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VOYAGES
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VOYAGES
AU
GAP DES AROMATES
(AFRIQUE ORIENTALE)
PAR
GEQRGES RÉVOIL
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iLLVSTRATions DE FERDINANDUS et G» BELLENGER
Cartes grravées par ERHARD
d'après les croquis et documents de Tauteur.
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PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRE DB LA SOCIÉTÉ DEÔ GENS DE LETTRES
PALAIS-ROTAL, 15, 17 ET 19, GALERIE d'ORLÉANS
1880
Tous droits réservés.
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A MONSIEUR HENRY DUVEYRIER
A vous, Monsieur, qui avez suivi, avec tant
d'intérêt et de bienveillance, les deux voyages que
j'ai faits à la côte orientale d'Afrique, Thommage
de ce volume.
C'est le faible tribut de ma reconnaissance.
Veuillez, je vous prie, l'accepter, avec l'assurance
de mon respectueux et sincère dévouement.
Georges RÉVOIL.
t
J!9.
•.;;
AVANT-PROPOS
£n 1846, le lieutenant C. J. Cruttenden, agent
politique de Sa Majesté Britannique à Âden, amené
chez les Medjourtines, à la suite du naufrage du
Memnon, adressa à son gouvernement un rapport
fort intéressant, intitulé : Report on the Mijjer-
tbeyn tribe of ^Somalis inhabiting the district
forming the north east point of Africa (1).
Deux ans plus tard, en 1848, le gouvernement
(1) Transactions of tbe Bombay Geograpbîoal Society, trom
may 1844 to february 1846. <^ Ce n*est point la seule publication
cpnsacrée à cette région par Gruttenden. En 1848, il adressait à
la Société de géographie de Bombay le rapport suivant: Mémoir
of the westernor Edoor Tribes, inbabitîng tbe Somali Coast
of N, E, a vitb tbe soutbern Branches of tbe famîly of Darood
fésident on the banks of Webbi, Sbebeyli, commonly called
tho River Webbi, Lt Cruttenden. Aden 1848.
Il est très difficile de se procurer l'un et l'autre de ces deux
mémoires. Aussi nous avons eru bon d'en utiliser les données
principales dans l'étude générale sur les Çomalis à laquelle sont
consacrées les dernières pages du présent volume»
VIII AVANT-PROPOS
français envoyait en mission, sur la côte orientale
d'Afrique, la corvette à voiles le DucouëdiCy com-
mandée par le capitaine de frégate Guillain. Cette
expédition touchait aux deux ports des Medjourli-
nes, Merâya et Haffoûn. Un ouvrage important (1)
relate les travaux de cette mission.
Ce sont là les seuls documents antérieurs à mon
voyage apportés à Fhistoire de cette contrée.
Peu de temps après ma rentrée en France,
poussé par l'intérêt qu'il attache actuellement à la
colonisation de l'Afrique orientale, le gouvernement
italien dépéchait, dans le golfe d'Aden et vers le cap
Guardafui, le Vettorey commandé par le comte
Thomas de Savoie. — Le rapport de cet officier a
paru en grande partie dans le journal VEsplora-
tore (2).
Je dois aussi mentioniier dans le Bulletin n"" 6
(1) Vouvrage du commandant Guillain ; Voyage à la côte
orientale d Afrique^ publié par ordre du gouvernement, 3 vol.
ln-8*, atlas de 60 planches. Arthus Bertrand, éditeur, 1846, 1847,
1848, est devenu non moins rare. Il n'a pas été, à notre con-
naissance, réédité depuis son apparition.
(2) Capitaine Camperio, rédacteur ; Menozzi et C>*, éditeurs, Milan.
Je suis heureux de trouver dans cetle publication la phrase
suivante à la suite d'extraits de mes communications ans
diverses sociétés de géographie : « La notice contenue dans la rela-
tions que nous avons rapportée concorde complètement avec les
renseignements que nous a souvent donnés le commandant Guar*
mani sur ces parages. »
AVANT-PROPOS IX
de la Société de géographie khédiviale du Caire
l'extrait du rapport du lieutenant colonel Grave
au colonel Stone Pacha (1879).
Tout en respectant les opinions qui y sont
émises, je dois cependant signaler des erreurs
sérieuses relatives au chiffre de la population attri-
buée à chaque ville. — Je regrette vivement, d'autre
part, que l'honorable lieutenant colonel Grave ait
jugé et analysé le caractère des Medjourtines, sans
tenir compte que cette tribu est jalouse à Texcés
de sa liberté et de son indépendance ; qu'elle est
la seule de cette partie du littoral de l'Afrique
dont le protectorat est reconnu par l'Angleterre à
rÉgypte, qui n'ait jamais voulu, comme ses voi-
sines, arborer le pavillon du vice-roi, mais se groupe
seulement sous le drapeau rouge de l'islamisme (1).
J'ai cependant cru intéressants pour le public
les renseignements plus nombreux et plus détaillés
que j'ai été à même de recueillir, au cours des
voyages d'explorations qui m'ont conduit, à deux
(1) Je me souviens parfailement quand V Adonis revint de
Zanzibar en France (mai 1878], d'avoir croisé une fï'égate égyp-
tienne, alors au mouillage au versant nord de Guardafui. Son
équipage relevait les abords du cap sur lequel l'Egypte avajt l'in-
tention d'établir un phare, au point de vue international de la
sûreté des navigateurs. Nul doute que ces travaux n'aient amené
à la côte les Çomalis de l'intérieur : c'est probablement cette
afgloroéraiicn momentanée qui a pu induira en erreur le colonel
Gtave- 8«Fle chiffre de la population des villes du littoral, et de '
cette pointe Nord-Est de l'Afrique.
X AVANT-PROPOS
reprises, en 1877 et en 1878, à la côte Çomali (1).
Mais j'ose ajouter que j'ai été surtout encouragé
dans celte entreprise, par l'accueil bienveillant des
congrès et des sociétés de géographie , fait à mes
communications, tant en France qu'a l'étranger.
Le lecteur me pardonnera d'entrer dans des
détails un peu minutieux sur mon existence et mes
actions quotidiennes ; mais il m'a paru que l'at-
trait s'attachait plus aisément aux faits et qu'il en
ressortait, à côté de la vérité, un enseignement,
plus complet, quand ils étaient animés de la vie
même, en quelque sorte, et des ipipressions de
celui qui en fut l'acteur et le témoin.
Georges REVOIL.
Nota. — Les cartes et vues des villes de cet ouvrage ont
été publiées par la Société de Géographie de Paris.
(1) J'écris Çomali et non Somali, parce que le Ç est la véritable
iellre correspondant au ça arabe qu'emploient les Orientaux
dans l'orthographe de ce mot.
VOYAGES
*
AU CAP DES AROMATES
EXPÉDITION DE « L'ADONIS »
SUR LA COTE DES MEDJOURTLNKS & DES BÉNÂDIRS
(Décembre ^%n. — Mai 1818.)
I
/
Projet d'expédition à la côle orientale d'Afrique. — L'Adonis, son
personnel el son équipage. — En route. — La nuit du 29 dé-
cembre. — Port-Saïd. — Ismaïlia. — Suez. — Aden. — As-
san Ali. — Départ pour Merâya. — Nos deux passagers ço-
malis d'Alloùla. — En vue do la côte Çomali. — Au mouillage
de Guesli. — Noiro réception par Sementar Osman , gou-
verneur de Meràya. — Physionomie des naturels. — Départ
pour Alloûla.
Ail mois de septembre 1878, je fus informé qu'une
maison de Marseille organisait une expédition des-
tinée à explorer la région orientale d'Afrique, dans
le but d'y créer, sur différents points, des comptoirs
d'échange, et de jalonner avec les peuples qui
habitent l'intérieur de cette contrée, des relations
permettant de faire arriver, dans ses factoreries de
la côte, les richesses des pays voisins.
1
2 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
C'était pour moi une bonne fortune et une^ heu-
reuse occasion, dont les idées de voyage que je
nourrissais depuis longtemps, me suggérèrent de
profiter. Je me présentai donc résolument chez
MM. X..., leur demandant de partager les chances
de l'expédition qu'ils soutenaient de leur crédit; et
après quelques pourparlers, cette faveur me fut
gracieusement accordée.
Le plan de la campagne projetée était de reprendre
les traces de l'infortuné baron Von der Deckens,
assassiné dans le Djoub (1), et d'utiliser, au point
de vue commercial, les précieuses informations
recueillies par lui.
Des obstacles imprévus s'opposèrent à l'exécution
de ce premier projet. Un nouveau programme dut
être arrêté, bornant notre mission à une exploration
rapide du pays des Medjourtines, et à l'élude sérieuse
de la côte des Bénadirs (2).
(1) L'expédition du baron de Deckens est relatée dans une
publication mentionnée en ces termes par la Bibliographie des
ouvrages relatifs à l'Afrique et à ï Arabie, de Jean Gay :
« Baron de Deckens (Ch. Kloens), Reiatn in oat Africâ in dèn
Jabren 1859«1865f publié par ordre de la mère du voyageur^
la princesse Adélaïde de Plesse. — Leipsîg, 1869. 3 vol. in-4»,
planches. » I^a rédaction de cet ouvrage est due à MM. Otto
Kerstcn, \V. C. Peters, J. Carbonis, F. Hilgendorf, Ed. de Mertens
et C. Sesper.
(â) La côte des Bénadirs, dont nous parlerons plus tard, est
cette partie de l'Afrique qui s'étend depuis M'routi jusqu'à
réquateur (Côte orientale). Elle est sous la dépendance du sultan
de Zanzibar, et les ports de Brawa, Mèurkà, Moguedouchou, Kis-
EXPÉDITION DE € L ADONIS 1 8
MM. Imbert, capitaine au long cours, Vincent
Morellet et Joseph Eysséric formaient le personnel
d'études auquel je fus adjoint. L Adonis, steamer
de quatre cent cinquante tonneaux, de construction
anglaise, fut armé pour cette expédition et confié au
commandement du capitaine Paré, et de MM. Bar-
rau, chef mécanicien, Bertrand, capitaine au long
cours, etPecca, second mécanicien.
Le 23 décembre, à trois heures du soir, nous
quittons Marseille, y laissant avec peine un de nos
amis, M. J. Bousquet, capitaine au long cours, que
des raisons de force majeure retenaient dans sa fa-
mille, et empêchaient au dernier moment de se
joindre à nous.
Les côtes de Provence disparaissent bientôt de
notre vue ,et nos derniers regrets s'évanouissent avec
la nuit de Noël.
Nous naviguions dans les meilleures conditions
et sans inquiétudes, lorsque, en face de Candie, une
tempête épouvantable nous assaillit*
U Adonis est envahi par les lames, au point que
seules la dunette et les claires-voîes de notre machine
sortent de Teau ; pendant douze heures entières, nous
restons en perdition, menacés à chaque minute
d'être engloutis, sans chance aucune de salut.
niayo garnissant cette côte, ont un gouverneur et une garnison
fournie par Seyyid Bargash.
4 VOYAGES AU GAP DES AROMATES
C'est grâce au sang-froid de notre capitaine, et aux
etTorts courageux de l'équipage tout entier qui le
seconde si bien, que ï Adonis^ fidèle à sa devise
« Semper sursum > , sort victorieux de cette nuit
terrible et entre à Port-Saïd, le l*' janvier 1878,
sauf de corps, non de biens, gardant sur ses bor-
dages et sur ses flancs les traces des rudes coups
que Touragan du 29 décembre lui a portés.
Nous sommes retenus huit jours à Port-Saïd pour
nous mettre en règle vis-à-vis des assureurs et faire
expertiser les dégâts.
Le 8, nous prenons le canal, et dès le 9, au
soir, nous mouillons à Ismaïlia, où nous espérons
trouver M. Monge, aujourd'hui consul de France
au Caire, et obtenir de sa bienveillance quelques
renseignements sur le port d'Obock (1) qu'il a exploré
autrefois, avec l'aviso de guerre le Surcoût,
Nous ne rencontrâmes point M, Monge à Ismaïlia ;
nous devions le trouver seulement à Suez où nous
arrivâmes le lendemain. Il nous y reçut de la manière
(1) Cette question d'Obock est, depuis celle époque, à Tordre du
jour. Elle a emprunté dernièrement un surcroît d'actualité, au
moment des démêlés pendants entre TÉgypte et TAbyssinie.
Des efforts ont été et sont encore tentés pour la colonisation
de cette possession française.
Consulter à cet égard: Les Comptoirs français de r Afrique
orientale^ brochure in 8*", Morris père et fils, 64, rue Amelot, à
Pars.
EXPEDITION DE « l'àDONIS »
la plus affable et nous donna des éclaircissements
précieux.
Le 19, nous sommes à Aden, ville forte par excel-
lence, dont les canons rayonnent sur tout le golfe et
protègent la grande ligne des Indes, par la mer
Rouge.
Nous entrons de suite en relations avec Assan-
Ali Bey, riche négociant arabe, chargé d'affaires
du gouvernement ottoman, jouissant- sur la côle
Çomali, d'une grande autorité.
Assan est un beau vieillard plein de dignité dans
le moindre de ses gestes. Il est richement vêtu et
porte, surtout aux doigts, des brillants de la plus
belle eau.
Il parle avec cette affectation et cette lenteur qui
caractérisent tout personnage iQusulman occupant
des fonctions de quelque importance.
Assan nous reçoit chez lui à l'européenne, se
montrant désireux de nous voir réussir dans nos
projets. A cet effet, il nous remet des lettres de crédit
pour le sultan des Medjourtines, Osman Mahmoud,
et les principaux négociants çomalis, en nous de-
mandant de vouloir bien repatrier chez eux deux *
personnages influents d'AUoûla, Mohamed béni
Assen et Mohamed béni Ali, qui reviennent du
pèlerinage de la Mecque. Ils nous serviront, du
reste, d'intermédiaires dans nos premiers rapports
6 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
avec le peuple habitant la contrée que nous allons
visiter.
U Adonis quille Aden le 29 pour se rendre à
Bender Merâya .
Pendant la traversée, notre attention se reporte
tout naturellement sur nos deux passagers indi-
gènes.
Mohamed béni Ali a près de trente-cinq ans;
grand, privé *d*un œil, abîmé par la petite vérole, il
a Tair rude et farouche. Son sourire laisse à décou-
vert des dents d'une blancheur éclatante.
Mohamed béni Assen, son neveu, est d'une beauté
caractéristique ; son profil parfaitement régulier, ses
yeux grands ouverts, sa barbe naissante. La douceur
de ses manières forme un contraste bizarre avec
les allures de son oncle. Les armes qu'ils portent
tous deux sont loin d'être remarquables ; oii dirait
qu'elles ont été détachées des accessoires d'un
théâtre ; elles sont tout à fait indignes de guerriers
haut placés.
Ali et Assen nous fournissent d'intéressants détails
sur les ports du golfe d'Aden. En échange, nous leur
montrons quelques échantillons de marchandises
européennes qui excitent vivement leur curiosité*
Certains de ces olgets ne leur sont point inconnus;
et ils ont dû en recueillir de semblables parmi les
épaves des deux naufrages consécutifs du Meï-
EXPÉDITION DE « l'ADOMS »
Kong et du Cachemire (1) ; aussi ne manquent-
ils pas d^ nous faire entendre que Tusage de ces
objets leur est familier et qu'ils sont parvenus
eux-mêmes à se rendre compte de leur destination.
Je remarque à cette occasion combien l'esprit
d'observation est développé chez ces indigènes.
L'avenir devait m'en fournir d'ailleurs des preuves
bien plus singulières.
Nous mettons notre interprète Abdul (2), entiè-
rement au service de nos deux pèlerins, et nous
sommes pour eux de la plus grande prévenance.
Moi-même, surmontant mes répugnances, je panse
avec grand soin une plaie de FYémen (3), que le
jeune Assen porte à la jambe.
Ali et Assen s'extasient surtout devant la portée
de nos armes, que nous nous amusons à essayer
(1) Le « Meï*Kong » appartenant aux Messageries maritimes,
faisait la ligne de Marseille à Shangaï; il se brisa près de
Waddy Tohen entre R&s Chenaref et Ras Jerdaffoûn.
Le «Cachemire » de la Compagnie Bristish India, faisait la ligne
de Zanzibar à Aden. Il se perdit à côlé même du « Meï-Kong »,
juste huit jours après.
(2) Abdhouraman Guindi, familièrement appelé Abdul : inter-
prète attaché à notre expédition et qui nous rendit de réels ser-
vices, tant par son dévouement que par sa rare intelligence; nous
Tavions pris en passant à Port-Saïd. Originaire de la Haute-
Egypte, il s'exprimait fort bien en français; il savait, en outre, le
grec, l'italien, Tallemand et écrivait ce dernier idiome.
(9) On appelle Yémen la partie sud de l'Arabie. Cette contrée a
donné son nom à des plaies' qui y sont fort communes ot qui gué-
rissent très difficilement, tant à cause du climat que de la mal-
propreté des habitants.
VOYAGES AU CAP DES AROMATES
devant eux. Mais ce qui met le comble à leur éton-
nemeht, c'est le tirage, sur papier, de quelques
clichés photographiques faits par moi, à Aden. Il
s'agit de types de femmes musulmanes ; à leur vue
Mohamed béni Ali manifeste toute sa réprobation
pour ce manquement aux lois du Prophète, qui in-
terdit aux croyants de faire reproduire leurs traits.
Le 31, nous-sommes en vue de la côte. A la tom-
bée de la nui tV' nous apercevons Ràs Orbe (en
çomali Dourboh), petit fort et village situés à l'ouest
un peu avant Bender Meràya.
Les hautes montagnes qui entourent Ràs Orbe
sont couvertes de verdure ; taillées à pic à quelques
centaines dé pieds de hauteur,, elles forment une
petite crique, au fond de laquelle se détachent la
forteresse et les habitations.
Nous sommes bientôt en face de Bender Merâya ;
mais nous décidons d'attendre jusqu'au lendemain
pour descendre à terre ; en conséquence, le capitaine
prend ses dispositions pour le mouillage.
Dès le premier jour, il avait été convenu que nos
deux hôtes iraient avec Abdul porter la lettre
adressée par Assan Ali à Sementar Osman, gouver-
neur de Merâya. Quel n'est pas notre étonnement
de les voir revenir sur cette décision et insister au-
près du capitaine pour aller mouiller, le lendemain,
en face de Guesli , port à quelques kilomètres
< ';*n
THF Î<EW TOWf
mJCLIBRARÏ
• .- ',,.!{ LENOX AN*
VoUNPXTlOM*
EXPÉDITION DE « L* ADONIS » 9
vers Test. Nous leur demandons açsez vivement l'ex-
plication de leur conduite ; ils nous avouent alors
que Merâya et AUoûla sont en guerre depuis le
naufrage du Meî-KoDg^ que Yousouf Ali, gouver-
neur d'AUoûla, leur frère et oncle, s'est révolté
contre le sultan Osman Mahmoud et que, s'ils des-
cendent à terre, leur vie sera sérieusement en
danger.
Eu égard à la proximité de Merâya et de
Guesli, nous cédons au désir des deux indigènes,
et le lendemain matin^ nous jetons Tancre en face
de ce dernier port.
Nous n'apercevons au fond de la baie que
quelques huttes au milieu desquelles s'élèvent un
fortin en pisé (1) et deux autres bâtisses moins
hautes, qu'Ali nous dit être des mosquées.
A gauche, notre vue est bornée par le cap Râs
Felek (en çomali Abbo) et la silhouette du village
du même nom. A notre droite, de petits points noirs
nous désignent Guersa, autre port moins impor-
tant de la côte.
Quelques Çomalis sautent décidément dans une
embarcation et viennent accoster F Adonis, A la
vue de leurs compatriotes, ils grimpent par les
bordages, et de là gagnent la dunette où se tiennent
nos passagers ; rien de curieux comme de les voir
(1) Le pisé chez les Çomalis 08t une sorte de mortier com-
posé de terre glaise et de paille haché*.
1.
{0 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
embrasser respectueusement les mains d'Âli et d'As*
son, et les entourer des témoignages de la vénéra-
tion la plus ardente. Les naturels se groupent ensuite
autour d'eux pour répondre aux questions que les
pèlerins leur adressent.
Notre interprète les écoute attentivement, nous
répétant mot par mot chacune de leurs paroles. De
leur conversation, il ressort que la guerre n'est point
encore engagée entre AUoûla et Meràya; qu'au
contraire, il semble y avoir actuellement entente
entre les deux partis. Après avoir longuement con-
féré des affaires dé leurs pays, les Çomalis s'en-
quièrent auprès de leurs compatriotes de ce que nous
venons faire en Medjourtine.
Nos hôtes fournissent à cet égard de nombreu-
ses explications et attestent combien nous avons
été complaisants pour eux, témoignant le désir qu'on
nous traite amicalement et qu'on nous aide dans
nos relations commerciales.
L'embarcation indigène regagne terre pour aller
porter ces nouvelles. Nous chargeons en outre ceux
qui la montent de faire parvenir à Merâya, une
lettre de Mohamed béni Ali pour le gouverneur de
cette dernière ville, Sementar Osman.
Deux heures après, nous recevons la visite du
conseiller de Sementar, nommé Abdallah, venu tout
exprès à Guesli, pour s'ii^fopmer 4u wo^f C[ui
EXPÉDITION DB « i/aDONIS » 11
amenait sur la côte notre steamer dont les fecrx
avaient été aperçus la nuit précédente et avaient
alarmé la population de Meràya.
Abdallah est un homme de haute taille, d'envi-
ron 45 ans, la barbe grisonnante, la physionomie
douce et réfléchie. Il s'écoute parler avec une gra-
vité digne et prononce de temps à autre, non sans
une certaine emphase, quelques mots d'anglais,
qu'il a appris pendant un séjour de plusieurs mois
a Bombay,
La présence à bord d'As^en et d'Ali, parents,
comme nous l'avons dit, du gouverneur rebelle
d'AUoûla, rend fort circonspecte la conversation
d'Abdallah. D la fait rouler presque tout entière sur
la guerre actuelle.
Il ne l'attribue point au partage des épaves du
Meï-Konff, mais aux idées d'indépendance de You-
souf Ali vis^-vis du sultan Mahmoud. A l'entendre,
c'est la seule cause de cette lutte intestine qui n'est
selon lui que suspendue et doit reprendre dès l'ar-
rivée des Bédouins (1) (en çomali Djingals) que l'on
attend de l'intérieur. Nous sommes frappés du
mutisme impassible que conservent Ali et Assen
pendant cet entretien qui les touche de si près.
Abdallah nous recommande de ne point séjourner
(1) Sous celle dénominalion générique, on comprend lés popu-
lations nomades de l'Inlérieur, habitanl spécialement les monta-
ficne»f et réputées pour leur courage, leur adresse et leur férocité,
\2 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
lft)p longtemps à Alloûla, car nos rapports avec cette
ville pourraient compromettre ceux que nous dési-
rons entamer avec les autres points de la côte Med-
jourtine. Il nous invite enfin à descendre à terre
où il nous escortera.
A peine avait-il fini de s'entretenir avec nous,
qu'une discussion fort vive s'élève alors entre lui et
le jeune Assen, relativement aux idées insurrection-
nelles du père de ce dernier, frère de Yousouf Ali,
et engagé dans la révolte contre le sultan Osman
Mahmoud*
Pendant ce temps, nous armons nos embarca-
tions: et, toutes nos dispositions prises, nous allons
rendre visite au gouverneur Sementar, qui s* est
également transporté de Meràya, sa résidence ha-
bituelle, à Guesli.
Nous sommes précédés par Abdallah et les autres
indigènes qui l'ont accompagné. Ils nous conduisent
vers un gourbi au milieu de la place du village où
nous attend Sementar Osman, entouré de guer-
riers, au nombre de cinquante environ, tous armés
de leurs lances et de leur boucliers; leur attitude
est flère et imposante.
Abdallah nous présente au gouverneur qui serre
amicalement la main à chacun de nous, pendant qu'il
prononce le Salamalekoum d'usage, en nous disant
que nous sommes les bienvenus. Sementar a même
EXPÉDITION DE « l' ADONIS > 13
la prévenance de nou$ faire comprendre que le soleil
encore trop fort pourrait nous incommoder et que
nous serons beaucoup mieux pour notre conférence
à r ombre de la forteresse.
Nous l'y suivons. Par terre sont étendues de
grandes nattes sur lesquelles nous prenons place.
Eln face de nous s'accroupissent en demi-cercle le
gouverneur et ses soldats qui conservent le plus
profond silence.
Notre interprète remet alors à Semenlar la lettre
d'Assan Ali ; le gouverneur la tourne et la retourne
dans ses doigts, puis nous la rend en avouant qu'il
ne sait pas lire, et prie Abdul d'en faire la lecture
a haute voix; ce que fait ce dernier tandis que Se-
mentar accompagne chaque phrase d'un nam (1)
approbatif.
En réponse à cette lettre, les indigènes nous ex-
pliquent que les^ menaces de guerre ont activé le
départ des marchandises sur Bombay et sur Ma-
calla ; que cependant, il reste à Bender Khor un
stock d'arrivages assez considérables que nous pour-
rions échanger.
Sementar nous témoigne ensuite combien il sera
heureux de nous voir entrer en relations avec lui,
faisant l'éloge du Çomali Medjourline et de la sûreté
de sa parole; au reste, ajoute-t-il, son premier dé-
fi) Le sens textuel de co monosyllabe est? Je comprends.
14 , VOYAGES AU CAP DES AROMATES
voir sera d'en référer au sultan Osman Mahmoud
qui nous confirmera bien certainement toutes ses
assertions.
Pendant le cours de cet entretien, j'examine
attentivement tous ces types étranges, et je suis
frappé de la variété de leurs expressions et de
leur caractère ; pas un ne se ressemble. Les che-
veux frisés et tombant sur les épaules, la moustache
fine, la barbe clair-semée, celui-ci, malgré sa peau
noire, nous rappelle nos beaux mousquetaires d'au-
trefois; la tête rasée, la figure imberbe, l'air inso-
lent, le regard cynique, celui-là semble échappé
de nos bagnes.
La physionomie générale de ce groupe révèle
l'orgueil et l'esprit d'indépendance.
La conversation finie, nous prenons congé du
gouverneur en lui demandant la pft*mission de par-
courir le village.
En dehors de la forteresse, des deux mosquées
et d'une autre maison, bâtie en pisé, Guesli ne
compte que des huttes en chaume et en feuilles de
palmier, au nombre de quarante environ, éparses
par groupes de trois ou quatre. Jusqu'à une cen-
taine de mètres en dehors de cette agglomération,
pas la moindre trace de végétation ; l'eau qui sé-
journe dans des puits creusés 4ans le sfible y est
EXPÉDITION DE « l'ADONIS » 15
assez bonne, mais cependant les habitants préfèrent
aller la chercher à la source de Meràya.
A notre passage, les femmes et les enfants s'a-
vancent sur le seuil des cases pour nous voir, en
poussant le cri de « Frengi ! Frengi ! » (les Français,
les Français!) ; mais dès que nous approchons pour
les regarder de plus près, tout ce monde s'éclipse
comme saisi de peur.
Nous regagnons notre embarcation ; au moment
où elle pousse au large, 'Abdallah, qui ne nous avait
pas quittés, nous fait, de la part de Sementar Osman,
la recommandation de nous méfier quand nous irons
à Alloûla, de toute personne autre que nos passa-
gers, et surtout, puisque nous devons revenir à
Merâya, de ne pas ramener de partisans de Yousouf
Ali.
II
Aspect de la côle. -— AUoûla. — Notre entrée en rade. — Nos
visiteurs. — Notre réception à- terre par Yousouf Ali. — Un vol
do sauterelles. — A travers la ville. — Retour à Merâya. —
Appréhensions de Sementar pour venir nous voir à bord. —
Il s'y décide. — L'équipage de F Adonis à la fontaine de
Merâya. — Départ pour Râs Haffoûn.
Le 2 février, nous partons pour AUoûla; nous
rencontrons à la hauteur du Ras Felek (cap Bel-
mok) une quantité de boutres se livrant à la pêche
des nacres et des perles.
La côte que nous suivons n'est guère accidentée ;
elle se déroule sur notre droite comme une grande
bande blanche; derrière surgissent les montagnes
de Merâya.
Au moment où nous allions doubler ce cap, simple
rocher d'une centaine de mètres taillé à pic, nous
apercevons à l'horizon une ligne noire qui se pro-
longe indéfiniment. Elle est formée par des my-
riades de cormorans {graculus latter) qui, d'après
ce que nous sûmes plus tard, stationnent continuel-
lement dans ces parages et nichent tous à Abdul
18 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
Khori ou sur deux points de la côte nommés
Djebeur Seghîr et Djebeur Kébir (1).
Nous sommes bientôt en face d'ÂUoûla. Nos
deux voyageurs, Ali et Assen, montés sur la pas-
serelle, s'agenouillent pour remercier Mahomet,
puis quittent leurs costumes de pèlerins pour re-
vêtir le grand pagne (2) .
Suivant leur désir, nous annonçons leur arrivée
en arborant le pavillon musulman et en tirant quel-
ques coups de canon. En réponse, les boutres de
Yousouf Ali nous saluent de leurs espingoles.
Le jeune Mohamed Assen ne peut contenir sa
jûie.
Avec orgueil, il nous fait compter la petite flottille
de son onde, nous demandant si nous supposons
que Merâya puisse lutter contre des forces sem-
blables.
Peu d'instants après le mouillage, nous som-
mes accostés par une embarcation montée par
quelques Çomalis qui viennent respectueusement
(1) J'aurai k revenir longuement sur ces doux points dans la
deuxième partie de ce volume.
(2) Ce vêtement est simplement formé de huit coudées ou
a doudouns » de calicot ou toile américaine.
Si le Çomali est marié, son pagne est fait de deux longueurs
semblable^ juxtaposées. S'il est célibataire, le vêtement n'a qu'une
seule largeur de même mesure. Les Çomalis fashionnahles ornent
leur pagnes de franges ou de tressas de couleur.
EXPÉDITION DK f l'aDONIS » 19
baiser les mains des pèlerins. Dans le nombre, est
un indigène vêtu d'un gilet bleu, qui n'est autre
qu'un gilet ayant appartenu au premier chauffeur
de notre steamer, ex«-naufragé du Meî-Kong. Le
nom de « Bruno », écrit en toutes lettres sur le
revers, en accuse la provenance.
Une seconde embarcation ne tarde pas a arriver ;
elle est montée par un Arabe, mercenaire de
Macalla, armé jusqu'aux dents et dont l'accou-
trement ne peut guère se décrire, de manière à
donner même une faible idée de ce singulier per-
sonnage. Estropié de la jambe droite, il porte un
turban et une jupe rouge. A sa ceinture pendent
sabres, poignards et poudrières eii argent avec
incrustations de corail, le tout soutenu par un bau-
drier en cuir de la largeur de deux centimètres,
clouté d'argent, et auquel, de distance en distance,
sont agrafées de petites pendeloques; cet étrange
personnage tient à la main un long fusil à mèche.
Ce n'est ensuite qu'une procession continuelle
de nouveaux visiteurs jusqu'au moment où Moha-
med béni Ali et le jeune Assen prennent congé de
nous.
Ils reviennent vers les trois heures. Deux embar-
cations les accompagnent : dans l'une, Mohamed
béni Assen le père, avec tous ses domestiques ; dans
l'autre, Yousouf Ali, son frère et quelques soldats.
20 • VOYAGES AU CAP DES AROMATES
Yousouf porte un riche costume, turban de soie,
casaque noire avec arabesques d'or et jupe en soie ;
à sa ceinture pend un sabre à fourreau d'argent. Il
tient à la main un revolver, du modèle dé ceux
dont la police anglaise est armée, et qui provient
certainement du Mei^Kong ou du Cachemire,
Le père du jeune Assen porte le costume çomali
dans toute sa simplicité. Il nous remercie dé toutes
les complaisances que nous avons eues pour son
fils, se mettant entièrement à notre disposition pour
nous édifier sur les ressources de la Medjourtinc;
La dunette est à moitié garnie par tout ce monde
qui forme un groupe des plus bizarres, et que je
regrette de ne pouvoir photographier.
Le gouverneur Yousouf ne parle pas beaucoup.
En revanche, il demande souvent à boire et Moha-
med béni Ali qui se considère à bord comme chez
lui, depuis la traversée, fait les honneurs, débou-
chant quelques bouteilles de sirops qui sont absor-
bées dans un clin d'œil.
Nous n'avons d'autres moyens de nous débar-
rasser de tous les importuns qui continuent à arri-
ver, qu'en témoignant à Yousouf AU notre désir de
l'accompagner à terre.
Dès notre arrivée sur le rivage, nous sommes
entourés parla foule qui nous attend. Le spectacle
est moins imposant que celui de la veille, mais
EXPÉDITION DE « L'aDONIS » ^1
plus curieux : la diversité des types arabes, sou-
haélis, etc., qui nous suivent est peut-être plus
frappante encore.
Nous nous acheminons, précédés par nos hôtes,
vers la citadelle, au pied de laquelle nous prenons
place ; et tout autour de nous se groupent Yousouf
et ses soldats.
Parmi ces derniers, je remarque quelques Bé-
douins de Macalla, loués pour la guerre. Ils ont
les cheveux lisses et fort longs, noués par une
corde en poil de chameau ; le torse et les jambes
nu^*; autour des reins une simple foiita (1) que
supporte un ceinturon ; à ce ceinturon sont suspen-
dues toutes sortes de poignards, et les accessoires
divers de leurs longs fusils à mèche.
Je puis observer tout ce monde à loisir, car il
s'écoule près d'un quart d'heure avant que nous
n'échangions une seule parole.
Enfin, le jeune Assen se décide à rompre le
silence. Il explique à haute voix le but de notre
voyage,- et fait part à ses compatriotes du désir que
nous avons de nous créer des relations chez les
Medjourtines. Il donne ensuite l'ordre à un de ses
serviteurs d'aller nous chercher des produits du
pays.
(1) La fouta ou jupe est un morceau d'éloffe large d'un mètre
et long de deux ou trois, av«c lequel les naturels se ceignent
lès reins.
22 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
■» . ^^^__
Pendant ce temps-là, on nous offre une espèce
de breuvage, composé de café et de gingembre, dans
des tasses d'une propreté plus que douteuse. Nous
nous regardons tous avant d'en absorber le con-
tenu, mais il faut bien en passer par cette singu-
lière coutume pour ne pas froisser l'amour-propre
de ceux qui nous reçoivent.
Les échantillons qui nous sont soumis sont tous
de belle qualité. Us se composent de nacres, de
gommes et d'encens, etc.
Notre attention est un moment détournée de
l'examen de ces produits par un vol énorme de
sauterelles qui passe sur nos tètes. Je n'ai jamais
vu ceux qui dévastent l'Algérie, mais un de mes
compagnons assure qu'ils ne sont pas moins consi-
dérables en ce pays. Les vols de sauterelles, il est
vrai, ne contrarient guère les Çomalis, car il ne se
fait chez eux aucune culture, et il ne pousse pas
sur leur terre un seul grain de blé ou d'autres
céréales.
Nous prenons congé de Yousouf Ali pour aller
voir le père d'Assen. Rour arriver à la case de ce
dernier, nous sommes obligés de passer sur le bord
d'une espèce de flaque d'eau qui n'est autre qu'un
bras de la lagune de la rivière d'Alloûla* En cet
endroit, les moustiques s'acharnent après nous,
EXPEDITION DE « l' ADONIS » 23
avec cette faveur spéciale dont les maudits insectes
honorent en tout pays les étrangers.
Heureusement pour nous, nous avons bienlôt
gagné la case où Ton nous attend. Nous nous y cal-
feutrons à la hâte pour ne point laisser pénélrer
les maringonins (1) qui nous poursuivent.
Le père d*Assen s'excuse de ne pouvoir nous
témoigner, autant qu'il le voudrait, combien il nous
est reconnaissant de ce que nous avons fait pour
son fils. Il nous inviterait bien à diner avec lui,
dit-il, mais il sait que notre nourriture est tout autre
que la sienne; il nous offre en même temps deux
moutons superbes.
Sa conversation ne fait que nous confirmer tout
ce que Ton nous a dit sur le départ des récoltes de
Tannée. Il nous promet cependant, si nous le vou-
lons, de nous assurer personnellement une grande
partie des arrivages pour l'avenir.
La nuit s'approche à grands pas et le muezzin
appelle à la prière. Nous regagnons notre embar-
cation en suivant cette fois le bord de la mer, pour
éviter les moustiques de la lagune. En revanche,
nous sommes forcés de passer devant un campement
de pêcheurs de requins où près de 150 squales
étendus sur le sable exhalent une odeur infecte.
(1) C'est le nom qu'on donne à c«tle sort« de mousiiqueB.
24 VOYAGES AU CAP DES 'AROMATES
- - -' I
Toute la soirée, les équipages des boulres qui
nous entourent ne cessent de faire entendre leurs
chansons guerrières accompagnées sur la darhoukn
et le tam-tam en signe de démonstrations amicales.
Nous y répondons en allumant sur Tavant quel-
ques flammes de bengale rouges et vertes, spectacle
assurément nouveau pour ces fils de TAfrique sau-
vage. .
Le lendemain, 3 février, dés le matin, le jeune
Assen vient nous faire ses adieux. Il nous demande
de la part de Yousouf Ali et de son père, de revenir
à Alloûla quand nous aurons fini nos affaires à
Meràya. Pendant notre absence, il s'informera de
ce' qu il peut y avoir de marchandises sur place
pour nous faire une offre ferme à notre retour.
Nous partons donc pour Merâya, serrant la côte
de plus près qu'en venant.
A hauteur de Bender Felek, nous apercevons la
carcasse échouée d'un navire. Nous apprîmes plus
tard que c'était l'épave d'un charbonnier anglais qui
s'était perdu là, il y avait cinq ans.
Quelques heures après, nous sommes mouillés en
vue de Merâya.
A notre approche, les Çomalis sont tous accourus
sur la plage. On hisse le pavillon musulman^ sur
la forteresse, en réponse à notre salut.
Un canot se détache de suite de terre, amenant
EXPÉDITION DE < l' ADONIS » 25
Abdallah et quelques soldats. Il nous informe que
le gouverneur tient à nous recevoir et qu'il nous
attend.
Nous nous rendons de suite à cette invitation.
A peine notre embarcation touche-t-elle au ri-
vage que nous * sommes entourés et conduits vers
l'une des forteresses, sorte de tourelle en pisé a
trois étages bas et poussiéreux.
Nous arrivons à la salle haute par un escalier
étroit. Sementar nous y attend revêtu de ses plus
beaux habits : son costume est à peu près le même
que celui de Yousouf Ali. Il nous tend affectueu-
sement la main, nous faisant signe de prendre place
à ses côtés.
Au moment de quitter le bord, Abdallah nous
avait fait observer qu'il était inutile de prendre nos
armes, que nous verrions la population nous re-
cevoir sans démonstration aucune.
En effet, tous les Çomalis qui viennent assister
à notre entrevue n'ont pas d'armes et les premières
paroles de Sementar à notre chef sont celles-ci :
« Mon peuple te remercie de vouloir entrer en re-
lations avec lui, et tu pourras toujours compter sur
son amitié. i>
Il nous demande quelles nouvelles nous appor-
tons d'AUoûla.
Nous lui répondons alors que, selon notre pro-
2
26 VOYAGES AU CAP DBft AROMATES
messe, nous avons simplement ramené nos passagers
sans nous inquiéter des dissentiments qui existent
entre lui et Yousouf. Mais Sementar, se contentant de
sourire, paraît accueillir cette réponse avec quelque
incrédulité.
On nous apporte comme à ÂUoûla un breuvage
à la cannelle et au gingembre, et nous sommes obli-
gés de le boire tour à tour dans la môme tasse.
Nous prenons congé du gouverneur pour aller
nous promener jusqu*â la fontaine, accompagnés
par Abdallah et quelques Çomalis.
Nous traversons une assez grande étendue de
terrain parsemée d'arbustes épineux, pour nous
enfoncer ensuite dans un bois d'acacias mimosas
où fourmillent toutes espèces d'oiseaux aux cou-
leurs les plus variées.
Chemin faisant, nous tirons quelques tourterelles
et arrivons à la fontaine, sans nous être aperças de
la longueur de la route. *
L'eau, quoique peu fraîche, en est très bonne ; et,
comme je l'ai dit plus haut, on vient l'y puiser de
Gueslî, qui est fort loin.
Il est trop tard pour songer à aller plus avant.
Nous revenons donc sur nos pas.
Le soleil va disparaître à l'horizon, et Mefâya se
détache devant nous sur un ciel rouge, dont les rô-
flets dorent ses fortins et ses cases»
f
' EXPEDITION DE « l'aDONIS » 27
1..
Nous contemplons avec une religieuse admiration
ce spectacle splendide lorsque notre attention est
détournée par les cris des enfants qui se sont mis
à la poursuite d'un serpent (genre etherurus). Nous
les rejoignons au moment où ils viennent de le tuer.
Ce reptile est long d'environ 25 centimètres, très
effilé et d'une couleur rosée. Les Çomalis sem-
blaient en avoir très peur ; à leur dire, la piqûre en
est mortelle (1),
Il est presque nuit quand nous rejoignons notre
embarcation. Les hommes sont tous à la mosquée.
Les femmes prient agenouillées sur des nattes de-
vant leurs cases.
Seul Abdallah nous accompagne jusqu'à la plage,
et nous le quittons en lui recommandant de rappeler
à Sementar la promesse qu'il nous a faite de venir
à bord le lendemain.
4 février. — Au point du jour, nous recevons
une première visite d'Abdallah qui nous informe
que le gouverneur a été indisposé et qu'il viendra
un peu plus tard.
Quelques heures après, Abdallah revient, nous
apportant les excuses du gouverneur et nous pré-
venant qu'il ne faut point compter sur lui.
Notre interprète Abdul n'ajoute pas confiance en
(1) Les Çomalis appellent les serpents anéche, quelquefois abes-
so ; mais ce dernier mol désigne plus spécialement les anguilles
de mer ou murènes.
28 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
ses paroles, et à force de questions, il finit par nous
apprendre que notre voyage à AUoûla a vivement
inquiété la population et qu'on redoute que nous
ne nous emparions de Sementar pour le livrer à
Yousouf; que, toute la nuit, il a été gardé à vue, de
crainte que nos hommes ne se saisissent de sa per-
sonne.
Assez contrariés de ce contre-temps, alors que
nous avions tout préparé pour la réception de ce
personnage, nous nous décidons à accéder à ses
désirs en descendant nous-mêmes à terre.
Sementar s'excuse de ne pas avoir pu se rendre
à notre invitation. Il affecte, à notre entrevue, d'être
plusieurs fois obligé de sortir. Nous sommes édifiés
à l'égard de sa maladie.
Après quelques pourparlers, nous offrons au gou-
verneur une paire de revolvers montés en ivoire,
sans le remercier du lait et des moutons qu'il nous
a envoyés le matin, pour qu'il ne suppose pas que
ce cadeau lui est fait en retour.
Nous insistons ensuite pour que, le lendemain, il
vienne nous voir. Il nous le promet, et je prends vis-
à-vis de lui l'engagement d'aller le chercher moi-
même.
Au moment de se séparer de nous pour aller à la
mosquée, Sementar nous dit à haute voix que nous
"
EXPÉDITION DE « L*ADONIS » 29
sommes les anmn^ c'est-à-dire « bienvenus et
inviolables »; que nous pouvons nous considérer
comme chez nous, et qu'il nous donne pleine liberté
d'aller et venir, de chasser et de parcourir en tout
sens Merâya et les environs.
Nous nous empressons d'user de ces droits. Pen-
dant que nos compagnons se dirigent tranquille-
ment vers la montagne, je me sépare d'eux pour
m'enfoncer dans le bois d'acacias. Je suis escorté
par un neveu du gouverneur , Mahmoud Addi ,
lequel est paré de ses plus beaux habits. Il a re-
vêtu son pagne blanc que noue à la taille une
cordelière à glands rouges, et porte son bouclier et
ses lances ; ses longs cheveux flottent épars sur ses
épaules. De temps à autre, il vient amicalement
s'appuyer sur moi, me montrant quelque joli site, ce
qui prouve bien que cette nature sauvage n'est point
absolument dépourvue de l'intelligence du beau.
A notre retour, Abdul qui est resté avec Semenlar
Osman, nous apprend que ce dernier lui a demandé
s'il n'était pas possible d'échanger ses revolvers pour
un fusil. Était-il embarrassé pour s'en servir ? Je ne
signale ce fait que pour le rattacher à ce que dit le
commandant Guillain dans son ouvrage : « Si vous
faites quelque cadeau à l'un des chefs de ces peu-
plades, il ne craint pas de vous demander de le
remplacer par un autre objet. »
80 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
5 février, — Mahmoud et Abdallah arrivent dès
le matin nous informer que le gouverneur est dis-
posé à se rendre à bord.
Suivant ma promesse de la veille, je me rends à
terre dans notre canot. Je suis reçu comme à notre
arrivée à Guesli sous le gourbi, au milieu du-
quel se trouvent quelques Çomalis, qui me prient
d'attendre un moment Sementar. Celui-ci arrive
bientôt paré de ses plus beaux habits.
Nous nous acheminons ensemble vers l'embar-
cation; nous sommes circonvenus parla foule, qui,
tiraillant ce pauvre gouverneur en tout sens, veut
absolument Tempécher d'aller à bord. Cette attitude
de la part de la population concorde bien avec ce
qu'Abdallah a raconté hier à notre interprète. Se-
mentar parvient enfin à se dégager non sans im-
poser d'un ton ferme sous autorité, et prend place
dans le canot qui pousse au large ; toiîtefois, en
même temps que lui, y sautent une dizaine de na-
turels dont il ne peut se débarrasser.
- Semenlar prend place sur la dunette, s'allongeant
comme un pacha dans un grand fauteuil, et entre
de suite en conversation avec nous, raisonnant avec
beaucoup de sagacité. Il nous informe, que déjà un
courrier est parti pour prévenir le sultan Osman
Mahmoud, et qous deman4e si nous voudrons çon-
EXPÉDITION DE « l' ADONIS 9 81
sentir à stationner six jours pour attendre son arri-
vée.
Notre temps est compté; aussi nous est-il impos-
siblo d*accéder au désir du gouverneur. Nous
concluons donc en acceptant de sa part des lettres
et deux messagers qui nous mèneront à Ras Haf-
foûn, port le plus proche de la résidence du sultan.
Nous voulons en effet atteindre le plus rapidement
possible la côte Bénadir qui est le but principal de
notre expédition.
Cet entretien fini, nous nous séparons de Semen-
tar, non sans nous donner rendez-vous pour le len-
demain, afin d'asseoir d*une façon définitive les
bases d'une entente commerciale solide et fruc-
tueuse.
6 février. — Au point du jour, l'équipage de
r Adonis descend à terre pour aller laver son
linge à la fontaine. Je gagne avec lui le rivage,
mais je reste seul à Merâya, avec l'intention de
prendre une vue du village.
Assis sur la caisse contenant mes appareils pho-
tographiques, j'attends le lever du soleil.
Les Çomalîs sortent de leurs cases pour aller
faire leurs ablutions à la mer et passent devant moi
comme de grands fantônfts blancs. L'un d'eux
s'approche tout en manifestant quelque crainte;
miis il est bientôt rejoint par d'autres qui m'^iide^it
32 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
complaisamment à transpc ter mon inslrument.
Pour me sauvegarder des préjugés que peuvent
nourrir ces esprits fanatiques et ignorants, je
m*abstiens de leur dire quelles sont mes intentions.
Je commençais néanmoins à être fort embarrassé
pour répondre à toutes leurs . questions que je
saisissais par leur pantomime, lorsque l'un d'eux,
qui disait être allé à Bombay, leur fit une longue
théorie pour leur démontrer à quoi mon appareil*
pouvait servir.
Chacun alors de s'empresser autour de moi pour
me voir opérer; mais comme je crains d'être
gêné dans mon travail, je leur fais tout simple-
ment promener le disque du soleil sur la glace dé-
polie, en leur faisant croire que cette observation
me sert pour régler ma montre. Celte explication
ne suffît pas à me débarrasser de mes curieux, et à
chaque instant, quelqu'un d'eux vient se placer
juste devant mon objectif; aussi, fatigué de ces
obsessions, je lève le siège pour m'en aller de l'au-
tre côté de la mare, espèce de flaque d'eau saumàlre
produite par l'infiltration de la mer, et entourée de
tamarins; là je puisa loisir effectuer mes opérations
sans être dérangé.
Pendant l'exposition de mes clichés, huit ou dix
femmes viennent prendre leur bain du malin. Ma
présence ne les effarouche pas le moins du monde.
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EXPÉDITION DE C L'àDONIS » SS
Elles s'amusent comme des enfants, s'aidant réci-
proquement dans leur toilette.
Le soleil donne à leurs corps le lustre du
bronze, rehaussant, par les tons clairs qu'il y
jette, la gracieuseté et la pureté de leurs formes.
Mon opération terminée, je rejoins mes compa-
gnons; je les trouve, en contemplation eux aussi
devant un groupe de jeunes filles yenuespour puiser
de Veau, et que la présence des « Frô^gi i n'a point
intimidées.
Non sans quelque- co.quetterie, elles aident nos
hommes à rafraîcHfr'feùrfiiige,' niais cela sous les
yeux d'une vieille 'dnègne, horrible "figure dont la
laideur grimaçante contraste avec fa grâce de ses
pupilles.
Nous revenons à bord pour préparer notre der-
nière entrevue avec le gouverneur avant de quitter
Merâya.
Dans l'après-midi, Sementar Osman nous reçoit
avec ses gens, sur la place, et nous lui faisons alors
connaître non verbalement, mais par écrit, les clauses
dans lesquelles nous entendons circonscrire nos fu-
tures relations.
Au milieu de l'entretien, il nous demande la per-
mission d'aller prier. Il revient au bout de quelques
instants, adhérant pleinement à nos conditions, et
nous nous séparons au milieu de toutes sortes de
34 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
démonstrations amicales. Âbdul sera chargé delà
rédaction de cette sorte de traité et viendra le lui
remettre dès le lendemain.
7 février. — Réflexions faites, nous préférons
porter nous-mêmes à Sementar le texte de notre
convention. Lecture en est donnée une dernière fois
à haute voix.
Le moment de la signature est pour Sementar
Osman le quart d'heure de Rabelais ; mais, bien
que ne sachant point écrire, il fait au bas de la
page un griffonnage quelconque, en priant son con-
seiller de signer pour lui.
Gela terminé, on nous demande nos noms, et
chacun des assistants se met à les épeler pour pou-
voir bien les retenir.
Enfin Sementar nous remet une lettre pour le
sultan Mahmoud, nous donnant pour estafette un
nommjp Yousouf ben Mohamed (1); ce dernier ar
(1) Nous donnons le texte do cette lettfe comme spécimen du style
officiel employé par les hauts dignitaires çomalis:
ce Lettre du gouverneur de Merâyu, au grand sultan Osman Mah-
moud.
•K El Hadji Sementar Osman, gouverneur de Merâya à Osman
Mahmoud, Sultan des Çomalis depuis Bcnder Ziyâda jusqu'à Râs
el Quel, demeurant à Nobir, sa capitale.
<( Louange à Dieu seul, grand seigneur, au respecté et aimé Sultan
Osman Mahmoud, à Noûr Osman et tous les personnages de
l'État. Que Dieu vous conserve la vie, je vous salue et vous sou-
haite la bonne grâce et ténédiclion de Dieu. Nous vous écri*
vons de Bender Merâya. Tout chez nous va bien. Nous vous
l
EXPÉDITION DE « l' ADONIS » 85
rive revêtu de ses armes et en tenue de route. Nous
regagnons le bord avec lui.
Pendant que F Adonis allume ses feux, Ab-
dallah vient nous demander le hachis pour ses ser-
vices rendus ; il nous informe en même temps qu'il
compte sous peu partir pour Aden et qu'en consé-
quence, nous pouvons lui confier notre courrier.
Abdallah nous prie en outre de bien nous souvenir
de lui quand nous reviendrons et de lui apporter un
beau cadeau, s'il s'est consciencieusement acquitté
de cette mission.
Au moment où nous dérapons, nous apercevons
à côté de Yousouf un nommé Fârah, qui veut, lui
aussi, se rendre auprès du sultan, et que Sementar
Osman a adjoint à notre messager.
dirons qu'il vient d'arriver ici des messieurs français, etc....
Nous vous prions de leur être utile et de les respecter ; si ces
messieurs désirent entrer en relations avec vous, nous vous en-
gageons à le faire. Ces messieurs pourront chaque année vous
apporter tout ce dont vous aurez besoin. Ensuite, lorsque ces
messieurs repartiront, Je vous prie de les recommander dans tous
les pays où ils désireront aller.
« Celui qui prie Dieu continuellement pour vous.
« El Hadji Sementar Osman, Mohamed Chiroa.
n El Hadji Edriss Mahmoud. »
in
Nous doublons le capGardafui. — En face d'Haffoûn. — Puche de
deux poissons monstrueux. — Fuile d'un esclave. — Semcnlar
Ouîçoricn. — Un visiteur peu délicat. — Ascension. du Djeb.ol-
Uoùr. — Charge c|o cinq cavaliers contre un photographe. —
Le médecin du bord. — Entrevue avec les notables ti'Haffoûn.
— Arrivée de Noûr Osman, tuteur du sultan. — Le conseil des
ministres Çomalis. — Départ pour Mogadoxo.
7 février. — Nous sommes en roule. La situation
d'AUoûla et de Meràya nous force à ne point nous
arrêter de nouveau au premier de ces deux ports.
Nous doublons rapidement Ras Bouah, les deux
pointes de Gardafui (Ras Jerdaffoûn et Ras Ghe-
naref), dont les sommets se perdent dans les brumes,
et le cap Ali Besquel.
8 février. — Le lendemain matin, nous nous
réveillons dans la baie du sud, en face du village
de Haffoûn. C'est une agglomération de huttes, sans
la moindre construction en terre, comme dans les
ports que nous venons de visiter. Elles sont circu-
laires cl recouvertes de nattes; leur aspect est mi-
88 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
sérable et dénote que Ràs Haffoûn n'est qu'un
campement provisoire. Il est occupé pendant six
mois de Tannée seulement.
En face de nous, une petite colline en pain de
sucre ; c'est Djebel Hoûr ; à ses pieds, une grande
plaine qu'encadre une chaîne continue de petits
mamelons, plaine sillonnée par le lit d'un torrent
qui sert de déversoir aux eaux de ce bassin, pen-
dant la saison des pluies.
Quelques boutres se balancent en rade. Dés notre
arrivée, une embarcation se détache de terre et
accoste le bord.
Elle nous informe que le sultan a quitté Haffoûn,
qu'il est à deux jours et demi de marche; par voie
de terre, dans l'intérieur. Nous décidons d'y en-
voyer Yousouf porteur d'un message de notre part,
promettant à notre guide nue bonne récompense
s'il est vite de retour (1).
iVu moment de se séparer de nous, les Çomalis
(1) Letli'ô du pdrsonnel dé rexpédiiioti :
« Au grand sultan Mahmoud.
é Que la bénédiction de Dieu totii-puissant soit sur ta majeslé
pèndani toute ta vie et réternité; Nous arrivons de Merâya où nous
sommes entrés en relatioils d'amitié avec ton peuple. Nous avons
obtenu du gouverneur Sementar Osman un guide pour nous con-
duire auprès de toi. Nous venons te prier de vouloir bien nous
ilccorder une audience pour aller te présenter nos hommages et
te rendre les honneurs qui te sont dûs. Si tu consens à nous ac-
corder cette faveur, envoie-nous une escorte et les moyens de nous
mettre tout de suite en roule pour ta résidence;
à Qae la Bénédiction de Dieu demeure avec toi. *
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■ •
EXPÉDITION DE « l'aDONIS » '^ 89
nous demandent le bachis comme droit d'ancrage.
Nous le leur refusons ; en échange, ils ne veulent
pas conduire Yousouf à terre. Nous sommes forcés
de faire armer notre canot qui revient immédiate-
ment.
La journée se passe sans autre incident particu-
lier que la prise de deux poissons monstrueux,
ressemblant à ceux quQ nos pêcheurs provençaux
appellent c rascasses il Ces deux poissons mâle et
femelle atteignaient le poids de 24 el 27 kilogrammes.
Nous fûmes obligés de batailler pendant plus d'une
heure pour nous rendre maîtres de ces énormes
bétes. L'authenticité d'une pêche sembbble pourrait
être contestée si, près des mêmes eauî^, l'équipage
du Godavery^ navire des Messageries maritimes,
n'avait péché une yieiïîey de même espèce, du
poids de 107 kilogrammes, poisson qui, pendantprès
d'une semaine, excita la curiosité des Mauritiens,
appelés à voir ce phénomène.
Pendant la nuit du 9, l'homme de garde signale
uti homme à la mer. On cherche de toutes parts le
long des flancs de F Adonis, et l'on y trouve cram*
ponné un pauvre malheureux noir dans le plus
simple des costumes. On l'aide à grimpera bord. Il
est dans un état de maigreur effrayante, couvert
de cicatrices et tellement épuisé qu'il peut à peine
40 ^ VOYAGES AU CAP DES AROMATES
desserrer les dents. Un de nos chauffeurs, indi-
gène à peu près du même pays, nous sert d'inter-
prète auprès de lui.
Cet homme est un esclave qui vient de s'échapper
de Tun des boutres en rade, où il est l'objet de
toutes sortes de privations et de mauvais traite-
ments, dont son corps porte les traces. Il nous
demande protection, nous suppliant de le prendre
avec nous ; pour s'arracher des mains des Arabes,
il n'a pas craint de faire à peu près quinze cents
mètres à la nage au milieu des requins. Le pre-
mier soin du capitaine est de faire donner à ce mal-
heureux de quoi se couvrir et de quoi manger.
Nous verrons demain quelle décision nous devons
prendre à son égard.
Au sourire de satisfaction qui s'épanouit sur ses
grosses lèvres noires, je découvre une rangée de
dents blanches aiguisées à la lime. C'est, parait-il,
un usage dans son pays où l'on se bat, unguibus et
rostro, pour défendre sa liberté.
Comme à Meràya, des feux restent allumés sur
la plage pendant toute la nuit.
9 février. — Nous nous attendions à la visite
du gouverneur. Il ne vient pas, froissé, paraît-il,
de ce qu'on ne lui a pas envoyé de cadeau. Nous
avons en échange celle du capitaine du boutre qui
vient nous redemander son esclave. Il entre à cet
EXPÉDITION DE. « L*ADONIS » 41
égard dans toutes sortes de considérations, disant
que, si nous le conservons par devers nous, il se
plaindra à qui de droit. Bref, bien que peu inli-
midés par de semblables menaces, nous rendons le
malheureux noir, prévenant que notre intention est
dei rester quelques jours àHaffoûn; et que, si on lui
inflige le moindre mauvais traitement, nous sau-
rons faire comprendre ce que vaut notre protection.
A ridée de retomber entre les mains de ses anciens
maîtres, le pauvre esclave se roule à nos pieds, sur
la dunette, nous suppliant d'avoir pitié de lui.
Nous n'avions malheureusement aucun droit de le
retenir par devers nous. Nous le voyons donc s'é-
loigner, la tête basse, au milieu de ces misérables
qui ne manqueront point de lui faire payer cher sa
désertioii.
42 février. — Nous attendons toujours le retour
de Yousouf. Un peu las de la monotonie du bord ,
je me fais débarquer assez loin du village pour
prendre une vue photographique de Haffoûn; je
crois pouvoir opérer seul pendant quelques ins-
tants. Il n'en est rien; je suis immédiatement cir-
convenu par une foule de curieux auprès desquels
je tente la même démonstration qu'à Merâya ; mais
l'un d'eux me fait judicieusement observer, par
gestes compréhensibles, au moment où je dirige ma
mise de point, que le soleil se trouve bien au-dessus
T,
42 VOYAGES AU GAP DES AROMATES
de la direction de l'objectif; en même temps, il
accompagne ses réflexions d'un « Mafich layib » (Ça
n'est pas bien!) qui laissait percer sa méfiance. Aussi
se campe-t-il résolument devant l'appareil et suis-
je dans l'impossibilité de continuer. Je n'obtins ce
jour-là que de mauvaises épreuves, et je dus essayer
d'y suppléer plus tard au moyen de mon crayon.
13 février. — Au moment où nous nous y
attendons le moins, Yousouf arrive, porteur d'une
lettre de Mahmoud, et escorté par le gouverneur
d'une ville voisine, Sementar Ougarien, que le
sultan compte employer comme interprète entre
nous et lui, ne parlant pas lui-même un mot
d'arabe. Yousouf et Sementar Ougarien sont accom-
pagnés d'un Arabe qui porte dans sa boîte un
chronomètre détérioré, épave de quelque navire
naufragé, et dont il nous propose l'achat. Nous
avions des choses plus sérieuses à traiter. Nous
apprenons que Mahmoud doit arriver dans trois
jours, suivi de ses ministres Noûr Osman et Cher
Markab Osman.
Nous offrons à Sementar Ougarien de prendre
une tasse de café. Il l'accepte avec plaisir. A peine
a-t-ilfmi de le sucrer que l'Arabe qui l'accompagne,
sur un geste rapidement compris, profite du mo-
ment où le garçon a tourné les talons pour faire
disparaître le sucrier dans sa robe. Nous ne fai-
EXPEDITION DE « L* ADONIS » 43
sons aucune observation devant cet acte d'indélica-
tesse qui n'a point passé inaperçu, et nous nous
préparons à descendre à terre en compagnie de
notre visiteur. Pendant qu'on arme l'embarcation,
il demande le docteur du bord. Mes compagnons
de voyage me désignent alors, et ce titre usurpé me
vaut les confidences de Sementar. Il voudrait un
remède pour combattre son obésité, qui l'empêche,
dit-il, d'être galant avec les femmes comme il le
désirerait.
Sans nous occuper de la foule qui nous entoure
à notre débarquement, nous nous dirigeons vers le
Djebel Hoûr, dont nous avions projeté l'ascension.
Nous l'effectuons sans trop de peine et atteignons
bien vite le faîte d'où nous dominons Haffoûn, la
Baie du sud et la rade où sept boutres, mettant à
la voile, nous apparaissent sous des formes micros-
copiques, comme une flottille d'argonautes (1). La
vue est circonscrite par un horizon fort restreint du
côté nord, et accompagne jusque fort loin vers le
sud-est les terres plates de l'isthme qui rattachent
Haffoûn au continent.
Pendant que nous examinions le paysage, deux
hyènes énormes détalent tout près de nous, mal-
(1) Argonaute {Nauiilus lister) ^ coquille assez commune dans
ces parages, et des plus curieuses. C'est à ce coquillage que Ton
attribue l'origine de \a navigation à voile.
4i VOYAGES AU CAP DES AROMATES
heureusement hors de la portée du fusil de notre ami
Morellet et à son grand dépit.
En regagnant notre embarcation, nous passons
auprès des puits de Haffoûn. Ce sont trois trous
creusés dans le sable ; Teau en est trouble et sau-
mâtre.
14 février. — Descendu à terre avec le capi-
taine et Morellet, je me sépare d'eux pour aller
prendre une vue d'Haffoûn, mes essais antérieurs
n'ayant pas réussi.
Mon débarquement s'effectue non sans peine à
cause des lames assez fortes qui se brisent sur la
plage.
Après m'avoir aidé, mes compagnons repartent
pour pêcher à quelques mètres seulement.
Je déploie mon petit matériel et me dispose à
opérer lorsque je me retourne brusquement au bruit
du galop de cinq cavaliers qui fondent sur moi la
lanjce en arrêt.
En une seconde, ils sont à mes côtés, et l'un
d'eux, me présentant le fer de sa lance à hauteur de
la poitrine, se détourne brusquement vers la droite
en prononçant d'une voix solennelle le « Naharek
tayib, i» « Bonjour à toi. »
Mes amis qui ont suivi des yeux cette charge
à fond de train me croient perdu et s'empressent
d'accourir; pour mon compte, je ne me rassure
EXPÉDITION DE « L* ADONIS » 45
complètement qu'en voyant mes cinq Çonialis me
tendre la main.
Je ne peux répondre à aucune de leurs questions
ni comprendre ce qu'ils disent. A ma demande si le
sultan viendra, exprimée par ces seuls mots : « Sul-
tan, sultan, » ils répondent par un signe de tête
affirmatif qui accompagne ces paroles : « In clia
Alla, i idjik. » (S'il plaît à Dieu, il viendra.)
L'arrivée de ces ci«q personnages, m'a fait en-
core manquer mon opération photographique, et ce
n'est pas sans contrariété que je suis forcé de
plier bagage pour rentrer à bord.
* -• .
15 février. -^ J'essaye dé réparer ces insuccès.
A peine arrivé, je suis obsédé, non seulement par
les curieux, mais encore par toutes sortes de
malades auxquels Yousouf m'a désigné comme
docteur.
Me voilà à la besogne, déchirant mon mouchoir
et pansant leurs plaies après .les avoir bien lavées
et saupoudrées avec de l'encens, de manière à les
isoler du contact de l'air, et surtout des mouches
qui les enveniment.
Je me débarrasse de tous ces importuns en allant
«n peu plus loin transporter mon appareil.
Morellet et Abdul viennent me rejoindre; nous
nous dirigeons alors vers le village.
Chemin faisant. Un groupe de Çomalis nous
3.
46 V0YA0B8 AU CAP DKS AROMATES
invite à nous rendre au gourbi où nous aurons des
nouvelles de la part des cavaliers venus la veille.
Nous apprenons que ce sont le gouverneur d'Haf-
foûn et ses fils.
Nous les trouvons en conférence, entourés de
tout le village avec lequel ils s'entreliennônt des
nouvelles de Fintérieur.
À notre approche, ils se lèvent et nous font signe
de nous asseoir sur le sable,' à leurs côtés, non sans
nous avoir préalablement serré les mains chacun à
leur tour.
Le plus âgé prend la parole. Il nous informe que
le sultan ne viendra pas, qu'il n'a pu terminer le
différend qui le retient à Nobir ; mais qu'il nous
envoie ses deux premiers ministres. Ils arrive*
ront dans la nuit ou le lendemain. Si nous tenons
cependant, après avoir conféré avec ces envoyés,
à repartir avec eux, nous pouvons louer des cha-
meaux, et organiser une caravane.
Yousouf qui a intérêt à voir sa mission amener
un bon résultat combat, énergiquement les asser*
tiens du gouverneur. Il va même Jusqu'à soutenir
que son idée, en disant que le sultan ne viendra
pas, n'est autre que l'envie de nous louer ses pro-
pres chameaux. Bref, nous restons dans le statu quo^
attendant que les événements donnent raison a l'un
des deux.
Nous prenons congé de tout le monde pour rega-
EXPÉDITION DB « L* ADONIS » 47
gner notre embarcation, en passant au milieu du
village. Les femmes, assises devant leur porte, tres-
sent des nattes, et les enfants s'exercent avec leurs
lances.
16 février, r— A 7 heureô* du matin, nous dis-
tinguons quelques cavaliers*
Presque en même temps, le pavillon rouge est
hissé sur la hutte du gouverneur. Mais personne ne
vient à bord pour nous renseigner sur la qualité
des nouveaux venus.
Il est décidé que Morellet et moi descendrons à
terre avec l'interprète pour voir s'il y a quelque*
nouvelles.
Yousouf vient à notre rencontre* Nous appre-
nons par lui que les deux ministres du sultan»
Noûr Osman et Cher Markab Osman viennent
d'arriver.
Yousouf nous conduit vers un groupe où nous les
reconnaissons à leurs pagnes de couleur et plus
riches que les autres.
Ce sont les frères de Sementar Osman de
Merâya. Noûr tient les rênes du gouvernement
jusqu'à la majorité du sultan Mahmoud, *âgé seu-
lement de 17 ans.
Ils ont la figure fatiguée et l'air farouche. A côté
d*eux est un troisième dignitaire que l'on dit leur
secrétaire.
48 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
Tous les Çomalis qui nous entourent sont armés,
seul le gouverneur n'a qu'un long bâton. La saleté
de son pagne tranche étrangement avec la blan-
cheur des autres.
Nous demandons à Noûr des nouvelles du sultan ;
il l'excuse de n'avoir pu venir, nous répétant qu'ils
sont chargés par lui de traiter lés affaires (1).
Nous l'invitons à venir nous voir à bord comme
son frère, Sementar. Il s'excuse en disant que cela
le dérangerait de ses prières et qu'il préfère nous
recevoir demain avant le lever du soleil.
Pendant que Morellet continue à causer de choses
et d'autres relatives à notre voyage, je remets au
gouverneur un flacon de baume d'Oppodeldok, des-
tiné à le guérir d'une douleur dont il se plaint à
la jambe droite.
J'avais eu soin de faire écrire l'emploi de ce
remède par Abdul en même temps que quelques
conseils d'hygiène pratique pour les ophthalmies très
•
(1) En 1848, lors de l'expédition dont nous avons parlé plus
haut, le Sultan régnant alors se dérobait aux sollicitations du
commandant Guillain par des réponses évasives absolument sem-
blables:
<c Le jour même ou le lendemain du jour qu'on m'avait annoncé
pour le retourde mon messager, dit l'explorateur, il arriva en effet
avec une réponse écrite, mais les termes de celle-ci me causèrent
une déception complète. >-
« Le sultan mandait qu'ayant pour le moment une tribu à pacifler,
il était empêché de se rapprocher le moi. » (Guillain. Voyage à la
côte orientale d* Afrique )
EXPÉDITION DE « L ADONIS » 49
fréquentes dans ces pays. Quelle n'est pas ma sur-
prise de voir mon malade oindre le papier du con-
tenu du flacon, et se frictionner avec ! Je riais aux
éclats. Abdul m'explique le fait en me rappelant
cette coutume des musulmans d'écrire au fond
d'une assiette un verset du Coran et de le faire
absorber au malade après l'avoir délayé avec un
peu d'eau.
Au moment où nous nous disposons à rentrer,
Yousouf vient nous prévenir que la population
d'Haffoûn avait suggéré à l'esprit de Noûr que nous
étions continuellement occupés dans la rade à pren-
dre des sondages, alors que nous péchions simple-
ment, et que nous venions bien certainement dans
d'autres intentions que celles que nous manifes-
tions. Ce à quoi nous avons répondu, pour rassurer
les esprits, en montrant à Noûr la lettre que son
frère lui adressait.
n février. — Dès le matin, nous sommes au
rendez-vous. Nous nous dirigeons vers le gourbi
où nous attendons les ministres q4i arrivent bien-
tôt entourés de leurs sujets en armes.
Après les salutations d'usage, nous prenons
place et entamons nos entretiens d'affaires sur les
produits du pays, sur l'exportation, sur les espé-
rances de récoltes annuelles. Nos projets sourient
50 VOYAGES AU GAP DBS AROMATES
fort aux ministres, et tout semble devoir se traiter
pour le mieux.
Pendant ces pourparlers, le soleil pouvant fati-
guer nos hommes, nous leur faisons signe de venir
s'asseoir à nos côtés.
Un mouvement brusque du gouverneur nous fit
comprendre qu'il avait eu peur. Il nous confirme
cette opinion en nous demandant pourquoi nous
avons fait avancer nos cinq hommes. Il se rassure
cependant après nos explications (1).
Ce mouvement de crainte provenait de ce qu'il se
figurait que nous allions nous emparer de sa per-
sonne et de celle de Cher Markab.
Pour ménager l'avenir, nous faisons cadeau de
deux fusils aux ministres et nous laissons l'inler-
prète causer avec eux pour s'efforcer de dissiper
leurs appréhensions, chose qui fut facile.
Ils rejettent la faute sur le gouverneur qui les
a induits en erreur et blâment sa conduite.
Ils nous conseillent de poursuivre d'abord nos
relalicms avec Merâya, nous assurant qu'elles nous
attireront bien vite la confiance des villes voisines.
Nous nous séparons d'eux après leur avoir remis
la lettre pour le sultan.
(1) Ca sont toujours les mêmes soupçons observés déjà par
Guillain: « D'un aulro côté, la présence d'un navire, notre allure
ferme et rassurée ne laissaient pfis de donner, Je crois, quelques
craintes aux Indiglènes. »
EXPÉDITION DE « l'ADONIS » 51
Yousouf nous accompagne dansTembarcation, et,
après avoir reçu le payement de ses services, de-
mande qu'on le reconduise à bord d'un boutre
mouillé en rade, au moyen duquel il rentrera à
*
Merâya.
Demain nous partons pour Mogadoxo, port de
la côte des Bénadirs ; c'est sur cette ville et les
ports voisins de Meurka, Brawa et Kismayo gue
sont fondées les plus belles espérances de notre
expédition.
IV
Quelques mois sur les Bônndirs. — Dcscrîplîon géographique. —
Divers ports de la côle. — Villages de l'inlérieur. — Races
diverses des habitants. — ConquCto du pays des Bénadirs par
le sultan de Zanzibar. — Les gouverneurs zanzibariens à Meurka,
Brawa, Mogadoxo. — Révoltes fréquentes des Çomaiis de l'in-
térieur. — Tentatives de la flotte égyptienne. — Incendie de
Brawa. — Hospitalité réservée aux Européens dans ces parages.
— Avenir du pays des Bénadirs.
Avant de pénétrer chez les Bénadirs, je crois
qu'il est bon d'étudier un peu Tétat actuel de cette
côte.
L'ouvrage du commandant Guillain lui a consa-
cré de longs chapitres; aucune modification appa-
rente n'est survenue dans les mœurs de ses habi-
tants depuis le passage du DucouédiCy et je n'aurais
point parlé de ces parages si les faits relatifs au
voyage de V Adonis ne portaient en eux un ensei-
gnement précieux pour l'intérêt commun, aujour-
d'hui surtout que le commerce sur les côtes d'Afri-
que est le point de mire de tous les armateurs
quelque peu audacieux.
Les pages qui suivent ont été écrites, tant d'après
54 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
mes observations personnelles que sur des rensei-
gnements que je tiens de la complaisance de
M. Wolfarth, agent de la maison Hantzing et G°
de Zanzibar. M. Wolfarth séjournait, lors du voyage
de r Adonis, à Brawa, où il remplaçait un Euro-
péen, M. Déale, assassiné lâchement, après trois
ans de séjour, dans cette ville. Frappé à son tour,
assez grièvement, d'un coup à la tête que lui porta
un Çomali de l'intérieur, M. Wolfarth eut le cou-
rage de ne point abandonner son poste, où nous
le trouvâmes seul, non sans surprise et sans admi-
ration.
La côte qui s'étend au nord du Djoub jusqu'à la
ville de Ouarcheik est appelée par les Arabes « Bé-
nadir* » Elle est toute entière soumise au protectorat
du sultan de Zanzibar.
Elle comprend, en commençant par le sud, les
villes suivantes :
Jumbo ou Juba, ville en ruines et inhabitée,
Kismayo, Brawa, Meurka, Jillip, Gondercheik,
Danané, Djésireh ou Jérisah, Mogadoxo ou Mogue-
douchou, Haduei, Ouarcheik.
De toutes ces places, Brawa, Meurka, Mogadoxo,
Ouarcheik sont seules accessibles aux navigateurs
EXPÉDITION DE C l'aDONIS » 55
sur boutres pendant toute Tannée, excepté juin,
juillet, août; et aux navires, en octobre, novembre,
mars et avril.
Ouarcheik est la dernière place où rautorité de
Seyid Bargash soit reconnue ; au nord de cette ville
le pays est appelé par les Arabes « M'routi, »
A Brawa, Meurka et Mogadoxo, résident en vertu
de son protectorat environ de 150 à 200 soldats de
l'armée du sultan de Zanzibar ; toutefois ces troupes
ne peuvent sortir de ces trois garnisons sans ris-
quer d*étre assassinés par les Çomalis.
Aouméka.
En 1877, le gouverneur arabe a commencé les
fortifications de Brawa, presque terminées aujour-
d'hui (mars 1878).
Ce port est habité par des Çomalis et des blancs
d'origine arabe. Il y a seulement 20 ans que. les
premiers sont établis ; ils portent le nom de « Tou-
56
VOYAGES AU CAP DES AROMATES
nis » ; cette tribu des Tounis s'étend du Djoub
jusqu'à Torra.
Ce sont les Çomalis les plus paisibles de la côte.
Ils portent généralement un grand bâton à la place
de la lance que ne quittent jamais les autres
naturels.
Dans le voisinage de Brawa, sont les villages
de : Lambareh, Hasclian, Douhirou, Estourah,
Ouakbiah, Jegourah.
Leurs habitants sont divisés en cinq tribus :
Dafrah, Gouigals, Uvrils, Amar, Dacterah.
Les blancs, à proprement parler les Arabes habi-
tant Brawa, sont divisés en deux castes, Bida et
Hatima.
On y rencontre aussi quelques Cherafa qui pré-
tendent descendre du Prophète ; il s'en trouve éga-
lement à Meurka et à Mogadoxo.
On parle à Brawa l'arabe, le souhaëli corrompu.
Djelleub.
EXPÉDITION DE « l'aDONIS • 57
Meurka est habitée par des blancs d'origine
arabe et par des noirs descendant des esclaves des
Bimals, tribu çomali voisine de cette ville habitant
la côte entre Torra et Ganané; mais ces derniers
n'y ont pas de maisons et, quoique la place leur soit
ouverte, jamais ils n'y stationnent plus d'une
journée.
Très belliqueux, ils se divisent en deux tribus,
les Dadous Eouras et les Osmins. Ce sont les seuls
indigènes qui soient tout à fait indépendants ; tous
les autres sont plus ou moins sujets du sultan Hamcd
Yousouf qui réside à Guélidi dans l'intérieur, à
quelques heures de Mogadoxo.
Dans les environs de Meurka, sont siluées :
Abolo, Galouïn, Doha, Oudcgle; à Abolo, réside
Aboubekre, le frère du sullan Hamed Yousouf (1).
Oh parle à Meurka le çomali Bimal un peu
différent du çomali Touni.
L'ivoire arrive presque tout de Ganané. Il faut
au moins vingt jours aux caravanes pour se rendre
de ce point au marché de Meurka.
(I; Pendant mon dernier séjour à Mcrâyo (septembre 1878) un
courrier Bimal arriva et porta au sultan Mahmoud la nouvelle que
Ilamcd avait fait prisonnier Aboubekre dans unb terrible bataille,
et qu'il l'avait décapité de sa propre main, après avoir donné
ordre d'en faire autant à trois cents prisonniers.
5â
VOVAGES Au CÀP t>ÉS AhOMÀtEâ
Mogadoxo est le nom de deux villes, Hamarneim
et Ghangani, toutes deux entourées de murs et
distantes Tune de l'autre d'environ cinq minutes ;
on construit sur Tespace qui les sépare un palais
où doit être établi le siège du gouvernement.
Danané.
Mogadoxo est habitée, en dehors des blancs d'ori-
gine arabe, par les descendants des esclaves des
« Ouadan » ,. et « Ouelbis- Jacoub, » tribus çomalis
des environs de Djesireh. Au nord et plus loin,
jusqu'à M'routi, sont les « Abgails, » les moins civi-
lisés de tous; beaucoup d'entre eux ne sont pas
mahométans.
On parle à Mogadoxo la même langue qu'à
Meurka. Les « Elaé», « Rakacous • et t Daroud t»
y viennent vendre et échanger de Tivoire, des
peaux, des plumes d'autruche^ des gommes^ etc^
EXPEDITION DE « lUdONIS » 50
I __ ... , ■ . ■-
AOuarcheîk, il n'y a pas de gouverneur. L'auto-
rité du sultan consiste dans le droit de faire flotter
sur un mât le pavillon rouge ; en outre, un rece-
veur de la douane perçoit les impôts. Il est pro-
bable que, dans quelque temps, Seyid Bargash don-
nera une garnison à cette ville.
Le pays des Bénadirs fut conquis par le sultan
Seyid Saïd de Zanzibar, père du sultan actuel. Sous
le règne de son fils Seyid Meyid,les blancs de Meurka
le prièrent de donner à leur ville une garnison
arabe pour la protéger contre lès Bimals dont Tin-
solence était devenue insupportable. Le sultan
envoya Sef Mour avec 200 soldats. Les Çomalis
voulurent résister ; un coup de canon qui tua deux
d'entre eux suffit pour les soumettre. Ils mandèrent
quelqu'un à Zanzibar pour intercéder auprès du
vizir Soliman ben Ali» et la garnison fut retirée.
En 1870,1e frère de Seyid Majid, Seyid Bargash,
devenu sultan de Zanzibar, envoya à Meurka Selim
Yacoub, vieillard réputé pour sa bravoure et son
honnêteté.
Plus tard, en 1874 (octobre), sur la deiûande des
Tounis, il donnait à Brawa^ qui n'en avait pas
encore, une garnison de quelques soldats détachés
de Meurka sous les ordres d'Hamis ben Kalfau;
Selim Yacoub fut par cela même gouverneur
général des Bénadirs.
60 VOYAGES AU GAP DES AROMATES
Eq 1873, la guerre éclatait entre lui el les Bimals ;
la paix fut conclue dans le courant de la même
année.
Au commencement de 1874, Yacoub se rendit à
Zanzibar. Seyid Bargash lui donna 200 hommes
pour pacifier Mogadoxo troublé par une nouvelle
insurrection.
Malgré la résistance du quartier çomali, Sélim,
installé à Ghangani, bombarcjia Hamarneim avec un
seul canon et prit la place ; Mohamed ben Sultan
fut nommé sous-gouverneur de Mogadoxo, et Sélim
retourna à Meurka.
En automne 1875, deux navires de guerre
égyptiens arrivèrent devant Brawa et en prirent
possession, chassant Hamis ben Kallan et ses
quinze soldats. Quelques jours avant, ils avaient
pris Kismayo et étaient allés même menacer Lamô.
Mais là se trouvait un navire de guerre anglais
dont la présence suffit pour empêcher les Egyp-
tiens de débarquer.
Le gouvernement anglais s'adressa, à la suite de
celte expédition, au gouvernement égyptien pour
qu'il retirât ses troupes (1) ; ce qui ne se fit point
attendre.
(1) Depuis celle époque, TAngleterre a reconnu le prolectoraldu
vice-roi depuis Berbera (golfe d'Aden) jusqu'aux Dénadirs, et le
prolecloral du Sultan de Zanzibar depuis les Dcnadirs jusqu'au
Djoub, y compris Kismayo. Dans le golfe d'Adcn, les Medjour-
tincs se déclarent complètement indépendants.
EXPÉDITION DE « l' ADONIS » 61
Les Égyptiens une fois partis de Brawa, Séiim
Yacoub, arrivant de Meurka, mit aux fers tous les
chefs Tounis et les emmena à Zanzibar pour les pu-
nir d'avoir favorisé le débarquement des troupes
égyptiennes avant son départ. Il nomma un de ses
soldats, Abdallah Masoud, gouverneur provisoire de
Brawa en remplacement d'Hamis» Après quelques
jours de prison, le sultan pardonna aux Çomalis
qui furent repa triés,
11 revint à Meurka et envoya à Brawa un aulre
gouverneur, Soliman ben Hamed, son parent, qui
y réside encore actuellement (mars 1878).
Sélim expédia en outre des renforts qui portè-
rent à 200 soldats le chiffre des troupes de gar-
nison.
En avril 1816, la guerre éclatait entre les
Bimalset Hamed Yousouf, sultan de Tintérieur.
Ce dernier ferma les chemins qui mènent à Meurka.
Sélim Yacoub allait prendre des arrangements
avec Hamed, lorsque, sur la route de Meurka à
Mogadoxo, il fut assassiné par les Bimals avec
40 soldats arabes.
Cesderniers menacèrent mêmed'attaquer Meurka,
mais les quelques canons de la place leur firent
peur.
En octobre 1876, Seyid Bargash envoya deux
4
62 VOVAOÈS AD CkP DES AROMATES
navires à vapeur avec 800 hommes , pour en im-
poser aux rebelles.
Quelques chefs de Biraals vinrent se soumettre.
L'envoyé du sultan, Mohamed ben Soliman, les
expédia sur Zanzibar et, après avoir nommé deux
autres gouverneurs à Meurka et à Mogadoxo, y re-
tourna lui-même. Seyid ben Saïd est le nom du
gouverneur qui remplaçait Selim Yacoub. Soliman
ben Râchid remplaça^ Mohamed ben Sultan tombé
en disgrâce.
En mars 1877, les Çomalis de Brawa étaient en
discussion avec le gouverneur, qyand un soldat tira
sur un groupe de l'intérieur qui s'approchait de la
ville avec des intentions hostiles. Un engagement
eut lieu, et quelques hommes furent tués. Soliman
ben Hamed sur-le-champ fit mettre le feu à toutes
les huttes çomalis de Brawa. Pendant trois jours,
la ville fut en flammes.
Les chefs çomalis allèrent se plaindre à Zanzi-
bar de cet abus étrange de la part du gouverneur
qui brûlait les huttes de celte ville pour punir les
méfaits des rebelles de l'intérieur. Us n'eurent,
comme satisfaction, que des promesse pour l'avenir.
A l'heure où nous écrivons (mars 1878), à Brawâj
la paix est complète entre les Tounis et les Arabeâ,
mai^ sur le Djoub^ les Tounis et la tribu des Ga-
EXPÉDITION DE « L* ADONIS » 63
blallah sontloujoups en guerre (1). — Meurka, qui
est sur le lerriloire Bimal, est toujours en état
de siège à cause de la lutte perpétuelle entre cette
tribu et le sultan Hamed Yousouf, et, comme les
Arabes n'ont pas la moindre influence dans Tinté-
rieur, il est à craindre que le commerce de Meurka,
autrefois considérable, ne soit anéanti avant deux
ou trois ans.
Il n'en est pas de même pour Mogadoxo dont
la situation laisse toujours le chemin libre aux ca-
ravanes.
A cet aperçu géographique et historique, joignons
le récit de quelques faits authentiques, qui donne-
ront une juste idée de la manière dont se pratique
l'hospitalité chez les Béntdirs.
En octobre 1873, à Mogadoxo, un Allemand,
M. Meyer, subrécargue du navire allemand Nu-
hia , armateur M. W. Oswald de Hambourg, fail-
lit être assassiné par un Çomali qui, sans motif, se
précipita sur lui la lance en main ; heureusement
il put parer le coup. On se contenta de désarmer
le meurtrier qui fut laissé en liberté.
(1) Pendant qxiQT Adonis était au mouillage de Kismayo, dans la
baie du Refuge, on voyait le soir la clarté des incendies allumés
par la guerre.
64 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
En avril 1874, à Brawa, iin Anglais, M. Arthur
Déale, agent de la maison Hantzing et G*% de Zanzi-
bar, qui y avait vécu deux ans avec sa femnae, fut
tué dans la ville par un Çomali qui le frappa par
derrière d'un coup de lance et s'enfuit dans Tin-
térieur.
En mars 1876, son successeur, M. Wolfarth, fut
attaqué par derrière et sérieusement blessé d'un
coup de sabre à la tête, toujours par un Çomali ; et
cela, sur la plage de Meurka, pendant qu'il causait
avec un de ses compatriotes, surveillant un navire
danois qui chargeait pour sa maison.
L'Européen qui parlait avec M. Wolfarth appela
ses nègres, s'empara du Çomali qui fut mis aux fers
à bord du navire et envoyé à Zanzibar.
Tous les consuls européens de cette ville insistè-
rent pour qu'on le condamnât sévèrement ; il fut
puni par la prison perpétuelle.
Malgré cela, il y a dans ce pays un grand avenir,
surtout si on réussit un jour à ouvrir une voie par
le Djoub, jusqu'à Ganané, le plus grand marché
pour les ivoires et pour les peaux.
Le climat est bon pour les Européens; mais
encore devraient-ils y être protegés.
Pour cela il faudrait qu'au moins une fois par
' ^_. .. _ »
EXPEDITION DE « L ADONIS » H5
an, un navire visitât tous les ports dont nous avons
parlé.
Les gouverneurs arabes, établis par le fiullan
de Zanzibar, sont pauvres ; et se rattrapent souvent
par un arbitraire qui compromet leur autorité.
Leurs soldats sont des malheureux que la faim
force à se mettre au service. Leurs moyens ne leur
permettant pas d'acheter des femmes, ils prennent
celles des habitants delà ville, ce qui cause parfois
des complications désagréables. En tout cas, leurs
faits et gestes annulent presque refflcacifé de leur
protection.
En face Mogadoxo. — Aspect de la ville. — A terre. — Une im-
mersion désagréable. — Visite au gouverneur arabe Souleyman
ben Râchid. — Son palais. — Nos pourparlers. — Notre course
dans Hamarneim et Changani. — Notre futur logement. •>-
La douane zanzibarienne. — Difficultés pour regagner i'Acfoms.
Nouvelle visite à Souleyman. — Projets d'installation. — Une
singulière fantaisie. — Opposition di^ gouverneur à l'établisse-
ment de notre comptoir. — Départ pour Brawa.
Le 22 février, à 3 heures, nous sommes mouillés
en face de Mogadoxo. A notre arrivée, une foiile
d'indigènes envahit la plage. On dirait une four-
milière. Un boutre tire un coup de canon en ame-
nant le pavillon musulman ; tous les autres mouillés
à son côté suivent son exemple.
Nous saluons à notre tour par une salve de six
coups, à laquelle une pièce énorme répond de terre.
Une immense pirogue s'approche du bord, elle est
montée par deux soldats du gouverneur ; quelques
Çomalis la dirigent avec peine..
Les deux envoyés procèdent de suite à une sorte
d'interrogatoire.
68 VOYAGES AU GAP DES AROMATES
Ils nous demandent noire nationalité, si nous avons
un agent à Mogadoxo ; enfin quelles sont nos inten-
tions en venant chez eux. Nous répondons que, por-
teurs de lettres pour le gouverneur, nous irons le
voir demain matin au point du jour et nous prions
qu'on l'en informe. Après avoir visité le navire
dans tous les sens, ces deux personnages s'en
vont, mais non sans solliciter préalablement un
bachis.
Pendant que l'embarcation s'éloigne, je jette un
coup d'œil rapide sur la ville. En venant du côté
d'Haffoûn, c'est-à-dire vers le nord, le regard ren-
contre d'abord une tour, ancien vestige sans doute
des constructions portugaises du xv* siècle.
Cette tour est surmontée d'une lanterne à quatre
ouvertures ; tout à côté est bâtie une mosquée dont
la construction remonte certainement à une date
moins reculée.
Entre cette mosquée et la ville se ti*ouvent, sur le
sable, à fleur de terre, les débris de quelques tom-
beaux, et deux ou trois huttes auprès desquelles est
un puits où les habitants mènent boire leurs trou-
peaux. Un peu plus en arrière s'isole une autre
mosquée ; p^js trois vieilles ooistructions ; enfin
quelques arbustes formant un bosquet de verdure
au milieu duquel se détachent encore de méchantes
huttes. Une grande maison carrée en chantier et
»^._^.. „ . I
EXPEDITION DE « L ADONIS » 69
le palais du gouverneur séparent les deux villes ou
plutôt les deux quartiers de Changani et d'Hamar*
neim qui forment, comme nous l'avons déjà dit,
Mogadoxo. Au milieu d*Hamarneim, se dresse
encore une tour en ruines, privée de sa lanterne.
Un petit bois, une vieille mosquée, non loin de
laquelle s'en élève une neuve, formant tache blanche
sur un soulèvement de granit, ferment le panorama
vers le sud.
Deux forts carrés bâtis sur la colline découpent
leur silhouette sur un ciel pur; on les découvre de
très loin et les navigateurs peuvent les prendre
comme point de repère.
23 février. — Dès six heures du matin, nous des-
cendons à terre. En approchant de la plage, i|ne
barre assez forte et des lames qui se succèdent ra-
pidement nous font présumer qu'il nous sera bien
difficile de débarquer. En effet, nous ne tardons
pas à être complètement submergés ; chaque vague
qui passe nous mouille des pieds a la tète.
Nous nous tirons d'affaire le mieux que nous pou-
vons, car il n'y a pas à compter sur le secours de
la foule amassée au bord du rivage et qui nous
regarde sans que personne se dérange pour venir
à notre aide.
Nous avons toutes les peines du monde à empêcher
70 VOYAOKS AU GAP DES AROMATES
rembarcation de chavirer. Echouée dans de telles
conditions, comment la remettre à flot?
Nous voilà donc trempés jusqu'aux os au milieu
de tous les Arabes, Banians, Çomalis, en un mot
de toilte la ville accourue à notre rencontre.
Un homme dont la parole semble avoir quelque
influencé, et qui, nous l'apprendrons plus tard, s'ap-
pelle Hamed CherifT, nous tend amicalement la
main, et nous dit que le gouverneur nous recevra
chez lui.
Nous le suivons, et traversons un espace carré de
quelques centaines de mèlres au milieu duquel se
trouvent trois pièces d'artillerie montées sur leurs
afîûts. Nous entrons dans une cour, où vaches, pou-
les et esclaves parquent ensemble sous des huttes
délabrées. Dans le fond, à droite, se trouve un puits,
autour duquel quelques femmes lavent du linge.
Le gouverneur vient au-devant de nous. Sou-
leyman ben Râchid, tel est son nom, est un petit
homme, à la figure brune, aux moustaches fines ; la
barbiche assez longue, les yeux peints, la tète rasée
et couverte par un énorme turban. Il porte un long
manteau noir brodé d'or et tient à la main son sabre
et une petite canne en bois avec laquelle il se fait
faire place. Il s'avance vers nous, nous tend la main
en nous saluant par le « Yambo » zanzibarien et
nous fait signe de le suivre dans son palais.
EXPÉDITION DE C l'ADONIS » 7i
Quel palais, mon Dieu ! nous voici dans un étroit
corridor enfumé qui sert de corps de garde. Les
murs sont tapissés de toutes sortes d*accessoires
et d*armes ; dans le fond une grande couchette est
suspendue en guise de lit de camp. Après avoir
gravi deux étages par un escalier obscur et sale,
nous arrivons à la terrasse dont un mur crénelé forme
le pourtour. Nous prenons place à côté de Souley*
man ; notre cicérone, Cheriff Hamed, est to^^urs là.
Petit âpetit, cette terrasse, d'abord vide, se remplit
de soldats armés jusqu'aux dents, qui, sans mot
dire, viennent se former en demi*cercle en face de
nous.
Notre interprète Âbdul s'entretient avec le gou-
verneur, sur les données et d'après lea instructions
du chef de notre expédition. Les réponses de Sou-
leyman sont amicales, mielleuses et eoipreintes de
bienveillance. Bien que renseigné déjà par ses en*^
voyés de la veille, il nous fait subir un véritable in«
terrogatoire auquel nous répondons en l'initiant à
nos projets et en lui faisant comprendre que nous
espérons qu'il voudra bien nous prêter ôon concours
et son appui.
Nous convenons môme en sa préôence aVec Ghe*
riff Hamed qu'il nous cherchera un local pour in-
staller un comptoir. Après quelques pourparlers^
Cheriff finit par nous offrir sa maison.
Pendant toute la durée de notre conversation^ notis
72 VOYAGES AU GAP DES AROMATES
■ — ' — - -
sommes condamnés à absorber, lait, sirop, café et
dattes qui se succèdent rapidement servis par des
esclaves. En un mot, le gouverneur nous fait les
honneurs de son domicile aussi gracieusement que
possible.
Tout à coup nous sommes surpris par le bruit de
ileux coups de canon, que suivent bientôt des bour-
ras ; puis des salves de mousqueterie se font enten-
dre. Le palais est envahi jiar des soldats qui vien-
nent se joindre à ceux qui stationnent déjà sur la
terrasse. Ils se mettent alors à exécuter tous ensem-
ble en notre présence les danses guerrières les plus
variées. Enfin, d'une vingtaine qu'ils étaient dès le
début de notre visite, ils sont maintenant plus de
cent.
J*avoue que iious nous attendions peu à ce spec-
tacle qui nous intéresse autant qu'il nous surprend,
et pour mon compte, mes yeux n*ont dans la suite
rencontré nulle part un tableau plus saisissant et
d*un aspect aussi caractéristique que cette cbim^
baya exécutée par des soldats armés de fusils,
affublés des vêtements les plus bizarres, aussi sales
que bariolés.
Nous détournons bientôt notre attention -de
cette représentation dont nous ne comprenons
pas bien le but, et nous continuons à nous en-
tretenir avec le gouverneur. Après quelques ins-
EXPEDITION DE « L ADONIS » 73
lanls consacrés encore à la conversation, nous pre-
nons congé de Souleyman pour aller remettre à
différents négociants des lettres d*Assan Ali et pour
visiter en compagnie de Gheriff, devenu notre guide,
le logement qu'il met à notre service.
Nous nous y rendons en premier lieu; la maison
où nous conduit Gheriff est voisine de la douane : le
local nous suffira provisoirement lorsqu'un bon lait
de chaux aura fait disparaître des murs la saleté
qui les tapisse. Au fond de la plus grande pièce,
une porte s'ouvre sur un escalier conduisant à la
terrasse, d'où nous pourrions aisément correspondre
avec r Adonis.
Pendant notre examen, à toutes les fenêtres voi-
sines se montrent des femmes arabes qui, bien cer-
tainement, à i'étonnement qui se peint sur leurs
traits, doivent voir des Européens pour la première
fois. Nous étions loin de nous douter alors que ce
voisinage servirait plus tard dé prétexte à Gheriff
pour nous retirer sa parole et nous refuser de nous
laisser prendre possession de la maison qu'il nous
louait en ce moment.
En quittant la maison de Gheriff , nous nous rea-
dons à la douane, chez le prépo>f' <Iu sultan pour
lequel nous avions une lettre.
Nous traversons bien des pièce.: !>• ses et obscures,
74 vovao£s au cap des aiiomates
pour arriver aune galerie de vingt mètres environ,
et d'une construction assez bizarre. Au milieu de
cette immense pièce, en face de la porte même, se
trouve une alcôve carrée munie d'une estrade et
éclairée par trois fenêtres meurtrières donnant sur
la mer. Les murs sont garnis d'armes et de plan-
chettes portant les règlements.
C'est dans cette alcôve qu'on nous fait asseoir.
Nous sommes bientôt entourés par une foule de
types étranges ; parmi eux surtout quelques Çomalis
de l'intérieur avec leur coiffure triangulaire dans
laquelle se trouve piquée une grande épingle en
bois sculpté.
Le destinataire de la lettre, Salem Gâsem, est
absent. Son agent en prend connaissance a sa place
et, attirant notre interprète à l'écart, lui affirme
qu'il fera tout ce qui dépendra de lui pour nous être
agréable et nous aider.
Nous le remerciâmes de ses bonnes intentions et
primes congé de lui pour aller à Shangani où nous
avions à voir une autre personne. Nous nous y ren-
dons par la plage. Nous laissons sur notre droite
la maison du gouverneur ; sur notre gauche, nous
longeons quelques tombeaux entourés de plantes
grimpantes et d'arbustes assez fournis, et nous
arrivons bientôt à la porte de Shangani où nous
trouvons les autorités çomalis qui nous reçoivent
fort amicalement.
EXPEDITION DE « L ADOIilS » 75
Ces notables indigènes nous accompagnent jusque
chez te personnage que nous désirons voir. On nous
introduit dans une salte basse que tes Çomalis ne
tardent pas à envahir en si grand nombre que nous
avons peine à respirer. Notre visite est bientôt ter-
minée ; à notre sortie, tes rues sont teUement encom-
brées que nous ne pouvons circuter. Cependant au-
cune démonstration n'accueilte notre passage.
Il parait toutefois que les revolvers que nous avions
à la ceinture ont alarmé quelques habitants, car le
gouverneur envoie un exprès nous dire que nous
n'avions rien à redouter et nous prier de vouloir
bien désormais descendre à terre sans armes pour
ne plus éveiller de craintes chez les indigènes.
Chemin faisant, je jette un coup d'œil autour de
moi. Toutes les maisons sont attenantes les unes aux
autres ; leur intérieur et leur distribution témoignent
que la construction doit en remonter à une époque
très reculée, quoique le badigeon à la chaux qui en
recouvre la façade leur donne presque Tair d'être
bâties seulement de la veille. Les portes et les fe*
nôtres en sont grossièrement sculptées*
Les deux maisons de Mogadoxo qui ont le plus
d'apparence sont la douane et la maison du gouver-
neur ; cette dernière est isolée sur un mamelon en-
tre les deux villes. /
76 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
C'est sur la plage, en face de la douane même,
que se trouve le marché ; ce qui permet au préposé
du sultan de Zanzibar d'en surveiller les opérations •
quotidiennes.
Nous regagnons notre embarcation, et ce n'est que
gràceàrinlervenlion d*un Çomali dont je reparlerai
plus loin, Hadji-Osman, que nous pouvons parve-
nir à y prendre place, menacés que nous sommes à
chaque instant de nous voir mouillés par la lame,
comme le matin.
Pendant ce temps, une vingtaine de femmes arabes
défilent sous nos yeux dansant au son de la dar-
bouka. Quelques heures après notre arrivée à bord,
nous recevons un bouc, comme cadeau du gouver-
neur. Nous envoyons nos remerciements à ce per-
sonnage, et lui faisons annoncer qu'au soleil cou-
chant nous irons le voir de nouveau pour nous
entretenir avec lui. Les envoyés profitent de leur
venue à bord pour visiter T Adonis depuis le pont
jusqu'à la cale.
Nous descendons à terre à quatre heures. Nous
prenons toutes nos précautions pour ne point éprou-
ver à notre débarquement les mêmes contrariétés
que ce matin. Nous y réussissons en allant abor-
der en face du puits.
Nous nous rendons auprès du gouverneur ; nous
n'avons pas d'armes.
EXPÉDITION DE « L* ADONIS » 77
Souleyman est assis à Tombre du palais en con-
slruclion, entouré de tous ses conseillers et de ses
soldats, «es derniers au nombre de cinquante environ.
Nous prenons place à ses côtés et entrons de suite
eh pourparlers avec Cheriff Hamed pour la location
de sa maison. Le prix de huit piastres est accepté
et parole échangée de part et d'autre. Pour bien
montrer au gouverneur quelles étaient notre sincérité
et notre bonne foi, nous nous excusons d'avoir oublié
à bord le hachis destiné aux hommes qui nous ont
aidés le matin à notre embarquement, les remerciant
pubhquement du service qu'ils nous avaient rendu.
Notre conversation se continue toujours à haute
voix, sur nos projets d'avenir.
Quel n'est pas notre étonnement de voir le gou-
verneur, sur l'appui duquel nous avions tout lieu de
compter, combattre ces projets. Le traité de Zanzi-
bar traduit en arabe, que notre interprète lui met
sous les yeux, lui rappelle quels sont nos droits, et
il semble se décider de nouveau à nous soutenir ; il
va même jusqu'à nous offrir des boutrespour débar-
quer nos marchandises. Il nous demande ce que
nous pouvons avoir comme pacotille, les prix aux-
quels nous serons à même de livrer les divers objets
de chargement.
La conversation devient assez banale et se clô-
ture par quelques cadeaux de notre part qui sem-
blant, faire plaisir à Spuleyraan. Il eçt çurtQut trè^
78 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
content d'une montre à remontoir avec les heures
marquées en arabe que nous lui offrons ; et nous
prenons congé de lui. .
24 février. — Dès le point du jour, nous sommes
à terre avec nos hommes et le matériel nécessaire
pour nettoyer et blanchir notre maison. Morellet, un
peu souffrant, est resté à bord. Notre propriétaire
vient à notre rencontre, mais, au lieu de nous con-
duire* directement chez lui, il nous informe que le
gouverneur désire nous parler. MM. Imbert et
Eysséric s'y rendent tandis que je reste avec les
hommes à Tombre d'un mur où nous sommes bien-
tôt entourés.
A quelques pas de nous se trouve un four à. chaux
çomali, grand trou creusé en terre, couvert de
bois, sur lequel sont amoncelés des blocs de co-
rail blanc. Un esclave, peut-être bien un condamné»
les pieds enchaînés, est chargé de l'entretien de ce
four.
La foule qui nous environne devient obséquieuse
et importune, touchant tout notre petit matériel,
l'étoffe de nos chemises, en un mot nous examinant
des pieds à la tète et nous assaillant de questions
auxquelles ni moi ni les hommes ne pouvons ré-
pondre. A quelques coups de fusils partis derrière
nous, nous nous faisons faire place pour nous rendre
EXPÉDITION DE « L* ADONIS * 79
compte de ce qui se passe. Nous voyons alors défiler
sur la grève tous les soldats du gouverneur. Ils vont
à la rencontre d'autres troupes qui arrivent. Une fois
en présence, ils exécutent sur deux rangs une
danse guerrière entremêlée des mêmes cris poussés
lors de notre première réception chez Souleyman.
Il y a près de deux heures que nos compagnons
sont chez le gouverneur; non point inquiet, mais
curieux de savoir quel peut être le sujet d'une
aussi longue conférence, je me rends auprès d'eux ;
je les trouve assis dans un coin ; à droite de Sou-
leyman sont tous ses conseillers et les chefs çema-
lis, sans armes, qui nous ont reçus à Changani, Mes
compagnons sont à gauche. J'ai à peine le temps
d'apprendre que Souleyman a retiré de suite l'au-
torisation d'établissement à Mogadoxo, prétextant
qu'il fallait un ordre spécial de Seyid Bargash, sul-
tan de Zanzibar, exigence à laquelle notre chef a
répondu par l'exhibition nouvelle du traité de 1844.
Malgré la production de ce document, le gouver-
neur persiste dans son refus. Il allègue, entre autres
choses, que nous sommes chrétiens, que, dans la
maison choisie par nous, nous serions vus parles
femmes qui habitent les demeures nous avoisinant.
Souleyman ajoute que nous pourrons débarquer
nos marchandises à la douane, mais à la seule con-
80 VOYAGES AU GAP DES AROMATES
dilion de ne séjourner en rade qu'une dizaine de
jours et de ne point coucher à terre. Nous essayons
en vain de lui faire comprendre que le local qu'il
nous assigne ne nous convient en rien ; il persiste
dans ses volontés.
La discussion est à peine terminée que nous en-
tendons une fusillade assez nourrie et les hourras
des troupes qui arrivent vers Tendroit où nous som-
mes,
Un sourire malicieux court surlesll :es de Sou-
leyman qui donne en souhaëli quelquet. ordres aux-
quels nous ne comprenons rien. Peu d'instants après,
la cour est envahie par plus de cent cinquante sol-
dats arabes qui viennent saluer le gouverneur, puis
se réunissent en cercle, chantant des versets du
Coran, accompagnant leurs cris de coups de fusil
qu'ils nous tirent presque sous le nez. Cette fantasia
se continue par le défilé sur un rang, de toute la
horde. Les guerriers, en passant devant nous, impri-
ment à leurs longs sabres un mouvement de vibra-
tion, en nous les présentant à hauteur de la figure.
Souleyman ne nous perd pas de vue et examine
le jeu de nos physionomies, qui ne témoignent pas le
moindre trouble, car nous croyons assister simple-
ment à une présentation des troupes arrivées le
ijiatin,
EXPÉDITION DE < L* ADONIS t 81
Nous devions apprendre plus tard quels étaient
la signification et le but de cette démonstration.
Nous parvenons cependant à prendre congé du
gouverneur, et à nous dégager de la foule.
Nous sommes suivis par Hadji Osman, ce Çomali
qui a si obligeamment aidé à notre embarque-
ment la veille au matin. Hadji prend notre inter-
prète à part et lui fournit à voix basse l'explication
de tous ces incidents fâcheux qui s'accumulent au-
tour de nous.
« La veille au soir, nous apprend-il, le conseil
s'est réuni. Il règne dans tous les esprits la convic-
tion que nous ne sommes point des commerçants,
mais que F Adonis est un navire de guerre, et que
nous faisons partie de la flotte égyptienne ; c'est pour
ce motif que, revenant par degrés sur chacune de
ses concessions, le gouverneur nous a retiré l'auto-
risation de nous établir à terre.
c Toutes les troupes que nous venons devoir, con-
tinue Hadji, sont arrivées pendant la nuit dernière,
mandées en hâte des villes voisines ; et la popula-
tion entière a passé la nuit sous les armes.
« Enfin, la démonstration à laquelle nous avons
assisté n'a été faite que pour nous prouver qu'on
était en garde. >
Ces révélations nous contrarient vivement, mais
nous ne tardons pas à en vérifier l'exactitude ; en
5.
82 VOYAGES AU GAP DES AROMATES
•
effet, à la douane où nous nous sommes rendus, le
préposé nous refuse maintenant l'entrée du local et
se contente de nous faire offrir pour notre installa-
tion un gourbi en paille, exposé à la rage du soleil.
Il nous est impossible de songer à occuper un seul
moment, sans courir de sérieux dangers, cette 3orte
de hangar.
Nous nous consultons alors sur les résolutions
qu'il nous reste à prendre ; et nous décidons qu'il
vaut mieux en présence de la conduite du gouver-
neur et d'une semblable réception, abandonner la
place, quitte à adresser à qui de droit une plainte
en bonne et due forme pour cette violation du traité
de 1844 qui accorde aux Européens, moyennant re-
devance de 5 0/0, liberté et autorisation de commer-
cer dans toutes les propriétés et dépendances du
sultan de Zanzibar. Nous dépêchons à Souleyman
notre interprète Abdul pour lui traduire toute notre
indignation et lui faire part de l'intention dans
laquelle nous sommes, en quittant Mogadoxo, de
nous plaindre à Zanzibar , de la manière dont on
nous a reçus.
Nous avions demandé l'embarcation du bord pour
un peu plus tard ; aussi devons-nous écrire quelques
mots pour que le capitaine nous l'envoie immédia-
tement. Notre ex-propriétaire, Cheriff, qui ne nous
a pas quittés, se charge de les faire parvenir de suite,
EXPEDITION DE « L ADONIS » " 83
mais, au lieu de les expédier à bord, il les envoie au
gouverneur, qui est encore avec Abdul.
Impatientés du retard que notre lettre met à parve-
nir, MM. Eysséric et Imbert vont rejoindre Abdul
pour avoir une dernière explication avec le gouver-
neur.
Je reste avec un vieillard à barbe blanche,
qui parle le créole de l'île Maurice ; il a passé
quelque temps dans ce pays et connaît bien les
Européens.
Il blâme sévèrement la conduite du conseil, ex-
primant tous ses regrets pour la décision que nous
prenons d'abandonner la ville. Il me remet en
même temps quelques échantillons des marchandi-
ses dont la place regorge.
Cependant MM. Eysséric et Imbert, escortés par
quelques naturels, trouvent Souleyman occupé à
surveiller ses esclaves qui bâtissent son nouveau pa-
lais.
Le gouverneur a déjà refusé à Abdul de le re-
cevoir ; à l'arrivée de mes compagnons, il s'éclipse
et fait dire qu'il n'y est pas. Ces messieurs pénè-
trent quand même dans la cour et expriment à
Souleyman, avec une fermeté calme, tout ce qu'il
assume de responsabilité sur sa tête, et lui assurent
que nous sommes absolument résolus à revendiquer
notre droit.
84 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
Ce langage semble produire peu d'effet sur l'es-
prit du gouverneur qui répond à tout par cette seule
phrase : « Emchi, in cha Alla, Koul idjik tayyib. »
(Allez-vous-en ! S'il plaît à Dieu, tout ira bien.)
Il ne nous restait plus qu'à nous retirer : nous
sommes accompagnés jusqu'au rivage, par une foule
énorme qui assiste à notre départ et le salue de
cris et de huées.
Seuls, Hadji Osman et le vieillard dont j'ai parlé
en dernier lieu, nous serrent sympathiquement la
main.
A peine l'embarcation a-t-elle poussé au large,
que nous voyons ces deux braves indigènes entou-
rés par toute cette populace qui les entraîne jus-
qu'au palais, en criant et en gesticulant.
Dés notre arrivée à bord, nous informons notre
compagnon Morellet de ce qui vient de se passer.
Nous prenons alors d'un commun accord la résolu-
tion de quitter Mogadoxo pour aller à Brawa et de
descendre après jusqu'à Zanzibar, afin d'y porter
plainte à notre consul, relativement à la violation
^ du traité de 1844 dont ses nationaux viennent d'être
victimes.
VI
De Mogadoxo à Brawa. — Brawa. — Rencontre d*un Européen,
M. Wolfarlh. — Nos précautions pour entrer en relations avec
le gouverneur Ben Hamed. — Rapport de M. Eysséric. —
Mauvaise foi de Ben Hamed. — Violation du traité de 1844. —
Nous protestons. — Départ pour Zanzibar. — Nous portons
plainte à notre consul. — Destitution des gouverneurs. — In-
cident Kerpeli à Ouarcheik. — De Zanzibar à Kismayo. —
Brawa. — Meurka. — Retour à Zanzibar. — Rentrée de f Adonis
en France.
Nous naviguons au large toute la nuit du 24
au 25. Nous ne nous mettons en vue de terre que
le lendemain matin.
Au loin, nous apparaît Meurka ; quelques boutres
se balancent en rade. Nous distinguons parfaite-
ment la ville.
U Adonis longe une côte sablonneuse, rougeàtre,
ombragée de quelques arbrisseaux seulement, épars
d'espace en espace. Nous apercevons des Çomalis
courant sur la plage ; et quelques barques, qui nous
croisent, descendent à la ville.
Nous passons successivement devant tous les
points parfaitement détaillés dans Touvrage du
86 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
commandant Guillain. Ses indications précises nous
permettent de reconnaître Djelleub, Danané, la
mosquée Aoumeka et Djésireh. Mon crayon esquisse
rapidement les vues d'ensemble de toute cette partie
de la côte.
Nous voici maintenant par le travers de Brawa :
nous prenons mouillage en dehors des îlots Ba-
rette, à un mille environ du rivage.
Nos espingoles restent muettes de peur d'effrayer
les habitants ; nous nous contentons de hisser nos
pavillons.
Quelques instants après arrive une embarcation :
elle est montée par les envoyés du gouverneur ,
une seconde la suit de près ; à notre grand étonne-
ment, elle porte un Européen ; c'est M. Wolfarth,
que nous ne connaissions point encore, le courageux
agent de la maison Hantzing, de Hambourg, dont
j'ai parlé plus haut, au cours de certains éclaircis-
sements qui m'ont forcé à anticiper sur le récit des
événements de notre voyage. Aucun des dangers
courus par lui, pas même l'horrible attentat dont il
a été victime, n'ont pu décourager cet homme éner-
gique et lui faire abandonner les comptoirs de sa
maison.
M. Wolfarth est accompagné d'un Arabe, agent
de la Maison française de Zanzibar.
Quelques minutes de conversation mirent bien-
EXPEDITION DE « l' ADONIS » 87
tôt notre visiteur au courant de tout ce qui nous
était arrivé à Mogadoxo. Il en fut assez étonné, sur-
tout en présence de la liberté dont lui, Européen
comme nous, jouissait de parcourir sans difficulté
toute la côte.
Aussi faisons-nous appel à son bon vouloir et à
son gracieux concours pour que nous n'ayons pas à
subir ici les mêmes ennuis qu'à Mogadoxo.
Pendant que nous causons, les envoyés du gou-
verneur visitent F Adonis en tous sens ; les pan-
neaux des cales mis à découvert laissent voir notre
cargaison ; les indigènes l'examinent curieusement,
puis parcourent successivement nos cabines, et enfin
inspectent jusqu'à la machine. En un mot, c'est
une véritable et minutieuse perquisition.
Nous offrons à ces envoyés enquêteurs des ra-
fraîchissements et faisons distribuer quelques bis-
cifîts aux esclaves. L'embarcation ne tarde pas à
s'éloigner, emportant nos indigènes qui vont rendre
compte de leur mission au gouverneur. Nous les
voyons s'entretenir avec une certaine vivacité eu
s'éloignant de nous.
Après le déjeuner, M. Wolfarth nous propose de
descendre à terre avec l'un de nous, pour aller voir
le gouverneur; Eysséric est désigné pour remplir
cette mission, et il emmène avec lui l'interprète.
88 VOYAGES AU GAP DES AROMATES
Le rapport dressé par notre compagnon de voyage
et rerais au consul de France après les désagré-
ments que nous eûmes encore à subir à Brawa,
rend compte très exactement de la visite que fit
Eysséric au gouverneur, des pourparlers qu'il eut
avec lui et des péripéties de notre courte station sur
ce point. Aussi laisserai-je la parole à mon compa-
gnon de voyage pour ce qui concerne toute cette
partie de mon récit :
« Je présentai au gouverneur, dit Eysséric, les
compliments d'usage au nom de tout le personnel
d'expédition de P Adonis, et après l'avoir informé
de tout ce qui venait de nous arriver à Mogadoxo,
je lui fis comprendre que c'était là ce qui nous avait
empêchés de le saluer de nos pièces, que cependant,
s'il le désirait, nous agirions envers lui comme
enve^rs Souleyman.
€ Il me répondit qu'il serait très flatté que ces
honneurs soient rendus à la ville de Brawa, et,
séance tenante, je dépêchai à bord un exprès porteur
d'une lettre. Quelques minutes après, l'amour-
propre du gouverneur était satisfait. Je laissai l'in-
terprète Abdul muni de mes instructions chez Ben
Hamed pour m'entretenir avec M. Wolfarth^ et
avoir de lui les renseignements qui m'étaient néces-
saires. Nous allâmes ensemble rendre visite à l'a-
gent arabe de la Maison française.
EXPÉDITION DE « l/ ADONIS » KU
« Au sortir de cette visite, quel ne fut pas mon
élonnement de voir venir à ma rencontre Abdul,
tout désappointé, lequel m'informa que le gouver-
neur s'opposait à notre installation à terre, et qu'il
ne voulait pas même entendre parler de trafic sur
la plage.
€ Mes compagnons ne purent s'empêcher de se
recrier devant un fait semblable, et me proposèrent
de m'accorrîpagner chez Ben Hamed.
« Il dormait, et avait condamné sa porte jusqu'à
la tombée de la nuit ; nous forçâmes la consigne.
« Quels que fussent les arguments que nous em-
ployâmes, Ben Hamed persista dans son refus, al-
léguant que nous étions navire de guerre, que nous
tenions cachés deux cents Turcs dans nos cales et
que nos sabords étaient armés do quinze canons.
Le gouverneur ajoutait que nous n'avions d'autre
intention que de nous rendre maîtres de la place.
« Enfin nous parvînmes cependant à le con-
vaincre à force de pourparlers qu'il était complète-
ment dans l'erreur ; et nous lui arrachâmes plutôt
qu'il ne nous accorda les autorisations qui nous
étaient nécessaires.
« Aussitôt sorti de chez lui, je m'occupai avec
AjDdul de trouver une maison propre à notre in-
stallation. ^
« Je passai la nuit du 25 au 26 en compagnie de
M. Wplfarlh,
90 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
^Wl' 'I lll.l , Il !.■!
« Le 26, dès le matin, je me rendis chez Ben
Hamed ; il adhéra à nos projets et me fit seulement
observer que nous aurions 5 0/0 à payer comme
aschour (1) ; ce que je n'ignorais point, connaissant
cet article 'fondamental du traité de Zanzibar.
Après nous être concertés, nous primes nos dispo-
sitions pour débarquer le lendemain 27, dans la
matinée, avec quelques marchandises,
« En effet le lendemain matin nous descendîmes
à terre.
« Le capitaine nous accompagna. Quelle ne fut
pas notre surprise en arrivant au rivage, de voir
venir à nous M. Wolfarth qui nous apprit que depuis
la veille Ben Hamed avait fait mettre des soldats
sur la plage pour nous empêcher de débarquer :
qu'au lieu de deux cents Turcs, nous en avions cinq
cents dans les flancs de notre navire et que les hu-
blots de nos cabines n'étaient autres que des
sabords.
« Nous nous rendons aussitôt chez le gouverneur;
il mantient obstinément ces assertions ; bien plus,
Hamis Ben Kalfan, capitaine zanzibarien, prétend
reconnaître en moi un capitaine turc. Le gouver-
neur ajoute qu'un boutre, arrivé de Meurka, lui
confirme ses tppréhensions, qu'il nous défend en
(1) Droit que Ton paye sur les marchandises d'importation ou
d'exportation,
EXPÉDITION DE « l' ADONIS » 91
conséquence de nous installer à terre sans « ordre
spécial » du sultan de Zanzibar. Malgré mon insis-
tance pour détruire dans son esprit toutes ces idées
ridicules, Ben Hamed reste inébranlable.
« J'exigeai alors de sa part déclaration écrite de
sa conduite au mépris du traité de 1844, qui nous
donne liberté de commercer sur la côte Bénadir en
désignant spécialement les ports de Brawa et
Mogadoxo,
« Ben Hamed se refusa d'abord à satisfaire à cette
légitime exigence, et cène fut qu'en présence de T in-
sistance de M. Wolfarth, qui s'engageait pour sa
part à constater les faits dont nous étions victimes,
que le gouverneur se décida à nous délivrer lui-
même la pièce demandée.
« Je pris congé de M. Wolfarth en lui promettant
de ne 'point quitter Brawa, le lendemain, sans
avoir pris ses lettres et en remerciant l'agent arabe
de la Maison française de Zanzibar, d'avoir bien
voulu nous assister jusqu'au bout.
« Je rapportai toutes ces nouvelles à mes com-
pagnons de r Adonis.
« Nous attendions le lendemain M. Wolfarth à dé-
jeuner ; aucune embarcation ne venant, nous déci-
dâmes d'aller voir si, par hasard, il ne lui serait
rien arrivé de fâcheux.
« A peine avions-nous mis pied à terre que quel-
92 . VOYAGES AU CAP DES AROMATES
ques soldats accoururent pour s'opposer à notre dé-
barquement par ordre du gouverneur. Notre inter-
prète Abdul viola courageusement cette consigne.
En route, il rencontra M. Wolfarth que suivaient
peut-être deux cents personnes.
c Ce dernier nous informa que, par ordre de Ben
Hamed, aucune embarcation n'avait voulu le con-
duire, ni même porter son courrier: que Ben Hamed
lui avait cyniquement dit qu'il pouvait venir à la
nage s'il voulait.
« Nous offrîmes à M. Wolfarth de l'emmener
avec nous, s'il avait quelque crainte pour sa sécurité
personnelle, en reconnaissance de tout l'intérêt
qu'il avait porté à notre cause.
« Il refusa courageusement. »
Ici s'arrête le procès-verbal dressé par Eysséric.
Quelques heures après que nous eûmes pris congé
de M. Wolfarth, c'est-à-dire le 28 février, vers le'
soir, r Adonis s'éloignait de Brawa, non sans que
son personnel n'éprouvât de sérieuses inquiétudes
sur le compte de l'agent européen qu'il laissait ainsi
à la merci d'une population surexcitée.
Nous allions à Zanzibar informer le consul de
France de ces procédés des gouverneurs du sultan,
et en demander réparation pour sauvegarder tant
les intérêts de la maison que nous représentions
que ceux de^ Européens appelés plus tard 4 succé-
EXPÉDITION DE « L*ADONIS » 93
der à notre expédition dans ces diverses places;
n'avions-nous pas, du reste, le devoir de protester
alors que les deux villes mêmes dont on nous chas-
sait, sont spécialement indiquées comme ouvertes
au libre échange^ dans le traité de 18.44 ?
Durant notre traversée deBrawa, F Adonis ayant
pris la haute mer, nous perdons vue de terre; je ne
parlerai donc pas de la côte sur ce point, pas plus
que des différentes îles que nous avons pu rencon-
trer; ces parages sont d'ailleurs bien connus et ont
été maintes fois décrits dans leurs ouvrages par les
voyageurs qui nous y ont précédés.
Quelques jours après notre arrivée, les gouver-
neurs de Brawa et de Magadoxo, descendus à Zanzi-
bar, selon leur habitude annuelle,pour rendre compte .
de la gestion de leurs affaires, étaient mis aux fers
pendant une semaine.
Je retrouvai après son élargissement Souîeyman
ben Raschid sur le grand marché de la ville. Son
attitude était bien différente do celle qu'il avait à
Mogadoxo, et il était facile de reconnaître qu'il re-
grettait amèrement sa conduite à notre égard. La
disgrâce de Souleyman suivit de peu sa condamna-
tion.
Pendant notre séjour à Zanzibar, nous fîmes la
connaissance d'un nommé Albert Kerpell, sujet
94 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
européen, auquel il était arrivé sur un point de la
côte Bénadir, non pa^ les mêmes désagréments que
ceux dont avait eu à souffrir le personnel de Y Ado-
nis, mais des contrariétés qui dénotent également
combien Tautorité du sultan de Zanzibar est peu sou-
tenue, combien faible est aussi le protectorat de ce
souverain, protectorat suffisamment organisé pour
la seule perception des impôts, mais absolument im-
puissant à assurer en échange pleine liberté et sécu-
rité aux négociants étrangers.
Au cours de 1877, Kerpell était parti d*Aden
quelques jours après le naufrage du Meï-Kong,
pour aller trafiquer sur les épaves de ce navire.
Après une courte station au cap Gardafui, il eut
l'idée de descendre la côte pour aller à Zanzibar,
favorisé par la mousson de Nord-Est, en faisant
relâche aux différents ports dans lesquels il pouvait
espérer faire quelques transactions commerciales.
• Le premier point où il toucha après M*routi fut
Ouarcheik*
Ouarcheik, je Tai dit plus haut^ n*a pas de gar-
nison zanzibarienne. — La dépendance du sultan
est indiquée seulement par un mât de pavillon, au
bout duquel flotte une flamme rouge. — Les frais
de douane sont perçus par un agent appuyé de quel-
ques serviteurs.
EXPEDITION DE « L* ADONIS » 95
Kerpell avait des orseilles (1) à embarquer, — il
avait acquitté son aschour à la douane arabe, lors-
qu'un Çomali exigea qu'il payât aussi la même
somme à la douane çomali, disant que la première
redevance payée avait été perçue sans droit aucun ;
— que c'était à lui qu'elle aurait dû être versée.
Kerpell s'y refusa formellement, bien résolu de ne
pas céder à cette exigence illégitime, malgré les
menaces qu'on lui fit. Sa résistance fut inutile. 11
vint même un moment où l'on s'opposa â le laisser
passer pour regagner son boutre.
A bout d'arguments, Kerpell s'exécuta par force,
mais, à ce moment-là, dit-il, ce ne fut plus un aschour
. qu'on voulut de lui, ce fut une rançon de 100 pias-
tres, en même temps qu'on confisquait ses balles
d'orseilles.
Il échappa ainsi à la foule devenue furieuse et
menaçante. Mais, une fois à bord, il chargea deux
petites espingoles, donna à chacun de ses hommes
les armes dont il disposait et fit prévenir qu'il allait
opérer une descente, si, dans une heure^ ses mar-
chandises et l'argent qu'il venait de verser ne lui
étaient point rendus. En même temps, une décharge
à blanc confirmait ses intentions.
Le résultat de la frayeur qui s'empara des Çoma-
lis fut dd faire rentrer à bord non seulement les or-
(1) Plante tinctoriale tjui arrive en abondance à la côle orientale
d'Afrique.
96 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
seilles et l'argent, mais encore deux moutons que
leur chef envoya comme excuses et comme cadeau.
Kerpell répondit à cet amendement en envoyant
à son tour deux sacs de riz.
Les faits qui nous sont arrivés, ce récit que je
donne cependant sous toute réserve^ Tétat de guerre
perpétuel des peuplades de ces côtes, expliquent
comment leurs richesses comnierciales n'ont point
été encore sérieusement exploitées directement par
les Européens. N'y a-t-il aucun remède à cet état
de choses? — Ne pourrait-on soutenir et aider,
d'accord avec Sa Hautesse Seyid Bargash, le pro-
tectorat de ce souverain? Car, quels que soient ses dé-
sirs, qu'il a exprimés et prouvés en maintes occa-
sions, par ses relations diplomatiques, d'assurer aux
Européens la sécurité et le meilleur accueil dans
ses États, il ne possède pas les forces suffisantes
pour en imposer %n dehors de son île, où, en re-
vanche, on jouit à tous égards de la plus grande
liberté; malheureusement pour lui, comme chef de
tout gouvernement reconnu par le monde civilisé, il
est solidaire et responsable des actes de ses agents.
Dans les derniers jours de mars, nous quittons
Zanzibar, laissant notre cause entre les mains de
notre consul; et cette fois, munis de lettres du sul-
tan, nous retournons à la côte Bénadir.
Nous gagnons Kismayo , près Tembouchure du
EXPÉDITION DE « l' ADONIS » 97
Djoub, ce fleuve où deux expéditions successives
ont éohoué et où tant de courageux explorateurs
ont trouvé la mort (1).
Une carte manuscrite, gracieusement communi-
quée par le commandant Sulivan du LondoUy nous
trace notre première entrée dans la Baie du Refuge
par. la passe du « Faon ». Deux soldats arabes
accostent V Adonis avec leur pirogue, et nous de-
mandent si nous avons autorisation de débarquer.
Sur notre réponse affirmative, ils repartent porter
la nouvelle à Hamed ebnou Hamid, gouverneur
de la ville, qui nous reçoit de la façon la plus affable.
Il nous abouche avec tous les négociants du pays,
et pendant que mes compagnons causent avec lui,
je parcours le village. Je ne compte que quelques
huttes et deux maisons en pierres ; ces dernières
appartiennent au gouverneur.
Depuis quinze jours seulement, le pays est pa-
cifié. Le meurtre d'un Arabe commis par un Çomali,
avait allumé une de ces guerres fréquentes entre
la garnison et les naturels, qui désolent toutes les
villes de la côte.
Le palais et le quartier des Arabes et Banians
(1) Daron Vonder Deckcns, 1859-1805. — Expédition Bazin (V Ex-
plorateur), 1870.
6
08 VOYAâES AU GAt> DE6 AHOMATES
acheteurs sont en état de défense, circonscrits d*une
palissade formée de pieux assez hauts ; deux portes
y donnent accès, une vers le nord, l'autre vers
Touest ; chacune d'elles est munie d'une petite pièce
d'artillerie, au milieu jie la cour même sont quel-
ques vieux canons sur leurs affûts. Les Çomalis
n'ont point accès dans cette cour d'où on les chasse
dès qu'ils y pénètrent.
Nous n'avons pas vu le palais intérieurement ;
extérieurement, il n'a rien de remarquable ; une
très grande galerie couverte en décore l'entrée.
C'est là que nous sommes reçus.
Je n'ai pas à dire les ressources qu'offre cette
contrée ; le jour où l'on aura établi à Kismayo une
factorerie importante, ce qu'il y débouchera de ri-
chesses est incommensurable. Les Arabes et les
Banians le savent bien ! Un Çomali s'engageait, au
cas où nous demeurerions sur ce point, à nous
livrer 4,000 bœufs par mois, dans des conditions de
bon marché incroyables.
Malgré toute la meilleure volonté du monde, les
gens du pays ne peuvent nous vendre actuellement
des marchandises ; toutes sont accaparées. Nous
restons 48 heures à Kismayo, et nous nous diri-
geons sur Brawa. Nous y arrivons le 4 avrii. Nous
interrogeons avec anxiété la plage pour voir si nous
r
EXPÉDITIOlf DE « l'adonis » 99
■ I I— .^iWM^W— — — — — — I I I — — — ■ I I — .^M» — — ^i^——^^
ne découvrons pas M. Wolfarth; quelques instants
après, il était au milieu de nous.
On sait déjà à Brawa ce qu'il est advenu au gou-
verneur, lors de son voyage à Zanzibar. Quant à
M. Wolfarth, il n*a point été inquiété après notre
départ; seul, un soldat ivre l'a menacé. La frégate
anglaise le Sparten est, du reste, venue le voir et
lui porter des lettres quelques jours après que nous
Tavons quitté.
Nous descendons à terre pour aller rendre visite
au gouverneur. Nous apprenons alors qu Hamed
n'est point revenu dans le pays et que c'est un capi-
taine de la garnison zanzibarienne qui remplit ses
fonctions.
Le préposé de la douane Ta informé de notre
arrivée, et l'on nous reçoit dans la même salle où
s'est décidé notre départ.
Après avoir pris connaissance des lettres dont
nous sommes munis, le gouverneur nous promet
aide et protection et fait prévenir les négociants de
notre désir d'acheter les marchandises qui peuvent
rester sur la place; moyennant 10 piastres, pour tout
le temps de notre séjour, une embarcation et six
hommes seront à nos ordres.
Nous nous séparons pour nous rendre à la rési-
dence de M. Wolfarth. Une foule énorme nous suit,
tout avide de voir de près ces fameux soldats turcs
qui ont mis toute leur ville en révolution.
172641 A
100 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
Vers le soir, nous parcourons les rues, escortés
de quelques hommes de garde que le gouverneur a
mis à noire service.
Excepté du côté de la mer, Brawâ est entouré
de murs; les quatre coins de la ville sont fermés
p:r des forts; quelques maisons arabes, deux mos-
quées, des huttes çomaHs, carrées ou en forme de
ruche, aucun monument saillant; en dehors du mur
d'enceinte, sur un mamelon, le cimetière.
Le marché se tient sur une petite place au milieu
(le la ville. Le bétail y est très nombreux, mais le
Bédouin qui Tamène est obligé de porter sa provi-
sion d'herbe.
Je remarquai, vers le sud delà ville, de grandes
places vides entre les huttes existantes. C'étaient
les traces laissées par l'incendie allumé par ordre
du gouverneur lors de la dernière révolte.
Le choix d'une maison fait, et nos dispositions
prises, nous partirons pour Meurka où M. Wolfarth
a besoin d'aller régler ses affaires en présence d'une
guerre imminente avec Hamed Yousouf qui pour-
suit ses hostilités contre les Çomalis de la côte.
Le 7 avril, nous sommes au mouillage, en face
de Meurka. En arrivant à terre, une forte lame
chavire notre embarcation. Nous nous rendons tout
trempés auprès du gouverneur. Nous ne lui faisons
/
EXPÉDITION DE C l' ADONIS > 101
qu'une courte visite, ayant hâte de rejoindre la
maison de M. Wolfarth pour nous y sécher et nous
remettre de cette désagréable submersion. De la
terrasse de cette maison, on découvre la ville tout
entière. Meurka nous offre le même tableau que
tous les ports Bénadirs que nous avons précédem-
ment visités.
Le marché se tient en dehors des murs, tout près
d'une mosquée et d*un puits assez profond ; c'est
là que les Çomalis de l'intérieur apportent leurs
marchandises. Un hangar sert de bureau aux pré-
posés de la douane.
Trois portes donnent accès à la ville de ce côté.
Devant la maison du gouverneur, qui domine la
ville, sur une petite place, est installée une espèce
de bazar où Banians et Arabes débitent leurs mar-
chandises d'importation ; c'est aussi le marché aux
grains. Quelques pièces d'artillerie, dont deux énor-
mes, en défendent les abords.
Les rues sont sales et étroites, les maisons en
ruines, et généralement peu habitées.
Les Çomalis de l'intérieur n'ont pas le droit d'y
séjourner; leurs faits et gestes sont attentivement
surveillés, car on est toujours sur le qùi-vive.
La nuit, ils se retirent dans les villages des envi-
rons ; le plus près sur la montagne , visible de
Meurka, est Ayouyou.
Vers le nord, au bout du quartier çomali, se trouve
6.
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^ ""iiMiUiin'-lirli.villcmld riiiU'Tiiiiir.fiiiroiil Irurs
"i'I'iiiH, nioii In (fr-uH rfimiiicr-i'f» du Djoub Born
I-d» nfrniivi» do M. Wolfnrlh lorminées, nous
"'Vfinoiis à Urawa.
MalKH) loiitfis mu (lémarclics, Eysséric que nous
y levions laissé n'a pu trouver de marchandises; il
l»i est répondu de toute part comme à Kisraayo
M'io la saison est passée et que les gros stocks, ame-
nés il y a un mois, sont écoulés.
Nous sommes forrés de redescendre sur Zanzibar
où, après nous être concertés, nous débarquons notre
cargaison, laissant Eysséric comme représentant de
notre maison et prêt à rétablir en temps voulu, sur
les points que nous venions de parcourir, les rela-
tions que nous avons eu tant de peine à créer.
Le 18 mai, l' Adonis quitte Zanzibar, rentrant en
Franco.
Cette expédition constituait pour moi une école
de voyage qui devait ra'être particulièrement utile
peu de temps après.
102 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
le cimetière, il est clos d'une haie et ombragé de
grands palmiers.
Tout à côté Técole où les enfants vont apprendre
le Coran; le maître ingénieux a su profiter d'un
grand arbre et de ses lianes pour y installer sa
classe d'un aspect tout pittoresque. Comme à Mo-
gadoxo, une tour en ruines et un peu penchée rap-
pelle l'occupation portugaise du xvi* siècle.
Nous retrouvons à Meurka les moulins à huile
de sésame, les trieuses de coton, les tisserands, les
gainiers et fourbisseurs, les forgerons, dont parle
dans son ouvrage le commandant Guillain. Nos
observations personnelles, tant sur la manière dont
les indigènes savent tirer parti des matières pre-
mières que sur l'abondance de ces produits dans
leur marché, nous amènent aux mêmes conclusions
que les voyageurs qui nous ont précédés, à savoir
que le temps approche où la civilisation pénétrera
complètement chez ces peuples et où les ports de
la côte Bénadir seront des points aussi importants
que ceux de la côte occidentale ; il suffit pour cela
que les hardis explorateurs qui pénètrent dans les
régions intérieures mettent un jour ces ports en
communication plus directe avec les richesses im-
menses qu'elle renferme.
Pour le moment, il y vient déjà des ivoires, des
peaux, de l'orseille, des sésames, de la myrrhe, etc.
Malheureusement l'Arabe qui y domine y est exécré ;'
EXPEDITION DE « L ADONIS » 103
on ne le tolère que parce que sa présence tient en
respect le sultan Hamed dont les attaques sont
continuelles. Cet état de choses cessera du jour où
Ganané et Guélidi, villes de rintérieur,auront leurs
comptoirs, et où le gros commerce du Djoub sera
Utilisé.
Les affaires de M. Wolfarth terminées, nous
revenons à Brawa.
Malgré toutes ses démarches, Eysséric que nous
y avions laissé n'a pu trouver de marchandises; il
lui est répondu de toute part comme à Kismayo
que la saison est passée et que les gros stocks, ame-
nés il y a un mois, sont écoulés.
Nous sommes forcés de redescendre sur Zanzibar
où, après nous être concertés, nous débarquons noire
cargaison, laissant Eysséric comme représentant de
notre maison et prêt à rétablir en temps voulu, sur
les points que nous venions de parcourir, les rela-
tions que nous avons eu tant de peine à créer.
Le 18 mai, F Adonis quitte Zanzibar, rentrant en
France.
Cette expédition constituait pour moi une école
de voyage qui devait m'être particulièrement utile
peu de temps après.
\
\
I
■
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE
I
Mon second voyage. — Départ de Marseille. — Aden. — Mes
préparatifs. — Bagaro. — Départ pour Merâya. — Une insola*
tlon. — Lasgorée. — Entre Çomalis. -— Nouvelles des Med-
4 jourtines. — Dourdouri. — Bender Gâsem. — Ma réception
chez le gouverneur provisoire. — La fiancée du sultan. —
j Fêtes du Rhamadan. — Vers Merâya. — Enfin j'arrive !
Peu de temps après mon retour en France^ avec
r Adonis^ une nouvelle occasion s'offrit à moi d'ex-
plorer ce pays Medjourtine que nous avions à peine
entrevu. Je me hâtai d'en profiter, bien que les con-
ditions de ce second voyage aient pu sembler au
premier aspect bien moins agréables. Je devais en
effet me rendre seul dans cette contrée.
Mais une semblable perspective ne m'arrêta
point : même, en y réfléchissant, j'aperçus un avan-
tage à ne plus apparaître aux Çomalis, entouré
d'un appareil d'expédition qui provoque toujours,
pbe25 le$ naturels, tant de méfiance çt ne manque
106 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
pas d'éveiller dans leur esprit les soupçons tenaces
auxquels se heurtent les efforts de tous les voya-
geurs.
En débarquant seul à leur rivage, sans être
même escorté d'un serviteur de ma race, en vivant
au milieu d'eux et de leur vie, je parviendrais peut-
être à me gagner leur confiance et à mieux con-
naître cette contrée qui m'avait laissé de grands
souvenirs.
Mon attente ne devait point être tout à fait déçue,
et, si mon projet de pénétrer très avant dans le pays
Medjourtine allait échouer devant la guerre qui le
désolait et devant les préjugés et les craintes de
cette race superstitieuse, il m'était du moins ré-
servé de rapporter sur toute la côte du golfe d'Aden,
minutieusement explorée, parterre comme par mer,
et même quelque peu dans l'intérieur, des observa-
tions et des renseignements encore ignorés .
Le 25 août 1878, je quitte Marseille à bord du
Yang-Sé. Après 12 jours d'une traversée favori-
sée par un temps superbe, je suis rendu à Aden.
J'éprouve là presque autant de peine en me sépa-
rant de mes compagnons de route, passagers pour
d'autres destinations, qu'en voyant disparaître, à
mon départ, les côtes de France.
J'emploie tout mon temps jusqu'au 19 septembre
à mes préparatifs. Le sort me favorise dans la re-
TROIS MOIS EN MEDJOURTINB 107
cherche d*un interprète. Je rencontre dans Bagaro
Addi un garçon résolu et énergique ; il met bien
un peu ma bourse à contribution, mais, comnje on
le Verra par la suite, je n'eus qu'à me louer de ses
services et de son précieux dévouement.
Il n'y a comme moyen de passage de la côte
d'Ade^i à la côte çomali que des boutres (1) qui tra-
fiquent entre les différents ports de ces deux côtes.
C'est avec le capitaine de Tune de ces embarcations,
nommé Yousouf, que je traite. Les ennuis de toutes
sortes qu'il me procure par ses objections quoti-
diennes m'inspirent quelques préventions contre lui.
Avant mon départ d'Aden, je rends visite à Assan
Ali, le négociant arabe dont j'ai parlé au cours du
récit du voyage de F Adonis. Cet excellent homme
m'accueille toujours avec la même bonté, il me re-
(1) Un boutre est une grande embarcation non pontée. Les mieux
équipés ont une modeste chambre d'arrière qui forme une petite
dunette où se réunissent équipage et passagers. Le boutre est
muni d'une seule voile, dans le genre des bateaux de pêche que
nous appelons, dans le Midi, bateaux-bœufs. Son allure est assez
rapide avec vent arrière ou de travers, mais il lui est impossible
de lutter avec vent de bout.
Ce genre d'embarcation ne résiste pas à la grosse mer, il a cet
avantage qu'il cale fort peu d'eau et qu'on longe constamment la
terre dès qu'on a pu l'atteindre, profitant ainsi de la moindre
crique pour s'abriter en cas de mauvais temps.
Quelques-uns portent une boussole dàtis un petit habitacle tout
près du gouvernail ; je fus assez étonné de voir mon capitaine s'o-
rienter avec cet instrument. En général, c'est sur les étoiles que
le capitaine du boutre se guide et sur la silhouette de la côte qu'il
connaît depuis sa plus tendre enfance.
108 VOYAGES AU GAP DES AROMATES
met des ouarga ou lettres d'introduction qui me
seront précieuses au cours de ma nouvelle expédi-
tion. Âssan Âli s'informe du nom de mon capitaine
et de sa résidence ; il le fait mander chez lui et le
menace de toute sa colère au cas où il m'arriverait
quelque fâcheux accident.
Sur ma demande, M. Delageniéres, agent consu-
laire de France, a Tamabilité de me munir d'une
lettre de crédit pour le cas où quelque navire vien-
drait visiter les ports de la côte, de manière à ce
que je puisse faire valoir mes titres à un bon accueil,
et afin d'écarter de ma personnalité les soupçons
qui planent malheureusement parfois avec trop de
raison sur TEuropéen qui s'expatrie.
Mes adieux faits à la colonie française, je prends
la mer le 19 septembre 1878 à huit heures du matin.
Assis àTarriére de monboutre, je n'ai pas encore
perdu de vue les hauteurs de Cham-ChamXl)que je
tombe sans connaissance, frappé par une insolation.
Je reviens à moi au milieu de tout mon équipage
qui me prodigue ses soins. — Je me rends peu
compte de mon étal ; je suis couvert de sang; une
hémorragie violente m'a sauvé.
J'appelle mon domestique Bagaro. Le mal de mer
le retient au fond de l'embarcation.
Le capitaine Yousouf gesticule pour me faire
(1) Sémaphore d'Aden.
TROIS MOIS EN MËDJOURTINE 109
comprendre qu'il veut retourner ; je lui intime Tordre
de continuer sa route en quelques mots d'arabe.
J'ai une mission à remplir et Tamour-propre doit
me donner les forces de surmonter celte première
épreuve.
Vers le soir, ma faiblesse s'accroît. Je reste près
de 48 heures dans un état de souffrance indescrip-
tible. Bagaro, qui a repris le dessus, ne quitte pas
le chevet de ma couchette.
Toutes les préventions que j 'avais au départ sur
mon équipage disparurent, je dois le dire, en pré-
sence de la conduite de Yousouf et de ses hommes
pendant ma maladie. Dès que je fus rétabli, je fis
ouvrir ma malle et donnai au capitaine et au se-
cond un Coran et un chapelet (teusba), comme
récompense.
Nous sommes en face de Lasgoré, dans le pays
des Warsanguélis (1) ; j'autorise Yousouf à des-
cendre deux heures à terre avec les Comalis des
boutres mouillés à nos côtés qui, dès notre arrivée,
sont venus à la nage à bord de notre embarcation.
Je reste seul avec quatre hommes.
La mer très houleuse nous secoue fortement. Je
suis des yeux la pirogue qui gagne terre; à
(1) La tribu des Warsanguélis est, à l'est, la tribu voisine des
Medjourtines ; elle en est séparée par la lagune de BenderZiyrida
et par le lit du torrent qui y déverse ses eaux.
IIP VQX^aiâS ^U QAf. DSS 4RQMATES
quelques mètres (de la plage, les lames sont si
fqrtes que tqut le monde saute à Teau st passe ce
mauv^i^ pa§ à la nage.
Mon bputre est mouillé trop au large pour étudier
la ville en détails.
J'en distingue cependant les deux parties et les
forts pn pisé qui défendent chacune d'elles. Dans
le fond» de grandes montagnes noires cachent leur
sommet dans une brume épaisse.
. Yovisouf est exact ; les deux heures écoulées, je
le vois revenir escorté de nouveaux compagnons ; il
donne Tordre du départ, mais il me demande, pour
me conformer aux us et coutumes, de verser aupa-
ravant un hachis de 3 piastres comme droit de mouil-
lage ; je m'exécute.
A peine les a-t-il remis que les Çomalis, présents
à bord, se précipitent vers tous les coins du boutre,
prenant, qui du ri?, qui du moutama, qui le pagne
d'u^:^ matelot. Yousouf et son second Sala ne savent
où donner delà tête. Un des hommes de l'équipage
brandii une massue, faisant mine d'assommer le
pfemipr qui pénétrera dans la chambre de Tarrière
pour toucher aux malles ; quant à moi, quoique pou-
vant 4 peine résister au roulis, je suis prêt à me
servir de mon revolver. Bagaro m'en empêche, il
se met à mes côtés, me disant d'être sans crainte et
m'expliquant que le fait se produit parce que You-
souf est du pays pt qup s§s ppmpatriotes veulent
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE ili
participer à la bonne aubaine qu'il a de me con-
duire, mais que rien ne sera touché de mes effets.
Devant Tattitude menaçante de chacun de nous,
les Warsanguélis plongent avec leur butin et
s^éloignent.
Pour comble de malheur, notre ancre s'engage ;
tous les e^orts des douze hommes de l'équipage
ne peuvent la déraper.
Nous sommes forcés de demander aide aux bou-
tces voisins; c'est ramener le loup dans la bergerie,
car, en récompense du service rendu, les nouveaux
venus recommencent de plus belle et sautent à la
mer dès qu'ils ont fait main basse sur quelque
objet. Après Ipur départ, Bagaro constate la dispa-
rition de mon burnous et de quelques autres petits
objets restés à portée des pillards.
En route, les jérémiades commencent ; à chacun
de mes pauvres diables, il manque quelque chose,
je remplace le plus urgent avec quelques mètres de
cotonnade.
Yousouf est exaspéré ; il ne peut comprendre que
Ton ait si peu respecté ma présence à son bord. Au
fond, ce dont je suis persuadé, c'est qu'il regrette ce
qu'on lui a volé de provisions ; mais il se dédom-
magera bien certainement en attaquant les miennes.
Je l'avais chargé de me rapporter un peu de lait,
s'il lui était possible d'en trouver. Ses recherches
ont été infructueuses. En revanche, il est muni de
112 VOYAGES AU GAP DES AROMATES
renseignements relatifs à la situation actuelle des
Medjourtines.
Il ressort de ces informations que Merâya et
AUoûla sont toujours en guçrre; qu'ily aeul5 morts
de part et d'autre à la dernière rencontre. Le sul-
tan Osman Mahmoud et sa suite sont en ce moment
à Bender Gâsem où des renforts considérables doi-
vent lui arriver de F intérieur. Les motifs de cette
guerre sont toujours les mêmes qu'alors du voyage
de r Adonis et reposent sur les idées insurrection-
nelles de Yousouf Ali.
Vers le milieu de la nuit, le calme plat nous
force à mouiller devant Dourdouri, port Warsan-
guéli.
Dès le matin, Yousouf envoie son équipage faire
du bois sur les bords d'un petit fleuve qui débouche
en ce point, entretenant par ses eaux la végétation
superbe d'une vallée profonde formée de petites
montagnes. Sur ce fond noir de roches granitiques,
se perdent les huttes sombres de Dourdouri et se
détachent comme deux points blancs les mosquées
du village.
Nous n'arrivons à Bender Gâsem que le 24 sep-
tembre au soir ; cinq ou six boutres sont en rade. A
notre approche, il nous est fait signe de ne point
avancer. Nous passons outre, malgré cet avertisse-
TROIS MOIS EN MSDJOUHTINE 113
ment, et prenons nos dispositions pour descendre
à terre immédiatement.
La nouvelle de Tarrivée d'un Européen attire sur
la plage une foule de Çomalis qui me regardent avec
étonnement. Au milieu d'eux se tient un vieillard
que je prends pour le gouverneur ; je me suis trompé.
Il me serre toutefois la main amicalement, et
m'offre de me conduire auprès du Gadî.
Chefliin faisant, je lui fais demander par Bagaro
si le sultan viendra bientôt, comme on me l'a dit ; il
me répond affirmativement. On attend Mahmoud du
jour au lendemain.
Nous arrivons auprès de Mahmoud Noûr, un des
fils de Noûr Osman, premier ministre et tuteur du
sultan. Mahmoud Noûr remplit les fonctions de gou-
verneur à Bender Gàsem ; il est assisté d'Ali Se-
mentar, son cousin, fils de Sementar Osman, le gou-
verneur de Meràya. Noûr et Ali me reçoivent tout
deux avec bienveillance et affabilité. Un Arabe dont
je parlerai plus tard, Ali ben Char leur donne lec-
ture de la lettre d'Assan Ali, traduite en çomali.
Je suis tellement entouré que je'ne puis me rendre
compte de l'endroit où nous stationnons. Après avoir
pris connaissance des recommandations qui lui sont
faites au sujet de ma personne, Mahmoud Noûr
chasse tous ces importuns et me- fait signe de le sui-
vre dans la citadelle où je serai abrité des indiscrets.
Pendant que je m'y achemine, je vois venir à moi
HA* VOYAOBS AU GAP DBS AROMATES
uil Çomali arec lequel nous avons été en relations
lors du voyage de F Adonis. Il me reconnaît parfai-
tement.
Je m*iilfltalle sur la terrasse de la citadelle où Ton
tn'apporte nattes et coussiiis ; un peu de lait, du vit
et des dattes constituent mon premier repas depuis
mon départ d'Aden. Mes hôtes me confirment les
bruits de guerre recueillis à Lasgoré. J'arrive,
d'après eux^ le lendemain d'une escarmouche sur
les lieux mêmes. Le sultan ^et Noûr recrutent des
troupes dans la province de Mieh; Il y a eu morts et
blessés dans la rencontre de la veille. Loih d*âtre
calmés, les esprits sont on ne peut plus excités.
Le inueezin appelle à la prière ; Mahmoud et Ali
me laissent seuls avec Bagaro. Ils doivent revenir à
la nuit pour veiller sut* ma personne.
Je puis) après leut* déport, jeter un coup d'œil au-
tour de moi. Quatre forts auprès desquels sont
groupoes huttes et mosquées j assez éparses, conâ-
li tuent Betider Gâsem. La mer qui vient à Inarée
haute se briser au pied de ces forts a laissé à
découvert l'arène immense qui se développe vers le
sud; quelques arbustes rabougris, jetés par la nature
à droite ou à gauche, en rompent seuls la monotonie.
Les lits desséchés de plusieurs torrents sillonhent
TROIS MOIS feN MEDJfOURTINË 115
cette sorte de vaste birqtle ddhs toute sort étendue;
dans le fond, bien au loiti^ de gfaiidëiS tîibtitëghes
arides se détachent sur Un ciel de feu. Le paysage
a un àspe&t d'effrayante ètérilité.
tfe m'ëhdors confiant à côté de Bagaro.
Le lendemain, au réveil, je me trouve entouré de
mes hôtes et de mon capitaine, qui, lui aussi, n*a
pas voulu me quitter. Je me décide, sur l'affirmation
de la prochaine arrivée du sultan, à l'attendre trois
ou quatre jours; j'ai des fîrmans à lui demander, des
cadeaux à lui offrir, et, en même temps, je pourrai
me remettre un peu de mon indisposition.
Je trouve, dans utie tour de la citadellej une sorte
de pigeonnier ouvert à tous les vents ; je demande à
Mahmoud Noûr de me laisser occuper ce petit coin ;
il me le fait immédiatement approprier. Pendant
qu'on procède à cet aménagement, je vais à mon
boutre chercher mort petit matériel de campement,
des provisions et mes livres. Quelques instants
aprèsi je sUls installé sur une bonne natte et je re-
çois les quelques personnages influents de la loca-
lité qui semblent s'étonner de voir un Français
venir seul dans leur paysi
Leur curiosité se poûé surtout sur mort fiisil
Lefaucheux et sur mon nécessaire de voyage. Inutile
d'ajouter qu'aucun ne part sans md demander Un
116 VOYAGES AU GAP DES AROMATES
1 ■
cadeau, si bien qu'impatienté, je condamne ma
porte, excepté pour Mahmoud et Ali.
Une fois débarrassé de tous ces importuns, je
questionne mes hôtes sur les productions et arri-
vages du pays. Ils me renseignent sans trop de
difficultés ; je contrôle la véracité de leurs réponses
en questionnant aussi deux Arabes qui viennent me
voir. De ces conversations, il résulte que le com-
merce des plumes d'autruche avec les Dolbohantes
est une des principales sources de fortune du pays
pour les trafiquants.
Vers le soir, je parcours la ville : une grande hutte
ronde, en nattes plus riches que les autres, s'offre à
ma vue dès ma sortie du fort. Une fille çomali su-
perbe, assise devant la porte, tresse quelques brins
de paille de coulétir. Ali me la fait remarquer; c'est
la fiancée du sultan qui doit l'épouser dès que la
guerre sera terminée.
Je demande à visiter l'habitation de cette future
sultane.
La case est divisée en deux pièces ; elle est tendue
de nattes de Berbera très fines et de couleurs co-
quettes. Dans la première pièce, tout autour des murs
à hauteur d'homme, sont accrochées plus de cent ca-
lebasses ou gouraras ornées de cauries (1). La
(1) Coquilles qui servent de monnaie sur la côte occidentale.
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 117
forme de ces calebasses rappelle fort exactement
celle des amphores romaines, moins les anses. Â
côté sont suspendus de grands sacs de cuirs {barag
simbils) à longues franges formées de chapelets
de coquillages.
De la voûte descendent des glands de cotonnade
rouge ; quelques planchettes où sont écrits des ver-
sets du Coran, une panoplie où figurent les armes
du frère de la fiancée complètent l'ameublement de
cette pièce.
La seconde pièce est la chambre de la jeune
Çomali. La tenture en est formée par des peaux de
bœufs et de chèvres blanches et noires. Par terre,
cinq ou six petits brûle-parfums {daberad); deux
tabourets taillés dans un seul bloc de bois. Le lit se
compose d'un grand châssis avec un filet. Quelques
nattes en forment les matelas. Je n*y vois pas
l'oreiller çomali (un morceau de bois carré, avec
la forme de la tête découpée), — que j'ai rencontré
dans nombre d'autres cases d'indigènes. Dans le
fond de cette chambre, un grand miroir sans cadre,
et sur une caisse en bois blanc les accessoires de
toilette, peu nombreux au reste : un simple peigne
en bois, et le flacon de khoI ou plomb argentifère
pulvérisé, que les élégantes Çomalis se passent sur
les paupières.
Je suis à peine sorti de cette hutte qu'une cara-
vane de Bédouins arrive derrière nous ; elle vient
118 VOTAOËS kn CAP BBS AAOMATES
d*un village de Titltérieur, Our Alet. Je me réserve
de savoir dfemaiû quel itinéraire elle a suivi j et
j 'examine attentivement les paquetages des cha-
meaux qui la composent, et les types étranges qui
l'escortent.
Le soir, j'ai le spectacle des danses et chants du
Hhamadan; c'est la distraction des Çomalis qui ont
observé le jeûne le plus rigoureux depuis le lever
jusqu'au coucher du soleil. Réunis en cercle sur la
plage, ils frappent tous ensemble dans leurs mains
et sur leur poitrine, marquant la cadence par le
cri de Siddi, poussé dans le rhythme suivant :
€ Siddi.;... Siddi *;... Siddi, Siddi, Siddi! »
en précipitant le débit des trois dernières exclama-
tions.
Au milieu du cercle^ les danseurs se livrent â
toutes sortes de contorsions, tournaht sur ëUx-
mêmes, et s'accompagnant aussi du même cri.
Tout en conservant un caractère grotesque^ la
danse devient plus lascive lorsque les femmes font
vis-â-vis aux hommes.
Chaque danseur y passe à son tour; seuls lès
vieillards se trouvent à l'écart. D'autres même^ plUfe
fervents, restent chez eux pour lire le Coran.
Autant, au début, je contemplais cette danse avec
intérêt, autant le voisinage m'en devient pénible,
quand je me vis obligé d'en supporter le vacarme
jusqu'au point du jour.
TROIS MOIS E^ MEtJJOUfttlNÈ H 9
Le lendemain, dès le réveil, je complète tous mes
documents relatifs dtix échanges à faire sut* le
marché de Bendër Gâsem. J'examine sôMlpu-
leusement les échaiitillons des diverses Ijualités
de marchandises qtie Ton m'a apportés, et je
procède à leur classification.
Sur ces entrefaites, un courrier arrive, annonçant
que le sultan ne viendra que dans quelques jours.
Pressé de me rendre à Meràya, je ne puis attendre
plus longtemps et je me décide à partir pour cette
ville le soir même.
Je profile de la marée basse pour aller à bord
prendre quelques petits cadeaux destinés à mes
hôtes.
tJn collier d'ambre, un peu d^étoffe rouge et une
paire de sandales parurent leur fciire un vif plaisir.
En attendant que le vent tourne en notre faveur,
je continue mes observations. Je découvi*e entre les
mains d'un Çomali une perle énorme ; à son dire, Il
s'en prend beaucoup dans ces parages a l'époque de
la pêche dès rlâct»es (février et msii^s).
Un des Béddtiins, faisant partie de la câi^a^àîle
arrivée la veille, itlë donne l'itinéraire de U tôUtë
qu'il à âuivie de Our Âlet à Bender Gâsëm, et m^éri-
gàge foMement à obtenir de Noûr Osman, quand je
le vef t'ai, Tautorisalion de pénétrer dans Tintérieur
qu'il dit être des flUs fertiles et des plUs curieux à
visiter.
120 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
- -
Il m'offre malicieusement de retourner dans son
pays avec lui. J'ai, pour le moment, d'autres soucis
en tête, et eussé-je cette fantaisie, je ne confierais
pas, sans plus de précautions, ma personne à ces
djingals dont la réputation est si mauvaise.
Au moment où je me dispose à gagner mon boutre,
Ali Sementar vient me prier de ne point partir le
soir même. Il attend le lendemain un chargement
de dattes et de riz, dont une part est destinée à
Merâya, et il désire que j'en fasse le transport.
Je ne me rends qu'à moitié à ses prières; son
langage et son attitude m'ayant inspiré quelques
doutes sur la sincérité du prétexte qu'il invoque
pour me retenir ; mais la violence avec laquelle les
vagues déferlent, et les conseils de Yousouf qui dé-
clare plus prudent de ne point se hasarder en pirogue
par une mer pareille, me décident, bien malgré moi,
à séjourner encore cette nuit à Bender Gâsem.
Je reviens donc sur mes pas assez contrarié ; je
suis obligé de demander l'hospitalité à Ali : il me
fait étendre une grande natte au milieu de la place
et là m'apporte lui-même à dîner. Escorté de Bagaro
et de mon capitaine, nous passons dans cet endroit
une partie de la nuit. Quelques enfants qui reviennent
se livrer aux mêmes danses que la veille s'amu-
sent à nous taquiner en nous jetant du sable sur
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 121
la figure. Yousouf fort en colère, va se plaindre à
Mahmoud qui nous donne de suite sa case.
Le lendemain, 26 septembre,.nous prenons la mer.
Le vent tombe vers le soir et nous oblige à mouiller
devant Gebel Handar.
Le 27, un peu de brise nous amène devant Borah
(Bouro), où nous sommes encore retenus par un
calme plat. Borah est un point commercial impor-
tant de là côte çomali ; je donne Tordre de me con-
duire à terre.
Deux boutres de Yousouf Ali, sultan d'AUoûla,
se balancent en rade; à notre arrivée, ils détachent
vers nous une embarcation montée d'une douzaine
d'hommes. Leur approche inquiète mon capitaine.
Dès que l'embarcation est à portée, je lui fais
crier de ne point accoster. La scène de Lasgoré
était une leçon suffisante. Après échange des saints
d'usage, la pirogue s'éloigne.
Nous sommes forcés de nous mettre à l'eau pour
débarquer.
Sur la plage, une vingtaine de Çomalis sont occu-
pés à charrier des marchandises.
Ils viennent au-devant de moi et répondent ami-
calement à toutes mes questions.
Nous nous acheminons vers le village. C'est une
agglomération de huttes au pied d'un fort qui
défend une gorge des monts Aïsema; le village.
122 VdTA&ES Au CkP bteS AttO«*ATES
se trouve en exhaussement du lit d'un large ravin
creusé par les pluies. A mort arrivée, je stliâ reçu
sous le gourbi, on m'y apporte complaisamment les
écharttillotis des prodtilts du fiays.
Je laisse tnèl petite escorte courir le village et vais
moi-même de mon côté, avec Bagaro, à cjuelqilës
centaines de mètres en avant datis la gorge, oû des
myriades de touMerëlles prentient leurs ébats.
Je quitté ce petit port, enchanté de raccueil qtii
m'a été fait, et doilnant aux naturels qiii m'escortent
jusqu'à mon embarcation deux piastres comme
bachis.
Le 29 septembre^ au matih, uti vent violent s'élève,
mon capitaine a l'air peurâssUré;àchaquelattie, le
boutre éprouve un ébranlement qui semble le dislo-
quer. Dieu sait ce qu'il faut de temps à toiit cet
équipage pour opérer la moindre manœuvre, aussi
recevons-nous une douche désagréable chaque fois
que nous changeons d'alltire.
Par bonheur, ce petit grain dure peu, et un calme
plat lui succède.
Nous sommes à cinq milles par le travers de
Merâya. Heureusement qu'un courant favorable
nous y porte doucement ^ sans quoi nous rlsqulëtts
bien de ne jamais arriver. Enfin, é neuf heures^ rious
né sommes plus qu'à cinq cents mètreS; Par préëàii-
tidn, â cause de la gUerre, Youspuf motillle ^ ëetie
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 123
distance. Il dépêche à terre la pirogue dans laquelle
je fais monter Bagaro, pour aller prévenir Sementar
Osman de mon arrivée. Il est reçu non sans force
questions qu'on lui adresse de la plage, et qui par-
viennent presque jusqu'à nous.
J'attends le lendemain pour sortir de cette grande
barque où je viens de passer huit jours de supplice.
Je suis donc rendu à ma première étape. Je revois
encore ces grandes montagnes, ces tours en pisé
dont les corbeaux dessinent les faites comme une
ligne noire.. Sur ma gauche Geursa, Guesli,
Bender Felek, sur ma droite Ras Orbe, tous points
qui font revivre en moi le souvenir de ma pre-
mière campagne et celui des compagnons qui ne
seront plus à mes côtés, pendant le long temps
d*exil où je vais partager la vie des Çomalis, sans
autre protection que celle de mon fidèle serviteur
Bagaro.
II
Aperçu sur Merâya et sur les sultans de Medjourtine. — La fa-
mille de Noûr. — Mon installation. — Ma case. — État de
guerre du pays contre Yousouf Ali, gouverneur d'AlloûIa. —
— Visiteurs importuns. — L'ambulance. — Mes fonctions de
docteur commencent. — Le chirurgien Çomali. — Course à
Guersa. — Guesli. — Bender Felek. — Rentrée à Merâya.
Toute l'importance du port de Merâya remonte
au sultan des Medjourtines Osman (1) qui fixa sa
résidence dans cette ville, à la mort de son père, le
(1) Généalogie des sultans de Medjourtine, depuis Mahmoud jus-
qu'au sultan actuel.
S. Mahmoud.
S. Osm'an.
I
I
S. Yousouf Mahmoud.
I
Noûr Osman (l'ancien),
ministre et tuteur de Yousouf.
Mahmoud fils.
S. Yousouf Mahmoud fils, Noûr Osman, ministre et tuteur
mort en 1846, à l'âge de 40 ans. du sultan actuel.
I
Otman lahmoad
sultan actuel
17 ans, en 1878.
Yootoaf Mahmoad
15 ans, en 1878,
Hamed lahmond
14 ans, en 1878.
Loban Hahmoad
fille
18 ans, en 1878.
126 VOYAGES AU GAP DES AROMATES
sultan Mahmoud. C'est avec le concours d'un négo-
ciant çomali, Fara Abdi, que le sultan Osman
construisit les forts et mosquées qui existent encore
à Merâya.
Son fils aine, Yousouf Mahmoud, lui succéda et fut
assassiné par un nommé Séliman de Bender Khor ;
Yousouf laissait à sa mort un enfant en bas âge, de
même nom que lui. La couronne de ce frêle héritier
fut protégée par Noûr Osman; second fils du sul-
tan Osman et, par conséquent, oncle du Jeune sultan
dont il prenait la tutelle. Noûr Osman ne tarda
pas â épouser sa belle-sœur, veuve du sultati You-
souf assassiné et s'attira par cette alliance, qui lui
donnait un double droit à la tutelle du jeune sultan,
rinimitié des autres branches des Osman. Le sul-
tan Yousouf Mahmoud, second du nom, mourut en
1866, àTàge de 40 ans; il laissait trois fils : Osman,
Yousouf Hamed et une fille, Loban; Osmôii, sultan
actuel, n'avait que 5 ans; suivant l'exemple dé son
père, Noûr Osman, fils aîné du précédent et chef
de la famille actuelle, prit la tutelle du jeune mo-
narque avec les fonctions de premier ministre. Six
autres frères occupetit tous des fonctions dans
rÉtat (i).
(1) Famille de Noûr Osman ranclen. — Nom de ses î flls et
fonctions qu'ils occupent dans le gouvernement medjourtine:
Noûr Ositian, tuteur du sultail actuel» ministre.
Sementar Osiiian, gouverneur de Merâya.
Cher Markab Osman, conseiller.
TROIS MOIS EN MBDJOURTINE 127
*
Dails la belle saison, Merâya est un site char-
mant; de nombreux troupeaux paissent &ur ses
hautes montagnes couvertes de) verdure ; là chàquç
plante, chaque fleur exhale son parfum.
Moii pf ëhiier ébifa, en débàrqtiallt, est de më rendre
chez Seiîiëhtar Osriiah; déjà ptBverlU, Il Vietil â ilia
rencontre avec Bagaro; il irié serre affectUëtiâehleht
la main, me souhaitarit la bienvenlîe. xfë lui t^èmets
une lettré particulière d'Âssârt Ali relative aux af-
faires politiques. Pendatit qu'uti Çbtiiali llii en
donne Ifebllire, la fôiile qiii th'eritclUrë in*àccàbie de
démonstrations amiiiàleis. J'y retrbuvë âVëc plàiàir
Mahmoud Addi, lievëii dd gouverneur, et Yousôuf,
notre messager, qui nous accompagna à Haffoûn,
lors de l'expéditioti dé rÀdohîs. Sans perdre de
temps, j'ëxposé à Semeniai* tnon Intentibn de sé-
journer quelque temps à MeràJ^à et le prie de me
désigner un domicile, àutaiit qUe pdssible près de
sa itiaisoh, polir qtie je puisfee étt^e bônlitlUëilërhent
eh ëoilimunication ave(3 Itli et sbUs ^à Sauvegarde.
Mbii choix est forcé de s*àrl*êtëf stlh deux mê-
chatites huttes. Tune me servira dé cuisihë, Tâiitre
de chambre à coucher; les gens qUi l'habitent, do-
Ghiroa Osman, sous-gouvettieùr de Mët^^a.
Ismaël Osman, conseiller.
. Ali Dsman, conseiller.
Gouled Osman, eonselllbr.
128 VOYAGES AU GAP DES AROMATES
mestiques du gouverneur, aideront Bagaro dans les
soins du ménage.
La propriétaire de ces huttes qui n'ont que les
quatre parois, n'est autre que la mère de Sementar ;
elle a des prétentions ridicules pour leur loyer dont
elle demande huit piastres ; je fais un rabais de la
moitié, sachant bien que Ton me prendra au mot.
Moyennant ce prix, me voilà donc son locataire ;
elle me fournira le lait et l'eau.
Mon installation n'est pas longue; une natte me
servira de lit, mon sac de voyage sera mon oreiller.
Mes caisses et quelques provisions sont déposées
sur la grève par mon équipage; quatre esclaves
robustes les transportent à ma case.
A mon départ de Marseille et à mon passage à
Aden, j'ai eu souci de me munir de cadeaux tou-
jours nécessaires dans ces pays-là, comme entrée
en relations avec les autorités.
Je profite de la visite officielle que me fait Se-
mentar escorté des dignitaires du pays, pour re-
mettre à chacun quelque petite chose, attendant un
autre moment pour offrir à Sementar et à ses frères
des objets de plus grande valeur.
J'aurais, dès le premier jour, épuisé toute ma pa-
cotille si j 'avais voulu satisfaire tous ceux qui, sous
le prétexte d'une parenté quelconque avec mes pré-
cédents visiteurs ou de relations antérieures avec
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 129
moi, vinrent solliciter jusqu'à cinq ou six fois qui
de la poudre, qui des ceintures rouges, etc. (1).
Malheureusement, dans la suite je n'eus pas
assez de fermeté; je n'osais refuser à tous ceux qui
me demandaient et lorsque, dénué d'argent et de
provisions, le besoin de la moindre chose se fît
sentir, je ne mentii*ai point en disant que j'eus à
endurer même la faim, il me fallut me dessaisir
d'objets presque indispensables pour me procurer
le peu qui était nécessaire à mon alimentation.
Une fois débarrassé de tous ces ennuis, je rends
au gouverneur sa visite et m'enferme chez lui afin
de pouvoir causer plus librement. Il est presque
obligé d'user de violence pour expulser les indisr
crets qui venaient écouter. Je lui explique dans
quel but je reviens en Medjourtine, les résultats
que mon second voyage pourra avoir, si j'ai la
faculté d'étudier librement le pays et de m'y créer
des relations avec tous les négociants. J'ajoute
que je suis venu chez eux, malgré la mauvaise
réputation dont les Çomalis jouissent, sans crainte
aucune, bien sûr qu ils me respecteront. Au reste,
je suis sous le protectorat d'un consul à Aden qui
s'intéresse à mon voyage et qui ne manquerait
(i) Les Çomalis aiment beaucoup los étoffes rouges. — Les
femmes- s'en font des vêtements; les hommes les effilent pour en
faire des glands dont ils parent leurs chevaux et leur armement.
lâû VOYAGES AU GAP DES AROMATES
pas de savoir, s'il m'arrivait quelque chose de fâ-
cheux, à qui en incomberait la faute.
Après m'avoir religieusement écouté, Sementar
me répond que je puis me considérer désormais
comme son enfant ; qu'il veillera sur ma personne
et m'aidera de tous ses efforts pour que mon voyage
réussisse.
Malheureusement pour moi, j'arrive dans un mo-
>
ment critique, Merâya et AUoûla se battent quoti-
diennement, le sang versé demande vengeance. Au
dire de Sementar, le sultan vient sous peu avec
des forces considérables; il importe d'en finir avec
cette malheureuse guerre et cette ville insurgée dont
la révolte paralyse le commerce des Medjourtines.
Grâce à elle, les arrivages sur Merâya cette année
encore n'ont pas eu lieu et se portent sur Bender
Khor ou Bender Gâsem; et le peu qu'il y en a sur
place n'est pas en sécurité.
Il me demande aussi des nouvelles de mes com-
pagnons de F Adonis, se rappelant sa réception à
bord, et il m'exprime ses regrets de ne point nous
revoir tous ensemble.
Je regagne ma case, fort satisfait de cette con-
versation.
Vers le soir, Sementar vient me trouver, il me
demande si je n'ai point apporté de remèdes avec
moi; sur ma réponse affirmative, il me pria d'allejî
TROIS MOIS EN MËDJOURTINE 131
— — — • ^ ■
voir ses maladps à Tambulance. Sous un mauvais
gourbi en dehors du village et sur de simples nattes
gisent deux fils de Noûr Osman et cinq autres
blessés. L'un, surtout, frappé d'un coup de lance
sous le sein droit, est dans un étal qui inspire de
sérieuses inquiétudes.
J'ai bien vite substitué à la graisse avec laquelle
on les soigne, des compresses imbibées de baume
du commandeur, dont les effets sont si merveilleux,
surtout dans les pays chauds.
Je promet^ aux malades de continuer chaque
jour les pansements, ce qui paraît leur être assez
agréable.
Jq ne trPHve 4p résistance que chez le plus s^i-
teint, I^ohaï^^^ I^ersi; chapun de ses soupirs est
une invocation ^ IVI^ljpipet ^e la toute-puissance
duquel il attend courageusement la guérison. Cepen-
dant Tamélioration rapide qui se manifeste par la
suite, dans l'état de ceux que j'avais soignés, me
ramenîf le malheureux récalcitrant que je soula*
geai à son tour.
Il n^e fut donné plus tard d'assister à quelques
opérations faites par le âkim pu docteur çomali*
Celle qui me frappa le plus fut l'extraction d*une
balle logée dans le gras de la cuisse d'un misérable
Bédouin.
Il avait reçu ce projectile au moment où/age^
nouille, il décochait ses flèches empoisonnées*
132 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
La balle avait labouré les chairs en prenant entrée
au-dessus de la rotule, et avait suivi Tos sûr un
trajet de 20 centimètres.
Le patient fut solidement garrotté, en croix, au
moyen de quatre piquets ; puis, à Taide d'un simple
couteau, l'opérateur pratiqua une incision épouvan-
table, au fond de laquelle il alla chercher la balle.
Ensuite, dans cette plaie béante, il versa tout
simplement de la graisse bouillante.
Il est inulile de dire quels cris poussait le mal-
heureux, qui, du reste, succomba quarante-huit
heures après.
Le 3 octobre , mon boutre part pour Aden ,
emportant quelques plis à destination de France.
Mon isolement va devenir plus complet.
Sementar me continue ses visites quotidiennes,
au cours desquelles il amène un matin chez moi
Yousouf Mahmoud, le frère du sullan; il me désigne
aussi les gens du pays que je dois voir et qui
pourront m'être utiles, me recommandant bien
d'écarter de ma maison les importuns qui ne man-
queront pas de m'envahir.
Au bout de quelques jours, je résolus d'aller par
terre à Bender Félek, ville de la côtei située à mi-
TROIS MOIS EN JMEDJOURTINE 188
chemin de Merâya à AUoûla. Mahmoud Addi m'y
accompagnera. Je laisse donc à Bagaro la garde de
la maison, et, de bon matin, me voilà en roule. Avant
mon départ, il m'a été recommandé de m'armer
jusqu'aux dents, de crainte d'être rencontré par
des soldats ennemis avec lesquels il faudrait forcé-
ment se battre.
Il n'y a pas , à proprement parler, de route tracée
entre ces villes. Nous suivons un sentier. battu, à
travers de vastes steppes dont le sol formé d'un
sable rougeâtre est recouvert seulement d'une vé-
gétation rabougrie. A une centaine de mètres sur
notre gauche, la mer vient se briser sur de petites
dunes assez élevées pour nous en cacher l'aspect.
Nous ne nous arrêtons pas à Guersa, nous gagnons
rapidement Guesli où je revois la place de ma
première station sur le sol Medjourtine lors de l'ex-
pédition de r Adonis. Le beau-frère de Sementar
Osman, Yoar, me donne Thospitalité sous sa case.
Nous y attendrons le soir pour nous remettre, en
route, à cause de la chaleur torride qu'il fait durant
là journée. Le bruit de mon arrivée se répand bien
vite dans le village, et chacun tient à voir l'Euro-
péen.
Une dizaine de femmes viennent les unes après
les autres sous prétexte de demander un objet
quelconque. Je prie Yoar d'en retenir une ou deux
pour que je puisse dessiner les bijoux en argent
8
134 VOYAGES AU GAP DES AROMATES
qu'elles portent. Elles se refusent à rester, mais
cependant me laissent leurs parures. Ycar et les
curieux sont très intrigués de me voir dessiner.
« Ma at koufalessa ?» — Pourquoi est-ce faire?
me demandent- ils.
Après la prière, Yoar tient à faire voir que c'esl
lui qui est mon hôte ; il installe devant sa case une
grande natte, invite quelques amis et nous voilà
accroupis devant le grand plat traditionnel de riz et
de dattes.
Les mains servent de cuillers et pétrissent à
Tenvi d'énormes boules qui sont avalées en un
clin d'œil par les convives. J'avoue que c'est la
première fois que je mange ainsi et je me trouve
si maladroit, qu'avant d'avoir absorbé seulement
deux bouchées, le plat est vide, tant mes voisins
mettent de la promptitude dans leurs mouvements.;
on nous apporte ensuite du mouton boucané, du
requin grillé, et, ce que je savoure de préférence,
du lait exquis.
Je prends congé de tout mon monde, avec pro-
messe de revenir dans vingt^quQtre heures, et me
dirige sur Bender Félek.
Il fait un clair de lurie magnifique ; nous tra^
versons une grande steppe, pour atteindre bientôt
les bords de la grande lagune de Bender pélok ; Ip
solitude n'est troublée que par les abpiepients de^
TROIS MOIS EN MBD^OURTINE 135
bandes de chacals qui chassent j et le bruit mono-
tone des vagues que roule la mer tout près de là.
Nous nous asseyons parfois pour reprendre ha-
leine; durant ces moments de repos, Mahmoud
imite le cri du chien, signal convenu des guerriers
Medjourtines qui le mettraient en garde au cas de
danger contre les rôdeurs de nuit d'AUoûla. Plus
nous approchons , plus les précautions de mon com-
pagnon de route redoublent.
Nous voilà rendus à Bender Félek. Je prie Mah-
moud de me mener de suite chez le Çomali qui doit
nous héberger. Il s'appelle Osman Sala. C'est un
gros revendeur de l'endroit; sa case est à l'entrée
du village.
Il nous reçoit avec bontés et questionne beaucoup
mon guide pendant que, sur ses ordres $ on nous
prépare des nattes pour nous reposer.
Deux grandes torches d'encens éclairent la pièce
où noua allons reposer.
Mahmoud s'allonge en travers de la porte, ses
armes sous la main, non sans m'avoir fait com-
prendre de tenir les miennes prêtes aussi ; il m'ex-
plique que l'on est constamment sur le qui-vive et
que la situation de la case^ tout à fait en dehors de
la ville, la mettrait au premier point d'attaque en
cas de surprise.
Au moment où je m'allonge sur ma natte, ma
main s'enfonce dans une espèce de trou, c'est une
136 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
potiche enfouie dans le sable et qui est remplie de
thalaris ! (1)
Au point du jour, nous sommes sur pied. Bender
Félek n'a rien de particulier; au reste, j*ai observé
plus tard que toutes les villes de Medjourtine sem-
blent copiées sur le même modèle.
La citadelle qui existait sur la grande place est
maintenant en ruines; à quelques encablures en
mer, apparaît la carcasse d'un navire échoué, le
même que nous avions vu avec r Adonis en allant
de Meràya à Alloûla.
Ce qui frappe le plus mon attention, c'est le
petit port formé par la lagune. A grande marée, cinq
boulres y étaient entrés; on les a mis au plein à
marée basse pour les réparer. Quelques jours après
mon passage, ces embarcations tombaient aux mains
des soldats de Yousouf Ali, qui les brûlaient.
Bender Félek est un point sérieux pour les arri-
vages des gommes et de l'encens provenant de la
province de Mieh.
Bien que la guerre actuelle ait arrêté beaucoup
la marche du commerce dans cette région, la place
compte encore une assez grande quantité de mar-
chandises.
(1) Le thalari est une monnaie d'argent du diamètre de nos
pièces de cinq francs, à Tefûgie de Marie-Thérèse d'Autriche.
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 137
Sala ne veut pas nous laisser partir à jeun : un
repas semblable à celui de Yoar nous attend chez
lui ; quelques gens du village y ont été convoqués.
Ils arrivent tous en armes; et, surtout, pourvus
d'un bon appétit, à en juger par la précipitation
avec laquelle ils absorbent tout ce que Ton sert.
La leçon de la veille m*a suffi; aussi, sans scrupule,
je sors mon petit couvert et renonce à m*exercer à
faire une boulette.
Il me fallut, après ce déjeuner, expliquer le
mode d'emploi de plus de cinquante objets de toute
espèce provenant du Meï-Kong; je dus ensuite
rendre visite aux malades.
Gomme mon intention était de me faire, si je puis
m'exprimer ainsi, aimer de tout ce monde-là, je me
prétais volontiers à ces diverses exigences, et c'est
en agissant de la sorte que, malgré tout ce que j'ai
eu de contrariétés dans la suite, il m'a été permis
de voir, d'approfondir et d'obtenir les précieux
renseignements que j'ai rapportés.
Je quitte Osman Sala, non sans remerciements
et bachis, et je reprends par la plage le chemin de
Meràya.
Malgré ma promesse de m'arrêter à Guesli ,
je passe outre, entraîné par la poursuite d'un
ibis superbe que j'avais blessé et que nous attei-
gnîmes enfin près de Geursa ; les enfants se
joignirent à moi pour CQurir après ce bel oiseau,
8.
138 V0YA0E8 AU GAP DBS AROMATES
mais sans trop oser toucher Fanimal qui se défen-
dait d'importance à coups de becs J'emportai cette
capture à Merâya où elle fournit à mdn repas
du soiri
Je retrouvai tna case avec plaisir; Bagaroi qui ne
m'attendait pas^ était allé courir un |)eu dans la
montagne^ laisisant tout ouvert; Je constatai que
rien ne me manquait ^ mai^i le blâmai un peu à son
retour. Il me répondit d'être sané inquiétude, et
que, du moment où Setnentar m'avait pris sous èon
égide, je n'avais rien à craindre.
Bagaro me raconte* à ce propos* que le grand
jour du Rhamadan, avant que Ghiroa, frère de Se-
mentar, nemd présente aux habitants de Merâya,
on avait longuement causé de moi a la mosquée* et
menacé de l'application de la loi çomali quiconque
violerait l'hospitalité qui m'était donnée.
III
Premiers engagements. — Inquiétudes du gouverneur. — Combat
de Bender Felek. — Aux àrmôs! — Conibàt de OuesII. —
Alariiics cohtinuelles. — Gdtnbat de Guefsa. — Vol et resiilu-
tion anonymes. — Sementar blesse sa femme accidentellement.
— Les singes dé la foniaine de Merâya. — kort de la femme
dé Sehlentar;
Le lendemain, Sementar vient me voir; il est
soucieux ; de mauvaises nouvelles viennent d'ar-
river ; il me donne toutes ses instructions au cas
où j'assisterais à une- affaire entré Merâya et
Alloûla : il là croit proche, parce que Yousouf Ali
veut se battre avant Tarrivée du sultan.
Je devrai me tenir avec ses fils à la citadelle et
ne me servirai de mes armes qu'au cas où ma vie
serait menacée.
Il n'y a pas une heure que j'ai eu cet entretien,
que Bagaro arrive tout essoufflé à l'ambulance où
je soignais mes malades, me prévenir qu'on court
aux armes. Un boutre de Yousouf, l'un de ceux.
140 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
sans doute, que nous avons rencontrés au mouillage
de Bora, revenant de Bender Gâsem, vient
d'arriver avec 50 hommes à Râs-Orbé et menace
cette ville, située à Touest de Merâya.
Quelques minutes après je vois défiler une cen-
taine de guerriers en bon ordre qui vont empêcher
le débarquement et aider les habitants d'Orbé ;
presque en même temps qu'eux, arrive poussé par
vent arrière un boutre parti de Guersa, où cette
nouvelle est également parvenue.
Le conseil se réunit sur la grande place et chacun
se tient prêt. A la tombée de la nuit, on apporte la
nouvelle que le boutre de Yousouf est capturé et
pillé et l'équipage fait prisonnier. Il n'y a pas eu
de morts.
Pendant que celte affaire avait lieu, quatre
Bédouins arrivaient à Merâya, venant de l'inté^
rieur; ils apportent des nouvelles et conduisent
avec eux une razzia de 80 chèvres opérée sur les
troupeaux de Mohamed béni Assen, beau-père de
Yousouf Ali. Le conseil, non sans avoir longue-
ment questionné ces Bédouins pour savoir s'ils
n'étaient pas des partisans de Yousouf, procède
immédiatement au partage du butin entre les habi-
tants. Bagaro me fait remarquer que les membres
du conseil se réservent la part du lion.
A la nuit, un courrier arrive ; on s'est battu la
I /
TROIS MOIS EN MED^OURTINE 141
veille au soir à Bender Felek. Un Çomali de
Meràya, rencontré seul, a été égorgé ; les cinq
boulres qui étaient échoués sur la lagune sont
brûlés. On rapporte le cadavre du Çomali ; cette
nouvelle me donne à réfléchir sur notre prome-
nade nocturne dMl y a quarante-huit heures.
La panique prend de bien plus grandes pro-
portions quand on annonce l'arrivée à Guesli de
65 ennemis ; tout ce qu'il y a de valide prend son
poste de combat.
On allume de grands feux sur la plage ; les
blessés sont transportés dans la maison du gou-
verneur ; des sentinelles perdues se dispersent dans
la montagne.
Chiroa distribue tout son monde comme un vrai
général, la veille d'un grand combat. Quant à moi,
j'arbore mon pavillon sur ma case, et je me rends,
selon les ordres de Sementar, sur la terrasse de la
citadelle. C'est un véritable arsenal des temps pri-
mitifs: épieux, pierres, marmites d'eau bouillante
pour empêcher l'ennemi d'enfoncer les portes, en
l'inondant par les mâchicoulis, fusils à mèches,
arcs, flèches, constituent les moyens de défense.
Je passai là toute la nuit ; la tranquillité n'en fut
troublée que par le cri des sentinelles et par les
chants de rondes, entremêlés de coups de fusil qui
indiquaient à l'ennemi que l'on était sur la défen-
sive.
142 V0YAGB6 AU GAP DBS AROMATES
Le 6 octobre, les nouvelles sont plus mauvaises^
on a brûlé quelques cases à Gueslii et faaltraité
deux habitants ; Tun est même sérieusement blessé:
Immédiatement, on envoie un courrier à Orbe
prévenir les troupes qui y sont, de rétrograder sur
Merâya, pour le défendre pendant que toute la
population se porte au secours de Guesli. Peu
de temps après, la fusillade annonçait le combat
sur ce point.
Les hommes de Yougouf se replièrent Sut» AUoû-
la. Le soir, chacun reprenait son poste â Merâya
en cas d'attaque nouvelle.
Une chose m'a étdhné dails la suite, c'est de
voir dans les divers engagements si pèii de Sang
versé.
Malgré cela, ni le Çomali de la côte ni le feé-
douin ne peuvent être accusés de peur ou de
lâcheté, et tous deux s'abordent résolument.
Quant aux femmes, en proie au moment de l'ac-
tion à une surexcitation indescriptible, si elles le
pouvaient, elles se battraient aussi; loin de s'enfer-
mer, la nuit quand tout le monde est sous les armes,
elles entretiennent les feux et circulent sans crainte.
Sementar nie raconta même qu'à Alloûla^ une
femme armée d'un fusil avait tué deux de ses
hommes, lors du preitiier siège que tenta l'armée
de Merâya.
TROIS MOIS EN MBDJOURTINE 148
Dans raprès-midi du 7, un boutre qui passe bien
au large arrive devant Orbe. Il cause eneore de
vives inquiétudes. On décide d*y envoyer 30 hommes
de renfort , et 30 à Guesli pour s'opposer au dé-
barquement sur Tun ou Tautre de ces deux points,
au cas où les soldats de Yousouf le tenteraient
de nouveau. Une autre bande se disperse dans la
montagne à la poursuite de quelques ennemis qu^on
croit à Aren, source au pied du Karoma. J'espère
en présence de semblables précautions pouvoir
passer ma nuit tranquille.
Il n'en est rien. Au moment où ie repose, les fils
de Sementar pi^trent précipitf^pii^ier^t d^iis ma case,
me dpnnant à peine le temps de prendre mes
armes et m'entraînent à la citadelle avant que j'aie
pu seulement me reconnaître.
U^p fois la pûFtii fermée dârriâre moi, j'appt^ands
qu'on se bat de l'autre côté du village.
Le lendemain» je sus que le combat avait été
livré du côté de Guersa; on évaluait à vinst 1q
Dppabf^^ des blesfséâf dmx moururent dans la
journée.
Leur enterrement fut suivi de toutes sortes d'im-
précaUpn§ pt ds men^pe^ ppntre YousQuf ; tout le
monde se promettait de ne rien laisser d'Alloûla
144 VOYAGES AU GAP DES AROMATES
à Tattaque que dirigerait Noûr Osman avec ses
Bédouins, qu'on attendait prochainement.
Profitant sans doute de ces troubles, un Çomali
m'a volé une hachette ; je porte plainte à Sementar
qui se met dans un état de colère indescriptible. Il
ne comprend pas qu'après mes complaisances pour
ses sujets, on ait pu violer ainsi les lois delhospi-
talité ; séance tenante, il donne l'ordre de parcourir
toutes les cases: en attendant, pour réparer ce
méfait à mon égard, il commande une corvée à
laquelle il se joint pour arranger le devant de ma
cabane et m'y faire à la mode çomali un parterre
de sable fin bordé de blocs de corail blanc.
Deux jours après, une main inconnue glissait
dans un coin de ma case l'objet volé ; j'informai
Sementar du fait; il me demanda, le sourire sur les
lèvres, si dans mon pays on restituait ainsi ce qu'on
prenait (1).
Je suis occupé à écrire, lorsqu'une femme entre
(1) En mai 1879, le sultaa des Medjoiirtines faisait parvenir à
Aden, en même temps qu'un message pour moi, une caisse de pro*
visions à mon adresse, laissée à la côle, depuis mon départ, par
un boutre descendant sur Zanzibar.
Ce fait, de même nature que la restitution de ma hachette, prouve
quelle situation jetais parvenu à prendre chez les Çomalis, m'at-
tirant par mes bontés pour eux une sorte d'amitié qui se serait
encore ^ccrue, si j'avais pu séjourner plus longtemps dans leur
pays.
• TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 145
»
brusquement chez moi, levant les bras au ciel,
implorant mon secours, et me faisant signe de la
suivre.
Je ne comprends rien à sa pantomime : Bagaro
arrive à propos pour me l'expliquer. Sementar en
nettoyant son revolver vient de blesser sa femme,
et me fait dire d'aller la voir au plus tôt avec mon
coffre à médicaments. Je trouve la malheureuse se
roulant à terre en proie à d'atroces souffrances ; le
sang qu'elle vomit Tétouffe et l'empêche de crier.
Je la fais maintenir par deux hommes et j'examine
la blessure; la balle a pénétré au-dessous de la
clavicule droite et s'est logée vers l'omoplate : je la
sens sous les doigts; son -extraction est facile.
L'ouverture pratiquée permet un épanchemeht
extérieur qui soulage la pauvre créature. Elle
reprend connaissance, et on la transporte dans sa
case. Alors arrive presque tout le village ; et, pen-
dant que la foule prie, on fait absorber à la malade,
selon le rite musulman, une tasse d'eau au fond de
laquelle on a écrit, puis délayé un verset du Coran.
Sementar me témoigne toute sa reconnaissance.
Au dire de Bagaro, les assistants sont tout surpris du
succès de mon opération. Pour moi, je ne me dissi-
mule pas la gravité de l'état de la malade et n'espère
point la sauver.
Je danne mes instructions pour les soins à lui
continuer et rentre chez moi ,
9
146 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
Un Çomali qui m'a obsédé depuis mon entrée
dans la case de Sementar me suit jusque chez moi,
ses désirs se traduisent par la demande d'un bâssal
(un oignon). Voilà toute Témotion que lui a causée
le triste événement survenu à cette infortunée ! !
D'ailleurs, je remarque bientôt la même insensi-
bilité chez l'époux même de la victime. Deux heures
après l'accident, Sementar vaque à ses affaires. Il
vient me revoir pour me demander de continuer
mes soins à la blessée. Â mes compliments de con-
doléances, il hoche la tête en accofmpagnant ce
mouvement du « s'il plaît à Dieu ; » In cha Allah !
inséparable chez le musulman de l'expression du
moindre sentiment.
L'insouciance du gouverneur me paraît signifier:
t Une femme de perdue, dix de retrouvées. » Mais
ce qui le contrarie le plus, c'est le prix qu'il faudra
mettre à s'en procurer une nouvelle.
Le mal le plus cruel qu'on puisse éprouver dans
des voyages aussi lointains est le spleen. Cet en-
nemi est toujours à votre porte. Malgré les distrac-
tions (Juë je pouvais me créer, malgré la chasse (1),
la lecture, mes va-et-vient dans le village, il se
(1) Jo citel-ai à propos de chasse un fait qui a paru vivement inté-
resser leâ anihrbpologîsles ot savants qui voulurent bien, lors du
dernier congrès de Montpellier (août 1879), rn'adresser quelques
questions relatives aux observations de mon voyage ayant tfait à
/
ÎHOIS MOIS m MPIDJÛURTINB: 147
dressait en moi comme un fantôme lorsque le cri
des animaux et le bruit des vagues troublaient s^uls
le silence de la nuit qui m'emprisonnait dans ma
case. J'oubliais alors pendant un moment ma soli-
tude; je n'étais plus en Medjourtine, mais bien
dan^ mon pays natal au milieu de mes amip et de
ma famille. Malheureusement, mon voisinage avec
la mosquée ne tardait pas à me ramener à 1q péft-
lité, en me tirant de mes rêveries, lorsque j'en-
tendais chanter « l'Allah Akhbar » qu invitation à
la prière.
leure études. Je l'avais presque oublié, n'y ayaut prêté aucune
importance. C'est au point de vue des théories darwlnistes que
les honorables savants dont je viens de parler l'ont retenu
comme document d'une valeur toute particulière à ce grand
débat scientifique.
J'étais à l'affût à la source de Merâya, lorsqu'une bande dd
singes [Cynocephalus Hamadryas), au nombre de plus de 600^
sans exagération, vint y prendre ses ébats. Cette face, je Tai su
plus tard, habite les montagnes de la Medjourtine; et Tarméo
véritable qUe j'en vis, à cette occasion, a choisi de préférence
les environs du Karoma à cause de l'eau qui s'y trouve> bien meil-
leure que paHout ailleurs.
Désireux de faire un prisonnier si possible, malj:çré les remon-
trances de Bagaro, j'ajustai le plus gros des qiiadrumanes et fis
feu. Ma balle l'atteignit en pleine poitrine et le laissa gisant
à tefré. U se débattit une minute ou deux dans les spasmes de
l'agonie, et je m'apprêtais à aller le ramasserj lorsque la bandé
dissipée sous mon coup de fusil, revint vers moi, montrant les
dents d'une façon menaçante qui m'engagea à battre en retraite. A
Jpeiné avàis-je fait. (|uelqueâ pas que les plus hardis s'élancèrent
sur le mort, et, en un clin d'oëil, ils disparurent dans le bois
d'acacias avec leur fardeau.
148 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
Ma pauvre malade meurt le 13, malgré tous les
soins dont elle était entourée; quelques instants
avant, elle me fait demander : elle tend vers moi des
bras suppliants ; la mort qu'elle sent venir l'épou-
vante; elle m'appelle auprès d'elle et m'étreint
du peu de force qui lui reste ; elle me demande de
la sauver : elle ne veut pas mourir ; mais sa Icte
retombe lourdement sur son oreiller, ses lèvres bal-
«
butient encore quelques prières, puis elles se fer-
ment pour toujours.
Deux heures après, cousue dans quelques mètres
de cotonnade, elle est portée en terre. Le convoi
s'arrêta à la mosquée où toutes sortes d'invocations
furent faites sur* le cercueil. Je donnai ordre à Ba-
garo de le suivre par déférence ; de là le cortège
se dirigea vers le champ des morts où pas la
moindre marque ne m'indiqua plus tard la place
où reposait la malheureuse femme de Sementar.
Tristes impressions. — Aromatica regio, — Regio Karomala. —
En route pour le Djebel ou Gebel Karoma. '— La mosquée du Dé-
doain. — Aren. — Empreintes pou rassurantes. — Au pied du pic.
— Une ascension malaisée. — Pourrons-nous descendre ? —
Déception. — L'arbre poison, le « ouabaïo ». — Daralet. —
Rencontre des ennemis. -- Rentrée à Merâya. — La leçon de
Cbiroa.
•
La mort, quand elle frappe à vos côtés dans de
semblables situations, réveille en vous des impres-
sions qui épuiseraient vite votre courage si on ne
les combattait vigoureusement.
Je résolus donc de quitter ma case pendant qua-
rante-huit heures et de faire l'ascension du Gebel
Karoma (1), pic se détachant de la chaîne de mon-
tagnes qui s'étend derrière Merâya ; les cartes
(I) Un fait géographique curieux à noter, c'est que ce pic de
Karoma porte encore le nom qu'il a eu dans les temps les plus
reculés.
Autrefois la région da cap Gardafui était appelée aromatica regio;
une carte allemande du xv® siècle, sur parchemin, et qui doit fi-
gurer dans le splendide ouvrage sur Madagascar de M. A. Gran-
didier (Hachette, éditeur) mentionne V Aromatica regio sous le
nom de Karomala, U est impossible de ne pas donner à cette
150 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
_^___ I _ Il "
marines donnent à ce pic une altitude de 4,000 pieds
anglais (1,219 mètres) au-dessus du niveau de la
mer.
Il me faut au moins deux compagnons ; Mahmoud
Addi se charge de trouver un autre Çomali, pour
dénomination une relation immédiate avec le nom de c Karoma »
que porte -le pic en question.
n convient en outre, je crois, d'ajouter ici une autre remarque
géographique:
L'existence de toutes ces villes: Merâyà, Alloûla, Bender Felek,
Haffoûn^dont lî est question à plusieurs reprises dans le récit de
mes deux voyages, remonte à une date fort ancienne; et leur si-
tuation sur la côte africaine est connue depuis des temps fort re-
culés.
Dans l'ouvrage de P. J. Gosselin, de l'Institut, ayant pour titre:
Recherches sur la géographie systématique et positive des an-
ciens (Imprimerie de la {République, Paris, an V), où trouve trois
cartes du eap Gardafui, tracées sur les données de Ptolémée. Le
cap Ras Felek que les Çomalis appellent AbbOy ce qui signifie
éléphant t s'appelait autrefois mons Elephas; la presqu'île d'Haf-
foûn, Chersonesus vel Zingis extrema; la ville du même nom
portait celui d*Opone; Bender Felek s'appelait Daphnon : Merâya,
Tapage: Bender Khor, Niloptoieméum.
Au reste, les vestiges de cette occupation par les anciens
existent encore: les sculptures Çomalis et les bijoux des femmes
Medjourlines en sont les traces les plus probantes*
Dans son ouvrage sur le temple de Dâr el Baharî découvert
par lui en Haute-Egypte, Mariette-Bey reproduit des cartouches
hiéroglyphiques portant le nom de ces diverses villes Çomalis.
Les peintures murales de ce temple représentent en outre exac-
tement, sous le même costume et le même aspect qu'ils ont
encore aujourd'hui, les Çemalis Medjourlines sous le nom d'habi-
tahls du pays de PoUht, apportant à là telhe Victorieuse Atassou
les produits du pays, gomme, encens, myrrhe, dattes, etc. On
retrouve dans ces peintures jusqu'aux animaux sauvages de cette
contrée et entr'autres les singes et les quadrupèdes d'une race
qui lui est particulière.
TROIS MOIS EN MEDiOURTlNE 151
se joindre à nous ; nos préparatifs ne sont pas longs :
mon sac, ma couverture, mes cartes, ma boussole,
ma hache et quelques mètres de cordes forment
un petit bagage assez lourd.
D'après mes guides, nous devons trouver de Teau
dans la montagne ; il suffit de prendre quelques
provisions dont je les charge : mon fusil pourvoiera
à mon alimentation.
Nous voulons éviter la grande chaleur, et décidons
d'aller coucher à la source d*Aren dont j*ai déjà
parlé : de là nous partirons dés Taurore poi^r faire
Texcursioiî.
J'ai compté sans Tautorisation de Sementar ; mais
au moment où nous traversons la place où les vieux
conseillers jouent au cAa7é(1), Ghiroa m'appelle pour
me demander où je vais; je lui montre le pic ; ce
projet lui semble tellement extravagant qu'il se met
à rire, mais, d'un commun accord avec ses parte-
naires, il s'oppose à mon départ pour ce soir. Il
allègue que les rôdeurs d'AUoûla et toutes sortes
d'animaux nuisibles, les serpents surtout, infestent
ces parages, et qu'il n'est pas prudent de s'y hasar-
der la nuit. Il est plus sage que je parte de bonne
heure demain matin avec trois ou quatre hommes
de plus, si besoin est.
(i) Jeu ressemblant à notre jeu de solitaire où les fiches sont
remplacées par de petites pierres.
152 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
Je le remercie de ses prévenances, mais j'insiste
pour me mettre en route; sur quoi Chiroa intime
Tordre à nos guides de ne pas me suivre; si je ne
veux pas écouter ses conseils, je suis libre d'aller
seul au danger. En présence d'un tel refus, je me
vois obligé d'obéir, non sans être vivement contra-
rié de ce contre-temps. Pour être plus sûr d'avoir
mes guides au point du jour, je les fais coucher
dans ma case, où, je dois le reconnaître main-
tenant, je passai une meilleure nuit que la suivante.
Le 14, avant de me mettre en route, je consulte
Mahmoud et lui demande s'il croit la présence de
deux autres Çomalis utile. Il me répond qu'un seul
suffit, mais qu'il n'a pas d'armes, et me prie seule-
ment de lui confier un revolver.
Nous traversons le bois d'acacias et passons par
la fontaine où nous remplissons nos oiihos (1), puis
nous prenons sur la gauche pour nous enfoncer dans
une gorge, où apparaît le lit desséché du torrent
Goudmô. Sur ses bords croissent toutes sortes de
plantes et d'arbres splendides, où mille oiseaux
et papillons, parés des plus belles couleurs, sa-
luent joyeusement le soleil qui se lève; plus
nous avançons, plus la végétation est luxuriante.
(1) OûbOf gourde destînéo aux ablutions, qui ne quitte pas le
Çomali.
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 153
Sur ces rochers rougeâtres qui forment tantôt une
impasse étroite, tantôt un cirque immense, sortent,
ici, des arbres d*encens, dont le feuillage vert ten-
dre exhale de suaves parfums, là, des genêts gigan-
tesques, des fourrés de ronces et de lianes auxquels
se balancent les nids des chanteurs ailés qui égayent
ce site splendide. Je suis machinalement mes guides
dans ce sentier, le long duquel, de temps à autre,
un graad rond en pierres indique la mosquée du
Bédouin en voyage; parfois une simple stèle révèle
une tombe.
C'est à Aren qu'a lieu notre première halte; un
épais bouquet de verdure dissimule à mes yeux un
abri ravissant ! D'une grande déchirure dans le roc,
à une cinquantaine de mètres environ au-dessus du
sol, s'échappe un filet d'eau, qui, après avoir passé
par une série de petites cascades, vient remplir de
petits réservoirs. Ce ruisseau disparaît ensuite sous
terre, pour ressortir plus loin dans une sorte de
bassin assez large, entouré de quelques palmiers
sauvages et recouvert, par le Bédouin de branches
et de ronces pour empêcher les bêtes fauves de
venir s'y baigner.
A notre approche, tous les hôtes de ce lieu soli-
taire prennent la fuite ; et, quelques instants après,
les arbres sont couverts d'oiseaux et de singes, que
notre présence intimide et empêche de venir se
9.
154 VOYAGES AU CAP DES AttOHATES
dcsallérer. Leur voisinage nous est moins désa-
gréable que celui d'un vérilable nid de serpents que
Mahmoud méfait voir s'étatant au soleil à quelques
pas de nous.
Je fus obligé sur ce point de donner raison aux
sages observntions de Cliiroa, d'aulant plus tjue
les empreintes, existant sur lo sable, Indiquaient
flussi la visite nocturne d'animaux tout autres que
des chacals.
Da Merâja au pic de Karama, par Aren et Daralet.
Après une heure de repos, nous continuons notre
route ; nous abandonnons le lit du Goadniô pour
gvavir les mamelons qui nous séparent de Karoma ;
je n'avais pas fait quelques centaines de mètres
dans cette nouvelle voie, que mon sac commençait
déjà à me paraître un peu lourd.
TROIS MOtS m MEOJOURTINE 155
I ~ ■
Je m'armai de courage, bien résolu à ne pas
faiblîr devant mes compagnons, qui, lestes comme
des chèvres, malgré leurs simples sandales, sautaient
de rocher en rocher, et conservaient toujours une
allure rapide, sur ces pierres au milieu desquelles
j'avais peine â ne point faire de faux pas.
Nous n'atteignons, à proprement parler, le pic lui*
même qu'au bout de trois heures; ce qu'il nous reste
à faire n'est pas bien long; mais, à en juger par ce
commencement, pour arriver au faite, nous aurons
de la peine.
Mahnloud n'en peut plus; en me montrant à
l'horizon Merâya, Guesli et Alloûla qui se déta-
chent sous des formes microscopiques, il me de*
mande si je ne suis pas encore assez haut. Je lui
fais signe de continuer, ce qui n'a pas l'air de lui
plaire beaucoup, d'autant plus que son compagnon
a bien couru jadis la montagne en tous sens pour
recueillir gommes et encens, mais que là s'arrêtent
ses connaissances de guide. Nous grimpons quand
même ; parfois nous faisons cinquante mètreâ en
avant : au milieu de tout ce cataclysme de blocs
énormes écroulés les uns sur les autres, un obstacle
nous barre la route et nous force à revenir sur nos
pas. J'ai toujours l'appréhension de voir déboucher
de quelque fourré un animal dangereux ; seule
une. sorte de fouine montre son museau; une balle à
156 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
vite puni son indiscrétion. Je me repens, devant la
beauté de la bête, de ce coup de fusil inutile, puisque
je ne puis l'emporter et que mes guides ne veulent
même pas y toucher.
Après bien des fatigues, nous voilà enfin au pied
d'une roche gigantesque d'une seule venue et de
25 mètres de hauteur environ : elle est posée comme
un cube en couronnement de la montagne ;. c'est le
dernier pas pour atteindre le sommet de Karoma.
Comment y arriver? Je suis aussi perplexe qu'à
l'ascension du Ganigou, au moment où Ton atteint
au point nommé la cheminée. A peine si les arbres
qui sortent des flancs du rocher à pic sont assez
solides pour supporter notre poids. Mahmoud hésite,
son compagnon plus courageux, surtout en face de
la promesse d'un bon hachis^ aborde résolument la
difficulté et, grimpant comme un singe aux saillies
du rocher, va attacher au plus gros des olibanum
(arbre à encens), une corde dont j'avais eu soin de
me munir; il attend sur un arbre voisin que je sois
rendu à destination : et nous recommençons ce ma-
nège jusqu'au sommet, où un entablement de quatre
ou cinq mètres carrés me permet de m'allonger à
mon aise.
Quant à Mahmoud, peu soucieux de nous suivre,
il a préféré rester à la garde de mon fusil et de
mes autres effets ; il va se mettre à la recherche
d'un abri où passer Ja nuit, couper du bois pour
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 157
■
notre feu et surtout veiller à ce que nous soyons en
sûreté en cas de visite désagréable.
J*avoue que ma déception est grande; j'espérais,
du hautdeKaroma, pouvoir étendre ma vue vers le
sud de Merâya, derrière l?i grande chaîne de mon-
tagnes qui longe tout le littoral.
Je ne découvre qu'une suite de crêtes se dévelop-
pant devant moi ; Thorizon s'arrête à Test, à la pointe
de Râs Assir. Mon guide^ auquel j'exprime mon
étonnement, me fait entendre qu'il faut marcher
ainsi pendant sept jours dans l'intérieur, pour pou-
voir arriver aux plaines fertiles qui nourrissent les
grands troupeaux, et qu'arrose le fleuve Nogal.
Ma station au sommet du pic n'est pas de longue
durée ; j'ai encore peur de me voir frappé d'insola-
tion, malgré toutes les précautions que j'ai prises ;
je suis surtout assez inquiet, après les difficultés de
l'ascension, de la manière dont nous allons des-
cend! d.
Mon guide se glisse le premier au moyen de la
corde, et va m'attendre sur un t olibanum. » Je le
rejoins bientôt. Nous n'avons pas songé que per-
sonne n'est resté en haut pour défaire le nœud.
Force est à mon guide de remonter : je lui explique,
non sans peine, qu'il faut simplement passer la
corde à la branche qui la soutient, et se laisser glis-
ser en la tenant double. Je crains bien qu'elle
ne soit pas assez longue pour qu'il puisse atteindre
158 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
un nouvel appui ; il n'en est très heureusement rien,
et en recommençant ce manège à plusieurs repri-
ses, nouô voilà â terre.
Mahmoud lève les bras au ciel en nous voyant
opérer cette descente, mais je crois que ce qui lui
importe le plus, c'est que nous nous dépêchions,
car il commence à avoir faim. Nous n'avons que des
dattes et quelques biscuits; j'ai compté sur mon
fusil, mais non sur le manque de gibier.
La nuit arrive à grands pas et Karoma se couvre
de brumes humides. Notre petit campement est
bientôt prêt, nous passerons notre nuit â l'abri d'une
grande roche, à côté d'un bon feu.
Mes guides n'ont pas l'intention de dormir, mais
j'ai peu de confiance en leur dire parce que je les
sais exténués* Toutefois la peur les tiendra peut-être
en éveil. —
Je me réveille le lendemain tout engourdi par le
froid en dépit du feu toujours allumé, qui me prouve
que mes Çomalis ont fait bonne garde.
La descente me paraît plus dure que l'ascension,
j'ai peine à me tenir en équilibre malgré une grande
canne quôj'ai faite avec un êtnkokib{avhveàgomme);
à chaque instant, un faux pas menace de jne faire
,^^^^'
„-ÏÎÀ^-*"
TROtS MOIS EN MEDJDURTINE 159
arriver au bas de Karoma plus vite que je ne le
désire.
Nous ne nous dirigeons pas vers Aren ; nous al-
lons à Daralet, la dernière grande étape des Bé-
douins qui viennent de Mieh à Merâya»
La nature du sol change brusquement, nous pas-
sons une suite de petits cols arides et dont la couleur
noire attire mon attention ; Tun d'eux est formé par
une série bien assise de filons de minerai ferrugi-
neux. Mahmoud me fait ypir une assez grosse pierre
sur laquelle on a maplelçte moyen ji^un«- autre un
nom devenu illisible; il prélerid'quç.a'çst'la signa-
ture d'un Anglais, qui comme moi observa la nature
du sol, et grava sans^ doute, çon nom en (jet endroit
comme repère. ^ ' •'•:•/ ;- • .'
Il y a trente ans, celnéme Anglais, au dire de
mon guide, a visité les autres mines du pays. Il est
allé dans Tintèrieur jusqu'à Djajël. Si Mahmoud dit
vrai, comment se fait-il que cet explorateur ait gardé
pour lui tout ce qu'il a vu ?
>
Moins habitué que mes guides à courir dans la
montagne, je me laisse un peu dislancer. Ils se sont
arrêtés ; et, pour les rattraper, je vais couper par le
plus court chemin et traverser un petit bouquet
d'arbres, lorsque leurs cris interrompent ma course
dans cette direction. Ils me font signe d'éviter le
fourré ; craignant la rencontre d'un faiive, je -saisis
160 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
mon fusil etjerarme; un geste négatif méfait corn- .
prendre que ce n*est point de cela qu'il s'agit. Je
reste cependant sur le qui- vive. Mahmoud me re-
joint alors, et me dit que cet arbre est le terrible
oiiahmo (1), avec la sève duquel ils font le poison pour
leurs flèches. 11 m'explique que la moindre égrati-
gnure occasionnée par ses branches est mortelle. Je
comprends alors ses signaux; mais, peu convaincu,
je demande ma hache pour couper une branche de
cet arbre vénéneux : mes Çomalis s'y opposent, pré-
tendant que je ne pourrais désormais m'en servir
sans danger.
C'est un site charmant que Daralet ; de grands
arbres ombrageux, de l'herbe haute, des lianes et
des palmiers circonscrivent une source d'une eau
excellente qui s'échappe du rocher et descend dans
la vallée pour se perdre dans un bassin comme à
Aren.
11 n'y a pas, comme à ce dernier point, de singes
ni d'oiseaux de toutes couleurs. Seuls une quaran-
(1) (i'cst avec le ouabaïo que les Çomalis empoisonnent leurs
flèches. Us font bouillir les racines de cet arbuste avec un peu
de gomme et forment un enduit consistant dont ils garnissent le
dessous du fer.
Je ne sais si le ouabaïo ne pousse qu'en MeJjourline, mais j'ai
vu les Dolbohantes qui venaient ou marché de Bender Gâsem
acheter de petits fagots do racines de cet arbre meurtrier.
Il y a encore un poison des plus violents par absorption, c*est le
douukalej qui s'extrait de la baie d'un petit arbuste.
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 161
laine de corbeaux clierclicrit leur nourriture dans
une sorte de fruit rouge se rapprochant beaucoup des
mûres d'Espagne, et qui est porté par de grands
arbres assez semblables à des platanes.
Pendant que mon crayon essaye d 'esquisser ce
charmant paysage, Mahmoud et son compagnon font
leurs ablutions et leurs prières. Nous nous concer-
tons ensuite pour rentrer à Merâya en reprenant le
lit du Goudmô, A peine avons-nous lait une centaine
de mètres, que mes guides s'arrêtent brusquement :
j'imite leur exemple et des chants parviennent jus-
qu'à nos oreilles. Mahmoud croit reconnaître des
soldats d'Alloûla; il n'est pas rassuré du tout et
juge plus prudent de passer à travers la montagne
que de longer la route habituelle d'Aren, sur laquelle
nous trouverions sûrement les ennemis. Gela me
sourit peu, je l'avoue, mais je suis bien forcé de le
suivre. De temps à autre, nous nous arrêtons et prê-
tons l'oreille; les chants se rapprochent et' leur di-
rection donne à supposer que les soldats d'Alloûla,
si toutefois ce sont eux, viennent vers Daralet que
nous avons quitté.
Nos précautions redoublent en approchant d'Aren ;
personne ne s'y trouve, cependant, et nous pouvons
nous reposer d'une course aussi pénible que celle
que nous venons de faire.
162 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
Nous arrivons à Merâya vers les trois heures.
Nous trouvons tout le conseil sous le gourbi de la
place.
Mahmoud lui raconte notre course et ses péripé-
ties. A la nouvelle que des Çomalis ennemis sont
peut-être à Daralet, une vingtaine de soldats sont
envoyés dans la gorge de Goudmô, pour les faire
prisonniers, s'il est possible ; et en ce cas, on se
promet bien de leur appliquer le même sort qu'ils
ont infligé au malheureux Çomali de Merâya
égorgé précédemment 4)rès de Guesli* Ghiroa me
demande ce que j'aurais fait, circonvenu par des
ennemis, en voyant mes guides massacrés devant
moi ! N'avait-il pas raison de m'empecher de partir
Tavant-veille ?
Je suis bien forcé de reconnaître la justesse
de ses observations.
On annonce l'arrivée du suUan. — Osman Mahmoud. — Son
armée. — La revue des troupes. — L'assemblée. — Impréca-
tions, — La prière. — Le repas des 2,000 Bédouins. — Noûr
Osman vient me voir^ — Notre conférence. — L*iDcident an-
glais de 1869. — Ses conséquence». — Le VolUgiern,
Le lendemain, Sementar arrive tout joyeux m*an-
noncer la venue du sultan; il n'est plue qu'à
48 heures de marche ; je profite de sa visite pour
dissiper dans sa pensée les craintes émises par
certains Çomalis pendant ma course à Karoma,
que mes différentes excursions dans le pays n*aient
d'autre but que de Tétudier de manière à pouvoir y
amener dos troupes françaises l'année suivante.
Toujours mêmes soupçons et même appréhension
chez ces ignorants (1).
(1) Guillain eut à souffrir bien plus encore du caractère soup-
çonneux des Çomalis et de leui's ci'aihieâ toUJÔUfâ ett éveit. 11
rapporte à cet égard le tfatt ëUiVânt!
« Un jour que nous suivions la côte nous dirigeant vers le fond
de la baie (Haffoûn), ces hommes nous barrèrent le passage et,
comme nous insistions, ils nous menacèrent de leurs couteaux et
de leurs sagaies. Nous rétrogradâmes po'ur éviter une collision
inutile. a>
Cruttenden s'était déjà heurté aux niâmes dlfQcultés en 1848.
164 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
Ces inquiétudes contribuèrent à me fermer plus
tard, j'en suis sûr, les marchés de l'intérieur. .
Sementar me recommande de ne point faire
attention à tout ce que Ton peut dire autour de
moi, de continuer toutes mes études et de n'avoir
de communication pour mes projets qu'avec lui ou
son frère Noûr quand il arriverait.
Conformément aux affirmations du gouverneur,
quelques éclaireurs apparaissent le 15 octobre ; ils
précèdent le sultan qui arrivera bientôt lui-même,
suivi de 2,000 Djingals ou Bédouins.
La figure de ces éclaireurs est farouche et sinistre :
leurs cheveux démesurément longs sont couverts
d'unepoussière jaunâtre. En arrivant sous le gourbi,
ils sont surpris de voir un Européen au milieu du
conseil ; la réception qui leur est faite est assez
curieuse. Tout Merâya est sous lés armes et rangé
en demi-cercle. Quant aux nouveaux venus, ils se
tiennent en dehors, debout, répondant au long
interrogatoire qu'on leur fait subir et qui com-
mence toujours par ces mots :
€ Ouèr ia mai, ech kabar ? »
« Qu'y a-t-il? quelle nouvelle? »
Pendant tout leur entretien, caché derrière Chi-
roa, j'esquisse rapidement quelques-uns de ces
types et cette étude me fait trouver dans leur profil
différents caractères bien accentués qui dénotent le
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 165
croisement des Medjourtines avec les diverses tribus
voisines.
Le profil du Medjourtine est le profil arabe,
parfaitement régulier, la lèvre peu lippue, le nez
non écrasé, mais plutôt busqué, les cheveux longs
et frisés ; c'est absolument le type d'un Européen
quelconque, la figure bronzée au lieu d'être blanche.
« Le Medjourtine, dit Guillain, appartient à une
Variété intermédiaire du degré de transition entre
le rameau sémitique de la race caucasienne, et le
rameau éthiopique de la race noire. »
Le Çomali de Tintérieur, suivant qu'il tient de
rOugadin ou du Dolbohante, a les cheveux courts
et crépus, le nez un peu aplati, la lèvre un peu
plus forte. D'autres ont presque le type souahéli :
nez aplati, grosses lèvres; ce sont les Çomalis nés
des esclaves que les Arabes venaient vendre chez
les Medjourtines ou que ceux-ci capturaient eux-
mêmes avant l'abolition de la traite et la surveil-
lance du gouvernement anglais.
Dans la soirée, ma case est assaillie par les nou-
veaux venus. Je me plie à tous leurs désirs et ne
sais comment m'en débarrasser. Sementar s'en
charge, accompagnant ses ordres de menaces de
<îoups de bâtons, si l'on ne respecte pas la maison
du Français.
y
166 VOYAGES AU CAP DES AROMAfEÔ
C'était bien Tavanl^garde d'Osman Mahmoud.
Le 17, du côté de Dourbo, une longue ligne
blanche descend la colline. Un courrier arrive à bride
abattue, annoncer l'arrivée du sultan; il n'est plus
qu'à quelques kilomètres. On pavoise de suite les
citadelles. Je suis cet exemple en hissant mon pa-
villon au faîte de ma case.
Meràya est bientôt encombré par l'armée que
Noûr Osman vient de lever dans toute la Medjour-
tine pour détruire AUoûla.
Cette armée se compose de 2,000 guerriers. Je
ne reverrai peut-être plus de ma vie des ligures
aussi farouches. Ces hommes marchent en bon
ordre sur une seule ligne, par fractions constituées
sous le commandement d'un chef. Chacun de ces
groupes représente le contingent fourni par un vil-
lage ou cantonnement. ^
A leur approche, la population pousse des hourras
auxquels ils répondent en brandissant leurs mas^
sues ou leurs lances.
Je cherche le groupe où peut être Noûr; il
est resté en arrière avec quelques guerriers pour
écouter les plaintes du gouverneur de Dourbo; il
n'arrivera que dans quelques heures ; ses chevaux
sont conduits en main.
Le sultan arrive vers les trois heures avôc sd
sUile ; il esta pied et s'abrite sous un vaste parasol.
TROIS MOIS EM MEDJOÙRTmB 167
Mahmoud s'arrête â la maison de Sement^r
Osman où le reçoivent les membres du conseil. A
la porte, restent quelques Bédouins formant son
escorte. Peu d'instants après, je lui fais deman-
der de me recevoir pour lui souhaiter la bienvenue.
11 répond à Bagaro qu'il se rendra lui-môme à ma
case, dès qu'il aura fini de conférer avec le conseil.
Deux coups de fou annoncent sa sortie; je puis mciin-
tenant examiner à loisir cet étrange souverain.
C'est un enfant de 17 ans, la figure rude, mais
n'ayant rien de remarquable dans les traits; il est
vêtu comme les autres Çomalis ; seul un sabre à
poignée dorée le distingue au milieu de tous. Il
ressemble énormément à son jeune frère Yousouf.
Rien dans sa démarche et dans sa tenue n'indique
la dignité de son rang ; il ne s'arrête que peu d'ins-
tants devant ma hutte, me serre la main et me
laisse seul pour aller rire avec quelques-uns de ses
sujets.
Son ministre Noûr vient me voiraprèslui»Ilme
reconnaît parfaitement. Il échange avec moi deux
ou trois mots, et me demande ensuite la permission
de me quitter pour aller assister à la grande réu-
nion des guerriers à laquelle il me convie; demain
il me consacrera plus de temps et reviendra me
voir avec le sultan.
Il me remercie des soins que j'ai donnés a ses fils
et aux autres blessés ; il compte sur moi pour les
168 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
leur prodiguer encore après le combat qui aura lieu
sous peu.
Toutes les troupes arrivées le matin sont allées
se grouper autour du puits et se reposer à Tombre
de la forêt .
A l'appel de Noûr, elles se mettent en mouve-
ment, et se reforment sur une seule ligne, en bon
ordre, entonnant leur chant de guerre. Devant
chacun des contingents fournis par les diverses
tribus, se tient le chef, qui se donne une peine in-
finie pour maintenir l'alignement. L'armée de
Meràya, de Guersa, de Guesli et de Bender
Gâsem qui s'est formée en dehors de la ville vient
à leur rencontre dans le même ordre. Elle est suivie
des femmes qui répondent en chœur aux cris de
guerre par une espèce de tyrolienne bizarre. Les
deux lignes s'arrêtent en présence l'une de l'autre
environ à 500 mètres.
Entre les deux, Noûr, le sultan et les conseillers
sont à genoux et prient. Au moment où ils se re-
lèvent, quelques coups de feu et des hourras pré-
cèdent une fantasia sur place assez bien exécutée.
Un groupe se détache de chaque ligne ; il est com-
posé des chefs Djingals d'une part, et de guerriers
de Merâya de l'autre. Chaque groupe vient respec-
tueusement tour à tour embrasser les mains de Noûr
et du sultan et, cela fait, reprend sa place.
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 169
Puis les masses s'ébranlent et Tarmée tout en-
tière se range en un vaste carré. Chaque chef de
compagnie est à son poste. Au centre se forme le
cercle des chanteurs ; huit hommes, la lance au
poing, exécutent en cadence, sans accompagnement,
une danse guerrière.
Pendant ce temps, j'examine tous les groupes ;
les uns sont armés seulement de leur arc {gahoïo)
et d'une massue, ce sont les archers midgos^ les
plus redoutables des Djingals. D*autres ont les
deux lances {warmo)^ le bouclier (gachan) et le sabre
(bélaoui) ; d'autres sont munis de frondes. Un petit
nombre est armé de mauvais fusils à mèche ; ce
qui m'étonne, c'est de trouver parmi ces derniers
deux types arabes, parce que l'intérieur de la Med-
jourtine leur est sévèrement interdit.
Le silence le plus complet se fait bientôt. L'un
des chanteurs se lève et débite d'un ton monotone
une imprécation contre AUoûIa :
« Nous anéantirons cette ville de singes (daïer)
qui ne veut pas reconnaître la volonté du prophète
dans le sultan Osman.
t Fidèles à lui, nous sommes venus sur la voix
de Noûr pour punir le Yousouf Ali, ce tigre (chebel)
et ce chien (keleub) qui a tué nos frères.
« Alors^ s'il plaît à Dieu, nous aurons de la
iO
170 VOYAOPS AU CAÏ* DBS AROMATES
pluie qui noua donnera Therbe qui engraisse nos
troupeaux, etc., etc. »
Cette imprécation finit par ce mot « Fata! i et
tous les guerriers prient ensemble.
Une dizaine de déclamateurs se succèdent ainsi,
pour dire la même chose, en termes plus ou moins
métaphoriques ou véhéments. A la fin, les auditeurs
fatigués commencent à ne plus tenir eu place et le
désordre devient complet,
Le soleil va disparaître ; chacun fait au moyen de
Teau contenue dans la gourde qu'il porte, ses ablu-
tions ; puis, sur un signal de Noûr, Tordre se réta-
blit, et on commence la grande prière*
Presque tous les Bédouins ont leur messagid,
morceau de cuir découpé sur le plan de la mosquée
de la Mecque, qui leur sert pour prier quand ils sont
en route.
La foule recueillie répond d'une voix grave ;
leurs Amen et Alla Akbar sont répétés par Técho
de la montagne. On dirait, à les Voir, de grands
pénitents blancs en prière.
Je regagné ma case sous Timpression du specta-
cle grandiose auquel j'ai assisté.
Pensant que quelques friandises seront agréables
au sultan, je charge Bagaro d'aller les lui offrir;
Mon domestique revient presque aussitôt me pré-
V *
iTl^
ptl^
TROIS MOIS EN MEDJOURtlNE 171
venir que, si je veux juger de ce qiie peut être un
Bédouin, j'aille voir la scène qui se passe en ce
moment; il me recommande de me tenir un peu
au large.
Nous y courons ensemble.
C'est une vraie bataille. Le sultan a amené à la
suite de son armée une vingtaine de chameaux et les
a donnés comme distribution de vivres à ses trou-
pes. Mais il n'y a pfi^3-encore de fourrier dans cette
armée de sauvages- et chôouii- 'veut avoir sa part.
Aussi à peine les paiivrfes bêtes ont-elles été égor-
gées, que ces qff famés s*en disputent les lambeaux,
taillant avec leur béIaoui& tant sur Ifanimal que sur
la peau du voisin. Avec léurslo^gs cheveux et leurs
figures farouches, les Bédouijisqui s'arrachent un
morceau de viande ressemblent aux fauves de nos
métiageries au moment du repas.
La bagarre prend des proportions tellement graves
que l'on m'amène un blessé dont le crâne est litté-
ralement ouvert ; il expire dans la nuit.
J'avoue qu'en présence d'un semblable spectacle,
j'augurais mal du sort réservé à Yousouf Ali, quand
tout ce monde envahirait AUoûla !
Le lendemain 18, Noûr vient me voir, il est es-
corté de plusieurs Çomahs que je le prie d'éloigner
pour pouvoir converser librement avec lui.
Je lui explique pourquoi je me trouve à Merâya,
172 VOYAGER AU CAP DES AROMATES
quelles sont mes vues d'exploration. Je lui demande
son appui, sachant bien que de lui dépend la possi-
bilité de pénétrer dans Tintérieur, s'il le veut.
Je pourrai faire dans son pays ce que pas un
Européen n'a tenté, et sur lui se reportera la recon-
naissance de mes semblables, si je leur révèle une
région qui est encore inconnue. Noûr me répond
affectueusement. J'ai guéri ses fils, je puis désor-
mais me considérer comme si j'étais de sa famille.
Dès que la guerre sera finie, s'il arrive à soumettre
Yousouf, il me donnera une caravane, et l'un de ses
enfants pour parcourir la Medjourtine.
Je parlai ensuite avec Noûr du cap Gardafui, qui
bientôt jouira d'une réputation plus sinistre que le
cap des tempêtes (1), et de l'idée d'y établir un feu
fixe, moyennant grosse redevance ; il me répondit
alors cyniquement que les Çomalis avaient là une
trop grande source de richesses pour l'abandonner;
que tout ce qui leur arrivait était envoyé par Ma-
homet et que, « In cha Alla! > sous peu, un autre
Meï-Kong se briserait à la côte.
Noûr me raconta aussi qu'au naufrage du Cache-
mire^ le gouvernement anglais lui avait remis
3,000 piastres de gratification, pour avoir reconduit
l'équipage sain etsaufàAden.
(1) Depuis le mois de juin 1877, il s'est perdu au cap Gardafui, ou
dans ses parages six gros vapeurs : Le Meï-KoBg, le Cachemire^ /o
VoJtj'gierD,rOver-YsseJ et deux autres dont les noms m'échappent.
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 173
D'une chose à Tautre, il arriva à me parler
du fait suivant que je rapporte tel que je le liens
de lui.
En 1862, un navire anglais prit mouillage en rade
de Beraïda. Son équipage descendit à terre pour
aller puiser de l'eau à la fontaine. Les Çomalis
exigèrent qu'ils payassent un aschour. Ce à quoi
il leur fut répondu, me dit Noûr, par un refus
accompagné de menaces. — Est-ce bien là le motif
qui provoqua une rixe?
Le fait est que pas un des marins ne rentra à
bord ; ils furent impitoyablement massacrés.
Les Anglais, justement émus, expédièrent à la
côte leurs bâtiments de guerre. Quelques coups de
canon tirés par eux firent fuir dans l'intérieur tous
les Çomalis (des projectiles existent encore sur
différents points).
Une descente fut effectuée et Ton exigea que
Noûr Osman arrivât sur les lieux. Explication don-
née sur les faits précédents, deux ou trois Çomalis
furent décapités séance tenante (1).
C'est, après cela, paraît-il, que le commandant
remit à Noûr un ouarga ou contrat par lequel
(1) Une lettre du colonel Playfair à la Société de géographie
commerciale, parue dans le BulJeiin de 1880, au moment où
nous mettons sous presse, confirme ces représailles auxquelles
ii assistait lui-même. Nous avons cru cette lettre assez intéres-
sante pour la publier à la fin de ce volume.
10.
174 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
tout navire à la côte deviendrait sa propriété, à
la condition qu'il respecterait la vie des passagers.
Une gratification lui serait même accordée, s'il les
repatriait.
Peu de Çomalis savent établir la différence qu'il
y a entre un Français et un Anglais. Pour eux, tout
ce qui est blanc est « Frengi > , de même que tout
ce qui n'est pas musulman est < kofri ».
Voilà pourquoi j d'après le touarga > de 1862 du
gouvernement anglais, ils se prétendent /maîtres de
tout navire à la côte, abandonné ou non, et à quel-
que nationalité qu'il appartienne.
Un autre incident se rattachant à cette conces-
sion se produisit sur la côte, quelques jours après
que je Teua quittée. Je l'appris à Aden, et ce me
parait être ici le lieu de le rapporter.
Dans la nuit de Noël 1878, le Voltigiern, affrété
par la tnaison Roux de Fraissinet, de Marseille,
vint se mettre au plein, en face même d'Alloûla.
Pendant trois jour*, l'équipage resta à bord, entouré
d'une vraie flottille de boutres accourus au pillage.
UAnadyr^ commandé par M. de Butler, vint à
son aide. Les passagers du Voltigiern purent trans-
border une partie de leurs bagages.
A peine les embarcations, opérant sauvetage,
s'étaient-elles éloignées que l'abordage de l'épave
abandonnée commença. Tous les passagers de FA^
nadyr purent assister à cette scène émouvante, où
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 175
Yousouf Ali, pour rester maître du navire échoué
dans ses eaux, commandait un véritable massacre
de tous les Çomalis étrangers à AUoûla qui enva-
hissaient le bord.
Lg VoUigiern n'était pas assez profondément
ensablé pour qu'on dût renoncer à le remettre à
ilôt. Quelques jours après, il était ramené à Aden
complètement vide et désemparé. Sa cargaison,
composée exclusivement de fusils, de poudre, de
cotonnades, faisait bien l'affaire de Yousouf ei don-
nait à AUoûla des munitions qui lui permettront de
tenir encore longtemps toute la Medjourtine en
échec.
Le VoUigiern fut vendu par Yousouf Ali à une
compagnie qui, à celte époque, faisait plonger les
épaves du Meï-Kong.
Les assurances plaidèrent, mais la compagnie
ne voulut point céder son contrat. L'affaire fut
déférée aux tribunaux d'Aden, et le marché de
Yousouf Ali validé, puisqu'il reposait sur le ouarga
de 1862 qui le rendait propriétaire des épaves de
la côte.
VI
Départ des troupes sur Alloûla. — Comment j'établis mon itiné
raire de Karkar aux différents ports de la côte. — Défaite de
l'armée de Noûr. — Retraite en désordre. — Visite du sultan.
— *Esa Dohol. — Noûr me donne un « ouarga » de libre circu-
lation. — Départ du sultan pour l'intérieur. — Un» orage à
Merâya. — Deux visiteurs désagréables. — Mon départ pour
Gandala avec Sementar Osman.
Le sultan vient me voir et me demande de lui
prêter mon fusil pour tirer à la cible. N'osant guère
le lui refuser, je le lui charge moi-même; et nous
engageons tous deux la partie : pour flatter son
amour-propre, je lui laisse le dessus jusqu'à la
dernière balle.
J'avoue que mon plus grand plaisir de la journée
est de voir arriver chez moi ce brave Abdallah, le
conseiller de Sementar, qui nous a été si utile lors
du passage de r Adonis. Il vient de Gandala et
compte séjourner ici quelque temps. J'aurai de lui
bien des informations, et je suis sûr qu'elles ne
seront pas erronées; si je m'aventure danslaMed-
jourtine, je l'engagerai à mon service.
1
178 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
Le 19, les troupes se réunissent et se mettent en
route sur Alloûla. Le sultan part avec la dernière
fraction. Il' est habillé encore plus modestement que
de coutume et armé de son bouclier et de ses deux
lances. Quant à Noûr, il assiste au défilé encoura-
geant ses guerriers du geste et de la voix. Je lui
demande de le suivre. H me répond que je dois
rester à Merâya, car la lutte sera terrible et si les
soldats de Yousouf, me voyant, venaient a me blesser
ou à me tuer, on ne manquerait pas d'accuser les
siens de ce méfait.
Ce refus me contrarie, je l'avoue ; mais, au fait,
Noûr a raison et je ne dois pas courir cette aven-
ture, quelque désir que j'aie de voir comment ces
guerriers çomalis vont se battre.
Quand le dernier groupe qui escortait le sultan
(le groupe de Merâya) passa devant le cimetière, il
s'arrêta.
f Quelques coups de feu et des llècheâ décochées
en l'air saluèrent le champ des morts. Chacun pro-
mit de venger le sang répandu pour la cause du
souverain.
Toute la population féminine suivit l'armée pen-
fiant quelque temps, l'excitant par ses cris et par
ses vociférations et lui souhaitant la victoire.
Sementar ne partit que dans la nuit avec les re-
tardataires. Il ne laissait que 20 hommes à Merâya.
Le vide qui se fit ainsi me procura enfin un peu de
TflÛIS MOIS EN MEDJOURTmH! 179
tranquillité. Depuis l'arrivée de Iqnl^i ces troupes,
ma case ne désemplissait pas durant le jour de
curieux et d'importuns; et la nuit, ils s'installaient
à ses abords, chantant et dansant autour d'un
grand feu.
Toutefois j'ai tiré profit du séjour de ces Çomalis
de l'intérieur.
En les voyant jouer sur le sable au cAa/ë, j'eus
ridée de prendre dans ma case, avec Mahmoud Addi
et Bagaro, deux des plus intelligents d'entre eux et
de leur expliquer, avec ma carte marine à grands
points, la forme que nous donnions à la Medjour-
tine.
Mahmoud Addi saisit le premier et compléta mes
explications. Gela fait, j'indiquai à mes Çomalis,
au moyen de coquilles, les ports depuis Haffoûn
Jusqu'à Beuder Gâsem*
Une fois ces points déterminés, Mahmoud Addi
leur marque sur la carte la ville intérieure, Karkar,
et mon crayon rouge relie ce point aux trois villes de
Haffoûn, Môrâya et Bender Gàsem#
Sur ces lignes rouges, au moyen de pierres, les
Çomalis m'indiquent Alors les différentes stations
ou cantonnements par où ils passent pour atteindre
ce plateau central de la Medjourtine.
Je recueille précieusement tous ces noms en leui*
180 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
demandant quel temps il leur faut pour se rendre
de Tune à Tautre de ces stations.
La vérification s'opère en faisant concorder le
nombre de jours indiqués en bloc pour le voyage
complet de Karkar à l'un des trois ports sus-nom-
més de la côte, avec le total obtenu par Taddition
des différentes étapes.
Je recommençai celte étude avec quatre ou cinq
autres Bédouins qui hésitaient d'abord à me ré-
pondre, mais dont un peu d'étoiïe rouge vainquit
facilement les appréhensions.
Au moyen de leurs renseignements, je contrôlai
les premiers ; les noms étaient parfaitement exacts.
Plus lard, àBender Gâsem, à Gandala, j'agis de
même, et ces renseignements, puisés à diverses
sources, se trouvèrent concorder rigoureusement.
Le point d'intersection de deux orientations,
faites à Merâya et Bottiala, me donnèrent à peu
près la juste position de cette ville intérieure où
j'avais intention d'aller.
Trois jours se passent sans aucune nouvelle; le
quatrième jour, un messager arrive, annonçant que
le combat aura lieu le lendemain sans doute. Moha-
med béni Assen et Yousouf ont opposé aux troupes
de Mahmoud Osman des forces considérables ve-
nues de Macalla. Noûr a été obligé de cerner Al-
loûla ; mais les nuits sont froides et il est parti
TROIS MOIS EN MEDJOURTIXE 181
sans vivres, comptant sans doute n'éprouver aucune
difficulté à soumettre les rebelles.
Je comprends d'autant plus combien coucher à
la belle étoile doit peu ralTermir le courage de l'ar-
mée du sultan, que moi-même, réveillé par la fraî-
cheur dans ma case, je constate la descente brusque
de mon thermomètre à 12 1/2 et 13*», de 38 qu'il ac-
cusait à midi.
Dans la nuit du 24 au 25, des soldats arrivent
pour demander à Ali, fils de Sementar et gouverneur
de Merâya, par intérim, de la poudre et des muni-
tions. L'assaut a eu lieu, il a été repoussé par les
Arabes enfermés dans la tour en pierre (1) qui ont
mis hors de combat bon nombre de soldats ; 12 hom-
mes sont restés sur la place, dont 7 du côté d'Al-
loûla, 5 du côté des forces de Noûr. Le siège con-
tinuera, grâce aux vivres arrivés par boutre de
Bender Gàsem ; on craint cependant que la flottille
de Yousouf ne tente un débarquement à Guesli et
Ton m'intime l'ordre de me tenir désormais chaque
nuit à la citadelle.
Le 26 au soir, je vis arriver le sultan et Chiroa.
Ce dernier venait de perdre son fils. Ils sont suivis
de Djingals escortant les blessés qu'on confine
dans une ambulance en dehors de la ville. Tous
crient famine, et do leur conversation, il ressort que
(I) AUoûla et Bender Ziyâda sont le; deux seules vîUcs, où il
y ait des constructions en pierre.
11
182 VOYAGES AU CAP DES AHOMATES
la prise de la place leur semble impossible parce
que les Arabes mercenaires ont beaucoup de muni-
tions et peuvent tenir très longtemps. En un mot,
Noûr n'est pas précisément satisfait de ce premier
résultat qui me paraît être purpment une défaite.
En effet, jusqu'au 29, ce n'est qu'une succès^
sion de petits groupes arrivant à la débandade. Au
fur et à mesure, on les expédie sur Mieh où ils
vont, disent-ils, se reformer. Ils emportent le sa-
laire de leur première campagne. Quelques rethols
de dattes (1), quelques doudouns ou coudées de
toile; leurs exigences les rendent insupportables,
et il n'est pas d'instant où il ne se produise une
rixe sanglante.
Le sultan se décide enfin à franchir le seuil de
ma case pour me demander quelques cadeaux que
je lui ai promis. Je les lui remets et le vois non
sans peine en distribuer une partie. Je lut demande
de revenir dans la soirée pour conférer un peu avec
moi. Il ne daigne point se rendre à mon invitation.
Je ne manquai pas le lendemain de lui reprocher
vertement, en plein conseil, ce manque d'égards.
La leçon profita; à partir de ce moment, le sultan
vint plutôt deux fois par jour qu'une.
1) Le rethol vaut 45S grammes.
THOIlS; MOIS UN MED^OURTtNE 183
Le l'"" novembre, un boutre arrive de Macalla,
Malheureusement ce n'est pas d'Aden, et il ne
m'apporte ni nouvelles ni provisions : le peu que je
possède disparaît a vue d'œil et je vais être bientôt
sans ressources, ce pays n*en offrant aucune ; force
est bien de me résigner.
Le 3 novembre, une pluie fine et serrée tombe
pendant quelques heures et opère un changement
brusque de température. Le froid fait place à une
chaleur torride.
Un boutre qui a doublé Râs Felek jette la per-
turbation dans Merâya. Aussitôt le sultan vient me
trouver et me prie de marcher à ses côtés ; il me
demande de passer la nuit avec ses hommes dans
la grande citadelle. Je suis donc obligé de me trans-
former en garde du corps de ce souverain dont
Tàge et surtout le caractère commandent si peu le
respect. Mais ce n*était qu'une alerte; quelques
Çomalis ne tardent pas à arriver, annonçant la venue
de Sementar Osman et de Noûr.
Je songe alors que j'ai quelques dispositions â
prendre si je dois partir avec ce dei*niei* pour Karkar^
et je demande à Ghiroa sur quelles ressources je
dois compter. Il me répond que le conseil décidera
des forces que l'on peut mettre à ma disposition;
Le 5, ùri second boutre vient mouiller en rade, il
184 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
appartient à Rabbia ben Salem, un riche Arabe qui,
depuis 30 ans, commerce avec Merâya ; cette em-
barcation, pas plus que les précédentes, ne m'apporte
aicun courrier.
Depuis quelques jours, je n'ai pour nourriture
que du riz et des dattes, et je voudrais bien voir
arriver quelques provisions, d'autant plus que je
ne compte guère sur la générosité des Çomalis; la
suite me prouvera de plus en plus que j'ai raison.
Le 7, un brave vieillard, Esa Dohol, vient passer
sa matinée dans ma case; il me parle avec peine de
la guerre qui déchire son pays et de Tétat sauvage
auquel la Medjourtine semble vouée pour toujours.
Tout le monde considère le sultan comme un
enfant. Ce qui étonne Esa, c'est qu'il ne m'ait pas
même donné une chèvre en échange des cadeaux
dont je l'ai comblé. Noûr réparera sans doute ce
singulier oubli.
. Entre autres choses, j'apprends queles montagnes
sont divisées par parcelles, appelées jardins, dont
chaque Çomali devient propriétaire moyennant une
redevance en piastres ou en chameaux.
Ces propriétés sont scrupuleusement respectées.
Au reste, Tamputation des poignets serait la puni-
tion du coupable.
Il me tarde, je l'avoue, que Noûr et son frère Se-
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 185
mentar reviennent d'Assir. Ils i^enlrent à Meràya
le 10; je leur raconte tous mes ennuis; Sementar
en semble d'autant plus affecté qu'en me quittant
il avait le pressentiment que personne ne songerait
à avoir pour moi les moindres complaisances.
Il est très fatigué de sa course, et nous remettons
au lendemain de causer do mes projets.
L'arrivée de deux courriers venus de l'intérieur
fait réunir le grand conseil ; on s'est battu encore et
il y a eu un assez grand nombre de morts. En pré-
sence de ces nouvelles, Noûr me conseille de
renoncer provisoirement à mes idées de voyage à
Karkar : la prudence l'exige ; quand le calme se
sera fait, je pourrai m'y rendre. Cette détermina-
tion me cause une vive contrariété ; en attendant je
partirai avec Sementar Osman pour Bender Khor.
Il restera toujours à mes côtés.
De nouveaux messagers se succèdent, ils appor-
tent tous de fâcheux renseignements et dissipent un
peu, par cela, les doutes, que j'ai sur la sincérité
des raisons que m'a données Noûr.
Ce dernier vient me voir le 12, il passe presque
toute la matinée dans ma case, causant longuement
du plaisir que lui ferait l'installation de Français
sur les différents ports de la côte, se plaignant
des difficultés continuelles qu'il a eue$ avec les
186 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
Arabes pour leur faire régler le ascbour ou droit de
débarquement. Je lui demande, â cet égard, à quel
chiffre il le maintiendrait pour nous, et je profite
de Toccasion pour lui donner lecture du traité de
Zanzibar traduit en arabe. Il en accepterait volon-
tiers les clauses, se contentant du 5 0/0 en nature
pour les marchandises débarquées seulement. Je
ramène à s'engager par écrit ainsi que ses conseil-
lers à de semblables clauses ; il y consent et me
remet séance tenante le ouarga ou ûrman sti-
pulant, au cas où je voudrais Tan prochain tra*-
fiquer chez lui, le seul impôt que je devrais payer
dans toute la Medjourtine.
Bien qu'il me soit tout personnel, j'en donne la
traduction ci-dessous :
« Du sultan Osman Mahmoud et Noûr Osman
et Sementar Osman,
tt n est arrivé chez nous un Européen qui veut vendre et acheter
sur notre territoire. — l\ nous demande sécurité, inviolabilité et
amitié.
H Nous lui accordons à condition qu'il payera le 5 0/0 de aschour.
« De sorte que, s'il vient sur notre territoire, il sera respecté
et bien accueilli.
« Il y aura entre nous connaissance et amitié. Nos places de com-
merce lui seront toutes ouvertes avec toute sécurité, et il pourra
importer toute marchandise pouvant se vendre dans le pays.
M Tout ce qu'il apportera d'Europe sera sauvegardé.
c Salut.
« Sultan Osmao.
« Noûr Osman. »
Ce document est revêtu de tous les contrôles
capables d'en démontrer l'authenticité.
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 187
J'étais, ce même jour, en conférence avec
quelques Bédouins groupés autour de moi, lors-
qu'un Çomali qui m'avait grossièrement insulté la
veille vint prendre place à mes côtés et se mêler à
la conversation.
Je lui fais observer alors que je ne veux pas de
son voisinage, et, pour éviter toute discussion, je vais
m'asseoir devant ma case sur ma natte. Il pousse
l'audace, malgré mes observations, jusqu'à venir s'y
asseoir aussi. Je le relève durement de cette
impertinence et le chasse non sans accompagner
mes paroles d'un mouvement que je ne puis retenir.
Ce sauvage bondit alors comme un lion, mais
avant qu'il ait le temps de saisir la massue ou le
bélaouî de l'un des témoins de cette scène, je l'ai
terrassé en un clip d'œil, et le maintiens ainsi
jusqu'à la venue de Sementar qui sort heureuse-
ment de chez lui. Il me serait, je crois, arrivé mal-
heur sans son intervention.
Bagaro lui explique ce qui s'est passé. Bien que
je sois dans mon droit, je suis obligé de payer un
thalari d'amende. Ce qui me contrarie le plus, c'est
que mon Çomali est neveu de Sementar, et que
son père, membre du conseil, pourra bien me garder
rancune. Les Bédouins, témoins de cet incident,
sont restés impassibles ; je les entends seulement
murmurer ; « Oudâr saoua chébel » , « Fort comme
188 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
un tigre ». Le vaincu s'éloigne en me menaçant de
sa vengeance.
Je profite de cette occasion pour dire bien haut
que je traiterai ainsi quiconque n'aura pas pour
moi le respect qui m'est dû.
Noûr et le sultan quittent Merâya brusquement
le 13. Leur présence est urgente à Mieh où Ton se
bat toujours.
. Ils s'arrêtent un moment chez moi, me remer-
ciant encore de mes bontés et me donnent rendez-
vous à Bender Gâsem. S'il plaît à Dieu, la paix
sera faite, et, si je suis toujours dans les mêmes dis-
positions, nous irons à Karkar.
Comme je l'ai dit, je n'ai plus de provisions et
j'ai trop compté sur les ressources du pays; d'autre
part, je ne puis aller à AUoûla où je trouverais
tout le nécessaire chez le négociant çomali Moham-
med béni Assen dont j'ai parlé, en racontant l'expé-
dition de r Adonis, et pour qui j'ai des lettres.
Je me condamne donc à vivre désormais tout à
fait à la çomali, comme j'ai commencé à le faire
depuis 10 jours.
Mon fusil m'aidera peut-être à rompre la mono-
tonie de mon ordinaire. J'éprouve surtout le
besoin de changer un peu d'air; je commence
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 189
/
à être fatigué de celte station déjà longue. J'ai
pris sur les arrivages et sur le pays tous les
documents possibles et je les contrôlerai aux autres
ports que je vais visiter. Rabia ben Salem envoie
son boutre à Gandala, j'en profiterai pour m'y
rendre. Je fais donc mes petits préparatifs, attendant
qu'un vent favorable décide mon départ.
Pour comble de contrariété, quelques heures après
que Noûr et le sultan m'ont quittés, une pluie torren-
tielle tombe sur Merâya ; au bout d'une heure, ma
case flotte presque et menace de se déplacer.
J'ai fait avec Bagaro une pyramide de mes baga-
ges sur des caisses vides. Nous nous tenons accrou-
pis au sommet pour nous abriter un peu. Malgré
ces précautions, l'eau devient maîtresse de notre
misérable toiture et nous sommes désagréablement
mouillés.
Par intervalle, la pluie se calme, j'en profite pour
jeter un coup d'œil au dehors. Merâya est devenu
un grand lac, les huttes et les montagnes ont pris la
même teinte noire sur laquelle tranche peu la cou-
leur jaunâtre des fortins en pisé. Les Çomalis
courent çà et là pour rattraper quelques objets que
le courant entraîne.
Nous nous apercevons à peine que la nuit nous a
gagnés ; nous allons demander asile à Sementar :
sa maison est déjà pleine ; il m'est accordé, toute-
11.
190 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
fois, une petite place autour du feu. 11 faut me
fâcher pour que mon fidèle Bagaro me suive;. je me
soucie fort peu de le voir tomber malade, et ce serait
pour moi le plus cruel déboire que de me voir privé
de mon seul compagnon.
Nous nous passons ce soir-là de souper ; j'aurais
bien voulu cependant ouvrir mes caisses pour pren-
dre quelque peu de café, et surtout du linge sec. La
nuit se passe longue et fort mauvaise ; impossible de
fermer Toeil.
Loin dé cesser, la pluie redouble ; je suis bien
inquiet de savoir ce qu'il adviendra de mes baga-
ges. La situation devient plus critique encore lors-
que la moitié de la terrasse de la citadelle où nous
demeurons s'effondre sous la masse d'eau qui n'a
pu trouver d'écoulement. Sementar renvoie les gens
auxquels il a donné asile. Peu rassuré. moi-même
sur la solidité de notre refuge, je l'abandonnai, lui
préférant ma case.
Nous restons jusqu'au lendemain, grelottant de
froid et sans espoir de pouvoir nous réchauffer.
Heureusement qu'avec le jour, se montre le soleil;
mais comment avoir du feu, tout est mouillé ; le sol
ressemble à du mortier. Nous parcourons tout le
village ; les indigènes sont dans un état bien plus
piteux que nous ; finalement un midgo qui campe un
peu en dehors, sous une hutte de peau, nous donne
l'hospitaUté.
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 191
Grâce à la chaleur torride qui succède aux pluies
torrentielles de ces pays, le plus nécessaire de notre
matériel fut bientôt à sec.
Au moment où je déroule une natte accrochée
aux parois de ma case, quelle n'est pas ma surprise
en voyant qu'elle a servi de refuge à deux aspics
fuyant l'inondation. Ma main a bien vite lâché
prise et Bagaro, en un clin d'œil, m'a débarrassé de
ces deux visiteurs incommodes dont la piqûre est
presque foudroyante.
' Vers la tombée de la* nuit, un trois-mâts voilier
vient reconnaître Râs Felek ; sa vue met tout le
village sur pieds ; on. se demande probablement si
c'est encore un cadeau que Mahomet envoie. Aussi
que d'In cha Alla sortent de la poitrine de tous ces
indigènes qui croient déjà à une bonne aubaine!
Leurs espérances s'évanouissent en voyant le bâti-
ment virer de bord et prendre majestueusement là
route d'Aden.
La nuit du 15 au 16 répare nos forces. Au point
du jour, une brise favorable est le signal de notre
départ..
^
Ma station à Merâya va donc se terminer ; depuis
quelques jours, j'ai eu à supporter des privations de
toute espèce. Sementar, qui se prépare à m'accom-
pagner, me fait espérer que je serai mieux à Gan-
192 VOYAGES AU GAP DES AROMATES
dala. Il fera tout ce qui dépendra de lui pour qu'il
en soit ainsi.
Bien que j'aie un peu de rancune contre les nota-
bles du pays qui ont déserté ma case quand je n*ai
plus voulu donner les derniers cadeaux qui me res-
taient pour les autres villes où je devais me rendre,
je vais, quand même, leur dire adieu à tous pour
rester avec eux dans de bons termes, leur faisant
espérer qu'ils me reverront Tannée prochaine.
Je ne laisse pas cependant de leur faire com-
prendre qu'il faudra, s'ils tiennent à lier relations
avec mes compatriotes, ou des Européens, être plus
complaisants qu'ils ne l'ont été pour moi, après les
bontés dont je les ai comblés.
Une foule énorme m'accompagne jusqu'à la
pirogue.
Quelques instants après, nous sommes en route
pour Gandala.
i
VII
En route. — Gandala. — Origine du nom. — Lo jeune femme de
Sementar, Alima. — Mon nouveau logement. — Gebel Aïsema.
— Bender Khor. — Gomment j'y suis reçu. — Un gouver-
neur peu aimable de la branche des Séliman. — Outrages au
sultan. — Rentrée forcée à Gandala. — Visite nocturne d'un
guépard. — La cassette. — Le traité entre le Naghib Omar Sala
de Macalla et les Medjourtines.
Nous posons rapidement devant Ras Orbe, et
devant les deux caps Djebeur el Kébir, Djebeur
el Seghir, où nichent des myriades de coroiorans
(ffraculas latter)^ et que je me promets de visiter.
Au couclîer du soleil, nous mouillons à l'entrée
de la rivière de Bender Khor. Il nous faut, après
noire débarquement, deux bonnes heures pour
nous rendre à Gandala.-
Cette ville, au pied de Gebel Aïsema, et cachée
dans le sable, tire son nom d'un arbre appelé ganda
auquel le Çomali attache l'idée superstitieuse que
toute branche qu'il en casse, amène ou la fracture
d'un bras ou celle d'une jambe.
Nous n'arrivons qu'à la nuit et au «ortir de la
194 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
prière. Tout le village vient recevoir Sementar ; il
me présente comme le protégé du sultan, c Aban
Sultan », et cause ensuite des affaires du pays.
Cela fait, il me conduit à sa case. Il me la montre
avec un certain orgueil; ici, au moins, je serai
mieux qu'à Merâya. Sa femme aura bien soin de
moi ; si je le préfère, d'ailleurs, je puis me choisir
une autre habitation. J'aime mieux rester à ses
côtés, d'autant plus qu'il a lui-même une autre hutte
voisine où il com|rteJQgpr.. .. ^,
Alima est une bâie e^jeu^e femme, qui semble
plutôt la fille que l'épouse de Sementar. Elle a deux
ou trois compagnes, fort jolies (à part l'une d'elles
pourtant, ; qu'un tigre a , affreusement défigurée,
l'année dernière, pendant qu'elle gardait les trou-
peaux). Moins farouche que je ne le suppose, Alima
nous prépare un modeste souper composé d'un peu
de mouton boucané. Après ce repas, nous allons
avec Bagaro voirie seul négociant arabe, Mohamed
ben Gebbel, qui trafique sur ce point; il attend
prochainement une caravane ; ce sera pour moi un
sujet d'études plein d'intérêt.
Le lendemain, au point du jour, je prends au
crayon une vue de Gandala; cette opération fut
assez pénible, car pas un arbre ne m'offrait le
moindre abri, au point d'où je pouvais le mieux
saisir le panorama.
iTll^*^
ro^^^^
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 195
Quelques bâtisses en pisé, deux fortins autour
desquels sont groupées des huttes, une grande et
belle mosquée, voilà Gandala, qui, malgré son ari-
dité, offre aux voyageurs la coquetterie et la pro-
preté d'une ville neuve. Il n'y manque que de l'eau,
et, sans cet inconvénient, ce serait un point bien
plus important que Bender Khor pour les arri-
vages.
Assez inquiet sur le sort de mes bagages laissés
à bord, j'envoie Bagaro les chercher avec une petite
embarcation à voile.
Obligé de remonter dans le vent, elle ne revient
qu'à la tombée de la nuit, mais sans mes malles.
Le capitaine a trouvé plus commode de faire
charger du riz pour le compte d'un revendeur
çomalî.
Sementar, furieux, donne ordre qu'on retourne
de suite à bord prendre mes bagages, menaçant
du bâton si Ton n'exécute pas ses ordres. J'ac-
compagne moi-même Tembarcation de peur qu'on
oublie quelque chose. Nous ne rentrons à Gandala
qu'à neuf heures.
A l'aide de Bagaro et d'un Dolbohante, nommé
Ali, un de ses amis qu'il a retrouvé à Gandala,
nous transportons péniblement mes quelques colis.
Tout le monde dort, et, pour ce soir-là encore,
nous nous couchons en faisant pour tout repas un
tour de plus à notre ceinture.
196 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
Je ne sais au juste combien durera mon séjour
ici; désireux de voir un peu les environs, je
prends Ali à mon service pour m'accompagner dans
mes excursions, pendant que Bagaro restera de
garde à la maison..
Le 18, Sementar ajoute par sa conversation sur
la contrée quelques pages à mon carnet de rensei-
gnements. Il m'indique en même temps les gens que
je puis consulter dans Gandala.
Pendaiïtjqtte je me rends auprès d'eux, des
Çomalis m'^câisteiïtiet ijié demandent un aschour,
parce que j'ai ramassé des coquilles le long de l.i
plage. Je leur réponds que Noûr m'a dispensé de
tout imgôrd[e\ce' i^enrô jBt-qu'^^ s'adressent à Se-
mentar;; je ne sais s'ils osèrent donner suite à leur
réclamation.
Dans l'après-midi, je fais une course au torrent ;
j'y ramasse quelques pétrifications et des minerais
de fer roulés.
Je retrouve encore ces mêmes pétrifications à
2,500 mètres du rivage et sur le versant du Gebel
Aïsema, ce qui me fait connaître parfaitement,
comme à Merâya, où s'arrêtait l'ancien lit de la mer.
La végétation est en ces endroits moins luxu-
riante que le lit du Goudmô ; peu d'oiseaux ; mais,
en revanche, des traces nombreuses du passage des
serpents.
(P
THE NEW YOI«
PDIUC LI3RARY
ASTOR, LENOX AN*
TIUBEN POUNDATIOMS
L
l f
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 197
Mon guide, qui n*a pour chaussurej que ses san-
dales (kùbo), regarde toujours où il passe. Je com-
pris ses appréhensions lorsque, pendant le reste de
mon séjour, on m'amena deux enfants mordus par
les reptiles. Ni alcali, ni acide phénique ne purent
empêcher une mort des plus douloureuses.
Je rentrai de cette promenade sans rapporter,
malgré mes désirs, la moindre pièce de gibier, et
fus obligé de m'asseoir encore, non sans faire un peu
ïa grimace, devant un grand plat de riz à Teau, où
Alima nous versa un peu de beurre fondu. Quoique
condamné, depuis quelque temps, à celte trop simple
nourriture, ma santé n en est cependant nullement
éprouvée. J'attribue le maintien de mes forces
aux fumigations que je fais matin et soir avec
les parfums de tous genres que produit la Me^jour-
tine, et qui, j'en suis convaincu, soutiennent énor-
mément un tempérament délabré.
Le 19^ après midi, informé que la caravane
attendue arrive, je décide d'aller par voie de terre
à Bender Khor ou Botliala.
Nous partons avec Ali et un autre indigène que
ses affaires appellent au même point.
Nous atteignons le plateau qui domine la ville
et traversons un véritable désert. Après une heure
198 , VOYAGES AU CAP DES AROMATES
de marche, le terrain, d'abord uni, devient acci-
denté. Le ravin qui le sillonne a découpé une
série de monticules sur lesquels pas la moindre
végétation ne repose Toeil. Ces montées et des-
centes rendent la route fatigante, et les trois heures
qu'il faut pour la parcourir sont autant d'heures de
supplice. Nous avons la chance, de rencontrer
quelques Bédouins qui vont à Gandala. Ali leur
demande des nouvelles de l'intérieur. On s'y bat
avec acharnement. Quant à eux, ils se sont déta-
chés de la caravane qui est arrivée à Bender Khor
pour aller faire des offres de marchandises.
Nous allongeons le pas pour alteindre la ville
avant la nuit.
Nous nous trouvons bientôt au bord d'un ravin
de 100 à 150 mètres de profondeur, immense
déchirure faite dans le sol comme par un tremble-
ment de terre ; des blocs énormes, amoncelés les
uns sur les autres, s'étagent au-dessus de nos tètes,
semblant menacer de nous écraser dans leur chute.
A peine pouvons-nous distinguer au fond de cet
abîme un troupeau de moutons qui se délache en
petits points blancs sur la teinte ferrugineuse du
sol. C'est par un vrai sentier de chèvres qu'il nous
faut descendre. Mon guide saute de roche en roche,
sans appréhension; pour moi, je l'avoue, je suis peu
rassuré et j'ai toujours peur d'être entraîné par le
poids de mon sac que je maudis.
*" TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 199
Nous voilà non sans peine au fond de cette
crevasse. Une arène immense s'ouvre devant nous.
Au milieu est Bender Khor ou Bottiala, dont les
maisons et les huttes rangées en cercle, et circons-
crites elles-mêmes par les deux bras desséchés de
la rivière, entourent une grande place couverte de
tombes.
A notre gauche, la mer, qui remonte par des
gorges profondes sur une étendue de cinq milles,
vient baigner le pied d'un fort qui garde ce défilé.
A notre droite, de hautes montagnes couleur de
fer encaissent une vallée aride qui se dérobe à nos
yeux.
Dès notre approche, tout Bender Khor vient au-
devant de nous. Mon guide, assailli de questions de
toute nature, répond suivant les instructions de
Sementar en disant que le sultan m'a laissé le
droit de courir les Medjourtines, et que je suis libre
d'aller où bon me semble, sans payer le moindre
aschour.
La caravane est dispersée dans Bottiala, mais
tous les produits sont amoncelés devant la maison
d'un négociant arabe, établi à Bender Khor depuis
fort longtemps. Je me rends chez lui ; il me laisse
tout examiner et prendre une foule de notes. De-
main, il doit procéder au pesage et au règlement;
je pourrai me rendre compte de ces opérations en
y assistant moi-même. Je le remercie de ses com-
200 VOYAGKS AU CAP DEfi AROMATES
plaisances, et vais chez le cadi pour lui demander
de me donner Thospilalité, mon intention étant de
passer quarante-huit heures à Bottiala.
Ce personnage me reçoit d'une façon assez rude
et m'assigne comme gile une méchante hutte ou-
verte à tous les vents. Une simple natte doit me
servir de couchette. Je n'insiste pas pour avoir
mieux, ne voulant être tenu à aucune reconnais-
sance. Ali va chercher de quoi faire du feu pour la
nuit, et après lui avoir recommandé de veiller autant
que possible, je me roule dans ma couverture.
Notre compagnon de route qui s'était séparé de nous
dès notre arrivée, vient fort à propos quelques mo-
ments après me porter un peu de lait; AU en
profite pour lui faire observer combien nous sommes
mal. Il nous répond qu'il nous offrirait l'hospitalité
volontiers, mais il n'est pas de Bottiala et lui-même
loge chez un autre Çomali,
Il m'est impossible de fermer l'œil à cause de la
fraîcheur, et la nuit me semble bien longue, surtout
quand notre provision de bois est complètement
épuisée.
Il est trois heures du matin : je profite d'un heu-
reux clair de lune pour aller courir çà et là, et
attendre le jour qui ne tarde pas à arriver.
Ce qui inquiète le plus, au dire d'Ali, les gens du
THOIS MOIS EN MEDJOIJRTINE 201
pays, c'est l'indifférence que j'attache à leurs per-
sonnes et le peu d'égards dont je les entoure.
Grande est leur irritation, quand ils me voient des-
siner leur ville, assis à l'ombre d'un rocher. Des
, groupes nombreux se forment alors. On se demande
De GandalB à Bender Khor par loire el par mer.
ce que peut bien faire cet Européen, qui note tout,
qui interroge sur tout. Alors les mCmes appréhen-
sions qu'à Morâya surgissent dans ces esprits igno-
rants, et l'on se porte en foule vers moi pour m' en-
traîner chez le cadi. Il m'attend sur la place.
202 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
Un Çomali prend mon sac, un autre mon fusil; je
les laisse faire et suis sans inquiétude aucune.
Cependant, par prudence, je désarme mon Lefau«
cheux et le remets au porteur ébahi, en deux mor-
ceaux.
Une fois devant le cadi, ce dernier me demande,
d'un Ion fort insolent, de quel droit je parcours Ban-
der Khor, sans lui en avoir demandé l'autorisation.
Ma réponse est simple : je considère le ounrcfa
ou flrman du sultan, comme suffisant.
Le c^rm£i* réplique 'alors brusquement que le
sultan 'ia'#fien à voir sur Bottiala, que toutes les
autres villes de Medjourtine sont sous sa dépen-
dance,, exQçp.té la. vijQe des Séliman (1). Un jeune
Çomali plus arrogant se prétend lui-même sultan
tout comme Mahmoud;: il exige de moi sur-le-champ
un aschour et m'intime l'ordre de quitter la ville.
Je me contente de hausser les épaules et je laisse
le groupe desÇomalis, reprenant non sans brusque-
rie, mon sac et mon fusil. Je regagne ma place où
je continue mon croquis, pendant qu'Ali se démène
avec le cadi, en le menaçant de la colère du sultan.
(i) C'est un Séliman de Bénder Khor qui assassina le grand-père
du suUan actuel, YoUsouf Mahmoud, prétendant avoir des droit?
au sultanat des Medjourtiiles.
Depuis il y a hostilité entre la famille dés Mahmoud et celle des
Séliman. Mais les Séliman se sont contentés jusqu'à ce jour dé
protestations verbaleâ et n'ont jamais fait valoir leurs prétentioiis
les armes à la main.
THE NEW YORK
PDIUC LI3RARY
ASTOR, LENOX ANB
TtLDEN FOU N DATIONS
TROtS MOIS BiN MËDJOURTlNE 203
Les réponses qu'il reçoit sont assez inquiétantes,
si bien qu'il n'hésite pas à me conseiller de quitter
Bender Khor. J'y reviendrai avec Sementar
Osman.
Je consens, à condition qu'il trouve une embar-
cation pour pouvoir rentrer par mer.
Cela n'est pas chose facile, mais la promesse
d'une piastre finit par décider un pécheur.
Plus de 150 Çomalis nous escortent jusqu'à l'en-
trée des gorges du Khori.
Nous voilà en route, descendant lentement avec
la marée ces gorges escarpées dont la solitude n'est
troublée que par les cris d'une myriade d'échas-
siers. A l'aide d'une sonde, je trouve, presque à
chaque coup, 5 et 6 brasses d'eau dans le milieu.
Avant d'arriver à la barre, sur notre gauche,
s'offre un bouquet d'arbres ; mon guide m'y indique
une source d'eau potable. Pour me convaincre du
fait, je mets pied à terre et trouve en effet une fla-
que d'eau excellente, quoique un peu chaude. Au
dire d'Ali, elle ne tarit jamais.
Je ne sais quelle idée s'empare subitement du na-
turel qui conduit notre embarcation, mais, quitte à
perdre son salaire, il ne veut aller plus loin ; il donne
comme raison que le vent arrière nous poussera
rapidement vers Gandala, mais qu'il lui faudra trop
de peine pour t^emonter. Je suis d'ailleurs, dit-il.
204 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
rendu à la plage que je n'ai qu'à longer pour arri-
ver directement.
Il fait une chaleur lorride. Mon casque ne me ga-
rantit qu'imparfaitement; j'intime donc Tordre à
mon Çomali de poursuivre sa route. Il se contente
de sourire ironiquement.
J'ai peine à maîtriser ma colère et, m'armant d'un
aviron, je pousse Tembarcation au large.
Les choses auraient, je crois, mal tourné, sans
rarrivée à contre bord d une pirogue montée par
des Arabes qui décident mon homme à tenir ses
engagements.
Ali se charge de raconter au gouverneur comment
nous avons été reçus à Botliala, et tout ce qui nous
avait été dit sur le compte de Noûr Osman et du sul-
tan. Sementar outré prend la résolution d'aller au
premier jour demander au cadi des explications
sur sa conduite et ses propos.
Jusque-là quelques jours se passent, sans autres
événements particuliers que la visite nocturne d*un
guépard qui jette la panique dansGandala.
Gomme dans tous les villages, il n'y a pas ici de
bergeries ; les chèvres et les moutons sont parqués
autour des cases dans de simples clos, entourés de
branches épineuses.
Les rôdeurs de nuit y pénètrent d'un bond et y
commettent d'effroyables ravages.
'1
•»♦<
TROIS MOIS EN M1D40URTINE 205
AUX glapissements poussés par la bêle, Âli me
réveille par le mot de chebel ! m'invilant à prendre
mon fusil et à aller à sa rencontré. Je préfère grim-
per sur le toit de ma case, d'où je pourrai faire feu
sur la bête qui viendra sans doute rôder autour des
quelques chèvres de Sementar. En effet, grâce au
clair de lune, au bout de quelques instants se dé-
tache sur le sable blanc une forme noire qui se
dirige vers nous.
A quelques mètres, Tanimal s'arrête, évente, puis
retourne sur ses pas. Je n'ai plus d'espoir de le voir
revenir, lorsque un coup de feu part de la citadelle;
il rebrousse alors vers nous sans trop se hâter. Il
s'arrête encore, puis lait de nouveau mine de s'éloi-
gner : je vais perdre l'occasion d'exercer mon
adresse sur une pièce de ce genre ; alors, sans
attendre qu'il revienne a moi, je fais feu de mes
deux coups. L'animal atteint, se roule sur le sol,
poussant d'affreux hurlements. Ali crie : « Maraba !»
(bravo !) Sementar de sa case me demande si le
« chebel » est mort. J'allais répondre « oui », quand
je vis la bête qui n'était que blessée reprendre le
chemin du Gebel Aïsema.
Au jour, tout le village vint visiter le théâtre de
mon exploit, où une large trace de sang indiquait
que la bête avait été touchée. On profite de cette
occasion pour envahir ma case, où l'on passe en
12
206 VOYAGES AU GAP DES AROMATES
revue tous mes effets et mes armes. Pour les mettre
à la porte, je suis obligé d'appeler Sementar.
Toutefois son autorité s'arrête devant deux bons
vieillards dont l'un, dit-on, centenaire, jouit de la
plus grande vénération. Son corps couvert de cica-
trices annonce sa vie rude et les combats auxquels
il a assisté. Malgré l'âge qu'on lui attribue, il pos-
sède toutes ses facultés mentales.
Je lui fais le plus vif plaisir en lui donnant un
coUierd'aïQljirg; en échange, je lui demande son bou-
clier, sur'leqùôl^dô ™m^^^^ traces de coups
accusent bien dés^ ren^imtres^ il me faut ajouter
une ceinture rouge à mon cadeau pour le décider à
se séparer dô^sette arme.
' -k
Je dois mentionner ici uixe 9ssez curieuse décou-
verte que je fis au cours de mon séjour à Gandala.
Dans la case de Sementar Osman se trouvait une
grande caisse provenant du pillage du Cachemire
(le bateau anglais faisant le service de Zanzibar à
Aden et sombré, à Gardafui, huit jours après le Mei-
Kong). Dans cette malle, au milieu de plusieurs ob-
jets, était une cassette...
Dans cette cassette (peut-être celle qui renfermait
les diamants bruts expédiés de Mozambique à
Londres) se trouvaient quelques papiers.
Parmi eux était le firman de paix, entré le sul-
tan de Medjourtine et le sultan Omar Sala de
THE »E^ ^O^v
.^:î^«v^u^.-Ss1
•nu>ï^^
Traité de paix entre ta sultan des HedjonrtiDes et le Haghib
Omar Sala de Blacalla (Arabie).
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 207
Macalla (Arabie), fîrman par lequel les ports res-
pectifs de ces deux souverains sont ouverts au com-
merce.
Voici à peu près la traduction de ce document :
< Louange à Dieu seul.
« A la date du vendredi, 11 Salgada 1292, il a été
convenu par les personnes ci-dessous :
d Le Naghib Omar ben Sala, Mohamed, ben Abdul
Habib el Cassadi et les rois de Medjourtine, sultan Os-
man ben Mahmoud, Mohamed ben Noûr Osman, Fara
Mohamed Araîa et Hamed Mahmoud dont le gouver-
nement s'étend sur toute la Medjourtine, au sujet du
Çomali qui a été tué à Macalla, Saïd ben Ibrahim Fahie,
de la tribu des Walingah, que le sultan de Medjourtine
abandonne toute poursuite.
« En conséquence, aucune réclamation ne pourra
être, adressé au Naghib Omar ben Sala.
« D'autre part, un Arabe ayant été tué par un Çomali
nommé Rami, de la tribu de Medjourtine, Omar Sala
n*aura aucune réclamation à faire...,
« De ces faits il résulte un traité d'amitié entre Omar
Sala et le sultan des Medjourtines, traité de bonne rela-
tion sans distinction de classes et de partis.
« Chacun respectera ce traité et évitera des diflicullés
de toute nature, etc., etc. »
VIII
Nouvelle course à Bendcr Khor avec Semenlar Osman. — Hypo-
crisie du gouverneur. — Sa condamnation. — Ascension du
Gebel Aïsema. — Le sel gemme. — Puddings de coquillages.
— Visile aux niontognes do DJebeur el Kebir et Djebeur et
Seghir. — Rentrée à Gandala. — Fuite d 'Alima. — Un cas d'adul-
tère. — Etrange solution. — Adie^ix à Sementar. — En route
pour Bendcr Gâsem.
Le 24, nous nous motions en route pour Bender
Khor, avec Sementar qui se fait escorter par cinq
ou six soldats de Gandala.
A notre arrivée, le cadi vient à nous tout sou-
riant ; Sementar lui reproche sa conduite à mon
égard et surtout sa conversation sur le sultan. Le
cadi nie formellement qu'il ait tenu ces propos. Lo
jeune Moussa fait preuve d'une impudence égale ;
devant ce mensonge, je vais droit à lui, soute-
nant qu'il a prononcé les paroles qu'on lui repro-
che et j'en appelle au témoignage d'Ali qui affirme
aussi le fait.
Sementar est resté impassible ; sans ajouter un
mot à la discussion, il donne ordre qu*on lui pré-
12.
210 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
pare une case où il compte passer la journée. Je
remarque que les mêmes Çomalis qui avaient l'air
d'avoir si peu de respect pour Noûr et le sultan,
servent Sementar avec empressement.
En entrant dans cette case, j'aperçois au foyer
cinq boulets énormes ; ils proviennent, dit-on, du
bombardement des villes de la côte par les An-
glais, en 1862, fait que j'ai raconté plus haut.
Vers la fin du jour, suivi par Sementar, je par-
cours Bottiala et rends visite aux personnages in-
fluents.
Le lendemain, je remonte le lit du Khori au sud de
Bender Khor ; il est comme celui du torrent de
Gandala, moins boisé toutefois.
Au bout de deux heures de marche, nous trou-
vons un gisement de sel gemme et quelques co-
quilles pétrifiées. Les roches ont perdu leur teinte
ferrugineuse et sont composées de calcaires roses.
A ma rentrée, Sementar me fait quelques re-
proches de m'étre aventuré dans la campagne après
ma discussion d'hier qui laisse contre moi une cer-
taine animosité, parce qu'il à condamné, dit-il,
Moussa à 20 chameaux d'amende et que le cadi
sera probablement changé. Toutefois, comme il
tient à me laisser en de bons termes avec eux, il
me conseille de les engager tous deux à venir à
Gandala me voir et chercher un cadeau.
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 211
Le lendemain, ils y arrivaient presque en même
temps que nous et je m'exécutais en leur remettant
un peu de poudre, de l'étoffe rouge et deux chape-
lets.
Au sortir de chez moi, ils vont chez Sementar, et
Bagaro qui est assis à côté de la case, les entend
causer entre eux du résultat de Tincident.
Je n'en suis point étonné, car je sais quelle con-
fiance accorder â Sementar ; s'il m'a. accompagné
ici, c'est dans un but tout intéressé qui se trahit
chaque jour par la demande de quelques objets
nouveaux.
Il finit par convoiter mon revolver; j'ai bçau m'y
prendre de toutes les façons possibles pour lui
prouver qu'il m'est indispensable, il ne me laisse ni
trêve ni repos que je ne me sois rendu à son désir.
J'y suis bien forcé, car j'ai besoin de lui ; en échange,
il me donne ses deux lances.
Quelques souris ^ ou embarcations péchant le
requin, viennent croiser devant Gandalà, et les
Arabes qui les montent installent leur campement
à un ou deux kilomètres de la ville. En suivant la
plage pour chercher quelques coquilles, je vais
leur rendre visite.
Devant leur hutte gît un vrai charnier d'où se
dégage une odeur infecte.
il2 VOYAGES AU GAP DES AROMATE!^
Quarante squales énormes sèchent au soleil (i).
Dan^ de grandes marmites fond la graisse avec la-
quelle on enduit les embarcations. A quelques
mètres, on a jeté toutes les têtes que dévorent des
milliers de crabes.
En rentrant à Gandala, je trouve une caravane
de 25 chameaux qui arrive de Mieh ; elle est char-
gée de gomme et d*indigo : elle porte aussi de la
paille (arou) pour fabriquer les nattes.
A mon approche, un des Bédouins dirige vers moi
un bâton recourbé ressemblant fort à une massue,
en même temps qu'il recule comme épouvanté. Ba-
garo m'explique que c'est un p/idri ou prêtre bé-
douin (celui qui récite la prière) lequel ne veut pas
se souiller au contact d'un chrétien. Ce bâton qu'il
a à la main est un ouèfjei\ bâton sacré, qu'il oppose
à tout ce qui peut lui être nuisible, et avec lequel
il conjure le mal, soit par le contact, soit en faisant
avaler aux malades de Teau dans laquelle il l'a
ngité.
Malgré toute la vénération attachée au OMègrer par
le fanatique , le bâton sacré devient ma propriété
pour une piastre.
(I) La pêche du requin esl assez fructueuse pour ceux qui s'y
livrent. La chair de ce poisson séchée au soleil et salée au
moyen du sol gemme qui abonde dans ces parages de la côte, se
vend à de très bons prix sur les marchés de Zanzibar.
Les ailerons et la qiiéue de ces squales sont envoyés dans les
Indes, d'où on les dirige sur la Chine et sur le Japon.
TROIS MOIS EN MEDJOURTLXK 2i8
. >
Une excursion sur les flancs du Gebel Aïsema
m'amène à la découverte d'un nouveau gisement
de sel gemme, à une hauteur dé 25 mètres au
moins au-dessus du niveau du sol. Les blocs sont
tellement durs que j'ai toutes les peines du monde
à en casser un morceau, dans lequel sont incrus-
tées quelques turi telles.
A quelques centaines de mètres plus bas, un parc
immense marque une station de pacage; d*après
Ali, chaque année les troupeaux y reviennent. Une
couche énorme de fumier (O'^JS) confirmerait ce
dire. Au moyen du tube en fer battu qui contient
mes cartes, je puis découper en plusieurs endroits
un cylindre de trente à quarante centimètres et
j'évalue à 50 mètres cubes ce gisement. Mon compa-
gnon m'explique que, bien qu'il y ait peu d'herbe
sur ce point, la présence du sel y amène les Bé-
douins qui le donnent à leurs troupeaux absolu-
ment comme dans nos pays d'Europe.
11 m'affirme que, dans Tintérieur, en dehors des
cantonnements, les parcs de ce genre existent en
quantité couverts de crottes de brebis {salât ganeni)
que l'on n'utilise nullement, puisqu'il n'y a pas de
culture.
Cette découverte me rappelle mon projet de
course à Djebeur el Kebir et Séghir.
Une embarcation montée par deux hommes et
214 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
/
Ali s'engage à me conduire non loin des montagnes
taillées à pic au bord de la mer, où nichent les cor-
morans. Ces rochers sont inabordables, et il faut les
contourner, en débarquant, avant d'arriver à leur
pied.
Au dire des gens du pays, cette course me deman-
dera au moins -trois jours. Nous convenons de cinq
piastres pour le laps de temps, et nous nous em-
barquons munis de moutama, de riz et de dattes,
ainsi que de deux outres d'eau.
Une bonne brise nous amène bientôt en vue des
deux montagnes. Nous débarquons dans une pe-
tique crique, et, munis de quelques provisions, nous
voilà en route avec Ali et un des trois autres Ço-
malis. Nous franchissons la colline qui se présente
devant nous, puis nous suivons pendant quelque
temps une vallée aride. Vers le soir, nous sommes
rendus au pied du Djebeur el Seghir. La montée
sera rude, mais moins pénible qu'à Karoma.
Nos mesures prises pour passer la nuit à la belle
étoile, à l'abri des fauves et surtout des serpents,
nous essayons de nous reposer un peu ; mais,
soit à cause de la fraîcheur, soit par appréhension
de quelque danger, il m'est impossible de dormir.
C'est mal préluder aux fatigues du lendemain.
^Malgré cela, au point du jour, nous sommes sur pieds
TROIS MOIS EN MED^OURTINË 215
el nous commençons à gravir la montagne. Ce n'est
point par un chemin tracé que nous passons ; nous
suivons le lit de profonds ravins, et quelque con-
naissance que dise en avoir Âli, nous sommes sou-
vent forcés de revenir sur nos pas.
L'ardeur du soleil nous force à nous arrêter;
en dépit de toute l'énergie que nous déployons,
nous ne pouvons atteindre le sommet avant la nuit ;
il nous semble pourtant que nous sommes près du
but. Nous voilà encore obligés de camper, nous
contentant pour tout repas d'un peu de moutama
cuit sous la cendre.
Ali respecte si bien mon sommeil que, malgré
mes ordres, il est déjà jour depuis longtemps quand
nous reprenons notre route, et ce qui me contrarie,
c'est que je m'aperçois que mes guides ont
employé presque toute l'eau des oubos à leurs
ablutions.
Enfin, nous commençons à voir sur les parois de
chaque rocher en saillie de longues traînées de
guano. Plus nous approchons, plus l'air est imprégné
d'une forte odeur d'ammoniaque.
Mais, à mon grand regret, pas un seul oiseau ne
se lève à notre approche. Tous les locataires de cet
étrange site sont à la pêche, sans doute.
216 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
Nous voilà en présence d*un grand plateau sans
végétation et couvert d'un vaste tapis blanc, d'où
se dégage une odeur très intense que la chaleur
rend insupportable. C'est bien du guano : « rabchi
chamburOj » comme disent mes guides, qui osent
à peine poser le pied sur ce sol impur et qui
témoignent ouvertement leur répulsion en me
voyant creuser un trou avec ma hache, dans ce
singulier fumier. Je rencontre d'abord une croûte
blanche; puis une couche terreuse et jaunâtre; je
veux sonder plus avant avec la lance d'Ali, mais
il s'y refuse énergiquement ; il fait mine s'en aller.
Je lui fais entendre de patienter et de m'accompa-
gner jusqu'au bout.
Après avoir parcouru un espace de 500 mètres,
nous arrivons sur le bord de la mer ; c'est sur ce
versant qui s'étend à perte de vue que nichent les
cormorans.
Djebeur est fort bien disposé à cet effet ; de
grands cnlablemenls forment saillie, et c'est là
qu'alignés sur plusieurs rangs, perchent ces my-
riades d'oiseaux qu'on rencontre dans les eaux de
Merâya, de Ras Felek et d'Abdul Khori.
C'est entre Djebeur el Kebir et Djebeur el
Soghir que ces oiseaux semblent se tenir de préfé-
rence, à voir les coquilles d'œufs cassés et les osse-
ments qui y sont accumulés. Dans une encoignure
r
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 217
de rocher je puis atteindre un nid où je trouve
quelques œufs. Je veux en donner deux à Ali
pour les emporter, mais je ne puis i*y décider, je
suis donc obligé de les envelopper avec soin dans
mon mouchoir et de m'en charger moi-même.
Malgré la chaleur, nous descendons Djebeur el
Kebir sans faire de halte.
Nous nous arrêtons alors pour dévorer les quel-
ques vivres qui nous restent. Je n'ai plus dans
mon sac qu'un peu de mouton que m'a donné Ali-
ma avant de parlir.
Tout calôul fait, nous serons ce soir au pied de
la montagne et demain, vers onze heures, à notre
embarcation.
Quel n'est pas notre désappointement, à notre
arrivée sur la plage, de ne trouver personne !
La disparition de mes Çomalis me cause un réel
ennui, car elle me condamne à 48 heures de marche
au moins et â revenir par Bender Khor.
Ali et son compagnon me conseillent de patienter;
leur idée est que nos hommes sont à la pêche et
viendront bientôt ; ils me montrent la place où ils
ont dû passer la nuit.
Je consens à les attendre jusque vers les trois
heures.
Quelques moments après, Ali me réveille, m'ap-
18
218 VOYAOKS AU GAP DBS AROMATES
portant un superbe poisson qui arrivait fort à
propos avec mes déserteurs. Par malheur, les œufs
de cormoran ne valaient rien ; sans quoi je n'eusse
pas fait, depuis bien longtemps, si bonne chère.
Contrariés par le vent debout, et, d*autre part,
la nuit nous gagnant, nous mettons notre embar-
cation à terre, et nous en faisons un abri pour pas-
ser la nuit.
Le lendemain, de bonne heure, nous sommes de
retour à Gandala; le bruit de notre excursion s'est
répandu et nombre d'indigènes s'y intéressent ;
aussi m'accable-t-on de questions pour savoir ce
que le Français peut bien faire du rabchi; je n'y
réponds que d'une façon évasive, pour ne pas donner
à ces populations cupides une idée exagérée des
richesses que renferme leur pays.
Ma plume a été jusqu'à présent assez discrète sur
le compte des femmes çomalis; je ne puis cepen-
dant passer sous silence deux incidents survenus
pendant mon séjour à Gandala, qui ne sont pas
sans intérêt pour l'étude du caractère des Medjour-
tines et de la situation qu'occupe la femme chez
ce peuple. Il s'agit d'abord de la fuite de la belle
Alima, la jeune femme de Sementar dont j'ai parlé;
et, en second lieu, d'une intrigue qui se passa dans
TROIS MOIS EN MED^OURTINB 219
ma case même et dont le dénouement fut tragique.
Jeune et belle, Âlima vivait à Gandala depuis
trois ans, loin de son époux et dans une sorte d'exil,
La mort de sa femme de Merâya, ramena Semen-
tar à ses pieds , mais malheureusement, sous ]e
rouge du enneh qui teignait la barbe rare et clair-
semée du gouverneur perçaient quelques poils
blancs, et la belle Çomali ne pouvait se résoudre à
supporter ce maître bien vieux pour ses jeunes
années (1).
Des discussions continuelles s'élevaient dans leur
case, et Bagaro, qui en saisissait tout le sens, en riait
bien souvent.
En effet, un beau matin, Sementar étant parti
pour visiter le campement des pêcheurs de requins
et exiger les aschours dus par eux, Alima et une
de ses compagnes prirent la clef des champs.
Rentré à Gandala, Sementar attendit vainement
jusqu'au soir le retour de sa femme; puis, inquiet
de voir son absence se prolonger, il dépêcha à la
poursuite des fugitives une dizaine de soldats avec
ordre de les ramener mortes ou vives. Le lendemain
au soir seulement, on annonça qu'on les avait retrou-
vées. Elles attendaient toutes deux, à rentrée du
village, les ordres de Sementar.
(1) Le Enneh est une plante tinctoriale au moyen de laquelle
les vieillards se teignent la barbe. La couleur qu'on en retire
mt à p«u près semblable à la terre de Sienne brûlée^
220 VOYAGES AU GAP DES AROMATES
Celui-ci avait fait venir deux ou trois conseillers
dans sa case pour juger le fait. Leurs conclusions
furent que Sementar était trop vieux pour cette
Âlima et qu'il n*était pas de sa dignité de reprendre
chez lur Tinfidèle, qui trouverait l'hospitalité chez
une vieille femme, en attendant qu'une caravane la
ramenât dans Tintérieur.
Le jour même, Sementar faisait annoncer qu'il
était dans l'intention de se remarier. Je m'atten-
dais, je Tavoue, à un tout autre dénouement, mais
le mari de l'amie d'AIima, moins tolérant que
Sementar, administra à sa femme une correction
en règle avant de la congédier.
L'autre fait dont j*ai à parler se passa peu de
jours après, et les conséquences en furent, on va
le voir, plus tragiques :
La case que Sementar m'avait donnée se com-
posait de cinq pièces ; l6s deux que j'occupais étaient
séparées par un hangar; une troisième servait de
gîte aux Çomalis qui arrivaient de l'intérieur ; qua-
tre d'entre eux l'habitaient en ce moment.
Bagaro causait avec eux, lorsque vint à entrer
une femme; c'était une magnifique créature, assu-
rément un des plus beaux types de femme Çomali que
j'ai rencontré. Elle était venue tout exprès de Ban-
der Khor à Gandala, sous prétexte d une course
quelconque; mais, en réalité, elle y était amenée
TROIS MOIS EN MED^OURTINE 221
par r espoir d'y reROontrer l'un des Çonflalis habi-
tant la case. En effet, après quelques instants de
conversation, ils nous quittaient tous deux et se reti-
raient ensemble dans une des pièces voisines...
Nos amoureux (si toutefois on peut dire ainsi)
avaient compté sans la venue soit calculée, soit
fortuite du mari à Gandala. Ne trouvant pas sa
femme à la case où elle allait d'habitude, l'époux
s'informa et vint tout droit jusqu'à la mienne. L'a-
dultère était découvert Il appela tous les voi-
sins pour les prendre à témoin ; puis, fièrement
campé sur sa lance, il adressa à son rival toutes
les insultes que la langue çomali peut fournir,
pendant que la pauvre femme se réfugiait, affolée
de terreur, dans une case voisine, où on la laissa
seule.
Je comptais assister à un duel sanglant où Tun
des deux adversaires resterait sur place ; mais mon
attente fut bien trompée. En effet, Sementar et le
juge religieux, accourus sur les lieux, se con-
sultèrent quelques minutes, et le coupable fut
condamné à dix chameaux et douze piastres de
dommages et^ntéréts !
Cette étrange satisfaction obtenue, le mari trompé
se rendit à la case où l'attendait la malheureuse ;
et là, froidement, d'une main assurée, il la frappa
de sa lance en pleine poitrine. La mort dut être ins-
tantanée, car on n'entendit pas un cri. L'infortunée
S28 VOYAGES kV GÂP DBS AROMATES
viclime n'avait pas cherché à se dérober à cet horri-
ble coup.
Je trouvai, je l'avoue, ce dénouement aussi vil
qjie cruel et je ne pus en croire mes yeux,
oubliant pour un moment que j'étais au milieu des
sauvages et surtout dans un pays où Ton achète les
femmes.
Je me posai par ailleurs une question : Le fait
d'avoir trompé son mari pour un autre, révélait-il
chez celte femme une passion qui ne soit pas seu-
lement brutale? Quelque sentiment plus élevé vi-
brait-il en elle? Je ne pus y répondre d'une
manière bien assurée : car si, d'une part, il n'est
pas difficile à qui voyage dans ces parages de
constater que les sens de la femme sont presque
éteints, il est non moins probable, d'autre part, que
son cœur est aussi froid que ses sens.
Mon intention avait été un instant de me rendre
à Bender Gàsem, par voie de terre : mais soixante
heures au moins m'en séparent et les passages sont
difficiles en certains endroits; d'autre part, j'avoue
qu'horriblement fatigué par suite du manque de
nourriture, et des privations que je supporte, je
ne me sens pas le courage de prendre ce chemin.
Une occasion s'offre à moi de profiter d'un bou-
tre qui a amené quelques WarsanguéUs àGandUla;
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 223
je connais Borah. De ma nouvelle station^ j'irai
visiter Aboû Regabé et Bender Baad.
Je prends dono congé des principaux chefs du
village et de Sementar, lequel n'oublie pas dépasser
line inspection soigneuse de mes caisses et de me
dépouiller du peu qu'il me reste en fait de bibelots.
Je ne supporte ces dernières indiscrétions de sa
part que parce qu'il m'est impérieusement néces-
saire de rester avec lui dans les meilleurs termes,
surtout si j'arrive à réaliser plus tard le projet que je
forme de conduire en Medjourtine quelques com-
pagnons hardis et courageux pour profiter des ren-
seignements que je recueille au prix de tant de
peines.
En somme, j'emporte de Gandala des corrections
importantes à ma statistique commerciale, la con-
firmation et la vérification des diverses étapes de
l'itinéraire à Karkar, que j'ai dressé à Merâya, et
qui m'ont été exactement indiquées; enfin j'ai fait
une étude approfondie sur les arrivages des cara-
vanes; mon séjour à Bender Gâsem complétera
ces documents.
Au point du jour, le boutre qui doit m'emmener
vient se mettre au mouillage en vue de Gandala ; il
est bondé de marchandises. Au moment de porter
mes bagages à la plage, aucun Çomali ne veut
aider Bagaro et Ali. Nous nous passons d'eux en
224 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
formant un brancard avec quatre bâtons arrachés
aux cloisons de ma hutte et, grâce â cela, nous pou-
vons charrier tout notre petit matériel.
Il faut malgré moi, pour aller à bord, prendre
Tembarcation des naturels du pays et non pas celle
du daoû ou boutre : je suis pour cela obligé de
payer une piastre.
Au moment où je vais me séparer de lui, Sementar,
qui a parfaitement calculé ses mouvements, me
demande d'ouvrir une de mes caisses pour lui
remettre le dernier collier d'ambre qu'il me reste et
que je destine à son fils Ali de Bender Gàsem.
Je m'exécute non sans contrariété.
Après m'avoir serré la main et m'avoir promis
monts et merveilles pour Tannée prochaine, sije
reviens, il va s'agenouiller sur la plage et prier
Mahomet de me conduire â bon port.
(
IX
Une averse désagréable. — La fièvre et la faim. — Aspect de
Bossassa. — Je revois la fiancée du sultan. — Aboi1 Regabé. —
Bender Boad. — Nouvelles de l'intérieur. — Décidément, je
n'irai pas à Karkar! — Ismaël Fangassa. — Le mercure aux
mains des Bédouins. — Le fils de Noûr, Mohamed.
Il est décidément écrit que mon voyage sera toute
une odyssée, car deux heures après notre départ,
nous sommes .assaillis au pied du Gebel Âïsema
par une série de grains d'autant plus désagréables,
que le boutre non ponté et bondé de marchandises,
ne nous offre aucun abri. Pour comble d'ennui,
une mer furieuse se soulève, le vent arrière trop
violent obhge le capitaine à faire serrer sa voile,
et nous voilà le jouet des lames.
Nous restons ainsi jusqu'au point du jour, où le
calme plat le plus absolu succède à cette fâcheuse
nuit. Celte fois, c est une chaleur torride qui nous
incommode.
Nous demeurons douze heures en panne devant
Ras el Hamar, et ce n'est qu'à la tombée de la nuit
que nous arrivons à Bender Gàsem.
13.
226 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
Je suis rendu ; la fièvre me torture, j*ai faim.
Un seul boutre se balance en rade, c'est celui
d'Assan Ali; sur ma demande, le capitaine, avec
lequel j'échange quelques mots, fait mettre une
embarcation à mon service pour descendre à terre.
J'envoie immédiatement Bagaro prévenir de mon
arrivée Mahmoud Noûr, et lui remettre une lettre
de Sementar. On débarrasse, sur ses ordres, une
case, où l'on transporte mes bagages.
Il n'est pas de réduit misérable qui puisse donner
une idée de ma nouvelle demeure.
Mahmoud m'offrit plus tard de loger a la cita-
delle. Je préfère rester où je suis à condition qu'il
me fasse un peu restaurer mon logis. Il donne
des ordres en conséquence, et quelques heures
après, je suis tant bien que mal installé.
Deux pièces composent ma hutte, je fais de l'une
ina chambre, de Tautre une antichambre où je dé-
pose mes colis.
Le boutre d'Assan Ali partant pour Aden, je
juge prudent de lui remettre une caisse contenant
des documents et des échantillons, soigneusement
scellée, partageant ainsi les chances pour son ar-
rivée à destination. -^ Gomme on le verra plus loin,
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 227
fort bien m'en prit, car, sans le prévoir, j'évitais la
destruction de documents et de notes qui avaient
leur intérêt.
La fièvre m'oblige à garder par prudence le re-
pos pendant quarante^huit heures, après lesquelles
je me remets a l'œuvre, courant Bender Gâsem
eu tout sens, étudiant surtout la manière dont on
trafique sur ce point qui est le marché le plus
important des.Medjourtines. En effet,douze doukans
ou comptoirs, arabes ou banians, y sont établis.
Les caravanes des Dolbohantes, Warsanguélis et
tribus voisines y apportent les plumés d'autruche en
quantité, ainsi que les autres produits de la région.
J'ai donné déjà plus haut un aperçu de lA ville,
je dois le compléter ici.
Bender Gâsem se divisd en deux villes, la ville
çomali et la ville arabe. Cette dernière est pres-
que exclusivement constituée par les établisse-
ments des enfants nés des relations survenues entre
Arabes et Çomalis pendant leur séjour dans le
pays.
Bien que musulman comme les autres, leur ci-
metière est séparé de celai des naturels.
Deux canons énormes, dont il m'a été impossi-
ble de connaître la provenance, gisent sur le sol,
près de la mosquée. L'obturation de la lumière et
I
228 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
leur poids me font croire^'que jamais on n'a pu s'en
servir.
Au cours de ma promenade à travers la ville,
ridée me vient d'aller rendre visite à la fiancée
du sultan.
Elle est toujours aussi séduisante. Uattente lui
parait un peu longue, et elle ajoute peu de con-
fiance dans les nouvelles qu'on lui apporte chaque
jour annonçant l'arrivée prochaine de son futur
époux. Sa mère surtout récrimine, .car voilà. huit
mois que Mahmoud, sans cesse attendu, n'arrive
jamais.
La jeune Çomali me demande naturellement
quelques cadeaux; je suis, je l'avoue, bien on
peine, car Sementar a eu soin de me dépouiller
entièrement.
Je lui fais comprendre que tout ce que j'ai donné
au sultan est en vue de ses noces; mais elle insiste
pour avoir un souvenir du Français.
Ma trousse de toilette semble lui être agréable,
je la lui offre. En échange , elle m'envoie une
pleine calebasse de viande cuite, conservée dans
du beurre.
Je trouve, en rentrant chez moi, un Çomali qui
m'offre d'acheter une tortue de taer vivante. Elle
ne mesure pas moins de 1 mètre 25 centimètres de
long. Il a fait cette capture à marée basse. Quoique
fort désireux d'acquérir cette bête, le prix qu'il me
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 229
demande, relativement à la valeur de Técaille {ga-
daré)^ est trop élevé; et d'autre part, ce sera
pour moi un embarras inutile.
Nous sommes au 5 décembre. Je projette d'aller
par terre à Bender Baad et Aboû Regabé ; Ali m'y
accompagnera.
Deux Arabes que leurs affaires y appellent se
joindront à nous.
Nos préparatifs ne sont pas longs. Nous lon-
geons la plage à l'est de la ville pendant deux kilo-
mètres. Des monceaux d'épongés révèlent la pré-
sence voisine d'un banc de ces madrépores, dont
quelques-uns sont superbes de finesse et de gros-
seur. Nous doublons Ras el Hamar. A partir de
ce point, le chemin devient plus pénible. Nous
sommes obligés de passer sur le ilanc de la mon-
tagne, pendant trois heures environ. Noua nous
trouvons ensuite sur la grève, et vers les quatre
heures, la citadelle de Bender Baad se dresse
devant nous.
Les Arabes m'offrent l'hospitalité chez eux.
Bender Baad, comme ville, ressemble à Gandala.
Les mêmes dunes de sable l'entourent ; comme à
Merâya, on va chercher l'eau à un puits au pied
de la montagne, au milieu d'un bois d'acacias mi-
mosas .
230 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
Je m'abrite au pied de la citadelle pour faire
quelques croquis.
En allant à la source, je ramasse encore queK
ques pétrifications en puddings.
Je me rends ensuite à Àboû Regabé. Gô village
tout misérable ressemble à Guersa ; il est adossé
aux flancs du cap du même nom.
Ali a toutes les peines du monde a m'y procurer
un peu de lait .
Les gommes et encens qui arrivent sur ce point,
en petite quantité d'ailleurs, sont les produits des
montagnes environnantes ; il en vient peu de Fin-
térieur*
Quelques pécheurs de l'endroit plongent les
nacres. L'un d'eux me présente quelques perles,
mais de peu de valeur.
>
Je regagne Bender Baad vers les quatre heures.
Mes compagnons de route sont rentrés à Bender
Gâsem par mer. Toutefois ils ont laissé une em-
barcation à ma disposition.
J'ai presque envie de profiter de la fraîcheur de
la nuit pour rentrer par terre. Ali m'en dissuade à
cause des bétes féroces et surtout à cause du mau- ^
vais passage de Ras el Hamar.
Je me rends à ses raisons et profite de l'hospita-
lité de mon \\o\q^ avec lecjuel je pas^ç une soirée
s
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 281
d*autant plus agréable, qu'il me raconte toutes les
péripéties de sa vie dans le pays çomali depuis
qu'il y commerce. Il partage mon opinion sur les
richesses qu'on pourrait recueillir dans cet inté-
rieur réputé impénétrable à cause des stupides
appréhensions des naturels.
Au point du jour, nous revenons à Bender Gàsem.
Peu pressés, nous ne suivons plus la même route,
nous coupons à travers la montagne.
Ce n'est que bien avant dans la nuit que je re-
gagne péniblement ma case de Bender Gâsem où
Bagaro commençait à s'inquiéter parce qu'il avait
vu les Arabes rentrer seuls.
En descendant le versant est de Ràs el Hamar,
Ali m'a parlé d'une source d'eau chaude {Bio col-
lalà) qui se trouve dans ces parages.
II m'a été difficile de saisir au juste ses explica-
tions données dans Tidiome dolbohanle, mais Ba-
garo me fournit des éclaircissements complets sur
ce point.
Il ne me reste plus maintenant à visiter que la
partie do la côte qui s'étend, à l'ouest, de Bender
Gàsem jusqu'à la frontière, pour connaître tout le
littoral Medjoi'rlino.
Une caravane est arrivée en mon absence, elle
confinno la venue pi'oc* aine du sultan. Je cause
^veç lou$ les tJédoviiii^s i|ui \^ composant, et eo
t^ VOYAGES AU CAP DES AROMATES
foreUmt dans les moindres petits sacs de cuir de
leur chargement Jiarag simbils)^ j*y trouve trois
ou quatre parfums nouveaux, le gorio addi^ le alet
ou mourcond et le djirmeb^ spécialement destinés
aux femmes pour se parfumer après leurs ablutions.
Cette découverte me fait assez de plaisir, et sur-le-
champ, j'échange pour de la poudre et un grand
couteau quelque peu de ces produits pensant que
ce sont des essences rares.
Quel n*est pas mon étonnement de voir vendre
en bûches de chauffage ce bois de djirmeh ! Des
chargements en arrivent à Bender Gâsem, et de-
puis mon installation, Bagaro Futilise pour faire
cuire mon riz.
La partie noire qui sent si bon est recouverte
d'une enveloppe blanche fort épaisse, et sa ressem-
blance avec un autre bois appelé gourra avec
lequel on le vend mélangé, le rend assez difficile à
reconnaître.
Un superbe quartier de gazelle m'est envoyé
comme cadeau par un Çomali, auquel j'ai donné il
y a quelques jours des remèdes qui Font guéri.
Ce présent me suggère l'idée d'une chasse à cet
animal. L'approche d'une caravane qu'on vient de
signaler m'y encourage davantage et je pars avec
Ali et Mahmoud Noûr à sa rencontre.
Au bout de deux heures de marche, bien que
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 233
nous ayons vu plus d'un troupeau de gazelles, nous
sommes encore bredouille.
En face de nous s'ouvrent les gorges qui dé-
bouchent dans la grande avenue s'étendant der-
rière Bender Gâsem. Le site est charmant, et,
puisque la caravane doit passer par là, ne vaut-il
pas mieux nous reposer en Tattendant ?
Elle ne tarde pas à arriver. Elle ne compte, contre
nos espérances, que cinq chameaux et une vingtaine
d'hommes. Parmi eux, Ali Sementar, fils de Se-
mentar Osman et Mohamed Noûr, fils du ministre
Noûr, gouverneur réel de Bender Gâsem. Jusqu'à
présent, je n'ai pas vu de figure plus rude ni plus
sauvage. A ma vue, il fronce le sourcil : je vais à
lui, accompagné de son frère Mahmoud. Il me
serre craintivement la main en recouvrant la sienne
de son pagne.
Il reste stupéfait en me voyant m'expliquer en
çomali, lui demander des nouvelles du sultan, et
lui parler de toute la Medjourtine comme si j'y avais
passé ma vie.
Je l'entends questionner beaucoup son frère pour
savoir qui je suis, ce que je fais.
Quand on lui dit que je passe mon temps à pren-
dre des notes et à me renseigner, il est encore plus
intrigué, et commence une série interminable de
284 VOYAGES AU GAP DES AROMATES
c Ma at koufalessa ? » (Pourquoi faire ?) à laquelle
je réponds avec complaisance.
J'augure mal de l'arrivée de ce personnage, et le
laisse continuer sa route, ne pouvant marcher à la
même allure.
Je m'attendais, à ma rentrée, à voir tout Bender
Gâsem arriver au-devant de son gouverneur. Il
n'en est rien et sa venue passe inaperçue. Il se
rend de suite à la mosquée pour prier ; à sa sortie,
il vient chez moi, car c'est, paraît -il, sa case que
j'occupe; il y prend place et tout autour de lui
se rangent les notables de l'endroit pour avoir des
nouvelles de l'intérieur.
Celles qu'il apporte sont loin d'être bonnes.
D*aprés lui, Noûr et le sultan courent la Medjour-
tine pour recueillir l'argent nécessaire à l'achat de
boutres qui doivent servir à attaquer AUoûla ; l'on
se bat toujours dans la province de Mieh.
Pendant toute cette conversation, Bagaro a eu
soin de préparer aux assistants un peu de café ;
chacun d'eux se précipite avec gourmandise sur
cette boisson.
Je profite de cette réunion pour donner une
sorte de conférence sur mes idées de relations
futures avec les Medjourlines. Voulant que mes
auditeurs soient bien au fait, je déploie devant leurs
TROIS MOIS EN MED^OURTINfi 235
yeux dessins et cartes, leur expliquant clairement
mes intentions.
L'un d'eux, nommé Farah, fait ressortir les avan-
tages qu'il y aurait à négocier avec nous autres
Français, et il donne lecture à ses congénères du
firman que Noûr Osman m'a remis à Merâya.
« Tu devrais, me dit alors Mahomed Noûr, te
faire musulman; tout notre pays te serait ouvert.
Tu serais libre d'aller partout acheter et vendre, et
profiter des richesses de l'intérieur. Le sultan te
donnerait beaucoup de chameaux, etc., etc. »
Le sermon de ce fanatique ne dura pas moins
d'un quart d'heure, et n'avait d'autre but que de me
convaincre que sa religion était la seule bonne.
Je lui accordai gaiement raison, en prononçant le
mot qui traduit le mieux en çomali Tidée d'as-
sentiment : c Ârrountis ! »
Après cette longue séance, Noûr m'informa qu'il
se mariait et qu'en conséquence, j'aie à chercher
pour le lendemain un autre logement.
Je charge Bagaro de cet office, mais pas une
case du village n'est libre. Il me fallut accepter
l'hospitalité dans une hutte où grouillait déjà toute
une famille.
Le lendemain, Ali et mon fidèle domestique y
installèrent tant bien que mal une cloison pour nous
séparer des autres Çomalis.
VOYAGES AU CAP DES AROMATES
Il y a à Bender Gàsem un seul Banian, Ismaél
Fangassa, le même qui y était déjà lors de mon
arrivée en Medjourtine.
Me méfiant un peu de cet homme que ma pré-
sence et mes études semblent contrarier, je ne suis
pas allé le voir.
Je me décide cependant à l'aborder, et ne tarde
pas à m*apercevoir que mes appréhensions sont
mal fondées.
Loin de me cacher ses richesses, il les déploie
sous mes yeux avec orgueil; il me montre ses cais-
ses de plumes d'autruche blanches et ses perles,
me donnant une foule de renseignements sur la
manière de distinguer les qualités supérieures et
inférieures et de les acheter avantageusement.
Ses complaisances qui se continueront plus tard
d'une manière plus sensible ont un but. Il a en
mains du mercure liquide, et du minerai argenti-
fère que les Çomalis lui ont apporté (1), et en
ignore le gisement qu'on ne lui a pas révélé. Il
espère que moi qu'il voit dessiner et travailler sur
des cartes, je pourrais y parvenir.
(1) Je profile de celle nouvelle occasion pour rectifier quelques
comptes rendus de mes conférences publiés par les journaux ou
par les annales des sociétés scientifiques. C'est à tort que Ton
m'y fait citer le mercure comme élément commercial du pays
çomali. Je n'ai jamais dit autre chose que ce que l'on vient da
lire.
TROIS MOIS EN MEDJOURTINK ' 237
Ces deux échantillons me révélaient comme à lui
la présence des richesses voisines.
Dans la nuit du 10, une tempête épouvantable
se déchaîne sur Bender Gâsem. Le thermomètre
marque brusquement 11*, 5.
Il nous est impossible de fermer Tœil ; à chaque
instant, notre hutte semble vouloir s'envoler et nous
restons jusqu'au lendemain accroupis autour du
feu
Je vais m'asseoir sur les ruines de la vieille cita-
delle, côté ouest, pour tracer une esquisse de
Bender Gâsem, mais il arrive tant de curieux
autour de moi que je ne puis guère la compléter.
Mohamed Noûr m'attend à ma rentrée, il me de-
mande à voir le dessin que je viens de faire. En
ouvrant mon album, les deux premiers croquis qu'il
y trouve sont le portrait de son père et celui du
sultan .
D'un geste, il fait mine de les effacer. Je l'en em-
pêche, en lui faisant observer que son frère You-
souf y a apposé sa signature et que je compte garder
ce souvenir. Il insiste quand même et, du doigt, en
estompe un. J'excuse ce mouvement chez cetle
nature sauvage, car Noûr Osman, en sa qualité de
grand chef, a engendré des héritiers de races fort
diverses, et celui-là est un Bédouin Djingal de la
plus belle espèce.
238 VOYAOBS AU CAP DBS AROMATES
Pendant qu'on discute sur ces faits, on vient me
chercher pour soigner un Çomali qu'un serpent a
piqué à la jambe tandis qu'il coupait du bois.
J'essaye de combattre le mal avec de l'acide phé-
nique et de l'alcali. Ces cautérisations ne peuvent
empêcher le malheureux de succomber peu de temps
après. A Gandala, j'avais déjà jugé des effets de ces
terribles piqûres.
Nous sommes aux fêtes du bid ou grand jour des
musulmans. Le sultan et Noûr ne sont pas encore
arrivés ; d'après les courriers, on se bat toujours ;
à Dourbo, il y a eu quelques morts. Je conclus de
toutes ces nouvelles que le souverain ne viendra
pas de longtemps et que je partirai sans le revoir,
sans jouir des privilèges qu'il m'a accordés, et de
la protection qu'il doit m'assurer pour pénétrer
dans l'intérieur.
Quant à moi, j'ai promis de rester jusqu'au
20 décembre à Bender Gàsem, et, quoique malade,
j'attendrai cette date, passé laquelle, s'il y a un
boulre en rade, je compte rentrer à Âden.
X
Fêtes du « hid ». — Course à Bender Ziyâda. — Discussion. —
Perte cruelle de bien des croquis. — Quelques jours encore à
B^ssassa. — Le sultan n'arrive pas. — Je quitte la Medjour-
tine. ^ Lasgorée. — Bender Gahâm. — Un chargement com-
plet 1 — Aden.
Les fêtes du hid se passent tristes et sans la moin-
dre démonstration de réjouisisance.
Seuls les Arabes, pêcheurs de requins, donnent le
spectacle de leur fantasia, danse guerrière, exécu-
tée au son de la darbouka^ accompagnée d'une
chanson criarde.
m
Les Çomalis prennent peu d'intérêt à cette fête,
bien qu'ils aient revêtu leurs plus beaux pagnes
et égorgé un mouton dans chaque famille.
La prière à la mosquée est un peu plus longue
que d'habitude.
La fiancée du sultan est la seule qui pense à
moi ce jour-là ; elle m'envoie un peu de viande, me
demandant un peu de café en échange.
Quoique bien faible, je me décide le lendemain
240 VOYAGES AU CAP DKS AROMATES
à aller visiter le dernier port des Medjourtines,
Bender Ziyâda.
Nous nous mettons en route avec Ali, à deux heu-
res de Taprés-midi. Je lui ai confié mon revolver
et n ai que mon fusil et mon sac, dans lequel je
n'ai mis absolument que ma couverture et mes
albums. Je devais cruellement me repentir d'avoir
emporté ces précieux feuillets où, trois mois durant,
j'avais tracé tant d'esquisses !
Nous traversons le lit desséché du torrent qui
coule à l'ouest de Bender Gâsem, pour continuer
ensuite a marcher pendant plus de trois heures
dans un véritable désert qui sépare la mer.
Cet espace franchi, nous atteignons un site ro-
cailleux, formé de quelques rochers effrités d'un
assez large entablement, sur lesquels se jouent une
quantité de gros lézards plats couverts de piquants.
Il nous faut une heure pour dépasser ce mau-
vais pas, et découvrir une vallée peu profonde en
contre-bas, où serpente une rivière débouchant à
notre gauche d'une gorge étroite.
Sur ses bords, au milieu de broussailles, s'élève
une seule hutte. D'après Ali, c'est une station de
pécheurs de requins ; on l'appelle Bet Noûr (mai-
son do Noûr).
Nous l'atteignons bientôt ; personne n'y habite
en ce moment; elle semble cependant toujours
prête à recevoir un voyageur. Au mur sont accro-
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 241
chées des planchettes couvertes des versets du
Coran ; quelques nattes roulées dans un coin, le
foyer est garni.
Ali me désigne à quelques pas un puits dissimulé
par des pierres et des branches où Ton peut se pro-
curer de Teau saumâtre.
J'avoue que, déjà très fatigué, je me déciderais
à passer la nuit là si malheureusement nous ne
manquions absolument de provisions, et si l'espoir
de trouver un peu de lait ne me donnait hâte d'ar-
river.
Bender Ziyâda se découpe dans le lointain, au
soleil couchant, au bout d'une grande plaine aride
comme celle que nous avons traversée. Au dire
d'Ali, il nous faudra encore trois heures de marche.
Nous n'avons pas à craindre l'obscurité, nous
sommes en pleine lune.
Nous voilà donc repartis. J'avoue que ces trois
heures de route que nous faisons encore me pa-
raissent longues.
A part la citadelle qui est blanchie à la chaux et
qui domine la ville, nous n'apercevons bientôt plus
rien ; les huttes se confondent avec le sol. Il me
semble que plus nous avançons, plus Bender Ziyâda
s'éloigne.
* A neuf heures, nous sommes aux premières cases.
Le silence le plus complet règne dans la ville. '
14
242 VOYAOBS AU GAP DGS AROMATES
Avant de nous rendre auprès du gouverneur, je
demande à Âli de frapper à la première case venue
pour avoir un peu d'eau.
Cet arrêt et le cri : t El Frenji! » (le Français),
poussés par quelques enfants, font sortir tous les
habitants des huttes voisines.
C'est sous leur escorte que nous allons sur la
place au pied de la citadelle et de la mosquée, at-
tendre le gouverneur Hadji Âddi. Il arrive bientôt,
suivi de son conseiller Hadji Âoued. Au lieu de
me serrer amicalement la main, il se campe fière-
ment devant moi et me demande avec insolence
ce que je viens faire chez lui.
Je lui réponds sur le même ton que je suis le
protégé de Noûr Osman et que j'ai le droit de cou-
rir la Medjourtine partout où ceJa me plaît; que je
suis venu le voir en curieux et en ami.
« Viens-tu chez moi avec beaucoup de cadeaux ?
dit Hadji Addi. Si oui, sois le bienvenu ; si non^
tu peux partir de suite de Bender Ziyâda. Je te dé-
fends d'écrire, de dessiner et de demander aucun
renseignement. »
Ne pouvant m'expliquer aussi durement que je le
désire, j'en laisse le soin à Ali. Je me contente de
répondre à Hadji que ses paroles grossières m'inti-
mident peu et que j'aviserai Noùr Osman de sa
manière d'être à mon égard. J'ajoute que je n'ai
peur ni de lui, ni même de vingt Çomalis réunis»
THOtS MOIS EN MBIMOURTINB 243
et que, s'il porte la main sur moi, mon revolver ou
mon fusil lui apprendront comment un Français se
fait respecter.
Un éclat de rire répond à ces paroles, et, sur un
geste du gouverneur, on me laisse seul avec \li, au
milieu de la place.
Je me soucie fort peu de passer la nuit à la belle
étoile. La fatigue d'une aussi longue course m'a
rendu la fièvre.
La situation est assez embarrassante, et nous nous
concertons avec Ali, sur la manière de nous en sor-
tir, lorsque HadjiAoued revient, accompagné d'un
Çomali qui a servi comme chauffeur à bord des
Messageries maritimes (1). Il connaît bien les Fran-
çais et engage Hadji Aoued à me donner une hos-
pitalité qui me fasse oublier la réception d'Hadji
Addi. Il traite ses concitoyens de sauvages, et me
dit d'être sans crainte, qu'il veillera sur moi pour
que rien ne m'arrive de fâcheux.
Hadji Aoued nous conduit dans un de ces ma-
gasins en pisé que les Çomalis construisent pour
abriter leurs gommes.
Sans prêter attention aux curieux qui nous
assiègent, je me suis allongé sur ma natte, harassé
(1) Les Messageries maritimes prennent à Aden des équipes de
chauffeurs noirs qui peuvent seuls faire ce service pendant la tra-
versée de la mer Rouge. Parmi eux se trouvent quelques Çomalis
de Berbera, le plus souvent des naturels de Massaouab.
2iA VOYAGES AU GAP DES AROMATES
de fatigue, lorsque Âli m'annonce la présence du
gouverneur.
A la lueur de la torche d*encens qui nous éclaire,
il se détache, dans le groupe des gens qui Tes-
cortent, comme un grand fantôme.
Je ne me suis pas dérangé et, bien qu'il me parle,
je reste étendu, faisant mine de ne pas Técouter.
Cependant au milieu des phrases qu'il échange
avec Ali, j'entends très bien qu il demande si je
veux manger.
Ce brusque changement chez cet homme m'ét.onne
assez. J'ai su qu'il était dû à l'influence de ce brave
chauffeur dont j'ai perdu le nom, et qui, le lende-
main, devait m'être bien utile.
De Teau et un rethol de dattes, voilà à quoi se bor-
nent les hbéralités d'Hadji Addi» C'était déjà beau-
coup ; je le remercie et congédie tout le monde, ne
gardant avec moi que mon protecteur qui se cou-
che bravement en travers de la porte après en avoir
assuré la fermeture
La fièvre me tourmente toute la nuit. Dès le point
du jour, je suis sur pieds, je réveille mes deux hom-
mes et vais me promener dans la ville.
La citadelle et la mosquée, toutes deux en pierres,
sont bâties sur la crête d'une petite élévation sur
les flancs de laquelle est construile Bender
Ziyâda.
TROIS MOIS EN MEDJOIIRTÎNE 245
C'est sur le versant ouest que se trouve le quar-
tier le plus vaste, les quelques magasins pour les
gommes, et le chantier de réparation des boutres,
où deux de ces embarcations se trouvent en ce mo-
ment.
Dans le bas, coule une petite rivière qui vient se
perdre dans une grande lagune. Elle sert de limite
entre le pays des Medjourtines et celui des War-
sanguélis.
Après avoir couru de tous les côtés, malgré la
défense formelle d'Hadji que je crois revenu de ses
sauvages appréhensions de la veille, je vais m'as-
seoir à Tombre d'un des boutres en chantier, et
j'esquisse rapidement une des vues de la ville.
J'étais tout entier à ce travail lorsque le gouver-
neur arrive suivi d'une dizaine de Çomalis. Sur
un geste de lui, en un clin d'œil, on m'arrache des
mains mon album, on fouille mon sac où s'en trou-
vaient d'autres avec une carte, et le tout est déchiré
devant moi. Ainsi, en quelques instants, je perdais
le travail de trois mois, une collection de croquis
qu'il devait m'étre impossible de recommencer, et
qui eussent certainement complété ceux que j'avais
expédiés sur Aden.
La colère m'aveuglait. Ali avait, par bonheur,
mon revolver et le chauffeur mon fusil. C'est peut-
être à ce seul hasard que je dois la vie, car, maître
de mes armes, je ne sais si j'aurais pu réfléchir au
14.
246 VOYAGES AU GAP DES AROMATES
danger avant de m*en être servi contre ces bar-
bares.
Une fois ses ordres exécutés, Hadji se campe
devant moi avec insolence et me demande si je
me suis figuré que ses paroles de la veille n'avaient
aucune^ valeur. Il m'ordonne en même temps de
quitter Bender Ziyâda sur-le-champ.
J'avais peu la tête à ces propos et deux grosses
larmes, je l'avoue, perlaient sur mes joues. Je
ramassais les débris de mon album où j'avais
réuni avec tant de peine tant de types d'hommes,
de femmes çomalis et d'objets usuels a leur vie.
Ali me prit par le bras, me conseillant de ne pas
rester là plus longtemps, et nous nous acheminâmes
en dehors du village. La secousse que j'avais
éprouvée, se joignant à mon extrême faiblesse, ren-
dait mon retour immédiat à Bender Gâsem impos-
sible.
•
Mon chauffeur m'offrit donc l'hospitalité chez lui,
malgré les menaces d'Hadji Addi dont il n'avait,
disait-il, nullement peur. J'y restai jusqu'à trois
heures de l'après-midi, et, après avoir pris congé
de ce brave homme, qui m'accompagna encore à
quelques kilomètres, je longeai la plage pour ren-
trer à Bender Gâsem. Mais, avant que cet endroit
maudit ne disparût à mes yeux, je traçai rapide-
ment sur un chiffon de papier échappé au massaorç
TROIS MOIS EN MED^OURTINE 247
l'esquisse des premières maisons de BenderZiyâda,
dont les silhouettes se détachaient sur le fond gris
des montagnes des Warsanguélis et de la chaîne du
cap Hadàdah.
Malgré ses promesses, le sultan et sa suite n'ar-
rivaient pas. En revanche, chaque jour, les nouvel-
les les plus fâcheuses parvenaient de Tinlérieur.
J'étais sinon découragé, du moins abattu par tous
ces contre-temps qui entravaient mes projets et
m'empêchaient d'aller jusqu'au cœur delà Medjour-
tine.
A cette situation d'esprit se joignait aussi ma
faiblesse corporelle. La fièvre, la faim, les pri-
vations me torturaient.
Il était plus sage de quitter provisoirement ce
pays. Mai» comment retraverser le golfe? Décembre
touchait à sa fin, et, quoique ayant excellent vent
pour aller jusqu'à Aden, les boutres ne se hasar-
daient pas, À cause du temps qu'il leur faudrait
pour retourner.
Ce ne fut poini sans peine que le gouverneur
«
et cet excellent Ismaël Fangassa parvinrent à dé-
cider un souri arabe à me conduire jusque chez
les Warsanguélis, à Lasgorée, port d'où partent
plus fréquemment les daous chargés de moutons à
deslinatiori de la côte opposée.
Je m'embarquai donc de Bender Gàsem, v lais-r
248 \'OYAGES AU CA.P DES AROMATES
sant mon brave Dolbohante Âli qui me fit, au mo-
ment du départ, toute sortes des démonstrations
amicales.
Bagaro était ravi. Il ne pensait qu*à sa vieille
mère aveugle qu*il allait revoir bientôt, et dansait
autour de mes bagages.
Enfin Tembarcation poussa au large et bientôt
les forts de Bender Gàseni disparurent à mes
yeux.
J*eus, je l'avoue, un moment de tristesse en quit-
tant le littoral Medjourtine.
Si j'avais vécu pendant plusieurs mois, dans un
exil véritable, loin de tout être qui pût me com-
prendre et partager mes inpressions, j'avais eu
cependant dans cette solitude, au milieu de ces
natures grossières, de véritables moments de satis-
faction. J'avais résolu ce problème de iouir sinon
de l'amitié de ces natures incultes, du moins d'une
entière liberté conquise par mes complaisances ;
liberté qui n'eut de restriction que dans quelques
circonstances fâcheuses ; mais il faut toujours faire
la part et des hommes et de leur caractère.
Le lendemain, j'étais chez les Warsanguélis, à
Lasgorée.
»î«
,^u^^^'*
.ï»o>.^^o^*'
fO^
TROIS MOIS EN MEDJOURTINE 249
Les Çomalis qui accostent le souri à la nage
me ^préviennent qu'à Bender Gahàm, à quelques
milles plus loin, un boutre était en partance, le soir
même, pour Aden !
C'était une bonne fortune, et sans jeter Tancre
nous poursuivîmes notre route.
On nous avait dit vrai.
Il fallut cependant discuter avec le capitaine pour
le prix de mon passage. Il me demanda d'abord
500 francs, puis 300; /enfîri, grâce à Bagaro et au
capitaine de mon souri qui lui èîcfîJiquèrent tout le
mécontentement que le sultan» des .Medjourtines
éprouverait de cette prétention exagérée*,' le capi-
taine n'exigea plus que'50'feancs (10 thalaris) pour
me prendre à son bord.. ' '*'- . ' -
Sur le boutre étaient pour ie nioment 625 mou-
tons entassés les uns sur les autres." On avait con-
struit à cet effet trois faux ponts en clayonnage, sans
quoi jamais pareil troupeau n'aurait pu prendre
place danscette coque.
Au dernier moment, on embarque encore 2 bœufs
et 3 chevaux !
L'équipage et les passagers formaient un total
de 65 personnes. C'était un vrai monde, et je n'ai
rien vu de plus pittoresque.
On m'installa .une couchette en dehors du boutre.
J'eus soin de bien m'attacher par la ceinture pour
que le roulis ne me donnât pas en pâture aux re-
S50 VOTAOKB AU GAP DIB AROMATES
•
quins. Au soleil couchant, l'ancre fut levée, et nous
primes bientôt, sous une allure rapide^ la route
d'Aden.
Quarante-huit heures après, j*étaisrenduà mes
compatriotes qui purent juger eux-mâmes sur ma
figure des ravages que les fatigues y avaient faits ;
mais je ne tardai pas à me remettre grâce aux
soins complaisants dont je fus si gracieusement en-
touré par eux.
Le 7 janvier 1879, FAnadyr me ramenait en
France.
Mes remerciements les plus sincères à MM. Dela-
genières, agent consulaire de France à Aden,
Bertrand, agent de la maison Morand Fabre et C**",
et César Tian, à tous mes compatriotes résidant
aussi dans cette ville, pour l'accueil sympathique
et les attentions délicates que j'ai reçus d'eux.
PHYSIONOMIE GÉNÉRALE
DU PAYS ET DE LA TRIBU
DES MEDJOURTINES
■■ » m
XI
Descriplion géographique de la Medjourtine. — Divisions terri-
toriales. — Hydrographie. — Ethnographie. •— Ofigina des
Çoraalis Medjourlines. — - Constitution politique du pays. -^
Diverses classes d'habitants. — Aspect des villes, •— Armée. —
Tactique. — Différence des dirers types de la race çoinali. -^
Mœurs des hommes et des femmes. — Enfance du Çomali. ~ La
jeune flUe. — La femme. — Costumes. — Bijoux. — Mariage.
— Respect des morts. -~ Esprit religieux. -^ Conclaslon.
La côte de la Medjourtine commence au petit port
de Bender Ziyâda (golfe d'Aden) et va finir au cap
Ras el Quel, dans Tocéan Indien qui la sépare du
territoire de la tribu des Hawea.
•s
Les tribus des Warsanguélis, Ougadins, Dolbo-
hantes, circonscrivent la province à l'ouest et au
252 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
sud, encadrant ainsi une étendue de 1,200 lieues
carrées.
Les Çoipalis divisent la Medjourtine en trois par-
ties. — Le littoral où sont toutes les villes ou hen-
deVy et les provinces ou groupes de villes, ayant
l'un Mieh, Tautre Karkar pour centre et chef-lieu,
et qui forment la région intérieure que les nomades
sillonnent de leurs camps volants.
Je n'ai pas su que Mieh fût un cantonnement
aussi important que Karkar. Au dire des naturels,
Karkar est située au pied d'une superbe et haute
colline qui porte ce nom, couverte d'une riche végé-
tation, et sur les versants de laquelle les Bédouins
se retirent avec leurs troupeaux pendant la saison
des pluies.
Les ports principaux de la Medjourtine sont, dans
le golfe d'Aden : Bender Gâsem (Bossassa) Ben-
der Khor (Bottiala), Bender Meràya, AUoûla. Il
n'y en a qu'un dans l'océan Indien ; c'est Haffoûn.
Ces ports sont les grands marchés où Arabes et
Banians viennent aux environs du Rhamadan ache-
ter les produits du pays.
Les autres petits ports intermédiaires du littoral
se rattachent, suivant leur plus ou moins de rappro-
chement, à l'un de ces grands marchés.
Un gouverneur ou cadi, deux conseillers et un
juge religieux administrent ces villes, dont le nom-
PHYSIONOMIE GÉNÉRALE 253
bre d'habitants ne dépasse pas un maximum de
1,000 à 1,500.
Ces fonctionnaires dépendent du sultan, souve-
rain absolu.
Nous verrons, d'ailleurs, plus loin quel système
gouvernemental régit le pays entier.
Le pays est couvert de hautes montagnes, qui
courent à est, sud-est, et ouest, nord-ouest, et varient
de 500 à 2,000 mètres d-altitude.
Généralement formées d'assises marmoréennes,
elles sont couvertes d'arbustes produisant les gom-
mes et l'encens. Ces arbustes poussent sans culture
aucune. Il est même parfois fort difficile de voir où
ils prennent racine, tant ils sortent étrangement
à travers les rochers. Ces arbustes croissent à toutes
les altitudes. Ceux qui couvrent les sommets de
Râs Ghenareff et de Karoma, ne sont pas situés
à moins de 1,200 mètres au-dessus du niveau de la
mer.
Le littoral est sillonné par des ravins qui vien-
nent se jeter à la mer, mais dont le lit peste dessé-
ché la plus grande partie de Tannée. En dehors de
ces ravins, on ne rencontre sur toute la côte Med-
jourtine, que cinq petits cours d'eau, tout à fait in-
signifiants; ils sont situés Tun à Bender Ziyàda,
l'autre à mi-chemiu do Bender Ziyàda et de Ben-
15
254 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
der GâsemàBet Noûr; les autres à Aboû Regabé, à
Bender Khor, à AUoûla, à Tohen. C'est auprès du
Râs el Quel que débouche le Nogal.le grand fleuve
qui arrose Tintérieur de la Medjourtine.
On trouve généralement à chaque embouchure du
lit des ravins, une grande flaque d'eau salée, prove-
nant des infiltrations de la mer ; d'autre part, le flux
et reflux se fait sentir jusqu'à quatre et cinq milles
en avant, dans les cours d'eau dont nous ve-
nons de parler, de telle sorte que l'eau est saumàtre
jusqu'à cette distance.
J'ai, dans ma carte du pays Medjourtine, marqué
par un trait bleu le tracé de l'ancien littoral de la
mer. Le sol, jonché de coraux et de puddings de
coquillages (1), indique clairement que le rivage
occupait autrefois ces positions. J'ai cru un moment,
à l'époque où je fis mes courses dans le Gebel Aïse-
ma, retrouver une trace semblable. J'avais été en-
traîné à cette supposition par la découverte de filons
de sel gemme et de quelques turitelles et autres co-
quilles; mais, rendant compte plus tard au monde
savant de ces remarques, j'ai acquis la cisrtitude, à
la suite d'observations qui m'ont été présentées,
(1) Conu5 sirialus, Conus verulosus, Strombus florsidus, Strombus
troglodyte, Oliva sufflata, Trochus virguio, Turitella lamachii,
Cyprea monela, etc.
PHY6I0N0MIB GBNERALB 255
que ceB gisements devaient être rangés dans la
classe géologique des soulèvements.
Il y a, dans les montagnes des Medjourtines, du
fer et du plomb. Il y a aussi du mercure. J'ai vu
des spécimens de ce dernier métal chez Ismael Fan-
gassa, l'Indien établi à Bender Gâsem. Les Bé-
douins rappellent bio lag, eau d'argent; à leur dire,
il existerait en assez grande quantité, et proviens
drait des suintements retenus dans les godets na--
turels formés par les rochers.
Le sol Medjourtîne ne produit aucune céréale.
Le nom d'aromatica regio que les anciens lui
avaient donné était des mieux appropriés, car il
n'y pousse pas un brin d'herbe qui ne possède un
parfum quelconque. Toutefois les olibanums et les
acacias sont les deux seuls arbres dont on s'occupe
pour la récolte des encens et des gommes.
Vers les premiers jours de mars, les Bédouins
visitent tous les arbres et font à chacun, au moyen
d'un couperet, une profonde incision ; à la fin du mois,
ils en pratiquent une nouvelle. Dans les derniers
jours de mai, eYi général, les gommes et résines ont
pris leur plus fort degré de volume et de consistance.
A ce moment, la montagne se couvre de femmes
et d'enfants qui récoltent la belle gomme dans les
paniers, laissant la qualité inférieure au pied des
arbres.
256 VOYAGES AU GAP DES AROMATES
C'est un de mes regrets de n'avoir pu consacrer
mes loisirs à Tétude approfondie de la faune et de
la flore. Le but de mon voyage était tout autre que
celui d'une expédition scientifique et j'ai dû m'atta-
cher seulement aux observations qui le motivaient.
Il me serait donc difficile de donner les noms
génériques des espèces d'oiseaux ou d'animaux
que j'ai rencontrés.
En dehors des animaux domestiques^ boeufs, chè-
vres, moutons, chameaux, je me bornerai à signa-
ler une quantité incroyable de singes de belle taille
qui vivent dans les montagnes de Merâya. Je puis
sans exagération estimer à 500 et 600 le nombre
de ces animaux. En outre, gazelles, chacals, hyè-
nes, etc., pullulent dans le pays. Je citerai aussi
une sorte de rat très court de corps et portant sur
le nez une longue excroissance terminée comme un
groin de cochon. On a ri du « rat à trompe », mais
celui-là ne pourrait être vraiment mieux désigné ;
plusieurs voyageurs ont, paraît-il, également ren-
contré des rats de cette espèce sur d'autres points
de l'Afrique {Macrocelydes Rozetti^ Rbyncochion).
Les Çomalis ont leur histoire. D'après leurs tra-
ditions, ils descendent de Jabarti ben Ismaïl, fils
d'une noble famille d' Ashem, lequel, allant se battre
PHYSIONOMIE GÉNÉRALE 257
contre des révoltés de son pays, fut poussé par les
vents contraires et jeté sur la côte d'Afrique. Re-
cueilli et abrité par un pécheur de cette tribu, il ne
tarda pas, sur ses instances mêmes, à épouser la (illé
de ce dernier. Peu de temps après, ses descendants
expulsaient les habitants primitifs de ces parages
et devenaient seuls maîtres du sol.
Jabarti a laissé un autre nom à la Medjourtine que
les naturels emploient parfois ; c'est celui de Daroud.
Il existe encore à la Mecque quelques maisons
que les Çomalis qui vont en pèlerinage au tombeau
du Prophète, affectent de montrer comme leur pro-
priété, prétendant qu'elles ont été bâties par leurs
aïeux. Ils rappellent avec orgueil qu'autrefois, ils
étaient Gallas (1) et semblent ne pas avouer volon-
tiers leur origine arabe.
Ils connaissent très bien la généalogie des diffé-
rentes familles de sultans qui ont régné jusqu a ce
jour sur leur pays.
Rien ne se rapproche plus de notre ancien sys-
tème féodal que la constitution politique, si je puis
m'exprimer ainsi, qui régit le pays Çomali. C'est
une des observations qui m'ont le plus frappé. J'ai
(1) Les Gallas habitent du versant sud de rAbyssinie jusqu'en
haut du Dgoub. C'est, d'après les quelques types qu'on en connaît,
la plus belle race africaine, mais aussi la plus redoutable. Per-
sonne jusqu'ici n'a osé se risquer dans leur pays pas plus que
dans rintérieur du pays Çomali.
258 ^0YA6ES AU CAP DES AROMATES
également retrouvé dans les institutions de ce pays,
non s!ins quelque étonnement, des dispositions rap^
pelant absolument nos lois de vendémiaire an IV
qui rendent les communes responsables des délits
individuels.
Actuellement, un jeune sultan, en tut elle jusqu'à
sa majorité, gouverne le pays. Il est entouré d'un
conseil dont les membres sont tous de sa famille.
A sa voix obéissent tous ses sujets ; mais il n'im-
pose pas sa volonté. Elle se commente dans des
assemblées générales où chacun est libre de prendre
la parole, d'émettre son avis ; on l'écoute religieu-
sement et l'on délibère ensuite.
De ce sultan suzerain relèvent les cadis ou gou-
verneurs des villes. Eux-mêmes, je Tai dit, ont deux
conseillers ou adjoints et un juge religieux comme
assesseurs. Ce petit aréopage discute préalablement
les affaires de la municipalité avant de les porter à
la décision du conseil des ministres; qu'on me
passe ces termes peut-être un peu ambitieux, puis-
que nous sommes chez des barbares : il n'y en a
pas d'autres pour désigner les diverses autorités
qui détiennent et exercent le pouvoir.
La race Çomali se divise en deux sortes : la
classe riche composée des Çomalis négociants tra-
fiquant sur les ports de la côte; la classe pauvre
dont les membres s'appellent génériquement du
PHYSIONOMIE GÉNÉRALE 259
nom de Bédouins, vivant dans les montagnes
avec leurs troupeaux. Les Bédouins sont en quel-
que sorte les serfs de la classe riche; ce sont eux
qui récoltent les gommes et autres produits des pro-
priétés qui lui appartiennent. Je dis « propriété »,
car la propriété existe dans la Medjourtihe; elle est
parfaitement délimitée pour chacun, et frappée de
contributions dues au sultan. Les peines les plus
sévères atteindraient ceux qui seraient pris en fla-
grant délit de maraude dans les récoltes d'autrui.
J'ai décrit chacune des villes que j'ai visitées ;
toutes se ressemblent ; ce sont des amas de huttes
en chaume ou en peaux, autour de fortins ou cita-
delles en pisé, bâties tout à fait sur le modèle de
nos fortifications primitives. Ces fortins manquent
absolument de solidité, exposés qu'ils sont à être
détrempés par les pluies torrentielles et à se lé-
zarder ensuite sous l'action de la chaleur qui suc-
cède presque toujours immédiatement à ces sortes
de déluges. La forteresse çomali est munie de
tous les accessoires de défense dont nos guerriers
se servaient jadis à l'époque où la lance et les
flèches étaient nos seules armes de combat.
En dehors de ces constructions et des mosquées,
on ne rencontre dans les villes Medjourlines que de
grands hangars où l'on enferme les gommes pour
les abriter après la récolte ; tout le reste des habi-
260 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
tations du village est en bois ou en paille ; aucun
alignement n'est observé pour les rues.
Bender Khor est bien la ville la plus curieuse
sous ce rapport.
Les armes du Çomali sont les lances (warinô)^
le bouclier (gachan)^ le sabre (bélaoui), la massue
{madag)y Tare et les flèches {gahoiÔ), la fronde. Sui-
vant son armement, le guerrier prend sa place dans
telle ou telle compagnie.
L'ordre de combat est le suivant : les lanciers
forment le premier rang, les archers le second ,
quant aux frondeurs, ils sont dispersés en tirailleurs
sur les flancs, avec les quelques guerriers assez
rares, armés de fusils.
Ainsi rangées, les deux armées ennemies mar-
chent Tune sur l'autre ; elles essuyent d'abord le
feu et les pierres des frondeurs et des tirailleurs;
puis, arrivées à portée, les guerriers se battent au
moyen de leurs lances qui sont de deux espèces. Les
unes, assez courtes, s'envoient comme des javelots;
ce sont les premières employées ; les autres, beau-
coup plus longues, sont gardées en main et les guer-
riers les réservent pour se battre de près. Tout en
faisant usage de leurs armes, les combattants conti-
nuent toujours leur marche en avant, se servant
pour la riposte des javelots qui leur sont lancés du
camp opposé et qu'ils ramassent au fur et à mesure.
PHYSIONOMIE GÉNÉRALE 261
Puis, lorsqu'ils se trouvent à quelques mètres les
uns des autres, ils se précipitent et se prennent
corps à corps ; c'est alors que le bélaoui fait son
office, ainsi que la massue.
Il n'y a pas de quartier pour un ennemi à terre,
et chacune des armées emporte ses morts du champ
de bataille.
En ce qui concerne les impôts, le Çomali pro-
priétaire est le seul qui paye une redevance au
sultan.
Les provisions, les dépenses, comme aussi les
impôts de guerre, sont soldés par le aschour prélevé
sur le trafiquant étranger. Je n'insiste pas sur celte
question du aschour^ qui sera traitée dans le cha-
pitre de statistique affecté spécialement aux res-
sources commerciales du pays et aux lois qui en
régissent l'échange.
Le type Medjourtine est à coup sûr le type le plus
pur de la race çomali. Cette tribu peut en effet être
considérée comme la véritable souche de toutes les
autres.
Le Çomali pur sang, si je puis me servir de cette
expression, a le nez légèrement busqué, la lèvre peu
lippue, les cheveux crépus et généralement longs. On
dirait un beau sujet européen, dont la peau serait
noire.
• Les divers croisements de ce type avec les tribus
15.
262 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
voisines se reconnaissent fort aisément ; le croisé
de Dolbohanle et de Medjourtine, par exemple, a
les cheveux crépus et courts, le nez un peu épaté,
la lèvre lippue ; et plus on se rapproche vers le sud,
plus ces caractères signalétîques du nez et de la
lèvre s'accentuent.
Le type de la femme présente les mômes parti-
cularités lorsqu'il est pur de tout mélange; les
mêmes vari^re§^^SB^î|[^î^^ produit des croise-
ments. i vi^-^^:^iJ ^'^K^^^ ':
Les Medjourtines sont grands^ et bien faits; leur
corps est généralement couvert de cicatrices qui
accusent leiîCîViè>t;a«îjourS'mîii'tante. Leur démarche
pleine de noblesse, Jeurattit «de flère ont un carac-
tère vraiment imposant.
On trouve parmi eux peu dlestropiés. Cela tient,
je crois, à leur enfance un peu rude, et surtout à
ce que, comme je l'ai dit, leurs combats acharnés
ne connaissent pas de quartiers, à ce que tout
ennemi qui tombe est impitoyablement achevé.
Le Medjourtine riverain est coquet dans sa mise;
drapé dans son grand pagne blanc qu'il ramène sur
sa tète ; son bâton ou sa lance à la main, il affecte
une -allure toujours provoquante et qui respire la
vanité.
Le Bédouin de l'intérieur, au contraire, porte
l'empreinte sur son visage et sur son vêtement des
souffrances de son existence rude et sauvage ; mais
THE NEW YORK
PUIUCLIBRARY
ASTOn, LENOX AN»
TILDEN FOUN DATIONS
mf
physionomie' générale 263
rinsolence perce néanmoins aussi sous ses haillons
jaunis par la terre sur laquelle il repose.
Les mœurs çomalis sont des plus austères : vêtus
avec là plus grande décence, hommes et femmes,
celles-ci le visage découvert, se traitent mutuelle-
ment avec beaucoup de déférence et de respect.
C'est ainsi qu*à Merâya, les femmes font leurs ablu-
tions dans une lagune, en dehors du village, tandis
que les hommes procèdent aux leurs 4 Textrémité
opposée de la ville»
Le Çomali est paresseux de son naturel. Il passe
la majeure partie de la journée sans rien faire, mar -
mettant son chapelet. Sa principale occupation con-
sisle à remplir rigoureusement les prescriptions de
la loi rehgieuse de Mahomet, c'est-à-dire à aller à la
mosquée cinq fois par jour. Très peu d'indigènes
s'attachent à un travail suivi.
Il n'en est pas de même des femmes; toute la
journée, elles tressent des nattes, ou se livrent aux
soins du ménage; ce sont elles qui vont chercher
Feau, le bois, etc. Malgré cela, leur condition est de
beaucoup préférable à celle des femmes arabes. Elles
sont d'abord seules maîtresses, car le Çomali, quoi-
quepolygame, n'a jamais qu'unefemme aveclui, sous
le même toit. Elles peuvent en outre aller et venir en
toute liberté, sans être le moins du monde inquiétées
par leurs maris ou par leurs parents. Aussi ne se
2()4 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
privent- elles pas de tenir leurs petits c clubs » où
Ton commère sur tout ce qui se passe dans le village.
J'avais toujours de semblables conférences établies
dans le voisinage de ma case, et j'y ai entendu pas
mal d'indiscrétions conjugales fort drolatiques. Mais
pendant tous ces bavardages, les doigts travaillent
et les nattes se tressent sans relâche. Ces groupes
de femmes travaillant me rappelaient tout à fait nos
faiseuses d'escouriins en Provence.
A peine le Çomali est-il sevré que sa mère ne
s'en occupe pour ainsi dire plus.
Elle le laisse se traîner sur le sable, exposé au
soleil qui darde ses rayons sur le petit être, réchauf-
fant et fortifiant son corps, et accélérant sa crois-
sance.
Dès qu'il peut courir et se servir de ses mains,
Tenfant accuse tous les instincts de sa race. Il
se confectionne de petits arcs, des flèches, des
lances ; avec une planche et un lambeau de toile, il
simule un petit boutre qu'il fait voguer sur les
flaques d'eau laissées par la marée basse ou par les
pluies.
D'humeur très batailleuse, il est constamment en
querelles, et témoigne de bonne heure son antipathie
pour les enfants arabes ou banians.
Adolescent, il s'arme sérieusement; ses jeux
deviennent de véritables exercices où il mesure ses
PHYSIONOMIE GÉNÉRALE 265
forces et son adresse avec des rivaux, toujours
jaloux de se montrer supérieur à eux.
Il monte à cheval sans selle ni bride, fait de
longues marches, se rompt à la fatigue, en un mot
complète l'éducation physique qui lui sera néces-
saire pour être admis utilement au nombre des
guerriers, et défendre son pays quand les nécessités
l'exigeront.
 cet âge, la danse est Tamusement favori du
jeune Çomali.
La jeune fille vit auprès de sa mère, qu'elle ne
quitte pas; elle ne prend part à aucune fête et sort
peu. Un signe particulier la distingue de la femme
mariée : elle a les cheveux tressés finement et tom-
bant sur les épaules, le front ceint d'une bandelette
rouge. La femme, au contraire, porte les cheveux
crêpés et emprisonnés dans une coiffe nouée derrière
la tète.
Le Çomali ne porte comme bijou qu'une bague ;
à son cou pend une amulette, sachet en cuir con-
terîant un verset du Coran, et maintenu par deux
boules d'ambre jaune ou macaouï,
La femme ou la jeune fille porte des parures en
argent, qui sont peut-être les traces les plus
curieuses et les plus probantes de l'occupation
ancienne, que l'on puisse retrouver dans cette région
de l'Afrique.
266 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
Ces parures sont : les célancils ou boucles d'o-
reilles avec la csttena qui les réunit en passant sous
la gorge; le couled, autre sorte déboucles d'oreilles,
en forme de point d'interrogation et se terminant en
poire; celles-là s'accrochent au lobe supérieur;
enfin le catoun ou bague.
La femme et la jeune fille çomalis portent aussi
des perles en collier, ou bien encore une grande
plaque d'argent garnie de morceaux d'ambre ; mais
ce dernier bijou a un caractère tout â fait arabe,
tandis que les boucles d'oreilles que nous venons
de décrire ressemblent absolument aux bijoux
découverts chaque jour dans les fouilles des monu-
ments romains, grecs et égyptiens.
Non seulement les bijoux, mais encore le costume
de la femme rappelle cette époque, et, j'avoue,
pour ma part, n'avoir rien vu déplus étrange qu'une
de ces beautés orientales, : — car ce sont de vraies
beautés — gracieusement drapée dans sa robe
blanche ou rouge, dont un côté, agrafé sur l'épaule
gauche, laisse le bras et le sein droits à découvert.
Le Çomali est jaloux de sa femme plutôt par
orgueil que par affection : l'aventure tragique dont
j'ai été témoin et que j'ai rapportée plus haut prouve
en tous cas avec quelle férocité il se vcngo sur elle
du délit d'adultère.
J'aurais vivement désiré, pendant mon séjour en
PHYSIONOMIE GÉNÉRALE 267
Medjourtine, assister à un mariage. Je n'ai pas eu
cette bonne fortune, et ne puis dire comment se
passe cette cérémonie. J*ai, cependant, joui du spec-
tacle assez curieux des fiançailles d'une fille de
Bender Khor avec un Warsariguéli.
Ce dernier arriva, suivi- de quelques compagnons,
chez le père de la jeune fille. Il avait, pour la cir-
constance, mis dans sa toilette la plus grande
recherche.
Toute la famille, exceipté la jeune fille, l'attendait
rangée en demi-cercle devant la porte de la case.
Âpres réchange des salutations d'usage, Tun des
compagnons du Warsanguéli entama directement le
marché avec le père, et, une fois l'accord fait sur le
nombre de piastres et de chameaux demandés au
fiar.cé, la jeune fille parut et vint prendre place à
côté de ce dernier. On apporta le café et un peu de
maïs grillé ; et ces légères agapes consacrèrent le
contrat.
Le soir, le jeune Warsanguéli repartit pour aller
chercher la dot, laissant deux de ses compagnons
garants du marché.
Musulman fanatique, le Çomali a le plus grand
respect pour les morts.
Les cimetières sont généralement au milieu des
villes ou villages auprès tics mosquées, et personne
ne les traverse sans motif.
268 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
Une simple pierre levée indique la place d une
tombe ordinaire.
Un tumulus, au contraire, s*élève à l'endroit où
repose un guerrier mort au combat.
Chaque fois qu'on prend les armes, je Tai déjà
dit, l'armée, en quittant la ville, défile devant les
tombes de ces défenseurs de la patrie ; en même
temps, les guerriers poussent alors des cris, des
imprécations, adressent des vœux et des prières à
leurs anciens compagnons d'armes ; puis, sur le point
de s'éloigner, tirent quelques coups de fusil, ou
décocRent sur le champ des morts une flèche ou un
javelot qu'ils ne vont y ramasser que plus tard.
J'ai rencontré, dans mes courses sur les chemins,
en caravane, de grands tumuli formés seulement
de tas de pierres. D'après la version des naturels
du pays qui me servaient de guides, ce seraient de
simples amas faits par les Bédouins eux-mêmes
pour débarrasser les routes. Mais je n'ai pu m'em-
pécher de remarquer que ces tumuli énormes
avoisinent presque toujours un cimetière ou un
mosquit^ grand rond, dont le sol est parfaitement
nettoyé et sur lequel le nomade vient étaler son
messagid et faire sa prière. Ces tumuli servi-
raient-ils de points de repère ? marquent-ils les
distances ? ou bien encore seraient-ce des monu-
ments primitifs élevés a la mémoire des morts ?
PHYSIONOMIE GÉNÉRALE 869
Tels sont, esquissés à grands traits, la physionomie
de peuple çomali et l'état exact de sa civilisation.
^ En somme, la réputation de férocité et de cruauté
qu'on lui a faite est peu méritée. 11 est plutôt mé-
fiant, jaloux de sa liberté que mauvais; mais, en
revanche, je crois qu'il a du fond.
Pénétrez chez ce peuple en respectant ses institu-
tions, donnez-lui l'assurance que vous n'avez aucune
vue de conquête, et vous arriverez sinon à vous
assurer son amitié et son dévouement, du moins à
nouer avec lui des relations sûres, qui vous per-
mettront de donner un débouché aux richesses des
contrées, à en étendre l'exploitation et, par là même,
à faire pénétrer la civilisation pacifique du vieux
monde dans ce coin presque ignoré du continent
africain.
STATISTIQUE COMMERCIALE
Ports visités oH j*ai puisé mes renseigtiements. -^ Marchés Med-
jourtines. — Marchés extérieurs. — Marchandises d'exporlatioD
et d'importation. — Classification. — Productions du sol non
cotées. — Poids et mesures. — Négociants arabes et banians
déjà établis en 1878. — Çomalis revendeurs; chefs de caravane.
— Boutres Medjourtines faisant le cabotage. — Leurs proprié-
taires. — Statistique des récoltes. — Trafic des comptoirs.
Il n*est point facile d'obtenir dans ces pays des
notes précises sur rimportation ou Texportation,
d'autant qu'il n'y a aucun contrôle de douane établi
et que l'impôt perçu sur les Banians ou Arabes ache-
teurs, varie de 2 1/2 à 6 0/0, sans écriture aucune
constatant les entrées ou sorties.
Les chiffres ci-joints sont les moyennes des ob-
servations recueillies pour les produits dont j'ai pu
évaluer les quantités et les cours; à côté de ces
produits, se trouvent d'autres richesses dont on
pourrait avoir le chiffre bien exact d'arrivage, sans
la méfiance innée chez les Çomalis et sans la
réserve des trafiquants bien facile à comprendre.
Une station de 40 jours à Merâya, pendant la-
272 VOYAGES AU GAP DES AROMATES
quelle j'ai visité à différentes reprises les ports de
Bender Felek, Guesli et Guersa, me permit d'a-
voir de premiers documents, erronés ou incomplets,
tant à cause du trouble des esprits agités par la
guerre contre Alloûla, que des préventions que
Ton avait contre moi dans les conditions où j'arri-
vais, dépourvu de toute marchandise d'échange.
Je quittai cette ville pour aller à Gandala et Ben-
der Khor, où, déjà rompu un peu a la langue çomali,
je pus écouter et voir par moi-môme, assez pour
corriger différentes erreurs dans mes observations
précédentes. •
Borah, Bender Gâsem, Bender Baad, Aboû Re-
gabé, Bender Ziyàda complétèrent mes notes.
Je ne me suis point borné à l'étude seule des pro-
duits du pays achetés par les Arabes ou Banians.
J'ai recueilli les spécimens de bien d'autres produits
dont le Çomali ne sait point tirer parti.
Le peuple chez lequel j'ai vécu ignore ce que
c'est que l'hospitalité désintéressée, ce que c'est
même que la reconnaissance. Il est fier et inso-
lent dans sa misère, mais, au point de vue de la sér
curité personnelle, il n'y a, je crois, rien à craindre
de lui. De môme, une fois en relations avec le
Çomali, on reconnaît en lui le respect de la pro-
priété; il importe d'avoir la force de caractère
suffisante pour ne point céder à ses importunités.
STATISTIQUE COMMERCIALE 273
Alloûla, Merâya, Bender Khor, et Bender Gâ-
sem sont les quatre points medjourtines importants
du golfe d'Aden; c'est par Haffoûn que débouchent
les produits sur la .côte orientale. Tant qu' Alloûla
continuera, comme elle fait aujourd'hui, à lutter
contre* le sultan, son commerce, autrefois très im-
portant, deviendra complètement insignifiant, et la
moindre tentative d'un comptoir sur ce point fer-
merait à ses agents tous les autres ports en com-
promettant sérieusement leurs intérêts.
Bender Felek, Guesli, Guersa et Râs Orbe ou
Dourbo, rayonnent sur Merâya. Gandala est un
débarcadère de Bender Khor ou Bottiala.
Borah, Aboû Regabé, Bender Baad et Bender
Ziyâda rayonnent sur Bender Gàsem ou Bossassa.
C'est surtout sur ce dernier port qu'arrivent les
caravanes des Dolbohantes et Ougadines, n'appor-
tant d'autres marchandises que des plumes d'autru-
ches et de récaille de tortue de terre.
Les caravanes venanfde Karkar, c'est-à-dire du
cœur de la Medjourtine ou de l'intérieur, se diri-
gent tant sur Bender Gàsem que sur Borah, Aboû
Regabé, etc., suivant le plus ou moins de proximité
de ces ports.
Les acheteurs arabes ou banians stationnent sur-
tout à Alloûla, Merâya, Bender Khor, et Bender-
Gàsem ; et, de là, au moyen des boutres cjui font le
274 VOYAGES AU GAP DBS AROMATES
cabotage, ou bien encore par terre, ils envoient leurs
agents sur les points de moindre importance, leur
donnant peu de marchandises à la fois, et les tenant
toujours au courant des prix auxquels ils achètent
les arrivages ; faisant quelquefois la hausse ou la
baisse pour certains articles, suivant la facilité d'é-
coulement qu'ils prévoient.
Macalla et Chiere, Âden, Djeddah et Bombay
sont les ports où ils expédient leurs achats ; quel-
quefois même les Çomalia les y portent eux-mêmes,
mais bien rarement.
Les prix de vente où d'achat subissent peu de
fluctuations. Cependant^ à Bender Khor et à Ben4er
Gâsem, les Banians ou Arabes se disputent parfois
les arrivages ; sans qu'il y ait jamais toutefois
beaucoup de surenchère sur les prix courants.
Ils opèrent parfois au moyen de pisteurs ; mais,
en général, comme il y a longtemps que les facto-
reries sont établies, elles ont une espèce de clien-
tèle, et les caravanes vont droit à leur porte.
Il faudrait peu de choses pour les détourner si
tous ces musulmans, se soutenant entre eux, ne
respectaient leurs clientèles respectives comme
une sorte de propriété.
Ne croyez point que la présence des Européens
les gène le moins du monde. Au contraire, ils la
désirent, comme à Bombay, comme à Zanzibar* sa-
/
THE NEW YQKVr \
PDBUCLI3RARY
ÀSTOR, LENOX ANk
TILSEN FOUNDATIOMS
à
,t\
1}
STATISTIQUE GOMMËRGIALB 275
chant quelle activité ils apporteraient au commerce ;
le lendemain de leur établissement sur la côte
Çomali, tous ces Indiens ou Banians se transforme-
raient en courtiers ou revendeurs, et ce ne serait
pas le plus mauvais côté, de la chose.
Le Bédouin de l'intérieur vend pour subvenir à
sa nourriture et non poun thésauriser. Je ne l'ai
point vu-, au cours de mes observations, emporter
un seul thalari (1); s'il reçoit quelque argent de Tun
des doukans ou comptoirs, c'est pour aller à un
autre acheter un article qu'il n'a pu avoir dans
celui-là.
En revanche, le Çomali, commerçant de la côte,
qui devient revendeur, vend à deux îins, pour sa
nourriture et pour thésauriser.
L'Arabe, ou l'Indien, ne va pas au devant de ce
dernier genre de vendeurs. Il les voit venir, sa-
chant bien que,d*tin moment à Tautre, il faudra
qu'ils fassent des offres pour se débarrasser de leurs
gommes ou des autres produits qu'ils ont en maga-
sin : il s'attache surtout à la cueillette et aux ar-
rivages qui lui offrent des opérations plus lucra-
tives.
(1) Le thalari a une valeur qui varie suivant cours entre 4 fr. 85 c.
et 5 francs. Cette monnaie ft'appée exclusivement à Trieste, par
une maison qui a un monopole de fabrication, a cours sur toute
la côte orientale d'Afrique, dans U golfe Persique et en Arabie.
276 VOYAGES AU GAP DES AROMATES
Les marchandises d'exporlaiion sont : la gomme,
les encens, la myrrhe, le maïdi, les nacres, les per-
les, les plumes d'autruches, Tellan (indigo) Té-
caille, et le bétail, comprenant: moutons, chèvres,
bœufs et chevaux ; il y a encore le suhack ou beurre
fondu.
Celles d'importation : riz de Bombay, dattes,
toiles américaines, moutama, perles, ambres, et
un peu de quincaillerie.
La gomme ou bnhiik toujours vendue en sortes,
porte le nom d'cwkohib.
Au triage, on lui trouve parfois mélangé en pe-
tite quantité d'autres espèces qui font poids dans
la balance, ce sont le hahak euddé et le habnk
follahi dont j^ parlerai plus bas.
L'encens ou liihan vendu en sortes porte le nom
de beïho . Le saphi, ou triage, le divise en trois
qualités.'La première, façous, la deuxième, nagoua,
la troisième, medjigeL
Lesaphi^ou triage, se fait dans les JowAa/Js, quand
les arrivages ne sont point trop considérables, au
moyen des femmes ou des enfants, payés environ
un demi-shelling par jour, soit 1/4 de thalari.
C'est un prix à établir dès le commencement de
la saison pour avoir toujours une escouade à ses
ordres.
La myn*he n a qu'une qualité, mais il faut se
méfier d'y trouver mélangée la fausse myrrhe do
STATISTIQUE COMMERCIALE 277
même couleur, mais d'odeur plus forte, que l'Arabe
appelle addi. Il est facile de reconnaître cette der-
nière, qui semble toujours huileuse.
Le maïdi, qu'on appelle en France gomme elemi,
est une espèce d'encens en grandes larmes blan-
châtres. Il supporte les mêmes divisions que l!en-
cens, et les acheteurs s'attachent surtout à conser-
ver ces larmes intactes pour donner plus de valeur
à leur marchandise.
Les nacres (sadaf)^ sont de deux dimensions,
grandes ou petites (koubar, séffhir) ; elles ne sont
vendues qu'avec tout leur éclat et non piquées.
Les plumes d'autruches, grandes ou petites, sont
divisées en blanches, noires, grises et rougeâtres,
et vendues au poids.
L'indigo ou ellan a deux qualités : la première ne
comprend que des feuilles, la seconde, presque moi-
tié feuilles, moitié branches. On voit peu de cette
dernière qualité sur les marchés et on n'en fait aucun
triage, à cause de l'urticaire désagréable produite
par le contact de cette plante avec 1&, peau.
 côté de tous ces produits en cours d'exporta-
tion s'en trouvent d'autres qui pourraient avoir leur
débouché; ce sont : ïeuddé et le babak follala;
le bôOy espèce de chanvre dont le fruit donne une
sorte de coton.
16
278 VOTA0U AU GAP DSft AROMATES
Le alet ou mourooud , gomme grise, d'un parfum
exquis semblable à celui de 1* ambre.
Le riddi ou fausse myrrhe dont le bois odorifé-
rant se mélange avec le bois de djirmeh^ qui res-
semble beaucoup comme odeur, quand on le brûle,
aux pastilles du sérail.
Le fallah'fallah, écorce résineuse que l'on brûle»
connue des Arabes sous le nom de babak droun^
parfum particulier.
Le assel^ écorce pour tanner le cuir et le teindre
en marron.
Le daar, teinture violette.
Enfin, à côté de ces productions, le sol offre encore
du sèl gemme, du fer, du plomb et, au dire des
Bédouins, du mercure {bio lag)^ eau d'argent ; avoi-
sinantle littoral, enfin, des montagnes de guano; et
bien d'autres richesses sans doute qui ont dû
échapper âmes observations.
Les cuirs sont peu abondants chez les Medjour-
tines et suffisent à peine à la confection des chaus--
sures, des outres et autres objets de première né-'
cessité chez eux .
Malgré cela, de leur dire même, ils consentiraient
volontiers à s'en défaire contre des produits ouvrés,
et c'est ce qui se fait sur une petite échelle à Bender-
Gâsem.
STATISTIQUE COMMERCIALE 279
' ' ' — ■^—^ — — ^ ■ ■ I -■■ ■ I I ■ ■ -- —
Les poids usités se rapportent tous au réthol
qui équivaut à 453 grammes.
20 rethols = 1 frazella
5 frazellas = 1 handar
3 handars = 1 bohar.
Le bohar équivaut, d'après ce calcul, à 135 kilo-
grammes 900 grammes.
Ces poids sont tous en pierre et, généralement,
les pesages se font en public, devant les vendeurs,
pour éviter toute contestation. Il est à remarquer
cependant que, d'une façon ou d'une autre, la balance
penche toujours en faveur de lacheteur arabe ou
banian.
La frazelhy dite de Merâya, qui, chez les Med-
jourtines, vaut 20 rethols, en vaut 8 chez les War-
sanguélis, tribu voisine ; donc, le rethol, chez ces
derniers, vaut 2 rethols 1/2 de Merâya.
A Macalla, marché d'Arabie, au contraire, la
frazella vaut 40 rethols; donc 1 rethol Merâya
vaut 2 rethols Macalla.
A Àden, quelques marchandises de la côte sont
achetées à la frazella de 32 rethols.
Les mesures de capacité sont au nombre de deux
seulement :
Pour le riz, le moutama et autres grains : le goursi .
Un goursi de riz équivaut à 1 rethol.
280 VOYAGES AU CAP DBS AROMATES
La graisse se vend par rhouddha ou mesure de
14 réthols environ.
Lorsque les gommes arrivent, elles sont contenues
dans toute espèce de récipients : sacs, paniers,
etc. Elles sont emballées pour Texportation dans
des gonies en paille de un handar environ ; le
prix ordinaire de cette sorte de sacs est de 8 pour
1 thalari.
La paille qui sert à les confectionner est la même
que celle dont les Çomalis font leurs nattes ; elle
a une certaine valeur et se vend au poids.
Elle a atteint sur le marché de Macalla jusqu'à
â thalaris 1/2 la frazella.
Le transport des marchandises de la plage aux
boutres, et du comptoir aux boutres, est un prix
conventionn.el à établir; et, comme pour les trieuses,
dès son arrivée, le Banian s*assure ses porteurs et
ses bateliers pour la saison au moyen d'un prix
convenu.
Négociants arabes ou banians établis en Med-
JOURTINE SUR LE GOLFE D*AdEN (AnNÉE 1878).
Ismaêl Fangassa, Mohamed,
Calfah, Massir, Ali ben Char,
Bender Gâsem ^ Cher Amid, Hamed Ali, AbdaUah,
Mohamed Yésim Ali, Baraji,
Aoued, Hamed ben Addi.
STATISTIQUE COMMERCIALE 281
xg . ( Rabbia beii Salem, Cher Omar, AU
Merâya < *
' ( ben Char, Saïd bén Saïd.
/ Saïd Hamed, Salem Outour,
Bender Khor < Ali Babaoui, Hamed,
( Mohamed.
Alloûla (1).
Les Arabes ou Banians établis dans les autres
petits ports ne sont que des agents secondaires de
ces comptoirs. Ce sont :
4 o 1 rr- 3 j ( Mohamed ben Salem,
A Bender Ziyâda...< .,,„,,., , ^,,
( Abdallah Mohamed, Zebani.
^ ■ ® > Arabes de Bender Gâsem.
Bender Baad. ...j
A Borah : Yésim Ali.
A Gaudalu: Mohamel ben Gebel.
Principaux Çomalis revendeurs :
r» j ry. Aj f Hadji Aoued,
Bender Ziyâda { „ ,.. .|.
( Hadji Ah.
Bender Gâsem | . '
( Hadji Goudah.
Aboû Regabé ( Hadji Sala,
Bender Baad ( Berghel, Mohamed Gouddou.
Hadji Mohamed,
Gandala { Addi,
Sementar Osman.
(1) La guerre actuelle a empc^ch^ les acheteurs de trafiquer
avec ce port.
16.
282 VOYAGES AU GAP DIS AROMATES
jS.
Ghiroa Osman,
Bender Khor { Farah,
Esmérihé.
OA n^v.ji ( Maïeis Belal,
( Yousouf Ah.
Edris Ebnou Mahmoud;
-- . . Ismaêl Yousouf,
i Yousouf Aliencar.
\ Mohamed Ghiroa.
/^ A i-i 1. ( Yousouf Addi Gouled, .
Guersa etGuesli.J,, •
( Yoar.
r, , ,:, 1 , i Hamed Mahmoud,
Bender Felek )
{ Osman Samber.
I Mohamed Béni Assen,
Mohamed Béni Ali,
Yousouf Ali.
RAs Haffoûn Sementar Ougarien.
BOUTRES COMMERÇANTS DES MeDJOURTINES,
leurs différents ports et leurs propriétaires.
Hadji Aoued^
Bender ZiyAda . . • .{ Raleh,
Shermaka.
Sal Gâsem^
Bender Gâsem 1 Farah Ismafil.
Hamed Mohamed (i),
Mohamed Goudah.
Ismaêl Osman,
\K A ( Ism
'''''^' ichi
ir Omar (1).
(1) Boutres appartenant à de9 Arabes venaqt chaque annéd.
STATISTIQUE COMMERCIALE
288
IYousouf Gouled,
Yousouf Elieh,
Yousouf Adda Mohamed.
{Osman Mahmoud»
Osman Assen (4 brûlés par AlIoûJa.)
i Yousouf Ali,
Mohamed Béni Assen,
Mohamed Béni Ali.
/ Sementar Ougarien,
AliOuged,
Ali Assen Diaraleh,
Mohamed Sebed,
FTaffoûn .^ Yousouf Gouled,
Sementar Moussa,
Goulôd Onaïs,
Garab Sareh.
Statistique des récoltes annuelles de eomme» et
Eneemiy établie sur la moyenne des chiffres recueillis
sur la côte Medjourtine :
Bender Ziyâda ...... 250 bohars
BenderGâsem 1200 »
Aboû Régabé ) 900 »
Bender Baad j
Borah . 300 »
Gandala 500 »
Bender Khor .1000 »
Ras Orbe . 250 »
Merâya 1500 »
Guersi 200 »
Gucsli ^00 »
Benùor Fck'k 700 »
Alloûla IQQQ »
Total, , , . 8200 bohars
284 VOYAGES AU CAP DES AROMATES
Soit environ 1200 tonnes, chifire que Ton peut, sans
exagérer, porter à 2000, les années de belle lécolte.
La Myrrlte n'arrive que sur deux points du golfe
d'Aden:
Bender Gâsem 30 bohars.
Borah 3 »
A Haffoûn, il s'en est écoulé, en 1877, 25 bohars.
Les Plumes d'autruelte n'arrivent qu'à Bender
Gâsem, elles donnent une moyenne de :
Blanches 50 rethols
Noires 150 »
Grises 300 »
Total. . . 500 rethols.
Ce chiffre ne me paraît nullement exagéré. J'ai vu, de
mes propres yeux, chez un Indien de cette ville, 4 ballots
de plumes de 2 frazellas chacun, ce qui fait 160 livres.
Le MaYdi, 150 tonnes environ.
Le EUaii arrive en abondance; je n'ai pu avoir de
données sur ce produit.
C'est surtout à Alloûla que s'écoulent les Maeres*
En 1877, au dire du surveillant des pêcheurs de Mo-
hamed béni Assen, le plus grand négociant de cette
ville, 1000 frazellas ont été expédiées sur Bombay.
Du port de Haffoûn, 400 frazellas environ avaient eu
la même destination.
STATISTIQUE COMMERCIALE 285
Le Subaek, ou beurre fondu, atteint la chiffre de
5 tonnes pour Bender Gàsem. En général, le plus foft
débouché de ce produit est à Haffoûn : 8 à 10 tonnes.
Quant aux Moutoim et autre Bétail, ils s'écou-
lent sur Aden et Macalla, par Bender Gâsem prin-
cipalement. Un boutre en porte de 5 à 600 (1). On peut,
sans exagérer, coter de 5 à 6000 le chiffre d'exporta-
tion sur ces points.
Voici maintenant la valeur de chaque produit en
espèce ou en nature, en gros et en détail, à l'arrivée
des caravanes aux doukans :
liiibMi t à la cueillette ou luban beiho :
1 rethol beiho s'échange contre 1 rethol de dattes
ou 2 goursis moutama.
1 frazella beiho = 1 tlialari.
1 handar = 5 thalaris ; 5 1/2 à l'estime.
1 bohar = 14 et 15 thalaris.
Après triage :
Le luban façous =1 thalari 1/2 à 2 la frazella.
B nagoua = 1 » »
» medjigel = 3 shellings »
La frazella et le bohar du luban dil façous, suivent
le prix du bohar de gomme.
Comme (habak), est toujours vendue en sortes, à
(1) Le boutre qui me ramena de Bender Gâsem à Aden portait
625 moutons et 65 hommes d'équipage.
186 V0YA0I8 AU GAP D10 AROMATES
Testime pour les grandes quantités ; son prix varie de
1 piastre 1/â, 1 piastre 3/4 et 2 piastres la frazella.
Le handar = 7 à 7 thalarîs 1/2.
Le bohar t= 82 à 23 thalaris.
Elle s'achète peu à la cueillette à Meraya ; cependant
un Arabe donnait pour 1 rethoi d'ankokib, 1 rethol 1/2
de dattes.
llAlcIi ou gomme élemi, à la cueillette :
1 rethol maïdi en sortes s'échange contre 1 goursi
moutama.
1 frazella contre 20 goursis de riz ou 40 de mou-
tama.
En espèces : 1 frazella maïdi = 1 thalari, 1 thalari
1/4, quelquefois 1 1/2 à l'estime.
1 handar = 6, 6 et 7 thalaris.
1 hohar = 15, 18, 21 thalaris.
Le triage sépare surtout les grandes larmes qui ont
Valu, pour la récolte de 1878, jusqu'à 2 thalaris 1/2,
3 thalaris la frazella et 30 piastres le bohar . Il ne laisse
que les brisures et la poussière qui constituent le maïdi
nagoua et le maïdi medjigel, variant de 1 thalari 1/4 a
1 roupie ou 3 shellings la frazella.
Hyrrlte ou Malmal, à la cueillette :
1 rethol malmal s'échange contre 2 rethols 1/2 dat-
tes , ou 4 goursis moutama.
La frazella vaut 2 1/2 et 3 piastres.
Le bohar, 45 à 60 piastres.
STATISTIQUE COMMERCIALE 287
Gomme je l'ai dit plus haut, il ne faut pas confondre la
myrrhe avec le habak-addi que les Arabes ou Indous
achètent à raison de 1 thalari la frazella, ou en échange
de moutama^ goursi pour goursi.
Ilir»!6re« belles, non piquées :
Première grandeur : 2 thalaris 1/2 à 3 la frazella ;
Deuxième grandeur : 1 thalari 1/2 à 2. »
Plumes d'autrnelte, au rethol i
Blanches 80, 90 et 120 thalaris.
Noires 9, 10 et 12 »
Grises et rougeâtres. . 5, iO »
à estimation.
L'EUan se vend au handar ou 100 rethols, à raison
de 2 thalaris.
L'^feaille vaut de 2 1/2 à 3 thalaris le rethol.
Siibnek ou Semen^ beurre fondu, se vend au
rouddha, mesure de 14 rethols, à raison de 2 thalaris
LETTRE
Dlf COLONEL R. L. PLAYFAIR
Au moment même de mettre sous presse, je trouve,
dans le Bulletin de la Société de géographie commer-
ciale de Paris, communication d*une lettre de M. le
colonel R. L. Playfair, consul général de Sa Majesté
Britannique à Alger, adressée à M. de La Croix. Elle
a justement trait au récit du massacre de la fontaine do
Baraïda, que j'ai donné tel que je le tenais de la bou-
che même de Noûr Osman, ministre et tuteur actuel du
sultan des Medjourtines.
Je me fais un devoir de la communiquer à mes lec-
teurs, et cela, d'autant plus volontiers que, si elle ne
se rapporte pas exactement avec le récit du chef çomali,
elle se termine du moins par cette phrase que je sou-
ligna et qui concorde parfaitement avec les conclusions
de mon volume :
c Je tiens à ajouter en faveur des Çomalis, que fai
connu plusieurs exemples de navires ayant fait^ nau-
frage sur cette côte, et que, en presque toutes occasions,
les naufragés ont été reçus avec la plus grande hospita-
17
290 LETTRE DU COLONEL R. L. PLAYFAIR
lité, ont été comblés de soins, et ramenés ensuite à
Aden. »
Consulat général de Sa Majesté Britannique.
Alger, 21 octobre 1879.
Je n'ai guère le temps de vous envoyer un mémoire
complet sur le sujet dont vous me parlez, mais voici un
simple aperçu de l'épisode que M. Réveil a cité dans sa
conférence.
.£n octobre 1862, étant alors assistant résident poli- é
Jtique à Aden, j'appris que des Européens avaient -été ^
assassinés sur la côte Somali.
Je m^embarquai aussitôt sur le vaisseau de guerre Ja
Sémiràmis jet partis immédiatement pour Makalla sur '
la côte d* Arabie, dans l'espoir d'y recueillir des rensei-
gnements. Au moment d'y arriver, je vis entrer dans lê
port un navire de guerre venant dé l'Est. C'était le Pior
ffouin qui arrivait de Zanzibar en quête de deux de ses
embarcations qui manquaient.
Il parait que le 1*"' septembre, étant à Kiama (LaL
0*44' S.), le lieutenant Mac-Hardy, commandant du Pin-
gouin, avait envoyé un cotre et une baleinière à la pour-
suite des négriers; ces embarcations portant un^iii-
page de quinze hommes étaient sous les ordres du
lieutenant Fontaine, et depuis cette époque on n'en avait
plus entendu parler.
Je me dirigeai aussitôt vers la côte d'Afrique escorté
du Pingouin et arrivai à Bunder-Meurajah dans la.ma*-
\
.j
LE MASSACRE DBf BARAÏDA 291
tinéedu25. Le sultan des Medjertines était en ce mo-
ment dëtis rkitérieur du pays à quatre jours de marche
environ et je lui écrivis de venir me rejoindre.
- ^En attendant, je me renseignai à Meurajah. Les habi-
tants m'avouèrent que Téquipage d'une embarcation
avait, en effet, été massacré sur leur côte, et comme le
sultan ne pouvait arriver avant quelques jours, je partis
pour découvrir le lieu du crime.
Nous débarquâmes à quinze milles environ à TOuest
du Ras-Assir (cap Guardafui), à un endroit appelé Ba-î
raïda, situé dans une plaine assez étendue et bordée de
montagnes en amphithéâtre. Nous y trouvâmes des
preuves matérielles que les matelots y avaient été assas-
sinés; à chaque pas des traces de leur passage s'of-
fraient à nos yeux, ici un morceau de toile, là.un lam-
beau de vêtement, et enfin, au milieu de la baie, nous
découvrîmes, au-dessus du niveau des hautes eaux, ren?
droit précis où l'embarcation avait été tirée à terre; tout
auprès brûlait un feu fait avec des débris du cotre du
Pinffouin, ce qui démontrait clairement que les indi-
gènes se trouvaient encore là quelques instants avant
notre arrivée.
Nous poussâmes plus avant et, à un mille environ
dans l'intérieur du pays, nous arrivâmes à un petit vil-
lage de huttes construites en nattes, dans lesquelles
nous trouvâmes de nombreux objets ayant appartenu au
malheureux équipage, tels que : caisse de munitio&s,
avirons, etc., etc., dont plusieurs étaient souillés de
sang.
292 LETTRE DU COLONEL R. L» PLÂYFAIR
Les habitants s'étant enfuis à notre approche, nous
brûlâmes le village et tout ce qu'il contenait et revînmes
à bord.
Je continuai mon enquête et, d'après les renseigne-
ments recueillis sur la côte Je pus reconstituer les faits
comme ils avaient dû se passer :
En quittant Maydashoua, les deux embarcations
s'étaient dirigées vers le Nord, mais,ayant été poussées
ti'op loin et la mousson les empêchant de s'en retourner,
elles avaient arrêté leur course dans l'espoir d'atteindre
quelque port ami.
Elles avaient abordé en elTet à Ras-Maaber (cap Del-
gado, lat. 9^ 29'N.), mais il s'était élevé un malentendu
entre l'équipage de la baleinière et les indigènes, une
collision s'en était suivie et plusieurs de ces derniers
avaient été blessés, sinon tués. Quant aux matelots, ils
avaient cherché leur salut dans la fuite, et, abandonnant
l'embarcation, avaient gagné le cotre à la nage.
Celui-ci avait aussitôt repris le large, fait voile vers
le Nord et, après avoir doublé le cap Guardafui, était
arrivé à Baraïda vers le 25 septembre.
Il est difllcile, sinon impossible de dire d'une façon
r
précise ce qui avait dû se passer alors, mais toujours
est-il que les matelots avaient été attaqués par une
multitude d'indigènes et que, succombant sous le
nombre, ils avaient été massacrés jusqu'au dernier.
Dans la soirée du 2 novembre, le sultan arriva à
Bunder-Meui*ajah avec une suite de deux cents per-
LE MASSACRE DE BARAÏDA - 293
I ■ ■ I ^ I ■■■ I ■■!! ■■ I I ■ I I
sonnes et j'eus aussitôt une entrevue avec lui sous une
tente que j'avais plantée sur le rivage.
Il n'essaya même pas d'excuser ou d'amoindrir Tatro-
cité du fait, ni de rejeter sur l'équipage anglais la faute
d'avoir commencé les hostilités; il exprima sincèrement
ses regrets et promit que justice serait faite. J'insistai
pour que la punition fût exemplaire et immédiate. Le
sultan me demanda un délai de dix jours nécessaire à
la recherche des coupables et, fidèle à sa promesse, il
vint, le 13 du même mois, me rejoindre à « AUoolah »,
me remit une quantité considérable des armes pillées
et m'annonça qu'ayant réussi à capturer huit des prin-
cipaux coupables, il les tenait à ma disposition.
Il est probable que beaucoup d'autres individus
étaient impliqués dans l'affaire, mais je pensai que
l'exécution de ceux-ci serait d'un exemple suffisant, et
je compris aussi combien il était difficile à un souverain
africain d'avoir à livrer de ses sujets à des chrétiens.
Le sultan était fort désireux que nous' nous fissions
justice nous-mêmes, mais j'insistai d'une façon for-
melle, puisque les prisonniers étaient des sujets à lui,
pour qu'il les jugeât lui-même. C'est, en effet, ce qui
arriva. Au coucher du soleil, les embarcations des deux
vaisseaux do guerre vinrent aborder à la côte, mais les
équipages ne descendirent pas à terre; les prisonniers
furent amenés sur le rivage, et décapités publiquement.
C'est le premier et seul exemple à ma connaissance
que des mahométans des parages d'Aden, où j'ai se-
294 LETTRE DU COLONEL R. L. PLAYFAIR
journé pendant quinze ans, aient été exécutés, par leur
propre chef, pour crime commis sur des Européens.
Je regrette beaucoup de n'avoir pas en ce moment le
loisir de vous en dire plus long sur ces peuplades, mais
je tiens à ajouter en faveur des Somalis, que j'ai connu
plusieurs exemples de navires ayant fait naufrage sur
•
leur côte, et que, en presque toutes occasions, les
naufragés ont été reçus avec la plus grande hospitalité,
ont été comblés de soins et ramenés ensuite sains et
saufs à Âden.
Du reste^ M. Révoil doit connaître les voyages que
Speke a faits parmi eux, ainsi que les communications
du capitaine Gruttenden et la grammaire somali du
capitaine Rigby.
R. L. PLAYFAm.
/
THE »E* '^*L
y
^^TOK LENOX '^^'',^
^
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
Avant-propos vu
EXPÉDITION DE « L*ADONIS »
I. — Projet d'expédition.à la côte orientale "d'Afrique. —
L'Adonis» son personnel el son équipage. —; En route. —
La nuit du 29 décembre. — Port-Saïd. "•—' Ismaïiia. —
Suez. — Aden. ^ Arsan Ali. — Départ pour Merâya. —
Nos deux passagers vQomalis d'AUoûIa. — «En vue de la
côte Çomali. 4-^'Att Hiouili»jge...de "Gueisli, — Notre
réception par Seiuôjitar Osman, gouverneur do Meràya.
— Physionomie des naturels. — Départ-potir Alloûla. . • . l
II. — Aspect de la côte. — Alloûla. —Notre entrée en rade.
— Nos visiteurs. — Notre réception à terre par Yousouf
Ali. — Un vol de sauterelles. — A travers la ville. —
Retour à Merâya. — Appréhensions de Sementar pour
venir nons voir à borj. — Il s'y décide. — L'équipage
de r Adonis à la fontaine de Merâya. — Départ pour
Râs Haffoùn. 17
III. — Nous doublons le cap Gardafuî. — En face d'Haffoûn.
— Pêche de deux poissons monstrueux. — Fuite d'un
esclave. — Sementar Ougarien. — Un visiteur peu délicat.
— Ascension du Djebel-IIoûr. — Charge de cinq ca-
valiers contre un photographe, — Le médecin du bord.
296 TABLE DES MATIÈRES
Pages.
Entrevue avec les notables d'Haffoûn. — Arrivée de
Noûr Osman, tuteur du sultan. — Le conseil des mi-
nistres çomalis. — Départ pour Mogadoxo 37
IV. — Quelques mots sur les Bénadirs. — Description géo-
graphique. — Divers ports de la côte. — Villages de
l'intérieur. — Races diverses des habitants. — Conquête
du pays des Bénadirs par le sultan de Zanzibar. — Les
gouverneurs zanzibariens à Meurka, Brawa, Mogadoxo.
— Révoltes fréquentes des Çomalis de l'intérieur. —
Tentatives de la flotte égyptienne. — Incendie de Brawa.
— Hospitalité réservée aux Européens dans ces parages.
— Avenir du pays des Bénadirs 53
V. — En face Mogadoxo. — Aspect de la ville. — A terre. —
Une immersion désagréable. — Visite au gouverneur
arabe Souleyman ben Râchid. — Son palais. — Nos pour-
parlers. — Noire course dans Hamarneim et Ghan-
gani. — Notre futur logement. — La douane zanziba-
rienne. — Difficultés pour regagner 1* Adonis. — Nouvelle
visite à Souleyman. — Projets d'installation. — Une"
singulière fantaisie. — Opposition du gouverneur, à
rétablissement de notre comptoir. — Départ pour Brawa. 67
VI. — De Mogadoxo à Brawa. -r Brawa. — Rencontre d'un
Européen. — M. Wolfarth. — Nos précautions pour
entrer en relations avec le gouverneur Ben Hamed. —
Rapport de M. Eysséric. — Mauvaise foi de Ben Hamed.
— Violation du traité de 1844. -* Nous prolestons. —
Départ pour Zanzibar. — Nous portons plainte à notre
consul. — Destitution des gouverneurs. — Incident
Kerpell à Ouarcheik. — De Zanzibar à Kismayo. —
Brawa. — Meurka. — - Retour à Zanzibar. — Rentrée de
VAdonis en France 85
i
TABLE DÇS MATIÈRES 297
Pages
TROIS MOIS EN MBDJOURTINE
I. — Mon second voyage. — Départ de Marseille. — Âden. —
Mes préparatifs. — Bagaro. — Départ pour Merâya. —
Une insolation. — Lasgorée. — Entre Çomalis. — Nou-
velles des Medjourtines. — Dourdouri. — Bender Gàsem.
— Ma réception chez le gouverneur provisoire. — La
fiancée du sultan. — Fêtes du Rhamadan. — Vers
Merâya. — Enfin j'arrive! , i05
II. — Aperçu sur Merâya et sur les sultans de Medjourtine. -^
La famille de Noûr. — Mon installation. — Ma case. -^
État de guerre du pays contre Yousouf Ali, gouverneur
d*Alloûla. — Visiteurs importuns. — L'ambulance. —
Mes fonctions de docteur commencent. — Le chirurgien
Qomali. — Course à Guersa. —. Guesli. — Bender Fe-
lek. — Rentrée à Merâya 125
m. — Premiers engagements. — Inquiétudes du gouver-
neur. — Combat de Bender Felek. — Aux armes ! —
Combat de Guesli. — Alarmes continuelles. — Combat
de Guersa. — Vol et restulition anonymes. — Semeiitar
blesse sa femme accidentellement. — Les singes de la
. fontaine de Merâya. -^ Mort de la femme de Sementar. VSQ
IV. — Tristes impressions. — Aromatica regio, — Regio
Karpmata, — En route pour le Djebel ou Gebel Karocna.
— Là mosquée du Bédouin. — Aren. — Empreintes peu
rassurantes. — Au pied du pic. — Une ascension malaisée.
— Pourrons-nous descendre ? — Déception. — L'arbre
poison, le « ouabaïo ». — Daralet. — Rencontre des en-
nemis. — Rentrée à Merâya. — La leçon de Chiroa. . . 149
V. — On annonce l'arrivée du sultan. — Osman Mahmoud.
— Son armée. — La revue dos troupes. — L'assemblée.
— Imprécations. — La prière. — Le repas des 2,000 Bé-
298 TABLE DES MATIÈRES
Pages,
douins. — Noûr Osman vient me voir. -* Notre con-
férence. — L'incident anglais de 1862. — Ses consé-
quences. — Le Voltigiern 168
VI. — Départ des troupes sur Alloûla. ^ Ck>mment j'établis
mon itinéraire de Karkar aux différents ports de la côte.
— Défaite de l'armée de Noûr. — Retraite en désordre.
— Visite du sultan. — Esa Dohol. — Les plongeurs du
Meï-Kong. — Noûr me donne un « ouarga » de libre cir-
culation. — Départ du sultan pour l'intérieur. — Un orage
à Merâya. — Deux visiteurs désagréables. — Mon départ
pour Gandala avec Sementar Osman 177
VII. — En roule. — Gandala. — Origine du nom. — La
jeune femme de Sementar, Alima. » Mon nouveau loge-
ment. — Gebel Aïsema. — Bender Khor. — Comment
j'y suis reçu. — Un gouverneur peu aimable de la
branche des Séliman. — Outrages au sultan. — Rentrée
forcée à Gandala. -> Visite nocturne d'un guépard. —
Le traité entre le Nagtiib Omar Sala de Macalla et
les Medjourtines . . . 193
VIII. — Nouvelle course à Bender Khor avec Sementar Os*
man. — Hypocrisie du gouverneur. — Sa condamnation. —
Ascension du Gebel Aïsema. — Le sel gemme. — Pud-
dings de coquillages. — Visite aux montagnes de Djebeur
el Kebir, et Djebeur el Séghîr. — Rentrée à Gandala. —
Fuile d' Alima. — Un cas d'adultère. — Étrange sx)lution.
— Adieux à Sementar. — En roule pour Bender Gâsem. 209
IX. — Une averse désagréable. — La fièvre et la faim. —
Aspect de Bossassa. — Je revois la fiancée du sultan. —
Aboû Regabé. — Bender Baad. — Nouvelles de l'in-
térieur. — Décidément, je n'irai pas à Karkar.— Ismaël
Fangassa. — Le fils de Noûr, Mohamed 225
TABLE DES MATIÈRES 299
Pages.
X. — Fêles du « hid ». — Course à Bender Zîyâda. — Dis-
cussion. -^ Perte cruelle de bien des croquis. — Quelques
jours encore à Bossassa. — Le sultan n'arrive pas. — '
Je quitte la Medjourtine. — Lasgorée. — Bender Gâham.
— Un chargement complet ! — Âden 239
XI
PHYSIONOMIE GÉNÉRALE
Description géographique de la Medjourtine. — Divisions
territoriales. — Hydrographie. — Ethnographie. —
Origine des Çomalis Medjourtines. — Constitution poli-
tique du pays. — Diverses classes d'habitants. — Aspect
des villes. — Armée. — Tactique. — Différence des
divers types de la race çomali. — Mœurs des hommes et
des femmes. — Enfance du Çomali. — La jeune ÛUe. —
La femme. — Costumes. ^ Bijoux. — Mariage. — Respect
des morts. — Esprit religieux. — Conclusion. ..... 251
XII
STATISTIQUE GOMMERGL^LE
Ports visités où j'ai puisé mes renseignements. — Marchés
medjourtines. — Marchés extérieurs. — Marchandises
d*ezportation et d'importation. — Classification. — Pro-
ductions du sol non cotées. — Poids et mesures. — Né-
gociants arabes et banians déjà établis en 1S78. —
Çomalis revendeurs ; chefs de cavaranes. — Boutres med-
jourtinesfaisanl le cabotage. — Leurs propriétaires. —
Statistique des récoltes. — Trafic des comptoirs .... 271
Lettre du colonel R. L. Playfair sur le massacre de Baraïda 289
Pirte. - Société anonyme d'imprimeri*. - PAUL niPOXT. D» 21.2.80