. v
Curé de carrtpagne. — Conféquences
funefles qu*/ entraîneroit la frivolité des
mœurs.
CHAPITRE XIX.
Defcription de Ullefwater , vu dans la
circonftance d'un calme parfait. — Def-
cription d'un fentier dans un roc appelé
cime de roc de Yew. — Defcription
de deux vallées circulaires. — Butte de
Dunmallet. — Village de "Water-Mul-
lock. — Vue vers le Pont-Pooly. — Ef-
fet du clair-dc-lune, — PoiiTon extraor-
dinaire de Ullefwater. — Château de
Dacre. — Château de Penrirh , <Sc fanal.
— Ville de Penrith. — Forêt d'In^le-
wood. — Hiftoire de l'Evêque Nicol-
fon. — Ouvrages des Romains à Plump-
ton (5c à Fvagmire. - — Environs de C]ar-
lille.
CHAPITRE XX.
Ville de CaiHile. — Anecdote du il.:jQ
a iij
x] TABLE
que foutint cette Ville en 1745. — Val-
lée de Dalfton. — Rofe - Caftle , ou
Château delà Rofe. — Infcription qu'on
voit à Chalk-CIiff, roche de craie. —
Château de Corby. — Warwick.
CHAPITRE XXI.
Defcription du marais de Brugh. — Mort
d'Edouard premier. — Vue prife du ri-
vage de Stanwix. — Château de Na-
\yorth. — Caradère du Lord William
Howard, qui vlvoit fous la Reine Eli-
fabeth. — Abbaye de Lanercoft. — Ca-
raélères des rivières. — Defcription du
Château de Scaleby.
CHAPITRE XXI T.
Netherby. — Ancien état des frontières de
ce pays. — Leur état préfent. — Rccic
d un débordement de Solway-Mofs. —
Moyens qu'on y prend pour réparer le
dégât qu'il a fait fur les terres.
DES CHAPITRES, vij
CHAPITRE XXIII.
Vallée de Lovrher. — Château de Brou-
gham. — Clifron. — Lowther-Hall. —
i;«tî?Chareau d'Appelby. — Obfervations fur
de petits objets détachés de pkis grands,
— De la feue célèbre Mylady , Douai-
rière de Pembroke.
CHAPITRE XXIV.
Obfervations fur une pièce de terre trop
régulière auprès de Brugh. — Château
de Brugh. — Remarques fur le coloris
de la Nature. — Château de Bowes. —
Landes de Gatherly , & différens loin-
tains pittorefques que l'on y découvre.
— Padage du Roi Jacques premier par
ces Landes. — La Ruelle de Leeming,
CHAPITRE XXV.
Studley. — Idée que cette fccne fuggère
naturellement. — Améliorations peu.
a iv
viij TABLÉ
convenables qui y ont été faites. — Ma-
nière peu judicieufe de former des points-
de-vue. — Defcription du Payfage dans
les environs de l'Abbaye de Fontaine.
Convenance qu'il y a d'unir desfragn*HM
à une ruine , & beautés qui en réfultent.
— Defcription des ruines de lAbbaye
de Fontaine. — - Comment on s'y efl: pris
dernièrement pour les rétablir & les dé-
corer. — Anecdote au fujet de Henri
Jenkins.
CHAPITRE XXVI.
Hackfall. — Defcription du Payfage des
environs. — Vallée de Mowbray. —
Idée naturelle fuggérée par les fcènes
de Hackfall. — Remarques fur une pio-
fufion de bâtimens dans le payfage na-
turel. — Comparaifon entre Studlev &
Corby. — Ditto entre Hackfall & Peif-
field. — Anecdote fur Cromwell. —
Obfervarions fur la bataille de Marfden-
Moor.
DES CHAPITRES. ix
CHAPITRE XXVII.
Rippon. — Harro^are. — Vieux Château
ruiné de Hare-Wood. — Manoir aduel
de Harc-Wood. ■ — Lumière fugitive
apperçue dans un lointain de payfage.
— Pays aux environs de Leeds , décrit.
— Pays des environs de Wakcfield.
— Manoir de Wentworth. ,
CHAPITRE XXVIII.
Defcription géne'rale du pic de Derby-
shire. — Defcription de la vallée de
Middieton. — Hopcdale. — Rocher de
Cailleton. — Caverne du Diable. —
Marn-Tor. — Goutte de Derbyshire,
ce que c'eù. — Buxton. — Trou de l'é-
tang. — Vallée d'Ashford. — Ditto de
Haddon. — Manoir de Haddon. —
Chatfworrh. — Gravure fur bois par
par Gibbon. — Vallée de Darley. —
Grand-Torr. — Defcription de la vallée
de Madock.
X TABLE
CHAPITRE XXIX.
Defcription de Dovedalc. — Defcription
d'IJam. — Oakover décrit. — Critique
de la Sainte-Famille de Raphaël. — Des
Saintes-Familles en général.
CHAPITRE XXX.
Keddleflon. — La grande falle d'entrée.
— Remarques fur les entrées ou veftibu-
les des grandes Maifons , en général. —
Tableaux à Keddlefton. — Tour de l'Ea
glife de Derby. — Ouvrages de porce-
laine peinte. — Critique des plats &
vafes peints par Raphaël. — Moulin à
filer la foie , décrit. — Pays fîtué entre
Derby & Leicefter. — Fragment d'Ar-
chite^ure Romaine de l'Abbaye de Lei-
ceder. — Mort du Cardinal Woolfey ,
bon fujet pour former un tableau d'hif-
toire. — Anecdote de Richard III.
CHAPITRE XXXL
Pays aux environs de Leicefter. — Gros
Kar:rc^il<^^
DES CHAPITRES, xj
bétail confidéré fous un jourpittouefquc.
— Ditto , conlidcré féparément. —
Ditto , comme confidéré formant des
groupes fur le payfage. — La fubordi-
nation dans les groupes , utile à ob-
ferver comme principe dans la combi-
naifon. — Autorité de Virgile, citée à
l'appui de cette opinion.
CHAPITRE XXXII.
Pays des environs de Northampton , dé-
crit. — Améliorations de Lord StrafFord
<Sc de Lord Hallifax. — Beaux fentiers.
— Abbaye de Wooburn. — Pays des
environs de Dunftable. — Eglife de
Saint- Alban. — Vérulam. — Pays des
environs de Barnet. — Butte ou colline
de Highgate. — Defcripti-on d'une des
grandes avenues de Londres.
Fin de la Table du Tome fécond.
xij Explication
EXPLICATION
DES GRAVURES
Infcrées dans le Corps d& l'Ouvrage.
TOME SECOND.
Page 54.
K^ ET T E planche offre cette magnifique efpece ic
Payfage que produit une vallée étendue. La gra-
dation eji un des premiers principes de la beauté
pittorefi^iue. Une lumière , une ombre , un lointain ,
^uand ils jont gradués , ont tous une grande beauté.
Par confiquent ^ lorfque la vallée 7i excède pas la
proportion qui convient à fceil , il ejt agrcahle de
voir cette mime vallée qui s efface graduellement
depuis le devant éclairé du tableau , jufquà f obs-
curité du lointain. Un tel objet préfente y à la vé"
rite, une idée unique ^ uniforme, qui, quoique
fouvent noble , n*efl pas , en général, ratisbifanre,
au mime degré que la variété & le mélange des
parties (îun pays entrecoupé par différens objets,
& cependant où ces parties font combinées entre elles
avec harmonie.
.-■'j^ai^^'
cr^çjl^^^^^^
t) E s F I G u R E 5. xiij
Page (^-j.
Ce plan (CUI/efwater nejl pas , non plus que
les autres , d'une exacîitudc rigoureufe. Il en a
néanmoins affe:^ pour donner une id:e de fa figure
générale, & d<^ la fituation relative des divers en-
droits qu offrent [es bords.
Pa g e 73.
Cette e (lampe fait connaître ce genre de fcène
qu on voit à Ullejwater. Elle donne quelquidée de
la. vue vers Patterdale , où le promontoire plein
de rochers à droite, & les deux autres couverts de
bois à gauche , font des traits marqués-
Page 108.
Cette vue reffemhlc plus au Château de Dacre,
que celle £ aucun des vieux Châteaux que nous
connoiffons ; mais fon objet principal efi de mon-
trer le fuperbe effet de quelques-unes de ces rui-
nes, vues fous un ciel f ombre éclairé des rayons
du foleil couchant*
Page 156.
Vue du Château de Scaleby , 021 la vieille tour ,
partie des murs & le baflion font repréfrnth.
Page 21^.
Exenpie de la force du contrafle dans une pièce
ie terre régulière coupée en deux.
xiv Explication
Page 287.
On a voulu, dans cette planche ^ donner quelque
idée de cette efpèce de continuation dtune fchie de
rochers quon voit à Matlock , le long des bords de
la Derwem.
Page 293.
Cette vue de Dove-Dale représente la belle fc^ne
de cette vallée dans un état plus nu que n annonce
la defcription. On ne donne ici que le rocher nu»
Ceji à L^ imagination du Sp éclateur à le couvrir de
lois » pour lui donner une beauté complette. Le
fait eji que pour un petit profit, on en abat mal-
heureusement les bois à des époques fixées ; & quand
ce dejfein fut fait , on venait d'y porter la coignée*
Page 325.
Exemple de ce pays uni quon trouve le Lei-
cefîershire. Vhorifon efl généralement bornée par
un lointain , rarement étendu , parce quon trouve
peu de hauteurs pour le commander. Le pays efl
peu intéreffant , faute d'accejfoires pour faire ref
for tir L*enfemble» Lorfque le lointain ejî éclairé
fous un nuage fombre , cefi une circonflance heu-
reufe, qui a un bon effet. Quelquefois une petite
éminence dans les terres du milieu , ornée £une
flèche de clocher , ou diun Berger gardant f on trou-
peau, peut délaffer i^œil. De tels objets font tout
DES Figures. xv
te qu'on doit s^ attendre à rencontrer dans ce pay^
fage. A faute de les avoir , nous devons être con-
tens de quelque bétail fur le devant du tableau ,
ce qjii peut , en ce cas , faire du Payfage un ac-
ce/loire, 6' nous fournir un des fujets de Coyp»
Page 327.
Cette gravure o^re une comparaifon entre les
lignes du cheval & de la vache $ confîdérés comme
ebjets de beauté pittorefque.
Page 332.
Même comparaifon entre le taureau & la vache*
Page 335.
Ces deux EJlampes ont pour but d^ expliquer la
manière de grouper les pièces de gros bétail. A
peine fera-t-il po^fible d*en combiner deux tnfemble>
Il ny Ui en effet , pas de moyen £en mettre deux
en groupe , fînon en les repréfentant unies comme
elles le font dans la première de ces gravures* Si
elles font féparées l'une de l^ autre , quelles que
foient leurs attitudes ou leur fituation » il y aura
un défaut*
Mais fi vous ave^ trois pièces de gros bétail,
vous fere^ prefque fur d^ avoir un bon groupe ,
pourvu, toutefois , quelles ne foient pas dans la
mime attitude & à égale diflance l'une de l'autre.
>VJ Exi'LICATION DES FlGURSS.
Elles fe combinent, en général, le mieux , lorfqu on
en voit deux unies , & la troifième un peu à l'écart.
QuitTt produifent une nouvelle dificultd à for-
mer le groupe. Séparées, elles [croient un mau-
vais effet. Les mettre deux à deux feroit également
mauvais. La feule manière de les bien grouper efi
d'en mettre trois enfèmble, & de placer la. quatrième
à t écart*
Page 338 & 359.
Ces deux gravures préfentent la manière âc
grouper les animaux plus petits , tels que moutons ,
chèvres & d&iniS:, Qand ils occupent le devant du
tableaiï , comme on les voit reprefcntés dans la
première , ils font fujcts eux mêmes règles de
l'art de grouper que le gros bétail ; on peut
feulement en inpoduire un plus grand nombre ; &
le groupe fui or donne doit être plus grand, félon
que U grovpfc principal ejt campofi de plus d'a-
nimaux.
Si on les écarte à une moyenne diftance , comme
ils font reprefentés dans l'autre gravure, le groupe
fubordonne e/i , en ce cas, de moindre conféquence ,
& d'autant moindre qiiil s doigne davantage de
rail. Le tout efl conftdéré uniquement comme un
f eu l corps, miU , pour ainfi dire, & ombré ou
^claire avec le fol; & il fuffit d'éviter leurs formes
réeulières & d^fagreableS"
* CHAPITRE
M
( I )
CHAPITRE XVI.
AINTENANT repofés , ainfî que nos
chevaux, des fatigues de la marinée , nous
continuâmes à traverfer la vallée de Buter-
mer y & fuivant le cours de la rivière , au-
tant que les inégalités du terrein nous le
permettoient , nous arrivâmes bientôt à un
autre lac encore plus magnifique que celui
que nous avions quitté plus haut. Les deux
lacs ont une grande refîemblance : ils font
tous deux oblongs î tous deux ferpentent
en contournant des promontoires , Ôc font
également entourés par des mon:agnes 5
mais le dernier a un mille de longueur plus
que le premier. Les lignes qu'il forme font
beaucoup plus aifées î & quoique fes riva-
ges foient moins couverts de bois, la diffé-
rence ell rachetée par un plus riche étalage
de fcène de rochers. Ces rocs font , en gé-
néral , très-beaux dans leur apparence , la
plupart étant brifés en grandes furfaces.
Tome II. A
qrarrées. Cette efpèce, comme nous l'avons
obfervé plus haut , eft dans un plus noble
ftyle que celle qu'on appelle cime de ro-*
cher , qui eft éparpillée en parties plus pe-
tites.
Cette fcène de rochers fe trouve entre-
mêle'e de beaucoup de buttes ou petites
collines. De courtes prairies qu'on voit aufS
de tems en tems fur les bords du lac ,
ajoutent à la variété. Il ne manque qu'un
peu de bois pour faire de ce lac & du vallon
où il eft , une fcène vraiment enchanterefle ,
ou plutôt une fucceflîon de fcènes enchan-
tereftes $ car Its collines & les hauteurs que
le lite préfente par-tout , étant convenable-
ment fubordonnées aux grandes montagnes
qui environnent toute la vallée , elles en
coupent & en partagent l'efpace en parties
plus petites, dont plufieurs forment d'elles-
mêmes de petits vallons & autres recoins
qui font très-pittorefques.
Non loin du lac paroît la montagne de
Grafmer , qui domine toutes celles du voi-
iîpage. Nous avions déjà rencontré un lac
( 3)
de et nom entre Amblcfide & Kefwickj
mais il n'y a poinc de liaifon entre le lac
ôc la montagne.
Cette montagne forme plutôt une vafte
chaîne qu'un fjmrnct en pointe j & elle eft
liée à deux ou trois autres montagnes infé-
lieures en dignité. On la dit égale en hau-
teur à Skiddaw , qui eft pour tout le pays
l'inftrument d'ejftime , ou le graphomètrc,
& qu'on peut , par cette raifon , regarder
comme la plus haute. Aucune montao-ne
ne montre de prétentions à lui difputer la
prééminence à cet égard : quelques-unes fe
vantent de l'égaler; mais il n'y en a que
ckux ou trois qui foient réellement fondées
fur ce point.
Grafmer & les montagnes de fon voifî-
nage forment , depuis la limite orientale
de la vallée que nous traversons alors , un
efpace qui contient au moins cinq milles
en longueur , fur environ un mille & demi
de largeur. Le chemin nous conduiiit près
du village de Brackenthwait , qui eft au
fond de la vallée.
A 2
(4)
Ici , nous entendîmes faire le récit d'une
inondation occafionnée par la chute d^ine
trombe. Les faits , dont la vérité n'efl point
fufpeâe 5 offrent un détail curieux. Mais
auparavant de" les rapporter, il eft à propos
de donner une defcription topographique
de la montagne.
En cette partie où Grafmer fc lie avec
les nutres terres élevées des environs, trois
petits courans prennent leur fource ; le
Lifîa eft le nom du phis confidérable. Cette
eau deiccnd le long de la montagne , qui
eft fort efcarpée , & parcourt un efpace
d'environ un mille. Son lit eft une goût-
titre profonde , & les flancs de la montagne
tout autour font jonchés d'une grande
quantité de pierres & de gravier. En quit-
tant la montagne , le Liffa fépare en deux
parties la vallée dans laquelle nous étions ;
ai après un cours de quatre ou cinq milles,
fe joint à la rivière Cocker.
Le 5? de Septembre 1760, vers les mi-
nuit , la trombe tomba fur Grafmer , à peu-
près vers l'endroit , à ce qu'on croit , où
( 5 )
ks trois petits courans dont nous venons
de parler , fortcnt de leur fource.
Elle balaya d'abord tout le côté de la
montagne , ôc entraînant tous les gravois
qu'elle y trouva , s'ouvrit un paffage à tra-
vers la vallée , en fuivant principalement la
ditedioii du LilTa. Au pied de la monta-
gne , elle tomba fur une pièce de terre,
labourable , où fa violence commença à
éclater. Là, elle déracina des arbres, en-
traîna des parties du fol & du gravier , &
dévaila tout à la profondeur de pluiieurs
pieds jufqu'au bas du rocher nud. Elle
paroît avoir formé un bourlet immenfe fur
les dix acres de terre d'à côté , qu'elle cou-
vrit d'un fi grand nombre de pierres, qu'il
eil au-dcffus du pouvoir de l'homme de
rétablir le fol en fon premier état.
Lorfque nous vifitàmes ce lieu , quoique
l'événement fût arrivé douze ans aupara-
vant, il reftoit plufieurs traces encore vilî-
blés de cette fcène de ruine. Nous vîmes
le ht naturel du LilTa , petit ruilTeau étroit ^
& fur fes bords les vertiges d'un canal piec*
A i
rcux , s'etendant en tous fens 6c faifanr un
lit prefque afîez vàlle pour contenir les
eaux du Rhin ou du Danube. On a calculé ,
d'aprcs les marques de Teau , qu'en plu-
fieurs parties de fon cours, le canal a du
avoir cinq ou fix toifes de profondeur , ôc
près de cinquante de largeur ; <5c lî l'on
iijoute à cette maffe d'eau fon degré' de
vélocité , il n'y aura point d'effet dont fa
force ne paroifle capable.
Sur les bords de ce canal pierreux , nous
trouvâmes un petit nom^bre de maifons
éparfes dépendant du village de Brackent-
wait , & qui faifoient une fuite étonnam-
ment belle. Elles étoient fituées au fond
de la vallée de Grafmer fur un terrein un
peu élevé j & le courant prenant d'abord
fa direftion de ce coré , les auroit minées
en peu de minutes (car tout le terrein fut
dévaflé en un inftant ) , fi une proje(^ion
de la roche-mere , une partie de la couche
intérieure fur laquelle les maifons avoient
éré bâties, f?n.s aue le conflrufîeur s'en
doutât , n'eût forcé le torrent par fa réfif-
(7 )
tance , à aller prendre une autre diredion.
Sans cette circonftance, il eft plus que pro-
bable que ces demeures & leurs habitans
nuroient été emportés enfemble , tant le
ravage à l'entour fut terrible ôc prompt.
En prolongeant notre route dans la val-
lée , nous apperçûmes d'autres marques de
la violence de l'inondation. Elle avoit jette
des ponts à bas , entraîné des maifons &
enlevé des arbres par les racines. Mais ce
qu'on a jugé le plus furprenani: , c'eft Ton
effet fur une chauffée de pierre. Cet ou-
vrage étoit d'une grande épaiffeur & ap-
puyé de chaque côté d'une énorme levée
de terre qui y formoit des digues. De mé-
moire d'homme , c'eft-à-dire , depuis près
de cent ans , on n'y avoit reconnu aucun
changement ; & à en juger par la foliditc
& le bon état de toutes fes parties , on
pouvoit croire qu'elle duroit depuis un
nombre de fiècles. On doutoit prefque fî
c'étoit l'ouvrage de la Nature ou de Tart.
Non-feulement le déluge emporta cette
maffe pefante 5 mais , comme s'il eût voulu
A4
(8)
en faire un jeu , il fit des fondations fur
les bords du courant , <5c changea tout de
fa place.
Après avoir fait cet affreux dégât , non-
feulement ici , mais dans pluiieurs autres
parties , le Liffa alla précipiter fes eaux dans
le Cocker , où il mit fin à fes dévaftations ;
car , quoique cette rivière foit incapable de
recevoir une augmentation fi confidérable î
néanmoins , comme elle coule dans un ter-
rein plus uni , l'inondation fe répandit fur
une valle étendue de pays , où fa force épui-
fée s'endormit dans la ftagnation.
Ayant traverfé la vallée de Butermer ,
nous entrâmes dans celle de Lorton , qui
étoit encore une fcène magnifique.
Cette vallée , comme toutes celles que
nous avions vues, nous offrit un payfagc
d'un genre entièrement nouveau. Il n'y
avoit point ici de lacs ni de rochers pour
joindre à l'idée de beauté celle de dignité
& de grandeur. Tout y eil fimplicité &
j-epos. La Nature, dans cette fcène , dépofe
(p)
toute Ta majeftc fombre , Ôc prend un <iir
aimable ôz riant.
La vallée de Lorton efl du genre des
plus grandes , & fe prolonge dans un ter-
rein fort vafte entre des montagnes qui font
à la Hle l'une de l'autre , à la diflance d'en-
viron un mille de la vallée. Elles en font
afîez près pour nous garantir de la tempête,
&" cependant alTez éloignées pour lui laiffer
la lumière du foleil. Les côtés , quoiqu'ils
ne foient point nuds , ne font pas non plus
fort diverfifiés. Des bolTes & des creux y
fer^ ent à donner un peu de variété aux clairs
ôc aux ombres larges qui les couvrent.
Le fol de cette vallée efl riche , ôc en fait
une fcène champêtre ôc cultivée , quoique
le terrein , en plufieurs parties , foit coupé
brufquement , mais toujours avec un effet
agréable. Un ruiffeau brillant qui auroit
prefque droit au nom de rivière , y coule
dans un canal creufé dans la roche , & étin-
cèle en tombant fous la forme de petites
cafcades fans nombre. Ses rives font ornées
de bois ôc variées par différens objets ,
( lo )
(îomme un pont, un moulin , un hameau ,
une clairière couverte d'arbres , ou quelque
petit recoin charmant , ou une perfpedive
naturelle à travers laquelle l'œil erre au
loin entre des hautes futaies irréaulière-
ment plantées , en fuivant les détours de la
petite rivière.
A l'exception des montagnes , il n'y a
dans toute cette fcène rien de grands mais
toutes les parties en font remplies de ces
lîtuations aimables & attrayantes de la Na-
ture , qui ont le pouvoir de plaire à l'ame,
& d'y verfer le calme & la tranquillité.
The paffions to divine repofè
Perfuaded yield : and love and joy alone
Are M'aking : love and joy , fucJj as awaic
An angel's méditation.
Contents & fatisfalts les vains defirs s\ippaifent »
Dans un calme divin les pajjions fe taifent,
V amour & le bonheur veillent feuls en ce lieu ,
Tels que l'Ange en médite au fe in pur de fon Dieu.
Des fcènes de l'efpèce de celle-ci (quelque
agréable qu'elle foit d'ailleurs ) , où l'œil
découvre peu d'objets majejlueux oupiquans^
( II )
ccîmppcnt dune manière remarquable à la
plume qui voudroit les décrire. Elles élu-
dent prefque les efforts du pinceau le plus
favant. Les formées fuaves & élégantes de
Ja beauté fe refufcnt fouvent à fe laiffer fai-
fîr , tandis qu'un talent ordinaire fuffira à
préfenter les traits forts & durs.
Mais quoiqu'une defcription par écrit
de ces retraites douces & tranquilles de la
Nature , foit accompagnée d'une difficulté
particulière , cependant la langue parlée efi:
indubitablement plus imparfaite encore
dans la peinture de toiites les fccnes variées
qu'elle étale à nos yeux.
Les montagnes , les rochers , la terre
brifée , les eaux <5c les bois , font les maté-
riaux iimples qu'elle emploie pour former
fes magnifiques tableaux ; mais la variété
& l'harmonie régnent par-tout à un degré
qui confond l'imagination. Dans une def-
cription écrite , les mots ne produifent
jamais que des idé<is générales j dans les
plans de la Nature , chaque idée fe fub-
divife en mille formes différentes. Les mots
( 12 )
peuvent donner les grands contours d'un
pays : ils peuvent mefurer les dimenfions
d'un lac , fufpendre des bois le long de
fes rivages , ou élever un Château fur
quelque roc en faillie , ou placer une Ifle
en telle ou telle partie de fa furface 5 mais
leur pouvoir ne pafle point ces limites.
Ils font impuilTans à marquer les dillinc-
tions caradériftiques de chaque fcène , les
touches de la Nature , fes teintes vivantes ,
fes variétés infinies de formes & de cou-
leurs. En un mot , toutes fes propriétés
élégantes font au-deiTus de leur pouvoir
& de leur énergie prétendue. Le langage
humain n'eft pas plus en état de peindre
ces chofes à la vue , que l'œil ne l'eft de
porter à l'oreille les différentes divilions
du fon.
Le pinceau , il eil vrai , offre un moyen
plus parfait de defcription. Il parle une
langue plus intelligible , & décrit la fcène
en termes plus forts & plus variés. Il def-
fine «Se marque les figures & les couleurs
des objets avec plus d'exaélitude. Il donne
(13)
au lac l'ombre du luifant terne & plombé
de la tempête , on la rougeur ardente du
foleil couchant. II répand fur la verdure
des forêts une teinte plus chaude ou plus
froide. Il revêt le Château dune forme,
& termine en lumière fes créneaux endom-
magés. Mais tous ces efiets , mais tout ce
que les mots peuvent exprimer , ou le pin-
ceau décrire , ne font que des images grolr
lîères & iniipides de la fcène vivante de la
Nature (i).
Nous pouvons donc être charmés à la
lecture d'une defcription ou à la vue d'un
(i) Ce que je dis ici n'eft point en contradidion avec
ce que j'ai dit ailleurs (Chapitre VIII). Ici j ]'a.i en vue
principalement le détail de la Nature , ou plutôt de fes
ouvrages. Là , je ne traite que de la compojîtion. Plus
nous approchons du caradère de la Nature dans tout ou-
vrage d'imitation , plus cette imitation fera parfaite , fans
doute. Néanmoins , il y a fouvent dans la fcène naturelle
quelques irrégularités , quelques difformités que l'Art peuC
deûrer de corriger , comme je l'ai dit encore } mais , corri-
ger ainfi , n'eft autre cfaofe que de perfedionner une partie
de la Nature par une autre.
( Note de l'Auteur. )
( 14 ).
tajbleauj mais, l'ame ne fcntira ni l'un nî
l'autre , à moins que notre imagination ,
employant toute fa force , ne vienne au
fecours du Poète ou de Tart du Peintre ,
ne magnifie l'idée , & ne peigne ce, qu'on ns>
y oit pas.
Delà il réfulte peut-être que la perfec-
tion de la Peinture , de cet Art fi beau ,
ne confifle pas à tâcher de donner une
refîemblance exafte de la Nature dans une
repréfentation délicate de toutes fes parties les
plus petites y travail que nous regardons
prefque comme impraticable , & qui abou-
tit généralement à une ennuyeufe unifor-
mité 5 mais qu'elle confifte plutôt , cette
perfeftion , dans les touches hardies , for-
tes & caradériftiques qui mettent en mou-
vement l'imagination du Spedateur, & l'ex-
citent à faire elle-même l'autre moitié du
tableau. La Peinture eft l'Art d'enimpofer
à toeil, & c'eft à exercer cet Art avec plus
de fuccès , que confifte fon plus grand
degré de perfeâ:ion.
Delà rçfulte encore que le génie & une
( 15 )
cornoilîance exade de la Nature ne font
pas moins ncceffaires pour examiner un
tableau que pour le peindre. L'œil froid ,
non inftruit , quoiqu'il puifîe contempler
avec plaifir la fcène rédU ( foit événement
hiflorique (i) , payfage , ou tel autre fujet
(i) Le tablera d'hiftoire efl certainement la branche la
plus relevée de l'Art de la Peinture. Rien n'élève plus l'ame
humaiiie que de voir prélentées aux yeux les grandes ac-
tions de nos femblables. Mais la Peinture en ce genre
produit bien rarement tout l'effet qu'on auroit lieu de s'en
promettre. Il faut tant de différentes qualités pour faire
un grand Peintre d'hiftoire : cette partie demande une union
fi intime de la connoiflance de la Nature & de l'Art, qu'il
eft bien rare qu'un tableau d'hifloire , même exécuté par
un grand Maître, foit capable à^exciur dans Tame du
J>pe(fiateur des tranfports d'admiration. On peut y ad-
mirer le coloris, ou la compofîtion , ou quelque détail}
mais l'ame ejl rarement atteinte (a). L'imagination va
(a) L'intention du refpeûablc Auteur qui connoît fî profondc-
ment l'Art, n'a pu être de chercher à décourager ici les jeunes
Artiftes. Qu'il nous foit donc permis de leur propofer pour modèle
le jeune &: célèbre M. David , déjà immortel par fon tableau des
Horaces. C'efl un effort de l'Art qui trompe la Nature Se défie I.i
critique. Si notre Auteur l'eût vu , il feroit moins févère , ou du
moins , il y trouvcroi: une exception à fes principes, dont d'ailleurs
nous ne concertons point la juflelTe.
( A'«< du Tradu^eur. )
( i6 )
qu'on voudra ) , en verra , fans émotion ,
la plus beJle repréfentation. II ne trouve
point aux objets fur la toile une reflem-
blance exacte avec ce qu'il a vu en réalite';
& , comme il n'a point de pinceau inurm
( qu'on me pardonne cette expreffion )
pour travailler au-dedans , il eft abfolu-
ment incapable de fe fuppléer un tableau
à lui-même. Au lieu que l'œil favant (i).
toujours au-delà de ce que l'œil voit. Dans les branches in-
férieures de l'Art , comme il y a moins de difficultés à
vaincre, il eft aufTi plus aifc d'approcher de la perfeâion.
AuiTi , quoique nous n'ayons qu'un petit nombre d'excellens
tableaux d'hiftoire , nous en avons beaucoup dans les genres
du portrait, du payfage, des animaux, du gibier mort, des
fruits & des fleurs. Le genre de l'hiftoire eft, dans la Pein-
ture, ce qu'eft, en Poéfie, l'épopée. Or, quoique la Litté-
rature abonde en produdions admirables dans les dépar-
temens inférieurs , un bon Poëme épique eft un de ces
Ouvrages rares qu'on ne voit naître qu'une fois dans le
cours de plufieurs fîècles.
( Note de l'Auteur. )
(i) On peut divifer en deux clafles les ConnoifTeurs en
Peinture i TAmateur éclairé, & le Brocanteur. Celui-ci s'ef-
time fort habile de pouvoir reconnoitre Le Maître oii
VEcole à laquelle appartient le tableau , de diftinguer la
verfé
( 17 )
verfé également dans la connoilïcince de
la Nature ôc de l'Att , compare aifément
I .^- - a -m III II- '
touche particulière du pinceau, ou la teinte dominante Cnt
chaque palette. Mais l'ame ne lui dit rien : elle eft muette
en lui, ou plutôt elle n'exi{te pas. Il lui fufEt qu'un tableau
foit original , ou d'après la meilleure manière du Maître
( ce qui peut arriver à plus d'un mauvais tableau ) pour
qu'il fafle à coup-fûr l'objet de fa vénération , le lujet fût-il
mal expofc, les caradères marqués foiblement , enfin
qaand l'Art feroit en défaut dans toutes les parties. Cet
tomme n'eft qu'un Arri(àn : il eft moins encore i il n'efl
qu'un vil routinier.
L'Amateur éclairé, & que nous confîdérons ici comme
feul capable de Çq fupplécr un tableau à lui-mcme , regarde
la fcience des noms comme une pefte deftrudive pour
l'Art qu'il admire , ou du moins il ne s'en /crt que comme
d'un préjugé favorable, jusqu'à ce qu'il s'afTure par un
examen plus réfléchi du mérite de l'ouvrage- Une main peu
célèbre produit quelquefois un morceau digne d'admira-
tion, & un grand Maître peut auffi quelquefois en com-
poser un peu eftimable. L'Amateur dont nous parlons ne
jugera jamais des productions de l'Art, d'après une m<2r^«e
Jî arbitraire' Il n'a égard qu'à la valeur intrinsèque de la
pièce qu'il a fous les yeux. Pour lui, le nom du Peintre
n'eft d'aucun poids dans la balance. C'efi une confidéra-
tion étrangère , qui n'eft propre qu'à égarer fon jugement ,
& jamais à l'aider dans fcs opérations. Il ne s'attache qu'aux
caraélères de la Nature & à la connoifTance de l'Art. Les
ouvrages qui ne portent point ces marques précieufes , do
Tome ÎI. B
(i8)
le tableau avec fon modèle , & lorqulî
rencontre les touches caraârcriftiques de
la Nature , fon imagination s'enflamme
auiîi-tôt , & étincèle de mille magnifiques
idées que la toile feule fait naître. Lors
donc que la main qui s'efl exercée fur
cette toile l'a fait avec aflez d'adrcfîe pour
fuggérer ces idées de la manière la plus
forte , le tableau a le degré fuprême de
perfeftion. C'eft ce qui fe fait , en géné-
ral , avec peu d'efforts & beaucoup de
connoiffances. Ce font elles feules qui ini^
pirent ces idées libres , hardies & décidées
qui rendent le pinceau li énergique fous
des doigts habiles. Quant aux petits dé-
tails de la Nature , l'œil pittorefque les
fupplée ordinairement mieux que le Pein-
tre n'auroit pu le faire , & n'en rapportera
quelque nom qu'on les décore , fût-ce celui du Guide , ou
du Carrache ou de Raphaël, il les regarde comme du
gibier de Brocanteur, des tableaux bons à refier dans un
garde-meuble , & que les greniers d'Italie refuferoient d«
recevoir fur leurs murs.
[Note de V Auteur.)
pas moins à l'Artille rhonneiu* & le mé-
rite du tout 5 parce que c'efl une juftice.
On voie quelquefois , à la vérité , des
tableaux foigneufancnt finis , & cependant
pleins d'expTcJJlon & de vivacité. On peut les
examiner de près avec la plus grande atten-
tion , fans qu'ils perdent rien de leur eflet
dans i'éloignement. Mais de pareils tableaux
font fî étonnamment rares , que peu de
Peintres , à mon av^is , confultent la pru-
dence îorfqu'ils entreprennent un tahkau
travaillé & fini. Et en effet , comme des
tableaux ne font pas faits pour être vus au
microfcope , mais à une dillance convena-
ble , c'ell: du travail & du tems perdus (i).
——■>■■ ■ I ■■^ ^— ,.— -L. ■ liii- ■■■■^^. Il ^1 iiwj %i II >■■■»■■■ Il —!■ ■ ■ i>. >W» fMMtj^— W— ^
(i) Je ne connois point d'Artiite du premier mérKeen
Peinture , qui ne perde une partie de fa vivacité & de fon
feu, en voulant trop lécher ou finir Tes ouvrages. Dans
les rangs inférieurs , nous en avons quelques-uns dans le
même cas. Au nombre des premiers, nous pouvons comp-
ter Van Huyfum , qui peignoit des fleurs & des fruits
avec autant de talent que de vivacité d'expreffion , & ce-
pendant , même en ce genre , j'avoue que j'ai plus de plai-
fir à chercher moi-môme ces délicatefles de pinceau dans
les productions plus hardies de Baptijh*
( Note de l* Auteur. )
B2
( 20)
Delà vient qu'une efquiiTc , même grof-
fière, tracée de main de maître, ébranlera
fouvent plus l'imagination que l'ouvrage
Je plus achevé. J'ai vu ties Artiftes traverfer
fans émotion des rangées de tableaux faits
par le pinceau froid & inanimé d'un aufîî
grand maître que Charles Marat , & s'ar-
rêter avec raviffement à la vue d'une efquiffc
de Rubens. C'eft que le premier a efîayé,
quoique vainement , de tout préfcnter aux
yeux 5 en donnant à chaque partie fa pleine
rondeur & fon poli , au lieu des touches
hardies & caradéridiques de la Nature , &
il en a trop fait. L'autre , au contraire ,
ayant jette fur une lîmple efquifTe plufîeurs
touches camâ:ériftiques , en a fait affez néan-
moins pour exciter l'imagination du fpec-
tateur , & la mettre en état àt/upplécr aifé-
ment le refle.
Un écrivain, homme de beaucoup d'ef-
prit (i), donna, à la vérité, une autre
(i) Traité du Sublime fc du Beau, par M. Burke. Yoys^
Part. II , Seft. XII.
( 21 )
laifon du goût que nous nous fentons pour
une efquilTe préférablement à un morceau
fini. « L* imagination , dit-il , a la promcjjï
de quelque chofi dz plus ^ &nefe contente pas
de l* objet que le fsns de la vue lui offre acluel'
kment ». Mais je doute que cette idée foit
bien jufle. En effet , fi Pimagination ne fe
contente pas de l'objet maintenant offert , je
ne crois pas que ce foit à caufe de la pro^
meffe de quelque chofe de plus ^ mais parce
qu'elle a la faculté de créer elle-même ce
quelque chofe de plus. Si cette promeffe de
quelque chofe de plus étoit la fource du plai-
fîr , il s'enfuivroit que la plus groflière ef-^.
quilTe feroit plus agréable qu'une plus ache-
vée j car l'imagination devroit avoir un plus
grand degré d'intérêt à mefure de la .gran-
deur de la promefle j mais c'eft ce qui n'eft:
pas. L'efquiiTe en traits de craie tout nuds
nous fait , en comparaifon , très-peu d'im-
prelTion (i). Il faut que les refforts de l'ima-
(i) Ne feroit-ce pas que l'efquiflè à la craie a de moins
l'illuàc» des teinter Se des couleurs, des clairs £< des om-*
B 2
( 22 )
gination foient plus tendus pour devenir
fulceptibles d'éprouver des vibrations.
Enfuivantla même fuppoiition , on feroit
forcé de croire que le commencement grof-
iier , ou le plan de la rude façade d'un bâti-
ment doit nous plaire plus que la conftruc-
tion complette > car l'imagination a La pro"
mejje de quelque c/iofe de plus j mais je pcnfe
que perfonne n'a jamais vu avec autant de
plaiîir une carcaffe de bâiiilTe avec toutes
fes biocailles d'échafauds , de fenêtres de
papier huilé & autres diiTormités , qu'une
ftruâure complette dans toutes fes parties ,
& embellie de toutes les décorations con-
venables. Mais dans Thypothèfe que j'ai
hafirdée , nous voyons pourquoi l'efquiffe
peut plaire plus que le tableau , quoique la
carcafîe d'un bâtiment ne plaife pas comme
une maifon achevée. Ceîle-ci eft un oh/et
complet: l'imagination ne peut s'élever plus
bres? Je ne donne mon idée que comme un doute, mai»
je le crois fonde.
( Note du Traducteur. )
( 25 )
haut. Elle reçoit une ûtisfadion entière ;
mais un tableau 7i*cft point un objet en lui-
même j il n'eft que la repréfentarion d'un
objet. Nous pouvons donc aifément con-
cevoir qu'il tombe au-deffous de fon mo-
dèle, ainfiqu'au-deffousde l'imagination du
fpeftatcur, qui peut avoir des idées plus pit-
torefcues que n'en a eu l'Artifte qui a com-
pofé le tableau. En ce cas , une efqiiifle
peut faire au fpeftateur plus de plaifir en
ce qu'elle laifTe un champ plus libre à fon
imagination , pour finir les traits imparfaits
de l'Artifte , en pulfant dans fes propres
idées plus riches & plus épurées par le
goût.
La variété des fcènes que nous offre la
Nature , leurs combinaifons infinies , leurs
traits particuliers , ne peuvent donc rece-
voir que de Paflive imagination la repré-
fentation riche ôc animiée que le langage
humain & la maa:ie des couleurs ne four-
niffent qu'imparfaitement fans elle. C'eft
cette réflexion qui a occafionné la digrcf-
fon dans laquelle je me fuis lailTé entrai-
B4
( M)
ner , & qui a peut-être cte trop longue ,
quoique tenant à mon fujet : Yy reviens.
Nous avions à regretter de ne voir la
vallée de Lorton que dans un moment où
elle perdoit la moitié de fa beauté. Il étoit
trop tard , & en outre la foirée étoit obf-
cure. Le matin avoit été nébuleux , &
même quelquefois prefque orageux j mais
nous étions plus contens que fâchés de cette
difpofîtion du tems ? car , comme nous
avions vu auparavant les montagnes par un
ciel ferein , c'étoit une variété à defirer que
de les voir avec les grands effets que pro-
duit la tempête. Une montagne eft un ob-
jet de grandeur, & fa dignité prend une
nouvelle force en fe mêlant avec les nua-
ges & s'habillant dans la majefté de l'obf-
curité. Ici, l'idée àQ l'infini produit forte-
ment lefublime. Mais les f:ènes eaies d'une
O
vallée comme celle-ci n'ont point de pré-
tentions à la dignité : ce font fimplement
des fcènes de tranquillité. Les rayons mati-
neux du foleil à fon aurore , l'ombre dans
la chaleur du midi , ou la lueur foiblemenc
( 25 )
éclatante du folcil couchant , font les cil--
confiances qui leur conviennent le mieux 5
une tempête , fous quelque forme que ce
foit , leur fait tort. Pour cette fois , nous
pouvions donc nous difpenfer de plus de
jour (Se de foleil j ou , à la chute du jour ,
nous aurions pu denrer une heure de repos
& de calme , à cette époque où les furfaces
éclairées des objets font quelquefois , peut-
être 5 plus agréables , & en tout tems cer-
tainement plus doux que les images qui
offrent les couleurs les plus brillantes :
Wlien tlirough the dusk obfcurelj feen
Sweet evening-objeds intervene.
Quand par Vombre du folr les objets adoucis ,
Peignent de foibïes traits à nos yeux obfcurcis»
Le foir , qui devenoit plus orageux ,
commencoit à fe fermer fur nous , à mefure
que nous quittions les plus belles parties
de la vallée de Lorton. Nous étions encore
à environ fîx milles de Kefwick j & nous
avions devant nous un pays très-fauvage
qui , vraifcmblablement , ne nous auroit
pas fourni beaucoup d'agrément , même
en plein jour , mais au milieu de l'obfcu-
rite qui couvroit alors le payfage , l'ima-
gination erroit en liberté , & peignoic par-
deffus le coloris effacé de la Nature plu-
fîeurs images qui, peut-être-, n*avoient pas
d'exiftence réelle. Chacune des formes ma-
jeflueufes ou agréables , foit claires ou obf-
cures 5 que nous avions vues pendant le
jour, jouoient maintenant dans Tillufion la
plus forte de l'optique au gré du caprice
de la penfée , de même qu'au moment où
l'on a ceffé d'entendre un grand chœur
d'inftrumens , leur harmonie vibre encore
en idée dans l'oreille.
Dans une partie de notre chemin , il
s'offrit une fituation qui nous plut beau-
coup , & à laquelle nous n'euflions , peut*
être , pas fait attention, lî elle eût été plus
fortement éclairée. La route plongea tout-
à-coup dans un petit vallon tournant , & le
creux étant trop brufque pour un carroffe,
on l'avoit fauve par un pont : la forme de
Tarche ctoit celle qu'on trouve ordinaire-
( ^^1 )
ment dans un aqueduc romain : du-moins
elle nous parut telle. La route qui tour-
noit , le vallon couvert de bois & la terre
brifée au-deflous 3 la montagne au-delà , la
figure du pont qui donnoit à la fcène un
air favant d'antiquité j & l'obfcuritc qui
fondoit ces diffcrens objets dans unemafTe
harmonieufe j tout cela faifoit de renfem-
ble un fpeftacle très-agréable.
Mais bientôt il fit fi fombre , que l'ima-
gination même n'avoit plus oii errer. Il
étoit alors dix heures du foir 5 & quoique
dans ce climat feptentrional , le crépufcule
d'une belle foirée d'été foit accompagné ,
même à cette heure avancée , d'un brillant
refplendifTement , cependant alors tout étoit
obfcur.
A faint , erroneous raj
Glanced from th'imperfeâ: furfaces of things ,
Tlirow half an image on the ftraining eye.
While wavering w oods , and villages, and ftreams.
And rocks, and mountain tops , that long retained
Tli'afcending gleam , were aliène fvs'imming (cène.
Un certain i£ beheld.
Un rayon incertain , faible dans fon éclata
Refiètc des chjcts L'imparfaite furface ,
( 28 )
Ne traçant qiià moitié Vimage qui s'efface.
Les mobiles forêts , les villages , les eaux ,
Les rochers & les monts , les vallons , les coteaux
Semblent pourfuivre encor cette lumière errante.
L'œil n'a plus qiiune fcène & douteufe & flottante :
Il doute s'il a vu.
Nous ne voyions que judement afiez poiu*
diftinguer à travers l'obfcLirité de la nuit
les formes ombrées des m.ontagncs , quel-
quefois effaçant à moitié le firmament d'un
côté , & quelquefois le contournant comme
une fombre barrière de l'autre.
Quelquefois auffi , le chemin fcmbloit
s'enfoncer dans quelque abîme obfcur,avec
une cataraâie rugiiiant au fond , tandis que
les torrens des montagnes des deux côtés
fe précipitoient en bruits diftéremment ca-
dencés , félon que le volume d'eau , les
déclivités de la chute , ià diftance , ou l'in-
termiffion de la nielle apportoient à l'oreille
le fon plus plein ou plus foible. Cet or-
gane de l'ouïe étoit alors d'autant plus fen-
lible que l'imagination comptoit plus fur
lui pour s'inilruire que fur le fens de la vue.
( 2p)
Ces diiFerentes notes de mufique hydrau-
lique fe répondant d'une colline à l'autre,
fembioient expliquer par un exemple ce
paiïage où le Prophète Roi nous repré-
fente un ahîme qui en appelle un autre par
rcff&L du bruit des tuyaux d'eau.
Entr'autres images de la nuit , un lac
(car celui de Baflenthwaith étoit alors en
vue) paroifToit dans l'incertitude des ténè-
bres , comme quelque chofe d'une tifîure
équivoque qui étendoit un rayon alongé
d'une lumière pâle & morte fous l'ombre
profonde des montagnes fufpendues au-
deffus de fes bords ; mais lî cette lumière
provenoit des vapeurs qui s^élcvoient de
la vallée , ou H c'étoit de l'eau , & en ce,
dernier cas ii c'étoit un bras de mer , un lac
ou une rivière , c'eft ce que le voyageur
qui ne connoitroit pas le pays feroit fort
embarraffé de dire. Quoi que ce fut , cela
fufîiroit certainement pour éveiller en lui
le fentiment de la crainte , <5c fûre naître
dans fon imagination qui déjà ne rêve que
( 30)
«Jangers , l'idée de quelque objet qui va
l'arrêter dans fa marche.
Un chemin public fort bon , dans lequel
nous étions entrés auprès du village de
Lorton , joint à une connoiffance parfaite
que nous avions du pays , nous défendoit
de toute frayeur -, mais on conçoit aifément
qu'un voyageur errant dans une nuit ora-
geufe , dans un pays de montagnes qui lui
feroit inconnu , & où il ne verroit aucune
trace d'homme , fentiroit naître à coup sûr
dans fon cœur des palpitations bien défa-
gréables.
Offian nous oifre quelques images riches
des effets & des circonflances d'une nuit
orageufe dans un pays tel que celui-ci. J'en
rapporterai un extrait , ne m*e permettant
que peu de changemens : ce fera fiire le
commentaire du texte que nous avons fous
les yeux. Ce fragment eft dans une note
fur Croma ; où TAuteur introduit plufieurs
Poètes (Bardes) , chacun faifant à leur
patron une defcription refpe^live d'une
telle nuit.
(30
H L'orage s'amafTe fur les fommets des
montagnes, & étale au-devant de la lune
fon noir manteau. Il s'avance dans une ma-
jeflé obfcure , s'agitant fur les aï les des
vents de'chaînés. Il balaye la valle'e dans
toute fa longueur, & rien ne peut réfîfter
à fa force impétueufe. Devant lui marche
Péclair , fortant tout-à-coup de la nuée
qu'il entr'ouvre. Le tonnerre forme Par-
licre-garde , roulant avec bruit au fein des
montagnes.
Toute la Nature eft dans l'agitation <5ç
pleine d'inquiétude.
Le cerf couché veille inquiet lut les
montagnes couvertes de moufle ; la biche
fe tient ^ fes côtés. Elle entend la tem-
pête qui rugit à travers les branches des
arbres : elle bondit & retombe.
Le coq de bruyère lève la tête par inter-
valles , & la recachc fous fon aile.
Le hibou laifîe interrompu fon chant de
mort , ôc les plumes hériflees , eft tapi dans
le creux d'un chêne fendu par la tempête.
Le renard afîamé fe repliant dans fa
(32)
courfe , fuit l'orage , ôc va chercher l'abri
de fa caverne.
Le chafleur alarmé faute à bas de fon lit
& veille dans fa cabane folitaire. Il ranime
fon foyer prefque éteint. Ses chiens mouil-
lés fument autour de lui. Il entr'ouvre à
moitié la porte de fa cabane, ôc regarde
dehors î mais il fe retire à l'inflant des ter-
reurs de la nuit.
Car déjà la tempête fond en torrens qui
fe précipitent du haut des monts , & joi-
gnent leurs eaux terribles dans leur chute.
La rivière bientôt croît & s'enfle par leur
venue.
Le voyageur anuité s*arrête fur le point
de defcendre dans le chemin creux & fom-
bre. Le firmament qui étincèle lui découvre
les terreurs de la fcène. Il regarde tout
autour de lui avec l'air du défefpoir de la
folitude. Il ne penfe ni au rocher qui pend
fur fa tête, ni au précipice ouvert fous fes
pieds. Il continue de fui vre fa route où il s'é-
gare. Son courfier tremble fous lui à la vue
des éclairs fréquens & redoublés. Le ton-
nerre
( ^3 )
lierre perce la nue au-defTus de fa tcte. Le
torrent rugit comme un lion furieux. Le
voyiigeur fe haH^rde à traverfer lègue enilé
<5c rapide. Avez-vous entendu ce cùi 5 He
bien , c'étoit le cri aigu de la mort.
Comme le fein du lac eft tumultueux &
a-'^ité ! Les vac^ues battent fans ceffe fes
fiancs de roche. Le bateau eft rempli juf-
qu'à fes bords dans la -gare. Les rames
viennent fe l)rifer contre le rivage.
Quelle ombre trifte fe tient là ailife fous
cet arbre , fur la berge foiitaire ? Mon œil
la diftingue , foiblement ombragée par le
rayon pâle de la lune qui traverfe un nuage
peu épais. C'eft la taille d^ine femme. Ses
yeux font fixés fur le canal du lac. Ses che-
veux épars flottent librement autour de
fon b#s , fur lequel elle appuie fa tête
penfive. Hélas ! fiJle défolée ! t'attends°tu
encore à revoir ton amant fur ce lac ? Tu
as vu , au jour tombant , fon bateau dan-
fant loin du rivage au gré des ilôts on-
doyants. Ton beau fein palpite d'agitation
Tome II, C
( 34 )
^ d'incertitude. Tu ignores ( & que ne
peux-tu l'ignorer toujours ! ) que fon corps
eft là-bas étendu fur le fable , dans les bras
de la mort »>.
H
(35 )
C H A P I T Pv E XVII.
A
PRÈS une nuit de pluie & d'orage ,
nous eûmes ia joie de voir paroitre l'au-
rore accompagnée de tout ce qui promet
un jour calme & fplendide. Nous dev-
rions une occaiion de contempler la fcène
d'Ullefwater par un ciel clair & ferein.
C'étoit par-là que nous nous étions pro-
pofé de tourner nos pas , &-, de terminer
notre examen de ce pays pittorefque.
De Kefwick , nous montâmes une col-
line _, en fuivant le grand chemin qui con-
duit à Penrith. Arrivés au fommet , nous
defcendîmes de cheval pour aller vifiter
un Temple de Druides , dans un champ
à notre droite. Ce monument forme un
cercle dont le diamètre efl de trente deux
pas , ce qui , autant que nous en pouvons
juger d'après une manière aufli inexaé^e
de calculer , efk le même diamètre que
celui de Stonehenge. J'ai mefuré autrefois
G2
ce derniei' Temple de la même maniète.
Mais les deux éditices font tués - difFé-
rens , quoique leurs diamètres foient à-
peu-près égaux. Les pierres ici font ché-
tives , en comparaifon de celles de la plaine
de Salifbury. Si Stonehenge étoit en fou
tems une Cathédrale , ce cercle-ci n'a dû
être guères autre chofe qu'une Eglife de
campagne.
Ces ilru(fbures font , je crois , fans con-
tredit , les plus anciens vertiges d'archi-
teflure que nous ayons en Angleterre , û
on peut donner à une telle conftruftion
le nom d'architedure. La groffièreté de
Touvrage attefte encore pour nous la bar-
barie des fiècles oii vivoient les Druides ,
6c fournît une forte preuve de la Nature
fauvage de la Religion de ces Prêtres
Payens. Au.dedans de ces cercles magi-
ques , l'imagination fe forme aifément l'i-
dée des enchantemens dont ils furent le
théâtre , & de tous les rites fuperftitieux
qui y furent célébrés. La Poéfie & l'Hif-
toire s'accordent en Olïian, lorfqu'il chante
( 37 )
tes cercles Je pierres dans lefquels nos an-
cêtres , dans leurs orgies nofturnes , in-
voquoient les Efprits qui couroient ba-
lancés fur les vents , & évoquoient les
rpedres terribles de leurs pères morts ,
au travers defquels , comme il le dit dans
fon ftyle fubiime , les étoiles fcintilloient
avec un éclat ohfcur.
Quelque curieux que foit le rôle que
jouent les Druides dans l'ancienne Hif-
toire , non-feulement de la Grande-Breta-
gne , mais des autres pays , je n'ai jamais
vu , du moins qu'il me fouvienne , aucun
tableau de quelque prix où leurs cérémo-
nies fiflent le fujet principal. Nous favonS
qu'elles peuvent fournir à la Poélie un ex-
cellent fonds d'images & de defcriptions y
& je ne vois pas pourquoi les faits de
Caradacus ne feroient pas auffi bien du
relTort de la Peinture que de la Poéiie
Dramatique. Il y a toutefois une diffé-
rence entre ces deux moyens pittorefques.
Le Drame tisnt au moins autant au fen-
timent qu'au témoignage des fens exté-
( 38 )
rieurs , au Ijieu que la Peinture eft uni-
quement ôc entièrement du refîbrt des der^
niers. Les beautés de fcntiment qu'étale
le Poète font perdues fur la toile , & c'eft
dans les regards expreffifs & les attitudes
des ligures , que le Speclateur eft obligé
de chercher le dialogue qu'il fupplé^ du.
mieux qu'il peut. Il s'enfuit , par confé-
quent , que le même fujet traité par la
Poéile ôc par la Peinture , brillera toujours
davantage fous le pinceau de la première.
Les fujets qui conviennent le mieux à
la féconde , font incontellablement ceux
qui s'expliquent eux-mêmes par l*aclion.
En général , toutes les hifboires ani-
mées qui font fufceptibîes d'une aclion
grande ou d'une pajjjon forte , feront des
fujets d'un choix judicieux. Les fujets non-
animés font peu propres à produire un
effet , & , en particulier , les fcènes d'a-
mour , qui , fi j'en étois cru , feroicnt
fur toute autre , abfolument exclues de
la toile du Peintre. Le langage de l'amour
eft fi difôcile à traduire , que je ne fâche
(39 )
pas avoir jamais va dans un tableau àtvm
smans qui n'euffent pas une forte em;
preinte de niaiferie plate (i).
Outre ces fujets qui refpirent l'acHon on
la pajffîon forte , il y en a d'autres d'un jet
plus inanimé , mais auxquels l'œil ne peut
jamais fe tromper, grâces au caraftère par-
ticulier qu'ils portent. De ce genre eft le
tableau de M. Wed , repreTentant rétablif-
fcment de la colonie de Penfylvanie. Par
le mélange bien combiné de cara(ftères An-
glois & Indiens , & le choix heureux d'ac-
eelToires convenables , le fujet efl non-
feulement bien expliqué , mais il cil com-
pris à l'inftant par le fpe6l:ateur , qualité qui
-
(i) Par amour de l'Art, j'oftrai me permettre de con-
tredire en cela mon Auteur j je dirai donc que Ton opinion
efi ici un peu trop généralement exprimée. Deux amans >
félon moi, figureroient très-bien dans un tableau, s'il re-
prcfentoit quelque catajîrophe de l'Amour : une tendra
Hiloife , par exemple , s'arrachant , avec dcfefpoir , des
bras de Ton Abélaid. Peut-être , dira mon Auteur, ceci
rentre dans la clalfe de Varîion & de la pajjion forte.
Cuii mais ce font pourtant des amans.
(iVcM du Traduéîeiw^l
C 4.
( 4P )
devroit être celle de tout tableau hillo-
rique.
Au nombre des tableaux de cette efpèce
font^ceux qui ont caufé cette digrefîion,
ceux des fcènes des Druides. Je connois
peu de fujets du genre moins animé qui
pulTent recevoir plus d'embelîiffeniens pit-
torefques qu'un facrifice de Druides. Les
airs particuliers de têtes , & les traits fau-
vages de ces Prêtres barbares , leurs lon-
gues robes blanches & flottantes, la branche
de gui de chêne qu'ils avoient à la main ,
les pierres circulaires (lî l'art peut parvenir
à les arranger en fa compofition ) , le chêne
eployé , l'autel au-delTous , ôc la genifîe
^Jplaiiche comme le lait, pourroient , réunis,
former un excellent tableau.
J'ai admiré fouvent une gravure à l'eau-
' forte d'après Teipolo , que j'ai toujours
regardée comme une rcpréfentation de ce
fujet (i). Il n'y a pas fait entrer , à la vé-
(ij II lé trouve dans un Recueil de gravures à l'eau-
forte fur des fujets eifiblématiques.
( Note de r Auteur. )
( 4» )
rite , toutes les circonflances d'un facrilîce
de Druides , comme je viens de les énon-
cer j mais les caradètes font exactement
ceux qui conviennent au fujet , dont le tout
ofFreunedefcription qui paroîc tuès-fideile.
A notre fottie du temple des Druides ,
nous trouvâmes peu d'objets qui méritaffent
aucune attention particulière , jufqu'à notre
arrivée dans la vallée de Saint' Jean. Cette
fcène , vue du poile que nous avions choilî
pour la contempler , fembloit être une aire
circulaire d'environ fix à fept milles de cir-
conférence. Elle eft entièrement entourée
de montagnes , & eft arrofée par la petite
rivière Grata.
La vallée de Saint-Jean eil eftimée l'un
des fîtes les plus célèbies du pays , quant à
la beauté ; mais il n'a pas répondu à nos
efpérances. Le terrein y confifte en mou-
ches de prairies enclofes 5 il eft orné de
kl fermes <Sc de grouppes d'arbres , & defcend
en plulleur^ endroits d'une manière très-
agréable ; mais le tout en efi: plutôt riche
que pittorefquej & c'eft , je crois , par ce
( 4î )
coté qu'il a obtenu fa gi'andc célébrité. Par
fa forme circulaire qui le met par-tout fous
l'angle dired de l'œil , il perd l'avantage
de cette variété qu'offre une vallée qui fe
contourne , & où une partie s'éloigne con-
tinuellement d une autre dans toutes le^
gradations intérefîantes de la perfpec-
tive(i).
Le genre de fcène de cette vallée efl le
même que celui de la vallée de Lorton ;
toutes deux font compofées d'objets cham-
pêtres; mais ils y font préfentés fous des
afpeâs différens. Dans la vallée de Lorton ,
les hameaux 8c les maifons , bâtis fur les
bords d'un ruiileau vagabond , font tous
au même niveau , & en conféquence fe pré-
fentent détachés , & F un après l'autre^ comme
autant de payfaoes jéparés. Ici , ils font fe-
més fur toutes les inégalités du terrein , à
travers toute l'aire de la vallée qui fait un
cercle , du-moîns en apparence , ce qui offre
(i) Voj'ez la même idée appliquée à l'eau , Chapitre
XII.
( 43 )
à l'œiî trop de chofcs à la fois , 6c enfin une
confufion plutôt qu'une fucceffiofi d'objets «5c
de fcènes. Je n'entends néanmoins parler
que de l'apparence générale de la vallce j cair
elÏQ contient, inconteftablement , beaucoup
de fcènes ou de parties magniMques que
nous n'eûmes malheureufement pas le tems
de parcourir en détail.
Le plan ou fol de terre du fameux val-
lon de Tempe , a quelque refîemblance
avec la vallée de Saint-Jean. La Nature
femble avoir formé l'un fur le modèle de
l'autre , excepté feulement que les accefToires
de la fcène fî célèbre dans Pantiquité , étoienc
plus pittorefques.
Le vallon de Tempé^'de même que cette
vallée , faifoit un cercle & étoit entouré de
montagnes; mais le terrein (du-moins nous
le croyons) ne s'élevoit point d'une ma-
nière uniforme devant l'œil. Il étoir com-
pofé de plaines nivelées entrecoupées par
des bois qui , en pluiieurs endroits , étoient
épais & ferrés , & qui dévoient par-tout
intercepter quelque portion de la ligne de
( 44 )
montagne , ôc rompre la régularité de It
forme circulaire.
Les montagnes de Tempe étoient auffi
d'une flrudure plus magnifique , droites &
roides , couvertes de rochers & ornées avec
grâce des arbres les plus beaux. A l'entrée
du vallon étoit une brèche majeftueufe de
rocher , ombragée à profuiion par une
fcène boifeufe , & au travers de laquelle
la mafie d'eau du fleuve Pénée fe faifoit paf-
fage avec un bruit épouvantable j & après
s'être brifé dans fa chute en écume & en
vapeurs , il rafîembloit fes forces au pied
du rocher , d'où il s'élançoit en torrent dé-
réglé Ôc impétueux ^ traverfant le vallon «Se
rugiflant fur la pi^re de roche & les bancs
de fable jufqu'à fa fortie par les plifTures des
montagnes au coté oppofé.
Elien nous dit , il eft vrai , que le cou-
rant avoit une furface polies mais comme
la defcription que nous en donne Ovide
eft plus pittorefque, le Lefteur me per-
mettra de regarder fon autorité comme
étant d'un plus grand poids. Sou tableau
C45 )
du vallon de Tempe efl: noblement tracés
mais comme fon objet principal étoit de
décrire Je majeftueux Palais d'un fleuve ,
bâti parmi les cavernes creufes & les vaf j
tes retraites de Touverture faite dans le
rocher à l'entrée du vallon , fon fujet le
conduifoit naturellement à s'arrêter prin^
cipalement au portrait de la cafcade qui
'étoit , fans aucun doute , le plus bel or-
nement de ce lieu.
Eft nemiis ^Emonia: , prxrupta quod undîque daudit
5ilva : vocanc Tempe : per quas Peneus ab kno
Efîûflis Pindo , fpumofis volvitur undis î
Dejeâiique gravi tenues agitantia fumos ,
Nubila conducit; fiimmafque afpergine filvas
Impluit : Se fonitu plufquam vicina fatigat.
Hsc domus, liarc fedes, hsc funt penetralia magiv
Amnis : in hoc refidensfadlo de cautibus antro,
Undis jura dabat.
Un vallon fait fur ce modèle eH: fi
charmant , que d'autres Poètes en ont
emprunté l'idée dans leurs defcriptions.
Je pourrois multiplier les citations , mais
je n'en choifirai que deux où le fujet eft
traité différemment. Dans l'une , ia gran-
( 40
deiir naturelle de la fcène efl tempérée
par de petits accefToires de gaieté : dans
l'autre , le Poète nous frappe l'ame de
toute la majefté du fublime. Le premier
tableau refîemble plus à la vallée de Saint-
Jean : le dernier approche davantage de
l'idée du beau vallon de ThefTalie.
Into a forefl far they thence him led ,
Where vas their dv/elling in a pleafànt glade ,
With mountains round about invironed ,
And mightj vroods that did the valle/ shade,
And like a fiately théâtre it made,
Spreading itfelf into a fpacious plain.
And in the midft a little river played
Amongft the pumy ftones , which feemed to plain ,
''K'ith gentle murmur that Jiis coarfe they did reftrain.
Ils le mènent delà dans la forêt lointaine ,
Où d'un tiré-de-col (û) ils faifoient leur féjour ,
'Lieu charmant que des monts enferment tout autour.
Des bois majejlueux ombrageaient la vallée :
Comme un noble théâtre elle femble formée ,
'S' étendant fur la, plaine , objet & vafte & beau ,
Que coupe en deux parties un tranfparent ruiffeau j
Qui , d'un murmure doux , blâme la barbarie
Des cailloux dont fa courfe eft fouvent rallentie*
( d ) Une clairière daa; un bo»>
(47 )
The hllU
Of itfa, yieldinjç to a fruitful vale,
\f"itl]in their range half-cfrcling had inclofed
A fair expanfe in verdure ûnootii. The bound»
Vere edged by vood , o'erhung by hoarj ch'ffi ,
\i^hich from the clouds bent frownhig. Do^naroefc,
Above tbe lofciefl fummit of the grove ,
A tumbling torrent vore the shaggedftonej
Then gleaming through the intervais of shadi,
Attained the valley, where the level fireatu
Di&fed refreshment.
D'jEta les monts hardis , d'une humeur plus docile ^
D'une vallée , entre eux , placent U fein fertile.
Rangés en demi-cercle ils l'y voient établi ,
De Ja nohle verdure en tout tems ennobli.
Des bois & des rochers en fixent la diftance :
Ils courbent fous la nue un front plein d'arrogance^
Défendant d'un rocher qui règne fur ces bois ,
Un torrent écumeux ufg fes durs parois ;
Etjettant un rayon dans un coin hors de l'omhé.
Il gagne la vallée , où , devenu moins fombre ,
IL court, dans un niveau qui plaît & rafraîchit,
La vallée de Saint - Jean fut , i] y a
quelques années, le théâtre dune de ces
terribles inondations , du genre de celle
^ui ravagea tout récemment la vallée de
Brackenthvait. J'en rapporterai les cir-
conftances, telles que nous Iq^ recueillîmes
(48 )
fur le Jieu ; mais nous les croyons char-
gées à quelques égards , & n'avons pas
toute la confiance poffible au récit qui
BOUS fert d'autorité.
Ce défaftre arriva le 22 d'Août 1745?.
La journée où le tems avoit été extrême-
ment couvert & d'une chaleur étoufFante ,
fe termina avec un afpeél très - fombre.
Des nuages noirs s'amafsèrent de plus en
plus de toutes les parties du ciel. L'air
étoit chaud à n'être pas fupportabie : l'at-
mofphère étoit en feu 5 du relie , tout
étoit dans l'état de la plus complette fta-
gnation. On ne voyoit pas une feule feuille
d'arbre en mouvement.
Tout-à-coup les habitans de la vallée
entendirent un bruit étrange de différens
endroits autour d'eux ; mais ils ne pou-
voient juger s'il venoit du ciel ou des
montagnes. Il refiembloit au murmure
profond d'un vent fort qui agite les fom-
mets des arbres. Ce bruit ( qui , dans un
degré plus foible , eft ordinairement le
prélude d'une tempête) dura, fans relâ-
che ,
(49)
che , pendant environ deux heures. Alors ,
Je vent, la pluie , le tonnerre & les éclairs
fuccédèrent , & l'orage avoit une telle
violence que , de mémoire d'homme , on
ne pouvoit le comparer à aucun autre. Il
dura ainfl fans fe rallentir , pendant près
de trois heures.
Dans cette tempête , la cataraéle tomba
fur la montagne au Nord de la vallée ,
ou , félon l'opinion de quelques perfon-
nes , creva du fein de la montagne même j
mais cela me femble peu probable. Le
coté de cette montagne eft un précipice
continu dans la longueur d'un mille. Tout
cet efpace , à ce qu'on allure , fut couvert,
en un inftant , d'une cafcade non-interrom-
pue d'un torrent mugilTant Cvue qui de-
voit imiter en force la chute terrible du
Niagara ) , balayant tout dans fon pafTage ,
depuis le fommet de la montagne jufqu'à
fa bafe. Là , comme dans l'inondation que
nous avons décrite ailleurs ( i ) , il fuivic
(r) Voyex Chapitre XYI.
Tome IL D
( 50 y
Je canal des ruifTeaux qu*il rencontra en
fon chemin , &: laifla par-tout des marques
de fa furie extraordinaire.
Un des effets de fon ravage efl éton-
nant. Les frasmens de rocher , les tas énor-
mes de pierres & de fable que ce torrent
entraîna avec lui tout le long de la mon-
tagne, comblèrent le lit d'un des courans
qui recevoient fes eaux au bas. L'eau ainfî
enfermée , & prenant continuellement une
nouvelle augmentation de force , après
avoir roulé obflinément dans cette partie
de la vallée avec des tournans effroyables ,
à la fin s'ouvrit un nouveau canal dans la
maffe folide du roc qu'il disjoignit, ace
que nous apprîmes, en une crevaffe frac-
turée , faifant une brèche au moins de dix
pieds de largeur. Plufieurs des fragmens
en furent emportés à une grande diftance ,
& dans le nombre , il y en avoir de fî
gros, que douze chevaux attelés n'étoient
pas capables de les ébranler. Nous regret-
tâmes , dans la fuite , de n'avoir pas vu
cette ouverture remarquable j mais le dé-
( 51 )
faut de tems avoir reprimé notre curioritc.
En fortant de la vallce de Saint-Jean ,
nous montâmes une colline efcarpée , ap-
pelée Branthwait-Cragg. Arrivés au fom-
met , nous prîmes un guide , parce que
nous étions obligés de quitter la grande
route pour nous rendre à Ullefwater ,
& que nous avions à traverfer des landes
non-fréquenrées , par-deffus les montagnes
qui nous environnoient.
Ces montai' rcs ctoient couvertes d'une
immenfe quantité de pierres énormes &
de rochers dJtachés. Nous y vîmes beau-
coup de vieillards & d'enfans venus des
villages voifins pour cueillir une efpèce
de lichen blanc qui poufTe fur la cime des
ïochers , & qu'on nous a dit avoir la pfo-
priété de teindre en brun-obfcur.
Au nombre des difficultés que nous
éprouvâmes dans notre excurfîon fur ces
montagnes , les fondrières & les marais
que nous rencontrâmes étoient les plus
défagréables. Nous étions fouvent forcés
de defcendre de cheval, 5c en quelques
D 2
( so
endroits , On pouvoit à peine tenir pied
fur le terrein. Notre guide nous, informa
que ]à où les joncs croifToient , il étoit
plus ferme. Nous tâchâmes donc , autant
qu'il fut poflîble , de prendre les petites
buttes cle ces plantes pour moyens de di-
rection dans notre marche. Mais comme
nous ne pouvions m.ettre nos chevaux dans
le fecret de cette de'couverte , ils enfon-
çoient fouvent jufqu'au ventre.
En pluiieurs parties de cette route ,
nous avions pour point-de-vue ce grouppe
de montagnes qui forme un cercle dans
le cœur du Cumberland, & fert de fond
aux vues centrales de prefque toutes les
parties des extrémités de ce Comté. Ces
montagnes s'unifTent , du côté du Sud ,
avec celles du Weftmoreland. La portion
oppofée au point où nous étions , fe trou*
voit compofée de Skiddaw , de Threlka-
tefell , dont partie eft appelée Sadle-Back ,
Ôc de Grifedale-Fell. En approchant da-
vantage de la limite Septentrionale de cette
chaîne , Skiddaw , qui en efl de beaucoup
(53)
îa montagne la plus clevce , nous paroif-
foit la plus petite dans la perfpedive. Der-
rière ces montagnes , s'élèvent par ordre
Moredale-Fell , Carric & Caudbeck , dont
nous voyions quelquefois des hautes terres
les fommets dominans qui réflétoient leurs
vêtemens d*azur fur les parties concaves
des montagnes moins éclairées qui écoienc
plus près de notre œil.
Entre nous & cette chaîne circulaire
qui remplifîoit tout Thorifon à notre gau-
che y s'étendoit une très - grande vallée ,
qui s*allongeoit d'un côté à l'autre dans
un terrein d'un peu moins de fept ou huit
milles , & dont la longueur fe perdoit à
la vue dans un tournant. Elle ofFre pea
de beauté , outre celle qui réfulte de la
gradation de la diftance î mais elle porte
toutefois à refprit cette idée de grandeur
que tout efpace ( quoique peu orné d'ail-
leurs ) , qui a de vaftes limites , ne manque
jamais de lui infpirer.
Cette idée a quelquefois fervi à égarer
des perfonnes d'un goût étroit, qui avoient
(54)
û orner de petites fcènes. Ils ont ouï dire
que Uefpace ejî une, fource de heaiaéj mais
£iute de favoîr étudier & connoitre la
nature des circonftances, ils montrent fou-
vent tout ce qu'ils ont de tcrrein , lorfque
la raifon ou le goût auroit exige qu'on
en cacKat la moitié , comme étant des ob-
jets difî ormes. L'efpace considéré en lui-
même donne l'idée de majejlé pkis que
celle de beauté. Telle cil l'idée que l'O-
céan fait naître. Mais une peti.e fccne ne
peut l'offrir. On n'atteint donc point en
ce cas à la majcflé^ qu'on cherchoit , & l'oit
perd la beauté qu'on avoir fous la main.
Le long de cette vallée palToit la grande
route que nous venions de quitter, & qui
n'en étoit pas le moindre ornement. Le
cours tortueux d'une rivicre efl encore un
objet plus noble d'embelliifement de ce
genre 5 mais à fon défaut un grand che-
min le remplace très-bien , & lui eft même
fupérieur à plufieurs égards. La rivière
étant de niveau , & contenue entre des
rives , eft ordinairement trop cachée , à
( 55 )
iTioins qu'on ne la voie d'un point clevc ;
mais l'œil fuit aife'ment la route à travers
les inégalités du terrein , <5c dans fes tours
& détours hauts & bas ? ce qui lui donne
plus de variété dans fon cours.
A la droite , formant l'autre coté de
cette vallée étendue , s'élèvent pluiîeurs
montagnes très - hautes , parmi lefquelles
Hara-Side & 'W'hite-pike font les plus ma-
gnifiques. Au-bas de ces montagnes , en
tirant vers les bords de la vallée , en font
d'autres moins confidérables j mais , dans
le nombre , il y en a deux nomm.ées les
Melifells, très-remarquables par leurforme,
qui eft celle des buttes de terre dans un
cimetière de campagne.
Un peu avant d'approcher des Meli-
fells , le fentier où nous marchions nous
conduilit fous une montagne de roche
fort élevée , connue fous le nom de Wolf's-
Cragg ( roche des loups) , & qui eft pro-
bablement un des repaires qu'avoient ces
animaux, avant qu'on les eût extirpes de
notre îf e. C'cft une foiterelTe qui fjmble
D 4
( 56)
ftiite exprès pour leur fervir de garnifon.
Delà , ils pouvoieni: faire des forties , ra-
vager la vallée qui étoit devant eux , 3c
s*emparer de tout ce qu'ils trouvoient dans
leur chemin , auffi loin que l'œil s'ëten-
doit. Un payfage de cette efpèce , re-
préfenté par le pinceau , feroit extrême-
ment bien caraftérifé par de tels accefîbi-
res. Ce fujet auroit été excellent pour
Ridinger. Si cet Artifle, au génie pitto-
refque , avoit voulu choifir une fcène de
loups , il n'auroit pu en trouver une meil-
leure.
Lorfque nous eûmes paffé cette fuite
de montagnes , nous entrâmes dans un
fenticr plus battu conduifant au village
de Matterdale , qui n*étoit qu'à environ
un mille du lac d'Ullefwater que des terres
élevées nous cachoient entièrement. Ici,
nous congédiâmes notre guide qui, aupa-
ravant , nous indiqua le chemin de Gobray-
Park , limite Septentrionale du lac.
Nous trouvâmes cette partie du pays
bien peuplée , ôc les routes très-fréquentées
(57)
en cette faifon. C'étoit le tems d'une
grande foire , où les jeunes amans quittent
les anciennes liaifons pour en former de
nouvelles ; & ce ne fut pas pour nous un
plaifîr peu grand que d'obferv-er la fim-
plicité & la variété des diiTcrens groiippes
& des ligures que nous rencontrâmes mar-
chant ou allant à cheval.
Voilà les objets pittorefques propres à
orner un payfage. Les élégans & les élé-
gantes d'une grande ville , avec leurs car-
rofîes dorés qui en embarrafTent les ave-
nues , ne préfentent rien de favorable à
l'Artifle. Son pinceau rejette avec indi-
gnation tout ce qui fent la fplendeur de
l'Art j dans les grandes fcènes , il ne peut
même introduire le payfan employé aux
humbles occupations de fon état. La bê-
che , la faulx , le râteau , font tous enve-
loppés dans la même profcription.
Les idées morales & les idées pittorel-
ques ne coincidenr pas toujours. Vue dans
le fens moral , la cultîvation dans toutes
fes branches ell agréable j la haie 6c le
( 58 )
fiUon , le champ de blé ondoynnt ôc les
gerbes jaunies mifes en rangs. Mais l'œil
pitrorefque de l'Artifte ne voit tous ceî
objets qu'avec dégoût , s'il veut préienter
une fcène de gtrandeur. II pourfuit la
Nature , mais la Nature non-foumife aux
règles de l'Art , & telle qu'elle paroît dans
fes produdions fauvages , & revêtue de
toutes fes formes irrégulières.
Juvat arva videre
Nonraflris homînum, non ullï obnoxia cura?.
II en eft de même à l'égard des figures.
Sous un jour moral , l'ouvrier induftrieux
eft un objet plus agréable que le ruftre non-
chalant. Mais fous un jour pittorefque, il
en eft tout autrement. Les arts de Pinduf-
trie font rejettes j <5c même la pareile , û je
puis parler ainfî , ajoute de la dignité à un
earaâière. C'eft ainlî que le pâtre parefTeux ,
repofé fur fon bâton , ou le villageois , non-
chalamment étendu fur un rocher , peuvent
trouver place dans la fccne la plus noble 5
tandis que l'artifan laborieux, avec les inf-
( 59 )
trumens de fon travail , en fera exclus. Le
pêcheur, il eft vrai , pourra s'y montrer,
occupé de fa profenion fur le hc ; mais ce
n'cfl pas à raifcn de fa profeffion : c'eft
uniquement à caufe de l'apparat pittorefque
de fes outils. C'ell fon bateau , ce font fes
filets qui lui donnent ce privilège. Voilà
les objets; lui, il n'eft qu'un acceffoire.
Placez-le fur le rivage , comme figure dé-
tachée , avec fa baguette où pend la ligne ,
& fon emploi deviendra le motif de fon
exclufion. Que dans une clairière gaie, fur
le bord d'un ruilTeau murmurant , près d'un
moulin ou d'une cabane , il pêche tant qu'il
voudra. Dans une fcène de ce genre , l'œil
pittorefque ne fera point choqué j mais il
faut que le pêcheur fe garde bien de pa-
roître dans une fcène de quelque noblefle
avec l'appareil de fon métier vulgaire.
Il eft à propos d'obferver , cependant ,
que des figures qui dérivent ainlî leur im-
portance fimplcment de ce qu'elles ne fe
mêlent point des profeflîons bafies ôc mé-
chaniques , ne font jamais tout au plus que
( ^o)
des accejfoires pittorefques. Elles font d'une
grandeur négative , n'ajoutant rien à la ma-
jefté de l'idée , ni n'en diminuant rien. Elles
font purement 6c Jimplemcnt des objets d^or"
nement de la fcène.
Les caractères qui font les mieux adap^
tés à cesfcènes de grandeur , font ceux qui
impriment dans l'ame quelque idée de ma-
jefté , de défordre & de férocité , toutes
qualités qui avoiilnent le fublime, en ce
qui tient à la Nature.
Les figures en longues robes formées
de draperies à grands plis, les Egyptiennes,
les bandits de Corfe & les foldats ( non
en habits d'ordonnance à la moderne , mais
comme les peint Virgile ,
Longis adnixi haftis , & fcuta tenentes. )
ont tous l'empreinte de quelqu'un de ces
caraâières , & s'uniilant à la magnificence,
au défordre fauvage ou à l'horreur de la
fcène , s'y amalgament convenablement ,
& faifant , pour ainfi dire , la réflexion des
(^1 )
images offertes , ajoutent au cara(5tère do-
minant une teinte plus profonde.
Je pourrois , pour confirmer la vérité
de ces remarques , en appeler au jugement
décifif de Salvator Rofa , qui femble avoir
parfaitement connu la Nature & l'à-propos
des figures , principalement dans les fcènes
de grandeur. Ses ouvrages offrent les meil-
leurs modèles en ce genre. Nous avons un
livre de figures , compofées fpécialement
pour les fcènes de cette efpèce , & gravées
à l'eau forte par lui-même. Cette colleAion
fournit une grande variété de caractères,
de grouppes ôz d'habillemens; mais je ne
me fouviens pas d'avoir vu , ni dans ce
livre , ni dans aucun autre de fes ouvrages ,
un feul caraâ:ère bas ou mefquin. Toutes
fes figures font , ou de l'efpèce que j'ai
appellée négative^ ou marquées de quelque
trait de grandeur , ou de capricefauvage , ou
de férocité. Cette dernière qualité eft celle
dont fes perfonnages font généralement
parcages , fes grandes fcènes étant princi-
palement occupées par des bandits.
(.62 )
J'ai trouve dans le voyage de M. Thick-
nefs en Efpagne , un paflage qui jette un
nouveau jour fur ces remarques. Je crois
par cette raifon devoir le tranfcrire ici.
« La pire efpèce de mendians Efpagnols
font , dit-il , les bandes d'Egypdens &
d'Egjrptiennes. Ils font de la race origi-
nale (i) , & différent à un degré marqué
de tous les autres qui exercent ce vil mé-
tier , & je pourrois dire même de tout autre
être appartenant à Tefpèce humaine. J'ai
fouvent vu dans ma route des grouppes de
ces fortes de gens. Mais , quand il arrive
de les rencontrer dans des chemins éloi-
gnés des villes ou des habitations , ils ne
font pas , pour un voyageur , des objets
fort agréables ; car ils demandent Paumône
(i) Bohémiens , fans doute j car c'eft de la Bohême
que font fcxcis les premiers de ceux qui ont fait , en Ea-
rope , métier de flatter la folie des hommes , en leur pro-
mettant le Tecret d^pavenir. Encore en France , Bohémien
eft aujourd'hui un mot fynenyme de Sorcier , parmi le
peuple.
( Note du Traduâîeur.)
( ^3 )
d'un ton à vous perfuader qu'ils ne crai-
gnent point d*être rcfufés j &. je ne doute
pas qu'ils ne commettent fouvent des meur-
tres , quand ils peuvent attaquer un homme
fans deTenfe , ou le prendre par furprife.
Ils font extrêmement bafanés , & ont des
•cheveux d'un noir de jais. Ils forment des
grouppes très-pittorefques à l'ombre des
rochers & des arbres dans les Monts- Pyré-
nées , où ils pafîent leurs foirées , vivant à
la manière du pays, où du pain& de l'eau
& une vie indolente font préférés à une
meilleure nourriture acquife par le travail
& l'induftrie.
( H)
CHAPITRE XVII L
V-/OMME nous dcfcendions la colline,
en fortant de Matterdale , avant que d'ar-
river au lac , nous eûmes un bel échantilloK
(pour parler comme les NaturaliRes) de ce
qu'on appelle en ce pays-ci un gill (i). La
route nous conduifoit fur le bord d'un de
fes précipices ; mais l'ouverture étoit lî en-
tièrement couverte de bois, qu'en regar-
dant en bas , nous ne pûmes rien apperce-
voir. Les rayons mêmes du foleil , incapa-
bles d'en percer l'épailTeur , s'arrêtoient fur
les cimes touffues des arbres qui ornoient
les côtés de l'abîme. Mais , quoique l'œil
ne pût fe fatisfaire , l'oreille étoit flattée par
Tbarmonie d'un torrent invifible dont les
accens très-mélodieux retentiffoient le long
d'innombrables chûtes d'eau brifées , adou-
(i) Vo/ez la définition de ce mot , Chapitre VIII»
cies
( 65 )
cies pat leur padage entre les bois qui en
conrenoient rimpctLiofite'.
Une route lerpentante nous fît defcendre
dans un creux , d'où nous voyions le tor-
rent fe pre'cipiter au travers de ce fciiilii^^G
épais. Nous jettâmes un coup d'œil rapide'
fur les retraites les plus profondes de cette
fcène , qu'on entrevoyoit parmi les branches
des arbres qui s'etendoient au-deiius du.
courant î mais nous n'eûmes pas allez de
loifir pour pénétrer jufqu'a leurs ombrages
attrayans.
Lorfque nous eûmes paîTé dans des terres
plus élevées , nous arrivâmes enlin en vue
du lac. Voici l'eftet que produiiit pour nous
le premier apperçu.
Un chemin occupoit la partie du pa/faTe
dont nous étions le plus près , Se tournoit
autour d'un rocher efcarpé qui s'éie/oic
conlidérablement à notre gauche. Une por-
tion d'une montagne éloignée paroiifoi: à
la droite, lailiant voir au pied une pjtire
partie du lac. Le devant du tableau orFroir
un bel arrangement, ôc lamonragre cloi-
Tome II. E
{66)
gnée dont la bafe tomboit dans le lac,
avoit la teinte la plus magnifique. La com-
pofîtionjauffi loin que portoit la vue,étoit
tiès-corre<fte 5 mais nous ne voyions encore
que de quoi donner un avant-goût à notre
curiofité , & prendre , d'après le gifement
de la terre , une idée générale du lac.
Ullerwater eft , après Windermère , le
plus grand lac de ce pays , ayant huit milles
de lonn; & environ deux de large dans fa
partie la plus élargie , quoique, en général,
il en ait rarement plus d'un. Il tireprefque
au Nord & au Midi dansfes pointes , comme
font la plupart de ces lacs ; mais étant placé
à une extrémité de montagnes en barrières,
il oftre une plus grande variété que les lacs
que des monts environnait. Ceux-ci n'ayant
qu'un petit nombre d'accefToires, reçoivent
leur principal caradère de la défolation
qui les entoure. Tel eft le lac de "Wyburn.
Mais Windermere , Kefwick , Butermer &
Ullefwater peuvent être définis des lacs de
frontière. Un de leurs bouts participe plus
de la nature d'un pays raboteux & fau-
( ^7)
vao^e , ài l'autre plus de celle d'un pays cul-
tivé ; quoique , à quelques égards , ils
tiennent des deux à chacune de leurs extré^
mités. A la cultivation de Tune font ajou-
tés quelques traits de la fcène romantique ,
ôc l'horreur naturelle de l'autre eft adoucie
par quelques accelToires rians.
Ullefwater préfente la figure d*un Z ,
excepté qu'il n'y a point d'angle aigu dans
fa ligne de diredlion. Elle s'étend par-tout
dans une courbe aifée , aj^réablement rom-
pue en quelques endroits par des promon-
toires. Le bras du milieu entre deux poin-
tes , contient en longueur près des deux
tiers du lac. Le côté méridional eft mon-
tueux , ôc le devient davantage à mefure
qu'il s'enfonce vers l'Occident. Les mon-
tagnes , en s'approchant du Nord , s'ef-
facent (comme nous avons remarqué qu'il
efl: ordinaire aux lacs de frontières) , & fe
fondent dans des prairies & des pâturages.
Le côté feptentrional & l'occidental con-
tiennent une grande variété de fcènes de
bois & de rochers j mais qui , en tirant vers
E2
( <Î8 )
l'Orient , deviennent aufîî plus douces &
foumiiesà la culture. Au point me'ndional,
on voit le village de Patterdale , fous des
montagnes qui roEufquent. Après avoir
donné cette ide'e générale d'Ullefwater ,
revenons à la defcente en fortant de Mat-
terdale , d'où le lac s'offrit d'abord à nos
regards.
Lorfque nous eûmes defcendu un peu
plus bas , toute la fcène du lac fe déploya
devant nous , & le fpedlacle étoit d'une
telle nature, que nous fûmes prefque tentés
de nous écrier avec le Poète ravi en extafe :
Vifions of glor^ , fpare my aching fight !
Ta gloire , ô vïfion ! bhjfc mes foibles yeux !
Parmi toutes les /cènes admirables de ce
pays enchanteur , nous n'avions rien vu de
il beau & de fi fublime , rien de fî correc-
tement pittorefque que celle-ci j & cepen-
dant je fuis l'ennemi des comparaifons, fur-
tout en parlant de pays que je n'ai vu qu'une
fois. En effet , les circonftances de la lumière
ôi du tems y font beaucoup. Je dois donc
( ^p )
me contenter de dire o^a'\Jl\cr\v:itQrm*afait
plus de plaifir qu'aucun lac que j'eulle encore
vu î mais , en mcme-tems, j'ajouterai que
nous avons été heureux dans le concours
des caufes qui en relevoient la beauté natu-
relle. Jufqu'alors , tous les lacs que nous
avions vifités , ne s'étoient montrés à nous
que fous un ciel inégal ou couvert de
nuages 5 &, quoique leur dignité s'aug-
mentât certainement par cette circondance ,
cependant la beauté d'un lac par un tems
fplendide &: ferein , aidée en ce moment de
toute la force du contrafte , faifoit fur l'ima ■
gination une impreffion étonnante. Elle
auroit pu être la même quand Ullefwater
auroit été le premier lac que nous eufïions
vu dans une tempête.
« L^effet du. fublime , dit M. Burke , efi:
l' étonnenicnt ; & l'effet de la beauté eft: le
plaipr : mais lorfque les deux caufes s'u-
niflent dans un même fujet , l'effet eft à
beaucoup d'égards , détruit dans les deux
rcfulrais. Il en provient alors une efpcce
mitoyenne qui n'ed pas tout- à- fait du
( 7^ )
genre fiiblime , ni tout-à-fait du genre
fuperbe , & que par cette raifon, j'ai ap-
pelé ailleurs le b^au (Oîmais ce dernier
genre n'a pas.^ je crois , fur les pallions la
même puilTance que de vaftes corps doués
des qualités qui correfpondent à l'idée de
fublime , ou que les perfedions du genre
fuperbe, lorfqu'elles fe trouvent réunies
dans un petit objet. La vue des grands ef-
paces ornés d'une beauté faélice ou d'em-
prunt , produit une tenfion continuelle-
ment adoucie , qui tient beaucoup de la
nature des fenfations qu'infpire tout objet
médiocre (2).
( I ) L'Anglois a ici une délicateflè de langage que le
François a de la peine a bien rendre. Beautiful ( plein
de beauté ) a une nuance au-delTus àe fine , qui veut dire
iîmplennent beau. L'Auteur les a donc mis en oppofition.
J'ai rendu beautiful par fuperbe ,que je regarde comme U
nuance au-dedus de beau , pour ia langue Irani^cire.
( Nête du. Traduâeur. )
(2) Traité du Sublime & du Beau, Part. IV , Seft. XXV.
II paroît que tous les principes répandus dans ce gros
Ouvrage font , en général, loin d'être vrais. Ne vaudroit-il
pas mieux s'en tenir au Traité fi beau & fi vrai de Longinî
( Note du Traducteur. )
( 71 )
Ce raifonnement raffiné ne me paroît
pas entièrement fondé fur l'expérience. Je
ne me rappelle dans tout ce que j'ai vu ,
aucune fcène où Itfupcrbe <5c 16^5/^/72^, félon
les idées que je m'en fuis formées , foicnt
unis plus intimement qu'ici ; & quoique
les idées de M. Burke fur la beauté foient y
peut-être , plus expofées à la critique que
fes idées du fublime , néanmoins il eft de
fait que la plupart des qualités par lefquelles
il définit les deux , fe réuniflent dans ce
iite. Leur effet , fi fon argument étoit jufbe ,
devroit donc être détruit. Mais j'ofe dire
qu'il fera toujours réfuté par les fenfations
que la vue de cette fcène fait éprouver à
tout homme qui fent la Nature , du-moins
il nous en jugeons par les nôtres.
Le devant de tableau de la noble perf-
peâiive que nous avions fous les yeux , étoit
formé d'une partie de Gobray-Park , ap-
partenant au Duc de Norfolk. Le terrein
en eft âpre , coupé & garni de bois. Parmi
le* vieux chênes qui l'ornent, couroient
des troupeaux de daims, & le bétail paif-
E 4
(7^ )
fant formoit différens gr. pes. An-delà
du parc , on découvre un bras étendu du
lac qui contourne un promontoire en ro-
cher à la gauche. C'efl: la pointe d'une mon-
tan:ne appelée Martindale-fell , ou Place-
feil , limite méridionale du lac. Ce pro-
montoire s'unilTant avec la montagne , la
laifle defccndie doucement dans l'eau ,
comme par un degré. Une hélîtation de
cette efpcce , qu'on nvc pardonne cette ex-
prelfion , dégage beaucoup la pefanteur
d'une ligne. Dans un lointain , cela eft de
moindre conféquencc 5 mais dans toutes
les terres plus près de l'œil , c'eft une chofe
nécefTaire. Je parle, toutefois, principale-
ment de ces vues où la beauté & la gran-
deur fe combinent. Dans celles de iimple
grandeur & de fublimité , telles , par exem-
ple , que Penmanmaur dans le Nord du
pays de Galles , la ligne pefante , qui eil
très-remarquable dans cette fcène vue de la
route d'Irlande , ajoute peut-ctre à la force
de reffct. •
Martindale-fcll eft abfolumenr dénué
( 7? )
d'arbres ; mais fa ligne ôc fa fiirface font
toutes deux très-variées. Des brifures fans
nombre de petits vallons ôc de cimes lui
donnent de la légèreté fans faire tort à la
iimplicité.
Telle étoit la difpofition des objets à la
gauche du lac. Deux promontoires boi-
feux , à la droite , femblant fe pourfuivre
dans la perfpedive , faifoient un contrafte
magnifique avec la continuité unie de Mar-
tindale-fell.
En front , le lointain étoit compofé de
montagnes qui tomboient doucement dans
le lac , près du bord duquel efl: le village
de Patterdale.
Nous prîmes cette vue d'un point qui
avoir juftement le degré d'élévation néccf-
faire pour donner de la variété aux lignes
du lac. A mefure que nous dcfcendions
plus près du canal , la vue toujours majef-
tueufe 6c belle , perdoit quelque chofe de
fes beautés les plus pittorefques. Il n'y
avoir plus de devant de tableau : on ne
voyoit plus la ligne qui alloit en balayant
(74)
dans toute la longueur de la montagne ï
Ja gauche , & la retraite abritée entre leg
deux promontoires garnis de bois à It
droite , avoit auffi difparu. Toute la bor-
dure du lac étoit prefque devenue une ligne
droite. La beauté d'une vue , fpécialement
dans la fcène de lac , comme nous l'avons
remarqué précédemment (i) , dépend en
grande partie , du point qu'on choifit pour
l'obferver.
Après que nous eûmes pafTé quelque
tems à examiner cette fcène vraiment en-
chantereffe , nous fuivîmes le bord du lac
vers Patterdale , dans un chemin paffable
qui efl: pratiqué dans toute fa longueur.
Au Midi , il s'étend jufqu'à Amblcfide, &
du côté du Nord , va aboutir à Penrith.
Quand je dis que ce chemin eft paffable ,
j'entends pour y aller à cheval; car il n'a
pas la largeur équarrie & commode que
demanderoit un carrolTe.
En quittant Gobray-Park , nous nou&
( I ) Vojçz Chapi:rie VI.
(75)
acheminâmes en côtoyant le premlet: des
promontoires boifeux à la droite. Ce fen-
tier nous conduilit en longeant le lac , à
travers des ruelles étroites & des hallicrs
cpais , mais pas tellement épais, cepen-
dant , que nous ne puffions par-tout voir
en front & à notre droite , par les ou-
vertures des arbres & aux détours du che-
min , de petites retraites ornées de bois ,
dont quelques-unes faifoient à l'œil un
efFet très -agréable , & à notre gauche , le
lac & tous fes ornemens dans le lointain
s'offroient à nos regards par intervalles fré-
quens.
Après avoir ainfî côtoyé le • premier
promontoire verdoyant , dans l'efpace
d'environ un mille , le chemin tourna
brufquement à la droite , & nous fit con-
tourner le fécond qui s'élève confidérable-
ment au-defîiis du niveau du lac. Dans ce
promontoire , nous vîmes s'ouvrir une
nouvelle fcène : les bois y étoient entre-
mêlés de rochers , & nous eûmes une
grande variété des plus magnifiques de-
(70
vants-dc-tableau. Les roches , dans lefqneî-
les le chemin étoit quelquefois taillé , fe
trouvoient principalement à notre droite.
Dans ce promontoire , nous eûmes , de
tems en tems , comme dans le précédent ,
des vues agréables du lac ôc de Martin-
dale-fell , que nous découvrions au travers
des arbres.
Des fcènes de la nature de celles-ci s'ac-
commodent de tous les afpeéls du firma-
ment. Elles étoient fuperbes par le tems
de calme où nous les voyions, & où, à
la vérité , nous avions defîré de les voir 5
mais elles auroient auflî dérivé d'une tem-
pête des avantages fingulkrs. Les objets y
font tous dans ce grand flyle qui convient
au déchaînement des élémens. L'imagina-
tion s'éleveroit fur les ailes de la tempcre ,
pour donner un nouveau degré de gran-
deur aux formes terribles des parties de
cette fcène. Les arbres encore qui portent
leurs fronts oro-ueilleux les uns au-deflus
des autres fur les fommets fourcilleux des
montagnes, ôl étendant leurs bras jufqu'au-
(77)
defliis de la route , feroient de nobles
inftrumens qui rcpcteroient les fons pro-
fonds & majeftueux des vents en notes
d'une variété harmonieufe , tandis que les
flots du lac agité fe brifant contre les
abîmes des rochers , & retentilTant dans
le creux des cavernes voifînes , afîbcie-
roicnt à ce concert épouvantable les chants
variés de leur effrayante mélodie.
( J fing not to the vacant and young )
There is a kindly mood of melancholy,
That wings the foui , and points her to the skj ,
While winds, and tempefts (Veep the various lyre ,
Ho\K' fweet the diapafon I
Loin d'ici^vouSyCœurs frolds,vous, jeunejfe InfenfihUf
Vous ignore\ l'art fombre , agréable , terrible ,
Où l'ame , en/es tranfpons, s' élève jufqu'aux deux,
Lorfque les ilèmens , en fons harmonieux ,
Au fort de la tempête , & variant leur lyre ,
Font une mélodie impoJJibU à décrire.
L'ame , il ell vrai , n'eft pas toujours
à l'unifTon de fcènes & de circonftances
comme celles-ci. Or , en ce cas , elle ne
peut en fentir l'effet. Quelquefois auffi ,
la fcène aura le pouvoir de mettre l'arae
(7«)
à Ton {)ropre ton, fi elle n'efl: aftuellcrrtênt
foumife à l'impreffion de quelque palïion
dominante , d'une nature oppofée , ou iî
elle fe trouve uniquement dans une forte
d'apathie. L'effet , néanmoins , fera tou-
jours d'autant plus fort que l'ame fera
remplie d'idées plus analogues à la fcène ,
c'eft- à-dire , lorfque ^ dans un modefavo-
rahk de mélancolie , elle fe fentira flattée à
l'afped des objets avoifinans.
Mais , outre la mufique des vents &
des tempêtes , les échos excités en diffé-
rentes parties de ce lac ont encore une
grande majefté , & portent à l'ame. Ils font
des acceffoires plus ou moins prononcés
dé tous les lacs entourés de montagnes
& de rochers. Nous en trouvâmes à Win-
dermère : nous en trouvâmes auffi à Der-
wentwater 5 mais chaque lac , étant en-
vironné de rochers & de montagnes d'un
caractère particulier , de cette variété d'inf-
trumens , il réfulte une variété dans les
fons produits. Il n'y a donc pas deux lacs
dont les échos foient femblabks , ou ce
{ 79)
feroient ceux qui ne font diflingués que
par la monotonie.
Nous obfervâmes un fort grand écho fur
les rivages à l'Occident de la grande lile
de "^^indermère 5 mais on affure que les
cchos les plus célèbres fe trouvent fur le
lac d'Ullefwater , où, dans plufîeurs , on
entend le fon du coup de canon répété
diflinâement jufqu'à fix ou fept fois. II
commence par rouler au-defiTus de la tête
avec un bourdonnement terrible. Enfuite,
celTant pendant quelques fécondes , il fe
relève avec un noble éclat un peu étoufFé,
ipeut-être venant de la droite. Suit une
autre paiife foiemnelle. Enfuite , le fon
fê fait entendre de nouveau , fortant dô
la gauche. Ainfî , promené d*un rocher
à l'autre dans une forte de perfpedive
aérienne , il eft encore reçu d'un autre
côté, peut-être par quelque promontoire
plus prochain , d'où revenant à plein dans
l'oreille , il vous furprend , au moment
où vous vous imaginiez que tout étoit
( 8o )
fini , & fe fait entendre dans un coup auffi
fort que le premier.
Mais le plus grand effet de ce genre ell
produit par une déch:ii-ge fucceffîvc de ca-
nons (i) , les coups étant tirés à quelques
fécondes d'intervalle de l'un à l'autre.
L'effet du premier dure encore lorfque le
fécond , le troiiième , & peut-être le qua-
trième commencent. Une fi grande variété
de fons majeftueux qui fe mêlent & s'en-
trechoquent, & font au même inftant en-
tendus de tous cotés , font fur l'ame une
impreffion prodigieufe. Il femble que les
fcndem&ns des rochers qui bordent le lac
foient ébranlés , & que toute la fcène va
s'anéantir dans une ruine générale par
quelque grande convulfion de la Nature.
Ces fons, qui font tous du genre terri-
( 1 ) Le Duc de Portland qui a des biens dans les en-
virons , a fur le lac un petit vailTeau avec des canons de
fonte , & il les fait tirer de tems en tems pour le plaiiîr
de jouir d« ces admirables échos.
( Note de l'Auteur. )
ble.
( 8i )
ble, conviennent princip.^Iement aux fc, -es
de grandeur dans quelque moment d'hor-
reur fauvage , comme lor{l]ue le lac efl
dans l'agitation d'une tempête. Dans une
foire'e calme & tranquille , les gradations
d'un ccho qui meurt dans une efpèce de
tonnerre éloigné , font certainement ceux
qu'on entend & diftingue le mieux. Mais
l'idée eft différente. Vous n'entendez alors
que les échos eux-mêmes : mais fî vous ima-
ginez une fcènc combinée , & que vous
penfiez à l'effet du tout enfemhle , il n'y a
point à douter que les fons de l'efpèce la
plus violente font le mieux adaptés aux
momens du plus grand tumulte.
Il y a encore une autre efpèce d'échos
qui ne conviennent pas moins au lac dans
fon état de calme & de tranquillité, que
les autres font propres à fa confuiion <5c
à fa férocité. Ceux-là parlent fpécialemenc
à ces âmes qui font affeftées de fentimens
froids , mais doux. Au lieu du canon , il
faut faire fonner quelques cors-de-chaffe
Tome IL F
( 82 )
& quelques clarinettes (i) : une mufique
plus douce que celle de ces forts inftru-
mens à vent , n'auroit pas la puiilance de
produire dans l'air des vibrations. Vous
aurez alors un effet dont la différence à
l'autre fera merveilleux. Le bruit du canon
ne s'entend que par éclats : c*eft feule-
ment la mélodie monotone du tonnerre;
mais des fons harmonieux prolongés dans
une fucce/jïon , forment une fuccejjlon d'échos
mélodieux , qui , étant répercutés tout au-
tour du lac , produifent une mulique dia-
tonique & enharmonique vraiment enchan-
tereffe , & font l'effet de mille inftrumens
agréables , jouant en fymphonie de toutes
les parties de l'efpace. La variété des mo-
tifs furpaffe toute imagination. L'oreille,
même la plus exercée , ne fujffiroit point à
en analyfer les innombrables combinaifons.
(i) Ceux qui ont entendu MM. TirfchmiedtiSc Palfa
ne pourront s'empêcher de de/îrer la réalité d'une fcène
mulicale de la nature de celle décrite ici. Alors , il ne man-
queroit rien à nUufion magique.
(A^ote du TraduHeur.)
(83)
Quand clic efl engagée par des fons qui fe
filent en mourant dans l'e'ioignement , elle
ell détournée par des accens mélodieux qui
nailTent à fon voilinagc. A peine ceux-ci
fixent fon attention qu'un mode différent
d'harmonie fe fait entendre dans un autre
quartier. Enfin , tous les rochers ont pris
chacun leur partie dans cet admirable con-
cert , & tout le lac eft transformé en une
forte de f:ène magique , où chaque pro-
montoire femble être peuplé de fylphes
& de fylphides , fe répondant les uns aux
autres , en exécutant une mulique célefte :
How ofcen from the fteep
Of echoing hill, or thicket, hâve we heard
Celeftial voices to the midnight air ,
Sole , or refpon/îve each to other's note ■,
Singing their great Creator î Oft in bands
While ihey keep watch , or nightiy rounding walk j
With heavenly touch of inrtrunaental founds ,
In fuU harmonie number joined , their fongs
Divide the night, and lift our thoughts to heaven.
Quant ef ois f entendis du fommet ef carpe
De la retentijpante & lointaine colline ,
Le fon que , nuitamment , forme une voix divine
Ou feule , ou répondant au concert des Efprits ,
F 1
(84)
Chantant leur Créateur. Souvent desfombns nuits
Ils parcourent le cercle , & rempUjJent leur tâche
En troupe vigilante. Ils touchent fans relâche
Leurs inflrumens divins , aux fons harmonieux ;
Ce chœur-, du haut des airs-, appelle l'amé aux deux.
Nous avions alors prefque quitté les bords
des deux promontoires ornés de bois ,
dans notre route , pour nous rendre à
Patterdale. La fcène fe termine de la ma-
nière la plus magnifique. C ell une roche
qui fait une projeélion hardie , noble-
ment marquée & garnie d'arbres fufpen-
dus , fous le fommet fombre de laquelle
le chemin fe détourne tout-à-coup. Là eft
la pointe du fécond promontoire , qui
eft , il je ne me trompe , connue fous le
nom de Stibra-Cragg.
Le chêne eft l'arbre qui forme , en gé-
néral , toute la fcène dans l'étendue de
ces deux promontoires.
Delà, à travers des ruelles plantées des
mcmes arbres , quoique moins fuperbe-
ment décorées , nous arrivâmes au village
de Patterdale, litué fur des terres élevées.
( 85 )
au milieu de deux ou trois petites rivières
ou branches d'une rivière , dont les eaux
vont fournir le lac. Il efl: dans un amas
de montagnes qui font ouvertes en front
du bras Méridional du lac , au-delà du-
quel on découvre les terres hautes & boi-
feufes de Gobray-Park. La fituation de ce
village efl: de la plus grande magnificence.
Au milieu des chaumières qui le com-
pofent , eft une maifon appartenante à un
homme d'une condition un peu plus rele-
vée que celle des Villageois de fon voifî-
nage. Il a un petit bien qu'il fait valoir
par fes mains. Comme ce bien, quoique
d'ailleurs peu confidérable , l'eft plus que
celui d'aucun de fes voifms , cela lui a
acquis le titre de Roi de Patterdale , qui
a fait oublier fon nom de famille. Ses
ancêtres l'ont porté avant lui , & cette no-
blefle fe perd prefque dans la nuit des
tems. Nous eûmes Thonneur de voir ce
Prince qui prenoit le plaifîr de la pêche
fur le lac 5 & je ne pus ro'empècher de
p.nfer que 11 je me fentois difpofé à en-
F 3
( 8.Î)
vier la condition d'un des Potentats de
l'Europe , ce feroit afîuriment celle du
Roi de Patterdale. L'orgueil de Verfailles
«3c de Windfor perdroient trop à une com-
pàraifon avec la magnificence de fes do-
maines.
Le petit trait hiftorique qu'on va lire
eft propre à donner un exemple , entre
plulieurs , de la grande (implicite de mœurs
de cette heureufe terre , ainlî que de la
tempérance rigide & de réconom.ie donc
la ne'ceflîté fait une loi à fes pailibles ha-
bitans.
Un Eccléfiaftique , nommé Martifon ,
a été Miniftre ici pendant foixante ans ,
& efl mort dernièrement à l'âge de quatre-
vingt-dix. Dans la première partie de fa
vie , fon bénéfice ne lui rapportoit que
douze livres fterlings (i) par an. Il fut
augmenté dans la fuite ( par la bonté de
la Reine , je crois ) , jufqu'à dix-huit livres j
taux qu'il n'a jamais pafîe. Sur ce revenu ^
'————— I _i I, iiM
(i) A- peu-près cent écus tournois.
( 87 )
il fe maria, cleva quatre enfans , vccut
d'une manière honorable dans fa Paroiffe ,
paya l'éducation d'un fils dans un Collège,
fî j'ai bonne mémoire, & laiila en mourant
plus de mille livres llerlings (i).
Avec cette fimp licite fingulièreôc ce mépris
des formes qui diftingucnt un coin de terre
comme celui-ci , il fit lui-même les funé-
railles de fa mcre , maria fon père avec
une féconde femme j & après , il lui ren-
dit aulTi les derniers devoirs comme fils
& comme Curé. Il publia lui-même dans
l'Eslife fes bans de mariaj2;e avec une
femme qu'il avoit baptifce de fes m.ains y
& maria lui-même fes quatre enfans.
Qu'on juge par ce feul fait des mœurs
des habitans de ce village. Eloignés des
rafinemens du luxe , ils le font également
(i) Ce problème eft très-aifé à réfoudre par le calcul
de quelques guinées placées à intérêt, & qui > -en joignant
toujours les intérêts pour les convertir en capitaux , &c.
forme enfin une fomtne que l'on eft tout étonné de voir (I
co.:iîdcrable.
( Nott du Traducteur. )
F4
( 88 )
des vices qu'il traîne à fa fuite. PlufîeuBS
Ecrivains profonds , & Montefquieu (i)
en particulier , ont été d'avis que ces fcè-
nes fauvages de la Nature avoient un(^
grande influence fur la morale , & ont
trouvé dans les pays de montagnes , des
vertus dont le germe , ou n'exiftoit pas ,
ou étoit étouffé dans les contrées plus
polies. De toutes les opinions qui ont eu
cours parmi les hommes , il n'y en a pas ,
peut-être , qui foit puifée dans la vérité
plus que celle-là. Montefquieu avoit en
vue principalement , dans fes recherches ,
la vertu politique, la liberté , la bravoure,
& tous les Arcs d'une défenfc courageufe
& hardie j mais je crois , quant à moi ,
que les vertus privées ne trouvent pas un
afyle moins fur dans ces lieux après , fé-
parés , pour aind dire , de la fcène du
monde. C'eft le bonheur de ces Peuples
de n'avoir point de grandes routes , &
d'habiter ces fimples chaumières qui , pla-
JB) ■ ■ I !■* I II» m ■ ■ ■ ■ ■■■ I ■■ ■■■■■■■.■ ». ■■! »w — «I ■— Wi— ^w^— ^P^^— i*— ^
(i) Efprit des Loix, Liv. XVIII, Chap. II.
( Sp )
cées fur les bords des lacs ou au fein des
montagnes , n'ont aucun moyen de com-
munication avec les autres clafles de leurs
femblables. On appelle quelquefois l'igno-
rance la mère du vice : on devroit , félon
moi , la nommer plutôt la fauve-garde de
la vertu & de l'innocence.
Je regarde comme bien véritablement
coupables ces voyageurs , dont les excur-
fions au milieu de ces hommes heureux
dans leur innocente fimplicité , fembicnt
n'avoir pour but que de les corrompre , de
femer parmi eux des idées d'extravagance
& de difïîpation ; de leur infpirer le goûc
de plaifirs jc de jouifTances prérendues qu'ils
ne connoilToient pas. Que font-ils autre
chofe que de leur rendre leur fcjour défa-
gréable , & de fubftituer à leurs mœurs
groffières, mais indufli'ieufes , la parefle ôc
la néccffité des reilources malhonnêtes ?
Si un voyageur vouloir parcourir un pays
tel que celui-ci , dans la vue d'en examiner
la noblefTe <5c la beauté , ou avec l'œil ob-
( 9^
fervateur du Philofophe moralifte, ou pour
y puifeu dans les ouvrages fublimes de la
création de nouveaux motifs d'adorer le
Créateur : fi dans fa route , il pouvoit fe
contenter des mets fimples & fains que le
pays produit , en les relevant par Taffaifon-
nement de l'exercice & de la fatigue ( car
il y a des momens où l'eftomac s'accom-.
mode fort bien de la nourriture la moins
délicate), s'il pouvoit, au lieu de porter
les germes infeds de la corruption parmi
cet heureux peuple , lui enfeigner à prati-
quer quelque vertu qu'il n'eût pas , ou plu-
tôt réformer fa vie d'après le modèle qu'il
offre , il verroit là à quel cercle étroit font
bornés les vrais befoins de la Nature. Alors,
il tireroit plus de fruit d'un tel voyage que
de celui de Rome ou de Paris. Quand la
polireiTe des manières ne fait que couvrir
d'un vernis la laideur du vice , c'eft amé-
liorer fon fort que de retourner à la fim-
plicité de mœurs j & l'exemple de l'inno-
cence eft une leçon plus inllrudive & plus
importante que toutes les perfedions des
( SI )
Arts & les connoilianccs des hommes de
Lettres ne peuvent ctre utiles pour le bon-
heur de la vie.
Mais ces fentimens ne font pas faits pour
être adoptés du beau monde qui vient quel-
quefois viliter ces magnifiques fcènes. Leurs
idées fe bornent uniquement à étendre la
fphère de leurs amufemens , ou à chercher
les variétés d'une vie livrée à la didipation.
La beauté des fîtes eft ce qui les touche le
moins , ou s'ils penfent à la nature du pays ,
ce n'eft qu'autant qu'elle leur offre des
jouiffances d'un genre nouveau. C'eft: ainiî
que ces gens-là ont introduit ici jufqu'aux
courfes de chevaux de Newmarket, diver-
tiffement qu'on croiroit devoir être de tous
le plus étranger à ces lieux. On conduit au
milieu du lac dans un bateau plat un cer-
tain nombre de chevaux. On lâche une
bonde ou cheville fixée au fond du bateau
qui s'enfonce , & les chevaux flottent fur la
furface. Ils gagnent la terre en diverfes di-
reftions , & celui qui touche le premier le
(90
rivage fait obtenir à fon maître le prix à^
cette courfe fingulière.
Strenua nos exercet înertia : navibus atque
Quadrigis petimus bene vivere. Quod petis, hic eft:
£ft Ulubris ; animus fi te non déficit jcquus.
< 93 )
CHAPITRE XIX.
A
Y A N T pafTé deux heures à Patterdale
à faire rafraîchir nos chevaux & à contem-
pler les beautés de fa lituation , nous en
fortimes à regret , & nous mîmes en route
pour Penrith.
Nous avions alors à côtoyer le lac dans
toute fa longueur. Nous avions déjà par-
couru une partie de ce rivage pour venir
de Gobray-Park > mais nous ne fûmes pas
fâchés de le voir une féconde fois.
En traverfant les deux promontoires cou-
verts de bois , où nous avions voyagé le
matin , nous eûmes une vue complette du
bras du milieu du lac qui , comme je l'ai
obfervé , efl le plus long de beaucoup. Mar-
tindale-fell , rocher avancé au-defTus du
canal qui , dans la matinée , ornoit la gau-
che du payfage , fe trouvoit alors à notre
droite. La gauche étoit compofée des hau-
tes terres boifeufes qui entourent Gobray-
(94:)
Park. Au centre , les collines tombant dans
une pente douce , formoient une limite à
rextrémité du lac , en s'ctendant au loin à
l'Orient. Pour devant de tableau , nous
avions les bois & les rochers des deux pro-
montoires au travers defquels nous avions
pafTé.
Tels étoicnt les contours ôc la compofi-
tion du tableau que nous avions devant
nous j mais Ton coloris étoit encore d'une
beauté plus parfaite.
Le foleil commençoit àbaiiTer , & jettoit
obliquement fur le payfage les larges om-
bres du foir , tandis que fes rayons refplen-
difîant d'un luftre jaune à travers les val-
lons , couvroient de mille teintes agréable-
ment variées , les fommets éclairés des
mojitagnes , avec une harmonie douce dans
les lieux où quelque retraite profonde é:oit
foiblement ombragée, mais brilian: de cou-
leurs éclatantes où des cimes en faillie ou
des promontoireSjrecevoient plus à plein la
lueur du rayon divergent. L'air étoit tran-
quille : le lac refiembloit à la furface d'un
(95 )
miroir poli. Les ombres des montagnes quî,
quelquefois , donnent à Teau une teinte
forte de noir (en plufîeurs circonftances
extrêmement pittorefque ) , ne produifoient
ici qu'une teinte foible de bleu qui fembloit
balayer la moitié de la furface. L'autre moi-
tié recevoit l'impreffion gaie de toutes les
formes radieufes qui luifoient à l'entoiir.
Le payfage vu de l'autre fens ctoit touché
en couleurs plus foibles, néanmoins il étoit
plus qu*efqui[fés. Il étoit prefque £ni. Il n'y
manquoit plus que les dernières touches.
Quel fujet d'étude admirable pour le
Peintre qu'une fcène comme celle-ci ! qu'elle
efl bien fupérieure aux bornes étroites de
la chambre obfcure ! Ici , on voit la Nature
dans fes grandes dimenfions. Elle vous laifle
pénétrer fon fccret , & découvrir la magie
adroite de fon pinceau. Dans les tableaux
de reflet , on voit tous les premiers traits jet-
tes 5 les grands effets confervés , &z ce voile
d'obfcurité expreffive étendu fur le tout,
& fous lequel ce qui eft fait i'eft dans une
manière fi parfaite, fi exquife que, Çi l'on
étoit curieux d'y voir la dernière touche , on
fouhaiteroit qu'elle fut donnée par la même
main inimitable qui a tracé l'efquifle. De
l'ombre , jettez les yeux fur la réalité , &
vous aurez le tableau dans fa perfeftion.
Là , tout ce qui étoit dans l'obfcurité , efl:
détaillé & fini. Le tableau & l'efquifle fe
fervent de"'pendans & réfléchiflent l'un fur
l'autre des grâces réciproques.
Je m'arrête plus long-tems fur cette def-
criprion d'UUefwater , parce que , durant
cinq jours que nous féjournames dans ce
pays romantique , où nous avons vu tant
de lacs , ce moment efl le feul où nous
fûmes afîez heureux pour voir l'eau dans
un état de pureté & à réflexion. Nous avions
fouvent rencontré des objets de ce genre
qui reflétoient d'une manière partielle î mais
ici nous eûmes le fpeâ:acle d'un lac entier
qui donnoit une réflexion complette des
images.
Lorfque nous eûmes examiné ce char-
mant & délicieux payfage , fi parfait pour
la
( 97 )
la compolîtion & le colons , nous conti-
nuâmes notre route le long du lac.
Nous rentrâmes alors dans Gobray-Park,
qui nous offrit dans un efpace de près de
trois milles , une grande variété de fcènes
magnifiques à la gauche, compofces de ro-
chers , de terres brifées , de haute-futaie ,
de taillis & de collines boifeufes i tandis
que le lac & les montagnes, dont les fom-
mets brilloient de la fplendeur complette
d'un foleil couchant, étoient un fond con«
tinu d'agrémens variés à la droite, C'étoit
pour l'œil un plaifir & un foulagement de
contempler alternativement ces deux diffé-
rens modes de fcènes : de voir d'un coté
les ombres larges & les teintes éclairées ôc
diverfifiées des montagnes éloignées , ôc de
l'autre les fuperbes formes ôc les objets du
devant de tableau.
Une partie de celui-ci étoit marquée
d'un afpeft fingulicrement fauvage. C'étoit
une efpèce de défilé dans les rochers près
des bords du lac, & connu , je crois , fous
le nom de Ycw~cragg, Si Céfar i'avoit vu ,
Tome IL Q
il en auroit été frappé fous un point de
vue militaire , & l'auroit défini un défilé :
« Angnrium & ^difficile , inter montem , ôc lacum j
» c]uo vix finguli carri ducerentur. Mons aUidîmus impen-
» débat } ut facile perpauci tranfitum prohibera poG-
»> fènt (i).
^' Mais mon imagination & celle de mes
compagnons de voyage, étoient plus rem-
plies d'idées pittorefques que d'idées mili-
taires. Il nous frappa donc fimplement
comme objet de beauté. Voici la defcription
de ce lieu.
A peu de diftance du lac , le côté brifé
d'une montagne tombe brufquement à
terre en deux nobles rangées de rochers ,
qui toutes deux font fracafTées dans toutes
les direélions. Les rochers étoient ornés
de bois avec une richefîe étonnante. La
route bordoit le lac , & entr'elle & les
rochers tout étoit terre brifée , raboteufe ,.
femée de fougère , & impraticable. Parmi
les rocs s'élevoit un bois d'arbres de forêts
*■■■■■ ■•
{i) Cxf. comm. L. I.
( 99 )
de îiautciiirs difftirentes , félon Tinégalus
du terrein. De tems en tems quelques chê-
nes cpars , fouverains vieillis de ces bois ,
clevoient dans une clairière leurs troncs pe-
lés & delTéchcs , & faifoient refforcir La ver-
dure animée des arbres plus touffus. Les
daims effrayés , treffaillant dans la fougeraie
à l'approche de nos chevaux , ajoutoient
au caradère naturel de la fcène , celui d'une
nature fauvage , tandis que les cris fortant
d'une héronnière ( chants qui caradérifent
le mieux cette même Nature) appeloient
l'oreille à partager l'effet.
L'illumination de cette grande maffe de
rochers n'étoit pas moins intéreffante que
fa compofition. Le tout , au moment où
nous le vîmes , étoit couvert d'une ornière
profonde du foir , chargée dans les coins
les plus refferrés, de plufieurs teintes plus
fombres. Un doux rayon , où fe peignoit
légèrement la rougeur d'un foleil cou-
chant , doroit les fommets des arbres.
N(^hile, rushing through the branches, rifted clitfs
Dart tfaeir whitc heads , and ^//«^/; tbrougfi rhe gloom,
G 2
( 100 \
A travers la forêt , des rocs les chefs blanchis ,
Keluifoient au milieu des arbres obfcurcis.
Si quelqu'un fe fcntoit de la dirpofition à
fe faire Hermite , je ne connois pas de lieu
où il pût être plus agréablement qu'ici. Les
rocs qui projettent lui fourniroient un ex-
cellent abri où faire fa cellule , qui ouvri-
roit fur une fcène la plus favorable , à tous
égards , à la méditation. Il pourroit errec
tranquillement , un Akempis à la m.ain , le
long du pied d'une montagne ou fur les
bords d'un lac , fréquentés feulement par
quelque voyageur curieux , ou par le Ber-
ger ardent à chercher un déferteur de fon
troupeau. Ici , il jouiroit de la contempla-
tion de la Nature , unifTant la lîmplicité à
la majefté. Ce feul payfage , la feule ban-
lieue de fa cellule , ornés des variétés de la
lumière & de Pombre , de l'éclat du foleil
& des horreurs de la tempête, de l'aurore
& du crépufcule , fjffiroient pour lui ap-
porter un fond inépuifable d'amufement ,
tandis que l'ample volume de la Nature,
étalé journellement fous fes yeux , banni-
C loi )
roic de Ton ame les petites idées mondaines
pour y imprimer en traits de flamme celle
de la beauté de la Nature , & de la puiffance
immenfe , infinie du Créateur.
Nous ne fortîmes de celte fcène fauvafj^e
que pour en avoir une d'un genre diffé-
rent. C'étoit une plaine circulaire d'envi-
ron un demi-mille de diamètre , entourée
de montagnes , avec une ouverture fur le
lac, La plaine étoit unie , mais variée : les
montagnes un peu baffes , mais efcarpées.
Une vallée comme celle-ci , confîdérée
comme un tout , n'a pas une grande beauté
pittorefque ; mais l'œil pittorefque y pour-
roit néanmoins trouver de quoi fe fatisfaire.
Il parcourra les collines & en extraira les
parties les plus agréables. Elles lui fervî-
ront à former le fond de fon tableau > &
quant au devant (qui ne peut jamais être
qu'une plaine) , il l'enrichira par du bétail ,
des arbres ou d'autres objets. Des fcènes ,
même de la fimplicité de celle que nous
examinons , peuvent , à l'aide de clairs <5c
( Î02 )
d'ombres bien ménages , former d'excel-
hns fujets à l'Artille.
Bientôt après , nous eûmes une répéti-
tion du même fpeftacle. C'étoit un vallon ,
décrivant un cercle , qu'entouroient des
montagnes, quoique différent de l'autre en
plulieurs points. Tous deux , cependant ,
étoient également dénués d'ornemens j &
comme tous deux étoient rufceptibles , au
moyen de l'addition de quelques accef-
foires , de fournir de bons tableaux au Pein-
tre , ils pouvoient de même fe changer en
fcènes délicieufes de la Nature par des
plants d'arbres placés avec goût , quoique,
même en ce cas, il fût naturel de délirer
^ue ces arbres fuilent âgés d*un liccle.
C'ejft une obfervation à faire qu'on trouve
a peine une difpofition de terrein dans un
f)aysde montagnes ,que Virgile ne femblé
l'avoir connue. Les fccnes que nous avions
alors fous les yeux, il les a décrites avec
fon élégante préciiiôn. Seulement , il a
donné à fes collmes l'ornement des bois
( 103 )
qu'il favoit être le vêtement le plus pitto-
refque pour elles.
Tendit
Gramineum in campum , quem collibus undique curvis
Cingebant Cyhx-, mediaque in valle theatri
Circus erat.
Non loin de ces plaines ciixulaires paroît
Gobray-hally Château qui régnoit auti'efois
fouverain de ces lieux , & eft aujourd'hui
une maifon abandonnée. Si la fituation fuffit
pour établir le mérite d'une demeure , ce
féjour paroît avoir cet avantage en grande
perfedion. Elle eft lîtuée fur une éminence,
derrière laquelle le terrein eft' encore plus
élevé. Nous n'avons pas monté jufqu'au
mûnoîr \ mais il nous a paru commander
une vue noble du lac & du fite tout à
Tentour.
Près du point où le lac d'Ullefwater
forme fa dernière courbe , eft le village de
Waur-mullock , fitué un peu dans les terres.
Nous le traversâmes en fuivant la route qui
no 1 ccnduiiit devant le dernier bras du
îac , qui en eft la partie la moins belle. Ici,
G 4
( 104 )
Tes collines deviennent applaties ôc maflï-
ves, & le pays perd à chaque pas quelques-
unes des touches fauvages du pinceau de
la Nature , & dégénère en cultivation , fî
j'ofe me fervir d'une telle expreffion.
A l'extrémité du lac eft Dunmallety col-
line remarquable qui en domine le dernier
"bras. Mais elle n'oilre qu'un objet qui dé-
plaît à l'cfcil. Elle efl: taillée en pyramide
régulièrement conique, plantée avec uni-
formité de fapins d'Ecoile j & étant cou-
pée d'une manière aufîi plate en avenues &
fentiers qui vont aboutir à un centre , elle
termine balTement un point de vue très-
noble. Elle étoit probablement autrefois
plus intérefiante lorfque l'aigle Romaine y
ctoit déployée au fommet , que fes flancs
hardis & raboteux étoient plus d'accord
avec les objets qui les environnent , &
qu'une magnifique forterefîe fufpendue au-
delTus de fes précipices, commandoit une
vue du lac. Cette place de guerre , dont
on découvre encore aifément les remparts
d'après le peu qui en fubfille , a dil être
( 1^5 )
d'une importance confidérable, parce quVl le
montroit à découvert tous les endroits d'où
l'on pouvoir entrer dans le pays.
Nous avions alors terminé notre exa-
men d'UlIerwater,qui contient une variété
étonnante des fcènes majeftueufes & pitto ^
refques, refîerréesdans un efpace fort étroit.
Dans une partie non éloignée de Water-
mullock , le chemin nous mena fur les hau-
teurs , d'où nous jouîmes à la fois du fpec-
tacle entier du lac & de tous fes accefToires.
C'étoit à la vue comme une mer de mon-
tagnes dans la coiifufion , une fcène brifée ,
agréable , quoique non pittorefque.
Dans notre promenade du foir , nous
n'avions parcouru les bords du lac que d'un
côté , & nous aurions defiré que le tems
nous eût permis de parcourir l'autre aulîî.
Il efl: probable que la côte méridionale
nous auroit fourni dans le lointain des
points de vue très-nobles des bois & des
rochers de Gobray-Park & des terres éle-
vées du voilinap-e.
Nous aurions defiré auffi de vogj^er fur
( io6 )
toute la furface du lac 5 car quoique de
dQ{[v.sl'eau les fîtes foient , en général , moins
beaux que lorfqu'ils font vus de la terre-
fer me y p^r ce que dans le premier cas, ils
font prives de l'avantage d'un devant de
tableau , & donnent aufli à l'œil un horifon
trop bas (i) , néanmoins il y a lieu de croire
que les grands bras du lac & les promon-
toires boifeux que l'eau pourtourne, au-
roient , d'un bateau, offert plufieurs iitua-
tions magnifiques.
Nous entendîmes faire beaucoup d'élo-
ges d'un point de vue pris de defTus le lac î
c'étoit celui qu'on a de fon dernier bras ,
en regardant du côté de la colline pyrami-
dale de Dunmallet j les cotés du lac , fa
pente douce qui le conduit dans la rivière
Eamot qui emporte fes eaux , le pont de
Pooly fur cette rivière à l'extrémité du lac ,
& le pa}^s qui s'étend aù-dclà; tout, à en
croire ce qu'on nous dit , en étoit admi-
rable 5 mais nous ne pûmes nous imaginer
(i) Vo/ez Chapitre VI.
( 107 )
qu'aucune vue de ce bout du lac pût entrer
en comparaifon avec ce que nous avions ad-
miré près des rivages de Patterdale , & fur-
tout encore moins une vue dont k' régula-
rité froide de Dunmallet faifoit une partie
û confidérable.
Nous aurions eu aufïï un furcroîtde plai-
fir , fi nous euflions pu voir le lac au clair
de la lune ; car , quoiqu'il foit fort diffi-
cile en peinture de ménager une effufion lî
foiblede lumière, de manière tout-à-la-fois
à illuminer les objets & à produire un effet (l),
néanmoins , la réalité dans ces fortes de
fcènes , eft fouvent accompagnée d'une fo-
lemnité & d'une majefté merveilleufes. Cette
forme ombrée de grands objets , qui efl tra-
cée quelquefois par un fil-d'argent & quel-
quefois par une efpèce d'obfcurité bril-
lante fur un fond plus obfcur , accable
( I ) Si l'Auteur eût vu le beau clair de lune du célèbre
M, Vernet, il diroit que cette difficulté, très-grande fans
doute , a été , au moins une fois , vaincue heureufement.
( Note du Traducteur. )
( io8 )
prcfquc rimagination d'idées fublimrs.^
Nous voyons auffi quelquefois de grands
efFets de clair & d'ombre , quoique foible-
ment marqués. En rabfence des couleurs
le clair obfcur eft plus frappant.
One expanded sheet of light
Diffùfîng : while the sliades frora rock to rock
Irregularly thrown, with folemn gloom
Diver/îfj the whole.
// étend à l'entour fa nappe lumineufe»
D'une Ombre irrégulière , à la marche douteufe ,
Le corps de roc en roc tour-à-tour ejl jette ,
Variant des objets Vaugujîe ohfcurité*
Je ne puis prendre congé des fcènes d'Ul-
lefwarer , fans parler d'un poilTon extraor-
dinaire qui fréquente fes eaux , & que le
Naturalifte & l'Epicurien recherchent avec
la même ardeur. Il eft de l'efpcce de la
truite , magnifiquement couvert d'écaillés
argentées , d'une chair ferme & d'un goût
exquis ; & quant à fa taille , on en a vu quel-
quefois pefer de trente à quarante livres.
Ayant perdu de vue les limites du Lie ,
nous traversâmes un pays fort agréable dans
( 109 )
notre route pour aller à Penrith , ayant
prefque toujours la rivière Eamot devant
les veux à notre droice , & laidant à notre
gauche les raines de Dacre-caftle , ancienne
rciîdence de la no.ble famille de ce nom.
C'eil en cette partie du Cumberland que
font principalement établies les plus hon-
nêtes familles du Comté. On voit dans une
circonférence de quelques milles plufieurs
de leurs maifons , dont quelques-unes ont
autrefois été des Châteaux; mais nous n'en
vîmes de près que deux ou trois qui étoient
fur le bord du chemin.
Avant que d'arriver à Penrith , nous
eûmes la vue d'une de ces fortereffes qui efl:
une très-belle ruine , connue fous le nom
de Penrith-Caftle , & qui fe montroit à nous
dans les circonuances les plus intéreflantes.
Le foleil qui, dans toute la longueur d'un
jour d'été, nous avoit £iit jouir de l'éclat
égayant de fon aurore , de la chaleur bril-
lante de fon midi & de la lumière tendre
de la foirée , fe préparoit alors à prendre
congé de nous par un aditu doux ^ qu'il
( no )
fcelloit du préfent d'un fpedacle encore
plus fuperbe.
Une graiide arcade brife'e fe preTentoit
d*abord dans une teinte forte d'ombre. A
travers l'ouverture , paroiffoit une partie
de la fbrudure intérieure jetée dans la perf-
pedive d'une manière qui en relevoit la
t)eauté , éclairée par le rayon figiial du dé-
part de l'aflre. D'autres fragmens des tours
endommagées & les créneaux étoient feu-
lement effleurés par la teinte fplendide î
mais le corps ou la mafîe de lumière éclai-
roit les parties qu'on voyoit au travers de
l^arcade ombrée.
Dans le lointain , au-delà du Cbateau ,
s'élevoit une colline pareillement dans
l'ombre , au fommet de laquelle étoit un
fanal folitaire. Les fenêtres fe répondant
l'une à l'autre , nous pouvions y diftinguec
rhoriifon éclatant dont ils réfraftoient k
lumière , circonilance qui , quoique de peu
de conféquence dans une defcription, a un
fuperbe effet dans le payfage.
Ce fanal eft un monument fubfiftant de
( "I )
CCS tems de tumulte qui pre'cédèrent l'u-
nion des deux Royaumes , & le feul de
cette efpèce qui refte encore dans le pays ;
quoiqu'il y ait eu autrefois de ces fanaux
qui , diffcribués en grand nombre de tous
les cotés y fervoient à donner des avis eii
peu de fécondes d'un bout de la contrée à
l'autre.
Aujourd'hui , ces Châteaux & ces pofle^
d'alarme , qui ornent le pays qu'ils dé-
fendoient jadis , font naître des . réfle-
xions agréables par la comparaifon du
tems paffé au préfent, de ces tems de trou-
ble ou aucun homme ne pouvoit dormir
en * fureté , s'il n'étoit défendu par une
fortereiTe. Dans la guerre , il crai^noit
l'invadon d'un ennemi ouvert & déclaré ;
& dans la paix , il redoutoit quelque choie
de plus formidable encore , les ravages
des bandits , dont le pays étoit alors con-
tinuellement infefté. Ces malheureux fe,
recrutoient des bannis des deux Nations ;
& des fondrières & des montagnes oii ils
fe retranchoient le jour , ils fortoient pen-
( IIÎ )
dant Içs nuits pour piller & ravager le pays
d'alentour,
Penrith eft une jolie Ville , fîtuée, d'une
manière agréable , fous des montagnes &
dans le voiHnage des lacs.
Nous vîmes , dans le cimetière, un an-
cien monument qui a exercé la fagacité
de plufieurs antiquaires. Il coniifte en
quatre piliers groffiers , avec quatre pier-
res demi-circulaires , fixées en terres dans
les intervalles d'ent r'eux. Le Dodeur Todd,
antiquaire du iiècle dernier , a trouvé fur
les différentes parties de ce monument ,
quatre fangliers , & plufieurs devifes in-
génieufes. Nous l'avons examiné avec 'at-
tention , mais nous n'avons pu y découvrir
la reflemblance même la plus imparfaite
d'aucun animal. Toute la furface fembloit
n'off^iir qu'un morceau groiïièrement tra-
vaillé au cifeau. Dans l'Eglife , qui eft une
fabrique d'une belle fimplicité , eft placée
une pierre qui attefte les ravages que fit
la pefte dans les Villes du voifinage , en
l'année 15^8.
En
m
( Ilî )
Fn fortant de Penrith , qui efl: à vinp-t
milles de Carlifle , on entre dans ce grand
dcfert appelé Ingkwood-Foreft (forêt dln.
gkwood ) , que nous traversâmes dans
une longueur de neuf milles au moins.
Dans tout cet cfpace , on voit à peine un
feul arbre ••> ôc cependant , fi ce terrein étoit
mis en plantations d'arbres , comme il Pa
fans doute été autrefois , il y a plufieurs
parties qu'on pourroit admirer j car le fol
forme des hauteurs hardies & nobles. La
fcène du fond eft compofce d'une grande
chaîne de montagnes qui s'effacent dans
la perfpeftivej <5c , à la gauche, on a des
vues lointaines dans un pays cultivé.
Les montagnes qui ornent ces fcènes
font les mêmes que celles que nous avions
vues en quittant Kefwick , avec cette dif-
férence que la partie la plus Septentrionale
de cette fuite de montagnes étoit alors
tournée en face de nous. De ce point de
vue , le fommet de Saddle-Back prend la
forme à laquelle ce rocher doit fon nom.
La partie d'Inglewood-Foreft , qui eft
Tome IL H
( 114 )
plus près de la Ville , efl nommée Pen-
rith-Fell , ôz confifte en terres raboteiifes
& montueuies. L'une des collines les plus
hautes eft occupée par ce fanal que nous
avions vu dans le lointain , en contemplant
les ruines de Penrith-Caftle.
C'efi: en cet endroit que s'aflembla , en
1715 , la Milice du Cumberlnnd , pouc
faire face aux Rebelles , & les arrêter dans
leur marche vers le Sud. Mais une Milice
fans difcipline n'eil jamais formidable. Tout
le corps prit la fuite en voyant paroître les
Rebelles qui tournoient une colline oppc-
fée,
Nicolfon , Evêque de Carlifle , homme
vertueux & réfolu qui les avoit excités à
prendre les armes , <Sc les avoit accompa-
gnés fur le champ de bataille, fut telle-
ment chagrin & mortifié de leur lâcheté ,
que , dans un accès de défefpoir oblliné ,
il ne vouloit pas fe retirer. L'ennemi s'a-
vançoit à grands pas. Ses domeftiques ar-
rivent en courant à fon carroffe , pour re-
cevoir fes ordres. L'évêque , plein d'indi-
( "î )
gnation , gardoit un profond fîlence. Il
s'oiiblioit lui-même dans ce moment de
calamité publique. Son cocher , cepen-
dant , dont les fentimens patriotiques n*é-
toient pas fî exaltés , fe regardant comme
chargé de la conduite des affaires dans
cette fufpcnfion momentanée d'autorité
domeftique , fouetta fes chevaux , & en-
traîna fon Maître loin de ce pofte dange-
reux & intenable.
Sur le bord de la forêt , en un lieu
appelé Plumpton, un grand pofte Romain
( ou camp fixe ) s'éte.nd dans la longueur
d'un quart-de-miile à la droite. On y voit
le terrein coupé en divcrfes manières aux
endroits ou étoient probablement les ten-
tes , les cuifines & les tables de terre, le
tout reflemblant afîez aux traces d'un cam-
pement moderne. A la gauche , paroifTent
les lignes d'un fort confidérable par Tes
dimenlions , ayant environ quatre-vingt-
toifes en quarré , & qui a été autrefois la
Citadelle de cette Colonie Militaire. Les
H 2
{ ii6y
remparts & les fofics peuvent encote fe
reconnoître de tous côtés.
A la vérité , le grand chemin que nous
avions fuivi pour venir , efl entièrement
un ouvrage des Romains , & cfl: tiré preH-
qu'en ligne droite à travers la forêt. On
rencontre rarement un chemin tournant
fait par ce Peuple. Leurs Ingénieurs de
ponts 6c chauflées , & leurs Pionniers ,
n'avoient nulle idée de la ligne de beauté :
ils ne refpeftoient aucun enclos , mais pré-
féroient toujours la direélion la plus
courte, prenant la voie appiennc pour le
modèle de toutes leurs routes dans les
Provinces de l'Empire.
A Ragmire , qui effc environ un mille
plus loin , où le chemin traverfe une fon»
drière , on a trouvé dernièrement , en
creufant la terre , de grofîes pièces de
charpente , refpedées par le tems , & qui
avoient été mifes là par les Romains pour
fondations d'une chauffée qu'ils avoient
clevée fur ce terrein peu folide.
Quand on fort d'Inglewood - Foreft ,
( 117)
le chemin pénètre dans un pays renfermé
qui n'a que peu de variété , & offre à peine
un objet intérefiant , jufqu'à ce qu'on ar-
rive à Carlifle. j'/c-'t •;"•■
Vue des terres élevées , près du petit
village de Hereby , l'approche de cette
Ville a beaucoup de nobleffe. Elle borne
une perfpedive d'un mille de longueur ,
& prend une forme très - compare , où
l'on n'apperçoit aucune partie qui n'ait
une magnifique apparence. A la droite ,
s'élève la tour quarrée & maffive du Châ-
teau. Au milieu , la Cathédrale paroît en-
core dans une plus grande élévation j ôc
attenant à la gauche , on découvre les
tours rondes de la Citadelle , qui a été
bâtie par Henri VIII , dans la forme de
fes Châteaux de Hampshire , ôc des côtes
du Comté de Kent.
La beauté de cette approche eft néan-
moins bientôt perdue. Quand on a def-
ce.idu la colline depuis Hereby , la Ville
H3
( ii8)
fe met au niveau du peu de beauté de fes
environs.
L'entrée eft cependant noble , la route
faifant un circuit pour aller gagner la
porte , le long des tours de la Citadelle.
( "9 )
CHAPITRE XX.
P
E u de Villes ofFrent un plus beau champ
queCarlide aux recherches d'un antiquaire.
Son origine & fon hiftoire font également
éloignées , curieufes & obfcures. C^étoit ,
inconteftablement , une place de confé-
quence dans le tcms des Romains. Le mur
de Sévère lui fert feulement de rempart
fous le Gouvernement Britannique. Les
traces de cette barrière s'étendent au-de-
dans à un demi-miJle près des portes de la
Ville , Se elle a probablement figuré d'a-
bord fous le caradère d'une fortereiTe qui
dominoit ce rempart célèbre.
Dans les fiècles qui fuivirent , elle joua
fuccellivement un rôle dans l'Hiftoire des
Saxons , des Danois & des EcofTois j êc
pendant les révolutions qu'éprouvèrent
ces différentes Nations ,. fe vit foumife à
toutes les viciffitudes de la guerre. Elle a
été fréquemment alïiégéc , pillée , brûlée
H 4
( 120 )
6c rebâtie. Une fois , elle a refté entevelic
fous fes ruines pendant deux fiècles. Guil-
laume le Roux , fils du Conquérant , la
rétablit enfuite. La Ville actuelle eft fon*
dce fur les veftiges des anciennes Villes ,
qui , en plufieurs endroits au-dedans , for-
moient un terrein élevé, prefqu'au niveau
de la hauteur des murs. On creufe rare-
ment les fondations d'une maifon fans
ébranler les ruines de quelque autre. Cette
Ville a fait la réfidence de plufieurs Rois ,
& a fervi de prifon à quelques autres. On
montre encore , près de la porte du Châ-
teau ;, un vieux frêne qu'on dit avoir été
planté par l'infortunée Marie Stuart , qui
palTa , dans cette forterefle , une partie du
tems de fa captivité. Elle y fut amenée
peu après qu'elle eut débarqué à Working-
ton. Plufieurs Princes ont auffi verfé fur
cette ancienne Ville leurs faveurs royales ,
& ont fait de fes fortifications , l'objet d'un
foin particulier.
Aujourd'hui , elle eft déchue de tous
fes honneurs militaires. On n'y redoute
( 121 )
pins les commotions qiii.agitoient le Nord
de cette lue. Les portes en font toujours
ouvertes, & les murs fe minent & tombent
en ruine de plus en plus , fans attirer la
moindre attention. On tiroit encore , il y
a llx ans , un coup de canon du Château
le matin , & un autre le foir ; & ce dernier
caradère d'une Ville de guerre a été dé-
truit , au grand regret des habitans des
environs , dont il régloit les heures de
travail.
Mais mon intention n'eft point d'écrire
rhiftoire de Carlifle. Cette Ville ne m'in-
térefîe que comme objet de beauté. A dire
la vérité , fes murs enferment peu de chofe
qui foit digne d'être remarqué. Le Châ-
teau eft lourd dans toutes fes parties, c!om-
me le font ordinairement ces fortes de
ftrudures. Il eft trop bien confervé pour
faire beaucoup de plaifir à l'œil pi^oref-
que , fmon comme objet éloigné , adouci
par le lointain. Lorfq.ue le laps des fiècles
^ura endommagé fes tours & fes arcs-bou-
tans , <5c que fes parties auront acquis de
( 122 )
la légèreté , il pourra fervir à orner quel-
que payfage.
La Cathédrale mérite encore moins d'at-
tention. Oeft une fabrique pefante , de
conflruflion Saxonne , & elle n'a rien de
beau , excepté la fenêtre à TOrient , qui
eft un morceau riche & très - élégant de
ramification gothique.
Le lieu d'afîemblée des Frères ( Fratry )
comme on l'appelle , ou Maifon du Cha-
pitre dans l'Abbaye , eft le feul bâtiment
digne de remarque. D'un coté où il a été
autrefois lié aux cloîtres , il a peu de beau-
té j mais de l'autre , auprès du Doyenné ,
les proportions & les ornemens en font
élégans. Il paroît être à-peu-près dans ce
ilylé d'architedure qui étoit en ufage avant
le règne des deux derniers Henri.
Mais quoique Carlifle offre peu à la eu-
riofité dans l'enceinte de fes murs , cepen-
dant , cette Ville , confidérée comme ob-
jet de lointain , ajoute une grande beauté
au pays qui Pentoure. Peu de Cités ont
une fituation plus favorable. Elle eft fur
( "5 )
uft terrein élevé , au milieu cîe prauies
arrofées par deux rivières confidérables ,
qui , coulant de différens côtés autour de
la Ville, s'unifient un peu au-deflous, &i
font du terrein où elle eft afîîfe , une ef-
pèce de Péninfule. Au-delà des prairies ,
le fol s'élève dans prefque toutes les par-
ties , de diflance en diftance.
Ces prairies , fur -tout le long du rivage
de la rivière Eden, ne demanderoient qu'un
peu de bois pour les rendre très - belles.
Dans les débordemens , qui arrivent deux
ou trois fois dans le cours d'un hiver ,
elles donnent un fpeflacle plein de ma-
jefté. La Ville relTemble à un promontoire
qui fortiroit du milieu d'un vafle lac.
Le liége de peu de durée que Carlifle
foutint dans la rébellion de 1745 , & les
cîrconilances bifarres qui l'accompagnè-
rent, rendirent cette Ville l'objet de la
haine univerfelle , & plufîeurs perfonnes ,
au nombre defquelles étoit le feu Duc de
Cumberland , la foupçonnèrent d'être peu
affedionnée au Gouvernement ; mais il n'y
( 124 )
eut jamais de foupçon plus injufle. J'ofe
affirmer, au contraire _, qu'elle ne renfer-
moit pas fîx perfonnes qui favori faflent la
rébellion.
L'anecdote fuivante , connue de peu de
gens , & qu'on n'a fue que plulieurs années
après l'événement , jettera quelque jour fur
la caufe de la prompte reddition de la
place , qui a attiré tant de reproches à cette
Ville.
Lorfque les rébelles fe prefentèrent fous
fes murailles , elle n'avoit pour garnifon
que deux compagnies d'invalides 8c deux-
régimens de milice , nouvellement formés
& fans difcipline. Le Général "Wade étoit
pofté à New caille avec un corps confidé-
rable de troupes , & le Gouverneur de
Carlifle lui envoya avis de la fituation où"
il fe trouvoit , en lui demandant un rerr-
fort. Le iîmple efpoir de ce fecours porta
les Commandans de la milice du pays à
raffemblcr leurs troupes , & à les mettre
fous les armes.
Cependant, on favoit dans la ville qu«
( 125 )
les rebelles e'toient auffi mal pre'pafe's pour
l'attaque que les habitans l'étoient pour la
de'fenfe. II y avoit dcjà huit jours qu'ils
ëtoient devant la place , & que , faute d'ar-
tillerie , ils ne pouvoient rien tenter. Ils
craignoient d'ailleurs l'arrivée du corps de
troupes fous le Général \7ade , & ne vou-
loient plus retarder leur marche vers Lon-
dres. Preffés par toutes ces confidérations,
ils avoient réfolu d'abandonner leur deffein
fur la Ville.
Dans cet état critique des chofes , le
Gouverneur de Carlifle reçut du Général
Wade une lettre par laquelle il l'informoit
que , pour le préfent , il lui étoit impolîi-
ble d'envoyer le renfort demandé. Cet avis
mortifiant , quoique tenu fecret pour le
Public , fut néanmoins communiqué aux
principaux Officiers & à quelques autres ,
au nombre defquels étoit un Procureur
nommé H , homme bavard & fe mêlant de
tout.
Ce H recherchoit alors en mariage la
fille de M. F-r , l'un des habitans j & pour
( 12^ y
Avancer les affaires de Ion cœur 5c fe donner
avec fon beau-père prétendu , l'air d'un
homme de conféquence & qui favoit les
grands fecrets , il lui dit à l'oreille , entre
autres nouvelles politiques , la réponfe du
Général Wade.
Le chuchotement n'en refta pas là. F-r
fréquentoit un club du voifinagc , où dans
la gaieté de la foirée , après avoir fait la
remarque qu'il n'y avoir dans la fallc que
des amis , il fit part à la compagnie de ce
que H lui avoir appris peu de momens
auparavant.
Il y avoir dans la compagnie un aommé
S-d , homme aifé , demeurant dans le voi-
fînage de Carlifle , & qui , quoique papille ,
pafîoit dans le pays pour bien afFedionné
au Gouvernement. Cet homme , maître
d'un tel fecret , & defirant de fervir une
caufe qu'il favorifoit dans Ton cœur , monta
à cheval ce même foir , en forçant du club ,
& fe rendit à toute bride au camp des ré-
belles , où l'on avoit déjà reçu Tordre de
h. marche pour le lendemain matin. Il fut
( 1^7 )
conduit aufîî-tôt devant le Duc de PertK Se
autres Chefs du parti rébelle , à qui il com*
muniqua ce qu'il avoit appris , les afîurant
qu'ils pouvoicnt compter fur une révolte
de la ville en leur faveur , s'ils gardoient
Jeur pofle un jour de plus. Sur le champ
on contr'ordonna le départ j le lendemain
les milices du Cumberland & du Weftmo-
reland commencèrent à fe mutiner & à fe
débander , & la Ville qui ne fe trouvoit
plus défendue qiie par deux compagnies
d'invalides , fut regardée comme ne pou-
vant tenir plus long-tems. Le Gouverneur
fut jugé par un Confeii de guerre , & dé-
chargé de l'accufàtion ; mais perfonne n'a
jamais foupçonné que les OiEciers & les
Soldats de milice euffent agi par aucun
autre motif que celui de Ja crainte.
Dans un pays lî varié que l'Angleterre,
il y a quelques parties qui ne fournirent
pas des vues fort agréables ni bien pitto-
refques. La meilleure manière d'en trouver
de telles eft , comme je l'ai obfervé plus
haut ,. de fuivre le cours des rivières. C'effc
(128)
auprès de leurs rivages que nous trouve-
tons généralement les plus belles fcènes
que le pays puifle ofFrir. Nous avons fuivi
cette règle pour le petit nombre d'excur-
lions que le tems nous permit de faire de-
puis notre fortie de Carlifle ; & nous corn*
mençâmes par l'examen de la rivière de
Cauda.
Auprès de la Ville , cette rivière fe divife
en tant de petits courans , & jette par -tout
tant de lits ftériles de cailloux , qu'il n'y a
pas une grande beauté dans cette partie de
fon lit ; mais plus loin , où des rives plus
élevées la refferrent & lui donnent plus
d'impétuolité , elle devient plus intéref-
fante. Nous avions ouï beaucoup vanter les
vallées de Sebergham & de Daifton. Nous
ne vîmes pas la première , mais nous par-
courûmes la féconde avec grand plailîr , en
fuivant pendant plufieurs milles fes tours
& détours, & nous nous trouvâmes fou-
vent au milieu des fcènes de la plus grande
beauté , la rivière étant enfermée quelque-
fois entre des bords ferrés & élevés , &
quelquefois
( ^^9 )
quelquefois coulant à travers des prairies
bordées de bois.
Entr'autres maifons placées le long de
îa rivière Cauda , la fituation de Rofe-
Caftle 5 Château appartenant à l'Evêque de
Carlifle , nous a plu infiniment. Il ert aflîs
fur une émînenc^ douce dans une paTtie où.
Ja vallée a beaucoup de largeur. La rivière
tourne autour du bâtiment en formant un
demi-cercle y à environ un demi-mille de
diftance. Le terrein entre le Château 6c la
rivière coniifte en prairies magnifiques , 5c
au-delà de la rivière , Jles bords élevés qui
ferpentent avec elle font couverts de beaux
arbres qui font une efpèce de bofquet fuf-
pendu en talus. Le Château compofé de
tours quarrées, quoique peu important fur
le lieu 5 eft pour la fcène un ornement efti-
mable.
Le pays d'entre Rofe-Caftle & "Wigton
ed rempli de veftiges des camps des anciens
Romains. Dans un lieu nommé Chalk-clilF
(qui , pour Tobferver en pafTant , eft un
Tome IL I
( 13^ )
rocher de pierre rouge), cette infcription
légionnaire eft gravée dans le roc vif.
L E G n A V G
MILITES FEC.
COH III COH IIII.
De Cauda , nous fîmes une excurfîon le
long de l'Eden. On nous enfeigna plulîeurs
endroits qui offroient des fcènes fort inté-
relTantes le long des bords de cette rivière.
On nous apprit que principalement le pays
aux environs de Kirkofwal & de Nunnery
étoit très-agréable 5 mais Corby-caflle , à
environ cinq milles de Carlifle , eft le feul
lieu au-defîus de la ville que nous eûmes le
tems d'aller voir. < .- . . ■■'- '
A Wetherall nous traversâmes la rivière
dans le bac , Ôt débarquâmes fous Iç Châ-
teau qui eft fur le bord du rivage élevé. Ce
ri^iagé; &'étend au - moins à trois milles Je
long du cours de la rivière , partie au-defr
fous, mais principalement -au- def&is du
( 151 )
Château. Je lui donne fon ancien titre ,
quoique ce ne foie aujourd'hui qu'une
maifon à la moderne , fans aucun mélange
de fa dignité première. Au - deffous du
Château le rivage eft plein de rochers , &
£iit une pente roide vers ia rivière. Au-
defms, la defcente en eft plus douce , &
laide un bord qui , dans quelques endroits,
s'étend en petites prairies tournantes 5 ôc
dans la partie où ce bord a le moins de lar-
geur , il ofFre encore un chemin fort beau
pour côtoyer la rivière. Toute la riv^e ,tanc
au-delTus qu'au-dellbus du Château , eft
couverte de bois confiftant en grands chê-
nes & en frênes ; & en plufîeurs lieux , la
fcène eft aufli ornée de rochers? mais ils ne
font pas de Pefpèce de la roche grife , ta-
chée d'une variété de teintes différentes.
Elle eft du genre appelé par lesNaturahftes,
faxa circumlita mufco, pierre qui tire un peu
fur le rouge de fable , qui n'eft pas la cou-
leur la plus aifée à s'incorporer. Ces rochers,
toutefois, embelliffent la fcène ôc lui don-
nent beaucoup de vivacité.
I2
( 13* )
Le rivage oppofé au Château eft pareille-
ment élevé , en plufieurs parties décoré de
bois , & en d'autres montrant un mélange
d'arbres & de plaines. Là , font les ruines
de l'Abbaye de 'Wetherall. 11 n'en refte
guère aujourd'hui qu'une tour quarrée ,
qui eft un ornement afîez beau de cette
fcène , quoiqu'il ne foit pas fort pitto-
refque. Ces ruines étoient autrefois plus
confidérables , & même fort belles , à ce
que j'ai appris ; mais le Doyen Se le Cha-
pitre de Carlifle , à qui elles appartiennent ,
en firent enlever , il y a quelques années ,
beaucoup de pierres , avec plus d'écono-
mie que de goût , pour s'en fervir de maté-
riaux à bâtir une maifon canoniale.
De ce même côté de la rivière , fe pré-
fente un objet connu par le nom de fauve-
garde ds Wetherall , qui eft regardé comme
une grande curiofîté. Elle confifte en trois
chambres taillées dans le vif du roc qui ,
formant du côté de l'entrée une forte de
précipice , rend l'accès de ces chambres ex-
trêmement difficile. On croit qu'elles ont
( «3Î )
ctc autrefois une dépendance de l'Abbaye ,
â: que c'étoit-Ià que , dans les tems de
troubles , les Moines cachoient leurs ri-
chefles. Quelques Antiquaires croient que
ce lieu a fervi autrefois de retraite à quelque
Beat , ôc l'appellent la cellule de Saint-Conf-
tantin. C'ell: plutôt un monument de curio-
iîté qu'un objet de beauté pour la fcène.
Les embellifTemens de l'art ont peu ajouté
aux avantages naturels de la fcène des envi-
rons de Corby-caftle. Le dernier proprié-
taire , qui n'avoit rien vu, & qui imaginoit,
d'après le concours d'étrangers qui ve-
noient vilîter fa fîtuation , qu'on admiroit
fon goût, fe réfolut de faire de Corby un
des plus brillans féjours de l'Europe. Dans
cette intention , il creufa fes rochers en
grottes , fit une cafcade confiftant en un
efcalier fort haut de marches de pierres
régulières. Il coupa à travers fes bois une
avenue en ligne droite parallèle aux bords
de la rivière ; 5c au bout de cette allée , il
éleva un temple. Enfuite , comme il s'étoit
lût un plan d'introduire dans ce lieu tous
I 3
( 154)
les omemcns qu'on peut fe procurer à prix
d'argent , il engagea à quatre fous par jour
( car la main-d'œuvre étoit alors à fort bon
marché) , un Artifte du pays pour lui faire
^des flatues. Les productions de fon cifeau
fe multiplièrent à l'infini. Il fit une Diane,
un Neptune , un Polyphême , des Nym-
phes & des Satyres en abondance , & beau-
coup d'autres figures qui devinrent bientôt
rornement des bois, de forte qu'on ne pou-
voit s'y promener fans en rencontrer de
tous les côtés. Un faifeur de calembours,
connu pour n'en avoir fait qu'un de bon
en toute fa vie , en a l'obli^^ation à ce bois.
En montrant du doigt une de ces figures ,
il dit : Satyre fur U lieu (i).
Mais le goût du fiècle préfent a détruit
( I ) Il eft fort rare que norre langue fe prête à traduire
un calembourg anglois ( à pun ) , la finefl'e y confîftanten
jdes mots à double-fens, qui n'ont presque jamais la même
double fignifîcation dans les deux langues. Celui-ci (èroit
mieux traduit par : Satyre contre le lieu , ou Satyre, du
lieu y mars alors, il n'y auroit plus de pun.
( ^#rr du Traduâeur. )
( 135 )
Torgueil du iiècle dernier. Le propriétaire
actuel a fait peu j mais ce qu'il a fait eft
bien. A la vérité , il n'a pu rétablir des
rochers creufés & tailladés , auxquels il effc
impoiTible de rendre leur (implicite & leur
majefté naturelles. Leurs projetions har-
dies font à jamais effacées. Le laps d'un
fiècle fuffira à peine pour remplacer ces
beaux arbres, qui ont été abattus pour for-
mer une vue. Mais les ftatues , comme l'an-
cienne fculpture des Egyptiens , ont dif-
paru. Le temple s'accélère vers fa ruine, <5c
la cafcade (objet il mefquin, en le fuppo-
fant bon dans fon genre , lorfqu'il fe trouve
auprès d'une belle ôc rapide rivière) effc
aéluellement couverte de gros builTons. On
ne peut aifément faire perdre la trace de
l'ancienne ligne de l'avenue î mais on en a
pratiqué une nouvelle au-delà du temple ,
Laquelle fuit naturellement le cours de la
rivière. Et , à la vérité , cette partie de
l'avenue eft fufceptible de plus de beauté
qu'aucune autre j car les variétés du terrein
y font plus grandes, le rivage du courant
14
& les bords des prairies font plus irrégu-
Jiers, & la rivière forme plus de linuofités.
Le fentier , après vous avoir conduit le
long de la rivière à travers ces irrégularités
ap^réables , à deux milles du Château, v^ous
fait monter dans les terres élevées , d'où
elle vous ramène par des bois & de beaux
pâturages qui ornent les côtés & la partie
haute du rivage.
Toute la longueur de cette allée , depuis
le commencement jufqu'à la fin , offre des
vues agréables , mais qui font toutes très-
bornées.
Plulieurs parties de cette avenue font le
fruit du travail manuel du Chapelain de la
famille , qui eft une branche de la Maifon
de Howard, attachée au dogme de l'Eglife
Romaine. Ce Prêtre effc d'un Ordre dont la
règle enjoint aux Membres de travailler à
la terre un certain nombre de jours (i) ,
(ï) L'ordre de Saint-Bruno a un point de fa règle qui
oblige les Religieux à quelque chofe de ce genre î mais
comme la retraite & la foJitude font la bafe de i'inftitu-
tion, ce ne peut être celle dont il s'agit ici. N. du Trad.
( 137 )
loi d'une fagefle admirable , qui les met
dans Vheurcufe nécefflté de conferver la famé
& la vigueur du corps. Je fuis perfuadé que
fî un homme ftudieux étoit obligé de manier
la bêche trois ou quatre heures dans le cours
de la journée, il n'en feroit que plus propre
à l'étude , lorfqu'il viendroit s*y mettre.
Nous avions été recommandés aux politeiTes
de cet Eccléflailique (en l'abfence de la
famille qui étoit alors en France ) , & nous
le trouvâmes occupé au jardin. Il nous reçut
avec civilité , ôz fous l'habit fimple d'un
journalier , montra les manières d'un homme
bien élevé , fans paroître penfer à fon habit
ou à fes occupations , pour s'en excufer. Il
y a quelque chofe de noble dans cette fîm-
plicité de moeurs & de courage qui ne per-
met pas de rougir des fondions indifpen-
fables d'un emploi qu'on a adopté pour la
vie. Cet Eccléiîaftique eft dans cette place
le fuccelTeur du Père Walsh , qui a derniè-
rement fixé fur lui l'attention publique. Je
me fuis arrêté plus long-tems fur cette
( I?» )
fcène , parce qu'elle eft une des plus admi-
rées du Cumberland.
De Corby-caftle jufqu'à Warwick , qui
efl" à environ deux milles plus près de Car-
lifle , fur les bords de la même rivière , la
route eft magnifique. Plufieurs perfonnes
admirent aulîi la fituation de "Warwick. La
fcène paroît en être agréable & retirée ;
mais nous n'eûmes pas le tems de l'exa-
miner.
L'œil de l'Antiquaire fe porte à la pre-
mière vue fur l'Eglife paroilfiale de ce lieu.
Le chanceau , formant un fegment de cer-
cle & percé de petites fenêtres à lancettes ,
annonce au premier afpeél que le vaifleau
eft de conftrudion Normande. Quand tou-
tes les autres traces feroient détruites par
le tems , il en appellera à ce témoignage ,
comme devant fuffire pour prouver fon
ancienneté.
C ^19 )
CHAPITRE XXI.
A
PRÈS avoir remonté la rivière Edcn ,
au-delTus de Carlifle , autant que notre
tems nous le permit, nous dirigeâmes notre
courfe vers fon embouchure , où Brugh-
marsh (le marais de Brugh) attira notre
attention. Dans cette route , nous eûmes
plulieurs vues de rivière fort agréables.
Brugh-marsh eft à l'extrémité de la fron-
tière d'Angleterre , s'érendant en montant
jufqu'à Solway-frith , efpèce de bras de
mer qui , en cette partie , fépare l'Angle-
terre de TEcofle. C'eft une grande plaine
étendue auffi unie que la furfice d'un Océan
tranquille. Je ne me rappelle pas d'avoir
vu auparavant aucun terrein qui m'eût
donné une idée auffi vafte d'efpace. L'idée
du même genre produite à la vue de la
plaine de Salisbury, n'eft pas, à beaucoup
près , auffi nette. Elle efl: réprimée par les
inégalités du fol. C'ell l'Océan dans une
( 14®)
tempête , oîi Pidee d'étendue efi: brifée en
grande partie & interceptée par l'agitation
des flots. Brug-marsh , à la vérité , à la
couleur près, offre l'image d'une eau folidt
ou congelée plutôt que celle de la terre.
Interminable meads.
And vaft favannahs , xs'here the wandering eye
Unfixt , is in a verdant Océan loft.
Des favannes fans fin , prairies où Vouil s'égare i
î^' ayant où fe fixer fur Vefpace étendu, ,
Dans ce vert Océan ilfc trouve perdu»
Brugh-marsh eft une de ces plaines éten-
dues (feulement plus vafte que celles de ce
genre ne le font ordinairement) d'où la
mer, dans le cours des fîèclcs , s'eft retirée.
Il ell difficile d'en déterminer les bornes.
Ce^ marais s'étend d'un centre à choix , à
plufîeurs lieues en tous fens ( car une fur-
face fi répandue au loin , prend nécefTaire-
ment à la vue une apparence circulaire),
fans qu'une haie , fans qu'un buifîbn en in-
terrompe l'amplitude , jufqu'à ce qu'elle
fe fonde & s'adoucifie dans les montagnes
azurées de l'horifon. Il n'y a , à la vérité ,
{ 141 )
que des montagnes qui puifTent circonfcrire
une fcène de cette nature. Toutes les limi-
tes inférieures de bois ou de terres élevées ,
font trop peu marquées pour ne pas être
perdues dans le lointain. Du côté de l'An-
gleterre , le marais eft borné par cette chaîne
circulaire au cœur du Cumberland , dans
laquelle Skiddaw domine les autres mon-
tagnes. On ne voit rien fur tout l'efpace
intermédiaire. Du côté de l'EcofTe , il eft
entrecoupé dans l'efpace de quelques lieues
par Solway-fri:h qui , lorfque la marée eft
baffe , forme une vafle plaine de fable. La
nature de plaine eft néanmoins confervée i
ôc après s'être dégagée de cette obftruction
fablonneufe , elle change fa teinte jaune en
un vert animé , & fe répand au loin dans
la frontière de TEcoffe , jufqu'à ce qu'eniîn
fon progrès foit arrêté par les montagnes
de Galloway & de Niddfdale. Cette éten-
due eft autant que l'œil puiffe en embxaffer.
Si la plaine étoit fans bornes de tous cotés
comme un défert de l'Arabie , je doute fi ,
en la voyant , on auroit auffi-bien l'idée
( Ï42 )
d'efpace que lui donne une 11 immenfe cir-'
<:onfcription.
Toute l'aire de Brugh-marsh ( que d'après
fa dénomination on feroit tenté de croire
marécageufe ) eft par-tout parfaitement fo-
lide , & le gazon qui y croît eft doux ,
brillant & pur. A peine une mauvaife herbe
y lève-t-elle la tête. Les champignons qui
y pouffent en abondance & par pelotons ,
Y font fuperbes , ôc d'une taille qu'ils n'ont
point'' ailleurs.
Cette vafte plaine eft loin d'être un dé-
fert ftérile. De nombreux troupeaux de bé-
tail y paiffent au large la verdure riche «5c
abondante , & y errent comme dans l'état
de nature.
Mais , quoique la première idée que
cette fcène préfente Toit amplement celle
d'efpace , idée , par confequent , qui tient
-plus au majeftueux qu'au pittorefque, cette
fcène néanmoins , n'eft pas tout-à-fait inca-
pable de recevoir des embelliffemens pitto-
refques. Il eft vrai qu'il lui manque prefque
tout ce qui fert à former un payfage. Sur
( «43 )
ie devant , elle n'a point d'objets pour
fixer l'œil j Ôc dans le lointain , elle n'a
pas cette profufion de petites parties qui
Y sèment la richeffe dans une fcène de
cultivation. Pour traiter fur la toile un
fujet comme celui-là , il faudroit donc
avoir recours aux objets étrangers & ac-
celïbires. Le bétail , gros & menu , fe
préfente naturellement à l'efprit , en le
diftribuant par grouppes variés & à des
diftances différentes , il peut fervir de de-
vant-de-tableau au payfage , & de point
pour la perfpeélive.
..; ,Brugh- Marsh eft, encore remarquable,
pour avoir été ie théâtre d'une des plus
grandes cataftrophes de l'Hiftoire d'Angle-
tqrre , de la mprt d'Edouard F'. Après la
ttpifième révolte de l'EçolTe , ce fut.fiit
ce.terrein que ce Prince affembla l'armée
la plus paiffante que l'Angleterre eût en-
core vue dans fon fein. Les Ecofîbis
voyoient de leurs frontières, toute la plaine
couverte de tentes : mais ils ne prévoyoient
jpf?^ combien.^ leur délivrance étoit pro-
( 144 )
chaîne. Les plus grands évèncmens font
prefque toujours les moins attendus. Ils
s'étonnèrent d'abord du délai de l'attaque ,
& apperçurent enfuite de la confuHon dans
]e camp formidable de l'ennemi j mais il
s'écoula trois jours entiers , avant qu'ils
apprifTent que Tamt de cette grande entre-
prife alloit , en quittant la terre , ôter le
courage à fon parti 5 enfin , que leur il-
luftre & autrefois redoutable adverfaire ,
que le Roi étoit fans vie dans le camp.
Edouard étoit tombé malade à Carlifle,
t>ii il avoit convoqué fon Parlement. Mais
m la maladie , ni la vieillefTe ( car il étoit
âgé de près de foixante-dix ans ) ne purent
réprimer fon ardeur guerrière. Incapable
de fe tenir à cheval , il fe fit porter en
litière au camp , où il fut reçu de fes trou-
pes avec de grands cris de joie. Mais cette
joie fe changea bientôt en deuil. Le mou-
vement avoit produit une inflammation
qui fe déclara par une diffenterie violente ,
qui l'emporta en peu d'heures.
Les habitans de cette frontière de l'An-
gleterre
( 145 )
g/ere.TercV,-èrent&ch.'rire„tlon, ,.
k mcmone d'un P„„ee donr Je braV';
firouventchâne'u„en„e™q;;,;'^
, ^ ^^ns Jeur reconnoilLm-e ifc
exifte encore n. , ""^ ™°""m-"t , qui
MEMOR.T./E ^TERN.E
edvardi,
QLI. IN BELir APPARATS
COxvTRA SCOTOS OCCUPATys
H'C IN CASTRIS 031IT. '
yJULIlA. D. ,307.
loit faire, aux EmTr,- ^ '''■'
J a,ix Jlcojou, mourut ici ,/, ,,
M camp, en /',,„,, ^^ _y ' ' ^'-^ "
Tome II. ■^■'g-'^^r i^oy.
( H<5 ) ,,
Nous fîmes une excndlon dans plurieurs
autres Jieux du voilinage de Carlifle, Ôc
nommément à Gilllland , dans l'intention,
principalement, de vifiter Naworth-Caftle,
la valle'e &: les ruines de l'Abbaye de La-
nercoft , & les ruines de Scaleby-Caftle.
A la fortie de Carlifle , en fuivant la
grande route militaire qui conduit à New-
caftle , la vue de la rivière Eden-Prife de
Stanwix-Bank (rivage de Stanwix ) eft fort
agréable. La courbe qu'elle décrit , les
belles prairies à travers lefquelles elle fer-
pente , & les montagnes qui terminent la
fcène , forment toutes enfemble une corn-»
binaifon d'objets très - intérefîante. II n'y
manque que des arbres pour l'orner.
En traverfant la rivière Irthing , à envi-
ron fept milles de Carlifle , le pays qui ,
auparavant , n'offroit qu'un afpeâ: peu flat-
teur , devient riche & agréable. Ici , on
entre fur les terres de la Baronnie de
Gillfland , diftrift étendu qui , en cette
partie , confîfte en une grande variété de
collines ôc de vallons. Les collines font
( H7 )
flîblonneufes, froides & dcTagréables ^ mais
les vallons font d'une beauté magmhque.
Ils font, en gênerai , ornés de bois &
arrofés par un petit courant qui roule avec
vivacité. C'eil l'opinion de Camden (i) ,
que vraifemblablement ces vallons ( ou o^ills^
comme les nomment les gens du pays) dont
Ja Baronnie abonde , ont fait donner au
canton le nom de Gillfland ( terre des
vallons ).
Sur une cime charmante qui tombe &
s'efface doucement dans un gilt ou vallon
tortueux , entouré de chênes qui ont
toute leur crue , & qui domine la vallée
de Lanercoft , efl iitué Naworth - Caille.
Le bâtiment confiftant en deux rrandes
tours quarrées avec un corps- de-logis au
milieu , eft trop régulier pour être beau ,
à moins qu'il ne fut jette dans la perfpec-
(i) Auteur ancien qui a écrit un Livre Latin , encore ePti-
mé , où il décrit l'Angleterre & Tes antiquités, fous le titre
de : Britannia illujlrata,
( Note du Truducîeur. )
K 2
( 148 )
tive. C'étoit autrefois une de ces places
fortiiiées , oii la NoblefTe grande & petite
des frontières ctoit obligée de vivre dans ces
tems de troubles qui précédèrent l'union. Et
en effet , la diftribution intérieure de ce
Château paroît avoir été faite à deffein d'é-
carter un ennemi , ou d'éluder Tes recher-
ches , s'il parvenoit à s'y procurer un accès.
L'idée de maifon agréable & commode ell:
entièrement exclue. Les chambres d'appa-
rat font en petit nombre & fans aucune
beauté extraordinaire j mais les petites piè-
ces & les cachettes où l'on n'arrive que par
des paffages obfcurs & des efcaliers non-
cclairés, font fans nombre. On croit même
qu'il y en à qu'on n'a point encore dé-
couvertes. Rien ne peut marquer mieux &
avec des couleurs plus fortes les craintes ,
les jaloufies & la prudence timide de ces
tems barbares , que la fl:ruâ:ure intérieure
d'un de ces Châteaux.
Naworth-Caftle étoit autrefois le chef-
lieu & la réfidence des Barons de Gillfland,
qui , à une 11 grande diftance de la Cour ,
( H-9 )
Se crablis dans un pays alous non - fournis
au frein des Loix , ont, à ce qu'on rap-
porte , exercé , ou plutôt ufurpé une ju^
rifdidiion bien extraordinaire.
La mémoire du Lord \7illiam Howard ,
connu encore aujourd'hui dans le pays fous
le nom de Guillaume le C/iauve, eil , jufqu'à
ce jour , l'objet de la déteftation des habi-
tans , pour les aéles de fa tyrannnie. On
montre fes prifons , & la place de fcs gi-
bets , où 5 difent les payfans , il fiifoit
couper la tête ou pendre^' au gré de fon ca^
price , fans Juges ni Jurés (i). Mais il y a
lieu de croire que la paffion a beaucoup
de part aux jugemens qu'on porte de lui.
Il exerçoit une commiiïion à vie , appelée
( i) Tout le monde connoît la forme vraiment admira-
ble delà Juftice criminelle en Angleterre , où un homme
acciifé ou prévenu de crime quelconque , ne peut être
ju<^.é que par un nombre fixé de fès Pairs , qu'on nomme
Jurés. La Juftice civile y efl mativaife au nîême degré , étauî
pleine d'abus & de longueurs.
( Note du Tfaiuclmr. )
K î
( 150 )
d'oyer & terminer (i) , fous le règne d'E-
Jifabeth , & étoit un de ces caradères im-
pitoyables & durs , propres à en impofer
à la multitude dans des tems de troubles
& d'anarchie. Il fe permit , fans doute ,
quelques abus d'autorité j mais fa place ,
d'un exercice difficile , l'y obligea peut-être.
Cette partie du Royaume étoit alors in-
feflée plus qu'aucune autre par des troupes
de bandits malfaifans de l'efpèce de ceux
dont j'ai parlé plus haut. Ils formoient un
corps nombreux , & qui n'étoit pas fans
difcipline , conduit par des chefs aâ:ifs &
entreprenans , qui s'avançoient au com-
mandement par des aftions d'éclat. Ces
brigands , même au fein de la plus pro-
fonde paix , forçoient les Chefs & les Ma-
giftrats du pays à autant de prudence que
( I ) Mets tirés du vieux Normand , ainfi que tous les
termes principaux de la Loi Angloife. Us veulent dire ouir
Se terminer (en matière criminelle). Ceft ce que nous
appelons juger en demii^r re/Iort , par révifion , ou par
attribution.
( Note de l'Auteur, )
( I50
d'énergie. Quelquefois , ils couroicnt la
Province en bandes nombreufes , ôc quel-
quefois en petits partis volans , & toujours
pillant & ravageant tout fur leur paflage.
Lorfqu'ils étoient arrêtés fur le fait , ou ,
comme on parloit alors, la main-faignante ,
leur procès n'étoit pas long : on les exécu-
toit fans délai, ôz même fur- le- champ.
Dans les autres cas , on élifoic un Juré
pour les juger.
Le Chef ardent & a(^ifqui a fourni la
matière de cette digrelîion , paroît avoir
vécu dans une terreur égale à celle "qu'il
infpiroit aux autres. Il avoir fî^t de fon
propre Château une efpèce de Citadelle ;
il y avoir pratique une chambre qu'on voit
encore , Ôt qui fermoit avec une porte de
fer. C'étoit-là qu'il couchoit , & fon ar-
mure rouillée s'y montre encore aujour-
d'hui aux Voyageurs curieux. C'eft de ce
Seigneur que dcfcendent les Comtes de
C::rlTie , à qui , depuis ce tcms , appartient
Ï^AWcrL-h-Canie.
Lorfqiie nous fûmes fortis de cette vieille
K4
forterefTe , ôc que ncus eûmes defcendu la
colline , pour aller voir les ruines de l'Ab-
baye de Lanercoffc', qui eft deux milles
plus loin , toute la valL'e cii ces ruines
font fituces, s'ouvrit devant nous. On la
regarde comme une des plus agréables icè-
nes de tout le pays, & , en e£et , nous en
jug^câmes ainfl. Son aire a environ un demi-
mille de largeur fur deux à trois milles de
longueur , confiflant en une vafle échappée
de vue. Les cotés, qui font en pente douce,
font couverts de bois épais , où l'on a fait
depuis peu des abattis qui ont un peu nui
à la beauté pittcrefque. A Textrémitc de
la vallée 7011 les arbres fcmblent s'unir ,
coule la rivière ïrthing, qui eft allez con-
fidcrable , quoique divifée en deux canaux,
peur être pleinem.ent adaptée à la fzène.
Les bords de la rivière , & même toute
l'aire de la vallée , font parfemés d'arbres
en grouppes &i détachés , qui font un bon
ellet , en ce qu*ils fervent à brifer les lignes
& la ccntinuiLé rc.g;uiière des écrans d<^i .
(.étés , airfi ci.'à cacher de tcms en tems^e ^
(«53)
cours de h rivière , & fur-tout les ponts
qui , autrement , paroîtroient trop nus &
trop affétcs.
Près de cette extrémité de la vallée , qui
fait face à Naworth-Caftle, efl placée l'Ab-
baye. Vue dans le lointain, elle forme un
bon objet qu'on voit fortir du milieu des
bois. A mefure qu'on s'en approche , elle
commence à faire fentir le dé/appointe-
ment (i) , & fur le lieu , elle n'offre qu'une
ruine défagréable. Le tout n'eft qti'une
fabrique lourde dans le goût Sax.on, en-
taflce en un bloc qui n'a rien de cette légè-
reté aérienne de l'Architedure gothique.
A peine en paroît-il un feul fragment dé-
taché qu'on puilfe examiner à part. La tour
eft bafle , informe & fans aucun ornement,
& une des grandes ailes du bâtiment a été
reconftruite ou réparée à la moderne , en
( I ) Seroit-ce défarmer la critique que d'obfèrver que ce
mot fi utils , & que regrette notre langue , Ce trouve dans
tous nos bons Auteurs anciens, tels qu'Amiot, Montaigne
&c. Puiire cette excufè lui valoir fon pafTe-port J
{Noce du TraduSeur.) j
(154)
une Eplife Paroiiïiale de mauvais goût : la
feule belle partie du tout eft l'extrémité à
l'Orient. Elle eft compofée de quatre ailes
ifolées , dont chaque muraiîle confifte en
deux rangs d'arcades , qui ont une appa-
rence peu commune , & produifent , en
même-tems , une confulion très - agréable
réfultante de la multiplicité extraordinaire
de tant d'arches & de piliers. Cette partie
de l'Abbaye femble avoir été une Chapelle
réparée , ou peur-être un Oratoire apparte-
nant à la noble famille de Dacre , qui pof-
fédoit autrefois des manoirs & des terres
dans ce pays. Là , font dépofés les reftes
de plulieurs anciens Chefs de cette Maifonj
mais les monum^ens érigés à leur mémoire
font prefque entièrement efFac is par la main
du tems. Leurs écufTons & leurs tombeaux
gothiques , dont pluGeurs étoient très-
fomptueux , font tellement entrelacés de
ronces & de chardons , qu'il eft impoinble'
d'en approcher.
Excepté ces refies de l'Eglife de l'Ab-
baye , il ne fubiifte pli s rien de cet an-
( >55 )
cien Monaftcrc qu'une vieille porte d'en-
trée & un bâtiment quatre qu'on a partagé
en parties de ferme , & qui n'ofFre aucune
beauté.
En retournant à Carlifle , nous traversâ-
mes la vallée de Cambeck , qui contient
quelques fcènes agréables , & nous palTâmes
fur un pofte très-confidcrable des Romains,
bâti fur un haut tertre , en un lieu nommé
Cajllc-Stccds.
Les rivières nous préfentent fréquem-
ment des rapports analogues aux qualités
morales des hommes , dont elles imitent
beaucoup les diffcrens caraftères. Le vio-
lent , le turbulent , le timide , Tadif , le
pareffeux , le doux ou pailible, le bon , &
plufieurs autres épithètes , conviennent
également aux unes &. aux autres. Le pe-
tit ruilleau qui coupe la vallée de Cambeck,
nous rappeloit cette analogie. Tout fon
cours efl empreint des marques de fa vio-
lence. Par-tout on voit des amas de fable
ftcrile & de gravier qu'il a jettes à droite
ôc à gauche de fes rivages dans fes accès
( 15^ )
d'emportement , détmifiint de tous cotés
de petites fcènes de beauté , 6c gâtant des
portions de terre en culture.
Environ trois milles plus loin , nous vi-
fitâmes les ruines de Scaleby-Cadie. Ce-
toit encore une de ces retraites fortifiées fî
communes dans ce pays.
Ce Château effc, contre l'ordinaire , bâti
fur un terrein plat , & néanmoins, quelque
ma] adaptée que foit cette fituation à tous
les modes de défenfe , il a été , toutefois ,
une place d'une force plus qu'ordinaire:
Les rochers , les cimes , les promontoires
hardis & faillans fur lefquels on élève or-
dinairement les fortereiles , fuggèrent di-
vers avantages de conîlrudion militaire ,
& en déterminent , en j^éncral , le ^enre.
Sur un terrein plat , llngcnieur a la liberté
de choifir fes moyens j il fait que toutes les
parties font égalemennt expofées à l'at-
taque. '
•. Celui qui a élevé cette fortereffe , a com-
mencé par faire deux foffés circulaires au-
tour de la place. La circonférence du cer-
• (157)
de extérieur n'avoit guère moins d'un
mille. La terre qui provint de ces deux
folTcs qui étoient larges ôc profonds , pa-
roît avoir été apportée au centre , oii le
terrein efl: confide'rablement exhaufîe. C'efl:
fur cette hauteur que fut bâti le Château ,
où l'on cntroit par deux ponts-levis , ôc
qui était défendu par une haute tour <5cpar
un mur fort élevé.
A préfent , il ne refle qu'un des folTés.
L'autre eft comblé , mais on en reconnoit
encore les traces. Le Château eft plus par-
fait que ces fortes de ftruâ:ures ne le font
communément. Les murs en font entiers ,
ôc il refte encore une grande partie de la
tour qui eft quarrée. Il a confervé fa forme
dans fon intégrité jufqu'à l'époque des
guerres civiles du fiècle dernier, que le
pofTeiTeur du Château , trop plein de con-
fiance en fes propres forces , en ferma les
portes à Cromwell , qui marchoit alors
contre l'EcoiTe. Ce Conquérant terrible en
fit le monument de fi vengeance.
J'ignore à quel degré CromweJI avoir
( 158 )
le génie pittorefque j mais il eft certain que
nul autre , depuis Henri VIII , n'a contri-
bue davantage à orner le pays de ruines
pittorefques. La différence entre ces deux
maîtres confifte principalement dans le
genre de compofition. Henri ornoit fes
payfages de ruines d'Abbayes j Cromwell
de ruines de Châteaux. J'ai vu pîuiieurs
morceaux de ce dernier Maître , exécutés
dans un très-grand ftyle. Mais ce morceau-
ci efl fon chef- d'œuvre. Il a déchiré la
tour , ôc démoli deux de fes côtés. Il a
fraéluré en lignes rompues les flancs des
deux autres. La brèche met à découvert
tout le plan de la ftruélure intérieure, les
veftiges des différens étages , les points
des jambes -de -force des arcades qui les
foutenoient , les fenêtres de vedette , ôc
les parapets pour Pattaque. Tout forme
le plus beau tableau de ruine imaginable.
Les murs de ce Château font d'une ma
gnificence extraordinaire. Ils font très-éle-
vés & d\me extrême épailleur , & défendu*
par un grand baflion , qui paroit fait de
( '5P )
mains plus modernes. La plus grande par-
tie du bâtiment eft formée de chambres en
dedans , oc de beaucoup de retraites fecret-
tes. Une herfe (i) maffive conduit aux
ruines de ce qui étoit autrefois la partie
habitable du Château , où une grande falle
voûtée eft la pièce la plus remarquable, &
au-delTous font des cachots obfcurs & très-
vaftes.
L'aire en-dedans du fofTé _, contenant plu-
ficurs arpens, étoit , dans l'origine , deili-
ncc à nourrir le bétail qu'on devoit y retirer
dans les tems d'alarme. Quand ce Château
étoit habité (jours heureux dont la mé-
moire n'a pas encore péri) , cette aire for-
moit le jardin , & tout autour y en-dehors
du foITé , étoient de fuperbes arbres , irré-
gulièrement plantés , & qui avoient vu la
révolution d'un liècle. Sous les arbres étoit
pratiquée une allée qui faifoit le tour du
Château , & à laquelle la nature du terrem
dcnnoit naturellement cette courbe agréa-
(i) Porte fufpendue , & qui tombe à couliffe.
( i6o )
ble qui dans nos tems modernes a été fî
fouv^nt employée par les mains de Part.
Cette vallée feroit fiifceprible de beaucoup
d'embellifTement. D'un côté , elle com-
mande les ruines du Château fous tous les
points de vue , & de l'autre un pays plat ,
qui n'ell pas défagréable , confiftant eu
prairies étendues (dont quelques plants
d'arbres feroient de magnifiques plaines ) ,
bornées dans le lointain par des montagnes
majertueufes.
Cette ftrudlure vénérable a fubi depuis
peu une nouvelle ruine. Les chênes oc les
ormes antiques , ornemens de cette fcène
où ils avoient pris naifTance , font tombés
fous l'efFort de la coignée impitoyable. Les
herbes fauvages & le gazon furpouffé ont
pris pofîeffion des cours <5c effacé jufqu'au
plan du jardin , tandis que la maifon (toit
hofpitalier digne d'un meilleur fort) n'offre
plus qu'un théâtre de défolation. Deux
malheureufes familles , feuls habitans du
lieu , occupent les deux extrémités de la
grande falle voûtée j un lambeau, déchiré'
d'UD
( I^I ) ^
d'un rideau qui ne monte qu'à moitié che-*
min du plafond , effc l'unique marque de
leurs limites refpedives. Tout le refte eft
défert : aucune autre partie de la m.aifoii
n'eft habitable. Les chambres fans fenêtres
& prefque fans plafonds , où voltigent fut
les murs les morceaux déguenillés des an-
ciennes tapifleries, font la retraite des chou-
cas & des pigeons , qui volent dehors à
travers des nuages de poulîière lorfque les
portes font ouvertes , tandis que les plan-
chers qui s'enfoncent fous Iqs pas , rendent
la curiolité dangereufe. Quelques tableaux,
biens patrimoniaux (i) des murs , & qui de-
puis long-tems avoient mérité 1 oubli,
font , je ne fais par quelle faveur du De£^
tin , les feules dépendances de cette fabrique
en ruines qui aient foutenu le poids de l'in-
jure des liècles.
(i) En Angleterre, ce qu'on nomme ainû font des
meubles ou autres objets qui ne font jamais inventoriés, mais
qui pafTent à l'hcritier du nom & des armes.
( Noie du Traducteur > )
Tomi IL L(
( I^î )
Le Château de Macbeth dans Shakerpeac
ne pouvoit être pkis que celui-ci le féjout
adoptif des hirondelles & des martinets.
On voit ces oifeaux fur toutes les parties
de la flruâiure , ou gafouillant leur ramage
monotone & infipide fur quelque corniche
brifée , ou en filant quelque arcade frac-
turée , ou fe pourfuivant l'un l'autre en
cercles criards tout autour des murs du
Château (i).
(i) C'eft dans ce vieux Château qu'efl: né l'Auteur de
ce livre : là , il a paffé les premières années de Ca. jeanelTe ;
il e/père que ces confidérations pourront lui fervir d'excufè
auprès de fès Ledeurs de les y avoir arrêtés & long-tems.
Depuis que cette defcription a été écrite (i77t)i le Châ-
teau a été réparé à pluûeurs égards.
(163 )
CHAPITRE XXI T.
N
o T R E dernière excurfioA dans le voi-
finage de Carlille , avoir pour but de voit
les améliorations faites par M. Graham en
fa maifon de Netherby , & d*v;xaminer la
fcène de défoiation occafionnée par le dé-
bordement récent de Solvay-mofs.
Les changemens introduits par M. Gra-
îiam ne fe bornent pas à un jardin , ni à un
efpace d'un mille ou deux autour de fa
maifon. Il a changé toute la face du pays ,
& ce qui auparavant étoit un défert fté-
rile , a pris fous fes mains Tafped, fmon de
la beauté , au moins de la fertilité.
Le domaine de Netherby efl Htué fur le
bord de la frontière de l'Angleterre. Les
Romains le confidéroient comme faifant
partie de la Calédonie, & l'avoient exclus
de la barrière britannique. Dans les fiècles
plus rapprochés de nous , tout le diftriét
qui entoure ce domaine prit le nom de
L 2
( 1^4 )
terre difputahle ou en litige , & fut le lieu de
rendez-vous de ces troupes de bandits &
de ces profcrits , qui fous le nom de mofs-
troopers (cavaliers de la moufle) pilloient
la contrée. Nous avons eu de'jà qccafion de
faire mention d'eux. Dans ce voiiinage
étoient les fortereffes de plufieurs de leurs
chefs , & nommément de Jeannot Armf-
trong , de fameufe mémoire , dont le Châ-
teau , bordé de fofles , exifte encore dans
fes ruines.
Les arts du labourage & de la cultiva-
tion étoient inconnus parmi les gens de ce
canton. Ils regardoient comme une abfur-
dité de femcr eux-mêmes , lorfqu'ils pou-
voient H aifément piller les terres d'autrui.
Quoique l'union des deux Royaumies
eût mis fin à ces ravages fur les frontières ,
néanmoins les mœurs des habitans , à quel-
ques égards , avoient fouffert peu de chan-
gement. Leur pareffe naturelle, & leur dé-
faut d'attention à la culture des terres , ref-
toient encore. Ils occupoient à un prix
modéré de grandes étendues d'un excel-
( i65 )
lent terroir j mais comme ils n'avoient point
d'idée de faire produire à un même fol , à
force de travail , des récoltes hâtives & pré-
coces , ils labouroient alternativement de
petites parties de leurs terres , & enfuite
les lailToient en jachères pour leur faire
recouvrer leur fertilité. Ils ne deliroient
qu'une vie indolente & étroite , & ils l'ob-
tenoient de ces petites portions de terrein
mifes en valeur fans de grands efforts d'in-
duûrie. Leurs Seigneurs , en même-tems ,
ne réfidoient jamais fur le lieu , & ne s'in-
quiétoient que fort peu de l'état du pays
ou de fes habitans.
M. Graham entreprit de changer la face
des chofes. Il lit bâtir un noble manoir
pour la réUdence. Le bâtiment eft fitué fur
une éminence à l'endroit oii étoient les
ruines d'un pofte Romain , & il a une ap-
parence majeftueufe. Il favoit que iàns la
préfence du m.aître , il n'y avoit nulle ré-
forme à efpérer. Il partagea fes terres en
lors d'une étendue raifonnable,&yfitconf-
irure des fermes commodes. A mefure que-
L 5
( i66 )
les terres s'amélioroient , il en haufioît le
prix j & fes fermiers ie trouvèrent obligés
d'augmenter leur travail & de perfedionner
leur culture en proportion. Par ce moyen ,
il doubla fon propre revenu & introduifit
parmi les habitans du pays , l'efprit d'in-
duftrie. Ces hommes indolens commencent
à travailler comme les autres payfans du
Royaume , & quoiqu'ils payent des fer-
mages plus forts qu'autrefois , ils vivent
dans une plus grande aifance ; car la pa-
relTe ne peut jamais jouir des fruits apréa-
bles de l'adlivité induflrieufe.
Pour produire ce erand chanîTement.
M. Graham a cru nécelTaire de conduire
fes payfans avec une verge de fer. En mème-
tems qu'il en a fait de? hommes laborieux ,
il les tient dans une dépendance qui appro-
che de l'efclavage. Peut-être , au furplus ,
que par les voies de douceur, il n'auroic
pu irer aucun parti de la férocité de carac-
tères comme ceux-là.
Le vaffelage fécdal qui depuis îong-tems
a dîfparu de toutes les parties intérieures de
( ^6^ )
l'Angleterre , revit ici dans toute fa force ,
& met dans les mains du Seigneur de fief
un pouvoir confidérable. Les domaines de
M. Graham , qui font très-étendus , con-
tiennent environ fix cents tenanciers qui
tous, avec leurs familles , font en quelque
forte à fa merci pour leur fubfiftance. Il
difpofe à fon plaifir de leur tems & de
leurs bras , par la nature des baux à ferme
qu'il leur a faits. En certains jours connus
fous le nom de Boon-days (jours de cor-
vée), il a le droit d'exiger leurs fervices
perfonnels , & il eft en état de raffcmbler
en peu d'heures cinq ou lix cents hommes
6: autant de chevaux.
Il eut une fois occafion de les convoquer
pour fervir militairement. Sur un tort fup-
pofé (i) , dont l'accufoient il y a environ
deux ans les habitans de la frontière d'E-
cofTe (celui d'avoir intercepté le pafîagc
(i) Depuis que j'écrivis ceci , ;"ai appris que le tort étoit
réel j ^ qu'il avoit ccc redreiré.
[Note de V Auteur.)
L 4
( la )
du faiimon dans la rivière Eft ) , un corps
de trois cents de ces payfans fe mit en mar-
che dans lintention d'aller détruire fes
ouvrages en pilotis. Il en eut avis, ôc fur
fon ordre notifié à fes fermiers , plus de
quatre cents d'entr'eux furent , en quelques
heures , raffemblés devant fa maifon , tous
armés félon l'exigence du cas ; oc iî les
EcofTois ne fe fufîent retirés à la vue de
cette force fupérieure , M. Graham , qui
nous raconta lui-même le fait , ajouta qu'il
croyoit fermement que tout le courage ôc
l'animofité des anciens tems , fe feroient
ranimés çn cette circonftance.
En ce qui tient à l'adminiflration de la
Juftice, fes pouvoirs ne font pas moindres.
Ses cours feigneuriales font tenues avec 'a
.plus grande exactitude. Son Procureur ôc
un Juré (i) fiégent régulièrement à jours
(i) Le Juré , au Criminel , eft compofé de douze per-
fonnes , choifies parmi les Franc-Tenanciers du diftrid. Ils
en choifîii'ent un qui eft comme leur Prélîdent , prîmiis
inter pares , & qui fait rapport du verdict ou opinion du
Juré, d'après iaqueiie le Juge n'a plus qu'à prononcer le
fixés , pour juger les caufes & procès ; 3c
par une claufe du bail , chaque fermier efl:
obligé , fous peine d'être évincé ipfofaclo^
de foumettre à la décifîon dîme de ces
Cours , toute adion dont l'objet n'excède
pas la valeur de cinq livres fterling. De
cette manière , il prévient les animofités &
les dillentions , en terminant promptement
leurs conteftations , & ne donnant point
aux querelles d'intérêt le tems de s'enve-
nimer. 11 leur épargne aufli par-là beau-
coup de dépenfe & de frais; car, un procès
qui , dans les Cours de Juftice de la Cou-
ronne , coûteroit au moins cinq oufix livres
fterling , peut dans les tribunaux de cette
Seigneurie , être décidé pour la modique
fomme de huit pences (i) (environ feize
Jugement de la Loi. En matière civile , l'opinion du Juré
fait la Loi , dons les matières fommaires.
( Note du Traducteur. )
(i) L'Angleterre a des Cours de Confclence -^ où l'on
juge les petites caufes jufqua quarante fclielings, fommai-
( 170 )
fous tournois). A Patterdale, nous avions
vu un Roi nominal. Ici nous vîmes un Roi
en réalité.
Les travaux fur la rivière Esk, qui indif-
posèrent les riverains EcoiTois , méritent
que nous en parlions plus au long. Ils con-
fîftoient en un maffif de pierres de taille
dans tout le travers du courant, & conf-
truit à grands frais. Ce mole écoit formé à
angle droit avec le rivage ; mais il fut em-
porté par les débordemens de l'hiver fui-
vant. On le rétablit fur le même plan , &
il fut détruit une féconde fois. On appela
M. Brindley , dont ks ouvrages , au voi-
iinage de Manchefter , avoient fait la grande
réputation. Il redilia le plan , & au lieu de
porter le mole en ligne droite au travers
de la rivière, il lui donna la forme d'une
courbe qui faifoit une arche contre le cou-
' — ^
rement 5: fans procédure écrite j mais, elles font ruineufèi
pour le Peuple , qu'elles rcmblent inftituées pour protéger.
Les abus > ici comme ailleurs , pèlent beaucoup fur le petit
Peuple.
( Ne te du Traducimr. )
( 17' )
rnnt , de manière à réiidci: à Ton impetuo-
iîté , comme un pont qui divife le poids
du volume d'eau. Cet ouvrage a déjà fou-
tenu l'efFort de plulîeurs inondations con-
fîdérables , &z paroît d'une folidité à tenir
long-tems (i). D'après la courbure de cette
conftrudlion , l'eau paroît auflî former une
chiite plus belle. Elle reflemble à une crique
en demi-cercle qui a un bon elFet.
Le but principal de ces travaux étoit une
pêcherie. En cet endroit font placés des
efpcces d'éperviers & autres filets ,. où tout
le poifTon qui entre dans l'Esk fc trouve
pris. Mais outre cet avantage & pluiieuî'S
autres points d'utilité , cet objet donne
(i) Depuis que ceci eu. écrit, J'ai appris que les travaux
de M. hnndley avoient été détruits & renverfés par une
caufe imprévue , & l'eau étant bafTe. Après une forte gelée ,
la débâcle des glaces defcendit la rivicre avec une grande
rapidité , & les glaçons s'étant amalTcs en cet endroit qui
arr^oit leurs cours, ils minèrent les parties les moins coni-
pades des fondations de cette ftrudure , & à la fin prefTés
Se affoulés par un furcroit continu de nouvelles forces, ils
entraîneront le tout.
( No:e de V/îutsur. )
( 17^ )
une grande beauté au voifinage. L'Esk qui,
auparavant , n'étoit prefque qu'un ruilTeau
fans profondeur, coulant fans être apperai
dans renfoncement de fon lit éloigné de
fes rivages , eft maintenant un noble bafîîn
de niveau avec eux , & qui de la maifon
& des terres voiiines , a un air de grandeur
& de noblelTe.
C'efl: en cette partie du pays , que le dé-
bordement de Solway-mofs caufa l'inon-
dation terrible qui a détruit dernièrement
un il grand diftriâ: Nous fîmes une excur-
iîon de ce côté , exprès pour en voir les
affreux ravages.
Sol\^ay-mofs eft un terrein bas qui a en-
viron fept milles de circonférence, h^fubf-
tance du fol eil: un fluide groflier , compofé
d'une vafe boueufe ôc des fibres putréfiées
des bruyères , détrempées par l'eau d-e^
fources fouterraines qui percent de tous
côtés. 'L'à.furfaci eft une croûte fèche , cou-
verte de moufie & de joncs des marais , ce
qui donne une apparence agréable & folide
à cette mafie viciée qui cède fous la moin-
( 175)
dre pi'eiïîon. Le bétail, averti par fon inf-
tinft, s'en tient écarté. Le fol a plus de
folidité oii croiflent les joncs. Le voyageur
hafardeux & imprudent qui , quelquefois
dans les chaleurs de l'été, ofe traverfer ces
périlleux déferts pour abréger fon chemin
de quelques milles , dirige fes pas par-defTus
ces touffes de joncs , à mefure qu'elles
s'offrent à lui ; mais fi le pied lui gliffe , ou
qu'il néglige ces marques de fécurité , il eft
pofîible qu'il difparoiffe & qu'on n'entende
plus parler de lui.
A la bataille de Solway , fous le règne
de Henri VIII , on donna imprudemment
à Olivier Sinclair , le commandement de
l'armée Ecofioife , qui n'avoit point de
confiance en ce Général. Il s'enfuivit une
déroute totale , pendant laquelle une mal-
heureufe compagnie de cavalerie , fe déro-
bant à la pourfuite de l'ennemi , ou prelTée
par la crainte , entra dans ce marais où ils
furent à l'inflant engloutis , hommes &
chevAux. Ce fait , qui a paffé jufqu'à nous
par tradition , n'avoit alors de fondement
( 174)
que l'opinion publique j mais aujourd'hui
la certitude en eft acquife. Des payfans qui^
dernièrement , creufoient le marais pour y
chercher de la tourbe , à l'endroit même oii
l'on a toujours cru que l'événement tra-
gique étoit arrive' , trouvèrent un homme
à cheval, compicttement armé félon l'ufage
du liècle de Henri VIII. Ils font confervés
dans le Château d'un Baronnet Ecoflbis du
voifinage , nommé Maxwell, fi )e ne me
trompe. Un Gentilhomme qui réfide fur
cette frontière ( Jofeph Dacre , Ecuyer , de
Kirklinton , auprès de Longtown) , nous
apprit cette particularité , & nous aiïlira
avoir vu de fes yeux le cavalier , le cheval
& l'armure. Les corps étoient , nous dit-il ,
bien confervés , & on pouvoit reconnoître
aifément les différentes parties de l'armet ôc
des autres pièces.
Sol>?f'ay-mofs eft borné au midi par une
plaine cultivée qui décline doucement dans
la longueur d'un mille vers la rivière Esk.
Cette plaine eft un peu au-deiïbus du ni-
veau du marais , en étant féparée par un
( 175 )
parapet formé de la terre jettée en creufant
pour trouver la tourbe , ce qui fait une
Jicrne irrégulicre , bafTe , perpendiculaire
qui paroi t une limite noire.
Cette inondation effroyable , dont nous
venions ici examiner la caufe & voir les
effets , fut produite par un débordement
ou une crevée de cette maffe marécageufe
par-deffus ce parapet de tourbe , & qui cou-
vrit toute la plaine entre le marais & la
rivière Esk. Nous rapporterons les prinr
cipales circonftances de cette étonnante ca-
lamité , d'après l'excellente autorité de té-
moins oculaires & dignes de foi.
Le 1^ de Novembre 1771 , la nuit étant
noire & tempêtueufe , les habitans de la
plaine furent alarmés par un fracas épou-
vantable dont ils ne pouvoient deviner le
fujet. Plufîeurs d'entr'eux étoient dans les
champs , où ils veilloient leurs befliaux ,
de peur qu'ils ne fuffent entraînés par TEsk,
qui s'enfloit prodigieufement par la tem-
pête. Aucun de ces infortunés ne pouvoic
affigner la raifon du bruit qu'ils entendoient i
( I70
& ils n'en îmaginoient point d'autre que lê
débordement de la rivière , d'une manière
ou d'une autre , dont ils n'avoient aucuns
idée claire. A la vérité , ceux qui demeu-
roient plus près de la fource de Téruption ,
fentoient bien que le bruit vcnoit dans une
direftion différente ; mais la caufe leur étoic
également inconnue ôc impofîîble à dé-
couvrir.
Cependant , la maffe énorme de fubf-
tance fluide , qui avoir crevé du fein du
marais , s'iivançoit lentement , s'étendant
de plus en plus en largeur , à mefure qu'elle
prenoit polTeffion de la plaine. Quelques-
uns des habitans crurent la diflinguer par-
faitement , venant , à travers l'horreur de
la nuit , fous la forme d'une montagne
animée & mouvante. C'étoit le fait en réa-
lité 5 car la vafe du marais faifant irruption ,
emportoit devant elle pendant les cent ou
cent cinquante premières toifes de fa mar-
che , une partie du parapet qui , quoique
peu élevé , avoit néanmoins plufieurs pieds
en hauteur perpendiculaire. Mais cette mafle
folide
C '77 )
loMt finît par fe fondre , pour ainlî dire ,
pour s'incorporer au fluide pefant qui la
pouflbit , ôc qui embralTant une mai Ton
après l'autre , la couvroit , la rempliffoit &
l'abimoit en un monceau dé ruines , r.ê
donnant à leurs hôtes conjfterhés que le
tems d'échapper par la fuite. A peine fau-
vèrent-ils rien , heureux toutefois de ne.
pas perdre la vie, mais leurs meubles furent
engloutis avec les habitations. La majeure
partie de leur bétail & de leurs troupeaux
y périrent. Quelques perfonnes même, fur-
prifes dans leurs lits par l'approche de cô
fléau deflrudeur, eurent de plus le chagrin
d'être forcés de fe fauver nuds de la ruine
qui les menaçoit.
Le retour de la lumière dév^oila l'hor-*
rible fecret de cette fcèiie de terreur ^ ôc
montra dans toute fon étendue les ravacres
de cette nuit défaftreufe. Alors, Ôz alors
feulement , les conjectures auxquelles ceô
infortunés s*étoient livrés , firent place à là
certitude d'une caufe trop réelle , que nul
homme dans fon bon fens n'auroit ofs
Tome II M
( Ï78 )
foupçonner. En effet , qui eût jamais pu
penfer qu'un parapet qui réfiftoit depuis
des fiècles, céderoit , & que cette immenfe
étendue d'eaux fouterraines qui , de mé-
moire d homme , étoit reliée paifible &
croupiflante dans Ton obfcur lit, romproit
tout-à-coup Tes noires limites pour former ,
(i on l'ofe exprimer ainfî , un volcan boueux,
vomifîant des laves infe<îles & deflruâirices >
L'inondation , quoique fon premier choc
fût le plus redoutable , continua encore à
s'étendre pendant plufîeurs femaines jus-
qu'à ce qu*elle eût couvert toute la plaine ,
efpace de cinq cents arpéns. Là , femblable
à un métal en fufion qui fe verfe dans un
moule , elle remplit de fa groiïière fubf^
tance tous les creux qu'elle trouva , & qui
avoient en quelques endroits jufqu'à trente
&. quarante pieds de profondeur , mettant
tout le terrein au. niveau. L'exccd;^nt fe fit
paffage vers la rivière Esk , où il tomba en
quantité fuffifante pour incommoder le
poiffon , au point qu'aucun faumon ne fût
vu pendant toute la faifon fréquenter cette
( î75> )
rivière. On nous a même allure que de gros
monceaux de terre qui avoient flotté juf-
qu'à la mer , avoient été péchés quelques
mois après à l'ifle de Man.
Lorfque nous fumes defcendus des terres
élevées pour contempler de plus près cette
horrible fcène , elle nous offrit une appa-
rence vraiment noble. Toute la plaine étoit
couverte d'une fumée épaifle , occalionnée
par un feu étouffé , placé en différentes par-
ties à l'effet de la deffécher , ce qui nous;
préfenta l'idée fimple , mais fublime , d'une
terre ignée s' exhalant en fumée , comme la
vapeur à' une fournaife.
Arrivés à la plaine , du côté qui efl le
plus voiiin de l'Esk , elle avoit un afped:
Çi repouffant , fî peu acceflible , autant que
nous en pouvions jug£r à travers la fumée,
que nous défefpérdmes prefque d'être ca-
pables de la traverfer , pour aller trouver
le lit du marais , cornme nous nous l'étions
propofé. A cheval , la voie n'étoit pas pra-
ticable , & ayant mis pied à terre , nous
reliâmes en fulpens au bord de la plaine ,
M2
ti8o)
doutant s*il [n'ctoit pas imprudent , même
à un homme à pied , de rifquer ce païTage
dangereux.
Tandis que nous étions dans cette incer-
titude, nous obfervâmes des payfans qui
fouilloient les ruines , & ayant fait un fîgnc
à celui d'entr'eux qui étoit le plus à portée
de nous , il s'avança de notre côté. C'étoit
un homme d'un certain âge qui marchoit
à l'aide d'une toife en guife de bâton. Il
avoit dans fon port & dans les traits de fon
vifag-e , malo^ré l'air ruftre & villageois »
quelque chofe d'impofant dans Ton efpèce.
Lo. Iqu'il fe fût approché , un de nos com-
pagnons l'appela par fon nom de "Wilfon ,
& nous apprîmes qu'il étoit l'infpeéleur des
ouvriers qui travailloient à purger le fol de
ies triftes immondices.
L'ayant inftruit de notre embarras, 5c
lui ayant demandé fi nous pouvions nous
hafarder à pafîer cette plaine , il nous dit
d'un ton d'afTurance tel que l'eût pris Géfar,
de le fuivre & de ne rien craindre. Nous le
fuivîmes d'une touffe de joncs à l'autre.
( I«I )
4jueIqiicfois marchant , fautant quelquefois '
& toujours hcfîtant 11 nous devions avancer
ou retourner en arrière. Dans des endroits
plus difficiles , notre guide avoit la com-
plaifance de jeter une planche pour nous
faire un pont. Au milieu de nos perplexi-
tés , un de notre compagnie s'étant écarta
d'un pas du bon fentier , enfonça dans la
vafe 5 mais elle étoit heureufement peu pro-
fonde en cet endroit , & il n'en eut que
jufqu'aux genoux. M. Wilfon l'aida à fe
tirer delà , puis le réprimanda de fon dé-
faut d'attention. Le reproche ôc plus en-
core l'exemple produifant leur eflFet , nous
fuivions notre condiiéleur comme des
chevaux de bât attaches à la queue l'un de
l'autre, & enfin nous mîmes à fin notre
entreprife.
Lorfque nous fumes arrivés au gouffre
d'où procédoit tout ce dégât , nous vîmes
un fpeélacle hideux. La furface du marais
avoir éprouvé peu de changement. Vers.
Tes bords , il paroifToit dentelé ou creule
dans un efpace de plwfieurs toifes , mais
M i
( i82 )
pas , à beaucoup pues , au degré qu'on
auroit pu croire , d'après une lî confidé-
rable évacuation. Le lit de cette malle li-
quide étoit bordé de tas monftrueux de
ruines formés par les fragmens du parapet
Se la croûte de la fuperfîcie lors de la pre-
mière crevée î 6c il en couloit encore in-
cefiamment une liqueur noire & mouf-
feufe. Si , comme il y a apparence , cet
écoulement dure , ce pourra être une
circonftance heureufe , puifqu*il ameneroit
vraifemblablemcnt le defsèchement de cette
vafe gonflée , & préviendroit à l'avenir
pour le pays les fuites d'un fi funefte évé-
nement (i).
Quand nous eûmes gagné les hauteurs ,
& fûmes au vent de la fumée , nous vîmes
(i) Cet écoulement, du moins nous le craignons, ne
fera jamais aflèz conséquent pour defTécher ce vafte ma-
rais, & comme un volcan igné reprend de nouvelles
forces après de terribles éruptions , ce volcan d« terre Se
d'eau pourroii fermenter de nouveau avec le tems j quod
Dius avertat,
{Note du Traducteur,')
( "8? )
à découvert toute l'étendue de la plaine
& le chemin qu'avoit pris l'irruption pour
la couvrir. Plufîeurs fragmens d'une grof^
feur énorme , qui avoient été balayés par
la force première du débordement , pa-
roifîoient jettes à une diftance confidéra»
ble. Ils faifoient partie de cette grande
montagne mouvante , que quelques habi-
tans avoient vu marcher dans la nuit. Des
morceaux de moindre taille , quoique en-
core très -volumineux pour la plupart ,
étoient épars fur la plaine , aufîi loin que
le lourd torrent avoit pu les porter. Les
interftices d'entre ces fragmens avoient
été remplis par le fluide, & la vafe main-
tenant cuite par le foleil^refiembloientà une
croûte épailTe de la vafle furface dumarais^
De diflance en diftance , les chevrons fra-
cafîcs des maifons , ou le fommet noirci
des arbres , fe montroient au-deffus de la.
fuperlîcie , & oliroient un afpeift lîngu-
lier , ayant l'air de fortir , pour ainfi dire ,
du foi où ils étoient moins enfoncés.
Mais dans tout l'efpace de la longue-
M 4
( iS4)
plaine, on ne voyoit plus la moindre trace
de culture, elle qui, n'aguères, avoit été
l'orgueil de la contre'e. Des terres qui , la
veille du défailre , fe feroient louées une
guinée l'acre , n'auroient pu , au lever
de l'aurore du lendemain, être affermées
è fix pences.
Sur cette plaine jurqu'alors bien culti-
vée, vingt-huit familles avoient leurs ha-
bitations, ôc tenoîent de petites fermes.
Prçrque tous , à un petit nombre près qui
en occupoient les bords les plus éloignés
du gouffre , fe virent réduits à la plus
extrême pauvreté. M. Graham , confor-
mément aux maximes prudentes dont il ne
s'eil: jamais départi , leur fournit très ' peu
de fecours par lui-même , & s'oppofe à ce
que d'autres leur en procurent. Il fembîe
qu'il ne deiîre pas que les habitans de fcs
domaines doivent leur profpériré à d'autre
caufe que leur induflrie , <5c qu'il veut que
cette grande vertu feule les protège contre
tous Itsbtfoins , ôc répare toutes leurs per-
tç§.. Si une telle maxime , pcuffée à cette
( i85 )
ligueur, eft bonne , du moins cfl:-il vrai
de dire qu'il faut s'armer d'une réjolutioit
bien coura^cufe pour la mettre toujours en
pratique (i).
Que cette entreprife immenfe de purger
cette plaine de Ton ]imon puifîc jamais
avoir Ton entière exécution , c'eft ce dont
beaucoup de pcrfonnes fe permettent de
douter. On Pefîaye cependant avec grand
courage , & on employé , pour y réuflîr ,
la combinaifon de deux élémcns bien
puiflans _, l'eau & le feu.
Tous les bords & les autres parties les
plus sèches font réduites par ce dernier
élément , ce qui occalionnoit la grande
fumée de la plaine , comme nous y def^
( I ) M. Graham , après un tel défaftre , a procure fans
doute à ces malheureux habitans des uftenfîles de labou-
rage, &c. pou. les mettre ea ctat de réparer leurs perïcs,
$ans cela, fa réfolution couragcufe ne reroit, comme l'a»
dit fi bien J. J. Rou/îeau, « qnvmQ patience trés-mcrîtoire
à /apporter les maux d" autrui ^y.
( Note du Trcducïcur. ^
( i8tf )
cendions , fumée qui , dans l*éIoigneraenr ,
paroifloit fortir de toute la furface.
Mais cette méthode n^a pas tout le
fuccès qu'on s'en promettoit , parce que
le feu n*atteint pas fort au-delà de la fu-
perficie. On attend davanrao;e de l'appli-
cation de l'eau , qui eft la tâche dont s'eft
chargé notre guide M. "Wilfon. Jufqu'à
quel point il efl propre à s'en bien ac-
quitter , & comment il fe propofe de s'y
prendre, eft ce dont on pourra fe former
une idée d'après le récit qu'on va lire.
La maifon de M. Graham eft lîtuée fur
une éminence , dominée encore par des
terres plus élevées. Un peu à côté de la
façade étoit une cîme qui faifoit devant
fes fenêtres une figure défagréable. Cu-
rieux de la faire difparoitre , il avoit fait
venir de Newcaftle une perfonne connue
pour travailler dans ce genre. Cet entre*
preneur vint , examina l'objet , & ellima
la dépenfe de l'écarter à une fomme de
treize cent livres flerlings.
Tandis qu'on étoit en pour - parler ^
( 18; )
M. Graham fut que Wilfon avoit dit que
la butte pouvoit être mife au niveau à
beaucoup meilleur marché. Il le queftion-
na fur ce fujet j & frappé fans doute de la
probabilité du fuccès de fes moyens , il
le mit bientôt à l'œuvre. Il commença par
préparer le terrein élevé au-delTus de cette
cime , & là , il raffembla d'abord toutes
les foutces qu'il trouva , ôc dont il fit deux
grands réfervoirs , depuis l'embouchure
defquels il creufa un canal en pente roide
qui venoit aboutir à un coin rompu de
la butte. Il fit encore un canal de com-
munication d'un réfervoir à l'autre. Tous
deux étant bien remplis, il lâcha les éclu-
fes 5 ce qui précipita un torrent non -in-
terrompu ( le réfervoir fupérieur fe dé-
chargeant dans celui d'en-bas ) , avec une
aftivité il violente qu'il emporta bientôt
le coin de la cime , fur lequel il fondit.
Il chargea de nouveau cette artillerie hy-
draulique , ôc pointa contre une autre par-
tie avec un fuccès égal. Enfin , après
quelques efforts de cette nature , il vint
(i88)
à bout d'emporter toute la montagne y âc
dit à M. Graham , avec un air triomphant ,
que s*il vouloir , il feroir à preTent fauter
fa maifon. Cette opération fut Pouvrage
de peu de jours , & M. Graham nous dit
que toute la dépenfe qui en réfulta, n'a-
voit pas monté à vingt livres fterlings.
Cet homme ingénieux rit dans le ftyle
des plus malheureux journaliers , & tra-
vaille au même prix qu'eux. Sur ce que
nous exprimions nos regrets , en appre-
nant que fes talens étoient fi peu récom-
penfés, on nous alTura , ce que toute fon
apparence annonçoit afiez , qu'il n'avoit
pas d'autre idée du bonheur de la vie ,
que de s'enivrer régulièrement tous les
foirs , après fa journée frite î 3c qu'un
plus haut falaire ne feroit que hâter fes
jours.
J*ai appris depuis lors que par les foins
de cet Artifte cent cinquante acres de la
plaine avoient déjà été nétoyés , & qu'il
y avoit lieu de fe flatter qu'avec le terrrs
il en rctabliroit une partie plus confidé»
rabic. Un petit ruifieaii fur les parties ele-
vcjs du terrein inondé , lui a fervi à for-
mer des réfervoirs , d*où il a fait creufec
<ies canaux qui vont aboutir à la rivière
Esk , dans différentes directions. Au mo-
ment où il donne ordre de lâcher les éclu-
fes , des hommes placés fur les cotés du
canal roulent dedans de gros fragmens de
terre mouffeufe endurcie par le fokil. Le
courant les entraîne dans la rivière qui les
chaiie à la mer.
( Ipô >
CHAPITRE XXII I.
A
Y A N T parcouru 6c vilîté celles des
parties des frontières de l'Angleterre leS'
plus curieufes à connoître , nous nous
mîmes en chemin pour le retour j mais au
lieu de revenir par la route de Kefwick ,
nous réfolumes , pour varier nos plaifîrs ,
de nous en retourner par les montagnes de
Brugh (i). «►
A Penrith , la route fait la fourche. Nous
tournâmes à la gauche vers Appelby , &
entrâmes bientôt dans une riche & fuperbe
vallée, où la rivière Lowther , coulant
entre des rivages ornés d'arbres majeftueux,
nous accompagna fort loin.
En traverfant cette rivière , nous fûmes
frappés de la beauté de la fituation de
Brourrham-Caftle , l'un des Châteaux de
la feue célèbre ComtelTe de Pembroke.
(i) Voyez Chapitre -\il..
( îpî )
Ce lieu n'avoit pas échappé à Tattention
des Romains qui y avoient établi un pofle
pour commander tout le pays d'alentour.
IJ paroît aulîi noble aujourd'hui , confidéré
dans un fens pittorefque, qu'il l'étoit alors
dans un fens militaire. Mais , nous n'eûmes
pas le tems d'y monter , & nous nous con-
tentâmes de le voir feulement comme or-
nement d'une féconde diftance,
A Clifcon , h route s'ouvre de nouveau
dans une fcène fauvage. Ici , nous exami-
nâmes le terreîn où, en l'année 1745 » ^^^
rebelles entrant dans un pays fermé, firent
une halte & fe mirent en ligne le long des
haies , pour retarder la pourfuite du Duc
de Cumberland. Nous apprîmes que le
Chevalier Jofeph Yorke avoit palTé en ce
lieu quelques jours auparavant , dans fa
route en revenant d'Irlande. Il avoit accom-
pagné Son AltelTe Royale dans fon expé-
dition contre les rebelles , & s'étoit arrêté
pour revoir ce théâtre qui lui étoit connu.
Il charma tout le pays , à ce que nous ap-
prîmes > en rappelant le fouvenir d'une
( ip2 )
ââion d'éclat que lit en ce tcms-Ià une Îîc-
roine de village qui avoit porte une lettre
à travers le £;;u des rebelles , à deTaut d'autre
mefTager.
De Clifron nous nous détournâmes pour
aller voir Lowther-Hall , Château du Che-
valier James Lowther. Ce n'eft qu'un bâti-
ment fait pour le fer\ ice du moment y l'an-
cien mancir ayant été confumé par les
flammes , lorfqu'il étoit en la pofleflîon du
feu Lord Lonfdale j mais on ralTemble à
préfent des matériaux pour conftruire une
noble ftruâ:ure. Le Château efl: aflis dans
un parc très-vafte, qui contient une grand©
vaii-ié de fituations magnifiques.
De Lowther-Hall-, nous pourfuivîmes
notre route vers Appe by , ayant à notre-
gauche cette vafte étendue de pays ftérile,
appellée forêt de Wingiield.
La fituation du Château d'Appelby ^
dont efl propriétaire le Comte de Jhanet ,
eft de la plus grande beauté. Il ell: placé
fur un rocher éminent , qui tombe avec
pi:écipitation dans la rivière Eden , qui l'en-
toure
( m )
tourc en demi - cercle. Le rivage de la
rivière & les côtes du précipice font noble-
ment couverts d'arbres. Le Château eft en-
core en bon état , ôc montre une fabrique
majeftueufe 5 mais , confidéré fous un jour
pittorefque , il perd la moitié de fa beauté
par le défaut qu'il a d'être coupé en deux
parties. Une brifure moindre en volume ,
& ifolée d'aune conftruélion confidérable ,
en écarte l'idée de pefanteur, & devient
une fource de beauté. C'eft un principe
de l'art dont nous avons donné l*cÀemple
dans les montagnes & autres objets (i).
Mais ici , le tout eft partagé en deux divi-
fions fi parfaitement égales dans leurs di-
menfions , que chacune d'elles difpute la
prééminence à l'autre. Chacune forme donc
un tout prife féparément , & toutes deux
enfemble rendent l'oDil perplexe. La partie
détachée doit toujours conferver le rang
d'infériorité qui lui convient. Mais ce qu'on
dit ici de ces deux parties du Château n'a
(i) Voyei Chapitre XVIII, aa commencement.
Tome, IL N
( IP4 )
fon application qu'en tant qu'on s'occupe
du point de vue pris de la route. Si l'on
tourne autour , on en a d'autres , où il fc
préfente plus avantageufement , fur-tout ,
lorfqu'on voit le pont & la première ou-
verture fur la vallée d'Eden. De cet afpeft,
leCh^çeau prend une apparence fort noble ,
étant fur un rocher fufpendu au-delTus de
la rivière ; & la partie détachée ne paroît pas
alors fort confidcrable.
Nous n'eûmes pas le tems de prendre
du Château une vue du lite. Il doit com-
mander un lointain magnitique fur l'éten-
due de la vallée.
Appelly-Caftle eft ce que les Romains
appelloient Apallaba , nom qui a produit
une fois une étymologie plus claire que
leurs polies ne font ordinairement.
Ce Château étoit la réfidence favorite
d'A.nne , Comtefîe de Pembroks , de Dor-
fet & de Montgomery. Comme cette Dame,
d'un caraâière extraordinaire , eft encore
auiourd'hui l'objet d'une iingulière véné-
ration dans ce canton j que fon hifloire eft
( IPÎ )
curieufe & moins connue qu*elle ne mc^
rire de J'être , & que d'ailleurs , cecre hii-
toire eft inrimemenr liée à celle du pa'^s ,
je crois que le Lcfteur approuvera la di-
greflion fuivante , tribut de juftice à la mé-
moire.
Elle étoit fille de George Cliffort , Comte
de Cumberiand , l'un des Héros du fiècle
de bravoure de la Reine Elifabeth. Ce Sei-
gneur illuftre fe diftingua principalement
parles expéditions navales ;& dans ces tems
de frugr.lité , on le lai (la y dépenfer une
grande partie de Ton patrimoine. Pour ré-
compenfer fon dévouement patriotique ,
fa Souveraine le nomma fon Champion
dans toutes fes joutes & fes tournois , oà
fa grâce perfonnelle , la nobleiTe de fes
procédés , fon habileté & fa dextérité dans
ces jeux , lui méritèrent également l'admi-
ration générale. La brillante armure qu'il
portoit dans ces occafions , fe montre en-
core aux curieux qui vifitent ce Château.
Lady Anne Clifford n'i oit que dix ans
à la mort de fon père j mais fon éducation
N 2
( «p^)
fut dirigée par deux excellentes femmes j
d'abord par fa mère , fille du Comte de
Bedford , & enfuite par fa tante la Gom-
teffe de Warwick.
Dans fa première jeunefTe , elle cpoufa
le Lord Buckhurft , Comte de Dorfet ,
avec lequel elle vécut au fein de l'union
la plus parfaite pendant un petit nombre
d'années ; mais il la laifîa bientôt veuve , ôc
fîx ans après fa mort , elle fe remaria avec
Philippe, Comte dePembroke & de Mont-
gomery.
Ce Seigneur reçut de la faveur de Jac-
ques premier des biens conlidérables pour
récompenfe de fon adrelTe à la chafle des
bêtes fauves & à celle au faucon : il n'en
eut pas moins de dix-huit mille livres fter-
ling par an , fomme prodigieufe pour ce
tcms-là. Sa manière de vivre étoit fomp-
tueufe au-delà de toute exprefîîon , & fes
équipages de chafTe étoient d'une magni-
ficence royale. Ses chenils mêmes étoient
fuperbes , & fes écuries pouvoient aller de
pair avec les palais des Monarques. Mais
( IP7 )
fa fauconnerie ctoit fur-tout l'objet de fes
afFeftions. Il l'avoit enrichie , avec des de'-
penfes confidérables , de tous les oifeaux
de chafîe les plus rares , & nourriffoit un
grand nombre de perfonnes qui n'avoient
d'autre emploi que d'en prendre foin , de
les drelTer «5c de les exercer.
Ici finiroit l'hiftoirede Philippe , Comte
de Pembroke, li nous n'avions à y ajouter
que dans la vie privée , il ctoit plein de
vices , ignorant & fans lettres à un degré
inoui dans une perfonne de fon rang , êc
que dans fa vie pubhque fon caradère a été
noté d'ingratitude & de faufTeté par le
noble hiidorien de ces tems malheureux.
C'cH: dans la fociété de cet homme G.
indigne d'elle , que cette infortunée Dame
a vécu vingt ans. Il eft vrai que par la vie
diffolue qu'il mena dans la dernière partie
de fa vie , elle fe vit forcée de fe féparer
de lui.
Vers l'époque de la mort de fon mari ,
elle fe trouva en poneflîon d'une fortune
conadérable. Il paroît que fes droits héré-
N 3
( is8 )
ditnircs dans les fucceffions de fes ancêtres,
qui avoient laiflé de grands biens dans le
Nord, lui furent difpute's par un oncle qui
avoit hérite du titre , & même que Jacques
premier avoit rendu contre fes prétentions
un Jugement auquel, toutefois, elle refufa
de fe foumettre. Mais cet Oncle mourant
bientôt après , ainfi que le feul fils qu'il
eût , les biens patrimoniaux des Clifford,
quoique confidérablcment diminués par la
générofîté de fon père , lui dcvolurent fans
la moindre conteftation. Elle avoit d'ail-
leurs de grands douaires. Celui que lui
avoit afTuré fon premier mari étoit un ob-
jet de trois ou quatre mille livres fterling ,
& elle en eut un autre du dernier, qui étoic
à peu-près aufîî confidérable.
Auffi-tôt après le décès du Comte de
Pembroke, elle jetta les fondemens du plan
de vie qu'elle vouloit fe faire pour le refbe
de fes jours. Elle prit la réfolution de fe
retirer dans le Nord , & de dépenfer fon
revenu dans fes terres.
Pans les tems reculés, les Comtes d©
( m )
Cumberland poffcdoient cinq beaux Châ-
teaux dans les trois Conite's d'Yorkshire ,
de Weftmoreland & de Cumberhnd. Ils
confiftoienc en ceux de Skipton , Pendra-
gon , Appelbv , Brougham & Brugh. Ils
avoient aulîî la tour de Bardon , autre mai-
fon fortifiée, où ils faifoient quelquefois
leur re'fidence. Mais , tous ces Châteaux
avoient fouffert dans les guerres civiles qui
venoient d'agiter la Nation, & étoient tous
plus ou moins endommagés.
La Comtefie de Pembroke fe reTolut
donc , à fon arrivée dans le Nord , de les
réparer & de les meubler tous à neuf. Elle
entreprit ce grand ouvrage & l'amena à
Hn dans le cours des années 1657 & 1^58,'
& fit graver au-deflus de la grande porte
d'entrée de chacun de ces Châteaux , l'inf*
cription fuivante.
THIS CASTLE W AS REPAIRED BY THE
LADY ANN CLIFFORD , COUNTESS
DOWAGER OF PEMBROKE, &c. IN THE
YEAR 1657. AFTER THE MAIN PART
N 4
( 200 )
OF IT H AD L AIN RUINOUS EVER SINCE
^48. WHEN IT WAS DEMOLISHED AL-
MOST TO THE GROUND BY THE PAR-
LIAMENT THEN SITTING AT WEST-
MINSTER , BECAUSE IT HAD BEEN A
GARRISON IN THE CIVIL WARS. IS.
LVIIL 12. LAUS DEO,
En voici la tradudion :
Ce Château fut réparé par Lady Anne
Clifford , Comtelîe Douairière de Pem-
broke , &c. en l'année 1^57 , après que la
plus grande partie en avoit été en ruine
depuis 1^48 , qu'il fut démoli prefque juf^
qu*en fes fondemens 5 par ordre du Parle-
ment , alors fiégeant à "Weflminfter , pour
avoir fervi de garnifon dans les guerres
civiles.
Olivier: Cromv^ell ctoit alors à la tête
des affaires. Elle avoit en horreur fa fcélé-
rateiTe & fon hypocrilie ; & comme elle
croit trop couragcufe pour dcguifer jamais
( ioi )
fes fentimens _, il eft probable que le Pro-
feftcur n'ignoroit pas le peu de cas qu'elle
faifoit de lui. Les amis de la ComtefTe ,
qui connoiiToîent refprit de vengeance
d'Olivier , lui confeilloient de borner fa
dépenfe en bâtimens , perfuade's qu'elle
n'auroit pas plutôt reparé fes Châteaux ,
qu'il les feroit détruire de nouveau. Elle
répondit à ces repréfcntations : « LaiîTez-Ie
faire ce qu'il voudra ; mais il verra que je
les rebâtirai , tant qu'il ne m'aura pas dé-
pouillée de mon dernier chelin ».
E !e fit éclater dans une autre occafion
fon grand courage , & fon mépris pour le
Protefteur (i). Son oncle lui avoit laifTé
des biens il embrouillés que, pour foutenir
fes droits , elle fe voyoit obligée d'avoir
(i) Nous ne prétendons pas entreprendre ici l'apoIôgie
de Cromwell ; p.iius s'il méritoit l'indignation comme ty-
ran , Ces grandes qualités politiques & guerrières le ga-
rantiiïoient au moins du mépris. A la vérité , ces qualités
ne font pas de celles dont une femme puiiiè juger , ou qu'elle
ait la force d'admirer.
( Note du Traducîeur. )
( 202 )
un procès long ôc difpendieux. Ses adver-
faires ayant intrigué auprès de Cromwell ,
pour légitimer Tes prétentions , il offrit fa
médiation. La Comteffe répondit avec
fierté , qu'elle ne l'accepteroit jamais , tant
que l'Angleterre auroit des loix. « Quoi !
dit-elle à ce fujet , s'imagine-t-il qu'après
avoir refufé de céder à Jacques , je me fou-
mettrai à lui » ?
Mais 5 malgré Tes fentimens affez connus
à cet égard , fes biens n'eurent rien à fouf-
frir de la tyrannie. Quelques-uns attribuè-
rent la douceur de Crom>x^el à fon refpedl
pour les vertus de cette Dame , opinion
très-peu probable. D'autres ont cru , avec
plus de fondement , qu'elle en étoit rede-
vable à Tes nombreux amis , que le tyran
croyoit devoir ménager.
Son inimitié pour cet homme célèbre ,
n'étoit pas l'effet de Pefprit de parti. C'é-
toit en elle une affaire de fentiment. Elle
montra dans la fuite le même éloignement
pour Charles II , lorfqu*elle connut Pef-
■piit de fon Gouvernement. Preffée par fes
( 203 )
amis , peu après la leftauration , de pa-
roîrre à la Cour : « Je n'y mettrai pas le
pied, leur dit -elle, à moins qu'on ne
veuille me permettre de porter des œillè-
res , comme on en met aux chevaux de
carrofle j».
Outre fes Châteaux , elle trouva aulH
en ruine prefque toutes les Eglifes des
Villages de Tes domaines. Le clocher de
l'une étoit tombé ; une autre avoit été
changée en magafm pour le fourrage , une
troifième en hôpital militaire. Il y en avoit
fept dans cet état de délabrement. Elles
les reconftruifit ou les répara toutes , & y
fit mettre des bancs propres 5 enfin , elle
voulut que les payfans de fes terres euf-
fent tous des Eglifes à leur voifinage.
En bâtimens & réparations , à fon arri-
vée dans le Nord , elle ne dépenfa pas
moins de quarante mille livres flerlings.
Elle rcfidoit tour-à-tour dans chacun
de fes Châteaux pendant une partie de l'an-
née , ayant ajnfi l'œil fui* toute l'étendue
de fes vaftcs domaines, & rcnda;:t heureux
(204 )
le pays qu'honoroit fa préfence. Par-tout ,
elle fe montroit la mère & la confolatrice
du pauvre & de Tindigent. Son cœur bien-
faifant étoit ouvert à tous ainfî que fa
bourfe , & jamais le récit de l'infortune
ne manquoit d'attirer fes généreux fecours
fur ceux qui en étoient les viftimes.
Cette femme vertueufe ne fe contentoit
pas d'ades pajfagers de charité. Elle la
rendoit permanente , & l'éternifoit , en
quelque forte , par des fondations pieufes.
Les plus confidcrables de fes œuvres font
deux hôpitaux qu'elle fonda & dota con-
venablement.
On voit encore à coté du chemin , entre
Penrith & Appelby , un petit monument
agréable de ce genre , quoique , à la vérité,
confacré plus à la piété liliale qu'à la cha-
rité. C'ell en cet endroit que , dans fa
première jeunelTe , elle s'étoit arrachée des
bras d'une mère tendre & chérie, qu'elle
n'eût pas le bonheur de revoir. Elle ne fe
rappela depuis qu'avec les plus douces
émotions , cette attendrilTante féparation ;
( *o5 )
& pour en perpétuer le fouvenir , \orC»
qu'elle vint fe fixer dans le "Weflmoreland ,
elle fit ériger une colonne fur le lieu , avec
une grande pierre qui couvre un côté de
la bafe. Ce monument , connu jufqu'à ce
jour fous le nom de pilier de la Comtejfe ,
efl orné de fes armes. Au haut eft un ca-
dran folaire qui a fon utilité pour les
Voyageurs , & la table de pierre au bas
porte cette infçription.
THIS PILLAR WAS CRECTED IN THE
YEAR i6s6. BY ANN COUNTESS DO-
WAGER OF PEMBROKE , &c. FOR A
MEMORIAL OF HER LAST PARTING ,
IN THIS PLACE, WITH HER GOOD
AND PIOUS MOTHER, MARGARET ,
COUNTESS DOWAGER OF CUMBER-^
LAND, ON THE 2 OF APRIL 16 î6 : IN
MEMORY ^HEREOF SHE HATH LEFt
AN ANNUITY OF 4!; TO BE DTSTRIBlT-
TED TO THE POOR OF THE PARISÎÎ
OF BROUGHAM , EVERY 2 DAY OF
( 20(^ )
APRTL FOR EVER, UPON THE STONE-
TABLE PLACED HARD BY. LAUS DEC !
En voici la Traduclion , en faveur des L^cleurs
qui ignorent l* Anglois,
Cette colonne a été élevée en l'année
165^, par Anne , Comteile Douairière
de Pembroke , &c. en mémoire du der-
nier adieu qu'elle dit en cet endroit à fa
bonne «Se pieufe mère Marguerite , Com-
tefle Douairière de Cumberland , le 2 d'A-
vril 1616. Pour attefter cet événement,
elle a fondé une donation de 4 livres
fterlings , qui feront diftribuées le 2 d'A-
vril de chaque année, à perpétuité, aux
pauvres de la ParoifTe de Brougham , fur
la table de pierre à coté de ce pilier.
Gloire à Dieu !
Jufqu*à fon domeftique , tout chez elle
annonçoit fa charité. Ses gens étoient gé-
néralement choifîs parmi les enfans de fes
vafîaux 5 & quand ils fe comportoient bien,
ils pouvoient être fûrs qu'elle fe chargeroit
de leur établilTement. Si quelqu'une de
( i07 )
fes femmes ou de fes fervantcs jugeoit à
p opos de fe marier , elle leur donnoit
de petites dots pour débuter dans le mon-
de , lorfqu'elle approuvoit le parti.
Le grand nombre de Miniftres de l'E-
glife réduits à la misère par la perte de Jeurs
bénéfices fous le Proieftorat , & les autres
calamités de ces tems , lui fournirent en-
core de fréquentes occafions d'exercer fa
générofité fans bornes. Entr'autres Prélats
infortunés , fes bienfaits diftinguèrent par-
ticulièrement King , qui , après la reftau-
ration, devint Evêque de Chicheller, ôc
Duppi ôc Morley , tous deux promus ,
dans la fuite , au fiégc de Winchefter. Eile
alloua à chacun d'eux un revenu annuel
de 40 livres fterlings ^ & lorfque du pays
étranger où ils s*étoient retirés , ils l'infor-
mèrent que le fonds de cette rente leur fe-
roit plus agréable dans leurs befoins ac-
tuels , elle fie pafier fur le continent des re-
mifes jufqu'à concurrence de mille livres
fterlings , à partager entr'eux.
C'étoit une Dame d'une prudence ad-
( 208 )
mirable dans l'économie de Tes affaires.
L'Evêque Rainbow a défini , en deux
mots , fon caraftère fur cet article. Elle
excelloit , dit-il , à prévoir Tes dépenfes ,
& à y pourvoir.
Elle comptoit , après Dieu , fur deux
fources abondantes de fes charités innom-
brables , fon exaftitude à régler fes reve-
nus & fon talent à en foigner l'emploi &
Je furveiller.
Quant au premier point , en quelque
lieu qu'elle fixât fon féjour , elle y tenoit
un regiftre où étoient portées , avec une"
régularité de Commerçant , toutes fes re-
cettes & dépenfes. Elle feule avoit le foin
de celui de fes charités particulières. Tout
y étoit couché fi ponduellement, qu'en le
comparant avec l'état de fes comptes pu-
blics, la balance de fa fituation étoit toute
faite , & fe voyoit au premier coup d'œiL
Son économie égaloit fa ponctualité,
Rien n'étoit dépenfé pour la vanité , rien
de prodigué à des bagatelles. Tous \ts
débourfés de fa maifon portoient fur des
objets
( 209 )
objets nccefTaires , &i i'ordi'e qui préfidoi:
à tout, faifoit conflamment du cours d'une
année , la règle ôc la mefure de l'année qui
la fuivoit.
L'ardeur qu'elle mettoit à défendre Tes
juftes droits, devroit peut-être trouver
place au nombre de fes plans économiques.
Elle fembloit craindre d'exercer cette dif-
pofition j mais lorfqu'elle y étoic con-
trainte, elle fuivoit la conteftation jufqii'au
bout , avec toute la trempe vi joureufe de
fon caraftère. Cela lui épargna , fans dou»
te , beaucoup de débats judiciaires , qui lui
auroient donné un tourment fans relâche
au milieu de domaines aufll multipliés ,
& dans ces tems douteux , oii ia juilice
d'une caufe ne rendoit pas le fucccs plus
certain , grâce au relâchement des Loix.
J'ai parlé de fon courage dans une affaire
litigieufe , où fa fortune pouvoit fe trou*
ver confidérablement compromife. Le traie
fuivant fervira d'un exemple de fa con-
duite dans lesoccafions moms importantes,
C'étoit une claufe de tous les baux de
Tome IL O
( 2IO )
fes fermes & de fes terres , que le Fermier
ou Tenancier étoit , outre le prix princi-
pal, obligé de payer, chaque année, ce
qii'on appelle le droit de chapon. Ce droic
avcit toujours été refpefté , & je crois
même qu'il eft encore flipulé aujourd'hui
dans plufieurs des grandes Seigneuries du
Nord de cette Ifle , ou on le regarde com-
me un profit de l'Intendant du Seigneur.
Il arriva qu'un riche fabricant de draps
d'Halifax , nommé Murgatroyd , ayant
affermé de la Comteiïe un petit tenement
dépendant de fa terre de Skipton , refufa
ol»fl:inément le paiement du chapon , lequel
devoit fe faire en nature. Sur fon refus, un
procès commença. Cet homme étoit opi-
niâtre , & fa partie adverfe rcfoluè à foute-
nir fon droit. Lacaufe fut poufTée avec cha-
leur jufqu'à Sentence définitive. La Dame,
comme on peut croire , en fortit vido-
rieufe ; mai| elle y dépenfa 200 livres fter-
lings , que fon adverfaire devoit payer ,
puifqu'il avoit été condamné aux dépens.
Après le jugement , elle invita M. Murga-
Tûrn.2^.
/'at/c 'JJû
( 211 )
troyd à diner , & tirant à elle k plu où
étoit le chapon^ qu'on avoit mis fiu- table
pour premier mets : « Allons , dit cette
femme admirable , M. MiTrgatroydjfoyons
bons amis à l'avenir : puifque vous fai:cs
les frais du chapon à ma table , je veux
partager avec vous ceux qu'il vous a coû-
té ».
Elle avoit refprit orne 6: cultivé en
plulieurs genres dérudition. Le Doéleur
Donn diloit de cette Dame , dans fon ftyle
enjoué d'exprefïion : « elle fait parler de
tout avec efprit , depuis la prédeftination
jufqu'à la foie écrue ». Mais l'hiftoire pa-
roît avoir été fa leâ:ure de préférence , 6c
le defîr d*y lire les adlions de fes ancêtres
fut probablement fon premier moti-f de fe
livrer à cette étude. En effet , ils fiirurent
dans celle d'Angleterre depuis la conquê-
te, & y jouent , à quelques égards , les
premiers rôles j car il s'eft paffé peu de
grands évèncmens dans ces tems éloignés
oii les Veteripont <5c les Clifford , qu'elle
avoit pour ayeux , tous hommes coura-
O 2
( 212 )
geux Ôc «ntreprenans , ne fufTent pas fc-
rieufement engagés.
Elle femble avoir eu intention de rafiem-
bler des matériaux pour une hiftoire de ces
deux puifiantes familles du Nord de notre
Ifie. Elle a employé à grands frais des Sa-
vans à recueillir des faits & des anecdotes à
ce fujet dans les minutes de 1?. tour de
Londres , les regiftres qu'on y garde , ôc
autres archives publiques. Elle remplit trois
gros volumes des copies de toutes les pièces
qu'elle put découvrir, & qu'elle y fit écrire
d'une main belle & très-lifible. Cet ou-
vrage, plein d'anecdotes curieufes fur plu-
fieurs perfonnages illuftres , dans des occa-
fions intcrefîantes , s'eft confervé jufqu'à
nous , ôc exifte dans les annales de la fa-
mille , au Château d'Appelby.
Tandis qu'elle fe montroit fî foigneufc
de l'honneur de fes ancêtres , elle avoit éta-
bli contre elle-même une efpèce de tribu-
nal hiftorique très-févère j car je ne vois pas
quel autre nom conviendroit mieux à Ton
journal perfonnel. Dans un grand in*foli&
^ ( 215 )
qui failbit partie de fon équipage <5f la fui*
voit toujours d'un Château dans l'autre ,
elle avoit foin de faire infcrire exaftemenç
fous Tes yeux , jour par jour , tout ce qui
lui arrivoit. Je n'ai pu apprendre en quoi
confiftoient les particularités qui y cn-
troicnt 5 mais fi ce journal étoit tenu , comme
on peut le fuppofer, par un Secrétaire de
conliance , il rcnfermoit fans doute des
chofcs d'une nature fingulière. Quelle col-
ledion piquante d'anecdotes précieufes doit:
ourir le recueil des évcnemens d'une telle
vie ! Quelle fatyre il nous préfenteroit de
la vanité , de la difiipation , des frivoles ou
dangcreufes occupations de la plupart des
Grands du lîècle ! On m'alTure que ce mor-
ceau précieux à tant de titres , eil entre les
mains du Comte de Thanct i .
( I ) J'ai fu depuis que le feu Conite de Thanet avoit dé-
txuic ce Recueil, parce qu'il s'y trouvoit des cho/ès fortes
ou (cvcres lur plufîeurs perlonnes de ce tenis-là , Se qu'il a
voul.i ménager leurs delcendans, que ces vérités auroiene
pufoicer à rougir de ieux origine»
( Nore de l'Juieur. )
o 3
( 214 )
Mais , le côté le plus brillant du carac-
tère de cette illuftre perfonne , étoit fa piété
& ion attachement pour la religion de feâ
pères. Il eft hors de doute que les aimables
inftitutrices de fes premières années , n'ont
eu qu'à donner le pli convenable à cette
ame douce ôc fenllble , naturellement por-
tée à prendre un tourférieuxj mais peut-
être la meilleure école , celle qui fervit le
plus à lui donner une fi grande juflelTe d'ef^
prit & un fens fi droit , fut 1 école de j'ad-
verfité qui dura pour elle pendant tout le
tems de fa cohabitation avec fon fécond
mari le Comte de Pembroke. La vie diiîî-
pée & criminelle qu'il menoit, dut la gué-
rir plus que tout le refle de la vanité des
grandeurs humaines , fi méprifables lorf-
qu'on en détourne & pervertit le feul véri-
table ufage 5 celui de plaire à Dieu, en fai-
sant du bien aux hommes.
Peu de Théologiens étoient plus verfés
qu'elle dans la connoiiTance des faintcs Ecri-
tures. Elle la citoit à propos dans toutes
ks cccafioris nccefTaires , & ne manquoit
(215 )
jamais d'en lire quelques pafTagcs chaque
jour ; & quand Page eut affoibli fa vue ,
elle avoir un Ledeur pour lui rendre ce
fervice.
Le Nouveau-Teftariient étoit fon étude
principale. Après ce divin livre , elle n'ai-
moir rien plus que les pfeaumes de David.
Elle fe faifoit lire régulièrement celui du
iour.
Elle avoir été élevé dans le fein de
l'Eglife Anglicane; &-ne pouvant, dans
Us tems fanatiques de l'ufurpation , aflifter
au fervi:e public , elle ne manqua du moins
jamais, même dans les conjonâiures les plus
fdcheufes pour la Religion & pour l'Etat^
d'entendre & de réciter les prières dans la
Chapelle de fon Château, qu'elle avoit
pris foin de fournir de toutes les chofes
convenables. Elle fe vit menacée pluiieurs
fois de coups d'autorité , Se même d'enlè-
vement de fa perfonne , il elle ne renon-
coït à fon culte. Elle montra encore en ce!a
le même courage qu'elle avoit fait éclater
ailleurs : elle continua à fervir Dieu d'après
04
(21(5)
fa confcicnce , fans s'cmbarraficr de ce que
fes ennemis pourroient tenter conrr'clle.
Elle n'éprouva cependant jamais leur ani-
mcfitc jiîfqu'àla vengeance.
La ComtefTe de Pembroke femblcit avoir
oublie ou perdu toute idc'e de pompe ôc de
grandeur extérieure. En ce qui ne touchoit
qu'elle-même , fa manière de vivre alloir à
une fimplicité qu'on eût pris prefque pour
avarice , fi fon cœur eût été moins connu.
De tous les objets de fes largefîes , elle ne
régligeoit qu'elle. Dans fes repas elle étoit
abftème , & on I entendit quelquefois dire
plaifamment qu'en toute fa vie elle n'avoir
prefque jamais bu de vin ni avalé de méde-
cine. Elle n'avoir jamais été curieufe de
beaux habits ni d'aucune parure; mais dans
fa vicillefle , elle y renonça abfolument ,
ne portant qu'une robe de ferge noire unie
fans ampleur , qui lui fer voit plufieurs an-
nées ; ce qui occafionna fouvent des mé-
prifes plaifantes , en la faifant prendre pour
l'une ou l'autre de fes fervantes.
Sa mail on étoit montée relativement à
( 217 *)
l'utilité & nullement pour faire un Vain
étalage de luxe. Outre fes domciliques or-
dinaires , elle avoit en tout tems deux de-
moifelles bien élevées qui , dans quelques
momcnsoù elle ne vouloit point être feule,
lui tenoient compagnie , & lui fiifoiqnt
tour-à-tour la leAure.
Sa plus grande dépenfe perfonnelle étoit
en livres. Sa bibliothèque étoit ornée de
tout ce que l'Angleterre avoit produit de
bons Ecrivains. Elle ne pouvoir lire ceux
des autres pays que dans des traductions,
ne connoiiTant d'autre langue que la Tienne.
Telle fut la vie de cette excellente femme,
également propre à bien remplir les devoirs
de toutes les conditions où Dieu étoit le
maître de la placer. Son rang ne lui pro-
cura point plus de douceurs qu'une fortune
beaucoup plus bornée n'en eût fourni à
d'autres perfonnes de fon sexe <5c de fa naif-
fance. Elle n'étoit au-deffus des autres que
par le defir de faire du bien , & dont heu-
reniement le Ciel lui avoit accorde le pou-
voii avec la volonté.
( 2l8 )
Elle fiirvécut vingt- fix ans à fon dernier
mari le Comte de Pembroke. La Provi-
dence daigna , par une faveur particulière
pour la contrée , prolonger fa belle & ver-
tueufe carrière jufqu'à l'âge le plus avancé ,
c'efl-à-dire , à plus de quatre-vingts ans.
Le 23 de Mars 1^75 , eft le jour qui priva-
la terre de cette femme qui l'honoroit î &
ce jour fut compté long-tems comme un
des plus défailreux pour cette partie du.
Nord de l'Angleterre.
En elle s'étei2:nit l'ancienne & illuflre
famille des Cliffbrd. Sa fille Marguerite ,
ilTue de fon mariage avec le Comte de Dor-
fet , & fon unique héritière , ayant époufé
un Comte de Thanet , porta les grands
Biens des Clifford dans la noble famille
des Tufron (i).
( I ) Le gros de ce petic précis hiftorique eft tiré d'une
vie manufcritede M. Scdgwick, qui a été Secrétaire de la
Cpmteire. Dans cet Ouvrage-, écrit par M. Sedgwick lui-
même , il introduit de tems en tems quelques anecdote»
relatives à cette Dame, qu'il dcvoit bien connoûrej c&
( 21p)
CHAPITRE X'X I V.
X-iORSQU'ON quitte Appelby-Caftie ,
on approche bientôt éÊfjS montagnes de la
frontière ; mais on s'fcrapproche par un
progrès régulier & conforme à l'ordre or-
dinaire de la Nature. Le foi commence par
s'élever jenfuite le pays devient montueux,
& le labourage ne montre plus que de foi-
bles parties en culture, qui diminuent de
grandeur par gradation , jufqu'à ce que les
marques de la cultivation difparoiffent en-
tièrement.
Un peu au Nord de Brugh , le terrein
fur la gauche offre un afpsift fingulier. Une
colline fur laquelle fe tient une foire an-
nuelle , forme une convexité parfaitement
^ui nous garantit l'authenticité de [on rccic. C'efl dom-
mage qu'il ne lui ait pas donné la principale part de Ton
travail. Le manufcrit exifle aujourd'hui dans le Cliàtcau
d'Appelby.
( Note de l'Juteur, )
( 220 )
femi-circulaire 5 à peine un cime ou un
buifîbn rompc-il la régularité de la ligne.
Au-delà de cette colline , mais fans terres
intermédiaires , s*élève une chaîne de mon*
tagnes éloignées. Elles avoient une teinte
d'un pourpre légerfjorfque nous les vîmes,
& la colline conv(î|^ étoit d'un verd foncé
& obfcur. Peut-être il n'exifta jamais une
fîtuation ou un arrangement de terrein qui
foit plus entièrement oppofé au genre pit-
torefque , &c néanmoins ( tant a de pouvoir
Ja force du contrafle) fi l'on fuppofe ce
lite feulement coupé en deux & orné à quel-
ques égards , il ne paroîtra pas défagréable.
Au pied des montagnes font la Ville &
le Château de Brugh , dans une Situation
qui n'eft pas fans agrément. Le Château
qui , comme celui d'Appelby , confifte en
deux parties , femble avoir été une place
très-forte. Depuis le tems de fa noble pro-
priétaire la Comteile de Pembroke, il s eft
hâté vers fa ruine ; mais même dans l'état
où il eft 3 nous n'avons pas trouvé que ce
fût chofe facile a'cfçalader les ouvrages ex-
( i2I )
terienrs de Tes remparts de terre ; ce qui
prouve que la fortereflfe a du être autre-
fois propre à unevigoureufe défenfe. Quel-
ques parties , ôc fpécialement une tour ronde
endommagée , font d'un effet très-pitto*
refque.
Nous n'eûmes pas le plaifîr de voir ce
Château fous un jour aufîî avantageux que
celui qui nous favorifa dans l'examen du
Château de Penrith. Nous les vîmes tous
deux le foir 5 mais ici , nous n'eûmes pas
le rayon brillant du foleil couchant pour
éclairer Us ruines y & néanmoins l'effet fut
majeftueux. Le Château & le payfage à l'en-
tour étoient dans une ombre profonde, fous
l'influence d'un orage demi-formé , qui fe
dilïîpoit , & qui avoit teint dans une obf-
curité entière les, plus hautes régions du
firmament. Le foleil étoit invifible j mais
il avoit enflammé tout l'horifon occidental
d'un rouge foncé. Nous examinâmes le
Château du point de l'Orient , & avions
par conféquent la partie rougeâtre de l'hé-
niifphère pour fond des teintes grifesôc des
( 222 )
ombres fortes des tours ôc des créneaux qui
s'interpofoient entre nous ôc l'occident. Ces
objets , joints à la folemnité profonde de
l'obfcurité , faifoient une balance fulEfintc
au rouge éclatant de l'horifon qui , fans
eux , auroit été trop étincelant. Mais le
tout écoit en parfaite harmonie & produi-
foit un bon effet. A la vérité , le coloris de
Ja Nature manque rarement d'harmonie. Si
les clairs ont un grand éclat , les ombres
font foncées en proportion. Au contraire,
lorfque les clairs fe dégradent & s'effacent ,
les ombres s'effacent & fe dégradent avec
eux j (5c comme la lumière eft auffi la fource
de la couleur, le payfage porte toujours
une couleur uniforme. Ou le coloris foibU
prévaut , ou une teinu animée en foutient
une autre. Nous avons démontré que dans
une compojition (i) , on peut perfeftionner
ou corriger la Nature , mais dans la beauté
[i] Voyez Chapitre VIII, où eft expliquée l'idée de
perfedHonner la compofition de la Nature dans celle de fes
^roduâions, que l'Art choiik poux objets de Ton imitation.
( 223 )
de la proportion dcfes teintes , dans l'har-
monie de fon coloris , elle eft un modèle
de perfedion qui ne s'égare jamais , quoi-
que variant fans cefîe (i).
La tour quarrée , qui forme la grande
partie du Château , nous préfentoit une
idée tout-à-fait horrible , tandis que nous
la regardions. La plupart de ces anciennes
ftrudures ont fouffert des délapidations
confidérables à l'extérieur. Mais ici , la fu-
perfide ou la carcajfe étoit entière , & tou-
tes les parties intérieures avoient difparu ,
le toit , les étages , & jufqu'à la voûtô
au-delTus de la prifon fouterraine. Le tout
ctoit une iimple excav;ition jUne anatomie.
Je ne me fouviens pas d'avoir jamais été
frappé d'une idée plus affreuie en ce genre.
L'œil confiné au -dedans des murs d'une
vafte tour , découvrant le firmarhent au-
deffus , teint d'une noirceur extraordinaire,
(i) Ce pafTage eft, peut-être, un peu trop fortement
exprimé. Le coloris de la Nature peut quelquefois [ quoique
très-rarement ] manquer d'harmonie.
( Note de r Auteur. )
( 2H )
trouvoit , en fe reportant en ba^ , un Coti*
trafte hideux, tandis qu'il plongeoit dans
J'horrcur plus fombre encore du foutCr-
rain au-deiTous.
Toute la route qui traverfe par-deîTus
les montagnes deStainmore depuis Brugh-
Caftle jufqu*à Bowes-Caftie , efpace d'en-
viron treize milles, edla plus défagréabls
qu'on puiiïe imaginer. Elle l'etoic double-
ment pour nous qui avions- la mémoire
encore fraîche des fcènes fublimes que nous
avoit fait voir une autre partie de cette
chaîne , entre Amblefide & Kefwick. Dans
les montagnes de Stainmore , les fîtes bor-
nés n'ont pas allez d'étendue pour avoir
de la majefté , & ils ne font ni aflez riches
ni afiez variés pour être revêtus d'une
grande beauté. Nous n'y trouvâmes pas
feulement ce que nous avons nommé
ailleurs une purcfcène d'un fays de monta'
gnts (i). Dans une fcène de ce genre, les
parties font très - belles , quoiqu'il n'y ait
f i] Vo^ez Chapitre XL
0 point
( 225 )
point de tout ; mais ici , pittoi'çrqueinenc
parlant , il n'y a ni tout ni parties.
II ne refte plus rien de Bowes - Caftie
qu'une tour peiante , quatrce, fort gâtée
ÔL ruinée , quoique la pierre de la b.itiire
paroifie avoir été excellente. Cette forte-
refîe femble avoir été bâtie dans l'orig-ine
pour fervir de défenfe du côté Méridional
des montagnes , comme Brugh - Caftie
ctoit deftiné , fans doute , à parer aux
irruptions du côté du Nord.
A en juger par la polition de ces Châ-
teaux , il eft au moins probable qu'autre-
fois la route pardeflus les montagnes de
Stainmore étoit la feule praticable pour
entrer dans le Cumberland , «5c conféquem-
ment la feule à défendre. Les montagnes
de Kefwick , jufqu a ces derniers tems ,
n'avoient point de chemin , & les monta-
gnes de Shap font beaucoup plus remplies
de délilés & de pafîages dangereux , que
celles de Stainmore', qui font la partie la
plus au niveau & la plus pénétrabie de
cette vafte chaîne.
Totm IL P
( 226 )
En quittant les montagnes , on voit
s'ouvrir aux yeux une vue très-riche <5c
très-étendue dans l'Yorkshire. Il y avoit
plufieurs jours que nous n'avions joui d'un
il beau fpedacle. Car quoique , dans le
Cumberîand , nous enflions eu des perf-
pedives très - longues , elles s'étendoient
principalement fur des pays fte'riles.
A Greta , nous vîmes les traces d'une
dévallation terrible , produite par de re-
cens débordemens. Le pont étoit renver»
fé,& plufieurs fragmens coniidérables de
fa llrudiure avoient été emportés par la
violence du courant , à quelques centaines
de verges delà. Ces matçriaux , fe joignant
à de grofîes pierres arrachées des rochers
voifins , avoient bouché le lit de la rivière.
Rien ne pouvoir offrir une image plu&
forte de ruines. Un pont brifé imprime
toujours une idée très-vive de la défolation
dont il efi: un emblème le plus expreffif ,
préfentant la communication entre les
hommes comme interrompue & anéantie.
Ici , le Chevalier Thomas Robinfon a
X 227 )
une maiTôn (i) fîtuée dans un parc a'T;rca-
ble, dont un des côtés a la rivière pour
limite?.
La route , en fortant du pont de Greta,
vous conduit à travers un pays fertile , mais
'Ouvert «3c dcfagrcable , à moins que d'être
vu dans un lointain.
Le milieu de Gatherly- Moor (Landes
de Gatherly ) , commande une vue très-
crendue dans toutes les direâ:ions. Les
collines de Hambledon bornent la perl-
pcdlive en front. A la droite , le payfage
fe prolonge vers Richmond , dans une
grande profondeur. Un lointain encor*
plus éloigné s'ouvre à la gauche dans 1*E-
vêché de Durham , & derrière s'élève.jt les
montagnes du Weftmoreland , formant le
fond de tableau de toutes les fcènes fau-
vages & déferres que nous avions laifTé en
arrière.
Peu de fîtes peuvent offrir à un Peintre
l'avantage de voir tout- à-la-foi s autant de
( I ) Elle appartient aujourd'iiui à M. Morritx.
P 2
( 228 _)
difierens modes de difiance^ & lui donner une
fituatîon où il puiile mieux comparer d'un
coup-d'œil leurs beautés & leurs défauts. -
Un défert âpre & fans bois , jeté dans
un lointain , n'a ni richefîe ni variété» C'eft
un gra«d efpace uniforme , obfcur & af-
freux 5 à moins qu'il ne fcit enrichi d'heu-
reux accidens de lumière , ou qtf il ne con-
fifle en terres montueufes , coupées en
parties d'une certaine grandeur.
Des efpaces couverts de bois , entremê-
lés dans ce défert, ajoutent au lointain
une variété, agréable , ces parties étant
plus propres qu'aucune autre à recevoir
les effets les plus doux de la lumière.
Mais le pays cultivé fournit la diUance
qui plak le mieux à l'œil (i). Les prairies,
les champs de blé , les haies alignées , les
flèches des clochers , les Villes & les Vil-
laçres , quoique perdus comme objets déta-
chés , fe fondent tous enfemble dans la
maife la plus riche de fur face variée y fur la-
( I ) Voyez Chapitre premier.
( 220 )
quelle h vue erre avec délices , <5c en fui-
vant les rayons inconftans du foleil , fai-
fît mille objets douteux à mefure qu'ils fc
preTentent , & en cre'e un nombre au moins
égal, qui n'a point d'exiftence réelle. Mais
un tel pays ne peutfouffrir d'êirévu déplus
près , fur-tout s'il ell fort charge de bâti-
mens ; ce qui eft le cas de la plupart des
lointains les plus beaux aux environs de
Londres. Les parties alors prennent trop
d'importance , ôc le tout devient une fcène
de confufion.
Lorfque , par la mort d'EIifabeth , Jac-
ques fut appelé au trcne d'Angleterre , îi
prit cette route pour venir d'Ecofle , <S: on
dit que s'étaut arrête fur Gatherly-pv'Ioor
pour regarder le pays autour de lui , il en
fut enchanté. On montre encore la place
d'où il jouit de ce point de vue : c'étoit le
fomm.et d'un pofte des Romains. Il n'y a
pas d'apparence que ce Prince eût alors
■ dans la tête des idées de beauté pittorefquc.
il elt plus probiable qu'il commençoit à
m.iu:er de cet endroit la îoneueur de fèâ
V
( 230 )
nouveaux domaines , fes yeux ardens con-
templant enfin la belle étendue de la terre
promife.
De Gatherly-Moor , nous entrâmes dans
Leeming-Lane , fâchés de Jaifler à droite
& à gauche un fi beau pays que nous n'a-
vions pas vu. A quelques milles de dif-
tance delà , la rivière Tees coulant à tra-
vers un lit creufé dans les roches , forme
une des fcènes les plus romantiques de
l'Angleterre , & fe vante de fon pont d'u-
ne feule arche à "Winfton-Brid^Te , le plus
magnifique peut-être qui travcrfe aucune
des rivières de cette Ifle. A quelques
milles , dans une autre direction , font les
terres fuperbes Ôc variées des environs de
Richmond , qui , entr'autres fcènes ma-
jeâueufes , font ornées des ruines très-
nobles d'un Château , au fommet d'un
rocher élevé , qui pend au-deffus de la ri-
vière Swale. Nous fûmes obligés de laiiler
di^rrière nous tout ce beau pays , pour en-
trer dans Leeming-Lane , paiiage qui s'é-
tend à près de trente milles en ligne droite.
( »30
enfermé entre des haies , ôc qui fait partie
d'une grande chauflee conftruite par les
Romains. Néanmoins , le tout eft il bien
planté d'arbres , que nous le trouvâmes
moms ennuyeux que nous ne nous y
étions attendus. Le moindre tournant ,
lorfqu'il s'offroit dans une partie où le bois
pendoit au-deffus du paflage, fans être trop
toufFu , & fur-tout lorfqu'il y avoit quelque
variété dans le terrein , fufEfoit pour rom-
pre les lignes , & effaçoit confidérablemenc
la régularité défagréable de la route.
Nous quittâmes toutefois brufquement
ce fentier , 6: nous rendîmes à Norton-
Conyers , près de Rippon, Château appar-
tenant au Chevalier Bellingham-Graham ,
d'où nous nous proposâmes de vifiter les
fcènes de Studiey & de Hackfall , qui font
dans le voifinage de cette terre.
P4
(M^ )
r»w^« — «i»»t»»»»i I I i^tirim mn^
CHAPITRE XXV.
X_iA pai-ti| Ja plus embellie des jardins de
Studley , ôc ce qu'on fait principalement
voir aux étrahgers , eft un vallon prefque
circulaire , entouré de terres élevées & boi-
feufes qui y talutent doucement , en diffé-
rentes direftions. La circonférence des plus
hautes de ces terres embraffe un efpace d'en-
viron cent cinquante acres , 6c l'aire au bas
en forme huit. Des hauteurs , oh découvre
plufienrs échappées de vue dans le pays : les
plus baffes terres ont , par conféquent , des
lointains plus bornés 3 mais elles fourniffent ,
néanmoins , plufieurs fcènes ornées de bois
& très-ao:réables. Un ruiffeau confidérable
court à travers le vallon , & fur les bords
de ce ruiffeau, dans un autre vallon contigu
au premier , font les ruines de l'Abbaye de
Fontaine , les plus nobles & les plus magni-
fiques peut-être qui ibi:nt dans tout le
( 233 )
E-oyaume , fi on en excepte celles de GhC-
tonbury.
L'idée que des vallons de cette nature
font naître naturellement , ell: celle de la
retraite. Ils font faits pour être le féjour de
la folitude gaie. Chaque objet la refpire &
tend à calmer l'ame & à la flatter agréable-
ment , mais non à la ravir & la tranfporter ,
comme les grandes fcènes de la Nature.
Cn a vu quelquefois , à la vérité , des
reclus être plus enchantés du fpeftacle de
ces dernières , & defîrer de fixer leur fé-
jour dans un fice où leurs yeux puiiTent
avo"r continuellement ouverte devant eux
une fource d'idées fublimes j mais , en gé-
néral , nous voyons par toute l'hiftoire des
Pères du défert ôc toutes les relations de la
vie érémitique 8c folitaire , que ces hommes
pieux qui fc vouoient à la retraite ont pré-
féré de fe féqueflrcr dans quelque fcène
tranquille. Or , celle-ci fem.ble avoir été
dt-fcinée par la Nature à former une de ces
douces 6c paifibles demeures où le Sa^e
( ^34 )
vient chercher , comme a dit le Poète :
« L'oubli des maux & des biens imparfaits ■».
CoLardeau , Ep, d'Hildifé.
La folitude étant donc l'idée principj-Iè
qu'infpire ce lieu , tous les acceOToires doi-
vent tendre à l'imprimer pins profondé-
ment dans l'cfprit. Les ruines de l'Abbaye
de Fontaine , qui efi; le grand ob}et , pro-
duifent , certainement , cet effet. La rivière
& les rentiers doivent y ferpentçr à travers
les plaines & les bois , avec fort peu de dé-
corations. Il faut n'y introduire d'habita-
tions qu'avec la plus grande éparç^ne pofîi-
ble , & que celles qui y font déjà annon-
cent la plus grande fimplicitéî enfin qu'elles
paroiffent les retraites limples de la foli-
tude. La fcène n'en veut pas davantage , &
le voilinage d'une ruine auflî magnifique ,
rendroit tout autre ornement d'Architec-
ture ou mefquin ou choquant pour l'œil du
fpecflateur.
Au lieu de ces idées que les Vallons de
Studley fuggèrent n:,turellement , le tout
( ^35 )
montre une vaine oftentation de dcpcnfe ,
une vraie maifon de campagne de Flnati-
cier au goût épais (0 , un fe'jour décoré avec
une dépravation d'idées pittorefques qui
n'a rien d'égal , fi ce n'efV la maulTaderie
puérile de l'exécution. Non-feulement le
trait caradériftique du lieu eft perdu &
oublié j mais tous les grands coups de
maître du pinceau de la Nature , dans toutes
les formes , font effacés. Chaque partie eft
touchée & retouchée avec ce léché infipide
& plat d'un maître Hollandois.
Labor improbus omnia yincît.
« Par un travail méchant l'Art gâte la Nature ».
Quelle fcène délicieufe auroit été Studley
entre les mains d'un homme de goût ! &
pour en fiire un miracle de la Nature , il
(i) L'Anglois dit : Timons Villa , Maifon de Plai'ance
de Timon le Mifantrope. Cet homme farouche pouvoit
avoir du goût , malgré fa haine pour les hommes. J'ofe
donc croire mon expreflîoa plus vive & plus nette, pour
la langue Françoift.
(^Jfote du Trafktâeur.)
n'en auroit pas coûté la dixième partie de
la fomme gauchement prodigufe à Li dc-
ibrmer , à l*«bimer. La Nature lui avoit
tout donné.
Fresh shadows fît to shroud from fiinny rayj
Pair lawns to take the fuii in feafbn due ;
Sweet fprings , in U'hich a tbous and nymphs did play ;
Soft, tumbling brooks , that p.ent!e flumber drew;
High reared mounts , the lands about to viewj
Low-Wirding dales ^ dilloigned from common gazej
Delightful bowers to (blace levers triie.
Ombres fraîches bravant les ardeurs du foleil ,
Prairies où rit l'aurore à fort brillant réveil ,
Kuijfeaux où prend le bain des bois la Nymphe ai-
. mable ,
Ca fades invitant au fomme il agréable ,
Montagnes d'où la vue a les plitg beaucc lointains ,
Vallons bas , tortueux , loin de l'œil des humains ,
Berceaux charmans & doux ^ propres à la tendrejfe ,
Où l'Amant vient rêver & chérir fon iv/ejje.
Telles auroient pu être les fcènes de Stud-
ley 5 mais tout ce qui porte l'empreinte
de l'imagination capricieuie de l'homme eft
fi fort à contre-fens , qi'e nous voyons quel-
quefois le pinceau de Pvubens dcgraié à
repréfencer une veill.e de campagne , &:
(^37) ■
celui de Tefnicrs déshonorer le tableau des
noces d'un Empereur.
J\. tout prendre , il feroit difficile de dire
Il h Nature a fait plus pour embellir Stud-
Icy , ou l'art pour le gâter. Beaucoup de
parties font à la ve'rité au-defîous de toute
critique 5 mais celles même où le vrai goût
a cte' confulté davantage, ont été pour la
plupart appliquées avec un choix malheu-
reux. A l'égard des échappées de vue , par
exemple , peu dans le nombre des ouver-
tures pratiquées ici pour les ménager, font
fimples &: naturelles. L'artifice efl trop grof-
fier pour s'y laifîer prendre j on voit dans
toutes , les coups des forces qui ont fait la
tonte des arbres , & les traces de la hache
qui les a élaguées. Or , en ces fortes d'ob-
jets, & en beaucoup d'autres , ||>ut dépend
de l'air naturel dont ils font amenés. Si
vous débutez^^iaîadroitement dans le récit
d'une circonftance intérelTante , vous glW
cez l'attention fur la fuite de l'hiftoire. Il
en ell de même des points de vue. L'œil
qui erre & fe promène au loin pour cher-
( 238 )
cher cîes objets qui le flattent , ne veut
point qu'on le prévienne. Tout ce qu'on
a imaginé pour obftruer fon chemin &
l'entraver , lui efl défagréablc ; 5c s'il s'ap-
perçoit de quelque chofe qui fente le tra-
yait &i tarty il le rejette avec dédain, Ôc l'effet
ejl perdu (i).
Le vallon où e(ï aiïïfe l'Abbaye de Fon-
taine n'eft pas de plus grande étendue que
celui que nous venons de décrire. Mais, il
a cette différence avec lui , qu'au lieu de la
forme circulaire, il s'alonge en ferpentant ,
dans des proportions beaucoup plus belles.
Ses cotés font compofés de collines boi-
feufes , qui defcendant en pentes variées ,
vont s'unir aux arbres qui ornent le bord
de la rivière à leurs pieds.
A une extrémité de ce vallon font les
1
A(i) L'œil eft naturellement ami de la Nature i & l'Are
qui veut en trop faire ou qui fait mal , pourroic Ce comparer,
j>eut-être , à ces gens qui font trop d'apprêts & de façons
j)our traiter un ami , croyant fùr-tout le régaler beaucoup
|)ar un méchant plat qu'ils aiment.
( Note du TraduSeur, )
{ ^39 )
ruines de l'Abbaye, lefquels s*étendoient
autrefois fur un vafte efpace de terrein.
Outre les reftes majeftueux de ruines , on
voyoiren différentes parties parmi les arbres
& les builTons , des fragmens détachés qui
âvoient été jadis des dépendances de cette
grande maifon. L'une de ces parties ifolées,
qui paroifTok évidemment avoir fervi de
tribunal de Juftice , étoit fur-tout Tobjec
de l'admiration.
Telle étoit l'idée générale qu'offroient à
l'efprit du fpeftateur ce magnifique vallon
& les ruines qui le décoroient , avant que
le tout fût tombé dans les mains du pro-
priétaire atfluel. Il foupiroit depuis long-
tems après le moment où il s'en verroit
maître , & pourroit s'y livrer à fes projets
de réforme î mais ces beaux lieux faifoient
la matière d'un procès. Il fut enfin jugé
( époque qui doit être à jamais un fujet de
deuil pour tout amateur de la beauté pit-
torefque ) , <S{. le tems vint où il fe vit pof-
feffeur légitime <5c à prix d'argent, de cette
admirable fcènc , & fes mains barbarement
avives fe fignalèrent par la deflrudion de
ce qui eût été refpeclé , à coup sûr, par des
CafFres ou des Hottentots.
Un petit nombre de fragmens épars au-
tour du corps d'une ruine font convenables
ôc pittorefques. Ils font convenables , parce
qu'ils rendent raifon de ce qui en eft dé-
truit ou endommagé j & ils font pittoref'
ques 5 parce qu'ils unifient la fabrique prin-
cipale avec le terrein , point dans lequel
confifte , en grande mefure ,la beauté d'une
compofition (i). Mais ici , on les a jugés
raboteux & déplaifans à la vue , & on les a
facriliés à la propreté mal entendue. On n'a
pas même épargné la Cour de Juflice , quoi-
que ce dût être probablement un morceau
auffi fuperbe qu'il étoit curieux.
Au lieu de ces parties détachées , qui
étoient les embellifîemens convenables &
pittorefques de la fcène , on y a érigé un
( 1 ) Voyez la même idée cclaircie par des exemples dans
les montagnes, Chap. XVIII; dans les bâcimens, Chap.
XXIII , au commencement , & ci - après dans le bétail ,
Chap. XXXI.
temple
( 241 )
temple faftueux ôt autres fupercheries de
l'art, qui y paroifîenc abfolument étuan-
gères.
Non-feuIcment on a défiguri la fcène 3c
arraché avec violence les dehors de la ruine j
mais le corps principal même eft en ce mo-
ment fous la main alarmante & domma-
geable de la décoration.
Les relies de cette grande fabrique font
extrêmement magnifiques. Il fubliile en-
core prefque toute la carcalTe de J'Eglife
de l'Abbaye , qui eil un morceau admi-
rable d*Architeâ:ure Gothique. La tour
femble avoir échappé entièrement aux rava-
ges du tems. Ses lignes fe font feulemenc
adoucies en tombant en pouffière. Auprès
de TEglife eft un double rang de cloîtres
qui font iingulièrement curieux par leurs
arcades en pointe , qui font l'office de co-
lonnes & fupportent la vouflure. A l'ex-
trémité de ces cloîtres, font les apparte-
mens de l'Abbé, qui ont leur fortie fur
une cour appellée le jardin du moine. Sut
l'un des côtés de cette cour , cft la grande
Tom^ IL Q
( 242 )
fsile d'entrée , bâtie conriguë à la cuiiîne,
ielon refprit & les loix de rhoipitalité. Il
y a en outre plulîeurs autres parties dé-
tachées.
Lorfque le propriétaire aébuel entra en
poffeffion , il trouva toute la mafie des rui-
nes , les Cloîtres , l'Eglife de 1* Abbaye &
la grande Salle , obflrués de gravois. Son
premier ouvrage fut donc de nettoyer la
place & d'ouvrir les accès. Jufques-là , c'é-
toit bien , & on pouvoit faire en* ce genre
quelque chofe de bon j car nous voyons quel-
quefois des monumens de ruines tellenient
bouchés par les matériaux qui en tombent,
qu'on ne peut s^'approcher pour \ts exa-
miner.
A ce travail , fuccéda le grand ouvrage
de la reflauration ôc de l'ornement. Il de-
mandoit une main dirigée par le goût. Parmi
les monceaux de ruines , on trouva des frag-
mens de fenêtres Gothiques, de petites co-
lonnes de marbre , des tuiles de différentes
couleurs , & une quantité infinie de diverfes
pièces d'ornement. Le polTefTeur a ramafTé
( Ml )
toutes ces cîiofes avec loin dans le$ gravoîs,
& avec beaucoup d*adrefl~e les rétablit dans
leurs anciennes places î mais c'efl une entre-
piife peu heureufc , car la friabilité des
bords de chaque partie fraÀurée fait que
tout ce qu'on leur reftitue offre un rapié-
cetage baroque & de mauvais goût.
Et pour dire le vrai, Tidée de rendre à
une ruine fa fplendeur originaire & finie ^
ne peut être qu'une abfurdicé. Combien peu
naturel n'eil-il pas aux yeux de la raifon ,
de voir dans un lieu évidemment négligé
& abandonné par les hommes , les traces
fraîches & récentes de leur induftrie & de
leur inutile travail ! En outre , c'efl anéan-
tir tous les fentimens qu'une telle fcène eft
propre à faire naître. Au lieu de cette mé-
lancolie douce qu'éprouve Pâme du fpcc-
tateur , à la contemplation des ravages du
tems , il n'a plus dans l'efprit qu'un cahos
obfcur produit par le mêlanee de parties
hétérogènes , de même que fi , au milieu
de 1 harmonie mâle & pittorefque d'.n
grand choeur de mufique , & lorF|ue des
Q2
( 244 )
fons râvifîans nous enlèvent & nous tranf-
poLtent , notre oreille fe troiivoit détour-
née tout-à-coup par le Ton fluet d'une gigue
faut i liante.
Mais , il ne fuffit pas de rétablir des par-
ties : il faut aufïi ajouter des ornem&ns , &
ceux qu'on a introduits font tellement in-
congrus , qu'en nuifant à la beauté de la
fcènc^ ils déshonorent en même-tems cette
fuperbe ruine. Le jardin du moine eft
changé en un parterre bien peigné & planté
d'arbriffeaux fieuriiTans. De la grande fe-
nêtre on y découvre une figure ridicule
(je ne fais de qui, d'Anne de Boulen , je
crois , à ce que nous dirent les gens de la
maifon ) qui eft placée dans le vallon j &
dans la partie centrale de l'Eglife de l'Ab-
baye , eft élevé un piédeftal circulaire for-
mé des fragmens du vieux pavé , 5c fur le-
quel on a érigé le noble monument d'une
ftatue payenne mutilée. Rifum teneatis !
Il eft difficile , à la vue d'abfurdités auflî
monftrueufes , de ne pas un peu venger le
goût <5c le bon feus II cruellement offenfés.
( 245 )
J^ofe me croire à rabiri du reproche d'avoir
palIc les bornes d'une critique honnête. Le
poiTcflcur a , inconteilablement , félon h
loi de ce pays , le droit acquis de garer fes
ruines à fon plaiiir ; mais s'il ne craint pas
qu'on rende plainte contre lui en Jullicc
pour ce mcTait , ne craint-il pas les Arrêts
du Dieu du goût ,^u tribunal duquel je le
cite ici , en vertu des proviflons qu'il a don-
nées à tout homme qui verroit commettre
un crime , une déprédation dans Tes do-
maines ? A ce tribunal , je l'en avertis , on
ne coniidère point une belle ruine comme
un article de propriété exclujive & indivis
duclk , fur laquelle on puiffe exercer les ca-
prices d'une imagination déréglée. On la
regarde là comme un dépôt , comme un
bail à te;:me d'un objet qu'on doit confer-
ver pour l'amufement & l'admiration de la-
poftérité. Une ruine eft prefque une chofe
facrée. Enracinée depuis des liccles dans le
fol , elle s'eft alTimilée à lui &: en eft deve-
nue pour ainii dire une partie intégrante.
Kor.s la voyons comme étant une produc-
Q3
( Mé )
tien de h Nature plus que de l'Art. Celui-
ci ne peut s'e'lever jufqu'à elle dans fon effort
pour l'atteindre. Une fenêtre Gothique ,
une arcade ébréchée , quelque portion tri-
viale peut être imitée avec fuccès j mais les
plus grands Artiftes modernes ne font pas
capables de produire une ruine qui ait une
vraie magnificence.
Quel refpeél ne doivent donc pas impri-
rner ces relies facrés & vénérables où une
ignorance capricieufe &: fantafque étend
fans remords une main cruelle & forcenée ?
la moindre faute eft de conféquence , parce
qu'elle eft irréparable. Reprenons haleine:
Je ne dirai plus qu'un mot. C'eft le proppe
d'un Cannibale d'anéantir ou de défigurer
les monumens qui honorent le génie hu-
main : tous nos arts font trop foibles pour
rien ajouter à leur beauté.
Les fcènes de Studley , que j'ai décrites
ici , font bornées aux deux vallons conti-
gus. Les changemens faits à ce lieu s'éten-
dent conlidérablement plus loin j mais nous
n\ivions ni le loifir ni le courage d'en exa-
( 247 )
miner davantage : nous en avions vu trop.
Vers la fin du dernier fiècle , il exiftoit
dans le voifinage de cette Abbaye , une
antiquité vivante encore plus curieufe que
l'Abbaye même : c'eft ce refpeftable exem-
ple de longévité , le célèbre Henri Jen-
kins. De tous les évènemens qui , pendant
une carrière étonnante de cent foixante-neuf
ans , s'étoient fixés dans la mémoire de cet
homme fingulier , il ne parloir de rien avec
tant d'émotion que de l'ancien état de l'Ab-
baye de Fontaine. Si on le mettoit fur ce
fujet, on étoit sûr d'avance qu'il s'écrieroît:
« Ah ! quelle brave maifon c'étoit autre-
fois » ! Il parloit avec un intérêt fi vif & fî
tendre des gémifTemens de tout le pays à
l'époque de la difîblution du Monaftcre (i) t
« Il y a environ cent trente ans , difbit-il^
lorfque j'étois fommelier de Milord Co-
nycrs ôc que le vieux Marmaduke Bradley ^
(i) L'Auteur a tire ces détails , do moins quant à la (ub«
ftance , d'un manufcrit qui eft en la poffeûîon du Chevalier
Bellingham Grahana > & qu'il lui a communique.
Q4
(248 )
à préfent mort & enterré , ctoit Seigneur-
Abbé , Milord m'envoyoit fouvent deman-
der des nouvelles de la fantc du Seigneur-
Abbé î & le Seigneur Abbé me faifoit tou-
jours appeller à fa chambre, & ordonnoit
qu'on m'apportât du rojlbif {i) y & de la
boifTon 5 qu'on apportoit toujours , je m'en
fouvicnsbien, dans une grande crz/c/ze^oire».
Par le récit du bon vieillard , nous pou-
vons comprendre à quoi il étoit redevable
de ce long fouvenir de PAbbaye de Fon-
taine. La cruche noire , je n'en doute pas ,
faifoit une plus vive impreffion fur lui que
toute la fplendeur de la maifon , ou que
toutes les vertus du Seigneur-Abbé.
( I ) Le Manufcrit que j'ai cité tout- ià- l'heure dit : un
quart de verge de roajl-beef. J'ai oui dire que dans les
Monallcres on avoit coutunue de mefurer la portion de
viande des Moines ; luaJs j'ignore la manière.
['Note de V Auteur.)
( 249 )
,;gaiit»Btjajju.min«*«
CHAPITRE XXVI.
,1 Jk Stiidley, nous allâmes vifiter les fcè-
nés de Hackfall. Elles appartiennent au
même propriétaire , & font ornées avec le
même degré de goût.
C*eft une circonflance très-avantageufe
d'entrer fur ce grand théâtre par les fen-
tîers étroits de la route de Rippon, ôc nous
le confeillons à tous ceux qui iront. On
n'a pas la moindre idée d'une furprife : on
ne fe doute pas feulement qu'on foit fur
des terres élevées jufqu'à ce que les grandes
portes à deux battans du bâtiment à Mow*
bray-Point venant à s'ouvrir , on eft frappe
de la vue du pays le plus vafte & le plus ma-
gnifique que l'imagination puifie fe former.
L'œil fe porte d'abord à plufieurs brafîes
de profondeur dans une defcente hardie &
précipitée , tombant dans la rivière Ewcr,
qui forme une grande courbe femi-circu-
laire en bas , en ferpentant au pied du pré-
cipice fur le bord duquel le fpedateur fe
( 250 )
tient. Les arbres qui couvrent ce précipice
font fufpendus au-defTus de la partie, cen-
trale de la courbe.
Il y a encore d'autres parties où la rivière
eft interceptée par des bois, mais ce qui en
refte découvert, eft fufBfant pour empêcher
l'œil de s'égarer, en fuivant la direftion de
fon cours. Aux deux pointes oppofées de
la courbe , deux promontoires s'avancent
dans la rivière , lefquels contraftent l'un
avec l'autre. Celui à droite eft boiieux ,
ayant un roc en front, ôc couronné par un
Château. Celui à la gauche s'élève hors
de l*eau , offrant une furface polie , cou-
verte en quelques endroits de bouquets de
gros arbres. La partie qui forme la penin-
fule, ainlî que les terres qui font à quelque
diftance au-delà de l'ifthme , confiftent en
une étendue de terre entièrement ornée de
bois , qui s'avançant hardiment jufqu'au
pied du précipice , s'unit avec lui.
Cette fcène boifeufe fur les bords de
la rivière , peut s'appeller la première dif-
tance. Au-delà eft un pays riche & vafte >
( 2)1 )
brifc en pariies aflez grandes , décoré de
tous les objets , & diverfifié de toutes les
teintes d'un payfage éloigné , fe détachant
de Tœil une fcène après l'autre , jufqu'à ce
qu'enfin toutes les couleurs vives s'effaçant
par degrés , & toute diftinftion des objets
étant perdue , le pays fe fond impercepti-
blement dans l'horifon , excepté dans le
point où les collines bleues de Hambledon
terminent la perfpeftive. Dans toute l'é-
tendue de cette grande fcène , dans cette
gradation délicieufe de lumière & de cou-
leurs , la Nature s'eft abandonnée à toute
la liberté de fon pinceau , 6c a travaillé dans
ion faire large. Les parties font amples ,
& la compofition parfûtement correfte.
Elle n'y a rien admis de déplaifant ni de
bas. Je me rappelle à peine d'avoir trouvé
ailleurs une vue de cette étendue qui fat Ci
pleine de beautés , & en même - tems fî
exempte de défauts. Rien n'y choque. Le
devant du tableau efl auffi agréable que le
fond j ce qui ne peut avoir lieu toutes les
fois que les tcrreins en culture approchent
( 252 )
de l'œil j (5c il eil rare de voir un fi grand
efpace de terre qui en foit fi près , couvert
de bois ou autres objets à la furface , donE
les parties foient également nobles ôc rem-
plies de beautés.
La vallée dont cette vue eft comporéc ,
n*a pas entièrement perdu Ton ancien nom
de dallée Je Mowbray , qu'elle prit d'un
Château qui n'cxiftc plus , même dans fes
ruines , mais qu'on croit avoir été autre-
fois le chef- lieu de ces vaftes domaines.
Cette vallée s^étend depuis York , prefquc
jufqii'aux confins de Durham : elle eft or-
née par la Swale & l'Ewer , deux rivières
coniidérables , & eft certainement une des
plus majeftueufes étendues de pays de ce
genre qui foit en Angleterre.
Hackfall forme un contrafte avec Stud-
Icy , autant que l'idée de magnificence peut
contrafter avec celle de folitude. Cette
fcène demande , par conféquent , une na-
ture différente d'ornement. Une falle de
banquet , enrichie de toute l'élégance de
l'Architedure , dans le ftyle peut-être d'un
( 2T3 )
TeiTipIc Grec , pourroit être une décora-
tion convenable à Mowbray-Point ; & à
Studley , elle feroit fupevflue & abfiirde.
Les ruines d'un Château, s'il étoit poffi-
ble qu'elles fufTent exécute'es avec vraifem-
blance & noblefle , pourroient auffi orner
le promontoire de roche qui eft à la droite,
d'une manière heureufe. La ruine aftuelle
eft tout-à-fait mefquine. Je crois que tout
autre bâtiment de pur ornement feroit
inutile. Ceux-ci fuffiroient pour décorer
chaque partie de la fcène dans les terres
élevées & dans celles du fond. Si la dé-
pcnfe qu'on facrifie ordinairement dans
nos grands jardins pour y conftruire une
infinité de petits bâtimens , étoit employée
à un ou deux objets capitaux , l'effet géné-
ral feroit meilleur. Une profu/îon de bâ-
timens eft une des extravagances du faux
goût. Un feul objet eft un ornemexit con-
venable pour chaque fcène. Plus d'un ,
du moins fur le devant du tableau ,diftrait
trop l'œil. A la vérité , des circonftances
particulières font quelquefois /apporter |a
( ^54 )
vue d*un plus grand nombre d'objets j
comme à Kew , où l'on voit un échan-
tillon des différentes efpèces de ftruélures
de Maifons Religieufes , ou bien à Chif-
wick , où l'on a cherché à donner une
idée des différens modes d'Architefture.
Mais dans ces fortes de fcènes , ce qui
plaît n'eft pas l*unité de compojîtion , c'eft
l'unité de dejfïn. Toutes les fois qu'il eft
queftion de la première , c'eft allez d'ua
bel objet.
Après avoir examiné cette échappée très-,
extraordinaire de payfage de la ftation de
Mowbray-Point , nous defcendîmes dans
le fond , d'où Ton a une grande variété
de vues nobles & agréables , nommément
une de Mowbray - Point , du pofte de
Limus-Hill , & une autre du promontoire
avec le Château qui le domine , prife de
la tente : & il faut avouer que la plupart
de ces vues font ouvertes d'une manière
très-naturelle & très-heureufe. Si on y a eu
recours à l'Art , on en a fait du moins
ufage avec difcrétion.
( ^55 )
Cependant , au milieu de toute cette
profufion de grands objets & de toute
cette grandeur de d&JJin ( car ici la Nature
a non-feulement raffemblé fes matériaux ,
mais les a mis aulîî en compolition) , l'œil
eft par-tout détourné de fon attention par
quelque objet trivial; une cafcade de mau-
vaife grâce , une fontaine , une vue à tra-
vers une ouverture coupée dans un bois ,
ou quelque autre marque ridicule d'un
goût abfurde.
C eft un grand bonheur , toutefois ,
que celui qui a entrepris de changer ces
fcènes , ait eu un moindre pouvoir à
Hackfall, qu'il n'en avoit eu à Studley. En
ce dernier lieu , les vallons & les vues
autour de la maifon étoient toutes à la
portée de fa bêche ou de fa coignée. Ici ,
il ne pouvoit que jouir dans fa penfée ,
en voyant le lointain , des glorieux rava-
ges que fon bras auroit à faire , s'il eût
pu fe porter jufqu'aux extrémités de l'ho-
rifon. Quelques-unes des terres les plus
prochaines de ce grand fpedacle (je crois
(25« )
que c'eft tout ce qui eft au-deli de la ri-
vière Exif'er) font en la pofleffion d'une
autre perfonne , de forte que toute la par-
tie qui forme la péninfule & les terres
attenant au-delà , font reftées facrécs ôc
refpeftées j & ce font ces fcènes qui com-
pofent la plus forte part du point-de-vue
qu'on découvre de Mowbray-Point. En
les contemplant , l'œil ne prend pas garde
aux puériles changemens qu'un Arc mal-
entendu a faits au-bas du précipice.
Les bords des rivière's font fi variés ,
que je ne fâche pas avoir jamais connu
deux vues de rivières un peu conlidérablcs
qui fe refîemblafîent aucunement dans U
détail , quoique dans le jet général & les
contours de la fcène , il fût poffible qu'elles
s'accordaflent. Ainfi , à Studley & à Cor-
by (i) , les matériaux de la fcène font les
mêmes. Chacune a fes rivages boifeux ,
fon canal , & les ruines d'une Abbaye.
Dans chacune auffi , les beautés de la
( I ) Voyez ce qui concerne Corby-Caftle, Chap. XX..
fcène
( ^57 )
fcène font , en granc.e partie , fenfermccs
dnns un vallon concciitri , <3c tous deux
impriment une idée de folicude. Maigre ces
points de reilemblance , il peut à peine
cxifter deux Icènes plr.s différences Tune
de l'autre. A Corby , le rivage orné dt
bois eft plus noble que celui de Srudley :
il arteint prefque le fublime. A Studley ,
la ferme oc le contraile des vallons & la
grande variété du terrein font plus agréa-
bles. Dans la première fcène , la rivière
cft fupérieure ', dans la dernière , ce font
ks ruines. Dans l'une , vous errez lutouc
des labyrinthes d'un rivage circulaire ôc
boifeux 5 dans l'autre, la principale partie du
paffage fe prolonge en fuivant le bord de la
rivière ? la rive ornée de bois qui efl: trop
cfcarpée pour permettre un fentier , fer-
vant feulement d'écran,
Il y a le même accord Ôc les mêmes
différences entre la fcène de Persfield (i)
a—— II-.. I I I I I w
( I ) Cette rivicre efl décrite dans un antre Ouvrage de
l'Auteur, intitulé : Ohferyations fur la rivière W^ye-, //î-+^«
Tomz IL R
(258)
& celle de Hackfall. Les deux fîtuations
font nobles & impofantes. La rivière , dans
toutes deux , forme une courbe en filet
d*épcrvier. Toutes deux font garnies de
roch^.rs & de bois , & l'idée de fublimc
domine dans chacune. Malgré tous ces
points , en quoi elles fe reflemblent , elles
font abfolument difiFérentes dans leur en-
femble. Perslield , quoique le pays foit
découvert au-devant , doit peu de chofes
aux beautés qu'il offre. Ses rives agreftes
& ferpentantes produifent une variété in-
finie de fcènes de rochers , qui eft fuffi-
fante pour fixer l'attention. Les bords de
Hackfall ont moins de magnificence ,
quoique fon canal foit plus pittorefque ,
& que fes bois aient un plus grand degré
de beauté. Mais ce qui diftingue princi-
palement cette rivière, ce font fes vues
dans les terres. Elles font au-delà de toute
comparaifon plus nobles & plus enchan-
tereffes que les vues de celle de Persfield.
De Hackfall , nous retournâmes à notre
maifon hofpitalière de Norton Conyers ,
C *5?)
qui efl: iîtiiee dans une fcène de parc*,
agréable, mais dans un terrein trop plat
pour être fufceptibie de beaucoup de va-
riété.
Dans le tems des guerres civiles , le
PoiTefieur de ce manoir étoit le Chevalier
Richard Graham , fur lequel nous apprîmes
là une anecdote Iqui mérite d'être rappor-
tée , non - feulement comme cutieufe en
elle-même , mais parce qu'elle répand fui*
le caraâièrc de Cromwell une ombie très-
forte ôc néanmoins naturelle.
Lorfque les affaires de Charles premier
commençoient à décliner dans les Provinces
Méridionales de cette Ifie , la prudcJUCe
du Marquis de Nevvcaftle leur donnoiC
un tour plus favorable dans celles du Nord.
Il faifoit fa réfidence à York , où il en-
gagea deux jeunes Gentilshommes du pays
pour fcrvir fous fes ordres , avec brevet
de Lieutenans. L'un étoit le Chevalier
Richard Graham , dont la Commiffion ,
fîgnée de la propre main d Marquis , eft
encore en la poUelTion de la famille. Gonv
R 2
( 2^0 )
me Sir Richard étoit un homme aftif &
très-attaché à la caufe Royale , il Tcpoufa
avec cette chaleur d'un cœur perfuadé >
(5c , par fes talens militaires , rendit plus
de fervice au Roi , qu'aucun autre , peut-
être , du même parti dans fon canton.
Dans ce jour fatal où la précipitation du
Prince Rupert , contre l'avis fage du Mar-
quis, fit fortir les troupes du Roi de la Ville
d'York, où elles étoient retranchées, pour
les mener au combat contre Cromwell ,
qui commandoît l'armée du Parlement à
Marfden-Moor , Sir Richard étoit Général
d'une divilion , & perfonne ne fit plus que
lui pour tâcher d'alTurer le fuccès d'une
bataille où la témérité" d'un jeune homme
l'avoir engagé , au préjudice irréparable de
la caufe du Roi.
Après la perte de cette journée , fuivie
d'une déroute complette , Sir Richard prit
la fuite , le corps couvert de vingt-fix blef-
fures , & fe retira à Norton Conyers, éloi-
gné d'environ quinze milles du champ de
^bataille. Il y arriva le foir, épuifé par la
( 2(^1 )
perte de Ton fang & par la fatigue. On le '
porta à fa chambre , où il fut à peine au
lit , qu'ayant fait fes adieux à fon époufe
en pleurs , il expira.
Cromwell , qui avoit conçu dans fon
ame la haine la plus implacable contre cet
infortuné Gentilhomme , ne crut pas ù.
viéloire aflez sûi'e, s'il ne fe rendoit maître
de Cà perfonne. Il femit donc à la tête d'un
régiment de Cavalerie pour le pourfuivre
dans fa retraite.
Lorfque ce terrible Conquérant arriva à
Norton , fon brave ennemi ne venoit que
de quitter la vie , & Cromwell trouva la
veuve inconfolable penchée fur le corps dé-
chiré & à peine refroidi de fon mari , qu'ell©
arrofoit de fes larmes.
On croiroit que ce fpedacle , incapable
d'émouvoir fa pitié, devoir au moins fuf-
fire à fa vengeance : on fe tromperoit. Celle
qui dévoroit fon cœur n'ctoit pas encore
allouvie. Se tournant vers fes foldats , q^-ir
Tavcient accompagné dans cette chambre
de deuil , il leur donni le fignal de la dé-
Il Z
( 2^2 )
vaflation , & en un inftant toute la maifon
fut ravagée : le lit mortuaire même ne fut
pas épargné : la dépouille froide ôc fan-
gîante ne put lui obtenir le refpeft , & ils
détruillrent tout ce que la rapacité dédai-
gna d'emporter (i).
Nous vîmes dans ce pays d'autres traces
encore exiflantes de cette bataille de Marf-
den-Moor. Un Charpentier acheta , il y a
environ deux ans , quelques arbres qui
avoient cru fur ce terrein. Mais lorfqu'ils
furent fur le chantier pour être fciés , on
s'apperçut que la fcie n'y pouvoir mordre.
En examinant le bois pour en chercher la
(i) Ceft le fort de tous les ufurpateurs d'être liais j
& de la haine à la calomnie , on fent combien le trajet
efl court. Il feioit bien fingulier qu'un fait de la nature
de celui-ci eût refté fi long-tems enfeveli, s'il ctoir bien
avéré. Nous ofoi^s dire qu'il démentiroit plutôt le caracLcre
de Cromwell , qui n'a jamais vengé Ces injures perfon-
nelles , lorfqu'il fut parvenu à l'autorité fuprême ; cela
€ft prouvé.
( Note du Traducteur. )
( 2^3 )
caufe , on trouva des balles de plomb qui
s'e'toient logées dans le cœur de plufiturs
arbres , <Sc atteftoient ainlî la place où l'ac-
tion avoit ctc la plus vive.
R 4
( 264)
CHAPITRE XXVII.
PRÈS être fortis de Norton , nou5 nous
proposâmes de prendre notre route à tra-
vers TYorkshire , pour nous rendre dans
le Derbyshire , & palier par les autres Com-
tés intermédiaires, dans le Sud de l'An-
gleterre.
La Ville de Pvippon ofFre un iifpe-fl plus
beau à Papproche , que la plupart des Villes
de Province. L'Egliie qlz un bâtiment fpa-
cieux, & donne de l'importance au lieu.
La route , en quittant Rippon , n'ell
point défagréable. Elle eft généralement à
travers un pays couvert de bois , jufqu'à ce
qu'on arrive à Knarcsborough-P'orefl, où,
en contradiction avec ion nom , nous cef-
sâmes de voir des arbres. Comme toutes
les autres challes royales , ce lieu a perdu
tous fes honneurs champêtres 5 & n'en-
qu'une étendue de pays déiert , froid &;
(ans au'.;un orncmcnc.
( 2<Î5 )
Près de rextrémité de ce qu'on appelle
la forêt , ell: fitiié Harrogate , dans l'enfon-
cement d'une colline. C'efl: un village trille
& défagréable. Le pays ne change pas en
mieux , jufqu'à ce qu'on ait trayerfé la
rivière Wharf.
Delà , lailTant à notre gauche les ruines
de Harewood-Caftle ôc le Château du même
nom à notre droite , nous montâmes par
degrés un terrein élevé , & eûmes une belle
perfpeâiivc qui , lorfque nous la vîmes ,
ctoit éclairée par ces rayons foibles & tran-
fitoires , qui font 11 magnifiques dans un
payfage éloigné , & qui font 11 ordinaires ,
lorfqu'iin folcil brillant, un ciel venteux &
des nuages flottans dans l'efpace , fc trou-
vent réunis pour former les plus beaux ac-
cidens de lumière, e'eil un plailir fingulier,
^lans un tel état des chofes , de pourfuivre
les rayons qui fuient à mefure qu'ils s'éten--
dent, s'cfFacent & difparoiffent, pour rcpa-
icîtrc encore dans quelque autre partie,
Cincs des variétés que leur donnent les dif-
( 266 )
férentes furfaces fur lefquelles ils fc ré-
pandent.
Cette apparence efl: décrite admirable-
ment dans un ancien poème erfe , dont le
titre elt Dargo. Le Poète y compare , d'une
manière vraiment poétique & pittorefque ,
les rayons paffagers de la joie dans nos
cœurs , à ces rayons non moins inconftans
de la lumière du ciel.
« Les récits des années écoulées dans la
nuit du tems , font des rayons lumineux
pour Pâme du Barde. Ils y palTenc comme
les rayons du foleil qui voyagent fur les
landes défertes de Morven. La joie eftdans
leur courfe , quoiqu'ils marchent en-
tourés de Tobfcurité , joîe , hélas ! bien
peu durable. Les ombres , les ténèbres les
pourfuivent , les atteignent fur les mon-
tagnes , & les traces brillantes du rayon
confolant difparoiffent effacées. Ainfi voya-
ge fur mon ame l'hiftoire des faits de
Dargo. Cefl un trait de lumière pour elle,
mais il eft pourfuivi par le corps des nua-
ges qui samafTent à fa fuite ».
( ^^^ )
Nous aurions été flattés de pouvoir vifi-
ter Harewood-Houfe , parce que c'efl une
flruâure élégante j mais nous apprîmes
qu'on n'y entroir qu'à des jours marqués ,
& celui où nous étions n'étoit pas de ce
calendrier.
Nous eûmes à reo-retter une autre chofe
à peu-près du même genre : c'étoit d'avoir
négligé l'Abbaye de Kirkftall 5 mais la faute
ne pouvoir s'imputer qu'à nous-mêmes.
Pans la précipitation d'une excurfion da
matin , nous avions paffé à côté par une
erreur inexplicable de la géographie du
canton , que nous favions pourtant allez
bien. Nous ne nous en apperçûmcs qu*à une
demi-journée de chemin de là ; ce qui ne
nous permettoit plus de revenir fur nos
pas.
Aux environs de Leeds , le fol efl:
empreint d'une couleur défagréablc , due
en partie à la malpropreté de fa furface ,
où l'on trouve par-tout du charbon-de-
terre à la profondeur de pluiîeurs verges.
Le pays prend néanmoins un plus bel
( 2^8 )
afpeél avant qu'on arrive à Wakcfield ,
qui efl au milieu d'un fite de la plus
grande beauté. En fortant de cette der-
nière Ville , la rivière Caldcr fe montre
fous une belle apparence. Ses rivages font
ornés d'une Chapelle de conftrudlion go-
thique , actuellement en ruines , bâtie par
Edouard IV , en mémoire du Duc d'York
fon père , & des autres Chefs de fon parti
qui avoient perdu la vie dans la bataille
de "Wakeiîeld. Elle efl: conftruite dans la
proportion élégante de dix pieds de lar-
geur fur llx de profondeur , fîmple fur les
côtés , mais avec une façade richement
décorée , & terminée à TOricnt par une
tour odogone qui ajoute à l'ornement.
Ce petit édifice fert en même - tems- à
l'Hiftoire de l'Architeâiure , qui paroit
avoir été , à cette époque , près des jours
de fa gloire , & à éclaircir une partie im-
portante de l'Hiftoire d Angleterre. Sa
fituation à coté d'un pont avoit , fans
doute, pour but ci'iiîdiquer le lieu précis
cil quelque adion principale s'étoit en-
( ^h )
gvigcc dans ce joul- célèbre. Quoique ,
après tout , il n'étoit pas rare , dans le
tems où cette Ifle ctoit fous le joug de
Rome , de rencontrer des Chapelles fur
les ponts , pour la commodité des voya-
geurs qui vouloient entendre la MelTe.
Il y avoit autrefois , dans une des lanter-
nes du pont de Londres , une de ces Cha-
pelles qui avoit été bâtie pour cet ufage.
Non loin de Wakefield , nous côtoyâ-
mes à cheval une pièce d'eau qui porte
l'humble nom de canal à moulin , mais
qui eft , en effet , un fuperbe petit lac de
près de deux milles de circonférence , Ôc
qui offre des fcènes fort agréables le long
de fes petits rivages boifeux, & fur fes
promontoires charmans.
De Bank-Top , nous eûmes une belle
vue en plongeant fur Wentworth-Caftle ,
fur les terres qui l'environnent , & tout
le pays d'alentour. L'cnfemble a de la
majefté. L'éminence fur laquelle nous
étions , eft ornée avec une grande profu-
fîon de quelque chofe qui reffemble à une
( 270 )
inme artificieHe. Il eft poiïibîe que cet
ôbîét , vu du Château dnns le fond , pro-
duire un bon effet. Mais furie lieu, très-
certainement , il ne fait point ornement.
Nous trouvâmes de la difficulté à traverfer
le parc de Mylord Strafford j ce qui nous
fît prendre le parti d'aller au Cbâteau de
Wentworth , ftrudure fuperbe & qu'on
regarde comme ayant de l'clégance ; mais
pour valoir tout fon prix , il y faudroit
plus de {implicite. La façade du bâtiment
paroît coupée en trop de parties , & le
dedans ell gêné dans la conilrudion. Un
plan fîmple a afTurément , plus de dignité.
Tel eft , par exerrîple , celui de la Maifon
de Mylord Tilney , à ^C^anftead , près de
Londres , où l'œil embraffe l'enfemble au
premier regard. Chez Mylord Rockin-
gham , la grande falle eft un cube de
foixante pieds. La galerie eft ce qu'on
appelle un avant-corps. Pour moi , je n'y
ai rien trouvé qui déplaife , quoique j'a-
voue en même-tems qu'il me paroît mieux
imaginé d'élever une galerie fur un mur ,
( 271 )
que de fixer un mur à une galerie. La
longue galerie eft une noble pièce dans
un fî vafte bâtiment , & une falle à déjeû-
ner qui en ell féparée par des piliers & un
rideau amovible , produit un mélange
agréablement combiné de l'idée de retraite
& de celle de la compao-nie. La biblio-
thèque aufîi eft inajeflueufe.
Il y a au Château de \{^entworth un
petit nombre de tableaux eflimables. On
y compte un portrait original de l'infor-
tuné Lord StrafFord , repréfenté avec fon
Secrétaire. On lui difpute Tes prétentions
à la qualité d'original , mais je crois qu'il
pofsède allez de mérite pour les faire va-
loir par-tout. Il y a auffi un autre portrait
du même Seigneur , peint par Vandyck.
Il a la main appuyée fur un chien , & fa
tête , dans ce tableau , eft peut-être fupc-
rieure à celle de l*autrc. On voit auffi peint
par Vandyck , le fils de ce Comte , avec
deux de fes foeurs , fur le même canevas,
L'enfemble en eft défagréable j mais le
petit garçon eli exécuté avec un fini di-
Jicieux.
( 272 )
Le Château de Wentwortli efl dans un
fond. Il a en front une vue fur une plaine
étendue , & un lointain de pays uni , qui
fe découvrent à travers un monticule boi-
fcux à la gauche , & un mélange de terres
en prairies qui ctoifent à la droite. Au
total , cependant , rien de ce que j'ai vu
là ne m'a fait un grand plailîr.
CHAPITRE
( 273 )
CHAPITRE XX VI IL
JLi E même afpecft agréable de pays con-
tinue depuis Wentworth-Houfe jufqu'à
Sheffield j mais il commence bientôt à
changei* , à mefure qu'on approche .du
Derbyshire. Les hauteurs deviennent in-
fenfiblement plus fauvages : des rochers
fortent par-tout du fol , & une nouvelle
nature de pays s'offre de plus en plus.
Car nous étions déjà près de cette grande
étendue centrale de terres hautes , qui ,
s'élevant par degrés dans ces parries , fe
forment en montagnes; & s'étend int au
loin de tous côtés , courent en une chaîne
non-interrompue jufqu'aux frontières de
l'Ecoffe (i). Avant d'avoir gagné Middle-
ton , toute la face du fite a éprouvé un
grand changement , & l'on ne voit autour
(i ) Voyez Chapiure premier.
Tome 11. S
( 274 >
de foi que des deTerrs &c un féjour de dé-
folation.
A environ deux milles avant que d'ar-
river à Middleton , on a de nouveau le
fpedacle agréable d'un charmant vallon ,
qui , toutefois , participe encore de l'âpreté
du pays qu'on vient de quitter , mais il
eft joliment orné de bois & coupé de
ruiffeaux. Dans un coin du vallon eft affis
Middleton , Village d'un goût aimable
& romantique , au-delà duquel le vallon
fe prolonge dans un efpace d'environ deux
milles. C'eft ce prolongement qu'on appelle
dans le pays proprement Vallon de Mid-
dleton , 3c qui y eft regardé, avec raifon ,
comme une de ces fcènes les plus déli-
cieufes. C'eft une brèche étroite & tour-
nante, qui n'aguères plus de largeur que
ce qu'il en faut pour la route. A la droite
font des rochers ; à gauche , les collines
font plus douces & plus unies. Les roches
font grifes , colorées par intervalles de
gazons de verdures qui s'y font établis ,
& en parcourent la furface en petits car-
( 275 )
reaux. Quelques-unes de ces roches pi*en-
nent une forme particulière , s*élevant
comme des tours & comme des arc-bou-
tans d'un Château nnné , & leurs couches
fupe'rieures s'étendant en lignes parallèles,
repréfentent affcz bien l'idée de corniches.
Les turriti fcopuli de Virgile ne peuvent
être mieux traduits à l'efprit du Speda-
teur.
A la fortie du vallon de Middleton , les
Landes du Derb/shire s'ouvrent aux yeux.
Elles ont la même face que celles que
nous laiffions derrière nous fur les fron-
tières de l'Yorkshire. C'eft un vafte es-
pace de terrein groffier & marécageux,
formant de grands £lers d'épervier con-
vexes , fans aucune ligne int&rfécante , ou
nulle variation d'afpeâ: , & divifée par des '
partitions de murailles de pierre , fans
que l'œil découvre une feule chaumière
pour diverfifier la fcène , ou un arbre pour
l'animer. Le vallon de Middleton eft le
tiret-d'union qui unit ces deux déferts.
Après avoir parcouru plusieurs milles
S 2
de chemin dans ce pays cxhaiiiïc , en fuî-
vant notre route vers Caftellon , nous ar-
rivâmes enfin au bord d'un précipice qui
offroit une defcentc en talus , longue &
efcarpée. De ce point nous avions devant
nous une valle'e très-fpacieufe , nommée
Hope-Dale. C'efl: une fcène large & dé-
couverte de terres en rapport , dont les
flancs montueux font cultivés jufqu'au
fommet. Le Village de Hope efl: à une
extrémité de cette vallée & celui de
Caftleton à l'autre. Nous defcendîmes dans
une diredion qui nous conduifit au mi-
lieu de cette vallée. L'objet que nous
pourfuivions , étoit cette ouverture célè-
bre , appelée la caverne du diable , auprès
de Caftleton.
Un trajet de deux milles en defccndant
nous y fit arriver. On voit rarement une
combinaifon d'objets qui foit capable de
produire dans Tame des idées plus affreu'
fes que celles qui naifîcnt à la vue de ce
lieu. Il a furpafîe en ce genra^tout ce que
notre imagination eût pu enfanter.
( '^71 )
Une montagne de roche s'e'lève à une
îiauteiir confîdéuable , perpendiculaire en
plufieurs parties , en quelques autres £îî-
fant faillie au-defîus de fa bafe. En mon-
tant , il fe partage , formant à fon extré-
mité deux fommets de rochers.
Sur un de ces fommets , ell un vieux
Château , dont les créneaux femblent for-
tir du corps du roc. Sa fituation fur la
pointe d'un précipice fait frémir ceux qui
le regardent. En jettant les yeux de bas
en haut , on découvre un petit fentier
étroit , qui tourne en divers fens pour ar-
river aux murs du Château. Ce fentier ,
formé limplement des traces de pied des
Voyageurs curieux , paroît être le feul
chemin qui y conduife.
L'autre rocher n'eft terrible que du
côté de fa bafe. Là , il montre cette ou-
verture effroyable , appelée la cave du
diabU. Peu de lieux pourroient mieux
fervir à peindre les hon-eurs ténébreufes.
du Tartnre décrit par les Poètes.
Vircile a fuppofé , dans l'Enéide , la
s 3
(278)
combinaifon d'un Château & d'une ca-
verne , dans la vue , fans doute , d'aug-
menter la terreur de l'une par l'autre. Ce
qui n'eft chez lui qu'une Jicîion , devient
ici une réalité.
iEneas arces, qulbus altus Apollo
Vrzfidet , horrenda:que procul fecreta Hhyllx ,
Antrum immane , petit.
Le Poète ne fait pas la defcription de
fon Antrum immane : s'il l'eût donnée ,
fon brillant pinceau n'eût pu nous offrir
un concours plus intéreffant de toutes les
parties d'une telle fcène , que celui que
nous avons ici en perfection .
<Un rocher majeftueux eft fufpendu au-
deffus de votre tête. Au-deffous efl la por-
te voûte'e d'une caverne ceintrée de trente
pieds de haut , cent de large & deux cens
cinquante de profondeur environ. A la
vue d'un fî vafte dais de pierre de rocher ,
fans un feul pilier pour en fupporter la
mafie , on ne peut fe défendre d'un fré-
mifTement involontaire. One lumière forte
( 27P )
qui éclaire les premiers pas , étale aux
yeux toute l'horreur de l'entrée de ce lieu ,
en proportion de l'éclat qui les environne j
mais le jour diminuant à mefure qu'on
avance dans l'intérieur , la lueur fombre
des flambeaux aide l'imagination à errer
dans les profondeurs cachées des fouter-
rains , auxquelles cette pâle lumière ajoiifc
un nouveau degré de terreur , même avant
que Pœil y ait pénétré. Au fond de la
première caverne coule une rivière qui a
environ trente à trente-cinq pieds de lar-
geur. On la traverfe dans un bateau qui
vous débarque fur le fol d'une féconde
caverne plus grande encore que la pre-
mière.. Elle eft connue par le nom de la
Cathédrale. On en découvre la hauteur
horrible par quelques foupiraux pratiqués
au plafond , au travers defquels on entre-
voit la lumière du Ciel , fans pouvoir ,
dans cet éloignement , en tirer d'autre
avantage que la fatisfadion qu'elle rap-
p:lle. Au-delà de cette caverne, coule
une autre branche de la mcme rivière ,
( aSo )
qui devient limitrophe d'autres cavernes
encore plus enfoncées. Mais c'étoit plus
loin que nous n'avions envie d'aller. Je
n'arois jamais vu de lieu d'une beauté pit-
torefque dans les régions intérieures de la
terre j & l'idée commençant à être trop
infernale , nous fûmes bien aifcs de re-
tmirner
Cœli melioris ad auras.
Les habitans de ces fcènes font aufîî fau-
vages que les fcènes mêmes. Un contrafle
défagréable nous faifoit regretter la im-
plicite heureufe , & la politefTe affable &
hofpitalière que nous avions trouvées par-
mi les lacs & les montagnes du Cumber-
land. Ici , toutes les figures font carafté-
rifées par un regard farouche & mal allure ,
rendu plus afireux par des chevelures na-
tées ou flottantes au gré du vent , & foi-
gnées par la feule nature. Le Voyageur
eft toujours entouré de gens qui le regar»
dent avec l'air de la fiirprife , comme un
fpedacle extraordinaire pour eux. Plufieurs
( iSi )
de ces êtres miférables vivent fous le toit
effrayant que nous avons de'crit. Il y a
même une filerie de cordes. Dans l'obfcurc
enceinte , auprès de l'entrée , une pauvre
maJheureufe s'eft bâtie une hutte où elle
demeure depuis quarante ans. Un petit
appentis de paille fuffit pour en former le
toit , qui n'a d'autre objet que d'écarter
les gouttes des vapeurs mal - faines qui
diftillent de la voûte de la caverne.
La vue , en fortant de Hope-Dale dans
notre route pour aller a Buxton , ne le
cède pas en beauté à la fcène que nous
avions quittée. Nous montâmes une hau-
teur fatiguante , ornée de chaque côté de
rochers hardis ôc faillans , dont la plupart
font très-pittorefques , quoique quelques^
uns foient encore plus capricieux.
En arrivant au bout de ce fentier , à la
droite, paroît Mam-Tor , furnommé Va:
Montagne frijfonnantc. L'un de fes côtés
offre l'apparence d'une cafcade , par la
chute continue des parties de la fubftance
foible dont cette montagne eft compofce.
( 282 )
C'ell aux environs de cette montagne,
& à une petite profondeur de la fuper-
ficie du fol , qu*on trouve ce minéral cu-
rieux & tacheté de diverfes couleurs dont
on fait de petits obélifques , des urnes &
des vafes qui imitent le poli luifant du
marbre. On croit qu'il eft formé par la
pétrification. Il eft connu à Londres par
le nom de Derbyshirc drop ( goutte de
Derbyshire ■> mais fur le lieu d'où on le
tire, les habitans l'appellent Elut 'John y
Jean-Bleu ) , à raifon des magnifiques vei-
nes de cette couleur , qui en couvrent les
parties les plus fines. Où il eft mêlé d'une
teinte jaunâtre , le grain eft plus groffier.
En plulîeurs endroits , il eft admirable-
ment gaufFré & tranfparent. Les Proprié-
taires de la Marbrerie établie à Ashford
ont affermé , l'année dernière , la carrière
de ce curieux minéral , moyennant quatre-
vingt-quinze livres fterlings par an , &
on croit qu'elle eft prefque épuifée.
De Hope-Dale jufqu a Buxton , le pays
eft affreux <5c défolanr. L*œil erre, avec
( 283 )
peine, fur des déferts pâles , fépai-cs par-
tout en partitions par des murs de pierre,
comme dans la fcène que nous avions vue
auparavant. Le pâturage, dans pluiieurs
parties, paroît bon , à en juger par les
nombreux troupeaux de gros bétail qu'on
y voit. Mais à peine découvre -t- on un
arbre ou une maifon fur toute l'étendue
du diftriâ:.
Dans un fond , dans ce pays défagréa'
ble & inanimé eft litué le Bourg de Bux-
ton , entouré de collines horribles & fté-
riles , qui fument de tous côtés des va i
peurs nauféabondes des fours-à-chaux. II
n'y a , certainement , qu'un defîr ou un
befoin abfolu de recouvrer la fanté qui
puifie engager perfonne à fupporter un
féjour aufîî propre à caufer le dégoût.
Dans le voifinao[e de Buxton , nous vi-
iltâmes une autre caverne afFreufe , nom^
mée PooPs-Hole ( le trou de l'étang) ; mais
elle n'a point ces accompagnemens ma-
gnifiques de fcène extérieure^ que nous
admirâmes auprès de la caverns du diable.
( î84 )
La même nature épouvantable de pays
coniinue depuis Buxton jufqu'à Ashford.
Ici , on entre dans une fuperbe vallée
bordée de bois, & arrofée par unruifîeau
d'une eau tranfparente , qui rappella ,
dans notre fouvenil* , les fcènes agréables
de cette efpèce , que nous avions eues
parmi les montagnes du Cumberland.
A Ashford, exifte une Manufadlure de
marbre , qui fe tire d'une carrière fur le
lieu , dont quelques blocs font très-beaux
par l'avantage qu'ils ont d'être curieufe-
ment incruftés de coquillages.
La vallée d'Ashford fe prolonge , avec
très-peu d'interruption jufqu'à Bakewell ,
où elle entre dans une autre vallée agréa-
ble , nommée le vallon de Haddon , de
l'ancien & magnifique manoir d.e Haddon-
Hall , qui eft affis au milieu fur une cîmc
de rocher entourée d'arbres.
Cette fabrique majeftueufe , à peine en-
core dans un état de ruine , peut , à ce
qu'on alTure , dater fon origine des tems
qui ont précédé la conquête. Elle étoit
(285)
«lors une fortereffe militaire. Dans les lie-'
clcs qui fuivirent , elle pafla fucceflivemenc
à différentes familles illuftres , & vers le
commencement de ce fîècle , elle fat ha-
bitée par les Ducs de Rutland. Depuis
cette époque, on l'a laiflé dépérir. Il reflc
encore des témoignages de Ton ancienne
grandeur î des cheminées fculptées , des
corniches écorchées , des lambeaux de ta-
pifferies de prix >
Auratafque trabes, veterum décora alta parentum.
Non loin de là eft Chatfworth , dans une
lituaiion naturellement froide , mais que
les bois de haute-futaie qui le décorent ,
rendent affez agréable.
Chatfworth étoit la gloire du dernier
fiècle , dans le tems où dés parterres bien
peignés. & des pièces hydrauliques étoient
en vogue. Il acquit alors une célérité qu'il
n'a jamais perdue , quoiqu'il ait aujourd'hui
beaucoup de rivaux. On y a fait une entrée
pafTablcment belle 5 mais , à d'autres égards ,
lorfque nous vîmes ce lieu , fes environs
( 286 )
n'avoient point ce que le goût moderne
pouvoit ajouter à leur embellilTement. Plu-
Heurs des afféteries anciennes reftoient
encore. Mais une douzaine d'années ont
apporté , vraifemblablement , des amélio-
rations.
Le bâtiment , par lui-même , ne nous
auroit peut-être pas autant frappé , fa fîtua-
tion étant au milieu des déferts du Derby-
sbire. La Chapelle eft magnifique. Elle eft
enrichie dans toute l'étendue d'un de fes
côtés , par une peinture à frefque , repré-
fentant le Chrift occupé d'œuvres de cha-
rité.
Il y a , dans la maifon , quelques ta-
bleaux , dont un portrait du feu Duc de
Cumberland , peint par Reynolds , eft le
meilleur. Mais il y a beaucoup d'ouvrages
de fculpture en bois d'un très-grand mé-
rite , de la main de Gibbons. Nous ad-
mirâmes fur-tout différentes efpèces de
gibier mort , dont eft ornée la cheminée
d'une des chambres de cérémonie. On eft
étonné de voir comment l'Artifte a fa
(»57)
donner au bois la douceur du duvet des
plumes. Mais , toutefois , les détails fculs
forcent l'admiration , car Gibbons n'cx-
celloit pas de même dans la compofîtion.
De Chatfworth nous allâmes à Matlock,
en traverfant le vallon de Darlcy , fcène
étendue ôc agréable.
En approchant de Matlock , les roches
aux environs du pont furent le premier
échantillon noble de ce que nous avions
droit d'efpérer.
A mefure que nous venions plus près
du Bureau du péage de la rivière , les
vues devenoient plus intérefTantes.
Bientôt après fe découvrit à nos yeux
le great Torr ( le grand Torr ) , rocher
de la plus grande magnificence , décoré
de bois , & marqueté de couleurs variées ,
jaune , vert & gris. Du côté oppofé , les
l'ochers reflerrant la route , talutoient dans
une diredion diagonale.
Ce détroit aboutit à la vallée de Mat-
lock , fcène romantique ôc très-délicieufe
oii les idées de fublime & de beauté font
(288)
excitées dans le fpeftateur au fuprême de-
gré. Elle s'étend dans une longueur d'en-
viron deux milles , & dans les parties les
plus larges , a à-peu-près un demi-mille.
L'aire en confifte en terres fouvent irré-
gulières. La rive de la droite n*a guères
d'autre importance que de donner une
forme à la vallée. C'eft la rive gauche qui
fait vraiment la noblefîe de la fcène. Ce
rempart très-magnifique , s'élevant en for-
me femi-circulaire , eft partagé en quatre
yaftes devants de rochers, entrecoupés de
bois qui marquent la féparation de l'un à
l'autre. Le premier dont on approche eft
le plus haut , mais celui qui a le moins
d'étendue ; le fécond s'étend davantage ,
ôc le troifième encore plus que les deux
autres. Enfuite , vient une plus grande
interruption j & le dernier , en comparai-
fon de tous , ne paroît qu'un effort foible
de la Nature. Tout ce vafte rempart eft
fuperbement ombragé de bois , qui , en
quelques parties , croît dans les cimes des
rochers , 5c en d'autres , pouffe d'une ma-
nière
( 289)
nîère fauvage parmi ces brifares & ces in-
terruptions , qui en partagent les diffé-
rentes faces. Lq Jcmmet de toute la file en
demi-cercle , eft agréablement ornéd'.\rbres
femés çà & là , qui brifent fouvent les li-
gnes dures du rocher , & laifTant un palTage
à la lumière , donnent au tout une appa-
rence de légèreté.
La. rivière de Derwcnt , qui forme des
détours au-deflbus de cet écran femi-circu-
laire , efl: un courant brifé & rapide. On
ne l'apperçoit qu'en quelques endroits 5 &
dans les autres , cachée par les rochets &
la faillie des bois , elle n'efl feniible qu'à
l'ofeille.
Il eft impolïible que l'imagination ne
s'enflamme pas à la vue de fcènes de la
nature de celles-ci. Des fcènes mignardes
de féerie , où les parties , quoique peu im-
portantes , font heureufement difpofées ,
telles , par exempljz , que la fcène de caf-
cade (î) dans les jardins du Leafowes ,
«I ■ . I !■ i»
(i) Voyez Chapitre III.
Tome IL T
( 2pO )
clinrment le Speftateur 5 mais cette fccne-
■ci eft d'un genre tout diffcrent : chaque
objet y ed: fublime & merveilleux. I^on-
feulement l'œil eft flatté, mais l'imagin.i-
tion efl remplie. On fe trouve tranfporté
tout-à-la-fois dans le champ de la fidion
& dans le pays des romans. Les idces
échauffées produifent renthoafiafme , &
on fe croit.au milieu des habitans des fiè-
cles de la fable. Il n'efl pas befoin d'effort,
à la vérité , pour paffer d'une fcène roman-
tique parmi des erres romanefques.
Sylyis fcena corufcis
Defuper , horrentique atruai iiemus imminet umbra ;
Nympkarum domiLS.
Les bois ici font fujets à un grand ii-
convénient , celui de 'C chranchagz périodi-
que des arbres. Il y a environ fept ans ,
j'eus le déplaiHr de voir la totalité de cette
fcène , n'offrir que l'afpeft de roches chau-
ves dans toute leur furface. Maintenant (i),
je crois , le bois a recouvré fon état de
« ■ » — —
(0 En 1772.
é
( 25)1 )
|)erfeâ:ion , celui qu'il feroit à foiihaiter
qu'il conlervât lans palier au-delà. Une
plus grande abondance cacheroit le rocher,
une moindre le démanreleroit trop (i).
L'entrée de certe fcène , du point du
Sud , en faifoit la porte de fortic pour
nous , qui venions du point du Nord j &
cette fortie ell , comme celle de Hope-
Dale , hardie & romantique , ôc alTortie
au refte de la fcène. De grands rochers
s'élèvent de chaque coté , & vous foriC
fortir par une efpèce de barrière tournante
qui prolon2;e l'imprelTicn Faire par la fcène,
à-peu-près comme l'.iir ébranle produit
dans le timpan la vibration des fons. En
quelques endroits , le chemin efl: coupé
dans le vif du roc>
« Admittitque yiam CeAx per vifcera r«pis n*
m I ■ ■ ■ I r -ir- ■»
(i) J'ai oui dire que tout ce côté de la rivière eft aâuel-
lement en la pofTeflion d'un homme de goût, qui nelailTera
plus élaguer les arbres par époques périodiques. Il Ce gar-
dera également, (ans doute, de laiiîer poutièr le bois a?ec
trop de furaboudance ; ce qui feroit esfèvelir le roc.
{Note de l'Âuceur.)
T a
( 2P2 )
D'*ici à Ashburn , la route eft agréable,
après qu'on a gravi les premières hauteurs.
Le terrein eft varié <5c orné de bois , & on
perd toutes les fcènes fauvages qu'on
a trouvées dans le pic. Lorfque la Nature
jette £qs fcènes fauvages dans une belle com-
polîtion , & les décore d'objets grands &
nobles , elles font les plus attrayantes de
toutes. Mais , comme cette forte de déco-
ration ne fe trouve que rarement dans les
fcènes fauvages du pic , nous en prîmes
congé fans le moindre fentiment de regret.
( aP3 )
CHAPITRE XXIX.
X-/'ASHBURN , qui a Ton rang parmi les
Villages les plus confidérables , & cft dans
une charmante fîtuation , nous fîmes une
excurfîon à Dove-Dalc , ( vallon de la Co-
lombe ).
Dove Dale eft la continuation d'un autre
vallon fimilaire,qui eft quelquefois appelé
Bunfler.Dale j quoique je croye que le tout,
excepté fur le lieu , porte la dénominatioa
générale de Dove-Dale.
Bunfter - Dale ouvre par une grande
montagne efcarpée de cime de roche à la
droite. Tandis que vous regardez les fom-
mets penchans qui forment les côtés ir-
réguliers de ce précipice , votre guide ne
manque jamais de vous raconter l'hiftoire
tragique d'un Dignitaire de l'Eglife , le-
quel courant à cheval fur le bord de la
pente, ayant en croupe une jeune Demoi-
felle nommée Laroche , & fuivant un fen-
T 3
( 294 )
ticr forme pnr les pieds des brebis, ^ qui
conduifoit à nne déclivité , tomba en ef-
fayar.t de £iire tourner fon cheval. Tl fut
tue dans fa cbare j mr.is la jeune Demoi-
fellc , rcLenue par un buifTon , en écbappa ,
alix dépens de quelques meurtrilTures.
Le récit d'un événement funelle cft une
introduélion excellente à une fcène redou-
table. Elle mer en jeu l'imagination , & la
fixant plus étroitement aux objets , ajoute
à la terreur qu'infpire chacun des rochers
menaçans.
, Les lianes nus d:s cimes fublimcs à la
droite , font ccntraftcs par une montagne
ornce de bois a ia orauche. Au milieu des
arbres s eleve une forte de mur de cime
de roche pnpendiculaire au fol. Ces ro-
chers détachés font ce qui caraftérife prin-
cipalement ce lieu. Un peu après les avoir
Tpc.{ïés , on entre dans ce qu'on appelle
Dove-Dale' proprement dit.
D'aprt^la peinture qui nous avoit cié
faite de Dove-I>ale , même par des hom-
mes de goût , nous avions été portés à
( -95 )
croire ce vallon une fcène de curioîlré plus
que de beauté'. Nous en fuppofions les
rochers revêtus des figures les plus bifarres,
& nous nous attendions avoir iine'talage gi-
gantefque de toutes les fections coniques
imaginables. Mais nous fûmes trompes
agrearbîement. Toute la compofuion eft
chaile (Se de la plus grande beauté pitro-
refque.
Sur la droite , on a un prolongement de
la même montagne efcarpée Se majeilucufe
qui accompa^^ne un des cotés de Bunftcr-
Dale. Seulement celle de Dove-Daîe eil
plus élevée , 6c les rochers en font encore
plus majeiti'.eux & plus détachés.
Sur la gauche eft pareillement une fuite
prolongée des mêmes bois fiifpendus qui.
ornent ce coté de Bunller-Daie. Au mi-
lieu de cette fcène boikii;fe fort un rocher
noble , folitaire & affilé y trait caraclérifti-
que du vallon , ôc qu'on a nommé par une
diflinétion d'excellence PEglife de Dovc-
Dale. Il confifte en une large fice , avec
deux ou trois petites têtes pyramidale. 3c
T4
( 29^ )
une fort grande : & quoique la forme gé-
nérale en foit un peu fingulière , cepen-
dant elle plaît au total. L'idée d'un objet
ifolé qui s'élève avec majefté parmi les
boîs qui l'environnent , éloignent la penfee
de la bifarrerie de cet objet , pour la porter
fur ce qu'il a de fublime. C*eft la multipli-
cité des têtes en flèches de clocher , qui
rend les rochers défagréables à l'œil ,
comme il en rencontre fouvent plulieurs
qui couronnent les fommets des montagnes
des Alpes (i). Mais un toc folitaire ^ quoi-
qu'à têtes pyramidales , fait très - fouvent
un effet excellent. Un ornement pittoref-
que de ce genre diftingue une magnifique
fcène dans un Payfage appelle le Nev.'-
Wàr ^ fur les bords de la rivière Wye (2).
La couleur de toutes ces roches eft
grift^ & fe marie agréablement avec la
verdure qui court en grandes mouches le
long de leurs flancs cannelés. De tous les
■III - . I I '
( I ) Voyez Chapitre V.
(î) Voyez Obfervations fur la rivière ^^f^»
( 2^7 )
acceiïoires pittorefques des rochers , il n'en
efl: point qui ait un plus bel effet en pein-
ture que cette variation 6c ce contrafte
des couleurs entre la teinte froide & grife
de la furface des rocs ôc les teintes riches
de la verdure.
Le vallon de Dove-Dale s'étrécit beau-
coup vers le bas , où il ne confifte guère
que dans le canal de la petite rivière Dove,
qui eft un courant confidérable , avec un
petit fentier pratiqué le long de fes bords.
Quand la rivière fe gonfle , elle couvre de
fes eaux toute Paire du vallon , & y a un
bon effet. La majefté du canal eft alors en
parfaite harmonie avec la nobleffe de fes
rivages.
Dove-Dale eft une fcène paifible & fé-
queftrée , & néanmoins elle ne rempliroit
pas entièrement les vues de ceux qui cher-
cheroient la folitude & la méditation, C'eft
un payfage trop magnifique & trop at-
trayant pour lailler tout le repos conve-
nable à une ame contemplative.
Le feu Dodeur Brown , comparant
( 293 )
cette fccne avec celle de Kefwick (i) ,noiTS
dit que de ces trois caractères de beauté ,
À' horreur & à'immcnjité ( par ce dernier il
entend majejlé ) qui marquent la fcènc de
Kefwick , on ne trouve que le fécond dans le
vallon de Dove-Dale.
Dans cette de'iînition , il a ^ à mon avis ,
pris le contre-pied de la vérité. Il eft diffi-
cile de concevoir fur quel fondement il a
jugé à propos de dépouiller Dove-Dale de
beauté & de majeflé , ou de le revêtir
à^ horreur. Si la beauté confifte dans un ar-
rangement agréable de parties agréables ,
Dove - Dale eft inconteilablement doué
d'une grande portion de beauté. Si la m^
jeflé coniille en ce grandes parties &
grands objets , il a certainement auiii de
la majcfté. Mais fi V horreur réfulte de l'im-
menfe étendue de ces parties , ce cara*ftère
cft ici à un degré bien moindre que dans
les régions vaftes de Kefwick, Les collines,
les bois & les rochers de Dove-Dale fiiffi-
1 ■ I ■■-!■■ ■ I— ^1— — — ^ ^1 .■■■■I. . ■■■■■■ I.. M
(i) Dans fa Lettre à Mylord L;rtteiton, ci-defTus cit^e.
1
( -99 )
fenr bien pour exciter dans Tamc l'idée de
majclé , mais non pour y imprimer celle
&horr:iir.
A tout pefer , Dove Dale eH: , peut-
être , une des fcènes les plus agréables de
ce ger.re que nous ayons jamais vues. Elle
a'quelque chofe àc fingulièrement cara<^é-
riftiquc. Ses rocs détachés à^ perpendicu-
laires lui donnent un trait particulier qui
n'eft qu'à elle , & ne reflemble à nul autre.
Voilà la fcurce du plaiiir très-grand que
procure la vue de cette fcène. Car il en
eft du payfage comme de la fociété hu-
maine. Nous fommcs toujours prévenus
agréablement pour tout caractère vraiment
frappant par un biais J^rticulier & qui Jui
ell propre , pourvu toutefois qu'il n'ait
rien qui choque nos notions ou nos pré-
jupes.
De Dove-Dale , nous continuâmes notre
route vers Ilam -, autre fcène très-caraftérif-
tique.
Ilam eft un Château fitué fur une mon-
tagne qui forme un talus doux en front ,
( 3^0 )
mais dont la defcente eft brufqae Se brifee
de l'autre côté , où elle eft garnie de ro-
chers & de bois fufpendus. Autour de la
colline s'étend en filet d'épervier , un val-
lon en demi-cercle , dont le fol ofFre une
prairie unie de près d'un quart de mille de
largeur 5c un demi-mille de circonférence.
A l'extrémité de la prairie , ferpente le
canal d'une rivière dont le lit eft extrême-
ment large , quoique l'eau y foit en fort
petite quantité. Et au - delà de la rivière
règne un rivage majeftueux & couvert de
bois qui forme une barrière entre tous ces
objets & ie payfage derrière la maifon ,
fins néanmoins ofîufquer en front la vue
des 'montagnes qui ll>nt dans le lointain ,
& particulièrement de celle à fommet
cquarri , appelée Thorp-Cloud , qui eft
près de l'entrée du vallon de Dove-Dale.
Outre la beauté du lieu , on y voit quel-
que cbofe de ncs'curieux. La rivière Mani^
fold couloir autrefois dans ce canal au bas
du rivage bo'ifeux que nous avons dit être
il peu abondant en eau. Elle a abandonné
( 301 )
fon ancien lit , & à environ fept milles
dllam , entre par degre's à travers le corps
d'une montagne , fous laquelle elle s'eft
ouvert un chemin & continue fa route fou-
tcrraine jufqu'au pied de la colline où Ilam
cft aflîs. Là elle fort de defTous terre , 3c
par une décharge confide'rable , forme une
rivière. Le canal au-deffbus du rivage n'eiî:
en comparaifon qu'une forte de jet, comme
celui qui fort d'un tuyau crevé '> mais il fert
de réceptacle à la furabondance des eaux ,
lorfque , gonflées par de fortes pluies, elles
ne peuvent entrer fous la montagne.
Cette rivière eft certainement un objet
curieux; mais fî elle étoit à moi, j'aurois
l'ambition de réprimer beaucoup fon pro-
grès fouterrain pour faire refluer l'eau dans
fon ancien lit. Son fuintement , qui n'en
fait aujourd'hui qu'un objet difforme , de-
viendroit alors un courant majellueux qui,
en entourant la prairie , ajouteroit infini-
ment à fa beauté. Je fauverois encore par
ce moyen une autre difformité réfultante
de la coupure de la prairie paç deux ca-
( 30* )
tiâtix ; ou , peut-être , en faifant difpatoître
tout'à-fait le courant fluet & mefquin , la
fcène gagneroit encore davantage. Elle
conferveroit en ce dernier cas l'objet qui
engage la curiofité , fans que fa beauté y
perdit prefque rien.
Il eft vrai de dire , après tout , que nous
avons peu de fîtes auflî agréablement ro-
mantiques qu'Ilam. La montagne ou roche
fur laquelle il eft fitué , la vafte prairie qui
l'entoure , le rivage hardi & boifeux qui
environne le tout , rivage où Ton pourroit
fermer des allées agrénbles , l'incuriion
noble & grande de la rivière , les perfpec-
tives étendues dans le pays , ôi le voiiinage
de Dove-I>aIe , a la courte diftance de la
promenade d'un foir d'cré, tout cela forme
un concours de circonftances rares & ma-
gnifiques qu'un feul endroit ne réunit que
bien rarement.
Lorfque nous vîmes liam , on y avoit
fait bien peu de chofe pour tirer parri de
lafituation qu'il doit à la Nature,quoiquelc
lieu foit très-fufceptible de beaucoup dem-
( ^o3 )
bcIlilTemens , fur-iout en front de la maifon.
Le tcrrein qui , de ce côté, cft aujourd'hui
un jardin à fleurs , un parterre affété , pour-
roit aifcment & à peu de frais , s'unir avec
les autres parties de la fcène du voifînage ,
avec lefquelles il tranche d'une manière
bien peu heureufe.
Dans la partie la plus élevée du jardin,
fous l'enfoncement d'un roc , eft un ber-
ceau confacré à la mémoire du célèbre
Congreve. Nous apprîmes de notre conduc-
teur , que cet auteur élégant a compofé en
cet endroit la plupart de ces pièces (i).
D'Ilam ficnis nous rendîmes à Oakover ,
pour y voir le tableau de la Sainte-Famille,
peint par Raphaël. Comme ce morceau a
une grande célébrité , nous l'examinâmes
avec la plus grande attention.
( I ) C'eft ce même Congrèvô qui avoit la foibleflè de
préférer une illuftracion nouvelle d e dignités , aux ouvrages
qui la lui avoient méritée, &c par lesquels (èuls il fera
compté pour quelque cliofe dans la poftcrité. Tout U
monde connoît le bon-mot que lui dit à ce fujet l'illuflri
Voltaire.
( Note du Traduài<ur. )
( 3^4 )
S'il eft original ou non , c*efl ce que je
ne faurois décider bien affirmativement ,
parce que je n'ai pas vu affez de pièces de
ce grand Maître pour juger de fa manière ,
& la reconnoître par-tout où elle feroit.
Je le crois néanmoins original» & en vérité,
ce feroit dommage de priver ce tableau de
fon premier mérite. Je crois que le nom de
fon auteur a pu feul lai acquérir une fî
grande réputation ; car , à le juger d'après
les règles de la Peinture , il eft certaine-
ment plein de défauts, ht faire en efl: dur,
fans nulle liberté de pinceau , & le coloris
cil: noir, fans douceur. Il n'y a point d'har-
monie dans le tout. En effet , quelle har-
monie peut-il réfulter du rouge , du bleu
& du jaune , fondus en conjondion , &
dont les draperies font compofées prefquc
en teintes crues? L'imperfeélion du coloris
n'eft pas feulement compenfée par une heu-
reufe diftribution des clairs & des ombres.
^ J^Iais peut-être n'avons-nous pas le droit
d'exiger ces qualités dans les ouvrages de
Raphaël. Nous n*y devons chercher que la
grâce ,
( 3^5 )
grâce , le dedein , le caraiftctc Se l'expref-
fion. C'cft cependant ce qu'on ne rrouve
poinc ici. Nous convenons que h Viei-ge a
un vifage doux ôc aimable ; mais celui de
Jofeph ed: fans exprefîion : les petits gau-
çons reflemblent à de petits fatyres grima-
çants j & quant au d:{îin , je C"ois le bras
droit du Chriil: très-dcfedueux (i).
Au furplus , il eil jufte d'obferver que
la Sainte-Famille eil un fujet peu favorable
pour le pinceau. A moins que le Peintre
ne pût donner à la mère cet air d'amour
célejte y & à l'entant ce cal/m tranquille &
divin & cette douceur que je fuis perfuadé
que l'arc ne peut atteindre , le fujet dégé-
nérera toujours nécellairement à n être
«-.J ^ ^ ,
(i) Depuis que ces remarques ont été écrites, j'ai eu
la fàtisfa(5tion de ks voir confîrmces par une autorité bien
refpedable. Le Chevalier Jofué R.eynolds, dans une de fès
leçons publiques à l'Académie Royale de Londres , a parlé
devant fes élèves de manière à prouver le peu de cas
qu'on doit faire des tableaux de Chevalet 6c de Ra-
phaël, qui , félon lui, ne répondent nullement à l'idée
qu'inipire le génie fublimc de cet Artifle .immortel.
( Note de l'Auteur. )
Tome IL V
( 506 )
qu*une mère ôc un enfant. Les actions de la
vie du Sauveur peuvent fournir de bons
fujers de tableaux •■> car , quoique Ténergie
divine de la figure principale ioit impoflî-
ble à rendre , néanmoins les autres parties
de l'hillorique du tableau étant bien pré-
fentées , compenferont ce défaut , qui eft
de l'art plus que de l'artifte. Mais , dans
une Sainte-Famiile , il n'y a peint d'aciion ,
point d'hiPcoire racontée ; tout y confifte
dans j'exprefîion des caraâ:cres <Sc des affec-
tions qui , comme on le doit croire , font
au-dc(ius des forces de l'imagination hu-
maine , cette mère des arts. Or 11 ces chofes
ne font point exprimées , l'effet du tout efl"
manqué , & a clû l'être.
Dans la même chambre font trois ou
quatre tableaux dont chacun eft , à mon
avis, plus digne d'admiration que le mor-
ceau vanté du pinceau de Raphaël. Il y a
un petit tableau de Rubens , repréfentant
les Anges apparoiffant aux faintes Femmes
dans les jardins : il m'a plu infiniment. Les
Anges , à la vérité , font des figures gtof-
( 307 )
fîères & vêtues comme des Chantres de
Cathédrale : mais toutes les parties du
tableau & l'économie générale en font
bonnes.
Dans un grand morceau rcpréfenrant le
me'chant Econome , la Famille m.Uheu-
reufe efl aufli bien rendue y mais à tout
prendre , c'cft un de ces tableaux ambigus
ou équivoques , qu'il eft prefque impolïî-
bîe de bien juger à la première vue. Une
moitié paroît être de la main de Rubens :
quant à l'autre moitié , nous avons eu quel-
que doute qu'elle en fût.
Il y a encore dans la même chambr? deux
tableaux très-achevfs de Vanierveidr, qui
font un calme & une tempête. Ils font bons
tous deux i mais le premier m'a fait plus
de plaiiir q. *aucun autre tableau du même
Artiile que j'euiTe vu de ma vie*
Va
( 3o8 )
CHAPITRE XXX.
D
' A s H B u R N , OÙ nous revînmes
après avoir vu Oakover , nous allâmes le
lendemain à travers un pays couvert de
bois , à Keddlefton , Château appartenant
à Milord Scarsdale.
Keddlefton , quant à fa fituation , tient
peu de la nature du pays romantique qui
en forme les confins. La maifon efl fituée
dans un parc agréable un peu dégarni de
bois 5 mais ce défaut eft , en grande partie,
racheté par la beauté des arbres , dont quel-
ques-uns font hauts & majeftueux. Un ruif-
feau eft , par le fecours de l'art , changé en
une rivière qu'on traverfe j & là , com-
mence un chemin oblique qui conduit au
Château par un accès alTez bon.
Le goût d'Architedure de Keddlefton,
autant que j ai été capable d'en juger , eft
élégant «Se noble. Au-devant du corps-de-
logis principal , eft un magnifique portique
( 3^5? )
formant l'entrce , au-delà de laquelle un
corridor de chaque côté conduit à deux
ailes de bâtiment fort belles. Sur le der-
rière de la maifon , eft en front le (allon en
rotonde , dont l'apparence ell d'un bel effet.
Du veftibule , on entre dans les chambres
de parade qui font en petit nombre. Le
refte de l'édifice confifte en de beaux offices
&^des appartemens commodes & de bon
goût , ôc le plan du tout eft fimple[& clair.
Le vcftibule ou grande fille d'entrée ( i ) ,
eft peut-être la plus grande & la plus belle
de toutes les falles particulières qui foient
en Angleterre, Le plafond eft foutenu pai:
des colonnes très-magnifiques ;, dont quel-
ques-unes taillées dans un feiil bloc de
marbre , ont été tirées, à ce que nous avons
appris , des carrières dont Milord Scarf-
dale eft propriétaire. C'eft , à la vérité ,
( I ) Cette pièce, appelée Hall en Anglots , efl: celle où
fè convoquent les aflemblces d'éledion ou autres grandes
cérémonies; & elles font , dans quelques Châteaux , d'un^
étendue à contenir plusieurs milliers de perfonnes.
( 'Note du Ttaducleur. }
V i
{ 3^0 )
une efpèce de marbre bâtard , mais dont
toiirefois la couleur eft plus belle que celle
d'aucun marbre qui nous vienne de l'étran-.
ger. Il ofTre une richefTe ôc une variété de
nuances qui font extrêrnement agréables à
la vue. Les veines y font grandes <Sc adap-
tées aux colonnes 5 & un poli dur y recc^
vant Us rayons de la lumière en majje , donne
au pilier une noble eqriure ôc ajoute beau-»
coup à fa beauté.
Lorfque je vis cette fille , je ne croyois
pas qu'elle eût befoin d*autre décoration.
Tout en étoit fmple , maicftueux & uni-
forme comme il devoit être. J*ai appris que
depuis lors , les portes ô< les fenêtres en
avoient été peintes à la manière de la mar-
queterie. Je n'ai vu aucun de ces change^
piens , & ne puis par conféquent p onon-
cer fur leur mérite ; mais je ne faurois con'
cevoir qu'aucun embelliflement; ait été ca^
pable d'ajouter à leFiet.
L'entrée d'une Maifon de Seigneur ou
d'un Château , ne doit , à mon avis , pré-
çendve à mil ruitre ger\re de beauté c^ue
C 311 )
celui reTiiîtant de la fimplicité & de la ma-
jeftc. Ces idées peuvent enfuite , à mefure
que vous avancez dans le bânmcnt , fe dé-
layer , pour ainii dire , en ornemens de dif-
férentes cfpèces , Ôc même , lorfqu'il y a
lieu , en ag;i-émens. Des décorations étran-
gères , déplacées , ambitieufes , font , fans
doute , défagréables par - tout ; mais c'eft
dans la principale entrée de la maifon d'un
Grand qu'il faut , fur 'tout , les éviter avec
foin. Si le faux goût fe montre là , l'idée
qu'il aura imprimée nous fuivra à travers
les appartemens , & jettera fa teinte défa-
gréable même far les bonnes chofes. Je
me refiife , néanmoins , à croire qu'on ait
ajouté à la falle de Keddlefton aucune dé-
coration non convenable , parce que les
ornemens de la maifon , en général , au
tems où je les ai vus, m'ont paru avoir été
dirigés par un goût pur 5c élégant. Quoi-
que tout fût riche , je ne me rappelle pas
d'avoir rien remarqué de pimpant , de vairi
ni d'affété.
Les tableaux , dont ce Château contient
G 4
( 3^2 )
une colîedion coniidérable , font en plus
grande paitie, de ceux qu'on peut appelier
tableaux-meubles ou d'ameublement (i).
Un morceau de Rembrandt y tient le pre-
mier rang , & il cfl , en effet , eftimable.
Il repreTente Daniel intir prêtant le fonge de
Nabuchodonofor (2). On s'amufe infiniment
à la vue de ce tableau. Il eft fini dans le
grand goût , & les tctes en font d*une
beauté admirable. Mais tout le refte de la
toile ell: une confunon , fans aucune idée
de compoiition.
Dans la falle de céicmonie ( Drawing-
room) font deux grands tableaux en éléva-
tion , par Benedetto ou Benoît Lutti ; l'un
repréfentant le fouper du jardin d'Em-
maus , ôc l'autre le meurcre d^Abel. Ils font
(1) Voyez Chapitre lî.
{%] Le nom de ce Roi ed bien différent dans la langue
anglcife. Mon Auteur Tccric Belteshai^ar. La première
fyllabe de ce mot me paroît formée du vieux Saxon Belt ,
maladie des muvuor.s. Le r: fie de l'ccviiiologie, je l'ignore.
( Noce (in Tradiuleiir.)
( î'3 )
exécutés dans un genre fingulier, avec des
coups de lumière très-forts. Le premier a
un fort bon effet. Le meurtre d'Abel eft
auffi un tableau voyant j mais il n'a tien
de très-frappant , excepté la figure de Caïn.
Dans les morceaux repréfentant du gibier
morr , par Snyders, il y a un faon très-bien
peint i mais la queue étincelante d'un paon
rend l'effet du tableau défagréable.
Dans le gibier mort & les chiens , par
Fyt , il y a des parties bien touchées 5 mais
il n'y a point de tout.
La Samaritaine & Saint Jean dans le Dé~
fert , par B. Stiozzi , font de bons tableaux.
Il y a encore un grand tableau ,parCoyp.
Il eft bien peint j mais la compofition en eft
maavaife.
A Derby , qui eft à trois milles de Ked-
dleflon , nous avons été frappés de la beauté
de la tour de la Cathédrale, qui eft un ma-
gnifique monument d'Architefture go-
thique.
La porcelaine , dont il y a une manufac-
ture en cette ville , eft purement un objet
( 3H )
d'ornement dans la fabrique , ce qui efl
d'autant plus fâcheux, que lorfque nous
vîmes cette fabrique , eile n'étoit point
entre les mains du .g^oût. Nous obfervâmes
une main fort libre , qui étoit employée à
■peindre les vafes j & les premières couleurs
étoient mifis avec feu j mais dans Infini ,
elles étoient barbouillées avec tant de ri-
clielTe & de profulîon , que toute la liberté
-étoit perdue dans la parure. Les cbofes
peuvent être aujourd'hui fur un autre pied.
Les Peintres faflueux de ces fortes d'ou-
vrages ont cependant devant leurs yeux
l'exemple d'un très-grand Maître , de Ra-
phaël lui même , dont les peintures dans
la branche de la poterie , quoique fuigu-
lièrement ellimces des Curieux , dont elles
ornent les cabinets , paroiflent , en général ,
couchées d'une manière propre feulement
ad captafidum vulgus. On dit que Raphaël
étoit amoureux de la fille d'un potier de
terre , & que pour lui faire fa cour , il
s'amufoit à peindre les poteries de fon père.
Il ell probable qu'il confultoit plus alors
(î'5 )
le goiit de fa Mairrefle que le fîen propre,
ce qui explique le coloris faflueux dont il
les a revêtus. Combien plus fimplcjplus
élégante & plus belle cft la peinture qui
orne les anciens vafes érrufqucs dont
M. Wedgewood a imité plulleurs d'une
manière fi heureufe : Nous voyons dans les
ouvrages de cet ingénieux Artiffce, à quel
point des couleurs chaftes 6c bien fondues
fur un fond obfcur , ont un effet fupirieur
à celui de couleurs à prétentions fur un
fond clair.
Les Curieux en méchanique verroient
avec plaiiir le moulin à foie de Derb/ , ou
une G;rande roue en met en mouvement
trente mille petites. Les différentes parties,
quoique fi compliquées en apparence ,
font , néanmoins , diffindes dans leurs
mouvemens. On m'a affuré que chacun des
Ouvriers pouvoit à volonté arrêter le mé-
tier fur lequel il travaille , fans que cela
nuife en rien à la méchanique qui fait
mouvoir les autres.
Le pays d'entre Derby ôc Leiceffer eft
uni. Qaardon\^ood , un peu au-delà de
Loughborough , s*élève fur la droite , &
offre une variété agréable au milieu de cette
uniformité continue. Le Mont-Sorrel pro-
duit auffi le même effet.
L'approche de Leicefler donne à cette
ville plus d'importance apparente qu'elle
n'en a réellement. La Ville vieille & mal
bâtie a peu de beauté ; mais elle abonde
en fragmens d'antiquité.
Derrière PEglife de Saint-Nicolas eil:
un monument d'Architedure Romaine ,
un du petit nombre de ceux qui exigent ,
peut-être , dans leur état originaire, dans
toute l'Angleterre. Nous y voyons beau-
coup de tours qui pottent le nom de Ccfar
& fe vantent d'une extraftion Romaine.
Je doute H aucune eft réellement fondée
dans cette prétention 5 du-moins , l'opi-
nion générale efl: que le peu qui nous
refte de conftrudions faites par les E-o-
mains, ont été toutes retouchées dans les
fiècles qui fe font écoulés depuis leur fortie
de cette ifle. Ce frap-ment-ci ne paroit avoir
(3'7 )
cproiivc aucun changement : Ton peu de
coniequence efh ce qui l'a garanti. Il n'en
fubiifte plus guèrcs qu'un mur avec quatre
arcades doubles fur la face , lefquelles vont
°n fe retirant , mais ne font pas percées j
êc cependant dans ce foible refte , on re-
marque une fnnplicité ôc une dignité qui
font fore agréables. Il eft poffible, toute-
fois , que le préjugé influe en quelque de-
gré dans l'opinion qu'on prend de fa beauté.
Par une alTociation des idées , on pour-
roit bien , par une efpèce de réminifcence,
fe plaire ici à la vue d'un objet qu'on au-
roit admiré dans quelques vues de l'Italie.
Ce mur efl bâti de brique , quoiqu'il
ait été probablement enduit de quelques
matériaux de plus de prix. On ne devine
point à quelle intention il fut élevé , ni
s'il étoit defliné pour fervir de fond ou
de côté à un bâtiment. Dans le pays , on
croit q«'il a appartenu à un Temple , d'a-
près le grand nombre d'os d'animaux qu'on
a trouvé dans le voifinage ; ce qui lui a fait
donner h. nom de Holy-Boncs ( les faints
os).
( 3i!5 )
L'Eglife de Saint-Nicolas , qui fait face
à ce mur , femble avoir été conftruite aux
dépens de Tes ruines , à en jnper par le
grsnd nombre de briques Romaines qui
font entrées dans fa conlhudion. En ef-
fet , le ftyle de bâtiiTe , en dedans de l'E-
glife , tient beaucoup de celui de ce mur.
On nous indiqua aufïî à Leiceller un
autre fragment Romain , que nous cher-
châmes à voir. C'efl un m.orceau curieux
de fculpture : nous le trouvâmes dans une
cave , aprcs avoir couru bien long-tems.
Oeft un rogaton de pavé marqueté , fur
lequel font repréfentées trois figures , un
cerf, une femme qui fe penche fur lui, de
un enfant qui tient un arc & décoche une
flèche. Ce peut être un refte d'antiquité
Romaine j mais l'exécution de la main-
d'œuvre en eft pitoyable.
Dans cette Ville ancienne , nous trou-
vâmes auffi pluficurs veftiges d'antiquités
des anciens Bretons. En conféquence , dei
revenus immenfes que l'Abbaye de Lei-
cefter pofîedoit autrefois , nous nous étions
( 3ïp )
attendus à trouver des refies magnifiques ,
d'autant plus qu'elle eft encore dans une
forte de fcqueflre 5 mais nous fûmes trom-
pes dans notre efperance. Il n'exifte plus
le moindre fian-ment d'une fenêtre p-othi-
o o
que , pas la plus petite portion d'une ar-
cade mutilée. Ce qui en fubfîfle aujour-
d'hui ne préiente pas plus de beautés en
ce genre que les ruines d'une maifon or-
dinaire. Et félon toute probabilité , Ja
ruine aéluelle n'efl pas autre chofe qu'un
bâtiment conftruit avec les matériaux de
l'ancienne Abbaye. Du moins , telle efl
la tradition parmi les habitans. On nous
apprit qu'elle avoir appartenu autrefois à
la famille des Haflings , & qu'un Seigneur
de cette maifon la perdit au jeu contre le
Comte de Devonshire. Mais avant que
l'afte qui devoit en mettre ce dernier en
poiTefïîon fût rédige , le propriétaire , dans
le Fegret de fa perte & pour fe venger,
envoya des ordres fecrets d'y mettre le
feu Les murs de la pluplart des vieilles
maifons , s'ils pou voient parler , révèle-
( 320 )
roient , je crois , bien des atrocités de
toute nature.
Mais cette Abbaye fut le théâtre d'un
événement configné dans l'hiftoire de cette
Ifle , & dont le récit offre un but très-
moral. On y eut le fpedacle d'une fcène
plus mortifiante pour l'orgueil mondain ,
& plus inftruftive pour les hommes qui
fe laifient éblouir à l'éclat des vaines gran-
deurs de la terre , que n'en offrent peut-
être les annales d'aucun pays. Ici vint
aboutir la grandeur déchue & humiliée du
célèbre Woolfey , de ce Cardinal Minillre
& favori de Henri VIII. Ici , il chercha
«5c trouva fous la tombe une retraite & une
proteftion contre les infultes & les raille-
ries des Courtifans. Ses projets ambitieux ,
le fafte de la Cour , la pompe des équipa-
ges, la magnificence des habits , tout avoir
difparu comme un fonge vain. Maintenant,
au lieu de ces levers brillans où l'intriguante
bafleffe venoit adorer fa fortune fous le
mafque ufé , mais toujours trompeur, du
refpeâ: & de la reconnoiffance î au lieu de
cette
( 321 )
cette foule rampante d'êtres foi * difarts
grands , il n*avoit plus autour de fon
chevet que de pieux Cénobites , feuls té-
moins , feuls coniidens de fes regrets à fon
dernier moment : leçon bien propre à les
affermir dans le mépris des vanités de ce
monde, auquel ils avoient renoncé. Je fuis
venu , leur dit-il , ( pendant que fufpen-
dus attentivement fur fa miférable cou-
chette , ils recueilloient avidement fes der-
nières paroles ) je fuis venu dépofer mes
os au milieu de vous ». Ce fut en cet inf-
tant redoutable qu'il rendit ce témoignage
touchant de la vérité ôc des confolations
de la religion qui parloir à fon cœur. « Si
j'avois fervi mon Dieu avec autant de zèle
que j'en ai montré pour le fervice de mon
Roi , ce Dieu ne m'auroit pas ainfi dé-
laifTé dans ma vieillefTe î>. Vérité fubiime ,
quoique tardive , puiiTcs-tu parler avec la
même force à ceux qui ont befoin de t'en-
tendre !
Li mort de Woolfey pourroit fournir
le fujet d'un excellent tableau du genre
Tome II. X
( 3^2 )
moral. Si le pinceau de l'Artifte imprimoit
aux traits pâles de l'homme d'Etat mou-
rant , ce chagrin , ces remords , ces tor-
tures du dérefpoir , & en même tems ce
rayon d'efpoir confolant qui venoit luire
dans Ton ame à fon heure dernière , comme
la vue d'un port dans la tempête , la toile
animée exciteroit des réflexions fages ôc
falutaires.
Le Peintre ne fauroit guères choifîr une
fituation plus intéreffante que celle du mo-
ment où Ton adminiftre au Prélat expi-
rant les foulagemens de la Religion que
les combats d'une ambition mal éteinte
paroîtroient lui rendre moins précieux j il
faudroit le montrer , pour ainfi dire , par-
tagé entre la terre & le ciel , quoique le
dernier fentiment dût dominer en lui. Le
fujet demande un appartement fombre ou
foiblement éclairé par un rayon de lumière
dardant au travers d'une fenêtre gothique ,
lequel jetteroit fa force fur la principale
figure , & iroit en fe dégradant fur les
autres & fur le refte du tableau. Les accef-
( 3^5 )
foires fcroîent en petit nombre <Sc fîmpîcs ,
prefque rien de plus que la crofTe & le cha-
peau de Cardinal , pour indiquer le fujct.
Ce traie hiftoriqiie n'eft pas le fcul que
rappelle cette ancienne ville. On y montre
encore la maifon où Richard III. pafla la
nuit avant la bataille de Bofworth j & on a
confervc jufqu'à ce jour dans les regillres
publics de la ville (à ce que nous dit notre
Guide, homme cependant de peu d'érudi-
tion) , un fait qui montre la défiance ôc le
caradcre fombre de ce Prince, C'étoii Ion
ufage de traîner à fa fuite parmi le bagage
de fon camp , un lit de bois très-pef.mr ,
ne pouvant , difoit-il , dormir dans un
autre. Il y avoir pratiqué une cachette oti
il gardoit fon tréfor. Après le combat ou
Richard perdit la vie , le Comte de Rich-
mond (depuis Henri III. ) entra dans Lei-
cefter avec fes troupes viélorieufes. Tous
. ceux qui avoient favori fé la caufe du Roi
fe virent expofés au pillage î mais le lit ne
fut pas compris dans le butin : on le né-
gligea comme un meuble vil & inutile.
X 2
( 3H )
Le Maître de la maifon ayant enfuite
découvert l'argent cache , devint riche
toLit-à-coup , fans que perfonne devinât la
foLirce de fa fortune. Il acheta des terres ,
& enfin devint Maire de Leiceiler , à ce
que nous apprîmes. Cet homme , en mou-,
rant , laifla fa veuve très-riche 5 mais elle
fut aflaffinée quelques années après par
une fervante qui ctoit dans le fecret de
la caufe de fes richelTes , qu'elle convoitoit.
Le procès de cette malheureufe fille & de
fes complices , dévoila toute l'affaire.
( 3^5 )
CHAPITRE XXXI.
D
E Leicefler en avant , le pays rejfte
toujours plat Ôc boifeux , s'étendant en
prairies , en pâturages 6c en communes^
L'horifon , de tous cotés , efl: géne'rale-
ment borné par des flèches de clochers.
Plus d'une fois il nous arriva d'en compter
fix ou fept ornant les limites d'une vue
circulaire.
De toutes les Provinces de l'Angleterre^
celle-ci eft la plus célèbre pour ce noble
amufèment , que le génie inventif de nos
Jeunes Chafleurs a nommé fi heureufement
cliajfe de clocher. Dans la difette du gibier ,
les Amateurs du champ fe ralTemblent en
corps fur un terrein , d'où , à un fignaî
convenu, ils s'élancent tous en même-tems
au grand gaîop , fautant les haies & les
fo (Tés , &c fe dirigeant vers quelque clo-
cher bien vifible , qu'ils ont pris pour bus
de cette courfe. Celui qui a le rare bon-
hcui d*y arriver avant les autres , reçoit ,
dit-on , autant d'illuflration que s'il étoit
le premier tcmoin de la mort du renard
atteint pi^r les chiens. O decus gcncris !
Dans ces vaftes plaines , aufli riches
qu'elles font peu pittorefques , nous n'a-
vions rien à obferver que les nombreux
troupeaux de gros & de menu bétail qui
y paifient. Et faute d'autres objets , nous
nous amufîons à contempler les formes
variées de ces animaux , & à étudier leurs
combinaifons les plus agréables.
Le cheval ell certainement , de foi , un
plus noble animal que la vache. Sa forme
eft plus ciégante : le feu , la vivacité , la
grâce compofent fon caradère & marquent
fes mouvemens. Mais confidérée dans un
jour yittorefcue , la vache a incontellnble-
ment l'avantage , & efl plus favorable à
tous égards aux grâces du pinceau (i).
(i) Ceci ne doit s'entendre <que du cheval placé dans
un payfage. L'Auteur lui donneroit la préférence par-tout
ailleurs , & avec railon.
( Note du Traducîdir, )
TJ'w a-v"
J'.i.rr 7^2-.
( 3^7 )
En premier lieu , les lignes da cheval
font arrondies & polies , & n'admettent
que peu de variéte's : au lieu que les os
de la vache font élevés & varient la ligne
en plufieurs de fes points par des formes "
quarrées , très - pittorefques. Il y a auffi
dans la vache plus de portions concaves
dans les lignes , celles du cheval étant con-
vexes en plus grande partie.
Mais , dira quelqu'un peut-être , le che-
val maigre & hors de fervice , 6c dont les
os percent , fera donc en ce cas aufïi pit-
torefque que la vacher Oui, répondrai-je,
il Teft à quelques égards j mais il y auroit
peu de plaiiir pour l'œil à voir fous une
forme défeftueufe un objerqui lui a donné
en d'autres circonflances , l'idée de beauté.
Le pli de l'imagination reviendra dans
toute fa force , en dépit de nous , & quel-
que pittorefque que fût la chofe préfentée,
la révolteroit fans doute.
Les lignes de la vache font non-feule-
ment plus pittorefques , mais elle a en-
core la fLipcrioriré par la manière dont ces
X4
f 32S )
lignes Te rempIifTent & s'efFaçent. Si le
cheval fur-tout a un poil liffe , ce que les
Maquignons appellent un bel habit , le poli
de la furface n'eft pas fi heureufement
adapté à recevoir les touches animées du
pinceau que Ja forme & 1 habit raboteux
de la vache. Dans l'aélion de fe lécher (qui
efl très-ordinaire à cet animal ) , elle jette
fes poils , Iorfqu*iIs font longs , en diiTé-
rens paquets ou flocons qui reflemblent à
des plumes , ce qui leur imprime un ca-
iaâ:^re original , fingulièrement propre
aux touches du pinceau (i).
L'époque où les vaches font ordinaire-
ment le plus pittorefques, c*eft le mois
( I ) C'eft ce qu'on peut admirer , fur-tout dans les
beaux tableaux de Cafanove , & quelquefois même dans
ceux de M. Loutherbourg Ton élève, qui, quoiqu'infcrieur
en génie à Ton Maître, a néanmoins un grand talent da as
le genre du payfage. Cazanove, né à Londres, a paîîé
toute fa vie à Paris, & y efl mort; & fon Elève , n;; â
Paris, ou du moins Académicien François , efi venu s'cta.-
blir en Angleterre, où il vit.
( Note du Traduczeur. )
( 3^9 )
d'Avril ou le mois de Mai , lorfque les
anciens poils tombent, 11 y a un contrafte
entre les parties rudes & les parties douces
de l'habit, & on voit fouvent auffi une va-
riété agréable de teintes grisâtres , mêlées
avec d'autres nuances d'une couleur plus
riche. Nous remarquons la même chofe
dans les ânons , pendant qu'ils font en-
core dans l'état de Nature , c'efl-à-dire ,
avant qu'on les ait fait travailler.
Le vache eft non-feulement mieux adap-
tée à recevoir les touches animées du pin-
ceau , mais elle eft auffi plus fufceptible
des beaux effets de la lumière. Le cheval
les reçoit dans une exteiifion graduelle ,
comme une partie de terre de jardin d'une
furface unie ; la vache , au contraire , les
reçoit brufquement par des jets hardis &
irréguliers , tels que ceux qui frapperoient
fur un fol raboteux. Or, quoique dans de
grands objets la gradation de la lumière
foitune des plus grandes fourcesde beauté;
cependant , dans un objet diminutifs elle
n'a pas , pour l'ordinaire , m\ effet il
( 33° )
agréable que celui produit par des clairs
piquans , qui tombent , pour ainiî dire ,
avec brufquerie.
La couleur de la vache , auffi , efl fou-
Tent plus pittorefque. Celle du cheval a
généralement de l'uniformité. Au lieu que
les teintes du corps de la vache jouent fré-
quemment l'une dans l'autre j une tête obf-
cure fe fondant dans des côtés d'une
nuance plus légère , & ceux-ci encore plus
obfcurs que les parties de derrière. Celles-
là font les plus belles qui font ainfi mé-
langées de couleurs foncées qui fe dégra-
dent d'une façon harmonieufe en des teintes
plus foibles. Quelques taches blanches ,
éparfes çà & là , peuvent ajouter à la beauté
de l'animal i mais 11 elles s'étendent en
forme de grandes pullules & coupent bruf-
quement du clair à l'obfcur , alors elles font
un effet défagreable. La vache toute noire
ou toute roulTe a en elle-même très-peu de
variété, mais dans un grouppe , ces couleurs
ailleurs peu favorables , peuvent fe marier
avec harmonie.
( 33' )
Dans le carcclire & la forme générale des
vaches ainfî que- des chevaux , il y a plu-
(jeurs degrés de beauté & de difFormité.
Le caraclère de la vache confifte princi-
palement dans la tête. Un front ouvert
ou étroit, un devant de tête plus long oa
plus court , une corne plus ou moins re-
courbée ou tortillée , ou la couleur & l'é-
pailTeur du fourciî , fuffifent pour changer
entièrement le caraclère , & donner à la
contenance un air dur ou a2:réable. En un
mot, la têre de cet animal n'efl pas moins
caraâiériflique, qu'appropriée à toutes les
grâces du pinceau.
A l'égard de la forme générale de la va-
che , nous ne fommes pas , à la vérité , fî
délicats ni fi difficiles à contenter que dans
celle du cheval. Les points & les propor-
tions du dernier font étudiés & déterminés
avec tant d'exa(flitude & de précilion , que
le moindre écart en ce genre choqueroit la
vue. Mais nous ne fommes pas fî favans
quant à la forme générale de la vache. Si
l'on évite la difformité , c'en eft allez : P Ar-
(33^
tifte a rempli fon but. II y a particulièi'e-
ment deux défauts dans la Jigne de la va-
che , le dos de cochon & le croupion enfoncé.
Ce font là fes deux impeifedions les plus
ordinaires. Si elîe en eft exempte , & qu'elle
ait un coloris harmonieux & un caraftère
de tête agréable , il efl: prefque impoffible
qu'elle manque de plaire à l'Artifte.
Le taureau ôc la vache diffèrent plus de
caractère ôz àe forme , que le cheval & la
jument. Ils font jettes dans des moules diffe*
rens. L'auflérité de l'air de tête, l'épaiffeur
& la convexité du cou , la péfanteur de la
poitrine & des épaules , la douceur unie
des os des hanches , ôc la légèreté des quar-
tiers de derrière fe trouvent toujours dans
le taureau & rarement dans la vache.
Le mxouton & la brebis ont , dans la pro-
portion de volume , autant de beauté que
la vache , v?c ne font pas moins propres aux
grâces du pinceau. Quoiqu'ils n'aient point
k variété du coloris , cependant il y a dans'^
leurs toifons une richeffc , une délicateffe
de îoLiche, une douceur ii tendre des om-
il/;w^ ^'^^'
Pit<Te 33 S
■^^^<
(333)
brcs, qu'ils prcTentent à la vue un objet
très-agrcable.
Ces petits animaux font beaux dans tou-
tes leurs fituations , excepté lorfqu'ils ne
viennent que de fubir la tonte. Mais ils re-
couvrent bientôt leur beauté première]:
après un laps de quelques femaines , leurs
flancs fillonnés font recouverts par la pré-
cieufe toifon , & ils reparoifient fous un
habillement pittorefque. Leur beauté dure
tant que croît la laine. Ce qu'ils en perdenc
du côté de la taille qui s'arrondit, fe trouve
plus que compenfé par ce qu'y ajoutent les
flocons plumerés de leurs toifons bril-
lantes (i).Ils ne font pas moins beaux , lorf-
que leurs côtés font un peu déguenillés ,
qu'on découvre dans les traces de la laine
une partie de leur forme , dont le refte efl:
(i) L'Auteur peint ici les moutons d'Angleterre , dont la
toifon j que les belles prairies confervent (ans doute à cet
cgard , font toujours fraîches & propres , & ont, en effet,
un luifant de foie qu'on ne voit point à ceux de France.
( Nou du Traducteur.)
( 334)
caché defîbus. Berghem femble avoir pris
plaiilr â les peindre dans cet ctat.
Nous obfervons peu de diftcrences dans
les caraclèrcs & les formes des moutons &
des brebis. On trouve quelquefois parmi
eux un air de tête deTagréable , & quelque-
fois auflî cette ligne mauvaife 6l courbante
que nous avons appellée le dos de cochon.
Mais dans un animal il petit , Pœil ne s'a-
mufe point ordinairement à chercher des
parties y il s'arrête plutôt à l* apparence to -
tak^ & d'autant plus que les moutons étant
fpécialement faits pour former des trou-
peaux , on les confidère généralement
comime les objets de l'allemblage & du
grouppe.
Les remarques que j'ai faites , relative-
ment à la beauté de ces animaux , fe trou-
vent confirmées par la pratique de tous les
grands Maîtres qui ont traité fur la toile la
vie champêtre ou paftorale , tels que Berg-
hem , Coyp , Porter & autres , qui les ont
toujours adoptés de préférence aux che-
vaux & aux daims , pour orner leurs fcè-
( ÎÎ5 )
nés rufliqucs. C'eft une réflexion qui ne
peut manquer de frapper Tamant de la Na-
ture , que ces mêmes animaux , les plus
utiles à l'homme , font en même tems ceux
qui lui font le plus grand plaifîr , en ne
coniidérant que l'ornement des fcènes na-
turelles , foit en réalité ou dans la repré-
fentation.
Après avoir examiné ainiî les formes de
ces animaux pittorefques , nous employâ-
mes aufli quelque tems à examiner, à étu-
dier fous la pofi de la Nature leurs combi^
naifons les plus agréables.
Le gros bétail a un iî grand volume ,
que lorfqu'on veut en décorer un devant
de tableau , il n*y faut qu'un petit nombre
de têtes. Deux vaches ne peuvent fe com-
biner qu'avec quelque difficulté. Trois for-
ment un bon grouppe , foit réunies , ou
une un peu écartée des deux autres. Si
vous portez le grouppe au-delà de trois ,
il faut néceflairement en détacher une ou
davantage , un peu , dans la proportion du
nombre. Ce qui eil ainii détaché du grouppe
(330
prévient la péfantcur & ajoute au mérite
des objets 1 agrément de la variété. Le même
principe que nous avons ci-devant applique
aux montagnes & à d'autres corps natu-
rels (i) convient également au gros bétail.
Les têtes de gros bétail^ mifes en grouppe
dans un lointain , tombent fous les mêmes
règles 5 avec cette différence qu'on peut
alors en introduire un plus grand nombre
en compofition.
Lorfque i'Artifte grouppe ce qu'il doit
fur-tout foigner, c'efl le contrafte des atti-
tudes. Il doit chercher à oppofer une figure
couchée ou agenouillée à une qui eft de-
bout , des airs de tête raccourcis à d'autres
qui foient alongés , contrafter une couleur
par une autre. Des puftuîes ou taches blan-
ches peuvent ajouter à la vivacité d'un
grouppe 5 quoique nous les ayons tou-
jours trouvé défavantageufes dans un ani-
mal ifdlé.
Les troupeaux de moutons & de brebis
(i) Vojez Chapitre XVIII, au commencement.
font
( 3Î7 )
font fous l'empii-e des mêmes règles , avec
la feule diftindion que le devant Je tableau ,
ainfi que le lointain , peuvent admettre une
plus grande quantité de ces'petits animaux.
Dans les fujets champêtres , les brebis font
fouvent objets d'ornement , lorfqu'elles
paroiflent en points épars fur les flancs des
collines éloignées. En ce cas , il n*y a guères
autre chofe à faire que d'éviter les formes
régulières , les lignes , les cercles & les
croix que forment quelquefois les trou-
peaux nombreux de ces animaux. En les
combinant néanmoins, ou plutôt en les
éparpillant , le Peintre ne doit point perdre
de vue le principe que nous avons tant de
fois répété. Il peut les brouiller enfemble
en une ou plufieurs grandes mafîes j mais il
doit en détacher de petits groupes de
différentes forces , en proportion des plus
grands.
Au foutien des préceptes que j'ai donnés
ici à l'égard du groupe fubordonné , je ne
puis m'empêcher de produire l'autorité
d'un grand Maître dans la connoifîance de
Tomi IL Y
( 333 )
la Nature , 8c dont j'ai eu fouvent «^ccafion,
dans Je cours de cet ouvrage , de citer l'opi-
nion fur diiTcrentes parties de l'art de
peindre , qu'il paroît avoir poilcdé à un
degré fupérieur.
Enée , après avoir débarqué fur la côte
d'Afrique , voit de deilus les hauteurs une
troupe de daims qui paiflent dans une val-
lée j & Virgile qui , dans la plus légère
circonllance , fepible avoir toujours pré-
fentes des idées dé beauté pittorefque , in-
troduit ces animaux dans fon tableau , ab-
folumentde la même manière qu'un Peintre
l'auroit fait. Du groupe principal ^ il en dé-
tache un fuh or donné.
Très littore cervos
.Profpicit errantes : hos tota armenta fequuntur
A tergo.
Je ne me crois pas obligé de diffimuler
que quelques Commentateurs ont pouffé
la démence jufqu'à trouver dans ces trois
cerfs en avant , 6c fuivis de toute la troupe ,
l'inclination du Poète pour le gouverne-
( 33P )
ment ariftocratiqiie , & que d'autres auflî
fao^es ont cru / voir un hommage rendu au
Triumvirat. C'eft le mctier des Commen-
tateurs de pénétrer dans les feci'ets de l'ame
de leurs auteurs : l'homme fsnfé fe contente
de bien faifîr le fens littéral , & d'en pro-
fiter.
On peut obferver en outre , que le gros
Ôc le menu bétail fe mêlent fort agréable-
ment enfcmbk dans un tableau , de même
que les vieux animaux & les jeunes. Les
agneaux & les veaux fervent à remplir de
petits interllices dans un groupe , & ai-
dent à la combinaifon. J'ajouterai que des
hommes , des femmes Ôc, des 'en/ans fe com-
binent auiïi d'une manière agréable avec
des animaux. En effet , ils donnent géné-
ralement de la grâce à un groupe , en le
terminant en pointe.
Je regarde prefque comme inutile d'ex-
cufer cette longue digreffion que m'a fug-
gérée fi naturellement le pays que nous
parcourions , ôc qui efl: , d'ailleurs , (i étroi-
tement liée au fujet que je traite. Celui qui
Y 2
(340)
étudie le payfage , fe trouvera louvent em-
barraffé dans la compolition ôc l'exécution
d'un tableau de ce genre , s'il ne s'efl: ha-
bitué & exercé au choix & à la combinai-
fon des figures d'hommes & d'animaux.
( 341 )
CHAPITRE XXXI I.
JLiORSQUE nous eûmes quircé les plaines
de Leiceftershire , nous entrâmes dans le
Comté de Northampton qui prend une
nouvelle face. Le terrein commence à s'éle-
ver & à baifler alternativement , 6c des loin-
tains à fe découvrir.
Les jardins de Milord StrafFord , qui
s'étendent dans une longueur confidérable
à la gauche, font un grand ornement pour
cette partie du pays.
Enfuite , viennent les embellifîemens
faits par Milord Hallifax dans fa terre. De
la route , ils ne font pas un grand effet ;
mais elle eft fi belle , qu'elle n'a pas befoin
du fecours des accefToires. Elle pade à tra-
vers des allées fpacieufes , ornée de chaque
côté d'une bordure large & irrégulière de
gazon , & ferpente le long de plans en ef-
paliers de chênes en crue parfaite ^ que lc%
détours variés du chemin forment de diC-
( 342 )
tàiice en dillance en beaux groupes d'ar-
bres. Là , on a un bon de^'ant de tableau &
des vues admirables dans un pays magni-
Hque qu'on découvre à droite ôc à gauche ,
à travers les tiges des arbres. La fimplicité
majeftueure Ôc la beauté naturelle de ces
alle'es , font infiniment au-delTus de l'affé-
terie nivelée des avenues du jardin le plus
luperbe.
Depuis Newport-Pagnel , le pays con-
tinue à être agréable ôc intéreffant. Avant
de gagner Woorburn , nous eûmes un bel
afpeâ: de l'Abbaye de ce nom , & des bois
qui l'entourent, objets qui ornent très-bien
le payfage.
Le parc de "Woorburn eft une fcène de
bois très-étendue ôc fufceptible de recevoir
beaucoup d'améliorations. Nous le traver-
sâmes; mais ne pûmes voir la Maifon du
Duc de Bediord , parce qu'elle n'eft ouverte
qu'en certains jours. A dire la vérité, le
iéfappomtemeîit ne nous parut pas grand.
Lf ameublement de routes les Maifons de
( 345 )
Seigneurs cft à peu-pics le mcme pûr-tout j
ôc quant aux tableaux , à moins que le goût
du Maître diî Château ne foii connu pour
bon , les noms ôc la mode ont tant d'em-
pire fur refprit de la plupart des gens de
qualité , que ce que le vulgaire regarde
comme les meilleures colled:ions , pa}»e à
peine à l'homme de goûi qui veut les voir,
un équivalent des difficultés qu'il a éprou-
rées pour y parvenir.
Quand on a quitté Woorburn , les points
de vue ne cefTent point d'être agréables ,
jufqu'à ce qu'on rencontre les collines de
craie de Dunflable. Elles fuffiroient pour
dégrader le plus beau iite. Mais lors-
qu'on a une fois laiiTé derrière foi ces hau-
teurs éblouifTantes, le pays fe ranime. Les
terres (Se les collines font couvertes de bois
& de verdure , vSc le tout offre une appa-
rence qui rejouit l'œil du fpedateur. Du
côté de Pveeiburn , principalement, la cam-
pagne cft admirablement belle , & de ma-
gnifiques lointains paroiifent entre les chê-
nes touffus qui ombragent la route.
( 344 )
L'Eglife de Saint-Albans & Iôs ruines
dont elle efl environnée , forment une fa-
brique immenfe où il fe trouve pl'ufieurs
parties , d'un bon effet pittorefque. Il y a
aulïî dans le bâtiment un mélange de brique
ôc de pierre qui offre fouvent un contrafte
agréable dans les teintes. Quoiqu'il y ait
dans le corps de la ftruéture de cette Eglife
quelques refies d'une fuperbe Architecture
gothique , il y a encore plus de difformités
de conflrudion Saxonne , fur tout la tour
qui eft lourde & chargée d'ornemens défa-
gréables. La petite flèche qui en fort efl
une abfurdité monflrueufe. Au-dedans de
rEglife , près de l'Autel , efl un monu-
ment très-curieux dans le goût gothique.
Parmi le grand nombre de ceux qui ha-
bitent les régions fouterraines de cette
Eglife , gît le célèbre Prince connu juf-
qu'à nos tems modernes fous le nom du
bon Duc Humphrey. Il étoit le plus jeune
frère du Roi Henri V. d'Angleterre , &
ayant été afîafïïné par une faâ:ion qui fe for-
ma fous le règne fuivant, il fut enterré dans
( 345 )
quelque partie de cette Abbaye j mais on
ignoroit la place précife où fon corps étoit
dépofé, jufqu'àce qu'ayant refté caché pen-
dant un laps de trois fiècles révolus , il fut
retrouvé il y a quelques années. On ouvrit
par hafard un caveau où il n'y avoit qu'un
feul cercueil de plomb. Là étoit renferme
cet infortuné Prince , qu'on trouva alTez
bien confervé , parce que fa dépouille avoit
cté mife dans des aromates.
Auprès de Saint-Albans , étoit autrefois
fituée la Ville de Verulam (i) , l'un des
plus célèbres lièges de l'Empire Romain,
dans notre Me. Elle fut faccagée ôc dé-
truite de fond en comble par Boadicée ,
cette Héroïne qui tailla tant de fois en pièces
les armées de ce Peuple-Roi. Camden fait
(i) C'cft de ce lieu, autrefois Baronnie, que droit (bn
titre le ccicbre Chancelier Bacon, le plus grand, peut-
être , de tous les Philofophes. Mais je ne fâche pas qu'au-
cun autre Ecrivain que J. J, Roufièau l'ait appelé de fon
nom de F'érulam. Il fera toujours plus connu fous celui
qu'il a li bien illuflré.
(Note du Traducteur.)
( 34^)
remonter la dignité & l'importance de
Verulam , à une époque encore plus recu-
lée : ii croit que c'étoit cette Ville foreftière
où Caiïibelin fe défendit contre Jules-
Céfar.
Au-delà de Verulam, le pays devient
agréable. Auiïi-tôt après qu'on a paiTé
Barnet , le chemin entre dans la commune
de Finchley. Le lointain efbboifeux, en-
trecoupé par une plaine étendue qui s'unit
à lui pai" des bouquets d'arbres épars. Les
parties font grandes & la fcène ne manque
point abiolument de mérite pittorefque.
La première vue de Highgate-hill forme*
roit un bon lointain , fi elle étoit convena-
blement foutenue par un devant de ta-
bleau. Quand on a monté la colline -> la
perfpedive eft très-mo-jeflueufe ; mais l'œil
t-fl enibarralTé en quelque forte par
la .multiplicité des objets qu'il apper-
coit.
Arrivés là , il n'y a plus de campagne.
Londres commence iiéjà à s'annoncer par
les idées dtTagréables qui vous pourfuivent
( 547 )
^: vous afficVent dès fcs <jnndes avenues.
o c
Les briqueries exhalant une fumée nuidblç,
les éî^onts &. les folles remplis d'une eau
boueufe &c croupiiTante , des amas de ter-
reau noir & d'immondices de toutes les
efpcccs , des nuages de pouflière qui s'élè-
vent ôc difparoiflent alternativemeni: fous
le mouvement des roues rapides qui fe
pourfuivent fans ceffe , ou qui fufpendus
& ftationniires au-deiTus du chemin , font
devenus l'atmofphcre de quelque voitures
de Roulier , dont la nxaÛe pefante roule
lentement , des villages qui ne préfentent
nulle idée champêtre , des arbres ou ifolés
ou en efpaliers le long de la^route , fans
al moindre teinte de verdure. Des champs
& des prairies fans pâturages , où les tau-
reaux mugifîans font entafics , en attendant
que leurs Membres dépecés aillent couvrir
les étaux des boucheries, ou des vaches
enfermées comme des pourceaux , & qu'on
nourrit de grains. Ce fut pour moi une
délicieufe jouiiTance de m'appercevoir que
i'avois épuifé à la fin cette fucceffion pé-
( 348 )
nible d'objets défagréables ou turbulens
qui faifoient fouffrir tous les fens tour-à-
tour. Alors , je laiflai derrière moi le
bourdonnement & l'agitation des hommes , &
me dérobai promptement à travers les rou-
tes tranquilles du Comté de Surry, lef-
quelles n'aboutifTant à aucun entrepôt de
denrées , ni à aucun lieu de rendez - vous
général , procurent de tous côtés des re-
traites plus paifîbles qu'on ne pourroit ea
trouver ""aifément au voifînage d'une aulîî
grande Ville que l'eft celle de Londres.
Mn du fécond & dernier Tome,
/
/
8 ' À P L
liOfsque Li couverfure est mise en travers sur une pcr-
lie , et que ses deux lisières sont hien cousues ensemble ^
leux Aplaigneurs tirent du voiiwier^ c'est- à-ilirr de dessus
es planches qui sont ^ispos^es par divers étages dans
atlelier , cinq voies (fc chardons ; chacun deux place
inq voies de son côte /ce qui fait en tout ce qu'on nom-
me une voiture.
Ces chardons , morilés sur deux rangs , forment un
demi-cercle sur les ailes ou bras d'une croix, dans la-
quelle ils sont enchâssés tl posés perpendiculairement les
luis sur les autres. Ces bras sont deux petits morceaux
de bois, passés chacun lans nno mortaise f;<ite au travers
de ce qu'ils nomment \e poteau on le montant de la croix.
Quand les chardons soit bien rangés dans le vuide qui
est entre les susdits pe'its morceaux de bois , on les fixe
par une forte ficelle gai prend à un bout des ailes , passe
par-dessus tous les chardons , et vl«nt s'ai'rèler à l'autre
bout.
Chaque voie esi composée de deux croix garnies
comme ci-dessus. Chaque Aplaigneur en prend une de
chaque main , après avoir couvert ses trois derniers doigts
d'une targette , c'est-K-dire d'une plaque de cuir faite en
forme d'un ancien écu (iu taigette ,sous lacjuelle il y a une
peflte courroie pour assu'j^^tllr la targette sur leurs doigts ,
sans quoi ils s'écoreheroient jax" leur frottement cojitinuel
fur la couverture.
Lorsque les deux Aplaigneurs sont prêts, ils avancent
|?i pas égaux sur le milieu de la couverture, et reculent
ensuite de même en passant sur elle leur voie de char-
liions du haut en bas.
/ La première voie de chardons est composée de ceux
Iqal ont déjà servi, parce que des chardoni neuf écorche-
niient trop la laine en la faisant venir s\£ la couverture.
La seconde voie est de chardons moins usés, et ainsi par
di.'grés jusqu'à la cinquième voie.
Dès qu'on a fini le premier côté , on découd la coaver-
ire ,. on la retourne de l'autre côté , et on la recoud pa*
3S lisières ; chaque Aplaigneur y enploie cinq autres
oies de chardons , comme il a déjà ait du premier côié.
e dernier côté est toujours fini le pronier pour le travail ,
âts qu'il est achevé on prend des chrdons neufs pour ^â
^^'I&tj^
à ^H. ■" i f
'^'iW.
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