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Full text of "Voyage en différentes parties de l'Angleterre, et particulièrement dans les montagnes & sur les lacs du Cumberland & du Westmoreland : contenant des observations relatives aux beautés pittoresques"

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I  I  WÊÊÊtl 


^    ^    Y    A    G    E 

EN   DIFPÉKENTHS  PARtifs 

^^"eftmorela,,d  1  ^"'"''erianci  &  du 

Contenant   des   nun, 

far  M.   WirrrA^r  n 

A    Paris 

NorthumberJand.  aeiarue 


"1 


TABLE    DES    CHAPITRES. 

TOME     SECOND. 
CHAPITRE      XV  I. 


A  S  lac  de  Butermer.  —  Montagne  de 
Grafmer.  —  Récit  d'une  inondation.  — 
Defcription  du  vallon  de  Lorton.  — ■- 
Difficulté  de  la  defcription  écrite.  — - 
Difficulté  de  la  defcription  pittorelque. 

—  En  quoi  confifte  la  perfedion  de  la 
Peinture.  —Pourquoi  une  efquifle  plaît, 

—  Suppofition  de  M.  Burke  ,  critiquée. 

—  Différentes  efpèces  de  Payfage  de- 
mandent difFérens  modes   de    lumière. 

—  Defcription  d'une  nuit  orageufe  dans 
un  pays  de  montagnes.  —  Images  de 
la  même  efpèce'vue  de  Croma. 

CHAPITRE    XVI  L 


Temple  des  Druides,  —  Remarques  fur 

a  ij 


iv  TABLE 

les  fujcts  de  la  Peinture,  divifcsen  pro- 
pres ik  impropres.  —  Defcription  de  la 
vallée  de  Saint- Jean.  —  E(\.  comparée 
avec  la  vallée  de  Tempe.  —  Inondation 
violente.  Pailage  fur  les  montagnes  — 
Vallée  étendue.  —  Des  idées  d'efpace 
ne  font  pas  toujours  adaptées  à  de  petites 
fcèncs.  —  Une  route  &  une  rivière  com- 
parées ,  com.me  objets  de  beauté.  — 
Cime  de  rocher  de  ^V^olf.  —  Remarques 
fur  les  figures  dans  le  Payfage. 

CHAPITRE    XVIII. 

Defcription  d'im  gill  ou  ravin.  —  Première 
vue  de  Ullefvvater.  —  Defcription  de  ce 
lieu.  —  Vue  en  plein  de  ce  lieu,  —  Idée 
de  M.  Burke  furie  fublime ,  critiquée. 
—  Réflexions  fur  ies  fons  (  grands  & 
muficaux  )  en  tant  qu'ils  font  adaptés 
à  la  fcène  ou  fite.  —  Cime  de  rocher  de 
Stibra.  —  Village  de  Patterdale.  —  Sim- 
plicité de  la  manière  de  vivre  des  habi- 
ZSLUi ,  montrée  dans  une  anecdote  d'un 


DES  CHAPITRES.  v 
Curé  de  carrtpagne.  —  Conféquences 
funefles  qu*/  entraîneroit  la  frivolité  des 
mœurs. 

CHAPITRE     XIX. 

Defcription   de    Ullefwater  ,  vu    dans  la 
circonftance  d'un  calme  parfait.  —  Def- 
cription d'un  fentier  dans  un  roc  appelé 
cime  de  roc  de  Yew.  —  Defcription 
de  deux  vallées  circulaires.  —  Butte  de 
Dunmallet.  —  Village  de  "Water-Mul- 
lock.  —  Vue  vers  le  Pont-Pooly.  —  Ef- 
fet du  clair-dc-lune,  —  PoiiTon  extraor- 
dinaire de  Ullefwater.   —   Château  de 
Dacre.  —  Château  de  Penrirh  ,  <Sc  fanal. 
—  Ville  de  Penrith.  —  Forêt  d'In^le- 
wood.  —  Hiftoire  de  l'Evêque  Nicol- 
fon.  — Ouvrages  des  Romains  à  Plump- 
ton  (5c  à  Fvagmire.  - —  Environs  de  C]ar- 
lille. 

CHAPITRE     XX. 

Ville  de  CaiHile.  —  Anecdote  du  il.:jQ 

a  iij 


x]  TABLE 

que  foutint  cette  Ville  en  1745.  —  Val- 
lée de  Dalfton.  —  Rofe  -  Caftle  ,  ou 
Château  delà  Rofe.  —  Infcription  qu'on 
voit  à  Chalk-CIiff,  roche  de  craie. — 
Château  de  Corby.  —  Warwick. 

CHAPITRE    XXI. 

Defcription  du  marais  de  Brugh.  —  Mort 
d'Edouard  premier.  —  Vue  prife  du  ri- 
vage de  Stanwix.  —  Château  de  Na- 
\yorth.  —  Caradère  du  Lord  William 
Howard,  qui  vlvoit  fous  la  Reine  Eli- 
fabeth.  —  Abbaye  de  Lanercoft.  — Ca- 
raélères  des  rivières.  —  Defcription  du 
Château  de  Scaleby. 

CHAPITRE     XXI  T. 

Netherby.  —  Ancien  état  des  frontières  de 
ce  pays.  —  Leur  état  préfent.  —  Rccic 
d  un  débordement  de  Solway-Mofs.  — 
Moyens  qu'on  y  prend  pour  réparer  le 
dégât  qu'il  a  fait  fur  les  terres. 


DES     CHAPITRES,      vij 
CHAPITRE     XXIII. 

Vallée  de  Lovrher.  —  Château  de  Brou- 
gham.  — Clifron.  —  Lowther-Hall.  — 

i;«tî?Chareau  d'Appelby.  —  Obfervations  fur 
de  petits  objets  détachés  de  pkis  grands, 
—  De  la  feue  célèbre  Mylady ,  Douai- 
rière de  Pembroke. 

CHAPITRE     XXIV. 

Obfervations  fur  une  pièce  de  terre  trop 
régulière  auprès  de  Brugh.  —  Château 
de  Brugh.  —  Remarques  fur  le  coloris 
de  la  Nature.  —  Château  de  Bowes.  — 
Landes  de  Gatherly ,  &  différens  loin- 
tains pittorefques  que  l'on  y  découvre. 
—  Padage  du  Roi  Jacques  premier  par 
ces  Landes.  —  La  Ruelle  de  Leeming, 

CHAPITRE     XXV. 

Studley.  —  Idée  que  cette  fccne  fuggère 
naturellement.    —    Améliorations  peu. 

a  iv 


viij  TABLÉ 

convenables  qui  y  ont  été  faites.  —  Ma- 
nière peu  judicieufe  de  former  des  points- 
de-vue.  —  Defcription  du  Payfage  dans 
les  environs  de  l'Abbaye  de  Fontaine. 
Convenance  qu'il  y  a  d'unir  desfragn*HM 
à  une  ruine ,  &  beautés  qui  en  réfultent. 
—  Defcription  des  ruines  de  lAbbaye 
de  Fontaine.  — -  Comment  on  s'y  efl:  pris 
dernièrement  pour  les  rétablir  &  les  dé- 
corer. —  Anecdote  au  fujet  de  Henri 
Jenkins. 

CHAPITRE   XXVI. 

Hackfall.  —  Defcription  du  Payfage  des 
environs.  —  Vallée  de  Mowbray.  — 
Idée  naturelle  fuggérée  par  les  fcènes 
de  Hackfall.  —  Remarques  fur  une  pio- 
fufion  de  bâtimens  dans  le  payfage  na- 
turel. —  Comparaifon  entre  Studlev  & 
Corby.  —  Ditto  entre  Hackfall  &  Peif- 
field.  —  Anecdote  fur  Cromwell.  — 
Obfervarions  fur  la  bataille  de  Marfden- 
Moor. 


DES    CHAPITRES.        ix 

CHAPITRE    XXVII. 

Rippon.  —  Harro^are.  —  Vieux  Château 
ruiné  de  Hare-Wood.  —  Manoir  aduel 
de  Harc-Wood.  ■ —  Lumière  fugitive 
apperçue  dans  un  lointain   de  payfage. 

—  Pays  aux  environs  de  Leeds ,  décrit. 

—  Pays    des    environs    de    Wakcfield. 

—  Manoir  de  Wentworth.       , 

CHAPITRE     XXVIII. 

Defcription  géne'rale  du  pic  de  Derby- 
shire.  —  Defcription  de  la  vallée  de 
Middieton.  —  Hopcdale.  —  Rocher  de 
Cailleton.  —  Caverne  du  Diable.  — 
Marn-Tor.  —  Goutte  de  Derbyshire, 
ce  que  c'eù.  —  Buxton.  —  Trou  de  l'é- 
tang. —  Vallée  d'Ashford.  —  Ditto  de 
Haddon.  —  Manoir  de  Haddon.  — 
Chatfworrh.  —  Gravure  fur  bois  par 
par  Gibbon.  —  Vallée  de  Darley.  — 
Grand-Torr.  —  Defcription  de  la  vallée 
de  Madock. 


X  TABLE 

CHAPITRE    XXIX. 

Defcription  de  Dovedalc.  —  Defcription 
d'IJam.  —  Oakover  décrit.  —  Critique 
de  la  Sainte-Famille  de  Raphaël.  —  Des 
Saintes-Familles  en  général. 

CHAPITRE    XXX. 

Keddleflon.  —  La  grande  falle  d'entrée. 
—  Remarques  fur  les  entrées  ou  veftibu- 
les  des  grandes  Maifons  ,  en  général.  — 
Tableaux  à  Keddlefton.  —  Tour  de  l'Ea 
glife  de  Derby.  —  Ouvrages  de  porce- 
laine   peinte.  —    Critique  des  plats  & 
vafes  peints  par  Raphaël.  —  Moulin  à 
filer  la  foie ,  décrit.  —  Pays  fîtué  entre 
Derby  &  Leicefter.  —  Fragment  d'Ar- 
chite^ure  Romaine  de  l'Abbaye  de  Lei- 
ceder.  —  Mort  du  Cardinal  Woolfey , 
bon  fujet  pour  former  un  tableau  d'hif- 
toire.  —  Anecdote  de  Richard  III. 

CHAPITRE    XXXL 

Pays  aux  environs  de  Leicefter.   —  Gros 


Kar:rc^il<^^ 


DES  CHAPITRES,  xj 
bétail  confidéré fous  un  jourpittouefquc. 
—  Ditto  ,  conlidcré  féparément.  — 
Ditto ,  comme  confidéré  formant  des 
groupes  fur  le  payfage.  —  La  fubordi- 
nation  dans  les  groupes  ,  utile  à  ob- 
ferver  comme  principe  dans  la  combi- 
naifon.  —  Autorité  de  Virgile,  citée  à 
l'appui  de  cette  opinion. 

CHAPITRE     XXXII. 

Pays  des  environs  de  Northampton  ,  dé- 
crit. —  Améliorations  de  Lord  StrafFord 
<Sc  de  Lord  Hallifax.  —  Beaux  fentiers. 
—  Abbaye  de  Wooburn.  —  Pays  des 
environs  de  Dunftable.  —  Eglife  de 
Saint- Alban.  —  Vérulam.  —  Pays  des 
environs  de  Barnet.  —  Butte  ou  colline 
de  Highgate.  —  Defcripti-on  d'une  des 
grandes  avenues  de  Londres. 

Fin  de  la  Table  du  Tome  fécond. 


xij  Explication 

EXPLICATION 

DES     GRAVURES 

Infcrées    dans  le  Corps  d&  l'Ouvrage. 


TOME     SECOND. 
Page    54. 

K^  ET  T  E  planche  offre  cette  magnifique  efpece  ic 
Payfage  que  produit  une  vallée  étendue.  La  gra- 
dation eji  un  des  premiers  principes  de  la  beauté 
pittorefi^iue.  Une  lumière  ,  une  ombre  ,  un  lointain  , 
^uand  ils  jont  gradués ,  ont  tous  une  grande  beauté. 
Par  confiquent  ^  lorfque  la  vallée  7i  excède  pas  la 
proportion  qui  convient  à  fceil ,  il  ejt  agrcahle  de 
voir  cette  mime  vallée  qui  s  efface  graduellement 
depuis  le  devant  éclairé  du  tableau  ,  jufquà  f  obs- 
curité du  lointain.  Un  tel  objet  préfente  y  à  la  vé" 
rite,  une  idée  unique  ^  uniforme,  qui,  quoique 
fouvent  noble  ,  n*efl  pas  ,  en  général,  ratisbifanre, 
au  mime  degré  que  la  variété  &  le  mélange  des 
parties  (îun  pays  entrecoupé  par  différens  objets, 
&  cependant  où  ces  parties  font  combinées  entre  elles 
avec  harmonie. 


.-■'j^ai^^' 


cr^çjl^^^^^^ 


t)  E  s      F  I   G   u  R  E  5.         xiij 
Page    (^-j. 

Ce  plan  (CUI/efwater  nejl  pas  ,  non  plus  que 
les  autres  ,  d'une  exacîitudc  rigoureufe.  Il  en  a 
néanmoins  affe:^  pour  donner  une  id:e  de  fa  figure 
générale,  &  d<^  la  fituation  relative  des  divers  en- 
droits qu  offrent  [es  bords. 

Pa  g  e   73. 

Cette  e  (lampe  fait  connaître  ce  genre  de  fcène 
qu  on  voit  à  Ullejwater.  Elle  donne  quelquidée  de 
la.  vue  vers  Patterdale ,  où  le  promontoire  plein 
de  rochers  à  droite,  &  les  deux  autres  couverts  de 
bois  à  gauche  ,  font  des  traits  marqués- 

Page     108. 

Cette  vue  reffemhlc  plus  au  Château  de  Dacre, 
que  celle  £  aucun  des  vieux  Châteaux  que  nous 
connoiffons  ;  mais  fon  objet  principal  efi  de  mon- 
trer le  fuperbe  effet  de  quelques-unes  de  ces  rui- 
nes,  vues  fous  un  ciel  f ombre  éclairé  des  rayons 
du  foleil  couchant* 

Page     156. 

Vue  du  Château  de  Scaleby  ,  021  la  vieille  tour , 
partie  des  murs  &  le  baflion  font  repréfrnth. 

Page    21^. 

Exenpie  de  la  force  du  contrafle  dans  une  pièce 
ie  terre  régulière  coupée  en  deux. 


xiv  Explication 

Page     287. 

On  a  voulu,  dans  cette  planche  ^  donner  quelque 
idée  de  cette  efpèce  de  continuation  dtune  fchie  de 
rochers  quon  voit  à  Matlock  ,  le  long  des  bords  de 
la  Derwem. 

Page    293. 

Cette  vue  de  Dove-Dale  représente  la  belle  fc^ne 
de  cette  vallée  dans  un  état  plus  nu  que  n  annonce 
la  defcription.  On  ne  donne  ici  que  le  rocher  nu» 
Ceji  à  L^ imagination  du  Sp éclateur  à  le  couvrir  de 
lois  »  pour  lui  donner  une  beauté  complette.  Le 
fait  eji  que  pour  un  petit  profit,  on  en  abat  mal- 
heureusement les  bois  à  des  époques  fixées  ;  &  quand 
ce  dejfein  fut  fait ,  on  venait  d'y  porter  la  coignée* 

Page     325. 

Exemple  de  ce  pays  uni  quon  trouve  le  Lei- 
cefîershire.  Vhorifon  efl  généralement  bornée  par 
un  lointain  ,  rarement  étendu  ,  parce  quon  trouve 
peu  de  hauteurs  pour  le  commander.  Le  pays  efl 
peu  intéreffant ,  faute  d'accejfoires  pour  faire  ref 
for  tir  L*enfemble»  Lorfque  le  lointain  ejî  éclairé 
fous  un  nuage  fombre ,  cefi  une  circonflance  heu- 
reufe,  qui  a  un  bon  effet.  Quelquefois  une  petite 
éminence  dans  les  terres  du  milieu ,  ornée  £une 
flèche  de  clocher ,  ou  diun  Berger  gardant  f on  trou- 
peau, peut  délaffer  i^œil.  De  tels  objets  font  tout 


DES      Figures.  xv 

te  qu'on  doit  s^ attendre  à  rencontrer  dans  ce  pay^ 
fage.  A  faute  de  les  avoir ,  nous  devons  être  con- 
tens  de  quelque  bétail  fur  le  devant  du  tableau  , 
ce  qjii  peut ,  en  ce  cas ,  faire  du  Payfage  un  ac- 
ce/loire,  6'  nous  fournir  un  des  fujets  de  Coyp» 

Page    327. 

Cette  gravure  o^re  une  comparaifon  entre  les 
lignes  du  cheval  &  de  la  vache  $  confîdérés  comme 
ebjets  de  beauté  pittorefque. 

Page    332. 
Même  comparaifon  entre  le  taureau  &  la  vache* 

Page    335. 

Ces  deux  EJlampes  ont  pour  but  d^ expliquer  la 
manière  de  grouper  les  pièces  de  gros  bétail.  A 
peine  fera-t-il  po^fible  d*en  combiner  deux  tnfemble> 
Il  ny  Ui  en  effet ,  pas  de  moyen  £en  mettre  deux 
en  groupe  ,  fînon  en  les  repréfentant  unies  comme 
elles  le  font  dans  la  première  de  ces  gravures*  Si 
elles  font  féparées  l'une  de  l^ autre  ,  quelles  que 
foient  leurs  attitudes  ou  leur  fituation  »  il  y  aura 
un  défaut* 

Mais  fi  vous  ave^  trois  pièces  de  gros  bétail, 
vous  fere^  prefque  fur  d^ avoir  un  bon  groupe  , 
pourvu, toutefois ,  quelles  ne  foient  pas  dans  la 
mime  attitude  &  à  égale  diflance  l'une  de  l'autre. 


>VJ      Exi'LICATION    DES    FlGURSS. 

Elles  fe  combinent,  en  général,  le  mieux ,  lorfqu  on 
en  voit  deux  unies ,  &  la  troifième  un  peu  à  l'écart. 
QuitTt  produifent  une  nouvelle  dificultd  à  for- 
mer le  groupe.  Séparées,  elles  [croient  un  mau- 
vais effet.  Les  mettre  deux  à  deux  feroit  également 
mauvais.  La  feule  manière  de  les  bien  grouper  efi 
d'en  mettre  trois  enfèmble,  &  de  placer  la.  quatrième 
à  t écart* 

Page    338   &  359. 

Ces  deux  gravures  préfentent  la  manière  âc 
grouper  les  animaux  plus  petits ,  tels  que  moutons  , 
chèvres  &  d&iniS:,  Qand  ils  occupent  le  devant  du 
tableaiï ,  comme  on  les  voit  reprefcntés  dans  la 
première  ,  ils  font  fujcts  eux  mêmes  règles  de 
l'art  de  grouper  que  le  gros  bétail  ;  on  peut 
feulement  en  inpoduire  un  plus  grand  nombre  ;  & 
le  groupe  fui  or  donne  doit  être  plus  grand,  félon 
que  U  grovpfc  principal  ejt  campofi  de  plus  d'a- 
nimaux. 

Si  on  les  écarte  à  une  moyenne  diftance ,  comme 

ils  font  reprefentés  dans  l'autre  gravure,  le  groupe 

fubordonne  e/i ,  en  ce  cas,  de  moindre  conféquence , 

&  d'autant  moindre  qiiil  s  doigne   davantage  de 

rail.  Le  tout  efl  conftdéré  uniquement  comme  un 

f eu  l  corps,  miU ,  pour    ainfi    dire,  &  ombré  ou 

^claire  avec  le  fol;  &  il  fuffit  d'éviter  leurs  formes 

réeulières  &  d^fagreableS" 
*  CHAPITRE 


M 


(  I  ) 


CHAPITRE    XVI. 


AINTENANT  repofés ,  ainfî  que  nos 
chevaux,  des  fatigues  de  la  marinée  ,  nous 
continuâmes  à  traverfer  la  vallée  de  Buter- 
mer  y  &  fuivant  le  cours  de  la  rivière  ,  au- 
tant que  les  inégalités  du  terrein  nous  le 
permettoient ,  nous  arrivâmes  bientôt  à  un 
autre  lac  encore  plus  magnifique  que  celui 
que  nous  avions  quitté  plus  haut.  Les  deux 
lacs  ont  une  grande  refîemblance  :  ils  font 
tous  deux  oblongs  î  tous  deux  ferpentent 
en  contournant  des  promontoires  ,  Ôc  font 
également   entourés  par   des  mon:agnes  5 
mais  le  dernier  a  un  mille  de  longueur  plus 
que  le  premier.  Les  lignes  qu'il  forme  font 
beaucoup  plus  aifées  î  &  quoique  fes  riva- 
ges foient  moins  couverts  de  bois,  la  diffé- 
rence ell  rachetée  par  un  plus  riche  étalage 
de  fcène  de  rochers.  Ces  rocs  font ,  en  gé- 
néral ,  très-beaux  dans  leur  apparence  ,  la 
plupart  étant   brifés  en  grandes   furfaces. 

Tome  II.  A 


qrarrées.  Cette  efpèce,  comme  nous  l'avons 
obfervé  plus  haut ,  eft  dans  un  plus  noble 
ftyle  que  celle  qu'on  appelle  cime  de  ro-* 
cher ,  qui  eft  éparpillée  en  parties  plus  pe- 
tites. 

Cette  fcène  de  rochers  fe  trouve  entre- 
mêle'e  de  beaucoup  de  buttes  ou  petites 
collines.  De  courtes  prairies  qu'on  voit  aufS 
de  tems  en  tems  fur  les  bords  du  lac , 
ajoutent  à  la  variété.  Il  ne  manque  qu'un 
peu  de  bois  pour  faire  de  ce  lac  &  du  vallon 
où  il  eft ,  une  fcène  vraiment  enchanterefle , 
ou  plutôt  une  fucceflîon  de  fcènes  enchan- 
tereftes  $  car  Its  collines  &  les  hauteurs  que 
le  lite  préfente  par-tout ,  étant  convenable- 
ment fubordonnées  aux  grandes  montagnes 
qui  environnent  toute  la  vallée  ,  elles  en 
coupent  &  en  partagent  l'efpace  en  parties 
plus  petites, dont  plufieurs  forment  d'elles- 
mêmes  de  petits  vallons  &  autres  recoins 
qui  font  très-pittorefques. 

Non  loin  du  lac  paroît  la  montagne  de 
Grafmer  ,  qui  domine  toutes  celles  du  voi- 
iîpage.  Nous  avions  déjà  rencontré  un  lac 


(  3) 

de  et  nom  entre  Amblcfide  &  Kefwickj 
mais  il  n'y  a  poinc  de  liaifon  entre  le  lac 
ôc  la  montagne. 

Cette  montagne  forme  plutôt  une  vafte 
chaîne  qu'un  fjmrnct  en  pointe  j  &  elle  eft 
liée  à  deux  ou  trois  autres  montagnes  infé- 
lieures  en  dignité.  On  la  dit  égale  en  hau- 
teur à  Skiddaw  ,  qui  eft  pour  tout  le  pays 
l'inftrument  d'ejftime  ,  ou  le  graphomètrc, 
&  qu'on  peut  ,  par  cette  raifon ,  regarder 
comme  la  plus  haute.  Aucune  montao-ne 
ne  montre  de  prétentions  à  lui  difputer  la 
prééminence  à  cet  égard  :  quelques-unes  fe 
vantent  de  l'égaler;  mais  il  n'y  en  a  que 
ckux  ou  trois  qui  foient  réellement  fondées 
fur  ce  point. 

Grafmer  &  les  montagnes  de  fon  voifî- 
nage  forment ,  depuis  la  limite  orientale 
de  la  vallée  que  nous  traversons  alors  ,  un 
efpace  qui  contient  au  moins  cinq  milles 
en  longueur  ,  fur  environ  un  mille  &  demi 
de  largeur.  Le  chemin  nous  conduiiit  près 
du  village  de  Brackenthwait ,  qui  eft  au 
fond  de  la  vallée. 

A  2 


(4) 

Ici ,  nous  entendîmes  faire  le  récit  d'une 
inondation  occafionnée  par  la  chute  d^ine 
trombe.  Les  faits ,  dont  la  vérité  n'efl  point 
fufpeâe  5  offrent  un  détail  curieux.  Mais 
auparavant  de"  les  rapporter,  il  eft  à  propos 
de  donner  une  defcription  topographique 
de  la  montagne. 

En  cette  partie  où  Grafmer  fc  lie  avec 
les  nutres  terres  élevées  des  environs,  trois 
petits  courans  prennent  leur  fource  ;  le 
Lifîa  eft  le  nom  du  phis  confidérable.  Cette 
eau  deiccnd  le  long  de  la  montagne  ,  qui 
eft  fort  efcarpée  ,  &  parcourt  un  efpace 
d'environ  un  mille.  Son  lit  eft  une  goût- 
titre  profonde  ,  &  les  flancs  de  la  montagne 
tout  autour  font  jonchés  d'une  grande 
quantité  de  pierres  &  de  gravier.  En  quit- 
tant la  montagne ,  le  Liffa  fépare  en  deux 
parties  la  vallée  dans  laquelle  nous  étions  ; 
ai  après  un  cours  de  quatre  ou  cinq  milles, 
fe  joint  à  la  rivière  Cocker. 

Le  5?  de  Septembre  1760,  vers  les  mi- 
nuit ,  la  trombe  tomba  fur  Grafmer ,  à  peu- 
près  vers  l'endroit ,  à  ce  qu'on  croit ,  où 


(  5  ) 
ks  trois  petits  courans  dont  nous  venons 
de  parler  ,  fortcnt  de  leur  fource. 

Elle  balaya  d'abord  tout  le  côté  de  la 
montagne ,  ôc  entraînant  tous  les  gravois 
qu'elle  y  trouva  ,  s'ouvrit  un  paffage  à  tra- 
vers la  vallée  ,  en  fuivant  principalement  la 
ditedioii  du  LilTa.  Au  pied  de  la  monta- 
gne ,  elle  tomba  fur  une  pièce  de  terre, 
labourable  ,  où  fa  violence  commença  à 
éclater.  Là,  elle  déracina  des  arbres,  en- 
traîna des  parties  du  fol  &  du  gravier ,  & 
dévaila  tout  à  la  profondeur  de  pluiieurs 
pieds  jufqu'au  bas  du  rocher  nud.  Elle 
paroît  avoir  formé  un  bourlet  immenfe  fur 
les  dix  acres  de  terre  d'à  côté ,  qu'elle  cou- 
vrit d'un  fi  grand  nombre  de  pierres,  qu'il 
eil  au-dcffus  du  pouvoir  de  l'homme  de 
rétablir  le  fol  en  fon  premier  état. 

Lorfque  nous  vifitàmes  ce  lieu ,  quoique 
l'événement  fût  arrivé  douze  ans  aupara- 
vant,  il  reftoit  plufieurs  traces  encore  vilî- 
blés  de  cette  fcène  de  ruine.  Nous  vîmes 
le  ht  naturel  du  LilTa  ,  petit  ruilTeau  étroit  ^ 
&  fur  fes  bords  les  vertiges  d'un  canal  piec* 

A  i 


rcux  ,  s'etendant  en  tous  fens  6c  faifanr  un 
lit  prefque  afîez  vàlle  pour  contenir  les 
eaux  du  Rhin  ou  du  Danube.  On  a  calculé , 
d'aprcs  les  marques  de  Teau  ,  qu'en  plu- 
fieurs  parties  de  fon  cours,  le  canal  a  du 
avoir  cinq  ou  fix  toifes  de  profondeur  ,  ôc 
près  de  cinquante  de  largeur  ;  <5c  lî  l'on 
iijoute  à  cette  maffe  d'eau  fon  degré'  de 
vélocité  ,  il  n'y  aura  point  d'effet  dont  fa 
force  ne  paroifle  capable. 

Sur  les  bords  de  ce  canal  pierreux  ,  nous 
trouvâmes  un  petit  nom^bre  de  maifons 
éparfes  dépendant  du  village  de  Brackent- 
wait ,  &  qui  faifoient  une  fuite  étonnam- 
ment belle.  Elles  étoient  fituées  au  fond 
de  la  vallée  de  Grafmer  fur  un  terrein  un 
peu  élevé  j  &  le  courant  prenant  d'abord 
fa  direftion  de  ce  coré  ,  les  auroit  minées 
en  peu  de  minutes  (car  tout  le  terrein  fut 
dévaflé  en  un  inftant  ) ,  fi  une  proje(^ion 
de  la  roche-mere  ,  une  partie  de  la  couche 
intérieure  fur  laquelle  les  maifons  avoient 
éré  bâties,  f?n.s  aue  le  conflrufîeur  s'en 
doutât  ,   n'eût  forcé  le  torrent  par  fa  réfif- 


(7  ) 

tance  ,  à  aller  prendre  une  autre  diredion. 
Sans  cette  circonftance,  il  eft  plus  que  pro- 
bable que  ces  demeures  &  leurs  habitans 
nuroient  été  emportés  enfemble  ,  tant  le 
ravage  à  l'entour  fut  terrible  ôc  prompt. 

En  prolongeant  notre  route  dans  la  val- 
lée ,  nous  apperçûmes  d'autres  marques  de 
la  violence  de  l'inondation.  Elle  avoit  jette 
des  ponts  à  bas ,  entraîné  des  maifons  & 
enlevé  des  arbres  par  les  racines.  Mais  ce 
qu'on  a  jugé  le  plus  furprenani: ,  c'eft  Ton 
effet  fur  une  chauffée  de  pierre.  Cet  ou- 
vrage étoit  d'une  grande  épaiffeur  &  ap- 
puyé de  chaque  côté  d'une  énorme  levée 
de  terre  qui  y  formoit  des  digues.  De  mé- 
moire d'homme  ,  c'eft-à-dire  ,  depuis  près 
de  cent  ans ,  on  n'y  avoit  reconnu  aucun 
changement  ;  &  à  en  juger  par  la  foliditc 
&  le  bon  état  de  toutes  fes  parties ,  on 
pouvoit  croire  qu'elle  duroit  depuis  un 
nombre  de  fiècles.  On  doutoit  prefque  fî 
c'étoit  l'ouvrage  de  la  Nature  ou  de  Tart. 
Non-feulement  le  déluge  emporta  cette 
maffe  pefante  5  mais  ,  comme  s'il  eût  voulu 

A4 


(8) 

en  faire  un  jeu ,  il  fit  des  fondations  fur 
les  bords  du  courant ,  <5c  changea  tout  de 
fa  place. 

Après  avoir  fait  cet  affreux  dégât ,  non- 
feulement  ici ,  mais  dans  pluiieurs  autres 
parties ,  le  Liffa  alla  précipiter  fes  eaux  dans 
le  Cocker ,  où  il  mit  fin  à  fes  dévaftations  ; 
car  ,  quoique  cette  rivière  foit  incapable  de 
recevoir  une  augmentation  fi  confidérable  î 
néanmoins ,  comme  elle  coule  dans  un  ter- 
rein  plus  uni ,  l'inondation  fe  répandit  fur 
une  valle  étendue  de  pays ,  où  fa  force  épui- 
fée  s'endormit  dans  la  ftagnation. 

Ayant  traverfé  la  vallée  de  Butermer , 
nous  entrâmes  dans  celle  de  Lorton  ,  qui 
étoit  encore  une  fcène  magnifique. 

Cette  vallée ,  comme  toutes  celles  que 
nous  avions  vues,  nous  offrit  un  payfagc 
d'un  genre  entièrement  nouveau.  Il  n'y 
avoit  point  ici  de  lacs  ni  de  rochers  pour 
joindre  à  l'idée  de  beauté  celle  de  dignité 
&  de  grandeur.  Tout  y  eil  fimplicité  & 
j-epos.  La  Nature,  dans  cette  fcène , dépofe 


(p) 

toute  Ta  majeftc  fombre ,  Ôc  prend  un  <iir 
aimable  ôz  riant. 

La  vallée  de  Lorton  efl  du  genre  des 
plus  grandes  ,  &  fe  prolonge  dans  un  ter- 
rein  fort  vafte  entre  des  montagnes  qui  font 
à  la  Hle  l'une  de  l'autre  ,  à  la  diflance  d'en- 
viron un  mille  de  la  vallée.  Elles  en  font 
afîez  près  pour  nous  garantir  de  la  tempête, 
&"  cependant  alTez  éloignées  pour  lui  laiffer 
la  lumière  du  foleil.  Les  côtés ,  quoiqu'ils 
ne  foient  point  nuds ,  ne  font  pas  non  plus 
fort  diverfifiés.  Des  bolTes  &  des  creux  y 
fer^  ent  à  donner  un  peu  de  variété  aux  clairs 
ôc  aux  ombres  larges  qui  les  couvrent. 

Le  fol  de  cette  vallée  efl  riche  ,  ôc  en  fait 

une  fcène  champêtre  ôc  cultivée  ,  quoique 

le  terrein  ,  en  plufieurs  parties  ,  foit  coupé 

brufquement ,  mais  toujours  avec  un  effet 

agréable.  Un   ruiffeau   brillant  qui  auroit 

prefque  droit  au  nom  de  rivière  ,  y  coule 

dans  un  canal  creufé  dans  la  roche  ,  &  étin- 

cèle  en  tombant  fous  la  forme  de  petites 

cafcades  fans  nombre.  Ses  rives  font  ornées 

de   bois  ôc   variées   par  différens  objets  , 


(  lo  ) 
(îomme  un  pont,  un  moulin  ,  un  hameau  , 
une  clairière  couverte  d'arbres ,  ou  quelque 
petit  recoin  charmant ,  ou  une  perfpedive 
naturelle  à  travers  laquelle  l'œil  erre  au 
loin  entre  des  hautes  futaies  irréaulière- 
ment  plantées ,  en  fuivant  les  détours  de  la 
petite  rivière. 

A  l'exception  des  montagnes ,  il  n'y  a 
dans  toute  cette  fcène  rien  de  grands  mais 
toutes  les  parties  en  font  remplies  de  ces 
lîtuations  aimables  &  attrayantes  de  la  Na- 
ture ,  qui  ont  le  pouvoir  de  plaire  à  l'ame, 
&  d'y  verfer  le  calme  &  la  tranquillité. 

The  paffions  to  divine  repofè 
Perfuaded  yield  :  and  love  and  joy  alone 
Are  M'aking  :  love  and  joy ,  fucJj  as  awaic 
An  angel's  méditation. 

Contents  &  fatisfalts  les  vains  defirs  s\ippaifent  » 
Dans  un  calme  divin  les  pajjions  fe  taifent, 
V amour  &  le  bonheur  veillent  feuls  en  ce  lieu  , 
Tels  que  l'Ange  en  médite  au  fe  in  pur  de  fon  Dieu. 

Des  fcènes  de  l'efpèce  de  celle-ci  (quelque 
agréable  qu'elle  foit  d'ailleurs  ) ,  où  l'œil 
découvre  peu  d'objets  majejlueux  oupiquans^ 


(  II  ) 

ccîmppcnt  dune  manière  remarquable  à  la 
plume  qui  voudroit  les  décrire.  Elles  élu- 
dent prefque  les  efforts  du  pinceau  le  plus 
favant.  Les  formées  fuaves  &  élégantes  de 
Ja  beauté  fe  refufcnt  fouvent  à  fe  laiffer  fai- 
fîr ,  tandis  qu'un  talent  ordinaire  fuffira  à 
préfenter  les  traits  forts  &  durs. 

Mais  quoiqu'une  defcription  par  écrit 
de  ces  retraites  douces  &  tranquilles  de  la 
Nature  ,  foit  accompagnée  d'une  difficulté 
particulière  ,  cependant  la  langue  parlée  efi: 
indubitablement  plus  imparfaite  encore 
dans  la  peinture  de  toiites  les  fccnes  variées 
qu'elle  étale  à  nos  yeux. 

Les  montagnes ,  les  rochers  ,  la  terre 
brifée  ,  les  eaux  <5c  les  bois ,  font  les  maté- 
riaux iimples  qu'elle  emploie  pour  former 
fes  magnifiques  tableaux  ;  mais  la  variété 
&  l'harmonie  régnent  par-tout  à  un  degré 
qui  confond  l'imagination.  Dans  une  def- 
cription écrite  ,  les  mots  ne  produifent 
jamais  que  des  idé<is  générales  j  dans  les 
plans  de  la  Nature  ,  chaque  idée  fe  fub- 
divife  en  mille  formes  différentes.  Les  mots 


(    12    ) 

peuvent  donner  les  grands  contours  d'un 
pays  :  ils  peuvent  mefurer  les  dimenfions 
d'un  lac  ,  fufpendre  des  bois   le  long  de 
fes    rivages   ,    ou  élever  un  Château  fur 
quelque  roc  en  faillie  ,  ou  placer  une  Ifle 
en  telle  ou  telle  partie  de  fa  furface  5  mais 
leur  pouvoir  ne   pafle   point   ces  limites. 
Ils  font  impuilTans  à  marquer  les  dillinc- 
tions  caradériftiques  de  chaque  fcène  ,  les 
touches  de  la  Nature ,  fes  teintes  vivantes , 
fes  variétés   infinies  de  formes  &  de  cou- 
leurs.  En  un    mot  ,   toutes  fes  propriétés 
élégantes   font  au-deiTus  de  leur  pouvoir 
&  de  leur  énergie  prétendue.  Le  langage 
humain  n'eft  pas  plus  en  état  de  peindre 
ces  chofes  à  la  vue ,  que  l'œil  ne  l'eft  de 
porter  à  l'oreille  les   différentes  divilions 
du  fon. 

Le  pinceau  ,  il  eil  vrai ,  offre  un  moyen 
plus  parfait  de  defcription.  Il  parle  une 
langue  plus  intelligible  ,  &  décrit  la  fcène 
en  termes  plus  forts  &  plus  variés.  Il  def- 
fine  «Se  marque  les  figures  &  les  couleurs 
des  objets  avec  plus  d'exaélitude.  Il  donne 


(13) 

au  lac  l'ombre  du  luifant  terne  &  plombé 
de  la  tempête  ,  on  la  rougeur  ardente  du 
foleil  couchant.  II  répand  fur  la  verdure 
des  forêts  une  teinte  plus  chaude  ou  plus 
froide.  Il  revêt  le  Château  dune  forme, 
&  termine  en  lumière  fes  créneaux  endom- 
magés. Mais  tous  ces  efiets  ,  mais  tout  ce 
que  les  mots  peuvent  exprimer  ,  ou  le  pin- 
ceau décrire  ,  ne  font  que  des  images  grolr 
lîères  &  iniipides  de  la  fcène  vivante  de  la 
Nature  (i). 

Nous  pouvons  donc  être  charmés  à  la 
lecture  d'une  defcription  ou  à  la  vue  d'un 


(i)  Ce  que  je  dis  ici  n'eft  point  en  contradidion  avec 
ce  que  j'ai  dit  ailleurs  (Chapitre  VIII).  Ici  j  ]'a.i  en  vue 
principalement  le  détail  de  la  Nature ,  ou  plutôt  de  fes 
ouvrages.  Là  ,  je  ne  traite  que  de  la  compojîtion.  Plus 
nous  approchons  du  caradère  de  la  Nature  dans  tout  ou- 
vrage d'imitation ,  plus  cette  imitation  fera  parfaite  ,  fans 
doute.  Néanmoins ,  il  y  a  fouvent  dans  la  fcène  naturelle 
quelques  irrégularités ,  quelques  difformités  que  l'Art  peuC 
deûrer  de  corriger  ,  comme  je  l'ai  dit  encore }  mais ,  corri- 
ger ainfi ,  n'eft  autre  cfaofe  que  de  perfedionner  une  partie 
de  la  Nature  par  une  autre. 

(  Note  de  l'Auteur.  ) 


(  14  ). 

tajbleauj  mais,  l'ame  ne  fcntira  ni  l'un  nî 
l'autre ,  à  moins  que  notre  imagination  , 
employant  toute  fa  force  ,  ne  vienne  au 
fecours  du  Poète  ou  de  Tart  du  Peintre , 
ne  magnifie  l'idée  ,  &  ne  peigne  ce,  qu'on  ns> 
y  oit  pas. 

Delà  il  réfulte  peut-être  que  la  perfec- 
tion de  la  Peinture ,  de  cet  Art  fi  beau  , 
ne  confifle  pas  à  tâcher  de  donner  une 
refîemblance  exafte  de  la  Nature  dans  une 
repréfentation  délicate  de  toutes  fes  parties  les 
plus  petites  y  travail  que  nous  regardons 
prefque  comme  impraticable ,  &  qui  abou- 
tit généralement  à  une  ennuyeufe  unifor- 
mité 5  mais  qu'elle  confifte  plutôt ,  cette 
perfeftion  ,  dans  les  touches  hardies  ,  for- 
tes &  caradériftiques  qui  mettent  en  mou- 
vement l'imagination  du  Spedateur,  &  l'ex- 
citent à  faire  elle-même  l'autre  moitié  du 
tableau.  La  Peinture  eft  l'Art  d'enimpofer 
à  toeil,  &  c'eft  à  exercer  cet  Art  avec  plus 
de  fuccès  ,  que  confifte  fon  plus  grand 
degré  de  perfeâ:ion. 

Delà  rçfulte  encore  que  le  génie  &  une 


(  15  ) 

cornoilîance  exade  de  la  Nature  ne  font 
pas  moins  ncceffaires  pour  examiner  un 
tableau  que  pour  le  peindre.  L'œil  froid  , 
non  inftruit ,  quoiqu'il  puifîe  contempler 
avec  plaifir  la  fcène  rédU  (  foit  événement 
hiflorique  (i)  ,  payfage ,  ou  tel  autre  fujet 


(i)  Le  tablera  d'hiftoire  efl  certainement  la  branche  la 
plus  relevée  de  l'Art  de  la  Peinture.  Rien  n'élève  plus  l'ame 
humaiiie  que  de  voir  prélentées  aux  yeux  les  grandes  ac- 
tions de  nos  femblables.  Mais  la  Peinture  en  ce  genre 
produit  bien  rarement  tout  l'effet  qu'on  auroit  lieu  de  s'en 
promettre.  Il  faut  tant  de  différentes  qualités  pour  faire 
un  grand  Peintre  d'hiftoire  :  cette  partie  demande  une  union 
fi  intime  de  la  connoiflance  de  la  Nature  &  de  l'Art,  qu'il 
eft  bien  rare  qu'un  tableau  d'hifloire ,  même  exécuté  par 
un  grand  Maître,  foit  capable  à^exciur  dans  Tame  du 
J>pe(fiateur  des  tranfports  d'admiration.  On  peut  y  ad- 
mirer le  coloris,  ou  la  compofîtion  ,  ou  quelque  détail} 
mais  l'ame  ejl  rarement  atteinte  (a).  L'imagination  va 

(a)  L'intention  du  refpeûablc  Auteur  qui  connoît  fî  profondc- 
ment  l'Art,  n'a  pu  être  de  chercher  à  décourager  ici  les  jeunes 
Artiftes.  Qu'il  nous  foit  donc  permis  de  leur  propofer  pour  modèle 
le  jeune  &:  célèbre  M.  David  ,  déjà  immortel  par  fon  tableau  des 
Horaces.  C'efl  un  effort  de  l'Art  qui  trompe  la  Nature  Se  défie  I.i 
critique.  Si  notre  Auteur  l'eût  vu  ,  il  feroit  moins  févère ,  ou  du 
moins ,  il  y  trouvcroi:  une  exception  à  fes  principes,  dont  d'ailleurs 
nous  ne  concertons  point  la  juflelTe. 

(  A'«<  du  Tradu^eur.  ) 


(  i6  ) 

qu'on  voudra  )  ,  en  verra  ,  fans  émotion  , 
la  plus  beJle  repréfentation.  II  ne  trouve 
point  aux  objets  fur  la  toile  une  reflem- 
blance  exacte  avec  ce  qu'il  a  vu  en  réalite'; 
&  ,  comme  il  n'a  point  de  pinceau  inurm 
(  qu'on  me  pardonne  cette  expreffion  ) 
pour  travailler  au-dedans ,  il  eft  abfolu- 
ment  incapable  de  fe  fuppléer  un  tableau 
à  lui-même.  Au  lieu  que  l'œil  favant  (i). 


toujours  au-delà  de  ce  que  l'œil  voit.  Dans  les  branches  in- 
férieures de  l'Art ,  comme  il  y  a  moins  de  difficultés  à 
vaincre,  il  eft  aufTi  plus  aifc  d'approcher  de  la  perfeâion. 
AuiTi ,  quoique  nous  n'ayons  qu'un  petit  nombre  d'excellens 
tableaux  d'hiftoire  ,  nous  en  avons  beaucoup  dans  les  genres 
du  portrait,  du  payfage,  des  animaux,  du  gibier  mort,  des 
fruits  &  des  fleurs.  Le  genre  de  l'hiftoire  eft,  dans  la  Pein- 
ture, ce  qu'eft,  en  Poéfie,  l'épopée.  Or,  quoique  la  Litté- 
rature abonde  en  produdions  admirables  dans  les  dépar- 
temens  inférieurs  ,  un  bon  Poëme  épique  eft  un  de  ces 
Ouvrages  rares  qu'on  ne  voit  naître  qu'une  fois  dans  le 

cours  de  plufieurs  fîècles. 

(  Note  de  l'Auteur.  ) 

(i)  On  peut  divifer  en  deux  clafles  les  ConnoifTeurs  en 
Peinture  i  TAmateur  éclairé,  &  le  Brocanteur.  Celui-ci  s'ef- 
time  fort  habile  de  pouvoir  reconnoitre  Le  Maître  oii 
VEcole  à  laquelle  appartient  le  tableau ,  de  diftinguer  la 

verfé 


(  17  ) 
verfé  également  dans  la  connoilïcince  de 
la  Nature  ôc  de  l'Att ,  compare  aifément 

I .^- -        a  -m  III  II-  '  

touche  particulière  du  pinceau,  ou  la  teinte  dominante  Cnt 
chaque  palette.  Mais  l'ame  ne  lui  dit  rien  :  elle  eft  muette 
en  lui,  ou  plutôt  elle  n'exi{te  pas.  Il  lui  fufEt  qu'un  tableau 
foit  original ,  ou  d'après  la  meilleure  manière  du  Maître 
(  ce  qui  peut  arriver  à  plus  d'un  mauvais  tableau  )  pour 
qu'il  fafle  à  coup-fûr  l'objet  de  fa  vénération  ,  le  lujet  fût-il 
mal  expofc,  les  caradères  marqués  foiblement  ,  enfin 
qaand  l'Art  feroit  en  défaut  dans  toutes  les  parties.  Cet 
tomme  n'eft  qu'un  Arri(àn  :  il  eft  moins  encore  i  il  n'efl 
qu'un  vil  routinier. 

L'Amateur  éclairé,  &  que  nous  confîdérons  ici  comme 
feul  capable  de  Çq  fupplécr  un  tableau  à  lui-mcme  ,  regarde 
la  fcience  des   noms  comme   une  pefte  deftrudive  pour 
l'Art  qu'il  admire  ,  ou  du  moins  il  ne  s'en  /crt  que  comme 
d'un  préjugé  favorable,  jusqu'à  ce   qu'il   s'afTure  par  un 
examen  plus  réfléchi  du  mérite  de  l'ouvrage-  Une  main  peu 
célèbre  produit  quelquefois  un  morceau  digne  d'admira- 
tion, &  un  grand  Maître  peut  auffi  quelquefois  en  com- 
poser un  peu  eftimable.  L'Amateur  dont  nous  parlons  ne 
jugera  jamais  des  productions  de  l'Art,  d'après  une  m<2r^«e 
Jî  arbitraire'  Il  n'a  égard  qu'à  la  valeur  intrinsèque  de  la 
pièce  qu'il  a  fous  les  yeux.  Pour  lui,  le   nom  du  Peintre 
n'eft  d'aucun  poids  dans  la  balance.  C'efi  une  confidéra- 
tion  étrangère  ,  qui  n'eft  propre  qu'à  égarer  fon  jugement , 
&  jamais  à  l'aider  dans  fcs  opérations.  Il  ne  s'attache  qu'aux 
caraélères  de  la  Nature  &  à  la  connoifTance  de  l'Art.  Les 
ouvrages  qui  ne  portent  point  ces  marques  précieufes ,  do 
Tome  ÎI.  B 


(i8) 

le  tableau  avec  fon  modèle ,  &  lorqulî 
rencontre  les  touches  caraârcriftiques  de 
la  Nature ,  fon  imagination  s'enflamme 
auiîi-tôt  ,  &  étincèle  de  mille  magnifiques 
idées  que  la  toile  feule  fait  naître.  Lors 
donc  que  la  main  qui  s'efl  exercée  fur 
cette  toile  l'a  fait  avec  aflez  d'adrcfîe  pour 
fuggérer  ces  idées  de  la  manière  la  plus 
forte  ,  le  tableau  a  le  degré  fuprême  de 
perfeftion.  C'eft  ce  qui  fe  fait ,  en  géné- 
ral ,  avec  peu  d'efforts  &  beaucoup  de 
connoiffances.  Ce  font  elles  feules  qui  ini^ 
pirent  ces  idées  libres  ,  hardies  &  décidées 
qui  rendent  le  pinceau  li  énergique  fous 
des  doigts  habiles.  Quant  aux  petits  dé- 
tails de  la  Nature  ,  l'œil  pittorefque  les 
fupplée  ordinairement  mieux  que  le  Pein- 
tre n'auroit  pu  le  faire  ,  &  n'en  rapportera 


quelque  nom  qu'on  les  décore ,  fût-ce  celui  du  Guide  ,  ou 

du  Carrache  ou  de   Raphaël,  il  les   regarde  comme  du 

gibier  de  Brocanteur,  des  tableaux  bons  à  refier  dans  un 

garde-meuble  ,   &  que  les  greniers  d'Italie  refuferoient  d« 

recevoir  fur  leurs  murs. 

[Note  de  V Auteur.) 


pas  moins  à  l'Artille  rhonneiu*  &  le  mé- 
rite du  tout  5  parce  que  c'efl  une  juftice. 

On  voie  quelquefois ,  à  la  vérité  ,  des 
tableaux  foigneufancnt  finis  ,  &  cependant 
pleins  d'expTcJJlon  &  de  vivacité.  On  peut  les 
examiner  de  près  avec  la  plus  grande  atten- 
tion ,  fans  qu'ils  perdent  rien  de  leur  eflet 
dans  i'éloignement.  Mais  de  pareils  tableaux 
font  fî  étonnamment  rares  ,  que  peu  de 
Peintres  ,  à  mon  av^is  ,  confultent  la  pru- 
dence îorfqu'ils  entreprennent  un  tahkau 
travaillé  &  fini.  Et  en  effet ,  comme  des 
tableaux  ne  font  pas  faits  pour  être  vus  au 
microfcope  ,  mais  à  une  dillance  convena- 
ble ,  c'ell:  du  travail  &  du  tems  perdus  (i). 

——■>■■  ■  I  ■■^  ^— ,.—    -L.      ■      liii-      ■■■■^^.       Il  ^1      iiwj  %i   II     >■■■»■■■ Il  —!■  ■  ■  i>.  >W»  fMMtj^— W— ^ 

(i)  Je  ne  connois  point  d'Artiite  du  premier  mérKeen 
Peinture  ,  qui  ne  perde  une  partie  de  fa  vivacité  &  de  fon 
feu,  en  voulant  trop  lécher  ou  finir  Tes  ouvrages.  Dans 
les  rangs  inférieurs  ,  nous  en  avons  quelques-uns  dans  le 
même  cas.  Au  nombre  des  premiers,  nous  pouvons  comp- 
ter Van  Huyfum  ,  qui  peignoit  des  fleurs  &  des  fruits 
avec  autant  de  talent  que  de  vivacité  d'expreffion  ,  &  ce- 
pendant ,  même  en  ce  genre  ,  j'avoue  que  j'ai  plus  de  plai- 
fir  à  chercher  moi-môme  ces  délicatefles  de  pinceau  dans 
les  productions  plus  hardies  de  Baptijh* 

(  Note  de  l* Auteur.  ) 

B2 


(    20) 

Delà  vient  qu'une  efquiiTc  ,  même  grof- 
fière,  tracée  de  main  de  maître,  ébranlera 
fouvent  plus  l'imagination  que  l'ouvrage 
Je  plus  achevé.  J'ai  vu  ties  Artiftes  traverfer 
fans  émotion  des  rangées  de  tableaux  faits 
par  le  pinceau  froid  &  inanimé  d'un  aufîî 
grand  maître  que  Charles  Marat ,  &  s'ar- 
rêter avec  raviffement  à  la  vue  d'une  efquiffc 
de  Rubens.  C'eft  que  le  premier  a  efîayé, 
quoique  vainement  ,  de  tout  préfcnter  aux 
yeux  5  en  donnant  à  chaque  partie  fa  pleine 
rondeur  &  fon  poli ,  au  lieu  des  touches 
hardies  &  caradéridiques  de  la  Nature  ,  & 
il  en  a  trop  fait.    L'autre  ,  au   contraire , 
ayant  jette  fur  une  lîmple  efquifTe  plufîeurs 
touches  camâ:ériftiques ,  en  a  fait  affez  néan- 
moins pour  exciter  l'imagination  du  fpec- 
tateur  ,  &  la  mettre  en  état  àt/upplécr  aifé- 
ment  le  refle. 

Un  écrivain,  homme  de  beaucoup  d'ef- 
prit  (i),  donna,  à  la  vérité,  une  autre 


(i)  Traité  du  Sublime  fc  du  Beau,  par  M.  Burke.  Yoys^ 
Part.  II ,  Seft.  XII. 


(    21    ) 

laifon  du  goût  que  nous  nous  fentons  pour 
une  efquilTe  préférablement  à  un  morceau 
fini.  «  L* imagination  ,  dit-il ,  a  la  promcjjï 
de  quelque  chofi  dz  plus  ^  &nefe  contente  pas 
de  l* objet  que  le  fsns  de  la  vue  lui  offre  acluel' 
kment  ».  Mais  je  doute  que  cette  idée  foit 
bien  jufle.  En  effet ,  fi  Pimagination  ne  fe 
contente  pas  de  l'objet  maintenant  offert ,  je 
ne  crois  pas  que  ce  foit  à  caufe  de  la  pro^ 
meffe  de  quelque  chofe  de  plus  ^  mais  parce 
qu'elle  a  la  faculté  de  créer  elle-même  ce 
quelque  chofe  de  plus.  Si  cette  promeffe  de 
quelque  chofe  de  plus  étoit  la  fource  du  plai- 
fîr  ,  il  s'enfuivroit  que  la  plus  groflière  ef-^. 
quilTe  feroit  plus  agréable  qu'une  plus  ache- 
vée j  car  l'imagination  devroit  avoir  un  plus 
grand  degré  d'intérêt  à  mefure  de  la  .gran- 
deur de  la  promefle  j  mais  c'eft  ce  qui  n'eft: 
pas.  L'efquiiTe  en  traits  de  craie  tout  nuds 
nous  fait  ,  en  comparaifon  ,  très-peu  d'im- 
prelTion  (i).  Il  faut  que  les  refforts  de  l'ima- 


(i)  Ne  feroit-ce  pas  que  l'efquiflè  à  la  craie  a  de  moins 
l'illuàc»  des  teinter  Se  des  couleurs,  des  clairs  £<  des  om-* 

B     2 


(    22    ) 

gination  foient  plus  tendus  pour  devenir 
fulceptibles  d'éprouver  des  vibrations. 

Enfuivantla  même  fuppoiition ,  on  feroit 
forcé  de  croire  que  le  commencement  grof- 
iier ,  ou  le  plan  de  la  rude  façade  d'un  bâti- 
ment doit  nous  plaire  plus  que  la  conftruc- 
tion  complette  >  car  l'imagination  a  La  pro" 
mejje  de  quelque  c/iofe  de  plus  j  mais  je  pcnfe 
que  perfonne  n'a  jamais  vu  avec  autant  de 
plaiîir  une  carcaffe  de  bâiiilTe  avec  toutes 
fes  biocailles  d'échafauds  ,  de  fenêtres  de 
papier  huilé  &  autres  diiTormités  ,  qu'une 
ftruâure  complette  dans  toutes  fes  parties , 
&  embellie  de  toutes  les  décorations  con- 
venables. Mais  dans  Thypothèfe  que  j'ai 
hafirdée  ,  nous  voyons  pourquoi  l'efquiffe 
peut  plaire  plus  que  le  tableau ,  quoique  la 
carcafîe  d'un  bâtiment  ne  plaife  pas  comme 
une  maifon  achevée.  Ceîle-ci  eft  un  oh/et 
complet:  l'imagination  ne  peut  s'élever  plus 


bres?  Je  ne  donne  mon  idée  que  comme  un  doute,  mai» 
je  le  crois  fonde. 

(  Note  du  Traducteur.  ) 


(    25    ) 
haut.  Elle  reçoit  une  ûtisfadion  entière  ; 
mais  un  tableau  7i*cft  point  un  objet  en  lui- 
même  j  il   n'eft  que  la  repréfentarion  d'un 
objet.  Nous  pouvons  donc  aifément  con- 
cevoir qu'il  tombe  au-deffous  de  fon  mo- 
dèle, ainfiqu'au-deffousde  l'imagination  du 
fpeftatcur,  qui  peut  avoir  des  idées  plus  pit- 
torefcues  que  n'en  a  eu  l'Artifte  qui  a  com- 
pofé  le  tableau.  En  ce  cas ,  une  efqiiifle 
peut  faire  au  fpeftateur  plus  de  plaifir  en 
ce  qu'elle  laifTe  un  champ  plus  libre  à  fon 
imagination  ,  pour  finir  les  traits  imparfaits 
de  l'Artifte  ,  en  pulfant  dans  fes  propres 
idées  plus   riches   &  plus   épurées  par  le 
goût. 

La  variété  des  fcènes  que  nous  offre  la 
Nature ,  leurs  combinaifons  infinies ,  leurs 
traits  particuliers  ,  ne  peuvent  donc  rece- 
voir que  de  Paflive  imagination  la  repré- 
fentation  riche  ôc  animiée  que  le  langage 
humain  &  la  maa:ie  des  couleurs  ne  four- 
niffent  qu'imparfaitement  fans  elle.  C'eft 
cette  réflexion  qui  a  occafionné  la  digrcf- 
fon  dans  laquelle  je  me  fuis  lailTé  entrai- 

B4 


(  M) 

ner  ,  &  qui  a  peut-être  cte  trop  longue , 
quoique  tenant  à  mon  fujet  :  Yy  reviens. 

Nous  avions  à  regretter  de  ne  voir  la 
vallée  de  Lorton  que  dans  un  moment  où 
elle  perdoit  la  moitié  de  fa  beauté.  Il  étoit 
trop  tard ,  &  en  outre  la  foirée  étoit  obf- 
cure.  Le  matin  avoit  été  nébuleux  ,  & 
même  quelquefois  prefque  orageux  j  mais 
nous  étions  plus  contens  que  fâchés  de  cette 
difpofîtion  du  tems  ?  car ,  comme  nous 
avions  vu  auparavant  les  montagnes  par  un 
ciel  ferein ,  c'étoit  une  variété  à  defirer  que 
de  les  voir  avec  les  grands  effets  que  pro- 
duit la  tempête.  Une  montagne  eft  un  ob- 
jet de  grandeur,  &  fa  dignité  prend  une 
nouvelle  force  en  fe  mêlant  avec  les  nua- 
ges &  s'habillant  dans  la  majefté  de  l'obf- 
curité.  Ici,  l'idée  àQ  l'infini  produit  forte- 
ment lefublime.  Mais  les  f:ènes  eaies  d'une 

O 

vallée  comme  celle-ci  n'ont  point  de  pré- 
tentions à  la  dignité  :  ce  font  fimplement 
des  fcènes  de  tranquillité.  Les  rayons  mati- 
neux  du  foleil  à  fon  aurore  ,  l'ombre  dans 
la  chaleur  du  midi ,  ou  la  lueur  foiblemenc 


(  25   ) 
éclatante  du  folcil  couchant ,  font  les  cil-- 
confiances  qui  leur  conviennent  le  mieux  5 
une  tempête  ,  fous  quelque  forme  que  ce 
foit ,  leur  fait  tort.  Pour  cette  fois ,  nous 
pouvions  donc  nous  difpenfer  de  plus  de 
jour  (Se  de  foleil  j  ou ,  à  la  chute  du  jour  , 
nous  aurions  pu  denrer  une  heure  de  repos 
&  de  calme  ,  à  cette  époque  où  les  furfaces 
éclairées  des  objets  font  quelquefois  ,  peut- 
être  5  plus  agréables ,  &  en  tout  tems  cer- 
tainement plus  doux  que  les  images  qui 
offrent  les  couleurs  les  plus  brillantes  : 

Wlien  tlirough  the  dusk  obfcurelj  feen 
Sweet  evening-objeds  intervene. 

Quand  par  Vombre  du  folr  les  objets  adoucis  , 
Peignent  de  foibïes  traits  à  nos  yeux  obfcurcis» 

Le  foir  ,  qui  devenoit  plus  orageux , 
commencoit  à  fe  fermer  fur  nous ,  à  mefure 
que  nous  quittions  les  plus  belles  parties 
de  la  vallée  de  Lorton.  Nous  étions  encore 
à  environ  fîx  milles  de  Kefwick  j  &  nous 
avions  devant  nous  un  pays  très-fauvage 
qui ,  vraifcmblablement  ,  ne  nous  auroit 


pas  fourni  beaucoup   d'agrément ,  même 
en  plein  jour  ,  mais  au  milieu  de  l'obfcu- 
rite  qui  couvroit  alors  le  payfage ,  l'ima- 
gination erroit  en  liberté  ,  &  peignoic  par- 
deffus  le  coloris  effacé  de  la  Nature  plu- 
fîeurs  images  qui,  peut-être-,  n*avoient  pas 
d'exiftence  réelle.  Chacune  des  formes  ma- 
jeflueufes  ou  agréables ,  foit  claires  ou  obf- 
cures  5  que  nous  avions  vues  pendant  le 
jour,  jouoient  maintenant  dans  Tillufion  la 
plus  forte  de  l'optique  au  gré  du  caprice 
de  la  penfée  ,  de  même  qu'au  moment  où 
l'on  a  ceffé  d'entendre  un    grand   chœur 
d'inftrumens  ,  leur  harmonie  vibre  encore 
en  idée  dans  l'oreille. 

Dans   une   partie  de  notre  chemin ,  il 
s'offrit  une  fituation  qui  nous  plut  beau- 
coup ,  &  à  laquelle  nous  n'euflions  ,  peut* 
être  ,  pas  fait  attention,  lî  elle  eût  été  plus 
fortement  éclairée.  La  route  plongea  tout- 
à-coup  dans  un  petit  vallon  tournant ,  &  le 
creux  étant  trop  brufque  pour  un  carroffe, 
on  l'avoit  fauve  par  un  pont  :  la  forme  de 
Tarche  ctoit  celle  qu'on  trouve  ordinaire- 


(  ^^1  ) 

ment  dans  un  aqueduc  romain  :  du-moins 
elle  nous  parut  telle.  La  route  qui  tour- 
noit ,  le  vallon  couvert  de  bois  &  la  terre 
brifée  au-deflous  3  la  montagne  au-delà  ,  la 
figure  du  pont  qui  donnoit  à  la  fcène  un 
air  favant  d'antiquité  j  &  l'obfcuritc  qui 
fondoit  ces  diffcrens  objets  dans  unemafTe 
harmonieufe  j  tout  cela  faifoit  de  renfem- 
ble  un  fpeftacle  très-agréable. 

Mais  bientôt  il  fit  fi  fombre  ,  que  l'ima- 
gination même  n'avoit  plus  oii  errer.  Il 
étoit  alors  dix  heures  du  foir  5  &  quoique 
dans  ce  climat  feptentrional ,  le  crépufcule 
d'une  belle  foirée  d'été  foit  accompagné  , 
même  à  cette  heure  avancée  ,  d'un  brillant 
refplendifTement ,  cependant  alors  tout  étoit 
obfcur. 

A  faint ,  erroneous  raj 
Glanced  from  th'imperfeâ:  furfaces  of  things , 
Tlirow  half  an  image  on  the  ftraining  eye. 
While  wavering  w oods ,  and  villages,  and  ftreams. 
And  rocks,  and  mountain  tops ,  that  long  retained 
Tli'afcending  gleam  ,  were  aliène  fvs'imming  (cène. 
Un  certain  i£  beheld. 

Un  rayon  incertain  ,  faible  dans  fon  éclata 
Refiètc  des  chjcts  L'imparfaite  furface  , 


(    28    ) 

Ne  traçant  qiià  moitié  Vimage  qui  s'efface. 
Les  mobiles  forêts  ,   les  villages  ,  les  eaux  , 
Les   rochers  &  les  monts  ,  les  vallons  ,  les  coteaux 
Semblent  pourfuivre  encor  cette  lumière  errante. 
L'œil  n'a  plus  qiiune  fcène  &  douteufe  &  flottante  : 
Il  doute  s'il  a  vu. 

Nous  ne  voyions  que  judement  afiez  poiu* 
diftinguer  à  travers  l'obfcLirité  de  la  nuit 
les  formes  ombrées  des  m.ontagncs  ,  quel- 
quefois effaçant  à  moitié  le  firmament  d'un 
côté ,  &  quelquefois  le  contournant  comme 
une  fombre  barrière  de  l'autre. 

Quelquefois  auffi  ,  le  chemin  fcmbloit 
s'enfoncer  dans  quelque  abîme  obfcur,avec 
une  cataraâie  rugiiiant  au  fond  ,  tandis  que 
les  torrens  des  montagnes  des  deux  côtés 
fe  précipitoient  en  bruits  diftéremment  ca- 
dencés ,  félon  que  le  volume  d'eau ,   les 
déclivités  de  la  chute  ,  ià  diftance  ,  ou  l'in- 
termiffion  de  la  nielle  apportoient  à  l'oreille 
le  fon  plus  plein  ou  plus  foible.  Cet  or- 
gane de  l'ouïe  étoit  alors  d'autant  plus  fen- 
lible  que  l'imagination  comptoit  plus  fur 
lui  pour  s'inilruire  que  fur  le  fens  de  la  vue. 


(    2p) 

Ces  diiFerentes  notes  de  mufique  hydrau- 
lique fe  répondant  d'une  colline  à  l'autre, 
fembioient  expliquer  par  un  exemple  ce 
paiïage  où  le  Prophète  Roi  nous  repré- 
fente  un  ahîme  qui  en  appelle  un  autre  par 
rcff&L  du  bruit  des  tuyaux  d'eau. 

Entr'autres  images  de  la  nuit ,  un  lac 
(car  celui  de  Baflenthwaith  étoit  alors  en 
vue)  paroifToit  dans  l'incertitude  des  ténè- 
bres ,  comme  quelque  chofe  d'une  tifîure 
équivoque  qui  étendoit  un  rayon  alongé 
d'une  lumière  pâle  &  morte  fous  l'ombre 
profonde  des  montagnes  fufpendues  au- 
deffus  de  fes  bords  ;  mais  lî  cette  lumière 
provenoit  des  vapeurs  qui  s^élcvoient  de 
la  vallée ,  ou  H  c'étoit  de  l'eau ,  &  en  ce, 
dernier  cas  ii  c'étoit  un  bras  de  mer ,  un  lac 
ou  une  rivière  ,  c'eft  ce  que  le  voyageur 
qui  ne  connoitroit  pas  le  pays  feroit  fort 
embarraffé  de  dire.  Quoi  que  ce  fut  ,  cela 
fufîiroit  certainement  pour  éveiller  en  lui 
le  fentiment  de  la  crainte ,  <5c  fûre  naître 
dans  fon  imagination  qui  déjà  ne  rêve  que 


(  30) 

«Jangers  ,  l'idée  de  quelque  objet  qui  va 
l'arrêter  dans  fa  marche. 

Un  chemin  public  fort  bon ,  dans  lequel 
nous  étions  entrés  auprès  du  village  de 
Lorton ,  joint  à  une  connoiffance  parfaite 
que  nous  avions  du  pays  ,  nous  défendoit 
de  toute  frayeur  -,  mais  on  conçoit  aifément 
qu'un  voyageur  errant  dans  une  nuit  ora- 
geufe  ,  dans  un  pays  de  montagnes  qui  lui 
feroit  inconnu  ,  &  où  il  ne  verroit  aucune 
trace  d'homme ,  fentiroit  naître  à  coup  sûr 
dans  fon  cœur  des  palpitations  bien  défa- 
gréables. 

Offian  nous  oifre  quelques  images  riches 
des  effets  &  des  circonflances  d'une  nuit 
orageufe  dans  un  pays  tel  que  celui-ci.  J'en 
rapporterai  un  extrait ,  ne  m*e  permettant 
que  peu  de  changemens  :  ce  fera  fiire  le 
commentaire  du  texte  que  nous  avons  fous 
les  yeux.  Ce  fragment  eft  dans  une  note 
fur  Croma  ;  où  TAuteur  introduit  plufieurs 
Poètes  (Bardes)  ,  chacun  faifant  à  leur 
patron  une  defcription  refpe^live  d'une 
telle  nuit. 


(30 

H  L'orage  s'amafTe  fur  les  fommets  des 
montagnes,  &  étale  au-devant  de  la  lune 
fon  noir  manteau.  Il  s'avance  dans  une  ma- 
jeflé  obfcure ,  s'agitant  fur  les  aï  les  des 
vents  de'chaînés.  Il  balaye  la  valle'e  dans 
toute  fa  longueur,  &  rien  ne  peut  réfîfter 
à  fa  force  impétueufe.  Devant  lui  marche 
Péclair  ,  fortant  tout-à-coup  de  la  nuée 
qu'il  entr'ouvre.  Le  tonnerre  forme  Par- 
licre-garde ,  roulant  avec  bruit  au  fein  des 
montagnes. 

Toute  la  Nature  eft  dans  l'agitation  <5ç 
pleine  d'inquiétude. 

Le  cerf  couché  veille  inquiet  lut  les 
montagnes  couvertes  de  moufle  ;  la  biche 
fe  tient  ^  fes  côtés.  Elle  entend  la  tem- 
pête qui  rugit  à  travers  les  branches  des 
arbres  :  elle  bondit  &  retombe. 

Le  coq  de  bruyère  lève  la  tête  par  inter- 
valles ,  &  la  recachc  fous  fon  aile. 

Le  hibou  laifîe  interrompu  fon  chant  de 
mort ,  ôc  les  plumes  hériflees ,  eft  tapi  dans 
le  creux  d'un  chêne  fendu  par  la  tempête. 

Le  renard  afîamé  fe  repliant  dans   fa 


(32) 
courfe  ,  fuit  l'orage  ,  ôc  va  chercher  l'abri 
de  fa  caverne. 

Le  chafleur  alarmé  faute  à  bas  de  fon  lit 
&  veille  dans  fa  cabane  folitaire.  Il  ranime 
fon  foyer  prefque  éteint.  Ses  chiens  mouil- 
lés fument  autour  de  lui.  Il  entr'ouvre  à 
moitié  la  porte  de  fa  cabane,  ôc  regarde 
dehors  î  mais  il  fe  retire  à  l'inflant  des  ter- 
reurs de  la  nuit. 

Car  déjà  la  tempête  fond  en  torrens  qui 
fe  précipitent  du  haut  des  monts ,  &  joi- 
gnent leurs  eaux  terribles  dans  leur  chute. 
La  rivière  bientôt  croît  &  s'enfle  par  leur 
venue. 

Le  voyageur  anuité  s*arrête  fur  le  point 
de  defcendre  dans  le  chemin  creux  &  fom- 
bre.  Le  firmament  qui  étincèle  lui  découvre 
les  terreurs  de  la  fcène.  Il  regarde  tout 
autour  de  lui  avec  l'air  du  défefpoir  de  la 
folitude.  Il  ne  penfe  ni  au  rocher  qui  pend 
fur  fa  tête,  ni  au  précipice  ouvert  fous  fes 
pieds.  Il  continue  de  fui  vre  fa  route  où  il  s'é- 
gare. Son  courfier  tremble  fous  lui  à  la  vue 
des  éclairs  fréquens  &  redoublés.  Le  ton- 
nerre 


(  ^3  ) 

lierre  perce  la  nue  au-defTus  de  fa  tcte.  Le 
torrent  rugit  comme  un  lion  furieux.  Le 
voyiigeur  fe  haH^rde  à  traverfer  lègue  enilé 
<5c  rapide.  Avez-vous  entendu  ce  cùi  5  He 
bien  ,  c'étoit  le  cri  aigu  de  la  mort. 

Comme  le  fein  du  lac  eft  tumultueux  & 
a-'^ité  !  Les  vac^ues  battent  fans  ceffe  fes 
fiancs  de  roche.  Le  bateau  eft  rempli  juf- 
qu'à  fes  bords  dans  la  -gare.  Les  rames 
viennent  fe  l)rifer  contre  le  rivage. 

Quelle  ombre  trifte  fe  tient  là  ailife  fous 
cet  arbre  ,  fur  la  berge  foiitaire  ?  Mon  œil 
la  diftingue ,  foiblement  ombragée  par  le 
rayon  pâle  de  la  lune  qui  traverfe  un  nuage 
peu  épais.  C'eft  la  taille  d^ine  femme.  Ses 
yeux  font  fixés  fur  le  canal  du  lac.  Ses  che- 
veux épars  flottent  librement  autour  de 
fon  b#s ,  fur  lequel  elle  appuie  fa  tête 
penfive.  Hélas  !  fiJle  défolée  !  t'attends°tu 
encore  à  revoir  ton  amant  fur  ce  lac  ?  Tu 
as  vu ,  au  jour  tombant  ,  fon  bateau  dan- 
fant  loin  du  rivage  au  gré  des  ilôts  on- 
doyants. Ton  beau  fein  palpite  d'agitation 
Tome  II,  C 


(  34  ) 

^  d'incertitude.  Tu  ignores  (  &  que  ne 
peux-tu  l'ignorer  toujours  !  )  que  fon  corps 
eft  là-bas  étendu  fur  le  fable  ,  dans  les  bras 
de  la  mort  »>. 


H 


(35  ) 


C  H  A  P  I  T  Pv  E    XVII. 


A 


PRÈS  une  nuit  de  pluie  &  d'orage  , 
nous  eûmes  ia  joie  de  voir  paroitre  l'au- 
rore accompagnée  de  tout  ce  qui  promet 
un  jour  calme  &  fplendide.  Nous  dev- 
rions une  occaiion  de  contempler  la  fcène 
d'Ullefwater  par  un  ciel  clair  &  ferein. 
C'étoit  par-là  que  nous  nous  étions  pro- 
pofé  de  tourner  nos  pas  ,  &-,  de  terminer 
notre  examen  de  ce  pays  pittorefque. 

De  Kefwick  ,  nous  montâmes  une  col- 
line _,  en  fuivant  le  grand  chemin  qui  con- 
duit à  Penrith.  Arrivés  au  fommet ,  nous 
defcendîmes  de  cheval  pour  aller  vifiter 
un  Temple  de  Druides  ,  dans  un  champ 
à  notre  droite.  Ce  monument  forme  un 
cercle  dont  le  diamètre  efl  de  trente  deux 
pas  ,  ce  qui ,  autant  que  nous  en  pouvons 
juger  d'après  une  manière  aufli  inexaé^e 
de  calculer ,  efk  le  même  diamètre  que 
celui  de  Stonehenge.  J'ai  mefuré  autrefois 

G2 


ce  derniei'  Temple  de  la  même  maniète. 
Mais  les  deux  éditices  font  tués  -  difFé- 
rens  ,  quoique  leurs  diamètres  foient  à- 
peu-près  égaux.  Les  pierres  ici  font  ché- 
tives ,  en  comparaifon  de  celles  de  la  plaine 
de  Salifbury.  Si  Stonehenge  étoit  en  fou 
tems  une  Cathédrale ,  ce  cercle-ci  n'a  dû 
être  guères  autre  chofe  qu'une  Eglife  de 
campagne. 

Ces  ilru(fbures  font  ,  je  crois  ,  fans  con- 
tredit ,  les  plus  anciens  vertiges  d'archi- 
teflure  que  nous  ayons  en  Angleterre ,  û 
on  peut  donner  à  une  telle  conftruftion 
le  nom  d'architedure.  La  groffièreté  de 
Touvrage  attefte  encore  pour  nous  la  bar- 
barie des  fiècles  oii  vivoient  les  Druides  , 
6c  fournît  une  forte  preuve  de  la  Nature 
fauvage  de  la  Religion  de  ces  Prêtres 
Payens.  Au.dedans  de  ces  cercles  magi- 
ques ,  l'imagination  fe  forme  aifément  l'i- 
dée des  enchantemens  dont  ils  furent  le 
théâtre ,  &  de  tous  les  rites  fuperftitieux 
qui  y  furent  célébrés.  La  Poéfie  &  l'Hif- 
toire  s'accordent  en  Olïian,  lorfqu'il  chante 


(  37  ) 
tes  cercles  Je  pierres  dans  lefquels  nos  an- 
cêtres ,  dans  leurs  orgies  nofturnes  ,  in- 
voquoient  les  Efprits  qui  couroient  ba- 
lancés fur  les  vents  ,  &  évoquoient  les 
rpedres  terribles  de  leurs  pères  morts  , 
au  travers  defquels  ,  comme  il  le  dit  dans 
fon  ftyle  fubiime  ,  les  étoiles  fcintilloient 
avec  un  éclat  ohfcur. 

Quelque  curieux  que  foit  le  rôle  que 
jouent  les  Druides  dans  l'ancienne  Hif- 
toire  ,  non-feulement  de  la  Grande-Breta- 
gne ,  mais  des  autres  pays ,  je  n'ai  jamais 
vu  ,  du  moins  qu'il  me  fouvienne  ,  aucun 
tableau  de  quelque  prix  où  leurs  cérémo- 
nies fiflent  le  fujet  principal.  Nous  favonS 
qu'elles  peuvent  fournir  à  la  Poélie  un  ex- 
cellent fonds  d'images  &  de  defcriptions  y 
&  je  ne  vois  pas  pourquoi  les  faits  de 
Caradacus  ne  feroient  pas  auffi  bien  du 
relTort  de  la  Peinture  que  de  la  Poéiie 
Dramatique.  Il  y  a  toutefois  une  diffé- 
rence entre  ces  deux  moyens  pittorefques. 
Le  Drame  tisnt  au  moins  autant  au  fen- 
timent  qu'au  témoignage    des  fens  exté- 


(  38  ) 

rieurs ,  au  Ijieu  que  la  Peinture  eft  uni- 
quement ôc  entièrement  du  refîbrt  des  der^ 
niers.  Les  beautés  de  fcntiment  qu'étale 
le  Poète  font  perdues  fur  la  toile ,  &  c'eft 
dans  les  regards  expreffifs  &  les  attitudes 
des  ligures  ,  que  le  Speclateur  eft  obligé 
de  chercher  le  dialogue  qu'il  fupplé^  du. 
mieux  qu'il  peut.  Il  s'enfuit  ,  par  confé- 
quent ,  que  le  même  fujet  traité  par  la 
Poéile  ôc  par  la  Peinture  ,  brillera  toujours 
davantage  fous  le  pinceau  de  la  première. 
Les  fujets  qui  conviennent  le  mieux  à 
la  féconde ,  font  incontellablement  ceux 
qui  s'expliquent  eux-mêmes  par  l*aclion. 
En  général  ,  toutes  les  hifboires  ani- 
mées qui  font  fufceptibîes  d'une  aclion 
grande  ou  d'une  pajjjon  forte ,  feront  des 
fujets  d'un  choix  judicieux.  Les  fujets  non- 
animés  font  peu  propres  à  produire  un 
effet  ,  &  ,  en  particulier ,  les  fcènes  d'a- 
mour ,  qui  ,  fi  j'en  étois  cru  ,  feroicnt 
fur  toute  autre ,  abfolument  exclues  de 
la  toile  du  Peintre.  Le  langage  de  l'amour 
eft  fi  difôcile  à  traduire ,  que  je  ne  fâche 


(39  ) 
pas  avoir  jamais  va  dans  un  tableau  àtvm 
smans    qui    n'euffent  pas    une  forte   em; 
preinte    de  niaiferie  plate  (i). 

Outre  ces  fujets  qui  refpirent  l'acHon  on 
la  pajffîon  forte ,  il  y  en  a  d'autres  d'un  jet 
plus  inanimé ,  mais  auxquels  l'œil  ne  peut 
jamais  fe  tromper,  grâces  au  caraftère  par- 
ticulier qu'ils  portent.  De  ce  genre  eft  le 
tableau  de  M.  Wed  ,  repreTentant  rétablif- 
fcment  de  la  colonie  de  Penfylvanie.  Par 
le  mélange  bien  combiné  de  cara(ftères  An- 
glois  &  Indiens  ,  &  le  choix  heureux  d'ac- 
eelToires  convenables  ,  le  fujet  efl  non- 
feulement  bien  expliqué  ,  mais  il  cil  com- 
pris à  l'inftant  par  le  fpe6l:ateur ,  qualité  qui 
- 

(i)  Par  amour  de  l'Art,  j'oftrai  me  permettre  de  con- 
tredire en  cela  mon  Auteur  j  je  dirai  donc  que  Ton  opinion 
efi  ici  un  peu  trop  généralement  exprimée.  Deux  amans  > 
félon  moi,  figureroient  très-bien  dans  un  tableau,  s'il  re- 
prcfentoit  quelque  catajîrophe  de  l'Amour  :  une  tendra 
Hiloife  ,  par  exemple ,  s'arrachant ,  avec  dcfefpoir  ,  des 
bras  de  Ton  Abélaid.  Peut-être ,  dira  mon  Auteur,  ceci 
rentre  dans  la  clalfe  de  Varîion  &  de  la  pajjion  forte. 
Cuii  mais  ce  font  pourtant  des  amans. 

(iVcM  du  Traduéîeiw^l 
C    4. 


(  4P  ) 
devroit  être  celle  de  tout  tableau  hillo- 
rique. 

Au  nombre  des  tableaux  de  cette  efpèce 
font^ceux  qui  ont  caufé  cette  digrefîion, 
ceux  des  fcènes  des  Druides.  Je  connois 
peu   de  fujets  du  genre  moins  animé  qui 
pulTent  recevoir  plus  d'embelîiffeniens  pit- 
torefques  qu'un  facrifice  de  Druides.  Les 
airs  particuliers  de  têtes  ,  &  les  traits  fau- 
vages  de  ces  Prêtres  barbares  ,  leurs  lon- 
gues robes  blanches  &  flottantes, la  branche 
de  gui  de  chêne  qu'ils  avoient  à  la  main  , 
les  pierres  circulaires  (lî  l'art  peut  parvenir 
à  les  arranger  en  fa  compofition  ) ,  le  chêne 
eployé ,   l'autel  au-delTous ,  ôc  la  genifîe 
^Jplaiiche  comme  le  lait,  pourroient ,  réunis, 
former  un  excellent  tableau. 

J'ai  admiré  fouvent  une  gravure  à  l'eau- 

'  forte  d'après  Teipolo  ,  que  j'ai   toujours 

regardée  comme  une  rcpréfentation  de  ce 

fujet  (i).  Il  n'y  a  pas  fait  entrer ,  à  la  vé- 

(ij  II  lé  trouve  dans  un  Recueil  de  gravures  à    l'eau- 
forte  fur  des  fujets  eifiblématiques. 

(  Note  de  r Auteur.  ) 


(  4»  ) 
rite  ,  toutes  les  circonflances  d'un  facrilîce 
de  Druides ,  comme  je  viens  de  les  énon- 
cer  j  mais  les  caradètes  font  exactement 
ceux  qui  conviennent  au  fujet ,  dont  le  tout 
ofFreunedefcription  qui  paroîc  tuès-fideile. 
A  notre  fottie  du  temple  des  Druides  , 
nous  trouvâmes  peu  d'objets  qui  méritaffent 
aucune  attention  particulière ,  jufqu'à  notre 
arrivée  dans  la  vallée  de  Saint'  Jean.  Cette 
fcène  ,  vue  du  poile  que  nous  avions  choilî 
pour  la  contempler  ,  fembloit  être  une  aire 
circulaire  d'environ  fix  à  fept  milles  de  cir- 
conférence. Elle  eft  entièrement  entourée 
de  montagnes ,  &  eft  arrofée  par  la  petite 
rivière  Grata. 

La  vallée  de  Saint-Jean  eil  eftimée  l'un 
des  fîtes  les  plus  célèbies  du  pays  ,  quant  à 
la  beauté  ;  mais  il  n'a  pas  répondu  à  nos 
efpérances.  Le  terrein  y  confifte  en  mou- 
ches de  prairies  enclofes  5  il  eft  orné  de 
kl  fermes  <Sc  de  grouppes  d'arbres  ,  &  defcend 
en  plulleur^  endroits  d'une  manière  très- 
agréable  ;  mais  le  tout  en  efi:  plutôt  riche 
que  pittorefquej  &  c'eft ,  je  crois ,  par  ce 


(  4î  ) 
coté  qu'il  a  obtenu  fa  gi'andc  célébrité.  Par 
fa  forme  circulaire  qui  le  met  par-tout  fous 
l'angle  dired  de  l'œil ,  il  perd  l'avantage 
de  cette  variété  qu'offre  une  vallée  qui  fe 
contourne  ,  &  où  une  partie  s'éloigne  con- 
tinuellement d  une  autre  dans  toutes  le^ 
gradations  intérefîantes  de  la  perfpec- 
tive(i). 

Le  genre  de  fcène  de  cette  vallée  efl  le 
même  que  celui  de  la  vallée  de  Lorton  ; 
toutes  deux  font  compofées  d'objets  cham- 
pêtres; mais  ils  y  font  préfentés  fous  des 
afpeâs  différens.  Dans  la  vallée  de  Lorton , 
les  hameaux  8c  les  maifons ,  bâtis  fur  les 
bords  d'un  ruiileau  vagabond  ,  font  tous 
au  même  niveau ,  &  en  conféquence  fe  pré- 
fentent  détachés ,  &  F  un  après  l'autre^  comme 
autant  de  payfaoes  jéparés.  Ici ,  ils  font  fe- 
més  fur  toutes  les  inégalités  du  terrein  ,  à 
travers  toute  l'aire  de  la  vallée  qui  fait  un 
cercle ,  du-moîns  en  apparence ,  ce  qui  offre 


(i)    Voj'ez  la  même  idée  appliquée  à  l'eau ,  Chapitre 
XII. 


(  43  ) 
à  l'œiî  trop  de  chofcs  à  la  fois  ,  6c  enfin  une 
confufion  plutôt  qu'une  fucceffiofi  d'objets  «5c 
de  fcènes.  Je  n'entends  néanmoins  parler 
que  de  l'apparence  générale  de  la  vallce  j  cair 
elÏQ  contient, inconteftablement ,  beaucoup 
de  fcènes  ou  de  parties  magniMques  que 
nous  n'eûmes  malheureufement  pas  le  tems 
de  parcourir  en  détail. 

Le  plan  ou  fol  de  terre  du  fameux  val- 
lon de  Tempe  ,  a  quelque  refîemblance 
avec  la  vallée  de  Saint-Jean.  La  Nature 
femble  avoir  formé  l'un  fur  le  modèle  de 
l'autre ,  excepté  feulement  que  les  accefToires 
de  la  fcène  fî  célèbre  dans  Pantiquité ,  étoienc 
plus  pittorefques. 

Le  vallon  de  Tempé^'de  même  que  cette 
vallée  ,  faifoit  un  cercle  &  étoit  entouré  de 
montagnes;  mais  le  terrein  (du-moins  nous 
le  croyons)  ne  s'élevoit  point  d'une  ma- 
nière uniforme  devant  l'œil.  Il  étoir  com- 
pofé  de  plaines  nivelées  entrecoupées  par 
des  bois  qui ,  en  pluiieurs  endroits ,  étoient 
épais  &  ferrés ,  &  qui  dévoient  par-tout 
intercepter  quelque  portion  de  la  ligne  de 


(  44  ) 
montagne  ,  ôc  rompre  la  régularité  de  It 
forme  circulaire. 

Les  montagnes  de  Tempe  étoient  auffi 
d'une  flrudure  plus  magnifique ,  droites  & 
roides ,  couvertes  de  rochers  &  ornées  avec 
grâce  des  arbres  les  plus  beaux.  A  l'entrée 
du  vallon  étoit  une  brèche  majeftueufe  de 
rocher ,  ombragée  à  profuiion  par  une 
fcène  boifeufe  ,  &  au  travers  de  laquelle 
la  mafie  d'eau  du  fleuve  Pénée  fe  faifoit  paf- 
fage  avec  un  bruit  épouvantable  j  &  après 
s'être  brifé  dans  fa  chute  en  écume  &  en 
vapeurs ,  il  rafîembloit  fes  forces  au  pied 
du  rocher  ,  d'où  il  s'élançoit  en  torrent  dé- 
réglé Ôc  impétueux  ^  traverfant  le  vallon  «Se 
rugiflant  fur  la  pi^re  de  roche  &  les  bancs 
de  fable  jufqu'à  fa  fortie  par  les  plifTures  des 
montagnes  au  coté  oppofé. 

Elien  nous  dit ,  il  eft  vrai ,  que  le  cou- 
rant avoit  une  furface  polies  mais  comme 
la  defcription  que  nous  en  donne  Ovide 
eft  plus  pittorefque,  le  Lefteur  me  per- 
mettra de  regarder  fon  autorité  comme 
étant  d'un  plus  grand  poids.  Sou  tableau 


C45  ) 

du  vallon  de  Tempe  efl:  noblement  tracés 
mais  comme  fon  objet  principal  étoit  de 
décrire  Je  majeftueux  Palais  d'un  fleuve  , 
bâti  parmi  les  cavernes  creufes  &  les  vaf  j 
tes  retraites  de  Touverture  faite  dans  le 
rocher  à  l'entrée  du  vallon  ,  fon  fujet  le 
conduifoit  naturellement  à  s'arrêter  prin^ 
cipalement  au  portrait  de  la  cafcade  qui 
'étoit ,  fans  aucun  doute ,  le  plus  bel  or- 
nement de  ce  lieu. 

Eft  nemiis  ^Emonia: ,  prxrupta  quod  undîque  daudit 
5ilva  :  vocanc  Tempe  :  per  quas  Peneus  ab  kno 
Efîûflis  Pindo  ,  fpumofis  volvitur  undis  î 
Dejeâiique  gravi  tenues  agitantia  fumos  , 
Nubila  conducit;  fiimmafque  afpergine  filvas 
Impluit  :  Se  fonitu  plufquam  vicina  fatigat. 
Hsc  domus,  liarc  fedes,  hsc  funt  penetralia  magiv 
Amnis  :  in  hoc  refidensfadlo  de  cautibus  antro, 
Undis  jura  dabat. 

Un  vallon  fait  fur  ce  modèle  eH:  fi 
charmant  ,  que  d'autres  Poètes  en  ont 
emprunté  l'idée  dans  leurs  defcriptions. 
Je  pourrois  multiplier  les  citations  ,  mais 
je  n'en  choifirai  que  deux  où  le  fujet  eft 
traité  différemment.   Dans  l'une  ,  ia  gran- 


(  40 

deiir  naturelle  de  la  fcène  efl  tempérée 
par  de  petits  accefToires  de  gaieté  :  dans 
l'autre ,  le  Poète  nous  frappe  l'ame  de 
toute  la  majefté  du  fublime.  Le  premier 
tableau  refîemble  plus  à  la  vallée  de  Saint- 
Jean  :  le  dernier  approche  davantage  de 
l'idée  du  beau  vallon  de  ThefTalie. 

Into  a  forefl  far  they  thence  him  led  , 

Where  vas  their  dv/elling  in  a  pleafànt  glade , 

With  mountains  round  about  invironed  , 

And  mightj  vroods  that  did  the  valle/  shade, 

And  like  a  fiately  théâtre  it  made, 

Spreading  itfelf  into  a  fpacious  plain. 

And  in  the  midft  a  little  river  played 

Amongft  the  pumy  ftones ,  which  feemed  to  plain , 

''K'ith  gentle  murmur  that  Jiis  coarfe  they  did  reftrain. 

Ils  le  mènent  delà  dans  la  forêt  lointaine , 
Où  d'un  tiré-de-col  (û)  ils  faifoient  leur  féjour , 
'Lieu  charmant  que  des  monts  enferment  tout  autour. 
Des  bois  majejlueux  ombrageaient  la  vallée  : 
Comme  un  noble  théâtre  elle  femble  formée  , 
'S' étendant  fur  la,  plaine  ,  objet  &  vafte  &  beau , 
Que  coupe  en  deux  parties  un  tranfparent  ruiffeau  j 
Qui ,  d'un  murmure  doux  ,   blâme  la  barbarie 
Des  cailloux  dont  fa  courfe  eft  fouvent  rallentie* 

(  d  )   Une  clairière  daa;  un  bo»> 


(47  ) 

The  hllU 
Of  itfa,  yieldinjç  to  a  fruitful  vale, 
\f"itl]in  their  range  half-cfrcling  had  inclofed 
A  fair  expanfe  in  verdure  ûnootii.  The  bound» 
Vere  edged  by  vood ,  o'erhung  by  hoarj  ch'ffi , 
\i^hich  from  the  clouds  bent  frownhig.  Do^naroefc, 
Above  tbe  lofciefl  fummit  of  the  grove  , 
A  tumbling  torrent  vore  the  shaggedftonej 
Then  gleaming  through  the  intervais  of  shadi, 
Attained  the  valley,  where  the  level  fireatu 
Di&fed  refreshment. 

D'jEta  les  monts  hardis ,  d'une  humeur  plus  docile  ^ 
D'une  vallée  ,  entre  eux  ,  placent  U  fein  fertile. 
Rangés  en  demi-cercle  ils  l'y  voient  établi , 
De  Ja  nohle  verdure  en  tout  tems  ennobli. 
Des  bois  &  des  rochers  en  fixent  la  diftance  : 
Ils  courbent  fous  la  nue  un  front  plein  d'arrogance^ 
Défendant  d'un  rocher  qui  règne  fur  ces  bois  , 
Un  torrent  écumeux  ufg  fes  durs  parois  ; 
Etjettant  un  rayon  dans  un  coin  hors  de  l'omhé. 
Il  gagne  la  vallée  ,  où ,  devenu  moins  fombre , 
IL  court,  dans  un  niveau  qui  plaît  &  rafraîchit, 

La  vallée  de  Saint  -  Jean  fut  ,  i]  y  a 
quelques  années,  le  théâtre  dune  de  ces 
terribles  inondations ,  du  genre  de  celle 
^ui  ravagea  tout  récemment  la  vallée  de 
Brackenthvait.  J'en  rapporterai  les  cir- 
conftances,  telles  que  nous  Iq^  recueillîmes 


(48  ) 

fur  le  Jieu  ;  mais  nous  les  croyons  char- 
gées à  quelques  égards ,  &  n'avons  pas 
toute  la  confiance  poffible  au  récit  qui 
BOUS  fert  d'autorité. 

Ce  défaftre  arriva  le  22  d'Août  1745?. 
La  journée  où  le  tems  avoit  été  extrême- 
ment couvert  &  d'une  chaleur  étoufFante  , 
fe  termina  avec  un  afpeél  très  -  fombre. 
Des  nuages  noirs  s'amafsèrent  de  plus  en 
plus  de  toutes  les  parties  du  ciel.  L'air 
étoit  chaud  à  n'être  pas  fupportabie  :  l'at- 
mofphère  étoit  en  feu  5  du  relie  ,  tout 
étoit  dans  l'état  de  la  plus  complette  fta- 
gnation.  On  ne  voyoit  pas  une  feule  feuille 
d'arbre   en  mouvement. 

Tout-à-coup  les  habitans  de  la  vallée 
entendirent  un  bruit  étrange  de  différens 
endroits  autour  d'eux  ;  mais  ils  ne  pou- 
voient  juger  s'il  venoit  du  ciel  ou  des 
montagnes.  Il  refiembloit  au  murmure 
profond  d'un  vent  fort  qui  agite  les  fom- 
mets  des  arbres.  Ce  bruit  (  qui  ,  dans  un 
degré  plus  foible ,  eft  ordinairement  le 
prélude  d'une  tempête)  dura,  fans  relâ- 
che , 


(49) 

che  ,  pendant  environ  deux  heures.  Alors , 
Je  vent,  la  pluie  ,  le  tonnerre  &  les  éclairs 
fuccédèrent ,  &  l'orage  avoit  une  telle 
violence  que ,  de  mémoire  d'homme  ,  on 
ne  pouvoit  le  comparer  à  aucun  autre.  Il 
dura  ainfl  fans  fe  rallentir ,  pendant  près 
de  trois  heures. 

Dans  cette  tempête  ,  la  cataraéle  tomba 

fur   la  montagne  au  Nord   de   la  vallée  , 

ou  ,  félon  l'opinion   de  quelques  perfon- 

nes  ,  creva  du  fein  de  la  montagne  même  j 

mais  cela  me    femble   peu  probable.   Le 

coté  de  cette  montagne  eft  un  précipice 

continu  dans  la  longueur  d'un  mille.  Tout 

cet  efpace  ,  à  ce  qu'on  allure ,  fut  couvert, 

en  un  inftant ,  d'une  cafcade  non-interrom- 

pue  d'un  torrent  mugilTant  Cvue  qui  de- 

voit  imiter   en  force  la  chute  terrible  du 

Niagara  )  ,  balayant  tout  dans  fon  pafTage , 

depuis  le  fommet  de  la  montagne  jufqu'à 

fa  bafe.  Là  ,  comme  dans  l'inondation  que 

nous  avons  décrite  ailleurs  (  i  )  ,  il  fuivic 

(r)  Voyex  Chapitre  XYI. 

Tome  IL  D 


(  50  y 

Je  canal  des  ruifTeaux  qu*il  rencontra  en 
fon  chemin  ,  &:  laifla  par-tout  des  marques 
de  fa  furie  extraordinaire. 

Un  des  effets  de  fon  ravage  efl  éton- 
nant. Les  frasmens  de  rocher ,  les  tas  énor- 
mes  de  pierres  &  de  fable  que  ce  torrent 
entraîna  avec  lui  tout  le  long  de  la  mon- 
tagne,  comblèrent  le  lit  d'un  des  courans 
qui  recevoient  fes  eaux  au  bas.  L'eau  ainfî 
enfermée  ,  &  prenant  continuellement  une 
nouvelle  augmentation  de  force  ,  après 
avoir  roulé  obflinément  dans  cette  partie 
de  la  vallée  avec  des  tournans  effroyables , 
à  la  fin  s'ouvrit  un  nouveau  canal  dans  la 
maffe  folide  du  roc  qu'il  disjoignit,  ace 
que  nous  apprîmes,  en  une  crevaffe  frac- 
turée ,  faifant  une  brèche  au  moins  de  dix 
pieds  de  largeur.  Plufieurs  des  fragmens 
en  furent  emportés  à  une  grande  diftance  , 
&  dans  le  nombre  ,  il  y  en  avoir  de  fî 
gros,  que  douze  chevaux  attelés  n'étoient 
pas  capables  de  les  ébranler.  Nous  regret- 
tâmes ,  dans  la  fuite ,  de  n'avoir  pas  vu 
cette  ouverture  remarquable  j  mais  le  dé- 


(  51  ) 

faut  de  tems  avoir  reprimé  notre  curioritc. 
En  fortant  de  la  vallce  de  Saint-Jean  , 
nous  montâmes  une  colline  efcarpée  ,  ap- 
pelée Branthwait-Cragg.  Arrivés  au  fom- 
met  ,  nous  prîmes  un  guide  ,  parce  que 
nous  étions  obligés  de  quitter  la  grande 
route  pour  nous  rendre  à  Ullefwater  , 
&  que  nous  avions  à  traverfer  des  landes 
non-fréquenrées ,  par-deffus  les  montagnes 
qui  nous  environnoient. 

Ces  montai' rcs  ctoient  couvertes  d'une 
immenfe  quantité  de  pierres  énormes  & 
de  rochers  dJtachés.  Nous  y  vîmes  beau- 
coup de  vieillards  &  d'enfans  venus  des 
villages  voifins  pour  cueillir  une  efpèce 
de  lichen  blanc  qui  poufTe  fur  la  cime  des 
ïochers ,  &  qu'on  nous  a  dit  avoir  la  pfo- 
priété  de  teindre  en  brun-obfcur. 

Au   nombre  des    difficultés  que  nous 
éprouvâmes  dans   notre  excurfîon  fur  ces 
montagnes ,  les  fondrières  &   les    marais 
que   nous  rencontrâmes   étoient   les  plus 
défagréables.   Nous  étions  fouvent  forcés 
de  defcendre  de  cheval,  5c  en  quelques 

D  2 


(  so 

endroits ,  On  pouvoit  à  peine  tenir  pied 
fur  le  terrein.  Notre  guide  nous,  informa 
que  ]à  où  les  joncs  croifToient  ,  il  étoit 
plus  ferme.  Nous  tâchâmes  donc  ,  autant 
qu'il  fut  poflîble  ,  de  prendre  les  petites 
buttes  cle  ces  plantes  pour  moyens  de  di- 
rection dans  notre  marche.  Mais  comme 
nous  ne  pouvions  m.ettre  nos  chevaux  dans 
le  fecret  de  cette  de'couverte ,  ils  enfon- 
çoient  fouvent  jufqu'au  ventre. 

En  pluiieurs  parties  de  cette  route  , 
nous  avions  pour  point-de-vue  ce  grouppe 
de  montagnes  qui  forme  un  cercle  dans 
le  cœur  du  Cumberland,  &  fert  de  fond 
aux  vues  centrales  de  prefque  toutes  les 
parties  des  extrémités  de  ce  Comté.  Ces 
montagnes  s'unifTent ,  du  côté  du  Sud  , 
avec  celles  du  Weftmoreland.  La  portion 
oppofée  au  point  où  nous  étions ,  fe  trou* 
voit  compofée  de  Skiddaw  ,  de  Threlka- 
tefell ,  dont  partie  eft  appelée  Sadle-Back  , 
Ôc  de  Grifedale-Fell.  En  approchant  da- 
vantage de  la  limite  Septentrionale  de  cette 
chaîne  ,  Skiddaw  ,  qui  en  efl  de  beaucoup 


(53) 
îa  montagne  la  plus  clevce  ,  nous  paroif- 
foit  la  plus  petite  dans  la  perfpedive.  Der- 
rière ces  montagnes  ,  s'élèvent  par  ordre 
Moredale-Fell ,  Carric  &  Caudbeck  ,  dont 
nous  voyions  quelquefois  des  hautes  terres 
les  fommets  dominans  qui  réflétoient  leurs 
vêtemens  d*azur  fur  les  parties  concaves 
des  montagnes  moins  éclairées  qui  écoienc 
plus  près  de  notre  œil. 

Entre  nous  &  cette  chaîne  circulaire 
qui  remplifîoit  tout  Thorifon  à  notre  gau- 
che y  s'étendoit  une  très  -  grande  vallée  , 
qui  s*allongeoit  d'un  côté  à  l'autre  dans 
un  terrein  d'un  peu  moins  de  fept  ou  huit 
milles  ,  &  dont  la  longueur  fe  perdoit  à 
la  vue  dans  un  tournant.  Elle  ofFre  pea 
de  beauté  ,  outre  celle  qui  réfulte  de  la 
gradation  de  la  diftance  î  mais  elle  porte 
toutefois  à  refprit  cette  idée  de  grandeur 
que  tout  efpace  (  quoique  peu  orné  d'ail- 
leurs ) ,  qui  a  de  vaftes  limites ,  ne  manque 
jamais  de  lui  infpirer. 

Cette  idée  a  quelquefois  fervi  à  égarer 
des  perfonnes  d'un   goût  étroit,  qui  avoient 


(54) 
û  orner  de  petites  fcènes.  Ils  ont  ouï  dire 
que  Uefpace  ejî  une,  fource  de  heaiaéj  mais 
£iute    de  favoîr    étudier   &    connoitre    la 
nature  des  circonftances,  ils  montrent  fou- 
vent  tout  ce  qu'ils  ont  de  tcrrein  ,  lorfque 
la  raifon  ou  le  goût  auroit  exige  qu'on 
en  cacKat  la  moitié ,  comme  étant  des  ob- 
jets difî ormes.    L'efpace  considéré   en  lui- 
même    donne   l'idée    de  majejlé    pkis    que 
celle  de    beauté.  Telle  cil  l'idée  que  l'O- 
céan fait  naître.  Mais  une  peti.e  fccne  ne 
peut  l'offrir.   On  n'atteint    donc  point  en 
ce  cas  à  la  majcflé^  qu'on  cherchoit ,  &  l'oit 
perd  la  beauté  qu'on  avoir  fous  la  main. 

Le  long  de  cette  vallée  palToit  la  grande 
route  que  nous  venions  de  quitter,  &  qui 
n'en  étoit  pas  le  moindre   ornement.    Le 
cours  tortueux  d'une  rivicre  efl  encore  un 
objet  plus  noble  d'embelliifement  de    ce 
genre  5  mais  à  fon  défaut   un  grand  che- 
min le  remplace  très-bien  ,  &  lui  eft  même 
fupérieur    à    plufieurs    égards.    La  rivière 
étant  de  niveau  ,    &    contenue  entre  des 
rives ,   eft  ordinairement   trop  cachée ,   à 


(  55  ) 
iTioins  qu'on  ne  la  voie  d'un  point  clevc  ; 
mais  l'œil  fuit  aife'ment  la  route  à  travers 
les  inégalités  du  terrein  ,  <5c  dans  fes  tours 
&  détours  hauts  &  bas  ?  ce  qui  lui  donne 
plus  de  variété  dans  fon  cours. 

A  la  droite  ,  formant  l'autre  coté  de 
cette  vallée  étendue ,  s'élèvent  pluiîeurs 
montagnes  très  -  hautes  ,  parmi  lefquelles 
Hara-Side  &  'W'hite-pike  font  les  plus  ma- 
gnifiques. Au-bas  de  ces  montagnes ,  en 
tirant  vers  les  bords  de  la  vallée  ,  en  font 
d'autres  moins  confidérables  j  mais ,  dans 
le  nombre  ,  il  y  en  a  deux  nomm.ées  les 
Melifells,  très-remarquables  par  leurforme, 
qui  eft  celle  des  buttes  de  terre  dans  un 
cimetière  de  campagne. 

Un  peu  avant  d'approcher  des  Meli- 
fells ,  le  fentier  où  nous  marchions  nous 
conduilit  fous  une  montagne  de  roche 
fort  élevée  ,  connue  fous  le  nom  de  Wolf's- 
Cragg  (  roche  des  loups)  ,  &  qui  eft  pro- 
bablement un  des  repaires  qu'avoient  ces 
animaux,  avant  qu'on  les  eût  extirpes  de 
notre  îf  e.  C'cft  une  foiterelTe  qui  fjmble 

D  4 


(  56) 
ftiite  exprès  pour  leur  fervir  de  garnifon. 
Delà  ,  ils  pouvoieni:  faire  des  forties ,  ra- 
vager la  vallée  qui  étoit  devant  eux ,  3c 
s*emparer  de  tout  ce  qu'ils  trouvoient  dans 
leur   chemin  ,  auffi  loin  que  l'œil   s'ëten- 
doit.    Un    payfage   de  cette    efpèce ,  re- 
préfenté  par  le  pinceau  ,   feroit  extrême- 
ment bien  caraftérifé  par  de  tels  accefîbi- 
res.    Ce  fujet    auroit  été   excellent   pour 
Ridinger.  Si  cet  Artifle,  au  génie  pitto- 
refque  ,  avoit  voulu  choifir  une  fcène  de 
loups ,  il  n'auroit  pu  en  trouver  une  meil- 
leure. 

Lorfque  nous  eûmes  paffé  cette  fuite 
de  montagnes  ,  nous  entrâmes  dans  un 
fenticr  plus  battu  conduifant  au  village 
de  Matterdale  ,  qui  n*étoit  qu'à  environ 
un  mille  du  lac  d'Ullefwater  que  des  terres 
élevées  nous  cachoient  entièrement.  Ici, 
nous  congédiâmes  notre  guide  qui,  aupa- 
ravant ,  nous  indiqua  le  chemin  de  Gobray- 
Park ,  limite  Septentrionale  du  lac. 

Nous  trouvâmes    cette  partie   du  pays 
bien  peuplée  ,  ôc  les  routes  très-fréquentées 


(57) 
en    cette   faifon.    C'étoit    le    tems  d'une 
grande  foire  ,  où  les  jeunes  amans  quittent 
les  anciennes  liaifons  pour  en  former  de 
nouvelles  ;  &  ce  ne  fut  pas  pour  nous  un 
plaifîr  peu  grand  que  d'obferv-er   la  fim- 
plicité  &  la  variété  des  diiTcrens  groiippes 
&  des  ligures  que  nous  rencontrâmes  mar- 
chant ou  allant  à  cheval. 

Voilà  les  objets  pittorefques  propres  à 
orner  un  payfage.  Les  élégans  &  les  élé- 
gantes d'une  grande  ville  ,  avec  leurs  car- 
rofîes  dorés   qui  en  embarrafTent  les  ave- 
nues ,  ne  préfentent  rien    de  favorable  à 
l'Artifle.  Son   pinceau   rejette  avec  indi- 
gnation tout  ce  qui  fent  la  fplendeur  de 
l'Art  j  dans  les  grandes  fcènes ,  il  ne  peut 
même  introduire  le  payfan  employé  aux 
humbles  occupations  de  fon  état.  La  bê- 
che ,  la  faulx  ,  le  râteau  ,  font  tous  enve- 
loppés dans  la  même  profcription. 

Les  idées  morales  &  les  idées  pittorel- 
ques  ne  coincidenr  pas  toujours.  Vue  dans 
le  fens  moral ,  la  cultîvation  dans  toutes 
fes  branches   ell  agréable  j  la  haie  6c  le 


(  58  ) 
fiUon  ,  le  champ  de  blé  ondoynnt  ôc  les 
gerbes  jaunies  mifes  en  rangs.  Mais  l'œil 
pitrorefque  de  l'Artifte  ne  voit  tous  ceî 
objets  qu'avec  dégoût  ,  s'il  veut  préienter 
une  fcène  de  gtrandeur.  II  pourfuit  la 
Nature  ,  mais  la  Nature  non-foumife  aux 
règles  de  l'Art  ,  &  telle  qu'elle  paroît  dans 
fes  produdions  fauvages ,  &  revêtue  de 
toutes  fes  formes  irrégulières. 

Juvat  arva  videre 
Nonraflris  homînum,  non  ullï  obnoxia  cura?. 

II  en  eft  de  même  à  l'égard  des  figures. 
Sous  un  jour  moral ,  l'ouvrier  induftrieux 
eft  un  objet  plus  agréable  que  le  ruftre  non- 
chalant. Mais  fous  un  jour  pittorefque,  il 
en  eft  tout  autrement.  Les  arts  de  Pinduf- 
trie  font  rejettes  j  <5c  même  la  pareile ,  û  je 
puis  parler  ainfî ,  ajoute  de  la  dignité  à  un 
earaâière.  C'eft  ainlî  que  le  pâtre  parefTeux , 
repofé  fur  fon  bâton ,  ou  le  villageois ,  non- 
chalamment étendu  fur  un  rocher ,  peuvent 
trouver  place  dans  la  fccne  la  plus  noble  5 
tandis  que  l'artifan  laborieux,  avec  les  inf- 


(  59  ) 
trumens  de  fon  travail ,  en  fera  exclus.  Le 
pêcheur,  il  eft  vrai  ,  pourra  s'y  montrer, 
occupé  de  fa  profenion  fur  le  hc  ;  mais  ce 
n'cfl  pas   à   raifcn  de  fa  profeffion  :  c'eft 
uniquement  à  caufe  de  l'apparat  pittorefque 
de  fes  outils.  C'ell  fon  bateau  ,  ce  font  fes 
filets  qui  lui  donnent  ce  privilège.   Voilà 
les   objets;  lui,  il  n'eft  qu'un  acceffoire. 
Placez-le  fur  le  rivage  ,  comme  figure  dé- 
tachée ,  avec  fa  baguette  où  pend  la  ligne , 
&  fon  emploi  deviendra  le  motif  de  fon 
exclufion.  Que  dans  une  clairière  gaie, fur 
le  bord  d'un  ruilTeau  murmurant ,  près  d'un 
moulin  ou  d'une  cabane  ,  il  pêche  tant  qu'il 
voudra.  Dans  une  fcène  de  ce  genre  ,  l'œil 
pittorefque  ne  fera  point  choqué  j  mais  il 
faut  que  le  pêcheur  fe  garde  bien  de  pa- 
roître  dans  une  fcène  de  quelque  noblefle 
avec  l'appareil  de  fon  métier  vulgaire. 

Il  eft  à  propos  d'obferver  ,  cependant , 
que  des  figures  qui  dérivent  ainlî  leur  im- 
portance fimplcment  de  ce  qu'elles  ne  fe 
mêlent  point  des  profeflîons  bafies  ôc  mé- 
chaniques  ,  ne  font  jamais  tout  au  plus  que 


(  ^o) 

des  accejfoires  pittorefques.  Elles  font  d'une 
grandeur  négative ,  n'ajoutant  rien  à  la  ma- 
jefté  de  l'idée ,  ni  n'en  diminuant  rien.  Elles 
font  purement  6c  Jimplemcnt  des  objets  d^or" 
nement  de  la  fcène. 

Les  caractères  qui  font  les  mieux  adap^ 
tés  à  cesfcènes  de  grandeur  ,  font  ceux  qui 
impriment  dans  l'ame  quelque  idée  de  ma- 
jefté  ,  de  défordre  &  de  férocité ,  toutes 
qualités  qui  avoiilnent  le  fublime,  en  ce 
qui  tient  à  la  Nature. 

Les  figures  en  longues  robes  formées 
de  draperies  à  grands  plis,  les  Egyptiennes, 
les  bandits  de  Corfe  &  les  foldats  (  non 
en  habits  d'ordonnance  à  la  moderne ,  mais 
comme  les  peint  Virgile , 

Longis  adnixi  haftis ,  &  fcuta  tenentes.  ) 

ont  tous  l'empreinte  de  quelqu'un  de  ces 
caraâières  ,  &  s'uniilant  à  la  magnificence, 
au  défordre  fauvage  ou  à  l'horreur  de  la 
fcène  ,  s'y  amalgament  convenablement , 
&  faifant ,  pour  ainfi  dire  ,  la  réflexion  des 


(^1  ) 

images  offertes  ,  ajoutent  au  cara(5tère  do- 
minant une  teinte  plus  profonde. 

Je  pourrois  ,  pour  confirmer  la  vérité 
de  ces  remarques ,  en  appeler  au  jugement 
décifif  de  Salvator  Rofa ,  qui  femble  avoir 
parfaitement  connu  la  Nature  &  l'à-propos 
des  figures  ,  principalement  dans  les  fcènes 
de  grandeur.  Ses  ouvrages  offrent  les  meil- 
leurs modèles  en  ce  genre.  Nous  avons  un 
livre  de  figures ,  compofées  fpécialement 
pour  les  fcènes  de  cette  efpèce  ,  &  gravées 
à  l'eau  forte  par  lui-même.  Cette  colleAion 
fournit  une  grande  variété  de  caractères, 
de  grouppes  ôz  d'habillemens;  mais  je  ne 
me  fouviens  pas  d'avoir  vu ,  ni  dans  ce 
livre ,  ni  dans  aucun  autre  de  fes  ouvrages , 
un  feul  caraâ:ère  bas  ou  mefquin.  Toutes 
fes  figures  font ,  ou  de  l'efpèce  que  j'ai 
appellée  négative^  ou  marquées  de  quelque 
trait  de  grandeur ,  ou  de  capricefauvage ,  ou 
de  férocité.  Cette  dernière  qualité  eft  celle 
dont  fes  perfonnages  font  généralement 
parcages ,  fes  grandes  fcènes  étant  princi- 
palement occupées  par  des  bandits. 


(.62   ) 

J'ai  trouve  dans  le  voyage  de  M.  Thick- 
nefs  en  Efpagne ,  un  paflage  qui  jette  un 
nouveau  jour  fur  ces  remarques.  Je  crois 
par  cette  raifon  devoir  le  tranfcrire  ici. 

«  La  pire  efpèce  de  mendians  Efpagnols 
font  ,  dit-il ,  les  bandes  d'Egypdens  & 
d'Egjrptiennes.  Ils  font  de  la  race  origi- 
nale (i)  ,  &  différent  à  un  degré  marqué 
de  tous  les  autres  qui  exercent  ce  vil  mé- 
tier ,  &  je  pourrois  dire  même  de  tout  autre 
être  appartenant  à  Tefpèce  humaine.  J'ai 
fouvent  vu  dans  ma  route  des  grouppes  de 
ces  fortes  de  gens.  Mais  ,  quand  il  arrive 
de  les  rencontrer  dans  des  chemins  éloi- 
gnés des  villes  ou  des  habitations ,  ils  ne 
font  pas ,  pour  un  voyageur ,  des  objets 
fort  agréables  ;  car  ils  demandent  Paumône 


(i)  Bohémiens ,  fans  doute  j  car  c'eft  de  la  Bohême 
que  font  fcxcis  les  premiers  de  ceux  qui  ont  fait ,  en  Ea- 
rope ,  métier  de  flatter  la  folie  des  hommes ,  en  leur  pro- 
mettant le  Tecret  d^pavenir.  Encore  en  France ,  Bohémien 
eft  aujourd'hui  un  mot  fynenyme  de  Sorcier ,  parmi  le 
peuple. 

(  Note  du  Traduâîeur.) 


(  ^3  ) 

d'un  ton  à  vous  perfuader  qu'ils  ne  crai- 
gnent point  d*être  rcfufés  j  &.  je  ne  doute 
pas  qu'ils  ne  commettent  fouvent  des  meur- 
tres ,  quand  ils  peuvent  attaquer  un  homme 
fans  deTenfe ,  ou  le  prendre  par  furprife. 
Ils  font  extrêmement  bafanés ,  &  ont  des 
•cheveux  d'un  noir  de  jais.  Ils  forment  des 
grouppes  très-pittorefques  à  l'ombre  des 
rochers  &  des  arbres  dans  les  Monts-  Pyré- 
nées ,  où  ils  pafîent  leurs  foirées  ,  vivant  à 
la  manière  du  pays,  où  du  pain&  de  l'eau 
&  une  vie  indolente  font  préférés  à  une 
meilleure  nourriture  acquife  par  le  travail 
&  l'induftrie. 


(  H) 


CHAPITRE    XVII  L 

V-/OMME  nous  dcfcendions  la  colline, 
en  fortant  de  Matterdale ,  avant  que  d'ar- 
river au  lac  ,  nous  eûmes  un  bel  échantilloK 
(pour  parler  comme  les  NaturaliRes)  de  ce 
qu'on  appelle  en  ce  pays-ci  un  gill  (i).  La 
route  nous  conduifoit  fur  le  bord  d'un  de 
fes  précipices  ;  mais  l'ouverture  étoit  lî  en- 
tièrement couverte  de  bois,  qu'en  regar- 
dant en  bas  ,  nous  ne  pûmes  rien  apperce- 
voir.  Les  rayons  mêmes  du  foleil ,  incapa- 
bles d'en  percer  l'épailTeur ,  s'arrêtoient  fur 
les  cimes  touffues  des  arbres  qui  ornoient 
les  côtés  de  l'abîme.  Mais ,  quoique  l'œil 
ne  pût  fe  fatisfaire ,  l'oreille  étoit  flattée  par 
Tbarmonie  d'un  torrent  invifible  dont  les 
accens  très-mélodieux  retentiffoient  le  long 
d'innombrables  chûtes  d'eau  brifées  ,  adou- 


(i)  Vo/ez  la  définition  de  ce  mot ,  Chapitre  VIII» 

cies 


(   65   ) 

cies  pat  leur  padage  entre  les  bois  qui  en 
conrenoient  rimpctLiofite'. 

Une  route  lerpentante  nous  fît  defcendre 
dans  un  creux  ,  d'où  nous  voyions  le  tor- 
rent fe  pre'cipiter  au  travers  de  ce  fciiilii^^G 
épais.  Nous  jettâmes  un  coup  d'œil  rapide' 
fur  les  retraites  les  plus  profondes  de  cette 
fcène ,  qu'on  entrevoyoit  parmi  les  branches 
des  arbres  qui  s'etendoient  au-deiius  du. 
courant  î  mais  nous  n'eûmes  pas  allez  de 
loifir  pour  pénétrer  jufqu'a  leurs  ombrages 
attrayans. 

Lorfque  nous  eûmes  paîTé  dans  des  terres 
plus  élevées  ,  nous  arrivâmes  enlin  en  vue 
du  lac.  Voici  l'eftet  que  produiiit  pour  nous 
le  premier  apperçu. 

Un  chemin  occupoit  la  partie  du  pa/faTe 
dont  nous  étions  le  plus  près  ,  Se  tournoit 
autour  d'un  rocher  efcarpé  qui  s'éie/oic 
conlidérablement  à  notre  gauche.  Une  por- 
tion d'une  montagne  éloignée  paroiifoi:  à 
la  droite,  lailiant  voir  au  pied  une  pjtire 
partie  du  lac.  Le  devant  du  tableau  orFroir 
un  bel  arrangement,  ôc  lamonragre  cloi- 
Tome  II.  E 


{66) 

gnée  dont  la  bafe  tomboit  dans  le  lac, 
avoit  la  teinte  la  plus  magnifique.  La  com- 
pofîtionjauffi  loin  que  portoit  la  vue,étoit 
tiès-corre<fte  5  mais  nous  ne  voyions  encore 
que  de  quoi  donner  un  avant-goût  à  notre 
curiofité  ,  &  prendre ,  d'après  le  gifement 
de  la  terre ,  une  idée  générale  du  lac. 

Ullerwater  eft ,  après  Windermère ,  le 
plus  grand  lac  de  ce  pays ,  ayant  huit  milles 
de  lonn;  &  environ  deux  de  large  dans  fa 
partie  la  plus  élargie ,  quoique,  en  général, 
il  en  ait  rarement  plus  d'un.  Il  tireprefque 
au  Nord  &  au  Midi  dansfes  pointes ,  comme 
font  la  plupart  de  ces  lacs  ;  mais  étant  placé 
à  une  extrémité  de  montagnes  en  barrières, 
il  oftre  une  plus  grande  variété  que  les  lacs 
que  des  monts  environnait.  Ceux-ci  n'ayant 
qu'un  petit  nombre  d'accefToires,  reçoivent 
leur  principal  caradère  de  la  défolation 
qui  les  entoure.  Tel  eft  le  lac  de  "Wyburn. 
Mais  Windermere  ,  Kefwick  ,  Butermer  & 
Ullefwater  peuvent  être  définis  des  lacs  de 
frontière.  Un  de  leurs  bouts  participe  plus 
de  la  nature  d'un  pays   raboteux  &  fau- 


(  ^7) 

vao^e ,  ài  l'autre  plus  de  celle  d'un  pays  cul- 
tivé ;  quoique  ,  à  quelques  égards  ,  ils 
tiennent  des  deux  à  chacune  de  leurs  extré^ 
mités.  A  la  cultivation  de  Tune  font  ajou- 
tés quelques  traits  de  la  fcène  romantique , 
ôc  l'horreur  naturelle  de  l'autre  eft  adoucie 
par  quelques  accelToires  rians. 

Ullefwater  préfente  la  figure  d*un  Z , 
excepté  qu'il  n'y  a  point  d'angle  aigu  dans 
fa  ligne  de  diredlion.  Elle  s'étend  par-tout 
dans  une  courbe  aifée  ,  aj^réablement  rom- 
pue  en  quelques  endroits  par  des  promon- 
toires. Le  bras  du  milieu  entre  deux  poin- 
tes ,  contient  en  longueur  près  des  deux 
tiers  du  lac.  Le  côté  méridional  eft  mon- 
tueux  ,  ôc  le  devient  davantage  à  mefure 
qu'il  s'enfonce  vers  l'Occident.  Les  mon- 
tagnes ,  en  s'approchant  du  Nord  ,  s'ef- 
facent (comme  nous  avons  remarqué  qu'il 
efl:  ordinaire  aux  lacs  de  frontières)  ,  &  fe 
fondent  dans  des  prairies  &  des  pâturages. 
Le  côté  feptentrional  &  l'occidental  con- 
tiennent une  grande  variété  de  fcènes  de 
bois  &  de  rochers  j  mais  qui ,  en  tirant  vers 

E2 


(  <Î8  ) 

l'Orient ,  deviennent  aufîî  plus  douces  & 
foumiiesà  la  culture.  Au  point  me'ndional, 
on  voit  le  village  de  Patterdale ,  fous  des 
montagnes  qui  roEufquent.  Après  avoir 
donné  cette  ide'e  générale  d'Ullefwater , 
revenons  à  la  defcente  en  fortant  de  Mat- 
terdale  ,  d'où  le  lac  s'offrit  d'abord  à  nos 
regards. 

Lorfque  nous  eûmes  defcendu  un  peu 
plus  bas ,  toute  la  fcène  du  lac  fe  déploya 
devant  nous ,  &  le  fpedlacle  étoit  d'une 
telle  nature, que  nous  fûmes  prefque  tentés 
de  nous  écrier  avec  le  Poète  ravi  en  extafe  : 

Vifions  of  glor^  ,  fpare  my  aching  fight  ! 

Ta  gloire ,  ô  vïfion  !  bhjfc  mes  foibles  yeux  ! 

Parmi  toutes  les  /cènes  admirables  de  ce 
pays  enchanteur  ,  nous  n'avions  rien  vu  de 
il  beau  &  de  fi  fublime  ,  rien  de  fî  correc- 
tement pittorefque  que  celle-ci  j  &  cepen- 
dant je  fuis  l'ennemi  des  comparaifons, fur- 
tout  en  parlant  de  pays  que  je  n'ai  vu  qu'une 
fois.  En  effet ,  les  circonftances  de  la  lumière 
ôi  du  tems  y  font  beaucoup.  Je  dois  donc 


(  ^p  ) 

me  contenter  de  dire  o^a'\Jl\cr\v:itQrm*afait 
plus  de  plaifir  qu'aucun  lac  que  j'eulle  encore 
vu  î  mais ,  en  mcme-tems,  j'ajouterai  que 
nous  avons  été  heureux  dans  le  concours 
des  caufes  qui  en  relevoient  la  beauté  natu- 
relle. Jufqu'alors ,  tous  les  lacs  que  nous 
avions  vifités  ,  ne  s'étoient  montrés  à  nous 
que  fous  un  ciel  inégal  ou  couvert  de 
nuages  5  &,  quoique  leur  dignité  s'aug- 
mentât certainement  par  cette  circondance  , 
cependant  la  beauté  d'un  lac  par  un  tems 
fplendide  &:  ferein ,  aidée  en  ce  moment  de 
toute  la  force  du  contrafte  ,  faifoit  fur  l'ima  ■ 
gination  une  impreffion  étonnante.  Elle 
auroit  pu  être  la  même  quand  Ullefwater 
auroit  été  le  premier  lac  que  nous  eufïions 
vu  dans  une  tempête. 

«  L^effet  du.  fublime  ,  dit  M.  Burke  ,  efi: 
l' étonnenicnt  ;  &  l'effet  de  la  beauté  eft:  le 
plaipr  :  mais  lorfque  les  deux  caufes  s'u- 
niflent  dans  un  même  fujet ,  l'effet  eft  à 
beaucoup  d'égards ,  détruit  dans  les  deux 
rcfulrais.  Il  en  provient  alors  une  efpcce 
mitoyenne  qui  n'ed  pas  tout- à- fait  du 


(  7^  ) 

genre    fiiblime  ,   ni  tout-à-fait  du  genre 
fuperbe  ,  &  que  par  cette  raifon,  j'ai  ap- 
pelé ailleurs  le  b^au  (Oîmais  ce  dernier 
genre  n'a  pas.^  je  crois  ,  fur  les  pallions  la 
même  puilTance  que  de  vaftes  corps  doués 
des  qualités  qui  correfpondent  à  l'idée  de 
fublime ,  ou  que  les  perfedions  du  genre 
fuperbe,  lorfqu'elles   fe  trouvent  réunies 
dans  un  petit  objet.  La  vue  des  grands  ef- 
paces  ornés  d'une  beauté  faélice  ou  d'em- 
prunt ,  produit  une  tenfion  continuelle- 
ment adoucie ,  qui  tient  beaucoup  de  la 
nature  des  fenfations  qu'infpire  tout  objet 
médiocre  (2). 


(  I  )  L'Anglois  a  ici  une  délicateflè  de  langage  que  le 
François  a  de  la  peine  a  bien  rendre.  Beautiful  (  plein 
de  beauté  )  a  une  nuance  au-delTus  àe  fine  ,  qui  veut  dire 
iîmplennent  beau.  L'Auteur  les  a  donc  mis  en  oppofition. 
J'ai  rendu  beautiful  par  fuperbe  ,que  je  regarde  comme  U 
nuance  au-dedus  de  beau  ,  pour  ia  langue  Irani^cire. 
(  Nête  du.  Traduâeur.  ) 

(2)  Traité  du  Sublime  &  du  Beau,  Part.  IV  ,  Seft.  XXV. 

II  paroît  que  tous  les  principes  répandus  dans  ce  gros 
Ouvrage  font ,  en  général,  loin  d'être  vrais.  Ne  vaudroit-il 
pas  mieux  s'en  tenir  au  Traité  fi  beau  &  fi  vrai  de  Longinî 
(  Note  du  Traducteur.  ) 


(  71  ) 

Ce  raifonnement  raffiné  ne  me  paroît 
pas  entièrement  fondé  fur  l'expérience.  Je 
ne  me  rappelle  dans  tout  ce  que  j'ai  vu  , 
aucune  fcène  où  Itfupcrbe <5c  16^5/^/72^, félon 
les  idées  que  je  m'en  fuis  formées  ,  foicnt 
unis  plus  intimement  qu'ici  ;  &  quoique 
les  idées  de  M.  Burke  fur  la  beauté  foient  y 
peut-être  ,  plus  expofées  à  la  critique  que 
fes  idées  du  fublime  ,  néanmoins  il  eft  de 
fait  que  la  plupart  des  qualités  par  lefquelles 
il  définit  les  deux ,  fe  réuniflent  dans  ce 
iite.  Leur  effet ,  fi  fon  argument  étoit  jufbe , 
devroit  donc  être  détruit.  Mais  j'ofe  dire 
qu'il  fera  toujours  réfuté  par  les  fenfations 
que  la  vue  de  cette  fcène  fait  éprouver  à 
tout  homme  qui  fent  la  Nature  ,  du-moins 
il  nous  en  jugeons  par  les  nôtres. 

Le  devant  de  tableau  de  la  noble  perf- 
peâiive  que  nous  avions  fous  les  yeux ,  étoit 
formé  d'une  partie  de  Gobray-Park ,  ap- 
partenant au  Duc  de  Norfolk.  Le  terrein 
en  eft  âpre  ,  coupé  &  garni  de  bois.  Parmi 
le* vieux  chênes  qui  l'ornent,  couroient 
des  troupeaux  de  daims,  &  le  bétail  paif- 

E  4 


(7^  ) 
fant  formoit  différens  gr.  pes.  An-delà 
du  parc  ,  on  découvre  un  bras  étendu  du 
lac  qui  contourne  un  promontoire  en  ro- 
cher à  la  gauche.  C'efl:  la  pointe  d'une  mon- 
tan:ne  appelée  Martindale-fell ,  ou  Place- 
feil  ,  limite  méridionale  du  lac.  Ce  pro- 
montoire s'unilTant  avec  la  montagne  ,  la 
laifle  defccndie  doucement  dans  l'eau , 
comme  par  un  degré.  Une  hélîtation  de 
cette  efpcce  ,  qu'on  nvc  pardonne  cette  ex- 
prelfion  ,  dégage  beaucoup  la  pefanteur 
d'une  ligne.  Dans  un  lointain  ,  cela  eft  de 
moindre  conféquencc  5  mais  dans  toutes 
les  terres  plus  près  de  l'œil ,  c'eft  une  chofe 
nécefTaire.  Je  parle,  toutefois,  principale- 
ment de  ces  vues  où  la  beauté  &  la  gran- 
deur fe  combinent.  Dans  celles  de  iimple 
grandeur  &  de  fublimité ,  telles ,  par  exem- 
ple ,  que  Penmanmaur  dans  le  Nord  du 
pays  de  Galles  ,  la  ligne  pefante  ,  qui  eil 
très-remarquable  dans  cette  fcène  vue  de  la 
route  d'Irlande  ,  ajoute  peut-ctre  à  la  force 
de  reffct.  • 

Martindale-fcll  eft  abfolumenr   dénué 


(  7?  ) 
d'arbres  ;  mais  fa  ligne  ôc  fa  fiirface  font 
toutes  deux  très-variées.  Des  brifures  fans 
nombre  de  petits  vallons  ôc  de  cimes  lui 
donnent  de  la  légèreté  fans  faire  tort  à  la 
iimplicité. 

Telle  étoit  la  difpofition  des  objets  à  la 
gauche  du  lac.  Deux  promontoires  boi- 
feux  ,  à  la  droite  ,  femblant  fe  pourfuivre 
dans  la  perfpedive ,  faifoient  un  contrafte 
magnifique  avec  la  continuité  unie  de  Mar- 
tindale-fell. 

En  front  ,  le  lointain  étoit  compofé  de 
montagnes  qui  tomboient  doucement  dans 
le  lac ,  près  du  bord  duquel  efl:  le  village 
de  Patterdale. 

Nous  prîmes  cette  vue  d'un  point  qui 
avoir  juftement  le  degré  d'élévation  néccf- 
faire  pour  donner  de  la  variété  aux  lignes 
du  lac.  A  mefure  que  nous  dcfcendions 
plus  près  du  canal  ,  la  vue  toujours  majef- 
tueufe  6c  belle  ,  perdoit  quelque  chofe  de 
fes  beautés  les  plus  pittorefques.  Il  n'y 
avoir  plus  de  devant  de  tableau  :  on  ne 
voyoit  plus  la  ligne  qui  alloit  en  balayant 


(74) 

dans  toute  la  longueur  de  la  montagne  ï 
Ja  gauche  ,  &  la  retraite  abritée  entre  leg 
deux  promontoires  garnis  de  bois  à  It 
droite  ,  avoit  auffi  difparu.  Toute  la  bor- 
dure du  lac  étoit  prefque  devenue  une  ligne 
droite.  La  beauté  d'une  vue  ,  fpécialement 
dans  la  fcène  de  lac ,  comme  nous  l'avons 
remarqué  précédemment  (i)  ,  dépend  en 
grande  partie  ,  du  point  qu'on  choifit  pour 
l'obferver. 

Après  que  nous  eûmes  pafTé  quelque 
tems  à  examiner  cette  fcène  vraiment  en- 
chantereffe  ,  nous  fuivîmes  le  bord  du  lac 
vers  Patterdale ,  dans  un  chemin  paffable 
qui  efl:  pratiqué  dans  toute  fa  longueur. 
Au  Midi ,  il  s'étend  jufqu'à  Amblcfide,  & 
du  côté  du  Nord ,  va  aboutir  à  Penrith. 
Quand  je  dis  que  ce  chemin  eft  paffable , 
j'entends  pour  y  aller  à  cheval;  car  il  n'a 
pas  la  largeur  équarrie  &  commode  que 
demanderoit  un  carrolTe. 

En  quittant  Gobray-Park  ,  nous  nou& 

(  I  )  Vojçz  Chapi:rie  VI. 


(75) 
acheminâmes  en  côtoyant   le  premlet:  des 
promontoires  boifeux  à  la  droite.  Ce  fen- 
tier  nous  conduilit  en  longeant  le  lac ,  à 
travers  des  ruelles  étroites  &  des  hallicrs 
cpais  ,  mais  pas    tellement  épais,  cepen- 
dant ,  que  nous  ne  puffions  par-tout  voir 
en  front  &  à  notre  droite  ,  par  les  ou- 
vertures des  arbres  &  aux  détours  du  che- 
min ,  de  petites  retraites  ornées  de  bois , 
dont  quelques-unes  faifoient  à  l'œil  un 
efFet  très -agréable  ,  &  à  notre  gauche  ,  le 
lac  &  tous  fes  ornemens  dans   le  lointain 
s'offroient  à  nos  regards  par  intervalles  fré- 
quens. 

Après  avoir  ainfî  côtoyé  le  •  premier 
promontoire  verdoyant  ,  dans  l'efpace 
d'environ  un  mille  ,  le  chemin  tourna 
brufquement  à  la  droite ,  &  nous  fit  con- 
tourner le  fécond  qui  s'élève  confidérable- 
ment  au-defîiis  du  niveau  du  lac.  Dans  ce 
promontoire ,  nous  vîmes  s'ouvrir  une 
nouvelle  fcène  :  les  bois  y  étoient  entre- 
mêlés de  rochers ,  &  nous  eûmes  une 
grande  variété   des  plus  magnifiques  de- 


(70 

vants-dc-tableau.  Les  roches ,  dans  lefqneî- 
les  le  chemin  étoit  quelquefois  taillé ,  fe 
trouvoient  principalement  à  notre  droite. 
Dans  ce  promontoire  ,  nous  eûmes  ,  de 
tems  en  tems  ,  comme  dans  le  précédent  , 
des  vues  agréables  du  lac  ôc  de  Martin- 
dale-fell ,  que  nous  découvrions  au  travers 
des  arbres. 

Des  fcènes  de  la  nature  de  celles-ci  s'ac- 
commodent de  tous  les  afpeéls  du  firma- 
ment. Elles  étoient  fuperbes  par  le  tems 
de  calme  où  nous  les  voyions,  &  où,  à 
la  vérité  ,  nous  avions  defîré  de  les  voir  5 
mais  elles  auroient  auflî  dérivé  d'une  tem- 
pête des  avantages  fingulkrs.  Les  objets  y 
font  tous  dans  ce  grand  flyle  qui  convient 
au  déchaînement  des  élémens.  L'imagina- 
tion s'éleveroit  fur  les  ailes  de  la  tempcre  , 
pour  donner  un  nouveau  degré  de  gran- 
deur aux  formes  terribles  des  parties  de 
cette  fcène.  Les  arbres  encore  qui  portent 
leurs  fronts  oro-ueilleux  les  uns  au-deflus 
des  autres  fur  les  fommets  fourcilleux  des 
montagnes,  ôl  étendant  leurs  bras  jufqu'au- 


(77) 

defliis  de  la  route  ,  feroient  de  nobles 
inftrumens  qui  rcpcteroient  les  fons  pro- 
fonds &  majeftueux  des  vents  en  notes 
d'une  variété  harmonieufe  ,  tandis  que  les 
flots  du  lac  agité  fe  brifant  contre  les 
abîmes  des  rochers ,  &  retentilTant  dans 
le  creux  des  cavernes  voifînes  ,  afîbcie- 
roicnt  à  ce  concert  épouvantable  les  chants 
variés  de  leur  effrayante  mélodie. 

(  J  fing  not  to  the  vacant  and  young  ) 

There  is  a  kindly  mood  of  melancholy, 

That  wings  the  foui  ,  and  points  her  to  the  skj  , 

While  winds,  and  tempefts  (Veep  the  various  lyre  , 

Ho\K'  fweet  the  diapafon  I 

Loin  d'ici^vouSyCœurs frolds,vous,  jeunejfe  InfenfihUf 
Vous  ignore\  l'art  fombre  ,  agréable  ,  terrible  , 
Où  l'ame  ,  en/es  tranfpons,  s' élève  jufqu'aux  deux, 
Lorfque  les  ilèmens  ,  en  fons  harmonieux , 
Au  fort  de  la  tempête  ,  &  variant  leur  lyre , 
Font  une  mélodie   impoJJibU  à  décrire. 

L'ame ,  il  ell  vrai  ,  n'eft  pas  toujours 
à  l'unifTon  de  fcènes  &  de  circonftances 
comme  celles-ci.  Or  ,  en  ce  cas  ,  elle  ne 
peut  en  fentir  l'effet.  Quelquefois  auffi , 
la  fcène  aura  le  pouvoir  de  mettre  l'arae 


(7«) 
à  Ton  {)ropre  ton,  fi  elle  n'efl:  aftuellcrrtênt 
foumife  à  l'impreffion  de  quelque  palïion 
dominante  ,  d'une  nature  oppofée  ,  ou  iî 
elle  fe  trouve  uniquement  dans  une  forte 
d'apathie.  L'effet ,  néanmoins  ,  fera  tou- 
jours d'autant  plus  fort  que  l'ame  fera 
remplie  d'idées  plus  analogues  à  la  fcène  , 
c'eft- à-dire  ,  lorfque  ^  dans  un  modefavo- 
rahk  de  mélancolie  ,  elle  fe  fentira  flattée  à 
l'afped  des  objets  avoifinans. 

Mais  ,  outre  la  mufique  des  vents  & 
des  tempêtes ,  les  échos  excités  en  diffé- 
rentes parties  de  ce  lac  ont  encore  une 
grande  majefté ,  &  portent  à  l'ame.  Ils  font 
des  acceffoires  plus  ou  moins  prononcés 
dé  tous  les  lacs  entourés  de  montagnes 
&  de  rochers.  Nous  en  trouvâmes  à  Win- 
dermère  :  nous  en  trouvâmes  auffi  à  Der- 
wentwater  5  mais  chaque  lac ,  étant  en- 
vironné de  rochers  &  de  montagnes  d'un 
caractère  particulier  ,  de  cette  variété  d'inf- 
trumens ,  il  réfulte  une  variété  dans  les 
fons  produits.  Il  n'y  a  donc  pas  deux  lacs 
dont  les  échos  foient  femblabks  ,  ou  ce 


{  79) 

feroient  ceux  qui  ne  font  diflingués  que 
par  la  monotonie. 

Nous  obfervâmes  un  fort  grand  écho  fur 
les  rivages  à  l'Occident  de  la  grande  lile 
de  "^^indermère  5  mais  on  affure  que  les 
cchos  les  plus  célèbres  fe  trouvent  fur  le 
lac  d'Ullefwater  ,  où,  dans  plufîeurs ,  on 
entend  le  fon  du  coup  de  canon  répété 
diflinâement  jufqu'à  fix  ou  fept  fois.  II 
commence  par  rouler  au-defiTus  de  la  tête 
avec  un  bourdonnement  terrible.  Enfuite, 
celTant  pendant  quelques  fécondes  ,  il  fe 
relève  avec  un  noble  éclat  un  peu  étoufFé, 
ipeut-être  venant  de  la  droite.  Suit  une 
autre  paiife  foiemnelle.  Enfuite ,  le  fon 
fê  fait  entendre  de  nouveau  ,  fortant  dô 
la  gauche.  Ainfî  ,  promené  d*un  rocher 
à  l'autre  dans  une  forte  de  perfpedive 
aérienne  ,  il  eft  encore  reçu  d'un  autre 
côté,  peut-être  par  quelque  promontoire 
plus  prochain  ,  d'où  revenant  à  plein  dans 
l'oreille  ,  il  vous  furprend ,  au  moment 
où  vous   vous    imaginiez   que  tout  étoit 


(  8o  ) 
fini ,  &  fe  fait  entendre  dans  un  coup  auffi 
fort  que  le  premier. 

Mais  le  plus  grand  effet  de  ce  genre  ell 
produit  par  une  déch:ii-ge  fucceffîvc  de  ca- 
nons (i)  ,  les  coups  étant  tirés  à  quelques 
fécondes  d'intervalle  de  l'un  à  l'autre. 
L'effet  du  premier  dure  encore  lorfque  le 
fécond  ,  le  troiiième  ,  &  peut-être  le  qua- 
trième commencent.  Une  fi  grande  variété 
de  fons  majeftueux  qui  fe  mêlent  &  s'en- 
trechoquent, &  font  au  même  inftant  en- 
tendus de  tous  cotés ,  font  fur  l'ame  une 
impreffion  prodigieufe.  Il  femble  que  les 
fcndem&ns  des  rochers  qui  bordent  le  lac 
foient  ébranlés ,  &  que  toute  la  fcène  va 
s'anéantir  dans  une  ruine  générale  par 
quelque  grande  convulfion  de  la  Nature. 

Ces  fons,  qui  font  tous  du  genre  terri- 


(  1  )  Le  Duc  de  Portland  qui  a  des  biens  dans  les  en- 
virons ,  a  fur  le  lac  un  petit  vailTeau  avec  des  canons  de 
fonte  ,  &  il  les  fait  tirer  de  tems  en  tems  pour  le  plaiiîr 
de  jouir  d«  ces  admirables  échos. 

(  Note   de  l'Auteur.  ) 

ble. 


(  8i  ) 

ble,  conviennent  princip.^Iement  aux  fc,  -es 
de  grandeur  dans  quelque  moment  d'hor- 
reur fauvage  ,  comme  lor{l]ue   le  lac  efl 
dans  l'agitation  d'une  tempête.   Dans  une 
foire'e  calme  &  tranquille  ,  les  gradations 
d'un  ccho  qui  meurt  dans  une  efpèce  de 
tonnerre  éloigné  ,   font  certainement  ceux 
qu'on  entend  &  diftingue  le  mieux.  Mais 
l'idée  eft  différente.  Vous  n'entendez  alors 
que  les  échos  eux-mêmes  :  mais  fî  vous  ima- 
ginez une  fcènc   combinée  ,   &   que  vous 
penfiez  à  l'effet  du  tout  enfemhle  ,  il  n'y  a 
point  à  douter  que  les  fons  de  l'efpèce  la 
plus  violente  font   le  mieux  adaptés  aux 
momens  du  plus  grand  tumulte. 

Il  y  a  encore  une  autre  efpèce  d'échos 
qui  ne  conviennent  pas  moins  au  lac  dans 
fon  état  de  calme  &  de  tranquillité,  que 
les  autres  font  propres  à  fa  confuiion  <5c 
à  fa  férocité.  Ceux-là  parlent  fpécialemenc 
à  ces  âmes  qui  font  affeftées  de  fentimens 
froids ,  mais  doux.  Au  lieu  du  canon  ,  il 
faut  faire  fonner  quelques  cors-de-chaffe 
Tome  IL  F 


(   82    ) 

&  quelques  clarinettes  (i)  :  une  mufique 
plus  douce  que  celle  de  ces  forts  inftru- 
mens  à  vent  ,  n'auroit  pas  la  puiilance  de 
produire  dans  l'air  des  vibrations.  Vous 
aurez  alors  un  effet  dont  la  différence  à 
l'autre  fera  merveilleux.  Le  bruit  du  canon 
ne  s'entend  que  par  éclats  :  c*eft  feule- 
ment la  mélodie  monotone  du  tonnerre; 
mais  des  fons  harmonieux  prolongés  dans 
une  fucce/jïon  ,  forment  une  fuccejjlon  d'échos 
mélodieux  ,  qui  ,  étant  répercutés  tout  au- 
tour du  lac  ,  produifent  une  mulique  dia- 
tonique &  enharmonique  vraiment  enchan- 
tereffe  ,  &  font  l'effet  de  mille  inftrumens 
agréables  ,  jouant  en  fymphonie  de  toutes 
les  parties  de  l'efpace.  La  variété  des  mo- 
tifs furpaffe  toute  imagination.  L'oreille, 
même  la  plus  exercée ,  ne  fujffiroit  point  à 
en  analyfer  les  innombrables  combinaifons. 


(i)  Ceux  qui  ont  entendu  MM.  TirfchmiedtiSc  Palfa 

ne  pourront  s'empêcher  de  de/îrer  la  réalité  d'une  fcène 

mulicale  de  la  nature  de  celle  décrite  ici.  Alors ,  il  ne  man- 

queroit  rien  à  nUufion  magique. 

(A^ote  du  TraduHeur.) 


(83) 

Quand  clic  efl  engagée  par  des  fons  qui  fe 
filent  en  mourant  dans  l'e'ioignement  ,  elle 
ell  détournée  par  des  accens  mélodieux  qui 
nailTent  à  fon  voilinagc.  A  peine  ceux-ci 
fixent  fon  attention  qu'un  mode  différent 
d'harmonie  fe  fait  entendre  dans  un  autre 
quartier.  Enfin  ,  tous  les  rochers  ont  pris 
chacun  leur  partie  dans  cet  admirable  con- 
cert ,  &  tout  le  lac  eft  transformé  en  une 
forte  de  f:ène  magique ,  où  chaque  pro- 
montoire femble  être  peuplé  de  fylphes 
&  de  fylphides  ,  fe  répondant  les  uns  aux 
autres  ,  en  exécutant  une  mulique  célefte  : 

How  ofcen  from  the  fteep 
Of  echoing  hill,  or  thicket,  hâve  we  heard 
Celeftial  voices  to  the  midnight  air , 
Sole  ,  or  refpon/îve  each  to  other's  note  ■, 
Singing  their  great  Creator  î  Oft  in  bands 
While  ihey  keep  watch ,  or  nightiy  rounding  walk  j 
With  heavenly  touch  of  inrtrunaental  founds  , 
In  fuU  harmonie  number  joined ,  their  fongs 
Divide  the  night,  and  lift  our  thoughts  to  heaven. 

Quant ef ois  f  entendis  du  fommet  ef carpe 

De  la  retentijpante   &  lointaine  colline  , 

Le  fon  que  ,  nuitamment ,  forme  une  voix  divine 

Ou  feule ,  ou  répondant  au  concert  des  Efprits  , 

F  1 


(84) 

Chantant  leur  Créateur.  Souvent  desfombns  nuits 
Ils  parcourent  le  cercle ,  &  rempUjJent   leur  tâche 
En  troupe  vigilante.  Ils  touchent  fans  relâche 
Leurs  inflrumens  divins  ,  aux  fons  harmonieux  ; 
Ce  chœur-,  du  haut  des  airs-,  appelle  l'amé  aux  deux. 

Nous  avions  alors  prefque  quitté  les  bords 
des  deux  promontoires  ornés  de  bois , 
dans  notre  route ,  pour  nous  rendre  à 
Patterdale.  La  fcène  fe  termine  de  la  ma- 
nière la  plus  magnifique.  C  ell  une  roche 
qui  fait  une  projeélion  hardie ,  noble- 
ment marquée  &  garnie  d'arbres  fufpen- 
dus  ,  fous  le  fommet  fombre  de  laquelle 
le  chemin  fe  détourne  tout-à-coup.  Là  eft 
la  pointe  du  fécond  promontoire  ,  qui 
eft ,  il  je  ne  me  trompe  ,  connue  fous  le 
nom  de  Stibra-Cragg. 

Le  chêne  eft  l'arbre  qui  forme ,  en  gé- 
néral ,  toute  la  fcène  dans  l'étendue  de 
ces  deux  promontoires. 

Delà,  à  travers  des  ruelles  plantées  des 
mcmes  arbres  ,  quoique  moins  fuperbe- 
ment  décorées  ,  nous  arrivâmes  au  village 
de  Patterdale,  litué  fur  des  terres  élevées. 


(  85  ) 
au  milieu  de  deux  ou  trois  petites  rivières 
ou  branches  d'une  rivière  ,  dont  les  eaux 
vont  fournir  le  lac.  Il  efl:  dans  un  amas 
de  montagnes  qui  font  ouvertes  en  front 
du  bras  Méridional  du  lac ,  au-delà  du- 
quel on  découvre  les  terres  hautes  &  boi- 
feufes  de  Gobray-Park.  La  fituation  de  ce 
village  efl:  de  la  plus  grande  magnificence. 
Au  milieu  des  chaumières  qui  le  com- 
pofent  ,  eft  une  maifon  appartenante  à  un 
homme  d'une  condition  un  peu  plus  rele- 
vée que  celle  des  Villageois  de  fon  voifî- 
nage.  Il  a  un  petit  bien  qu'il  fait  valoir 
par  fes  mains.  Comme  ce  bien,  quoique 
d'ailleurs  peu  confidérable  ,  l'eft  plus  que 
celui  d'aucun  de  fes  voifms  ,  cela  lui  a 
acquis  le  titre  de  Roi  de  Patterdale  ,  qui 
a  fait  oublier  fon  nom  de  famille.  Ses 
ancêtres  l'ont  porté  avant  lui  ,  &  cette  no- 
blefle  fe  perd  prefque  dans  la  nuit  des 
tems.  Nous  eûmes  Thonneur  de  voir  ce 
Prince  qui  prenoit  le  plaifîr  de  la  pêche 
fur  le  lac  5  &  je  ne  pus  ro'empècher  de 
p.nfer  que  11  je  me  fentois  difpofé  à  en- 

F   3 


(  8.Î) 
vier  la  condition  d'un  des  Potentats  de 
l'Europe ,  ce  feroit  afîuriment  celle  du 
Roi  de  Patterdale.  L'orgueil  de  Verfailles 
«3c  de  Windfor  perdroient  trop  à  une  com- 
pàraifon  avec  la  magnificence  de  fes  do- 
maines. 

Le  petit  trait  hiftorique  qu'on  va  lire 
eft  propre  à  donner  un  exemple  ,  entre 
plulieurs ,  de  la  grande  (implicite  de  mœurs 
de  cette  heureufe  terre  ,  ainlî  que  de  la 
tempérance  rigide  &  de  réconom.ie  donc 
la  ne'ceflîté  fait  une  loi  à  fes  pailibles  ha- 
bitans. 

Un   Eccléfiaftique  ,  nommé  Martifon  , 
a  été    Miniftre  ici  pendant  foixante  ans , 
&  efl  mort  dernièrement  à  l'âge  de  quatre- 
vingt-dix.  Dans   la  première  partie  de  fa 
vie  ,  fon  bénéfice   ne   lui  rapportoit  que 
douze  livres  fterlings  (i)  par  an.    Il  fut 
augmenté  dans  la  fuite  (  par  la  bonté  de 
la  Reine  ,  je  crois  )  ,  jufqu'à  dix-huit  livres  j 
taux  qu'il  n'a  jamais  pafîe.  Sur  ce  revenu  ^ 

'—————  I  _i I,  iiM 

(i)  A- peu-près  cent  écus  tournois. 


(  87  ) 
il  fe  maria,  cleva  quatre  enfans ,  vccut 
d'une  manière  honorable  dans  fa  Paroiffe  , 
paya  l'éducation  d'un  fils  dans  un  Collège, 
fî  j'ai  bonne  mémoire,  &  laiila  en  mourant 
plus  de  mille  livres  llerlings  (i). 

Avec  cette  fimp  licite  fingulièreôc  ce  mépris 
des  formes  qui  diftingucnt  un  coin  de  terre 
comme  celui-ci ,  il  fit  lui-même  les  funé- 
railles de  fa  mcre  ,  maria  fon  père  avec 
une  féconde  femme  j  &  après ,  il  lui  ren- 
dit aulTi  les  derniers  devoirs  comme  fils 
&  comme  Curé.  Il  publia  lui-même  dans 
l'Eslife  fes  bans  de  mariaj2;e  avec  une 
femme  qu'il  avoit  baptifce  de  fes  m.ains  y 
&  maria  lui-même  fes  quatre  enfans. 

Qu'on  juge  par  ce  feul  fait  des  mœurs 
des  habitans  de  ce  village.  Eloignés  des 
rafinemens  du  luxe ,  ils  le  font  également 


(i)   Ce   problème  eft  très-aifé  à  réfoudre  par  le  calcul 

de  quelques  guinées  placées  à  intérêt,  &  qui  > -en  joignant 

toujours  les  intérêts  pour  les  convertir  en  capitaux ,  &c. 

forme  enfin  une  fomtne  que  l'on  eft  tout  étonné  de  voir  (I 

co.:iîdcrable. 

(  Nott  du  Traducteur.  ) 

F4 


(  88  ) 
des  vices  qu'il  traîne  à  fa  fuite.   PlufîeuBS 
Ecrivains  profonds  ,  &  Montefquieu  (i) 
en  particulier  ,  ont  été  d'avis  que  ces  fcè- 
nes   fauvages   de   la  Nature   avoient    un(^ 
grande   influence    fur   la  morale ,  &  ont 
trouvé   dans   les  pays  de  montagnes ,  des 
vertus  dont  le  germe  ,  ou  n'exiftoit  pas , 
ou    étoit  étouffé   dans  les   contrées   plus 
polies.  De  toutes  les  opinions  qui  ont  eu 
cours  parmi  les  hommes  ,  il  n'y  en  a  pas , 
peut-être  ,  qui  foit  puifée  dans   la  vérité 
plus  que  celle-là.   Montefquieu  avoit  en 
vue  principalement  ,  dans  fes  recherches , 
la  vertu  politique,  la  liberté  ,  la  bravoure, 
&  tous  les  Arcs  d'une  défenfc  courageufe 
&   hardie  j  mais  je   crois  ,  quant  à  moi , 
que  les  vertus  privées  ne  trouvent  pas   un 
afyle  moins  fur  dans   ces  lieux  après ,  fé- 
parés ,    pour   aind   dire  ,   de  la  fcène  du 
monde.  C'eft  le  bonheur  de  ces   Peuples 
de    n'avoir  point  de  grandes  routes  ,   & 
d'habiter  ces  fimples  chaumières  qui ,  pla- 

JB)   ■  ■    I  !■*  I  II»     m     ■  ■  ■    ■  ■■■  I  ■■  ■■■■■■■.■  ».     ■■!  »w    —   «I    ■— Wi— ^w^— ^P^^— i*— ^ 

(i)  Efprit  des  Loix,  Liv.  XVIII,  Chap.  II. 


(  Sp  ) 
cées  fur  les  bords  des  lacs  ou  au  fein  des 
montagnes  ,  n'ont  aucun  moyen  de  com- 
munication avec  les  autres  clafles  de  leurs 
femblables.  On  appelle  quelquefois  l'igno- 
rance la  mère  du  vice  :  on  devroit ,  félon 
moi ,  la  nommer  plutôt  la  fauve-garde  de 
la  vertu  &  de  l'innocence. 

Je  regarde  comme  bien  véritablement 
coupables  ces  voyageurs ,  dont  les  excur- 
fions  au  milieu  de  ces  hommes  heureux 
dans  leur  innocente  fimplicité  ,  fembicnt 
n'avoir  pour  but  que  de  les  corrompre  ,  de 
femer  parmi  eux  des  idées  d'extravagance 
&  de  difïîpation  ;  de  leur  infpirer  le  goûc 
de  plaifirs  jc  de  jouifTances  prérendues  qu'ils 
ne  connoilToient  pas.  Que  font-ils  autre 
chofe  que  de  leur  rendre  leur  fcjour  défa- 
gréable  ,  &  de  fubftituer  à  leurs  mœurs 
groffières,  mais  indufli'ieufes  ,  la  parefle  ôc 
la  néccffité  des  reilources  malhonnêtes  ? 

Si  un  voyageur  vouloir  parcourir  un  pays 
tel  que  celui-ci ,  dans  la  vue  d'en  examiner 
la  noblefTe  <5c  la  beauté ,  ou  avec  l'œil  ob- 


(  9^ 

fervateur  du  Philofophe  moralifte,  ou  pour 
y  puifeu  dans  les  ouvrages  fublimes  de  la 
création  de  nouveaux  motifs  d'adorer  le 
Créateur  :  fi  dans  fa  route  ,  il  pouvoit  fe 
contenter  des  mets  fimples  &  fains  que  le 
pays  produit ,  en  les  relevant  par  Taffaifon- 
nement  de  l'exercice  &  de  la  fatigue  (  car 
il  y  a  des  momens  où  l'eftomac  s'accom-. 
mode  fort  bien  de  la  nourriture  la  moins 
délicate),  s'il  pouvoit,  au  lieu  de  porter 
les  germes  infeds  de  la  corruption  parmi 
cet  heureux  peuple  ,  lui  enfeigner  à  prati- 
quer quelque  vertu  qu'il  n'eût  pas ,  ou  plu- 
tôt réformer  fa  vie  d'après  le  modèle  qu'il 
offre  ,  il  verroit  là  à  quel  cercle  étroit  font 
bornés  les  vrais  befoins  de  la  Nature.  Alors, 
il  tireroit  plus  de  fruit  d'un  tel  voyage  que 
de  celui  de  Rome  ou  de  Paris.  Quand  la 
polireiTe  des  manières  ne  fait  que  couvrir 
d'un  vernis  la  laideur  du  vice ,  c'eft  amé- 
liorer fon  fort  que  de  retourner  à  la  fim- 
plicité  de  mœurs  j  &  l'exemple  de  l'inno- 
cence eft  une  leçon  plus  inllrudive  &  plus 
importante  que  toutes  les  perfedions  des 


(  SI  ) 

Arts  &  les  connoilianccs  des  hommes  de 
Lettres  ne  peuvent  ctre  utiles  pour  le  bon- 
heur de  la  vie. 

Mais  ces  fentimens  ne  font  pas  faits  pour 
être  adoptés  du  beau  monde  qui  vient  quel- 
quefois viliter  ces  magnifiques  fcènes.  Leurs 
idées  fe  bornent  uniquement  à  étendre  la 
fphère  de  leurs  amufemens ,  ou  à  chercher 
les  variétés  d'une  vie  livrée  à  la  didipation. 
La  beauté  des  fîtes  eft  ce  qui  les  touche  le 
moins ,  ou  s'ils  penfent  à  la  nature  du  pays , 
ce   n'eft  qu'autant  qu'elle  leur  offre  des 
jouiffances  d'un  genre  nouveau.  C'eft:  ainiî 
que  ces  gens-là  ont  introduit  ici  jufqu'aux 
courfes  de  chevaux  de  Newmarket,  diver- 
tiffement  qu'on  croiroit  devoir  être  de  tous 
le  plus  étranger  à  ces  lieux.  On  conduit  au 
milieu  du  lac  dans  un  bateau  plat  un  cer- 
tain nombre  de  chevaux.    On  lâche  une 
bonde  ou  cheville  fixée  au  fond  du  bateau 
qui  s'enfonce  ,  &  les  chevaux  flottent  fur  la 
furface.  Ils  gagnent  la  terre  en  diverfes  di- 
reftions  ,  &  celui  qui  touche  le  premier  le 


(90 

rivage  fait  obtenir  à  fon  maître  le  prix  à^ 
cette  courfe  fingulière. 

Strenua  nos  exercet  înertia  :  navibus  atque 
Quadrigis  petimus  bene  vivere.  Quod  petis,  hic  eft: 
£ft  Ulubris  ;  animus  fi  te  non  déficit  jcquus. 


<    93    ) 


CHAPITRE    XIX. 


A 


Y  A  N  T  pafTé  deux  heures  à  Patterdale 
à  faire  rafraîchir  nos  chevaux  &  à  contem- 
pler les  beautés  de  fa  lituation ,  nous  en 
fortimes  à  regret ,  &  nous  mîmes  en  route 
pour  Penrith. 

Nous  avions  alors  à  côtoyer  le  lac  dans 
toute  fa  longueur.  Nous  avions  déjà  par- 
couru une  partie  de  ce  rivage  pour  venir 
de  Gobray-Park  >  mais  nous  ne  fûmes  pas 
fâchés  de  le  voir  une  féconde  fois. 

En  traverfant  les  deux  promontoires  cou- 
verts de  bois  ,  où  nous  avions  voyagé  le 
matin  ,  nous  eûmes  une  vue  complette  du 
bras  du  milieu  du  lac  qui ,  comme  je  l'ai 
obfervé ,  efl  le  plus  long  de  beaucoup.  Mar- 
tindale-fell  ,  rocher  avancé  au-defTus  du 
canal  qui  ,  dans  la  matinée  ,  ornoit  la  gau- 
che du  payfage  ,  fe  trouvoit  alors  à  notre 
droite.  La  gauche  étoit  compofée  des  hau- 
tes terres  boifeufes  qui  entourent  Gobray- 


(94:) 

Park.  Au  centre ,  les  collines  tombant  dans 
une  pente  douce  ,  formoient  une  limite  à 
rextrémité  du  lac ,  en  s'ctendant  au  loin  à 
l'Orient.  Pour  devant  de  tableau  ,  nous 
avions  les  bois  &  les  rochers  des  deux  pro- 
montoires au  travers  defquels  nous  avions 
pafTé. 

Tels  étoicnt  les  contours  ôc  la  compofi- 
tion  du  tableau  que  nous  avions  devant 
nous  j  mais  Ton  coloris  étoit  encore  d'une 
beauté  plus  parfaite. 

Le  foleil  commençoit  àbaiiTer ,  &  jettoit 
obliquement  fur  le  payfage  les  larges  om- 
bres du  foir ,  tandis  que  fes  rayons  refplen- 
difîant  d'un  luftre  jaune  à  travers  les  val- 
lons ,  couvroient  de  mille  teintes  agréable- 
ment variées  ,  les    fommets   éclairés   des 
mojitagnes ,  avec  une  harmonie  douce  dans 
les  lieux  où  quelque  retraite  profonde  é:oit 
foiblement  ombragée,  mais brilian:  de  cou- 
leurs  éclatantes  où  des  cimes  en  faillie  ou 
des  promontoireSjrecevoient  plus  à  plein  la 
lueur  du  rayon  divergent.  L'air  étoit  tran- 
quille :  le  lac  refiembloit  à  la  furface  d'un 


(95  ) 
miroir  poli.  Les  ombres  des  montagnes  quî, 
quelquefois  ,  donnent  à  Teau  une  teinte 
forte  de  noir  (en  plufîeurs  circonftances 
extrêmement  pittorefque  ) ,  ne  produifoient 
ici  qu'une  teinte  foible  de  bleu  qui  fembloit 
balayer  la  moitié  de  la  furface.  L'autre  moi- 
tié recevoit  l'impreffion  gaie  de  toutes  les 
formes  radieufes  qui  luifoient  à  l'entoiir. 
Le  payfage  vu  de  l'autre  fens  ctoit  touché 
en  couleurs  plus  foibles,  néanmoins  il  étoit 
plus  qu*efqui[fés.  Il  étoit  prefque  £ni.  Il  n'y 
manquoit  plus  que  les  dernières  touches. 

Quel  fujet  d'étude  admirable  pour  le 
Peintre  qu'une  fcène  comme  celle-ci  !  qu'elle 
efl  bien  fupérieure  aux  bornes  étroites  de 
la  chambre  obfcure  !  Ici ,  on  voit  la  Nature 
dans  fes  grandes  dimenfions.  Elle  vous  laifle 
pénétrer  fon  fccret ,  &  découvrir  la  magie 
adroite  de  fon  pinceau.  Dans  les  tableaux 
de  reflet ,  on  voit  tous  les  premiers  traits  jet- 
tes 5  les  grands  effets  confervés  ,  &z  ce  voile 
d'obfcurité  expreffive  étendu  fur  le  tout, 
&  fous  lequel  ce  qui  eft  fait  i'eft  dans  une 
manière  fi  parfaite,  fi  exquife  que,  Çi  l'on 


étoit  curieux  d'y  voir  la  dernière  touche  ,  on 
fouhaiteroit  qu'elle  fut  donnée  par  la  même 
main  inimitable  qui  a  tracé  l'efquifle.  De 
l'ombre  ,  jettez  les  yeux  fur  la  réalité ,  & 
vous  aurez  le  tableau  dans  fa  perfeftion. 
Là  ,  tout  ce  qui  étoit  dans  l'obfcurité  ,  efl: 
détaillé  &  fini.  Le  tableau  &  l'efquifle  fe 
fervent  de"'pendans  &  réfléchiflent  l'un  fur 
l'autre  des  grâces  réciproques. 

Je  m'arrête  plus  long-tems  fur  cette  def- 
criprion  d'UUefwater  ,  parce  que  ,  durant 
cinq  jours  que  nous  féjournames  dans  ce 
pays  romantique ,  où  nous  avons  vu  tant 
de  lacs ,  ce  moment  efl  le  feul  où  nous 
fûmes  afîez  heureux  pour  voir  l'eau  dans 
un  état  de  pureté  &  à  réflexion.  Nous  avions 
fouvent  rencontré  des  objets  de  ce  genre 
qui  reflétoient  d'une  manière  partielle  î  mais 
ici  nous  eûmes  le  fpeâ:acle  d'un  lac  entier 
qui  donnoit  une  réflexion  complette  des 
images. 

Lorfque  nous  eûmes  examiné  ce  char- 
mant &  délicieux  payfage ,  fi  parfait  pour 

la 


(  97  ) 
la  compolîtion  &  le  colons ,  nous  conti- 
nuâmes notre  route  le  long  du  lac. 

Nous  rentrâmes  alors  dans  Gobray-Park, 
qui  nous  offrit  dans  un  efpace  de  près  de 
trois  milles ,  une  grande  variété  de  fcènes 
magnifiques  à  la  gauche,  compofces  de  ro- 
chers ,  de  terres  brifées ,  de  haute-futaie  , 
de  taillis  &  de  collines  boifeufes  i  tandis 
que  le  lac  &  les  montagnes,  dont  les  fom- 
mets  brilloient  de  la  fplendeur  complette 
d'un  foleil  couchant,  étoient  un  fond  con« 
tinu  d'agrémens  variés  à  la  droite,  C'étoit 
pour  l'œil  un  plaifir  &  un  foulagement  de 
contempler  alternativement  ces  deux  diffé- 
rens  modes  de  fcènes  :  de  voir  d'un  coté 
les  ombres  larges  &  les  teintes  éclairées  ôc 
diverfifiées  des  montagnes  éloignées ,  ôc  de 
l'autre  les  fuperbes  formes  ôc  les  objets  du 
devant  de  tableau. 

Une  partie  de  celui-ci  étoit  marquée 
d'un  afpeft  fingulicrement  fauvage.  C'étoit 
une  efpèce  de  défilé  dans  les  rochers  près 
des  bords  du  lac,  &  connu  ,  je  crois ,  fous 
le  nom  de  Ycw~cragg,  Si  Céfar  i'avoit  vu  , 
Tome  IL  Q 


il  en  auroit  été  frappé  fous  un  point  de 
vue  militaire  ,  &  l'auroit  défini  un  défilé  : 

«  Angnrium  &  ^difficile  ,  inter  montem  ,  ôc  lacum  j 
»  c]uo  vix  finguli  carri  ducerentur.  Mons  aUidîmus  impen- 
»  débat  }  ut  facile  perpauci  tranfitum  prohibera  poG- 
»>  fènt  (i). 

^'  Mais  mon  imagination  &  celle  de  mes 

compagnons  de  voyage,  étoient  plus  rem- 
plies d'idées  pittorefques  que  d'idées  mili- 
taires. Il  nous  frappa  donc  fimplement 
comme  objet  de  beauté.  Voici  la  defcription 
de  ce  lieu. 

A  peu  de  diftance  du  lac ,  le  côté  brifé 
d'une  montagne  tombe  brufquement  à 
terre  en  deux  nobles  rangées  de  rochers  , 
qui  toutes  deux  font  fracafTées  dans  toutes 
les  direélions.  Les  rochers  étoient  ornés 
de  bois  avec  une  richefîe  étonnante.  La 
route  bordoit  le  lac  ,  &  entr'elle  &  les 
rochers  tout  étoit  terre  brifée  ,  raboteufe ,. 
femée  de  fougère ,  &  impraticable.  Parmi 
les  rocs  s'élevoit  un  bois  d'arbres  de  forêts 
*■■■■■  ■• 

{i)  Cxf.  comm.  L.  I. 


(  99  ) 

de  îiautciiirs  difftirentes  ,  félon  Tinégalus 
du  terrein.  De  tems  en  tems  quelques  chê- 
nes cpars ,  fouverains  vieillis  de  ces  bois  , 
clevoient  dans  une  clairière  leurs  troncs  pe- 
lés &  delTéchcs ,  &  faifoient  refforcir  La  ver- 
dure animée  des  arbres  plus  touffus.   Les 
daims  effrayés ,  treffaillant  dans  la  fougeraie 
à  l'approche  de  nos  chevaux  ,  ajoutoient 
au  caradère  naturel  de  la  fcène  ,  celui  d'une 
nature  fauvage  ,  tandis  que  les  cris  fortant 
d'une  héronnière  (  chants  qui  caradérifent 
le  mieux  cette  même  Nature)  appeloient 
l'oreille  à  partager  l'effet. 

L'illumination  de  cette  grande  maffe  de 
rochers  n'étoit  pas  moins  intéreffante  que 
fa  compofition.  Le  tout ,  au  moment  où 
nous  le  vîmes  ,  étoit  couvert  d'une  ornière 
profonde  du  foir  ,  chargée  dans  les  coins 
les  plus  refferrés,  de  plufieurs  teintes  plus 
fombres.  Un  doux  rayon  ,  où  fe  peignoit 
légèrement  la  rougeur  d'un  foleil  cou- 
chant ,  doroit  les  fommets  des  arbres. 

N(^hile,  rushing  through  the  branches,  rifted  clitfs 
Dart  tfaeir  whitc  heads ,  and  ^//«^/;  tbrougfi  rhe  gloom, 

G    2 


(    100   \ 

A  travers  la  forêt ,  des  rocs  les  chefs  blanchis  , 
Keluifoient  au  milieu  des  arbres  obfcurcis. 

Si  quelqu'un  fe  fcntoit  de  la  dirpofition  à 
fe  faire  Hermite  ,  je  ne  connois  pas  de  lieu 
où  il  pût  être  plus  agréablement  qu'ici.  Les 
rocs  qui  projettent  lui  fourniroient  un  ex- 
cellent abri  où  faire  fa  cellule ,  qui  ouvri- 
roit  fur  une  fcène  la  plus  favorable  ,  à  tous 
égards ,  à  la  méditation.  Il  pourroit  errec 
tranquillement ,  un  Akempis  à  la  m.ain  ,  le 
long  du  pied  d'une  montagne  ou  fur  les 
bords  d'un  lac ,  fréquentés  feulement  par 
quelque  voyageur  curieux  ,  ou  par  le  Ber- 
ger ardent  à  chercher  un  déferteur  de  fon 
troupeau.  Ici ,  il  jouiroit  de  la  contempla- 
tion de  la  Nature ,  unifTant  la  lîmplicité  à 
la  majefté.  Ce  feul  payfage  ,  la  feule  ban- 
lieue de  fa  cellule  ,  ornés  des  variétés  de  la 
lumière  &  de  Pombre  ,  de  l'éclat  du  foleil 
&  des  horreurs  de  la  tempête,  de  l'aurore 
&  du  crépufcule ,  fjffiroient  pour  lui  ap- 
porter un  fond  inépuifable  d'amufement , 
tandis  que  l'ample  volume  de  la  Nature, 
étalé  journellement  fous  fes  yeux  ,  banni- 


C  loi  ) 
roic  de  Ton  ame  les  petites  idées  mondaines 
pour  y  imprimer  en  traits  de  flamme  celle 
de  la  beauté  de  la  Nature ,  &  de  la  puiffance 
immenfe  ,  infinie  du  Créateur. 

Nous  ne  fortîmes  de  celte  fcène  fauvafj^e 
que  pour  en  avoir  une  d'un  genre  diffé- 
rent. C'étoit  une  plaine  circulaire  d'envi- 
ron un  demi-mille  de  diamètre  ,  entourée 
de  montagnes ,  avec  une  ouverture  fur  le 
lac,  La  plaine  étoit  unie ,  mais  variée  :  les 
montagnes  un  peu  baffes  ,  mais  efcarpées. 

Une  vallée  comme  celle-ci ,  confîdérée 
comme  un  tout ,  n'a  pas  une  grande  beauté 
pittorefque  ;  mais  l'œil  pittorefque  y  pour- 
roit  néanmoins  trouver  de  quoi  fe  fatisfaire. 
Il  parcourra  les  collines  &  en  extraira  les 
parties  les  plus  agréables.  Elles  lui  fervî- 
ront  à  former  le  fond  de  fon  tableau  >  & 
quant  au  devant  (qui  ne  peut  jamais  être 
qu'une  plaine) ,  il  l'enrichira  par  du  bétail , 
des  arbres  ou  d'autres  objets.  Des  fcènes , 
même  de  la  fimplicité  de  celle  que  nous 
examinons  ,  peuvent ,  à  l'aide  de  clairs  <5c 


(    Î02    ) 

d'ombres  bien  ménages  ,  former  d'excel- 
hns  fujets  à  l'Artille. 

Bientôt  après ,  nous  eûmes  une  répéti- 
tion du  même  fpeftacle.  C'étoit  un  vallon , 
décrivant   un  cercle  ,    qu'entouroient  des 
montagnes,  quoique  différent  de  l'autre  en 
plulieurs  points.  Tous  deux  ,  cependant , 
étoient  également  dénués  d'ornemens  j  & 
comme  tous  deux  étoient  rufceptibles  ,  au 
moyen  de  l'addition    de  quelques  accef- 
foires ,  de  fournir  de  bons  tableaux  au  Pein- 
tre ,  ils  pouvoient  de  même  fe  changer  en 
fcènes  délicieufes   de   la  Nature   par    des 
plants  d'arbres  placés  avec  goût ,  quoique, 
même  en  ce  cas,  il  fût  naturel  de  délirer 
^ue  ces  arbres  fuilent  âgés  d*un  liccle. 

C'ejft  une  obfervation  à  faire  qu'on  trouve 
a  peine  une  difpofition  de  terrein  dans  un 
f)aysde  montagnes  ,que  Virgile  ne  femblé 
l'avoir  connue.  Les  fccnes  que  nous  avions 
alors  fous  les  yeux,  il  les  a  décrites  avec 
fon  élégante  préciiiôn.  Seulement  ,  il  a 
donné  à  fes  collmes  l'ornement  des  bois 


(  103  ) 
qu'il  favoit  être  le  vêtement  le  plus  pitto- 
refque  pour  elles. 

Tendit 
Gramineum  in  campum ,  quem  collibus  undique  curvis 
Cingebant  Cyhx-,  mediaque  in  valle  theatri 
Circus  erat. 

Non  loin  de  ces  plaines  ciixulaires  paroît 
Gobray-hally  Château  qui  régnoit  auti'efois 
fouverain  de  ces  lieux ,  &  eft  aujourd'hui 
une  maifon  abandonnée.  Si  la  fituation  fuffit 
pour  établir  le  mérite  d'une  demeure ,  ce 
féjour  paroît  avoir  cet  avantage  en  grande 
perfedion.  Elle  eft  lîtuée  fur  une  éminence, 
derrière  laquelle  le  terrein  eft'  encore  plus 
élevé.  Nous  n'avons  pas  monté  jufqu'au 
mûnoîr  \  mais  il  nous  a  paru  commander 
une  vue  noble  du  lac  &  du  fite  tout  à 
Tentour. 

Près  du  point  où  le  lac  d'Ullefwater 
forme  fa  dernière  courbe  ,  eft  le  village  de 
Waur-mullock ,  fitué  un  peu  dans  les  terres. 
Nous  le  traversâmes  en  fuivant  la  route  qui 
no  1  ccnduiiit  devant  le  dernier  bras  du 
îac  ,  qui  en  eft  la  partie  la  moins  belle.  Ici, 

G  4 


(  104  ) 
Tes  collines  deviennent  applaties  ôc  maflï- 
ves,  &  le  pays  perd  à  chaque  pas  quelques- 
unes  des  touches  fauvages  du  pinceau  de 
la  Nature  ,  &  dégénère  en  cultivation  ,  fî 
j'ofe  me  fervir  d'une  telle  expreffion. 

A  l'extrémité  du  lac  eft  Dunmallety  col- 
line remarquable  qui  en  domine  le  dernier 
"bras.  Mais  elle  n'oilre  qu'un  objet  qui  dé- 
plaît à  l'cfcil.  Elle  efl:  taillée  en  pyramide 
régulièrement  conique,  plantée  avec  uni- 
formité de  fapins  d'Ecoile  j  &  étant  cou- 
pée d'une  manière  aufîi  plate  en  avenues  & 
fentiers  qui  vont  aboutir  à  un  centre  ,  elle 
termine  balTement  un  point  de  vue  très- 
noble.  Elle  étoit  probablement  autrefois 
plus  intérefiante  lorfque  l'aigle  Romaine  y 
ctoit  déployée  au  fommet ,  que  fes  flancs 
hardis  &  raboteux  étoient  plus  d'accord 
avec  les  objets  qui  les  environnent ,  & 
qu'une  magnifique  forterefîe  fufpendue  au- 
delTus  de  fes  précipices,  commandoit  une 
vue  du  lac.  Cette  place  de  guerre ,  dont 
on  découvre  encore  aifément  les  remparts 
d'après  le  peu  qui  en  fubfille ,  a  dil  être 


(  1^5  ) 
d'une  importance  confidérable,  parce  quVl  le 
montroit  à  découvert  tous  les  endroits  d'où 
l'on  pouvoir  entrer  dans  le  pays. 

Nous  avions  alors  terminé  notre  exa- 
men d'UlIerwater,qui  contient  une  variété 
étonnante  des  fcènes  majeftueufes  &  pitto  ^ 
refques,  refîerréesdans  un  efpace  fort  étroit. 
Dans  une  partie  non  éloignée  de  Water- 
mullock ,  le  chemin  nous  mena  fur  les  hau- 
teurs ,  d'où  nous  jouîmes  à  la  fois  du  fpec- 
tacle  entier  du  lac  &  de  tous  fes  accefToires. 

C'étoit  à  la  vue  comme  une  mer  de  mon- 
tagnes dans  la  coiifufion  ,  une  fcène  brifée  , 
agréable  ,  quoique  non  pittorefque. 

Dans  notre  promenade  du  foir  ,  nous 
n'avions  parcouru  les  bords  du  lac  que  d'un 
côté ,  &  nous  aurions  defiré  que  le  tems 
nous  eût  permis  de  parcourir  l'autre  aulîî. 
Il  efl:  probable  que  la  côte  méridionale 
nous  auroit  fourni  dans  le  lointain  des 
points  de  vue  très-nobles  des  bois  &  des 
rochers  de  Gobray-Park  &  des  terres  éle- 
vées du  voilinap-e. 

Nous  aurions  defiré  auffi  de  vogj^er  fur 


(  io6  ) 
toute  la  furface  du  lac  5  car  quoique  de 
dQ{[v.sl'eau  les  fîtes  foient ,  en  général ,  moins 
beaux  que  lorfqu'ils  font  vus  de  la  terre- 
fer  me  y  p^r  ce  que  dans  le  premier  cas,  ils 
font  prives  de  l'avantage  d'un  devant  de 
tableau ,  &  donnent  aufli  à  l'œil  un  horifon 
trop  bas  (i) ,  néanmoins  il  y  a  lieu  de  croire 
que  les  grands  bras  du  lac  &  les  promon- 
toires boifeux  que  l'eau  pourtourne,  au- 
roient  ,  d'un  bateau,  offert  plufieurs  iitua- 
tions  magnifiques. 

Nous  entendîmes  faire  beaucoup  d'élo- 
ges d'un  point  de  vue  pris  de  defTus  le  lac  î 
c'étoit  celui  qu'on  a  de  fon  dernier  bras  , 
en  regardant  du  côté  de  la  colline  pyrami- 
dale de  Dunmallet  j  les  cotés  du  lac ,  fa 
pente  douce  qui  le  conduit  dans  la  rivière 
Eamot  qui  emporte  fes  eaux  ,  le  pont  de 
Pooly  fur  cette  rivière  à  l'extrémité  du  lac , 
&  le  pa}^s  qui  s'étend  aù-dclà;  tout,  à  en 
croire  ce  qu'on  nous  dit ,  en  étoit  admi- 
rable 5  mais  nous  ne  pûmes  nous  imaginer 

(i)  Vo/ez  Chapitre  VI. 


(  107  ) 
qu'aucune  vue  de  ce  bout  du  lac  pût  entrer 
en  comparaifon  avec  ce  que  nous  avions  ad- 
miré près  des  rivages  de  Patterdale  ,  &  fur- 
tout  encore  moins  une  vue  dont  k' régula- 
rité froide  de  Dunmallet  faifoit  une  partie 
û  confidérable. 

Nous  aurions  eu  aufïï  un  furcroîtde  plai- 
fir ,  fi  nous  euflions  pu  voir  le  lac  au  clair 
de  la  lune  ;  car ,  quoiqu'il  foit  fort  diffi- 
cile en  peinture  de  ménager  une  effufion  lî 
foiblede  lumière,  de  manière  tout-à-la-fois 
à  illuminer  les  objets  &  à  produire  un  effet  (l), 
néanmoins  ,  la  réalité  dans  ces  fortes  de 
fcènes  ,  eft  fouvent  accompagnée  d'une  fo- 
lemnité  &  d'une  majefté  merveilleufes.  Cette 
forme  ombrée  de  grands  objets ,  qui  efl  tra- 
cée quelquefois  par  un  fil-d'argent  &  quel- 
quefois par  une  efpèce  d'obfcurité  bril- 
lante fur  un  fond  plus    obfcur  ,  accable 


(  I  )  Si  l'Auteur  eût  vu  le  beau  clair  de  lune  du  célèbre 
M,  Vernet,  il  diroit  que  cette  difficulté,  très-grande  fans 
doute  ,  a  été ,  au  moins  une  fois ,  vaincue  heureufement. 


(  Note  du   Traducteur.  ) 


(  io8  ) 

prcfquc  rimagination  d'idées  fublimrs.^ 
Nous  voyons  auffi  quelquefois  de  grands 
efFets  de  clair  &  d'ombre ,  quoique  foible- 
ment  marqués.  En  rabfence  des  couleurs 
le  clair  obfcur  eft  plus  frappant. 

One  expanded  sheet  of  light 
Diffùfîng  :  while  the  sliades  frora  rock  to  rock 
Irregularly  thrown,  with  folemn  gloom 
Diver/îfj  the  whole. 

//  étend  à  l'entour  fa  nappe  lumineufe» 
D'une  Ombre  irrégulière ,  à  la  marche  douteufe  , 
Le  corps  de  roc  en  roc  tour-à-tour  ejl  jette , 
Variant  des  objets  Vaugujîe  ohfcurité* 

Je  ne  puis  prendre  congé  des  fcènes  d'Ul- 
lefwarer ,  fans  parler  d'un  poilTon  extraor- 
dinaire qui  fréquente  fes  eaux  ,  &  que  le 
Naturalifte  &  l'Epicurien  recherchent  avec 
la  même  ardeur.  Il  eft  de  l'efpcce  de  la 
truite  ,  magnifiquement  couvert  d'écaillés 
argentées ,  d'une  chair  ferme  &  d'un  goût 
exquis  ;  &  quant  à  fa  taille ,  on  en  a  vu  quel- 
quefois pefer  de  trente  à  quarante  livres. 

Ayant  perdu  de  vue  les  limites  du  Lie  , 
nous  traversâmes  un  pays  fort  agréable  dans 


(  109  ) 
notre  route  pour  aller  à  Penrith  ,  ayant 
prefque  toujours  la  rivière  Eamot  devant 
les  veux  à  notre  droice ,  &  laidant  à  notre 
gauche  les  raines  de  Dacre-caftle  ,  ancienne 
rciîdence  de  la  no.ble  famille  de  ce  nom. 

C'eil  en  cette  partie  du  Cumberland  que 
font  principalement  établies  les  plus  hon- 
nêtes familles  du  Comté.  On  voit  dans  une 
circonférence  de  quelques  milles  plufieurs 
de  leurs  maifons  ,  dont  quelques-unes  ont 
autrefois  été  des  Châteaux;  mais  nous  n'en 
vîmes  de  près  que  deux  ou  trois  qui  étoient 
fur  le  bord  du  chemin. 

Avant  que  d'arriver  à  Penrith ,  nous 
eûmes  la  vue  d'une  de  ces  fortereffes  qui  efl: 
une  très-belle  ruine  ,  connue  fous  le  nom 
de  Penrith-Caftle ,  &  qui  fe  montroit  à  nous 
dans  les  circonuances  les  plus  intéreflantes. 
Le  foleil  qui,  dans  toute  la  longueur  d'un 
jour  d'été,  nous  avoit  £iit  jouir  de  l'éclat 
égayant  de  fon  aurore  ,  de  la  chaleur  bril- 
lante de  fon  midi  &  de  la  lumière  tendre 
de  la  foirée  ,  fe  préparoit  alors  à  prendre 
congé  de  nous  par  un  aditu  doux  ^  qu'il 


(  no  ) 
fcelloit  du  préfent  d'un  fpedacle  encore 
plus  fuperbe. 

Une  graiide  arcade  brife'e  fe  preTentoit 
d*abord  dans  une  teinte  forte  d'ombre.  A 
travers  l'ouverture  ,  paroiffoit  une  partie 
de  la  fbrudure  intérieure  jetée  dans  la  perf- 
pedive  d'une  manière  qui  en  relevoit  la 
t)eauté  ,  éclairée  par  le  rayon  figiial  du  dé- 
part de  l'aflre.  D'autres  fragmens  des  tours 
endommagées  &  les  créneaux  étoient  feu- 
lement effleurés  par  la   teinte  fplendide  î 
mais  le  corps  ou  la  mafîe  de  lumière  éclai- 
roit  les  parties  qu'on  voyoit  au  travers  de 
l^arcade  ombrée. 

Dans  le  lointain  ,  au-delà  du  Cbateau  , 
s'élevoit  une  colline  pareillement  dans 
l'ombre  ,  au  fommet  de  laquelle  étoit  un 
fanal  folitaire.  Les  fenêtres  fe  répondant 
l'une  à  l'autre  ,  nous  pouvions  y  diftinguec 
rhoriifon  éclatant  dont  ils  réfraftoient  k 
lumière ,  circonilance  qui ,  quoique  de  peu 
de  conféquence  dans  une  defcription,  a  un 
fuperbe  effet  dans  le  payfage. 

Ce  fanal  eft  un  monument  fubfiftant  de 


(  "I  ) 

CCS  tems  de  tumulte  qui  pre'cédèrent  l'u- 
nion des  deux  Royaumes  ,  &  le  feul  de 
cette  efpèce  qui  refte  encore  dans  le  pays  ; 
quoiqu'il  y  ait  eu  autrefois  de  ces  fanaux 
qui ,  diffcribués  en  grand  nombre  de  tous 
les  cotés  y  fervoient  à  donner  des  avis  eii 
peu  de  fécondes  d'un  bout  de  la  contrée  à 
l'autre. 

Aujourd'hui ,  ces  Châteaux  &  ces  pofle^ 
d'alarme  ,  qui  ornent  le  pays  qu'ils  dé- 
fendoient  jadis  ,  font  naître  des .  réfle- 
xions agréables  par  la  comparaifon  du 
tems  paffé  au  préfent,  de  ces  tems  de  trou- 
ble ou  aucun  homme  ne  pouvoit  dormir 
en  *  fureté  ,  s'il  n'étoit  défendu  par  une 
fortereiTe.  Dans  la  guerre  ,  il  crai^noit 
l'invadon  d'un  ennemi  ouvert  &  déclaré  ; 
&  dans  la  paix  ,  il  redoutoit  quelque  choie 
de  plus  formidable  encore  ,  les  ravages 
des  bandits ,  dont  le  pays  étoit  alors  con- 
tinuellement infefté.  Ces  malheureux  fe, 
recrutoient  des  bannis  des  deux  Nations  ; 
&  des  fondrières  &  des  montagnes  oii  ils 
fe  retranchoient  le  jour  ,  ils  fortoient  pen- 


(  IIÎ  ) 

dant  Içs  nuits  pour  piller  &  ravager  le  pays 
d'alentour, 

Penrith  eft  une  jolie  Ville  ,  fîtuée,  d'une 
manière  agréable ,  fous  des  montagnes  & 
dans  le   voiHnage  des  lacs. 

Nous  vîmes  ,  dans  le  cimetière,  un  an- 
cien monument  qui  a  exercé  la  fagacité 
de  plufieurs  antiquaires.  Il  coniifte  en 
quatre  piliers  groffiers  ,  avec  quatre  pier- 
res demi-circulaires ,  fixées  en  terres  dans 
les  intervalles  d'ent  r'eux.  Le  Dodeur  Todd, 
antiquaire  du  iiècle  dernier  ,  a  trouvé  fur 
les  différentes  parties  de  ce  monument  , 
quatre  fangliers  ,  &  plufieurs  devifes  in- 
génieufes.  Nous  l'avons  examiné  avec  'at- 
tention ,  mais  nous  n'avons  pu  y  découvrir 
la  reflemblance  même  la  plus  imparfaite 
d'aucun  animal.  Toute  la  furface  fembloit 
n'off^iir  qu'un  morceau  groiïièrement  tra- 
vaillé au  cifeau.  Dans  l'Eglife  ,  qui  eft  une 
fabrique  d'une  belle  fimplicité  ,  eft  placée 
une  pierre  qui  attefte  les  ravages  que  fit 
la  pefte  dans  les  Villes  du  voifinage  ,  en 
l'année  15^8. 

En 


m 


(  Ilî  ) 

Fn  fortant  de  Penrith  ,  qui  efl:  à  vinp-t 
milles  de  Carlifle  ,  on  entre  dans  ce  grand 
dcfert  appelé  Ingkwood-Foreft  (forêt  dln. 
gkwood  )  ,  que    nous  traversâmes   dans 
une  longueur   de    neuf  milles  au  moins. 
Dans  tout  cet  cfpace  ,  on  voit  à  peine  un 
feul  arbre  ••>  ôc  cependant ,  fi  ce  terrein  étoit 
mis  en  plantations  d'arbres ,  comme  il  Pa 
fans  doute  été  autrefois  ,   il  y  a  plufieurs 
parties  qu'on  pourroit  admirer  j  car  le  fol 
forme  des  hauteurs  hardies  &  nobles.  La 
fcène  du  fond  eft  compofce  d'une  grande 
chaîne  de  montagnes  qui  s'effacent  dans 
la  perfpeftivej  <5c  ,  à  la  gauche,  on  a  des 
vues  lointaines  dans  un  pays  cultivé. 

Les  montagnes  qui  ornent  ces  fcènes 
font  les  mêmes  que  celles  que  nous  avions 
vues  en  quittant  Kefwick  ,  avec  cette  dif- 
férence que  la  partie  la  plus  Septentrionale 
de  cette  fuite  de  montagnes  étoit  alors 
tournée  en  face  de  nous.  De  ce  point  de 
vue  ,  le  fommet  de  Saddle-Back  prend  la 
forme  à  laquelle  ce  rocher  doit  fon  nom. 
La  partie  d'Inglewood-Foreft ,  qui  eft 
Tome  IL  H 


(  114  ) 

plus  près  de  la  Ville ,  efl  nommée  Pen- 
rith-Fell ,  ôz  confifte  en  terres  raboteiifes 
&  montueuies.  L'une  des  collines  les  plus 
hautes  eft  occupée  par  ce  fanal  que  nous 
avions  vu  dans  le  lointain  ,  en  contemplant 
les  ruines  de  Penrith-Caftle. 

C'efi:  en  cet  endroit  que  s'aflembla  ,  en 
1715  ,  la  Milice  du  Cumberlnnd ,  pouc 
faire  face  aux  Rebelles ,  &  les  arrêter  dans 
leur  marche  vers  le  Sud.  Mais  une  Milice 
fans  difcipline  n'eil  jamais  formidable.  Tout 
le  corps  prit  la  fuite  en  voyant  paroître  les 
Rebelles  qui  tournoient  une  colline  oppc- 
fée, 

Nicolfon  ,  Evêque  de  Carlifle ,  homme 
vertueux  &  réfolu  qui  les  avoit  excités  à 
prendre  les  armes ,  <Sc  les  avoit  accompa- 
gnés fur  le  champ  de  bataille,  fut  telle- 
ment chagrin  &  mortifié  de  leur  lâcheté , 
que ,  dans  un  accès  de  défefpoir  oblliné , 
il  ne  vouloit  pas  fe  retirer.  L'ennemi  s'a- 
vançoit  à  grands  pas.  Ses  domeftiques  ar- 
rivent en  courant  à  fon  carroffe  ,  pour  re- 
cevoir fes  ordres.  L'évêque  ,  plein  d'indi- 


(  "î  ) 

gnation  ,  gardoit  un  profond  fîlence.  Il 
s'oiiblioit  lui-même  dans  ce  moment  de 
calamité  publique.  Son  cocher ,  cepen- 
dant ,  dont  les  fentimens  patriotiques  n*é- 
toient  pas  fî  exaltés ,  fe  regardant  comme 
chargé  de  la  conduite  des  affaires  dans 
cette  fufpcnfion  momentanée  d'autorité 
domeftique  ,  fouetta  fes  chevaux  ,  &  en- 
traîna fon  Maître  loin  de  ce  pofte  dange- 
reux &  intenable. 

Sur  le  bord  de  la  forêt  ,  en  un  lieu 
appelé  Plumpton,  un  grand  pofte  Romain 
(  ou  camp  fixe  )  s'éte.nd  dans  la  longueur 
d'un  quart-de-miile  à  la  droite.  On  y  voit 
le  terrein  coupé  en  divcrfes  manières  aux 
endroits  ou  étoient  probablement  les  ten- 
tes ,  les  cuifines  &  les  tables  de  terre,  le 
tout  reflemblant  afîez  aux  traces  d'un  cam- 
pement moderne.  A  la  gauche  ,  paroifTent 
les  lignes  d'un  fort  confidérable  par  Tes 
dimenlions ,  ayant  environ  quatre-vingt- 
toifes  en  quarré ,  &  qui  a  été  autrefois  la 
Citadelle  de  cette  Colonie  Militaire.  Les 

H  2 


{  ii6y 

remparts  &  les  fofics  peuvent  encote  fe 
reconnoître  de  tous  côtés. 

A  la  vérité  ,  le  grand  chemin  que  nous 
avions  fuivi  pour  venir  ,  efl  entièrement 
un  ouvrage  des  Romains ,  &  cfl:  tiré  preH- 
qu'en  ligne  droite  à  travers  la  forêt.  On 
rencontre  rarement  un  chemin  tournant 
fait  par  ce  Peuple.  Leurs  Ingénieurs  de 
ponts  6c  chauflées  ,  &  leurs  Pionniers  , 
n'avoient  nulle  idée  de  la  ligne  de  beauté  : 
ils  ne  refpeftoient  aucun  enclos  ,  mais  pré- 
féroient  toujours  la  direélion  la  plus 
courte,  prenant  la  voie  appiennc  pour  le 
modèle  de  toutes  leurs  routes  dans  les 
Provinces  de  l'Empire. 

A  Ragmire ,  qui  effc  environ  un  mille 
plus  loin  ,  où  le  chemin  traverfe  une  fon» 
drière ,  on  a  trouvé  dernièrement ,  en 
creufant  la  terre  ,  de  grofîes  pièces  de 
charpente ,  refpedées  par  le  tems ,  &  qui 
avoient  été  mifes  là  par  les  Romains  pour 
fondations  d'une  chauffée  qu'ils  avoient 
clevée  fur  ce  terrein  peu  folide. 

Quand  on  fort  d'Inglewood  -  Foreft , 


(  117) 

le  chemin  pénètre  dans  un  pays  renfermé 
qui  n'a  que  peu  de  variété  ,  &  offre  à  peine 
un  objet  intérefiant ,  jufqu'à  ce  qu'on  ar- 
rive à  Carlifle.       j'/c-'t  •;"•■ 

Vue  des  terres  élevées  ,  près  du  petit 
village  de  Hereby  ,  l'approche  de  cette 
Ville  a  beaucoup  de  nobleffe.  Elle  borne 
une  perfpedive  d'un  mille  de  longueur  , 
&  prend  une  forme  très  -  compare  ,  où 
l'on  n'apperçoit  aucune  partie  qui  n'ait 
une  magnifique  apparence.  A  la  droite , 
s'élève  la  tour  quarrée  &  maffive  du  Châ- 
teau. Au  milieu  ,  la  Cathédrale  paroît  en- 
core dans  une  plus  grande  élévation  j  ôc 
attenant  à  la  gauche ,  on  découvre  les 
tours  rondes  de  la  Citadelle  ,  qui  a  été 
bâtie  par  Henri  VIII  ,  dans  la  forme  de 
fes  Châteaux  de  Hampshire  ,  ôc  des  côtes 
du  Comté  de  Kent. 

La  beauté  de  cette  approche  eft  néan- 
moins bientôt  perdue.  Quand  on  a  def- 
ce.idu  la  colline  depuis  Hereby  ,  la  Ville 

H3 


(  ii8) 

fe  met  au  niveau  du  peu  de  beauté  de  fes 
environs. 

L'entrée  eft  cependant  noble ,  la  route 
faifant  un  circuit  pour  aller  gagner  la 
porte  ,  le  long  des  tours  de  la  Citadelle. 


(  "9  ) 


CHAPITRE     XX. 


P 


E  u  de  Villes  ofFrent  un  plus  beau  champ 
queCarlide  aux  recherches  d'un  antiquaire. 
Son  origine  &  fon  hiftoire  font  également 
éloignées ,  curieufes  &  obfcures.  C^étoit , 
inconteftablement  ,  une  place  de  confé- 
quence  dans  le  tcms  des  Romains.  Le  mur 
de  Sévère  lui  fert  feulement  de  rempart 
fous  le  Gouvernement  Britannique.  Les 
traces  de  cette  barrière  s'étendent  au-de- 
dans  à  un  demi-miJle  près  des  portes  de  la 
Ville  ,  Se  elle  a  probablement  figuré  d'a- 
bord fous  le  caradère  d'une  fortereiTe  qui 
dominoit  ce  rempart  célèbre. 

Dans  les  fiècles  qui  fuivirent ,  elle  joua 
fuccellivement  un  rôle  dans  l'Hiftoire  des 
Saxons ,  des  Danois  &  des  EcofTois  j  êc 
pendant  les  révolutions  qu'éprouvèrent 
ces  différentes  Nations ,.  fe  vit  foumife  à 
toutes  les  viciffitudes  de  la  guerre.  Elle  a 
été  fréquemment  alïiégéc  ,  pillée  ,  brûlée 

H  4 


(     120    ) 

6c  rebâtie.  Une  fois ,  elle  a  refté  entevelic 
fous  fes  ruines  pendant  deux  fiècles.  Guil- 
laume le  Roux  ,  fils  du   Conquérant ,  la 
rétablit  enfuite.  La  Ville  actuelle  eft  fon* 
dce  fur  les  veftiges  des  anciennes  Villes  , 
qui ,  en  plufieurs  endroits  au-dedans ,  for- 
moient  un  terrein  élevé,  prefqu'au  niveau 
de  la  hauteur  des  murs.   On  creufe  rare- 
ment   les  fondations    d'une    maifon   fans 
ébranler  les  ruines  de  quelque  autre.  Cette 
Ville  a  fait  la  réfidence  de  plufieurs  Rois  , 
&  a  fervi  de  prifon  à  quelques  autres.  On 
montre  encore  ,  près  de  la  porte  du  Châ- 
teau ;,  un  vieux  frêne  qu'on  dit  avoir  été 
planté  par  l'infortunée  Marie  Stuart ,  qui 
palTa  ,  dans  cette  forterefle  ,  une  partie  du 
tems    de   fa  captivité.  Elle  y  fut  amenée 
peu  après  qu'elle  eut  débarqué  à  Working- 
ton.   Plufieurs  Princes  ont  auffi  verfé  fur 
cette  ancienne  Ville  leurs  faveurs  royales , 
&  ont  fait  de  fes  fortifications  ,  l'objet  d'un 
foin  particulier. 

Aujourd'hui  ,  elle  eft  déchue  de  tous 
fes  honneurs  militaires.   On  n'y  redoute 


(    121     ) 

pins  les  commotions  qiii.agitoient  le  Nord 
de  cette  lue.  Les  portes  en  font  toujours 
ouvertes,  &  les  murs  fe  minent  &  tombent 
en  ruine  de  plus  en  plus  ,  fans  attirer  la 
moindre  attention.  On  tiroit  encore  ,  il  y 
a  llx  ans ,  un  coup  de  canon  du  Château 
le  matin  ,  &  un  autre  le  foir  ;  &  ce  dernier 
caradère  d'une  Ville  de  guerre  a  été  dé- 
truit ,  au  grand  regret  des  habitans  des 
environs  ,  dont  il  régloit  les  heures  de 
travail. 

Mais  mon  intention  n'eft  point  d'écrire 
rhiftoire  de  Carlifle.  Cette  Ville  ne  m'in- 
térefîe  que  comme  objet  de  beauté.  A  dire 
la  vérité ,  fes  murs  enferment  peu  de  chofe 
qui  foit  digne  d'être  remarqué.   Le  Châ- 
teau eft  lourd  dans  toutes  fes  parties,  c!om- 
me   le   font   ordinairement   ces  fortes  de 
ftrudures.   Il  eft  trop  bien  confervé  pour 
faire  beaucoup  de  plaifir  à  l'œil  pi^oref- 
que  ,  fmon  comme  objet  éloigné  ,  adouci 
par  le  lointain.   Lorfq.ue  le  laps  des  fiècles 
^ura  endommagé  fes  tours  &  fes  arcs-bou- 
tans ,  <5c  que  fes  parties  auront  acquis  de 


(    122  ) 

la  légèreté  ,  il  pourra  fervir  à  orner  quel- 
que payfage. 

La  Cathédrale  mérite  encore  moins  d'at- 
tention. Oeft  une  fabrique  pefante  ,  de 
conflruflion  Saxonne  ,  &  elle  n'a  rien  de 
beau ,  excepté  la  fenêtre  à  TOrient ,  qui 
eft  un  morceau  riche  &  très  -  élégant  de 
ramification  gothique. 

Le  lieu  d'afîemblée  des  Frères  (  Fratry  ) 
comme  on  l'appelle  ,  ou  Maifon  du  Cha- 
pitre dans  l'Abbaye ,  eft  le  feul  bâtiment 
digne  de  remarque.  D'un  coté  où  il  a  été 
autrefois  lié  aux  cloîtres  ,  il  a  peu  de  beau- 
té j  mais  de  l'autre  ,  auprès  du  Doyenné  , 
les  proportions  &  les  ornemens  en  font 
élégans.  Il  paroît  être  à-peu-près  dans  ce 
ilylé  d'architedure  qui  étoit  en  ufage  avant 
le  règne  des  deux  derniers  Henri. 

Mais  quoique  Carlifle  offre  peu  à  la  eu- 
riofité  dans  l'enceinte  de  fes  murs ,  cepen- 
dant ,  cette  Ville ,  confidérée  comme  ob- 
jet de  lointain  ,  ajoute  une  grande  beauté 
au  pays  qui  Pentoure.  Peu  de  Cités  ont 
une  fituation  plus  favorable.  Elle  eft  fur 


(  "5  ) 

uft  terrein  élevé  ,  au  milieu  cîe  prauies 
arrofées  par  deux  rivières  confidérables , 
qui ,  coulant  de  différens  côtés  autour  de 
la  Ville,  s'unifient  un  peu  au-deflous,  &i 
font  du  terrein  où  elle  eft  afîîfe  ,  une  ef- 
pèce  de  Péninfule.  Au-delà  des  prairies , 
le  fol  s'élève  dans  prefque  toutes  les  par- 
ties ,  de  diflance  en  diftance. 

Ces  prairies  ,  fur -tout  le  long  du  rivage 
de  la  rivière  Eden,  ne  demanderoient  qu'un 
peu  de  bois  pour  les  rendre  très  -  belles. 
Dans  les  débordemens  ,  qui  arrivent  deux 
ou  trois  fois  dans  le  cours  d'un  hiver  , 
elles  donnent  un  fpeflacle  plein  de  ma- 
jefté.  La  Ville  relTemble  à  un  promontoire 
qui  fortiroit  du  milieu  d'un  vafle  lac. 

Le  liége  de  peu  de  durée  que  Carlifle 
foutint  dans  la  rébellion  de  1745  ,  &  les 
cîrconilances  bifarres  qui  l'accompagnè- 
rent, rendirent  cette  Ville  l'objet  de  la 
haine  univerfelle  ,  &  plufîeurs  perfonnes , 
au  nombre  defquelles  étoit  le  feu  Duc  de 
Cumberland  ,  la  foupçonnèrent  d'être  peu 
affedionnée  au  Gouvernement  ;  mais  il  n'y 


(    124  ) 

eut  jamais  de  foupçon  plus  injufle.  J'ofe 
affirmer,  au  contraire  _,  qu'elle  ne  renfer- 
moit  pas  fîx  perfonnes  qui  favori faflent  la 
rébellion. 

L'anecdote  fuivante ,  connue  de  peu  de 
gens ,  &  qu'on  n'a  fue  que  plulieurs  années 
après  l'événement ,  jettera  quelque  jour  fur 
la  caufe  de  la  prompte  reddition  de  la 
place  ,  qui  a  attiré  tant  de  reproches  à  cette 
Ville. 

Lorfque  les  rébelles  fe  prefentèrent  fous 
fes  murailles ,  elle  n'avoit  pour  garnifon 
que  deux  compagnies  d'invalides  8c  deux- 
régimens  de  milice ,  nouvellement  formés 
&  fans  difcipline.  Le  Général  "Wade  étoit 
pofté  à  New  caille  avec  un  corps  confidé- 
rable  de  troupes  ,  &  le  Gouverneur  de 
Carlifle  lui  envoya  avis  de  la  fituation  où" 
il  fe  trouvoit ,  en  lui  demandant  un  rerr- 
fort.  Le  iîmple  efpoir  de  ce  fecours  porta 
les  Commandans  de  la  milice  du  pays  à 
raffemblcr  leurs  troupes  ,  &  à  les  mettre 
fous  les  armes. 

Cependant,  on  favoit  dans  la  ville  qu« 


(  125  ) 

les  rebelles  e'toient  auffi  mal  pre'pafe's  pour 
l'attaque  que  les  habitans  l'étoient  pour  la 
de'fenfe.  II  y  avoit  dcjà  huit  jours  qu'ils 
ëtoient  devant  la  place ,  &  que  ,  faute  d'ar- 
tillerie ,  ils  ne  pouvoient  rien  tenter.  Ils 
craignoient  d'ailleurs  l'arrivée  du  corps  de 
troupes  fous  le  Général  \7ade  ,  &  ne  vou- 
loient  plus  retarder  leur  marche  vers  Lon- 
dres. Preffés  par  toutes  ces  confidérations, 
ils  avoient  réfolu  d'abandonner  leur  deffein 
fur  la  Ville. 

Dans  cet  état  critique  des  chofes  ,  le 
Gouverneur  de  Carlifle  reçut  du  Général 
Wade  une  lettre  par  laquelle  il  l'informoit 
que ,  pour  le  préfent ,  il  lui  étoit  impolîi- 
ble  d'envoyer  le  renfort  demandé.  Cet  avis 
mortifiant  ,  quoique  tenu  fecret  pour  le 
Public  ,  fut  néanmoins  communiqué  aux 
principaux  Officiers  &  à  quelques  autres , 
au  nombre  defquels  étoit  un  Procureur 
nommé  H  ,  homme  bavard  &  fe  mêlant  de 
tout. 

Ce  H  recherchoit  alors  en  mariage  la 
fille  de  M.  F-r ,  l'un  des  habitans  j  &  pour 


(  12^  y 

Avancer  les  affaires  de  Ion  cœur  5c  fe  donner 
avec  fon  beau-père  prétendu  ,  l'air  d'un 
homme  de  conféquence  &  qui  favoit  les 
grands  fecrets  ,  il  lui  dit  à  l'oreille ,  entre 
autres  nouvelles  politiques  ,  la  réponfe  du 
Général  Wade. 

Le  chuchotement  n'en  refta  pas  là.  F-r 
fréquentoit  un  club  du  voifinagc  ,  où  dans 
la  gaieté  de  la  foirée  ,  après  avoir  fait  la 
remarque  qu'il  n'y  avoir  dans  la  fallc  que 
des  amis  ,  il  fit  part  à  la  compagnie  de  ce 
que  H  lui  avoir  appris  peu  de  momens 
auparavant. 

Il  y  avoir  dans  la  compagnie  un  aommé 
S-d  ,  homme  aifé  ,  demeurant  dans  le  voi- 
fînage  de  Carlifle ,  &  qui ,  quoique  papille , 
pafîoit  dans  le  pays  pour  bien  afFedionné 
au  Gouvernement.  Cet  homme ,  maître 
d'un  tel  fecret  ,  &  defirant  de  fervir  une 
caufe  qu'il  favorifoit  dans  Ton  cœur ,  monta 
à  cheval  ce  même  foir ,  en  forçant  du  club  , 
&  fe  rendit  à  toute  bride  au  camp  des  ré- 
belles ,  où  l'on  avoit  déjà  reçu  Tordre  de 
h.  marche  pour  le  lendemain  matin.  Il  fut 


(  1^7  ) 

conduit  aufîî-tôt  devant  le  Duc  de  PertK  Se 
autres  Chefs  du  parti  rébelle ,  à  qui  il  com* 
muniqua  ce  qu'il  avoit  appris  ,  les  afîurant 
qu'ils  pouvoicnt  compter  fur  une  révolte 
de  la  ville  en  leur  faveur ,  s'ils  gardoient 
Jeur  pofle  un  jour  de  plus.  Sur  le  champ 
on  contr'ordonna  le  départ  j  le  lendemain 
les  milices  du  Cumberland  &  du  Weftmo- 
reland  commencèrent  à  fe  mutiner  &  à  fe 
débander  ,  &  la  Ville  qui  ne  fe  trouvoit 
plus  défendue  qiie  par  deux  compagnies 
d'invalides ,  fut  regardée  comme  ne  pou- 
vant tenir  plus  long-tems.  Le  Gouverneur 
fut  jugé  par  un  Confeii  de  guerre ,  &  dé- 
chargé de  l'accufàtion  ;  mais  perfonne  n'a 
jamais  foupçonné  que  les  OiEciers  &  les 
Soldats  de  milice  euffent  agi  par  aucun 
autre  motif  que  celui  de  Ja  crainte. 

Dans  un  pays  lî  varié  que  l'Angleterre, 
il  y  a  quelques  parties  qui  ne  fournirent 
pas  des  vues  fort  agréables  ni  bien  pitto- 
refques.  La  meilleure  manière  d'en  trouver 
de  telles  eft ,  comme  je  l'ai  obfervé  plus 
haut ,.  de  fuivre  le  cours  des  rivières.  C'effc 


(128) 

auprès  de  leurs  rivages  que  nous  trouve- 
tons  généralement  les  plus  belles  fcènes 
que  le  pays  puifle  ofFrir.  Nous  avons  fuivi 
cette  règle  pour  le  petit  nombre  d'excur- 
lions  que  le  tems  nous  permit  de  faire  de- 
puis notre  fortie  de  Carlifle  ;  &  nous  corn* 
mençâmes  par  l'examen  de  la  rivière  de 
Cauda. 

Auprès  de  la  Ville  ,  cette  rivière  fe  divife 
en  tant  de  petits  courans  ,  &  jette  par -tout 
tant  de  lits  ftériles  de  cailloux  ,  qu'il  n'y  a 
pas  une  grande  beauté  dans  cette  partie  de 
fon  lit  ;  mais  plus  loin  ,  où  des  rives  plus 
élevées  la  refferrent  &   lui   donnent  plus 
d'impétuolité  ,  elle  devient   plus  intéref- 
fante.  Nous  avions  ouï  beaucoup  vanter  les 
vallées  de  Sebergham  &  de  Daifton.  Nous 
ne  vîmes  pas  la  première  ,  mais  nous  par- 
courûmes la  féconde  avec  grand  plailîr  ,  en 
fuivant  pendant  plufieurs  milles  fes  tours 
&  détours,  &  nous  nous  trouvâmes  fou- 
vent  au  milieu  des  fcènes  de  la  plus  grande 
beauté  ,  la  rivière  étant  enfermée  quelque- 
fois entre  des  bords  ferrés  &  élevés ,  & 

quelquefois 


(  ^^9  ) 

quelquefois  coulant  à  travers  des  prairies 
bordées  de  bois. 

Entr'autres  maifons  placées  le  long  de 
îa  rivière  Cauda ,  la  fituation  de  Rofe- 
Caftle  5  Château  appartenant  à  l'Evêque  de 
Carlifle  ,  nous  a  plu  infiniment.  Il  ert  aflîs 
fur  une  émînenc^  douce  dans  une  paTtie  où. 
Ja  vallée  a  beaucoup  de  largeur.  La  rivière 
tourne  autour  du  bâtiment  en  formant  un 
demi-cercle  y  à  environ  un  demi-mille  de 
diftance.  Le  terrein  entre  le  Château  6c  la 
rivière  coniifte  en  prairies  magnifiques  ,  5c 
au-delà  de  la  rivière  ,  Jles  bords  élevés  qui 
ferpentent  avec  elle  font  couverts  de  beaux 
arbres  qui  font  une  efpèce  de  bofquet  fuf- 
pendu  en  talus.  Le  Château  compofé  de 
tours  quarrées,  quoique  peu  important  fur 
le  lieu  5  eft  pour  la  fcène  un  ornement  efti- 
mable. 

Le  pays  d'entre  Rofe-Caftle  &  "Wigton 

ed  rempli  de  veftiges  des  camps  des  anciens 

Romains.  Dans  un  lieu  nommé  Chalk-clilF 

(qui ,  pour  Tobferver  en  pafTant ,  eft  un 

Tome  IL  I 


(  13^  ) 
rocher  de  pierre  rouge),  cette  infcription 
légionnaire  eft  gravée  dans  le  roc  vif. 

L  E  G     n     A  V  G 
MILITES     FEC. 


COH     III     COH    IIII. 

De  Cauda ,  nous  fîmes  une  excurfîon  le 
long  de  l'Eden.  On  nous  enfeigna  plulîeurs 
endroits  qui  offroient  des  fcènes  fort  inté- 
relTantes  le  long  des  bords  de  cette  rivière. 
On  nous  apprit  que  principalement  le  pays 
aux  environs  de  Kirkofwal  &  de  Nunnery 
étoit  très-agréable  5  mais  Corby-caflle  ,  à 
environ  cinq  milles  de  Carlifle  ,  eft  le  feul 
lieu  au-defîus  de  la  ville  que  nous  eûmes  le 
tems  d'aller  voir.     <  .- .    .  ■■'-  ' 

A  Wetherall  nous  traversâmes  la  rivière 
dans  le  bac  ,  Ôt  débarquâmes  fous  Iç  Châ- 
teau qui  eft  fur  le  bord  du  rivage  élevé.  Ce 
ri^iagé;  &'étend  au  -  moins  à  trois  milles  Je 
long  du  cours  de  la  rivière  ,  partie  au-defr 
fous,  mais   principalement -au- def&is  du 


(  151  ) 

Château.  Je  lui  donne  fon  ancien  titre  , 
quoique    ce    ne    foie   aujourd'hui   qu'une 
maifon  à  la  moderne  ,  fans  aucun  mélange 
de  fa  dignité  première.    Au  -  deffous  du 
Château  le  rivage  eft  plein  de  rochers  ,  & 
£iit  une  pente  roide  vers  ia  rivière.   Au- 
defms,  la  defcente  en  eft  plus  douce ,  & 
laide  un  bord  qui ,  dans  quelques  endroits, 
s'étend  en  petites  prairies  tournantes  5   ôc 
dans  la  partie  où  ce  bord  a  le  moins  de  lar- 
geur ,  il  ofFre  encore  un  chemin  fort  beau 
pour  côtoyer  la  rivière.  Toute  la  riv^e  ,tanc 
au-delTus   qu'au-dellbus  du  Château  ,  eft 
couverte  de  bois  confiftant  en  grands  chê- 
nes &  en  frênes  ;  &  en  plufîeurs  lieux  ,  la 
fcène  eft  aufli  ornée  de  rochers?  mais  ils  ne 
font  pas  de  Pefpèce  de  la  roche  grife  ,  ta- 
chée d'une  variété  de  teintes  différentes. 
Elle  eft  du  genre  appelé  par  lesNaturahftes, 
faxa  circumlita  mufco,  pierre  qui  tire  un  peu 
fur  le  rouge  de  fable ,  qui  n'eft  pas  la  cou- 
leur la  plus  aifée  à  s'incorporer.  Ces  rochers, 
toutefois,  embelliffent  la  fcène  ôc  lui  don- 
nent beaucoup  de  vivacité. 

I2 


(  13*  ) 

Le  rivage  oppofé  au  Château  eft  pareille- 
ment élevé ,  en  plufieurs  parties  décoré  de 
bois ,  &  en  d'autres  montrant  un  mélange 
d'arbres  &  de  plaines.  Là ,  font  les  ruines 
de  l'Abbaye  de  'Wetherall.   11  n'en  refte 
guère   aujourd'hui  qu'une  tour  quarrée  , 
qui  eft  un  ornement  afîez  beau  de  cette 
fcène  ,   quoiqu'il  ne  foit  pas  fort  pitto- 
refque.   Ces  ruines  étoient  autrefois  plus 
confidérables ,  &  même  fort  belles ,  à  ce 
que  j'ai  appris  ;  mais  le  Doyen  Se  le  Cha- 
pitre de  Carlifle ,  à  qui  elles  appartiennent , 
en  firent  enlever  ,  il  y  a  quelques  années , 
beaucoup  de  pierres  ,  avec  plus  d'écono- 
mie que  de  goût ,  pour  s'en  fervir  de  maté- 
riaux à  bâtir  une  maifon  canoniale. 

De  ce  même  côté  de  la  rivière ,  fe  pré- 
fente un  objet  connu  par  le  nom  de  fauve- 
garde  ds  Wetherall ,  qui  eft  regardé  comme 
une  grande  curiofîté.  Elle  confifte  en  trois 
chambres  taillées  dans  le  vif  du  roc  qui , 
formant  du  côté  de  l'entrée  une  forte  de 
précipice  ,  rend  l'accès  de  ces  chambres  ex- 
trêmement difficile.  On  croit  qu'elles  ont 


(   «3Î   ) 

ctc  autrefois  une  dépendance  de  l'Abbaye , 
â:  que  c'étoit-Ià  que  ,  dans  les  tems  de 
troubles ,  les  Moines  cachoient  leurs  ri- 
chefles.  Quelques  Antiquaires  croient  que 
ce  lieu  a  fervi  autrefois  de  retraite  à  quelque 
Beat ,  ôc  l'appellent  la  cellule  de  Saint-Conf- 
tantin.  C'ell:  plutôt  un  monument  de  curio- 
iîté  qu'un  objet  de  beauté  pour  la  fcène. 

Les  embellifTemens  de  l'art  ont  peu  ajouté 
aux  avantages  naturels  de  la  fcène  des  envi- 
rons de  Corby-caftle.  Le  dernier  proprié- 
taire ,  qui  n'avoit  rien  vu,  &  qui  imaginoit, 
d'après  le  concours  d'étrangers  qui  ve- 
noient  vilîter  fa  fîtuation  ,  qu'on  admiroit 
fon  goût,  fe  réfolut  de  faire  de  Corby  un 
des  plus  brillans  féjours  de  l'Europe.  Dans 
cette  intention  ,  il  creufa  fes  rochers  en 
grottes ,  fit  une  cafcade  confiftant  en  un 
efcalier  fort  haut  de  marches  de  pierres 
régulières.  Il  coupa  à  travers  fes  bois  une 
avenue  en  ligne  droite  parallèle  aux  bords 
de  la  rivière  ;  5c  au  bout  de  cette  allée  ,  il 
éleva  un  temple.  Enfuite  ,  comme  il  s'étoit 
lût  un  plan  d'introduire  dans  ce  lieu  tous 

I  3 


(  154) 
les  omemcns  qu'on  peut  fe  procurer  à  prix 
d'argent ,  il  engagea  à  quatre  fous  par  jour 
(  car  la  main-d'œuvre  étoit  alors  à  fort  bon 
marché) ,  un  Artifte  du  pays  pour  lui  faire 
^des  flatues.  Les  productions  de  fon  cifeau 
fe  multiplièrent  à  l'infini.  Il  fit  une  Diane, 
un  Neptune  ,  un  Polyphême ,  des  Nym- 
phes &  des  Satyres  en  abondance ,  &  beau- 
coup d'autres  figures  qui  devinrent  bientôt 
rornement  des  bois,  de  forte  qu'on  ne  pou- 
voit  s'y  promener  fans  en  rencontrer  de 
tous  les  côtés.  Un  faifeur  de  calembours, 
connu  pour  n'en  avoir  fait  qu'un  de  bon 
en  toute  fa  vie  ,  en  a  l'obli^^ation  à  ce  bois. 
En  montrant  du  doigt  une  de  ces  figures  , 
il  dit  :  Satyre  fur  U  lieu  (i). 

Mais  le  goût  du  fiècle  préfent  a  détruit 


(  I  )  Il  eft  fort  rare  que  norre  langue  fe  prête  à  traduire 
un  calembourg  anglois  (  à  pun  )  ,  la  finefl'e  y  confîftanten 
jdes  mots  à  double-fens,  qui  n'ont  presque  jamais  la  même 
double  fignifîcation  dans  les  deux  langues.  Celui-ci  (èroit 
mieux  traduit  par  :  Satyre  contre  le  lieu  ,  ou  Satyre,  du 
lieu  y  mars  alors,  il  n'y  auroit  plus  de  pun. 

(  ^#rr  du  Traduâeur.  ) 


(  135  ) 
Torgueil  du  iiècle  dernier.  Le  propriétaire 
actuel  a  fait  peu  j  mais  ce  qu'il  a  fait  eft 
bien.  A  la  vérité  ,  il  n'a  pu  rétablir  des 
rochers  creufés  &  tailladés ,  auxquels  il  effc 
impoiTible  de  rendre  leur  (implicite  &  leur 
majefté  naturelles.  Leurs  projetions  har- 
dies font  à  jamais  effacées.  Le  laps  d'un 
fiècle  fuffira  à  peine  pour  remplacer  ces 
beaux  arbres,  qui  ont  été  abattus  pour  for- 
mer une  vue.  Mais  les  ftatues ,  comme  l'an- 
cienne fculpture  des  Egyptiens  ,  ont  dif- 
paru.  Le  temple  s'accélère  vers  fa  ruine,  <5c 
la  cafcade  (objet  il  mefquin,  en  le  fuppo- 
fant  bon  dans  fon  genre ,  lorfqu'il  fe  trouve 
auprès  d'une  belle  ôc  rapide  rivière)  effc 
aéluellement  couverte  de  gros  builTons.  On 
ne  peut  aifément  faire  perdre  la  trace  de 
l'ancienne  ligne  de  l'avenue  î  mais  on  en  a 
pratiqué  une  nouvelle  au-delà  du  temple , 
Laquelle  fuit  naturellement  le  cours  de  la 
rivière.  Et  ,  à  la  vérité  ,  cette  partie  de 
l'avenue  eft  fufceptible  de  plus  de  beauté 
qu'aucune  autre  j  car  les  variétés  du  terrein 
y  font  plus  grandes,  le  rivage  du  courant 

14 


&  les  bords  des  prairies  font  plus  irrégu- 
Jiers,  &  la  rivière  forme  plus  de  linuofités. 

Le  fentier ,  après  vous  avoir  conduit  le 
long  de  la  rivière  à  travers  ces  irrégularités 
ap^réables  ,  à  deux  milles  du  Château,  v^ous 
fait  monter  dans  les  terres  élevées ,  d'où 
elle  vous  ramène  par  des  bois  &  de  beaux 
pâturages  qui  ornent  les  côtés  &  la  partie 
haute  du  rivage. 

Toute  la  longueur  de  cette  allée  ,  depuis 
le  commencement  jufqu'à  la  fin  ,  offre  des 
vues  agréables  ,  mais  qui  font  toutes  très- 
bornées. 

Plulieurs  parties  de  cette  avenue  font  le 
fruit  du  travail  manuel  du  Chapelain  de  la 
famille  ,  qui  eft  une  branche  de  la  Maifon 
de  Howard,  attachée  au  dogme  de  l'Eglife 
Romaine.  Ce  Prêtre  effc  d'un  Ordre  dont  la 
règle  enjoint  aux  Membres  de  travailler  à 
la  terre  un  certain  nombre  de  jours  (i) , 

(ï)  L'ordre  de  Saint-Bruno  a  un  point  de  fa  règle  qui 
oblige  les  Religieux  à  quelque  chofe  de  ce  genre  î  mais 
comme  la  retraite  &  la  foJitude  font  la  bafe  de  i'inftitu- 
tion,  ce  ne  peut  être  celle  dont  il  s'agit  ici.    N.  du  Trad. 


(  137  ) 
loi  d'une  fagefle  admirable ,  qui  les  met 
dans  Vheurcufe  nécefflté  de  conferver  la  famé 
&  la  vigueur  du  corps.  Je  fuis  perfuadé  que 
fî  un  homme  ftudieux  étoit  obligé  de  manier 
la  bêche  trois  ou  quatre  heures  dans  le  cours 
de  la  journée,  il  n'en  feroit que  plus  propre 
à  l'étude  ,  lorfqu'il  viendroit  s*y  mettre. 
Nous  avions  été  recommandés  aux  politeiTes 
de  cet  Eccléflailique  (en  l'abfence  de  la 
famille  qui  étoit  alors  en  France  )  ,  &  nous 
le  trouvâmes  occupé  au  jardin.  Il  nous  reçut 
avec  civilité  ,  ôz  fous  l'habit  fimple  d'un 
journalier ,  montra  les  manières  d'un  homme 
bien  élevé ,  fans  paroître  penfer  à  fon  habit 
ou  à  fes  occupations ,  pour  s'en  excufer.  Il 
y  a  quelque  chofe  de  noble  dans  cette  fîm- 
plicité  de  moeurs  &  de  courage  qui  ne  per- 
met pas  de  rougir  des  fondions  indifpen- 
fables  d'un  emploi  qu'on  a  adopté  pour  la 
vie.  Cet  Eccléiîaftique  eft  dans  cette  place 
le  fuccelTeur  du  Père  Walsh ,  qui  a  derniè- 
rement fixé  fur  lui  l'attention  publique.  Je 
me  fuis  arrêté  plus  long-tems  fur  cette 


(  I?»  ) 

fcène  ,  parce  qu'elle  eft  une  des  plus  admi- 
rées du  Cumberland. 

De  Corby-caftle  jufqu'à  Warwick  ,  qui 
efl"  à  environ  deux  milles  plus  près  de  Car- 
lifle ,  fur  les  bords  de  la  même  rivière ,  la 
route  eft  magnifique.  Plufieurs  perfonnes 
admirent  aulîi  la  fituation  de  "Warwick.  La 
fcène  paroît  en  être  agréable  &  retirée  ; 
mais  nous  n'eûmes  pas  le  tems  de  l'exa- 
miner. 

L'œil  de  l'Antiquaire  fe  porte  à  la  pre- 
mière vue  fur  l'Eglife  paroilfiale  de  ce  lieu. 
Le  chanceau ,  formant  un  fegment  de  cer- 
cle &  percé  de  petites  fenêtres  à  lancettes  , 
annonce  au  premier  afpeél  que  le  vaifleau 
eft  de  conftrudion  Normande.  Quand  tou- 
tes les  autres  traces  feroient  détruites  par 
le  tems ,  il  en  appellera  à  ce  témoignage  , 
comme  devant  fuffire  pour  prouver  fon 
ancienneté. 


C  ^19  ) 


CHAPITRE    XXI. 


A 


PRÈS  avoir  remonté  la  rivière  Edcn  , 
au-delTus  de  Carlifle  ,  autant  que  notre 
tems  nous  le  permit,  nous  dirigeâmes  notre 
courfe  vers  fon  embouchure  ,  où  Brugh- 
marsh  (le  marais  de  Brugh)  attira  notre 
attention.  Dans  cette  route ,  nous  eûmes 
plulieurs  vues  de  rivière  fort  agréables. 

Brugh-marsh  eft  à  l'extrémité  de  la  fron- 
tière d'Angleterre  ,  s'érendant  en  montant 
jufqu'à  Solway-frith  ,  efpèce  de  bras  de 
mer  qui  ,  en  cette  partie ,  fépare  l'Angle- 
terre de  TEcofle.  C'eft  une  grande  plaine 
étendue  auffi  unie  que  la  furfice  d'un  Océan 
tranquille.  Je  ne  me  rappelle  pas  d'avoir 
vu  auparavant  aucun  terrein  qui  m'eût 
donné  une  idée  auffi  vafte  d'efpace.  L'idée 
du  même  genre  produite  à  la  vue  de  la 
plaine  de  Salisbury,  n'eft  pas,  à  beaucoup 
près ,  auffi  nette.  Elle  efl:  réprimée  par  les 
inégalités  du  fol.  C'ell  l'Océan  dans  une 


(  14®) 
tempête  ,  oîi  Pidee  d'étendue  efi:  brifée  en 
grande  partie  &  interceptée  par  l'agitation 
des  flots.  Brug-marsh  ,  à  la  vérité  ,  à  la 
couleur  près,  offre  l'image  d'une  eau  folidt 
ou  congelée  plutôt  que  celle  de  la  terre. 

Interminable  meads. 
And  vaft  favannahs ,  xs'here  the  wandering  eye 
Unfixt ,  is  in  a  verdant  Océan  loft. 

Des  favannes  fans  fin  ,  prairies  où  Vouil  s'égare  i 
î^' ayant  où  fe  fixer  fur  Vefpace  étendu, , 
Dans  ce  vert  Océan  ilfc  trouve  perdu» 

Brugh-marsh  eft  une  de  ces  plaines  éten- 
dues (feulement  plus  vafte  que  celles  de  ce 
genre  ne  le  font  ordinairement)  d'où  la 
mer,  dans  le  cours  des  fîèclcs  ,  s'eft  retirée. 
Il  ell  difficile  d'en  déterminer  les  bornes. 
Ce^  marais  s'étend  d'un  centre  à  choix  ,  à 
plufîeurs  lieues  en  tous  fens  (  car  une  fur- 
face  fi  répandue  au  loin ,  prend  nécefTaire- 
ment  à  la  vue  une  apparence  circulaire), 
fans  qu'une  haie  ,  fans  qu'un  buifîbn  en  in- 
terrompe l'amplitude  ,  jufqu'à  ce  qu'elle 
fe  fonde  &  s'adoucifie  dans  les  montagnes 
azurées  de  l'horifon.  Il  n'y  a ,  à  la  vérité  , 


{  141  ) 

que  des  montagnes  qui  puifTent  circonfcrire 
une  fcène  de  cette  nature.  Toutes  les  limi- 
tes inférieures  de  bois  ou  de  terres  élevées  , 
font  trop  peu  marquées  pour  ne  pas  être 
perdues  dans  le  lointain.  Du  côté  de  l'An- 
gleterre ,  le  marais  eft  borné  par  cette  chaîne 
circulaire  au  cœur  du  Cumberland ,  dans 
laquelle  Skiddaw  domine  les  autres  mon- 
tagnes. On  ne  voit  rien  fur  tout  l'efpace 
intermédiaire.  Du  côté  de  l'EcofTe  ,  il  eft 
entrecoupé  dans  l'efpace  de  quelques  lieues 
par  Solway-fri:h  qui  ,  lorfque  la  marée  eft 
baffe  ,  forme  une  vafle  plaine  de  fable.  La 
nature  de  plaine  eft  néanmoins  confervée  i 
ôc  après  s'être  dégagée  de  cette  obftruction 
fablonneufe  ,  elle  change  fa  teinte  jaune  en 
un  vert  animé ,  &  fe  répand  au  loin  dans 
la  frontière  de  TEcoffe  ,  jufqu'à  ce  qu'eniîn 
fon  progrès  foit  arrêté  par  les  montagnes 
de  Galloway  &  de  Niddfdale.  Cette  éten- 
due eft  autant  que  l'œil  puiffe  en  embxaffer. 
Si  la  plaine  étoit  fans  bornes  de  tous  cotés 
comme  un  défert  de  l'Arabie ,  je  doute  fi , 
en  la  voyant ,  on  auroit  auffi-bien  l'idée 


(    Ï42    ) 

d'efpace  que  lui  donne  une  11  immenfe  cir-' 
<:onfcription. 

Toute  l'aire  de  Brugh-marsh  (  que  d'après 
fa  dénomination  on  feroit  tenté  de  croire 
marécageufe  )  eft  par-tout  parfaitement  fo- 
lide ,  &  le  gazon  qui  y  croît  eft  doux , 
brillant  &  pur.  A  peine  une  mauvaife  herbe 
y  lève-t-elle  la  tête.  Les  champignons  qui 
y  pouffent  en  abondance  &  par  pelotons , 
Y  font  fuperbes  ,  ôc  d'une  taille  qu'ils  n'ont 
point'' ailleurs. 

Cette  vafte  plaine  eft  loin  d'être  un  dé- 
fert  ftérile.  De  nombreux  troupeaux  de  bé- 
tail y  paiffent  au  large  la  verdure  riche  «5c 
abondante ,  &  y  errent  comme  dans  l'état 
de  nature. 

Mais  ,  quoique  la  première  idée  que 
cette  fcène  préfente  Toit  amplement  celle 
d'efpace  ,  idée  ,  par  confequent ,  qui  tient 
-plus  au  majeftueux  qu'au  pittorefque,  cette 
fcène  néanmoins ,  n'eft  pas  tout-à-fait  inca- 
pable de  recevoir  des  embelliffemens  pitto- 
refques.  Il  eft  vrai  qu'il  lui  manque  prefque 
tout  ce  qui  fert  à  former  un  payfage.  Sur 


(  «43  ) 

ie  devant  ,  elle  n'a  point  d'objets  pour 
fixer  l'œil  j  Ôc  dans  le  lointain ,  elle  n'a 
pas  cette  profufion  de  petites  parties  qui 
Y  sèment  la  richeffe  dans  une  fcène  de 
cultivation.  Pour  traiter  fur  la  toile  un 
fujet  comme  celui-là  ,  il  faudroit  donc 
avoir  recours  aux  objets  étrangers  &  ac- 
celïbires.  Le  bétail ,  gros  &  menu ,  fe 
préfente  naturellement  à  l'efprit  ,  en  le 
diftribuant  par  grouppes  variés  &  à  des 
diftances  différentes  ,  il  peut  fervir  de  de- 
vant-de-tableau au  payfage ,  &  de  point 
pour  la  perfpeélive. 

..;  ,Brugh- Marsh  eft, encore  remarquable, 
pour  avoir  été  ie  théâtre  d'une  des  plus 
grandes  cataftrophes  de  l'Hiftoire  d'Angle- 
tqrre  ,  de  la  mprt  d'Edouard  F'.  Après  la 
ttpifième  révolte  de  l'EçolTe  ,  ce  fut.fiit 
ce.terrein  que  ce  Prince  affembla  l'armée 
la  plus  paiffante  que  l'Angleterre  eût  en- 
core vue  dans  fon  fein.  Les  Ecofîbis 
voyoient  de  leurs  frontières,  toute  la  plaine 
couverte  de  tentes  :  mais  ils  ne  prévoyoient 
jpf?^  combien.^  leur  délivrance  étoit   pro- 


(  144  ) 

chaîne.  Les  plus  grands  évèncmens  font 
prefque  toujours  les  moins  attendus.  Ils 
s'étonnèrent  d'abord  du  délai  de  l'attaque  , 
&  apperçurent  enfuite  de  la  confuHon  dans 
]e  camp  formidable  de  l'ennemi  j  mais  il 
s'écoula  trois  jours  entiers  ,  avant  qu'ils 
apprifTent  que  Tamt  de  cette  grande  entre- 
prife  alloit  ,  en  quittant  la  terre  ,  ôter  le 
courage  à  fon  parti  5  enfin  ,  que  leur  il- 
luftre  &  autrefois  redoutable  adverfaire  , 
que  le  Roi  étoit  fans  vie  dans  le  camp. 

Edouard  étoit  tombé  malade  à  Carlifle, 
t>ii  il  avoit  convoqué  fon  Parlement.  Mais 
m  la  maladie  ,  ni  la  vieillefTe  (  car  il  étoit 
âgé  de  près  de  foixante-dix  ans  )  ne  purent 
réprimer  fon  ardeur  guerrière.  Incapable 
de  fe  tenir  à  cheval  ,  il  fe  fit  porter  en 
litière  au  camp  ,  où  il  fut  reçu  de  fes  trou- 
pes avec  de  grands  cris  de  joie.  Mais  cette 
joie  fe  changea  bientôt  en  deuil.  Le  mou- 
vement avoit  produit  une  inflammation 
qui  fe  déclara  par  une  diffenterie  violente , 
qui  l'emporta  en  peu  d'heures. 

Les  habitans  de  cette  frontière  de  l'An- 
gleterre 


(  145  ) 

g/ere.TercV,-èrent&ch.'rire„tlon,   ,. 
k  mcmone  d'un  P„„ee  donr  Je  braV'; 

firouventchâne'u„en„e™q;;,;'^ 

,        ^  ^^ns   Jeur   reconnoilLm-e     ifc 

exifte  encore    n.  ,  ""^  ™°""m-"t ,  qui 

MEMOR.T./E   ^TERN.E 

edvardi, 

QLI.  IN  BELir  APPARATS 
COxvTRA    SCOTOS    OCCUPATys 
H'C  IN  CASTRIS  031IT.         ' 
yJULIlA.  D.  ,307. 

loit  faire,  aux  EmTr,-  ^        '''■' 

J  a,ix  Jlcojou,  mourut  ici     ,/,  ,, 

M  camp,  en  /',,„,,  ^^  _y  '  '  ^'-^  " 

Tome  II.  ■^■'g-'^^r  i^oy. 


(  H<5  )  ,, 

Nous  fîmes  une  excndlon  dans  plurieurs 
autres  Jieux  du  voilinage  de  Carlifle,  Ôc 
nommément  à  Gilllland  ,  dans  l'intention, 
principalement,  de  vifiter  Naworth-Caftle, 
la  valle'e  &:  les  ruines  de  l'Abbaye  de  La- 
nercoft ,  &  les  ruines  de  Scaleby-Caftle. 

A  la  fortie  de  Carlifle ,  en  fuivant  la 
grande  route  militaire  qui  conduit  à  New- 
caftle ,  la  vue  de  la  rivière  Eden-Prife  de 
Stanwix-Bank  (rivage  de  Stanwix  )  eft  fort 
agréable.  La  courbe  qu'elle  décrit ,  les 
belles  prairies  à  travers  lefquelles  elle  fer- 
pente  ,  &  les  montagnes  qui  terminent  la 
fcène  ,  forment  toutes  enfemble  une  corn-» 
binaifon  d'objets  très  -  intérefîante.  II  n'y 
manque  que  des  arbres  pour  l'orner. 

En  traverfant  la  rivière  Irthing  ,  à  envi- 
ron fept  milles  de  Carlifle ,  le  pays  qui  , 
auparavant ,  n'offroit  qu'un  afpeâ:  peu  flat- 
teur ,  devient  riche  &  agréable.  Ici ,  on 
entre  fur  les  terres  de  la  Baronnie  de 
Gillfland  ,  diftrift  étendu  qui  ,  en  cette 
partie  ,  confîfte  en  une  grande  variété  de 
collines  ôc  de  vallons.    Les  collines  font 


(  H7  ) 

flîblonneufes,  froides  &  dcTagréables  ^  mais 
les  vallons  font  d'une  beauté  magmhque. 
Ils  font,  en  gênerai  ,  ornés  de  bois  & 
arrofés  par  un  petit  courant  qui  roule  avec 
vivacité.  C'eil  l'opinion  de  Camden  (i)  , 
que  vraifemblablement  ces  vallons  (  ou  o^ills^ 
comme  les  nomment  les  gens  du  pays)  dont 
Ja  Baronnie  abonde  ,  ont  fait  donner  au 
canton  le  nom  de  Gillfland  (  terre  des 
vallons  ). 

Sur  une  cime  charmante  qui  tombe  & 
s'efface  doucement  dans  un  gilt  ou  vallon 
tortueux  ,  entouré  de  chênes  qui  ont 
toute  leur  crue  ,  &  qui  domine  la  vallée 
de  Lanercoft ,  efl  iitué  Naworth  -  Caille. 
Le  bâtiment  confiftant  en  deux  rrandes 
tours  quarrées  avec  un  corps- de-logis  au 
milieu  ,  eft  trop  régulier  pour  être  beau , 
à  moins  qu'il  ne  fut  jette  dans  la  perfpec- 


(i)  Auteur  ancien  qui  a  écrit  un  Livre  Latin  ,  encore  ePti- 
mé  ,  où  il  décrit  l'Angleterre  &  Tes  antiquités,  fous  le  titre 
de  :  Britannia  illujlrata, 

(  Note  du   Truducîeur.  ) 

K  2 


(  148  ) 
tive.  C'étoit  autrefois  une  de  ces  places 
fortiiiées ,  oii  la  NoblefTe  grande  &  petite 
des  frontières  ctoit  obligée  de  vivre  dans  ces 
tems  de  troubles  qui  précédèrent  l'union. Et 
en  effet  ,  la  diftribution  intérieure  de  ce 
Château  paroît  avoir  été  faite  à  deffein  d'é- 
carter un  ennemi ,  ou  d'éluder  Tes  recher- 
ches ,  s'il  parvenoit  à  s'y  procurer  un  accès. 
L'idée  de  maifon  agréable  &  commode  ell: 
entièrement  exclue.  Les  chambres  d'appa- 
rat font  en  petit  nombre  &  fans  aucune 
beauté  extraordinaire  j  mais  les  petites  piè- 
ces &  les  cachettes  où  l'on  n'arrive  que  par 
des  paffages  obfcurs  &  des  efcaliers  non- 
cclairés,  font  fans  nombre.  On  croit  même 
qu'il  y  en  à  qu'on  n'a  point  encore  dé- 
couvertes. Rien  ne  peut  marquer  mieux  & 
avec  des  couleurs  plus  fortes  les  craintes , 
les  jaloufies  &  la  prudence  timide  de  ces 
tems  barbares ,  que  la  fl:ruâ:ure  intérieure 
d'un  de  ces  Châteaux. 

Naworth-Caftle  étoit  autrefois  le  chef- 
lieu  &  la  réfidence  des  Barons  de  Gillfland, 
qui ,  à  une  11  grande  diftance  de  la  Cour  , 


(  H-9  ) 
Se  crablis  dans  un  pays  alous  non  -  fournis 
au  frein  des  Loix  ,  ont,  à  ce  qu'on  rap- 
porte ,  exercé  ,   ou  plutôt  ufurpé  une  ju^ 
rifdidiion  bien  extraordinaire. 

La  mémoire  du  Lord  \7illiam  Howard , 
connu  encore  aujourd'hui  dans  le  pays  fous 
le  nom  de  Guillaume  le  C/iauve,  eil ,  jufqu'à 
ce  jour  ,  l'objet  de  la  déteftation  des  habi- 
tans ,  pour  les  aéles  de  fa  tyrannnie.  On 
montre  fes  prifons  ,  &  la  place  de  fcs  gi- 
bets ,  où  5  difent  les  payfans  ,  il  fiifoit 
couper  la  tête  ou  pendre^' au  gré  de  fon  ca^ 
price ,  fans  Juges  ni  Jurés  (i).  Mais  il  y  a 
lieu  de  croire  que  la  paffion  a  beaucoup 
de  part  aux  jugemens  qu'on  porte  de  lui. 
Il  exerçoit  une  commiiïion  à  vie ,  appelée 


(  i)  Tout  le  monde  connoît  la  forme  vraiment  admira- 
ble delà  Juftice  criminelle  en  Angleterre  ,  où  un  homme 
acciifé  ou  prévenu  de  crime  quelconque  ,  ne  peut  être 
ju<^.é  que  par  un  nombre  fixé  de  fès  Pairs  ,  qu'on  nomme 
Jurés.  La  Juftice  civile  y  efl  mativaife  au  nîême  degré  ,  étauî 
pleine  d'abus  &  de  longueurs. 


(  Note  du  Tfaiuclmr.  ) 

K   î 


(  150  ) 
d'oyer  &  terminer  (i) ,  fous  le  règne  d'E- 
Jifabeth ,  &  étoit  un  de  ces  caradères  im- 
pitoyables &  durs ,  propres  à  en  impofer 
à  la  multitude  dans  des  tems  de  troubles 
&   d'anarchie.   Il  fe  permit ,  fans  doute  , 
quelques  abus  d'autorité  j  mais  fa  place , 
d'un  exercice  difficile  ,  l'y  obligea  peut-être. 
Cette  partie  du  Royaume  étoit  alors  in- 
feflée  plus  qu'aucune  autre  par  des  troupes 
de  bandits  malfaifans  de  l'efpèce  de  ceux 
dont  j'ai  parlé  plus  haut.  Ils  formoient  un 
corps  nombreux  ,  &  qui  n'étoit  pas  fans 
difcipline  ,  conduit  par  des  chefs  aâ:ifs  & 
entreprenans  ,  qui  s'avançoient    au  com- 
mandement par  des    aftions   d'éclat.    Ces 
brigands ,  même  au  fein  de  la  plus  pro- 
fonde paix  ,  forçoient  les  Chefs  &  les  Ma- 
giftrats  du  pays  à  autant  de  prudence  que 


(  I  )  Mets  tirés  du  vieux  Normand ,  ainfi  que  tous  les 
termes  principaux  de  la  Loi  Angloife.  Us  veulent  dire  ouir 
Se  terminer  (en  matière  criminelle).  Ceft  ce  que  nous 
appelons  juger  en  demii^r  re/Iort ,  par  révifion ,  ou  par 
attribution. 

(  Note    de  l'Auteur,  ) 


(  I50 

d'énergie.  Quelquefois ,  ils  couroicnt  la 
Province  en  bandes  nombreufes  ,  ôc  quel- 
quefois en  petits  partis  volans ,  &  toujours 
pillant  &  ravageant  tout  fur  leur  paflage. 
Lorfqu'ils  étoient  arrêtés  fur  le  fait  ,  ou  , 
comme  on  parloit  alors,  la  main-faignante , 
leur  procès  n'étoit  pas  long  :  on  les  exécu- 
toit  fans  délai,  ôz  même  fur- le- champ. 
Dans  les  autres  cas  ,  on  élifoic  un  Juré 
pour  les  juger. 

Le  Chef  ardent  &  a(^ifqui  a  fourni  la 
matière  de  cette  digrelîion ,  paroît  avoir 
vécu  dans  une  terreur  égale  à  celle  "qu'il 
infpiroit  aux  autres.  Il  avoir  fî^t  de  fon 
propre  Château  une  efpèce  de  Citadelle  ; 
il  y  avoir  pratique  une  chambre  qu'on  voit 
encore  ,  Ôt  qui  fermoit  avec  une  porte  de 
fer.  C'étoit-là  qu'il  couchoit  ,  &  fon  ar- 
mure rouillée  s'y  montre  encore  aujour- 
d'hui aux  Voyageurs  curieux.  C'eft  de  ce 
Seigneur  que  dcfcendent  les  Comtes  de 
C::rlTie  ,  à  qui ,  depuis  ce  tcms ,  appartient 
Ï^AWcrL-h-Canie. 

Lorfqiie  nous  fûmes  fortis  de  cette  vieille 

K4 


forterefTe  ,  ôc  que  ncus  eûmes  defcendu  la 
colline  ,  pour  aller  voir  les  ruines  de  l'Ab- 
baye de  Lanercoffc',  qui  eft  deux  milles 
plus  loin  ,  toute  la  valL'e  cii  ces  ruines 
font  fituces,  s'ouvrit  devant  nous.  On  la 
regarde  comme  une  des  plus  agréables  icè- 
nes  de  tout  le  pays,  &  ,  en  e£et ,  nous  en 
jug^câmes  ainfl.  Son  aire  a  environ  un  demi- 
mille  de  largeur  fur  deux  à  trois  milles  de 
longueur  ,  confiflant  en  une  vafle  échappée 
de  vue.  Les  cotés,  qui  font  en  pente  douce, 
font  couverts  de  bois  épais ,  où  l'on  a  fait 
depuis  peu  des  abattis  qui  ont  un  peu  nui 
à  la  beauté  pittcrefque.  A  Textrémitc  de 
la  vallée  7011  les  arbres  fcmblent  s'unir  , 
coule  la  rivière  ïrthing,  qui  eft  allez  con- 
fidcrable  ,  quoique  divifée  en  deux  canaux, 
peur  être  pleinem.ent  adaptée  à  la  fzène. 
Les  bords  de  la  rivière  ,  &  même  toute 
l'aire  de  la  vallée  ,  font  parfemés  d'arbres 
en  grouppes  &i  détachés  ,  qui  font  un  bon 
ellet ,  en  ce  qu*ils  fervent  à  brifer  les  lignes 
&  la  ccntinuiLé  rc.g;uiière  des  écrans  d<^i . 
(.étés  ,  airfi  ci.'à  cacher  de  tcms  en  tems^e  ^ 


(«53) 

cours  de  h  rivière  ,  &  fur-tout  les  ponts 
qui ,  autrement ,  paroîtroient  trop  nus  & 
trop  affétcs. 

Près  de  cette  extrémité  de  la  vallée  ,  qui 
fait  face  à  Naworth-Caftle,  efl  placée  l'Ab- 
baye. Vue  dans  le  lointain, elle  forme  un 
bon  objet  qu'on  voit  fortir  du  milieu  des 
bois.  A  mefure  qu'on  s'en  approche  ,  elle 
commence  à  faire  fentir  le  dé/appointe- 
ment  (i) ,  &  fur  le  lieu  ,  elle  n'offre  qu'une 
ruine  défagréable.  Le  tout  n'eft  qti'une 
fabrique  lourde  dans  le  goût  Sax.on,  en- 
taflce  en  un  bloc  qui  n'a  rien  de  cette  légè- 
reté aérienne  de  l'Architedure  gothique. 
A  peine  en  paroît-il  un  feul  fragment  dé- 
taché qu'on  puilfe  examiner  à  part.  La  tour 
eft  bafle  ,  informe  &  fans  aucun  ornement, 
&  une  des  grandes  ailes  du  bâtiment  a  été 
reconftruite  ou  réparée  à  la  moderne ,  en 

(  I  )  Seroit-ce  défarmer  la  critique  que  d'obfèrver  que  ce 
mot  fi  utils  ,  &  que  regrette  notre  langue ,  Ce  trouve  dans 
tous  nos  bons  Auteurs  anciens,  tels  qu'Amiot, Montaigne 
&c.  Puiire  cette  excufè  lui  valoir  fon  pafTe-port  J 

{Noce  du   TraduSeur.) j 


(154) 

une  Eplife  Paroiiïiale  de  mauvais  goût  :  la 
feule  belle  partie  du  tout  eft  l'extrémité  à 
l'Orient.  Elle  eft  compofée  de  quatre  ailes 
ifolées  ,  dont  chaque  muraiîle  confifte  en 
deux  rangs  d'arcades ,  qui  ont  une  appa- 
rence peu  commune  ,  &  produifent ,  en 
même-tems  ,  une  confulion  très  -  agréable 
réfultante  de  la  multiplicité  extraordinaire 
de  tant  d'arches  &  de  piliers.  Cette  partie 
de  l'Abbaye  femble  avoir  été  une  Chapelle 
réparée  ,  ou  peur-être  un  Oratoire  apparte- 
nant à  la  noble  famille  de  Dacre ,  qui  pof- 
fédoit  autrefois  des  manoirs  &  des  terres 
dans  ce  pays.  Là ,  font  dépofés  les  reftes 
de  plulieurs  anciens  Chefs  de  cette  Maifonj 
mais  les  monum^ens  érigés  à  leur  mémoire 
font  prefque  entièrement  efFac  is  par  la  main 
du  tems.  Leurs  écufTons  &  leurs  tombeaux 
gothiques  ,  dont  pluGeurs  étoient  très- 
fomptueux  ,  font  tellement  entrelacés  de 
ronces  &  de  chardons  ,  qu'il  eft  impoinble' 
d'en  approcher. 

Excepté  ces  refies  de  l'Eglife  de  l'Ab- 
baye ,  il  ne  fubiifte  pli  s  rien  de  cet  an- 


(  >55  ) 

cien  Monaftcrc  qu'une  vieille  porte  d'en- 
trée &  un  bâtiment  quatre  qu'on  a  partagé 
en  parties  de  ferme  ,  &  qui  n'ofFre  aucune 
beauté. 

En  retournant  à  Carlifle  ,  nous  traversâ- 
mes la  vallée  de  Cambeck ,  qui  contient 
quelques  fcènes  agréables ,  &  nous  palTâmes 
fur  un  pofte  très-confidcrable  des  Romains, 
bâti  fur  un  haut  tertre ,  en  un  lieu  nommé 
Cajllc-Stccds. 

Les  rivières  nous  préfentent  fréquem- 
ment des  rapports  analogues  aux  qualités 
morales  des  hommes ,  dont  elles  imitent 
beaucoup  les  diffcrens  caraftères.  Le  vio- 
lent ,  le  turbulent ,  le  timide  ,  Tadif ,  le 
pareffeux  ,  le  doux  ou  pailible,  le  bon  ,  & 
plufieurs  autres  épithètes  ,  conviennent 
également  aux  unes  &.  aux  autres.  Le  pe- 
tit ruilleau  qui  coupe  la  vallée  de  Cambeck, 
nous  rappeloit  cette  analogie.  Tout  fon 
cours  efl  empreint  des  marques  de  fa  vio- 
lence. Par-tout  on  voit  des  amas  de  fable 
ftcrile  &  de  gravier  qu'il  a  jettes  à  droite 
ôc  à  gauche  de  fes  rivages  dans  fes  accès 


(  15^  ) 
d'emportement ,  détmifiint  de  tous  cotés 
de  petites  fcènes  de  beauté ,  6c  gâtant  des 
portions  de  terre  en  culture. 

Environ  trois  milles  plus  loin  ,  nous  vi- 
fitâmes  les  ruines  de  Scaleby-Cadie.  Ce- 
toit  encore  une  de  ces  retraites  fortifiées  fî 
communes  dans  ce  pays. 

Ce  Château  effc,  contre  l'ordinaire  ,  bâti 
fur  un  terrein  plat  ,  &  néanmoins,  quelque 
ma]  adaptée  que  foit  cette  fituation  à  tous 
les  modes  de  défenfe  ,  il  a  été  ,  toutefois , 
une  place  d'une  force  plus  qu'ordinaire: 
Les  rochers  ,  les  cimes  ,  les  promontoires 
hardis  &  faillans  fur  lefquels  on  élève  or- 
dinairement les  fortereiles  ,  fuggèrent  di- 
vers avantages  de  conîlrudion  militaire  , 
&  en  déterminent ,  en  j^éncral  ,  le  ^enre. 
Sur  un  terrein  plat ,  llngcnieur  a  la  liberté 
de  choifir  fes  moyens  j  il  fait  que  toutes  les 
parties  font  égalemennt  expofées  à  l'at- 
taque. ' 
•.  Celui  qui  a  élevé  cette  fortereffe  ,  a  com- 
mencé par  faire  deux  foffés  circulaires  au- 
tour de  la  place.  La  circonférence  du  cer- 


•     (157) 

de  extérieur  n'avoit  guère  moins  d'un 
mille.  La  terre  qui  provint  de  ces  deux 
folTcs  qui  étoient  larges  ôc  profonds ,  pa- 
roît  avoir  été  apportée  au  centre  ,  oii  le 
terrein  efl:  confide'rablement  exhaufîe.  C'efl: 
fur  cette  hauteur  que  fut  bâti  le  Château , 
où  l'on  cntroit  par  deux  ponts-levis  ,  ôc 
qui  était  défendu  par  une  haute  tour  <5cpar 
un  mur  fort  élevé. 

A  préfent  ,  il  ne  refle  qu'un  des  folTés. 
L'autre  eft  comblé  ,  mais  on  en  reconnoit 
encore  les  traces.  Le  Château  eft  plus  par- 
fait que  ces  fortes  de  ftruâ:ures  ne  le  font 
communément.  Les  murs  en  font  entiers  , 
ôc  il  refte  encore  une  grande  partie  de  la 
tour  qui  eft  quarrée.  Il  a  confervé  fa  forme 
dans  fon  intégrité  jufqu'à  l'époque  des 
guerres  civiles  du  fiècle  dernier,  que  le 
pofTeiTeur  du  Château  ,  trop  plein  de  con- 
fiance en  fes  propres  forces  ,  en  ferma  les 
portes  à  Cromwell ,  qui  marchoit  alors 
contre  l'EcoiTe.  Ce  Conquérant  terrible  en 
fit  le  monument  de  fi  vengeance. 

J'ignore  à  quel  degré  CromweJI  avoir 


(  158  ) 

le  génie  pittorefque  j  mais  il  eft  certain  que 
nul  autre  ,  depuis  Henri  VIII ,  n'a  contri- 
bue davantage  à  orner  le  pays  de  ruines 
pittorefques.  La  différence  entre  ces  deux 
maîtres  confifte  principalement  dans  le 
genre  de  compofition.  Henri  ornoit  fes 
payfages  de  ruines  d'Abbayes  j  Cromwell 
de  ruines  de  Châteaux.  J'ai  vu  pîuiieurs 
morceaux  de  ce  dernier  Maître  ,  exécutés 
dans  un  très-grand  ftyle.  Mais  ce  morceau- 
ci  efl  fon  chef-  d'œuvre.  Il  a  déchiré  la 
tour  ,  ôc  démoli  deux  de  fes  côtés.  Il  a 
fraéluré  en  lignes  rompues  les  flancs  des 
deux  autres.  La  brèche  met  à  découvert 
tout  le  plan  de  la  ftruélure  intérieure,  les 
veftiges  des  différens  étages  ,  les  points 
des  jambes -de -force  des  arcades  qui  les 
foutenoient ,  les  fenêtres  de  vedette  ,  ôc 
les  parapets  pour  Pattaque.  Tout  forme 
le  plus  beau  tableau  de  ruine  imaginable. 
Les  murs  de  ce  Château  font  d'une  ma 
gnificence  extraordinaire.  Ils  font  très-éle- 
vés  &  d\me  extrême  épailleur  ,  &  défendu* 
par  un  grand  baflion ,  qui  paroit  fait  de 


(  '5P  ) 

mains  plus  modernes.  La  plus  grande  par- 
tie du  bâtiment  eft  formée  de  chambres  en 
dedans ,  oc  de  beaucoup  de  retraites  fecret- 
tes.  Une  herfe  (i)  maffive  conduit  aux 
ruines  de  ce  qui  étoit  autrefois  la  partie 
habitable  du  Château  ,  où  une  grande  falle 
voûtée  eft  la  pièce  la  plus  remarquable,  & 
au-delTous  font  des  cachots  obfcurs  &  très- 
vaftes. 

L'aire  en-dedans  du  fofTé  _,  contenant  plu- 
ficurs  arpens,  étoit  ,  dans  l'origine  ,  deili- 
ncc  à  nourrir  le  bétail  qu'on  devoit  y  retirer 
dans  les  tems  d'alarme.  Quand  ce  Château 
étoit  habité  (jours  heureux  dont  la  mé- 
moire n'a  pas  encore  péri) ,  cette  aire  for- 
moit  le  jardin  ,  &  tout  autour  y  en-dehors 
du  foITé ,  étoient  de  fuperbes  arbres ,  irré- 
gulièrement plantés  ,  &  qui  avoient  vu  la 
révolution  d'un  liècle.  Sous  les  arbres  étoit 
pratiquée  une  allée  qui  faifoit  le  tour  du 
Château  ,  &  à  laquelle  la  nature  du  terrem 
dcnnoit  naturellement  cette  courbe  agréa- 

(i)  Porte  fufpendue  ,  &  qui  tombe  à  couliffe. 


(  i6o  ) 

ble  qui  dans  nos  tems  modernes  a  été  fî 
fouv^nt  employée  par  les  mains  de  Part. 
Cette  vallée  feroit  fiifceprible  de  beaucoup 
d'embellifTement.  D'un  côté ,  elle  com- 
mande les  ruines  du  Château  fous  tous  les 
points  de  vue  ,  &  de  l'autre  un  pays  plat  , 
qui  n'ell  pas  défagréable  ,  confiftant  eu 
prairies  étendues  (dont  quelques  plants 
d'arbres  feroient  de  magnifiques  plaines  )  , 
bornées  dans  le  lointain  par  des  montagnes 
majertueufes. 

Cette  ftrudlure  vénérable  a  fubi  depuis 
peu  une  nouvelle  ruine.  Les  chênes  oc  les 
ormes  antiques  ,  ornemens  de  cette  fcène 
où  ils  avoient  pris  naifTance  ,  font  tombés 
fous  l'efFort  de  la  coignée  impitoyable.  Les 
herbes  fauvages  &  le  gazon  furpouffé  ont 
pris  pofîeffion  des  cours  <5c  effacé  jufqu'au 
plan  du  jardin ,  tandis  que  la  maifon  (toit 
hofpitalier  digne  d'un  meilleur  fort)  n'offre 
plus  qu'un  théâtre  de  défolation.  Deux 
malheureufes  familles  ,  feuls  habitans  du 
lieu  ,  occupent  les  deux  extrémités  de  la 
grande  falle  voûtée  j  un  lambeau,  déchiré' 

d'UD 


(  I^I  )  ^ 

d'un  rideau  qui  ne  monte  qu'à  moitié  che-* 
min  du  plafond ,  effc  l'unique  marque  de 
leurs  limites  refpedives.  Tout  le  refte  eft 
défert  :  aucune  autre  partie  de  la  m.aifoii 
n'eft  habitable.  Les  chambres  fans  fenêtres 
&  prefque  fans  plafonds  ,  où  voltigent  fut 
les  murs  les  morceaux  déguenillés  des  an- 
ciennes tapifleries,  font  la  retraite  des  chou- 
cas &  des  pigeons  ,  qui  volent  dehors  à 
travers  des  nuages  de  poulîière  lorfque  les 
portes  font  ouvertes  ,  tandis  que  les  plan- 
chers qui  s'enfoncent  fous  Iqs  pas ,  rendent 
la  curiolité  dangereufe.  Quelques  tableaux, 
biens  patrimoniaux  (i)  des  murs ,  &  qui  de- 
puis  long-tems   avoient    mérité  1  oubli, 
font ,  je  ne  fais  par  quelle  faveur  du  De£^ 
tin ,  les  feules  dépendances  de  cette  fabrique 
en  ruines  qui  aient  foutenu  le  poids  de  l'in- 
jure des  liècles. 


(i)  En  Angleterre,  ce  qu'on  nomme  ainû  font  des 
meubles  ou  autres  objets  qui  ne  font  jamais  inventoriés,  mais 
qui  pafTent  à  l'hcritier  du  nom  &  des  armes. 

(  Noie  du  Traducteur >  ) 

Tomi  IL  L( 


(  I^î  ) 

Le  Château  de  Macbeth  dans  Shakerpeac 
ne  pouvoit  être  pkis  que  celui-ci  le  féjout 
adoptif  des  hirondelles  &  des  martinets. 
On  voit  ces  oifeaux  fur  toutes  les  parties 
de  la  flruâiure ,  ou  gafouillant  leur  ramage 
monotone  &  infipide  fur  quelque  corniche 
brifée ,  ou  en  filant  quelque  arcade  frac- 
turée ,  ou  fe  pourfuivant  l'un  l'autre  en 
cercles  criards  tout  autour  des  murs  du 
Château  (i). 

(i)  C'eft  dans  ce  vieux  Château  qu'efl:  né  l'Auteur  de 
ce  livre  :  là ,  il  a  paffé  les  premières  années  de  Ca.  jeanelTe  ; 
il  e/père  que  ces  confidérations  pourront  lui  fervir  d'excufè 
auprès  de  fès  Ledeurs  de  les  y  avoir  arrêtés  &  long-tems. 
Depuis  que  cette  defcription  a  été  écrite  (i77t)i  le  Châ- 
teau a  été  réparé  à  pluûeurs  égards. 


(163  ) 


CHAPITRE    XXI  T. 


N 


o  T  R  E  dernière  excurfioA  dans  le  voi- 
finage  de  Carlille  ,  avoir  pour  but  de  voit 
les  améliorations  faites  par  M.  Graham  en 
fa  maifon  de  Netherby  ,  &  d*v;xaminer  la 
fcène  de  défoiation  occafionnée  par  le  dé- 
bordement récent  de  Solvay-mofs. 

Les  changemens  introduits  par  M.  Gra- 
îiam  ne  fe  bornent  pas  à  un  jardin  ,  ni  à  un 
efpace  d'un  mille  ou  deux  autour  de  fa 
maifon.  Il  a  changé  toute  la  face  du  pays , 
&  ce  qui  auparavant  étoit  un  défert  fté- 
rile  ,  a  pris  fous  fes  mains  Tafped,  fmon  de 
la  beauté  ,  au  moins  de  la  fertilité. 

Le  domaine  de  Netherby  efl  Htué  fur  le 
bord  de  la  frontière  de  l'Angleterre.  Les 
Romains  le  confidéroient  comme  faifant 
partie  de  la  Calédonie,  &  l'avoient  exclus 
de  la  barrière  britannique.  Dans  les  fiècles 
plus  rapprochés  de  nous ,  tout  le  diftriét 
qui  entoure  ce  domaine  prit  le  nom  de 

L   2 


(  1^4  ) 

terre  difputahle  ou  en  litige ,  &  fut  le  lieu  de 
rendez-vous  de  ces  troupes  de  bandits  & 
de  ces  profcrits ,  qui  fous  le  nom  de  mofs- 
troopers  (cavaliers  de  la  moufle)  pilloient 
la  contrée.  Nous  avons  eu  de'jà  qccafion  de 
faire  mention  d'eux.  Dans  ce  voiiinage 
étoient  les  fortereffes  de  plufieurs  de  leurs 
chefs ,  &  nommément  de  Jeannot  Armf- 
trong ,  de  fameufe  mémoire  ,  dont  le  Châ- 
teau ,  bordé  de  fofles  ,  exifte  encore  dans 
fes  ruines. 

Les  arts  du  labourage  &  de  la  cultiva- 
tion  étoient  inconnus  parmi  les  gens  de  ce 
canton.  Ils  regardoient  comme  une  abfur- 
dité  de  femcr  eux-mêmes ,  lorfqu'ils  pou- 
voient  H  aifément  piller  les  terres  d'autrui. 
Quoique   l'union    des  deux  Royaumies 
eût  mis  fin  à  ces  ravages  fur  les  frontières , 
néanmoins  les  mœurs  des  habitans ,  à  quel- 
ques égards  ,  avoient  fouffert  peu  de  chan- 
gement. Leur  pareffe  naturelle,  &  leur  dé- 
faut d'attention  à  la  culture  des  terres ,  ref- 
toient  encore.    Ils  occupoient  à   un   prix 
modéré  de  grandes  étendues  d'un  excel- 


(  i65  ) 
lent  terroir  j  mais  comme  ils  n'avoient  point 
d'idée  de  faire  produire  à  un  même  fol ,  à 
force  de  travail ,  des  récoltes  hâtives  &  pré- 
coces ,  ils  labouroient  alternativement  de 
petites  parties  de  leurs  terres ,  &  enfuite 
les  lailToient  en  jachères  pour  leur  faire 
recouvrer  leur  fertilité.  Ils  ne  deliroient 
qu'une  vie  indolente  &  étroite ,  &  ils  l'ob- 
tenoient  de  ces  petites  portions  de  terrein 
mifes  en  valeur  fans  de  grands  efforts  d'in- 
duûrie.  Leurs  Seigneurs  ,  en  même-tems  , 
ne  réfidoient  jamais  fur  le  lieu  ,  &  ne  s'in- 
quiétoient  que  fort  peu  de  l'état  du  pays 
ou  de  fes  habitans. 

M.  Graham  entreprit  de  changer  la  face 
des  chofes.  Il  lit  bâtir  un  noble  manoir 
pour  la  réUdence.  Le  bâtiment  eft  fitué  fur 
une  éminence  à  l'endroit  oii  étoient  les 
ruines  d'un  pofte  Romain  ,  &  il  a  une  ap- 
parence  majeftueufe.  Il  favoit  que  iàns  la 
préfence  du  m.aître  ,  il  n'y  avoit  nulle  ré- 
forme à  efpérer.  Il  partagea  fes  terres  en 
lors  d'une  étendue  raifonnable,&yfitconf- 
irure  des  fermes  commodes.  A  mefure  que- 

L  5 


(  i66  ) 

les  terres  s'amélioroient ,  il  en  haufioît  le 
prix  j  &  fes  fermiers  ie  trouvèrent  obligés 
d'augmenter  leur  travail  &  de  perfedionner 
leur  culture  en  proportion.  Par  ce  moyen  , 
il  doubla  fon  propre  revenu  &  introduifit 
parmi  les  habitans  du  pays  ,  l'efprit  d'in- 
duftrie.  Ces  hommes  indolens  commencent 
à  travailler  comme  les  autres  payfans  du 
Royaume  ,  &  quoiqu'ils  payent  des  fer- 
mages plus  forts  qu'autrefois  ,  ils  vivent 
dans  une  plus  grande  aifance  ;  car  la  pa- 
relTe  ne  peut  jamais  jouir  des  fruits  apréa- 
bles  de  l'adlivité  induflrieufe. 

Pour  produire  ce  erand  chanîTement. 
M.  Graham  a  cru  nécelTaire  de  conduire 
fes  payfans  avec  une  verge  de  fer.  En  mème- 
tems  qu'il  en  a  fait  de?  hommes  laborieux  , 
il  les  tient  dans  une  dépendance  qui  appro- 
che de  l'efclavage.  Peut-être  ,  au  furplus , 
que  par  les  voies  de  douceur,  il  n'auroic 
pu  irer  aucun  parti  de  la  férocité  de  carac- 
tères comme  ceux-là. 

Le  vaffelage  fécdal  qui  depuis  îong-tems 
a  dîfparu  de  toutes  les  parties  intérieures  de 


(  ^6^  ) 
l'Angleterre  ,  revit  ici  dans  toute  fa  force  , 
&  met  dans  les  mains  du  Seigneur  de  fief 
un  pouvoir  confidérable.  Les  domaines  de 
M.  Graham ,  qui  font  très-étendus ,  con- 
tiennent environ  fix  cents  tenanciers  qui 
tous,  avec  leurs  familles  ,  font  en  quelque 
forte  à  fa  merci  pour  leur  fubfiftance.  Il 
difpofe  à  fon  plaifir  de  leur  tems  &  de 
leurs  bras ,  par  la  nature  des  baux  à  ferme 
qu'il  leur  a  faits.  En  certains  jours  connus 
fous  le  nom  de  Boon-days  (jours  de  cor- 
vée), il  a  le  droit  d'exiger  leurs  fervices 
perfonnels  ,  &  il  eft  en  état  de  raffcmbler 
en  peu  d'heures  cinq  ou  lix  cents  hommes 
6:  autant  de  chevaux. 

Il  eut  une  fois  occafion  de  les  convoquer 
pour  fervir  militairement.  Sur  un  tort  fup- 
pofé  (i)  ,  dont  l'accufoient  il  y  a  environ 
deux  ans  les  habitans  de  la  frontière  d'E- 
cofTe  (celui  d'avoir  intercepté  le  pafîagc 


(i)  Depuis  que  j'écrivis  ceci ,  ;"ai  appris  que  le  tort  étoit 
réel  j  ^  qu'il  avoit  ccc  redreiré. 

[Note  de  V Auteur.) 

L  4 


(  la  ) 

du  faiimon  dans  la  rivière  Eft  ) ,  un  corps 
de  trois  cents  de  ces  payfans  fe  mit  en  mar- 
che dans  lintention  d'aller  détruire  fes 
ouvrages  en  pilotis.  Il  en  eut  avis,  ôc  fur 
fon  ordre  notifié  à  fes  fermiers ,  plus  de 
quatre  cents  d'entr'eux  furent ,  en  quelques 
heures ,  raffemblés  devant  fa  maifon  ,  tous 
armés  félon  l'exigence  du  cas  ;  oc  iî  les 
EcofTois  ne  fe  fufîent  retirés  à  la  vue  de 
cette  force  fupérieure  ,  M.  Graham  ,  qui 
nous  raconta  lui-même  le  fait ,  ajouta  qu'il 
croyoit  fermement  que  tout  le  courage  ôc 
l'animofité  des  anciens  tems  ,  fe  feroient 
ranimés  çn  cette  circonftance. 

En  ce  qui  tient  à  l'adminiflration  de  la 

Juftice,  fes  pouvoirs  ne  font  pas  moindres. 

Ses  cours  feigneuriales  font  tenues  avec  'a 

.plus  grande  exactitude.  Son  Procureur  ôc 

un  Juré  (i)  fiégent  régulièrement  à  jours 

(i)  Le  Juré  ,  au  Criminel ,  eft  compofé  de  douze  per- 
fonnes  ,  choifies  parmi  les  Franc-Tenanciers  du  diftrid.  Ils 
en  choifîii'ent  un  qui  eft  comme  leur  Prélîdent ,  prîmiis 
inter  pares  ,  &  qui  fait  rapport  du  verdict  ou  opinion  du 
Juré,  d'après  iaqueiie  le  Juge  n'a  plus  qu'à  prononcer  le 


fixés ,  pour  juger  les  caufes  &  procès  ;  3c 
par  une  claufe  du  bail ,  chaque  fermier  efl: 
obligé  ,  fous  peine  d'être  évincé  ipfofaclo^ 
de  foumettre  à  la  décifîon  dîme  de  ces 
Cours ,  toute  adion  dont  l'objet  n'excède 
pas  la  valeur  de  cinq  livres  fterling.  De 
cette  manière  ,  il  prévient  les  animofités  & 
les  dillentions ,  en  terminant  promptement 
leurs  conteftations  ,  &  ne  donnant  point 
aux  querelles  d'intérêt  le  tems  de  s'enve- 
nimer. 11  leur  épargne  aufli  par-là  beau- 
coup de  dépenfe  &  de  frais;  car,  un  procès 
qui  ,  dans  les  Cours  de  Juftice  de  la  Cou- 
ronne ,  coûteroit  au  moins  cinq  oufix  livres 
fterling  ,  peut  dans  les  tribunaux  de  cette 
Seigneurie ,  être  décidé  pour  la  modique 
fomme  de  huit  pences  (i)  (environ  feize 


Jugement  de  la  Loi.  En  matière  civile  ,  l'opinion  du  Juré 
fait  la  Loi ,  dons  les  matières  fommaires. 

(  Note  du    Traducteur.  ) 

(i)  L'Angleterre  a  des  Cours  de  Confclence  -^  où  l'on 
juge  les  petites  caufes  jufqua  quarante  fclielings,  fommai- 


(  170  ) 
fous  tournois).  A  Patterdale,  nous  avions 
vu  un  Roi  nominal.  Ici  nous  vîmes  un  Roi 
en  réalité. 

Les  travaux  fur  la  rivière  Esk,  qui  indif- 
posèrent  les  riverains  EcoiTois ,  méritent 
que  nous  en  parlions  plus  au  long.  Ils  con- 
fîftoient  en  un  maffif  de  pierres  de  taille 
dans  tout  le  travers  du  courant,  &  conf- 
truit  à  grands  frais.  Ce  mole  écoit  formé  à 
angle  droit  avec  le  rivage  ;  mais  il  fut  em- 
porté par  les  débordemens  de  l'hiver  fui- 
vant.  On  le  rétablit  fur  le  même  plan ,  & 
il  fut  détruit  une  féconde  fois.  On  appela 
M.  Brindley  ,  dont  ks  ouvrages  ,  au  voi- 
iinage  de  Manchefter ,  avoient  fait  la  grande 
réputation.  Il  redilia  le  plan  ,  &  au  lieu  de 
porter  le  mole  en  ligne  droite  au  travers 
de  la  rivière,  il  lui  donna  la  forme  d'une 
courbe  qui  faifoit  une  arche  contre  le  cou- 
'  — ^ 

rement  5:  fans  procédure  écrite  j  mais,  elles  font  ruineufèi 
pour  le  Peuple  ,  qu'elles  rcmblent  inftituées  pour  protéger. 
Les  abus  >  ici  comme  ailleurs ,  pèlent  beaucoup  fur  le  petit 
Peuple. 

(  Ne  te  du  Traducimr.  ) 


(  17'  ) 

rnnt  ,  de  manière  à  réiidci:  à  Ton  impetuo- 
iîté ,  comme  un  pont  qui  divife  le  poids 
du  volume  d'eau.  Cet  ouvrage  a  déjà  fou- 
tenu  l'efFort  de  plulîeurs  inondations  con- 
fîdérables ,  &z  paroît  d'une  folidité  à  tenir 
long-tems  (i).  D'après  la  courbure  de  cette 
conftrudlion  ,  l'eau  paroît  auflî  former  une 
chiite  plus  belle.  Elle  reflemble  à  une  crique 
en  demi-cercle  qui  a  un  bon  elFet. 

Le  but  principal  de  ces  travaux  étoit  une 
pêcherie.  En  cet  endroit  font  placés  des 
efpcces  d'éperviers  &  autres  filets  ,.  où  tout 
le  poifTon  qui  entre  dans  l'Esk  fc  trouve 
pris.  Mais  outre  cet  avantage  &  pluiieuî'S 
autres  points  d'utilité ,   cet  objet   donne 

(i)  Depuis  que  ceci  eu.  écrit,  J'ai  appris  que  les  travaux 
de  M.  hnndley  avoient  été  détruits  &  renverfés  par  une 
caufe  imprévue  ,  &  l'eau  étant  bafTe.  Après  une  forte  gelée , 
la  débâcle  des  glaces  defcendit  la  rivicre  avec  une  grande 
rapidité  ,  &  les  glaçons  s'étant  amalTcs  en  cet  endroit  qui 
arr^oit  leurs  cours,  ils  minèrent  les  parties  les  moins  coni- 
pades  des  fondations  de  cette  ftrudure ,  &  à  la  fin  prefTés 
Se  affoulés  par  un  furcroit  continu  de  nouvelles  forces,  ils 
entraîneront  le  tout. 

(  No:e  de  V/îutsur.  ) 


(  17^  ) 
une  grande  beauté  au  voifinage.  L'Esk  qui, 
auparavant ,  n'étoit  prefque  qu'un  ruilTeau 
fans  profondeur,  coulant  fans  être  apperai 
dans  renfoncement  de  fon  lit  éloigné  de 
fes  rivages ,  eft  maintenant  un  noble  bafîîn 
de  niveau  avec  eux  ,  &  qui  de  la  maifon 
&  des  terres  voiiines ,  a  un  air  de  grandeur 
&  de  noblelTe. 

C'efl:  en  cette  partie  du  pays  ,  que  le  dé- 
bordement de  Solway-mofs  caufa  l'inon- 
dation terrible  qui  a  détruit  dernièrement 
un  il  grand  diftriâ:  Nous  fîmes  une  excur- 
iîon  de  ce  côté ,  exprès  pour  en  voir  les 
affreux  ravages. 

Sol\^ay-mofs  eft  un  terrein  bas  qui  a  en- 
viron fept  milles  de  circonférence,  h^fubf- 
tance  du  fol  eil:  un  fluide  groflier ,  compofé 
d'une  vafe  boueufe  ôc  des  fibres  putréfiées 
des   bruyères  ,   détrempées  par   l'eau  d-e^ 
fources  fouterraines   qui  percent  de  tous 
côtés.  'L'à.furfaci  eft  une  croûte  fèche  ,  cou- 
verte de  moufie  &  de  joncs  des  marais  ,  ce 
qui  donne  une  apparence  agréable  &  folide 
à  cette  mafie  viciée  qui  cède  fous  la  moin- 


(  175) 
dre  pi'eiïîon.  Le  bétail,  averti  par  fon  inf- 
tinft,  s'en  tient  écarté.  Le  fol  a  plus  de 
folidité  oii  croiflent  les  joncs.  Le  voyageur 
hafardeux  &  imprudent  qui ,  quelquefois 
dans  les  chaleurs  de  l'été,  ofe  traverfer  ces 
périlleux  déferts  pour  abréger  fon  chemin 
de  quelques  milles ,  dirige  fes  pas  par-defTus 
ces  touffes  de   joncs  ,  à   mefure  qu'elles 
s'offrent  à  lui  ;  mais  fi  le  pied  lui  gliffe  ,  ou 
qu'il  néglige  ces  marques  de  fécurité  ,  il  eft 
pofîible  qu'il  difparoiffe  &  qu'on  n'entende 
plus  parler  de  lui. 

A  la  bataille  de  Solway  ,  fous  le  règne 
de  Henri  VIII  ,  on  donna  imprudemment 
à  Olivier  Sinclair ,  le  commandement  de 
l'armée  Ecofioife  ,  qui  n'avoit  point  de 
confiance  en  ce  Général.  Il  s'enfuivit  une 
déroute  totale  ,  pendant  laquelle  une  mal- 
heureufe  compagnie  de  cavalerie  ,  fe  déro- 
bant à  la  pourfuite  de  l'ennemi ,  ou  prelTée 
par  la  crainte ,  entra  dans  ce  marais  où  ils 
furent  à  l'inflant  engloutis ,  hommes  & 
chevAux.  Ce  fait ,  qui  a  paffé  jufqu'à  nous 
par  tradition  ,  n'avoit  alors  de  fondement 


(  174) 
que  l'opinion  publique  j  mais  aujourd'hui 
la  certitude  en  eft  acquife.  Des  payfans  qui^ 
dernièrement ,  creufoient  le  marais  pour  y 
chercher  de  la  tourbe ,  à  l'endroit  même  oii 
l'on  a  toujours  cru  que  l'événement  tra- 
gique étoit  arrive' ,  trouvèrent  un  homme 
à  cheval,  compicttement  armé  félon  l'ufage 
du  liècle  de  Henri  VIII.  Ils  font  confervés 
dans  le  Château  d'un  Baronnet  Ecoflbis  du 
voifinage  ,  nommé  Maxwell,  fi  )e  ne  me 
trompe.  Un  Gentilhomme  qui  réfide  fur 
cette  frontière  (  Jofeph  Dacre ,  Ecuyer ,  de 
Kirklinton ,  auprès  de  Longtown)  ,  nous 
apprit  cette  particularité  ,  &  nous  aiïlira 
avoir  vu  de  fes  yeux  le  cavalier  ,  le  cheval 
&  l'armure.  Les  corps  étoient ,  nous  dit-il , 
bien  confervés  ,  &  on  pouvoit  reconnoître 
aifément  les  différentes  parties  de  l'armet  ôc 
des  autres  pièces. 

Sol>?f'ay-mofs  eft  borné  au  midi  par  une 
plaine  cultivée  qui  décline  doucement  dans 
la  longueur  d'un  mille  vers  la  rivière  Esk. 
Cette  plaine  eft  un  peu  au-deiïbus  du  ni- 
veau du  marais ,  en  étant  féparée  par  un 


(  175  ) 

parapet  formé  de  la  terre  jettée  en  creufant 
pour  trouver  la  tourbe  ,  ce  qui  fait  une 
Jicrne  irrégulicre  ,  bafTe ,  perpendiculaire 
qui  paroi t  une  limite  noire. 

Cette  inondation  effroyable ,  dont  nous 
venions  ici  examiner  la  caufe  &  voir  les 
effets ,  fut  produite  par  un  débordement 
ou  une  crevée  de  cette  maffe  marécageufe 
par-deffus  ce  parapet  de  tourbe ,  &  qui  cou- 
vrit toute  la  plaine  entre  le  marais  &  la 
rivière  Esk.  Nous  rapporterons  les  prinr 
cipales  circonftances  de  cette  étonnante  ca- 
lamité ,  d'après  l'excellente  autorité  de  té- 
moins oculaires  &  dignes  de  foi. 

Le  1^  de  Novembre  1771 ,  la  nuit  étant 
noire  &  tempêtueufe  ,  les  habitans  de  la 
plaine  furent  alarmés  par  un  fracas  épou- 
vantable dont  ils  ne  pouvoient  deviner  le 
fujet.  Plufîeurs  d'entr'eux  étoient  dans  les 
champs ,  où  ils  veilloient  leurs  befliaux , 
de  peur  qu'ils  ne  fuffent  entraînés  par  TEsk, 
qui  s'enfloit  prodigieufement  par  la  tem- 
pête. Aucun  de  ces  infortunés  ne  pouvoic 
affigner  la  raifon  du  bruit  qu'ils  entendoient  i 


(  I70 

&  ils  n'en  îmaginoient  point  d'autre  que  lê 
débordement  de  la  rivière  ,  d'une  manière 
ou  d'une  autre ,  dont  ils  n'avoient  aucuns 
idée  claire.  A  la  vérité ,  ceux  qui  demeu- 
roient  plus  près  de  la  fource  de  Téruption  , 
fentoient  bien  que  le  bruit  vcnoit  dans  une 
direftion  différente  ;  mais  la  caufe  leur  étoic 
également  inconnue  ôc  impofîîble  à  dé- 
couvrir. 

Cependant ,  la  maffe  énorme  de  fubf- 
tance  fluide ,  qui  avoir  crevé  du  fein  du 
marais  ,  s'iivançoit  lentement ,   s'étendant 
de  plus  en  plus  en  largeur ,  à  mefure  qu'elle 
prenoit  polTeffion  de  la  plaine.  Quelques- 
uns  des  habitans  crurent  la  diflinguer  par- 
faitement ,  venant ,  à  travers  l'horreur  de 
la  nuit  ,   fous  la  forme  d'une   montagne 
animée  &  mouvante.  C'étoit  le  fait  en  réa- 
lité 5  car  la  vafe  du  marais  faifant  irruption , 
emportoit  devant  elle  pendant  les  cent  ou 
cent  cinquante  premières  toifes  de  fa  mar- 
che ,  une  partie  du  parapet  qui ,  quoique 
peu  élevé  ,  avoit  néanmoins  plufieurs  pieds 
en  hauteur  perpendiculaire.  Mais  cette  mafle 

folide 


C  '77  ) 

loMt  finît  par  fe  fondre ,  pour  ainlî  dire  , 
pour  s'incorporer  au  fluide  pefant  qui  la 
pouflbit ,    ôc  qui   embralTant  une  mai  Ton 
après  l'autre  ,  la  couvroit ,  la  rempliffoit  & 
l'abimoit  en  un  monceau  dé  ruines ,   r.ê 
donnant  à  leurs  hôtes   conjfterhés  que  le 
tems  d'échapper  par  la  fuite.  A  peine  fau- 
vèrent-ils  rien ,  heureux  toutefois  de  ne. 
pas  perdre  la  vie,  mais  leurs  meubles  furent 
engloutis  avec  les  habitations.  La  majeure 
partie  de  leur  bétail  &  de  leurs  troupeaux 
y  périrent.  Quelques perfonnes même,  fur- 
prifes  dans  leurs  lits  par  l'approche  de  cô 
fléau  deflrudeur,  eurent  de  plus  le  chagrin 
d'être  forcés  de  fe  fauver  nuds  de  la  ruine 
qui  les  menaçoit. 

Le  retour  de  la  lumière  dév^oila  l'hor-* 
rible  fecret  de  cette  fcèiie  de  terreur  ^  ôc 
montra  dans  toute  fon  étendue  les  ravacres 
de  cette  nuit  défaftreufe.  Alors,  Ôz  alors 
feulement ,  les  conjectures  auxquelles  ceô 
infortunés  s*étoient  livrés  ,  firent  place  à  là 
certitude  d'une  caufe  trop  réelle  ,  que  nul 
homme  dans  fon  bon  fens  n'auroit  ofs 
Tome  II  M 


(  Ï78  ) 

foupçonner.  En  effet ,  qui  eût  jamais  pu 
penfer  qu'un  parapet  qui  réfiftoit  depuis 
des  fiècles,  céderoit ,  &  que  cette  immenfe 
étendue  d'eaux  fouterraines  qui ,  de  mé- 
moire d  homme ,  étoit  reliée  paifible  & 
croupiflante  dans  Ton  obfcur  lit,  romproit 
tout-à-coup  Tes  noires  limites  pour  former  , 
(i  on  l'ofe  exprimer  ainfî ,  un  volcan  boueux, 
vomifîant  des  laves  infe<îles  &  deflruâirices  > 
L'inondation ,  quoique  fon  premier  choc 
fût  le  plus  redoutable  ,  continua  encore  à 
s'étendre  pendant  plufîeurs  femaines  jus- 
qu'à ce  qu*elle  eût  couvert  toute  la  plaine , 
efpace  de  cinq  cents  arpéns.  Là ,  femblable 
à  un  métal  en  fufion  qui  fe  verfe  dans  un 
moule ,  elle  remplit  de  fa  groiïière  fubf^ 
tance  tous  les  creux  qu'elle  trouva  ,  &  qui 
avoient  en  quelques  endroits  jufqu'à  trente 
&.  quarante  pieds  de  profondeur ,  mettant 
tout  le  terrein  au.  niveau.  L'exccd;^nt  fe  fit 
paffage  vers  la  rivière  Esk  ,  où  il  tomba  en 
quantité  fuffifante  pour  incommoder  le 
poiffon  ,  au  point  qu'aucun  faumon  ne  fût 
vu  pendant  toute  la  faifon  fréquenter  cette 


(  î75>  ) 
rivière.  On  nous  a  même  allure  que  de  gros 
monceaux  de  terre  qui  avoient  flotté  juf- 
qu'à  la  mer  ,  avoient  été  péchés  quelques 
mois  après  à  l'ifle  de  Man. 

Lorfque  nous  fumes  defcendus  des  terres 
élevées  pour  contempler  de  plus  près  cette 
horrible  fcène  ,  elle  nous  offrit  une  appa- 
rence vraiment  noble.  Toute  la  plaine  étoit 
couverte  d'une  fumée  épaifle  ,  occalionnée 
par  un  feu  étouffé ,  placé  en  différentes  par- 
ties à  l'effet  de  la  deffécher ,  ce  qui  nous; 
préfenta  l'idée  fimple ,  mais  fublime  ,  d'une 
terre  ignée  s' exhalant  en  fumée ,  comme  la 
vapeur  à' une  fournaife. 

Arrivés  à  la  plaine  ,  du  côté  qui  efl  le 
plus  voiiin  de  l'Esk  ,  elle  avoit  un  afped: 
Çi  repouffant  ,  fî  peu  acceflible  ,  autant  que 
nous  en  pouvions  jug£r  à  travers  la  fumée, 
que  nous  défefpérdmes  prefque  d'être  ca- 
pables de  la  traverfer  ,  pour  aller  trouver 
le  lit  du  marais ,  cornme  nous  nous  l'étions 
propofé.  A  cheval ,  la  voie  n'étoit  pas  pra- 
ticable ,  &  ayant  mis  pied  à  terre  ,  nous 
reliâmes  en  fulpens  au  bord  de  la  plaine , 

M2 


ti8o) 

doutant  s*il  [n'ctoit  pas  imprudent ,  même 
à  un  homme  à  pied  ,  de  rifquer  ce  païTage 
dangereux. 

Tandis  que  nous  étions  dans  cette  incer- 
titude, nous  obfervâmes  des  payfans  qui 
fouilloient  les  ruines  ,  &  ayant  fait  un  fîgnc 
à  celui  d'entr'eux  qui  étoit  le  plus  à  portée 
de  nous ,  il  s'avança  de  notre  côté.  C'étoit 
un  homme  d'un  certain  âge  qui  marchoit 
à  l'aide  d'une  toife  en  guife  de  bâton.  Il 
avoit  dans  fon  port  &  dans  les  traits  de  fon 
vifag-e  ,  malo^ré  l'air  ruftre  &  villageois  » 
quelque  chofe  d'impofant  dans  Ton  efpèce. 
Lo.  Iqu'il  fe  fût  approché  ,  un  de  nos  com- 
pagnons l'appela  par  fon  nom  de  "Wilfon , 
&  nous  apprîmes  qu'il  étoit  l'infpeéleur  des 
ouvriers  qui  travailloient  à  purger  le  fol  de 
ies  triftes  immondices. 

L'ayant  inftruit  de  notre  embarras,  5c 
lui  ayant  demandé  fi  nous  pouvions  nous 
hafarder  à  pafîer  cette  plaine ,  il  nous  dit 
d'un  ton  d'afTurance  tel  que  l'eût  pris  Géfar, 
de  le  fuivre  &  de  ne  rien  craindre.  Nous  le 
fuivîmes  d'une  touffe  de  joncs  à  l'autre. 


(  I«I  ) 

4jueIqiicfois  marchant ,  fautant  quelquefois  ' 
&  toujours  hcfîtant  11  nous  devions  avancer 
ou  retourner  en  arrière.  Dans  des  endroits 
plus  difficiles ,  notre  guide  avoit  la  com- 
plaifance  de  jeter  une  planche  pour  nous 
faire  un  pont.  Au  milieu  de  nos  perplexi- 
tés ,  un  de  notre  compagnie  s'étant  écarta 
d'un  pas  du  bon  fentier ,  enfonça  dans  la 
vafe  5  mais  elle  étoit  heureufement  peu  pro- 
fonde en  cet  endroit  ,  &  il  n'en  eut  que 
jufqu'aux  genoux.  M.  Wilfon  l'aida  à  fe 
tirer  delà  ,  puis  le  réprimanda  de  fon  dé- 
faut d'attention.  Le  reproche  ôc  plus  en- 
core l'exemple  produifant  leur  eflFet ,  nous 
fuivions  notre  condiiéleur  comme  des 
chevaux  de  bât  attaches  à  la  queue  l'un  de 
l'autre,  &  enfin  nous  mîmes  à  fin  notre 
entreprife. 

Lorfque  nous  fumes  arrivés  au  gouffre 
d'où  procédoit  tout  ce  dégât  ,  nous  vîmes 
un  fpeélacle  hideux.  La  furface  du  marais 
avoir  éprouvé  peu  de  changement.  Vers. 
Tes  bords  ,  il  paroifToit  dentelé  ou  creule 
dans  un  efpace  de  plwfieurs  toifes  ,  mais 

M  i 


(  i82  ) 

pas  ,  à  beaucoup  pues  ,  au  degré  qu'on 
auroit  pu  croire  ,  d'après  une  lî  confidé- 
rable  évacuation.  Le  lit  de  cette  malle  li- 
quide étoit  bordé  de  tas  monftrueux  de 
ruines  formés  par  les  fragmens  du  parapet 
Se  la  croûte  de  la  fuperfîcie  lors  de  la  pre- 
mière crevée  î  6c  il  en  couloit  encore  in- 
cefiamment  une  liqueur  noire  &  mouf- 
feufe.  Si ,  comme  il  y  a  apparence  ,  cet 
écoulement  dure  ,  ce  pourra  être  une 
circonftance  heureufe  ,  puifqu*il  ameneroit 
vraifemblablemcnt  le  defsèchement  de  cette 
vafe  gonflée ,  &  préviendroit  à  l'avenir 
pour  le  pays  les  fuites  d'un  fi  funefte  évé- 
nement (i). 

Quand  nous  eûmes  gagné  les  hauteurs  , 
&  fûmes  au  vent  de  la  fumée ,  nous  vîmes 


(i)  Cet  écoulement,  du  moins  nous  le  craignons,  ne 
fera  jamais  aflèz  conséquent  pour  defTécher  ce  vafte  ma- 
rais, &  comme  un  volcan  igné  reprend  de  nouvelles 
forces  après  de  terribles  éruptions ,  ce  volcan  d«  terre  Se 
d'eau  pourroii  fermenter  de  nouveau  avec  le  tems  j  quod 
Dius  avertat, 

{Note  du  Traducteur,') 


(  "8?  ) 

à  découvert  toute  l'étendue  de  la  plaine 
&  le  chemin  qu'avoit  pris  l'irruption  pour 
la  couvrir.  Plufîeurs  fragmens  d'une  grof^ 
feur  énorme  ,  qui  avoient  été  balayés  par 
la  force  première  du   débordement  ,  pa- 
roifîoient  jettes  à  une   diftance  confidéra» 
ble.  Ils  faifoient  partie    de  cette  grande 
montagne  mouvante  ,  que  quelques  habi- 
tans  avoient  vu  marcher  dans  la  nuit.  Des 
morceaux  de  moindre  taille  ,  quoique  en- 
core   très -volumineux    pour  la  plupart  , 
étoient   épars  fur  la  plaine  ,  aufîi  loin  que 
le  lourd  torrent  avoit  pu  les   porter.   Les 
interftices    d'entre    ces    fragmens    avoient 
été  remplis  par  le  fluide,  &  la  vafe  main- 
tenant cuite  par  le  foleil^refiembloientà  une 
croûte  épailTe  de  la  vafle  furface  dumarais^ 
De  diflance  en  diftance  ,  les  chevrons  fra- 
cafîcs  des  maifons  ,  ou  le  fommet  noirci 
des  arbres  ,  fe  montroient  au-deffus  de  la. 
fuperlîcie  ,    &   oliroient  un  afpeift  lîngu- 
lier ,  ayant  l'air  de  fortir ,  pour  ainfi  dire  , 
du    foi    où    ils    étoient   moins   enfoncés. 
Mais    dans    tout   l'efpace    de    la   longue- 

M  4 


(  iS4) 
plaine,  on  ne  voyoit  plus  la  moindre  trace 
de  culture,  elle  qui,  n'aguères,  avoit  été 
l'orgueil  de  la  contre'e.  Des  terres  qui  ,  la 
veille  du  défailre  ,  fe  feroient  louées  une 
guinée  l'acre ,  n'auroient  pu ,  au  lever 
de  l'aurore  du  lendemain,  être  affermées 
è  fix  pences. 

Sur  cette  plaine  jurqu'alors  bien  culti- 
vée, vingt-huit  familles  avoient  leurs  ha- 
bitations, ôc  tenoîent  de  petites  fermes. 
Prçrque  tous ,  à  un  petit  nombre  près  qui 
en  occupoient  les  bords  les  plus  éloignés 
du  gouffre  ,  fe  virent  réduits  à  la  plus 
extrême  pauvreté.  M.  Graham  ,  confor- 
mément aux  maximes  prudentes  dont  il  ne 
s'eil:  jamais  départi  ,  leur  fournit  très ' peu 
de  fecours  par  lui-même ,  &  s'oppofe  à  ce 
que  d'autres  leur  en  procurent.  Il  fembîe 
qu'il  ne  deiîre  pas  que  les  habitans  de  fcs 
domaines  doivent  leur  profpériré  à  d'autre 
caufe  que  leur  induflrie  ,  <5c  qu'il  veut  que 
cette  grande  vertu  feule  les  protège  contre 
tous  Itsbtfoins ,  ôc  répare  toutes  leurs  per- 
tç§..  Si  une  telle  maxime ,  pcuffée  à  cette 


(  i85  ) 
ligueur,  eft  bonne  ,  du  moins  cfl:-il  vrai 
de  dire  qu'il  faut  s'armer    d'une  réjolutioit 
bien  coura^cufe  pour  la  mettre  toujours  en 
pratique  (i). 

Que  cette  entreprife  immenfe  de  purger 
cette  plaine  de  Ton  ]imon  puifîc  jamais 
avoir  Ton  entière  exécution  ,  c'eft  ce  dont 
beaucoup  de  pcrfonnes  fe  permettent  de 
douter.  On  Pefîaye  cependant  avec  grand 
courage  ,  &  on  employé  ,  pour  y  réuflîr  , 
la  combinaifon  de  deux  élémcns  bien 
puiflans  _,  l'eau  &  le  feu. 

Tous  les  bords  &  les  autres  parties  les 
plus  sèches  font  réduites  par  ce  dernier 
élément ,  ce  qui  occalionnoit  la  grande 
fumée  de  la  plaine  ,  comme  nous  y  def^ 


(  I  )  M.  Graham  ,  après  un  tel  défaftre ,  a  procure  fans 
doute  à  ces  malheureux  habitans  des  uftenfîles  de  labou- 
rage, &c.  pou.  les  mettre  ea  ctat  de  réparer  leurs  perïcs, 
$ans  cela,  fa  réfolution  couragcufe  ne  reroit,  comme  l'a» 
dit  fi  bien  J.  J.  Rou/îeau,  «  qnvmQ patience  trés-mcrîtoire 
à /apporter  les  maux  d" autrui  ^y. 

(  Note  du   Trcducïcur.  ^ 


(  i8tf  ) 

cendions  ,  fumée  qui ,  dans  l*éIoigneraenr  , 
paroifloit  fortir  de  toute  la  furface. 

Mais  cette  méthode  n^a  pas  tout  le 
fuccès  qu'on  s'en  promettoit ,  parce  que 
le  feu  n*atteint  pas  fort  au-delà  de  la  fu- 
perficie.  On  attend  davanrao;e  de  l'appli- 
cation de  l'eau  ,  qui  eft  la  tâche  dont  s'eft 
chargé  notre  guide  M.  "Wilfon.  Jufqu'à 
quel  point  il  efl  propre  à  s'en  bien  ac- 
quitter ,  &  comment  il  fe  propofe  de  s'y 
prendre,  eft  ce  dont  on  pourra  fe  former 
une  idée  d'après   le  récit  qu'on  va  lire. 

La  maifon  de  M.  Graham  eft  lîtuée  fur 
une  éminence  ,  dominée  encore  par  des 
terres  plus  élevées.  Un  peu  à  côté  de  la 
façade  étoit  une  cîme  qui  faifoit  devant 
fes  fenêtres  une  figure  défagréable.  Cu- 
rieux de  la  faire  difparoitre  ,  il  avoit  fait 
venir  de  Newcaftle  une  perfonne  connue 
pour  travailler  dans  ce  genre.  Cet  entre* 
preneur  vint ,  examina  l'objet  ,  &  ellima 
la  dépenfe  de  l'écarter  à  une  fomme  de 
treize  cent  livres  flerlings. 

Tandis  qu'on   étoit    en   pour  -  parler  ^ 


(  18;  ) 

M.  Graham  fut  que  Wilfon  avoit  dit  que 
la   butte   pouvoit  être   mife  au   niveau  à 
beaucoup  meilleur  marché.  Il  le  queftion- 
na  fur  ce  fujet  j  &  frappé  fans  doute  de  la 
probabilité  du  fuccès  de  fes  moyens ,  il 
le  mit  bientôt  à  l'œuvre.  Il  commença  par 
préparer  le  terrein  élevé  au-delTus  de  cette 
cime  ,  &  là  ,  il  raffembla  d'abord  toutes 
les  foutces  qu'il  trouva  ,  ôc  dont  il  fit  deux 
grands    réfervoirs  ,    depuis  l'embouchure 
defquels  il  creufa  un  canal  en  pente  roide 
qui  venoit  aboutir  à  un  coin  rompu   de 
la  butte.  Il  fit  encore  un  canal  de  com- 
munication d'un  réfervoir  à  l'autre.  Tous 
deux  étant  bien  remplis,  il  lâcha  les  éclu- 
fes  5  ce  qui  précipita  un  torrent  non -in- 
terrompu (  le  réfervoir   fupérieur  fe  dé- 
chargeant dans  celui  d'en-bas  )  ,  avec  une 
aftivité  il  violente  qu'il  emporta  bientôt 
le  coin  de  la  cime ,  fur  lequel  il  fondit. 
Il  chargea  de  nouveau  cette  artillerie  hy- 
draulique ,  ôc  pointa  contre  une  autre  par- 
tie   avec   un   fuccès    égal.     Enfin  ,    après 
quelques  efforts  de  cette  nature ,  il  vint 


(i88) 

à  bout  d'emporter  toute  la  montagne  y  âc 
dit  à  M.  Graham  ,  avec  un  air  triomphant  , 
que  s*il  vouloir ,  il  feroir  à  preTent  fauter 
fa  maifon.  Cette  opération  fut  Pouvrage 
de  peu  de  jours ,  &  M.  Graham  nous  dit 
que  toute  la  dépenfe  qui  en  réfulta,  n'a- 
voit  pas  monté  à  vingt  livres  fterlings. 

Cet  homme  ingénieux  rit  dans  le  ftyle 
des  plus  malheureux  journaliers  ,  &  tra- 
vaille au  même  prix  qu'eux.  Sur  ce  que 
nous  exprimions  nos  regrets  ,  en  appre- 
nant que  fes  talens  étoient  fi  peu  récom- 
penfés,  on  nous  alTura  ,  ce  que  toute  fon 
apparence  annonçoit  afiez  ,  qu'il  n'avoit 
pas  d'autre  idée  du  bonheur  de  la  vie  , 
que  de  s'enivrer  régulièrement  tous  les 
foirs ,  après  fa  journée  frite  î  3c  qu'un 
plus  haut  falaire  ne  feroit  que  hâter  fes 
jours. 

J*ai  appris  depuis  lors  que  par  les  foins 
de  cet  Artifte  cent  cinquante  acres  de  la 
plaine  avoient  déjà  été  nétoyés  ,  &  qu'il 
y  avoit  lieu  de  fe  flatter  qu'avec  le  terrrs 
il  en  rctabliroit   une  partie  plus  confidé» 


rabic.  Un  petit  ruifieaii  fur  les  parties  ele- 
vcjs  du  terrein  inondé ,  lui  a  fervi  à  for- 
mer des  réfervoirs ,  d*où  il  a  fait  creufec 
<ies  canaux  qui  vont  aboutir  à  la  rivière 
Esk  ,  dans  différentes  directions.  Au  mo- 
ment où  il  donne  ordre  de  lâcher  les  éclu- 
fes  ,  des  hommes  placés  fur  les  cotés  du 
canal  roulent  dedans  de  gros  fragmens  de 
terre  mouffeufe  endurcie  par  le  fokil.  Le 
courant  les  entraîne  dans  la  rivière  qui  les 
chaiie  à  la  mer. 


(  Ipô  > 


CHAPITRE    XXII  I. 


A 


Y  A  N  T  parcouru  6c  vilîté  celles  des 
parties  des  frontières  de  l'Angleterre  leS' 
plus  curieufes  à  connoître  ,  nous  nous 
mîmes  en  chemin  pour  le  retour  j  mais  au 
lieu  de  revenir  par  la  route  de  Kefwick , 
nous  réfolumes  ,  pour  varier  nos  plaifîrs  , 
de  nous  en  retourner  par  les  montagnes  de 
Brugh   (i).  «► 

A  Penrith  ,  la  route  fait  la  fourche.  Nous 
tournâmes  à  la  gauche  vers  Appelby ,  & 
entrâmes  bientôt  dans  une  riche  &  fuperbe 
vallée,  où  la  rivière  Lowther  ,  coulant 
entre  des  rivages  ornés  d'arbres  majeftueux, 
nous  accompagna  fort  loin. 

En  traverfant  cette  rivière ,  nous  fûmes 
frappés  de  la  beauté  de  la  fituation  de 
Brourrham-Caftle  ,  l'un  des  Châteaux  de 
la  feue  célèbre    ComtelTe    de  Pembroke. 


(i)  Voyez  Chapitre  -\il.. 


(  îpî  ) 

Ce  lieu  n'avoit  pas  échappé  à  Tattention 
des  Romains  qui  y  avoient  établi  un  pofle 
pour  commander  tout  le  pays  d'alentour. 
IJ  paroît  aulîi  noble  aujourd'hui ,  confidéré 
dans  un  fens  pittorefque,  qu'il  l'étoit  alors 
dans  un  fens  militaire.  Mais ,  nous  n'eûmes 
pas  le  tems  d'y  monter  ,  &  nous  nous  con- 
tentâmes de  le  voir  feulement  comme  or- 
nement d'une  féconde  diftance, 

A  Clifcon  ,  h  route  s'ouvre  de  nouveau 
dans  une  fcène  fauvage.  Ici ,  nous  exami- 
nâmes le  terreîn  où,  en  l'année  1745  »  ^^^ 
rebelles  entrant  dans  un  pays  fermé,  firent 
une  halte  &  fe  mirent  en  ligne  le  long  des 
haies ,  pour  retarder  la  pourfuite  du  Duc 
de  Cumberland.  Nous  apprîmes  que  le 
Chevalier  Jofeph  Yorke  avoit  palTé  en  ce 
lieu  quelques  jours  auparavant  ,  dans  fa 
route  en  revenant  d'Irlande.  Il  avoit  accom- 
pagné Son  AltelTe  Royale  dans  fon  expé- 
dition contre  les  rebelles  ,  &  s'étoit  arrêté 
pour  revoir  ce  théâtre  qui  lui  étoit  connu. 
Il  charma  tout  le  pays ,  à  ce  que  nous  ap- 
prîmes >  en  rappelant  le  fouvenir   d'une 


(    ip2    ) 

ââion  d'éclat  que  lit  en  ce  tcms-Ià  une  Îîc- 
roine  de  village  qui  avoit  porte  une  lettre 
à  travers  le  £;;u  des  rebelles ,  à  deTaut  d'autre 
mefTager. 

De  Clifron  nous  nous  détournâmes  pour 
aller  voir  Lowther-Hall ,  Château  du  Che- 
valier James  Lowther.  Ce  n'eft  qu'un  bâti- 
ment fait  pour  le  fer\  ice  du  moment  y  l'an- 
cien mancir  ayant  été  confumé  par  les 
flammes  ,  lorfqu'il  étoit  en  la  pofleflîon  du 
feu  Lord  Lonfdale  j  mais  on  ralTemble  à 
préfent  des  matériaux  pour  conftruire  une 
noble  ftruâ:ure.  Le  Château  efl:  aflis  dans 
un  parc  très-vafte,  qui  contient  une  grand© 
vaii-ié  de  fituations  magnifiques. 

De  Lowther-Hall-,  nous  pourfuivîmes 
notre  route  vers  Appe  by ,  ayant  à  notre- 
gauche  cette  vafte  étendue  de  pays  ftérile, 
appellée  forêt  de  Wingiield. 

La  fituation  du  Château  d'Appelby  ^ 
dont  efl  propriétaire  le  Comte  de  Jhanet , 
eft  de  la  plus  grande  beauté.  Il  ell:  placé 
fur  un  rocher  éminent ,  qui  tombe  avec 
pi:écipitation  dans  la  rivière  Eden ,  qui  l'en- 
toure 


(  m  ) 

tourc  en  demi  -  cercle.    Le  rivage  de  la 
rivière  &  les  côtes  du  précipice  font  noble- 
ment couverts  d'arbres.  Le  Château  eft  en- 
core en  bon  état ,  ôc  montre  une  fabrique 
majeftueufe  5  mais  ,  confidéré  fous  un  jour 
pittorefque  ,  il  perd  la  moitié  de  fa  beauté 
par  le  défaut  qu'il  a  d'être  coupé  en  deux 
parties.  Une  brifure  moindre  en  volume , 
&  ifolée  d'aune  conftruélion  confidérable , 
en  écarte  l'idée  de  pefanteur,  &  devient 
une  fource  de   beauté.   C'eft  un  principe 
de  l'art  dont  nous  avons  donné  l*cÀemple 
dans  les  montagnes  &   autres  objets  (i). 
Mais  ici ,  le  tout  eft  partagé  en  deux  divi- 
fions  fi  parfaitement  égales  dans  leurs  di- 
menfions  ,  que  chacune  d'elles  difpute  la 
prééminence  à  l'autre.  Chacune  forme  donc 
un  tout  prife  féparément ,  &  toutes  deux 
enfemble  rendent  l'oDil  perplexe.  La  partie 
détachée  doit  toujours  conferver  le  rang 
d'infériorité  qui  lui  convient.  Mais  ce  qu'on 
dit  ici  de  ces  deux  parties  du  Château  n'a 

(i)  Voyei  Chapitre  XVIII,  aa  commencement. 

Tome,  IL  N 


(  IP4  ) 
fon  application  qu'en  tant  qu'on  s'occupe 
du  point  de  vue  pris  de  la  route.  Si  l'on 
tourne  autour ,  on  en  a  d'autres  ,  où  il  fc 
préfente  plus  avantageufement ,  fur-tout , 
lorfqu'on  voit  le  pont  &  la  première  ou- 
verture fur  la  vallée  d'Eden.  De  cet  afpeft, 
leCh^çeau  prend  une  apparence  fort  noble  , 
étant  fur  un  rocher  fufpendu  au-delTus  de 
la  rivière  ;  &  la  partie  détachée  ne  paroît  pas 
alors  fort  confidcrable. 

Nous  n'eûmes  pas  le  tems  de  prendre 
du  Château  une  vue  du  lite.  Il  doit  com- 
mander un  lointain  magnitique  fur  l'éten- 
due de  la  vallée. 

Appelly-Caftle  eft  ce  que  les  Romains 
appelloient  Apallaba  ,  nom  qui  a  produit 
une  fois  une  étymologie  plus  claire  que 
leurs  polies  ne  font  ordinairement. 

Ce  Château  étoit  la  réfidence  favorite 
d'A.nne  ,  Comtefîe  de  Pembroks ,  de  Dor- 
fet  &  de  Montgomery.  Comme  cette  Dame, 
d'un  caraâière  extraordinaire  ,  eft  encore 
auiourd'hui  l'objet  d'une  iingulière  véné- 
ration dans  ce  canton  j  que  fon  hifloire  eft 


(  IPÎ  ) 

curieufe  &  moins  connue  qu*elle  ne  mc^ 
rire  de  J'être  ,  &  que  d'ailleurs  ,  cecre  hii- 
toire  eft  inrimemenr  liée  à  celle  du  pa'^s , 
je  crois  que  le  Lcfteur  approuvera  la  di- 
greflion  fuivante  ,  tribut  de  juftice  à  la  mé- 
moire. 

Elle  étoit  fille  de  George  Cliffort ,  Comte 
de  Cumberiand ,  l'un  des  Héros  du  fiècle 
de  bravoure  de  la  Reine  Elifabeth.  Ce  Sei- 
gneur illuftre  fe  diftingua  principalement 
parles  expéditions  navales  ;&  dans  ces  tems 
de  frugr.lité  ,  on  le  lai  (la  y  dépenfer  une 
grande  partie  de  Ton  patrimoine.  Pour  ré- 
compenfer  fon  dévouement  patriotique , 
fa  Souveraine  le  nomma  fon  Champion 
dans  toutes  fes  joutes  &  fes  tournois ,  oà 
fa  grâce  perfonnelle  ,  la  nobleiTe  de  fes 
procédés  ,  fon  habileté  &  fa  dextérité  dans 
ces  jeux ,  lui  méritèrent  également  l'admi- 
ration générale.  La  brillante  armure  qu'il 
portoit  dans  ces  occafions  ,  fe  montre  en- 
core aux  curieux  qui  vifitent  ce  Château. 

Lady  Anne  Clifford  n'i  oit  que  dix  ans 
à  la  mort  de  fon  père  j  mais  fon  éducation 

N    2 


(  «p^) 

fut  dirigée  par  deux  excellentes  femmes  j 
d'abord  par  fa  mère ,  fille  du  Comte  de 
Bedford  ,  &  enfuite  par  fa  tante  la  Gom- 
teffe  de  Warwick. 

Dans  fa  première  jeunefTe ,  elle  cpoufa 
le  Lord  Buckhurft  ,  Comte  de  Dorfet , 
avec  lequel  elle  vécut  au  fein  de  l'union 
la  plus  parfaite  pendant  un  petit  nombre 
d'années  ;  mais  il  la  laifîa  bientôt  veuve ,  ôc 
fîx  ans  après  fa  mort ,  elle  fe  remaria  avec 
Philippe,  Comte  dePembroke  &  de  Mont- 
gomery. 

Ce  Seigneur  reçut  de  la  faveur  de  Jac- 
ques premier  des  biens  conlidérables  pour 
récompenfe  de  fon  adrelTe  à  la  chafle  des 
bêtes  fauves  &  à  celle  au  faucon  :  il  n'en 
eut  pas  moins  de  dix-huit  mille  livres  fter- 
ling  par  an ,  fomme  prodigieufe  pour  ce 
tcms-là.  Sa  manière  de  vivre  étoit  fomp- 
tueufe  au-delà  de  toute  exprefîîon  ,  &  fes 
équipages  de  chafTe  étoient  d'une  magni- 
ficence royale.  Ses  chenils  mêmes  étoient 
fuperbes  ,  &  fes  écuries  pouvoient  aller  de 
pair  avec  les  palais  des  Monarques.  Mais 


(  IP7  ) 

fa  fauconnerie  ctoit  fur-tout  l'objet  de  fes 
afFeftions.  Il  l'avoit  enrichie  ,  avec  des  de'- 
penfes  confidérables  ,  de  tous  les  oifeaux 
de  chafîe  les  plus  rares  ,  &  nourriffoit  un 
grand  nombre  de  perfonnes  qui  n'avoient 
d'autre  emploi  que  d'en  prendre  foin  ,  de 
les  drelTer  «5c  de  les  exercer. 

Ici  finiroit  l'hiftoirede  Philippe  ,  Comte 
de  Pembroke,  li  nous  n'avions  à  y  ajouter 
que  dans  la  vie  privée  ,  il  ctoit  plein  de 
vices ,  ignorant  &  fans  lettres  à  un  degré 
inoui  dans  une  perfonne  de  fon  rang ,  êc 
que  dans  fa  vie  pubhque  fon  caradère  a  été 
noté  d'ingratitude  &  de  faufTeté  par  le 
noble  hiidorien  de  ces  tems  malheureux. 

C'cH:  dans  la  fociété  de  cet  homme  G. 
indigne  d'elle  ,  que  cette  infortunée  Dame 
a  vécu  vingt  ans.  Il  eft  vrai  que  par  la  vie 
diffolue  qu'il  mena  dans  la  dernière  partie 
de  fa  vie ,  elle  fe  vit  forcée  de  fe  féparer 
de  lui. 

Vers  l'époque  de  la  mort  de  fon  mari , 
elle  fe  trouva  en  poneflîon  d'une  fortune 
conadérable.  Il  paroît  que  fes  droits  héré- 

N  3 


(   is8  ) 

ditnircs  dans  les  fucceffions  de  fes  ancêtres, 
qui  avoient  laiflé  de  grands  biens  dans  le 
Nord,  lui  furent  difpute's  par  un  oncle  qui 
avoit  hérite  du  titre  ,  &  même  que  Jacques 
premier  avoit  rendu  contre  fes  prétentions 
un  Jugement  auquel,  toutefois,  elle  refufa 
de  fe  foumettre.  Mais  cet  Oncle  mourant 
bientôt  après  ,  ainfi  que  le  feul  fils  qu'il 
eût ,  les  biens  patrimoniaux  des  Clifford, 
quoique  confidérablcment  diminués  par  la 
générofîté  de  fon  père  ,  lui  dcvolurent  fans 
la  moindre  conteftation.  Elle  avoit  d'ail- 
leurs de  grands  douaires.  Celui  que  lui 
avoit  afTuré  fon  premier  mari  étoit  un  ob- 
jet de  trois  ou  quatre  mille  livres  fterling  , 
&  elle  en  eut  un  autre  du  dernier,  qui  étoic 
à  peu-près  aufîî  confidérable. 

Auffi-tôt  après  le  décès  du  Comte  de 
Pembroke,  elle  jetta  les  fondemens  du  plan 
de  vie  qu'elle  vouloit  fe  faire  pour  le  refbe 
de  fes  jours.  Elle  prit  la  réfolution  de  fe 
retirer  dans  le  Nord ,  &  de  dépenfer  fon 
revenu  dans  fes  terres. 

Pans  les  tems  reculés,  les  Comtes  d© 


(  m  ) 

Cumberland  poffcdoient  cinq  beaux  Châ- 
teaux dans  les  trois  Conite's  d'Yorkshire  , 
de  Weftmoreland  &  de  Cumberhnd.  Ils 
confiftoienc  en  ceux  de  Skipton  ,  Pendra- 
gon  ,  Appelbv  ,  Brougham  &  Brugh.  Ils 
avoient  aulîî  la  tour  de  Bardon ,  autre  mai- 
fon  fortifiée,  où  ils  faifoient  quelquefois 
leur  re'fidence.  Mais ,  tous  ces  Châteaux 
avoient  fouffert  dans  les  guerres  civiles  qui 
venoient  d'agiter  la  Nation,  &  étoient  tous 
plus  ou  moins  endommagés. 

La  Comtefie  de  Pembroke  fe  reTolut 
donc  ,  à  fon  arrivée  dans  le  Nord  ,  de  les 
réparer  &  de  les  meubler  tous  à  neuf.  Elle 
entreprit  ce  grand  ouvrage  &  l'amena  à 
Hn  dans  le  cours  des  années  1657  &  1^58,' 
&  fit  graver  au-deflus  de  la  grande  porte 
d'entrée  de  chacun  de  ces  Châteaux  ,  l'inf* 
cription  fuivante. 

THIS  CASTLE  W AS  REPAIRED  BY  THE 
LADY  ANN  CLIFFORD  ,  COUNTESS 
DOWAGER  OF  PEMBROKE,  &c.  IN  THE 

YEAR  1657.  AFTER  THE  MAIN  PART 

N  4 


(    200   ) 

OF IT  H  AD  L  AIN  RUINOUS  EVER  SINCE 
^48.  WHEN  IT  WAS  DEMOLISHED  AL- 
MOST  TO  THE  GROUND  BY  THE  PAR- 
LIAMENT  THEN  SITTING  AT  WEST- 
MINSTER ,  BECAUSE  IT  HAD  BEEN  A 
GARRISON  IN  THE  CIVIL  WARS.  IS. 
LVIIL  12.  LAUS  DEO, 

En  voici  la  tradudion  : 

Ce  Château  fut  réparé  par  Lady  Anne 
Clifford  ,  Comtelîe  Douairière  de  Pem- 
broke  ,  &c.  en  l'année  1^57 ,  après  que  la 
plus  grande  partie  en  avoit  été  en  ruine 
depuis  1^48  ,  qu'il  fut  démoli  prefque  juf^ 
qu*en  fes  fondemens  5  par  ordre  du  Parle- 
ment ,  alors  fiégeant  à  "Weflminfter ,  pour 
avoir  fervi  de  garnifon  dans  les  guerres 
civiles. 

Olivier:  Cromv^ell  ctoit  alors  à  la  tête 
des  affaires.  Elle  avoit  en  horreur  fa  fcélé- 
rateiTe  &  fon  hypocrilie  ;  &  comme  elle 
croit  trop  couragcufe  pour  dcguifer  jamais 


(  ioi  ) 
fes  fentimens  _,  il  eft  probable  que  le  Pro- 
feftcur  n'ignoroit  pas  le  peu  de  cas  qu'elle 
faifoit  de  lui.  Les  amis  de  la  ComtefTe , 
qui   connoiiToîent   refprit    de    vengeance 
d'Olivier  ,  lui  confeilloient  de  borner  fa 
dépenfe  en  bâtimens  ,   perfuade's  qu'elle 
n'auroit  pas  plutôt  reparé  fes  Châteaux  , 
qu'il  les  feroit  détruire  de  nouveau.   Elle 
répondit  à  ces  repréfcntations  :  «  LaiîTez-Ie 
faire  ce  qu'il  voudra  ;  mais  il  verra  que  je 
les  rebâtirai ,  tant  qu'il  ne  m'aura  pas  dé- 
pouillée de  mon  dernier  chelin  ». 

E  !e  fit  éclater  dans  une  autre  occafion 
fon  grand  courage  ,  &  fon  mépris  pour  le 
Protefteur  (i).  Son  oncle  lui  avoit  laifTé 
des  biens  il  embrouillés  que,  pour  foutenir 
fes  droits ,  elle  fe  voyoit  obligée  d'avoir 


(i)  Nous  ne  prétendons  pas  entreprendre  ici  l'apoIôgie 
de  Cromwell  ;  p.iius  s'il  méritoit  l'indignation  comme  ty- 
ran ,  Ces  grandes  qualités  politiques  &  guerrières  le  ga- 
rantiiïoient  au  moins  du  mépris.  A  la  vérité  ,  ces  qualités 
ne  font  pas  de  celles  dont  une  femme  puiiiè  juger ,  ou  qu'elle 
ait  la  force  d'admirer. 

(  Note  du  Traducîeur.  ) 


(  202  ) 
un  procès  long  ôc  difpendieux.  Ses  adver- 
faires  ayant  intrigué  auprès  de  Cromwell  , 
pour  légitimer  Tes  prétentions ,  il  offrit  fa 
médiation.  La  Comteffe  répondit  avec 
fierté  ,  qu'elle  ne  l'accepteroit  jamais ,  tant 
que  l'Angleterre  auroit  des  loix.  «  Quoi  ! 
dit-elle  à  ce  fujet  ,  s'imagine-t-il  qu'après 
avoir  refufé  de  céder  à  Jacques ,  je  me  fou- 
mettrai  à  lui  »  ? 

Mais  5  malgré  Tes  fentimens  affez  connus 
à  cet  égard  ,  fes  biens  n'eurent  rien  à  fouf- 
frir  de  la  tyrannie.  Quelques-uns  attribuè- 
rent la  douceur  de  Crom>x^el  à  fon  refpedl 
pour  les  vertus  de  cette  Dame ,  opinion 
très-peu  probable.  D'autres  ont  cru  ,  avec 
plus  de  fondement  ,  qu'elle  en  étoit  rede- 
vable à  Tes  nombreux  amis ,  que  le  tyran 
croyoit  devoir  ménager. 

Son  inimitié  pour  cet  homme  célèbre  , 
n'étoit  pas  l'effet  de  Pefprit  de  parti.  C'é- 
toit  en  elle  une  affaire  de  fentiment.  Elle 
montra  dans  la  fuite  le  même  éloignement 
pour  Charles  II  ,  lorfqu*elle  connut  Pef- 
■piit  de  fon  Gouvernement.  Preffée  par  fes 


(    203     ) 

amis  ,  peu  après  la  leftauration  ,  de  pa- 
roîrre  à  la  Cour  :  «  Je  n'y  mettrai  pas  le 
pied,  leur  dit -elle,  à  moins  qu'on  ne 
veuille  me  permettre  de  porter  des  œillè- 
res ,  comme  on  en  met  aux  chevaux  de 
carrofle  j». 

Outre  fes  Châteaux  ,  elle  trouva  aulH 
en  ruine  prefque  toutes  les  Eglifes  des 
Villages  de  Tes  domaines.  Le  clocher  de 
l'une  étoit  tombé  ;  une  autre  avoit  été 
changée  en  magafm  pour  le  fourrage  ,  une 
troifième  en  hôpital  militaire.  Il  y  en  avoit 
fept  dans  cet  état  de  délabrement.  Elles 
les  reconftruifit  ou  les  répara  toutes ,  &  y 
fit  mettre  des  bancs  propres  5  enfin  ,  elle 
voulut  que  les  payfans  de  fes  terres  euf- 
fent  tous  des  Eglifes  à  leur  voifinage. 

En  bâtimens  &  réparations  ,  à  fon  arri- 
vée dans  le  Nord  ,  elle  ne  dépenfa  pas 
moins  de  quarante  mille  livres  flerlings. 

Elle  rcfidoit  tour-à-tour  dans  chacun 
de  fes  Châteaux  pendant  une  partie  de  l'an- 
née ,  ayant  ajnfi  l'œil  fui*  toute  l'étendue 
de  fes  vaftcs  domaines,  &  rcnda;:t  heureux 


(204  ) 
le  pays  qu'honoroit  fa  préfence.  Par-tout , 
elle  fe  montroit  la  mère  &  la  confolatrice 
du  pauvre  &  de  Tindigent.  Son  cœur  bien- 
faifant  étoit  ouvert  à  tous  ainfî  que  fa 
bourfe ,  &  jamais  le  récit  de  l'infortune 
ne  manquoit  d'attirer  fes  généreux  fecours 
fur  ceux  qui  en  étoient  les  viftimes. 

Cette  femme  vertueufe  ne  fe  contentoit 
pas  d'ades  pajfagers  de  charité.  Elle  la 
rendoit  permanente  ,  &  l'éternifoit  ,  en 
quelque  forte  ,  par  des  fondations  pieufes. 
Les  plus  confidcrables  de  fes  œuvres  font 
deux  hôpitaux  qu'elle  fonda  &  dota  con- 
venablement. 

On  voit  encore  à  coté  du  chemin ,  entre 
Penrith  &  Appelby  ,  un  petit  monument 
agréable  de  ce  genre ,  quoique ,  à  la  vérité, 
confacré  plus  à  la  piété  liliale  qu'à  la  cha- 
rité. C'ell  en  cet  endroit  que  ,  dans  fa 
première  jeunelTe  ,  elle  s'étoit  arrachée  des 
bras  d'une  mère  tendre  &  chérie,  qu'elle 
n'eût  pas  le  bonheur  de  revoir.  Elle  ne  fe 
rappela  depuis  qu'avec  les  plus  douces 
émotions  ,  cette  attendrilTante  féparation  ; 


(  *o5  ) 
&  pour  en  perpétuer  le  fouvenir  ,  \orC» 
qu'elle  vint  fe  fixer  dans  le  "Weflmoreland , 
elle  fit  ériger  une  colonne  fur  le  lieu ,  avec 
une  grande  pierre  qui  couvre  un  côté  de 
la  bafe.  Ce  monument ,  connu  jufqu'à  ce 
jour  fous  le  nom  de  pilier  de  la  Comtejfe  , 
efl  orné  de  fes  armes.  Au  haut  eft  un  ca- 
dran  folaire    qui  a   fon   utilité   pour  les 
Voyageurs  ,  &  la  table  de  pierre  au  bas 
porte  cette  infçription. 

THIS  PILLAR  WAS  CRECTED  IN  THE 
YEAR  i6s6.  BY  ANN  COUNTESS  DO- 
WAGER  OF  PEMBROKE  ,  &c.  FOR  A 
MEMORIAL  OF  HER  LAST  PARTING , 
IN  THIS  PLACE,  WITH  HER  GOOD 
AND  PIOUS  MOTHER,  MARGARET  , 
COUNTESS  DOWAGER  OF  CUMBER-^ 
LAND,  ON  THE  2  OF  APRIL  16 î6  :  IN 
MEMORY  ^HEREOF  SHE  HATH  LEFt 
AN  ANNUITY  OF  4!;  TO  BE  DTSTRIBlT- 
TED  TO  THE  POOR  OF  THE  PARISÎÎ 
OF   BROUGHAM  ,  EVERY  2  DAY  OF 


(   20(^  ) 

APRTL  FOR  EVER,  UPON  THE  STONE- 
TABLE  PLACED  HARD  BY.  LAUS  DEC  ! 

En  voici  la  Traduclion ,  en  faveur  des  L^cleurs 
qui  ignorent  l*  Anglois, 

Cette  colonne  a  été  élevée  en  l'année 
165^,  par  Anne  ,  Comteile  Douairière 
de  Pembroke  ,  &c.  en  mémoire  du  der- 
nier adieu  qu'elle  dit  en  cet  endroit  à  fa 
bonne  «Se  pieufe  mère  Marguerite  ,  Com- 
tefle  Douairière  de  Cumberland  ,  le  2  d'A- 
vril 1616.  Pour  attefter  cet  événement, 
elle  a  fondé  une  donation  de  4  livres 
fterlings  ,  qui  feront  diftribuées  le  2  d'A- 
vril de  chaque  année,  à  perpétuité,  aux 
pauvres  de  la  ParoifTe  de  Brougham  ,  fur 
la  table  de  pierre  à  coté  de  ce  pilier. 
Gloire  à  Dieu  ! 

Jufqu*à  fon  domeftique  ,  tout  chez  elle 
annonçoit  fa  charité.  Ses  gens  étoient  gé- 
néralement choifîs  parmi  les  enfans  de  fes 
vafîaux  5  &  quand  ils  fe  comportoient  bien, 
ils  pouvoient  être  fûrs  qu'elle  fe  chargeroit 
de  leur  établilTement.    Si    quelqu'une  de 


(  i07  ) 
fes  femmes  ou  de  fes  fervantcs  jugeoit  à 
p  opos   de    fe  marier ,  elle  leur  donnoit 
de  petites  dots  pour  débuter  dans  le  mon- 
de ,  lorfqu'elle  approuvoit  le  parti. 

Le  grand  nombre  de  Miniftres  de  l'E- 
glife  réduits  à  la  misère  par  la  perte  de  Jeurs 
bénéfices  fous  le  Proieftorat  ,  &  les  autres 
calamités  de  ces  tems  ,  lui  fournirent  en- 
core de  fréquentes  occafions  d'exercer  fa 
générofité  fans  bornes.  Entr'autres  Prélats 
infortunés  ,  fes  bienfaits  diftinguèrent  par- 
ticulièrement King  ,  qui ,  après  la  reftau- 
ration,  devint  Evêque  de  Chicheller,  ôc 
Duppi  ôc  Morley  ,  tous  deux  promus  , 
dans  la  fuite ,  au  fiégc  de  Winchefter.  Eile 
alloua  à  chacun  d'eux  un  revenu  annuel 
de  40  livres  fterlings  ^  &  lorfque  du  pays 
étranger  où  ils  s*étoient  retirés ,  ils  l'infor- 
mèrent que  le  fonds  de  cette  rente  leur  fe- 
roit  plus  agréable  dans  leurs  befoins  ac- 
tuels ,  elle  fie  pafier  fur  le  continent  des  re- 
mifes  jufqu'à  concurrence  de  mille  livres 
fterlings  ,  à  partager  entr'eux. 

C'étoit  une  Dame  d'une  prudence  ad- 


(    208  ) 

mirable  dans  l'économie  de  Tes  affaires. 
L'Evêque  Rainbow  a  défini ,  en  deux 
mots ,  fon  caraftère  fur  cet  article.  Elle 
excelloit ,  dit-il ,  à  prévoir  Tes  dépenfes  , 
&  à  y  pourvoir. 

Elle  comptoit ,  après  Dieu ,  fur  deux 
fources  abondantes  de  fes  charités  innom- 
brables ,  fon  exaftitude  à  régler  fes  reve- 
nus &  fon  talent  à  en  foigner  l'emploi  & 
Je  furveiller. 

Quant  au  premier  point ,    en   quelque 
lieu  qu'elle  fixât  fon  féjour ,  elle  y  tenoit 
un  regiftre  où  étoient  portées  ,  avec  une" 
régularité  de  Commerçant ,  toutes  fes  re- 
cettes &  dépenfes.  Elle  feule  avoit  le  foin 
de  celui  de  fes  charités  particulières.  Tout 
y  étoit  couché  fi  ponduellement,  qu'en  le 
comparant  avec  l'état  de  fes  comptes  pu- 
blics, la  balance  de  fa  fituation  étoit  toute 
faite  ,  &  fe  voyoit  au  premier  coup  d'œiL 
Son   économie  égaloit  fa   ponctualité, 
Rien  n'étoit  dépenfé  pour  la  vanité  ,  rien 
de  prodigué  à   des  bagatelles.   Tous  \ts 
débourfés  de  fa  maifon  portoient  fur  des 

objets 


(  209  ) 

objets  nccefTaires  ,  &i  i'ordi'e  qui  préfidoi: 
à  tout,  faifoit  conflamment  du  cours  d'une 
année ,  la  règle  ôc  la  mefure  de  l'année  qui 
la  fuivoit. 

L'ardeur  qu'elle  mettoit  à  défendre  Tes 
juftes  droits,  devroit  peut-être  trouver 
place  au  nombre  de  fes  plans  économiques. 
Elle  fembloit  craindre  d'exercer  cette  dif- 
pofition  j    mais  lorfqu'elle   y  étoic    con- 
trainte, elle  fuivoit  la  conteftation  jufqii'au 
bout  ,  avec  toute  la  trempe  vi joureufe  de 
fon  caraftère.  Cela  lui  épargna  ,  fans  dou» 
te  ,  beaucoup  de  débats  judiciaires ,  qui  lui 
auroient  donné  un  tourment  fans  relâche 
au  milieu  de  domaines   aufll  multipliés , 
&  dans  ces  tems  douteux  ,  oii  ia  juilice 
d'une  caufe  ne  rendoit  pas  le  fucccs   plus 
certain  ,  grâce  au  relâchement   des   Loix. 
J'ai  parlé  de  fon  courage  dans  une  affaire 
litigieufe  ,  où  fa  fortune  pouvoit  fe  trou* 
ver  confidérablement  compromife.  Le  traie 
fuivant  fervira  d'un   exemple  de  fa   con- 
duite dans  lesoccafions  moms  importantes, 
C'étoit  une  claufe  de  tous  les  baux  de 
Tome  IL  O 


(    2IO    ) 

fes  fermes  &  de  fes  terres  ,  que  le  Fermier 
ou  Tenancier  étoit  ,  outre  le  prix  princi- 
pal,  obligé  de  payer,  chaque  année,  ce 
qii'on  appelle  le  droit  de  chapon.  Ce  droic 
avcit  toujours  été  refpefté  ,  &  je  crois 
même  qu'il  eft  encore  flipulé  aujourd'hui 
dans  plufieurs  des  grandes  Seigneuries  du 
Nord  de  cette  Ifle ,  ou  on  le  regarde  com- 
me un  profit  de  l'Intendant  du  Seigneur. 

Il  arriva  qu'un  riche  fabricant  de  draps 
d'Halifax  ,  nommé  Murgatroyd ,  ayant 
affermé  de  la  Comteiïe  un  petit  tenement 
dépendant  de  fa  terre  de  Skipton  ,  refufa 
ol»fl:inément  le  paiement  du  chapon  ,  lequel 
devoit  fe  faire  en  nature.  Sur  fon  refus,  un 
procès  commença.  Cet  homme  étoit  opi- 
niâtre ,  &  fa  partie  adverfe  rcfoluè  à  foute- 
nir  fon  droit.  Lacaufe  fut  poufTée  avec  cha- 
leur jufqu'à  Sentence  définitive.  La  Dame, 
comme  on  peut  croire ,  en  fortit  vido- 
rieufe  ;  mai|  elle  y  dépenfa  200  livres  fter- 
lings ,  que  fon  adverfaire  devoit  payer , 
puifqu'il  avoit  été  condamné  aux  dépens. 
Après  le  jugement ,  elle  invita  M.  Murga- 


Tûrn.2^. 


/'at/c   'JJû 


(   211    ) 

troyd  à  diner  ,  &  tirant  à  elle  k  plu  où 
étoit  le  chapon^  qu'on  avoit  mis  fiu-  table 
pour  premier  mets  :  «  Allons  ,  dit  cette 
femme  admirable  ,  M.  MiTrgatroydjfoyons 
bons  amis  à  l'avenir  :  puifque  vous  fai:cs 
les  frais  du  chapon  à  ma  table  ,  je  veux 
partager  avec  vous  ceux  qu'il  vous  a  coû- 
té ». 

Elle  avoit   refprit    orne  6:  cultivé    en 
plulieurs   genres  dérudition.    Le  Doéleur 
Donn  diloit  de  cette  Dame  ,  dans  fon  ftyle 
enjoué  d'exprefïion  :  «  elle  fait  parler  de 
tout  avec  efprit  ,  depuis  la  prédeftination 
jufqu'à  la  foie  écrue  ».   Mais  l'hiftoire  pa- 
roît  avoir  été  fa  leâ:ure  de  préférence ,  6c 
le  defîr  d*y  lire  les  adlions  de  fes  ancêtres 
fut  probablement  fon  premier  moti-f  de  fe 
livrer  à  cette  étude.  En  effet  ,  ils  fiirurent 
dans  celle  d'Angleterre  depuis  la  conquê- 
te,  &  y  jouent  ,    à  quelques   égards ,  les 
premiers  rôles  j   car  il   s'eft  paffé  peu  de 
grands  évèncmens  dans  ces  tems  éloignés 
oii  les  Veteripont  <5c  les  Clifford ,  qu'elle 
avoit  pour  ayeux  ,   tous  hommes   coura- 

O  2 


(    212    ) 

geux  Ôc  «ntreprenans  ,  ne  fufTent  pas  fc- 
rieufement  engagés. 

Elle  femble  avoir  eu  intention  de  rafiem- 
bler  des  matériaux  pour  une  hiftoire  de  ces 
deux  puifiantes  familles  du  Nord  de  notre 
Ifie.  Elle  a  employé  à  grands  frais  des  Sa- 
vans  à  recueillir  des  faits  &  des  anecdotes  à 
ce  fujet  dans  les  minutes  de  1?.  tour  de 
Londres ,  les  regiftres  qu'on  y  garde ,  ôc 
autres  archives  publiques.  Elle  remplit  trois 
gros  volumes  des  copies  de  toutes  les  pièces 
qu'elle  put  découvrir,  &  qu'elle  y  fit  écrire 
d'une  main  belle  &  très-lifible.  Cet  ou- 
vrage, plein  d'anecdotes  curieufes  fur  plu- 
fieurs  perfonnages  illuftres ,  dans  des  occa- 
fions  intcrefîantes  ,  s'eft  confervé  jufqu'à 
nous  ,  ôc  exifte  dans  les  annales  de  la  fa- 
mille ,  au  Château  d'Appelby. 

Tandis  qu'elle  fe  montroit  fî  foigneufc 
de  l'honneur  de  fes  ancêtres ,  elle  avoit  éta- 
bli contre  elle-même  une  efpèce  de  tribu- 
nal hiftorique  très-févère  j  car  je  ne  vois  pas 
quel  autre  nom  conviendroit  mieux  à  Ton 
journal  perfonnel.  Dans  un  grand  in*foli& 


^       (  215  ) 

qui  failbit  partie  de  fon  équipage  <5f  la  fui* 
voit  toujours  d'un  Château  dans  l'autre  , 
elle  avoit  foin  de  faire  infcrire  exaftemenç 
fous  Tes  yeux  ,  jour  par  jour  ,  tout  ce  qui 
lui  arrivoit.  Je  n'ai  pu  apprendre  en  quoi 
confiftoient  les  particularités  qui  y  cn- 
troicnt  5  mais  fi  ce  journal  étoit  tenu ,  comme 
on  peut  le  fuppofer,  par  un  Secrétaire  de 
conliance  ,  il  rcnfermoit  fans  doute  des 
chofcs  d'une  nature  fingulière.  Quelle  col- 
ledion  piquante  d'anecdotes  précieufes  doit: 
ourir  le  recueil  des  évcnemens  d'une  telle 
vie  !  Quelle  fatyre  il  nous  préfenteroit  de 
la  vanité ,  de  la  difiipation  ,  des  frivoles  ou 
dangcreufes  occupations  de  la  plupart  des 
Grands  du  lîècle  !  On  m'alTure  que  ce  mor- 
ceau précieux  à  tant  de  titres  ,  eil  entre  les 
mains  du  Comte  de  Thanct    i  . 

(  I  )  J'ai  fu  depuis  que  le  feu  Conite  de  Thanet  avoit  dé- 
txuic  ce  Recueil,  parce  qu'il  s'y  trouvoit  des  cho/ès  fortes 
ou  (cvcres  lur  plufîeurs  perlonnes  de  ce  tenis-là  ,  Se  qu'il  a 
voul.i  ménager  leurs  delcendans,  que  ces  vérités  auroiene 
pufoicer  à  rougir  de  ieux  origine» 

(  Nore  de  l'Juieur.  ) 

o  3 


(    214    ) 

Mais ,  le  côté  le  plus  brillant  du  carac- 
tère de  cette  illuftre  perfonne ,  étoit  fa  piété 
&  ion  attachement  pour  la  religion  de  feâ 
pères.  Il  eft  hors  de  doute  que  les  aimables 
inftitutrices  de  fes  premières  années  ,  n'ont 
eu  qu'à  donner  le  pli  convenable  à  cette 
ame  douce  ôc  fenllble  ,  naturellement  por- 
tée à  prendre  un  tourférieuxj  mais  peut- 
être  la  meilleure  école  ,  celle  qui  fervit  le 
plus  à  lui  donner  une  fi  grande  juflelTe  d'ef^ 
prit  &  un  fens  fi  droit ,  fut  1  école  de  j'ad- 
verfité  qui  dura  pour  elle  pendant  tout  le 
tems  de  fa  cohabitation  avec  fon  fécond 
mari  le  Comte  de  Pembroke.  La  vie  diiîî- 
pée  &  criminelle  qu'il  menoit,  dut  la  gué- 
rir plus  que  tout  le  refle  de  la  vanité  des 
grandeurs  humaines ,  fi  méprifables  lorf- 
qu'on  en  détourne  &  pervertit  le  feul  véri- 
table ufage  5  celui  de  plaire  à  Dieu,  en  fai- 
sant du  bien  aux  hommes. 

Peu  de  Théologiens  étoient  plus  verfés 
qu'elle  dans  la  connoiiTance  des  faintcs  Ecri- 
tures. Elle  la  citoit  à  propos  dans  toutes 
ks  cccafioris  nccefTaires ,  &  ne  manquoit 


(215  ) 

jamais  d'en  lire  quelques  pafTagcs  chaque 
jour  ;  &  quand  Page  eut  affoibli  fa  vue  , 
elle  avoir  un  Ledeur  pour  lui  rendre  ce 
fervice. 

Le  Nouveau-Teftariient  étoit  fon  étude 
principale.  Après  ce  divin  livre  ,  elle  n'ai- 
moir  rien  plus  que  les  pfeaumes  de  David. 
Elle  fe  faifoit  lire  régulièrement  celui  du 
iour. 

Elle  avoir  été  élevé  dans  le  fein  de 
l'Eglife  Anglicane;  &-ne  pouvant,  dans 
Us  tems  fanatiques  de  l'ufurpation ,  aflifter 
au  fervi:e  public ,  elle  ne  manqua  du  moins 
jamais,  même  dans  les  conjonâiures  les  plus 
fdcheufes  pour  la  Religion  &  pour  l'Etat^ 
d'entendre  &  de  réciter  les  prières  dans  la 
Chapelle  de  fon  Château,  qu'elle  avoit 
pris  foin  de  fournir  de  toutes  les  chofes 
convenables.  Elle  fe  vit  menacée  pluiieurs 
fois  de  coups  d'autorité ,  Se  même  d'enlè- 
vement de  fa  perfonne  ,  il  elle  ne  renon- 
coït  à  fon  culte.  Elle  montra  encore  en  ce!a 
le  même  courage  qu'elle  avoit  fait  éclater 
ailleurs  :  elle  continua  à  fervir  Dieu  d'après 

04 


(21(5) 
fa  confcicnce  ,  fans  s'cmbarraficr  de  ce  que 
fes  ennemis   pourroient  tenter  conrr'clle. 
Elle  n'éprouva  cependant  jamais  leur  ani- 
mcfitc  jiîfqu'àla  vengeance. 

La  ComtefTe  de  Pembroke  femblcit  avoir 
oublie  ou  perdu  toute  idc'e  de  pompe  ôc  de 
grandeur  extérieure.  En  ce  qui  ne  touchoit 
qu'elle-même  ,  fa  manière  de  vivre  alloir  à 
une  fimplicité  qu'on  eût  pris  prefque  pour 
avarice  ,  fi  fon  cœur  eût  été  moins  connu. 
De  tous  les  objets  de  fes  largefîes ,  elle  ne 
régligeoit  qu'elle.  Dans  fes  repas  elle  étoit 
abftème  ,  &  on  I  entendit  quelquefois  dire 
plaifamment  qu'en  toute  fa  vie  elle  n'avoir 
prefque  jamais  bu  de  vin  ni  avalé  de  méde- 
cine. Elle  n'avoir  jamais  été  curieufe  de 
beaux  habits  ni  d'aucune  parure;  mais  dans 
fa  vicillefle  ,  elle  y  renonça  abfolument , 
ne  portant  qu'une  robe  de  ferge  noire  unie 
fans  ampleur ,  qui  lui  fer  voit  plufieurs  an- 
nées ;  ce  qui  occafionna  fouvent  des  mé- 
prifes  plaifantes  ,  en  la  faifant  prendre  pour 
l'une  ou  l'autre  de  fes  fervantes. 

Sa  mail  on  étoit  montée  relativement  à 


(  217  *) 
l'utilité  &  nullement  pour  faire  un  Vain 
étalage  de  luxe.  Outre  fes  domciliques  or- 
dinaires ,  elle  avoit  en  tout  tems  deux  de- 
moifelles  bien  élevées  qui ,  dans  quelques 
momcnsoù  elle  ne  vouloit  point  être  feule, 
lui  tenoient  compagnie  ,  &  lui  fiifoiqnt 
tour-à-tour  la  leAure. 

Sa  plus  grande  dépenfe  perfonnelle  étoit 
en  livres.  Sa  bibliothèque  étoit  ornée  de 
tout  ce  que  l'Angleterre  avoit  produit  de 
bons  Ecrivains.  Elle  ne  pouvoir  lire  ceux 
des  autres  pays  que  dans  des  traductions, 
ne  connoiiTant  d'autre  langue  que  la  Tienne. 

Telle  fut  la  vie  de  cette  excellente  femme, 
également  propre  à  bien  remplir  les  devoirs 
de  toutes  les  conditions  où  Dieu  étoit  le 
maître  de  la  placer.  Son  rang  ne  lui  pro- 
cura point  plus  de  douceurs  qu'une  fortune 
beaucoup  plus  bornée  n'en  eût  fourni  à 
d'autres  perfonnes  de  fon  sexe  <5c  de  fa  naif- 
fance.  Elle  n'étoit  au-deffus  des  autres  que 
par  le  defir  de  faire  du  bien  ,  &  dont  heu- 
reniement  le  Ciel  lui  avoit  accorde  le  pou- 
voii  avec  la  volonté. 


(    2l8    ) 

Elle  fiirvécut  vingt- fix  ans  à  fon  dernier 
mari  le  Comte  de  Pembroke.  La  Provi- 
dence daigna  ,  par  une  faveur  particulière 
pour  la  contrée ,  prolonger  fa  belle  &  ver- 
tueufe  carrière  jufqu'à  l'âge  le  plus  avancé  , 
c'efl-à-dire  ,  à  plus  de  quatre-vingts  ans. 
Le  23  de  Mars  1^75  ,  eft  le  jour  qui  priva- 
la  terre  de  cette  femme  qui  l'honoroit  î  & 
ce  jour  fut  compté  long-tems  comme  un 
des  plus  défailreux  pour  cette  partie  du. 
Nord  de  l'Angleterre. 

En  elle  s'étei2:nit  l'ancienne  &  illuflre 
famille  des  Cliffbrd.  Sa  fille  Marguerite  , 
ilTue  de  fon  mariage  avec  le  Comte  de  Dor- 
fet ,  &  fon  unique  héritière ,  ayant  époufé 
un  Comte  de  Thanet ,  porta  les  grands 
Biens  des  Clifford  dans  la  noble  famille 
des  Tufron  (i). 


(  I  )  Le  gros  de  ce  petic  précis  hiftorique  eft  tiré  d'une 
vie  manufcritede  M.  Scdgwick,  qui  a  été  Secrétaire  de  la 
Cpmteire.  Dans  cet  Ouvrage-,  écrit  par  M.  Sedgwick lui- 
même  ,  il  introduit  de  tems  en  tems  quelques  anecdote» 
relatives  à  cette   Dame,   qu'il   dcvoit  bien  connoûrej  c& 


(  21p) 


CHAPITRE    X'X  I  V. 

X-iORSQU'ON  quitte  Appelby-Caftie  , 
on  approche  bientôt  éÊfjS  montagnes  de  la 
frontière  ;  mais  on  s'fcrapproche  par  un 
progrès  régulier  &  conforme  à  l'ordre  or- 
dinaire de  la  Nature.  Le  foi  commence  par 
s'élever  jenfuite  le  pays  devient  montueux, 
&  le  labourage  ne  montre  plus  que  de  foi- 
bles  parties  en  culture,  qui  diminuent  de 
grandeur  par  gradation ,  jufqu'à  ce  que  les 
marques  de  la  cultivation  difparoiffent  en- 
tièrement. 

Un  peu  au  Nord  de  Brugh  ,  le  terrein 
fur  la  gauche  offre  un  afpsift  fingulier.  Une 
colline  fur  laquelle  fe  tient  une  foire  an- 
nuelle ,  forme  une  convexité  parfaitement 

^ui  nous  garantit  l'authenticité  de  [on  rccic.  C'efl  dom- 
mage qu'il  ne  lui  ait  pas  donné  la  principale  part  de  Ton 
travail.  Le  manufcrit  exifle  aujourd'hui  dans  le  Cliàtcau 
d'Appelby. 

(  Note  de  l'Juteur,  ) 


(    220  ) 

femi-circulaire  5  à  peine  un  cime  ou  un 
buifîbn  rompc-il  la  régularité  de  la  ligne. 
Au-delà  de  cette  colline  ,  mais  fans  terres 
intermédiaires ,  s*élève  une  chaîne  de  mon* 
tagnes  éloignées.  Elles  avoient  une  teinte 
d'un  pourpre  légerfjorfque  nous  les  vîmes, 
&  la  colline  conv(î|^  étoit  d'un  verd  foncé 
&  obfcur.  Peut-être  il  n'exifta  jamais  une 
fîtuation  ou  un  arrangement  de  terrein  qui 
foit  plus  entièrement  oppofé  au  genre  pit- 
torefque ,  &c  néanmoins  (  tant  a  de  pouvoir 
Ja  force  du  contrafle)  fi  l'on  fuppofe  ce 
lite  feulement  coupé  en  deux  &  orné  à  quel- 
ques égards ,  il  ne  paroîtra  pas  défagréable. 
Au  pied  des  montagnes  font  la  Ville  & 
le  Château  de  Brugh ,  dans  une  Situation 
qui  n'eft  pas  fans  agrément.  Le  Château 
qui  ,  comme  celui  d'Appelby  ,  confifte  en 
deux  parties ,  femble  avoir  été  une  place 
très-forte.  Depuis  le  tems  de  fa  noble  pro- 
priétaire la  Comteile  de  Pembroke,  il  s  eft 
hâté  vers  fa  ruine  ;  mais  même  dans  l'état 
où  il  eft  3  nous  n'avons  pas  trouvé  que  ce 
fût  chofe  facile  a'cfçalader  les  ouvrages  ex- 


(  i2I  ) 

terienrs  de  Tes  remparts  de  terre  ;  ce  qui 
prouve  que  la  fortereflfe  a  du  être  autre- 
fois propre  à  unevigoureufe  défenfe.  Quel- 
ques parties ,  ôc  fpécialement  une  tour  ronde 
endommagée ,  font  d'un  effet  très-pitto* 
refque. 

Nous  n'eûmes  pas  le  plaifîr  de  voir  ce 
Château  fous  un  jour  aufîî  avantageux  que 
celui  qui  nous  favorifa  dans  l'examen  du 
Château  de  Penrith.  Nous  les  vîmes  tous 
deux  le  foir  5  mais  ici ,  nous  n'eûmes  pas 
le  rayon  brillant  du  foleil  couchant  pour 
éclairer  Us  ruines  y  &  néanmoins  l'effet  fut 
majeftueux.  Le  Château  &  le  payfage  à  l'en- 
tour  étoient  dans  une  ombre  profonde,  fous 
l'influence  d'un  orage  demi-formé ,  qui  fe 
dilïîpoit ,  &  qui  avoit  teint  dans  une  obf- 
curité  entière  les,  plus  hautes  régions  du 
firmament.  Le  foleil  étoit  invifible  j  mais 
il  avoit  enflammé  tout  l'horifon  occidental 
d'un  rouge  foncé.  Nous  examinâmes  le 
Château  du  point  de  l'Orient ,  &  avions 
par  conféquent  la  partie  rougeâtre  de  l'hé- 
niifphère  pour  fond  des  teintes  grifesôc  des 


(   222    ) 

ombres  fortes  des  tours  ôc  des  créneaux  qui 
s'interpofoient  entre  nous  ôc  l'occident.  Ces 
objets ,  joints  à  la  folemnité  profonde  de 
l'obfcurité  ,  faifoient  une  balance  fulEfintc 
au  rouge  éclatant  de  l'horifon  qui  ,  fans 
eux  ,  auroit    été  trop  étincelant.  Mais  le 
tout  écoit  en  parfaite  harmonie  &  produi- 
foit  un  bon  effet.  A  la  vérité  ,  le  coloris  de 
Ja  Nature  manque  rarement  d'harmonie.  Si 
les  clairs  ont  un  grand  éclat ,  les  ombres 
font  foncées  en  proportion.  Au  contraire, 
lorfque  les  clairs  fe  dégradent  &  s'effacent , 
les  ombres  s'effacent  &  fe  dégradent  avec 
eux  j  (5c  comme  la  lumière  eft  auffi  la  fource 
de  la  couleur,  le  payfage  porte  toujours 
une  couleur  uniforme.   Ou  le  coloris  foibU 
prévaut ,  ou  une  teinu  animée  en  foutient 
une  autre.  Nous  avons  démontré  que  dans 
une  compojition  (i)  ,  on  peut  perfeftionner 
ou  corriger  la  Nature  ,  mais  dans  la  beauté 


[i]  Voyez  Chapitre  VIII,  où  eft  expliquée  l'idée  de 
perfedHonner  la  compofition  de  la  Nature  dans  celle  de  fes 
^roduâions,  que  l'Art  choiik  poux  objets  de  Ton  imitation. 


(  223    ) 

de  la  proportion  dcfes  teintes  ,  dans  l'har- 
monie de  fon  coloris  ,  elle  eft  un  modèle 
de  perfedion  qui  ne  s'égare  jamais ,  quoi- 
que variant  fans  cefîe  (i). 

La  tour  quarrée  ,   qui  forme  la  grande 
partie  du  Château ,  nous   préfentoit  une 
idée  tout-à-fait  horrible  ,  tandis  que  nous 
la  regardions.  La  plupart  de  ces  anciennes 
ftrudures   ont   fouffert   des  délapidations 
confidérables  à  l'extérieur.  Mais  ici ,  la  fu- 
perfide  ou  la  carcajfe  étoit  entière  ,  &  tou- 
tes les  parties  intérieures  avoient  difparu , 
le  toit  ,  les  étages  ,    &  jufqu'à  la  voûtô 
au-delTus  de  la  prifon  fouterraine.  Le  tout 
ctoit  une  iimple  excav;ition  jUne  anatomie. 
Je  ne  me  fouviens  pas  d'avoir  jamais  été 
frappé  d'une  idée  plus  affreuie  en  ce  genre. 
L'œil  confiné  au -dedans  des   murs  d'une 
vafte  tour  ,  découvrant   le  firmarhent  au- 
deffus  ,  teint  d'une  noirceur  extraordinaire, 

(i)  Ce  pafTage  eft,  peut-être,  un  peu  trop  fortement 
exprimé.  Le  coloris  de  la  Nature  peut  quelquefois  [  quoique 
très-rarement  ]  manquer  d'harmonie. 

(  Note  de  r Auteur.  ) 


(   2H  ) 

trouvoit ,  en  fe  reportant  en  ba^ ,  un  Coti* 
trafte  hideux,  tandis  qu'il  plongeoit  dans 
J'horrcur  plus  fombre  encore  du  foutCr- 
rain  au-deiTous. 

Toute  la  route  qui  traverfe  par-deîTus 
les  montagnes  deStainmore  depuis  Brugh- 
Caftle  jufqu*à  Bowes-Caftie  ,  efpace  d'en- 
viron treize  milles,  edla  plus  défagréabls 
qu'on  puiiïe  imaginer.  Elle  l'etoic  double- 
ment pour  nous  qui  avions-  la  mémoire 
encore  fraîche  des  fcènes  fublimes  que  nous 
avoit  fait  voir  une  autre  partie  de  cette 
chaîne  ,  entre  Amblefide  &  Kefwick.  Dans 
les  montagnes  de  Stainmore  ,  les  fîtes  bor- 
nés n'ont  pas  allez  d'étendue  pour  avoir 
de  la  majefté ,  &  ils  ne  font  ni  aflez  riches 
ni  afiez  variés  pour  être  revêtus  d'une 
grande  beauté.  Nous  n'y  trouvâmes  pas 
feulement  ce  que  nous  avons  nommé 
ailleurs  une  purcfcène  d'un  fays  de  monta' 
gnts  (i).  Dans  une  fcène  de  ce  genre,  les 
parties  font  très  -  belles  ,  quoiqu'il  n'y  ait 

f  i]  Vo^ez  Chapitre  XL 

0  point 


(    225    ) 
point  de  tout  ;  mais  ici  ,  pittoi'çrqueinenc 
parlant  ,  il  n'y  a  ni  tout  ni  parties. 

II  ne  refte  plus  rien  de  Bowes  -  Caftie 
qu'une  tour  peiante  ,  quatrce,  fort  gâtée 
ÔL  ruinée  ,  quoique  la  pierre  de  la  b.itiire 
paroifie  avoir  été  excellente.  Cette  forte- 
refîe  femble  avoir  été  bâtie  dans  l'orig-ine 
pour  fervir  de  défenfe  du  côté  Méridional 
des  montagnes  ,  comme  Brugh  -  Caftie 
ctoit  deftiné  ,  fans  doute  ,  à  parer  aux 
irruptions  du  côté  du  Nord. 

A  en  juger  par  la  polition  de  ces  Châ- 
teaux ,  il  eft  au  moins  probable  qu'autre- 
fois la  route  pardeflus  les  montagnes  de 
Stainmore  étoit  la  feule  praticable  pour 
entrer  dans  le  Cumberland  ,  «5c  conféquem- 
ment  la  feule  à  défendre.  Les  montagnes 
de  Kefwick  ,  jufqu  a  ces  derniers  tems  , 
n'avoient  point  de  chemin  ,  &  les  monta- 
gnes de  Shap  font  beaucoup  plus  remplies 
de  délilés  &  de  pafîages  dangereux  ,  que 
celles  de  Stainmore',  qui  font  la  partie  la 
plus  au  niveau  &  la  plus  pénétrabie  de 
cette  vafte  chaîne. 

Totm  IL  P 


(  226   ) 

En  quittant  les  montagnes  ,  on  voit 
s'ouvrir  aux  yeux  une  vue  très-riche  <5c 
très-étendue  dans  l'Yorkshire.  Il  y  avoit 
plufieurs  jours  que  nous  n'avions  joui  d'un 
il  beau  fpedacle.  Car  quoique  ,  dans  le 
Cumberîand  ,  nous  enflions  eu  des  perf- 
pedives  très  -  longues  ,  elles  s'étendoient 
principalement  fur  des  pays  fte'riles. 

A  Greta  ,  nous  vîmes  les  traces  d'une 
dévallation  terrible  ,  produite  par  de  re- 
cens débordemens.  Le  pont  étoit  renver» 
fé,&  plufieurs  fragmens  coniidérables  de 
fa  llrudiure  avoient  été  emportés  par  la 
violence  du  courant ,  à  quelques  centaines 
de  verges  delà.  Ces  matçriaux ,  fe  joignant 
à  de  grofîes  pierres  arrachées  des  rochers 
voifins  ,  avoient  bouché  le  lit  de  la  rivière. 
Rien  ne  pouvoir  offrir  une  image  plu& 
forte  de  ruines.  Un  pont  brifé  imprime 
toujours  une  idée  très-vive  de  la  défolation 
dont  il  efi:  un  emblème  le  plus  expreffif , 
préfentant  la  communication  entre  les 
hommes  comme  interrompue  &  anéantie. 

Ici ,  le  Chevalier  Thomas  Robinfon  a 


X  227   ) 
une  maiTôn  (i)  fîtuée  dans  un  parc  a'T;rca- 
ble,  dont  un  des  côtés  a  la  rivière    pour 
limite?. 

La  route  ,  en  fortant  du  pont  de  Greta, 
vous  conduit  à  travers  un  pays  fertile  ,  mais 
'Ouvert  «3c  dcfagrcable  ,  à  moins  que  d'être 
vu  dans  un  lointain. 

Le  milieu  de  Gatherly- Moor  (Landes 
de  Gatherly  ) ,  commande  une  vue  très- 
crendue  dans  toutes  les  direâ:ions.  Les 
collines  de  Hambledon  bornent  la  perl- 
pcdlive  en  front.  A  la  droite  ,  le  payfage 
fe  prolonge  vers  Richmond  ,  dans  une 
grande  profondeur.  Un  lointain  encor* 
plus  éloigné  s'ouvre  à  la  gauche  dans  1*E- 
vêché  de  Durham  ,  &  derrière  s'élève.jt  les 
montagnes  du  Weftmoreland  ,  formant  le 
fond  de  tableau  de  toutes  les  fcènes  fau- 
vages  &  déferres  que  nous  avions  laifTé  en 
arrière. 

Peu  de  fîtes  peuvent  offrir  à  un  Peintre 
l'avantage  de  voir  tout- à-la-foi  s  autant  de 

(  I  )  Elle  appartient  aujourd'iiui  à  M.  Morritx. 

P    2 


(    228  _) 

difierens  modes  de  difiance^  &  lui  donner  une 
fituatîon  où  il  puiile  mieux  comparer  d'un 
coup-d'œil  leurs  beautés  &  leurs  défauts.  - 
Un  défert  âpre  &  fans  bois ,  jeté  dans 
un  lointain ,  n'a  ni  richefîe  ni  variété»  C'eft 
un  gra«d  efpace  uniforme  ,  obfcur  &  af- 
freux 5  à  moins  qu'il  ne  fcit  enrichi  d'heu- 
reux accidens  de  lumière  ,  ou  qtf  il  ne  con- 
fifle  en  terres  montueufes  ,  coupées  en 
parties  d'une  certaine  grandeur. 

Des  efpaces  couverts  de  bois  ,  entremê- 
lés dans  ce  défert,  ajoutent  au  lointain 
une  variété,  agréable  ,  ces  parties  étant 
plus  propres  qu'aucune  autre  à  recevoir 
les  effets  les  plus   doux  de  la  lumière. 

Mais  le  pays  cultivé  fournit  la  diUance 
qui  plak  le  mieux  à  l'œil  (i).  Les  prairies, 
les  champs  de  blé  ,  les  haies  alignées ,  les 
flèches  des  clochers ,  les  Villes  &  les  Vil- 
laçres  ,  quoique  perdus  comme  objets  déta- 
chés ,  fe  fondent  tous  enfemble  dans  la 
maife  la  plus  riche  de  fur  face  variée  y  fur  la- 

(  I  )  Voyez  Chapitre  premier. 


(    220    ) 

quelle  h  vue  erre  avec  délices  ,  <5c  en  fui- 
vant  les  rayons  inconftans  du  foleil ,  fai- 
fît  mille  objets  douteux  à  mefure  qu'ils  fc 
preTentent ,  &  en  cre'e  un  nombre  au  moins 
égal,  qui  n'a  point  d'exiftence  réelle.  Mais 
un  tel  pays  ne  peutfouffrir  d'êirévu  déplus 
près  ,  fur-tout  s'il  ell  fort  charge  de  bâti- 
mens  ;  ce  qui  eft  le  cas  de   la   plupart  des 
lointains  les  plus    beaux  aux  environs   de 
Londres.    Les  parties  alors  prennent  trop 
d'importance  ,  ôc  le  tout  devient  une  fcène 
de  confufion. 

Lorfque  ,  par  la  mort  d'EIifabeth  ,  Jac- 
ques fut  appelé  au  trcne  d'Angleterre  ,  îi 
prit  cette  route  pour  venir  d'Ecofle  ,  <S:  on 
dit  que  s'étaut  arrête  fur  Gatherly-pv'Ioor 
pour  regarder  le  pays  autour  de  lui ,  il  en 
fut  enchanté.  On  montre  encore  la  place 
d'où  il  jouit  de  ce  point  de  vue  :  c'étoit  le 
fomm.et  d'un  pofte  des  Romains.  Il  n'y  a 
pas  d'apparence  que  ce  Prince  eût  alors 
■  dans  la  tête  des  idées  de  beauté  pittorefquc. 
il  elt  plus  probiable  qu'il  commençoit  à 
m.iu:er  de  cet  endroit  la  îoneueur  de  fèâ 


V 


(  230  ) 

nouveaux  domaines  ,  fes  yeux  ardens  con- 
templant enfin  la  belle  étendue  de  la  terre 
promife. 

De  Gatherly-Moor  ,  nous  entrâmes  dans 
Leeming-Lane  ,  fâchés  de  Jaifler  à  droite 
&  à  gauche  un  fi  beau  pays  que  nous  n'a- 
vions pas  vu.    A  quelques  milles  de  dif- 
tance  delà  ,  la  rivière  Tees  coulant  à  tra- 
vers un  lit  creufé  dans  les  roches ,  forme 
une  des  fcènes   les   plus  romantiques  de 
l'Angleterre  ,  &  fe  vante  de  fon  pont  d'u- 
ne feule  arche  à  "Winfton-Brid^Te  ,  le  plus 
magnifique  peut-être  qui  travcrfe  aucune 
des    rivières    de   cette    Ifle.     A  quelques 
milles  ,  dans  une  autre  direction  ,  font  les 
terres  fuperbes  Ôc  variées  des  environs  de 
Richmond  ,  qui ,   entr'autres   fcènes  ma- 
jeâueufes  ,  font  ornées    des   ruines  très- 
nobles   d'un   Château  ,    au   fommet   d'un 
rocher  élevé ,  qui  pend  au-deffus  de  la  ri- 
vière Swale.  Nous  fûmes  obligés  de  laiiler 
di^rrière  nous  tout  ce  beau  pays  ,  pour  en- 
trer dans   Leeming-Lane  ,  paiiage  qui  s'é- 
tend à  près  de  trente  milles  en  ligne  droite. 


(  »30 
enfermé  entre  des  haies  ,  ôc  qui  fait  partie 
d'une  grande  chauflee  conftruite  par  les 
Romains.  Néanmoins  ,  le  tout  eft  il  bien 
planté  d'arbres  ,  que  nous  le  trouvâmes 
moms  ennuyeux  que  nous  ne  nous  y 
étions  attendus.  Le  moindre  tournant  , 
lorfqu'il  s'offroit  dans  une  partie  où  le  bois 
pendoit  au-deffus  du  paflage,  fans  être  trop 
toufFu ,  &  fur-tout  lorfqu'il  y  avoit  quelque 
variété  dans  le  terrein  ,  fufEfoit  pour  rom- 
pre les  lignes  ,  &  effaçoit  confidérablemenc 
la  régularité  défagréable  de  la  route. 

Nous  quittâmes  toutefois  brufquement 
ce  fentier  ,  6:  nous  rendîmes  à  Norton- 
Conyers  ,  près  de  Rippon,  Château  appar- 
tenant au  Chevalier  Bellingham-Graham , 
d'où  nous  nous  proposâmes  de  vifiter  les 
fcènes  de  Studiey  &  de  Hackfall ,  qui  font 
dans  le  voifinage  de  cette  terre. 


P4 


(M^  ) 


r»w^«  — «i»»t»»»»i  I     I     i^tirim    mn^ 


CHAPITRE    XXV. 

X_iA  pai-ti|  Ja  plus  embellie  des  jardins  de 
Studley  ,  ôc  ce  qu'on  fait  principalement 
voir  aux  étrahgers  ,  eft  un  vallon  prefque 
circulaire ,  entouré  de  terres  élevées  &  boi- 
feufes  qui  y  talutent  doucement  ,  en  diffé- 
rentes direftions.  La  circonférence  des  plus 
hautes  de  ces  terres  embraffe  un  efpace  d'en- 
viron cent  cinquante  acres ,  6c  l'aire  au  bas 
en  forme  huit.  Des  hauteurs ,  oh  découvre 
plufienrs  échappées  de  vue  dans  le  pays  :  les 
plus  baffes  terres  ont  ,  par  conféquent ,  des 
lointains  plus  bornés  3  mais  elles  fourniffent , 
néanmoins  ,  plufieurs  fcènes  ornées  de  bois 
&  très-ao:réables.  Un  ruiffeau  confidérable 
court  à  travers  le  vallon  ,  &  fur  les  bords 
de  ce  ruiffeau,  dans  un  autre  vallon  contigu 
au  premier  ,  font  les  ruines  de  l'Abbaye  de 
Fontaine ,  les  plus  nobles  &  les  plus  magni- 
fiques peut-être  qui  ibi:nt   dans  tout   le 


(  233  ) 
E-oyaume  ,  fi  on  en  excepte  celles  de  GhC- 
tonbury. 

L'idée  que  des  vallons  de  cette  nature 
font  naître  naturellement ,  ell:  celle  de  la 
retraite.  Ils  font  faits  pour  être  le  féjour  de 
la  folitude  gaie.  Chaque  objet  la  refpire  & 
tend  à  calmer  l'ame  &  à  la  flatter  agréable- 
ment ,  mais  non  à  la  ravir  &  la  tranfporter  , 
comme  les  grandes  fcènes  de  la  Nature. 

Cn  a  vu  quelquefois ,  à  la  vérité ,  des 
reclus  être  plus  enchantés  du  fpeftacle  de 
ces  dernières  ,  &  defîrer  de  fixer  leur  fé- 
jour dans  un  fice  où  leurs  yeux  puiiTent 
avo"r  continuellement  ouverte  devant  eux 
une  fource  d'idées  fublimes  j  mais ,  en  gé- 
néral ,  nous  voyons  par  toute  l'hiftoire  des 
Pères  du  défert  ôc  toutes  les  relations  de  la 
vie  érémitique  8c  folitaire ,  que  ces  hommes 
pieux  qui  fc  vouoient  à  la  retraite  ont  pré- 
féré de  fe  féqueflrcr  dans  quelque  fcène 
tranquille.  Or ,  celle-ci  fem.ble  avoir  été 
dt-fcinée  par  la  Nature  à  former  une  de  ces 
douces  6c   paifibles  demeures  où  le  Sa^e 


(  ^34  ) 

vient  chercher  ,  comme   a  dit  le  Poète  : 

«  L'oubli  des  maux  &  des  biens  imparfaits  ■». 

CoLardeau  ,  Ep,  d'Hildifé. 

La  folitude  étant  donc  l'idée  principj-Iè 
qu'infpire  ce  lieu  ,  tous  les  acceOToires  doi- 
vent tendre  à  l'imprimer  pins  profondé- 
ment dans  l'cfprit.  Les  ruines  de  l'Abbaye 
de  Fontaine  ,  qui  efi;  le  grand  ob}et ,  pro- 
duifent ,  certainement ,  cet  effet.  La  rivière 
&  les  rentiers  doivent  y  ferpentçr  à  travers 
les  plaines  &  les  bois  ,  avec  fort  peu  de  dé- 
corations. Il  faut  n'y  introduire  d'habita- 
tions qu'avec  la  plus  grande  éparç^ne  pofîi- 
ble  ,  &  que  celles  qui  y  font  déjà  annon- 
cent la  plus  grande  fimplicitéî  enfin  qu'elles 
paroiffent  les  retraites  limples  de  la  foli- 
tude. La  fcène  n'en  veut  pas  davantage ,  & 
le  voilinage  d'une  ruine  auflî  magnifique , 
rendroit  tout  autre  ornement  d'Architec- 
ture ou  mefquin  ou  choquant  pour  l'œil  du 
fpecflateur. 

Au  lieu  de  ces  idées  que  les  Vallons  de 
Studley  fuggèrent  n:,turellement ,  le  tout 


(  ^35  ) 
montre  une  vaine  oftentation  de  dcpcnfe , 
une  vraie  maifon  de  campagne  de  Flnati- 
cier  au  goût  épais  (0  ,  un  fe'jour  décoré  avec 
une  dépravation  d'idées  pittorefques  qui 
n'a  rien  d'égal ,  fi  ce  n'efV  la  maulTaderie 
puérile  de  l'exécution.  Non-feulement  le 
trait  caradériftique  du  lieu   eft  perdu  & 
oublié  j  mais   tous  les    grands   coups  de 
maître  du  pinceau  de  la  Nature ,  dans  toutes 
les  formes  ,  font  effacés.  Chaque  partie  eft 
touchée  &  retouchée  avec  ce  léché  infipide 
&  plat  d'un  maître  Hollandois. 

Labor  improbus  omnia  yincît. 
«  Par  un  travail  méchant  l'Art  gâte  la  Nature  ». 

Quelle  fcène  délicieufe  auroit  été  Studley 
entre  les  mains  d'un  homme  de  goût  !  & 
pour  en  fiire  un  miracle  de  la  Nature  ,  il 


(i)  L'Anglois  dit  :  Timons  Villa  ,  Maifon  de  Plai'ance 
de  Timon  le  Mifantrope.  Cet  homme  farouche  pouvoit 
avoir  du  goût ,  malgré  fa  haine  pour  les  hommes.  J'ofe 
donc  croire  mon  expreflîoa  plus  vive  &  plus  nette,  pour 
la  langue  Françoift. 

(^Jfote  du   Trafktâeur.) 


n'en  auroit  pas  coûté  la  dixième  partie  de 
la  fomme  gauchement  prodigufe  à  Li  dc- 
ibrmer ,  à  l*«bimer.  La  Nature  lui  avoit 
tout  donné. 

Fresh  shadows  fît  to  shroud  from  fiinny  rayj 

Pair  lawns  to  take  the  fuii  in  feafbn  due  ; 

Sweet  fprings  ,  in  U'hich  a  tbous  and  nymphs  did  play  ; 

Soft,  tumbling  brooks ,  that  p.ent!e  flumber  drew; 

High  reared  mounts  ,  the  lands  about  to  viewj 

Low-Wirding  dales  ^  dilloigned  from  common  gazej 

Delightful  bowers  to  (blace  levers  triie. 

Ombres  fraîches  bravant  les  ardeurs  du  foleil , 
Prairies  où  rit  l'aurore  à  fort  brillant  réveil , 
Kuijfeaux  où  prend  le  bain  des  bois  la  Nymphe  ai- 

.  mable  , 
Ca fades  invitant  au  fomme  il  agréable , 
Montagnes  d'où  la  vue  a  les  plitg  beaucc  lointains  , 
Vallons  bas  ,  tortueux  ,  loin  de  l'œil  des  humains  , 
Berceaux  charmans  &  doux  ^  propres  à  la  tendrejfe , 
Où  l'Amant  vient  rêver  &  chérir  fon  iv/ejje. 

Telles  auroient  pu  être  les  fcènes  de  Stud- 
ley  5  mais  tout  ce  qui  porte  l'empreinte 
de  l'imagination  capricieuie  de  l'homme  eft 
fi  fort  à  contre-fens ,  qi'e  nous  voyons  quel- 
quefois le  pinceau  de  Pvubens  dcgraié  à 
repréfencer   une  veill.e  de  campagne ,  &: 


(^37)    ■ 
celui  de  Tefnicrs  déshonorer  le  tableau  des 
noces  d'un  Empereur. 

J\.  tout  prendre ,  il  feroit  difficile  de  dire 
Il  h  Nature  a  fait  plus  pour  embellir  Stud- 
Icy ,  ou  l'art  pour  le  gâter.  Beaucoup  de 
parties  font  à  la  ve'rité  au-defîous  de  toute 
critique  5  mais  celles  même  où  le  vrai  goût 
a  cte'  confulté  davantage,  ont  été  pour  la 
plupart  appliquées  avec  un  choix  malheu- 
reux. A  l'égard  des  échappées  de  vue ,  par 
exemple  ,  peu  dans  le  nombre  des  ouver- 
tures pratiquées  ici  pour  les  ménager, font 
fimples  &:  naturelles.  L'artifice  efl  trop  grof- 
fier  pour  s'y  laifîer  prendre  j  on  voit  dans 
toutes ,  les  coups  des  forces  qui  ont  fait  la 
tonte  des  arbres ,  &  les  traces  de  la  hache 
qui  les  a  élaguées.  Or ,  en  ces  fortes  d'ob- 
jets, &  en  beaucoup  d'autres  ,  ||>ut  dépend 
de  l'air  naturel  dont  ils  font  amenés.  Si 
vous  débutez^^iaîadroitement  dans  le  récit 
d'une  circonftance  intérelTante  ,  vous  glW 
cez  l'attention  fur  la  fuite  de  l'hiftoire.  Il 
en  ell  de  même  des  points  de  vue.  L'œil 
qui  erre  &  fe  promène  au  loin  pour  cher- 


(  238  ) 

cher  cîes  objets  qui  le  flattent ,  ne  veut 
point  qu'on  le  prévienne.  Tout  ce  qu'on 
a  imaginé  pour  obftruer  fon  chemin  & 
l'entraver  ,  lui  efl  défagréablc  ;  5c  s'il  s'ap- 
perçoit  de  quelque  chofe  qui  fente  le  tra- 
yait &i  tarty  il  le  rejette  avec  dédain,  Ôc  l'effet 
ejl  perdu  (i). 

Le  vallon  où  e(ï  aiïïfe  l'Abbaye  de  Fon- 
taine n'eft  pas  de  plus  grande  étendue  que 
celui  que  nous  venons  de  décrire.  Mais,  il 
a  cette  différence  avec  lui ,  qu'au  lieu  de  la 
forme  circulaire,  il  s'alonge  en  ferpentant  , 
dans  des  proportions  beaucoup  plus  belles. 
Ses  cotés  font  compofés  de  collines  boi- 
feufes ,  qui  defcendant  en  pentes  variées , 
vont  s'unir  aux  arbres  qui  ornent  le  bord 
de  la  rivière  à  leurs  pieds. 

A  une  extrémité  de  ce  vallon  font  les 
1 

A(i)  L'œil  eft  naturellement  ami  de  la  Nature  i  &  l'Are 
qui  veut  en  trop  faire  ou  qui  fait  mal ,  pourroic  Ce  comparer, 
j>eut-être  ,  à  ces  gens  qui  font  trop  d'apprêts  &  de  façons 
j)our  traiter  un  ami ,  croyant  fùr-tout  le  régaler  beaucoup 
|)ar  un  méchant  plat  qu'ils  aiment. 

(  Note  du  TraduSeur,  ) 


{  ^39  ) 
ruines  de  l'Abbaye,  lefquels  s*étendoient 
autrefois  fur    un  vafte  efpace  de  terrein. 

Outre  les  reftes  majeftueux  de  ruines ,  on 
voyoiren  différentes  parties  parmi  les  arbres 
&  les  builTons  ,  des  fragmens  détachés  qui 
âvoient  été  jadis  des  dépendances  de  cette 
grande  maifon.  L'une  de  ces  parties  ifolées, 
qui  paroifTok  évidemment  avoir  fervi  de 
tribunal  de  Juftice ,  étoit  fur-tout  Tobjec 
de  l'admiration. 

Telle  étoit  l'idée  générale  qu'offroient  à 
l'efprit  du  fpeftateur  ce  magnifique  vallon 
&  les  ruines  qui  le  décoroient ,  avant  que 
le  tout  fût  tombé  dans  les  mains  du  pro- 
priétaire atfluel.  Il  foupiroit  depuis  long- 
tems  après  le  moment  où  il  s'en  verroit 
maître  ,  &  pourroit  s'y  livrer  à  fes  projets 
de  réforme  î  mais  ces  beaux  lieux  faifoient 
la  matière  d'un  procès.  Il  fut  enfin  jugé 
(  époque  qui  doit  être  à  jamais  un  fujet  de 
deuil  pour  tout  amateur  de  la  beauté  pit- 
torefque  ) ,  <S{.  le  tems  vint  où  il  fe  vit  pof- 
feffeur  légitime  <5c  à  prix  d'argent,  de  cette 
admirable  fcènc  ,  &  fes  mains  barbarement 


avives  fe  fignalèrent  par  la  deflrudion  de 
ce  qui  eût  été  refpeclé  ,  à  coup  sûr,  par  des 
CafFres  ou  des  Hottentots. 

Un  petit  nombre  de  fragmens  épars  au- 
tour du  corps  d'une  ruine  font  convenables 
ôc  pittorefques.  Ils  font  convenables ,  parce 
qu'ils  rendent  raifon  de  ce  qui  en  eft  dé- 
truit ou  endommagé  j  &  ils  font  pittoref' 
ques  5  parce  qu'ils  unifient  la  fabrique  prin- 
cipale avec  le   terrein ,  point  dans  lequel 
confifte ,  en  grande  mefure  ,la  beauté  d'une 
compofition  (i).  Mais  ici ,  on  les  a  jugés 
raboteux  &  déplaifans  à  la  vue ,  &  on  les  a 
facriliés  à  la  propreté  mal  entendue.  On  n'a 
pas  même  épargné  la  Cour  de  Juflice ,  quoi- 
que ce  dût  être  probablement  un  morceau 
auffi  fuperbe  qu'il  étoit  curieux. 

Au  lieu  de  ces  parties  détachées ,  qui 
étoient  les  embellifîemens  convenables  & 
pittorefques  de  la  fcène  ,  on  y  a  érigé  un 

(  1  )  Voyez  la  même  idée  cclaircie  par  des  exemples  dans 
les  montagnes,  Chap.  XVIII;  dans  les  bâcimens,  Chap. 
XXIII ,  au  commencement ,  &  ci  -  après  dans  le  bétail , 
Chap.  XXXI. 

temple 


(  241  ) 

temple  faftueux  ôt  autres  fupercheries  de 
l'art,  qui  y  paroifîenc  abfolument  étuan- 
gères. 

Non-feuIcment  on  a  défiguri  la  fcène  3c 
arraché  avec  violence  les  dehors  de  la  ruine  j 
mais  le  corps  principal  même  eft  en  ce  mo- 
ment fous  la  main  alarmante  &  domma- 
geable de  la  décoration. 

Les  relies  de  cette  grande  fabrique  font 
extrêmement  magnifiques.  Il  fubliile  en- 
core prefque  toute  la  carcalTe  de  J'Eglife 
de  l'Abbaye  ,  qui  eil  un  morceau  admi- 
rable d*Architeâ:ure  Gothique.  La  tour 
femble  avoir  échappé  entièrement  aux  rava- 
ges du  tems.  Ses  lignes  fe  font  feulemenc 
adoucies  en  tombant  en  pouffière.  Auprès 
de  TEglife  eft  un  double  rang  de  cloîtres 
qui  font  iingulièrement  curieux  par  leurs 
arcades  en  pointe  ,  qui  font  l'office  de  co- 
lonnes &  fupportent  la  vouflure.  A  l'ex- 
trémité de  ces  cloîtres,  font  les  apparte- 
mens  de  l'Abbé,  qui  ont  leur  fortie  fur 
une  cour  appellée  le  jardin  du  moine.  Sut 
l'un  des  côtés  de  cette  cour ,  cft  la  grande 
Tom^  IL  Q 


(    242    ) 

fsile  d'entrée  ,  bâtie  conriguë  à  la  cuiiîne, 
ielon  refprit  &  les  loix  de  rhoipitalité.  Il 
y  a  en  outre  plulîeurs  autres  parties  dé- 
tachées. 

Lorfque  le  propriétaire  aébuel  entra  en 
poffeffion ,  il  trouva  toute  la  mafie  des  rui- 
nes ,  les  Cloîtres  ,  l'Eglife  de  1* Abbaye  & 
la  grande  Salle  ,  obflrués  de  gravois.  Son 
premier  ouvrage  fut  donc  de  nettoyer  la 
place  &  d'ouvrir  les  accès.  Jufques-là ,  c'é- 
toit  bien  ,  &  on  pouvoit  faire  en*  ce  genre 
quelque  chofe  de  bon  j  car  nous  voyons  quel- 
quefois des  monumens  de  ruines  tellenient 
bouchés  par  les  matériaux  qui  en  tombent, 
qu'on  ne  peut  s^'approcher  pour  \ts  exa- 
miner. 

A  ce  travail ,  fuccéda  le  grand  ouvrage 
de  la  reflauration  ôc  de  l'ornement.  Il  de- 
mandoit  une  main  dirigée  par  le  goût.  Parmi 
les  monceaux  de  ruines ,  on  trouva  des  frag- 
mens  de  fenêtres  Gothiques,  de  petites  co- 
lonnes de  marbre ,  des  tuiles  de  différentes 
couleurs ,  &  une  quantité  infinie  de  diverfes 
pièces  d'ornement.  Le  polTefTeur  a  ramafTé 


(  Ml  ) 

toutes  ces  cîiofes  avec  loin  dans  le$  gravoîs, 
&  avec  beaucoup  d*adrefl~e  les  rétablit  dans 
leurs  anciennes  places  î  mais  c'efl  une  entre- 
piife  peu  heureufc  ,  car  la  friabilité  des 
bords  de  chaque  partie  fraÀurée  fait  que 
tout  ce  qu'on  leur  reftitue  offre  un  rapié- 
cetage  baroque  &  de  mauvais  goût. 

Et  pour  dire  le  vrai,  Tidée  de  rendre  à 
une  ruine  fa  fplendeur  originaire  &  finie  ^ 
ne  peut  être  qu'une  abfurdicé.  Combien  peu 
naturel  n'eil-il   pas  aux  yeux  de  la  raifon  , 
de  voir  dans  un  lieu  évidemment  négligé 
&  abandonné  par  les  hommes  ,  les  traces 
fraîches  &  récentes  de  leur  induftrie  &  de 
leur  inutile  travail  !  En  outre  ,  c'efl  anéan- 
tir tous  les  fentimens  qu'une  telle  fcène  eft 
propre  à  faire  naître.  Au  lieu  de  cette  mé- 
lancolie douce  qu'éprouve  Pâme  du  fpcc- 
tateur  ,  à  la  contemplation  des  ravages  du 
tems  ,  il  n'a  plus  dans  l'efprit  qu'un  cahos 
obfcur  produit  par  le  mêlanee  de  parties 
hétérogènes ,  de  même  que  fi ,  au  milieu 
de    1  harmonie  mâle    &  pittorefque  d'.n 
grand  choeur  de  mufique ,  &  lorF|ue  des 

Q2 


(  244  ) 
fons  râvifîans  nous  enlèvent  &  nous  tranf- 
poLtent ,  notre  oreille  fe  troiivoit  détour- 
née tout-à-coup  par  le  Ton  fluet  d'une  gigue 
faut  i  liante. 

Mais ,  il  ne  fuffit  pas  de  rétablir  des  par- 
ties :  il  faut  aufïi  ajouter  des  ornem&ns  ,  & 
ceux  qu'on  a  introduits  font  tellement  in- 
congrus ,  qu'en  nuifant  à  la  beauté  de  la 
fcènc^  ils  déshonorent  en  même-tems  cette 
fuperbe  ruine.  Le  jardin  du  moine  eft 
changé  en  un  parterre  bien  peigné  &  planté 
d'arbriffeaux  fieuriiTans.  De  la  grande  fe- 
nêtre on  y  découvre  une  figure  ridicule 
(je  ne  fais  de  qui,  d'Anne  de  Boulen ,  je 
crois  ,  à  ce  que  nous  dirent  les  gens  de  la 
maifon  )  qui  eft  placée  dans  le  vallon  j  & 
dans  la  partie  centrale  de  l'Eglife  de  l'Ab- 
baye ,  eft  élevé  un  piédeftal  circulaire  for- 
mé des  fragmens  du  vieux  pavé ,  5c  fur  le- 
quel on  a  érigé  le  noble  monument  d'une 
ftatue  payenne  mutilée.  Rifum  teneatis  ! 

Il  eft  difficile ,  à  la  vue  d'abfurdités  auflî 
monftrueufes  ,  de  ne  pas  un  peu  venger  le 
goût  <5c  le  bon  feus  II  cruellement  offenfés. 


(  245  ) 
J^ofe  me  croire  à  rabiri  du  reproche  d'avoir 
palIc  les  bornes  d'une  critique  honnête.  Le 
poiTcflcur  a  ,  inconteilablement ,  félon  h 
loi  de  ce  pays ,  le  droit  acquis  de  garer  fes 
ruines  à  fon  plaiiir  ;  mais  s'il  ne  craint  pas 
qu'on  rende  plainte  contre  lui  en  Jullicc 
pour  ce  mcTait ,  ne  craint-il  pas  les  Arrêts 
du  Dieu  du  goût  ,^u  tribunal  duquel  je  le 
cite  ici ,  en  vertu  des  proviflons  qu'il  a  don- 
nées à  tout  homme  qui  verroit  commettre 
un  crime ,  une  déprédation  dans  Tes  do- 
maines ?  A  ce  tribunal ,  je  l'en  avertis  ,  on 
ne  coniidère  point  une  belle  ruine  comme 
un  article  de  propriété  exclujive  &  indivis 
duclk  ,  fur  laquelle  on  puiffe  exercer  les  ca- 
prices d'une  imagination  déréglée.  On  la 
regarde  là  comme  un  dépôt  ,  comme  un 
bail  à  te;:me  d'un  objet  qu'on  doit  confer- 
ver  pour  l'amufement  &  l'admiration  de  la- 
poftérité.  Une  ruine  eft  prefque  une  chofe 
facrée.  Enracinée  depuis  des  liccles  dans  le 
fol ,  elle  s'eft  alTimilée  à  lui  &:  en  eft  deve- 
nue pour  ainii  dire  une  partie  intégrante. 
Kor.s  la  voyons  comme  étant  une  produc- 

Q3 


(  Mé  ) 

tien  de  h  Nature  plus  que  de  l'Art.  Celui- 
ci  ne  peut  s'e'lever  jufqu'à  elle  dans  fon  effort 
pour  l'atteindre.  Une  fenêtre  Gothique , 
une  arcade  ébréchée  ,  quelque  portion  tri- 
viale peut  être  imitée  avec  fuccès  j  mais  les 
plus  grands  Artiftes  modernes  ne  font  pas 
capables  de  produire  une  ruine  qui  ait  une 
vraie  magnificence. 

Quel  refpeél  ne  doivent  donc  pas  impri- 
rner  ces  relies  facrés  &  vénérables  où  une 
ignorance  capricieufe  &:  fantafque  étend 
fans  remords  une  main  cruelle  &  forcenée  ? 
la  moindre  faute  eft  de  conféquence  ,  parce 
qu'elle  eft  irréparable.  Reprenons  haleine: 
Je  ne  dirai  plus  qu'un  mot.  C'eft  le  proppe 
d'un  Cannibale  d'anéantir  ou  de  défigurer 
les  monumens  qui  honorent  le  génie  hu- 
main :  tous  nos  arts  font  trop  foibles  pour 
rien  ajouter  à  leur  beauté. 

Les  fcènes  de  Studley  ,  que  j'ai  décrites 
ici ,  font  bornées  aux  deux  vallons  conti- 
gus.  Les  changemens  faits  à  ce  lieu  s'éten- 
dent conlidérablement  plus  loin  j  mais  nous 
n\ivions  ni  le  loifir  ni  le  courage  d'en  exa- 


(  247  ) 
miner  davantage  :  nous  en  avions  vu  trop. 
Vers  la  fin  du  dernier  fiècle  ,  il  exiftoit 
dans  le  voifinage  de  cette  Abbaye  ,  une 
antiquité  vivante  encore  plus  curieufe  que 
l'Abbaye  même  :  c'eft  ce  refpeftable  exem- 
ple de  longévité ,  le  célèbre  Henri  Jen- 
kins.  De  tous  les  évènemens  qui ,  pendant 
une  carrière  étonnante  de  cent  foixante-neuf 
ans  ,  s'étoient  fixés  dans  la  mémoire  de  cet 
homme  fingulier  ,  il  ne  parloir  de  rien  avec 
tant  d'émotion  que  de  l'ancien  état  de  l'Ab- 
baye de  Fontaine.  Si  on  le  mettoit  fur  ce 
fujet,  on  étoit  sûr  d'avance  qu'il  s'écrieroît: 
«  Ah  !  quelle  brave  maifon  c'étoit  autre- 
fois »  !  Il  parloit  avec  un  intérêt  fi  vif  &  fî 
tendre  des  gémifTemens  de  tout  le  pays  à 
l'époque  de  la  difîblution  du  Monaftcre  (i)  t 
«  Il  y  a  environ  cent  trente  ans ,  difbit-il^ 
lorfque  j'étois  fommelier  de  Milord  Co- 
nycrs  ôc  que  le  vieux  Marmaduke  Bradley  ^ 


(i)  L'Auteur  a  tire  ces  détails ,  do  moins  quant  à  la  (ub« 
ftance  ,  d'un  manufcrit  qui  eft  en  la  poffeûîon  du  Chevalier 
Bellingham  Grahana  >  &  qu'il  lui  a   communique. 

Q4 


(248  ) 

à  préfent  mort  &  enterré ,  ctoit  Seigneur- 
Abbé  ,  Milord  m'envoyoit  fouvent  deman- 
der des  nouvelles  de  la  fantc  du  Seigneur- 
Abbé  î  &  le  Seigneur  Abbé  me  faifoit  tou- 
jours appeller  à  fa  chambre,  &  ordonnoit 
qu'on  m'apportât  du  rojlbif  {i)  y  &  de  la 
boifTon  5  qu'on  apportoit  toujours ,  je  m'en 
fouvicnsbien,  dans  une  grande crz/c/ze^oire». 
Par  le  récit  du  bon  vieillard  ,  nous  pou- 
vons comprendre  à  quoi  il  étoit  redevable 
de  ce  long  fouvenir  de  PAbbaye  de  Fon- 
taine. La  cruche  noire ,  je  n'en  doute  pas  , 
faifoit  une  plus  vive  impreffion  fur  lui  que 
toute  la  fplendeur  de  la  maifon  ,  ou  que 
toutes  les  vertus  du  Seigneur-Abbé. 

(  I  )  Le  Manufcrit  que  j'ai  cité  tout- ià- l'heure  dit  :  un 
quart  de  verge  de  roajl-beef.  J'ai  oui  dire  que  dans  les 
Monallcres  on  avoit  coutunue  de  mefurer  la  portion  de 
viande  des  Moines  ;  luaJs  j'ignore  la  manière. 

['Note  de  V Auteur.) 


(  249  ) 


,;gaiit»Btjajju.min«*« 


CHAPITRE     XXVI. 

,1  Jk  Stiidley,  nous  allâmes  vifiter  les  fcè- 
nés  de  Hackfall.  Elles  appartiennent  au 
même  propriétaire ,  &  font  ornées  avec  le 
même  degré  de  goût. 

C*eft  une  circonflance  très-avantageufe 
d'entrer  fur  ce  grand  théâtre  par  les  fen- 
tîers  étroits  de  la  route  de  Rippon,  ôc  nous 
le  confeillons  à  tous  ceux  qui  iront.  On 
n'a  pas  la  moindre  idée  d'une  furprife  :  on 
ne  fe  doute  pas  feulement  qu'on  foit  fur 
des  terres  élevées  jufqu'à  ce  que  les  grandes 
portes  à  deux  battans  du  bâtiment  à  Mow* 
bray-Point  venant  à  s'ouvrir  ,  on  eft  frappe 
de  la  vue  du  pays  le  plus  vafte  &  le  plus  ma- 
gnifique que  l'imagination  puifie  fe  former. 

L'œil  fe  porte  d'abord  à  plufieurs  brafîes 
de  profondeur  dans  une  defcente  hardie  & 
précipitée  ,  tombant  dans  la  rivière  Ewcr, 
qui  forme  une  grande  courbe  femi-circu- 
laire  en  bas  ,  en  ferpentant  au  pied  du  pré- 
cipice fur  le  bord  duquel  le  fpedateur  fe 


(    250    ) 

tient.  Les  arbres  qui  couvrent  ce  précipice 
font  fufpendus  au-defTus  de  la  partie,  cen- 
trale de  la  courbe. 

Il  y  a  encore  d'autres  parties  où  la  rivière 
eft  interceptée  par  des  bois,  mais  ce  qui  en 
refte  découvert,  eft  fufBfant  pour  empêcher 
l'œil  de  s'égarer,  en  fuivant  la  direftion  de 
fon  cours.  Aux  deux  pointes  oppofées  de 
la  courbe ,  deux  promontoires  s'avancent 
dans  la  rivière ,  lefquels  contraftent  l'un 
avec  l'autre.  Celui  à  droite  eft  boiieux  , 
ayant  un  roc  en  front,  ôc  couronné  par  un 
Château.  Celui  à  la  gauche  s'élève  hors 
de  l*eau ,  offrant  une  furface  polie ,  cou- 
verte en  quelques  endroits  de  bouquets  de 
gros  arbres.  La  partie  qui  forme  la  penin- 
fule,  ainlî  que  les  terres  qui  font  à  quelque 
diftance  au-delà  de  l'ifthme  ,  confiftent  en 
une  étendue  de  terre  entièrement  ornée  de 
bois  ,  qui  s'avançant  hardiment  jufqu'au 
pied  du  précipice  ,  s'unit  avec  lui. 

Cette  fcène  boifeufe  fur  les  bords  de 
la  rivière  ,  peut  s'appeller  la  première  dif- 
tance. Au-delà  eft  un  pays  riche  &  vafte  > 


(    2)1     ) 

brifc  en  pariies  aflez  grandes  ,  décoré  de 
tous  les  objets ,  &  diverfifié  de  toutes  les 
teintes  d'un  payfage  éloigné ,  fe  détachant 
de  Tœil  une  fcène  après  l'autre ,  jufqu'à  ce 
qu'enfin  toutes  les  couleurs  vives  s'effaçant 
par  degrés  ,  &  toute  diftinftion  des  objets 
étant  perdue  ,  le  pays  fe  fond  impercepti- 
blement dans  l'horifon  ,  excepté  dans  le 
point  où  les  collines  bleues  de  Hambledon 
terminent  la   perfpeftive.   Dans  toute  l'é- 
tendue de  cette  grande  fcène ,  dans  cette 
gradation  délicieufe  de  lumière  &  de  cou- 
leurs ,  la  Nature  s'eft  abandonnée  à  toute 
la  liberté  de  fon  pinceau ,  6c  a  travaillé  dans 
ion  faire  large.  Les  parties  font  amples  , 
&    la  compofition   parfûtement  correfte. 
Elle  n'y  a  rien  admis  de  déplaifant  ni  de 
bas.  Je  me  rappelle  à  peine  d'avoir  trouvé 
ailleurs  une  vue  de  cette  étendue  qui  fat  Ci 
pleine  de    beautés ,  &  en  même  -  tems  fî 
exempte  de  défauts.  Rien  n'y  choque.  Le 
devant  du  tableau  efl  auffi  agréable  que  le 
fond  j  ce  qui  ne  peut  avoir  lieu  toutes  les 
fois  que  les  tcrreins  en  culture  approchent 


(  252  ) 
de  l'œil  j  (5c  il  eil  rare  de  voir  un  fi  grand 
efpace  de  terre  qui  en  foit  fi  près  ,  couvert 
de  bois  ou  autres  objets  à  la  furface  ,  donE 
les  parties  foient  également  nobles  ôc  rem- 
plies de  beautés. 

La  vallée  dont  cette  vue  eft  comporéc  , 
n*a  pas  entièrement  perdu  Ton  ancien  nom 
de  dallée  Je  Mowbray  ,  qu'elle  prit  d'un 
Château  qui  n'cxiftc  plus  ,  même  dans  fes 
ruines  ,  mais  qu'on  croit  avoir  été  autre- 
fois le  chef- lieu  de  ces  vaftes  domaines. 
Cette  vallée  s^étend  depuis  York ,  prefquc 
jufqii'aux  confins  de  Durham  :  elle  eft  or- 
née par  la  Swale  &  l'Ewer ,  deux  rivières 
coniidérables  ,  &  eft  certainement  une  des 
plus  majeftueufes  étendues  de  pays  de  ce 
genre  qui  foit  en  Angleterre. 

Hackfall  forme  un  contrafte  avec  Stud- 
Icy  ,  autant  que  l'idée  de  magnificence  peut 
contrafter  avec  celle  de  folitude.  Cette 
fcène  demande  ,  par  conféquent  ,  une  na- 
ture différente  d'ornement.  Une  falle  de 
banquet ,  enrichie  de  toute  l'élégance  de 
l'Architedure ,  dans  le  ftyle  peut-être  d'un 


(  2T3  ) 
TeiTipIc  Grec ,  pourroit  être  une  décora- 
tion convenable  à  Mowbray-Point  ;  &   à 
Studley  ,  elle  feroit  fupevflue  &  abfiirde. 
Les  ruines  d'un  Château,  s'il  étoit  poffi- 
ble  qu'elles  fufTent  exécute'es  avec  vraifem- 
blance  &  noblefle  ,  pourroient  auffi  orner 
le  promontoire  de  roche  qui  eft  à  la  droite, 
d'une  manière  heureufe.  La  ruine  aftuelle 
eft  tout-à-fait  mefquine.  Je  crois  que  tout 
autre  bâtiment    de    pur  ornement   feroit 
inutile.  Ceux-ci  fuffiroient  pour  décorer 
chaque  partie  de   la  fcène  dans  les  terres 
élevées  &  dans   celles  du  fond.  Si  la  dé- 
pcnfe   qu'on   facrifie    ordinairement  dans 
nos  grands  jardins  pour  y  conftruire  une 
infinité  de  petits  bâtimens  ,  étoit  employée 
à  un  ou  deux  objets  capitaux  ,  l'effet  géné- 
ral feroit   meilleur.  Une  profu/îon  de  bâ- 
timens eft  une  des  extravagances  du  faux 
goût.  Un  feul  objet  eft  un  ornemexit  con- 
venable  pour    chaque  fcène.    Plus  d'un , 
du  moins  fur  le  devant  du  tableau  ,diftrait 
trop  l'œil.  A  la  vérité ,  des  circonftances 
particulières  font  quelquefois  /apporter  |a 


(  ^54  ) 

vue  d*un  plus  grand  nombre  d'objets  j 
comme  à  Kew ,  où  l'on  voit  un  échan- 
tillon des  différentes  efpèces  de  ftruélures 
de  Maifons  Religieufes ,  ou  bien  à  Chif- 
wick  ,  où  l'on  a  cherché  à  donner  une 
idée  des  différens  modes  d'Architefture. 
Mais  dans  ces  fortes  de  fcènes ,  ce  qui 
plaît  n'eft  pas  l*unité  de  compojîtion  ,  c'eft 
l'unité  de  dejfïn.  Toutes  les  fois  qu'il  eft 
queftion  de  la  première  ,  c'eft  allez  d'ua 
bel  objet. 

Après  avoir  examiné  cette  échappée  très-, 

extraordinaire  de  payfage  de  la  ftation  de 

Mowbray-Point ,   nous  defcendîmes  dans 

le  fond  ,  d'où  Ton  a  une  grande   variété 

de  vues  nobles  &  agréables ,  nommément 

une  de  Mowbray  -  Point ,  du  pofte  de 

Limus-Hill ,  &  une  autre  du  promontoire 

avec  le  Château  qui  le  domine ,  prife  de 

la  tente  :  &  il  faut  avouer  que  la  plupart 

de  ces  vues  font  ouvertes  d'une  manière 

très-naturelle  &  très-heureufe.  Si  on  y  a  eu 

recours  à  l'Art  ,  on  en  a  fait  du  moins 

ufage  avec  difcrétion. 


(  ^55  ) 

Cependant  ,  au  milieu  de  toute  cette 
profufion  de  grands  objets  &  de  toute 
cette  grandeur  de  d&JJin  (  car  ici  la  Nature 
a  non-feulement  raffemblé  fes  matériaux  , 
mais  les  a  mis  aulîî  en  compolition)  ,  l'œil 
eft  par-tout  détourné  de  fon  attention  par 
quelque  objet  trivial;  une  cafcade  de  mau- 
vaife  grâce ,  une  fontaine  ,  une  vue  à  tra- 
vers une  ouverture  coupée  dans  un  bois  , 
ou  quelque  autre  marque  ridicule  d'un 
goût  abfurde. 

C  eft  un  grand  bonheur ,  toutefois  , 
que  celui  qui  a  entrepris  de  changer  ces 
fcènes  ,  ait  eu  un  moindre  pouvoir  à 
Hackfall,  qu'il  n'en  avoit  eu  à  Studley.  En 
ce  dernier  lieu ,  les  vallons  &  les  vues 
autour  de  la  maifon  étoient  toutes  à  la 
portée  de  fa  bêche  ou  de  fa  coignée.  Ici , 
il  ne  pouvoit  que  jouir  dans  fa  penfée  , 
en  voyant  le  lointain ,  des  glorieux  rava- 
ges que  fon  bras  auroit  à  faire  ,  s'il  eût 
pu  fe  porter  jufqu'aux  extrémités  de  l'ho- 
rifon.  Quelques-unes  des  terres  les  plus 
prochaines  de  ce  grand  fpedacle  (je  crois 


(25«  ) 
que  c'eft  tout  ce  qui  eft  au-deli  de  la  ri- 
vière Exif'er)  font  en  la  pofleffion  d'une 
autre  perfonne  ,  de  forte  que  toute  la  par- 
tie qui  forme  la  péninfule  &  les  terres 
attenant  au-delà  ,  font  reftées  facrécs  ôc 
refpeftées  j  &  ce  font  ces  fcènes  qui  com- 
pofent  la  plus  forte  part  du  point-de-vue 
qu'on  découvre  de  Mowbray-Point.  En 
les  contemplant ,  l'œil  ne  prend  pas  garde 
aux  puériles  changemens  qu'un  Arc  mal- 
entendu a  faits  au-bas  du  précipice. 

Les  bords  des  rivière's  font  fi  variés  , 
que  je  ne  fâche  pas  avoir  jamais  connu 
deux  vues  de  rivières  un  peu  conlidérablcs 
qui  fe  refîemblafîent  aucunement  dans  U 
détail ,  quoique  dans  le  jet  général  &  les 
contours  de  la  fcène  ,  il  fût  poffible  qu'elles 
s'accordaflent.  Ainfi ,  à  Studley  &  à  Cor- 
by  (i) ,  les  matériaux  de  la  fcène  font  les 
mêmes.  Chacune  a  fes  rivages  boifeux  , 
fon  canal ,  &  les  ruines  d'une  Abbaye. 
Dans  chacune   auffi  ,    les    beautés    de  la 


(  I  )  Voyez  ce  qui  concerne  Corby-Caftle,  Chap.  XX.. 

fcène 


(  ^57  ) 
fcène  font  ,  en  granc.e  partie  ,  fenfermccs 
dnns  un    vallon  concciitri  ,  <3c   tous  deux 
impriment  une  idée  de  folicude.  Maigre  ces 
points  de    reilemblance  ,   il   peut  à  peine 
cxifter  deux  Icènes  plr.s   différences  Tune 
de  l'autre.   A   Corby  ,  le  rivage  orné  dt 
bois  eft  plus  noble  que  celui  de  Srudley  : 
il  arteint  prefque  le  fublime.  A  Studley , 
la  ferme  oc  le  contraile  des  vallons  &  la 
grande  variété  du  terrein  font  plus  agréa- 
bles.  Dans  la  première   fcène  ,   la  rivière 
cft  fupérieure  ',  dans  la  dernière ,  ce  font 
ks  ruines.   Dans  l'une ,  vous  errez  lutouc 
des  labyrinthes    d'un  rivage  circulaire  ôc 
boifeux  5  dans  l'autre,  la  principale  partie  du 
paffage  fe  prolonge  en  fuivant  le  bord  de  la 
rivière  ?  la  rive  ornée  de  bois  qui  efl:  trop 
cfcarpée   pour  permettre  un  fentier ,  fer- 
vant   feulement  d'écran, 

Il  y  a  le  même  accord  Ôc  les  mêmes 
différences  entre  la  fcène  de  Persfield  (i) 

a——    II-..  I  I  I  I  I  w 

(  I  )  Cette  rivicre  efl  décrite  dans  un  antre  Ouvrage  de 
l'Auteur,  intitulé  :  Ohferyations  fur  la  rivière  W^ye-,  //î-+^« 

Tomz  IL  R 


(258) 
&  celle  de  Hackfall.  Les  deux  fîtuations 
font  nobles  &  impofantes.  La  rivière  ,  dans 
toutes  deux  ,  forme  une  courbe  en  filet 
d*épcrvier.  Toutes  deux  font  garnies  de 
roch^.rs  &  de  bois  ,  &  l'idée  de  fublimc 
domine  dans  chacune.  Malgré  tous  ces 
points  ,  en  quoi  elles  fe  reflemblent ,  elles 
font  abfolument  difiFérentes  dans  leur  en- 
femble.  Perslield  ,  quoique  le  pays  foit 
découvert  au-devant ,  doit  peu  de  chofes 
aux  beautés  qu'il  offre.  Ses  rives  agreftes 
&  ferpentantes  produifent  une  variété  in- 
finie de  fcènes  de  rochers  ,  qui  eft  fuffi- 
fante  pour  fixer  l'attention.  Les  bords  de 
Hackfall  ont  moins  de  magnificence  , 
quoique  fon  canal  foit  plus  pittorefque , 
&  que  fes  bois  aient  un  plus  grand  degré 
de  beauté.  Mais  ce  qui  diftingue  princi- 
palement cette  rivière,  ce  font  fes  vues 
dans  les  terres.  Elles  font  au-delà  de  toute 
comparaifon  plus  nobles  &  plus  enchan- 
tereffes  que  les  vues  de  celle  de  Persfield. 

De  Hackfall ,  nous  retournâmes  à  notre 
maifon  hofpitalière  de  Norton  Conyers , 


C  *5?) 
qui   efl:  iîtiiee  dans    une  fcène    de    parc*, 
agréable,  mais  dans  un  terrein  trop  plat 
pour  être  fufceptibie  de  beaucoup  de  va- 
riété. 

Dans  le  tems  des  guerres  civiles  ,  le 
PoiTefieur  de  ce  manoir  étoit  le  Chevalier 
Richard  Graham ,  fur  lequel  nous  apprîmes 
là  une  anecdote  Iqui  mérite  d'être  rappor- 
tée ,  non  -  feulement  comme  cutieufe  en 
elle-même  ,  mais  parce  qu'elle  répand  fui* 
le  caraâièrc  de  Cromwell  une  ombie  très- 
forte  ôc  néanmoins  naturelle. 

Lorfque  les  affaires  de  Charles  premier 
commençoient  à  décliner  dans  les  Provinces 
Méridionales  de  cette  Ifie  ,  la  prudcJUCe 
du  Marquis  de  Nevvcaftle  leur  donnoiC 
un  tour  plus  favorable  dans  celles  du  Nord. 
Il  faifoit  fa  réfidence  à  York  ,  où  il  en- 
gagea deux  jeunes  Gentilshommes  du  pays 
pour  fcrvir  fous  fes  ordres  ,  avec  brevet 
de  Lieutenans.  L'un  étoit  le  Chevalier 
Richard  Graham ,  dont  la  Commiffion , 
fîgnée  de  la  propre  main  d  Marquis  ,  eft 
encore  en  la  poUelTion  de  la  famille.  Gonv 

R  2 


(    2^0   ) 

me  Sir  Richard  étoit  un  homme  aftif  & 
très-attaché  à  la  caufe  Royale ,  il  Tcpoufa 
avec  cette  chaleur  d'un  cœur  perfuadé  > 
(5c  ,  par  fes  talens  militaires  ,  rendit  plus 
de  fervice  au  Roi ,  qu'aucun  autre  ,  peut- 
être  ,  du  même  parti  dans  fon  canton. 

Dans  ce  jour  fatal  où  la  précipitation  du 
Prince  Rupert ,  contre  l'avis  fage  du  Mar- 
quis, fit  fortir  les  troupes  du  Roi  de  la  Ville 
d'York,  où  elles  étoient  retranchées,  pour 
les  mener  au  combat  contre  Cromwell , 
qui  commandoît  l'armée  du  Parlement  à 
Marfden-Moor  ,  Sir  Richard  étoit  Général 
d'une  divilion  ,  &  perfonne  ne  fit  plus  que 
lui  pour  tâcher  d'alTurer  le  fuccès  d'une 
bataille  où  la  témérité"  d'un  jeune  homme 
l'avoir  engagé  ,  au  préjudice  irréparable  de 
la  caufe  du  Roi. 

Après  la  perte  de  cette  journée  ,  fuivie 
d'une  déroute  complette ,  Sir  Richard  prit 
la  fuite  ,  le  corps  couvert  de  vingt-fix  blef- 
fures ,  &  fe  retira  à  Norton  Conyers,  éloi- 
gné d'environ  quinze  milles  du  champ  de 
^bataille.  Il  y  arriva  le  foir,  épuifé  par  la 


(  2(^1  ) 

perte  de  Ton  fang  &  par  la  fatigue.   On  le   ' 
porta  à  fa  chambre  ,  où  il  fut  à  peine  au 
lit ,  qu'ayant  fait  fes  adieux  à  fon  époufe 
en  pleurs ,  il  expira. 

Cromwell ,  qui  avoit  conçu  dans  fon 
ame  la  haine  la  plus  implacable  contre  cet 
infortuné  Gentilhomme  ,  ne  crut  pas  ù. 
viéloire  aflez  sûi'e,  s'il  ne  fe  rendoit  maître 
de  Cà  perfonne.  Il  femit  donc  à  la  tête  d'un 
régiment  de  Cavalerie  pour  le  pourfuivre 
dans  fa  retraite. 

Lorfque  ce  terrible  Conquérant  arriva  à 
Norton  ,  fon  brave  ennemi  ne  venoit  que 
de  quitter  la  vie  ,  &  Cromwell  trouva  la 
veuve  inconfolable  penchée  fur  le  corps  dé- 
chiré &  à  peine  refroidi  de  fon  mari ,  qu'ell© 
arrofoit  de  fes  larmes. 

On  croiroit  que  ce  fpedacle  ,  incapable 
d'émouvoir  fa  pitié,  devoir  au  moins  fuf- 
fire  à  fa  vengeance  :  on  fe  tromperoit.  Celle 
qui  dévoroit  fon  cœur  n'ctoit  pas  encore 
allouvie.  Se  tournant  vers  fes  foldats ,  q^-ir 
Tavcient  accompagné  dans  cette  chambre 
de  deuil ,  il  leur  donni  le  fignal  de  la  dé- 

Il  Z 


(    2^2    ) 

vaflation  ,  &  en  un  inftant  toute  la  maifon 
fut  ravagée  :  le  lit  mortuaire  même  ne  fut 
pas  épargné  :  la  dépouille  froide  ôc  fan- 
gîante  ne  put  lui  obtenir  le  refpeft  ,  &  ils 
détruillrent  tout  ce  que  la  rapacité  dédai- 
gna d'emporter  (i). 

Nous  vîmes  dans  ce  pays  d'autres  traces 
encore  exiflantes  de  cette  bataille  de  Marf- 
den-Moor.  Un  Charpentier  acheta  ,  il  y  a 
environ  deux  ans  ,  quelques  arbres  qui 
avoient  cru  fur  ce  terrein.  Mais  lorfqu'ils 
furent  fur  le  chantier  pour  être  fciés ,  on 
s'apperçut  que  la  fcie  n'y  pouvoir  mordre. 
En  examinant  le  bois  pour  en  chercher  la 


(i)  Ceft  le  fort  de  tous  les  ufurpateurs  d'être  liais  j 
&  de  la  haine  à  la  calomnie  ,  on  fent  combien  le  trajet 
efl  court.  Il  feioit  bien  fingulier  qu'un  fait  de  la  nature 
de  celui-ci  eût  refté  fi  long-tems  enfeveli,  s'il  ctoir  bien 
avéré.  Nous  ofoi^s  dire  qu'il  démentiroit  plutôt  le  caracLcre 
de  Cromwell ,  qui  n'a  jamais  vengé  Ces  injures  perfon- 
nelles ,  lorfqu'il  fut  parvenu  à  l'autorité  fuprême  ;  cela 
€ft  prouvé. 

(  Note  du    Traducteur.  ) 


(  2^3  ) 
caufe ,  on  trouva  des  balles  de  plomb  qui 
s'e'toient  logées  dans  le  cœur  de  plufiturs 
arbres  ,  <Sc  atteftoient  ainlî  la  place  où  l'ac- 
tion avoit  ctc  la  plus  vive. 


R  4 


(   264) 


CHAPITRE     XXVII. 


PRÈS  être  fortis  de  Norton ,  nou5  nous 
proposâmes  de  prendre  notre  route  à  tra- 
vers TYorkshire  ,  pour  nous  rendre  dans 
le  Derbyshire  ,  &  palier  par  les  autres  Com- 
tés intermédiaires,  dans  le  Sud  de  l'An- 
gleterre. 

La  Ville  de  Pvippon  ofFre  un  iifpe-fl  plus 
beau  à  Papproche ,  que  la  plupart  des  Villes 
de  Province.  L'Egliie  qlz  un  bâtiment  fpa- 
cieux,  &  donne  de  l'importance  au  lieu. 

La  route  ,  en  quittant  Rippon  ,  n'ell 
point  défagréable.  Elle  eft  généralement  à 
travers  un  pays  couvert  de  bois  ,  jufqu'à  ce 
qu'on  arrive  à  Knarcsborough-P'orefl,  où, 
en  contradiction  avec  ion  nom ,  nous  cef- 
sâmes  de  voir  des  arbres.  Comme  toutes 
les  autres  challes  royales ,  ce  lieu  a  perdu 
tous  fes  honneurs  champêtres  5  &  n'en- 
qu'une  étendue  de  pays  déiert  ,  froid  &; 
(ans  au'.;un  orncmcnc. 


(    2<Î5    ) 

Près  de  rextrémité  de  ce  qu'on  appelle 
la  forêt ,  ell:  fitiié  Harrogate  ,  dans  l'enfon- 
cement d'une  colline.  C'efl:  un  village  trille 
&  défagréable.  Le  pays  ne  change  pas  en 
mieux ,  jufqu'à  ce  qu'on  ait  trayerfé  la 
rivière  Wharf. 

Delà  ,  lailTant  à  notre  gauche  les  ruines 
de  Harewood-Caftle  ôc  le  Château  du  même 
nom  à  notre  droite  ,  nous  montâmes  par 
degrés  un  terrein  élevé  ,  &  eûmes  une  belle 
perfpeâiivc  qui ,  lorfque  nous  la  vîmes  , 
ctoit  éclairée  par  ces  rayons  foibles  &  tran- 
fitoires  ,  qui  font  11  magnifiques  dans  un 
payfage  éloigné  ,  &  qui  font  11  ordinaires , 
lorfqu'iin  folcil  brillant,  un  ciel  venteux  & 
des  nuages  flottans  dans  l'efpace ,  fc  trou- 
vent réunis  pour  former  les  plus  beaux  ac- 
cidens  de  lumière,  e'eil  un  plailir  fingulier, 
^lans  un  tel  état  des  chofes  ,  de  pourfuivre 
les  rayons  qui  fuient  à  mefure  qu'ils  s'éten-- 
dent,  s'cfFacent  &  difparoiffent,  pour  rcpa- 
icîtrc  encore  dans  quelque  autre  partie, 
Cincs  des  variétés  que  leur  donnent  les  dif- 


(  266  ) 

férentes  furfaces  fur  lefquelles  ils  fc  ré- 
pandent. 

Cette  apparence  efl:  décrite  admirable- 
ment dans  un  ancien  poème  erfe  ,  dont  le 
titre  elt  Dargo.  Le  Poète  y  compare ,  d'une 
manière  vraiment  poétique  &  pittorefque  , 
les  rayons  paffagers  de  la  joie  dans  nos 
cœurs  ,  à  ces  rayons  non  moins  inconftans 
de  la  lumière  du  ciel. 

«  Les  récits  des  années  écoulées  dans  la 
nuit  du  tems  ,  font  des  rayons  lumineux 
pour  Pâme  du  Barde.  Ils  y  palTenc  comme 
les  rayons  du  foleil  qui  voyagent  fur  les 
landes  défertes  de  Morven.  La  joie  eftdans 
leur  courfe  ,  quoiqu'ils  marchent  en- 
tourés de  Tobfcurité  ,  joîe  ,  hélas  !  bien 
peu  durable.  Les  ombres  ,  les  ténèbres  les 
pourfuivent ,  les  atteignent  fur  les  mon- 
tagnes ,  &  les  traces  brillantes  du  rayon 
confolant  difparoiffent  effacées.  Ainfi  voya- 
ge fur  mon  ame  l'hiftoire  des  faits  de 
Dargo.  Cefl  un  trait  de  lumière  pour  elle, 
mais  il  eft  pourfuivi  par  le  corps  des  nua- 
ges qui  samafTent  à  fa  fuite  ». 


(  ^^^  ) 

Nous  aurions  été  flattés  de  pouvoir  vifi- 
ter  Harewood-Houfe  ,  parce  que  c'efl  une 
flruâure  élégante  j  mais  nous  apprîmes 
qu'on  n'y  entroir  qu'à  des  jours  marqués  , 
&  celui  où  nous  étions  n'étoit  pas  de  ce 
calendrier. 

Nous  eûmes  à  reo-retter  une  autre  chofe 
à  peu-près  du  même  genre  :  c'étoit  d'avoir 
négligé  l'Abbaye  de  Kirkftall  5  mais  la  faute 
ne  pouvoir  s'imputer  qu'à  nous-mêmes. 
Pans  la  précipitation  d'une  excurfion  da 
matin  ,  nous  avions  paffé  à  côté  par  une 
erreur  inexplicable  de  la  géographie  du 
canton  ,  que  nous  favions  pourtant  allez 
bien.  Nous  ne  nous  en  apperçûmcs  qu*à  une 
demi-journée  de  chemin  de  là  ;  ce  qui  ne 
nous  permettoit  plus  de  revenir  fur  nos 
pas. 

Aux  environs  de  Leeds  ,  le  fol  efl: 
empreint  d'une  couleur  défagréablc  ,  due 
en  partie  à  la  malpropreté  de  fa  furface  , 
où  l'on  trouve  par-tout  du  charbon-de- 
terre  à  la  profondeur  de  pluiîeurs  verges. 
Le  pays    prend    néanmoins  un  plus   bel 


(    2^8   ) 

afpeél    avant  qu'on   arrive   à   Wakcfield , 
qui   efl   au    milieu    d'un    fite  de  la  plus 
grande  beauté.  En  fortant  de  cette  der- 
nière Ville  ,   la  rivière  Caldcr  fe    montre 
fous  une  belle  apparence.  Ses  rivages  font 
ornés  d'une  Chapelle  de  conftrudlion  go- 
thique ,  actuellement  en  ruines  ,  bâtie  par 
Edouard  IV  ,  en  mémoire  du  Duc  d'York 
fon  père  ,  &  des  autres  Chefs  de  fon  parti 
qui   avoient  perdu  la   vie  dans  la  bataille 
de  "Wakeiîeld.  Elle  efl:  conftruite  dans  la 
proportion  élégante  de  dix  pieds  de  lar- 
geur fur  llx  de  profondeur ,  fîmple  fur  les 
côtés  ,   mais   avec  une    façade    richement 
décorée  ,  &  terminée   à   TOricnt  par  une 
tour   odogone  qui   ajoute  à    l'ornement. 
Ce  petit    édifice   fert   en    même  -  tems-  à 
l'Hiftoire   de  l'Architeâiure  ,    qui  paroit 
avoir  été  ,  à  cette  époque  ,  près  des  jours 
de  fa  gloire  ,  &  à  éclaircir  une  partie  im- 
portante   de    l'Hiftoire   d  Angleterre.    Sa 
fituation  à  coté    d'un   pont    avoit  ,    fans 
doute,   pour  but  ci'iiîdiquer  le  lieu  précis 
cil  quelque  adion    principale   s'étoit   en- 


(  ^h  ) 

gvigcc   dans   ce    joul-  célèbre.    Quoique , 
après  tout ,   il  n'étoit  pas  rare  ,   dans   le 
tems  où  cette  Ifle  ctoit  fous   le  joug  de 
Rome ,  de  rencontrer   des  Chapelles  fur 
les  ponts ,  pour  la  commodité  des  voya- 
geurs qui    vouloient  entendre  la    MelTe. 
Il  y  avoit  autrefois  ,  dans  une  des  lanter- 
nes du  pont  de  Londres ,  une  de  ces  Cha- 
pelles qui  avoit  été  bâtie  pour  cet  ufage. 

Non  loin  de  Wakefield ,  nous  côtoyâ- 
mes à  cheval  une  pièce  d'eau  qui  porte 
l'humble  nom  de  canal  à  moulin  ,  mais 
qui  eft ,  en  effet ,  un  fuperbe  petit  lac  de 
près  de  deux  milles  de  circonférence ,  Ôc 
qui  offre  des  fcènes  fort  agréables  le  long 
de  fes  petits  rivages  boifeux,  &  fur  fes 
promontoires  charmans. 

De  Bank-Top  ,  nous  eûmes  une  belle 
vue  en  plongeant  fur  Wentworth-Caftle  , 
fur  les  terres  qui  l'environnent ,  &  tout 
le  pays  d'alentour.  L'cnfemble  a  de  la 
majefté.  L'éminence  fur  laquelle  nous 
étions ,  eft  ornée  avec  une  grande  profu- 
fîon  de  quelque  chofe  qui  reffemble  à  une 


(  270  ) 

inme  artificieHe.  Il  eft  poiïibîe  que  cet 
ôbîét ,  vu  du  Château  dnns  le  fond  ,  pro- 
duire un  bon  effet.  Mais  furie  lieu,  très- 
certainement  ,  il  ne  fait  point  ornement. 
Nous  trouvâmes  de  la  difficulté  à  traverfer 
le  parc  de  Mylord  Strafford  j  ce  qui  nous 
fît  prendre  le  parti  d'aller  au  Cbâteau  de 
Wentworth  ,  ftrudure  fuperbe  &  qu'on 
regarde  comme  ayant  de  l'clégance  ;  mais 
pour  valoir  tout  fon  prix  ,  il  y  faudroit 
plus  de  {implicite.  La  façade  du  bâtiment 
paroît  coupée  en  trop  de  parties  ,  &  le 
dedans  ell  gêné  dans  la  conilrudion.  Un 
plan  fîmple  a  afTurément ,  plus  de  dignité. 
Tel  eft  ,  par  exerrîple  ,  celui  de  la  Maifon 
de  Mylord  Tilney  ,  à  ^C^anftead  ,  près  de 
Londres  ,  où  l'œil  embraffe  l'enfemble  au 
premier  regard.  Chez  Mylord  Rockin- 
gham  ,  la  grande  falle  eft  un  cube  de 
foixante  pieds.  La  galerie  eft  ce  qu'on 
appelle  un  avant-corps.  Pour  moi ,  je  n'y 
ai  rien  trouvé  qui  déplaife  ,  quoique  j'a- 
voue en  même-tems  qu'il  me  paroît  mieux 
imaginé  d'élever  une  galerie  fur  un  mur  , 


(  271  ) 

que  de  fixer  un  mur  à  une  galerie.  La 
longue  galerie  eft  une  noble  pièce  dans 
un  fî  vafte  bâtiment ,  &  une  falle  à  déjeû- 
ner qui  en  ell  féparée  par  des  piliers  &  un 
rideau  amovible  ,  produit  un  mélange 
agréablement  combiné  de  l'idée  de  retraite 
&  de  celle  de  la  compao-nie.  La  biblio- 
thèque aufîi  eft  inajeflueufe. 

Il  y  a  au  Château  de  \{^entworth  un 
petit  nombre  de  tableaux  eflimables.  On 
y  compte  un  portrait  original  de  l'infor- 
tuné Lord  StrafFord  ,  repréfenté  avec  fon 
Secrétaire.  On  lui  difpute  Tes  prétentions 
à  la  qualité  d'original  ,  mais  je  crois  qu'il 
pofsède  allez  de  mérite  pour  les  faire  va- 
loir par-tout.  Il  y  a  auffi  un  autre  portrait 
du  même  Seigneur  ,  peint  par  Vandyck. 
Il  a  la  main  appuyée  fur  un  chien ,  &  fa 
tête ,  dans  ce  tableau  ,  eft  peut-être  fupc- 
rieure  à  celle  de  l*autrc.  On  voit  auffi  peint 
par  Vandyck  ,  le  fils  de  ce  Comte  ,  avec 
deux  de  fes  foeurs ,  fur  le  même  canevas, 
L'enfemble  en  eft  défagréable  j  mais  le 
petit  garçon  eli  exécuté  avec  un  fini  di- 
Jicieux. 


(  272  ) 

Le  Château  de  Wentwortli  efl  dans  un 
fond.  Il  a  en  front  une  vue  fur  une  plaine 
étendue  ,  &  un  lointain  de  pays  uni ,  qui 
fe  découvrent  à  travers  un  monticule  boi- 
fcux  à  la  gauche ,  &  un  mélange  de  terres 
en  prairies  qui   ctoifent  à  la  droite.    Au 

total  ,  cependant ,  rien  de  ce  que  j'ai  vu 

là  ne  m'a  fait  un  grand  plailîr. 


CHAPITRE 


(   273    ) 


CHAPITRE     XX  VI  IL 

JLi  E  même  afpecft  agréable  de  pays  con- 
tinue depuis  Wentworth-Houfe  jufqu'à 
Sheffield  j  mais  il  commence  bientôt  à 
changei* ,  à  mefure  qu'on  approche  .du 
Derbyshire.  Les  hauteurs  deviennent  in- 
fenfiblement  plus  fauvages  :  des  rochers 
fortent  par-tout  du  fol ,  &  une  nouvelle 
nature  de  pays  s'offre  de  plus  en  plus. 
Car  nous  étions  déjà  près  de  cette  grande 
étendue  centrale  de  terres  hautes  ,  qui  , 
s'élevant  par  degrés  dans  ces  parries  ,  fe 
forment  en  montagnes;  &  s'étend int  au 
loin  de  tous  côtés ,  courent  en  une  chaîne 
non-interrompue  jufqu'aux  frontières  de 
l'Ecoffe  (i).  Avant  d'avoir  gagné  Middle- 
ton ,  toute  la  face  du  fite  a  éprouvé  un 
grand  changement ,  &  l'on  ne  voit  autour 

(i  )  Voyez  Chapiure  premier. 

Tome  11.  S 


(  274  > 
de  foi  que  des  deTerrs  &c  un  féjour  de  dé- 
folation. 

A  environ  deux  milles  avant  que  d'ar- 
river à  Middleton ,  on  a  de  nouveau  le 
fpedacle  agréable  d'un  charmant  vallon  , 
qui ,  toutefois  ,  participe  encore  de  l'âpreté 
du  pays  qu'on  vient  de  quitter ,  mais  il 
eft  joliment  orné  de  bois  &  coupé  de 
ruiffeaux.  Dans  un  coin  du  vallon  eft  affis 
Middleton  ,  Village  d'un  goût  aimable 
&  romantique ,  au-delà  duquel  le  vallon 
fe  prolonge  dans  un  efpace  d'environ  deux 
milles.  C'eft  ce  prolongement  qu'on  appelle 
dans  le  pays  proprement  Vallon  de  Mid- 
dleton ,  3c  qui  y  eft  regardé,  avec  raifon  , 
comme  une  de  ces  fcènes  les  plus  déli- 
cieufes.  C'eft  une  brèche  étroite  &  tour- 
nante, qui  n'aguères  plus  de  largeur  que 
ce  qu'il  en  faut  pour  la  route.  A  la  droite 
font  des  rochers  ;  à  gauche  ,  les  collines 
font  plus  douces  &  plus  unies.  Les  roches 
font  grifes  ,  colorées  par  intervalles  de 
gazons  de  verdures  qui  s'y  font  établis , 
&  en  parcourent  la  furface  en  petits  car- 


(  275  ) 
reaux.   Quelques-unes  de  ces  roches  pi*en- 
nent    une   forme    particulière  ,    s*élevant 
comme  des  tours  &  comme  des  arc-bou- 
tans  d'un  Château  nnné  ,  &  leurs  couches 
fupe'rieures  s'étendant  en  lignes  parallèles, 
repréfentent  affcz  bien  l'idée  de  corniches. 
Les  turriti  fcopuli  de  Virgile  ne  peuvent 
être  mieux   traduits  à  l'efprit  du  Speda- 
teur. 

A  la  fortie  du  vallon  de  Middleton  ,  les 
Landes  du  Derb/shire  s'ouvrent  aux  yeux. 
Elles   ont  la  même   face   que    celles    que 
nous  laiffions  derrière  nous  fur  les  fron- 
tières de  l'Yorkshire.    C'eft  un  vafte  es- 
pace  de    terrein  groffier  &  marécageux, 
formant  de  grands  £lers    d'épervier  con- 
vexes ,  fans  aucune  ligne  int&rfécante  ,  ou 
nulle  variation  d'afpeâ: ,  &  divifée  par  des  ' 
partitions   de    murailles  de    pierre  ,   fans 
que  l'œil  découvre   une  feule   chaumière 
pour  diverfifier  la  fcène ,  ou  un  arbre  pour 
l'animer.    Le   vallon  de  Middleton  eft  le 
tiret-d'union  qui   unit  ces  deux  déferts. 
Après  avoir   parcouru  plusieurs    milles 

S   2 


de  chemin  dans  ce  pays  cxhaiiiïc ,  en  fuî- 
vant  notre  route  vers  Caftellon  ,  nous  ar- 
rivâmes enfin  au  bord  d'un  précipice  qui 
offroit  une  defcentc  en  talus  ,  longue  & 
efcarpée.  De  ce  point  nous  avions  devant 
nous  une  valle'e  très-fpacieufe  ,  nommée 
Hope-Dale.  C'efl:  une  fcène  large  &  dé- 
couverte de  terres  en  rapport ,  dont  les 
flancs  montueux  font  cultivés  jufqu'au 
fommet.  Le  Village  de  Hope  efl:  à  une 
extrémité  de  cette  vallée  &  celui  de 
Caftleton  à  l'autre.  Nous  defcendîmes  dans 
une  diredion  qui  nous  conduifit  au  mi- 
lieu de  cette  vallée.  L'objet  que  nous 
pourfuivions ,  étoit  cette  ouverture  célè- 
bre ,  appelée  la  caverne  du  diable ,  auprès 
de  Caftleton. 

Un  trajet  de  deux  milles  en  defccndant 
nous  y  fit  arriver.  On  voit  rarement  une 
combinaifon  d'objets  qui  foit  capable  de 
produire  dans  Tame  des  idées  plus  affreu' 
fes  que  celles  qui  naifîcnt  à  la  vue  de  ce 
lieu.  Il  a  furpafîe  en  ce  genra^tout  ce  que 
notre  imagination  eût  pu  enfanter. 


(  '^71  ) 

Une  montagne  de  roche  s'e'lève  à  une 
îiauteiir  confîdéuable  ,  perpendiculaire  en 
plufieurs  parties  ,  en  quelques  autres  £îî- 
fant  faillie  au-defîus  de  fa  bafe.  En  mon- 
tant ,  il  fe  partage  ,  formant  à  fon  extré- 
mité deux   fommets  de  rochers. 

Sur  un  de  ces  fommets  ,  ell  un  vieux 
Château  ,  dont  les  créneaux  femblent  for- 
tir  du  corps  du  roc.  Sa  fituation  fur  la 
pointe  d'un  précipice  fait  frémir  ceux  qui 
le  regardent.  En  jettant  les  yeux  de  bas 
en  haut  ,  on  découvre  un  petit  fentier 
étroit ,  qui  tourne  en  divers  fens  pour  ar- 
river aux  murs  du  Château.  Ce  fentier , 
formé  limplement  des  traces  de  pied  des 
Voyageurs  curieux  ,  paroît  être  le  feul 
chemin  qui  y  conduife. 

L'autre  rocher  n'eft  terrible  que  du 
côté  de  fa  bafe.  Là  ,  il  montre  cette  ou- 
verture effroyable  ,  appelée  la  cave  du 
diabU.  Peu  de  lieux  pourroient  mieux 
fervir  à  peindre  les  hon-eurs  ténébreufes. 
du  Tartnre  décrit  par  les  Poètes. 

Vircile  a  fuppofé ,  dans  l'Enéide ,   la 

s   3 


(278) 

combinaifon  d'un  Château  &  d'une  ca- 
verne ,  dans  la  vue  ,  fans  doute  ,  d'aug- 
menter la  terreur  de  l'une  par  l'autre.  Ce 
qui  n'eft  chez  lui  qu'une  Jicîion  ,  devient 
ici  une  réalité. 

iEneas  arces,  qulbus  altus  Apollo 
Vrzfidet ,  horrenda:que  procul  fecreta  Hhyllx , 
Antrum  immane  ,  petit. 

Le  Poète  ne  fait  pas  la  defcription  de 
fon  Antrum  immane  :  s'il  l'eût  donnée  , 
fon  brillant  pinceau  n'eût  pu  nous  offrir 
un  concours  plus  intéreffant  de  toutes  les 
parties  d'une  telle  fcène  ,  que  celui  que 
nous  avons  ici  en   perfection . 

<Un  rocher  majeftueux  eft  fufpendu  au- 
deffus  de  votre  tête.  Au-deffous  efl  la  por- 
te voûte'e  d'une  caverne  ceintrée  de  trente 
pieds  de  haut ,  cent  de  large  &  deux  cens 
cinquante  de  profondeur  environ.  A  la 
vue  d'un  fî  vafte  dais  de  pierre  de  rocher , 
fans  un  feul  pilier  pour  en  fupporter  la 
mafie  ,  on  ne  peut  fe  défendre  d'un  fré- 
mifTement  involontaire.  One  lumière  forte 


(  27P  ) 
qui   éclaire   les    premiers   pas ,   étale   aux 
yeux  toute  l'horreur  de  l'entrée  de  ce  lieu  , 
en  proportion  de  l'éclat  qui  les  environne  j 
mais   le  jour   diminuant  à    mefure  qu'on 
avance   dans  l'intérieur ,   la  lueur  fombre 
des   flambeaux   aide  l'imagination  à  errer 
dans  les  profondeurs  cachées  des  fouter- 
rains ,  auxquelles  cette  pâle  lumière  ajoiifc 
un  nouveau  degré  de  terreur ,  même  avant 
que    Pœil  y  ait    pénétré.  Au   fond  de  la 
première  caverne  coule  une  rivière  qui  a 
environ  trente  à  trente-cinq  pieds  de  lar- 
geur.  On  la  traverfe  dans  un  bateau  qui 
vous  débarque   fur  le  fol  d'une  féconde 
caverne  plus  grande    encore  que   la  pre- 
mière..  Elle   eft  connue  par  le  nom  de  la 
Cathédrale.    On   en  découvre   la  hauteur 
horrible  par  quelques  foupiraux  pratiqués 
au  plafond  ,  au  travers  defquels  on  entre- 
voit   la   lumière  du    Ciel  ,  fans  pouvoir  , 
dans   cet   éloignement  ,   en    tirer   d'autre 
avantage  que    la   fatisfadion  qu'elle  rap- 
p:lle.    Au-delà  de    cette  caverne,  coule 
une  autre  branche  de    la    mcme    rivière , 


(  aSo  ) 
qui  devient  limitrophe  d'autres  cavernes 
encore  plus  enfoncées.  Mais  c'étoit  plus 
loin  que  nous  n'avions  envie  d'aller.  Je 
n'arois  jamais  vu  de  lieu  d'une  beauté  pit- 
torefque  dans  les  régions  intérieures  de  la 
terre  j  &  l'idée  commençant  à  être  trop 
infernale  ,  nous  fûmes  bien  aifcs  de  re- 
tmirner 

Cœli  melioris  ad  auras. 

Les  habitans  de  ces  fcènes  font  aufîî  fau- 
vages  que  les  fcènes  mêmes.  Un  contrafle 
défagréable  nous  faifoit  regretter  la  im- 
plicite heureufe  ,  &  la  politefTe  affable  & 
hofpitalière  que  nous  avions  trouvées  par- 
mi les  lacs  &  les  montagnes  du  Cumber- 
land.  Ici  ,  toutes  les  figures  font  carafté- 
rifées  par  un  regard  farouche  &  mal  allure  , 
rendu  plus  afireux  par  des  chevelures  na- 
tées  ou  flottantes  au  gré  du  vent  ,  &  foi- 
gnées  par  la  feule  nature.  Le  Voyageur 
eft  toujours  entouré  de  gens  qui  le  regar» 
dent  avec  l'air  de  la  fiirprife  ,  comme  un 
fpedacle  extraordinaire  pour  eux.  Plufieurs 


(  iSi  ) 
de  ces  êtres  miférables  vivent  fous  le  toit 
effrayant  que  nous  avons  de'crit.  Il  y  a 
même  une  filerie  de  cordes.  Dans  l'obfcurc 
enceinte  ,  auprès  de  l'entrée  ,  une  pauvre 
maJheureufe  s'eft  bâtie  une  hutte  où  elle 
demeure  depuis  quarante  ans.  Un  petit 
appentis  de  paille  fuffit  pour  en  former  le 
toit ,  qui  n'a  d'autre  objet  que  d'écarter 
les  gouttes  des  vapeurs  mal  -  faines  qui 
diftillent  de  la  voûte  de  la  caverne. 

La  vue  ,  en  fortant  de  Hope-Dale  dans 
notre  route  pour  aller  a  Buxton  ,  ne  le 
cède  pas  en  beauté  à  la  fcène  que  nous 
avions  quittée.  Nous  montâmes  une  hau- 
teur fatiguante  ,  ornée  de  chaque  côté  de 
rochers  hardis  ôc  faillans ,  dont  la  plupart 
font  très-pittorefques  ,  quoique  quelques^ 
uns  foient  encore  plus  capricieux. 

En  arrivant  au  bout  de  ce  fentier  ,  à  la 
droite,  paroît  Mam-Tor ,  furnommé  Va: 
Montagne  frijfonnantc.  L'un  de  fes  côtés 
offre  l'apparence  d'une  cafcade ,  par  la 
chute  continue  des  parties  de  la  fubftance 
foible  dont  cette  montagne  eft  compofce. 


(  282    ) 

C'ell  aux  environs  de  cette  montagne, 
&  à  une  petite    profondeur  de  la  fuper- 
ficie  du  fol  ,  qu*on  trouve  ce  minéral  cu- 
rieux &  tacheté  de  diverfes  couleurs  dont 
on  fait  de  petits  obélifques ,  des  urnes  & 
des  vafes  qui   imitent   le   poli  luifant  du 
marbre.   On   croit  qu'il  eft  formé  par  la 
pétrification.  Il  eft  connu  à  Londres  par 
le  nom  de    Derbyshirc  drop  (  goutte  de 
Derbyshire  ■>  mais  fur  le  lieu  d'où  on  le 
tire,  les  habitans  l'appellent  Elut 'John  y 
Jean-Bleu  ) ,  à  raifon  des  magnifiques  vei- 
nes de  cette  couleur  ,  qui  en  couvrent  les 
parties  les  plus  fines.  Où  il  eft  mêlé  d'une 
teinte  jaunâtre  ,  le  grain  eft  plus  groffier. 
En   plulîeurs   endroits  ,  il  eft  admirable- 
ment gaufFré  &  tranfparent.  Les  Proprié- 
taires de  la   Marbrerie  établie  à  Ashford 
ont  affermé  ,  l'année  dernière ,  la  carrière 
de  ce  curieux  minéral ,  moyennant  quatre- 
vingt-quinze   livres   fterlings   par   an  ,  & 
on  croit  qu'elle  eft  prefque  épuifée. 

De  Hope-Dale  jufqu  a  Buxton  ,  le  pays 
eft  affreux  <5c  défolanr.    L*œil  erre,  avec 


(  283  ) 
peine,  fur  des  déferts  pâles ,  fépai-cs  par- 
tout en  partitions  par  des  murs  de  pierre, 
comme  dans  la  fcène  que  nous  avions  vue 
auparavant.  Le  pâturage,  dans  pluiieurs 
parties,  paroît  bon  ,  à  en  juger  par  les 
nombreux  troupeaux  de  gros  bétail  qu'on 
y  voit.  Mais  à  peine  découvre -t- on  un 
arbre  ou  une  maifon  fur  toute  l'étendue 
du  diftriâ:. 

Dans  un  fond  ,  dans  ce  pays  défagréa' 
ble  &  inanimé  eft  litué  le  Bourg  de  Bux- 
ton ,  entouré  de  collines  horribles  &  fté- 
riles  ,  qui  fument  de  tous  côtés  des  va  i 
peurs  nauféabondes  des  fours-à-chaux.  II 
n'y  a  ,  certainement ,  qu'un  defîr  ou  un 
befoin  abfolu  de  recouvrer  la  fanté  qui 
puifie  engager  perfonne  à  fupporter  un 
féjour  aufîî  propre  à  caufer  le  dégoût. 

Dans  le  voifinao[e  de  Buxton  ,  nous  vi- 
iltâmes  une  autre  caverne  afFreufe ,  nom^ 
mée  PooPs-Hole  (  le  trou  de  l'étang)  ;  mais 
elle  n'a  point  ces  accompagnemens  ma- 
gnifiques de  fcène  extérieure^  que  nous 
admirâmes  auprès  de  la  caverns  du  diable. 


(  î84  ) 

La  même  nature  épouvantable  de  pays 
coniinue  depuis  Buxton  jufqu'à  Ashford. 
Ici  ,  on  entre  dans  une  fuperbe  vallée 
bordée  de  bois,  &  arrofée  par  unruifîeau 
d'une  eau  tranfparente  ,  qui  rappella  , 
dans  notre  fouvenil* ,  les  fcènes  agréables 
de  cette  efpèce ,  que  nous  avions  eues 
parmi  les  montagnes  du  Cumberland. 

A  Ashford,  exifte  une  Manufadlure  de 
marbre  ,  qui  fe  tire  d'une  carrière  fur  le 
lieu  ,  dont  quelques  blocs  font  très-beaux 
par  l'avantage  qu'ils  ont  d'être  curieufe- 
ment  incruftés  de  coquillages. 

La  vallée  d'Ashford  fe  prolonge ,  avec 
très-peu  d'interruption  jufqu'à  Bakewell , 
où  elle  entre  dans  une  autre  vallée  agréa- 
ble ,  nommée  le  vallon  de  Haddon ,  de 
l'ancien  &  magnifique  manoir  d.e  Haddon- 
Hall  ,  qui  eft  affis  au  milieu  fur  une  cîmc 
de  rocher  entourée  d'arbres. 

Cette  fabrique  majeftueufe  ,  à  peine  en- 
core dans  un  état  de  ruine  ,  peut ,  à  ce 
qu'on  alTure ,  dater  fon  origine  des  tems 
qui  ont  précédé  la  conquête.   Elle  étoit 


(285) 
«lors  une  fortereffe  militaire.  Dans  les  lie-' 
clcs  qui  fuivirent ,  elle  pafla  fucceflivemenc 
à  différentes  familles  illuftres  ,  &  vers  le 
commencement  de  ce  fîècle  ,  elle  fat  ha- 
bitée par  les  Ducs  de  Rutland.  Depuis 
cette  époque,  on  l'a  laiflé  dépérir.  Il  reflc 
encore  des  témoignages  de  Ton  ancienne 
grandeur  î  des  cheminées  fculptées ,  des 
corniches  écorchées  ,  des  lambeaux  de  ta- 
pifferies  de  prix  > 

Auratafque  trabes,  veterum  décora  alta  parentum. 

Non  loin  de  là  eft  Chatfworth  ,  dans  une 
lituaiion  naturellement  froide  ,  mais  que 
les  bois  de  haute-futaie  qui  le  décorent , 
rendent  affez  agréable. 

Chatfworth  étoit  la  gloire  du  dernier 
fiècle  ,  dans  le  tems  où  dés  parterres  bien 
peignés.  &  des  pièces  hydrauliques  étoient 
en  vogue.  Il  acquit  alors  une  célérité  qu'il 
n'a  jamais  perdue  ,  quoiqu'il  ait  aujourd'hui 
beaucoup  de  rivaux.  On  y  a  fait  une  entrée 
pafTablcment  belle  5  mais ,  à  d'autres  égards , 
lorfque  nous  vîmes  ce  lieu ,  fes   environs 


(  286  ) 

n'avoient  point  ce  que  le  goût  moderne 
pouvoit  ajouter  à  leur  embellilTement.  Plu- 
Heurs  des  afféteries  anciennes  reftoient 
encore.  Mais  une  douzaine  d'années  ont 
apporté  ,  vraifemblablement ,  des  amélio- 
rations. 

Le  bâtiment ,  par  lui-même ,  ne  nous 
auroit  peut-être  pas  autant  frappé  ,  fa  fîtua- 
tion  étant  au  milieu  des  déferts  du  Derby- 
sbire.  La  Chapelle  eft  magnifique.  Elle  eft 
enrichie  dans  toute  l'étendue  d'un  de  fes 
côtés  ,  par  une  peinture  à  frefque  ,  repré- 
fentant  le  Chrift  occupé  d'œuvres  de  cha- 
rité. 

Il  y  a ,  dans  la  maifon  ,  quelques  ta- 
bleaux ,  dont  un  portrait  du  feu  Duc  de 
Cumberland  ,  peint  par  Reynolds ,  eft  le 
meilleur.  Mais  il  y  a  beaucoup  d'ouvrages 
de  fculpture  en  bois  d'un  très-grand  mé- 
rite ,  de  la  main  de  Gibbons.  Nous  ad- 
mirâmes fur-tout  différentes  efpèces  de 
gibier  mort  ,  dont  eft  ornée  la  cheminée 
d'une  des  chambres  de  cérémonie.  On  eft 
étonné   de  voir  comment  l'Artifte   a    fa 


(»57) 

donner  au  bois  la  douceur  du  duvet  des 
plumes.  Mais ,  toutefois  ,  les  détails  fculs 
forcent  l'admiration  ,  car  Gibbons  n'cx- 
celloit  pas  de  même  dans  la  compofîtion. 
De  Chatfworth  nous  allâmes  à  Matlock, 
en  traverfant  le  vallon  de  Darlcy ,  fcène 
étendue  ôc  agréable. 

En  approchant  de  Matlock ,  les  roches 
aux  environs  du  pont  furent  le  premier 
échantillon  noble  de  ce  que  nous  avions 
droit  d'efpérer. 

A  mefure  que  nous  venions  plus  près 
du  Bureau  du  péage  de  la  rivière  ,  les 
vues  devenoient  plus  intérefTantes. 

Bientôt  après  fe  découvrit  à  nos  yeux 
le  great  Torr  (  le  grand  Torr  )  ,  rocher 
de  la  plus  grande  magnificence  ,  décoré 
de  bois  ,  &  marqueté  de  couleurs  variées  , 
jaune  ,  vert  &  gris.  Du  côté  oppofé ,  les 
l'ochers  reflerrant  la  route  ,  talutoient  dans 
une  diredion  diagonale. 

Ce  détroit  aboutit  à  la  vallée  de  Mat- 
lock ,  fcène  romantique  ôc  très-délicieufe 
oii  les  idées  de  fublime  &  de  beauté  font 


(288) 
excitées  dans  le  fpeftateur  au  fuprême  de- 
gré. Elle  s'étend  dans  une  longueur  d'en- 
viron deux  milles  ,  &  dans  les  parties  les 
plus  larges ,  a  à-peu-près  un  demi-mille. 
L'aire  en  confifte  en  terres  fouvent  irré- 
gulières. La  rive  de  la  droite  n*a  guères 
d'autre  importance  que  de  donner  une 
forme  à  la  vallée.  C'eft  la  rive  gauche  qui 
fait  vraiment  la  noblefîe  de  la  fcène.  Ce 
rempart  très-magnifique  ,  s'élevant  en  for- 
me femi-circulaire  ,  eft  partagé  en  quatre 
yaftes  devants  de  rochers,  entrecoupés  de 
bois  qui  marquent  la  féparation  de  l'un  à 
l'autre.  Le  premier  dont  on  approche  eft 
le  plus  haut ,  mais  celui  qui  a  le  moins 
d'étendue  ;  le  fécond  s'étend  davantage , 
ôc  le  troifième  encore  plus  que  les  deux 
autres.  Enfuite  ,  vient  une  plus  grande 
interruption  j  &  le  dernier ,  en  comparai- 
fon  de  tous ,  ne  paroît  qu'un  effort  foible 
de  la  Nature.  Tout  ce  vafte  rempart  eft 
fuperbement  ombragé  de  bois  ,  qui  ,  en 
quelques  parties  ,  croît  dans  les  cimes  des 
rochers ,  5c  en  d'autres ,  pouffe  d'une  ma- 
nière 


(  289) 
nîère  fauvage  parmi  ces  brifares  &  ces  in- 
terruptions ,  qui  en  partagent  les  diffé- 
rentes faces.  Lq  Jcmmet  de  toute  la  file  en 
demi-cercle ,  eft  agréablement  ornéd'.\rbres 
femés  çà  &  là  ,  qui  brifent  fouvent  les  li- 
gnes dures  du  rocher ,  &  laifTant  un  palTage 
à  la  lumière ,  donnent  au  tout  une  appa- 
rence de  légèreté. 

La. rivière  de  Derwcnt ,  qui  forme  des 
détours  au-deflbus  de  cet  écran  femi-circu- 
laire ,  efl:  un  courant  brifé  &  rapide.  On 
ne  l'apperçoit  qu'en  quelques  endroits  5  & 
dans  les  autres  ,  cachée  par  les  rochets  & 
la  faillie  des  bois ,  elle  n'efl  feniible  qu'à 
l'ofeille. 

Il  eft  impolïible  que  l'imagination  ne 
s'enflamme  pas  à  la  vue  de  fcènes  de  la 
nature  de  celles-ci.  Des  fcènes  mignardes 
de  féerie  ,  où  les  parties  ,  quoique  peu  im- 
portantes ,  font  heureufement  difpofées  , 
telles ,  par  exempljz ,  que  la  fcène  de  caf- 
cade   (î)  dans  les   jardins   du  Leafowes  , 

«I  ■    .      I  !■   i» 

(i)   Voyez  Chapitre  III. 

Tome  IL  T 


(  2pO  ) 

clinrment  le  Speftateur  5  mais  cette  fccne- 
■ci  eft  d'un  genre  tout  diffcrent  :  chaque 
objet  y  ed:  fublime  &  merveilleux.  I^on- 
feulement  l'œil  eft  flatté,  mais  l'imagin.i- 
tion  efl  remplie.  On  fe  trouve  tranfporté 
tout-à-la-fois  dans  le  champ  de  la  fidion 
&  dans  le  pays  des  romans.  Les  idces 
échauffées  produifent  renthoafiafme  ,  & 
on  fe  croit.au  milieu  des  habitans  des  fiè- 
cles  de  la  fable.  Il  n'efl  pas  befoin  d'effort, 
à  la  vérité  ,  pour  paffer  d'une  fcène  roman- 
tique parmi  des   erres  romanefques. 

Sylyis  fcena  corufcis 
Defuper  ,  horrentique  atruai  iiemus  imminet  umbra  ; 

Nympkarum  domiLS. 

Les  bois  ici  font  fujets  à  un  grand  ii- 
convénient  ,  celui  de  'C chranchagz  périodi- 
que des  arbres.  Il  y  a  environ  fept  ans  , 
j'eus  le  déplaiHr  de  voir  la  totalité  de  cette 
fcène  ,  n'offrir  que  l'afpeft  de  roches  chau- 
ves dans  toute  leur  furface.  Maintenant  (i), 
je  crois  ,  le  bois  a  recouvré  fon  état  de 
«  ■  »  — — 

(0  En  1772. 
é 


(    25)1    ) 

|)erfeâ:ion  ,  celui  qu'il  feroit  à  foiihaiter 
qu'il  conlervât  lans  palier  au-delà.  Une 
plus  grande  abondance  cacheroit  le  rocher, 
une  moindre  le  démanreleroit  trop  (i). 

L'entrée  de  certe  fcène  ,  du  point  du 
Sud  ,  en  faifoit  la  porte  de  fortic  pour 
nous ,  qui  venions  du  point  du  Nord  j  & 
cette  fortie  ell ,  comme  celle  de  Hope- 
Dale  ,  hardie  &  romantique  ,  ôc  alTortie 
au  refte  de  la  fcène.  De  grands  rochers 
s'élèvent  de  chaque  coté  ,  &  vous  foriC 
fortir  par  une  efpèce  de  barrière  tournante 
qui  prolon2;e  l'imprelTicn  Faire  par  la  fcène, 
à-peu-près  comme  l'.iir  ébranle  produit 
dans  le  timpan  la  vibration  des  fons.  En 
quelques  endroits  ,  le  chemin  efl:  coupé 
dans  le  vif  du  roc> 

«  Admittitque  yiam  CeAx  per  vifcera  r«pis  n* 

m  I  ■  ■  ■  I  r    -ir-      ■» 

(i)  J'ai  oui  dire  que  tout  ce  côté  de  la  rivière  eft  aâuel- 
lement  en  la  pofTeflion  d'un  homme  de  goût,  qui  nelailTera 
plus  élaguer  les  arbres  par  époques  périodiques.  Il  Ce  gar- 
dera également,  (ans  doute,  de  laiiîer  poutièr  le  bois  a?ec 
trop  de  furaboudance  ;  ce  qui  feroit  esfèvelir  le  roc. 

{Note  de  l'Âuceur.) 

T  a 


(   2P2   ) 

D'*ici  à  Ashburn  ,  la  route  eft  agréable, 
après  qu'on  a  gravi  les  premières  hauteurs. 
Le  terrein  eft  varié  <5c  orné  de  bois ,  &  on 
perd  toutes  les  fcènes  fauvages  qu'on 
a  trouvées  dans  le  pic.  Lorfque  la  Nature 
jette  £qs  fcènes  fauvages  dans  une  belle  com- 
polîtion  ,  &  les  décore  d'objets  grands  & 
nobles ,  elles  font  les  plus  attrayantes  de 
toutes.  Mais  ,  comme  cette  forte  de  déco- 
ration ne  fe  trouve  que  rarement  dans  les 
fcènes  fauvages  du  pic  ,  nous  en  prîmes 
congé  fans  le  moindre  fentiment  de  regret. 


(  aP3  ) 


CHAPITRE    XXIX. 

X-/'ASHBURN  ,  qui  a  Ton  rang  parmi  les 
Villages  les  plus  confidérables  ,  &  cft  dans 
une  charmante  fîtuation  ,  nous  fîmes  une 
excurfîon  à  Dove-Dalc ,  (  vallon  de  la  Co- 
lombe ). 

Dove  Dale  eft  la  continuation  d'un  autre 
vallon  fimilaire,qui  eft  quelquefois  appelé 
Bunfler.Dale  j  quoique  je  croye  que  le  tout, 
excepté  fur  le  lieu  ,  porte  la  dénominatioa 
générale  de  Dove-Dale. 

Bunfter  -  Dale  ouvre  par  une  grande 
montagne  efcarpée  de  cime  de  roche  à  la 
droite.  Tandis  que  vous  regardez  les  fom- 
mets  penchans  qui  forment  les  côtés  ir- 
réguliers de  ce  précipice  ,  votre  guide  ne 
manque  jamais  de  vous  raconter  l'hiftoire 
tragique  d'un  Dignitaire  de  l'Eglife  ,  le- 
quel courant  à  cheval  fur  le  bord  de  la 
pente,  ayant  en  croupe  une  jeune  Demoi- 
felle  nommée  Laroche ,  &  fuivant  un  fen- 

T  3 


(  294  ) 
ticr  forme  pnr  les  pieds  des  brebis,  ^  qui 
conduifoit  à  nne  déclivité  ,  tomba  en  ef- 
fayar.t  de  £iire  tourner  fon  cheval.  Tl  fut 
tue  dans  fa  cbare  j  mr.is  la  jeune  Demoi- 
fellc  ,  rcLenue  par  un  buifTon  ,  en  écbappa  , 
alix  dépens  de  quelques  meurtrilTures. 

Le  récit  d'un  événement  funelle  cft  une 
introduélion  excellente  à  une  fcène  redou- 
table. Elle  mer  en  jeu  l'imagination  ,  &  la 
fixant  plus  étroitement  aux  objets  ,  ajoute 
à  la  terreur  qu'infpire  chacun  des  rochers 
menaçans. 

,  Les  lianes  nus  d:s  cimes  fublimcs  à  la 
droite  ,  font  ccntraftcs  par  une  montagne 
ornce  de  bois  a  ia  orauche.  Au  milieu  des 
arbres  s  eleve  une  forte  de  mur  de  cime 
de  roche  pnpendiculaire  au  fol.  Ces  ro- 
chers détachés  font  ce  qui  caraftérife  prin- 
cipalement ce  lieu.  Un  peu  après  les  avoir 
Tpc.{ïés  ,  on  entre  dans  ce  qu'on  appelle 
Dove-Dale'  proprement  dit. 

D'aprt^la  peinture  qui  nous  avoit  cié 
faite  de  Dove-I>ale  ,  même  par  des  hom- 
mes  de  goût  ,    nous  avions  été  portés  à 


(  -95  ) 
croire  ce  vallon  une  fcène  de  curioîlré  plus 
que  de  beauté'.  Nous  en  fuppofions  les 
rochers  revêtus  des  figures  les  plus  bifarres, 
&  nous  nous  attendions  avoir  iine'talage  gi- 
gantefque  de  toutes  les  fections  coniques 
imaginables.  Mais  nous  fûmes  trompes 
agrearbîement.  Toute  la  compofuion  eft 
chaile  (Se  de  la  plus  grande  beauté  pitro- 
refque. 

Sur  la  droite  ,  on  a  un  prolongement  de 
la  même  montagne  efcarpée  Se  majeilucufe 
qui  accompa^^ne  un  des  cotés  de  Bunftcr- 
Dale.  Seulement  celle  de  Dove-Daîe  eil 
plus  élevée  ,  6c  les  rochers  en  font  encore 
plus  majeiti'.eux  &   plus  détachés. 

Sur  la  gauche  eft  pareillement  une  fuite 
prolongée  des  mêmes  bois  fiifpendus  qui. 
ornent  ce  coté  de  Bunller-Daie.  Au  mi- 
lieu de  cette  fcène  boikii;fe  fort  un  rocher 
noble  ,  folitaire  &  affilé  y  trait  caraclérifti- 
que  du  vallon  ,  ôc  qu'on  a  nommé  par  une 
diflinétion  d'excellence  PEglife  de  Dovc- 
Dale.  Il  confifte  en  une  large  fice  ,  avec 
deux  ou  trois  petites  têtes  pyramidale.  3c 

T4 


(  29^  ) 

une  fort  grande  :  &  quoique  la  forme  gé- 
nérale en  foit  un  peu  fingulière ,  cepen- 
dant elle  plaît  au  total.  L'idée  d'un  objet 
ifolé   qui  s'élève   avec    majefté   parmi  les 
boîs  qui  l'environnent ,  éloignent  la  penfee 
de  la  bifarrerie  de  cet  objet ,  pour  la  porter 
fur  ce  qu'il  a  de  fublime.  C*eft  la  multipli- 
cité des   têtes  en  flèches  de  clocher  ,  qui 
rend    les    rochers    défagréables    à    l'œil , 
comme  il   en   rencontre  fouvent  plulieurs 
qui  couronnent  les  fommets  des  montagnes 
des  Alpes  (i).  Mais  un  toc  folitaire ^  quoi- 
qu'à  têtes  pyramidales ,  fait  très  -  fouvent 
un  effet  excellent.  Un  ornement  pittoref- 
que  de  ce  genre  diftingue  une  magnifique 
fcène  dans   un   Payfage  appelle  le  Nev.'- 
Wàr  ^  fur  les  bords  de  la  rivière  Wye  (2). 
La    couleur    de  toutes   ces  roches    eft 
grift^  &   fe   marie  agréablement    avec    la 
verdure  qui  court  en  grandes  mouches  le 
long  de  leurs  flancs  cannelés.  De  tous  les 
■III      -  .  I  I ' 

(  I  )   Voyez  Chapitre  V. 

(î)  Voyez  Obfervations  fur  la  rivière  ^^f^» 


(  2^7  ) 
acceiïoires  pittorefques  des  rochers ,  il  n'en 
efl:  point  qui  ait  un  plus  bel  effet  en  pein- 
ture que  cette  variation  6c  ce  contrafte 
des  couleurs  entre  la  teinte  froide  &  grife 
de  la  furface  des  rocs  ôc  les  teintes  riches 
de  la  verdure. 

Le  vallon  de  Dove-Dale  s'étrécit  beau- 
coup vers  le  bas  ,  où  il  ne  confifte  guère 
que  dans  le  canal  de  la  petite  rivière  Dove, 
qui  eft  un  courant  confidérable  ,  avec  un 
petit  fentier  pratiqué  le  long  de  fes  bords. 
Quand  la  rivière  fe  gonfle  ,  elle  couvre  de 
fes  eaux  toute  Paire  du  vallon  ,  &  y  a  un 
bon  effet.  La  majefté  du  canal  eft  alors  en 
parfaite  harmonie  avec  la  nobleffe  de  fes 
rivages. 

Dove-Dale  eft  une  fcène  paifible  &  fé- 
queftrée ,  &  néanmoins  elle  ne  rempliroit 
pas  entièrement  les  vues  de  ceux  qui  cher- 
cheroient  la  folitude  &  la  méditation,  C'eft 
un  payfage  trop  magnifique  &  trop  at- 
trayant pour  lailler  tout  le  repos  conve- 
nable à  une  ame  contemplative. 

Le  feu  Dodeur   Brown  ,   comparant 


(  293  ) 
cette  fccne  avec  celle  de  Kefwick  (i)  ,noiTS 
dit  que  de  ces  trois  caractères  de  beauté , 
À' horreur  &  à'immcnjité  (  par  ce  dernier  il 
entend  majejlé  )  qui  marquent  la  fcènc  de 
Kefwick  ,  on  ne  trouve  que  le  fécond  dans  le 
vallon  de  Dove-Dale. 

Dans  cette  de'iînition  ,  il  a  ^  à  mon  avis  , 
pris  le  contre-pied  de  la  vérité.  Il  eft  diffi- 
cile de  concevoir  fur  quel  fondement  il  a 
jugé  à  propos  de  dépouiller  Dove-Dale  de 
beauté  &  de  majeflé ,  ou  de  le  revêtir 
à^ horreur.  Si  la  beauté  confifte  dans  un  ar- 
rangement agréable  de  parties  agréables  , 
Dove  -  Dale  eft  inconteilablement  doué 
d'une  grande  portion  de  beauté.  Si  la  m^ 
jeflé  coniille  en  ce  grandes  parties  & 
grands  objets ,  il  a  certainement  auiii  de 
la  majcfté.  Mais  fi  V horreur  réfulte  de  l'im- 
menfe  étendue  de  ces  parties  ,  ce  cara*ftère 
cft  ici  à  un  degré  bien  moindre  que  dans 
les  régions  vaftes  de  Kefwick,  Les  collines, 
les  bois  &  les  rochers  de  Dove-Dale  fiiffi- 

1 ■         I      ■■-!■■       ■  I— ^1— — — ^ ^1 .■■■■I.         .  ■■■■■■  I..  M 

(i)  Dans  fa  Lettre  à  Mylord  L;rtteiton,  ci-defTus  cit^e. 


1 


(  -99  ) 
fenr  bien  pour  exciter  dans  Tamc  l'idée  de 
majclé  ,   mais  non  pour  y  imprimer  celle 
&horr:iir. 

A  tout  pefer  ,  Dove  Dale  eH:  ,  peut- 
être  ,  une  des  fcènes  les  plus  agréables  de 
ce  ger.re  que  nous  ayons  jamais  vues.  Elle 
a'quelque  chofe  àc  fingulièrement  cara<^é- 
riftiquc.  Ses  rocs  détachés  à^  perpendicu- 
laires lui  donnent  un  trait  particulier  qui 
n'eft  qu'à  elle  ,  &  ne  reflemble  à  nul  autre. 
Voilà  la  fcurce  du  plaiiir  très-grand  que 
procure  la  vue  de  cette  fcène.  Car  il  en 
eft  du  payfage  comme  de  la  fociété  hu- 
maine. Nous  fommcs  toujours  prévenus 
agréablement  pour  tout  caractère  vraiment 
frappant  par  un  biais  J^rticulier  &  qui  Jui 
ell  propre  ,  pourvu  toutefois  qu'il  n'ait 
rien  qui  choque  nos  notions  ou  nos  pré- 
jupes. 

De  Dove-Dale  ,  nous  continuâmes  notre 
route  vers  Ilam  -,  autre  fcène  très-caraftérif- 
tique. 

Ilam  eft  un  Château  fitué  fur  une  mon- 
tagne qui   forme  un  talus  doux  en  front , 


(  3^0  ) 
mais  dont  la  defcente  eft  brufqae  Se  brifee 
de  l'autre  côté ,  où  elle  eft  garnie  de  ro- 
chers &  de  bois  fufpendus.  Autour  de  la 
colline  s'étend  en  filet  d'épervier ,  un  val- 
lon en  demi-cercle ,  dont  le  fol  ofFre  une 
prairie  unie  de  près  d'un  quart  de  mille  de 
largeur  5c  un  demi-mille  de  circonférence. 
A  l'extrémité  de  la  prairie  ,  ferpente  le 
canal  d'une  rivière  dont  le  lit  eft  extrême- 
ment large  ,  quoique  l'eau  y  foit  en  fort 
petite  quantité.  Et  au  -  delà  de  la  rivière 
règne  un  rivage  majeftueux  &  couvert  de 
bois  qui  forme  une  barrière  entre  tous  ces 
objets  &  ie  payfage  derrière  la  maifon  , 
fins  néanmoins  ofîufquer  en  front  la  vue 
des  'montagnes  qui  ll>nt  dans  le  lointain  , 
&  particulièrement  de  celle  à  fommet 
cquarri  ,  appelée  Thorp-Cloud  ,  qui  eft 
près  de  l'entrée  du  vallon  de  Dove-Dale. 

Outre  la  beauté  du  lieu  ,  on  y  voit  quel- 
que cbofe  de  ncs'curieux.  La  rivière  Mani^ 
fold  couloir  autrefois  dans  ce  canal  au  bas 
du  rivage  bo'ifeux  que  nous  avons  dit  être 
il  peu  abondant  en  eau.  Elle  a  abandonné 


(  301  ) 
fon  ancien  lit ,  &  à  environ  fept  milles 
dllam ,  entre  par  degre's  à  travers  le  corps 
d'une  montagne  ,  fous  laquelle  elle  s'eft 
ouvert  un  chemin  &  continue  fa  route  fou- 
tcrraine  jufqu'au  pied  de  la  colline  où  Ilam 
cft  aflîs.  Là  elle  fort  de  defTous  terre  ,  3c 
par  une  décharge  confide'rable  ,  forme  une 
rivière.  Le  canal  au-deffbus  du  rivage  n'eiî: 
en  comparaifon  qu'une  forte  de  jet,  comme 
celui  qui  fort  d'un  tuyau  crevé  '>  mais  il  fert 
de  réceptacle  à  la  furabondance  des  eaux  , 
lorfque ,  gonflées  par  de  fortes  pluies,  elles 
ne  peuvent  entrer  fous  la  montagne. 

Cette  rivière  eft  certainement  un  objet 
curieux;  mais  fî  elle  étoit  à  moi,  j'aurois 
l'ambition  de  réprimer  beaucoup  fon  pro- 
grès fouterrain  pour  faire  refluer  l'eau  dans 
fon  ancien  lit.  Son  fuintement ,  qui  n'en 
fait  aujourd'hui  qu'un  objet  difforme ,  de- 
viendroit  alors  un  courant  majellueux  qui, 
en  entourant  la  prairie  ,  ajouteroit  infini- 
ment à  fa  beauté.  Je  fauverois  encore  par 
ce  moyen  une  autre  difformité  réfultante 
de  la  coupure  de  la  prairie  paç  deux  ca- 


(  30*  ) 
tiâtix  ;  ou  ,  peut-être ,  en  faifant  difpatoître 
tout'à-fait  le  courant  fluet  &  mefquin ,  la 
fcène  gagneroit  encore  davantage.  Elle 
conferveroit  en  ce  dernier  cas  l'objet  qui 
engage  la  curiofité ,  fans  que  fa  beauté  y 
perdit  prefque  rien. 

Il  eft  vrai  de  dire  ,  après  tout ,  que  nous 
avons  peu  de  fîtes  auflî  agréablement  ro- 
mantiques qu'Ilam.  La  montagne  ou  roche 
fur  laquelle  il  eft  fitué  ,  la  vafte  prairie  qui 
l'entoure ,  le  rivage  hardi  &  boifeux  qui 
environne  le  tout ,  rivage  où  Ton  pourroit 
fermer  des  allées  agrénbles ,  l'incuriion 
noble  &  grande  de  la  rivière  ,  les  perfpec- 
tives  étendues  dans  le  pays  ,  ôi  le  voiiinage 
de  Dove-I>aIe  ,  a  la  courte  diftance  de  la 
promenade  d'un  foir  d'cré,  tout  cela  forme 
un  concours  de  circonftances  rares  &  ma- 
gnifiques qu'un  feul  endroit  ne  réunit  que 
bien  rarement. 

Lorfque  nous  vîmes  liam  ,  on  y  avoit 
fait  bien  peu  de  chofe  pour  tirer  parri  de 
lafituation  qu'il  doit  à  la  Nature,quoiquelc 
lieu  foit  très-fufceptible  de  beaucoup  dem- 


(  ^o3  ) 
bcIlilTemens ,  fur-iout  en  front  de  la  maifon. 
Le  tcrrein  qui ,  de  ce  côté,  cft  aujourd'hui 
un  jardin  à  fleurs ,  un  parterre  affété ,  pour- 
roit  aifcment  &  à  peu  de  frais ,  s'unir  avec 
les  autres  parties  de  la  fcène  du  voifînage  , 
avec  lefquelles  il  tranche  d'une  manière 
bien  peu  heureufe. 

Dans  la  partie  la  plus  élevée  du  jardin, 
fous  l'enfoncement  d'un  roc  ,  eft  un  ber- 
ceau confacré  à  la  mémoire  du  célèbre 
Congreve.  Nous  apprîmes  de  notre  conduc- 
teur ,  que  cet  auteur  élégant  a  compofé  en 
cet  endroit  la  plupart  de  ces  pièces  (i). 

D'Ilam  ficnis  nous  rendîmes  à  Oakover , 
pour  y  voir  le  tableau  de  la  Sainte-Famille, 
peint  par  Raphaël.  Comme  ce  morceau  a 
une  grande  célébrité  ,  nous  l'examinâmes 
avec  la  plus  grande  attention. 

(  I  )  C'eft  ce  même  Congrèvô  qui  avoit  la  foibleflè  de 
préférer  une  illuftracion  nouvelle  d  e  dignités  ,  aux  ouvrages 
qui  la  lui  avoient  méritée,  &c  par  lesquels  (èuls  il  fera 
compté  pour  quelque  cliofe  dans  la  poftcrité.  Tout  U 
monde  connoît  le  bon-mot  que  lui  dit  à  ce  fujet  l'illuflri 
Voltaire. 

(  Note  du  Traduài<ur.  ) 


(  3^4  ) 
S'il  eft  original  ou  non ,  c*efl  ce  que  je 
ne  faurois  décider  bien  affirmativement , 
parce  que  je  n'ai  pas  vu  affez  de  pièces  de 
ce  grand  Maître  pour  juger  de  fa  manière , 
&  la  reconnoître  par-tout  où  elle  feroit. 
Je  le  crois  néanmoins  original» &  en  vérité, 
ce  feroit  dommage  de  priver  ce  tableau  de 
fon  premier  mérite.  Je  crois  que  le  nom  de 
fon  auteur  a  pu  feul  lai  acquérir  une  fî 
grande  réputation  ;  car  ,  à  le  juger  d'après 
les  règles  de  la  Peinture ,  il  eft  certaine- 
ment plein  de  défauts,  ht  faire  en  efl:  dur, 
fans  nulle  liberté  de  pinceau  ,  &  le  coloris 
cil:  noir,  fans  douceur.  Il  n'y  a  point  d'har- 
monie dans  le  tout.  En  effet ,  quelle  har- 
monie peut-il  réfulter  du  rouge ,  du  bleu 
&  du  jaune ,  fondus  en  conjondion  ,  & 
dont  les  draperies  font  compofées  prefquc 
en  teintes  crues?  L'imperfeélion  du  coloris 
n'eft  pas  feulement  compenfée  par  une  heu- 
reufe  diftribution  des  clairs  &  des  ombres. 
^  J^Iais  peut-être  n'avons-nous  pas  le  droit 
d'exiger  ces  qualités  dans  les  ouvrages  de 
Raphaël.  Nous  n*y  devons  chercher  que  la 

grâce , 


(  3^5  ) 
grâce  ,  le  dedein  ,  le  caraiftctc  Se  l'expref- 
fion.  C'cft  cependant  ce  qu'on  ne  rrouve 
poinc  ici.  Nous  convenons  que  h  Viei-ge  a 
un  vifage  doux  ôc  aimable  ;  mais  celui  de 
Jofeph  ed:  fans  exprefîion  :  les  petits  gau- 
çons  reflemblent  à  de  petits  fatyres  grima- 
çants j  &  quant  au  d:{îin ,  je  C"ois  le  bras 
droit  du  Chriil:  très-dcfedueux  (i). 

Au  furplus ,  il  eil  jufte  d'obferver  que 
la  Sainte-Famille  eil  un  fujet  peu  favorable 
pour  le  pinceau.  A  moins  que  le  Peintre 
ne  pût  donner  à  la  mère  cet  air  d'amour 
célejte  y  &  à  l'entant  ce  cal/m  tranquille  & 
divin  &  cette  douceur  que  je  fuis  perfuadé 
que  l'arc  ne  peut  atteindre  ,  le  fujet  dégé- 
nérera toujours  nécellairement  à  n  être 
«-.J ^ ^ , 

(i)  Depuis  que  ces  remarques  ont  été  écrites,  j'ai  eu 
la  fàtisfa(5tion  de  ks  voir  confîrmces  par  une  autorité  bien 
refpedable.  Le  Chevalier  Jofué  R.eynolds,  dans  une  de  fès 
leçons  publiques  à  l'Académie  Royale  de  Londres  ,  a  parlé 
devant  fes  élèves  de  manière  à  prouver  le  peu  de  cas 
qu'on  doit  faire  des  tableaux  de  Chevalet  6c  de  Ra- 
phaël, qui  ,  félon  lui,  ne  répondent  nullement  à  l'idée 
qu'inipire  le  génie  fublimc  de  cet  Artifle  .immortel. 

(  Note  de  l'Auteur.  ) 

Tome  IL  V 


(  506  ) 

qu*une  mère  ôc  un  enfant.  Les  actions  de  la 
vie  du  Sauveur  peuvent  fournir  de  bons 
fujers  de  tableaux  •■>  car ,  quoique  Ténergie 
divine  de  la  figure  principale  ioit  impoflî- 
ble  à  rendre  ,  néanmoins  les  autres  parties 
de  l'hillorique  du  tableau  étant  bien  pré- 
fentées  ,  compenferont  ce  défaut ,  qui  eft 
de  l'art  plus  que  de  l'artifte.  Mais  ,  dans 
une  Sainte-Famiile  ,  il  n'y  a  peint  d'aciion  , 
point  d'hiPcoire  racontée  ;  tout  y  confifte 
dans  j'exprefîion  des  caraâ:cres  <Sc  des  affec- 
tions qui ,  comme  on  le  doit  croire  ,  font 
au-dc(ius  des  forces  de  l'imagination  hu- 
maine ,  cette  mère  des  arts.  Or  11  ces  chofes 
ne  font  point  exprimées ,  l'effet  du  tout  efl" 
manqué  ,  &  a  clû  l'être. 

Dans  la  même  chambre  font  trois  ou 
quatre  tableaux  dont  chacun  eft  ,  à  mon 
avis,  plus  digne  d'admiration  que  le  mor- 
ceau vanté  du  pinceau  de  Raphaël.  Il  y  a 
un  petit  tableau  de  Rubens  ,  repréfentant 
les  Anges  apparoiffant  aux  faintes  Femmes 
dans  les  jardins  :  il  m'a  plu  infiniment.  Les 
Anges  ,  à  la  vérité  ,  font  des  figures  gtof- 


(  307  ) 
fîères  &   vêtues   comme   des  Chantres  de 
Cathédrale  :   mais  toutes    les    parties    du 
tableau   &    l'économie   générale    en    font 
bonnes. 

Dans  un  grand  morceau  rcpréfenrant  le 
me'chant  Econome  ,  la  Famille  m.Uheu- 
reufe  efl  aufli  bien  rendue  y  mais  à  tout 
prendre  ,  c'cft  un  de  ces  tableaux  ambigus 
ou  équivoques  ,  qu'il  eft  prefque  impolïî- 
bîe  de  bien  juger  à  la  première  vue.  Une 
moitié  paroît  être  de  la  main  de  Rubens  : 
quant  à  l'autre  moitié ,  nous  avons  eu  quel- 
que doute  qu'elle  en  fût. 

Il  y  a  encore  dans  la  même  chambr?  deux 
tableaux  très-achevfs  de  Vanierveidr,  qui 
font  un  calme  &  une  tempête.  Ils  font  bons 
tous  deux  i  mais  le  premier  m'a  fait  plus 
de  plaiiir  q.  *aucun  autre  tableau  du  même 
Artiile  que  j'euiTe  vu  de  ma  vie* 


Va 


(  3o8  ) 


CHAPITRE    XXX. 


D 


'  A  s  H  B  u  R  N  ,  OÙ  nous  revînmes 
après  avoir  vu  Oakover ,  nous  allâmes  le 
lendemain  à  travers  un  pays  couvert  de 
bois ,  à  Keddlefton  ,  Château  appartenant 
à  Milord  Scarsdale. 

Keddlefton  ,  quant  à  fa  fituation  ,  tient 
peu  de  la  nature  du  pays  romantique  qui 
en  forme  les  confins.  La  maifon  efl  fituée 
dans  un  parc  agréable  un  peu  dégarni  de 
bois 5  mais  ce  défaut  eft ,  en  grande  partie, 
racheté  par  la  beauté  des  arbres ,  dont  quel- 
ques-uns font  hauts  &  majeftueux.  Un  ruif- 
feau  eft ,  par  le  fecours  de  l'art ,  changé  en 
une  rivière  qu'on  traverfe  j  &  là ,  com- 
mence un  chemin  oblique  qui  conduit  au 
Château  par  un  accès  alTez  bon. 

Le  goût  d'Architedure  de  Keddlefton, 
autant  que  j  ai  été  capable  d'en  juger  ,  eft 
élégant  «Se  noble.  Au-devant  du  corps-de- 
logis  principal ,  eft  un  magnifique  portique 


(  3^5?  ) 
formant  l'entrce  ,  au-delà  de  laquelle  un 
corridor  de  chaque  côté  conduit  à  deux 
ailes  de  bâtiment  fort  belles.  Sur  le  der- 
rière de  la  maifon ,  eft  en  front  le  (allon  en 
rotonde ,  dont  l'apparence  ell  d'un  bel  effet. 
Du  veftibule ,  on  entre  dans  les  chambres 
de  parade  qui  font  en  petit  nombre.  Le 
refte  de  l'édifice  confifte  en  de  beaux  offices 
&^des  appartemens  commodes  &  de  bon 
goût ,  ôc  le  plan  du  tout  eft  fimple[&  clair. 
Le  vcftibule  ou  grande  fille  d'entrée  (  i  ) , 
eft  peut-être  la  plus  grande  &  la  plus  belle 
de  toutes  les  falles  particulières  qui  foient 
en  Angleterre,  Le  plafond  eft  foutenu  pai: 
des  colonnes  très-magnifiques  ;,  dont  quel- 
ques-unes taillées  dans  un  feiil  bloc  de 
marbre ,  ont  été  tirées,  à  ce  que  nous  avons 
appris  ,  des  carrières  dont  Milord  Scarf- 
dale  eft  propriétaire.    C'eft ,  à   la  vérité , 

(  I  )  Cette  pièce,  appelée  Hall  en  Anglots  ,  efl:  celle  où 
fè  convoquent  les  aflemblces  d'éledion  ou  autres  grandes 
cérémonies;  &  elles  font  ,  dans  quelques  Châteaux  ,  d'un^ 
étendue  à  contenir  plusieurs  milliers  de  perfonnes. 

(  'Note  du  Ttaducleur.  } 

V  i 


{  3^0  ) 
une  efpèce  de  marbre  bâtard  ,  mais  dont 
toiirefois  la  couleur  eft  plus  belle  que  celle 
d'aucun  marbre  qui  nous  vienne  de  l'étran-. 
ger.  Il  ofTre  une  richefTe  ôc  une  variété  de 
nuances  qui  font  extrêrnement  agréables  à 
la  vue.  Les  veines  y  font  grandes  <Sc  adap- 
tées aux  colonnes  5  &  un  poli  dur  y  recc^ 
vant  Us  rayons  de  la  lumière  en  majje  ,  donne 
au  pilier  une  noble  eqriure  ôc  ajoute  beau-» 
coup  à  fa  beauté. 

Lorfque  je  vis  cette  fille  ,  je  ne  croyois 
pas  qu'elle  eût  befoin  d*autre  décoration. 
Tout  en  étoit  fmple  ,  maicftueux  &  uni- 
forme comme  il  devoit  être.  J*ai  appris  que 
depuis  lors ,  les  portes  ô<  les  fenêtres  en 
avoient  été  peintes  à  la  manière  de  la  mar- 
queterie. Je  n'ai  vu  aucun  de  ces  change^ 
piens  ,  &  ne  puis  par  conféquent  p  onon- 
cer  fur  leur  mérite  ;  mais  je  ne  faurois  con' 
cevoir  qu'aucun  embelliflement;  ait  été  ca^ 
pable  d'ajouter  à  leFiet. 

L'entrée  d'une  Maifon  de  Seigneur  ou 
d'un  Château  ,  ne  doit  ,  à  mon  avis  ,  pré- 
çendve   à  mil  ruitre  ger\re  de  beauté  c^ue 


C  311  ) 

celui  reTiiîtant  de  la  fimplicité  &  de  la  ma- 
jeftc.  Ces  idées  peuvent  enfuite  ,  à  mefure 
que  vous  avancez  dans  le  bânmcnt ,  fe  dé- 
layer ,  pour  ainii  dire ,  en  ornemens  de  dif- 
férentes cfpèces ,  Ôc  même  ,  lorfqu'il  y  a 
lieu  ,  en  ag;i-émens.  Des  décorations  étran- 
gères  ,  déplacées ,  ambitieufes ,  font ,  fans 
doute  ,  défagréables  par  -  tout  ;  mais  c'eft 
dans  la  principale  entrée  de  la  maifon  d'un 
Grand  qu'il  faut ,  fur 'tout ,  les  éviter  avec 
foin.  Si  le  faux  goût  fe  montre  là  ,  l'idée 
qu'il  aura  imprimée  nous  fuivra  à  travers 
les  appartemens  ,  &  jettera  fa  teinte  défa- 
gréable  même  far  les  bonnes  chofes.  Je 
me  refiife ,  néanmoins ,  à  croire  qu'on  ait 
ajouté  à  la  falle  de  Keddlefton  aucune  dé- 
coration non  convenable  ,  parce  que  les 
ornemens  de  la  maifon  ,  en  général ,  au 
tems  où  je  les  ai  vus,  m'ont  paru  avoir  été 
dirigés  par  un  goût  pur  5c  élégant.  Quoi- 
que tout  fût  riche  ,  je  ne  me  rappelle  pas 
d'avoir  rien  remarqué  de  pimpant ,  de  vairi 
ni  d'affété. 

Les  tableaux  ,  dont  ce  Château  contient 

G  4 


(  3^2  ) 
une  colîedion  coniidérable ,  font  en  plus 
grande  paitie,  de  ceux  qu'on  peut  appelier 
tableaux-meubles   ou  d'ameublement   (i). 
Un  morceau  de  Rembrandt  y  tient  le  pre- 
mier rang  ,  &  il  cfl ,  en  effet ,  eftimable. 
Il  repreTente  Daniel  intir prêtant  le  fonge  de 
Nabuchodonofor  (2).  On  s'amufe  infiniment 
à  la  vue  de  ce  tableau.  Il  eft  fini  dans  le 
grand  goût ,    &   les  tctes   en   font   d*une 
beauté  admirable.  Mais  tout  le  refte  de  la 
toile  ell:  une  confunon  ,  fans  aucune  idée 
de  compoiition. 

Dans  la  falle  de  céicmonie  (  Drawing- 
room)  font  deux  grands  tableaux  en  éléva- 
tion ,  par  Benedetto  ou  Benoît  Lutti  ;  l'un 
repréfentant  le  fouper  du  jardin  d'Em- 
maus  ,  ôc  l'autre  le  meurcre  d^Abel.  Ils  font 


(1)  Voyez  Chapitre  lî. 

{%]  Le  nom  de  ce  Roi  ed  bien  différent  dans  la  langue 
anglcife.  Mon  Auteur  Tccric  Belteshai^ar.  La  première 
fyllabe  de  ce  mot  me  paroît  formée  du  vieux  Saxon  Belt , 
maladie  des  muvuor.s.  Le  r: fie  de  l'ccviiiologie,  je  l'ignore. 

(  Noce  (in    Tradiuleiir.) 


(  î'3  ) 

exécutés  dans  un  genre  fingulier,  avec  des 
coups  de  lumière  très-forts.  Le  premier  a 
un  fort  bon  effet.  Le  meurtre  d'Abel  eft 
auffi  un  tableau  voyant  j  mais  il  n'a  tien 
de  très-frappant ,  excepté  la  figure  de  Caïn. 
Dans  les  morceaux  repréfentant  du  gibier 
morr ,  par  Snyders,  il  y  a  un  faon  très-bien 
peint  i  mais  la  queue  étincelante  d'un  paon 
rend  l'effet  du  tableau  défagréable. 

Dans  le  gibier  mort  &  les  chiens ,  par 
Fyt ,  il  y  a  des  parties  bien  touchées  5  mais 
il  n'y  a  point  de  tout. 

La  Samaritaine  &  Saint  Jean  dans  le  Dé~ 

fert ,  par  B.  Stiozzi ,  font  de  bons  tableaux. 

Il  y  a  encore  un  grand  tableau  ,parCoyp. 

Il  eft  bien  peint  j  mais  la  compofition  en  eft 

maavaife. 

A  Derby  ,  qui  eft  à  trois  milles  de  Ked- 
dleflon  ,  nous  avons  été  frappés  de  la  beauté 
de  la  tour  de  la  Cathédrale,  qui  eft  un  ma- 
gnifique monument  d'Architefture  go- 
thique. 

La  porcelaine  ,  dont  il  y  a  une  manufac- 
ture en  cette  ville  ,  eft  purement  un  objet 


(  3H  ) 
d'ornement   dans  la  fabrique  ,  ce  qui  efl 
d'autant  plus  fâcheux,  que  lorfque  nous 
vîmes  cette  fabrique ,    eile   n'étoit   point 
entre  les  mains  du  .g^oût.  Nous  obfervâmes 
une  main  fort  libre  ,  qui  étoit  employée  à 
■peindre  les  vafes  j  &  les  premières  couleurs 
étoient  mifis  avec  feu  j  mais  dans  Infini , 
elles  étoient  barbouillées  avec  tant  de  ri- 
clielTe  &  de  profulîon  ,  que  toute  la  liberté 
-étoit   perdue  dans   la  parure.   Les  cbofes 
peuvent  être  aujourd'hui  fur  un  autre  pied. 
Les  Peintres  faflueux  de  ces  fortes  d'ou- 
vrages ont   cependant  devant  leurs  yeux 
l'exemple  d'un  très-grand  Maître  ,  de  Ra- 
phaël lui  même  ,  dont  les  peintures  dans 
la  branche  de  la  poterie  ,  quoique  fuigu- 
lièrement  ellimces  des  Curieux  ,  dont  elles 
ornent  les  cabinets ,  paroiflent ,  en  général , 
couchées  d'une  manière  propre  feulement 
ad  captafidum  vulgus.    On  dit  que  Raphaël 
étoit  amoureux  de  la  fille  d'un  potier  de 
terre  ,  &   que  pour  lui   faire  fa  cour  ,  il 
s'amufoit  à  peindre  les  poteries  de  fon  père. 
Il  ell  probable  qu'il  confultoit  plus  alors 


(î'5  ) 

le  goiit  de  fa  Mairrefle  que  le  fîen  propre, 
ce  qui  explique  le  coloris  faflueux  dont  il 
les  a  revêtus.  Combien  plus  fimplcjplus 
élégante  &  plus  belle  cft  la  peinture  qui 
orne  les  anciens  vafes  érrufqucs  dont 
M.  Wedgewood  a  imité  plulleurs  d'une 
manière  fi  heureufe  :  Nous  voyons  dans  les 
ouvrages  de  cet  ingénieux  Artiffce,  à  quel 
point  des  couleurs  chaftes  6c  bien  fondues 
fur  un  fond  obfcur  ,  ont  un  effet  fupirieur 
à  celui  de  couleurs  à  prétentions  fur  un 
fond  clair. 

Les  Curieux  en  méchanique  verroient 
avec  plaiiir  le  moulin  à  foie  de  Derb/  ,  ou 
une  G;rande  roue  en  met  en  mouvement 
trente  mille  petites.  Les  différentes  parties, 
quoique  fi  compliquées  en  apparence  , 
font  ,  néanmoins  ,  diffindes  dans  leurs 
mouvemens.  On  m'a  affuré  que  chacun  des 
Ouvriers  pouvoit  à  volonté  arrêter  le  mé- 
tier fur  lequel  il  travaille  ,  fans  que  cela 
nuife  en  rien  à  la  méchanique  qui  fait 
mouvoir  les  autres. 

Le  pays  d'entre  Derby  ôc  Leiceffer  eft 


uni.  Qaardon\^ood ,  un  peu  au-delà  de 
Loughborough ,  s*élève  fur  la  droite  ,  & 
offre  une  variété  agréable  au  milieu  de  cette 
uniformité  continue.  Le  Mont-Sorrel  pro- 
duit auffi  le  même  effet. 

L'approche  de  Leicefler  donne  à  cette 
ville  plus  d'importance  apparente  qu'elle 
n'en  a  réellement.  La  Ville  vieille  &  mal 
bâtie  a  peu  de  beauté  ;  mais  elle  abonde 
en  fragmens  d'antiquité. 

Derrière  PEglife  de  Saint-Nicolas  eil: 
un  monument  d'Architedure  Romaine  , 
un  du  petit  nombre  de  ceux  qui  exigent , 
peut-être  ,  dans  leur  état  originaire,  dans 
toute  l'Angleterre.  Nous  y  voyons  beau- 
coup de  tours  qui  pottent  le  nom  de  Ccfar 
&  fe  vantent  d'une  extraftion  Romaine. 
Je  doute  H  aucune  eft  réellement  fondée 
dans  cette  prétention  5  du-moins  ,  l'opi- 
nion générale  efl:  que  le  peu  qui  nous 
refte  de  conftrudions  faites  par  les  E-o- 
mains,  ont  été  toutes  retouchées  dans  les 
fiècles  qui  fe  font  écoulés  depuis  leur  fortie 
de  cette  ifle.  Ce  frap-ment-ci  ne  paroit  avoir 


(3'7  ) 
cproiivc  aucun  changement  :  Ton  peu  de 
coniequence  efh  ce  qui  l'a  garanti.  Il  n'en 
fubiifte  plus  guèrcs  qu'un  mur  avec  quatre 
arcades  doubles  fur  la  face ,  lefquelles  vont 
°n  fe  retirant ,  mais  ne  font  pas  percées  j 
êc  cependant  dans  ce  foible  refte  ,  on  re- 
marque une  fnnplicité  ôc  une  dignité  qui 
font  fore  agréables.  Il  eft  poffible,  toute- 
fois ,  que  le  préjugé  influe  en  quelque  de- 
gré dans  l'opinion  qu'on  prend  de  fa  beauté. 
Par  une  alTociation  des  idées  ,  on  pour- 
roit  bien  ,  par  une  efpèce  de  réminifcence, 
fe  plaire  ici  à  la  vue  d'un  objet  qu'on  au- 
roit  admiré  dans  quelques  vues  de  l'Italie. 
Ce  mur  efl  bâti  de  brique  ,  quoiqu'il 
ait  été  probablement  enduit  de  quelques 
matériaux  de  plus  de  prix.  On  ne  devine 
point  à  quelle  intention  il  fut  élevé ,  ni 
s'il  étoit  defliné  pour  fervir  de  fond  ou 
de  côté  à  un  bâtiment.  Dans  le  pays  ,  on 
croit  q«'il  a  appartenu  à  un  Temple  ,  d'a- 
près le  grand  nombre  d'os  d'animaux  qu'on 
a  trouvé  dans  le  voifinage  ;  ce  qui  lui  a  fait 
donner  h.  nom  de  Holy-Boncs  (  les  faints 
os). 


(  3i!5  ) 

L'Eglife  de  Saint-Nicolas  ,  qui  fait  face 
à  ce  mur  ,  femble  avoir  été  conftruite  aux 
dépens  de  Tes  ruines  ,  à  en  jnper  par  le 
grsnd  nombre  de  briques  Romaines  qui 
font  entrées  dans  fa  conlhudion.  En  ef- 
fet ,  le  ftyle  de  bâtiiTe  ,  en  dedans  de  l'E- 
glife  ,  tient  beaucoup  de  celui  de  ce  mur. 

On  nous  indiqua  aufïî  à  Leiceller  un 
autre  fragment  Romain  ,  que  nous  cher- 
châmes à  voir.  C'efl  un  m.orceau  curieux 
de  fculpture  :  nous  le  trouvâmes  dans  une 
cave ,  aprcs  avoir  couru  bien  long-tems. 
Oeft  un  rogaton  de  pavé  marqueté  ,  fur 
lequel  font  repréfentées  trois  figures ,  un 
cerf,  une  femme  qui  fe  penche  fur  lui,  de 
un  enfant  qui  tient  un  arc  &  décoche  une 
flèche.  Ce  peut  être  un  refte  d'antiquité 
Romaine  j  mais  l'exécution  de  la  main- 
d'œuvre  en  eft  pitoyable. 

Dans  cette  Ville  ancienne  ,  nous  trou- 
vâmes auffi  pluficurs  veftiges  d'antiquités 
des  anciens  Bretons.  En  conféquence  ,  dei 
revenus  immenfes  que  l'Abbaye  de  Lei- 
cefter  pofîedoit  autrefois ,  nous  nous  étions 


(  3ïp  ) 

attendus  à  trouver  des  refies  magnifiques , 
d'autant  plus  qu'elle  eft  encore  dans  une 
forte  de  fcqueflre  5  mais  nous  fûmes  trom- 
pes dans  notre  efperance.  Il  n'exifte  plus 
le  moindre  fian-ment  d'une  fenêtre  p-othi- 

o  o 

que  ,  pas  la  plus  petite  portion  d'une  ar- 
cade mutilée.  Ce  qui  en  fubfîfle  aujour- 
d'hui ne  préiente  pas  plus  de  beautés  en 
ce  genre  que  les  ruines  d'une  maifon  or- 
dinaire. Et  félon  toute  probabilité ,  Ja 
ruine  aéluelle  n'efl  pas  autre  chofe  qu'un 
bâtiment  conftruit  avec  les  matériaux  de 
l'ancienne  Abbaye.  Du  moins  ,  telle  efl 
la  tradition  parmi  les  habitans.  On  nous 
apprit  qu'elle  avoir  appartenu  autrefois  à 
la  famille  des  Haflings  ,  &  qu'un  Seigneur 
de  cette  maifon  la  perdit  au  jeu  contre  le 
Comte  de  Devonshire.  Mais  avant  que 
l'afte  qui  devoit  en  mettre  ce  dernier  en 
poiTefïîon  fût  rédige  ,  le  propriétaire ,  dans 
le  Fegret  de  fa  perte  &  pour  fe  venger, 
envoya  des  ordres  fecrets  d'y  mettre  le 
feu  Les  murs  de  la  pluplart  des  vieilles 
maifons  ,  s'ils    pou  voient  parler ,   révèle- 


(  320  ) 
roient  ,  je  crois ,    bien    des   atrocités  de 
toute  nature. 

Mais  cette  Abbaye  fut  le  théâtre  d'un 
événement  configné  dans  l'hiftoire  de  cette 
Ifle  ,  &  dont  le  récit  offre  un  but  très- 
moral.  On  y  eut  le  fpedacle  d'une  fcène 
plus  mortifiante  pour  l'orgueil  mondain  , 
&  plus  inftruftive  pour  les  hommes  qui 
fe  laifient  éblouir  à  l'éclat  des  vaines  gran- 
deurs de  la  terre  ,  que  n'en  offrent  peut- 
être  les  annales  d'aucun  pays.  Ici  vint 
aboutir  la  grandeur  déchue  &  humiliée  du 
célèbre  Woolfey  ,  de  ce  Cardinal  Minillre 
&  favori  de  Henri  VIII.  Ici ,  il  chercha 
«5c  trouva  fous  la  tombe  une  retraite  &  une 
proteftion  contre  les  infultes  &  les  raille- 
ries des  Courtifans.  Ses  projets  ambitieux  , 
le  fafte  de  la  Cour  ,  la  pompe  des  équipa- 
ges, la  magnificence  des  habits  ,  tout  avoir 
difparu  comme  un  fonge  vain.  Maintenant, 
au  lieu  de  ces  levers  brillans  où  l'intriguante 
bafleffe  venoit  adorer  fa  fortune  fous  le 
mafque  ufé  ,  mais  toujours  trompeur,  du 
refpeâ:  &  de  la  reconnoiffance  î  au  lieu  de 

cette 


(  321   ) 

cette  foule  rampante  d'êtres  foi  *  difarts 
grands  ,  il  n*avoit  plus  autour  de  fon 
chevet  que  de  pieux  Cénobites ,  feuls  té- 
moins ,  feuls  coniidens  de  fes  regrets  à  fon 
dernier  moment  :  leçon  bien  propre  à  les 
affermir  dans  le  mépris  des  vanités  de  ce 
monde,  auquel  ils  avoient  renoncé.  Je  fuis 
venu ,  leur  dit-il ,  (  pendant  que  fufpen- 
dus  attentivement  fur  fa  miférable  cou- 
chette ,  ils  recueilloient  avidement  fes  der- 
nières paroles  )  je  fuis  venu  dépofer  mes 
os  au  milieu  de  vous  ».  Ce  fut  en  cet  inf- 
tant  redoutable  qu'il  rendit  ce  témoignage 
touchant  de  la  vérité  ôc  des  confolations 
de  la  religion  qui  parloir  à  fon  cœur.  «  Si 
j'avois  fervi  mon  Dieu  avec  autant  de  zèle 
que  j'en  ai  montré  pour  le  fervice  de  mon 
Roi  ,  ce  Dieu  ne  m'auroit  pas  ainfi  dé- 
laifTé  dans  ma  vieillefTe  î>.  Vérité  fubiime  , 
quoique  tardive  ,  puiiTcs-tu  parler  avec  la 
même  force  à  ceux  qui  ont  befoin  de  t'en- 
tendre  ! 

Li  mort   de  Woolfey  pourroit  fournir 
le  fujet  d'un  excellent  tableau  du   genre 
Tome  II.  X 


(  3^2  ) 
moral.  Si  le  pinceau  de  l'Artifte  imprimoit 
aux  traits  pâles  de  l'homme  d'Etat  mou- 
rant ,  ce  chagrin ,  ces  remords ,  ces  tor- 
tures du  dérefpoir  ,  &  en  même  tems  ce 
rayon  d'efpoir  confolant  qui  venoit  luire 
dans  Ton  ame  à  fon  heure  dernière ,  comme 
la  vue  d'un  port  dans  la  tempête  ,  la  toile 
animée  exciteroit  des  réflexions  fages  ôc 
falutaires. 

Le  Peintre  ne  fauroit  guères  choifîr  une 
fituation  plus  intéreffante  que  celle  du  mo- 
ment où  Ton  adminiftre  au  Prélat  expi- 
rant les  foulagemens  de  la  Religion  que 
les  combats  d'une  ambition  mal  éteinte 
paroîtroient  lui  rendre  moins  précieux  j  il 
faudroit  le  montrer ,  pour  ainfi  dire  ,  par- 
tagé entre  la  terre  &  le  ciel ,  quoique  le 
dernier  fentiment  dût  dominer  en  lui.  Le 
fujet  demande  un  appartement  fombre  ou 
foiblement  éclairé  par  un  rayon  de  lumière 
dardant  au  travers  d'une  fenêtre  gothique  , 
lequel  jetteroit  fa  force  fur  la  principale 
figure  ,  &  iroit  en  fe  dégradant  fur  les 
autres  &  fur  le  refte  du  tableau.  Les  accef- 


(  3^5  ) 
foires  fcroîent  en  petit  nombre  <Sc  fîmpîcs  , 
prefque  rien  de  plus  que  la  crofTe  &  le  cha- 
peau de  Cardinal  ,  pour  indiquer  le  fujct. 

Ce  traie  hiftoriqiie  n'eft  pas  le  fcul  que 
rappelle  cette  ancienne  ville.  On  y  montre 
encore  la  maifon  où  Richard  III.  pafla  la 
nuit  avant  la  bataille  de  Bofworth  j  &  on  a 
confervc  jufqu'à  ce  jour  dans  les  regillres 
publics  de  la  ville  (à  ce  que  nous  dit  notre 
Guide,  homme  cependant  de  peu  d'érudi- 
tion) ,  un  fait  qui  montre  la  défiance  ôc  le 
caradcre  fombre  de  ce  Prince,  C'étoii  Ion 
ufage  de  traîner  à  fa  fuite  parmi  le  bagage 
de  fon  camp  ,  un  lit  de  bois  très-pef.mr , 
ne  pouvant  ,    difoit-il  ,    dormir   dans   un 
autre.  Il  y  avoir  pratiqué  une  cachette  oti 
il  gardoit  fon  tréfor.  Après  le  combat  ou 
Richard  perdit  la  vie  ,  le  Comte  de  Rich- 
mond  (depuis  Henri  III.  )  entra  dans  Lei- 
cefter  avec  fes  troupes  viélorieufes.   Tous 
.  ceux  qui  avoient  favori fé  la  caufe  du  Roi 
fe  virent  expofés  au  pillage  î  mais  le  lit  ne 
fut  pas  compris  dans  le  butin  :  on  le  né- 
gligea comme   un  meuble  vil  &  inutile. 

X   2 


(  3H  ) 

Le  Maître  de  la  maifon  ayant  enfuite 
découvert  l'argent  cache  ,  devint  riche 
toLit-à-coup  ,  fans  que  perfonne  devinât  la 
foLirce  de  fa  fortune.  Il  acheta  des  terres  , 
&  enfin  devint  Maire  de  Leiceiler ,  à  ce 
que  nous  apprîmes.  Cet  homme  ,  en  mou-, 
rant  ,  laifla  fa  veuve  très-riche  5  mais  elle 
fut  aflaffinée  quelques  années  après  par 
une  fervante  qui  ctoit  dans  le  fecret  de 
la  caufe  de  fes  richelTes ,  qu'elle  convoitoit. 
Le  procès  de  cette  malheureufe  fille  &  de 
fes  complices  ,  dévoila  toute  l'affaire. 


(  3^5  ) 


CHAPITRE     XXXI. 


D 


E  Leicefler  en  avant  ,  le  pays  rejfte 
toujours  plat  Ôc  boifeux ,  s'étendant  en 
prairies ,  en  pâturages  6c  en  communes^ 
L'horifon ,  de  tous  cotés  ,  efl:  géne'rale- 
ment  borné  par  des  flèches  de  clochers. 
Plus  d'une  fois  il  nous  arriva  d'en  compter 
fix  ou  fept  ornant  les  limites  d'une  vue 
circulaire. 

De  toutes  les  Provinces  de  l'Angleterre^ 
celle-ci  eft  la  plus  célèbre  pour  ce  noble 
amufèment  ,  que  le  génie  inventif  de  nos 
Jeunes  Chafleurs  a  nommé  fi  heureufement 
cliajfe  de  clocher.  Dans  la  difette  du  gibier  , 
les  Amateurs  du  champ  fe  ralTemblent  en 
corps  fur  un  terrein  ,  d'où  ,  à  un  fignaî 
convenu,  ils  s'élancent  tous  en  même-tems 
au  grand  gaîop  ,  fautant  les  haies  &  les 
fo (Tés  ,  &c  fe  dirigeant  vers  quelque  clo- 
cher bien  vifible  ,  qu'ils  ont  pris  pour  bus 
de  cette  courfe.  Celui  qui  a  le  rare  bon- 


hcui  d*y  arriver  avant  les  autres ,  reçoit , 
dit-on  ,  autant  d'illuflration  que  s'il  étoit 
le  premier  tcmoin  de  la  mort  du  renard 
atteint  pi^r  les  chiens.  O  decus  gcncris  ! 

Dans  ces  vaftes  plaines ,  aufli  riches 
qu'elles  font  peu  pittorefques  ,  nous  n'a- 
vions rien  à  obferver  que  les  nombreux 
troupeaux  de  gros  &  de  menu  bétail  qui 
y  paifient.  Et  faute  d'autres  objets  ,  nous 
nous  amufîons  à  contempler  les  formes 
variées  de  ces  animaux  ,  &  à  étudier  leurs 
combinaifons  les  plus  agréables. 

Le  cheval  ell  certainement  ,  de  foi ,  un 
plus  noble  animal  que  la  vache.  Sa  forme 
eft  plus  ciégante  :  le  feu  ,  la  vivacité  ,  la 
grâce  compofent  fon  caradère  &  marquent 
fes  mouvemens.  Mais  confidérée  dans  un 
jour  yittorefcue  ,  la  vache  a  incontellnble- 
ment  l'avantage  ,  &  efl  plus  favorable  à 
tous  égards  aux  grâces  du  pinceau  (i). 


(i)  Ceci  ne  doit  s'entendre   <que  du  cheval  placé  dans 

un  payfage.  L'Auteur  lui  donneroit  la  préférence  par-tout 

ailleurs  ,  &  avec  railon. 

(  Note  du  Traducîdir,  ) 


TJ'w  a-v" 


J'.i.rr     7^2-. 


(  3^7  ) 

En  premier  lieu  ,  les  lignes  da  cheval 
font  arrondies  &  polies  ,  &  n'admettent 
que  peu  de  variéte's  :  au  lieu  que  les  os 
de  la  vache  font  élevés  &  varient  la  ligne 
en  plufieurs  de  fes  points  par  des  formes  " 
quarrées  ,  très  -  pittorefques.  Il  y  a  auffi 
dans  la  vache  plus  de  portions  concaves 
dans  les  lignes  ,  celles  du  cheval  étant  con- 
vexes en  plus  grande  partie. 

Mais  ,  dira  quelqu'un  peut-être ,  le  che- 
val maigre  &  hors  de  fervice ,  6c  dont  les 
os  percent ,  fera  donc  en  ce  cas  aufïi  pit- 
torefque  que  la  vacher  Oui,  répondrai-je, 
il  Teft  à  quelques  égards  j  mais  il  y  auroit 
peu  de  plaiiir  pour  l'œil  à  voir  fous  une 
forme  défeftueufe  un  objerqui  lui  a  donné 
en  d'autres  circonflances ,  l'idée  de  beauté. 
Le  pli  de  l'imagination  reviendra  dans 
toute  fa  force ,  en  dépit  de  nous  ,  &  quel- 
que pittorefque  que  fût  la  chofe  préfentée, 
la  révolteroit  fans  doute. 

Les  lignes  de  la  vache  font  non-feule- 
ment plus  pittorefques  ,  mais  elle  a  en- 
core la  fLipcrioriré  par  la  manière  dont  ces 

X4 


f  32S  ) 

lignes  Te  rempIifTent  &  s'efFaçent.  Si  le 
cheval  fur-tout  a  un  poil  liffe  ,  ce  que  les 
Maquignons  appellent  un  bel  habit ,  le  poli 
de  la  furface  n'eft  pas  fi  heureufement 
adapté  à  recevoir  les  touches  animées  du 
pinceau  que  Ja  forme  &  1  habit  raboteux 
de  la  vache.  Dans  l'aélion  de  fe  lécher  (qui 
efl  très-ordinaire  à  cet  animal  )  ,  elle  jette 
fes  poils  ,  Iorfqu*iIs  font  longs  ,  en  diiTé- 
rens  paquets  ou  flocons  qui  reflemblent  à 
des  plumes ,  ce  qui  leur  imprime  un  ca- 
iaâ:^re  original ,  fingulièrement  propre 
aux  touches  du  pinceau  (i). 

L'époque  où  les  vaches  font  ordinaire- 
ment  le    plus  pittorefques,  c*eft  le  mois 


(  I  )  C'eft  ce  qu'on  peut  admirer ,  fur-tout  dans  les 
beaux  tableaux  de  Cafanove  ,  &  quelquefois  même  dans 
ceux  de  M.  Loutherbourg  Ton  élève,  qui,  quoiqu'infcrieur 
en  génie  à  Ton  Maître,  a  néanmoins  un  grand  talent  da as 
le  genre  du  payfage.  Cazanove,  né  à  Londres,  a  paîîé 
toute  fa  vie  à  Paris,  &  y  efl  mort;  &  fon  Elève  ,  n;;  â 
Paris,  ou  du  moins  Académicien  François ,  efi  venu  s'cta.- 
blir  en  Angleterre,  où  il  vit. 

(  Note  du   Traduczeur.  ) 


(  3^9  ) 
d'Avril  ou  le  mois  de  Mai ,  lorfque   les 
anciens  poils  tombent,  11  y  a  un  contrafte 
entre  les  parties  rudes  &  les  parties  douces 
de  l'habit,  &  on  voit  fouvent  auffi  une  va- 
riété agréable  de  teintes  grisâtres ,  mêlées 
avec  d'autres  nuances  d'une  couleur  plus 
riche.   Nous   remarquons  la  même   chofe 
dans  les   ânons  ,  pendant  qu'ils  font   en- 
core dans  l'état  de   Nature  ,  c'efl-à-dire  , 
avant  qu'on  les  ait  fait  travailler. 

Le  vache  eft  non-feulement  mieux  adap- 
tée à  recevoir  les  touches  animées  du  pin- 
ceau ,  mais   elle  eft  auffi  plus  fufceptible 
des  beaux  effets  de  la  lumière.    Le  cheval 
les  reçoit  dans   une  exteiifion  graduelle , 
comme  une  partie  de  terre  de  jardin  d'une 
furface  unie  ;  la  vache  ,  au  contraire  ,   les 
reçoit  brufquement  par  des  jets  hardis  & 
irréguliers ,  tels  que  ceux  qui  frapperoient 
fur  un  fol  raboteux.  Or,  quoique  dans  de 
grands  objets   la  gradation   de  la  lumière 
foitune  des  plus  grandes  fourcesde  beauté; 
cependant ,  dans  un  objet  diminutifs    elle 
n'a  pas  ,    pour    l'ordinaire  ,    m\   effet    il 


(  33°  ) 

agréable  que  celui  produit  par  des  clairs 
piquans  ,  qui  tombent  ,  pour  ainiî  dire  , 
avec  brufquerie. 

La  couleur  de  la  vache  ,  auffi  ,  efl  fou- 
Tent  plus  pittorefque.  Celle  du  cheval  a 
généralement  de  l'uniformité.  Au  lieu  que 
les  teintes  du  corps  de  la  vache  jouent  fré- 
quemment l'une  dans  l'autre  j  une  tête  obf- 
cure  fe  fondant  dans  des  côtés  d'une 
nuance  plus  légère  ,  &  ceux-ci  encore  plus 
obfcurs  que  les  parties  de  derrière.  Celles- 
là  font  les  plus  belles  qui  font  ainfi  mé- 
langées de  couleurs  foncées  qui  fe  dégra- 
dent d'une  façon  harmonieufe  en  des  teintes 
plus  foibles.  Quelques  taches  blanches  , 
éparfes  çà  &  là ,  peuvent  ajouter  à  la  beauté 
de  l'animal  i  mais  11  elles  s'étendent  en 
forme  de  grandes  pullules  &  coupent  bruf- 
quement  du  clair  à  l'obfcur ,  alors  elles  font 
un  effet  défagreable.  La  vache  toute  noire 
ou  toute  roulTe  a  en  elle-même  très-peu  de 
variété,  mais  dans  un  grouppe  ,  ces  couleurs 
ailleurs  peu  favorables  ,  peuvent  fe  marier 
avec  harmonie. 


(  33'  ) 

Dans  le  carcclire  &  la  forme  générale  des 
vaches  ainfî  que- des  chevaux  ,  il  y  a  plu- 
(jeurs  degrés  de  beauté  &  de  difFormité. 

Le  caraclère  de  la  vache  confifte  princi- 
palement dans  la  tête.  Un  front  ouvert 
ou  étroit,  un  devant  de  tête  plus  long  oa 
plus  court ,  une  corne  plus  ou  moins  re- 
courbée ou  tortillée  ,  ou  la  couleur  &  l'é- 
pailTeur  du  fourciî  ,  fuffifent  pour  changer 
entièrement  le  caraclère ,  &  donner  à  la 
contenance  un  air  dur  ou  a2:réable.  En  un 
mot,  la  têre  de  cet  animal  n'efl  pas  moins 
caraâiériflique,  qu'appropriée  à  toutes  les 
grâces  du  pinceau. 

A  l'égard  de  la  forme  générale  de  la  va- 
che ,  nous  ne  fommes  pas ,  à  la  vérité  ,  fî 
délicats  ni  fi  difficiles  à  contenter  que  dans 
celle  du  cheval.  Les  points  &  les  propor- 
tions du  dernier  font  étudiés  &  déterminés 
avec  tant  d'exa(flitude  &  de  précilion  ,  que 
le  moindre  écart  en  ce  genre  choqueroit  la 
vue.  Mais  nous  ne  fommes  pas  fî  favans 
quant  à  la  forme  générale  de  la  vache.  Si 
l'on  évite  la  difformité ,  c'en  eft  allez  :  P Ar- 


(33^ 
tifte  a  rempli  fon  but.  II  y  a  particulièi'e- 
ment  deux  défauts  dans  la  Jigne  de  la  va- 
che ,  le  dos  de  cochon  &  le  croupion  enfoncé. 
Ce  font  là  fes  deux  impeifedions  les  plus 
ordinaires.  Si  elîe  en  eft  exempte ,  &  qu'elle 
ait  un  coloris  harmonieux  &  un  caraftère 
de  tête  agréable ,  il  efl:  prefque  impoffible 
qu'elle  manque  de  plaire  à  l'Artifte. 

Le  taureau  ôc  la  vache  diffèrent  plus  de 
caractère  ôz  àe  forme  ,  que  le  cheval  &  la 
jument.  Ils  font  jettes  dans  des  moules  diffe* 
rens.  L'auflérité  de  l'air  de  tête,  l'épaiffeur 
&  la  convexité  du  cou  ,  la  péfanteur  de  la 
poitrine  &  des  épaules ,  la  douceur  unie 
des  os  des  hanches  ,  ôc  la  légèreté  des  quar- 
tiers de  derrière  fe  trouvent  toujours  dans 
le  taureau  &  rarement  dans  la  vache. 

Le  mxouton  &  la  brebis  ont ,  dans  la  pro- 
portion de  volume ,  autant  de  beauté  que 
la  vache  ,  v?c  ne  font  pas  moins  propres  aux 
grâces  du  pinceau.  Quoiqu'ils  n'aient  point 
k  variété  du  coloris ,  cependant  il  y  a  dans'^ 
leurs  toifons  une  richeffc  ,  une  délicateffe 
de  îoLiche,  une  douceur  ii  tendre  des  om- 


il/;w^  ^'^^' 


Pit<Te  33  S 


■^^^< 


(333) 
brcs,  qu'ils  prcTentent  à  la   vue  un  objet 
très-agrcable. 

Ces  petits  animaux  font  beaux  dans  tou- 
tes leurs  fituations ,  excepté  lorfqu'ils  ne 
viennent  que  de  fubir  la  tonte.  Mais  ils  re- 
couvrent   bientôt   leur   beauté    première]: 
après  un  laps  de  quelques  femaines  ,  leurs 
flancs  fillonnés  font  recouverts  par  la  pré- 
cieufe  toifon  ,  &  ils  reparoifient  fous  un 
habillement  pittorefque.  Leur  beauté  dure 
tant  que  croît  la  laine.  Ce  qu'ils  en  perdenc 
du  côté  de  la  taille  qui  s'arrondit,  fe  trouve 
plus  que  compenfé  par  ce  qu'y  ajoutent  les 
flocons    plumerés    de    leurs   toifons    bril- 
lantes (i).Ils  ne  font  pas  moins  beaux ,  lorf- 
que  leurs  côtés  font  un  peu  déguenillés  , 
qu'on  découvre  dans  les  traces  de  la  laine 
une  partie  de  leur  forme  ,  dont  le  refte  efl: 


(i)  L'Auteur  peint  ici  les  moutons  d'Angleterre  ,  dont  la 
toifon  j  que  les  belles  prairies  confervent  (ans  doute  à  cet 
cgard  ,  font  toujours  fraîches  &  propres ,  &  ont,  en  effet, 
un  luifant  de  foie  qu'on  ne  voit  point  à  ceux  de  France. 


(  Nou  du  Traducteur.) 


(  334) 

caché  defîbus.  Berghem  femble  avoir  pris 
plaiilr  â  les  peindre  dans  cet  ctat. 

Nous  obfervons  peu  de  diftcrences  dans 
les  caraclèrcs  &  les  formes  des  moutons  & 
des  brebis.  On  trouve  quelquefois  parmi 
eux  un  air  de  tête  deTagréable  ,  &  quelque- 
fois auflî  cette  ligne  mauvaife  6l  courbante 
que  nous  avons  appellée  le  dos  de  cochon. 
Mais  dans  un  animal  il  petit ,  Pœil  ne  s'a- 
mufe  point  ordinairement  à  chercher  des 
parties  y  il  s'arrête  plutôt  à  l* apparence  to  - 
tak^  &  d'autant  plus  que  les  moutons  étant 
fpécialement  faits  pour  former  des  trou- 
peaux ,  on  les  confidère  généralement 
comime  les  objets  de  l'allemblage  &  du 
grouppe. 

Les  remarques  que  j'ai  faites  ,  relative- 
ment à  la  beauté  de  ces  animaux  ,  fe  trou- 
vent confirmées  par  la  pratique  de  tous  les 
grands  Maîtres  qui  ont  traité  fur  la  toile  la 
vie  champêtre  ou  paftorale ,  tels  que  Berg- 
hem ,  Coyp  ,  Porter  &  autres  ,  qui  les  ont 
toujours  adoptés  de  préférence  aux  che- 
vaux &  aux  daims ,  pour  orner  leurs  fcè- 


(  ÎÎ5  ) 

nés  rufliqucs.  C'eft  une  réflexion  qui  ne 
peut  manquer  de  frapper  Tamant  de  la  Na- 
ture ,  que  ces  mêmes  animaux  ,  les  plus 
utiles  à  l'homme ,  font  en  même  tems  ceux 
qui  lui  font  le  plus  grand  plaifîr  ,  en  ne 
coniidérant  que  l'ornement  des  fcènes  na- 
turelles ,  foit  en  réalité  ou  dans  la  repré- 
fentation. 

Après  avoir  examiné  ainiî  les  formes  de 
ces  animaux  pittorefques ,  nous  employâ- 
mes aufli  quelque  tems  à  examiner,  à  étu- 
dier fous  la  pofi  de  la  Nature  leurs  combi^ 
naifons  les  plus  agréables. 

Le  gros  bétail  a  un  iî  grand  volume  , 
que  lorfqu'on  veut  en  décorer  un  devant 
de  tableau  ,  il  n*y  faut  qu'un  petit  nombre 
de  têtes.  Deux  vaches  ne  peuvent  fe  com- 
biner qu'avec  quelque  difficulté.  Trois  for- 
ment un  bon  grouppe  ,  foit  réunies  ,  ou 
une  un  peu  écartée  des  deux  autres.  Si 
vous  portez  le  grouppe  au-delà  de  trois  , 
il  faut  néceflairement  en  détacher  une  ou 
davantage  ,  un  peu ,  dans  la  proportion  du 
nombre.  Ce  qui  eil  ainii  détaché  du  grouppe 


(330 

prévient  la  péfantcur  &  ajoute  au  mérite 
des  objets  1  agrément  de  la  variété.  Le  même 
principe  que  nous  avons  ci-devant  applique 
aux  montagnes  &  à  d'autres  corps  natu- 
rels (i)  convient  également  au  gros  bétail. 

Les  têtes  de  gros  bétail^  mifes  en  grouppe 
dans  un  lointain  ,  tombent  fous  les  mêmes 
règles  5  avec  cette  différence  qu'on  peut 
alors  en  introduire  un  plus  grand  nombre 
en  compofition. 

Lorfque  i'Artifte  grouppe  ce  qu'il  doit 
fur-tout  foigner,  c'efl  le  contrafte  des  atti- 
tudes. Il  doit  chercher  à  oppofer  une  figure 
couchée  ou  agenouillée  à  une  qui  eft  de- 
bout ,  des  airs  de  tête  raccourcis  à  d'autres 
qui  foient  alongés  ,  contrafter  une  couleur 
par  une  autre.  Des  puftuîes  ou  taches  blan- 
ches peuvent  ajouter  à  la  vivacité  d'un 
grouppe  5  quoique  nous  les  ayons  tou- 
jours trouvé  défavantageufes  dans  un  ani- 
mal ifdlé. 

Les  troupeaux  de  moutons  &  de  brebis 


(i)  Vojez  Chapitre  XVIII,  au  commencement. 

font 


(  3Î7  ) 

font  fous  l'empii-e  des  mêmes  règles ,  avec 
la  feule  diftindion  que  le  devant  Je  tableau , 
ainfi  que  le  lointain  ,  peuvent  admettre  une 
plus  grande  quantité  de  ces'petits  animaux. 
Dans  les  fujets  champêtres  ,  les  brebis  font 
fouvent  objets  d'ornement  ,  lorfqu'elles 
paroiflent  en  points  épars  fur  les  flancs  des 
collines  éloignées.  En  ce  cas  ,  il  n*y  a  guères 
autre  chofe  à  faire  que  d'éviter  les  formes 
régulières  ,  les  lignes  ,  les  cercles  &  les 
croix  que  forment  quelquefois  les  trou- 
peaux nombreux  de  ces  animaux.  En  les 
combinant  néanmoins,  ou  plutôt  en  les 
éparpillant ,  le  Peintre  ne  doit  point  perdre 
de  vue  le  principe  que  nous  avons  tant  de 
fois  répété.  Il  peut  les  brouiller  enfemble 
en  une  ou  plufieurs  grandes  mafîes  j  mais  il 
doit  en  détacher  de  petits  groupes  de 
différentes  forces ,  en  proportion  des  plus 
grands. 

Au  foutien  des  préceptes  que  j'ai  donnés 

ici  à  l'égard  du  groupe  fubordonné  ,  je   ne 

puis    m'empêcher   de    produire  l'autorité 

d'un  grand  Maître  dans  la  connoifîance  de 

Tomi  IL  Y 


(  333  ) 

la  Nature ,  8c  dont  j'ai  eu  fouvent  «^ccafion, 
dans  Je  cours  de  cet  ouvrage ,  de  citer  l'opi- 
nion fur  diiTcrentes  parties  de  l'art  de 
peindre  ,  qu'il  paroît  avoir  poilcdé  à  un 
degré  fupérieur. 

Enée  ,  après  avoir  débarqué  fur  la  côte 
d'Afrique  ,  voit  de  deilus  les  hauteurs  une 
troupe  de  daims  qui  paiflent  dans  une  val- 
lée j  &  Virgile  qui  ,  dans  la  plus  légère 
circonllance  ,  fepible  avoir  toujours  pré- 
fentes des  idées  dé  beauté  pittorefque  ,  in- 
troduit ces  animaux  dans  fon  tableau  ,  ab- 
folumentde  la  même  manière  qu'un  Peintre 
l'auroit  fait.  Du  groupe  principal ^  il  en  dé- 
tache un  fuh  or  donné. 

Très  littore  cervos 
.Profpicit  errantes  :  hos  tota  armenta  fequuntur 
A  tergo. 

Je  ne  me  crois  pas  obligé  de  diffimuler 
que  quelques  Commentateurs  ont  pouffé 
la  démence  jufqu'à  trouver  dans  ces  trois 
cerfs  en  avant ,  6c  fuivis  de  toute  la  troupe  , 
l'inclination  du  Poète  pour  le  gouverne- 


(  33P  ) 
ment  ariftocratiqiie  ,  &  que  d'autres  auflî 
fao^es  ont  cru  /  voir  un  hommage  rendu  au 
Triumvirat.  C'eft  le  mctier  des  Commen- 
tateurs de  pénétrer  dans  les  feci'ets  de  l'ame 
de  leurs  auteurs  :  l'homme  fsnfé  fe  contente 
de  bien  faifîr  le  fens  littéral ,  &  d'en  pro- 
fiter. 

On  peut  obferver  en  outre  ,  que  le  gros 
Ôc  le  menu  bétail  fe  mêlent  fort  agréable- 
ment enfcmbk  dans  un  tableau  ,  de  même 
que  les  vieux  animaux  &  les  jeunes.  Les 
agneaux  &  les  veaux  fervent  à  remplir  de 
petits  interllices  dans  un  groupe  ,  &  ai- 
dent à  la  combinaifon.  J'ajouterai  que  des 
hommes  ,  des  femmes  Ôc,  des  'en/ans  fe  com- 
binent auiïi  d'une  manière  agréable  avec 
des  animaux.  En  effet ,  ils  donnent  géné- 
ralement de  la  grâce  à  un  groupe ,  en  le 
terminant  en  pointe. 

Je  regarde  prefque  comme  inutile  d'ex- 
cufer  cette  longue  digreffion  que  m'a  fug- 
gérée  fi  naturellement  le  pays  que  nous 
parcourions ,  ôc  qui  efl: ,  d'ailleurs  ,  (i  étroi- 
tement liée  au  fujet  que  je  traite.  Celui  qui 

Y    2 


(340) 
étudie  le  payfage  ,  fe  trouvera  louvent  em- 
barraffé  dans  la  compolition  ôc  l'exécution 
d'un  tableau  de  ce  genre ,  s'il  ne  s'efl:  ha- 
bitué &  exercé  au  choix  &  à  la  combinai- 
fon  des  figures  d'hommes  &  d'animaux. 


(  341  ) 


CHAPITRE     XXXI  I. 

JLiORSQUE  nous  eûmes  quircé  les  plaines 
de  Leiceftershire ,  nous  entrâmes  dans  le 
Comté  de  Northampton  qui  prend  une 
nouvelle  face.  Le  terrein  commence  à  s'éle- 
ver &  à  baifler  alternativement ,  6c  des  loin- 
tains à  fe  découvrir. 

Les  jardins  de  Milord  StrafFord  ,  qui 
s'étendent  dans  une  longueur  confidérable 
à  la  gauche,  font  un  grand  ornement  pour 
cette  partie  du  pays. 

Enfuite  ,  viennent  les  embellifîemens 
faits  par  Milord  Hallifax  dans  fa  terre.  De 
la  route  ,  ils  ne  font  pas  un  grand  effet  ; 
mais  elle  eft  fi  belle  ,  qu'elle  n'a  pas  befoin 
du  fecours  des  accefToires.  Elle  pade  à  tra- 
vers des  allées  fpacieufes  ,  ornée  de  chaque 
côté  d'une  bordure  large  &  irrégulière  de 
gazon ,  &  ferpente  le  long  de  plans  en  ef- 
paliers  de  chênes  en  crue  parfaite  ^  que  lc% 
détours  variés  du  chemin  forment  de  diC- 


(  342  ) 
tàiice  en  dillance  en  beaux  groupes  d'ar- 
bres. Là  ,  on  a  un  bon  de^'ant  de  tableau  & 
des  vues  admirables  dans  un  pays  magni- 
Hque  qu'on  découvre  à  droite  ôc  à  gauche  , 
à  travers  les  tiges  des  arbres.  La  fimplicité 
majeftueure  Ôc  la  beauté  naturelle  de  ces 
alle'es  ,  font  infiniment  au-delTus  de  l'affé- 
terie nivelée  des  avenues  du  jardin  le  plus 
luperbe. 

Depuis  Newport-Pagnel  ,  le  pays  con- 
tinue à  être  agréable  ôc  intéreffant.  Avant 
de  gagner  Woorburn ,  nous  eûmes  un  bel 
afpeâ:  de  l'Abbaye  de  ce  nom  ,  &  des  bois 
qui  l'entourent,  objets  qui  ornent  très-bien 
le  payfage. 

Le  parc  de  "Woorburn  eft  une  fcène  de 
bois  très-étendue  ôc  fufceptible  de  recevoir 
beaucoup  d'améliorations.  Nous  le  traver- 
sâmes; mais  ne  pûmes  voir  la  Maifon  du 
Duc  de  Bediord ,  parce  qu'elle  n'eft  ouverte 
qu'en  certains  jours.  A  dire  la  vérité,  le 
iéfappomtemeîit  ne  nous  parut  pas  grand. 
Lf ameublement  de  routes  les   Maifons  de 


(  345  ) 

Seigneurs  cft  à  peu-pics  le  mcme  pûr-tout  j 
ôc  quant  aux  tableaux ,  à  moins  que  le  goût 
du  Maître  diî  Château  ne  foii  connu  pour 
bon  ,  les  noms  ôc  la  mode  ont  tant  d'em- 
pire fur  refprit  de  la  plupart  des  gens  de 
qualité  ,  que  ce  que  le  vulgaire  regarde 
comme  les  meilleures  colled:ions  ,  pa}»e  à 
peine  à  l'homme  de  goûi  qui  veut  les  voir, 
un  équivalent  des  difficultés  qu'il  a  éprou- 
rées  pour  y  parvenir. 

Quand  on  a  quitté  Woorburn  ,  les  points 
de  vue  ne  cefTent  point  d'être  agréables , 
jufqu'à  ce  qu'on  rencontre  les  collines  de 
craie  de  Dunflable.  Elles  fuffiroient  pour 
dégrader  le  plus  beau  iite.  Mais  lors- 
qu'on a  une  fois  laiiTé  derrière  foi  ces  hau- 
teurs éblouifTantes,  le  pays  fe  ranime.  Les 
terres  (Se  les  collines  font  couvertes  de  bois 
&  de  verdure  ,  vSc  le  tout  offre  une  appa- 
rence qui  rejouit  l'œil  du  fpedateur.  Du 
côté  de  Pveeiburn  ,  principalement,  la  cam- 
pagne cft  admirablement  belle  ,  &  de  ma- 
gnifiques lointains  paroiifent  entre  les  chê- 
nes touffus  qui  ombragent  la  route. 


(  344  ) 

L'Eglife  de  Saint-Albans  &  Iôs  ruines 
dont  elle  efl  environnée  ,  forment  une  fa- 
brique immenfe  où  il  fe  trouve  pl'ufieurs 
parties  ,  d'un  bon  effet  pittorefque.  Il  y  a 
aulïî  dans  le  bâtiment  un  mélange  de  brique 
ôc  de  pierre  qui  offre  fouvent  un  contrafte 
agréable  dans  les  teintes.  Quoiqu'il  y  ait 
dans  le  corps  de  la  ftruéture  de  cette  Eglife 
quelques  refies  d'une  fuperbe  Architecture 
gothique  ,  il  y  a  encore  plus  de  difformités 
de  conflrudion  Saxonne  ,  fur  tout  la  tour 
qui  eft  lourde  &  chargée  d'ornemens  défa- 
gréables.  La  petite  flèche  qui  en  fort  efl 
une  abfurdité  monflrueufe.  Au-dedans  de 
rEglife  ,  près  de  l'Autel ,  efl  un  monu- 
ment très-curieux  dans  le  goût  gothique. 

Parmi  le  grand  nombre  de  ceux  qui  ha- 
bitent les  régions  fouterraines  de  cette 
Eglife ,  gît  le  célèbre  Prince  connu  juf- 
qu'à  nos  tems  modernes  fous  le  nom  du 
bon  Duc  Humphrey.  Il  étoit  le  plus  jeune 
frère  du  Roi  Henri  V.  d'Angleterre  ,  & 
ayant  été  afîafïïné  par  une  faâ:ion  qui  fe  for- 
ma fous  le  règne  fuivant,  il  fut  enterré  dans 


(  345  ) 

quelque  partie  de  cette  Abbaye  j  mais  on 
ignoroit  la  place  précife  où  fon  corps  étoit 
dépofé,  jufqu'àce  qu'ayant  refté  caché  pen- 
dant un  laps  de  trois  fiècles  révolus ,  il  fut 
retrouvé  il  y  a  quelques  années.  On  ouvrit 
par  hafard  un  caveau  où  il  n'y  avoit  qu'un 
feul  cercueil  de  plomb.  Là  étoit  renferme 
cet  infortuné  Prince  ,  qu'on  trouva  alTez 
bien  confervé ,  parce  que  fa  dépouille  avoit 
cté  mife  dans  des  aromates. 

Auprès  de  Saint-Albans  ,  étoit  autrefois 
fituée  la  Ville  de  Verulam  (i)  ,  l'un  des 
plus  célèbres  lièges  de  l'Empire  Romain, 
dans  notre  Me.  Elle  fut  faccagée  ôc  dé- 
truite de  fond  en  comble  par  Boadicée  , 
cette  Héroïne  qui  tailla  tant  de  fois  en  pièces 
les  armées  de  ce  Peuple-Roi.  Camden  fait 


(i)  C'cft  de  ce  lieu,  autrefois  Baronnie,  que  droit  (bn 
titre  le  ccicbre  Chancelier  Bacon,  le  plus  grand,  peut- 
être  ,  de  tous  les  Philofophes.  Mais  je  ne  fâche  pas  qu'au- 
cun autre  Ecrivain  que  J.  J,  Roufièau  l'ait  appelé  de  fon 
nom  de  F'érulam.  Il  fera  toujours  plus  connu  fous  celui 
qu'il  a  li  bien  illuflré. 

(Note  du  Traducteur.) 


(  34^) 

remonter  la  dignité  &  l'importance  de 
Verulam  ,  à  une  époque  encore  plus  recu- 
lée :  ii  croit  que  c'étoit  cette  Ville  foreftière 
où  Caiïibelin  fe  défendit  contre  Jules- 
Céfar. 

Au-delà  de  Verulam,  le  pays  devient 
agréable.  Auiïi-tôt  après  qu'on  a  paiTé 
Barnet ,  le  chemin  entre  dans  la  commune 
de  Finchley.  Le  lointain  efbboifeux,  en- 
trecoupé par  une  plaine  étendue  qui  s'unit 
à  lui  pai"  des  bouquets  d'arbres  épars.  Les 
parties  font  grandes  &  la  fcène  ne  manque 
point  abiolument  de  mérite  pittorefque. 

La  première  vue  de  Highgate-hill  forme* 
roit  un  bon  lointain  ,  fi  elle  étoit  convena- 
blement foutenue  par  un  devant  de  ta- 
bleau. Quand  on  a  monté  la  colline  ->  la 
perfpedive  eft  très-mo-jeflueufe  ;  mais  l'œil 
t-fl  enibarralTé  en  quelque  forte  par 
la  .multiplicité  des  objets  qu'il  apper- 
coit. 

Arrivés  là ,  il  n'y  a  plus  de  campagne. 
Londres  commence  iiéjà  à  s'annoncer  par 
les  idées  dtTagréables  qui  vous  pourfuivent 


(  547  ) 
^:  vous  afficVent  dès  fcs  <jnndes  avenues. 

o  c 

Les  briqueries  exhalant  une  fumée  nuidblç, 
les  éî^onts  &.  les  folles  remplis  d'une  eau 
boueufe  &c  croupiiTante  ,  des  amas  de  ter- 
reau    noir  &  d'immondices  de  toutes  les 
efpcccs  ,  des  nuages  de  pouflière  qui  s'élè- 
vent ôc  difparoiflent  alternativemeni:  fous 
le  mouvement   des   roues  rapides  qui   fe 
pourfuivent  fans  ceffe ,  ou  qui  fufpendus 
&  ftationniires  au-deiTus  du  chemin  ,  font 
devenus  l'atmofphcre  de  quelque  voitures 
de  Roulier  ,   dont  la  nxaÛe  pefante  roule 
lentement  ,  des  villages  qui  ne  préfentent 
nulle  idée  champêtre ,  des  arbres  ou  ifolés 
ou  en  efpaliers  le    long  de  la^route  ,  fans 
al  moindre  teinte  de  verdure.  Des  champs 
&  des  prairies  fans  pâturages  ,  où  les  tau- 
reaux mugifîans  font  entafics  ,  en  attendant 
que  leurs  Membres  dépecés  aillent  couvrir 
les  étaux  des  boucheries,  ou  des  vaches 
enfermées  comme  des  pourceaux ,  &  qu'on 
nourrit  de    grains.   Ce  fut  pour  moi  une 
délicieufe  jouiiTance  de  m'appercevoir  que 
i'avois  épuifé  à  la  fin  cette  fucceffion  pé- 


(  348  ) 

nible  d'objets  défagréables  ou  turbulens 
qui  faifoient  fouffrir  tous  les  fens  tour-à- 
tour.  Alors ,  je  laiflai  derrière  moi  le 
bourdonnement  &  l'agitation  des  hommes  ,  & 
me  dérobai  promptement  à  travers  les  rou- 
tes tranquilles  du  Comté  de  Surry,  lef- 
quelles  n'aboutifTant  à  aucun  entrepôt  de 
denrées ,  ni  à  aucun  lieu  de  rendez  -  vous 
général  ,  procurent  de  tous  côtés  des  re- 
traites plus  paifîbles  qu'on  ne  pourroit  ea 
trouver  ""aifément  au  voifînage  d'une  aulîî 
grande  Ville  que  l'eft  celle  de  Londres. 

Mn  du  fécond  &  dernier  Tome, 


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8  '  À  P  L 

liOfsque  Li  couverfure  est  mise  en  travers  sur  une  pcr- 
lie  ,  et  que  ses  deux  lisières  sont  hien  cousues  ensemble  ^ 
leux  Aplaigneurs  tirent  du  voiiwier^  c'est- à-ilirr  de  dessus 
es  planches  qui  sont  ^ispos^es  par  divers  étages  dans 
atlelier ,  cinq  voies  (fc  chardons  ;  chacun  deux  place 
inq  voies  de  son  côte /ce  qui  fait  en  tout  ce  qu'on  nom- 
me une  voiture. 

Ces  chardons ,  morilés  sur  deux  rangs ,  forment  un 
demi-cercle  sur  les  ailes  ou  bras  d'une  croix,  dans  la- 
quelle ils  sont  enchâssés  tl  posés  perpendiculairement  les 
luis  sur  les  autres.  Ces  bras  sont  deux  petits  morceaux 
de  bois,  passés  chacun  lans  nno  mortaise  f;<ite  au  travers 
de  ce  qu'ils  nomment  \e  poteau  on  le  montant  de  la  croix. 
Quand  les  chardons  soit  bien  rangés  dans  le  vuide  qui 
est  entre  les  susdits  pe'its  morceaux  de  bois ,  on  les  fixe 
par  une  forte  ficelle  gai  prend  à  un  bout  des  ailes  ,  passe 
par-dessus  tous  les  chardons  ,  et  vl«nt  s'ai'rèler  à  l'autre 
bout. 

Chaque  voie  esi  composée  de  deux  croix  garnies 
comme  ci-dessus.  Chaque  Aplaigneur  en  prend  une  de 
chaque  main  ,  après  avoir  couvert  ses  trois  derniers  doigts 
d'une  targette ,  c'est-K-dire  d'une  plaque  de  cuir  faite  en 
forme  d'un  ancien  écu  (iu  taigette  ,sous  lacjuelle  il  y  a  une 
peflte  courroie  pour  assu'j^^tllr  la  targette  sur  leurs  doigts  , 
sans  quoi  ils  s'écoreheroient  jax"  leur  frottement  cojitinuel 
fur  la  couverture. 

Lorsque  les  deux  Aplaigneurs  sont  prêts,  ils  avancent 

|?i  pas  égaux  sur  le  milieu  de  la  couverture,  et  reculent 
ensuite  de  même  en  passant  sur  elle  leur  voie  de  char- 
liions  du  haut  en  bas. 
/  La  première  voie  de  chardons  est  composée  de  ceux 
Iqal  ont  déjà  servi, parce  que  des  chardoni  neuf  écorche- 
niient  trop  la  laine  en  la  faisant  venir  s\£  la  couverture. 
La  seconde  voie  est  de  chardons  moins  usés,  et  ainsi  par 
di.'grés  jusqu'à  la  cinquième  voie. 

Dès  qu'on  a  fini  le  premier  côté  ,  on  découd  la  coaver- 
ire  ,.  on  la  retourne  de  l'autre  côté  ,  et  on  la  recoud  pa* 
3S  lisières  ;  chaque  Aplaigneur  y  enploie  cinq  autres 
oies  de  chardons ,  comme  il  a  déjà  ait  du  premier  côié. 
e  dernier  côté  est  toujours  fini  le  pronier  pour  le  travail , 
âts  qu'il  est  achevé  on  prend  des  chrdons  neufs  pour  ^â 


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