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Full text of "Voyages de Gulliver"

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Présent ed  to  the 

UNIVERSITY  OF  TORONTO 
LIBRARY 

by  the 

ONTARIO  LEGISLATIVE 
LIBRARY 


1980 


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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/voyagesdegullivOOswif 


BIBLIOTHÈQUE  NATIONALE 


VOYAGES  DE  GULLIVER 


'jVbibliotïïeque  ^m&$ 

COLLECTION   DES   MEILLfiLVRS  ACT&KS^ÉÔg^  ET  40DEF.SES 

VOYAGES^.     **£r 

— „  ■■  te 

GULLIVER 

PAR  SWIFT 

TRADUITS    PAR    L'ABBÉ    DESFCNTAINES 

PRÉCÉDÉS    D'CNB 

ÉTUDE    SUR    SWIFT 
PAR    PRÉVOST-PARADOL 


DE   i.'ACADEilI3  FRAXCAISI 


TOME     PREMIER   f        -  4 


PARIS  <pntari». 

LIBRAIRIE  DE  LA  BIBLIOTHÈQUE  NA^fd^AUl 
2,    BUE    bZ   VALOIS,   PALAIS -ROYAL,   2 

iSTS 

Tcus   droits   réseiTé* 


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LIBRAFT 


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AVERTISSEMENT  DE  LA  TROHfcS*È,iBITlfcH 

w  ls§gi  •« 

Ontario 

Avec  les  Voyages  de  Gulliver  se  termine 
la  première  série  de  notre  publication. 
Grâce  au  public,  soutenue  par  des  sympa- 
thies de  toute  nature  (1),  elle  vivra,  bien 
qu'elle  ait  été  condamnée  à  son  berceau  par 
la  fée  malfaisante  de  la  routine  industrielle. 
Il  s'est  même  rencontré  des  esprits  en  para- 
tonnerre qui  ont  poussé  des  exclamations 
au  moins  surprenantes  en  voyant  figurer, 
dans  une  bibliothèque  portant  le  mot  na- 
tionale inscrit  sur  son  frontispice,  le  livre 
humoristique  de  Jonathan  Swift.  Nous  ne 
sommes  pas,  heureusement,  de  cette  petite 

(1)  Nous  n'en  voulons  pour  preuve  que  le 
précieux  concours  de  M.  Prévost-Paradol,  qui 
nous  a  fait  l'honneur  de  s'associer  a  nos  eflorts 
en  nous  donnant,  pour  notre  seconde  édition, 
sa  remarquable  étude  sur  Swift.  Depuis  ce  té- 
moignage de  sa  sympathie  à  notre  égard, 
M.  Prévost-Paradol  a  été  appelé  à  l'Académie 
française  (avril  1865).  En  rééditant  Gulliver 
pour  la  troisième  lois,  nous  ne  voulons  pas 
être  les  derniers  à  fêter  la  bienvenue  du  bril- 
lant athlète  du  Journal  <ft«  Débats  et  du  four- 
rier du  Dimanche. 


—  6  — 

église  de  bonzes  affolés  qui  passent  leur  vie 
à  contempler  extaiiquement  leur  nombril, 
et  nous  estimons  qu'il  serait  plus  qu'étrange 
de  laisser  sous  le  boisseau  les  chefs-d'œuvre 
des  littératures  étrangères,  et  de  vouer  à 
l'oubli  *a  Jérusalem  délivrée,  le  Paradis 
perdu.  Don  Quichotte,  la  D>vine  Cumêdie* 
le  Voynge  sent imental,  le  Vicaire  de  Wake- 
field,  etc.,  etc.,  sous  prétexte  que  les  au- 
teurs n'appartiennent  pas  à  notre  nation. 
L'honorable  abnégation  des  traducteurs  de 
talent  qui  ont  conquis  à  notre  la  igue  des 
ouvrages  qu'il  n'est  pas  permis  d'ignorer  a 
prouvé,  dans  le  passé,  que  la  France  litté- 
raire était  assez  forte  pour  donner,  i-ans 
péril  pour  sa  gloire,  l'hospitalité  aux  écri- 
vains dont  la  renommée  locale  ne  devait  pas 
rester  enfouie  au  delà  de  nos  frontières. 
Quand  nous  revendiquons  Molière  avec  or- 
gueil, les  étrangers  disent  de  cet  homme  dj 
génie  qu'il  n'est  point  notre  compatriote, 
mais  qu'il  est  de  tous  les  pays  ;  ainsi  en  est- 
il  de  Cervantes,  de  Tasse,  d'Arioste,  de 
Gamoëns,  de  Mil  ton,  de  Schiller,  de  Dante, 
de  Goethe,  de  Shakespeare,  et  de  toutes  les 
étoiles  du  ciel  de  l'art,  qui  sont  devenues 
nôtres  par  droit,  de  conquête. 

N    D. 


JONATHAN  SWIFT 


La  révolution  de  1688,  consécration  du  gouverne- 
tionnel  en  Angleterre,  eut  longtemps, 
lans  le-  i  i.urope,  des  ad\ 

blés,  de  nent  de  la  maison  de  Uamnre  put 

»eul  tfét  ,  et  de 

ia  nati"  ■  oit  Bouten  .   -  il  trois 

.-.  et  l'Angleterre,  poussée  à 
bout,  lavait  moins  renversé  qu'elle  ne  l'avait  laissé 
tomber.  Aussi,  le*  partisans  de  cette  maison  mal- 
heureuse v,  •  Guillaume 
une  reine  qui  pouvait,  eo  laissant  De  à  son 
Manquement  turation  nou- 
velle, qu'on  a  rendre  sage  et  qu'on  es- 
pérait rendre  durable.  D'un  autre  côté,  l'avènement 
de  la  reine  Anne,  a  l'exclusion  du  prétendant,  parais- 
sait à  la  ferme  sagesse  des  whigs  la  conséquence 
légitime  de  la  révolution  et  une  garantie  suffisante 
rtés  publiques.  Les  tories  enfin  espéraient 
beaucoup  d'une  princesse  amie  déclarée  de  l'Eglise 
établie,  el  p  e  au  maintien  de  la  préroga- 
vaiequ'au  développement  du  gouvernement  par 
lement^.ire.  «.'est  aux  destinées  de  ce  parti  qui,  maître 
des  dernières  années  de  la  reine  Anne,  se  jetant  en- 
tre l'Europe  et  la  France,  permit  a  Louis  XIV  de 
aiourir  en  pair^  et  qui,  se  laissant  entraîner  du  côW 


—  8  — 

où  il  penchait,  faillit  rappeler  les  Stuarts  ;  c'est  aux 
luttes  ardentes  de  ce  parti  contre  les  défenseurs  de  la 
liberté  religieuse  et  contre  les  promoteurs  ambitieux 
de  la  liberté  politique  qu'est  demeuré  attaché  le 
grand  nom  de  Jonathan  Swift. 

Des  commencements  difficiles,  une  fin  cruelle,  des 
espérances  renaissantes  et  toujours  trompées,  une 
ambition  sans  scrupule  et  en  même  temps  sans  pru- 
dence, le  funeste  privilège  d'inspirer  des  passion- 
profondes  et  de  ne  les  point  ressentir,  de  connaître  et 
de  peindre,  avec  une  force  incomparable,  les  misère., 
de  la  nature  humane,  et  de  pouvoir  être  cité  soi- 
même  comme  un  vivant  exemple  de  la  vérité  de  ces 
peintures,  telle  fut  en  ce  monde  la  destinée  de  Swift. 
il  s'y  résigna  d'autant  moins  qu'il  la  comprit  da- 
vantage, et  qu'il  pritl'amère  habitude  de  relire,  cha- 
que fois  que  l'année  ramenait  le  jour  de  sa  nais- 
sance, le  chapitre  de  l'Ecriture  où  Job  déplore  la 
sienne  et  maudit  cette  nuit  fatale  où  l'on  annonça 
dans  le  maison  de  son  père  qu'un  enfant  mâle  était 
né. 

Bien  qu'on  ait  longtemps  montré  à  Dublin  la  mai- 
son où  naquitSwift,  bien  qu'il  ait  passé  la  plus  grande 
partie  de  sa  vie  en  Irlande  et  y  soit  devenu  popu- 
laire, Swift  n'avait  rien  d'Irlandais,  ni  dans  le  sang, 
ni  dans  le  caractère.  Son  grand-père  vicaire  de  l'E- 
glis1  anglicane,  dans  le  comté  d  Ilereford  et  tout  dé- 
voué a  la  cause  royale  pendant  les  guerres  civiles, 
avait  eu  quatorze  enfants.  L'aîné  de  ses  dix  fils,  God- 
win,  nommé  procureur  général  en  Irlande,  y  avait 
attiré  quatre  de  ses  frères.  L'un  d'eux,  Jonathan,  s'é- 
tait marié  danp  le  comte  de  Leicester.  I)  amena  sa 
femme  à  Dublin,  et,  après  deux  ans  de  mariage,  y 
mourut  au  mois  d'avril  de  l'année  1667.  Le  30  no- 
vembre d<-  la  même  année,  sa  veuve,  déjà  mère  d'une 
fille,  mit  au  monde  Jonaihan  Swift. 

Godwin,  qui  consumait  ses  ressources  et  sa  vie  en 
vaines  entreprises,  et  qui  expiait  par  une  gêne  con- 
tinuelle un  désir  immodéré  de  faire  fortune,  no  se- 
courut qu'imparfaitement  sa  belle-sœur  et  son  ne- 


\mé  huit  ans  dans  une 
-  'i  .ii>  l'uni- 
■ 
rence 

•  I    ;mI..i  j,ï- 

ongues  ani 

ii.  Rien 
iiion  parmi  ses  condisciples,  et  les 

• 

:it  défaut  il  prit 

en  hein  i  particulièrement 

: 
contre  la  logique,  et  surtout  eoo- 

dans  se> 

- 

i  ts  les 
.  dit-il,  que  l'on  fit  ap- 
i   la  téta  il 

:.-•:. i  vi  oombreui 

qu'il  y  •  |ul  furent  obligés 

a  anliclian. 

-.  \  i  premier  coup  lietiuguai  cet 

nent  ii<-  la  foule, 

]  et  de 

ire  mine  qu  Ari-n>!<-  ;    U  «<•  tenait    tr> 
pour  sonate,  et  >•  eol  kea  pttu  rlffl  et  wfl 

oaia   nia,  ârtai 
eombalt  -r  un  bâton.  Son 

M  et  ta- 
lée.   Je   m'aperçus    bientôt    qu'ils 
étaient  l'un  et  l'autre  parfaitement  •  au  reste 

de  la  <  entends 

ctre,  que  je  ne  nommerai  paa,  me  dit 
à  l'oreille  que  ces  commentateurs  se  tenaien/  tou- 
jours le  plus  loin  qu'ils  pouvaient  de  leurs  a 

monde  souterrain,  parce  qu'ils  se  sentaient 
honteux  et  coupables  d'avoir  si  Indignement  défi- 
guré la  pensée  d<  am  yeux  de 
la  postérité.  Je  présentai  a  Homère  Didyrne  et  Eusta- 


—  40  — 

thius,  et  Je  l'induisis  à  les  traiter  mieux  qu'ils  lità  lt 
méritaient  peut-être,  car  il  reconnut  bientôt  qu'il* 
manquaiert  du  génie  nécessaire  pour  pénétrer  un 
poète.  Mai;  Aristote  perdit  patience  quand  je  lui 
rendis  compte  des  travaux  de  Scot  et  de  Ramus,  en 
lui  présentant  ces  deux  savants,  et  il  leur  demande 
si  tout  le  reste  de  leur  espèce  était  composé  d'aussi 
grands  sots  qu'eux-mêmes.  » 

Àprèe  ivoir  échoué  une  première  fois  à  son  exa- 
men de  Bachelor  of  arts,  l'indocile  écolier  fut  reçu 
le  18  février  t686,  avec  cette  mention  speciali  gratia» 
Pendant  toute  la  di;rée  de  son  séjour  a  l'Université 
il  fut  en  état  de  révolte  contre  la  discipline,  et  fut 
frappé  sans  cesse  de  punitions,  dont  ses  adversaire: 
et  ses  défenseurs  discutent  trop  gravement  le  nombre 
et  l'importance.  Il  passa  encore  trois  années  au  col- 
lège, de  plusenplus  inquiet  de  l'avenir,  à  mesure  qu'il 
approchait  du  monde,  apauvri,  s'il  était  possible,  pa: 
la  mort  de  son  oncle  Goùwin,  secouru  de  meilleur 
cœur,  mais  avec  aussi  peu  d'efficacité  par  son  oncle 
William.  En  1688,  il  quitta  le  collège  et  l'Irlande,  et! 
vint  à  Leicester,  où  le  spectacle  de  la  pauvreté  de  se 
mère  aigrit  encore  sa  tristesse.  Elle  se  souvint  enfin, 
heureusement  pour  son  fils,  que  le  célèbre  sir  Wil- 
liam Temple  avait  épousé  une  de  ses  parentes;  elle 
engagea  Swift  à  tenter  de  ce  côté  la  fortune.  Il  s',\ 
décida  et  parut  bientôt  devant  le  spirituel  vieillard 
qui,  abrité  à  Sheen,  laissait  s'accomplir  et  se  conso- 
lider la  révolution  de  1688. 

Temple  avait  traversé  les  pires  années  de  la  Res- 
tauration, toujours  prudent  et  toujours  heureux,  ha- 
bile et  intègre  négociateur  à  l'étranger,  dans  son 
pays  amateur  discret  du  bien  public,  gardien  vigi- 
lant de  sa  réputation  et  de  sa  fortune,  et  paraissant 
dédaigner  un  pouvoir  dont  il  redout.ii't  l'exercice.  Il 
n'avait  jamais  résisté  ni  aux  passions  royales,  ni  aux 
passions  populaires,  mais  il  ne  leur  avait  jamais 
servi  d'instrument.  Peu  enclin  à  remonter  le  courant 
ou  à  le  suivre,  il  se  tenait  volontiers  sur  la  rive.  Les 
trahisons  d'autrui  donnaient  à  son  habile  indécision 


—  41  — 

un  air  de  persévérance,  et  l'immoralité  publique  éle- 
vait au-dessus  de  son  prix  son  inscrire  vertu.  Mais 
l'art  suprême  de  Temple  était  de  paraître  agir  et  de 
sembler  nécessaire.  Il  lassa  le  roi  Charles,  en  refu- 
sant plusieurs  fois  le  ministère,  sans  cependant  l'ir- 
riter ;  et,  lor*'iu'e\.  1679,  le  roi  voulut  lui  imposer  ce 
fardeau,  il  céda,  mais,  en  faisant  échouer  son  élection 
M Parlement,  il  sut  rendre  «possible  cette  embar- 
te  élévation.  Pendant  les  brûlants  débats  de 
.'r.cte  d'exclusion,  qui  devait  fermer  au  duc  d'York 
e  chemin  de  la  couronne,  il  était  membre  de  la 
'hambre  des  communes,  mais  il  se  gard;i  d'y  paraî- 
tre, et  laissa  le  monde  et  ses  ami?  aussi  peu  éclairés 
■  ie  la  Chambre  sur  son  opinion.  L'avènement  de 
Guillaume,  qu'il  avait  connu  en  Hollande  ix-ndantles 
•ions  de  la  paix  de  Nimègue,  h>  réjouit  sans 
le  décider  à  prendre  part  au  gouvernement.  Il  offrit 
volontiers  au  nouveau  souverain  ses  conseils  et  son 
expérience,  mais  Guillaume  dut  les  venir  chercher 
dans  ce  délicieux  séjour  de  Moor-Park,  où  Temple, 
vieillissant,  s'abandonnait  aux  lettres  et  goûtait  la 
politique,  ne  voulant  se  sentir  ni  trop  loin  ni  trop 
près  de  Lond 

Il  accueillit  Swift  avec  bonté,  le  fit  son  secrétaire, 
et  n'eut  pas  de  peine  à  reconnaître,  sous  cette  édu- 
cation incomplète,  une  vive  et  forte  intelligence.  Des 
lectures  nombreuses,  le  commerce  habituel  de  cet 
f-omme  supérieur,  donnèrent  à  l'esprit  de  Swift,  avec 
.'instruction  qui  lui  manquait,  une  étendue  et  une 
solidité  qui  le  distinguèrent  plus  tard  des  hommes  de 
lettres  engagés  comme  lui  dans  la  politique  sans  y 
avoir  été  introduits,  comme  lui,  par  la  main  expéri- 
mentée d'un  tiommf  d'Etat.  Mais,  en  revanche,  rien 
n'était  moins  propre  à  fermer  les  blessures  qu'avaient 
laissées  dans  l'âme  de  Swift  les  épreuves  de  sa  jeu- 
nesse, que  le  scepticisme  de  Temple,  que  sa  pru- 
dence intéressée,  que  cette  mauvaise  opinion  des 
hommes  qu'on  rap[>ortait  inévitablement  de  la  vie 
publique  sous  les  deux  derniers  Stuarts. 

Swift  souffrait,  en  outre,  de  sa  dépendance,  et  d'au- 


—  12  - 

tant  plus  vivement  que  son  ambition  s'éveillait  avee 
son  esprit,  et  que  sa  nouvelle  connaissance  du 
monde  lui  donnait  le  désir  d'y  briller.  Les  apparen- 
tes bontés  du  roi  Guillaume,  qui  causait  familière- 
ment avec  le  secrétaire  de  sir  Temple,  semblaient 
lui  assurer  la  protection  royale.  Cependant,  lorsque, 
après  être  allé,  en  1692,  se  faire  recevoir  à  Oxford 
docteur  (1),  il  revint  à  Moor-Park,  plein  d'espérance, 
il  trouva  sir  Temple  beaucoup  plus  disposé  à  le  gar- 
der près  de  iui  et  à  user  de  ses  services,  qu'à  secon- 
der ses  projets  d'élévation.  Deux  ans  plus  tard,  n'ob- 
tenant de  lui  d'autre  promesse  que  celle  d'un  emploi 
!ort  modeste  dans  l'administration  de  l'Irlande,  il 
prit  le  parti  de  lequitter  et  d'entrer  dans  l'Eglise.  Il 
reçut  les  ordres  à  Dublin  au  mois  d'octobre  169ï,  et, 
au  mois  de  janvier  1695,  fut  nommé  à  la  prébende 
de  Kilroot,  dans  le  diocèse  de  Connor.  Swift  ne  put 
supporter  plus  d'une  année  la  médiocrité  de  cette  vie, 
et  surtout  cet  isolement  complet  de  son  intelligence, 
qui  lui  ût  toujours  considérer  l'Irlande  comme  une 
terre  d'exil.  D'ailleurs,  il  manquait  à  sir  Temple 
autant  que  sir  Temple  lui  manquait ,  ai  leur 
réconciliation  fut  facile.  C'est  à  Moor  Park,  en 
1696.  qu'il  resigna  son  bénéfice  de  Kilroot,  et  non 
pas  à  Kilroot  même,  ni  en  faveur  d'un  père  de  fa- 
mille, âge  et  pauvre,  comme  on  l'a  souvent  répété. 
Ce  fut  l'ennui  et  non  la  bienfaisance  qui  le  ramena 
en  Anjrleierre,  et  loin  de  sacrifier  Kilroot,  il  s'en  dé- 
barrassa, il  ne  quitta  plus  Temple,  qui  mourut  le  27 
janvier  1699,  laissant  à  Swift  le  soin  de  publier  une 
édition  a  impiété  de  ses  œuvres.  Swift  publia  l'édi- 
tion, la  dédia  au  roi,  ne  reçut  aucune  réponse  de 
Guillaume  et  se  décidi  à  lui  adresser  un  mémoire 
dont  il  attendit  inutilement  l'effet.  Oublié  du  roi, 
sans  re-sources,  il  accepta  la  place  de  secrétaire  et 
d'à'  mônier  de  lord  Berkeley,  nommé  à  de  blutes 
fonctions  en  Irlande.  Après  de  nouvelles  déceptions 
et  quelques  démêlés  avec  ce  nouveau  maître,  il  ob- 

(1)  Mastcr  of  arts. 


—  13  — 

tint  par  son  entremise  le  bénéfice  de  Laracor,  dans 
le  diocèse  de  Meath.  En  1700,  il  s'y  établit  et  jouit 
pour  la  première  fois  d'une  certaine  aisance  et  de  la 
liberté. 

Ce  fut  alors  qu'il  attira  près  de  lui  Esther  Johnson, 
l'infortunée  Stella.  La  fide  de  l'intendant  de  sir 
Temple  n'avait  que  quatorze  ans  lorsque  Swift  l'as- 
socia i  ux  leçons  qu'il  donnait  à  la  nièce  du  cheva- 
lier. Il  s'attacha  bientôt  à  la  charmante  élève  dont 
il  voyait  croître  l'intelligence  et  la  beauté,  et  qui 
témoignait  de  jour  en  jour  plus  d'affection  à  son 
maître.  Elle  se  laissait  aller  à  l'aimer;  il  le  vit,  il  le 
souffrit,  il  la  paya  de  retour,  et  alors  s'établit  entre 
eux  cette  intimité  douloureuse  qui  ternit  la  renom- 
mée de  Swift  et  qui  est  le  mystère  de  sa  vie.  Les 
épreuves  de  Stella  ne  commencèrent  pas  le  jour  où 
elle  se  vit  trahie  pour  une  autre  femme;  elle  souf- 
frit dans  son  honneur  bien  avant  de  souffrir  dans 
son  amour.  Voisine  de  Swift  en  Irlande,  habitant  sa 
maison  pendant  les  voyages  qu'il  faisait  chaque  an- 
née en  Angleterre,  elle  le  voyait  sans  eesse,  ma:s 
toujours  en  présence  d'une  madame  Dingley,  qui  fie 
servait  qu'imparfaitement  à  couvrir  ce  que  cette  si- 
tuation avait  de  défavorable  aux  yeux  du  Public. 
Pourquoi  Swift  n'épousaiMl  pas  Stella?  11  ne  pouvait 
dès  lors  aliéguer  sa  pauvreté,  comme  il  l'avait  fait 
naguère,  en  repoussant  le  consentement  de  miss 
Jane  Waryng,  après  l'avoir  sollicité.  Bientôt  après, 
son  revenu  s'accrut  encore;  il  refusa  toujours  à 
Stella  cette  grâce,  ou  plutôt  cette  justice.  Lorsqu'en 
1716,  la  voyant  s'éteindre  dans  sa  douleur,  il  eut 
consenti  à  un  mariage  secret,  ce  secret  devint  une 
torture  pour  Stella,  et  il  refusa  de  le  rompe.  Il  est 
rrai  qu'il  avait  alors  en  Irlande  un  autre  amour,  et 
qu'il  pouvait  désirer  que  les  deux  rivales  continuas- 
sent de  .«-'ignorer;  mais  lorsque  cet  obstacle  eut  dis- 
paru, lorsque  cette  autre  femme  elle-même  eut  suc- 
combé, abreuvée  de  jalousie,  de  honte  et  de  douleur, 
pourquoi  reiusa-i-u  d'avouer  la  supp'iante  Stella 
pour  sa  femme?  Pourquoi,  de  1722  à  1728,  laissa-t-il 


—  14  — 

si  xcruelles  années  s'écouler,  et  conduire  pas  à  pas 
Stella  vers  l'1  mort?  Pourquoi  accrut-il  par  d'absur- 
des refus  l'horreur  de  son  agonie,  }t  la  laissa-t-il 
mouiir  dé  espérée,  hors  de  la  maison  ouelleavait 
le  droit  d1  habiter,  où  elle  lui  demandait  la  grâce  de 
mourir-.'  La  conduite  de  Swift  avec  Vanessa  ne  sera 
ni  loyale,  ni  humaine,  mais  elle  peut  s'expliquer  par 
les  mauvais  sentiments  du  cœur  humain  •  Stella 
fut  victime  d'une  obstination  cruelle  et  déraison- 
nable, que  rien  n'exp  ique,  et  que  la  folie  peut  à 
peine  excuser. 

Mais  au  temps  même  où  elle  fut  le  plus  aimée, 
Stella  n'occupait  dans  l'ame  de  Swift  que  la  seconde 
place  :  l'ambition  étaitsa passion  dominante,  elle  fut 
la  pi  us  durable  et  décida  de  sa  destinée.  C'est  elle  qui 
d'abord  échauffa  son  génie  et  en  fit  so:  tir  des  œuvres 
admirables;  c'est  elle  qui,  plus  tard,  rebutée  et  dé- 
sespérée, assombrit  son  intelligence  et  détruisit  sa 
raison.  La  pauvreté  ei  l'obscurité  lui  étaient  insup- 
portables, et  il  se  sentait  la  force  aussi  bien  que 
le  désir  d'en  sortir.  Au  sommet  de  la  hiérarchie 
dans  laquelle  il  était  entré  brillaient  comme  le  prix 
du  talent  et  de  l'activité,  aussi  bien  que  comme  le 
privilège  de  la  naissance,  l'épiscopat  et  la  Chambre 
des  lords.  La  politique  était  le  grand  chemin  de  ces 
honneurs  et  de  cette  puissance;  on  n'y  arrivait  que 
par  la  main  de  l'un  de  ces  partis,  qui  influaient  tour 
à  tour  sur  les  destinées  de  la  nation  et  sur  la  fortune 
des  ambitieux.  Swift  pouvait  choisir  entre  eux.  et, 
après  avoir  choisi,  l'indulgence  du  siècle  et  sa  pro- 
pre conscience  ne  lui  interdisaient  pas  de  changer. 
Et  comme  les  institutions  libres  ont  ce  beau  privi- 
lège que  l'art  de  persuader  en  est  l'âme,  et  que, 
mêmes  corrompues,  elles  nepeuventse  passer  du  ta- 
lent, son  amitié  et  sa  haine  ne  pouvaient  être  indiffé- 
rentes i  personne,  et  dans  cet  arène  où  luttaient 
les  plus  heureux  génies  de  l'Angleterre,  la  nature 
l'avait  jeté  tout  armé.  Mais  elle  avait  d'avance  limité 
sa  fortune  par  l'excès  môme  de  sa  force  Cette  ironie 
puissante,  aui,  une  fois  déchaînée,  n'était olus  mal- 


—  15  — 

•-esse  d'elle-même  et  ne  laissait  rien  sans  blessure, 
ntrava  l'ambition  qu'elle  devait  servir.  Prudent  par 
alcul,  imprudent  par  tempérament,  téméraire  par 
"énie,  Swift  ne  put  jamais  épargner  ceux  même  qu'il 
"ouJait  défendre.  Ses  coups  dépassent  la  mesure» 
reviennent  sur  eux-mêmes,  font  le  vide  autour  de  lui. 
!l  attaque  les  adversaires  de  son  Eglise  par  aes  armes 
fîui  ne  laissent  subsister  aucune  Egiise  ;  il  porte  aux 
dversaires  de  son  parti  des  atteintes  qui  intéressent 
9  genre  humain.   Mais  par  11  même  il  échappe  à  la 
condition  passagère  des  luttes  d'Eglise  et  de  parti; 
>3  postérité  l'écoute  encore,  et  ce  qu»  fut  un  obsta- 
cle à  sa  fortune  est  le  fondement  de  sa  gloire. 

A  l'Université,  et  surtout  pendant  son  séjour  chez 
rx  Temple,  Swift  avait  beaucoup  écrit,  mais  il  avait 
ui-même  jugé  et  condamné  la  plupart  des  essais  de 
-a  jeunesse.  Il  fut  cependant  plus  induisent  pour  ce* 
)des,  qui  firent  dire  a  Drydt-n  :  «  Swift,  voua  ne  se* 
:ez  jamais  un  poète.  »  Il  se  sentit  la  même  indul- 
gence, mais  cette  fois  plus  justifiée,  pour  la  Bataille 
les  livret  (1)  et  pour  l'esquisse  de  ce  Conte  du  Ton~ 
neau  (2),  qui  devait  éclater  quelques  années   plus 
ard  et  tenir  une  si  grande  place  dans  sa  vie.  Sir 
emple  s'était  jeté,  avec  une  témérité  qui  ne  lui  était 
;  as  ordinaire,  dans  cette  vaine  :      ;mique  sur  le  me- 
ite  comparé  des  anciens  et  des  modernes,  qui  avait 
;raversé  la  France  et  qui  occupait  en  Angleterre  des 
sprits  distingués.  «  Homme  de  lettres  parmi  les  gens 
du  monde,  homme  du  monde  parmi  les  gens  de  let- 
tres (3)  »,  Temple  s'était  prononcé  pour  les  anciens 
çt  appuyait  leur  incontestable  supériorité  sur  les 
'Mtret  de  Phalaris.  Wooton  et  Bentley  s'égayèrent 
;ux  dépens  de  l'homme  d'Etat,  qui,  fort  embarrassé 
!e  leur  répondre,  déclam  qu'il  ne  se  commettrart 
:  as  davantage  avec  la  gro.-sièreté  des  érudits.  La 
Jataille  des  Livret  ne  réparait  pas  l'erreur  de  sir 


(il  The  ba'ûle  of  tbe 
(2   A  taie  of  a  tub. 
3/  A  mari  of  world  among  mc-n  of  letters,  a  man  oX  etten 
men  of  world.  —  Jlacau'ay. 


Temple,  mais  elle  payait  avec  usure  les  incivilités 
des  adversaires.  Déjà  Swift  s'abandonne  à  son  génie 
pour  l'invective  ;  il  revêt  la  satire  d'une  allégorie  qui 
n'ote  rien  à  sa  violence  ;  il  cherche  les  comparaisons 
familières  et  ne  répugne  nullement  aux  images  avi- 
lissantes. Dès  le  début,  attribuant  à  l'antagonisme 
de  l'abondance  et  de  la  pauvreté  toutes  les  dissen- 
sions humaines,  il  fait  remarquer  que  la  république 
des  chien9  vit  en  paix  jusqu'à  ce  qu'un  os  ou  une 
chienne  y  suscite  les  rivalités  et  la  discorde. 

Ce  fut  dans  des  luttes  plus  sérieuses  que  Swift  acquit 
saprem  ère  renommée  en  donnant  des  gages  au  parti 
qu'i.  devait  abandonner  plus  tard. Au  commencement 
de  cette  année  1701,  qui  fut  la  dernière  et  la  plus 
agitée  du  règne  de  Guillaume,  Swift  vint  à  Londres 
et  y  trouva  tous  les  esprits  émus.  Les  ministres 
whigs,  Halifax,  Orford,Somers,et  l'ami  de  Guillaume, 
Bentinck,  comte  de  Portland,  venaient  d'être  mis  en 
accusation  par  la  Chambre  des  communes,  pour 
avoir  signé  le  traité  de  partage  de  la  monarchie  es- 
pagnole, que  le  testament  de  Charles  II  venait  de 
donner  touf  entière  à  la  France.  Les  accusés  de- 
vaient être  sauvés  par  l'inquiète  jalousie  qu'inspi- 
raient à  la  Chambre  des  lords  les  envahissements 
de  la  Chambre  des  communes  et  par  le  mouvement 
de  l'opinion  publique,  plus  disposée  àseconderGuil- 
laume  contre  la  politique  ambitieuse  de  la  France 
qu'à  poursuivre  ses  amis.  Le  Discours  sur  les  dis- 
sensions d'Athènes  et  de  Rome  1),  où  Swift  défen- 
dait, sous  les  noms  de  Miltiade,  d'Aristide,  de 
Thémistocle,  de  Phocion,  les  illustres  accusés,  et 
instruisait  le  Parlement,  par  l'exemple  des  républi- 
ques antiques,  du  péril  que  fait  courir  aux  Etats  la 
rupture  de  l'équilibre  entre  les  pouvoirs  publics  et 
l'aveugle  acharnement  des  factions,  s'accordait  avec 
\e  sentiment  général  aussi  bien  qu'avec  les  intérêts 
du  parti  whig.  L'antiquité  est  bien    comprise  dans 


fi)  A  Discourse  of  the  contests  and  dissensions  ùa  Athées  mi 
tome. 


—  17  — 

sette  étude,  qui  abonde  en  vires  et  en  fortes  images. 
4,ttriDuant  quelque  part  à  l'altération  de  l'équilibre 
entre  les  patriciens  et  les  plébéiens  la  chute  de  la 
république  romaine,  Swift  s'écrie  :  «  Ce  n'est  pas 
l'ambition  des  particuliers  qui  causa  rette  grande 
lutte;  les  guerres  civiles  donnent  en  eflet  plus  de 
prise  et  plus  de  feu  à  l'ambition  particulière,  qui 
devient  l'instrument  destiné  à  trancher  ces  grandes 
querelles,  et  qui  est  assurée  de  recueillir  le  bu'.in. 
Mais  un  homme  sensé,  qui  voit  des  bandes  de  vau- 
tours planer  sur  deux  armées  près  d'en  venir  aux 
mains,  np  fait  pas  retomber  sur  eux  le  sang  ver9é 
dans  la  bataille,  bien  que  les  cadavres  soient  leur 
partage.  Sans  cette  altération  des  principes  de  la 
constitution,  ajoute  Swift,  un  misérable  comme  An- 
toine, un  enfant  comme  Octave,  auraient-ils  osé  rê- 
ver qu'ils  donneraient  des  lois  à  un  tel  empire  et  à 
un  tel  peuple!»  Considérant  l'état  de  son  pays,  il 
en  marque  le  danger  dans  les  accroissements  du 
pouvoir  de  la  Chambre  des  communes;  il  la  requiert 
de  se  limiter,  elle  aussi,  par  une  ilagna  Charta, 
comme  dut  le  faire  la  royauté  lorsque  l'équilibre  des 
pouvoirs  commença  de  s'établir.  S'éleva  .t  enfin 
contre  la  discipliné  des  partis,  si  contraire  à  la  li- 
berté de  la  raison,  il  engage  les  membres  du 
Parlement  dissous  à  s'en  affranchir  et  à  regagner 
la  faveur  de  leurs  commettants,  irrités  au  plus  haut 
point  contre  la  Chambre,  inquiets  de  ses  empiéte- 
ments, et  indignés  de  voir  un  roi,  qui  a  rendu  de 
si  grands  services  au  paya,  despotiquement  opprimé 
par  les  infidèles  représentants  de  la  nation. 

Le  succès  de  cet  écrit,  attribué  au  célèbre  Burnet, 
puis  aux  écrivains  les  plus  distingués  du  parti  whig, 
et  avoué  par  Swift,  quand  il  crut  pouvoir  le  faire 
avec  honneur  et  sécurité,  introduisit  l'auteur  dans 
la  société  d'Addison,  de  Steele,  d'Arbutnoth.  dt  Pope 
et  des  hommes  d'Etat  qu'il  avait  défendus.  La  mort 
de  Guillaume  et  l'avènement  d'Anne  Stuart,  en  1702, 
concoururent,  avec  le  mouvement  de.  l'opinion,  à 
favoriser  le  succès  des  whigs.  Fille  de  Jacques  II,  û> 


dêle  à  l'Eglise  établie,  qui  redoutait  les  wbîgs,  Amw 
?ût  incliné  vers  les  tories,  si  l'influence  de  lady 
Marlborough  sur  son  esprit,  et  si  la  fermeté  du  duc, 
lui  ne  voulait  pas  commander  l'armée,  à  moins  que 
Godolphin  ne  fût  grand  trésorier,  n'eussent  imposé 
a  la  reine  le  choix  d'une  partie  de  ses  ministres, 
lette  administration  mélangée  ne  pouvait  être  défa- 
vorable a  Swift,  qui  se  déclarait  whig  en  politique  et 
•ory  en  affaires  religieuses;  qui,  dune  part,  se  di- 
sait dévoué  à  la  succession  protestante  et  aux  liber- 
tés nationales,  et  qui,  de  l'autre,  défendait  les  iP 
férêts  de  la  haute  Eglise (1)  contre  la  basse  Eglise (2.., 
alliée  des  wighs,  et  contre  les  dissidents  (3).  Swift 
pouvait  ainsi  parvenir  à  l'épiscopat  par  ses  relations 
riolitiques  avec  les  wighs,  et  par  les  sympathies 
particulières  que  son  dévouement  à  la  haute  Eglise 
devait  lui  ménager  du  côté  de  la  reine  et  des  Evo- 
ques. Mais  il  avait  compté  sans  son  génie  emporté, 
sans  son  aveuglement  sur  lui-même.  En  1704,  il  pu- 
blia, en  laveur  de  la  haute  Eglise  contre  les  dissi- 
dents, le  Conte  du  Tonneau. 

«  il  était  une  fois,  dit-il,  un  homme  qui  avait  eu 
trois  jumeaux  de  sa  femme,  et  la  sage-femme  elle- 
même  eût  été  embarrassée  de  désigner  l'aîné.  Leur 
:  ère  mourut  qu'ils  étaient  jeunes  encore,  et,  les  as- 
semblant autour  de  son  lit  de  mort,  il  leur  dit  :  Mes 
:ils,  je  n'ai  acquis  aucune  propriété  et  je  n'ai  hérité 
u'aucune  ;  j'ai  longtemps  pensé  à  vous  laisser  quel- 
que bon  héritage,  et  enfin,  avec  beaucoup  de  soini 
et  de  dépense,  j'ai  acquis  pour  chacun  de  vous  un 
habit  neuf;  les  voici.  Sachez  que  ces  habits  ont  ea 
eux  deux  vertus  particulières  :  si  vous  les  portea 
comme  il  faut,  ils  seront  solides  et  neufs  toute  vo 
trevie;  de  plus,  ils  croîtront  en  même  temps  que 
votre  corps  de  manière  à  vous  aller  toujours  bien 
Vr yons,  que  je  vous  les  voie  mettre  avant  de  moi* 


(1)  High  Churck. 
(2  Low  Church^ 
I;  Dissenter», 


—  I9f— 

Tir.  Voilà  qui  est  bien  ;  enfants,  gardez-les  propres 
et  brossez-les  souvent.  Vous  trouverez  dans  moi! 
testament  que  voici  des  instructions  complètes  et 
particulières  sur  la  façon  de  porter  et  de  conserver 
Totre  habit  ;  suivez-les  exactement,  afin  d'éviter  lea 
châtiments  que  j'ai  attachés  aux  moindre  transgres- 
sions et  négligences.  Votre  fortune  à  venir  en  dé- 
pend. Je  vous  ai  aussi  ordonné,  dans  mon  testa- 
ment, de  vivre  ensemble,  dans  la  môme  maison,  en 
frères  et  en  amis,  seul  moyen  de  prospérer.  » 

Qui  ignore  l'immortel  récit  des  aventures  de  ces 
trois  frères:  comment  devenus  amoureux  de  la  du- 
chesse d'Argent  (1),  de  madame  de  Grands-Titres  et 
de  ia  comtesse  d'Orgueil,  et  se  virent  obligés  de  sui- 
vre les  modes  et  se  trouvèrent  déchirés  entre  les 
humiliations  du  monde  et  l'immuable  testament  de 
leur  père?  Les  voici  réunis  autour  de  ce  testament 
et  le  relisant  en  vain  pour  y  trouver  la  permission 
déporter  ces  nœuds  d'épaule  (2,  sans  lesquels  ils  ne 
peuvent  plus  décemment  paraître  dan3  le  monde. 

«  Après  y  avoir  beaucoup  pensé,  dit  Swift,  un  des 
frères,  se  trouvant  plus  lettré  que  les  autres,  dit 
qu'il  avait  trouvé  un  moyen.  Il  est  vrai  qu'il  n'y  a 
rien  dans  ce  testament  qui  fasse  mention  de  nœuds 
d'épaule  totiriem  verbi?;  mais  j'ose  conjecturer  que 
30us  les  y  trouverons  contenus  totid-em  syllibus. 
Tous  approuvèrent  la  distinction,  et  les  voilà  de  nou- 
veau à  l'ouvrage.  Mais  leur  mauvaise  étoile  fit  que 
la  première  syllabe  ne  put  être  rencontrée  dans  tout 
le  testament.  Sur  cette  déception,  celui  qui  avait 
trouvé  la  première  échappatoire  reprit  coeur  et  dit  : 
Kes  frères,  il  y  a  encore  de  l'espoir  ;  nous  ne  pou- 
vons trouver  ces  nœuds  d'épaule  ni  totidem  verb'S 
ni  totidem  syllabis,  ma«  j'ose  afflmer  que  nous  les 
trouverons  tertio  modo  ou  totidem  litteris.  La  dé- 
couverte fut  fort  applaudie  et  la  recherche  commença. 


(1)  The  duchess  d'Argent,  madame  de  (..raiiiis-Iitres,  aad  tfe« 

œuntess  d'Orgueil. 
,i,  Siioulder-knots. 


—  20  — 

Ils  eurent  bientôt  trié  S,  H,  0,  U,  L,  D,  E,  R,  quand  la 
même  pianète  ennemie  de  leur  repos  flt  ce  miracle 
qu'unK  fût  introuvable.  C'était  une  difficulté  de  poids; 
mais  le  frère  à  distinctions,  que  nous  nommerons  plus 
tard,  maintenant  qu'il  avait  mis  la  main  à  l'ouvrage, 
prouva,  par  un  argument  pén-mptoire  que  K  était  une 
lettre  récente,  illégitime,  inconnue  aux  âges  savants  et 
ignorée  dans  les  anciens  manuscrits.  Il  est  vrai,  dit-il, 
que  le  mot  calendes  a  été  quelquefois  écrit  Q.  V.  C.  (1) 
par  un  K,  mais  c'est  une  faute,  car,  dans  les  meil- 
leurs exemplaires,  ce  mot  est  toujours  écrit  par  une. 
En  conséquence,  c'est  une  erreur  grossière  que  d'é- 
crire dans  notre  langue  Knot  par  un  K,  et  doréna- 
vant on  prendra  soin  de  l'écrire  par  un  C.  Ainsi,  tou- 
tes les  difficultés  s'évanouirent,  les  nœuds  d'épaule 
furent  prouvés  d'institution  paternelle  jure paterno, 
et  nos  trois  jeunes  gens  s'étalèrent  avec  les  nœuds 
d'épaule  les  plus  grands  et  les  plus  pimpants  du 
monde.  » 

A  partir  de  ce  jour,  l'interprétation  fleurit  et  flt  des 
progrès  parmi  les  trois  frères.  Les  galons  d'or,  deve- 
nus à  la  mode  et  touchant  au  fond  même  de  l'ha- 
bit (2)  leur  semblèrent  exiger  un  précepte  positif  : 
«  Mes  frères,  dit  encore  le  lettré,  sachez  que  les  tes- 
taments sont  de  deux  sortes  :  traditionnels  et  écrits: 
que  dans  le  testament  écrit  qui  est  là  devant  nous,  il 
n'y  ait  ni  précepte,  ni  mention  au  sujet  de  ce  galon 
d'or,  conceditur;  mais  si  idem  affirmetur  de  nun- 
cupatorio,  negatur.  Car,  mes  frères,  ne  vous  sou- 
venez-vous pas  d'avoir  entendu  comme  moi,  quand 
nous  étions  enfants,  quelqu'un  dire  qu'il  avait  en- 
tendu le  domestique  de  mon  père  dire  que  mon  père 
donnerait  volontiers  le  conseil  à  ses  enfants  de  por- 
ter des  galons  d'or  aussitôt  qu'ils  auraient  de  l'ar- 
gent pour  en  acheter?  —  Par  Dieu,  cela  est  vrai,  crie 
l'autre.  —  Je  m'en  souviens  parfaitement  bien,  dit  le 
troisième.  »  Et  sans  balancer  davantage,  ils  achetèrent 

(1)  Quibusdam  veteribus  eodicibus. 

(2)  Aliquo  modo  essentiel  adhatrere. 


—  21   — 
!?s  pins  larges  galons  d'or  do  la  paroisse  et  se  pro- 

nt  tut  soumis  à  d 'antres  épreuves:  il 
fut  allonge  d'un  codicille  qui  autorisait  une  dou- 
blure en  ;3t;n  couleur  de  flamme.  Mais  le  jo  ir  \ ml 
i  les  trois  frères  trouvèrent  dans  le  testa- 
ment fi'  UM  sur  les  embelltsso- 
nient-                   ir  la  mode. 

mirant,  dit  Swift,  un  comédien  payé  par 
parut   dans   une 
i  cou-. ert  de  franges  d'argent,  et,  selon 
une,  ii  les  mit  par   la   uuu  à  la 
consultant  le  testament 
paternel,  trouvèrent  a  leur  grand  etonnenn-n'  i 
iiem  J'enjoins  et  ordonne  l  meadits  u 
de  ne  porter  aucune  espèce  de   f: 

îrde  leurs  habits...  Suivait  une  pénalité  en 
OtSd'i  f-.!-  Mon,  trop  longue  pour  flMérer  ici.  Ce- 
pendat  '  ;se,  le    frère    souvent  men- 

tionné pool  -on  érudition  et  '  dans  la  cri- 

tique déclara  qu'il  avait  trouvé  dm  un  certain  au- 
teur qu'il  ne  BOBinerait  pa-,  que  le  mot  de   frange 
:nent   signifiait  aussi  un  manche  à 
-••un  doute  >.ns  de 

ce  mot  ragrapbe.  Un  des  frères  ne  goûta 

de  cette  épithete  û'nrgent  qui, 
selon  lui,  —  il  le  hasardait  humblement  ,  —  ne 
pouvait  être  appliquée  avec  propriété  dans  les  ter- 
mes et  d'une  façon  rai-onnable  a  un  manche  à  ba- 
lai. On  lui  répliqua  que  cette  épithete  devait  se  pren- 
dre dan-  un  sens  métaphorique  et  allégoriq  e.  Il  fit 
encore  cette  objection  :  Pourquoi  leur  père  aurait-il 
défendu  de  porter  un  manche  à  balai  sur  leurs  ha- 
bit-, proscription  peu  naturelle  et  peu  conve- 
nable? Sur  quoi  il  fut  arrêté  court  comme  par- 
lant avec  irrévérence  d'un  mystère  qui,  sans 
aucun  doute,  était  très  utile  et  plein  de  sens, 
mais  qui  ne  devait  pas  être  pénétré  trop  cuneuse- 

i   k  broomstidt. 


—  22  — 

raenî  ni  Booms  à  un  raisonnement  rigoureux...  *> 
a  Quelque  temps  après,  fut  ressuscité^  une  vieille 
mode,  depuis  longtemps  éteinte,  de  porter  des  bro- 
deries représentant  des  figures  indiennet*  d'hommes, 
de  femmes  et  d'enfants.  Ils  ne  se  rappelaient  que 
trop,  oette  fois,  combien  leur  père  avait  toujours 
abhorré  cette  mode,  et  comment,  dans  plusieurs  pa- 
ragraphes dfc  son  testament,  il  avaii  tout  exprès  me- 
nacé ses  01s  de  son  aversion  extraordinaire  et  de  sa 
malédiction  éternelle,  s'ils  venaient  Jamais  à  porter 
ce.,  broderies...  îîais  ils  résolurent  ces  difficultés  en 
disant  que  ces  figures  n'étaient  pas  du  tuut  les  mê- 
mes qne  ceBes  qu'on  portait  autrefois  et  dont  il  était 
question  dans  le  testament.  En  outre,  ils  ne  les  por- 
taient pas  dans  le  sens  interdit  par  leur  père,  etc.... 
Mais  les  modes  s'alterant  sans  cesse  à  cette  époque, 
!e  frère  scolastique  devint  la3  de  chercher  des  échap- 
patoires et  de  résoudre  des  contradictions  renais- 
santes. Décidés  à  suivre,  à  tout  hasard,  les  modes  du 
monde,  ils  s'accordèrent  unanimement  à  enfermer  le 
testament  de  leur  père  dans  une  cassette  solide, 
achetée  en  Grèce  ou  en  Italie,  et  à  ne  plus  se  donner 
la  peine  de  le  consulter,  mais  à  en  appeler  à  son  au- 
torité toutes  les  fois  qu'ils  le  jugeraient  à  pro- 
pos... » 

Nous  ne  suivrons  pas  Swift  dans  l'histoire  du 
frère  lettré,  qui  se  fit  appeler  Mgr  Pierre,  de  son 
ascendant  croissant  sur  les  deux  autres,  Jacques  et 
Martin,  de  ses  inventions  ingénieuses,  et  de  la  des- 
potique infatuatian  qui  amène  une  rupture  définitive 
entre  lui  et  ses  deux  frères.  «  Il  avait,  dit  Swift,  une 
abominable  facilité  à  dire  de  gros  mensonges  palpa- 
bles, et  non-seulement  il  jurait  qu'ils  étaient  vrais, 
mais  il  envoyait  toute  la  compagnie  au  diable,  si  on 
faisait  les  moindres  façons  pour  le  croire.  »  L'his- 
toire de  Martin  et  de  Jacques,  en  inimitié  déclarée 
avec  leur  frère,  et  bientôt  en  discorde  entre  eux- 
mêmes,  est  revêtue  d'une  allégorie  aussi  ingénieuse 
et  animée  de  la  même  vie.  Martin  réforme  son  habit 
avec  toute  la  sagesse  de  l'Eslise  anglicane,  enlevant 


—  23  — 

point  ptr  point  les  embellissements  successifs  de  la 
mode  et  en  laissant  même  subsister  quelques-uns 
plutôt  que  de  courir  le  risque  de  déchirer  l'habit 
pour  le  ramener  à  la  pureté  primitive.  Jacques,  au 
contraire,  pressé  surtout  de  ne  pas  ressembler  à 
Pierre,  arrache  les  broderies  et  met  en  même  temps 
l'babit  en  lambeaux,  se  frotte  contre  les  murs  pour 
effacer  les  dernières  traces  de  ces  odieux  orne- 
ments, et,  intérieurement  honteux  de  la  destruction 
de  son  habit,  maudit  la  modération  de  Martin.  Mais 
il  sent  avec  désespoir  que  plus  il  déchire  ses  habits, 
plus  il  ressemble  à  Pierre,  «  car  de  loin,  dit  Swift, 
dans  l'obscurité  ou  pour  les  personnes  qui  ont  la 
vue  basse,  rien  de  plus  semblable  à  des  parures  que 
des  haillons.  »  L'intempérante  exaltation  de  Jacques, 
ses  longues  prières,  sa  brutalité,  sa  recherche  affec- 
tée de  la  persécution,  l'abus  qu'il  fait  du  testament 
de  son  père,  sans  cesse  appliqué  aux  plus  vih  usa- 
ges et  employé  comme  une  panacée  universelle,  en- 
fin son  alliance  desespérée  avec  Pierre  contre  Mar- 
tin, donnent  au  type  des  dissidents  une  vie  et  une 
réalité  admirable.  Mais,  en  revanche,  l'histoire  de 
Martin,  devenu  le  type  de  l'Eglise  anglicane,  élevé 
par  Harry  Ruff,  affermi  par  Bess,  mis  en  danger  pai 
les  gens  venus  du  Nord,  asservi  un  instant  par  Jac- 
ques, relevé  par  des  amis  secrets  de  Pierre ,  bientôt 
menacé  par  eux  et  appelant  contre  eux  des  étran- 
gers, redevenu  enfin  le  mattre  et  ne  rêvant  plus  que 
la  destruction  de  Jacques,  compensait,  par  sa  vigueur 
railleuse,  le  plaisir  que  pouvait  donner  aux  amis  de 
l'Eglise  anglicane  la  peinture  satirique  des  égare- 
ments de  leurs  adversaires. 

L'apparition  de  cet  ouvrage,  et  son  prodigieux 
succès,  eurnnt  sur  la  vie  de  Swift  une  influence  dé- 
cisive et  irréparable,  il  acquit,  pour  ne  pus  la  per- 
dre, la  réputation  d'infidèle  [injutet),  comme  on  di- 
sait alors,  ou  d'incrédule  {unbeliever),  et  l'Eglise 
établie  prit  en  horreur  celui  qui  l'avait  ainsi  défendue. 
«  L'auteur,  écrivait  le  judicieux  Atterbury,  a  raison 
de  se  cacher,  car  les  touches  Drofo^es  <e  cet  ou- 


—  24  — 

vrage  nuiraient  plus  à  sa  réputation  et  à  son  intérêt 
dans  le  monde  que  son  esprit  ne  peut  lui  faire  de 
bien.  »  Plus  tard,  Voltaire  en  jugea  de  même.  C'est 
le  Conte  du  Tonneau  qui  lui  fit  dire  :  «  Que  j'aime 
la  hardiesse  anglaise  !  »  Pour  Swift,  il-  ne  comprit 
pas  ou  feignit  de  ne  pas  comprendre  le»  alarmes  de 
l'Eglise,  et  il  n'y  vit  qu'un  mélange  d'ineptie  et  d'in- 
gratitude. «Je  voudrais,  écrivit-il,  que  ce  corps  res- 
pectable n'eût  pas  donné  d'autres  preuves  de  cette 
inhabileté,  que  j'ai  souvent  remarquée  chez  lui,  à 
distinguer  ses  ennemis  de  ses  amis.  »  Et  c'est  la  reine 
Anne  qu'il  a  plus  tard  représentée  dans  cette  reine 
de  Lilliput,  qui  ne  peut  pardonner  à  Gu  liver  d'avoir 
éteint,  d'une  façon  inconvenante,  l'incendie  qui  me- 
naçait son  palais. 

Swift,  qui  ne  vit  jamais  dans  la  religion  qu'une 
partie  importante  de  la  poutique,  était  porté  à  ou- 
blier qu'elle  était  considérée,  par  un  grand  nombre 
de  personnes,  comme  une  institution  divine,  en 
dehors  et  au-dessus  de  la  politique.  11  la  discutait 
comme  une  affaire,  sans  voir  qu'on  la  respectait 
comme  une  croyance.  Qu'importait  aux  yeux  des 
hommes  religieux  de  l'Eglise  établie  que  Martin  fût 
un  peu  moins  ridicule  que  Pierre  et  que  Jacques, 
lorsque  fes  croyances  communes  de  Pierre,  de  Jac- 
ques et  de  M.irtin  étaient  avilies  sous  les  plus  indi- 
gnes images,  lorsque  leurs  débats,  où  leur  dignité 
commune  était  engagée,  devenaient  une  comédie 
grossière;  lorsqu'enftn  le  surnaturel,  ce  fonds  com- 
mun et  indispensable  de  toutes  les  sectes  religieuses, 
n'apparaissait  plus  dans  leur  histoire  que  sous  la 
forme  des  inventions  indescriptibles  de  Pierre  et  des 
repoussantes  aberrations  de  Jacques.  Quand  l'arche- 
vêque d'York,  s'oppnsant  plus  tard  à  l'élévation  de 
Swift  à  l'epi>copat,  disait  à  la  reine  Anne  «  que  Sa 
Majesté  devait  être  sûre  que  l'homme  dont  elle  al- 
lait faire  un  évêque  fût  un  chrétien,  »  il  n'exprimait 
pas  seulement  l'opinion  de  tous  les  hommes  reli- 
gieux de  l'Angleterre,  mais  celle  que  laisse  à  tout 
juge  impartial  la  lecture  de  ce  Conte  du  Tonneau. 


—  25  — 

qui  est,  si  l'on  veut,  l'œuvre  d'un  ami  de  l'Eglise  an- 
glicane, mais  qui,  à  coup  sûr,  n'est  pas  l'œuvre  d'un 
chrétien. 

L'ensemble  des  œuvres  religieuses  de  Swift,  écri- 
tes aux  époques  les  plus  diverses  de  sa  vie,  confirme 
notre  opinion  sur  le  caractère  exclusivement  politi- 
que de  son  intervention  constante  en  faveur  de  l'E- 
glise établie.  Soit  qu'il  la  défende  contre  les  incré- 
dules, affirmant  son  indépendance  contre  TindaL, 
parodiant  amèrement  le  célèbre  Discours  sur  la  ii- 
berté  de  penser,  de  Collins  (1),  soit  qu'il  maintienne, 
en  toute  occasion,  le  serment  du  Test  contre  les  at- 
taques des  dissidents,  combattant,  jusqu'aux  extré- 
mités de  sa  vie  et  de  sa  raison,  pour  les  biens  de 
l'Eglise,  et  la  vengeant  par  le  Légion  club  des  atta- 
ques du  Parlement  d'Irlande;  soit  que,  dans  son 
Projet  pour  le  progrès  de  la  religion  (2),  il  engage 
la  cour  à  renfermer  les  faveurs  et  les  emplois  dans 
le  cercle  des  personnes  dévouées  à  l'Eglise  établie, 
il  est  toujours  dirigé  dans  cette  conduite  par  des 
considérations  étrangères  à  la  valeur  intrinsèque  de 
la  religion,  et  sa  pensée,  partout  reconnaissable,  est 
particulièrement  ciaire  dans  les  Sentiments  d'un 
membre  de  f  Eglise  anglicane  (3,,  et  dans  son  Argu- 
mentation pour  prouver  que  l'abolition  du  chris- 
tianisme en  Angleterre  aurait  quelques  inconvé- 
nients et  moins  d'avantages  qu'on  ne  suppose  (4). 

■  C'est  le  devoir  d'un  membre  de  l'Eglise  angli- 
cane «5..  dit  Swift, dans  le  premier  de  ces  deux  écrit;, 
de  croire  en  Dieu,  en  sa  Providence,   en  la  reîigiou 


T  M'  Collin'3  D;§cour»e  of  Crée  '.hinking  put  into  plain  Ea- 
flish. 

2  A  project  for  tue  avancement  of  religion  and  the  retor- 
mation  of  marmers. 

3  Th^-  s?nt  nien's  of  a  Church  of  England  man  with  respect  to 
religion  and  govemment. 

4  An  argument  to  prove  that  the  abolishing  of  chrlstianity  in 
England  may,  as  things  now  stand,  be  attende  with  some  in- 
conveLiences,  and  perhaps  not  produce  those  many  good  effcct* 
proposc-d  th-reby. 

v5,  Ouguc  te  believe. 


révélée,  et  en  la  divinité  du  Christ.  »  Pouf  l'épisco 
pat,  «  sans  déterminer  s'il  est  ou  non  d'institution 
divine,  »  c'est  une  institution  très  utile  à  la  religion 
et  à  1  Etat,  et  le  membre  de  l'Eglise  «  la  défendrait, 
même  par  les  armes,  contre  tous  lei  pouvoirs  de  ïa 
terre,  excepté  contre  la  législature  (1),  aux  décisions 
de  laquelle  il  se  soumettrait  comme  à  une  disette  ou 

la  peste.»  ïl  faut  bien  tolérer  le3  sectes  à  cause  de 
leur  extension,  bien  que  l'Etat  doive  les  arrêter  à 
leur  origine;  mais  quant  à  les  admettre  aux  em- 
plois publics  par  le  rappel  du  Test,  Swift  croit  ré- 
duire aisément  à  l'absurde  les  défenseurs  de  ce 
principe  en  leur  montrant  que  cette  admission, 
réclamée  par  les  dissidents  protestants,  devrait  lo- 
giquement s'étendre  aux  papistes,  aux  athées,  aux 
mahomôtans,  aux  païens  et  aux  juifs.  »  Les  wihgs 
compromettent  leur  cause  en  s'aliénant  la  haute 
Eglise,  qui  a  été  si  ferme  contre  Jacques  II,  tandis 
qu'on  a  vu  des  officiers  de  Cromwell  dans  les  rangs 
de  l'armée  du  roi  catholique.  Il  est  très  vrai  que  le 
clergé  a  de  la  haine  et  du  mépris  pour  les  sectes, 
a  comme  les  médecins  pour  les  empiriques,  comme 
les  hommes  de  loi  pour  les  gens  de  chicane,  comme 
les  marchands  établis  pour  les  colporteurs,  »  mais 
c'est  aussi  et  surtout  l'intérêt  de  l'Etat  qui  le  touche. 
Dans  la  partie  politique  de  ce  remarquable  ouvrage, 
Swift  parle  en  whig  éclairé,  tolérant,  attaché  à  la 
révolution  de  1688,  justifiant  par  d'excellentes  rai- 
sons la  déposition  de  Jacques,  mais  en  même  temps 
incliné  vers  les  tories,  en  ce  qui  touche  la  conserva- 
tion de  l'Eglise,  et  peu  éloigné  de  se  joindre  à  ieur 
parti  pour  la  mieux  défendre. 

La  spirituelle  Argumentationcontre  l'abolition  du 
christianisme  est  écrite  par  Swift  aans  ce  ton  d'im- 
perturbable plaisanterie  où  il  excelle  ;  mais  sous  cette 
plaisanterie  même,  son  opinion  et  surtout  sa  méthode 
en  matière  de  polémique  religieuse  se  reconnaissent 

fi  ]  Agamst  «11  power*  on  the  earth,  except  cor  o*fn  lejiil». 
turc. 


—  87  — 

aisément.  11  ne  craint  pas,  dit-il,  d'aller  contre  l'o- 
pinion commune,  et  dût-il  être  poursuivi  par  l'attor- 
ney  généra!,  il  avouera  que,  dans  la  situation  exté- 
rieure et  intérieure  du  pays,  il  ne  voit  aucune  néces- 
sité absolue  d'extirper  le  christianisme  en  Angle- 
terre. Il  ne  développe  qu'avec  ménagement  un  te« 
paradoxe  ;  qu'on  ne  croie  pas  surtout  qu'il  s'agisse 
de  ce  christ  ici  nisme  réel,  qui  serait  le  renversement 
de  la  société  anglaise,  et  comme  un  retour  à  l'état 
d®  nature,  Hais  bien  de  ce  christianisme  nominal 
qui  fait  partie  de  la  société  politique  (1).  Pourquoi 
rejeter  le  nom  et  le  titre  de  chrétiens?  Discutons  les 
avantages  de  cette  révolution  violente.  Ne  faut-il  pas 
une  religion  nominale  parmi  nous  pour  exercer 
l'activité  belliqueuse  des  gens  d'esprit?  S'ils  n'ont 
plus  de  Dieu  à  insulter,  n'esî-il  pas  à  craindre  qu'ils 
ne  s'attaquent  au  gouvernement,  au  ministore?  il  faut 
un  alimenta  la  critique.  On  assure,  il  est  vrai,  que  le  re- 
venu d'environ  dix  mille  gens  d'Eglise  dans  le  ^oyaume 
jointe  celui  des  évoques,  entretiendrait  convenable- 
ment au  moins  deux  cents  élégants  .ibres  pen- 
seurs (2),  qui  seraient  l'ornement  de  la  cour  et  du 
pays.  Mais  ce  revenu  serait  insuffisant.  D'ailleurs, 
qui  régénérerait  la  race  anglaise,  compromise  par 
les  rejetons  misérables  de?  hommes  d'esprit  et  de 
plaisir,  si  l'on  supprimait  ces  dix  mille  prêtres  que 
ia  prudence  de  Henri  V11I  a  soumis  à  un  régime  sain 
et  léger?  On  se  plaint  de  l'observation  du  dimanche, 
mais  on  oublie  l'utilité  des  églises  pour  les  marchés, 
les  rendez-vous  d'affaires  et  d'amour,  et  surtout  te) 
sommeil.  Mais,  dit-on,  cela  ferait  disparaître  les  par- 
tis parmi  nous,  on  ne  parlerait  plusde  hautect  basse 
église,  etc.,  «  Si  l'on  effaçait  dans  le  dictionnaire, 
répond  Swift,  avec  un  admirable  bon  sens,  les  mots 
de  ûébanche%  ivresse,  vol,   serions-nous  le    lende- 

H)  I  hope  no  reader  imagines  mt  so  weak  to  stand  up  m  t&2 
r'efencf  or  reai  christ  ianity...  every  candid  reader  will  easily  ue- 
derstand  m  y  discourse  to  be  intended  only  m  defenoe  of  nommiJ 
dn-istianity... 

(2j  GtaiUfcmen  of -.vit  ond  fre'çfcinking. 


—  28  — 

main  chastes,  tempérants  et  honnêtes,  ou  sains,  s\ 
l'on  effaçait  les  mots  de  pierre  et  de  goutte.  Otez  au:; 
whigs  et  aux  tories  les  dénominations  politiques  et 
religieuses,  et  l'orgueil,  l'envie,  l'avarice  et  l'ambition 
en  fabriqueront  d'autres.  L'on  ne  manquera  jamais 
de  mots  convenus  ou  créés  pour  distinguer  ceux  qui 
sont  aux  ministère  de  ceux  qui  veulent  y  arriver. 
Laissez  la  religion  vous  les  fournir.  On  se  plaint  de 
ce  que  des  prédicateurs  soient  payés  par  l'Etat  pour 
tonner,  un  jour  sur  sept,  contre  la  poursuite  des  ri- 
chesses, du  plaisir  et  de  la  grandeur,  qui  occ  pe  tous 
tes  homme?  vivants  pendant  les  six  autres  jours.  , 
Mais  quel  est  le  libre  penseur  que  cette  contradiction 
ne  chatouille?  Les  choses  défendues  ne  semblent- 
elles  pas  plus  douces?  La  soie  prohibée  fait  les  dé- 
iicesdes  femmes,  et  le  vin  de  contrebande  celles  des 
hommes.  Augmentons  les  prohibitions  de  tout  genre, 
pour  chasser  le  spleen  par  l'attrait  du  défendu.  Pour 
le  peuple  même,  la  religion  n'est  pas  inutile;  il  n'y 
croit  pas  plus  que  les  hautes  classes;  mais  il  s'en 
sert  pour  taire  tenir  les  enfants  tranquilles,  et  s'en 
amuse  pendant  les  longues  soirées  d'hiver.  Enfin, 
on  prétend  <jue  cette  abolition  ferait  disparaître  les 
sectes  religieuses,  et  unirait  toutes  les  communions 
protestantes. 

»  ilais  est-ce  bien  le  christianisme  qui  fait  des  fa- 
natiques, des  fondateurs  de  sectes,  des  gens  avides 
de  se  sigulariser?  Nullement.il  y  a  dans  chaque  na- 
tion une  portion  d'enthousiasme  qui  a  besoin  de 
s'épancher  quelque  part  ou  de  mettre  tout  en  feu  (1). 
C'est  acheter  la  paix  publique  à  bon  marché,  que  de 
laisser  se  déchirer,  pour  des  rites  religieux,  des  hom- 
mes qui  autrement  s'attaqueraient  aux  lois  du  pays. 
Cette  peau  de  mouton  remplie  de  paille,  qui  leur  est 
livrée,  sauve  le  troupeau.  Ce  que  les  couvents  font 
■ur  lo  continent,  où  ils  absorbent  les  natures  excen- 


5)  There  is  a  portion  of  enthusiasm  assigned  to  every  nation 
ich,  if  it  hris  not  proper  obM^ta  ta  w  ork  on  bill  bust  eut  ao4 
set  ail  in  a  dama. 


—  29  — 

triches  et  maladives,  les  secte?  le  font  chez  nous,  et 
il  faudrait,  à  leur  défaut,  inventer  autre  chose.  Ou- 
vrez toute  grande  la  porte  à  la  croyance  publique,  il 
y  aura  toujours  des  gens  qui  se  piqueront  de  rester 
dehors.  Abolir  le  christianisme  c'est  peut-être  faire 
place  au  papisme,  car  le  peuple,  livre  à  lui-même, 
cherchera  quelque  nouveau  culte,  et  tombera  dans 
la  superstition.  Toland,  cet  oracle  des  antichrétiens, 
est  un  prêtre  irlandais,  fils  d'un  prêtre  irlandais  ; 
Tindal  a  été  catholique.  Enfin,  si  cette  abolition  est 
utile,  il  vaudrait  mieux  la  remettre  à  la  paix,  nos  al- 
liés se  trouvant  tous,  par  hasard,  être  chrétiens.  Si 
nous  comptons,  pour  les  remplacer,  sur  l'alliance 
des  Turcs,  elle  est  incertaine,  car  non-seulement  il3 
sont  attachés  à  leur  religion,  mais  ils  croient  en 
Dieu,  ce  qui  est  plus  qu'on  ne  nous  demande  pour 
conserver  le  nom  de  chrétiens.  Pour  conclure,  le 
commerce  ne  profiterait  pas,  comme  il  Tespere,  de 
cet  acte  pour  l'extirpation  du  christianisme,  et  *x 
mois  après  le  vote,  la  Banque  et  les  actions  de  la 
compagnie  des  Indes  orientales  baisseraient  au  moins 
d'un  pour  cent.  Comme  cette  perte  est  cinquante 
fois  trop  grande  pour  nue  la  sagesse  du  siècle  juge 
à  propos  de  s'y  exposer  dans  l'intérêt  du  salut  du 
christianisme,  il  n'y  a  aucune  raison  de  s'y  exposer, 
pour  la  seule  satisfaction  de  le  détruire.  » 

Enfin,  parmi  ses  pensées  sur  la  religion  (1)  et  sur 
l'Eglise,  nous  trouvons  ces  passages  :  «  Attaquer  les 
opinions  fondamentales  d'une  religion  vraie  ou 
fausse  est  un  acte  criminel,  à  moins  que  votre  des- 
sein avoué  ne  soit  d'abolir  entièrement  cette  reli- 
gion. Par  exemple,  la  fameuse  doctrine  de  la  divi- 
nité du  Christ  a  été  reçue  universellement  par  toutes 
les  communions  chrétiennes,  depuis  la  condamna- 
tion de  l'arianisme,  sous  Constantin  et  ses  succe9« 
seurs;  les  efforts  îles  sociniens  sont  donc  vains  et 
inexcusables,  puisqu'ils  ne  pourront  jamais  établir 
leurs  propres  croyances  et  ne  parviendront  qu'à  ex- 

(4)  Toagbts  on  religion. 


—  30  — 

citer  des  doutes  6t  des  désordres  dans  le  monde. 
L'absence  de  foi  est  un  défaut  qu'il  faut  cacher 
quand  on  ne  peut  le  vaincre.  La  religion  chrétienne, 
dans  son  origine,  fut  présentée  aux  Juifs  et  aux 
païens  sans  cet  article  de  lu  divinité  du  Christ,  co 
qui,  autant  que  je  me  le  rappelle,  est  observé  par 
Érasme;  il  dit  que  celait  une  nourriture  trop  forte 
pour  de.^  enfants  (1).  Peut-être  que  si  les  mission- 
naires adoucissaient  encore  cet  article  aux  Chinois, 
Us  éprouveraient  moins  de  difficulté  à  les  convertir, 
et  le  Coran  nous  démontre  qu'il  est  la  plus  grande 
pierre  d  aci.e;  ■  ement  des  mahometi.ns.  Mais  agiter 
un  article  de  foi  aussi  fondamental,  dans  un  pays  où 
le  christianisme  est  déjà  établi,  ne  peut  qu'avoir  des 
conséquences  pernicieuses  pour  la  morale  et  la 
tranquillité  publique.  » 

U  semblerait  que  Montesquieu  ei\  voulu  résumer 
toute  ia  puiemique  religieuse  de  Sw.  tt  et  le  fond  de 
son  argumentation  ordinaire,  lorsqu'il  écrivit  cetto 
page,  que  le  doyen  de  Saint-PalriQ  '  eût  signée: 
«  Quel  peut  être  le  motif  d'attaquer  la  religion  révé- 
lée en  Angleterre'?  On  l'y  a  tellement  puigee  de  tout 
préjuge  destructeur,  qu'elle  n'y  peut  fane  de  mal  et 
qu'ehê  peut  y  faire  au  contraire  une  infinité  de 
biens...  En  Angleterre,  tout  homme  qui  attaque  la 
religion  l'attaque  sans  intérêt,  et  quand  arôme  il 
aurait  raison  dans  le  fond,  il  ne  ferait  que  détruire 
une  infinité  de  biens  pratiques  pour  des  ventes  pu- 
rement spéculatives,  d 

Mais  en  partant,  en  toute  occasion,  avec  la  mâle 
liberté  de  Montesquieu,  Swift  oubliai!  qu'il  était 
membre  et  membre  ambitieux  de  l'Iglàtt  anglicane. 
.De*  échecs  successifs  le  lui  rappelèrent.  Il  lut  im- 
possible aux  wlngs,  qui  désiraient  m  l'attacher, 
d'Obtenu  pour  lui  une  situation  lucrative  et  hono- 
rable. Il  fut  question  tour  à  tour  du  secrétariat  de 
ramba.v-aue  de  Vienne,  do  léveche  de  Vienne,  d'une 
prébende  de  Westminster.  Tout  échoua,  et,  en  1703, 

0)  too  «tronf  *  méat  for  babe. 


—  31  — 

Swift  retourna  en  Irlande,  aigri  contre  ses  amis  po- 
litiques et  très  dispose  à  tenter  la  fortune  du  côté 
de  leurs  adversaires.  Les  mêmes  déceptions  l'atten- 
daient dans  ce  nouveau  camp,  moins  libre  encore 
que  le  premier  dans  son  action  sur  l'Eglise. 

En  1710,  Swift  revint  d'Irlande,  charge  par  les  érê- 
quesde  solliciter  du  ministère  la  suppression  de  cet 
impôt  du  vingtième  et  des  premiers  fruits  (1),  dont 
le  clergé  d'Angleterre  était  délivré,  que  celui  d  Irlande 
supportait  encore.  Il  trouva  les  whigs  dans  les  plus 
vivesalarmes;  ilsoccupaient  encore  quelques  positions 
dans  le  ministère,  mais  ils  chancelaient  dans  le  pays. 
Bn  poursuivant  avec  acharnement  le  docteur  Sacheve- 
rell,  qui  avait  déploré  dans  un  sermon  l'abaissement 
de  l'autorité  royale,  l'influence  des  whigs  et  les  pé- 
rils de  l'Eglise  établie,  lis  avaient  soule\é  en  Angle- 
terre ce  seatiment  de  résistance  qu'y  éveillent  tou- 
jours les  excès  d'un  parti ,  même  le  plus  populaire. 
Les  tories  étaient  portés  au  pouvoir  par  la  reine  et 
par  l'opinion,  et  Swift  allait  leur  tendre  la  main, 
malgré  les  efforts  de  ses  anciens  amis.  Il  écrivait, 
dans  ce  précieux  journal  qu'il  rédigeait  pour  Stella; 
«  Les  whigs  s'accrochent  à  moi  comme  des  gens  qui 
se  noient  à  une  branche,  et  tous  leurs  grands  hom- 
mes me  font  de  plates  excuses,  Il  est  amusant  de  les 
voir  tous  confesser  lamentablement  qu'ils  m'ont 
maltraité.  »  Swift  ne  songeait  guère  à  s'associer  à  Ifi 
défaite  d'un  parti  qu'il  avait  inutilement  servi  dans 
sa  puissance.  La  défection  fut  éclatante.  Le  !««•  oc- 
tobre, il  écrivait  contre  lord  Godolphin,  grand  tréso- 
sorier,  la  Baguette  de  Sid-Hamet,  et,  le  4  octobre, 
introduit  auprès  de  Harley,  qui  était  avec  Saint- 
Jean,  le  chef  des  tories,  et  qui  touchait  au  pouvoir. 
U  s'engagea  à  servir  le  ministère  qu'il  allait  former 
et  conduire.  Le  bâton  du  grand  trésorier,  disait  le 
poète,  était  devenu  un  serpent  entre  les  mains  de 
Sid-Hamet  au  rebours  de  la  verge  de  Moïse;  ce  bâtor. 
était  attiré  par  les  trésors  cachés  et  par  les  bourses 

(I)  The  paj-meut  of  twentieth  par  and  ûrst-ûruiti. 


—  32  — 

pleines  ;  il  servait  aussi  à  Sid-Hamet  de  ligne  à  pê- 
cher, ligne  merveilleuse  qui  prend  le  poisson  et 
garde  l'appât  (1)  (Swift  l'avait  éprouvé  lui-même). 
Une  guerre  sans  ménagement  suivit  cette  rupture 
sans  dignité.  Les  tories  avaient  fondé  contre  une 
feuille  whig,  que  rédigeaient  l'évêque  Burnet  Ad- 
dison,  Steele  et  quelques  autres,  l'Examiner,  rédigé 
par  Saint-Jean,  Atterbury,  Prior.  Du  mois  de  novem- 
bre 1710  au  mois  de  juin  1711,  l'Examiner  fut  aban- 
donné à  Swift,  qui  y  défendit  énergiquement  le 
ministère,  et  y  déchira  les  whigs  avec  une  violence 
devant  laq  elle  Addison  crut  devoir  se  retirer.  Dans 
l'Examiner  et  dans  un  grand  nombre  de  pamphlets, 
vendus  à  bon  marché,  Marlborough  et  sa  célèbre 
avidité  (2),  lord  Wharton  et  son  impiété,  Walpole  et 
sa  vénalité,  étaient  attaqués  avec  une  ironie  intem- 
pérante; les  doctrines  des  whigs  exagérées  et  signa- 
lées à  l'indignation  publique,  les  maximes  des  tories 
adoucies  et  revêtues  d'une  tolérante  sagesse.  Il  éta- 
blit plusieurs  fois  les  différences  qui  séparent  ces 
deux  partis,  leurs  reproches  mutuels,  «  Nous  les  ac- 
cusons, écrit-il  dans  le  numéro  40,  de  vouloir  dé- 
truire l'Eglise  établie,  et  introduire  à  sa  place  le 
fanatisme  et  la  liberté  de  penser,  d'être  ennemis  de 
la  monarchie,  de  vouloir  miner  la  présente  forme  de 
gouvernement  pour  élever  une  république  ou  quel- 
que autre  établissement  de  leur  goût  sur  ses  ruines. 
D'un  autre  côté,  leurs  clameurs  contre  nous  peuvent 
ge  résumer  dans  ces  trois  mots  redoutables  :  le  pa- 
isme,  le  pouvoir  absolu,  le  prétendant  (3).  »  Etor- 

flj  He  caugtat  his  flsh  and  saved  his  bait. 

(2)  Désignant  Marlborough  sous  le  nom  de  Warcus  Crassus,  U 
hii  écrivait  :  •>  Vous  ("tes  le  plus  riche  citoyen  de  la  république, 
vous  n'avez  pas  d'enfant  mille,  vos  filles  sont  toutes  mariées  à  de 
riches  patriciens;  vous  touchez  au  déclin  de  la  vie,  et,  malgré 
tout  cela,  vous  êtes  profondément  atteint  de  cet  odieux  et  igno- 
ble défaut  de  l'avance...  Je  n'en  citerai  pour  exemple  que  cette 
fameuse  paire  de  bottes  que  toute  l'éloquence  du  monde  vous  dé- 
cida à  peine  à  laisser  couper,  pour  vous  en  délivrer,  lorsque  voue 
ne  pouviez  les  garder  mouillées  et  glacées,  comme  elles  l'étaient, 
qu'au  péril  de  votre  vie.   Examiner,  n°  28. ( 

(&  Popery,  «rbitrary  pov.cr,  and  tbe  p-elender. 


—  33  — 

nelle  tactique  des  partis.  Certes,  les  whigs  avaient 
derrière  eux  les  ennemis  de  l'Eglise  et  de  la  monar- 
chie; certes  aussi  les  tories  avaient  derrière  eux,  et 
cette  fois  à  leur  tête,  des  amis  du  papisme,  du  pou- 
voir absolu  et  du  prétendant.  Mais  la  nation,  qui 
maintenait  l'équilibre  entre  les  deux  partis,  et  qui 
leur  prêtait  tour  à  tour  sa  force,  ne  voulait  ni  da 
l'un  ni  de  l'autre  excès,  et  renversait  à  temps  ceux 
qui  prétendaient  l'y  conduire.  Elle  s'est  révoltée 
contre  la  tendance  républicaine  du  procès  de  Sache- 
verelle,  elle  applaudira  à  la  chute  du  ministère  tory, 
trop  ami  de  la  Fiance,  à  l'exil  et  à  la  condamnation 
de  Bolingbroke  et  d'Ormond,  trop  disposés  à  favori- 
ser l'avènement  du  prétendant. 

Une  grande  tâche  était  imposée  par  le  ministère  à 
ceux  qui  avaient  entrepris  de  le  servir,  celle  de  pré- 
parer les  esprits  à  la  paix  qu'il  voulait  conclure 
avec  la  France  ;  et  un  grand  secret  leur  «tait  caché, 
celui  des  relations  des  plus  importants  de  ses  mem- 
bres avec  le  prétendant.  Dans  de  nombreux  écrits 
principalement  dans  la  Conduite  des  ailips  (1),  dans 
les  Remarques  sur  le  traite  des  barrières ,  Swift 
s'efforcai*  de  détourner  l'opinion  publique  d'une 
guerre  qui  durait  depuis  dix  années  et  qu'il  décla- 
rait infructueuse.  L'empereur,  et  surtout  les  Hol- 
landais, profitaient  seuls  des  défaites  de  la  France, 
et  l'Angleterre  succombait  sous  d'inutiles  victoires. 
Swift  racontait  l'histoire  d'un  duc  qui,  jouant  à  un 
jeu  de  hasard,  entassait  devant  lui  des  monceaux 
d'or,  et,  tout  entier  au  jeu,  n'apercevait  pas  derrière 
lui  un  voleur  qui,  passant  la  main  sous  son  bras, 
faisait  tombeï  Vor  dans  son  chapeau.  Tout  le  monde 
voyait  cet  homme  et  le  prenait  pour  le  domestique 
du  duc.  Quand  le  jeu  fut  terminé,  on  le  félicitait  de 
son  gain  :  «  J'ai  cru  beaucoup  gagner,  dit-il,  mais  je 
vois  que  c'est  peu  de  chose.  »  On  l'avertit  que  son 
domestique  avait  emporté  le  reste,  et  il  comprit 
qu'il  était  volé.  Voilà  ce  que  Swift  voulut  faire  corn* 

0)  The  conduct  of  the  allie*. 

«uivo,  u  t 


--  24  — 

prendre  au  peuple  anglais  pendant  qu'Harley,  de-. 
y?uu  lord  Oxford  (1711),  Saint-Jean,  devenu  lord  Bo-. 
liikëbroke  (1712),  conduisaient,  à  travers  mille  obsta- 
cles, cvs  négociations  difficiles  qu-i  aboutirent,  en 
avril  1713,  au  truite  d'Utrecht.  On  sait  que  le  traité, 
à  peine  conclu,  fut  attaqué  avec  violence;  Swift,  qui 
rÂvait  facilité,  eut  encore  à  le  défendre.  Au  pam- 
ptilet  de  Steele,  la  Criss{i),  il  opposa  cet  Esprit  public 
des  whigs  2j,  qui  offensa  les  lords  écossais.  Pendant 
que  la  Chambre  des  communes  excluait  Steele  pour 
avoir  publie  laCri.se,  les  lords  écossais  obligèrent  le 
ministère  à  offrir  300  livres  au  dénonciateur  de 
l'Esprit  public  des  whigs.  Nul  n'ignorait  que  te 
pamphlet  était  de  Swift,  mais  il  ne  fut  ni  dénonce 
ni  poursuivi. 

Cependant,  ce  traité,  laborieusement  achevé,  ac- 
crut les  divisions  aussi  bien  que  la  confiance  des  to- 
ries. Maintenir  l'union  parmi  les  membres  de  ce  mi- 
nistère, qui  n'étaient  pas  tous  également  fidèles  à 
l'acte  de  succession  à  la  couronne,  était  l'une  des 
tâches  les  plus  actives  de  Swift.  Déjà,  dans  son  Avis 
aux  membres  du  club  d'octobre  (3)  Su  ift  avait  tenté 
de  modérer  l'emportement  de  cette  fraction  des  to- 
ries, qui,  en  abusant  de  sa  victoire,  eût  prématuré- 
ment alarmé  la  nation  et  ébranlé  le  ministère.  L'au- 
née  17K  vit  éclater  ces  divisions,  et  la  partie  extrême 
du  ministère  en  exclut  les  modérés.  Holin^hroke  et 
le  duc  d'Ormond  se  virent  tout-puissants.  Lord  Oxford 
succomba.  Presque  aussitôt  la  reine  Anne  mourut, 
le  1er  août  1714,  et  tout  changea  de  face.  Le  parti 
whiy;  revint  au  pouvoir  avec  la  maisoa  de  Hanovre. 
L'ancien  ministère  fut  accusé  de  trattisoo.  Orrnond, 
Bolingbroke  justifièrent  l'accusation  par  leur  fuite 
et  par  leur  réunion  avec  le  prétendant,  tandis  que 
lord  Oxford,  moins  coupable,  atténuait  son  procès  à 
la  tour  île  Londres.  Il  l'attendit  jusqu'en  1717.  L'a- 
paisement de  la  colère  publique  et  une  contestation 

(1)  thfc  Cnsis. 

a    Public  Spirit  of  the  whips. 

<8;  Sonne  advice  to  the  menibfers  of  the  october  Clnb. 


—  35  — 

habilement  soulevée  par  un  de  ses  amis  entre  les 
Jeux  Chambres  le  Aient  acquitter  par  la  Chambre 
:  èfl  lords. 

La  carrière  politique  de  Swift  était  terminée,  mais 
il  rapportait  de  cette  époque  agitée  de  sa  vie  une 
conquête  qui  eût  pu  le  satisfaire,  s'il  n'avait  sans 
cesse  désiré  et  souvent  espéré  davantage.  En  1711 
iîarley,  ravi  du  succès  de  Y  Examiner,  avait  envoyé 
a  Swift  un  billet  de  banque  (I).  Swift  avait  renvoyé 
avec  indignation  un  aussi  indigne  payement  de  ses 
ervices.  Se  mettre  humblement  à  la  soide  du  minis- 
tère, c'était  renoncer  à  profiter  d'une  façon  plus 
utile  et  plus  durable  de  sa  victoire.  Swift  voulait  un 
évéehé,  et  les  ministres  épuisèrent  vainement  leur 
<nQuence  pour  faire  un  évoque  de  l'auteir  du  Corne 
du  Tonneau.  Aux  représentations  de  l'arche 
d'York  et  aux  scrupules  de  la  reine  se  joignait  con- 
tre Swift  l'influence  de  la  duchesse  de  Somerset,  qui, 
aimée  de  la  reine  et  alliée  aux  whigs,  s'était  at- 
tiré de  Swift  les  sanglantes  attaques  de  la  Prophé- 
tie de  Windsor  (2),  où  elle  était  accusée  d'avoir  les 
cheveux  rouges  et  d'avoir  fait  assassiner  son  mari. 
Les  larmes  de  la  duchesse  l'emportèrent  sur  I 
tances  des  ministres,  qui  n'osèrent  exiger  de  la  reine 
le  sacrifice  de  ses  scrupules. 

Jamais,  d'ailleurs,  minisl  -.3  n'eut  moins  d'influence 
sur  le  souverain  que  cette  administration  torie  qui,  à 
force  d'avoir  accusé  les  whigs  d'enchaîner  la 
royale,  se  trouvait  à  son  tour  les  mains  liées  devant 
es  caprices  de  la  reine.  Elle  tournait  contre  eux 
leurs  principes,  et  faillit  plusieurs  fois  faire  échouer 
l'œuvre  difficile  de  la  paix,  en  favorisant  les  par- 
tisans   de  la  guerre.   Le  7  décembre    1711, 
avoir  assisté  à  une  séance  de  la  Chambre  des  lords, 
où  le  duc  de  Somerset  avait  parlé  contre  le  ; 
:ère  et  contre  la  paix,  elle  refusa  le  bras  du 
chambellan  pour  prendre  le  sien.  Les  whigs  trioio* 

S|  A  bank-bill. 
The  Windsor  Prophecy.  —  Thev  assassin»  wheo  >"0«a«  and 
poison  wken  r;:J.  —  Root  out  thèse  carrât»... 


—  36  — 

phèrent  et  les  ministres  se  crurent  perdus  jusqu'au 
29  décembre,  où  la  reine,  rendue  à  leur  influence, 
créa  douze  nouveaux  pairs  partisans  de  la  paix.  On 
sent  combien  des  ministres,  si  peu  maîtres  de  la 
reine  sur  les  questions  générales,  étaient  impuis- 
sants sur  les  questions  de  personnes.  Swift  lui-même, 
dans  V Examiner  du  14  décembre  1710.  accusant  les 
whigs  d'asservir  la  reine,  avait  écrit  :  «  Voici  leur 
langage  habituel  :  Madame,  je  ne  puis  vous  servir, 
si  un  tel  est  employé.  —  Je  désire  humblement  don- 
ner ma  démission  si  un  tel  reste  secrétaire  d'Etat.— 
Je  ne  puis  répondre  que  la  Cité  prête  de  l'argent  au 
gouvernement  (1),  à  moins  que  mylord  un  tel  ne  soit 
président  du  conseil,  etc..  Voilà  le  langage  que,  pen- 
dant les  dernières  années,  les  sujets  tenaient  à  leir 
prince  ..  Cette  façon  de  faire  capituler  le  souverain 
était  déjà  répandue  detellesorte  que  le  moindre  servi- 
teur commençait  à  lever  la  tête  et  à  prendre  de  l'im- 
portance. Il  lui  fallait  un  régiment;  son  flls  devait 
être  fait  major,  son  frère  percepteur;  autrement,  il 
menaçait  de  voter  selon  sa  conscience  (2;.  « 

Eu  refusant  d'imposer  à  la  reine  l'élévation  de 
Swift  à  Tépiscopat,  les  ministres  devaient  donc  lui 
paraître  excusables;  mais  il  ne  les  excusa  pas,  et  en 
1713,  après  la  conclusion  de  la  paix  d'Utrecht,  voyant 
trois  doyennes  vacants  remplis  sans  qu'il  fût  ques- 
tion de  lui,  il  menaça  les  ministres  de  son  départ.  Le 
23  avril  1713,  il  fut  nomme  au  doyenné  de  St-Patrick, 
qui  rapportait  près  de  1,000  liv.  (25,000j.  La  séparation 
d'Oxford  et  de  Bolingbroke  ne  l'empêcha  pas,  Tannée 
suivante,  de  rester  Adèle  à  ses  deux  amis.  Il  priait 
Oxford  d'obtenir  pour  lui  une  gratification  de  1,000 
livres  pour  ses  frais  d'installation;  Oxford,  toujours 
lent,  tomba  avant  de  l'avoir  obtenue;  Swift  s'adressa 
à  Bolingbroke,  qui,  pendant  sa  courte  domination, 
obtint  cette  faveur  lucrative.  Mais  la  mort  de  la  reine 

(i)  That  tey  City  wil]  lend  money,  unless...   Examiner,  n»  20  ) 
2    la  expected  a  régiment,  or  his  son  must  be  e  major,  or  his 

brotUer  a  coliector;  eue  be  tnxeatened  to  vote  »ccor<Lng  to  nia 

conscience.   ld.,  \i.) 


—  37  — 

et  la  fuite  du  ministre  rendirent  inutile  la  persévé- 
rante activité  du  doyen. 

Swift  se  retrouva  donc  dans  cette  «  terre  d'wiil,  » 
et  bien  que  sa  condition  y  fût  très  supportable,  la 
perte  de  toute  influence  politique,  la  nécessité  de 
renoncer  à  toute  ambition,  l'éloignement  offensant 
que  lui  montrait  ia  population  protestante,  animée 
contre  les  tories  et  contre  les  Stuarts,  rendirent  très 
pénibles  les  premiers  moments  de  sa  chute.  Il  ré- 
fléchit amèrement  sur  sa  destinée,  et  comprit  que 
son  génie  avait  nui  à  sa  fortune.  On  ne  peut  lire 
sans  émotion  ce  court  Essai  sur  la  destinée  des 
gens  (XEuttse  (1),  où  il  montre,  avec  tant  d'esprit  et 
tant  d'amertume,  le  succès  assuré  de  la  médiocrité 
servile  et  universellement  bienveillante  de  Goruso- 
des  et  l'abaissement  d'Eugenio,  opprimé  par  son  ta- 
lent. Il  voulut  renoncer  à  tout  effort  d'esprit  et  s'ac- 
coutumer à  son  sort.  «Je  ne  lis  et  je  n'écris  que  des 
bagatelles,  écrivait-il  à  Gay;  le  cheval,  le  sommeil 
et  la  promenade  me  prennent  dix-huit  heures  sur 
vingt-quatre.  » 

D'autres  soucis  l'assaillaient  en  Irlande,  et  son 
eceur,  sa  conscience,  son  honneur  y  subissaient  de 
perpétuelles  épreuves.  Il  revenait  auprès  de  Ste]la» 
la  pensée  remplie  d'une  autre  femme,  de  miss  van 
Homrigh,  qui  eut  à  souffrir  tout  ce  que  Stella  avait 
souffert,  mais  qui  en  souffrit  moins  longtemps.  C'est 
en  1710,  que  Swift  connut  à  Londres  madame  van 
Homrigh,  veuve  d'un  marchand  d'Amsterdam,  et  di- 
rigea les  études  de  l'aînée  de  ses  deux  filles.  Le 
eharme  qui  avait  entraîné  Stella  vers  son  maître 
agit  avec  autant  de  force  sur  l'esprit  élevé,  sur  le 
cœur  aimant  de  miss  van  Homrigh.  Au  commence- 
ment de  1712,  elle  avoua  son  amour  à  Suift  et  lui 
Offrit  sa  main.  Il  n'est  pas  douteux  que  Swift  l'ai- 
mait; mais  rompre  avec  Stella  et  épouser  miss  van 
Homrigh  était  au-dessus  de  ses  forces  ;  il  voyait  a\issJ 
dans  cette  action  la  ruine  de  sa  réputation  et  une 

d)  Ah  86M7  on  tbe  uta  oT  ClergT***' 


—  38  — 

prise  offerte  aux  sévères  jugements  du  monde.  Dans 
ce  poëme  de  Cadenus  et  Vanessa,  plein  de  tristes 
beautés,  ou  il  exhorte  Vanessa  à  une  sorte  d'amour 
platonique,  lui  offrant,  dit-il,  «  un  perpétuel  délice 
d'esprit,  appuyé  sur  la  vertu,  plus  durable,  que  les 
séductions  de  l'amour,  et  qui  échauffe  sans  brûler;  » 
dans  ce  poëme,  où  l'on  a  vu  un  aveu  d'intimité  à 
travers  ce  passage  équivoque  :  «Mais  quel  succès 
Vanessa  a-t-elle  remporté  ?  Est-elle  restée,  pour 
plaire  à  sod  adorateur,  dans  ces  hautes  régions  ro- 
manesques, ou  descend-il  pour  elle  à  agir  avec  une 
fin  moins  séraphique,  ou  pour  tout  concilier,  asso- 
cient-ils les  livres  et  l'amour?  On  ne  le  dira  jamais 
au  genre  humain,  et  la  muse  qui  le  sait  ne  le  dévoi- 
lera pas:  »  dans  ce  poëme,  il  donne  à  l'infortunée 
Vanessa,  àdéfautde  laplus  forte  raison  qui  luifasse 
refuser  sa  main  (son  engagement  avee  Stella),  cette 
autre  raison  puissante  aussi  sur  son  esprit  :  «Que 
dira  le  moade  ?...  La  ville  jugera  qu'il  a  trompé 
par  des  paroles  magiques  la  jeune  fille  sans  défense; 
tous  les  fats  en  nront,  et  diront  que  les  savants  ne 
valent  pas  mieux  que  les  autres  hommes...  Quel  soin 
paternel  de  cette  jeune  fille!  cinq  mille  gui  nées  dans 
sa  bourse,  le  docteur  aurait  pu  imaginer  pis  (1).  » 
En  1714,  la  mère  de  miss  Homrigh  mourut;  elle 
accourut  en  Irlande  avec  sa  sœur,  et  le  supplice 
mérité  de  Swift  commença.  Il  n'eut  jamais  le  cou- 
rage de  lui  enlever  tout  espoir,  et  le  désespéra  lente- 
ment par  une  froideur  inexplicable  pour  elle,  parles 
brusques  changements  de  son  humeur.  Il  restait 
souventlongtemps  sans  aller  la  voir,  et  les  lettres  de 
Vanessa  nous  apprennent  combien  ses  visites  étaient 
souvent  cruelles:  «  Je  vous  prie  de  me  voir  et  de 
me  parler  avec  douceur,  car  vous  ne  condamneriez 
personne  à  souffrir  ce  que  j'endure  ;  puis-iez-vous 
seulement  le  savoir.  Je  vous  écris  cela,  parce  que 
je  ne  saurais  vous  le  dire  si  je  vous  voyais:  car, 

(i)  Five  thousand  guineaa  in  hor  purse. 

Tïie  doctor  might  hâve  faucied  worse 


—  39  — 

lorsque  je  commence  à  me  plaindre,  vous  vous  fâ- 
chez, et  il  y  a  alors,  dans  vos  regards  quelque  chose 
de  terrible  qui  m'impose  silence.  »  De  son  côté,  Stella 
se  sentant  une  rivale  sans  la  connaître,  se  mourait, 
et,  en  1716,  Swift,  vaincu  par  sa  douleur,  l'épousa 
secrètement.  Sans  oser  avouer  cette  union  à  Va- 
nessa,  il  se  conduisit  de  telle  sorte  avec  elle,  qu'elle 
se  retira  à  Cellbridge,  près  de  Duhiin,  toujours  ai- 
mante, toujours  etfrayée  et  accablée  de  la  conduite 
de  Swift.  Eile  lui  écrivait  en  17-20  :  n  Dix  mortel  les  se- 
maines se  sont  écoulées  depuis  que  je  vous  ai  vu,  et 
pas  une  lettre...  Vous  voulez,  à  force  de  rigueur,  me 
détacher  de  vous...  Je  vousco/ijure,  par  Dieu  même, 
de  médire  ce  quia  pu  causer  l'extrême  changeaient 
que  je  trouve  en  vous.  »  Cependant,  elle  eut  encore, 
à  Cellbrulj^e  quelques  jours  heureux.  On  montrait, 
longtemps  après  cette  funeste  histoire,  le  berceau 
entoure  de  fleurs  et  rafraîchi  par  un  ruisseau,  où 
Swift  et  Vanessa  venaient  souvent  s'asseoir  avec  des 
livres  et  passaient  de  longues  heures,  toujours  trop 
courtes  pour  l'amante  délaissée.  Sxwft  l'encourageait 
dans  ses  lettres  à  vivre  au  jour  le  jour,  et  a  ne  rien 
désirer  au  delà  du  présent.  «  Les  sages  de  tous  le* 
temps  (5  juillet  1721/  ont  pensé  nue  la  meilleure  mé- 
thode est  de  prendre  les  minutes  comme  elles  vo- 
lent et  de  faire  un  plaisir  de  toute  action  innocente... 
Ecrivez-moi  gaiement,  sans  plainies  et  sans  prières, 
autrement  Cadenus  les  aura  et  vous  punira.»  Ur. 
an  plus  tard  (13  juillet  1722),  il  écrivait  :  «  Montez  i 
cheval,  faites-vous  suivre  de  deux  domestiques,  e'. 
allez  voir  vos  voisins,  les  plus  petrts  de  préférence  : 
il  y  a  du  plaisir  à  être  respecte,  et  vous  le  pouvez  tou 
jours  par  votre  esprit  et  votre  fortune.  La  meilleurt 
méthode  que  je  connaisse  en  cette  vie,  est  de  pren- 
dre son  café  quand  on  peut,  et  de  s'en  passer  gaie- 
ment quand  on  ne  le  peut  pas;  tant  que  vous  a ure~ 
le  spleen,  vous  pouvez  être  sûre  que  je  vous  prêche- 
rai.» Il  n'eut  pas  à  lui  faire  longtemps  ces  injustes 
et  inutiles  reproches.  Avant  la  fin  de  cette  année 
même,  Vanessa,  qui  avait  perdu  sa  sœur,  et  oui  était 


—  40  — 
ftyrée,  sans  consolation,  au  sentiment  de  son  aban- 
don, se  décida  à  chercher  le  véritable  secret  de  la 
conduite  1e  Swift.  Elle  écrivit  à  Stella  et  lui  de- 
manda la  vérité.  Celle-ci  répondit  à  son  infortunée 
rivale  qu'elle  était  la  femme  de  Swift,  et  elle  envoya 
à  ce  dernier  la  lettre  de  Vanessa  en  quittant  Dublin. 
Aussitôt  s-wift  partit  avec  cette  lettre  pour  Cellbridge, 
entra  chez  Vanessa,  jeta  cette  lettre  sur  la  table  et 
sortit  sans  lui  dire  un  seul  mot.  Il  ne  revit  plus  celle 
qu'il  avait  frappée  de  ce  coup  mortel.  Trois  semaines 
après,  elle  mourait,  révoquant  le  testament  qu'elle 
avait  fait  en  faveur  de  Swift,  et  léguant  une  partie 
de  sa  fortune  au  docteur  Berkeley.  Swift  alla  errer 
deux  mois  dans  le  sud  de  l'Irlande,  laissant  ses  amis 
dans  l'inquiétude,  et  revint  à  Dublin,  où  de  nouvelles 
luttes  politiques  et  des  efforts  suprêmes  d'ambition 
devaient  effacer  pour  un  temps,  de  son  esprit,  l'image 
vengeresse  de  Vanessa. 

L'accablement  où  Swift  avait  langui  pendant  les  pre- 
mières années  de  son  exil  en  Irlande  ne  pouvait  durer 
toujours.  L'état  déplorable  de  ce  pays,  l'oppression 
politique  et  industrielle  de  ces  populations  misérables, 
l'indignèrent  et  lui  offrirent  une  nouvelle  occasion 
de  jouer  un  -_rrand  rôle  dans  le  monde.  Dès  1720,  son 
court  pamphlet,  exhortant  l'Irlande  à  ne  consommer 
crue  ses  produits  manufacturiers,  à  l'exclusion  de 
ceux  de  l'Angleterre  (1),  avait  excité  lesprit  public 
et  éveillé  les  inquiétudes  de  l'auministration  an- 
glaise. Swift  affirmait  que  l'état  des  Irlandais  était 
devenu  pire  que  celui  des  paysans  de  France,  des 
serfs  d'Allemagne  et  de  Pologne.  «  Quiconque,  di- 
sait-il, voyage  dans  ce  pays  et  y  considère  l'aspect 
de  la  nature,  l'aspect,  l'extérieur  et  les  habitations 
des  hommes,  ne  se  croira  pas  dans  une  contrée  où 
la  loi,  la  religion,  où  la  plus  vulgaire  humanité 
soient  respectées.  »  L'imprimeur  de  cet  écrit  fut  ac- 
cusé, Withshed,  chief-justice,  retint  le  jury  onze 
heures  et  le  renvoya   neuf  fois  dans  le  lieu  de  ses 

(I)  A  proposai  for  tue  uniyersal  use  of  Irisû  manufacture. 


—  41  — 

délibérations,  sans  obtenir  la  condamnation  désirée. 
On  desespéra  de  l'accusation,  et  la  poursuite  fut 
abandonnée. 

Swift  connaissait  maintenant  l'Irlande  et  savait 
quel  point  d'appui  on  pouvait  trouver  da^o  ses  souf- 
frances et  dans  ses  passions.  Quatre  ans  après  cette 
tentative,  il  saisissait,  avec  une  audace  inouïe  et  un 
art  admirable,  l'occasion  de  la  soulever  tout  entière. 
La  monnaie  de  cuivre  faisait  défaut  en  Irlande,  et  le 
petit  commerce  s'y  faisait  en  bons  représentant  des 
fractions  de  shelling  et  échangeables.  Parmi  les  di- 
verses offres  faites  au  gouvernement  anglais,  celle 
de  William  Wood,  déjà  fermier  de  toutes  les  mines 
de  la  couronne,  parut  la  plus  avantageuse.  Une  pa- 
tente lui  fut  accordée  pour  frapper  108.000  livres  st. 
de  monnaie  de  cuivre  et  pour  les  écouler  en  Irlande 
dans  l'espace  de  quatorze  ans.  Il  était  aisé  de  ren- 
dre difficile  l'exécution  d'une  mesure  si  simple 
et  si  nécessaire.  La  jalousie  du  Parlement  d'Ir- 
lande, qui  n'avait  pas  été  consulté,  la  défiance 
naturelle  des  populations  pour  toute  monnaie  nou- 
velle, et  surtout  pour  une  monnaie  venant  d'Angle- 
terre, offraient  les  éléments  d'une  résistance  que  le 
talent  pouvait  rendre  insurmontable.  Les  deux  Cham- 
bres du  Parlement  d'Irlande  avaient  commencé  con- 
tre cette  mesure  une  opposition  peu  redoutable  en 
5  lie-mémo  ;  grâce  à  Swift,  elle  allait  devenir  invin- 
cible. 

Avec  sa  merveilleuse  facilité  à  prendre  tous  les 
rôles  et  à  les  jouer  au  naturel,  Swift  se  fit  drapier  (1) 
pour  être  mieux  entendu  des  commerçants  et  du 
peuple,  et  jamais  la  crédulité  populaire,  la  peur, 
l'intérêt  n'ont  été  mis  en  œuvre  avec  plus  de  cha- 
leur et  d'habileté  que  dans  ces  célèbres  Lettres,  «  Ce 
que  je  vais  vous  dire  est.  après  votre  devoir  envers 
Dieu  et  le  soin  de  votre  salut,  du  plus  grand  intérêt 
pour  vous  et  pour  vos  enfants;  votre  pain,  votre 

ili  En  anglais  draper,  mais  Swift  écrivait  drapier.  —  27w 
Drapiers  Letters. 


—  42  — 

iiabillement,  tontes  le3  nécessités  de  la  vie  en  dé- 
pendent.  Je  vous  supplie  donc  comme  hommes, 
comme  chrétiens,  comme  pères,  comme  amis  de 
votre  pays,  de  lire  cette  feuille  avec  la  plus  grande 
attention,  ou  de  vous  la  faire  lire  par  d'autres;  et 
afin  que  vous  le  puissiez  faire  à  moins  de  frais,  j'ai 
ordonné  a  l'imprimeur  de  le  vendre  au  plus  bas  prix. 
Après  ce  début  admirable,  il  transforme  audacieu- 
sement  Wood  en  un  aventurier,  et  déclare  que  la 
valeur  intrinsèque  de  sa  monnaie  ne  vaut  pas  un 
huitième  de  sa  valeur  nominale.  Il  affirme  encore  que 
Wood  dépassera  l'émission  ûxée  par  sa  patente,  qu'il 
remplacera  tout  l'or  et  tout  l'argent  de  l'Irlande  par 
sa  fausse  monnaie.  Mais  Wood  est  appuyé  par  les 
Anglais,  il  veut  imposer  cette  monnaie;  il  la  fera 
donner  en  solde  à  l'armée,  et  alors  il  croira  son  affaire 
faite,  «  et  ce  sera  pour  vous,  dit  Swift,  une  grande 
difficulté,  car  le  soldat  Ira  offrir  cette  monnaie  au 
marché  et  au  cabaret,  et  si  on  la  refuse,  il  menacera 
de  tout  ravager,  de  battre  le  boucher  et  la  cubare- 
tière  H  prendra  les  marchandises  en  vous  jetant  la 
pièce  faussa  Voici  alors  ce  qu'il  sufOra  de  faire. Que 
le  boutiquier,  que  le  marchand  de  comestibles,  que 
tout  autre  commerçant  demande  dix  fois  la  râleur 
de  sa  marchandise,  si  on  veut  le  payer  en  monnaie 
de  "Wood.  Par  exemple,  20  deniers  pour  un  quart 
d'ale  (au  lieu  de  2)  (1).  etc..  Pour  moi,  qui  ai  une 
bonne  boutique  pleine  de  drap,  j'échangerai  avec 
mes  voisins  marchandises  pour  marchandises  plutôt 
que  de  prendre  le  mauvais  cuivre  de  M.  Wood...  Nos 
mendiants  mêmes  seront  ruinés  par  son  projet:  leur 
donner  un  demi-penny,  cela  apaise  leur  soif  ou  les 
aide  a  remplir  leur  ventre;  mais  leur  donner  un 
dem  -penny  qui  vaut  le  douzième  d'un  demi-penny, 
c'est  comme  si  j'ôtais  trois  épingles  de  ma  manche 
pour  les  leur  donner...  En  un  mot,  ce  demi-penny 

(4)  For  exa-iple,  20  d.  of  that  money  for  a  quart  of  aie,  and  s* 
ia  oll  thicgs  elpa 


—  43  — 

c'est  «  la  chose  maudite  »  que,  selon  l'Ecriture,  «  û 
est  interdit  aux  enfants  d'Israël  de  toucher.» 

Encourage  par  le  succès  de  cette  première  lettre, 
il  a  "iïé  plus  hardi  dans  la  seconde,  ilais  !a  monnaie 
de  Wood  a  ete  essayée,  disait-on.  «  J'ai  entendu  par- 
ler du u  homme,  dit  Sv,  ift,  qui,  voulant  vendre  sa 
maison,  pur  tait  un  morceau  de  brique  dans  sa  po- 
che et  le  montrait  comme  échantillon  pour  encou- 
rager les  acheteurs.»  Mais,  disait-on  encore,  la 
monnaie  de  Wood  ne  passe  que  comme  appoint  ;on 
ne  peut  en  offrir  plus  de  5  deniers  et  demi  à  la 
fois  (1).  «  Bon  Dieu!  s'écrie  Swift,  quels  sont  les  con- 
seillers de  ce  misérable  ?  que  sont  ses  soutiens,  ses 
complices,  ses  excitateurs?  ses  associes  ?  M.  Wood 
m'obligerait  à  recevoir  5  deniers  et  demi  de  son 
cuivre  dans  chaque  payement  ;  et  moi  je  brûlerai 
la  cenelle  à  M.  Wood  et  à  ses  agents  comme  à 
des  voleurs  de  grands  chemins,  s'ilsosent  m 'obliger 
à  recevoir  un  liard  de  leur  monnaie  sur  un  payement 
delOOliv.  (2;. 

»  11  n'y  a  point  de  dommage  pour  l'honneur  à  se 
soumettre  à  un  lion;  mais  quel  est  l'être  a  tigure  hu- 
maine qui  se  laissera  manger  vivant  par  un  rat? Cet 
homme  a  mis  une  taxe  de  17  sh.  par  livre  sur  le 
peuple  d'Irlande,  une  taxe  qui  frappe  non-seuiement 
les  terres,  mais  l'intérêt  de  l'argent,  les  marchandi- 
ses, les  manufactures,  le  salaire  des  manœuvres, 
des  domestiques....  Boutiquiers,  prenez  garde  à 
'"ous  (3;.  Si  le  fameux  Bampden  aima  mieux  aller  en 
prison  que  de  payer  quelques  shellings  au  roi 
Charles  I«f  sans  l'autorisation  du  Parlement,  j'aime 
mieux  être  pendu  que  de  payer  sur  tout  mon  bier 
une  taxe  de  17  sh.  par  liv.  selon  le  bon  plaisir  du 
vénérable  M.  Wood.  a 

Que  pouvait  la  raison  contre  ces  éloquents  men- 

(ii  La  pièce  de  six  pence  est  en  argent. 

[9  I  vill  shoot  M'.  Wood  and  tais  dtputies  fhrougta  tbe  taead 
like  highwaymen  or  taousebreak-rs,  if  they  dare  to  force  oc« 
fannmg  of  t'heir  coin  on  me  in  the  payaient  a*  40$  1. 

3   Sboplceepers,  look  to  yourseiv°- 


—  44  — 

gonges?  En  vaîn  le  gouvernement  fit-il  publier  l'ex- 
cellent Rapport  des  Lords  du  conseil  privé  sur  l'af- 
faire de  Wood  (1),  réfutation  plus  que  suffisante  des 
Lettres  du  Drapier.  On  avait,  disait  ce  rapport,  en- 
gagé le  Parlement  d'Irlande,  et  en  général  les  oppo- 
sants ju  privilège  de  Wood,  à  portei  devant  le  co- 
mité burs  arguments  et  leurs  griefs  Après  l'uni- 
yerselle  clameur  de  l'Irlande,  personne  n'avait  osé 
comparaître  pour  une  pareille  cause,  quoique  le 
gouvernement  offrit  les  frais  du  voyage  et  les  in- 
demnités des  témoins.  Devant  ce  silence,  le  co- 
mité fit  son  enquête.  L'essai  de  la  monnaie 
déjà  frappée  fut  largement  faite  par  sir  Isaac  New- 
ton, sir  Southwell  et  J.  Scrope;  l'épreuve  avait  été 
décisive  et  le  contrôle  devait  être  permanent;  la  mon- 
naie de  Wood  était  plutôt  supérieure  qu'inférieure  à  la 
monnaie  anglaise  et  aux  stipulations  de  sa  patente, 
que  Newton  avait  rédigée.,Le  droit  du  gouvernement 
d'assurer  l'exactitude  d'un  contrat  fait  selon  la  loi 
était  parfaitement  établi;  et  cependant,  avec  une  sa- 
gesse vraiment  anglaise,  le  conseil  privé,  considérant 
que  Wood  n'avait  encore  frappé  que  17,000  livres 
de  sa  monnaie,  et  n'avait  encore  préparé  du  cuivre 
que  pour  23.000  livres,  proposait  de  limiter  l'émis- 
sion de  cette  monnaie  à  40,000  liv.,  et  cette  conces- 
sion une  fois  faite,  d'assurer  l'exécution  de  la  loi. 
Gela  même  allait  être  impossible. 

Swift,  dans  une  troisième  lettre,  excita  l'indigna- 
tion de  la  noblesse  d'Irlande  contre  le  ton  dominateur 
du  conseil  privé  :«  Appeler  clameur  (2)  les  adresses 
des  deux  Chambres  du  Parlement  d'Irlande;  si  l'on 
parlait  dans  ce  style  au  Parlement  d'Angleterre,  je 
voudrais  savoir  combien  de  mises  en  accusations  en 
seraient  la  suite.  »  Sans  s'irmuieter  de  répondre  au 
conseil,  Swift  continue  d'affirmer,  sur  l'autorité 
«  d'une  personne  très  habile  »,  que  la  monnaie  de 

(1)  The  Report  of  ttae  committee  of  the  Lords  of  his  Majestv* 
laost  honourable  privy  cotincil,  in  relation  to  Mr.  Wocd's  bail 
pence  aDd  farlbmgs. 

(Sj  A  uaiversal  clamour. 


—  45  — 

W«od  est  de  mauvais  aloi,  et  à  déplorer  l'asservis- 
sement de  la  nation  livrée  à  un  voleur.  «  Il  est  inu- 
tile d'argumenter  plus  longtemps.  Sa  Majesté,  selon 
la  loi,  a  laisse  le  champ  libre  à  Wood  et  au  royaume 
d'Irlande.  Wood  peut  offrir  sa  monnaie,  et  nous 
avons  pour  la  refuser,  la  loi,  la  raison,  la  liberté  et 
la  nécessité.  Je  sens  bien  que  la  tâche  que  j'ai  en- 
treprise demanderait  une  meilleure  plume,  ruais 
quand  une  maison  est  attaquée  par  des  voleurs,  il 
arrive  souvent  que  c'est  le  plus  faible  de  la  famille 
qui  court  le  premier  fermer  et  soutenir  la  porte.... 
Hors  d'état  de  porter  l'armure  de  Saiil,  j'aime  mieux 
attaquer  ce  Philistin  incirconcis  (1),  ce  Wood,  avec 
ma  pierre  et  ma  fronde,  ce  Goliath, qui  était,  comme 
M.  Wrood,  tout  couvert  de  bronze  et  défiait  les  ar- 
mées du  Dieu  vivant.  Les  conditions  de  Goliath  pour 
son  combat  sont  celles  que  nous  fait  M.  Wood  :  «  S'ii 
m  nous  vainc,  nous  serons  tous  ses  serviteur.  »  Mais 
s'il  arrive  que  je  triomphe  de  lui,  je  renonce  à  l'a- 
vantage que  me  fait  cette  condition;  ii  ne  sera  ja- 
mais mon  serviteur;  je  ne  créis  pas  bon  de  lui  con- 
fier la  boutique  d'aucun  honnête  homme.  » 

Cependant  le  gouvernement  anglais  persistait  Le 
duc  de  GralTton  fut  remplacé  dans  le  gouvernement 
de  l'Irlande  par  lord  Carteret,  muni  d'instructions 
plus  sévères.  La  quatrième  lettre  du  drapier  élevait 
le  débat  jusqu'aux  proportions  d'une  lutte  entre  l'Ir- 
lande et  l'Angleterre,  limitait  le  pouvoir  royal,  prê- 
tait à  Wood  l'odieuse  vanterie  de  réduire  les  Irlan- 
dais à  «  manger  leurs  sabots  (2)»,  et  absolvait  Wal- 
pole  de  toule  complicité,  par  ce  paragraphe  à  double 
entente  :  «  Je  démontre,  a  -  delà  de  toute  contradic- 
tion, que  M.  Walpole  est  contre  le  projet  Wood  et 
ami  de  l'Irlande  par  cet  unique  et  invincible  argu- 
ment. L'opinion  universelle  est  que  c'est  un  homme 
sage,  un  ministre  habile,  cherchant  le  véritable  in- 


(II  This  UBCircumcised  Philislme. 

2  TUat  we  must  eitlier  taie  tbose  halftoeaee,  or  eat  <mr  Arô- 
mes. 


—  4b  — 

térêt  du  roi  dans  toutes  ses  actions,  au-dessus  d 
toute  corruption  par  son  intégrité,  et  de  toute  ten- 
tation par  sa  fortune.  »  Exclu  de  la  Chambre  de? 
communes  le  17  juin  1711,  pour  concussion  notoire 
dans  l'administration  de  la  guerre,  rentré  en  17ÎL 
dans  la  vie  publique,  devenu  le  chef  du  gouver- 
nement de  Georges  I«r,  diffamant  ceux  qu'il  ne 
pouvait  pas  acheter  en  les  faisant  passer  pou. 
vendus,  Walpole  supporta  impatiemment  le  crue, 
éloge  de  Swift;  300  livres  furent  inutilement  offerte, 
par  une  proclamation  au  dénonciateur  de  l'auteur 
delà  quatrième  lettre  du  drapier,  parfaitement  connu 
de  tout  le  monde.  Il  fallut  se  contenter  de  poursui- 
vre l'imprimeur,  et  Swift  vint  lui-même  reprocher  è 
Cartel  et  cette  poursuite  contre  un  honnête  commer- 
çant, ami  de  son  pays,  lui  demandant  s'il  espérait 
une  statue  de  cuivre  pour  ce  service  rendu  à 
Wood  (1): 

Res  dura  et  regni  noritas  me  talia  cogunt 
Moliri... 

répondit  spirituellement  Carteret.  Non-seulement  le 
grand  jury  refusa  de  mettre  l'imprimeur  en  accu- 
sation, mais  il  rédigea  une  violente  remontrance 
contre  le  projet  de  Wood.  Le  gouvernement  se  sen- 
tit vaincu,  résilia  le  contrat  conclu  avec  Wood,  et 
lui  paya  une  indemnité  considérable.  Swift  avait  fait 
reculer  de  treize  années  l'émission  indispensable 
d'une  monnaie  de  cuivre  en  Irlande,  mais  il  était 
apparu  de  nouveau  sur  la  scène,  plus  important  et 
plus  redouté  que  jamais. 

En  1726,  il  alla  jouir  de  son  triomphe  à  Londre-, 
et  eut  avec  Walpole  une  entrevue  qui  fit  croire  à  un 
marché  entre  l'homme  d'Etat  et  l'écrivain  qui  vena;t 
de  prouver  ce  que  valait  son  influence.  Malgré  la 
bienveillance  affectée  de  sir  Walpole  et  l'éloge  com- 
promettant qu'il  faisait  de  Swift  dans  le  monde,  ce- 
iui-cL  ne  devenant  pas  évoque  et  ne  pouvant  mêm3 

(i)  En  français  b  is. 


—  47  - 

réussir  à  échanger  son  doyenné  de  Saint-Patrick 
contre  une  position  équivalente  en  Angleterre,  donna 
peu  de  prise  à  cette  accusation.  En  même  temps 
Swift  noua  des  relations  étroites  et  entretint  de 
grandes  espérances  du  coté  du  futnr  roi  d'Angle- 
terre. Le  prince  de  Galles ,  sa  femme  Caroline  ,  sa 
f&Torite  miss  Howard,  attirèrent  Swift  dans  leur  pe- 
tite cour  et  lui  firent  un  accueil  qui  semblait  devoir 
réparer  toutes  les  déceptions  antérieures  du  doyen 
de  Saint  Patrick.  Mai*,  au  milieu  de  ces  succès  et  de 
ces  familiarités  royales,  Swift  fut  rappelé  en  Ir- 
lande par  le?  tristes  nouvelles  de  la  sa-nté  de  Stella. 
Elle  approchait  de  sa  fin  et  ne  voulait  pas  mourir 
loin  de  lui  :  elle  espérait  mourir  puhliqupment  sa 
femme.  Swift  revint  en  Irlande  au  mois  d'août  1726, 
et  y  fut  reçu  avec  plus  d'acclamations  etdhonneurs 
rtue  n'en  eût  obtenu  le  souverain.  Au  commence- 
mentdu  mois  de  novembre,  Gulliver  éclatait  à  Lon- 
dres (1). 

*  IJ  y  a  environ  dix  jours,  écrivait  Gay  à  Swift,  le 
17  novembre  17-26  fut  publié  ici  un  livre  sur  les 
voyages  d*un  certain  Gulliver,  qui  depuis  fait  l'en- 
tretien de  toute  la  ville;  toute  l'édition  fut  vendue 
en  une  semaine,  et  rien  n'est  plus  divertissant  que 
^'entendre  les  opinions  différentes  de  tout  le  monde 
sur  ce  livre,  que.  tout  le  monde  cependant  s'accorde 
à  goûter  an  dernier  point.  On  dit  généralement  que 
vous  en  êtes  l'auteur,  mais  le  libraire  déclare 
qu'il  ne  sait  pas  de  quelle  main  i)  l'a  reçu.  Du 
haut  en  bas  de  la  société,  tout  le  monde  le  lit,  du 
cabinet  des  ministres  jusqu'à  la  chambre  de  la  nour- 
rice. Vous  voyez  qu'on  ne  vous  fait  pas  in; 
vous  l'attribuant.  S'il  est  de  vous,  vous  avez  déso- 
bligé deux  ou  trois  de  vos  meilleurs  amis,  en  ne 
leur  donnant  pas  lemoindre  soupçon.  Peut-être  que^ 
pendant  tout  ce  temps,  je  vous  parle  d'un  livre  que" 


(1)  Travels  into  several  remote  notions  of  tue  world ,  by  Le. 
muel  Gulliver,  ûrst  a  surgeon  and  then  a  captain  of  several  ship»~ 
in  four  parts. 


—  48  — 

tous  n'avez  jamais  vu,  et  qui  n'a  pas  encore  touché 
l'Irlande.  S'il  en  est  ainsi,  je  crois  que  ce  que  j'en 
ait  dit  suffit  pour  vous  donner  l'envie  de  le  lire  et 
que  vous  me  prierez  de  vous  l'envoyer,  * 

«....Gulliver  ir<  aussi  loin  que  John  Bunyan,  » 
lui  écrivait  Arbuthnot.  Pope  félicitait  Swift  sans  dé- 
tour :  «  Je  credis,  écrivait-il,  que  ce  livre  fera  dé- 
sormais l'admiration  de  tous  les  hommes.  »  Swift 
lui-même  avait  le  sentiment  de  la  grandeur  de  son 
oeuvre,  lorsqu'au  mois  d'août  172".  répondant  à  une 
lettre  où  l'abbé  Desfontaines  s'excusait  d'a\oir  altéré 
Gulliver  pour  le  rapprocher  du  goût  de  la  France,  il 
écrivait  au  timide  traducteur:  «  Si  les  livres  du 
sieur  Gulliver  ne  sont  calculés  que  pour  les  îles 
Britanniques,  ce  voyageur  doit  passer  pour  un  très 
pitoyable  écrivain.  Les  mêmes  vices  et  les  mêmes 
folies  régnent  partout,  du  moins  dans  tous  les  pays 
civilisés  d'Europe:  et  l'auteur  qui  n'écrit  que  pour 
une  ville,  une  province,  un  royaume  ou  même  un 
siècle,  mérite  si  peu  d'être  traduit  qu'il  ne  mérite 
pas  d'être  lu.  Les  partisans  de  ce  Gulliver,  qui  ne 
laissent  pas  que  d'être  en  fort  grand  nombre  chez 
nous,  soutiennent  que  son  livre  durera  autant  que 
notre  langue,  parce  qu'il  ne  tire  pas  son  mérite  de 
certaines  modes  ou  manières  de  penser  et  de  dire, 
mais  d'une  suite  d'observations  sur  les  imperfec- 
tions, les  folies  et  les  vices  de  l'homme  » 

C'est  à  Ihomme,  en  effet,  qu'en  veut  Gulliver  et  à 
tout  ce  que  l'on  voit  de  plus  excellent  en  lui-même 
et  dans  le  monde  ou  il  domine.  La  politique,  rabais- 
sée, dans  le  voyage  de  Lilliput,  aux  débats  d'une 
fourmilière,  disparaît  devant  la  calme  sagesse  des 
habitants  de  Brobdingnag  et  de  ce  roi  philosophequi, 
prenant  dans  sa  main  et  caressant  doucement  le 
panégyriste  éloquent  des  institutions  et  des  mœurs 
de  l "Angleterre,  lui  dit  sans  émotion  que,  d'après  ses 
propres  peintures,  «  la  plupart  de  ses  compatriotes 
sont  la  plus  pernicieuse  vermine  à  qui  ta  nature  ait 
jamais  permis  de  ramper  sur  la  surface  de  la  terre.» 
Laputa  est  le  théâtre   décourageant  et  ridicule  de 


—  4*  — 

nos  sciences,  de  nos  inventions,  de  nos  eflorts  pou? 
rendre  le  séjour  de  la  terre  plus  supportable  et 
abaisse  le^  plus  nobles  occupations  de  l'esprit  hu- 
main. Mais  Pile  des  Houyhnhuins  est  l'abîme  où  l'hu- 
manité s'engloutit  tout  entière;  les  arts,  les  lois,  les 
mœurs,  la  religion,  la  raison  même,  to  it  succombe; 
la  beauté  s'avilit,  l'amour  fait  horreur,  et,  après 
cette  universelle  dégradation  de  tout  :e  qui  peut 
occuper,  charmer,  élever  l'homme  sur  la  terre,  on 
n'est  plus  surpris  de  voir  le  voyageur,  qui  est  rejeté 
parmi  le  genre  humain  ,  au  sortir  d'une  telle 
épreuve,  se  voiler  la  face  et  refuser  de  voir  des 
hommes. 

L'art  profond  de  Swift  pour  prendre  et  soutenir 
un  personnage  apparaît  ici  consommé  et  arrivé  à  sa 
dernière  perfection.  L'astrologue  BickerstafT,  qui,  en 
1708,  prédisait  comme  «  une  bagatelle  »  (1)  la  mort 
de  son  rival  Partridge,  et  soutenait,  au  point  d'em- 
barrasser le  vivant  lui-même,  que  sa  prédiction  s'était 
accomplie;  le  valet-secrétaire  de  Prior,  qui,  en  1713, 
racontait  avec  tant  de  naturel  le  voyage  de  Prior  en 
France  et  ses  entretiens  avec  madame  de  Main  tenon  (2); 
le  drapier,  enfin,  qui  voulait  échanger  marchandises 
contre  marchandises  et  qui  n'eût  pa^  voulu  de  Wood 
pour  garçon  de  boutique  :  tous  ces  êtres  imaginai- 
res si  vivants  et  si  réels,  le  cèdent  encore  au  parfait 
naturel  et  à  la  véracité  ingénue  de  Gulliver.  Le 
monde  où  il  nous  conduit  est  hors  du  nôtre,  mais 
c'est  un  monde  animé  où  nous  nous   sentons  mou- 


(1)  My  flrst  prédiction  i»  a  trifle,  yet  I  will  mention  it  to  show 
how  ignorant  those  sottisu  pretenders  to  a>trology  are  in  their 
own  concerns;  it  relates  to  Partridge  tbe  almanack-maker.  I  hâve 
consulted  tbe  st*r  of  bis  nativiry  by  niy  own  ruics,  and  find  how 
illin  failibly  die  upon   the  29th  of  march  Leit,  about  eieven  at 


night  of  a  ragmg  fever;  therefore  I  admise  him  to  consider  of  it 

ailairs  m  tim^.    Prédictions  for  the  jet 
Et  peu  après   U   publia   :  The  accomplishment   of  the    firs't  of 


Mr  BickerstafTs  predxtions,  bemg  an  accounc  ot   the   death  of 
Mr  Partridge  the  almanark-maker.  etc... 

2  A  new  journey  to  Paris,  together  with  some  secret  tronsae- 
tions  betv.een  tbe  Frenth  kiml  and  an  English  gentleman,  bj  Xh» 
*ieur  du  Baudrier,  translated  from  the  French. 


—  50  — 

TOfr  et  respirer.  C'est  une  autre  vie  que  la  nôtre 
«'est  encore  la  vie.  En  un  mot,  la  raison  nous  dé- 
fend seule  contre  des  récits  auxquels  l'imagination 
se  rend  sans  etïorts,  et,  selon  le  langage  des  philo- 
sophes, c'est  à  priori  que  nous  refusons  d'y  croire. 

Nos  misères  mômes,  qui  sont  le  fonds  de  ce  livre, 
y  sont  moins  exagérées  que  séparées  de  tout  ce  qui, 
dans  le  monde,  les  atténue  au  point  de  les  faire  par- 
fois oublier.  Ce  que  Lucrèce  appelle  le  Postscenia 
vitœ,  voila  le  théâtre  où  Swift  nous  conduit  et  nous 
enferme,  et  la  vue  prolongée  de  cette  moitié  de  la 
réalité  nous  remplit  d'horreur  et  de  pitié  sur  nous- 
mêmes.  C'est  en  ce  sens  qu'une  de  ces  Allés  d'hon- 
neur, si  maltraitées  par  Swift,  se  plaignant  de  cet 
avilissement  de  la  femme  et  de  l'amour,  a  pu  dire 
«  qu'il  était  impie  de  déprécier  ainsi  les  œuvres 
•  du   Créateur.  » 

Swift  revint  en  Angleterre  en  1727.  Toujours  dési- 
reux de  s'y  établir  et  d'échanger  son  doyenné,  il 
avait  cependant  rompu  ouvertement  avec  Walpole, 
qui,  traité  froidement  par  le  prince  de  Galles,  sem- 
blait disgracié  d'avance  à  l'avènement  du  nouveau 
souverain.  Aussi  lorsque  la  mort  de  George  I«  (il 
juin  1727)  fut  annoncée  à  Londres,  les  amis  de  Swift 
l'exhortèrent  à  y  attendre  les  bienfaits  du  règne  qui 
commençait.  Il  avait  été  question  d'iine  union  des 
whigs  et  des  tories  contre  Walpole;  le  prince  y  sem- 
blait disposé,  et  c'est  ce  que  Swift  avait  indiqué  en 
donnant  à  l'héritier  du  trône  de  Lilliput  un  talon 
haut  et  un  bas  talon.  Mais  Walpole  fut  plus  puissant 
sous  George  II  que  sous  George  I«.  Le  roi  d'Angle- 
terre, sa  femme,  sa  maltresse,  oublièrent  parfaite- 
ment le  bon  accueil  que  Swift  avait  reçu  du  prince 
de  Galles,  et  ce  fut  la  dernière  déception  du  doyen  de 
Saint- Patrick.  Il  avait  écrit  à  Pope  en  1726:  «  Aller  en 
Angleterre  serait  une  chose  excellente,  si  elle  n'était 
toujours  accompagnée  de  cette  vilaine  circonstance 
qu'il  faut  retourner  en  Irlande.»  Il  retourna  dans 
cette  terre  d'exil,  en  1727,  pour  n'en  plus  sortir. 

En  1728  Stella  mourut.  Les  deux   récits  qui  nous 


—  51  — 

-es  de  sa  mort  sont  tous  deux  aussi  déchi- 
rants et  aussi  accablants  l'un  que  Tautre  pour  \ù 
mémoire  de  Swift.  Que,  selon  Sheridan,  Swift,  sup- 
plié par  cette  mourante  de  la  déclarer  publiquement 
sa  femme,  soit  sorti  sans  rien  dire  et  ne  l'ait  plus 
revue,  que,  selon  madame  Whiteaway,  il  ait  fini  par 
céder,  et  qu'elle  ait  répondu  :  cr  il  est  trop  tard,t 
Swift  n'en  resta  pas  moins  chargé  de  la  plus  cruelle 
et  de  la  plus  inexplicable  conduite. 

Cette  mort,  le  livrant  tout  à  fait  à  lui-même,  aug- 
menta sa  disposition  à  la  folie  et  assombrit  encore- 
à  ses  yeux  l'aspect  des  choses  humaines.  Deux  an- 
nées après,  il  écrivait  ces  petits  poèmes  de  la  Toi 
lettedune  Dame  (1),  de  Cassinut  et  Peter,  de  Stre- 
pfion  et  Cftloé,  qui  ne  sont  qu'un  triste  développe 
ment  de  ces  vers  de  Lucrèce  : 

2t  miseram  tetns  se  suffit  odoribus  ipsa 

Qo&m  famute  longe  fuguant  fur  Unique  cacainnant. 

Rien  ne  serait  plus  propre  que  cette  tendance  de 
Swift,  dans  les  dernières  de  ses  œuvres,  à  confirmer 
l'opinion  d'une  infirmité  naturelle,  qui  aurait  aigri 
son  esprit  et  qui  l'aurait  attiré  vers  les  images  les 
plus  capables  d'émousser  ses  regrets  et  de  l'en  con- 
soler, 

Quelques  éclairs  traversaient  encore  cette  intelli- 
gence, qui  bientôt  allait  complètement  s'obscurcir, 
La  famille  royale  et  Walpole  furent  impitoyablement 
raillés  dans  cette  Rapsodie  sur  la  poésie  2  qui  eu. 
été  poursuivie  si  les  jurisconsultes  ne  l'eussent  ju- 
gée inattaquable.  La  verve  de  Svs  ift  s'épanche  en- 
core dans  cette  brillante  satire,  écrite  sur  sa  propre 
mort  3  :  amer  développement  de  cette  maxime  de 
la  Rochefoucault  :a  Dans  l'adversité  de  no-;  meilleure 
amis,  nous  trouvons  toujours  quelque  chose  qui  ne 
nous  deplait  pas.  »  Il  met  en  scène,  avec  une  vira- 

i   The  Larly's  Bressag  room. 

2  On  poetry  a  Rhewsody. 

3  On  the  death  of  Dr.  Swift, 


—  52  - 

cité  admirable,  ses  amis,  ses  ennemis,  les  indiffé- 
rents parlant  sur  sa  mort,  et  jamais  comédie  n'eut 
plus  de  vraisemblance  ni  une  plus  sombre  gaieté. 
Jusqu'au  bout  enlin,  il  s'indigna  des  atteintes  portées 
par  le  Parlement  d'Irlande  aux  intérêts  de  l'Eglise, 
et  une  série  de  pièces  satiriques  atteste  son  inutile 
ressentiment. 

Vers  1736,  il  se  sentit,  avec  désespoir,  survivre  à 
sa  raison;  il  ne  la  recouvra  plus  qu'à  de  rares  inter- 
valles. 11  se  brouillait  et  se  réconciliait  sans  cess* 
avec  ceux  qui  l'entouraient,  et  perdait  par  degrés, 
avec  le  commerce  du  monde,  les  consolations  qui  se 
tirent  de  la  mémoire  et  de  la  pensée.  Cette  longue 
agonie,  dont  ses  meilleurs  amis  souhaitaient  la  fin, 
se  prolongea  jusqu'au  19  octobre  1745.  11  consacrait, 
par  son  testament,  toute  sa  fortune  à  la  fondation 
d'un  hôpital  pour  les  aliénés  et  les  idiots.  Il  fut  en* 
terré  dans  la  cathédrale  de  Saint-Patrick,  et  sur  une 
plaque  de  marbre  noir  fut  gravée  cette  inscription, 
qu'il  avait  lui-même  composée  : 


HTC  DEPOSITUM  EST  CORPUS 

JONATBAN    SWIFT    S.    T.     P. 

HDJDS  ECCLESIJ3  CATHEDRALIS 

DECANI 

UBI  SiEVA  INDIGNATIO 

ULTERIUS  COR    LACEKABE  NEQUIT; 

AB1  VIATOR 

ET  IM1TARE  SI  POTERIS, 

8TRENUM  PRO  VIRILI  UBERTATIS  VINDICEM 

OBIIT  ANNO  (1745) 

MEÎSSIS   (OCTOBRIS)   OIE  (19) 

.ETATIS  ANNO  (78) 

Si  l'homme  ne  vivait  que  pour  lui-même,  et  s'il 
fallait  juger  toutes  ses  actioa»  qarle  profit  qu'il  en 


—  53  — 

tire,  le  passage  de  Swift  en  ce  monde  ne  serait 
qu'une  rigueur  inutile  de  la  destinée,  et  ce  serait  à 
bon  droit  qu'il  demandait  compte  au  ciel  de  cette 
existence,  qui  avait  commencé  dans  les  dégoûta, 
langui  dans  les  déceptions,  et  qui  devait  finir  dans 
les  tortures.  Et  nous  ne  connaissons  qu'une  partie 
de  ses  épreuves;  nous  comptons  aisément  ce  que  le 
neveu  négligé  de  Godwin,  ce  que  l'ami  mal  récom- 
pensé d'Oxford,  ce  que  le  courtisan  trahi  du  prince 
de  Galles,  a  enduré  d'humiliations  et  nourri  de  res- 
sentiments; mais  nous  ne  saurons  jamais  ce  qu'a 
souffert,  par  un  juste  retour,  le  meurtrier  de  Vanessa, 
l'indigne  époux  de  Stella,  ni  quels  fantômes  l'ont 
hanté  pendant  dix  années  de  folie. 

C'est  de  plus  haut  qu'il  faut  juger  de  telles  exis- 
tences, puisqu'elles  laissent  des  traces  qui  intéres- 
sent le  genre  humain.  Ni  la  vie  de  Swift  ni  ses  dou- 
leurs ne  nous  sont  inutiles,  car  ce  n'est  que  d'un 
tel  homme  et  que  d'une  telle  vie  que  Gulliver  pou- 
vait sortir. 

Le  monde  et  la  vie  humaine  peuvent  être  envisa- 
gés de  deux  façons  bien  différentes,  et  il  n'est  guère 
d'homme  qui  ne  les  ait  considérés  tour  à  tour  sous 
deux  aspects.  Prendre  au  sérieux  le  monde  et  les 
grandeurs  du  monde,  la  vie  et  les  occupations  de  la 
vie, la  science,  la  politique,  les  passions,  les  plaisirs; 
se  plaire  dans  cette  mêlée,  désirer  et  craindre  avec 
emportement,  voilà  un  des  penchants  de  l'âme  hu- 
maine, une  des  habitudes  de  sa  pensée,  et  le  mou- 
vement perpétuel  du  monde  en  découle.  Mais  les 
maux  de  la  vie,  le  sentiment  de  sa  brièveté,  des 
échecs  irréparables,  parfois  un  penchant  naturel  de 
l'âme,  donnent,  pour  nous,  au  monde  et  à  la  vie 
une  tout  autre  figure.  Nous  n'en  voyons  plus  que 
les  misères,  et,  par  une  contemplation  assidue  de 
Pindignité  de  l'objet  de  nos  poursuites,  nous  aspirons 
à  nous  en  détacher.  Qui  ne  sait  alors  que  nous  al- 
lons chercher  du  secours  auprès  de  ceux  qui  ont 
éprouvé  le  même  sentiment,  et  qui  l'ont  communi- 
qué d'une  façon  durable  au  genre  humain.  Nous 


—  54  — 

nous  mettons  en  quête  de  ces  asiles  qui  dominent 
le  monde  et  qui  en  délivrent  : 

Edita  doctrina  sapientura  templa  serena. 

Il  en  est  de  plusieurs  sortes.  Une  vue  complète 
de  la  nature,  de  ses  lois,  de  son  tranquille  et  im- 
mense empire,  réduit  à  leur  juste  valeur  les  agita- 
tions du  monde  sans  les  avilir,  par  le  seul  rappro 
chement  de  leur  mobile   petitesse  et  de   l'ensem 
ble  des  choses.   On  s'élève  vers  un   autre  de  ce 
asiles  par  la  certitude  d'une  vie  meilleure  et  infinie, 
qui  réduit  celle  d'ici-bas  à  une  courte  épreuve,  in- 
digne de  nous  intéresser  outre  mesure,  indigne  sur- 
tout de  nous  plaire.  «  Et  comment,  dit  Y  Imitation. 
de  Jésus-Christ,  peut-on  aimer  une  vie  remplie  du 
tant  d'amertumes,  sujette  à  tant  de  calamités  et  do 

misères? Mon  âme,  rc-pose-toi    toujours  dans  la 

Seigneur,  par-dessus  toutes  choses  et  en  toute, 
choses,  parce  qu'il  est  le  repos  éternel  de 
saints  (1).  »  Mais  une  âme  ulcérée  et  incapable  de 
ces  pensées  pacifiques  cherche  le  détachement  di* 
monde  dans  cet  autre  asile  où  on  le  méprise  pour 
lui-même,  sans  avoir  besoin  de  contempler,  pour  l'a- 
lavilir,  quelque  chose  de  plus  grand  ou  de  meilleur 
que  lui.  Ce  mépris,  plus  complet,  plus  profond  que 
ies  autres,  puisqu'il  enveloppe  les  idées  mêmes  qui 
servent  de  fondement  aux  autres,  ce  mépris  amer 
et  désespéré  a  aussi  sa  grandeur  et  son  triste  repos. 
C'est  lui  qui  perce  par  intervalle  dans  Candide,  el 
qui  s'y  déguise  sous  tant  d'images  légères;  il  éclate: 
librement  dans  Gulliver;  il  y  a  toute  sa  force,  parce 
qu'il  part  d'un  cœur  déchiré  aussi  bien  que  d'ui: 
esprit  sceptique,  parce  que  ce  contempteur  de  l'hu- 
manité doit  être  compté  parmi  les  plus  malheureux 
des  hommes. 

PRÉVÛST-PARÀDOL. 


H)  Imitation  de  Jésus  Christ,  III.  20,  2i. 


VOYAGES  DE  GULLIVER 


PREMIÈRE  PARTIE 


VOYAGE    A    LILLIPUT 

!.  —  L'auteur  rend  un  compte  snccinct  des  premiers 
motifs  qui  le  portèrent  à  voyager.—  Il  fait  naufrage 
et  se  sauve  à  la  nage  dins  le  pays  de  Lilliinit.  —On 
l'enchaine  et  on  le  conduit  en  cet  état  pins  avant 
dans  les  terres. 

Mon  père ,  dont  le  bien ,  situé  dans  la  pro- 
vince de  Nottingham ,  était  médiocre ,  avait 
cinq  fils  :  j'étais  le  troisième,  et  il  m'envoya 
au  collège  d'Emmanuel,  à  Cambridge,  à  l'âge 
de  quatorze  ans.  J'y  demeurai  trois  années , 
que  j'employai  utilement.  Mais  la  dépense  de 
mon  entretien  au  collège  étant  trop  grande, 
on  me  mit  en  apprentissage  sous  M.  Jacques 
Bâtes ,  fameux  chirurgien  à  Londres ,  chez 
qui  je  demeurai  quatre  ans.  Mon  père  m'en- 
voyant  de  temps  en  temps  quelques  petites 


—  56  — 

sommes  d'argent ,  je  les  employai  à  appren- 
dre le  pilotage  et  les  autres  parties  des  ma- 
thématiques les  plus  nécessaires  a  ceux  qui 
forment  le  dessein  de  voyager  sur  mer,  ce  que 
je  prévoyais  être  ma  destinée.  Ayant  quitté 
M.  Bâtes,  je  retournai  chez  mon  père  ;  et,  tant 
de  lui  que  de  mon  oncle  Jean  et  de  quelques 
autres  parents,  je  tirai  la  somme  de  quarante 
livres  sterling  par  an  pour  me  soutenir  à  Ley- 
de.  Je  m'y  rendis  et  m'y  appliquai  à  l'étude  de 
la  médecine  pendant  deux  ans  et  sept  mois, 
persuadé  qu'elle  me  serait  un  jour  très  utile 
dans  mes  voyages. 

Bientôt  après  mon  retour  de  Leyde,  j'eus, 
à  la  recommandation  de  mon  bon  maître, 
M.  Bâtes ,  l'emploi  de  chirurgien  sur  l'Hiron- 
delle, où  je  restai  trois  ans  et  demi ,  sous  le 
capitaine  Abraham  Panell,  commandant.  Je  fis 
pendant  ce  temps-la  des  voyages  au  Levant  et 
ailleurs.  A  mon  retour,  je  résolus  de  m' établir 
à  Londres.  M.  Bâtes  m'encouragea  à  prendre 
ce  parti ,  et  me  recommanda  à  ses  malades. 
Je  louai  un  appartement  dans  un  petit  hôtel 
situé  dans  le  quartier  appelé  Old-Jewry,  et 
bientôt  après  j'épousai  mademoiselle  Marie 
Burton,  seconde  hLle  de  M.  Edouard  Burton, 
marchand  dans  la  rue  de  Newgate,  laquelle 
m'apporta  quatre  cents  livres  sterling  en  ma- 
riage. 

Mais  mon  cher  maître,  M.  Bâtes,  étant  mort 
âeux  ans  après,  et  n'ayant  plus  de  protecteur, 
ma  pratique  commença  à  diminuer.  Ma  cons- 
cience ne  me  permettait  pas  d'imiter  la  con- 
duite de  la  plupart  des  chirurgiens,  dont  la 
acience  est  trop  semblable  à  celle  des  procu- 


—  57  - 

reurs  :  c'est  pourquoi,  après  avoir  consulté  ma 
femme  et  quelques  autre?  de  mes  intimes 
amis,  je  pris  la  résolution  de  faire  encore  un 
voyage  de  mer.  Je  fus  chirurgien  successive- 
ment dans  deux  vaisseaux  ;  et  plusieurs  au- 
tres voyages  que  je  fis,  pendans  six  ans,  aux 
Indes  orientales  et  occidentales,  augmentèrent 
un  peu  ma  petite  fortune.  J'employais  mon 
loisir  à  lire  les  meilleurs  auteurs  anciens  et 
modernes,  étant  toujours  fourni  d'un  certain 
nombre  de  livres ,  et,  quand  je  me  trouvais  à 
terre,  je  ne  négligeais  pas  de  remarquer  les 
mœurs  et  les  coutumes  des  peuples ,  et  d'ap- 
prendre en  même  temps  la  langue  du  pays, 
ce  qui  me  coûtait  peu,  ayant  la  mémoire  très 
bonne. 

Le  dernier  de  ces  voyages  n'ayant  pas  été 
heureux ,  je  me  trouvai  dégoûté  de  la  mer, 
et  je  pris  le  parti  de  rester  chez  moi  avec  ma 
femme  et  mes  enfants.  Je  changeai  de  de- 
meure, et  me  transportai  de  l'Old-Jewry  à  la 
rue  de  Fetter-Lane,  et  de  là  à  Wapping,  dans 
l'espérance  d'avoir  de  la  pratique  parmi  les 
matelots:  mais  je  n'y  trouvai  pas  mon  compte. 

Après  avoir  attendu  trois  ans,  et  espéré  en 
vain  que  mes  affaires  iraient  mieux,  j'acceptai 
un  parti  avantageux  qui  me  fut  proposé  par 
le  capitaine  Guillaume  Prichard,  prêt  a  mon- 
ter VAntelupe,  et  à  partir  pour  la  mer  du  Sud. 
Nous  nous  embarquâmes  à  Bristol ,  le  4  de 
mai  1699,  et  notre  voyage  fut  d'abord  très 
heureux. 

H  est  inutile  d'ennuyer  le  lecteur  par  le  dé- 
tail de  nos  aventures  dans  ces  mers  ;  c'est 
assez  de  lui  faire  savoir  que,  dans  notre  pas» 


—  58  — 

sage  aux  Indes  orientales ,  nous  essuyâmes 
une  tempête  dont  la  violence  nous  poussa 
vers  le  nord-ouest  de  la  terre  de  Van  Diemen. 
Par  une  observation  que  je  fis,  je  trouvai  que 
nous  étions  à  30  degrés  2'  de  latitude  méridio- 
nale. Douze  hommes  de  notre  équipage  étaient 
morts  par  le  travail  excessif  et  par  la  mau- 
vaise nourriture.  Le  5  novembre,  qui  était  le 
commencement  de  l'été  dans  ces  pays-là,  le 
temps  était  un  peu  noir,  les  mariniers  aper- 
çurent un  roc  qui  n'était  éloigné  du  vaisseau 
que  de  la  longueur  d'un  câble,  mais  le  vent 
était  si  fort  que  nous  fûmes  poussés  directe- 
ment contre  recueil ,  et  que  nous  échouâ- 
mes dans  un  moment.  Six  hommes  de  l'é- 
quipage, dont  j'étais  un  ,  s'étant  jetés  à  pro- 
pos dans  la  chaloupe,  trouvèrent  le  moyen  de 
se  débarrasser  du  vaisseau  et  du  roc.  Nous 
allâmes  a  la  rame  environ  trois  lieues  ;  mais 
à  la  fin  la  lassitude  ne  nous  permit  plus  de 
ramer  ;  entièrement  épuisés ,  nous  nous  aban- 
donnâmes au  gré  des  flots ,  et  bientôt  nous 
fûmes  renversés  par  un  coup  de  vent  du  nord. 
Je  ne  sais  quel  fut  le  sort  de  mes  camara- 
des de  la  chaloupe ,  ni  de  ceux  qui  se  sauvè- 
rent sur  le  roc,  ou  qui  restèrent  dans  le  vais- 
seau ,  mais  je  crois  qu'ils  périrent  tous  ;  pour 
moi ,  je  nageai  à  l'aventure ,  et  fus  poussé 
vers  la  terre  par  le  vent  et  la  marée.  Je  lais- 
sai souvent  tomber  mes  jambes ,  mais  sans 
toucher  le  fond.  Enfin,  étant  près  de  m*a- 
bandonner,  je  trouvai  pied  dans  l'eau,  et  alors 
la  tempête  était  bien  diminuée.  Comme  la 
pente  était  presque  insensible ,  je  marchai 
une  demi-lieue  dans  la  mer  avant  aue  j'eusse 


—  59  — 

pris  terre.  Je  fis  environ  un  qa&vt  de  lieue 
f-ans  découvrir  aucune  maison,  ni  aucun  ves- 
tige  d'habitants,  quoique  ce  pays   fût  très 
p    :p!é.  La  fatigue,  la  chaleur  et  une  demi- 
l-rte  d'eau-de-vie  que  j'avais  bue  en  aban- 
mt  le   vaisseau,   tout  cela    m'excita  à 
dormir.  Je  me  couchai  sur  l'herbe,  qui  était 
très  fine,  ou  je  fus  bientôt  enseveli  dans  un 
profond  sommeil,  qui  dura  neuf  heures.  Au 
Se  '  de  ce  temps-là,  m'étant  éveillé,  j'essayai 
de  -ne  lever;  mais  ce   fut  en  vain.  Je  m'étais 
eouehé  sur  le  dos  ;  je  trouvai  mes  bras  et 
mes  jambes  attachés  à  la  terre  de  Fun  et  de 
l'autre  côté,  et  mes  cheveux  attachés  de  la 
même  manière.  Je  trouvai  même  plusieurs 
iigatures  très   minces  qui  entouraient   mon 
corps,  depuis  mes  aisselles  jusqu'à  mes  cuis- 
ses. Je  ne  pouvais  que  regarder  en  haut;  ie 
«soleil  commençait  à  être  fort  chaud,  et  sa 
grande  clarté  blessait  mes  yeux.  J'entendis  un. 
bruit  confus  autour  de  moi    mais,  dans  la 
1  où  j'étais,  ,  ;  ne  pouvais  rien  voir  que 
?;i.  Bientôt  je   sentis  remuer  quelque 
a  ir  ma  jambe  gauche,  et  cette  chose, 
>nt  doucement  sur  ma  poitrine,  monter 
:  à  mon  menton.  Quel  fut  mon 

étormement  lorsque  j'aperçus  une  petite  figure 
de  créature  iiumaine,  haute  tout  au  plus  de 
six  pouce.?,  un  arc  et  une  flèche  à  la  main, 
avec  un  carquois'sur  le  dos!  J'en  vis  en  même 
temus  au  moins  quarante  autres  de  la  même 
espèce.  Je  me  mis  soudain  à  jeter  des  cris  si 
horribles,  que  tous  ces  petits  animaux  se  reti- 
rèrent transis  de  peur,  et  il  y  en  eut  même 
quelques-uns,  comme  je  l'ai  appris  ensuite, 


—  60  — 

qui  furent  dangereusement  blessés  par  les 
chutes  précipitées  qu'ils  firent  en  sautant  de 
dessus  mon  corps  à  terre.  Néanmoins  ils  re- 
rinrent  bientôt,  et  l'un  d'eux,  qui  eut  la  har- 
diesse de  s'avancer  si  près  qu'il  fut  en  état  de 
voir  entièrement  mon  visage,  levant  les 
mains  et  les  yeux  par  une  espèce  d'admiration, 
s'écria  d'une  voix  aigre,  mais  distincte  : 
Hekinah  Degul.  Les  autres  répétèrent  plusieurs 
fois  les  mêmes  mots;  mais  alors  je  n'en  com- 
pris pas  le  sens.  J'étais,  pendant  ce  temps-là, 
étonné,  inquiet,  troublé,  et  tel  que  serait  le 
lecteur  en  pareille  situation.  Enfin,  faisant 
des  efforts  pour  me  mettre  en  liberté,  j'eus  le 
bonheur  de  rompre  les  cordons  ou  fiis,  et 
d'arracher  les  chevilles  qui  attachaient  mon 
bras  droit  à  la  terre  ;  car,  en  le  haussant  un 
peu,  j'avais  découvert  ce  qui  me  tenait  atta- 
ché et  captif.  En  même  temps,  par  une  se- 
cousse violente  qui  me  causa  une  douleur 
extrême,  je  lâchai  un  peu  les  cordons  qui 
attachaient  mes  cheveux  du  côté  droit  (cor- 
dons plus  fins  que  mes  cheveux  mêmes),  en 
sorte  que  je  me  trouvai  en  état  de  procurer  à 
ma  tête  un  petit  mouvement  libre.  Alors  ces 
insectes  humains  se  mirent  en  fuite  et  pous- 
sèrent des  cris  très  aigus.  Ce  bruit  cessant, 
j'entendis  un  d'eux  s'écrier  :  Tolgo  Phonac,  et 
aussitôt  je  me  sentis  percé  à  la  main  de  plus 
de  cent  flèches  qui  me  piquaient  comme  autant 
d'aiguilles.  Ils  firent  ensuite  une  autre  décharge 
en  l'air,  comme  nous  tirons  des  bombes  en 
Europe,  dont  plusieurs,  je  crois,  tombaient 
paraboliquement  sur  mon  corps,  quoique  je 
ne  les  aperçusse  pas,  et  d'autres  sur  mon  vi- 


—  61  — 

sage,  que  je  tâchai  de  couvrir  avec  ma  main 
droite.  Quand  cette  grêle  de  flèches  fut  pas- 
sée, je  m'efforçai  encore  de  me  détacher; 
mais  on  fit  alors  une  autre  décharge  plus 
grande  que  la  première,  et  quelques-uns  tâ- 
chaient de  me  percer  de  leurs  lances;  mais, 
par  bonheur,  je  portais  une  veste  impénétrable 
de  peau  de  buffle.  Je  crus  donc  que  le  meil- 
leur parti  était  de  me  tenir  en  repos  et  de 
rester  comme  j'étais  jusqu'à  la  nuit;  qu'alors, 
dégageant  mon  bras  gauche,  je  pourrais  me 
mettre  tout  à  fait  en  liberté,  et,  à  l'égard  des 
habitants,  c'était  avec  raison  que  je  me  croyais 
d'une  force  égale  aux  plus  puissantes  armées 
qu'ils  pourraient  mettre  sur  pied  pour  m'atta- 
quer,  s'ils  étaient  tous  de  la  même  taille  que 
ceux  que  j'avais  vus  jusque-là.  Mais  la  fortune 
me  réservait  un  autre  sort. 

Quand  ces  gens  eurent  remarqué  que  j'étais 
tranquille,  ils  cessèrent  de  me  décocher  des 
flèches  ;  mais,  par  le  bruit  que  j'entendis,  je 
connus  que  leur  nombre  s'augmentait  consi- 
dérablement, et.  environ  à  deux  toises  loin  de 
moi,  vis-à-vis  de  mon  oreille  gauche,  j'enten- 
dis un  bruit  pendant  plus  d'une  heure  comme 
des  gens  qui  travaillaient.  Enfin,  tournant  un 
peu  ma  tête  de  ce  côté-là,  autant  que  les 
chevilles  et  les  cordons  me  le  permettaient, 
je  vis  un  échafaud  élevé  de  terre  d'un  pied  et 
demi,  où  quatre  de  ces  petits  hommes  pou- 
vaient se  placer,  et  une  échelle  pour  y  monter; 
d'où  un  d'entre  eux,  qui  me  semblait  être  une 
personne  de  condition,  me  fit  une  harangue 
assez  longue,  dont  je  ne  compris  pas  un  mot. 
Avant  que  4s  commencer,  il  s'écria  trois  fois  : 


—  62  — 

Langro  Dehul  san.  Ces  mots  furent  répétés 
ensuite,  et  expliqués  par  des  signes  pour  me 
les  faire  entendre.  Aussitôt  cinquante  hommes 
^'avancèrent,  et  coupèrent  les  cordons  qui  at- 
tachaient le  côté  gauche  de  ma  tête;  ee  qui 
me  donna  la  liberté  de  la  tourner  à  Iroite,  et 
d'observer  la  mine  et  l'action  de  celui  qui  de- 
vait parier.  Il  me  parut  être  de  moyen  âge, 
et  d'une  taille  plus  grande  que  les  trois  autres 
qui  l'accompagnaient,  dont  l'un,  qui  avait  i'aii 
d'un  page,  tenait  la  queue  de  sa  robe,  et  les 
leux  autres  étaient  debout  de  chaque  côté 
)Our  le  soutenir.  Il  me  sembla  bon  orateur, 
et  je  conjecturai  que,  selon  les  règles  de  l'art, 
1  mêlait  dans  son  discours  des  périodes  plei- 
nes de  menaces  et  de  promesses.  Je  fis  la  ré- 
ponse en  peu  de  mots,  c'est-à-dire  par  un 
■etit  nombre  de  signes,  mais  d'une  manière 
Pleine  de  soumission,  levant  ma  main  gauche 
<ît  les  deux  yeux  au  soleil,  comme  pour  le 
Tendre  à  témoin  que  je  mourais  de  faim, 
l'ayant  rien  mangé  depuis  longtemps.  Mon 
-ppétit  était,  en  effet,  si  pressant,  que  je  ne 
us  m'empêcher  de  faire  voir  mon  impatience 
peut-être  contre  les  règles  de  l'honnêteté)  en 
portant  mon  doigt  très  souvent  à  ma  bouche, 
pour  faire  connaître  que  j'avais  besoin  ds 
aourriture. 

UBurgo  (c'est  ainsi  que,  parmi  eux,  on  ap- 
pelle un  grand  seigneur,  comme  je  l'ai  en- 
suite appris  )  m'entendit  fort  bien.  Il  descen- 
dit de  l'échafaud ,  et  ordonna  que  plusieurs 
échelles  fussent  appliquées  à  mes  côtés ,  sur 
lesquelles  montèrent  bientôt  plus  de  cent 
Sommes  qui  se  mirent  en  marche  vers  ma 


—  63  — 

bouche,  chargés  de  paniers  pleins  de  viandes. 
J'observai  qu'il  y  avait  de  la  chair  de  diffé- 
rents animaux ,  mais  je  ne  les  pus  distinguer 
par  le  goûter.  Il  y  avait  des  épaules  et  des 
éclanehes  en  forme  de  celles  de  mouton,  et 
fort  bien  accommodées,  mais  plus  petites  que 
les  ailes  d'une  alouette;  j'en  avalai  deux  ou 
trois  d'une  bouchée  avec  six  pains.  Ils  me 
fournirent  tout  cela,  témoignant  de  grandes 
marques  d'étonnement  et  d'admiration  à  cause 
de  ma  taille  et  de  mon  prodigieux  appétit. 
Ayant  fait  un  autre  signe  pour  leur  faire  savoir 
qu'il  me  manquait  à  boire,  ils  conjecturèrent, 
par  la  façon  dont  je  mangeais,  qu'une  petite 
quantité  de  boisson  ne  me  suffirait  pas;  et, 
étant  un  peuple  d'esprit ,  ils  levèrent  avec 
beaucoup  d'adresse  un  des  plus  grands  ton- 
neaux de  vin  qu'ils  eussent,  le  roulèrent  vers 
ma  main  et  le  défoncèrent.  Je  le  bus  d'un  seul 
coup  avec  un  grand  plaisir.  On  m'en  apporta. 
un  autre  muid,  que  je  bus  de  même,  et  je  fis 
plusieurs  signes  pour  avertir  de  me  voiturer 
encore  quelques  autres  muids. 

Après  m'avoir  vu  faire  toutes  ces  merveil- 
les, ils  poussèrent  des  cris  de  joie  et  se  mirent 
à  danser,  répétant  plusieurs  fois,  comme  ils 
avaient  fait  d'abord  :  Bekinah  Degut.  Bientôt 
après,  j'entendis  une  acclamation  universelle, 
avec  de  fréquentes  répétitions  de  ces  mots  : 
Peplom  Selan,  et  j'aperçus  un  grand  nombre 
de  peuple  sur  mon  côté"  gauche,  relâchant  les 
cordons  à  un  tel  point,  que  je  me  trouvai  en 
état  de  me  tourner,  et  d'avoir  le  soulagement 
de  pisser,  fonction  dont  je  m'acquittai  au. 
grand  étonnement  du  peuple,  lequel,  devinant 


-  64  — 

ce  que  j'allais  faire ,  s'ouvrit  impétueusement 
à  droite  et  à  gauche  pour  éviter  le  déluge. 
Quelque  temps  auparavant,  on  m'avait  frotté 
charitablement  le  visage  et  les  mains  d'une 
espèce  d'onguent  d'une  odeur  agréable ,  qui , 
dans  très  peu  de  temps ,  me  guérit  de  la  pi- 
qûre des  flèches.  Ces  circonstances,  jointes 
aux  rafraîchissements  que  j'avais  reçus,  me 
disposèrent  a  dormir  ;  et  mon  sommeil  fut  en- 
viron de  huit  heures  ,  sans  me  réveiller,  les 
médecins,  par  ordre  de  l'empereur,  ayant  fre- 
laté le  vin  et  y  ayant  mêlé  des  drogues  sopo- 
rifiques. 

Tandis  que  je  dormais,  l'empereur  de  Lilli- 
put  (  c'était  le  nom  de  ce  pays  )  ordonna  de 
me  faire  conduire  vers  lui.  Cette  résolution 
semblera  peut-être  hardie  et  dangereuse,  et  je 
suis  sûr  qu'en  pareil  cas  elle  ne  serait  du  goût 
d'aucun  souverain  de  l'Europe;  cependant,  à 
mon  avis ,  c'était  un  dessein  également  pru- 
dent et  dangereux  ;  car,  en  cas  que  ces  peu- 
ples eussent  tenté  de  me  tuer  avec  leurs  lan- 
ces et  leurs  flèches  pendant  que  je  dormais, 
je  me  serais  certainement  éveillé  au  premier 
sentiment  de  douleur,  ce  qui  aurait  excité  ma 
fureur  et  augmenté  mes  forces  à  un  tel  degré, 
que  je  me  serais  trouvé  en  état  de  rompre  le 
reste  des  cordons;  et,  après  cela,  comme  ils 
n'étaient  pas  capables  de  me  résister,  je  les  au- 
rais tous  écrasés  et  foudroyés. 

On  fit  donc  travailler  à  la  hâte  cinq  mille 
charpentiers  et  ingénieurs  pour  construire 
une  voiture  :  c'était  un  chariot  élevé  de  trois 
pouces,  ayant  sept  pieds  de  longueur,  et  qua- 
tre de  largeur,  avec  vingt-deux  roues.  Quand 


—  65  — 

il  fut  achevé,  on  le  conduisit  au  lieu  ou  j'é- 
tais. Mais  la  principale  difficulté  fut  de  m  éle- 
ver, et  de  me  mettre  sur  cette  voiture  Dans 
cette  vue,  quatre-vingts  perches ,  chacune  de 
deux  pieds  de  iiauteur,  furent  employées  ;  et 
des  cordes  très  fortes,  de  la  grosseur  d'une  fi 
celle,  furent  attachées ,  par  le  moyen  de  plu- 
sieurs crochets,  aux  bandages  que  les  ouvriers 
avaient  ceints  autour  de  mon  cou ,  de  mes 
mains ,  de  mes  jambes  et  de  tout  mon  corps. 
Neuf  cents  hommes  des  plus  robustes  furent 
employés  à  élever  ces  cordes  par  le  moyen 
d'un  grand  nombre  de  poulies  attachées  aux 
perches  ,  et ,  de  cette  façon  ,  dans  moins  de 
trois  heures  de  temps ,  je*  fus  élevé ,  placé  et 
attaché  dans  la  machine.  Je  sais  tout  cela  par 
le  rapport  qu'on  m'en  a  fait  depuis,  car,  pen- 
dant cette  manœuvre,  je  dormais  très  pro- 
fondément. Quinze  cents  chevaux ,  les  plus 
grands  de  l'écurie  de  l'empereur,  chacun  d'en- 
viron quatre  pouces  et  demi  de  haut,  furent 
attelés  au  chariot ,  et  me  traînèrent  vers  la 
capitale,  éloignée  d'un  quart  de  lieue. 

Il  y  avait  quatre  heures  que  nous  étions  en 
chemin,  lorsque  je  fus  subitement  éveillé  par 
un  accident  assez  ridicule.  Les  vcituriers  s'é- 
tant  arrêtés  un  peu  de  temps  pour  raccommo- 
der quelque  chose,  deux  ou  trois  habitants  du 
pays  avaient  eu  la  curiosité  de  regarder  ma 
mine  pendant  que  je  dormais;  et,  s'avançant 
très  doucement  jusqu'à  mon  visage,  l'un  d*'en- 
tre  eux  ,  capitaine  aux  gardes  ,  avait  mis  la 
pointe  aiguë  de  son  esponton  bien  avant  aans 
ma  narine  gauche,  ce  qui  me  chatouilla  le  nez, 
m'éveilla,  et  me  fit  étemuer  trois  foi;.  Nous 

•VLLIY8K,  u  1 


—  66  — 

fîmes  une  grande  marche  le  reste  de  ce  joirr- 
nous  campâmes  la  nuit  avec  cinq  cents 
gardes ,  u^e  moitié  avec  des  flambeaux ,  et 
l'autre  avec  des  arcs  et  des  flècnes,  prête  à  ti- 
rer si  j'eusse  essayé  de  me  remuer.  Le  lende- 
au  lever  du  soleil ,  nous  coutinuâme3 
notre  voyage,  et  nous  arrivâmes  sur  le  midi 
à  cent  toises  des  portes  de  la  ville.  L'empereur 
et  toute  la  cour  sortirent  pour  nous  voir  ;  mai  3 
les  grands  officiers  ne  voulurent  jamais  con- 
sentir que  sa  majesté  hasardât  sa  personne  en 
montant  sur  mon  corps,  comme  plusieurs  au- 
tres avaient  osé  faire. 

A  l'endroit  où  la  voiture  s'arrêta,  il  y  avait 
an  temple  ancien ,  estimé  le  plus  grand  de 
tout  le  royaume ,  lequel ,  ayant  été  souillé 
quelques  années  auparavant  par  un  meurtre, 
était ,  selon  la  prévention  de  ces  peuples ,  re- 
gardé comme  profane,  et,  pour  cette  raison, 
employé  à  divers  usages.  Il  fut  résolu  que  je 
serais  logé  dans  ce  vaste  édifice.  La  grande 
porte  regardant  le  nord  était  environ  de  qua- 
tre pieds  de  haut,  et  presque  de  deux  pieds  de 
large;  de  chaque  côté  de  la  porte,  il  y  avait 
une  petite  fenêtre  élevée  de  six  pouces.  A  celle 
qui  était  du  côté  gauche,  les  serruriers  du  roi 
attachèrent  quatre-vingt-onze  chaînes ,  sem- 
blables à  celles  qui  sont  attachées  à  la  montre 
d'une  dame  d'Europe,  et  presque  aussi  larges; 
elles  furent  par  l'autre  bout  attachées  à  ma 
jambe  gauche  avec  trente-six  cadenas.  Vis-a- 
vis de  ce  temple,  de  l'autre  coté  du  grand 
chemin,  à  la  distance  de  vingt  pieds,  il  y  avait 
une  tour  au  moins  de  cinq  pie  Is  de  haut; 
c'était  là  que  le  roi  devait  monter  avec  plu- 


—  67  — 

sieiirs  des  principaux  seigneurs  de  sa  cour 
pour  avoir  la  commodité  de  me  regarder  à 
-?oi  aise.  On  eompte  qu'il  y  eut  plus  de  cent 
mille  habitants  qui  sortirent  de  la  ville,  atti- 
rés par  la  curiosité,  et,  malgré  mes  gardes,  je 
crois  qu'il  n'y  aurait  pas  eu  moins  de  dix 
mille  hommes  qui,  à  différentes  fois,  auraient 
monté  sur  mon  corps  par  des  échelles,  si  on 
n'eût  publié  un  arrêt  du  conseil  d'Etat  pour 
le  défendre.  On  ne  peut  s'imaginer  le  bruit 
et  l'étonnement  du  peuple,  quand  il  me  vit 
debout  et  me  promener  :  les  chaînes  qui  te- 
naient mon  pied  gauche  étaient  environ  de  six 
pie  1s  de  long,  et  me  donnaient  la  liberté  d'al- 
ler et  de  venir  dans  un  demi-cercle. 


n.  —  L'enperearde  Lilliput.  accompaenp  de  plusieurs 
de  ses  courtisans  vi^nt  pour  voir  fauteur  dans  sa 
prison.  —  Description  'le  !a  personne  et  de  l'habit  de 
sa  majesté.  —  Gens  savants  nommés  pour  apprendre 
la  langue  à  l'auteur.  —  Il  obtient  des  grâces  par  s& 
douceur.  —  Ses  poches  sont  visitées. 

L'empereur,  à  cheval,  s'avança  un  jour  vers 
moi,  ce  qui  pensa  lui  coûter  cher  :  à  ma  vne, 
son  cheval,  étonné,  se  cabra;  mais  ce  prince, 
qui  est  un  cavalier  excellent,  se  tint  ferme 
sur  ses  étriers  jusqu'à  ce  que  sa  suite  accou- 
rut et  prit  la  biide.  Sa  majesté,  après  avoir 
mis  pied  à  terre,  me  considéra  de  tous  côtés 
avec  une  grande  admiration,  mais  pourtant 
se  tenant  toujours,  par  précaution,  hors  de  la 
portée  de  ma  chaîne. 

L'impératrice,  les  princes  et  princesses  du 
sang,  accompagnés  de  plusieurs  daines,  s'as 


—  68  — 

sirent  à  quelque  distance  dans  des  fauteuils. 
L'empereur  est  plus  grand  qu'aucun  de  sa 
<iour,  ce  qui  le  fait  redouter  par  ceux  qui  le 
-regardent  ;  les  traits  de  son  visage  sont  grands 
et  mâles,  avec  une  lèvre  d'Autriche  et  un  nez 
aquilin;  il  a  un  teint  d'olive,  un  air  élevé,  et 
des  membres  bien  proportionnés ,  de  la  grâce 
et  de  la  majesté  dans  toutes  ses  actions.  E 
avait  alors  passé  la  fleur  de  sa  jeunesse,  étant 
âgé  de  vingt-huit  ans  et  trois  quarts,  dont  il  en 
avait  régné  environ  sept.  Pour  le  regarder  avec 
plus  de  commodité,  je  me  tenais  couché  sur 
le  côté,  en  sorte  que  mon  visage  put  être  pa- 
rallèle au  sien  ;  et  il  se  tenait  à  une  toise  et 
demie  loin  de  moi.  Cependant,  depuis  ce 
temps-là,  je  l'ai  eu  plusieurs  fois  dans  ma 
main  ;  c'est  pourquoi  je  ne  puis  me  tromper 
aans  le  portrait  que  j'en  fais.  Son  habit  était 
uni  et  simple,  et  fait  moitié  à  l'asiatique  et 
moitié  à  l'européenne;  mais  il  avait  sur  la  tête 
un  léger  casque  d'or,  orné  de  joyaux  et  d'un 
plumet  magnifique.  Il  avait  son  épée  nue  à  la 
main,  pour  se  défendre  en  cas  que  j'eusse 
brisé  mes  chaînes;  cette  épée  était  presque 
longue  de  trois  pouces  ;  la  poignée  et  le  four- 
reau étaient  d'or  et  enrichis  de  diamants.  Sa 
roix  était  aigre,  mais  claire  et  distincte,  et  je 
ie  pouvais  entendre  aisément,  même  quand 
je  me  tenais  debout.  Les  dames  et  les  courti- 
sans étaien:  tous  habillés  superbement;  en 
sorte  que  la  place  qu'occupait  toute  la  cour 
paraissait  à  mes  yeux  comme  une  belle  jupe 
étendue  sur  la  terre,  et  brodée  de  figures  d'or 
et  d'argent.  Sa  majesté  impériale  me  fit  l'hon- 
neur de  me  parler  souvent,  et  je  lui  répondis 


—  69  — 

toujours;  mais  nous  ne  nous  entendions  ni 
Tun  ni  l'autre. 

Au  bout  de  deux  heures,  la  cour  se  retira, 
et  on  me  laissa  une  forte  garde  pour  empê- 
cher l'impertinence,  et  peut-être  la  malice  de 
la  populace,  qui  avait  beaucoup  d'impatience 
de  se  rendre  en  foule  autour  de  moi,  pour  me 
yoir  de  près.  Quelques-uns  d'entre  eux  eurent 
l'effronterie  et  la  témérité  de  me  tirer  des  flè- 
ches, dont  une  pensa  me  crever  l'œil  gauche. 
Mais  le  colonel  fit  arrêter  six  des  principaux 
de  cetie  canaille,  et  ne  jugea  point  de  peine 
mieux  proportionnée  à  leur  faute  que  de  les 
livrer  liés  et  garrottés  dans  mes  mains.  Je  les 
pris  donc  dans  ma  main  droite  et  en  mis  cinq 
dans  la  poche  de  mon  justaucorps,  et,  à 
l'égard  du  sixième,  je  feignis  de  le  vouloir 
ranger  tout  vivant.  Le  pauvre  petit  homme 
poussait  des  hurlements  horribles,  et  le  colo- 
nel avec  ses  oificiers  étaient  fort  en  peine, 
surtout  quand  ils  me  virent  tirer  mon  canif. 
Mais  je  fis  bientôt  cesser  leur  frayeur,  car, 
avec  un  air  doux  et  humain,  coupant  promp- 
tement  les  cordes  dont  il  était  garrotté,  je  le 
mis  doucement  à  terre,  et  il  prit  la  fuite.  Je 
traitai  les  autres  de  la  même  façon,  les  tirant 
successivement  l'un  après  l'autre  de  ma  poche. 
Je  remarquai  avec  plaisir  que  les  soldats  et 
le  peuple  avaient  été  très  touchés  de  cette 
action  d'humanité,  qui  fut  rapportée  à  la 
cour  d'une  manière  avantageuse,  et  qui  me  fit 
honneur. 

La  nouvelle  de  l'arrivée  d'un  homme  prodi- 
gieusement grand  s'étant  répandue  dans  tout 
le  royaume,  attira  un  nombre  infini  de  gens 


—  7(>  — 

oisifs  et  curieux;  en  sorte  que  les  villages  fe- 
rait presque  abandonnés,  et  que  la  culture  de 
la  terre  en  aurait  souffert,  si  sa  majesté  im- 
périale n'y  avait  pourvu  par  différents  édits  et 
ordonnances.  Elle  ordonna  donc  que  tous 
ceux  qui  m'avaient  déjà  vu  retourneraient 
incessamment  chez  eux,  et  n'approcheraient 
point,  sans  une  permission  particulière,  du  lieu 
de  mon  séjour.  Par  cet  ordre,  les  commis  des 
secrétaires  d'Etat  gagnèrent  des  sommes  très 
considérables. 

Cependant  l'empereur  tint  plusieurs  conseils 
pour  délibérer  sur  le  parti  qu'il  fallait  pren- 
dre à  mon  égard.  J'ai  su  depuis  que  la  cour 
avait  été  fort  embarrassée.  On  craignait  que 
je  ne  vinsse  à  briser  mes  chaînes  et  à  me 
mettre  en  libellé  ;  on  disait  que  ma  nourriture, 
causant  une  dépense  excessive,  était  capable 
de  produire  une  disette  de  vivres  ;  on  opinait 
quelquefois  à  me  faine  mourir  de  faim,  ou  à 
me  percer  de  flèches  empoisonnées  ;  mais  on 
ftt  réflexion  que  l'infection  d'un  corps  tel  que 
le  mien  pourrait  produire  la  peste  dans  la  ca- 
pitale et  dans  tout  le  royaume.  Pendant  qu'on 
délibérait,  plusieurs  officiers  de  l'armée  se 
rendirent  à  la  porte  de  la  grand'chambre  où 
le  conseil  impérial  était  assemblé,  et  deux 
d'entre  eux  ayant  été  introduits,  rendirent 
compte  de  ma  conduite  à  l'égard  des  six  cri- 
minels dont  j'ai  parlé,  ce  qui  fit  une  impres- 
gion  si  favorable  sur  l'esprit  de  sa  majesté  et 
de  tout  le  conseil,  qu'une  commission  impériale 
fut  aussitôt  expédiée  pour  obliger  tous  les 
villages,  à  quatre  cent  cinquante  toises  aux 
environs  de  la  ville,  de  livrer  tous  les  matins 


—  7*  — 

six  bœufs,  quarante  moutons,  et  d'autres  vi- 
vres pour  ma  nourriture,  avec  une  quantité 
proportionnée  de  pain  et  de  vin,  et  d'autres 
boissons.  Pour  le  payement  de  ces  vivres,  sa 
majesté  donna  des  assignations  sur  son  tré- 
sor. Ce  prince  n'a  d'autres  revenus  que  ceux 
de  son  domaine,  et  ce  n'est  que  dans  des  oc- 
casions importantes  qu'il  lève  des  impôts  sur 
ses  sujets,  qui  sont  obligés  de  le  suivre  à 
la  guerre  à  leurs  dépens.  On  nomma  six  cents 
personnes  pour  me  servir,  qui  furent  pour- 
vues d'appointements  pour  leur  dépense  de 
bouche  et  des  tentes  construites  très  commo- 
dément de  chaque  côté  de  ma  porte. 

Il  fut  aussi  ordonné  que  trois  cents  tailleurs 
me  feraient  un  habit  à  la  mode  du  pays  ;  que 
six  hommes  de  lettres,  des  plus  savants  de 
l'empire,  seraient  chargés  de  m'apprendre  la 
langue,  et,  enfin,  que  les  chevaux  de  l'empe- 
reur et  ceux  de  la  noblesse,  et  les  compagnies 
des  gardes,  feraient  souvent  l'exercice  devant 
moi,  pour  les  accoutumer  à  ma  figure.  Tous 
ces  ordres  furent  ponctuellement  exécutés.  Je 
fis  de  grands  progrès  dans  la  connaissance  de 
la  langue  du  Lilliput.  Pendant  ce  temps-là, 
l'empereur  m'honora  de  visites  fréquentes,  et 
même  voulut  bien  aider  mes  maîtres  de  lan- 
gue à  m'instruire. 

Les  premiers  mots  que  j'appris  furent  pour 
lui  faire  savoir  l'envie  que  j'avais  qu'il  voulût 
bien  me  rendre  ma  liberté;  ce  que  je  lui  répé- 
tais tous  les  jours  a  genoux.  Sa  réponse  fut  qu'D 
fallait  attendre  encore  un  peu  de  temps,  que 
c'était  une  affaire  sur  laquelle  il  ne  pouvait  se 
déterminer  sans  l'avis  de  son  conseil,  et  que. 


—  72   — 

premièrement,  il  fallait  que  ie  promisse  par 
serment  l'observation  d'une  paix  inviolable 
avec  lui  et  avec  ses  sujets;  qu'en  attendant, 
je  serais  traité  avec  toute  l'honnêteté  possi- 
ble. Il  me  conseilla  de  gagner,  par  ma  pa- 
tience et  par  ma  bonne  conduite,  son  estime 
et  celle  de  ses  peuples.  Il  m'avertit  de  ne  lui 
savoir  point  mauvais  gré  s'il  donnait  ordre  à 
certains  officiers  de  me  visiter,  parce  que, 
vraisemblablement,  je  pourrais  porter  sur  moi 
plusieurs  armes  dangereuses  et  préjudiciables 
à  la  sûreté  de  ses  Etats.  Je  répondis  que 
j'étais  prêt  à  me  dépouiller  de  mon  habit  et  à 
vider  toutes  mes  poches  en  sa  présence.  Il  me 
repartit  que,  par  les  lois  de  l'empire,  il  fallait 
que  je  fusse  visité  par  deux  commissaires; 
qu'il  savait  bien  que  cela  ne  pouvait  se  faire 
sans  mon  consentement;  mais  qu'il  avait  si 
bonne  opinion  de  ma  générosité  et  de  ma 
droiture,  qu'il  confierait  sans  craintes  leurs 
personnes  entre  mes  mains;  que  tout  ce  qu'on 
m'ôterait  me  serait  rendu  fidèlement  quand  je 
quitterais  le  pays,  ou  que  j  en  serais  remboursé 
selon  l'évaluation  que  j'en  ferais  moi-même. 

Lorsque  les  deux  commissaires  vinrent  pom- 
me fouiller,  je  pris  ces  messieurs  dans  mes 
mains.  Je  les  mis  d'abord  dans  les  poches  de 
mon  justaucorps,  et  ensuite  dans  toutes 
mes  autres  poches. 

Ces  officiers  du  prince  ,  ayant  des  plumes, 
de  l'encre  et  du  papier  sur  eux ,  firent  un  in- 
ventaire très  exact  de  tout  ce  qu'ils  virent  ; 
et,  quai]  d  ils  eurent  achevé,  ils  me  prièrent  de 
les  mettre  à  terre ,  afin  qu'ils  pussent  rendre 
compte  de  leur  visite  à  l'empereur. 


—  73  — 

Cet  inventaire  était  conçu  dans  les  termes 
suivants  : 

«  Premièrement,  dans  la  poche  droite  du 
justaucorps  du  grand  homme  Montaqne  (  c'est 
ainsi  que  je  rends  ces  mots,  Quinbus  Fles- 
trin),  après  une  visite  exacte,  nous  n'avons 
trouvé  qu'un  morceau  de  toile  grossière,  as- 
sez grand  pour  servir  de  tapis  de  pied  dans 
la  principale  chambre  de  parade  de  votre  ma- 
jesté. Dans  la  poche  gauche,  nous  avons  trou- 
vé un  grand  coffre  d'argent  avec  un  couvercle 
de  même  métal ,  que  nous  ,  commissaires  , 
n'avons  pu  lever.  Nous  avons  prié  ledit  homme 
Montagne  de  l'ouvrir,  et,  l'un  de  nous  étant 
entré  dedans,  a  eu  de  la  poussière  jusqu'au 
genoux,  dont  il  a  éternué  pendant  deux  heu- 
res, et  l'autre  pendant  sept  minutes.  Dans  la 
poche  droite  de  sa  veste,  nous  avons  trouvé 
un  paquet  prodigieux  de  substances  blanches 
et  minces,  pliées  l'une  sur  l'autre,  environ  de 
la  grosseur  de  trois  hommes  ,  attachées  d'un 
câble  bien  fort,  et  marquées  de  grandes  figu- 
res noires,  lesquelles  il  nous  a  semblé  être  des 
écritures.  Dans  la  poche  gauche ,  il  y  avait 
une  grande  machine  plate  armée  de  grandes 
dents  très  longues  qui  ressemblent  aux  palis- 
sades qui  sont  dans  la  cour  de  votre  majesté. 
Dans  la  grande  poche  du  coté  droit  de  son 
couvre-milieu  (c'est  ainsi  que  je  traduis  le  mot 
de  ranfulo,  par  lequel  on  voulait  entendre  ma 
culotte),  nous  avons  vu  un  grand  pilier  de  fer 
creux,  attaché  à  une  grosse  pièce  de  bois, 
plus  large  que  le  pilier,  et,  d'un  côté  du  pilier, 
îl  y  avait  d'autres  pièces  de  fer  en  relief,  ser- 


—  74  — 

rant  un  caillou  coupé  en  talus  ;  nous  n'avons 
su  ce  que  c'était;  et  dans  la  poche  gauche,  il 
y  avait  encore  une  machine  de  la  même  es- 
pèce. Dans  la  plus  petite  poche  du  côté  droit, 
il  y  avait  plusieurs  pièces  rondes  et  plates,  de 
métaJ  rouge  et  blanc,  et  d'une  grosseur  diffé- 
rente; quelques-unes  des  pièces  blanches,  qui 
nous  ont  paru  être  d'argent,  étaient  si  larges 
et  si  pesantes,  que,  mon  confrère  et  moi,  nous 
avons  eu  de  la  peine  à  les  lever.  Item,  deux 
sabres  de  poche,  dont  la  lame  s'emboîtait  dans 
une  rainure  du  manche,  et  qui  avait  le  fil  fort 
tranchant  ;  ils  étaient  placés  dans  une  grande 
boîte  ou  étui.  Il  restait  deux  poches  à  visiter  : 
celles-ci ,  il  les  appelait  goussets.  C'étaient 
deux  ouvertures  coupées  dans  le  haut  de  soe 
couvre-mlieu,  mais  fort  serrées  par  son  ventre, 
qui  les  pressait.  Hors  du  gousset  droit  pen- 
dait une  grande  chaîne  d'argent,  avec  une  ma- 
ehine  tr<  s  merveilleuse  au  bout.  Nous  lui  avons 
commandé  de  tirer  hors  du  gousset  tout  ce 
qui  tenait  à  cette  chaîne  ;  cela  paraissait  être 
un  globe  dont  la  moitié  était  d'argent,  et  l'au- 
tre était  un  métal  transparent.  Sur  le  côté 
transparent,  nous  avons  vu  certaines  figures 
étranges  tracées  dans  un  cercle  ;  nous  avons 
cru  que  nous  pourrions  les  toucher,  mais  nos 
doigts  ont  été  arrêtés  par  une  substance  lumi- 
neuse. Nous  avons  appliqué  cette  machine  à 
nos  oreilles;  elle  faisait  un  bruit  continuel,  à 
peu  prés  comme  celui  d'un  moulin  à  eau,  et 
nous  avons  conjecturé  que  c'est  ou  quelque 
animal  ineonnu.ou  la  divinité  qu'il  aôure;  mais 
nous  penchons  plus  du  côté  de  la  dernière 
opinion,  parce  qu'il  nous  a  assuré  (si  nous 


-  75  — 

l'avons  bien  entendu ,  car  il  s'exprimait  fort 
imparfaitement  )  qu'il  faisait  rarement  uns 
chose  sans  l'avoir  consultée  ;  il  l'appelait  son 
ora:-le,  et  di-ait  qu'elle  désignait  le  temps 
pour  chaque  action  de  sa  vie.  Du  gousset  gau- 
che, il  tira  un  filet  presque  assez  large  pour 
servir  à  un  pêcheur,  mais  qui  s'ouvrait  et  se 
refermait;  nous  avons  trouvé  au  dedans  plu- 
sieurs pièces  massives  d'un  métal  jaune  ;  si 
c'est  du  véritable  or,  il  faut  qu'elles  soient 
d'une  valeur  inestimable. 

»  Ainsi ,  ayant ,  par  obéissance  aux.  ordres 
de  votre  majesté,  fouillé  exactement  toutes 
ses  poches ,  nous  avons  observé  une  ceinture 
autour  de  son  corps,  faite  de  ia  peau  de  quel- 
que animal  prodigieux ,  à  laquelle ,  du  côté 
gauche  .  pendait  une  épée  de  la  longueur  de 
si$  hommes  ;  et,  du  côté  droit,  une  bourse  ou 
poche  en  deux  cellules,  chacune  étant 

capable  de  tenir  trois  sujets  de  votre  majesté. 
Dans  une  de  ces  cellules ,  il  y  avait  plusieurs 
globes  ou  bailes  d'un  autre  métal  très  pesant, 
environ  de  la  grosseur  de  notre  tète,  et  qui 
exigeait  une  main  très  forte  pour  les  lever  ; 
i'autre  cellule  contenait  un  amas  de  certaines 
graines  noires,  mais  peu  grosses  et  assez  lé- 
gères, car  nous  en  pouvions  tenir  plus  de  cin- 
quante dans  la  paume  de  nos  mains. 

»  Tel  est  l'inventaire  exact  de  tout  ce  que 
nous  avons  trouvé  sur  le  corps  de  r homme 
Mewtagve,  qui  nous  a  reçu  avec  beaucoup 
d'honnêteté  et  avec  de3  égards  conformes  à  la 
commission  de  votre  majesté. 

»  Si^né  et  scellé  le  quatrième  jour  de  la 


—  76  — 

lune  quatre-vingt-neuvième   du    règne  très 
heureux  de  votre  majesté, 

•  FLESSEN   FRELOCX,  MÀRSI  FRELOCK.  » 

Quand  cet  inventaire  eut  été  lu  en  présence 
de  l'empereur,  il  m'ordonna,  en  des  termes 
honnêtes,  de  lui  livrer  toutes  ces  choses  en 
particulier.  D'abord  il  demanda  mon  sabre  :  il 
avait  donné  ordre  à  trois  mille  hommes  de 
ses  meilleures  troupes,  qui  l'accompagnaient, 
de  l'environner  à  quelque  distance  avec  leurs 
arcs  et  leurs  flèches  ;  mais  je  ne  m'en  aper- 
çus pas  dans  le  moment,  parce  que  mes  yeux 
étaient  fixés  sur  sa  majesté.  Il  me  pria  donc 
de  tirer  mon  sabre,  qui,  quoiqu'un  peu  rouillé 
par  l'eau  de  la  mer,  était  néanmoins  assez  bril- 
/ant.  Je  le  fis,  et  tout  aussitôt  les  troupes  je- 
tèrent de  grands  cris.  Il  m'ordonna  de  le  re- 
mettre dans  le  fourreau ,  et  de  le  jeter  à  terre 
aussi  doucement  que  je  pourrais,  environ  à  six 
pieds  de  distance  de  ma  chaîne.  La  seconde 
chose  qu'il  me  demanda  fut  un  de  ces  piliers 
creux  de  fer,  par  lesquels  il  entendait  mes 
pistolets  de  poche  :  je  les  lui  présentai,  et,  par 
son  ordre,  je  lui  en  expliquai  l'usage  comme 
je  pus,  et,  ne  les  chargeant  que  de  poudre, 
f  avertis  l'empereur  de  n'être  point  effrayé,  et 
puis  je  le  tirai  en  l'air.  L'étonnement,  à  cette 
eccasion ,  fut  plus  grand  qu'à  la  vue  de  mon 
Sabre;  ils  tombèrent  tous  à  la  renverse  comme 
s'ils  eussent  été  frappés  du  tonnerre  ;  et  même 
l'empereur,  qui  était  très  brave ,  ne  put  reve- 
nir à  lui-même  qu'après  quelque  temps.  Je  lui 


—  77  - 

remis  mes  deux  pistolets  de  la  même  manière 
que  mou  sabre,  avec  mes  sacs  de  plomb  et  de 
poudre ,  l'avertissant  de  ne  pas  approcher  le 
sac  de  poudre  du  feu,  s'il  ne  voulait  voir  son 
palais  impérial  sauter  en  l'air,  ce  qui  le  sur- 
prit beaucoup.  Je  lui  remis  aussi  ma  montre, 
qu'il  fut  fort  curieux  de  voir,  et  il  commanda 
à  deux  de  ses  gardes  les  plus  grands  de  la 
porter  sur  leurs  épaules ,  suspendue  à  un 
grand  bâton ,  comme  les  charretiers  de  bras- 
seurs portent  un  baril  de  bière  en  Angleterre. 
Il  était  étonné  du  bruit  continuel  qu'elle  fai- 
sait, et  du  mouvement  de  l'aiguille  qui  niar* 
quait  les  minutes  ;  il  pouvait  aisément  le  sui* 
vre  des  yeux,  la  vue  de  ces  peuples  étant  bien 
plus  perçante  que  la  nôtre.  Il  demanda  sur 
ce  sujet  le  sentiment  de  ses  docteurs,  qui  fu- 
rent très  partagés,  comme  le  lecteur  peut  bien 
s'imaginer. 

Ensuite  je  livrai  mes  pièces  d'argent  et  de 
cuivre ,  ma  bourse ,  avec  neuf  grosses  pièces 
d'or  et  quelques-unes  plus  petites,  mon  pei- 
gne ,  ma  tabatière  d'argent ,  mon  moud  oir  et 
mon  journal.  Mon  sabre,  mes  pistolets  de  po- 
che et  mes  sacs  de  poudre  et  de  plomb,  furent 
transportés  à  l'arsenal  de  sa  majesté;  mais 
tout  le  reste  fut  laissé  chez  moi. 

J'avais  une  poche  en  particulier,  qui  ne  fut 
point  visitée,  dans  laquelle  il  y  avait  une 
paire  de  lunettes,  dont  je  me  sers  quelquefois 
à  cause  de  la  faiblesse  de  mes  yeux,  un  téles- 
cope, avec  plusieurs  autres  bagatelles  que  >e 
crus  de  nulle  conséquence  pour  l'empereur,  et 
que,  pour  cette  raison,  je  ne  découvris  point 
aux  commissaires  ,  appréhendant  qu'elles  ne 


—  78  -« 

fissent  gâtées  ou  perdues  si  je  venais  à  inea 
dessaisir. 


IR.  —  L'anleur  divertit  l'empereur  et  les  grands  de  l'un 
et  dp  l'autre  sexe  d'an*1  maniera  fort  extraord'naire. 
—  Description  des  divertissements  de  la  cour  de 
Liliii'ut.  L'anleur  est  mis  en  liberté  à  certaines 
conditions. 


L'empereur  voulut  un  jour  me  donner  le 
divertissement  de  quelque  spectacle ,  en  q.ioi 
ces  peuples  surpassent  toutes  les  nations  que 
j'ai  vues,  soit  pour  l'adresse,  soit  pour  la  ma- 
gnificence ;  mais  rien  ne  me  divertit  davan- 
tage que  lorsque  je  vis  des  danseurs  de  corde 
voltiger  sur  un  fil  blanc  bien  mince,  long  de 
deux  pieds  onze  pouce*. 

Ceux,  qui  pratiquent  cet  exercice  sont  les 
personnes  qui  aspirent  aux  grands  emplois, 
et  souhaitent  de  devenir  les  favoris  de  la  cour  ; 
ils  sont  pour  cela  formés,  dès  leur  jeunesse,  à 
ce  noble  exercice,  qui  convient  surtout  aux 
personnes  de  haute  naissance.  Quand  une 
grande  charge  est  vacante,  soit  par  la  mort 
de  celui  qui  en  était  revêtu,  soit  par  sa  dis- 
grâce (ce  qui  arrive  très  souvent),  cinq  ou  six 
prétendants  à  la  charge  présentent  une  re- 
quête a  l'empereur  pour  avoir  la  permission 
de  divertir  sa  majesté  et  sa  cour  d'une  danse 
sur  la  corde,  et  celui  qui  saute  le  plus  haut 
sans  tomber  obtient  la  charge.  Il  arrive  très 
souvent  qu'on  ordonne  aux  grands  magistrats 
le  danser  aussi  sur  la  corde,  pour  montrer 
leur  habileté  et  pour  faire  connaître  à  l'empe- 
reur qu'ils  n'ont  pas  perdu  leur  talent.  Flira* 


—  79  — 

nap,  grand-trésorier  de  l'empire,  passe  pour 
avoir  l'adresse  de  faire  une  cabriole  sur  la 
corde  au  moins  un  pouce  plus  haut  qu'aucun 
autre  seigneur  de  l'empire;  je  l'ai  vu  plusieurs 
fois  faire  le  saut  périlleux  (que  nous  appelons 
le  $om>:rs(  l)  sur  une  petite  planche  de  bois  at- 
tachée à  la  conte,  qui  n'est  pas  plus  grosse 
qu'une  ficelle  ordinaire. 

Ces  divertissements  causent  souvent  des  ac- 
cidents funestes,  dont  la  plupart  sont  enre- 
gistrés dans  les  archives  impériales.  J'ai  vu 
moi-même  deux  ou  trois  prétendant?  a  estrc- 

aais  le  péril  est  beaucoup  plus   - 
euand  les  ministres  eux-mêmes  reçoivr 
dre  de  signaler  leur  adresse  ;  car,  eu  faisant 

-   extraordinaires  pour  se 
eux-mêmes  et  pour  l'emporter  sur  les  autres, 
ils  fonc  presque  toujours  des  chutes  dange- 
reuses. 

On  m'assura  qu'un  an  avant  mon  arrivée , 
FUmnap  se  serait  infailliblement  cassé  la  tête 
en  tombant,  si  un  des  coussins  du  roi  ne  l'eût 
:-vé. 

Il  y  a  un  autre  divertissement  qui  n'est  que 
'empereur,  l'impératrice  et  pour  le  pre- 
mier minière.  L'empereur  met  sur  une  table 
trois  fils  de  soie  très  délies,  longs  de  six  pou- 
ces; l'un  est  cramoisi,  le  second  jaune  et  le 
troisième  blanc.  Ces  fils  sont  proposés  comme 
<3es  prix  à  ceux  que  l'empereur  veut  distin- 
guer par  une  marque  singulière  de  sa  faveur. 
La  cérémonie  est  faite  dans  la  grand'chambre 
ence  de  sa  majesté,  où  les  concurrents 
sont  obligés  de  donner  une  preuve  de  leur  ha- 
bileté, telle  que  je  n'ai  rien  vu  de  semblable 


-80- 

dans  aucun  autre  pays  de  l'ancien  ou  du  nou- 
veau monde. 
L'empereur  tient  un  bâton ,  les  deux  bouts 
irallèles  à  l'horizon ,  tandis  que  les  eoncur- 
/ents,  s'avançn.nt  successivement,  sautent  par- 
dessus le  bâton.  Quelquefois  l'empereur  tient 
un  bout  et  son  premier  ministre  tient  l'autre; 
quelquefois  le  ministre  le  tient  tout  seul.  Ce- 
lui qui  réussit  le  mieux  et  montre  plus  d'agi- 
lité et  de  souplesse  en  sautant  est  récompensé 
de  la  soie  cramoisie  ;  la  jaune  est  donnée  au 
second,  et  la  blanche  au  troisième.  Ces  fils, 
dont  ils  font  des  baudriers,  leur  servent  dans 
la  suite  d'ornement,  et,  les  distinguant  du  vul- 
gaire, leur  inspirent  une  noble  fierté. 

L'empereur  ayant  un  jour  donné  ordre  à 
une  partie  de  son  armée,  logée  dans  sa  capi- 
tale et  aux  environs,  de  se  tenir  prête,  voulut 
se  réjouir  d'une  façon  très-singulière.  Il  m'or- 
donna de  me  tenir  debout  comme  un  colosse, 
mes  deux  pieds  aussi  éloignés  l'un  de  l'autre 
que  je  les  pourrais  étendre  commodément  ;  en- 
suite il  commanda  à  son  général,  vieux  capi- 
taine fort  expérimenté,  de  ranger  les  troupes 
en  ordre  de  bataille  et  de  les  faire  passer  en 
revue  entre  mes  deux  jambes,  l'infanterie  par 
vingt-quatre  de  front,  et  la  cavalerie  par  seize, 
tambours  battants,  enseignes  déployées  et 
piques  hautes.  Ce  corps  était  composé  de  trois 
mille  hommes  d'infanterie  et  de  mille  de  ca- 
valerie. Sa  Majesté  prescrivit,  sous  peine  de 
mort,  à  tous  ies  soldats,  d'observer  dans  la 
marche  la  bienséance  la  plus  exacte  à  l'égard 
de  ma  personne,  ce  qui,  néanmoins,  n'empê- 
cha pas  quelques-uns  des  jeunes  officiers  de 


—  8i  — 

lever  en  haut  les  yeux  en  passant  au-dessous* 
de  moi.  Et ,  pour  confesser  ia  vérité ,  ma  cu- 
lotte  était  alors  dans  un  si  mauvais  état , 
qu'elle  leur  donna  occasion  d'éclater  de  rire. 

J'avais  présenté  ou  envoyé  tant  de  mémoi- 
res ou  de  requêtes  pour  ma  liberté,  que  sa  ma- 
jesté, à  la  an,  proposa  l'affaire,  premièrement 
au  conseil  des  dépêches,  et  puii  au  conseil  d'E- 
tat, où  il  n'y  eut  d'opposition  que  de  la  part 
du  ministre  Skyresh  Bolgolam ,  qui  jugea  à 
propos,  sans  aucun  sujet,  de  se  déclarer  contre 
moi  ;  mais  tout  le  reste  du  conseil  me  fut  fa- 
vorable, et  l'empereur  appuya  leur  avis.  Ce 
ministre ,  qui  était  galbet ,  c'est-à-dire  grand- 
amiral  ,  avait  mérité  la  confiance  de  son  maî- 
tre par  son  habileté  dans  les  affaires;  mais:5: 
était  d'un  esprit  aigre  et  fantasque,  il  obtiLt 
que  les  articles  touchant  les  conditions  aux- 
quelles je  devais  être  mis  en  liberté  seraient 
dressés  par  lui-même.  Ces  articles  me  fu- 
rent apportés  par  Skyresh  Bolgolam  en  per- 
sonne, accompagné  de  deux  sous-secrétaire.' 
et  de  plusieurs  gens  de  distinction.  On  me  diï 
d'en  promettre  l'observation  par  serment , 
prêté  d'abord  à  la  façon  de  mon  pays ,  et  en- 
suite à  la  manière  ordonnée  par  leurs  lois , 
qui  fut  de  tenir  l'orteil  de  mon  pied  droit  dans 
ma  main  gauche,  de  mettre  le  doigt  du  mi- 
lieu de  ma  main  droite  sur  le  haut  de  ma 
«.ète,  et  le  pouce  sur  la  pointe  de  mon  oreille 
droite.  Mais ,  comme  le  lecteur  peut  être  cu- 
rieux de  connaître  le  style  de  oette  cour  et  de 
savoir  les  articles  préliminaires  de  ma  déli- 
vrance, j'ai  fait  une  traduction  de  l'acte  entier 
mot  pour  mot  : 


—  82  — 

«  GOLBASTO     MOMAREN    EULAMfi"    GURMLO    SHEFIN 

mïïllt  dllt  gdé  ,  Très  puissant  empereur  de 
Lilliput,  les  délices  et  la  terreur  de  l'univers, 
dont  les  Etats  s'étendent  à  cinq  mille  Mus- 
trugs  (  c'est-à-dire  environ  six  lieues  en  cir- 
cuit) aus  extrémités  du  globe ,  souverain  de 
tous  les  souverains,  plus  haut  que  le3  nls  des 
hommes,  doni  *es  pieds  pressent  la  terre  jus- 
qu'au  centre  dont  la  tête  touche  le  soleil,  doni 
un  clin  d'œil  fait  trembler  les  genoux  des  po- 
tentats, aimable  comme  le  printemps,  agréa- 
ble comme  l'été ,  abondant  comme  l'automne, 
terrible  comme  l'hiver;  à  tous  nos  sujets  amés 
et  féaux,  salut.  Sa  très  haute  majesté  propose 
à  Vhomme  Montagne  les  articles  suivants,  les- 
quels, pour  préliminaire!  il  sera  obligé  de  ra- 
tifier par  un  serment  solennel  : 

«  I.  Vhomme  Montagne  ne  sortira  point  de 
nos  vastes  Etats  sans  notre  permission  scellée 
du  grand  sceau. 

n  II.  Il  ne  prendra  point  la  liberté  d'entrer 
dans  notre  capitale  sans  notre  ordre  exprès, 
afin  que  les  habitants  soient  avertis  deux  heu- 
res auparavant  de  se  tenir  enfermés  chez  eux. 

»  III.  Ledit  homme  Montagne  bornera  ses 
promenades  à  nos  principaux  grands  chemins, 
et  se  gardera  de  se  promener  ou  de  se  cou- 
cher dans  un  pré  ou  pièce  de  blé. 

»  IV.  En  se  promenant  par  lesdits  chemins, 
il  prendra  tout  le  soin  possible  de  ne  fouler 
aux  pieds  les  corps  d'aucun  de  nos  fidèles  su- 
jets, ni  de  leurs  chevaux  ou  voitures;  il  ne 
prendra  aucun  de  nosdits  sujets  dans  ses 
mains,  si  ce  n'est  de  leur  consentement. 

•  V.    S'il  est  nécessaire  qu'un  courrier  du 


—  83  — 

cabinet  fasse  quelque  course  extraordinaire , 
l'homme  Montagne  sera  obligé  de  porter  dans 
sa  poche  ledit  courrier  durant  six  journées  , 
une  fois  toutes  les  lunes,  et  de  remettre  ledit 
courrier  (s'il  en  est  requis)  sain  et  sauf  en  no- 
tre  présence  impériale. 

»  VI.  Il  sera  notre  allié  contre  nos  ennemis 
de  l'île  de  Blefuscu ,  et  fera  tout  son  possible 
pour  faire  périr  la  flotte  qu'ils  arment  actuel- 
lement pour  faire  une  descente  sur  nos  terres. 

»  VII.  Ledit  homme  Montagne,  à  ses  heures 
de  loisir,  prêtera  son  secours  à  nos  ouvriers, 
en  les  aidant  à  élever  certaines  grosses  pier- 
res, pour  achever  les  murailles  de  notre  grand 
parc  et  de  nos  bâtiments  impériaux. 

»  VIII.  Après  avoir  fait  le  serment  solennel 
d'observer  les  articles  ci-dessus  énoncés,  ledit 
homme  Montagne  aura  une  provision  journa- 
lière de  viande  et  de  boisson  suffisante  à  la 
nourriture  de  dix-huit  cent  soixante  et  qua- 
torze de  nos  sujets,  avec  un  accès  libre  au- 
près de  notre  personne  impériale ,  et  autres 
marques  de  notre  faveur.  Donné  en  notre  pa- 
lais, à  Belsaborac,  le  douzième  jour  de  la  qua- 
ii'e-vingt-onzième  lune  de  notre  règne.  » 

Je  prêtai  le  serment  et  signai  tous  ces  arti- 
cles avec  une  grande  joie,  quoique  quelques- 
uns  ne  fussent  pas  aussi  honorables  que  je 
l'eusse  souhaité,  ce  qui  fut  l'effet  de  la  malice 
du  grand-amiral  Skyresh  Bolgolam.  On  rn'ôta 
mes  chaînes,  et  je  fus  mis  en  liberté.  L'empe- 
reur me  nt  l'honneur  de  se  rendre  en  personne 
et  d'être  présent  à  la  cérémonie  de  ma  déli- 
vrance. Je  rendis  de  très  humbles  actions  de 
grâce  à  sa  majesté,  en  ma  crosternant  à  ses 


—  84  — 

pieds  ;  mais  i3  ma  commanda  de  me  lever,  et 
cela  dans  les  termes  les  plus  obligeants. 

Le  lecteur  a  pu  observer  que,  dans  le  der- 
nier article  r1*?  l'acte  de  ma  délivrance,  l'em- 
pereuf  était  convenu  de  me  donner  une  quan- 
tité de  viande  et  de  boisson  qui  pût  suffire  a 
\a  subsistance  de  dix-huit  cent  soixante  et 
quatorze  Lilliputiens.  Quelque  temps  après, 
demandant  à  un  courtisan,  mon  ami  parti- 
culier, pourquoi  on  s'était  déterminé  à  cette 
quantité,  il  me  répondit  que  les  mathémati- 
ciens de  sa  majesté  ayant  pris  la  hauteur  de 
mon  corps  par  le  moyen  d'un  quart  de  cercle, 
et  supputé  sa  grosseur,  et  le  trouvant ,  par 
rapport  au  leur,  comme  dix-huit  cent  soixante 
et  quatorze  sont  à  un,  ils  avaient  inféré  de  la 
limitante  de  leur  corps  que  je  devais  avoir  un 
appétit  dix-huit  cent  soixante  et  quatorze  fois 
plus  grand  que  le  leur,  d'où  le  lecteur  peut 
juger  de  l'esprit  admirable  de  ce  peuple,  et  de 
l'économie  sage,  exacte  et  clairvoyante  de  leur 
empereur. 


IT.  —  Descripiion  de  Mildendo,  capitale  de  Lilliput,  et 
eu  palais  de  l'empereur.  —  Conversation  entre  l'au- 
teur et  un  secrétaire  d'Etat,  touchant  les  affaires  de 
l'empire.  —  Offres  que  l'auteur  fait  de  servir  l'empe- 
reur dans  ses  guerres. 

La  première  requête  que  je  présentai,  après 
avoir  obtenu  ma  liberté,  fut  pour  avoir  la 
permission  de  voir  Mildendo,  capitale  de  l'em- 
pire ;  ce  que  l'empereur  m'accorda,  mais  en  me 
recommandant  de  ne  faire  aucun  mai  aux  ha- 
bitants, ni  aucun  tort  à  leurs  maisons.  Le  peu- 


—  85  — 

pie  en  fut  averti  par  une  proclamation  qu  jn- 
nonçait  le  dessein  que  j'avais  de  visiter  la 
ville*.  La  muraille  qui  l'environnait  était  haute 
de  deux  pieds  et  demi,  et  épaisse  au  moins  de 
onze  pouces,  en  sorte  qu'un  carrosse  pouvait 
aller  dessus  et  faire  le  tour  de  la  ville  en  sû- 
reté ;  elle  était  flanquée  de  fortes  tours  à  dix 
pieds  de  distance  l'une  de  l'autre.  Je  passai 
par-dessus  la  porte  occidentale,  et  je  marchai 
très  lentement  et  de  côté  par  les  deux  princi- 
pales rues,  n'ayant  qu'un  pourpoint,  de  peur 
d'endommager  les  toits  et  les  gouttières  des 
maisons  par  les  pans  de  mon  justaucorps. 
J'allais  avec  une  extrême  circonspection,  pour 
me  garder  de  fouler  aux  pieds  quelques  gens 
qui  étaient  restés  dans  les  rues,  nonobstant  les 
ordres  précis  signifiés  à  tout  le  monde  de  se 
tenir  chez  soi,  sans  sortir  aucunement  durant 
ma  marche.  Les  balcons,  les  fenêtres  des  pre- 
mier, deuxième,  troisième  et  quatrième  éta- 
ges, celles  des  greniers  ou  galetas,  et  les 
gouttières  même,  étaient  remplis  d'une  si 
grande  foule  de  spectateurs,  que  je  jugeai  que 
la  ville  devait  être  considérablement  peuplée. 
Cette  ville  forme  un  carré  exact,  chaque  côté 
de  la  muraille  ayant  cinq  cents  pieds  de  long. 
Les  deux  grandes  nies  qui  se  croisent,  et  la 
partagent  en  quatre  quartiers  égaux,  ont  cinq 
pieds  de  large  ;  les  petites  rues,  dans  lesquel- 
les je  ne  pus  entrer,  ont  de  largeur  depuis 
douze  jusqu'à  dix- huit  pouces.  La  ville  est  ca- 
pable de  contenir  cinq  cent  mille  âmes.  Les 
maisons  sont  de  trois  ou  quatre  étages.  Les 
boutiques  et  les  marchés  sont  bien  fournis. 
Il  y  avait  autrefois  bon  opéra  et  bonne  co- 


—  86  — 

r:édie:  mais,  faute  d'auteurs  excités  par  les 
libéralités  du  prince,  il  n'y  a  plus  rien  qui 
vaille. 

Le  palais  de  l'empereur,  situé  dans  le  centre 
de  la  ville,  où  les  deux  grandes  rues  se  ren- 
contrent, est  entouré  d'une  muraille  haute 
de  vingt-trois  pouces,  et  à  vingt  pieds  de  dis- 
tance des  bâtiments.  Sa  majesté  m'avait  per- 
mis d'enjamber  par-dessus  cette  muraille, 
pour  voir  son  palais  de  tous  les  côtés.  La  cour 
extérieure  est  un  carré  de  quarante  pieds  et 
comprend  deux  autres  cours.  C'est  dans  la 
i  ntérieure  que  sont  les  appartements  de 
sa  majesté,  que  j'avais  un  grand  désir  de 
voir,  ce  qui  étaient  pourtant  bien  difficile,  car 
les  plus  grandis  portes  n'étaient  que  d?  dix- 
liuit  pouces  de  haut  et  de  sept  pouces  de 
De  plus,  les  bâtiments  de  la  cour  ex- 

.  t  au  moins  hauts  de   cinq  pieds, 

et  ii  m'était  impossible  d'enjamber  par-dessus 

l'ourir  risque   de  briser  les  ardoises  des 

toits;  car,   pour  les  murailles,  elles  étaient 

bâties  de  pierres  de  taille  épaisses 
de  quatre  pouces.  L'empereur  avait  néan- 
moins grande  envie  que  je  visse  la  magnifi- 
cence de  son  palais  ;  mais  je  ne  fus  en  état  de 
le  faire  qu'au  bout  de  trois  jours,  lorsque  j'eus 

mon  couteau  quelques  arbres  des 
plus  grands  du  parc  impérial,  éloigné  de  la 
ville  d'environ  cinquante  toi  -es.  De  ceci  arbres 
je  fis  deux  tabourets,  chacun  de  trois  pieds 
de  haut,  et  assyz  forts  pour  soutenir  le  poids 
de  mon  corps.  Le  peuple  ayant  donc  été  averti 
pour  la  seconde  fois,  je  passai  encore  au  tra- 
vers de  la  ville,  et  m'avançai  vers  le  palais 


—  87  — 

-  mes  deux  tabourets  à  la  main.  Quand 
je  fus  a  rivé  à  un  côté  de  la  cour  extérieure, 
je  montai  sur  un  de  mes  tabourets  et  pris 
l'autre  à  ma  main.  Je  fis  passer  celui-ci  par- 
dessus le  toit,  et  le  descendis  doucement  à 
terre,,  dans  l'espace  qui  était  entre  la  première 
et  la  seconde  cour,  lequel  avait  nu'.t  pieds  de 
large.  Je  passai  ensuite  très  co?  anodément 
par-dessus  les  bâtiments,  par  le  moyen  des 
deux  tabourets  ;  et,  quand  je  fus  en  de 

•  ■Let  le  tabouret  qui  était 
resté  en  dehors.  Par  cette  invention,  j\- 
jusque  dans  la  cour  la  plus  intérieure,  où,  me 
couchant  sur  le  côté,  j'appliquai  mon  visage 
a  toutes  les  fenêtres  du  premier  étage,  qu*on 
avait  exprès  laissées  ouvertes,  et  je  vis  les 
tements  les  plus  magnifiques  qu'on  puisse 
.  Je  vis  l'impératrice  et  les  jeunes 
princesses  dans  leurs  chambres,  environnées 
de  leur  suite.  Sa  majesté  impériale  voulut 
bien  n'honorer  d'un  souris  très  gracieux,  et 
me  donna  par  la  fenêtre  sa  main  à  baiser. 

Je  ne  ferai  point  ici  le  détail  des  curiosités 
renfermées  dans  ce  palais;  je  les  réserve  pour 
un  plus  grand  ouvrage,  et  qui  est  presque 
prêc  a  êt'-e  mis  sous  presse,  contenant  une 
description  générale  de  cet  empire  depuis  sa 
première  fondation,  l'histoire  de  ses  empereurs 
pendant  une  longue  suite  de  siècles,  des  ob- 
servations sur  leurs  guerres,  leur  politique, 
leurs  lo  s,  les  lettres  et  la  religion  du  pays, 
les  phintes  et  animaux  qui  s'y  trouvent,  les 
mœurs  et  les  coutumes  des  habitants,  avec 
plusieurs  autres  matières  prodigieusement 
curieuses  et  ex  cession-»*  nt  utiles.  Mon  but 


—  88  — 

n'est  à  présent  que  de  raconter  ce  qui  m'ar- 
riva  pendant  un  séjour  d'environ  neuf  mois 
dans  ce  merveilleux  empire. 

Quinze  jours  après  que  j'eus  obtenu  ma 
liberté,  Kcldresal,  secrétaire  d'Etat  pour  le 
département  des  affaires  particulières,  se 
rendit  chez  moi,  suivi  d'un  seul  domestique. 
Il  ordonna  que  son  carrosse  l'attendît  à  quel- 
que distance,  et  me  pria  de  lui  donner  un  en- 
tretien d'une  heure.  Je  lui  offris  de  me 
coucher,  afin  qu'il  pût  être  de  niveau  à  mon 
oreille  ;  mais  il  aima  mieux  que  je  le  tinsse 
dans  ma  main  pendant  la  conversation.  Il 
commença  par  me  faire  des  compliments  sur 
ma  liberté  et  me  dit  qu'il  pouvait  se  flatter 
d'y  avoir  un  peu  contribué.  Puis  il  ajouta 
que,  sans  l'intérêt  que  la  cour  y  avait,  je  ne 
l'eusse  pas  sitôt  obtenue;  «car,  dit-il,  quel- 
que florissant  que  notre  Etat  paraisse  aux 
étrangers,  nous  avons  deux  grands  fléaux  à 
combattre  :  une  faction  puissante  au  dedans} 
et  au  dehors  l'invasion  dont  nous  sommes 
menacés  par  un  ennemi  formidable.  A  l'égard 
du  premier,  il  faut  que  vous  sachiez  que, 
depuis  plus  de  soixante  et  dix  lunes,  il  y  a  eu 
deux  partis  opposés  dans  cet  empire,  sous 
les  noms  de  Tramecksan  et  Slamecksan,  ter- 
mes empruntés  des  hauts  et  bas  talons  de 
leurs  souliers,  par  lesquels  ils  se  distinguent. 
On  prétend,  il  est  vrai,  que  les  hauts  talont 
sont  les  plus  conformes  à  notre  ancienne 
constitution;  mais,  quoi  qu'il  en  soit,  sa  ma- 
jesté a  résolu  de  ne  se  servir  que  des  bas  ta- 
lons dans  l'administration  du  gouvernement 
st  dans  toutes  les  charges  qui  sont  à  la  dis- 


—  89  — 

position  de  la  couronne.  Vous  pouvez  même 
remarquer  que  les  talons  de  sa  majesté  impé- 
riale sont  plus  bas  au  moins  d'un  drurr  que 
ceux  d'aucun  de  sa  cour.  (Le  drurr  est  envi- 
ron la  quatorzième  partie  d'un  pouce.)  La 
haine  des  deux  partis,  continua-t-il,  est  à  un 
tel  degré,  qu'ils  ne  mangent  ni  ne  boivent 
ensemble,  et  qu'ils  ne  se  parlent  point.  Nous 
comptons  que  les  Tramecksans  ou  hauts  talons 
nous  surpassent  en  nombre;  mais  l'autorité 
est  entre  nos  mains.  Hélas!  nous  appréhen- 
dons que  son  altesse  impériale,  l'héritier  appa- 
rent de  la  couronne,  n'ait  quelque  penchant 
aux  hauts  talons;  au  moins  nous  pouvons 
facilement  voir  qu'un  de  ses  talons  est  plus 
haut  que  l'autre,  ce  qui  le  fait  un  peu  clocher 
dans  sa  démarche.  Or,  au  milieu  de  ces  dis- 
sensions intestines,  nous  sommes  menacés 
d'une  invasion  de  la  part  de  l'île  de  Blefuscu, 
qui  est  l'autre  grand  empire  de  l'univers, 
presque  aussi  grand  et  aussi  puissant  que  ce- 
lui-ci; car,  pour  ce  qui  est  de  ce  que  nous 
avons  entendu  dire,  qu'il  y  a  d'autres  empires, 
royaumes  et  Etats  dans  le  monde,  habités  par 
des  créatures  humaines  aussi  grosses  et  aussi 
grandes  que  vous,  nos  philosophes  en  doutent 
beaucoup  et  aiment  mieux  conjecturer  que  vous 
êtes  tombé  de  la  lune  ou  d'une  des  étoiles, 
parce  qu'il  est  certain  qu'une  centaine  de  mortels 
de  votre  grosseur  consommeraient  dans  peu  de 
temps  tous  les  fruits  et  tous  les  bestiaux  des 
Etats  de  sa  majesté.  D'ailleurs  nos  historiens, 
depuis  six  mille  lunes,  ne  font  mention  d  aucu- 
nes autres  régions  que  les  deux  grands  empires 
de  Liiliput  et  de  Blefuscu.  Ces  deux  formidables 


—  90  — 

puissances  ont,  comme  j'allais  vous  dire,  été 
engagées  pendant  trente-six  lunes  dans  une 
guerre  très  opiniâtre,  dont  voici  le  sujet: tout 
le  monde  convient  que  la  manière  primitive  de 
casser  les  œufs  avant  que  nous  les  mangions 
est  de  les  casser  au  gros  bout  ;  mais  l'aïeul  de 
sa  majesté  régnante,  pendant  qu'il  était  en- 
fant, sur  le  point  de  manger  un  œuf,  eut  le 
malheur  de  se  couper  un  des  doigts,  sur  quoi 
l'empereur  son  père  donna  un  arrêt  pour  or- 
donner à  tous  ses  sujets,  sous  de  griôves 
peines,  de  casser  leurs  œufs  par  le  petit  bout, 
^e  peuple  fut  si  irrité  de  cette  loi,  que  nos 
historiens  racontent  qu'il  y  eut,  à  cette  occa- 
sion, six  révoltes,  dans  lesquelles  un  empe- 
reur perdit  la  vie  et  un  autre  la  couronne, 
Ces  dissensions  intestines  furent  toujours 
fomentées  par  les  souverains  de  Blefuscu,  et, 
quand  les  soulèvements  furent  réprimés,  les 
coupable*  «fréfugièrent  dans  cet  empire.  On 
supputes  que  onze  mille  hommes  ont,  à  dif- 
férentes époques,  aimé  mieux  souffrir  la  mort 
que  de  se  soumettre  à  la  loi  de  casser  leurs 
C2u?s  par  le  petit  bout.  Plusieurs  centaines 
de  gros  volumes  ont  été  écrits  et  publiés  sur 
».ette  matière  ;  mais  les  livres  des  gruê-èoutient 
ont  été  défendus  depuis  longtemps,  et  tout 
leur  paru  a  été  déclaré,  par  les  lois,  incapa- 
ble de  posséder  des  charges.  Pendant  la  suite 
continuelle  de  ces  troubles,  les  empereurs  de 
Blefuscu  ont  souvent  fait  des  remontrances 
par  leurs  ambassadeur»,  nous  accusant  de 
faire  un  crime  en  violant  un  précepte  fonda- 
mental de  notre  grand  prophète  Dastrogg, 
dans    le   cinquante  -  quatrième    chapitre  du 


—  9i  — 

Brundccral  (ce  qui  est  leur  Alcoran).  Cepen- 
dant cela  a  été  jugé  n'être  qu'une  interpré- 
tation du  sens  du  texte,  dont  voici  les  mots  : 
Que  tous  les  fidèles  casseront  leurs  œufs  au 
bout  le  plus  commode.  On  doit,  à  mon  avis, 
laisser  décider  à  la  conscience  de  chacun 
quel  est  le  bout  le  plus  commode,  ou,  au 
moins,  c'est  à  l'autorité  du  souverain  magis- 
trat d'en  décider.  Or,  les  gros-boutiens  exilés 
ont  trouvé  tant  de  crédit  dans  la  co*.ir  de 
l'empereur  de  Blefuscu,  et  tant  de  secours  et 
d'appui  dans  notre  pays  même,  qu'une  guerre 
très  sanglante  a  régné  entre  les  deux  em- 
pires pendant  trente-six  lunes  à  ce  sujet,  avec 
différents  succès.  Dans  cette  guerre,  nous 
avons  perdu  40  vaisseaux  de  ligne  et  un  bien 
plus  grand  nombre  de  petits  vaisseaux,  avec 
30.000  de  nos  meilleurs  matelots  et  soldats  ; 
l'on  compte  que  la  perte  de  l'ennemi  n'est 
pas  motos  considérable.  Quoi  qu'il  en  soit,  on 
arme  a  présent  une  flotte  très  redoutable,  et 
on  se  prépare  à  faire  une  descente  sur  nos 
eôtes.  Or,  sa  majesté  impériale,  mettant  sa 
confiance  en  votre  valeur,  et  ayant  une  haute 
idée  de  vos  forces,  m'a  commandé  de  vous 
faire  ce  détail  au  sujet  de  ses  affaires,  afin  de 
savoir  quelles  sont  vos  dispositions  à  son 
égard.  » 

Je  répondis  au  secrétaire  que  je  le  priais 
d'assurer  l'empereur  de  mes  très  humbles 
respects,  et  de  lui  faire  savoir  que  j'étais  prêt 
à  sacrifier  ma  vie  pour  défendre  sa  personne 
sacrée  et  son  empire  contre  toutes  les  entre- 
prises et  invasions  de  ses  ennemis.  Il  me 
quitta  fort  satisfait  de  ma  réponse. 


-  92 


T.  —  L'auteur,  par  un  stratagème  très  extraordinaire, 
s'oppose  à  une  descente  des  ennemis.  —  L'empereur 
lui  ronrére  un  grand  tiire  d'honneur.—  Des  ambas- 
sadeurs arrivent  de  la  part  de  l'empereur  de  Ble- 
fuscu  pour  demander  la  paix.— Le  feu  prend  à  l'ap 

Êartement  de  l'impératrice.  —  L'auteur  contribua 
eaucoup  à  éteindre  l'incendie. 

L'empire  de  Blefuscu  est  une  île  située  au 
nord-nord- est  de  Lilliput,  dont  elle  n'est  sé- 
parée que  par  un  canal  qui  a  quatre  cents 
toises  de  large.  Je  ne  l'avais  pas  encore  vu  ; 
et,  sur  l'avis  d'une  descente  projetée,  je  me 
gardai  bien  de  paraître  de  ce  côté-là}  de  peur 
d'être  découvert  par  quelques-uns  des  vais- 
seaux de  l'ennemi. 

Je  fis  part  à  l'empereur  d'un  projet  que  j'a- 
vais formé  depuis  peu  pour  me  rendre  maître 
de  toute  la  flotte  des  ennemis,  qui,  selon  le 
rapport  de  ceux  que  nous  envoyions  à  la  dé- 
couverte, était  dans  le  port,  prête  à  mettre  à 
la  voile  au  premier  vent  favorable.  Je  consul- 
tai les  plus  expérimentés  dans  la  marine  pour 
apprendre  d'eux  quelle  était  la  profondeur  du 
canal,  et  ils  me  dirent  qu'au  milieu,  dans  la 
plus  haute  marée,  il  était  profond  de  soixante 
et  dix  glumgluffs  (c'est-a-dire  environ  six  pieds 
selon  la  mesure  de  l'Europe),  et  le  reste  de 
cinquante  glumgluifs  au  plus.  Je  m'en  allai  se- 
crètement vers  la  côte  nord-est,  vis-à-vis  de 
Blefuscu,  et,  me  couchant  derrière  une  colli- 
ne, je  tirai  ma  lunette  et  vis  la  flotte  de  l'en- 
nemi composée  de  cinquante  vaisseaux  de 
guerre  et  d'un  grand  nombre  de  vaisseaux  de 
transport.  M'étant  ensuite  retiré,  je  donnai 


—  93  — 

ordre  de  fabriquer  une  grande  quantité  de  câ- 
bles, les  plus  forts  qu'on  pourrait,  avec  des 
barres  de  fer.  Les  câbles  devaient  être  envi- 
ron de  la  grosseur  d'une  double  ficelle,  et  les 
barres  de  la  .ongueur  et  de  la  grosseur  d'une 
aiguille  à  tricoter.  Je  triplai  le  câble  pour  le 
rendre  encore  plus  fort;  et,  pour  la  même 
raison,  je  tortillai  ensemble  trois  des  barres 
de  fer,  et  attachai  à  chacune  un  crochet.  Je 
retournai  à  la  côte  du  nord-est,  et,  mettant 
bas  mon  justaucorps,  mes  souliers  et  mes 
bas,  j'entrai  dans  la  mer.  Je  marchai  d'abord 
dans  l'eau  avec  toute  la  vitesse  que  je  pus,  et 
ensuite  je  nageai  au  milieu,  environ  quinze 
toises,  jusqu'à  ce  que  j'eusse  trouvé  pied.  J'ar- 
rivai a  la  flotte  en  moins  d'une  demi-heure. 
Les  ennemis  furent  si  frappés  à  mon  aspect, 
qu'ils  sautèrent  tous  hors  de  leurs  vaisseaux 
comme  ies  grenouilles,  et  s'enfuirent  a  terre; 
ils  paraissaient  être  au  nombre  d'environ  trente 
mille  hommes.  Je  pris  alors  mes  câbles,  et, 
attachant  un  crochet  au  trou  de  la  proue  de 
chaque  vaisseau,  je  passai  mes  câbles  dans  les 
crochets.  Pendant  que  je  travaillais,  l'ennemi 
fit  une  décharge  de  plusieurs  milliers  de  flè- 
ches dont  un  grand  nombre  m'atteignit  au  vi- 
sage et  aux  mains,  et  qui,  outre  la  douleur 
excessive  qu'elles  me  causèrent,  me  troublè- 
rent fort  dan?  mon  ouvrage.  Ma  plus  grande 
appréhension  était  pour  mes  yeux,  que  j'au- 
rais infai.liblement  perdus  si  je  ne  me  fusse 
promptement  avisé  d'un  expédient  :  j'avais 
dans  un  de  mes  goussets  une  paire  de  lunet- 
tes, que  je  tirai  et  attachai  a  mon  nez  aussi 
fortement  que  je  pus.  Armé  de  cette  façon, 


—  94  — 

comme  d'une  espèce  de  casque,  je  poursuivis 
mon  travail  en  dépit  de  la  grêle  continuelle  de 
flèches  qui  tombaient  sur  moi.  Avant  placé 
tous  les  crochets,  je  commençai  à  tirer;  mai3 
ce  fut  inutilement;  tous  les  vaisseaux  étaient 
à  l'ancre.  Je  coupai  aussitôt  avec  mon  couteau 
tous  les  câbles  auxquels  étaient  attachées  les 
-,  ce  qu'ayant  achevé  en  peu  de  temps, 
je  tirai  aisément  cinquante  des  plus  gros  vais- 
Beaux  et  les  entraînai  avec  moi, 

Les  Blefuscudiens,  qui  n'avaient  point  d'i- 
dée de  ce  que  je  projetais,  furent  également 
surpris  et  confus  :  ils  m'avaient  vu  couper  les 
câbles,  et  avaient  cru  que  mon  dessein  n'était 
que  de  les  laisser  flotter  au  gré  du  vent  et  de 
la  marée,  et  de  les  faire  heurter  l'un  contre 
l'autre;  mais  quand  ils  me  virent  entraîner 
toute  la  flotte  à  la  fois,  ils  jetèrent  des  cris  de 
rage  et  de  désespoir. 

Ayant  marché  quelque  temp3,  et  me  trou- 
vant hors  de  la  portée  des  traits,  je  m'arrêtai 
un  peu  pour  tirer  toutes  les  flèches  qui  s'é- 
taient attachées  à  mon  visage  tt  à  m<  s  mains; 
puis,  conduisant  ma  prise,  je  tâchai  de  me 
rendre  au  port  impérial  de  Lilliput. 

L'empereur,  avec  toute  sa  cour,  était  sur  le 
bord  de  la  mer,  attendant  le  succès  de  mon 
entreprise.  Ils  voyaient  de  loin  avancer  une 
flotte  sous  la  forme  d'un  grand  croissant; 
mais,  comme  j'étais  dans  l'eau  jusqu'au  cou, 
ils  ne  s'apercevaient  pas  que  c'était  moi  qui  la 
conduisais  vers  eux. 

L'empereur  crut  donc  que  j'avais  péri,  et 
que  la  flotte  ennemie  s'approchait  pour  faire 
une  descente  ;  mais  ses  craintes  furent  biea* 


tôt  dissipées;  car,  ayant  pris  pied,  on  me  vit 
à  la  tête  de  tous  les  vaisseaux,  et  l'on  m'en- 
tendit crier  d'une  voix  forte  :  Tire  le  très 
puissant  empereur  d:'  Lilliput!  Ce  prince,  à 
mon  arrivée,  me  donna  des  louanges  infinies, 
et,  sur-le-champ,  me  créa  nardac,  qui  est  le 
plus  haut  titre  d'honneur  parmi  eux. 

Sa  majesté  me  pria  de  prendre  des  mesu- 
res pour  amener  dans  ses  ports  tous  les  au- 
tres vaisseaux  de  l'ennemi.  L'ambition  de  ce 
prince  ne  lui  faisait  prétendre  rien  moins  que 
de  se  rendre  maître  de  tout  l'empire  de  Ble- 
iiscu,  de  le  réduire  en  province  de  son  em- 
pire, et  de  le  faire  gouverner  par  un  vice- 
rai;  de  faire  périr  tous  les  exilés  gros-bou- 
uens  et  de  contraindre  tous  ses  peuples  à 
casser  les  œufs  par  le  petit  bout,  ce  qui  l'au- 
j  lit  fait  parvenir  à  la  monarchie  universelle  ; 
mais  je  tâchai  de  le  détourner  de  ce  dessein 
par  plusieurs  raisonnements  fondés  sur  la 
politique  et  sur  la  justice,  et  je  protestai  hau- 
■  ament  que  je  ne  serais  jamais  l'instrument 
(.ont  il  se  servirait  pour  opprimer  la  liberté 
d'un  peuple  libre,  noble  et  courageux.  Quand 
on  eut  délibéré  sur  cette  affaire  dans  le  con- 
seil, la  plus  saine  partie  fut  de  mon  avis. 

Cette  déclaration  ouverte  et  hardie  était  si 
opposée  aux  projets  et  à  la  politique  de  sa 
majesté  impériale,  qu'il  était  difficile  qu'elle 
pût  me  le  pardonner;  elle  en  parla  dans  le 
conseil  d'une  manière  très  artificieuse,  et  mes 
ennemis  secrets  s'en  prévalurent  pour  me 
perdre,  tant  il  est  vrai  que  les  services  les 
pins  importants  rendus  aux  souverains  sont 
bien  peu  de  chose  lorsau'ils   sont   suivis  du 


—  96  — 

refus  de  servir  aveuglément  leurs  passions  ï 

Environ  trois  semaines  après  mon  expédi- 
tion éclatante,  il  arriva  une  ambassade  solen- 
nelle de  Blefuocu  avec  des  propositions  d 
paix.  Le  traité  fut  bientôt  conclu  à  des  con- 
ditions très  avantageuses  pour  l'empereur. 
L'ambassade  était  composée  de  six  seigneurs, 
avec  une  suite  de  cinq  cents  personnes,  et 
l'on  peut  dire  que  leur  entrée  fut  conforme  à 
la  grandeur  de  leur  maître  et  à  l'importance 
de  leur  négociation. 

Après  la  conclusion  du  traité,  leurs  excel- 
lences étant  averties  secrètement  des  bons  of- 
fices que  j'avais  rendus  à  leur  nation  par  la 
manière  dont  j'avais  parié  à  l'empereur,  me 
rendirent  une  visite  en  cérémonie.  Ils  com- 
mencèrent par  me  faire  beaucoup  de  compli- 
ments sur  ma  valeur  et  sur  ma  générosité, 
«t  m'invitèrent  au  nom  de  leur  maître,  à  pas- 
ser dans  son  royaume.  Je  les  remerciai  et  les 
priai  de  me  faire  l'honneur  de  présenter  mes 
très  humbles  respects  à  Sa  Majesté  Blefuscu- 
dienne,  dont  les  vertus  éclatantes  étaient  ré- 
pandues par  tout  l'univers.  Je  promis  de  me 
rendre  auprès  de  sa  personne  royale  avant 
que  de  retourner  dans  mon  pays. 

Peu  de  jours  après ,  je  demandai  à  l'empe- 
reur la  permission  de  faire  mes  compliments 
au  grand  roi  de  Blefuscu  ;  il  me  répondit  froi- 
dement .ju'il  le  voulait  bien. 

J'ai  oublié  de  dire  que  les  ambassadeurs 
m'avaient  parle  avec  le  secours  d'un  inter- 
prète. Les  langues  des  deux  empires  sont  très 
différentes  l'une  de  l'autre;  chacune  des  deux 
nations  vante  l'antiquité,  la  beauté  et  la  force 


—  97  — 

de  sa  langue,  et  méprise  l'autre.  Cependant 
l'empereur,  fier  de  l'avantage  qu'il  avait  rem- 
porté sur  les  Blefuscudiens  par  la  prise  de 
leur  flotte,  obligea  les  ambassadeurs  à  pré- 
senter leurs  lettres  de  créance  et  à  faire  leur 
harangue  dans  la  langue  lilliputienne,  et  il 
faut  avouer  qu'à  raison  du  trafic  et  du  com- 
merce qui  est  entre  les  deux  royaumes,  de  la 
réception  réciproque  des  exilés  et  de  l'usage 
où  sont  les  Lilliputiens  d'envoyer  leur  jeune 
noblesse  dans  le  Blefuscu,  afin  de  s'y  polir  et 
d'y  apprendre  les  exercices,  il  y  a  très  peu  de 
personnes  de  distinction  dans  l'empire  de 
Liiliput,  et  encore  moins  de  négociants  ou  de 
matelots  dans  les  places  maritimes  qui  ne 
parlent  les  deux  langues. 

J'eus  alors  occasion  de  rendre  à  sa  majesté 
Impériale  un  service  très  signalé.  Je  fus  un 
jour  réveillé,  sur  le  minuit,  par  les  cris  d'une 
foule  de  peuple  assemblé  à  la  porte  de  mon 
hôtel;  j'entendis  le  mot  burgum  répété  plu- 
sieurs  fois.  Quelques-uns  de  la  cour  de  l'em- 
pereur, s'ouvrant  un  passage  à  travers  la 
foule ,  me  prièrent  de  venir  incessamment  au 
palais,  où  l'appartement  de  l'impératrice  était 
en  feu  par  la  faute  d'une  de  ses  dames  d'hon- 
neur, qui  s'était  endormie  en  lisant  un  poëme 
blefuscudien.  Je  me  levai  à  l'instant  et  me 
transportai  au  palais  ?vec  assez  de  peine,  sans 
néanmoins  fouler  personne  aux  pieds.  Je  trou- 
vai qu'on  avait  déjà  appliqué  des  échelles  aux 
murailles  de  l'appartement  et  qu'on  était  bien 
fourni  de  seaux  ;  mais  l'eau  était  assez  éloi- 
gnée. Ces  seaux  étaient  environ  de  la  grosseur 
d'un   dé  à  coudre,  et   le   pauvre  peuple  ea 


fournissait  avec  toute  la  diligence  qu'il  pou- 
vait. |  'incendie  commençait  à  croître,  et  un 
palais  si  magnifique  aurait  été  infailliblement 
réduit  eu  cendres  si,  par  une  présence  d'es- 
prit peu  ordinaire,  je  ne  me  fusse  tout  à  coup 
avisé  d'un  expédient.  Le  soir  précédent,  j'a- 
vais bu  en  grande  abondance  d'un  vin  blane 
appelé  glimigrim  t  qui  vient  d'une  province  de 
Bletuscu  et  qui  est  très  diurétique.  Je  me  mis 
donc  a  uriner  en  si  grande  abondance,  et  j'ap- 
pliquai l'eau  si  à  propos  et  si  adrc-itement 
Cux  endroits  convenables,  qu'en  trois  minutes 
le  feu  fut  tout  à  fait  éteint,  et  que  le  reste  de 
ce  superbe  édifice,  qui  avait  coûté  des  sommes 
Immenses,  fut  préservé  d'un  fatal  embrasement. 
J'ignorais  si  l'empereur  me  saurait  gré  du 
service  que  je  venais  de  lui  rendre;  car,  par 
les  lois  fondamentales  de  l'empire,  c'était  un 
erime  capital  et  digne  de  mort  de  faire  de  l'eau 
étendue  du  palais  impérial;  mais  je  fus 
rassuré  lorsque  j'appris  que  sa  majesté  avait 
donne,  ordre  au  grand  juge  de  m'expédier  des 
lettres  de  grâce;  mais  on  m'apprit  que  l'ini- 
pérn.îi  vant  la  plus  grande  horreur  de 

ce  que  je  venais  de  faire,  s'était  transportée 
au  côté  le  pius  éloigné  de  la  cour,  et  qu'elle 
était  déterminée  à  ne  jamais  loger  dans  des 
appartements  que  j'avais  osé  souiller  par  une 
action  malhonnête  et  impudente. 

VI.  Un  m.enrs  de?  habitants  de  I.illiput,  leur  litté- 
rature, leurs  lois,  leurs  coutumes  et  leur  manière 
d'élever  les  enfants. 

Quoique  j'aie  le  dessein  de  renvoyer  la  des- 
cription de  cet  empire  à  un  traité  particulier. 


—  99  — 

je  crois  cependant  devoir  en  donner  ici  au 
lecteur  quelque  idée  générale.  Comme  la  taille 
ire  des  gens  du  pays  est  un  p-'u  moins 
haute  que  de  six  pouces ,  il  y  a  une  propor- 
tion exacte  drus  tous  les  autres  animaux, 
bien  que  dans  les  plantes  ei  dans  les 
arbres.  Par  exemple,  les  chevaux  et  le.- 
les  plus  hauts  sont  de  quatre  à  cinq  p 
les   moutons  d'un    pouce  et  demi, 
moins,  leurs  oies  environ  de  la  grosseur  d'un 
moineau;  en  sorte  que  leurs  insectes  et 

•s  invisibles  pour  moi;  mais  la  nature 
a  su  ajuster  les  yeux  des  habitants  de  L 
à  tous  les  objets  qui  leur  sont  proport  i- 
.aire  connaître  combien  leur  vue  t  s 
-  ard  des  objets  qui  sont  procl 
;  vis  une  fois  avec  plaisir  un 
^ibiie  plumant  une  alouette 
i  grosse  qu'une  mouche  oi 
aile  enfilant  une  aiguil le  :  avec 

soie  pareillement  invisible. 

earactéres  et  des  lettres;  mais 
ire  est  remarquable,  n'ét 
gauche  à  la  droite,  comme  celle  de 
ni  de  la  droite  à  la  gauche,  comme  celle 
-abes;  ni  de  haut  en  bas,  comme  celle 
iunois  ;  ni  de  bas  en  haut,  comme  celle 
:nais  obliquement  et  d'un  angle 
du  papier  à  l'autre,  comme  celle  des  dames 
déterre. 
Ils  enterrent  les  morts  la  tête  directement 
et  bas,  parce  qu'ils  s'imaginent  que,  dans  onze 
unes,  tous  les  morts  doivent  ressusci- 
rs  Ja  terre,  qu'ils  croient  plate,  se 
-ra  sens  dessus  dessous ,  et  que,  par  ce 


—  100  — 

moyen,  au  moment  de  leur  résurrection,  ils 
seront  tous  trouvés  debout  sur  leurs  pieds. 
Les  savants  d'entre  eux  reconnaissent  l'absur- 
dité de  cette  opinion;  mais  l'usage  subsiste, 
parce  qu'il  est  ancien  et  fondé  sur  les  idées 
du  peuple. 

Ils  ont  des  lois  et  des  coutumes  très  singu- 
lières, que  j'entreprendrais  peut-être  de  justk 
fier  si  elles  n'étaient  trop  contraires  à  celles 
de  ma  chère  patrie.  La  première  dont  je  fe- 
rai mention  regarde  les  délateurs.  Tous  les 
crimes  contre  l'Etat  sont  punis  en  ce  pays-là 
avec  une  rigueur  extrême;  mais,  si  l'accusé 
fait  voir  évidemment  son  innocence ,  l'accu- 
sateur est  aussitôt  condamné  a  une  mort  igno- 
minieuse, et  tous  ses  biens  confisqués  au  pro- 
fit de  l'innocent.  Si  l'accusateur  est  un  gueux, 
l'empereur,  de  ses  propres  deniers,  dédom- 
mage l'accusé,  supposé  qu'il  ait  été  mis  en 
prison  ou  qu'il  ait  été  maltraité  le  moins  du 
monde. 

On  regarde  la  fraude  c*mme  un  crime  plus 
énorme  que  le  vol;  c'est  pourquoi  elle  est  tou 
•ours  punie  de  mort  ;  car  on  a  pour  principe 
que  le  soin  et  la  vigilance,  avec  un  esprit  or- 
dinaire, peuvent  garantir  les  biens  d'un  hom- 
me contre  les  attentats  des  voleurs,  mais  que 
la  probité  n'a  point  de  défense  contre  la  four- 
berie et  la  mauvaise  foi. 

Quoique  nous  regardions  les  châtiments  et 
les  récompenses  comme  les  grands  pivots  du 
gouvernement,  je  puis  dire  néanmoins  que  la 
maxime  de  punir  et  de  récompenser  n'est  pas 
observée  en  Europe  avec  la  même  sagesse 
que  dans  l'empire  de  Lilliput.  Quiconque  peut 


—  101  — 

apporter  des  preuves  suffisantes  qu'il  a  ob- 
servé exactement  les  lois  de  son  pays  pendant 
soixante  et  treize  lunes,  a  droit  de  prétendre 
à  certains  privilèges,  selon  sa  naissance  et  son 
état,  avec  une  certaine  somme  d'argent  tirée 
d'un  fonds  destiné  à  cet  usage  ;  il  gagne 
même  le  titre  de  milpall,  ou  de  légitime, 
lequel  est  ajouté  à  son  nom  ;  mais  ce  ti- 
tre ne  passe  pas  à  sa  postérité.  Ces  peuples 
regardent  comme  un  défaut  prodigieux  de 
politique  parmi  nous  que  toutes  nos  lois  soient 
menaçantes,  et  que  l'infraction  soit  suivie  de 
rigoureux  châtiments,  tandis  que  l'observation 
n'est  suivie  d'aucune  récompense  ;  c'est  pour 
cette  raison  qu'ils  représentent  la  justice  avec 
six  yeux,  deux  devant,  autant  derrière,  et  un 
de  chaque  côté  (pour  représenter  la  circons- 
pection), tenant  un  sac  plein  d'or  à  sa  main 
droite  et  une  épée  dans  le  fourreau  à  sa  main 
gauche,  pour  faire  voir  qu'elle  est  plus  dispo- 
sée à  récompenser  qu'à  punir. 

Dans  le  choix  qu'on  fait  des  sujets  pour 
remplir  les  emplois,  on  a  plus  d'égard  à  la 
probité  qu'au  grand  génie.  Comme  le  gouver- 
nement est  nécessaire  au  genre  humain,  on 
croit  que  la  Providence  n'eut  jamais  dessein 
de  faire  de  l'administration  des  affaires  pu- 
bliques une  science  difficile  et  mystérieuse 
qui  ne  put  être  possédée  que  par  un  petit 
nombre  d'esprits  rares  et  sublimes,  tel  qu'il 
en  naît  au  plus  deux  ou  trois  dans  un  siècle  ; 
mais  on  juge  que  la  vérité,  la  justice,  la  tem- 
pérance et  les  autres  vertus ,  sont  a  la  portée 
de  tout  le  monde,  et  que  la  pratique  de  ces 
vertus,  accompagnée  d'un  peu  d'expérienoe 


—  102  — 

et  de  bonne  intention,  rend  quelque  personne 
que  ce  soit  propre  au  service  de  son  pays, 
pour  peu  qu'elle  ait  de  bon  sens  et  de  discer- 
nement. 

On  est  persuadé  que  tant  s'en  faut  que  le 
défaut  des  vertus  morales  soit  suppléé  par 
les  talents  supérieurs  de  l'esprit,  que  les  em- 
plois ne  pourraient  être  confiés  à  de  plus 
dangereuses  mains  qu'à  celles  des  grands  es- 
prits qui  n'ont  aucune  vertu,  et  que  les  er- 
reurs nées  de  l'ignorance,  dans  un  ministre 
honnête  homme,  n'auraient  jamais  de  si  fu- 
nestes suites,  à  l'égard  du  bien  public,  que 
les  pratiques  ténébreuses  d'un  ministre  dont 
les  inclinations  seraient  corrompues ,  dont  les 
rvues  seraient  criminelles,  et  qui  trouverait 
d-ans  les  ressources  de  son  esprit  de  quoi  faire 
le  mal  impunément. 

Qui  ne  croit  pas  à  la  Providence  divine  par- 
mi les  lilliputiens  est  déclaré  incapable  de 
posséder  aucun  emploi  public.  Comme  les 
rois  se  prétendent,  à  juste  titre,  les  députés 
de  la  Providence,  les  Lilliputiens  jugent 
qu'il  n'y  a  rien  de  plus  absurde  et  de  plus  in- 
conséquent que  la  conduite  d'un  prince  qui  se 
sert  de  gens  sans  religion,  qui  nient  cette  au- 
torité suprême  dont  il  se  dit  le  dépositaire, 
et  dont,  en  effet,  il  emprunte  la  sienne. 

En  rapportant  ces  lois  et  les  suivantes,  je 
ne  parle  que  des  lois  originales  et  primitives 
des  Lilliputiens.  Je  sais  que,  par  des  lois  mo- 
dernes, ces  peuples  sont  tombés  dans  un 
grand  excès  de  corruption  :  témoin  cet  usage 
honteux  d'obtenir  les  grandes  charges  en 
dansant  sur  la  corde,  et  les  marques  de  dis- 


—  103  — 

fcinetion  en  sautant  par-dessus  un  bâton.  Le 
lecteur  doit  observer  que  cet  indigne  usage 
fut  introduit  par  le  père  de  l'empereur  ré- 
gnant. 

L'ingratitude  est,  parmi  ces  peuples,  un 
crime  énorme,  comme  nous  apprenons  dans 
l'histoire  qu'il  l'a  été  autrefois  aux  yeux  de 
quelques  nations  vertueuses.  Celui,  disent  les 
Lilliputiens,  qui  rend  de  mauvais  offices  à  son 
bienfaiteur  même  doit  être  nécessairement 
l'ennemi  de  tous  les  autres  hommes. 

Les  Lilliputiens  jugent  que  le  père  et  la 
mère  ne  doivent  point  être  chargés  de  l'édu- 
cation de  leurs  propres  enfants,  et  il  y  a,  dais 
ehaque  ville,  des  séminaires  publics,  ou  tous 
les  pères  et  les  mères,  excepté  les  paysans  et 
les  ouvriers,  sont  obligés  d'envoyer  leurs  en- 
fants de  l'un  et  l'autre  sexe,  pour  être  éievés 
et  formés.  Quand  ils  sont  parvenus  à  l'âge 
de  vingt  lunes,  on  les  suppose  dociles  et  ca- 
pables d'apprendre.  Les  écoles  cont  de  diffé- 
rentes espèces,  suivant  la  différence  du  rang 
et  du  sexe.  Des  maîtres  habiles  forment  les 
enfants  pour  un  état  de  vie  conforme  à  leur 
naissance,  à  leur  propres  talents  et  à  leurs 
inclinât. ons. 

Les  séminaires  pour  les  mâles  d'une  nais- 
sance illustre  sont  pourvus  de  maîtres  sérieux 
et  savants.  L'habillement  et  la  nourriture  des 
enfants  sont  simples.  On  leur  inspire  des 
principes  d'honneur,  de  justice,  de  courage, 
de  modestie,  de  clémence,  de  religion  et  d'a- 
mour pour  la  patrie  ;  ils  sont  habillés  par  des 
hommes  jusqu'à  l'âge  de  quatre  ans,  et,  après 
cet  âge,  ils  sont  obligés  di  s 'habiller  eux- 


—  104  — 

mêmes ,  de  quelque  grande  qualité  qu'ils 
soient.  Il  ne  leur  est  permis  de  prendre  leurs 
divertissements  qu'en  la  présence  d'un  maître: 
par  là,  ils  évitent  ces  funestes  impressions  de 
folie  et  de  vice  qui  commencent  de  si  bonne 
heure  à  corrompre  les  mœurs  et  les  inclina- 
tions de  la  jeunesse.  On  permet  à  leurs  père 
et  mère  de  les  voir  deux  fois  par  an.  La  visite 
ne  peut  durer  qu'une  heure,  avec  la  liberté 
de  baiser  leurs  fils  en  entrant  et  en  sortant; 
mais  un  maître,  qui  est  toujours  présent  en 
ces  occasions,  ne  leur  permet  pas  de  parler 
secrètement  à  leur  fils,  de  le  flatter,  de  le  ca- 
Tesser,  ni  de  lui  donner  des  bijoux  ou  des  dra- 
gées et  des  confitures. 

Dans  les  séminaires  pour  les  femelles,  les 
jeunes  filles  de  qualité  sont  élevées  presque 
comme  les  garçons.  Seulement,  elles  sont  ha- 
billées par  des  domestiques  de  leur  sexe,  mais 
toujours  en  présence  d'une  maîtresse,  jusqu'à 
ce  qu'elles  aient  atteint  l'âge  de  cinq  ans, 
qu'elles  s'habillent  elles-mêmes.  Lorsque  l'on 
découvre  que  les  nourrices  ou  les  femmes  de 
chambre  entretiennent  ces  petites  filles  d'his- 
toires extravagantes,  de  contes  insipides  ou 
capables  de  leur  faire  peur  (ce  qui  est,  en  An- 
gleterre, fort  ordinaire  aux  gouvernantes), elles 
sont  fouettées  publiquement  trois  fois  par 
toute  la  ville,  emprisonnées  pendant  un  an, 
et  exilées  le  reste  de  leur  vie  dans  l'endroit  le 
plus  désert  du  pays.  Ainsi,  les  jeunes  filles, 
parmi  ces  peuples,  sont  aussi  honteuses  que 
les  hommes  d'être  lâches  et  sottes;  elles  mé- 
prisent tous  les  ornements  extérieurs,  et  n'ont 
égard  qu'a  la  bienséance  et  à  la  propreté. 


—  105  — 

Leurs  exercices  ne  sont  pas  tout  à  fait  si  vio- 
lents que  ceux  des  garçons,  et  on  les  fait  un 
peu  moins  étudier;  car  on  leur  apprend  aussi 
les  sciences  et  les  belles -lettres.  C'est  une 
maxime  parmi  eux  qu'une  femme  devant  être 
pour  son  mari  une  compagnie  toujours  agréa- 
ble, elle  doit  s'orner  l'esprit,  qui  ne  vieillit 
point. 

Les  Lilliputiens  sont  persuadés,  autrement 
que  nous  ne  le  sommes  en  Europe ,  que  rien 
ne  demande  plus  de  soin  et  d'application  que 
l'éducation  des  enfants.  U  est  aisé,  disent- 
ils,  d'en  faire,  comme  il  est  aisé  de  semer  et 
de  planter  ;  mais  de  conserver  certaines  plan- 
tes, de  les  faire  croître  heureusement,  de  les 
défendre  contre  les  rigueurs  de  l'hiver,  contre 
les  ardeurs  et  les  orages  de  l'été,  contre 
les  attaques  des  insectes,  de  leur  faire  enfin 
porter  des  fruits  en  abondance,  c'est  l'effet 
de  l'attention  et  des  peines  d'un  jardinier  ha- 
bile. 

Ils  prennent  garde  que  le  maître  ait  plutôt 
un  esprit  bien  fait  qu'un  esprit  sublime,  plu- 
tôt des  mœurs  que  de  la  science  ;  ils  ne  peu- 
vent souffrir  ces  maîtres  qui  étourdissent  sans 
cesse  les  oreiles  de  leurs  disciples  de  combi- 
naisons grammaticales,  de  discussions  frivo- 
les, de  remarques  puériles,  et  qui,  pour  leur 
apprendre  l'ancienne  langue  de  leur  pays  , 
qui  n'a  que  peu  de  rapport  à  celle  qu'on  y 
parle  aujourd'hui,  accablent  leur  esprit  de  rè- 
gles et  d'exceptions,  et  laissent  là  l'usage  et 
l'exercice,  pour  farcir  leur  mémoire  de  prij- 
cipes  superflus  et  de  préceptes  épineux  :  ils 
veulent  que  le  maître  se  familiarise  avec  di- 


—  106  — 

■nité,  rien  n'étant  plus  contraire  à  la  bonus 
ducation  que  le  pédantisme  et  le  sérieux  af- 
?eté;  il  doit,  selon  eux,  plutôt  s'abaisser  que 
'élever  devant  son  disciple,  et  ils  jugent  l'un 
lus  difficile  que  l'autre,  parce  qu'il  faut  sou- 
tint plus  d'effort  et  de  vigueur,  et  toujours 
lus  d'attention,  pour  descendre  sûrement  que 
our  monter. 

Ils  prétendent  que  les  maîtres  doivent  bien 
lus  s'appliquer  à  former  l'esprit  des  jeunes 
ens  pour  la  conduite  de  la  vie  qu'a  I'enri- 
hir  de  connaissances  curieuses,  presque  tou- 
)urs  inutiles.  On  leur  apprend  donc  de  bonne 
eure  à  être  sages  et  philosophes,  afin  que, 
ms  la  saison  même  des  plaisirs,  ils  sachent 
;-3  goûter  philosophiquement.  N'est-il  pas 
idicule,  disent-ils,  de  n'en  connaître  la  nature 
t  le  vrai  usage  que  lorsqu'on  y  est  devenu 
mabile,  d'apprendre  à  vivre  quand  la  vie  est 
resque  passée,  et  de  commencer  à  être  iiorn- 
ie  lorsqu'on  va  cesser  de  l'être  ? 
On  leur  propose  des  récompenses  pour 
aveu  ingénu  et  sincère  de  leurs  fautes,  et 
3ux  qui  savent  mieux  raisonner  sur  leurs 
ropres  défauts  obtiennent  des  grâces  et  des 
onneurs.  On  veut  qu'ils  soient  curieux  et 
u'ils  fassent  souvent  des  questions  sur  tout 
3  qu'ils  voient  et  sur  tout  ce  qu'ils  enten- 
ent,  et  l'on  punit  très  sévèrement  ceux  quis 
la  vue  d'une  chose  extraordinaire  et  remar- 
uable,  témoignent  peu  d'étonnement  et  de 
uriosité. 

On  leur  recommande  d'être  très  fidèles, 
'es  soumis,  très  attachés  au  prince,  m**is  d'un 
ttachement  général   et   de   devoir,    2t  non 


—  107  — 

d'aucun  attachement  particulier,  qui  blessa 
souvent  la  conscience  et  toujours  la  liberté, 
et  qui  expose  à  de  grands  malheurs. 

Les  maîtres  d'histoire  se  mettent  moins  e» 
peine  d'apprendre  à  leurs  élèves  la  date  de  tel 
ou  tel  événement,  que  de  leur  peindre  le 
earacttre,  les  bounes  et  les  mauvaises  qualités 
des  rois,  des  généraux  d'armée  et  des  minis- 
tres ;  ils  croient  qu'il  leur  importe  assez  peu 
de  savoir  qu'en  telle  année  et  en  tel  mois  telle 
bataille  a  été  donnée;  mais  qu'il  leur  im- 
porte de  considérer  combien  les  hommes, 
dans  tous  les  siècles,  sont  barbares,  brutaux, 
injust  maires,  toujours  prêts  à  pro- 

diguer leur  propre  vie  sans  nécessité  et  a  at- 
tenter sur  celle  des  autres  sans  raison;  com- 
bien les  combats  déshonorent  l'humanité  et 
combien  les  motifs  doivent  être  puissants 
pour  en  venir  a  cette  extrémité  funeste;  ils 
regardent  l'histoire  de  l'esprit  humain  comme 
la  meilleure  de  toutes,  et  ils  appi-ennent 
moins  aux  jeunes  gens  a  retenir  les  laite  qu  a 
en  ju„ 

12s  veulent  que  l'amour  des  science 
borné  et  que  chacun  choisisse  le  genre  à 
qui  convient  le  plus  à  son  inclination  et  à 
son  talent;  ils  font  aussi  peu  de  cas  d'un 
homme  qui  étudie  trop  que  d'un  homme  qui 
mange  trop,  persuadés  que  l'esprit  a  ses  indi- 
gestions comme  le  corps.  Il  n'y  a  que  l'empe- 
reur seul  qui  ait  une  vaste  et  nombreuse  bi~ 
bliotheque.  A  l'égard  de  quelques  particuliers 
qui  en  ont  de  trop  grandes,  on  les  regarde 
comme  des  ânes  chargés  de  livres. 

La  philosophie  chez  ces   peuples  est  très 


—  108  — 

gaie,  et  ne  consiste  pas  en  ergotismes  comme 
dans  nos  écoles;  ils  ne  savent  ce  que  c'est 
que  baroco  et  baralipton ,  que  catégories, 
que  termes  de  la  première  et  de  la  seconde 
intention,  et  autres  sottises  épineuses  de  la 
dialectique,  qui  n'apprennent  pas  plus  à  rai- 
sonner qu'à  danser.  Leur  philosophie  consiste 
à  établir  des  principes  infaillibles,  qui  con- 
duisent l'esprit  à  préférer  l'état  médiocre  d'un 
honnête  homme  aux  richesses  et  au  faste  d'un 
financier,  et  les  victoires  remportées  sur  ses 
passions  à  celles  d'un  conquérant.  Elle  leur 
apprend  à  vivre  durement  et  à  fuir  tout  ce 
qui  accoutume  les  sens  à  la  volupté,  tout  ce 
qui  rend  l'âme  trop  dépendante  du  corps  et 
affaiblit  sa  liberté.  Au  reste,  on  leur  repré- 
sente toujours  la  vertu  comme  une  chose 
aisée  et  agréable. 

On  les  exhorte  à  bien  choisir  leur  état  de 
vie,  et  on  tâche  de  leur  faire  prendre  celui 
qui  leur  convient  le  mieux,  ayant  moins  d'é- 
gard aux  facultés  de  leurs  parents  qu'aux  fa- 
cultés de  leur  âme  ;  en  sorte  que  le  fils  d'un 
laboureur  est  quelquefois  ministre  d'Etat,  et 
le  fils  d'un  seigneur  est  marchand. 

Ces  peuples  n'estiment  la  physique  et  les 
mathématiques  qu'autant  que  ces  sciences 
sont  avantageuses  à  la  vie  et  aux  progrés  des 
arts  utiles.  En  général,  ils  se  mettent  peu  en 
peine  de  connaître  toutes  les  parties  de  l'u- 
nivers, et  aiment  moins  à  raisonner  sur  l'or- 
dre et  le  mouvement  des  corps  physiques 
qu'à  jouir  de  la  nature  sans  l'examiner.  A 
l'égard  de  la  métaphysique,  ils  la  regardent 
comme  une  source  de  visions  et  de  chimères. 


Ils  haïssent  l'affectation  dans  le  langage  et 
le  style  précieux,  soit  en  prose,  soit  en  vers, 
et  ils  jugent  qu'il  est  aussi  impertinent  de  se 
distinguer  par  sa  manière  de  parler  que  par 
celle  de  s'habiller.  Un  auteur  qui  quitte  le 
style  pur,  elaT  et  sérieux,  pour  employer  ur 
jargon  bizarre  et  guindé,  et  des  métaphores 
recherchées  et  inouïes,  est  couru  et  hué  dans 
les  rues  comme  un  masque  de  carnaval. 

On  cultive,  parmi  eux,  le  corps  et  l'âme 
tout  à  la  fois,  parce  qu'il  s'agit  de  dresser  un 
homme,  et  que  l'on  ne  doit  pas  former  l'un 
sans  l'autre.  C'est,  selon  eux,  une  couple  de 
chevaux  attelés  ensemble  qu'il  faut  conduire 
à  pas  égaux.  Tandis  que  vous  ne  formez,  di- 
sent-ils, que  l'esprit  d'un  enfant,  son  exté- 
rieur devient  grossier  et  impoli;  tandis  que 
vous  ne  lui  formez  que  le  corps,  la  stupidité 
et  l'ignorance  s'emparent  de  son  esprit. 

Il  est  défendu  aux  maîtres  de  châtier  les 
enfants  par  la  douleur;  ils  le  font  par  le  re- 
tranchement de  quelque  douceur  sensible, 
par  la  honte,  et  surtout  par  la  privation  de 
deux  ou  trois  leçons,  ce  qui  les  mortifie  extrê- 
mement, parce  qu'alors  on  les  abandonne  à 
eux-mêmes,  et  qu'on  fait  semblant  de  ne  les 
pas  juger  dignes  d'instruction.  La  douleur,  se- 
lon eux,  ne  sert  qu'à  les  rendre  timides,  défaut 
très  préjudiciable,  et  dont  on  ne  guérit  jamais- 

YII.— L'anteur.  ayant  reçu  avis  qu'on  lui  vonla^  faire 
son  procès  pouf  crime  de  lèse-majesté,  s'eniuit  dans 
le  royaume  de  Blefuscu. 

Avant  que  je  parle   de  ma  sortie   de  l'em- 


—  HO  — 

pire  de  Lilliput,  il  sera  peut-être  à  propoa 
d'instruire  le  lecteur  d'une  intrigue  secrète 
qui  se  forma  contre  moi. 

J'étais  peu  fait  au  manège  de  la  cour,  et 
la  bassesse  de  mon  état  m'avait  refusé  ies 
dispositions  nécessaires  pour  devenir  un  ha- 
bile    courtisan  ,     quoique    plusieurs    d'aussi 

extraction  que  moi  aient  souvent  réussi 
a  la  coin-  et  y  soient  parvenus  aux  plus 
grands  emplois;  mais  aussi  n'avaient-ilf 

ftre  la  même  délicatesse  que  moi  sur  la 
probité  et  sur  l'honneur.  Quoi  qu'il  en  soit, 
pendant  que  je  me  disposais  à  partir  pour  mo 
rendre  auprès  de  l'empereur  de  Blefuscu,  une 

tne  de  grande  considération  à  la  cour, 

I  ii  j'avais  rendu  des  services  importants, 

me  vint  trouver  secrètement  pendant  la  nuit, 

et  entra  chez  moi  avec  sa  chaise  sans  se  faire 

annoncer.  Les  porteurs  furent  congédiés.  Je 

i  chaise  avec  son  excellence  dans  la 
de  mon  justaucorps,  et,  donnant  or- 
dre à  un  domestique  de  tenir  la  porte  de 
ma  maison  termee,  je  mis  la  chaise  sur  ia 
table  et  je  m'assis  auprès.  Après  les  premiers 
compliments,  remarquant  que  l'air  de  ce  sei- 
gneur était  triste  et  inquiet,  et  lui  en  ayant 
demandé  la  raison,  il  me  pria  de  le  vouloir 
bien  écouter  sur  un  sujet  qui  intéressait  mon 
honneur  et  ma  vie. 
.  J  e  vous  apprends,  me  dit-il,  qu'on  a  con- 

:  depuis  peu  plusieurs  comités  secrets  à 
votre  sujet,  et  que,  depuis  deux  jours,  sa  ma- 
jesté a  pris  une  fâcheuse  résolution.  Voua 
n'ignores  pas  que  Skyriesh  Bolgolam  (galbet  ou 
grand-amiral)  a  presque  toujours  été   votre 


—  111  — 

ennemi  mortel  depuis  votre  arrivée  ici.  Je 
n'en  sais  pas  l'origine;  mais  sa  haine  s'est 
tort  augmentée  depuis  votre  expédition  contre 
la  flotte  de  Bleiuscu  :  comme  amiral,  il  est 
jaloux  de  ce  grand  succès.  Ce  seigneur,  de 
concert  avec  FUmnap,  grand-trésorier;  Limioc, 
e  général;  Lalcon,  le  grand-chambellan  et 
Balmaff,  le  £rand-juge,  ont  dressé  des  articles 
pour  ous  faire  votre  procès  en  qualité  de  cri» 
imnel  de  lese-majesté  et  comme  coupable  dte 
plusieurs  autres  grands  crimes.  » 

Cet  exorde  me  frappa  tellement,  que  j'ai» 
lais  l'interrompe,  quand  il  me  pria  de  ne  rien 
dire  et  de  l'écouter,  et  il  continua  ainsi  : 

«  Pour  reconnaître  les  services  que  vous 
z  rendu»,  je  me  suis  fait  instruire  de 
tout  le  procès,  et  j'ai  obtenu  une  copie  des 
articles  :  c'est  une  affaire  dans  laquelle  je  ris- 
que ma  tête  pour  votre  service. 

«  ARTICLES  »E  L'ACCOSATIOX  INTENTÉE  CONTRE 
»  QUINBDS  FLESTRIN  (l'HOMME  MONTAGNE). —  Article 

»  1".  D'autant  que,  par  une  loi  portée  sous  Je 
;e  de  sa  majesté  impériale  Cabin  u>  (far 
»  Piune,  il  est  ordonné  que  quiconque  fera  de 
=  l'eau  dans  l'étendue  du  palais  impérial  sera 
t  aux  peines  et  châtiments  du  crime  de 
»  lèse-majesté,  et  que ,  malgré  cela ,  ledit 
s  Quinbus  (-'Lutrin,  par  un  violemeut  ouvert 
»  de  ladite  loi,  sous  le  prétexte  d'éteindre  le 
»  feu  allumé  dans  l'appartement  de  la  chère 
3  impériale  épouse  de  sa  majesté,  aurait  ma- 
o  iicieusemeut,  traîtreusement  et  diabolique- 
»  ment,  par  la  décharge  de  sa  vessie,  éteint 
s  ledit  feu  allumé  dans   ledit  appartement, 


—  112  — 

»  étant  alors  entré  dans  l'étendue  dudit  palais 

•  impérial.  » 

»  Art.  2.  Que  ledit  Quinbus  Flestrin,  ayant 

•  amené  la  flotte  royale  de  Bief  uscu  dans  notre 
»  port  impérial,  et  lui  ayant  été  ensuite  en- 
»  joint  par  sa  majesté  impériale  de  se  rendre 

•  maître  de  tous  les  autres  vaisseaux  dudit 
»  royaume  de  Blefuscu,  et  de  le  réduire  à  la 
.  forme  d'une  province  qui  pût  être  gouvernée 

•  par  un  vice-roi  de  notre  pays,  et  de  faire 
»  périr  et  mourir  tous  les  gros-boutiens  exilés, 
»  mais  aussi  tout  le  peuple  de  cet  empire  qui 
»  ne  voudrait  incessamment  quitter  l'hérésie 
»  gros-boutienne;  ledit  Flestrin,  comme  un 
»  traître  rebelle  à  sa  très  heureuse  impériale 
»  majesté,  aurait  représenté  une  requête  pour 
»  être  dispensé  dudi  service,  sous  le  prétexte 
»  frivole  d'une  répugnance  de  se  mêler  de 

•  contraindre  les  consciences  et  d'opprimer  la 

•  liberté  d'un  pc  iple  innocent. 

»  Art.  3.  Que  certains  ambassadeurs  étant 

•  venus  depuis  peu  à  la  cour  de  Blefuscu  pour 

•  demander  la  paix  à  sa  majesté,  ledit  Flestrin, 

•  comme  un  sujet  déloyal,  aurait  secouru, 
»  aidé,  soulagé  et  régalé  lesdits  ambassadeurs, 

quoiqu'il  les  connût  pour  être  ministres  d'un 
prince  qui  venait  d'être  récemment  l'ennemi 
déclaré  de  sa  majesté  impériale,  et  dans  uns 
guerre  ouverte  contre  sadite  majesté. 
»  Art.  4.  Que  ledit  Quinbus  Flestrin,  contre 
le  devoir  d'un  fidèle  sujet,  se  disposerait  ac 
tuellement  à  faire  un  voyage  à  *a  cour  de 
Blefuscu,  pour  lequel  il  n'a  reçu  qu'une  per- 
»  mission  verbale  de  sa  majesté*  impériale,  et, 
»  sous  prétexte  de  ladite  permission,  se  pro- 


—  H3  — 

poserait  témairement  et  perfidement  de  faire 
ledit  voyage,  et  de  secourir,  souJiger  et  ai- 
der le  roi  de  Blefuscu.  » 

»  H  y  a  encore  d'autres  articles,  ajouta-t-il  ; 
mais  ce  sont  les  plus  importants  dont  je  viens 
de  vous  lire  un  abrégé.  Dans  les  différentes 
délibérations  sur  cette  accusation,  il  faut  avouer 
que  sa  majesté  a  fait  voir  sa  modération,  sa 
douceur  et  son  équité,  représentant  plusieurs 
fois  vos  services,  et  tâchant  de  diminuer  vos 
crimes.  Le  trésorier  et  l'amiral  ont  opiné  qu'on 
devait  vous  faire  mourir  d'une  mort  cruelle 
et  ignominieuse,  en  mettant  le  feu  à  votre 
hôtel  pendant  la  nuit;  et  le  général  devait 
vous  attendre  avec  vingt  mille  hommes  ar- 
més de  flèches  empoisonnées,  pour  vous  frap- 
per au  visage  et  aux  mains.  Des  ordres  se- 
crets devaient  être  donnés  à  quelques-uns  de 
vos  domestiques  pour  répandre  un  suc  veni- 
meux sur  vos  chemises,  lequel  vous  aurait 
fait  bientôt  déchirer  votre  propre  chair  et 
mourir  dans  des  tourments  excessifs.  Le  gé- 
néral sest  rendu  au  même  avis,  en  sorte  que, 
pendant  quelque  temps,  la  pluralité  des  voix 
a  été  contre  vous;  mais  sa  majesté,  résolue 
de  vous  sauver  la  vie,  a  gagné  le  suffrage  du 
chambellan.  Sur  ces  entrefaites,  Reldresal,  pre- 
mier secrétaire  d'Etat  pour  les  affaires  secrè- 
tes, a  reçu  ordre  de  l'empereur  de  donner  son 
avis,  ce  qu'il  a  fait  conformément  à  celui  de 
sa  majesté,  et  certainement  il  a  bien  justifié 
l'estime  que  vous  avez  pour  lui  :  il  a  reconnu 
que  vos  crimes  étaient  grands,  mais  qu'ils 
méritaient   néanmoins   quelque  indulgence; 


—  144  — 

il  a  dit  que  l'amitié  qui  était  entre  vous  et 
lui  était  si  connue,  que  peut-être  on  pour- 
rait le  croire  prévenu  en  votre  faveur;  que, 
cependant,  pour  obéir  au  commandement  de 
sa  majesté,  il  voulait  dire  son  avis  avec  fran- 
chise et  liberté;  que  si  sa  majesté,  en  consi- 

m  de  vo3  services  et  suivant  la  douceur 
de  son  esprit  voulait  bien  vous  sauver  la  vie 
et  se  contenter  de  vous  faire  crever  les  deux 
yeux,  il  jugeait  avec  soumission  que,  par  cet 
expédient,  la  justice  pourrait  être  en  quelque 
sorte  satisfaite,  et  que  tout  le  monde  applau- 
dirait a  la  clémence  de  l'empereur,  aussi  bien 
qu'à  la  procédure  équitable  et  généreuse  de 
ceux  qui  avaient  l'honneur  d'être  ses  conseil- 
lers; que  la  perte  de  vos  yeux  ne  ferait  point 
d'obstacle  à  votre  force  corporelle,  par  la- 
quelle vous  pourriez  être  encore  utile  à  sa  ma- 
:-sté;  que  l'aveuglement  sert  à  augmenter  le 
courage,  en  nous  cachant  les  périls  ;  que  l'es- 
prit en  devient  plus  recueilli  et  plus  disposé 
a  la  découverte  de  la  vérité;  que  la  crainte 
que  vous  aviez  pour  vos  yeux  était  la  plus 
grande  difficulté  que  vous  aviez  eue  à  sur- 
monter en  vous  rendant  maître  de  la  flotte 
ennemie,  et  que  ce  serait  assez  que  vous  vis- 
siez par  les  yeux  des  autres,  puisque  les  plus 
puissants  princes  ne  voient  pas  autrement. 
Cette  proposition  fut  reçue  avec  un  déplaisir 

ne  par  toute  rassemblée-  L'amiral  Bol- 
golant,  tout  en  feu,  se  leva,  et,  transporté  de 
lureur,  dit  qu'il  était  étonné  que  le  secrétaire 
osât  opiner  pour  la  conservation  de  la  vie  a  un 
traître  ;  que  les  services  que  vous  aviez  ren- 
dus étaient,  selon  le?  véritables  maximes  d'E- 


—  115  — 

tat,  des  crimes  énormes  ;  que  tous,  qui  étiez, 
capacle  d'éteindre  tout  à  coup  un  incendie  en 
arrosant  d'urine  le  palais  de  s:*  majesté  (ce 
qu'il  ne  pouvait  rappeler  sans  horreurj,  pour- 
riez quelque  autre  fois,  par  le  même  moyen, 
innonder  le  palais  et  toute  la  ville,  ayant  une 
pompe  énorme  disposée  à  cet  effet  ;  et  que  la 
même  force  qui  vous  avait  mis  en  état  d'en- 
traîner toute  la  flotte  de  l'ennemi  pourrait 
servir  à  la  reconduire,  sur  le  premier  mécon- 
tentement, à  l'endroit  d'où  vous  l'aviez  tirée; 
qu'il  avait  des  raisons  très  fortes  de  penser 
que  vous  étiez  gros-boutien  au  fond  de  votre 
cœur,  et  parce  que  la  trahison  commence  au 
eœur  avant  qu'ehe  paraisse  dans  les  actions, 
comme  gros-boutien,  il  vous  déclara  formelle- 
ment traître  et  rebelle,  et  insista  qu'on  devait 
élai  vous  faire  mourir.  Le  trésorier  fut  du 
même  avis.  Il  fit  voir  a  quelles  extrémités  les 
finances  de  sa  majesté  étaient  réduites  par  la 
dépense  de  votre  entretien,  ce  qui  deviendrait 
bientôt  insoutenable;  que  l'expédient  proposé 
par  le  secrétaire  de  vous  crever  les  yeux,  loin 
d'être  un  remède  contre  ce  mal,  l'augmente- 
rait selon  toutes  les  apparences,  eomine  il 
paraît  par  l'usage  ordinaire  d'aveugler  certai- 
nes volailles,  qui,  après  cela,  mangent  encore 
plus  et  s'engraissent  plus  promptement  ;  que 
sa  majesté  sacrée  et  le  conseil,  qui  étaient  vos 
juges,  étaient  dans  leurs  propres  consciences 
persuadés  de  votre  crime,  ce  qui  était  une 
preuve  plus  que  suffisante  pour  vous  condam- 
ner à  mort,  sans  avoir  recours  à  des  preuves 
formelles  requises  par  la  lettre  rigide  de  la 
loi.  Mais  sa  majesté  impériale,  étant  absolu- 


—  116  — 

ment  déterminée  à  ne  vous  point  faire  mou- 
rir, dit  gracieusement  que,  puisque  le  conseil 
jugeait  la  perte  de  vos  yeux  un  châtiment 
trop  léger,  on  pourrait  en  ajouter  un  autre. 
Et  votre  ami  le  secrétaire,  priant  avec  sou- 
mission d'être  écouté  encore  pour  répondre  à 
ce  que  le  trésorier  avait  objecté  toudiant  la 
grande  dépense  que  sa  majesté  faisait  pour  votre 
entretien,  dit  que  Son  Excellence,  qui  seule 
avait  la  disposition  des  finances  de  l'empereur, 
pourrait  remédier  facilement  à  ce  mal  en  di- 
minuant votre  table  peu  à  peu,  et  que,  par  ce 
moyen,  faute  d'une  quantité  suffisante  de 
nourriture,  vous  deviendriez  faible  et  languis- 
sant et  perdriez  l'appétit  et  bientôt  après  la  vie. 
Ainsi,  par  la  grande  amitié  du  secrétaire, 
toute  l'affaire  a  été  terminée  à  l'amiable;  des 
ordres  précis  ont  été  donnés  pour  tenir  secret 
le  dessein  de  vous  faire  peu  à  peu  mourir  de 
laim.  L'arrêt,  pour  vous  crever  les  yeux  a  été 
enregistré  dans  le  greffe  du  conseil,  personne 
ne  s'y  opposant,  si  ce  n'est  l'amiral  Rolgolam. 
Dans  trois  jours,  le  secrétaire  aura  ordre  de 
se  rendre  chez  vous  et  de  ire  les  articles 
de  votre  accusation  en  votre  présence,  et  puis 
de  vous  faire  savoir  la  grande  clémence  et 
grâce  de  sa  majesté  et  du  conseil,  en  ne  vous 
condamnant  qu'à  la  perte  de  vos  yeux,  à  la- 
melle sa  majesté  ne  doute  pas  que  vous  voua 
soumettiez  avec  la  reconnaissance  et  l'humi- 
lité qui  conviennent.  Vingt  des  chirurgiens 
de  sa  majesté  se  rendront  à  sa  suite,  et  exé- 
cuteront l'opération  par  la  décharge  adroite 
de  plusieurs  flèches  très  aiguës  dans  les 
prunelles   de  vos   yeux  lorsque  vous   serez 


—  117  — 

ouché  à  terre.  C'est  à  vous  à  prendre  les 
lesures  convenables  que  votre  prudence  vous 
uggérera.  Pour  moi,  afin  de  prévenir  tout 
oupçon,  il  faut  que  je  m'en  retourne  aussi 
ecretement  que  je  suis  venu.  » 
Son  Excellence  me  quitta,  et  je  restai  seul 
vré  aux  inquiétudes.  C'était  un  usage  intro- 
uit  par  ce  prince  et  par  son  ministère  (très 
ifférent,  à  ce  qu'on  m'assure,  de  l'usage  des 
remiers  temps),  qu'après  que  la  cour  avait 
rdonné  un  supplice  pour  satisfaire  le  ressen- 
ment  du  souverain  ou  la  malice  d'un  favori, 
empereur  devait  faire  une  harangue  à  tout  son 
Dnseil,  parlant  de  sa  douceur  et  de  sa  clé- 
îence  comme  de  qualités  reconnues  de  tout 
}  monde.  La  harangue  de  l'empereur  à  mon 
ajet  fut  bientôt  publiée  par  tout  l'empire, 
fc  rien  n'inspira  tant  de  terreur  au  peuple 
ue  ces  éloges  de  la  clémence  de  sa  majesté, 
arce  qu'on  avait  remarqué  que  plus  ces  éloges 
taient  amplifiés,  plus  le  supplice  était  ordi- 
airement  cruel  et  injuste.  Et,  à  mon  égard, 
faut  avouer  que ,  n'étant  pas  destiné  par  ma 
aissance  ou  par  mon  éducation  à  être 
omme  de  cour,  j'entendais  si  peu  les  affaires, 
ue  je  ne  pouvais  décider  si  l'arrêt  porté 
Mitre  moi  était  doux  ou  rigoureux,  juste  ou 
îjuste.  Je  ne  songeai  point  à  demander  la 
ermission  de  me  défendre;  j'aimais  autant 
tre  condamné  sans  être  entendu ,  car  ayant 
utrefois  vu  plusieurs  procès  semblables,  je 
îs  avais  toujours  vus  terminés  selon  les  inst- 
ructions données  aux  juges  et  au  gré  des 
ccusateurs  accrédités  et  puissants. 
J'eus   quelque  envie  de  faire  de  la  résis- 


—  418  — 

tance;  car,  étant  en  liberté,  toutes  les  forces 
de  cet  empire  ne  seraient  pas  venues  à  bout 
de  moi,  et  j'aurais  pu  facilement,  à  coups  de 
pierres,  battre  6t  renverser  la  capitale;  mais 
je  rejetai  aussitôt  ce  projet  avec  horreur,  me 
ressouvenant  du  serment  que  j'avais  prêté  à 
sa  majesté,  des  grâces  que  j'avais  reçues 
d'elle  et  de  la  haute  dignité  de  nardac  qu'elle 
m'avait  conférée.  D'ailleurs,  je  n'avais  pas  as- 
sez pris  l'esprit  de  la  cour  pour  me  persua- 
der que  les  rigueurs  de  sa  majesté  m'acquit- 
taient de  toutes  les  obligations  que  je  lui 
avais. 

Enfin,  je  pris  une  résolution  qui,  selon  les 
apparences,  sera  censurée  .de  quelques  per- 
sonnes avec  justice;  car  je  confesse  que  ce 
fut  une  Grande  témérité  à  moi  et  un  très 
mauvais  procédé  de  ma  part  d'avoir  voulu 
eonserver  mes  yeux,  ma  liberté  et  ma  vie, 
malgré  les  ordres  de  la  cour.  Si  j'avais  mieux 
connu  le  caractère  des  princes  et  des  minis- 
tres d'Etat,  que  j'ai  depuis  observé  dans  plu- 
sieurs autres  cours,  et  leur  méthode  de  trai- 
ter des  accusés  moins  criminels  que  moi,  je 
me  serais  soumis  saus  difficulté  à  une  peine 
si  douce;  mais,  emporté  par  le  feu  de  la  jeu- 
nesse, et  ayant  eu  ci-devant  la  permission  de 
sa  majesté  impériale  de  me  rendre  auprès 
du  roi  de  Blefuscu,  je  me  hâtai,  avant  l'expi- 
Fation  des  trois  jours,  d'envoyer  une  lettre  à 
mon  ami  le  secrétaire,  par  laquelle  je  lui  fai- 
sais savoir  la  résolution  que  j'avais  prise  de 
partir  ce  jour- là  même  pour  Blefuscu,  sui- 
vant la  permission  que  j'avais  obtenue;  et, 
sans  attendre  la  réponse,  ie   m'avançai  vers 


—  119  — 

côte  de  l'île  où  était  la  flotte.  Je  me  saisis 
un  gros  vaisseau  de  guerre,  Rattachai  un 
ible  à  la  proue,  et,  levant  les  ancres,  je  me 
Rhabillai,  mis  mon  habit  (avec  ma  couver- 
ire  que  j'avais  apportée  sous  mon  t  ras   sur 

varsseau,  et,  le  tirant  après  moi,  tantôt 
néant,  tantôt  nageant,  j'arrivai  au  port  royal 
3  Blefuscu,  où  le  peuple  m'avait  attendulong- 
imps.  On  m'y  fournit  deux  guides  pour  me 
mduire  à  la  capitale,  qui  porte  le  même 
3m.  Je  les  tins  dans  mes  mains  jusqu'à  ce 
îe  je  fusse  arrivé  à  cent  toises  de  la  porte 
j  la  ville,  et  je  les  priai  de  donner  avis  de 
ion  arrivée  à  un  des  secrétaires  d'Etat,  et  de 
d  faire  savoir  que  j'attendais  les  ordres  de 
i  majesté.  Je  reçus  réponse,  au  bout  d'une 
gure,  que  sa  majesté,  avec  toute  la  maison 
>yale.  venait  pour  me  recevoir.  Je  m'avançai 
nquante  toises  :  le  roi  et  sa  suite  descende 
;nt  de  leurs  chevaux,  et  la  reine,  avec  les 
âmes,  sortirent  de  leurs  carrosses,  et  je  n'a- 
îrçus  pas  qu'ils  eussent  peur  de  moi.  Je  me 
>uchai  à  terre  pour  baiser  les  mains  du  roi 
:  de  la  reine.  Je  dis  à  sa  majesté  que  j'étais 
enu,  suivant  ma  promesse,  et  avec  la  per- 
lission  de  l'empereur  mon  maître,  pour  avoir 
aonneur  de  voir  un  si  puissant  prince,  et 
our  lui  offrir  tous  les  services  qui  dépendaient 
e  moi,  et  qui  ne  seraient  pas  contraires  à  ce 
ue  je  devais  à  mon  souverain,  mais  sans  par- 
>r  de  ma  disgrâce. 

Je  n'ennuierai  point  le  lecteur  du  détail  de 
la  réception  à  la  cour,  qui  fut  conforme  à  la 
énérosité  d'un  si  grand  prince,  nidesincom- 
îodités  que  j'essuyai  faute  d'une  maison  et 


<run  lit,  étant  obligé  de  me  coucher  a  terre  en- 
veloppé de  ma  couverture. 


VIII.  —  L'auteur,  par  un  accident  heureux,  trouve  le 
moven  de  quitter  Blefuscu,  ei,  après  quelques  diffi- 
cultés, retourne  dans  sa  patrie. 

Trois  jours  après  mon  arrivée,  me  prome- 
nant par  curiosité  vers  la  côte  de  l'île  qui  re- 
garde le  nord-est,  je  découvris  à  une  demi- 
lieue  de  distance  dans  la  mer,  quelque  chose 
qui  me  sembla  être  un  bateau  renversé.  Je 
tirai  mes  souliers  et  mes  bas,  et,  allant  dans 
l'eau  cent  ou  cent  cinquante  toises,  je  vis  que 
l'objet  s'approchait  par  la  force  de  la  marée, 
et  je  connus  alors  que  c'était  une  chaloupe, 
qui,  à  ce  que  je  crus,  pouvait  avoir  été  déta- 
chée d'un  vaisseau  par  quelque  tempête  ;  sur 
quoi,  je  revins  incessamment  à  la  ville,  et  priai 
sa  majesté  de  me  prêter  vingt  des  plus  grands 
vaisseaux  qui  lui  restaient  depuis  la  perte  de 
sa  flotte,  et  trois  mille  matelots,  sous  les  or- 
dres du  vice-amiral.  Cette  flotte  mit  a  la  voile, 
faisant  le  tour,  pendant  que  j'allai  par  le  che- 
min le  plus  court  à  la  côte,  où  j'avais  premiè- 
rement découvert  la  chaloupe.  Je  trouvai  que 
la  marée  l'avait  poussée  encore  plus  prés  du 
rivage.  Quand  les  vaisseaux  m'eurent  joint,  je 
me  dépouillai  de  mes  habits,  me  mis  dans 
l'eau,  et  m'avançai  jusqu'à  cinquante  toises 
de  la  chaloupe,  après  quoi  je  fus  obligé  Je  na- 
ger jusqu'à  ce  que  je  l'eusse  atteinte;  les  ma- 
telots me  jetèrent  un  câble,  dont  j'attachai  un 
bout  à  un    trou  sur  le  devant  du  bateau,  et 


—  121  — 

l'autre  bout  à  un  -vaisseau  de  guerre  ;  mais  je 
ne  pus  continuer  mon  voyage,  perdant  pied 
dans:  Veau.  Je  me  mis  donc  à  nager  derrière 
[a  chaloupe  et  à  la  pousser  en  avant  avec  une 
le  mes  mains;  en  sorte  qu'à  la  faveur  de  la 
marée,  je  m'avançai  tellement  vers  le  rivage, 
lue  je  pus  avoir  ie  menton  hors  de  l'eau  et 
trouver  pied.  Je  me  reposai  deux  ou  trois  mi- 
nutes, et  puis  je  poussai  le  bateau  encore  jus- 
lu'à  ce  que  la  mer  ne  fût  pas  plus  haute  que 
mes  aisselles,  et  alors  la  plus  grande  fatigue 
îtait  passée;  je  pris  d'autres  câbles  apportés 
ians  un  des  vaisseaux,  et  les  attachant  pre- 
mièrement au  bateau,  et  puis  à  neuf  des  vais- 
seaux qui  m'attendaient,  le  vent  étant  assez 
favorable  et  les  matelots  m'aidant,  je  fis  en 
3orte  que  nous  arrivâmes  à  vingt  toises  du 
rivage,  et,  la  mer  s'étant  retirée,  je  gagnai  la 
maloupe  à  pied  sec,  et,  avec  le  secours  de 
ieux  mille  hommes  et  celui  des  cordes  et  des 
machines,  je  vins  à  bout  de  la  relever,  et 
trouvai  qu'elle  n'avait  été  que  très  peu  endom- 
magée. 

Je  fus  dix  jours  a  faire  entrer  ma  chaloupe 
dans  le  port  royal  de  Blefuscu,  où  il  s'amassa 
un  grand  concours  de  peuple,  plein  d'éton- 
nement  à  la  vue  d'un  vaisseau  si  prodi- 
gieux, 

Je  dis  au  roi  que  ma  bonne  fortune  m'avait 
fait  rencontrer  ce  vaisseau  pour  me  transpor- 
ter à  quelque  autre  endroit,  d'où  ie  pourrais 
retourner  dans  mon  pays  natal,  et  je  priai  sa 
majesté  de  vouloir  bien  donner  ses  ordres 
pour  mettre  ce  vaisseau  en  état  de  me  servir, 
et  de  me  permettre  de  sortir  de  ses  Etats,  ce 


—  422  — 

qu'après  quelques  plaintes  obligeantes  il  loi 
plut  rie  m'accorder. 

J'étui3  tort  surpris  que  l'empereur  de  Lil- 
liput,  depuis  mon  départ,  n'eût  fait  aueune 
recherche  à  mon  sujet;  mais  j'Appris  que  sa 
majesM  impériale,  ignorant  que  j'avais  eu 
avis  de  ses  desseins,  s'imaginait  que  je  n'é- 
tais allé  à  Blefuscu  que  pour  accomplir  ma 
promesse,  suivant  la  permission  qu'elle  m'en 
avait  donnée,  et  que  je  reviendrais  dans  pei. 
de  jours;  mais,  à  la  fin,  ma  longue  absence 
la  mit  en  peine,  et,  ayant  tenu  conseil  av^c 
le  trésorier  et  le  reste  de  la  cabale ,  une  per- 
sonne de  qualité  fut  dépêchée  avec  une  copie 
des  articles  dressés  contre  moi.  L'envo.vé 
avait  des  instructions  pour  représenter  au 
souverain  de  Blefuscu  la  grande  douceur  de 
son  maître,  qui  s'était  contenté  de  me  punir 
par  la  perte  de  mes  yeux  ;  que  je  m'étais 
soustrait  à  la  justice,  et  que,  si  je  ne  retour- 
nais pas  dans  deux  jours,  je  serais  dépouillé 
de  mon  titre  de  nardac,  et  déclaré  criminel 
de  haute  trahison.  L'envoyé  ajouta  que,  pom 
conserver  la  paix  et  l'amitié  entre  les  deux 
empires,  son  maître  espérait  que  le  roi  de 
Blefuscu  donnerait  ordre  de  me  faire  recon- 
duire :  Lilliput  pieds  et  mains  liés,  p^nr  être 
puni  comme  un  traître. 

Le  roi  de  Blefuscu,  ayant  pris  tro  s  jours 
pour  délibérer  sur  cette  affaire,  rendit  une 
réponse  Très  honnête  et  très  sa^e.  Q  repré- 
senta qu'a  l'égard  de  me  renvoyer  l>é,  l'em- 
pereur n'ignorait  pas  que  cela  était  impossi- 
ble; que,  quoique  je  lui  eusse  enlevé  sa  flotte, 
il  m'était  redevable   de  plu&teura  bons  offices 


—  423  — 

lue  je  lui  avait  rendus,  par  rapport  au  traité 
ïe  paix;  d'ailleurs,  qu'ils  seraient  bientôt 
:'un  et  l'autre  délivrés  de  moi ,  parce  que 
'avais  trouvé  sur  le  rivage  un  vaisseau  pro- 
ligieux,  capable  de  me  porter  sur  la  mer, 
m'il  avait  donné  ordre  d'accommoder  avec 
non  secours  et  suivant  mes  instructions  ;  en 
sorte  qu'il  espérait  que,  dans  peu  de  semaines, 
es  deux  empires  seraient  débarrassés  d'un 
ardeau  si  insupportable. 

Avec  cette  réponse,  l'envoyé  retourna  a 
Liiliput,  et  le  roi  de  Blefuscu  me  raconta 
tout  ce  qui  s'était  passé,  m'offrant  en  même 
:emps,  mais  secrètement  et  en  confidence,  sa 
rracieuse  protection  si  je  voulais  rester  à  son 
service.  Quoique  je  crusse  sa  proposition  sin- 
ïére,  je  pris  la  résolution  de  ne  me  livrer 
amais  à  aucun  prince  ni  à  aucun  ministre, 
orsque  je  me  pourrais  passer  d'eux  ;  c'est 
pourquoi,  après  avoir  témoigné  à  sa  majesté 
na  juste  reconnaissance  de  ses  intentions 
"avorabies,  je  la  priai  humblement  de  me 
ionner  mon  congé,  en  lui  disant  que,  puis- 
que la  fortune,  bonne  ou  mauvaise,  m'avait 
)ffert  un  vaisseau,  j'étais  résolu  de  me  livrer 
i  l'Océan  plutôt  que  d'être  l'occasion  d'une 
rupture  entre  deux  si  puissants  souverains. 
Le  roi  ne  me  parut  pas  offensé  de  ce  dis- 
cours, et  j'appris  même  qu'il  était  bien  aise 
ie  ma  résolution,  aussi  bien  que  la  plupart  de 
ses  ministres. 

Ces  considérations  m'engagèrent  à  partir 
an  peu  plus  tôt  que  je  n'avais  projeté,  et  la 
sour,  qui  souhaitait  mon  départ,  y  contribue 
avec  empressement.  Cinq  cents  ouvriers  fu< 


—  124  — 

rent  employés  à  faire  deux  voiles  à  mon  ba- 
teau, suivant  mes  ordres,  en  doublant  treize 
fois  ensemble  leur  plus  grosse  toile  et  la  ma- 
telassant. Je  pris  la  peine  de  faire  des  cordes 
et  des  câbles,  enjoignant  ensemble  dix,  vingt 
ou  trente  des  plus  forts  des  leurs.  Une  grosse 
pierre,  que  j'eus  le  bonheur  de  trouver,  après 
une  longue  recherche,  près  le  rivage  de  la 
mer,  me  servit  dancre  ;  j'eus  le  suif  de  trois 
cents  bœufs  pour  graisser  ma  chaloupe  et 
pour  d'autres  usages.  Je  pris  des  peines  infi- 
nies à  couper  les  plus  grands  arbres  pour  en 
faire  des  rames  et  des  mâts,  en  quoi  cepen- 
dant je  fus  aidé  par  les  charpentiers  des  na- 
vires de  sa  majesté. 

Au  bout  d'environ  un  mois,  quand  tout  fut 
prêt,  j'allai  pour  recevoir  les  ordres  de  sa  ma- 
jesté et  pour  prendre  congé  d'elle.  Le  roi,  ac- 
compagné de  la  maison  royale,  sortit  du  palais. 
Je  rue  couchai  sur  le  visage  pour  avoir  l'hon- 
neur de  lui  baiser  la  main,  qu'il  me  donna  très 
gracieusement,  aussi  bien  que  la  reine  et  les 
jeunes  princes  du  sang.  Sa  majesté  me  fit 
présent  de  cinquante  bourses  de  deux  cents 
spruggs  chacune,  avec  son  portrait  en  grand, 
que  je  mis  aussitôt  dans  un  de  mes  gants  pour 
le  mieux  conserver. 

Je  chargeai  sur  ma  chaloupe  cent  bœufs  et 
trois  cents  moutons,  avec  du  pain  et  de  la 
boisson  à  proportion,  et  une  certaine  quantité 
de  viande  cuite,  aussi  grande  que  quatre  c^nts 
cuisiniers  m'avaient  pu  fournir.  Je  pris  avec 
moi  six  vaches  et  six  taureaux  vivants,  et  un 
même  nombre  de  brebis  et  de  béliers,  ayant 
dessein  de  les  porter  dans  mon  pays  pour  en 


—  425  — 

multiplier  l'espèce;  je  me  fournis  aussi  de 
foin  et  de  blé.  J'aurais  été  bien  aise  d'emmener 
six  des  gens  du  pays,  mais  le  roi  ne  le 
voulut  pas  permettre  ;  et ,  outre  une  trè3 
exacte  visite  de  mes  poches,  sa  majesté  me  fit 
donner  ma  parole  d'honneur  que  je  n'empor- 
terais aucun  de  ses  sujets,  quand  même  ce 
serait  de  leur  propre  consentement  et  à  leur 
requête. 

Ayant  ainsi  préparé  toutes  choses,  je  mis  à 
la  voile  le  vingt-quatrième  jour  de  septembre 
1701,  sur  les  six  heures  du  matin;  et,  quand 
j'eus  fait  quatre  lieues  tirant  vers  le  nord,  le 
vent  était  au  sud-est,  sur  les  six  heures  du 
soir  je  découvris  une  petite  île  longue  d'envi- 
ron une  demi-lieue  vers  le  nord-est.  Je  m'a- 
vançai et  jetai  l'ancre  vers  la  côte  de  l'île  qui 
était  à  l'abri  du  vent,  elle  me  parut  inhabitée. 
Je  pris  des  rafraîchissements  et  m'alîai  repo- 
ser. Je  dormis  environ  six  heures,  car  le  jour 
commença  a  paraître  deux  heures  après  que 
je  fus  éveillé.  Je  déjeunai,  et,  le  vent  étant 
favorable,  je  levai  l'ancre,  et  fis  la  même  route 
que  le  jour  précédent,  guidé  par  mon  compas 
de  poche.  C'était  mon  dessein  de  me  renire, 
s'il  était  possible,  à  une  de  ces  îles  que  je 
croyais,  avec  raison,  situées  au  nord-est  de  la 
terre  de  Van  Diémen. 

Je  ne  découvris  rien  ce  jour-là,  mais  le 
lendemain,  sur  les  trois  heures  après  midi, 
quand  j'eus  fait,  selon  mon  calcul,  environ 
vingt-quatre  lieues,  je  découvris  un  navire 
faisant  route  vers  le  sud-est.  Je  mis  toutes 
mes  voiles,  et,  au  bout  d'une  demi-heure,  le 
navire  m'ayant  aperçu,  arbora  son  pavillon 


—  126  — 

un  coup  de  c  mon.  Il  n'e^t  pas  facile 
de  représenter  la  joie  que  je  ressentis  <Ie  l'es- 
pérance que  j'eus  de  revoir  encore  une  fois  mon 
aimable  pays  et  les  chers  gages  que  j'y  avais 
3.  Le' navire  relâcha  ses  voiles,  et  je  le 
joignis  à  cinq  ou  six  heures  du  soir,  le  "26  sep- 
tembre. J'étais  transporté  de  joie  de  voir  le 
pavillon  d'Angleterre.  Je  mis  mes  v&c 
mes  moutons  dans  le^  poches  de  mon  justau- 
corps, et  me  rendis  à  bord  avec  toute  ma 
petite  cargaison  de  v>vres.  C'était  an  vaisseau 
marchand  anglais ,  revenant  du  Japon  par  le3 
mers  du  nord  et  du  sud,  commandé  pa  ■  le  ca- 
pitaine Jean  Bidell,  de  Deptford,  fort  Honnête 
comme  et  excellent  marin. 

Il  y  avait  environ  cinquante  hommes  sur  le 
vaisseau,  parmi  lesquels  je  rencontrai  un  de 
mes  anciens  camarades,  nommé  Pierre  Wil- 
liams ,  qui  parla  avantageusement  de  moi  au 
capitaine.  Ce  galant  homme  me  fit  un  très 
bon  accueil ,  et  me  pria  de  lui  apprendre  d'où 
]e  venais  et  où  j'allais,  ce  que  je  fis  en  peu 
de  mots  ;  mais  il  crut  que  la  fatigue  et  les 
périls  que  j'avais  courus  m'avalent  fait  tour- 
ner la  tête,  sur  quoi  je  tirai  mes  vaches  et 
mes  moutons  de  ma  poche,  ce  qui  le  jeta  dans 
un  grand  étonnement,  en  lui  faisant  voir  la 
vérité  de  ce  que  je  venais  de  lui  raconter.  Je 
lui  montrai  les  pièces  d'or  que  m'avait  don- 
nées le  roi  ce  Blefuscu,  aussi  bien  que  le  por- 
trait de  sa  majesté  en  grand,  avt 
autres  raretés  de  ce  pays.  Je  lui  donnai  deux 
bourses  de  Jeux  cents  spruggs  chacune,  et  pro- 
mis, à  notre  arrivée  en  Angleterre,  de  lui  faire 
présent  d'une  vache  et  d'une  brebis  pleines. 


—  127  — 

Je  n'entretiendrai  point  le  lecteur  du  dé'a> 
ie  ma  route;  nous  arrivâmes  aux  Dunes  II 
•702.  Je  n'eus  qu'un  seul  malheur, 
^est  que  les  rats  du  vaisseau  emportèrent  une 
ie  mes  bre!?:<3  Je  débarquai  le  reste  de  mon 
bétail  en  santé,  et  le  mis  paître  dans  un  par- 
terre de  jeu  de  boule,  à  Greenvrich. 

Pendant  le  peu  de  temps  que  je  restai  en 
Angleterre,  je   fis  un  profit  considérât 
nontrant  mes  animaux  a  plusieurs  gens  d 
qualité,  et  même  au  peuple,  et,  avant  que  je 
jommençasse  mon  second  voyage,  je  les  vendis 
six  cents  livres  sterling.  Depuis  mon  dernier 
retour,  f  en  ai  inutilement  cherché  la  race, 
ie  croyais  considérablement  augmentée,  sur- 
tout les  moutons  ;  j'espérais  que  cela  te 
rait  à  l'avantage  de  nos  manufactures  de  laine 
par  la  finesse  des  toisons. 

Je  ne  restai  que  deux  mois  avec  ma  femme 
famille  :  la  passion  insatiable  d. 
les  pays  étrangers  ne  me  permit  pas 
plus  longtemps  sédentaire.  Je  laissai  quinze 
jents  livres  sterling  à  ma  femme ,  et  l'établis 
ians  une  bonne  maison  à  Redriff  ;  je  portai 
le  reste  de  ma  fortune  avec  moi,  partie  en 
irgent  et  paH-jp.  en  marchandises,  dans  la 
rue  d'augmenter  mes  fonds.  Mon  oncle  Jean 
m'avait  laissé  des  terres  proche  d'Epping,  de 
trente  rling  de  rente,  et  j'avais  un 

îong  bAil  des  Taureaux  noirs,  en  Fetterlane, 
gui  me  fournissait  le  même  revenu  :  ainsi,  je 
ne  courais  pas  risque  de  laisser  ma  famille  à 
la  charité  de  la  paroisse.  Mon  fils  Jean,  ainsi 
nommé  du  nom  de  son  oncle,  apprenait  le 
iatin  et  allait  au  collège,  et  ma  fille  Elisa- 


—  128  — 

beth ,  qui  est  à  présent  mariée  et  a  des  en- 
fants, s'appliquait  au  travail  de  l'aiguille.  Je 
dis  adieu  à  ma  femme,  à  mon  fils  et  à  ma  fille, 
et,  maigre  beaucoup  de  larmes  qu'on  versa  de 
part  et  d'autres,  je  montai  courageusement 
sur  Y  Aventure,  vaisseau  marchand  de  trois 
cents  tonneaux ,  commandé  par  le  capitaine 
Jean  Nicolas,  de  Liverpool. 


SECONDE  PARTIE 


VOYAGE    A    BROBDINGNAO 


I.  —  L'auteur,  après  avoir  essuyé  une  grande  tem- 
pête, se  met  dans  une  chaloupe  pour  descendre  à 
terre  et  est  saisi  par  un  des  habitants  du  pays.  — 
Comment  il  en  est  traité.— Idée  du  pays  et  du  peuple 

Ayant  été  condamné  par  la  nature  et  par  la 
fortune  a  une  vie  agitée,  deux  mois  après 
mon  retour,  comme  j'ai  dit,  j'abandonnai  en- 
core mon  pays  natal  et  je  m'embarquai  dans 
les  Dunes,  le  20  juin  1702,  sur  un  vaisseau 
nommé  Y  Aventure,  dont  le  capitaine  Jean  Ni- 
colas, de  la  province  de  Cornouailles,  partait 
pour  Surate.  Nous  eûmes  le  vent  très  favo- 
rable jusqu'à  la  hauteur  du  cap  de  Bonne- 
Espérance,  où  nous  mouillâmes  pour  faire 
aiguade.  Notre  capitaine  se  trouvant  alors 
incommodé  d'une  fièvre  intermittente,  nous 
ne  pûmes  quitter  le  cap  qu'à  la  fin  du  mois 
de  mars.  Alors,  nous  remîmes  à  la  voile,  et 
notre  voyage  fut  heureux  jusqu'au  détroit  de 
Madagascar  ;  mais  étant  arrivés  au  nord  de 
cette  île,  les  vents  qui,  dans  ces  mers,  souf- 
flent toujours  également  entre  le  nord  et 
l'ouest  depuis  le  commencement  de  décem- 

MU1MB,  i.  * 


—  530  — 

bre  jusqu'au  commencement  de  mai,  com- 
mencèrent le  29  avril  à  souffler  très  violem- 

du  côté  de  l'ouest,  ce  qui  dura  vingt 
jours  de  suite,  pendant  lesquels  nous  fûmes 
poussés  un  peu  à  l'orient  des  îles  Mcluques, 
et  envirop  à  trois  degrés  au  nord  de  la  ligne 
équinoxiale,  ce  que  notre  capitaine  décou- 
vrit par  son  estimation  faite  le  second  jour 
de  mai.  qae  le  vent  cessa;  mais  étant  homme 
très  expérimenté  dans  la  navigation  de  ces 
mers,  il  nous  ordonna  de  nous  préparer  pour 
le  lendemain  à  une  terrible  tempête,  ce  qui 
ne  manqua  pas  d'arriver.  Un  vent  du  sud, 
appelé  moMSion,  commença  à  s'élever.  Ap- 
préhendant que  le  vent  ne  devînt  trop  fort, 
noms  serrâmes  la  voile  du  beaupré  et  mîmes 
la  cape  pour  serrer  la  misaine  ;  mais  rorage 
augmentant  toujours,  nous  fîmes  attacher  les 

9  et  serrâmes  la  misaine.  Le  vaisseau  était 
au  large,  et  ainsi  nous  crûmes  que  le  meilleur 
parti  à  prendre  était  d'aller  vent  derrière. 
Kous  rivâmes  la  misaine  et  bordâmes  les 
Reçûtes  ;  le  timon  était  devers  le  vent,  et  le 
navire  se  gouvernait  bien.  Nous  mîmes  hors 
la  grande  voile  ;  mais  elle  fut  déchirée  par  la 
violence  du  temps.  Après,  nous  amenâmes  la 
grande  vergue  pour  la  dégréer,  et  coupâmes 
tous  les  cordages  et  le  robinet  qui  la  te- 
naient. La  mer  était  très  haute,  les  vagues  se 
brisant  les  unes  contre  les  autres.  Nous  tirâ- 
mes les  bras  du  timon  et  aidâmes  au  timo- 
nier, qui  ne  pouvait  gouverner  seul.  Nous  ne 
voulions  pas  amener  le  mât  du  grand  hunier, 
parce  que  le  vaisseau  se  gouvernait  mieux 
allant   avec  la  mer ,  et  nous  étions  persua- 


—  131  — 

';i  ferait  mieux  son  chemin  le  mât 

ne  nous  étions  assez  au  large  apreë 
la  tempête,  nous  mîmes  hors  la  misaine  et  la 
B  voile,  et  gouvernâmes  auprès  du 
vent;  après,  nous  mîmes  hors  "artimon,  le 
grand  et  te  petit  hunier.  Notre  route  était 
efcMiOid-est;  le  vent  était  au  sud-ouest.  Nous 
Aines  à  tribord  et  démarrâmes  le  bras 
de  devers  le  vent,  brassâmes  les  boulines,  et 
mSmes  le  navire  au  plus  près  du  vent,  toute» 
les  voiles  portant.  Pendant  cet  orage,  qui  fut 
suivi  d'un  vent  impétueux  d'est-sud-ouest, 
nous  fûmes  poussés,  selon  mon  calcul,  envi- 
ron cinq  cents  lieues  vers  l'Orient,  en  sorte 
que  le  plus  vieux  et  le  plus  expérimenté  des 
mariniers  ne  sut  nous  dire  en  quelle  partie 
dQ  monde  nous  étions.  Cependant  les  vivre? 
ne  nous  manquaient  pas,  notre  vaisseau  ne 
faisait  point  d'eau,  et  notre  équipage  était 
en  bonne  s^nté;  mais  nous  étions  ré  iuits  k 
une  très  grande  diserte  d'eau.  Nous  jugeâmes? 
plus  à  propos  de  continuer  la  même  routo 
que  de  tourner  au  nord,  ce  qui  nous  aurait 
peut-être  portés  aux  parties  de  la  Graude- 
Tartctrie  qui  sont  le  plus  au  nord-om 
dans  la  mer  Giaciale. 

Le  seizième  de  juin  1703,  un  garçon  décou- 
vrit la  terre  du^haut  du  perroquet;  le  di*« 
septième,  nous  vîmes  clairement  une  grande 
île  ou  un  continent  (car  nous  ne  sûmes  cas  I  - 
quel  des  deux),  sir  le  côté  droit  duquel  il  y 
avait  une  petite  langue  de  terre  qui  s'avan- 
çait dans  la  mer,  et  une  petite  baie  fcrçp 
basae  pour  qu'un  vaisseau  de  plus  de  cent 
tonneaux  pût  y  entrer.  Nous  jetâmes  l'ancre 


—  132  — 

à  une  lieue  de  cette  petite  baie;  notre  capi- 
taine envoya  douze  hommes  de  son  équipage 
bien  armés  dans  la  chaloupe,  avec  des  vases 
pour  l'eau,  si  l'on  pouvait  en  trouver.  Je  lui 
demandai  la  permission  d'aller  avec  eux  pour 
Yoir  le  pays,  et  faire  toutes  les  découvertes 
que  je  pourrais.  Quand  nous  fûmes  à  terre 
nous  ne  vîmes  ni  rivière,  ni  fontaines,  ni  au- 
cuns vestiges  d'habitants,  ce  qui  obligea  nos 
gens  à  côtoyer  le  rivage  pour  chercher  de 
l'eau  fraîche  proche  de  la  mer.  Pour  moi,  je 
me  promenai  seul,  et  avançai  environ  un 
mille  dans  les  terres,  où  je*  ne  remarquai 
qu'un  pays  stérile  et  plein  de  rochers.  Je 
commençais  à  me  lasser,  et,  ne  voyant  rien 
qui  put  satisfaire  ma  curiosité,  je  m'en  re- 
tournais doucement  vers  la  petite  baie,  lors- 
que je  vis  nos  hommes  sur  la  chaloupe  qui 
semblaient  tâcher,  à  force  de  rames,  de  sau- 
Ter  leur  vie,  et  je  remarquai  en  même  temps 
qu'ils  étaient  poursuivis  par  un  homme  d'une 
grandeur  prodigieuse.  Quoiqu'il  fût  entré 
dans  la  mer,  il  n'avait  de  l'eau  que  jusqu'aux 
genoux  et  faisait  des  enjambées  étonnantes; 
mais  nos  gens  avaient  pris  le  devant  d'une 
demi-lieue,  et  la  mer  étant  en  cet  endroit 
pleine  de  rochers,  le  grand  homme  ne  put 
atteindre  la  chaloupe.  Pour  moi,  je  me  mis  à 
fuir  aussi  vite  que  je  pus,  et  je  grimpai  jus- 
qu'au sommet  d'une  montagne  escarpée,  qui 
me  donna  le  moyen  de  voir  une  partie  du 
pays.  Je  le  trouvai  parfaitement  bien  cultivé; 
mais  ce  qui  me  surprit  d'abord  fut  la  gran- 
deur de  l'herbe,  qui  me  parut  avoir  dIus  de 
Yinfi-t  pieds  de  hauteur. 


166    — 

Je  pris  un  grand  chemin,  qui  me  parut  tel, 
quoiqu'il  ne  fut  pour  les  habitants  qu'un  petit 
sentier  qui  traversait  un  champ  d'orge.  Là,  je 
marchai  pendant  quelque  temps;  mais  je  ne 
pouvais  presque  rien  voir,  le  temps  de  la  mois- 
son étant  proche,  et  les  blés  étant  de  quarante 
pieds  au  moins.  Je  marchai  pendant  une  heure 
avant  que  je  pusse  arriver  à  l'extrémité  de  ce 
champ,  qui  était  enclos  d'une  haie  haute  au 
moins  de  cent  vingt  pieds  ;  pour  les  arbres, 
ils  étaient  si  grands,  qu'il  me  fut  impossible 
d'en  supputer  la  hauteur. 

Je  tâchais  de  trouver  quelque  ouverture 
dans  la  haie,  quand  je  découvris  un  des  habi- 
tants dans  le  champ  prochain,  de  la  même 
taille  que  celui  que  j'avais  vu  dans  la  mer 
poursuivant  notre  chaloupe.  Il  me  paruît 
aussi  haut  qu'un  clocher  ordinaire,  et  il  tai- 
sait environ  cinq  toises  à  chaque  enjambée, 
autant  que  je  pus  conjecturer.  Je  fus  frappé 
d'une  frayeur  extrême,  et  je  courus  me  ca- 
cher dans  le  blé,  d'où,  je  le  vis  s'arrêter  à  une 
ouverture  de  la  haie,  jetant  les  yeux  çà  et  là, 
et  appelant  d'une  voix  plus  grosse  et  plus  re- 
tentissante que  si  elle  fut  sortie  d'un  porte- 
voix  ;  le  son  était  si  fort  et  si  élevé  dans  l'air 
que  d'abord  je  crus  entendre  le  tonnerre.  Aus- 
sitôt sept  hommes  de  sa  taille  s'avancèrent 
vers  lui,  chacun  une  faucille  à  la  main,  cha- 
que faucille  étant  de  la  grandeur  de  six  faux. 
Ces  gens  n'étaient  pas  si  bien  habillés  que  le 
premier,  dont  il  semblaient  être  les  domesti- 
ques. Selon  les  ordres  qu'il  leur  donna,  ils  al- 
lèrent pour  couper  le  blé  dans  le  champ  où 
j'étais  couché.  Je  m'éloignai  d'eux  autant  que 


—  m  — 

e  pus;  mais  je  ne  me  remuais  qu'avec  une 
iiïriculté  extrême,  car  les  tuyaux  de  blé  n'é- 
pient pas  quelquefois  distants  de  plus  d'un 
pied  l'un  de  l'autre,  en  sorte  que  je  ne  pou- 
vais puére  marcher  dans  cette  espèce  de  forêt. 
Je  m'avança:  cependant  vers  an  endroit  du 
champ  ou  "la  pluie  et  le  vent  avaient  couché 
le  blé:  il  me  fut  alors  tout  à  fait  impossible 
Palier  plus  loin,  car  les  tuyaux  étaient  si  en- 
trelacés, qu'il  n'y  avait  pas  moyen  de  ramper 
à  travers,  et  les  barbes  des  épis  tombés 
étaient  si  fortes  et  si  pointues,  qu'elles  me 
perçaient  au  travers  de  mon  habit  et  m'en- 
traient dans  la  chair.  Cependant,  j'entendais 
les  moissonneurs  qui  n'étaient  qu'à  cinquante 
toises  de  moi.  Etant  tout  à  fait  épuisé  et  ré- 
duit au  désespoir,  je  me  coucha:  entre  deux 
sillons,  et  je  souhaitais  d'y  finir  mes  jours,  me 
représentant  ma  veuve  désolée,  avec  mes  en- 
orphelins,  et  déplorant  ma  folie,  qui  m'a- 
.  lit  entreprendre  ce  second  voyage  con- 
•  is  de  tous  mes  amis  et  de  tons 
arts. 
Dans  cette  terrible  agitation,  je  ne  pouvais 
m'empècher  de  songer  au  pays  de  Lilliput, 
dont  le.s  habitants  m'avaient  regardé  comme 
le  plus  grand  prodige  qui  ait  jamais-para  dans 
le  monde,  où  j'étais  capable  d'entraîner  une 
Hotte  entière  d'une  seule  main,  et  de  faire 
•tions  merveilleuses  dont  <a  mémoire 
Éternellement  conservée  dans  les  <-h  uni- 
ques de  cet  empire,  pendant  que  !a  pos 
les  croira  avec  peine ,  quoique  attestées  par 
une  nation  entière.  Je  fis  réflexion  quelle  mor- 
tification ce  serait  pour  moi  de  paraître  aussi 


—  135  — 

misérable  aux  yeux  de  la  nation  parmi  laquelle 
ie  me  trouvais  alors,  qu'un  Lilliputien  le  serait 
parmi  nous  ;  mais  je  regardais  ceia.  comme  le 
moindre  de  mes  malheurs:  car  on  remarque 
que  les  créatures  humaines  sout  ordinaire- 
ment plus  sauvages  et  plus  cruelles  a  raison 
4e  leur  taille,  et,  en  faisant  cette  réflexion, 
que  pouvais-je  attendre ,  sinon  d'être  bientôt 
un  morceau  dans  la  bouche  du  premier  de  ces 
barbares  énormes  qui  me  saisiraient?  Eu  vérité, 
les  philosophes  ont  raison  quand  ils  nous  di- 
sent qu'il  n'y  a  rien  de  grand  ou  de  petit  que 
par  comparaison.  Peut-être  que  les  Lilliputiens 
trouveront  quelque  nation  plus  petite,  a  leur 
égard,  qu'ils  me  le  parurent,  et  qui  sait  si 
cette  race  prodigieuse  de  mortels  ne  serait  pas 
une  nation  lilliputienne  par  rapport  à  celle  de 
quelque  pays  que  nous  n'avons  pas  encore  dé- 
couvert? Mais,  effrayé  et  confus  comme  j'é- 
tais, je  ne  fis  pas  alors  toutes  ces  réflexions 
philosophiques. 

Un  des  moissonneurs ,  s'approchant  à  cinq 
toises  du  sillon  où  j'étais  couché,  me  fit  crain- 
dre qu'en  faisant  encore  un  pas,  je  ne  fusse 
écrasé  sous  son  pied  ou  coupé  en  deux  par  sa 
faucille;  c'est  pourquoi,  le  voyant  prés  de  le- 
ver le  pied  et  d'avancer,  je  me  mis  a  jeter  des 
cris  pitoyables  et  aussi  forts  que  la  frayeur 
dont  j'étais  saisi  me  le  put  permettre.  Aussi- 
tôt le  géant  s'arrête,  et,  regardant  autour  et 
au-dessous  de  lui  avec  attention,  enfin  il  m'a- 
perçut. Il  me  considéra  quelque  temps  avec  la 
circonspection  d'un  homme  qui  tâche  d'attra- 
per un  petit  animal  dangereux  d'une  manière 
qu'il  n'en  soit  ni  égratigné,  ni  mordu,  comme 


—  136  — 

j'avais  fait  moi-même  quelquefois  à  l'égard 
d'une  belette,  en  Angleterre.  Enfin,  il  eut  la 
hardiesse  de  me  prendre  par  les  deux  fesses  et 
de  me  lever  q  une  toise  et  demie  de  ses  yeux, 
afin  d'observer  ma  figure  plus  exactement.  Je 
devinai  son  intention,  et  je  résolus  de  ne  faire 
aucune  résistance ,  tandis  qu'il  me  tenait  en 
l'air  a  plus  de  soixante  pieds  de  terre ,  quoi- 
qu'il me  serrât  très  cruellement  les  fesses  par 
la  crainte  qu'il  avait  que  je  ne  glissasse  d'en- 
tre ses  doigts.  Tout  ce  que  j'osai  faire  fut  de 
lever  mes  yeux  vers  le  soleil,  de  mettre  mes 
mains  dans  la  posture  d'un  suppliant,  et  de 
dire  quelques  mots  d'un  accent  très  humble 
et  très  triste,  conformément  à  l'état  où  je  me 
trouvais  alors,  car  je  craignais  à  chaque  ins- 
tant qu'il  ne  voulût  m'écraser,  comme  nous 
écrasons  d'ordinaire  certains  petits  animaux 
odieux  que  nous  voulons  faire  périr  ;  mais  il 
parut  content  de  ma  voix  et  de  mes  gestes,  et 
il  commença  à  me  regarder  comme  quelque 
chose  de  curieux,  étant  bien  surpris  de  m'en- 
tendre  articuler  des  mots,  quoiqu'il  ne  les  com- 
prit pas. 

Cependant,  je  ne  pouvais  m'empêcher  de 
gémir  et  de  verser  des  larmes,  et,  en  tour- 
nant la  tête,  je  lui  faisais  entendre,  autant 
que  je  pouvais,  combien  il  me  faisait  de  mal 
par  son  pouoe  et  par  son  doigt.  Il  me  parut 
qu'il  comprenait  la  douleur  que  je  ressentais, 
car,  levant  un  pan  de  son  justaucorps,  il  me 
mit  doucement  dedans,  et  aussitôt  il  courut 
vers  son  maître,  qui  était  un  riche  laboureur, 
et  le  même  o*ue  i'avais  vu  d'abord  dans  la 
champ. 


—  137  — 

Le  laboureur  prit  un  petit  brin  de  paille  en- 
viron de  la  grosseur  d'une  canne  dont  nous 
nous  appuyons  en  marchant,  et  avrc  ce  brin 
leva  les  pans  de  mon  justaucorps,  qu'il  me 
parut  prendre  pour  une  espèce  de  couverture 
que  la  nature  m'avait  donnée  ;  il  souffla  mes 
cheveux  pour  mieux  voir  mon  visage;  il  ap- 
pela ses  valets,  et  leur  demanda,  autant  que 
j'en  pus  juger,  s'ils  avaient  jamais  vu  dans 
les  champs  aucun  animal  qui  me  ressemblât. 
Ensuite,  il  me  plaça  doucement  à  terre  sur  les 
quatre  pattes,  mais  je  me  levai  aussitôt  et 
marchai  gravement,  allant  et  venant,  pour 
faire  voir  que  je  n'avais  pas  envie  de  m'enfuir. 
Ils  s'assirent  tous  en  rond  autour  de  moi, 
pour  mieux  observer  mes  mouvements.  J'ôtai 
mon  chapeau,  et  je  fis  une  révérence  très 
soumise  au  paysan,  je  me  jetai  à  ses  genoux, 
je  levai  les  mains  et  la  tête,  et  je  prononçai 
plusieurs  mots  aussi  fortement  que  je  pus.  Je 
tirai  une  bourse  pleine  d'or  de  ma  poche  et 
la  lui  présentai  très  humblement.  Il  la  reçut 
dans  la  paume  de  sa  main,  et  la  porta  bien 
près  de  son  œil  pour  voir  ce  que  c'était,  et 
ensuite  la  tourna  plusieurs  foi?  avec  la  pointe 
d'une  épingle  qu'il  tira  de  sa  manche;  mais  il 
n'y  comprit  rien.  Sur  cela,  je  lui  fis  signe 
qu'il  mît  sa  main  à  terre,  et,  prenant  la 
bourse,  je  l'ouvris  et  répandis  toutes  les 
pièces  d'or  dans  sa  main.  Il  y  avait  six  uièces 
espagnoles  de  quatre  pistoles  chacune,  «ans 
compter  vingt  ou  trente  pièces  plus  petites. 
Je  le  vis  mouiller  son  petit  doigt  sur  sa  lan- 
gue, et  lever  une  de  mes  pièces  les  plus  gros- 
ses, et  ensuite  une  autre  ;  mais  il  me  sembla 


—  î  38  — 

lout  à  fait  ignorer  ce  que  c'était  ;  il  me  fit  signe 
de  les  remettre  dans  ma  bourse,  et  la  bourse 
dans  ma  poche. 

Le  laboureur  fut  alors  persuadé  qu'il  fal- 
/ait  que  je  fusse  une  petite  créature  raison- 
nable; il  me  parla  très  souvent,  mais  le  son 
de  sa  voix  m'étourdi3sait  les  oreilles  comme 
celui  d'un  moulin  à  eau;  cependant  ses  mota 
étaient  bien  articulés.  Je  répondis  aussi  forte- 
ment que  je  pus  en  plusieurs  langues,  et 
souvent  il  appliqua  son  oreille  à  une  toise  de 
moi,  mais  inutilement.  Ensuite,  ii  renvoya  ses 
gens  à  leur  travail,  et,  tirant  son  mouchoir 
de  sa  poche,  il  le  plia  en  deux  et  retendit  sur 
sa  main  gauche,  qu'il  avait  mise  à  terre,  me 
faisant  signe  d'entrer  dedans,  ce  que  je  pus 
faire  aisément,  car  elle  n'avait  pas  plus  d'un 
pied  d'épaisseur.  Je  crus  devoir  obéir,  et,  dt 
peur  de  tomber,  je  me  couchai  tout  de  mon 
long,  sur  le  mouchoir,  dont  il  m'enveloppa, 
et,  de  cette  façon,  il  m'emporta  chez  lui.  Là, 
il  appela  sa  femme  et  me  montra  à  elle;  mais 
elle  jeta  des  cris  effroyables,  et  recula  comme 
font  les  femmes  en  Angleterre  à  la  vue  d'un 
crapaud  ou  d'une  araignée.  Cependant,  lors- 
qu'au bout  de  quelque  temps  elle  eut  vu  toutes 
mes  manières  et  comment  j'observais  les  si- 
gnes que  faisait  son  mari,  elle  commença  à 
m'aimer  très  tendrement. 

Il  était  environ  l'heure  de  midi,  et  alors  un 
domestique  servit  le  dîner.  Ce  n'était,  suivant 
l'état  simple  d'un  laboureur,  que  de  la  viande 
grossière  dans  un  plat  d'environ  vingt-quatre 
pieds  de  di  m  mètre.  Le  laboureur,  sa  femme, 
trois  enfants  et  une  vieille  grand'mere,  com- 


—  139  — 

posaient  la  compagnie.  Lorsqu'ils  furent  assis, 
le  fermier  me  plaça  à  quelque  distance  de  lui 
te,  qui  était  a  peu  près  haute  de 
trente  pieds  ;  je  me  tins  aussi  loin  que  je  pus 
du  bord,  de  crainte  de  tomber.  La  femme 
coupa  un  morceau  de  viande,  ensuite  elie 
émietta  du  pain  dans  une  assiette  de  bois 
qu'elle  p  aça  devant  moi.  Je  lui  fis  une  révé- 
rence très  humble,  et,  tirant  mon  couteau  et 
ma  fourchette,  je  rne  mis  a  mander,  ce  qui 
leur  donna  un  très  grand  plaisir.  La  maîtrssse 
envoya  sa  serrante  chercher  une  petite 
qui  servait  à  boire  des  liqueurs  et  qui  conte- 
nait environ  douze  pintes,  et  la  remi 

;i.  Je  levai  le  vase  avec  une  grande  dif- 
ficulté, et,  d'une  manière  très  respectueuse, 
je  bus  à  la  santé  de  madame,  exprimant  les 
mots  aussi  fortement  que  je  pouvais  en  an- 
ce  qui  fit  faire  à  la  compagnie  de  si 
grands  éclats  de  rire,  que  peu  s'en  fadut  que 
je  n'en  ri  Cette  boisson  avait  L 

peu  près  le  goût  du  petit  cidre,  et  n'était  pas 
•ëable.  Le  maître  me  fit  signe  de  venir 
à  côté  de  son  assiette  de  bois  ;  mais»,  en  mar- 
chant trop  vite  sur  la  table,  une  petite  croûte 
de  pain  me  fit  broncher  et  tomber  sur  le  vi- 
sage, sans  pourtant  me  blesser.  Je  me  levai 
H,  et,  remarquant  que  ces  bonnes  gen~ 
en  étaient  fort  touchés,  je  ris  mon  chapeau. 
et,  le  faisant  tourner  nr  ma  tète,  je  fis  trois 
acclamations  pour  marquer  que  jp.  n'avais 
point  reçu  de  mal  ;  mais,  en  avançant  wen 
mon  maître  (c'est  le  nom  que  je  lui* donnera: 
désormais),  le  dernier  de  ses  fils,  qui  était 
assis  le  plus  proche  de  IuL  et  qui  était  tic.- 


—  uo  — 

malin  et  âgé  d'environ  dix  ans,  me  prit  par 
les  jambes,  et  me  tint  si  haut  dans  l'air,  que 
je  me  trémoussai  de  tout  mon  corps.  Son  père 
m'arracha  d'entre  ses  mains,  et  en  même 
temps  lui  donna  sur  l'oreille  gauche  un  si 
grand  soufflet,  qu'il  en  aurait  presque  ren< 
versé  une  troupe  de  cavalerie  européenne,  et 
lui  ordonna  de  se  lever  de  table;  mais,  ayant 
à  craindre  que  le  garçon  ne  gardât  quelque 
ressentiment  contre  moi,  et  me  souvenant 
que  tous  les  ^nfants  chez  nous  sont  naturel- 
lement méchants  à  l'égard  des  oiseaux,  des 
lapins,  des  petits  chats  et  des  petits  chiens, 
je  me  mis  à  genoux,  et,  montrant  le  garçon 
au  doigt,  je  me  fis  entendre  à  mon  maître  au- 
tant que  je  pus,  et  le  priai  de  pardonner  à  son 
fils.  Le  père  y  consentit,  et  le  garçon  reprit  sa 
chaise;  alors  je  m'avançai  jusqu'à  lui  et  lui 
baisai  la  main. 

Au  milieu  du  dîner,  le  chat  favori  de  ma 
maîtresse  sauta  sur  elle.  J'entendis  derrière 
moi  un  bruit  ressemblant  à  celui  de  douze 
faiseurs  de  bas  au  métier,  et,  tournant  ma 
tête,  je  trouvai  que  c'était  un  chat  qui  miau- 
lait. Il  me  parut  trois  fois  plus  grand  qu'un 
bœuf,  comme  je  le  jugeai  en  voyant  sa  tête  et 
une  de  ses  pattes,  pendant  que  sa  maîtresse 
lui  donnait  à  manger  et  lui  faisait  des  ca- 
3.  La  férocité  du  visage  de  cet  animal 
me  déconcerta  tout  à  fait,  quoique  je  me 
tinsse  au  bout  le  plus  éloigné  de  la  table,  à  la 
dM;mce  de  cinquante  pieds,  et  quoique  ma 
maîtresse  tînt  le  chat  de  peur  qu'il  ne  s'élan- 
çât sur  moi ,  mais  il  n'y  eut  point  d'accidents 
et  le  chat  m'épargna. 


—  141  — 

Mon  maître  me  plaça  à  une  toise  et  demie 
du  chat,  et  comme  j'ai  toujours  éprouvé  que 
lorsqu'on  fait  devant  un  animal  féroce  ou  que 
l'on  paraît  avoir  peur,  c'est  alors  qu'on  en  est 
infailliblement  poursuivi,  je  résolus,  de  faire 
bonne  contenance  devant  le  chat,  et  je  m'a- 
vançai jusqu'à  dix-huit  pouces,  ce  qui  le  fit 
reculer  comme  s'il  eût  eu  lui-même  peur  de 
moi.  J'eus  moins  d'appréhension  des  chiens. 
Trois  ou  quatre  entrèrent  dans  la  salle,  entre 
lesquels  il  y  avait  un  matin  d'une  grosseur 
égale  à  celle  de  quatre  éléphants,  et  un  lé- 
vrier un  peu  plus  haut  que  le  mâtin,  mais 
moins  gros. 

Sur  la  un  du  dîner,  la  nourrice  entra,  pori-ant 
entre  ses  bras  un  enfant  de  l'âge  d'un  an,  qui, 
aussitôt  qu"il  m'aperçut,  poussa  des  cris  si  forts, 
qu'on  aurait  pu,  je  crois,  les  entendre  facile- 
ment du  pont  de  Londres  jusqu'à  Chelsea. 
L'enfant,  me  regardant  comme  une  poupée  ou 
une  babiole ,  criait  afin  de  m'a  voir  pour  lui 
servir  de  jouet.  La  mère  m'éleva  et  me  donna 
à  l'enfant  qui  se  saisit  bientôt  de  moi  et  mit 
ma  tête  dans  sa  bouche,  où  je  commençai  à 
hurler  si  horriblement  que  l'enfant,  elïrayé, 
me  laissa  tomber.  Je  me  serais  inf  iiiibiement 
cassé  la  tète  si  la  mère  n'avait  pas  tenu  son 
tablier  sous  moi.  La  nourrice,  pour  apaiser 
son  poupon,  se  servit  d'un  hochet  qui  était 
un  gros  pilier  creux,  rempli  Je  grosses 
pierres  et  attaché  par  un  câble  au  milieu  du 
corps  de  l'enfant  ;  mais  cela  ne  put  l'apaiser, 
et  elle  se  trouva  réduite  à  se  servir  du  der- 
nier remède,  qui  fut  de  lui  donner  à  téter,  û 
faut  avouer  que  jamais  objet  ne  me  dégoûta 


—  142  — 

comme  la  vue  des  tétons  de  cette  nourrice,  et 
je  ne  sais  à  quoi  je  puis  les  comparer. 

Cela  me  fait  penser  aux  tétons  de  noa 
dames  anglaises,  qui  sont  si  charmants  et  qu! 
ne  nous  paraissent  tels  que  parce  <m'ils  sont 
proportionnés  à  notre  vue  et  à  notre  taille^ 
cependant  le  microscope,  qui  les  grossit  et  nous: 
en  fait  paraître  plusieurs  parties  qui  échap- 
pent à  nos  yeux,  les  enlaidit  extrêmement. 
Tels  me  parurent  les  tétons  énormes  de  cette 
nourrice.  C'est  ainsi  qu'étant  à  Lilliput,  une 
femme  me  disait  que  je  lui  paraissais  très 
laid,  qu'elle  découvrait  de  grands  trous  dang 
ma  peau,  que  les  poils  de  ma  barbe  étaient  dix 
fois  plus  forts  que  les  soies  d'un  sanglier,  et 
mon  teint,  composé  de  différentes  couleurs, 
était  tout  à  fait  désagréable,  quoique  je  sois 
blond  et  que  je  passe  pour  avoir  le  teint 
isse-  beau. 

Après  le  dîner,  mon  maître  alla  retrouver 
ses  ouvriers,  et,  à  ce  que  je  pus  comprendre 
par  sa  voix  et  par  ses  gpstes,  il  chargea  sa 
femme  de  prendre  un  grand  soin  de  moi.  J'é- 
tais bien  las,  et  j'avais  une  grande  envie  de 
dormir,  ce  que  ma  maîtresse  apercevant,  elle 
me  mit  dans  son  lit,  et  me  couvrit  avec  un 
mouchoir  blanc,  mais  plus  large  que  la  grande 
voile  d'un  vaisseau  de  guerre. 

Je  dormis  pendant  deux  heures,  et  song-eai 
que  j'étais  chez  moi  avec  ma  femme  et  mes 
enfants,  ce  qui  augmenta  mon  affliction  quand 
reillai  et  me  trouvai  tout  seul  dans  une 
chambre  vaste  de  deux  ou  trois  cents  pieds  de 
largeur  et  de  plus  de  deux  cents  de  hauteur, 
et  couché  dans  un  lit  large  de  dix  toises.  Ma 


—  143  - 

■°sse  était  sortie  pour  les  affaires  de  la 
:naison,  et  m'avait  enferme'  au  verrou.  Le  lit 
levé  de  quatre  toises  ;  cependant,  quel- 
l  naturelles  me  pr 
_iscendre,  et  je  n'osais  appeler;  quand  je 
"eusse  essayé,  c'eût  été  inutilement,  avec  une 
voix  comme  la  mienne,  et  y  ayant  une  si 
g-rande  distance  de  ia  chambre  où  j'étais  à  la 
cuisine,  ou  la  famille  se  tenait.  Sur  ces  entre- 
faites, deux  rats  grimpèrent  le  k 
deaux  et  se  mirent  à  courir  sur  le  lit;  l'un 
approcha  de  mon  visage,  sur  quoi  je  me 
tout  effrayé,  et  mis  le  sabre  à  la  main 
me  défendre.  Ces  animaux  horribles  eurent 
l'insolence  de  m'attaquer  des  deux  côtés, 
mais  je  fendis  le  ventre  à  l'un,  et  l'autre  ^'en- 
fuit. Après  cet  exploit,  je  me  couchai  pour  me 
reposer  et  reprendre  mes  esprits.  Ces  animaux 
étaient  de  la  grosseur  d'un  mâtin,  mais  infi- 
niment plus  agiles  et  plus  féroces,  en  sorte 
que  si  j'eusse  ôté  mon  ceinturon  et  mis  baa 
mon  sabre  avant  de  me  coucher,  j'aurais  été 
infailliblement  dévoré  par  deux  rats. 

Bientôt  après,  ma  maîtresse  entra  dans  la 
chambre,  et  me  voyant  tout  couvert  de  sang, 
elle  accourut  et  me  prit  dans  sa  main.  Je  lui 
montrai  avec  mon  doigt  le  rat  mort,  en  sou- 
riant et  en  faisant  d'autres  signes,  pour  lui 
faire  entendre  que  je  n'étais  pas  blessé,  ce  qui 
lui  donna  de  la  joie.  Je  tâchai  de  lui  faire  en- 
tendre que  je  souhaitais  fort  qu'elle  me  mît 
à  terre,  ce  qu'elle  fit,  mais  ma  modestie  ne  me 
permit  pas  de  m'expiiquer  autrement  qu'en 
montrant  du  doigt  la  porte,  et  en  faisant  plu- 
sieurs révérences.  La  bonne  femme  m'enten- 


—  444  — 

dit,  mais  avec  quelque  difficulté,  et  me  repre* 
aant  dans  sa  main,  alla  dans  le  jardin,  où  elle 
me  mit  à  terre.  Je  m'éloignai  environ  à  cent 
toises,  et,  lui  faisant  signe  de  ne  pas  me  re- 
garder, je  mo  cachai  entre  deux  feuilles  d'o- 
seille, et  y  fis  ce  que  vous  pouvez  deviner. 


II.  —  Portrait  de  la  fille  du  laboureur.  —L'auteur  est 
conduit  à  une  ville  où  il  y  avait  un  marché,  et  en- 
suite à  la  capitale.  —  Détail  de  son  voyage. 


Ma  maîtresse  avait  u»e  fille  de  l'âge  de 
neuf  ans,  enfant  qui  avait  beaucoup  d'esprit 
pour  son  âjie.  Sa  mère,  de  concert  avec  elle 
s'avisa  d'accommoder  pour  moi  le  berceau 
de  sa  poupée  avant  qu'il  fût  nuit.  Le  berceau 
fut  mis  dans  un  petit  tiroir  de  cabinet,  et  le 
tiroir  pesé  sur  une  tablette  suspendue,  de 
peur  des  rats;  ce  fut  là  mon  lit  pendant  tout 
le  temps  que  je  demeurai  avec  ces  bonnes 
gens.  Cette  jeune  fille  était  si  adroite,  qu'a- 
près que  je  me  fus  déshabillé  une  ou  deux 
fois  en  sa  présence,  elle  sut  m'habiller  et  me 
déshabiller  quand  il  lui  plaisait,  quoique  je 
ne  lui  donnasse  cette  peine  que  pour  lui 
obéir  ;  elle  me  fit  six  chemises  et  d'autres 
sortes  de  linge,  de  la  toile  la  plus  fine  qu'on 
put  trouver  (qui,  à  la  vérité  était  plus  gros- 
sière que  des  toiles  de  navire);  et  les  blan- 
chit toujours  elle-même.  Ma  blanchisseuse 
était  encore  la  maîtresse  d'école  qui  m'ap- 
prenait sa  langue.  Quand  je  montrais  quel- 
que chose  du  doigt,  elle  m'en  disait  le  nom 
aussitôt  ;   en   sorte  qu'en  peu  de  temps  je  fus 


—  H5  — 

en  état  de  demander  ce  que  je  sotihaitais- 
elle  avait  en  vérité  un  très  bon  naturel;  elle 
me  donna  le  nom  de  Grildriç  mot  qui  signi- 
fie ce  que  les  Latins  appellent  homuneulus, 
les  Italiens  homunceletino ,  et  les  Anglais 
mannikin.  C'est  à  elle  que  je  fus  redevable 
de  ma  conservation.  Nous  étions  toujours  en- 
semble; je  l'appelais  GlumdaiïUtch,  ou  la  pe- 
tite nourrice,  et  je  serais  coupable  d'une  très 
noire  ingratitude  si  j'oubliais  jamais  ses 
soins  et  son  affection  pour  moi.  Je  souhaite 
de  tout  mon  cœur  être  un  jour  en  état  de  les 
reconnaître,  au  lieu  d'être  peut-être  l'inno- 
cente, mais  malheureuse  cause  de  sa  disgrâce, 
comme  j'ai  trop  lieu  de  l'appréhender. 

Il  se  répandit  alors  dans  tout  le  pays  que 
mon  maître  avait  trouvé  un  petit  animal  dans 
les  champs,  environ  de  la  grosseur  d'un  splac- 
knock  animal  de  ce  pays,  long  d'environ  six 
pieds) ,  et  de  la  même  figure  qu'une  créature 
humaine;  qu'il  imitait  l'homme  dans  toutes 
ses  actions,  et  semblait  parler  une  petite  es- 
pèce de  langue  qui  lui  était  propre  ;  qu'il  avait 
déjà  appris  plusieurs  de  leurs  mots  ;  qu'il 
marchait  droit  sur  les  deux  pieds,  était  doux 
et  traitable,  venait  quand  il  était  appelé,  fai- 
sait tout  ce  qu'on  lui  ordonnait  de  faire,  avait 
les  membres  délicats  et  un  teint  plus  blanc  et 
plus  fin  que  celui  de  la  fille  d'un  seigneur  à 
l'âge  de  trois  ans.  Un  laboureur  voisin,  «t  in- 
time ami  de  mon  maître ,  lui  rendit  visite  ex- 
près pour  examiner  la  vérité  du  bruit  qui  s'é- 
tait répandu.  On  me  fit  venir  aussitôt  :  on  me 
mit  sur  une  table,  où  je  marchai  comme  on 
me  l'ordonna.  Je  tirai  mon  «j?t>^  et  le  remis 


—  146  — 

dans  son  fourreau;  je  fis  la  révérence  à  l'ami 
de  mon  maître;  je  lui  demandai,  dans  sa  pro- 
pre langue,  comment  il  se  portait,  et  lui  dis 
qu'il  était  e  bien  venu,  le  tout  suivant  les 
instruction?  de  ma  petite  maîtrise.  Cet  hom- 
me, à  qui  le  jrrand  âge  avait  tort  affaibli  la 
vue,  mit  ses  lunettes  pour  me  regarder  mieux; 
sur  quoi  je  ne  pus  m'empêcher  <i'fVlater  de 
rire.  Les  cens  de  la  lamille,  qui  découvrirent 
la  cause  de  ma  gaieté,  se  prirent  aussi  à  rire; 
de  quoi  le  vieux  penard  fut  assez  bète  pour 
se  fâcher.  I)  avait  l'air  d'un  avare,  et  il  le  fit 
bien  paraître  par  le  conseil  détestable  qu'il 
donna  à  mon  maître  de  me  faire  voir  pour  de 
l'argent,  a  quelque  jour  de  marché,  dans  la 
ville  prochaine,  qui  était  éloignée  de  notre 
maison  d'environ  vingt-deux,  milles.  Je  devi- 
nai qu'il  y  avait  quelque  dessein  sur  le  tapis; 
lorsque  je  remarquai  mon  maître  et  son  ami 
parlant  ensemble  tout  bas  à  l'oreille  pendant 
un  assez  long  temps,  et  quelquefois  me  re- 
gardant et  me  montrant  au  doigt. 

Le  lendemain  au  matin,  Glaindalclicth,  ma 
petite  maîtresse,  me  confirma  dans  ma  pen- 
sée, en  me  racontant  toute  l'affaire,  qu'elle 
avait  apprise  de  sa  mère.  La  pauvre  fille  me 
mit  dans  son  sein,  et  versa  beaucoup  de  lar- 
mes :  elle  appréhendait  qu'ii  ne  m'arrivât  du 
mal,  que  je  ne  fusse  froissé,  estropié,  et  peut- 
être  écrasé  par  des  hommes  grossiers  et  bru- 
taux qui  me  manieraient  rudement,  l'omme 
elle  avait  remarqué  que  j'étais  modeste  de 
mon  naturel,  et  très  délicat  dam  tout  ce  qui 
regardait  mon  honneur,  elle  gémissait  de  me 
voir  exposé  pour  de  l'argent  à  la  curiosité  du 


—  147  — 

plus  bas  peuple;  elle  disait  que  son  papa  et 
ga  maman  lui  avaient  promis  que  Grildrig 
serait  tout  à  elle;  mais  qu'elle  voyait  bien 
qu'on  la  voulait  tromper,  comme  on  avait 
fait,  l'année  dernière,  quand  on  feignit  de  lui 
donner  un  agneau,  qui,  quand  il  fut  gras,  Ait 
vendu  à  un  boucher.  Quant  à  moi,  je  puis 
dire,  en  vérité,  que  j'eus  moins  de  chagrin 
que  ma  petite  maîtresse.  J'avais  conçu  de 
grandes  espérances,  qui  ne  m'abandonnèrent 
jamais,  que  je  recouvrerais  un  jour  ma  li- 
berté, et,  a  l'égard  de  l'ignominie  d'être  porté 
ea  et  là  comme  un  monstre,  je  songeai  qu'une 
telle  disgrâce  ne  me  pourrait  jamais  être  re- 
prochée, et  ne  flétrirait  point  mon  honneur 
e  je  «serais  de  retour  en  Angleterre, 
parce  que  îe  roi  même  de  la  Grande-Bretagne, 
s'il  se  trouvait  en  pareille  situation,  aurait  un 
pareil  sort. 

Mon  maître,  suivant  l'avis  de  son  ami,  me 
mit  dans  une  caisse,  et,  le  jour  du  marché 
suivant,  me  mena  à  ia  ville  prochaine  avec  sa 
petite  fille.  La  caisse  était  fermée  de  tous  cô- 
tés, et  était  seulement  percée  de  quelques 
trous  pour  baisser  entrer  l'air.  La  fille  avait 
pris  le  soin  de  mettre  sous  moi  le  matelas  du 
lit  de  sa  poupée;  cependant,  je  fus  horrible- 
ment agité  et  rudement  secoué  dans  ce  voya- 
ge, quoiqu'il  ne  durât  pas  plus  d'une  demi- 
heure.  Le  cheval  faisait  à  chaque  pas  environ 
quarante  pieds,  et  trottait  si  haut,  que  l'agi- 
tation était  égale  à  celle  d'un  vaisseau  dans 
une  tempête  furieuse;  le  chemin  était  un  peu 
plus  long  que  de  Londres  à  Saint- Albans.  lion 
maître  descendit  de  cheval  à  une  auberge  oy 


—  148  — 

il  avait  coutume  d'aller,  et,  après  avoir  pria 
conseil  avec  l'hôte,  et  avoir  fait  quelques  pré- 
paratifs nécessaires,  il  loua  le  grultrud,  ou  le 
crieur  public,  pour  donner  avis  à  toute  la 
ville  d'un  petit  animal  étranger  qu'on  ferait 
voir  à  l'enseigne  de  Y  Aigle  verte,  qui  était 
moins  gros  qu'un  splacknock,  et  ressemblant 
dans  toutes  les  parties  de  son  corps,  à  une 
créature  humaine,  qui  pouvait  prononcer  plu- 
sieurs mots  et  faire  une  infinité  de  tours  d'a- 
dresse. 

Je  fus  posé  sur  une  table  dans  la  salle  la 
plus  grande  de  l'auberge,  qui  était  presque  large 
de  trois  cents  pieds  en  carré.  Ma  petite  maî- 
tresse se  tenait  debout  sur  un  tabouret  bien 
près  de  la  table,  pour  prendre  soin,  de  moi  et 
m'instruire  de  ce  qu'il  fallait  faire.  Mon  maître, 
pour  éviter  la  foule  et  le  désordre,  ne  voulut 
pas  permettre  que  plus  de  trente  personnes 
entrassent  a  la  fois  pour  me  voir.  Je  marchai 
çà  et  là  sur  la  table,  snivant  les  ordres  de  la 
fille  :  elle  me  fit  plusieurs  questions  qu'elle 
sût  être  à  ma  portée,  et  proportionnées  à  la 
connaissance  que  j'avais  de  la  langue,  et  je 
répondis  le  mieux  et  le  plus  haut  que  je  pus. 
Je  me  retournai  plusieurs  fois  vers  toute  la 
compagnie,  et  fis  mule  révérences.  Je  pris  un 
dé  plein  de  vin,  que  Glumdalclitch  m'avait 
donné  pour  uj  gobelet  et  je  bus  a  leur  santé. 
Je  tirai  mon  sabre  et  fis  le  moulinet  a  la  façon 
des  maîtres  d'armes  d'Angleterre.  La  fille  me 
donna  un  bout  de  paille,  dont  je  fis  l'exercice 
comme  d'une  pique,  ayant  appris  cela 
dans  ma  jeunesse.  Je  fus  montré  ce  jour-là 
douze  lois,  et  fus  obligé  de  répéter  toujours 


—  149  — 

Î8S  mêmes  choses,  jusqu'à  ce  que  je  fusse 
presque  mort  de  lassitude,  d'ennui  et  de  cha- 
grin. 

Ceux  qui  m'avaient  vu  firent  de  tous  côtés 
des  rapports  si  merveilleux,  que  le  peupla 
voulait  ensuite  enfoncer  les  portes  pour  en- 
trer. 

Mon  maître,  ayant  en  vue  ses  propres  inté- 
rêts, ne  voulut  permettre  à  personne  de  me 
toucher,  excepté  à  ma  petite  maîtresse,  et, 
pour  me  mettre  plus  à  couvert  de  tout  acci- 
dent, on  avait  rangé  des  bancs  autour  de  la 
table,  à  une  telle  distance  que  je  ne  fusse  à 
portée  d'aucun  spectateur.  Cependant  un  pe- 
tit écolier  malin  me  jeta  une  noisette  à  la 
tète,  et  il  s'en  fallut  peu  qu'il  ne  m'attrapât; 
elle  fut  jetée  avec  tant  de  force  que,  s'il  n'eut 
pas  manqué  son  coup,  elle  m'aurait  infailli- 
blement fait  sauter  la  cervelle,  car  elle  était 
presque  aussi  grosse  qu'un  melon  ;  mais  j'eus 
la  satisfaction  de  voir  le  petit  écolier  chassé 
de  la  salle. 

Mon  maître  fit  afficher  qu'il  me  ferait  voir 
encore  le  jour  du  marché  suivant,  cependant 
il  me  fit  faire  une  voiture  plus  commode,  vu 
que  j'avais  été  si  fatigué  de  mon  premier 
voyage  et  du  spectacle  que  j'avais  donné  pen- 
dant huit  heures  de  suite,  que  je  ne  pouvais 
plus  me  tenir  debout  et  que  j'avais  presque 
perdu  la  voix.  Pour  m'achever,  lorsque  je  fus 
de  retour,  tous  les  gentilhommes  du  voisinage, 
ayant  entendu  parler  de  moi,  se  rendirent  à 
la  maison  de  mon  maître.  Il  y  en  eut  un  jour 
plus  de  trente,  avec  leurs  femmes  et  leurs  en- 
fants, car  ce  pays,  aussi  bien  que  l'Angleterre, 


—  150  — 

est  ppuplé"  de  gentilshommes  fainéants  et  d 
gœuvrés. 

Mon  maître,  considérant  le  profit  que  je  pou- 
rais  lui  rapporter,  résolut  de  me  faire  voi2 
dans  les  villes  du  royaume  les  plus  considé- 
rables. S' étant  donc  fourni  de  toutes  les  chose? 
nécessaires  à  un  long  voyage,  après  avoir  ré- 
glé ses  affaires  domestiques  et  dit  adieu  à  sa 
femme,  le  17  août  l"03,  environ  deux  mois 
après  mon  arrivée,  nous  partîmes  pour  nous 
rendre  à  la  capitale,  située  vers  le  milieu  de 
cet  empire,  et  environ  à  quinze  cents  lieues 
de  notre  demeure.  Mon  maître  fit  monter  sa 
fille  en  trousse  derrière  lui  î  Elle  me  pu-ta  dans 
une  boite  attachée  autour  de  son  corps, 
biée  du  drap  le  plus  fin  qu'elle  avait  pu  trouver. 

Le  dessein  de  mon  maître  fut  de  me  faire 
voir  sur  la  route,  dans  toutes  les  villes, 
bourgs  pt  villages  un  peu  fameux,  et  de  par- 
courir même  les  châteaux  de  la  noblesse  qu 
l'éloigneraient  peu  de  son  chemin.  Nous  fai- 
sions de  petites  journées,  seulement  de  quatre- 
vingts  ou  cent  Leues,  car  GlwndalcUtch,  ex- 
ourm'épargnerdela  fatigue,  se  plaignit 
qu'elle  était  bien  incommodée  du  trot  du  che- 
val. Souvent  elle  me  tirait  de  la  caisse  pom- 
me donner  de  l'air,  et  me  faire  voir  le  pays. 
Nous  passâmes  cinq  ou  six  rivières  plus  lar- 
ges et  plus  profondes  que  le  Nil  et  le  Gange, 
et  il  n'y  avait  guère  de  ruisseau  qui  ne  fut 
plus  grand  que  la  Tamise  ai  pont  de  Londres. 
Nous;  fûmes  tr  >;s  semaines  dans  notre  voyage, 
et  je  fus  montré  dans  dix-nuit  grandes  villes, 
sans  compter  plusieurs  villages  et  plusieurs 
lux  de  la  campagne. 


—  151  — 

Le  vingt-sixijrne  joui*  d'octobre,  nous  arri- 
vâmes à  la  capitale,  appelée  dans  leur  langue 
Lorbruldrad  ou  V Orgueil  de  Cunivers.  Mon  maî- 
tre loua  un  appartement  dans  la  rue  principale 
de  la  ville,  peu  éloignée  du  palais  royal,  et 
distribua,  selon  la  coutume,  des  affiches  con- 
tenant une  description  merveilleuse  de  ma 
personne  et  de  mes  talents.  Il  loua  une  très 
grande  salle  de  trois  ou  quatre  cents  p'eds  de 
'arge ,  ou  il  plaça  une  table  de  soixante  pieds 
de  diamètre,  sur  laquelle  je  devais  jouer  mon 
rôle  ;  il  la  fit  entourer  de  palissades  pour  m'em- 
pêcher  de  tomber  en  bas.  Cest  sur  cette  table 
qu'on  me  montra  dix  fois  par  jour,  au  grand 
étonnement  et  à  la  satisfaction  de  tout  le  peu- 
ple. Je  savais  alors  passablement  parler  la  laa* 
g-ue,  et  j'entendais  parfaitement  tout  ce  qu'on 
disait  de  moi  ;  d'ailleurs ,  j'avais  appris  leur 
alphabet,  et  je  pouvais,  quoique  avec  peine, 
lire  et  expliquer  les  livres,  car  Glumdalditeh 
m'avait  donné  des  leçons  chez  son  père  et  aux 
heures  de  loisir  pendant  notre  voyage;  elle 
portait  un  petit  livre  dans  sa  poche,  un  peu 
plus  gros  qu'un  volume  d'atlas,  livre  à  l'usage 
des  jeunes  filles,  et  qui  était  une  espèce  de 
catéchisme  en  abrégé;  elle  s'en  servait  pour 
-n'enseigner  les  lettres  de  l'alpnabet ,  et  elle 
n'en  interprétait  les  mots. 


—  152  — 


III.  —  L'auteur  mandé  pour  se  rendre  à  la  cour  :  la 
reine  l'acheté  et  le  présente  au  roi.— Il  dispute  avec 
les  savants  de  sa  majesté.  — On  lui  prépare  un  ap- 
partement.—Il  devient  favori  de  la  reine.— 11  sou- 
tient l'honneur  de  son  pays.  —  Ses  querelles  avec  le 
nain  de  la  reine. 

Les  pemes  et  les  fatigues  qu'il  me  fallait 
essuyer  chaque  jour  apportèrent  un  change- 
ment considérable  à  ma  santé  ;  car,  plus  mon 
maître  gagnait,  plus  il  devenait  insatiable. 
J'avais  perdu  entièrement  l'appétit ,  et  j'étais 
presque  devenu  un  squelette.  Mon  maître 
s'en  aperçut ,  et ,  jugeant  que  je  mourrais 
bientôt,  résolut  de  me  faire  valoir  autant 
qu'il  pourrait.  Pendant  qu'il  raisonnait  de 
cette  façon,  un  slardral,  ou  écuyer  du  roi, 
vint  ordonner  à  mon  maître  de  m'amener 
incessamment  à  la  cour  pour  le  divertisse- 
ment de  la  reine  et  de  toutes  ses  dames. 
Quelques-unes  de  ces  dames  m'avaient  déjà 
vu,  et  avaient  rapporté  des  choses  merveil- 
leuses de  ma  figure  mignonne,  de  mon  main- 
tien gracieux  et  de  mon  esprit  délicat.  Sa 
majesté  et  sa  suite  furent  extrêmement  di- 
verties de  mes  manières.  Je  me  mis  à  genoux 
et  demandai  d'avoir  l'homneur  de  baiser  son 
pied  royal  ;  mais  cette  princesse  gracieuse  me 
présenta  son  petit  doigt,  que  j'em b-assai  entre 
mes  deui  bras,  et  dont  j'appliquai  le  bout 
avec  respect  a  mes  lèvres.  Elle  me  fit  des  ques- 
tions générales  touchant  mon  pays  et  mes 
voj'ages,  auxquelles  je  répondis  aussi  distinc- 
tement et  en  aussi  peu  de  mots  que  je  pus  ; 
elle  me  demanda  si  je  serais  bien  aise  de  vivre 


—  153  — 

à  la  cour;  je  fis  la  révérence  jusqu'au  bas  de 
la  table  sur  laquelle  j'étais  rnont^  et  je  ré- 
pondis humblement  que  i'étais  l'esclave  de  mon 
maître;  mais  que,  s'il  ne  dépendait  que  de 
moi,  je  serais  charmé  de  consacrer  ma  vie  au 
service  de  sa  majesté  ;  elle  demanda  ensuite  à 
mon  maître  s'il  voulait  me  vendre.  Lui,  qui 
s'imaginait  que  je  n'avais  pas  un  mois  à  vi- 
vre, fut  ravi  de  la  proposition,  et  fixa  le  prix 
de  ma  vente  à  mille  pièces  d'or,  qu'on  lui 
compta  sur-le-champ.  Je  dis  alors  à  la  reine 
que,  puisque  j'étais  devenu  un  homme  esclave 
de  sa  majesté,  je  lui  demandais  la  grâce  que 
Glumdalclitcti,  qui  avait  toujours  eu  pour  moi 
tant  d'attention,  d'amitié  et  de  soins,  fût  ad- 
mise à  l'honneur  de  son  service,  et  continuât 
d'être  ma  gouvernante.  Sa  majesté  y  consen- 
tit, et  y  fit  consentir  aussi  le  laboureur,  qui 
était  bien  aise  de  voir  sa  fille  à  la  cour.  Pour 
la  pauvre  fille,  elle  ne  pouvait  cacher  sa  joie. 
Mon  maître  se  retira,  et  me  dit  en  partant 
qu'ii  me  laissait  dans  un  bon  endroit  ;  à  quoi 
e  ne  répliquai  que  par  une  révérence  cava- 
ière. 

La  reine  remarqua  la  froideur  avec  laquelle 
•"'avais  reçu  le  compliment  et  l'adieu  du  labou- 
reur, et  m'en  demanda  la  cause.  Je  pris  la  li- 
berté de  répondre  à  sa  majesté  que  je  n'avais 
point  d'autre  obligation  à  mon  dernier  maître 
que  celle  de  n'avoir  pas  écrasé  un  pauvre  ani- 
mai innocent,  trouvé  par  hasard  dans  son 
champ  ;  que  ce  bienfait  avait  été  assez  bien 
payé  par  le  profit  qu'ii  avait  fait  en  me  mon- 
trant pour  de  l'argent,  et  par  le  prix  qu'il  ve- 
nait de  recevoir  en  me  vendant;  que  ma  santé 


—  454  — 

était  très  altérée  par  mon  esclavage  et  pa 
^obligation  continuelle  d'entrer  nîr  et  d'arnu- 
ser  le  menu  peuple  a  toutes  les  heures  du  jour, 
et  que,  si  mon  maître  n'avait  pas  cru  ma  vie 
en  danger,  sa  majesté  ne  m'aurait  pas  eu  à  si 
bon  marché;  mais  que,  comme  je  n'avais  pas 
lieu  de  craindre  d'être  désor.:  , heu- 

reux sous  la  protectwn  d'une  princesse  si 
grande  et  si  bonne,  l'ornement  de  la  nature, 
^admiration  du  monde,  les  délices  de  ses  su- 
jets, et  le  phénix  de  la  création,  j'espérais  que 
l'appréhension  qu'avait  eue  mon  dernier  maî- 
tre serait  vaine,  puisque  je  trouvais  dej  • 
esprits  ranimés  par  l'influence  de  sa  prê- 
tres auguste. 

Tel  fut  le  sommaire  de  mon  discours,  pro- 
noncé avec  plusieurs  barbarismes  et  en  hési- 
tant souvent. 

La  raine,  qui  excusa  avec  bonté  les  défauts 
de  ma  harangue,  fut  surprise  de  trouver  tant 
d'esprit  et  de  bon  sens  dans  un  petit  animal  : 
elle  me  prit  dans  ses  mains,  et  sur-le-champ 
me  porta  au  roi,  qui  était  alors  retiré  dans 
son  cabinet.  Sa  majesté,  prince  très  sérieux 
et  d'un  visage  austère,  ne  remarquant  pas 
bien  ma  figure  à  la  première  vue,  demanda 
froidement  à  la  reine  depuis  quand  elle  était 
devenue  si  amoureuse  d'un  spfacknock  (oar  il 
m'avait  pris  pour  cet  insecte)  ;  mais  la  reine, 
qui  avait  infiniment  d'esprit,  me  mit  douce- 
ment deîxmt  sur  l'écritoire  du  roi  et  m'ordonna 
dédire  moi-même  à  sa  majesté  ce  que  j'étais. 
Je  le  fis  en  très  peu  de  mots,  et  Glumdalclitch, 
qui  était  resté  à  la  porte  du  cabinet,  ne  pou- 
vant pas  souffrir  que  >e  fusse  longtemps  hors 


■"—     i  Ou     — ■■ 

Dee,  entra  et  dit  à  sa  majesté  com- 
ment j'avais  été  trouvé  dans  un  champ. 

Le  roi,  aussi  savant  qu'aucune  personne  de 

s  Etats,  avait  été  élevé  dans  fétude  de  la 
-liilosophie  et  surtout  des  mathémati 
rependant,  quand  il  vit  de  prés  ma  figure  et 
ri  a  démarche,  avant  que  j'eusse  commencé  à 
aller,  il  s'imagina  que  je  pourrais  être  une 
machine  artificielle  comme  celle  d'un  tourne- 
broche  ou  tout  au  plus  d'une  horloge  inventée 
0t  exécutée  par  un  habile  artiste;  mais  quand 
H  eut  trouvé  du  raisonnement  dans  les  petits 
sons  que  je  rendais,  U  ne  put  cacher  son 
nement  et  son  admiration. 

Tl  envoya  chercher  trois  fameux  sa~ 
qui  alors  étaient  de  quartier  à  la  cour  et  dans 
leur  sema ine  de  service  <selon  la  coutume  ad- 
mirable de  ce  pays).  Ces  messieurs,  après 
avoir  examiné  de  près  ma  figure  avec  beau- 
coup d'exactitude,  raisonnèrent  différemment 
sur  mon  sujet.  Ds  convenaient  tous  que  je  ne 
pouvais  pas  être  produit  suivant  les  lois  or- 
dinaires de  la  nature,  parce  que  j'étais  dé- 
pourvu de  la  faculté  naturelle  de  conserver 
ma  vie.  soit  par  l'agilité,  soit  par  la  facilité  de 
rrimper  sur  un  arbre,  soit  par  le  pouvoir  de 
r  la  terre  et  d'y  faire  des  trous  pour 
m'y  cacher  comme  les  lapins.  Mes  dents,  qu'ils* 
eonsidérerent  longtemps,  les  firent  conjectu- 
rer que  j'étais  un  animal  carnassier. 

Un  de  ces  philosophes  avança  que  j'étais  un 
smbryon,  un  pur  avorton;  niais"  cet  avis  fut 
^eivté  par  les    eux  autres,  qui  e  ot  que 

mes  membres  étaient  parfaits  et  achevés  dans 
Vsur  espèce,  et  que  j'avais  vécu  plusieurs  an- 


—  156  — 

nées,  ce  qui  parut  évident  par  ma  barbe,  dont 
les  poils  se  découvraient  avec  un  microscope. 
On  ne  voulut  pas  avouer  que  j'étais  un  nain, 
parce  que  ma  petitesse  était  hors  de  compa- 
raison; car  le  nain  favori  de  la  reine,  le  plus 
petit  qu'on  eût  jamais  vu  dans  ce  royaume, 
avait  près  de  trente  pieds  de  haut.  Après  un 
grand  déliât,  on  conclut  unanimement  que  je 
n'étais  qu'un  relplum  sealcalh,  qui,  étant  inter- 
prété littéralement,  veut  dire  lusus  tiaturœ,  dé- 
cision très  conforme  à  la  philosophie  moderne 
de  l'Europe  ,  dont  les  professeurs,  dédaignant 
le  vieux  subterfuge  des  causes  occultes,  à  la 
faveur  duquel  les  sectateurs  d'Aristote  tâchent 
de  masquer  leur  ignorance ,  ont  inventé  cette 
solution  merveilleuse  de  toutes  les  difficultés 
delà  physique.  Admirable  progrès  de  la  science 
humaine  ! 

Après  cette  conclusion  décisive,  je  pris  la 
liberté  de  dire  quelques  mots  :  je  m'adressai 
au  roi,  et  protestai  à  sa  majesté  que  je  venais 
d'un  pays  où  mon  espèce  était  répandue  en 
plu^eurs  millions  d'individus  des  deux  sexes, 
où  les  animaux,  les  arbres  et  les  maisons 
étaient  proportionnés  à  ma  petitesse,  et  où, 
par  conséquent,  ie  pouvais  être  aussi  bien  en 
état  de  me  défendre  et  de  trouver  ma  nourri- 
ture, mes  besoins  et  mes  commod'tés,  qu'au- 
cun des  sujets  de  sa  majesté.  Cette  réponse 
fit  sourire  dédaigneusement  les  philosophes, 
qui  répliquèrent  que  le  laboureur  m'avait  bien 
instruit  et  que  je  savais  ma  leçon  Le  roi,  qui 
avait  un  esprit  bien  plus  éclairé,  congédiant 
ses  savants,  envoya  chercher  le  laboureur, 
qui,  par  bonheur,  n'était  pas  encore  sorti  de 


-  157  — 

la  ville.  L'ayant  donc  d'abord  examine  en  par- 
ticulier, et  puis  l'ayant  confronté  avec  moi  et 
avec  la  jeune  tille,  sa  majesté  commença  à 
croire  que  ce  que  je  lui  avais  dit  pouvait  être 
vrai.  Il  pria  la  reine  de  donner  ordre  qu'on 
prît  un  soin  particulier  de  moi,  et  fut  d'avis 
qu'il  me  fallait  laisser  sous  la  conduite  de 
Glumdalclitch,  ayant  remarqué  que  nous  avions 
une  grande  affection  l'un  pour  l'autre. 

La  reine  donna  ordre  à  son  ébéniste  défaire 
une  boîte  qui  me  pût  servir  de  chambre  à 
coucher,  suivant  le  modèle  que  Glumdalciitch 
et  moi  lui  donnerions.  Cet  homme,  qui  était 
un  ouvrier  très  adroit,  me  fit  en  trois  semaines 
une  chambre  de  bois  de  seize  pieds  en  carré, 
et  de  douze  de  haut,  avec  des  fenêtres,  une 
porte,  et  deux  cabinets. 

Un  ouvrier  excellent,  qui  était  célèbre 
pour  les  petits  bijoux  curieux,  entreprit  de 
me  faire  deux  chaises  d'une  matière  sembla- 
ble à  l'ivoire,  et  deux  tables  avec  une  armoire 
pour  mettre  mes  hardes  ;  ensuite,  la  reine  fit 
chercher  chez  les  marchands  les  étoffes  de  soie 
les  plus  fines  pour  me  faire  des  habits. 

Cette  princesse  goûtait  si  fort  mon  entre- 
tien, qu'elle  ne  pouvait  dîner  sans  moi.  J'avais 
une  table  placée  sur  celle  où  sa  majesté  man- 
geait, avec  une  chaise  sur  laquelle  je  me 
pouvais  asseoir.  Glumdalclitch  était  debout  sur 
un  tabouret,  orès  de  la  table,  pour  pouvoir 
prendre  soin  de  moi. 

Un  jour,  le  prince,  en  dînant,  prit  plaisir  à 
8'entretenir  avec  moi,  me  faisant  des  ques- 
tions touchant  les  mœurs,  la  religion,  les  lois, 
le  gouvernement  et  la  littérature  de  l'Europe, 


—  158  — 

et  je  lui  en  rendis  compte  le  mieux  que  te 
pus.  Sou  esprit  était  si  pénétrant,  et  son  juge- 
ment si  solide,  qu'il  fit  des  réflexions  et  des 
observations  très  sages  sur  tout  ce  que  je 
lui  dis.  Lui  ayant  parlé  de  deux  partis  qui  di- 
visent l'Angleterre,  D  me  demanda  si  j'étais 
un  lotdg  ou  un  tory;  puis,  se  tournant  vers 
son  ministre,  qui  se  tenait  derrière  lui,  ayant 
à  la  main  un  bâton  blanc  presque  aussi  haut 
que  le  grand  mât  du  Souverain  royal  :  «  Hélas! 
dit-i  ,  que  la  grandeur  humaine  est  peu  de 
chose,  puisque  de  vils  insectes  ont  aussi  ds 
l'ambition,  avec  des  rangs  et  des  distinctions 
parmi  eux  !  Us  ont  de  petits  lambeaux  dont 
ils  se  parent,  des  trous,  des  cages,  des  boîtes, 
qu'ils  appellent  des  palais  et  des  hôtels,  des 
équipages,  des  livrées,  des  titres,  des  char- 
ges, des  occupations,  des  passions  comme 
nous.  Chez  eux,  on  aime,  on  hait,  on  trompe, 
on  trahit  comme  ici.  «  C'est  ainsi  que  sa  ma- 
jesté philosophait  à  l'occasion  de  ce  que  je 
lui  avais  dit  de  l'Angleterre,  et  moi  j'étais  con- 
fus et  indigné  de  voir  ma  patrie,  la  maîtresse 
des  arts,  la  souveraine  des  mers,  l'arbitre  de 
l'Europe,  la  gloire  4e  l'univers,  traitée  avec 
tant  de  mépris. 

Il  n'y  avait  rien  qui  m'offensât  et  me  cha- 
grinât plus  que  le  nain  de  la  reine,  qui,  étant 
de  la  taille  la  plus  petite  qu'on  eût  jamais  vue 
dans  ce  pays ,  devint  d  une  insolence  extrême 
a.  la  vue  d'un  homme  beaucoup  plus  petit  que 
lui.  Il  me  regardait  d'un  air  fier  et  dédaigneux, 
et  raillait  sans  cesse  de  ma  petite  figure.  Je 
ne  m'en  vengeai  qu'en  l'appelant  frère.  Un 
jour,  pendant  le  dîner,  le  malicieux  nain,  pre- 


.—  150  - 

nant  le  temps  que  je  ne  pensais  à  rien,  me 
prit  par  le  milieu  du  corps ,  m'enleva  et  me 
laissa  tomber  dans  un  plat  de  lait,  et  aussitôt 
s'enfuit.  J'en  eus  par-dessus  les  oreilles,  et,  si 
je  n'avais  été  un  nageur  excellent,  j'aurais  été- 
infailliblement  noyé.  Glumdalclitch ,  dans  ee 
moment,  était  par  hasard  a  l'autre  extrémité 
de  la  chambre.  La  reine  fut  si  consternée  de 
cet  accident,  qu'elle  manqua  de  présence  d'es- 
prit pour  m'assister  ;  mais  ma  petite  gouver- 
nante courut  à  mon  secours  et  me  tira  adroi- 
tement hors  du  plat ,  après  que  j'eus  avalé 
plus  d'une  pinte  de  lait.  On  me  mit  au  lit  ;  ce- 
pendant, je  ne  reçus  d'autre  mal  que  la  perte 
d'un  habit  qui  fut  tout  à  fait  gâté.  Le  nain 
fut  bien  fouetté,  et  je  pris  quelque  plaisir  à 
voir  cette  exécution. 

Je  vais  maintenant  donner  au  lecteur  une 
légère  description  de  ce  pays ,  autant  que  je 
l'ai  pu  connaître  par  ce  que  j'en  ai  parcouru. 
Toute  l'étendue  du  royaume  est  environ  de 
trois  mille  lieues  de  long  et  de  deux  mille 
cinq  cents  lieues  de  large  ;  d'où  je  conclus  que 
nos  géographes  de  l'Europe  se  trompent,  lors- 
qu'ils croient  qu'il  n'y  a  que  la  mer  entre  le 
Japon  et  la  Californie.  Je  me  suis  toujours 
imaginé  qu'il  devait  y  avoir  de  ce  côté-là  un 
grand  continent,  pour  servir  de  contre-poià.- 
au  grand  continent  de  Tartarie.  On  doit  don- 
corriger  les  cartes  et  joindre  cette  vaste  éten- 
due de  pays  aux  parties  nord-ouest  de  l'Amé- 
rique ;  sur  quoi  je  suis  prêt  d'aider  les  géogrti 
phes  de  mes  lumières.  Ce  royaume  est  une 
presqu'île,  terminée  vers  le  nord  par  une 
chaîne  de  montagnes  qui  ont  environ  trente 


—  160  — 

milles  de  hauteur,  et  dont  on  ne  peut  appro- 
cher à  cause  des  volcans,  qui  y  sont  en  grand 
nombre  sur  la  cime. 

Les  plus  savants  ne  savent  quelle  espèce  de 
mortels  habitent  au  delà  de  ces  montagnes, 
ni  même  s'il  y  a  des  habitants.  Il  n'y  a  aucun 
port  dans  tout  le  royaume,  et  les  endroits  de 
la  côte  où  les  rivières  vont  se  perdre  dans  la 
mer  sont  si  pleins  de  rochers  hauts  et  escar- 
pés ,  et  la  mer  y  est  ordinairement  si  agitée , 
qu'il  n'y  a  presque  personne  qui  ose  y  abor- 
der ,  en  sorte  que  ces  peuples  sont  exclus  de 
tout  commerce  avec  le  reste  du  monde.  Les 
grandes  rivières  sont  pleines  de  poissons  ex- 
cellents ;  aussi,  c'est  très  rarement  qu'on  pê- 
che dans  l'Océan,  parce  que  les  poissons  de 
mer  sont  de  la  même  grosseur  que  ceux  de 
l'Europe,  et  par  rapport  à  eux  ne  méritent 
pas  la  peine  d'être  pêches  ;  d'où  il  est  évident 
que  la  nature ,  dans  la  production  des  plantes 
et  des  animaux  d'une  grosseur  si  énorme,  se 
borne  tout  à  fait  à  ce  continent  ;  et ,  sur  ce 
point,  je  m'en  rapporte  aux  philosophes.  On 
prend  néanmoins  quelquefois,  sur  la  côte,  des 
baleines  dont  le  petit  peuple  se  nourrit  et 
même  se  régale.  J'ai  vu  une  de  ces  baleines 
qiû  était  si  grosse  qu'un  homme  du  pays  avait 
de  la  peine  à  la  porter  sur  ses  épaules.  Quel- 
quefois, par  curiosité,  on  en  apporte  dans  des 
paniers  à  Lorbrulgrud;  j'en  ai  vu  une  dans 
un  plat  sur  la  table  du  roi. 

Le  pays  est  très  peuplé ,  car  il  contient  cin- 
quante et  une  villes,  près  de  cent  bourgs  en- 
tourés de  murailles,  et  un  bien  plus  grand 
nombre  de  villages  et  de  hameaux.  Pour  sa- 


—  161  — 

tisfaire  le  lecteur  curieux ,  il  suffira  peut-être 
de  donner  la  description  de  Lorbrulgrud.  Cette 
Tille  est  située  sur  une  rivière  qui  la  traverse 
et  la  divise  en  deux  parties  presque  égales. 
Elle  contient  plus  de  quatre-vingt  mille  mai- 
sons, et  environ  six  cent  mille  habitants;  elle 
a  en  longueur  trois  glonylungs  (  qui  font 
environ  cinquante-quatre  milles  d'Angleterre), 
et  deux  et  demi  en  largeur,  selon  la  mesure 
que  j'en  pris  sur  la  carte  royale,  dressée  par 
les  ordres  du  roi,  qui  fut  étendue  sur  la  terre 
exprès  pour  moi,  et  était  longue  de  cent  pieds. 

Le  palais  du  roi  est  un  bâtiment  assez  peu 
régulier;  c'est  plutôt  un  amas  d'édifices  qui 
a  environ  sept  milles  de  circuit  ;  les  chambres 
principales  sont  hautes  de  deux  cent  quarante 
pieds ,  et  larges  à  proportion. 

On  donna  un  carrosse  à  Glumdalclitch  et  à 
moi ,  pour  voir  la  ville ,  ses  places  et  ses  hô- 
tels. Je  supputai  que  notre  carrosse  était  en- 
viron en  carré  comme  la  salle  de  Westmins- 
ter, mais  pas  tout  à  fait  si  haut.  Un  jour,  nous 
fîmes  arrêter  le  carrosse  à  plusieurs  boutU 
cmes,  où  les  mendiants,  profitant  de  l'occasion, 
se  rendirent  en  foule  aux  portières ,  et  me 
fournirent  les  spectacles  les  plus  affreux  qu'un 
oeil  anglais  ait  jamais  vus.  Comme  ils  étaient 
iifformes,  estropiés,  sales,  malpropres,  cou- 
verts de  plaies,  de  tumeurs  et  de  vermine,  et 
lue  tout  cela  me  paraissait  d'une  grosseur 
énorme,  je  prie  le  lecteur  déjuger  de  l'impres- 
sion que  ces  objets  firent  sur  moi,  et  de  in'ep 
épargner  la  description. 

Les  filles  de  la  reine  priaient  souvent  Glum- 
ialclitch  de  venir  dans  leurs  appartements  et 

•DLL1TK1,    I»  6 


—  IG2  — 
de  m'y  porter  avec  elle ,  pour  avoir  le  plaisir 
de  me  voir  de  prés  et  de  me  toucher.  Souvent, 
elles  me  dépouillaient  de  mes  habits  et  me 
mettaient  nu  de  la  tête  jusqu'aux,  pieds,  pour 
mieux  considérer  la  délicatesse  de  mes  mem- 
bres.En  ^et  état, elles  me  nattaient,  me  mettaient 
quelquefois  dans  leur  sein,  et  me  faisaient 
mille  petites  caresses  :  mais  aucune  d'elles  n'a- 
vait la  peau  si  douce  que  GlumdalcUtch. 

Je  suis  persuadé  qu'elles  n'avaient  pas  ds 
mauvaises  intentions  :  elles  me  traitaient  sans 
cérémonie,  comme  une  créature  sans  consé- 
quence; elles  se  déshabillaient  sans  façon  et 
ôtaient  même  leur  chemise  en  ma  présence , 
sans  prendre  les  précautions  qu'exigent  la 
bienséance  et  la  pudeur.  J'étais ,  pendant  ce 
temps-la,  placé  sur  leurs  toilettes,  vis-à-vis 
d'elles,  et  étais  obligé,  malgré  moi,  de  les  voir 
toutes  nues.  Je  dis  malgré  moi ,  car,  en  vé- 
rité, cette  nie  ne  me  causait  aucune  tentation 
et  pas  le  moindre  plaisir.  Leur  peau  me  sem- 
blait rude,  peu  unie  et  de  différentes  couleurs, 
avec  des  taches  ça  et  là  aussi  larges  qu'une 
assiette;  leurs  loi» '/s  cheveux  pendants  sem- 
blaient des  paquets  de  ncelles;  je  ne  dis  rien 
touchant  d'autres  endroits  de  leur  corps,  d'où 
il  faut  conclure  que  la  beauté  des  femmes, 
qui  nous  Criuse  tant  d'émotion,  n'est  qu'une 
imaginaire,  puisque  les  femmes  de 
l'Europe  ressembleraient  à  ces  femmes  dont  je 
viens  de  parler  si  nos  yeux  étaient  des  mi- 
croscopes. Je  supplie  le  beau  sexe  de  mon 
pays  d€  ne  me  point  savoir  mauvais  gré  de 
cette  observation.  D  importe  peu  aux  belles 
l'être  laides  pour  des  yeux  perçants  qui  ne 


—  103  — 

iîs  verront  jamais.   Les   philosophes   savent 
bien  ce  qui  en  est;  niais  lorsqu'ils  voient  une 

.  ils  voient  comme  tout  le  monde,  et  ne 
plus  philosoph 
La  reine,  qui  m'entretenait  souvent  de  mer 
voyages  sur  mer,  cherchait  toutes  les  occa- 
sions possibles  de  me  divertir  quand  j'étais 
mélancolique.  Elle  me  demanda  un  jour  si 
j'avais  l'adresse  de  manier  une  voile  et  une 
rame,  et  si  un  peu  d'exercice  en  ce  genre  ne 

pas  convenable  a  ma  santé.  Je  répondis 
que  j'entendais  tous  les  deux  assez  bien;  car, 

e  mon  emploi  particulier  eût  été  celui 
de  chirurgien,  c'est-à-dire  médecin  de  vais- 
jc  m'étais  trouvé  sou  veut  obligé  d€  tra- 
vailler comme  matelot ,  mais  j'ignorais  com- 
ment cela  se  pratiquait  dans  ce  pays,  où  la 
plus  petite  barque  était  égale  à  un  vaisseau 
de  guerre  de  premier  rang  parmi  nous;  d'ail- 
leurs, un  navire  proportionné  à  ma  grandeur 
et  à  mes  forces  n'aurait  pu  flotter  longtemps 
sur  leurs  rivières,  et  je  n'aurais  pu  le  gouver- 
ner. Sa  majesté  me  dit  que,  si  je  voulais,  soe 
menuisier  me  ferait  une  petite  barque,  et 
qu'elle  me  trouverait  un  endroit  ou  je  pourrais 
naviguer.  Le  menuisier,  suivant  nies  instruc- 
tions, dans  l'espace  de  dix  jours,  me  constnr 
sit  un  petit  navire  avec  tous  ses  cordages,  ca- 
pable de  tenir  commodémeut  huit  Européens 
Quand  il  fut  achevé,  la  reine  donna  ordre  au 
menuisier  de  faire  une  auge  de  bois,  longue 
de  trois  cents  pieds,  large  de  cinquante,  et 
profonde  de  huit:  laquelle  éteint  bien  gou- 
dronnée pour  empêcher  l'eau  de  s'échapper, 
fut  pos^e  sur  le  plancher,  le  long  de  la  mu- 


-  164  — 

raille,  dans  une  salle  extérieure  du  palais  : 
elle  avait  un  robinet  bien  près  du  fond,  pour 
laisser  sortir  l'eau  de  temps  en  temps,  et 
deux  domestiques  la  pouvaient  remplir  dans 
une  demi-heure  de  temps.  C'est  là  que  Ton 
me  fit  rainer  pour  mon  divertissement,  aussi 
bien  que  pour  celui  de  la  reine  et  de  ses  da- 
mes, qui  prirent  beaucoup  de  plaisir  à  voir 
toon  adresse  et  mon  agilité.  Quelquefois  je 
haussais  ma  voile,  et  puis  c'était  mon  affaire 
de  gouverner  pendant  que  les  dames  me 
donnaient  un  coup  de  vent  avec  leurs  éven- 
tails ;  et,  quand  elles  se  trouvaient  fatiguées, 
quelques-uns  des  pages  poussaient  et  faisaient 
avancer  le  navire  avec  leur  souffle,  tandis  que 
je  signalais  mon  adresse  à  tribord  et  à  bâ- 
Dord,  selon  qu'il  me  plaisait.  Quand  j'avais  fini, 
Glurnd<ilclitch  reportait  mon  navire  dans  son 
cabinet,  et  le  suspendait  à  un  clou  pour  sécher. 
Dans  cet  exercice,  il  m*arriva  une  fois  un 
accident  qui  pensa  me  coûter  la  vie,  car,  un 
des  pages  ayant  mis  mon  navire  dans  l'auge, 
une  femme  de  la  suite  de  Glumdaiclitch  me 
leva  très  officieusement  pour  me  mettre  dans 
le  navire  ;  mais  il  arriva  que  je  glissai  d'entre 
ses  doigts,  et  j'aurais  infailliblement  tombé 
de  la  hauteur  de  quarante  pieds  sur  le  plan- 
cher, si,  par  le  plus  heureux  accident  du 
monde,  je  n'eusse  pas  été  arrêté  par  une 
grosse  épingle  qui  était  fichée  dans  le  tablier 
de  cette  femme.  La  tête  de  l'épingle  passa  en- 
tre ma  chemise  et  la  ceinture  de  ma  culotte, 
et  ainsi  je  tus  suspendu  en  l'air  par  mon  der- 
rière, jusqu'à  ce  que  GlumdakHkh  accourût  à 
92311  secours. 


—  165  — 

Une  autre  fois,  un  des  domestiques,  dont  la 
fonction  était  de  remplir  mon  auge  d'eau  fraî- 
che de  trois  jours  en  trois  jours,  fut  si  négli- 
gent, qu'il  laissa  échapper  de  son  eau  une 
grenouille  très  grosse  sans  l'apercevoir. 

La  grenouille  se  tint  cachée  jusqu'à  ce  que 
je  fusse  dans  mon  navire;  alors,  voyant  un 
endroit  pour  se  reposer,  elle  y  grimpa,  et  le 
fit  tellement  pencher,  que  je  me  trouvai 
obligé  de  faire  le  contre-poids  de  l'autre  côté 
pour  empêcher  le  navire  de  s'enfoncer  ; 
mais  je  l'obligeai  à  coups  de  rames  de  sauter 
dehors. 

Voici  le  plus  grand  péril  que  je  courus  dans 
oe  royaume.  Glumdalclitch  m'avait  enfermé  au 
verrou  daus  son  cabinet,  4tant  sortie  pour  des 
affaires,  ou  pour  faire  une  visite.  Le  temps  était 
très  chaud,  et  la  fenêtre  du  cabinet  était  ouverte, 
aussi  bien  que  les  fenêtres  et  ;a  porte  de  ma 
boîte;  pendant  que  j'étais  assis  tranquillement 
et  mélancoliquement  près  de  ma  table,  j'enten- 
dis quelque  chose  entrer  dans  le  cabinet  par  la 
fenêtre,  et  sauter  çà  et  là.  Quoique  j'en  fusse 
un  peu  alarmé,  j'eus  le  courage  de  regarder 
dehors,  mais  sans  abandonner  ma  chaise  ;  et 
alors  je  vis  un  animal  capricieux,  bondissant 
et  sautant  de  tous  côtés,  qui  enfin  s'approcha 
de  ma  boîte,  et  la  regarda  avec  une  apparence 
de  plaisir  et  de  curiosité,  mettant  sa  tête  à 
la  porte  et  à  chaque  fenêtre.  Je  me  retirai 
au  coin  le  plus  éloigné  de  ma  boîte  ;  mais  cet 
animal;  qui  était  un  singe,  regardant  dedans 
de  tous  côtés,  me  donna  une  telle  frayeur, 
que  je  n'eus  pas  la  présence  d'esprit  de  me 
cacher  sous  mon  lit,  comme  je   pouvais  faire 


—  166  — 

très  facilement.  Après  bien  des  grimaces  et 
des  gambades,  ii me  découvrit;  et  fourrant 
une  de  ses  pattes  par  l'ouverture  de  la  porte, 
somme  fait  un  chat  qui  joue  avec  une  souris, 
quoique  je  changeasse  souvent  de  lieu  pour 
ttie  a  couvert  de  lui,  il  m'attrappa  par 
tas  pans  de  mon  justaucorps  (qui,  étant 
fait  du  drap  de  ce  pays,  était  épais  et  trèi; 
fowt),  et  me  tira  dehors.  Il  me  prit  dans  sa 
patte  droite,  et  me  tint  comme  une  nourrice 
tient  un  entant  qu'elle  va  allaiter,  et  de  la 
même  façon  que  j'ai  vu  la  même  espèce 
«Ranimât  faire  avec  un  jeune  chat  en  Europj. 
Quand  je  me  débattais,  il  me  pressait  si  fort, 
que  je  crus  que  le  parti  le  plus  sage  était  de 
me  soumettre  et  d'en  passer  par  tout  ce  qui 
lui  plairait.  J'ai  quelque  raison  de  croire  qu'il 
me  prit  pour  un  jeune  singe,  parce  qu'avec 
itre  patte  il  tiattait  doucement  mon  vi- 
sage. 

Il  fut  tout  à  coup  interrompu  par  un  bru;: 
à  la  porte  du  cabinet,  comme  si  quelqu'un  eût 
tâché  de  l'ouvrir;  soudain  il  sauta  à  la  fenêtre 
par  laquelle  il  était  entré,  et,  de  là,  sur  les 
.gouttières ,  marchant  sur  trois  pattes  et  me 
«euant  de  la  quatrième  jusqu'à  ce  qu'il  eût 
pimpé  à  un  toit  attenant  au  nôtre.  J'entendis 
àans  l'instant  jeter  des  cris  pitoyables  à  Glum- 
jaldit'h.  La  pauvre  Ûlle  était  au  désespoir,  et 
te  quartier  du  palais  se  trouva  tout  en  tu- 
multe :  Um-  domestiques  coururent  chercher 
des  échelles;  le  singe  fol  vu  par  plusieurs  per- 
sonne tir  le  faîte  d'un  bâtiment,  me 
tenant  comme  une  poupée  dans  une  de  ses 
pattes  de  de\ant,  <■  t  à  manger 


—  167  — 

avec  l'autre.,  fourrant  dans  ma  bouche  quel- 
ques viandes  qu'il  avait  attrapées,  et  me  ta- 
pant quand  je  ne  voulais  pas  manger,  ce  qui 
faisait  beaucoup  rire  la  canaille  qui  me  regar- 
dait d'en  bas ,  en  quoi  ils  n'axaient  pas  tort, 
car,  excepté  pour  moi ,  la  chose  était  assa 
plaisante.  Q-;e.ques-uns  jetèrent  des  pierres, 
dans  l'espérance  de  faire  descendre  le  singe  ; 
mais  on  défendit  de  continuer,  de  peur  de  mê 
casser  la  tète. 

Les  échei'es  furent  appliquées,  et  plusieurs 
hommes  montèrent.  Aussitôt  le  singe,  ef- 
frayé, décampa,  et  me  laissa  tomber  sur  une 
gouttière.  Alors  un  des  laquais  de  ma  petite 
maîtresse  ,  honnête  garçon,  grimpa ,  et ,  me 
mettant  dans  .a  poche  de  sa  culotte,  me  fît 
descendre  en  sûreté. 

J'étais  presque  suffoqué  des  ordures  que  le 
singe  avait  fourrées  dans  mon  gosier;  mais 
ma  chère  petite  maîtresse  me  fit  vomir,  ce  qui 
me  soulagea.  J'étais  si  faible  et  si  froissé  des 
embrassades  de  cet  animal,  que  je  fus  obligé 
de  me  tenir  au  lit  pendant  quinze  jours.  Le 
roi  et  toute  la  cour  envoyèrent  chaque  jour 
pour  demander  des  nouvelles  de  ma  santé,  et 
la  reine  me  ût  plusieurs  visites  pendant  ma 
maladie.  Le  singe  fut  mis  a  mort,  et  un  ordre 
fut  porté,  faisant  défense  d'entretenir  désor- 
mais  aucun  animal  de  cette  espèce  auprès  du 
palais.  La  première  fois  que  je  me  rendis  au- 
près du  roi,  après  le  rétablissement  de  ma 
santé,  pour  le  remercier  de  se3  bontés ,  il  me 
fit  l'honneur  de  railler  beaucoup  sur  cette  aven- 
ture ;  il  me  demanda  quels  étaient  mes  senti- 
ments et  mes  réflexions  pendant   que  j'é- 


—  168  — 

tais  entre  les  pattes  du  singe;  de  quel  goût 
étaient  les  viandes  qu'il  me  donnait,  et  si  l'air 
frais  que  j'avais  respiré  sur  le  toit  n'avait  pas 
aiguisé  mon  appétit?  Il  souhaita  fort  de  savoir 
ce  que  j'aurais  fait  en  une  telle  occasion  dans 
mon  pays  Je  dis  à  sa  majesté  qu'en  Europe 
nous  n'avions  point  de  singes,  excepté  ceux 
qu'on  apportait  des  pays  étrangers,  et  qui 
étaient  si  petits  qu'ils  n'étaient  point  à  crain- 
dre, et  qu'à  l'égard  de  cet  animal  énorme  à 
qui  je  venais  d'avoir  affaire  (  il  était,  en  vérité, 
aussi  gros  qu'un  éléphant),  si  la  peur  m'avait 
permis  de  penseraux  moyens  d'userde  mon  sa- 
bre (à  ces  mots,  je  pris  un  air  fier,  et  mis  la  main 
sur  la  poignée  de  mon  sabre) ,  quand  il  a  fourré 
sa  patte  dans  ma  chambre ,  peut-être  je  lui 
aurais  fait  une  telle  blessure,  qu'il  aurait  été 
bien  aise  de  la  retirer  plus  promptement  qu'il 
ne  l'avait  avancée.  Je  prononçai  ces  mots  avec 
un  accent  ferme,  comme  une  'personne  jalouse 
de  son  honneur,  et  qui  se  sent.  Cependant 
mon  discours  ne  produisit  rien  qu'un  éclat  de 
rire,  et  tout  le  respect  dû  à  sa  majesté  de  la 
part  de  ceux  qui  l'environnaient  ne  put  les 
retenir;  ce  qui  me  ht  réfléchir  sur  la  sottise 
d'un  homme  qui  tâche  de  se  faire  honneur  a 
lui-même  en  présence  de  ceux  qui  sont  hors 
de  tous  les  degrés  d'égalité  ou  de  comparaison 
avec  lui  ;  et  cependant  ce  qui  m'arriva  alors, 
je  l'ai  vu  souvent  arriver  en  Angleterre,  où  un 
petit  homme  de  néant  se  vante ,  s'en  fait  ac- 
croire, tranche  du  petit  seigneur  et  ose  pren- 
dre un  air  important  avec  les  plus  grands  du 
royaume,  parce  qu'il  a  quelque  talent. 
Je  fournissais  tous  les  jours  à  la  cour  1* 


~-  169  — 

sujet  de  quelque  conte  ridicule  ,  et  Glumdal- 
clitch,  quoiqu'elle  m'aimât  extrêmement,  était 
assez  méchante  pour  instruire  la  reine  quand 
je  faisais  quelque  sottise  qu'elle  croyait  pou- 
voir réjouir  sa  majesté.  Par  exemple,  étant  un 
jour  descendu  de  carrosse  à  la  promenade,  où 
j'étais  avec  Glumdalclitch ,  porté  par  elle  dans 
ma  boîte  de  voyage,  je  me  mis  à  marcher  :  il 
y  avait  de  la  bouse  de  vache  dans  un  sentier  ; 
je  voulus ,  pour  faire  parade  de  mon  agilité, 
faire  l'essai  de  sauter  par-dessus  ;  mais  ,  par 
malheur,  je  sautai  mal,  et  tombai  au  beau  mi- 
lieu, en  sorte  que  j'eus  de  l'ordure  jusqu'aux 
genoux.  Je  m'en  tirai  avec  peine ,  et  un  des 
laquais  me  nettoya  comme  il  put  avec  son 
mouchoir.  La  reine  fut  bientôt  instruite  de 
cette  aventure  impertinente,  et  les  laquais  la 
divulguèrent  partout. 


1T.  —  Différentes  inventions  de  l'auteur  pour  plaire  au 
roi  et  à  la  reine.—  Le  roi  s'informe  de  l'état  de  l'Eu- 
rope, dont  l'auteur  lui  donne  la  relation.  —  Les  ob- 
servations du  roi  sur  cet  article. 

J'avais  coutume  de  me  rendre  au  lever  du 
roi  une  ou  deux  fois  par  semaine  ,  et  je  m'y 
étais  trouvé  souvent  lorsqu'on  le  rasait ,  ce 
qui,  au  commencement,  me  faisait  trembler, 
le  rasoir  du  barbier  étant  prés  de  deux  fois 
plus  long  qu'une  faux.  Sa  majesté  ,  selon  l'u- 
sage du  pays,  n'était  rasée  que  deux  fois  par 
semaine.  Je  demandai  une  fois  au  barbier  quel- 
ques poils  de  la  barbe  de  sa  majesté.  M'en 
ayant  fait  présent,  je  pris  un  petit  morceau 


—  170  — 

de  bois,  et,  y  ayant  fait  plusieurs  trous  à  une 
distance  égale  avec  une  aiguille ,  j'y  attachai 
.es  poils  si  adroitement ,  que  je  in\*n  fis  un 
peigne ,  ce  qui  me  fut  (Tun  grand  secours,  le 
mien  étant  rompu  et  devenu  presque  mutile; 
et  n'ayant  trouvé  dans  le  pays  aucun  ouvrier 
capable  de  m'en  faire  un  autre. 

Je  me  souviens  d'un  amusement  que  je  me 
procurai  vers  le  même  temps.  Je  priai  une  des 
femmes  de  chambre  de  la  reine  de  recueillir  les 
cheveux,  fins  qui  tombaient  de  la  tète  de  sa 
majesté,  quand  on  la  peignait,  et  de  me  les 
donner.  J'en  amassai  une  quantité  considéra- 
ble, et  alors,  prenant  conseil  de  l'ébéniste  qui 
reçu  ordre  de  faire  tous  les  petits  ou- 
vrages que  je  lui  demanderais,  je  lui  donnai 
des  instructions  pour  me  faire  deux  fauteuils 
de  la  grandeur  de  ceux  qui  se  trouvaient  dans 
ma  boîte ,  et  de  les  percer  de  plusieurs  petits 
troue  avec  une  alêne  fine.  Quand  les  pieds, 
\bo  bras,  les  barres  et  le^s  dossiers  des  fauteuils 
furent  prêts,  je  composai  le  fond  avec  les  che- 
veux de  la  reine,  que  je  passai  dans  les  trous, 
et  j'en  fis  des  fauteuils  semblables  aux  fau- 
teuils de  canne  dont  nous  nous  servons  es 
Angleterre.  J'eus  l'honneur  d'en  faire  présent 
à  la  reine,  qui  les  mit  dans  une  armoire  com- 
me une  curiosité. 

Elle  voulut  un  jour  me  faire  asseoir  dans  un 
de  ces  fauteuils;  mais  je  m'en  excusai,  protes- 
tant que  je  n'étais  pas  assez  téméraire  et  as- 
sez insolent  pour  appliquer  mou  derrière  sur 
de  respectables  cheveux  qui  avaient  autrefois 
orné  la  tète  de  sa  majesté.  Comme  j'avais  du 
génie  nour  la  mécanique,  je  fis  ensuite  de  ces 


—  171  — 

cheveux  une  petite  bourse  très  bien  taillée, 
longue  environ  de  deux  aunes,  avec  le  nom 
de  sa  majesté  tissu  en  lettres  d'or,  que  je 
donnai  à  Glumdalclitch,  du  consentement  de 
la  reine. 

Le  roi ,  qui  aimait  fort  la  musique ,  avait 
très  souvent  de?  concerts,  auxquels  j'assistais 
placé  dans  ma  boîte;  mais  le  bruit  était  si 
grand,  que  je  ne  couvais  guère  distinguer  les 
accords;  je  m'assure  que  tous  les  t  ml>ours  et 
trompettes  d'une  année  royale ,  battant  et 
sonnant  à  la  fois  tout  près  des  oreilles,  n'au- 
raient pu  égaler  ce  bruit.  Ma  coutume  était 
de  faire  placer  ma  boîte  loin  de  l'endroit  où 
étaient  les  acteurs  du  concert,  de  fermer  les 
portes  et  les  fenêtres  de  ma  boîte,  et  de  tirer 
les  rideaux  de  mes  fenêtres;  avec  ces  précau- 
tions ,  je  ne  trouvais  pas  leur  musique  désa- 
gréable. 

J'avais  appris,  pendant  ma  jeunesse,  à  jouer 
du  clavecin.  Glumdalclitch  en  avait  un  dans 
sa  chambre,  où  un  maître  se  rendait  deux  fois 
la  semaine  pour  lui  montrer.  La  fantaisie  me 
prit  un  jour  de  régaler  le  roi  et  la  reine  d'un 
air  anglais  sur  cet  instrument;  mais  cela  me 
oarut  extrêmement  difficile,  car  le  clavecin 
était  long  de  prés  de  soixante  pieds,  et  les 
touches  larges  environ  d'un  pied;  de  telle 
sorte  qu'avec  mes  deux  bras  bien  étendus,  je 
ne  pouvais  atteindre  plus  de  cinq  touches ,  et 
de  plus ,  pour  tirer  un  son ,  il  mb  fallait  tou- 
cher à  grands  coups  de  poing.  Voici  le  moyen 
dont  je  m'avisai  :  j'accommodai  deux  bâtons 
environ  de  la  grosseur  d'un  tricot  ordinaire, 
et  je  couvris  le  bout  de  ces  bâtons  de  peau  de 


—  472  — 

souris,  pour  ménager  les  touches  et  le  son  de 
l'instrument;  je  plaçai  un  banc  vis-à-vis,  sur 
lequel  je  montai,  et  alors  je  me  mis  à  courir 
avec  toute  la  vitesse  et  toute  l'agilité  imagi- 
nables sur  cette  espèce  d'échafaud ,  frappant 
ça  et  la  le  clavier  avec  mes  deux  bâtons  de 
toute  ma  force,  en  sorte  que  je  vins  a  bout  de 
jouer  une  gigue  anglaise,  a  la  grande  satisfac- 
tion de  leurs  majestés  ;  mais  il  faut  avouer 
que  je  ne  fis  jamais  d'exercice  plus  violent  et 
plus  pénible. 

Le  roi,  qui,  comme  je  l'ai  dit,  était  un 
prince  plein  d'esprit,  ordonnait  souvent  de 
m'apporter  dans  ma  boîte  et  de  me  mettre 
sur  la  table  de  son  cabinet.  Alors  il  me  com- 
mandait de  tirer  une  de  mes  chaises  hors  de 
la  boîte,  et  de  m'asseoir  de  sorte  que  je  fusse 
au  niveau  de  son  visage.  De  cette  manière, 
j'eus  plusieurs  conférences  avec  lui.  Un  jour, 
je  pris  la  liberté  dédire  à  sa  majesté  que  le 
mépris  qu'elle  avait  conçu  pour  l'Europe  et 
pour  le  reste  du  monde  ne  me  semblait  pas 
répondre  aux  excellentes  qualités  d'esprit 
dont  elle  était  ornée  :  que  la  raison  était  indé- 
pendante de  la  grandeur  du  corps;  qu'au  con- 
traire, nous  avions  observé,  dans  notre  pays, 
que  les  personnes  de  haute  taille  n'étaient 
pas  ordinairement  les  plus  ingénieuses;  que, 
parmi  les  animaux,  les  abeilles  et  es  fourmi9 
avaient  la  réputation  d'avoir  le  plus  d'indus- 
trie, d'artifice  et  de  sagacité;  et  enfin  que, 
quelque  peu  de  cas  qu'il  fît  de  ma  rigure,  J'es- 
pérais néanmoins  pouvoir  rendre  de  grands 
services  a  sa  majesté.  Le  roi  m 'écouta  avec 
attention,  et  commença  à  me  regarder  d'un 


—  173  — 

autre  œil,  et  à  ne  plus  mesurer  mon  esprit  pas 
ma  taille. 

Il  mordonna  alors  de  lui  faire  une  relation 
exacte  du  gouvernement  d'Angleterre,  parce 
que,  q  ;elque  prévenus  que  les  princes  -oient 
ordinairement  en  faveur  de  leurs  maximes  et 
de  leurs  usages,  il  serait  bien  aise  de  savoir 
s'il  y  avait  en  mon  pays  de  quoi  imiter.  Ima- 
ginez-vous, mon  cher  lecteur,  combien  je  dé- 
sirai alors  d'avoir  le  génie  et  la  langue  de 
Démosthene  et  de  Cicéron,  pour  être  capable 
de  peindre  dignement  l'Angleterre,  ma  patrie, 
et  d'en  tracer  une  idée  sublime. 

Je  commençai  par  dire  à  sa  majesté  que 
nos  Etats  étaient  composés  de  deux  îles  qui 
formaient  trois  puissants  royaumes  sous  un 
seul  souverain,  sans  compter  nos  colonies  en 
Amérique.  Je  m'étendis  fort  sur  la  fertilité 
de  notre  terrain  et  sur  la  température  de 
notre  climat.  Je  décrivis  ensuite  la  constitu- 
tion du  Parlement  anglais,  composé  en  paitie 
d'un  corps  illustre  appelé  la  Chambre  &e$ 
pairs,  personnages  du  sang  le  plus  noble,  an- 
ciens possesseurs  et  seigneurs  des  plus  belles 
terres  du  royaume.  Je  représentai  l'extrême 
soin  qu'on  prenait  de  leur  éducation  par  rap- 
port aux  sciences  et  aux  armes,  pour  es  ren- 
dre capables  d'être  conseiilers-nés  au  royaume, 
d'avoir  part  dans  l'administration  du  gouver- 
nement, d'être  membres  de  la  plus  haute  cour 
de  justice  dont  il  n'y  avait  point  d'appel,  et 
d'être  les  défenseurs  zélés  de  leur  prince  et  de 
leur  patrie,  par  leur  valeur,  leur  conduite  et 
leur  fidélité  ;  que  ces  seigneurs  étaient  l'orne- 
ment et  la  sûreté  du  royaume,  dignes  succès- 


—  174  — 

seurs  de  leurs  ancêtres,  ri  ont  les  honneurs 
avaient  été  la  récompense  (Tune  vertu  insigne, 
et  qu'on  n'avait  jamais  vu  leur  postérité  dégé- 
nérer; qu'à  ces  seigneurs  étaient  joints  plu- 
Sifiurs  saints  hommes,  qui  avaient  une  place 
parmi  eux  sous  le  titre  d'éviqueg ,  dont  la 
charge  particulière  était  de  veilier  sur  la  re- 
ligion et  sur  ceux  qui  la  prêchent  au  peuple; 
qu'on  cherchait  et  qu'on  choisissait  dans  le 
clergé  les  plus  saints  et  les  plus  savants  hom- 
mes pour  les  revêtir  de  cette  dignité  émi- 
nente. 

J'ajoutai  que  l'autre  partie  du  Parlement 
était  une  assemblée  respectable,  nommée  la 
Chambre  des  communes,  composée  de  nobles 
choisis  librement,  et  députés  par  le  peuple 
même,  seulement  à  cause  de  leurs  lumières, 
de  leurs  talents  et  de  leur  amour  pour  la  pa- 
trie, afin  de  représenter  la  sagesse  de  toute  la 
nation.  Je  dis  que  ces  deux  corps  formaient 
la  plus  auguste  assemblée  de  l'univers,  cui, 
de  concert  avec  le  prince,  disposait  de  tou'  et 
réglait  en  quelque  sorte,  la  destinée  de  tcus 
les  peuples  de  l'Europe. 

Ensuite,  je  descendis  aux  cours  de  justice, 
où  étaient  assis  de  vénérables  interprètes  de 
la  loi ,  qui  décidaient  sur  les  différentes  con- 
*  ions  des  particuliers,  qui  punissaient  le 
crime  et  protégeaient  l'innocence.  Je  ne  man- 
quai pas  de  parler  de  la  sage  et  économique 
administration  de  nos  finances,  et  de  m'éten- 
dre  sur  la  valeur  et  les  exploits  de  nos  guer- 
riers de  mer  et  de  terre.  Je  supputai  le  nom- 
bre du  peuple,  en  comptant  combien  il  y  avait 
?le  millions  d'hommes  de  différentes  religions 


—  175  — 

et  de  diTérents  partis  politiques  parmi  nous. 
Je  n'omis  ni  nos  jeux  ,  ni  nos  spectacles ,  ni 
aucune  autre  particularité  que  je  crusse  pou- 
voir faire  honneur  a  mon  pays,  et  je  fiais  par 
un  petit  récit  historique  des  dernières  i 
tions  ^Angleterre  depuis  environ  cent  ans. 

Cette   conversation    dura   cinq  a  idiences 
dont  chacune  fut  de  plusieurs   heures ,  et  le 
roi  écouta  le  tout  avec  une  grande  attention, 
écrivant  l'extrait  de  presque  tout  ce  que  je 
disais,  et  marquant  i  benpc  les  ques- 

tions qu'il  avait  dessein  de  me  faire. 

Quand  j'eus  achevé  me  -cours,  sa 

ae  audience  ,  exami- 
nant ses  extraits,  me  proposa  plusieurs-doutes 
et  de  forte>  r  chaque  article.  Elle 

me  demanda  d'abord  quels  étaient  les  moyens 
ordinaires  de  cultiv  de  notre  jeune 

noblesse  ;  quelles  mesures  l'on  prenait  quand 
une  maison  noble  venait  à  s'éteindre,  ce  qui 
devait  arriver  de  temps  en  temps  ;  quelles  qua- 
lités étaient  née  i  ceux  qui  devaient 
être  créés  nouveaux  pairs  ;  si  le  caprice  du 
prince,  une  somme  d'argent  donnée  a  propos 
à  une  dame  de  la  cour  et  à  un  favori,  ou  le 
dessein  de  fortifier  un  parti  opposé  au  bien  pu- 
blic, n'étaient  jamais  les  motifs  de  ces  promo- 
tions ;  quel  de_;ré  de  science  les  pairs  avaient 
dans  les  lois  de  leur  pays,  et  comment  il&  de- 
nt capables  de  décider  en  dernier  res- 
sort des  droits  de  leurs  compatriotes  ;  s'ils 
étaient  toujours  exempts  d'avarice  et  de  pré- 
;  si  ces  saints  évèques  dont  j'avais  parié 
parvenaient  toujours  à  ce  haut  rang-  par  leur 
science  dans  les  matières  théologiques  et  par 


—  176  — 

la  sainteté  de  leur  vie;  s'ils  n'avaient  jamais 
eu  de  faiblesses;  s'ils  n'avaient  jamais  intri- 
gué lorsqu'ils  n'étaient  que  de  simples  prê- 
tres; s'il*  n'avaient  pas  été  quelquefois  les 
aumôniers  d'un  pair  par  le  moyen  duquel  ils 
étaient  parvenus  à  l'évêché,  et  si,  dans  ce  cas, 
ils  ne  suivaient  pas  toujours  aveuglément  l'a- 
vis du  pair  tt  ne  servaient  pas  sa  passion  ou 
son  préjugé  dans  l'assemblée  du  Parlement. 

Il  voulut  savoir  comment  on  s'y  prenait  pour 
l'élection  de  ceux  que  j'avais  appelés  les  com- 
mun?*; si  un  inconnu,  avec  une  bourse  bien 
remplie  d'or,  ne  pouvait  pas  quelquefois  ga- 
gner le  suffrage  des  électeurs  à  force  d'argent, 
se  faire  préférer  à  leur  propre  seigneur  ou  aux 
plus  considérables  et  aux  plus  distingués  de 
la  noblesse  dans  le  voisinage  ;  pourquoi  on 
avait  une  si  violente  passion  d'être  élu  pour 
l'assemblée  du  Parlement ,  puisque  cette  élec- 
tion était  l'occasion  d'une  très  grande  dépense 
et  ne  rendait  rien  ;  qu'il  fallait  donc  que  ces 
élus  fussent  des  hommes  d'un  désintéresse- 
ment parfait  et  d'une  vertu  éminente  et  héroï- 
que, ou  bien  qu'ils  comptassent  d'être  indem- 
nisés et  remboursés  avec  usure  par  le  prince 
et  par  ses  ministres,  en  leur  sacrifiant  le  bien 
public.  Sa  majesté  me  proposa  sur  cet  article 
des  difficultés  insurmontables  que  la  prudence 
ne  me  permet  pas  de  répéter. 

Sur  ce  que  je  lui  avais  dit  de  nos  cours  de 
justic-' ,  sa  majesté  voulut  être  éclairée  tou- 
chant plusieurs  articles.  J'étais  assez  en  état 
de.  la  satisfaire,  ayant  été  autrefois  presque 
ruiné  par  un  long  procès  à  la  chancellerie,  qui 
fut  néanmoins  jugé  en  ma  faveur,  et  que  je 


—  477  -• 

gagnai  même  avec  les  dépens.  Il  me  demanda 
combien  de  temps  on  employait  ordinaire- 
ment à  mettre  une  affaire  en  état  d'être  ju- 
gée ;  s'il  en  coûtait  beaucoup  pour  plaider  ;  si 
les  avocats  avaient  la  liberté  de  défendre  des 
causes  évidemment  injustes  ;  si  l'on  n'avait 
jamais  remarqué  que  l'esprit  de  parti  et  de 
religion  eût  fait  pencher  la  balance  :  si  ces 
avocats  avaient  quelque  connaissance  des  pre- 
miers principes  et  des  lois  générales  de  l'é- 
quité, ou  s'ils  ne  se  contentaient  pas  de  savoir 
les  lois  arbitraires  et  les  coutumes  locales  du 
pays;  si  eux  et  les  juges  avaient  les  droit  d'in- 
terpréter à  leur  gré  et  de  commenter  les  lois; 
si  les  plaidoyers  et  les  arrêts  n'étaient  pas 
quelquefois  contraires  les  uns  aux  autres  dans 
lajmëme  espèce. 

Ensuite,  il  s'attacha  à  me  questionner  sur 
l'administration  des  finances ,  et  me  dit  qu'il 
croyait  que  je  m'étais  mépris  sur  cet  article, 
parce  que  je  n'avais  fait  monter  les  impôts 
qu'à  cinq  ou  six  millions  par  an  ;  que  cepen- 
dant la  dépense  de  l'Etat  allait  beaucoup  plus 
loin  et  excédait  beaucoup  la  recette. 

Il  ne  pouvait,  disait-il,  concevoir  comment 
un  royaume  osait  dépenser  au  delà  de  son  re- 
venu et  manger  son  bien  comira  un  particu- 
lier. H  me  demanda  quels  étalât  nos  créan- 
ciers, et  où  nous  trouverions  de  quoi  les  payer; 
si  nous  gardions  à  leur  égard  les  lois  de  la  na- 
ture, de  la  raison  et  de  l'équité.  Il  était  étonné 
du  détail  que  je  lui  avais  fait  de  nos  guerres 
et  des  frais  excessifs  qu'elles  exigeaient.  Il 
fallait  certainement,  disait-il,  que  nous  fus- 
sions un  peuple  bien  inquiet  et  bien  querel- 


—  178  — 

leur,  ou  que  nous  eussions  de  bien  mauvaic 
voisins.  «  gu'avez-vous  à  démêler,  ajoutait-il, 
nor.-  de  ww  Ues?  Devez-vous  3  avoir  a  "autres 
affaires  que  celle  de  votre  commerce'?  devez- 
vous  songer  a  faire  des  conquête.- ?  et  ne  vous 
suffit-il  pas  de  bien  garder  vus  ports  et  vos 
m  Ce  qui  i  étonna  l'oit,  ce  fut  d  appren- 
dre que  nous  entretenions  une  armée  dans  le 
seii.de  lu  paix  et  au  milieu  d'un  peuple  libre.  Il 
dit  que  si  nous  étions  goa  i  notre  pro- 

pre con.-en;ement,  il  ne  pouvait  s'imaginer  de 
qui  nous  avions  peur,  et  contre  qui  nous  avions 
à  nous  battre.  Il  demanda  si  la  maison  d'un  par- 
ticulier ne  serait  pas  mieux  défendue  par  lui- 
même,  par  ses  enfants  et  par  ses  domestiques, 
que  par  une  troupe  de  fripons  et  de  coquins 
tirés  par  hasard  de  la  lie  du  peuple,  avec  un 
salaire  bien  petit,  et  qui  pourraient  gagner 
cent  fois  plus  en  nous  coup  1  nt  la  gorge. 

Il  rit  beaucoup  de  ma  b  r.hmctique 

(comme  il  lui  plut  de  l'appeler),  lorsque  j'avais 
supputé  le  nombre  de  n  * 

•  s  différentes  sectes  qui  sont  parmi  nous 
à  l'égard  de  la  reli-ion  et  de  la  politique. 

Il  remarqua  qu'entre  les  ami.  la  no- 

tre noblesse,  j'avais  fa;t  mention  du  jeu.  li 
voulut  savoir  à  quel  âge  ce  divertissement 
était  ordinairement  pratiqué  et  quand  on  le 
quittait,  combien  de  temps  on  y  consacrait, 
et  s'il  n'altérait  pas  quelquefois  la  fortune  des 
particu  iers  et  ne  leur  faisait  pas  commettre 
des  actions  basses  et  anmes 

•  corrompus  ne  pouvaient  pas  quelque- 
par  leur  adresse  dans  ce  métier,  acquérir 
de  grandes  richesses,  tenir  nos  pairs  même 


—  1*79  — 

dans  une  espèce  de  dépendance,  les  accoutu» 
mer  à  voir  mauvaise  compagnie,  les  détourner 
entièrement  de  la  culture  de  leur  esprit  et  du 
soin  de  leurs  affaires  domestiques,  et  les  forcer, 
parles  pertes  qu'ils  pouvaient  faire,  d'appren- 
dre peut-être  à  se  servir  de  cette  même  adresse 
infâme  qui  les  avait  ruinés. 

Il  était  extrêmement  étonné  du  récit  que  je 
lui  avais  fait  de  notre  histoire  du  dernier  siè- 
cle; ce  n'était,  selon  lui,  qu'un  enchaînement 
horrible  de  conjurations,  de  rébellions,  de 
meurtres ,  de  massacres ,  de  révolutions , 
d'exils,  et  des  plus  énormes  effets  que  l'ava- 
rice, l'esprit  de  faction,  l'hypocrisie,  la  pepidie, 
la  cruauté,  la  rage,  la  folie,  la  haine,  l'envie,  la 
malice  et  l'ambition  pouvaient  produire. 

Sa  majesté,  dans  une  autre  audience,  prit 
la  peine  de  récapituler  la  substance  de  tout 
ce  que  j'avais  dit,  compara  les  questions 
qu'elle  m'avait  faites  avec  le3  réponses  que 
j"avais  données;  puis,  me  prenant  dans  ses 
mains  et  me  flattant  doucement,  s'exprima 
dans  ces  mots,  que  je  n'oublierai  jamais,  non 
plus  que  la  manière  dont  il  les  prononça  : 
«  Mon  petit  ami  Grildrig,  vous  avez  fait*  uû 
panégyrique  très  extraordinaire  de  votre  pays; 
vous  avez  fort  bien  prouvé  que  l'ignorance,  la 
paresse  et  le  vice  peuvent  être  quelquefois  les 
seules  qualités  d'un  homme  d'Etat;  que  les 
lois  sont  éclaircies,  interprétées  et  appliquées 
le  mieux  du  monde  par  des  gens  dont  les  in- 
térêts et  la  capacité  les  portent  a  les  corrom- 
pre, à  les  brouiller  et  à  les  éluder.  Je  remarque 
parmi  vous  une  constitution  de  gouvernement 
qui,  dans  son  origine,  a  peut-être  été  suppor- 


—  180  — 

table,  mais  que  le  vice  a  tout  à  fait  défigurée. 
11  ne  me  paraît  pas  même,  par  tout  ce  que 
tous  m'avez  dit,  qu'une  seule  vertu  soit  re- 
quise pour  parvenir  à  aucun  rang-  ou  à  aucune 
charge  parmi  vous.  Je  vois  que  les  hommes 
n'y  sont  point  ennoblis  par  leur  vertu;  que 
les  prêtres  n'y  sont  point  avancés  par  leur 
piété  ou  leur  science,  les  soldats  par  leur 
conduite  ou  leur  valeur,  les  juges  par  leur 
intégrité,  les  sénateurs  par  l'amour  de  leur 
patrie,  ni  les  hommes  d'Etat  par  leur  sagesse. 
Mais  pour  vous  (continua  le  roi),  qui  avez 
passé  la  plupart  de  votre  vie  dans  les  voyages, 
je  veux  croire  que  vous  n'êtes  pas  infecté 
des  vices  de  votre  pays;  mais,  par  tout  ce  que 
vous  m'avez  raconté  d'abord  et  par  les  répon- 
ses que  je  vous  ai  obligé  de  faire  a  mes  objec- 
tions, je  juge  que  la  plupart  de  vos  compatrio- 
tes sont  la  plus  pernicieuse  race  d'insectes  que 
\a  nature  ait  jamais  souffert  ramper  sur  la 
surface  de  la  terre.  » 


V.  —  Zole  de  l'autpnr  j>our  l'honneur  de  sa  patrie.  — 
Il  fait  une  proposition  avantageuse  au  roi,  qui  est 
rejette.  —  La  littérature  de  ce  peuple  imparfaite  et 
bornée.—  Leurs  lois,  leurs  affaires  militaires  et  leurs 
partis  dans  l'Etat. 

L'amour  de  la  vérité  m'a  empêché  de  dégui- 
ser l'entretien  que  j'eus  alors  avec  Sa  Majesté; 
mais  ce  même  amour  ne  me  permit  pas  de  me 
taire  lorsque  je  vis  mon  cher  pays  si  indigne- 
ment traité.  J'éludais  adroitement  la  plupart 
de  ses  questions,  et  je  donnais  à  chaque  chose 
le  tour  le  plus  favorable  que  je  pouvais  ;  ear. 


—  181  — 

quand  il  s'agit  de  défendre  ma  patrie  et  de 
soutenir  sa  gloire,  je  me  pique  de  ne  point  en- 
tendre raison  ;  alors  je  n'omets  rien  pour  ca- 
cher ses  infirmités  et  ses  difformités,  et  pour 
mettre  sa  vertu  et  sa  beauté  dans  le  jour  le 
plus  avantageux.  C'est  ce  que  je  m'efforçai  de 
faire  dans  les  différents  entretiens  que  j'eus 
avec  ce  judicieux  monarque  :  par  malheur, 
je  perdis  ma  peine. 

Mais  il  faut  excuser  un  roi  qui  vit  entière- 
ment séparé  du  reste  du  monde,  et  qui,  par 
conseillent.  i_nore  les  mœurs  et  les  coutumes 
des  autres  nations.  Ce  défaut  de  connaissance 
sera  toujours  la  cause  de  plusieurs  préjugés 
et  d'une  certaine  manière  bornée  de  penser, 
dont  le  pays  de  l'Europe  est  exempt.  Il  serait 
ridicule  que  les  idées  de  vertu  et  de  vice  d'un 
prince  étranger  et  isolé  fussent  proposées  pour 
des  règles  et  pour  des  maximes  a  suivre. 

Pour  confirmer  ce  que  je  viens  de  dire  et 
pour  faire  voir  les-  effet  malheureux  d'une 
éducation  bornée,  je  rapporterai  ici  une  chose 
qu'on  aura  peut-être  de  la  peine  à  croire.  Dans 
la  vue  de  gagner  les  bonnes  grâces  de  sa  ma- 
jesté, je  lui  donnai  avis  d'une  découverte  faite 
depuis  trois  ou  quatre  cents  ans,  qui  était  une 
certaine  petite  poudre  noire  qu'une  seule  pe- 
tite étincelle  pouvait  allumer  en  un  instant, 
de  telle  manière  qu'elle  était  capabl-e  de  faire 
sauter  en  l'air  des  montagnes  avec  un  bruit  et 
un  fracas  plus  grand  que  celui  du  tonnerre  ; 
qu'une  quantité  de  cette  poudre  étant  mise 
dans  un  tube  de  bronze  ou  de  fer,  selon  sa 
grosseur,  poussait  une  balle  de  plomb  ou  un 
boulet  de  fer  avec  une  si  grande  violence  et 


—  182  — 

tant  de  vitesse,  que  rien  n'était  capable  de  sou- 
tenir sa  force;  que  les  boulets,  ainsi  poussés 
et  chassés  d'un  tube  de  fonte  par  l'inflamma- 
tion de  cette  petite  poudre,  rompaient,  renver- 
saient, culbutaient  les  bataillons  et  les  esca- 
drons, abattaient  les  plus  fortes  murailles, 
faisaient  sauter  les  plus  grosses  tours,  coulaient 
à  fond  les  plus  gros  vaisseaux;  que  cette  pou- 
dre, mise  dans  un  globe  de  fer  lancé  avec  une 
machine,  brûlait  et  écrasait  les  maisons,  et  je- 
tait de  tous  côtés  des  éclats  qui  foudroyaient 
tout  ce  qui  se  rencontrait;  que  je  savais  la 
composition  de  cette  poudre  merveilleuse,  où 
il  n'entr;'.it  que  des  choses  communes  et  à 
bon  marché,  et  que  je  pourrais  apprendre  la 
même  secret  à  ses  sujets,  si  sa  majesté  !e  vou- 
lait ;  que,  par  le  moyen  de  cette  poudre,  sa 
majesté  briserait  les  murailles  de  la  plus  forte 
vil'e  de  son  royaume,  si  elle  se  soulevait  ja- 
mais et  osait  lui  résister;  que  je  iui  offrais  ce 
petit  présent  comme  un  léger  tribut  de  ma  re- 
connaissance. 

Le  roi,  frappé  de  la  description  que  je  lui 
avais'  ■  ffets  terribles  de  ma  poudre, 

paraissait  ne  pouvoir  comprendre  comment 
an  insecte  impuissant,  faible,  vil  et  rampant, 
avait  imaginé  une  chose  effroyable,  dont  il 
•sait  parler  d'une  manière  si  familière,  qu'il 
semblait  regarder  comme  des  bagatelles  le 
carnage  et  la  désolation  que  produisait  une 
invention  s'  pernicieuse.  «  Il  fallait,  disait-il, 
te  fût  un  mauvais  génie,  ennemi  de  Dieu 
et  de  ses  ouvrages,  qui  en  eût  été  l'auteur.  » 
n  protesta  que,  quoique  rien  ne  lui  fît  plus  de 
vlaisir  que  les  nouvelles  découvertes,  soit  dans 


—  183  — 

&  nature,  scit  dans  les  arts,  il  aimerait  mieux. 
>erdre  sa  couronne  que  faire  usage  d'un  si 
uneste  secret,  dont  il  me  défendit ,  sous 
>eme  de  la  vie,  de  f  ire  part  à  aucun  de  ses 
ujets  :  effet  pitoyable  de  l'ignorance  et  des 
K>rnes  de  l'esprit  d'un  prince  sans  éducation, 
^e  mODarque,  orné  de  toutes  les  qualités  qui 
gagnent  la  vénération,  l'amour  et  l'estime  des 
►euples,  d'un  esprit  fort  et  pénétrant,  d'une 
ranie  sagesse,  d'une  profonde  science,  doué 
e  talents  admirab.es  pour  le  gouvernement, 
iresque  adoré  de  son  peuple,  se  trouve  sotte- 
aent  gêné  par  un  scrupule  excessif  et  bizarre 
[ont  nous  n'avons  jamais  eu  d'idée  en  Eu- 
ope,  et  laisse  échapper  une  occasion  qu'on 
m'  met  entre  les  mains  de  se  rendre  le  maître 
.  de  la  vie,  de  la  liberté  et  des  biens  de 
ous  ses  sujets!  Je  ne  ois  pas  ceci  dani l'inten- 
Lon  de  rabaisser  les  vertus  et  les  lumières  ds 
e  prince,  auquel  je  n'ignore  pas  néanmoins 
ue  ce  récit  fera  tort  dans  l'esprit  d'un  lecteur 
nglais;  mais  je  m'assure  que  ce  défaut  ne 
enait  que  d'ignorance,  ces  peuples  n'ayant 
>as  encore  réduit  la  politique  en  art,  comme 
lOS  esprits  sublimes  de  l'Europe. 
Car  il  me  souvient  que,  dans  un  entretien 
Lue  j'eus  un  jour  avec  le  roi  sur  ce  que  je  lui 
.vais  dit  par  hasard  qu'il  y  avait  parmi  nous 
m  grand  nombre  de  volumes  écrits  sur  l'art. 
Lu  gouvernement,  sa  majesté  en  conçut  une 
ipinion  très  basse  de  notre  esprit,  et  ajouta 
[u'il  méprisait  et  détestait  tout  mystère,  tout 
afânement  et  toute  intrigue  dans  les  proeé- 
lés  d'un  prince  ou  d'un  ministre  d'Etat,  n  ne 
>ouvait  comprendre  ce  que  \e  voulais  dire  par 


—  484  — 

les  secrets  du  cabinet.  Pour  lui,  il  renfermait 
la  science  de  gouverner  dans  des  bornes  très 
étroites,  la  réduisant  au  sens  commun,  à  la 
raison,  à  la  justice,  à  la  douceur,  à  la  prompte 
décision  des  affaires  civiles  et  criminelles,  et 
à  d'autres  semblables  pratiques  à  la  portée  de 
tout  le  monde  et  qui  ne  méritent  pas  qu'on  en 
parle.  Enfin,  il  avança  ce  paradoxe  étrange 
que,  si  quelqu'un  pouvait  faire  croître  deux 
épis  ou  deux  brins  d'iierbe  sur  un  morceau  de 
terre  où  auparavant  il  n'y  en  avait  qu'un,  il 
mériterait  beaucoup  du  genre  humain  et  ren- 
drait un  service  plus  essentiel  à  son  pays  que 
toute  la  race  de  nos  sublimes  politiques. 

La  littérature  de  ce  peuple  est  fort  peu  de 
chose  et  ne  consiste  que  dans  la  connaissance 
de  la  morale,  de  l'histoire,  de  la  poésie  et  des 
mathématiques;  mais  il  faut  avouer  qu'ils  ex- 
cellent dans  ces  quatre  genres. 

La  dernière  de  ces  connaissances  n'est  ap- 
pliquée par  eux  qu'a  tout  ce  qui  est  utile;  en 
sorte  que  la  meilleure  partie  de  notre  mathé- 
matique serait  parmi  eux  fort  peu  estimée.  A 
l'égard  des  entités  métaphysiques,  des  abs- 
tractions et  des  catégories,  il  me  fut  impossi- 
ble de  les  leur  faire  concevoir. 

Dans  ce  pays,  il  n'est  pas  permis  de  dresser 
une  loi  en  plus  de  mots  qu'il  n'y  a  de  lettres 
dans  leur  alphabet,  qui  n'est  composé  que  de 
Vingt-deux  lettres;  il  y  a  même  très  peu  de 
lois  qui  s'étendent  jusqu'à  cette  longueur.  Elles 
eont  toutes  exprimées  dans  les  termes  les  plus 
clairs  et  les  plus  simples,  et  ces  peuples  ne 
sont  ni  assez  vifs  ni  assez  ingénieux  pour  y 
trouver   plusieurs  sens;   c'est  d'ailleurs   un 


—  185  — 

crime  capital  d'écrire  un  commentaire  sur  at*- 
cune  loi. 

Ils  possèdent  de  temps  immémorial  l'art 
d'imprimer,  aussi  bien  que  les  Chinois;  mais 
leurs  bibliothèques  ne  sont  pas  grandes  ;  celle 
du  roi,  qui  est  la  plus  nombreuse,  n'est  com- 
posée que  de  mille  volumes,  rangés  dans  une 
galerie  de  douze  cents  pieds  de  longueur,  où 
feus  la  liberté  de  lire  tous  les  livres  qu'il  me 
plut.  Le  livre  que  j'eus  d'abord  envie  de  lire 
fut  mis  sur  une  table  sur  laquelle  on  me  pla- 
ça; alors,  tournant  mon  visage  vers  le  livre, 
je  commençai  par  le  haut  de  la  page  ;  je  me 
promenai  d'essus  le  livre  même,  à  droite  et  à 
gauche,  environ  huit  ou  dix  pas,  selon  la  lon- 
gueur des  lignes,  et  je  reculais  à  mesure  que 
j'avançais  dans  la  lecture  des  pages.  Je  com- 
mençai à  lire  l'autre  page  de  la  même  façon, 
après  quoi  je  tournai  le  feuillet,  ce  que  je 'pus 
difficilement  faire  avec  mes  deux  mains,  car 
il  était  aussi  épais  et  aussi  roide  qu'un  gros 
carton. 

Leur  style  est  clair,  mâle  et  doux,  mais  nul- 
lement fleuri,  parce  qu'on  ne  sait  parmi  eux 
ce  que  c'est  de  multiplier  les  mots  inutiles,  et 
de  varier  les  expressions.  Je  parcourus  plu- 
sieurs de  leurs  livres,  surtout  ceux  qui  con- 
cernaient l'histoire  et  la  morale  ;  entre  autres, 
je  lus  avec  plaisir  un  vieux  petit  traité  qui 
était  dans  la  chambre  de  GlumdalcHtch.  Ce  li- 
vre était  intitulé  :  Traité  de  la  faiblesse  du 
genre  humain,  et  n'était  estimé  que  des  fem- 
mes et  du  petit  peuple.  Cependant  je  fus  cu- 
rieux de  voir  ce  qu'un  auteur  de  ce  pays  pou- 
vait dire  sur  un  pareil  sujet.  Cet  écrivain  fai- 


—  ISo  — 

sait  voir  très  au  Ion?  combien  l'homme  est 
peu  en  état  de  se  mettre  à  couvert  des  injures 
de  l'air  ou  de  la  fureur  des  bêtes  sauvages; 
combien  il  était  surpassé  par  d'autres  animaux, 
soit  dans  la  force,  soit  dans  la  vitesse,  soit 
dans  la  prévoyance,  soit  dans  l'industrie.  Il 
montrait  que  la  nature  avait  dégénéré  dans 
ces  derniers  siècles,  et  qu'elle  était  sur  son 
déclin. 

Il  enseignait  que  les  lois  mêmes  de  la  na- 
ture exigeaient  absolument  que  nous  eussions 
été  au  commencement  d'une  taille  plus  grande 
et  d'une  eomplexion  plus  vigoureuse,  pour 
n'être  point  sujets  à  une  soudaine  destruction 
par  L'accident  d'une  tuile  tombant  de  dessus 
une  maison,  ou  d'une  pierre  jetée  de  la  main 
d'un  enfant,  ni  à  être  noyés  dans  un  ruisseau. 
De  ces  raisonnements,  l'auteur  tirait  plusieurs 
applications  utiles  à  la  conduite  de  la  vie. 
Pour  moi,  je  ne  pouvais  m'empêcher  de  faire 
des  réflexions  morales  sur  cette  morale  même, 
et  sur  le  penchant  universel  qu'ont  tous  les 
hommes  a  se  plaindre  de  la  nature  et  à  exa- 
gérer ses  défauts.  Ces  géants  -e  trouvaient 
petits  et  faibles.  Que  sommes-nous  donc,  nous 
autres  Européens?  Ce  même  auteur  disait 
que  l'homme  n'était  qu'un  ver  de  terre  et 
qu'un  atome,  et  que  sa  petitesse  devait  sans 
cesse  l'humilier.  Hélas!  que  suis-je,  me  chV 
ttis-je,  moi  qui  suis  au-dessous  du  Bien  en 
comparaison  de  ces  hommes  qu'on  dit  être  si 
petits  et  ai  peu  de  chose? 

Dans  ee  même  livre,  on  faisait  voir  la  va* 
nité  du  t:tre  d'.dtesse  et  de  grandeur,  et  corn- 
il  était  ridicule  qu'un  homme  qui  avait 


—  187  — 

î  plus  cent  cinquante  pieds  de  hauteur  t 
i  dire  haut  et  grand.  Que  penseraient  les 
et  les  grands  seigneurs  d'Europe, 
sais-je  alors,  s'ils  lisaient  ce  livre,  eux  qui, 
rec  cinq  pieds  et  quelques  pouces,  préten- 
ms  façon  qu'on  leur  donne  de  Valtesse 
de  la  grandeur?  Mais  pourquoi  n'ont-ils 
is  aussi  e^igé  les  titres  de  grosseur,  de  lar- 
ur,  d'épaisseur  ?  Au  moins  auraient-ils  pu 
venter  un  terme  général  pour  comprendre. 
es  dimensions,  et  se  faire  appeler  votre 
cndui.  On  me  répondra  peut-être  que  ces 
iots  ait  sse  et  grandeur  se  rapportent  à  l'âme 
;  non  au  corps  ;  mais  si  cela  est,  pourquoi 
s  pas  p-endre  des  titres  plus  marqués  et 
us  déterminés  à  un  sens  spirituel  ?  pour- 
îoi  ne  pas  se  faire  appeler  vore  sagesse, 
)trt  pénétration,  votre  prévoyance,  votre  libé- 
Uité,  votre  bonté,  votre  bon  sens,  votre  bel  es- 
rit  î  II  faut  avouer  que,  comme  ces  titres  au- 
ùent  été  très  beaux  et  très  honorables,  ils 
iraient  aussi  semé  beaucoup  d'aménité  dans 
s  compliments  des  inférieurs,  rien  n'étant  plus 
ivertssant  qu'un  discours  plein  de  contre- 
grités. 

La  médecine,  la  chirurgie,  la  pharmacie, 
>nt  très  cultivées  en  ce  pays-là.  J'entrai  un 
>ur  dans  un  vaste  édiâce,  que  je  pensai  pren- 
re  pour  un  arsenal  plein  de  boulets  et  de  ca- 
Dns  :  c'était  la  boutique  d'un  apothicaire  ;  ces 
oulets  étaient  des  pilules,  st  ces  canons  des 
sringues.  En  comparaison,  nos  plus  gros  ca- 
ons  sont  en  vérité  de  petites  coulevrines. 
A  l'égard  de  leur  milice,  on  dit  que  l'armée 
u  roi  est  composée  de  cent  soixante-seize 


—  188  — 

mille  hommes  de  pied  et  de  trente-deux  mille, 
de  cavalerie,  si  néanmoins  on  peut  donner  ce 
nom  à  une  armée  qui  n'est  composée  que  de 
marchands  et  de  laboureurs,  dont  les  com- 
mandants ne  sont  que  les  pairs  et  la  noblesse 
sans  aucune  paye  ou  récompense.  Ils  sont  à  la 
vérité  assez  parfaits  dans  leurs  exercices  et 
ont  une  discipline  très  bonne,  ce  qui  n'est  pas 
étonnant ,  puisque  chaque  laboureur  est  com- 
mandé par  son  propre  seigneur,  et  chaque 
bourgeois  par  les  principaux  de  sa  propre 
ville,  élus  à  la  façon  de  Venise. 

Je  fus  curieux  (le  savoir  pourquoi  ce  prince, 
dont  les  États  sont  inaccessibles,  s'avisait  de 
faire  apprendre  à  son  peuple  la  pratique  de  la 
discipline  militaire:  mais  j'en  fus  bientôt  ins- 
truit, soit  par  les  entretiens  que  j'eus  sur  ce 
sujet,  soit  par  la  lecture  de  leurs  histoires; 
car,  pendai  it  plusieurs  siècles  :  ils  ont  été  af- 
fligés de  la  maladie  à  laquelle  tant  d'autres 
gouvernements  sont  sujets,  la  pairie  et  la  no- 
blesse disputant  souvent  pour  le  pouvoir,  le 
peuple  pour  la  liberté,  et  le  roi  pour  la  domi- 
nation arbitraire.  Ces  choses,  quoique  sage- 
ment tempérées  par  les  lois  du  royaume,  ont 
quelquefois  occasionné  des  partis,  allumé  des 
passions  et  causé  des  guerres  civiles,  dont  la 
dernière  fut  heureusement  terminée  par  l'aïeul 
du  prince  régnant,  et  la  milice,  alors  établie 
dans  le  royaume,  a  toujours  subsisté  depuis 
pour  prévenir  de  nouveaux  désordres. 


—  189  — 


TI.  —  Le  roi  et  la  reine  font  un  voyage  vers  la  fron- 
tière, où  l'auteur  les  suit.  Détail  de  la  manière  dortf 
il  sort  de  ce  pays  pour  retourner  en  Angleterre. 


J'avais  toujours  dans  l'esprit  que  je  recou- 
vrerais un  jour  ma  liberté,  quoique  je  ne  pusse 
deviner  par  quel  moyen,  ni  former  aucun 
projet  avec  la  moindre  apparence  de  réussir. 
Le  vaisseau  qui  m'avait  porté,  et  qui  avait 
échoué  sur  ces  côtes,  était  le  premier  vaisseau 
européen  qu'on  eut  su  en  avoir  approché,  et 
le  roi  avait  donné  des  ordres  très  précis  pour 
que,  si  jamais  il  arrivait  qu'un  autre  partit,  il 
fût  tiré  à  terre  et  mis  avec  tout  l'équipage  et 
les  passagers  sur  un  tombereau,  et  apporté  à 
Lorbrulgrud. 

H  était  fort  porté  à  me  trouver  une  femme 
de  ma  taille  par  laquelle  je  pusse  multiplier 
mon  espèce  ;  mais  je  crois  que  j'aurais  mieux 
aimé  mourir  que  de  faire  de  malheureux  en- 
fants destinés  à  être  mis  en  cage,  ainsi  que 
des  serins  de  Canarie,  et  à  être  ensuite  ven- 
dus par  tout  le  royaume  aux  gens  de  qualité 
comme  de  petits  animaux  curieux.  Jetais  à  la 
vérité  traité  avec  beaucoup  de  bonté;  j'étais 
le  favori  du  roi  et  de  la  reine  et  les  délices  de 
toute  la  cour;  mais  c'était  sur  un  état  qui  ne 
convenait  pas  à  la  dignité  de  ma  nature  hu- 
maine. Je  ne  pouvais  d'abord  oublier  ces  pré- 
cieux gages  que  j'avais  laissés  chez  moi.  Je 
souhaitais  fort  de  me  retrouver  parmi  des 
peuples  avec  lesquels  je  me  psisse  entretenir 
d'égal  à  égal,  et  d'avoir  la  liberté  de  me  pro- 


—  190  — 

mener  par  les  rues  et  par  les  champs  sans 
crainte  d'être  foulé  aux  pieds,  d'être  écrasé 
comme  une  grenouille,  ou  d'être  le  jouet  d'un 
jeune  chien;  mais  ma  délivrance  arriva  plus 
tôt  que  je  ne  m'y  attendais,  et  d'une  manière 
très  extraordinaire,  ainsi  que  je  vais  le  racon- 
ter flddlement,  avec  toutes  les  circonstances 
de  cet  admirable  cvénement. 

H  y  avait  deux  ans  que  j'étais  dans  ce  pays. 
Au  commencement  de  la  troisième  année, 
Glumdalcïdch  et  moi  étions  à  la  suite  du  roi  et 
de  la  reine,  dans  un  voyage  qu'ils  faisaient 
vers  la  côte  méridionale  du  royaume.  J'étais 
porté,  à  mon  ordinaire,  dans  ma  boîte  de  voya- 
ge, qui  était  un  cabinet  très  commode,  large 
de  douze  pieds.  On  avait,  par  mon  ordre,  atta- 
ché un  brancard  avec  des  cordons  de  soie  aux 
quatre  coins  du  haut  de  la  boite,  afin  que  je 
sentisse  moins  les  secousses  du  cheval,  sur 
lequel  un  domestique  me  portait  devant  lui 
J'avais  ordonné  au  menuisier  de  faire  au  toit 
de  ma  boîte  une  ouverture  d'un  pied  en  carré 
pour  laisser  entrer  l'air,  en  sorte  que  quand  je 
voudrais  on  pût  l'ouvrir  et  la  fermer  avec  une 
planche. 

Quand  nous  fûmes  arrivés  au  terme  de  notre 
voyage,  le  roi  jugea  à  propos  de  passer  quel- 
ques jours  à  une  maison  de  plaisance  qu'il 
gvait  proche  de  Flanflasnic,  ville  située  à  dix- 
huit  milles  anglais  du  bord  de  la  mer.  Glum- 
datclitch  et  moi  étions  bien  fatigués;  j'étais, 
moi,  un  peu  enrhumé;  mais  la  pauvre  ûile  se 
portait  si  mal,  qu'elle  était  obligée  de  se  te- 
nir toujours  dans  sa  chambre.  J'eus  envie  de 
voir  rocéan.  Je  fis  semblant  détre  plus  m*- 


—  -191  — 

«de  que  je   ne  rétais,    et  je  demandai  îa 

liberté  de  prendre  l'air  de  la  mer  avec  un 
page  qui  me  plaisait  beaucoup,  et  à  qui  j'a- 
vais été  confié  quelquefois.  Je  n'o< 
mais  avec  quelle  répugnance  Gl\ 
y  consentit,  ni  l'ordre  sévère  qu'elle  donna  au 
page  d'avoir  sein  de  moi.  ni  les  larmes  qu'elle 
répandit,  comme  si  elle  eût  eu  quelques  pré- 
sages de  ce  qui  me  devait  arriver.  Le  page  me 
porta  donc  dans  ma  boîte,  et  me  mena  envi- 
ron à  une  demi-lieue  du  palais,  vers  le3  ro- 
chers, sur  k  le  la  mer.  Je  lui  dis  aîorp 
de  me  mettre  à  terre,  et,  levant  le  châssis 
d'une  de  mes  fenêtres,  je  me  mis  à  regarder  la 
mer  d'un  œil  triste.  Je  dis  ensuite  au  page 
que  j'avais  pnvie  de  dormir  im  peu  dans  mon 
brancard, et  que  cela  me  soulagerait.  Le  page 
ferma  bien  la  fenêtre,  de  peur  que  je  n'eusse 
froid  ;  je  m'endormis  bientôt.  Tout  ce  que  je 
puis  conjecturer  est  que.  peudaut  que  je  dor- 
mais, ce  p-ge,  croyant  qu'il  n'y  avait  rien  à 
appréhender,  grimpa  sur  les  rochers  pour  cher- 
cher des  oe:  :  :x,  l'ayant  vu  auparavant 
de  ma  fenêtre  en  chercher  et  en  ramasser.  Quoi 
qu'il  en  soit,  je  me  trouvai  soudainement  éveillé 
par  une  secousse  violente  donnée  à  ma  boite, 
'me  je  sentis  tirée  en  haut,  et  ensuite  port 
avant  avec  une  vitesse  prodigieuse.  La  pre- 
mière secousse  m'avait  presque  jet 
mon  brancard;  mais  ensuite  le  mouvement 
fut  assez  doux.  Je  criais  de  toute  ma  force, 
mais  inutilement.  Je  regardai  à  travers  ma 
fenêtre,  et  je  ne  vis  que  des  nuages.  J'enten- 
dais un  bruit  horrible  au-dessus  de  ma  tête, 
ressemblant   a  celui  d'un  battement  d'ailes. 


—  198  - 

Alors  je  commençai  à  connaître  le  dangereu* 
état  ou  je  me  trouvais,  et  à  soupçonner  qu'un 
aigle  avait  pris  le  cordon  de  ma  boîte  dans 
son  bec  dans  le  dessein  de  la  laisser  tomber 
sur  quelque  rocher,  comme  une  tortue  dans 
son  écuiile,  et  puis  d'en  tirer  mon  corps  pour 
le  dévorer;  car  la  sagacité  et  l'odorat  de  cet 
oiseau  le  mettent  en  état  de  découvrir  sa  proie 
à  une  grande  distance,  quoique  caché  encore 
mieux  que  je  ne  pouvais  être  sous  des  plan- 
ches qui  n'étaient  épaisses  que  de  deux  pouces. 
Au  bout  de  quelque  temps,  je  remarquai 
que  le  bruit  et  le  battement  d'ailes  s'aug- 
mentaient beaucoup ,  et  que  ma  boîte  était 
agitée  çà  et  là  comme  une  enseigne  de  bouti- 
que par  un  grand  vent;  j'entendis  plusieurs 
coups  violents  qu'on  donnait  à  l'aigle,  et 
puis,  tout  à  coup,  je  me  sentis  tomber  per- 
pendiculairement pendant  pins  d'nnf»  minute, 
mais  avec  une  vitesse  incroyable.  Ma  chute 
fut  terminée  par  une  secousse  terrible,  qui 
retentit  plus  haut  à  mes  oreilles  que  notre 
cataracte  du  Niagara,  après  quoi  je  fus  dans 
les  ténèbres  pendant  une  autre  minute,  et 
alors  ma  boite  commença  à  s'élever  de  ma- 
nière que  je  pus  voir  le  jour  par  le  haut  da 
ma  fenêtre. 


FIN   DO  TOME   PREMIER. 


Paris.— Imp.  Nouv.  (assoc.  ouv.),  14,  rae  des  Jeûneurs. 
G.  Musquin,  directeur. 


BIBLIOTHEQUE  NATIONALE 

JLEGTIO.N    DES   MEILLEURS  AUTEURS   ANCIENS   ET  MODERNE? 


VOYAGES 


ÎULLIVER 

PAR  SWIFT 

TRADUITS    PAR    L'ABBÉ   DESFONTAINES 

PRÉCÉDÉS    D'USB 

ÉTUDE    SUR    SWIFT 
PAR    PRÉVOST-PARADOL 

de  l'académie  r r.'.:;çais2 


TOME    SECOND 


PARIS 

JBRAIRIE  DE  LA  BIBLIOTHÈQUE  NATIONALE 
2,    RUE    DE   VALOIS,    PALAIS -ROYAL,   2 

1879 
Tous   droits   réservés 


VOYAGES  DE  GULLIVER 

SECONDE  PARTIE 


VOYAGE  A  BROBDINGNAG 
(Suite) 


Je  connus  alors  que  j'étais  tombé  dans  la 
mer,  et  que  ma  boîte  flottait.  Je  crus,  et  je 
le  crois  encore,  que  l'aigle  qui  emportait  ma 
boîte  avait  été  poursuivi  de  deux  ou  trois  au- 
tres aigles  et  contraint  de  me  laisser  tomber 
pendant  qu'il  se  défendait  contre  les  autres 
qui  lui  disputaient  sa  proie.  Les  plaques  de 
fer  attachées  au  bas  de  la  boîte  conservèrent 
l'équilibre,  et  l'empêchèrent  d'être  brisée  et 
fracassée  en  tombant. 

Oh!  que  je  souhaitai  alors  d'être  secouru 
par  ma  chère  Glumdalclitch ,  dont  cet  acci- 
dent subit  m'avait  tant  éloigné!  Je  puis  dire 
en  vérité  qu'au  milieu  de  mes  malheurs,  je 
plaignais  et  regrettais  ma  chère  petite  maî- 
tresse; que  je  pensais  au  chagrin  qu'elle  au- 
rait de  ma  perte  et  au  déplaisir  de  la  reine. 
Je  suis   sur  qu'il  y  a  très  peu  de  voyageurs 


—  4  — 

qui  se  soient  trouvés  dans  une  situation  aussi 
triste  que  celle  où  je  me  trouvai  alors,  atten- 
dant à  tout  moment  de  voir  ma  boîte  brisée, 
ou  au  moins  renversée  par  le  premier  coup 
de  vent,  et  submergée  par  les  vagues  ;  un 
carreau  de  vitre  cassé,  c'était  fait  de  moi.  H 
n'y  avait  rien  qui  eût  pu  jusqu'alors  conser- 
ver ma  fenêtre,  que  des  fils  de  fer  assez  fort 
dont  elle  était  munie  par  dehors  contre  les 
accidents  qui  peuvent  arriver  en  voyageant. 
Je  vis  l'eau  entrer  dans  ma  boîte  par  quelques 
petites  fentes  que  je  tâchai  de  boucher  le 
mieux  que  je  pus.  Hélas!  je  n'avais  pas  la 
force  de  lever  le  toit  de  ma  boîte,  ce  que  j'au- 
rais fait  si  j'avais  pu,  et  me  serais  tenu  assis 
dessus,  plutôt  que  de  rester  enfermé  dans  une 
espèce  de  fond  de  cale. 

Dans  cette  déplorable  situation  j'entendis,  ou 
je  crus  entendre,  quelque  sorte  de  bruit  à  côté 
de  ma  boîte,  et  bientôt  après  je  commençai  à 
m'imaginer  qu'elle  était  tirée  et  en  quelque 
façon  remorquée,  car,  de  temps  en  temps,  je 
sentais  une  sorte  d'effort  qui  faisait  monte* 
les  ondes  jusqu'au  haut  de  mes  fenêtres,  me 
laissant  presque  dans  l'obscurité.  Je  conçus 
alors  quelques  faibles  espérances  de  secours, 
quoique  je  ne  pusse  me  figurer  d'où  il  me 
pourrait  venir.  Je  montai  sur  mes  chaises,  et 
approchai  ma  tête  d'une  petite  fente  qui  était 
au  toit  de  ma  boîte,  et  alors  je  me  mis  à  crier 
de  toutes  mes  forces  et  à  demander  du  se- 
cours dans  toutes  les  langues  que  je  savais. 
Ensuite;  j'attachai  mon  mouchoir  à  un  bâton 
que  j'avais,  et,  le  haussant  par  l'ouverture,  je 
le  branlai  plusieurs  fois  dans  l'air,  afin  que. 


—  5  — 

si  quelque  barque  ou  vaisseau  était  proche , 
les  matelots  pussent  conjecturer  qu'il  y  avait 
un  malheureux  mortel  renfermé  dans  cette 
boîte. 

Je  ne  m'aperçus  point  que  tout  cela  eût 
rien  produit  ;  mais  je  connus  évidemment  que 
ma  boîte  était  tirée  en  avant.  Au  bout  d'une 
heure,  je  sentis  qu'elle  heurtait  quelque  chose 
de  très  dur.  Je  craignis  d'abord  que  ce  ne  fut 
un  rocher,  et  j'en  fus  très  alarmé.  J'entendis 
alors  distinctement  du  bruit  sur  le  toit  de  ma 
boîte,  comme  celui  d'un  câble ,  ensuite  je  me 
trouvai  haussé  peu  à  peu  au  moins  de  trois 
pieds  plus  haut  que  je  n'étais  auparavant  ;  sur 
quoi  je  levai  encore  mon  bâton  et  mon  mou- 
choir, criant  au  secours  jusqu'à  m'enrouer. 
Pour  réponse,  j'entendis  de  grandes  acclama- 
tions répétées  trois  fois,  qui  me  donnèrent  des 
transports  de  joie  qui  ne  peuvent  être  conçus 
que  par  ceux  qui  les  sentent  ;  en  même  temps, 
j'entendis  marcher  sur  le  toit,  et  quelqu'un 
appelant  par  l'ouverture  et  criant  en  anglais  : 
«  Y  a-t-il  là  quelqu'un  ?  »  Je  répondis  :  «  Hé- 
las! oui  :  je  suis  un  pauvre  Anglais,  réduit  par 
la  fortune  à  la  plus  grande  calamité  qu'aucune 
créature  ait  jamais  soufferte  ;  au  nom  de 
Dieu,  délivrez-moi  de  ce  cachot.  »  La  voix  me 
répondit  :  «  Rassurez- vous ,  vous  n'avez  rien 
à  craindre  ;  votre  boîte  est  attachée  au  vais- 
seau, et  le  charpentier  va  venir  pour  faire  un 
trou  dans  le  toit  et  vous  tirer  dehors.  »  Je  ré- 
pondis que  cela  n'était  pas  nécessaire  et  de- 
mandait trop  de'  temps,  qu'il  suffisait  que 
quelqu'un  de  l'équipage  mît  son  doigt  dans  le 
cordon,  afin  d'emporter  la  boîte  hors  de  la 


—  6  — 

mer  dans  le  vaisseau.  Quelques-uns  d'entoe 
eux,  m'entendant  parler  ainsi,  pensèrent  qus 
j'étais  un  pauvre  insensé ,  d'autres  en  rirent  ; 
je  ne  pensais  pas  que  j'étais  alors  parmi  des 
hommes  de  ma  taiWe  et  de  ma  force.  Le  char- 
pentier vint  et  dans  peu  de  minutes  fit  un 
trou  au  haut  de  ma  boîte,  large  de  trois  pieds, 
et  me  présenta  une  petite  échelle  sur  laquelle 
je  montai.  J'entrai  dans  le  vaisseau  en  un  état 
très  faible. 

Les  matelots  furent  tous  étonnés,  et  me 
firent  mille  questions  auxquelles  je  n'eus  pas 
lé  courage  de  répondre.  Je  m'imaginais  voir 
lutant  de  pygmées ,  mes  yeux  étant  accou- 
tumés aux  objets  monstrueux  que  je  venais 
de  quitter;  mais  le  capitaine,  M  Thomas 
Viletcks,  homme  de  probité  et  de  mérite,  ori- 
ginaire de  la  province  de  Salop,  remarquant 
que  j'étais  près  de  tomber  en  faiblesse,  me  fl1 
entrer  dans  sa  chambre,  me  donna  un  cordial 
pour  me  soulager,  et  me  fit  coucher  sur  soe 
lit,  me  conseillant  de  prendre  un  peu  de  repos, 
dont  j'avais  assez  de  besoin.  Avant  que  j€ 
m'endormisse,  je  lui  fis  entendre  que  j'avais 
des  meubles  précieux  dans  ma  boîte,  un  bran 
card  superbe,  un  lit  de  campagne,  deux  chai- 
ses, une  table  et  une  armoire;  que  ma  cham- 
bre était  tapissée,  ou,  pour  mieux  dire,  mate- 
lassée d'étoffes  de  soie  et  de  coton,  que,  s'il 
voulait  ordonner  à  quelqu'un  de  son  équipage 
d'apporter  ma  chambre  dans  sa  chambre,  je 
l'y  ouvrirais  en  sa  présence,  el  lui  montre- 
rais mes  meubles.  Le  capitaine,  m'entendanl 
ilire  ces  absurdités,  jugea  que  j'étais  fou;  ce- 
pendant, pour  me  complaire,  il  promit  d'or- 


_  7  — 

mner  ce  que  je  souhaitais,  et,  montant  sur 
tillac,  il  envoya  quelques-uns  de  ses  gêna 
siter  la  caisse. 

Je  ionnis  pendant  quelques  heures,  mais 
mtinuellement  troublé  par  l'idée  du  pays  que 
ivais  quitté  et  du  péril  que  j'avais  couru, 
^pendant,  quand  je  m'éveillai,  je  me  trouvai 
sez  bien  remis.  Il  était  huit  heures  du  soir, 
le  capitaine  donna  ordre  de  me  servir  à 
uper  incessamment,  croyant  que  j'avais 
ûné  trop  longtemps.  Il  me  régala  avec 
saucoup  d'honnêteté,  remarquant  néanmoins 
le  j'avais  les  yeux  égarés.  Quand  on  nous 
it  laissés  seuls,  il  me  pria  de  lui  faire  le 
cit  de  mes  voyages,  et  de  lui  apprendre  par 
lel  accident  j'avais  été  abandonné  au  gré  des 
)ts  dans  cette  grande  caisse.  D  me  dit  que, 
lt  le  midi,  comme  il  regardait  avec  sa  lu- 
itte,  il  l'avait  découverte  de  fort  loin,  l'avait 
ise  pour  une  petite  barque,  et  qu'il  l'avait 
>u)u  joindre,  dans  la  vue  d'acheter  du  bis- 
lit,  le  sien  commençant  à  manquer;  qu'en 
>prochant  il  avait  connu  son  erreur,  et  avait 
ivoyé  sa  chaloupe  pour  découvrir  ce  que 
était  ;  que  ses  gens  étaient  revenus  tout  ef- 
ayés,  jurant  qu'ils  avaient  vu  une  maison 
)ttante;  qu'il  avait  ri  de  leur  sottise,  et  sfé- 
it  lui-même  mis  dans  la  chaloupe,  ordon- 
mt  à  ses  matelots  de  prendre  avec  eux  un 
Lble  très  fort;  que,  le  temps  étant  calme,  après 
voix  ramé  autour  de  la  grande  caisse  et  en 
roir  plusieurs  fois  fait  le  tour,  il  avait 
Dservé  ma  fenêtre;  qu'alors  il  avait  corn- 
lande  à  ses  gens  de  ramer  et  d'approcher  de 
i  côte-là,  et,  qu'attachant  un  câble  à  une 


des  gâches  de  la  fenêtre,  il  l'avait  fait  remor- 
quer ;  qu'on  avait  vu  mon  bâton  et  mon 
mouchoir  hors  de  l'ouverture  et  qu'on  avait 
jugé  qu'il  fallait  que  quelques  malheureux 
fussent  enfermés  dedans.  Je  lui  demandai 
si  lui  ou  son  équipage  n'avait  point  vu 
des  oiseaux  prodigieux  dans  l'air  dans  le 
temps  qu'il  m'avait  découvert,  à  quoi  il  ré- 
pondit que,  parlant  sur  ce  sujet  avec  les  ma- 
telots pendant  que  je  dormais,  un  d'entre 
eux  lui  avait  dit  qu'il  avait  observé  trois 
aigles  volant  vers  le  nord;  mais  il  n'avait 
poiDt  remarqué  qu'ils  fussent  plus  gros  qu'à 
l'ordinaire;  ce  qu'il  faut  imputer,  je  crois, 
à  la  grande  hauteur  où  ils  se  trouvaient,  et 
aussi  ne  put-il  pas  deviner  pourquoi  je  faisais 
cette  question.  Ensuite  je  demandai  au  capi- 
taine combien  il  croyait  que  nous  fussions 
éloignés  de  terre  ;  il  me  répondit  que,  par  le 
meilleur  calcul  qu'il  eût  pu  faire,  nous  en  étions 
éloignés  de  cent  lieues.  Je  l'assurai  qu'il  s'é- 
tait certainement  trompé  presque  de  la  moi- 
tié, parce  que  je  n'avais  pas  quitté  le  pays 
d'où  je  venais  plus  de  deux  heures  avant  que 
je  tombasse  dans  la  mer  ;  sur  quoi  il  recom- 
mença à  croire  que  mon  cerveau  était  troublé, 
et  me  conseilla  de  me  remettre  au  lit  dans  une 
lhambre  qu'il  avait  fait  préparer  pour  moi. 
le  l'assurai  que  j'étais  bien  rafraîchi  de  son 
bon  repas  et  de  sa  gracieuse  compagnie,  et 
que  j'avais  l'usage  de  mes  sens  et  de  ma  rai- 
son aussi  parfaitement  que  je  l'avais  jamais 
eu.  il  prit  alors  son  sérieux,  et  me  pria  de  lui 
dire  franchement  si  je  n'étais  pas  troublé  dans 
mon  âme  et  si  je  n'avais  pas  la  conscience 


—  9  — 

bourrelée  de  quelque  crime  pour  lequel  j'avais 
été  puni  par  l'ordre  de  quelque  prince,  et  ex- 
posé dans  cette  caisse,  comme  quelquefois  les 
criminels  en  certains  pays  sont  abandonnés  à 
la  merci  des  flots  dans  un  vaisseau  sans  voiles 
et  sans  vivres  ;  que,  quoi  qu'il  fût  bien  fâché 
d'avoir  reçu  un  tel  scélérat  dans  son  vaisseau , 
cependant  il  me  promettait,  sur  sa  parole 
d'uonneur,  de  me  mettre  à  terre  en  sûreté 
au  premier  port  où  nous  arriverions  ;  il  ajouta 
que  ses  soupçons  s'étaient  beaucoup  augmen- 
tés par  quelques  discours  très  absurdes  que 
j'avais  tenus  d'abord  aux  matelots,  et  ensuite 
à  lui-même,  à  i'égard  de  ma  boîte  et  de  ma 
chambre,  aussi  bien  que  par  mes  yeux  égarés 
et  ma  bizarre  contenance. 

Je  le  priai  d'avoir  la  patience  de  m'entendre 
faire  le  récit  de  mon  histoire  ;  je  le  fis  très  fidè- 
lement depuis  la  dernière  fois  que  j'avais  quitte 
l'Angleterre  jusqu'au  moment  qu'il  m'avait  dé- 
couvert :  et,  comme  la  vérité  s'ouvre  toujours 
un  passage  dans  les  esprits  raisonnables,  cet 
honnête  et  digne  gentilhomme,  qui  avait  un 
très  bon  sens  et  n'était  pas  tout  à  fait  dé- 
pourvu de  lettres,  fut  satisfait  de  ma  candeur 
et  de  ma  sincérité  ;  mais  d'ailleurs,  pour  con- 
firmer tout  ce  que  j'avais  dit,  je  le  priai  de 
donner  ordre  de  m'apporter  mon  armoire, 
dont  j'avais  la  clef  ;  je  l'ouvris  en  sa  présence 
et  lui  fis  voir  toutes  les  choses  curieuses  tra- 
vaillées dans  le  pays  d'où  j'avais  été  tiré  d'une 
manière  si  étrange.  Il  y  avait,  entre  autres 
choses,  le  peigne  que  j'avais  formé  des  poils 
de  la  barbe  du  roi.  et  un  autre  de  la  même 
matière,  dent  le  dos  était  d'une  rogn  ire  de 


—  10  — 

rongle  du  ponce  de  sa  majesté;  Il  y  avait  un 
paquet  d'aiguilles  et  d'épingles  longues  d'un 
pied  et  demi  ;  une  bague  d'or  dont  un  jour  la 
reine  me  fit  présent  d'une  manière  très  obli- 
geante, l'ôtant  de  son  petit  doigt  et  me  la 
mettant  au  cou  comme  un  collier.  Je  priai  le 
capitaine  de  vouloir  bien  accepter  cette  bague 
en  reconnaissance  de  ses  bonnêtetés,  ce  qu'il 
refusa  absolument.  Enfin,  je  le  priai  déconsi- 
dérer la  culotte  que  je  portais  alors,  et  qui 
était  faite  de  peau  de  souris. 

Le  capitaine  fut  très  satisfait  de  tout  ce  que 
je  lui  racontai,  et  me  dit  qu'il  espérait  qu'a- 
prés  notre  retour  en  Angleterre,  je  voudrais 
bien  en  écrire  la  relation  et  la  donner  au  pu- 
blic. Je  répondis  que  je  croyais  que  nous  avions 
déjà  trop  de  livres  de  voyages  ;  que  mes  aven- 
tures passeraient  pour  un  vrai  roman  et  pour 
une  fiction  ridicule;  que  ma  relation  ne  con- 
tiendrait que  des  descriptions  de  plantes  et 
d'animaux  extraordinaires,  de  lois,  de  mœurs 
et  d'usages  bizarres;  que  ces  descriptions 
étaient  trop  communes,  et  qu'on  en  était  las; 
et,  n'ayant  rien  autre  chose  à  dire  touchant 
mes  voyages,  ce  n'était  pas  la  peine  de  les 
écrire.  Je  le  remerciai  de  l'opinion  avantageuse 
qu'il  avait  de  moi. 

Il  me  parut  étonné  d'une  chose ,  qui  fut  de 
m'entendre  parler  si  haut,  me  demandant  si 
le  roi  et  la  reine  de  ce  pays  étaient  sourds.  Je 
lui  dis  que  c'était  une  chose  à  laquelle  j'étais 
accoutumé  depuis  plus  de  deux  ans,  et  que 
j'admirais  de  mon  côté  sa  voix  et  celle  de  ses 
gens,  qui  me  semblaient  toujours  me  parler 
bas  et  à  l'oreille,  mais  que,  malgré  cela,  je  les 


J-  11  — 

>uvais  entendre  assez  bien  ;  que,  quand  je 
triais  dans  ce  pays,  j'étais  comme  un  homme 
îi  parle  dans  la  rue  à  un  autre  qui  est  monté 
i  haut  d'un  clocher,  excepté  quand  j'étais  mis 
ir  une  table  ou  tenu  dans  la  main  de  quel- 
le personne.  Je  lui  dis  que  j'avais  même  re- 
arqué une  autre  chose,  c'est  que,  d'abord 
îe  j'étais  entré  dans  le  vaisseau,  lorsque  les 
atelots  se  tenaient  debout  autour  de  moi,  ils 
e  paraissaient  infiniment  petits;  que  pen- 
int  mon  séjour  dans  ce  pays,  je  ne  pouvais 
us  me  regarder  dans  un  miroir,  depuis  que 
es  yeux  s'étaient  accoutumés  9  de  grands 
)jets,  parce  que  la  comparaison  que  je  faisais 
e  rendait  méprisable  à  moi-même.  Le  capi- 
ine  me  dit  que,  pendant  que  nous  soupions, 
avait  aussi  remarque  que  je  regardais  toutes 
loses  avec  une  espèce  d'étonnement,  et  que 
lui  3emblais  quelquefois  avoir  de  la  peine  à 
'empêcher  d'éclater  de  rire;  qu'il  ne  savait 
ts  fort  bien  alors  comment  il  le  devait  pren- 
ne, mais  qu'il  l'attribua  à  quelque  dérange- 
ent  dans  ma  cervelle.  Je  répondis  que  j'étais 
;onné  comment  j'avais  été  capable  de  me 
mtenir  en  voyant  ses  plats  de  la  grosseur 
une  pièce  d'argent  de  trois  sous,  une  éclan- 
îe  de  mouton  qui  était  à  peine  une  bouchée, 
a  gobelet  moins  grand  qu'une  écaille  de  noix, 
;  je  continuai  ansi,  faisant  la  description  du 
«te  de  ses  meubles  et  de  ses  viandes  par 
ïmpa?aisd£;  ear,  quoique  la  reine  m'eût  donné 
dut  mon  usage  tout  ce  qui  m'était  nécessaire 
ans  une  grandeur  proportionnée  a  ma  taille, 
îpendant  mes  idées  étaient  occupées  entiére- 
ient  de  ce  que  je  voyais  autour  de  moi,  et  je 


—   12  — 

faisais  comme  tous  les  hommes  qui  considèrent 
sans  cesse  les  autres  sans  se  considérer  eux- 
mêmes  et  sans  jeter  les  yeux  sur  leur  petitesse. 
Le  capitaine,  faisant  allusion  au  vieux  proverbe 
anglais,  me  dit  que  mes  yeux  étaient  donc 
plus  grands  que  mon  ventre,  puisqu'il  n'avait 
pas  remarqué  que  j'eusse  un  grand  appétit, 
quoique  j'eusse  jeûné  toute  la  journée;  et, 
continuant  de  badiner,  il  ajouta  qu'il  aurait 
donné  avec  plaisir  cent  livres  sterling  pour 
avoir  le  plaisir  de  voir  ma  caisse  dans  le  bec 
de  l'aigle,  et  ensuite  tomber  d'une  si  grande 
hauteur  dans  la  mer,  ce  qui  certainement  au- 
rait été  un  objet  très  étonnant  et  digne  d'être 
transmis  aux  siècles  futurs. 

Le  capitaine,  revenant  du  Tonquin,  faisait 
sa  route  vers  l'Angleterre,  et  avait  été  poussé 
vers  le  nord-est,  à  quarante  degrés  de  lati- 
tude, à  cent  quarante  trois  de  longitude  ; 
mais  un  vent  de  saison  s'élevant  deux  jours 
après  que  je  fus  à  son  bord,  nous  fûmes 
poussés  au  nord  pendant  un  long  temps;  et, 
côtoyant  la  Nouvelle-Hollande,  nous  fîmes 
route  vers  l'ouest-nord-ouest,  et  depuis  au 
sud-sud-ouest,  jusqu'à  ce  que  nous  eussions 
doublé  le  cap  de  Bonne-Espérance.  Notre 
voyage  fut  très  heureux,  mais  j'en  épargnerai 
le  journal  ennuyeux  au  lecteur.  Le  capitaine 
mouilla  à  un  ou  deux  ports,  et  y  fit  entrer  sa 
chaloupe  pour  chercher  des  vivres  et  iaire  de 
l'eau  ;  pour  moi,  je  ne  sortis  point  du  vais- 
seau que  nous  ne  fussions  arrivés  aux  Dunes. 
Ce  fut,  je  crois,  le  3  juin  1706,  environ  neuf 
mois  après  ma  délivrance.  J'offris  de  laisser 
mes  meubles  oour  la  sûreté  du  payement  do 


—  13  — 

non  passage;  mais  le  capitaine  protesta  qu'il 
îe  voulait  rien  recevoir.  Nous  nous  dîmes 
idieu  très  affectueusement,  et  je  Lui  fis  pro- 
nettre  de  me  venir  voir  à  Redriff.  Je  louai  un 
iheval  et  un  guide  pour  un  écu  que  me  prêta 
e  capitaine. 

Pendant  le  cours  de  ce  voyage,  remarquant 
a  petitesse  des  maisons,  des  arbres,  du  be- 
au et  du  peuple,  je  pensai  me  croire  encore 
\  Lilliput  :  j'eus  peur  de  fouler  aux  pieds  les 
'oyageurs  que  je  rencontrai,  et  je  criai  sou- 
*ent  pour  les  faire  reculer  du  chemin;  en 
arte  que  *e  courus  risque  une  ou  deux  fois 
l'avoir  la  tête  cassée  pour  mon  imperti- 
îence. 

Quand  je  me  rendis  à  ma  maison,  que  j'eus 
le  la  peine  à  reconnaître,  un  de  mes  domes- 
iques  ouvrant  la  porte,  je  me  baissai  pour 
•ntrer,  de  crainte  de  me  blesser  la  tète  ;  cette 
jorte  me  semblait  un  guichet.  Ma  femme  ac- 
courut pour  m' embrasser,  mais  je  me  courbai 
)lus  bas  que  ses  genoux,  songeant  qu'elle  ne 
courrait  autrement  atteindre  ma  bouche.  Ma 
ille  se  mit  à  mes  genoux  pour  me  demander 
na  bénédiction;  mais  je  ne  pus  la  distinguer 
lue  lorsqu'elle  fut  levée,  ayant  été  depuis  si 
ongtemps  accoutumé  à  me  tenir  debout,  avec 
na  tête  et  mes  yeux  levés  en  haut.  Je  regar- 
lai  tous  mes  domestiques  et  un  ou  deux  amis 
mi  se  trouvaient  alors  dans  la  maison  comme 
s'ils  avaient  été  des  pygmées  et  moi  un  géant. 
Je  dis  à  ma  femme  qu'elle  avait  été  trop  fru- 
gale, car  je  trouvais  qu'elle  s'était  réduite 
elle-même  et  sa  fille  presque  à  rien.  En  un 
mot,  je  me  conduisis  d'un  manière  si  étrange, 


—  44  — 

qu'ils  furent  tous  de  l'avis  du  capitaine  quand 
il  me  vit  d'abord,  et  conclurent  que  j'avais 
perdu  l'esprit.  Je  fais  mention  de  ces  minu- 
ties pour  faire  connaître  le  grand  pouvoir  de 
l'habitude  et  du  préjugé. 

En  peu  de  temps,  je  m'accoutumai  à  ma 
femme,  à  ma  famille  et  à  mes  amis  ;  mais  ma 
femme  protesta  que  je  n'irais  jamais  sur  mer; 
toutefois,  mon  mauvais  destin  en  ordonna  au- 
trement, comme  le  lecteur  le  pourra  savoir 
dans  la  suite.  Cependant,  c'est  ici  que  je 
finis  la  seconde  partie  de  mes  malheureux 
voyages. 


TROISIÈME  PARTIE 


f  OTAGE  ALAPÏÏTA.  AUX  BALNIBABBES,  A  LDGBNASfi, 
A  GLQOB3B0UBBR1E  ST  AU  JAPON 


I.  —  L'auteur  entreprend  un  troisième  voyage.—  Il  est 
pris  par  des  pirates.  —  Méchanceté  d'un  Hollandais. 
—  Il  arrive  à  Laputa. 

Il  n'y  avait  que  deux  ans  environ  que  j'étais 
chez  moi,  lorsque  le  capitaine  Guill  Robinson, 
de  la  province  de  Cornouaille,  capitaine  de 
la  Bonne  Espérance,  vaisseau  de  trois  cents 
tonneaux,  vint  me  trouver.  J'avais  été  autre- 
fois chirurgien  d'un  autre  vaisseau  dont  il 
était  capitaine,  dans  un  voyage  au  Levant,  et 
yen  avais  toujours  été  bien  traité.  Le  capi- 
taine, ayant  appris  mon  arrivée,  me  rendit 
nne  visite  où  il  marqua  la  joie  qu'il  avait  de 
me  trouver  en  bonne  santé,  me  demanda  si 
je  m'étais  fixé  pour  toujours,  et  m'apprit  qu'il 
méditait  un  voyage  aux  Indes  orientales,  et 
comptait  partir  dans  deux  mois.  Il  m'insinua 
en  même  temps  que  je  lui  ferais  grand  plaisir 
de  vouloir  bien  être  le  chirurgien  de  son  vais- 
seau; qu'il  aurait  un  autre  chirurgien  avec 
moi  et  deux  garçons  ;  que  j'aurais  une  double 
paye;  et,  qu'ayant  éprouvé  que  la  connais- 


—  16  — 

sauce  que  j'avais  de  la  mer  était  au  moins 
égale  à  la  sienne,  il  s'engageait  à  se  compor- 
ter à  mon  égard  comme  avec  un  capitaine  en 
«econd. 

Il  me  dit  enfin  tant  de  choses  obligeantes, 
et  me  parut  un  si  honnête  homme,  que  je  me 
laissai  gagner,  ayant  d'ailleurs,  malgré  mes 
malheurs  passés,  une  plus  forte  passion  que 
jamais  de  voyager.  La  seule  difficulté  que  je 
prévoyais  était  d'obtenir  le  consentement  de 
ma  femme,  qu'elle  me  donna  pourtant  assez 
volontiers,  en  vue  sans  doute  des  avantages 
que  ses  enfants  en  pourraient  retirer. 

Nous  mîmes  à  la  voile  le  5  d'août  1708,  et 
arrivâmes  au  fort  Saint-Georges  le  1er  avril 
i709,  où  nous  restâmes  trois  semaines  pour 
rafraîchir  notre  équipage,  dont  la  plus  grande 
partie  était  malade.  De  là  nous  allâmes  vers 
le  Tonquin,  où  notre  capitaine  résolut  de 
s'arrêter  quelque  temps,  parce  que  la  plus 
grande  partie  des  marchandises  qu'il  avait  en- 
vie d'acheter  ne  pouvait  lui  être  livrée  que 
dans  plusieurs  mois.  Pour  se  dédommager  un 
r>eu  des  frais  de  ce  retardement,  il  acheta  une 
jarque  chargée  de  différentes  sortes  de  mar- 
chandises, dont  les  Tonquinois  font  un  com- 
merce ordinaire  avec  les  îles  voisines;  et 
mettant  sur  ce  petit  navire  quarante  hommes 
dont  il  y  en  avait  trois  du  pays,  il  m'en  fit 
capitaine  et  me  donna  en  pouvoir  pour  deux 
mois,  tandis  qu'il  ferait  ses  affaires  au  Ton- 
quin. 

Il  n'y  avait  pas  trois  jours  que  nous  étions 
en  mer  qu'une  grande  tempête  s'étant  élevée, 
cous  fûmes  poussés  pendant  cinq  jours  vers 


—  17  — 

ls  nord-est,  et  ensuite  à  l'est.  Le  temps  devint 
un  peu  plus  calme,  mais  le  vent  d'ouest  souf- 
flait toujours  assez  fort. 

Le  dixième  jour,  deux  pirates  nous  donnè- 
rent la  chasse  et  bientôt  nous  prirent,  car  mon 
navire  était  si  chargé  qu'il  allait  très  lente- 
ment et  qu'il  nous  fut  impossible  de  faire  la 
manœuvre  nécessaire  pour  nous  défendre. 

Les  deux  pirates  vinrent  à  l'abordage  et  en- 
trèrent dans  notre  navire  à  la  tête  de  leurs 
gens  ;  mais,  nous  trouvant  tous  couchés  sur 
le  ventre,  comme  je  l'avais  ordonné,  ils  se 
contentèrent  de  nous  lier,  et,  nous  ayant 
donné  des  gardes,  ils  se  mirent  à  visiter  la 
oarque. 

Je  remarquai  parmi  eux  un  Hollandais  qui 
paraissait  avoir  quelque  autorité,  quoiqu'il 
n'eût  pas  de  commandement.  Il  connut  à  nos 
manières  que  nous  étions  Anglais,  et,  nous 
parlant  en  sa  langue,  il  nous  dit  qu'on  allait 
nous  lier  tous  dos  à  dos  et  nous  jeter  dans  la 
mer.  Comme  je  parlais  hollandais  assez  bien, 
je  lui  déclarai  qui  nous  étions  et  le  conjurai, 
en  considération  du  nom  commun  de  chrétiens 
et  de  chrétiens  réformés,  de  voisins,  d'alliés, 
d'intercéder  pour  nous  auprès  du  capitaine. 
Mes  paroles  ne  rirent  que  l'irriter  :  il  redou- 
bla ses  menaces,  et,  s'étant  tourné  vers  se3 
compagnons,  il  leur  parla  en  langue  japonaise, 
répétant  souvent  le  nom  de  christianos. 

Le  plus  gros  vaisseau  de  ces  pirates  était 
commandé  par  un  capitaine  japonais  qui  par- 
lait un  peu  hollandais  :  il  vint  à  moi,  et,  après 
m'avoir  fait  diverses  questions  ,  auxquelles  je 
répondis  très  humblement,  il  m'assura  qu'on 


—  48  — 

ne  nous  Ôterait  point  la  vie.  Je  lui  fis  une 
très  profonde  révérence,  et,  me  tournant  alors 
vers  le  Hollandais,  je  lui  dis  que  j'étais  bien 
fâché  de  trouver  plus  d'humanité  dans  un 
idolâtre  que  dans  un  chrétien;  mais  j'eus  bien- 
tôt lieu  de  me  repentir  de  ces  paroles  inconsi- 
dérées, car  ce  misérable  réprouvé  ayant  tâché 
en  vain  de  persuader  aux  deux  capitaines  de 
me  jeter  dans  la  mer  (ce  qu'on  ne  voulut  pas 
lui  accorder  à  cause  de  la  parole  qui  m'avait 
été  donnée),  il  obtint  que  je  serais  encore  plus 
rigoureusement  traité  que  si  on  m'eût  fait 
mourir.  On  avait  partagé  mes  gens  dans  les 
deux  vaisseaux  et  dans  la  barque;  pour  moi, 
on  résolut  de  m'abandonner  à  mon  sort  dans 
un  petit  canot,  avec  des  avirons ,  une  voile  et 
des  provisions  pour  quatre  jours.  Le  capitaine 
japonais  les  augmenta  du  double,  et  tira  de 
ses  propres  vivres  cette  charitable  augmenta- 
tion ;  il  ne  voulut  pas  même  qu'on  me  fouillât. 
Je  descendis  donc  dans  le  canot  pendant  que 
mon  Hollandais  brutal  m'accablait  de  dessus 
le  pont  de  toutes  les  injures  et  imprécations 
que  son  langage  lui  pouvait  fournir. 

Environ  une  heure  avant  que  nous  eus- 
sions vu  les  deux  pirates,  j'avais  pris  hau- 
teur et  avais  trouvé  que  nous  étions  à  qua- 
rante-six degrés  de  latitude  et  à  cent  quatre- 
vingt-trois  de  longitude.  Lorsque  je  fus  un 
peu  éloigné,  je  découvris  avec  une  lunette 
différenles  îles  au  sud-ouest.  Alors  jft  hauss;;; 
ma  voile,  le  vent  étant  bon,  dans  le  dessein 
d'aborder  à  la  plus  prochaine  de  ces  îles,  co 
que  j'eus  bien  de  la  peine  à  faire  en  trois  heu 
res.  Cette  île  n'était  qu'une  roche,  où  je  trou 


-  19  — 

vai  beaucoup  d'oeufs  d'oiseaux;  alors,  battant 
mon  fusil,  je  mis  le  feu  à  quelques  bruyères 
et  à  quelques  joncs  marins  pour  pouvoir  cuire 
ces  œufs,  qui  furent  ce  soir-là  toute  ma  nour- 
riture, étant  résolu  d'épargner  mes  provisions 
autant  que  je  le  pourrais.  Je  passai  la  nuit 
sur  cette  roche,  où  ayant  étendu  des  bruyères 
sous  moi,  je  dormis  assez  bien. 

Le  jour  suivant,  je  fis  voile  vers  une  autre 
lie,  et  de  là  à  une  troisième  et  à  une  qua- 
trième, me  servant  quelquefois  de  mes  rames; 
mais  pour  ne  point  ennuyer  le  lecteur,  je  lui 
dirai  seulement  qu'au  bout  de  cinq  jours  j'at- 
teignis la  dernière  île  que  j'avais  vue,  qui 
était  au  sud-ouest  de  la  première. 

Cette  île  était  plus  éloignée  que  je  ne 
croyais,  et  je  ne  pus  y  arriver  qu'en  cinq 
heures.  J'en  fis  presque  tout  le  tour  avant  que 
de  trouver  un  endroit  pour  pouvoir  y  aborder. 
Ayant  pris  terre  à  une  petite  baie  qui  était 
trois  fois  large  comme  mon  canot,  je  trouvai 
que  toute  l'île  n'était  qu'un  rocher,  avec 
quelques  espaces  où  il  croissait  du  gazon  et 
des  herbes  très  odoriférantes.  Je  pris  mes  pe- 
tites provisions,  et,  après  m'être  un  peu  ra- 
fraîchi, je  mis  le  reste  dans  une  des  caves, 
dont  il  y  avait  un  grand  nombre.  Je  ramas- 
sai plusieurs  œufs  sur  le  rocher  et  arrachai 
une  quantité  de  joncs  marins  et  d'herbes  sè- 
ches, afin  de  les  allumer  le  lendemain  pour 
cuire  mes  œufs,  car  j'avais  sur  moi  mon  fu- 
sil, ma  mèche,  avec  un  verre  ardent.  Je  pas- 
sai toute  la  nuit  dans  la  cave  où  j'avai  mis 
mes  provisions  ;  mon  lit  était  ces  mêmes  her- 
bes sèches  destinées  au  feu.  Je  dormis  peu, 


-,  20  — 

car   j'étais   encore    plus    inquiet    que    las. 

Je  considérais  qu'il  était  impossible  de  ne 
pas  mourir  dans  un  lieu  si  misérable.  Je  me 
trouvai  si  abattu  de  ces  réflexions,  que  je 
n'eus  p;ts  ie  courage  de  me  lever,  et,  avant 
que  j'eusse  assez  de  force  pour  sortir  de  ma 
cave,  le  jour  était  déjà  fort  grand  :  le  temps 
était  beau  et  le  soleil  si  ardent,  que  j'étais 
obligé  de  détourner  mon  visage. 

Mais  voici  tout  à  coup  que  le  temps  s'obs- 
curcit, d'une  manière  pourtant  très  différente 
de  ce  qui  arrive  par  l'interposition  d'un  nuage. 
Je  me  tournai  vers  le  soleil,  et  je  vis  un  grand 
corps  opaque  et  mobile  entre  lui  et  moi,  qui 
semblait  aller  çà  et  là.  Ce  corps  suspendu , 
qui  me  paraissait  à  deux  milles  de  hauteur,  me 
cacha  le  soleil  environ  six  ou  sept  minutes  ; 
mais  je  ne  pus  pas  bien  l'observer  à  cause  de 
l'obscurité.  Quand  ce  corps  fut  venu  plus 
prés  de  l'endroit  où  j'étais,  il  me  parut  être 
d'une  substance  solide,  dont  la  base  était 
plate,  unie  et  luisante  par  la  réverbération 
de  la  mer.  Je  m'arrêtai  sur  une  hauteur,  à 
deux  cents  pas  environ  du  rivage,  et  je  vis  ce 
même  corps  descendre  et  approcher  de  moi 
environ  à  un  mille  de  distance.  Je  pris  alors 
mon  télescope,  et  je  découvris  un  grand  nom- 
bre de  personnes  en  mouvement,  qui  me  re- 
gardaient et  se  regardaient  les  unes  les  autres. 

L'amour  naturel  de  la  vie  me  fit  naître  quel- 
ques sentiments  de  joie  et  d'espérance  que 
cette  aventure  pourrait  m'aide:  à  me  délivrer 
de  l'état  fâcheux  où  j'étais  ;  mais,  en  même 
temps,  le  lecteur  ne  peut  s'imaginer  mon  éton- 
nement  de  voir  une  espèce  d'île  en  l'air,  nabi- 


—  2î   — 

tée  par  des  hommes  qui  avaient  l'art  et  le  pou- 
TOir  de  la  hausser,  de  l'abaisser  et  de  la  faire 
marcher  à  leur  gré;  mais,  n'étant  pas  alors  en 
humeur  de  philosopher  sur  un  si  étrange  phé- 
nomène^  je  me  contentai  d'observer  de  quel 
côté  l'île  tournerait,  car  elle  me  parut  alors 
arrêtée  un  peu  de  temps.  Cependant  elle  s'ap- 
procha de  mon  côté,  et  j'y  pus  découvrir  plu- 
sieurs grandes  terrasses  et  des  escaliers  d'in- 
tervalle en  intervalle  pour  communiquer  des 
unes  aux  autres. 

Sur  la  terrasse  la  plus  basse,  je  vis  plusieurs 
hommes  qui  péchaient  des  oiseaux  à  la  ligne, 
et  d'autres  qui  regardaient.  Je  leur  fis  signe 
avec  mon  chapeau  et  avec  mon  mouchoir  ;  et, 
lorsque  je  me  fus  approché  de  plus  prés,  je 
criai  de  toutes  mes  forces  ;  et,  ayant  alors  re- 
gardé fort  attentivement,  je  vis  une  foule  de 
monde  amassée  sur  le  bord  qui  était  vis-à-vis 
de  moi.  Je  découvris  par  leurs  postures  qu'ils 
me  voyaient,  quoiqu'ils  ne  m'eussent  pas  ré- 
pondu. J'aperçus  alors  cinq  ou  six  hommes 
montant  avec"  empressement  au  sommet  de 
l'île,  et  je  m'imaginai  qu'ils  avaient  été  en- 
voyés à  quelques  personnes  d'autorité  pour  en 
recevoir  des  ordres  sur  ce  qu'on  devait  faire 
en  cette  occasion. 

La  foule  des  insulaires  augmenta,  et,  en 
moins  d'une  demi-heure,  l'île  s'approcha  telle- 
ment, qu'il  n'y  avait  plus  que  cent  pas  de  dis- 
tance entre  elle  et  moi.  Ce  fut  alors  que  je  me 
mis  en  diverses  postures  humbles  et  touchan- 
tes, et  que  je  fis  les  supplications  les  plu3 
vives;  mais  je  ne  reçus  point  de  réponse  ;  ceux 
qui  me  semblaient  le  plus  croche,  à  en  juger 


_  22  — 

par  leurs  habits,  étaient  des  personnes  de  dis- 
tinction. 

A  la  Ht,  un  d'eux  me  fit  entendre  sa  voix 
dans  r  .langage  clair,  poli  et  très  doux,  dont 
le  son  approchait  de  l'italien  ;  ce  fut  aussi  en 
italien  que  je  répondis,  m'imaginant  que  le 
son  et  l'accent  de  cette  langue  seraient  plus 
agréables  à  leurs  oreilles  que  toute  autre  lan- 
gage. Ce  peuple  comprit  ma  pensée  ;  on  me 
fit  signe  de  descendre  du  rocher,  et  d'aller  vers 
le  rivage,  ce  que  je  fis;  ot  alors,  l'île  volante 
s'étant  abaissée  à  un  degré  convenable,  on  me 
jeta  de  la  terrasse  d'en  bas  une  chaîne  avec 
un  petit  siège  qui  y  était  attaché,  sur  lequel 
m'étant  assis,  je  fus  dans  un  moment  enlevé 
par  le  moyen  d'un  moufle. 


II.  —  Caractère  des  Laputfens ,  idée  de  leurs  savants, 
de  leur  roi  et  de  sa  cour.  —  Réception  qu'on  fait  à 
l'auteur.  —  Les  craintes  et  les  Knqaiétadw  des  habi- 
tants. —  Caractère  des  femmes  laputiennes. 

A  mon  arrivée,  je  me  vis  entouré  d'une 
foule  de  peuple  qui  me  regardait  avec  admi- 
ration, et  que  je  regardai  de  même,  n'ayant 
encore  jamais  vu  une  race  de  mortels  si  sin- 
gulière dans  sa  figure,  dans  ses  habits  et 
dans  ses  manières  ;  ils  penchaient  la  tête,  tan- 
tôt à  droite,  tantôt  à  gauche  ;  ils  avaient  un 
œil  tourné  en  dedans,  et  l'autre  vers  le  ciel. 
Leurs  habits  étaient  bigarrés  de  figures  du 
soleil,  de  la  lune  et  des  étoiles,  et  parsemés  de 
violons,  de  flûtes,  de  harpes,  de  trompettes, 
de  guitares,  de  luths  et  de  plusieurs  autres 
instruments  inconnus  en  Europe.  Je  vis  au- 


—  23  — 

tour  (feux  plusieurs  domestiques  armés  de 
vessies,  attachées  comme  un  fléau  au  bout 
d'un  petit  bâton,  dans  lesquelles  il  y  avait  une 
certaine  quantité  de  petits  pois  2t  de  petits 
cailloux  ;  ils  frappaient  de  temps  en  temps 
avec  ces  vessies  tantôt  la  bouche,  tantôt  les 
oreilles  de  ceux  dont  ils  étaient  proches,  et  je 
n'en  pus  d'abord  deviner  la  raison.  Les  esprits 
de  ce  peuple  paraissaient  si  distraits  et  si 
plongés  dans  la  méditation,  qu'ils  n^  pouvaient 
ni  parler  ni  être  attentifs  à  ce  qu'on  leur  di- 
sait sans  Le  secours  de  ces  vessies  bruyantes 
dont  on  les  frappait,  soit  à  la  bouche  soit  aux 
oreilles,  pour  les  réveiller.  C'est  pourquoi  les 
personnes  qui  en  avaient  le  moyen  entrete- 
naient toujours  un  domestique  qui  leur  ser- 
Tait  de  moniteur,  et  sans  lequel  ils  ne  sortaient 
amais. 

L'occupation  de  cet  officier,  lorsque  deux  ou 
trois  personnes  se  trouvaient  ensemble,  éteit 
de  donner  adroitement  de  la  vessie  sur  la 
bouche  de  celui  à  qui  c  était  à  parler,  ensuite 
sur  l'oreille  droite  de  celui  ou  de  ceux  à  qui  le 
discours  s'adressait.  Le  moniteur  accompa- 
gnait toujours  son  maître  lorsqu'il  sortait,  et 
était  obligé  de  lui  donner  de  temps  en  temps 
de  la  vessie  sur  les  yeux,  parce  que,  sans 
cela,  ses  profondes  rêveries  l'eussent  bientôt 
mis  en  danger  de  tomber  dans  quelque  préci- 
pice, de  se  heurter  la  tête  contre  quelque  po- 
teau, de  pousser  les  autres  dans  les  rues,  ou 
d'en  être  jeté  dans  le  ruisseau. 

On  me  fit  monter  au  sommet  de  l'île,  et  en- 
trer dans  le  palais  du  roi,  où  je  vis  sa  majesté 
sur  un  trône  environné  de  personnes  de  la 


—  24  - 

première  distinction.  Devant  le  trône  était 
une  grande  table  couverte  de  globes,  de  sphè- 
res et  d'instruments  de  mathématiques  d^ 
toute  espèce.  Le  roi  ne  prit  point  garde  à  moi 
lorsque  j'entrai,  quoique  la  foule  qui  m'ac- 
compagnait fît  un  très  grand  bruit  ;  il  était 
alors  appliqué  à  résoudre  un  problème,  et 
nous  fûmes  devant  lui  au  moins  une  heure 
entière  à  attendre  que  sa  majesté  eût  fini  son 
opération.  Il  avait  auprès  de  lui  deux  pages 
qui  avaient  des  vessies  à  la  main,  dont  l'un, 
lorsque  sa  majesté  eut  cessé  de  travailler,  le 
frappa  doucement  et  respectueusement  à  la 
bouche,  et  l'autre  à  l'oreille  droite.  Le  roi  pa- 
rut alors  comme  se  réveiller  en  sursaut,  et, 
jetant  les  yeux  sur  moi  et  sur  le  monde  qui 
m'entourait,  il  se  rappela  ce  qu'on  lui  avait 
dit  de  mon  arrivée  peu  de  temps  aupara- 
vant ;  il  me  dit  quelques  mots,  et  aussitôt  un 
jeune  homme,  armé  d'une  vessie,  s'approcha 
de  moi  et  m'en  donna  sur  l'oreille  droite;  mais 
je  fis  signe  qu'il  était  inutile  de  prendre  cette 
peine,  ce  qui  donna  au  roi  et  à  toute  la  cour 
une  haute  idée  de  mon  intelligence.  Le  roi 
me  fit  diverses  questions,  auxquelles  je  ré- 
pondis sans  que  nous  nous  entendissions  ni 
l'un  ni  l'autre.  On  me  conduisit  bientôt  après 
dans  un  appartement  où  l'on  me  servit  à  dî- 
ner. Quatre  personnes  de  distinction  me  firent 
l'honneur  de  se  mettre  à  table  avec  moi  : 
nous  eûmes  deux  services,  chacun  de  trois 
plats.  Le  premier  service  était  composé  d'une 
épaule  de  mouton  coupée  en  triangle  équila- 
téral,  d'une  pièce  de  bœuf  sous  la  forme  d'un 
rhomboïde,  et  d'un  boudin  sous  celle  d'un 


—  25  — 

cycloïde.  Le  second  service  fut  deux  canards 
ressemblant  à  deux  violons,  des  saucisses  et 
des  andouilles  qui  paraissaient  comme  des 
flûtes  et  des  hautbois,  et  un  foie  de  veau  qui 
avait  l'air  d'une  harpe.  Les  pains  qu'on  nous 
servit  avaient  la  figure  de  cônes,  de  cylindres, 
de  parallélogrammes. 

Après  le  dîner,  un  homme  vint  à  moi  de 
la  part  du  roi,  avec  une  plume,  de  l'encre  et 
du  papier,  et  me  fit  entendre  par  des  signes 
qu'il  avait  ordre  de  m'apprendre  la  langue  du 
pays.  Je  fus  avec  lui  environ  quatre  heures, 
pendant  lesquelles  j'écrivis  sur  deux  colonnes 
un  grand  nombre  de  mots  avec  la  traduction 
vis-à-vis.  Il  m'apprit  aussi  plusieurs  phrases 
courtes,  dont  il  me  fit  connaître  le  sens  en 
faisant  devant  moi  ce  qu'elles  signifiaient. 
Mon  maître  me  montra  ensuite,  dans  un  de 
ses  livres,  la  figure  du  soleil  et  de  la  lune,  des 
étoiles,  du  zodiaque,  des  tropiques  et  des  cer- 
eles  polaires,  en  me  disant  le  nom  de  tout  cela, 
ainsi  que  de  toutes  sortes  d'instruments  de 
musique,  avec  les  termes  de  cet  art  conve- 
nable à  chaque  instrument.  Quand  il  eut  fini 
sa  leçon,  je  composai  en  mon  particulier  un 
très  joli  petit  dictionnaire  de  tous  les  mots 
que  j'avais  appris,  et,  en  peu  de  jours,  grâce 
à  mon  heureuse  mémoire,  je  sus  passable- 
ment  la  langue  laputienne. 

Un  tailleur  vint  le  lendemain  matin  prendre 
ma  mesure.  Les  tailleurs  de  ce  pays  exercent 
leur  métier  autrement  qu'en  Europe.  Il  prit 
d'abord  la  hauteur  de  mon  corps  avec  un  quart 
de  cercle,  et  puis,  avec  la  règle  et  le  compas, 
ayant  mesuré  ma  grosseur  et  toute  la  propor- 


—  26  — 

Mon  de  mes  membres,  il  fit  son  calcul  sur  le 
papier,  et,  au  bout  de  six  jours,  il  m'apporta 
an  habit  très  mal  fait  ;  il  m'en  fit  excuse,  en 
me  disant  qu'il  avait  eu  le  malheur  de  se 
tromper  dans  ses  supputations. 

Sa  majesté  ordonna  ce  jour-là  qu'on  fît 
avancer  son  île  vers  Lagado,  qui  est  la  capi- 
tale de  son  royaume  de  terre  ferme,  et  ensuite 
vers  certaines  villes  et  villages,  pour  recevoir 
les  requêtes  de  ses  sujets.  On  jeta  pour  cela 
plusieurs  ficelles  avec  des  petits  plombs  au 
bout,  afin  que  le  peuple  attachât  ses  placets  à 
ces  ficelles,  qu'on  tirait  ensuite,  et  qui  sem- 
blaient en  l'air  autant  de  cerfs-volants. 

La  connaissance  que  j'avais  des  mathéma- 
tiques m'aida  beaucoup  à  comprendre  leur 
façon  de  parler,  et  leurs  métaphores,  tirées 
la  plupart  des  mathématiques  et  de  la  mu- 
sique, car  je  suis  un  peu  musicien.  Toutes 
leurs  idées  n'étaient  qu'en  lignes  et  en  figures, 
et  leur  galanterie  même  était  toute  géomé- 
trique. Si,  par  exemple,  ils  voulaient  louer 
la  beauté  d'une  fille,  ils  disaient  que  ses 
dents  blanches  étaient  de  beaux  et  par- 
faits parallélogrammes,  que  ses  sourcils  étaient 
un  arc  charmant  ou  une  belle  portion  de 
cercle,  que  ses  yeux  formaient  une  ellipse 
admirable,  que  sa  gorge  était  décorée  de  deux 
globes  asymptotes,  et  ainsi  du  reste.  Le  sinus, 
la  tangente,  la  ligne  droite,  la  ligne  courbe,  le 
cône,  le  cylindre,  l'ovale,  la  parabole,  le  dia- 
mètre, le  rayon,  le  centre,  le  point,  sont  parmi 
eux  des  termes  qui  entrent  dans  le  langage 
de  l'amour. 

Leurs  maisons  étaient  fort  mal  bâties  :  c'est 


—  27  — 

qn'en  ce  pays-là  on  méprise  la  géométrie  pra- 
tique  comme  une  chose  vulgaire  et  mécanique. 
Je  n'ai  jamais  vu  de  peuple  si  sot,  si  niais,  si 
maladroit  dans  tout  ce  qui  regarde  les  actions 
communes  fit  la  conduite  de  la  vie.  Ce  sont, 
outre  cela,  les  plu3  mauvais  raisonneurs  du 
monde,  toujours  prêta  a  contredire,  si  ce  n'est 
lorsqu'ils  pensent  juste,  ce  qui  leur  arrive  ra 
rement,  et  alors  ils  se  taisent  ;  ils  ne  savent 
ce  que  c'est  qu'imagination,  invention,  por- 
traits, et  n'ont  pas  même  de  mots  en  leur 
langue  qui  expriment  ces  choses.  Aussi  tous 
leurs  ouvrages,  et  même  leurs  poésies,  sem' 
"blent  des  théorèmes  d'Euclide. 

Plusieurs  d'entre  eux,  principalement  ceci 
qui  s'appliquent  à  l'astronomie,  donnant  danw 
l'astrologie  judiciaire,  quoiqu'ils  n'osent  l'a- 
vouer publiquement  ;  mais  ce  que  je  trouvai 
de  plus  surprenant,  ce  fut  i  inclination  qu'ils 
avaient  pour  la  politique,  et  leur  curiosité 
pour  les  nouvelles  ;  ils  parlaient  incessamment 
d'affaires  d'Etat,  et  portaient  sans  façon  leur 
jugement  sur  tout  ce  qui  se  passait  dans  les 
cabinets  des  princes.  J'ai  souvent  remarqué  le 
Eiême  caractère  dans  nos  mathématiciens 
d'Europe,  sans  avoir  jamais  pu  trouver  la 
{noindra  analogie  entre  les  mathématiques  et 
a  politique,  à  moins  que  l'on  ne  suppose  que, 
jQïïime  le  plus  petit  cercle  a  autant  de  degré? 
?me  le  plus  grand,  celui  qui  sait  raisonner 
sur  un  cercle  tracé  sur  le  papier  peut  égale- 
ment raisonner  sur  la  sphère  du  monde  ;  mais 
n'est-ce  pas  plutôt  le  défaut  naturel  de  tous  les 
hommes,  qui  se  plaisent  naturellement  à  parler 
et  à  raisonner  sur  ce  Qu'ils  entendentlemoinsî 


—  2g  — 

Ce  peuple  paraît  toujours  inquiet  et  alarmé, 
et  ce  qui  n'a  jamais  troublé  le  repos  des  au- 
tres hommes  est  le  sujet  continuel  de  leurs 
craintes  et  de  leurs  frayeurs  :  ils  appréhendent 
l'altération  des  corps  célestes,  par  exemple, 
que  la  terre,  par  les  approches  continuelles 
du  soleil,  ne  soit  à  la  fin  dévorée  par  les  flam- 
mes de  cet  astre  terrible  ;  que  ce  flambeau  de 
la  n  îture  ne  se  trouve  peu  à  peu  encroûté 
par  ron  écume,  et  ne  vienne  à  s'éteindre  tout 
a  fait  pour  les  mortels  ;  ils  craignent  que  la 
prochaine  comète,  qui,  selon  leur  calcul,  pa- 
raîtra dans  trente  et  un  ans ,  d'un  coup  de 
sa  queue  ne  foudroie  la  terre  et  ne  la  réduise 
en  cendres;  ils  craignent  encore  que  le  so- 
leil, à  force  de  répandre  des  rayons  de  toutes 
parts,  ne  vienne  enfin  à  s'user  et  à  perdre 
tout  à  fait  sa  substance.  Yoilà  les  craintes 
ordinaires  et  les  alarmes  qui  leur  dérobent 
le  sommeil  et  les  privent  de  toutes  sortes 
de  plaisirs  ;  aussi,  dès  qu'ils  se  rencontrent 
le  matin,  ils  se  demandent  d'abord  les  uns 
aux  autres  des  nouvelles  du  soleil ,  com- 
ment il  se  porte  et  en  quel  état  il  s'est  levé  et 
couché. 

Les  femmes  de  cette  île  sont  très  vives; 
elles  méprisent  leurs  maris  et  ont  beaucoup 
de  goût  pour  les  étrangers,  dont  il  y  a  toujours 
un  nombre  considérable  à  la  suite  de  la  cour  ; 
c'est  aussi  parmi  eux  que  les  daines  de  qualité 
prennent  leurs  galants.  Ce  qu'il  y  a  de  fâ- 
cheux, c'est  qu'elles  prennent  leurs  plaisirs 
sans  aucune  traverse  et  avec  trop  de  sécurité, 
car  leurs  maris  sont  si  absorbés  dans  les  spé- 
culations géométriques,  qu'on  caresse  leurs 


—  29  — 

femmes  en  leurs  présence  sans  qu'ils  s'en 
aperçoivent,  pourvu  pourtant  que  le  moniteur 
avec  sa  vessie  n'y  soit  pas. 

Les  femmes  et  les  filles  sont  fort  fâchées  de 
se  voir  confinées  dans  cette  île ,  quoique  ce 
soit  l'endroit  le  plus  délicieux  de  la  terre,  et 
quoiqu'elles  y  vivent  dans  la  richesse  et  dans 
la  magnificence.  Elles  peuvent  aller  où  elles 
veulent  dans  l'île,  mais  elles  meurent  d'envie 
de  courir  le  monde  et  de  se  rendre  dans  la 
capitale,  où  il  leur  est  défendu  d'aller  sans  la 
permission  du  roi,  qu'il  ne  leur  est  pas  aisé 
d'obtenir,  parce  que  les  maris  ont  souvent 
éprouvé  qu'il  leur  était  difficile  de  les  en  faire 
revenir.  J'ai  ouï  dire  qu'une  grande  dame  de 
la  cour,  mariée  au  premier  ministre,  l'homme 
le  mieux  fait  et  le  plus  riche  du  royaume, 
qui  l'aimait  éperdument,  vint  à  Lagado,  sous 
le  prétexte  de  sa  santé,  et  y  demeura  cachée 
pendant  plusieurs  mois ,  jusqu'à  ce  que  le  roi 
envoyât  la  chercher  ;  elle  fut  trouvée  en  un 
état  pitoyatle,  dans  une  mauvaise  auberge, 
ayant  engagé  ses  habits  pour  entretenir  un 
laquais  vieux  et  laid,  qui  la  battait  tous  les 
jours;  on  l'arracha  de  lui  malgré  elle,  et,  quoi- 
que son  mari  l'eût  reçue  avec  bonté ,  lui  eût 
fait  mille  caresses  et  nuls  reproches  sur  sa 
conduite,  elle  s'enfuit  encore  bientôt  après  avec 
tous  ses  bijoux  et  toutes  ses  pierreries,  pour 
aller  retrouver  ce  digne  galant;  et  on  n'a  plus 
entendu  parler  d'elle. 

Le  lecteur  prendra  peut-être  cela  pour  une 

,  histoire  européenne,  ou  même  anglaise  ;  mais 

je  le  prie  de  considérer  que  les   caprices  de 

l'espèce  femelle  ne  sont  pas  bornés  à  une  seule 


—  30  — 

partie  du  monde  ni  à  un  seul  climat,  mais  sont 
en  tous  lieux  les  mômes. 


III,  —  Phénomène  expliqué  par  les  philosophes  et  astro1 
nomes  modernes.  —  Les  Laputirns  sont    grands  asteff' 
uomes.  —  Comment  le  roi  apaise  les  séditions. 

Je  demandai  au  roi  la  permission  de  voir 
les  curiosités  de  l'île;  il  me  l'accorda  et  or- 
donna à  un  de  ses  courtisans  de  m'accom- 
pagner.  .le  voulus  savoir  principalement  quel 
secret  naturel  ou  artificiel  était  le  principe 
de  ces  mouvements  divers  dont  je  vais  ren- 
dre au  lecteur  un  compte  exact  et  philoso- 
phique. 

L'île  volante  est  parfaitement  ronde  ;  son 
diamètre  est  de  sept  mille  huit  cent  trente- 
sept  demi-toises,  c'est-à-dire  d'environ  qua- 
tre mille  pas,  et  par  conséquent  contient  à 
peu  pré?  lix  mille  acres.  Le  fond  de  cette 
île  ou  la  surface  de  dessous  ,  teile  qu'elle  pa- 
raît à  ceux  qui  la  regardent  d'en  bas,  est 
comme  un  large  diamant,  poli  et  taillé  régu- 
lièrement, qui  réfléchit  la  lumière  à  quatre 
cents  pas.  11  y  a  au-dessus  plusieurs  miné- 
raux, situés  selon  le  rang  ordinaire  des  mi- 
nes, et  par-dessus  est  un  terrain  fertile  de 
dix  ou  douze  pieds  de  profondeur. 

Le  penchant  des  parties  de  la  circonférence 
vers  le  centre  de  la  surface  supérieure  est  la 
cause  naturelle  que  toutes  les  pluies  et  ro- 
sées qui  tombent  sur  l'île  sont  conduites  par 
de  petits  ruisseaux  vers  le  milieu,  où  ils  s'a- 
massent dans  auatre  grands  bassins,  chacun 


—  31  — 

d'environ  un  demi-mille  de  circuit.  A  deux 
eents  pas  de  distance  du  centre  de  ces  bas- 
sins, l'eau  est  coDtinuellement  attirée  et  exai- 
te'e  par  te  soleil  pendant  le  jour,  ce  qui  em- 
pêche le  débordement.  De  plus,  comme  il  est 
au  pouvoir  du  monarque  d'élever  llle  au-des- 
sus de  la  région  des  nuages  et  des  vapeurs 
terrestres,  il  peut,  quand  il  lui  plaît,  empê- 
îher  la  chute  de  la  pluie  et  de  la  rosée,  ce 
çui  n'est  au  pouvoir  d'aucun  potentat  d'Eu- 
rope, qui,  ne  dépendant  de  personne,  dépend 
toujours  de  la  pluie  et  du  beau  temps. 

Au  centre  de  l'île  est  un  trou  d'environ 
vingt-cinq  toises  de  diamètre,  par  lequel  les 
astronomes  descendent  dans  un  large  dôme, 
qui,  pour  cette  raison,  est  appelé  Flandola 
Gahnolé.  ou  la  Cave  des  Astronomes,  située  à 
la  profondeur  de  cinquante  toises  au-dessus 
de  la  surface  supérieure  du  diamant.  Il  y  a 
dans  cette  cave  vingt  lampes  sans  cesse  allu- 
mées, qui,  par  la  réverbération  du  diamant, 
répandent  une  grande  lumière  de  tous  côtés. 
Ce  lieu  est  orné  de  sextans ,  de  quadrans,  de 
télescopes,  d'astrolabes  et  autres  instruments 
astronomiques  ;  mais  la  plus  grande  curio- 
sité, dont  dépend  même  la  destinée  de  l'île, 
est  une  pierre  d'aimant  d'une  grandeur  pro- 
digieuse, taillée  en  forme  de  navette  de  tis- 
serand. 

Elle  est  longue  de  trois  toises,  et,  dans  sa 
plus  grande  épaisseur,  elle  a  au  moins  une 
toise  et  demie.  Cet  aimant  est  suspendu  par 
un  gros  essieu  de  diamant  qui  passe  par  le 
milieu  de  la  pierre,  sur  lequel  elle  joue,  et  qui 
est  placé  avec  tant  de  justesse,  qu'une  main 


très  faible  peut  le  faire  tourner;  elle  est  en- 
tourée d'un  cercle  de  diamant,  en  forme  de 
cylindre  creux,  de  quatre  pieds  de  profondeur, 
de  plusieurs  pieds  d'épaisseur,  et  de  six  toises 
de  diamètre,  placé  horizontalement  et  soutenu 
par  huit  piédestaux,  tous  de  diamants,  nauts 
chacun  de  trois  toises.  Du  côté  concave  du 
cercle  il  y  a  une  mortaise  profonde  de  douze 
pouces,  dans  laquelle  sont  placées  les  extré- 
mités de  l'essieu,  qui  tourne  quand  il  le  faut. 
Aucune  force   ne  peut   déplacer  ia  pierre, 

que  le  cercle  et  les  pieds  du  cercle  sont 
d'une  seule  pièce  avec  le  corps  du  diamant  qui 
fait  la  base  de  l'île. 

t  par  ie  moyen  de  cet  aimant  que  l'île 
se  hausse,  se  baisse  et  change  de  place;  car, 
par  rapport  à  cet  endroit  de  la  terre  sur  le- 
quel le  monarque  préside,  la  pierre  est  mu- 
nie à  un  de  ses  côtés  d'un  pouvoir  attractif 
et  de  l'autre  d'un  pouvoir  répulsif.  Ainsi , 
quand  il  lui  plaît  que  l'aimant  soit  tourné 
vers  la  terre  par  son  pôle  ami,  l'île  descend; 
mais  quand  le  pôle  ennemi  est  tourné  vers 
la  même  terre,  l'île  remonte  en  haut.  Lorsque 
la  position  de  la  terre  est  oblique,  le  mouve- 
ment de  l'île  est  pareil  ;  car,  dans  cet  aimant, 
les  forces  agissent  toujours  en  ligne  parallèle 
à  sa  direction  ;  c'est  par  ce  mouvement  obli- 
que que  l'île  est  conduite  aux  différentes  par- 
ties des  domaines  du  monarque. 

Le  roi  serait  le  prince  le  plus  absolu  de 
runivers  s'il  pouvait  engager  ses  ministres  à 
lui  complaire  en  tout  ;  mais  ceux-ci  ayant 
leurs  terres  au-dessous  dans  le  continent,  et 
considérant  que  la  faveur  des  princes  est  pas* 


—  33  — 

sagère,  n'ont  garde  de  se  porter  pre'judice  à 
eux-mêmes  en  opprimant  la  liberté  de  leurs 
compatriotes. 

Si  quelque  ville  se  révolte  ou  refuse  de 
payer  les  impôts,  le  roi  a  deux  façons  de  la 
réduire.  La  première  et  la  plus  modérée  est  de 
tenir  son  île  au-dessus  de  la  ville  rebelle  et 
des  terres  voisines  ;  par  la,  il  prive  le  pays  e 1 
du  soleil  et  de  la  rosée,  ce  qui  cause  des  ma- 
ladies et  de  la  mortalité  ;  mais  si  le  crime  le 
mérite,  on  les  accable  de  grosses  pierres  qu'on 
leur  jette  du  haut  de  l'île,  dont  ils  ne  peuvent 
se  garantir  qu'en  se  sauvant  dans  leurs  cel- 
liers et  dans  leurs  caves,  où  ils  passent  je 
temps  à  boire  frais  tandis  que  les  toits  de 
-eurs  maisons  sont  mis  en  pièces.  S'ils  conti- 
nuent témérairement  dans  leur  obstination  et 
dans  leur  révolte,  le  roi  a  recours  alors  au 
dernier  remède,  qui  est  de  laisser  tomber  l'île 
à  plomb  sur  leurs  tètes,  ce  qm  écrase  toutes 
les  maisons  et  tous  les  habitants.  Le  prince, 
néanmoins ,  se  porte  rarement  à  cette  terrible 
extrémité,  que  les  ministres  n'osent  lui  con- 
seiller, vu  que  ce  procédé  violent  les  rendrait 
odieux  au  peuple  et  leur  ferait  tort  à  eux- 
mêmes,  qui  ont  des  biens  dans  le  continent, 
car  nie  n'appartient  qu'au  roi  qui  aussi  n'a 
oue  l'île  pour  tout  domaine. 

Mais  il  y  a  encore  une  autre  raison  plus 
forte  pour  laquelle  les  rois  de  ce  pays  ont  été 
toujours  éloignés  d'exercer  ce  dernier  châti- 
ment, si  ce  n'est  dans  une  nécessité  absolue  : 
c'est  que,  si  la  ville  qu'on  veut  détruire  était 
située  prés  de  qu  lques  hautes  roches  (car  il 
y  en  a  en  ce  pays,  ainsi  qu'en  Angleterre,  au- 

6CLLITER,    IL  2 


—  34  — 

près  des  grandes  villes  qui  ont  été  exprès 
bâties  près  de  ces  roches  pour  se  préserver  de 
la  coiére  des  rois),  ou  si  elle  avait  un  grand 
nombre  de  clochers  et  de  pyramides  de  pier- 
res, l'île  royale,  par  sa  chute,  pourrait  se  bri- 
ser. Ce  sont  principalement  les  clochers  que  le 
roi  redoute  et  le  peuple  le  sait  bien.  Aussi, 
quand  sa  majesté  est  le  plus  en  courroux,  il 
fait  toujours  descendre  son  île  très  doucement, 
de  peur,  dit-il,  d'accabler  son  peuple,  mais, 
dans  le  fond,  c'est  qu'il  craint  lui-même  que 
les  clochers  ne  brisent  son  île.  En  ce  cas ,  le 
philosophes  croient  que  l'aimant  ne  pourrait 
plus  la  soutenir  désormais,  et  qu'elle  tombe- 
rait 


IV.  —  L'auteur  guitte  File  de  Laputa  et  est  conduit 
aux  Bal  ni  bar  nés.  —  Son  arrivée  à  la  capitale.  — 
Description  de  cette  ville  et  des  environs.  —  Il  est 
reçu  avec  bonté  par  un  grand  seigneur. 


Quoique  je  ne  puisse  pas  dire  que  je  fusse 
maltraité  dans  cette  île,  il  est  vrai  cepen- 
dant que  je  m'y  crus  négligé  et  tant  soit  peu 
méprisé.  Le  prince  et  le  peuple  n'y  étaient 
curieux  que  de  mathématiques  et  de  musique; 
j'étais  en  ce  genre  fort  au-dessous  d'eux, 
et  ils  me  rendaient  justice  en  faisant  peu  da 
cas  de  moi. 

D'un  autre  côté,  après  avoir  vu  toutes  les 
curiosités  de  l'île,  j'avais  une  forte  envie  d'en 
sortir,  étant  très  las  de  ces  insulaires  aériens. 
Ils  excellaient,  il  est  vrai,  dans  des  sciences 
que  j'estime  beaucoup,   et  dont  j'ai  même 


quelque  teinture  ;  mais  ils  étaient  si  absorbés 
dans  leurs  spéculations,  que  je  ne  m'étais  ja- 
mais trouvé  en  si  triste  compagnie.  Je  ne 
m'entretenais  qu'avec  les  femmes  quel  entre- 
tien pour  un  phiio.-ophe  marin!),  qu'avec  les 
artisans,  les  moniteurs,  les  pages  de  cour,  et 
autres  gens  de  cette  espèce,  ce  qui  augmenta 
encore  le  mépris  qu'on  avait  pour  moi  ;  mais, 
en  vérité,  pouvais-je  faire  autrement?  Il  n'y 
avait  que  ceux-là  avec  qui  je  pusse  lier  com- 
merce ;  les  autres  ne  pariaient  point. 

Il  y  avait  à  la  cour  un  grand  seigneur,  fa- 
vori du  roi,  et  qui,  pour  cette  raison  seule, 
était  traité  avec  respect,  mais  qui  était  pour- 
tant regardé  en  général  comme  un    homme 
très  ignorant  et  assez  stupide;  il  passait  pour 
avoir  de  lhonneur  et  de  la  probité,  mais  il 
n'avait  point  du  tout  d'oreille  pour  la  musi- 
que, et  battait,  dit-on,  la  mesure  assez  mal; 
on  ajoute  qu'il   n'avait  jamais  pu  apprendre 
les  propositions  les  plus  aisées  des  mathéma- 
tiques. Ce  seigneur  me  donna  mille  marques 
de  bonté  ;  il  me  faisait   souvent  l'honneur  de 
me  venir  voir,  désirant  s'informer  des  affaires 
de  l'Europe  et   s'instruire  des  coutumes,  des 
mœurs,  des  lois  et  des  sciences  des  différentes 
nations  parmi  lesquelles  j'avais   demeuré;  il 
m'écoutait  toujours  avec   une  grande  atten- 
tion, et  faisait  de  très  belles  observations  sur 
tout  ce  que  je  lui  disais.  Deux  moniteurs  le 
suivaient  pour  la  forme,  mais  il  ne  s'en  ser- 
vait qu'à  la  cour  et  dans  les  visites  de   céré- 
monie ;  quand  nous  étions  ensemble,  il  les  fai- 
sait toujours  retirer. 
Je  priai  ce  seigneur  d'intercéder  pour  moi 


—  36  — 

auprès  de  sa  majesté  pour  obtenir  mon  congé, 
il  m'accorda  cette  grâce  avec  regret,  comme 
il  eut  la  bouté  de  me  le  dire,  et  il  me  fit  plu- 
sieurs oiïres  avantageuses,  que  je  refusai  en 
lui  en  marquant  ma  vive  reconnaissance. 

Le  16  février,  je  pris  congé  de  sa  majesté, 
qui  me  Lit  uu  présent  considérable,  et  mon 
protecteur  me  donna  un  diamant,  avec  une 
lettre  de  recommandation  pour  un  seigneur  de 
ses  amis,  demeurant  à  Lagado,  capitale  des 
Balnibarbes.  L'île  étant  alors  suspendue  au- 
dessus  d'une  montagne,  je  descendis  de  la 
dernière  terrasse  de  l'île  de  la  même  façon  que 
j'étais  monté. 

Le  continent  porte  le  nom  de  Balnibarbes, 
et  la  capitale,  comme  j'ai  dit,  s'appelle  La- 
gado. Ce  fut  d'abord  une  assez  agréable  satis- 
faction pour  moi  de  n'être  plus  en  l'air  et  de 
me  trouver  en  terre  ferme.  Je  marchai  vers 
la  ville  sans  aucune  peine  et  sans  aucun  em- 
barras, étant  vêtu  comme  les  habitants  et 
sachant  assez  bien  la  langue  pour  la  parler. 
Je  trouvai  bientôt  le  logis  de  la  personne  à 
qui  j'étais  recommandé.  Je  lui  présentai  la 
lettre  du  grand  seigneur,  et  j'en  fus  très  bien 
reçu.  Cette  personne,  qui  était  un  seigneur 
baînibarbe,  et  qui  s'appelait  Munodi ,  me 
donna  un  bel  appartement  chez  lui,  où  je  lo- 
geai pendant  mon  séjour  en  ce  pays,  et  où  je 
fus  très  bien  traité. 

Le  lendemain  matin  après  mon  arrivée,  Mu- 
nodi me  prit  dans  son  carrosse  pour  me  faire 
voir  la  ville,  qui  est  grande  comme  la  moitié 
Londres;  mais  les  maisons  étaient  étran- 
gement bâties,  et  la  plupart  tombaient  en 


-    37  — 

ruines  ;  le  peuple,  couvert  de  haillons,  marcha- 1 
dans  les  rues  d'un  pas  précipité,  ayant  un  re- 
gard farouche.  Nous  passâmes  par  une  des 
portes  de  la  ville,  et  nous  avançâmes  environ 
trois  miile  pas  dans  la  campagne,  où  je  vis 
un  grand  nombre  de  laboureurs  qui  travail- 
laient à  la  terre  avec  plusieurs  sortes  d'ins- 
truments; mais  je  ne  pus  deviner  ce  qu'ils 
faisaient;  je  ne  voyais  nulle  part  aucune  ap- 
parence d'herbes  ni  de  grain.  Je  priai  mon 
conducteur  de  vouloir  bien  ni'expiiquer  ce 
que  prétendaient  toutes  ces  têtes  et  toutes  ces 
mains  occupées  à  la  ville  et  à  la  campagne, 
n'en  voyant  aucun  effet  ;  car,  en  vérité,  jt: 
n'avais  jamais  trouvé  ni  de  terre  si  mal  culti- 
vée, ni  de  maisons  en  si  mauvais  état  et  si 
délabrées,  un  peuple  si  gueux  et  si  misé- 
rable. 

Le  seigneur  Slunodi  avait  été  plusieurs  an- 
nées gouverneur  de  Lagado  ;  mais,  par  la  ca- 
bale des  ministres,  il  avait  été  déposé,  au 
grand  regret  du  peuple.  Cependant,  le  roi  l'es- 
timait comme  un  homme  qui  avait  des  inten- 
tions droites,  mais  qui  n'avait  pas  l'esprit  de 
la  cour. 

Lorsque  j'eus  ainsi  critiqué  librement  le 
pays  et  ses  habitants,  il  ne  me  répondit  autre 
chose,  sinon  que  je  n'avais  pas  été  assez  long- 
temps parmi  eux  pour  en  juger,  et  que  les 
différents  peuples  du  monde  avaient  des  usa-» 
ces  différents;  il  me  débita  plusieurs  autres 
neux  communs  semblables  ;  mais,  quand  nous 
fûmes  de  retour  chez  lui,  il  me  demanda  com- 
ment je  trouvais  son  palais,  quelles  absurdi- 
tés j'y  remarquais,  et  ce  que  je  trouvais  à 


redire  dans  les  habits  et  dans  les  manières  d  3 
ses  domestiques.  Il  pouvait  me  faire  aisément 
cette  question,  car  chez  lui  tout  était  magni- 
fique, régulier  et  poli.  Je  répondis  que  s?, 
grandeur,  sa  prudence  et  ses  richesses  ri- 
vaient exempté  de  tous  les  défauts  qui  avaient 
rendu  les  autres  fous  et  gueux  ;  il  me  dit  quer 
8i  je  voulais  aller  avec  lui  à  sa  maison  de 
campagne,  qui  était  à  vingt  milles,  il  aurait 
plus  de  loisir  de  m'entretenir  sur  tout  cela.  Je 
répundis  à  son  excellence  que  je  ferais  tout 
ce  qu'elle  souhaiterait  ;  nous  partîmes  donc  le 
lendemain  au  matin. 

Durant  notre  voyage,  il  me  fit  observer  les 
différentes  méthodes  des  laboureurs  pour  en- 
semencer leurs  terres.  Cependant,  excepté  en 
quelques  endroits,  je  n'avais  découvert  dans 
tout  le  pays  aucune  espérance  de  moisson, 
ni  même  aucune  trace  de  culture;  mais, 
ayant  marché  encore  trois  heures,  la  scène 
changea  entièrement.  Nous  nous  trouvâmes 
dans  une  très  belle  campagne.  Les  maisons 
des  laboureurs  étaient  un  peu  éloignées  et 
très  bien  bâties  ;  les  champs  étaient  clos  et 
renfermaient  des  vignes,  des  pièces  de  blé,  des 
prairies,  et  je  ne  me  souviens  pas  d'avoir  rien 
vu  de  si  agréable.  Le  seigneur  qui  observait 
ma  contenance,  me  dit  alors  en  soupirant  que 
là  commençait  sa  terre  ;  que,  néanmoins,  les 
gens  du  pays  le  raillaient  et  le  méprisaient  de 
ce  qu'il  n'avait  pas  mieux  fait  ses  affaires. 

Nous  arrivâmes  enfin  à  son  ehâteau,  qui 
était  d'une  très  noble  structure  :  les  fontaines, 
les  jardins,  les  promenades,  les  avenues,  les 
bosquets,  étaient  tous  disposés  avec  jugement 


—  39  — 

et  avec  goût.  Je  donnai  à  chaque  chose  des 
.ouanges,  dont  son  excellence  ne  parut  s'aper- 
cevoir qu'après  le  souper. 

Alors,  n'y  ayant  point  de  tiers,  il  me  dit 
d'un  air  fort  triste  qu'il  ne  savait  s'il  ne  lui 
faudrait  pas  bientôt  abattre  ses  maisons  à  la 
ville  et  à  la  campagne  pour  les  rebâtir  à  la 
mode,  et  détruire  tout  son  palais  pour  le  ren- 
dre conforme  au  goût  moderne:  mais  qu'il 
craignait  pourtant  de  passer  pour  ambitieux, 
pour  singulier,  pour  ignorant  et  capricieux, 
et  peut-être  de  déplaire  par  la  aux  gens  de 
bien  ;  que  je  cesserais  d'être  étonné  quand  je 
saurais  quelques  particularités  que  j'ignorais» 

Il  me  dit  que,  depuis  environ  quatre  ans, 
certaines  personnes  étaient  venues  à  Laputa, 
soit  pour  leurs  affaires,  soit  pour  leurs  plai- 
sirs, et  qu'après  cinq  mois  elles  s'en  étaient 
retournées  avec  une  très  légère  teinture  de 
mathématiques,  mais  pleines  d'esprits  volatils 
recueillis  dans  cette  région  aérienne  ;  que  ces 
personnes,  à  leur  retour,  avaient  commencé  à 
désapprouver  ce  qui  se  passait  dans  le  pays 
d'en  bas,  et  avaient  formé  le  projet  de  mettre 
les  arts  et  les  sciences  sur  un  nouveau  pied: 
que  pour  cela  elles  avaient  obtenu  des  lettres 
patentes  pour  ériger  une  académie  d'ingé- 
nieurs, c'est-à-dire  de  gens  à  systèmes  ;  que 
le  peuple  était  si  fantastique,  qu'il  y  avait  une 
académie  de  ces  gens-là  dans  toutes  les  grandes 
villes;  que,  dans  ces  académies  ou  collèges, 
les  professeurs  avaient  trouvé  de  nouvelles 
méthodes  pour  l'agriculture  et  l'architecture, 
et  de  nouveaux  instruments  et  outils  pou; 
tous  les  métiers  et  manufactures,  par  le  moi-an 


—  40  — 

desquels  un  nomme  seul  pourrait  travailler  au- 
tant que  dix,  et  un  palais  pourrait  être  bâti 
en  une  semaine  de  matières  si  solides,  qu'il 
durerait  éternellement  sans  avoir  besoin  de 
réparation  ;  tous  les  fruits  de  la  terre  devaient 
naître  dans  toutes  les  saisons,  plus  gros  cent 
fois  qu'à  présent,  avec  une  infinité  d'autres 
projets  admirables.  C'est  dommage,  conti- 
nua-t-il,  qu'aucun  de  ces  projets  n'ait  été  per- 
fectionné jusqu'ici,  qu'en  peu  de  temps  toute 
la  campagne  ait  été  misérablement  ravagéef 
que  la  plupart  des  maisons  soient  tombées  en 
ruines,  et  que  le  peuple  tout  nu  meure  de  froid, 
de  soif  et  de  faim.  Avec  tout  cela,  loin  d'être 
découragés,  ils  en  sont  plus  animés  à  la 
poursuite  de  leurs  systèmes,  poussés  tour  à 
tour  par  l'espérance  et  par  le  désespoir.  Iî 
ajouta  que,  pour  ce  qui  était  de  lui,  n'étant 
pas  d'un  esprit  entreprenant,  il  s'était  con- 
tenté d'agir  selon  l'ancienne  méthode,  de 
vivre  clans  les  maisons  bâties  par  ses  ancêtres 
et  de  faire  ce  qu'ils  avaient  fait,  sans  rien  in- 
nover ;  que  quelque  peu  de  gens  de  qualité 
avaient  suivi  son  exemple,  mais  avaient  été 
regardés  avec  mépris,  et  s'étaient  même  ren- 
dus odieux,  comme  gens  mal  intentionnés, 
ennemis  des  arts,  ignorants,  mauvais  répu- 
blicains, préférant  leur  commodité  et  leur 
molle  fainéantise  au  bien  général  du  pays. 

Son  excellence  ajouta  qu'il  ne  voulait  pas 
prévenir,  par  un  long  détail,  le  plaisir  que 
4  aurais  lorsque  j'irais  visiter  l'académie  des 
systèmes  ;  qu'il  souhaitait  seulement  que  j'ob- 
servasse un  bâtiment  ruiné  du  côté  de  la  mon- 
tagne ;  que  ce  que  \e  voyais,  à  la  moitié  d'un 


—  41  — 

mille  de  son  château  était  un  moulin  que  le 
courant  d'une  grande  rivière  faisait  aller,  et 
qui  suffisait  pour  sa  maison  et  pour  an  grand 
nombre  de  ses  vassaux  ;  qu'il  y  avait  environ 
sept  ans  qu'une  compagnie  d'ingénieurs  étar 
venue  lui  proposer  d'abattre  ce  moulin,  etd'c 
bâtir  un  autre  au  pied  delà  montngne,  suri  e 
sommet  de  laquelle  serait  construit  un  réser- 
voir où  l'eau  pourrait  être  conduite  aisément 
par  des  tuyaux  et  par  des  machines,  d'autant 
que  le  vent  et  l'air  sur  le  haut  de  la  montagne 
agiteraient  l'eau  et  la  rendraient  plus  fluide, 
et  que  le  poids  de  l'eau  en  descendant  ferait 
par  sa  chute  tourner  le  moulin  avec  la  moitié 
du  courant  de  la  rivière  ;  il  me  dit  que,  n'étant 
pas  bien  à  la  cour,  parce  qu'il  n'avait  donné 
jusqu'ici  dans  aucun  des  nouveaux  systèmes, 
et  étant  pressé  par  plusieurs  de  ses  amis,  il 
avait  agréé  le  projet  ;  mais  qu'après  y  avoir 
fait  travailler  pendant  deux  ans,  l'ouvrage  avait- 
mal  réussi,  et  que  les  entrepreneurs  avaient 
pris  la  fuite. 

Peu  de  jours  après,  je  souhaitai  voir  l'aca- 
démie des  systèmes,  et  son  excellence  voulut 
bien  me  donner  une  personne  pour  m'y  ac- 
compagner; il  me  prenait  peut-être  pour 
un  grand  admirateur  de  nouveautés,  pour  un 
esprit  curieux  et  crédule.  Dans  le  fond,  j'avais 
un  peu  été  dans  ma  jeunesse  homme  à  pro- 
jets et  à  systèmes,  et  encore  aujourd'hui, 
tout  ce  qui  est  neuf  et  hardi  me  plaît  extrê- 
mement 


—  42  — 


v.  —  L'auteur  visite  l'académie  et  en  fait  ici  la  des* 
criplion. 

Le  logement  de  cette  académie  n'est  pas 
un  seul  et  simple  corps  de  logis,  mais  une 
suite  de  divers  bâtiments  des  deux  côtés  d'une 
cour. 

Je  fus  reçu  très  honnêtement  par  le  con- 
cierge; qui  nous  dit  d'abord  que,  dans  ces  bâ- 
timents, chaque  chambre  renfermait  un  ingé- 
nieur, et  quelquefois  plusieurs,  et  qu'il  y  avait 
environ  cinq  cents  chambres  dans  l'académie. 
Aussitôt,  il  nous  fit  monter  et  parcourir  les 
appartements. 

Le  premier  mécanicien  que  je  vis  me  parut 
un  homme  fort  maigre  :  il  avait  la  face  et 
les  mains  couvertes  de  crasse,  la  barbe  et  les 
cheveux  longs,  avec  un  habit  et  une  chemise 
de  même  couleur  que  sa  peau;  il  avait  été 
huit  ans  sur  un  projet  curieux,  qui  était,  nous 
dit-il,  de  recueillir  des  rayons  do  soleil,  afin 
de  les  enfermer  dans  des  fioles  bouchées  her- 
métiquement, et  qu'Us  pussent  servir  à  échauf- 
fer l'air  lorsque  les  étés  seraient  peu  chauds; 
il  me  dit  que,  dans  huit  autres  années,  il 
pourrait  fournir  aux  jardins  des  financiers  des 
rayons  de  soleil  à  un  prix  raisonnable  ;  mai3 
il  se  plaignait  que  ses  fonds  étaient  petits,  et 
il  m'engagea  à  lui  donner  quelque  chose  pour 
l'encourager. 

Je  passai  dans  une  autre  chambre  ;  mais  je 
tournai  vite  le  dos,  ne  pouvant  endurer  la 
mauvaise  odeur.  Mon  conducteur  me  poussa 


—  43  — 

dedans,  et  me  pria  tout  bas  de  prendre  garde 
d'offenser  un  homme  qui  s'en  ressentirait  ; 
ainsi  je  n'osai  pas  même  me  boucher  le  nez. 
L'ingénieur  qui  logeait  dans  cette  chambre 
était  le  plus  ancien  de  l'académie  :  son  visage 
et  sa  barbe  étaient  d'une  couleur  pâle  et 
jaune,  et  ses  mains  avec  ses  habits  étaient 
couverts  d'une  ordure  infâme.  Lorsque  je  lui 
fus  présenté,  il  m'embrasa  très  étroitement, 
politesse  dont  je  me  serais  bien  passé.  Son 
occupation,  depuis,  son  entrée  à  l'académie, 
avait  été  de  tâcher  de  faire  retourner  les  ex- 
créments humains  à  la  nature  des  aliments 
dont  ils  était  tirés,  par  la  séparation  des 
parties  diverses  et  par  la  dépuration  de  la 
teinture  que  feicrément  reçoit  du  fiel,  et  qui 
cause  sa  mauvaise  odeur.  On  lui  donnait  tou- 
tes les  semaines,  de  la  part  de  la  compagnie, 
un  plat  rempli  de  matières,  environ  de  la  gran- 
deur d'un  baril  de  Bristol. 

J'en  vis  un  autre  occupé  à  calciner  la  glace, 
pour  en  extraire,  disait-il,  de  fort  bon  salpê- 
tre et  en  faire  de  la  poudre  à  canon  ;  il  me 
montra  un  traité  concernant  la  malléabilité 
du  feu;  qu'il  avait  envie  de  publier. 

Je  vis  ensuite  un  très  ingénieux  architecte, 
qui  avait  trouvé  une  méthode  admirable  pour 
bâtir  les  maisons  en  commençant  par  le  faîte 
et  en  finissant  par  les  fondements,  projet  qu'il 
me  justifia  aisément  par  l'exemple  de  deux 
insectes,  l'abeille  et  l'araignée. 

Il  y  avait  un  homme  aveugle  de  naissance, 
qui  avait  sous  lui  plusieurs  apprentis  aveugles 
comme  lui.  Leur  occupation  était  de  composer 
des  couleurs  pour  les  peintres.  Ce  maître  leuj 


—  44  — 

enseignait  à  les  distinguer  par  le  tact  et  par 
l'odorat.  Je  fus  assez  malheureux  pour  les 
trouver  alors  très  peu  instruits,  et  le  maître 
lui-même,  comme  on  peut  juger,  n'était  pas 
plus  habile. 

Je  montai  dans  un  appartement  où  était  un 
grand  homme  qui  avait  trouvé  le  secret  de 
labourer  la  terre  avec  des  cochons  et  d'épar- 
gner les  frais  des  chevaux,  des  bœufs,  de  la 
charrue  et  du  laboureur.  Voici  sa  méthode  : 
dans  l'espace  d'un  acre  de  terre,  on  enfouis- 
sait de  six  pouces  en  six  pouces  une  quantité 
de  glands,  de  dates,  de  châtaignes,  et  autres 
pareils  fruits  que  les  cochons  aiment  ;  alors, 
on  lâchait  dans  le  champ  six  cents  et  plus  de 
ces  animaux,  qui,  par  le  moyen  de  leurs  pieds 
et  de  leur  museau,  mettaient  en  très  peu  de 
temps  la  terre  en  état  d'être  ensemencée,  et 
l'engraissaient  aussi  en  lui  rendant  ce  qu'ils 
y  avaient  pris.  Par  malheur,  on  en  avait  fait 
l'expérience;  et,  outre  qu'on  avait  trouvé  le 
système  coûteux  et  embarrassant,  le  champ 
n'avait  presque  rien  produit.  On  ne  doutait 
pas  néanmoins  que  cette  invention  ne  pût  être 
d'une  très  grande  conséquence  et  d'une  vraie 
utilité. 

Dans  une  chambre  vis-à-vis  logeait  un 
homme  qui  avait  des  idées  contraires  par 
rapport  au  même  objet.  Il  prétendait  faire 
marcher  une  charrue  sans  bœufs  et  sans  che- 
vaux, mais  avec  le  secours  du  vent,  et,  pour 
cela,  il  avait  construit  une  charrue  avec  un 
mât  et  des  voiles  ;  il  soutenait  que,  par  le 
même  moyen,  il  ferait  aller  des  charrettes  et 
des  carrosses,  et  que,  dans  la  suite,  on  pour- 


—  li- 
rait courir  la  poste  en  chaise,  en  mettant  à  la 
voile  sur  terre  comme  sur  mer  ;  que  puisque 
sur  ia  mer  on  allait  à  tous  vents ,  il  n'était 
pas  difficile  de  faire  la  même  chose  sur  la 
terre. 

Je  passai  dans  une  autre  chambre,  qui  étaii 
toute  tapissée  de  toiles  d'araignée,  et  où  il  y 
avait  à  peine  un  petit  espace  pour  donner 
passage  à  l'ouvrier.  Des  qu'il  me  vit,  il  cria  : 
«  Prenez  garde  de  rompre  mes  toiles  !  »  Je 
l'entretins,  et  il  me  dit  que  c'était  une  chose 
pitoyable  que  l'aveuglement  où  les  hommes 
avaient  été  jusqu'ici  par  rapport  aux  vers  à 
soie,  tandis  qu'ils  avaient  à  leur  disposition 
tant  d'insectes  domestiques  dont  ils  ne  fai- 
saient aucun  usage,  et  qui  étaient  néanmoins 
préférables  aux  vers  à  soie,  qui  ne  savaient 
que  filer;  au  lieu  que  l'araignée  savait  tout 
ensemble  filer  et  ourdir.  Il  ajouta  que  l'usage 
des  toiles  d'araignée  épargnerait  encore  dans 
la  suite  les  frais  de  la  teinture,  ce  que  je 
concevrais  aisément  lorsqu'il  m'aurait  fait 
voir  un  grand  nombre  de  mouches  de  cou- 
leurs diverses  et  charmantes  dont  il  nourissait 
ses  araignées  ;  qu'il  était  certain  que  leurs 
toiles  prendraient  infailliblement  la  couleur 
de  ces  mouches,  et  que,  comme  il  en  avait  de 
toute  espèce,  il  espérait  aussi  voir  bientôt  des 
toiles  capables  de  satisfaire,  par  leurs  cou- 
leurs, tous  les  goûts  différents  des  hommes, 
aussitôt  qu'il  aurait  pu  trouver  une  certaine 
nourriture  suffisamment  glutineuse  pour  se  & 
mouches,  afin  que  les  fils  de  l'araignée  en 
acquissent  plus  de  solidité  et  le  force. 

Je  vis  ensuite   un  célèbre   astronome  qui 


—  46  — 

avait  entrepris  de  placer  un  cadran  à  la  pointe 
<lu  grand  clocher  de  la  maison  de  ville,  ajus- 
tant de  telle  manière  les  mouvements  diurnes 
et  annuels  du  soleil  avec  le  vent,  qu'ils  pus- 
sent s'accorder  avec  le  mouvement  de  la  gi 
rouette. 

Je  me  sentais  depuis  quelques  moments 
une  légère  douleur  de  colique,  lorsque  mon 
conducteur  me  fit  entrer  tort  à  propos  dans 
la  chambre  d'un  grand  médecin  qui  était  de- 
venu très  célèbre  par  le  secret  de  guérir  la 
colique  d'une  manière  tout  à  fait  merveilleuse. 
Il  avait  un  grand  soufflet,  dont  le  tuyau  était 
d'ivoire  ;  c'était  en  insinuant  plusieurs  fois  ce 
tuyau  dans  l'anus  quil  prétendait,  par  cette 
espèce  de  clystère  de  vent,  attirer  tous  les 
vents  intérieurs,  et  purger  ainsi  les  entrailles 
attaquées  de  la  colique.  Il  lit  son  opération 
sur  un  chien,  qui,  par  malheur,  en  creva  sur- 
le-champ,  ce  qui  déconcerta  fort  notre  doc- 
teur et  ne  me  fit  pas  naître  l'envie  d'avoir  re- 
cours à  son  remède. 

Après  avoir  visité  le  bâtiment  des  arts,  je 
passai  dans  l'autre  corps  de  logis,  où  étaient 
les  taiseurs  de  systèmes  par  rapport  aux  scien- 
ces. Nous  entrâmes  d'abord  dans  l'école  du 
langage,  où  nous  trouvâmes  trois  académi- 
ciens qui  raisonnaient  ensemble  sur  les  moyens 
d'embellir  la  langue. 

L'un  d'eux  était  d'avis,  pour  abréger  le  dis- 
ours, de  réduire  tous  les  mots  en  simples 
monosyllabes  et  de  bannir  tous  les  verbes  et 
tous  les  participes. 

L'autre  allait  plus  loin,  et  proposait  une 
manière  d'abolir  tous  les  mots,  en  sorte  qu'on 


—  47  — 

raisonnerait  sans  parier,  ce  qui  serait  très 
favorable  à  la  poitrine,  parce  qu'il  est  clair 
qu'à  force  de  parler  les  poumons  s'usent  et  la 
santé  s'altère.  L'expédient  qu'il  trouvait  était 
de  porter  sur  soi  toutes  les  choses  dont  on 
voudrait  s'entretenir.  Ce  nouveau  système, 
dit-on,  aurait  été  suivi,  si  les  femmes  ne  s'y 
fussent  opposées.  Plusieurs  esprits  supérieurs 
de  cette  académie  ne  laissaient  pas  néanmoins 
de  se  conformer  à  cette  manière  d'exprimer 
les  choses  par  les  choses  mêmes,  ce  qui  n'é- 
tait embarrassant  pour  eux  que  lorsqu'ils 
avaient  à  parler  de  plusieurs  sujets  différents, 
alors  il  leur  fallait  apporter  sur  leur  dos  des 
fardeaux  énormes,  à  moins  qu'ils  n  eussent  un 
ou  deux  valets  bien  forts  pour  s'épargner 
cette  peine  :  ils  prétendaient  que,  si  ce  sys- 
tème avait  lieu,  toutes  les  nations  pourraient 
facilement  s'entendre  (ce  qui  serait  d'une 
grande  commodité),  et  qu'on  ne  perdrait 
plus  le  temps  à  apprendre  des  langues  étran- 
gères. 

De  là,  nous  entrâmes  dans  l'école  de  mathé- 
matique, dont  le  maître  enseignait  à  ses  dis- 
ciples une  méthode  que  les  Européens  auront 
de  la  peine  à  s'imaginer  :  chaque  proposition, 
ehaque  démonstration  était  écrite  sur  du  pain 
à  chanter,  avec  une  certaine  encre  de  tein- 
ture céphalique.  L'écolier,  à  jeun,  était  obligé, 
après  avoir  avalé  ce  pain  à  chanter,  de  s'abs- 
tenir de  boire  et  de  manger  pendant  trois 
jours,  en  sorte  que,  le  pain  à  chanter  étant 
digéré,  la  teinture  céphalique  pût  monter  au 
cerveau,  et  y  porter  avec  elle  la  proposition 
et  la  démonstration.  Cette  méthode,  il  est 


—  48  — 

frai,  n'avait  pas  eu  beaucoup  de  succès  jus- 
qu'ici, mais  c'était,  disait-on,  parce  que  i'on 
s'était  trompé  quelque  peu  dans  le  q.  s.,  c'esfr- 
à-dire,  dans  la  mesure  de  la  dose,  ou  parce 
que  les  écoliers,  malins  et  indociles,  faisaient 
seulement  semblant  d'avaler  le  bolus,  ou  bien 
parce  qu'ils  allaient  trop  tôt  à  la  selle,  ou 
qu'ils  mangeaient  en  cachette  pendant  les 
trois  jours. 


VI.  —  Suile  de  la  description  de  l'académie, 

Je  ne  fus  pas  fort  satisfait  de  l'école  de  po- 
litique, que  je  visitai  ensuite.  Ces  docteurs 
me  parurent  peu  sensés,  et  la  vue  de  telles 
personnes  a  le  don  de  me  rendre  toujours 
mélancolique.  Ces  hommes  extravagants  sou- 
tenaient que  les  grands  devaient  choisir  pour 
leurs  favoris  ceux  en  qui  ils  remarquaient 
plus  de  sagesse,  plus  de  capacité,  plus  de 
vertu,  et  qu'ils  devaient  avoir  toujours  en  vue 
le  bien  public,  récompenser  le  mérite,  le  sa- 
voir, l'habileté  et  les  services;  ils  disaient 
encore  que  les  princes  devaient  toujours  don- 
ner leur  confiance  aux  personnes  les  plus  ca- 
pables et  les  plus  expérimentées,  et  autres 
pareilles  sottises  et  chimères,  dont  peu  de 
princes  se  sont  avisés  jusqu'ici;  ce  qui  me 
confirma  la  vérité  de  cette  pensée  admirable 
de  Cieêron  :  qu'il  n'y  a  rien  de  si  absurde  qui 
n'ait  été  avancé  par  quelque  philosophe. 

Mais  tous  les  autres  membres  de  l'académie 
ne  ressemblaient  pas  à  ces  originaux  dont  je 
viens  de  parler.  Je  vis  un  médecin  d'un  esprit 


—  49  — 

gublime,  qui  possédait  à  fond  la  science  dis 
gouvernement  :  il  avait  consacré  ses  veilles 
jusqu'Ici  à  découvrir  les  causes  des  maladies 
d'un  Etat  et  à  trouver  des  remé  ies  pour  gué- 
rir le  mauvais  tempérament  de  ceux  qui 
administrent  les  affaires  publiques.  On  con- 
vient, disait-il,  que  le  corps  naturel  et 
le  corps  politique  ont  entre  eux  une  par- 
faite analogie,  donc  l'un  et  l'autre  peuvent 
être  traités  avec  les  mêmes  remèdes.  Ceux 
qui  sont  à  la  tête  des  affaires  ont  souvent  les 
maladies  qui  suivent  :  ils  sont  pleins  d"hu- 
meurs  en  mouvement,  qui  leur  affaiblissent 
la  tête  et  le  cœur,  et  leur  causent  quelquefois 
des  convulsions  et  des  contractions  de  nerfs  à 
la  main  droite,  une  faim  canine,  des  indiges- 
tions, des  vapeurs,  des  délires  et  autres  sortes 
de  maux.  Pour  les  guérir,  notre  grand  méde- 
cin proposait  que,  lorsque  ceux  qui  manient 
les  affaires  d'Etat  seraient  sur  le  point  de 
s'assembler .  on  leur  tâterait  le  pouls,  et  que 
par  là  on  tâcherait  de  connaître  la  nature  de 
leur  maladie  :  qu'ensuite ,  la  première  fois 
qu'ils  s'assembleraient  encore,  on  leur  enver- 
rait avant  la  séance  des  apothicaires  avec  des 
remèdes  astringents,  palliatifs,  laxatifs,  cé- 
phalalgiques,  hystériques,  apophlegmatiques, 
acoustiques,  etc.,  selon  la  qualité  du  mal,  et 
en  réitérant  toujours  le  même  remède  à  cha- 
que séance. 

L'exécution  de  ce  projet  ne  serait  pas  d'une 
grande  dépense,  et  serait,  selon  mon  idée, 
très  utile  dans  les  pays  où  les  Etats  et  le3 
Parlements  se  mêlent  des  affaires  d*Etat  :  elle 
procurerait  l'unanimité,  terminerait  les  diffé- 


—  50  — 

rends,  ouvrirait  la  bouche  aux  muets,  la  fer- 
merait aux  déclamateurs,  calmerait  l'impé- 
tuosité des  jeunes  sénateurs,  échaufferait  la 
froideur  des  vieux,  réveillerait  les  stupides, 
ralentirait  les  étourdis. 

Et  parce  que  l'on  se  plaint  ordinairement 
que  les  favoris  des  princes  ont  la  mémoire 
courte  et  malheureuse,  le  même  docteur  vou- 
lait que  quiconque  aurait  affaire  à  eux,  après 
avoir  exposé  le  cas  en  très  peu  de  mots,  eût 
la  liberté  de  donner  à  M.  le  favori  une  chi- 
quenaude dans  le  nez,  un  coup  de  pied  dans 
le  ventre,  de  lui  tirer  les  oreilles  ou  de  lui 
ficher  une  épingle  dans  les  fesses,  et  tout  cela 
pour  l'empêcher  d'oublier  l'affaire  dont  on  lui 
aurait  parlé;  en  sorte  qu'on  pourrait  réitérer  de 
temps  en  temps  le  même  compliment  jusqu'à 
ce  que  la  chose  fût  accordée  ou  refusée  tout 
à,  fait. 

n  voulait  aussi  que  chaque  sénateur,  dans 
l'assemblée  générale  de  la  nation,  après  avoir 
proposé  son  opinion  et  avoir  dit  tout  ce  qu'il 
aurait  à  dire  pour  la  soutenir,  fût  obligé  de 
conclure  à  la  proposition  contradictoire,  parce 
qu'infailliblement  le  résultat  de  ces  assemblées 
serait  par  là  très  favorable  au  bien  public. 

Je  vis  deux  académiciens  disputer  avec  cha- 
leur sur  le  moyen  de  lever  des  impôts  sans 
faire  murmurer  les  peuples.  L'un  soutenait 
que  la  meilleure  méthode  serait  d'imposer 
une  taxe  sur  les  vices  et  sur  les  folies  des 
hommes,  et  que  chacun  serait  tai.é  suivant 
le  jugement  et  l'estimation  de  ses  voisins. 
L'autre  académicien  était  d'un  sentiment  en- 
tièrement opposé,  et  prétendait,  au  contraire, 


—  51  — 

HtfH  fallait  taxer  les  belles  qualités  du  corps 
et  de  l'esprit,  dont  chacun  se  piquait,  et  les 
ta  xer  plus  ou  moins  selon  leurs  degrés ,  en 
»  rte  que  chacun  serait  son  propre  juge  et 
ferait  lui-même  sa  déclaration.  La  plus  forte 
taxe  devait  être  imposée  sur  les  mignons  de 
Vénus,  sur  Vee  favoris  du  beau  sexe,  à  pro- 
portion des  faveurs  qu'ils  auraient  reçues,  et 
l'on  s'en  devait  rapporter  encore,  sur  cet  ar- 
ticle, à  leur  propre  déclaration.  Il  fallait  aussi 
taxer  fortement  l'esprit  et  la  valeur  selon  l'a- 
veu que  chacun  ferait  de  ces  qualités;  mais 
à  l'égard  de  l'honneur,  de  la  probité,  de  la  sa- 
gesse, de  la  modestie,  on  exemptait  ces  ver- 
tus de  toute  taxe,  vu  qu'étant  trop  rares,  elles 
ne  rendraient  p-  esque  rien  ;  qu'on  ne  rencon- 
trerait personne  qui  ne  voulût  avouer  qu'elles 
se  trouvassent  dans  son  voi-in,  et  que  pres- 
que personne  aussi  n'aurait  l'effronterie  de  so 
les  attribuer  à  lui-même. 

On  devait  pareillement  taxer  les  dames  à 
proportion  de  leur  beauté,  de  leurs  agréments 
et  de  leur  bonne  grâce,  suivant  leur  propre 
estimation,  comme  on  faisait  à  l'égard  de3 
hommes;  mais,  pour  la  fidélité,  la  sincérité, 
le  bon  sens  et  le  bon  naturel  des  femmes, 
comme  elles  ne  s'en  piquent  point,  cela  ne  de- 
vait rien  payer  du  tout,  parce  que  tout  ce 
qu'on  en  pourrait  retirer  ne  suffirait  pas  pour 
les  frais  du  gouvernement. 

Afin  de  retenir  les  sénateurs  dans  l'intérêt 
de  la  couronne,  un  autre  académicien  politi- 
que était  d'avis  qu'il  fallait  que  le  prince  fît 
jouer  tous  les  grands  emplois  à  la  rafle,  do 
façon  cependant  que   chaque  sénateur,  avant 


que  de  jouer,  fît  serment  et  donnât  caution 
qu'il  opinerait  ensuite  selon  les  intentions  de 
la  cour,  soit  qu'il  gagnât  ou  non  ;  mais  que 
les  perdants  auraient  ensuite  le  droit  de  jouer 
dès  qu'il  y  aurait  quelque  emploi  vacant.  Ils 
seraient  ainsi  toujours  pleins  d'espérances,  ils 
ne  se  plaindraient  point  des  fausses  pro- 
messes qu'on  leur  aurait  données,  et  ne  s'en 
prendraient  qu'à  la  fortune,  dont  les  épaules 
sont  toujours  plus  fortes  que  celles  du  mi- 
nistère. 

Un  autre  académicien  me  fit  voir  un  écrit 
contenant  une  méthode  curieuse  pour  décou- 
vrir les  complots  et  les  cabales,  qui  était 
d'examiner  la  nourriture  des  personnes  sus- 
pectes, le  temps  auquel  elles  mangent,  le  côté 
sur  lequel  elles  se  couchent  dans  leur  lit  et 
de  quelle  main  elles  se  torchent  le  derrière  ; 
de  considérer  leurs  excréments,  et  de  juger 
par  leur  odeur  et  leur  couleur  des  pensées 
et  des  projets  d'un  homme ,  d'autant  que , 
selon  lui,  les  pensées  ne  sont  jamais  plus  sé- 
rieuses et  l'esprit  n'est  jamais  si  recueilli  que 
lorsqu'on  est  à  la  selle,  ce  qu'il  avait  éprouvé 
lui-même.  Il  ajoutait  que,  lorsque,  pour  faire 
seulement  des  expériences ,  il  avait  parfois 
songé  à  l'assassinat  d'un  homme,  il  avait  alors 
trouvé  ses  excréments  très  jaunes,  et  que, 
lorsqu'il  avait  pensé  à  se  révolter  et  à  brûler 
la  capitale,  il  les  avait  trouvés  d'une  couleur 
très  noire. 

Je  me  hasardai  d'ajouter  quelque  chose  au 
système  de  ce  politique  :  je  lui  dis  qu'il  se- 
rait bon  d'entretenir  toujours  une  troupe 
d'espions  et  de  délateurs,  qu'on  protégerait  et 


—  53  — 

auxquels  on  donnerait  toujours  une  somniî 
d'argent  proportionnée  à  l'importance  de  leur 
dénonciation,  soit  qu'elle  fût  fondée  ou  non  ; 
que,  par  ce  moyen,  les  sujets  seraient  retenus 
dans  la  crainte  et  dans  le  respect;  que  ces  dé- 
lateurs et  accusateurs  seraient  autorisés  à  don- 
ner quel  sens  il  leur  plairait  aux  écrits  qui 
leur  tomberaient  entre  les  mains;  qu'ils  pour- 
raient, par  exemple,  interpréter  ainsi  les  termes 
suivants  : 

Un  crible,  —  une  grande  dame  de  la  cour. 

Un  chien  boiteux,  —  une  descente,  une  invasion. 

La- peste,  —  nne  armée  sur  pied. 

Une  buse,  —  un  favori. 

La  goutte,  —  un  grand-prêtre. 

Un  pf'tde  chambre,  —  un  comité. 

Un  balai,  —  une  révolution. 

Une  souricière,  —  un  emploi  de  finanee. 

Un  egout,  —  la  cour. 

Un  chapeau  et  un  ceinturon,   —  une  maîtresse. 

Un  roseau  brisé,  —  la  cour  de  justice. 

Un  tonneau  vide,  —  un  général. 

Une  plaie  ouverte,  —  l'état  des  affaires  publiques 

On  pourrait  encore  observer  l'anagramme  de 
tous  les  noms  cités  dans  un  écrit;  mais  il  fau- 
drait pour  cela  des  hommes  de  la  plus  haute 
pénétration  et  du  plus  sublime  génie,  surtout 
quand  il  s'agirait  de  découvrir  le  sens  politique 
et  mystérieux  des  lettres  initiales  :  Ainsi  N 
pourrait  signifier  un  complot,  B  un  régiment 
de  cavalerie,  L  une  flotte.  Outre  cela,  en  trans- 
posant les  lettres,  on  pourrait  apercevoir  dans 
un  écrit  tous  les  desseins  cachés  d'un  parti 
mécontent  :  par  exemple,  vous  lisez  dans  une 
lettre  écrite  à  un  ami  :  Votre  frère  Thomas  a 
des  hémorrho'ides  :  l'habile  déchiffreur  trouvera 


dans  l'assemblage  de  ces  mots  indifférents  une 
phrase  qui  fera  entendre  que  tout  est  prêt  pour 
une  sédition. 

L'académicien  me  fit  de  grands  remercie- 
ments de  lui  avoir  communiqué  ces  petites  ob- 
servations, et  me  promit  de  faire  de  moi  une 
mention  honorable  dans  le  traité  qu'il  allait 
mettre  au  jour  sur  ce  sujet. 

Je  ne  vis  rien  dans  ce  pays  qui  put  m'enga* 
ger  à  y  faire  un  plus  long  séjour;  ainsi,  je 
commençai  à  songer  à  mon  retour  en  Angle- 
terre. 


VII.  —  L'auteur  quitte  Lagado  et  arriva  à,  Maldonada 
—  Il  fait  un  petit  voyage  à  Gloubbdoubdrib.—  Gom- 
ment il  esl  reçu  par  le  gouverneur. 


Le  continent  dont  ce  royaume  fait  une  par- 
tie s'étend,  autant  que  j'en  puis  juger,  à  l'est, 
vers  une  contrée  inconnue  de  l'Amérique,  à 
l'ouest,  vers  la  Californie,  et,  au  nord,  vers  la 
mer  Pacifique.  Il  n'est  pas  à  plus  de  mille 
cinquante  lieues  de  Lagado.  Ce  pays  a  un 
port  célèbre  et  un  grand  commerce  avec  l'île 
le  Luggnagg,  situé  au  nord-ouest,  environ  à 
ringt  degrés  de  latitude  septentrionale  et  à 
2ent  quarante  de  longitude.  L'île  de  Luggnagg 
est  au  sud-ouest  du  Japon ,  et  en  est  éloignée 
environ  de  cent  lieues.  Il  y  a  une  étroite  ak- 
liance  entre  l'empereur  du  Japon  et  le  roi  de 
Luggnagg ,  ce  qui  fournit  plusieurs  occasions 
d'aller  de  l'une  à  l'autre.  Je  résolus,  pour  cette 
raison,  de  prendre  ce  chemin  pour  retourner 
en  Europe.  Je  louai  deux  mules  avec  un  guide, 


—  55  — 

pour  porter  mon  bagage  et  me  montrer  le  che- 
min. Je  pris  congé  de  mon  illustre  protecteur, 
qui  m'avait  témoigné  tant  de  bonté,  et,  à  mon 
départ,  j'en  reçus  un  magnifique  présent. 

Il  ne  m'arrivâ  pendant  mon  voyage  aucune 
aventure  qui  mérite  d'être  rapportée.  Lorsque 
je  fus  arrivé  au  port  de  Maldonada,  qui  est 
une  ville  environ  de  la  grandeur  de  Ports- 
mouth,  il  n'y  avait  point  de  vaisseau  dans  le 
port  prêt  à  partir  pour  Luggnagg.  Je  fis  bien- 
tôt quelques  connaissances  dans  la  ville.  Un 
gentilhomme  de  distinction  me  dit  que,  puis- 
qu'il ne  partirait  aucun  navire  pour  Lugg- 
nagg que  dans  un  mois ,  je  ferais  bien  de 
me  divertir  à  faire  un  petit  voyage  a  l'île  d:; 
Gloubbdoabdrib,  qui  n'était  éloignée  que  de 
cinq  lieues  vers  le  sud-ouest;  il  s'offrit  lui- 
même  d'être  de  la  partie  avec  un  de  ses  amis, 
et  de  me  fournir  une  petite  barque. 

Gloubbdoubdrib,  selon  son  étymoîogie ,  si- 
gnifie Vile  des  Sorciers  ou  Magiciens.  Elle  est 
environ  trois  fois  aussi  large  que  l'île  de 
Wight,  et  est  très  fertile.  Cette  île  est  sous  la 
puissance  du  chef  d'une  tribu  toute  composée 
de  sorciers,  qui  ne  s'allient  qu'entre  eux,  et 
dont  le  prince  est  toujours  le  plus  ancien  de 
la  tribu.  Ce  prince  ou  gouverneur  a  un  palais 
magnifique  et  un  parc  d'environ  trois  mille 
acres  entouré  d'un  mur  de  pierres  de  taille  de 
"vingt  pieds  de  haut.  Lui  et  toute  sa  famille 
sont  servis  par  des  domestiques  d'une  espèce 
assez  extraordinaire.  Par  la  connaissance  qu'il 
a  de  la  nécromancie,  il  a  le  pouvoir  d'évoquer 
les  esprits  et  de  les  obliger  à  le  servir  pen- 
dant vingt-quatre  heures. 


Lorsque  nous  abordâmes  à  l'île ,  ii  était  en- 
viron onze  heures  du  matin.  Un  des  deux 
gentilshommes  qui  m'accompagnaient  alla 
trouver  le  gouverneur,  et  lui  dit  qu'un  étran- 
ger souhaitait  d'avoir  l'honneur  de  saluer 
son  altesse.  Ce  compliment  fut  bien  reçu. 
Nous  entrâmes  dans  la  cour  du  palais ,  *  et 
passâmes  au  milieu  d'une  haie  de  gardes , 
dont  les  armes  et  les  attitudes  me  firent  une 
peur  extrême;  nous  traversâmes  les  appar- 
tements et  rencontrâmes  une  foule  de  do- 
mestiques avant  que  de  parvenir  à  la  cham- 
bre du  gouverneur.  Après  que  nous  lui  eû- 
mes fait  trois  révérences  profondes,  il  nous 
fit  asseoir  sur  de  petits  tabourets  au  pied  de 
son  trône.  Comme  il  entendait  la  langue  des 
Balnibarbes,  il  me  fit  différentes  questions  au 
sujet  de  mes  voyages,  et,  pour  me  marquer 
qu'ii  voulait  en  agir  avec  moi  sans  cérémo- 
nie ,  il  fit  signe  avec  le  doigt  à  tous  ses  gens 
de  se  retirer,  et ,  en  un  instant  (ce  qui  m'é- 
tonna  beaucoup  )  ils  disparurent  comme  une 
^umée.  J'eus  de  la  peine  à  me  rassurer  ;  mais 
le  gouverneur  m'ayant  dit  que  je  n'avais  rien 
à  craindre,  et  voyant  mes  deux  compagnons 
nullement  embarrassés,  parce  qu'ils  étaient 
iaits  à  ces  manières,  je  commençai  à  prendre 
courage,  et  racontai  à  son  altesse  les  différen- 
tes aventures  de  mes  voyages,  non  sans  être 
troublé  de  temps  en  temps  par  ma  sotte  ima- 
gination, regardant  souvent  autour  de  moi,  à 
gauche  et  à  droite,  et  jetant  les  yeux  sur  le 
lieu  ou  j'avais  vu  les  fantômes  disparaître. 

J'eus  l'honneur  de  dîner  avec  le  gouver- 
neur, qui  nous  fit   servir   par   une   nouvelle 


—  57  — 

troupe  de  spectres.  Nous  fûmes  à  table  jus- 
qu'au :oucher  du  soleil,  et,  ayant  prié  son 
K  de  vouloir  bien  que  je  ne  couchasse 
pas  dans  son  palais,  nous  nous  retirâmes  mes 
deux  amis  et  moi,  et  allâmes  chercher  un  lit 
dans  la  ville  capitale,  qui  est  proche.  Le  len- 
demain matin,  nous  revînmes  rendre  nos  de- 
voirs au  gouverneur.  Pendant  les  dix  jours 
que  nous  restâmes  dans  cette  île,  je  vins  à 
me  familiariser  tellement  avec  les  esprits, 
que  je  n*en  eus  plus  de  peur  du  tout,  ou  du 
moins,  s'il  m'en  restait  encore  un  peu,  elle 
cédait  à  ma  curiosité.  J'eus  bientôt  une  occa- 
sion de  la  satisfaire,  et  le  lecteur  pourra  juger 
par  là  que  je  suis  encore  plus  curieux  que 
poltron.  Son  altesse  me  dit  un  jour  de  nom- 
mer tels  morts  qu'il  me  plairait,  qu'il  me  ies 
ferait  venir  et  les  obligerait  de  répondre  à 
toutes  les  questions  que  je  leur  voudrais  faire, 
à  condition,  toutefois,  que  je  ne  les  interroge- 
rais que  sur  ce  qui  s'était  passé  de  leur  temps, 
et  que  je  pourrais  être  bien  assuré  qu'ils  me 
diraient  toujours  vrai,  étant  inutile  aux  morts 
de  mentir. 

Je  rendis  de  1res  humbles  actions  de  grâces 
à  son  altesse,  et,  pour  profiter  de  ses  offres, 
je  me  mis  a  me  rappeler  la  mémoire  de  ce 
que  j'avais  autrefois  lu  dans  l'histoire  ro- 
maine. D'abord,  il  me  vint  dans  l'esprit  de  de- 
mander à  voir  cette  fameuse  Lucrèce  que 
Tarquin  avait  violée,  et  qui,  ne  pouvant  sur- 
vivre à  cet  affront,  s'était  tuée  elle-même. 
Aussitôt,  je  vis  devant  moi  une  dame  très 
belle,  habillée  à  la  romaine.  Je  pris  la  liberté 
de  lui  demander  pourquoi  elle   avait  vengé 


—  58  — 

sur  elle-même  le  crime  d'un  autre;  elle  baissa 
«s  yeux  et  me  répondit  que  les  historiens,  de 
peur  de  lui  donner  de  la  faiblesse,  lui  avaient 
donné  de  la  folie  ;  aussitôt  elle  disparut. 

Le  gouverneur  fit  signe  à  César  et  à  Brutns 
de  s'avancer.  Je  fus  frappé  d'admiration  et  de 
respect  à  la  vue  de  Brutu3,  et  César  m'avoua 
que  toutes  ses  belles  actions  étaient  au-des- 
sous de  celles  de  Brut  us,  qui  lui  avait  ôté  la 
vie  pour  délivrer  Rome  de  sa  tyrannie. 

Il  me  prit  envie  de  voir  Homère  ;  il  m'ap- 
parut;  je  l'entretins  et  lui  demandai  ce  qu'il 
pensait  de  son  Iliade.  Il  m'avoua  qu'il  était 
surpris  des  louanges  excessives  qu'on  lui  don* 
nait  depuis  trois  mille  ans;  que  son  poëme 
était  médiocre  et  semé  de  sottises ,  qu'il  n'a- 
vait plu  de  son  temps  qu'a  cause  de  la  beauté 
de  sa  diction  et  de  l'harmonie  de  ses  vers,  et 
qu'il  était  fort  surpris  que,  puisque  sa  langu 
était  morte,  et  que  personne  n'en  pcuva:. 
plus  distinguer  les  beautés,  les  agréments  e; 
les  finesses,  il  se  trouvât  encore  des  gens  at- 
gez  vains  ou  assez  stupides  pour  l'admirer. 
Sophocle  et  Euripide,  qui  l'accompagnaient,  mo 
tinrent  à  peu  près  le  même  langage  et  se  mo  - 
cmèrent  surtout  de  nos  savants  modernes  qui, 
obligés  de  convenir  des  bévues  des  anciennes 
tragédies,  lorsqu'elles  étaient  fidèlement  tra- 
duites, soutenaient  néanmoins  qu'en  grec 
c'étaient  des  beautés,  et  qu'il  fallait  savoir  Ici 
grec  pour  en  juger  avec  équité. 

Je  voulus  voir  Aristote  et  Descartes.  Le 
premier  m'avoua  qu'il  n'avait  rien  entendu  à 
la  physique,  non  plus  que  tous  les  philosophes 
ses  contemp  raina,  et   tous  ceux  même  qui 


—  59  — 

t  Técu  entre  lui  et  Descartes  ;  il  ajouta 
que  celui-ci  avait  pris  un  bon  chemin,  quoi- 
qu'il se  fût  souvent  trompé,  surtout  par  rap- 
port à  son  système  extravagant  touchant  rame 
des  bétes.  Descartes  prit  la  parole  et  dit  qu'il 
avait  trouvé  quelque  chose  et  avait  su  établir 
dassez  bons  principes,  mais  qu'il  n'était  pas 
ailé  fort  loin,  et  que  tous  ceux  qui,  désormais, 
voudraient  courir  la  même  carrière,  seraient 
toujours  arrêtés  par  la  faiblesse  de  leur  esprit 
et  obligés  de  tâtonner  ;  que  c'était  une  grande 
folie  de  passer  sa  vie  à  chercher  des  systèmes 
et  que  la  vraie  physique  convenable  et  utile  à 
l'homme  était  de  faire  un  amas  d'expériences 
et  de  se  borner  là;  qu'il  avait  eu  beaucoup 
d'insensés  pour  disciples,  parmi  lesquels  on 
pouvait  compter  un  certain  Spinosa. 

J'eus  la  curiosité  de  voir  plusieurs  morts  il- 
lustres de  ces  derniers  temps  ,  et  surtout  des 
morts  de  qualité,  car  j'ai  toujours  eu  une 
grande  vénération  pour  la  noblesse.  Oh  !  que 
\e  vis  des  choses  étonnantes,  lorsque  le  gou- 
verneur fit  passer  en  revue  devant  moi  toute 
la  suite  des  aïeux  de  la  plupart  de  nos  ducs, 
de  nos  marquis,  de  nos  comtes,  de  nos  gen- 
tilshommes modernes  !  que  j'eus  de  plaisir  à 
voir  leur  origine  et  tous  ies  personnages  qui 
leur  ont  transmis  leur  sang  !  Je  vis  clairement 
pourquoi  certaines  familles  ont  le  nez  long 
d'autres  le  menton  pointu,  d'autres  ont  le  vi- 
sage basané  et  les  traits  effroyables ,  d'autres 
ont  les  yeux  beaux  et  le  teint  blond  et  délicat; 
pourquoi,  dans  certaines  familles,  il  y  a  beau- 
coup de  fous  et  d'étourdis,  dans  d'autres  beau- 
coup de  fourbes  et  de  fripons;  pcurauoile  ca- 


—  60  — 

ractère  de  quelques-unes  est  la  méchanceté,  la 
brutalité,  la  bassesse,  la  lâcheté,  ce  qui  les 
distingue,  comme  leurs  armes  et  leurs  livrées. 
Je  compris  enfin  la  raison  pour  laquelle  Poly- 
dore  Virgile  avait  dit  au  sujet  de  certaines 
maisons  : 


Mec  vir  forlis,  nec  fœmina  casta. 

Ce  qui  me  parut  le  plus  remarquable  fut  de 
voir  ceux  qui,  ayant  originairement  porté  le 
mal  immonde  dans  certaines  familles,  avaient 
fait  ce  triste  présent  à  toute  leur  postérité. 
Que  je  fus  encore  surpris  de  voir,  dans  la  gé- 
néalogie de  certains  seigneurs,  des  pages,  des 
laquais,  des  maîtres  à  danser  et  à  chanter,  etc. 

Je  connus  clairement  pourquoi  les  histo- 
riens ont  transformé  des  guerriers  imbéciles 
et  lâches  en  grands  capitaines,  des  insensés 
et  de  petits  génies  en  grands  politiques,  des 
flatteurs  et  des  courtisans  en  gens  de  bien, 
des  athées  en  hommes  pleins  de  religion, 
d'imâmes  débauchés  en  gens  chastes,  et  des 
délateurs  de  profession  en  hommes  vrais  et 
sincères.  Je  sus  de  quelle  manière  des  per- 
sonnes très  innocentes  avaient  été  condam- 
nées à  la  mort  ou  au  bannissement  par  Tin- 
trigue  des  favoris  qui  avaient  corrompu  les 
juges  ;  comment  il  était  arrivé  que  des  hom- 
mes de  basse  extraction  et  sans  mérite 
avaient  été  élevés  aux  plus  grandes  places  ; 
comment  les  P.  et  les  M.  avaient  souvent 
donné  le  branle  aux  plus  importantes  affai- 
res, et  avaient  occasionné  dans  l'univers  les 


—  6!   — 

plus  granls  événements.  Oh!  que  je  conçus 
alors  une  basse  idée  de  l'humanité!  que*  la 
sagesse  et  la  probité  des  hommes  me  parut 
peu  de  chose,  en  voyant  la  source  de  toutes 
les  révolutions,  le  motif  honteux  des  entre- 
prises les  plus  éclatantes,  les  ressorts,  ou 
plutôt  les  accidents  imprévus,  et  les  bagatelles 
qui  les  avaient  fait  réussir! 

Je  découvris  l'ignorance  et  la  témérité  de 
nos  historiens,  qui  ont  fait  mourir  du  poison 
certains  rois,  qui  ont  osé  faire  part  au  pu- 
blie des  entretiens  secrets  d'un  prince  avec 
son  premier  ministre,  et  qui  ont,  si  on  les 
en  croit,  crocheté,  pour  ainsi  dire,  les  cabi- 
nets des  souverains  et  les  secrétaireries  des 
ambassadeurs,  pour  en  tirer  des  anecdotes 
curieuses. 

Ce  fut  là  que  j'appris  les  causes  secrètes 
de  quelques  événements  qui  ont  étonné  le 
monde  ;  comment  une  P.  avait  gouverné  un 
confident,  un  confident  le  conseil  secret,  et  le 
conseil  secret  tout  un  parlement. 

Un  général  d'armée  m'avoua  qu'il  avait  un« 
fois  remporté  une  victoire  par  sa  poltronnerie 
et  par  son  imprudence,  et  un  amiral  me  dit 
qu'il  avait  battu  malgré  lui  une  flotte  enne- 
mie, lorsqu'il  avait  envie  de  laisser  battre  la 
sienne.  Il  y  eut  trois  rois  qui  me  dirent  que, 
sous  leur  règne,  ils  n'avaient  jamais  récom- 
pensé ni  élevé  aucun  homme  de  mérite,  si  ce 
n'est  une  fois  que  leur  ministre  les  trompa  et 
se  trompa  lui-même  sur  cet  article  ;  qu'en  cela 
ils  avaient  eu  raison,  la  vertu  étant  une  chose 
très  incommode  à  la  cour. 
r  J'eus  la  curiosité  de  m*informer  par  quel 


—  G2  — 

moyen  un  grand  nombre  de  personnes 
étaient  parvenues  à  une  très  haute  fortune. 
Je  me  bornai  à  ces  derniers  temps,  sans 
néanmoins  toucher  au  temps  présent,  de 
peur  d'offenser  même  les  étrangers  (car  il 
n'est  pas  nécessaire  que  j'avertisse  que  tout 
ce  que  j'ai  dit  jusqu'ici  ne  regarde  point 
mon  cher  pays).  Parmi  ces  moyens,  je  vis 
le  parjure,  l'oppression,  la  subornation, 
la  perfidie,  le  pandarisme  et  autres  pa- 
reilles bagatelles  qui  méritent  peu  d'atten- 
tion; mais  ce  qui  en  mérite  davantage,  c'est 
que  plusieurs  confessèrent  qu'ils  devaient 
leur  élévation  à  la  facilité  qu'ils  avaient  eue, 
les  uns  de  se  prêter  aux  plus  horribles  dé- 
bauches, les  autres  de  livrer  leurs  femmes  et 
leurs  filles,  d'autres  de  trahir  leur  patrie  et 
leur  souverain,  et  quelques-uns  de  se  servir 
du  poison.  Après  ces  découvertes,  je  crois 
qu'on  me  pardonnera  d'avoir  désormais  un 
peu  moins  d'estime  et  de  vénération  pour  la 
grandeur,  que  j'honore  et  respecte  naturelle- 
ment, comme  tous  les  inférieurs  doivent  faire 
à  l'égard  de  ceux  que  la  nat'ire  ou  la  fortune 
ont  placés  dans  un  rang  supérieur. 

J'avais  lu  dans  quelques  livres  que  des  su- 
jets avaient  rendu  de  grands  services  à  leur 
prince  et  à  le  ^r  patrie  :  j'eus  envie  de  les  voir, 
mais  on  me  dit  qu'on  avait  oublié  leurs  noms, 
et  qu'on  se  souvenait  seulement  de  quelques- 
uns,  dont  les  citoyens  avaient  fait  mention  en 
les  faisant  passer  pour  des  traîtres  et  des  fri- 
pons. Ces  gens  de  bien,  dont  on  avait  oublié 
les  noms,  parurent  cependant  devant  moi, 
mais  avec  un  air  humilié  et  en  mauvais  équi- 


"i 


—  63  — 

page  ;  ils  me  dirent  qu'ils  étaient  tous  morts 
tans  la  pauvreté  et  dans  la  disgrâce,  et  quel- 
ques uns  même  sur  un  échafaud. 

Parmi  ceux-ci,  je  vis  un  homme  dont  le  cas 
me  parut  extraordinaire,  qui  avait  à  côté  de 
lui  un  jeune  homme  de  dix-huit  ans.  D  me  dit 
qu'il  avait  été  capitaine  de  vaisseau  pendant 
plusieurs  armées,  et  que,  dans  le  combat  na- 
val d'Actium,  il  avait  enfoncé  la  première  li- 
gne, coulé  à  fond  trois  vaisseaux  du  premier 
rang,  et  en  avait  pris  un  de  la  même  gran- 
deur, ce  qui  avait  été  la  seule  cause  de  la  fuite 
d'Antoine  et  de  l'entière  défaite  de  sa  flotte  ; 
que  le  jeune  homme  qui  était  auprès  de  lui 
était  son  fils  unique,  qui  avait  été  tué  dans  le 
combat;  û  m'ajouta  que,  la  guerre  ayant  été 
terminée,  il  vint  à  Rome  pour  solliciter  une 
récompense  et  demander  le  commandement 
d'un  plus  gros  vaisseau,  dont  le  capitaine 
avait  péri  dans  le  combat;  mais  que,  sans 
avoir  égard  à  sa  demande,  cette  place  avait 
été  donnée  à  un  jeune  homme  qui  n'avait  en- 
core jamais  vu  la  mer,  fils  d'un  certain  affran- 
chi qui  avait  servi  une  des  maîtresses  de  l'em- 
pereur; qu'étant  retourné  à  son  département, 
on  l'avait  accusé  d'avoir  manqué  à  son  devoir, 
et  que  le  commandement  de  son  vaisseau  avait 
été  donné  à  un  page,  favori  du  vice-amiral 
PuWicola;  qu'il  avait  été  alors  obligé  de  so 
retirer  chez  lui,  à  une  petite  l-erre  loin  de  Rome, 
at  qu'il  y  avait  fini  ses  jours.  Désirant  savoir 
si  cette  histoire  était  véritable,  je  demandai  à 
voir  Agrippa,  }ui,  dans  ce  combat,  avait  été 
l'amiral  de  la  flotte  victorieuse  :  il  parut,  et, 
me  confirmant  la  vérité  de  ce  récit,  il  y  ajouta 


—  64  — 

des  circonstances  que  la  modestie  du  capitaine 
avait  omises. 

Comme  chacun  des  personnages  qu'on  évo- 
quait paraissait  tel  qu'il  avait  été  dans  le 
monde,  je  vis  avec  douleur  combien,  depuis 
cent  ans,  le  genre  humain  avait  dégénéré, 
combien  la  débauche,  avec  toutes  ses  consé- 
quences, avait  altéré  les  traits  du  visage,  ra- 
petissé les  corps,  retiré  les  nerfs,  relâché  les 
muscles,  effacé  les  couleurs  et  corrompu  la 
chair  des  Anglais. 

Je  voulus  voir  enfin  quelques-uns  de  nos 
anciens  paysans,  dont  on  vante  la  simplicité, 
la  sobriété,  la  justice,  l'esprit  de  liberté,  la 
valeur  et  l'amour  pour  la  patrie.  Je  les  vis, 
et  ne  pus  m'empêcher  de  les  comparer  avec 
ceux  d'aujourd'hui,  qui  vendent  à  prix  d'ar- 
gent leurs  suffrages  dans  l'élection  des  dé- 
putés au  Parlement,  et  qui,  sur  ce  point,  ont 
toute  la  finesse  et  tout  le  manège  des  gens  de 
cour. 


VIII. —  Retour  de  l'auteur  à  Maldonada.  —  Il  fait  voile 
pour  le  royaume  de  Luggnagg.  —  A  son  arrivée,  il 
est  arrêté  et  conduit  à  la  cour.  —  Comment  il  y  es* 
reçu. 

Le  jour  de  notre  départ  étant  arrivé,  je  pris 
congé  de  son  altesse  le  gouverneur  de  Gloubb- 
doubdrid,  et  retournai  avec  mes  deux  com- 
pagnons à  Maldonada,  où,  après  avoir  attendu 
quinze  jours,  je  m'embarquai  enfin  dans  un 
navire  qui  partait  pour  Luggnagg.  Les  deux 
gentilshommes,  et  quelques  autres  personnes 
encore,  eurent  l'honnêteté  de  me  fournir  les 


—  65  — 

provisions  nécessaires  pour  ce  voyage,  et  de 
me  conduire  jusqu'à  bord.  Nous  essuyâmes 
une  violente  tempête,  et  fûmes  contraints  de 
gouverner  au  nord,  pour  pouvoir  jouir  d'un 
certain  vent  marchand  qui  souffle  en  cet  en- 
droit dans  l'espace  de  soixante  lieues.  Le  2î 
-avril  1109,  nous  entrâmes  dans  la  rivière  de 
dumegnig,  qui  est  une  ville  port  de  mer  au 
sud-est  de  Luggnagg.  Nous  jetâmes  l'ancre  à 
\£àe  lieue  de  la  ville,  et  donnâmes  le  signal 
pour  faire  venir  un  pilote.  En  moins  d'une 
demi-heure,  il  en  vint  deux  à  bord,  qui  nous 
guidèrent  au  milieu  des  écueils  et  des  ro- 
chers, qui  sont  très  dangereux  dans  cette  rade, 
et  dans  le  passage  oui  induit  à  un  bassin  où 
les  vaisseaux  soin  en  sûreté,  et  qui  est  éloi- 
gné des  murs  de  la  ville  de  la  longueur  d'un 
câble. 

Quelques-uns  de  nos  matelots,  soit  par  tra- 
hison, soit  par  imprudence,  dirent  aux  pilotes 
que  j'étais  un  étranger  et  un  grand  voyageur. 
Ceux-ci  en  avertirent  le  commis  de  la  douane, 
qui  me  fit  diverses  questions  dans  la  langue 
balnibarbienne,  qui  est  entendue  en  cette  ville 
à  cause  du  commerce,  et  surtout  par  les  gêna 
de  mer  et  les  douaniers.  Je  lui  répondis  en 
peu  de  mots,  et  lui  fis  une  histoire  aussi  vrai- 
semblable et  aussi  suivie  qu'il  me  fut  possible; 
mais  je  crus  qu  était  nécessaire  de  déguiser 
mon  pays  et  de  me  dire  Hollandais,  ayant 
desseiD  d'aller  au  Japon,  où  je  savais  que  les 
Hollandais  seuls  étaient  reçus.  Je  dis  donc  au 
commis  qu'ayant  fait  naufrage  à  la  côte  des 
Balnibarbes,  et  ayant  échoué  sur  un  rocher, 
J'avais  été  dans  l'île  volante  de  Laputa,  dont 

«tLUWLB.   I,     II,  g 


—  66  — 

j'avais  souvent  ouï  parler,  et  que  maintenant 
je  songeais  à  me  rendre  au  Japon,  afin  de 
pouvoir  retourner  de  là  dans  mou  pays.  Le 
commis  me  dit  qu'il  était  obligé  de  m'arrêter 
jusqu'à  ce  qu'il  eût  reçu  des  ordres  de  la  cour, 
où  il  allait  écrire  immédiatement,  et  d'où  il 
espérait  recevoir  réponse  dans  quinze  jours. 
On  me  donna  un  logement  convenable,  et  on 
mit  une  sentinelle  à  ma  porte.  J'avais  un  grand 
jardin  pour  me  promener,  et  je  fus  traité  assez 
bien  bien  aux  dépens  du  roi.  Plusieurs  per- 
sonnes me  rendirent  visite,  excitées  par  la  cu- 
riosité de  voir  un  homme  qui  venait  d'un  pays 
très  éloigné,  dont  ils  n'avaient  jamais  entendu 
parler. 

Je  fis  marché  avec  un  jeune  homme  de 
notre  vaisseau  pour  me  servir  d'interprète. 
Il  était  natif  de  Luggnagg  ;  mais  ayant  passé 
plusieurs  années  à  Maldonada,  il  savait  par- 
faitement les  deux  langues.  Avec  son  secours, 
je  fus  en  état  d'entretenir  tous  ceux  qui  me 
faisaient  l'honneur  de  me  venir  voir,  c'est-à- 
dire  d'entendre  leurs  questions  et  de  leur  faire 
entendre  mes  réponses. 

Celle  de  la  cour  vint  au  bout  de  quinze 
jours,  comme  on  l'attendait:  elle  portait  un 
ordre  de  me  faire  conduire  avec  ma  suite  par 
un  détachement  de  chevaux  à  Traldragenb  ou 
Trildragdrib ;  car,  autant  que  je  m'en  puis 
souvenir,  on  prononce  des  deux  manières. 
Toute  ma  suite  consistait  en  ce  pauvre  garçon 
qui  me  servait  d'interprète,  et  que  j'avais  pris 
à  mon  service.  On  fit  partir  un  courrier  devant 
nous,  qui  nous  devança  d'une  demi-journée, 
pour  donner  avis  au  rôi  de  mon  arrivée  pro- 


—  67  — 

chaîne,  et  pour  demander  à  sa  majesté  le  joui 
et  l'heure  que  je  pourrais  avoir  l'honneur  et 
le  plaisir  de  lécher  la  poussière  du  pied  de  son 
trône. 

Deux  jours  après  mon  arrivée,  j'eus  au- 
dience ;  et  d'abord  on  me  fit  coucher  et  ram-. 
per  sur  le  ventre,  et  balayer  le  plancher  avec 
ma  langue  à  mesure  que  j'avançais  vers  le 
trône  du  roi  ;  mais,  parce  que  j'étais  étranger 
on  avait  eu  l'honnêteté  de  nettoyer  le  plan- 
cher, de  manière  que  la  poussière  ne  me  pût 
faire  de  peine.  C'était  une  grâce  particulière 
qui  ne  s'accordait  pas  même  aux  personnes 
du  premier  rang,  lorsqu'elles  avaient  l'hon- 
neur d'être  reçues  à  l'audience  de  sa  majesté; 
quelquefois  même  on  laissait  exprès  le  plan- 
cher très  sale  et  très  couvert  de  poussière, 
lorsque  ceux  qui  venaient  a  l'audience  avaient 
des  ennemis  à  la  cour.  J'ai  une  fois  vu  un  sei- 
gneur avoir  la  bouche  si  pleine  de  poussière 
et  si  souillée  de  l'ordure  qu'il  avait  recueillie 
avec  sa  langue,  que,  quand  il  fut  parvenu  au 
trône,  il  lui  fut  impossible  d'articuler  un  seul 
mot.  A  ce  malheur,  il  n'y  a  point  de  remède, 
car  il  est  défendu,  sous  des  peines  trèsgrièves 
de  cracher  ou  de  s'essuyer  la  bouche  en  pré- 
sence du  roi.  Il  y  a  même,  en  cette  cour,  ua 
autre  usage  que  je  ne  puis  du  tout  approuver; 
lorsque  le  roi  veut  faire  mourir  quelque  sei- 
gneur ou  quelque  courtisan  d'une  manière  qui 
ne  le  déshonore  point,  il  fait  jeter  sur  le  plan- 
cher une  certaine  poudre  brune  qui  est  em- 
poisonnée, et  qui  ne  manque  point  de  le  faire 
crever  doucement  et  sans  éCiat  au  bout  de 
vinglrquatre  heures  ;  mais  nour  rendre  justice 


—  68  — 

à  ce  prince,  à  sa  grande  douceur,  et  à  la  bonté 
qu'il  a  de  ménager  la  vie  de  ses  sujets,  il  faut 
dire,  à  son  honneur,  qu'après  de  semblables 
exécutions,  il  a  coutume  d'ordonner  très  ex- 
pressément de  bien  balayer  le  plancher;  en 
sorte  que,  si  ses  domestiques  l'oubliaient,  ils 
courraient  risque  de  tomber  dans  sa  disgrâce. 
Je  le  vis  un  jour  condamner  un  petit  page  à 
être  bien  fouetté  pour  avoir  malicieusement 
négligé  d'avertir  de  balayer  dans  le  cas  dont 
il  s'agit,  ce  qui  avait  été  cause  qu'un  jeune 
seigneur  de  grande  espérance  avait  été  em- 
poisonné ;  mais  le  prince,  plein  de  bonté,  vou- 
lut bien  encore  pardonner  au  petit  page  et  lui 
épargner  le  fouet. 

Pour  revenir  à  moi.  lorsque  je  fus  à  quatre 
pas  du  trône  de  sa  majesté,  je  me  levai  sur 
mes  genoux,  et,  après  avoir  frappé  sept 
fois  la  terre  de  mon  front,  je  prononçai  les 
paroles  suivantes,  que  la  veille  on  m'avait  fait 
apprendre  par  cœur  :  Ichpling  glofftrobb  sgnuU 
serumm  bliopm  lashnalt,  zwin  tnodbalkguffh 
slhiophad  gurdlubb  asht!  C'est  un  formulaire 
établi  par  les  lois  de  ce  royaume  pour  tous 
ceux  qui  sont  admis  à  l'audience,  et  qu'on 
peut  traduire  ainsi  :  Puisse  votre  céleste  majesté 
survivre  au  soleil  !  Le  roi  me  fit  une  réponse 
que  je  ne  compris  point,  et  à  laquelle  je  fis 
cette  réplique,  comme  on  me  l'avait  apprise  : 
Fluft  drin  valerich  dwuldom  prastrod  mirpush; 
c'est-à-dire,  Ma  langue  est  dans  la  bouche  de 
mon  ami.  Je  fis  entendre  par  là  que  je  désirais 
me  servir  de  mon  interprète  :  alors  on  fit  en- 
trer ce  jeune  garçon  dont  j'ai  parlé,  et,  avec 
son  secours,  je  répondis  à  toutes  les  ques- 


—  69  — 

rions  que  sa  majesté  me  fit  pendant  une  de- 
mi-heure. Je  parlais  balnibarbien,  et  mon  in- 
te  rendait  mes  paroles  en  luggnaggien. 

Le  roi  prit  beaucoup  de  plaisir  à  mon  entre- 
tien, et  ordonna  à  son  bliffmarklub,  ou  rham- 
oellan,  de  faire  préparer  un  logement  dans 
son  palais,  pour  moi  et  mon  interprète,  et  de 
me  donner  une  somme  par  jour  pour  ma  ta- 
ble, avec  une  bourse  pleine  d'or  pour  mes  me- 
nus plaisirs. 

Je  demeurai  trois  mois  en  cette  cour,  pour 
obéir  à  sa  majesté,  qui  me  combla  de  ses  bon- 
tés, et  me  fit  des  offres  très  gracieuses  pour 
m' engager  à  m'établir  dans  ses  États  ;  mais 
je  crus  devoir  le  remercier,  et  songer  plutôt  à 
retourner  dans  mon  pays,  pour  y  finir  mes 
jours  auprès  de  ma  chère  femme,  privée  de- 
puis longtemps  des  douceurs  de  ma  pré- 
sence. 

IX.  —  Des  struldbruggs  ou  immortels. 

Les  Luggnaggiens  sont  un  peuple  très  poli 
et  très  brave,  et,  quoiqu'ils  aient  un  peu  de 
cet  orgueil  qui  est  commun  à  toutes  les  na- 
tions de  l'Orient,  ils  sont  néanmoins  honnêtes 
et  civils  à  l'égard  des  étrangers,  et  surtout  de 
ceux  qui  ont  été  bien  reçus  à  la  cour. 

Je  fis  connaissance  et  je  me  liai  avec  des 
personnes  du  grand  monde  et  du  bel  air;  et, 
par  le  moyen  de  mon  interprète,  j'eus  souvent 
avec  eux  des  entretiens  agréables  et  instruc- 
tif. 

Un  d'eux  me  demanda  un  jour  si  j'avais  vu 


—  70  — 

quelques-uns  de  leurs  struldbruggs  ou  immor- 
tels. Je  lui  répondis  que  non,  et  que  j'étais 
fort  curieux  de  savoir  comment  on  avait  pu 
donner  ce  nom  à  des  humains  ;  il  me  dit  que 
quelquefois  (quoique  rarement)  il  naissait  dans 
une  famille  un  enfant  avec  une  tache  rouge  et 
ronde,  placée  directement  sur  le  sourcil  gau- 
che, et  que  cette  heureuse  marque  le  pré- 
servait de  la  mort  ;  que  cette  tache  était  d'a- 
bord de  la  largeur  d'une  petite  pièce  d'argent 
(que  nous  appelons  en  Angleterre  un  three  pence), 
et  qu'ensuite  elle  croissait  et  changeait  même 
de  couleur  ;  qu'à  l'âge  de  douze  ans,  elle  était 
verte  jusqu'à  vingt,  qu'elle  devenait  bleue  ; 
qu'à  quarante-cinq  ans,  elle  devenait  tout  i 
fait  noire,  et  aussi  grande  qu'un  schcllinfi,  et 
ensuite  ne  changeait  plus  ;  il  m'ajouta  qu'il 
naissait  si  peu  de  ces  enfants  marqués  au 
front,  qu'on  comptait  à  peine  onze  cents  im- 
mortels de  l'un  et  de  l'autre  sexe  dans  tout  le 
royaume;  qu'il  y  en  avait  environ  cinquante 
dans  la  capitale,  et  que  depuis  trois  ans  il 
n'était  né  qu'un  enfant  de  cette  espèce,  qui 
était  fille  ;  que  la  naissance  d'un  immortel 
n'était  point  attachée  à  mie  famille  préféra- 
blement  à  une  autre  ;  que  c'était  un  présent 
de  la  nature  ou  du  hasard,  et  que  les  enfants 
mêmes  des  struldbruggs  naissaient  mortels 
comme  les  enfants  des  autres  hommes,  sans 
avoir  aucun  privilège. 

Ce  récit  me  réjouit  extrêmement,  et  la  per- 
sonne qui  me  le  faisait  entendant  la  langue 
des  Balnibarbes,  que  je  parlais  aisément,  je 
lui  témoignai  mon  admiration  et  ma  joie  avec 
les  termes  les  plus  expressifs,   et  même  les 


—  7i  — 

plus  outrés.  Je  m'écriai,  comme  dans  une  es- 
pèce de  ravissement  et  d'enthousiasme  :  Heu- 
reuse nation,  dont  tous  les  enfants  à  naître 
peuvent  prétendre  à  l'immortalité  !  Heureuse 
contrée,  où  les  exemples  de  l'ancien  temps 
subsistent  toujours,  où  la  vertu  des  premiers 
siècles  n'a  poimt  péri,  et  où  les  premiers  hom- 
mes vivent  encore,  et  vivront  éternellement, 
pour  donner  des  leçons  de  sagesse  à  tous  leur 
descendants!  Heureux  ces  sublimes  struld- 
bruggs  qui  ont  le  privilège  de  ne  point  mou- 
rir, et  que,  par  conséquent,  l'idée  de  la  mort 
n'intimide  point,  n'affaiblit  point,  n'abat  point. 

Je  témoignai  ensuite  que  j'étais  surpris  de 
n'avoir  encore  vu  aucun  de  ces  immortels  à 
la  cour;  que,  s'il  y  en  avait,  la  marque  glo- 
rieuse empreinte  sur  leur  front  m'aurait  sans 
doute  frappé  les  yeux.  Comment,  ajoutai-je, 
le  roi,  qui  est  un  prince  s:  judicieux,  ne  les 
emploie-t-il  point  dans  le  ministère  et  ne  leur 
donne-t-il  point  sa  confiance?  Mais  peut- 
être  que  la  vertu  rigide  de  ces  vieillards  l'im- 
portunerait et  blesserait  les  yeux  de  sa  cour. 
Quoi  qu'il  en  soit,  je  suis  résolu  d'en  parler 
à  sa  majesté  à  la  première  occasion  qui  s'of- 
frira, et,  soit  qu'elle  défère  à  mes  g  vis  ou  non, 
j'accepterai  en  tout  cas  l'établissement  qu'elle 
a  eu  la  bonté  de  m'offrir  dans  ses  Etats,  afin 
de  pouvoir  passer  le  reste  de  mes  jours  dans 
la  compagnie  illustre  de  ces  hommes  immor- 
tels, pourvu  qu'ils  daignent  souffrir  la  mienne. 

Celui  à  qui  j'adressai  la  parole  me  regar- 
dant alors  avec  un  sourire  qui  marquait  que 
mon  ignorance  lui  faisait  pitié,  me  répondit 
qu'il  était  ravi  que  je  voulusse  bien  rester 


—  72  — 

dans  le  pays,  et  me  demanda  la  permission 
d'expliquer  à  la  compagnie  ce  que  je  venais 
de  lui  dire  ;  il  le  fit,  et,  pendant  quelquetemps 
ils  s'entretinrent  ensemble  dans  leur  langage, 
que  je  n'entendais  point;  je  ne  pus  même  lire 
ni  dans  leurs  gestes,  ni  dans  leurs  yeux  l'im- 
pression que  mon  discours  avait  faite  sur 
leurs  esprits.  Enfin,  la  même  personne  qui 
m'avait  parlé  jusque-là  me  dit  poliment  que 
ses  amis  étaient  charmés  de  mes  réflexions 
judicieuses  sur  le  bonheur  et  les  avantages  de 
l'immortalité;  mais  qu'ils  souhaitaient  savoir 
quel  système  de  vie  je  me  ferais,  et  quelles 
seraient  mes  occupations  et  mes  vues  si  la 
nature  m'avait  fait  naître  ttruldbrugg. 

A  cette  question  intéressante,  je  repartis 
que  j'allais  les  satisfaire  sur-le-champ  avec 
plaisir,  que  les  suppositions  et  les  idées  me 
coûtaient  peu,  et  que  j'étais  accoutumé  à 
m'imaginer  ce  que  j'aurais  fait  si  j'eusse  été 
roi,  général  d'armée  ou  ministre  d'Etat  ;  que, 
par  rapport  à  l'immortalité ,  j'avais  aussi 
quelquefois  médité  sur  la  conduite  que  je 
tiendrais  si  j'avais  à  vivre  éternellement,  et 
que,  puisqu'on  le  voulait,  j'allais  sur  cela  don- 
ner l'essor  à  mon  imagination. 

Je  dis  donc  que,  si  j'avais  eu  l'avantage  de 
naître  struldbrugg,  aussitôt  que  j'aurais  pu 
connaître  mon  bonheur  et  savoir  la  différence 
qu'il  y  a  entre  la  vie  et  la  mort,  j'aurais  d'a- 
bord mis  tout  en  œuvre  pour  devenir  riche, 
et  qu'à  force  d'être  intrigant,  souple  et  ram- 
pant, j'aurais  pu  espérer  me  voir  un  peu  à 
mon  aise  au  bout  de  deux  cents  ans  ;  qu'en 
second  lieu,  je  me  fusse  appliqué  si  sérieuse- 


—  73  — 

ment  à  l'étude  dès  mes  premières  années,  que 
j'aurais  pu  me  flatter  de  devenir  un  jour  le 
plus  savant  homme  de  l'univers  ;  que  j'aurais 
remarqué  avec  soin  tous  les  grands  événe- 
ments; que  j'aurais  observé  avec  attention 
tous  les  princes  et  tous  les  ministres  d'Etat 
qui  se  succèdent  les  uns  aux  autres,  et  aurais 
eu  le  plaisir  de  comparer  tous  leurs  caractè- 
res, et  de  faire  sur  ce  sujet  les  plus  belles  ré- 
flexions du  monde;  que  j'aurais  tracé  un  mé- 
moire fidèle  et  exact  de  toutes  les  révolutions 
de  la  mode  et  du  langage,  et  des  change- 
ments arrivés  aux  coutumes,  aux  lois,  aux 
mœurs,  aux  plaisirs  même  ;  que,  par  cette 
étude  et  ces  observations,  je  serais  devenu  à 
la  fin  un  magasin  d'antiquités,  un  registre 
vivant,  im  trésor  de  connaissances,  un  dic- 
tionnaire parlant,  l'oracle  perpétuel  de  mes 
compatriotes  et  de  tous  mes  contemporains. 

«  Dans  cet  état,  je  ne  me  marierais  point, 
ajoutai-je,  et  je  mènerais  une  vie  de  garçon 
gaiement,  librement,  mais  avec  économie, 
afin  qu'en  vivant  toujours,  j'eusse  toujours  de 
quoi  vivre.  Je  m'occuperais  à  former  l'esprit 
de  quelques  jeunes  gens,  en  leur  faisant  part 
de  mes  lumières  et  de  ma  longue  expérience. 
Mes  vrais  amis,  mes  compagnons,  mes  confi- 
dents, seraient  mes  illustres  confrères  les 
struldbruggs,  dont  je  choisirais  une  douzaine 
parmi  les  plus  anciens,  pour  me  lier  plus 
étroitement  avec  eux.  Je  ne  laisserais  pas  de 
fréquenter  aussi  quelques  mortels  de  mérite, 
que  je  m'accoutumerais  à  voir  mourir  sans 
chagrin  et  sans  regret,  leur  postérité  me  con- 
solant de  leur  mort;  ce  pourrait  même  être  pour 


—  74  — 

moi  un  spectacle  assez  agréable,  de  même 
qu'un  fleuriste  prend  plaisir  à  voir  les  tulipes 
et  les  œillets  de  son  jardin  naître,  mourir  et 
renaître.  Nous  nous  communiquerions  mu« 
tuellement,  entre  nous  autres  struldbruggs , 
toutes  les  remarques  et  observations  que  nous 
aurions  faites  sur  la  cause  et  le  progrés  de  la 
corruption  du  genre  humain.  Nous  en  compo- 
serions un  beau  traité  de  morale,  plein  de 
leçons  utiles  et  capables  d'empêcher  la  nature 
humaine  de  dégénérer ,  comme  elle  fait  de  jour 
en  jour,  et  comme  on  le  lui  reproche  depuis 
deux  mille  ans.  Quel  spectacle  noble  et  ravis- 
sant que  de  voir  de  ses  propres  yeux  les  déca- 
dences et  les  révolutions  des  empires,  la  face 
de  la  terre  renouvelée,  les  villes  superbes 
transformées  en  viles  bourgades,  ou  triste- 
ment ensevelies  sous  leurs  ruines  honteuses  ; 
les  villages  obscurs  devenus  le  séjour  des  rois 
et  de  leurs  courtisans;  les  fleuves  célèbres 
changés  en  petits  ruisseaux  ;  l'Océan  baignant 
d'autres  rivages;  de  nouvelles  contrées  dé- 
couvertes; un  monde  inconnu  sortant,  pour 
ainsi  dire,  du  chaos;  la  barbarie  et  l'igno- 
rance répandues  sur  les  nations  les  plus 
polies  et  les  plus  éclairées;  l'imagination  étei- 
gnant le  jugement,  le  jugement  glaçant 
l'imagination  ;  le  goût  des  systèmes ,  *des 
paradoxes,  de  l'enflure,  des  pointes  et  des  an- 
tithèses, étouffant  la  raison  et  le  bon  goût;  la 
vérité  opprimée  dans  un  temps  et  triom- 
phant dans  l'autre;  les  persécutés  devenus 
persécuteurs,  et  les  persécuteurs  persécutés  à 
leur  tour  ;  les  superbes  abaissés  et  les  hum- 
bles élevés;  des  esclaves,  des  affranchis,  de& 


mercenaires,  parvenus  à  une  fortune  immense 
et  à  une  richesse  énorme  par  le  maniement 
de*  deniers  publics,  par  les  malheurs,  par  la 
faim,  par  la  soif,  par  la  nudité,  par  le  î^ang 
des  peuples;  enfin,  la  postérité  de  ces  bri- 
gands publics  rentrée  dans  le  néant,  d'où  l'in- 
justice et  la  rapine  l'avaient  tirée!  Comme, 
dans  cet  état  d'immortalité,  l'idée  de  la  mort 
ne  serait  jamais  présente  à  mon  esprit  pour 
me  troubler  ou  pour  ralentir  mes  désirs,  je 
m'abandonnerais  à  tous  les  plaisirs  sensibles 
dont  la  nature  et  la  raison  me  permettraient 
l'usage.  Les  sciences  seraient  néanmoins  tou- 
jours mon  premier  et  mon  plus  cher  objet,  et 
je  m'imagine  qu  a  force  de  méditer,  je  trouve- 
rais à  la  fin  des  longitudes,  la  quadrature  du 
cercle,  le  mouvement  perpétuel,  la  pierre  philo- 
sophai et  le  remède  universel  ;  qu'en  un  mot^ 
je  porterais  toutes  les  sciences  et  tous  les  arts  à 
leur  dernière  perfection.  » 

Lorsque  j'eus  fini  mon  discours,  celui  qui 
seul  l'avait  entendu  se  tourna  vers  la  compa- 
gnie et  lui  en  fit  le  précis  dans  le  langage 
du  pays  ;  après  quoi  ils  se  mirent  à  raisonner 
ensemble  un  peu  de  temps,  sans  pourtant 
témoigner,  au  moins  par  leurs  gestes  et  leurs 
attitudes,  aucun  mépris  pour  ce  que  je  venais 
de  dire.  A  la  fin,  cette  même  personne  qui 
avait  résumé  mon  discours,  fut  priée  par  la 
compagnie  d'avoir  la  charité  de  me  dessiller 
les  yeux  et  de  me  découvrir  mes  erreurs. 

H  me  dit  d'abord  que  je  n'étais  pas  le  seul 
étranger  qui  regardât  avec  étonnement  et 
avec  envie  l'état  des  struldbruggs ;  qu'il  avait 
trouvé  chez  les  Balnibarbes  et  chez  les  Tapo- 


—  76  — 

pais  à  peu  près  les  mêmes  dispositions  ;  que 
le  désir  de  vivre  était  naturel  à  l'homme  ;  que 
celui  qui  avait  un  pied  dans  le  tombeau  s'ef- 
forçait de  se  tenir  ferme  sur  l'autre;  que  le 
vieillard  le  plus  courbé  se  représentait  tou- 
jours un  lendemain  et  un  avenir,  et  n'envisa- 
geait la  mort  que  comme  un  mal  éloigné  et  à 
fuir  ;  mais  que  dans  l'île  de  Luggnagg  on  pen- 
sait bien  autrement,  et  que  l'exemple  familier 
et  la  vue  continuelle  des  struldbruggs  avaient 
préservé  les  habitants  de  cet  amour  insensé 
de  la  vie. 

«  Le  système  de  conduite,  continua-t-il,  que 
vous  vous  proposez  dans  la  supposition  de  vo- 
tre être  immortel,  et  que  vous  nous  avez  tracé 
tout  à  Vheure,  est  ridicule  et  tout  à  fait  con- 
traire a  la  raison.  Vous  avez  supposé  sans  doute 
que,  dans  cet  état,  vous  jouiriez  d'une  jeunesse 
perpétuelle,  d'une  vigueur  et  d'une  santé  sans 
aucune  altération  ;  mais  est-ce  là  de  quoi  il  s'a- 
gissait lorsque  nous  vous  avons  demandé  ce 
que  vous  feriez  si  vous  deviez  toujours  vivre? 
Avons-nous  supposé  que  vous  ne  vieilliriez 
point,  et  que  votre  prétendue  immortalité  se- 
rait un  printemps  éternel?  » 

Après  cela,  il  me  fit  le  portrait  des  struld- 
bruggs, et  me  dit  qu'ils  ressemblaient  aux  mor- 
tels et  vivaient  comme  eux  jusqu'à  Vâge  dp. 
trente  ans;  qu'après  cet  âge,  ils  tombaient  peu 
à  peu  dans  une  mélancolie  noire,  qui  augmen- 
tait toujours  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  atteint 
l'âge  de  quatre-vingts  ans  ;  qu'alors  ils  n'étaient 
pas  seulement  sujets  à  toutes  les  infirmités,  3 
toutes  les  misères  et  à  toutes  les  faiblesses  des 
yieiliards  de  cet  âge,  mais  que  l'idée  affligeante 


—  77  — 

de  l'étemelle  durée  de  leur  misérable  caducité 
les  tourmentait  à  un  point  que  rien  ne  pouvait 
les  consoler;  qu'ils  n'étaient  pas  seulement, 
comme  tous  les  autres  vieillards,  entêtés, 
bourrus,  avares,  chagrins,  babillards,  mais 
qu'ils  n'aimaient  qu'eux-mêmes,  qu'ils  renon- 
çaient aux  douceurs  de  l'amitié,  qu'ils  n'avaient 
plus  même  de  tendresse  pour  leurs  enfants,  et 
qu'au  delà  de  la  troisième  génération,  ils  ne 
reconnaissaient  plus  leur  postérité;  que  l'envie 
et  la  jalousie  les  dévoraient  sans  cesse;  que 
la  vue  des  plaisirs  sensibles  dont  jouissent  les 
jeunes  mortels,  leurs  amusements,  leurs 
amours,  leurs  exercices,  les  faisaient  en  quel- 
que sorte  mourir  à  chaque  instant  ;  que  tout, 
jusqu'à  la  mort  même  des  vieillards  qui  payaient 
le  tribut  à  la  nature,  excitait  leur  envie  et  les 
plongeait  dans  le  désespoir;  que,  pour  cette 
raison,  toutes  les  fois  qu'ils  voyaient  faire  des 
funérailles,  ils  maudissaient  leur  sort  et  se 
plaignaient  amèrement  de  la  nature,  qui  leur 
avait  refusé  la  douceur  de  mourir ,  de  finir 
leur  course  ennuyeuse  et  d'entrer  dans  un  re- 
pos éternel;  qu'ils  n'étaient  plus  alors  en  état 
de  cultiver  leur  esprit  et  d'orner  leur  mémoire  ; 
qu'ils  se  ressouvenaient  tout  au  plus  de  ce 
qu'ils  avaient  vu  et  appris  dans  leur  jeunesse  et 
dans  leur  moyen  âge  ;  que  les  moins  miséra- 
bles et  les  moins  à  plaindre  étaient  ceux  qui 
radotaient,  qui  avaient  tout  à  fait  perdu  ."a 
mémoire  et  étaient  réduits  à  l'état  de  l'enfance  ; 
qu'au  moins  on  prenait  alors  pitié  de  leur 
triste  situation  et  qu'on  leur  donnait  tous  les 
secours  dont  ils  avaient  besoin. 
«Lorsqu'un   struldbrugg,  ajouta-t-il,   s'est 


—  78  — 

marié  à  une  struldbrugge,  le  mariage,  selon 
les  lois  de  l'Etat,  est  dissous  dés  que  le  plus 
jeune  des  deux  est  parvenu  à  l'âge  de  qua- 
tre-vingts ans.  Il  est  juste  que  de  malheu- 
reux humains,  condamnés  malgré  eux,  et 
sans  l'avoir  mérité,  à  vivre  éternellement,  nei 
soient  pas  encore,  pour  surcroît  de  disgrâce 
obligés  de  vivre  avec  une  femme  éternelle.  Ce 
qu'il  y  a  de  plus  triste  est  qu'après  avoir 
atteint  cet  âge  fatal,  ils  sont  regardés  comme 
morts  civilement.  Leurs  héritiers  s'emparent 
de  leurs  biens;  ils  sont  mis  en  tutelle,  ou  plu- 
tôt ils  sont  dépouillés  de  tout  et  réduits  à  une 
simple  pension  alimentaire  (loi  très  juste  à 
cause  de  la  sordide  avarice  ordinaire  aux 
vieillards).  Les  pauvres  sont  entretenus  aux 
dépens  du  public  dans  une  maison  appelée 
Yhnpital  des  pauvres  immortels.  Un  immortel  de 
quatre-vingts  ans  ne  peut  plus  exercer  de 
charge  ni  d'emploi,  ne  peut  négocier,  ne  peut 
contracter,  ne  peut  acheter  ni  vendre,  et  son 
témoignage  même  n*est  point  reçu  en  justice. 
Mais  lorsqu'ils  sont  parvenus  à  quatre-vingt- 
dix  ans,  c'est  encore  bien  pis  :  toutes  leurs 
dents  et  tous  leurs  cheveux  tombent  ;  ils  per- 
dent le  goût  des  aliments,  et  ils  boivent  et 
mangent  sans  aucun  plaisir;  ils  perdent  la 
mémoire  des  choses  les  plus  aisées  à  retenir 
et  oublient  le  nom  de  leurs  amis  et  quelque- 
fois leur  propre  nom.  Il  leur  est,  pour  cette 
raison,  inutile  de  s'amuser  à  lire,  puisque, 
lorsqu'ils  veulent  lire  une  phrase  de  quatre 
mots,  ils  oublient  les  deux  premiers  tandis 
qu'ils  lisent  les  deux  derniers.  Par  la  même 
raison,  il  leur  est  impossible  de   s'entretenir 


—  79   - 

avec  personne.  D'ailleurs,  comme  la  langue  de 
ce  pays  est  sujette  à  de  fréquents  change- 
ments, les  struldbruggs  nés  dans  un  siècle  on* 
beaucoup  de  peine  à  entendre  le  langage  des 
hommes  nés  dans  un  autre  siècle,  et  ils  sont 
toujours  comme  étrangers  dans  leur  patrie.  » 

Tel  fut  le  détail  qu'on  me  fit  au  sujet  des 
immortels  de  ce  pays,  détail  qui  me  surprit 
extrêmement.  On  m'en  montra  dans  la  suite 
cinq  ou  six,  et  j'avoue  que  je  n'ai  jamais  rie» 
vu  de  si  laid  et  de  si  dégoûtant  ;  les  femmes 
surtout  étaient  affreuses;  je  m'imaginais  voir 
des  spectres. 

Le  lecteur  peut  bien  croire  que  je  perdis 
alors  tout  à  fait  l'envie  de  devenir  immortel  à 
ce  prix.  J'eus  bien  de  la  honte  de  toutes  les 
folles  imaginations  auxquelles  je  m'étais  aban- 
donné sur  le  système  d'une  vie  étemelle  en  ce 
bas  monde. 

Le  roi  ayant  appris  ce  qui  s'était  passé  dans 
l'entretien  que  j'avais  eu  avec  ceux  dont  j'ai 
parlé,  rit  beaucoup  de  mes  idées  sur  l'immor- 
talité et  de  l'envie  que  j'avais  portée  aux 
ttruldbruggs.  Il  me  demanda  ensuite  sérieuse- 
ment si  je  ne  voudrais  en  mener  deux  ou  trois 
dans  mon  pays  pour  guérir  mes  compatriotes 
du  désir  de  vivre  et  de  la  peur  de  mourir. 
Dans  le  fond,  j'aurais  été  fort  aise  qu'il  m'eût 
fait  ce  présent;  mais,  par  une  loi  fondamen- 
tale du  royaume,  il  est  défendu  aux  immorte 
l'en  sortir. 


—  80  — 


A.  *-  L'auteur  part  de  File  de  Luggnagg  pour  se 
rendre  au  Japon,  où  il  s'embarque  sur  un  vaisseau 
nollandais.  —  11  arrive  à  Amsterdam  et  de  là  passe 
en  Angleterre. 

Je  m'imagine  que  tout  ce  que  je  viens  de 
raconter  des  struldbruggs  n'aura  point  ennuyé 
La  lecteur.  Ce  ne  sont  point  là,  je  crois,  de 
ces  choses  communes,  usées  et  rebattues, 
qu'on  trouve  dans  toutes  les  relations  des 
voyageurs;  au  moins,  je  puis  assurer  que  je 
n'ai  rien  trouvé  de  pareil  dans  celles  que  j'ai 
lues.  En  tout  cas,  si  ce  sont  des  redites  et  des 
choses  déjà  connues,  je  prie  de  considérer  que 
des  voyageurs,  sans  se  copier  les  uns  les  au- 
tres, peuvent  fort  bien  raconter  les  mêmes 
choses,  lorsqu'ils  ont  été  dans  les  mêmes 
pays. 

Comme  il  y  a  un  très  grand  commerce  en- 
tre le  royaume  de  Luggnagg  et  l'empire  du 
Japon,  il  est  à  croire  que  les  auteurs  japo- 
nais n'ont  pas  oublié  dans  leurs  livres  de  faire 
mention  de  ces  struldbruggs.  Mais  le  séjour 
que  j'ai  fait  au  Japon  ayant  été  très  court,  et 
n'ayant,  d'ailleurs,  aucune  teinture  de  la  lan- 
gue japonaise,  je  n'ai  pu  savoir  sûrement  si 
c°ite  matière  a  été  traitée  dans  leurs  livres. 
Quelque  Hollandais  pourra  un  jour  nous  ap- 
prendre ce  qu'il  en  est. 

Le  roi  de  Luggnagg  m'ayant  souvent  pressé, 
mais  inutilement,  de  rester  dans  ses  Etats, 
eut  enfin  la  bonté  de  m'accorder  un  congé,  et 
me  fit  même  l'honneur  de  me  donner  une  let- 
tre de  recommandation,  écrite   de  sa  propre 


—  81  — 

main,  pour  sa  majesté  l'empereur  du  Japon. 
En  même  temps,  il  me  fit  présent  de  quatre 
cent  quarante -quatre  pièces  d'or,  de  cinq 
mille  cinq  cent  cinquante-cinq  petites  perles 
et  de  huit  cent  quatre-vingt-huit  mille  cent 
quatre-vingt  huit  grains  d'une  espèce  de  riz 
très  rare.  Ces  sortes  de  nombres,  qui  se  mul- 
tiplient par  dix,  plaisent  beaucoup  en  ce 
pays-là. 

Le  6  de  mai  1*709,  je  pris  congé,  en  cérémo- 
nie, de  sa  majesté,  et  dis  adieu  à  tous  les 
amis  que  j'avais  à  sa  cour.  Ce  prince  me  fit 
conduire  par  un  détachement  de  ses  gardes 
jusqu'au  port  de  Glanguenstald,  situé  au  sud- 
ouest  de  l'île.  Au  bout  de  six  jours,  je  trouvai 
'in  vaisseau  prêt  à  me  transporter  au  Japon; 
je  montai  sur  ce  vaisseau,  et  notre  voyage 
ayant  dure  cinquante  jours,  nous  débarquâ- 
mes à  un  petit  port  nommé  Xaraoski,  au  sud- 
ouest  du  Japon. 

Je  fis  voir  d'abord  aux  officiers  delà  douane 
la  lettre  dont  j'avais  l'honneur  d'être  chargé 
de  la  part  du  roi  de  Luggnagg  pour  sa  ma- 
jesté japonaise;  ils  connurent  tout  d'un  coup 
le  sceau  de  sa  majesté  luggnaggienne,  dont 
l'empreinte  représentait  un  roi  soutenant  un 
pauvre  estropie  et  Caidant  à  marcher. 

Les  magistrats  de  la  ville,  sachant  que  j'é- 
tais porteur  de  cette  auguste  lettre,  me  trai- 
tèrent en  ministre  et  me  fournirent-  une  voi- 
ture pour  me  transporter  à  Yedo,  qui  est  la 
capitale  de  l'Empire.  Là,  j'eus  audience  de  sa 
majesté  impériale,  et  l'honneur  de  lui  présen- 
ter ma  lettre,  qu'on  ouvrit  publiquement, 
avec  de  grandes  cérémonies,  et  que  l'empereur 


—  82  — 

se  fit  aussitôt  expliquer  par  son  interprète. 
Alors,  sa  majesté  me  fit  dire,  par  ce  même 
interprète,  que  j'eusse  à  lui  demander  quelque 
grâce,  et  qu'en  considération  de  son  très  cher 
frère  le  roi  de  Luggnagg,  il  me  l'accorderait 
aussitôt. 

Cet  interprète,  qui  était  ordinairement  em- 
ployé dans  les  affaires  du  commerce  avec  leg 
Hollandais,  connut  aisément  à  mon  air  que 
j'étais  Européen,  et,  pour  cette  raison,  me 
rendit  en  langue  hollandaise  les  paroles  de  S£ 
majesté.  Je  répondis  que  j'étais  un  marchand 
de  Hollande  qui  avait  fait  naufrage  dans  uni 
mer  éloignée;  que  depuis  j'avais  fait  beaucoup 
de  chemin  par  terre  et  par  mer  pour  me  ren- 
dre à  Luggnagg,  et  de  là  dans  l'empire  du  Ja- 
pon, où  je  savais  que  mes  compatriotes  les 
Hollandais  faisaient  commerce,  ce  qui  me 
pourrait  procurer  l'occasion  de  retourner  en 
Europe  ;  que  je  suppliais  donc  sa  majesté  de 
me  faire  conduire  en  sûreté  à  Nangasaki.  Je 
pris  en  même  temps  la  liberté  de  lui  demander 
encore  une  autre  grâce;  ce  fut  qu'en  considé- 
ration du  roi  de  Luggnagg,  qui  me  faisait  l'hon- 
neur de  me  protéger,  on  voulut  bien  me  dis- 
penser de  la  cérémonie  qu'on  faisait  pratiquer 
à  ceux  de  mon  pays,  et  ne  point  me  contrain- 
dre à  fouler  aux  pieds  le  crucifix,  n'étant  venu 
au  Japon  que  pour  passer  en  Europe,  et  non 
pour  y  trafiquer. 

Lorsque  l'interprète  eût  exposé  à  sa  majesté 
japonaise  cette  dernière  grâce  que  je  deman- 
dais, elle  parut  surprise  de  ma  proposition,  et 
répondit  que  j'étais  le  premier  homme  de  mon 
pays  à  q.ui  un  pareil  scrupule  fût  venu  à  l'es! 


—  83  — 

prit;  ce  qui  le  faisait  un  peu  douter  que  je 
fusse  véritablement  Hollandais,  comme  je  l'a- 
vais assuré,  et  le  faisait  plutôt  soupçonner  que 
j'étais  chrétien.  Cependant  l'empereur,  goû- 
tant la  raison  que  je  lui  avais  alléguée,  et  ayant 
principalement  égard  à  la  recommandation  du 
roi  de  Luggnagg,  voulut  bien,  par  bonté,  com- 
patir à  ma  faiblesse  et  à  ma  singularité,  pourvu 
que  je  gardasse  des  mesures  pour  sauver  les 
apparences;  il  me  dit  qu'il  donnerait  ordre 
aux  officiers  préposés  pour  faire  observer  cet 
usage  de  me  laisser  passer  et  de  faire  semblant 
ùe  m'avoir  oublié.  Il  ajouta  qu'il  était  de  mon 
intérêt  de  tenir  la  chose  secrète,  parce  qu'in- 
failliblement les  Hollandais,  mes  compatriotes, 
me  poignarderaient  dans  le  voyage,  s'ils  ve- 
naient à  savoir  la  dispense  que  j'avais  obtenue 
et  le  scrupule  injurieux  que  j'avais  eu  de  lea 
imiter. 

Je  rendis  de  très  humbles  actions  de  grâces 
à  sa  majesté  de  cette  faveur  singulière,  et 
quelques  troupes  étant  alors  en  marche  pour 
se  rendre  à  Nangasaki,  l'officier  comman- 
dant eut  ordre  de  me  conduire  en  cette  ville, 
avec  une  instruction  secrète  sur  l'affaire  du 
crucifix. 

Le  neuvième  jour  de  juin  1709,  après  un 
voyage  long  et  pénible,  j'arrivai  à  Nangasaki, 
où  je  rencontrai  une  compagnie  de  Hollandais 
qui  étaient  partis  d'Amsterdam  pour  négocier 
à  Amboine,  et  qui  étaient  prêts  à  s'embar- 
quer, pour  leur  retour,  sur  un  gros  vaisseau 
de  quatre  cent  cinquante  tonneaux.  J'avaia 
passé  un  temps  considérable  en  ■  Hollande, 
ayant  fait  mes  études  à  Leyde,  et  je  parlais 


—  84  — 

fort  bien  la  langue  de  ce  pays.  On  me  fit  plu- 
sieurs questions  sur  mes  voyages,  auxquelles 
je  répondis  comme  il  me  plut.  Je  soutins  par- 
faitement au  milieu  d'eux  le  personnage  de 
Hollandais  ;  je  me  donnai  des  amis  et  des  pa- 
rents dans  les  Provinces-Unies,  et  je  me  dis 
natif  de  Gelderland. 

J'étais  disposé  à  donner  au  capitaine  du 
vaisseau,  qui  était  un  certain  Théodore  Van- 
grult,  tout  ce  qui  lui  aurait  plu  de  me  deman- 
der pour  mon  passage  ;  mais ,  ayant  su  que 
j'étais  chirurgien,  il  se  contenta  de  la  moitié 
du  prix  ordinaire,  à  condition  que  j'exercerais 
ma  profession  dans  le  vaisseau. 

Avant  que  de  nous  embarquer,  quelques- 
uns  de  la  troupe  m'avaient  souvent  demandé 
si  j'avais  pratiqué  la  cérémonie,  et  j'avais  tou- 
jours répondu  en  général  que  j'avais  fait  tout 
ce  qui  était  nécessaire.  Cependant,  un  d'eux, 
qui  était  un  coquin  étourdi,  s'avisa  de  me 
montrer  malignement  à  l'officier  japonais,  et 
de  dire  :  Il  n'a  point  foulé  aux  pieds  le  crucifix. 
L'officier,  qui  avait  un  ordre  secret  de  ne  le 
point  exiger  de  moi,  lui  répliqua  par  vingt 
coups  de  canne  qu'il  déchargea  sur  ses  épau- 
les; en  sorte  que  personne  ne  fut  d'humeur, 
après  cela,  de  me  faire  des  questions  sur  la 
cérémonie. 

n  ne  se  passa  rien  dans  notre  voyage  qui 
mérite  d'être  rapporté.  Nous  fîmes  voile  avec 
un  vent  favorable,  et  mouillâmes  au  cap  de 
Bonne -Espérance  pour  y  faire  aiguade.  Le 
16  d'avril  1110,  nous  débarquâmes  à  Amster- 
dam, ou  je  restai  peu  de  temps,  et  où  je 
m'embarquai  bientôt  pour  l'Angleterre.  QueJ 


—  85  — 

plaisir  ce  fut  pour  moi  de  revoir  ma  chère 
patrie,  après  cinq  ans  et  demi  d'absence  !  Je 
me  rendis  directement  a  Redrii,  où  je  trou- 
yai  ma  femme  et  mes  enfants  en  bonne 
santé. 


OUATRIÈME  partie 


VOYAGE  AU  PAYS  DES  HOUYHNHNMS 


I.—  L'auteur  entreprend  encore  un  voyage  en  qualité 
de  capitaine  de  vaisseau.—  Son  équipage  se  révoite 
l'enferme,  l'enchaîne  ei  puis  le  met  à  terre  sur  un 
rivage  inconnu.  —  Description  des  Yahous.  —  Deux 
Honyhnhnms  viennent  au-devant  de  lui. 

Je  passai  cinq  mois  fort  doucement  avec  ma 
femme  et  mes  enfants,  et  je  puis  dire  qu'alors 
j'étais  heureux,  si  j'avais  pu  connaître  que  je 
l'étais;  mais  je  fus  malheureusement  tenté  de 
faire  encore  un  voyage ,  surtout  lorsque  l'on 
m'eut  offert  le  titre  flatteur  de  capitaine  sur 
f  Aventure,  vaisseau  marchand  de  trois  cent 
cinquante  tonneaux.  J'entendais  parfaitement 
la  navigation,  et  d'ailleurs  j'étais  las  du  titre 
subalterne  de  chirurgien  de  vaisseau.  Je  ne 
renonçai  pourtant  pas  à  la  profession ,  et  je 
sus  l'exercer  dans  la  suite,  quand  l'occasion 
s'en  présenta.  Aussi  me  contentai-je  de  mener 
avec  moi,  dans  ce  voyage,  un  jeune  garçon 
chirurgien.  Je  dis  adieu  à  ma  pauvre  femme, 
qui  était  grosse.  Etant  embarqué  à  Portsniouth, 
je.  mis  à  la  voile  le  2  août  1710. 

Les  maladies  m'enlevèrent  pendant  la  route 
une  partie  de  mon  équipage,  en  sorte  que  j9 
fus  obligé  de  faire  une  recrue  aux  Barbades 


—  88  — 

et  aux  îles  de  Leeward,  où  les  négociants 
dont  je  tenais  ma  commission  m'avaient 
donné  ordre  de  mouiller;  mais  j'eus  bientôt 
lieu  de  me  repentir  d'avoir  fait  cette  maudite 
recrue,  dont  la  plus  grande  partie  était  com- 
posée de  bandits  qui  avaient  été  boucaniers. 
Ces  coquins  débauchèrent  le  reste  de  mon 
équipage,  et  tous  ensemble  complotèrent  de 
se  saisir  de  ma  personne  et  de  mon  vaisseau. 
Un  matin  donc,  Os  entrèrent  dans  ma  cham- 
bre, se  jetèrent  sur  moi,  me  lièrent  et  me 
menacèrent  de  me  jeter  à  la  mer  si  j'osais 
faire  la  moindre  résistance.  Je  leur  dis  que 
mon  sort  était  entre  leurs  mains  et  que  je 
consentais  d'avance  à  tout  ce  qu'ils  voudraient, 
Ils  m'obligèrent  d'en  faire  serment,  et  puis  me 
délièrent,  se  contentant  de  m'enchaîner  ur  pied 
au  bois  de  mon  lit  et  de  poster  une  sentinelle 
à  la  porte  de  ma  chambre,  qui  avait  ordre  de 
me  casser  la  tête  si  j'eusse  fait  quelque  ten- 
tative pour  me  mettre  en  liberté.  Leur  projet 
était  d'exercer  la  piraterie  avec  mon  vaisseau 
et  de  donner  la  chasse  aux  Espagnols  ;  mais 
pour  cela  ils  n'étaient  pas  assez  forts  d'équi- 
page ;  ils  résolurent  de  vendre  d'abord  la  car- 
gaison du  vaisseau  et  d'aller  à  Madagascar 
pour  augmenter  leur  troupe.  Cependant  j'é- 
tais prisonnier  dans  ma  chambre,  fort  inquiet 
du  sort  qu'on  me  préparait. 

Le  9  de  mai  1711,  un  certain  Jacques  Welch 
entra,  et  me  dit  qu'il  avait  reçu  ordre  de  M.  le 
capitaine  de  me  mettre  à  terre.  Je  voulus, 
mais  inutilement,  avoir  quelque  entretien  avec 
lui  et  lui  faire  quelques  questions  ;  il  refusa 
même  de  me  dire  le  nom  de  celui  qu'il  appe- 


—  89  — 

iait  M.  le  capitaine.  On  me  fit  descendre  dans 
la  chaloupé,  après  m'avoir  permis  de  faire 
mon  paquet  et  d'emporter  mes  hardes.  On  me 
laissa  mon  sabre,  et  ou  eut  la  politesse  de  ne 
point  visiter  mes  poches,  où  il  y  avait  quelque 
argent.  Après  avoir  /ait  environ  une  lieue 
dans  la  chaloupe,  on  me  mit  sur  le  rivage.  Je 
demandai  à  ceux  qui  m'accompagnaient  quel 
pays  c'était.  Ma  foi,  me  répondirent-ils,  nous 
ne  le  savons  pas  plus  que  vous,  mais  prenez 
garde  que  la  marée  ne  vous  surprenne;  adieu. 
Aussitôt  la  chaloupe  s'éloigna. 

Je  quittai  les  sables  et  montai  sur  une  hau- 
teur pour  m'asseoir  et  délibérer  sur  le  parti 
ime  j'avais  à  prendre.  Quand  je  fus  un  peu 
reposé,  j'avançai  dans  les  terres,  résolu  de  me 
livrer  au  premier  sauvage  que  je  rencontre- 
rais et  de  racheter  ma  vie,  si  je  pouvais,  par 
quelques  petites  bagues,  par  quelques  brace- 
lets et  autres  bagatelles,  dont  les  voyageurs 
ne  manquent  jamais  de  se  pourvoir,  et  dont 
j'avais  une  certaine  quantité  dans  mes  po- 
ches. 

Je  découvris  de  grands  arbres,  de  vastes 
herbages  et  des  champs  où  l'avoine  croissait 
de  tous  côtés.  Je  marchais  avec  précaution, 
de  peur  d'être  surpris  ou  de  recevoir  quel- 
que coup  de  flèche.  Après  avoir  marché 
quelque  +emps,  je  tombai  dans  un  grand  che- 
min, où  je  remarquai  plusieurs  pas  d'hommes 
et  de  chevaux,  et  quelques-uns  de  vaches.  Je 
vis  en  même  temps  un  grand  nombre  d'ani- 
maux dans  un  champ,  et  un  ou  deux  de  la 
même  espèce  perchés  sur  un  arbre.  Leur 
figure  me  parut   surprenante,  et,  quelques- 


—  90  — 

uns  s'étant  un  peu  approchés,  je  me  cachai 
derrière  un  buisson  pour  les  mieux  consi- 
dérer. 

De  longs  cheveux  leur  tombaient  sur  le  vi- 
sage; leur  poitrine,  leur  dos  et  leurs  pattes 
de  devant  étaient  couverts  d'un  poil  épais  ; 
ils  avaient  de  la*  barbe  au  menton  comme  des 
boucs,,  mais  le  reste  de  leur  corps  était  sans 
poil,  et  laissait  voir  une  peau  très  brune.  Ils 
n'avaient  point  de  queue,  ils  se  tenaient  tan- 
tôt assis  sur  l'herbe,  tantôt  couchés  et  tantôt 
debout  sur  leurs  pattes  de  derrière;  ils  sau- 
taient, bondissaient  et  grimpaient  aux  arbres 
avec  l'agilité  des  écureuils,  ayant  des  griffes 
aux  pattes  de  devant  et  de  derrière.  Les  fe- 
melles étaient  un  peu  plus  petites  que  les 
mâles  ;  elles  avaient  de  forts  longs  cheveux  et 
seulement  un  peu  de  duvet  en  plusieurs  en- 
droits de  leur  corps.  Leurs  mamelles  pen- 
daient entre  leurs  deux  patte3  de  devant,  et 
quelquefois  touchaient  la  terre  lorsqu'elles 
marchaient.  Le  poil  des  uns  et  des  autres 
était  de  diverses  couleurs,  brun,  rouge,  noir 
et  blond.  Enfin,  dans  tous  mes  voyages,  je 
n'avais  jamais  vu  d'animal  si  difforme  et  si 
dégoûtant. 

Après  les  avoir  suffisamment  considérés,  je 
suivis  le  grand  chemin,  dans  l'espérance  qu'il 
me  conduirait  à  quelque  hutte  d'Indiens.  Ayant 
un  peu  marché,  je  rencontrai,  au  milieu  du 
chemin,  un  de  ces  animaux  qui  venait  direc- 
tement à  moi.  A  mon  aspect,  il  s'arrêta,  fit 
une  infinité  de  grimaces,  et  parut  me  regar- 
der comme  une  espèce  d'animal  qui  lui  était 
inconnue;  ensuite,  il  s'approcha  et  leva  sur 


—  91  — 

moi  sa  patte  de  devant.  Je  tirai  mon  sabre  et 
le  frappai  du  plat,  ne  voulant  pas  le  blesser, 
de  peur  d'offenser  ceux  à  qui  ces  animaux 
pouvaient  appartenir.  L'animal,  se  sentant 
frappé,  se  mit  à  fuir  et  à  crier  si  haut,  qu'il 
attira  une  quarantaine  d'animaux  de  sa  sorte, 
qui  accoururent  vers  moi  en  me  faisant  des 
grimaces  horribles.  Je  courus  vers  un  arbre 
et  me  mis  le  dos  contre,  tenant  mon  sabre 
devant  moi  ;  aussitôt  ils  sautèrent  aux  bran- 
ches de  l'arbre  et  commencèrent  à  décharger 
sur  moi  leurs  ordures;  mais,  tout  à  coup,  ils 
se  mirent  tous  à  fuir. 

Alors  je  quittai  l'arbre  et  poursuivis  mon 
chemin,  étant  assez  surpris  qu'une  terreur 
soudaine  leur  eût  ainsi  fait  prendre  la  fuite  ; 
mais,  regardant  à  gauche,  je  vis  un  cheval 
marchant  gravement  au  milieu  d'un  champ; 
c'était  la  vue  de  ce  cheval  qui  avait  fait  dé- 
camper si  vite  la  troupe  qui  m'assiégeait.  Le 
cheval,  s'étant  approché  de  moi,  s'arrêta,  re- 
cula, et  ensuite  me  regarda  fixement,  parais- 
sant un  peu  étonné  ;  il  me  considéra  de  tous 
côtés,  tournant  plusieurs  fois  autour  de  moi. 

Je  voulus  avancer,  mais  il  se  mit  vis- 
à-vis  de  moi  dans  le  chemin,  me  regardait 
d'un  œil  doux,  et  sans  me  faire  aucune  vio- 
lence. Nous  nous  considérâmes  l'un  l'autre 
pendant  un  peu  de  temps;  enfin,  je  pris  la 
hardiesse  de  lui  mettre  la  main  sur  le  cou 
pour  le  flatter,  sifflant  et  parlant  à  la  façon 
des  palefreniers  lorsqu'ils  veulent  caresser 
un  cheval  ;  mais  l'animal  superbe  ,  dédai- 
gnant mon  honnêteté  et  ma  politesse,  fronça 
ses  sourcils  et  leva  fièrement  un  de  ses  pieds 


—  92  — 

de  devant  pour  m'obliger  à  retirer  ma  main 
trop  familière.  En  même  temps,  il  se  mit  à 
hennir  trois  ou  quatre  fois,  mais  avec  des 
accents  si  variés,  que  je  commençai  à  croire 
qu'il  parlait  un  langage  qui  lui  était  propre,  et 
qu'il  y  avait  une  espèce  de  sens  attaché  à  ses 
divers  hennissements. 

Sur  ces  entrefaites,  arriva  un  autre  cheval, 
qui  salua  le  premier  très  poliment;  l'un  et 
l'autre  se  rirent  des  honnêtetés  réciproques,  et 
se  mirent  à  hennir  en  cent  façons  différentes, 
qui  semblaient  former  des  sons  articulés;  ils 
firent  ensuite  quelques  pas  ensemble,  comme 
s'ils  eussent  voulu  conférer  sur  quelque 
chose  :  ils  allaient  et  venaient  en  marchant 
gravement  côte  à  côte,  semblables  à  des  per- 
sonnes qui  tiennent  conseil  sur  des  affaires 
importantes  ;  mais  ils  avaient  toujours  l'œil 
sur  moi,  comme  s'ils  eussent  pris  garde  que 
je  ne  m'enfuisse. 

Surpris  de  voir  des  bêtes  se  compter  ainsi, 
je  me  dis  à  moi-même  :  Puisqu'en  ce  pays- 
ci  les  bêtes  ont  tant  de  raison,  il  faut  que  les 
hommes  y  soient  raisonnables  au  suprême  de- 
gré. 

Cette  réflexion  me  donna  tant  de  courage, 
que  je  résolus  d'avancer  dans  le  pays  jusqu'à 
ce  que  j'eusse  découvert  quelque  village  ou 
quelque  maison  et  que  j'eusse  rencontré 
quelque  habitant,  et  de  laisser  là  les  deux 
chevaux  discourir  ensemble  tant  qu'il  leur 
plairait;  mais  l'un  des  deux,  qui  était  gris- 
pommelé,  voyant  que  je  m'en  allais,  se  mit  à 
hennir  après  moi  d'une  façon  si  expressive,  que 
je  crus  entendre  ce  qu'il  voulait  :  je  me  retour- 


—  93  — 

liai  et  m'approchai  de  lui,  dissimulant  mon 
imbarras  et  mon  trouble  autant  qu'il  m'était 
possible  ;  car,  dans  le  fond,  je  ne  savais  ce  que 
tout  cela  deviendrait,  et  c'est  ce  que  le  lecteur 
peut  aisément  s'imaginer. 

Les  deux  chevaux  me  serrèrent  de  près,  et 
se  mirent  à  considérer  mon  vis  \ge  et  mes 
mains.  Mon  chapeau  paraissait  les  surpren- 
dre, aussi  bien  que  les  pans  de  mon  justau- 
corps. Le  gris-pommelé  se  mit  à  flatter  ma 
main  droite,  paraissant  charmé  et  de  la  dou- 
ceur et  de  la  couleur  de  ma  peau  ;  mais  il  la 
serra  si  fort  entre  son  sabot  et  son  paturon, 
que  je  ne  pus  m'empêcher  de  crier  de  toute 
ma  force,  ce  qui  m'attira  mille  autres  caresses 
pleines  d'amitié.  Mes  souliers  et  mes  bas  leur 
donnaient  de  grandes  inquiétudes  ;  ils  les  flai- 
rèrent et  les  tâtèrent  plusieurs  fois,  et  firent 
à  ce  sujet  plusieurs  gestes  semblables  à  ceux 
d'un  philosophe  qui  veut  entreprendre  d'expli- 
quer un  phénomène. 

Enfin,  la  contenance  et  les  manières  de  ces 
deux  animaux  me  parurent  si  raisonnables, 
si  sages,  si  judicieuses,  que  je  conclus  en 
moi-même  qu'il  fallait  que  ce  fussent  des  en- 
chanteurs qui  s'étaient  ainsi  transformés  en 
chevaux  avec  quelque  dessein,  et  qui,  trou- 
vant un  étranger  sur  leur  chemin,  avaient 
roulu  se  divertir  un  peu  à  ses  dépens,  ou 
avaient  peut-être  été  frappés  de  sa  figure,  de 
ses  habits  et  de  ses  manières.  C'est  ce  qui  me 
fit  prendre  la  liberté  de  leur  parler  en  ces  ter- 
mes : 

«  —  Messieurs  les  chevaux,  si  vous  êtss 
des  enchanteurs,  comme  j'ai  lieu  de  le  croire, 


—  94  — 

vous  entendez  toutes  les  langues;  ainsi,  j'ai 
l'honneur  de  vous  dire  en  la  mienne  que  je 
suis  un  pauvre  Ang  lais,  qui,  par  malheur,  ai 
échoué  sur  ces  côtes,  et  qui  vous  prie  l'un  ou 
l'autre,  si  pourtant  vous  êtes  de  vrais  che- 
vaux, de  vouloir  souffrir  que  je  monte  sur 
vous  pour  chercher  quelque  village  ou  quel- 
que maison  où  je  me  paisse  retirer.  En  recon- 
naissance, je  vous  offre  ce  petit  couteau  et  ce 
bracelet.  » 

Les  deux  animaux  parurent  écouter  mon 
discours  avec  attention,  et,  quand  j'eus  fini, 
ils  se  mirent  à  hennir  tour  à  tour,  tournés 
l'un  vers  l'autre.  Je  compris  alors  clairement 
que  leurs  hennissements  étaient  significatifs, 
et  renfermaient  des  mots  dont  on  pourrait 
peut-être  dresser  un  alphabet  aussi  aisé  que 
celui  des  Chinois. 

Je  les  entendis  souvent  répéter  le  mot  ya- 
hou,  dont  je  distinguai  le  son  sans  en  distin- 
guer le  sens,  quoique,  tandis  que  les  deux 
chevaux  s'entretenaient,  j'eusse  essayé  plu- 
sieurs fois  d'en  chercher  la  signification.  Lors- 
qu'ils eurent  cessé  de  parlerjememis  à  crier 
de  toute  ma  force  :  Tahou  !  yahou  !  tâchant  de 
les  imiter.  Cela  parut  les  surprendre  extrême- 
ment, et  alors  le  gris-pommelé,  répétant  deux 
fois  le  même  mot,  sembla  vouloir  m'appren- 
dre  comment  il  le  fallait  prononcer.  Je  répétai 
après  lui  le  mieux  qu'il  me  fut  possible,  et  il 
me  parut  que,  quoique  je  fusse  très  éloigné 
de  la  perfection  de  l'accent  et  de  la  pronon- 
ciation, j'avais  pourtant  fait  quelques  pro- 
grès. L'autre  cheval,  qui  était  bai,  sembla 
vouloir  m'appreudre  un  autre  mot  beaucoup 


—  95  — 

plus  difficile  à  prononcer,  et  qui,  étant  réduit 
à  l'orthographe  anglaise,  peut  ainsi  s'écrire  : 
houyhnhnm.  Je  ne  réussis  pas  si  bien  d'abord 
dans  la  prononciation  de  ce  mot  que  dans 
celle  du  premier  ;  mais,  après  quelques  essais, 
cela  alla  mieux,  et  les  deux  chevaux  me  trou- 
vèrent de  l'intelligence. 

Lorsqu'ils  se  furent  encore  un  peu  entre- 
tenus (sans  doute  à  mon  sujet),  ils  prirent 
congé  l'un  de  l'autre  avec  la  même  cérémonie 
qu'ils  s'étaient  abordés.  Le  bai  me  fit  signe  de 
marcner  devant  lui,  ce  que  je  jugeai  à  propos 
de  faire  jusqu'à  ce  que  j'eusse  trouve  un  au- 
tre conducteur.  Comme  je  marchais  fort  len- 
tement, il  se  mit  à  hennir,  hhuum,  hhuum.  Je 
compris  sa  pensée,  et  lui  donnai  à  entendre, 
comme  je  le  pus,  que  j'étais  bien  las  et  avais 
de  la  peine  à  marcher  ;  sur  quoi  il  s'arrêta 
charitablement  pour  me  laisser  reposer* 


II.— L'auteur  est  conduit  au  logis  d'un  Houyhnhnm; 
comment  il  y  est  reçu.  —  Quelle  était  la  nourriture 
des  Houyhnhnms.  —  Embarras  de  l'auteur  pour 
trouver  de  quoi  se  nourrir. 


Après  avoir  marché  environ  trois  milles, 
nous  arrivâmes  à  un  endroit  où  il  y  avait 
une  grande  maison  de  bois  fort  basse  et  cou- 
verte de  paille.  Je  commençai  aussitôt  à  tirer 
de  ma  poche  les  petits  présents  que  je  desti- 
nais aux  hôtes  de  cette  maison  pour  en  être 
reçu  plus  honnêtement.  Le  cheval  me  fit  po- 
liment entrer  le  premier  dans  une  grande 
salle  très  propre,  où,  pour  tout  meuble,  il  y 


—  96  — 

avait  un  râtelier  et  une  auge.  J'y  vis  trois  che- 
vaux entiers  avec  deux  cavales,  qui  ne  man- 
geaient point,  et  qui  étaient  assis  sur  leurs 
jarrets.  Sur  ces  entrefaites ,  le  gris-pommelé 
arriva,  et,  en  entrant,  se  mit  à  hennir  d'un 
ton  de  maître.  Je  traversai  avec  lui  deux  au- 
tres salles  de  plain-pied;  dans  la  dernière,  mon 
conducteur  nie  fit  signe  d'attendre  et  passa 
dans  une  chambre  qui  était  proche.  Je  m'ima- 
ginai alors  qu'il  fallait  que  le  maître  de  cette 
maison  fut  une  personne  de  qualité,  puisqu'on 
me  faisait  ainsi  attendre  en  cérémonie  dans 
l'antichambre  ;  mais,  en  même  temps,  je  ne 
pouvais  concevoir  qu'un  homme  de  qualité 
eût  des  chevaux  pour  valets  de  chambre.  Je 
craignis  alors  d'être  devenu  fou,  et  que  mes 
malheurs  ne  m'eussent  fait  entièrement  per- 
dre l'esprit.  Je  regardai  attentivement  autour 
de  moi  et  me  mis  à  considérer  l'antichambre 
qui  était  à  peu  près  meublée  comme  la  pre- 
mière salle.  J'ouvrais  de  grands  yeux,  je  re- 
gardais fixement  tout  ce  qui  m'environnait,  et 
je  voyais  toujours  la  même  chose.  Je  me  pin- 
çai les  bras,  je  me  mordis  les  lèvres,  je  me 
battis  les  flancs  pour  m'éveiller,  en  cas  que  je 
fusse  endormi,  et,  comme  c'étaient  toujours 
les  mêmes  objets  qui  me  frappaient  les  yeux, 
Je  conclus  qu'il  y  avait  là  de  la  diablerie  et  de 
la  haute  magie. 

Tandis  que  je  faisais  ces  réflexions  ,  le  gris- 
pommelé  revint  à  moi  dans  le  lieu  où  il  m'a- 
vait laissé,  et  me  fit  signe  d'entrer  avec  lui 
dans  la  chambre,  où  je  vis  sur  une  natte  très 
propre  et  très  fine  une  belle  cavale  avec  un 
beau  poulin  et  une  belle  petite  jument,  tous 


—  yr  — 

appuyés  modestement  sur  leurs  hanches.  La 
cavale  se  leva  a  mon  arrivée  et  s'approcha 
de  moi,  et,  après  avoir  considéré  attentive- 
ment mon  visage  et  mes  mains,  me  tourna  le 
derrière  d'un  air  dédaigneux  et  se  mit  à  hen- 
nir en  prononçant  souvent  le  mot  yahou.  Je 
compris  bientôt,  malgré  moi,  le  sens  funeste 
de  ce  mot,  car  le  cheval  qui  m'avait  introduit, 
me  faisant  signe  de  la  tète  et  me  répétant  sou- 
vent le  mot  hhuum,  hhuum,  me  conduisit  dans 
une  espèce  de  basse-cour,  où  il  y  avait  un 
autre  bâtiment  à  quelque  distance  de  la  mai- 
son. La  première  chose  qui  me  frappa  les  yeux 
ce  furent  trois  de  ces  maudits  animaux  que 
j'avais  vus  d'abord  dans  un  champ,  et  dont 
j'ai  fait  plus  haut  la  description;  ils  étaient 
attachés  par  le  cou  et  mangeaient  des  racines 
et  de  la  chair  d*âne,  de  chien  et  de  vache 
morte  (comme  je  l'ai  appris  depuis^,  qu'ils  te- 
naient entre  leurs  griffes,  et  qu'ils  déchiraient 
avec  leurs  dents. 

Le  maître  cheval  commanda  alors  à  un 
petit  bidet  alezan ,  qui  était  un  de  ses  la- 
quais, de  délier  le  plus  grand  de  ces  animaux 
et  de  l'amener.  On  nous  mit  tous  deux  côte 
à  côte,  pour  mieux  faire  la  comparaison  de 
lui  à  moi,  et  ce  fut  alors  que  yahou  fut  ré- 
pété plusieurs  fois,  ce  qui  me  donna  à  enten- 
dre que  ces  animaux  s'appelaient  yahous.  Je 
!  ne  puis  exprimer  ma  surprise  et  mon  hor- 
reur, lorsque  ayant  considéré  de  près  cet 
janimal,  je  remarquai  en  lui  tous  les  traits  et 
toute  la  figure  d'un  homme,  excepté  qu'il 
!  avait  le  visage  large  et  plat,  le  nez  écrasé,  les 
[lèvres  épaisses  et  la  bouche  très  grande;  mais 

6CLLITER,   II.  4 


—  9è  — 

cela  est  ordinaire  à  toutes  les  nations  sauva- 
ges, parce  que  les  mères  couchent  leur3  en- 
fants le  visage  tourné  contre  terre,  les  por- 
tent sur  le  dos,  et  Jeur  battent  le  nez  avee 
leurs  épaules.  Ce  yahou  avait  les  pattes  de 
devant  semblables  à  mes  mains,  si  ce  n'est 
qu'elles  étaient  armées  d'ongles  fort  grands 
et  que  la  peau  en  était  brune,  rude  et  cou- 
verte de  poil.  Ses  jambes  ressemblaient  aussi 
aux  miennes,  avec  les  mêmes  différences.  Ce- 
pendant mes  bas  et  mes  souliers  avaient  fait 
croire  à  messieurs  les  chevaux  que  la  diffé- 
rence était  beaucoup  plus  grande.  A  l'égard 
du  reste  du  corps,  c'était  en  vérité  la  même 
chose,  excepté  par  rapport  à  la  couleur  et  au 
poil. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ces  messieurs  n'en  ju- 
geaient pas  de  même,  parce  que  mon  corps 
était  vêtu  et  qu'ils  croyaient  que  mes  habit3 
étaient  ma  peau  même  et  une  partie  de  ma 
substance;  en  sorte  qu'ils  trouvaient  que  j'é- 
tais par  cet  endroit  fort  différent  de  leurs 
yahous.  Le  petit  laquais  bidet,  tenant  une  ra- 
cine entre  son  sabot  et  son  paturon,  me  la 
présenta.  Je  la  pris,  et,  en  ayant  goûté,  je  là 
lui  rendis  sur-le-champ  avec  le  plus  de  poli- 
tesse qu'il  me  fut  possible.  Aussitôt  il  alla 
chercher  dans  ia  loge  des  yahous  un  morceau 
de  chair  d'âne  et  me  l'offrit.  Ce  mets  me  pa- 
rut si  détestable  et  si  dégoûtant,  que  je  n'y 
voulus  point  toucher,  et  témoignai  même 
qu'il  me  faisait  ma!  au  cœur.  Le  bidet  jeta  le 
morceau  au  yahou,  qui  sur-le-champ  le  dévora 
avec  un  grand  plaisir.  Voyant  que  la  nourri- 
ture des  ^  ahous  ne  me  convenait  point,  il  s'a- 


—  99  — 

visa  de  me  une,  c'est-à-dire 

du  foin  et  de  l'avoine;  mais  je  secouai  la  tête. 
et  lui  fis  entendre  que  ce  n'était  pas  là  un 
mets  pour  moi.  Alors,  portant  un  de  ses  pied^ 
de  devant  a  sa  bouche  d'une  façon  très  surpre- 
nante et  pourtant  très  naturelle,  il  me  fit  des 
signes  pour  me  taire  comprendre  qu'il  ne  sa- 
vait comment  me  nourrir,  et  pour  me  deman- 
der ce  que  je  voulais  donc  manger;  mais  je  ne 
pus  lui  faire  entendre  ma  pensée  par  mes  si- 
gnes; et,  quand  je  l'aurais  pu,  je  ne  voyai? 
pas  qu'il  eût  été  en  état  de  me  satisfaire. 

Sur  ces  entrefaites,  une  vache  passa;  je  la 
montrai  du  doigt,  et  fis  entendre,  par  un  si- 
gne expressif,  que  j'avais  envie  de  l'aller  trai- 
re. On  me  comprit,  et  aussitôt  on  me  fit  en- 
trer dans  la  maison,  ou  i'on  ordonna  à  une 
servante,  c'est-a-dire  à  une  jument  de  m'ou- 
vrir  une  salle,  ou  je  trouvai  une  grande  quan- 
tité de  terrines  de  lait  rangées  très  propre- 
ment. J'en  bus  abondamment  et  pris  ma 
réfection  fort  a  mon  aise  et  de  grand  cou- 
rage. 

Sur  l'heure  de  midi,  je  vis  arriver  vers  la 
maison  une  espèce  de  chariot  ou  de  carrosse 
tiré  par  quatre  yahous.  Il  y  avait  dans  ce 
carrosse  un  vieux  cheval,  qui  paraissait  un 
personnage  de  tistinction;  il  venait  rendre 
visite  à  mes  hôtes  et  dîner  avec  eux.  Ils  le 
reçurent  fort  civilement  et  avec  de  grands 
égards  :  ils  dînèrent  ensemble  dans  la  plus 
belle  salle,  et,  outre  du  foin  et  de  la  paille 
qu'on  leur  servit  d'abord,  on  leur  servit  en- 
core de  l'avoine  bouillie  dans  du  lait.  Leur 
auge,  placée  au  milieu  de  la  salle,  était  dispo- 


—  100  — 

sée  circulairement,  à  peu  près  comme  le  tour 
d'un  pressoir  de  Normandie,  et  divisée  en  plu- 
sieurs compartiments,  autour  desquels  il3 
étaient  rangés  assis  sur  leurs  hanches,  et  ap- 
puyés sur  des  bottes  de  paille.  Chaque  com- 
partiment avait  un  râtelier  qui  lui  répondait, 
en  sorte  que  chaque  cheval  et  chaque  cavale 
mangeait  sa  portion  avec  beaucoup  de  décence 
et  de  propreté.  Le  poulain  et  la  petite  jument, 
enfants  du  maître  et  de  la  maîtresse  du  logis,, 
étaient  à  ce  repas,  et  il  paraissait  que  leur 
père  et  leur  mère  étaient  fort  attentifs  à  les 
faire  manger.  Le  gris-pommelé  m'ordonna  de 
venir  auprès  de  lui,  et  il  me  sembla  s'entre- 
tenir longtemps  à  mon  sujet  avec  son  ami,  qui 
me  regardait  de  temps  en  temps,  et  répétait 
souvent  le  mot  de  yahou. 

Depuis  quelques  moments  j'avais  mis  mes 
gants;  le  maître  gris-pommelé  s'en  étant 
aperçu  et  ne  voyant  plus  mes  mains  telles 
qu'il  les  avait  vues  d'abord,  fit  plusieurs  signes 
qui  marquaient  son  étonnement  et  son  em- 
barras ;  il  me  les  toueha  deux  ou  trois  fois 
avec  son  pied  et  me  fit  entendre  qu'il  sou- 
haitait qu'elles  reprissent  leur  première  figure. 
Aussitôt  je  me  dégantai,  ce  qui  fit  parler  toute 
ta  compagnie  et  leur  inspira  de  l'affection  pour 
moi.  J'en  ressentis  bientôt  les  effets  ;  on  s'ap- 
pliqua à  me  faire  prononcer  certains  mots  que 
j'entendais,  et  on  m'apprit  les  noms  de  l'a- 
voine, du  lait,  du  feu,  de  l'eau  et  de  plusieurs 
autres  choses.  Je  retins  tous  ces  noms,  et  ce 
fut  alors,  plus  que  jamais,  que  je  fis  usage  da 
cette  prodigieuse  facilité  que  la  nature  m'a 
donnée  pour  apprendre  les  langues. 


—  101  — 

Lorsque  le  dîner  fut  fini,  le  maître  cheval 
me  prit  eu  particulier,  et,  par  des  signes 
joints  à  quelques  mots,  me  fit  entendre  la 
peine  qu'il  ressentait  de  voir  que  je  ne  man- 
geais point,  et  que  je  ne  trouvais  rien  qui  fût 
de  mon  goût.  Bluv.nh,  dans  leur  langue,  si- 
gnifie de  l'avoine.  Je  prononçai  ce  mot  deux 
ou  trois  fois  ;  car,  quoique  j'eusse  d'abord  re- 
fusé l'avoine  qui  m'avait  été  offerte,  cepen- 
dant, après  y  avoir  réfléchi,  je  jugeai  que  je 
pouvais  m'en  faire  une  sorte  de  nourriture  en 
la  mêlant  avec  du  lait,  et  que  cela  me  sus- 
tenterait jusqu'à  ce  que  je  trouvasse  l'occa- 
sion de  m'échapper  et  que  je  rencontrasse 
des  créatures  de  mon  espèce.  Aussitôt  le  che- 
Tal  donna  ordre  à  une  servante,  qui  était  une 
jolie  jument  blanche,  de  m'apporter  une 
bonne  quantité  d'avoine  dans  un  plat  de  bois, 
Je  fis  rôtir  cette  avoine  comme  je  pus,  en- 
suite je  la  frottai  jusqu'à  ce  que  je  loi  eusse 
fait  perdre  son  écorce,  puis  je  tâchai  de  la 
yanner;  je  me  remis  après  cela  à  l'écraser 
entre  deux  pierres  ;  je  pris  de  l'eau,  et 
j'en  fis  une  espèce  de  gâteau  que  je  fis  cuire 
et  que  je  mangeai  tout  chaud  en  le  trempant 
dans  du  lait. 

Ce  fut  d'abord  pour  moi  un  mets  très  in- 
sipide (quoique  ce  soit  une  nourriture  ordi- 
naire en  plusieurs  endroits  de  l'Europe)  ;  mais 
je  m'y  accoutumai  avec  le  temps,  et,  m' étant 
trouvé  souvent  dans  ma  vie  réduit  à  des  états 
fâcheux,  ce  n'était  pas  la  première  fois  que  j'a- 
vais éprouvé  qu'il  faut  peu  de  chose  pour  con- 
tenter les  besoins  de  la  nature,  et  que  le  corps 
se  fait  à  tout.  J'observerai  ici  que,  tant  que  je 


—  102  — 

fus  dans  ce  pays  des  chevaux,  je  n'eus  pas  la 
moindre  indisposition.  Quelquefois,  il  est  vrai, 
j'allais  à  ia  chasse  des  lapins  et  des  oiseaux, 
que  je  prenais  avec  des  filets  de  cheveux 
d'yahou;  quelquefois,  je  cueillais  des  herbes, 
que  je  faisais  bouillir  ou  que  je  mangeais  en 
Balade,  et,  de  temps  en  temps,  je  faisais  du 
beurre.  Ce  qui  me  causa  beaucoup  de  peine 
d'abord  fut  de  manquer  de  sel  ;  mais  je  m'ac- 
coutumai à  m'en  passer;  d'où  je  conclus  que 
l'usage  du  sel  est  l'effet  de  notre  intempérance 
et  n'a  été  produit  que  pour  exciter  a  boire  ; 
car  il  est  à  remarquer  que  l'homme  est  le  seul 
animal  qui  mêle  du  sel  dans  ce  qu'il  mange. 
Pour  moi,  quand  j'eus  quitté  ce  pays,  j'eus 
beaucoup  de  peine  à  en  reprendre  le  goût. 

Cest  assez  parler,  je  crois,  de  ma  nourri- 
ture. Si  je  m'étendais  pourtant  plus  au  long 
sur  ce  sujet,  je  ne  ferais,  ce  me  semble,  que 
ce  que  font,  dans  leurs  relations,  la  plupart  des 
voyageurs,  qui  s'imaginent  qu'il  imparte  fort 
au  lecteur  de  savoir  s'ils  ont  fait  bonne  chère 
ou  non. 

Quoi  qu'il  en  soit,  j'ai  cru  que  ce  détail  suc- 
cinct de  ma  nourriture  était  nécessaire  pour 
empêcher  le  monde  de  s'imaginer  qu'il  m'a  été 
impossible  de  subsister  pendant  trois  ans  dans 
un  tel  pays  et  parmi  de  tels  habitants. 

Sur  le  soir,  le  maître  cheval  me  ht  donner 
une  chambre  a  six  pas  de  la  maison  et  sépa- 
rée du  quartier  des  yahous.  J'y  étendis  quel- 
ques bottes  de  paille  et  me  couvris  de  mes  ha- 
bits, en  sorte  que  j'y  passai  la  nuit  fort  bien 
et  y  dormis  tranquillement.  Mais  je  fus  bien 
mieux  dans  la  suite,  comme  le  lecteur  verra 


—  103  — 

ci-après,  lorsque  ie  parlerai  de  ma  manière  de 
vivre  en  ce  pays-ia. 


III.  —  L'auteur  s'applique  à  apprendre  bien  ia  langue, 
et  le  Houyhnhnm.  son  maître,  s'applique  à  la  lui  en- 
seigner. —  Plusieurs  Houvhrihnms  viennent  voir 
l'auteur  par  curiosité.— Il  fait  à  son  maître  un  récit 
succinct  de  ses  voyages. 

Je  m'appliquai  extrêmement  à  apprendre 
la  langue  que  le  Houyhnhnm  mon  maître 
(c'est  ainsi  que  je  l'appellerai  désormais),  ses 
enfants  et  tous  ses  domestiques,  avaient  beau- 
coup d'envie  de  m'enseigner.  Ils  me  regar- 
daient comme  un  prodige,  et  étaient  supris 
qu'un  animal  brute  eût  toutes  les  manières 
et  donnât  tous  les  signes  naturels  d'un  ani- 
mal raisonnable.  Je  montrais  du  doigt  chaque 
chose  et  en  demandais  le  nom,  que  je  rete- 
nais dans  ma  mémoire  et  que  je  ne  man- 
quais pas  d'écrire  sur  mon  petit  registre  de 
voyage  lorsque  j'étais  seul.  Al  égard  de  l'ac- 
cent, je  tâchais  de  le  prendre  en  écoutant 
attentivement.  Mais  le  bidet  alezan  m'aida 
beaucoup. 

Il  faut  avouer  que  la  prononciation  de 
cette  langue  me  parut  très  difficile.  Les 
Houyhnhnms  parient  en  même  temps  du  nez 
et  de  la  gorge  ;  et  leur  langue,  également 
nasale  et  gutturale,  approche  beaucoup  de 
celle  des  Allemands,  ma*s  est  beaucoup  plus 
gracieux  et  bien  plus  expressive.  L'empe- 
reur Charles-Quint  avait  fait  cette  curieuse 
observation  ;  aussi  disait-il  que  s'il  avait  à 
parier  à  sod  cheval,  il  lui  parlerait  allsmancL 


—  4C4  — 

Mon  maître  avait  tant  d'impatience  de  me 
voir  parler  sa  langue  pour  pouvoir  s'entrete 
nir  avec  moi  et  satisfaire  sa  curiosité,  qu'il 
employait  toutes  ses  heures  de  loisir  à  me 
donner  des  leçons  et  à  m'apprendre  tous  les 
termes,  tous  les  tours  et  toutes  les  finesse- 
de  cette  langue.  Il  était  convaincu,  comme  il 
me  l'a  avoué  depuis,  que  j'étais  un  yahou; 
mais  ma  propreté,  ma  politesse,  ma  docilité, 
ma  disposition  à  apprendre  l'étonnaient  :  il 
ne  pouvait  allier  ces  qualités  avec  celles  d'un 
yahou,  qui  est  un  animal  grossier,  malpropre 
et  indocile.  Mes  habits  lui  causai  nt  aussi 
beaucoup  d'embarras,  s'imaginantqu'iis  étaient 
une  partie  de  mon  corps:  car  je  ne  me  désha- 
billais, le  soir,  pour  me  coucher,  que  lors- 
que toute  la  maison  était  endormie,  et  je  me 
levais  le  matin  et  m'habillais  avant  qu'aucun 
ne  fût  éveillé.  Mon  maître  avait  envie  de 
connaître  de  quel  pays  je  venais,  où  et  com- 
ment j'avais  acquis  cette  espèce  de  raison 
nui  paraissait  dans  toutes  mes  manières,  et 
ûe  savoir  ennn  mon  histoire.  Il  se  nattait 
d'apprendre  bientôt  tout  cela,  vu  le  progrès 
que  je  faisais  de  jour  en  jour  dan?  l'intelli- 
gence et  dans  la  prononciation  de  la  langue. 
Pour  aider  un  peu  ma  mémoire,  je  formai  un 
alphabet  île  tous  les  mots  que  j'avais  appris, 
et  j'écrivis  tous  ces  termes  avec  l'anglais  au- 
dessous.  Dans  la  suite,  je  ne  fis  point  difficulté 
d'écrire  en  présence  de  mon  maître  les  mots 
tt  les  phrases  qu'il  m'apprenait;  mais  il  ne 
pouvait  comprendre  ce  que  je  faisais,  parce 
que  les  Houyhnhnms  n'ont  aucune  idée  de  l'é 
triture. 


—  105  — 

Enfin,  au  bout  de  dix  semaines,  je  me  vis 
en  état  d'entendre  plusieurs  dp  ses  questions, 
et,  trois  mois  après,  je  fus  assez  habile  p^ur 
lui  répondre  passablement.  Une  des  premières 
questions  qu'il  me  fit,  lorsqu'il  me  crut  en  état 
de  lui  répondre,  fut  de  me  demander  de  quel 
pays  je  venais,  et  comment  j'avais  appris  à 
contrefaire  l'animal  raisonnable,  n'étant  qu'un 
yahou,  car  ces  yahous,  auxquels  il  trouvait 
que  je  ressemblais  par  ie  visage  et  par  les 
pattes  de  devant,  avaient  bien,  disait-il,  une 
espèce  de  connaissance,  avec  des  ruses  et  de 
la  malice,  mais  ils  n'avaient  point  cette  con- 
ception et  cette  docilité  qu'il  remarquait  eu 
moi.  Je  lui  répondis  que  je  venais  de  fort 
loin,  et  que  j'avais  traversé  les  mers  avec 
plusieurs  autres  de  mon  espèce,  porté  dans  un 
grand  bâtiment  de  bois  ;  que  mes  compagnons 
m'avaient  mis  à  terre  sur  cette  côte  et  qu'ils 
m'avaient  abandonné.  Il  me  fallut  alors  join 
dre  au  langage  plusieurs  signes  pour  me  faire 
entendre.  Mon  maître  me  répliqua  qu'il  fallait 
que  je  me  trompasse,  et  que  j'avais  dit  la 
chose  qui  n'était  pas,  c'est-a-dire  que  je  men- 
tais. (Les  Houyhnhnms,  dans  leur  langue, 
n'ont  point  de  mot  pour  exprimer  le  mensonge 
ou  la  fausseté.)  Il  ne  pouvait  comprendre  qu'il 
y  eût  des  terres  au  delà  des  eaux  de  la  mer, 
et  qu'un  vil  troupeau  d'animaux  pût  faire  flot- 
ter sur  cet  élément  un  grand  bâtiment  de 
bois  et  le  conduire  a  leur  gré.  «  A  peine,  di- 
sait-il, un  Houynhnm  en  pourrait-il  faire  au- 
tant, et  sûrement  il  n'en  confierait  pa3  la 
conduite  à  des  yahous.  » 

Ce  mot  houyhnhnm,  dans  leur  langue,  signi* 


—  106  — 

fie  cheval,  et  veut  dire,  selon  son  étymologie, 
la  perfection  de  la  nature.  Je  répondis  à  mon 
maître  que  les  expressions  me  manquaient, 
mais  que,  dans  quelque  temps,  je  serais  en 
état  de  lui  cure  des  choses  qui  le  surpren- 
draient beaucoup.  Il  exhorta  madame  la 
cavale  son  épouse,  messieurs  ses  enfants  le 
poulain  et  la  jument,  et  tous  ses  domestiques 
à  concourir  tous  avec  zèle  à  me  perfectionner 
dans  la  langue,  et  tous  les  jours  il  y  consacrait 
lui-même  deux  ou  trois  heures. 

Plusieurs  chevaux  et  cavales  de  distinction 
vinrent  alors  rendre  visite  à  mon  maître, 
excités  par  la  curiosté  de  voir  un  yahou  sur- 
prenant, qui,  à  ce  qu'on  leur  avait  dit,  par- 
lait comme  un  Houyhnhnm,  et  faisait  reluire 
dans  ses  manières  des  étincelles  de  raison. 
Ils  prenaient  plaisir  à  me  faire  des  questions 
&  ma  portée,  auxquelles  je  re'pondais  comme 
je  pouvais.  Tout  cela  contribuait  à  me  forti- 
fier dans  l'usage  de  la  langue,  en  sorte  qu'au 
bout  de  cinq  mois  j'entendais  tout  ce  qu'on 
me  disait  et  m'exprimais  assez  bien  sur  la 
plupart  des  choses. 

Quelques  Houyhnhnms,  qui  venaient  à  la 
maison  pour  me  voir  et  me  parler,  avaient  de 
la  peine  à  croire  que  je  fusse  un  vrai  yahou, 
parce  que,  disaient-ils,  j'avais  une  peau  fort 
différente  de  ces  animaux  ;  ils  ne  me  voyaient, 
ajoutaient-ils,  une  peau  à  peu  près  semblable 
à  celle  des  yahous,  que  sur  le  visage  et  sur 
les  pattes  de  devant,  mais  sans  poil.  Mon 
maître  savait  bien  ce  qui  en  était,  car  une 
chose  qui  était  arrivée  environ  quinze  jours 
auparavant  m'avait  obilge  de  lui  découvrir 


—  107  — 

ce  mystère,  que  je  lui  avais  toujours  caché 
jusqu'alors,  de  peur  qu'il  ne  me  prît  pour  un 
vrai  yahou  et  qu'il  ne  me  mît  dans  leur  com- 
pagnie. 

J'ai  déjà  dit  au  lecteur  que  tous  les  soirs, 
quand  toute  la  maison  était  couchée,  ma  cou- 
tume était  de  me  déshabiller  et  de  me  couvrir 
de  mes  habits.  Un  jour,  mon  maître  m'envoya 
de  grand  matin  son  laquais  le  bidet  alezan. 
Lorsqu'il  entra  dans  ma  chambre,  je  dormais 
profondément  ;  mes  habits  étaient  tombés,  et 
ma  chemise  était  retroussée.  Je  me  réveillai 
au  bruit  qu'il  fit,  et  je  remarquai  qu'il  s'ac- 
quittait de  sa  commmission  d'un  air  inquiet 
et  embarrassé.  Il  s'en  retourna  aussitôt  vers 
son  maître  et  lui  raconta  confusément  ce 
qu'il  avait  vu.  Lorsque  je  fus  levé ,  j'allai 
souhaiter  le  bonjour  à  son  honneur  (c'est  le 
terme  dont  on  se  sert  parmi  les  Houyhnhnms, 
comme  nous  nous  servons  de  ceux  d'altesse, 
de  grandeur  et  de  révérence).  Il  me  demanda 
d'abord  ce  que  c'était,  ce  que  son  laquais  lui 
avait  raconté  ce  matin  ;  qu'il  lui  avait  dit  que 
je  n'étais  pas  le  même  endormi  qu'éveillé,  et 
que,  lorsque  j'étais  couché,  j'avais  une  autre 
peau  que  debout. 

J'avais  jusque-là  caché  ce  secret,  comme 
j'ai  dit,  pour  n'être  point  confondu  avec  la 
maudite  et  infâme  race  des  yahous;  mais, 
| hélas!  il  fallut  alors  me  découvrir  malgré 
moi.  D'ailleurs,  mes  habits  et  mes  souliers 
commençaient  à  s'user;  et,  comme  il  m'au- 
rait fallu  bientôt  les  remplacer  par  la  peau 
i'un  yahou  ou  de  quelque  autre  animal,  je 
prévoyais  que  mon  secret  ne  serait  nas  encore 


—  108  — 

longtemps  caché.  Je  dis  à  mon  maître  qtie, 
dans  le  pays  d'où  je  venais,  ceux  de  mon  es- 
pèce avaient  coutume  de  se  couvrir  le  corps 
du  poil  de  certains  animaux,  préparé  avec 
art,  soit  pour  l'honnêteté  et  la  bienséance 
soit  pour  se  défendre  contre  la  rigueur  des 
saisons  ;  que,  pour  ce  qui  me  regardait,  j'é- 
tais prêt  à  lui  faire  voir  clairement  ce  que  je 
venais  de  lui  dire  ;  que  je  m'allais  dépouiller, 
et  ne  lui  cacherais  seulement  que  ce  que  la 
nature  nous  défend  de  faire  voir.  Mon  dis- 
cours parut  l'étonner  ;  il  ne  pouvait  surtout 
concevoir  que  la  nature  nous  obligeât  à  ca- 
cher ce  qu'elle  nous  avait  donné.  «  La  nature, 
disait-il,  nous  a-t-elle  fait  des  présents  hon- 
teux, furtifs  et  criminels?  Pour  nous,  ajouta- 
t-il,  nous  ne  rougissons  point  de  ses  dons,  et 
ne  sommes  point  honteux  de  les  exposer  à  la 
lumière.  Cependant,  reprit- il,  je  ne  veux 
point  vous  contraindre.  » 

Je  me  déshabillai  donc  honnêtement,  pour 
satisfaire  la  curiosité  de  son  honneur,  qui 
donna  de  grands  signes  d'admiration  en 
voyant  la  configuration  de  toutes  les  parties 
honnêtes  de  mon  corps.  Il  leva  tous  mes  vête- 
ments les  uns  après  les  autres,  les  prenant 
entre  son  sabot  et  son  paturon,  et  les  examina 
attentivement;  il  me  flatta,  me  caressa,  et 
tourna  plusieurs  fois  autour  de  moi;  après 
quoi,  il  me  dit  gravement  qu'il  était  clair  que 
j'étais  un  vrai  yahou,  et  que  je  ne  différais  de 
tous  ceux  de  mon  espèce  qu'en  ce  que  j'avais 
la  chair  moins  dure  et  plus  blanche,  avec  une 
peau  plus  douce;  qu'en  ce  que  je  n'avais  point 
de  poil  sur   la  plus  grande   partie  de  mon 


—  109  — 

c:rps;  que  j'avais  les  griffes  plus  courtes  et 
en  peu  autrement  configurées,  et  que  j'affec- 
tais de  ne  marcher  que  sur  mes  pieds  de  der- 
rière. Il  n'en  voulut  pas  voir  davantage,  et 
me  laissa  m'kabiller,  ce  qui  me  fit  plaisir,  car 
je  commençais  a  avoir  froid. 

Je  témoignai  à  son  honneur  combien  il  me 
mortifiait  de  me  donner  sérieusement  le  nom 
d'un  animal  infâme  et  odieux.  Je  le  conjurai 
de  vouloir  bien  m'épargner  une  dénomination 
si  ignominieuse  et  de  recommander  la  même 
chose  à  sa  famille,  à  ses  domestiques  et  à  tous 
ses  amis;  mais  ce  fut  en  vain.  Je  le  priai  en 
même  temps  de  vouloir  bien  ne  faire  part  à 
personne  du  secret  que  je  lui  avais  découvert 
touchant  mon  vêtement,  au  moins  tant  que  je 
n'aurais  pas  besoin  d'en  changer,  et  que  pour 
ce  qui  regardait  le  laquais  alezan,  son  hon- 
neur pouvait  lui  ordonner  de  ne  point  parler 
de  ce  qu'il  avait  vu. 

Il  me  promit  le  secret,  et  la  chose  fut  tou- 
jours tenue  cachée,  jusqu'à  ce  que  mes  habits 
fussent  usés,  et  qu'il  me  fallût  chercher  de 
quoi  me  vêtir,  comme  je  le  dirai  dans  la  suite. 
Il  m'exhorta  en  même  temps  âme  perfection- 
ner encore  dans  la  langue,  parce  qu'il  était 
beaucoup  plus  frappé  de  me  voir  parler  et 
raisonner  que  de  me  voir  blanc  et  sans  poil, 
et  qu'il  avait  une  envie  extrême  d'apprendre 
de  moi  ces  choses  admirables  que  je  lui  avais 
promis  de  lui  expliquer.  Depuis  ce  temps-là,  il 
prit  encore  plus  de  soin  de  m'instruire.  U  me 
menait  avec  lui  dans  toutes  les  compagnies, 
et  me  faisait  partout  traiter  honnêtement  et 
avec  beaucoup  d'égards,  afin  de  me  mettre  de 


—  no  — 

bonne  humeur  (comme  il  me  le  dit  en  parti- 
culier), et  de  me  rendre  plus  agréable  et  plus 
divertissant. 

Tous  les  jours,  lorsque  j'étais  avec  lui,  ou- 
tre la  peine  qu'il  prenait  de  m'enseigner  la 
langue,  il  me  faisait  mille  questions  à  mon 
sujet,  auxquelles  je  répondais  de  mon  mieux, 
ce  qui  lui  avait  donné  déjà  quelques  idées 
générales  et  imparfaites  de  ce  que  je  lui  de- 
vais dire  en  détail  dans  la  suite.  Il  serait  inu- 
tile d'expliquer  ici  comment  je  parvins  enfin 
à  pouvoir  lier  avec  lui  une  conversation  lon- 
gue et  sérieuse  ;  je  dirai  seulement  que  le  pre- 
mier entretien  suivi  que  j'eus  fut  tel  qu'on  va 
voir. 

Je  dis  à  son  honneur  que  je  venais  d'un 
pays  très  éloigné,  comme  j'avais  déjà  essayé 
de  lui  faire  entendre,  accompagné  d'environ 
cinquante  de  mes  semblables;  que,  dans  un 
vaisseau,  c'est-à-dire  dans  un  bâtiment  formé 
avec  des  planches,  nous  avions  traversé  les 
mers.  Je  lui  décrivis  la  forme  de  ce  vaisseau 
le  mieux  qu'il  me  fût  possible,  et,  ayant  dé- 
ployé mon  mouchoir,  je  lui  fis  comprendre 
comment  le  vent  qui  enflait  les  voiles  nous 
faisait  avancer.  Je  lui  dis  qu'à  l'occasion 
d'une  querelle  qui  s'était  élevée  parmi  nous, 
j'avais  été, exposé  sur  le  rivage  de  l'île  ou  j'é- 
tais actuellement;  que  j'avais  été  d'abord  fort 
embarrassé,  ne  sachant  où  j'étais,  jusqu'à  ce 
que  son  honneur  eût  eu  la  bonté  de  me  déli- 
vrer de  la  persécution  des  vilains  yahous.  Il 
me  demanda  alors  qui  avait  formé  ce  vais- 
seau, et  comment  il  se  pouvait  que  les  Houy- 
hnhnms  de  mon  pays  en  eussent  donné  la 


—  111  — 

conduite  à  des  animaux  brutes  ?  Je  répondis 
qu'il  m'était  im;  e  répondre  a  sa  ques- 

tion et  de  continuer  mon  discours,  s''l  ne  me 
donnait  sa  parole  et  s'il  ne  me  promettait  sur 
son  honneur  et  sur  sa  conscience  de  ne  point 
s'offenser  de  tout  ce  que  je  lui  dirais;  qu'à 
cette  condition  seule,  je  poursuivrais  mon  dis- 
cours et  lui  exposerais  avec  sincérité  les  cho- 
ses merveilleuses  que  je  lui  avais  promis  de 
lui  raconter. 

Il  m'assura  positivement  qu'il  ne  s'offense- 
rait de  rien.  Alors,  je  lui  dis  que  le  vaisseau 
avait  été  construit  par  des  créatures  qui 
étaient  semblables  à  moi,  et  qui,  dans  mon 
pays  et  dans  toutes  les  parties  du  monde  où 
j'avais  voyagé,  étaient  les  seuls  animaux  maî- 
tres, dominants  et  raisonnables;  qu'a  mon 
arrivée  en  ce  pays,  j'avais  été  extrêmement 
surpris  de  voir  les  Houyhnhi.me  agir  comme 
des  créatures  douées  de  raison,  de  même  que 
lui  et  tous  ses  amis  étaient  fort  étonnés  de 
trouver  des  signes  de  cette  raison  dans  une 
créature  qu'il  leur  avait  plu  d'appeler  un 
yahou,  et  qui  ressemblait,  à  la  vérité,  à  ces 
vils  animaux  par  sa  figure  extérieure,  mais 
non  par  les  qualités  de  son  âme.  J'ajoutai 
que,  si  jamais  le  ciel  permettait  que  je  re- 
tournasse dans  mon  pays,  et  que  j'y  pu- 
bliasse la  relation  de  mes  voyages,  et  par- 
ticulièrement celle  de  mon  séjour  chez  les 
Houyhnhnms,  tout  le  monde  croirait  que  je 
dirais  la  chose  qui  n'est  point,  et  que  ce  se- 
rait une  histoire  fabuleuse  et  impertinente 
que  j'aurais  inventée;  enfin  que,  malgré 
tout  le  respect  que  j'avais  pour  lui,    pour 


—  112  — 

toute  son  honorable  famille,  et  pour  tous  ses 
amis,  j'osais  assurer  qu'on  ne  croirait  jamais 
dans  mon  pays  qu'un  Houyhnhnm  fût  un 
animal  raisonnable,  et  qu'un  yahou  ne  fût 
qu'une  bête. 


IV,  —  Idées  des  Houyhnhnms  sur  la  vérité  et  sur  la 
mensonge.  —  Les  discours  de  l'auteur  sont  censurés 
par  son  maître. 


Pendant  que  je  prononçais  ces  dernières 
paroles,  mon  maître  paraissait  inquiet,  em- 
barrassé et  comme  hors  de  lui-même.  Dou- 
ter et  ne  point  croire  ce  qu'on  entend  dire 
est,  parmi  les  Houyhnhnms,  une  opération 
d'esprit  à  laquelle  ils  ne  sont  point  accou- 
tumés ;  et,  lorsqu'on  les  y  force,  leur  esprit 
sort  pour  ainsi  dire  hors  de  son  assiette  na- 
turelle. Je  me  souviens  même  que,  m'entre- 
tenant  quelquefois  avec  mon  maître  au  sujet 
des  propriétés  de  la  nature  humaine,  telle 
qu'elle  est  dans  les  autres  parties  du  monde, 
et  ayant  occasion  de  lui  parler  du  mensonge 
et  de  la  tromperie,  il  avait  beaucoup  de  peine 
à  concevoir  ce  que  je  lui  voulais  dire,  car  il 
raisonnait  ainsi  :  l'usage  de  la  parole  nous  a 
été  donné  pour  nous  communiquer  les  uns 
aux  autres  ce  que  nous  pensons,  et  pour  être 
instruits  de  ce  que  nous  ignorons.  Or,  si  on 
dit  la  chose  qui  n'est  pas,  on  n'agit  point  selon 
l'intention  de  la  nature  ;  on  fait  un  usage 
abusif  de  la  parole  ;  on  parle  et  on  ne  parie 
point.  Parler,  n'est-ce  pas  faire  entendre  ce 
que  Ton  pense  ?  Or,  quand  vous  faites  ce  que 


—  413  — 

tous  appelez  mcritir,  vous  me  faites  enten- 
dre ce  que  vous  ne  pensez  point  :  au  lieu  da 
me  dire  ce  qui  est,  vous  me  dites  ce  qui  n'est 
point  ;  vous  ne  parlez  donc  pas,  vous  ne  faites 
qu'ouvrir  la  bouche  pour  rendre  de  vains 
sons;  vous  ne  me  tirez  point  de  mon  igno- 
rance, vous  l'augmentez.  Telle  est  l'ide'e  que 
les  Houyhnhms  ont  de  la  faculté  de  mentir, 
que  nous  autres  humains  possédons  dans  un 
degré  si  parfait  et  si  éminent. 

Pour  revenir  à  l'entretien  particulier  dont 
il  s'agit,  lorsque  j'eus  assuré  son  honneur  que 
les  yahous  étaient,  dans  mon  pays,  les  ani- 
maux maîtres  et  dominants  ice  qui  î'étonna 
beaucoup),  il  me  demanda  si  nous  avions  des 
Houyhnhnms,  et  quel  était  parmi  nous  leur 
état  et  leur  emploi.  Je  lui  répondis  que  nous 
en  avions  un  très  grand  nombre;  que,  pen- 
dant l'été,  ils  paissaient  dans  les  prairies,  et 
que,  pendant  l'hiver,  ils  restaient  dans  leurs 
maisons,  où  ils  avaient  des  yahous  pour  les 
servir,  pour  peigner  leurs  crins,  pour  net- 
toyer et  frotter  leur  peau,  pour  laver  leurs 
pieds,  pour  leur  donner  à  manger.  Je  vous 
entends,  reprit-il,  c'est-à-dire  que,  quoique 
vos  yahous  se  flattent  d'avoir  un  peu  de  rai- 
son, les  Houyhnhnms  sont  toujours  les  maî- 
tres, comme  ici.  Plût  au  ciel  seulement  que 
nos  yahous  fussent  aussi  dociles  et  aussi  bons 
domestiques  que  ceux  de  votre  pays  !  Mais 
poursuivez,  je  vous  prie. 

Je  conjurai  son  honneur  de  vouloir  me 
dispenser  d'en  dire  davantage  sur  ce  sujet, 
parce  que  je  ne  pouvais,  selon  les  règles  de 
la  prudence,  de  la  bienséance  et  de  ia  poli- 


—  114  — 

lui  expliquer  le  reste.  Je  veux  savoir 
tout,  me  répliqua-t-il  ;  continuez,  et  ue  crai- 
gnez point  de  me  faire  de  la  peine.  Eh  bien! 
luidis-je,  puisque  vous  le  voulez  absolument, 
je  vais  vous  obéir.  Les  Houyhnhnms,  que 
nous  appelons  chtvauœ,  sont  parmi  nous  des 
animaux  très  beaux  et  très  nobles,  également 
vigoureux  et  légers  à  la  course.  Lorsqu'ils 
demeurent  chez  les  personnes  de  qualité,  ou 
leur  fait  passer  le  temps  à  voyager,  à  courir, 
à  tirer  des  chars,  et  on  a  pour  eux  toutes 
sortes  d'attention  et  d'amitié,  -tant  qu'ils  sont 
jeunes  et  qu'ils  se  portent  bien  ;  mais,  dès 
qu'ils  commencent  à  vieillir  ou  à  avoir  quel- 
ques maux  de  jambes,  on  s'en  défait  aussitôt, 
et  on  les  vend  à  des  yahous  qui  les  occupent 
à  des  travaux  durs,  pénibles,  bas  et  honteux, 
jusqu'à  ce  qu'ils  meurent.  Alors,  on  les  écor- 
che,  on  vend  leur  peau,  et  on  abandonne 
leurs  cadavres  aux  oiseaux  de  proie,  aux 
chiens  et  aux  loups  qui  les  dévorent.  Telle 
est,  dans  mon  pays,  la  fin  des  iflus  beaux  et 
des  plus  nobles  Houyhnhnms.  Mais  ils  ne  sont 
pas  tous  aussi  bien  traités  et  aussi  heureux 
dans  leur  jeunesse  que  ceux  dont  je  viens  de 
parler  ;  il  y  en  a  qui  logent,  dès  leurs  pre- 
mières années,  chez  des  laboureurs,  chez  des 
charretiers,  chez  des  voituriers  et  autres  gens 
semblables,  chez  qui  ils  sont  obligés  de  tra- 
vailler beaucoup,  quoique  fort  mal  nourris. 
Je  décrivis  alors  notre  façon  de  voyager  à 
cheval,  et  l'équipage  d'un  cavalier.  Je  peignis, 
le  mieux  qu'il  me  fut  possible,  la  bride,  la 
selle,  les  éperons,  le  fouet,  sans  oublier  en- 
suite   tous   les   harnais   des  chevaux ,  qui 


—  115  — 

traînent  un  carrosse,  une  charrette  ou  une 
charrue.  J'ajoutai  que  Ton  attachait  au  bout 
des  pieds  de  tous  nos  Houyhnhnnis  une  pla- 
que d'une  certaine  substance  très  dure,  ap- 
pelée fer,  pour  conserver  leur  sabot  et  l'em- 
pêcher de  se  briser  dans  les  chemins  pier- 
reux. 

Mon  maître  parut  indigné  de  cette  manière 
brutale  dont  nous  traitons  les  Houyhnhnms 
dans  notre  pays.  Il  me  dit  qu'il  était  très 
étonné  que  nous  eussions  la  hardiesse  et  l'in- 
solence de  monter  sur  leur  dos;  que  si  le 
plus  vigoureux  de  ses  yahous  osait  jamais 
prendre  cette  liberté  à  regard  du  plus  petit 
Houyhnhnm  de  ses  domestiques,  il  serait 
sur-le-champ  renversé,  foulé,  écrasé,  brisé.  Je 
lui  répondis  que  nos  Houyhnhnms  étaient 
ordinairement  domptés  et  dressés  à  l'âge  de 
trois  ou  quatre  ans,  et  que,  si  quelqu'un  d'eux 
était  indocile,  rebelle  et  rétif,  on  l'occupait  à 
tirerdes  charrettes,  à  labourer  la  terre,  et  qu'on 
l'accablait  de  coups;  que  les  mâles,  destinés  à 
porter  la  selle  ou  à  tirer  des  carrosses,  étaient 
ordinairement  coupés  deux  ans  après  leur 
naissance,  pour  les  rendre  plus  doux  et  plus 
dociles;  qu'ils  étaient  sensibles  aux  récom- 
penses et  aux  châtiments,  et  que  pourtant  ils 
étaient  dépourvus  de  raison,  ainsi  que  le3 
yahous  de  son  pay3. 

J'eus  beaucoup  de  peine  à  faire  entendre 
tout  cela  à  mon  maître,  et  il  me  fallut  user 
de  beaucoup  de  circonlocutions  pour  expri- 
mer mes  idées,  parce  que  la  langue  des 
Houyhnhnms  n'est  pas  riche,  et  que,  comme 
Us  ont  peu  de  passions,  ils  ont  aussi  peu  de 


—  116  — 

termes,  car  ce  sont  les  passions  multipliées  et 
subtilisées  qui  forment  la  richesse,  la  variété 
et  la  délicatesse  d'une  langue. 

Il  est  impossible  de  représenter  l'impression 
que  mon  discours  fit  sur  l'esprit  de  mon  maî- 
tre, et  le  noble  courroux  dont  il  fut  saisi  lors 
que  je  lui  eus  exposé  la  manière  dont  nous 
traitons  les  Houyhnhnms,  et  particulièrement 
notre  usage  de  les  couper  pour  les  rendre  plus 
dociles  et  pour  les  empêcher  d'engendrer.  Il 
convint  que,  s'il  y  avait  un  pays  où  les  yahous 
fussent  les  seuls  animaux  raisonnables,  il  était 
juste  qu'ils  y  fussent  les  maîtres,  et  que  tous 
les  autres  animaux  se  soumissent  à  leurs 
lois,  vu  que  la  raison  doit  l'emporter  sur  la 
force.  Mais,  considérant  la  figure  de  mon 
corps,  il  ajouta  qu'une  créature  telle  que  moi 
était  trop  mal  faite  pour  pouvoir  être  raison- 
nable, ou  au  moins  pour  se  servir  de  sa  rai- 
son dans  la  plupart  des  choses  de  la  vie.  Il 
me  demanda  en  même  temps  si  tous  les 
yahous  de  mon  pays  me  ressemblaient.  Je  lui 
dis  que  nous  avions  à  peu  prés  tous  la  même 
figure,  et  que  je  passais  pour  assez  bien  fait  ; 
ftue  les  jeunes  mâles  et  les  femelles  avaient  la 
peau  plus  fine  et  plus  délicate,  et  que  celle 
des  femelles  était  ordinairement,  dans  mon 
pays,  blanche  comme  du  lait.  Il  me  répliqua 
quil  y  avait,  à  la  vérité,  quelque  diflérence 
entre  les  yahous  de  sa  basse-cour  et  moi; 
que  j'étais  plus  propre  qu'eux  et  n'étais  pas 
tout  a  fait  si  laid;  mais  que,  par  rapport  aux 
avantages  solides,  il  croyait  qu'ils  l'empor- 
taient sur  moi  ;  que  mes  pieds  de  devant  et  de 
derrière  étaient  nus,  et  que  le  peu  dé  poil  que 


—  in  — 

j'y  avais  était  inutile,  puisqu'il  ne  suffisait 
pas  pour  me  préserver  du  froid;  qu'à  l'égard 
de  mes  pieds  de  devant,  ce  n'était  pas  pro- 
prement des  pieds,  puisque  je  ne  m'en  servais 
point  pour  marcher;  qu'ils  étaient  faibles  et 
délicats,  que  je  les  tenais  ordinairement  nus, 
et  que  la  chose  dont  je  les  couvrais  de  'emps 
en  temps  n'était  ni  si  forte  ni  si  dure  que  la 
chose  dont  je  couvrais  mes  pieds  de  derrière; 
que  je  ne  marchais  point  sûrement,  vu  que, 
si  un  de  mes  pieds  de  derrière  venait  à  chop- 
per  ou  à  glisser,  il  fallait  nécessairement  que 
je  tombasse.  Il  se  mit  alors  à  critiquer  toute 
la  configuration  de  mon  corps,  la  platitude  de 
mon  visage,  la  proéminence  de  mon  nez,  la 
situation  de  mes  yeux,  attachés  immédiate- 
ment au  front,  en  sorte  que  je  ne  pouvais  re- 
garder ni  à  ma  droite  ni  à  ma  gauche  sans 
tourner  ma  tête.  Il  dit  que  je  ne  pouvais 
manger  sans  le  secours  de  mes  pieds  de  de- 
vant, que  je  portais  à  ma  bouche,  et  que  c'é- 
tait apparemment  pour  cela  que  la  nature  y 
avait  mis  tant  de  jointures,  afin  de  suppléer 
à  ce  défaut  ;  qu'il  ne  voyait  pas  de  quel  usage 
me  pouvaient  être  tous  ces  petits  membres 
séparés  qui  étaient  au  bout  de  mes  pieds  de 
derrière  ;  qu'ils  étaient  assurément  trop  faibles 
et  trop  tendres  pour  n'être  pas  coupés  et  bri- 
sés par  les  pierres  et  par  les  broussailles,  et 
que  j'avais  besoin,  pour  y  remédier,  de  les 
couvrir  de  la  peau  de  quelque  autre  bête; 
que  mon  corps  nu  et  sans  poil  était  exposé 
au  froid,  et  que,  pour  l'en  garantir  j'étais 
contraint  de  le  couvrir  de  poils  étrangers, 
c'est-à-dire  de  nrhabiller  et  de  me  déshabiller 


—  118  — 

chaque  jour,  ce  qui,  était,  selon  lui,  la  chose 
au  monde  la  plus  ennuyeuse  et  la  plus  fati- 
gante; qu'enfin  il  avait  remarqué  que  tous  les 
animaux  de  son  pays  avait  une  horreur  natu- 
relle des  yahous,  et  les  fuyaient,  en  sorte  que, 
supposant  que  nous  avions,  dans  mon  pays, 
reçu  de  la  nature  le  présent  de  la  raison,  il 
ne  voyait  pas  comment,  même  avec  elle, 
nous  pouvions  guérir  cette  antipathie  natu- 
relle que  tous  les  animaux  ont  pour  ceux  de 
notre  espèce,  et,  par  conséquent,  comment 
nous  pouvions  en  tirer  aucun  service.  Enfin, 
ajouta-t-il,  je  ne  veux  pas  aller  plus  loin  sur 
cette  matière;  je  vous  tiens  quitte  de  toutes 
les  réponses  que  vous  pourriez  me  faire,  et 
vous  prie  seulement  de  vouloir  bien  me  ra- 
conter l'histoire  de  votre  vie,  et  de  me  décrire 
le  pays  où  vous  êtes  né. 

Je  "répondis  que  j'étais  disposé  à  lui  donner 
satisfaction  sur  tous  les  points  qui  intéres- 
saient sa  curiosité;  mais  que  je  doutais  fort 
qu'il  me  fût  possible  de  m'expliquer  assez 
clairement  sur  des  matières  dont  son  hon- 
neur ne  pouvait  avoir  aucune  idée,  vu  que  je 
n'avais  rien  remarqué  de  semblable  dans  son 
pays;  que  néanmoins  je  ferais  mon  possible, 
et  que  je  tâcherais  de  m'exprimer  par  des  si- 
militudes et  des  métaphores,  le  priant  de 
m'excuser  si  je  ne  me  servais  pas  des  termes 
propres. 

Je  lui  dis  donc  que  j'étais  né  d'honnêtes  pa- 
rents, dans  une  île  qu'on  appelait  l'Angleterre, 
qui  était  si  éloignée,  que  le  plus  vigoureux 
des  Houyhnhnms  pourrait  à  peine  faire  ce 
voyage  pendant  la  course  annuelle  du  soleil  ; 


—  419  — 

que  j'avais  d'abord  exercé  la  chirurgie,  qui  est 
l'art  de  guérir  les  blessures;  que  mon  paya 
était  gouverné  par  une  femelle  que  nous  ap- 
pelions la  reine;  que  je  l'avais  quitté  pour 
tâcher  de  m 'enrichir  et  de  mettre  à  mon  re- 
tour ma  famille  un  peu  à  son  aise,  que,  dans 
le  dernier  de  mes  voyages,  j'avais  été  capi- 
taine de  vaisseau,  ayant  environ  cinquante 
yahous  sous  moi,  dont  la  plupart  étaient 
morts  en  chemin,  en  sorte  que  j'avais  été 
obligé  de  les  remplacer  par  d'autres  tirés  de 
diverses  nations;  que  notre  vaisseau  avait 
été  deux  fois  en  danger  de  faire  naufrage, 
la  première  fois  par  une  violente  tempête, 
et  la  seconde  pour  avoir  heurté  contre  un  ro- 
cher. 

Ici  mon  maître  m'interrompit  pour  me  de- 
mander comment  j'avais  pu  engager  de» 
étrangers  de  différentes  contrées  à  se  hasar- 
der de  venir  avec  moi  après  ;es  périls  que 
j'avais  courus  et  les  pertes  que  j'avais  faites. 
Je  lui  répondis  que  c'étaient  tous  des  mal- 
heureux qui  n'avaient  ni  feu  ni  lieu,  et  qui 
avaient  été  obligés  de  quitter  leur  pays,  soit 
à  cau.se  du  mauvais  état  de  leurs  affaires,  soit 
pour  les  crimes  qu'ils  avaient  commis;  que 
quelques-uns  avaient  été  ruinés  par  les  pro- 
cès, d'autres  par  la  débauche,  d'autres  par  le 
ieu;  que  la  plupart  étaient  ties  traîtres, 
des  assassins,  des  voleurs,  des  empoison- 
neurs, des  brigands,  des  parjures,  des  faus- 
saires, des  faux-monnayeurs,  des  ravisseurs, 
des  suborneurs,  des  soldats  déserteurs,  et 
presque  tous,  des  échappés  de  prison  ;  qu'en- 
fin nui  d'eux  n'osait  retourner  dans  son  pays 


—  120  — 

de  peur  d'y  être  pendu,  ou  d'y  pourrir  dans 
un  cachot. 

Pendant  ce  discours,  mon  maître  fut  obligé 
de  m'interrompre  plusieurs  fois.  J'usai  de 
beaucoup  de  circonlocutions  pour  lui  donner 
l'idée  de  tous  ces  crimes  qui  avaient  obligé 
la  plupart  de  ceux  de  ma  suite  à  quitter  leur 
pays.  Il  ne  pouvait  concevoir  à  quelle  inten- 
tion ces  gens-là  avaient  commis  ces  for- 
faits, et  ce  qui  les  y  avait  pu  porter.  Pour  lui 
éclaircir  un  peu  cet  article,  je  tâchai  de  lui 
donner  une  idée  du  désir  insatiable  que  nous 
avions  tous  de  nous  agrandir  et  de  nous  en- 
richir, et  des  funestes  effets  du  luxe,  de  l'in- 
tempérance, de  la  malice  et  de  l'envie  ; 
mais  je  ne  pus  lui  faire  entendre  tout  cela 
que  par  des  exemples  et  des  hypothèses, 
car  il  ne  pouvait  comprendre  que  tous  ces 
vices  existassent  réellement;  aussi  me  pa- 
rut-il comme  une  personne  dont  l'imagina- 
tion est  frappée  du  récit  d'une  chose  qu'elle 
n'a  jamais  vue,  et  dont  elle  n'a  jamais  ouï 
parler,  qui  baisse  les  yeux,  et  ne  peut  ex- 
primer par  ses  paroles  sa  surprise  et  son  in- 
dignation. 

Ces  idées,  pouvoir,  gouvernement,  guerre, 
loi,  punition,  et  plusieurs  autres  idées  pa- 
reilles, ne  peuvent  se  représenter  dans  la 
langue  des  Houyhnhnms  que  par  de  longues 
périphrases.  J'eus  donc  beaucoup  de  peine 
lorsqu'il  me  fallut  faire  à  mon  maître  une 
relation  de  l'Europe,  et  particulièrement  de 
l'Angleterre,  ma  patrie. 


—  121  — 


V.  —L'auteur  expose  à  son  maître  ce  qui  ordinaire» 
ment  allume  la  guerre  entre  les  princes  de  l'Europe  : 
il  iui  explique  ensuite  comment  les  particuliers  se 
font  la  guerre  les  uns  aux  autres.  —  Portraits  des 
procureurs  et  des  juges  d'Angleterre. 


Le  lecteur  observera,  s'il  lui  plaît,  que  ce 
qu'il  va  lire  est  l'extrait  de  plusieurs  conver- 
sations que  j'ai  eues  en  différentes  fois,  pen- 
dant deux  années,  avec  le  Houyhnlnim  mon 
maître.  Son  honneur  me  faisait  des  questions 
et  exigeait  de  moi  des  récits  détaillés  à  me- 
sure que  j'avançais  dans  la  connaissance  et 
dans  l'usage  de  la  langue.  Je  lui  exposai  le 
mieux  qu'il  me  fut  possible  l'état  de  toute 
l'Europe  ;  je  discourus  sur  les  arts,  sur  les 
manufactures,  sur  le  commerce,  sur  les 
sciences,  et  les  réponses  que  je  fis  à  toutes 
ses  demandes  furent  le  sujet  d'une  conversa- 
tion inépuisable  ;  mais  je  ne  rapporterai  ici 
que  la  substance  des  entretiens  que  nous 
eûmes  au  sujet  de  ma  patrie;  et,  y  donnant 
le  plus  d'ordre  qu'il  me  sera  possible,  je  m'at- 
tacherai moins  aux  temps  et  aux  circonstan- 
ces qu'à  l'exacte  vérité.  Tout  ce  qui  m'in- 
quiète est  la  peine  que  j'aurai  à  rendre  avec 
grâce  et  avec  énergie  les  beaux  discours  de 
mon  maître  et  ses  raisonnements  solides; 
mais  je  prie  le  lecteur  d'excuser  ma  faiblesse 
et  mon  incapacité,  et  de  s'en  prendre  aussi 
un  peu  à  la  langue  défectueuse  dans  laquelle 
je  suis  à  présent  obligé  de  m'exprimer. 

Pour  obéir  donc  aux  ordres  de  mon  maître, 
un  jour  je  lui  racontai  la  dernière  révolution 


—  122  — 

arrivée  en  Angleterre  par  l'invasion  du  prince 
d'Orange,  et  la  guerre  que  ce  prince  ambi- 
tieux fit  ensuite  au  roi  de  France,  le  monar- 
que le  plus  puissant  de  l'Europe,  dont  la 
gloire  était  répandue  dans  tout  l'univers  et 
qui  possédait  toutes  les  vertus  royales.  J'a- 
joutai que  la  reine  Anne,  qui  avait  succédé 
au  prince  d'Orange  avait  continué  cette 
guerre,  où  toutes  les  puissances  de  la  chré- 
tienté étaient  engagées.  Je  lui  dis  que  cette 
guerre  funeste  avait  pu  faire  périr  jusqu'ici 
environ  un  million  de  yahous;  qu'il  y  avait 
eu  plus  de  cent  villes  assiégés  et  prises,  et 
plus  de  trois  cents  vaisseaux,  brûlés  ou  coulés 
à  fond. 

Il  me  demanda  alors  quels  étaient  les  cau- 
ses et  les  motifs  les  plus  ordinaires  de  nos 
querelles  et  de  ce  que  j'appelais  ia  guerre.  Je 
répondis  que  ces  causes  étaient  innombrables 
et  que  je  lui  en  dirais  seulement  les  princi- 
pales. «  Souvent,  lui  dis-je,  c'est  l'ambition 
de  certains  princes  qui  ne  croient  jamais  pos- 
séder assez  de  terre  ni  gouverner  assez  de 
peuples.  Quelquefois,  c'est  la  politique  des 
ministres,  qui  veulent  donner  de  l'occupation 
aux  sujets  mécontents.  C'a  été  quelquefois  lo 
partage  des  esprits  dans  le  choix  des  opinions. 
L'un  croit  que  siffler  est  une  bonne  action, 
l'autre  que  c'est  un  crime;  l'un  dit  qu'il  faut 
porter  des  habits  blancs,  l'autre  qu'il  faut 
s*habiller  de  noir,  de  rouge,  de  gris;  l'un  dit 
qu'il  faut  porter  un  petit  chapeau  retroussé, 
l'autre  dit  qu'il  en  faut  porter  un  grand  dont 
les  bords  tombent  sur  les  oreilles,  etc.  (J'ima- 
ginai  exprès  ces  exemples  chimériques,  ne 


—  123  — 

▼oulant  pas  lui  expliquer  les  causes  véritables 
de  nos  dissensions  par  rapport  à  l'opinion,  vu 
que  j'aurais  eu  trop  de  peine  et  de  honte  à  les 
lui  faire  entendre.)  J'ajoutai  que  nos  guerres 
n'étaient  jamais  plus  longues  et  plus  san- 
glantes que  lorsqu'elles  étaient  causées  par 
ces  opinions  diverses,  que  des  cerveaux 
échauû'és  savaient  faire  valoir  de  part  et 
dautre,  et  pour  lesquelles  ils  excitaient  à 
prendre  les  armes.  » 

Je  continuai  ainsi  :  «  Deux  princes  ont  été  en 
guerre  parce  que  tous  deux  voulaient  dépouil- 
ler un  troisième  de  ses  Etats,  sans  y  avoir 
aucun  droit  ni  l'un  ni  l'autre.  Quelquefois  un 
souverain  en  a  attaqué  un  autre  de  peur  d'en 
être  attaqué.  On  déclare  la  guerre  à  son  voi- 
sin, tantôt  parce  qu'il  est  trop  fort,  tantôt 
parce  qu'il  est  trop  faible.  Souvent  ce  voisin 
à  des  choses  qui  nous  manquent,  et  nous 
avons  des  choses  aussi  qu'il  n'a  pas  ;  alors  on 
se  bat  pour  avoir  tout  ou  rien.  Un  autre  motif 
de  porter  la  guerre  dans  un  pays,  est  lors- 
qu'on le  vo:t  désolé  par  la  famine,  ravagé  par 
la  peste,  déchiré  par  les  factions.  Une  ville  est 
à  la  bienséance  d'un  prince,  et  la  possession 
d'une  petite  province  arrondit  son  Etat  :  sujet 
de  guerre.  Un  peuple  est  ignorant,  simple, 
grossier  et  faible;  on  l'attaque,  on  en  massa- 
cre la  moitié,  on  réduit  l'autre  à  l'esclavage 
et  cela  pour  le  civiliser.  Une  guerre  fort  glo- 
rieuse est,  lorsqu'un  souverain  généreux  vien 
au  secours  d'un  autre  qui  l'a  appelé,  et  qu'a- 
près avoir  chassé  l'usurpateur,  il  s'empare 
lui-même  des  Etats  qu'il  a  secourus,  tue,  met 
dans  les  fers  ou  bannit  le  prince  qui  avait  im- 


—  124  — 

ploré  son  assistance.  La  proximité  du  sang, 
les  alliances,  les  mariages,  autres  sujets  de 
guerre  parmi  les  princes;  plus  ils  sont  pro- 
ches parents,  plus  ils  sont  près  d'être  enne- 
mis. Les  nations  pauvres  sont  affamées,  les 
nations  riches  sont  ambitieuses;  or,  l'indi- 
gence et  l'ambition  aiment  également  les 
changements  et  les  révolutions.  Pour  toutes 
ces  raisons,  vous  voyez  bien  que,  parmi  nous, 
le  métier  d'un  homme  de  guerre  est  le  plus 
beau  de  tous  les  métiers  ;  car,  qu'est-ce  qu'un 
homme  de  guerre?  c'est  un  yanou  payé  pour 
tuer  de  sang-froid  ses  semblables  qui  ne  lui 
ont  fait  aucun  mal. 

—  Vraiment,  ee  que  vous  venez  de  me 
dire  des  causes  ordinaires  de  vos  guerres,  me 
répliqua  son  honneur,  me  donne  une  haute 
idée  de  votre  raison  !  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est 
heureux  pour  vous  qu'étant  si  méohants,  vous 
soyez  hors  d'état  de  vous  faire  beaucoup  de 
mal  ;  car,  quelque  chose  que  vous  m'ayez  dite 
des  effets  terribles  de  vos  guerres  cruelles  où 
il  périt  tant  de  monde,  je  crois,  en  vérité,  que 
vous  m'avez  dit  la  chose  qui  n'est  point.  La 
nature  vous  a  donné  une  bouche  plate  sur 
un  visage  plat  :  ainsi,  je  ne  vois  pas  comment 
vous  pouvez  vous  mordre,  que  de  gré  à  gré. 
A  l'égard  des  griffes  que  vous  avez  aux  pieds 
de  devant  et  de  derrière,  elles  sont  si  faibles 
et  si  courtes,  qu'en  vérité  un  seul  de  no3 
yahous  en  déchirerait  une  douzaine  comme 
vous.  » 

Je  ne  pus  m'empêcher  de  secouer  la  tête 
et  de  sourire  de  l'ignorance  de  mon  maître. 
Comme  je  savais  un  peu  l'art  de  la  guerre,  je 


—  125  — 

lui  fis  une  ample  description  de  nos  canons, 
de  nos  couleuvrines,  de  nos  mousquets,  de 
nos  carabines,  de  nos  pistolets,  de  nos  bou- 
lets, de  notre  poudre,  de  nos  sabres,  de  no3 
baïonnettes;  je  lui  peignis  les  sièges  de  pla- 
ces, les  tranchées,  les  attaques,  les  sorties, 
les  mines  et  les  contre-mines,  les  assauts,  le3 
garnisons  passées  au  fil  de  l'épée;  je  lui  ex- 
pliquai nos  batailles  navales;  je  lui  représen- 
tai de  nos  gros  vaisseaux  coulant  à  fond  avec 
tout  leur  équipage,  d'autres  criblés  de  coups 
de  canons,  fracassés  et  brûlés  au  milieu  des 
eaux;  la  fumée,  le  feu,  les  ténèbres,  les  éclairs, 
le  bruit,  les  gémissements  des  blessés,  les  cris 
des  combattants,  les  membres  sautant  en 
l'air,  la  mer  ensanglantée  et  couverte  de  ca- 
davres; je  lui  peignis  ensuite  nos  combats  sut- 
terre,  où  il  y  avait  encore  beaucoup  plus  de 
sang  versé,  et  où  quarante  mille  combattants 
périssaient  en  un  jour,  de  part  et  d'autre;  et, 
pour  faire  valoir  un  peu  le  courage  et  la 
bravoure  de  mes  chers  compatriotes,  je  dis 
que  je  les  avais  une  fois  vus  dans  un  siège 
faire  heureusement  sauter  en  l'air  une  cen- 
taine d'ennemis,  et  que  j'en  avais  vu  sauter 
encore  davantage  dans  un  combat  sur  mer, 
en  sorte  que  les  membres  épars  de  tous  ces 
yahous  semblaient  tomber  des  nues,  ce  qui 
avait  formé  un  spectacle  fort  agréable  à  nos 
yeux. 

J'allais  continuer  et  faire  encore  quelque 
belle  description,  lorsque  son  honneur  m'or- 
donna de  me  taire.  «  Le  naturel  de  l'yahou, 
me  dit-il,  est  si  mauvais,  que  je  n'ai  point 
de  peine  à  croire  que  tout  ce  que  vous  venez 


—  426  — 

de  raconter  ne  soit  possible,  dès  que  vous  lui 
supposez  une  force  et  une  adresse  égales  à  sa 
méchanceté  et  à  sa  malice.  Cependant,  quel- 
que mauvaise  idée  que  j'eusse  de  cet  animal, 
elle  n'approchait  point  de  celle  que  vous  ve- 
nez de  m'en  donner.  Votre  discours  me  trou- 
ble l'esprit,  et  me  met  dans  une  situation  où 
je  n'ai  jamais  été  ;  je  crains  que  mes  sens,  ef- 
frayés des  horribles  images  que  vous  leur 
avez  tracées,  ne  viennent  peu  à  peu  à  s'y  ac- 
coutumer. Je  hais  les  yahous  de  ce  pays; 
mais,  après  tout,  je  leur  pardonne  tontes  leurs 
qualités  odieuses,  puisque  la  nature  les  a 
faits  tels,  et  qu'ils  n'ont  point  la  raison  pour 
se  gouverner  et  se  corriger;  mais  qu'une 
créature  qui  se  flatte  d'avoir  cette  raison  en 
partage  soit  capable  de  commettre  des  actions 
si  détestables  et  de  se  livrer  à  des  excès  si 
horribles,  c'est  ce  que  je  ne  puis  comprendre, 
et  ce  qui  me  fait  conclure  en  même  temps 
que  l'état  des  brutes  est  encore  préférable  à 
une  raison  corrompue  et  dépravée;  mais  de 
bonne  foi,  votre  raison  est-elle  une  vraie  rai- 
son? N'est-ce  point  plutôt  un  talent  que  la 
nature  vous  a  donné  pour  perfectionner  tous 
vos  vices?  Mais,  ajouta-t-il,  vous  ne  m'en  avez 
que  trop  dit  au  sujet  de  ce  que  vous  appelez 
la  guerre.  Il  y  a  un  autre  article  qui  intéresse 
ma  curiosité.  Vous  m'avez  lit,  ce  me  semble, 
qu'il  y  avait  dans  cette  troupe  d'yahous  qui 
vous  accompagnait  sur  votre  vaisseau  des 
misérables  que  les  procès  avaient  ruinés  et- 
dépouillés  de  tout;  et  que  c'était  la  loi  qui  les 
avait  mis  en  ce  triste  état.  Comment  se  peut- 
il  que  la  loi  produise  de  pareils  effets?  D'ail- 


leurs,  qu'est-ce  qne  cette  loi  ?  Votre  nature 
et  votre  raison  ne  vous  suffisent-elles  pas,  et 
ne  vous  prescrivent  elles  pas  assez  clairement 
ce  que  tous  devez  faire  et  ce  que  vous  ne  de- 
vez point  faire  ?  » 

Je  répondis  à  son  honneur  que  je  n'étais 
pas  absolument  versé  dans  la  science  de  la  loi  ; 
que  le  peu  de  connaissance  que  i'avais  de 
la  jurisprudence,  je  l'avais  puisé  dans  le 
commerce  de  quelques  avocats  que  j'avais  au- 
trefois consultés  sur  mes  afiaires  •  que  cepen- 
dant j'allais  lui  débiter  sur  cet  article  ce  que 
je  savais.  Je  lui  parlai  donc  ainsi  . 

«  Le  nombre  de  ceux  qui  s'adonnent  à  la 
jurisprudence  parmi  nous,  et  qui  font  profes- 
sion d'interpréter  la  loi,  est  infini  et  surpasse 
celui  des  chenilles.  Ils  ont  entre  eux  toutes 
sortes  d'étages,  de  distinctions  et  de  noms. 
Comme  leur  multitude  énorme  rend  leur  mé- 
tier peu  lucratif,  pour  faire  en  sorte  qu'il  donne 
au  moins  de  quoi  vivre,  ils  ont  recours  à 
l'industrie  et  au  manège.  Ils  ont  appris,  dés 
leurs  premières  années,  l'art  merveilleux  de 
prouver,  par  un  discours  entortillé,  que  le 
noir  est  blanc,  et  que  le  blanc  est  noir.  —  Ce 
sont  donc  eux  qui  ruinent  et  dépouillent  les 
autres  par  leur  habileté1?  reprit  son  honneur. 
—  Oui,  sans  doute,  lui  répliquai-je,  et  je  vais 
vous  en  donner  un  exemple,  afin  que  vous 
puissiez  mieux  concevoir  ce  que  je  vous  ai  dit. 

Je  suppose  que  mon  voisin  a  envie  d'avoir 
ma  vache  ;  aussitôt  u  va  trouver  un  procu- 
reur, c'est-à-dire  urv  docte  interprète  de  la 
I  pratique  de  la  loi,  et  lui  promet  une  récom- 
pense s'il  peut  faire  voir  que  ma  vache  n'est 


—  128  — 

point  à  moi.  Je  suis  obligé  de  m'adresser 
aussi  à  un  yabou  de  la  même  professipn  pour 
défendre  mon  droit,  car  il  n'est  pas  permis 
par  la  loi  de  me  défendre  moi-même.  Or,  moi, 
qui  assurément  ai  de  mon  côte  la  justice  et  le 
bon  droit,  je  ne  laisse  pas  de  me  trouveralors 
dans  deux  embarras  considérables  :  le  premier 
est  que  l'yahou  auquel  j'ai  eu  recours  pour 
plaider  ma  cause  est,  par  état  et  selon  l'esprit 
de  sa  profession,  accoutumé  dès  sa  jeunesse  à 
soutenir  le  faux,  en  sorte  qu'il  se  trouve 
comme  hors  de  son  élément  lorsque  je  lui 
donne  la  vérité  pure  et  nue  à  défendre;  il  ne 
sait  alors  comment  s'y  prendre;  le  second 
embarras  est  que  ce  même  procureur,  malgré 
la  simplicité  de  l'affaire  dont  je  l'ai  chargé,  est 
pourtant  obligé  de  l'embrouiller,  pour  se  con- 
former à  l'usage  de  ses  confrères.,  et  pour  la 
traîner  en  longueur  autant  qu'il  est  possible, 
sans  quoi  ils  l'accuseraient  de  gâter  le  métier 
et  de  donner  mauvais  exemple.  Cela  étant, 
pour  me  tirer  d'affaire,  il  ne  me  reste  que 
deux  moyens  :  le  premier  est  d'aller  trouver 
le  procureur  de  ma  partie,  et  de  tâcher  de  le 
corrompre  en  lui  donnant  le  double  de  ce 
qu'il  espère  recevoir  de  son  client,  et  vous 
jugez  bien  qu'il  ne  m'est  pas  difficile  de  lui 
faire  goûter  une  proposition  aussi  avanta- 
geuse; le  second  moyen,  qui  peut-être  vous 
surprendra,  mais  qui  n'est  pas  moins  infailli- 
ble, est  de  recommander  à  cet  yahou  qui  me 
sert  d'avocat  de  plaider  ma  cause  un  peu  con- 
fusément, et  de  faire  entrevoir  aux  juges 
qu'effectivement  ma  vache  pourrait  bien  n'ê- 
tre pas  à  moi,  mais  a  niow  voisin.  Alors  les 


—  129  — 

peu  accoutumés  aux  choses  claires  et 
impies,  feront  plus  d'attention  aux  subtils  ar- 
guments de  mou  avocat,  trouveront  du  goût 
l  l 'écouter,  et  à  balancer  le  pour  et  le  contre, 
st,  en  ce  cas,  seront  bien  plus  disposés  à  ju- 
rer en  ma  faveur  que  si  on  se  contentait  de 
eur  prouver  mon  droit  en  quatre  mots.  C'est 
me  maxime  parmi  les  juges  que  tout  ce  qui 
l  été  jugé  ci-devant  a  été  bien  jugé.  Aussi 
mt-ils  grand  soin  de  conserver  dans  un  greffa 
ous  les  arrêts  antérieurs,  même  ceux  que 
'ignorance  a  dictés,  et  qui  sont  le  plus  mani- 
èstement  opposés  à  l'équité  et  à  la  droite  rai- 
on.  Ces  arrêts  antérieurs  forment  ce  qu'on 
ippelle  la  jurisprudence  :  on  les  produit  comme 
les  autorités,  et  il  n'y  a  rien  qu'on  ne  prouve 
t  qu'on  ne  justifie  en  les  citant.  On  commence 
téanmoins  depuis  peu  à  revenir  de  rabus  où 
on  était  de  donner  tant  de  force  à  l'autorité 
[es  choses  jugées;  on  cite  de3  jugements  pour 
t  contre ,  on  s'attache  à  faire  voir  que  les  es- 
pèces ne  peuvent  jamais  être  entièrement  sem- 
)lables,  et  j'ai  ouï  dire  à  un  juge  très  hab;Ie 
[ue  les  arrêts  sont  pour  ceux  qui  les  obtien- 
nent. Au  reste,  l'attention  des  juges  se  tourne 
oujours  plutôt  vers  les  circonstances  que 
rers  le  fond  d'une  affaire.  Par  exemple,  dans 
3  cas  de  ma  vache,  ils  voudront  savoir  si 
lie  est  rouge  ou  noire,  si  elle  a  de  longues 
ornes,  dans  quel  champ  elle  a  coutume  de 
offre,  combien  elle  rend  de  lait  pai  jour,  et 
insi  du  reste;  après  quoi,  ils  se  mettent  à 
onsulter  les  anciens  arrêts.  la  cause  est 
aise  de  temps  en  temps  sur  le  bureau  ;  neu- 
eux  si  elle  est  jugée 'au  bout  de  dix  ans!  U 

•CM-ITSB  r.  a  9 


—  130  — 

faut  observer  encore  que  les  gens  de  loi  ont 
une  langue  à  part,  un  jargon  qui  leur  est  pro- 
pre, une  façon  de  s'exprimer  que  les  autres 
n'entendent  point  ;  c'est  dans  cette  belle  lan- 
gue inconnue  que  les  lois  sont  écrites,  lois 
multipliées  à  L'infini  et  accompagnées  d'ex- 
ceptions innombrables.  Vous  voyez  que,  dans 
ce  labyrinthe,  le  bon  droit  s'égare  aisément, 
que  le  meilleur  procès  est  très  difficile  à  ga- 
gner, et  que,  si  un  étranger,  né  à  trois  cents 
lieues  de  mon  pays,  s'avisait  de  venir  me 
disputer  un  héritage  qui  est  dans  ma  famille 
depuis  trois  cents  ans,  il  faudrait  peut-être 
trente  ans  pour  terminer  ce  différend  et  vider 
entièrement  cette  difficile  affaire.  —  C'est 
dommage,  interrompit  mon  maître,  que  des 
gens  qui  ont  tant  de  génie  et  de  talents  ne 
tournent  pas  leur  esprit  d'un  autre  côté  et  n'en 
fassent  pas  un  meilleur  usage.  Ne  vaudrait- 
il  pas  mieux,  ajôuta-t-il,  qu'ils  s'occupassent 
a  donner  aux  autres  des  leçons  de  sagesse  et 
de  vertu,  et  qu'ils  fissent  part  au  public  de 
leurs  lumières?  car  ces  habiles  gens  possè- 
dent sans  doute  toutes  les  sciences.  —  Point 
du  tout,  répliquai-je;  ils  ne  savent  que  leur 
métier,  et  rien  autre  chose;  ce  sont  les  plus 
grands  ignorants  du  monde  sur  toute  autre 
matière  :  ils  sont  ennemis  de  la  belle  littéra- 
ture et  de  toutes  les  sciences,  et,  dans  le 
commerce  ordinaire  de  la  vie,  ils  paraissent 
stupides,  pesants,  ennuyeux,  impolis.  Je  parle 
en  général,  car  il  s'en  trouve  quelques-uns 
qui  sont  spirituels,  agréables  et  galants.  » 


—  134  — 


VI.  —  Da  taxe,  de  l'intempérance,  et  des  maladie* 
qui  régnent  en  Europe.  —  Caraoiere  de  la  noblesse. 

Mon  maître  ne  pouvait  comprendre  com- 
ment toute  cette  race  de  patriciens  était  si 
malfaisante  et  si  redoutable. 

«  Quel  motif,  disait-il,  les  porte  à  faire  un 
tort  si  considérable  à  ceux  qui  ont  besoin  de 
leur  secours?  et  que  voulez-vous  dire  par  cette 
récompense  que  l'on  promet  à  un  procureur 
quand  on  le  eharge  d'une  affaire?  * 

Je  lui  répondis  que  c'était  de  l'argent.  J'eus 
un  peu  de  peine  à  lui  faire  entendre  ce  que  ce 
mot  signifiait,  je  lui  expliquai  nos  différentes 
espèces  de  monnaies,  et  les  métaux  dont  elles 
étaient  composées;  je  lui  en  ris  connaître  l'u- 
tilité,  et  lui  dis  que  lorsqu'on  en  avait  beau- 
coup, on  était  heureux  ;  qu'alors  on  se  procu- 
rait de  beaux  habits,  de  belles  maisons,  de 
belles  terres,  qu'on  faisait  bonne  chère,  et 
qu'on  avait  à  son  choix  toutes  les  plus  belles 
femelles  ;  que,  pour  cette  raison,  nous  ne 
croyions  jamais  avoir  assez  d'argent,  et  que, 
plus  nous  en  avions,  plus  nous  en  voulions 
avoir  ;  que  le  ricne  oisif  jouissait  du  travail 
du  pauvre,  qui,  pour  trouver  de  quoi  susten- 
ter sa  misérable  vie,  suait  du  matin  jusqu'au 
coir  et  matait  pas  un  moment  de  relâche. 

«  Eh  quoil  interrompit  son  honneur,  toute 
la  terre  u'appartient-elle  pas  a  tous  les  ani- 
maux, et  u'ont-ils  pas  un  droit  égal  aux 
fruits  qu'elle  produit  pour  leur  nourriture? 
Pourquoi  v  a-t-il  des  yahcus  privilégiés   qui 


—  132  — 

recueillent  ces  fruits  à  l'exclusion  de  leurs 
semblables?  Et  ci  quelques-uns  y  prétendent 
un  slroit  plus  particulier,  ne  doit-ce  pas  être 
principalement  ceux  qui,  par  leur  travail,  ont 
contribué  à  rendre  la  terre  fertile  ?  — Point 
du  tout,  lui  répondis-je  ;  ceux  qui  font  vivre 
tous  les  autres  par  la  culture  de  la  terre  sont 
justement  ceux  qui  meurent  de  faim.  —  Mais, 
me  dit-il,  qu'avez-vous  entendu  parce  mot  de 
bonne  chère,  lorsque  vous  m'avez  dit  qu'avec 
de  l'argent  on  faisait  bonne  chère  dans  votre 
pays?  » 

Je  me  mis  alors  à  lui  exposer  les  mets  les 
plus  exquis  dont  la  table  des  riches  est  ordi- 
nairement couverte,  et  les  manière*  différentes 
dont  on  apprête  les  viandes.  Je  lui  dis  sur 
cela  tout  ce  qui  me  vint  à  l'esprit,  et  lui  ap- 
pris que,  pour  bien  assaisonner  ces  viandes, 
et  surtout  pour  avoir  de  bonnes  liqueurs  à 
boire,  nous  équipions  des  vaisseaux  et  entre- 
prenions de  longs  et  dangereux  voyages  sur 
la  mer;  en  sorte  que,  avant  que  de  pouvoir 
donner  une  honnête  collation  à  quelques  fe- 
melles de  qualité,  il  fallait  avoir  envoyé  plu* 
Bieurs  vaisseaux  dans  les  quatre  parties  du 
monde. 

c  Votre  pays,  repartit-il,  est  donc  bien  mi- 
sérable, puisqu'il  ne  fournit  pas  de  quoi  nour- 
rir ses  habitants!  Vous  n'y  trouvez  pas  même 
de  l'eau,  et  vous  êtes  obligés  de  traverser  les 
mers  pour  chercher  de  quoi  boire  !  » 

Je  lui  répliquai  que  l'Angleterre,  ma  patrie, 
produisait  trois  fois  plus  de  nourriture  que  ses 
habitants  n'en  pouvaient  consommer,  et  qu'à 
Tégard  de  la  boisson  nous  composions  une  ex- 


—  133  — 

cerente  liqueur  avec  le  suc  de  certains  fruits 
ou  avec  l'extrait  de  quelques  grains  ;  qu'en  un 
mot,  rien  ne  manquait  à  nos  besoins  naturels  ; 
mais  que.  pour  nourrir  notre  luxe  et  notre 
intempérance,  nous  envoyions  dans  les  pays 
étrangers  .ce  qui  croissait  chez  nous,  et  que 
nous  en  rapportions  en  échange  de  quoi  deve- 
nir malades  et  vicieux  ;  que  cet  amour  du 
luxe,  de  la  bonne  chère  et  du  plaisir,  était  le 
principe  de  tous  les  mouvements  de  nos 
yahous;  que.  pour  y  atteindre,  il  fallait  s'en- 
richir; que  c'était  ce  qui  pro  luisait  les  filous, 
les  voleurs,  les  piqueurs,les  m...,  les  parjures, 
les  flatteurs,  les  suborneurs,  les  faussaires,  les 
faux  témoins,  les  menteurs,  les  joueurs,  les 
imposteurs,  les  fanfarons,  les  mauvais  auteurs, 
les  empoisonneurs,  les  impudiques,  les  pré- 
cieux ridicules,  les  esprits  forts.  Il  me  fallut 
définir  tous  ces  termes. 

J'ajoutai  que  la  peine  que  nous  prenions 
d'aller  chercher  du  vin  dans  les  pays  étran- 
gers n'ét  dt  pas  faute  d'eau  ou  d'autre  liqueur 
bonne  à  boire,  mais  parce  que  le  vin  était  une 
boisson  qui  nous  rendait  gais,  qui  nous  taisait 
en  quelque  manière  sortir  hors  de  nous- 
mêmes,  qui  chassait  de  notre  esprit  toutes 
les  idées  sérieuses,  qui  remplissait  notre  tête 
de  mille  imaginations  folles,  qui  rappelait  le 
courage,  bannissait  la  crainte,  et  nous  affran- 
chissait pour  un  temps  de  la  tyrannie  de  la 
raison.  «  C'est,  continuai-je,  en  fournissant 
aux  riches  toutes  les  choses  dont  ils  ont  be- 
soin que  notre  petit  peuple  s'entretient.  Par 
exemple,  lorsque  je  suis  chez  moi,  et  que  je 
guis  habillé  comme  je  dois  l'être,  je  porte  sur 


—  434  — 

mon  corps  l'ouvrage  de  cent  ouvriers.  Un 
millier  de  mains  ont  contribué  à  bâtir  et  à 
meubler  ma  maison,  et  il  en  a  fallu  encore  cinq 
ou  six  fois  plus  pour  habiller  ma  temme.  » 

J'étais  sur  le  point  de  lui  peindre  certains 
yahous  qui  passent  la  vie  auprès  de  ceux  qui 
sont  menacés  de  la  perdre,  c'est-à-dire  nos 
médecins.  J'avais  dit  à  son  honneur  que  la 
plupart  de  mes  compagnons  de  voyage  étaient 
morts  de  maladie;  mais  il  n'avait  qu'une  idée 
fort  imparfaite  de  ce  que  je  lui  avais  dit. 

11  s'imaginait  que  nous  mourions  comme 
tous  les  autres  animaux,  et  que  nous  n'avions 
d'autrt  maladie  que  de  la  faiblesse  et  de  la 
pesanteur  un  moment  avant  que  de  mourir, 
à  moins  que  nous  n'eussions  été  blessés  par 
quelque  accident.  Je  fus  donc  obligé  de  lui 
expliquer  la  nature  et  la  cause  de  nos  diver- 
ses maladies.  Je  lui  dis  que  nous  mangions 
sans  avoir  faim,  que  nous  buvions  sans  avoir 
soif;  que  nous  passions  les  nuits  à  avaler  des 
liqueurs  brûlantes  sans  manger  un  seul  mor- 
ceau, ce  qui  enflammait  nos  entrailles,  rui- 
nait notre  estomac  et  répandait  dans  tous  nos 
membres  une  faiblesse  et  une  langueur  mor- 
telles ;  que  plusieurs  femelles  parmi  nous 
avaient  un  certain  venin  dont  elles  faisaient 
part  à  leurs  galants  ;  que  cette  maladie  fu- 
neste, ainsi  que  plusieurs  autres,  naissait  quel- 
quefois avec  nous  et  nous  était  transmise  avec 
le  sang;  enfin,  que  je  ne  finirais  point  si  je 
voulais  lui  exposer  toutes  les  maladies  aux- 
quelles nous  étions  sujets;  qu'il  y  en  avait  au 
moins  cinq  ou  six  cents  par  rapport  à  chaque 
membre,  et  que  chaque  partie,  soit  interne, 


—  135  — 

soit  externe,  eu  avait  une  infinité  qui  lui  etaien 
propres. 

«  Pour  guérir  tous  ces  maux ,  ajoutai-je, 
nous  avons  des  yahous  qui  se  consacrent  uni- 
quement à  l'étude  du  corps  humain,  et  qui 
prétendent,  par  des  remèdes  efficaces,  extir- 
per nos  maladies,  lutter  contre  la  nature 
même,  et  prolonger  nos  vies.  »  Comme  j'étais 
du  métier,  j'expliquai  avec  plaisir  à  son  hon- 
neur la  méthode  de  nos  médecins  et  tous  nos 
mystères  de  médecine.  «  Il  faut  supposer  d'a- 
bord, lui  dis-je,  que  toutes  nos  maladies  vien- 
nent de  réplétion,  d'où  nos  médecins  concluent 
sensément  que  l'évacuation  est  nécessaire , 
soit  par  en  haut,  soit  par  en  bas.  Pour  cela, 
ils  font  un  choix  d'herbes,  de  minéraux,  de 
gommes,  d'huiles,  d'écaillés,  de  sels,  d'exeré- 
créments,  d'éeorces  d'arbres,  de  serpents,  de 
crapauds,  de  grenouilles,  d'araignées,  de  pois- 
sons ,  et  de  tout  cela  ils  nous  composent  une 
liqueur  d'une  odeur  et  d'un  goût  abomina- 
bles, qui  soulève  le  cœur,  qui  fait  horreur, 
qui  révolte  tous  les  sens.  C'est  cette  liqueur 
que  nos  médecins  nous  ordonnent  de  boire 
pour  l'évacuation  supérieure ,  qu'on  appelle 
vomissement.  Tantôt  ils  tirent  de  leur  maga- 
sin d'autres  drogues,  qu'ils  nous  font  prendre 
soit  par  l'orifice  d'en  haut,  soit  par  l'orifice 
d'en  bas,  selon  leur  fantaisie  ;  c'est  alors  ou 
une  médecine  qui  purge  les  entrailles  et  cause 
d  effroyables  tranchées,  ou  bien  c'est  un  clys- 
tère  qui  lave  et  relâche  les  intestins.  «  La  na- 
»  ture,  disent-ils  fort  ingénieusement,  nous  a 
»  donné  l'orifice  supérieur  et  visible  pour 
•  ingérer,  et  l'orifice  inférieur  et  secret  pour 


—  136  — 

•  égérrr;  or,  la  maladie  change  la  disposi- 
»  tion  naturelle  du  corps  ;  il  faut  donc  que  le 
»  remède  agisse  de  même  et  combatte  la  na- 
»  ture  ;  et  pour  cela  il  est  nécessaire  de  chan- 

•  ger  l'usage  des  orifices ,  c'est-à-dire  d'ava- 
»  1er  par  celui  d'en  bas  et  d'évacuer  par  celui 
»  d'en  haut.  »  Nous  avons  d'autres  maladies 
qui  n'ont  rien  de  réel  que  leur  idée.  Ceux  qui 
sont  attaqués  de  cette  sorte  de  mal  s'appellent 
malades  imaginaires.  Il  y  aussi  pour  les  gué- 
rir  des  remèdes  imaginaires  ;  mais  souvent  nos 
médecins  donnent  ces  remèdes  pour  les  maladies 
réelles.  En  général,  les  fortes  maladies  d'ima- 
gination attaquent  nos  femelles  ;  mais  nous 
connaissons  certains  spécifiques  naturels  pour 
les  guérir  sans  douleur.  » 

Un  jour,  mon  maître  me  fit  un  compliment 
que  je  ne  méritais  pas.  Comme  je  lui  parlais 
des  gens  de  qualité  d'Angleterre,  il  me  dit 
qu'il  croyait  que  j'étais  gentilhomme,  parce 
que  j'étais  beaucoup  plus  propre  et  bien 
mieux  fait  que  tous  les  yahous  de  son  pays, 
quoique  je  leur  fusse  fort  inférieur  pour  la 
force  et  pour  l'agilité;  que  cela  venait  sans 
doute  de  ma  différente  manière  de  vivre  et  de 
ce  que  je  n'avais  pas  seulement  la  faculté  de 
parler,  mais  que  j'avais  encore  quelques  com- 
mencements de  raison  qui  pourraient  se  per- 
fectionner dans  la  suite  par  le  commerce  que 
j'aurais  avec  iui. 

Il  me  fit  observer  en  même  temps  que,  par- 
mi les  Houyhnhnms,  on  remarquait  que  les 
blancs  et  les  alezans  bruns  n'étaient  pas  si 
bien  faits  que  les  bais  châtains,  les  gris  pom- 
melés et  les  noirs  ;  que  ceux-là  ne  naissaient 


—  137  — 

pas  avec  les  mêmes  talents  et  les  mêmes  dis- 
positions que  ceux-ci  ;  que  pour  cela  ils  res- 
taient toute  leur  vie  dans  l'état  de  servitude 
qui  leur  convenait,  et  qu'aucun  d'eux  ne  son- 
geait à  sortir  de  ce  rang  pour  s'élever  à 
celui  du  maître,  ce  qui  paraîtrait  dans  !e  pays 
une  chose  énorme  et  monstrueu.se.  •  II  faut, 
disait-il,  rester  dans  l'état  où  la  nature  nous 
a  fait  éclore  ;  c'est  l'offenser,  c'est  sp  révolter 
contre  elle  que  de  vouloir  sortir  du  rang  dans 
lequel  elle  nous  a  donné  l'être.  Pour  vous, 
ajouta-t-il,  vous  êtes  sans  doute  né  ce  que 
vous  êtes  :  car  vous  tenez  du  ciel  votre  no- 
blesse, c'est-a-dire  votre  bon  esprit  et  votre 
bon  naturel.  » 

Je  rendis  à  son  honneur  de  très  humbles 
actions  ùe  grâces  de  la  bonne  opinion  qu'il 
avait  de  moi,  mais  je  l'assurai  en  même  temps 
que  ma  naissance  était  très  basse,  étant  né 
seulement  d'honnêtes  parents,  qui  m'avaient 
donné  une  assez  bonne  éducation.  Je  lui  dis 
que  la  noblesse  parmi  nous  n'avait  rien  de 
commun  avec  l'idée  qu'il  en  avait  conçue;  que 
nos  jeunes  gentilshommes  étaient  nourris  dès 
leur  enfance  dans  l'oisiveté  et  dans  le  luxe, 
que  dès  que  l'âge  le  leur  permettait,  ils  s'é- 
puisaient avec  des  femelles  débauchées  et 
corrompues  et  contractaient  des  maladies 
odieuses  :  que,  lorsqu'il  avaient  consumé 
tout  le  lu-  bien  et  qu'ils  se  voyaient  entièrement 
ruinés,  ils  se  mariaient,  a  qui  ?  A  une  femelle 
de  basse  naissance ,  lai  le,  mal  faite,  mal- 
saine, mais  riche  ;  qu'un  pareil  couple  ne  man 
quait  point  d'engendrer  des  enfants  mal  c 
tués,  noués,  scro mieux, difformes,  ce  qui 


—  138  — 

nuait  quelquefois  jusqu'à  la  troisième  généra- 
tion, à  moins  q  ue  la  judicieuse  femelle  n'y  remé- 
diât en  implorant  le  secours  de  quelque  charita- 
ble ami.  J'ajoutai  que,  parmi  nous,  un  corps  sec, 
maigre,  décharné,  faible,  infirme,  était  devenu 
une  marque  presque  infaillible  de  noblesse  ; 
que  même  une  complexion  robuste  et  un  air  de 
santé  allaient  si  mal  à  un  homme  de  qua- 
lité, qu'on  en  concluait  aussitôt  qu'il  était  le 
fils  de  quelque  domestique  de  sa  maison  à  qui 
madame  sa  mère  avait  fait  part  de  ses  fa- 
veurs, surtout  s'il  avait  l'esprit  tant  soit  peu 
élevé,  juste  et  bien  fait,  et  s'il  n'était  ni  bour- 
ru, ni  efféminé,  ni  brutal,  ni  capricieux,  ni 
débauché,  ni  ignorant. 


VII.  —  Parallèle  des  valions  et  des  hommes, 

Le  lecteur  sera  peut-être  scandalisé  des  por- 
traits fidèles  que  je  fis  alors  de  l'espèce  hu- 
maine et  delà  sincérité  avec  laquelle  j'en  par- 
lai devant  un  animal  superbe,  qui  avait  déjà 
une  si  mauvaise  opinion  de  tous  les  hayous  ; 
mais  j'avoue  ingénument  que  le  caractère  des 
Houyhnhnms  et  les  excellentes  qualités  de 
ces  vertueux  quadrupèdes  avaient  fait  une 
telle  impression  sur  mon  esprit,  que  je  ne 
pouvais  les  comparer  à  nous  autres  humains 
sans  mépriser  tous  mes  semblables.  Ce  mé- 
pris me  les  fit  regarder  comme  presque  indi- 
gnes de  tout  ménagement.  D'ailleurs  ,  mon 
maître  avait  l'esprit  très  pénétrant,  et  remar- 
quait tous  les  jours  dans  ma  personne  des  dé- 


—  139  — 

fauts  énormes  dont  je  ne  m'étais  jamais  aper- 
çu, et  que  je  regardais  tout  au  plus  comme  de 
fort  légères  imperfections.  Ses  censures  judi- 
cieuses m'inspirèrent  un  esprit  critique  et  mi- 
santhrope, et  l'amour  qu'il  avait  pour  la  vérité 
me  fit  détester  le  mensonge  et  fuir  le  dégui- 
sement dans  mes  récits. 

Mais  j'avouerai  encore  ingénument  un  autre 
principe  de  ma  sincérité.  Lorsque  j'eus  passé 
une  année  parmi  les  Houvhnhnms,  je  conçus 
pour  eux  tant  d'amitié,  de  respect,  d'estime  et 
de  vénération,  que  je  résolus  alors  de  ne  ja- 
mais Bouger  à  retourner  dans  mon  pays,  mais 
de  finir  mes  jours  dans  cette  heureuse  contrée, 
où  le  ciel  m'avait  conduit  pour  m'apprendre  à 
cultiver  la  vertu.  Heureux  si  ma  résolution 
eût  été  efficace  I  Mais  la  fortune,  qui  m'a  tou- 
jours persécuté,  n'a  pas  permis  que  je  pusse 
jouir  de  ce  bonheur.  Quoi  qu'il  en  soit,  à  pré- 
sent que  je  suis  en  Angleterre,  je  me  sais  bon 
gré  de  n'avoir  pas  tout  dit  et  d'avoir  caché 
aux  Houvhnhnms  les  trois  quarts  de  nos  ex- 
travagances et  de  nos  vices  ;  je  palliais  même 
de  temps  en  temps,  autant  qu'il  m'était  pos- 
sible, les  défauts  de  mes  compatriotes.  Lors 
même  que  je  les  révélais,  j'usais  de  restric- 
tions mentales,  et  tâchais  de  dire  le  faux  sans 
mentir.  N'étais-je  pas  en  cela  tout  à  fait  excu- 
sable ?  Qui  est-ce  qui  n'est  pas  un  peu  partial 
quand  il  s'agit  de  sa  chère  patrie  !  J'ai  rap- 
porté jusqu'ici  la  subsance  de  mes  entretiens 
avec  mon  maître  durant  le  temps  que  j'eus 
l'honneur  d'être  à  son  service;  mais,  pour  évi- 
ter d'être  long,  j'ai  pasté  sous  silence  plu- 
sieurs autres  articles. 


—  140  — 

Un  jour,  il  m'envoya  chercher  de  grand  ma- 
tin, et  m'ordonnant  de  m'asseoir  à  quelque 
distance  de  lui  (honneur  qu'il  ne  m'avait  point 
encore  fait),  il  me  parla  ainsi  : 

«  J'ai  repassé  dans  mon  esprit  tout  ce  que 
vous  m'avez  dit,  soit  à  votre  sujet,  soit  au 
sujet  de  votre  pays.  Je  vois  clairement  que 
vous  et  vos  compatriotes  avez  une  étincelle  de 
raison,  sans  que  je  puisse  deviner  comment 
ce  petit  lot  vous  est  échu;  mais  je  vois  aussi 
que  l'usage  que  vous  en  faites  n'est  que  pour 
augmenter  tous  vos  défauts  naturels  et  pour 
en  acquérir  d'autres  que  la  nature  ne  vous 
avait  point  donnés.  Il  est  certain  que  vous 
ressemblez  aux  yahous  de  ce  pays-ci  pour  la 
figure  extérieure,  et  qu'il  ne  vous  manque, 
pour  être  parfaitement  tel  qu'eux,  que  de  la 
force,  de  l'agilité  et  des  griffes  plus  longues. 
Mais  du  côté  des  mœurs,  la  ressemblance  est 
entière.  Ils  se  haïssent  mortellement  les  uns 
les  autre  et  la  raison  que  nous  avons  cou- 
tume d'en  donner  est  qu'ils  voient  mutuel- 
lement leur  laideur  et  leur  figure  odieuse* 
sans  qu'aucun  d'eux  considère  la  sienne  pro- 
pre. Comme  vous  avez  un  petit  grain  de  rai- 
son, et  que  vous  avez  compris  que  la  vue 
réciproque  de  la  figure  impertinente  de  vo 
corps  était  pareillement  une  chose  insuppor- 
table et  qui  vous  rendrait  odieux  les  uns  aux 
autres,  voua  vous  êtes  avisés  de  les  couvrir 
par  prudence  et  par  amour-propre;  mais 
malgré  cette  précaution,  vous  ne  vous  haïssez 
pas  moins,  parce  que  d'autres  sujets  de  divi- 
sion, qui  régnent  parmi  nos  yahous,  régnent 
aussi  parmi  vous.  Si,  par  exemple,  nous  ja- 


—  141  — 

tons  à  cinq  yahous  autant  de  viande  qu'il  en 
suffirait  pour  en  rassassier  cinquante,  ces  cinq 
animaux,  gourmands  et  voraces,  au  lieu  de 
manger  en  paix  ce  qu'on  leur  donne  en  abon- 
dance, se  jettent  les  uns  sur  les  autres,  se 
mordent,  se  déchirent,  et  chacun  d'eux  veut 
manger  tout,  en  sorte  que  nous  sommes  obli- 
gés de  les  faire  tous  repaître  à  part,  et  même 
de  lier  ceux  qui  sont  rassassiés,  de  peur  qu'ils 
n'aillent  se  jeter  sur  ceux  qui  ne  le  sont  pas 
encore.  Si  une  vache  dans  le  voisinage  meurt 
de  vieillesse  ou  par  accident,  nos  yahous 
n*ont  pas  plutôt  appris  cette  agréable  nou- 
velle que  les  voilà  tous  en  campagne ,  trou* 
peau  contre  troupeau ,  basse  -  cour  contre 
basse-cour;  c'est  à  qui  s'emparera  de  la  va- 
che. On  se  bat,  on  s'égratigne,  on  se  déchire, 
jusqu'à  ce  que  la  victoire  penche  d'un  côté, 
et,  si  on  ne  se  massacre  pas,  c'est  qu'on  n'a 
pas  la  raison  des  yahous  d'Europe  pour  in- 
venter des  machines  meurtrières  et  des  armes 
massacrantes.  Nous  avons,  en  quelques  en- 
droits de  ce  pays,  de  certaines  pierres  luisan- 
tes de  différentes  couleurs,  dont  nos  yahous 
sont  fort  amoureux.  Lorsqu'ils  en  trouvent,  ils 
font  leur  possible  pour  les  tirer  de  la  terre,  où 
elles  sont  ordinairement  un  peu  enfoncées; 
ils  les  portent  dans  leurs  loges  et  en  font  un 
amas  qu'ils  cachent  soigneusement  et  sur  le- 
quel ils  veillent  sans  cesse  comme  sur  un  tré- 
sor, prenant  bien  garde  que  leurs  camarade^ 
ne  le  découvrent.  Nous  n'avons  encore  pu 
connaître  d'où  leur  vient  cette  inclination 
violente  pour  les  pierres  luisantes,  ni  à  quoi 
elles  peuvent  leur  être  utiles;  mais  je  m'ima- 


-  142  ^ 

gine  à  présent  que  cette  avarice  de  vos  yatious 
dont  vous  m'avez  parlé  se  trouve  aussi  dans 
les  nôtres,  et  que  c'est  ce  qui  les  rend  si  pas- 
sionnés pour  les  pierres  luisantes.  Je  voulus 
une  fois  enlever  à  un  de  nos  yahous  son  cher 
trésor  :  l'animal,  voyant  qu'on  lui  avait  ravi 
l'objet  de  sa  passion,  se  mit  à  hurler  de  toute 
sa  force;  il  entra  en  fureur  et  puis  il  tomba 
en  faiblesse  ;  il  devint  languissant,  il  ne  man- 
gea plus,  ne  dormit  plus,  ne  travailla  plus, 
jusqu'à  ce  que  j'eusse  donné  ordre  à  un  de  mes 
domestiques  de  reporter  le  trésor  dans  l'endroit 
d'où  je  le  l'avais  tiré.  Alors,  l'yabou  commença 
à  reprendre  ses  esprits  et  sa  bonne  humeur, 
et  ne  manqua  pas  de  cacher  ailleurs  ses  bi- 
joux. Lorsqu'un  yahou  a  découvert  dans  un 
champ  ane  de  ces  pierres,  souvent  un  autre 
yahou  survient  qui  la  lui  dispute;  tandis 
qu'ils  se  battent,  un  troisième  accourt  et  em- 
porte la  pierre,  et  roilà  le  procès  terminé. 
Selon  ce  que  vous  m'avez  dit,  ajouta-t-il,  vos 
procès  ne  se  vident  pas  si  promptement  dans 
votre  pays,  ni  à  si  peu  de  frais.  Ici,  les  deux 
plaideurs  (si  je  puis  les  appeler  ainsi),  en  sont 
quittes  pour  n'avoir  ni  l'un  ni  l'autre  la  chose 
disputée;  au  lieu  que  chez  vous,  en  plaidant, 
on  perd  souvent  et  ce  qu'on  veut  avoir  et  ce 
qu'on  a. 

*  H  prend  souvent  à  nos  yahous  une  fantaisie 
dont  nous  ne  pouvons  concevoir  la  cause. 
Gras,  bien  nourris,  bien  couchés,  traités  dou- 
cement par  leurs  maîtres,  pleins  de  santé  et 
de  force,  ils  tombent  tout  à  coup  dans  un 
■  «>ic^r £,pnt,  dans  un  dégoût,  dans  une  mélan- 
~  oUe  u°      ( /  qui  les  rend  mornes  et  stupides.  Ea 


—  443  — 

cet  état,  ils  fuient  leurs  camarades,  ils  ne 
mangent  point,  ils  ne  sortent  point  ;  ils  parais- 
sent rêver  dans  le  coin  de  leurs  loges  et  s'abî- 
mer àans  leurs  pensées  lugubres.  Pour  les 
guérir  1e  cette  maladie,  nous  n'avons  trouvé 
qu'un  remède,  c'est  de  les  réveiller  par  un 
traitement  un  peu  dur  et  de  les  employer  à  des 
travaux  pénibles.  L'occupation  que  nous  leur 
donnons  alors  met  en  mouvement  tous  leurs 
esprits  et  rappelle  leur  vivacité  naturelle. 
Lorsque  mon  maître  me  raconta  ce  fait  avec 
ses  circonstances,  je  ne  pus  m'empècher  de 
songer  à  mon  pays,  où  la  même  chose  arrive 
souvent,  et  où  Ton  voit  des  hommes  comblés 
de  biens  et  d'honneurs,  pleins  de  santé  et  de 
vigueur,  environnés  de  plaisirs  et  préservés 
de  toute  inquiétude,  tomber  tout  à  coup  dans 
la  tristesse  et  dans  la  langueur,  devenir  à 
charge  à  eux-mêmes,  se  consumer  par  des 
réflexions  chimériques,  s'affliger,  s'appesantir 
et  ne  faire  plus  aucun  usage  de  leur  esprit, 
livré  aux  vapeurs  hypocondriaque?.  Je  suis 
persuadé  que  le  remède  qui  convient  à  cette 
maladie  est  celui  qu'on  donne  aux  yahous,  et 
qu'une  vie  laborieuse  et  pénible  est  un  régime 
excellent  pour  la  tristesse  et  la  mélancolie. 
C'est  un  remède  que  j'ai  éprouvé  moi-même, 
et  que  je  conseille  au  lecteur  de  pratiquer 
lorsqu'il  se  trouvera  dans  un  pareil  état.  Au 
reste,  pour  prévenir  le  mal,  je  l'exhorte  à' 
n'être  jamais  oisif;  et,  supposé  qu'il  n'ait 
malheureusement  aucune  occupation  dans  le 
jnciide,  je  le  prie  d'observer  qu'il  y  9  de  la 
diiîe'rence  entre  ne  faire  rien  et  n'avoir  rien 
à  faire.  Nos  yahous»  continua  mon  maître, 


—  144  — 

cnt  une  passion  violente  pour  une  certaine 
racine  qui  rend  beaucoup  de  jus.  Ils  la  cher- 
chent avec  ardeur,  et  la  sucent  avec  un  plai- 
sir extrême  et  sans  se  lasser.  Alors  on  les  voit 
tantôt  se  caresser,  tantôt  s'égratigner,  tantôt 
hurler  et  faire  des  grimaces,  tantôt  jaser,  dan- 
ser, se  jetei  par  terre,  se  rouler  et  s'endormir 
dans  la  boue.  Les  femelles  des  yahous  semblent 
redouter  et  fuir  l'approche  des  maies  ;  elles  ne 
souffrent  point  qu'ils  les  caressent  ouvertement 
devant  les  autres;  la  moindre  liberté  en  public 
les  blesse,  les  révolte  et  les  met  en  courroux; 
mais  lorsqu'une  de  ces  chastes  femelles  voit 
passer  dans  un  endroit  écarté  quelque  yahou 
jeune  et  bien  fait,  elle  se  cache  derrière  un 
arbre  ou  un  buisson,  de  manière  pourtant  que 
le  jeune  yahou  puisse  l'apercevoir  et  l'aborder. 
Aussitôt  elle  s'enfuit,  mais  regardant  souvent 
derrière  elle,  et  conduit  si  bien  ses  pas,  que 
l'yahou  passionné  qui  la  poursuit  l'atteint  enfin 
dans  un  lieu  favorable  au  mystère  et  à  ses  dé- 
sirs. Là,  désormais,  elle  atten  dra  tous  les  jour3 
son  nouvel  amant,  qui  ne  manquera  point  de 
s'y  rendre,  à  moins  qu'une  pareille  aventure 
ne  se  présente  à  lui  sur  le  chemin  et  ne  lui 
fasse  oublier  la  première.  Mais  la  femelle  man- 
que quelquefois  elle-même  au  reniez- vous;  le 
changement  plaît  de?  deux  côtés,  et  la  diver- 
sité est  autant  du  goût  de  l'un  que  de  l'autre. 
Le  plaisir  d'une  femelle  est  de  voir  des  mâles 
se  terrasser,  se  mordre,  s'égratigner,  se  dé- 
chira pour  l'amour  d'elle;  elle  les  excite  au 
combat,  et  devient  le  prix  du  vainqueur,  a 
qui  elle  se  donne  pour  l'égratigner  dans  la  suite 
lui-même  ou  pour  en  cire  égratignée,  et  c'est 


I 


—  145  — 

par  là  que  finissent  toutes  leurs  amours.  Ils 
aiment  passionnément  leurs  petits;  les  mâles, 
qui  s'en  croient  les  pères,  les  chérissent,  quoi- 
qu'il leur  soit  impossible  de  s'assure*  qu'ils 
aient  eu  part  à  leur  naissance.  » 

Je  m'attendais  que  son  honneur  allait  en 
dire  bien  davantage  au  sujet  des  mœurs  des 
yahous,  et  qu'il  ne  lui  échapperait  rien  de  tous 
nos  vices.  J'en  rougissais  d'avance  pour  l'hon- 
neur de  mon  espèce,  et  je  craignais  qu'il  n'al- 
lât décrire  tous  les  genres  d'impudicité  qui 
régnent  parmi  les  yahous  de  son  pays  ;  Sau- 
raient été  l'affreuse  image  de  nos  débauches  à 
la  mode,  où  la  nature  ne  suffit  pas  à  nos  dé- 
sirs effrénés,  où  cette  nature  se  cherche  sans 
se  trouver,  et  où  nous  nous  formons  des  plai- 
sirs inconnus  aux  autres  animaux,  vice  odieux 
auquel  les  seuls  yahous  ont  du  penchant,  et 
que  la  raison  n'a  pu  étouffer  dans  ceux  de 
notre  hémisphère. 


VIII.  —  Philosophie  et  mœurs  des  Houyhnhnms. 

Je  priais  quelquefois  mon  maître  de  me  lais- 
ser voir  les  troupeaux  de  yahous  du  voisinage, 
afin  d'examiner  par  moi-même  leurs  manières 
et  leurs  inclinations.  Persuadé  de  l'aversion 
que  j'avais  pour  eux,  il  n'appréhenda  point 
que  leur  vue  et  leur  commerce  me  corrompis- 
sent; mais  il  voulut  qu'un  gros  cheval  alezan- 
brûlé,  l'un  de  ses  fidèles  domestiques,  et  qui 
était  d'un  fort  bon  naturel,  m'accompagnât 
toujours,  de  peur  qu'il  ne  m'arrivât  quelque 
accident. 


—  146  ~ 

Ces  yahous  me  regardaient  comme  un  ds 
ieurs  semblables,  surtout  ayant  une  fois  vu 
mes  manches  retroussées,  avec  ma  poitrine 
et  mes  bras  découverts.  Ils  voulurent  pour 
lors  s'approcher  de  moi,  et  ils  se  mirent  à  me 
contrefaire  en  se  dressant  sur  leurs  pieds  de 
derrière,  en  levant  la  tête  et  en  mettant  une 
de  leurs  pattes  sur  le  côté.  La  vue  de  ma 
figure  les  faisait  éclater  de  rire.  Ils  me  témoi- 
gnèrent néanmoins  de  l'aversion  et  de  la 
haine,  comme  font  toujours  les  singes  sauva- 
ges à  l'égard  d'un  singe  apprivoisé  qui  porte 
un  chapeau,  un  habit  et  des  bas. 

Il  ne  m'arriva  avec  eux  qu'une  aventure. 
Un  jour  qu'il  faisait  fort  chaud  et  que  je  me 
baignais,  une  jeune  yahousse  me  vit,  se  jeta 
dans  l'eau,  s'approcha  de  moi  et  se  mit  à  me 
serrer  de  toute  sa  force.  Je  poussai  de  grands 
cris,  et  je  crus  qu'avec  ses  griffes  elle  allait 
me  déchirer;  mais,  malgré  la  fureur  qui  l'a- 
nimait et  la  rage  peinte  dans  ses  yeux,  elle 
ne  m'égratigna  seulement  pas.  L'alezan  ac- 
courut et  la  menaça,  et  aussitôt  elle  prit  la 
fuite.  Cette  histoire*  ridicule  ayant  été  racon» 
tée  à  la  maison,  réjouit  fort  mon  maître  et 
toute  sa  famille,  mais  elle  me  causa  beaucoup 
de  honte  et  de  confusion.  Je  ne  sais  si  je  dois 
remarquer  que  cette  yahousse  avait  les  che- 
veux noirs  et  la  peau  plus  brune  que  toutes 
celles  que  j'avais  vues. 

Comme  j'ai  passé  trois  années  entières  dans 
ce  pays-là,  le  lecteur  attend  de  moi,  sans 
doute,  qu'à  l'exemple  de  tous  les  autres  voya- 
geurs, je  fasse  un  ample  récit  des  habitants 
de  ce  pays,  c'est-à-dire  des  Houyhnhnms,  et 


—  147  — 

que  j'expose  en  détail  leurs  usages,  leurs 
mœurs,  leurs  maximes,  leurs  manières.  C'est 
aussi  ce  que  je  vais  tâcher  de  faire,  mais  en 
peu  de  mots. 

Comme  les  Houyhnhnms,  qui  sont  les  maî- 
tres et  les  animaux  dominants  dans  cette 
contrée,  sont  tous  nés  avec  une  grande  incli- 
nation pour  la  vertu,  et  n'ont  pas  même  l'idée 
du  mal  par  rapport  à  une  créature  raisonna- 
ble, leur  principale  maxime  est  de  cultiver 
et  de  perfectionner  leur  raison  et  de  la  pren- 
dre pour  guide  dans  toutes  leurs  actions. 
Chez  eux,  la  raison  ne  produit  point  de  pro- 
tlèmes  comme  parmi  nous,  et  ne  forme 
point  d'arguments  également  vraisemblables 
pour  et  contre.  Ils  ne  savent  ce  que  c'est  que 
mettre  tout  en  question  et  de  défendre  des 
sentiments  absurdes  et  des  maximes  malhon- 
nêtes et  pernicieuses  à  la  faveur  de  /a  proba- 
bilité. Tout  ce  qu'ils  disent  porte  la  convic- 
tion dans  l'esprit,  parce  qu'ils  n'avancent 
lien  d'obscur,  rien  de  douteux,  rien  qui  soit 
ïéguisé  ou  défiguré  par  les  passions  et  par 
l'intérêt.  Je  me  souviens  que  j'eus  beaucoup 
de  peine  à  faire  comprendre  à  mon  maître  ce 
que  j'entendais  par  le  mot  i'opinion,  et  com- 
ment il  était  possible  que  nous  disputassions 
quelquefois  et  que  nous  fussions  rarement  du 
même  avis.  «  La  raison,  disait-il,  n'est-elle 
pas  immuable?  La  vérité  n'est-elle  pas  une? 
Devons-nous  affirmer  comme  sûr  ce  qui  est 
:ain  ?  Devons-nous  nier  positivement  ce 
que  nous  ne  voyons  pas  clairement  ne  pou- 
voir être  ?  Pourquoi  agitez-vous  des  questions 
que  l'évidence  ne  peut  décider,  et  où,  quel- 


—  143  — 

que  parti  que  vous  preniez,  vous»  serez  tou- 
jours livrés  au  doute  et  à  l'incertitude  ?  A 
quoi  servent  toutes  ces  conjectures  philoso- 
phiques, tous  ces  vains  raisonnements  sur  de3 
matières  incompréhensibles ,  toutes  ces  re- 
cherches stériles  et  ces  disputes  éternelles? 
Quand  on  a  de  bons  yeux,  on  ne  se  heurte 
point;  avec  une  raison  pure  et  clairvoyante, 
on  ne  doit  point  contester,  et,  puisque  vous 
le  faites,  il  faut  que  votre  raison  scit  couverte 
de  ténèbres  ou  que  vous  haïssiez  la  vérité  » 

C'était  une  chose  admirable  que  la  bonne 
philosophie  de  ce  cheval  :  Socrate  ne  raisonna 
jamais  plus  sensément.  Si  nous  suivions  ces 
maximes,  il  y  aurait  assurément ,  en  Europe, 
moins  d'erreurs  qu'il  n'y  en  a.  Mais  alors,  que 
deviendraient  nos  bibliothèques  ?  que  devien- 
draient la  réputation  de  nos  savants  et  le  né- 
goce de  nos  libraires  ?  La  république  des  let- 
tres ne  serait  que  celle  de  la  raison,  et  il  n'y 
aurait,  dans  les  universités,  d'autres  écoles 
que  celles  du  bon  sens. 

LesHouyhnhnms  s'aiment  les  uns  les  autres, 
s'aident,  se  soutiennent  et  se  soulagent  réci- 
proquement; ils  ne  se  portent  point  envie; 
ils  ne  sont  point  jaloux  du  bonheur  de  leurs 
voisins  ;  ils  n'attentent  point  sur  la  liberté  et 
sur  la  vie  de  leurs  semblables  ;  ils  se  croiraient 
malheureux  si  quelqu'un  de  leur  espèce  l'était, 
et  ils  disent,  à  l'exemple  d'un  ancien  :  Nihil 
caballini  a  me  alienum  puto.  Ils  ne  médisent 
point  les  uns  des  autres  ;  la  satire  ne  trouve 
chez  eux  ni  principe  ni  objet  ;  les  supérieurs 
n'accablent  point  les  inférieurs  du  poids  de 
leur  rang  et  de  leur  autorité  ;  leur  conduite 


~-  149  — 

sage,  prudente  et  modérée  ne  produit  jamaia 
le  murmure  ;  3a  dépendance  est  un  lien  et  non 
un  joug,  et  la  puissance,  toujours  soumise 
aux  lois  de  l'équité,  est  révérée  sans  être  re- 
doutable. 

Leurs  mariages  sont  bien  mieux  assortis 
que  les  nôtres.  Les  mâles  choisissent  pour 
épouses  des  femelles  de  la  même  couleur 
qu'eux.  Un  gris-pommelé  épousera  toujours 
une  grise-pommelée,  et  ainsi  des  autres.  On 
ne  voit  donc  ni  changement,  ni  révolution, 
ni  déchet  dans  les  familles  ;  les  enfants  sont 
tels  que  leurs  pères  et  leurs  mères  ;  leurs  ar- 
mes et  leurs  titres  de  noblesse  consistent 
dans  leur  figure,  dans  leur  taille,  dans  leur 
force,  dans  leur  couleur ,  qualités  qui  se  per- 
pétuent dans  leur  postérité  ;  en  sorte  qu'on  ne 
voit  point  un  cheval  magnifique  et  superbe 
engendrer  une  rosse,  ni  d'une  rosse  naîfre  un 
beau  cheval,  comme  cela  arrive  si  souvent  en 
Europe. 

Parmi  eux,  on  ne  remarque  point  de  mau- 
vais ménage.  L'épouse  est  fidcle  à  son  mari, 
et  le  mari  l'est  également  à  son  épouse. 

L'un  et  l'autre  vieillissent  sans  se  refroidir, 
au  moins  du  côté  du  cœur  ;  le  divorce  et  la 
séparation,  quoique  permis,  n'ont  jamais  été 
pratiqués  chez  eux;  les  époux  sont  toujours 
amants,  et  les  épouses  toujours  maîtresses, 
ils  ne  sont  point  impérieux,  elles  ne  sont 
point  rebelles,  et  jamais  elles  ne  s'avisent  de 
refuser  ce  qu'ils  sont  en  droit  et  presque 
toujours  en  état  d'exiger. 

Leur  chasteté  réciproque  est  le  fruit  de  la 
raison,  et  non  de  la  crainte,  des  égajds  ou 


—  450  — 

du  préjugé.  Ils  sont  chastes  et  fidèles,  parcs 
que,  pour  la  douceur  de  leur  vie  et  pour  le 
"bon  ordre,  ils  ont  promis  de  l'être.  C'est  l'u- 
nique motif  qui  leur  fait  considérer  la  chas- 
teté comme  une  vertu.  Ils  regardent  d'ailleurs 
comme  un  vice  condamné  par  la  nature  la 
négligence* d'une  propagation  légitime  de  leur 
espèce,  et  ils  abhorrent  tout  ce  qui  y  peut 
mettre  obstacle  ou  y  apporter  quelque  retar- 
dement. 

Us  élèvent  leurs  enfants  avec  un  soin  in- 
fini. Tandis  que  la  mère  veille  sur  le  corps  et 
sur  la  santé,  le  père  veille  sur  l'esprit  et  sur 
la  raison.  Ils  répriment  en  eux,  autant  qu'il 
est  possible,  les  saillies  et  les  ardeurs  fou- 
gueuses de  la  jeunesse,  et  les  marient  de 
bonne  heure,  conformément  aux  conseils  de 
la  raison  et  aux  désirs  de  la  nature.  En  atten- 
dant, ils  ne  souffrent  aux  jeunes  mâles  qu'une 
seule  maîtresse,  qui  loge  avec  eux,  et  est  mise 
au  nombre  des  domestiques  de  la  maison, 
mais  qui,  au  moment  du  mariage,  est  toujours 
congédiée. 

On  donne  aux  femelles  à  peu  près  la  même 
éducation  qu'aux  m&es,  e":  je  me  souvieng 
que  mon  maître  trouvait  déraisonnable  et  ri- 
dicule notre  usage  à  cet  égard,  ii  ûisait  que 
la  moitié  de  notre  espèce  n'avait  d'autre  talênï 
que  celui  de  la  multiplier. 

Le  mérite  des  mâles  consiste  principale- 
ment dans  la  force  et  dans  la  légèreté,  et  ce- 
lui des  femelles  dans  la  douceur  et  dans  la 
souplesse.  Si  une  femelle  a  les  qualités  d'un 
mâle,  on  lui  cherche  un  époux  qui  ait  les 
qualités   d'une  femelle;  alors  tout  est  corn- 


-  loi    - 

pensé,  et  il  arrive,  comme  quelquefois  parmi 
nous,  que  la  femme  est  le  mari  et  que  ie  mari 
est  la  femme.  En  ce  cas,  les  enfants  qui  nais- 
sent d'eux  ne  dégénèrent  ppint,  mais  ressem- 
blent et  perpétuent  heureusement  les  proprié- 
tés de3  auteurs  de  leur  être. 


IX.  —  Parlement  des  Houyhnhnms.  —  Question  im- 
portante agitée  dans  cette  assemblée  de  toute  la  na- 
tion. —  Détail  au  sujet  de  quelques  usages  du 
pays. 

Pendant  mon  séjour  en  ce  pays  des  Houy- 
hnhnms, environ  trois  mois  avant  mon  dé- 
part, il  y  eut  une  assemblée  générale  de  la 
nation,  une  espèce  de  parlement,  où  mon 
maître  se  rendit  comme  député  de  son  can- 
ton. On  y  traita  une  affaire  qui  avait  déjà  été 
cent  fois  mise  sur  le  bureau,  et  qui  était  la 
seule  question  qui  eût  jamais  partagé  les  es- 
prits des  Houyhnhnms.  Mon  maître,  à  son 
retour,  me  rapporta  tout  ce  qui  s'était  passé 
à  ce  sujet. 

Il  s'agissait  de  décider  s'il  fallait  absolu- 
ment exterminer  la  race  des  yahous.  Un  des 
membres  soutenait  l'affirmative,  et  appuyait 
son  avis  de  diverses  preuves  très  fortes  et  très 
solides.  Il  prétendait  que  l'yahou  était  l'ani- 
mal le  plus  difforme,  le  plus  méchant  et  le 
plus  dangereux  que  la  nature  eût  jamais  pro- 

|  duit;  qu'il  était  également  malin  et  indocile, 
et  qu'il  ne  songeait  qu  a  nuire  à  tous  les  au- 

I  très  animaux.  Il  rappela  une  ancienne  tradi- 
tion répandue  dans  le  pays,  selon  laquelle  on 


—  452  — 

assurait  que  les  yahous  n'y  avaient  pas  été  de 
tout  temps,  mais  que,  dans  un  certain  siècle, 
il  en  avait  paru  deux  sur  le  haut  d'une  mon- 
tagne, soit  qu'ils  eussent  été  formés  d'un  li- 
mon gras  et  glutineux,  échauffé  par  les 
rayons  du  soleil,  soit  qu'ils  fussent  sortis  de  la 
vase  de  quelque  marécage,  soit  que  l'écume 
de  la  mer  les  eût  fait  éclore,  que  ces  deux 
yahous  en  avaient  engendré  plusieurs  autres, 
et  que  leur  espèce  s'était  tellement  multipliée 
que  tout  le  pays  en  était  infecté  ;  que,  pour 
prévenir  les  inconvénients  d'une  pareille  mul- 
tiplication, les  Houyhnhnms  avaient  autrefois 
ordonné  une  chasse  générale  des  yahous; 
qu'on  en  avait  pris  une  grande  quantité,  et 
qu'après  avoir  détruit  tous  les  vieux,  on  en  avais 
gardé  les  plus  jeunes,  pour  les  apprivoiser,  au- 
tant que  cela  serait  possible  à  l'égard  d'uri 
animal  aussi  méchant,  et  qu'on  les  avait  des- 
tinés à  tirer  et  à  porter.  Il  ajouta  que  ce  qu'ii. 
y  avait  de  plus  certain  dans  cette  tradition 
était  que  lesyahousn'étaientpointyln/im'amsA-y 
(c'est-à-dire  aborigènes).  Il  représenta  que  les 
habitants  du  pays  ayant  eu  l'imprudente  fan- 
taisie de  se  servir  des  yahous,  avaient  mal  à 
propos  négligé  l'usage  des  ânes,  qui  étaient 
de  très  bons  animaux,  doux,  paisibles,  dociles, 
soumis,  aisés  à  nourrir,  infatigables,  et  qui 
n'avaient  d'autre  défaut  que  d'avoir  une  voix 
un  peu  désagréable ,  mais  qui  l'était  en- 
core moins  que  celle  de  la  plupart  des 
yahous. 

Plusieurs  autres  sénateurs  ayant  harangué 
diversement  et  très  éloquemmentsur  le  même 
sujet,  mon  maître  se  leva  et  propo&aunexpé- 


—  153  — 

aient  judicieux,  dont  je  lui  avais  îait  naîtra 
l'idée.  D'abord,  il  confirma  la  tradition  popu- 
laire par  son  suffrage,  et  appuya  ce  qu'avait 
dit  savamment  sur  ce  point  d'histoire  l'hono- 
rable membre  qui  avait  parlé  avant  lui.  Maif 
il  ajouta  qu'il  croyait  que  ces  deux  premiers 
yahous  dont  il  s'agissait  étaient  venus  de 
quelque  pays  d'outre -mer,  et  avaient  été 
mis  à  terre  et  ensuite  abandonnés  par  leur3 
camarades,  qu'ils  s'étaient  d'abord  retirés  sur 
les  montagnes  et  dans  les  forêts  ;  que,  dans  la 
suite  des  temps,  leur  naturel  s'était  altéré, 
qu'ils  étaient  devenus  sauvages  et  farouches, 
et  entièrement  différents  de  ceux  de  .  leur  es- 
pèce qui  habitent  des  pays  éloignés.  Pour  éta- 
blir et  appuyer  solidement  cette  proposition, 
il  dit  qu'il  avait  chez  lui,  depuis  quelque 
temps,  un  yahou  très  extraordinaire,  dont  les 
membres  de  l'assemblée  avaient  sans  doute 
ouï  parler  et  que  plusieurs  même  avaient  vu. 
Il  raconta  alors  comment  il  m'avait  trouvé 
d'abord,  et  comment  mon  corps  était  couvert 
d'une  composition  artificielle  de  poils  et  de 
peaux  de  bètes;  il  dit  que  j'avais  une  lan. 
gue  qui  m'était  propre,  et  que  pourtant  j'avais 
parfaitement  appris  la  leur;  que  je  lui  avais 
fait  le  récit  de  l'accident  qui  m'avait  conduit 
sur  ce  rivage  ;  qu'il  m'avait  vu  dépouillé  et  nu, 
et  avait  observé  que  j'étais  un  vrai  et  parfait 
yahou,  si  ce  n'est  que  j'avais  la  peau  blanche, 
peu  de  poil  et  des  griffes  fort  courtes. 

«  Cet  yahou  étranger,  ajouta-t-il,  m'a  voulu 
persuader  que,  dans  son  pays  et  dans  beaucoup 
d'autres  qu'il  a  parcourus,  les  yahous  sont  les 
seuls  animaux  maîtres,  dominants  et  raisonna- 


—  154  — 

fàœ,  et  que  les  Houyhnhnms  y  sont  dans  l'es- 
clavage et  dans  la  misère.  Il  a  certainement 
toutes  les  qualités  extérieures  de  nos  yahous, 
mais  il  faut  avouer  qu'il  est  bien  plus  poli,  et 
qu'il  a  même  quelque  teinture  de  raison.  Il  ne 
raisonne  pas  tout  à  fait  comme  un  Houyhnhnm, 
mais  il  a  au  moins  des  connaissances  et  des 
lumières  fort  supérieures  à  celles  de  nos  ya- 
hous. Mais  voici,  messieurs,  ce  qui  va  vous 
surprendre,  et  à  quoi  je  vous  supplie  de  faire 
-attention  :  le  croirez-vous?  il  m'a  assuré  que, 
dans  son  pays,  on  ren  lait  eunuques  les  Houy- 
hnhnms dès  leur  plus  tendre  jeunesse,  que 
cela  les  rendait  doux  et  dociles,  et  que  cette 
opération  était  aisée  et  nullement  dangereuse. 
Sera-ce  la  première  fois,  messieurs,  que  les 
bêtes  nous  auront  donné  quelque  leçon,  et  que 
nous  aurons  suivi  leur  utile  exemple  ?  La  four- 
mi ne  nous  apprend-elle  pas  à  être  industrieux 
et  prévoyants  ?  et  l'hirondelle  ne  nous  a-t-elle 
pas  donné  les  premiers  éléments  de  l'architec- 
ture? Je  conclus  donc  qu'on  peut  fort  bien  in- 
troduire en  ce  pays-ci,  par  rapport  aux  jeu- 
nes yahous,  l'usage  de  la  castration.  L'avan- 
tage qui  en  résultera  est  que  ces  yahous, 
ainsi  mutilés,  seront  plus  doux,  plus  soumis, 
plus  traitables,  et,  par  ce  moyen,  nous  en  dé- 
truirons peu  à  peu  la  maudite  engeance.  J'o- 
pine en  même  temps  qu'on  exhortera  tous  les 
Houyhnhnms  à  élever  avec  grand  soin  les 
ânens,  qui  sont  en  vérité  préférables  aux  ya- 
hous à  *.ous  égards,  surtout  en  ce  qu'ils  sont 
capables  de  travailler  à  l'âge  de  cinq  ans,  tan- 
dis que  les  yahous  ne  sont  capables  de  rien 
jusqu'à  douze.» 


—  ISS  — 

Voila  ce  que  mon  maître  m'apprit  des  déli» 
bérations  du  parlement.  Mais  il  ne  me  dit  pan 
une  autre  particularité  qui  me  regardait  per- 
sonnellement, et  dont  je  ressentis  bientôt  les 
funestes  effets;  c'est,  hélas!  la  principale 
époque  de  ma  vie  infortunée  !  Mais  avant  que 
d'exposer  cet  article,  il  faut  que  je  dise  encore 
quelque  chose  du  caractère  et  des  usages  des 
Houyhnknms. 

Les  Houyhnhnms  n'ont  point  de  livres  ;  ils 
ne  savent  ni  lire  ni  écrire,  et  par  conséquent 
toute  leur  science  est  la  tradition.  Comme  ce 
peuple  est  paisible,  uni,  sage,  vertueux,  tré3 
raisonnable,  et  qu'il  n'a  aucun  commerce  avec 
les  peuples  étrangers,  les  grands  événements 
sont  très  rares  dans  leur  pays,  et  tous  les  traits 
de  leur  histoire  qui  méritent  d'être  sus  peu- 
vent aisément  se  conserver  dans  leur  mémoire 
sans  la  surcharger. 

Ils  n'ont  ni  maladies  ni  médecins.  J'avoue 
que  je  ne  nuis  décider  si  le  défaut  des  méde- 
cins vient  du  défaut  des  maladies,  ou  si  le 
défaut  des  maladies  vient  du  défaut  des  mé- 
decins; ce  nest  pas  pourtant  qu'ils  n'aient  de 
temps  en  temps  quelques  indispositions;  mais 
ils  savent  se  guérir  aisément  eux-mêmes 
par  la  connaissance  parfaite  qu'ils  ont  des 
plantes  et  des  herbes  médicinales,  vu  qu'ils 
étudient  sans  cesse  la  botanique  dans  leurs 
promenades  et  souvent  même  pendant  leurs 
repas. 

Leur  poésie  est  fort  belle,  et  surtout  très 
harmonieuse.  Elle  ne  consiste  ni  dans  un  ba- 
dinage  familier  et  bas,  ni  dans  un  langage  af- 
fecté, ci  dans  un  jargon  précieux,  ni  dans  des 


—  156  — 

pointes  épigrammatiques,  ni  dans  des  subti- 
lités obscures,  ni  dans  des  antithèses  puériles, 
ni  dans  les  agudczas  des  Espagnols,  ni  dans 
les  concetti  des  Italiens,  ni  dans  les  figures 
outrées  des  Orientaux.  L'agrément  et  la  jus- 
tesse clés  similitudes,  la  richesse  et  l'exactitude 
des  descriptions,  la  liaison  et  la  vivacité  des 
images,  voilà  l'essence  et  le  caractère  de  leur 
poésie.  Mon  maître  me  récitait  quelquefois 
des  morceaux  admirables  de  leurs  meilleurs 
poëmes  :  c'était  en  vérité  tantôt  le  style  d'Ho- 
mère, tantôt  celui  de  Virgile,  tantôt  celui  de 
Miiton. 

Lorsqu'un  Houyhnhnm  meurt,  cela  n'afflige 
ni  ne  réjouit  personne.  Ses  plus  proches  pa- 
rents et  ses  meilleurs  amis  regardent  son  tré- 
pas d'un  œil  sec  et  très  indifférent.  Le  mourant 
lui-même  ne  témoigne  pas  le  moindre  regret 
de  quitter  le  monde  ;  il  semble  finir  une  visite 
et  prendre  congé  d'une  compagnie  avec  la- 
quelle il  s'est  entretenu  longtemps.  Je  me  sou- 
viens que  mon  maître  ayant  un  jour  invité  un 
de  ses  amis  avec  toute  sa  famille  à  se  rendre 
chez  lui  pour  une  affaire  importante,  on  con- 
vînt de  part  et  d'autre  du  jour  et  de  l'heure. 
Nous  fûmes  surpris  de  ne  point  voir  arriver  la 
compagnie  au  temps  marqué.  Enfin  l'épouse, 
accompagnée  de  ses  deux  enfants,  se  rendit 
au  logis ,  mais  un  peu  tard,  et  dit  en  entrant 
qu'elle  priait  qu'on  l'excusât,  parce  gue  son 
mari  venait  de  mourir  ce  matin  d'un  accident 
imprévu.  Elle  ne  se  servit  pourtant  pas  du 
terme  de  mourir,  qui  est  une  expression  mal- 
honnête, mais  de  celui  de  shnuwnh,  qui  signi- 
fie à  la  lettre  aller  retrouver  sa  grcmd'mèrc.  Elle 


—  157  — 

fut  très  gaie  pendant  tout  le  temps  qu'elle 
passa  au  logis,  et  mourut  elle-même  gaiement 
au  bout  de  trois  mois,  ayant  eu  une  assez 
agréable  agonie. 
Les  Houyhnhnms  vivent  la  plupart  soixante- 

I  dix  et  soixante-quinze  ans,  et  quelques-un? 
quatre-vingts.  Quelques  semaines  avant  que 
de  mourir,  ils  pressentent  ordinairement  leur 
fin  et  n'en  sont  point  effrayés.  Alors  ils  reçoi- 
vent les  visites  et  les  compliments  de  tous 
leurs  amis,  qui  viennent  leur  souhaiter  un  bon 

!  voyage.  Dix  jours  avant  le  décès,  le  futur  mort, 
qui  ne  se  trompe  presque  jamais  dans  son 

'.  calcul,  va  rendre  toutes  les  visites  qu'il  a  re- 

\  eues,  porté  dans  une  litière  par  ses  yahous  ; 
c'est  alors  qu'il  prend  congé  dans  les  formes 
de  tous  ses  amis  et  qu'il  leur  dit  un  dernier 
adieu  en  cérémonie ,  comme  s'il  quittait  une- 
contrée  pour  aller  passer  le  reste  de  sa  vie- 
dans  une  autre. 

Je  ne  veux  pas  oublier  d'observer  ici  que  les 
Houyhnhnms  n'ont  point  de  terme  dans  leur 
langue  pour  exprimer  ce  qui  est  mauvais,  et 
qu'ils  se  servent  de  métaphores  tirées  de  la 
difformité  et  des  mauvaises  qualités  des  ya- 
hous; ainsi,  lorsqu'ils  veulent  exprimer  l'étour- 
derie  d'un  domestique ,  la  faute  d'un  de  leurs 
enfants,  une  pierre  qui  leur  a  offensé  le  pied, 
un  mauvais  temps  et  autres  choses  sembla- 
bles, ils  ne  font  que  dire  la  chose  dont  il  s'agit, 
su  y  ajoutant  simplement  l'épithète  d'yahou. 
Par  exemple,  pour  exprimer  ces  choses,  ils 
liront  hhhmyihou,  ivhnaholm  yahou,  ynlhmnd- 
wihlma  yahou  ;  et  pour  signifier  une  maison 
mal  bâtie,  ils  diront  ynholmhnmrohinw  yahou. 


—  158  — 

Si  quelqu'un  désire  en  savoir  davantage  au 
sujet  des  moeurs  et  des  usages  des  Houyhn- 
imms,  il  prendra,  s'il  lui  plaît,  la  peine  d'at- 
tendre qu'un  gros  volume  in-quarto  que  je 
prépare  sur  cette  matière  soit  achevé.  J'en 
publierai  incessamment  le  prospectus ,  et  les 
souscripteurs  ne  seront  point  frustrés  de  leurs 
espérances  et  de  leurs  droits.  En  attendant^ 
je  prie  le  public  de  se  contenter  de  cet  abrégé, 
et  de  vouloir  bien  que  j'achève  de  lui  contei 
le  reste  de  mes  aventures. 


X.  —  Félicité  de  l'auteur  dans  le  pays  des  Houyhn- 
hnms.  —  Les  plaisirs  quMI  goûte  dans  leur  conver- 
sation; le  genre  de  vie  qu'il  mène  parmi  eux.  —  Il 
est  banni  du  pays  par  ordre  du  parlement. 


J'ai  toujours  aimé  l'ordre  et  l'économie,  et, 
dans  quelque  situation  que  je  me  sois  trouvé, 
je  me  suis  toujours  fait  un  arrangement  in- 
dustrieux pour  ma  manière  de  vivre.  Mais 
mon  maître  m'avait  assigné  une  place  pour 
mon  logement  environ  à  six  pas  de  la  maison, 
et  ce  logement,  qui  était  une  hutte  conforme 
à  l'usage  du  pays  et  assez  semblable  à  celle 
des  yahous,  n'avait  ni  agrément  ni  commodité. 
J'allai  chercher  de  la  terre  glaise,  dont  je  me 
fis  quatre  murs  et  un  plancher,  et,  avec  des 
joncs,  je  formai  une  natte  dont  je  couvris  ma 
hutte.  Je  cueillis  du  chanvre  qui  croissait  na- 
turellement dans  les  champs  ;  je  le  battis,  j'en 
composai  du  fil,  et  de  ce  fil  mie  espèce  de 
toile,  que  je  remplis  de  plumes  d'oiseaux,  pour 
être  couché  mollement  et  à  mon  aise.  Je  me 


—  150  — 

de  une  table  et  une  chaise  avec  mon  couteau 
et  avec  le  secours  de  l'alezan.  Lorsque  mon 
habit  fut  entièrement  usé,  je  m'en  donnai  un 
neuf  de  peaux  de  lapins,  auxquelles  je  joignis 
celles  de  certains  animaux  appelés  nnuhnoh, 
qui  sont  fort  beaux,  et  à  peu  près  de  la  même 
grandeur,  et  dont  la  peau  est  couverte  d'un 
duvet  très  fin.  De  cette  peau,  je  me  fis  aussi 
des  bas  très  propres.  Je  ressemelai  mes  sou- 
liers avec  de  petites  planches  de  bois  que  j'at- 
tachai à  l'empeigne,  et  quand  cette  empeigne 
fut  usée  entièrement,  j'en  fis  une  de  peau 
d'yahou.  A  l'égard  de  ma  nourriture,  outre  ce 
que  j'ai  dit  ci-dessus,  je  ramassais  quelquefois 
du  miel  dans  les  troncs  des  arbres,  et  je  le 
mangeais  avec  mon  pain  d'avoine.  Personne 
n'éprouva  jamais  mieux  que  moi  que  la  nature 
se  contente  de  peu,  et  que  la  nécessité  est  la 
mère  de  l'invention. 

Je  jouissais  d'une  santé  parfaite  et  d'une 
paix  d'esprit  inaltérable.  Je  ne  me  voyais 
exposé  ni  à  l'inconstance  ou  à  la  trahison 
Ces  amis,  ni  aux  pièges  invisibles  des  enne- 
mis cachés.  Je  n'étais  point  tenté  d'aller 
faire  honteusement  ma  cour  à  un  grand  sei- 
gneur ou  a  sa  maîtresse  pour  avoir  l'honneur 
de  sa  protection  ou  de  sa  bienveillance.  Je 
n'étais  point  obligé  de  me  précautionner 
contre  la  fraude  et  l'oppression;  il  n'y  avait 
point  là  d'espion  et  de  délateur  gagé,  ni  de 
lord  mayor  crédule,  politique,  étourdi  et 
malfaisant.  Là,  je  ne  craignais  point  de  voir 
mon  aonneur  flétri  par  des  accusations  ab- 
surdes, et  ma  liberté  honteusement  ravie  par 
des  complots  indignes  et  par  des  ordres  sur- 


—  160  — 

pris.  Il  n*y  avait  point,  en  ce  pays-là,  de  mé- 
decins pour  m'empoisonner,  de  procureurs 
pour  me  ruiner,  ni  d'auteurs  pour  m'ennuyer. 
Je  n'étais  point  environné  de  railleurs,  de 
rieurs,  de  médisants,  de  censeurs,  de  calom- 
niateurs, d'escrocs,  de  filous,  de  mauvais 
plaisants,  de  joueurs,  d'impertinents  nouvel- 
listes, d'esprits  forts,  d'hypocondriaques,  de 
babillards,  de  disputeurs,  de  gens  de  parti, 
de  séducteurs,  de  faux  savants.  Là,  point  de 
marchands  trompeurs,  point  de  faquins,  point 
de  précieux  ridicules,  point  d'esprits  fades, 
point  de  damoiseaux,  point  de  petits  maîtres, 
point  de  fats,  point  de  traîneurs  d'épée,  point 
d'ivrognes,  point  de  p....,  point  de  pédants. 
Mes  oreilles  n'étaient  point  souillées  de  dis- 
cours licencieux  et  impies  ;  mes  yeux  n'étaitnt 
point  blessés  par  la  vue  d'un  maraud  enrichi 
et  élevé,  et  par  celle  d'un  honnête  homme 
abandonné  à  sa  vertu  comme  à  sa  mauvaise 
destinée. 

J'avais  l'honneur  de  m'entretenir  souvent 
avec  messieurs  les  Houyhnhnms  qui  venaient 
au  logis,  et  mon  maître  avait  la  bonté  de  souf- 
frir que  j'entrasse  toujours  dans  la  salle  poar 
profiter  de  leur  conversation.  La  compagnie 
me  faisait  quelquefois  des  questions,  aux- 
quelles j'avais  l'honneur  de  répondre.  J'accom- 
pagnais aussi  mon  maître  dans  ses  visites, 
mais  je  gardais  toujours  le  silence,  à  inoma 
qu'on  ne  m'interrogeât.  Je  faisais  le  person- 
nage d  auditeur  avec  une  satisfaction  infinie  ; 
tout  ce  que  j'entendais  était  utile  et  agréable, 
et  toujours  exprimé  en  peu  de  mots,  mais  avec 
grâce;  la  plus  exacte  bienséance  était  obser- 


—  161    — 

yée  sans  cérémonie  ;  chacun  disait  et  enten- 
dait ce  qui  pouvait  lui  plaire.  On  ne  s'inter- 
rompait point,  on  ne  s'assommait  point  de  ré- 
cits "longs  et  ennuyeux,  on  ne  discutait  point, 
en  ne  chicanait  point. 

Ils  avaient  pour  maxime  que,  dans  une  corn 
pagnie,  il  est  bon  que  le  silence  régne  de 
temps  en  temps,  et  je  crois  qu'ils  avaient  rai- 
son. Dans  cet  intervalle,  et  pendant  cette 
espèce  de  trev^,  l'esprit  se  remplit  d'idées  nou- 
velles, et  la  conversation  en  devient  ensuite 
plus  animée  et  plus  vive.  Leurs  entretiens  rou- 
laient d'ordinaire  sur  les  avantages  et  les  agré- 
ments de  l'amitié,  sur  les  devoirs  de  la  jus- 
tice, sur  la  bonté,  sur  l'ordre,  sur  les  opéra- 
tions admirables  de  la  nature,  sur  les  anciennes 
traditions,  sur  les  conditions  et  les  bo  nés  de 
la  vertu,  sur  les  règles  invariables  de  la  rai- 
son, quelquefois  sur  les  délibérations  de  la 
prochaine  assemblée  du  parlement,  et  souvent 
sur  le  mérite  de  leurs  poètes  et  sur  les  quali- 
tés de  la  bonne  poésie. 

Je  puis  dire  sans  vanité  que  je  fournissais 
quelquefois  moi-même  à  la  conversation,  c'est- 
à-dire  que  je  donnais  lieu  à  de  fort  beaux  rai- 
sonnements; car  mon  maître  les  entretenait 
de  temps  en  temps  de  mes  aventures  et  de 
J'histoire  de  mon  pays,  ce  qui  leur  faisait  faire 
des  réflexions  fort  peu  avantageuses  à  la  raca 
humaine,  et  que.  pour  cette  raison,  je  ne  rap- 
porterai point.  J'observerai  seulement  que 
mon  maître  paraissait  mieux  connaître  la  na- 
ture des  yahous  qui  sont  dans  les  autres  par- 
ties du  monde  que  je  ne  la  connaissais  moi- 
même.  Il  découvrait  la   source  de  tous  nos 

«UJ.IYER    t.    Il,  g 


—  182  — 

égarements,  il  approfondissait  la  matière  de 
nos  vices  et  de  nos  folies,  et  devinait  une 
infinité  de  choses  dont  je  ne  lui  avais  jamais 
parlé.  Cela  ne  doit  point  paraître  incroyable, 
il  connaissait  à  fond  les  yahous  de  son  pays, 
en  sorte  qu'en  leur  supposant  un  certain  pe- 
tit degré  de  raison,  il  supputait  de  quoi  ils 
étaient  capables  avec  ce  surcroît,  et  son  esti- 
mation était  toujours  juste. 

J'avouerai  ici  ingénument  que  le  peu  de 
lumières  et  de  philosophie  que  j'ai  aujour- 
d'hui, je  l'ai  puisé  dans  les  sages  leçons  de  ce 
cher  maître,  et  dans  les  entretiens  de  tous 
ses  judicieux  amis,  entretiens  préférables  aux 
doctes  conférences  des  académies  d'Angle- 
terre, de  France,  l'Allemagne  et  d'Italie.  J'a- 
vais pour  tous  ces  illustres  personnages  une 
inclination  mêlée  de  respect  et  de  crainte,  et 
j'étais  pénétré  de  reconnaissance  pour  la 
bonté  qu'ils  avaient  de  vouloir  bien  ne  me 
point  confondre  avec  leurs  yahous,  et  de  me 
croire  peut-être  moins  imparfait  que  ceux  de 
mon  pays. 

Lorsque  je  me  rappelais  le  souvenir  de  ma 
famille,  de  mes  amis,  de  mes  compatriotes  et 
de  toute  la  race  humaine  en  général,  je  me 
les  représentais  tous  comme  de  vrais  yahous 
pour  la  figure  et  pour  le  caractère,  seulement- 
un  peu  plus  civilisés,  avec  le  don  de  la  parole 
et  un  petit  grain  de  raison.  Quand  je  considé- 
rais ma  figure  dans  l'eau  pure  d'un  clair  ruis- 
seau, je  de  tournais  le  visage  sur-le-champ,  ne 
pouvant  soutenir  la  vue  d'un  animal  qui  me 
paraissait  aussi  difforme  qu'un  yahou.  Mes 
vaux,  accoutumés  à  Ja  noble  figure  des  Houy- 


—  103  — 

hnhnms,  ne  trouvaient  de  beauté  animale  que 
dans  eux.  A  force  de  les  regarder  et  de  leur 
parler,  j'avais  pris  un  peu  de  leurs  manières, 
de  leurs  gestes,  de  leur  maintien,  ae  leur  dé- 
marche, et,  aujourd'hui  que  je  suis  en  An- 
gleterre, mes  amis  me  disent  quelquefois  que 
je  trotte  comme  un  cheval.  Quand  je  parle  et 
que  je  ris,  il  me  semble  que  je  hennis.  Je  me 
vois  tous  les  jours  raillé  sur  cela  sans  ea  res- 
sentir la  moindre  peine. 

Dans  cet  état  heureux,  tandis  que  je  goûtais 
les  douceurs  d'un  parfait  repos,  que  je  me 
croyais  tranquille  pour  tout  le  reste  de  ma 
vie,  et  que  ma  situation  était  la  plus  agréable 
et  la  plus  digne  d'envie,  un  jour,  mon  maître 
m'envoya  chercher  de  meilleur  matin  qu'à 
l'ordinaire.  Quand  je  me  fus  rendu  auprès  de 
lui,  je  le  trouvai  très  sérieux,  ayant  un  air 
inquiet  et  embarrassé,  voulant  me  parler  et 
ne  pouvant  ouvrir  la  bouche.  Après  avoir 
gardé  quelque  temps  un  morne  silence,  il  me 
tint  ce  discours  : 

«  Je  ne  sais  comment  vous  allez  prendre, 
mon  cher  fils,  ce  que  je  vais  vous  dire.  Vous 
saurez  que,  dans  la  dernière  assemblée  du 
parlement,  à  l'occasion  de  l'affaire  des  yahous 
qui  a  été  mise  sur  le  bureau,  un  député  a  re- 
présenté à  l'assemblée  qu'il  était  indigne  et 
honteux  que  j'eusse  chez  moi  un  yahou  que  je 
traitais  comme  un  Houyhnhnm;  qu'il  m'avait 
vu  converser  avec  lui  et  prendre  plaisir  à  son 
entretien  comme  à  celui  d'un  de  mes  sem- 
blables; que  c'était  un  procédé  contraire  à 
la  raison  et  à  la  nature,  et  qu'on  n'avait  ja- 
mais ouï  pariar  de  chose  pareille.  Sur  cela, 


—  164  — 

l'assemblée  m'a  exhorté  à  faire  de  deux  cho- 
ses l'une  :  ou  à  vous  reléguer  parmi  les  au- 
tres yahous,  qu'on  va  mutiler  au  premier  jour, 
ou  à"  vous  renvoyer  dans  le  pays  d'où  vous 
êtes  venu.  La  plupart  des  membres  qui  vous 
connaissent  et  qui  vous  ont  vu  chez  moi  ou 
chez  eux  ont  rejeté  l'alternative,  et  ont  sou- 
tenu qu'il  serait  injuste  et  contraire  à  la  bien- 
séance de  vous  mettre  au  rang-  des  yahous 
de  ce  pays,  vu  que  vous  avez  un  commence- 
ment de  raison  et  qu'il  serait  même  à  crain- 
dre que  vous  ne  leur  en  communiquassiez,  ce 
qui  les  rendrait  peut-être  plus  méchants  encore; 
que,  d'ailleurs  étant  mêlé  avec  les  yahous,  vous 
pourriez  cabaler  avec  eux,  les  soulever,  les 
conduire  tous  dans  une  forêt  ou  sur  le  sommet 
d'une  montagne,  ensuite  vous  mettre  à  leur 
tête  et  venir  fondre  sur  tous  les  Houyhnhnms 
pour  les  déchirer  et  les  détruire.  Cet  avis  a 
été  suivi  à  la  pluralité  des  voix,  et  j'ai  été 
exhorté  à  vous  renvoyer  incessamment.  Or,  on 
me  presse  aujourd'hui  d'exécuter  ce  résultat, 
et  je  ne  puis  plus  différer.  Je  vous  conseille 
donc  de  vous  mettre  à  la  nage  ou  bien  de 
ïonstruire  un  petit  bâtiment  semblable  à  celui 
\vd  vous  a  apporté  dans  ces  lieux,  et  dont 
rous  m'avez  fait  la  description  et  de  vous  en 
Retourner  par  mer  comme  vous  êtes  venu.  Tous 
Jes  domestiques  de  cette  maison  et  ceux  même 
de  mes  voisins  vous  aideront  dans  cet  ouvrage, 
S'il  n'eut  tenu  qu'à  moi,  je  vous  aurais  gardé 
toute  votre  vie  a  mon  service,  parce  que  vous 
avez  d'assez  bonnes  inclinations,  que  vous  vous 
êtes  corrigé  de  plusieurs  de  vos  défaut?  et  de 
vos  mauvaises  habitudes,  et  que  vous  aves 


—  165  — 

fait  tout  votre  possible  pour  vous  conformer 
autant  que  votre  malheureuse  nature  en  est 
capable,  a  celle  des  Houyhnhmns.  » 

(Je  remarquerai,  en  passant,  que  les  décrets 
■de  l'assemblée  générale  de  la  nation  des 
Houyhnhnms  s'expriment  toujours  par  le 
mot  de  hnhioayn,  qui  signifie  exhortation.  Ils 
ne  peuvent  concevoir  qu'on  puisse  forcer  et 
contraindre  une  créature  raisonnable,  comme 
si  elle  était  capable  de  désobéir  à  la  raison.) 

Ce  discours  me  frappa  comme  un  coup  de 
îbudre:  je  tombai  en  un  instant  dans  l'abatte- 
ment et  dans  le  désespoir:  et,  ne  pouvant  ré- 
sister à  l'impression  de  douleur,  je  m'évanouis 
aux  pieds  de  mon  maître,  qui  me  crut  mort. 
Quand  j'eus  un  peu  repris  mes  sens,  je  lui  dis 
d'une  voix  faible  et  d'un  air  affligé  que,  quoique 
je  ne  pusse  blâmer  Y  exhortation  de  l'assemblée 
générale  ni  la  sollicitation  de  tous  ses  amis, 
qui  le  pressaient  de  se  défaire  de  moi,  il  me 
semblait  néanmoins ,  selon  mon  faible  ju- 
gement ,  qu'on  aurait  pu  décerner  contre 
moi  une  peine  moins  rigoureuse;  qu'il  m'é- 
tait impossible  de  me  mettre  à  la  nage,  que 
je  pourrais  tout  au  plus  nager  une  lieue,  et  que 
cep_endantla  terre  la  plus  proche  était  peut-être 
éloignée  de  cent  lieues;  qu'a  l'égard  de  la 
construction  d'une  barque,  je  ne  trouverais  ja- 
mais dans  le  pays  ce  qui  était  nécessaire  pour 
un  pareil  bâtiment  ;  que  néanmoins  je  vou~ 
lais  obéir,  .nalgré  l'impossibilité  de  faire  ce 
qu'i)  me  conseillait,  et  que  je  me  regardais 
comme  une  créature  condamnée  à  périr*,  que 
la  vue  de  la  mort  ne  m'effrayait  point,  et  que 
ie   l'attendais  comme  le  moindre  des  maux 


—  166  — 

dont  j'étais  menacé  ;  que,  supposé  que  je  pusse 
traverser  les  mers  et  retourner  dans  mon  pays 
par  quelque  aventure  extraordinaire  et  mes- 
pérée,  j'aurais  alors  le  malheur  de  retiouver 
les  yahous,  d'être  obligé  de  passer  le  reste  de 
ma  vie  avec  eux  et  de  retomber  bientôt  dans 
toutes  mes  mauvaises  habitudes  ;  que  je  sa- 
vais bien  que  les  raisons  qui  avaient  déter- 
miné MM.  les  Houyhnhnms  étaient  trop  soli- 
des pour  oser  leur  opposer  celle  d'un  miséra- 
ble yahou  tel  que  moi;  qu'ainsi  j'acceptais 
l'Offre  obligeante  qu'il  me  faisait  du  secours 
de  ses  domestiques  pour  m'aider  à  construire 
une  barque  ;  que  je  le  priais  seulement  de 
youloir  bien  m'accorder  un  espace  de  temps 
qui  pût  suffire  à  un  ouvrage  aussi  difficile, 
qui  étaif  destiné  à  la  conservation  de  ma  mi- 
sérable vie  ;  que,  si  je  retournais  jamais  en 
Angleterre,  je  tâcherais  de  me  rendre  utile  h 
mes  compatriotes  en  leur  traçant  le  portrait 
et  les  vertus  des  illustres  Houyhnhnms,  et  en 
les  proposant  pour  exemple  à  tout  le  genre 
humain. 

Son  honneur  me  répliqua  en  peu  de  mots, 
et  me  dit  qu'elle  m'accordait  deux  mois  pour 
la  construction  de  ma  barque,  et,  en  même 
temps,  ordonna  à  l'alezan  mon  camarade  (car 
il  m'est  permis  de  lui  donner  ce  nom  en  An- 
gleterre) de  suivre  mes  instructions,  parce 
que  j'avais  dit  à  mon  maître  que  lui  seul  me 
suffirait,  et  que  je  savais  qu'il  avait  beaucoup 
d'affection  pour  moi. 

La  première  chose  que  je  fis  fut  d'aller  avec 
lui  vers  cet  endroit  de  la  côte  où  j'avais  au- 
trefois abordé.  Je  montai  sur  une  hauteur,  et. 


—  467  — 

jetant  les  yeux  de  tous  côtés  sur  les  vastes 
espaces  de  la  mer,  je  crus  voir  vers  le  nord» 
êcT  une  petite  île.  Avec  mon  télescope,  je  la 
vis  clairement,  et  je  supputai  qu'elle  pouvait 
être  éloignée  de  cinq  lieues.  Pour  le  bon  aie 
zan,  il  disait  d'abord  que  c'était  un  nuage. 
Comme  il  n'avait  jamais  vu  d'autre  terre  que 
celle  où  il  était  né,  il  n'avait  pas  le  coup  d'oeil 
pour  distinguer  sur  la  mer  des  objets  éloignés 
comme  moi,  qui  avais  pa^sé  ma  vie  sur  cet 
élément.  Ce  fut  a  cette  île  que  je  résolus  d'a- 
bord de  me  rendre  lorsque  ma  barque  serait 
construite. 

Je  retournai  au  logis  avec  mon  camarade, 
et,  après  avoir  un  peu  raisonné  ensemble, 
nous  allâmes  dans  une   forêt  qui  était  peu 
éloignée,  ou  moi,   avec  mon  couteau,  et  lui 
avec   un   caillou   tranchant   emmanché  fort 
adroitement,  nous   coupâmes  le  bois  néces- 
saire pour  l'ouvrage.  Afin  de  ne  point  ennuyer 
le  lecteur  du  détail  de  no+re  travail,  il  suffit 
de  dire  qu'en  six  semaines  de  temps     nous 
fîmes  une  espèce  de  canot  à  la  façon  des  In- 
idiens,  mais  beaucoup  plus  large,  que  je  cou- 
jvris  de    peaux  d'yahous   cousues    ensemble 
lavec  du  fil  de  chanvre.  Je  me  fis  une  voile  de 
|ces  mêmes  peaux,  ayant  choisi  pour  cela  cel- 
les des  jeunes  yahous,   parce  que  celles   des 
?ieux  auraient  été  trop  dures  et  trop  épais- 
ses ;  je  me  fournis  aussi  de  quatre  rames  ;  je 
5s  provision  d'une  quantité  de  chair  cuite  de 
apins  et  d'oiseaux,  avec  deux  vaisseaux,  l'un 
Dlein  d'eau,  et  l'autre  de  lait.  Je  fis  l'épreuve 
le  mon  canot  dans  un  grand  étang,  et  y  cor- 
rigeai tous  les  défauts  que  j'y  pus  remarquer 


bouchant  toutes  les  voies  d'eau  avec  du  su£ 
d'yahou,  et  tâchant  de  le  mettre  en  état  de  me 
porter  avec  ma  petite  cargaison.  Je  le  mis 
alors  sur  une  charrette,  et  le  fis  conduire  au 
rivage  par  des  yahous,  sous  la  conduite  de 
l'alezan  et  d'un  autre  domestique. 

Lorsque  tout  fut  prêt,  et  que  le  jour  de  mon 
départ  fut  arrivé,  je  pris  congé  de  mon 
maître,  de  madame  son  épouse  et  de  toute  sa 
maison,  ayant  \es  yeux  baignés  de  larmes  et 
le  cœur  percé  de  douleur.  Son  honneur,  soit 
par  curiosité,  soit  par  amitié,  voulut  me  voir 
dans  mon  canot,  et  s'avança  vers  le  rivage 
avec  plusieurs  de  ses  amis  dû  voisinage.  Je  fus 
obligé  d'attendre  plus  d'une  heure  à  cause  de 
la  marée,  alors,  observant  que  le  vent  était  bon 
pour  aller  à  l'île,  je  pris  le  dernier  congé  de 
mon  maître.  Je  me  prosternai  à  ses  pieds  pour 
les  lui  baiser,  et  il  me  fit  l'honneur  de  lever 
son  pied  droit  de  devant  jusqu'à  ma  bouche. 
Si  je  rapporte  cette  circonstance,  ce  n'est  point 
par  vanité  ;  j'imite  tous  les  voyageurs,  qui  ne 
manquent  point  de  faire  mention  des  honneurs 
extraordinaires  qu'ils  ont  reçus.  Je  fis  une  pro- 
fonde révérence  à  toute  la  compagnie,  et,  me 
ietant  dans  mon  canot,  je  m'éloignai  du 
rivage. 


XI.  —  L'auteur  est  percé  d'une  flèche  que  lui  décoche 
un  sauvage.  —  Il  est  pris  par  des  Portugais  qui  le 
conduisent  à  Lisbonne,  d'où  il  passe  en  Angleterre. 

Je  commençai  ce  malheureux  voyage  le  15 
de  février,  l'an  1715,  à  neuf  heures  du  matin. 
Quoique  j'eusse  le  vent  favorable,  je  ne  me 


—  169  — 


Tent  pouvait  changer    .b,entôt  las,  et  à^t 
£eà  la  vonefiHf'ceKf*^  deTe  ! 
secours  delà  marée    le  lin  ^an'ere>  "ee  le 
Pace  d'une  heur et ^' demie  ^f   eDViron  ** 
tories  Houyhnhnms  dTsa  è'nf  maîfre  avec 
rent  sur  le  rivage  juson'à  L    "V^'e  testé- 
Perdu  de  vue  e ffl    ce  qu  Us  m'eussent 
e^erami  l'alezan  criera  P'USieurs  fo''   mon 
»<">««,  c'est-à-dire  /r™^c"?"'a  "»*«  *fl/ÏÏ 
l*«ttl  8»Ao«.  *  Prends   b"n  garde  à  loi 

ilon  dessein  était  a*  y,  ■  ' 

Jft  quelque"  pttie  ft  &£  -J.  pou- 
ouje  trouvasse  seulement  Z     et  "habitée, 
de  quoi  me  vêtir  Je  T0  «     ma  n°urriture  et 
«il  séjour  une  situai  fiffurais>  dans  un  na 
«use  que  èeUe  d'unXi e?iUe  f°iS  <*M^ 
une  norrem  extrême^ refouT'*6'  *"■«■ 
et  d'y  être  obligé  de   vivl  T       en  Eu,'°Pe 
sous  l'empire   des ,a>I        dans  Ia  société  et 

«use  solitude que/eeherc'h^  0et'e  *eu- 
fer  doucement  le  reSte  Ihais' J  espe>ais  Pas- 
toppé  de  ma  philosonlie  —  ,oure>  enve. 
pensées,  n'ayant  ri'»E?  '  J°uissant  de  mes 
verain  bien,  T **■££  "L0^4  «««  le  sou? 
BMge  de  ma  consc"encePSa^q^  le  te'™oi- 
»  ia  contagion  des  S  ^ans  etre  exposé 
ïouyhnhnms  m'avaient  ~  ■fnormes  «ue  les 
J»  détestable  espéce        iaIt  aPe«evoir  dans 

lueurs  «ui.TÏÏJ.»  «  ~£d3 


—  170  — 

duisait  mon  vaisseau,  et  qu'enfin  Ton  me  mit 
à  terre  sans  me  dire  où  j'étais.  Je  crus  néan- 
moins alors  que  nous  étions  à.  dix  degrés  «a 
sud  du  cap  de  Bonne-Espérance,  et  environ  à 
quarante-cinq  de  latitude  méridionale.  Je  l'in- 
férai de  quelques  discours  généraux  que  j'a- 
vais entendus  dans  le  vaisseau  au  sujet  du 
dessein  qu'on  avait  d'aller  à  Madagascar.  Quoi- 
que ce  ne  fût  là  qu'une  conjecture,  je  ne  lais- 
sai pas  de  prendre  le  parti  de  cingler  à  l'est, 
espérant  mouiller  au  sud-ouest  de  la  côte  de 
îa  Nouvelle-Hollande ,  et  de  là  me  rendre  à 
l'ouest  dans  quelqu'une  des  petites  îles  qui 
sont  aux  environs.  Le  veut  était  directement 
à  l'ouest,  et,  sur  les  six  beures  du  soir,  je  sup- 
putai que  j'avais  fait  environ  dix-huit  lieues 
vers  l'est. 

Ayant  alors  découvert  une  très  petite  île 
éloignée  tout'  ao  plus  d'une  lieue  et  demie,  j'y 
abordai  en  peu  de  temps.  Ce  n'était  qu'un 
vrai  rocher,  avec  une  petite  baie  que  les  tem- 
pêtes y  avaient  formée.  J'amarrai  mon  canot  en 
cet  endroit,  et,  ayant  grimpé  sur  un  des  côtés 
du  rocher,  je  découvris  vers  l'est  une  terre  qui 
s'étendait  du  sud  au  nord.  Je  passai  la  nuit 
dans  mon  canot,  et,  le  lendemain,  m'étant  mis 
à  ramer  de  grand  matin  et  de  grand  cou- 
rage, j'arrivai  à  sept  heures  à  un  endroit  de 
la  Nouvelle-Hollande  qui  est  au  sud-ouest. 
Cela  me  confirma  dans  une  opinion  que  j'a- 
vais depuis  longtemps,  savoir,  que  les  map- 
pemondes et  les  cartes  placent  ce  pays  au. 
moins  trois  degrés  de  plus  à  l'est  qu'il  n'est 
réellement.  Je  crois  avoir,  il  y  a  déjà  plusieurs 
années,  communiqué  ma  pensée  à  mon  illus- 


—  47*  — 

tre  ami,  M.  Herman  Moil,  et  lui  avoir  expli- 
que  mes  raisons;  mais  il  a  mieux  aimé  suivre 
la  foule  des  auteurs. 

Je  n'aperçus  point  d'habitants  à  l'endroit  où 
j'avais  pris  terre,  et,  comme  je  n'avais  pas 
d'armes,  je  ne  voulus  point  m'avancer  dans 
le  pays.  Je  ramassai  quelques  coquillages  sur 
le  rivage,  que  je  n'osai  faire  cuire,  de  peur 
que  le  feu  ne  me  fît  découvrir  par  les  habi- 
tants de  la  contrée.  Pendant  les  trois  jours 
que  je  me  tins  caché  en  cet  endroit,  je  ne  vé- 
cus que  d'huîtres  et  de  moules,  afin  de  ména- 
ger mes  petites  provisions.  Je  trouvai  heureu- 
sement un  petit  ruisseau,  dont  l'eau  était  ex- 
cellente. 

Le  quatrième  jour,  m'étant  risqué  d'avan- 
cer un  peu  dans  les  terres,  je  découvris  vingt 
ou  trente  habitants  du  pays  sur  une  hauteur 
qui  n'était  pas  à  plus  de  cinq  cents  pas  de 
moi.  Ils  étaient  tous  nus,  hommes,  femmes 
ît   enfants,  et   se   chauffaient    autour    d'un 
*rand  feu.  Un  d'eux  m'aperçut  et  me  fit  re- 
narquer  aux  autres.  Alors,  cinq  de  la  troupe 
e   détachèrent  et  se  mirent  en  marche  de 
ion  côté.  Aussitôt,  >e  me  mis  à  fuir  vers  le 
ivage,  je  me  jetai  dans  mon  canot,  et  je  ra- 
îai  de  toute  ma  force.  Les  sauvages  me  sui- 
irent  le  long  du  rivage,  et,  comme  je  n'étais 
is  fort  avancé  dans  ia  mer,  ils  me  décoche- 
nt une  flèche  qui  m'atteignit  au  genou  gau- 
le et  m'y  fit  une  large  blessure  dont  je  porte 
icore  aujourd'hui  la  marque.  Je  craignis  que 
dard  ne  fut  empoisonné;  ainsi,  ayant  rame 
rtement ,  et  m'étant  mis  hors  de  la  portée 
i  trait,  je  tâchpi  de  bien  sucer  ma  plaie,  et 


—  472  — 

ensuite  je  bandai  mon  genou  comme  je  pus. 

J'étais  extrêmement  embarrassé;  je  n'osais 
retourner  à  l'endroit  où  j'avais  été  attaqué , 
et,  comme  j'étais  obligé  d'aller  du  côté  iu 
nord,  il  me  fallait  toujours  ramer,  parce  que 
j'avais  le  vent  du  nord-est.  Dans  le  temps  que 
je  jetais  les  yeux  de  tous  côtés  pour  faire 
quelque  découverte,  j'aperçus ,  au  nord-nord- 
est,  une  voile  qui,  à  chaque  instant,  croissait 
à  mes  yeux.  Je  balançai  un  peu  de  temps  si 
]e  devais  m'avancer  vers  elle  ou  non.  A  la  fin, 
l'horreur  que  j'avais  conçue  pour  toute  la  race 
des  yahous  me  fit  prendre  le  parti  de  virer  de 
bord  et  de  ramer  vers  le  sud  pour  me  rendre 
à  cette  même  baie  d'où  j'étais  parti  le  matin, 
aimant  mieux  m'exposer  à  toute  sorte  de  dan- 
gers que  de  vivre  avec  des  yahous.  J'appro- 
chai mon  canot  le  plus  près  qu'il  me  fût  pos- 
sible du  rivage,  et,  pour  moi,  je  me  cachai  à 
quelques  pas  de  là,  derrière  une  petite  roche 
qui  e'tait  proche  de  ce  ruisseau  dont  j'ai  parlé. 

Le  vaisseau  s'avança  environ  à  une  demi- 
lieue  de  la  baie,  et  envoya  sa  chaloupe  avec 
des  tonneaux  pour  y  faire  aiguade.  Cet  en- 
droit était  connu  et  pratiqué  souvent  par  les 
voyageurs,  a  cause  du  ruisseau.  Les  mari- 
niers ,  en  prenant  terre ,  virent  d'abord  mon 
canot,  et,  s'étant  mis  aussitôt  a  le  visiter,  ils 
connurent  sans  peine  que  celui  à  qui  il  appar-J 
tenait  n'était  pas  loin.  Quatre  d'entre  euxr, 
bien  armés,  cherchèrent  de  tous  côtés  aux  en-i 
virons  et  enfin  me  trouvèrent  couché  la.  face 
contre  terre  derrière  la  roche.  Us  furent  d'a- 
bord surpris  de  ma  figure,  de  mon  habit  de 
peaux  de  lapins ,  de  mes  souliers  de  bois  et 


—  473  — 

de  mes  bas  fourrés.  Ils  jugèrent  que  je  n'étais 
pas  du  pays,  où  tous  les  habitants  éta;ent  nus. 
Un  d'eux  m'ordonna  de  me  lever  et  me  de- 
manda en  langage  portugais  qui  j'étais.  Je  lui 
fis  une  profonde  révérence,  et  je  lui  dis  dans 
cette  même  langue,  que  j'entendais  parfaite- 
ment ,  que  j'étais  un  pauvre  vahou  banni  du 
pays  des  Houyhnhnms,  et  que  je  le  conjurais 
de  me  laisser  aller.  Ils  furent  surpris  de  m' en- 
tendre parler  leur  langue ,  et  jugèrent,  par  la 
couleur  de  mon  visage,  que  j'étais  un  Euro- 
péen; mais  ils  ne  savaient  ce  que  je  voulais 
dire  par  les  mots  de  vahou  de  houyhnhnm; 
et  Os  ne  purent  en  même  temps  s'empêcher 
de  rire  de  mon  accent,  qui  ressemblait  au  hen- 
nissement d'un  cheval. 

Je  ressentais  à  leur  aspect  des  mouvements 
de  crainte  et  de  haine,  et  je  me  mettais  déjà 
en  devoir  de  leur  tourner  le  dos  et  de  me 
rendre  dans  mon  canot,  lorsqu'ils  mirent  la 
main  sur  moi,  et  m'obligèrent  de  leur  dire  de 
quel  pays  j'étais,  d'où  je  venais,  avec  plu- 
sieurs autres  questions  pareilles.  Je  leur  répon- 
dis que  j'étais  né  en  Angleterre,  d'où  j'étais 
parti  il  y  avait  environ  cinq  ans ,  et  qu'alors 
la  paix  régnait  entre  leur  pays  et  le  mien  ; 
qu'ainsi  j'espérais  qu'ils  voudraient  bien  ne 
me  point  traiter  en  ennemi ,  puisque  je  ne 
leur  voulais  aucun  mal,  et  que  j "étais  un  pau- 
vre vahou  qui  cherchait  quelque  île  déserte 
où  je  pusse  passer  dans  la  solitude  le  reste  de 
ma  vie  infortunée. 

Lorsqu'ils  me  parlèrent,  d'abord  je  fus  saisi 
d'étonnement,  et  je  crus  voir  un  prodige.  Cela 
me  paraissait  aussi  extraordinaire  que  si  j'en- 


—   17*  — 

tendais  aujourd'hui  un  chien  ou  xme  vache 
parler  en  Angleterre.  Ils  me  répondirent,  avec 
route  l'humanité  et  toute  la  politesse  possi- 
bles, que  je  ne  m'affligeasse  point,  et  qu'ils 
étaient  sûrs  que  leur  capitaine  voudrait  bien 
me  prendre  sur  son  bord  et  me  mener  gratis  à 
Lisbonne ,  d'où  je  pourrais  passer  en  Angle- 
terre ;  que  deux  d'entre  eux  iraient  dans  un 
moment  trouver  le  capitaine  pour  l'informer 
de  ce  qu'ils  avaient  vu  et  recevoir  ses  ordres; 
mais  qu'en  même  temps,  à  moins  que  je  ne 
leur  donnasse  ma  parole  de  ne  point  m'enfuir, 
ils  allaient  me  lier.  Je  leur  dis  qu'ils  feraient 
de  moi  tout  ce  qu'ils  jugeraient  à  propos. 

Ils  avaient  bien  envie  de  savoir  mon  his- 
toire et  mes  aventures  ;  mais  je  leur  donnai 
peu  de  satisfaction,  et  tous  conclurent  que 
mes  malheurs  m'avaient  troublé  l'esprit.  Au 
bout  de  deux  heures,  la  chaloupe,  qui  était 
allée  porter  de  l'eau  douce  au  vaisseau ,  re- 
vint avec  ordre  de  m'amener  incessamment  à 
bord.  Je  me  jetai  à  genoux  pour  prier  qu'on 
me  laissa:  aller  et  qu'en  voulût  bien  ne  point 
me  ravir  ma  liberté ,  mais  ce  fut  en  vain  ;  je 
fus  lié  et  mis  dans  la  chaloupe ,  et ,  dans  cet 
ètai,  conduit  à  bord  et  dans  la  chambre  du 
capitaine. 

Il  s'appelait  Pedro  de  Mendez,  et  était  un 
homme  très  généreux  et  très  poli.  Il  me  pria 
d'abord  de  lui  dire  qui  j'étais,  et  ensuite  me 
demanda  ce  que  je  voulais  boire  et  manger. 
Il  m'assura  que  je  serais  traité  comme  lui- 
même,  et  me  dit  enfin  des  choses  si  obligean- 
tes, que  j'étais  tout  étonné  de  trouver  tant  de 
bonté  dans  un  yahoo.  J'avais  néanmoins  un 


-  175  — 

air  sombre,  morne  et  fâché,  et  je  ne  réponclls 
mutile  chose  à  toutes  ses  honnêtetés,  sinon  que 
j'avais  à  manger  dans  mon  canot.  Mai?  i]  or- 
donna qu'on  me  servît  un  poulet  et  qu'on  me 
fît  boire  du  vin  excellent,  et,  en  attendant,  il 
me  fit  donner  un  bon  lit  dans  une  chambre 
fort  commode.  Lorsque  j'y  eus  été  conduit,  je  ne 
voulus  point  me  déshabiller,  et  je  me  jetai  sur 
le  lit  dans  l'état  où  j'étais.  Au  bout  d'une 
demi-heure,  tandis  que  tout  l'équipage  était  à 
dîner,  je  m'échappai  de  ma  chambre  dans  le 
dessein  de  me  jeter  dans  la  mer  et  de  me  sau- 
ver à  la  nage ,  afin  de  n'être  point  obligé  de 
vivre  avec  des  yahous.  Mais  je  fus  prévenu 
par  un  des  mariniers,  et  le  capitaine,  ayant  été 
informé  de  ma  tentative ,  ordonna  de  m'en- 
fermer  dans  ma  chambre. 

Après  le  dîner,  D.  Pedro  vint  me  trouver 
et  voulut  savoir  quel  motif  m'avait  porté  à 
former  l'entreprise  d'un  homme  désespéré. 
H  m'assura  en  même  temps  qu'il  n'avait  en- 
vie que  de  me  faire  plaisir,  et  me  parla  d'une 
manière  si  touchante  et  si  persuasive,  que  je 
commençai  à  le  regarder  comme  un  animal 
un  peu  raisonnable.  Je  lui  racontai  en  peu 
de  mots  l'histoire  de  mon  voyage,  la  révolte 
de  mon  équipage  dans  un  vaisseau  dont  j'é- 
tais capitaine,  et  la  résolution  qu'ils  avaient 
prise  de  me  laisser  sur  un  rivage  inconnu  ;  je 
lui  appris  que  j'avais  passé  trois  ans  parmi 
les  Houyhnhnms,  qui  étaient  des  chevaux  par- 
lants et  des  animaux  raisonnants  et  raison- 
nables. Le  capitaine  prit  tout  cela  pour  des 
visions  et  des  mensonges ,  ce  qui  me  choqua 
extrêmement.  Je  lui  dis  que  j'avais  oublié  à 


—  176  — 

mentir  depuis  que  j'avais  quitté  les  yahoug 
d'Europe;  que  chez  les  Houyhnhnms  on  ne 
mentait  point,  non  pas  même  les  enfants  et 
les  valets  ;  qu'au  surplus ,  il  croirait  ce  qu'il 
lui  plairait,  mais  que  j'étais  prêt  à  répondre  à 
toutes  les  difficultés  qu'il  pourrait  m'opposer, 
et  que  je  me  flattais  de  lui  pouvoir  faire  con- 
naître la  vérité. 

Le  capitaine,  homme  sensé,  après  m'avoir 
fait  plusieurs  autres  questions ,  pour  voir  si 
je  ne  me  couperais  pas  dans  mes  discours,  et 
avoir  vu  que  tout  ce  que  je  disais  était  juste, 
et  que  toutes  les  parties  de  mon  histoire  se 
rapportaient  les  unes  aux  autres,  commença 
à  avoir  un  peu  meilleure  opinion  de  ma  sincé- 
rité ,  d'autant  plus  qu'il  m'avoua  qu'il  s'était 
autrefois  rencontré  avec  un  matelot  hollan- 
dais, lequel  lui  avait  dit  qu'il  avait  pris  terre, 
avec  cinq  autres  de  ses  camarades,  à  une  cer- 
taine île  ou  continent  au  sud  de  la  Nouvelle- 
Hollande  ,  où  ils  avaient  mouillé  pour  faire 
aiguade;  qu'ils  avaient  aperçu  un  cheval  chas- 
sant devant  lui  un  troupeau  d'animaux  par- 
faitement ressemblants  à  ceux  que  je  lui  avais 
décrits ,  et  auxquels  je  donnais  le  nom  d'ya- 
hous,  avec  plusieurs  autres  particularités  que 
le  capitaine  me  dit  qu'il  avait  oubliées,  et 
dont  il  s'était  mis  alors  peu  en  peine  de  char- 
ger sa  mémoire,  les  regardant  comme  des 
mensonges. 

Il  m'ajouta  que,  puisque  je  faisais  profession 
d'un  si  grand  attachement  à  la  vérité,  il  vou- 
lait que  je  lui  donnasse  ma  parole  d'honneur 
de  rester  avec  lui  pendant  tout  le  voyage , 
sans  songer  à  attenter  sur  ma  vie  ;  qu'autre- 


—  177  — 

ment  il  m'enfermerait  jusqu'à  ce  qu'il  fût  ar- 
rivé a  Lisbonne.  Je  lui  promis  ce  qu'il  exigeait 
de  moi,  mais  je  lui  protestai  en  même  temps 
que  je  souffrirais  plutôt  les  traitements  les  plus 
fâcheux  que  de  consentir  jamais  à  retourner 
parmi  les  yahous  de  mon  pays. 

Il  ne  se  passa  rien  de  remarquable  pendant 
notre  voyage.  Pour  témoigner  au  capitaine 
combien  j'étais  sensible  à  ses  honnêtetés,  je 
m'entretenais  quelquefois  avec  lui  par  recon- 
naissance, lorsqu'il  me  priait  instamment  de 
lui  parler,  et  je  tâchais  alors  de  lui  cacher 
ma  misanthropie  et  mon  aversion  pour  tout 
ie  genre  humain.  Il  m'échappait  néanmoins , 
de  temps  en  temps,  quelques  traits  mordants 
et  satiriques ,  qu'il  prenait  en  galant  homme  ; 
ou  auxquels  il  ne  faisait  pas  semblant  de 
prendre  garde.  Mais  je  passais  la  plus  grande 
partie  du  jour  seul  et  isolé  dans  ma  cham- 
bre, et  je  ne  voulais  parler  à  aucun  de  l'é- 
quipage. Tel  était  l'état  de  mon  cerveau,  que 
mon  commerce  avec  les  Houyhnhnms  avait 
rempli  d'idées  sublimes  et  philosophiques. 
J  étais  dominé  par  une  misanthropie  insur- 
montable ;  semblable  à  ces  sombres  esprits,  à 
ces  farouches  solitaires,  à  ces  censeurs  mé- 
ditatifs, qui,  sans  avoir  fréquente  les  Houy- 
hnhnms se  piquent  de  connaître  à  fond  le  ca- 
ractère des  hommes  et  d'avoir  un  souverain 
mépris  pour  l'humanité. 

Le  capitaine  me  pressa  plusieurs  fois  de 
mettre  bas  mes  peaux  de  lapin,  et  m'offrit  de 
me  prêter  de  quoi  m'habiller  de  pied  en  cap  ; 
mais  je  le  remerciai  de  ses  offres,  ayant  hor- 
reur de  mettre  sur  mon  corps  ce  qui  avait  été 


—  178  — 

à  l'usage  d'un  yahou.  Je  lui  permis  seulement 
de  me  prêter  deux  chemises  blanches ,  qui, 
ayant  été  bien  lavées,  pouvaient  ne  me  point 
souiller.  Je  les  mettais  tour  à  tour,  de  deux 
jours  l'un,  et  j'avais  soin  de  les  laver  moi- 
même.  Nous  arrivâmes  à  Lisbonne,  le  5  de 
novembre  1715.  Le  capitaine  me  força  alors 
de  prendre  ses  habits ,  pour  empêcher  la  ca- 
naille de  nous  huer  dans  les  rues.  Il  me  con- 
duisit à  sa  maison ,  et  voulut  que  je  demeu- 
rasse chez  lui  pendant  mon  séjour  en  cette 
ville.  Je  le  priai  instamment  de  me  loger  au 
quatrième  étage,  dans  un  endroit  écarté,  où  je 
n'eusse  commerce  avec  qui  que  ce  fût.  Je  lui 
demandai  aussi  la  grâce  de  ne  dire  à  personne 
ce  que  je  lui  avais  raconté  de  mon  séjour 
parmi  le?  Houyhnhnms ,  parce  que ,  si  mon 
histoire  était  sue,  je  serais  bientôt  accablé  des 
visites  d'une  infinité  de  curieux,  et,  ce  qu'il 
y  a  de  pis ,  je  serais  peut-être  brûlé  par  l'in- 
quisition. 

Le  capitaine,  qui  n'était  point  marié,  n'avait 
que  trois  domestiques,  dont  l'un,  qui  m'ap- 
portait à  manger  dans  ma  chambre ,  avait  de 
si  bonnes  manières  à  mon  égard  et  me  pa- 
raissait avoir  tant  de  bon  sens  pour  un  yahou, 
que  sa  compagnie  ne  me  déplut  point;  il  ga- 
gna sur  moi  de  me  faire  mettre  de  temps  en 
temps  la  tête  à  une  lucarne  pour  prendre 
l'air  ;  ensuite ,  il  me  persuada  de  descendre  à 
Tétage  d'au-dessous  et  de  coucher  dans  une 
chambre  dont  la  fenêtre  donnait  sur  la  rue. 
Il  me  nt  regarder  par  cette  fenêtre  ;  mais,  au 
commencement,  je  retirais  ma  tête  aussitôt 
que  je  l'avais  avancée  :  le  peuple  me  blessait 


—  179  — 

la  vue,  Je  m'y  accoutumai  pourtant  peu  à  peu 
Huit  jours  après ,  il  me  fit  descendre  à  un 
étage  encore  plus  bas  :  enfin,  il  triompha  si 
bien  de  ma  faiblesse,  qu'il  m'engagea  à  venir 
m'asseoir  à  la  porte  pour  regarder  les  pas- 
sants, et  ensuite  à  l'accompagner  quelquefois 
dans  les  rues. 

D.  Pedro ,  à  qui  j'avais  expliqué  l'état  de 
ma  famille  et  de  mes  affaires,  me  dit  un  jour 
que  j  étais  obligé  en  honneur  et  en  conscience 
de  retourner  dans  mon  pays  et  de  vivre  dans 
ma  maison  avec  ma  femme  et  mes  enfants. 
Il  m'avertit  en  même  temps  qu'il  y  avait  dans 
le  port  un  vaisseau  prêt  à  faire  voile  pour 
l'Angleterre,  et  m'assura  qu'il  me  fournirait 
tout  ce  qui  me  serait  nécessaire  pour  mon 
voyage.  Je  lui  opposai  plusieurs  raisons  qui 
me  détournaient  de  vouloir  jamais  aller  de- 
meurer dans  mon  pays,  et  qui  m'avaient  fait 
prendre  ia  résolution  de  chercher  quelque  île 
déserte  pour  y  finir  mes  jours.  Il  me  répli- 
qua que  cette  île  que  je  voulais  chercher  était 
une  chimère,  et  que  je  trouverais  des  hom- 
mes partout;  qu'au  contraire,  lorsque  je  se- 
rais chez  moi ,  j'y  serais  le  maître ,  et  pour- 
rais y  être  aussi  solitaire  qu'il  me  plairait. 

Je  me  rendis  à  la  fin,  ne  pouvant  mieux 
faire  ;  j'étais  d'ailleurs  devenu  un  peu  moin3 
sauvage.  Je  quittai  Lisbonne  le  24  novembre, 
et  m'embarquai  dans  un  vaisseau  marchand. 
D.  Pedro  m'accompagna  jusqu'au  port  et  eut 
l'honnêteté  de  me  prêter  la  valeur  de  vin^rt  li- 
vres sterling.  Durant  ce  voyage ,  je  n'eus  au- 
cun commerce  avec  le  capitaine  ni  avec  aucun 
Ces  passagers,  et  je  prétextai  une  maladie 


—  180  — 

pour  pouvoir  toujours  rester  dans  ma  cham- 
bre. Le  5  de  décembre  1715,  nous  jetâmes  l'an- 
cre aux  Dunes,  environ  sur  les  neuf  heures  du 
matin,  et,  à  trois  heures  après  midi,  j'arrivai 
à  Rotherhithe  en  "bonne  santé,  et  me  rendis 
au  logis.  Ma  femme  et  toute  ma  famille,  en 
me  revoyant ,  me  témoignèrent  leur  surprise 
et  leur  joie;  comme  ils  m'avaient  cru  mort; 
ils  s'abandonnèrent  à  de«  transports  que  je  ne 
puis  exprimer.  Je  les  embrassai  tous  assez 
froidement,  à  cause  de  l'idée  d'yahou  qui  n'é- 
tait pas  encore  sortie  de  mon  esprit,  et,  pour 
cette  raison,  je  ne  voulus  point  d'abord  cou- 
cher avec  ma  femme. 

Le  premier  argent  que  j'eus ,  je  l'employai 
à  acheter  deux  jeunes  chevaux,  pour  lesquels 
je  fis  bâtir  une  fort  belle  écurie ,  et  auxquels 
je  donnai  un  palefrenier  du  premier  mérite, 
que  je  fis  mon  favori  et  mon  confident.  L'o- 
deur de  l'écurie  me  charmait ,  et  j'y  passais 
tous  les  jours  quatre  heures  à  parler  à  mes 
chers  chevaux,  qui  me  rappelaient  le  souvenir 
des  vertueux  Houyhnhnms. 

Dans  le  temps  que  j'écris  cette  relation,  il 
v  a  cinq  ans  que  je  suis  de  retour  de  mon 
dernier  voyage  et  que  je  vis  retiré  chez  moi. 
La  première  année,  je  souffris  avec  peine  la 
vue  de  ma  femme  et  de  mes  enfants ,  et  ne 
pus  presque  gagner  sur  moi  de  manger  avec 
eux.  Mes  idées  changèrent  dans  la  suite ,  et 
aujourd'hui  je  suis  un  homme  ordinaire,  quoi- 
que toujours  un  peu  misanthrope. 


181   — 


ill.  —Invectives  de  l'auteur  contre  les  voyageurs  qu: 
mentent  flans  leurs  relations.  —  Il  justifie  la  sienne. 
—  Ce  qu'il  pense  de  la  conquête  qu'on  voudrait  faire 
des  pavs  qu'il  a  découverts. 


Je  vous  ai  donné,  mon  cher  lecteur,  une  his- 
toire complète  de  mes  voyages  pendant  l'es- 
pace de  seize  ans  et  sept  mois  ;  et  dans  cette 
relation,  j'ai  moins  cherché  à  être  élégant  et 
fleuri  qu'à  être  vrai  et  sincère.  Peut-être  que 
vous  prenez  pour  des  contes  et  des  fables  tout 
ce  que  je  vous  ai  raconté,  et  que  vous  n'y 
trouvez  pas  la  moindre  vraisemblance  :  mais 
je  ne  me  suis  point  appliqué  à  chercher  des 
tours  séduisants  pour  farder  mes  récits  et  vous 
les  rendre  croyables.  Si  vous  ne  me  croyez 
pas,  prenez-vous-en  à  vous-même  de  votre  in- 
crédulité; pour  moi,  qui  n'ai  aucun  génie 
pour  la  fiction,  et  qui  ai  une  imagination  très 
froide,  j'ai  rapporté  les  faits  avec  une  simpli- 
cité qui  devrait  vous  guérir  de  vos  doutes. 

Il  nous  est  aisé ,  à  nous  autres  voyageurs , 
qui  allons  dans  des  pays  oùpresque  personne 
ne  va,  de  faire  des  inscriptions  surprenantes 
de  quadrupèdes,  de  serpents,  d'oiseaux  et  de 
poissons  extraordinaires  et  rares.  Mais  à  quoi 
cela  sert-il  ?  Le  principal  but  d'un  voyageur 
qui  publie  la  relation  de  ses  voyages,  ne  doit* 
ce  pas  être  de  rendre  les  hommes  de  son  pays 
meilleurs  et  plus  sages,  et  de  leuï  proposer 
des  exemples  étrangers,  soit  en  bien,  soit  en 
mal.  pour  les  exciter  à  pratiquer  la  vertu  et  à 
fuir  le  vice  ?  C'est  ce  que  je  me  suis  proposé 


—  182  — 

dans  cet  ouvrage ,  et  je  crois  qu'on  doit  m'en 
savoir  bon  gré. 

Je  voudrais  de  tout  mon  cœur  qu'il  fût  or- 
donné par  une  loi,  qu'avant  qu'aucun  voya- 
geur publiât  la  relation  de  ses  voyages  il  ju- 
rerait et  ferait  serment,  en  présence  du  lord 
grand-chancelier,  que  tout  ce  qu'il  va  faire 
imprimer  est  exactement  vrai,  ou  du  moins 
qu'il  le  croit  tel.  Le  monde  ne  serait  peut-être 
pas  trompé  comme  il  l'est  tous  les  jours.  Je 
donne  d'avance  mon  suffrage  pour  cette  loi , 
et  je  consens  que  mon  ouvrage  ne  soit  impri- 
mé qu'après  quelle  aura  été  dressée. 

J'ai  parcouru,  dans  ma  jeunesse,  un  grand 
nombre  de  relations  avec  un  plaisir  infini; 
mais,  depuis  que  j'ai  presque  fait  le  tour  du 
monde ,  et  que  j'ai  vu  les  choses  de  mes  yeux 
et  par  moi-même,  je  n'ai  plus  de  goût  pour 
cette  sorte  de  lecture  ;  j'aime  mieux  lire  des 
romans.  Je  souhaite  que  mon  lecteur  pense 
comme  moi. 

Mes  amis  ayant  jugé  que  la  relation  que  j'ai 
écrite  de  mes  voyages  avait  un  certain  air  de 
vérité  qui  plairait  au  public,  je  me  suis  livré 
à  leurs  conseils,  et  j'ai  consenti  à  l'impression. 
Hélas  !  j'ai  eu  bien  des  malheurs  dans  ma  vie, 
mais  je  n'ai  jamais  eu  celui  d'être  enclin  au 
mensonge. 

.    .    .    ,  Nec.  si  miserum  fortnna  Sinonem 
Finxit,  vanum  eîiain  mendacemque  improba  finget. 
Virg.  JEneid.,  1.  II. 


Je  sais  qu'il  n'y  a  pas  beaucoup  d'honneur 
à  publier  des  voyages  ;  que  cela  ne  demande 


—   183     — 

ni  science  ni  génie,  et  qu'il  suffit  d'avoir  une 
bonne  mémoire  ou  d'avoir  tenu  un  journal 
exact;  je  sais  aussi  que  les  faiseurs  de  rela- 
tions ressemblent  aux  faiseurs  de  dictionnai- 
res, et  sont  au  bout  d'un  certain  temps  éclip- 
sés, comme  anéantis  par  une  foule  d'écrivains 
postérieurs  qui  répètent  tout  ce  qu'ils  ont  dit 
et  y  ajoutent  des  choses  nouvelles.  Il  m'arri- 
vera  peut-être  la  même  chose  :  des  voyageurs 
iront  dans  les  pays  où  j'ai  été,  enchériront  sur 
mes  descriptions ,  feront  tomber  mon  livre  et 
peut-être  oublier  que  j'aie  jamais  écrit.  Je  re- 
garderais cela  comme  une  vraie  mortification  si 
j'écrivais  pour  la  gloire;  mais,  comme  j'écris 
pour  l'utilité  du  public,  je  m'en  soucie  peu,  et 
suis  préparé  à  tout  événement. 

Je  voudrais  bien  qu'on  s'avisât  de  censurer 
mon  ouvrage:  En  vérité,  que  peut-on  dire  à 
un  voyageur  qui  décrit  des  pays  où  notre  com- 
merce n'est  aucunement  intéressé,  et  où  il  n'y 
a  aucun  rapport  à  nos  manufactures?  J'ai 
écrit  sans  passion,  sans  esprit  de  parti  et  sans 
vouloir  blesser  personne;  j'ai  écrit  pour  une 
fin  très  noble ,  qui  est  l'instruction  générale 
du  genre  humain;  j'ai  >  crit  sans  aucune  vue 
d'intérêt  et  de  vanité  ;  en  sorte  que  les  obser- 
vateurs, les  examinateurs,  les  critiques,  les 
batteurs,  les  chicaneurs,  les  timides,  les  poli- 
tiques, les  petits  génies,  les  patelins,  les  es- 
prits les  plus  difficiles  et  les  plus  injustes, 
n'auront  rien  à  me  dire  et  ne  trouveront  point 
occasion  d'exercer  leur  odieux  talent. 

J'avoue  qu'on  m'a  fait  entendre  que  j'aurais 
dû  d'abord ,  comme  bon  sujet  et  bon  Anglais, 
présenter  au  secrétaire  d'Etat,  à  mon  retour, 


—  m  — 

un  mémoire  instructif  touchant  mes  décou- 
vertes, vu  que  toutes  les  terres  qu'un  sujet 
découvre  appartiennent  de  droit  à  la  cou- 
ronne. Mais,  en  vérité,  je  doute  que  la  con- 
quête des  pays  dont  il  s'agit  soit  aussi  aisée 
que  celle  que  Fernand  Cortez  fit  autrefois 
d'une  contrée  de  l'Amérique  où  les  Espagnols 
massacrèrent  tant  de  pauvres  Indiens  nus  et 
sans  armes.  Premièrement,  à  l'égard  du  pays 
de  Lilliput;  il  est  clair  que  la  conquête  n'en 
vaut  pas  la  peine,  et  que  nous  n'en  retire- 
rions pas  de  quoi  nous  rembourser  des  frais 
d'une  flotte  et  d'une  armée.  Je  demande  s'il 
y  aurait  de  la  prudence  à  aller  attaquer  les 
Brobdingnagniens.  Il  ferait  beau  voir  une  ar- 
mée anglaise  faire  une  descente  en  ce  pays-là  ! 
Serait-elle  fort  contente,  si  on  l'envoyait  dans 
une  contrée  où  l'on  a  toujours  une  île  aérienne 
sur  la  tête ,  toute  prête  à  écraser  les  rebelles, 
et  à  plus  forte  raison  les  ennemis  du  dehors 
qui  voudraient  s'emparer  de  cet  empire?  Il  est 
vrai  que  le  pays  des  Houyhnhnms  paraît  une 
conquête  assez  aisée.  Ces  peuples  ignorent  le 
métier  de  la  guerre;  ils  ne  savent  ce  que  c'est 
qu'armes  blanches  et  armes  à  feu. 

Cependant,  si  j'étais  ministre  d'Etat,  je  ne 
serais  point  d'humeur  de  faire  une  pareille  en» 
treprise.  Leur  haute  prudence  et  leur  parfaite 
unanimité  sont  des  armes  terribles.  Imaginez* 
vous,  d'ailleurs,  cent  mille  Houyhnhnms  en 
fureur  se  jetant  sur  une  armée  européenne. 
Quel  carnage  ne  feraient-ils  pas  avec  leurs 
dents,  et  combien  de  têtes  et  d'estomacs  ne  bri- 
seraient-ils pas  avec  leurs  iormidables  pieds  de 
derrière? Certes,  il  n'y  a  point  de  Houynhnhnœ 


185  — 


auquel  on  ne  puisse  appliquer  ce  qu'Horace 
dit  de  l'empereur  Auguste  : 

Recalcitrat  undique  lutug. 


Mais ,  loin  de  songer  à  conquérir  leur  pays, 
je  voudrais  plutôt  qu'on  les  engageât  à  nous 
envoyer  quelques-uns  de  leur  nation  pour  ci- 
viliser la  nôtre ,  c'est-à-dire  pour  la  rendra 
vertueuse  et  plus  raisonnable. 

Une  autre  raison  m'empêche  d'opiner  pour 
la  conquête  de  ce  pays ,  et  de  croire  qu'il  soit 
à  propos  d'augmenter  les  domaines  de  sa  ma- 
jesté britannique  de  mes  heureuses  découver- 
tes, c'est  qu'à  dire  le  vrai,  la  manière  dont  on 
prend  possession  d'un  nouveau  pays  décou- 
vert me  cause  quelques  légers  scrupules.  Par 
exemple,  une  troupe  de  pirates  est  poussée 
par  la  tempête  je  ne  sais  où.  Un  mousse,  du 
haut  du  perroquet ,  découvre  terre;  les  voilà 
aussitôt  à  cingler  de  ce  côté-là.  Ils  abordent, 
ils  descendent  sur  le  rivage,  ils  voient  un  peu- 
ple désarmé  qui  les  reçoit  bien  ;  aussitôt  ils 
donnent  un  nouveau  nom  à  cette  terre  et  en 
prennent  possession  au  nom  de  leur  chef.  Ils 
élèvent  un  monument  qui  atteste  à  la  posté- 
rité cette  belle  action.  Ensuite,  ils  se  mettent 
à  tuer  deux  ou  trois  douzaines  de  ces  pauvres 
Indiens ,  et  ont  la  bonté  d'en  épargner  une 
douzaine,  qu'ils  renvoient  à  leurs  huttes.  Voilà 
proprement  l'acte  de  possession  qui  commence 
à  fonder  le  droit  divin. 

On  envoie  bientôt  après  d'autres  vaisseaux 
en  ce  même  pays  pour  exterminer  le  plua 


—  186  — 

grand  nombre  des  naturels  ;  on  met  les  chefs 
à  la  torture  pour  les  contraindre  à  livrer  leurs 
trésors;  on  exerce  par  conscience  tous  les  ac- 
tes les  plus  barbares  et  les  plus  inhumains  ; 
on  teint  la  terre  du  sang-  de  ses  infortunés  ha- 
bitants ;  enfin,  cette  exécrable  troupe  de  bour- 
reaux employée  à  cette  pieuse  expédition  est 
une  colonie  envoyée  dans  un  pays  barbare  et 
idolâtre  pour  le  civiliser  et  le  convertir. 

J'avoue  que  ce  que  je  dis  ici  ne  regarde 
point  la  nation  anglaise,  qui,  dans  la  fondation 
des  colonies,  a  toujours  fait  éclater  sa  sagesse 
et  sa  justice,  et  qui  peut,  sur  cet  article,  ser- 
vir aujourd'hui  d'exemple  à  toute  l'Europe.  On 
sait  quel  est  notre  zèle  pour  faire  connaître  la 
religion  chrétienne  dans  les  pays  nouvelle- 
ment découverts  et  heureusement  envahis; 
que,  pour  y  faire  pratiquer  les  lois  du  chris- 
tianisme, nous  avons  soin  d'y  envoyer  des  pas- 
teurs très  pieux  et  très  édifiants,  des  hommes 
de  bonnes  mœurs  et  de  bon  exemple ,  des 
femmes  et  des  filles  irréprochables  et  d'une 
vertu  très  bien  éprouvée ,  de  braves  officiers , 
des  juges  intègres,  et  surtout  des  gouverneurs 
d'une  probité  reconnue  ;  qui  font  consister 
leur  bonheur  dans  celui  des  habitants  du  pays, 
qui  n'y  exercent  aucune  tyrannie  ,  qui  n'ont 
ni  avarice,  ni  ambition,  ni  cupidité,  mais  seu- 
lement beaucoup  de  zèle  pour  la  gloire  et  les 
intérêts  du  roi  leur  maître. 

Au  reste ,  quel  intérêt  aurions-nous  à  vou- 
loir nous  emparer  des  pays  dont  j'ai  fait  la 
description?  Quel  avantage  retirerions-nous 
de  la  peine  d'enchaîner  et  de  tuer  les  natu- 
rels? Il  n'y  a  dans  ces  pays-là  ni  mines  d'or 


—  487  — 

et  d'argent,  ni  sucre,  ni  tabac.  Ils  ne  méritent 
donc  pas  de  devenir  l'objet  de  notre  ardeur 
martiale  et  de  notre  zèle  religieux,  ni  que 
nous  leur  fassions  l'honneur  de  les  conquérir. 

Si  néanmoins  la  cour  en  juge  autrement, 
je  déclare  que  je  suis  prêt  à  attester;  quand 
on  m'interrogera  juridiquement,  qu'avant  moi 
nul  Européen  n'avait  mis  le  pied  dans  ces 
mêmes  contrées  :  je  prends  à  témoins  les  na^. 
turels,  dont  la  déposition  doit  faire  foi.  Il  est 
vrai  qu'on  peut  chicaner  par  rapport  à  ces 
deux  yahous  dont  j'ai  parlé ,  et  qui ,  selon  la 
tradition  des  Houyhnhnms ,  parurent  autre- 
fois sur  une  montagne ,  et  sont  depuis  deve- 
nus la  tige  de  tous  les  yahous  de  ce  pays-là. 
Mais  il  n'est  pas  difficile  de  prouver  que  ces 
deux  anciens  yahous  étaient  natifs  d'Angle- 
terre ;  certains  traits  de  leurs  descendants , 
certaines  inclinations  ,  certaines  manières  le 
font  préjuger.  Au  surplus,  je  laisse  aux  doc- 
teurs en  matière  de  colonies  à  discuter  cet 
article ,  et  à  examiner  s'il  ne  fonde  pas  un 
titre  clair  et  incontestable  pour  le  droit  de  la 
Grande-Bretagne. 

Après  avoir  ainsi  satisfait  à  la  seule  objec- 
tion qu'on  me  peut  faire  au  sujet  de  mes 
voyages ,  je  prends  enfin  congé  de  l'honnête 
lecteur  qui  m'a  fait  l'honneur  de  vouloir  bien 
voyager  avec  moi  dans  ce  livre,  et  je  retourne 
à  mon  petit  jardin  de  Redriff,  pour  m'y  livrer 
à  mes  spéculations  philosophiques- 


TABLE  DES  MATIÈRES 


TOME  PREMIER 

Page» 

Jonathan  Swift,  sa  vie  et  ses  œuvres 7 

Première  partie.  —  Voyage  à  Lilliput 55 

Seconde  partie.  —  Voyage  à  Brobdinjenag.  129 


TOME  SECOND 

Troisième  partie.  —  Voyage  à  Laputa.  aux 
Balnibarbes,  à  Luggnagg,  à  Gloubbdoubdrie 
et  au  Japon ^ 

Quatrième  partie.  —  Voyage  au  pays  des 
Houyhnhnms .'.  t    g-j 


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Cette  publication  a  pour  but  de  faire  connaître 
les  personnages  les  plus  célèbres  de  tous  les  temps 
et  de  tous  tes  pays,  depuis  le  soldat  qui  verse  son 
sang  pour  la  patrie,  jusqu'au  savant  qui  lui  con- 
sacre ses  veilles;  depuis  l'inventeur  qui  crée  un 
outil,  jusqu'au  marin  qui  trouve  un  monde;  depuis 
l'artiste  qui  charme  l'esprit  et  le  cœur,  jusqu'à 
l'écrivain  qui  élève  les  âmes;  depuis  le  philan- 
thrope, enfin,  qui  distribue  sa  fortune  aux  malheu- 
reux, jusqu'à  l'humble  sœur  d'hôpital  qui  leur  sa- 
crifie sa  vie  tout  entière! 

Disposés  pour  être  mis  en  volume,  ces  portraits 
biographiques  peuvent  être  détachés  par  les  int- 
'.'tuteurs  et  donnés  en  récompense  aux  élèves, 

I0RTB  REMISE  AUX  INSTITUTEURS 

%A  reJIure  se  paie  à  part  :  1/2  reliure,  60  c;  reliure, 
1  fr.j  doré  sur  tranche,  i  fr.  25. 


liste  des  Portraits  conlenns  dans  ce  «rima» 


i. 

CORNEILLE. 

41. 

CERVANTES. 

1. 

VAUBAN. 

42. 

OBERKAMPF. 

3. 

ARM  ENTIER. 

43. 

COLBERT. 

4. 

CHRISTOPHE   COLOMB. 

44. 

GÉNÉRAL  FOYc 

5. 

WASHINGTON. 

45. 

BUFFON. 

ô. 

JACQUARD. 

46. 

JACQUES    CGEU! 

7. 

DESCARTES. 

47. 

ROTROU. 

g. 

la  tour-d'auvergnk. 

48. 

HAUY. 

9. 

LA 'FONTAINE. 

19 

JEANNE    HACH- 

«0. 

HOCHE. 

50 

REGNARD. 

it 

CHAPPE. 

51. 

LE  POUSSIN. 

12. 

l'abbé  de  l'ïïeIs, 

52. 

BEAUMARCHAIS 

13. 

MOLIÈRE. 

53. 

FÉNELOnj. 

(4. 

BERNARD  PALISSY. 

54. 

CHAMPIONNET. 

Î5. 

MONTYON. 

55. 

MONTAIGNE. 

16. 

JENNER. 

56. 

WATT. 

»7. 

JEANNE  D'ARC. 

57. 

MADAME    DE   SÉVIGN4, 

18. 

CHANCEL.  DE  L'HOSPITAL 

58. 

MARCEAU 

19. 

RACINE. 

59. 

MONGE. 

50. 

OLIVIER   DE   SERRES. 

60. 

ADAM    DE   CRAPONNE. 

V: COMTESSE   DUMOULÎIPc 

It. 

AMBROISE   PARÉ. 

61. 

22. 

LAVOISIER. 

62. 

DARCET. 

23. 

VOLTAIRE. 

63. 

IfLAS     BART. 

24. 

DUQUESNE. 

64. 

FULTON. 

25. 

JEAN    GOUJON. 

65. 

CARNOT. 

26. 

MONTESQUIEU. 

66. 

LESUEUR. 

27. 

FRANKLIN. 

67. 

BOURGELAT. 

28. 

SAINT   VINCENT  DK    PAUL 

68. 

CLÉMENCE  ISAURB. 

29. 

RAPHAËL. 

69. 

CaTINAT. 

30. 

SULLY. 

70. 

ROLLIN. 

31. 

SALOMON   DK    CAIJS. 

71. 

CHEVALIER    ROZE. 

32. 

BAYARD. 

72. 

CRILLON. 

33. 

TURGOT. 

73. 

MIRABEAU. 

34. 

PESTALOZZI. 

74. 

MONTGOLFIER. 

35. 

LA    PÉROUSK. 

75 

.UVIER. 

31. 

o'alembert. 

76. 

MADAME   DE   MARCILW  SL, 

37. 

MADAME   LABOULAYK. 

77. 

>UGUESCLIN. 

38. 

MATHIEU    MOîi, 

78. 

J.-J.    ROUSSEAU,- 

39. 

J>.   PAPIN. 

79. 

GALILÉE. 

iO. 

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LE  ROMAN  COMIQUE 


PREMIÈRE  PARTIE 


!.  =-  Une  troupe  de  comédiens  arrive  dans  la  fîBi 
dn  Mans. 

Le  soleil  avait  achevé  plus  de  la  moitié  de 
sa  course,  et  son  char,  ayant  attrapé  le  pen- 
chant du  monde,  roulait  plus  vite  qu'il  ne 
voulait.  Si  ses  chevaux  eussent  voulu  profiter 
de  la  pente  du  chemin,  ai  eussent  achevé  ce 
qui  restait  du  jour  en  moins  d'un  demi-quart 
d'heure  ;  mais,  au  lieu  de  tirer  de  toute  leur 
force,  ils  ne  s'amusaient  qu'à  faire  des  cour- 
bettes, respirant  un  air  marin  qui  iea  faisait 
hennir  et  les  avertissait  que  la  mer  était  pro- 
che, où  Ton  dit  que  leur  maître  se  couche 
toutes  les  nuits.  Pour  parler  plus  humaine- 
ment et  plus  intelligiblement,  il  était  entre 
cinq  et  six,  quand  une  charrette  entra  dans  les 
halles  du  Mans.  Cette  charrette  était  attelée 
de  quatre  bœufs  fort  maigrree,  conduits  par 
»ne  jument  poulinière,  dont  le  poulain  allait 
et  venait  à  l'entour  de  la  charrette  comme  un 
petit  fou  qu'il  était,  la  charrette  était  pleine 


4  LE   ROMAN   COMIQUE 

de  coffres,  de  malles  et  de  gros  paquets  de 
toiles  peintes,  qui  faisaient  comme  une  pyra- 
mide, au  haut  de  laquelle  paraissait  une  de- 
moiselle habillée  moitié  ville  moitié  cam- 
pagne. Un  jeune  homme,  aussi  pauvre  d'ha- 
bits que  riche  de  mine,  marchait  à  côté  de  la 
charrette.  Il  avait  un  grand  emplâtre  sur  le 
visage,  qui  lui  couvrait  un  œil  et  la  moitié 
de  la  joue,  et  portait  un  grand  fusil  sur  son 
épaule,  dont  il  avait  assassiné  plusieurs  pies, 
geais  et  corneilles,  qui  faisaient  comme  une 
bandoulière,  au  bas  de  laquelle  pendaient  par 
les  pieds  une  poule  et  un  oison  qui  avaient 
bien  la  mine  d'avoir  été  pris  à  la  petite  guerre. 
Au  lieu  de  chapeau,  il  n'avait  qu'un  bonne k 
de  nuit,  entortillé  de  jarretières  de  différentes 
couleurs,  et  cet  habillement  de  tête  était  une 
manière  de  turban  qui  n'était  encore  qu'ébau- 
ché et  auquel  on  n'avait  pas  encore  donné  la 
dernière  main.  Son  pourpoint  était  une  ca- 
saque de  grisette,  ceinte  avec  une  courroie, 
laquelle  lui  servait  aussi  à  soutenir  une  épée, 
qui  était  si  longue  qu'on  ne  s'en  pouvait  aider 
adroitement  sans  fourchette.  Il  portait  des 
chausses  troussées  à  bas  d'attaches,  comme 
celles  des  comédiens  quand  ils  représentent  un 
héros  de  l'antiquité,  et  il  avait,  au  lieu  de 
souliers,  des  bro  lequins  à  l'antique,  que  les 
boues  avaient  gâtés  jusqu'à  la  cheville  du 
pied.  Un  vieillard,  vêtu  plus  régulièrement, 
quoique  très-mal,  marchait  à  côté  de  lui.  Il 
portait  sur  ses  épaules  une  basse  de  viole,  et, 
parce  qu'il  se  courbait  un  peu  en  marchant, 
on  l'eût  pris  de  loin  pour  une  grosse  tortue 
qui  marchait  sur  ses  jambes  de  derrière.  Quel- 
que critique  murmurera  de  la  comparaison,  à 
cause  du  peu  de  proportion  qu'il  y  a  d'une  tortue 
à  un  homme  ;  mais  j'entends  parler  des  grandes 
tortues  qui  se  trouvent  dans  les  Indes,  et  de 
plus,  je  m'en  sers  de  ma  seule  autorité.  Re- 


LE    ROMAN   COMIQOE  5 

tournons  a  notre  caravane.  Elle  passa  dans 
le  tripot  de  la  Biche,  a  la  porte  duquel  étaient 
assemblés  quantité  des  plus  gros  bourgeois 
de  la  ville.  La  nouveauté  de  l'attirail  et  le 
bruit  de  la  canaille  qui  s'était  assemblée  au- 
tour de  la  charrette  furent  cause  que  tous 
ces  honorables  bourgmestres  jetèrent  les 
veux  sur  nos  inconnus.  Un  lieutenant  de 
prévôt,  entre  autres,  nommé  la  Rappinière, 
les  vint  accoster,  et  leur  demanda  avec  une 
autorité  de  magistrat  quelles  gens  ils  étaient. 
Le  jeune  homme  dont  je  viens  de  vous  parler 
prit  la  parole,  et,  sans  mettre  la  main  au  tur- 
ban, parce  que  de  l'une  il  tenait  son  fusil,  et 
ie  l'autre  la  garde  de  son  épée,  de  peur  qu'elle 
ae  lui  battît  les  jambes,  lui  dit  qu'ils  étaient 
Français  de  naissance,  comédiens  de  profes- 
sion;" que  son  nom  de  théâtre  était  Destin  ; 
celui  de  son  vieux  camarade,  la  Rancune; 
celui  de  la  demoiselle  qui  était  juchée  comme 
une  poule  au  haut  de  leur  bagage,  la  Ca- 
rême. Ce  nom  bizarre  fit  rire  quelques-uns 
de  la  compagnie  ;  sur  quoi  le  jeune  comédien 
ajouta  que  le  nom  de  la  Caverne  ne  devait 
pas  sembler  plus  étrange  à  des  hommes  d'es- 
prit que  ceux  de  la  Montagne,  la  Vallée,  la  Rose 
ou  l'Epine.  La  conversation  finit  par  quelques 
coups  de  poing  et  jurements  de  Dieu  que  l'on 
entendait  au  devant  de  la  charrette.  C'était  le 
valet  du  tripot  qui  avait  battu  le  charretier 
sans  dire  gare,  parce  que  ses  bœufs  et  sa  ju- 
ment usaient  trop  librement  d'un  amas  de 
foin  qui  était  devant  la  porte.  On  apaisa  la 
noise,  et  la  maîtresse  du  tripot,  qui  aimait 
la  comédie  plus  que  sermon  ni  vêpres,  par 
une  générosité  inouïe  en  une  maîtresse  de 
tripot,  permit  au  charretier  de  faire  manger 
ses  bêtes  tout  leur  soûl.  Il  accepta  l'offre 
qu'elle  lui  fit,  et,  pendant  que  les  bêtes  man- 
geaient, l'auteur  se  reposa  quelque  temps,  et 


6  LE    ROMAN    COMIQUE 

se  mit  a  songer  à  ce  qu'il  dirait  dans  le  se- 
cond chapitre. 

II.  —  Quel  nomme  était  le  sieur  de  la  Rappiniére. 

Le  sieur  de  la  Rappiniére  était  alors  le  rieur 
de  la  "ville  du  Mans.  Il  n'y  a  point  de  petite 
ville  qui  n'ait  son  rieur.  La  ville  de  Paris  n'en 
a  pas  pour  un,  elle  en  a  dans  chaque  quartier, 
et  moi-même  qui  vous  parle,  je  l'aurais  été  du 
mien  si  j'avais  voulu;  mais  il  y  a  longtemps, 
comme  tout  le  monde  sait,  que  j'ai  renoncé  à 
toutes  les  vanités  du  monde.  Pour  revenir  au 
sieur  de  la  Rappiniére,  il  renoua  bientôt  la 
conversation  que  les  coups  de  poing-  avaient 
interrompue,  et  demanda  au  jeune  comédien 
si  leur  troupe  n'était  composée  que  de  made- 
moiselle de  la  Caverne,  de  M.  de  la  Rancuno 
et  de  lui. 

Notre  troupe  est  aussi  complète  que  celle 
du  prince  d'Orange  ou  de  S.  A.  d'Epernon, 
lui  répondit-il;  mais  par  une  disgrâce  qui 
nous  est  arrivée  à  Tours,  où  notre  étourdi  de 
portier  a  tué  un  des  fusiliers  de  l'intendant  de 
m  province,  nous  avons  été  contraints  de 
cous  sauver  un  pied  chaussé  et  l'autre  nu,  en 
l'équipage  que  vous  nous  voyez. 

—  Ces  fusiliers  de  M.  l'intendant  en  ont  fait 
autant  à  la  Flèche,  dit  la  Rappiniére. 

—  Que  le  feu  de  saint  Antoine  les  arde!  dit 
la  tripotière  ;  ils  sont  cause  que  nous  n'aurons 
pas  la  corné  lie. 

—  Il  ne  tiendrait  pas  à  nous,  répondit  le 
vieux  comédien,  si  nous  avions  les  clefs  de 
nos  coffres  pour  avoir  nos  habits  ;  et  nous  di- 
vertirions quatre  ou  cinq  jours  MM.  de  la 
ville,  avant  que  de  gaguer  Alençon,  où  le 
reste  de  la  troupe  a  le  rendez-vous*. 

La  réponse  du  comédien  fit  ouvrir  les  oreilles 
à  tout  le  monde.    La  Rappiniére  offrit  une 


LE   ROMAN   COMIQUE  7 

vieille  robe  de  sa  femme  à  la  Caverne,  et  la 
tripotière  deux  ou  trois  paires  d'habits  qu'elle 
avait  en  gage,  à  Destin  et  à  la  Rancune. 

—  Mais,  ajouta  quelqu'un  de  la  compagnie, 
vous  n'êtes  que  trois. 

—  J'ai  joué  une  pièce  moi  seul,  dix  la  Ran- 
cune, et  j'ai  fait  en  même  temps  le  roi,  la 
reine  et  l'ambassadeur.  Je  parlais  en  fausset 
quand  je  faisais  la  reine;  je  parlais  du  nez 
i-'our  l'ambassadeur,  et  je  me  tournais  vers  ma 
couronne  que  je  posais  sur  une  chaise;  et 
pour  le  roi,  je  reprenais  mon  siège,  ma  cou- 
ronne et  ma  gravité,  et  grossissais  un  peu 
ma  voix.  Et  qu'ainsi  ne  soit,  si  vous  voulez 
contenter  notre  charretier  et  payer  notre  dé- 
pense en  l'hôtellerie,  fournissez  vos  habits,  et 
nous  jouerons  avant  que  la  nuit  vienne,  ou 
bien  nous  irons  boire,  avec  votre  permission, 
et  nous  reposer,  car  nous  avons  fait  une 
grande  journée. 

'  Le  parti  plut  à  la  compagnie,  et  le  diable 
de  la  Rappmière,  qui  s'avisait  toujours  de 
quelque  malice,  dit  qu'il  ne  fallait  point  d'au- 
tres habits  que  ceux  de  deux  jeunes  hommes 
de  la  ville  qui  jouaient  une  partie  dans  le 
tripot,  et  que"  mademoiselle  de  la  Caverne,  en 
eon  habit  d'ordinaire,  pourrait  passer  doux 
tout  ce  qu'on  voudrait  dans  une  comédie. 
Aussitôt  dit,  aussitôt  fait;  en  moins  d'un 
demi-quart  d'heure,  les  comédiens  eurent  bu 
chacun  deux  ou  trois  coups,  furent  travestis, 
o:t  l'assemblée  qui  s'était  grossie,  ayant  pris 
place  en  unp  chambre  haute,  on  vit  derrière 
un  drap  sale  que  l'on  le  va,  le  comédien  Destin 
couché  sur  un  matelas,  un  corbillon  sur  la 
tête,  qui  lui  servait  de  couronne,  se  frottant 
un  peu  les  yeux  comme  un  homme  qui  s'é- 
veille, en  récitant  du  ton  de  Mondori  le  rôle 
d'Hérode,  qui  commence  par  : 


8  LE  ROMAN   COMIQUE 

Fantôme  injurieux  qui  troubles  mon  repos! 

L'emplâtre  qui  lui  couvrait  la  moitié  du  ■ 
sage  ne  l'empêcha  pas  de  faire  voir  qu'il  et: 
excellent  comédien.  Mademoiselle  de  la  C 
verne  fit  des  merveilles  dans  les  rôles  de  IV 
rianne  et  de  Salomé  ;  la  Rancune  satisfit  te 
te  monde  dans  les  autres  rôles  de  la  pièce, 
elle  s'en  allait  être  conduite  à  bonne  fin,  qua 
le  diable,  qui  ne  dort  jamais,  s'en  mêla  et 
finir  la  tragédie,  non  pas  par  la  mort  de  Jk 
rianne  et  par  les  désespoirs  d'Hérode,  m 
par  mille  coups  de  poing-,  autant  de  souffle 
un  nombre  effroyable  de  coups  de  pied,  c 
jurements  qui  ne  peuvent  se  compter,  et  ( 
suite  une  belle  information  que  fit  faire 
sieur  de  la  Rappinière,  le  plus  expert  de  te 
les  hommes  en  pareille  matière. 

III.  —  Le  déplorable  succès  qu'eut  la  comédie. 

Dans  toutes  les  villes  subalternes  du  roy? 
me,  il  y  a  d'ordinaire  un  tripot  où  s'assemblc- 
tous  les  jours  les  fainéants  de  la  ville,  les  u 
pour  jouer,  les  autres  pour  regarder  ceux  c 
jouent  ;  c'est  là  que  l'on  rime  richement 
Dieu,  que  Ton  épargne  fort  peu  le  procha 
et  que  les  absents  sont  assassinés  à  coups 
langue.  On  n'y  fait  quartier  à  personne;  te 
le  monde  y  vit  de  Turc  à  More,  et  chacur 
est  reçu  pour  railler  selon  le  talent  qu'il  er 
eu  du'Seigneur.  C'est  en  un  de  ces  tripots- 
si  je  m'en  souviens,  que  j'ai  laissé  trois  p< 
sonnes  comiques,  récitant  la  Marianne  deva 
une  honorable  compagnie,  à  laquelle  présid; 
le  sieur  de  la  Rappinière.  Au  même  tem 
xîfi  <i  M&iîmiE  D'tiAredisaient  \es 
vérités,  les  deux  jeunes  hommes  de  qui  1' 
avait  pris  si  librement  les   habits  entrère 


LE  ROMAN  COMIQUE  9 

ans  la  chambre  en  caleçons,  et  chacun  sa 
aquette  à  sa  main.  Ils  avaient  négligé  de  se 
lire  frotter  pour  venir  entendre  la  comédie. 
,eurs  habits,  que  portaient  Hérode  et  Phérore 
tuv  ayant  d'abord  frappé  la  vue,  le  plus  co- 
jre  des  deux,  ^adressant  au  valet  du  tripot  : 

—  Fils  de  chienne,  lui  dit-il,  pourquoi  âs-tu 
onné  mon  habit  à  ce  bateleur  ? 

Ce  vaiet,  qui  le  connaissait  pour  un  grand 
rutal,  lui  dit  en  toute  humilité  que  ce  n'était 
as  lui. 

—  Et  qui  donc,  barbe  de  cocu?  ajouta-t-il. 
Le  pauvre  valet  n'osait  en  accuser  la  Rapp*- 

ière  en  sa  présence;  mais  lui  qui  était  le  plus 
isolent  de  tous  les  hommes,  lui  dit  en  se  le- 
ant  de  sa  chaise  : 

—  C'est  moi,  qu'en  voulez-vous  dire? 

—  Que  vous  êtes  un  sot,  repartit  l'autre  en 
il  déchargeant  un  démesure  coup  de  sa  ra- 
uette  sur  les  oreilles. 

La  Rappinière  fut  si  surpris  d'être  prévenu 
'un  coup,  lui  qui  avait  accoutumé  d'en  user 
insi,  qu'il  demeura  comme  immobile,  ou  d"ad- 
îiration,  ou  parce  qu'il  n'était  pas  encore  as- 
3z  en  colère,  ft  qu'il  lui  en  fallait  beaucoup 
our  se  résoudre  à  se  battre,  ne  fût-ce  ou  à 
oups  de  poing  :  et  peut-être  que  la  chose  en 
it  demeurée  là,  si  son  valet,  oui  avait  plus 
e  colère  que  lui,  ne  se  fût  jeté  sur  l'agres- 
sur,  en  lui  donnant  dans  le  beau  milieu  du 
isage  un  coup  de  poing  avec  toutes  ses  cir- 
onstances,  et  ensuite  une  grande  quantité 
'autres  où  ils  purent  aller.  La  Rappinière  le 
rit  en  queue,  et  se  mit  à  travailler  sur  lui  à 
oups  de  poing,  comme  un  homme  qui  a  été 
ffensé  le  premier  .  un  parent  de  son  ad  ver- 
aire  prit  la  Rappinière  de  la  même  façon.  Ce 
arent  fut  investi  par  un  ami  de  la  Rappinière 
our  faire  diversion;  celui-ci  le  fut  d'un  autre 
t  celui-là  d'un  autre  ;  enfin  tout  le  monde  prit 


10  LE   ROMAN  COMIQUE 

parti  dans  la  chambre.  L'un  jurait,  l'autre  in* 
juriait,  tous  s'entrebattaient.  La  tripotière, 
qui  voyait  rompre  ses  meubles ,  remplissait 
1  air  de  cris  pitoyables.  Vraisemblablement  ils 
devaient  tous  périr  par  coups  d'escabeaux,  de 
pieds  et  de  poings,  si  quelques-uns  des  ma- 
gistrats de  la  ville,  qui  se  promenaient  sous 
les  halles  avec  le  sénéchal  du  Maine,  ne  fus- 
sent accourus  à  la  rumeur.  Quelques-uns  fu- 
rent d'avis  de  jeter  deux  ou  trois  seaux  d'eau 
sur  les  combattants,  et  le  remède  eût  peut- 
être  réussi;  mais  ils  se  séparèrent  de  lassi- 
tude, outre  que  deux  pères  capucins,  qui  se 
jetèrent  par  charité  dans  le  champ  de  bataille, 
mirent  entre  les  combattants,  non  pas  une 
paix  bien  affermie,  mais  firent  au  moins  ac- 
corder quelques  trêves,  pendant  lesquelles  on 
put  négocier,  sans  préjudice  des  informations 
qui  se  firent  de  part  et  d'autre.  Le  comédien 
Destin  fit  des  prouesses  à  coups  de  poing, 
dont  on  parle  encore  dans  la  ville  du  Mans, 
suivant  ce  qu'en  ont.  raconté  les  deux  jouven- 
ceaux, auteurs  de  la  querelle,  avec  lesquels  il 
eut  particulièrement  affaire,  et  qu'il  pensa 
rouer  de  coups,  outre  quantité  d'autres  du 
parti  contraire  qu'il  mit  hors  de  combat  du 
premier  coup.  Il  perdit  son  emplâtre  durant 
la  mêlée,  et  l'on  remarqua  qu'il  avait  le  visage 
aussi  beau  que  la  taille  riche.  Les  museaus 
sanglants  furent  lavés  d'eau  fraîche,  les  col- 
lets déchirés  furent  changés,  on  appliqua 
quelques  cataplasmes,  et  même  l'on  fit  quel- 
ques points  d'aiguille  ;  et  les  meubles  furent 
aussi  remis  en  place,  non  pas  du  tout  si  en» 
tiers  que  lorsqu'on  les  desarrangea.  Enfin,  ul 
moment  après,  il  ne  resta  plus  rien  du  com- 
bat, que  beaucoup  d'animosité  qui  paraissait 
sur  les  visages  des  uns  et  des  autres.  Les 
pauvres  comédiens  sortirent  avec  la  Rappi- 
nière,  qui   verbalisa  le   dernier.   Comme  ila 


LE  ROMAN  COMIQUE  îl 

passaient  du  tripot  sous  les  halles,  ils  furent 
investis  par  sept  ou  huit  braves,  fépée  à  ia 
main.  La  Rappinière,  selon  ta  coutume,  eut 
grand*peur,  et  pensa  bien  avoir  quelque  chose 
de  pis,  si  Destin  ne  se  fût  généreusement  jeté 
au  devant  d'un  coup  d'épée  qui  lui  allait  pas- 
ser au  travers  du  corps  ;  il  ne  put  pourtant 
si  bien  le  parer,  qu'il  ne  reçût  une  légère 
blessure  dans  le  bras,  Il  mit  l'epée  à  la  main 
en  le  même  temps ,  et  en  moins  de  rien  fit 
voler  à  terre  deux  e'pées,  ouvrit  deux  ou  trois 
têtes,  donna  force  coups  sur  les  oreilles  et  dé- 
confit si  bien  messieurs  de  l'embuscade,  que 
tous  les  assistants  avouèrent  qu'ils  n'avaient 
jamais  vu  un  si  vaillant  homme.  Cette  partie 
ainsi  avortée  avait  été  dressée  à  la  Rappinière 
par  deux  petits  nobles,  dont  l'un  avait  épousé 
la  sœur  de  celui  qui  commença  le  combat  par 
un  gTand  coup  de  raquette  ;  et  vraisemblable- 
ment la  Rappinière  était  gâté  sans  le  vaillant 
défenseur  que  Dieu  lui  suscita  en  notre  vail- 
lant comédien.  Le  bienfait  trouva  place  en 
son  cœur  de  roche,  et  sans  vouloir  permettre 
que  ces  pauvres  restes  d'une  troupe  délabrée 
allassent  loger  en  une  hôtellerie,  il  les  emmena 
chez  lui,  où  le  charretier  déchargea  le  bagage 
comique  et  s'en  retourna  à  son  village. 

IV.  —  Dans  lequel  on  continue  de  parler  du  sieur  da 
ia  Rappinière,  et  de  ce  qui  arriva  la  nuit  en  sa 
maison. 

Mademoiselle  de  la  Rappinière  reçut  la 
compagnie  avec  force  compliments,  car  elle 
était  la  femme  du  monde  qui  se  plaisait  le 
plus  à  en  faire.  Elle  n'était  pas  laide,  quoique 
si  maigre  et  si  sèche,  qu'elle  n'avait  jamais 
mouché  de  chandelle  avec  ses  doigts  que  le 
feu  n'y  prît;  j'en  pourrais  dire  cent  choses 
rares,  que  je  laisse,  de  peur  d'être  trop  long. 


12  LE  ROMAN   COMIQUE 

En  moins  de  rien ,  les  deux  dames  furent  si 
grandes  camarades,  qu'elles  s'entre-appelè- 
rent  ma  chère  et  ma  fidèle.  La  Rappinière, 
qui  avait  de  la  mauvaise  gloire  autant  que  le 
barbier  de  la  ville,  dit  en  entrant  qu'on  allât 
à  la  cuisine  et  à  l'office  faire  hâter  le  souper. 
C'était  une  pure  rodomontade  :  outre  son  vieux 
valet,  qui  pansait  même  les  chevaux,  il  n'y 
avait'  dans  le  logis  qu'une  jeune  servante  et 
une  autre  vieille  boiteuse,  et  qui  avait  du  mal 
comme  un  chien.  Sa  vanité  fut  punie  par  une 
grande  confusion.  Il  mangeait  d'ordinaire  au 
cabaret  aux  dépens  des  sots,  et  sa  femme  et 
son  train  si  réglés  étaient  réduits  au  potage 
aux  choux,  selon  ia  coutume  du  pays.  Voulant 
paraître  devant  ses  hôtes  et  les  régaler,  il 
pensa  couler  par  derrière  son  dos  quelques 
monnaies  à  son  valet,  pour  aller  quérir  de 
quoi  souper  :  par  la  faute  du  valet  ou  du 
maître,  l'argent  tomba  sur  la  chaise  où  il  était 
assis,  et  de  la  chaise  en  bas.  La  Rappinière 
en  devint  tout  violet,  sa  femme  en  rougit,  le 
valet  en  jura,  la  Caverne  en  sourit,  la  Ran- 
cune n'y  prit  peut-être  pas  garde,  et  pour 
Destin,  je  n'ai  pas  bien  su  l'effet  que  cela  fit 
sur  son  esprit.  L'argent  fut  ramassé,  et,  en 
attendant  le  souper,  on  fit  conversation.  La 
Rappinière  demanda  à  Destin  pourquoi  il  se 
déguisait  le  visage  d'un  emplâtre  ?  Il  lui  dit 
qu'il  en  avait  sujet,  et  que,  se  voyant  travesti 
par  accident,  il  avait  voulu  ôter  aussi  la  con- 
naissance de  son  visage  à  quelques  ennemis 
qu'il  avait.  Enfin,  le  souper  vint,  bon  ou  mau- 
vais :  la  Rappinière  but  tant,  qu'il  s'enivra,  et 
la  Rancune  s'en  donna  aussi  jusqu'aux  gardes. 
Destin  soupa  fort  sobrement .  en  honnête 
homme,  la  Caverne  en  comédienne  affamée, 
et  mademoiselle  de  la  Rappinière  en  femme 
qui  veut  profiter  de  l'occasion,  c'est-à-dire 
tant,  qu'elle  en  fut  dévoyée.  Tandis  que  les 


LE   ROMAN    COMIQUE  13 

valets  mangèrent  et  que  l'on  dressa  les  lits, 
la  Rappinière  les  accabla  de  cent  contes  pleins 
de  vanité.  Destin  coucha  seul  en  une  petite 
chambre,  la  Caverne  avec  la  fille  de  chambre 
ians  un  cabinet,  et  la  Rancune  avec  le  valet, 
,e  ne  sais  où.  Ils  avaient  tous  envie  de  dor- 
mir, les  uns  de  lassitude,  les  autres  d'avoir 
trop  soupe,  et  cependant  ils  ne  dormirent 
guère,  tant  il  est  vrai  qu'il  n'y  a  rien  de  cer- 
tain en  ce  monde. 

Après  le  premier  somme,  mademoiselle  de 
la  Rappinière  eut  envie  d'aller  où  les  rois  ne 
peuvent  aller  qu'en  personne.  Son  mari  se  ré- 
veilla bientôt  après,  et,  quoiqu'il  fût  bien  soûl, 
il  sentit  bien  qu'il  était  seul.  Il  appela  sa 
femme  et  on  ne  lui  répondit  point.  Avoir 
quelque  soupçon,  se  mettre  en  colère,  se  lever 
de  furie,  ce  ne  fut  qu'une  même  chose.  A  la 
sortie  de  la  chambre,  il  entendit  marcher 
devant  lui,  il  suivit  quelque  temps  le  bruit 
qu'il  entendait,  et  au  milieu  d'une  petite  ga- 
lerie qui  conduisait  à  la  chambre  de  Destin,  il 
se  trouva  si  près  de  ce  qu'il  suivait,  qu'il  crut 
lui  marcher  sur  les  talons.  Il  pensa  se  jeter 
sur  sa  femme  et  la  saisit  en  criant  : 

—  Ah!  putain. 

Ses  mains  ne  trouvèrent  rien,  et  ses  pieds 
rencontrant  quelque  chose,  il  donna  du  nez  en 
terre  et  se  sentit  enfoncer  dans  l'estomac  quel- 
que chose  de  pointu.  Il  cria  effroyablement  au 
meurtre,  et  on  m'a  poignarde,  sans  quitter  sa 
'émme,  qu'il  pensait  tenir  par  les  cheveux  et 
}ui  se  débattait  sous  lui.  A  ses  cris,  ses  in- 
ures  et  ses  jurements,  toute  la  maison  fut  en 
rumeur  et  tout  le  monde  vint  à  son  aide.  En 
même  temps,  la  servante  avec  une  chandelle, 
la  R.ancune  et  le  valet  en  chemises  sales,  la 
Caverne  en  jupe  fort  méchante,  Destin,  l'épée 
à  la  main,  et  mademoiselle  de  la  Rappinière 
vint  la  dernière  et  fut  bien  étonnée,  aussi  bien 


î£  LE  Hjtftïf  C03ÏIQUÏ 

que  les  autres,  de  trouver  son  mari  tout  fu- 
rieux, luttant  contre  une  chèvre  qui  allaitait 
dans  la  maison  les  petits  d'une  chienne 
morte  en  couche.  Jamais  homme  ne  fut  plus 
confus  que  la  Rappinière.  Sa  femme,  qui  se 
douta  bien  de  la  pensée  qu'il  avait  eue,  lui  de- 
manda s'il  était  iou.  Il  répondit,  sans  savoir 
presque  ce  qu'il  disait,  qu'il  avait  pris  la 
chèvre  pour  un  voleur.  Destin  devina  ce  qui  en 
était;  chacun  regagna  son  lit  et  crut  ce  qu'il 
voulut  de  l'aventure,  et  la  chèvre  fut  renfermée 
avec  ses  petits  chiens. 

V.  —  Qui  ne  contient  pas  grand'chose. 

Le  comédien  la  Rancune,  un  des  principaux 
héros  de  notre  roman,  car  il  n'y  en  aura  pas 
pour  un  dans  ce  livre-ci;  et  puisqu'il  n'y  a 
rien  de  plus  parfait  qu'un  héros  de  livre,  demi- 
douzaine  de  héros  ou  soi-disant  tels 'feront 
plus  d'honneur  au  mien  qu'un  seul,  qui  serait 
neut-être  celui  dont  on  parlerait  moins, 
comme  il  n'y  a  qu'heur  et  malheur  en  ce 
monde.  La  Rancune  donc  était  de  ces  mi- 
santhropes qui  haïssent  tout  le  monde,  et  qui 
ne  s'aiment  pas  eux-mêmes;  j'ai  su  de  beau- 
coup de  personnes  qu'on  ne  l'avait  jamais  vu 
rire.  Il  avait  assez  d'esprit  et  faisait  assez 
bien  de  méchants  vers  ;  d'ailleurs,  nullement 
homme  d'honneur,  malicieux  comme  un  vieux 
singe  et  envieux  comme  un  chien.  Il  trouvait 
à  redire  en  tous  ceux  de  la  profession.  Belle- 
rose  était  trop  affecté,  Mondori  rude,  Floridor 
trop  froid  et  ainsi  des  autres,  et  je  crois  qu'il 
eût  aisément  laissé  conclure  qu'il  avait  été 
le  seul  comédien  sans  défaut;  et  cependant 
il  n'était  plus  souffert  dans  la  troupe  qu'à 
cause  qu'il  avait  vieilli  dans  le  métier.  Du 
temps  qu'on  était  réduit  aux  pièces  de  Hardy, 


LE   ROMAN  COHIQUE  13 

il  jouait  en  fausset,  et,  sous  les  masques,  les 
rôles  de  nourrice.  Depuis  qu'on  commence  à 
mieux  faire  la  comédie,  il  était  le  surveillant 
du  portier,  jouait  les  rôles  de  confidents,  am- 
bassadeurs et  recors,  quand  il  fallait  accom- 
pagner un  roi,  prendre  ou  assassiner  quel- 
qu'un, ou  donner  bataille:  il  chantait  une  mé- 
chante taille  aux  trios,  du  temps  qu'on  en 
chantait,  et  se  farinait  à  la  farce.  Sur  ces  beaux 
talents-là,  il  avait  fondé  une  vanité  insup- 
portable, laquelle  était  jointe  à  une  raillerie 
continuelle,  une  médisance  qui  ne  s'épuisait 
point,  et  une  humeur  querelleuse  qui  était 
pourtant  soutenue  par  quelque  valeur.  Tout 
cela  le  faisait  craindre  à  ses  compagnons; 
avec  Destin  seul  il  était  doux  comme  un 
agneau  et  se  montrait  devant  lui  raisonnable, 
autant  que  son  naturel  le  pouvait  permettre. 
On  a  voulu  dire  qu'il  en  avait  été  battu  ;  mais 
ce  bruit-là  n*a  pas  duré  longtemps,  non  plus 
que  celui  de  l'amour  qu'il  avait  pour  le  bien 
d'autrui,  jusqu'à  s'en  saisir  furtivement  ;  avec 
tout  cela,  le  meilleur  homme  du  monde.  Js 
vous  ai  ait,  ce  me  semble,  qu'il  coucha  avec 
le  valet  de  la  Rappinière,  qui  s'appelait  Doguin. 
Soit  que  le  lit  où  il  coucha  ne  iut  pas  bon,  ou 
que  Doguin  ne  fût  pas  bon  coucheur,  il  ne 
put  dormir  de  toute  la  nuit.  Il  se  leva  dès  le 
point  du  jour,  aussi  bien  que  Doguin,  qui  fut 
appelé  par  son  maître  \  et,  passant  devant  la 
chambre  de  la  Rappinière,  il  lui  alla  doDner  le 
bonjour.  La  Rappinière  reçut  son  compliment 
avec  un  faste  de  prévôt  provincial,  et  ne  lui 
rendit  pas  la  dixième  partie  des  civilités  qu'L 
en  reçut;  mais  comme  les  comédiens  joueu: 
toutes*  sortes  de  personnages,  il  ne  s'en  émut 
guère.  La  Rappinière  lui  fit  cent  questions  sur 
la  comédie,  et  de  fil  en  aiguille  (il  me  semMe 
que  ce  proverbe  est  ici  fort  bien  appliqué)  lui 
demanda   depuis   quand  ils  avaient  Destin 


Î6  LE  P. OMAN  COMIQUE 

dans  leur  troupe,  et  ajouta  qu'il  était  excellent 
comédien. 

—  Ce  qui  reluit  n'est  pas  or,  repartit  la  Ran- 
cune: du  temps  que  je  jouais  les  premiers 
rôles,  il  n'eût  joue  que  les  pages;  comment 
saurait-il  un  métier  ou'il  n'a  jamais  appris? 
Il  y  a  fort  peu  de  temps  qu'il  est  dans  la  co- 
médie :  on  ne  devient  pas  comédien  comme  un 
champignon;  parce  qu'il  est  jeune,  il  plaît: 
si  vous  le  connaissiez  comme  moi,  vous  en 
rabattriez  plus  de  la  moitié.  Au  reste,  il  fait 
l'entendu,  comme  s'il  était  sorti  de  la  côte  de 
saint  Louis,  et  cependant  il  ne  découvre  point 
qui  il  est,  ni  d'où  il  est,  non  plus  qu'une  belle 
Chloris  qui  l'accompagne,  qu'il  appelle  sa 
sœur,  et  Dieu  veuille  qu'elle  le  soit.  Tel  que  je 
suis,  je  lui  ai  sauvé  la  vie  dans  Paris,  aux  dé- 
pens de  deux  bons  coups  rt'épée;  et  il  en  a  été 
si  méconnaissant,  qu'au  lieu  de  me  suivre 
quand  on  me  porta  à  quatre  chez  un  chirur- 
gien, il  passa  la  nuit  à  chercher  dans  les  boues 
je  ne  sais  quel  bijou  de  diamants  qui  n'étaient 
peut-être  que  d'Alençon,  et  qu'il  disait  que 
ceux  qui  nous  attaquèrent  lui  avaient  pris. 

La  Rappiniére  demanda  à  la  Rancune  com- 
ment ce  malheur-là  lui  était  arrivé. 

—  Ce  fut  le  jour  des  Rois,  sur  le  Pont-Neuf, 
répondit  la  Rancune. 

Ces  dernières  paroles  troublèrent  extrême- 
ment la  Rappiniére  et  son  valet  Doguin  ;  ils 
pâlirent  et  rougirent  l'un  et  l'autre  ;  et  la 
Rappiniére  changea  de  discours  si  vite  et  ave* 
un  si  grand  désordre  d'esprit,  que  la  Ran- 
cune s'en  étonna.  Le  bourreau  de  la  ville  et 
quelques  archers,  qui  entrèrent  dans  la  cham- 
bre, rompirent  la  conversation,  et  firent  grand 
plaisir  à  la  Rancune,  qui  sentait  bien  que  ce 
qu'il  avait  dit  avait  frappé  la  Rappiniére  eh 
quelque  endroit  bien  tendre,  sans  pouvoir  de- 
viner la  part  qu'il  y  pouvait  prendre.  Cepen- 


LE  ROM.W  COMIQUE  17 

dant  le  pauvre  Destin,  qui  avait  été  si  bien 
sur  le  tapis,  était  bien  en  peine;  la  Rancune 
le  trouva  avec  mademoiselle  de  la  Caverne, 
bien  empêché  à  faire  avouer  à  un  vieux  tail- 
leur qu'il  avait  mal  ouï,  et  encore  plus  mal 
travaillé.  Le  sujet  de  leur  différend  était  qu'en 
déchargeant  le  bagage  comique,  Destin  avait 
trouvé  deux  pourpoints  et  un  haut-de- 
chausses  fort  usés  ;  qu'il  les  avait  donnés  à  ce 
vieux  tailleur  pour  en  tirer  une  manière 
d'habit  plus  à  la  mode  que  les  chausses  de 
pages  qu'il  portait,  et  que  le  tailleur,  au  lieu 
d'employer  un  des  pourpoints  pour  raccom- 
moder Vautre  et  le  haut-de-chausses  aussi, 
par  une  faute  de  jugement  indigne  d'un 
nomme  qui  avait  raccommodé  dé  vieilles 
hardes  toute  sa  vie,  avait  rhabillé  les  deux 
pourpoints  des  meilleurs  morceaux  du  haut- 
de-chausses,  tellement  que  le  pauvre  Destin, 
avec  tant  de  pourpoints  et  si  peu  de  hauts-de- 
ehausseSj,  se  trouvait  réduit  à  garder  la  cham- 
bre, ou  à  faire  courir  les  enfants  après  lui, 
comme  il  avait  déjà  fait  avec  son  habit  co- 
mique. La  libéralité  de  la  Rappiniére  répara 
la  faute  du  tailleur,  qui  profita  des  deux 
pourpoints  rhabillés,  et  Destin  fut  régalé  de 
rhabit  d'un  voleur  qu'il  avait  fait  rouer  depuis 
peu.  Le  bourreau,  qui  s'y  trouva  présent ]  et 
qui  avait  laissé  cet  habit  en  garde  à  la  ser- 
vante de  la  Rappiniére,  dit  fort  insolemment 
que  l'habit  était  à  lui  ;  mais  la  Rappiniére  le 
menaça  de  lui  faire  perdre  sa  charge.  L'habit 
se  trouva  assez  juste  pour  Destin,  qui  sortit 
avec  la  Rappiniére  et  la  Rancune.  Ils  dînèrent 
&a  un  cabaret  aux  dépens  d'un  bourgeois 
qui  avait  affaire  de  la  Rappiniére.  Mademoi- 
selle de  la  Caverne  s'amusa  à  savonner  son 
collet  sale,  et  tint  compagnie  à  son  hôtesse. 
Le  même  jour,  Doguin  fut  rencontré  par  un 
des  jeunes  hommes  qu'il  avait  battus  le  jour 


18  LE  P. OMAN   COMIQUE 

avant,  dans  le  tripot,  et  revint  au  logis  avec 
deux  bons  coups  d'épée  et  force  coups  de  bâton  ; 
et,  à  cause  qu'il  était  bien  blessé,  la  Rancune, 
après  avoir  soupe,  alla  coucher  dans  une  hô- 
tellerie voisine,  fort  lassé  d'avoir  couru  toute 
la  ville,  accompagnant,  avec  son  camarade 
Destin,  le  sieur  de  la  Rappiniére,  qui  voulait 
avoir  raison  de  son  valet  assassiné. 

VI.  —  L'aventure  du  pot  de  chambre.  —  La  mauvais 
nuit  que  la  Rancune  donna  à  l'hôtellerie.— L'arrivés 
d'une  partie  de  !a  troupe.  Mort  de  Doguin,  el  autres 
«tioses  semblables. 

La  Rancune  entra  dans  l'hôtellerie,  un  peu 
plus  que  demi-ivre.  La  servante  de  la  Rappi- 
niére, qui  le  conduisait,  dit  à  l'hôtesse  qu'on 
lui  dressât  un  lit. 

—  Voici  le  re>te  de  notre  écu,  dit  l'hôtesse; 
si  nous  n'avions  point  d'autre  pratique  que 
celle-là,  notre  louage  serait  mal  payé.  " 

—  Taisez-vous,  sotte,  dit  son  mari,  M.  de  là 
Rappiniére  nous  fait  trop  d'honneur,  que  l'on 
dresse  un  Ht  à  ce  gentilhomme. 

—  Voir  qui  en  aurait,  dit  l'hôtesse  ;  il  ne 
m'en  restait  qu'un,  que  je  viens  de  donner  à 
un  marchand  du  Bas-Maine. 

Le  marchand  entra  là-dessus,  et,  ayant  ap- 
pris le  sujet  de  la  contestation,  offrit  la  moitié 
de  son  lit  à  la  Rancune,  soit  qu'il  eût  affaire 
à  la  Rappiniére,  ou  qu'il  fût  obligeant  de  son 
naturel.  La  Rancune  l'en  remercia  autant  que 
la  sécheresse  de  sa  civilité  le  put  permettre. 
Le  marchand  soupa,  l'hôte  lui  tint  compagnie, 
et  la  Rancune  ne  se  fit  pas  prier  deux  fois 
pour  faire  le  troisième,  et  se  mit  à  boire  sur 
nouveaux  frais.  Ils  parlèrent  des  impôts,  pes- 
tèrent contre  les  maltôtiers,  réglèrent  l'Etat, 
et  se  réglèrent  si  peu  eux-mêmes,  et  l'hôte 
tout  le  premier,  qu'il  tira  sa  bourse  de  sa  po- 


chette,  et  demanda  à  compter,  ne  se  souve- 
nant plus  qu'il  était  chez  lui.  Sa  femme  et  sa. 
servante  l'entraînèrent  parles  épaules  dans  sa 
chambre,  et  le  mirent  sur  un  lit.  tout  habillé. 
La  Rancune  dit  au  marchand  qu'il  était  affligé 
d'une  difficulté  d'urine,  et  qu'il  était  bien 
fâchéd'ètre  contraint  de  l'incommoder;  à  quoi 
le  marchand  lui  répondit  qu'une  nuit  était 
bientôt  passée.  Le  lit  n'avait  point  de  ruelle, 
et  joignait  la  muraille;  la  Rancune  s'y  jeta  le 
premier,  et  le  marchand  &'y  étant  mis  aprè^, 
en  la  bonne  place,  la  Rancune  lui  demanda 
le  pot  de  chambre. 

—  Et  qu'en  voulez-vous  faire?  dit  le  mar- 
chand. 

—  Le  mettre  auprès  de  moi,  de  peur  de  vous 
incommoder,  dit  la  Rancune. 

Le  marchand  lui  répondit  qu'il  le  lui  donne- 
rait quand  il  en  aurait  affaire  ;  et  la  Rancune 
n'y  consentit  qu'à  peine,  lui  protestant  qu'il 
était  au  désespoir  de  l'incommoder.  Le  mar- 
chand s'endormit  sans  lui  répondre;  et  à 
peine  commença-t-il  à  dormir  de  toute  sa  force, 
que  le  malicieux  comédien,  qui  était  un  hom- 
me à  s'éborgner  pour  faire  perdre  un  œil  à  un 
autre,  tira  le  pauvre  marchand  par  le  bras, 
en  lui  criant: 

—  Monsieur,  oh!  monsieur! 

Le  marchand  tout  endormi  lui  demanda,  en 
caillant  : 

—  Que  vous  plaît-il  ? 

—  Donnez-moi  un  peu  le  pot  de  chambre, 
dit  la  Rancune. 

Le  pauvre  marchand  se  pencha  hors  du  lit, 
et,  prenant  le  pot  de  chambre,  le  mit  entre  les 
mams  de  la  Rancune,  qui  se  mit  en  devoir 
de  pisser  ;  et  après  avoir  fait  cent  efforts,  ou 
fait  semblant  de  les  faire,  juré  cent  fois  entre 
ses  dents,  et  s'être  bien  plaint  de  son  mal,  il 
rendit  le  pot  de  chambre  au  marchand  sans 


20  LE  R0MA3   COMIQUE 

avoir  pissé  une  seule  goutte.  Le  marchand  le 
remit  à  terre,  et  dit,  en  ouvrant  la  bouche 
aussi  grande  qu'un  four  à  force  de  bâiller: 

—  Vraiment,  monsieur,  je  vous  plains  bien, 
et  se  rendormit  tout  aussitôt. 

La  Rancune  le  laissa  embarquer  bien  avant 
dans  le  sommeil;  et,  quand  il  l'ouït  ronfler 
comme  s'il  n'eût  fait  autre  chose  toute  sa  vie, 
le  perfide  l'éveilla  encore,  et  lui  demanda  le 
pot  de  chambre  aussi  méchamment  que  la 
première  fois.  Le  marchan  i  le  lui  remit  entre 
.es  mains  aussi  bonnement  qu'il  avait  déjà 
tait  ;  et  la  Rancune  le  porta  à  l'endroit  par  où 
l'on  pisse,  avec  aussi  peu  d'envie  de  pisser 
que  de  laisser  dormir  le  marchand.  Il  cria  en- 
core plus  fort  qu'il  n'avait  fait,  et  fut  deux 
fois  plus  longtemps  à  ne  point  pisser,  conju- 
rant le  marchand  de  ne  prendre  plus  la  peine 
de  lui  donner  le  pot  de  chambre,  et  ajoutant 
que  ce  n'était  pas  la  raison,  et  qu'il  le  pren- 
drait bien.  Le  pauvre  marchand,  qui  eût  alors 
donné  tout  son  bien  pour  dormir  tout  son 
soûl,  lui  répondit  toujours  en  bâillant  quil 
en  usât  comme  il  lui  plairait,  et  remit  le  pot 
de  chambre  à  sa  place.  Ils  se  donnèrent  le 
bonsoir  tout  civilement,  et  le  pauvre  mar- 
chand eût  parié  tout  son  bien  qu'il  allait  faire 
le  plus  beau  somme  qu'il  eût  fait  de  sa  vie.  La 
Rancune,  qui  savait  bien  ce  qu'il  en  devait 
arriver,  le  laissa  dormir  de  plus  belle,  et, 
sans  faire  conscience  d'éveiller  un  homme 
qui  dormait  si  bien,  il  lui  alla  mettre  le  coude 
dans  le  creux  de  l'estomac,  l'accablant  de  tout 
son  corps,  avançant  l'autre  bras  hors  du  lit, 
comme  on  fait  quand  on  veut  ramasser  quel- 
que chose  qui  est  à  terre.  Le  malheureux 
marchand  se  sentant  étouffer  et  écraser  la 
poitrine,  s'éveilla  en  sursaut,  criant  horrible* 
ment  : 

—  Eh  !  morbleu,  monsieur,  vous  me  tuez. 


LE   ROMAN   COMIQUE  21 

La  Rancune,  d'une  voix  aussi  douce  et  posée 
que  celle  du  marchand  avait  été  véhémente, 
lui  répondit  : 

—  Je  vous  demande  pardon ,  je  voulais 
prendre  le  pot  de  chambre. 

—  Ah!  vertubleu,  s'écria  l'autre,  j'aime 
mieux  vous  le  donner,  et  ne  dormir  de  toute 
la  nuit  ;  vous  m'avez  fait  un  mal  dont  je  me 
sentirai  toute  la  vie. 

La  Rancune  ne  lui  répondit  rien,  et  se  mit 
à  pisser  si  largement  et  si  raide,  que  le  bruit 
seul  du  pot  de  chambre  eût  pu  réveiller  le  mar- 
chand. Il  emplit  le  pot  de  chambre,  bénissant 
le  Seigneur  avec  une  hypocrisie  de  scélérat. 
Le  pauvre  marchand  le  félicitait  le  mieux 
qu'il  pouvait  de  sa  copieuse  éjaculation  d'u- 
rine, qui  lui  faisait  espérer  un  sommeil  qui  ne 
serait  plus  interrompu,  quand  le  maudit  la 
Rancune ,  faisant  semblant  de  vouloir  re- 
mettre le  pot  de  chambre  à  terre,  lui  laissa 
tomber,  et  le  pot  de  chambre,  et  tout  ce  qui 
était  dedans  sur  le  visage,  sur  la  barbe  et 
sur  l'estomac,  en  criant  en  hypocrite  : 

—  Eh!  monsieur,  je  vous  demande  par- 
don ! 

Le  marchand  ne  répondit  rien  à  sa  civilité- 
car  aussitôt  qu'il  se  sentit  noyer  de  pissat,  il 
se  leva,  hurlant  comme  un  homme  furieux, 
et  demandant  de  la  chandelle.  La  Rancune, 
avec  une  froideur  capable  de  faire  renier  un 
Théatin,  lui  disait  : 

—  Voilà  un  grand  malheur  ! 

Le  marchand  continua  ses  cris,  l'hôte, 
l'hôtesse,  les  servantes  et  les  valets  vinrent  à 
lui.  Le  marchand  leur  dit  qu'on  l'avait  fait 
coucher  avec  un  diable,  et  pria  qu'on  lui  lit  du 
feu  autre  part.  On  lui  demanda  ce  qu'il  avait  : 
il  ne  répondit  rien,  tant  il  était  en  colère,  prit 
ses  habits  et  ses  bardes  et  fut  se  sécher  dans 
la  cuisine,  où  il  passa  le  reste  de  la  nuit  sur 


22  LE  AOK&M  COMIQUE 

un  bine,  le  long  du  feu.  L'hôte  demanda  à  la 
Rancune  ce  qu'il  lui  avait  fait.  Il  lui  dit,  fei- 
gnant une  grande  ingénuité  : 

—  Je  ne  sais  de  quoi  il  peut  se  plaindre  :  il 
s'est  éveillé  et  m'a  réveillé,  criant  au  meurtre; 
il  faut  qu'il  ait  fait  que  gue  mauvais  songe  ou 
qu'il  soit  fou  et  il  a  pisse  au  lit. 

L'hôtesse  y  porta  la  main  et  dit  qu'il  était 
vrai,  que  son  matelas  était  tout  percé  et  jura 
.-.on  grand  Dieu  qu'il  le  payerait.  Ils  donnèrent 
le  bonsoir  à  la  Rancune,  qui  dormit  toute  la 
nuit  aussi  paisiblement  qu'aurait  fait  un 
homme  de  bien  et  se  récompensa  de  celie  qu'il 
avait  mal  passée  chez  la  Rappinière. 
.  Il  se  leva  pourtant  plus  matin  qu'il  ne  pen- 
sait, parce  que  la  servante  de  la  Rappinière  le 
vint  quérir  à  la  hâte  pour  venir  voir  Dognin 
qui  se  mourait  et  qui  demandait  à  le  voir  avant 
de  mourir.  Il  courut,  bien  en  peine  de  savoir  ce 
que  lui  voulait  un  homme  qui  se  mourait  et 
qui  ne  le  connaissait  que  du  jour  précédent 
Mais  la  servante  s'était  trompée  :  ayant  ouï 
demander  le  comédien  au  pauvre  moribond, 
elle  avait  pris  la  Rancune  pour  Destin,  qui  ve- 
nait d'entrer  dans  la  chambre  de  Doguin 
?tuand  la  Rancune  arriva,  et  qui  s'y  était  en- 
eriné,  ayant  appris  dr  prêtre  qui  1  avait  con- 
fessé que  le  blessé  avait  quelque  chose  à  lui 
dire  qu'il  lui  importait  de  savoir.  Il  n'y  fut 
pas  plus  d'un  demi-quart-d'heure,  que  la  Rappi- 
nière revint  de  la  viile,  ou  il  était  allée  des  la 
oointe  du  jour,  pour  quelques  affaires.  Il  ap- 
prit en  arrivant  que  son  valet  se  mourait, 
qu'on  ne  pouvait  lui  arrêter  le  sang,  parce 
qu'il  avait  un  gros  vaisseau  coupé  et  qu'il 
avait  demandé  à  voir  le  comédien  Destin  avant 
de  mourir. 

—  Et  ra-t-il  vu?  demanda  tout  ému  la  Rap- 
pinière. 

On  lui  répondit  qu'ils  étaient  enfermés  en- 


LE   ROMAN  COMIQUE  23 

semble.  Il  fat  frappé  de  ces  paroles  comme 
d'un  coup  de  massue  et  s'encourut,  tout 
transporte,  frapper  à  la  porte  de  la  chambra 
où  Doguin  se  mourait,  au  même  temps  que 
Destin  l'ouvrait  pour  avertir  que  Ton  vînt  se- 
courir le  malade  qui  tombait  en  faiblesse.  La 
Rappiniére  lui  demanda  tout  troublé  ce  que 
lui  voulait  son  fou  de  valet. 

—  Je  crois  qu'il  rêve,  répondit  froidement 
Destin,  car  il  m'a  demandé  cent  fois  pardo:.. 
et  je  ne  pense  pas  qu'il  m'ait  jamais  offensé; 
mais  qu'on  prenne  garde  à  lui,  car  il  s  3 
meurt. 

On  s'approcha  du  lit  de  Doguin  sur  le  point 
de  rendre  le  dernier  soupir,  dont  la  Rappi- 
niére parât  plus  gai  que  triste.  Ceux  qui  le 
connaissaient  crurent  que  c'était  à  cause  qu'il 
devait  les  gages  à  son  valet.  Destin  seul  sa- 
vait bien  ce  qu'il  en  devait  croire.  Là^dessus, 
deux  hommes  entrèrent  dans  le  logis,  qui  fu- 
rent reconnus  par  notre  comédien  pour  être 
de  ses  camarades,  desquels  nous  parlerons 
plus  amplement  dans  le  chapitre  suivant. 

VII.  —  L'aventure  des  brancards. 

Le  plus  jeune  des  comédiens  qui  entrèrent 
chez  la  Rappiniére  était  valet  de  Destin.  H 
apprit  de  lui  que  le  reste  de  la  troupe  étaft 
arrivé,  à  la  réserve  de  mademoiselle  de  l'E- 
toile, qui  s'était  démis  un  pied  à  trois  lieue.3 
du  Mans. 

—  Qui  vous  a  fait  venir  ici,  et  qui  vous  a 
dit  que  nous  y  étions?  lui  demanda  Destin. 

—  La  peste"  qui  était  a  Alencon  nous  a  em- 
pêchés d'y  aller,  et  nous  a  arrêtés  à  Bonnes- 
table,  répondit  l'autre  comédien,  qui  s'appelait 
l'Olive;  quelques  habitants  de  cette  ville;  que 
nous  avons  trouvés,  nous  ont  dit  que  voui 
aviez  joué  ici,  que  vous  vous  étiez  battu,  et 


2i  LE   ROMAX  COMIQUE 

qne  vous  aviez  été  blessé  :  mademoiselle  de 
l'Etoile  en  est  fort  en  peine,  et  vous  prie  de 
lui  envoyer  un  brancard. 

Le  maître  de  l'hôtellerie  voisine,  qui  était 
venu  là  au  bruit  de  la  mort  de  Doguin,  dit 
qu'il  avait  un  brancard  chez  lui,  et,  pourvu 
qu'on  le  payât  bien,  qu'il  serait  en  état  de 
partir  sur  le  midi,  porté  par  deux  bons  che- 
vaux. Les  comédiens  arrêtèrent  le  brancard  à 
un  écu,  et  des  chambres  dans  l'hôtellerie  pour 
la  troupe  comique.  La  Rapninière  se  chargea 
d'obtenir  du  lieutenant  général  permission  de 
jouer;  et  sur  le  midi,  Destin  et  ses  camarades 
prirent  le  chemin  de  Bonnestable.  Il  faisait 
grand  chaud;  la  Rancune  dormait  dans  le 
brancard,  l'Olive  était  monté  sur  le  cheval  de 
derrière,  et  un  valet  de  l'hôte  conduisait  celui 
de  devant.  Destin  allait  de  son  pied  un  fusil 
sur  l'épaule,  et  son  valet  lui  contait  ce  qui 
leur  était  arrivé  depuis  le  Château-du-Loire 
jusqu'au  village  auprès  de  Bonnestable,  où 
mademoiselle  de  l'Etoile  s'était  démis  un  pied 
en  descendant  de  cheval,  quand  deux  hom- 
mes bien  montés,  et  qui  se  cachèrent  le  nez 
de  leur  manteau  en  passant  auprès  de  Destin, 
s'approchèrent  du  brancard,  du  côté  qu'il  était 
découvert  ;  et  n'y  trouvant  qu'un  vieil  homme 
qui  dormait,  le  mieux  monté  de  ces  inconnus 
dit  à  l'autre  : 

—  Je  crois  que  tous  les  diables  sont  aujour- 
d'hui déchaînés  contre  moi,  et  sont  déguisés 
en  brancards  pour  me  faire  enrager. 

Cela  dit,  il  poussa  son  cheval  à  travers  les 
champs,  et  son  camarade  le  suivit.  L'Olive 
appela  Destin  qui  était  un  peu  éloigné,  et  lui 
conta  l'aventure,  à  laquelle  il  ne  put  rien 
comprendre,  et  dont  il  ne  se  mit  pas  beaucoup 
en  peine.  A  un  quart  de  lieue  de  là,  le  con- 
ducteur du  brancard,  que  l'ardeur  du  soleil 
avait  assoupi,  alla  Dlanter  le  brancard  dans 


LE  ROMAN  COMIQUE  25 

un  bourbier,  où  la  Rancune  pensa  se  trouver  : 
les  chevaux  y  brisèrent  leurs  harnais,  et  il 
fallut  les  en  tirer  par  le  cou  et  par  la  queue, 
après  qu'on  -es  eut  dételés.  lis  ramassèrent 
les  débris  du  naufrage,  et  gagnèrent  le  pro- 
chain village  du  mieux  qu'ils  purent.  L'équi- 
du  brancard  avait  grand  besoin  de  ré- 
paration :  tandis  qu'on  y  travailla,  la  Ran- 
cune, i'Olive  et  le  valet  de  Destin  burent  un 
coup  à  la  porte  d'une  hôtellerie  qui  se  trouva 
dans  le  village.  Là-dessus,  il  amva  un  autre 
brancard  conduit  par  deux  hommes  de  pied, 
oui  s'arrêta  aussi  devant  l'hôtellerie.  A  peine 
fut-il  arrivé,  qu'il  en  parut  un  autre  qui  ve- 
nait cent  pas  après  du  même  côté. 

—  Je  crois  que  tous  les  brancards  de  la  pro- 
vince se  sont  ici  donné  rendez-vous  pour  une 
affaire  d'importance  ou  pour  un  chapitre  gé- 
néral, dit  la  Rancune,  et  je  suis  d'avis  qu'ils 
commencent  leur  conférence,  car  il  n'y  a  pa3 
d'apparence  qu'il  y  en  arrive  davantage. 

—  En  voici  pourtant  un  qui  n'en  quittera 
pas  sa  part,  dit  l'aôtt  --  . 

Et  en  effet  ils  en  virent  un  quatrième  qui 
venait  du  côté  du  Mans.  Cela  les  fit  rire  d'un 
bon  courage,  excepté  la  Rancune  qui  ne  riait 
jamais,  comme  je  vous  l'ai  déjà  dit.  Le  der- 
nier brancard  s'arrêta  avec  les  autres.  Jamais 
on  ne  vit  tant  de  brancards  ensemble. 

—  Si  les  chercheurs  de  brancards  que  nous 
avons  trouvés  tantôt  Liaient  ici,  ils  auraient 

..te::. eut,  dit  le  conducteur  du  premier 
venu. 

—  J'en  ai  trouvé  aussi,  dit  le  second. 
Celui  des  comédiens  dit  la  même  chose,  et 

le  dernier  venu  ajouta  qu'il  avait  pensé  en 
être  battu. 

—  Et  pourquoi?  lui  demanda  Destin. 

—  A  cause,  lui  repondit-il,  qu'ils  en  vou- 
laient à  une  demoiselle  qui  s'était  démis  un 


£6  LE  P.OkAX  60M101 

pied,  et  que  nous  avons  menée  an  Mans.  Je 
n'ai  jamais  vu  de  gens  si  colères;  ils  se  pre- 
naient à  moi  de  ce  qu'ils  n'avaient  pas 
trouvé  ce  qu'ils  cherchaient. 

Cela  fit  ouvrir  les  oreilles  aux  comédiens,  et 
en  deux  ou  trois  interrogations  qu'ils  firent 
au  brancardier,  ils  surent  que  la  femme  du 
seigneur  du  village  où  mademoiselle  de  l'E- 
toile s'était  blessée,  lui  avait  rendu  visite  et 
l'avait  fait  conduire  au  Mans  avec  grand  soin. 
La  conversation  dura  encore  quelque  temps 
avec  les  brancardiers,  et  ils  surent  les  uns 
des  autres  qu'ils  avaient  été  reconnus  en  che- 
min par  les  mêmes  hommes  que  les  comé- 
diens avaient  vus.  Le  premier  brancard  por- 
tait le  curé  de  Dorn front,  qui  venait  des  eaux 
de  Bellème  et  passait  au  Mans  pour  faire  une 
consulte  de  médecins  sur  sa  maladie.  Le  se- 
cond portait  un  gentilhomme  blessé  qui  reve- 
nait de  l'armée.  Les  brancards  se  séparèrent: 
celui  des  comédiens  et  celui  du  curé  de  Dom- 
front  retournèrent  au  Mans  de  compagnie,  et 
les  autres  où  ils  avaient  à  aller.  Le  curé  ma- 
lade descendit  en  la  même  hôtellerie  que  les 
comédiens,  qui  était  la  sienne.  Nous  le  laisse- 
rons reposer  dans  sa  chambre,  et  nous  ver- 
rons dans  le  chapitre  suivant  ce  qui  se  pas- 
sait en  celle  des  comédiens. 

VIII.  —  Dans  lequel  on  verra  plusieurs  choses  néces* 
saires  à  savoir  pour  l'intelligence  du  présent  livre. 

La  troupe  comique  était  composée  de  Des- 
tin, de  l'Olive  et  de  la  Rancune,  qui  avaient 
chacun  un  valet  prétendant  à  devenir  un  jour 
comédien  en  cher.  Parmi  ces  valets,  il  y  en 
avait  quelques-uns  qui  récitaient  d^jà  sans 
rougir  et  sans  se  décontenancer;  celui  de 
Destin  entre  autres  faisait  assez  bien,  enten- 
dait assez  ce  qu'il  disait,  et  avait  de  l'esprit. 


LZ  ROUAS  COUJQCÉ  27 

Mademoiselle  de  l'Etoile  et  la  fille  de  made- 
moiselle de  la  Caverne  récitaient  les  premiers 
rôles.  La  Caverne  représentait  les  reines  et 
les  mères,  et  jouait  à  la  farce.  Ils  avaient  de 
plus  ud  poëte  ou  plutôt  un  auteur,  car  toutes 
les  boutiques  d'épiciers  du  royaume  étaient 
pleines  de  ses  œuvres,  tant  en  vers  qu'en 
prose.  Ce  bel  esprit  s'était  donné  à  la  trouf  s 
presque  malgré  elle  ;  et  parce  qu'il  ne  parta- 
geait point  et  mangeait  quelque  argent  ave: 
les  comédiens,  on  lui  donnait  les  derniers 
rôles,  dont  il  s'acquittait  mal.  On  voyait  bien 
qu'il  était  amoureux  de  l'une  des  deux  comé- 
diennes ;  mais  il  était  si  discret,  quoiqu'un  peu 
fou,  qu'on  n'avait  pu  encore  découvrir  laquelle 
des  deux  il  devait  suborner,  sous  espérance 
de  l'immortalité.  Il  menaçait  les  comédiens 
de  quantité  de  pièces  ;  mais  H  leur  avait i ait 
grâce  jusqu'alors.  On  savait  seulement  par 
conjecture  qu'il  en  faisait  une  intitulée  Mar- 
tin Luther,  dont  on  avait  trouvé  un  cahier, 
qu'il  avait' pourtant  désavoué,  quoiqu'il  fût  de 
son  écriture. 

Quand  nos  comédiens  arrivèrent,  la  cham- 
bre des  comédiennes  était  déjà  pleine  des  plus 
échauffés  godelureaux  de  la  ville,  dont  quel- 
ques-uns étaient  déjà  refroidis  du  maigre  ac- 
cueil qu'on  leur  avait  fait.  Ils  parlaient  tous 
ensemble  de  la  comédie,  des  bons  vers,  des 
auteurs  et  des  romans.  Jamais  on  n'ouït  plus 
de  bruit  dans  une  chambre,  à  moins  que  de 
s'y  quereller  :  le  poëte  sur  tous  les  autres, 
environné  de  deux  ou  trois  qui  devaient  8fcre 
les  beaux  esprits  de  la  ville,  se  tuait  de  leur 
dire  qu'il  avait  fait  la  débauche  avec  Saint - 
Amant  et  Beys,  et  qu'il  avait  perdu  un  bon 
ami  en  feu  Ro'trou.  Maiemoiselle  de  la  Ca- 
verne et  mademoiselle  Angélique  sa  fille  ar- 
rangeaient leurs  hardes  avec  une  aussi  gran- 
de tranquillité  que  s'il  n'y  eût  eu  personne 


28  LE  ROMAN   COJIIQDE 

dans  la  chambre.  Les  mains  d'Angélique 
étaient  quelquefois  serrées  ou  baisées,  car  les 
provinciaux  se  démènent  fort  et  sont  grands 
patineurs;  mais  un  coup  de  pied  dans  l'os  des 
jambes,  un  soufflt't  ou  un  coup  de  dent,  selon 
qu'il  était  à  propos,  la  délivraient  bientôt  de 
ces  galants  à  toute  outrance.  Ce  n'est  pas 
qu'elle  fût  dévergondée;  mais  son  humeur 
enjouée  et  libre  l'empêchait  d'observer  beau- 
coup de  cérémonies;  d'ailleurs  elle  avait  de 
l'esprit  et  était  très -honnête  fille.  Mademoi- 
selle de  l'Etoile  était  d'une  humeur  toute  con- 
traire :  il  n'y  avait  pas  au  monde  de  fille  plus 
modeste  et  d'une  humeur  plus  douce,  et  elle 
fut  alors  si  complaisante,  qu'elle  n'eut  pas  la 
force  de  chasser  tous  ces  cajoleurs  hors  sa 
chambre,  quoiqu'elle  souffrît  beaucoup  au  pied 
qu'elle  s'était  aémis,  et  qu'elle  eût  grand  be- 
soin d'être  en  repos.  Elle  était  tout  habillée 
sur  un  lit,  environnée  de  quatre  ou  cinq  des 
plus  doucereux,  étourdie  de  quantité  d'équi- 
voques qu'on  appelle  pointes  dans  les  provin- 
ces, et  souriant  souvent  à  des  choses  qui  ne 
lui  plaisaient  guère.  Mais  c'est  une  des  gran- 
des incommodités  du  métier,  laquelle,  jointe  à 
celle  d'être  obligé  de  pleurer  et  de  rire  lorsque 
l'on  a  envie  de  faire  tout  autre  chose,  diminue 
beaucoup  le  plaisir  qu'ont  les  comédiens 
d'être  quelquefois  empereurs  et  impératrices, 
çt  d'être  appelés  beaux  comme  le  jour  quand 
il  s'en  faut  plus  de  la  moitié,  et  jeune  beauté, 
bien  qu'ils  aient  vieilli  sur  le  théâtre,  et  que 
leurs  cheveux  et  leurs  dents  fassent  une  par- 
tie de  leurs  hardes.  Il  y  a  bien  d'autres  cho- 
ses à  dire  sur  ce  sujet  fmais  il  faut  les  ména- 
ger et  les  placer  en  divers  endroits  de  mon 
livre  pour  diversifier. 

Revenons  à  la  pauvre  mademoiselle  de  l'E- 
toile, obsédée  de  provinciaux  les  plus  incom- 
modes du  monde,  tous  grands  parleurs,  quel- 


LE  ROMAN   COMIQUE  29 

ques-uns  très-impertinents,  et  entre  lesquels 
il  s'en  trouvait  de  nouvellement  sortis  du  col- 
lège. H  y  avait  entre  autres  un  petit  homme 
veuf,  avocat  de  profession,  qui  avait  une  pe- 
tite charge  dans  une  petite  juridiction  voi- 
sine. Depuis  la  mort  de  sa  petite  femme,  il 
avait  menacé  les  femmes  de  la  ville  de  se  re- 
marier, et  le  clergé  de  la  province  de  se  faire 
prêtre,  et  même  de  se  faire  prélat  à  beaux 
sermons  comptant.  C'était  le  plus  grand  petit 
fou  qui  ait  couru  les  champs  depuis  Rolland. 
Il  avait  étudié  toute  sa  vie;  et  quoique  l'étude 
aille  à  la  connaissance  de  la  vérité,  il  était 
menteur  comme  un  valet,  présomptueux  et 
opiniâtre  comme  un  pédant,  et  assez  mau- 
vais poëte  pour  être  étouffé  s'il  y  avait  de  la 
police  dans  le  royaume.  Quand  Destin  et  ses 
compagnons  entrèrent  dans  la  chambre,  il 
s'offrit  de  leur  lire,  sans  leur  donner  le  temps 
de  se  reconnaître,  une  pièce  de  sa  façon,  inti- 
tulée: les  Faits  et  gestes  de  Charlemagne ,  en 
vingt-quatre  journées.  Cela  fit  dresser  les  che- 
veux à  la  tête  de  tous  les  assistants  ;  et  Des- 
tin, qui  conserva  un  peu  de  jugement  dans 
l'épouvante  générale  où  la  proposition  avait 
mis  la  compagnie,  lui  dit  en  souriant  qu'il  n'y 
avait  pas  apparence  de  lui  donner  audience 
avant  le  souper. 

—  Eh  bien,  dit-il,  je  vais  vous  conter  une 
histoire  tirée  d'un  livre  espagnol  qu'on  m'a 
envoyé  de  Paris,    dont  je   veux   faire    une 
pièce  dans  les  règles.  On  change  de  discours 
deux  ou  trois  fois  r  our  se  garantir  d'une  his- 
toire que  l'on  croyait  devoir  être  une  imita- 
i  tion  de  la  Peau-d'Àne,   mais  le  petit  homme 
j  ne  se  rebuta  point,  et,  à  force  de  recommen- 
1  çer  son  histoire  autant  de  fois  qu'on  l'inter- 
rompait, il  se  fit  donner  audience,  dont  on  ne 
se   repentit   point ,   parce   que   l'histoire   se 
trouva  assez  bonne,  et  démentit  la  mauvaise 


SU  LE    ROÎ3AM   COMIQUE 

opinion  que  l'on  avait  de  tout  ce  qui  venai: 
de  Ragotin  ;  c'était  le  nom  du  godenot.  Vous 
allez  voir  cette  histoire  dans  le  chapitre  sui- 
vant, non  telle  que  la  conta  Ragotin,  maio 
comme  je  la  pourrai  conter  d'après  un  des 
auditeurs  qui  me  l'a  apprise.  Ce  n'est  donc  pas 
RagGtin  oui  narle.<  tfesè  moi. 


IX.  —  Histoire  d€  r  Amante  invisible» 

Don  Carlos  d'Aragon  était  un  jeune  gentil- 
homme de  la  maison  dont  il  portait  le  nom.  Il 
fit  des  merveilles  de  sa  personne  dans  les 
spectacles  publics  que  le  viee-roi  de  Naples 
donna  au  peuple  aux  noces  de  Philippe  se- 
cond ,  troisième  ou  quatrième,  car  je  ne  sais 
pas  lequel.  Le  lendemain  d'une  course  de 
bagnes  dont  il  avait  remporté  l'honneur, 
le  vice -roi  permit  aux  dames  déguisées 
d'aller  par  la  ville,  et  de  porter  des  masques 
à  la  française,  pour  la  commodité  des  étran- 
gers que  cette  réjouissance  avait  attirés  dans 
la  ville.  Ce  jour-là,  don  Carlos  s'habilla  le 
mieux  qu'il  put,  et  se  trouva,  avec  quantité 
d'autres  tyrans  des  cœurs,  dans  l'église  de  la 
galanterie.  On  profane  les  églises  en  ce  pays- 
là  aussi  bien  qu'au  nôtre,  et  le  temple  de  Dieu 
sert  de  rendez-vous  aux  godelureaux  et  aux 
coquettes,  à  la  honte  de  ceux  qui  ont  la  mau- 
dite ambition  d'achalander  leurs  églises  et  de 
s'ôter  la  pratique  les  uns  aux  autres  :  on  y  de- 
vrait donner  ordre ,  et  établir  les  chasse-go- 
delureaux et  des  chasse- coquettes  dans  les 
églises,  '■■omme  des  chasse-chiens  et  des  chasse- 
eniennes.  On  dira  ici  de  quoi  je  me  mêle;  vrai- 
ment on  en  verra  bien  d'autres.  Sache  le  set 
qui  s'en  scandalise  que  tout  homme  est  sot 
en  ce  bas  monde,  aussi  bien  que  menteur, 
les  ors  plus,  les  autres  moins;  et  moi  qui  vous 


LE  RdMAX   COMIQUE  Si 

parle,  peut-être  plus  sot  que  les  autres,  quoi- 
que j'aie  plus  de  franchise  à  l'avouer,  et  que, 
mon  livre  n'étant  qu'un  ramas  de  sottises, 
l'espère  que  chaque  sot  y  trouvera  un  petit 
caractère  de  ce  qu'il  est,  s'il  n'est  trop  aveuglé 
de  l'amour-propre.  Don  Carlos,  donc,  pour  re- 
prendre mon  conte,  était  dans  une  église  avec 
quantité  d'autres  gentilshommes  italiens  et  es- 
pagnols, qui  se  miraient  dans  leurs  belles  plu- 
mes comme  des  paons,  lorsque  trois  dames 
masquées  l'accostèrent  au  milieu  de  tous  ces 
Cupidons  déchaînés  ;  l'une  desquelles  lui  dit 
ceci,  ou  quelque  chose  d'approchant  : 

—Seigneur  don  Carlos,  il  y  a  une  darne  en 
cette  ville  à  qui  vous  êtes  bien  obligé  ;  dans 
tous  les  combats  de  barrière  et  toutes  les  cour- 
ses de  bagues,  elle  vous  a  souhaité  d'en  rem- 
porter l'honneur,  comme  vous  avez  fait. 

—  Ce  que  je  trouve  de  plus  avantageux  en 
ce  que  vous  me  dites ,  répondit  don  Carlos, 
c'est  que  je  l'apprends  de  vous,  qui  paraissez 
une  dame  de  mérite ,  et  je  vous  avoue  que  si 
j'eusse  espéré  que  quelque  dame  se  fût  déclarée 
pour  moi,  j'aurais  apporté  plus  de  soin  que  je 
n'ai  fait  à  mériter  son  approbation. 

La  dame  inconnue  lui  dit  qu'il  n'avait  rien 
oublié  de  tout  ce  qui  pouvait  le  faire  paraître 
un  des  plus  adroits  hommes  du  monde,  mais 
qu'il  avait  fait  voir  par  ses  livrées  de  noir  et 
de  blanc  qu'il  n'était  point  amoureux. 

—  Je  n'ai  jamais  bien  su  ce  que  signifiaient 
les  couleurs,  répondit  don  Carlos;  mais  je 
sais  bien  que  c'est  moins  par  insensibilité  que 
je  n'aime  point,  que  par  la  connaissance  que 
j'ai  que  je  ne  mérite  pas  d'être  aimé. 

Ils  se  dirent  encore  cent  belles  choses, 
que  je  ne  vous  dirai  point,  parce  que  je  ne 
les  sais  pas ,  et  que  je  n'ai  garde  de  vous 
en  composer  d'autres,  de  peur  de  faire  tort 
à  don  Carlos   et  à  la  dame  inconnue,  qui 


32  LE  ROMAN   COMIQUE 

avaient  bien  plus  d'esprit  que  je  n'en  ai, 
comme  je  l'ai  su  depuis  peu  d'un  honnête 
Napolitain  qui  les  a  connus  l'un  et  l'autre. 
Tant  y  a  que  la  dame  masquée  déclara  à  don 
Carlos  que  c'était  elle  qui  avait  eu  de  l'in- 
clination pour  lui.  Il  demanda  à  la  voir;  elle 
lui  dit  qu'il  n'en  était  pas  encore  là,  qu'elle 
en  chercherait  les  occasions,  et  que  pour  lui 
témoigner  qu'elle  ne  craignait  point  de  se 
trouver  avec  lui  seul  à  seul,  elle  lui  donnait 
un  gage.  En  disant  cela,  elle  découvrit  à  l'Es- 
pagnol la  plus  belle  main  du  monde,  et  lui 
présenta  une  bague  qu'il  reçut,  si  surpris  de 
l'aventure,  qu'il  oublia  presque  à  lui  faire  la 
révérence  lorsqu'elle  le  quitta.  Les  autres  gen- 
tilshommes, qui  s'étaient  éloignés  de  lui  par 
discrétion,  s'en  approchèrent.  Il  leur  conta  ce 
qui  lui  était  arrivé  et  leur  montra  la  bague, 
qui  était  d'un  prix  assez  considérable.  Chacun 
dit  là-dessus  ce  qu'il  en  croyait,  et  don  Carlos 
demeura  aussi  piqué  de  la  dame  inconnue  que 
s'il  l'eût  vue  au  visage,  tant  l'esprit  a  de  pou- 
voir sur  ceux  qui  en  ont.  Il  fut  bien  huit  jours 
sans  avoir  des  nouvelles  de  la  dame,  et  je  n'ai 
jamais  su  s'il  s'en  inquiéta  fort. 

Cependant  il  allait  tous  les  jours  se  diver- 
tir chez  un  capitaine  d'infanterie  où  plusieurs 
hommes  de  condition  s'assemblaient  souvent 
pour  iouer.  Un  soir  qu'il  n'avait  point  joué,  et 
qu'il  se  retirait  de  meilleure  heure  qu'il  n'a- 
vait accoutumé,  il  fut  appelé  par  son  nom 
d'une  chambre  basse  d'une  grande  maison.  II 
s'approcha  de  la  fenêtre,  oui  était  grillée,  et 
reconnut  à  la  voix  que  c'était  son  amante  in- 
visible, qui  lui  dit  d'abord  : 

—  Approchez-vous,  don  Carlos  :  je  vous  at- 
tends ici  pour  vider  le  différend  que  nous 
avons  ensemble. 

—  Vous  n'êtes  qu'une  fanfaronne,  lui  dit 
don  Carlos;  vous  deûez  avec  insolence  et  vous 


LE   ROMAN   COMIQUE  33 

vous  cachez  huit  jours  pour  ne  paraître  qu'à 
une  fenêtre  grillée. 

—  Nous  nous  verrons  de  plus  près  quand  il 
en  sera  temps,  lui  dit-elle  :  ce  n'est  point 
faute  de  cœur  que  j'ai  différé  de  me  trouver 
avec  vous  ;  j'ai  voulu  vous  connaître  avant  de 
me  laisser  voir.  Vous  savez  que,  dans  les  com- 
bats assignés,  il  faut  se  battre  avec  des  armes 
pareilles  :  si  votre  cœur  n'était  pas  aussi  libre 
que  le  mien,  vous  vous  battriez  avec  avan- 
tage, et  c'est  pour  cela  que  j'ai  voulu  m'in- 
former  de  vous. 

—  Et  qu'avez- vous  appris  de  moi,  lui  dit 
Don  Carlos. 

—  Que  nous  sommes  assez  l'un  pour  l'autre, 
répondit  la  dame  invisible. 

Don  Carlos  lui  dit  que  la  chose  n'était  pas 
égale. 

—  Car,  ajouta-t-il,  vous  me  voyez  et  savez 
qui  je  suis  :  moi,  je  ne  vous  vois  point  et  ne 
sais  <jui  vous  êtes.  Quel  jugement  pensez -vous 
que  je  puisse  faire  du  soiu  que  vous  apportez 
à  vous  cacher?  On  ne  se  cache  guère  quand 
on  n'a  que  de  bons  desseins,  et  on  peut  aisé- 
ment tromper  une  personne  qui  ne  se  tient 
pas  sur  ses  gardes,  mais  on  ne  la  trompe  pas 
deux  fois.  Si  vous  vous  servez  de  moi  pour 
donner  de  la  jalousie  à  un  autre,  je  vous  aver- 
tis que  je  n'y  suis  pas  propre,  et  que  vous  ne 
devez  pas  vous  servir  de  moi  à  autre  chose 
qu'à  vous  aimer. 

—  Avez-vous  assez  fait  de  jugements  térné- 
raires  ?  lui  dit  l'invisible. 

—  Ils  ne  sont  pas  sans  apparence,  réponiit 
don  Carlos. 

—  Sachez,  lui  dit-elle,  qu^  je  suis  très-véri- 
table, que  vous  me  reconnaîtrez  telle  dans 
tous  les  procédés  que  nous  aurons  ensemble, 
et  que  je  veux  que  vous  le  soyez  aussi. 

—  Cela  est  juste,  lui  dit  don  Carlos,  r. 

LS    HOMAK    COMIOrB.  —  T.    I.  i 


34  LE   ROMAN  COMIQUE 

il  est  juste  aussi  que  je  vous  voie,  et  que  je 
sache  qui  vous  êtes. 

—  Vous  le  saurez  bientôt,  lui  dit  l'invisible, 
et  cependant  espérez  sans  impatience  ;  c'est 
,jar  là  que  vous  pouvez  mériter  ce  que  vous 
prétendez  de  moi,  qui  vous  assure  (  afin  que 
votre  galanterie  ne  soit  pas  sans  fondement 
et  sans  espoir  de  récompense)  que  je  voua 
égale  en  condition ,  et  que  j'ai  assez  de  biens 
pour  vous  faire  vivre  avec  autant  d'éclat  aue 
le  plus  grand  prince  du  royaume;  que  je  suis: 
jeune;  que  je  suis  plus  belle  que  laide  :  et  poui 
de  l'esprit,  vous  en  avez  trop  pour  n'avoir  pas 
découvert  si  j'en  ai  ou  non. 

Elle  se  retira  en  achevant  ces  paroles,  lais- 
sant don  Carlos  la  bouche  ouverte  et  jprêt  à 
répondre,  si  surpris  de  sa  brusque  déclara- 
tion, si  amoureux  d'une  personne  qu'il  ne 
voyait  point,  et  si  embarrassé  de  ce  procédé 
étrange  qui  pouvait  aller  à  quelque  tromperie, 
que  sans  sortir  d'une  place  il  fut  un  grand 
quar  1  d'heure  à  faire  divers  jugements  sur 
une  aventure  si  extraordinaire.  Il  savait  bien 
qu'il  y  avait  plusieurs  princesses  et  dames  de 
condition  dans  Naples,  mais  il  savait  aussi 
qu'il  y  avait  force  courtisanes  affamées,  fore 
âpres  après  les  étrangers,  grandes  friponnes, 
et  d'autant  plus  dangereuses  qu'elles  étaient 
belles.  Je  ne  vous  dirai  point  exactement  s'il 
avait  soupe,  et  s'il  se  coucha  sans  manger, 
somme  font  quelques  faiseurs  de  romans  qui 
règien*  toutes  les  heures  du  jour  de  leurs  hé- 
ros, les  font  lever  de  bon  matin ,  conter  leui 
iiistoire  jusqu'à  l'heure  du  dîner,  dîner  fort  lé- 
gèrement, et  après  dîner  reprendre  leur  his- 
toire ou  s'enfoncer  dans  un  bois  pour  y  par-» 
ïer  tout  seuls,  si  ce  n'est  quand  ils  ont  quel- 
que chose  à  dire  aux  arbres  et  aux  rochers;  à 
Iheure  du  souper,  se  trouver  à  point  nommé 
dans  le  lieu  où  l'on  macire,  où  ils  soupirent  ei 


LE  ROMAN   COMIQUE  J*5 

ëvent  au  lieu  de  manger,  et  puis  s  en  vont 
aire  des  châteaux  en  Espagne  sur  quelque 
errasse  qui  regarde  la  mer,  tandis  qu'un 
cuyer  révèle  que  son  maître  est  un  tel,  fila 
.'un  roi  tel,  et  qu'il  n'y  a  pas  un  meilleur 
rince  au  monde  ;  que,  quoiqu'il  soit  alors  lt 
lus  heau  des  mortels,  il  était  encore  tout  au- 
re  chose  avant  que  l'amour  l'eût  défiguré. 

Pour  revenir  à  mon  histoire,  don  Carlos  se 
rouva  le  lendemain  à  son  poste.  L'invisible 
tait  déjà  au  sien.  Elle  lui  demanda  s'il  n'a- 
ait  pas  été  bien  embarrassé  de  la  conversa- 
ion  passée,  et  s'il  n'était  pas  vrai  qu'il  avait 
oute  de  tout  ce  qu'elle  avait  dit.  Don  Carlos, 
ans  répondre  à  sa  demande,  la  pria  de  lui 
ire  quel  danger  il  y  avait  pour  elle  à  ne  se 
îontrer  point,  puisque  les  choses  étaient  i 
îs  de  part  et  d'autre,  et  que  leur  galante". e 
e  se  proposait  qu'une  fin  qui  serait  approu- 
ée  de  tout  le  monde. 

—  Le  danger  est  tout  entier,  comme  vous 
i  saurez  avec  le  temps,  lui  dit  l'invisible; 
ontentez-vous,  encore  un  coup,  que  je  bois 
éritable,  et  que,  dans  la  relation  que  je  vou> 
i  faite  de  moi-même,  j'ai  été  très-mo leste. 

Don  Carlos  ne  la  pressa  pas  davantage.  Letu 
Dnversation  dura  encore  quelque  temps;  ils 
'entredonnèrent  de  l'amour  encore  plug  qu'ils 
'avaient  fait,  et  se  séparèrent  avec  promesse 
e  part  et  d'autre  de  se  trouver  tous  les  jours  à 
assignation.  Le  jour  d'après,  il  y  eut  grand 
al  chez  le  vice-roi.  Don  Carlos  espéra  d'y  re- 
Dnnaître  son  invisible.  H  tâcha  cependant 
'apprendre  à  qui  était  la  maison  ou  on  lui 
onnait  de  si  favorables  audiences.  II  apprit 
es  voisins  que  la  maison  était  à  une  vieille 
ame  fort  retirée,  veuve  d'un  capitaine  espa- 
nol,  et  qu'elle  n'avait  ni  filles  ni  nièces.  Il 
emanda  a  la  voir  :  elle  lui  fit  dire  que,  depuis 
i  mort  de  son  mari,  elle  ne  voyait  personne, 


36  LE  ROMAN  COM1QDE 

ce  qui  l'embarrassa  encore  davantage.  Don 
Carlos  se  trouva  le  soir  chez  le  vice-roi,  où  vous 
pouvez  penser  que  l'assemblée  fut  fort  belle.  Il 
observa  exactement  toutes  les  dames  de  l'as- 
semblée, cherchant  qui  pouvait  être  son  in- 
connue. Il  lia  conversation  avec  celles  qu'il 
put  joindre,  et  n'y  tro  iva  pas  ce  qu'il  cher- 
chait. Enfin,  il  se  tint  à  la  fille  d'un  marquis 
de  je  ne  sais  quel  marquisat;  car  c'est  la 
chose  du  monde  dont  je  voudrais  le  moins  ju- 

:ans  un  temps  où  tout  le  moi.de  se  mar- 
quise de  soi-même,  je  veux  dire  de  son  chef. 
Elle  était  jeune  et  belle,  et  avait  bien  quelque 
chose  du  ton  de  voix  de  celle  qu'il  cherchait; 
mais  à  la  longue  il  trouva  si  peu  de  rapport 
entre  son  esprit  et  celui  de  son  invisible,  qu'il 

pentit  d'avoir  en  si  peu  de  temps  assez 
avancé  ses  affaires  auprès  de  cette  belle  per- 
sonne, pour  pouvoir  croire,  sans  se  flatter, 
qu'il  n'était  pas  mal  avec  elle.  Ils  dansèrent 
souvent  ensemble  ;  et,  le  bal  étant  fini  avec 
peu  de  satisfaction  de  la  part  de  don  Carlos, 
il  se  sépara  de  sa  captive,  qu'il  laissa  toute 
glorieuse  d'avoir  occupé  seule,  et  dans  une  si 
belle  assemblée,  un  cavalier  qui  était  envié 
de  tous  les  hommes  et  estimé  de  toutes  les 
femmes.  A  la  sortie  du  bal,  il  s'en  fut  à  la 
hâte  en  son  logis  prendre  des  armes,  et  de  son 
logis  à  sa  fatale  grille,  qui  n'en  était  pas  fort 
éloignée.  Sa  dame,  qui  y  était  déjà.jui  deman- 
da des  nouvelles  du  bal,  quoiqu'elle  y  eût  été. 
Il  lui  dit  ingénument  qu'il  avait  dansé  avec 
une  fort  belle  personne,  et  qu'il  l'avait  entre  - 

-  tant  que  le  bal  avait  duré.  Elle  lui  fit 
là-dessus  plusieurs  questions  qui  découvrirent 

qu'elle  était  jalouse.  Don  Carlos,  de  son 
côté,  lui  fit  connaître  qu'il  avait  scrupule  de 
ce  qu'elle  ne  s'était  point  trouvée  au  bal,  et 
que  cela  le  faisait  douter  de  sa  condition. 
Elle  s'en  aperçut  ;  et,  pour  lui  remettre  l'esprit 


LE   ROMAN'   COMIQUE  37 

en  repos,  jamais  elle  ne  fut  si  charmante,  et 
elle  le  favorisa  autant  qu'on  le  peut  dans  une 
conversation  qui  se  fait  au  travers  d'une 
grille,  jusqu'à  lui  promettre  qu'elle  lui  serait 
bientôt  visible.  Ils  se  séparèrent  là-dessus,  lui 
fort  en  doute  s'il  la  devait  croire,  et  elle  un 
peu  jalouse  de  la  belle  personne  qu'il  avait 
entretenue  tant  que  le  bal  avait  duré. 

Le  lendemain,  don  Carlos  étant  allé  à  la 
messe  en  je  ne  sais  quelle  église,  présenta  de 
l'eau  bénite  à  deux  dames  masquées  qui  en* 
voulaient  prendre  en  même  temps  que  lui.  La 
mieux  vêtue  de  ces  deux  dames  lui  dit  qu'elle 
ne  recevait  point  de  civilité  d'une  personne  à 
qui  elle  voulait  donner  un  éclaircissement. 

—  Si  vous  n'êtes  point  trop  pressée,  lui  dit 
don  Carlos,  vous  pouvez  vous  satisfaire  tout 
à  l'heure. 

—  Suivez-moi  donc  dans  la  prochaine  cha- 
pelle, lui  répondit  la  dame  inconnue. 

Elle  s'y  en  alla  la  première,  et  don  Carlos 
la  suivit,  fort  en  doute  si  c'était  sa  dame, 
quoiqu'il  la  vît  de  même  taille,  parce  qu'il 
trouvait  quelque  différence  en  leurs  voix,  celle- 
ci  parlant  un  peu  gras. 

Voici  ce  qu'elle  lui  dit,  après  s'être  enfer- 
mée avec  lui  dans  la  chapelle  : 

«  Toute  la  ville  de  Naples,  seigneur  don 
Carlos,  est  pleine  de  la  haute  réputation  que 
vous  y  avez  acquise  depuis  le  temps  que  vous 
y  êtes,  et  vous  y  passez  pour  un  des  plus 
honnêtes  hommes  du  monde  :  on  trouve  seu- 
lement étrange  que  vous  ne  vous  soyez  point 
aperçu  qu'il  y  a  en  cette  ville  des  dames  de 
condition  et  de  mérite  qui  ont  pour  vous  une 
estime  particulière.  Elles  vous  l'ont  témoignée 
autant  que  la  bienséance  le  peut  permettre  ; 
eï,  bitîA  q^ites  souhaitent  ardemment  de 
vous  le  faire  croire,  elles  aiment  pourtant 
mieux  que  vous  ne  l'ayez  pas  reconnu  par  in- 


38  LE   KO?iAN   COLIQUE 

sensibilité,  que  si  vous  le  dissimuliez  par  in- 
différence. Il  y  en  a  une  entre  autres  de  ma 
connaissance  qui  vous  estime  assez  pour  vou- 
avertir,  au  péril  de  tout  ce  qu'on  en  pourra 
dire,  que  vos  aventures  de  nuit  sont  décou- 
vertes, que  vous  vous  engagez  imprudem- 
ment à  aimer  ce  que  vous  ne  connaissez 
point;  et  puisque  votre  maîtresse  se  cach<j; 
qu'il  faut  qu'elle  ait  honte  de  vous  aimer,  ou 
peur  de  n'être  pas  assez  aimable.  Je  ne  dout  e 
point  que  votre  amour  de  contemplation  n'ai" 

Eour  objet  une  dame  de  grande  qualité  et  de 
eaucoup  d'esprit,  et  qu'il  ne  se  soit  figure 
une  maîtresse  tout  adorable;  mais,  seigneur 
don  Carlos,  ne  croyez  pas  votre  imagination 
aux  dépens  de  votre  jugement;  défiez-vous 
d'une  personne  qui  se  cache,  et  ne  vous  enga- 
gez pas  plus  avant  dans  ces  conversations 
nocturnes.  Mais  pourquoi  me  déguiser  davan- 
tage? Cest  moi  qui  suis  jalouse  de  votre  fan- 
tôme, qui  trouve  mauvais  que  vous  lui  par- 
liez; et,  puisque  je  me  suis  déclarée,  je  val -3 
si  bien  lui  rompre  tous  ses  desseins,  que  j'em- 
porterai sur  elle  une  victoire  que  j'ai  droit  de 
lui  disputer ,  puisque  je  ne  lui  suis  inférieure 
ni  en  beauté,  ni  en  richesse,  ni  en  qualités,  ni 
en  tout  ce  qui  rend  une  personne  aimable  : 
profitez  de  l'avis  si  vous  êtes  sage.  » 

Elle  s'en  aLia  en  disant  ces  dernières  pa- 
roles, sans  donner  le  temps  à  don  Carlos  de 
lui  repondre.  Il  voulut  la  suivre;  mais  il  trouvn 
a  la  porte  de  l'église  un  homme  de  condition 
qui  l'engagea  dans  une  conversation  qui  dura 
assez  longtemps,  et  dont  il  ne  put  se  dé- 
fendre. Il  rêva  le  reste  du  jour  à  cette  aven- 
ture, et  soupçonna  d'abord  la  demoiselle  du 
hal  d'être  la  dernière  dame  masquée  qui  lui 
était  apparue;  mais,  se  ressouvenant  qu'elle 
lui  avait  fait  voir  beaucoup  d'esprit,  ce  qu;il 
n'avait  pas  trouvé  dans  l'autre,  il  ne  sut  plus 


L2   fteHAN   COMIQUE 

e  qu'il  en  devait  croire,  et  souhaita  presque 
e  n'être  point  engagé  avec  son  obscure  maï- 
wesse,  pour  se  donner  tout  entier  à  celle  qui 
enait  de  \e  quitter;  mais  enfin,  venant  a 
onsidérer  qu'elle  ne  lui  était  pas  plus  connue 
ue  son  invisible,  de  qui  l'esprit  l'avait  charmé 
ans  les  conversations  qu'il  avait  eues  ave  ; 
ile,  il  ne  balança  point  dans  le  parti  qu'il  de- 
ait  prendre,  et*  ne  se  mit  pas  beaucoup  en 
eine  des  menaces  qu'on  lui  avait  faites,  n'é- 
mt  pas  homme  à  être  poussé  par  là. 
Ce  jour  même,  il  ne  manqua  pas  de  se 
■ouver  à  sa  grille  à  l'heure  accoutumée,  e". 
ne  manqua  pas  non  plus,  au  fur*  de  la  con- 
srsation  qu'il  eut  avec  son  invisible,  d'être 
lisi  par  quatre  hommes  masqués,  assez  forts 
dut  le  désarmer,  et  le  porter  presque  à  força 
3  bras  dans  un  carrosse  qui  les  attendait  au 
Dut  de  la  rue.  Je  laisse  à  penser  au  lecteur 
s  injures  qu'il  leur  dit  et  les  reproches  qu'il 
ur  fit  de  1  avoir  pris  à  leur  avantage.  Il  es- 
iya  même  de  les  gagner  par  promesses, 
Lais  au  lieu  de  les  persuader,  il  ne  les  obligea 
l'a  prendre  un  peu  plus  garde  à  lui,  et  à  lui 
:er  tout  à  fait  l'espérance  de  pouvoir  s'aider 
3  son  courage  et  de  sa  force.  Cependant  le 
trrosse  allait  toujours  au  grand  trot  de  qua- 
e  chevaux,  il  sortit  ce  la  ville  et  au  bout 
une  heure  il  entra  dans  une  superbe  mai- 
>n  dont  on  tenait  la  porte  ouverte  pour  le 
îcevoir.  Les  quatre  mascarades  descendirent 
î  carrosse  avec  don  Carlos,  le  tenant  çar- 
?ssous  les  bras,  comme  un  ambassadeur 
.troduit  à  saluer  le  Grand-Seigneur.  On  le 
:onta  jusqu'au  premier  étage  avec  la  même 
îrémonie,  et  là  deux  demoiselles  masquées 
inrent  le  recevoir  à  la  porte  d'une  grande 
ille,  chacune  un  flambeau  à  la  main.  Les 
3mmes  masqués  le  laissèrent  en  liberté  et  se 
tirèrent  après  lui  avoir  fait  une  profonde 


40  LE   ROMAS    COMIQUE 

révérence.  Il  y  a  apparence  qu'ils  ne  lui  lais- 
sèrent ni  pistolet  ni  épée,  et  qu'il  ne  les  re- 
mercia pas  de  la  peine  qu'ils  avaient  prise  à  le 
bien  garder.  Ce  n'est  pas  qu'il  ne  fût  fort  ci- 
vil, mais  on  peut  bien  pardonner  un  manque- 
ment de  civilité  à  un  homme  surpris.  Je  ne 
vous  dirai  point  si  les  flambeaux  que  tenaient 
les  demoiselles  étaient  d'argent  ;  c'est  pour  le 
moins  :  ils  étaient  plutôt  de  vermeil  doré  ci- 
selé, et  la  salle  était  la  plus  magnifique  du 
monde,  et,  si  vous  voulez,  aussi  bien  meublée 
que  quelques  appartements  de  nos  romans, 
comme  le  vaisseau  de  Zelmandre  dans  le  Po- 
lexandre,  le  palais  d'Ibrahim  dans  V Illustre 
Bassa,  ou  la  chambre  où  le  roi  d'Assyrie  reçut 
Mandane,  dans  le  Cyrus,  qui  est  sans  doute, 
aussi  bien  que  les  autres  que  j'ai  nommés,  le 
livre  du  monde  le  mieux  meublé.  Représentez- 
vous  donc  si  notre  Espagnol  ne  fut  pas  bien 
étonné  de  se  voir  dans  ce  superbe  apparte- 
ment, avec  deux  demoiselles  masquées,  qui  ne 
parlaient  point  et  qui  le  conduisirent  dans 
une  chambre  voisine  encore  mieux  meublée 
que  la  salle,  où  elles  le  laissèrent  tout  seuL 
S'il  eût  été  de  l'humeur  de  don  Quichotte,  il 
eût  trouvé  là  de  quoi  s'en  donner  jusqu'aux 

fardes  et  il  se  fût  cru  pour  le  moins  Esplan- 
idan  ou  Amadis  ;  mais  notre  Espagnol  ne 
s'en  émut  non  plus  que  s'il  eût  été  en  son 
hôtellerie  ou  auberge  :  il  est  vrai  qu'il  re- 
gretta beaucoup  son  invisible,  et  que,  son- 
geant continuellement  à  elle,  il  trouva  cette 
belle  chambre  plus  triste  qu'une  prison,  que 
Von  ne  trouve  jamais  belle  que  par  dehors.  Il 
crut  facilement  qu'on  ne  lui  voulait  point  de 
mal  ©ù  on  l'avait  si  bien  logé,  et  ne  douta 
point  que  la  dame  qui  lui  avait  parlé  le  jour 
d'auparavant  à  l'église  ne  fût  la  magicienne 
de  tous  ces  enchantements.  Il  admira  en  lui- 
même  l'humeur  des  femmes,  et  avec  quelle 


LE   ROMAN   COMIQCE  41 

promptitude  elles  exécutent  leurs  résolutions. 
Il  se  résolut  aussi  de  son  côté  à  attendre  pa- 
tiemment la  fin  de  l'aventure,  et  de  garder 
fidélité  à  sa  maîtresse  de  la  grille,  quelques 
promesses  et  quelques  menaces  qu'on  pût  lui 
faire.  A  quelque  temps  de  là,  des  officiers 
masqués  et  fort  bien  vêtus  vinrent  mettre  le 
couvert,  et  l'on  servit  ensuite  le  souper.  Tout 
en  fut  magnifique  ;  la  musique  et  les  casso- 
lettes n'y  furent  pas  oubliées,  et  notre  don 
Carlos,  outre  les  sens  de  l'odorat  et  de  l'ouïe, 
contenta  aussi  celui  du  goût,  plus  que  je  ne 
l'aurais  pensé  dans  l'état  où  il  était,  je  veux 
dire  qu'il  soupa  fort  bien  ;  mais  que  ne  peut 
un  grand  courage?  J'oubliais  de  vous  dire  que 
je  crois  qu'il  se  lava  la  bouche,  car  j'ai  su 
qu'il  avait  grand  soin  de  ses  dents.  La  musi- 
que dura  encore  quelque  temps  après  le  sou- 
per ;  et,  tout  le  monde  s'étant  retiré,  don  Car- 
los se  promena  longtemps,  rêvant  à  tous  ces 
enchantements  ou  à  autre  chose.  Deux  demoi- 
selles masquées  et  un  nain  masqué,  après 
avoir  dresse  une  superbe  toilette,  le  vinrent 
déshabiller,  sans  savoir  de  lui  s'il  avait  envie 
de  se  coucher.  Il  se  soumit  à  tout  ce  qu'on 
voulut:  les  demoiselles  firent  la  couverture  et 
se  retirèrent;  le  nain  le  déchaussa  ou  dé- 
botta, et  puis  le  déshabilla.  Don  Carlos  se  mit 
au  lit,  et  tout  cela  sans  que  l'on  proférât  la 
moindre  parole  de  part  et  d'autre.  Il  dormit 
assez  bien  pour  un  amoureux  :  les  oiseaux 
d'une  volière  le  réveillèrent  au  point  du  jour  ; 
le  nain  masqué  se  présenta  pour  le  servir,  et 
lui  fit  prendre  le  plus  beau  linge  du  monde, 
le  mieux  blanchi  et  le  plus  parfumé.  Ne  disons 
point,  si  vous  voulez,  ce  qu'il  fit  jusqu'au 
dîner,  qui  valut  bien  le  souper,  et  allons  jus- 
qu'à la  rupture  du  silence  que  l'on  avait  garda 
jusqu'alors.  Ce  fut  une  demoiselle  masquée 
qui  le  rompit,  en  lui  demandant  s'il  aurait 


42  LE  ROMAN  COMIQUE 

pour  agréable  de  voir  la  maîtresse  du  palais 
enchanté.  Il  dit  qu'elle  serait  la  bienvenue. 
Elle  entra  bientôt  après,  suivie  de  quatre  de- 
moiselles fort  richement  vêtues. 

Telle  n'est  point  la  Cythérée, 
Quand,  d'un  nouveau  feu  Rallumant, 
Elle  sort  pompeuse  et  parée 
Pour  ia  conquête  d'un  amant. 

Jamais  notre  Espagnol  n'avait  vu  personne  de 
meilleure  mine  que  cette  Urgande  la  déconnue. 
Il  en  fut  si  ravi  et  si  étonné  en  même  temps,  que 
toutes  les  révérences  et  les  pas  qu'il  fit  en  lui 
donnant  la  main  jusqu'à  une  chambre  pro- 
chaine où  eUe  le  fit  entrer,  furent  autant  de 
bronchades.  Tout  ce  qu'il  avait  vu  de  beau 
dans  la  salle  et  dans  la  chambre  dont  je  vous 
al  parlé  n'était  rien  en  comparaison  de  ce 
qu'il  trouva  en  celle-ci,  et  tout  cela  recevait 
encore  du  lustre  de  la  dame  masquée.  Ils  pas- 
sèrent sur  la  plus  riche  estrade  qu'on  ait  ja- 
mais vue  depuis  qu'il  y  a  des  estrades  au 
monde.  L'Espagnol  y  rut  mis  dans  un  fau- 
teuil ,  en  dépit  qu'il  en  eût  ;  et  la  dame  s'é- 
tant  assise  sur  je  ne  sais  combien  de  riches 
carreaux  vis-à-vis  de  lui,  elle  lui  fit  entendra 
une  voix  aussi  douce  qu'un  clavecin,  en  lui 
disant  à  peu  près  ce  que  je  vais  vous  dire  : 

—  Je  ne  doute  point,  seigneur  don  Carlos, 
que  vous  ne  soyez  fort  surpris  de  tout  ce 
qui  vous  est  arrivé  depuis  hier  en  ma  maison  ; 
et  si  cela  n'a  pas  fait  grand  effet  sur  vous,  au 
moins  aurez-vous  vu  par  là  que  je  -sais  tenir 
ma  parole;  et  par  ce  que  j'ai  déjà  fait,  vous 
aurez  pu  juger  de  tout  ce  que  je  suis  capable 
de  faire.  Petit-être  que  ma  rivale,  par  ses  ar- 
tifices et  par  le  bonheur  de  vous  avoir  attaqué 
la  première,  s'est  déjà  rendue  maîtresse  abso- 
lue de  ia  place  que  je  lui  dispute  en  votra 


LE    ROMAN   C03IIQUE  42 

cœur;  mais  une  femme  ne  se  rebute  pas  du 
premier  coup  :  et  si  ma  fortune,  qui  n'est  pas 
a  mépriser,  et  tout  ce  que  l'on  peut  posséder 
avec  moi,  ne  peuvent  vous  persuader  de  m'ai- 
mer,  j'aurai  la  satisfaction  de  ne  m'ètre  point 
cachée  par  honte  ou  par  finesse,  et  d'avoir 
mieux  aimé  me  faire  mépriser  par  mes  dé- 
fauts que  me  faire  aimer  par  mes  artifices. 

En  disant  ces  dernières  paroles,  elle  se  dé- 
masqua, et  fit  voir  à  don  Carlos  les  cieux  ou- 
vi  rts,  ou,  si  vous  voulez,  le  ciel  en  petit,  la 
plus  belle  tête  du  mou  ie,  soutenue  car  un 
corps  de  la  plus  riche  taille  qu'il  eût  jamais 
admirée;  enfin,  tout  cela  joint  ensemble,  une 
personne  toute  divine.  A  la  fraîcheur  de  son 
visage  on  ne  lui  eût  pas  donné  plus  de  seiz-j 
ans  ;  mais  à  je  ne  sais  quel  air  galant  et  ma- 
jestueux tout  ensemble,  que  les  jeunes  per- 
sonnes n'ont  pas  encore,  on  connaissait  qu'elle 
pouvait  être  en  sa  vingtième  année.  Don 
Carlos  fut  quelque  temps  sans  lui  répondre^ 
se  fâchant  quasi  contre  sa  dame  invisible,  qui 
l'empêchait  de  se  donner  tout  entier  à  la  plus 
belle  personne  qu'il  eût  jamais  vue,  et  Lésitant 
sur  ce  qu'il  devait  dire  et  faire.  Enfin,  après 
un  combat  intérieur  qui  dura  assez  longtemps 
pour  mettre  en  peine  la  dame  du  palais  en- 
chanté, il  prit  une  forte  résolution  de  ne  lui 
point  cacher  ce  qu'il  avait  dans  l'âme  ;  et  ce 
fut  sans  doute  une  des  plus  belles  actions 
qu'il  eût  jamais  faites.  Voici  la  réponse  qu'il 
iui  fit,  que  plusieurs  personnes  ont  trouvée 
bien  crue  :  . 

—  Je  ne  puis  vous  nier,  madame,  que  je  ne 
fusse  trop  heureux  de  vous  plaire  si  je  pou- 
vais l'être  assez  pour  pouvoir  vous  aimer.  Je 
vois  bien  que  je  quitte  la  plus  belle  personne 
du  monde  pour  une  autre  qui  ne  Test  peut- 
être  que  dans  mon  imagination.  Mais,  ma- 
dame, m'auriez-vous  trouvé  digne  de  votre  ai- 


44  LE  ROMAN  COMIQUE 

fection  si  vous  m'aviez  cru  infidèle?  Et  pour- 
rais-je  être  fidèle  si  je  pouvais  vous  aimer? 
Plaignez-moi  donc,  madame,  sans  me  blâmer, 
ou  plutôt  plaignons-nous  ensemble,  vous  de 
ne  pouvoir  obtenir  ce  que  vous  désirez,  et  moi 
de  ne  point  voir  ce  que  j'aime. 

Il  dit  cela  d'un  air  si  triste,  que  la  dame  put 
îùsément  remarquer  qu'il  parlait  selon  ses  vé- 
ritables sentiments.  Elle  n'oublia  rien  de  ce 
qui  pouvait  le  persuader  ;  il  fut  sourd  à  ses 
prières,  et  ne  fut  point  touché  de  ses  larmes. 
Elle  revint  à  la  charge  plusieurs  fois  :  à  bien 
attaqué,  bien  défendu.  Enfin,  elle  en  vint  aux 
injures  et  aux  reproches,  et  fcii  dit 


Tout  ce  que  fait  dire  la  rage 
Quand  elle  est  maîtresse  des  sens, 


et  le  laissa  là,  non  pas  pour  reverdir,  mais 
pour  maudire  cent  fois  son  malheur,  qui  ne 
lui  venait  que  de  trop  de  bonnes  fortunes. 
Une  demoiselle  lui  vint  dire  un  peu  après, 
qu'il  avait  la  liberté  de  s'aller  promener  dans 
le  jardin.  Il  traversa  tous  ces  beaux  apparte- 
ments sans  trouver  personne  jusqu'à  l'esca- 
lier, au  bas  duquel  il  vit  dix  hommes  mas- 
ques qui  gardaient  la  porte,  armés  de  per- 
tuisanes  et  de  carabines.  Comme  il  traversait 
la  cour  pour  s'aller  promener  dans  ce  jardin, 
qui  était  aussi  beau  que  le  reste  de  la  mai- 
son; un  de  ces  archers  de  la  garde  passa  à 
côte  de  lui  sans  le  regarder,  et  lui  dit,  comme 
ayant  peur  d'être  entendu,  qu'un  vieux  gen- 
tilhomme l'avait  chargé  d'une  lettre  pour  lui, 
et  qu'il  avait  promis  de  la  lui  donner  en  main 
propre,  quoiqu'il  y  allât  de  sa  vie  s'il  était  dé- 
couvert; mais  qu'un  présent  de  vingt  pis- 
toles  et  la  promesse  d'autant  lui  avaient  fait 
tout  hasarder.   Don  Carlos  lui  promit  d'être 


LE   ROMAX  COMIQUE  45 

secret,  et  entra  vite  dans  le  jardin  pour  lire 
cette  lettre. 

*  Depuis  que  je  vous  ai  perdu,  vous 
pu  juger  de  la  peine  où  je  suis  par  ce 
vous  devez  être  si  vous  m'aimez  autant  que 
je  vous  aime.  Enfin,  je  me   trouve  un  peu 
consolée  depuis  que  j'ai  découvert  le  lieu  ou 
vous  êtes.  C'est  la  princesse  Porcia  qui  vous 
a  enlevé.    Elle   ne  considère  rien  quand  il 
s'agit  de  se  contenter,  et  vous  n'êtes  pas  ie 
premier  Renaud  de  cette  dangereuse  ArmMe  , 
mais  je  romprai  tous  ses  enchantements,  et 
vous  tirerai  bientôt  d'entre   ses    bras   pour 
vous  donner,  entre  les  miens,  ce  que  vous  mé- 
ritez si  vous  êtes  aussi  constant  que  je  le 
haite. 

»  LA  DAME  INVISIBLE.  » 

Don  Carlos  fut  si  ravi  d'apprendre  des  nou- 
velles de  sa  dame,  dont  il  était  véritablement 
amoureux,  qu'il  "baisa  cent  fois  la  lettre,  et 
revint  trouver  à  la  porte  du  jardin  celui  qui 
la  lui  avait  donnée,  pour  le  récompenser  d'un 
diamant  qu'il  avait  au  doigt.  Il  se  promena 
encore  quelque  temps  dans  le  jardin,  ne  pou- 
vant assez  s'étonner  de  cette  princesse  Porcia 
dont  il  avait  si  souvent  ouï  parler  comme 
d'une  jeune  dame  fort  riche,  et  pour  être  de 
l'une  des  meilleures  maisons  du  royaume,  et 
comme  il  était  fort  vertueux,  il  conçut  une 
telle  aversion  pour  elle,  qu'il  résolut  au  péril 
de  sa  vie  de  faire  tout  ce  qu'il  pourrait 
se  tirer  de  sa  prison.  Au  sortir  du  jar 
trouva  une  demoiselle  démasquée  car  on  né 
se  masquait  phis  dans  le  palais  qui  v 
lui  demander  s'il  aurait  pour  agréable  qi 
maîtresse  mangeât  ce  jour-là  avec  lui.  Je  vous 
laisse  à  penser' s'il  dit  qu'elle  serait  la  bien- 
venue. On  servit  quelque  temps  après  à  sou- 


46  Ul  ROMAS    oOMIQUE 

per  ou  à  dîner,  car  je  ne  me  souviens  çlus  le- 
quel c'était.  Porcia  y  parut  plus  belle,  je  vous 
ai  tantôt  dit  que  la  Cythérée  ;  il  n'y  a  point 
d'inconvénient  de  dire  ici,  poui  diversifier, 
plus  belle  que  le  jour  ou  que  l'aurore.  Elle  fui 
foute  charmante  tandis  qu'ils  furent  à  table, 
et  fit  paraître  tant  d'esprit  à  l'Espagnol,  qu'il 
eut  secret  déplaisir  de  voir  dans  une  dame  da 
si  grande  condition  tant  d'excellentes  qua- 
lités si  mal  employées.  Il  se  contraignit  la 
mieux,  qu'il  put  pour  paraître  de  belle  hu- 
meur, quoiqu'il  songeât  continuellement  à 
son  inconnue,  et  qu'il  brûlât  d'un  violent 
désir  de  se  revoir  a  sa  grille.  Aussitôt  que 
l'on  eut  desservi,  on  les  laissa  seuls  ;  et  don 
Carlos  ne  parlant  point,  ou  par  respect,  ou 
pour  obliger  la  dame  de  parler  la  première, 
elle  rompit  le  silence  en  ces  termes  : 

—  Je  ne  sais  si  je  dois  espérer  quelque  chose 
de  fa  gaieté  que  je  pense  avoir  remarquée 
sur  votre  visage,  et  si  le  mien,  que  je  vous  ai 
fait  voir,  ne  vous  a  point  semblé  assez  beau 
pour  vous  faire  douter  si  celui  que  l'on  vous 
•cache  est  plus  capable  de  vous  donner  d« 
l'amour.  Je  n'ai  point  déguisé  ce  que  je  vous 
ai  voulu  donner,  parce  que  je  n'ai  point  voulu 
que  vous  pussiez  vous  repentir  de  l'avoir 
reçu  :  et,  quoiqu'une  personne  accoutumée  à 
recevoir  des  prières  puisse  aisément  s'offenser 
d'un  refus,  je  n'aurais  aucun  ressentiment  de 
celui  que  j'ai  déjà  reçu  de  vous,  pourvu  que 
vqus  le  répariez,  en*  me  donnant  ce  que  je 
crois  mieux  mériter  que  votre  invisible.  Fai- 
tes-moi donc  savoir  votre  dernière  résolution, 
afin  que,  si  elle  n'est  pas  à  mon  avantage,  je 
clierche  dans  la  mienne  des  raisons  assez 
fortes  pour  combattre  celles  que  je  pense 
avoir  eues  de  vous  aimer. 

Don  Carlos  attendit  quelque  temps  qu'elle 
reprît  la  parole;   et,  voyant  qu'elle  ne  parlait 


LE  ROMAN   COM:  47 

Dlus,  et  que,  les  yeux  baissés  contre  terre,  elle 
attendait  l'arrêt  qu'il  allait  prononcer,  il  suivit 
]a  résolution  qu'il  avait  déjà  prise  de  lui  par- 
ler franchement,  et  de  lui  oter  toute  sorte 
d'espérance  qu'il  put  jamais  être  à  elle.  Voici 
comme  il  s'y  prit  : 

—  Madame,  avant  de  répondre  à  ce  que 
rous  voulez  savoir  de  moi,  il  faut  qu'avec  la 
même  franchise  que  vous  voulez  que  je  parie, 
tous  me  découvriez  sincèrement  vos  senti- 
ments sur  ce  que  je  vais  vous  dire.  Si  vous 
aviez  obligé  une  personne  à  vous  aimer, 
ajoutait-il,  et  que,  par  toutes  les  faveurs  que 
peut  accorder  une  dame  sans  faire  tort  à  sa 
vertu,  vous  l'eussiez  obligé  à  vous  jurer  une 
fidélité  inviolable,    ne   le   tiendrez-vous  pas 

Eour  le  plus  lâche  et  le  plus  traître  de  tous  les 
ommes,  s'il  manquait  a  ce  qu'il  vous  a 
promis?  Et  ne  serais- je  pas  ce  lâche  et  ce 
traître  si  je  quittais  pour  vous  une  personne 
qui  doit  croire  que  je  l'aime  ? 

Il  allait  mettre  quantité  de  beaux  argu- 
ments en  forme  pour  la  convaincre,  mais  elle 
ne  lui  en  donna  pas  le  temps  ;  elle  se  leva 
brusquement,  en  lui  disant  qu'elle  voyait  bien 
où  il  en  voulait  venir,  qu'elle  ne  pouvait  s'em- 
pêcher d'admirer  sa  constance,  quoiqu'elle  fût 
ai  contraire  à  son  repos  ;  qu'elle  le  remettrait 
en  liberté,  et  que,  s'il  voulait  l'obliger,  il  at- 
tendrait que  la  nuit  fût  venue  pour  s'en  re- 
tourner comme  il  était  venu.  Elle  tint  son 
mouchoir  devant  ses  yeux  tandis  qu'elle  parla, 
comme  pour  cacher  ses  larmes,  et  laissa  l'Es- 
pagnol un  peu  interdit,  et  pourtant  «i  ravi  de 
joie  de  se  voir  en  liberté,  qu'il  n'eût  pu  la  ca 
cher  quand  même  il  eût  été  le  plus  grand  hy  - 
pocrite  du  monde;  et  je  crois  que  si  la  dan*:-; 
veut  pris  garde,  elle  n'eût  pu  s'empêcher  de  le 
quereller.  Je  ne  sais  si  la  nuit  fut  longtemps  a 
venir,  car,  comme  je  vous  l'ai  dit,  je  ne  prends 


43  LE   ROMAN   COMIQUE 

Elus  la  peine  de  remarquer  ni  le  temps  ni  les 
eures.  Vous  saurez  seulement  qu'elle  vint, 
et  qu'il  se  mit  dans  un  carrosse  fermé,  qui  le 
mena  à  son  logis  après  un  assez  long  chemin. 
Comme  il  était  le  meilleur  maître  du  monde, 
ses  valets  pensèrent  mourir  de  joie  quand  ils 
le  virent,  et  l'étouffer  à  force  de  l'embrasser  ; 
mais  ils  n'en  jouirent  pas  longtemps.  Il  prit 
des  armes,  et,  accompagné  de  deux  des  siens, 
qui  n'étaient  pas  gens  à  se  laisser  battre,  il 
alla  vite  à  sa  grille,  et  si  vite  que  ceux  qui 
l'accompagnaient  surent  bien  de  la  peine  à  le 
suivre.  Il  n'eut  pas  plutôt  fait  le  signal  ac- 
coutumé?  que  sa  déité  invisible  se  communi- 
qua à  lui.  Ils  se  dirent  mille  choses  si  tendres 
que  j'en  ai  les  larmes  aux  yeux  toutes  les  fois 
due  j'y  pense.  Enfin  l'invisible  lui  dit  qu'elle 
venait  de  recevoir  un  déplaisir  sensible  dans 
la  maison  où  elle  était,  qu  elle  avait  envoyé 
quérir  un  carrosse  pour  en  sortir,  et  parce 
qu'il  serait  longtemps  à  venir  et  que  le  sien 
pourrait  être  plus  tôt  prêt,  qu'elle  le  priait  de 
l'envoyer  quérir  pour  la  mener  dans  un  lieu  où 
elle  ne  lui  cacherait  plus  son  visage.  L'Espa- 
gnol ne  se  fit  pas  dire  la  chose  deux  fois  :  il 
courut  comme  un  fou  à  ses  gens  qu'il  avait 
laissés  au  bout  de  la  rue,  et  envoya  quérir  son 
carrosse. 

Le  carrosse  venu,  l'invisible  tint  parole  et  se 
mit  dedans  avec  lui.  Elle  conduisit  le  carrosse 
eile-même,  enseignant  au  cocher  le  chemin 
qu'il  devait  prendre,  et  le  nt  arrêter  auprès 
d'une  grande  maison,  dans  laquelle*  il  entra  à 
la  lueur  de  plusieurs  flambeaux  qui  furent  al» 
lûmes  à  leur  arrivée.  Le  cavalier  monta  avec 
la  dame  par  un  grand  escalier  dans  une  salle 
haute,  où  il  ne  fut  pas  sans  inquiétude,  voyant 
qu'elle  ne  se  démasquait  point  encore.  Enfin, 
piusieurs  demoiselles  richement  parées  étant 
venues  les  recevoir,  chacune  un  flambeau  à 


LE    ROMAN   COMIQCE  49 

la  main,  l'invisible  ne  le  fut  plus,  et,  ôtant 
son  masque,  fit  voir  à  don  Carlos  que  la  dame 
de  la  grille  et  la  princesse  Porcia  n'étaient 
qu'une  même  personne. 

Je  ne  vous  représenterai  point  l'agréable 
surprise  de  don  Carlos.  La  belle  Napolitaine 
lui  dit  qu'elle  l'avait  enlevé  une  seconde  fois, 

§our  savoir  sa  dernière  résolution  ;  que  la  dame 
e  la  grille  lui  avait  eédé  les  prétentions 
qu'elle  avait  sur  lui,  et  ajouta  ensuite  cent 
choses  aussi  galantes  que  spirituelles.  Don 
Carlos  se  jeta  à  ses  pieds,  embrassa  ses  ge- 
noux et  pensa  lui  manger  les  mains  à  force 
de  les  baiser,  s'exemptant  par  là  de  lui  dire 
toutes  les  impertinences  que  l'on  dit  quand 
on  est  trop  aise.  Après  que  ces  premiers  trans- 
ports furent  passés,  il  se  servit  de  tout  son 
esprit  et  de  toute  sa  cajolerie  pour  exagérer 
l'agréable  caprice  de  sa  maîtresse,  et  s'en  ac- 
quitta en  des  façons  de  parler  si  avantageuses 
pour  elle,  qu'elle  en  fut  encore  plus  assurée  de 
ne  s'être  point  trompée  dans  son  choix.  Elle 
lui  dit  qu'elle  ne  s'était  pas  voulu  fier  à  une 
autre  personne  qu'à  elle-même  d'une  chose 
sans  laquelle  elle  n'eût  jamais  pu  i'aimer  et 
qu'elle  ne  se  fût  jamais  donnée  à  un  homme 
moins  constant  que  lui.  Là-dessus  les  parents 
de  la  princesse  Porcia,  ayant  été  avertis  de 
son  dessein,  arrivèrent.  "  Comme  ils  étaient 
des  principaux  du  royaume,  on  n'avait  pas  eu 
grand'peine  à  avoir  dispense  de  l'archevêque 
pour  leur  mariage  :  ils  furent  mariés  la  même 
nuit  par  le  curé  de  paroisse,  qui  était  un  bon 
prêtre  et  grand  prédicateur;  et,  cela  étant,  il 
ne  faut  pas  demander  s'il  fit  une  belle  exhor- 
tation. On  dit  qu'ils  se  levèrent  bien  tard  le 
lendemain,  ce  que  je  n'ai  pas  grand'peine  à 
croire.  La  nouvelle  en  fut  bientôt  divulguée, 
dont  le  vice-roi,  qui  était  proche  parent  de  don 
Carlos,  fut  si  ai.^e.  que  les  réjouissances  pu- 


50  LE  ROMAN  COMIQUE 

bliques  recommencèrent  dans  Naples,  où  l'en 
parle  encore  de  don  Carlos  d'Aragon  et  de  sou 
amante  invisible. 

X.  —  Comment  Ragotin  eut  un  coup  de  buse 
sur  les  doigts. 

L'histoire  de  Ragotin  fut  suivie  de  l'applau- 
dissement de  tout  le  monde;  il  en  devint 
aussi  fier  que  si  elle  eût  été  de  son  invention  ; 
et  cela  ajouté  à  son  orgueil  naturel,  il  com- 
mença à  traiter  les  comédiens  de  haut  en  bas, 
et,  s'*approchant  des  comédiennes,  leur  prit  les 
mains  sans  leur  consentement,  et  voulut  un 
peu  patiner  :  galanterie  provinciale  qui  tient 
plus  du  satyre  que  de  l'honnête  homme.  Ma- 
demoiselle de  l'Etoile  se  contenta  de  retirer 
ses  mains  blanches  d'entre  les  siennes  cras- 
seuses et  velues,  et  sa  compagne,  mademoi- 
selle Angélique,  lui  déchargea  un  grand  coup 
de  buse  sur  les  doigts.  Il  les  quitta  sans  dire 
mot,  tout  rouge  de  dépit  et  de  honte,  et  re- 
joignit la  compagnie,  où  chacun  parlait  de 
toute  sa  force,  sans  entendre  ce  que  disaient 
les  autres.  Ragotin  en  fit  taire  la  plus  grande 
partie,  tant  il  naussa  la  voix  pour  leur  de- 
mander ce  qu'ils  disaient  de  son  histoire.  Un 
ieune  homme,  dont  j'ai  oublié  le  nom,  lui  ré- 
pondit brusquement  Qu'elle  n'était  pas  plus  à 
lui  qu'à  un  autre,  puisqu'il  l'avait  prise  dans 
un  livre;  et,  disant  cela,  il  en  tira  un  qui  sor- 
tait à  demi  de  la  poche  de  Ragotin,  lequel 
lui  égratigna  toutes  les  mains  pour  le  ravoir  ; 
mais,  malgré  Ragotin,  il  le  mit  entre  celles 
d'un  autre,  que  Ragotin  saisit  aussi  vaine- 
ment que  le  premier.  Le  livre  ayant  déjà  con- 
volé en  troisième  main,  il  passa  de  la  même 
façon  en  cinq  ou  six  mains  différentes,  aux- 
quelles Ragotin  ne  put  atteindre,  parce  qu'il 
était  le  plus  petit  de  la  compagnie.  Enfin 


LE    ROMAN  COMIQUE  51 

sfétant  allonaré  cinq  ou  six  fois  fort  inutile- 
ment, ayant  déchiré  autant  de  manchettes  et 
égratigné  autant  de  mains,  et  le  livre  se  pro- 
menant toujours  dans  la  moyenne  région  de 
la  chambre,  le  pauvre  Ragotin,  qui  vit  que 
tout  le  monde  éclatait  de  rire  à  ses  dépens, 
se  jeta  tout  furieux  sur  le  premier  auteur  de 
sa  confusion,  et  lui  donna  quelques  coups  de 
poing  dans  lé  ventre  et  dans  les  cuisses,  ne 
oouvant  pas  aller  plus  haut.  Les  mains  de 
l'autre,  qui  avaient  l'avantage  du  lieu,  tombè- 
rent à  plomb  cinq  ou  six  fois  sur  le  haut  de 
sa  tête,  et  si  pesamment,  qu'elle  entra  dans 
son  chapeau  jusqu'au  menton;  dont  le  pauvre 
petit  homme  eut  le  siège  de  la  raison  si  ébran- 
lé, qu'il  ne  savait  plus  où  il  en  était.  Pour  der- 
nier accablement,  son  adversaire,  en  le  quit- 
tant, lui  donna  un  coup  de  pied  au  haut  de  la, 
tête,  qui  le  fit  aller  choir  sur  te  cul  au  pied 
des  comédiennes,  après  une  rétrogradation 
fort  précipitée.  Représentez- vous,  je  vous  prie, 
quelle  doit  être  la  fureur  d'un  petit  homme 
plus  glorieux  lui  seul  que  tous  les  barbiers  du 
royaume,  dans  un  temps  où  il  se  faisait  tout 
blanc  de  son  épée,  c'est-à-dire  de  son  histoire, 
et  devant  des  comédiennes  dont  il  voulait  de- 
venir amoureux  ;  car,  comme  vous  verrez  tan- 
tôt, il  ignorait  encore  laquelle  il  touchait  le 
plus  au  cœur.  En  vérité,  son  petit  corps  tombé 
sur  le  cul  marqua  si  bien  la  fureur  de  son  âme 
par  les  divers  mouvements  de  ses  bras  et  de 
ses  jambes,  qu'encore  que  l'on  ne  pût  voir  son 
visage,  à  cause  que  sa  tête  étaii  emboîtée 
dans  son  chapeau,  tous  ceux  de  la  compagnie 
jugèrent  à  propos  de  se  joindre  ensemble  et 
de  faire  comme  une  barrière  entre  Ragotin  et 
celui  qui  l'avait  offensé,  que  l'on  fit  sauver, 
tandis  que  les  charitables  comédiennes  rele- 
vèrent le  petit  homme,  qui  hurlait  cependant 
comme  un  taureau  dans  son  chapeau,  parce 


52  LE   ROMAN  COMIQUE 

qu'il  lui  bouchait  les  yeux  et  la  bouche,  et  lui 
empêchait  la  respiration.  La  difficulté  fut  de 
le  lui  ôler.  Il  était  en  forme  de  pot  de  beurre, 
et  l'entrée  en  étant  plus  étroite  que  le  ventre, 
Dieu  sait  si  une  tête  qui  y  était  entrée  de  force, 
et  dont  le  nez  était  très-grand,  en  pouvait  sor- 
tir comme  elle  y  était  entrée.  Ce  malheur  fut 
cause  d*un  grand  bien,  car,  vraisemblable- 
ment, il  en  était  au  plus  haut  point  de  sa  co- 
lère, qui  eût  sans  doute  produit  un  effet  digne 
d'elle  si  son  chapeau,  qui  le  suffoquait,  ne  l'eût 
fait  songer  à  sa  conservation  plutôt  qu'à  la  des- 
truction d'un  autre.  Il  ne  pria  point  qu'on  le  se- 
courût, car  il  ne  pouvait  parler  :  mais  quand 
on  vit  qu'il  portait  vainement  ses  mains  trem- 
blantes à  sa  tête  pour  se  la  mettre  en  liberté, 
et  qu'il  frappait  des  pieds  contre  le  plancher, 
de  rage  qu'il  avait  de  se  rompre  inutilement 
les  ongles,  on  ne  songea  plus  qu'à  le  secourir. 
Les  premiers  efforts  que  l'on  fit  pour  le  dé- 
coiffer furent  si  violents,  qu'il  crut  qu'on  lui 
voulait  arracher  la  tête.  Enfin  n'en  pouvant 
plus,  il  fit  signe  avec  les  doigts  que  l'on  cou- 
pât son  habillement  de  tête  avec  des  ciseaux. 
Mademoiselle  de  la  Caverne  détacha  ceux  de 
sa  ceinture;  et  la  Rancune,  qui  fut  l'opérateur 
de  cette  belle  cure,  après  avoir  fait  semblant 
de  faire  l'incision  vis-à-vis  du  visage  (ce  qui 
ne  lui  fit  pas  une  petite  peurj,  fendit  le  feutre 
par  derrière  la  tête  depuis  le  bas  jusqu'en 
haut.  Aussitôt  que  l'on  eut  donné  de  l'air  à 
son  visage,  toute  la  compagnie  éclata  de  rire 
de  le  voir  aussi  bouffi  que  s'il  eût  été  prêt  à 
crever,  pour  la  quantité  d'esprit  qui  lui 
était  monté  au  visage;  et  de  plus,  de  ce 
qu'il  avait  le  nez  écorché.  La  chose  en  fût 
pourtant  demeurée  là,  si  un  méchant  railleur 
ne  lui  eût  dit  qu'il  fallait  faire  rentrer  son 
chapeau.  Cet  avis  hors  de  saison  ralluma  si 
bien  sa  colère,   qui  n'était  pas  tout  à  fait 


LE  ROMAX   COM1  53 

éteinte,  qu'il  saisit  un  des  chenets  de  la  che- 
ninée,  et,  faisant  semblant  de  le  jeter  au  tra- 
ders de  toute  la  troupe,  causa  une  telle  frayeur 
iux  plus  hardis,  que  chacun  tâcha  de  gagner 
a  po-te  pour  éviter  le  coup  de  chenet;  telle- 
nent  qu'ils  se  pressèrent  si  fort,  qu'il  n'y  en 
iut  qu'un  qui  put  sortir,  encore  fut-ce  en 
ombant,  ses  jambes  éperonnéas  s' étant  em- 
barrassées dans  celles  des  autres.  Ragotin  se 
nit  à  rire  à  son  tour,  ce  qui  rassura  tout  le 
nonde  ;  on  lui  rendit  son  livre,  et  les  corné- 
liens lui  prêtèrent  un  vieux  chapeau.  Il  s'em- 
)orta  furieusement  contre  celui  qui  l'avait  si 
naltraité;  mais  comme  il  était  plus  vain  que 
indicatif,  il  dit  aux  comédiens,  comme  s'il 
eur  eût  promis  quelque  chose  de  rare,  qu'il 
roulait  faire  une  comédie  de  son  histoire,  et 
me  de  la  façon  qu'il  la  traiterait,  il  serait  as- 
;uré  d'aller*  d'un  seul  saut  où  les  autres 
>oëtes  n'étaient  parvenus  que  par  degrés. 
)e?tin  lui  dit  que  l'histoire  qu'il  avat  contée 
itait  fort  agréable,  mais  qu'elle  n'était  pas 
tonne  pour  le  théâtre. 

—  Je  crois  que  vous  me  l'apprendrez,  dit 
lagotin;  ma  mère  était  filleule  du  poète  Gar- 
der, et  moi  qui  vous  parle,  j'ai  encore  chez 
noi  son  écritoire. 

Destin  lui  dit  que  le  poëte  Garnier  lui-même 
îen  serait  pas  sorti  à  son  honneur. 

—  Et  qu'y  trouvez- vous  de  si  difficile?  lui 
[emanda  Ragotin. 

—  Que  l'on  n'en  peut  faire  une  comédie  dans 
3S  règles,  sans  beaucoup  de  fautes  contre  la 
lienséance  et  le  jugement,  répondit  Destin. 

—  Un  homme  comme  moi  peut  faire  des 
ègles  quand  il  voudra,  dit  Ragotin.  Considé- 
ez,  je  vous  prie,  ajouta-t-il,  si  ce  ne  serait 
las  une  chose  nouvelle  et  magnifique  tout  en- 
emble,  de  voir  un  grand  portail  d'église  au 
oilieu  d'un  théâtre,  devant  lequel  une  ving- 


54  LE  ROMAN  CONIQUE 

taineûe  cavaliers,  plus  ou  moins,  a*ec  autant 
dé  demoiselles,  feraient  mille  galanteries  : 
cela  ravirait  tout  le  monde.  Je  suis  de  votre 
avis,  continua-t-il,  qu'il  ne  faut  rien  faire  con- 
tre la  bienséance  du  les  bonnes  mœurs,  et 
c'est  pour  cela  que  je  ne  voudrais  pas  faire 
parler  mes  acteurs  dans  l'église. 

Destin  l'interrompit  pour  lui  demander  où 
il  pourrait  trouver  tant  de  cavaliers  et  tant 
de  dames. 

—  Et  comment  fait- on  dans  les  collèges  où 
on  livre  des  batailles?  dit  Ragotin.  J'ai  joué 
à  La  Flèche  la  déroute  du  Pont-de-Cé,  ajouta- 
t— il:  plus  de  cent  soldats  du  parti  delà  reine- 
mère  parurent  sur  le  théâtre,  sans  ceux  de 
l'armée  du  roi  qui  étaient  encore  en  plus 
grand  nombre;  et  il  me  souvient  qu'à  cause 
d'une  grande  pluie  qui  troubla  la  fête,  on  di- 
sait que  tous  les  plumets  de  la  noblesse  du 
pays,  que  l'on  avait  empruntés,  n'en  relève- 
raient jamais. 

Destin,  qui  prenait  plaisir  à  lui  faire  dire 
des  choses  si  judicieuses,  lui  repartit  que  les 
collèges  avaient  assez  d'écoliers  pour  cela,  et, 
pour  eux,  qu'ils  n'étaient  que  sept  ou  huit, 
quand  leur  troupe  était  bien  forte.  La  Rancune, 
qui  ne  valait  rien,  comme  vous  savez,  se  mit 
du  côté  de  Ragotin  pour  aider  à  le  jouer,  et 
dit  à  son  camarade  qu'il  n'était  pas  de  son 
avis,  qu'il  était  plus  vieux  comédien  que  lui  ; 
qu'un  portail  d'église  serait  la  plus  belle  dé- 
coration de  théâtre  que  l'on  eût  jamais  vue  ; 
et  pour  la  quantité  nécessaire  de  cavaliers  et 
de  dames,  qu'on  en  louerait  une  partie  et  que 
l'autre  serait  faite  de  carton.  Ce  bel  expédient 
rie  carton  de  la  Rancune  fit  rire  toute  la  com- 
pagnie; Ragotin  en  rit  aussi,  et  jura  qu'il 
»<j  savait  bien,  mais  qu'il  ne  l'avait  pas  voulu 
dire. 

—  Et  le  carrosse,   ajouta-t-il,  quelle  nou- 


LE   ROMAN   COKIQUE  55 

veauté  serait-ce  dans  une  comédie  ?  J'ai  fait 
autrefois  le  chien  de  Tobie,  et  je  le  fis  si  bien 
que  toute  l'assistance  en  fat  ravie.  Pour  moi, 
continua -t-il,  si  l'on  doit  juger  des  choses  par 
l'effet  qu'elle?  font  dans  l'esprit,  toutes  les 
fois  que  j'ai  vu  jouer  Pyrame  et  Thy$bé,ie  n'ai 

Eas  été  si  touché  de  la  mort  de  Pyrame,  qu'ef- 
^ayé  du  lion. 

La  Rancune  appuya  les  raisons  de  Ragotin 
par  d'autres  raisons  aussi  ridicules,  et  se  mit 

Far  là  si  bien  dans  son  esprit  que  Ragotin 
emmena  souper  avec  lui.  Tous  les  autres  im- 
Eortuns  laissèrent  aussi  les  comédiens  en  li- 
erté,  qui  avaient  plus  envie  de  souper  qae 
d'entretenir  les  fainéants  de  la  ville. 

XI.  —  Qui  contient  ce  que  vous  venez,  si  vous 
prenez  la  peine  de  le  lire. 

Ragotin  mena  la  Rancune  dans  un  cabaret 
où  il  se  fit  donner  ce  qu'il  y  avait  de  meilleur. 
On  a  cru  qu'il  ne  le  mena  pas  chez  lui,  à 
cause  que  son  ordinaire  n'était  pas  trop  bon, 
mais  je  n'en  dirai  rien  de  peur  de  faire  des 
jugements  téméraires,  et  je  n'ai  point  voulu 
approfondir  l'affaire,  parce  qu'elle  n'en  vaut 
pas  la  peine,  et  que  j'ai  des  choses  à  écrire 
qui  sont  bien  d'une  autre  conséquence.  La 
Rancune,  qui  était  homme  de  grand  discerne- 
ment et  qui  connaissait  d'abord  son  monde, 
ne  vit  pas  plutôt  servir  deux  perdrix  et  un 
chapon  pour  deux  personnes,  qu'il  se  douta 
que  Ragotin  avait  quelque  dessein,  et  ne  le 
traitait  pas  si  bien  pour  son  seul  mérite,  ou 
pour  le  payer  de  la  complaisance  qu'il  avait 
eue  pour  lui,  en  soutenant  que  son  histoire 
était  un  beau  sujet  de  théâtre.  Il  se  prépara 
donc  à  quelque  nouvelle  extravagance  de  Ra- 
gotin, qui  ne  découvrit  pas  d'abord  ce  qu'il 
avait  dans  l'âme,  et  continua  à  parler  de  son 


56  LE  ROMAN'  COMIQUE 

histoire.  Il  récita  force  vers  satiriques  qu'il 
avait  faits  contre  la  plupart  de  ses  voisins, 
contre  des  cocus  qu'il  ne  nommait  point,  et 
contre  des  femmes.  Il  chanta  des  chansons  à 
boire,  et  lui  montra  quantité  d'anagrammes  : 
car  d'ordinaire  les  rimailleurs,  par  de  sembla- 
bles productions  de  leur  esprit  mal  fait,  com- 
mencent à  incommoder  les  honnêtes  gens.  La 
Rancune  acheva  de  le  gâter  :  il  exagéra  tout 
ce  qu'il  entendit,  en  levant  les  yeux  au  ciel  ; 
il  jura  comme  un  homme  qui  perd,  qu'il  n'a- 
vait jamais  rien  ouï  de  plus  beau,  et  ht  même 
semblant  de  s'arracher  les  yeux,  tant  il  était 
transporté.  Il  lui  disait  de  temps  en  temps  : 

—  Vous  êtes  bien  malheureux  et  nous  aussi 
de  ne  vous  donner  tout  entier  au  théâtre; 
dans  deux  ans ,  on  ne  parlerait  non  plus  de 
Corneille  que  l'on  fait  à  cette  heure  de  Hardi. 
Je  ne  sais  ce  que  c'est  que  de  natter,  ajouta- 
t-il;  mais,  pour  vous  donner  courage,  j'avoue 
(m'en  vous  voyant  j'ai  bien  connu  que  vous 
étiez  un  grand  poëte,  et  vous  pouvez  savoir 
de  mes  camarades  ce  que  je  leur  en  ai  dit.  Je 
ne  m'y  trompe  guère,  je  sens  un  poète  de  de- 
mi-lieue loin  :  aussi ,  d'abord  que  je  vous  ai 
vu,  vous  ai-je  connu  comme  si  je  vous  avais 
nourri. 

Ragotin  avalait  cela  doux  comme  miel,  cor> 
îointement  avec  plusieurs  verres  de  vin  qui 
l'enivraient  encore  plus  que  les  louanges  de  la 
Rancune,  qui,  de  son  côté,  mangeait  et  buvait 
d'une  grande  force,  s'écriant  de  temps  en 
temps  : 

—  Au  nom  de  Dieu,  monsieur  Ragotin,  fai- 
tes profiter  le  talent;  encore  un  coup,  vous 
êtes  un  méchant  homme  de  ne  pas  vous  enri- 
chir et  nous  aussi.  Je  brouille  un  peu  de  pa- 
pier aussi  bien  que  les  autres  ;  mais  si  je  fai- 
sais des  vers  aussi  bons  la  moitié  que  ceux 
que  vous  venez  de  me  lire,  je  ne  serais  pas  ré- 


LE   ROHAM   CONQUE  57 

duit  à  tirer  le  diable  par  la  queue,  et  je  vivrais 
de  mes  rentes  aussi  bien  que  Mondori.  Tra- 
vaillez-donc,  monsieur  Ragotin ,  travaillez  ;  et 
si,  dés  cet  niver,  nous  ne  jetons  de  la  poudre 
aux.  yeux  de  messieurs  de  l'hôtel  de  Bourgo- 
gne et  du  Marais,  je  veux  ne  monter  jamais 
sur  le  théâtre  que  je  ne  me  casse  un  bras  ou 
une  jambe  :  après  cela  je  n'ai  plus  rien  à  dire 
et  buvons. 

Il  tint  parole,  et,  ayant  donné  double  charge 
à  un  verre,  il  porta  la  santé  de  M.  Ragotin  à 
M.  Ragotin  même,  qui  lui  fit  raison,,  et  but 
tête  nue  et  avec  un  si  grand  transport  à  la 
santé  des  comédiennes,  qu'en  remettant  son 
verre  sur  la  table,  il  en  rompit  la  patte  sans 
s'en  apercevoir  :  tellement  qu'il  tâcha  deux  ou 
trois  fois  de  le  redresser ,  pensant  l'avoir  mis 
lui-même  sur  le  côté.  Enfin,  il  le  jeta  par-des- 
sus sa  tête  et  tira  la  Rancune  par  le  bras,  afin 
qu'il  y  prît  garde,  pour  ne  pas  perdre  la  répu- 
tation d'avoir  cassé  un  verre.  Il  fut  un  peu 
attristé  de  ce  que  la  Rancune  n'en  rit  point; 
mais,  comme  je  l'ai  déjà  dit.  il  était  plutôt  ani- 
mal envieux  qu'animal  risible. 

La  Rancune  lui  demanda  ce  qu'il  disait  de 
leurs  comédiennes.  Le  petit  homme  rougit 
sans  lui  répondre.  Et,  la  Rancune  lui  deman- 
dant encore  la  même  chose,  enfin  bégayant, 
rougissant  et  s'exprimant  très-mal,  il  fit  en- 
tendre à  la  Rancune  qu'une  des  comédiennes 
lui  plaisait  infiniment. 

—  Et  laquelle  ?  lui  dit  la  Rancune. 

Le  petit  homme  était  si  troublé  d'en  avoir 
tant  dit,  qu'il  répondit  : 

—  Je  ne  sais. 

—  Ni  moi  aussi,  dit  la  Rancune. 

Cela  le  troubla  encore  davantage,  et  lui  fit 
ajouter  tout  interdit 

—  C'est...  c'est... 


58  LE  ROMAN   COMIQUE 

11  répéta  cinq  ou  six  fois  le  même  mot, 
dont  le  comédien  s'impatientant,  lui  dit  : 

—  Vous  avez  raison,  c'est  une  fort  belle  fille. 

Cela  acheva  de  le  déconcerter.  Il  ne  put  ja- 
mais dire  celle  à  qui  il  en  voulait  :  et  peut- 
être  qu'il  n'en  savait  rien  encore,  et  qu'il  avait 
moins  d'amour  que  de  vice.  Enfin,  la  Rancune 
lui  nommant  mademoiselle  de  l'Etoile,  il  dit 
que  c'était  elle  dont  il  était  amoureux  :  et 
pour  moi,  je  crois  que  s'il  lui  eût  nommé  An- 
gélique ou  sa  mère  la  Caverne,  il  eût  oublié 
le  coup  de  buse  de  l'une  et  l'âge  de  l'autre, 
et  se  serait  donné  corps  et  âme  à  celle  que  la 
Rancune  lui  aurait  nommée,  tant  le  bouquin 
avait  la  conscience  troublée.  Le  comédien  lui 
fit  boire  un  grand  verre  de  vin,  qui  lui  fit 
passer  une  partie  de  sa  confusion,  et  en  but 
un  autre  de  son  côté,  après  lequel  il  lui  dit, 
parlant  bas  par  mystère  et  regardant  par 
toute  la  chambre,  quoiqu'il  n'y  eût  personne  : 

—  Vous  n'êtes  pas  blessé  a  mort,  et  vous 
tous  êtes  adressé  à  un  homme  qui  peut  vous 
guérir,  pourvu  que  vous  le  vouliez  croire,  et 
que  vous  soyez  secret.  Ce  n'est  pas  que  vous 
entrepreniez  une  chose  bien  difficile  :  made- 
moiselle de  l'Etoile  est  une  tigresse,  et  son 
frère  Destin  un  lion  ;  mais  elle  ne  voit  pas 
toujours  des  hommes  qui  vous  ressemblent, 
et  je  sais  bien  ce  que  je  sais  faire  :  achevons 
notre  vin,  et  demain  il  fera  jour. 

Un  verre  de  vin  bu  de  part  et  d'autre  in- 
terrompit quelque  temps  la  conversation.  Ra- 
gotin  reprit  la  parole  le  premier,  conta  toutes 
ses  perfections  et  ses  richesses,  et  dit  à  la 
llancune  qu'il  avait  un  neveu  commis  d'un 
financier  ;  911e  ce  neveu  avait  contracté  uns 
grande  amitié  avec  le  partisan  la  Raillière, 
durant  le  temps  qu'il  av*it  été  au  Mans  pour 
établir  une  maltôte  :  et  voulut  faire  espérer  à 
la  Rancune  de  lui  faire  donner  une  pension 


LE  ROUA*  CO'JI  59 

pareille  à  celle  des  comédiens  du  roî,  par  le 
crédit  de  ce  neveu.  Il  lui  dit  encore  que.  s'il 
avait  des  parents  qui  eussent  des  entants,  il 
leur  donnerait  des  bénéfices,  parce  que,  sa 
nièce  avait  épousé  le  frère  d*une  femme  qui 
était  entretenue  par  le  maître  d'hôtel  d'un 
abbé  de  la  province  qui  avait  de  bons  béné- 
fices à  sa  collation. 

Tandis  que  Ragotin  comptait  ses  prouesses, 
la  Rancune,  qui  s'était  altéré  à  force  de  boire, 
ne  faisait  autre  chose  que  de  remplir  les  deux 
verres  qui  étaient  vides  en  même  temps;  Ra- 
gotin n'osant  rien  refuser  de  la  main  d'un 
homme  qui  lui  devait  faire  tant  de  bien.  Enfin, 
à  force  d'avaler,  ils  se  soûlèrent.  La  Rancuna 
n'en  fut  que  plus  sérieux,  selon  sa  coutume.  : 
et  Ragotin  en  fut  si  hébété  et  si  pesant,  qu'il 
ee  pencha  sur  la  table  et  s'y  endormit.  La 
Rancune  appela  une  servante  pour  se  fa:,  ; 
dresser  un  lit,  parce  qu'on  était  couché  à  son 
hôtellerie.  La  servante  lui  dit  qu'il  n'y  aurait 
point  de  danger  d'en  dresser  deux,  et  que, 
dans  l'état  où  était  M.  Ragotin,  il  n'avait  pas 
besoin  d'être  éveillé.  Il  ne  veillait  pas  cepen- 
dant, et  jamais  on  n'a  mieux  dormi  ni  ronflé. 
On  mit  des  draps  à  deux  lits,  de  trois  oui 
étaient  dans  la  chambre,  sans  qu'il  s'éveillât 
H  dit  cent  injures  à  la  servante,  et  menaç  i 
de  la  battre  quand  elle  l'avertit  que  son  lit 
était  prêt.  Enfin,  la  Rancune  rayant  tourné 
dans  sa  chaise  vers  le  feu  qu'on  avai<:  allum^ 
pour  chauffer  les  draps,  il  ouvrit  les  yeux,  et 
se  laissa  déshabiller  sans  rien  dire.  On  le  monta 
sur  son  lit  le  mieux  qu'on  put,  et  la  Rancune 
se  mit  dans  le  sien,  après  avoir  fermé  la  porte. 
A  une  heure  de  là,  Ragotin  se  leva  et  sortit 
de  son  lit,  je  n'ai  pas  bien  su  pourquoi  ;  il  s'é- 
gara si  bien  dans  la  chambre,  qu'après  en 
avoir  renversé  tous  les  meubles  et  s'être  ren- 
versé lui-même  plusieurs  fois  sans  pouvoir 


60  LE   ROMAN  COMIQUE 

trouver  son  lit ,  enfin  il  trouva  celui  de  la 
Rancune  et  l'éveilla  en  le  découvrant.  La  Ran- 
cune lui  demanda  ce  qu'il  cherchait. 

—  Je  cherche  mon  lit,  dit  Ragotin. 

—  33  est  à  main  gauche  du  mien,  dit  la 
Rancune. 

Le  petit  ivrogne  prit  à  la  droite  et  s'alla 
iourrer  entre  la  couverture  et  la  paillasse  du 
troisième,  qui  n'avait  ni  matelas  ni  lit  de 
plume,_où  il  acheva  de  dormir  fort  paisible- 
ment. La  Rancune  s'habilla  avant  que  Rago- 
tin fût  éveillé.  Il  demanda  au  petit  ivrogne  si 
c'était  par  mortification  qu'il  avait  quitté  son 
lit  pour  dormir  sur  une  paillasse.  Ragotin 
soutint  qu'il  ne  s'était  point  levé,  et  qu'assu- 
rément il  revenait  des  esprits  dans  la  cham- 
bre. Il  eut  une  querelle  avec  le  cabaretier,  qui 
prit  le  parti  de  sa  maison,  et  le  menaça  de  le 
mettre  en  justice  pour  l'avoir  décriée." 

Mais  il  y  a  trop  longtemps  que  je  vous  en- 
nuie de  la  débauche  de  Ragotin  ;  retournons 
à  l'hôtellerie  des  comédiens. 

XII.  —  Combat  de  nuit. 

Je  suis  trop  homme  d'honneur  pour  n'aver- 
tir pas  le  lecteur  bénévole  que  s'il  est  scanda- 
lisé de  toutes  les  badiner ies  qu'il  a  vues  jus- 
qu'ici dans  ce  livre,  il  fera  fort  bien  de  n'en 
lire  pas  davantage  ;  car,  en  conscience,  il  n'y 
verra  pas  d'autres  choses,  quand  le  livre  se- 
rait aussi  gros  que  le  Cyrus,  et  si,  par  ce  qu'il 
a  déjà  vu,  il  a  de  la  peine  à  se  douter  de  ce 
qu'il  verra,  peut-être  que  j'en  suis  logé  là. 
aussi  bien  cme  lui  ;  qu'un  chapitre  attire  l'au- 
tre, et  que  je  fais  dans  mon  livre  comme  ceux 
qui  mettent  la  bride  sur  le  cou  de  leurs  che- 
vaux et  les  laissent  aller  sur  leur  bonne  foi. 
Peut-être  aussi  que  j'ai  un  dessein  arrêté  et 
que.,  sans  remplir  mon  livre  d'exemples  à  imi- 


LE   ROMAN   COMIQUE  61 

ter,  par  des  peintures  d'actions  et  de  choses 
tantôt  ridicules,  tantôt  blâmables,  j'instruirai 
en  divertissant,  de  la  même  façon  qu'un  ivro- 
gne donne  de  l'aversion  pour  son  vice  et  peut 
quelquefois  donner  du  plaisir  par  les  imper- 
tinences que  lui  fait  faire  son  ivresse.  Finis- 
sons la  moralité,  et  reprenons  nos  comédiens 
que  nous  avons  laissés  dans  l'hôtellerie. 

Aussitôt  que  leur  chambre  fut  débarrassée, 
et  que  Ragotin  eut  emmené  la  Rancune,  le 
portier  qu'ils  avaient  laissé  à  Tours  entra  dans 
l'hôtellerie,  conduisant  un  cheval  chargé  de 
bagage.  Il  se  mit  à  table  avec  eux  ;  et  par  sa 
relation,  et  par  ce  qu'ils  apprirent  les  uns  des 
autres,  on  sut  de  quelle  fa'con  l'intendant  de 
la  province  ne  leur  avait  'point  pu  faire  de 
mal,  ayant  lui-même  eu  bien  de  la  peine  à  sc; 
tirer  des  mains  du  peuple,  lui  et  ses  fusiliers. 
Destin  conta  à  ses  camarades  de  quelle  façon 
il  s'était  sauvé  avec  son  habit  à  la  turque, 
avec  lequel  il  pensait  représenter  le  Soliman 
de  Mairet;  et  qu'ayant  appris  que  la  peste 
était  à  Alençon,  il  était  venu  au  Mans  avec 
la  Caverne  et  la  Rancune,  dans  l'équipage 
que  l'on  a  pu  voir  au  commencement  de  ces 
tirés-véritables  et  trés-peu  héroïques  aventu- 
res. Mademoiselle  de  l'Etoile  leur  apprit  aussi 
les  assistances  qu'elle  avait  reçues  d'une  dame 
de  Tours,  dont  le  nom  n'est  *pas  venu  à  ma 
connaissance  ;  et  comme  par  son  moyen  elle 
avait  été  conduite  jusqu'à  un  village  proche 
de  Bonnestable,  où  elle  s'était  démis  un  pied 
en  tombant  de  cheval.  Elle  ajouta  qu'ayant 
appris  que  la  troupe  était  au  Mans,  elle  s'y 
était  fait  porter  dans  la  litière  de  la  dame  du 
village,  qui  la  lui  avait  libéralement  prêtée. 
Après  le  souper,  Destin  demeura  seul  dans  la 
chambre  des  dames.  La  Caverne  l'aimait 
comme  son  propre  fils  ;  mademoiselle  de  l'E- 
toile ne  lui  était  pas  moins  chère  ;  et  Angéli- 


€2  LB  ROMAN  COMIQUE 

que,  sa  fille  et  son  unique  héritière,  aimait 
Destin  et  la  l'Etoile  comme  son  frère  et  sa 
sœur.  Elle  ne  savait  pas  encore  au  rrai  ce 
qu'ils  étaient,  et  pourquoi  ils  faisaient  la  co- 
médie :  mais  elle  avait  bien  reconnu,  quoi- 
qu'ils s'appelassent  frère  et  sœur,  qu'ils  étaient 
plus  grands  amis  que  proches  parents  ;  que 
Destin  vivait  avec  la  l'Etoile  dans  le  plus 
grand  respect  du  monde  ;  qu'elle  était  fort 
sage,  et  que  si  Destin  avait  bien  de  l'esprit 
et  faisait  voir  qu'il  avait  été  bien  élevé,  ma- 
demoiselle de  l'Etoile  paraissait  plutôt  fille  de 
condition  qu'une  comédienne  de  campagne. 
Si  Destin  et  la  l'Etoile  étaient  aimés  de  la 
Caverne  et  de  sa  fi.le,  ils  s'en  rendaient  di- 
gnes par  une  amitié  réciproque  qu'ils  avaient 
pour  elles  ;  et  il  n'y  avait  pas  beaucoup  i  t 
peine,  puisqu'elles  méritaient  d'être  aimées 
autant  que  comédiennes  de  France,  quoique 
par  malheur,  plutôt  que  faute  de  mérite,  elles 
n'eussent  jamais  eu  l'honneur  de  monter  sur 
le  théâtre  de  l'hôtel  de  Bourgogne  ou  du  Ma- 
rais; qui  sont  l'un  et  l'autre  le  non  pli*  ultra 
des  comédiens.  Ceux  qui  n'entendront  pas  ces 
trois  petits  mots  latins  (auxquels  je  n'ai  pu 
refuser  place  ici  tant  ils  se  sont  présentés  à 
propos)  se  les  feront  expliquer  sHl  leur  plaît. 
Pour  finir  la  digression,  Destin  et  la  l'E- 
toile ne  se  cachèrent  point  des  deux  comé- 
diennes pour  se  caresser  après  une  longue 
absence.  Ils  s'exprimèrent  le  mieux  qu'ils  pu- 
rent les  inquiétudes  qu'ils  avaient  eues  l'un 
pour  l'autre.  Destin  apprit  à  mademoiselle  de 
l'Etoile  qu'il  croyait  avoir  vu,  la  dernière  fois 
qu'ils  avaient  représenté  à  Tours,  leur  ancien 
persécuteur  ;  qu'il  l'avait  discerne  dans  la  foule 
ae  leurs  auditeurs,  quoiqu'il  se  cachât  le  vi- 
sage de  son  manteau,  et  que  pour  cette  raison- 
là  il  s'était  mis  un  emplâtre  sur  le  visage  à  la 
sortie  de  Tours,  pour  se  rendre  méconnaissa- 


LE   ROMAN  COMIQUE  63 

bîe  à  son  e  nemi,  ne  se  trouvant  pas  alors  en 
état  de  s'en  défendre  s'il  en  était  attaqué  la 
force  à  la  ma  n.  Il  lui  apprit  ensuite  le  grand 
nombre  de  brancards  qu'ils  avaient  trouvés  en 
allant  au-devant  d'elle,  et  qu'il  se  trompait 
fort  si  leur  même  ennemi  n'était  un  homme 
inconnu  qui  avait  exactement  visité  les  bran- 
cards, comme  l'on  a  pu  le  voir  dans  le  sep- 
tième chapitre. 

Tandis  que  Destin  parlait,  la  pauvre  l'Etoile 
ne  put  s'empêcher  de  répandre  quelques  lar- 
mes. Destin  en  fut  extrêmement  touché,  et, 
après  l'avoir  consolée  le  mieux  qu'il  put,  il 
ajouta  que  si  elle  voulait  lui  permettre  d'ap-^ 
porter  autant  de  soin  à  chercher  leur  ennemi 
commun  qu'il  en  avait  eu  jusqu'alors  à  l'évi- 
ter, elle  se  verrait  bientôt  délivrée  de  ses  per- 
sécutions, ou  qu'il  y  perdrait  la  vie.  Ces  der- 
nières paroles  l'affligèrent  encore  davantage; 
Destin  n'eut  pas  l'esprit  ass^z  fort  pour  ne  pas 
s'affliger  aussi,  et  la  Caverne  et  sa  fille,  très- 
compatissantes  de  leur  naturel,  s'affligèrent 
par  complaisance  ou  par  contagion  ;  je  crois 
même  qu'elles  en  pleurèrent.  Je  ne  sais  si 
Destin  pleura,  mais  je  sais  bien  que  les  co- 
médiennes et  lui  furent  assez  longtemps  à  no 
se  rien  dire,  et  cependant  pleura  qui  voulut. 
Enfin,  la  Caverne  finit  la  pause  que  les  larmes 
avaient  fait  faire,  et  reprocha  à  Destin  et  à  la 
l'Etoile  que  depuis  le  temps  qu'ils  étaient  en- 
semble ils  avaient  pu  reconnaître  jusqu'à  quel 
point  elle  était  de  leurs  amies,  et  cependant 
qu'ils  avaient  eu  si  peu  de  confiance  en  elle  et 
en  sa  fille  qu'elles  ignoraient  encore  leur  vé- 
ritable condition.  Et  elle  ajouta  qu'elle  avait 
été  assez  persécutée  en  sa  vie  pour  conseiller 
des  malheureux,  tels  qu'ils  paraissaient  l'être. 
A  quoi  Destin  répondit  que  ce  n'était  point 
par  défiance  qu'ils  ne  s'étaient  pas  encore  dé- 
couverts à  elle,  mais  qui]  avait  cru  que  le 


84  LE  ROM  AS   COMIQCE 

récit  de  leurs  malheurs  ne  pouvait  être  que 
fort  ennuyeux.  Il  lui  offrit  après  cela  de  l'en 
entretenir  quand  elle  voudrait  et  quand  elle 
aurait  un  peu  de  temps  à  perdre.  La  Caverne 
ne  différa  pas  davantage  à  satisfaire  sa  curio- 
sité ;  et  sa  fille,  qui  souhaitait  ardemment  la 
même  chose,  s'étant  assise  auprès  d'elle,  sur 
le  lit  de  l'Etoile,  Destin  allait  commencer  son 
histoire  quand  ils  entendirent  une  grande  ru- 
meur dans  la  chambre  voisine.  Destin  prêta 
l'oreille  quelque  temps,  mais  le  bruit  et  la  noise 
au  lieu  de  cesser  augmentèrent,  et  même  on 
cria:  Au  meurtre!  à  l'aide!  on  m'assassine! 
Destin  en  trois  sauts  fut  hors  de  la  chambre, 
aux  dépens  de  son  pourpoint,  que  lui  déchi- 
rèrent la  Caverne  et  sa  hlle  en  voulant  le  re- 
tenir. Il  entra  dans  la  chambre  d'où  venait  la 
rumeur,  où  il  ne  vit  goutte,  et  où  les  coups 
de  poing,  les  soufflets  et  plusieurs  voix  confuses 
d'hommes  et  de  femmes  qui  s'entrebattaient, 
mêlées  au  bruit  sourd  de  plusieurs  pieds  nus 
qui  trépignaient  dans  la  chambre,  faisaient  une 
rumeur  épouvantable.  Il  se  mêla  imprudem- 
ment parmi  les  combattants  et  reçut  d'abord 
un  coup  de  poing  d'un  côté  et  un 'soufflet  de 
l'autre.  Cela  lui  changea  la  bonne  intention 
qu'il  avait  de  séparer  ces  lutins  en  un  violent 
désir  de  se  venger.  Il  se  mit  à  jouer  des  mains 
et  fit  un  moulinet  de  ses  deux  bras  qui  mal- 
traita plus  d'une  mâchoire,  comme  il  parut 
depuis  à  ses  mains  sanglantes.  La  mêlée  dura 
encore  assez  longtemps  pour  lui  faire  recevoir 
une  vingtaine  de  coups  et  en  donner  deux  fois 
autant.  Au  plus  fort  du  combat,  il  se  sentit 
mordre  au  gras  de  la  jambe;  il  y  porta  les 
mains,  et,  rencontrant  quelque  chose  de  pelu, 
il  crut  être  mordu  d'un  chien  :  mais  la  Ca- 
verne et  sa  fille,  qui  parurent  à  la  porte  de  la 
chambre  avec  de  la  lumière,  comme  le  feu 
Saint-Elme  après  une  tempête,  virent  Destin 


•   LE   ROMAN  COMIQUE  65 

et  lui  firent  voir  qu'il  était  au  miïieu  de  sept 
personnes  en  chemises,  qui  se  maltraitaient 
l'une  l'autre  très-cruellement,  et  qui  se  dé- 
cramponnérent  d'elles-mêmes  aussitôt,  dés  que 
la  lumière  parut. 

Le  calme  ne  fut  pas  de  longue  durée.  L'hôte, 
qui  était  un  de  ces  sept  pénitents  blancs,  se  re- 
prit avec  le  poëte;  l'Olive,  qui  en  était  aussi,  fut 
attaqué  par  le  valet  de  l'hôte,  autre  pénitent. 
Destin  les  voulut  séparer  :  mais  l'hôtesse  qui 
était  la  bête  qui  i'avait  mordu,  et  qu'il  avait 
prise  pour  un  chien  à  cause  qu'elle  avait  la 
tête  nue  et  les  cheveux  courts,  lui  sauta  aux 
yeux,  assistée  de  deux  servantes  aussi  nues 
et  aussi  décoiffées  qu'elle.  Les  cris  recommen- 
cèrent, les  soufflets  et  les  coups  de  poing  son- 
nèrent de  plus  belle,  et  la  mêlée  s'échauffa 
encore  plus  qu'elle  ne  l'avait  fait.  Enfin  plu- 
sieurs personnes,  qui  s'étaient  éveillées  a  ce 
bruit,  entrèrent  dans  le  champ  de  bataille, 
séparèrent  les  combattants  et  furent  cause 
de  la  seconde  suspension  d'armes.  Il  fut  ques- 
tion de  savoir  le  sujet  de  la  querelle  et  quel 
était  le  différend  qui  avait  assemblé  sept  per- 
sonnes nues  dans  une  même  chambre.  L'Olive, 
qui  paraissait  le  moins  ému,  dit  que  le  poëte 
était  sorti  de  la  chambre,  et  qu'il  l'avait  vu 
revenir  plus  vite  que  le  pas,  suivi  de  l'hôte 
qui  le  voulait  battre  ;  que  la  femme  de  l'hôte 
avait  suivi  son  mari  et  s'était  jetée  sur  la 
poëte  ;  qu'ayant  voulu  les  séparer,  un  valet  et1 
deux  servantes  s'étaient  jetés  sur  lui  et  que 
la  lumière  qui  s'était  éteinte  là-dessus  était 
cause  que  l'on  s'était  battu  plus  longtemps 
qu'on  n'eût  fait.  Ce  fut  au  poëte  à  plaider  sa 
cause  ;  il  dit  qu'il  avait  fait  les  deux  plus  bel 
les  stances  que  Ton  eût  jamais  vues  depuis 
eue  l'on  en  fait,  et  que,  de  peur  de  les  perdre, 
il  avait  été  demander  de  la  chandelle  aux  ser- 
vantes de  l'hôtellerie,  qui  s'étaient  moquées 

Ll  BOMi?    C0MIQC5.  —  T.    I.  • 


65  LE  ROMAN  CO&ÎQUE 

de  lui;  que  l'hôte  l'avait  appelé  danseur  de 
corde,  et  que,  pour  ne  pas  demeurer  sans  re- 
partie, il  l'avait  appelé  cocu.  Il  n'eut  pas  plu- 
tôt lâché  le  mot,  que  l'hôte,  qui  était  en  me- 
sure, lui  appliqua  un  soufflet.  On  eût  dit 
qu'ils  s'étaient  concertés  ensemble,  car  tout 
aussitôt  que  le  soufflet  fut  donné,  la  femme 
de  l'hôte,  son  valet  et  ses  servantes  se  jetè- 
rent sur  les  comédiens,  qui  les  reçurent  à 
beaux  coups  de  poing.  Cette  dernière  rencon- 
tre fut  plus  rude  et  dura  plus  longtemps  que 
les  autres.  Destin,  s'etant  acharné  sur  une 
grosse  servante  qu'il  avait  troussée,  lui  donna 
plus  de  cent  claques  sur  les  fesses.  L'Olive, 
qui  vit  que  cela  faisait  rire  la  compagnie,  en 
fit  autant  à  une  autre.  L'hôte  était  occupé 
par  le  poëte,  et  l'hôtesse,  qui  était  la  plus  fu- 
rieuse/avait  été  saisie  par  quelques-uns  des 
spectateurs,  dont  elle  se  mit  en  si  grande  co- 
lère, qu'elle  cria  aux  voleurs.  Ses  cris  éveillè- 
rent la  Rappinière,  qui  logeait  vis-à-vis  de  l'hô- 
tellerie. Il  en  fit  ouvrir  les  portes  et  croyant, 
sur  le  bruit  qu'il  avait  entendu,  qu'il  y  avait 
pour  le  moins  sept  ou  huit  personnes  sur  le 
carreau,  il  fit  cesser  les  coups  au  nom  du  roi, 
et  ayant  appris  la  cause  de  tout  le  désordre, 
il  exhorta  le  poëte  à  ne  plus  faire  de  vers  la 
nuit,  et  pensa  battre  l7hôte  et  l'hôtesse,  parce 
qu'ils  dirent  cent  injures  aux  pauvres  corné** 
diens,  les  appelant  bateleurs  et  baladins,  et 
jurant  de  les  taire  déloger  le  lendemain.  Mais 
la  Rappinîère,  à  qui  l'hôte  devait  de  l'argent, 
le  menaça  de  le  faire  exécuter  et  par  cette 
menace  lui  ferma  la  bouche.  La  Rappinière 
s'en  retourna  chez  lui,  les  autres  s'en  furent 
dans  leur  chambre  et  Destin  dans  celle  des 
comédiennes,  où  la  Caverne  le  pria  de  ne  pas 
différer  davantage  de  lui  apprendre  ses  aven- 
tures et  celles  de  sa  sœur.  Il  leur  dit  qu'il  ne 
demandait  pas  mieux,  et  commença  son  hi3- 


LE  ROMAN  COMIQC2  67 

toire  de  la  façon  que  vous  râliez  voir  dans  le 
chapitre  suivant. 

XIII.— Pins  long  que  le  précédent.  —  Histoire  de 
Destin  et  de  mademoiselle  de  l'Etoile. 

—  Je  suis  né  dans  un  village  auprès  de 
Paris.  Je  vous  ferais  bien  croire,  si  je  vou- 
lais, que  je  suis  d'une  maison  très-illustre, 
comme  il  est  fort  aisé  à  ceux  que  l'on  ne  con- 
naît point;  mais  j'ai  trop  de  sincérité  pour 
nier  la  bassesse  de  ma  naissance.  Mon  père 
était  des  premiers  et  des  plus  accommodes  de 
son  village.  Je  lui  ai  ouï  dire  qu'il  était  né 
pauvre  gentilhomme  et  qu'il  avait  été  à  la 

fuerre  en  sa  jeunesse,  où  n'ayant  gagné  que 
es  coups,  il  s'était  fait  écuyer  ou  meneur 
d'une  dame  de  Paris  assez  riche,  et  qu'ayant 
amassé  quelque  chose  avec  elle,  parce  qu'il 
était  aussi  maître  d'hôtel  et  faisait  la  dépense, 
c'est-à-dire  ferrait  peut-être  la  mule,  il  s'était 
marié  avec  une  vieille  demoiselle  de  la  mai- 
son, qui  était  morte  quelque  temps  après  et 
l'avait  fait  son  héritier.  Il  se  lassa  bientôt 
d'être  veuf,  et,  n'étant  guère  moins  las  de 
servir,  il  épousa  en  secondes  noces  une  femme 
des  champs  qui  fournissait  de  pain  la  maison 
de  sa  maîtresse,  et  c'est  de  ce  dernier  ma- 
riage que  je  suis  sorti.  Mon  père  s'appelait 
Garigues  :  je  n'ai  jamais  su  de  quel  pays  il 
était  ;  et  pour  le  nom  de  ma  mère,  il  ne*  fait 
rien  à  mon  histoire.  Il  suffit  de  vous  dire 
qu'elle  était  plus  avare  que  mon  pè  re,  et  mon 
père  plus  avare  qu'elle,  et  que  l'un  et  l'autre 
avaient  la  conscience  assez  large.  Mon  père  a 
^honneur  d'avoir,  le  premier,  retenu  son  ha- 
leine en  se  faisant  prendre  la  mesure  d'un  ha- 
bit, afin  qu'il  y  entrât  moins  d'étoffe.  Je  dout- 
rais  vous  apprendre  cent  autres  traits  de  Résine 
qui  lui  ont  acquis  à  bon  titre  la  réputation 


68  LE  ROMAN  COMIQUE 

d'être  homme  d'esprit  et  d'invention.  Mais  de 
peur  de  vous  ennuyer,  je  me  contenterai  de  vous 
en  conter  deux  très-difficiles  à  croire  et  néan- 
moins très-véritables.  Il  avait  amassé  quan- 
tité de  blé  pour  le  vendre  bien  cher  durant 
une  mauvaise  armée.  L'abondance  ayant  été 
universelle  et  le  blé  étant  amendé,  il  fut  si 
possédé  de  désespoir  et  fti  abandonné  de  Dieu, 
m'il  voulut  se  pendre.  Une  de  ses  voisines 
"jui  se  trouva  dans  la  chambre  quand  il  y  en- 
ra  pour  ce  noble  dessein  et  qui  s'était  cachée 
de  peur  d'être  vue,  je  ne  sais  pas  bien  pour- 
quoi, fut  fort  étonnée  quand  elle  le  vit  pendu  à 
un  chevron  de  sa  chambre.  Elle  courut  à  lui, 
criant  au  secours;  coupa  la  corde,  et,  à  l'aide 
de  ma  mère  qui  arriva  là-dessus,  la  lui  ôta  du 
cou.  Elles  se  repentirent  peut-être  d'avoir  tait 
une  si  bonne  action,  car  il  les  battit  l'une  et 
l'autre  comme  plâtre,  et  fit  payer  à  cette  pau- 
vre femme  la  corde  qu'elle  lui  avait  coupée, 
en  lui  retenant  quelque  argent  qu'il  lui  devait. 
L'autre  prouesse  n*est  pas  moins  étrange. 
Cette  même  année,  la  cherté  fut  si  grande, 
que  les  vieilles  gens  du  village  ne  se  souve- 
naient pas  d'en  avoir  vu  une  plus  grande  :  il 
avait  regret  à  tout  ce  qu'il  mangeait,  et,  sa 
femme  étant  accouchée  d'un  garçon,  il  se  mit 
en  tête  qu'elle  avait  assez  de  lait  pour  nour- 
rir son  fils  et  pour  le  nourrir  aussi  lui-même, 
et  espéra  que,  tétant  sa  femme,  il  épargne- 
rait du  pain  et  se  nourrirait  d'un  aliment  aisé 
à  digérer.  Ma  mère  avait  moins  d'esprit  que 
lui  et  n'était  pas  moins  avare,  tellement  qu'elle 
n'inventait  pas  les  choses  comme  mon  père, 
mais,  les  ayant  une  fois  conçues,  elle  les  exé- 
cutait encore  plus  exactement  gue  lui.  Elle 
tâcha  donc  de  nourrir  de  son  lait  son  fils  et 
son  mari  en  même  temps,  et  hasarda  aussi 
de  s'en  nourrir  elle-même  avec  tant  d'opiniâ- 
treté que  le  petit  innocent  mourut  martyr  de 


LE  ROMAN   COMIQUE  69 

pure  faim  ;  et  mon  père  et  ma  mère  furent  si 
affaiblis  et  ensuite  si  affamés,  qu'ils  mangè- 
rent trop  et  eurent  chacun  une  longue  mala- 
die. Ma  mère  devint  grosse  de  moi  quelque 
temps  après,  et,  ayant  accouché  heureuse- 
ment d'une  très-malheureuse  créature,  mon 
père  alla  à  Paris  pour  prier  sa  maîtresse  de 
tenir  son  fils  avec  un  honnête  ecclésiastique 
qui  demeurait  dans  son  village,  où  il  avait  un 
bénéfice.  Comme  il  s'en  retournait  la  nuit 
pour  éviter  la  chaleur  du  jour,  et  qu'il  pas- 
sait par  une  grande  rue  du  faubourg,  dont  la 
plupart  des  maisons  se  bâtissaient  encore,  il 
aperçut  de  loin,  aux  rayons  de  la  lune,  quel- 
que chose  de  brillant  qui  traversait  la  rue.  Il 
ne  se  mit  pas  beaucoup  en  peine  de  ce  que 
c'était;  mais  ayant  entendu  quelques  gémis- 
sements comme  d'une  personne  qui  souffre, 
au  même  lieu  où  ce  qu'il  avait  vu  de  loin  s'é- 
tait dérobé  à  sa  vue.  il  entra  hardiment  dans 
un  grand  bâtiment  qui  n'était  pas  encore 
achevé,  où  il  trouva  une  femme  assise  à  terre- 
Le  lieu  où  elle  était  recevait  assez  de  clarté 
de  la  lune  pour  faire  discerner  à  mon  père 
qu'elle  était  fort  jeune  et  fort  bien  vêtue,  et 
c'était  ce  qui  avait  brillé*  de  loin  à  ses  yeux, 
son  habit  étant  de  toile  d'argent.  Vous  ne 
devez  point  douter  que  mon  père,  qui  était 
assez  hardi  de  son  naturel,  ne  fut  moins 
surpris  que  cette  jeune  demoiselle  :  mais  elle 
était  dans  un  état  où  il  ne  lui  pouvait  rien 
arriver  de  pis.  C'est  ce  qui  la  rendit  assez 
hardie  pour  parler  la  première,  et  pour  dire  à 
mon  père  que.  s'il  était  chrétien,  il  eût  pitié 
d'elle  ;  qu'elle  était  prête  d'accoucher;  que,  se 
sentant  pressée  de  s"on  mal  et  ne  voyant  point 
revenir  une  servante  qui  lui  était  ailée  quérir 
une  sage-femme  affidée,  elle  s'était  sauvée 
heureusement  de  sa  maison  sans  avoir  éveillé 
personne,  sa  servante  ayant  laissé  la  porte 


70  LE  ROMAN  COMIQUE 

ouverte  pour  pouvoir  rentrer  sans  faire  de 
bruit. 

A  peine  achevait-elle  sa  courte  relation, 
qu'elle  accoucha  heureusement  d'un  enfant 
que  mon  père  reçut  dans  son  manteau.  Il  fit 
la  sage-femme  le  mieux  qu'il  put,  et  cette 
jeune  fille  le  conjura  d'emporter  vitement  la 
petite  créature,  d'en  avoir  soim  et  de  ne  pas 
manquer,  à  deux  jours  de  là,  d'aller  voir  un 
vieil  nomme  d'église  qu'elle  lui  nomma,  qui 
lui  donnerait  de  l'argent  et  tous  les  ordres 
nécessaires  pour  la  nourriture  de  son  enfant. 
A  ce  mot  d'argent,  mon  père,  qui  avait  l'âme 
avare,  voulut  déployer  son  éloquence  d'é- 
cuyer  ;  mais  elle  ne  lui  en  donna  pas  le  temps. 
Elle  lui  mit  entre  les  mains  une  bague  pour 
servir  de  signal  au  prêtre  qu'il  devait  aller 
trouver  de  sa  part,  lui  fit  envelopper  son  en- 
fant dans  son  mouchoir  de  cou,  et  le  fit  par- 
tir avec  grande  précipitation,  quelque  résis- 
tance qu'il  fît  pour  ne  pas  l'abandonner  dans 
l'état  où  elle  était.  Je  veux  croire  qu'elle  eut 
bien  de  la  peine  à  regagner  son  logis.  Pour 
mon  père,  il  s'en  retourna  à  son  village,  mit 
l'enfant  entre  les  mains  de  sa  femme,  et  ne 
manqua  pas,  deux  jours  après,  d'aller  trouver 
le  vieux  prêtre  et  de  lui  montrer  la  bague. 
H  apprit  de  lui  que  la  mère  de  l'enfant  était 
une  fille  de  fort  bonne  maison  et  fort  riche  ; 
qu'elle  l'avait  eu  d'un  seigneur  écossais  qui 
était  allé  en  Irlande  lever  des  troupes  pour  le 
service  du  roi,  et  que  ce  seigneur  étranger  lui 
avait  promis  marin ge.  Ce  prêtre  lui  dit  de 
plus  qu'à  cause  de  son  accouchement  préci- 
pité, elle  s'est  trouvée  malade  jusqu'à' faire 
douter  de  sa  vie;  et  qu'en  cette  extrémité  elle 
avait  tout  déclaré  a  son  père  et  à  sa  mère, 
qui  l'avait  consolée  au  lieu  de  s'emporter  con- 
tre elle,  parce  qu'elle  était  leur  fille  unique  ; 
que  la  chose  était  ignorée  dans  le  logis  ;  et 


LE  ROMAN  COMIQUE  71 

ensuite  il  assura  mon  père  que,  pourvu  qu'il 
eût  soin  de  l'enfant  et  qu'il  fut  secret,  sa  for- 
tune était  faite.  Là-dessus  il  lui  donna  cin- 
quante écus  et  un  petit  paquet  de  toutes  les 
Lardes  nécessaires  a  un  enfant. 

Mon  père  s'en  retourna  dans  son  village 
après  avoir  bien  dîné.  Je  fus  mis  en  nourrice, 
et l'étranger  fut  mis  à  la  piacs  du  fils  de  la 
maison.  A  un  mois  de  là  le  seigneur  écossais 
revint  ;  et,  ayant  trouvé  sa  maîtresse  en  si 
mauvais  état  qu'elle  n'avait  plus  guère  à  vivre, 
il  l'épousa  un  jour  avant  quelle  mourût,  et 
ainsi  fut  aussitôt  veuf  que  marié.  Il  vint  deux 
eu  trois  jours  après  en  notre  village,  avec  le 
père  et  la  mère  de  sa  femme.  Les  pleurs 
recommencèrent,  et  on  pensa  étouffer  l'enfant 
à  force  de  le  baiser.  Mon  père  eut  sujet  de  se 
louer  de  la  libéralité  du  seigneur  écossais,  et 
les  parents  de  l'enfant  ne  l'oublièrent  pas.  Ils 
s'en  retournèrent  a  Paris  fort  satisfaits  du  soin 
que  mon  père  et  ma  mère  avaient  de  leur  fils, 
qu'ils  ne  voulurent  point  faire  venir  encore  à 
Paris,  parce  que  le  mariage  était  tenu  secret 
pour  des  raisons  que  je  n'ai  pas  sues.  Aussi- 
tôt que  je  pus  marcher,  mon  père  me  retira 
en  sa  maison  pour  tenir  compagnie  au  petit 
comte  de  Glaris  (c'est  ainsi  qu'on  l'appela,  du 
nom  de  son  père).  L'antipathie  que  l'on  dit 
avoir  été  entre  Jacob  et  Esau  dès  le  ventre  de 
leur  mère  ne  peut  avoir  été  plus  grande  que 
celle  qui  se  trouva  entre  le  jeune  comte  et 
moi.  Mon  père  et  ma  mère  l'aimaient  tendre- 
ment, et  avaient  de  l'aversion  pour  moi,  quoi- 
que je  donnasse  autant  d'espérance  d'être  un 
jour  honnè:e  homme  que  Glaris  en  donnait 
peu.  Il  n'y  avait  rien  que  de  très -commun  en 
lui.  Pour  moi,  je  paraissais  être  ce  que  je 
n'étais  point,  et  bien  moins  le  fils  de  Gangues 
que  celui  d'un  comte.  Et  si  je  ne  me  trouve 
enfin  qu'un  malheureux  comédien;  c'est  sans 


T2  LE  R0MA3  COinQOE 

doute  que  la  fortune  s'est  voulu  venger  de  la 
nature,  qui  avait  voulu  faire  quelque  chose 
de  moi  sans  son  consentement,  ou,  si  vous 
voulez,  que  la  nature  prend  quelquefois  plaisir 
à  favoriser  ceux  que  la  fortune  a  pris  en  aver- 
sion. Je  passerai  toute  l'enfance  des  deux  pe- 
tits paysans,  car  Glaris  l'était  d'inclination 
plus  que  moi,  et  aussi  bien  nos  plus  belles 
aventures  ne  furent  que  force  coups  de  poing. 
Dans  toutes  les  querelles  que  nous  avions  en- 
semble, j'avais  de  l'avantage,  si  ce  n'est  lors- 
que mon  père  et  ma  inéie  se  mettaient  de  la 
partie  ;  ce  qu'ils  faisaient  si  souvent  et  avec 
tant  de  passion,  que  mon  parrain,  qui  s'appe- 
lait M.  de  Saint-Sauveur,  s'en  scandalisa  et  me 
demanda  à  mon  père.  Il  me  donna  à  lui  avec 
grande  joie,  et  ma  mère  eut  encore  moins  de 
regret  que  lui  de  me  perdre  de  vue.  Me  voilà 
donc  chez  mon  parrain,  bien  vêtu,  bien  nourri, 
fort  caressé  et  point  battu.  Il  n'épargna  rien 
pour  me  faire  apprendre  à  lire  et  à  écrire,  et 
sitôt  que  je  fus  assez  avancé  pour  apprendre 
le  latin,  il  obtint  du  seigneur  du  village,  qui 
était  un  fort  honnête  gentilhomme  et  fort 
riche,  que  j'étudierais  avec  deux  fils  qu'il 
avait,  sous  un  homme  savant  qu'il  avait  fait 
venir  de  Paris,  et  à  qui  il  donnait  de  bons 
gages. 

Ce  gentilhomme,  qui  s'appelait  le  baron 
d'Arqués,  faisait  élever  ses  enfants  avec  grand 
soin.  Laine  avait  nom  Saint-Far,  assez  bien 
fait  de  sa  personne,  mais  brutal  sans  retour 
s'il  y  en  eut  jamais  au  monde,  et  le  cadet,  en 
récompense,  outre  qu'il  était  mieux  fait  que 
son  frère,  avait  la  vivacité  de  l'esprit  et  la 
grandeur  de  l'âme  égales  à  la  beauté  du 
corps.  Enfin,  je  ne  crois  pas  que  Ton  puisse 
voir  un  garçon  donner  de  plus  grandes  espé- 
rances de  devenir  un  fort  honnête  homme, 
qu'en  donnait  en  ce  temps-là  ce  jeune  gen- 


i 


LE  ROMAX  COMIQUE  73 

tilhomme,  gui  s'appelait  Verville.  Il  m'honora 
de  son  amitié,  et  moi,  je  l'aimai  comme  un 
frère,  et  le  respectai  toujours  comme  un 
maître.  Pour  Saint-Far,  il  n'était  capable  que 
de  passions  mauvaises;  et  je  ne  puis  mieux 
vous  exprimer  les  sentiments  qu'il  avait  dans 
l'âme  pour  son  frère  et  pour  moi,  qu'en  vous 
disant  qu'il  n'aimait  pas  son  frère  plus  que 
moi,  qui  lui  étais  fort  indifférent,  et  qu'il  ne 
me  haïssait  pas  plus  que  son  frère,  qu'il  n'ai- 
mait guère.  Ses  divertissements  étaient  dif- 
férents des  nôtres  :  il  n'aimait  que  la  chasse 
et  haïssait  fort  l'étude.  Verville  n'allait  que 
rarement  à  la  chasse,  et  prenait  grand  plaisir 
à  étudier  :  en  quoi  nous  avions  ensemble  une 
conformité  merveilleuse,  aussi  bien  qu'à  toute 
autre  chose.  Et  je  puis  dire  que.  pour  m'ac- 
commoder  à  son  humeur,  je  n'avais  pas  besoin 
de  beaucoup  de  complaisance,  et  n'avais  qu'à 
suivre  mon  inclination.  Le  baron  d'Arqués 
avait  une  bibliothèque  de  romans  fort  ample. 
Notre  précepteur,  qui  n'en  avait  jamais  lu 
dans  le  pays  latin,  qui  nous  en  avait  d'abord 
défendu  la  lecture,  et  qui  les  avait  cent  fois 
blâmés  devant  le  baron  d'Arqués,  pour  les  lui 
rendre  aussi  odieux  qu'il  les  trouvait  divertis- 
sants, en  devint  lui-même  si  féru,  qu'après 
avoir  dévoré  les  anciens  et  les  modernes,  il 
avoua  que  la  lecture  des  bons  romans  instrui- 
sait en  divertissant,  et  qu'il  ne  les  croyait  pas 
moins  propres  à  donner  de  beaux  sentiments 
aux  jeunes  gens  que  la  lecture  de  Plutarque. 
Il  nous  porta  donc  à  les  lire  autant  qu'il  nous 
en  avait  détournés,  et  nous  proposa  d'abord 
de  lire  les  modernes  :  mais  ils  n'étaient  pas 
encore  de  notre  goût  ;  et  jusqu'à  l'âge  de 
quinze  ans  nous  nous  plaisions  bien  plus  à  lire 
les  Amadis  de  Gaule  que  les  Astrées  et  les 
autres  beaux  romans  que  l'on  a  faits  depuis, 
par  lesquels  les  Français  ont  fait  voir,  aussi 


74  LE  ROMAN  COMIQUE 

bien  que  par  mille  autres  choses,  que  s'ils 
n'inventent  pas  tant  que  les  autres  nations, 
ils  perfectionnent  davantage. 

Nous  donnions  donc  à  la  lecture  des  romans 
la  plus  grande  partie  du  temps  que  nous  avions 
pour  nous  divertir.  Pour  Saint-Far,  il  nous  ap- 
pelait les  liseurs,  et  allait  à  la  chasse  ou  "battre 
les  paysans,  à  quoi  il  réussissait  admirable- 
ment bien.  L'inclination  que  j'avais  à  bien 
faire  m'acquit  la  bienveillance  du  baron  d'Ar- 
qués, et  il  m'aima  autant  que  si  j'eusse  été 
son  proche  parent.  Il  ne  voulut  point  que  je 
quittasse  ses  enfants  quand  il  les  envoya  à 
l'académie;  et  ainsi  y  y  fus  mis  avec  eux,  plutôt 
comme  un  camarade  que  comme  un  valet. 
Nous  y  apprîmes  nos  exercices  :  on  nous  en 
tira  au  bout  de  deux  ans  ;  et,  à  la  sortie  de 
l'académie,  un  homme  de  condition,  parent 
du  baron  d'Arqués,  taisant  des  troupes  pour 
les  Vénitiens,  Saint-Far  et  Verville  persua- 
dèrent si  bien  leur  père,  qu'il  les  laissa  aller 
à  Venise  avec  son  parent.  Le  bon  gentil- 
homme voulut  que  je  les  accompagnasse  en- 
core; et  monsieur  de  Saint-Sauveur,  mon  par- 
rain, qui  m'aimait  extrêmement,  me  donna 
Mbéralement  une  lettre  de  change  assez  con- 
sidérable, pour  m'en  servir  si  j'en  avais  besoin 
et  pour  n'être  pas  a  charge  à  ceux  que  j'avais 
l'honneur  d'accompagner.  Nous  prîmes  le  plus 
long  chemin,  pour  voir  Rome  et  les  autres 
belles  villes  d'Italie,  dans  chacune  desquelles 
nous  fîmes  quelque  séjour,  hormis  dans  celles 
dont  les  Espagnols  sont  les  maîtres. 

A  Rome,  je  tombai  malade,  et  les  deux  frères 
poursuivirent  leur  voyage,  celui  qui  les  me- 
nait ne  pouvant  laisser  échapper  l'occasion  des 
galères  du  pape,  qui  allaient  joindre  l'armée 
des  Vénitiens  au  passage  des  Dardanelles,  où 
elle  attendait  celle  des  Turcs.  Verville  eut  tous 
les  regrets  du  monde  de  me  quitter,  et  moi,  je 


LE  ROMAN  COMIQUE  75 

pensai  me  désespérer  d'être  séparé  de  lui 
dans  un  temps  ou  j'aurais  pu,  par  mes  services, 
me  rendre  digne  de  l'amitié  qu'il  me  portait. 
Pour  Saint-Far,  je  crois  qu'il  me  quitta  com- 
me s'il  ne  m'eût  jamais  vu,  et  je  ne  songeai  à 
lui  qu'à  cause  qu'il  était  frère  de  Verville,  qui 
me  laissa,  en  se  séparant  de  moi,  le  plus  d'ar- 
gent qu'il  put  :  je  ne  sais  pas  si  ce  fut  du 
consentement  de  son  frère. 

Me  voila  donc  malade  à  Rome,  sans  aucune 
connaissance  que  celle  de  mon  note,  qui  était 
un  apothicaire  flamand,  et  de  qui  je  reçus 
toutes  les  assistances  imaginables  durant  ina 
maladie.  Il  n'était  pas  ignorant  en  médecine; 
et,  autant  que  je  suis  capable  d'en  juger,  je 
l'y  trouvais  plus  entendu  que  le  médecin  ita- 
lien qui  me  venait  voir.  Enfin  je  guéris,  et  re- 
pris assez  de  forces  pour  visiter  les  lieux  re- 
marquables de  Rome,  où  les  étrangers  trou- 
vent amplement  de  quoi  satisfaire  leur  curio- 
sité. Je  me  plaisais  extrêmement  à  visiter  les 
vignes  (c'est  ainsi  que  l'on  appelle  plusieurs 
jardins  plus  beaux  que  le  Luxembourg  ou  les 
Tuileries  :  les  cardinaux  et  autres  personnes 
de  condition  les  font  entretenir  avec  grand 
soin,  plutôt  par  vanité  que  par  le  plaisir  qu'ils 
y  prennent,  n'y  allant  jamais,  au  moins  fort 
rarement). 

Un  jour  que  je  me  promenais  dans  une  de» 
plus  belles,  je  vis,  au  détour  d'une  allée,  deux 
femmes  assez  bien  vêtues,  que  deux  jeunea 
Français  avaient  arrêtées,  et  ne  voulaient  pas 
laisse'r  passer  outre  que  la  plus  jeune  ne  levât 
un  voile  qui  lui  couvrait  le  visage.  Un  de  ces 
Français,  qui  paraissait  être  le  maître  de 
l'autre,  fut  même  assez  insolent  pour  lui  dé- 
couvrir le  visage  par  force,  pendant  que  celle 
qui  n'était  point  voilée  était  retenue  par  son 
valet.  Je  ne  consultai  point  ce  que  y  avais  à 
faire  ;  je  dis  d'abord  à  ces  incivils  que  je  ne 


1$  LE  ROMAN  COMIQUE 

souffrirais  point  la  violence  qu'ils  voulaient 
faire  à  ces  femmes.  Ils  se  trouvèrent  fort 
étonnés  l'un  et  l'autre,  me  voyant  parler  avec 
assez  de  résolution  pour  les  embarrasser, 
quand  même  ils  auraient  eu  leurs  épées, 
comme  j'avais  la  mienne.  Les  deux  femmes 
se  rangèrent  auprès  de  moi,  et  ce  jeune  Fran- 
çais, préférant  le  déplaisir  d'un  affront  à  ce- 
lui de  se  faire  battre,  me  dit  en  se  séparant  : 
«  Monsieur  le  brave,  nous  nous  verrons  autre 
part,  où  les  épées  ne  seront  pas  toutes  d'un 
côté.  »  Je  lui  répondis  que  je  ne  me  cacherais 
pas.  Son  valet  le  suivit,  et  je  demeurai  avec 
ces  deux  femmes.  Celle  qui  n'était  point  voi- 
lée paraissait  avoir  quelque  trente-cinq  ans;  elle 
me  remercia  en  un  français  qui  ne  tenait  en 
rien  de  l'italien,  et  me  dit,  entre  autres  cho- 
ses, que  si  tous  ceux  de  ma  nation  me  res- 
semblaient, les  femmes  italiennes  ne  feraient 
point  de  difficulté  de  vivre  à  la  française. 
Après  cela,  comme  pour  me  récompenser  du 
service  que  je  lui  avais  rendu,  elle  ajouta 
qu'ayant  empêché  que  l'on  ne  vît  sa  fille  mal- 
gré elle,  il  était  juste  que  je  la  visse  de  son 
bon  gré.  «  Levez  donc  votre  voile,  Léonore, 
afin  que  monsieur  sache  que  nous  ne  sommes 
pas  tout  à  fait  indignes  de  l'honneur  qu'il 
nous  a  fait  de  nous  protéger.  » 

Elle  n'eut  pas  plutôt  achevé  de  parler,  que 
sa  fille  leva  son  voile,  ou  plutôt  m'éblouit.  Je 
n'ai  jamais  rien  vu  de  plus  beau.  Elle  leva 
deux  ou  trois  fois  les  yeux  sur  moi  comme  à 
la  dérobée,  et,  rencontrant  toujours  les  miens, 
il  lui  monta  au  visage  un  rouge  qui  la  fit; 
plus  belle  qu'un  ange.  Je  vis  bien  que  la  mèr« 
l'aimait  extrêmement  ;  car  elle  me  parut  par- 
ticiper au  plaisir  que  je  prenais  à  regarder  sa 
fille.  Comme  je  n'étais  pas  accoutumé  à  de 
pareilles  rencontres,  et  que  les  jeunes  gens  se 
déconcertent  aisément  en   compagnie,  je  ne 


LE   ROMAX   COMIQUE  77 

leur  fis  que  de  fort  mauvais  compliments 
quand  elles  s'en  allèrent,  et  je  leur  donnai 
peut-être  mauvaise  opinion  de  mon  esprit.  Je 
me  voulus  du  mal  de  ne  leur  avoir  pas  de- 
mandé leur  demeure,  et  de  ne  m'être  pas  of- 
fert à  les  y  conduire  ;  mais  il  n'y  avait  plus 
moyen  de  courir  après.  Je  voulus  m'enquérir 
du  concierge  s'il  les  connaissait  ;  nous  fûmes 
longtemps  sans  nous  entendre,  parce -qu'il  ne 
connaissait  pas  mieux  le  français  que  moi  l'i- 
talien. Enfin,  plutôt  par  signes  qu'autrement, 
il  me  fit  savoir  qu'elles  lui  étaient  inconnues, 
ou  bien  il  ne  voulut  pas  m'avouer  qu'il  les  con- 
naissait. 

Je  m'en  retournai  chez  mon  apothicaire  fla- 
mand tout  autre  que  j'en  étais  sorti,  c'est-à- 
dire  fort  amoureux  et  fort  en  peine  de  savoir 
si  cette  belle  Le'onore  était  courtisane  ou  hon- 
nête fille,  et  si  elle  avait  autant  d'esprit  que 
sa  mère  m'avait  paru  en  avoir.  Je  m'aban- 
donnai à  la  rêverie  et  me  flattai  de  mille  bel- 
les espérances  qui  me  divertirent  quelque 
temps  et  m'inquiétèrent  beaucoup  après  que 
j'en  eus  considéré  l'impossibilité.  Après  avoir 
formé  mille  desseins  inutiles,  je  m'arrêtai  à 
celui  de  les  chercher  exactement,  ne  pouvant 
m'imaginer  qu'elles  pussent  être  longtemps 
invisibles  dans  une  ville  si  peu  peuplée  que 
Rome,  et  à  un  homme  si  amoureux  que  moi. 
Dès  le  jour  même,  je  cherchai  partout  ou  je 
crus  pouvoir  les  trouver,  et  m'en  revins  au 
logis  plus  las  et  plus  chagrin  que  je  n'en  étais 
parti.  Le  lendemain,  je  cherchai  encore  avec 
plus  de  soin,  et  je  ne  fis  que  me  lasser  et 
m'inquiéter  davantage.  De  la  façon  que  j'ob- 
servais les  jalousies  et  les  fenetres;  et  de 
l'impétuosité  avec  laquelle  je  courais  après 
toutes  les  femmes  qui  avaient  quelque  rapport 
avec  ma  Léonore.  on  me  prit  cent  fois,  dans 
les  rues  et  dans  les  églises,  pour  le  plus  fou 


78  LE  RO*X*  jomiqde 

de  tous  les  Français  qui  ont  le  plus  contribué 
dans  Rome  à  décréditer  leur  nation.  Je  ne  sais 
comment  je  pus  reprendre  mes  forces  dans 
un  temps  ou  j'étais  une  vraie  âme  dam- 
née. Je  me  guéris  pourtant  le  corps  par- 
faitement, tandis  que  mon  esprit  demeura 
malade  et  si  partagé  entre  l'honneur  qui 
m'appelait  et  l'amour  qui  me  retenait  à 
Rome,  que  je  doutai  quelquefois  si  j'obéirais 
aux  lettres  que  je  recevais  souvent  de  Ver- 
ville,  qui  me  conjurait  par  notre  amitié  de 
l'aller  trouver,  sans  se  servir  du  droit  qu'il 
avait  de  me  commander.  Enfin,  ne  pouvant 
avoir  de  nouvelles  de  mes  inconnues,  quelque 
diligence  que  j'y  apportasse,  je  payai  mon 
hôte  et  préparai  mon  petit  équipage  pour  par- 
tir. 

La  veille  de  mon  départ,  le  seigneur  Ste- 
phano  Vambergue  (c'est  ainsi  que  s'appelait 
mon  hôte)  me  dit  qu'il  voulait  me  donner  à 
dîner  chez  une  de  ses  amies  et  me  faire  avouer 
qu'il  ne  l'avait  pas  mal  choisie  pour  un  Fla- 
mand, ajoutant  qu'il  ne  m'y^  avait  voulu  me- 
ner que  la  veille  de  mon  départ,  parce  qu'il 
en  était  un  peu  jaloux.  Je  lui  promis  d'y  aller 
par  complaisance  plutôt  qu'autrement,  et  nous 
y  allâmes  à  l'heure  du  dîner.  Le  logis  où  nou3 
entrâmes  n'avait  ni  l'air  ni  les  meubles  de  la 
maîtresse  d'un  apothicaire.  Nous  traversâmes 
une  salle  bien  meublée,  au  sertir  de  laquelle 
j'entrai  le  premier  dans  une  chambre  fort  ma- 
gnifique, ou  je  fus  reçu  par  Léonore  et  par  sa 
mère.  Vous  pouvez  vous  imaginer  combien 
cette  surprise  me  fut  agréable.  La  mère  de 
cette  belle  fille  se  présenta  à  moi  pour  être 
saluée  à  la  française,  et  je  vous  avoue  qu'elle 
me  baisa  plutôt  que  je  ne  la  baisai.  J'étais  si 
interdit,  que  je  ne  voyais  goutte,  et  que  je 
n'entendis  rien  du  compliment  qu'elle  me  fit* 
Enfin,  l'esprit  et  la  vue  me  revinrent,  et  je  via 


LE  ftOMAK  COMIQUE  79 

Léonore  plus  belle  et  plus  charmante  que  'je 
ne  l'avais  encore  vue  ;  mais  je  n'eus  pas  l'as- 
surance de  la  saluer.  Je  reconnus  ma  faute 
aussitôt  quo  je  l'eus  faite,  et,  sans  songer  à  la 
réparer,  la  honte  fit  monter  autant  de  rouge  à 
mon  visage  que  la  pudeur  avait  tait  monter 
d'incarnat  sur  celui  de  Léonore.  Sa  mère  me  dit 
qu'avant  mon  départ  elle  avait  voulu  me  re- 
mercier du  soin  que  j'avais  eu  de  chercher  sa 
demeure,  et  ce  qu'eile  me  dit  augmenta  en- 
core ma  confusion.  Elle  me  traîna  dans  une 
ruelle  parée  à  la  française,  où  sa  fille  ne  nous 
accompagna  point,  me  trouvant  sans  doute 
trop  sot  pour  en  valoir  la  peine.  Elle  demeura 
avec  le  seigneur  Stéphane,  tandis  que  je  fai- 
sais auprès  de  sa  mère  mon  vrai  personnage, 
c'est-à-aire  le  paysan.  Elle  eut  la  bonté  de  four- 
nir toute  seule  la  conversation  et  s'en  acquitta 
avec  beaucoup  d'esprit,  quoiqu'il  n'y  ait  rien 
de  si  difficile  que  d'en  faire  paraître  avec  uns 
personne  qui  n'en  a  point.  Pour  moi,  je  n'en 
eus  jamais  moins  qu'en  cette  rencontre  et  si 
elle  ne  s'ennuya  pas  alors,  elie  ne  s  est  jamais 
ennuyée  avec  personne.  Elle  me  dit,  après 
plusieurs  choses  auxquelles  je  répondis  à  peine 
oui  et  non,  qu'elle  était  Française  de  naissance 
et  que  je  saurais  du  seigneur  Stépbano  les 
raisons  qui  la  retenaient  a  Rome.  Il  fallut  al- 
ler dîner  et  me  traîner  encore  dans  la  salie 
comme  on  avait  fait  dans  la  ruelle,  car  j'étais 
si  troublé  que  je  ne  pouvais  marcher.  Je  fus 
toujours  stupide,  avaut  et  après  le  dîner,  du- 
rant lequel  je  ne  fis  rien  avec  assurance  que 
regarder  incessamment  Léonore.  Je  crois 
qu'elle  en  fut  importunée  et  que,  pour  me 
punir,  elle  eut  toujours  les  yeux  baissés.  Si  la 
mère  m'eut  toujours  parlé,  le  dîner  se  fût 
passé  à  la  Chartreuse  ;  mais  elle  discourut 
avec  le  seigneur  Stéphane  des  affaires  de 
Rome,  au  moins  je  me  l'imagine,  car  je  ne 


80  LE  ROMAN   COMIQUE 

donnai  pas  assez  d'attention  à  ce  qu'elle  dit 
pour  en  pouvoir  parler  avec  certitude.  Enfin, 
on  sortit  de  table  pour  le  soulagement  de  tout 
le  monde,  excepté  de  moi,  qui  empirais  à  vue 
d'oeil. 

Quand  il  fallut  s'en  aller,  elles  me  dirent 
cent  choses  obligeantes,  à  quoi  je  ne  répon- 
dais que  ce  que  l'on  met  à  la  fin  des  lettres. 
Ce  que  je  fis  en  sortant  déplus  que  je  n'avais 
fait  en  arrivant,  c'est  que  je  baisai  Léonore  et 
que  je  m'achevai  de  perdre.  Stéphano  n'eut 
pas  le  crédit  de  tirer  une  parole  de  moi  durant 
le  temps  que  nous  mîmes  à  retourner  à  son 
logis.  Je  m'enfermai  dans  ma  chambre,  où  je 
me  jetai  sur  mon  lit  sans  quitter  mon  man- 
teau ni  mon  épée. 

Là,  je  fis  réflexion  sur  tout  ce  qui  m'était 
arrivé.  Léonore  se  présenta  à  mon  imagina- 
tion plus  belle  qu'elle  n'avait  fait  à  ma  vue. 
Je  me  ressouvins  du  peu  d'esprit  que  j'avais 
témoigné  devant  la  mère,  et  toutes  les  fois 
que  cela  me  venait  dans  l'esprit,  la  honte  me 
mettait  le  visage  tout  en  feu.  Je  souhaitai 
d'être  riche  ;  je  m'affligeai  de  ma  basse  nais- 
sance, je  me  forgeai  cent  belles  aventures 
avantageuses  à  ma  fortune  et  à  mon  amour. 
Enfin,  ne  songeant  plus  qu'à  chercher  un  hon- 
nête prétexte  de  ne  pas  m'en  aller,  et  n'en 
trouvant  aucun  qui  me  contentât,  je  fus  assez 
désespéré  pour  souhaiter  de  retomber  malade, 
à  quoi  je  n'étais  déjà  que  trop  disposé.  Je  vou- 
lus lui  écrire,  mais  tout  ce  que  je  lui  écrivis 
ne  me  satisfit  point,  et  je  remis  dans  mes 
poches  le  commencement  d'une  lettre  que  je 
n'aurais  peut-être  pas  osé  lui  envoyer  quand  je 
l'aurais  achevée. 

Après  m'être  bien  tourmenté,  ne  pouvant 

f)lus  rien  faire  que  songer  à  Léonore,  je  vou- 
us  revoir  le  jardin  où  elle  m'apparut  la  pre- 
mière fois,  pour  m' abandonner  tout  entier  à 


LE  ROMA.ï    COMIQUE  8i 

ma  passion,  et  je  formai  aussi  le  dessein  de 
repasser  encore  devant  son  logis.  Ce  jardin 
était  dans  un  des  lieux  les  plus  écartés  de  la 
ville,  au  milieu  de  plusieurs  vieux  bâtiments 
inhabitables. 

Comme  je  passais  en  rêvant  sous  les  ruines 
d'un  portique,  j'entendis  marcher  derrière 
moi,  et  en  même  temps  je  me  sentis  donner 
un  coup  d'épée  au-dessus  des  reins.  Je  me 
tournai  brusquement,  mettant  i'épée  à  la 
main  et,  me  trouvant  en  tête  le  valet  du 
jeune  Français  dont  je  vous  ai  parlé  tantôt, 
je  pensais  'bien  lui  rendre  pour  le  moins  le 
coup  qu'il  m'avait  donné  en  trahison;  mais 
comme  je  le  poussais  assez  loin  sans  pouvoir 
le  joindre,  parce  qu'il  lâchait  le  pied  en  pa- 
rant, son  maître  sortit  d'entre  les  ruines  du 
portique  et,  m'attaquant  par  derrière,  me 
donna  un  grand  coup  sur  la  tête  et  un  autre 
dans  la  cuisse  qui  me  fit  tomber.  Il  n'y  avait 
pas  apparence  que  j'échappasse  de  leursmains, 
ayant  été  surpris  de  la  -sorte  ;  mais  comme, 
dans  une  mauvaise  action ,  on  ne  conserve  pas 
toujours  beaucoup  de  jugement  ,  le  valet 
blessa  le  maître  à  la  main  droite  et  en  même 
temps  deux  Pères  minimes  de  la  Trinité-du- 
Mont,  qui  passaient  près  de  là,  et  qui  virent 
de  loin  qu'on  m'assassinait,  étant  accourus  à 
mon  secours,  mes  assassins  se  sauvèrent  et  me 
laissèrent  blessé  de  trois  coups  d'épée.  Ces 
bons  religieux  étaient  Français,  pour  mon 
grand  bonheur;  car,  en  un  lieu  si  écarté,  un 
Italien  qui  m'aurait  vu  en  si  mauvais  état,  se 
serait  éloigné  de  moi  plutôt  que  de  me  secou- 
rir, de  peur  qu'étant  trouvé  en  me  rendant  ce 
bon  office,  on  ne  l'eût  soupçonné  d'être  lui- 
même  mon  assassin.  Tandis*  que  l'un  de  ces 
deux  charitables  religieux  me  confessa,  l'au- 
tre courut  à  mon  logis  avertir  mon  hôte  de 
ma  disgrâce.  Il  vint  aussitôt  à  moi  et  me  fit 


82  LE  BOÏAN  COMIQUE 

Eorter  demi-mort  dans  mon  lit.  Avec  tant  de 
lessures  et  tant  d'amour,  je  ne  fus  pas  long- 
temps sans  avoir  une  fièvre  très-violente.  6a 
désespéra  de  ma  vie  et  je  n'en  espérai  pas 
mieux  que  les  autres. 

Cependant  l'amour  de  Léonore  ne  me  quit- 
tait point,  au  contraire,  il  augmentait  toujours 
à  mesure  que  mes  forces  diminuaient.  Ne 
pouvant  donc  plus  supporter  un  fardeau  si 
pesant  sans  m'en  décharger,  ni  me  résoudre 
a  mourir  sans  faire  savoir  à  Léonore  que  je 
n'aurais  voulu  vivre  que  pour  elle,  je  deman- 
dai une  plume  et  de  l'encre.  On  crut  que  je 
rêvais,  mais  je  le  fis  avec  tant  d'insistance  et 
je  protestai  si  bien  que  l'on  me  mettrait  au  dé- 
sespoir si  l'on  me  refusait  ce  que  je  demandais, 
que  le  seigneur  Stéphano,  qui  avait  bien  re- 
connu ma  passion  et  qui  était  assez  clair- 
voyant pour  se  douter  à  peu  près  de  mon  des- 
sein, me  fit  donner  tout  ce  qu'il  fallait  pour 
écrire;  et,  comme  s'il  eût  su  mon  intention,  il 
demeura  seul  dans  ma  chambre.  Je  relus  les 
papiers  que  j'avais  écrits  un  peu  auparavant, 
pour  me  servir  des  pensées  que  j'avais  déjà 
eues  sur  le  même  sujet.  Enfin,  voici  ce  que 
j'écrivis  à  Léonore  : 

«  Aussitôt  que  je  vous  vis,  je  ne  pus  m'em- 
pêcher  de  vous  aimer.  Ma  raison  ne  s'y  op- 
posa point  ;  elle  me  dit,  aussi  bien  que  me3 
yeux,  que  vous  étiez  la  plus  aimable  personne 
du  monde,  au  lieu  de  me  représenter  que  je 
n'étais  pas  digne  de  vous  aimer.  Mais  elle 
n'eût  fait  qu'irriter  mon  mal  par  des  remèdes 
inutiles  ;  et,  après  m'avoir  fait  faire  auelque 
résistance,  il  aurait  toujours  fallu  céder  à  la 
nécessité  de  vous  aimer,  que  vous  imposez  à 
tous  ceux  qui  vous  voient.  Je  vous  ai  donc 
aimée,  belle  Léonore.  et  d'un  amour  si  respec- 
tueux, que  vous  ne  m'en  devez  pas  haïr,  quoi- 
que j'aie  la  hardiesse   de   vous  le  découvrir. 


LE  ROMA>   tîOMIQFE  85 

Mais  le  moyen  de  mourir  pour  vous  et  de  ne 
pas  s'en  glorifier  !  et  quelle  peine  pouvez-vous 
avoir  à  me  pardonner  un  crime  que  vous  au- 
rez si  peu  de  temps  à  me  reprocher  ?  Il  est 
vrai  que  vous  avoir  pour  cause  de  sa  mort  est 
une  récompense  qui  ne  se  peut  mériter  que 
par  un  grand  nombre  de  services.et  vous  avez 
peut-être  regret  de  m'avoir  fait  ce  bien-là 
sans  y  penser.  Ne  me  le  plaignez  point,  aimable 
Léonore,  puisque  vous  ne  pouvez  plus  me  le 
faire  perdre,  et  que  c'est  la  seule  faveur  que 
j'aie  jamais  reçue  de  la  fortune,  qui  ne  pourra 
jamais  s'acquitter  de  ce  qu'elle  doit  à  votre 
mérite,  qu'en  vous  donnant  des  adorateurs  au- 
tant au-dessus  de  moi,  que  toutes  les  beautés 
du  monde  sont  au-dessous  de  la  vôtre.  Je  ne 
suis  donc  pas  assez  vain  peur  espérer  que  iô 
moindre  sentiment  de  pitié...  » 

Je  ne  pus  achever  ma  lettre  ;  tout  à  coup,  les 
forces  me  manquèrent  et  la  plume  me  tomba 
de  la  main,  mon  corps  ne  pouvant  suivre  mon 
esprit  qui  allait  si  vite.  Sans  cela  ce  long  com- 
mencement de  lettre  que  je  viens  de  vous  tra- 
cer n'aurait  été  que  la  moindre  partie  de  la 
mienne,  tant  la  fièvre  et  l'amour  m'avaient 
échauffé  l'imagination.  Je  demeurai  longtemps 
évanoui,  sans  donner  aucun  signe  de  vie.  Le 
seigneur  Stéphano.  qui  s'en  aperçut,  ouvrit  la 
porte  de  la  chambre  pour  envoyer  quérir  un 
prêtre.  En  même  temps,  Léonore  et  sa  mère 
me  vinrent  voir.  Elles  avaient  appris  que  j'a- 
vais été  assassiné;  et,  parce  quelles  crurent 
que  cela  ne  m'était  arrivé  que  pour  les  avoir 
voulu  servir,  et  ainsi  qu'elles  étaient  la  cause 
innocente  de  ma  mort,  elles  n'avaient  point 
fait  difficulté  de  me  venir  voir  en  l'état  ou  j'é- 
tais. Mon  évanouissement  dura  si  longtemps, 
qu'elles  s'en  allèrent  avant  que  je  fusse  revenu 
à  moi,  fort  affligées,  à  ce  que  l'on  peut  juger, 
et  dans  la  croyance  que  je  n'en  reviendrais 


84  LE  ROMAN  COMIQUE 

pas,  Elles  lurent  ce  que  j'avais  e'crit;etla 
mère,  plus  curieuse  que  la  fille,  lut  aussi  les 
papiers  que  j'avais  laissés  sur  mon  lit.  entre 
lesquels  il  y  avait  une  lettre  de  mon  père 
Garigues. 

Je  rus  longtemps  entre  la  mort  et  la  vie; 
mais  enfin  la  jeunesse  fut  la  plus  forte.  En 
quinze  jours  je  fus  hors  de  danger,  et  au  bout 
de  cinq  ou  six  semaines  je  commençai  à  mar- 
cher par  la  chambre.  Mon  hôte  me  disait  sou- 
vent des  nouvelles  de  Léonore  ;  il  m'apprit  la 
charitable  visite  que  sa  mère  et  elle  m'avaient 
rendue,  dont  j'eus  une  extrême  joie;  et  si  je 
fus  un  peu  en  peine  de  ce  qu'on  avait  lu  la 
lettre  de  mon  père,  je  fus  d'ailleurs  fort  satis- 
fait de  ce  que  la  mienne  avait  été  lue  aussi. 
Je  ne  pouvais  parler  d'autre  chose,  que  de 
Léonore,  toutes  les  fois  que  je  me  trouvais 
seul  avec  Stéphano. 

Un  jour,  me  souvenant  que  la  mère  de  Léo- 
nore m'avait  dit  qu'il  pourrait  m'appren- 
dre  qui  elle  était  et  ce  qui  la  retenait  à 
Rome,  je  le  priai  de  me  faire  part  de  ce 
qu'il  en  savait.  Il  me  dit  qu'elle  s'appelait 
mademoiselle  de  la  Boissière;  qu'elle  était 
venue  à  Rome  avec  la  femme  de  l'ambassa- 
deur de  France  ;  qu'un  homme  de  condition, 
proche  parent  de  l'ambassadeur,  était  devenu 
amoureux  d'elle  ;  qu'elle  ne  l'avait  pas  haï,  et 
que  d'un  mariage  clandestin  il  en  avait  eu 
cette  belle  Léonore.  Il  m'apprit,  de  plus,  que 
ce  seigneur  en  avait  été  brouille  avec  toute  la 
maison  de  l'ambassadeur;  que  cela  l'avait 
obligé  de  quitter  Rome,  et  d'aller  demeurer 
quelque  temps  à  Venise,  avec  cette  made- 
moiselle de  la  Boissière,  pour  laisser  passer 
le  temps  de  l'ambassade  ;  que,  l'ayant  ramenée 
à  Rome,  il  lui  avait  meublé  une  maison,  et 
donné  tous  les  ordres  nécessaires  pour  la 
faire  vivre  en  personne  de  condition,   tandis 


LE  ROHAX  COMIQUE  85 

qu'il  serait  en  France,  où  son  père  le  faisait  re- 
renir,  et  où  il  n'avait  osé  mener  sa  maîtresse, 
ou,  si  vous  voulez,  sa  femme,  sachant  bien  que 
son  mariage  ne  serait  approuvé  de  personne. 
Je  vous  avoue  que  je  ne  pus  m' empêcher 
de  souhaiter  quelquefois  que  ma  Léonore  ne 
fût  pas  fille  légitime  d'un  homme  de  condition, 
afin  que  le  défaut  de  sa  naissance  eût  plus  de 
rapport  avec  la  bassesse  de  la  mienne.  Mais 
je  me  repentais  bientôt  d'une  pensée  si  cri- 
minelle, et  lui  souhaitais  une  fortune  aussi 
avantageuse  qu'elle  la  méritait,  quoique  cette 
dernière  pensée  me  causât  un  désespoir 
étrange;    car,   l'aimant  plus  que  ma   vie,   je 

Ê revoyais  bien  que  je  ne  pourrais  jamais  être 
euretix  sans  la  posséder,  ni  la  posséder  sans 
la  rendre  malheureuse. 

Lorsque  j'achevais  de  me  guérir,  et  que 
d'un  si  grand  mal  il  ne  me  restait  gue  beau- 
coup de  pâleur  sur  le  visage,  causée  par  la 
grande  quantité  de  sang  que  j'avais  perdue, 
mes  jeunes  maîtres  revinrent  de  l'armée  des 
Vénitiens,  la  peste  qui  infectait  tout  le  Le- 
vant ne  leur  ayant  pas  permis  d'y  exercer 
plus  longtemps  leur  courage.  Verville  m'ai- 
mait encore  comme  il  m'a  toujours  aimé,  et 
Saint-Far  ne  me  témoignait  point  encore  qu'il 
me  haït,  comme  il  a  fait  depuis.  Je  leur  fis  le 
récit  de  tout  ce  qui  m'était  arrivé,  a  la  réserve 
de  l'amour  que  j'avais  pour  Léonore.  Ils  té- 
moignèrent une  extrême  envie  de  la  connaî- 
tre, et  je  la  leur  augmentai  en  leur  exagérant 
le  mérite  de  la  mère  et  de  la  fille.  Il  ne  faut 
iamais  louer  la  personne  que  l'on  aime  devant 
ceux  qui  peuvent  l'aimer  aussi,  puisque  l'a- 
mour entre  dans  l'âme  aussi  bien  par  les  oreilles 
que  par  les  yeux.  C'est  un  emportement  qui 
a  souvent  fait  bien  du  mal  a  ceux  qui  s'y 
sont  abandonnés.  Vous  allez  voir  si  j'en  puis 
narler  Dar  exDérience. 


86  Ï-K  K0MA3   COMIQDS 

Saint- Far  me  demandait  tous  les  jours 
quand  je  le  mènerais  chez  mademoiselle  de  la 
Boissiére.  Un  jour  qu'il  me  pressait  plus  qu'il 
n'avait  jamais  fait,  je  lui  dis  que  je  ne  savais 
pas  si  elle  l'agréerait,  parce  qu'elle  vivait  fort 
retirée.  «  Je  vois  bien  que  vous  êtes  amou- 
reux de  sa  fille,  »  me  repartit- il;  et,  ajoutant 
qu'il  irait  bien  la  voir  sans  moi,  il  me  rompit 
rudement  en  visière,  et  je  parus  si  étonné, 
qu'il  ne  douta  plus  de  ce  que  peut-être  il  ne 
soupçonnait  pas  encore.  Il  me  fit  ensuite  cent 
mauvaises  railleries,  et  me  mit  dans  un  tel 
désordre,  que  Verville  en  eut  pitié.  Il  me  tira 
d'auprès  de  ce^  brutal,  et  me  mena  au  cours, 
où  je  fus  extrêmement  triste,  quelque  peine 
que  prît  Verville  à  me  divertir,  par  une  bonté 
extraordinaire  à  une  personne  de  son  âge  et 
d'une  condition  si  supérieure  à  la  mienne. 

Cependant  son  brutal  de  frère  travaillait  à 
sa  satisfaction  ou  plutôt  à  ma  ruine.  Il  s'en 
alla  chez  mademoiselle  de  la  Boissiére,  où  on 
le  prit  d'abord  pour  moi,  parce  qu'il  avait  avec 
lui  le  valet  de  mon  hôte  qui  m'y  avait  accom- 
pagné plusieurs  fois;  et  je  crois  que  sans  cela 
on  ne  l'y  aurait  pas  reçu.  Mademoiselle  de  la 
Boissiére  fut  fort  surprise  de  voir  un  homme 
inconnu.  Elle  dit  à  Saint-Far  que,  ne  le  con- 
naissant point,  elle  ne  savait  à  quoi  attribuer 
l'honneur  qu'il  lui  faisait  de  la  visiter.  Saint- 
Far  lui  dit  sans  marchander  qu'il  était  le  maî- 
tre d'un  jeune  garçon  qui  avait  été  assez  heu- 
reux pour  avoir  été  blessé  en  lui  rendant  un 
petit  service.  Ayant  débuté  par  une  nouvelle 
qui  ne  plut  ni  à  la  mère  ni  à  la  fille,  comme 
je  l'ai  su  depuis,  et  ces  deux  spirituelles  per- 
sonnes ne  se  souciant  pas  beaucoup  de  hasar- 
der la  réputation  de  leur  esprit  avec  un  hom- 
me qui  leur  avait  d'abord  fait  voir  qu'il  n'en 
avait  guère,  le  brutal  se  divertit  fort  peu  avec 
elles,  et  elles  s'ennuyèrent  beaucoup  ayec  lui. 


L2   ROMAN    COMIQCE  87 

Ce  qui  pensa  le  faï-re  enrager,  c'est  qu'il  n'eut 
pas  seulement  la  satisfaction  de  voir  Léonore 
au  visage,  quelque  instante  prière  qu'il  lui  fît 
de  lever  le  voile  qu'elle  portait  d'ordinaire, 
comme  font  à  Rome  les  filles  de  condition  qui 
ne  sont  pas  encore  mariées.  Enfin,  ce  galant 
homme  s'ennuja  de  les  ennuyer;  il  les  délivra 
de  sa  fâcheuse  visite,  et  s'en  retourna  chez  le 
seigneur  Stéphano,  remportant  fort  peu  d'a- 
vantage du  mauvais  office  qu'il  m'avait  rendu, 
Depuis  ce  temps-là,  comme  les  brutaux  sont 
fort  portés  à  vouloir  du  mal  à  ceux  à  qui  ils 
en  ont  fait,  il  eut  pour  moi  des  mépris  si  in- 
supportables et  me  désobligea  si  souvent,  que 
j'eusse  cent  fois  perdu  le  respect  que  je  devais 
à  sa  condition,  siVerville,  par  des  bontés  con- 
tinuelles, ne  m'eût  ai  lé  à  souffrir  les  brutali- 
tés de  son  frère.  Je  ne  savais  point  encore  le 
mal  qu'il  m'avait  fait,  quoique  j'en  ressentisse 
souvent  les  effets.  Je  trouvais  bien  mademoi- 
selle de  la  Boissière  plus  froide  qu'elle  n'était 
au  commencement  de  notre  connaissance; 
mais  étant  également  civile,  je  ne  remarquais 
point  que  je  lui  fus^e  à  charge.  Pour  Léonore, 
elle  me  paraissait  fort  rêveuse  devant  sa  mère; 
et  quand  elle  n'en  était  pas  observée,  il  me 
semblait  qu'elle  en  avait  le  visage  moins  triste 
et  que  j'en  recevais  des  regards  plus  favo- 
rables. 

Destin  contait  ainsi  son  histoire,  et  les  co- 
médiennes l'écoutaient  attentivement  sans 
témoigner  qu'elles  eussent  envie  de  dormir. 
Lorsqu'il  sonna  deux  heures  après  minuit, 
mademoiselle  de  la  Caverne  fit  souvenir  Des- 
tin qu'il  devait,  le  lendemain, tenir  compagnie 
à  la  Rappinière,  jusqu'à  une  maison  qu'il  aval: 
à  deux  ou  trois  lieues  de  la  ville,  ou  il  avait 
promis  de  leur  donner  le  plaisir  de  la  chasse. 
Destin  prit  donc  congé  des  comédiennes,  et 


88  LE  ROMAN  COMIQUE 

se  retira  dans  sa  chambre,  où  il  y  a  appa- 
rence qu'il  se  coucha.  Les  comédiennes  firent 
la  même  chose,  et  ce  qui  restait  de  la  nuit 
se  passa  tort  paisiblement  dans  l'hôtellerie,  le 
poète,  par  bonheur,  n'ayant  point  enfanté  de 
nouvelles  stances. 

XIV.  —  Enlèvement  du  curé  de  Domfront. 

Ceux  qui  auront  eu  assez  de  temps  à  per- 
dre pour  l'avoir  employé  à  lire  les  chapitres 
précédents  doivent  savoir,  s'ils  ne  l'ont  ou- 
blié, que  le  curé  de  Domfront  était  dans  l'un 
des  brancards  qui  se  trouvèrent  quatre  de 
compagnie  dans  un  petit  village,  par  une 
rencontre  qui  ne  s'était  peut-être  jamais  faite; 
mais,  comme  tout  le  monde  sait,  quatre 
brancards  se  peuvent  plutôt  rencontrer  en- 
semble que  quatre  montagnes.  Ce  curé  donc, 
qui  s'était  logé  dans  la  même  hôtellerie  que 
nos  comédiens,  ayant  consulté  sur  sa  gra- 
velle  les  médecins  du  Mans,  qui  lui  dirent  en 
latin  fort  élégant  qu'il  avait  la  gravelle  (ce 
que  le  pauvre  homme  ne  savait  que  trop),  et 
ayant  aussi  achevé  d'autres  affaires  qui  ne 
sont  pas  venues  à  ma  connaissance,  partit  de 
l'hôtellerie  sur  les  neuf  heures  du  matin,  pour 
retourner  à  la  conduite  de  ses  ouailles.  Une 
jeune  nièce  qu'il  avait,  habillée  en  demoiselle, 
soit  qu'elle  le  fût  ou  non,  se  mit  au  devant  du 
brancard,  aux  pieds  du  bonhomme,  qui  était 
gros  et  court.  Un  paysan,  nommé  Guillaume, 
conduisait  par  la  bride  le  cheval  de  devant, 
par  l'ordre  exprès  du  curé,  de  peur  que  ce 
cheval  ne  mît  le  pied  à  faux;  et  le  valet  du 
curé,  nommé  Julien,  avait  soin  de  faire  aller  le 
cheval  de  derrière,  qui  était  si  rétif,  que  Ju- 
lien était  souvent  contraint  de  le  pousser  par 
le  cul.  Le  pot  de  chambre  du  curé,  qui  était 
de  cuivre  jaune  reluisant  comme  de  l'or,  parce 


LK  ftOMA*  COMIQUE  89 

qu'il  avait  été  écuré  dans  l'hôtellerie,  était  at« 
taché  au  côté  droit  du  brancard,  ce  qui  le  ren- 
dait bien  plus  recommandable  que  le  gauche, 
qui  n'était  paré  que  d'un  chapeau  dans  un  étui 
de  carte,  que  le  curé  avait  retiré  du  messager 
de  Paris  pour  un  gentilhomme  de  cses  amis, 
qui  avait  sa  maison  auprès  de  Domfront.  A 
une  lieue  et  demie  de  la  ville,  comme  le  bran- 
card allait  son  petit  train  dans  un  chemin 
creux,  revêtu  de  haies  plus  fortes  que  des 
murailles,  trois  cavaliers,  soutenus  de  deux 
fantassins,  arrêtèrent  le  vénérable  brancard. 
L'un  d'eux,  qui  paraissait  être  le  chef  de  ces 
coureurs  de  grand  chemin,  dit  d'une  voix  ef- 
froyable : 

—  Par  la  mort  !  le  premier  qui  soufflera  je  le 
tue ,  et  présenta  la  bouche  de  son  pistolet  à 
deux  doigts  près  des  yeux  du  paysan  Guil- 
laume qui  conduisait  le  brancard. 

Un  autre  en  fit  autant  à  Julien,  et  un  des 
hommes  de  pied  coucha  en  joue  la  nièce  du 
curé,  qui  cependant  dormait  fort  paisiblement, 
et  ainsi  fut  exemptée  de  l'effroyable  peur  qui 
saisit  son  petit  train  pacifique.  Ces  vilain3 
hommes  rirent  marcher  le  brancard  plus  vite 
que  les  méchants  chevaux  qui  le  portaient 
n'en  avaient  envie.  Jamais  silence  n'a  été 
mieux  observé  dans  une  action  si  violente. 
La  nièce  du  curé  était  plus  morte  que  vive  ; 
Guillaume  et  Julien  pleuraient  sans  oser  ou- 
vrir la  bouche,  à  cause  de  l'effroyable  vision 
des  armes  à  feu,  et  le  curé  dormait  toujours, 
comme  je  vous  l'ai  déjà  dit.  Un  des  cavaliers 
se  détacha  du  gros  au  galop  3t  prit  les  de- 
vants. Cependant  le  brancaru  gagna  un  bois, 
à  l'entrée  duquel  le  eneval  de  devant,  qui 
mourait  peut  être  de  peur  aussi  bien  que 
celui  qui  le  menait,  ou  par  belle  malice,  ou 
parce  qu'on  le  faisait  aller  plus  vite  qu'il  ne 
lui  était  permis  par  sa  nature  pesante  et  en- 


90  LZ   ROMAN  COMIQOE 

dormie,  ce  pauvre  cheval  donc  mît  le  pie; 
dans  une  ornière  et  broncha  si  rudement  qu 
monsieur  le  curé  s'en  éveilla  et  sa  nièce  tomb 
du  brancard  sur  la  maigre  croupe  de  la  hari 
délie.  Le  bonhomme  appela  Julien,  gui  n'os 
lui  répondre  ;  il  appela  sa  nièce,  qui  n'avai 
garde  d'ouvrir  la  bouche  :  le  paysan  eut  1 
cœur  aussi  dur  que  les  autres,  et  ]e  curé  s 
mit  en  colère  tout  de  bon.  On  a  voulu  dir 
qu'il  jura  Dieu;  mais  je  ne  puis  croire  cel 
d'un  curé  du  bas  Maine.  La  nièce  du  cur 
s'était  relevée  de  dessus  la  croupe  du  chev£ 
et  avait  repris  sa  place  sans  oser  regarder  so: 
oncle,  et  le  cheval,  s'étant  relevé  vigoureuse 
ment,  marchait  plus  fort  qu'il  n'avait  jamai 
fait,  nonobstant  le  bruit  du  curé  qui  criait  d 
toute  sa  voix  de  lutrin  : 

—  Arrête!  arrête! 

Ses  cris  redoublés  excitaient  le  cheval  et  1 
faisaient  aller  encore  plus  vite,  et  cela  faisai 
crier  le  cur  ■  encore  plus  fort.  Il  appelait  tan 
tôt  julien,  tantôt  Guillaume,  et  plus  sou  ver 
encore  sa  nièce,  auquel  il  joignait  souven 
l'épithète  de  double  carogne.  Elle  eût  poui 
tant  bien  parlé  si  elle  eût  voulu,  car  celui  qu 
lui  faisait  garder  le  silence  si  exactemen 
était  allé  rejoindre  les  gens  de  cheval  qi: 
avaient  pris  les  devants  et  qui  étaient  éloi 
gnés  du  brancard  de  quarante  ou  cinquant 
pas;  mais  la  peur  de  la  carabine  la  rendai 
insensible  aux  injures  de  son  oncle,  qui  se  mi 
enfin  à  hurler  et  à  crier  à  l'aide  et  au  meui 
tre,  voyant  qu'on  lui  désobéissait  si  opiniâtre 
ment.  Là-dessus,  les  deux  cavaliers  qui  avaiec 
pris  les  devants' et  que  le  fantassin  avait  fai 
revenir  sur  leurs  pas  rejoignirent  le  brancar 
et  le  firent  arrêter.  L'un  d'eux  dit  effroyable 
ment  à  Guillaume  ? 

—  Qui  est  le  fou  qui  crie  là-dedans  ? 

—  Hélas!  monsieur,  vous  le  savez  mieu; 


LE   ROMAN   COUIQUE  91 

que  moi  !  répondit  le  pauvre  Guillaume. 
Le  cavalier  lui  donna  du  bout  de  son  pisto- 
let dans  les  dents,  et,  le  présentant  à  la  nièce, 
.ui  commanda  de  se  démasquer  et  de  lui  dire 
lui  elle  était.  Le  curé .  qui  voyait  de  son  bran» 
3ard  tout  ce  qui  se  passait,  et  qui  avait  un 
Drocès  avec  un  genti.  homme  de  ses  voisins, 
aommé  de  Laune,  crut  que  c'était  lui  qui 
roulait  l'assassiner.  Il  se  mit  donc  à  crier  : 

—  Monsieur  de  Laune,  si  vous  me  tuez,  je 
,'ous  cite  devant  Dieu  :  je  suis  sacré  prêtre 
ndigne,  et  vous  serez  excommunié  comme  un 
oup  garou. 

Cependant  sa  pauvre  nièce  se  démasquait 
t  faisait  voir  au  cavalier  un  visage  enrayé 
lui  lui  était  inconnu.  Cela  fit  un  effet  auquel 
m  ne  s'attendait  point.  Cet  homme  colère  lâ- 
ha  son  pistolet  dans  le  ventre  du  cheval  qui 
)ortait  le  devant  du  brancard,  et  d'un  autre 
)istolet  qu'il  avait  à  l'arçon  de  sa  selle  donna 
Iroit  dans  la  tête  d'un  de'ses  hommes  de  pied, 
;n  disant  : 

—  Yoilà  comme  il  faut  traiter  ceux  qui  don- 
lent  de  faux  avis. 

Ce  fut  alors  que  la  frayeur  redoubla  au  curé 
t  à  son  train.  Il  demanda  confession;  Julien 
t  Guillaume  se  mirent  à  genoux,  et  la  nièce 
.u  curé  se  rangea  auprès  de  son  oncle.  Mais 
eux  qui  leur  faisaient  tant  de  peur  les  avaient 
éjà  quittes,  et  s'étaient  éloignés  d'eux  autant 
ue  leurs  chevaux  avaient  pu  courir{  leur 
lissant  en  dépôt  celui  qui  avait  été  tue  d'un 
oup  de  pistolet.  Julien  et  Guillaume  se  levè- 
ent  en  tremblant,  et  dirent  au  curé  et  à  sa 
ièce  que  les  gendarmes  s'en  étaient  allés.  Il 
illut  dételer  le  cheval  de  derrière,  afin  que  le 
rancard  ne  penchât  pas  tant  sur  le  devant; 
t  Guillaume  fut  envoyé  dans  un  bourg  pro- 
hain  pour  trouver  un  autre  cheval.  Le  cure 
savait  que  penser  de  ce  qui  lui  était  arrivé 


98  LE  ROMAN   COMIQCE 

il  ne  pouvait  deviner  pourquoi  on  l'avait  en- 
levé, pourquoi  on  l'avait  quitté  sans  le  voler, 
et  pourquoi  ce  cavalier  avait  tué  un  des  siens 
même,  dont  le  curé  n'était  pas  si  scandalisé 
que  de  son  pauvre  cheval  tué,  qui  vraisem- 
blablement mavait  jamais  rien  eu  à  démêler 
avec  cet  étrange  homme.  Il  concluait  toujours 
ime  c'était  de  Laune  qui  l'avait  voulu  assassi- 
ner, et  qu'il  en  aurait  raison.  Sa  nièce  lui  sou- 
tenait que  ce  n'était  point  de  Laune,  qu'elle  le 
connaissait  bien  :  mais  le  curé  voulait  que  ce 
fût  lui,  pour  lui  faire  un  bon  grand  procès  cri- 
minel, se  fiant  peut-être  aux  témoins  à  gages 
qu'il  espérait  de  trouver  à  Goron,  où  il  avait 
des  parents.  Comme  ils  contestaient  là-des- 
sus, Julien,  qui  vit  paraître  de  loin  quelque 
cavalerie,  s'enfuit  tant  qu'il  put.  La  nièce  du 
curé,  qui  vit  fuir  Julien,  crut  qu'il  en  avait 
sujet,  et  s'enfuit  aussi;  ce  qui  fit  perdre  la 
tramontane  au  curé,  ne  sachant  plus  ce  qu'il 
devait  penser  de  tant  d'événements  extraor- 
dinaires. Enfin  il  vit  aussi  la  cavalerie  que 
Julien  avait  vue,  et,  qui  pis  est,  il  vit  qu'elle 
venait  droit  à  lui.  Cette  troupe  était  composée 
de  neuf  ou  dix  chevaux,  au  milieu  de  laquelle 
il  y  avait  un  homme  lié  et  garrotté  sur  un 
méchant  cheval,  et  défait  comme  ceux  qu'on 
mène  pendre.  Le  curé  se  mit  à  prier  Dieu,  et 
se  recommanda  de  bon  cœur  à  sa  toute  bonté, 
sans  oublier  le  cheval  qui  lui  restait  ;  mais  il 
fut  bien  étonné  et  rassuré  tout  ensemble, 
quand  il  reconnut  la  Rappinière  et  quelques- 
uns  de  ses  archers.  La  Rappinière  lui  demanda 
ce  qu'il  faisai*  là,  et  si  c'était  lui  qui  avait  tué 
Thomme  qu'il  voyait  roide  mort  auprès  du 
corps  d'un  cheval.  Le  curé  lui  conta  ce  qui  lui 
était  arrivé,  et  conclut  encore  que  c'était  de 
Laune  qui  avait  voulu  l'assassiner;  sur  quoi 
la  Rappinière  verbalisa  amplement.  Un  des 
archers  courut  au  nrochain  village  pour  faire 


LE  ROMAN  COMIQUE  93 

enlever  le  corps  mort,  et  revint  avec  la  nièce 
du  curé  et  Julien,  qui  s'étaient  rassurés,  et 
qui  avaient  rencontré  Guillaume  ramenant  un 
cheval  pour  le  brancard.  Le  curé  s'en  retourna 
à  Domfront  sans  aucune  mauvaise  rencontre, 
où  tant  qu'il  vivra  il  contera  son  enlèvement. 
Le  cheval  mort  fut  mangé  des  loups  ou  des 
mâtins  ;  le  corps  de  celui  qui  avait  été  tué  fut 
enterré  je  ne  sais  où;  et  la  Rappinière,  Destin, 
la  Rancune  et  l'Olive,  les  archers  et  le  prison- 
nier s'en  retournèrent  au  Mans. 

Et  voilà  le  succès  de  la  chasse  de  la  Rappi- 
nière et  des  comédiens,  qui  prirent  un  homme 
au  lieu  de  prendre  un  lièvre. 

XV.— Arrivée  d'un  opérateur  dans  l'hôtellerie.  —Suit* 
de  l'histoire  de  Destin  et  de  l'Etoile.  —  Sérénade. 

Il  vous  souviendra,  s'il  vous  plaît,  que, 
dans  le  chanitre  précédent,  l'un  de  ceux  qui 
avaient  enlevé  le  curé  de  Domfront  avait  quitté 
ses  compagnons,  et  s'en  était  ailé  a  galop  je 
ne  sais  où.  Comme  il  pressait  extrêmement 
son  cheval  dans  un  chemin  fort  creux  et  fort 
étroit,  il  vit  de  loin  queLques  gens  de  cheval 
qui  venaient  à  lui  ;  il  voulut  retourner  sur  ses 
pas  pour  les  éviter ,  et  tourna  son  cheval  si 
court,  et  avec  tant  de  précipitation,  qu'il  se 
cabra  et  se  renversa  sur  son  maître.  La  Rap- 
pinière et  sa  troupe  (car  c'étaient  ceux  qu'il 
avait  vus)  trouvèrent  fort  étrange  qu'un  hom- 
me qui  venait  à  eux  si  vite  eût  voulu  s'en  re- 
tourner de  la  même  façon.  Cela  donna  quelque 
soupçon  à  la  Rappinière.  qui  de  son  naturel  en 
était 'fort  susceptible,  outre  que  sa  charge  l'o- 
bligeait à  croire  plutôt  le  mal  que  le  bien.  Son 
soupçon  augmenta  beaucoup  quand,  étant  au- 
près de  cet  homme  qui  avait  une  jambe  sous 
son  cheval,  il  vit  qu'il  ne  paraissait  pas  tant 
effrayé  de  sa  chute  que  de  ce  quil  en  avait  des 


8-4  LE   ROMAN  COMIQOE 

témoins.  Comme  il  ne  hasardait  rien  en  aug- 
mentant sa  peur,  et  qu'il  savait  faire  sa 
charge  mieux  que  prévôt  du  royaume,  il  lui  dit 
en  l'approchant  : 

—  Vous  voià  donc  pris,  homme  de  bien? 
Ah  !  je  vous  mettrai  en  lieu  d'où  vous  ne  tom- 
berez pas  si  lourdement. 

Ces  paroles  étourdirent  le  malheureux  bien 
plus  que  n'avait  fait  sa  chute  ;  et  la  Rappi- 
nière  et  les  siens  remarquèrent  sur  son  visage 
de  si  grandes  marques  d'une  conscience  bour- 
relée, que  tout  autre,  moins  entreprenant  que 
lui  n'eût  point  balancé  à  l'arrêter.  Il  com- 
manda donc  à  ses  archers  de  l'aider  à  se  rele- 
ver, et  le  fit  lier  et  garrotter  sur  son  cheval. 
La  rencontre  qu'il  fit  un  peu  après  du  curé  de 
Domfront,  dans  le  désordre  que  vous  avez  vu; 
auprès  d'un  homme  mort  et  d'un  cheval  tue 
d'un  coup  de  pistolet,  lui  assura  qu'il  ne  s'était 
pas  mépris  :  à  quoi  contribua  beaucoup  la 
frayeur  du  prisonnier,  qui  augmenta  visible- 
ment à  son  arrivée.  Destin  le  regardait  plus 
attentivement  que  les  autres,  pensant  le  re- 
connaître, et  ne  pouvant  se  remettre  où  il 
l'avait  vu.  Il  travailla  en  vain  sa  réminiscence 
durant  le  chemin,  il  ne  puty  retrouver  ce  qu'il 
cherchait.  Enfin,  ils  arrivèrent  au  Mans,  où  la 
Rappinière  fit  emprisonner  le  prétendu  crimi- 
nel ;  et  les  comédiens,  qui  devaient  commen- 
cer le  lendemain  à  représenter,  se  retirèrent 
en  leur  hôtellerie,  pour  donner  ordre  à  leurs 
affaires.  Ils  se  réconcilièrent  avec  l'hôte  ;  et  le 
poète,  qui  était  libéral  comme  un  poëte,  vou- 
lut payer  le  souper.  Ragotin,  qui  se  trouva 
dans  l'hôtellerie  et  qui  ne  pouvait  s'en  éloi- 
gner depuis  qu'il  était  amoureux  de  l'Etoile, 
en  fut  convié  par  le  poëte,  qui  fut  assez  fou 
pour  y  convier  aussi  tous  ceux  qui  avaient  été 
spectateurs  de  la  bataille  qui  s'était  donnée, 
la  nuit  précédente,  en  chemise,  entre  les  corné- 


LE  RO'ÎAX  COXlgUC  95 

diens  et  la  famille  de  l'hôte.  Un  peu  avant  le 
sonner,  la  bonne  compagnie  qui  était  clans 
l'hôtellerie  augmenta  d'un  opérateur  et  de 
son  tram,  qui  était  compose  de  sa  femme, 
d'une  vieille  servante  maure,  d'un  singe  et  de 
deux  valets.  La  Rancune  le  connaissait  il  y 
avait  longtemps  :  ils  se  firent  force  caresses; 
et  le  poète,  qui  faisait  aisément  connaissance, 
ne  quitta  point  l'opérateur  et  sa  femme,  qu'à 
force  de  compliments  pompeux,  et  qui  ne  di- 
saient pourtant  pas  grand'chose,  il  ne  leur 
eût  fait  promettre  qu'ils  lui  feraient  l'honneur 
de  souper  avec  lui.  On  soupa;  il  ne  s'y  passa 
rien  de  remarquable  ;  on  y  but  beaucoup,  et 
on  n'y  mangea  pas  moins.  Ragotin  y  reput 
ses  yeux  du  visage  de  l'Etoile,  ce  qui  l'enivra 
autant  que  le  vin  qu'il  avala  ;  et  il  parla  fort 
peu  durant  le  souper,  quoique  le  poète  lui 
donnât  une  belle  matière  a  contester,  blâmant 
tout  net  les  vers  de  Théophile,  dont  Ragotin 
était  grand  admirateur.  Les  comédiennes  firent 
quelque  temps  conversation  avec  la  femme  de 
l'opérateur,  qui  était  Espagnols,  et  n'était  pas 
désagréable.  Elles  se  re cirèrent  ensuite  dans 
leur  chambre,  où  Destin  les  conduisit  pour 
achever  son  histoire,  que  la  Caverne  et  sa 
fille  mouraient  d'impatience  d'entendre.  L'E- 
toile cependant  se  mit  à  étudier  son  rôle  et 
Destin  ayant  pris  une  chaise  auprès  d'un  lit, 
où  la  Caverne  et  sa  fille  s'assirent,  reprit  ainsi 
son  histoire  en  cette  sorte  : 

—  Vous  m'avez  vu  jusqu'ici  fort  amoureux, 
et  bien  en  peine  de  l'effet  que  ma  lettre  aurait 
fait  dans  l'esprit  de  Léonore  et  de  sa  mère  ; 
vous  -m'allez  voir  encore  plus  amoureux,  et  le 
plus  désespéré  de  tous  les  nommée.  J'allais 
voir  tous  les  jours  mademoiselle  de  la  Bois- 
Bière  et  sa  fille,  si  aveuglé  de  ma  passion,  que 
je  ne  remarquais  point  la  froideur  que  l'on 


96  LE  AOMAN  COMIQUE 

avait'  pour  moi ,  et  considérais  encore  moins 
que  mes  trop  fréquentes  visites  pouvaient  leur 
être  à  la  fin  incommodes.  Mademoiselle  de  la 
Boissière  s'en  trouvait  fort  importunée,  depuis 
que  Saint -Far  lui  avait  appris  qui  j'étais;  mais 
elle  ne  pouvait  civilement  me  défendre  sa 
maison,  après  ce  qui  m'était  arrivé  pour  elle. 
Pour  sa  fille,  à  ce  que  je  puis  juger  par  ce 
qu'elle  a  fait  depuis,  je  lui  faisais  pitié,  et  elle 
ne  suivait  pas  en  cela  les  sentiments  de  sa 
mère,  qui  ne  la  perdait  jamais  de  vue,  afin  que 
je  ne  pusse  me  trouver  eu  particulier  avec 
elle.  Mais  pour  vous  dire  le  vrai,  quand  cette 
belle  fille  eut  voulu  me  traiter  moins  froide- 
ment que  sa  mère,  elle  n'eût  osé  l'entrepren- 
dre devant  elle.  Ainsi  je  souffrais  comme  une 
âme  damnée,  et  mes  fréquentes  visites  ne  me 
servaient  qu'à  me  rendre  plus  odieux  à  celle  h 
qui  je  voulais  plaire. 

Un  jour  que  Mademoiselle  de  la  Boissière 
reçut  des  lettres  de  France  qui  l'obligeaient  à 
sortir,  aussitôt  qu'elle  les  eut  lues,  elle  en- 
voya louer  un  carrosse,  et  chercher  le  seigneur 
Stephano  pour  s'en  faire  accompagner,  n'osant 
pas  aller  seule,  depuis  la  fâcheuse  rencontre 
où  je  l'avais  servie.  J'étais  plus  prêt  et  plus 
propre  à  lui  servir  d'écuyer  que  celui  qu'elle 
envovait  chercher;  mais  elle  ne  voulait  pas  re- 
cevoir le  moindre  service  d'une  personne  dont 
elle  voulait  se  défaire.  Par  bonheur,  Stephano 
ne  se  trouva  point,  et  elle  fut  contrainte  de 
témoigner  devant  moi  la  peine  où  elle  était 
de  n'avoir  personne  pour  la  mener,  afin  que 
je  m'y  offrisse,  ce  que  je  fis  avec  autant  de 
joie  qu'elle  avait  de  dépit  d'être  réduite  à  me 
mener  avec  elle.  Je  la  menai  chez  un  cardinal, 
qui  était  lors  protecteur  de  France,  et  qui  lui 
donna  heureusement  audience  aussitôt  qu'elle 
la  lui  eut  fait  demander.  Il  fallait  que  son  af- 
faire fût  d'importance,  et  qu'elle  ne  fût  pas 


LE  ROMAN  COMIQUE  97 

ans  difficulté  ;  car  elle  fut  longtemps  à  lui 
iarleren  particulier  dans  une  espèce  de  grotte, 
iu  plutôt  une  fontaine  couverte,  qui  était  au 
ailieu  d'un  fort  beau  jardin.  Cependant  tous 
eux  qui  avaient  suivi  ce  cardinal  se  prome- 
naient dans  les  endroits  du  jardin  qui  leur 
laisaient  le  plus.  Me  voilà  donc  dans  une 
•rande  allée  d'orangers,  seul  avec  la  belle 
.éonore,  comme  je  l'avais  souhaité  tant  de 
Dis,  et  pourtant  encore  moins  hardi  que  je 
'avais  jamais  été.  Je  ne  sais  si  elle  s'en  aper- 
ut.  et  si  ce  fut  par  bonté  qu'elle  parla  la  pre- 
niére.  «  Ma  mère,  me  dit-elle,  aura  bien  su- 
it de  quereller  le  seigneur  Steohano  de  nous 
voir  manqué  aujourd'hui,  et  d'être  cause  que 
ous  vous  donnons  tant  de  peine.  —  Et  moi, 
3  lui  serai  bien  obligé,  lui  répondis-je,  de 
l'avoir  procuré,  sans  y  penser,  la  plus  grande 
âlicitédont  je  jouirai  jamais.  —Je  vous  ai  as- 
ez  d'obligations,  repartit-elle,  pour  prendre 
art  à  tout  ce  qui  vous  est  avantageux  :  di- 
es-moi  donc,  je  vous  prie,  la  félicité  qu'il  vous 
,  urocurée,  si  c'est  une  chose  qu'une  fille 
iuisse  savoir,  afin  que  je  m'en  réjouisse.  — 
'aurais  peur,  lui  dis-je,  que  vous  la  fissiez 
esser.  —  Moi!  reprit-elle,  je  ne  fus  jamais  en- 
ieuse  ;  et  quand  je  le  serais  pour  tout  autre, 
e  ne  le  serais  jamais  pour  une  personne  qui 
,  mis  sa  vie  au  hasard  pour  moi.  —  Vous  ne 
3  feriez  pas  par  envie,  lui  répondis-je.  —  Et 
>ar  quel  autre  motif  m'opposerai s-je  à  votre 
élicité?  reprit-elle.  —  Par  mépris,  lui  dis-je. 
-  Vous  me  mettez  bien  en  peine,  ajouta-t-elle, 
ii  vous  ne  m'apprenez  ce  que  je  mépriserais, 
it  de  quelle  façon  le  mépris  que  je  ferais  de 
melque  chose  vous  la  rendrait  moins  agréa- 
ble. —  Il  m'est  bien  aisé  de  m'expliquer,  lui 
•épondis-je,  mais  je  ne  sais  si  vous  voudriez 
[n'entendre.  —  Ne  me  le  dites  donc  point,  me 
iit-elie,  car  quand  on  doute  si  on  voudra  bien 

LB  ROUA*   COM1QCI.  —    T.    I.  4 


$8  LE   ROMAS  COMIQUE 

entendre  une  chose,  c'est  signe  qu'elle  n'est 
point  intelligible,  ou  qu'elle  peut  déplaire. 

Je  vous  avoue  que  je  nie  suis  étonné  cent 
fois  comment  je  lui  pouvais  xépondre,  son- 
geant bien  moins  à  ce  qu'elle  me  disait,  qu'à 
sa  mère  qui  pouvait  revenir,  et  me  faire  per- 
dre l'occasion  de  lui  parler  de  mon  amour. 
Enfin  je  m'enhardis;  et,  sans  employer  plus 
de  temps  à  une  conversation  qui  ne  me  con- 
duisait pas  assez  vite  où  je  voulais  aller,  je 
lui  dis,  sans  repondre  à  ses  dernières  paroles, 
qu'il  y  avait  longtemps  que  je  cherchais  l'oc- 
casion de  lui  parler  pour  lui  confirmer  ce  que 
j'avais  pris  la  hardiesse  de  lui  écrire,  et  que  je 
ne  me  serais  jamais  hasardé  à  cela  si  je  n'a- 
vais su  qu'elle  avait  lu  ma  lettre.  Je  lui  redis 
ensuite  une  grande  partie  de  ce  que  je  lui 
avais  écrit,  et  ajoutai  qu'étant  près  de  partir 
pour  la  guerre  que  le  pape  faisait  à  quelques 
princes  d'Italie,  et  résolu  d'y  mourir,  puisque 
îe  n'étais  pas  digne  de  vivre  pour  elle,  je  la 
priais  de  m'apprendre  les  sentiments  qu'elle 
aurait  eus  pour  moi  si  ma  fortune  eut  eu 
plus  de  rapport  avec  la  hardiesse  que  j'avais 
eue  de  l'aimer.  Elle  m'avoua,  en  rougissant, 
que  ma  mort  ne  lui  serait  pas  indifférente. 
«  Et  si  vous  êtes  homme  a  faire  quelque 
chose  pour  vos  amis,  conservez-nous-en  un  qui 
nous  a  été  si  utile  :  ou  du  moins,  si  vous  êtes 
si  pressé  de  mourir,  pour  une  raison  çlus  forte 
que  celle  que  vous  venez  de  dire,  différez  votre 
mort  jusqu'à  ce  que  nous  nous  soyons  revua 
en  France,  où  je  dois  bientôt  retourner  avec 
ma  mère.  » 

Je  la  pressais  de  me  dire  plus  clairement 
les  sentiments  qu'elle  avait  pour  moi;  mais  sa 
mère  se  trouva  lors  si  près  de  nous,  qu'el  a 
n'eut  pu  me  répondre  quand  elle  i'eùt  voulu. 
Mademoiselle  de  la  Boissière  me  fit  une  mine 
assez  froide,  à  cause  peut-être  que  j'avais  eu 


LE  ROMAN  COMIQUE  99 

le  temps  d'entretenir  Léonore  en  particulier; 
et  cette  belle  fille  même  parut  en  être  un  peu 
en  peine.  Cela  fut  cause  que  je  n'osai  être  que 
fort  peu  de  temps  chez  elles.  Je  les  quittai  le 
plus  content  du  monde,  et  tirant  des  consé- 
quences fort  avantageuses  à  mon  amour  de 
la  réponse  de  Léonore. 

Le  lendemain,  je  ne  manquai  pas  de  les  al- 
ler voir,  suivant  ma  coutume  :  on  me  dit 
qu'elles  étaient  sorties  ;  et  on  me  dit  la  même 
chose  trois  jours  de  suite,  que  j'y  retournai 
sans  me  rebuter.  Enfin  le  seigneur  Stéphane 
me  conseilla  de  n'y  aller  plus,  parce  que  ma- 
demoiselle de  la  Boissière  ne  permettait  pas 
oue  je  visse  sa  fille,  ajoutant  qu'il  me  croyait 
trop  raisonnable  pour  m'exposer  à  un  refus. 
Il  m'apprit  la  cause  de  ma  disgrâce.  La  mère 
de  Léonore  l'avait  trouvée  qui  m'écrivait  une 
lettre,  et,  après  l'avoir  fort  maltraitée,  elle  avait 
donné  ordre  a  ses  gens  de  me  dire  qu'elle  n'y 
était  pas,  toutes  les  fois  que  je  les  viendrais 
voir.  Ce  fut  alors  que  j'appris  le  mauvais  office 
que  m'avait  rendu  Saint-Far,  et  que  depuis 
ce  temps-là  mes  visites  avaient  fort  impor- 
tuné la  mère.  Pour  la  fille,  Stéphano  m'as- 
sura de  sa  part  que  mon  mérite  lui  eût  fait 
oublier  ma  fortune,  si  sa  mère  eût  été  aussi 
peu  intéressée  qu'elle. 

Je  ne  vous  dirai  point  le  désespoir  où  me 
mirent  ces  fâcheuses  nouvelles;  je  m'affligeai 
autant  que  si  on  m'eût  refusé  Léonore  injus- 
tement, quoique  je  n'eusse  jamais  espère  de 
la  posséder;  je  m'emportai  contre  Saint-Far, 
et  je  songeai  même  à  me  battre  contre  lui  : 
mais  en  me  remettant  devant  les  yeux  ca,  que 
je  devais  à  son  père  et  à  son  frère,  je  n'eus 
recours  qu'à  mes  larmes.  Je  pleurai  comme 
tm  enfant,  et  je  m'ennuvai  partout  où  je  ne 
fus  pas  seul.  Il  fallut  partir  sans  voir  Léo- 
nore. 


100  LE  ROMAN  COMIQUE 

Nous  îîmes  une  campagne  dans  l'armée  du 
pape,  où  je  fis  tout  ce  que  je  pus  pour  me 
faire  tuer.  La  fortune  me  fut  contraire  en 
cela,  comme  elle  l'avait  toujours  été  en  autres 
choses.  Je  ne  pus  trouver  la  mort  que  je 
cherchais,  et  j'acquis  quelque  réputation  que 
je  ne  cherchais  point,  et  qui  m'aurait  satisfait 
dans  un  autre  temps  :  mais  pour  lors  rien  ne 
pouvait  me  plaire  que  le  souvenir  de  Léonore. 
verville  et  Saint-Far  furent  obligés  de  retour- 
ner en  France,  où  le  baron  d'Arqués  les  reçut 
en  père  idolâtre  -de  ses  enfants.  Ma  mère  me 
reçut  froidement.  Pour  mon  père,  il  se  tenait 
à  Paris,  chez  le  comte  de  Glaris,  qui  l'avait 
choisi  pour  être  le  gouverneur  de  son  fils.  Le 
baron  d'Arqués,  qui  avait  su  ce  que  j'avais 
fait  dans  la  guerre  d'Italie,  où  même  j'avais 
sauvé  la  vie  à  Verville,  voulut  que  je  fusse  à 
lui  en  qualité  de  gentilhomme.  Il  me  permit 
d'aller  voir  mon  père  à  Paris,  qui  me  reçut 
encore  plus  mal  que  n'avait  fait  sa  femme. 
Un  autre  homme  de  sa  condition,  qui  eût  eu 
un  fils  aussi  bien  fait  que  moi,  l'eût  présenté  au 
comte  écossais  :  mais  mon  père  me  tira  hors 
de  son  logis  avec  empressement,  comme  s'il 
eût  eu  peur  que  je  l'eusse  déshonoré.  Il  me 
reprocha  cent  fois  durant  le  chemin  que  nous 
fîmes  ensemble,  que  j'étais  trop  brave;  que 
j'avais  la  mine  d'être  glorieux,  et  que  j'aurais 
mieux  fait  d'apprendre  un  métier  que  d'être 
un  traîne  ur  d'épée. 

Vous  pouvez  penser  que  ces  discours  n'é- 
taient guère  agréables  à  un  jeune  homme  qui 
avait  été  bien  élevé,  qui  s'était  mis  en  quel- 
que réputation  à  la  guerre,  et  enfin  qui  avait 
osé  aimer  une  fort  belle  fille,  et  même  lui  dé- 
couvrir sa  passion.  Je  vous  avoue  que  les  sen- 
timents de  respect  et  d'amitié  que  l'on  doit 
avoir  pour  un  père  n'empêchèrent  point  que 
je  ne  le  regardasse  comme  un  très-fâcheux 


LE  ROMA.V  COMIQUE  101 

yieillard.  Il  me  promena  dans  deux  ou  trois 
rues,  me  caressant  comme  je  viens  de  vous 
dire,  et  puis  me  quitta  tout  d'un  coup,  me 
défendant  expressément  de  le  revenir  voir. 

Je  n'eus  pas  grand'peine  à  me  résoudre  de  lui 
Obéir.  Je  le  quittai  et  m'en  allai  voir  M.  de 
Saint-Sauveur,  qui  me  reçut  en  père.  Il  fut 
fort  indigné  de  la  brutalité  du  mien,  et  me 
promit  de  ne  me  point  abandonner.  Le  baron 
d'Arqués  eut  des  aflaires  qui  l'obligèrent  d'al- 
ler demeurer  à  Paris.  Il  se  logea  à  l'extrémité 
du  faubourg  Saint-Germain,  dans  une  fort 
belle  maison  que  l'on  avait  bâtie  depuis  peu, 
avec  beaucoup  d'autres  qui  ont  rendu  ce  fau- 
bourg-la aussi  beau  que' la  ville.  Saint-Far  et 
Verville  faisaient  leur  cour,  allaient  au  cours 
ou  en  visite,  et  faisaient  tout  ce  que  font  les 
jeunes  gens  de  condition  en  cette  grande 
ville,  qui  fait  passer  pour  campagnards  les 
habitants  des  autres  villes  du  royaume.  Pour 
moi,  quand  je  ne  les  accompagnais  point, 
j'allais  m'exercer  dans  toutes  les  salles  des 
tireurs  d'armes,  ou  bien  j'allais  à  la  comédie  : 
ce  qui  est  cause  peut-être  de  ce  que  je  suis 
passable  comédien. 

Un  jour,  Verville  me  tira  en  particulier,  et 
me  découvrit  qu'il  était  devenu  fort  amoureux 
d'une  demoiselle  qui  demeurait  dans  la  même 
rue.  Il  m'apprit  qu'elle  avait  un  frère  nommé 
Saldagne,  qui  était  aussi  jaloux  d'elle  et  d'une 
autre  sœur  qu'elle  avait,  que  s'il  eût  été  leur 
mari  :  il  me  dit  de  plus  quil  avait  fait  assez 
de  progrès  auprès  d'elle  pour  l'avoir  persua- 
dée de  lui  donner,  la  nuit  suivante,  entrée 
dans  son  jardin,  qui  répondait  par  une  porte 
de  derrière  à  la  campagne,  comme  celui  du 
baron  d'Arqués.  Après  m'avoir  fait  cette  con- 
fidence, il  me  pria  de  l'y  accompagner,  et  de 
faire  tout  ce  que  je  pourrais  pour  me  mettre 
dans  les  bonnes  grâces  de  la  fille  qu'elle  de- 


I 


102  LE  ROMAN  COMIQUE 

vait  avoir  avec  elle.  Je  ne  pouvais  refuser  à 
l'amitié  que  m'avait  toujours  témoignée  Ver- 
ville  de  faire  tout  ce  qu'il  voulait.  Nous  sor- 
tîmes par  la  porte  de  derrière  de  notre  jar- 
din, sur  les  dix  heures  du  soir,  et  fûmes  reçus, 
ar  la  maîtresse  et  la  suivante,  dans  le  jar- 
in  où  l'on  nous  attendait.  La  pauvre  made- 
moiselle de  Saldagne  tremblait  conyne  la 
feuille,  et  n'osait  parier  ;  Verville  n'était  guère 
plus  assuré;  la  suivante  ne  disait  mot,  et 
moi,  qui  n'étais  là  que  pour  accompagner 
Verville,  je  ne  parlais  point  et  n'en  avais  pas 
envie.  Enfin  Verville  s'évertua  et  mena  sa 
maîtresse  dans  une  allée  couverte,  après  ni'a- 
voir  bien  recommandé  et  à  la  suivante  de 
faire  bon  guet  :  ce  que  nous  fîmes  avec  tant 
d'attention,  que  nous  nous  promenâmes  assez 
longtemps  sans  nous  dire  la  moindre  parole. 
Au  bout  d'une  allée,  nous  nous  rencontrâmes 
avec  les  jeunes  amants.  Verville  me  demanda 
assez  haut,  si  j'avais  bien  entretenu  madame 
Madelon.  Je  lui  répondis  que  je  ne  croyais  pas 
qu'elle  eût  sujet  de  s'en  plaindre.  «  Non^  as- 
surément, dit  aussitôt  la  soubrette,  car  il  ne 
m'a  encore  rien  dit.  » 

Verville  s'en  mit  à  rire,  et  assura  cette  Ma- 
delon que  je  valais  bien  la  peine  que  Ton  fît 
conversation  avec  moi,  quoique  je  fusse  fort 
mélancolique.  Mademoiselle  de  Saldagne  prit 
la  parole,  et  dit  que  sa  femme  de  chambre 
n'était  pas  aussi  une  fille  à  mépriser;  et  là- 
dessus  ces  heureux  amants  nous  quittèrent, 
nous  recommandant  de  bien  prendre  g-arde 
qu'on  ne  les  surprît  point.  Je  me  préparai 
alors  à  m'ennuyer  beaucoup  avec  une  ser- 
vante, qui  m'allait  demander  sans  doute  com- 
bien je  gagnais  de  gages;  quelles  servantes  je 
connaissais  dans  le  quartier;  si  je  savais  des 
chansons  nouvelles,  et  si  j'avais  bien  des  pro- 
fits avec  mon  maître.  Je  m'attendais  après 


LE  ROMÀS  COMIQUE  103 

cela  d'apprendre  tous  les  secrets  de  la  maison 
de  Saldagne,  et  tous  ses  défauts  et  ceux  de 
ses  sœurs  :  car  peu  de  suivants  se  rencontrent 
ensemble  sans  se  dire  tout  ce  qu'ils  savent  de 
leurs  maîtres,  et  sans  trouver  a  redire  au  peu 
de  soins  qu'ils  ont  de  faire  leur  fortune  et  celle 
de  leurs  gens  :  mais  je  fus  bien  étonné  de  me 
voir  en  conversation  avec  une  servante,  qui 
me  dit  d'abord  :  «  Je  te  conjure,  esprit  muet, 
de  me  confe-ser  si  tu  es  valet;  et  si  tu  es  va- 
xet,  par  quelle  vertu  admirable  tu  ne  m'as  pas 
dit  jusqu'à  cette  heure  du  mal  de  ton  maître.  » 
Ces  paroles,  si  extraordinaires  dans  la  bou- 
che d'une  femme  de  chambre,  me  surprirent , 
et  je  lui  demandai  de  quelle  autorite  elle  se 
mêlait  dem'exorciser.  «  Je  vois  bien,  me  dit- 
elle,  que  tu  es  un  esprit  opiniâtre,  et  qu'il  faut 
que  je  redouble  mes  conjurations.  Dis -moi 
donc,  esprit  rebelle,  par  la  puissance  que 
Dieu  m'a  donnée  sur  les  valets  suffisants  et 
glorieux,  dis-moi  qui  tu  es?  — Je  suis  un  pau- 
vre garçon,  lui  répondis-je,  qui  voudrais  bien 
être  endormi  dans  mon  lit.  —  Je  vois  bien, 
repartit-elle,  que  j'aurai  bien  de  la  peine  à  te 
connaître  ;  au  moins  ai-je  déjà  découvert  que 
tu  n'es  guère  galant;  car,  ajouta-t-elle,  ne 
devrais-tu  pas  me  parler  le  premier,  me  dire 
cent  douceurs,  me  vouloir  prendre  la  main  • 
te  faire  donner  deux  ou  trois  soufflets,  autant 
de  coups  de  pied,  te  faire  égratigner,  enfin 
l'en  retourner  chez  toi  comme  un  homme  à 
bonne  fortune?  —  Il  y  a  des  filles  dans  Paris, 
interrompis -je,  dont  je  serais  ravi  de  porter 
des  marques;  mais  il  y  en  a  aussi  que  je  ne 
voudrais  pas  seulement  envisager,  de  peur 
d'avoir  de  mauvais  songes.  —  Tu  veux  dire, 
repartit-elle,  que  je  suis  laide  Hé,  monsieur 
le  difficile,  ne  sais-tu  pas  bien  que  la  nuit 
tous  les  chats  sont  gris?  —  Je  ne  veux  rien 
faire  la  nuit,  lui  répiiauai-je,  dont  je  puisse 


104  LE  ROUAN  COMIQUE 

me  repentir  le  jour.  —  Et  si  je  suis  belle?  me 
dit-elle.  —  Je  ne  vous  aurais  pas  porté  assez 
de  respect,  dis-je;  outre  qu'avec  l'esprit  que 
vous  me  faites  paraître ,  vous  mériteriez 
d'être  servie  et  galantisée  dans  les  formes.  — 
Et  servirais-tu  bien  une  fille  de  mérite  dans 
les  formes?  me  demanda-t-elle.  —  Mieux 
gu'homme  au  monde,  lui  dis-je,  pourvu  que 
je  l'aimasse.  —  Que  t'importe,  ajouta-t-elle 
pourvu  que  tu  en  fusses  aimé  ?  —  Il  faut  que 
l'un  et  l'autre  se  rencontrent  dans  une  galan- 
terie où  je  m'embarquerais,  lui  repartis-je.  — 
Vraiment,  dit-elle,  si  je  dois  juger  du  maître 
par  le  valet,  ma  maîtresse  a  bien  choisi  en 
M.  de  Verville,  et  la  servante,  pour  qui  tu  te 
radoucirais,  aurait  grand  sujet  de  faire  l'im- 
portante. —  Ce  n'est  pas  assez  de  m'entendre 
parler,  lui  dis-je,  il  faut  aussi  me  voir.  —  Je 
crois,  repartit-elle,  qu'il  ne  faut  ni  l'un  ni  l'au- 
tre. » 

Notre  conversation  ne  put  durer  davantage; 
car  M.  de  Saldagne  heurtait  à  grands  coups  à 
la  porte  de  la  rue,  que  l'on  ne  se  hâtait  point 
d'ouvrir  par  ordre  de  sa  sœur,  qui  voulait 
avoir  le  temps  de  regagner  sa  chambre.  La 
demoiselle  et  la  femme  de  chambre  se  reti- 
rèrent si  troublées  et  avec  tant  de  précipita- 
tion, qu'elles  ne  nous  dirent  pas  adieu  en  nous 
mettant  hors  du  jardin.  Verville  voulut  que 
je  l'accompagnasse  en  sa  chambre,  aussitôt 
que  nous  fûmes  arrivés  au  logis.  Jamais  je 
ne  vis  un  homme  plus  amoureux  et  plus  sa- 
tisfait. Il  m'exagéra  l'esprit  de  sa  maîtresse, 
et  me  dit  qu'il  n'aurait  pas  l'esprit  content 
que  je  ne  l'eusse  vue.  Enfin  il  me  tint  toute  la 
nuit  a  me  redire  cent  fois  les  mêmes  choses, 
et  je  ne  pus  m'aller  coucher  que  quand  le 
point  du  jour  commença  de  paraître.  Pour 
moi,  j'étais  fort  étonné  *  d'avoir  trouvé  une 
servante    de   si  bonne  conversation,  et  je 


LE  ROMAN  COMIQUE  105 

vous  avoue  que  j'eus  quelque  envie  de  savoir 
si  elle  était  belle,  quoique  le  souvenir  de  ma 
Léonore  me  donnât  une  extrême  indifférence 
pour  toutes  les  belles  filles  que  je  voyais  tous 
les  jours  dans  Paris.  Nous  dormîmes,  Verville 
et  moi,  jusqu'à  midi.  Il  écrivit,  aussitôt  qu'il 
fut  éveillé,  à  mademoiselle  de  Saldagne,  et 
envoya  sa  lettre  par  son  valet,  qui  3n  avait 
déjà  porté  d'autres,  et  qui  avait  correspon- 
dance avec  sa  femme  de  chambre.  Ce  valet 
était  Bas-Breton,  d'une  figure  fort  désagréa- 
ble, et  d'un  esprit  qui  l'était  encore  plus.  Il 
me  vint  en  idée,  quand  je  le  vis  partir,  que  si 
la  fille  que  j'avais  entretenue  le  voyait  vilain 
comme  il  était  et  lui  parlait  un  moment,  as- 
surément elle  ne  le  soupçonnerait  point  pour 
être  celui  qui  avait  accompagné  Verville.  Ce 
gros  sot  s'acquitta  assez  bien  de  sa  commis- 
sion pour  un  sot  :  il  trouva  mademoiselle  de 
Saldagne  avec  sa  sœur  aînée,  qui  s'appelait 
mademoiselle  de  Léri,  à  qui  elle  avait  fait 
confidence  de  l'amour  que  Verville  avait  pour 
elle.  Comme  il  attendait  sa  réponse,  on  en- 
tendit M.  de  Saldagne  chanter  sur  le  degré.  Il 
venait  à  la  chambre  de  ses  sœurs,  qui  cachè- 
rent à  la  hâte  notre  Breton  dans  une  garde- 
robe.  Le  frère  ne  fut  pas  longtemps  avec  ses 
sœurs,  et  le  Breton  fut  tiré  de  sa  cachette  : 
mademoiselle  de  Saldagne  s'enferma  dans  un 
petit  cabinet  pour  faire  réponse  à  Verville,  et 
mademoiselle  de  Léri  fit  conversation  avec  le 
Breton,  qui,  sans  doute,  ne  la  divertit  guère. 
Sa  sœur,  qui  avait  achevé  sa  lettre,  la  délivra 
de  notre  lourdaud,  le  renvoyant  à  son  maître 
avec  un  billet,  par  lequel  elle  lui  promettait 
de  l'attendre  à  la  même  heure  dans  le  jardin. 
Aussitôt  que  la  nuit  fut  venue,  vous  pouvez 
penser  que  Verville  se  tint  prêt  pour  aller  à 
l'assignation  qu'on  lui  avait  donnée.  Nous  tû- 
mes introduits  dans  le  jardin,  et  je  me  vis  en 


106  LE  ROMAN  COStQUB 

tête  la  même  personne  que  j'avais  entretenue, 
et  que  j'avais  trouvée  si  spirituelle.  Elle  mêle 
parut  encore  plus  qu'elle  n'avait  fait,  et  je  vous 
avoue  que  le  son  de  sa  voix  et  la  façon  dont 
elle  disait  les  choses  me  firent  souhaiter  qu'elle 
fût  belle.  Cependant,  elle  ne  pouvait  croire  que 
je  fusse  le  Bas-Breton  qu'elle  a^ait  vu,  ni  com- 
prendre pourquoi  j'avais  plus  d'esprit  la  nuit 
que  le  jour  ;  car  le  Breton  nous  ayant  conté 
que  l'arrivée  de  Saldagne  dans  la  chambre  de 
ses  sœurs  lui  avait  fait  grand'peur,  je  m'en  fis 
honneur  devant  cette  spirituelle  servante,  en 
lui  protestant  que  je  n'avais  pas  eu  tant  de 
peur  pour  moi  que  pour  mademoiselle  de  Sal- 
dagne. Cela  lui  ôta  tout  le  doute  qu'elle  pou- 
vait avoir  que  je  ne  fusse  pas  le  valet  de  ver- 
ville  ;  et  je  remarquai  que  depuis  cela  elle 
commença  à  me  tenir  de  vrais  discours  de 
servante!  Elle  m'apprit  que  ce  monsieur  de 
Saldagne  était  un  terrible  homme,  et  que,  s'é- 
tant  trouvé  fort  jeune  sans  père  ni  mère  avec 
beaucoup  de  biens  et  peu  de  parents,  il  exer- 
çait une  grande  tyrannie  sur  ses  sœurs  pour 
îes  obliger  à  se  faire  religieuses,  les  traitant 
non-seulement  en  père  injuste,  mais  en  mari 
jaloux  et  insupportable.  J'allais  lui  parler  à 
mon  tour  du  baron  d'Arqués  et  de  ses  enfants, 
quand  la  porte  du  jardin,  que  nous  n'avions 
point  fermée,  s'ouvrit;  et  nous  vîmes  entrer 
M.  de  Saldagne  suivi  de  deux  laquais,  dont 
l'un  lui,  portait  un  flambeau.  Il  revenait  d'un 
logis  qui  était  au  bout  delarue,  dans  la  même 
ligne  au  sien  et  du  nôtre,  où  l'on  jouait  tous 
les  jours  et  où  Saint-Far  allait  souvent  se  diver- 
tir. Ils  y  avaient  joué  ce  jour-là,  l'un  et  l'autre, 
et  Saldagne,  ayant  perdu  son  argent  de  bonne 
heure;  était  rentré  dans  son  logis  par  la  porte 
de  derrière,  contre  sa  coutume  :  et,  l'ayant 
trouvée  ouverte,  nous  avait  surpris  comme  je 
viens  de  vous  dire.  Nous  étions  alors  touj 


LE  ROMAN  COTHQCE  107 

quatre  dans  une  allée  couverte  ;  ce  qui  nous 
donna  moyen  de  nous  dérober  à  la  vue  de 
Saldagne  et  de  ses  gens.  La  demoiselle  de- 
meura dans  le  jardin,  sous  prétexte  de  pren- 
dre le  frais  ;  et,  pour  rendre  la  chose  plus  vrai- 
semblable, elle  se  mit  à  chanter  sans  en  avoir 
grande  envie,  comme  vous  pouvez  penser. 

Cependant  Verville,  ayant  escaladé  la  mu- 
raille par  une  treille,  s'était  jeté  de  l'autre 
côté  mais  un  troisième  laquais  de  Saldagne, 
qui  n'était  pas  encore  entre;  le  vit  sauter,  et 
ne  manqua  pas  d'aller  dire  a  son  maître  qu'il 
venait  de  voir  sauter  un  homme  de  la  mu- 
raille du  jardin  dans  la  rue.  En  même  temps, 
on  m'entendit  tomber  dans  le  jardin  fort  ru- 
dement, la  même  treille  par  laqueUe  s'était 
sauvé  Verville  s'étant  malheureusement  rom- 
pue sous  moi. 

Le  bruit  de  ma  chute,  joint  au  rapport  du 
valet,  émut  tous  ceux  qui  étaient  dans  le  jar- 
din. Saldagne  courut  au  bruit  qu'il  avait  en- 
tendu, suivi  de  ses  trois  laquais;  et  voyant 
un  homme  l'épée  à  la  main  (car  aussitôt  que 
je  fus  relevé,  je  m'étais  mis  en  état  de  me  dé- 
fendre) il  m'attaqua  à  la  tête  des  siens.  Je 
lui  fis  bientôt  voir  que  je  n'étais  pas  aisé  à 
abattre.  Le  laquais  qui  portait  le  flambeau 
s'avança  plus  que  les  autres  ;  cela  me  donna 
moyen  de  voir  Saldagne  au  visage,  que  je  re- 
connus pour  le  même  Français  qui  m  avait 
voulu  autrefois  assassiner  dans  Rome,  pour 
l'avoir  empêché  de  taire  une  violence  à  Léo- 
nore,  comme  je  vous  l'ai  dit  tantôt.  U  me  re- 
connut aussi,  et,  ne  doutant  point  .me  je  ne 
fusse  venu  chez  lui  pour  lui  rendre  la  pareille, 
ii  me  cria  que  je  ne  lui  échapperais  pas  cette 
fois-là.  U  i*edoubla  ses  efforts,  et  alors  je  me 
trouvai  fort  pressé,  outre  que  je  m'étais  quasi 
rompu  une  jambe  en  tombant.  Je  gagnai,  lâ- 
chant le  pied,  un  cabinet  où  j'avais  vu  entrer 


108  LE  ROMAN  COMIQUE 

la  maîtresse  de  Verville  fort  éplorée.  Elle  ne 
sortit  point  de  ce  cabinet, quoique  je  m'y  reti- 
rasse, soit  qu'elle  n'en  eût  pas  le  temps,  ou 
que  la  peur  la  rendît  immobile.  Pour  moi,  je 
me  sentis  augmenter  le  courage,  quand  je  vis 
que  je  ne  pouvais  être  attaqué  que  par  la  porte 
du  cabinet,  qui  était  assez  étroite.  Je  blessai 
Saldague  à  une  main,  et  le  plus  acharné  de 
ses  laquais  à  un  bras  ;  ce  qui  me  donna  un 
çeu  de  relâche.  Je  n'espérais  pas  pourtant  en 
échapper,  m'attendant  qu'à  la  fin  on  me  tue- 
rait à  coups  de  pistolet,  quand  je  leur  aurais 
bien  donné  de  la  peine  à  coups  d'épée  ;  mais 
Verville  vint  à  mon  secours. 

Il  ne  s'était  point  voulu  retirer  dans  son  lo- 
gis sans  moi  ;  et,  ayant  ouï  la  rumeur  et  le 
bruit  des  épées,  il  était  venu  me  tirer  du  péril 
où  il  m'avait  mis,  ou  le  partager  avec  moi. 
Saldagne,  avec  qui  il  avait  déjà  fait  connais- 
sance, crut  qu'il  venait  le  secourir,  comme  son 
ami  et  son  voisin;  il  s'en  tint  fort  obligé,  et 
lui  dit  en  l'abordant  :  «Vous  voyez,  monsieur, 
comme  je  suis  assassiné  dans  mon  logis.  » 

Verville,  qui  connut  sa  pensée,  lui  répondit 
sans  hésiter  qu'il  était  son  serviteur  contre 
tout  autre,  mais  qu'il  n'ét-dtlà  que  dans  l'in- 
tention de  me  servir  contre  qui  que  ce  fût. 
Saldagne,  enragé  de  s'être  trompé,  lui  dit  en 
jurant,  qu'il  viendrait  bien  à  bout  à  lui  seul 
de  deux  traîtres,  et  en  même  temps  chargea 
Verville  de  furie,  qui  le  reçut  vigoureuse- 
ment. Je  sortis  de  mon  cabinet  pour  aller  join- 
dre mon  ami  ;  et,  surprenant  le  laquais  qui 
portait  le  flambeau,  je  ne  voulus  pas  le  tuer; 
je  me  contentai  de  lui  donner  d'un  estramacon 
sur  la  tête,  qui  l'effraya  si  fort,  qu'il  s'enfuit 
hors  du  jardin  bien  avant  dans  la  campagne, 
criant  aux  voleurs.  Les  autres  laquais  s  enfui- 
rent aussi. 

Pour  ce  qui  est  de  Saldagne,  au  même 


LE   F.OîIAX  COMIQUE  109 

temps  que  la  lumière  du  flambeau  nous  man- 
qua ^  je  le  vis  tomber  dans  une  palissade,  soit 
que  \  erville  l'eût  blessé,  ou  par  un  autre  ac- 
cident. Nous  ne  jugeâmes  pas  à  propos  de  le 
relever,  mais  bien  de  nous  retirer  fort  vite.  La 
sœur  de  Saldagne,  que  j'avais  vue  dans  le  ca- 
binet, et  qui  savait  bien  que  son  frère  était 
homme  à  lui  faire  de  grandes  violences,  en 
sortit  alors,  et  vint  nous  prier,  parlant  bas 
et  fondant  toute  en  larmes,  de  l'emmener  avec 
nous. 

Verville  fut  ravi  d'avoir  sa  maîtresse  en  sa 
puissance. 

Nous  trouvâmes  la  porte  de  notre  jardin 
entr'ouverte,  comme  nous  l'avions  laissée,  et 
nous  ne  la  fermâmes  point,  pour  n'avoir  pas 
la  peine  de  l'ouvrir,  si  nous  étions  obligés  de 
sortir.  Il  y  avait  dans  notre  jardin  une  salle 
basse,  peinte  et  fort  enjolivée,  où  l'on  man- 
geait en  été,  et  qui  était  détachée  du  reste  de 
la  maison.  Mes  jeunes  maîtres  et  moi  y  fai- 
sions quelquefois  des  armes;  et,  comme  c'était 
le  lieu  le  plus  agréable  de  la  maison,  le  baron 
d'Arqués,  ses  enfants  et  moi,  en  avions  cha- 
cun une  clef,  afin  que  les  valets  n'y  entrassent 
Doint.  et  que  les  livres  et  les  meubles  qui  y 
étaient  fussent  en  sûreté.  Ce  fut  là  où  nous 
mîmes  notre  demoiselle,  qui  ne  pouvait  se 
consoler.  Je  lui  dis  que  nous  allions  songer  à 
sa  sûreté  et  à  la  nôtre,  et  que  nous  revien- 
drions à  elle  dans  un  moment.  Verville  fut  un 
gros  quart  d'heure  à  réveiller  son  valet  ore- 
ton,  qui  avait  fait  la  débauche.  Aussitôt  qu'il 
nous  eut  allumé  une  chandelle,  nous  songeâ- 
mes quelque  temps  à  ce  que  nous  ferions  de 
la  sœur  de  Saldagne  ;  enfin  nous  résolûmes  de 
la  mettre  dans  ma  chambre,  qui  était  au  lo- 
gis, et  qui  n'était  fréquentée  que  de  mon  va- 
let et  de  moi.  Nous  retournâmes  à  la  salle  du 
iardin.  avec  de  la  lumière  :  Verville  fit  ua 


110  LE  RO*AN  COMIQOB 

grand  cri  en  y  entrant  ;  ce  qui  me  surprit  fort. 
Je  n'eus  pas  le  temps  de  lui  demander  ee  qu'il 
avait;  car  j'entendis  parler  à  la  porte  de  la 
salle,  que  quelqu'un  ouvrit  à  l'instant  où  j'é- 
teignais ma  chandelle.  Verville  demanda  : 
«  Qui  va  là?  »  Son  frère  Saint-Fai  nous  ré- 
pondit :  «  Cest  moi.  —  Que  diable  faites-vous 
ici  sans  chandelle,  à  l'heure  qu'il  est?  —  Je 
m'entretenais  avec  Garigues,  parce  que  je  ne 
puis  dormir,  lui  répondit  Verville.  —  Et  moi, 
dit  Saint-Far,  je  ne  puis  dormir  aussi,  et  viens 
occuper  la  salle  à  mon  tour;  ie  vous  prie  de 
m'y  laisser  tout  seul.  » 

Nous  ne  nous  fîmes  pas  prier  tous  deux.  Je 
fis  sortir  notre  demoiselle  le  plus  adroitement 
que  je  pus,  m'étant  mis  entre  elle  et  Saint-Far 
qui  entrait  en  même  temps.  Je  la  menai  dans 
ma  chambre  sans  qu'elle  cessât  de  se  déses- 
pérer, et  revins  trouver  Verville  dans  la 
sienne,  où  son  valet  ralluma  une  chandelle. 
Verville  me  dit,  avec  un  visage  affligé,  qu'il 
fallait  qu'il  retournât  incessamment  chez  Sal- 
dagne.  «  Et  qu'en  voulez-vous  faire,  lui  dis- 
je,  l'achever?  —  Ah!  mon  pauvre  Gangues, 
s*écria-t-il,  je  suis  le  plus  malheux  homme  du 
monde,  si  je  ne  tire  mademoiselle  de  Saldagne 
d'entre  les  mains  de  son  frère!  —  Et  y  est- 
elle  encore,  puisqu'elle  est  dans  ma  chambre, 
lui  répondis-je?  —  Plût  à  Dieu  que  cela  fût! 
me  oit-il  en  soupirant.  —  Je  crois  que  voua 
rêvez,  lui  repartis-je.  —  Je  ne  rêve  point,  re- 

§  rit-il  ;  nous  avons  pris  la  soeur  aînée  de  ma- 
emoiselle  de  Saldagne  pour  elle.  —  Quoi!  lui 
dis-je  aussitôt ,  n'étiez-vous  pas  ensemble 
dans  le  jardin?—  Il  n'y  a  rien  de  plus  assuré, 
me  dit-il.  —  Pourquoi  voulez-vous  donc  vous 
aller  faire  assommer  chez  son  frère,  lui  ré- 
pondisse, puisque  la  sœur  que  vous  demandez 
est  dans  ma  chambre?  —  Ah!  Garigues,  s'é- 
cria-t*il  encore,  je  sais  bien  ce  que  j'ai  vu.  — 


LE   ROMAX  COMIQUE  111 

Et  moi  aussi,  lui  dis-je  ;  et  pour  vous  montrer 
que  je  ne  me  trompe  point,  venez  voir  made- 
moiselle de  Saldagne.  » 

Il  me  dit  que  j'étais  fou,  et  me  suivit  le  plus 
affligé  du  monde.  Mais  mon  étonnement  ne 
fut  pas  moindre  que  son  affliction  quand  je 
vis  dans  ma  chambre  une  demoiselle  que  je 
n'avais  jamais  vue,  et  qui  n'était  point  celle 
oue  j'avais  amenée.  Verville  en  fut  aussi  éton- 
né que  moi,  mais  en  récompense  le  plus  satis- 
fait homme  du  monde  ;  car  il  se  trouvait  avec 
mademoiselle  de  Saldagne.  Il  m'avoua  que 
c'était  lui  qui  s'était  trompé  :  mais  je  ne  pou- 
vais lui  répondre,  ne  pouvant  comprendre  par 
quel  enchantement  une  demoiselle  que  j'avais 
toujours  accompagnée  s'était  transformée  en 
une  autre,  pour  venir  de  la  salle  du  jardin  à 
ma  chambre.  Je  regardais  attentivement  la 
maîtresse  de  Verville,  qui  n'était  point  assu- 
rément celle  que  nous  avions  tirée  de  chez 
Saldagne,  et  qui  même  ne  lui  ressemblait  pas. 
Verville  me  voyant  si  éperdu  :  «  Qu'as-tu  donc? 
me  dit-il  ;  je  te  confesse  encore  une  fois  que 
je  me  suis  trompé.  —  Je  le  suis  plus  que  vous? 
si  mademoiselle  de  Saldagne  est  entrée  ici 
avec  nous,  lui  répondis-je.—  Et  avec  qui  donc? 
reprit-il.  —  Je  ne  sais,  lui  dis-je;  ni  qui  le 
peut  savoir  que  mademoiselle  même.  —  Je  ne 
sais  pas  aussi  avec  qui  je  suis  venue,  si  ce 
n'est  avec  monsieur,  nous  dit  alors  made- 
moiselle de  Saldagne,  parlant  de  moi;  car, 
continua-t-elle.  ce  n'est  pas  monsieur  de  Ver- 
ville qui  m'a  tirée  de  chez  mon  frère,  c'est 
un  homme  qui  est  entré  chez  nous  un  moment 
après  que  vous  en  êtes  sorti.  J'ignore  si  les 
plaintes  de  mon  frère  en  furent  cause,  ou  si 
nos  laquais,  qui  entrèrent  en  même  temps  mie 
lui,  l'avaient  averti  de  ce  qui  s'était  passé.  Il 
fit  porter  mon  frère  dans  sa  chambre,  et  ma 
femme  de  chambre  m'étant  venue  apprendre 


112  LE  ROMAN  COMIQUE 

ce  que  je  viens  de  vous  dire,  et  qu'elle  avait 
remarqué  que  cet  homme  était  de  la  connais- 
sance de  mon  frère  et  de  nos  voisins,  j'allai 
l'attendre  dans  le  jardin,  où  je  le  conjurai  de 
me  menei  chez  lui  jusqu'au  lendemain,  que  je 
me  ferais  mener  chez  une  dame  de  mes  amies, 
pour  laisser  passer  la  furie  de  mon  frère,  que 
je  lui  avouai  avoir  tous  le3  sujets  du  monde 
de  redouter.  Cet  homme  m'offrit  assez  civile- 
ment de  me  conduire  partout  où  je  voudrais, 
et  me  promit  de  me  protéger  contre  mon 
frère,  même  au  péril  de  sa  vie.  C'est  sous  sa 
conduite  que  je  suis  venue  en  ce  logis,  où 
"Ver ville,  que  j'ai  bien  reconnu  à  la  voix,  a 
parlé  à  ce  même  homme  ;  ensuite  de  quoi  on 
m'a  mise  dans  la  chambre  où  vous  me  voyez.  » 
Ce  que  nous  dit  mademoiselle  de  Saldagne 
ne  m'éclaircit  pas  entièrement;  mais  au  moins 
aida-t-elle  beaucoup  à  me  faire  deviner  à 
peu  près  de  quelle  façon  la  chose  était  arrivée. 
Pour  Verville,  il  avait  été  si  attentif  à  consi- 
dérer sa  maîtresse,  qu'il  ne  l'avait  été  que  fort 
peu  a  tout  ce  qu'elle  nous  dit  ;  il  se  mit  à  lui 
conter  cent  douceurs,  sans  se  mettre  beau- 
coup en  peine  de  savoir  par  quelle  voie  elle 
était  venue  dans  ma  chambre.  Je  pris  la  lu- 
mière, et,  les  laissant  ensemble,  je  retournai 
dans  la  salle  du  jardin  pour  parler  à  Saint- 
Far,  quand  même  il  me  devrait  dire  quelque 
chose  de  désobligeant,  selon  sa  coutume. 
Mais  je  fus  bien  étonné  de  trouver  au  lieu  de 
lui  la  même  demoiselle  que  je  savais  très-cer- 
tainement avoir  amenée  de  chez  Saldagne.  Ce 
qui  augmenta  mon  étonnement,  o*  fut  de  la 
voir  tout  en  désordre,  comme  une  personne 
à  qui  on  a  fait  violence  ;  sa  coiffure  était  toute 
défaite,  et  le  mouchoir  qui  lui  couvrait  la 
gorge  était  sanglant  en  quelques  endroits, 
aussi  bien  que  son  visage.  «  Verville,  me  dit- 
elle  aussitôt  qu'elle  me  vit  paraître,  ne  m'ap- 


LE  ROMAN  COMIQUE  113 

proche  que  pour  me  tuer.  Tu  feras  mieux  que 
d'entreprendre  une  seconde  violence.  Si  j'ai  eu 
assez  de  force  pour  me  défendre  de  la  pre- 
mière, Dieu  m'en  donnera  encore  assez  pour 
t'arracher  les  yeux,  si  je  ne  puis  t'ôter  la  vie. 
C'est  donc  là,  ajouta-t-elle  en  pleurant,  cet 
amour  violent  que  tu  disais  avoir  pour  ma 
sœur?  Oh  !  que  la  complaisance  que  j'ai  eue 
pour  ses  folies  me  coûte  bon  !  et  quand  on  ne 
fait  pas  ce  qu'on  doit,  qu'il  est  bien  juste  de 
souffrir  les  maux  que  l'on  craint  le  plus  !  Mais 
que  délibères-tu?  me  dit-elle  encore,  me 
voyant  tout  étonné ,  as-tu  quelques  remords 
de  ta  mauvaise  action? Si  cela  est,  je  l'oublie- 
rai de  bon  cœur;  tu  es  jeune,  et  j'ai  été  trop 
imprudente  de  me  fier  à  la  discrétion  d'un 
homme  de  ton  âge.  Remets-moi  donc  chez 
mon  frère,  je  t'en  conjure;  tout  violent  qu'il 
est,  je  le  crains  moins  que  toi,  qui  n'es  qu'un 
brutal,  ou  plutôt  un  ennemi  mortel  de  notre 
maison,  qui  n'a  pu  être  satisfait  d'une  fille  sé- 
duite et  d'un  gentilhomme  assassiné,  si  tu  n'y 
ajoutais  un  plus  grand  crime.  » 

En  achevant  ces  paroles,  qu'elle  prononça 
avec  beaucoup  de  véhémence,  elle  se  mit" à 
pleurer  avec  tant  de  violence^  que  je  n'ai  ja- 
mais vu  une  affliction  pareille.  Je  vous  avoue 
que  ce  fut  là  que  j'achevai  de  perdre  le  peu 
d'esprit  qus  j'avais  conservé  dans  une  si 
grande  confusion;  et  si  elle  n'eût  cessé  de 
parler  d'elle-même,  je  n'eusse  jamais  osé  l'in- 
terrompre de  la  façon  que  j'étais  étonné,  et 
de  l'autorité  avec  laquelle  elle  m'avait  fait 
tous  ces  reproches.  «  Mademoiselle  lui  ré- 
pondisse, non-seulement  je  ne  suis  point 
Verville  ;  mais  aussi  j'use  vous  assurer  qu'il 
n'est  point  capable  d'une  mauvaise  action, 
comme  celle  dont  vous  vous  plaignez.  — 
Quoi  !  reprit-elle,  tu  n'es  point  Verville"/ je  ne 
t'ai  point  vu  aux  mains  avec  mon  frère  ?  un 


214  LE  ROMAN  COMIQUE 

gentilhomme  n'est  point  venu  à  ton  secours? 
et  tu  ne  m'as  pas  conduite  ici  à  ma  prière,  où 
tu  m*as  voulu  faire  une  violence  indigne  de 
toi  et  de  moi?  » 

Elle  ne  put  rien  dire  davantage,  tant  la 
douleur  la  suffoquait.  Pour  moi,  je  ne  fus  ja- 
mais en  plus  grande  peine,  ne  pouvant  com- 
prendre comment  elle  connaissait  Verville  et 
ne  le  connaissait  point.  Je  lui  dis  que  la  vio- 
lence qu'on  lui  avait  faite  m'était  inconnue, 
et  puisqu'elle  était  sœur  de  M.  de  Saldagne, 
que  je  la  mènerais,  si  eue  voulait,  où  était  sa 
sœur. 

Comme  j'achevais  de  parler,  je  vis  entrer 
Verville  et  mademoiselle  de  Saldagne,  qui 
voulait  absolument  qu'on  la  ramenât  chez 
son  frère  :  je  ne  sais  pas  d'où  lui  était  venue 
une  si  dangereuse  fantaisie.  Les  deux  sœurs 
s'embrassèrent  aussitôt  qu'elles  se  virent,  et 
se  remirent  à  pleurer  à  l'envi  l'une  de  l'autre. 
Verville  les  pria  instamment  de  retourner 
dans  ma  chambre,  leur  représentant  la  diffi- 
culté qu'il  y  aurait  de  faire  ouvrir  chez  M.  de 
Saldagne,  la  maison  étant  alarmée  comme 
elle  était,  outre  le  péril  qu'il  y  avait  pour  elles 
d'être  entre  les  mains  d'un  brutal  ;  que  dans 
son  logis  elles  ne  pouvaient  être  découvertes; 
que  le  jour  allait  bientôt  paraître,  et  que,  se- 
lon les  nouvelles  que  l'on  aurait  de  Saldagne, 
on  aviserait  à  ce  que  l'on  aurait  à  faire.  Ver- 
ville n'eut  pas  grand'peine  à  les  faire  con- 
descendre à  ce  qu'il  voulut,  ces  deux  pauvres 
demoiselles  se  trouvant  toutes  rassurées  de  se 
voir  ensemble.  Nous  montâmes  à  ma  cham- 
bre, où,  après  avoir  bien  examiné  les  étranges 
succès  qui  nous  mettaient  en  peine,  nous 
crûmes  avec  autant  de  certitude  que  si  nous 
l'eussions  vu,  que  la  violence  que  l'on  avait 
faite  à  mademoiselle  de  Léri  venait  infailli- 
blement de  Saint-Far,  ne  sachant  que  trop, 


LE  ROMAN  COMIQUE  115 

Verville  et  moi,  qu'il  était  encore  capable  de 
quelque  chose  de  pire.  Nous  ne  nous  trom- 
pions point  en  nos  conjectures  ;  Saint-Far  avait 
joué  dans  la  même  maison  où  Saldagne  avait 
perdu  son  argent,  et,  passant  devant  son  jardin 
un  moment  après  le  désordre  que  nous  y  avions 
fait,  il  s'était  rencontré  avec  les  laquais  de 
Saldagne,  gui  lui  avaient  fait  le  récit  de  ce  qui 
était  arrive  à  leur  maître,  qu'ils  assuraient 
avoir  été  assassiné  par  sept  ou  huit  voleurs, 

Four  excuser  la  lâcheté  qu'ils  avaient  faite  en 
abandonnant.  Saint-Far  se  crut  obligé  de  lui 
aller  offrir  son  service  comme  à  son  voisin, 
et  ne  le  quitta  point  qu'il  ne  l'eût  fait  porter 
dans  sa  chambre,  au  sortir  de  laquelle  made- 
moiselle de  Saldagne  l'avait  prié  de  la  mettre 
à  couvert  des  violences  de  son  frère,  et  était 
venue  avec  lui,  comme  avait  fait  sa  sœur  avec 
nous.  Il  avait  donc  voulu  la  mettre  dans  la 
salle  du  jardin  où  nous  étions,  comme  je  vous 
l'ai  dit;  et  parce  qu'il  n'avait  pas  moins  de 
peur  que  nous  vissions  sa  demoiselle  que  nous 
en  avions  qu'il  ne  vît  la  nôtre,  et  que  par  ha- 
sard les  deux  sœurs  se  trouvèrent  l'une  au- 
près de  l'autre  quand  il  entra  et  quand  nous 
sortîmes,  je  trouvai  sous  ma  main  la  sienne 
en  même  temps  qu'il  se  trompa  de  la  même 
façon  avec  la  nôtre,  et  ainsi  les  demoiselles 
furent  troquées  :  ce  qui  fut  d'autant  plus  fai- 
sable que  j  avais  éteint  la  lumière,  et  qu'elles 
étaient  vêtues  l'une  comme  l'autre,  et  si  éper- 
dues aussi  bien  que  nous,  qu'elles  ne  savaient 
ce  qu'elles  faisaient. 

Aussitôt  que  nous  l'eûmes  laissé  dans  la 
salle,  se  voyant  seul  avec  une  fort  belle  fille, 
et  ayant  bien  plus  d'instinct  que  de  raison, 
ou,  pour  parler  de  lui  comme  il  le  niérire, 
étant  la  brutalité  même,  il  avait  voulu  profiter 
de  l'occasion,  sans  considérer  ce  qui  en  pour- 
rait arriver,  et  qu'il  faisait  un  outrage  irrépa- 


116  LS  ROMAN  COMIQUE 

rable  à  une  fille  de  condition,  qui  s'était  mise 
entre  ses  bras  comme  dans  un  asile.  Sa  bru- 
talité fut  punie  comme  elle  le  méritait.  Made- 
moiselle de  Léri  se  défendit  en  lionne,  le  mor- 
dit, l'égratignaet  le  mit  tout  en  sang.  Atout 
cela  il  ne  fit  autre  chose  que  s'aller  coucher, 
et  s'endormit  aussi  tranquillement  que  s'il 
n'eût  pas  fait  l'action  du  monde  la  plus  dérai- 
sonnable, 

Vous  êtes  peut-être  en  peine  de  savoir  com- 
ment mademoiselle  de  Léri  se  trouvait  dans 
le  jardin  quand  son  frère  nous  y  surprit,  elle 
qui  n'y  était  point  venue  comme  avait  fait 
sa  sœur.  C'est  ce  qui  m'embarrassait  aussi 
bien  que  vous;  mais  j'appris  de  l'une  et  de 
l'autre  que  mademoiselle  de  Léri  avait  accom- 
pagné sa  sœur  dans  le  jardin,  pour  ne  se  fier 
pas  à  la  discrétion  d'une  servante  ;  et  c'était 
elle  que  j'avais  entretenue  sous  le  nom  de 
Madelon.  Je  ne  m'étonnai  donc  plus  si  j'avais 
trouvé  tant  d'esprit  dans  une  femme  de  cham- 
bre ;  et  mademoiselle  de  Léri  m'avoua  qu'a- 
près avoir  fait  conversation  avec  moi  dans  le 
jardin,  et  m'avoir  trouvé  plus  spirituel  que  ne 
l'est  d'ordinaire  un  valet,  celui  de  Yerville,  qui 
lui  avait  fait  voir  quïl  n'avait  guère  d'esprit, 
et  qu'elle  prenait  encore  le  lendemain  pour 
moi,  l'avait  extrêmement  étonnée. 

Depuis  ce  temps-là  nous  eûmes  l'un  pour 
l'autre  quelque  ehose.de  plus  que  de  l'estime, 
et  j'ose  dire  qu'elle  était  pour  le  moins  aussi 
aise  que  moi  de  ce  que  nous  pouvions  nous 
aimer  avec  plus  d'égalité  et  de  proportion, 
que  si  l'un  de  nous  deux  eût  été  valet  ou  ser- 
vante. Le  jour  parut,  que  nous  étions  encore 
ensemble. 

Nous  laissâmes  nos  demoiselles  dans  ma 
chambre,  où  elles  s'endormirent  si  elles  vou- 
lurent, et  nous  allâmes  songer,  Verville  et 
moi,  à  ce  que  nous  avions  à  faire.  Pour  moi, 


LE  ROMÀ*  COMIQUE  117 

qui  n'étais  pas  amoureux  comme  Verville,  je 
mourais  d'envie  de  dormir;  mais  il  n'y  avait 
pas  d'apparence  d'abandonner  mon  ami  dans 
un  si  grand  accablement  d'affaires.  l'avais 
un  laquais  aussi  avisé  que  le  valet  de  cham- 
bre de  Verville  était  maladroit.  Je  l'instruisis 
autant  que  je  pus,  et  l'envoyai  découvrir  ce 
qui  se  passait  chez  Saldagne.  Il  s'acquitta  de  sa 
commission  avec  esprit,  et  nous  rapporta  que 
les  gens  de  Saldagne  disaient  que  des  voleurs 
l'avaient  fort  blessé,  et  que  l'on  ne  parlait  non 
plus  de  ses  sœurs  que  si  jamais  il  n'en  eût  evu 
soit  qu'il  ne  se  souciât  point  d'elles,  ou  qu'il 
eût  défendu  à  ses  gens  d'en  parler,  cour 
étouffer  le  bruit  d'une  chose  qui  lui  était 
si  désavantageuse.  «  Je  vois  bien  qu'il  y  aura 
ici  du  duel,  me  dit  alors  Verville.  —  Et  peut- 
être  de  l'assassinat,  »  lui  répondis-je. 

Et  là-dessus  je  lui  appris  que  Saldagne  était 
le  même  qui  avait  voulu  m'assassiner  à  Rome: 
que  nous  nous  étions  reconnus  l'un  l'autre  ;  et 
j'ajoutai  que  s'il  croyait  que  ce  fût  moi  qui 
eût  attenté  sur  sa  vie,  comme  il  y  avait 
grande  apparence,  assurément  il  ne  soupçon- 
nait rien  encore  de  l'intelligence  que* ses 
sœurs  avaient  avec  nous.  —  J'allai  rendre 
compte  à  ces  pauvres  filles  de  ce  que  nous 
avions  appris;  et  cependant  Verville  alla  trou- 
ver Saint-Far  pour  découvrir  ses  sentiments, 
et  si  nous  avions  bien  deviné.  Il  trouva  qu'il 
avait  le  visage  fort  égratigné;  mais,  quelque 
question  que  Verville  lui  fît,  il  n'en  put  tirer 
autre  chose,  sinon  que,  revenant  de  jouer,  il 
avait  trouvé  la  porte  du  jardin  de  Saldagne 
ouverte,  sa  maison  en  rumem ,  et  lai  fort 
blessé  entre  les  bras  de  ses  gens  qui  le  por- 
taient dans  sa  chambre.  «  Voilà  un  grand  ac- 
cident, lui  dit  Verville:  et  ses  sœurs  en  se- 
ront bien  affligées  :  ce  sont  de  fort  belles  Ai- 
les -,  je  veux  leur  aller  rendre  visite.  —  Que 


118  LE   ROMAN  CONQUE 

m'importe?  »  lui  répondit  ce  brutal,  qui  se 
mit  ensuite  à  siffler,  sans  plus  rien  répondre 
h  son  frère,  pour  tout  ce  qu'il  put  lui  dire. 

Verville  le  quitta,  et  revint  dans  ma  cham- 
bre, où  j'employais  toute  mon  éloquence  pour 
consoler  nos  belles  affligées.  Elles  se  désespé- 
raient, et  n'attendaient  que  des  violences  ex- 
trêmes de  l'étrange  humeur  de  leur  frère,  qui. 
était  sans  doute  l'homme  du  monde  le  plus  es- 
clave de  ses  passions.  Mon  laquais  leur  alla  qué- 
rir à  manger  dans  le  cabaret  prochain  ;  ce  qu'il 
continua  de  faire  quinze  jours  durant  que 
nous  les  tînmes  cachées  dans  ma  chambre, 
où  par  bonheur  elles  ne  furent  point  décou- 
vertes, parce  qu'elle  était  au  haut  du  logis  et 
éloignée  des  autres.  Elles  n'eussent  point  eu 
de  répugnance  à  se  mettre  dans  quelque  mai- 
son religieuse;  mais,  à  cause  de  l'aventure  fâ- 
cheuse qui  leur  était  arrivée,  elles  avaient  grand 
sujet  de  craindre  de  ne  sortir  pas  d'un  couvent 
quand  elles  voudraient,  après  s'y  être  renfer- 
mées d'elles-mêmes.  Cependant  les  blessures  de 
Saldagne  se  guérissaient,  et  Saint-Far,  que 
nous  observions,  Fallait  visiter  tous  les  jours. 
Verville  ne  bougeait  de  ma  chambre  ;  à  quoi 
on  ne  prenait  pas  garde  dans  le  logis,  ayant 
accoutumé  d'y  passer  souvent  les  jours  entiers 
à  lire  ou  à  s'entretenir  avec  moi.  Son  amour 
augmentait  tous  les  jours  pour  mademoiselle 
de  Saldagne,  et  elle  l'aimait  autant  qu'elle  en 
était  aimée.  Je  ne  déplaisais  pas  à  sa  sœur 
aînée,  et  elle  ne  m'était  pas  indifférente.  Ce 
n'est  pas  que  la  passion  que  j'avais  pour  Léo- 
nore  fut  diminuée,  mais  je  n'espérais  plus  rien 
de  ce  côté-là,  et  quand  j'aurais  pu  la  possé- 
der, je  me  serais  fait  conscience  de  la  rendre 
malheureuse. 

Un  jour,  Verville  reçut  un  billet  de  Salda- 
gne, qui  voulait  le  voir  l'épée  à  la  main,  et 
qui  l'attendait  avec  un  de  ses  amis  dans  la 


LE  ROUAN*  COLIQUE  119 

plaine  de  Grenelle.  Par  le  même  billet,  Ver- 
ville  était  prié  de  ne  se  servir  de  personne  que 
de  moi  :  ce  qui  me  donna  quelque  soupçon 
eue  peut-être  il  nous  voulait  prendre  tous  deux 
a'un  coup  dp  filet.  Ce  soupçon  était  assez  bien 
f  Aidé,  ayant  déjà  expérimenté  ce  qu'il  savait 
faire  ;  mais  Verville  ne  voulut  pas  s'y  arrêter, 
ayant  résolu  de  lui  donner  toutes  sortes  de  sa- 
tisfactions, et  d'offrir  même  d'épouser  sa  sœur. 
D  envoya  quérir  un  carrosse  de  louage,  quoi- 
qu'il y  en  eut  trois  dans  le  logis.  Nous  allâmes 
oùSaldagne  nous  attendait,  et  où  Verville  fut 
bien  étonné  de  trouver  son  frère  qui  servait 
de  second  à  son  ennemi.  Nous  n'oubliâmes  ni 
soumissions,  ni  prières,  pour  faire  passer  les 
choses  par  accommoiement.  Il  fallut  absolu- 
ment se  battre  avec  les  deux  moins  raisonna- 
bles hommes  du  monde.  Je  voulus  protester  à 
Saint-Far  que  j'étais  au  désespoir  de  tirer  l'é- 
pée  contre  lui  ;  et  je  ne  répondis  qu'avec  des 
soumissions  et  des  paroles  respectueuses  à 
toutes  les  choses  outrageantes  dont  il  exerça 
ma  patience.  Enfin  il  me  dit  brutalement  que 
je  lui  avais  toujours  déphr  et  que  pour  rega- 
gner ses  bonnes  grâces,  il  fallait  que  je  re- 
çusse de  lui  deux  ou  trois  coups  d'épée.  En 
disant  cela,  il  vint  à  moi  de  furie.  Je  ne  fis 
que  parer  quelque  temps,  résolu  d'éviter  d'en 
venir  aux  prises,  au  péril  de  quelques  blessu- 
res. Dieu  favorisa  ma  bonne  intention,  il  tom- 
ba à  mes  pieds.  Je  le  laissai  relever,  et  cela 
l'anima  encore^davantage  contre  moi.  Enfin, 
m" ayant  blessé  légèrement  à  une  épaule,  il 
me  cria,  comme  aurait  fait  un  laquais,  que 
l'en  tenais,  avec  un  emportement  si  insolent, 
que  ma  patience  se  lassa.  Je  le  pressai,  et, 
l'ayant  mis  en  désordre,  je  passai  si  heureu- 
sement sur  lui,  que  je  pus  lui  saisir  la  garde  de 
son  épée.  «  Cet  homme  que  vous  haïssez  tant, 
lui  dis-je  alors,  vous  donnera  néanmoins  la  vie.i 


120  LE  ROMAN  COMIQUE 

Il  fit  cent  efforts  hors  de  saison,  sans  jamais 
Youloir  parler,  comme  un  brutal  qu'il  était, 
quoique  je  lui  présentasse  que  nous  devions 
aller  séparer  son  frère  et  Saldagne,  qui  se  rou- 
laient l'un  sur  l'autre  ;  mais  je  vis  bien  qu'il 
fallait  agir  autrement  avec  lui.  Je  ne  l'épar- 
gnai plus,  et  je  pensai  lui  rompre  la  main 
d'un  grand  effort  que  je  fis  en  lui  arrachant 
son  épée  ;  que  je  jetai  assez  loin  de  lui.  Je 
courus  aussitôt  au  secours  de  Verville,  qui 
était  aux  prises  avec  son  homme.  En  les  ap- 
prochant, je  vis  de  loin  des  gens  de  cheval 
qui  venaient  à  nous.  Saldagne  fut  désarmé, 
et  en  même  temps  je  me  sentis  donner  un 
coup  d'épée  par  derrière.  C'était  le  généreux 
Saint-Far,  qui  se  servait  si  lâchement  de  l'é- 
pée  que  je  lui  avais  laissée.  Je  ne  fus  plus 
maître  de  mon  ressentiment  ;  je  lui  en  portai 
un  qui  lui  fit  une  grande  blessure. 

Le  baron  d'Arqués,  qui  survint  à  l'heure 
même,  et  qui  vit  que  je  olessais  son  fils,  m'en 
voulut  d'autant  plus  de  mal,  qu'il  m'avait 
toujours  voulu  beaucoup  de  bien.  Il  poussa 
son  cheval  sur  moi,  et  me  donna  un  coup  d'é- 
pée sur  la  tête.  Ceux  qui  étaient  venus  avec 
lui  fondirent  sur  moi  à  son  exemple.  Je  me 
démêlai  assez  heureusement  de  tant  d'enne- 
mis; mais  il  eût  fallu  céder  au  nombre,  si 
Verville,  le  plus  généreux  ami  du  monde,  ne 
se  fût  mis  entre  eux  et  moi,  au  péril  de  sa 
vie.  Il  donna  d'un  grand  estramacon  sur  les 
oreilles  de  son  valet,  qui  me  pressait  plus  que 
les  autres,  pour  se  faire  de  fête  Je  présentai 
mon  épée  par  la  garde  au  baron  d'Arqués  : 
cela  ne  le  fléchit  point.  Il  m'appela  coquin, 
ingrat,  et  me  dit  toutes  les  injures  qui  lui 
vinrent  à  la  bouche,  jusqu'à  me  menacer  de 
me  faire  pendre.  Je  répondis  avec  beaucoup 
de  fierté  que,  tout  coquin  et  tout  ingrat  que 
j'étais,  j'avais  donné  la  vie  à  son  fils,  et  que  je 


LE   ROMA*  COMIQUE  121 

Be  l'avais  blessé  qu'après  en  avoir  été  frappé 
en  trahison.  Verville  soutint  à  son  père  que  je 
n'avais  pas  tort,  mais  il  dit  toujours  qu'il  ne 
me  voulait  jamais  voir.  Saldagne  monta  avec 
le  baron  d'Arqués  dans  le  carrosse  où  l'on  avait 
mis  Saint-Far  ;  et  Verville,  qui  ne  me  voulut 
point  quitter,  me  reçut  dans  l'autre  auprès  de 
lui.  Il  me  fit  descendre  dans  l'hôtel  d'un  de 
nos  princes,  où  il  avait  des  amis,  et  se  retira 
chez  son  père.  M.  de  Saint-Sauveur  m'envoya 
la  nuit  même  un  carrosse,  et  me  reçut  en 
son  logis  secrètement,  où  il  eut  soin  de  moi 
comme  si  j'eusse  été  son  fils.  Verville  me  vint 
voir  le  lendemain,  et  me  conta  que  son  père 
avait  été  averti  de  notre  combatpar  les  sœurs 
de  Saldagne,  qu'il  avait  trouvées  dans  ma 
chambre.  11  me  dit  ensuite  avec  grande  joie, 
que  l'affaire  s'accommoderait  par  un  double 
maria°re  aussitôt  que  son  frère  serait  guéri, 
qui  n'était  pas  blessé  en  heu  dangereux  ;  qu'il 
ne  tiendrait  qu'à  moi  que  je  ne  fusse  bien  avec 
Saldagne  ;  et  pour  son  père,  qu'il  n'était  plus 
en  colère,  et  était  bien  fâché  de  m'avoir  mal- 
traité. Il  souhaita  ensuite  que  je  fusse  bien- 
tôt guéri,  pour  avoir  part  à  tant  de  réjouissan 
ces.  Mais  je  lui  répondis  que  je  ne  pouvais 
plus  demeurer  dans  un  pays  où  l'on  pouvait 
me  reprocher  ma  basse  naissance,  comme 
avait  fait  son  père,  et  que  je  quitterais  bien- 
tôt le  royaume  pour  me  faire  tuer  à  la  guerre, 
ou  pour  m'élever  à  une  fortune  proportionnée 
aux  sentiments  d'honneur  que  son  exemple 
m'avait  donnés.  Je  veux  croire  que  ma  réso- 
lution l'affligea;  mais  un  homme  amoureux 
n'est  pas  longtemps  occupé  par  une  autre  pas- 
sion que  l'amour. 

Destin  continuait  ainsi  son  histoire,  quand 
on  entendit  tirer  dans  la  rue  un  coup  d'ar- 
quebuse et  tout  aussitôt  jouer  des  orgues.  Cet 


122  LE  ROMAN  COMIQUE 

instrument,  qu'on  n'avait  peut-être  point  en-  . 
core  entendu  à  la  porte  d'une  hôtellerie,  fit 
courir  aux  fenêtres  tous  ceux  que  le  coup  d'ar- 
quebuse avait  éveillés.  On  continuait  toujours 
de  jouer  des  orgues,  et  ceux  qui  s'y  connais- 
saient remarquèrent  même  que  l'organiste 
jouait  un  chant  d'égiise.  Personne  ne  pouvait 
rien  comprendre  à  cette  dévote  sérénade,  qui 
pourtant  n'était  pas  encore  bien  reconnue 
pour  telle.  Mais  on  n'en  douta  plus  quand  on 
entendit  deux  méchantes  voix ,  dont  l'une 
chantait  le  dessus  et  l'autre  raclait  une  basse. 
Ces  deux  voix  de  lutrin  se  joignirent  aux  or- 
gues, et  firent  un  concert  à  faire  hurler  tous 
les  cniens  du  pays.  Ils  chantèrent  :  Allons,  de 
nos  voix  et  de  nos  luths  d'i-voirs,  ravir  les  esprits; 
et  le  reste  de  la  chanson.  Après  que  cet  air 
suranné  fut  mal  chanté,  on  entendit  la  voix 
de  quelqu'un  qui  parlait  bas  le  plu3  haut  qu'il 
pouvait,  en  reprochant  aux  chantres  qu'ils 
chantaient  toujours  la  même  chose.  Les  pau- 
Tres  gens  répondirent  qu'ils  ne  savaient  pas 
ce  qu'on  voulait  qu'ils  chantassent. 

—  Chantez  ce  que  vous  voudrez,  répondit  à 
demi  haut  la  même  personne  ;  il  faut  chanter, 
puisqu'on  vous  paye  bien. 

Après  cet  arrêt  définitif  les  orgues  changè- 
rent de  ton,  et  on  entendit  un  bel  Exaudiat, 
qui  fut  chanté  fort  dévotement.  Aucun  des 
auditeurs  n'avait  encore  osé  parler,  de  peur 
d'interrompre  la  musique,  quand  la  Rancune, 
qui  ne  se  fut  pas  tu  dans  une  pareille  occasion 
pour  tous  les  biens  du  monde,  cria  tout  haut  : 

—  On  fait  donc  ici  le  service  divin  dans  les 
rues? 

;  Quelqu'un  des  écoutants  prit  la  parole,  et 
dit  que  l'on  pouvait  proprement  appeler  cela 
chanter  ténèbres.  Un  autre  ajouta  que  c'était 
une  procession  de  nuit  ;  enfin  tous  les  facé- 
tieux de  l'hôtellerie  se  réjouirent  sur  la  musi- 


LT.  K05IAX   COMIQUE  123 

que,  sans  que  pas  un  d'eux  pût  deviner  celui 
qui  la  donnait,  et  encore  moins  a  qui  ni  pour- 
quoi. Cet  Exaudiat  avançait  toujours  chemin, 
lorsque  dix  ou  douze  chiens  gui  suivaient  une 
chienne  de  mauvaise  vie  vinrent  à  la  suite 
de  leur  maîtresse  se  mêler  parmi  les  jambes 
des  musiciens;  et  comme  plusieurs  rivaux 
ensemble  ne  sent  pas  longtemps  d'accord, 
après  avoir  grondé  et  juré  quelque  temps  les 
uns  contre  les  autres,  enfin  tout  d'un  coup  ils 
se  pillèrent  avec  tant  d'animosité  et  de  furie, 
que  les  musiciens  craignirent  pour  leurs  jam- 
bes, et  gagnèrent  au  pied,  laissant  leurs  orgues 
à  la  discrétion  des  chiens.  Ces  amants  immo- 
dérés n'en  usèrent  pas  bien  ;  ils  renversèrent 
une  table  à  tréteaux  qui  soutenait  la  machine 
harmonieuse,  et  je  ne  voudrais  pas  jurer  que 
quelques-uns  de  ces  maudits  chiens  ne  levas- 
sent la  jambe  et  ne  pissassent  contre  les  or- 
gues renversées,  ces  animaux  étant  fort  diu- 
rétiques de  leur  nature,  principalement  quand 
Quelque  chienne  de  leur  connaissance  a  envie 
e  procéder  à  la  multiplication  de  son  espèce. 
Le  concert  étant  ainsi  déconcerté,  l'hôte  fit 
ouvrir  la  porte  de  l'hôtellerie,  et  voulut  mettre 
à  couvert  le  buffet  d'orgues,  la  table  et  les  tré- 
teaux. Comme  ses  valets  et  lui  s'occupaient  à 
cette  œuvre  charitable,  l'organiste  revint  à  ses 
orgues,  accompagné  de  trois  personnes,  entre 
lesquelles  il  y  avait  une  femme  et  un  homme  qui 
se  cachait  le  nez  dans  son  manteau.  Cet  homme 
était  le  véritable  Ragotin,  qui  avait  voulu  don- 
ner une  sérénade  à  mademoiselle  de  l'Etoile,  et 
s'était  adressé  pour  cela  à  un  petit  châtré,  or- 
ganiste d'une  église.  Ce  fut  ce  monstre,  ni 
homme  ni  femme,  qui  chanta  le  dessus,  et 
qui  joua  des  orgues  que  sa  servante  avait  ap- 
portées :  un  enfant  de  chœur,  qui  avait  déjà 
mué,  chanta  la  basse,  et  tout  cela  nour  prix  et 
somme  de  deux  testons,  tant  il  faisait  déjà 


124  LE  ROMAN  COMIQUE 

cher  à  vivre  dans  ce  bon  pays  du  Maine! 
Aussitôt  que  l'hôte  eut  reconnu  les  auteursl 
de  la  sérénade,  il  dit  assez  haut  pour  être  en] 
tendu  de  tous  ceux  qui  étaient  aux  fenêtres 
de  l'hôtellerie  : 

—  C'est  donc  vous,  monsieur  Ragotin,  qui 
,  Tenez  chanter  vêpres  à  ma  porte?  Vous  fe- 
riez bien  mieux  de  dormir  et  de  laisser  dor- 
mir mes  hôtes. 

Ragotin  lui  répondit  qu'il  le  prenait  pour 
un  autre;  mais  ce  fut  d'une  façon  à  taire 
croire  encore  davantage  ce  qu'il  'feignait  de 
vouloir  nier.  Cependant  l'organiste,  qui  trouva 
ses  orgues  rompues,  et  qui  était  fort  en  co- 
lère, comme  sont  tous  les  animaux  imber- 
bes, dit  à  Ragotin  en  jurant,  qu'il  les  lui  fal- 
lait payer.  Ragotin  lui  répondit  qu'il  se  mo- 
quait de  cela. 

—  Ce  n'est  pourtant  pas  raillerie,  repartit  le 
châtré  ;  je  veux  être  payé. 

L'hôte  et  ses  valets  donnèrent  leur  voix 
pour  lui  :  mais  Ragotin  leur  apprit,  comme 
à  des  ignorants,  que  cela  ne  se  pratiquait 
point  en  sérénade  ;  et  cela  dit,  il  s'en  alla  tout 
ter  de  sa  galanterie.  La  musique  chargea  les 
orgues  sur  le  dos  de  la  servante  du  châtré, 
qui  se  retira  en  son  logis  de  fort  mauvaise 
humeur,  la  table  sur  l'épaule,  et  suivi  de  l'en- 
fant de  chœur,  qui  portait  les  deux  tréteaux. 
L'hôtellerire  fut  refermée  :  Destin  donna  le 
bonsoir  aux  comédiennes,  et  remit  la  fin  de 
son  histoire  à  la  première  occasion, 

XVL    •  L'ouverture  du  théâtre,  et  autres  choses  qui 
ne  sont  pas  de  moindre  conséquence. 

Le  lendemain,  les  comédiens  s'assemblèrent 
dès  le  matin  en  une  des  chambres  qu'ils  oc- 
cupaient dans  l'hôtellerie,  pour  répéter  la  co- 
médie qui  devait  se  représenter   après  di- 


LE   ROMAN   COMIQUE  125 

aer,  La  Rancune,  à  qui  Ragotin  avait  déjà 
fait  confidence  de  la  sérénade,  et  qui  avait  fait 
semblant  d'avoir  de  la  peine  à  le  croire,  aver- 
tit ses  compagnons  que  le  petit  homme  ne 
manquerait  pas  de  venir  bientôt  recueillir  les 
louanges  de  sa  galanterie  raffinée;  et  ajouta 
que  toutes  les  fois  qu'il  en  voudrait  parler,  il 
fallait  en  détourner  le  discours  malicieuse- 
ment, Ragotin  entra  dans  la  chambre  en 
même  temps  ;  et,  après  avoir  salué  les  comé- 
diens en  général,  il  voulut  parler  de  la  séré- 
nade de  l'Étoile,  qui  fut  alors  pour  lui  une 
étoile  errante;  car  elle  changea  de  place  sans 
lui  répondre,  autant  de  fois  qu'il  lui  demanda 
à  quelle  heure  elle  s'était  couchée  et  comment 
elle  avait  passé  la  nuit.  Il  la  quitta  pour  ma- 
demoiselle Angélique,  qui,  au  lieu  de  lui  par- 
ler, ne  fit  qu'étudier  son  rôle.  Il s'adressa  à  la 
Caverne,  qui  ne  le  regarda  seulement  pas. 
Tous  les  comédiens,  l'un  après  l'autre,  suivi- 
rent exactement  l'ordre  qu'avait  donné  la  Ran- 
cune, et  ne  répondirent  point  à  ce  que  leur  dit 
Ragotin,  ou  changèrent  de  discours  autant  de 
fois  qu'il  voulut  parler  de  la  nuit  précédente. 
Enfin,  pressé  de  sa  vanité,  et  ne  pouvant  lais- 
ser languir  davantage  sa  réputation,  il  dit 
tout  haut,  parlant  à  tout  le  monde  : 

—  Voulez-vous  que  je  vous  avoue  une  vé- 
rité ? 

—  Vous  en  userez  comme  il  vous  plaira,  ré- 
pondit quelqu'un. 

—  C'est  moi,  ajouta- t-il,  qui  vous  ai  donné 
cette  nuit  une  sérénade. 

—  On  les  donne  donc  en  ce  pays  avec  des 
orgues?  lui  dit  Destin;  et  à  qui  la  donniez- 
vous  ?  N'était-ce  point,  continua-t-il,  à  la  belle 
dame  qui  fit  battre  tant  d'honnêtes  chiens  en- 
semble ? 

—Il  n'en  faut  point  douter,  dit  l'Olive  ;  car  ces 
animaux,  de  nature  mordante,  n'eussent  pas 


126  LE  ROMAN  COMIQ'JE  \  I 

troublé  une  musique  si  harmonieuse,  à  moins 
que  d'être  rivaux  et  même  jaloux  de  M.  Ra- 
gotin. 

Un  autre  de  la  compagnie  prit  la  parole,  et 
dit  qu'il  ne  doutait  point  qu'il  ne  fût  bien  avec 
sa  maîtresse,  et  qu'il  ne  l'aimât  à  bonne  in- 
tention, puisqu'il  y  allait  si  ouvertement.  En- 
fin, tous  ceux  qui  étaient  dans  la  chambre 
Ëoussèrent  à  bout  Ragotin  sur  la  sérénade,  à 
i  réserve  de  la  Rancune,  qui  lui  fit  grâce, 
ayant  été  honoré  de  l'honneur  de  sa  confi- 
dence; et  il  y  a  apparence  que  cette  belle  rail- 
lerie de  chien  eût  épuisé  tous  ceux  qui  étaient 
dans  la  chambre,  si  le  poëte,  qui  en  son  es- 
pèce était  aussi  sot  et  aussi  vain  que  Ragotin, 
et  qui  de  tout  tirait  matière  de  contenter  sa 
vanité,  n'eût  rompu  les  chiens  en  disant,  du 
ton  d'un  Homme  de  condition,  ou  plutôt  qui 
le  fait  à  fausses  enseignes  : 

—A -propos  de  sérénade,  il  me  souvient  qu'à 
mes  noces  on  m'en  donna  une  quinze  jours  de 
suite,  qui  était  composée  de  plus  de  cent  sor- 
tes d'instruments.  Elle  courut  par  tout  le  Ma- 
rais; les  plus  galantes  dames  de  la  place 
Royale  l'adoptèrent;  plusieurs  galants  s'en 
firent  honneur,  et  elle  donna  même  de  la  ja- 
lousie à  un  homme  de  condition,  qui  fit  char- 
ger par  ses  gens  ceux  qui  me  la  donnaient  : 
mais  ils  n'y  trouvèrent  pas  leur  compte  :  car 
ils  étaient  tous  de  mon  pays,  braves  gens  s'il 
en  est  au  monde,  et  dont  la  plus  grande  partie 
avaient  été  officiers  dans  un  régiment  que  je 
mis  sur  pied  quand  les  communes  de  nos  quar- 
tiers se  soulevèrent. 

La  Rancune,  qui  avait  contraint  son  natu- 
rel moqueur  en  faveur  de  Ragotin,  n'eut  pas  la 
même  bonté  pour  le  poëte,  qu'il  persécutait 
continuellement.  Il  prit  donc  la  parole  et  dit 
au  nourrisson  des  Muses  : 

—  Votre  sérénade,  de  la  façon  que  vous  nous 


LE  R01ÏAX  COHIQUE  127 

la  représentez,  était  plutôt  un  charivari  dont 
un  homme  de  condition  fut  importuné,  et  en- 
voya la  canaille  de  sa  maison  pour  le  faire  taire 
ou  pour  le  chasser  plus  loin.  Ce  qui  me  le  fait 
croire  encore  davantage,  c'est  que  votre 
femme  est  morte  de  vieillesse  six  mois  après 
votre  hyménée,  pour  parler  en  vos  propres 
termes. 

—  Elle  mourut  pourtant  du  mal  de  mère,  dit 
le  poëte. 

—  Dites  plutôt  de  grand/mère,  d'aïeule  ou 
de  bisaïeule,  répondit  la  Rancune.  Dès  le  rè- 
gne d'Henri  IV,  la  mère  ne  lui  faisait  plus  mal, 
ajouta-t-il;  et  pour  vous  montrer  que  j'en  sais 
plus  de  nouvelles  que  vous-même,  quoique 
vous  le  prôniez  si  souvent,  je  veux  vous  en 
apprendre  une  chose  qui  n'est  jamais  venue  à 
votre  connaissance.  Dans  la  cour  de  la  reine 
Marguerite 

Ce  beau  commencement  d'histoire  attira 
auprès  de  la  Rancune  tous  ceux  qui  étaient 
dans  la  chambre,  qui  savaient  bien  qu'il  avait 
des  mémoires  contre  tout  le  genre  humain. 
Le  poëte,  qui  le  redoutait  extrêmement,  l'in- 
terrompit en  lui  disant  : 

—  Je  gage  cent  pistoles  que  non. 

Ce  défi  de  gager,  fait  si  à  propos,  fit  rire 
toute  la  compagnie,  et  le  fit  sortir  de  la 
chambre.  C'était  toujours  ainsi  par  des  ga- 
geures de  sommes  considérables  que  le  pau- 
Ivre  homme  défendait  ses  hyperboles  quoti- 
diennes, qui  pouvaient  bien  monter  chaque 
semaine  à  la  somme  de  mille  ou  douze  cents 
impertinences,  sans  y  comprendre  les  mente- 
ries.  La  Rancune  était  le  contrôleur  général 
tant  de  ses  actions  que  de  ses  paroles,  et  l'as- 
cendant qu'il  avait  sur  lui  était  si  grand,  que 
j'ose  le  comparer  à  celui  du  génie  d'Auguste 
sur  celui  d'Antoine  :  cela  s'entend  prix  pour 
prix,  et  sans  faire  comparaison  de  deux  co- 


128  LE  ROMAX   COMIQUE 

médiens  de  campagne  à  deux  Romains  de  ce 
calibre-là.  La  Rancune  ayant  donc  commencé 
son  conte,  et  en  ayant  été  interrompu  par  le 
poëte,  comme  je  vous  l'ai  dit,  chacun  le  pria 
instamment  de  l'achever  :  mais  il  s'en  excu- 
sa, promettant  de  leur  conter  une  autre  fois 
la  vie  du  poëte  tout  entière,  et  que  celle  de  sa 
femme  y  serait  comprise.  H  fut  question  de 
répéter  la  comédie  qu'on  devait  jouer  le  jour 
même  dans  un  tripot  voisin.  Il  n'arriva  rien 
de  remarquable  pendant  la  répétition.  On 
joua  après  dîner,  et  on  joua  fort  bien.  Made- 
moiselle de  l'Etoile  y  ravit  tout  le  monde  par 
sa  beauté  ;  Angélique  eut  des  partisans  pour 
elle;  l'une  et  l'autre  s'acquittèrent  de  leur 
personnage  à  la  satisfaction  de  tout  le  monde. 
Destin  et  ses  camarades  firent  aussi  des 
merveilles  ;  et  ceux  de  l'assistance  qui  avaient 
souvent  entendu  la  comédie  dans  Paris 
avouèrent  que  les  comédiens  du  roi  n'eussent 
pas  mieux  représenté.  Ragotin  ratifia  en  sa 
tête  la  donation  qu'il  avait  faite  de  son  corps 
et  de  son  âme  à  mademoiselle  de  l'Etoile, 
passée  par  devant  la  Rancune,  qui  lui  promet- 
tait tous  les  jours  de  la  faire  accepter  à  la 
comédienne.  Sans  cette  promesse ,  le  déses- 
poir eût  bientôt  fait  un  beau  grand  sujet 
d'histoire  tragique  d'un  méchant  petit  avo- 
cat. —  Je  ne  dirai  point  si  les  comédiens 
plurent  aux  dames  du  Mans  autant  que  les  co- 
médiennes avaient  fait  aux  hommes  :  quand 
j'en  saurais  quelque  chose,  je  n'en  dirais  rien; 
mais  parce  que  l'homme  le  plus  sage  n'est 
pas  quelquefois  maître  de  sa  langue,  je  fini- 
rai le  présent  chapitre,  pour  m'ôter  tout  sujet 
de  tentation. 


LE  ROMAN  COMIQUE  129 

XVIL  —  Mauvais  succès  qu'eut  la  civilité  de  Ragotin. 

Aussitôt  que  Destin  eut  quitté  sa  v 
broderie  et  repris  son  habit  de  tous  les  jours, 
la  Rappinière  le  mena  aux  ptisons  de  la  ville, 
a  cause  que  l'homme  qu'ils  avaient  pris  le  jour 
que  lecurédeDomfront  fut  enlevé,  demandait 
a  lui  parler.  Cependant  les  comédiennes  s'en 
retournèrent  en  leur  hôtellerie,  avec  un  grand 
cortège  de  Manceaux.  Ragotin  s'étant  trouvé 
auprès  de  mademoiselle  de  la  Caverne,  dan3 
le  temps  qu'elle  sortait  du  jeu  de  paume  ou 
l'on  avait  joué,  lui  présenta  la  main  pour  la 
ramener,  quoiqu'il  eût  mieux  aimé  rendre  ce 
service-là  à  sa  chère  l'Etoile.  Il  en  fit  autant 
à  mademoiselle  Angélique,  tellement  qu'il  se 
trouva  écuyer  à  droite  et  à  gauche.  Cette  dou- 
ble civilité  fut  cause  d'une  triple  incommodité; 
car  la  Caverne,  qui  avait  le  haut  de  la  rue, 
comme  de  raison,  était  pressée  par  Ragotin, 
pour  qu'Angélique  ne  marchât  point  dans  le 
ruisseau.  De  plus,  le  petit  homme,  qui  ne  leur 
venait  qu'à  la  ceinture,  tirait  si  fort  leurs 
mains  en  bas,  qu'elles  avaient  bien  de  la  peine 
à  s'empêcher  de  tomber  sur  lui.  Ce  qui  les  in- 
commodait encore  davantage,  c'est  qu'il  se  re- 
tournait à  tout  moment  pour  regarder  made- 
moiselle de  l'Etoile,  qu'il  entendait  parler  der- 
rière lui  à  deux  godelureaux  qui  la  ramenaient 
malgré  elle.  Les  pauvres  comédiennes  essayè- 
rent souvent  de  se  dégager  les  mains  ;  mais 
il  tint  toujours  si  ferme,  qu'elles  eussent  au- 
tant aimé  avoir  les  osselets.  Elles  le  prièrent 
cent  fois  de  ne  prendre  pas  tant  de  peine. 
Il  leur  répondit  seulement  :  «  Serviteur  »  (c'était 
son  compliment  ordinaire),  et  leur  serra  les 
mains  encore  plus  fort.  Il  fallut  donc  prendre 
patience  jusqu'à  l'escalier  de  leur  chambre,  ou 
elles   espérèrent  d'être  remises   en  liberté 

LE   HOXÀK    COMIQUE,  —  T.  I.  I 


130  LE  ROMAN  COHiQUK 

tnais  Ragotin  n'était  pas  homme  à  cela,  en 
disant  toujours  «  serviteur,  serviteur,  »  à  tout 
ce  qu'elles  lui  purent  dire  ;  il  essaya  première- 
ment de  monter  de  front  avec  les  deux  comé- 
diennes; ce  qui  s' étant  trouvé  impossible, 
parce  que  l'escalier  était  trop  étroit;  la  Ca- 
verne se  mit  le  dos  contre  la  muraille  et 
monta  la  première,  tirant  après  soi  Ragotin, 
qui  tirait  après  soi  Angélique  qui  ne  tirait 
rien,  et  qui  riait  comme  une  folle.  Pour  nou- 
velle incommodité,  à  quatre  ou  cinq  degrés 
de  leur  chambre,  ils  trouvèrent  un  valet  de 
l'hôte,  chargé  d'un  sac  d'avoine  d'une  pesan- 
teur excessive,  qui  leur  dit  à  grand'peinj, 
tant  il  était  accablé  de  son  fardeau,  qu'ils 
eussent  à  descendre,  parce  qu'il  ne  pouvait 
remonter  chargé  comme  il  l'était.  Ragotin 
voulut  répliquer;  le  valet  jura  tout  net  qu'il 
laisserait  tomber  son  sac  sur  eux;  ils  défirent 
donc  avec  précipitation  ce  qu'ils  avaient  fait 
fort  posément,  sans  que  Ragotin  voulût  en- 
core lâcher  les  mains  des  comédiennes.  Le  va- 
let charge  d'avoine  les  pressait  étrangement; 
ce  qui  fut  cause  que  Ragotin  fit  un  faux  pas 
qui  ne  l'eut  pas  pourtant  fait  tomber,  se  tenant, 
tomme  il  faisait,  aux  mains  des  comédiennes  ; 
mais  il  s'attira  sur  le  corps  la  Caverne,  laquelle 
le  soutenait  plus  que  sa  fille,  à  cause  de  l'avan- 
tage du  lieu.  Elle  tomba  donc  sur  lui  et  lui 
marcha  sur  le  ventre,  se  donnant  de  la  tête 
contre  celle  de  sa  fille,  si  rudement  qu'elles  en 
tombèrent  l'une  et  l'autre.  Le  valet,  qui  crut 
que  tant  de  monde  ne  se  relèverait  pas  sitôt 
et  qui  ne  pouvait  plus  supporter  la  pesanteur 
de  son  sac  d'avoine,  le  déchargea  enfin  sur 
les  degrés,  jurant  comme  un  valet  d'hôtellerie. 
Le  sac  se  délia  ou  se  rompit  par  malheur. 
L'bôte  y  arriva,  qui  pensa  enrager  contre  son 
valet,  le  valet  enrageait  contre  les  comédien- 
nes, les  comédiennes  enrageaient  contre  Ra« 


CS  KOMAX  COMIQUE  131 

gotin,  qui  enrageait  plus  que  pas  un  de  ceux 
qui  enragèrent,  parce  que  mademoiselle  de 
i'Etoile,  qui  arriva  en  même  temps,  fut  en- 
core témoin  de  cette  disgrâce,  presque  aussi 
lâcheuse  que  celle  du  chapeau  qu'on  lui  avait 
coupé  avec  des  ciseaux  quelques  jours  aupa- 
ravant. La  Caverne  jura  son  grand  serment 
que  Ragotin  ne  la  mènerait  jamais,  etmonua 
a  mademoiselle  de  l'Etoile  ses  mains  qui 
étaiect  toutes  meurtries. 

L'EtoLe  lut  dit  que  Dieu  l'avait  punie  de  lui 
avoir  ravi  monsieur  Ragotin,  qui  l'avait  re- 
tenue devanr  la  comédie  pour  la  ramener,  et 
ajouta  qu'elle  était  bien  aise  de  ce  qui  était 
arrivé  au  petit  homme,  puisqu'il  lui  avait 
m  nqué  de  parole.  Il  n'entendit  rien  de  tGut 
cela  ;  car  l'hote  Darlait  de  lui  faire  payer  le  dé- 
chet de  son  avoine,  ayant  déjà  pour  le  même 
sujet  voulu  battre  son  valet,  qui  appela  Ra- 
gotin avocat  de  causes  perdues.  Angélique  lui 
fit  la  guerre  à  son  tour,  et  lui  reprocha  qu'elle 
avait  été  son  pis-aller.  Enfin  la  fortune  fit 
bien  voir  jus  que-là  qu'elle  ne  prenait  encore 
nulle  part  dans  les  promesses  que  la  Rancune 
avait  faites  à  Ragotin,  de  le  rendre  le  plu3 
heureux  amant  de  tout  le  pays  du  Maine,  à 
y  comprendre  même  le  Perche  et  Laval. 
L'avoine  fut  ramassée,  et  les  comédiennes 
montèrent  aans  leur  chambre  l'une  après  l'au- 
tre, sans  qu'il  leur  arrivât  aucun  malheur. 
Ragotin  ne  les  y  suivit  point,  et  je  n'ai  pas  bien 
su  où  il  alla.  L'heure  du  souper  vint  :  on  soupa 
dans  l'hôtellerie.  Chacun  prit  parti  après  le 
souper,  et  Destin  s'enferma  avec  les  comé- 
diennes pour  continuer  son  histoire. 

XVIII,  —  Suite  de  l'histoire  de  Destin  et  de  l'Étoile. 

J'ai  fait  le  précédent  chapitre  un  peu  court, 
peut-être  que  celui-*  i  sera  plus  long  ;  je  n'en 


131  LE  ROMAN  COMIQUE 

suis  pourtant  pas  bien  assuré,  nous  Talions 
voir. 

Destin  se  mit  à  sa  place  accoutumée  et  re- 
prit son  histoire  en  cette  sorte  : 

—  Je  m'en  vais  vous  achever  le  plus  suc- 
cinctement que  je  pourrai  une  vie  qui  ne  vous 
a  déjà  ennuyées  que  trop  longtemps.  Verville 
m'étant  venu  voir,  comme  je  vous  l'ai  dit,  et 
n'avant  pu  me  persuader  de  retourner  chez 
son  père,  il  me  quitta  fort  affligé  de  ma  réso- 
lution, à  ce  qu'il  me  parut,  et  s'en  retourna 
chez  lui,  où  quelque  temps  après,  il  se  maria 
avec  mademoiselle  de  Saldagne,  et  Saint-Far 
en  fit  autant  avec  mademoiselle  de  Léri.  Elle 
était  aussi  spirituelle  que  Saint-Far  l'était 
peu,  et  j'ai  bien  de  la  peine  à  imaginer  corn» 
ment  deux  esprits  si  disproportionnés  se  sont 
accordés  ensemble. 

Cependant  je  me  guéris  entièrement,  et  le 
généreux  M.  de  Saint-Sauveur,  ayant  approuvé 
la  résolution  que  j'avais  prise  de  m'en  aller 
hors  du  royaume,  me  donna  de  l'argent  pour 
mon   voyage,   et  Verville,   qui  ne  m'oublia 

Êoint  pour  s'être  marié,  me  nt  présent  d'un 
on  cheval  et  de  cçnt  pistoles.  Je  pris  le  che- 
min de  Lyon  pour  retourner  en  Italie,  à  des- 
sein de  repasser  par  Rome  ;  et,  après  y  avoir 
vu  ma  Léonore  pour  la  dernière  fois,  de  m'al- 
ler  faire  tuer  en  Candie  pour  n'être  pas  long- 
temps malheureux.  A  Nevers,  je  logeai  dans 
une  hôtellerie  qui  était  proche  de  la  rivière. 
Etant  arrivé  de  bonne  heure,  et  ne  sachant  à 
quoi  me  divertir  en  attendant  le  souper,  j'al- 
tai  me  promener  sur  un  grand  pont  de  pierre 
qui  traverse  la  rivière  de  Loire.  Deux  femmes 
s'y  promenaient  aussi,  dont  l'une,  qui  parais- 
sait être  malade,  s'appuyait  sur  l'autre,  ayant 
bien  de  la  peine  à  marcher.  Je  les  saluai  sans 
les  regarder  en  passant  auprès  d'elles,  et  me 
promenai  quelque  temps  sur  le  pont,  songeant 


LE   ROMAX  COMIQDE  133 

à  ma  malheureuse  fortune,  et  plu»  souvent  à 
mon  amour.  J'étais  assez  bien  vêtu,  comme  il 
est  nécessaire  de  l'être  à  ceux  de  qui  la  con- 
dition ne  peut  faire  excuser  un  méchant  ha- 
bit. Quand  je  repassai  auprès  de  ces  femmes, 
j'entendis  dire  a  demi-haut  :  «  Pour  moi,  je 
croirais  que  ce  serait  lui  s'il  n'était  point 
mort.  » 

Je  ne  sais  pourquoi  je  tournai  la  tête,  n'ayant 
pas  sujet  de  prendre  ces  paroles-là  pour  moi. 
On  ne  les  avait  pourtant  pas  dites  pour  un 
autre.  Je  vis  mademoiselle  de  la  Boissière,  le 
visage  fort  pâle  et  défait  qui  s'appuyait  sur  sa 
fille  Léonore.  J'allai  droit  à  elles,  avec  plus 
d'assurance  que  je  n'eusse  fait  à  Rome,  ni'é- 
tant  beaucoup  formé  le  corps  et  l'esprit  du- 
rant le  temps  que  j'avais  demeuré  à  Paris.  Je 
les  trouvai  si  surprises  et  si  effrayée?,  que  je 
crois  qu'elles  se  fussent  mises  en  fuite  si 
mademoiselle  de  la  Boissière  eût  pu  courir. 
Cela  me  surprit  aussi.  Je  leur  demandai  par 
quelle  heureuse  rencontre  je  me  trouvais 
avec  les  personnes  du  monde  qui  m'étaient 
les  plus  chères.  Elles  se  rassurèrent  à  mes 
paroles.  Mademoiselle  de  la  Boissière  me  dit 
que  je  ne  devais  point  trouver  étrange  si 
elles  me  regardaient  avec  quelque  sorte  d'é- 
tonnement  ;  que  le  seigneur  Stéphano  leur 
avait  fait  voir  des  lettres  de  l'un  des  gentils- 
hommes que  j'accompagnais  à  Rome,  par  les- 
quelles on  lui  mandait  que  j'avais  été  tué  du- 
rant la  guerre  de  Parme,  et  ajouta  qu'elle 
était  ravie  de  ce  qu'une  nouvelle  qui  l'avait 
si  fort  affligée  ne  se  trouvait  pas  véritable.  Je 
lui  répondis  que  la  mort  n'était  pas  le  plus 
grand  malheur  qui  pouvait  m'arriver,  et  que 
jejn'en  allais  à  Venise  pour  faire  courir  le 
même  bruit  avec  plus  de  vérité.  Elles  s'at- 
tristèrent de  ma  résolution,  et  la  mère  me  fit 
alors  des  caresses  extraordinaires  dont  je  ne 


134  Lfi  homa:î  comique 

pouvais  deviner  la  cause.  Enfin,  j'appris  d'elle- 
même  ce  qui  la  rendait  si  civile.  Je  pouvais 
encore  lui  rendre  service,  et  l'état  où  el  e  se 
trouvait  ne  lui  permettait  pas  de  me  mépriser 
et  de  me  faire  mauvais  visage,  comme  elle 
avait  fait  à  Rome.  Il  leur  était  arrivé  un  mal- 
heur assez  grand  pour  les  mettre  en  peine. 
Ayant  fait  argent  de  tous  leurs  meubles,  qui 
étaient  fort  beaux  et  en  quantité,  elles  étaient 
parties  de  Rome  avec  une  servante  française 
qui  les  servait  il  y  avait  longtemps,  et  le*  sei- 
gneur Stéphane-  leur  avait  donné  son  valet, 
qui  était  Flamand  comme  lui,  et  qui  voulait 
retourner  en  son  pays.  Ce  valet  et  cette  ser- 
vante s'aimaient  a  dessein  de  se  marier  en- 
semble, et  leur  amour  n'était  connu  de  per- 
sonne. Mademoiselle  de  la  Boissière,  étant 
arrivée  à  Roanne,  se  mit  sur  la  rivière.  A  Ne- 
vers,  elle  se  trouva  si  mal,  qu'elle  ne  put  pas- 
ser outre.  Durant  sa  maladie,  elle  fut  assez 
difficile  à  servir,  et  sa  servante  s'en  acquitta 
fort  mal,  contre  sa  coutume.  Un  matin,  le  va- 
let et  la  servante  ne  se  trouvèrent  plus  ;  et  ce 
qu'il  y  eut  de  plus  fâcheux,  l'argent  de  la  pau- 
vre demoiselle  disparut  aussi.  Le  déplaisir 
qu'elle  en  eut  augmenta  sa  maladie,  et  elle  fut 
contrainte  de  s'arrêter  à  Nevers,  pour  attendre 
des  nouvelles  de  Paris  d'où  elle  espérait  rece- 
voir de  quoi  continuer  son  voyage.  Mademoi- 
selle de  la  Boissière  m'apprit  en  peu  de  mots 
cette  fâcheuse  aventure.  Je  les  ramenai  en 
leur  hôtellerie,  qui  était  aussi  la  mienne,  et 
après  avoir  été  quelque  temps  avec  elles,  je 
me  retirai  en  ma  chambre  pour  les  laisser 
souper.  Pour  moi,  je  ne  mangeai  point,  et  je 
crus  avoir  été  à  table  cinq  ou  six  heures  pour 
le  moins. 

J'allai  les  voir  aussitôt  qu'elles  m'eurent  fait 
dire  que  je  serais  le  bienvenu.  Je  trouvai  la 
mère  au  lit,  et  la  fille  me  parut  avec  un  vi- 


LE  ROMAN  COMIQUE  135 

sage  aussi  triste  que  je  l'avais  trouvée  gaie  un 
moment  auparavant.  Sa  mère  était  encore 
plus  triste  qu'elle,  et  je  le  devins  aussi.  Nous 
fumes  quelque  temps  à  nous  regarder  sans 
rien  dire.  ^Enfin,  mademoiselle  de  la  Boissière 
me  montra  des  lettres  qu'elle  avait  reçues  de 
Paris,  qui  ies  rendaient,  sa  fille  et  elle,  les  per- 
sonnes les  plus  affligées  du  monde.  Elle  m'ap- 
prit le  sujet  de  son  affliction  avec  une  si  grande 
effusion  de  larmes,  et  sa  fille,  que  je  vis  pleurer 
aussi  fort  que  sa  mère,  me  toucha  tellement, 
que  je  ne  crus  pas  leur  témoigner  assez  com- 
bien i'y  étais  sensible,  quoique  je  leur  offrisse 
tout  ce  qui  dépendait  de  moi,  d'une  façon  à 
ne  les  point  faire  douter  de  ma  franchise".  «  Je 
ne  sais  pas  encore  ce  qui  vous  afflige  si  fort, 
leur  dis-je;  mais  s'il  ne  faut  que  ma  vie  pour 
diminuer  la  peine  où  je  vous  vois,  vous  pou- 
vez vous  mettre  l'esprit  en  repos.  Dites-moi 
donc,  madame,  ce  qu'il  faut  que  je  fasse  •  j'ai 
de  l'argent  si  vous  en  manquez  ;  j'ai  du  cou- 
rage si  vous  avez  des  ennemis,  et  je  ne  pré- 
tends, de  tous  les  services  que  je  vous  offre, 
que  la  satisfaction  de  vous  avoir  servie.  » 

Mon  visage  et  mes  paroles  leur  firent  si  bien 
voir  ce  que  j'avais  dans  l'âme,  que  leur  grande 
affliction  se  modéra  un  peu.  Mademoiselle  de 
la  Boissière  me  lut  une  lettre  par  laquelle  une 
femme  de  ses  amies  lui  mandait  qu'une  per- 
sonne qu'elle  ne  nommait  point,  et  que  je 
m'aperçus  bien  être  le  père  de  Léonore,  avait 
pu  ordre  de  se  retirer  de  la  cour,  et  qu'il  s'en 
était  allé  en  Hollande.  Ainsi  la  pauvre  demoi- 
selle se  trouvait  dans  un  pays  inconnu,  sans 
argent  et  sans  espérance  d'en  avoir.  Je  lui  of- 
fris de  nouveau  ce  que  j'avais  qui  pouvait 
monter  à  cinq  cents  éeus,  et  lui  dis  que  je  la 
condrirais  en  Hollande,  et  au  bout  du  monde 
si  elle  y  voulait  aller.  Enfin,  je  l'assurai  qu'elle 
avait  retrouvé  en  moi  une  personne  qui  la 


136  LE  ROMAN  COMIQOE 

servirait  comme  un  valet,  et  de  qui  eue  serait 
aimée  et  respectée  comme  d'un  fils.  Je  rougis 
extrêmement  en  prononçant  le  mot  de  fils; 
mais  je  n'étais  plus  cet  nomme  odieux  à  qui 
l'on  avait  refuse  la  porte  a  Rome,  et  pour  qui 
Léonore  n'était  pas  visible;  et  mademoiselle 
de  la  Boissière  n'était  plus  pour  moi  une  mère 
sévère.  A  toutes  les  offres  que  je  lui  fis,  elle 
me  répondit  toujours  que  Léonore  me  serait 
fort  obligée.  Tout  se  passait  au  nom  de  Léo- 
nore, et  vous  eussiez  dit  que  sa  mère  n'était 
plus  qu'une  suivante  qui  parlait  pour  sa  maî- 
tresse :  tant  il  est  vrai  que  la  plupart  du 
monde  ne  considère  les  personnes  que  selon 
qu'elles  leur  sont  utiles.  Je  les  laissai  fort 
consolées  et  me  retirai  dans  ma  chambre  le 
plus  satisfait  du  monde. 

Je  passai  la  nuit  fort  agréablement,  quoi- 
qu'en  veillant  ;  ce  qui  me  retint  au  lit  assez 
tard,  n'ayant  commencé  à  dormir  qu'à  la 
pointe  du  jour.  Léonore  me  parut  ce  jour-là 
habillée  avec  plus  de  soin  qu'elle  n'était  le 
jour  de  devant,  et  elle  put  bien  remarquer  que 
je  ne  m'étais  pas  négligé.  Je  la  menai  à  la 
messe  sans  sa  mère,  qui  était  encore  trop  fai- 
ble. Nous  dînâmes  ensemble,  et  depuis  ce 
temps-là  nous  ne  fûmes  plus  qu'une  même 
famille.  Mademoiselle  de  la  Boissiére  me  té- 
moignait beaucoup  de  reconnaissance  des  ser- 
vices que  je  lui  rendais,  et  me  protestait  sou- 
vent qu'elle  n'en  mourrait  pas  ingrate.  Je  ven- 
dis mon  cheval,  et  aussitôt  que  la  malade  fut 
assez  forte^  nous  prîmes  une  cabane,  et  des- 
cendîmes jusqu'à  Orléans.  Durant  le  temps 
que  nous  Tûmes  sur  l'eau,  je  jouis  de  la  con- 
versation de  Léonore,  sans  qu'une  si  grande 
félicité  fût  troublée  par  sa  mère.  Je  trou- 
vai des  lumières  dans  l'esprit  de  cette 
belle  fille,  aussi  brnlantes  que  celles  de  ses 
jeux  •  et  le  mien,  dont  peut-être  elle  avait 


LE   ROMA!f   COMIQUE  137 

pu  douter'  à  Rome,  ne  lui  déplut  pas  alors. 
Que  vous  dirai-je  davantage?  Elle  vint  à  m'ai- 
mer  autant  que  je  l'aimais  ;  et  vous  avez  bien 
pu  reconnaître  depuis  le  temps  que  vous  nous 
voyez  utre,  que  cet  amour  récipro- 

que n'est  point  encore  diminué. 

—  Quoi  !  interrompit  Angélique,  mademoi- 
selle de  l'Etoile  est  donc  Léonore  ? 

—  Et  qui  donc,  lui  répon  lit  Destin? 
Mademoiselle  de  l'Etoile  prit  la  parole,  et  dit 

que  sa  compagne  avait  raison  de  coûter  qu'elle 
fût  cette  Léonore  dont  Destin  avait  fait  une 
beauté  de  roman. 

—  Ce  n'est  point  par  cette  raison-là,  reprit 
Angélique,  mais  c'est  à  cause  que  l'on  a  tou- 
jours de  la  peine  à  croire  une  chose  que  l'on  a 
beaucoup  désirée. 

Mademoiselle  de  la  Caverne  dit  qu'elle  n'en 
avait  point  douté,  et  ne  voulut  pas  que  ce 
discours  allât  plus  avant,  afin  que  Destin 
poursuivît  son  histoire,  qu'il  reprit  ainsi  : 

Nous  arrivâmes  à  Orléans,  ou  notre  entrée 
fut  si  plaisante,  que  je  vous  en  veux  appren- 
dre les  particularités.  Un  tas  de  faquins  qui 
attendent  sur  le  port  ceux  qui  viennent  par 
eau  pour  porter  leurs  hardes,  se  jetèrent  en 
foule  dans  notre  cabane.  Us  se  présentèrent 
plus  de  trente  à  se  charger  de  deux  ou  trois 
petits  paquets,  que  le  moins  fort  d'entre  eux 
eût  pu  porter  sous  le  bras.  Si  j'eusse  été  seul, 
je  n'eusse  pas  peut-être  été  assez  sage  pour  ne 
point  m'emporter  contre  ces  insolents.  Huit 
ci'entre  eux  saisirent  une  petite  cassette  qui 
ne  pesait  pas  vingt  livres  ;  et,  ayant  fait  sem- 
blant d'avoir  bien  de  la  peine  a  la  lever  de 
terre,  enfin  ils  la  haussèrent  au  milieu  d'eux 
par-dessus  leurs  têtes,  chacun  ne  la  soutenant 
que  du  bout  du  doigt.  Toute  la  canaille  qui 
était  sur  le  port  se  mit  à  rire,  et  nous  fûmes 
contraints  d  en  faire  autant.  J'étais  pourtant 


138  LE  ROSAX  COMIQDE 

tout  rouge  de  honte  d'avoir  à  traverser  toute 
une  ville  avec  tant  d'appareil  ;  car  le  reste  de 
nos  hardes,  qu'un  seul  homme  pouvait  por- 
ter, en  occupa  une  vingtaine  ;  et  mes  seuls 
pistolets  furent  portés  par  quatre  hommes. 
Nous  entrâmes  en  ville  avec  l'ordre  que  je 
vais  vous  dire.  Huit  grands  pendards  ivres, 
ou  qui  devaient  l'être,  portaient  au  milieu 
d'eux  une  petite  cassette,  comme  je  vous  l'ai 
déjà  dit.  Mes  pistolets  suivaient  l'un  après 
l'autre,  chacun  porté  par  deux  hommes.  Ma* 
demoiselle  de  la  Boissière,  qui  enrageait 
aussi  bien  que  moi,  allait  immédiatement 
après  :  elle  était  assise  dans  une  grande 
chaise  de  paille  soutenue  sur  deux  grands 
bâtons  de  batelier,  et  portée  par  quatre  hom- 
mes gui' se  relayaient  les  uns  les  autres 
et  qui  lui  disaient  cent  sottises  en  la  por- 
tant. Le  reste  de  nos  hardes  suivait,  qui  était 
composé  d'une  petite  valise  et  d'un  paquet  cou- 
vert de  toile,  que  sept  ou  huit  de  ces  coquins 
se  jetaient  l'un  à  l'autre  durant  le  chemin, 
comme  quand  on  joue  au  pot  cassé.  Je  con- 
duisais la  queue  du  triomphe,  tenant  Léonore 
par  la  main,  qui  riait  si  fort,  qu'il  fallait  mal- 
gré moi  que  je  prisse  plaisir  à  cette  friponne- 
rie. Durant  notre  marche,  les  passants  s'arrê- 
taient dans  les  rues  pour  nous  considérer,  et  le 
bruit  que  l'on  y  faisait  à  cause  de  uous  atti- 
rait tout  le  monde  aux  fenêtres.  Enfin,  nous 
arrivâmes  au  faubourg  qui  est  du  côté  de  Pa- 
ris, suivis  de  force  canaille,  et  nous  nous  lo- 
geâmes à  l'enseigne  des  Enpereurs.  Je  fis  en- 
trer mes  dames  dans  une  salle  basse,  et  me- 
naçai ensuite  ces  coquins  si  sérieusement, 
qu'ils  furent  trop  aises  de  recevoir  fort  peu 
de  chose  que  je  leur  donnai,  l'hôte  et  l'hôtesse 
les  ayant  querellés.  Mademoiselle  de  la  Bois- 
sière, que  la  joïe  de  n'être  plus  sans  argent 
avait  guérie  plutôt  qu'autre  chose,  se  trouva 


LE  ROMAX  COMIQUE  139 

assez  forte  pour  supporter  le  carrosse.  Nous 
arrêtâmes  trois  places  dans  celui  qui  partait 
le  lendemain,  et  en  deux  jours  nous  arrivâmes 
heureusement  à  Paris. 

En  descendant  à  la  maison  des  coches,  je 
fis  connaissance  avec  la  Rancune,  qui  était 
venu  d'Orléans  aussi  bien  que  nous,  dans  un 
coche  qui  accompagnait  notre  carrosse.  Il  en- 
tendit fine  je  demandais  où  était  l'hôtellerie 
des  coches  de  Calais  ;  il  me  dit  qu'il  y  allait  à 
l'heure  même,  et  que,  si  nous  n'avions  pas  de 
logis  arrêté,  il  nous  mènerait  chez  une  femme 
de  sa  connaissance,  qui  avait  des  chambres 
garnies  où  nous  serions  fort  commodément. 
Nous  le  crûmes,  et  nous  nous  en  trouvâmes 
fort  bien.  Cette  femme  était  veuve  d'un  homme 
qui  avait  été  toute  sa  vie  tantôt  portier  et  tan- 
tôt décorateur  d'une  troupe  de  comédiens,  et 
qui  même  avait  tâché  autrefois  de  réciter  et 
n'y  avait  pas  réussi.  Ayant  amassé  quelque 
chose  en  servant  les  eomédiens,  il  s'était 
mêlé  de  tenir  des  chambres  garnies  et  de 
prendre  des  pensionnaires,  et  par  là  s'était 
mis  à  son  aise.  Nous  louâmes  deux  cham- 
bres assez  commodes.  Mademoiselle  de  laBois- 
sière  fut  confirmée  dans  les  mauvaises  nou- 
velles qu'elle  avait  eues  du  père  de  Léonoret 
et  en  apprit  d'autres  qu'elle  nous  cacha,  qui 
l'affligèrent  assez  pour  la  faire  retomber  ma- 
lade. Cela  nous  fit  différer  quelque  temps 
notre  voyage  de  Hollande,  où  elle  avait  résolu 
que  je  la  conduirais;  et  la  Rancune,  qui  allait 
y  i  oindre  une  troupe  de  comédiens,  voulut  bien 
nous  attendre,  après  que  je  lui  eus  promis  de 
le  défrayer.  Mademoiselle  de  la  Boissiére  était 
souvent  visitée  par  une  de  ses  amies,  qui  avait 
!  servi  en  même  temps  qu'elle  la  femme  de 
1  l'ambassadeur  de  France  à  Rome  en  qualité 
de  femme  de  chambre,  et  qui  avait  même  été 
:  sa  confidente  pendant  le  temps  qu'elle  fut  ai- 


140  LE  ROMAN   COMIQUE 

mée  du  père  de  Léonore.  C'était  d'elle  au'elle 
avait  appris  l'éloignement  de  son  prétendu 
mari,  et  nous  en  reçûmes  plusieurs  bons  of- 
fices pendant  le  temp's  que  nous  fûmes  à  Paris. 
Je  ne  sortais  que  le  moins  souvent  que  je  pou- 
vais, de  peur  d'être  vu  de  quelqu'un  de  ma 
connaissance;  et  je  n'avais  pas  grand'peine 
à  garder  le  logis,  puisque  j'étais  avec  Léonore, 
et  que  par  les  soins  que  je  rendais  à  sa  mère, 
je  me  mettais  toujours  de  mieux  en  mieux 
dans  son  esprit.  A  la  persuasion  de  cette 
femme  dont  je  viens  de  vous  parler,  nous 
allâmes  un  jour  nous  promener  à  Saint- 
Cloud,  pour  faire  prendre  l'air  à  notre  ma- 
lade. Notre  hôtesse  tut  de  la  partie,  et  la 
Rancune  aussi.  Nous  prîmes  un  bateau,  nous 
nous  promenâmes  dans  les  plus  beaux  jardins  ; 
et,  après  avoir  fait  collation,  la  Rancune  con- 
duisit notre  petite  troupe  vers  notre  bateau, 
tandis  que  je  demeurais  à  compter  dans  un 
cabaret  avec  une  hôtesse  fort  déraisonnable, 
qui  me  retint  plus  longtemps  que  je  ne  pen- 
sais. Je  sortis  d'entre  ses  mains  au  meilleur 
marché  que  je  pus,  et  m'en  retournai  joindre 
ma  compagnie.  Mais  je  fus  bien  étonné  de 
voir  notre  bateau  fort  avant  dans  la  rivière, 
qui  ramenait  mes  gens  à  Paris  sans  moi,  et 
sans  me  laisser  même  un  petit  laquais  qui 
portait  mon  épée  et  mon  manteau.  Comme 
j'étais  sur  le  bord  de  l'eau,  bien  en  peine  de 
savoir  pourquoi  on  ne  m'avait  pas  attendu, 
j'entendis  une  grande  rumeur  dans  un  bateau: 
et,  m'en  étant  approché,  je  vis  deux  ou  trois 
gentilshommes,  ou  qui  avaient  l'air  de  l'être, 
qui  voulaient  battre  un  batelier  parce  qu'il 
refusait  d'aller  après  notre  bateau. 

J'entrai  à  tout  hasard  dans  ce  bateau  dans 
le  temps  qu'il  quittait  le  bord,  le  batelier 
ayant  eu  peur  d'être  battu.  Mais  si  j'avais  été 
en  peine  de  ce  que  ma  compagnie  m'avait 


LE   ROUAN   COMIQUE  141 

laissé  à  Saint-Cloud,  je  ne  fus  pas  moins  em- 
barrassé de  voir  que  celui  qui  faisait  cette 
violence  était  le  même  Saldagne  à  qui  j'avais 
tant  de  sujets  de  vouloir  du  mal.  Au  moment 
où  je  le  reconnus,  il  passa  du  bout  du  bateau 
où  il  était  à  celui  où  j'étais.  Fort  empêché  de 
ma  contenance,  je  lui  cachai  mon  visage  le 
mieux  que  ie  pus  ;  mais,  me  trouvant  si  près 
de  lui  qu'il  était  impossible  qu'il  ne  me  recon- 
nût, et  me  trouvant  sans  épée,  je  pris  la  ré- 
solution la  plus  désespérée  du  monde,  dont 
la  haine  seule  ne  m'eût  pas  rendu  capable,  si 
la  jalousie  ne  s'y  fût  mêlée.  Je  le  saisis  au 
corps  dans  l'instant  qu'il  me  reconnut,  et  me 
jetai  dans  la  rivière  avec  lui.  Il  ne  'put  se 
prendre  à  moi,  soit  que  ses  gants  l'en  empê- 
chassent, ou  parce  qu'il  fut  surpris.  Jamais 
homme  ne  fut  si  prés  de  se  noyer  que  lui.  La 
plupart  des  bateaux  allèrent  à  son  secours, 
chacun  croyant  que  nous  étions  tombés  dans 
l'eau  par  quelque  accident;  et  Saldagne  seul 
sachant  de  quelie  façon  la  chose  était  arrivée, 
n'était  pas  en  état  de  s'en  plaindre  sitôt,  ou 
de  faire  courir  après  moi.  Je  regagnai  donc  le 
bord  sans  beaucoup  de  peine,  n'ayant  qu'un 
petit  habit  qui  ne  m'empêchait  point  de  na- 
ger; et,  l'affaire  valant  bien  la  peine  d'aller 
vite,  je  fus  éloigné  de  Saint- Cl oud  avant  que 
Saldagne  fût  péché.  Si  on  eut  de  la  peine  à  le 
sauver,  je  pense  qu'on  n'en  eut  pas  moins  à 
le  croire,  lorsqu'il  déclara  de  quelle  façon  je 
m'étais  hasardé  pour  le  perdre;  car  je  ne  vois 
pas  pourquoi  il  en  aurait  fait  un  secret.  Je  fis 
un  grand  tour  pour  regagner  Paris,  où  je 
n'entrai  que  de  nuit,  sans  avoir  eu  besoin  de 
me  faire  sécher,  le  soleil  et  l'exercice  violent 
que  j'avais  fait  en  courant  n'ayant  laissé  que 
fort  peu  d'humidité  dans  mes  habits. 

Enfin  je  me  revis  avec  ma  chère  Léonore, 
que  je  trouvai  véritablement  affligée.  La  Ran- 


142  LE  nOHAN   COMIQUE 

cune  et  notre  hôtesse  eurent  une  extrême  joie 
de  nie  voir,  aussi  bien  que  mademoiselle  de  la 
Boissière,  oui,  pour  mieux  faire  croire  que 
J'étais  son  fils  à  la  Rancune  et  à  notre  hôtesse, 
avait  bien  fait  la  mère  affligée.  Elle  me  fit  des 
excuses  en  particulier  de  ce  que  l'on  ne  m'avait 
pas  attendu,  et  m'avoua  que  la  peur  qu'elle 
avait  eue  de  Saldagne  l'avait  empêchée  de  son- 
ger à  moi,  outre  qu'à  la  réserve  de  la  Ran- 
cune, le  reste  de  notre  troupe  n'eût  fait  que 
m'embarrasser  si  j'eusse  eu  prise  avec  Salda- 
gne.  J'appris  alors  qu'au  sortir  de  l'hôtellerie. 
ou  cabaret  où  nous  avions  mangé,  ce  galant 
homme  les  avait  suivis  jusqu'au  bateau,  qu'il 
avait  prié  fort  incivilement  Léonore  de  se  dé- 
masquer, et  que  sa  mère  l'ayant  reconnu  pour 
le  même  homme  qui  avait  tenté  la  même 
chose  à  Rome,  elle  avait  regagné  son  bateau 
fort  effrayée  et  l'avait  fait  avancer  dans  la  ri- 
vière sans  m'attendre.  Saldagne,  cependant, 
avait  été  joint  par  deux  hommes  de  même 
trempe;  et,  après  avoir  quelque  temps  tenu 
conseil  sur  le  bord  de  l'eau,  il  était  entré  avec 
eux  dans  le  bateau,  où  je  le  trouvai  menaçant 
le  batelier  pour  le  faire  aller  après  Léonore. 
Cette  aventure  fut  cause  que  je  sortis  encore 
moins  que  je  n'avais  fait.  Mademoiselle  de  la 
Boissière  devint  malade  quelque  temps  après, 
la  mélancolie  y  contribuant  beaucoup;  et  cela 
fut  cause  que  nous  passâmes  à  Paris  une 
partie  de  l'hiver.  Nous  fûmes  avertis  qu'un 
prélat  italien,  qui  revenait  d'Espagne,  passait 
en  Flandres  par  Péronne.  La  Rancune  eut  as- 
sez de  crédit  pour  nous  faire  comprendre 
dans  son  passe-port,  en  qualité  de  comédiens. 
Un  jour  que  nous  allâmes  chez  ce  prélat  ita- 
lien, qui  était  logé  dans  la  rue  de  Seine,  nous 
soupâmes  par  complaisance  dans  le  faubourg 
Saint-Germain  avec  des  comédiens  de  la  con- 
naissance de  la  Rancune.  Comme  nous  pas- 


LE  ROMAN   COMIQUE  143 

«ions,  lui  et  moi,  sur  le  pont  Neuf,  bien  avant 
dans  la  nuit,  nous  fûmes  attaqués  par  ci 
six  tirelames.  Je  me  déiendis  le  mieux  que  je 
pus  ;  et  pour  la  Rancune,  je  vous  avoue  qu'il 
tit  tout  ce  qu'un  homme  dé  cœur  pouvait  faire, 
et  me  sauva  même  la  vie.  Cela  n'empêcha  pas 
eue  je  fusse  saisi  par  ces  voleurs,  mon  épée 
m'étant  malheureusement  tombée  des  mains. 
La  Rancune,  qui  se  démêla  vaillamment  d'en- 
tre eux,  en  rut  quitte  pour  un  méchant  man- 
teau. Pour  moi,  j'y  perdis  tout,  à  la  réserve  de 
mon  habit  ;  et,  ce  qui  pensa  me  désespérer, 
ils  me  prirent  une  boîte  de  portrait,  dans  la- 
quelle celui  du  père  de  Léonore  était  en  émail, 
et  dont  mademoiselle  de  la  Boissière  m'avait 
prié  de  vendre  les  diamants.  Je  trouvai  la 
Rancune  chez  un  chirurgien,  au  bout  du  pont 
Neuf  :  il  écait  blessé  au  bras  et  au  visage,  et 
moi,  je  Tétais  fort  légèrement  à  la  tête.  Made- 
moiselle de  la  Boissière  s'affligea  fort  de  la 
perte  de  son  portrait;  mais  l'espérance  d'en 
revoir  bientôt  l'original  la  consola.  Enfin  nous 
partîmes  de  Paris  pour  Péronne  ;  de  Péronne, 
nous  allâmes  à  Bruxelles,  et  de  Bruxelles  à  la 
Haye.  Le  père  de  Léonore  en  était  parti 
quinze  jours  auparavant  pour  l'Angleterre, 
où  il  était  allé  servir  le  roi  contre  les  parle- 
mentaires. La  mère  de  Léonore  en  fut  si  af- 
fligée, qu'elle  en  tomba  malade  et  en  mou- 
rut. Elle  me  vit,  en  mourant,  aussi  affligé  que 
si  j'eusse  été  son  fils.  Elle  me  recommanda  sa 
fille,  et  me  fit  promettre  que  je  ne  l'abandon- 
nerais point,  et  que  je  ferais  ce  que  je  pour- 
rais pour  trouver  son  père,  et  la  lui  remettre 
entre  les  mains.  A  quelque  temps  de  là.  je 
fus  volé  par  un  Français  de  tout  ce  qui  me 
restait  d'argent,  et  là  nécessité  où  je  me 
trouvai  avec  Léonore  fut  telle,  que  nous  prî- 
mes parti  dans  votre  troupe,  qui  nous  reçut 
par  l'entremise  de  la  Rancune.  Vous  savez  le 


144  LE   ROHArq   COMIQUE 

reste  de  mes  aventures  ;  elles  ont  été  depuis 
ce  temps-là  communes  avec  les  vôtres  jusqu'à 
Tours,  où  je  pense  avoir  vu  encore  le  diable 
de  Saldagne;  et,  si  je  ne  me  trompe,  je  ne  se- 
rai pas  longtemps  en  ce  pays  sans  le  trouver* 
ce  que  je  crains  moins  pour  moi  que  pour 
Léonore,  qui  serait  abandonnée  d'un  serviteur 
fidèle,  si  elle  me  perdait,  ou  si  quelque  malheur 
me  séparait  d'elle. 

Destin  finit  ainsi  son  histoire  :  et,  après 
avoir  consolé  quelque  temps  mademoiselle  de 
l'Etoile,  que  le  souvenir  de  ses  malheurs  fai- 
sait alors  autant  pleurer  que  si  elle  n'eut  fait 
que  commencer  d'être  malheureuse,  il  prit 
congé  des  comédiennes,  et  s'alla  coucher. 

XIX.  —  Quelques  réflexions  qui  ne  sont  pas  hors  de 
propos.  —  Nouvelle  disgrâce  de  Ragotin,  et  autres 
choses  que  yous  lirez  s  il  vous  plaît. 

L'amour,  qui  fait  tout  entreprendre  aux  jeu- 
nes gens  et  tout  oublier  aux  vieux,  qui  a  été 
cause  de  la  guerre  de  Troie  et  de  tant  d'au- 
tres dont  je  ne  veux  pas  prendre  la  peine  de 
me  ressouvenir,  voulut  alors  faire  voir  dans 
la  ville  du  Mans  qu'il  n'estApas  moins  redou- 
table dans  une  méchante  hôtellerie  qu'en  quel- 
que autre  lieu  que  ce  soit. 

n  ne  se  contenta  donc  pas  de  Ragotin 
amoureux  à  perdre  l'appétit  ;  il  inspira  cent 
mille  désirs  déréglés  à  la  Rappinière,  qui  en 
était  fort  susceptible,  et  rendit  Roquebrune 
amoureux  de  la  femme  de  l'opérateur,  ajou- 
tant à  sa  vanité,  bravoure  et  poésie,  une  qua- 
trième folie,  ou  plutôt  lui  faisant  faire  une 
double  infidélité;  car  il  avait  parlé  d'amour 
longtemps  auparavant  à  l'Etoile  et  à  Angéli- 
que, qui  lui  avaient  conseillé  l'une  et  l'autre 
de  ne  prendre  pas  la  peine  de  les  aimer. 


LE  ROMAJ  COMIÇCE  145 

Mais  tout  cela  n'est  rien  auprès  de  ce  que  je 
vais  vous  dire. 

Il  triompha  aussi  de  l'insensibilité  et  de  la 
misanthropie  de  la  Rancune,  qui  devint  amou- 


reprouves  qu 
eut  pour  rival  le  plus  méchant  homme  du 
monde. 

Cette  opératrice  avait  nom  doua  Inézilla  del 
Prado,  native  de  Malaga,  et  son  mari,  ou  soi- 
disant  tel,  le  seigneur  Ferdinando  Ferdinandi, 
gentilhomme  vénitien,  natif  de  Caen  en  Nor- 
mandie. 

Il  y  eut  encore  dans  la  même  hôtellerie 
d'autres  personnes  atteintes  du  même  mal, 
aussi  dangereusement  pour  le  moins  que 
ceux  dont  je  viens  de  vous  révéler  le  secret  ; 
mais  nous  vous  les  ferons  connaître  en  temps 
et  lieu. 

LaRappinière  était  devenu  amoureux  de  ma- 
demoiselle de  l'Etoile,  en  lui  voyant  représen- 
ter Chimène,  et  avait  fait  dessein  en  même 
temps  de  découvrir  son  mal  à  la  Rancune, 
qu'il  jugeait  capable  de  tout  faire  pour  de  l'ar- 
gent. Le  divin  Roquebrune  s'était  imaginé  la 
conquête  d'une  Espagnole  digne  de  son  cou- 
rage. 

Pour  la  Rancune,  je  ne  sais  pas  bien  par 
quels  charmes  cette  étrangère  put  se  rendre 
capable  d  aimer  un  homme  que  haïssait  tout  le 
monde.  Ce  vieux  comédieD,  devenu  âme  dam- 
née avant  le  temps,  je  veux  dire  amoureux 
avant  sa  mort,  était  encore  au  lit  quand  Ra- 
gotin,  pressé  de  son  amour  comme  d'un  mal 
de  ventre,  le  vint  trouver  pour  le  prier  de  son- 
ger à  son  affaire,  et  d'avoir  pitié  de  lui.  La 
Rancune  lui  promit  que  le  jour  ne  se  passe- 
rait pas  qu'il  ne  lui  eût  rendu  un  service  &  - 
gnale  auprès  de  sa  maîtresse. 


î-iô  ht  ROMAN  COMIQOE 

LaRappinière  entra  en  même  temps  dans  la 
chambre  de  la  Rancune  qui  achevait  de  s'ha- 
biller ;  et,  l'ayant  tiré  à  part,  lui  avoua  son 
infirmité,  et  lui  dit  que  s'il  le  pouvait  mettre 
dans  les  bonnes  grâces  de  mademoiselle  de 
l'Etoile,  il  n'y  avait  rien  en  sa  puissance  qu'il 
ne  pût  espérer  de  lui,  jusqu'à  une  charge 
d'archer,  et  une  sienne  nièce  en  mariage,  qui 
serait  son  héritière,  parce  qu'il  n'avait  point 
d'enfants.  Le  fourbe  lui  promit  encore  plus 
qu'il  n'avait  fait  à  Ragotin,  dont  cet  avant- 
coureur  du  bourreau  ne  conçut  pas  de  petites 
espérances. 

Roquebrune  vint  aussi  consulter  l'oracle  ;  il 
était  le  plus  incorrigible  présomptueux  qui 
soit  jamais  venu  des  bords  de  la  Garonne,  et 
il  s'était  imaginé  que  l'on  croyait  tout  ce  qu'il 
disait  de  sa  maison,  richesse,  poésie  et  va- 
leur, si  bien  qu'il  ne  s'offensait  point  des  per- 
sécutions et  des  rompements  de  visière  que 
lui  faisait  continuellement  la  Rancune,  n 
croyait  que  ce  qu'il  en  faisait  n'était  oue  pour 
allonger  la  conversation  ;  outre  qu'il  enten- 
dait la  raillerie  mieux  qu'homme  au  monde, 
et  la  souffrait  en  philosophe  chrétien,  quand 
même  elle  allait  au  solide.  Il  se  croyait  donc 
admiré  de  tous  les  comédiens,  même  de  la 
Rancune,  qui  avait  assez  d'expérience  pour 
n'admirer  guère  de  choses,  et  qui,  bien  loin 
d'avoir  bonne  opinion  de  ce  mâche-laurier, 
s  était  instruit  amp]ement  de  ce  qu'il  était, 
pour  savoir  si  les  évêques  et  grands  seigneurs 
de  son  pays,  qu'il  citait  à  tous  moments 
comme  ses  parents,  étaient  véritablement  des 
branches  d'un  arbre  généalogique,  que  ce  fou 
d'alliances  et  d'armoiries,  aussi  bien  que  de 
leaucoup  d'autres  choses,  avait  fait  faire  en 
vieux  parchemin.  Il  fut  bien  fâché  de  trouve? 
la  Rancune  en  compagnie,  quoique  cela  dût 
l'embarrasser   moins  du' un  autre,  ayant  la 


LE   ROMAN   COMIQUE  147 

mauvaise  coutume  de  parler  toujours  aux 
s  des  personne-,  et  de  faire  secret  de 
tout,  fort  souvent  de  rien.  Il  tira  donc  la  Ran- 
cune en  particulier,  et  n'en  fit  point  à  deux 
fois  pour  lui  dire  qu'il  était  bien  en  peine  de 
savoir  si  la  femme  de  l'opérateur  avait  beau- 
coup d'esprit,  parce  qu'il  avait  aimé  des  fem- 
mes de  toutes  les  nations,  excepté  des  Espa- 
gnoles, et  s'il  valait  la  peine  qu'il  s'y  amusât: 
qu'il  ne  serait  pas  plus  pauvre  quand  il  lui 
;  fait  un  présent  de  cent  pistoles,  qu'il 
offrait  de  gagner  à  toutes  rencontres,  de  la 
même  façon  qu'il  faisait  toujours  tomber  à 
propos  sa  bonne  maison. 

La  Rancune  lui  dit  qu'il  ne  connaissait  pas 
assez  doua  Inezilla  pour  lui  répondre  de  son 
esprit  ;  qu'il  s'était  trouvé  souvent  avec  son 
mari  dans  les  meilleures  villes  du  royaume 
où  il  vendait  du  mithridate;  et  que,  pour  s'in- 
former de  ce  qu'il  désirait  savoir,  il  n'y  avait 
qu'à  lier  conversation  avec  elle,  puisqu'elle 
parlait  français  passablement.  Roquebrune 
voulut  lui  confier  sa  généalogie  en  parche- 
min, pour  faire  valoir  à  l'Espagnole  la  splen- 
deur de  sa  race.  Mais  la  Rancune  lui  dit  que 
cela  était  meilleur  à  faire  un  chevalier  de 
Malte  qu'à  se  faire  aimer.  Roquebrune  là- 
dessus  fit  l'action  d'un  homme  qui  compte  de 
l'argent  en  sa  main,  et  dit  à  la  Rancune  : 

—  Vous  savez  bien  quel  homme  je  suis. 

—  Oui,  oui,  lui  répondit  la  Rancune,  je  sais 
bien  quel  homme  vous  êtes  et  quel  homme 
vous  serez  toute  votre  vie. 

Le  poëte  s'en  retourna  comme  il  était  venu, 
et  la  Rancune,  son  rival  et  son  confident  tout 
ensemble,  se  rapprocha  de  la  Rappinière  et 
de  Ragotin,  qui  étaient  rivaux  aussi  sans  le 
savoir. 

Pour  le  vieux  la  Rancune,  outre  que  l'on 
hait  facilement  ceux  qui  ont  prétention  sur  ce 


US  LE   ROMAN  COMIQUE 

que  Ton  destine  pour  soi,  et  que  naturelle- 
ment il  haïssait  tout  le  monde,  il  avait  de 
plus  toujours  eu  grande  aversion  pour  le  poëte, 
qui  sans  doute  ne  la  fit  point  cesser  par  cette 
confidence.  La  Rancune  conçut  donc  le  des- 
sein à  l'heure  même  de  lui  faire  tous  les  plus 
méchants  tours  qu'il  pourrait,  à  quoi  son  es- 
prit de  singe  était  fort  propre.  Pour  ne  perdre 
point  de  temps,  il  commença  dès  le  jour  même, 
par  une  insigne  méchanceté,  à  lui  emprunter 
de  l'argent,  dont  il  se  fit  habiller  des  pieds 
jusqu'à  la  tête,  et  se  donna  du  linge.  Il  avait 
été  malpropre  toute  sa  vie  ;  mais  l'amour,  qui 
fait  de  plus  grands  miracles,  le  rendit  soi- 
gneux de  sa  personne  sur  la  fin  de  ses  jours. 
Il  prit  du  linge  blanc  plus  souvent  qu'il  n'ap- 
partenait à  un  vieux  comédien  de  campagne, 
et  commença  de  se  temdre  et  raser  le  poil  si 
souvent  et  "avec  tant  de  soin,  que  ses  cama- 
rades s'en  aperçurent. 

Ce  jour-là,  les" comédiens  avaient  été  retenus 
pour  représenter  une  comédie  chez  un  des 
plus  ricnes  bourgeois  de  la  ville,  qui  faisait 
un  grand  festin,  et  donnait  le  bal  aux  noces 
d'une  demoiselle  de  ses  parentes,  dont  il  était 
tuteur.  L'assemblée  se  faisait  dans  une  maison 
<:es  nlus  belles  du  pays,  qu'il  avait  quelque 
part  à  une  lieue  de  la"  ville,  je  n'ai  pas  bien 
su  de  quel  côté.  Le  décorateur  des  comédiens 
et  un  menuisier  y  étaient  allés  dès  le  matin 
pour  dresser  un  théâtre.  Toute  la  troupe  s'y 
eu  fut  en  deux  carrosses,  et  partit  du  Mans 
sur  les  dix  heures  du  matin,  pour  arriver  à 
l'heure  du  dîner,  où  ils  devaient  jouer  la  co- 
médie. L'Espagnole  dona  Inezilla  fut  de  la 
partie,  aux  prières  des  comédiennes  et  de  la 
Rancune.  Ragotin,  qui  en  fut  ayerti,  alla  at- 
tendre le  carrosse  dans  une  hôtellerie  qui  était 
au  bout  du  faubourg,  et  attacha  un  beau  che- 
val  qu'il  avait  emprunté  aux  griffes  d'une 


LE  ROMAN   COMIQUE  149 

salle  basse  qui  répondait  sur  la  rue.  A 
peine  se  mettait-il  a  table  pour  dîner,  qu'on 
l'avertit  que  les  carrosses  approchaient.  Il  vola 
à  son  cheval  sur  les  ailes  de  son  amour,  une 
grande  épëe  à  son  côté  et  une  carabine  en 
bandoulière.  Il  n'a  jamais  voulu  déclarer 
pourquoi  il  allait  à  une  noce  avec  une  si  grande 
c  uantité  d'armes  offensives  ;  et  la  Rancune 
même;,  son  cher  confident,  ne  l'a  pu  savoir. 
Quand,  il  eut  détaché  la  bride  de  son  cheval, 
les  carrosses  se  trouvèrent  si  près  de  lui,  qu'il 
n'eut  pas  le  temps  de  chercher  de  l'avantage 
pour  s'ériger  en  petit  saint  George.  Comme 
il  n'était  pas  fort  bon  écuyer  et  qu'il  ne  s'é- 
tait pas  préparé  à  montrer  sa  disposition  de- 
vant tant  de  monde,  il  s'en  acquitta  de  fort 
mauvaise  grâce,  le  cheval  étant  aussi  haut 
de  jambes  qu'il' en  était  court.  Il  se  guinda 
pourtant  vaillamment  sur  l'étrier  et  porta  la 
jambe  droite  de  l'autre  coté  de  la  selle;  mais 
les  sangles,  qui  étaient  un  peu  lâches,  nuisi- 
rent beaucoup  au  petit  homme  ;  car  la  selle 
tourna  sur  le  cheval  quand  il  pensait  monter 
dessus.  Tout  allait  pourtant  assez  bien  jus- 
que-là ;  mais  la  maudite  carabine  qu'il  portait 
en  bandoulière ,  et  qui  lui  pendait  au  cou 
comme  un  collier,  s'était  mise  malheureuse- 
ment entre  ses  jambes  sans  qu'il  s'en  aperçût, 
tellement  qu'il  s'en  fallait  beaucoup  que  son 
cul  ne  touchât  au  siège  de  la  selle,  qui  n'était 

§as  fort  rase,  et  que  la  carabine  traversait 
epuis  le  pommeau  jusqu'à  la  croupière.  Ainsi 
il  ne  se  trouva  pas  à  son  aise,  et  ne  put  pas 
seulement  toucher  les  étriers  du  bout  du  pied. 
Là-dessus,  les  éperons  qui  armaient  ses  jam- 
bes courtes  se  firent  sentir  au  cheval  dans  un 
endroit  où  jamais  éperon  n'avait  touché.  Cela 
le  fit  partir  plus  gaiement  qu'il  n'était  néces- 
saire a  un  petit  homme  qui  ne  posait  que  sur 
une  carabine.  Il  serra  les  jambes,  le  cheval 


Î50  l-E  ROMAN  COMIQUE 

leva  le  derrière,  et  Ragotin,  suivant  la  pente 
naturelle  des  corps  pesants,  se  trouva  sur  ie 
cou  du  cheval  et  s'y  froissa  le  nez,  le  cheval 
ayant  levé  la  tête  par  une  furieuse  saccade 
que  l'imprudent  lui  donna  ;  mais,  pensant  ré- 
parer sa  faute,  il  lui  rendit  la  bride.  Le  cheval 
en  sauta,  ce  qui  fit  franchir  au  cul  du  patient 
toute  l'étendue  de  la  selle  et  le  mit  sur  la 
croupe,  toujours  la  carabine  entre  les  jambes, 
Le  cheval,  qui  n'était  pas  accoutumé  d'y  por- 
ter quelque  chose,  fit  une  croupade  qui  remit 
Ragotin  en  selle.  Le  méchant  écuyer  resserra 
les  jambes  et  le  cheval  releva  le  cul  encore 
plus  fort,  et  alors  le  malheureux  se  trouva  le 
pommeau  entre  les  fesses,  où  nous  le  laisse- 
rons comme  sur  un  pivot,  pour  nous  reposer 
un  peu  ;  car,  sur  mon  honneur,  cette  descrip- 
tion m'a  plus  coûté  que  tout  le  reste  du  livre, 
et  encore  n'en  suis-je  pas  trop  satisfait. 

XX.  —  Le  pins  court  du  présent  livre.  Suite  du  trébu- 
chement  de  Ragotin.  et  quelque  chose  de  semblable* 
qui  arriva  à  Roquebrune. 

Nous  avons  laissé  Ragotin  assis  sur  le  pom- 
meau d'une  selle,  fort  empêché  de  sa  conte- 
nance, et  fort  en  peine  de  ce  qui  arriverait  de 
lui.  Je  ne  crois  pas  que  défunt  Phaéton,  de 
malheureuse  mémoire,  ait  été  plus  empêché 
après  les  quatre  chevaux  fougueux  de  son 
père,  que  le  fut  alors  notre  petit  avocat  sur 
un  cheval  doux  comme  un  âne  :  et  s'il  ne  lui 
en  coûta  pas  la  vie  comme  à  ce  fameux  témé- 
raire, il  s'en  faut  prendre  à  la  fortune,  sur  les 
caprices  de  laquelle  j'aurais  un  beau  champ 
pour  m'étendre,  si  je  n'étais  obligé  en  cons- 
cience de  le  tirer  vitement  du  péril  où  il  se 
trouve  ;  car  nous  en  aurons  beaucoup  à  faire, 
tandis  que  notre  troupe  comique  sera  dans  ia 
ville  du  Mans.  Aussitôt  que  l'infortuné  Rago- 


LE   ROUAN  COSIIQUE  151 

<;in  ne  sentit  qu'un  pommeau  de  selle  entre  les 
deux  parties  de  son  corps  qui  étaient  les  plus 
charnues,  et  sur  lesquelles  il  avait  accoutumé 
de  s'asseoir,  comme  font  tous  les  animaux 
raisonnables;  je  veux  dire  qu'aussitôt  qu'il  se 
sentit  n'être  assis  que  sur  tort  peu  de  chose. 
il  quitta  la  bride  en  homme  de  jugement,  et 
se  prit  aux  crins  du  cheval,  qui  se  mit  aussi- 
tôt à  courir.  Là-dessus  la  carabine  tira.  Ra- 
gotin crut  en  avoir  au  travers  du  corps  ;  son 
cheval  crut  la  même  chose,  et  broncha  si  ru- 
dement, que  Ragotin  en  perdit  le  pommeau 
qui  lui  servait  de  siège,  tellement  qu'il  pendit 
quelque  temps  aux  crins  du  cheval,  un  pied 
accroché  par  son  éperon  à  la  selle,  et  l'autre 
pied  et  le  reste  du  corps  attendant  le  décro- 
chement de  ce  pied  accroché,  pour  donner  en 
terre,  de  compagnie  avec  la  carabine,  l'épée, 
îe  baudrier  et  la  bandoulière.  Enfin  le  pied  se 
décrocha,  ses  mains  lâchèrent  le  crin,  et  il 
fallut  tomber  ;  ce  qu'il  fit  bien  plus  adroite- 
ment qu'il  n'avait  monté.  Tout  cela  se  passa  à 
la  vue  des  carrosses  qui  s'étaient  arrêtés 
pour  le  secourir,  ou  plutôt  pour  en  avoir  le 
plaisir.  Il  pesta  contre  le  cheval,  qui  ne  branla 
pas  depuis  sa  chute  ;  et,  pour  le  consoler,  on 
îe  reçut  dans  l'un  des  carrosses  en  la  place  du 
poëté,  qui  fut  bien  aise  d'être  à  cheval  pour 
galantiser  à  la  portière  où  était  Inezilla.  Ra- 
g-otin lui  résigna  l'épée  et  l'arme  à  feu,  qu'il 
se  mit  sur  le  corps  d'une  façon  toute  martiale. 
Il  allongea  les  etriers,  ajusta  la  bride,  et  se 
prit  sans  doute  mieux  que  Ragotin  à  monter 
sur  sa  béte.  Mais  il  y  avait  quelque  sort  jeté 
sur  ce  malencontreux  animal  :  la  selle,  mal 
sanglée,  tourna  comme  à  Ragotin  ;  et  ce  qui 
attachait  ses  chausses  s'étant  rompu,  le  che- 
val l'emporta  quelque  temps  un  pied  dans 
rétrier,  l'autre  servant  de  cinquième  jambe 
au  cheval,  et  les  parties  de  derrière  du  citoyen 


152  LE  ROMÀJ  COMIQDB 

du  Parnasse  fort  exposées  aux  yeux  des  assis- 
tants, ses  chausses  lui  étant  tombées  sur  les 
jarrets.  L'accident  de  Ragotin  n'avait  fait  rire 
personne,  â  cause  de  la  peur  qu'on  avait  eue 
qu'il  ne  se  blessât  ;  mais  Roquebrune  fut  ac- 
compagné de  grands  éclats  de  risée  que  l'on 
fit  dans  les  carrosses.  Les  cochers  arrêtèrent 
leurs  chevaux  pour  rire  leur  soûl  ;  et  tous 
les  spectateurs  firent  une  grande  huée  après 
Roquebrune,  au  bruit  de  laquelle  il  se  sauva 
dans  une  maison,  laissant  le  cheval  sur  sa 
bonne  foi;  mais  il  en  usa  mal,  car  il  s'en  re- 
tourna vers  la  ville.  Ragotin,  qui  eut  peuï 
d'avoir  à  le  payer,  se  fit  descendre  de  carrosse, 
et  alla  après  ;  et  le  poète,  qui  avait  recouvert 
ses  parties  postérieures,  rentra  daus  un  des 
carrosses,  fort  embarrassé  et  embarrassant 
les  autres  de  l'équipage  de  guerre  de  Ragotin, 
qui  eut  encore  cette  troisième  disgrâce  devant 
sa  maîtresse,  par  où  nous  finirons  ce  vingtième 
chapitre. 

XXI.  —  Qui  peut-être    ne  sera    pas    trouvé    fort 
divertissant. 

Les  comédiens  furent  fort  bien  reçus  du  maî- 
tre de  la  maison,  qui  était  honnête* homme  et 
des  plus  considères  du  pays.  On  leur  donna 
deux  chambres  pour  mettre  leurs  hardes,  et 
pour  se  préparer  en  liberté  à  la  comédie,  qui 
fut  remise  à  la  nuit.  On  les  fit  aussi  dîner  en 
particulier,  et,  après  dîner,  ceux  qui  voulurent 
se  promener  eurent  à  choisir  entre  un  grand 
bois  et  un  beau  jardin.  Un  jeune  conseiller  du 
parlement  de  Rennes,  proche  parent  du  maî- 
tre de  la  maison,  accosta  nos  comédiens,  et 
s'arrêta  à  faire  conversation  avec  eux,  ayant 
reconnu  que  Destin  avait  de  l'esprit,  et  que 
les  comédiennes,  outre  qu'elles  étaient  fort 
belles,  étaient  capables  de  dire  autre  chose 


LE  ROMAN  COMIQUE  153 

que  des  vers  appris  par  cœur.  On  parla  des 
choses  dont  on  parle  d'ordinaire  avec  des  co- 
médiens, de  pièces  de  théâtre  et  de  ceux  qui 
les  font.  Ce  jeune  conseiller  dit,  entre  autres 
choses,  que  les  sujets  connus,  dont  on  pouvait 
faire  des  pièces  régulières  avaient  tous  été 
mis  en  œuvre  ;  que  l'histoire  était  épuisée,  et 
qu'à  la  fin  on  serait  réduit  à  se  dispenser  de 
ia  règle  des  vingt-quatre  heures  ;  que  le  peuple 
de  la  plus  grande  partie  du  monde  ne  savait 
point  a  quoi  étaient  bonnes  les  règles  sévères 
du  théâtre  ;  que  l'on  prenait  plus  de  plaisir  à 
voir  représenter  les  choses  qu'à  entendre  les 
récits  ;  et  cela  étant,  que  l'on  pourrait  faire 
des  pièces  qui  seraient  fort  bien  reçues  sans 
tomber  dans  les  extravagances  des  Espagnols, 
et  sans  se  gêner  par  la  rigueur  des  règles  a"  Aris- 
tote.  De  la  comédie  on  vint  à  parler  des  romans. 

Le  conseiller  dit  qu'il  n'y  avait  rien  de  plu3 
divertissant  que  quelques  romans  modernes  ; 
que  les  Français  seuls  en  savaient  faire  de 
bons  ;  mais  que  les  Espagnols  avaient  le  se- 
cret de  faire  de  petites  histoires,  qu'ils  appel- 
lent Nouvelles,  qui  sont  bien  à  notre  usage  et 
plus  à  la  portée  de  l'humanité  que  ces  héros 
imaginaires  de  l'antiquité,  qui  sont  quelque- 
fois incommodes  a  force  d'être  honnêtes  gens: 
enfin,  que  les  exemples  imitables  étaient  pour 
le  moins  d'aussi  grande  utilité  que  ceux  que 
l'on  avait  presque  peine  à  concevoir.  Et  il  con- 
clut que,  si  Ton  faisait  des  nouvelles  en  fran- 
çais aussi  bien  faites  que  quelques-unes  de 
i  jIles  de  Michel  de  Cervantes,  elles  auraient 
cours  autant  que  les  romans  héroïques. 

Roquebrune  ne  fut  pas  de  cet  avis.  Il  dit  d'un 
ton  fort  absolu  qu'il  n'y  avait  point  de  plai- 
sir à  lire  des  romans,  s'ils  n'étaient  composés 
d'aventures  de  princes,  et  encore  de  grands 
princes,  et  que  par  cette  raison-là  YAstrée  ne 
lui  avait  plu  qu'en  quelques  endroits. 


154  LE   ROMAN  COMIQUE 

—  Et  dans  quelles  histoires  trouverait- on 
assez  de  rois  et  d'empereurs  pour  nous  faire 
des  romans  nouveaux?  lui  repartit  le  con- 
seiller. 

—  Il  en  faudrait  faire,  dit  Roquebrune, 
comme  dans  les  romans  tout  à  fait  fabuleux, 
et  qui  n'ont  aucun  fondement  dans  l'histoire. 

—  Je  vois  bien,  repartit  le  conseiller,  que  le 
livre  de  don  Quichotte  n'est  pas  trop  bien  avec 
vous. 

—  C'est  le  plus  sot  livre  que  j'aie  vu,  reprit 
Roquebrune,  quoiqu'il  plaise  à  quantité  de 
gens  d'esprit. 

—  Prenez  garde,  dit  Destin,  qu'il  ne  vous 
déplaise  par  votre  faute  plutôt  que  par  la 
sienne. 

Roquebrune  n'eût  pas  manqué  de  reparties, 
s'il  eut  entendu  ce  qu'avait  dit  Destin  ;  mais 
il  était  occupé  à  compter  ses  prouesses  à  quel- 
ques dames  qui  s'étaient  approchées  des  co- 
médiennes, auxquelles  il  ne  promettait  pas 
moins  que  de  faire  un  roman  en  cinq  parties, 
chacune  de  dix  volumes,  qui  effacerait  les 
Cassandre,  les  Cléopâîre,  les  Polexandre  et 
les  Cyrus,  quoique  ce  dernier  ait  le  surnom 
de  grand,  aussi  bien  que  le  fils  de  Pépin. 

Cependant  le  conseiller  disait  à  Destin  et 
aux  comédiennes,  qu'il  avait  essayé  de  faire 
des  nouvelles  à  l'imitation  des  Espagnols,  et 
qu'il  voulait  leur  en  communiquer  quelques- 
■unes.  Inezilla  prend  la  parole,  et  dit  en  fran- 
çais, qui  tenait  plus  du  gascon  que  de  l'espa- 
gnol, que  son  premier  mari  avait  eu  la  réputa- 
tion de  bien  écrire  à  la  cour  d'Espagne;  qu'il 
avait  composé  quantité  de  nouvelles  qui  y 
avaient  été  bien  reçues^  et  qu'elle  en  avait  en- 
core d'écrites  à  la'main,  qui  réussiraient  en 
français  si  elles  étaient  bien  traduites.  Le  con- 
seiller était  fort  curieux  de  cette  sorte  de  livre. 
U  témoigna  à  l'Espagnole  qu'elle  lui  ferait  un 


LE  HOiîÀN  codions  155 

extrême  plaisir  de  lui  en  donner  la  lecture  ;  ce 
au'elle  lui  accorda  fort  c; vilement. 
*  —  Et  même,  ajouta-t-elle,  je  pense  en  savoir 
autant  que  personne  au  monde  :  et  comme 
quelques  femmes  de  notre  nation  se  mêlent 
d'en  faire,  et  aussi  des  vers,  j'ai  voulu  l'es- 
,  yer  comme  les  autres,  et  je  puis  vous  en 
montrer  quelques-unes  de  ma  façon. 

Roquebrune  s'offrit  témérairement,  selon 
sa  coutume,  à  les  mettre  en  français.  Inezilla 
qui  était  peut-être  la  plus  déliée  Espagnole 
oui  ait  jamais  passé  les  Pyrénées  pour  venir 
en  France,  lui  répondit  que  ce  n'était  pas  as- 
sez de  bien  savoir  le  français,  qu'il  fallait  sa- 
voir également  l'espagnol*  et  qu'elle  ne  ferait 
point  difficulté  de  lui  donner  ses  nouvelles  à 
traduire  quand  elle  saurait  assez  de  français 
pour  juger  s'il  en  était  capable. 

La  Rancune,  qui  n'avait  point  encore  parlé, 
dit  qu'il  n'en  fallait  pas  douter,  puisqu'il  avait 
été  correcteur  d'imprimerie. 

Il  n'eut  pas  plutôt  lâché  la  parole,  qu'il  se 
ressouvint  que  Roquebrune  lui  avait  prêté  de 
Fargent.  Il  ne  le  poussa  donc  point  selon  sa 
coutume,  le  voyant  déjà  tout  défait  de  ce  au'il 
avait  dit,  et  avouant  avec  confusion  qu'il  avait 
véritablement  corrigé  quelque  temps  chez  les 
imprimeurs,  mais  que  ce  n'avait  été  que  ses 
propres  ouvrages. 

Mademoiselle  de  l'Etoile  dit  alors  à  la  doua 
Inezilla  que,  puisqu'elle  savait  tant  d'histo- 
riettes, elle  l'importunerait  souvent  pour  lui  en 
conter.  L'Espagnole  s'y  offrit  à  l'heure  même. 
On  la  prit  au  mot;  tous  ceux  de  la  compagnie 
se  mirent  autour  d'elle;  et  alors  elle  com- 
mença une  histoire,  non  pas  tout  à  fait  dans 
les  termes  que  vous  l'allez  lire  dans  le  cha- 

Eitre  suivant,  mais  pourtant  assez  intelligi- 
lement  pour  faire  voir  qu'elle  avait  bien  de 
l'esprit  en   espagnol,   puisqu'elle   en  faisait 


156  LE   ROMAS   COMIQUE 

beaucoup  paraître  dans  une  langue  dont  b^ 
ne  savait  pas  les  beautés. 

XXII.  —  A  trompeur,  trompeur  et  demi. 

Une  jeune  dame  de  Tolède,  nommée  Victo- 
ria, de  l'ancienne  maison  de  Portocarrero, 
s' était  retirée  dans  une  maison  qu'elle  avai' 
^ur  les  bords  du  Tage,  à  demi-lieue  de  Tolède, 
en  l'absence  de  son  frère,  qui  était  capitaine 
de  cavalerie  dans  les  Pays-Bas.  Elle  était  de- 
meurée veuve  à  l'âge  de  dix-sept  ans,  d'un 
vieux  gentilhomme  qui  s'était  enrichi  aux 
Indes,  et  qui,  s'étant  perdu  en  mer  six  mois 
après  son  mariage,  avait  laissé  beaucoup  de 
biens  à  sa  femme. 

Cette  belle  veuve,  depuis  la  mort  de  son 
mari,  s'était  retirée  auprès  de  son  frère,  et  y 
avait  vécu  d'une  façon  si  approuvée  de  tout  le 
monde,  qu'à  l'âge  *de  vingt  ans  les  mères  la 
proposaient  à  leurs  filles  comme  un  exemple, 
les  maris  à  leurs  femmes,  et  les  ^ajants  à 
leurs  désirs,  comme  une  conquête  frigne  de 
leur  mérite  :  mais  si  sa  vie  retirée  aààifc  re- 
froidi l'amour  de  plusieurs,  elle  ajydsfc  d'un  au- 
tre côté  augmente  l'estime  que  tQU$  le  monde 
avait  pour  elle. 

Elle  goûtait  en  liberté  les  plaisirs  de  la  cam- 
pagne dans  cette  maison  des  champs,  quand 
un  matin  ses  bergers  lui  amènent  deux  nom- 
mes qu'ils  avaient  trouvés  dépouillés  de  tous 
leurs  habits,  et  attachés  à  des  arbres  où  ils 
avaient  passé  la  nuit.  On  leur  avait  donné  à 
chacun  une  méchante  cape  de  berger  pour  se 
couvrir,  et  ce  fut  dans  ce  bel  équipage  qu'ils 

Sarurent  devant  la  belle  Victoria.  La  pauvreté 
e  leurr-  habits  ne  lui  cacha  poim  la  richy 
mine  du  plus  jeune,  qui  lui  fit  un  compliment 
en  honnête  homme,  et  lui  dit  qu'il  était  un 
gentilhomme  de  Cordoue,  appelé  don  Lopès 


LE   ROMAS  COMIQUE  157 

ae  Gongora  ;  qu'il  venait  de  Séville,  et  qu'al- 
lant à  Madrid  pour  des  affaires  d'importance, 
et  s'étant  amusé  à  jouer  à  une  demi-journée 
de  Tolède,  où  il  avait  dîné  le  jour  auparavant, 
la  nuit  l'avait  surpris  :  qu'il  s'était  endormi, 
et  son  valet  aussi,  en  attendant  un  muletier 
qui  était  demeuré  derrière  ;  et  que  des  voleurs 
l'ayant  trouvé  comme  il  dormait,  l'avaient  lié 
à  un  arbre,  et  son  valet,  après  les  avoir  dé- 
pouillés jusqu'à  la  chemise. 

Victoria  ne  douta  point  de  la  vérité  de  ses 
paroles  ;  et  sa  bonne  mine  parlait  en  sa  fa- 
veur, et  il  y  avait  toujours  de  la  générosité  à 
secourir  un  étranger  réduit  à  une  si  fâcheuse 
nécessité.  Il  se  rencontra  heureusement  que 
parmi  les  hardes  que  son  frère  lui  avait  lais- 
sées en  garde,  il  y  avait  quelques  habits  ;  car 
les  Espagnols  ne  quittent  point  leurs  vieux 
habits  pour  jamais  quand  ils  en  prennent  de 
neufs.  On  choisit  le  plus  beau  et  le  mieux  fait 
à  la  taille  du  maître  ;  et  le  valet  fut  aussi  re- 
vêtu de  ce  que  l'on  put  trouver  sur-le-champ 
de  plus  propre  pour  lui. 

L'heure  du  dîner  étant  venue,  cet  étranger, 
que  Victoria  fit  manger  à  sa  table,  parut  à 
ses  yeux  si  bien  fait,  et  l'entretint  avec  tant 
d'esprit,  qu'elle  crut  que  l'assistance  qu'elle 
lui  rendait  ne  pouvait  jamais  être  mieux 
employée.  Ils  furent  ensemble  le  reste  du 
jour,  et  se  plurent  tellement  l'un  à  l'autre, 
que  la  nuit  même  ils  en  dormirent  moins  qu'ils 
n'avaient  accoutumé.  L'étranger  voulut  en- 
voyer son  valet  à  Madrid  quérir  db  l'argent, 
et  faire  faire  des  habits,  ou  du  moins  il  en  fit 
le  semblant.  La  belle  veuve  ne  voulut  pas  le 
permettre,  et  lui  en  promit  pour  achever  son 
voyage.  Il  lui  parla  d  amour  dès  le  jour  même, 
et  elle  l'écouta  favorablement.  Enfin,  en  quinze 
jours,  la  commodité  du  lieu,  le  mérite  égtA 
en  ces  deux  jeunes  personnes,  quantité  de  ser- 


158  LE    ROMAN  COIIIQOE 

rnents  d'un  côté,  trop  de  franchise  et  de  cré- 
dulité de  l'autre,  une  promesse  de  mariage 
offerte,  et  la  foi  réciproquement  donnée  en 
présence  d'un  vieil  écuyer  et  d'une  suivante 
de  Victoria,  lui  firent  faire  une  faute  dont  ja- 
mais on  né  l'eût  crue  capable,  et  mirent  ce 
bienheureux  étranger  en  possession  de  la  plus 
belle  dame  de  Tolède.  Huit  jours  durant,  ce  ne 
furent  que  feux  et  flammes  entre  les  jeunes 
amants. 

Il  fallut  se  séparer  ;  ce  ne  furent  que  larmes. 
Victoria  eût  eu  le  droit  de  le  retenir  ;  mais 
l'étranger  lui  ayant  fait  valoir  qu'il  laissait 
perdre  une  affaire  de  grande  importance  pour 
l'amour  d'elle,  et  lui  protestant  que  le  gain 
qu'il  avait  fait  de  son  cœur  lui  faisait  négliger 
celui  d'un  procès  qu'il  avait  à  Madrid,  et  même 
ses  prétentions  de  la  cour,  elle  fut  la  première 
à  hâter  son  départ,  ne  l'aimant  pas  assez 
aveuglément  pour  préférer  le  plaisir  d'être 
avec  lui  à  son  avancement.  Elle  fit  faire  des 
habits  à  Tolède  pour  lui  et  pour  son  valet,  et 
lui  donna  de  l'argent  autant  qu'il  en  voulut. 

Il  partit  pour  Madrid,  monté  sur  une  bonne 
mule,  et  son  valet  sur  une  autre,  la  pauvre 
damé  véritablement  accablée  de  douleur  quand 
îl  partit,  et  lui,  s'il  ne  fut  pas  beaucoup  af- 
fligé, le  contrefaisant  avec  la  plus  grande 
hypocrisie  du  monde. 

Le  jour  même  qu'il  partit,  une  servante  fai- 
sant la  chambre  où  il  avait  couché,  trouva 
une  boîte  de  portraits  enveloppée  dans  une 
lettre.  Elle  porta  le  tout  à  sa  maîtresse,  qui 
vit  dans  la  bo  te  un  visage  parfaitement  beau 
et  fort  jeune,  et  lut  dans  la  lettre  ces  pa- 
roles, ou  d'autres  qui  voulaient  dire  la  même 
chose  : 

«  Monsieur  mon  cousin, 
»  Je  vous  envoie  le  portrait  de  la  belle  El- 


LE  ROMAN  COMIQUE  159 

Tire  de  Sylva.  Quand  vous  la  verrez,  vous  la 
trouverez  encore  plus  belle  que  le  peintre  ne 
l'a  faite.  Don  Pedro  de  Sylva,  son  père,  vous 
attend  avec  impatience.  Les  articles  de  votre 
mariage  sont  tels  que  vous  les  avez  souhai- 
tés, et  ils  vous  sont  fort  avantageux  à  ce  qu'il 
nie  semble.  Tout  cela  vaut  bien  la  peine  que 
vous  hâtiez  votre  voyage. 

»  Don  Antoine  de  Ribera. 
»  De  Madrid,  etc.  » 

La  lettre  s'adressait  à  Fernand  de  Ribera.  à 
Séville.  Représentez-vous,  je  vous  prie,  l'é- 
tonnement  de  Victoria   a   la  lecture  d'une 
telle  lettre,  qui,  selon  toutes  les  apparences, 
ne  pouvait  être  écrite  à  un  autre  qu'à  son 
Lopès  de   Gongora.    Elle  voyait,  mais  trop 
tard,  que  cet  étranger  au'elle  avait  si  fort 
obligé,  et  si  vite,  lui  avaic  déguisé  son  nom» 
et  par  ce  déguisement  elle  devait  être  tout  as- 
surée  de   son  infidélité.   La  beauté   de   la 
•dame   du  portrait  ne  la  devait  pas  moins 
[mettre  en  peine,  et  ce  mariage,  dont  les  arti- 
cles étaient  déjà  pa-.-és,  achevait  de  la  désespé- 
rer.   Jamais    personne    ne    s'affligea    tant  : 
hes    soupirs    pensèrent    la    suffoquer;    elle 
pleura  jusqu'à  s'en  faire  du  mal  à  la  tête. 
Lit  Misérable  que  je  suis,  disait-elle  quelquefois 
im  elle-même,  et  quelquefois  aussi  devant  son 
fcrieil  écuyer  et  sa  suivante,  qui  avaient  été 
émoins  de  son  mariage,  ai-je  été  si  longtemps 
iage  pour  faire  une  faute  irréparable,  et  de- 
rais-je  refuser  tant  de  personnes  de  condition 
le  ma  connaissance  qui  se  fussent  estimées 
îeureuses  de  me  posséder,  pour  me  donner  à 
m  inconnu  qui  se   moque  peut-être  de  moi, 
près  m' avoir  rendue  mal  heureuse  pour  toute 
oa  7ieî  Que  dira-t-on  à  Tolède,  et  que  dira- 


160  LE   ROMAN   C0t.::QUE 

t-on  dans  toute  l'Espagne?  Un  jeune  homme 
lâche  et  trompeur  sera-t-il  discret?  Devais-je 
lui  témoigner  que  je  l'aimai*,  avant  que  de 
savoir  si  j'en  étais  aimée?  M'aurait-il  caché 
son  nom  s'il  avait  été  sincère,  et  dois-je  espé- 
rer, après  cela,  qu'il  cache  les  avantages  qu'il 
a  sur  moi?  Que  ne  fera  point  mon  frère  con- 
tre moi,  après  ce  que  j'ai  fait  moi-même?  et 
de  quoi  lui  sert  l'honneur  au  il  acquiert  en 
Flandre,  tandis  que  je  le  déshonore  en  Espa- 
gne? Non,  non,  Victoria,  il  faut  tout  entre- 
prendre, puisque  nous  avons  tout  oublié  ;  mais, 
avant  que  d'en  venir  à  la  vengeance  et  aux 
derniers  remèdes,  il  faut  essayer  de  gagner 
par  adresse  ce  que  nous  avons  mal  conservé 
par  imprudence.  Il  sera  toujours  assez  à 
temps  de  se  perdre  quand  il  n'y  aura  plus 
rien  à  espérer.  » 

Victoria  avait  l'esprit  bien  fort,  d'être  ca- 
pable de  prendre  sitôt  une  bonne  résolution 
dans  une  si  mauvaise  affaire.  Son  vieil  écuyer 
et  sa  suivante  voulurent  la  conseiller,  elle  leur 
dit  qu'elle  savait  tout  ce  qu'on  pouvait  lui 
dire,  mais  qu'il  n'était  plus  question  que  d'a- 
gir. Djs  le  jour  même  un  chariot  et  une 
charrette  furent  chargés  de  meubles  et  de  ta- 
pisseries- et  Victoria  faisait  courir  le  bruit 
par  ses  domestiques  qu'il  fallait  qu'elle  allât 
à  la  cour  pour  les  affaires  pressantes  de  son 
frère  ;  elle  monta  en  carrosse  avec  son  écuyer 
et  sa  suivante,  prit  le  chemin  de  Madrid,  et 
se  fit  suivre  par  son  bagage. 

Dès  qu'elle  y  fut  arrivée,  elle  s'informa  du 
logis  de  don  Pedro  de  Sylva;  et,  l'ayant  ap- 
pris, elle  en  loua  un  dans  le  même  quartier. 
Son  vieil  écuyer  avait  nom  Rodrigue  Santil- 
lane;  il  avait  été  nourri  jeune  par  le  père  de 
Victoria,  et  il  aimait  sa  maîtresse  comme  si 
elle  eût  été  sa  fille.  Ayant  force  habitude  dans 
Madrid,  ou  il  avait  passé  sa  jeunesse,  il  sut 


LE    ROMA*  COMIQUE  161 

en  peu  de  I  q  Pedro  de 

Sylva  se  mariait  a  un  gentilhomme   d 
ville,  qu'on  appelait  Fernand  de  Ribera:  qu'un 
de  ses  cousins  de  même  nome  it  fait 

ce  mariage,  et  que  don  Pedro  songeait  déjà 
aux  personnes  qu'il  mettrait  auprès  de  sa 
ademain  Rodrigue  Santillane, 
honnêtement  vêtu,  Victoria,  habillée  en  veuve 
de  médiocre  condition,  e^  B-ûtt.x.  sa  suivante, 
faisan-  :  de  sa  beile-mere,  femme 

de  Rodrigue,  allèrent  chra  don  Pedro,  et  de- 
mandèrent a  Loi  parler.  Don  Pedro  les  reçut 
fort  civilement  Et  Rodrigue  lui  dit.  avec 
beaucoup    I  -ait  un   pauvre 

gentilhomme  des  m::  le  Tolède:  qu'il 

avait  inique  de  sa  première  femme, 

qui  était  Victoria,  dont  le  mari  était  mo: 
puis  reu   a    -  ou  il  demeurait,  et  que, 

voyant  sa  fille  veuve  avec  peu  de  bien,  il  l'a- 
vait amenée  à  la  cou?  pour  lui  chercher  con- 
dition ;  qu'ayant  entendu  parler  de  lui  et  de 
sa  fille  qu'il  était  près  de  marier,  il  avait  cru 
lui  faire  plaisir  en  lui  venant  offrir  une  jeune 
veuve  très-propre  à  servir  de  duègne  a  la  nou- 
velle mariée,  et  ajouta  que  le  mérite  de  sa  fille 
le  rendait  hardi  a  la  lui  offrir,  et  qu'il  en  se- 
rait pour  le  moins  aussi  satisfait  qu'il  l'avait 
pu  être  de  sa  bonne  mine. 

Avant  que  d*a  loiu,  il  faut  que  j'ap- 

prenne à  ceux  qui  ne  le  savent  pas  qui 
dames  en  Espagne  ont  des  duègnes  auprès 
d'elles  ;  et  ces  duègnes  sont  à  peu  près  la 
même  chose  que  les  gouvernantes  ou  dames 
d'honneur  que  nous  voyons  auprès  des  fem- 
de  gran.le  condition.  Il  faut  que  je  dise  encore 
que  ces  duègnes  sont  des  animaux  rigides  et 
fâcheux,  aussi  redoutés  pour  le  moins  que  les 
belies-meres. 

Rodrigue  joua  si  bien  son  personnage,  et 
Victoria,  brlle  comme  elle  était,  parut,  en  son 

LI   »0*A*    COMigc»..  —  t.    I.  6 


162  LE  ROMAN  COMIQUE 

habit  simple,  si  agréable  et  de  si  bonne  au- 
gure aux  yeux  de  don  Pedro  de  Sylva,  qu'il  la 
retint  à  l'heure  même  pour  sa  fi]le.  Il  offrit 
même  à  Rodrigue  et  à  sa  femme  place  dans 
sa  maison.  Rodrigue  s'en  excusa,  et  lui  dit 
qu'il  avait  quelques  raisons  pour  ne  pas  reee- 
Toir  l'honneur  qu'il  voulait  lui  faire,  mais  que, 
logeant  dans  le  même  quartier,  il  serait  prêt 
ià  lui  rendre  service  toutes  les  fois  qu'il  vou- 
drait l'employer. 

Voilà  donc  Victoria  dans  la  maison  de  don 
Pedro,  fort  aimée  de  lui  et  de  sa  fille  Elvire, 
et  fort  enviée  de  tous  les  valets,  Don  Antoine 
de  Ribera,  qui  avait  fait  le  mariage  de  son 
infidèle  cousin  avec  la  fille  de  don  Pedro  de 
Sylva,  lui  venait  souvent  dire  que  son  cousin 
était  en  chemin  et  qu'il  lui  avait  écrit  en  par- 
tant de  Séville  :  cependant  ce  cousin  ne  venait 
point,  cela  le  mettait  fort  en  peine.  Don  Pedro 
et  sa  fille  ne  savaient  qu'en  penser,  et  Victo- 
ria y  prenait  encore  plus  de  part.  Don  Fer- 
nand  n'avait  garde  de  venir  si  vite. 

Le  jour  même  qu'il  partit  de  chez  Victoria, 
Dieu  le  punit  de  sa  perfidie.  En  arrivant  à 
Illescas,  un  chien,  qui  sortit  d'une  maison  à 
l'improviste,  fit  peur  à  son  mulet,  qui  lui 
froissa  une  jambe  contre  une  muraille,  et  le 
jeta  par  terre.  Don  Fernand  se  démit  une 
cuisse,  et  se  trouva  si  mal  de  sa  chute,  qu'il 
ne  put  passer  outre.  Il  fut  sept  ou  huit  jours 
entre  les  mains  des  médecins  et  chirurgiens 
du  pays,  qui  n'étaient  pas  des  meilleurs  ;  et 
son  mal  devenant  tous  les  jours  plus  dange- 
reux, il  fit  savoir  son  infortune  à  son  cousin, 
et  le  pria  de  lui  envoyer  un  brancard. 

A  cette  nouvelle,  on  s'affligea  de  sa  chute,  et 
an  se  réjouit  de  ce  que  Ton  savait  enfin  ce 
qu'il  était  devenu.  Victoria,  qui  l'aimait  en- 
core, en  fut  fort  inquiète.  Don  Antoine  en- 
voya quérir  don  Fernand;  il  fut  amené  à  Ma- 


le  :  ;ue  163 

drid,  où,  tandis  que  l'on  fît  des  habits  pour  lui 
et  pour  son  train,  qui  fut  fort  magnifique 
(car  il  était  aimé  de  sa  maison  ei  fort  riche}, 
les  chirurgiens  de  Madrid,  plus  habiles  que 
ceux  d'Iilescas,  le  guérirent  parfaitement.  Don 
Pedro  de  Sylva  et~sa  fille  Elvire  furent  avertis 
du  jour  que  don  Antoine  de  Ribera  devait  leur 
amener  son  cousin  don  Fernand.  Il  y  a  appa- 
rence que  la  jeune  Eivire  ne  se  négligea  pas, 
et  que  Victoria  ne  fut  pas  sans  émotion. 

Elle  vit  entrer  son  infidèle,  paré  comme  un 
nouveau  marié  ;  et,  s'il  lui  avait  plu  mal  vêtu 
et  mal  en  ordre,  elle  le  trouva  l'homme  du 
monde  de  la  meilleure  mine  en  ses  habits  de 
noces.  Don  Pedro  n'en  fut  pas  moins  satisfait. 
et  sa  fille  eût  été  bien  difficile  si  elle  eût  trouve 
quelque  chose  à  redire.  Tous  les  domestiques 
regardèrent  le  serviteur  de  leur  jeune  maî- 
tresse de  toute  la  grandeur  de  leurs  yeux,  et 
tout  le  monde  de  la  maison  en  eut  le  cœur 
épanoui,  à  la  réserve  de  Victoria,  qui  sans 
doute  l'eut  bien  serré.  Don  Fernand  fut 
charmé  de  la  beauté  d'Elvire,  et  avoua  à  son 
cousin  qu'elle  était  encore  plus  belle  que  son 
portrait.  Il  lui  fit  ses  premiers  compliments 
en  homme  d'esprit,  et  parlant  à  elle  et  à  son 
père,  s'abstint  le  plus  qu'il  put  de  toutes  les 
sottises  que^dit  ordinairement  à  un  be^'  - 
il  à  une  maîtresse  un  homme  qui  demande  à 
le  marier.  Don  Pedro  de  Sylva  s'enferma  dans 
un  cabinet  avec  les  deux  cousins  et  avec  un 
homme  d'affaires,  pour  ajouter  quelque  chose 
qui  manquait  aux  articles.  Cependant  Elvire 
demeura  dans  la  chambre,  environnée  de  tou- 
tes ses  femmes,  qui  se  réjouissaient  devant 
elle  de  la  bonne  mine  de  son  serviteur.  La 
seule  Victoria  demeura  froide  et  sérieuse  au 
milieu  des  emportements  des  autres.  Elvire  le 
remarqua,  et  la  tira  à  oart  pour  lui  dire 
.  qu'elle  s'étonnait  de  ce  qu'elle  ne  lui  disait 


164  LE  ROMAN  COMIQUE 

rien  de  l'heureux  choix  que  son  père  avait 
fait  d'un  gendre  qui  paraissait  avoir  tant  de 
mérite  ;  et  ajouta  qu'au  moins  par  flatterie  ou 
par  civilité,  elle  lui  en  devait  dire  quelque 
chose. 

—  Madame,  lui  dit  Victoria,  ce  qui  paraît 
de  votre  serviteur  est  si  fort  à  son  avantage, 
qu'il  n'est  point  nécessaire  de  vous  le  louer. 
ÎJa  froideur,  que  vous  avez  remarquée,  ne 
vient  point  d'indifférence  ;  et  je  serais  indi- 
gne des  bontés  que  vous  avez  pour  moi  si  je 
ne  prenais  part  à  tout  ce  qui  vous  touche.  Je 
me  serais  donc  réjouie  de  votre  mariage  aussi 
bien  que  les  autres,  si  je  connaissais  moins 
celui  qui  doit  être  votre  mari.  Le  mien  était 
de  Sévïlie  et  sa  maison  n'était  pas  éloignée  de 
celle  du  père  de  votre  serviteur.  Il  est  de  bonne 
maison,  il  est  riche,  il  est  bien  fait,  et  je  veux 
croire  qu'il  a  de  l'esprit  ;  enfin  il  est  digne  de 
vous  :  mais  vous  méritez  l'affection  tout  en- 
tière d'un  homme,  et  il  ne  peut  vous  donner 
ce  qu'il  n'a  pas.  Je  m'abstiendrais  bien  de 
Tous  dire  des  choses  qui  peuvent  vous  dé> 
ylaire  ;  mais  je  ne  m'acquitterais  pas  cle  tout 
t-:e  que  je  vous  dois  si  je  ne  vous  découvrais 
tout  ce  que  je  sais  de  don  Fernand,  dans  une 
affaire  d'où  dépend  le  bonheur  ou  le  malheur 
de  votre  vie. 

Elvire  fut  fort  étonnée  de  ce  que  lui  dit  sa 
gouvernante;  elle  la  pria  de  ne  pas  différer 
davantage  à  lui  éclaircir  les  doutes  qu'elle  lui 
avait  mis  dans  l'esprit.  Victoria  lui  dit  que 
cela  ne  se  pouvait  dire  devant  ses  servantes, 
ni  en  peu  de  paroles.  Elvire  feignit  d'avoir  af- 
faire en  sa  chambre,  où  Victoria  lui  dit,  aus- 
sitôt" qu'e-le  se  vit  seule  avec  elle,  que  Fer- 
nand de  Ribera  était  amoureux,  à  Séville, 
d'une  Lucrèce  de  Monsalve,  demoiselle  fort 
aimable,  quoique  fort  pauvre,  qu'il  en  avait 
trois  enfants,  sous  promesse  de  mariage  ;  que, 


LE   ROMAN'    COMÏQCE  165 

du  vivant  du  père  de  Ribera,  la  chose  avait 
été  tenue  secrète;  et  qu'après  sa  mort  Lu- 
crèce lui  ayant  demandé  l'accomplissement  de 
sa  promesse,  il  s'était  extrêmement  refroidi  ; 
qu'elle  avait  remis  cette  affaire  entre  les 
mains  de  deux  gentilshommes  de  ses  parents, 
que  cela  avait  fait  grand  éclat  dans  Sévi 
que  don  Fernand  s*en  était  absenté  qn 
temps  par  le  conseil  de  ses  amis,  pour  éviter 
les  parents  de  cette  Lucrèce,  qui  le  cher*-- 
chaient  partout  pour  le  tuer.  Elle  ajouta  que 
l'affaire  était  dans  cet  état  quand  elle  quitta 
Séville  il  y  avait  un  mois,  et  que  le  bruit  cou- 
rait en  même  temps  que  don  Fernand  allait 
se  marier  à  Madrid.  Elvire  ne  put  s'empêcher 
de  lui  demander  si  cette  Lucrèce  était  fort 
belle.  Victoria  lui  dit  qu'il  ne  lui  manquait 
que  du  bien,  et  la  laissa  fort  rêveuse,  et  réso- 
lue d'informer  promptement  son  père  de  ce 
qu'elle  venait  d'apprendre.  On  vint  l'appeler 
en  même  temps  pour  venir  trouver  son  servi- 
teur, qui  avait  achevé  avec  son  père,  ce  qui 
les  avait  fait  retirer  en  particulier.  Elvire  s'y 
en  alla  ;  et  en  attendant,  Victoria  demeura 
dans  l'antichambre,  ou  elle  vit  entrer  ce  même 
valet  qui  accompagnait  son  infidèle  quand 
elle  le  reçut  si  généreusement  en  sa  maison 
auprès  de"  Tolède.  Ce  valet  apportait  a  son 
maître  un  paquet  de  lettres  qu'on  lui  avait 
donné  à  la  poste  de  Séville.  Il  ne  put  recon- 
naître Victoria,  que  la  coiffure  de  veuve  avait 
fort  déguisée.  Il  la  pria  de  le  faire  parler  à 
son  maître,  pour  lui  donner  ses  lettres.  Elle 
lui  dit  qu'il  ne  lui  pourrait  parler  de  long- 
temps ;  mais  que,  s'il  voulait  lui  confier  son 
paquet,  elle  irait  le  lui  porter  quand  on  pour- 
rait lui  parler.  Le  valet  n'en  fit  -point  de 
difficulté,  et  lui  ayant  remis  son  paquet 
entre  les  mains,  s'en  retourna  où  il  avait  af- 
faire. Victoria,  qui  n'avait  rien  à  négliger, 


168  LE   R0MA3  COMIQUE 

monta  dans  sa  chambre,  ouvrit  le  paquet,  et 
en  moins  de  rien  le  referma,  y  ajoutant  une 
lettre  qu'elle  écrivit  à  la  hâte.  Cependant  les 
deux  cousins  achevèrent  leur  visite.  Elvire  v:': 
le  paquet  de  don  Fernand  entre  les  mains  d  ; 
sa  gouvernante,  et  lui  demanda  ce  que  c'é- 
tait. Victoria  lui  dit  d'un  air  indifférent  quo 
le  valet  de  don  Fernand  le  lui  avait  donné 
pour  le  rendre  à  son  maître,  et  qu'elle  allait 
envoyer  après,  parce  qu'elle  ne  s'était  point 
trouvée  quand  il  était  sorti.  El  vire  lui  dit 
qu'il  n'y  avait  point  de  danger  à  l'ouvrir,  et 
que  l'on  y  trouverait  peut-être  quelque  chose 
de  l'affaire  qu'elle  lui  avait  apprise.  Victoria, 
qui  ne  demandait  pas  mieux,  l'ouvrit  eneore 
une  fois.  Elvire  en  regarda  toutes  les  lettrer, 
et  ne  manqua  pas  de  s'arrêter  sur  celle  qu'elle 
vit  écrite  en  lettres  de  femme,  qui  s'adressai;: 
&  Fernand  de  Ribera  à  Madrid.  Voici  ce  qu'elle 
y  lut  : 

«  Votre  absence  et  la  nouvelle  que  j'ai  ap- 
prise que  l'on  vous  mariait  à  la  cour?  vous 
ieront  bientôt  perdre  une  personne  qui  vous 
aime  plus  que  sa  vie,  si  vous  ne  venez  bientôt 
la  désabuser  et  accomplir  ce  que  vous  ne  pou- 
vez différer  ou  lui  refuser  sans  une  froideur 
ou  une  trahison  manifeste.  Si  ce  que  l'on  dit 
de  vous  est  véritable,  et  si  vous  ne  songez 
olus  au  tort  que  vous  me  faites,  et  à  nos  en- 
fants, au  moins  devriez-vous  songer  à  votre 
vie ,  que  mes  cousins  sa  liront  bien  vous  faire 
perdre  quand  vous  me  réduirez  à  les  en  prier, 
puisqu'ils  ne  vous  la  laissent  qu'à  ma  prière. 

»  LOCRÈCE  DE  MONSÀLVE. 

»  De  Séville,  etc.  » 

Elvire  ne  douta  plus  de  tout  ce  qup  lui  avait 
dit  sa  gouvernante,  après  la  lecture  de  cette 
lettre.  Elle  la  fit  voir  à  son  père,  qui  ne  put 


LE  ROMAX  COMIQUE  167 

assez  s'étonner  qu'un  .gentilhomme  de  condi- 
tion fût  assez  lâche  pour  manquer  de  fidélité 
à  une  demoiselle  qui  le  valait  bien,  et  de  qui 
il  avait  eu  des  enfants.  A  l'heure  même,  il  alla 
s'en  informer  plus  amplement  d'un  gentil- 
homme de  Séville  de  ses  grands  amis,  par  le- 
quel il  avait  déjà  été  instruit  du  bien  et  des 
affaires  de  don  Féru  and. 

A  peine  tut-il  sorti,  que  don  Fernand  vint 
demander  ses  lettres,  suivi  de  son  valet,  qui 
lui  avait  dit  que  la  gouvernante  de  sa  maî- 
tresse s'était  charg-ée  de   les  lui  rendre.  Il 
trouva  El  vire  dans  la  salle,  et  lui  dit  que  quoi- 
que deux  visites  lui  fussent  pardonnables  dans 
Tes  termes  où  il  était  avec  elle,  il  ne  venait 
pas  tant  pour  la  voir  que  pour  lui  demander 
ses  lettres,  que  son  valet  avait  laissées  à  sa 
gouvernante.  Elvire  lui  répondit  qu'elle  les 
avait  prises  ;  qu'elle  avait  eu  la  curiosité  d'ou- 
vrir le  paquet,  ne  doutant  point  qu'un  homme 
de  son  âge  n'eût  quelque  attachement  de  ga- 
lanterie dans  une  grande  ville  comme  Séville  ; 
et  que,  si  sa  curiosité  ne  l'avait  pas  beaucoup 
satisfaite,  elle  lui  avait  appris  en  récompense 
ue  ceux  qui  se  mariaient  ensemble  avant  de 
E  connaître  hasardaient  beaucoup.  Elle  ajouta 
nsuite  qu'elle  ne  voulait  pas  lui  retarder  da- 
antage  le  plaisir  de  lire  ses  lettres;  enache- 
ant  ces  paroles,  elle  lui  donna  son  paquet  et 
i  lettre  contrefaite  ;  et,  lui  faisant  la  révé- 
-ance,  le  quitta  sans  attendre  la  réponse. 

Don  Fernand  demeura  fort  étonné  de  ce 
-'-d'il  entendit  dire  a  sa  maîtresse,  n  lut  la 
ettre  supposée,  et  vit  bien  que  l'on  voulait 
roubler  son  mariage  par  une  fourbe.  Il  s'a- 
•iressa  à  Victoria,  qui  était  demeurée  dans  la 
>a!le,  et  lui  dit,  sans  s'arrêter  beaucoup  à  sou 
isage,  que  quelque  ri  rai  ou  quelque  personne 
malicieuse  avait  supposé  ia  lettre  qu'il  venait 
.e  lire. 


168  LE    ftOilA.N   COMIQUE 

—  Moi,  une  femme  dans  Séville  !  s'écria-t-il 
tout  étonné;  moi  des  enfants!  Ah!  si  ce  n'est 
la  plus  imprudente  imposture  du  monde,  je 
veux  qu'on  me  coupe  la  tête. 

Victoria  lui  dit  qu'il  pouvait  bien  être  inno- 
cent, mais  que  sa  maîtresse  ne  pouvait  moins 
faire  que  de  s'en  éclaircir,  et  que  très-assuré- 
mént  le  mariage  ne  passerait  pas  outre  que 
don  Pedro  ne  fût  assuré,  par  un  gentilhomme 
de  Séville  de  ses  amis,  qu'i)  était  allé  chercher 
exprès,  que  cette  prétendue  intrigue  fut  sup- 
posée. 

—  C'est  ce  que  je  souhaite,  lui  répondit  don 
Fernand,  et  s'il  y  a  seulement  dans  Séville 
une  dame  qui  ait  nom  Lucrèce  de  Monsaive, 
je  veux  ne  passer  jamais  pour  un  homme 
d'honneur;  et  je  vous  prie,  continua-t-il,  si 
vous  êtes  bien  dans  l'esprit  d'Elvire,  comme 
je  n'en  doute  pas,  de  me  l'avouer,  afin  que  je 
vous  conjure  de  me  rendre  de  bons  offices  au- 
près d'elle. 

—  Je  crois  sans  vanité,  lui  répondit  Victo- 
ria, qu'elle  ne  fera  pas  pour  un  autre  ce  qu'elle 
m'aura  refusé,  mais  je  connais  aussi  son  hu- 
meur :  on  ne  l'apaise  pas  aisément  quand  elle 
se  croit  désobligée.  Et  comme  toute  l'espé- 
rance de  ma  fortune  n'est  fondée  que  sur  la 
bonne  volonté  qu'elle  a  pour  moi,  je  n'irai  pas 
lui  manquer  de  complaisance  pour  en  avoir 
trop  pour  vous,  et  hasarder  de  me  mettre  mal 
auprès  d'e;le,  en  tâchant  de  lui  ôter  la  mau- 
vaise opinion  qu'elle  a  de  votre  sincérité.  Je 
suis  pauvre,  ajouta- t-elle,  et  c'est  à  moi  beau- 
coup perdre  que  de  ne  gagner  pas.  Si  ce  qu'elle 
m'a  promis  pour  me  remarier  m'allait  manquer, 
je  serais  veuve  toute  ma  vie,  quoique,  jeune 
comme  je  suis,  je  puisse  encore  plaire  à  quel- 
que honnête  homme  ;  mais  on  dit  bien  vrai 
que  sans  argent... 

Elle  allait  enfiler  un  long  prône  de  gouver- 


LE  ROMAN  COMIQUE  169 

liante  ;  car*  pour  la  bien  contrefaire,  il  fallait 
parler  beaucoup.  Mais  don  Fernand  lui  dit  en 
l'interrompant. 

—  Rendez-moi  le  service  que  je  vous  de- 
mande, et  je  vous  mettrai  en  état  de  pou- 
voir vous  passer  des  récompenses  de  votre 
maîtresse;  et  pour  vous  montrer,  ajouta-t-il, 
que  je  veux  vous  donner  autre  chose  que  des 
paroles,  donnez-moi  du  papier  et  de  l'encre,  et 
je  vous  ferai  une  promesse  de  ce  que  vous 
voudrez. 

—  Jésus!  monsieur,  lui  dit  la  fausse  gou- 
vernante, la  parole  d'un  honnête  homme  suf- 
fit ;  mais,  pour  vous  plaire,  je  m'en  vais  qué- 
rir ce  que  vous  demandez. 

Elle  revint  avec  ce  qu'il  fallait  pour  faire 
une  promesse  de  plus  de  cent  millions  d'or  : 
et  don  Fernand  fut  si  galant  homme,  ou  plu- 
tôt il  avait  la  possession  d'Elvire  tellement  à 
cœur,  qu'il  lui  écrivit  son  nom  en  blanc  dans 
une  feuille  de  papier,  pour  l'obliger  par  cette 
confiance  à  le  servir  de  bonne  façon. 

Voilà  Victoria  sur  les  nues;  elle  promit  des 
merveilles  à  don  Fernand,  et  lui  dit  qu'elle 
voulait  être  la  plus  malheureuse  du  monde  si 
elle  n'allait  travailler  en  cette  affaire  comme 
pour  elle-même  et  elle  ne  mentait  pas.  Don 
Fernand  la  quitta  rempli  d'espérance,  et  Ro- 
drigue Santillane,  son  écuyer,  qui  passait  pour 
son  père,  l'étant  venu  voir  pour  apprendre  ce 
qu'elle  avait  avancé  pour  son  dessein,  elle  lui 
en  rendit  compte  et  lui  montra  le  blanc  signé, 
dont  il  loua  Dieu  avec  elle  de  ce  que  tout 
semblait  contribuer  à  sa  satisfaction.  Pour  ne 
point  perdre  de  temps  il  s'en  retourna  à  son 
logis,  que  Victoria  avait  loué  à  côté  de  celui 
de  don  Pedro,  comme  je  vous  l'ai  déjà  dit,  et 
là  il  écrivit,  au-dessus  du  seing  de  don  Fer- 
nand, une  promesse  de  mariage  attestée  de 
témoins,  et  datée  du  temps  que  Victoria  reçut 


170  LE  ROMAN   COMIQUE 

cet  infidèle  dans  sa  maison  des  champs.  II 
écrivait  aussi  bien  qu'homme  qui  fût  en  Es- 
pagne, et  avait  si  bien  étudié  la  lettre  de  don 
Fernand  sur  des  vers  qu'il  avait  écrits  de  sa 
main,  et  qu'il  avait  laissés  à  Victoria,  que  don 
Fernand  même  s'y  fût  trompé. 

Don  Pedro  de  Sylva  ne  trouva  point  le  gen- 
tilhomme qu'il  était  ailé  chercher  pour  s'in- 
former du  mariage  de  don  Fernand  ;  il  laissa 
un  billet  â  son  logis,  et  revint  au  sien,  où  le 
soir  même  Elvire  ouvrit  son  cœur  à  sa  gou- 
vernante, et  lui  assura  qu'elle  désobéirait  plu- 
tôt à  son  père  que  d'épouser  jamais  don  Fer- 
nand, lui  avouant  de  plus  qu'elle  était  engagée 
d'affection  avec  un  Diego  de  Maradas,  il  y 
avait  longtemps  ;  qu'elle  avait  déféré  à  son 
père,  en  forçant  son  inclination  pour  lui  plaire  ; 
et  puisque  Dieu  avait  permis  que  la  malivaise 
foi  de  don  Fernand  fût  découverte,  qu'elle 
croyait  en  le  refusant  obéir  à  la  volonté  divine 
qui  semblait  lui  destiner  un  autre  époux. 

Vous  devez  croire  que  Victoria  fortifia  Elvire 
dans  ses  bonnes  résolutions,  et  ne  lui  parla 
pas  alors  selon  l'intention  de  don  Fernand. 

—  Don  Diego  de  Maradas,  lui  dit  alors  El- 
vire, est  mal  satisfait  de  moi,  à  cause  que  je 
l'ai  quitté  pour  obéir  à  mon  père  ;  mais  aussi- 
tôt que  je  le  favoriserai  seulement  d'un  regard, 
je  suis  assurée  de  le  faire  revenir,  quand  il 
serait  aussi  éloigné  de  moi  que  don  Fernand 
l'est  de  sa  Lucrèce. 

—  Ecrivez-lui,  mademoiselle,  lui  dit  Victo- 
ria, et  je  m'offre  à  lui  porter  votre  lettre. 

Elvire  fut  ravie  de  voir  sa  gouvernante  si 
favorable  à  ses  desseins.  Elle  fit  mettre  les 
chevaux  au  carrosse  pour  Victoria,  qui  monta 
dedans  avec  un  beau  poulet  pour  don  Diego; 
et,  s'étant  fait  descendre  chez  son  père  San- 
tillane,  renvoya  le  carrosse  de  sa  maîtresse, 
disant  au  cocher  qu'elle  irait  bien  à  pied  où 


LE  ROMAN'  COMIQUE  171 

.  -.niait  aller. Le  "bon  Santillane  lui  fit  voir 
la  promesse  de  mariage  qu'il  avait  faire  ;  et 
elle  écrivit  aussitôt  deux  billets,  l'un  à  Diego 
bradas,  et  l'autre  à  Pedro  de  Sylva,  père 
de  sa  maîtresse.  Par  ces  t  -  nés  Victo- 

ria Portocarrero. elle  leur  ensei-  logis, 

et  les  priait  de  les  venir  trouver  pour  une  af- 
e  qui  lui  était  de  grande  importance.  Tan- 
dis que  l'on  porta  ces  billets  à  ceux  à  qui  ils 
étaient  adressés,  Victoria  quitta  son  habit 
simple  de  veuve,  s'habilla  richement,  fit  na- 
raître  ses  cheveux,  que  l'on  assurait  avoir  été 
•-:  3s  plus  beaux,  et  se  coiffa  en  dame  fort  ga- 
lante. 

Don  Diego  de  Maradas  la  vint  trouver  un 
moment  après,  pour  savoir  ce  que  lui  voulait 
une  dame  dont  il  n'avait  jamais  entendu  par- 
ler. Elle  le  reçut  fort  civilement  ;  et  à  peine 
avait-il  pris  un  siège  auprès  d'elle,  qu'on  lui 
vint  dire  que  Pedro  de  Sylva  demandait  à  la 
voir.  Elle  pria  don  Diego  de  se  cacher  dans 
son  alcôve,  en  rassurant  qu'il  lui  importait 
extrêmement  d'entendre  la  conversation  quelle 
allait  avoir  avec  don  Pedro.  Il  fit  sans  résis- 
tance ce  que  voulut  une  dame  si  beLe  et  de 
si  bonne  mine,  et  don  Pedro  fut  introduit  dans 
la  chambre  de  Victoria,  qu'il  ne  put  recon- 
naître, tant  sa  coiffure  différente  de  celle 
qu'elle  portait  chez  lui,  et  la  richesse  de  ses 
habits,  avait  augmenté  sa  bonne  mine  et  chan- 
gé Pair  de  son  visage.  Elle  fit  asseoir  don  Pe- 
dro en  un  lieu  où  don  Diego  pouvait  entendre 
ce  qu'elle  lui  disait,  et  lui  parla  en  ces 

.•mes  : 

—  Je  croi?,  monsieur,  que  je  dois  vous  ap- 
prendre d'abord  qui  je  suis,  pour  ne  vous  lais- 
ser pas  plus  longtemps  dans  l'impatience  où 
vous  devez  être  de  le  savoir.  Je  suit  de  To- 
lède, de  la  maison  de  Portocarrero  ;  j'ai  été 
mariée  à  seize  ans  et  me  suis  trouvée  veuve 


1T2  LE  ROMAN  COMIQUE 

six  mois  après  mon  mariage.  Mon  père  por- 
tait ia  croix  de  saint  Jacques,  et  mon  frère  est 
de  Tordre  de  Calatrava. 

Don  Pedro  l'interrompit  pour  lui  dire  que 
son  père  avait  été  de  ses  intimes  amis. 

—  Ce  que  vous  m'apprenez  là  me  réjouit 
extrêmement,  lui  répondit  Victoria,  car  j'aurai 
besoin  de  beaucoup  d'amis  dans  l'affaire  dont 
j'ai  à  vous  parler. 

Elle  apprit  ensuite  à  don  Pedro  ce  qui  lui 
était  arrivé  avec  don  Fernand,  et  lui  mit  entre 
les  mains  la  promesse  que  Santillane  avait 
contrefaite,  aussitôt  qu'il  l'eut  lue,  elle  reprit 
la  parole  et  lui  dit: 

—  Vous  savez,  monsieur,  à  quoi  l'honneur 
oblige  une  personne  de  ma  condition.  Quand 
ia  justice  ne  serait  pas  de  mon  côté,  mes  pa- 
rents et  mes  amis  ont  beaucoup  de  crédit  et 
sont  assez  intéressés  dans  mon  affaire  pour 
la  porter  aussi  loin  qu'elle  puisse  aller.  J'ai 
cru,  monsieur,  que  je  devais  vous  avertir  de 
mes  prétentions,  afin  que  vous  ne  passiez  pas 
outre  dans  le  mariage  de  mademoiselle  votre 
fille.  Elle  mérite  mieux  qu'un  homme  infidèle 
et  je  vous  crois  trop  sage  pour  vous  opiniâ- 
trer  à  lui  donner  un  mari  qu'on  pourrait  lui 
disputer. 

—  Quand  il  serait  grand  d'Epagne,  répondit 
don  Pedro,  je  n'en  voudrais  point  s'il  était  in- 
juste; non-seulement  il  n'épousera  point  ma 
fille,  mais  encore  je  lui  défendrai  ma  maison, 
et  pour  vous,  madame,  je  vous  offre  ce  que 
j'ai  de  crédit  et  d'amis.  J'avais  déjà  été  averti 
qu'il  était  homme  à  prendre  son  plaisir  par- 
tout où  il  le  trouve,  et  même  de  le  chercher 
aux  dépens  de  sa  réputation.  Etant  de  cette 
humeur,  quand  bien  même  il  ne  serait  pas  à 
vous,  il  ne  serait  jamais  à  ma  fille,  laquelle, 
s'il  plaît  à  Dieu,  ne  manquera  point  de  maris 
dans  la  cour  d'Espagne. 


Don  Pedro  ne  demeura  pas  davantage  avec 
Victoria,  voyant  qu'elle  n'avait  plus  rien  à 
lui  dire  -,  et  Victoria  fit  sortir  don  Diego  de 
derrière  son  alcôve,  d'où  il  avait  entendu 
toute  la  conversation  qu'elle  avait  eue  avec  le 
père  de  sa  maîtresse.  Elle  ne  fit  donc  point 
une  seconde  relation  de  son  histoire  :  elle  lui 
donna  la  lettre  d'Eivire,  qui  le  ravit  d'aise,  et 
Darce  qu'il  eût  pu  être  en  peine  de  savoir 
par  quelle  voie  elle  était  venue  en  ses  mains, 
elle  lui  fit  confidence  de  sa  métamorphose  en 
duègne,  sachant  bien  qu'il  avait  autant  d'in- 
térêt qu'elle  à  tenir  la  chose  secrète. 

Don  Diego,  avant  de  quitter  Victoria,  écri- 
vit à  sa  maîtresse  une  lettre  où  la  joie  de  voir 
ses  espérances  ressuscitées  faisait  bien  juger 
du  déplaisir  qu'il  avait  eu  quand  il  les  avait 
perdues.  Il  se  sépara  de  la  belle  veuve,  qui 
prit  aussitôt  son  habit  de  gouvernante,  et 
s'en  retourna  chez  Don  Pedro. 

Cependant,  don  Fernand  de  Ribera  était  allé 
chez  sa  maîtresse  et  y  avait  mené  son  cousin 
don  Antoine  pour  tâcher  de  raccommoder  ce 
qu'avait  gâté  la  lettre  contrefaite  par  Victo- 
ria. Don  Pedro  les  trouva  avec  sa  fille,  qui 
était  bien  empêchée  à  leur  répondre  ;  car, 
pour  la  justification  de  don  Fernand,  ils  ne 
demandaient  pas  mieux  que  l'on  s'informât* 
dans  Séville  même,  s'il  y  avait  jamais  eu  une 
Lucrèce  de  Monsalve.  ils  redirent  devant  don 
Pedro  tout  ce  qui  devait  servir  à  la  décharge 
de  don  Fernand.  A  quoi  il  répondit  que,  si 
rattachement  avec  la  dame  de  Séville  était 
une  fourbe,  il  était  aisé  de  la  détruire  ;  mais 
qu'il  venait  de  voir  une  dame  de  Tolède,  nom- 
mée Victoria  Portocarrero,  à  qui  don  Fernand 
avait  promis  mariage,  et  à  qui  il  devait  en- 
core davantage,  pour  en  avoir  été  généreuse- 
ment assisté  sans  en  être  connu  ;  qu'il  ne  1° 
pouvait  nier,  puisqu'il  lui  avait  donné  une  pro- 


messe  écrite  de  sa  main  ;  et  ajouta  qu'un  gen- 
tilhomme d'honneur  ce  devait  point  songer 
à  se  marier  à  Madrid,  l'étant  déjà  à  Tolède. 

En  achevant  ces  paroles,  il  fit  voir  aux  deux 
cousins  la  promesse  de  mariage  en  bonne 
forme.  Don  Antoine  reconnut  l'écriture  de 
son  cousin  ;  et  don  Fernand  qui  s'y  trompait 
lui-même,  quoiqu'il  sût  bien  qu'if  ne  l'avait 
jamais  écrite,  devint  l'homme  du  monde  le 
plus  confus. 

Le  père  et  la  fille  se  retirèrent,  après  les 
avoir  salués  assez  froidement.  Don  Antoine 
querella  son  cousin  de  ravoir  employé  dans 
une  affaire,  tandis  qu'il  songeait  à  une  autre. 
Ils  remontèrent  dans  leur  carrosse,  où  don  An- 
toine, ayant  fait  avouer  à  don  Fernand  son 
mauvais  procédé  avec  Victoria,  lui  reprocha 
cent  fois  la  noirceur  de  son  action,  et  lui  re- 
présenta les  fâcheuses  suites  qu'elle  pouvait 
avoir.  Il  lui  dit  qu'il  ne  fallait  plus  songer  à 
se  marier,  non-seulement  dans  Madrid,  mais 
dans  toute  l'Espagne,  et  qu'il  serait  bien  heu- 
reux d'en  être  quitte  pour  épouser  Victoria 
sans  qu'il  lui  en  coûtât  du  sang,  ou  peut-être 
la  vie,  le  frère  de  Victoria  n'étant  pas  un 
homme  à  se  contenter  d'une  simple  satisfac- 
tion clans  une  affaire  d'honneur.  Ce  fut  à  don 
Fernand  à  se  taire,  tandis  que  son  cousin  lui 
faisait  tant  de  reproches.  Sa  conscience  le  con- 
vainquait suffisamment  d'avoir  trompé  et 
trahi  ime  personne  qui  l'avait  obligé  ;  et  cette 
promesse  le  faisait  devenir  fou,  ne  pouvant 
comprendre  par  quel  enchantement  on  la  lui 
t  fait  écrire. 

Victoria  étant  revenue  chez  don  Pedro  en  son 
habit  de  veuve,  donna  la  lettre  de  don  Diego 
à  Eivire,  laquelle  lui  conta  que  les  deux  cou- 
sins étaient  venus  pour  se  justifier  ;  mais  qu'il 
y  avait  bien  autre  chose  à  reprocher  à  don 
x1  ernand  que  ses  amours  avec  la  dame  de  Se- 


LE  RflHAM  COMIQUE  173 

ville.  Ere  lui  apprit  ensuite  ce  qu'elle  savait 
mieux  qu'elle,  dont  elle  fit  bien  l'étonnée,  dé- 
testant cent  fois  la  méchante  action  de  don 
Ternand.  Ce  jour-là  même,  Elvire  fut  priée 
d'aller  voir  représenter  une  comédie  chez  une 
de  ses  parentes. 

Victoria,  qui  ne  songeait  qu'à  son  affaire, 
espéra  que  si  Elvire  la  voulait  croire,  cette  co- 
médie ne  serait  pas  inutile  à  ses  desseins.  Elle 
dit  à  sa  jeune  maîtresse  que,  si  elle  voulait  voir 
don  Diego,  il  n'y  avait  rien  de  si  aisé  ;  que 
la  maison  de  son  père  Santillane  était  le  lieu 
le  plus  commode  du  monde  pour  cette  entre- 
vue, et  que,  la  comédie  ne  commençant  qu'à 
minuit,  elle  pouvait  partir  de  bonne* heure,  et 
avoir  vu  don  Diego  sans  arriver  trop  tard 
chez  sa  parente.  Elvire,  qui  aimait  véritable- 
ment don  Diego,  et  qui  ne  s'était  laissée  aller 
à  épouser  don  Fernand  que  par  la  déférence 
qu'elle  avait  aux  volontés  de  son  père,  n'eut 
point  de  répugnance  à  ce  que  lui  proposa 
Victoria. 

Elles  montèrent  en  carrosse  aussitôt  que 
don  Pedro  fut  couché,  et  allèrent  descendre 
au  logis  que  Victoria  avait  loué.  Santillane, 
comme  maître  de  la  maison,  en  fit  les  hon- 
neurs, secondé  par  Béatrix,  qui  jouait  le  per- 
sonnage de  sa  femme,  belle-mère  de  Victoria. 
Elvire  écrivit  un  billet  à  don  Diego,  qui  lui 
fat  porté  à  l'heure  même  ;  et  Victoria  en  par- 
ticulier en  fit  un  à  don  Fernand,  au  nom  d'El- 
vire,  par  lequel  elle  lui  mandait  au'il  ne  tien- 
drait qu'à  lui  que  leur  mariage  ne  s'ach-vàt  ; 
qu'elle  y  était  engagée  par  son  mérita,  et 
qu'elle  ne  voulait  point  se  rendre  malheu- 
reuse pour  être  trop  complaisante  à  la  mau- 
vaise humeur  de  son  père.  Par  le  même  billet 
elle  lui  donnait  des  enseignes  si  remarqua- 
bles pour  trouver  sa  maison,  qu'il  était  im- 
possible de  la  manQuer. 


176  LE  ROMAN  COMIQUE 

Ce  second  billet  partit  quelque  temps  après 
celui  qu'Elvire  avait  écrit  à  don  Diego. 

Victoria  en  fit  un  troisième,  que  Santillane 
porta  lui-même  à  Pedro  de  Sylva,  par  lequel 
elle  lui  donnait  avis  en  gouvernante  de  bien 
et  d'honneur,  que  sa  fille,  au  lieu  d'aller  à  la 
comédie  s'était  fait  mener  à  la  maison  où  lo- 
geait son  père  ;  qu'elle  avait  envoyé  quérir 
don  Fernand  pour  l'épouser  ;  et  que,  sachant 
bien  qu'il  n'y  consentirait  jamais,  elle  avait 
cru  l'en  devoir  avertir,  pour  lui  témoigner 
qu'il  ne  s'était  point  trompé  dans  la  bonne 
opinion  qu'il  avait  eue  d'elle  en  la  choisissant 
pour  gouvernante  d'Elvire.  Santillane  de  plus 
avertit  don  Pedro  de  ne  venir  point  sans  un 
alguazil,  que  nous  appelons  à  Paris  un  com- 
missaire. 

Don  Pedro,  qui  était  déjà  couché,  se  fit  ha- 
biller à  la  hâte,  l'homme  du  monde  le  plus  en 
colère.  Pendant  qu'il  s'habillera,  et  qu'il  en- 
verra quérir  un  commissaire,  retournons  voir 
ce  qui  se  passe  chez  Victoria.  Par  une  heu- 
reuse rencontre,  les  billets  furent  reçus  par 
les  deux  amoureux.  Don  Diego,  qui  avait  reçu 
le  sien  le  premier,  arriva  aussi  le  premier  *à 
l'assignation.  Victoria  le  reçut,  et  le  mit  dans 
une  chambre  avec  Elvire.  Je  ne  m'amuserai 
point  à  vous  dire  les  caresses  que  ces  jeunes 
amants  se  firent  ;  don  Fernand,  qui  frappe  à  la 
porte,  ne  m'en  donne  pas  le  temps.  Victoria  alla 
lui  ouvrir  elle-même,  après  lui  avoir  bien  fait 
valoir  le  service  qu'elle  lui  rendait,  dont  l'amou- 
reux gentilhomme  lui  fit  cent  remerciements, 
lui  promettant  encore  plus  qu'il  ne  lui  avait 
donné.  Elle  le  mena  dans  une  chambre,  où 
elle  le  pria  d'attendre  Elvire,  qui  allait  arriver, 
et  l'enferma  sans  lui  laisser  de  la  lumière,  lui 
disant  que  sa  maîtresse  le  voulait  fiinsi,  et 
qu'ils  n'auraient  pas  été  un  moment  ensem- 
ble qu'elle  ne  se  rendît  visible  ;  mais  qu'il  fal- 


LE  ROMA.N   COMIQUE  177 

lait  donner  cela  à  la  pudeur  d'une  jeune  fille 
de  condition,  laquelle,  dans  une  action  si 
hardie,  aurait  peine  à  s'accoutumer  d'abord  à 
la  vue  de  celui  même  pour  l'amour  de  qui 
elle  la  faisait. 

Cela  fait,  Victoria,  le  plus  diligemment 
qu'il  lui  fut  possible,  se  fit  extrêmement  leste, 
et  s'ajusta  autant  que  le  peu  de  temps  qu'elle 
avait  le  put  permettre.  Elle  entra  dans  la 
chambre  où  était  don  Fernand,  qui  n'eut  pas 
la  moindre  défiance  qu'elle  ne  fut  Eivire, 
n'étant  pas  moins  jeune  qu'elle,  et  ayant  sur 
elle  des  habits  et  des  parfums  à  la  mode  d'Es- 
pagne, qui  eussent  fait  passer  la  moindre  ser- 
vante pour  une  personne  de  condition. 

Là-dessus,  don  Pedro,  le  commissaire  et 
Santillane  arrivèrent.  Ils  entrent  dans  la 
chambre  où  était  Eivire  avec  son  serviteur. 
Les  jeunes  amants  furent  extrêmement  sur- 
pris. Don  Pedro,  dans  les  premiers  mouve- 
ments de  sa  colère,  en  fut  si  aveuglé,  qu'il 
çensa  donner  de  son  épée  à  celui  qu'il  croyait 
être  don  Fernand.  Le  commissaire,  qui  avait 
reconnu  don  Diego,  lui  cria,  en  lui  arrêtant 
le  bras,  qu'il  prît  garde  à  ce  qu'il  faisait. 
et  que  ce  n'était  pas  Fernand  de  Ribera  qui 
était  avec  sa  fille,  mais  don  Diego  de  Mara- 
das,  homme  d'aussi  grande  condition  et  aussi 
riche  que  lui.  Don  Pedro  en  usa  en  homme 
sage  et  releva  lui-même  sa  fille,  qui  s'était 
jetée  à  genoux  devant  lui.  Il  considéra  que, 
s'il  lui  donnait  de  la  peine  en  s'opposant  à 
son  mariage,  il  s'en  donnerait  aussi,  et  qu'il 
ne  lui  aurait  pas  trouvé  un  meilleur  parti 
quand  il  l'aurait  choisi  lui-même.  Santillane 
pria  don  Pedro,  le  commissaire  et  tous  ceux 
qui  étaient  dans  la  chambre  de  le  suivre,  et 
les  mena  dans  celle  où  don  Fernand  était  en- 
i  fermé  avec  Victoria.  On  la  fit  ouvrir  au  nom 
du  roi.  Don  Fernand  l'ayant  ouverte,  et  voyant 


118  LE  ROMAN   COMIQUE 

don  Pedro  accompagné  d'un  commissaire,  il 
leur  dit  avec  beaucoup  d'assurance,  qu'il  étaib 
avec  sa  femme  Elvire  de  Sylva.  Don  Pedro 
lui  répondit  qu'il  se  trompait/que  sa  fille  était 
mariée  à  un  autre. 

—  Et  pour  vous,  ajouta-t-il,  vous  ne  pouvez 
plus  désavouer  que  Victoria  Portocarrero  ne 
soit  votre  femme. 

Victoria  se  fit  alors  connaître  à  son  infidèle, 
qui  se  trouva  le  plus  confus  homme  du  mon- 
de. Elle  lui  reprocha  son  ingratitude,  à  quoi 
il  n'eut  rien  à  répondre,  et  encore  moins  au 
commissaire,  qui  lui  dit  qu'il  ne  pouvait  faire 
autrement  que  de  le  mener  en  prison.  Enfin 
le  remords  de  sa  conscience,  la  peur  d'aller  en 
prison,  les  exhortations  de  don  Pedro,  qui  lui 
parla  en  homme  d'honneur,  les  larmes  de  Vic- 
toria, sa  beauté,  qui  n'était  pas  moindre  que 
celle  d'Elvire,  et  plus  que  toute  autre  chose,  un 
reste  de  générosité  qui  s'était  conservée  dans 
Tâme  de  don  Fernand,  malgré  toutes  les  dé- 
bauches et  les  emportements  de  sa  jeunesse, 
le  forcèrent  de  se  rendre  a  la  raison  et  au 
mérite  de  Victoria.  Il  l'embrassa  avec  ten- 
dresse; elle  pensa  s'évanouir  en  sa  présence, 
et  il  y  a  apparence  que  les  baisers  de  don 
Fernand  ne  servirent  pas  peu  à  l'en  empêcher. 
Don  Pedro,  don  Diego  et  Elvire  prirent  part 
au  bonheur  de  Victoria ,  et  Santillane  et  Béa- 
trix  en  pensèrent  mourir  de  joie.  Don  Pedro 
donna  force  louanges  à  don  Fernand  d'avoir 
si  bien  réparé  sa  faute.  Les  deux  jeunes  da- 
mes s'embrassèrent  avec  autant  de  témoigna- 
ges d'amitié  que  si  elles  eussent  baisé  leurs 
amants.  Don  Diego  de  Maradas  fit  cent  pro- 
testations d  obéissance  à  son  beau-père,  ou  du 
moins  qui  devait  l'être  bientôt.  Don  Pedro, 
avant  de  s'en  retourner  chez  lui  avec  sa  fille, 
prit  la  parole  des  uns  et  des  autres,  que  le 
lendemain  ils  viendraient  tous  dîner  chez  lui, 


LE  R0XÀX  COMIQUE  179 

où  quinze  jours  durant  il  voulait  que  la  ré- 
jouissance fît  oublier  les  inquiétudes  que  l'on 
avait  souffertes.  Le  commissaire  en  fut  ins- 
tamment prié  ;  il  promit  de  s'y  trouver.  Don 
Pedro  le  ramena  chez  lui,  et  don  Fernand  de- 
meura avec  Victoria,  qui  eut  alors  autant  de 
sujet  de  se  réjouir  qu'elle  en  avait  eu  de  s'af- 
fliger. 

XXIII.  —  Malheur  imrrévu  qui  fut  cause  qu'on  ne 
joua  poinl  la  comédie. 

Inezilla  conta  son  histoire  avec  une  grâce 
merveilleuse  :  Roquebrune  en  fut  si  satisfait, 
qu'il  lui  prit  la  main  et  la  lui  baisa  par  force. 
Elle  lui  dit  en  espagnol  que  l'on  souffrait  tout 
des  grands  seigneurs  et  des  fous,  de  quoi  la 
Rancune  lui  sut  bon  gré  en  son  âme.  Le  vi- 
sage de  cette  Espagnole  commençait  à  se  pas- 
ser, mais  on  y  voyait  encore  de  b'eaux  restes  ; 
et  quand  elle  eût  été  moins  belle,  son  esprit 
l'eût  rendue  préférable  aune  plus  jeune. Tous 
ceux  qui  avaient  ouï  son  histoire,  demeurè- 
rent d'accord  qu'elle  l'avait  rendue  agréable 
en  une  langue  qu'elle  ne  savait  pas  encore,  et 
dans  laquelle  elle  était  contrainte  de  mêler 
quelquefois  de  l'italien  et  de  l'espagnol  pour 
se  faire  bien  entendre.  L'Etoile  lui  dit  qu'au 
heu  de  lui  faire  des  excuses  de  l'avoir  tant  fait 
parler,  elle  attendait  des  remercîments  d'elle 
pour  lui  avoir  donné  moyen  de  faire  voir 
qu'elle  avait  beaucoup  d'esprit. 

Le  reste  de  l'après-dïner  se  passa  en  con- 
versation :  le  jardin  fut  plein  de  dames  et  des 
S  lus  honnêtes  gens  de  la  ville,  jusqu'à  l'heure 
u  souper.  On  soupa  à  la  mode  du  Mans,  c'est- 
à-dire  que  l'on  fit  fort  bonne  chère,  et  tout  le 
monde  prit  place  pour  entendre  la  comédie. 

Mais  mademoiselle  de  la  Caverne  et  sa  fille 


180  LE  ROMAN  COMIQUE 

ne  s'y  trouvèrent  point  :  on  les  envoya  cher- 
cher ;  on  fut  une  demi-heure  sans  en  avoir  de 
nouvelles.  Enfin,  on  ouït  une  grande  rumeur 
hors  de  la  salle,  et  presque  en  même  temps 
on  vit  entrer  la  pauvre  la  Caverne  écheveiée. 
le  visage  meurtri  et  sanglant,  et  criant  comme 
une  femme  furieuse,  que  l'on  avait  enlevé  sa 
fille.  A  cause  des  sanglots  qui  la  suffoquaient, 
elle  avait  tant  de  peine  à  parler,  qu'on  en  eut 
beaucoup  à  apprendre  d'elle  que  des  hommes 
qu'elle  ne  connaissait  point  étaient  entrés  dans 
le  jardin  par  une  porte  de  derrière,  comme 
elle  répétait  son  rôle  avec  sa  fille  ;  que  l'un 
d'eux  l'avait  saisie,  auquel  elle  avait  pensé 
arracher  les  yeux,  voyant  que  deux  autres 
emmenaient  sa  fille;  que  cet  homme  l'avait 
mise  en  l'état  où  on  la  voyait,  et  s'était  remis 
à  cheval  et  ses  compagnons  aussi ,  dont  l'un 
tenait  sa  fille  devant  lui.  Elle  dit  encore 
qu'elle  les  avait  suivis  longtemps  criant  :  «  Aux 
voleurs!  »  mais  que,  n'étant  entendue  de  per- 
sonne, elle  était  revenue  demander  du  se- 
cours. 

Et,  achevant  de  parler,  elle  se  mit  si  fort  à 
pleurer  qu'elle  fit  pitié  à  tout  le  monde.  Toute 
l'assemblée  s'en  émut.  Destin  monta  sur  un 
cheval,  sur  lequel  Ragotin  venait  d'arriver  du 
Mans  (je  ne  sais  pas  au  vrai  si  c'était  le  même 
qui  l'avait  déjà  jeté  par  terre).  Plusieurs  jeu- 
nes hommes  de  la  compagnie  montèrent  sur 
les  premiers  chevaux  qu'ils  trouvèrent  et  cou- 
rurent  après  Destin,  qui  était  déjà  bien  loin. 
La  Rancune  et  l'Olive  allèrent  à  pied  avec  leurs 
épées,  après  ceux  qui  allèrent  à  cheval.  Ro- 
quebrune  demeura  avec  l'Etoile  et  Inezilla,  qui 
consolaient  la  Caverne  le  mieux  qu'elles  pou- 
vaient. On  a  trouvé  à  redire  de  ce  qu'il  ne  sui- 
vit pas  ses  compagnons.  Quelques-uns  ont 
cru  que  c'était  par  poltronnerie,  et  d'autres, 
plus  indulgents,  ont  trouvé  qu'il  n'avait  pas 


LE  ROMAN  COMIQUE  Î8i 

mal  fait  de  demeurer  auprès  de  ces  dames. 

Cependant,  on  fut  réduit  dans  la  compagnie 
à  danser  aux  chansons,  le  maître  de  la  mai- 
son n'ayant  point  fait  Tenir  de  violons  à  cause 
de  la  comédie.  La  pauvre  la  Caverne  se  trouva 
si  mal  qu'elle  se  coucha  dans  un  des  lits  de  la 
chambre  où  étaient  leurs  hardes.  L'Etoile  en 
eut  soin  comme  si  c'eut  été  sa  mère,  et  Ine- 
zilla  se  montra  fort  officieuse.  La  malade  pria 
qu'on  la  laissât  seule,  et  Roquebrune  mena  les 
deux  dames  dans  la  salle  ou  était  la  compa- 
gnie. 

A  peine  y  avaient-elles  pris  place;  qu'une 
des  servantes  de  la  maison  vint  dire  a  l'Etoile 
que  la  Caverne  la  demandait.  Elle  dit  au  poëte 
et  à  l'Espagnole  qu'elle  allait  revenir  et  alla 
trouver  sa  compagne.  Il  y  a  apparence  que  si 
Roquebrune  fut  habile  homme,  il  profita  de 
l'occasion  et  représenta  ses  nécessités  à  l'a- 
gréable Inezilla. 

Cependant,  aussitôt  que  la  Caverne  vit  l'E- 
toile, elle  la  pria  de  fermer  la  porte  de  la  cham- 
bre et  de  s'approcher  de  son  lit. 

Aussitôt  qu'elle  la  vit  auprès  d'elle,  la  pre- 
mière chose  qu'elle  fit  ce  fut  de  pleurer  comme 
si  elle  n'eût  fait  que  commencer,  et  de  lui 
prendre  les  mains,  qu'elle  lui  mouilla  de  ses 
larmes,  pleurant  et  sanglotant  de  la  plus 
pitoyable  façon  du  monde.  L'Etoile  voulut  la 
consoler  en  lui  faisant  espérer  que  sa  fille  se- 
rait bientôt  trouvée ,  puisque  tant  de  gens 
étaient  allés  après  les  ravisseurs. 

—  Je  voudrais  qu'elle  n'en  revînt  jamais,  lui 
répondit  la  Caverne  en  pleurant  encore  plus 
fort;  je  voudrais  qu'elle  n'en  revînt  jamais,  ré- 
péta-t-ellr,  et  que  je  n'eusse  qu'à  la  regretter; 
mais  il  faut  que  je  la  blâme,  que  je  la  haïsse, 
et  que  je  me  repente  de  l'avoir  mise  au  monde. 
Tenez,  dit-elle,  en  donnant  un  papier  à  l'Etoile, 
voyez  l'honnête  ccm^a^ue  aue  vous  aviez  et 


182  LE  ROMAN   COMIQUE 

lisez  dans  cette  lettre  l'arrêt  de  ma  mort  et 
l'infamie  de  ma  fille. 

La  Caverne  se  remit  à  pleurer ,  et  l'Etoile 
lut  ce  que  vous  allez  lire,  si  vous  en  voulez 
prendre  la  peine  : 

«  Voua  ne  devez  point  douter  de  tout  ce 
que  je  vous  ai  dit  de  ma  bonne  maison  et  de 
mon  bien,  puisqu'il  n'y  a  pas  apparence  que 
je  trompe  par  une  imposture  une  personne  à 
oui  je  ne  puis  me  rendre  recommandable  que 
par  ma  sincérité.  C'est  par  là,  belle  Angéli- 
que, que  je  puis  vous  mériter.  Ne  différez  donc 
point  de  me  promettre  ce  que  je  vous  demande, 
puisque  vous  n'aurez  à  me  le  donner  qu'alors 
que  vous  ne  pourrez  plus  douter  de  ce  que  je 

Aussitôt  qu'elle  eut  achevé  de  lire  cette  let- 
tre, la  Caverne  lui  demanda  si  elle  en  con- 
naissait récriture. 

—  Comme  la  mienne  propre,  lui  dit  l'Etoilej 
c'est  de  Léandre,  le  valet  de  mon  frère,  qui 
écrit  tous  nos  rôles. 

—  C'est  le  traître  qui  me  fera  mourir,  lui 
répondit  la  pauvre  comédienne.  Voyez  s'il  ne 
g  y  prend  pas  bien,  ajouta-t-elle  encore,  en 
mettant  une  autre  lettre  du  même  Léandre 
entre  les  mains  de  l'Etoile.  La  voici  mot  pour 
mot  :  «  Il  ne  tiendra  qu'à  vous  de  me  rendre 
heureux,  si  vous  êtes  encore  dans  la  résolu- 
tion où  vous  étiez  il  y  a  deux  jours.  Ce  fer- 
mier de  mon  père,  qui  me  prête  de  l'argent, 
m'a  envoyé  cent  pistoîes  et  deux  bons  che- 
vaux ;  c'est  plus  qu'il  ne  nous  faut  pour  passer 
en  Angleterre,  d'où  je  me  trompe  fort  si  un 
père  qui  aime  son  fils  unique  plus  que  sa  vie 
ne  condescend  à  tout  ce  qu'il  voudra  pour  le 
faire  bientôt  revenir.  »  Eh  bien,  que  dites- 
vous  de  votre  compagne  et  de  votre  valet,  de 
cette  fille  que  j'avais  si  bien  élevée,  et  de  ce 
jeune  homme  dont  nous  admirions  tous  l'es- 


LB  ROMAX  COMIQUE  183 

prit  et  la  sagesse  ?  Ce  qui  m'étonne  le  plus, 
c'est  que  je  ne  les  ai  jamais  vus  parler  ensem- 
ble, et  que  l'humeur  enjouée  de  ma  fille  ne 
l'eût  jamais  fait  soupçonner  de  pouvoir  deve- 
nir amoureuse;  et  cependant  elle  l'est,  ma 
chère  l'Etoile,  et  si  éperdument  qu'il  a 
plutôt  de  la  furie  que  de  l'amour.  Je  l'ai  tan- 
tôt surprise  écrivant  à  son  Léandre  en  des 
termes  si  passionnés,  que  je  ne  pourrais  le 
croire  si  je  ne  l'avais  vu.  Vous  ne  l'avez  ja- 
mais entendue  parler  sérieusement.  Ah  !  vrai- 
ment, elle  parle  bien  un  autre  langage  dans 
ses  lettres;  et  si  je  n'avais  déchiré  celle  que  je 
lui  ai  prise,  vous  m'avoueriez  qu'à  l'âge  de 
seize  ans  elle  en  sait  autant  que  celles  qui  ont 
vieilli  dans  la  coquetterie.  Je  l'avais  menée 
dans  ce  petit  bois  où  elle  a  été  enlevée,  pour 
lui  reprocher  sans  témoins  qu'elle  me  récom- 
pensait mal  de  toutes  les  peines  que  j'ai  souf- 
fertes pour  elle.  Je  vous  les  apprendrai,  ajou- 
ta-t-elle,  et  vous  verrez  si  jamais  fille  a  été  plus 
obligée  à  aimer  sa  mère. 

La  l'Etoile  ne  savait  que  répondre  à  de  si 
justes  plaintes;  et  puis  il  était  bon  de  laisser 
un  peu  prendre  cours  à  une  si  grande  afflic- 
tion, 

—  Mais,  reprit  la  Caverne,  s'il  aimait  tant 
ma  fille,  pourquoi  assassiner  sa  mère  ?  car  ce- 
lui de  ses  compagnons  qui  m'a  saisie  m'a 
cruellement  battue?  et  s'est  même  acharné  sur 
moi  longtemps  après  que  je  ne  lui  taisais  plus 
de  résistance.  Et  si  ce  malheureux  garçon  est 
si  riche,  pourquoi  eniève-t-il  ma  fille  comme 
un  voleur? 

La  Caverne  fut  encore  longtemps  à  se  plain- 
dre, la  l'Etoile  la  consolant  le  mieux  qu'elle 
pouvait.  Le  maître  de  la  maison  vint  voir  com- 
ment elle  se  portait,  et  lui  dire  qu'il  y  avait 
un  carrosse  prêt  si  elle  voulait  retourner  au 
Mans.   La  Caverne  le  pria  de  trouver  bon 


Î84  LE  ROMAN  COMIQUE 

qu'elle  passât  la  nuit  en  sa  maison,  ce  qu'il  lui 
accorda  de  bon  cœur.  L'Etoile  demeura  pour 
lui  tenir  compagnie,  et  quelques  dames  du 
Mans  reçurent  dans  leurs  carrosses  Inezilla, 
qui  ne  voulut  pas  être  si  longtemps  éloignée 
de  son  mari.  Roquebrune,  qui  n'osa  honnête- 
ment quitter  les  comédiennes,  en  fut  bien  fâ- 
ché :  on  n'a  pas  en  ce  monde  tout  ce  qu'on 
désire. 


DEUXIÈME  PARTIE 


S.  —  Qui  ne  sert  que  d'introduction  aux  autres. 

Le  soleil  donnait  à  plomb  sur  nos  antipodes 
et  ne  prêtait  à  sa  sœur  qu'autant  de  lumière 
qu'il  lui  en  fallait  pour  se  conduire  dans  une 
nuit  fort  obscure.  Le  silence  régnait  par  toute 
la  terre,  si  ce  n'était  dans  les  lieux  où  se  ren- 
contraient des  grillons,  des  hiboux  et  des  don- 
neurs de  sérénades.  Enfin,  tout  dormait  dans 
la  nature,  ou,  du  moins,  tout  devait  dormir. 
à  la  réserve  de  quelques  poëtes  qui  avaient 
dans  la  tête  des  vers  difficiles  à  tourner,  de 
quelques  malheureux  amants,  de  ceux  qu'on 
appelle  âmes  damnées,  et  de  tous  les  animaux, 


LE    ROMAN   COMIQUE  185 

tant  raisonnables  que  brutes,  qui,  cette  nuit- 
là,  avaient  quelque  chose  à  faire.  Il  n'est  pas 
nécessaire  de  vous  dire  que  Destin  était  de 
ceux  qui  ne  dormaient  pas,  non  plus  que  les 
ravisseurs  de  mademoiselle  Angélique,  qu'il 
poursuivait  autant  que  pouvait  galoper  un 
cheval  à  qui  les  nuages  dérobaient  souvent  la 
faible  clarté  de  la  lune.  Il  aimait  tendrement 
mademoiselle  de  :a  Caverne,  parce  qu'elle  était 
fort  aimable,  et  qu'il  était  assuré  d'en  être  aimé, 
et  sa  fille  ne  lui  était  pas  moins  chère  ;  outre 
que  sa  mademoiselle  de  l'Etoile,  obligée  à  faire 
la  comédie,  n'eut  pu  trouver  en  toutes  les  ca- 
ravanes des  comédiens  de  campagne  deux 
comédiennes  qui  eussent  plus  de  vertu  que 
ces  deux-là.  Ce  n'est  pas  à  dire  qu'il  n'y  en 
ait  de  la  profession  qui  n'en  manquent  point: 
mais,  dans  l'opinion  du  monde,  qui  se  trompe 

§  eut-être,  elles  en  sont  moins  chargées  que 
e  vieilles  broderies  et  de  fard.  Notre  géné- 
reux comédien  courait  donc  après  ces  ravis- 
seurs avec  plus  de  vitesse  et  plus  d'animosité 
que  les  Lapithes  ne  coururent  après  les  Cen- 
taures. Il  suivit  d'abord  une  longue  allée,  sur 
laquelle  répondait  la  porte  du  jardin  par  où 
Angélique  avait  été  enlevée,  et,  après  avoir 
galopé  quelque  temps,  il  enfila  au  hasard  un 
chemin  creux,  comme  le  sont  la  plupart  de 
ceux  du  Maine.  Ce  chemin  était  plein  d'or- 
nières et  de  pierres  ;  et,  quoiqu'il  fit  clair  de 
lune,  l'obscurité  y  était  si  grande,  que  Destin 
ne  pouvait  faire  aller  son  cheval  plus  vite  que 
le  pas.  Il  maudissait  intérieurement  un  si  mau- 
vais chemin,  quand  il  se  sentit  sauter  en 
croupe  quelque  homme  ou  quelque  diable  qui 
lui  passa  les  bras  autour  du  cou.  Destin  eut 
grand'peur,  et  son  cheval  en  fut  si  fort  effrayé, 
qu'il  l'eût  jeté  par  terre,  si  le  fantôme  qui  l'a- 
vait investi  et  qui  le  tenait  embrassé  ne  l'eût 
affermi  dans  la   selle,  son  cheval  s'emporta 


186  LE   ROMAN   COMIQUE 

comme  un  cheval  qui  avait  peur,  et  Destin  le 
hâta  à  coups  d'éperons,  sans  savoir  ce  qu'il 
faisait,  fort  mal  satisfait  de  sentir  deux  bras 
nus  autour  de  son  cou,  et  contre  sa  joue  un 
visage  froid  qui  soufflait  par  reprise  à  la  ca- 
dence du  galop  du  cheval.  La  carrière  fut 
longue,  parce  que  le  chemin  n'était  pas  court. 
Enhn,  à  Ventrée  d'une  lande,  le  cheval  modéra 
sa  course  impétueuse,  et  Destin  sa  peur,  car 
on  s'accoutume  à  la  longue  aux  maux  les  plus 
insupportables.  La  lune  luisait  assez  pour  lui 
faire  voir  qu'il  avait  un  grand  homme  nu  en 
croupe  et  un  vilain  visage  auprès  du  sien.  Il 
ne  lui  demanda  point  qui  il  était  :  je  ne  sais 
si  ce  fut  par  discrétion.  Il  fit  toujours  conti- 
nuer le  galop  à  son  cheval,  qui  était  fort  es- 
soufflé, et.  lorsqu'il  l'espérait  le  moins,  le  ca- 
valier croupier  se  laissa  tomber  à  terre  et  se 
mit  à  rire.  Destin  repoussa  son  cheval  de  plus 
belle,  et,  regardant  derrière  lui,  il  vit  son  fan- 
tôme qui  courait  à  toutes  jambes  vers  le  lieu 
d'où  il  était  venu.  Il  a  avoué  depuis  que  l'on 
ne  peut  avoir  plus  de  peur  qu'il  en  eut.  A  cent 
pas  de  là,  il  trouva  un  grand  chemin  qui  le 
conduisit  dans  un  hameau  dont  il  trouva  tous 
les  chiens  éveillés,  ce  qui  lui  fit  croire  que  ceux 
qu'il  suivait  pouvaient  y  avoir  passé.  Pour  s'en 
eclaircir,  il  fit  ce  quil  put  pour  éveiller  les 
habitants  endormis  de  trois  ou  quatre  mai- 
sons qui  étaient  sur  le  chemin.  Il  n'en  put 
avoir  audience  et  fut  querellé  de  leurs  chiens. 
Enfin,  ayant  entendu  crier  des  enfants  dans 
la  dernière  maison  qu'il  trouva,  il  en  fit  ouvrir 
la  porte  à  force  de  menaces,  et  apprit  d'une 
femme  en  chemise,  qui  ne  lui  parla  qu'en  trem- 
blant, quedesgendarmesavaientpassé  par  leur 
village  il  n'y  avait  pas  longtemps,  et  qu'ils  em- 
menaient avec  eux  une  femme  qui  pleurait  bien 
fort  et  qu'ils  avaient  bien  de  la  peine  à  faire 
taire.  Il  conta  à  la  même  femme  la  rencontre 


L~  ROMàH  comique  187 

qu'il  avait  faite  de  l'homme  nu,  et  elle  lui  ap- 
prit que  c'était  un  paysan  de  leur  village  qui 
était  devenu  fou  et  qui  courait  les  champs.  Ce 
que  cette  femrne^iui  dit  de  ces  gens  de  cheval 
qui  avaient  passé  par  son  hameau  lui  donna 
courage  de  passer  outre,  et  lui  fit  hâter  le 
train  de  sa  bete.  Je  ne  vous  dirai  point  com- 
bien de  fois  elle  broncha  et  eut  peur  de  son 
ombre,  il  suffit  que  vous  sachiez  qu'il  s'égara 
dans  un  bois,  et  que  tantôt  ne  voyant  goutte, 
et  tantôt  éclairé  de  la  lune,  il  trouva  le  jour 
auprès  d'une  métairie,  où  il  jugea  à  propos  de 
faire  repaître  son  cheval,  et  où  nous  le  lais- 
serons. 

II.  —  Des  bottes. 

Pendant  que  Destin  courait  à  tâtons  après 
ceux  qui  avaient  enlevé  Angélique,  la  Rancune 
et  l'Olive,  qui  n'avaient  pas  tant  à  cœur  que 
lui  cet  enlèvement,  ne  coururent  pas  si  rite 
que  lui  après  les  ravisseurs,  outre  qu'ils 
étaient  à  pied.  Ils  n'allèrent  donc  pas  loin,  et, 
ayant  trouvé  dans  le  prochain  bourg  une  hô- 
tellerie qui  n'était  pcis  encore  fermée,  ils  y 
demandèrent  à  coucher.  On  les  mit  dans  une 
chambre  où  était  déjà  couché  un  hôte,  noble 
ou  roturier,  qui  y  avait  soupe,  et  qui,  ayant  à 
faire  diligence  pour  des  affaires  qui  ne  sont 
pas  venues  à  ma  connaissance,  faisait  état  de 
partir  à  la  pointe  du  jour.  L'arrivée  des  comé- 
diens ne  servit  pas  au  dessein  qu'il  avait  d'être 
à  cheval  de  bonne  heure,  car  il  en  fut  éveill :, 
et  peut-être  en  pesta-t-il  en  son  âme:  mais  la 
présence  de  deux  hommes  d'assez  bonne  mine 
fut  peut-être  cause  qu'il  n'en  témoigna  rien. 
La  Rancune,  qui  était  fort  honnête,  lui  fit 
d'abord  des  excuses  de  ce  qu'ils  troublaient 
son  repos,  et  lui  demanda  ensuite  d'où  il  ve- 
nait. Il  lui  dit  qu'il  venait  d'Anjou,  e: 


1£8  LE  ROMAN  COMIQUE 

s'en  allait  en  Normandie  pour  une  affaire 
pressée.  La  Rancune,  en  se  déshabillant,  et 
pendant  qu'on  chauffait  des  draps,  continuait 
ses  questions  ;  mais  comme  elles  n'étaient  uti- 
les ni  à  l'un  ni  à  l'autre,  et  que  13  pauvre 
homme  qu'on  avait  éveillé  n'y  trouvait  pas 
son  compte,  il  le  pria  de  le  laisser  dormir.  La 
Rancune  lui  en  fit  des  excuses  fort  cordiales, 
et  en  même  temps,  l'amour-propre  lui  faisant 
oublier  celui  du  prochain,  il  résolut  de  s'ap- 
proprier une^  paire  de  bottes  neuves  qu'un 
garçon  de  l'hôtellerie  venait  de  rapporter  dans 
la  cnambre  après  les  avoir  nett03'ées.  L'Olive, 
qui  n'avait  alors  autre  envie  que  de  bien  dor- 
mir, se  jeta  dans  le  lit,  et  la  Rancune  demeu- 
ra auprès  du  feu,  moins  pour  voir  la  fin  du 
fagot  qu'on  avait  allumé  que  pour  contenter 
la  noble  ambition  d'avoir  une  paire  de  bottes 
neuves  aux  dépens  d'autrui.  Quand  il  crut 
l'homme  qu'il  allait  voler  bien  et  dûment  en- 
dormi, il  prit  ses  bottes  qui  étaient  au  pied  de 
son  lit,  et,  les  avant  chaussées  à  cru,  sans  ou- 
blier de  s'attacher  les  éperons,  s'alla  mettre  ain- 
si botté  et  éperonné  qu'il  était  auprès  del'Olive. 
Il  faut  croire  qu'il  se  tint  sur  le  bord  du  lit, 
de  peur  que  ses  jambes  armées  ne  touchas- 
sent aux  jambes  nues  de  son  camarade,  qui 
ne  se  fût  pas  tu  d'une  si  nouvelle  façon  de  se 
mettre  entre  deux  draps,  et  ainsi  a'urait  pu 
faire  avorter  son  entreprise.  Le  reste  de  la 
nuit  se  passa  assez  paisiblement.  La  Rancune 
dormit  ou  en  fit  le  semblant.  Les  coqs  chan- 
tèrent; le  jour  vint,  et  l'homme  qui  couchait 
dans  la  chambre  de  nos  comédiens  se  fit  allu- 
mer du  feu  et  s'habilla.  Il  fut  question  de  se 
botter  ;  une  servante  lui  présenta  les  vieilles 
bottes  de  la  Rancune,  qu'il  rebuta  rudement: 
on  lui  soutint  qu'elles  étaient  à  lui;  il  se  mit 
en  colère,  et  fit  une  rumeur  diabolique.  L'hôte 
monta  dans  la  chambre,  et  lui  jura  foi  de 


LE  ROMAN  COMIQUE  189 

maître  cabaretier,  qu'il  n'y  avait  point  d'au- 
tres bottes  que  les  siennes,  non-seulement 
dans  la  maison,  mais  aussi  dans  le  village,  le 
curé  même  n'allant  jamais  à  cheval.  Là-des- 
sus, il  voulut  lui  parler  des  bonnes  qualités  de 
son  curé,  et  lui  conter  de  quelle  façon  il  avait 
eu  sa  cure,  et  depuis  quand  il  la  possédait.  Le 
babil  de  l'hôte  acheva  de  lui  faire  perdre  pa- 
tience. La  Rancune  et  l'Olive,  qui  s'étaient 
éveillés  au  bruit,  prirent  connaissance  de 
l'affaire,  et  la  Rancune  exagéra  l'énormité  du 
cas  et  dit  à  l'hôte  que  cela  était  bien  vilain. 

—  Je  me  soucie  d'une  paire  de  bottes  neu- 
ves comme  d'une  savate,  disait  le  pauvre  dé- 
botté à  la  Rancune;  mais  il  y  va  d'une  affaire 
de  grande  importance  pour  un  homme  de  con- 
dition, à  oui  j'aimerais  moins  avoir  manqué 
qua  mon*  propre  père;  et  si  je  trouvais  les 
plus  méchantes  bottes  du  monde  à  vendre, 
j'en  donnerais  plus  qu'on  ne  m'en  demande- 
rait. 

La  Rancune,  qui  s'était  mis  le  corps  hors  du 
lit,  haussait  les  épaules  de  temps  eh  temps  et 
ne  lui  répondait  rien,  se  repaissant  les  yeux 
de  l'hôte  et  de  la  servante  qui  cherchaient 
inutilement  les  bottes,  et  du  malheureux  qui 
lit  perdues,  qui  cependant  maudissait  sa 
vie  et  méditait  peut-être  quelque  chose  de  fu- 
neste, quand  la  Rancune,  par  une  générosité 
sans  exemple,  et  qui  ne  lui  était  pas  ordinaire, 
dit  tout  haut,  en  s'enfonçant  dans  son  lit 
comme  un  homme  qui  meurt  d'envie  de  dor- 
mir : 

—  Morbleu,  monsieur,  ne  faites  plus  tant  de 
bruit  pour  vos  bottes,  et  prenez  les  miennes, 
mais  à  condition  que  vous  nous  laisserez  dor- 
mir, comme  vous  voulûtes  hier  que  j'en  risse 
autant. 

Le  malheureux,  qui  ae  Tétait  plus  puisqu'il 
retrouvait  des  bottes^  eut  peine  à  croire  ce 


190  LE  ROMAN  COMIQUE 

qu'il  entendait  :  il  fit  un  grand  galimatias  de 
mauvais  remercîments  d'un  ton  de  voix  si 
passionné,  que  la  Rancune  eut  peur  qu'à  la 
fin  il  ne  vînt  l'embrasser  dans  son  lit. 

Il  s'écria  donc  en  colère,  et  jurant  docte- 
ment : 

—  Eh,  morbleu!  monsieur,  que  vous  êtes 
fâcheux,  et  quand  vous  perdez  vos  bottes,  et 
quand  vous  remerciez  ceux  qui  vous  en  don- 
nent! Au  nom  de  Dieu,  prenez  les  miennes 
encore  un  coup,  et  je  ne  vous  demande  autre 
chose,  sinon  que  vous  me  laissiez  dormir,  ou 
bien  rendez-moi  mes  bottes  et  faites  tant  de 
bruit  que  vous  voudrez. 

Il  ouvrait  la  bouche  pour  répliquer,  quand 
la  Rancune  s'écria  : 

—  Ah  !  mon  Dieu!  que  je  dorme  ou  que  mes 
bottes  me  demeurent! 

Le  maître  du  logis,  à  qui  une  façon  de  par- 
ler si  absolue  avait  donne  beaucoup  de  respect 
pour  la  Rancune,  poussa  hors  de  la  chambre 
son  hôte,  qui  n'en  fût  pas  demeuré  là,  tant  il 
avait  de  ressentiment  d'une  paire  de  bottes  si 
généreusement  donnée.  Il  fallut  pourtant  sor- 
tir de  la  chambre  et  s'aller  botter  dans  la 
cuisine  :  alors  la  Rancune  se  laissa  aller  au 
sommeil  plus  tranquillement  qu'il  n'avait  fait 
la  nmt,  sa  faculté  de  dormir  n'étant  plus 
combattue  du  désir  violent  des  bottes  et  de 
la  crainte  d'être  pris  sur  le  fait.  Pour  l'Olive, 
qui  avait  mieux  employé  la^nuit  que  lui,  il  se 
leva  de  grand  matin,  et,  s'étant  fait  tirer  du 
vin,  il  s'amusa  à  boire,  n'ayant  rien  de  meil- 
leur à  faire. 

La  Rancime  dormit  jusqu'à  onze  heures. 

Comme  il  s'habillait,  Ra^otin  entra  dans  la 
chambre.  Le  matin  il  avait  visité  les  comé- 
diennes, et  mademoiselle  de  l'Etoile  lui  ayant 
reproché  qu'elle  ne  le  croyait  guère  de  ses 
amis,  puisqu'il  n'était  pas  de  ceux  qui  cou- 


LE  ROMAN  COMIQUE  191 

raient  après  sa  compagne,  il  lui  promit  de  ne 
retourner  point  dans  le  Mans  qu'il  n'en  eût 
appris  des  nouvelles,  mais  n'ayant  pu  trouver 
de  cheval  ni  à  louer,  ni  à  emprunter,  il  n'eût 
pu  tenir  sa  promesse  si  son  meunier  ne  lui 
eût  prêté  un  mulet  sur  lequel  il  monta  sans 
bottes  et  arriva,  comme  je  viens  de  vous  le 
dire,  dans  le  bourg  où  avaient  couché  les 
deux  comédiens. 

La  Rancune  avait  l'esprit  fort  présent  ;  il  ne 
vit  pas  plutôt  Ragotin  en  souliers,  qu'il  crut 
que  le  hasard  lui  fournissait  un  beau  moyen 
de  cacher  son  larcin,  dont  il  n'était  pas  peu  en 
peine.  Il  lui  dit  donc  d'abord  qu'il  le  priait  de 
lui  prêter  ses  souliers  et  de  vouloir  prendre 
ses  bottes  qui  le  bit  ssaient  à  un  pied,  à  cause 
qu'elles  étaient  neuves.  Ragotin  prit  ce  parti 
avec  grande  joie;  car,  en  montant  son  mulet, 
un  ardillon  qui  avait  percé  son  bas  lui  avait 
fait  regretter  de  n'être  pas  botté. 

11  fut  question  de  dîner,  Ragotin  paya  pour 
les  comédiens  et  pour  son  mulet.  Depuis  sa 
chute,  quand  la  carabine  tira  entre  ses  jam- 
bes, il  avait  fait  serment  de  ne  se  jamais 
mettre  sur  un  animal  de  monture  sans  pren- 
dre toutes  ses  sûretés.  Il  prit  donc  avantage 
pour  monter  sur  sa  bête  ;  mais  avec  toute  sa 
précaution,  il  eut  bien  de  la  peine  a  se  nlacer 
dans  le  bât  du  mulet.  Son  esprit  vif  ne  lui  per- 
mettait pas  d'être  judicieux,  et  il  avait  incon- 
sidérément relevé  les  bottes  de  la  Rancune, 
qui  lui  venaient  jusqu'à  la  ceinture  et  l'empê- 
chaient de  plier  son  petit  jarret,  qui  n'é- 
tait pas  le  plus  vigoureux  de  la  province. 

Enfin  donc,  Ragotin  sur  son  mulet  et  le9 
comédiens  à  pied,  suivirent  le  premier  che- 
min qu'ils  trouvèrent,  et  chemin  faisant,  Ra- 
gotin découvrit  aux  comédiens  le  dessein  qu'il 
avait  de  faire  la  comédie  avec  eux,  leur  pro- 
testant qu'encore  qu'il  fût  assuré  d'être  bien- 


Itfê  LE  ROMA*  10MIQOE 

tôt  le  meilleur  comédien  de  France,  il  ne  pré- 
tendait tirer  aucun  profit  de  son  métier,  qu'il 
roulait  le  faire  seulement  par  curiosité,  et 
pour  faire  voir  qu'il  était  né  pour  +out  ce  qu'il 
voulait  entreprendre.  La  Rancune  et  l'Olive  le 
fortifièrent  dans  sa  noble  envie,  et  à  force  de 
le  louer  et  de  lui  donner  courage,  le  mirent  en 
si  belle  humeur,  qu'il  se  prit  à  réciter  de  dessus 
son  mulet  des  vers  de  Pyrame  et  Thisbé  du 
poëte  Théophile.  Quelques  paysans  qui  ac- 
compagnaient une  charrette  chargée,  et  qui 
faisaient  le  même  chemin,  crurent  qu'il  prê- 
chait la  parole  de  Dieu,  le  voyant  déclamer  là 
comme  un  forcené.  Tandis  qu'il  récita,  ils 
eurent  toujours  la  tête  nue  et  le  respectèrent 
comme  un  prédicateur  de  grands  chemins. 


Paris.    Imprimerie  Nouvelle  (assoc.  ouv.),   14,  rue  des   jeûneurs 
G.  Masquin,  directeur. 


BIBLIOTHEQUE  NATIONALE 

COLLECTION  DES   MEILLEURS   AUTEURS  ANCIENS  ET  MODERNES 


SCARRON 


LE 


ROMAN  COMIQUE 


TOME   DEUXIEME 


PARIS 

LIBRAIRIE  DE  LA  BIBLIOTHÈQUE  NATIONALE 
2,   RUE    DE   VALOIS,   PALAIS-ROYAL,  2 

1880 
Tous   droits   réferrés 


LE  ROMAN  COMIQUE 

dgy* 

DEUXIÈME  PAïMe^:^    '" 

(  SUITE) 


III.  —  Histoire  de  la  Caverne. 

Les  deux  comédiennes  que  nous  avons  lais- 
sées dans  la  maison  où  Angélique  avait  été 
enlevée,  n'avaient  pas  plus  dormi  que  Destin. 
Mademoiselle  de  l'Etoile  s'était  mise  dans  le 
même  lit  que  la  Caverne,  pour  ne  la  laisser 

Sas  seule  avec  son  désespoir,  et  pour  tâcher 
e  lui  persuader  de  ne  s'affliger  pas  tant 
qu'elle  faisait.  Enfin,  jugeant  qu'une  affliction 
si  juste  ne  manquait  pas  de  raisons  pour  se 
défendre,  elle  ne  les  combattait  plus  par  les 
siennes  ;  mais  pour  faire  diversion,  elle  se  mit 
à  se  plaindre  de  sa  mauvaise  fortune  aussi 
fort  que  sa  compagne  faisait  de  la  sienne  ;  et 
ainsi  l'engagea  adroitement  à  lui  conter  ses 
aventures,  et  d'autant  plus  aisément,  que  la 
Caverne  ne  pouvait  souffrir  alors  que  quel- 
qu'un se  dît  plus  malheureux  qu'elle.  Elle 
essuya  donc  les  larmes  qui  lui  mouillaient  le 
visage  en  grande  abondance,  et,  soupirant 
une  bonne  fois  pour  n'avoir  pas  à  y  retourner 
sitôt,  elle  commença  ainsi  son  histoire  : 


4  LE    KtfMA^    bURllUUli 

Je  suis  née  comédienne,  fille  d'un  comédien, 
à  qui  je  n'ai  jamais  entendu  dire  qu'il  eût  des 
parents  d'autre  profession  que  de  la  sienne. 
Ma  mère  était  fille  d'un  marchand  sle  Mar- 
seille, qui  la  donna  à  mon  père  en  mariage, 
pour  le  récompenser  d'avoir  exposé  sa  vie 
pour  sauver  la  sienne,  qu'avait  attaquée  à  son 
avantage  un  officier  des  galères,  aussi  amou- 
reux de  ma  mère  qu'il  en  était  haï  Ce  fut 
une  bonne  fortune  pour  mon  père,  car  on  lui 
donna,  sans  qu'il  la  demandât,  une  femme 
jeune,  belle,  et  plus  riche  qu'un  comédien  de 
campagne  ne  la  pouvait  espérer.  Son  beau- 
père  fit  ce  qu'il  put  pour  lui  faire  quitter  sa 
profession,  lui  proposant  et  plus  d'honneur  et 
plus  de  profit  dans  celle  de  marchand;  mais 
ma  mère,  qui  était  charmée  de  la  comédie, 
empêcha  mon  père  de  la  quitter.  Il  n'avait 
point  de  répugnance  à  suivre  l'avis  que  lui 
donnait  le  père  de  sa  femme,  sachant  mieux 
qu'elle  que  la  vie  comique  n'est  pas  si  heu- 
reuse qu'elle  le  paraît.  Mon  pAre  sortit  de 
Marseille  un  peu  après  ses  noces  ,  emme- 
nant ma  mère  faire  sa  première  campagne, 
qui  en  avait  plus  grande  impatience  que 
lui,  et  en  fit  en  peu  de  temps  une  excel- 
lente comédienne.  Elle  fut  grosse  dès  la  pre- 
mière année  de  son  mariage,  et  accoucha  de 
moi  derrière  le  théâtre.  J'eus  un  frère  un 
an  après,  que  j'aimais  beaucoup,  et  qui  m'ai- 
mait aussi. Notre  troupe  était  corn  posé' j  de  notre 
famille  et  de  trois  comédiens,  dont  l'un  était 
marié  avec  une  comédienne  qui  jouait  les  se- 
conds rôles.  Nous  passions  un  jour  de  fête  par 
un  bourg  du  Périgord,  et  ma  mère,  l'autre 
comédienne  et  moi,  étions  sur  la  charrette 
qui  portait  notre  bagage,  et  nos  hommes  nous 
escortaient  à  pied,  quand  notre  petite  cara- 
vane fut  attaquée  par  sept  ou  huit  vilains 
hommes  si  ivres,  qu'ayant  fait  dessein  de 


LE  ROMAX   COMIQUE  5 

tirer  en  l'air  un  coup  d'arquebuse  pour  nous 
faire  peur,  j'en  fus  toute  couverte  de  dragées, 
et  ma  mère  en  fut  blessée  au  bras.  Ils  saisi- 
rent mon  père  et  deux  de  ses  camarades  avant 
qu'ils  pussent  se  mettre  en  défense,  et  les 
battirent  cruellement.  Mon  frère  et  le  plus 
jeune  de  nos  comédiens  s'enfuirent,  et  depuis 
ce  temps-là  je  n'ai  pas  entendu  parler  de  mon 
frère.  Les  habitants  du  bourg  se  joignirent  à 
ceux  qui  nous  faisaient  une  si  grande  vio- 
lence, et  firent  retourner  notre  charrette  sur 
ses  pas.  Ils  marchaient  fièrement  et  à  la  hâte, 
comme  des  gens  qui  ont  fait  un  grand  butin 
qu'ils  veulent  mettre  en  sûreté,  et  ils  faisaient 
un  bruit  à  ne  s'entendre  pas  les  uns  les 
autres. 

Après  une  heure  de  chemin,  ils  nous  firent 
entrer  dans  un  château,  où,  aussitôt  que  nous 
fûmes  entrés,  nous  entendîmes  plusieurs  per- 
sonnes crier  avec  grande  joie  que  les  bohé- 
miens étaient  pris.  Nous  reconnûmes  par  là 
qu'on  nous  prenait  pour  ce  que  nous  n'étions 
pas,  et  cela  nous  donna  quelque  consolation. 
La  jument  qui  traînait  notre  chariot  tomba 
morte  de  lassitude,  avant  été  trop  pressée  et 
trop  battue.  La  comédienne  à  qui  elle  appar- 
tenait, et  qui  la  louait  à  la  troupe,  en  fit  des 
cris  aussi  pitoyables  que  si  elle  eût  vu  mourir 
son  mari  :  ma  mère  en  même  temps  s'éva- 
nouit de  la  douleur  qu'elle  sentait  au  bras,  et 
les  cris  que  je  fis  pour  elle  furent  encore 
çlus  grands  que  ceux  que  la  comédienne  avait 
faits  pour  sa  jument.  Le  bruit  que  nous  fai- 
sions et  que  faisaient  les  brutaux  et  les  ivro- 
gnes qui  nous  avaient  amenés,  fit  sortir  d'une 
salle  basse  le  seigneur  du  château,   suivi  de 

âuatre  ou  cinq  casaques  ou  manteaux  rouges 
e  fort  mauvaise  mine.  Il  demanda  d'abord 
où  étaient  les  voleurs  de  bohémiens,  et  nous 
fit  grand'peur;  mais,  ne  Yoyant  entre  nous 


6  LE  ROJÎAN  COMIQUE 

que  des  personnes  blondes,  il  demanda  à  mon 
père  qui  il  était;  et  n'eut  pas  plutôt  appris 
que  nous  étions  de  malheureux  comédiens, 
qu'avec  une  impétuosité  qui  nous  surprit,  et 
jurant  de  la  plus  furieuse  façon  que  j'aie  ja- 
mais entendu  jurer,  il  chargea  à  grands  coups 
d'épée  ceux  qui  nous  avaient  pris,  qui  dispa- 
rurent en  un  moment,  les  uns  blessés,  les 
autres  fort  effrayés*  Il  fit  délier  mon  père  et 
ses  compagnons,  commanda  qu'on  menât  les 
femmes  dans  une  chambre,  et  qu'on  mît  nos 
hardes  en  lieu  sûr.  Des  servantes  se  présen- 
tèrent pour  nous  servir,  et  dressèrent  un  lit  à 
ma  mère,  qui  se  trouvait  fort  mal  de  sa  bles- 
sure au  bras.  Un  homme  qui  avait  la  mine 
d'un  maître  d'hôtel,  nous  vint  faire  des  excuses 
de  la  part  de  son  maître  de  ce  qui  s'était  passé. 
Il  nous  dit  que  les  coquins  qui  s'étaient  si 
malheureusement  mépris  avaient  été  chas- 
sés, la  plupart  battus  ou  estropiés  ;  qu'on  al- 
lait envoyer  quérir  un  chirurgien  dans  le  pro- 
chain bourg  pour  panser  le  bras  de  ma  mère, 
et  nous  demanda  instamment  si  l'on  ne 
nous  avait  rien  pris,  nous  conseillant  de  faire 
visiter  nos  hardes  pour  savoir  s'il  y  manquait 
quelque  chose.  A  l'heure  du  souper,  on  nous 
apporta  à  manger  dans  notre  chambre;  le 
chirurgien  qu'on  avait  envoyé  chercher  arri- 
va ;  ma  mère  fut  pansée  et  se  coucha  avec 
une  violente  fièvre.  Le  jour  suivant,  le  seigneur 
du  château  fit  venir  devant  lui  les  comédiens. 
Il  s'informa  de  la  santé  de  ma  mère,  et  dit 
qu'il  ne  voulait  pas  la  laisser  sortir  de  chez 
lui  qu'elle  ne  fût  guérie.  Il  eut  la  bonté  de 
faire  chercher  dans  les  lieux  d'alentour  mon 
frère  et  le  jeune  comédien,  qui  s'étaient  sau- 
vés ;  ils  ne  se  trouvèrent  point,  et  cela  aug- 
menta la  fièvre  de  ma  mère.  On  fit  venir  d'une 
petite  ville  prochaine  un  médecin  et  un  chi- 
rurgien plus  expérimentés  que  celui  qui  l'a- 


LE   ROMA*   COMIQUE  1 

Tait  pansée  la  première  fois  :  et  enfin  tous  les 
bons  traitements  qu'on  nous  fit  nous  firent 
bientôt  oublier  la  violence  qu'on  nous  avait 
faite. 

Ce  gentilhomme  chez  qui  nous  étions  était 
fort  riche,  plus  craint  qu'aimé  dans  tout  le 
pays,  violent  dans  toutes  ses  actions  comme 
on  gouverneur  de  place  frontière,  et  il  avait 
la  réputation  d'être  vaillant  autant  qu'on  pou- 
vait l'être.  Il  s'appelait  le  baron  de  Sigognac  ; 
au  temps  où  nous  sommes  il  serait  pour  le 
moins  un  marquis,  et  en  ce  temps-là  il  était 
un  vrai  tyran  de  Périgord.  Une  compagnie  de 
bohémiens  qui  avaient  logé  sur  ses  terres 
avaient  volé  les  chevaux  d'unharas  qu'il  avait 
a  une  lieue  de  son  château,  et  ses  gens,  qu'il 
avait  envoyé  après,  s'étaient  mépris  a  nos  dé- 
pens, comme  je  vous  l'ai  déjà  dit. 

Ma  mère  se  guérit  parfaitement;  et  mon 
père  et  ses  camarades,  pour  se  montrer  re- 
connaissants, autant  que  de  pauvres  comédiens 
le  pouvaient  faire,  du  bon  traitement  qu'on 
leur  avait  fait,  offrirent  de  jouer  la  comédie 
dans  le  château,  tant  oue  le  baron  de  Sigo- 
gnac l'aurait  pour  agréable.  Un  grand  page, 
âgé  pour  le  moins  de  vingt-quatre  ans,  et  qui 
devait  être  sans  doute  doyen  des  pages  au 
royaume,  et  une  manière  de  gentilhomme  sui- 
vant, apprirent  les  rôles  de  mon  frère  et  du 
comédien  qui  s'était  enfui  avec  lui.  Le  bruit 
se  répandit  dans  le  paya  qu'une  troupe  de  co- 
médiens devait  représenter  une  comédie  chez 
le  baron  de  Sigognac.  Force  noblesse  péri- 
gourdine  y  fut  conviée:  et  lorsque  le  page  sut 
son  rôle,  qui  lui  fut  si  difficile  à  apprendre 

âuon  fut  contraint  d'en  couper  et  de  le  ré- 
uire  à  deux  vers,  nous  représentâmes  Roger 
et  BradamanU,  du  poète  Garnier.  L'assemblée 
était  fort  belle,  la  salle  bien  éclairée,  le  théâtre 
îort  commode,  et  la  décoration  accommodée  au 


•8  LE  ROMAN  COMIQUE 

sujet.  Nous  nous  efforçâmes  tous  à  Met>  faire, 
et  nous  y  réussîmes.*  Ma  mère  parut  belle 
comme  un  ange,  armée  en  amazcne;  et,  sor- 
tant d'une  maladie  qui  l'avait  un  peu  pâlie, 
son  teint  éclata  plus  mie  toutes  les  lumières 
dont  la  salle  était  éclairée.  Quelque  grand  su- 
jet que  j'aie  d'être  fort  triste,  je  ne  puis  son- 
ger a  ce  jour-là  que  je  ne  rie  de  la  plaisante 
façon  dont  le  grand  page  s'acquitta  de  son 
rôle.  Il  ne  faut  pas  que  ma  mauvaise  humeur 
vous  cache  une  chose  si  plaisante  ;  peut-être  ne 
la  trouverez-vous  pas  telle,  mais  je  vous  assure 
qu'elle  fit  bien  rire  toute  la  compagnie,  et  que 
^en  ai  bien  ri  depuis,  soit  qu'il  y  eût  vérita- 
blement de  quoi  en  rire,  ou  que  je  sois  de 
celles  qui  rient  de  peu  de  chose.  Il  joaait  le 
rôle  du  page  du  vieux  duc  Aymond,  et  n'avait 
que  deux  vers  à  réciter  dans  la  pièce;  c'est 
alors  que  ce  vieillard  s'emporte  terriblement 
contre  sa  fille  Bradamante,  de  ce  qu'elle  ne 
veut  point  épouser  le  fils  de  l'empereur,  étant 
amoureuse  de  Roger.  Le  page  dit  à  son  maître  : 

Monsieur,  rentrons  dedans;  je  crains  que  vous  tombiez  : 
Vous  n'êtes  pas  trop  bien  assuré  sur  vos  pieds. 

Ce  grand  sot  de  page,  quoique  son  rôle  fût 
aisé  à  retenir,  ne  laissa  pas  de  le  gâter,  et  dit 
de  fort  mauvaise  grâce,  et  tremblant  comme 
un  criminel  : 

Monsieur,  rentrons  dedans  ;  je  crains  que  vous  tombiez  c 
Vous  n'êtes  pas  trop  bien  assuré  sur  vos  jambes. 

Cette  mauvaise  rime  surprit  tout  le  monde. 
Le  comédien  qui  faisait  le  personnage  d' Ay- 
mond en  éclata  de  rire,  et  ne  put  plus  repré- 
senter un  vieillard  en  colère.  Toute  l'assistance 
n'en  rit  pas  moins  ;  et  pour  moi,  qui  avais  la 
tête  passée  dans  l'ouverture  de  la  tapisserie 
pour  voir  le  monde  et  pour  me  faire  voir,  je 


LE  ROMAN    COMIQUE  3 

pensai  me  laisser  choir  à  force  de  rire.Le  maître 
5e  la  maison,  qui  était  de  ces  mélancoliques 
qui  ne  rient  que  rarement,  et  ne  rient  pas 
pour  peu  de  chose,  trouva  tant  de  quoi  rire 
dans  le  défaut  de  mémoire  de  son  page,  et 
dans  sa  mauvaise  manière  de  réciter  des  vers, 
qu'il  pensa  crever  à  force  de  se  contraindre  à 
garder  un  peu  de  gravité  ;  mais  enfin  il  fallut 
rire  aussi  fort  que  les  autres,  et  ses  gens  nous 
avouèrent  qu'ils  ne  lui  en  avaient  jamais  vu 
tant  faire;  et  comme  il  s'était  acquis  une 
grande  autorité  dans  le  pays,  il  n'y  eut  per- 
sonne de  la  compagnie  qui  ne  rît  "autant  ou 
plus  que  lui,  ou  par  complaisance  ou  de  bon 
courage. 

J'ai  grand'peur,  ajouta  alors  la  Caverne, 
d'avoir  fait  ici  comme  ceux  qui  disent  :  Je 
vais  vous  faire  un  conte  qui  vous  fera  mourir 
de  rire,  et  qui  ne  tiennent  pas  leur  parole, 
car  j'avoue  que  je  vous  ai  fait  trop  de  fête  de 
celui  de  mon  page. 

—  Non,  lui  répondit  l'Etoile,  je  l'ai  trouvé 
tel  que  vous  me  l'aviez  fait  espérer.  Il  est 
bien  vrai  que  la  chose  peut  avoir  paru  plus 
plaisante  à  ceux  qui  la  virent,  qu'elle  ne  le 
sera  à  ceux  à  qui  on  en  fera  le  récit,  la  mau- 
vaise action  du  page  servant  beaucoup  à  la 
rendre  telle,  outre  que  le  temps,  le  lieu  et 
la  pente  naturelle  que  nous  avons  à  nous  lais- 
ser aller  au  rire  des  autres,  peuvent  lui  avoir 
donné  des  avantages  qu'elle  n'a  pu  avoir  de- 
puis. 

La  Caverne  ne  fit  pas  davantage  d'excuses 
pour  son  conte,  et,  reprenant  son  histoire  où 
elle  l'avait  laissée  : 

Après,  continua-t-elle,  que  les  acteurs  et  les 
auditeurs  eurent  ri  de  toutes  les  forces  de  leur 


10  LE  ROMAN  COMIQUE 

faculté  risible,  le  baron  de  Sigognac  voulut 
que  son  page  reparût  sur  le  théâtre  pour  y 
réparer  sa  faute,  ou  plutôt  pour  faire  rire  en- 
core la  compagnie:  mais  le  page,  le  plus 
grand  brutal  que  j'aie  jamais  vu,  n'en  voulut 
rien  faire,  quelque  commandement  que  lui  fît 
un  des  plus  rudes  maîtres  du  monde.  Il  prit 
la  chose  comme  il  était  capable  de  la  prendre, 
c'est-à-dire  fort  mal,  et  son  déplaisir,  qui  ne 
devait  être  que  très-léger  s'il  eût  été  raison- 
nable, nous  causa  depuis  le  plus  grand  mal- 
heur qui  pouvait  nous  arriver.  Notre  comédie 
eut  l'applaudissement  de  toute  l'assemblée.  La 
farce  divertit  encore  plus  que  la  comédie, comme 
il  arrive  d'ordinaire  partout  ailleurs  hors  de  Pa- 
ris. Le  baron  de  Sigognac  et  les  autres  gen- 
tilshommes ses  voisins  y  prirent  tant  déplaisir, 
qu'ils  eurent  envie  de  nous  voir  jouer  en- 
core. Chaque  gentilhomme  se  cotisa  pour  les  co- 
médiens, selon  sa  libéralité  ;  le  baron  se  cotisa 
le  premier  pour  montrer  l'exemple  aux  autres, 
et  la  comédie  fut  annoncée  pour  la  première 
fête.  Nous  jouâmes  un  mois  durant  devant 
cette  noblesse  périgourdine,  régalés  à  l'envi 
des  hommes  et  des  femmes,  et  même  la  troupe 
en  profita  de  quelques  habits  demi-usés.  Le 
baron  nous  faisait  manger  à  table,  ses  gens 
nous  servaient  avec  empressement,  et  nous 
disaient  souvent  qu'ils  nous  étaient  bien  obli- 
gés de  la  bonne  humeur  de  leur  maître,  qu'ils 
trouvaient  tout  changé  depuis  que  la  comédie 
l'avait  humanisé.  Le  page  seul  nous  regardait 
comme  ceux  qui  l'avaient  perdu  d'honneur,  et 
le  vers  qu'il  avait  gâté,  et  que  tout  le  monde 
de  la  maison,  jusqu'au  moindre  marmiton,  lui 
récitait  à  toute  heure,  lui  était,  toutes  les  fois 
qu'il  en  était  persécuté,  un  cruel  coup  de  poi- 
gnard, dont  enfin  il  résolut  de  se  venger  sur 
quelqu'un  de  notre  troupe. 
Un  jour,  le  baron  de  Sigognac  avait  fait  une 


L2  roham  co;::que  jj 

blée  de  ses  voisins  et  de  ses  paysans, 
pour  délivrer  ses  bois  d'une  grande  quantité 
de  loups  qui  y  avaient  planté  le  piquet,  et  dont 
le  pays  était  fort  incommodé  ;  mon  père  fct  ses 
camarades  y  portèrent  chacun  une  arquebuse, 
comme  firent  aussi  tous  les  domestiques  du 
baron.  Le  méchant  page  en  fut  aussi;  et, 
croyant  avoir  trouvé  l'occasion  qu'il  cherchait 
d'exécuter  le  mauvais  dessein  qu'il  avait  con- 
tre nous,  il  ne  vit  pas  plutôt  mon  père  et  ses 
camarades  séparés  des  autres,  qui  rechar- 
geaient leurs  arquebuses  et  s'entrefournis- 
saient  l'un  à  l'autre  de  la  poudre  et  du  plomb, 
qu'il  leur  tira  la  sienne  de  derrière  un  arbre, 
et  perça  mon  malheureux  père  de  deux  balles. 
Ses  compagnons,  bien  empêchés  à  le  soute- 
nir, ne  songèrent  point  d'abord  à  courir  après 
cet  assassin,  qui  s'enfuit,  et  depuis  quitta  le 
pays. 

A  deux  jours  de  là,  mon  père  mourut  de  sa 
blessurej  Ma  mère  en  pensa  mourir  de  dé- 
plaisir, en  retomba  malade^  et  j'en  fus  affligée 
autant  qu'une  fille  de  mon  âge  le  pouvait  être. 
La  maladie  de  ma  mère  tirant  en  longueur, 
les  comédiens  et  les  comédiennes  de  notre 
troupe  prirent  congé  du  baron  de  Sigognac,  et 
allèrent  quelque  part  ailleurs  chercher  à  se 
remettre  dans  une  autre  troupe. 

Ma  mère  fut  malade  plus  de  deux  mois  et 
enfin  elle  se  guérit,  après  avoir  reçu  du  baron 
de  Sigognac  des  marques  de  générosité  et  de 
bonté,  qui  ne  s'accordaient  pas  avec  la  réputa- 
tion qu  il  avait  dans  ie  pays  d'être  le  plus 
grand  tyran  qui  se  soit  jamais  fait  craindre 
dans  un  pays  où  la  plupart  des  gentils- 
hommes se  mêlent  de  l'être.  Ses  valets,  qui 
l'avaient  toujours  vu  sans  humanité  et  sans 
civilité,  étaient  étonnés  de  le  voir  vivre  avec 
nous  de  la  manière  la  plus  obligeante  du 
monde.  On  eût  pu  croire  qu'il  était  amoureux 


12  LE  ROMAN  COMIQUE 

de  ma  mère,  mais  il  ne  lui  parlait  presque 
point  et  n'entrait  jamais  dans  notre  chambre, 
où  il  nous  faisait  servir  à  manger  depuis  la 
mort  de  mon  père.  Il  est  bien  vrai  qu'il  en- 
voyait souvent  demander  de  ses  nouvelles.  On 
ne  laissa  pas  d'en  médire  dans  le  pays,  ce  que 
nous  sûmes  depuis.  Mais  ma  mère,  ne  pouvant 
demeurer  plus  longtemps  avec  bienséance 
dans  le  château  d'un  homme  de  cette  condi- 
tion, avait  déjà  songé  a  en  sortir,  et  conçu  le 
dessein  de  se  retirer  à  Marseille,  chez*  son 
père.  Elle  le  fit  donc  savoir  au  baron  de  Sigo- 
gnac,  le  remercia  de  tous  les  bienfaits  que 
nous  en  avions  reçus  et  le  pria  d'ajouter  à 
toutes  les  obligations  qu'elle  lui  avait  déjà 
celle  de  lui  faire  avoir  des  montures  pour  elle 
et  pour  moi,  jusqu'à  je  ne  sais  quelle  ville,  et 
une  charrette  pour  porter  notre  petit  bagage, 
qu'elle  voulait  tâcher  de  vendre  au  premier 
marchand  qu'elle  trouverait,  quelque  peu  qu'on 
lui  en  voulût  donner. 

Le  baron  parut  fort  surpris  du  dessein  de 
ma  mère,  et  elle  ne  fut  pas  peu  surprise  de  n'a- 
voir pu  tirer  de  lui  ni  un  consentement  ni  un 
refus.  Le  jour  d'après,  le  curé  d'une  des  pa- 
roisses dont  il  était  seigneur  nous  vint  voir 
dans  notre  chambre.  Il  était  accompagné  de 
sa  nièce,  une  bonne  et  agréable  fille,  avec  qui 
j'avais  fait  une  intime  connaissance.  Nous 
laissâmes  son  oncle  et  ma  mère  ensemble  et 
allâmes  nous  promener  dans  le  jardin  du  châ- 
teau. Le  curé  fut  longtemps  en  conversation 
avec  ma  mère  et  ne  la  quitta  qu'à  l'heure  du 
souper.  Je  la  trouvai  fort  rêveuse,  je  lui  de- 
mandai deux  ou  trois  fois  ce  qu'elle  avait; 
sans  qu'elle  me  répondît,  je  la  vis  pleurer  et 
me  mis  à  pleurer  aussi.  Enfin,  après  m'avoir 
fait  fermer  la  porte  de  la  chambre,  elle  me 
dit.  pleurant  encore  plus  fort  qu'elle  n'avait 
fair,  que  ce  curé  lui  avait  appris  que  le  baron  de 


LE  ROMAX  COMIQfE  15 

Sigognac  était  éperdument  amoureux  d'elle  et 
lui  avait,  de  plus,  assuré  qu'il  l'estimait  si 
fort  quil  n'ayait  jamais  osé  lui  dire,  ou  lui 
faire  dire  qu'il  l'aimât,  qu'en  même  temps  il 
ne  lui  offrît  de  l'épouser.  En  achevant  dépar- 
ier, ses  soupirs  et  ses  sanglots  pensèrent  la 
suffoquer. 

Je  lui  demandai  encore  une  fois  ce  qu'elle 
avait.  Quoi!  ma  fille,  me  dit-elle,  ne  vous  en 
ai-je  pas  assez  dit  pour  vous  faire  voir  que  je 
suis  la  plus  malheureuse  personne  du  monde?» 
Je  lui  dis  que  ce  n'était  pas  un  si  grand  mal- 
heur à  une  comédienne  que  de  devenir  femme 
de  condition  «  Ah!  pauvre  petite,  me  dit- 
elle,  que  tu  parles  bien  comme  une  jeune  fille 
sans  expérience!  S'il  trompe  ce  bon  curé  pour 
me  tromper,  ajouta-t-elle,  s'il  n'a  pas  dessein 
de  m'épouser,  comme  il  me  le  veut  faire  ac- 
croire, quelles  violences  ne  dois-je  pas  crain- 
dre d'un  homme  tout  à  fait  esclave  de  ses 
passions  ?  Et  s'ii  veut  véritablement  m'épou- 
ser, et  que  j'y  consente,  quelle  misère  dans  le 
monde  approchera  de  la  mienne,  quand  sa 
fantaisie  sera  passée?  et  combien  pourra-t-il 
me  haïr  s'il  se  repent  un  jour  de  m'avoir  ai- 
mée? Non,  non,  ma  fille,  la  bonne  fortune  ne 
me  vient  pas  chercher  comme  tu  penses: 
mais  un  effroyable  malheur,  après  m'avoir  ôte 
un  mari  qui  m'aimait  et  que  j'aimais,  m'en 
veut  donner  un  par  force,  qui  peut-être  me 
haïra  et  m'obligera  à  le  haïr.  » 

Son  affliction,  que  je  trouvais  sans  raison, 
augmenta  si  fort  sa  violence,  qu'elle  pensa 
l'étouffer  pendant  que  je  lui  aidai  à  se  désha 
biller.  Je  la  consolais  du  mieux  que  je  pou- 
vais, et  me  servais  contre  son  déplaisir  de 
toutes  les  raisons  dont  une  fille  de  mon  âge 
était  capable,  n'oubliant  pas  de  lui  dire  que  la 
manière  obligeante  et  respectueuse  dont  le 
moins   caressant  de  tous  les  hommes  avait 


14  LE  ROMAN  COMIQUE 

toujours  vécu  avec  nous,  me  semblait  de  bon 
présage,  et  surtout  le  peu  de  hardiesse  qu'il 
avait  eue  à  déclarer  sa  passion  à  une  femme 
d'une  profession  oui  n'inspire  pas  touiours  le 
respect.  Ma  mère,  me  laissant  dire  tout  ce 
que  je  voulus,  se  mit  au  lit  fort  affligée,  et  s'y 
affligea  toute  la  nuit  au  lieu  de  dormir.  Je 
voulus  résister  au  sommeil  ;  mais  il  fallut  se 
rendre,  et  je  dormis  autant  qu'elle  dormit 
peu.  Elle  se  leva  de  bonne  heure,  et  quand  je 
m'éveillai,  je  la  trouvai  habillée  et  assez  tran- 
quille. J'étais  bien  en  peine  de  savoir  quelle 
résolution  elle  avait  prise;  car  pour  vous  dire 
la  vérité,  je  flattais  mon  imagination  de  la 
future  grandeur  où  j'espérais  voir  arriver  ma 
mère,  si  le  baron  de  Sigognac  pariait  selon 
ses  véritables  sentiments,  et  si  ma  mère  pou- 
vait réduire  les  siens  à  lui  accorder  ce  qu'il 
voulait  obtenir  d'elle.  La  pensée  d'ouïr  appeler 
ma  mère  madame  la  baronne  occupait  agréa- 
blement mon  esprit,  et  l'ambition  s'emparait 
peu  à  peu  ma  jeune  tête. 

La  Caverne  contait  ainsi  son  histoire,  et 
l'Etoile  Técoutait  attentivement,  quand  elles 
ouïrent  marcher  dans  leur  chambre,  ce  qui 
leur  sembla  d'autant  plus  étrange,  qu'elles  se 
souvenaient  fort  bien  d'avoir  fermé  leur  porte 
au  verrou.  Cependant  elles  entendaient  tou- 
jours marcher;  elles  demandèrent  qui  était 
là.  On  ne  leur  répondit  rien;  et  un  moment 
après,  la  Caverne  vit  au  pied  du  lit,  qui  n'était 
point  fermé,  la  figure  d'une  personne  qu'elle 
entendit  soupirer,  et  qui,  s'appuyant  sur  le 
pied  du  lit,  lui  pressa  les  pieds.  Elle  se 
leva  à  demi,  pour  voir  de  plus  prés  ce  qui 
commençait  à  lui  faire  peur,  et,  résolue  à  lui 
parler,  elle  avança  la  tête  dans  la  chambre, 
et  ne  vit  plus  rien.  La  moindre  compagnie 
donne  quelquefois  de  'assurance,  mais  quel- 


LE  ROMAN  COMIQUE  15 

quefois  aussi  la  peur  ne  diminue  pas  pour  être 
partagée.  La  Caverne  s'effraya  de  n'avoir  rien 
vu,  et  l'Etoile  s'effraya  de  ce  que  la  Caverne 
s'effrayait.  Elles  s'enfoncèrent  dans  leur  lit, 
se  couvrirent  la  tête  de  leur  couverture,  et  se 
serrèrent  l'une  contre  l'autre,  ayant  grand' - 
?:;eur,  et  n'osant  presque  se  parler.  Enfin  la 
Caverne  dit  à  l'Etoile  que  sa  pauvre  fille  était 
morte,  et  que  c'était  son  âme  qui  était  venue 
soupirer  auprès  d'elle.  L'Etoile  allait  peut-être 
lui  répondre  quand  elles  entendirent  encore 
marcher  dans  la  chambre.  L'Etoile  s'enfonça 
encore  plus  avant  dans  le  lit  qu'elle  n'avait 
fait  ;  et  la  Caverne,  devenue  plus  hardie  par 
la  pensée  qu'elle  avait  que  c'était  l'âme  de  sa 
fille,  se  leva  encore  sur  son  lit,  comme  elle 
avait  fait,  et,  voyant  reparaître  la  même  figure 
qui  soupirait  encore  et  s'appuyait  sur  ses  pieds, 
elle  avança  la  main  et  en  toucha  une  fort  velue 
oui  lui  fit  "faire  un  cri  effroyable  et  la  rit  tomber 
bot  le  lit  à  la  renverse.  Dans  le  même  temps, 
elles  ouïrent  aboyer  dans  leur  chambre,  comme 
quand  un  chien  a  peur  la  nuit  de  ce  qu'il  ren- 
contre. La  Caverne  fut  encore  assez  hardie 
pour  regarder  ce  que  c'était,  et  elle  vit  un 
grand  lévrier  qui  aboyait  contre  elle.  Elle  le 
menaça  d'une  voix  forte,  et  il  s'enfuit  en 
aboyant  vers  un  coin  de  la  chambre,  où  il  dis- 
parut. La  courageuse  comédienne  sortit  du  lit, 
et,  à  la  clarté  de  la  lune  qui  perçait  les  fenê- 
tres, elle  découvrit  au  coin  de  la  chambre,  où 
le  fantôme-lév  ier  avait  disparu,  une  petite 
porte  d'un  petit  escalier  dérobé.  Il  lui  fut  aisé 
de  juger  que  c'était  un  lévrier  de  la  maison 
qui  était  entré  par  là  dans  leur  chambre.  Il 
avait  eu  envie  de  se  coucher  sur  leur  lit,  et, 
n'osant  le  faire  sans  le  consentement  de  ceux 
qui  y  étaient  couchés,  avait  soupiré  en  chien, 
et  s'était  appuyé  les  jambes  de  devant  sur  le 
lit  qui  était  haut  sur  les  siennes,  comme  sont 


16  LE  ROMAN  COMIQUE 

tous  les  lits  à  l'antique,  et  s'était  caché  des- 
sous quand  la  Caverne  avança  la  tête  dans  la 
chambre  la  première  fois.  Elle*  n'éta  pas  d'abord 
à  l'Etoile  la  croyance  qu'elle  avait  que  c'était 
un  esprit,  et  fut  longtemps  a  lui  faire  com- 
prendre que  c'était  un  lévrier.  Tout  affligée 
qu'elle  était,  elle  railla  sa  compagne  de  sa 
poltronnerie,  et  remit  la  fin  de  son  histoire 
a  quelque  autre  temps,  que  le  sommeil  ne  leur 
serait  pas  si  nécessaire  qu'il  le  leur  était  alors. 
La  pointe  du  jour  commençait  à  paraître: elles 
s'endormirent,  et  se  levèrent  sur  les  dix  heures, 
.qu'on  les  vint  avertir  que  le  carrosse  qui  les 
devait  mener  au  Mans  était  prêt  à  partir 
quand  elles  voudraient. 

IV.  —  Destin  trouve  Léandre. 

Destin  cependant  allait  de  village  en  village, 
«'informant  de  ce  qu'il  cherchait,  et  n'en  ap- 
prenant aucunes  nouvelles.  Il  battit  un  grand 
Eays,  et  ne  s'arrêta  que  sur  les  deux  ou  trois 
eiires,  que  sa  faim  et  la  lassitude  de  son 
cheval  le  firent  retourner  dans  un  gros  bourg 
qu'il  venait  de  quitter.  Il  y  trouva  une  assez 
bonne  hôtellerie,  parce  qu'elle  était  sur  le 
grand  chemin,  et  n'oublia  pas  de  s'informer 
si  on  n'avait  point  ouï  parler  d'une  troupe 
de  gens  de  cheval  qui  enlevaient  une  femme. 

—  Il  y  a  un  gentilhomme  là-haut  qui  vous 
en  peut  dire  des  nouvelles,  dit  Je  chirurgien 
du  village,  qui  se  trouva  là.  Je  crois,  ajouta- 
t-il,  qu'il  a  eu  quelque  démêlé  avec  eux,  et 
en  a  été  maltraité.  Je  viens  de  lui  appliquer 
un  cataplasme  anodin  et  résolutif  sur  une  tu- 
meur livide  qu'il  a  sur  les  vertèbres  du  cou, 
et  je  lui  ai  pansé  une  grande  plaie  qu'on  lui 
a  faite  à  l'occiput.  Je  l'ai  voulu  saigner,  parce 
qu'il  a  le  corps  tout  couvert  de  contusions  ; 
mais  il  ne  l'a  pas  voulu  :  il  en  a  pourtant 


LE  ROMAN  COMIQUE  17 

bien  besoin.  H  faut  qu'il  ait  fait  quelque 
lourde  chute  et  qu'il  ait  été  excédé  de  coups. 

Ce  chirurgien  de  village  prenait  tant  "de 
plaisir  à  débiter  les  termes  de  son  art,  qu'en- 
core que  Destin  l'eût  quitté,  et  qu'il  ne  fut 
écouté  de  personne,  il  continua  longtemps  le 
iiscours  qu'il  avait  commencé,  jusqu'à  ce  qu'on 
le  vint  quérir  pour  saigner  une  femme  qui  se 
mourait  d'une  apoplexie. 

Cependant,  Destin  monta  dans  la  chambre 
de  celui  dont  le  chirurgien  lui  avait  parlé  :  il 
trouva  un  jeune  homme  bien  vêtu,  qui  avait 
la  tête  bandée,  et  qui  s'était  couché  sur  un 
lit,  pour  reposer.  Destin  lui  voulut  faire  des 
excuses  de  ce  qu'il  était  entré  dans  sa  cham- 
bre avant  que  d'avoir  su  s'il  l'aurait  pour 
■agréable;  mais  il  fut  bien  surpris  quand,  aux 
premières  paroles  de  son  compliment,  l'autre 
se  leva  de  son  Ht  et  vint  l'embrasser,  se  fai- 
sant connaître  à  lui  pour  son  valet  Léandre, 
qui  l'avait  quitté  depuis  quatre  ou  cinq  jours, 
sans  prendre  congé  de  lui,  et  que  la  Caverne 
croyait  être  le  ravisseur  de  sa  fille.  Destin  ne 
savait  de  quelle  façon  il  lui  devait  parler,  le 
voyant  bien  vêtu  et*  de  fort  bonne  mine.  Pen- 
dant qu'il  le  considéra,  Léandre  eut  le  temps 
de  se  rassurer,  car  il  avait  paru  d'abord  fort 
interdit. 

J'ai  beaucoup  de  confusion,  dit-il  à  Destin, 
de  n'avoir  pas  eu  pour  vous  toute  la  sincérité 
que  je  devais  avoir,  vous  estimant  comme  je 
fais;  mais  vous  excuserez  un  jeune  homme 
sans  expérience,  qui,  devant  que  de  vous  bien 
connaître,  vous  croyait  fait  comme  le  sont  d'or- 
dinaire ceux  de  votre  profession,  et  qui  n'osait 
pas  vous  confier  un  secret  d'où  dépend  tout  le 
bonheur  de  sa  vie. 

Destin  lui  dit  qu'il  ne  pouvait  savoir  que  de 
îui-mëme  en  quoi  il  lui  avait  manqué  de  sin- 
cérité. 


18  I»E  ROMAN  COMIQDE 

J'ai  bien  d'autres  choses  à  vous  apprendre, 
si  peut-être  vous  ne  les  savez  déjà,  lui  ré- 
pondit Léandre  :  mais  auparavant,  il  faut  que 
je  sache  ce  qui  vous  amené  ici. 

Destin  lui  conta  de  auelle  façon  Angélique 
avait  été  enlevée  :  il  lui  dit  qu'if  courait  après 
ses  ravisseurs,  et  qu'il  avait  appris,  en  entran; 
dans  l'hôtellerie,  qu'il  les  a  trouvés,  et  lui  en 
pourrait  apprendre  des  nouvelles. 

Il  est  vrai  que  je  les  ai  trouvés,  lui  répondit 
Léandre  en  soupirant,  et  que  j'ai  fait  contre 
eux  ce  qu'un  homme  seul  pouvait  faire  contre 
plusieurs  ;  mais  mon  épée  s'étant  rompue  dans 
le  corps  du  premier  que  j'ai  blessé,  je  n'ai  pu 
rien  faire  pour  le  service  de  mademoiselle  An- 
gélique, ni  mourir  en  la  servant,  comme  j'é- 
tais résolu  à  l'un  ou  à  l'autre  événement.  Ils 
m'ont  mis  en  l'état  où  vous  me  voyez  :  j'ai 
été  étourdi  du  coup  d'estramaçon  que  j'ai  reçu 
sur  la  tête  ;  ils  m'ont  cru  mort,  et  ont  passé 
outre  à  grande  hâte.  Voilà  tout  ce  que  je  sais 
de  mademoiselle  Angélique.  J'attends  ici  un 
valet  qui  vous  en  apprendra  davantage  :  il  les 
a  suivis  de  loin,  après  m'avoir  aidé  à  reprendre 
mon  cheval,  qu'ils  m'ont  peut-être  laissé  à 
cause  qu'il  ne  valait  pas  grand' chose. 

Destin  lui  demanda  pourquoi  il  l'avait  quitté 
sans  l'en  avertir,  d'où  il  venait,  et  qui  il  était, 
ne  doutant  plus  qu'il  ne  lui  eût  caché  son  nom 
et  sa  condition.  Léandre  lui  avoua  qu'il  en 
était  quelque  chose;  et  s'étant  recouché,  à 
cause  que  les  coups  qu'il  avait  reçus  lui  fai- 
saient beaucoup  de  douleur,  Dt  stinVassit  sur 
le  pied  du  lit,  et  Léandre  lui  dit  ce  que  voua 
allez  lire  dans  le  chapitre  suivant. 

V.  —  Histoire  de  Léandre. 

Je  suis  un  gentilhomme  d'une  maison  assez 
connue  dans  la  province.  J'espère  un  jour  d'à- 


J 


LE  ROMAN'  COMIQUE  19 

voir  pour  le  moins  douze  mille  livres  de  rente, 
pourvu  que  mon  père  meure  ;  car  encore  qu'il 
y  ait  quatre-vingts  ans  qu'il  fait  enrager  tous 
ceux  qui  dépendent  de  lui,  ou  qui  ont  affaire 
a  lui,  il  se  porte  si  bien,  qu'il  y  a  plus  a  craindre 
pour  moi  qu'il  ne  meure  jamais,  qu'à  espérer 
que  je  lui  succède  un  jour  en  trois  fort  belles 
terres  qui  font  tout  son  bien.  Il  me  veut  faire 
conseiller  au  parlement  de  Bretagne,  contre 
mon  inclination,  et  c'est  pour  cela  qu'il  m'a 
fait  étudier  de  bonne  heure.  J'étais  écolier  à 
la  Flèche  quand  votre  troupe  y  vint  repré- 
senter. Je  vis  mademoiselle  Angélique,  et  j'en 
devins  tellement  amoureux,  que  je  ne  pus 

Elus  faire  autre  chose  que  de  l'aimer.  Je  fis 
ien  davantage  ;  j'eus  l'assurance  de  lui  dire 
que  je  l'aimais  ;  elle  ne  s'en  offensa  point  :  je 
lui  écrivis,  elle  reçut  ma  lettre,  et  ne  m'en  fit 
pas  plus  mauvais  visage.  Depuis  ce  temps  là, 
une  maladie  qui  fit  garder  la  chambre  à  ma- 
demoiselle de  la  Caverne,  pendant  que  vous 
fûtes  à  la  Flèche,  facilita  beaucoup  les  con- 
versations que  sa  fille  et  moi  eûmes  en- 
semble. Elle  les  aurait  sans  doute  empêchées, 
trop  sévère  comme  elle  est,  pour  être  d'une 
profession  qui  semble  dispenser  du  scrupule 
et  de  la  sévérité  ceux  qui  la  suivent.  Depuis 
que  je  devins  amoureux  de  sa  fille,  je  n'allai 
plus  au  collège,  et  ne  manquai  pas  un  j.our 
d'aller  à  la  comédie.  Les  pères  jésuites  me  vou- 
lurent remettre  dans  mon  devoir;  mais  je  ne 
voulus  plus  obéir  à  de  si  mal  plaisants  maî- 
tres, après  avoir  choisi  la  plus  charmante 
maîtresse  du  monde.  Votre  valet  fut  tué  à  la 
porte  de  la  comédie  par  des  écoliers  bretons, 
qui  firent,  cette  année-là,  beaucoup  de  désordre 
a  la  Flèche,  parce  qu'ils  y  étaient  en  grand 
nombre,  et  que  le  vin  y  fut  à  bon  marché  : 
cela  fut  cause  en  partie  que  vous  quittâtes  la 
Flèche  pour  aller  à  Angers.  Je  ne  dis  point 


20  LE  ROMAN  COMIQDE 

adieu  à  mademoiselle  Angélique,  sa  mère  ne 
la  perdant  point  de  vue  :  tout  ce  que  je  pus 
faire,  ce  fut  de  paraître  devant  elle,  en  la 
voyant  partir,  le  désespoir  peint  sur  le  visage, 
et  les  yeux  mouillés  de  larmes.  Un  regara 
triste  qu'elle  me  jeta  pensa  me  faire  mourir. 
Je  m'enfermai  dans  ma  chambre  ;  je  p'eurai  l£ 
reste  du  jour  et  toute  la  nuit  ;  et  dès  le  matin, 
changeant  mon  habit  en  celui  de  mon  valet, 
qui  était  de  ma  taille,  je  le  laissai  à  la  Fléché 
pour  vendre  mon  équipage  d'écolier,  et  lui 
laissai  une  lettre  pour  un  fermier  de  mon  père, 
qui  me  donne  de  l'argent  quand  je  lui  en  de- 
mande, avec  ordre  de  me  venir  trouver  à  An- 
gers. J'en  pris  le  chemin  après  vous,  et  vous 
attrapai  à  Duretail,  où  plusieurs  personnes  de 
condition,  qui  y  couraient  le  cerf,  vous  arrê- 
tèrent sept  ou"huit  jours.  Je  vous  offris  mon 
service,  et  vous  me  prites  pour  votre  valet, 
soit  que  vous  fussiez  incommodé  de  n'en  avoir 
point,  ou  que  ma  mine  et  mon  visage,  qui 
peut-être  ne  vous  déplurent  pas,  vous  obli- 
geassent à  me  prendre.  Mes  cheveux,  que 
j'avais  fait  couper  fort  courts,  me  rendirent 
méconnaissable  a  ceux  qui  m'avaient  vu  sou- 
vent auprès  de  mademoiselle  Angélique;  outre 
que  le  méchant  habit  de  mon  valet,  que  j'avais 
pris  pour  me  déguiser,  me  rendait  bien  diffé- 
rent de  ce  que  je  paraissais  avec  le  mien,  qui 
était  plus  beau  que  ne  l'est  d'ordinaire  celui 
d'un  écolier.  Je  fus  d'abord  reconnu  de  made- 
moiselle Angélique,  qui  m'avoua  depuis  qu'elle 
n'avait  point  douté  que  la  passion  que  j'avais 
pour  elle  ne  fût  très-violente,  puisque  je  quit- 
tais tout  pour  la  suivre.  Elle  fut  assez  géné- 
reuse pour  m'en  vouloir  dissuader,  et  pour  me 
faire  retrouver  ma  raison,  qu'elle  voynit  bien 
que  j'avais  perdue.  Elle  me  fit  longtemps 
éprouver  des  rigueurs  qui  eussent  refroidi  un 
moins  amoureux  que  moi .  mais  enfin,  à  force 


LE  ROMAN  COMIQUE  il 

de  l'aimer,  je  l'engageai  à  m'aimer  autant  que 
je  l'aimais.  Comme  vous  avez  l'âme  d'une  per- 
sonne de  condition  qui  l'aurait  fort  belle,  vous 
reconnûtes  bientôt  que  je  n'avais  pas  celle  d'un 
valet  :  je  gagnai  vos  bonnes  grâces  ;  je  me  mis 
bien  dans  l'esprit  de  tous  les  messieurs  de 
votre  troupe  ;  et  même  je  ne  fus  pas  haï  de 
la  Rancune,  qui  passe  parmi  vous  pour 
n'aimer  personne,  et  pour  haïr  tout  le  monde. 
Je  ne  perdrai  point  le  temps  à  vous  redire 
tout  ce  que  deux  jeunes  personnes  qui  s'en- 
tr'aiment se  sont  pu  dire  toutes  les  fois 
qu'elles  se  sont  trouvées  ensemble  :  vous  le 
savez  assez  par  vous-même.  Je  vous  dirai 
seulement  que  mademoiselle  de  la  Caverne,  se 
doutant  de  notre  intelligence,  ou  plutôt  n'en 
doutant  plus,  défendit  à  sa  fille  de  me  parler: 
que  s?  fille  ne  lui  obéit  pas  ;  et  que,  l'ayant 
surprise  qui  m'écrivait,  elle  la  traita  si  cruel- 
lement, et  en  public  et  en  particulier,  que  je 
n'eus  pas  depuis  grand'peine  à  la  faire  résou- 
dre de  se  laisser  enlever.  Je  ne  crains  point 
de  vous  l'avouer,  vous  connaissant  généreux 
autant  qu'on  peut  l'être,  et  amoureux  pour  le 
moins  autant  que  moi. 

Destin  rougit  à  ces  dernières  paroles  de 
Léandre,  qui  continua  son  discours,  et  dit  à 
Destin  qu'il  n'avait  quitté  la  compagnie  que 
pour  s'aller  mettre  en  état  d'exécuter  son 
dessein  ;  qu'un  fermier  de  son  père  lui  avait 
promis  de  lui  donner  de  l'argent,  et  qu'il  es- 

Eérait  encore  d'en  recevoir  à  Saint-Malo  du 
1s  d'un  marchand,  de  qui  l'amitié  lui  était 
assurée,  et  qui  était  depuis  peu  maître  de 
son  bien,  par  la  mort  de  ses  parents.  Il  ajouta 
que,  par  le  moyen  de  son  ami,  il  espérait  de 
passer  facilement  en  Angleterre,  et  là  de  faire 
sa  paix  avec  son  père  sans  exposer  à  sa  co- 
lère mademoiselle  Angélique,  contre  laquelle, 


§2  LE  ROMAN  COMIQUE 

vraisemblablement,  aussi  bien  que  contre ne 
mère,  il  aurait  exercé  toutes  sortes  d'actes 
d'hostilité,  avec  tout  l'avantage  qu'un  homme 
riche  et  de  condition  peut  avoir  sur  deux 
pauvres  comédiennes. 

Destin  fit  avouer  à  Léandre  qu'à  cause  de 
sa  jeunesse  et  de  sa  condition,  son  père  n'au- 
rait pas  manqué  d'accuser  de  rapt  mademoi- 
selle de  la  Caverne.  Il  ne  tâcha  point  de  lui 
faire  oublier  son  amour,  sachant  bien  que  les 
personnes  qui  aiment  ne  sont  pas  capables  de 
croire  d'autres  conseils  que  ceux  de  leur  pas- 
sion, et  sont  plus  à  plaindre  qu'à  blâmer: 
mais  il  désapprouva  fort  le  dessein  qu'il  avait 
eu  de  se  sauver  en  Angleterre,  et  lui  repré- 
senta ce  qu'on  pourrait  s'imaginer  de  deux 
jeunes  personnes  qui  seraient  ensemble  dans 
un  pays  étranger;  les  fatigues  et  les  hasards 
d'un  voyage  par  mer;  la  difficulté  de  recou- 
vrer de  l'argent,  s'il  leur  arrivait  d'en  man- 
quer; et  enfin  les  entreprises  que  feraient  faire 
sur  eux  et  la  beauté  de  mademoiselle  Angé- 
lique, et  la  jeunesse  de  l'un  et  de  l'autre. 

Léandre  ne  défendit  point  une  mauvaise 
cause  ;  il  demanda  encore  une  fois  pardon  a 
Destin  de  s'être  si  longtemps  caché  de  lui.  et 
Destin  lui  promit  qu'il  se  servirait  de  tout  le 

Souvoir  qu'il  croyait  avoir  sur  l'esprit  de  ma- 
emoiseue  de  la  Caverne  pour  la  lui  rendre 
favorable.  Il  lui  dit  encore  que,  s'il  était  tout 
à  fait  résolu  à  n'avoir  jamais  d'autre  femme 
que  mademoiselle  Angélique,  il  ne  devait 
point  quitter  la  troupe.  Il  lui  représenta  que 
cependant  son  père  pouvait  mourir  ou  sa  pas- 
sion se  ralentir,  ou  peut-être  se  passer.  Léan- 
dre s'écria  là-dessus  que  cela  n'arriverait  ja- 
mais. 

—  Eh  bien  donc,  dit  Destin,  de  peur  que 
cela  n'arrive  à  votre  maîtresse,  ne  la  perdez 
point  de  vue  ;  faites  la  comédie  avec  nous  : 


de  a  n'êtes  pas  le  seul  qui  la  ferez,  et  qui 
pourriez  faire  quelque  chose  de  meilleur.  Ecri< 
V5z  à  votre  père;  faites-lui  croire  que  vous 
êtes  à  la  guerre,  et  tâchez  d'en  tirer  de  l'ar- 
gent. Cependant  je  vivrai  avec  vous  comme 
avec  un  frère,  et  tâcherai  par  là  de  vous  faire 
oublier  les  mauvais  traitements  que  vous 
pouvez  avoir  reçus  de  moi,  tandis  que  je  n'ai 
pas  connu  ce  que  vous  valiez. 

Léandre  se  fût  jeté  à  ses  pieds  si  la  douleur 
que  les  coups  qu'il  avait  reçus  lui  faisaient 
sentir  par  tout  son  corps  lui  êùt  permis  de  le 
faire.  Il  le  remercia  au  moins  en  des  termes 
si  obligeants,  et  lui  fit  des  protestations  d'a- 
mitié si  tendres,  qu'il  en  fut  aimé,  dès  ce 
temps-là,  autant  qu'un  honnête  homme  peut 
l'être  d'un  autre.  Ils  parlèrent  ensuite  de  cher- 
cher mademoiselle  Angélique  ;  mais  une 
grande  rumeur  qu'ils  entendirent  interrom- 
pit leur  conversation,  et  fit  descendre.  Destin 
dans  la  cuisine  de  l'hôtellerie,  où  il  se  passait 
ce  que  vous  allez  voir  dans  le  chapitre  sui- 
vant. 

VL  —  Combat  à  coups  de  poina:.  —  Mort  ne  l'hôte,  &i 
autres  choses  mémorables. 

Deux  hommes,  l'un  vêtu  de  noir  comme  un 
magistrat  de  village,  et  l'autre  de  gris,  qui 
avait  bien  la  mine  d'un  sergent,  se  tenaient 
aux  cheveux  et  à  la  barbe,  et  s'entredonnaient 
de  temps  en  temps  des  coups  de  poing  d'une 
très  cruelle  manière.  L'un  et  l'autre  étaient 
ce  que  leurs  habits  et  leurs  mines  voulaient 
qu'ils  fussent.  Le  vêtu  de  noir,  magistrat  du 
village,  était  frère  du  curé,  et  le  vêtu  de  gris, 
sergent  du  même  village,  était  frère  de  l'hôte 
Cet  hôte  était  alors  dans  une  chambre  à  côté 
de  la  cuisine,  prêt  à  rendre  Pâme,  d'une  fièvre 
chaude   qui  lui  avait  si  fort  troublé  l'esprit 


24  LE  ROMAN  COMIQUE 

qu'il  s'était  cassé  la  tête  contre  une  muraille  ,' 
et  sa  blessure,  jointe  a  sa  fièvre,  l'avait  mis 
si  bas,  que  lorsque  sa  frénésie  le  quitta,  il  se 
vit  contraint  de  quitter  la  vie,  qu'il  regrettait 
peut-être  moins  que  son  argent  mal  acquis. 
Il  avait  porté  les  armes  longtemps,  et  était 
enfin  revenu  dans  son  village  chargé  d'ans 
et  de  si  peu  de  probité,  qu'on  pouvait  dire 
qu'il  en  avait  encore  moins  que  d'argent, 
quoiqu'il  fût  extrêmement  pauvre.  Mais  comme 
les  femmes  se  prennent  souvent  par  où  elles 
'devraient  moins  se  laisser  prendre,  ses  che- 
veux de  drille,  plus  longs  que  ceux  des  au- 
tres paysans  du  village,  ses  serments  à  la 
soldate,  une  plume  hérissée  qu'il  mettait 
les  fêtes,  quand  il  ne  pleuvait  point,  et  une 
épée  rouillee  qui  lui  battait  de  vieilles  bottes, 
quoiqu'il  n'eût  point  de  cheval  ;  tout  cela 
donna  dans  la  vue  d'une  vieille  veuve  qui 
tenait  hôtellerie. 

Elle  avait  été  recherchée  par  les  plus  riches 
fermiers  du  pays,  non  tant  pour  sa  beauté 
que  pour  le  bien  qu'elle  avait  amassé  avec 
son  défunt  mari,  à  vendre  bien  cher  et  à 
faire  mauvaise  mesure  de  vin  et  d'avoine. 
Elle  avait  constamment  résisté  à  tous  ses 
prétendants  ;  mais  enfin  un  vieux  soldat  avait 
triomphé  d'une  vieille  hôtesse.  Le  visage  de 
cette  nymphe  tavernière  était  le  plus  petit,  et 
son  ventre  était  le  plus  grand  du  Maine,  quoi- 
que cette  province  abonde  en  personnes  ven- 
trues. Je  laisse  aux  naturalistes  le  soin  d'en 
chercher  la  raison,  aussi  bien  que  de  la  graisse 
des  chapons  du  pays. 

Pour  revenir  a  cette  grosse  petite  femme, 
qu'il  me  semble  que  je  vois  toutes  les  fois 
que  j'y  songe,  elle  se  maria  avec  son  soldat 
sans  en  parler  à  ses  parents,  et  après  avoir 
achevé  de  vieillir  avec  lui,  et  bien  souffert 
aussi,  elle  eut  le  plaisir  de  le  voir  mourir  la 


LE  ROMAN  COMIQUE  25 

tête  cassée,  ce  qu'elle  attribuait  à  un  juste 
jugement  de  Dieu,  parce  qu'il  avait  souvent 
joué  à  casser  la  sienne. 

Quand  Destin  entra  dans  la  cuisine  de  l'hô- 
tellerie, cette  hôtesse  et  sa  servante  aidaient 
le  vieux  curé  du  bourg  à  séparer  les  combat- 
tants qui  s'étaient  cramponnés  comme  deux 
vaisseaux;  mais  les  menaces  de  Destin  et 
L'autorité  avec  laquelle  il  parla  achevèrent  ce 
îue  les  exhortations  du  bon  pasteur  n'avaient 
pu  faire,  et  les  deux  mortels  ennemis  se  sé- 
parèrent, crachant  la  moitié  de  leurs  dents 
sanglantes,  saignant  du  nez,  et  le  menton  et 
.a  tête  pelés. 

Le  curé  était  honnête  homme,  et  savait 
Dien  son  monde  :  il  remercia  Destin  fort  civile- 
ment, et  Destin,  pour  lui  faire  plaisir,  fit  em- 
brasser de  bonne  amitié  ceux  qui,  uu  moment 
mparavant,  ne  s'embrassaient  que  pour  s'é- 
Tangler. 

Pendant  l'accommodement,  l'hôte  acheva  son 
)bscuie  destinée,  sans  en  avertir  ses  amis,  tel- 
ement  qu'on  trouva  qu'il  n'y  avait  plus  qu'à 
'ensevelir  quand  on  entra  dans  sa  chambre 
iprès  que  la  paix  fut  conclue. 

Le  curé  fit  des  prières  sur  le  mort,  et  les  fit 
xmnes,  car  il  les  fit  courtes;  son  vicaire  le 
rint  relayer  ;  et  cependant  la  veuve  s'avisa  de 
îurler,  et  le  fit  avec  beaucoup  d'ostentation  et 
le  vanité.  Le  frère  du  mort  fit  semblant  d'être 
riste,  ou  le  fut  véritablement,  et  les  valets  et 
;ervantes  s'en  acquittèrent  presque  aussi  bien 
[ue  lui. 

Le  curé  suivit  Destin  dans  sa  chambre,  lui 
aisant  des  offres  de  services  :  il  en  fit  autant 
i  Léandre  et  ils  le  retinrent  à  manger  avec 
iux.  Destin,  qui  n'avait  pas  mangé  de  tout  le 
our,  et  qui  avait  fait  beaucoup  d'exercice, 
nangea  très-avidement.  Léandre  se  reput  d'a- 
noureuses  pensées  plus  que  de  viandes,  et  le 


26  LE  ROMAN  COMIQUE 

curé  parla  plus  qu'il  ne  mangea.  Il  leur  fit 
cent  contes  plaisants  de  l'avarice  du  défunt, 
et  leur  apprit  les  plaisants  différends  que  cette 
passion  dominante  lui  avait  fait  avoir,  tant 
avec  sa  femme  qu'avec  ses  voisins.  Il  leur  fit 
entre  autres  le  récit  d'un  voyage  qu'il  avait 
fait  à  Laval  avec  sa  femme,  au  retour  duquel 
le  cheval  qui  les  portait  s'étant  déferré  de  deux 
pieds,  et,  qui  pis  est,  les  fers  s'étant  perdus, 
il  laissa  sa  femme  tenant  son  cheval  par  la 
bride  au  pied  d'un  arore,  et  retourna  jusqu'à 
Laval,  cherchant  exactement  ses  fers  partout 
où  il  crut  avoir  passé;  mais  il  perdit  sa  peiner 
tandis  que  sa  femme  pensa  perdre  patience  à 
l'attendre,  car  il  était  retourné  sur  ses  pas  de 
deux  grandes  lieues,  et  elle  commençait  d'en 
être  en  peine  quand  elle  le  vit  revenir  les  pieds 
nus,  tenant  ses  bottes  et  ses  chausses  dans  ses 
mains.  Elle  s'étonna  fort  de  cette  nouveauté, 
mais  elle  n'osa  lui  en  demander  la  raison  ;  tant, 
à  force  d'obéir  à  la  guerre,  il  s'était  rendu  ca- 
pable de  bien  commander  dans  sa  maison  : 
elle  n'osa  pas  même  repartir,  quand  il  la  fit 
déchausser  aussi,  ni  lui  en  demander  le  sujet; 
elle  se  douta  seulement  que  ce  pouvait  être 
par  dévotion.  Il  fit  prendre  à  sa  femme  son 
cheval  par  la  bride,  marchant  derrière  pour  le 
faire  hâter;  et  ainsi  l'homme  et  la  femme, 
sans  chaussure,  et  le  cheval  déferre  de  deux 
pieds,  après  avoir  bien  souffert,  gagnèrent  la 
maison  bien  avant  dans  la  nuit,  les  uns  et  les 
autres  fort  las,  et  l'hôte  et  l'hôtesse  ayant  les 
pieds  si  écorchés,  qu'ils  furent  près  de  quinze 
jours  sans  pouvoir  presque  marcher.  Jamais  il 
ne  se  sut  si  bon  gré  de  quelque  autre  chose  qu'il 
eût  faite  ;  et  quand  il  y  songeait,  et  disait  en 
riant  à  sa  femme  que,  s'ils  ne  se  fussent  dé- 
chaussés en  revenant  de  Laval,  ils  en  eussent 
eu  pour  deux  paires  de  souliers,  outre  deux 
fers  d'un  cheval.  Destin  et  Léandre  ne  s'emu- 


LE  ROMAN  COMIQUE  27 

rent  pas  "beaucoup  du  conte  que  le  curé  leur 
donnait  pour  bon,  soit  qu'ils  ne  le  trouvassent 
pas  si  plaisant  qu'il  le  leur  avait  annoncé,  ou 
qu'ils  ne  fussent  pas  alors  en  humeur  de  rire. 

Le  curé,  qui  était  grand  parieur,  n'en  de- 
meura pas  là  ;  et,  s'adressant  à  Destin,  il  lui 
dit  que  ce  qu'il  venait  d'entendre  ne  valait 
pas  ce  qu'il  avait  encore  à  lui  dire,  de  la  ma- 
nière dont  le  défunt  s'était  préparé  à  la  mort. 

—  Il  y  a  quatre  ou  cinq  jours,  ajouta-t-il, 
qu'il  sait  bien  qu'il  n'en  peut  échapper  :  il  ne 
s'est  jamais  plus  tourmenté  de  son  ménage  : 
il  a  eu  regret  à  tous  les  œufs  frais  qu'il  a 
mangés  pendant  sa  maladie;  il  a  voulu  savoir 
à  quoi  mont  rait  son  enterrement,  et  même 
l'a  voulu  marchander  avec  moi  le  jour  que  je 
l'ai  confessé.  Enfin,  pour  achever  comme  il 
avait  commencé,  deux  heures  avant  de  mou- 
rir, il  ordonna  devant  moi  à  sa  femme  de  l'en- 
sevelir dans  un  certain  vieux  drap  qui  avait 
plus  de  cent  trous.  Sa  femme  lui  représenta 
qu'il  y  serait  fort  mal  enseveli;  il  s'opiniâtra 
à  n'en  vouloir  point  d'autre;  sa  femme  ne  pou- 
vait y  consentir;  et,  parce  qu'elle  le  voyait  en 
état  de  ne  pouvoir  la  battre,  elle  soutint  son 
opinion  plus  vigoureusement  qu'elle  n'avait 
jamais  fait  avec  lui.  sans  pourtant  sortir  du 
respect  qu'une  honnête  femme  doit  à  un  mari, 
iâcneux  ou  non  ;  elle  lui  demanda  enfin  com- 
ment il  pourrait  paraître  dans  la  vallée  de  Jc~ 
saphat,  un  méchant  drap  tout  troué  sur  les 
épaules,  et  en  quel  équipage  il  pensait  ressus- 
citer. Le  malade  s'en  mit  en  colère;  et,  jurant 
comme  il  ava't  accoutumé  en  sa  santé  :  «  Mor- 
bleu, vilaine  !  s'écria-t-il,  je  ne  veux  point  res- 
susciter. »  J'eus  autant  de  peine  à  m'empêcher 
de  rire  qu'à  lui  faire  comprendre  qu'il  avait 
offensé  Dieu  en  se  mettant  en  colère,  et  plus 
encore  par  ce  qu'il  avait  dit  à  sa  femme,  qui 
était  en  quelque  façon  une  impiété.  Il  en  fit 


28  LE  ROMAN  COMIQOE 

un  acte  de  contrition  tel  quel,  et  encore  lui 
fallut-il  donner  parole  qu'il  ne  serait  point  en- 
seveli dans  un  autre  drap  que  ceiui  qu'il  avait 
choisi.  Mon  frère,  qui  avait  éclaté  de  rire  de 
le  voir  renoncer  si  hautement  et  si  clairement 
à  sa  résurrection,  ne  pouvait  s'empêcher  d'en 
rire  encore  toutes  les  fois  qu'il  y  songeait  :  le 
frère  du  défunt  s'en  était  formalisé  ;  et,  de  pa- 
roles en  paroles,  mon  frère  et  lui,  tous  deux 
aussi  brutaux  l'un  que  l'autre,  s'étaient  entre- 
harpés,  après  s'être  donné  mille  coups  de 
poing,  et  se  battraient  peut-être  encore  si  on 
ne  les  avait  séparés. 

Le  curé  acheva  ainsi  sa  relation ,  adressant 
la  parole  à  Destin,  parce  que  Léandre  ne  lui 
donnait  pas  grande  attention.  Il  prit  congé 
des  comédiens,  après  leur  avoir  encore  offert 
ses  services  ;  et  Destin  tâcha  de  consoler  l'af- 
fligé Léandre,  lui  donnant  les  meilleures  es- 
pérances dont  il  put  s'aviser.  Tout  brisé  qu'é- 
tait le  pauvre  garçon,  il  regardait  de  temps 
en  temps  par  îa  fenêtre  pour  voir  si  son  valet 
ne  venait  point ,  comme  s'il  en  eût  dû  venir 
plus  tôt.  Mais  quand  on  attend  quelqu'un  avec 
impatience,  les  plus  sages  sont  assez  sots  pour 
regarder  souvent  du  côté  qu'il  doit  venir. 

Je  finirai  par  là  mon  sixième  chapitre. 

VII.  —  Terreur  panique  de  Ragotin,  suivie  de  dis- 
grâces.—  Aventure  du  corps  mort.—  Orage  de  coups 
de  poing  et  accidents  surprenants,  dignes  d'avoir 
place  en  cette  véritable  histoire. 

Léandre  regardait  donc  par  la  fenêtre  de  sa 
chambre  du  côté  qu'il  attendait  son  valet, 
quand,  tournant  la  tête  de  l'autre  côté,  il  vit 
arriver  le  petit  Ragotin,  botté  jusqu'à  la  cein- 
ture, monte  sur  un  petit  mulet,  et  ayant  à  ses 
étriers,  comme  deux  estafiers,  la  Rancune 
d'un  côté  et  l'Olive  de  l'autre.  Ils  avaient  ap- 


LE  ROMAN   COMIQUE  29 

pris  de  Yillagre  en  village,  des  nouvelles  de 
Destin,  et,  à  force  de  l'avoir  suivi,  ils  l'avaient 
enfin  trouvé.  Destin  descendit  en  bas  au-de- 
vant d'eux  et  les  fit  monter  dans  la  chambre 
Ils  ne  reconnurent  point  d'abord  le  jeune 
Le'andre.  qui  avait  changé  de  mine  aussi  bien 
que  d'habit.  Afin  qu'on  ne  le  connût  pas  pour 
ce  qu'il  était  ;  Destin  lui  commanda  d'aller 
faire  apprêter  le  souper,  avec  la  même  auto- 
rité dont  il  avait  coutume  de  lui  parler,  et  les 
comédiens,  qui  le  reconnurent  par  là,  ne  lui 
eurent  pas  plutôt  dit  qu'il  était  bien  brave, 
que  Destin  répondit  pour  lui  et  leur  dit  qu'un 
oncle  riche  qu'il  avait  au  Bas-Maine  l'avait 
équipé  de  pied  en  cap  comme  ils  le  voyaient, 
et  même  lui  avait  donné  de  l'argent  pour  l'o- 
bliger à  quitter  la  comédie,  ce  qu'il  n'avait 
pas  voulu  faire,  et  ainsi  l'avait  laissé  sans  lui 
dire  adieu. 

Destin  et  les  autres  s'entredemandérent  des 
nouvelles  de  leur  quête  et  ne  s'en  dirent  point. 
Eagotin  assura  Destin  qu'il  avait  laissé  les 
comédiennes  en  bonne  santé,  quoique  fort  af- 
fligées de  l'enlèvement  de  mademoiselle  An- 
gélique. 

La  nuit  vint;  on  soupa,  et  les  nouveaux  ve- 
nus burent  autant  que  les  autres  burent  peu. 
Ragotin  se  mit  en  bonne  humeur,  défia  tout 
le  monde  à  boire,  comme  un  fanfaron  de  ta- 
verne qu'il  était,  fit  le  plaisant  et  chanta  des 
chansons  en  dépit  de  tout  le  monde;  mais 
n'étant  pas  secondé,  et  le  beau-frère  de  l'hô- 
tesse ayant  représenté  à  la  compagnie  que  ce 
n'était  pas  bien  fait  de  faire  la  débauche  au- 
près d'un  mort,  Ragotin  en  fit  moins  de  bruit 
et  en  but  plus  de  vin. 

On  se  coucha,  Destin  et  Léandre  dans  la 
chambre  qu'ils  avaient  déjà  occupée  ;  Ragotin, 
laRmcune  et  l'Olive  dans  une  petite  chambre 
qui  était  auprès  de  la  cuisine  et  à  côté  de  celle 


30  LE   ROMAN  COMIQUE 

où  était  le  corps  du  défunt,  qu'on  n'avait  pas 
encore  commencé  d'ensevelir;  l'hôtesse  cou- 
cha dans  une  chambre  haute  qui  était  voisine 
de  celle  où  couchait  Destin  et  Léandre  ;  et 
elle  s'y  mit  pour  n'avoir  pas  devant  les  yeux 
l'objet  funeste  d'un  mari  mort,  et  pour  rece- 
voir les  consolations  de  ses  amis,  qui  la  vin- 
rent visiter  en  grand  nombre  ;  car  elle  était 
une  des  plus  grosses  dames  du  bourg-,  et  y 
avait  toujours  été  autant  aimée  de  tout  le 
monde  que  son  mari  y  avait  toujours  été 
haï. 

Le    silence  régnait  dans  l'hôtellerie  ;    les 
chiens   y   dormaient,   puisqu'ils   n'aboyaient 
point  ;  tous  les  autres  animaux  y  dormaient 
aussi,  ou  le  devaient  faire  ;  et  cette  tranquil- 
lité-là  durait   encore   entre    deux   ou    trois 
heures  du  matin,  quand  tout-à-coup  Ragotin 
se  mit  à  crier  de  toute  sa  force  que  la  Ran- 
cune était  mort.  Tout  d'un  temps  il  éveil!.'.*  i 
l'Olive,  alla  faire  lever  Destin  et  Léandre,  et  -j 
les  fit  descendre  dans  sa  chambre,  pour  venir  j 
pleurer  ou  du  moins  voir  la  Rancune,  qui  ve- 
nait de  mourir  subitement  à  son  côté,  à  celi 
qu'il  disait.  Destin  et  Léandre  le  suivirent  ;} 
et  la  première  chose  qu'ils  virent  en  entrant* 
dans  la  chambre,  ce  fut  la  Rancune  qui  s'vH 
promenait  en  homme  qui  se  porte  bien,  quoi-  j 
que  cela  soit  assez  difficile  après  une  mort  su-  i 
bite.  Ragotin,  qui  entrait  le  premier,  ne  1'eutjM 
pas  plutôt  aperçu,  qu'il  se  rejeta  en  arriére,;  1 
comme  s'il  eût 'été  prés  de  marcher  sur  un 
serpent  ou  de  mettre  le  pied  dans  un  trou.  Il  ! 
fit  un  grand  cri,  devint  pâle  comme  un  mort, 
et   heurta   si   rudement  Destin   et    Léandre  | 
quand  il  se  jeta  hors  de  la  chambre  à  corps  ; 
perdu,  qu'il  s'en  fallut  bien  peu  qu'il  ne  les  - 
portât  par  terre.  Pendant  que  la  peur  le  fait 
fuir  jusque  dans  le  jardin  de  l'hôtellerie,  où  ) 
il  hasarde  de  se  morfondre,  Destin  et  Léan-  , 


LE  F.OMÀS  COMIQUE  31 

dre  demandent  à  la  Rancune  des  particula- 
rités de  sa  mort  :  la  Rancune  leur  dit  qu'il 
n'en  savait  pas  tant  que  Ragotin,  et  ajouta 
qu'il  n'était  pas  sage.  L'Olive  cependant  riait 
comme  un  fou  ;  la  Rancune  demeurait  froid 
sans  parler,  selon  sa  coutume,  et  l'Olive  et 
lui  ne  se  déclaraient  pas  davantage.  Léandrs 
alla  après  Ragotin,  et  le  trouva  caché  der- 
rière un  arbre,  tremblant  de  peur  plus  que 
de  froid,  quoiqu'il  fût  en  chemise  :  il  avait 
l'imagination  si  pleine  de  la  Rancune  mort, 
qu'il  prit  d'abord  Léandre  pour  son  fantôme, 
et  pensa  s'enfuir  quand  il  s'approcha  de  lui. 
Là-dessus,  Destin  arriva,  qui  lui  parut  aussi 
un  autre  fantôme.  Us  n'en  purent  tirer  la 
moindre  parole,  quelque  chose  qu'ils  lui  pus- 
sent dire  ;  et  enfin  ils  le  prirent  sous  les  bras, 
pour  le  ramener  dans  sa  chambre  :  mais,  dans 
le  temps  qu'ils  allaient  sortir  du  jardin,  la 
Rancune  s'étant  présenté  pour  y  entrer,  Ra- 
gotin se  défit  de  ceux  qui  le  tenaient,  et  s'alla 
jeter,  regardant  derrière  lui  d'un  œil  égaré, 
dans  une  grosse  touffe  de  rosiers,  où  il  s'em- 
barrassa depuis  les  pieds  jusqu'à  la  tête,  et 
ne  put  s'en  tirer  assez  vite  pour  s'empêcher 
d'être  joint  par  la  Rancune,  qui  l'appela  cent 
fois  fou,  et  lui  dit  qu'il  fallait  l'enchaîner.  Ils 
le  tirèrent  à  trois  hors  de  la  touffe  de  rosiers 
où  il  s'était  fourré.  La  Rancune  lui  donna  une 

îlaque  sur  la  peau  nue,  pour  lui  faire  voir 
qu'il  n'était  pas  mort  ;  et  enfin  le  petit  homme 
enrayé  fut  ramené  dans  sa  chambre,  et  remis 
[dans  son  lit;  mais,  à  peine  y  fut-il,  qu'une 
clameur  de  voix  féminines  qu'ils  entendirent 
I  dans  la  chambre  voisine  leur  donna  à  deviner 

le  que  ce  pouvait  être.  Ce  n'étaient  point  les 
[plaintes  dune  femme  affligée;  c'étaient  des 
cris  effroyables  de  plusieurs  femmes  ensemble, 
:  3omme  quand  elles  ont  peur. 

De?t:n  y  alla,  et  trouva  quatre  ou  cinqfem- 


32  LE  ROMAS   COMIQUE 

mes  avec  l'hôtesse,  qui  cherchaient  sous  les 
lits,  regardaient  dans  la  cheminée  et  parais- 
saient fort  effrayées  :  il  leur  demanda  ce 
qu'elles  avaient;  et  l'hôtesse,  moitié  hur- 
lant, moitié  parlant,  lui  dit  qu'elle  ne  savait 
ce  qu'était  devenu  le  corps  de  son  pauvre 
mari.  En  achevant  de  parler  elle  se  mit  à 
hurler  ;  et  les  autres  femmes,  comme  de  con- 
cert, lui  répondirent  en  chœur;  et  toutes  en- 
semble firent  un  bruit  si  grand  et  si  lamenta- 
ble, que  tout  ce  qu'il  y  avait  de  gens  dans 
l'hôtellerie  entra  dans  la  chambre,  et  ce  qu'il 
y  avait  de  voisins  et  de  passants  entra  dans 
l'hôtellerie. 

Dans  ce  temps-là,  un  maître  chat  s'était  saisi 
d'un  pigeon  qu'une  servante  avait  laissé  demi- 
lardé  sur  la  table  de  la  cuisine  ;  et,  se  sauvant 
avec  sa  proie  dans  la  chambre  de  Ragotin, 
s'était  caché  sous  le  lit,  où  il  avait  couché  avec 
la  Rancune.  La  servante  le  suivit  un  bâton  de 
fagot  à  la  main;  et  regardant  sous  le  lit  pour 
voir  ce  qu'était  devenu  son  pigeon,  elle  se  mit 
à  crier  tant  qu'elle  put  qu'elle  avait  trouvé  son 
maître,  et  le  répéta  si  souvent  que  l'hôtesse 
et  les  autres  femmes  vinrent  à  elle.  La  ser- 
vante sauta  au  cou  de  sa  maîtresse,  lui  disant 
qu'elle  avait  trouvé  son  maître,  avec  im  si 
grand  transport  de  joie,  que  la  pauvre  veuve 
eut  peur  que  son  mari  ne  fut  ressuscité  ;  car 
on  remarqua  qu'elle  devint  pâle  comme  un 
criminel  qu'on  juge.  Enfin,  la  servante  ies  fit 
regarder  sous  le  lit,  où  ils  aperçurent  le  corps 
mort  dont  ils  étaient  tant  en  peine.  La  di  f "Acuité 
ne  fut  pas  sigrande  à  le  tirer  de  là,  quoiqu'il  tût 
bien  pesant,  qu'à  savoir  qui  l'y  avait  mis.  On 
le  reporta  dans  la  chambre,  où  l'on  commença 
de  l'ensevelir.  Les  comédiens  se  retirèrent 
dans  celle  où  avait  couché  Destin,  qui  ne  pou- 
vait rien  comprendre  dans  ces  bizarres  acci- 
dents. Pour  Léandre,  il  n'avait  dans  la  tête 


LE  ROMAN  COMIQUE  33 

que  sa  chère  Angélique;  ce  qui  ]e  rendait 
aussi  rêveur  que  Kagotin  était  fâché  de  ce 
que  la  Rancune  n'était  pas  mort,  dont  les 
railleries  l'ava»ent  si  fort  mortifié,  qu'il  ne  par- 
lait plus,  contre  sa  coutume  de  parier  inces- 
samment, et  de  se  mêler  en  toutes  sortes  de 
conversations  à  propos  ou  non.  La  Rancune 
et  l'Olive  s'étaient  si  peu  étonnés  et  de  la  ter- 
reur panique  de  Rigotin,  et  de  la  transmigra- 
tion d'un  corps  mort  d'une  chambre  a  l'autre, 
sans  aucun  secours  humain,  au  moins  dont 
on  eût  connaissance,  que  Destin  se  douta 
qu'ils  avaient  grande  part  dans  le  prodige. 
Cependant  l'affaire  s'éclaircissait  dans  la  cui- 
sine de  l'hôtellerie. 

Un  valet  de  charrue,  revenu  des  champs 
pour  dîner,  ayant  ouï  conter  a  une  servante, 
avec  grande  frayeur,  que  le  corps  de  son  maî- 
tre s'était  levé  de  lui  même,  et  avait  marché, 
Kii  dit  qu'en  passant  parla  cuisine,  à  la  pointe 
du  jour,  il  avait  vu  deux  hommes  en  chemise 
qui  le  portaient  sur  leurs  épauler  dans  la  cham- 
bre où  on  l'avait  trouvé.  Le  l'ivre  du  mort  en- 
tendit ce  que  disait  le  valet,  et  trouva  l'action 
fort  mauvaise  :  la  veuve  le  sut  aussitôt,  et  ses 
amies  aussi;  les  uns  et  les  autres  s'en  scan- 
dalisèrent bien  fort,  et  conclurent  tout  u'uue 
voix  qu'il  fallait  que  ces  hommes-la  fussent 
des  sorciers  qui  voulaient  faire  cuelque  mé- 
chanceté de  ce  corps  mort. 

Dans  le  temps  que  l'on  jugeait  si  mal  de  !a 
Rancune,  il  entra  dans  la  cuisine  pour  taire 
porter  a  déjeuner  dans  leur  chambre  Le  frère 
au  défunt  lui  demanda  pourquoi  il  avait  porté 
le  corps  de  son  frère  dans  sa  cLiamhre.  La 
Rancune,  bien  loin  de  lui  répondre,  ne  le  re- 
garda pas  seulement.  La  veuve  lui  rit  la  même 
question:  il  eut  la  même  indifférence  pour 
elle,  ce  que  la  bonne  dame  n'eut  pas  pour  lui: 
elle  lui  sauta  aux  yeux,  furieuse  comme  une 

LB  ÎOMAS  C0111QÇS.  —  f.  II,  * 


34  LE  ROMAN   COMIQUE 

lionne  à  qui  l'on  a  ravi  ses  petits  (j'ai  peur  que 
la  comparaison  ne  soit  ici  trop_  mag-n/ 
Son  beau-frère  donna  un  coup  de  poing  à  la 
.Rancune,  les  amies  de  l'hôtesse  ne  l'épargnè- 
rent pas,  les  servantes  s'en  mêlèrent,  les  va- 
lets aussi  ;  mais  il  n'y  avait  pas  moyen,  pour 
un  homme  seul,  de  tenir  contre  tant  de  frap- 
peurs, et  ils  s'entrenuisaient  les  uns  aux  au- 
tres. La  Rancune,  seul  contre  plusieurs,  et 
par  conséquent  plusieurs  contre  lui,  ne  s'é- 
tonna point  du  nombre  de  ses  ennemis  ;  et, 
faisant  de  nécessité  vertu,  commença  à  jouer 
des  bras  de  toute  la  force  que  Dieu  lui  avait 
donnée,  laissant  le  reste  au  hasard.  Jamais 
combat. inégal  ne  fut  plus  disputé  :  mais  aussi 
la  Rancune,  conservant  son  jugement  dans  le 
péril,  se  servait  de  son  adresse  aussi  bien  que 
de  sa  force,  ménageait  ses  coups,  et  les  fai- 
sait profiter  .le  plus  qu'il  pouvait.  Il  donna  tel 
soumet,  qui,  ne  donnant  pas  à  plomb  sur  la 
première  joue  qu'il  rencontrait,  et  ne  iaisant 
que  glisser,  s'il  faut  ainsi  dire,  allait  jusqu'à 
la  seconde,  même  la  troisième  joue,  parce  qu'il 
donnait  la  plupart  de  ses  coups  en  faisant  la 
demi-pirouette,  et  tel  soufflet  tira  trois  sons 
différents  de  trois  différentes  mâchoires. 

Au  bruit  des  combattants,  l'Olive  descendit 
dans  la  cuisine  ;  et  à  peine  eut-il  le  temps  de 
discerner  son  compagnon  d'entre  tous  ceux- 
qui  se  battaient,  qu'il  se  vit  battre,  et  même 
plus  que  lui,  de  qui  la  vigoureuse  résistance 
commençait  à  se  faire  craindre.  Deux  ou  trois  ■; 
donc  des  plus  maltraités  car  la  Rancune  sa 
jetèrent  sur  l'Olive,  peut-être  pour  se  rac- 
quitter.  Le  bruit  en  augmenta;  et  en  même 
temps  l'hôtesse  reçut  un  coup  de  poing  dans 
son  petit  œil,  qui  ïui  fit  voir  cent  mille  chan- 
delles (c'est  un  nombre  certain  pour  un  incer- 
tain), et  la  mit  hors  de  combat.  Elle  hurla 
plus  fort  et  plus  franchement  qu'elle  n'avait 


LE  ROMAN  COMIQUE  35 

fait  à  la  mort  de  son  mari.  Ses  hurlements* 
attirèrent  les  voisins  dans  la  maison,  et  firent 
descendre  dans  la  cuisine  Destin  et  Léandre, 
Quoiqu'ils  y  vinssent  avec  un  esprit  de  pacifi 
cation,  on  leur  fit  d'abord  la  guerre  sans  la 
leur  déclarer.  Les  coups  de  poing-  ne  leur  man- 
quèrent pas,  et  ils  n'en  laissèrent  point  man- 
quer ceux  qui  leur  en  donnèrent.  L'hôtesse, 
ses  amies  et  ses  servantes  criaient  au  voleur, 
et  n'étaient  plus  que  les  spectatrices  du  com- 
"bat;  les  unes  les  yeux  pochés,  les  autres  le 
nez  sanglant,  les  autres  les  mâchoires  brisées, 
et  toutes  décoiffées.  Les  voisins  avaient  pris 
parti  pour  la  voisine  contre  ceux  qu'elle  appe- 
lait voleurs.  Il  faudrait  une  meilleure  plume 
que  la  mienne  pour  bien  représenter  les  beaux 
coups  de  poing  qui  s'y  donnèrent.  Enfin,  l'ani- 
mosité  et  la  fureur  se  rendant  maîtresses  des 
uns  et  des  autres,  on  commençait  à  se  saisir 
des  broches  et  des  meubles  qui  se  peuvent 
;eter  à  la  tète,  quand  le  curé  entra  dans  la 
cuisine,  et  tâcha  de  faire  cesser  le  combat.  En 
vérité,  quelque  respect  que  l'on  eût  pour  lui, 
il  eût  bien  eu  de  la  peine  à  séparer  les  com- 
battants, si  leur  lassitude  ne  s'en  fût  mêlée. 
Tous  actes  d'hostilité  cessèrent  donc  de 
part  et  d'autre,  mais  non  pas  le  bruit;  car 
chacun  voulant  parler  le  premier,  et  les  fem- 
mes plus  que  les  hommes,  avec  leur  voix  de 
fausset,  le  pauvre  bon  homme  fut  contraint, 
de  se  boucher  les  oreilles  et  de  gagner  la 
porte.  Cela  fit  taire  les  plus  tumultueux.  Il 
rentra  dans  le  champ  de  bataille  ;  et  le  frère 
de  l'hôte,  ayant  pris  la  parole  par  son  ordre,  lui 
fit  des  plaintes  du  corps  mort  transporté  d'une 
chambre  à  l'autre.  Il  eût  exagéré  la  méchante 
action  plus  qu'il  ne  fit  s'il  eut  eu  moins  de 
sang  à  cracher,  outre  celui  qui  sortait  de  son 
nez,  qu'il  ne  pouvait  arrêter.  La  Rancune  et 
l'Olive  avouèrent  ce  qu'on  leur  imputait,  et 


36  LE  ROMAN  COMIQUE 

protestèrent  qu'ils  ne  l'avaient  pas  fait  à  man» 
Taise  intention,  mais  seulement  pour  faire 
peur  à  un  de  leurs  camamdes,  comme  ils 
avaient  fait.  Le  curé  les  en  blâma  fort,  et  leur 
fit  comprendre  la  conséquence  d'une  telle  en- 
treprise, qui  passait  la  raillerie  ;  et  comme  il 
était  homme  d'esprit  et  avait  grand  crédit  parmi 
ses  paroissiens,  il  n'eut  pas  grand'peine  à  paci- 
fier le  différend,  et  qui  plus  y  mit  plus  y  perdit. 
Mais  la  Discorde  aux  crins  de  couleuvre  n'a» 
Tait  pas  encore  fait  dans  cette  maison-là  tout. 
ce  qu'elle  avait  envie  d'y  faire.  On  ouït  dans 
la  chambre  haute  des  hurlements  fort  peu 
différents  de  ceux  que  fait  un  poureeau  qu'on 
égorge;  et  celui  qui  les  faisait  n'était  autre 
que  le  petit  Ragotin.  Le  curé,  les  comédiens, 
et  plusieurs  autres  coururent  à  lui,  et  le  trou- 
vèrent tout  le  corps,  à  la  réserve  de  la  tête, 
enfoncé  dans  un  grand  coffre  de  bois  qui  ser- 
rait à  serrer  le  linge  de  l'hôtellerie;  et  ce  qu'il 
T  avait  de  plus  fâcheux  pour  le  pauvre  en- 
coffré.  le  dessus  du  coffre,  fort  pesant  et  mas- 
sif, était  tombé  sur  ses  jambes,  et  les  pressait 
d'une  manière  fort  douloureuse  à  voir.  Une 
puissante  servante,  qui  n'était  pas  loin  du 
coffre  quand  ils  entrèrent,  et  qui  leur  parais- 
sait fort  émue,  fut  soupçonnée  d'avoir  si  mal 
Çlacé  Ragotin.  La  chose* était  vraie,  et  elle  en 
était  toute  flère;  si  bien  que  s'occupant  à  faire 
un  des  lits  de  la  chambre,  elle  ne  daigna  pas 
regarder  de  quelle  façon  on  tirait  Ragotin  du 
coffre,  ni  même  répondre  à  ceux  qui  lui  de- 
mandèrent d'où  venait  le  bruit  qu'on  avait 
entendu.  Cependant  le  demi-homme  fut  tiré 
de  sa  chausse-trape,  et  ne  fut  pas  plus  tôt  sur 
ses  pieds  qu'il  courut  à  une  épée.  On  l'empê- 
cha de  la  prendre;  mais  on  ne  put  l'empêcher 
de  joindre  la  grande  servante,  qu'il  ne  put 
aussi  empêcher  de  lui  donner  un  si  grand 
coup  sur  la  tète,  que  tout  le  vaste  siège  de 


LE   ROMAX  COMIQUI  3T 

Bon  étroite  raison  en  fat  ébranlé.  Il  en  fit  trois 
pas  en  arrière;  mais  c'eût  été  reculer  pour 
mieux  sauter,  si  l'Olive  ne  l'eût  retenu  par  ses 
chausses,  comme  il  s'allait  élancer  commp  un 
serpent  contre  sa  redoutable  ennemi.  L'effort 
qu'il  fit,  quoique  vain,  fut  fort  violent;  la 
ceinture  de  ses  chausses  s'en  rompit,. et  le 
silence  aussi  de  l'assistance  qui  se  mit  'à  rire 
Le  curé  en  oublia  sa  gravité,  et  le  frère  de 
l'hôte  de  faire  le  triste.  Le  seul  Ragotin  n'a- 
vait pas  envie  de  rire,  et  sa  colère  s'était  tour- 
née contre  l'Olive,  qui,  s'en  sentant  injurié,  le 
porta  tout  brandi,  comme  on  dit  à  Paris,  sur 
le  lit  que  faisait  la  servante,  et  là,  d'une  force 
l'Hercule,  il  acheva  de  faire  tomber  ses 
chausses,  dont  la  ceinture  était  déjà  rompue, 
Bt  haussant  et  baissant  les  mains  dru  et  menu 
sur  ses  cuisses  et  sur  les  lieux  voisins,  en 
moins  de  rien  les  rendit  rouges  comme  de 
l'écarlate.  Le  hasardeux  Ragotin  se  précipita 
courageusement  du  lit  en  bas;  mais  un  coup 
si  hardi  n'eut  pas  le  succès  qu'il  méritait  :  son 
pied  entra  dans  un  pot  de  chambre  que  l'on 
avait  laissé  dans  la  ruelle  du  lit,  pour  son 
grand  malheur,  et  y  entra  si  avant,  que,  ne 
l'en  pouvant  retirer  à  l'aide  de  son  autre  pied, 
il  n'osa  sortir  de  la  ruelle  du  lit  où  il  était,  de 
peur  de  divertir  davantage  la  compagnie  et 
l'en  attirer  sur  soi  la  raillerie  qu'il  entendait 
moins  que  personne  au  monde.  Chacun  s'é- 
tonnait Tort  de  le  voir  si  tranquille  après  avoir 
§té  si  ému.  La  Rancune  se  douta  que  ce  n'é- 
Dait  pas  sans  cause.  Il  le  fit  sortir  de  la  ruelle 
lu  lit,  moitié  bon  gré,  moitié  par  force;  et 
ors  tout  le  monde  vit  où  était  l'enclouure,  et 
oersonne  ne  put  s'empêcher  de  rire  voyant  la 
}ied  de  métal  que  s'était  fait  le  petit  homme. 
NTous  le  laisserons  foulant  l'étain  d'un  pied  su- 
perbe, pour  aller  recevoir  un  train  qui  entra 
ai  même  temps  dans  l'hôtellerie. 


38  LE  ROMAN  COMIQUE 

VIII.  —  Ce  qui  arriva  au  pied  de  Ragotin. 

Si  Ragotin  eût  du  de  son  chef,  et  sans  l'aie  3 
de  ses  amis,  se  dépoter  le  pied,  je  veux  dire 
le  tirer  hors  du  méchant  pot  de  chambre  où 
il  était  si  malheureusement  entré,  sa  colère 
eût  pour  le  moins  duré  le  reste  du  jour  ;  mais 
il  fut  contraint  de  rabattre  quelque  chose  de 
son  orgueil  naturel,  et  de  filer  doux,  priant 
humblement  Destin  et  la  Rancune  de  tra- 
vailler à  la  liberté  de  son  pied  droit  ou  gau- 
che, car  je  n'ai  pas  su  lequel.  Il  ne  s'adressa 
pas  à  l'Olive,  à  cause  de  ce  qui  s'était  passé 
entre  eux;  mais  l'Olive  vint  à  son  secours 
sans  se  faire  prier,  et  ses  deux  camarades  et 
lui  firent  ce  qu'ils  purent  pour  le  soulager. 
Les  efforts  que  le  petit  homme  avait  faits 
pour  tirer  son  pied  hors  du  pot  l'avaient  enflé, 
et  ceux  que  faisaient  Destin  et  l'Olive  ren- 
flaient encore  davantage.  La  Rancune  y  avait 
d'abord  mis  la  main  ;  mais  si  maladroitement, 
ou  plutôt  si  malicieusement,  que  Ragotin  crut 
qu'il  voulait  l'estropier  à  perpétuité;  il  l'avait, 
prié  instamment  de  ne  s'en  mêler  plus  :  il  pria 
les  autres  de  la  même  chose,  et  se  coucha  sur 
un  lit,  en  attendant  qu'on  lui  eût  fait  venir 
un  serrurier  pour  lui  limer  le  pot  de  chambre 
sur  le  pied. 

Le  reste  du  jour  se  passa  assez  pacifique- 
ment dans  l'hôtellerie,  et  assez  tristement 
entre  Destin  et  Léandre,  l'un  fort  en  peine  de 
son  valet,  qui  ne  revenait  point  lui  apprendra 
des  nouvelles  de  sa  maîtresse,  comme  il  la 
lui  avait  promis  ;  et  l'autre  ne  pouvant  s3  ré- 
jouir éloigné  de  sa  chère  mademoiselle  de 
l'Etoile,  outre  qu'il  prenait  part  r  l'enlève- 
ment de  mademoiselle  Angélique,  et  que 
Léandre  lui  faisait  pitié,  sur  le  visage  duquel 
il  voyait  toutes  les  marques  d'une  extrême 


LE  ROMAN  COMIQUE  30 

affliction.  La  Rancune  et  l'Olive  prirent  bien- 
tôt parti  avec  quelques  habitants  du  bourg" 
qui  jouaient  à  la  boule;  et  Ragotin,  après 
avoir  fait  travailler  à  son  pied,  dormit  le  reste 
du  jourt  soit  qu'il  en  eût  envie,  ou  qu'il  fût 
bien  aise  de  ne  paraître  pas  en  public,  après 
les  mauvaises  affaires  qui  lui  étaient  arrivées. 
Le  corps  de  l'hôte  fut  porté  à  sa  dernière  de- 
meure, et  rhôtesse,  nonobstant  les  belles  pen- 
sées de  la  mort  que  lui  devaient  avoir  donné 
celle  de  son  mari,  ne  laissa  pas  de  faire  payer 
En  Arabe  deux  Anglais  qui  allaient  de  Bre- 
tagne à  Paris. 

Le  soleil  venait  de  se  coucher  quand  Destin 
et  Léandre,  qui  ne  pouvaient  quitter  la  fenê- 
tre de  leur  chambre,  virent  arriver  dans  l'hô- 
tellerie un  carrosse  à  quatre  chevaux,  suivi  de 
trois  hommes  à  cheval  et  de  quatre  ou  cinq 
laquais.  Une  servante  les  vint  prier  de  vouloir 
bien  céder  leur  chambre  au  train  qui  venait 
d'arriver:  et  ainsi  Ragotin  fut  obligé  de  se 
faire  voir,  quoiqu'il  eût  envie  de  garder  la 
chambre,  et  suivit  Destin  et  Léandre  dans 
celle  où,  le  jour  précédent,  il  avait  cru  avoir 
vu  mort  la  Rancune.  Destin  fut  reconnu  dans 
la  cuisine  de  l'hôtellerie  par  un  des  messieurs 
du  carrosse,  ce  même  conseiller  du  Parlement 
de  Rennes  avec  qui  il  avait  fait  connaissance 
pendant  les  noces  qui  furent  si  malheureuses 
a  la  pauvre  la  Caverne.  Ce  sénateur  breton 
demanda  à  Destin  des  nouvelles  d'Angélique, 
et  lui  témoigna  d'avoir  du  déplaisir  de  ce 
qu'elle  n'était  pas  retrouvée.  Il  se  nommait  la 
Garoufnére,  ce  qui  me  fait  croire  qu'il  était 
plutôt  Angevin  que  Breton  ;  car  on  ne  voit 
pas  plus  de  noms  bas-bretons  commencer  par 
rer,  que  l'on  n'en  avait  d'angevins  se  terminer 
m  iere.  de  normands  en  ville,  de  picards  en 
:our,  et  des  peuples  voisins  de  la  Garonne 
en  ac. 


40  LE  ROMAN   COMIQUE 

Pour  revenir  à  M.  de  la  Garouffière,  il  avait 
de  l'esprit,  comme  je  vous  l'ai  déjà  dit,  et  ne 
se  croyait  point  homme  de  province  en  nulle 
manière,  venant  d'ordinaire  hors  de  son  se- 
mestre manger  quelque  argent  dans  les  au- 
"berges  de  Paris  et  prenant  le  deuil  quand  la 
cour  le  prenait;  ce  qui,  bien  vérifié  et  enregis- 
tré, devait  être  une  lettre,  non  pas  de  noblesse 
tout  à  fait,  mais  de  bonne  bourgeoisie,  si  j'ose 
ainsi  parler.  De  plus,  il  était  bel  esprit,  par  la 
raison  que  tout  le  monde  presque  se  pique 
d'être  sensible  aux  divertissements  de  l'es- 
prit, tnnt  ceux  qui  les  connaissent,  que  les 
ignorants  présomptueux  ou  brutaux,  qui  ju- 
gent témérairement  des  vers  et  de  la  prose, 
encore  gu'ils  croient  qu'il  y  a  du  deshonneur 
à  bien  écrire,  et  qu'ils  reprocheraient,  en  cas 
de  besoin,  à  un  homme  qu'il  fait  des  livres, 
comme  ils  lui  reprocheraient  qu'il  ferait  de  la 
fausse  monnaie.  Les  comédiens  s'en  trouvent 
bien  :  ils  sont  caressés  davantage  dans  les 
▼illes  où  ils  représentant;  car  étant  ies  perro- 
quets ou  sansonnets  des  poètes,  et  même  quel- 
ques-uns d'entre  eux,  qui  sont  nés  avec  de 
l'esprit,  se  mêlant  quelquefois  de  faire  des  co- 
médies, ou  de  leur  propre  fonds,  ou  de  par- 
ties empruntées,  il  y  a  quelque  sorte  d'ambition 
à  les  connaître  ou  a  les  hanter.  De  nos  jours, 
on  a  rendu  en  quelque  façon  justice  à  leui 
profession,  et  on  lesestime'p'.us  quon  ne  fai- 
sait autrefois.  Aussi  est-il  vrai  que  le  peuple 
trouve  dans  la  comédie  un  divertissement 
des  pi  us  innocents  et  qui  peut  à  la  fois  instruire 
et  plaire.  Elle  est  aujourd'hui  purgée,  au  moins 
à  Paris,  de  tout  ce  qu'elle  avait  de  licencieux. 
Il  serait  a  souhaiter  qu'elle  le  fut  aussi  des  fi- 
lous, des  pages  et  des  laquais  et  autres  ordu- 
res du  génie  humain,  que  la  facilité  de  pren« 
dre  des  manteaux  y  attire  encore  plus  que  ne 
faisaient  autrefois  ies  mauvaises  plaisanteries 


LE  ROMAN   COMIQUE  41 

des  farceurs.  Mais  aujourd'hui  la  fnree  est 
abolie;  et  j'ose  dire  qu'il  y  a  des  comnagnies 
particulières  où  l'on  rit  de'bon  cœur  des  équi- 
voques basses  et  sales  qu'on  y  débite,  des- 
quelles on  se  scandaliserait  dans  les  premières 
loges  de  Thôtel  de  Bourgogne. 

Finissons  la  digression. 

M.  de  la  Garouffiére  fat  ravi  de  trouver 
Destin  dans  l'hôtellerie,  et  lui  fit  promettre. 
de  souper  avec  la  compagnie  du  carrosse,  qui 
était  composée  du  nouveau  marié  du  Mans  et 
de  la  nouvelle  mariée,  qu'il  menait  en  son 
pays  de  Laval;  de  madame  sa  mère,  j'entends 
au  marié  ;  d'un  gentilhomme  de  la  province  ; 
d'un  avocat  du  conseil,  et  de  M.  de  la  Garouf- 
fiére, tous  parents  les  uns  des  autres,  et  que 
Destin  avait  vus  à  la  noce  ou  mademoiselle 
Angélique  avait  été  enlevée.  Ajoutez  à  tous 
ceux  que  je  viens  de  nommer,  une  servante  ou 
femme  de  chambre,  et  vous  trouverez  que  le 
carrosse  qui  les  portait  était  tout  plein,  outre 
que  madame  Bouvillon  (c'est  ainsi  que  s'ap- 
pelait la  mère  du  marié)  était  une  des  plus 
grosses  femmes  de  France,  quoique  des  plus 
courtes;  et  l'on  m'a  assuré  qu'elle  portait 
d'ordinaire  sur  elle,  bon  an,  mal  an,  trente 
quintaux  de  chair,  sans  les  autres  matières 
pesantes  ou  solides  qui  entrent  dans  la  com- 
position d'un  corps  humain.  Après  ce  que  je 
viens  de  vous  dire  vous  n'aurez  pas  de  peine  à 
croire  qu'elle  était  très-succulente,  comme 
sont  toutes  les  femmes  ragotes. 
I  On  servit  à  souper.  Destin  y  parut  avec  sa 
{bonne  mine,  qui  ne  le  quittait  point,  et  qui 
;.  n'était  point  altérée  alors  par  du  linge  sale, 
ÏLéandre  lui  en  ayant  prêté  de  blanc.  Il  parla 
jpeu,  selon  sa  coutume;  et  quand  il  eût  parlé 
autant  que  les  autres,  qui  parlèrent  beaucoup, 
'il  n'eut  peut-être  pas  tant  dit  de  choses  inu- 
tiles qu'ils  en  dirent.  La  Garouffiére  lui  servit 


42  LE  ROHAX  COÎUQOE 

de  to  -it  ce  qu'il  y  avait  de  meilleur  sur  la  ta- 
ble. Madame  Bouvillon  en  fit  de  même,  a 
l'envi  de  la  Garouffiere,  avec  si  peu  de  dis- 
crétion, que  tous  les  plats  de  la  table  se  trou- 
vèrent vides  en  un  moment,  et  l'assiette  de 
Destin  si  pleine  d'ailes  et  de  cuisses  de  pou- 
let, que  je  me  suis  souvent  étonné  depuis 
comment  on  avait  pu  faire  par  hasard  une 
si  haute  pyramide  de  viande  sur  si  peu  de 
base  qu'est  le  cul  d'une  assiette.  La  Garouf- 
fière  n'y  prenait  cas  garde,  tant  il  était  atten- 
tivement occupé  à  parler  de  vers  à  Destin,  et 
à  lui  donner  bonne  opinion  de  son  esprit.  Ma- 
dame Bouvillon.  qui  avait  aussi  son  dessein, 
continuait  toujours  ses  bons  offices  au  comé- 
dien, et  ne  trouvant  plus  de  poulets  à  couper, 
fut  réduite  à  lui  servir  des  tranches  de  gigot 
de  mouton.  Il  ne  savait  où  les  mettre,  et  en 
tenait  une  en  chaque  main,  pour  leur  trouver 
place  quelque  part,  quand  13  gentilhomme, 
qui  ne  voulut  pas  s'en  taire  au  préjudice  de 
son  appétit,  demanda  à  Destin,  en  souriant, 
s'il  mangerait  bien  tout  ce  qui  était  su?  son 
assiette.  Destin  y  jeta  les  yeux,  et  fut  bien 
étonné  d'y  voir,  presque  au  niveau  de  son 
menton,  la  pile  de  poulets  dépecérj  dont  la 
Garouffiere  et  la  Bouvillon  avaient  érigé  un 
trophée  à  son  mérite.  Il  en  rougit,  et  ne  put 
s'empêcher  d'en  rire;  la  Bouvillon  en  fut  dé- 
concertée ;  la  Garoufflère  en  rit  fort,  et  donna 
si  bien  le  branle  à  toute  la  compagnie,  qu'elle 
éclata  à  quatre  ou  cinq  reprises.  Les  valets 
reprirent  où  leurs  maîtres  avaient  quitté,  et 
rirent  à  îeur  tour;  ce  que  la  jeune  mariée 
trouva  si  plaisant,  que  s'étouffant  de  rire  en 
commençant  de  boire,  elle  couvrit  le  visage 
de  sa  belle-mère  et  celui  de  son  mari  de  la 
plus  grande  partie  de  ce  qui  était  dans  son 
verre,  et  distribua  le  reste  sur  la  table  et  sur 
les  habits  de  ceux  qui  y  étaient  assis. 


'•T.E  ROMAN  COMIQUE  & 

On  recommença  à  rire,  et  la  Bouvillon  fut 
la  seule  qui  n'en  rit  point,  mais  qui  r 
beaucoup,  et  regarda  d'un  œil  courroucé  sa 
pauvre  bru,  ce  qui  rabattit  un  peu  sa  joie. 
Enfin,  on  acheva  de  rire,  parce  que  l'on  ne 
peut  pas  rire  toujours.  On  s'essuya  les  yeux  ; 
la  Bouvillon  et  son  fils  essuyèrent  le  vin  qui 
leur  dégouttait  des  yeux  et  du  visage,  et 
la  jeune  mariée  leur  en  fit  des  excuses,  ayant 
encore  bien  de  la  peine  à  s'empêcher  de  rire, 
Destin  mit  son  assiette  au  milieu  de  la  table, 
et  chacun  y  reprit  ce  qui  lui  appartenait.  On 
ne  put  parler  d'autre  cbose  tant  que  le  souper 
dura,  et  la  raillerie,  bonne  ou  mauvaise,  en 
fut  poussée  bien  loin,  quoique  le  sérieux  dont 
s'arma  mal  à  propos  madame  Bouvillon  trou- 
blât en  quelque  façon  la  gaieté  de  la  compa- 
gnie. Aussitôt  qu'où  eut  desservi,  les  dames 
se  retirèrent  dans  leurs  chambres  ;  l'avocat 
et  le  gentilhomme  se  firent  donner  des  cartes 
et  jouèrent  au  piquet  ;  la  Garouffière  et  Des- 
tin, qu'  n'étaient  pas  de  ceux  qui  ne  savent 
que  faire  quand  ils  ne  jouent  point,  s'entretin- 
rent ensemble  fort  spirituellement,  et  firent 
peut-être  une  des  plus  belles  conversations 
qui  se  soit  jamais  faite  dans  une  hôtellerie  du 
bas  Maine.  La  Garouffière  parla  à  dessein  de 
tout  ce  qu'il  croyait  devoir  être  le  plus  caché 
à  un  comédien,  de  qui  l'esprit  a  ordinaire- 
ment de  plus  étroites  limites  que  la  mémoire, 
et  Destin  en  discourut  comme  un  homme  fort 
éclairé,  et  qui  savait  bien  son  monde.  Entre 
autres  choses,  il  fit  avec  tout  le  discernement 
imaginable  la  distinction  des  femmes  qui  ont 
beaucoup  d'esprit,  et  qui  ne  le  font  paraître 
que  quand  elles  ont  à  s'en  servir,  d'avec 
celles  qui  ne  s'en  servent  que  pour  le  faire 
paraître,  et  de  celles  qui  envient  aux  mauvais 
plaisants  leurs  qualités  de  drôles  et  de  bons 
compagnons,  qui  rient  des  allusions  et  équi- 


44  LE  ROMAN  COMIQUE 

voaues  licencieuses,  qui  en  font  elles-mêmes, 
et,"  pour  tout  dire,  qui  sont  des  rieuses  de 
quartier,  d'avec  celles  qui  font  la  plus  aima- 
nte partie  du  beau  monûe  et  qui  sont  de  la 
cabale.  U  parla  aussi  des  femmes  qui  savent 
aussi  bien  écrire  que  les  hommes  qui  s'en 
mêlent,  et  qui,  si  elles  ne  donnent  point  au 
public  les  productions  de  leur  esprit,  ne  le 
font  que  par  modestie.  La  Garoufûère,  qui 
était  fort  honnête  homme,  et  qui  se  connais- 
sait bien  en  honnêtes  gens,  ne  pouvait  com- 
prendre comment  un  comédien  de  campagne 
pouvait  avoir  une  si  parfaite  connaissance  de 
la  véritable  honnêteté.  Pendant  qu'il  l'admi- 
rai t  en  soi-même,  et  que  l'avocat  et  le  gen- 
tilhomme, qui  ne  jouaient  plus,  parce  qu'ils 
s'étaient  querellés  sur  une  carte  tournée,  bâil- 
laient fréquemment  de  trop  grande  envie  de 
dormir,  on  leur  vint  dresser  trois  lits  dans  la 
chambre  où  ils  avaient  soupe,  et  Destin  se 
retira  dans  celle  de  ses  camarades,  où  il  cou- 
cha avec  Léandre. 


IX.—  Autre  disgrâce  de  Ragotin, 

La  Rancune  et  Ragotin  couchèrent  ensemble. 
Pour  l'Olive,  il  passa  une  partie  de  la  nuit  à 
recoudre  son  habit,  qui  s'était  décousu  en  plu- 
sieurs endroits  quand  il  s'était  harpe  avec  le 
colère  Ragotin.  Ceux  qui  ont  connu  particu- 
lièrement ce  petit  Manceau  ont  remarqué  que 
toutes  les  fois  qu'il  avait  eu  à  se  gourmer 
contre  quelqu'un  (ce  qui  lui  arrivait  souvent), 
il  avait  toujours  décousu  ou  déchiré  les  habits 
de  son  ennemi,  en  tout  ou  en  partie.  C'était 
son  coup  sûr,  et  qui  eût  eu  à  faire  contre  lui 
à  coups  de  poing  un  combat  assigné,  eût  pu 
défendre  son  habit  comme  on  défend  le  visage 
«m  faisant  des  armes.  La  Rancune  lui  demanda 


LE   ROMAN  COMIQUE  45 

en  se  couchant  s'il  se  trouvait  mal,  parce  qu'il 
avait  fort  mauvais  visage.  Ragotin  lui  dit 
qu'il  ne  s'était  jamais  mieux  porté.  Ils  ne  fu- 
rent pas  longtemps  à  s'endormir,  et  bien  en 
prit  a  Ragotin  de  ce  que  la  Rancune  respecta 
Ja  bonne  compagnie  qui  était  arrivée  dans 
l'hôtellerie  et  n'en  voulut  pas  troub  er  le  re- 
pos, sans  cela  le  petit  homme  eût  mal  passé 
la  nuit. 

L'Olive,  cependant,  travaillait  à  son  habit, 
et  après  y  avoir  fait  tout  ce  qu'il  y  avait  à 
taire,  il  prit  les  habits  de  Ragotin,  et,  aussi 
adroitement  qu'aurait  fait  un  tailleur,  il  en 
étrécit  le  pourpoint  et  les  chausses,  et  les  re- 
mit en  leurs  places;  et  ayant  passé  ia  plus 
grande  partie  de  la  nuit  a'  coudre  et  à  décou- 
dre, se  coucha  dans  le  lit  où  dormaient  Ra«. 
gotin  et  !a  Rancune. 

On  se  leva  de  bonne  heure,  comme  on  fait 
toujours  dans  les  hôtelleries,  où  le  bruit  com- 
mence avec  le  jour.  La  Rancune  dit  encore  à 
Ragotin  qu'il  avait  mauvais  visage;  l'olive  lui 
die  la  même  cho.se  :  il  commença  de  le  croire, 
et  trouvant  en  même  temps  son  habit  trop  étroit 
de  plus  de  quatre  doigts,  il  ne  douta  plu>  qu'il 
n'eut  enflé  d'autant  dans  le  peu  de  temps 
qu'il  avait  dormi,  et  s'effraya  tort  d'une  en- 
flure si  subite.  La  Rancune  et  l'Olive  lui  exa- 
géraient toujours  son  mauvais  visage,  et  Des- 
tin et  Léandre ,  qu'ils  avaient  avertis  de  la 
tromper  e,  lui  dirent  aussi  qu'il  était  fort 
changé.  Le  pauvre  Ragotin  en  avait  la  la  me 
à  l'œil  ;  Destin  ne  put  s'empêcher  d'en  sourire, 
dont  il  se  fâcha  bien  fort.  Il  alla  dans  la  cui- 
sine de  l'hôtellerie,  où  tout  le  monde  lui  dit 
ce  que  lui  avaient  dit  les  coméd  ens,  mfùne 
les  gens  du  carrosse,  qui,  ayant  une  grande 
traite  à  faire,  s'étaient  levés'de  bonne  h^ure^ 
Ils  firent  déjeuner  les  comédiens  avec  eux.  et 
tout  le  monde  but  à  la  santé  de  Ragotin  ma- 


46  LE  ROMAN  COMIQUE 

lade,  qui,  au  lieu  de  leur  en  faire  civilité,  s'en 
alla,  grondant  contre  eux  et  fort  désolé,  chez 
le  chirurgien  du  bourg,  à  qui  il  rendit  compte 
de  son  enflure. 

Le  chirurgien  discourut  de  la  cause  et  de 
l'effet  de  son' mal,  qu'il  connaissait  aussi  peu 
que  l'algèbre  :  il  lui  parla  un  quart-d'heure 
durant  en  termes  de  son  art,  qui  n'étaient  non 
plus  à  propos  au  sujet  que  s'il  lui  eût  parlé 
du  Prêtre-Jean.  Ragotin  s'en  impatienta,  et 
lui  demanda,  jurant  Dieu  admirablement  bien 
pour  un  petit  homme,  s'il  n'avait  autre  chose 
à  lui  dire.  Le  chirurgien  voulait  encore  rai- 
sonner :  Ragotin  le  voulut  battre,  et  l'eût  fait 
s'il  ne  se  fût  humilié  devant  ce  colère  malade, 
à  qui  il  tira  trois  palettes  de  sang,  et  lui  ven- 
tousa  les  épaules,  vaille  que  vaille. 

La  cure  venait  d'être  achevée,  quand  Léandre 
vint  dire  à  Ragotin  que,  s'il  lui  voulait  pro- 
mettre de  ne  se  fâcher  point,  il  lui  appren- 
drait une  méchanceté  qu'on  lui  avait  faite.  Il 
promit  plus  que  Léandre  ne  voulut,  et  jura, 
sur  sa  damnation  éternelle,  de  tenir  tout  ce 
qu'il  promettait.  Léandre  dit  qu'il  voulait 
avoir  des  témoins  de  son  serment,  et  le  remena 
dans  l'hôtellerie,  où,  en  la  présence  de  tout  ce 
qu'il  y  avait  de  maîtres  et  de  valets,  il  le  fit 
jurer  "de  nouveau,  et  lui  apprit  qu'on  lui  avait 
étréci  ses  habits.  Ragotin  en  rougit  d'abord 
de  honte  ;  puis  pâlissant  de  colère,  il  allait  en- 
freindre son  horrible  serment,  quand  sept  ou 
huit  personnes  se  mirent  à  lui  faire  des  re- 
montrances à  la  fois,  avec  tant  de  véhémence, 
que,  bien  qu'il  jurât  de  toute  sa  force,  on  n'en 
entendit  rien.  Il  cessa  de  parler  ;  mais  les  au- 
tres ne  cessèrent  pas  de  lui  crier  aux  oreilles, 
et  le  firent  si  longtemps  que  le  pauvre  homme 
en  pensa  perdre  l'ouïe.  Enfin  il  s'en  tira  nrieux 
qu'on  ne  pensait,  et  se  mit  à  chanter  de  toute 
sa  force  les  premières  chansons  qui  lui  vinrent; 


.'  COMIQUE  4"ï 

te,  ça  qui  changea  le  grand  bruit  de 
voix  confuses  en  de  grands  éclats  de  risée-. 
qui  passèrent  des  maîtres  aux  valets,  et  du 
lieu  où  se  passa  l'action  dans  tous  les  er: 
de  l'hôtellerie,  où  différents  sujets  atti. 
différentes  personnes.  Tandis  que  le  bruit  de 
tant  de  personnes  qui  riaient  ensemble,  dimi- 
nue peu  à  peu  et  se  perd  dans  l'air,  de  façon 
à  peu  près  que  fait  la  voix  des  échos,  le  ehro- 
nologiste  fidèle  finira  le  présent  chapitre,  souc 
le  bon  plaisir  du  lecteur  bénévole,  ou  malé- 
vole,  ou  tel  que  le  ciel  l'aura  fait  naître. 

X,  — Comment  madame  Bouvillon  ne  put  résister  à 
une  tentation,  et  eut  une  bosse  au  front. 

Le  carrosse,  qui  avait  à  faire  une  grande 
journée,  fut  prêt  de  bonne  heure  :  les  sept 
personnes  qui  l'emplissaient  à  bonne  mesure 
s'y  entassèrent;  il  partit;  et  à  dix  pas  de 
l'hôtellerie  l'essieu  se  rompit  par  le  milieu.  Le 
cocher  en  maudit  sa  vie:  on  le  gronda  comme 
s'il  eût  été  responsable  de  la  durée  d'un  essieu. 
Il  fallut  se  tirer  du  carrosse  un  à  un,  et  re- 
prendre le  chemin  de  l'hôtellerie.  Les  habitants 
du  carrosse  échoué  furent  fort  embarrassés 
quand  on  leur  dit  que  dans  tout  le  pays  il  n'y 
avait  point  de  charron  plus  près  que  celui  d'un 
gros  bourg  à  trois  lieues  de  là.  Ils  tinrent 
conseil  et  ils  ne  résolurent  rien,  voyant  bien 
que  leur  carrosse  ne  serait  en  état'de  rouler 
que  le  jour  suivant. 

*  La  Bouvillon,  qui  s'était  conservé  une  grande 
autorité  sur  son  fils,  parce  que  tout  le  bien  de 
la  maison  venait  d'elle,  lui  commanda  de  mon- 
ter sur  un  des  chevaux  qui  portaient  les  va- 
lets de  chambre,  et  de  faire  monter  sa  femme 
sur  l'autre,  pour  aller  rendre  visite  à  un  vieil 
oncle  qu'elle  avait,  curé  du  même  bourg  où 
l'on  était  allé  chercher  un  charron.  Le  seigneur 


-48  LE  ROMAN  COMIQUE 

de  ^e  bourg  était  parent  du  conseiller,  et  con- 
nu de  l'avocat  et  du  gentilhomme.  Il  leur  prit 
envie  de  l'aller  voir  de  compagnie.  L'hôtesse 
leur  fitttrouver  des  montures,  en  les  louant 
un  pMi  cher  :  et  ainsi  la  Bouvillon,  seule  da 
sa  troupe,  demeura  dans  l'hôtellerie,  se  trou- 
Tant  un  peu  fatiguée,  ou  feignant  de  l'être; 
outre  que  sa  taille  ronde  ne  lui  permettait 
pas  même  de  monter  sur  un  âne,  quand  on  en 
aurait  pu  trouver  d'asser  fort  pour  la  porter. 
Elle  envoya  sa  servante  à  Destin,  le  prier  de 
venir  dîner  avec  elle,  et  en  attendant  le  dîner 
se  recoiffa,  se  frisa  et  se  poudra,  se  mit  un  ta- 
blier et  un  peignoir  à  dentelle,  et  d'un  collet  de 
point  de  Gênes  de  son  fils  su  fit  une  cornette. 
Elie  tira  d'une  cassette  une  des  jupes  de  noces 
de  sa  bru.  et  s'en  para  :  enfin  elle  se  transforma 
en  une  petite  nymphe  replète.  Destin  eût  bien 
voulu  dîner  en  liberté  avec  ses  camarades; 
mais  comment  eût-il  refusé  sa  tres-humble 
servHiite  madame  Bouvillon,  qui  l'envoya  quérir 
pour  dîner,  aussitôt  que  l'on  eut  servi  ?  Destin 
fut  surpris  de  la  voir  si  gaillardement  vêtue. 
Elle  le  reçut  d'un  visage  riant,  lui  prit  les 
mains  pour  le  faire  laver,  et  les  lui  serra  d'une 
manière  qui  voulait  dire  quelque  chose.  Il  son- 
geait moins  à  dîner  qu'au  sujet  pourquoi  il  en 
avait  été  prié;  mais  la  Bouvillon  lui  reprocha 
si  .souvent  qu'il  ne  mangeait  point,  qu'il  ne 
p  it  s'en  défendre.  Il  ne  savait  que  lui  dire, 
outre  qu'il  i  arlait  peu  de  son  naturel.  Pour  la 
Bouvillon,  elle  n'était  que  trop  ingénieuse  à  se 
trouver  matière  de  parler.  Quand  une  personne 
q  tarie  beaucoup  se  rencontre  tête  à  tête 
avec  une  autre  qui  ne  parle  guère,  et  qui  ne 
lui  r  pond  pas, elle  en  parle  davantage;  car 
jugeant  d'autrui  par  soi-même,  et  voyant  qu'on 
n'a  point  reparti  à  ce  qu'elle  a  avancé,  comme 
elle  aurait  fait  en  pareille  occasion,  elle  croit 
que  ce  qu'elle  a  dit  n'a  pas  assez  plu  à  son 


LE  ROMAN  COMIQOE 

indifférent  auditeur  ;  elle  veut  réparer  sa  fauta 
par  ce  qu'elle  dira,  qui  vaut  le  plus  souvent 
encore  moins  que  ce  qu'elle  a  déjà  dit,  et  ne 
dé  parle  point  tant  qu"on  a  de  l'attention  pour 
elle.  Du  peut  s'en  séparer;  mais  parce  qu'il  se 
trouve  de  ces  infatigables  parleurs,  qui  conti- 
nuent de  parler  seuls  quand  ils  s'en  sont  mis 
en  humeur  en  compagnie,  je  crois  que  ls 
mieux  que  l'on  puisse  faire  avec  eux,  c'est  de 
parler  autant  et  plus  qu'eux,  s'il  se  peut, 
car  tout  le  monde  ensemble  ne  retiendra  pas 
un  grand  parleur  auprès  d'un  autre  qui  lui 
aura  rompu  le  dé,  et  le  voudra  faire  auditeur 
par  force. 

J'appuie  cette  réflexion-là  sur  plusieurs  ex- 
périences, et  je  ne  sais  même  si  je  ne  sui3 
point  de  ceux  que  je  b  âme.  Pour  la  nonpa- 
reille  Bouvillon.  elle  était  la  plus  grande  di- 
seuse de  riens  qui  ait  jamais  été;  et  non-seu- 
lement elle  parlait  seule,  mais  aussi  elle  se  ré- 
pondait. La  taciturnité  de  Destin  lui  donnant 
"beau  jeu,  et  ayant  dessein  de  lui  plaire,  elle 
"(battit  un  grand  pays.  Elle  lui  conta  tout  ce 
qui  se  passait  dans  la  ville  de  Laval,  où  elle 
faisait  sa  demeure  ;  lui  en  fit  l'histoire  scan- 
daleuse, et  ne  déchira  point  de  particulière  ou 
de  famille  entière,  qu'elle  ne  tirât,  du  mal 
qu'elle  en  disait,  matière  de  dire  du  bien  d'elle  : 
protestant,  à  chaque  défaut  qu'elle  remarquait 
en  son  prochain,  que  pour  elle,  encore  qu'elle 
eût  plusieurs  défauts,  elle  n'avait  pas  celui 
dont  elle  parlait.  Destin  en  fut  fort  mortifié 
au  commencement,  et  ne  lui  répondit  point; 
mais  enfin  il  se  crut  obligé  de  sourire  de  temps 
en  temps,  et  de  dire  quelquefois,  «  ou  cela  est 
fort  plaisant,  ou  cela  est  fort  étrange,  »  et  le 
plus  souvent  il  dit  l'un  et  l'autre  fort  mal  à 
propos.  On  desservit  quand  Destin  cessa  de 
manger.  Madame  Bouvillon  le  fit  asseoir  au- 
près d'elle  sur  le  pied  d'un  lit  ;  et  sa  servante, 


30  LE  ROMAN  COMiQUE 

qui  laissa  sortir  celles  de  l'hôtellerie  les  pre- 
mières, en  sortant  de  la  chambre,  tira  la  porte 
après  elle.  La  Bouvillon,  qui  crut  peut-être  que 
Destin  y  avait  pris  garde,  lui  dit  : 

—  Voyez  un  peu  cette  étourdie,  qui  a  fermé 
la  porte  sur  nous  ! 

—  J'irai  l'ouvrir,  s'il  vous  plaît,  lui  répondit 
Destin. 

—  Je  ne  dis  pas  cela,  répondit  la  Bouvillon 
en  l'arrêtant;  mais  vous  savez  bien  que  deux 
personnes  seules  enfermées  ensemble,  comme 
ils  peuvent  faire  ce  qui  leur  plaira,  on  en  peut 
aussi  croire  ce  que  l'on  voudra. 

—  Ce  n'est  pas  des  personnes  qui  vous  res- 
semblent que  l'on  fait  des  jugements  témérai- 
res, lui  repartit  Destin. 

—  Je  ne  dis  pas  cela,  dit  la  Bouvillon  ;  mais 
on  ne  peut  avoir  trop  de  précautions  contre  la 
médisance. 

—  11  faut  qu'elle  ait  quelque  fondement,  lui 
repartit  Destin  ;  et  pour  ce  qui  est  de  vous  et 
de  moi,  on  sait  bien  le  peu  de  proportion  qu'il 
y  a  entre  un  pauvre  comédien  et  une  femme 
de  votre  condition.  Vous  plaît-il  donc,  conti- 
nua-t-il,  que  j'aille  ouvrir  la  porte? 

—  Je  ne  dis  pas  cela,  dit  la  Bouvillon  en 
l'allant  fermer  au  verrou;  car,  ajouta-t-elle, 
peut-être  qu'on  ne  prendra  pas  garde  si  elle 
est  fermée  ou  non  :  et  fermée  pour  fermée, 
il  vaut  mieux  qu'elle  ne  se  puisse  ouvrir  que 
ele  notre  consentement. 

L'ayant  fait  comme  elle  l'avait  dit,  elle  ap- 
procha de  Destin  son  gros  visage  fort  enflam- 
mé, et  ses  petits  yeux  fort  étincelants,  et  lui 
donna  bien  à  penser  de  quelle  façon  il  se  tire- 
rait à  son  honneurde  la  bataille  que  vraisem- 
blablement elle  lui  allait  présenter.  La  grosse 
sensuelle  Ci  a  son  mouchoir  de  cou  et  étala 
aux  yeux  de  Destin,  qui  n'y  prit  pas  grand 
plaisir,  dix  livres  de  tétons  pour  le  moins, 


LE  ROMAN  COMIQUE  51 

c'est-à-dire  la  troisième  partie  de  son  sein,  le 
reste  étant  distribué  à  poids  égal  sous  ses 
deux  aisselles.  Sa  mauvaise  intention  la  fai- 
sant rougir  (car  elles  rougissent  aussi,  les  dé- 
vergondées), sa  gorge  n'avait  pas  moins  de 
rouge  que  son  visage,  et  l'un  et  l'autre  en- 
semble auraient  été  pris  de  loin  pour  un  ta- 
pabor  d'écarlate.  Destin  rougissait  aussi,  mais 
de  pudeur  ;  au  lieu  que  la  Bouvillon,  qui  n'en 
avait  plus,  rougissait,  je  vous  laisse  a  penser 
de  quoi.  Eile  s'écria  qu'elle  avait  quelque  pe- 
tite bête  dans  le  dos  ;  et  se  remuant  en  son 
harnais,  comme  quand  on  y  sent  quelque  dé- 
mangeaison, ei:e  pria  Destin  d'y  fourrer  la 
main.  Le  pauvre  garçon  le  fit  en  tremblant, 
et  cependant  la  Bouvillon  lui  tâtant  ies  flancs 
au  défaut  du  pourpoint,  lui  demanda  s'il  n'é- 
tait point  chatouilleux  :  il  fallait  combattre  ou 
se  rendre"  quand  Ragotin  se  fit  ouiïr  de  l'au- 
tre côté  de  la  porte,  frappant  des  pieds  et  des 
mains  comme  s'il  Feùt  voulu  rompre,  et  criant 
à  Destin  qu'il  ouvrît  promptement.  Destin  tira 
sa  main  du  dos  suant  de  la  Bouvillon,  pour 
aller  ouvrir  a  Ragotin,  qui  faisait  toujours  un 
bruit  du  diable,  et  voulant  passer  entre  elle 
et  la  table  assez  adroitement  pour  ne  pas  la 
toucher,  il  rencontra  du  pied  quelque  chose 
qui  le  fit  broncher  et  se  choqua  la  tête  contre 
un  "banc,  assez  rudement  pour  en  être  quel- 
que temps  étourdi.  La  Bouvillon  cependant, 
ayant  repris  son  mouchoir  à  la  hâte,  alla  ou- 
vrir à  l'impétueux  Ragotin,  qui  en  même 
temps  poussa  la  porte  de  l'autre  côte  de 
sa  force,  la  fit  donner  si  rudement  contre  le 
visage  de  la  pauvre  dame,  qu'elle  en  eut 'le  nez 
écaché  et  de  plus  une  bosse  au  front,  grosse 
comme  le  poing.  Elle  cria  qu'elle  était  morte. 
Le  petit  étourdi  ne  lui  en  fit  pas  la  moindre 
excuse  :  et  sautant  et  répétant  :  «  Mademoi- 
selle Angélique  est  retrouvée!  mademoiselle 


52  LE  ROMAN  COMIQUE 

Angélique  est  ici  !  »  pensa  mettre  en  colère 
Destin,  qui  appelait  tant  qu'il  pouvait  la  ser- 
vante de  la  Bouvillon  au  secours  de  sa  maî- 
tresse, et  n'en  pouvait  être  entendu  à  cause 
du  bruit  de  Ragotin.  Cette  servante  enfin  ap- 
porta de  l'eau  et  une  serviette  blanche.  Des- 
tin et  elle  réparèrent  le  mieux  qu'ils  purent 
le  dommage  que  la  porte,  trop  rudement 
poussée,  avait  fait  à  la  pauvre  dame.  Quelque 
impatience  gu'eût  Destin  de  savoir  si  Ragotin. 
dirait  vrai,  il  ne  suivit  point  son  impétuosité 
et  ne  quitta  point  la  Bouvillon  que  son  visage 
ne  fût  lavé  et  essuyé  et  la  bosse  de  son  front 
bandée,  non  sans"  appeler  souvent  Ragotin 
étourdi,  et  qui,  pour  tout  cela,  ne  laissa  pas  de 
le  tirailler  pour  le  faire  venir  ou  il  avait  envie 
de  le  conduire. 

XI.  —  Des  moins  divertissants  du  présent  volume. 

Il  était  vrai  que  mademoiselle  Angélique 
venait  d'arriver,  conduite  par  le  valet  de 
Léandre.  Ce  valet  eut  assez  d'esprit  pour  ne 
donner  point  à  connaître  que.  Léandre  fut  son 
maître;  et  mademoiselle  Angélique  fit  i'éton- 
née  de  le  voir  si  bien  vêtu,  et  fit  par  adresse 
ce  que  la  Rancune  et  l'Olive  avaient  fait  tout 
de  bon.  Léandre  demandait  à  mademoiselle 
Angélique  et  à  son  valet,  qu'il  faisait  passer 
pour  un  de  ses  amis,  où  et  comment  il  l'avait 
trouvée,  lorsque  Ragotin  entra,  menant  Des- 
tin comme  en  triomphe,  ou  plutôt  le  tramant 
après  soi,  parce  qu'il  n'allait  pas  assez  vite  au 
gré  de  son  esprit  chaud.  Destin  et  Angélique 
s'embrassèrent  avec  de  grands  témoignages 
d'amitié,  et  avec  cette  tendresse  que  ressen- 
tent les  personnes  qui  s'aiment,  quand,  après 
une  longue  absence,  ou  quand,  n'espérant  plus 
de  se  revoir,  elles  se  trouvent  ensemble  par 
une  rencontre  inopinée.  Léandre  et  elle  ne  se 


IE    ROMAN  COMIQUE  53 

caressèrent  que  de  leurs  yeux,  qui  se  dirent 
bien  des  choses,  si  peu  qu'ils  se  regardèrent, 
remettant  le  reste  à  la  première  entrevue  par- 
ticulière. 

Cependant  le  valet  de  Léandre  commença 
sa  narration,  et  dit  à  son  maître,  comme  s'il 
2Ût  parlé  à  son  ami,  qu'après  qu'il  l'eut  quitté 
pour  suivre  les  ravisseurs  d'Angélique,  comme 
il  l'en  avait  prié,  il  ne  les  avait  perdus  de  vue 
qu'à  la  couchée,  et  le  lendemain,  jusqu'à  un 
bois,  à  l'entrée  duquel  il  avait  été  bien  étonné 
de  trouver  mademoiselle  Angélique  seule,  à 
pied,  et  fort  éplorée.  Et  il  ajouta  que  lui  ayant 
dit  qu'il  éta.t  ami  de  Léandre,  et  que  c'était  à 
sa  prière  qu'il  la  suivait,  elle  s'était  fort  con- 
solée, et  l'avait  conjuré  de  la  conduire  au 
Mans,  ou  de  la  mener  auprès  de  Léandre,  s'il 
savait  où  le  trouver. 

C'est,  continua-t-il,  à  mademoiselle  à  vous 
dire  pourquoi  ceux  qui  l'enlevaient  l'ont  ainsi 
abandonnée ,  car  je  ne  lui  en  ai  osé  parler,  la 
voyant  si  affligée  pendant  le  chemin  que  nous 
avons  fait  ensemble,  que  j'ai  eu  souvent  peur 
que  ses  sanglots  ne  la  suffoquassent. 

Les  moins  curieux  de  la  compagnie  eurent 
grande  impatience  d'apprendre  de  mademoi- 
seUe  Angélique  une  aventure  qui  leur  semblait 
si  étrange.  Car  que  pouvait-on  se  figurer  d'une 
fille  enlevée  avec  tant  de  violence,  et  rendue, 
ou  bien  abandonnée  si  facilement,  et  sans  que 
les  ravisseurs  y  fussent  forcés? 

Mademoiselle  Angélique  pria  qu'on  fît  en 
sorte  qu'elle  se  pût  coucher;  mais  l'hôtellerie 
se  trouvant  pleine,  le  bon  curé  lui  fit  donner 
une  chambre  chez  sa  sœur,  qui  logeait  dans 
la  maison  voisine,  et  qui  était  veuve  d'un  des 
plus  riches  fermiers  du  pays.  Angélique  n'a- 
vait pas  si  grand  besoin  de"  dormir  que  de  se 
reposer:  c'est  pourquoi  Destin  et  Léandre  l'ai- 
lerent  trouver  aussitôt   qu'ils  surent  qu'elle 


54  LE  ROMAN  COMIQUE 

était  dans  son  lit.  Quoiqu'elle  fût  bien  aise 
que  Destin  fût  confident  de  son  amour,  elle  ne 
pouvait  le  regarder  sans  rougir.  Destin  eut 
pitié  de  sa  confusion  ;  et  pour  l'occuper  à  autre 
chose  qu'à  se  défaire,  la  pria  de  leur  conter  ce 
que  le  valet  de  Léandre  n'avait  pu  leur  dire  : 
ce  qu'elle  fit  de  cette  sorte  : 

—  Vous  vous  pouvez  bien  figurer  quelle  fut 
la  surprise  de  ma  mère,  et  la  mienne,  lorsque, 
nous  promenant  dans  le  parc  de  la  maison  où 
nous  étions,  nous  en  vîmes  ouvrir  une  petite 
porte  qui  donnait  dans  la  campagne,  et  en- 
trer par  là  cinq  ou  six  hommes,  qui  se  saisi- 
rent de  moi,  sans  presque  regarder  ma  mère? 
et  m'emportèrent  demi-morte  de  frayeur  jus- 
qu'auprès de  leurs  chevaux.  Ma  mère,  qua 
vous  savez  être  une  des  plus  résolues  femmes 
du  monde,  se  jeta  toute  furieuse  sur  le  pre- 
mier qu'elle  trouva,  et  le  mit  en  si  pitoyable 
état  que,  ne  pouvant  se  tirer  de  ses  mains,  il 
fut  contraint  d'appeler  ses  compagnons  à 
son  aide.  Celui  qui  le  secourut,  et  qui  fui: 
assez  lâche  pour  battre  ma  mère,  comme  je 
l'entendis  s'en  vanter  par  le  chemin,  était 
l'auteur  de  l'entreprise.  11  ne  s'approcha  point 
de  moi  tant  que  la  nuit  dura,  pendant  la- 
quelle nous  marchâmes  comme  des  gens  qui 
fuient  et  que  l'on  suit.  Si  nous  eussions 
passé  par  des  lieux  habités,  mes  cris  étaient 
capables  de  les  faire  arrêter;  mais  ils  se  dé- 
tournèrent autant  qu'ils  purent  de  tous  les 
villages  qu'ils  trouvèrent,  à  la  réserve  d'un 
hameau,  dont  je  réveillai  tous  les  habitants 
par  mes  cris.  Le  jour  vint;  mon  ravisseur  s'ap- 
procha de  moi,  et  ne  m'eut  pas  sitôt  regardée 
au  visage,  que  faisant  un  grand  cri,  il  as- 
sembla ses  compagnons,  et  tint  avec  eux  un 
conseil  qui  dura,  à  mon  avis,  près  d'une  demi- 
heure.  Mon  ravisseur  me  paraissait  aussi  en- 


LE  ROMAN  COMIQUE  55 

ragé  cme  j'étais  affligée  :  il  jurait  à  faire  peur 
à  tous  ceux  qui  l'entendaient,  et  querella 
presque  tous  ses  camarades.  Enfin  leur  con- 
seil tumultueux  finit;,  et  je  ne  sais  ce  qu'on  y 
avait  résolu.  On  se  remit  à  marcher,  et  je  • 
commençai  à  n'être  plus  traitée  si  respectueu- 
sement que  je  l'avais  été.  Es  me  querellaien  ■ 
toutes  les  fois  qu'ils  m'entendaient  plaindre,  et. 
faisaient  des  imprécations  contre  moi,  comme 
si  je  leur  eusse  fait  bien  du  mal.  Ils  m'avaient 
enlevée,  comme  vous  avez  vu,  avec  un  habit 
de  théâtre  ;  et,  pour  le  cacher,  ils  m'avaient 
couverte  d'une  de  leurs  casaques.  Ils  trouvè- 
rent un  homme  sur  leur  chemin,  de  qui  ils 
s'informèrent  de  quelque  chose.  Je  fus  bien 
étonnée  de  voir  que  c'était  Léandre,  et  je  crois 
qu'il  fut  bien  surpris  de  me  reconnaître;  ce 
qu'il  fit  aussitôt  que  mon  habit,  que  je  décou- 
vris exprès,  et  qui  lui  était  tort  connu,  lui 
frappa  la  vue,  en  même  temps  qu'il  me  vit  au 
visage.  Il  vous  aura  dit  ce  qu'il  fit  Pour  moi, 
voyant  tant  d'épées  tirées  sur  Léandre,  je  m'é- 
vanouis entre  les  mains  de  celui  qui  me  tenait 
embrassée  sur  son  cheval;  et  quand  je  revins 
de  mon  évanouissement,  je  vis  que  nous  mar- 
chions, et  ne  vis  plus  Léandre.  Mes  cris  en 
redoublèrent;  et  mes  ravisseurs,  dont  il  y  en 
avait  un  de  blessé,  prirent  leur  chemin  à 'tra- 
vers les  champs,  et  s'arrêtèrent  hier  dans  un 
village,  où  ils  couchèrent  comme  des  gens  de 
guerre.  Ce  matin,  à  l'entrée  d'un  bois,  ils  ont 
rencontré  un  homme  qui  conduisait  une  de- 
moiselle à  cheval  :  ils  l'ont  démasquée,  l'ont 
reconnue  ;  et  avec  toute  la  joie  que  font  pa- 
raître ceux  qui  trouvent  ce  qu'ils  cherchent, 
l'ont  emmenée,  après  avoir  donné  quelques 
coups  à  celui  qui  la  conduisait.  Cette  demoi- 
selle faisait  des  cris  autant  que  j'en  avais  Tait, 
et  il  me  semblait  que  sa  voix  ne  m'était  pas 
inconnue.  Nous  n'avions  pas  avancé  cinquante 


56  LE  ROMAN  COMIQUR 

pas  dans  le  bois,  que  celui  que  je  vous  ai  dit 
paraître  être  le  maître  des  autres  s'approcha 
de  l'homme  qui  me  tenait,  et  lui  dit,  parlant 
de  moi  : 

Fais  mettre  pied  à  terre  à  cette  crieuse. 

Il  fut  obéi  ;  ils  me  laissèrent,  se  dérobèrent 
à  ma  vue,  et  je  me  trouvai  seule  et  à  pied. 
L'effroi  que  j'eus  de  me  voir  seule  eût  été  ca- 
pable de  me  faire  mourir,  si  monsieur,  qui  m'a 
conduite  ici,  et  qui  nous  suivait  de  loin, 
comme  il  vous  l'a  dit,  ne  m'eût  trouvée.  Vous 
savez  tout  le  reste.  Mais,  continua-t-elle 
adressant  la  parole  à  Destin,  je  crois  devoir 
vous  dire  que  la  demoiselle  qu'ils  m'ont  ainsi 
préférée  ressemble  à  votre  sœur  ma  com- 
pagne ;  qu'elle  a  le  même  son  de  voix,  et  que 
je  ne  sais  qu'en  croire:  car  l'homme  qui  était 
avec  elle  ressemble  au  valet  que  vous  avez 
pris  depuis  que  Léandre  vous  a  quitté  ;  et  je 
ne  puis  m'ôter  de  l'esprit  que  ce  ne  soit  lui- 
même. 

—  Que  me  dites -vous  là?  dit  alors  Destin 
fort  inquiet. 

—  Ce  que  je  pense,  lui  répondit  Angélique. 
On  peut,  continua-t-elle,  se  tromper  à  la  res- 
semblance des  personnes  ;  mais  j'ai  grand'- 
peur  ne  ne  m'être  pas  trompée. 

—  J'en  ai  grand'peur  aussi,  repartit  Destin, 
le  visage  tout  changé  ;  et  je  crois  avoir  un 
ennemi  dans  la  province,  de  qui  je  dois  tout 
craindre.  Mais  qui  aurait  mis  à  l'entrée  de  ce 
bois  ma  sœur  que  Ragotin  quitta  hier  au 
Mans  ?  Je  vais  prier  quelqu'un  de  mes  cama- 
rades d'y  aller  en  diligence,  et  je  l'attendrai 
ici  pour  déterminer  ce  que  j'aurai  à  faire  selon 
les  nouvelles  qu'il  m'apprendra. 

Comme  il  achevait  ces  paroles,  il  s'entendit 
appeler  dans  la  rue  :  il  regarda  par  la  fenê- 
tre et  vit  M.  de  la  Garouffière,  qui  était  re- 
venu de  sa  visite,  et  qui  lui  dit  qu'il  avait 


LE  ROMAN   COMIQUE  5T 

une  affaire  importante  à  lui  communiquer.  Il 
l'alla  trouver  et  laissa  Léandre  et  Angélique 
ensemble,  qui  eurent  ainsi  la  liberté  de  se 
caresser  après  une  fâcheuse  absence,  et  de  se 
faire  part  des  sentiments  qu'ils  avaient  eus 
l'un  pour  l'autre.  Je  crois  qu'il  y  eût  eu  bien 
du  plaisir  à  les  entendre  ;  mais  il  vaut  mieux 
pour  eux  que  leur  entrevue  ait  été  secrète. 
Cependant  Destin  demandait  à  la  Garoufnère 
ce  qu'il  désirait  de  lui. 

—  Connaissez-vous  un  gentilhomme  nommé 
Ver  ville  ?  est-il  de  vos  amis  ?  lui  dit  la  Ga- 
rouffiere. 

—  C'est  la  personne  du  monde  à  qui  je  suis 
le  pms  obligé,  et  que  j'honore  le  plus,  et  ie 
crois  n'en  être  pas  haï,  dit  Destin. 

—  Je  le  crois,  repartit  la  Garoulïïère;  je  l'ai 
vu  aujourd'hui  chez^le  gentilhomme  que  j'é- 
tais allé  voir.  En  dînant  on  a  parlé  de  vous, 
et  Verville  depuis  n'a  pu  parler  d'autre  chose  ; 
il  m'a  fait  cent  questions  à  votre  sujet,  sur 
lesquelles  je  n'ai  pu  le  satisfaire  ;  et,  sans  la 
parole  que  je  lui  ai  donnée  que  je  vous  en- 
verrais le  trouver  (ce  qu'il  ne  doute  point  que 
vous  ne  fassiez),  il  serait  venu  ici,  quoiqu'il 
ait  des  affaires  où  il  est. 

Destin  le  remercia  des  bonnes  nouvelles 
qu'il  lui  apprenait  ;  et  s'étant  informé  du  lieu 
où  il  trouverait  Verville,  il  se  résolut  d'y 
aller,  espérant  d'apprendre  de  lui  des  nou- 
velles de  son  ennemi  Saldagne,  qu'il  ne  dou- 
tait point  être  l'auteur  de  l'enlèvement  d'An- 
gélique, et  qu'il  n'eût  aussi  entre  ses  mains 
sa  chère  l'Etoile,  s'il  était  vrai  que  ce  fût  elle 
qu'Ange. ique  pensait  avoir  reconnue.  Il  pria 
ses  camarades  de  retourner  au  Mans,  réjouir 
la  Caverne  des  nouvelles  de  sa  fille  retrouvée, 
et  leur  fit  promettre  de  lui  renvoyer  un 
homme  exprès^  ou  que  quelqu'un  d'eux  re- 
viendrait lui-même  lui  dire  en  quel  état  serait 


68  LE  ROMAN  COMItTJE 

mademoiselle  de  l'Etoile.  Il  s'informa  de  la 
Garouffière  du  chemin  qu'il  devait  prendre, 
et  du  nom  du  bourg  où  il  devait  trouver  Ver- 
ville.  Il  fit  promettre  au  curé  que  sa  sœur  au- 
rait soin  d'Angélique,  jusqu'à  ce  qu'on  la  vînt 
quérir  du  Mans,  prit  le  cheval  de  Léandre,  et 
arriva  vers  le  soir  dans  le  bourg  qu'il  cher- 
chait. Il  ne  jugea  pas  à  propos  d'aller  cher- 
cher lui-même  Verville,  de  peur  que  Saldagne. 
qu'il  croyait  dans  le  pays,  ne  se  rencontrât 
avec  lui  quand  il  l'aborderait.  Il  descendit 
donc  dans  une  méchante  hôtellerie,  d'où  il 
envoya  un  petit  garçon  dire  à  M.  de  Verville 
que  le  gentilhomme  qu'il  avait  souhaité  de 
voir  le  demandait.  Verville  le  vint  trouver,  se 
jeta  à  son  cou,  et  le  tint  longtemps  em- 
brassé sans  lui  pouvoir  parler,  de  trop  de  ten* 
dresse. 

Laissons-les  s'entre-caresser  comme  deux 
personnes  qui  s'aiment  beaucoup,  et  qui  se 
rencontrent  après  avoir  cru  qu'elles  ne  se  ver- 
raient jamais,  et  passons  au  chapitre  suivant* 

XII.  —  Qui  divertira  peut-être  aussi  peu  que 
le  précédent. 

Verville  et  Destin  se  rendirent  compte  de 
tout  ce  qu'ils  ignoraient  des  affaires  de  l'un 
et  de  l'autre.  Verville  lui  dit  des  merveilles  de 
la  brutalité  de  son  frère  Saint-Far,  et  de  la 
vertu  de  sa  femme  à  la  souffrir.  Il  exagéra  la 
félicité  dont  il  jouissait  en  possédant  la  sienne, 
et  lui  apprit  des  nouvelles  du  baron  d'Arqués 
et  de  M.  de  Saint-Sauveur.  Destin  lui  conta 
toutes  ses  aventures  sans  lui  rien  cacber;  et 
Verville  lui  avoua  que  Saldagne  était  dans  le 
pays,  toujours  un  fort  malhonnête  homme, 
et  fort  dangereux;  et  lui  promit,  si  mademoi- 
selle de  l'Etoile  était  entre  ses  mains,  de  faire 
tout  son  possible  pour  le  découvrir,  et  de  ser~ 


LE  ROMAN   COMIQUE  59 

vir  Destin  et  de  sa  personne  et  de  tous  ses 
amis,  en  tout  ce  qu'il  en  aurait  à  faire  pour 
la  délivrer. 

—  Il  n'a  point  d'autre  retraite  dans  le  pays, 
lui  dit  Verville,  que  chez  mon  père,  et  chez  je 
ne  sais  quel  gentilhomme  qui  ne  vaut  pas 
mieux  que  lui,  et  qui  n'est  pas  maître  en  sa 
maison,  étant  cadet  des  cadets.  Il  faut  qu'il 
nous  revienne  voir  s'il  demeure  dans  la  pro- 
vince. Mon  père  et  nous  le  sourirons  à  cause 
de  l'alliance  ;  Saint-Far  ne  l'aime  plus,  cmelqua 
rapport  qu'il  y  ait  entre  eux.  Je  suis  donc 
d'avis  que  vous  veniez  demain  avec  moi  ;  je 
sais  où  je  vous  mettrai;  vous  n'y  serez  vu  que 
de  ceux  que  vous  voudrez  voir  ;  et  cependant 
je  ferai  observer  Saldagne,  et  on  l'éclairera  de 
si  près,  qu'il  ne  fera  rien  que  nous  ne  le  sa- 
chions. 

Destin  trouva  beaucoup  de  raison  dans  le 
conseil  que  lui  donnait  son  ami,  et  résolut  de 
le  suivre.  Verville  retourna  souper  avec  le  sei- 
gneur du  bourg,  vieil  homme  son  parent,  et 
dont  il  pensait  hériter  :  et  Destin  mangea  ce 
qu'il  trouva  dans  son  hôtellerie,  et  se  coucha 
de  bonne  heure,  pour  ne  pas  faire  attendre  Ver- 
ville, qui  faisait  état  de  partir  de  grand  matin 
pour  retourner  chez  son  père.  Ils  partirent  à 
l'heure  arrêtée  ;  et  durant  trois  lieues  qu'ils 
firent  ensemble,  s'entre-apprirent  plusieurs 
particularités  qu'ils  n'avaient  pas  eu  le  temps 
de  se  dire.  Verville  mit  Destin  chez  un  valet 
qu'il  avait  marié  dans  le  bourg,  et  qui  y  avait 
une  petite  maison  fort  commode,  à  cinq  cents 
pas  du  château  du  baron  d'Arqués.  Il  donna 
ordre  qu'il  y  fût  secrètement,  et  lui  promit  de 
le  revenir  trouver  bientôt.  Il  n'y  avait  pas 
plus  de  deux  heures  que  Verville  l'avait 
quitté  quand  il  le  vint  retrouver,  et  lui  dit  en 
1  abordant  qu'il  avait  bien  des  choses  à  lui 
dire.  Destin  pâlit  et  s'affligea  par  avance,  et 


60  LE  ROMAN  COMIQUE 

Ver  ville  par  avance  lui  fit  espérer  un  remède 
au  malheur  qu'il  allait  lui  apprendre. 

—  Eu  mettant  pied  à  terre,  lui  dit-il,  j'ai 
trouvé  Saldagne  que  l'on  portait  à  quatre 
dans  une  chambre  basse  ;  son  cheval  s'est 
abattu  sous  lui  à  une  lieue  d'ici,  et  Va  tout 
brisé.  Il  m'a  dit  qu'il  avait  à  me  parler,  et  m'a 
prié  de  venir  le  trouver  dans  sa  chambre, 
aussitôt  qu'un  chirurgien,  qui  était  présent, 
aurait  vu  sa  jambe,  qui  est  fort  foulée  de  sa 
chute.  Lorsque  nous  avons  été  seuls  :  «  Il  faut, 
m'a-t-il  dit,  que  je  vous  révèle  toujours  mes 
fautes,  encore  que  vous  soyiez  le  moins  in- 
dulgent de  mes  censeurs,  et  que  votre  sagesse 
fasse  toujours  peur  à  ma  folie.  »  Ensuite  de 
cela,  il  m'a  avoué  qu'il  avait  enlevé  une  <îo- 
mé  lienne,  dont  il  avait  été  toute  sa  vie  amou- 
reux, et  qu'il  me  conterait  des  particularités 
de  cet  enlèvement  qui  me  surprendraient.  Il 
m'a  dit  que  ce  gentilhomme,  que  je  vous  ai 
dit  être  de  ses  amis,  n'avait  pu  lui  trouver  de 
retraite  en  toute  la  province,  et  avait  été  obligé 
de  le  quitter,  et  d'emmener  avec  lui  des  hom- 
mes qu'il  lui  avait  fournis  pour  le  servir  dans 
son  entreprise,  à  cause  qu'un  de  ses  frères, 
qui  se  mêlait  de  faire  des  convois  de  faux  sels, 
était  guetté  par  les  archers  des  gabelles,  et 
avait  besoin  de  ses  amis  pour  se  mettre  à  cou- 
vert. «  Tellement,  m'a-t-il  dit,  gue,  n'osant 
paraître  dans  la  moindre  ville  à  cause  que 
mon  affaire  a  fait  grand  bruit,  je  suis  venu 
ici  avec  ma  proie.  J'ai  prié  ma  sœur,  votre 
femme,  de  ?a  retirer  dans  son  appartement, 
loin  de  la  vue  du  baron  d'Arqués,  dont  je  re- 
doute la  sévérité;  et  je  vous  conjure,  puisque 
je  ne  puis  la  garder  céans,  et  que  je  n'ai  que 
deux  valets  les  plus  sots  du  monde,  de  me 
prêter  le  vôtre,  pour  la  conduire  avec  les 
miens  jusqu'en  la  terre  que  j'ai  en  Bretagne? 
où  je  me  ferai  porter  aussitôt  que  je  pourrai 


LE   ROMA*   COMIQUE  6î 

monter  à  cheval.  Il  m'a  demandé  si  je  ne  lui 
pourrais  point  donner  quelques  hommes,  ou- 
tre mon  valet  ;  car,  tout  étourdi  qu'il  est,  iî 
voit  bien  qu'il  est  bien  difficile  à  trois  nom- 
mes de  mener  loin  une  fille  enlevée  sans  son 
consentement.  Pour  moi,  je  lui  ai  fait  la  chose 
fort  aisée,  ce  qu'il  a  cru  bientôt,  comme  les 
fous  espèrent  facilement.  Ses  valets  ne  vous 
connaissent  point,  le  mien  est  fort  habile  et 
m'est  fort  fidèle  ;  je  lui  ferai  dire  à  Saldagne 
qu'il  aura  avec  lui  un  homme  de  résolution  de 
ses  amis,  ce  sera  vous  ;  votre  maîtresse  en 
sera  avertie,  et  cette  nuit,  qu'ils  font  état  de 
faire  grande  traite  à  la  clarté  de  la  lune,  elle 
se  feindra  malade  au  premier  village  ;  il  fau- 
dra s'y  arrêter  :  mon  valet  tâchera  d'enivrer 
les  hommes  de  Saldagne,  ce  qui  est  fort  aisé  ; 
il  vous  facilitera  les  moyens  de  vous  sauver 
avec  la  demoiselle  ;  et,  faisant  accroire  aux 
deux  ivrognes  que  vous  êtes  déjà  allé  après,  il 
Les  mènera  par  un  chemin  contraire  au  vôtre.» 
Destin  trouva  beaucoup  de  vraisemblance 
clans  ce  que  lui  proposa  Verville,  dont  le  va- 
et,  qu'il  avait  envoyé  quérir,  entra  à  l'heure 
même  dans  la  chambre.  Ils  concertèrent  en- 
semble ce  qu'ils  avaient  à  faire.  Verville  fut 
enfermé  le  reste  du  jour  avec  Destin  ;  ayant 
peine  à  le  quitter  après  une  si  longue  absence, 
lui  peut-être  devait  être  bientôt  suivie  d'une 
autre  plus  longue  encore.  Il  est  vrai  que 
Destin  espéra  voir  Verville  à  Bourbon,  ou  il 
devait  aller,  et  où  Destin  lui  promit  de  faire 
iller  sa  troupe.  La  nuit  vint;  Destin  se  trouva 
m  lieu  assigné,  avec  le  valet  de  Verville  ;  les 
leux  ^alets  de  Saldagne  n'y  manquèrent  pas; 
it  Verville  lui  même  leur  mit  entre  les  mains 
nademoiselle  de  l'Etoile.  Figurez-vous  la  joie 
le  deux  jeunes  amants,  qui  s'aimaient  autant 
lu'on  peut  s'aimer,  et  la  violence  qu'ils  se 
Irent  à  ne  se  parler  point  î 


62  LE   ROMAN  COMIQUE 

A  demi-lieue  de  là,  la  l'Etoile  commença  à 
se  plaindre  ;  on  l'exhorta  à  avoir  courage  /jus- 
qu'à un  bourg  distant  de  deux  lieues,  où  on 
lui  fit  espérer  quelle  se  reposerait,  Elle  fei- 
gnait que  son  mal  augmentait  toujours;  le 
valet  de  Verville  et  Destin,  en  faisant  fort  les 
empêchés,  pour  préparer  les  valets  de  Sal- 
dagne  à  ne  trouver  pas  étrange  que  l'on  s'ar- 
rêtât si  près  du  lieu  d'où  ils  étaient  partis. 

Enfin  on  arriva  dans  le  bourg,  et  on  de- 
manda à  loger  dans  l'hôtellerie,  qui  heureuse- 
ment se  trouva  pleine  d'hôtes  et  de  buveurs. 
Mademoiselle  de  l'Etoile  fit  encore  mieux  la 
malade  à  la  chandelle  qu'elle  ne  l'avait  fait 
dans  l'obscurité  :  elle  se  coucha  tout  habillée, 
et  pria  qu'on  la  laissât  reposer  seulement  une 
heure  ;  et  dit  qu'après  cela  elle  croyait  pou- 
voir monter  à  cheval.  Les  valets  de  Saldagne, 
lianes  ivrognes,  laissèrent  tout  faire  au  va- 
let de  Verville,  qui  était  chargé  des  ordres 
de  leur  maître,  et  s'attachèrent  bientôt  à 
quatre  ou  cinq  paysans  aussi  grands  ivrognes 
qu'eux.  Tous  se  mirent  à  boire,  sans  son- 
ger au  reste  du  monde.  Le  valet  de  Verville 
de  temps  en  temps  buvait  un  coup  avec  eux 
pour  les  mettre  en  train  ;  et,  sous  prétexte 
d'aller  voir  comment  se  portait  la  malade, 
pour  partir  le  plus  tôt  qu'elle  le  pourrait, 
i'alla  faire  remonter  à  cheval,  et  Destin 
aussi,  qu'il  informa  du  chemin  qu'il  de- 
vait prendre.  Il  retourna  à  ses  buveurs,  leur 
dit  qu'il  avait  trouvé  leur  demoiselle  endor- 
mie, et  que  c'était  signe  qu'elle  serait  bientôt 
en  état  de  monter  à  cheval.  Il  leur  dit  aussi 
que  Destin  s'était  jeté  sur  un  lit;  puis  il  se 
mit  à  boire,  et  à  porter  des  samés  aux  deux 
valets  de  Saldagne,  qui  avaient  déjà  la  leur 
fort  endommagée.  Ils  burent  avec  excès,  s'eni- 
vrèrent de  même,  et  ne  purent  jamais  se  lever  I 
de  table.  Om  las  porta  dans  une  grange,  car 


LE  ROMAN  COMIQUE  63 

ils  eussent  gâté  les  lits  où  on  les  eût  couchés. 
Le  valet  de  Verville  fit  l'ivrogne;  et  ayant 
dormi  jusqu'aujour,  réveilla  brusquement  les 
valets  de  Saldagne,  leur  disant,  d'un  visage 
fort  afflige,  que  leur  demoiselle  s'était  sauvée, 
qu'il  avait  fait  partir  après  son  camarade  ; 
qu'il  fallait  monter  à  cheval,  et  se  séparer 
pour  ne  la  manquer  pas.  Il  fut  plus  d'une 
heure  à  leur  faire  comprendre  ce  qu'il  leur 
disait,  et  je  crois  que  leur  ivresse  dura  plus 
de  huit  jours. 

Comme  toute  l'hôtellerie  s'était  enivrée  cette 
nuit-là,  jusqu'à  l'hôtesse  et  aux  servantes,  on 
ne  songea  seulement  pas  à  s'informer  de  ce 
qu'étaient  devenus  Destin  et  sa  demoiselle;  et 
même  je  crois  que  l'on  ne  se  souvint  non  plus 
d'eux  que  si  on  ne  les  avait  jama.3  vus.  Ce- 
pendant que  tant  de  gens  cuvent  leur  vin, 
que  le  valet  de  Verville  fait  l'inquiété,  et  presse 
les  valets  de  Sardagne  de  partir,  et  que  ces 
deux  ivrognes  ne  s'en  hâtent  pas  davantage, 
Destin  gagne  pays  avec  sa  chère  mademoi- 
selle de  l'Etoile,  ravi  de  joie  de  l'avoir  retrou- 
vée, et  ne  doutant  point  que  le  valet  de  Ver- 
ville n'eût  fait  prendre  à  ceux  de  Saldagne  un 
chemin  contraire  au  sien.  La  lune  était  alors 
fort  claire ,  et  ils  étaient  dans  un  grand  che- 
min aisé  à  suivre,  et  qui  les  conduisait  à  un 
village,  où  nous  les  allons  faire  arrêter  dans  le 
chapitre  précédent. 

XIII.  —  Méchante  action  du.  sieur  de  la  Rappinière. 

Destin  avait  grande  impatience  de  savoir  de 
sa  chère  l'Etoile  par  quelle  aventure  elle  s'é- 
tait trouvée  dans  le  bois  où  Saldagne  l'avait 
i prise;  mais  il  avait  encore  plus  grand'peur 
•l'être  suivi.  Il  ne  songea  donc  qu'à  piquer  sa 
oête,  qui  n'était  pas  fort  bonne,  et  à  presser 


$4  LE  ROMAN   COMIQUE 

de  la  voix  et  d'une  houssine  qu'il  romnit  à  un 
arbre  le  cheval  de  la  l'Etoile,  lequel  était  une 
puissante  haquenée.  En3n  les  deux  jeunes 
amants  se  rassurèrent,  et  se  dirent  quelques 
douces  tendresses  (car  il  y  avait  lieu  d'en  dire 
après  ce  qui  venait  d'arriver  ;  et  pour  moi,  je 
nen  doute  point,  quoique  je  n'en  sache  rien 
tie  particulier).  Après  donc  s'être  bien  atten- 
dri ie  cœur  l'un  à  l'autre,  la  l'Etoile  fit  savoir 
à  Destin  tous  les  bons  offices  qu'elle  avait 
rendus  à  la  Caverne  : 

—  Et  je  crains  bien,  lui  dit-elle,  que  son 
affliction  ne  la  rende  malade;  car  je  n'en  vis 
iamais  une  pareille.  Pour  moi,  mon  cher  frère, 
vous  pouvez  bien  penser  que  j'eus  autant  be- 
soin de  consolation  qu'elle,  depuis  que  votre 
valet,  m'ayaut  amené  un  cheval  de  votre  part, 
m'apprit  que  vous  aviez  trouvé  les  ravisseurs 
d'Angélique,  et  que  vous  en  aviez  été  fort 
blessé. 

—  Moi,  blessé?  interrompit  Destin,  je  ne 
l'ai  point  été,  ni  en  danger  de  l'être,  et  je  ne 
vous  ai  point  envoyé  de  cheval  ;  il  y  a  quelque 
mystère  ici  que  je  ne  comprends  point.  Je  me 
suis  aussi  étonné  tantôt  de  ce  que  vous  m'a- 
vez si  souvent  demandé  comment  je  me  por- 
tais et  si  je  n'étais  point  incommodé  d'aller  si 
vite. 

—  Vous  me  réjouissez  et  m'affligez  tout  en- 
semble, lui  dit  la  l'Etoile  :  vos  blessures  m'a- 
vaient donné  une  terrible  inquiétude,  et  ce  que 
vous  venez  de  me  dire  me  fait  croire  que  vo- 
tre valet  a  été  gagné  par  nos  ennemis,  pour 
quelque  mauvais  dessein  qu'on  a  contre  nous. 

Il  a  plutôt  été  gagné  par  quelqu'un  qui  est 
trop  de  nos  amis,  lui  dit  Destin.  Je  n'ai  point 
d'ennemi  que  Saldagne;  mais  ce  ne  peut  être 
lui  qui  fait  agir  mon  traître  de  valet, 
puisque  je  sais  qu'il  l'a  battu  quand  il  vous  a 
trouvée. 


LE  ROMAN   COMIQUE  65 

—  Et  comment  le  savez-vous,  lui  demanda 
ta  l'Etoile,  car  je  ne  me  souviens  pas  de  vous 
en  avoir  rien  dit  ? 

—  Vous  le  saurez  aussitôt  que  vous  m'aurez 
appris  de  quelle  façon  on  vous  a  tirée  du 
Mans. 

—  Je  ne  puis  vous  en  apprendre  autre  chose 
^ue  ce  que  je  viens  de  vous  dire,  reprit  la  l'E- 
toile. 

Le  jour  d'après  que  nous  fûmes  revenues  au 
Mans,  la  Caverne  et  moi,  votre  valet  m'amena 
un  cheval  de  votre  part  et  me  dit.  faisant 
fort  l'affligé,  que  vous  aviez  été'  blessé  par  les 
ravisseurs  d'Angélique  et  que  vous  me  priiez 
de  vous  aller  trouver.  Je  montai  à  cheval  des 
l'heure  même,  encore  qu'il  fût  bien  tard  ;  je 
couchai  à  cinq  lieues  du  Mans,  dans  un  lieu 
dont  je  ne  sais  pas  le  nom,  et  le  lendemain, 
à  l'entrée  du  bois,  je  me  trouvai  arrêtée  par 
des  personnes  que  je  ne  connaissais  point.  Je 
vis  battre  votre  valet  et  j  "en  fus  fort  touchée; 
je  vis  jeter  fort  rudement  une  femme  de  des- 
sus un  cheval  et  je  reconnus  que  c'était  ma 
compagne  :  mais  le  pitoyable  état  où  je  me 
trouvais  et  l'inquiétude  "que  j'avais  pour  vous 
m'empêchèrent  de  songer  davantage  à  elle.  On 
me  mit  en  sa  place  et  on  marcha  jusqu'au 
soir.  Après  avoir  fait  beaucoup  de  chemin,  le 
plus  souvent  au  travers  des  champs,  nous  ar- 
rivâmes bien  avant  dans  la  nuit  auprès  d'une 
gentilhommière,  où  je  remarquai  qu'on  ne 
voulut  pas  nous  recevoir.  Ce  fut  là  que  je  re- 
connus Saldagne,  et  sa  vue  acheva  de  me  dé- 
sespérer. Nous  marchâmes  encore  longtemps, 
et  enfin  on  me  fit  entrer  comme  en  cachette 
dans  la  maison  d'où  vous  m'avez  heureuse- 
ment tirée. 

La  l'Etoile  achevait  la  relation  de  ses  aven- 
tures quand  le  jour  commença  de  paraître.  Ils 
se  trouvèrent   alors   dans  le*  grand   chemin 

LE   BOM4.3    COMIQC».  —I.    II.  3 


66  US  ROMAN  COMIQUE 

du  Mans,  et  pressèrent  leurs  bêtes  plus  fort 
qu'ils  n'avaient  fait  encore,  pour  gagner  un 
bourg  qu'ils  voyaient  devant  eux.  Destin 
souhaitait  ardemment  d'attraper  son  valet 
pour  découvrir  de  quel  ennemi,  outre  le  mé- 
chant Saldagne,  ils  avaient  à  se  garder  dans 
le  pays  ;  mais  il  n'y  avait  pas  grande  appa- 
rence qu'après  le  mauvais  tour  qu'il  lui  avait 
fait  il  se  remît  en  lieu  où  il  le  pût  trouver.  Il 
apprenait  à  sa  chère  l'Etoile  tout  ce  qu'il  sa- 
vait de  sa  compagne  Angélique,  quand  un 
homme  étendu  de  son  long  auprès  d'une  haie 
fit  si  grand'peur  à  leurs  chevaux, que  celui  de 
Destin  se  déroba  presque  de  dessous  lui,  et 
celui  de  mademoiselle  de  l'Etoile  la  jeta  par 
terre.  Destin,  effrayé  de  sa  chute,  l'alla  rele- 
ver aussi  vite  que  le  lui  put  permettre  son 
cheval,  qui  reculait  toujours,  ronflant,  souf- 
flant et  bronchant  comme  un  cheval  effarou- 
ché qu'il  était.  La  demoiselle  n'était  pas  bles- 
sée. Les  chevaux  se  rassurèrent,  et  Destin  alla 
voir  si  l'homme  gisant  était  mort  ou  endor- 
mi. On  peut  dire  qu'il  était  l'un  et  l'autre, 
puisqu'il  était  ivre,  qu'encore  qu'il  ronflât 
bien  fort  (marque  assurée  qu'il  était  en  vie), 
Destin  eut  bien  de  la  peine  à  l'éveiller.  Enfin. 
à  force  d'être  tiraillé,  il  ouvrit  les  yeux  et  se 
découvrit  à  Destin  pour  être  son  même  valet 
qu'il  avait  si  grande  envie  de  trouver.  Le  co- 
quin, tout  ivre  qu'il  était,  reconnut  bientôt  son 
maître,  et  se  troubla  si  fort  en  le  voyant,  que 
Destin  ne  douta  plus  de  la  trahison  qu'il  lui 
avait  faite,  et  dont  il  ne  l'avait  encore  que 
soupçonné.  Il  lui  demanda  pourquoi  il  avait  dit 
à  mademoiselle  de  l'Etoile  qu'il  était  blessé; 

Fourguoi  il  l'avait  fait  sortir  du  Mans ,  où  il 
avait  voulu  mener;  qui  lui  avait  donné  un 
cheval?  mais  il  n'en  put  tirer  la  moindre  pa- 
role, soit  qu'il  fût  trop  ivre  ou  qu'il  le  con- 
trefît plus  qu'il  ne  l'était.  Destin  se  mit  en 


L*   ROMAN  COMIQUE  67 

colère,  lui  donna  quelques  coups  de  plat 
d'épée  ;  et,  lui  ayant  lié  les  mains  du  licou  de 
son  cheval,  se  servit  de  celui  du  cheval  de 
mademoiselle  de  l'Etoile  pour  mener  en  laisse 
le  criminel.  Il  coupa  une  branche  d'arbre,  dont 
il  se  fit  un  bâton  de  taille,  pour  s'en  servir  en 
temps  et  lieu,  quand  son  valet  refuserait  de 
marcher  de  bODne  grâce.  Il  aida  sa  demoi- 
selle à  monter  à  cheval  ;  il  monta  sur  le  sien, 
et  continua  son  chemin,  son  prisonnier  à  son 
côté,  en  guise  de  limier.  Le  bourg  qu'avait  vu 
Destin  était  le  même  d'où  il  était  parti  deux 
jours  avant,  et  où  il  avait  laissé  M.  de  la  Ga- 
rouffière  et  sa  compagnie,  qui  y  étaient  en- 
core, à  cause  que  madame  Bouvillon  avait  été 
malade  d'un  furieux  choiera  morbus.  Quand 
Destin  y  arriva,  il  n'y  trouva  plus  la  Rancune. 
l'Olive  et  Ragotin,  qui  étaient  retournés 
au  Mans.  Pour  Léandre,  il  ne  quitta  point  sa 
chère  Angélique.  Je  ne  vous  dirai  point  de 
quelle  façon  elle  reçut  mademoiselle  de  l'E- 
toile :  on  peut  aisément  se  figurer  les  caresses 
que  se  devaient  faire  deux  filles  qui  s'aimaient 
beaucoup,  et  même  après  les  dangers  ou  elles 
s'étaient  trouvées.  Destin  informa  M.  de  la  Ga- 
rouffière  du  succès  de  son  voyage;  et,  après 
l'avoir  entretenu  quelque  temps  en  particulier, 
on  fit  entrer  dans  une  chambre  de 'l 'hôtellerie 
le  valet  de  Destin.  Là  il  fut  interrogé  de  nou- 
veau, et  sur  ce  qu'il  voulut  encore  faire  le 
muet,  on  fit  apporter  un  fusil  pour  lui  serrer 
les  pouces.  A  l'aspect  de  la  machins,  il  se  mit 
à  genoux,  pleura,  bien  fort,  demanda  pardon 
à  son  maître,  et  lui  avoua  que  la  Rappinière 
lui  avait  fait  faire  tout  ce  qu'il  avait  fait,  et 
lui  avait  promis,  en  récompense,  de  le  prendre 
à  son  service.  On  sut  aussi  de  lui  que  la  Rap- 

Ïnnière  était  dans  mie  maison  à  deux  lieues  de 
à,  qu'il  avait  usurpée  sur  une  pauvre  veuve, 
Destin  parla  encore  en  particulier  à  M.  de  la 


68  LE   ROMAN  COMIQUE 

Garouffiére,  gui  envoya  en  même  temps  un 
laquais  dire  à  la  Rappinière  qu'il  le  <  ïnt  trou- 
ver pour  une  affaire  de  conséquence.  Ce  con- 
seiller dt  Rennes  avait  grand  pouvoir  sur  ce 
prévôt  du  Mans  :  il  l'avait  empêché  d'çtre  roué 
en  Bretagne,  et  l'avait  toujours  protéuré  dans 
toute.-  les  affaires  criminelles  qu'il  avait  eues. 
Ce  n'est  pas  qu'il  ne  le  connut  pour  un  grand 
scélérat;  mais  la  femme  de  la  Rappinière  était 
un  peu  sa  parente.  Le  laquais  qu'on  avait  en- 
voyé a  la  Rappinière  le  trouva  prêt  à  monter 
à  cheval  pour  aller  au  Mans.  Aussitôt  qu'il 
eut  appris  que  M.  de  la  Garouffiére  le  deman- 
dait, il  partit  pour  le  venir  trouver.  Cepen- 
dant la  Gr rouf ii ère,  qui  prétendait  fort  au  bel 
esprit,  s'était  fait  apporter  un  portefeuille, 
d'où  il  tira  des  vers  de  toutes  les  laçons,  tant 
bons  que  mauvais.  Il  les  lut  à  Destin,  et  en- 
suite une  historiette  qu'il  avait  traduite  de 
l'espagnol,  que  vous  allez  lire  dans  le  chapitre 
suivant. 

XIV.  —  Le  juge  de  sa  propre  cause. 

Ce  fut  en  Afrique,  entre  des  rochers  voisins 
de  la  mer,  et  qui  ne  sont  éloignés  de  la  grande 
ville  de  Fez  que  d'une  heure  de  chemin,  que 
le  prince  Mulei,  fils  du  roi  de  Maroc,  se  trouva 
seul,  et  la  nuit,  après  s'être  égaré  a  la  chasse. 
Le  ciei  était  sans  le  moindre  nuage;  la  mer 
était  calme,  et  la  lune  et  les  etuiies  la  ren- 
daien  toute  brillante;  entin,  ii  taisait  une  de 
ces  belles  nuits  des  pays  chauds,  qui  sont  plus 
agreaotes  que  les  plus  beaux  jours  de  nos  ré- 
gions fruiues.  Le  prince  maure,  galopant  le 
long  du  rivage,  se  divertissait  a  regarder  la 
luue  et  les  étoiles,  qui  paraissaient  sur  la  sur- 
face de  la  mer  comme  uans  un  miroir,  quand 
des  cris  pitoyables  percèrent  ses  oreilles  et  lui 
tonnèrent  la  curiosité  d'aller  jusqu'au  lieu  d'où 


LE  ROMAN   COMIQUE  69 

il  croyait  qu'ils  pouvaient  partir.  Il  y  poussa 
son  cheval,  qui  sera  si  l'on  veut  un  barbe,  et 
trouva  entre  des  rochers  une  femme  qui  se 
défendait,  autant  que  ses  forces  le  pouvaient 
permettre,  contre  un  homme  qui  s'efforçait  de 
lui  lier  les  mains,  tandis  qu'une  autre  femme 
tâchait  de  lui  fermer  la  bouche  d'un  linge. 
L'arrivée  du  jeune  prince  empêcha  ceux  qui 
faisaient  cette  violence  de  la  continuer,  et 
donna  quelque  relâche  à  celle  qu'ils  traitaient 
si  mal.  Mulei  lui  demanda  ce  qu'elle  avait  à 
crier,  et  aux  autres  ce  qu'ils  lui  voulaient 
faire;  mais,  au  lieu  de  lui  repondre,  cet  homme 
alla  à  lui  le  cimeterre  à  la  main,  et  lui  en 
porta  un  coup  qui  l'eût  dangereusement 
blessé  s'il  ne  l'eût  évité  par  la  vitesse  de  son 
cheval. 

—  Méchant,  lui  cria  Mulei,  oses-tu  t'attaquer 
au  prince  de  Fez  ! 

—  Je  t'ai  bien  reconnu  pour  tel,  lui  répondit 
le  Maure;  mais  c'est  à  cause  que  tu  es  mon 
prince,  et  que  tu  peux  me  punir,  qu'il  faut 
que  j'aie  ta  vie,  ou  que  je  perde  la  mienne. 

En  achevant  ces  paroles,  il  se  lança  contre 
Mulei  avec  tant  de  furie,  que  le  prince,  tout 
vaillant  qu'il  était,  fut  réduit  à  songer  moins 
à  attaquer  qu'à  se  défendre  d'un  si  dangereux 
ennemi.  Les  deux  femmes  cependant  eu 
étaient  aux  mains;  et  celle  qui  un  moment 
auparavant  se  croyait  perdue  empêchait  l'au- 
tre de  s'enfuir,  comme  si  elle  n'eût  point  douté 
que  son  défenseur  ne  remportât  la  victoire.  Le 
désespoir  augmente  le  courage,  et  en  donne 
même  quelquefois  à  ceux  qui  en  ont  le  moins. 
Quoique  la  valeur  du  prince  fût  incomparable- 
ment plus  grande  que  celle  de  son  ennemi,  et 
fût  soutenue  d'une  vigueur  et  d'une  adresse 
qui  n'étaient  pas  communes,  la  punition  que 
méritait  le  crime  du  Maure  lui  fit  tout  hasar- 
der, et  lui  donna  tant  de  courage  et  de  force, 


70  LE  ROMAN   COMIQUE 

que  la  victoire  demeura  long-temps  douteuse 
entre  le  prince  et  lui  :  mais  le  ciel,  qui  pro- 
tège d'ordinaire  ceux  qu'il  élève  au-dessus  des 
autres,  fit  heureusement  passer  les  gens  du 
prince  assez  près  de  là  pour  entendre  le  bruit 
ces  combattants  et  les  cris  des  deux  femmes. 
Us  y  coururent,  et  reconnurent  leur  maître 
dans  le  temps  qu'ayant  choqué  celui  qu'ils  vi- 
rent les  armes  a  la  main  contre  lui,  il  l'avait 
porté  par  terre,  où  il  ne  le  voulut  pas  tuer,  le 
réservant  à  une  punition  exemplaire.  H  défen- 
dit à  ses  gens  de  lui  faire  autre  chose  que  de 
l'attacher  à  la  queue  d'un  cheval,  de  faccn 
qu'il  ne  pût  rien  entreprendre  contre  soi-même 
ni  contre  les  autres.  Deux  cavaliers  portèrent 
les  deux  femmes  en  croupe,  et,  dans  cet  équi- 
page, Mulei  et  sa  troupe  arrivèrent  à  Fez  à 
l'heure  que  le  jour  commençait  de  paraître. 

Ce  jeune  prince  commandait  dans  Fez  an  si 
absolument  que  s'il  en  eût  déjà  été  roi.  Il  : 
venir  devant  lui  le  Maure,  qui  s'appelait  Am  ;, 
et  qui  était  fils  d'un  des  plus  riches  habitants 
de  Fez.  Les  deux  femmes  ne  furent  connues 
de  personne,  à  cause  que  les  Maures  (les  plus 
jaloux  de  tous  les  hommesj  ont  un  extre  e 
soin  de  cacher  aux  yeux  de  tout  le  monde 
leurs  femmes  et  leurs  esclaves.  La  femme 
que  le  prince  avait  secourue  le  surprit,  et 
toute  sa  cour  aussi,  par  sa  beauté,  oui  éiait 
plus  grande  que  quelque  autre  qui  fût  en 
Afrique,  et  par  un  air  majestueux  que  ne  put 
cacher  aux  yeux  de  ceux  qui  l'admirèrent  un 
méchant  habit  d'esclave.  L'autre  femme  était 
vêtue  comme  le  sont  les  femmes  du  pays  qui 
ont  quelque  qualité,  et  pouvait  passer  pou? 
belle,  quoiqu'elle  le  fût  moins  que  l'autre; 
mais  quand  elle  aurait  pu  entrer  en  concur- 
rence de  beauté  avec  elle,  la  pâleur  que  i  i 
crainte  faisait  paraître  sur  son  visage  dimi- 
nuait autant  ce  qu'elle  y  avait  de  beau  <ma 


LE    ROMAN  COMCQUE  71 

celui  de  la  première  recevait  d'avantage  d'un 
beau  rouge  qu'une  honnête  pudeur  y  faisait 
éclater.  Le  Maure  parut  devant  Mulei*  avec  la 
contenance  d'un  criminel,  et  tint  toujours  les 
yeux  attachés  contre  terre.  Mulei  lui  com- 
manda de  confesser  lui-même  son  crime,  s'il 
ne  voulait  mourir  dans  les  tourments. 

—  Je  sais  bien  ceux  qu'on  me  prépare  et 
que  j'ai  mérités,  répondit-il  fièrement,  et  s'il 
y  avait  queique  avantage  pour  moi  à  ne  rien 
avouer,  il  n'y  a  point  de  tourments  qui  me  le 
fissent  faire  :  mais  je  ne  puis  éviter  la  mort, 
puisque  j'ai  voulu  te  la  donner;  et  je  veux 
b  en  que  tu  saches  que  la  rage  que  j'ai  de  ne 
f  avoir  pas  tué  me  tourmente  davantage  que 
ne  fera  tout  ce  que  tes  bourreaux  pourront 
inventer  contre  moi.  Ces  Espagnoles,  ajouta- 
t-il,  ont  été  mes  esclaves  :  l'une  a  su  prendre 
un  bon  parti  et  s'accommoder  à  la  fortune, 
se  mariant  à  mon  frère  Zaïde;  l'autre  n'a  ja- 
mais voulu  changer  de  religion  ni  me  savoir 
bon  gré  de  l'amour  que  j'avais  pour  elle. 

Il  ne  voulut  pas  parler  davantage,  quelque 
menace  qu'on  lui  pût  faire.  Mulei  le  fit  jeter 
dans  un  cachot,  chargé  de  fers;  la  renégate, 
femme  de  Zaïde,  fut  mise  dans  une  prison  sé- 
parée ;  et  la  belle  esclave  fut  conduite  chez  un 
Maure  nommé  Zuléma,  homme  de  condition, 
Espagnol  d'origine,  et  qui  avait  abandonné 
l'Espagne  pour  n'avoir  pu  se  résoudre  à  se 
faire  chrétien.  Il  était  de  l'illustre  maison  des 
Zégris,  autrefois  si  renommée  dans  Grenade, 
et  sa  femme  Zoraïde,  qui  était  de  la  même 
maison,  avait  la  réputation  d'être  la  plus 
oelle  femme  de  Fez,  et  aussi  spirituelle  que 
belle.  Elle  fut  d'abord  charmée  de  la  beauté 
de  l'esclave  chrétienne,  et  le  fut  aussi  de  son 
esprit  dés  les  premières  conversations  qu'elle 
eut  avec  elle. 

Si  cette  belle  chrétienne  eût  été  capable  de 


72  LE  ROMAN  COMIQUE 

consolation,  elle  en  eût  trouvé  dans  les  ca- 
resses de  Zoraïde  :  mais  comme  si  elle  eût 
évité  tout  ce  qui  pouvait  soulager  sa  douleur, 
elle  ne  se  plaisait  qu'à  être  seule,  pour  pou- 
voir s'affliger  davantage;  et  quand  elle  était 
seule  avec  Zoraïde,  elle  se  faisait  une  extrême 
violence  pour  retenir  devant  elle  ses  soupirs 
et  ses  larmes. 

Le  prince  Mulei  avait  une  extrême,  envie 
d'apprendre  ses  aventures.  Il  l'avait  fait  con- 
naître à  Zuléma;  et,  comme  il  ne  lui  cachait 
rien,  il  lui  avait  aussi  avoué  qu'il  se  sentait 
porte  à  aimer  la  belle  chrétienne,  et  qu'il  le 
lui  aurait  déjà  fait  savoir  si  la  grande  afflic- 
tion qu'elle  faisait  paraître  ne  lui  eût  fait  crain- 
dre d'avoir  un  rival  in.  onnu  en  Espagne,  qui, 
tout  éloigné  qu'il  eût  été,  eût  pu  l'empêcher 
d'être  heureux,  même  dans  un  pays  où  il  était 
absolu.  Zuléma  donna  donc  ordre  a  sa  femme 
d'apprendre  de  la  chrétienne  les  particularités 
de  sa  vie,  et  par  quel  acciuent  elle  était  deve- 
nue esclave  d'Amet.  Zoraïde  en  avait  autant 
d'envie  que  le  prince,  et  n'eut  pas  grande 
peine  à  y  faire  résoudre  l'esclave  espagnole, 
qui  crut' ne  devoir  rien  refuser  à  une  personne 
qui  lui  donnait  tant  de  marques  d'amitié  et  de 
tendresse,  tille  dit  à  Zoraïde  qu'elle  contente- 
rait sa  curiosité  quand  elle  voudrait;  mais 
que,  n'ayant  que  des  malheurs  à  lui  appren- 
dre, elle^craignait  de  lui  faire  un  récit  fort  en- 
nuyeux. 

—  Vous  verrez  bien  qu'il  ne  me  le  sera  pas, 
lui  répondit  Zoraïde,  par  l'attention  que  j'a li- 
rai à  l'écouter;  et  par  la  part  que  j'y  prendrai, 
tous  connaîtrez  que  vous  ne  pouvez  en  con- 
fier le  secret  à  personne  qui  vous  aime  plus 
que  moi. 

Elle  l'embrassa  en  achevant  ces  paroles,  la 
conjurant  de  ne  pas  différer  plus  longtemps  à 
lui  donner  la  satisfaction  qu'elle  lui  demandait. 


LE   ROMAN  COMIQUE  73 

Elles  étaient  seules,  et  la  belle  esclave,  après 
avoir  essuyé  les  larmes  que  le  souvenir' de  ses 
malheurs  'lui  faisait  répandre,  en  commença 
le  récit  comme  vous  l'allez  lire. 

«  Je  m'appelle  Sophie;  je  suis  Espagnole, 
née  à  Valence,  et  élevée  avec  tout  le  soin  que 
des  personnes  riches  et  de  qualité,  comme 
étaient  mon  père  et  ma  mère,  devaient  avoir 
d'une  fille  qui  était  le  premier  fruit  de  leur 
mariage,  et  qui,  dés  son  bas  âge.  paraissait 
digne  de  leur  plus  tendre  affection.  J'eus  un 
frère  plus  jeune  que  moi  d'une  année  :  il  était 
aimabie  autant  qu'on  le  pouvait  être  :  il  m'ai- 
ma autant  que  je  l'aimai,  et  notre  amitié  mu- 
tuelle alla  jusqu'au  point  que,  lorsque  nous 
n'étions  pas  ensemble,  on  remarquait  sur  nos 
visages  une  tristesse  et  une  inquiétude  que 
les  plus  agréables  divertissements  des  person- 
nes de  notre  âge  ne  pouvaient  dissiper.  On 
n'osa  donc  plus  nous  séparer  :  nous  apprîmes 
ensemble  tout  ce  qu'on  enseigne  aux  entants 
de  bonne  maison  de  l'un  et  de  l'autre  sexe;  et 
ainsi  il  arriva  qu'au  grand  étonnement  de 
tout  le  monde  je  n'étais  pas  moins  adroite  que 
lui  dans  tous  les  exercices  violents  d'un  cava- 
lier, et  qu'il  réussissait  également  bien  dans  tout 
ce  que  les  filles  de  condition  savent  le  mieux 
faire.  Une  éducation  si  extraordinaire  fit  sou- 
haiter à  un  gentilhomme  des  amis  de  mon  père 
que  ses  enfants  fussent  élevés  avec  nous.  Il  en 
fit  la  proposition  à  mes  parents,  qui  y  consen- 
tirent, et  le  voisinage  des  maisons  facilita  le 
dessein  desuns  et  des  autres.  Ce  gentilhomme 
égalait  mon  père  en  biens,  et  ne  lui  cédait  pas 
en  noblesse.  Il  n'avait  aussi  qu'un  fils  et  qu'une 
fille,  à  peu  près  de  l'âge  de  mon  frère  et  de 
moi  ;  et  l'on  ne  doutait  point  dans  Valence  que 
les  deux  maisons  ne  s'unissent  un  jour  oar  un 
double  mariage.  Don  Carlos  et  Lucie  (c'était  le 


74  LE  ROMAN  COMIQUE 

nom  du  frère  et  de  la  sœur)  étaient  également 
aimables  :  mon  frère  aimait  Lucie,  et  en  était 
aimé;  don  Carlos  m'aimait,  et  je  ^aimais 
aussi.  Nos  parents  le  savaient  "bien;  et,  loin 
d'y  trouver  à  redire,  ils  n'eussent  pas  différé 
de  nous  marier  ensemble,  si  nous  eussions  été 
moins  jeunes  que  nous  étions.  Mais  l'état  heu- 
reux de  nos  innocentes  amours  fut  troublé 
par  la  mort  de  mon  aimable  frère  ;  une  fièvre 
violente  l'emporta  en  huit  jours,  et  ce  fut  là 
le  premier  de  mes  malheurs.  Lucie  en  fut  si 
touchée,  qu'on  ne  put  jamais  l'empêcher  de  se 
rendre  religieuse.  J'en  fus  malade  à  la  mort; 
et  don  Carlos  le  fut  assez  pour  faire  craindre 
à  son  père  de  se  voir  sans  enfants,  tant  la 
perte  de  mon  frère,  qu'il  aimait,  le  péril  où 
j'étais,  et  la  résolution  de  sa  sœur  lui  furent 
sensibles.  Enfin  la  jeunesse  nous  guérit,  et  le 
temps  modéra  notre  affliction. 

»  Le  Dère  de  don  Carlos  mourut  à  quelque 
te  mus  de  la, et  laissa  son  fils  fort  riche  et 
sans"  dettes.  Sa  richesse  lui  fournit  de  quoi 
satisfaire  son  humeur  magnifique  :  les  galan- 
teries qu'il  inventa  pour  me  plaire  flattèrent 
ma  vanité,  rendirent  son  amour  public,  et 
augmentèrentle  mien.  Don  Carlos  était  sou- 
vent aux  pieds  de  mes  parents,  pour  les  con- 
jurer de  ne  différer  pas  davantage  de  le  rendre 
heureux  en  lui  donnant  leur  fille.  Il  continuait 
cependant  ses  dépenses  et  ses  galanteries  : 
mon  père  eut  peur  que  son  bien  n'en  dimi- 
nuât à  la  fin,  et  c'est  ce  qui  le  fit  résoudre  à  me 
marier  avec  lui.  Il  fit  donc  espérer  à  don  Carlos 
qu'il  serait  bientôt  son  gendre;  et  don  Carlos 
m'en  fit  paraître  une  joie  si  extraordinaire, 
qu'elle  eût  pu  me  persuader  qu'il  m'aimait  plus 
que  sa  vie,  quand  je  n'en  aurais  pas  été  aussi 
assurée  que  je  l'étais.  Il  me  donna  le  bal,  et 
toute  la  ville  en  fut  priée.  Pour  son  malheur 
et  pour  le  mien,  il  s'y  trouva  un  comte  napo- 


LE   ROMAN   COMIQOE  75 

litain  que  des  affaires  d'importance  avaient 
amené  en  Espagne.  Il  me  trouva  assez  belle 
pour  devenir  amoureux  de  moi,  et  pour  me 
demander  en  mariage  à  mon  père,  après 
avoir  été  informé  du  rang  qu'il  tenait  dans  le 
royaume  de  Valence.  Mon  père  se  laissa  éblouir 
au  bien  et  à  la  qualité  de  cet  étranger  :  il  lui 
promit  tout  ce  qu'il  lui  demanda,  et  dés  le 
iour  même  il  déclara  à  don  Carlos  qu'il  n'avait 
plus  rien  à  prétendre  à  sa  fille,  me  défendit 
de  recevoir  ses  visites,  et  me  commanda  en 
même  temps  de  considérer  le  comte  italien 
comme  un  homme  qui  devait  m'épouser  au 
retour  d'un  voyage  qu'il  allait  faire  à  Ma- 
drid. Je  dissimulai  mon  déplaisir  devant  mon 
père  :  mais  quand  je  fus  seule  don  Carlos 
se  présenta  à  mon  souvenir  comme  le  plus 
aimable  homme  du  monde  :  je  fis  réflexion 
sur  tout  ce  que  le  comte  italien  avait 
de  désagréable  ;  je  conçus  une  furieuse  aver- 
sion pour  lui,  et  je  sentis  que  j'aimais  don 
Carlos  plus  que  je  n'eusse  jamais  cru  l'aimer, 
et  qu'il  m'était  également  impossible  de  vivre 
sans  lui  et  d'être  heureuse  avec  son  rival. 
J'eus  recours  à  mes  larmes  ;  mais  c'était  un 
faible  remède  pour  un  mal  comme  le  mien. 
Don  Carlos  entra  là-dessus  dans  ma  chambre 
sans  m'en  demander  la  permission,  comme  ii 
avait  accoutumé.  Il  me  trouva  fondant  en 
pleurs,  et  il  ne  put  retenir  les  siens,  quelque 
dessein  qu'il  eût  fait  de  me  cacher  ce  qu'il 
avait  dans  l'âme  jusqu'à  ce  qu'il  eut  reconnu 
les  véritables  sentiments  de  la  mienne.  Il  se 
jeta  à  mes  pieds  ;  et,  me  prenant  les  mains, 
qu'il  mouilla  de  ses  larmes  :  «  Sophie ,  me 
»  dit-il,  je  vous  perds  donc  ;  et  un  étranger 
i>  qui  à  peine  vous  est  connu  sera  plus  heu- 
»  reux  que  moi,  parce  qu'il  aura  été  plus 
»  riche  !  il  vous  possédera,  Sophie,  et  vous  y 
•  consentez!  vous  que  j'ai  tant  aimée,   qui 


76  LE  ROMAN  COMIQUE 

»  m'avez  voulu  faire  croire  que  vous  m'ai- 
»  miez,  et  qui  m'étiez  promise  par  un  père  ! 
»  mais,  hélas  !  un  père  injuste,  un  père  inté- 
»  resse,  et  qui  m'a  manqué  de  parole  !  Si  vous 
»  étiez,  continua-t-il,  un  bien  qui  se  pût 
»  mettre  à  prix,  c'est  ma  seule  fidélité  qui 
»  vous  pourrait  acquérir  ;  et  c'est  par  elle  que 
»  vous  seriez  encore  à  moi  plutôt  qu'à  per- 
»  sonne  au  monde,  si  vous  vous  souveniez  de 
»  celle  que  vous  m'avez  promise.  Mais,  s'é- 
j»  cria-t-il,  croyez- vous  qu'un  homme  qui  a 
»  eu  assez  de  courage  pour  élever  ses  désirs 
»  jusqu'à  vous  n'en  ait  pas  assez  pour  se 
»  venger  de  celui  que  vous  lui  préférez  ;  et  trou- 
»  verez-vous  étrang-e  qu'un  malheureux  qui  a 
»  tout  perdu  entreprenne  tout  ?  Ah  !  si  vous 
»  voulez  que  je  périsse  seul,  il  vivra,  ce  rival 
»  bienheureux,  puisqu'il  a  pu  vous  plaire,  et 
»  que  vous  le  protégez  ;  mais  don  Carlos,  qui 
»  vous  est  odieux,  et  que  vous  avez  aban- 
»  donné  à  son  désespoir,  mourra  d'une  mort 
»  assez  cruelle  pour  assouvir  la  haine  que 
»  vous  avez  pour  lui.  —  Don  Carlos,  lui  ré- 
»  pondis-je,  vous  joignez-vous  à  un  père  in- 
»  juste  et  à  un  homme  que  je  ne  puis  aimer 
»  pour  me  persécuter  ;  et  m'imputez-vous 
»  comme  un  crime  particulier  un  malheur  qui 
»  nous  est  commun  ?  Plaignez-moi  au  lieu  de 
»  m'accuser,  et  songez  aux  moyens  de  me 
»  conserver  pour  vous,  plutôt  que  de  me  faire 
»  des  reproches.  Je  pourrais  vous  en  faire  de 
»  plus  justes,  et  vous  faire  avouer  que  vous 
»  ne  m'avez  jamais  assez  aimée,  puisque  vous 
»  ne  m'avez  jamais  assez  connue-  Mais  nous 
»  n'avons  point  de  temps  à  perdre  en  paroles 
»  inutiles.  Je  vous  suivrai  partout  où  vous  me 
»  mènerez  ;  je  vous  permets  de  tout  entre- 
»  prendre,  et  vous  promets  de  tout  oser  pour 
•  ne  me  séparer  jamais  de  vous.  » 
»  Don  Carlos  fat  si  transporté  de  mes  pa- 


LE   ROMA*   COMIQUE  77 

Tôles,  que  sa  joie  le  transporta  aussi  fort  qu'a- 
vait fait  sa  douieur.  Il  me  demanda  pardon 
de  m'avoir  accusée  de  l'injustice  qu'il  cro\ait 
qu'on  lui  faisait  ;  et,  m'ayant  fait  comprendre 
qu'à  moins  de  me  laisser  enlever,  il  m'était 
impossible  de  n'obéir  pas  à  mon  père,  je  con- 
sentis a  tout  ce  qu'il  me  proposa,  et  je  lui 
promis  que  la  nuit  du  jour  suivant  je  me  tien- 
drais prête  a  le  suivre  partout  où  il  voudrait 
me  mener.  Tout  est  facile  a  un  amant.  Don 
Carlos  en  un  jour  donna  ordre  a  ses  affaires, 
fit  provision  d'argent  et  d'une  barque  de  Bar- 
celone qui  devait  mettre  a  la  voile  à  telle 
heure  qu'il  voudrait.  Cependant  j'avais  pris 
sur  moi  toutes  mes  pierreries  et  tout  ce  que 
je  pus  ramasser  d'argent;  et,  pour  une  jeune 
personne,  j'avais  su  si  bien  dissimuler  le  des- 
sein que  j'avais,  que  l'on  ne  s'en  douta  point. 
Je  ne  fus  donc  pas  observée,  et  je  sortis  la 
nuit  par  la  porte  d'un  jardin  ou  je  trouvai 
Claudio,  pa^e  qui  était  cher  à  Carlos,  parce 
qu'il  chantait  aussi  bien  qu'il  avait  la  voix 
belle,  et  faisait  paraître  dans  sa  manière  de 
parler  et  dans  toutes  ses  actions  plus  d  esprit, 
de  bon  sens  et  de  politesse  que  l'âge  et  la  con- 
dition d'un  page  n'en  doivent  ordinairement 
avoir.  Il  me  dit  que  son  maître  l'avait  envoyé 
au-devant  de  moi  pour  me  conduire  ou  l'at- 
tendait une  barque,  et  qu'il  n'avait  pu  me 
venir  prendre  lui-même,  pour  des  raisons  que 
je  saurais  de  lui.  Un  esclave  de  don  Carlos 
qui  m'était  fort  connu  vint  nous  joindre.  Nous 
sortîmes  de  la  ville  sans  peine,  par  le  bon 
ordre  qu  on  y  avait  donné,  et  nous  ne  mar- 
châmes pas  longtemps  sans  voir  un  vaisseau 
à  la  rade  et  une  chaloupe  qui  nous  attendait 
au  bord  de  la  mer.  On  me  dit  que  mon  cher 
don  Carlos  viendrait  bientôt,  et  que  je  n'avais 
cependant  qu'a  passer  dans  le  vaisseau.  L'es- 
clave me  porta  dans  la  chaloupe,  et  plusieurs 


78  LE   ROMAN  COMIQUE 

hommes  que  j'avais  vus  sur  le  rivage,  et  que 
j'avais  pris  pour  des  matelots,  firent  aussi  en- 
trer dans  la  chaloupe  Claudio,  qui  me  sembla 
comme  s'en  défendre  et  faire  quelques  efforts 
pour  n'y  entrer  pas.  Cela  augmenta  la  peine 
que  me  donnait  déjà  l'absence  de  don  Carlos. 
Je  le  demandai  à  l'esclave,  qui  me  dit  fière- 
ment qu'il  n'y  avait  plus  de  Carlos  pour  moi. 
Dans  le  même  temps,  j'entendis  Claudio  jetant 
tes  hauts  cris,  et  qui  disait  en  pleurant  à  l'es- 
clave :  «  Traître  Amet  !  est-ce  là  ce  que  tu 
»  m'avais  promis,  de  m'ôter  une  rivale,  et  de 

•  me  laisser  avec  mon  amant?—  Imprudente 
»  Claudia,  lui  répondit  l'esclave,  est-on  obligé 
»  de  tenir  sa  parole  à  un  traître,  et  ai-je  dû 
«  espérer  qu'une  personne  qui  manque  de  fidé- 

*  lité  à  son  maître  m'en  gardât  assez  pour 
»  n'avertir  pas  les  gardes  de  la  côre  de  courir 
»  après  moi,  et  de  m'ôter  Sophie,  que  j'aime 
»  plus  que  moi-même  ?  »  Ces  paroles,  dites  à 
une  femme  que  je  croyais  un  homme,  et 
dans  lesquelles  je  ne  pouvais  rien  comprendre. 
me  causèrent  un  si  furieux  déplaisir,  que 
je  tombai  comme  morte  entre  les  bras  du 
perfide  Maure,  qui  ne  m'avait  point  quittée. 
Ma  pâmoison  fut  longue  ;  et  lorsque  j'en  fus 
revenue,  je  me  trouvai  dans  une  chambre  du 
vaisseau,  qui  était  déjà  bien  avant  en  mer. 
Figurez- vous  quel  dut  être  mon  désespoir,  me 
voyant  sans  don  Corlos,  et  avec  des  ennemis 
de  ma  loi  :  car  je  reconnus  que  j'étais  au  pou- 
voir des  Maures  ;  que  l'esclave  Amet  avait 
toute  sorte  d'autorité  sur  eux,  et  que  son 
frère  Zaïde  était  le  maître  du  vaisseau.  Cet 
insolent  ne  me  vit  pas  plus  tôt  en  état  d'en- 
tendre ce  qu'il  me  dirait,  qu'il  me  déclara  en 
peu  de  paroles  qu'il  y  avait  longtemps  qu'il 
était  amoureux  de  moi,  et  que  sa  passion  l'a- 
vait forcé  à  m'enlever  et  à  me  mener  à  Fez, 
où  il  ne  tiendrait  qu'à  moi  que  je  ne  fusse 


LE  ROMA.M   COMIQUE  "79 

aussi  heureuse  que  je  l'aurais  été  en  Espagne, 
comme  il  ne  tiendrait  pas  à  lui  que  je  n'eusse 
point  à  y  regretter  don  Carlos.  Je  me  jetai  sur 
lui,  malgré  la  faiblesse  que  m'avait  laissée  ma 
pâmoison  ;  3t,  avec  une  adresse  vigoureuse 
a  quoi  il  ne  s'attendait  pas.  et  que  j'avais  ac- 
quise par  mon  éducation  (comme  je  vous  l'ai 
déjà  dit),  je  lui  tirai  le  cimeterre  du  fourreau, 
et  j'allais  me  venger  de  sa  perfidie,  si  son 
frère  Zaïde  ne  m'eût  saisi  le  bras  assez  à 
temps  pour  lui  sauver  la  vie.  On  me  désarma 
facilement  ;  car  ayant  manqué  mon  coup,  je 
ne  fis  point  de  vains  efforts  contre  un  si  grand 
nombre  d'ennemis.  Amet,  à  qui  ma  résolution 
avait  fait  peur,  fit  sortir  tout  le  monde  de  la 
chambre  où  l'on  m'avait  mise,  et  me  laissa 
dans  un  désespoir  tel  que  vous  pouvez  vous 
le  figurer,  après  le  cruel  changement  qui  ve- 
nait d'arriver  en  ma  fortune.  Je  passai  Va  nuit 
à  m'affliger,  et  le  jour  qui  la  suivit  ne  donna 
point  le  moindre  relâche  à  mon  affliction.  Le 
temps,  qui  adoucit  souvent  de  pareils  déplai- 
sirs, ne  fit  aucun  effet  sur  les  miens  :  et  le  se 
cond  jour  de  notre  navigation  j'étais  encore 
plus  affligée  que  je  ne  le  fus  la  sinistre  nuit 
que  je  perdis  avec  ma  liberté  l'espérance  de 
revoir  don  Carlos,  et  d'avoir  jamais  un  mo- 
ment de  repos  le  reste  de  ma  vie.  Amet  m'a- 
vait trouvée  si  terrible  toutes  les  fois  qu'il 
avait  osé  paraître  devant  moi,  qu'il  ne  s'y 
présentait  plus.  On  m'apportait  de  temps  en 
temps  à  manger,  que  je  refusais  avec  une 
opiniâtreté  qui  fit  craindre  au  Maure  de  m'a- 
voir  enlevée  inutilement.  Cependant  le  vais- 
seau avait  passé  le  détroit,  et  n'était  pas  loin 
de  la  côte  de  Fez.  quand  Claudio  entra  dans  ma 
chambre.  Aussitôt  que  je  le  vis:  «Méchant,  qui 
»  m'as  trahie,  lui  dis -je,  que  t'avais- je  fait 
b  pour  me  rendre  la  plus  malheureuse  per- 
»  sonne  du  monde,  et  pour  m'ôter  don  Carlos? 


$0  LE  ROMAN  COMIQUE 

»  —  Vous  en  étiez  trop  aimée,  me  répondit-il; 

*  et,  puisque  je  l'aimais  aussi  bien  que  vous, 

*  je  n'ai  pas  fait  un  grand  crime  d'avoir  voulu 
»  éloigner  de  lui  une  rivale  :  mais,  si  je 
»  vous  ai  trahie,  Amet  m'a  trahie  aussi  ; 
»  et  j'en  serais  peut-être  aussi  affligée  que 
»  vous,  si  je  ne  trouvais  quelque  consola- 
»  tion  à  n'être  pas  seule  misérable.  —  Ex- 
»  pïique-moi  ces  énigmes,  lai  dis-je,  et  m'ap- 

*  prends  qui  tu  es,  afin  que  je  sache  si 
»  j'ai  en  toi  un  ennemi  ou  une  ennemie.  — 
»  Sophie,  me  dit-il  alors,  je  suis  d'un  même 
d  sexe  que  vous,  et  comme  vous  j'ai  été  amou- 

*  reuse  de  don  Carlos.  Mais,  si  nous  avons 
»  brûlé  d'un  même  feu,  ce  n'a  pas  été  avec  un 
»  même  succès  :  don  Carlos  vous  a  toujours 
»  aimée,  et  a  toujours  cru  que  vous  l'aimiez; 
a>  et  il  ne  m'a  jamais  aimée,  et  n'a  même  ja- 
»  mais  dû  croire  que  je  pusse  l'aimer,  ne 
»  m'avant  jamais  connue  pour  ce  que  j'étais. 
»  Je  suis  de  Valence  comme  vous,  et  je  ne 
■»  suis  point  née  avec  si  peu  de  noblesse  et  de 
»  bien,  que  «Ion  Carlos,  m'avant  épousée,  n'eût 
»  pu  être  à  couvert  des  reproches  que  l'on 
»  fait  à  ceux  qui  se  mésallient.  Mais  l'amour 
»  qu'il  avait  pour  vous  l'occupait  tout  entier, 

*  et  il  n'avait  des  yeux  que  pour  vous  seule. 
»  Ce  n'est  pas  que  les  miens  ne  fissent  ce 
»  qu'ils  pouvaient  pour  exempter  ma  bouche 
«  de  la  confession  honteuse  de  ma  faiblesse. 
»  J'allais  partout  où  je  croyais  le  trouver,  je 

*  me  plaçais  où  il  pouvait  me  voir,  et  je  fai- 
»  sais  pour  lui  toutes  les  diligences  qu'il  eut 

*  dû  faire  pour  moi  s'il  m'eût  aimée  comme 
»  je  l'aimais.  Je  disposais  de  mon  bien  et  de 
»  moi-même,  étant  demeurée  sans  parents 
»  dés  mon  bas  âge;  et  l'on  me  proposait  sou- 
vent des  partis  sortables    Mais  lespérance 

ue  j'avais  toujours  eue  d'eng  »ger  enfin  don 
'arlos  à  m'aimer  m'avait  empêchée  d'y  en- 


ï 


LE  ROMAN  COMIQUE  Si 

•  tendre.  Au  lieu  de  me  rebuter  de  la  mau- 
»  yaise  destinée  de  mon  amour,  comme  aurait 
»  fait  toute  autre  personne  qui  eût  eu  comme 
»  moi  assez  de  qualités  aimables  pour  n'être 

•  pas  méprisée,  je  m'excitais  à  l'amour  de  don 
»  Carlos  par  la  difficulté  que  je  trouvais  a 
»  m'en  faire  aimer.  Enfin,  pour  n'avoir  pas  à 
»  me  reprocher  d'avoir  négligé  la  moindre 
»  chose  qui  pût  servir  à  mon  dessein,  je  me 
»  fis  couper  les  cheveux  ;  et,  m'étant  déguisée 
»  en  homme,  je  me  fis  présenter  à  don  Carlos 
»  par  un  domestique  qui  avait  vieilli  dans  ma 
»  maison,  et  qui  se  disait  mon  père,  pauvre 
»  gentilhomme  des  montagnes  de  Tolède.  Mon 

•  visage  et  ma  mine,  qui  ne  déplurent  pas  à 
»  votre  amant,  le  disposèrent  d'abord    a  me 

•  prendre.  Il  ne  me  reconnut  point,  quoiqu'il 
»  m'eût  vue  tant  de  lois,  et  il  fut  bientôt  aussi 
»  persuadé  de  mon  esprit  que  satisfait  de  la 
»  beauté  de  ma  voix,  de  ma  méthode  de  chan- 
3»  ter,  et  de  mon  adresse  a  jouer  de  tous  les 
»  instruments  de  musique  dont  les  personnes 
»  de  condition  peuvent  se  divertir  sans  honte. 
»  Il  crut  avoir  trouvé  en  moi  des  qualités  qui 
»  ne  se  trouvent  pas  d'ordinaire  en  des  pages; 
»  et  je  lui  donnai  tant  de  preuves  de  fidélité 
»  et  de  discrétion,  qu'il  me  traita  bien  plus  en 
»  confident  qu'en  domestique.  Vous  savez 
»  mieux  que  personne  au  monde  si  je  m'en 
»  fais  accroire  dans  ce  que  je  viens  de  vous 
»  dire  à  mon  avantage  :  vous-même  m'avez 
»  cent  fois  louée  à  don  Carlos  en  ma  présence 
»  et  m'avez  rendu  de  bons  offices  auprès  de  lui- 
»  mais  j'enrageais  de  les  devoir  à  une  rivale* 
•  et,  d;ins  le  temps  qu'ils  me  renda^nt  plus 
«  agréable  à  don  Carlos,  ils  vous  rendaient  plus 
o  haïssable  à  la  malheureuse  Claudia,  car  c'est 
»  ainsi  que  l'on  m'appelle.  Votre  mariage  ce- 
t»  pendant  s'avançait,  et  mes  espérances  recu- 
»  laient  :  il  fut  conclu,  et  elles  se  perdirent.  Le 


82  LE  ROMAN  COMIQUE 

•  comte  italien,  qui  devint  en  ce  temps- là 
»  amoureux  de  vous,  et  dont  la  qualité  et  le 
»  bien  donnèrent  autant  dans  les  yeux  de  vo- 
»  tre  père  que  sa  mauvaise  mine  et  ses  défauts 
»  vous  donnèrent  d'aversion  pour  lui,  me  fit 
»  du  moins  avoir  le  plaisir  de  vous  voir  trou- 
»  blée  dans  les  vôtres;  et  mon  âme  alors  se 
»  flatta  de  ces  espérances  folles  que  les  chan- 
»  gements  font  toujours  avoir  aux  malheu- 
»  reux.  Enfin,  votre  père  préféra  l'étranger, 
»  que  vous  n'aimiez  pas,  à  don  Carlos,  que 
»  tous  aimiez.  Je  vis  celui  qui  me  rendait 
»  malheureuse  malheureux  à  son  tour,  et  une 
»  rivale  que  je  haïssais  encore  plus  malheu- 
»  reuse  que  moi,  puisque  je  ne  perdais  rien  en 
»  un  homme  qui  n'avait  jamais  été  à  moi; 
»  que  vous  perdiez  don  Carlos,  qui  était  tout 
»  à  vous  ;  et  que  cette  perte,  quelque  grande 
»  qu'elle  fût,  vous  était  peut-être  encore  un 
»  moindre  malheur  que  d'avoir  pour  votre 
»  tyran  éternel  un  homme  que  vous  ne  pou- 
»  vie-z  aimer.  Mais  ma  prospérité  ou,  pour 
»  mieux  dire,  mon  espérance,  ne  fut  pas  Ion- 
»  gue.  J'appris  de  don  Carlos  que  vous  étiez 
»  résolue  à  le  suivre,  et  je  fus  même  em- 
»  ployée  à  donner  les  ordres  nécessaires  au 
«  dessein  qu'il  avait  de  vous  emmener  à  Bar- 
»  celone,  et  de  là  de  passer  en  France  ou  en 
»  Italie.  Toute  la  force  que  j'avais  eue  jus- 
»  qu'alors  à  souffrir  ma  mauvaise  fortune 
»  m'abandonna  après  un  coup  si  rude,  et  qui 
»  me  surprit  d'autant  plus,  que  je  n'avais  ja- 
»  mais  craint  un  pareil  malheur.  J'en  fus  af- 
»  fiigée  jusqu'à  en  être  malade  et  malade 
»  jusqu'à  en  garder  le  lit.  Un  jour  que  je  me 
»  plaignais  à  moi-même  de  ma  triste  destinée 
»  et  que  la  croyance  de  n'être  entendue  de 
»  personne  me  faisait  parler  aussi  haut  que  si 
»  j'eusse  parlé  à  quelque  confident  de  mon 
»  amour,  je  vis  paraître  devant  moi  le  Maure 


LE   ROMAN*   COMIQUE  83 

»  Amet,  qui  m'avait  écoutée  et  qui,  après  que 
»  le  trouble  où  il  m'avait  mise  fut  passé,  me 
»  dit  ces  paroles  :  —  Je  te  connais,  Ciaudia, 
»  et  dès  le  temps  que  tu  n'avais  point  encore 
»  déguisé  ton  sexe  pour  servir  de  page  à  don 
»  Carlos;  et  si- je  ne  t'ai  jamais  fait  savoir  que 
»  je  te  connusse,  c'est  que  j'avais  un  dessein 
»  aussi  bien  que  toi.  Tu  viens  de  prendre  des 
»  résolutions  désespérées  :  tu  veux  te  décou- 
»  vrir  à  ton  maître  pour  une  jeune  fille  qui 
»  meurt  d'amour  pour  lui,  et  qui  n'espère  plus 

•  d'en  être  aimée,  et  puis  tu  veux  te  tuer  à 
»  ses  yeux,  pour  mériter   au  moins  des  re- 

*  grets"  de  celui  de  qui  tu  n'as  pu  gagner  l'a- 
»  mour.  Pauvre  fille  !  que  vas-tu  faire  en  te 
»  tuant,  que  d'assurer  davantage  à  Sophie  la 
»  possession  de  don  Carlos  ?  J'ai  bien  un  meil- 
»  leur  conseil  à  te  donner,  si  tu  es  capable  de 
»  le  prendre.  Ote  ton  amant  à  ta  rivale; 
»  le  moyen  en  est  aisé,  si  tu  me  veux  croire  ; 
»  et  quoiqu'il  demande  beaucoup  de  résolu- 
»  tion,  il  ne  t'est  pas  besoin  d'en  avoir  davan- 
»  tage  que  celle  que  tu  as  eue  à  t'habiller  en 
»  homme,  et  hasarder  ton  honneur  pour  con- 
»  tenter  ton  amour.  Ecoute-moi  donc  avec 
»  attention,  continua  le  Maure;  je  vais  te  ré- 
»  vêler  un  secret  que  je  n'ai  jamais  découvert  à 
»  personne;  et  si  le  dessein  que  je  vais  te  pro- 
»  poser  ne  te  plaît  pas,  il  dépendra  de  toi  de 
»  ne  le  pas  suivre.  Je  suis  de  Fez,  homme  de 
»  qualité  en  mon  pays  ;  mon  malheur  me  fit 
»  esclave  de  don  Carlos,  et  la  beauté  de  Sophie 
»  me  fit  le  sien.  Je  t'ai  dit  bien  des  choses  en 
»  peu  de  paroles. Tu  crois  ton  mal  sans  remède, 
»  parce  que  ton  amant  enlève  sa  maîtresse,  et 
»  s'en  va  avec  elle  à  Barcelone;  c'est  ton  bonheur 
»  et  le  mien,  si  tu  sais  te  servir  de  l'occasion. 
»  J'ai  traité  de  ma  rançon,  et  je  l'ai  payée. 
»  Une  galiote  d'Afrique*  m'attend  à  la  rade, 
»  assez  près  du  lieu  où  don  Carlos  en  fait  te- 


84  LE  ROMAN  COMIQUE 

»  nir  u.ie  toute  prête  pour  l'exécution  de  son 
»  dessein.  Il  l'a  différé  d'un  jour;  prévenons- 
»  le  avec  autant  de  diligence  que  d'adresse. 
»  Va  dire  à  Sophie,  de  la  part  de  ton  maître, 

*  qu'elle  se  tienne  prête  à  partir  cette  nuit  à 
»  l'heure  que  tu  la  viendras  quérir  ;  amène-la 
»  dans  mon  vaisseau;  je  l'emmènerai  en  Afri- 
»  que,  et  tu  demeureras  à  Valence  seule  à  pos- 
»  séder  ton  amant,  qui  peut-être  t'aurait  aimée 
»  aussitôt  que  Sophie,  s'il  avait  su  que  tu  l'ai- 
»  masses.  » 

«A  ces  dernières  paroles  de  Claudia, je  fus 
si  pressée  de  ma  juste  douleur,  qu'en  faisant 
un  grand  soupir  je  m'évanouis  encore  sans 
donner  le  moindre  signe  de  vie.  Les  cris  que 
fit  Claudia,  qui  se  repentait  peut  être  alors  de 
m'avoir  rendue  malheureuse,  sans  cesser  de  l'ê- 
tre, attirèrent  Amet  et  son  frère  dans  la  cham- 
"bre  du  vaisseau  où  j'étais;  on  me  fit  tous  les  re- 
mèdes qu'on  put  me  faire;  je  revins  à  moi,  et  j'en- 
tendis Claudia  qui  reprochait  encore  au  Maure 
la  trahison  qu'il  nous  avait  faite.  «  Chien  infi- 
»  dèle,  lui  disait-elle,  pourquoi  m'as-tu  con- 
»  seillêe  de  réduire  cette  belle  fille  au  déplora- 
»  ble  état  où  tu  la  vois,  si  tu  ne  voulais  pas 
»  me  laisser  auprès  de  mon  amant?  et  pour- 
»  quoi  m'as-tu  fait  faire  à  un  homme  qui  me 
»  fut  si  cher  une  trahison  qui  me  nuit  autant 
»  qu'à  lui?   Comment  oses- tu  dire  que  tu  es 

*  de  noble  naissance  dans  ton  pays,  si  tu  es 
»  le  plus  traître  et  le  plus  lâche  de  tous  les 
»  homme?9  —  Tais-toi,  folle,  lui  répondit 
»  Amet,  ne  me  reproche  point  un  crime  dont 
»  tu  es  complice.  Je  t'ai  déjà  dit  que  qui  a  pu 
»  trahir  un  maître,  comme  toi,  méritait  bien 
••»  d'être  trahie  ;  et  que  t'emmenant  avec  moi 

*  j'assurais  ma  vie,  et  peut-être  celle  de  So- 
*»  phie,  puisqu'elle  pourrait  mourir  de  douleur 
•*  quand  elle  saurait  que  tu  serais  demeurée 

avec  don  Carlos.  »  Le  bruit  que  firent  en 


LE   ROMAN   COMIQUE  85 

même  temps  les  matelots  qui  étaient  près  d'en- 
trer dans  le  port  de  la  ville  de  Salé,  et  l'artillerie 
du  vaisseau,  à  laquelle  répondait  ceLe  du  port, 
interrompirent  les  reproches  que  se  faisaient 
Amet  et  Claudia,  et  me  délivrèrent  pour  un 
temps  de  la  vue  de  ces  deux  personnes  odieu- 
ses. On  se  débarqua,  on  nous  couvrit  le  visage 
d'un  voile,  à  Claudia  et  à  moi,  et  nous  fûmes 
logées  avec  le  perfide  Amet  chez  un  Maure  de 
ses  parents.  Des  le  jour  suivant  on  nous  fit 
monter  dans  un  chariot  couvert,  et  prendre  le 
chemin  de  Fez,  ou,  si  Amet  y  fut  reçu  de  son 
père  avec  beaucoup  de  joie?  j'y  entrai  la  plus 
affligée  et  la  plus  désespérée  personne  du 
monde.  Pour  Claudia,  elle  eut  bientôt  pris 
parti,  renonçant  au  christianisme,  et  épousant 
Zaïde,  le  frère  de  l'infidèle  Amet.  Cette  mé- 
chante personne  n'oublia  aucun  artifice  pour 
me  persuader  de  changer  aussi  de  religion,  et 
d'épouser  Amet,  comme  elle  avait  fait  de  Zaïde  ; 
et  elle  devint  la  plus  cruelle  de  mes  tyrans, 
lorsqu'aprés  avoir  en  vain  essayé  de  me  ga- 
gner par  toutes  sortes  de  promesses,  de  bons 
traitements  et  de  caresses,  Amet  et  tous  les 
siens  exercèrent  sur  moi  toute  la  barbarie  dont 
ils  étaient  capables.  J'avais  tous  les  jours  à 
exercer  ma  constance  contre  tant  d'ennemis, 
et  j'étais  plus  forte  à  souffrir  mes  peines  que 
je  ne  le  souhaitais,  quand  je  commençai  à 
croire  que  Claudia  se  repentait  d'être'  mé- 
chante. En  public,  elle  me  persécutait  appa- 
remment avec  plus  d'animosité  que  les  autres, 
et  en  particulier  elle  me  rendait  quelquefois 
de  bons  offices,  qui  me  la  faisaient  considérer 
comme  une  personne  qui  eût  pu  être  ver- 
tueuse si  elle  eût  été  élevée  à  la  vertu. 

»  Ur  jour  que  toutes  les  autres  femmes  de 
la  maison  étaient  allées  aux  bains  publics, 
comme  c'est  la  coutume  de  vous  autres  maho 
métans,  elle  vint  me  trouver  où  j'étais,  ayant 


86  LE  ROHÂX  COMIQUE 

le  visage  composé  à  la  tristesse,  et  me  parla 
en  ces  termes  :  «  Belle  Sophie,  quelque  sujet 
»  que  j'aie  eu  autrefois  de  vous  haïr,  ma  haine 
»  a  cessé  er  perdant  l'espoir  de  posséder  ja- 
»  mais  celui  qui  ne  m'aimait  pas  assez,  à  cause 
»  qu'il  vous  aimait  trop.  Je  me  reproche  sans 
»  cesse  de  vous  avoir  rendue  malheureuse,  et 
»  d'avoir  abandonné  mon  Dieu  pour  la  crainte 
»  des  hommes.  Le  moindre  de  ces  remords 
»  serait  capable  de  me  faire  entreprendre  les 
»  choses  du  monde  les  plus  diificiles  à  mon 
»  sexe.  Je  ne  puis  plus  vivre  loin  de  l'Espagne 
»  et  de  toute  terre  chrétienne,  avec  des  infi- 
»  dèles,  entre  lesquels  je  sais  bien  quil  est 
»  impossible  que  je  trouve  mon  salut,  ni  pen- 
»  dant  ma  vie,  ni  après  ma  mort.  Vous  pou- 
»  vez  juger  de  mon  véritable  repentir  par  le 
»  secret  que  je  vous  confie,  qui  vous  rend 
»  maîtresse  de  ma  vie,  et  qui  vous  donne 
»  moyen  de  vous  venger  de  tous  les  maux  que 
»  j'ai  été  forcée  de  vous  faire.  J'ai  gagné  cin- 
»  quante  esclaves  chrétiens,  la  plupart  Espa- 
»  gnols,  et  tous  gens  capables  d'une  grande 
»  entreprise.  Avec  l'argent  que  je  leur  ai  donné 
»  secrètement,  ils  se  sont  assurés  d'une 
»  barque  propre  à  nous  porter  en  Espagne,  si 
»  Dieu  favorise  un  si  bon  dessein.  Il  ne  tien- 
»  dra  qu'à  vous  de  suivre  ma  fortune,  de  vous 
»  sauver  si  je  me  sauve,  ou,  périssant  avec 
»  moi,  de  vous  tirer  d'entre  les  mains  de  vos 
»  cruels  ennemis,  et  de  finir  une  vie  aussi 
»  malheureuse  qu'est  la  vôtre.  Déterminez- 
»  vous  donc.  Sophie,  et  tandis  que  nous  ne 
»  pouvons  être  soupçonnées  d'aucun  dessein, 
»  délibérons  sans  perdre  de  temps  sur  la  plus 
b  importante  action  de  votre  vie  et  de  la 
»  mienne.  »Je  me  jetai  aux  pieds  de  Claudia,  et 
jugeant  d'elle  par  moi-même,  je  ne  doutai 
point  de  la  sincérité  de  ses  paroles  :  je  la  re- 
merciai de  toutes  les  forces  de  mon  exprès- 


LE   P.CMAN    COMIQUE  87 

eion  et  de  toutes  celles  de  mon  âme,  je  res- 
sentis la  grâce  que  je  croyais  qu'elle  me  vou- 
lait faire.  Nous  prîmes  jour  pour  notre  fuite 
vers  un  lieu  du  rivage  de  la  mer,  où  elle  me 
dit  que  des  rochers  tenaient  notre  petit  vais- 
seau à  couvert.  Ce  jour  que  je  croyais  bien- 
heureux arriva;  nous  sortîmes  heureusement 
et  de  la  maison  et  de  la  ville.  J'admirais  la 
honte  du  ciel  dans  la  facilité  que  nous  trou- 
vions à  faire  réussir  notre  dessein,  et  j'en  bé- 
nissais Dieu  sans  cesse.  Mais  la  fin  de  mes 
maux  n'était  pas  si  proche  que  je  le  pensais  : 
Claudia  n'agissait  que  par  l'ordre  du  perfide 
Amet;  et  encore  plus  perfide  que  lui,  elle  ne 
me  conduisait  dans  un  lieu  écarté,  et  la  nuit, 
que  pour  m'abandonner  à  la  violence  du 
Maure,  qui  n'eut  rien  osé  entreprendre  contre 
ma  pudicité  dans  la  maison  de  son  père,  quoi- 
que mahométan,  moralement  homme  de  bien. 
Je  suivais  innocemment  celle  qui  me  menait 
perdre,  et  je  ne  pensais  pas  pouvoir  jamais 
être  assez  reconnaissante  envers  elle  de  la  li- 
berté que  j'espérais  bientôt  avoir  par  son 
moyen.  Je  ne  me  lassais  point  de  l'en  remer- 
cier, ni  de  marcher  bien  vite  dans  des  chemins 
rudes,  environnés  de  rochers,  où  elle  médisait 
me  ses  gens  l'attendaient,  quand  j'ouïs  du 
bruit  derrière  moi,  et  tournant  la  tête,  j'aper- 
çus Amet,  le  cimeterre  à  la  main.  «  Infâmes 
»  esclaves,  s'écria-t-il,  c'est  donc  ainsi  qu'on 
»  se  dérobe  à  son  maître!  »  Je  n'eus  pas  le 
temps  de  lui  répondre  :  Claudia  me  saisit  les 
bras  par  derrière,  et  Amet  laissant  tomber  son 
cimeterre,  se  joignit  à  la  renégate,  et  tous 
deux  ensemble  firent  ce  qu'ils  purent  pour 
me  lier  les  mains  avec  des  cordes,  dont  ils 
s'étaient  pourvus  pour  cet  effet. 

»  Ayant  plus  de  vigueur  et  d'adresse  que 
les  fenimes  n'en  ont  d'ordinaire,  je  résistai 
longtemps  aux  efforts  de  ces  deux  méchantes 


88  LE   ROMAN  COMIQUE 

personnes;  mais  à  la  longue  je  me  sentis  af- 
faiblir, et  me  défiant  de  mes  forces,  je  n'avais 
presque  plus  recours  qu'à  mes  cris,  qui  pou- 
vaient attirer  quelque  passant  en  ce  lieu  soli- 
taire; ou  plutôt  je  n'espérais  plus  rien,  quand 
le  prince  Mulei  survint  lorsque  je  l'espérais  le 
moins.  Vous  avez  su  de  quelle  façon  il  me 
sauva  l'honneur,  et  je  puis  dire  la  vie,  puisque 
je  serais  assurément  morte  de  douleur  si  le 
détestable  Amet  eut  contenté  sa  brutalité.    » 

Sophie  acheva  ainsi  le  récit  de  ses  aventu- 
res ,  et  l'aimable  Zoraïde  l'exhorta  à  espérer 
de  la  générosité  du  prince  les  moyens  de  re- 
tourner en  Espagne,  et  dès  le  jour  même  elle 
apprit  à  son  mari  tout  ce  qu'elle  avait  appris 
de  Sophie,  dont  il  alla  informer  Mulei.  Quoi- 
que tout  ce  qu'on  lui  conta  de  la  fortune  de 
la  belle  chrétienne  ne  nattât  point  la  passion 
qu'il  avait  pour  elle,  il  fut  pourtant  bien  aise, 
vertueux  comme  il  était,  d'en  avoir  eu  con- 
naissance et  d'apprendre  qu'elle  était  engagée 
d'affection  en  son  pays,  afin  de  n'avoir  point  à 
tenter  une  action  blâmable,  par  l'espérance  d'y 
trouver  de  la  facilité.  Il  estima  la  vertu  de  So- 
phie et  fut  porté  par  la  sienne  à  tâcher  de  la 
rendre  moins  malheureuse  qu'elle  n'était  II  lui 
fit  dire  par  ZoraïMe  qu'il  la  renverrait  en  Es- 
pagne quand  elle  le  voudrait;  et  depuis  qu'il 
en  eut  pris  la  résolution,  il  s'abstint  de  la  voir, 
se  défiant  de  sa  propre  vertu  et  de  la  beauté 
de  cette  aimable  personne.  Elle  n'était  pas  peu 
empêchée  à  prendre  ses  sûretés  pour  son  re- 
tour. Le  trajet  était  long  jusqu'en  Espagne, 
dont  les  marchands  ne  trafiquaient  point  à 
Fez  ;  et  quand  elle  eût  pu  trouver  un  vaisseau 
chrétien,  belle  et  jeune  comme  elle  était,  elle 
pouvait  trouver  entre  les  hommes  de  sa  loi 
ce  qu'elle  avait  eu  peur  de  trouver  entre  des 
Maures.  La  probité  ne  se  rencontre  guère  sur 


LE  ROMAN  COMIQCE  89 

un  vaisseau;  la  bonne  foi  n'y  est  guère  mieux 
gardée  qu'a  la  guerre  ;  et  en  quelque  lieu  que  la 
beauté  et  l'innocence  se  trouvent  les  plus  fai- 
bles, l'audace  des  méchants  se  sert  de  son 
avantage  et  se  porte  facilement  à  tout  entre- 
prendre. Zoraïde  conseilla  a  Sophie  de  s'ha- 
biller en  homme,  puisque  sa  taille  avanta- 
geuse plus  que  celle  des  autres  femmes,  faci- 
litait ce  déguisement.  Elle  lui  disait  que  c'é- 
tait l'avis  de  Mulei,  qui  ne  trouvait  personne 
dans  Fez  à  qui  il  pût  la  confier  sûrement ,  et 
elle  lui  dit  aussi  qu'il  avait  eu  la  bonté  de 
pourvoir  a  la  bienséance  de  son  sexe,  lui 
donnant  une  compagne  de  sa  croyance  et  tra- 
vestie comme  elle,  et  qu'elle  gérait  ainsi  ga- 
rantie de  l'inquiétude  qu'elle  pourrait  avoir, 
de  se  voir  seule  dans  un  vaisseau  entre  des 
soldats  et  des  matelots.  Ce  prince  maure  avait 
acheté  d'un  corsaire  une  prise  qu'il  avait  faite 
sur  mer;  c'était  d'un  vaisseau  du  gouverneur 
d'Oran ,  qui  portait  la  famille  entière  d'un 
gentilhomme  espagnol,  que  par  animosité  ce 
gouverneur  envoyait  prisonnier  en  Espagne. 
Mulei  avait  su  que  ce  chrétien  était  un  des 
plus  grands  chasseurs  du  monde,  et  comme 
la  chnsse  était  la  plus  forte  passion  de  ce 
jeune  prince,  il  avait  voulu  l'avoir  pour  es- 
clave, et  afin  de  le  mieux  conserver,  il  n'a- 
vait point  voulu  le  séparer  de  sa  femme,  de 
son  fils  et  de  sa  fille.  En  deux  ans  qu'il  vé- 
cut dans  Fez  au  service  de  Mulei,  il  apprit 
à  ce  prince  a  tirer  parfaitement  de  l'arque- 
buse sur  toute  sorte  de  gibier  qui  court  sur 
terre  ou  qui  s'élève  dans  l'air,  et  plusieurs 
chasses  inconnues  aux  Maures.  Par  là  il  avait 
si  bien  mérité  les  bonnes  grâces  du  prince,  et 
l'était  rendu  si  nécessaire  a  son  divertisse- 
ment, qu'il  n'avait  jamais  voulu  consentir  à 
sa  rançon,  et,  par  toutes  sortes  de  bienfaits, 
avait  tâché  de  lui  faire  oublier  l'Espagne.  Mais 


90  LE  ROMAN  COMIQUE 

le  regret  de  n'être  pas  en  sa  patrie,  et  de  n'a- 
voir plus  d'espérance  d'y  retourner,  lui  avait 
cause  une  mélancolie  qui  finit  bientôt  par  sa 
mort,  et  sa  femme  n'avait  pas  vécu  longtemps 
après  son  mari.  Mulei  se  sentait  des  remords 
de  n'avoir  pas  remis  en  liberté,  quand  ils  la 
lui  avaient  demandée,  des  personnes  qui  l'a- 
vaient méritée  par  leurs  services  ;  et  il  vou- 
lut, autant  qu'il  le  pouvait,  réparer  envers 
leurs  enfants  le  tort  qu'il  croyait  leur  avoir 
fait.  La  tille  s'appelait  Dorothée,  était  de  l'âge 
de  Sophie,  belle,  et  avait  de  l'esprit.  Son  frère 
n'avait  pas  plus  de  quinze  ans,  et  s'appelait 
Sauche.  Mulei  les  choisit  l'un  et  l'autre  pour 
tenir  compagnie  a  Sophie,  et  se  servit  de  cette 
occasion  jjour  les  envoyer  ensemble  en  Espa- 
gne. On  tint  l'affaire  secrète  :  on  rit  faire  des 
habits  d'hommes  à  l'espagnole  pour  les  deux 
demoiseLes  et  pour  le  petit  Sauche.  Mulei  fit 
paraître  sa  magnificence  dans  la  quantité  de 
pierreries  qu'il  donna  à  Sophie.  Il  fit  aussi  à 
Dorothée  de  beaux  présents,  qui,  joints  a  tous 
ceux  que  son  père  avait  déjà  reçus  de  la  libé- 
ralité du  prince,  la  rendirent'riche  pour  le 
reste  de  sa  vie.  Charles-Quint,  en  ce  temps- 
là,  faisait  la  guerre  en  Afrique,  et  avait  as- 
siégé la  ville  de  Tunis  :  il  avait  envoyé  un  am- 
bassadeur à  Mulei  pour  traiter  de  la  rançon 
de  quelques  Espagnols  de  qualité,  qui  avaient 
fait  naufrage  à  la  côte  de  Maroc.  Ce  fut  à  cet 
ambassadeur  que  Mulei  recommanda  Sophie, 
sous  le  nom  de  don  Fernand,  gentilhomme 
de  qualité,  qui  ne  voulait  pas  être  connu  par 
son  nom  véritable  ;  et  Dorothée  et   son  frère 

Ï essaient  pour  être  de  son  train,  l'un  en  qua- 
ité  de  gentilhomme,  et  l'autre  de  page.  Sophie 
et  Zoraïde  ne  purent  se  quitter  sans  regret, 
et  il  y  eut  bien  des  larmes  versées  de  part  et 
d'autre.  Zoraïde  donna  à  la  belle  chrétienne 
un  rang  de  perles  si  riche,   qu'elle  ne  l'eût» 


LE  ROMAX  COMIQUE  91 

point  reçu  si  cette  aimable  Maure,  et  son 
mari  Zu.ëma,  qui  n'aimait  pas  moins  Sophie 
que  faisait  sa  femme,  ne  lui  eussent  fait  con- 
naître qu'elle  ne  pouvait  les  désobliger  davan- 
tage qu'en  refusant  ce  gage  de  leur  amitié. 
Zoraïde  fit  promettre  à  Sophie  de  lui  faire 
savoir  de  temps  en  temps  de  ses  nouvelles 
par  la  voie  de  Tanger,  d'Oran,  ou  des  autres 
places  que  l'empereur  possédait  en  Afrique. 
L'ambassadeur  chrétien  s'embarqua  a  Sale, 
emmenant  avec  lui  Sophie,  qu'il  faut  désor- 
mais appeler  don  Fernande  II  joignit 
mée  de  l'empereur,  qui  était  encore  devant 
Tunis.  Notre  Espagnole  déguisée  lui  fut 
présentée  comme  un  gentilhomme  d'Anda- 
lousie, qui  avait  été  longtemps  esclave  du 
prince  de  Fez.  Elle  n'avait  pas  assez  de  sujet 
d'aimer  sa  vie,  pour  craindre  de  la 
sarder  à  la  guerre  ;  et  voulant  passer  pour  un 
cavalier,  elle  n'eut  pu  avec  honneur  n'aller  pas 
souvent  au  combat,  comme  faisaient  tant  à  3 
vaillants  hum  mes  dont  l'armée  de  l'empe- 
reur était  pleine.  Elle  se  mit  donc  entre  les 
volontaires,  ne  perdit  pas  une  occasion  de  se 
signaler,  et  ie  fit  avec  tant  d'éclat,  que  l'em- 
pereur ouït  parler  du  faux  don  Fernand.  Elle 
lut  assez  heureuse  pour  se  trouver  auprès  de 
lui,  lorsque,  dans  l'ardeur  d'un  combat,  dont 
les  chrétiens  eurent  tout  le  désavantage,  il 
donna  dans  une  embuscade  de  Maures,  fut 
abandonné  des  siens  et  environné  des  infi- 
dèles ;  et  il  y  a  apparence  qu'il  eût  été  tué,  son 
cheval  l'ayant  déjà  été  sous  lui,  si  notre  ama- 
zone ne  l'eut  remonté  sur  le  sien,  et  si,  se- 
condant sa  vaillance  par  des  efforts  difficiles  a 
croire,  elle  n'eût  donné  aux  chrétiens  le  temps 
de  se  reconnaître  et  de  venir  dégager  ce  vail- 
lant empereur.  Une  si  belle  action  ne  fut  pas 
sans  récompense  :  l'empereur  donna  a  l'in- 
connu  don   Fernand   une   cou  'ie   de 


92  LE  ROMAN  COMIQUE 

Saint-Jacques,  de  grand  revenu,  et  le  régi- 
ment de  cavalerie  d'un  seigneur  espagnol  qui 
avait  été  tué  au  dernier  combat.  Il  lui  fit 
donner  aussi  tout  l'équipage  d'un  homme  de 
qualité  ;  et  depuis  ce  temps-là,  il  n'y  eut  per- 
sonne dans  l'armée  qui  fût  plus  estimé  et  plus 
considéré  que  cette  vaillante  fille.  Toutes  les 
actions  d'un  homme  lui  étaient  si  naturelles  ; 
son  visage  était  si  beau,  et  la  faisait  paraître 
si  jeune  ;  sa  vaillance  était  si  admirable  dans 
une  si  grande  jeunesse,  et  son  esprit  était  si 
charmant,  qu'il  n'y  avait  pas  une  personne  de 
qualité  ou  de  commandement  dans  les  troupes 
de  l'empereur,  qui  ne  recherchât  son  amitié. 
Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  si  tout  le  monde 
parlant  pour  elle,  et  plus  encore  ses  belles  ac- 
tions, elle  fut  en  peu  de  temps  en  faveur  auprès 
de  son  maître.  Dans  ce  temps-là  de  nouvelles 
troupes  arrivèrent  d'Espagne,  sur  les  vaisseaux 
qui  apportaient  de  l'argent  et  des  munitions  pour 
rarmee.  L'empereur  les  voulut  voir  sous  les  ar- 
mes, accompagné  de  ses  principaux  chefs,  des- 
quels était  notre  guerrier.  Entre  ces  soldats 
nouveaux  venus,  elle  crut  avoir  vu  don  Carlos, 
et  elle  ne  s'était  pas  trompée.  Elle  en  fut  in- 
quiétée le  reste  du  jour,  le  fit  chercher  dans 
le  quartier  de  ces  nouvelles  troupes,  et  on 
ne  le  trouva  pas,  parce  qu'il  avait  changé  de- 
nom. 

Elle  n'en  dormit  point  toute  la  nuit,  se  leva 
aussitôt  que  le  soleil,  et  alla  chercher  elle- 
même  ce  cher  amant,  qui  lui  avait  tant  fait 
verser  de  larmes.  Elle  le  trouva,  et  n'en  fut 
point  reconnue  ,  ayant  change  de  taille, 
parce  qu  elle  avait  crû  ;  et  de  visage,  parce 
que  le  "soleil  d'Afrique  avait  changé  la  cou- 
leur du  sien.  Elle  feignit  de  le  prendre  pour 
un  autre  de  sa  connaissance,  et  lui  de- 
manda des  nouvelles  de  Séville,  et  d'une  per- 
sonne qu'elle  lui    nomma  du  premier  nom 


LE  ROMAN   COMIQUE  9$ 

qui  lui  vint  dans  l'esprit.  Don  Carlos  lui  dit 
qu'elle  se  méprenait,  qu'il  n'avait  jamais  été 
à  Séville,  et  qu'il  était  de  Valence.  Vous  res- 
semblez extrêmement  à  une  personne  qui 
m'étais  fort  chère,  lui  dit  Sophie,  et  à  cause 
de  cette  ressemblance,  je  veux  bien  être  de 
vos  amis,  si  vous  n'avez  point  de  répuguance- 
à  devenir  des  miens.  La  même  raison,  lui  ré- 
pondit don  Carlos,  qui  vous  oblige  à  m'offiir 
votre  amitié ,  vous  aurait  déjà  acquis  la 
mienne,  si  elle  était  du  prix  de  la  vôtre  :  vous 
ressemblez  à  une  personne  que  j'ai  longtemps 
aimée  ;  vous  avez  son  visage  et  sa  voix,  mais 
vous  n'êtes  pas  de  son  sexe  ;  et  assurément, 
ajouta-t-il  en  faisant  un  grand  soupir,  vous 
n'êtes  pas  de  son  humeur.  Sophie  ne  put  s'em- 
pêcher de  rougir  à  ces  dernières  paroles  de 
don  Carlos,  à  quoi  il  ne  prit  pas  garde,  à  cause 
peut-être  que  ses  yeux,  qui  commençaient  àse 
mouilier  de  larmes,  ne  purent  voir'les  chan- 
gements du  visage  de  Sophie.  Elle  en  fut 
émue,  et  ne  pouvant  plus  cacher  cette  émo- 
tion^  elle  pria  don  Carlos  de  la  venir  voir  en 
sa  tente,  ou  elle  allait  l'attendre,  et  le  quitta 
après  lui  avoir  appris  son  quartier,  et  qu'on 
l'appelait  dans  l'armée  le  mestre  de  camp  don 
Fernand.  A  ce  nom-là,  don  Carlos  eut  peui 
de  ne  lui  avoir  pas  fait  assez  d'honneur.  II 
avait  déjà  su  à  quel  point  il  était  estimé  de 
l'empereur,  et  que,  tout  inconnu  qu'il  était,  il 
partageait  la  faveur  de  son  maître  avec  les 
premiers  de  la  cour.  Il  n'eut  pas  grand'peine  à 
[trouver  son  quartier  et  sa  tente,  qui  n'étaient 
iignorés  de  personne,  et  il  en  fut  reçu  autant 
3ien  qu'un  simple  cavalier  pouvait  l'être  d'un 
les  principaux  officiers  du  caum.  Il  reconnut 
încore  le  visage  de  Sophie  dans  celui  de  don 
?ernand,  en  fut  plus  étonné  qu'il  ne  l'avait 
îté;  et  il  le  fut  encore  davantage  du  son  de  sa 
roix,  qui  lui  entrait  dans  l'àme,  et  y  renou- 


94  LE  ROMAN   COMIQUE 

vêlait  le  souvenir  de  la  personne  du  monde 
qu'il  avait  le  plus  aimée.  Sophie,  inconnue  à. 
son  amant,  le  fit  manger  avec  elle;  et  après  le 
repas,  ayant  fait  retirer  ses  domestiques,  et 
donné  ordre  de  n'être  visitée  de  personne,  se 
fit  redire  encore  une  fois  par  ce  cavalier  qu'il 
était  de  Valence,  et  ensuite  se  fit  conter  ce 
qu'elle  savait  aussi  bien  que  lui  de  leurs  aven- 
tures communes,  jusqu'au  joui*  qu'il  avait  fait 
dessein  de  l'enlever. 

—  Croiriez-vous,  lui  dit  don  Carlos,  qu'un? 
fille  de  condition,  qui  avait  tant  reçu  de  preu- 
ves de  mon  amour,  et  qui  m'en  'avait  tant 
donné  de  la  sienne,  fût  sans  fidélité  et  sans 
honneur,  eut  l'adresse  de  me  cacher  de  si 
grands  défauts,  et  fût  si  aveuglée  dans  son 
choix,  qu'elle  me  préféra  un  jeune  pacre  que 
j'avais,  qui  l'enleva  un  jour  devant  celui  que 
j'avais  choisi  pour  l'enlever  ? 

—  Mais  en  êtes-vous  bien  assuré?  lui  dit 
Sophie.  Le  hasard  est  maître  de  toutes  cho- 
ses, et  prend  souvent  plaisir  à  confondre  nos 
raisonnements  par  les  succès  les  moins  atten- 
dus. Votre  maîtresse  peut  avoir  été  forcée  à 
se  séparer  de  vous,  et  est  peut-être  plus  mal- 
heureuse que  coupable. 

—  Plût  à  Dieu,  lui  répondit  don  Carlos,  que 
l'eusse  pu  douter  de  sa  faute  !  toutes  les  portes 
et  les  malheurs  qu'elle  m'a  causés  ne  m'au- 
raient pas  été  difficiles  à  souffrir,  et  même  je 
ne  me  croirais  pas  malheureux  si  je  pouvais 
croire  qu'elle  me  fût  encore  fidèle  ;  mais  elle 
ne  l'est  qu'au  perfide  Claudio,  et  n'a  jamais 
feint  d'aimer  le  malheureux  don  Carios  que 
pour  le  perdre. 

—  Il  paraît,  par  ce  que  vous  dites,  lui  re- 
partit Sophie,  que  vous  ne  l'avez  guère  aimée, 
ae  l'accuser  ainsi  sans  l'entendre,  de  la  pu- 
blier encore  plus  méchante  que  légère. 

—  Et  peut-on  l'être  davantage,  s'écria  don 


LE  ROHAX   COMIQUE  9* 

Carlos,  que  l'a  été  cette  imprudente  fille, 
lorsque,  pour  ne  pas  faire  soupçonner  mon 
page  de  son  enlèvement,  elle  laissa  dans  sa 
chambre,  la  nuit  même  qu'elle  diparut  de 
chez  son  père,  une  lettre  qui  est  de  la  dernière 
malice,  et  qui  m'a  rendu  trop  misérable  pour 
n'être  pas  demeurée  dans  mon  souvenir?  Je 
veux  vous  la  faire  entendre,  et  vous  faire  ju- 
ger par  la  de  quelle  dissimulation  cette  jeune 
tait  capable  :  «  Vous  n'avez  pas  dû  me 
der'enure  d'aimer  don  Carlos,  après  me  l'avoir 
ordonné,  un  mérite  aussi  grand  que  le  sien 
ne  pouvait  que  me  donner  beaucoup  d'amour; 
et  quand  l'esprit  d'une  jeune  personne  en  est 
prévenu,  l'intérêt  n'y  peut  trouver  de  place» 
Je  m'en  mis  donc  avec  celui  que  vous  avez 
trouve  bon  que  j'aimasse  des  ma  jeunesse,  et 
sans  qui  il  me  serait  aussi  impossible  de  vivre, 
que  de  ne  mourir  pas  mille  fois  le  jour  avec 
un  étranger  que  je  ne  pourrais  aimer,  quand 
il  serait  encore  plus  riche  qu'il  ne  Test.  Notre 
faute  (si  c'en  est  une)  mérite  votre  pardon.  Si 
vous  nous  l'accordez,  nous  reviendrons  le  re- 
cevoir plus  vite  que  nous  n'avons  fui  l'injuste 
violence  que  vous  vouliez  nous  faire.  —  So- 
phie. »  —  Vous  pouvez  vous  figurer,  poursui- 
vit don  Carlos,  l'extrême  douleur  que  sentirent 
les  parents  de,  Sophie  quand  ils  eurent  lu  cette 
lettre.  Ils  espérèrent  que  je  serais  encore,  avec 
leur  fille,  caché  dans  Valence,  ou  que  je  n'en 
serais  pas  loin  :  ils  tinrent  leur  perte  secrète 
a  tout  le  monde^  hormis  au  vice-roi,  qui  était 
leur  parent  ;  et  à  peine  le  jour  commencait-il 
de  paraître,  que  la  justice  entra  dans  ma 
cbambre,  et  me  trouva  endormi.  Je  fus  surpris 
â'uue  telle  visite  autant  que  j'avais  sujet  de 
l'être  ;  et  lorsqu'on  m'eut  demandé  où  était  So- 
phie, je  demandai  aussi  ou  elle  était  ;  mes  parties 
•;  me  firent  conduire  en  prison 
.  v    lence.Je  I  >gé,  et 


96  LE   ROMAN  COMIQDE 

je  ne  pus  rien  dire  pour  ma  défense  contre 
la  lettre  de  Sophie.  Il  paraissait  par  là  que 
j'avais  voulu  l'enlever  ;  mais  il  paraissait  en- 
core plus  que  mon  page  avait  disparu  en 
même  temps  qu'elle.  Les  parents  de  Sophie  la 
faisaient  chercher,  et  mes  amis  de  leurs  côté 
faisaient  toutes  sortes  de  diligences  pour  dé- 
couvrir où  ce  page  l'avait  emmenée.  C'était  le 
seul  moyen  de  faire  voir  mon  innocence  ; 
mais  on  ne  put  jamais  apprendre  des  nou- 
velles de  ces  amants  fugitifs,  et  mes  ennemis 
m'accusèrent  alors  de  la  mort  de  l'un  et  de 
l'autre.  Enfin  l'injustice,  appuyée  de  la  force, 
l'emporta  sur  l'innocence  opprimée.  Je  fus 
averti  que  je  serais  bientôt  jugé,  et  que  je  le 
serais  à  mort.  Je  n'espérai  pas  que  le  ciel  fît 
un  miracle  en  ma  faveur,  et  je  voulus  hasar- 
der ma  délivrance  par  un  coup  de  désespoir  : 
je  me  joignis  à  des  bandoliers,  prisonniers 
comme  moi,  Q,t  tous  gens  de  résolution  ;  nous 
forçâmes  les  portes  de  notre  prison  ;  et,  favo- 
rises de  nos  amis,  nous  eûmes  plus  tôt  gagné 
les  montagnes  les  plus  jproches  de  Valence, 
que  le  vice-roi  n'en  put  être  averti.  Nous  fû- 
mes longtemps  maîtres  de  la  campagne.  L'in- 
fidélité de  Sophie,  la  persécution  de  ses  pa- 
rents, tout  ce  que  je  croyais  que  le  vice  roi 
avait  fait  d'injustice  contre  moi,  et  enfin  la 
perte  de  mon  bien,  me  mirent  dans  un  tel 
désespoir,  que  je  hasardai  ma  vie  dans  toutes 
les  rencontres  où  mes  camarades  et  moi  trou- 
vâmes de  la  résistance  ;  et  je  m'acquis  par  là 
une  telle  réputation  parmi  eux,  qu'ils  voulu- 
rent que  je  fusse  leur  chef.  Je  le  fus  avec  tant 
de  succès,  que  notre  troupe  devint  redoutable 
aux  royaumes  d'Aragon  et  de  Valence,  et  que 
nous  eûmes  l'insolence  de  mettre  ces  pays  à 
«contribution.  Je  vous  fais  ici  une  confidence 
bien  délicate,  ajouta  don  Carlos  ;  mais  l'hon- 
neur que  vous  me  faites  et  mon  inclination 


LE  ROMAU  COMIQUE  91 

me  donnent  tellement  à  vous,  que  je  veux 
bien  vous  faire  maître  de  ma  vie,  en  vous  ré- 
vélant des  secrets  si  dangereux.  Enfin,  pour- 
suivit-il, je  me  lassai  d'être  méchant  :  je  me 
dérobai  de  mes  camarades  qui  ne  s'y  atten- 
daient pas,  et  je  pris  le  chemin  de  Barcelone, 
où  je  fus  reçu  simple  cavalier  dans  les  recrues 
qui  s'embar'quaient  pour  l'Afrique,  et  qui  ont 
joint  depuis  peu  l'armée.  Je  n'ai  pas  sujet  d'ai- 
mer la  vie  ;  et,  après  m'être  mal  servi  de  la 
mienne,  je  ne  puis  mieux  l'employer  que  contre 
les  ennemis  de  ma  loi,  et  pour  votre  service, 
puisque  la  bonté  que  vous  avez  pour  moi  m'a 
causé  la  seule  joie  dont  mon  âme  ait  été  ca- 
pable depuis  que  la  plus  ingrate  fille  du  monde 
m'a  rendu  le  plus  malheureux  de  tous  les  hom- 
mes. Sophie  inconnue  prit  le  parti  de  Sophie 
injustement  accusée,  et  n'oublia  rien  pour  per- 
suader à  son  amant  de  ne  point  faire  de  mau- 
vais jugements  de  sa  maîtresse  avant  que 
d'être  mieux  informé  de  sa  faute.  Elle  dit  au. 
malheureux  cavalier  qu'elle  prenait  grande 
part  dans  ses  infortunes  ;  qu'elle  voudrait  de 
bon  cœur  les  adoucir,  et  pour  lui  en  donner 
des  marques  plus  effectives  que  des  paroles, 
qu'elle  le  priait  de  vouloir  être  à  elle,  e{ 
quand  l'occasion  s'en  présenterait,  elle  em- 
ploierait auprès  de  l'empereur  son  crédit  et 
celui  de  tous  ses  amis  pour  le  délivrer  de  la 
persécution  des  parents  de  Sophie  et  du  vice- 
roi  de  Valence. 

DonCarios  ne  se  rendit  jamais  à  tout  ce  que 
le  faux  don  Fernand  lui  put  dire  pour  la  justi- 
fication de  Sophie  ;  mais  il  se  rendit  à  la  fin 
aux  offres  qu'il  lui  fit  de  sa  table  et  de  sa 
maison.  Dés  le  jour  même,  cette  fidèle  amante 
paria  au  mestre  de  camp  de  don  Carlos,  et  lui 
fit  trouver  bon  que  ce  cavalier,  qu'elle  lui  dit 
être  son  parent,  prît  parti  avec  lui,  je  veux 
dire  avec  elle.  Voilà  notre  amant  infortuné  au 

LE  BOMAN    COMIQCE.  —  I.    II.  4 


38  LE  ROMAN   COMIQUE 

servies  de  sa  maîtresse,  qu'il  croyait  morte  oa 
infidèle.  Il  se  voit  dès  le  commencement  de  sa 
servitude  tout  à  fait  bien  avec  celui  qu'il  croit 
son  maître,  et  est  en  peine  lui-même  de  sa- 
voir- comment  il  a  pu  s'en  faire  tant  aimer  en 
si  peu  de  temps.  Il  est  à  la  fois  son  intendant, 
son  secrétaire,  son  gentilhomme  et  son  confi- 
dent: les  autres  domestiques  n'ont  guère 
moins  de  respect  pour  lui  que  pour  don  Fer- 
nand  ;  et  il  serait  sans  doute  heureux,  se  con- 
naissant aimé  d'un  maître  qui  lui  paraît  tout 
aimable,  et  qu'un  secret  instinct  le  force  d'ai- 
mer, si  Sophie  infidèle  ne  lui  revenait  sans 
cesse  à  la  pensée,  et  ne  lui  causait  une  tris- 
tesse que  les  caresses  d'un  si  cher  maître  et 
sa  fortune  rendue  meilleure  ne  pouvaient 
vaincre.  Quelque  tendresse  que  Sophie  eût 
pour  lui,  elle  était  bien  aise  de  le  voir  affligé, 
ne  doutant  point  qu'elle  ne  fût  la  cause  de 
son  affliction.  Elle  lui  parlait  si  souvent  de 
Sophie,  et  justifiait  quelquefois  avec  tant 
d'emportement,  et  même  de  colère  et  d'ai- 
greur, celle  que  don  Carlos  n'accusait  pas 
moins  que  d'avoir  manqué  à  sa  fidélité  et  à 
son  honneur,  qu'enfin  il  vint  à  croire  que  ce 
don  Fernana,  qui  le  mettait  toujours  sur  le 
même  sujet,  avait  peut-être  été  autrefois 
amoureux  de  Sophie,  et  peut-être  l'était  en- 
core. 

La  guerre  d'Afrique  s'acheva  de  la  façon 
qu'on  le  voit  dans  l'histoire.  L'empereur  la 
fît  depuis  en  Allemagne,  en  Italie,  en  Flandre 
et  en  divers  lieux.  Notre  guerrière,  sous  le 
nom  de  don  Fernand,  augmenta  sa  réputation 
de  vaillant  et  expérimenté  capitaine,  par  plu- 
sieurs actions  de  valeur  et  de  conduite,  quoi- 
que la  dernière  de  ces  qualités  ne  se  rencontre 
que  rarement  dans  une  personne  aussi  jeune 
que  le  sexe  de  cette  vaillante  fille  la  faisait 
paraître.  L'empereur  fut  obligé  d'aller  en  Flan- 


LE  ROMÀ*  COMIQUE  99 

dre,  et  de  demander  au  roi  de  France  passage 
par  ses  Etats.  Le  grand  roi  qui  régnait  alors 
voulut  surpasser  en  générosité'  et  en  franchise 
un  mortel  ennemi,  qui  l'avait  toujours  sur- 
monté en  bonne  fortune,  et  n'en  avait  pas  tou- 
jours bien  usé.  Charles -Quint  fut  reçu  dans 
Paris  comme  s'il  eût  été  roi  de  France.  Le 
beau  don  Fernand  fut  du  petit  nombre  des 
personnesA  de  qualité  qui  l'accompagnèrent;  et 
si  son  maître  eut  fait  un  plus  long-  séjour  dans 
la  cour  du  monde  la  plus  galante,  cette  belle 
Espagnole,  prise  pour  un  homme,  eut  donné 
de  l'amour  a  beaucoup  de  dames  françaises,  et 
de  la  jalousie  aux  plus  accomplis  de  nos  cour- 
tisans. Cependant  le  vice-roi  de  Valence  mou- 
rut en  Espagne.  Don  Fernand  espéra  assez  de 
son  mérite  et  de  l'affection  que  lui  portait  son 
maître,  pour  oser  lui  demander  une  si  impor- 
tante charge,  et  il  l'obtint  sans  qu'elle  lui  fût 
enviée.  D  fit  savoir  le  plus  tôt  qu'il  put  le  bon 
succès  de  sa  prétention  à  don  Carlos,  et  lui  fit 
espérer  qu'aussitôt  qu'il  aurait  pris  possession 
de  sa  vice-royauté  de  Valence,  il  ferait  sa  paix 
avec  les  parents  de  Sophie,  obtiendrait  sa 
grâce  de  l'empereur,  pour  avoir  été  chef  de 
bandoliers,  et  même  essayerait  de  le  remettre 
dans  la  possession  de  son  bien,  sans  cesser  de 
lui  en  faire  dans  toutes  les  occasions  qui  s'en 
présenteraient.  Don  Carlos  eût  pu  recevoir 
quelque  consolation  de  toutes  ces  belles  pro- 
messes si  le  malheur  de  son  amour  lui  eût 
permis  d'être  consolable. 

L'empereur  arriva  en  Espagne,  et  alla  droit 
à  Madrid,  et  don  Fernand  alla  prendre  pos- 
session de  son  gouvernement.  Des  le  jour  qui 
suivit  celui  de  son  entrée  dans  Valence,  les 
parents  de  Sophie  présentèrent  requête  contre 
don  Carlos,  qui  faisait  auprès  du  vice-roi  la 
charge  d'intendant  de  sa  maison,  et  de  secré- 
taire de  ses  commandements.  Le  vice-roi  pro- 


100  LE  ROMAN  COMIQUE 

mit  de  leur  rendre  justice,  et  à  don  Carlos  de 
protéger  son  innocence.  On  fit  de  nouvelles 
informations  contre  lui.  On  fit  ouïr  des  té- 
moins une  seconde  fois;  et  enfin  les  parents 
de  Sophie,  animés  par  le  regret  qu'ils  avaient 
de  la  perte  de  leur  fille,  et  par  un  désir  de 
vengeance  qu'ils  croyaient  légitime,  pressèrent 
si  fort  l'affaire,  qu'en  cinq  ou  six  jours  elle  fut 
en  état  d'être  jugée.A  Ils  demandèrent  au  vice- 
roi  que  l'accusé  entrât  en  prison  :  il  leur  donna 
sa  parole  qu'il  ne  sortirait  pas  de  son  hôtel, 
et  leur  marqua  un  jour  pour  le  juger. 

La  veille  de  ce  jour  fatal,  qui  tenait  en  sus- 
pens,toute  la  ville  de  Valence,  don  Carlos  de- 
manda une  audience  particulière  au  vice-roi, 
âui  la  lui  accorda.  Il  se  jeta  à  ses  pieds,  et  lui 
it  ces  paroles  : 

—  C'est  demnin,  monseigneur,  que  vous  de- 
vez faire  connaître  à  tout  le  monde  que  je  suis 
innocent.  Quoique  les  témoins  que  j'ai  fait 
ouïr  me  déchargent  entièrement  du  crime 
dont  on  m'accuse,  je  viens  encore  jurer  à 
Votre  Altesse,  comme  si  j'étais  devant  Dieu, 
que  non-seulement  je  n'ai  pas  enlevé  Sophie, 
mais  que,  le  jour  avant  celui  qu'elle  fut  enle- 
vée, je  ne  la  vis  point,  je  n'eus  point  de  ses 
nouvelles,  et  n'en  ai  pas  eu  depuis.  Il  est  vrai 
gue  je  devais  l'enlever;  mais  un  malheur,  qui 
jusqu'ici  m'est  inconnu,  la  fit  disparaître,  ou 
pour  ma  perte,  ou  pour  la  sienne. 

—  C'est  assez,  don  Carlos,  lui  dit  leA vice- 
roi,  va  dormir  en  repos.  Je  suis  ton  maître  et 
ton  ami,  et  mieux  informé  de  ton  innocence 
que  tu  ne  penses;  et  quand  j'en  pourrais  dou- 
ter, je  serais  obligé  à  n'être  pas  exact  à  m'en 
éclaircir,  puisque  tu  es  dans  ma  maison  et 
de  ma  maison,  et  que  tu  n'es  venu  ici  avea 
moi  que  sous  la  promesse  que  je  t'ai  faite  de 
te  protéger. 

Don  Carlos  remercia  un  si  obligeant  maître 


LE   ROMAN  COMIQOE  101 

de  toute  son  éloquence;  il  s'alla  coucher;  et 
Timpatience  qu'il  eut  de  se  voir  bientôt  ab- 
sous ne  lui  permit  pas  de  dormir.  Il  se  leva 
aussitôt  que  le  jour  parut,  et,  propre  et  paré 
plus  qu'a  l'ordinaire,  se  trouva  au  lever  de 
son  maître  :  mais,  je  me  trompe,  il  n'entra 
dans  sa  chambre  qu'après  qu'il  fut  habillé;  car 
depuis  que  Sophie  avait  déguisé  son  sexe,  la 
seule  Dorothée,  déguisée  comme  elle,  et  la 
confidente  de  son  déguisement,  couchait  dans 
sa  chambre,  et  lui  rendait  tous  les  services 
qui.  renlus  par  un  autre,  eussent  pu  lui  don- 
ner connaissance  de  ce  qu'elle  voulait  tenir  si 
caché.  Don  Carlos  entra  donc  dans  la  chambre 
du  vice-roi  quand  Dorothée  l'eut  ouverte  à 
tout  le  monde;  et  le  vice-roi  ne  le  vit  pas  plu- 
tôt qu'il  lui  reprocha  qu'il  s'était  levé  bien 
matin,  pour  un  homme  accusé  qui  voulait  se 
faire  croire  innocent;  et  lui  dit  qu'une  per- 
sonne qui  ne  dormait  point  devait  sentir  sa 
conscience  chargée.  Don  Carlos  lui  répondit, 
un  peu  troublé,  que  la  crainte  d'être  convaincu 
ne  l'avait  pas  tant  empêché  de  dormir,  que 
l'espérance  de  se  voir  bientôt  à  couvert  des 
poursuites  de  ses  ennemis,  par  la  bonne  jus- 
tice que  lui  rendrait  Son  Altesse. 

—  Mais  vous  êtes  bien  paré  et  bien  galant, 
lui  dit  encore  le  vice-roi,  et  je  vous  trouve  bien 
tranquille  le  jour  que  l'on  doit  délibérer  sur 
votre  vie.  Je  ne  sais  plus  ce  que  je  dois  croire 
du  crime  dont  on  vous  accuse.  Toutes  les  fois 
que  nous  nous  entretenons  de  Sophie,  vous  en 
parlez  avec  moins  de  chaleur  et  plus  d'indiffé- 
rence que  moi  :  on  ne  m'accuse  pourtant  pas, 
comme  vous,  d'en  avoir  été  aime  et  de  l'avoir 
tuée;  peut  être  aussi  le  jeune  Claudio,  iurqui 
vous  voulez  faire  tomber  l'accusation  de  son 
enlèvement...  Vous  me  dites  que  vous  l'avez 
aimée,  continua  le  vice-roi,  et  vous  vivez  après 
l'avoir  perdue!  et  vous  n'oubliez  rien  pour 


102  LE  ROMAN   COMIQUE 

vous  voir  absous  et  en  repos,  vous  qui  devriez 
haïr  la  vie,  et  tout  ce  qui  pourrait  vous  la  faire 
aimer  !  Ah  !  inconstant  don  Carlos,  il  faut  bien 
qu'un  autre  amour  vous  ai  fait  oublier  celui 
que  vous  deviez  conserver  à  Sophie  perdue, 
si  vous  l'aviez  véritablement  aimée  quand 
elle  était  tout  à  vous  et  osait  tout  faire  pour 
vous. 

Don  Carlos,  demi-mort  à  ces  paroles  du  vice- 
roi,  voulut  y  répondre  ;  mais  il  ne  le  lui  per- 
mit pas. 

—  Taisez-vous,  lui  dit-il  d'un  visage  sévère, 
et  réservez  votre  éloquence  pour  vos  juges  ;  car 
pour  moi  je  n'en  serai  pas  surpris,  et  je  n'irai 
pas,  pour  un  de  mes  domestiques,  donner  à 
l'empereur  mauvaise  opinion  de  mon  équité. 
Et  cependant,  ajouta  le  vice-roi  en  se  tour- 
nant vers  le  capitaine  de  ses  gardes,  que  l'on 
s'assure  de  lui;  qui  a  rompu  sa  prison  peut 
bien  manquer  à  la  parole  qu'il  m'a  donnée  de 
ne  point  cnercher  son  impunité  dans  la  fuite. 

On  ôta  aussitôt  l'épée  à  don  Carios,  qui  fit 
grande  pitié  à  tous  ceux  qui  le  virent  environ- 
né de  gardes,  pâle  et  défait,  et  qui  avait  bien 
de  la  peine  à  retenir  ses  larmes. 

Pendant  que  le  pauvre  gentilhomme  se  re- 
pent  de  ne  s'être  pas  assez  défié  de  l'esprit 
changeant  des  grands  seigneurs,  ses  juges, 
qui  devaient  le  juger,  entrèrent  dans  la  cham- 
bre, et  prirent  leurs  places,  après  que  le  vice- 
roi  eut  pris  la  sienne.  Le  comte  italien,  qui 
était  encore  à  Valence,  et  le  père  et  la  mère 
de  Sophie,  parurent  et  produisirent  leurs  té- 
moins contre  l'accusé,  qui  était  si  désespéré  de 
son  procès,  qu'il  n'avait  quasi  pas  le  courage 
de  répondre  On  lui  fit  reconnaître  les  lettres 
qu'il  avait  autrefois  écrites  à  Sophie;  on  lui 
confronta  les  voisins  et  les  domestiques  de  la 
maison  de  Sophie  ;  et  enfin  on  produisit  con- 
tre lui  la  lettre  qu'elle  avait  laissée  dans  sa 


LE   ROMAN  COMIQUE  103 

chambre,  le  jour  que  l'on  prétendait  qu'il  l'a- 
vait enleve'e. 

L'accusé  fit  ouïr  ses  domestiques,  qui  té- 
moignèrent d'avoir  vu  coucher  leur  maître; 
mais  ii  pouvait  s'être  levé  après  avoir  fait 
semblant  de  s'endormir.  Il  jurait  bien  qu'il 
n'avait  pas  enlevé  Sophie,  et  représentait  aux 
juges  qu'il  ne  l'aurait  pas  enlevée  pour  se  sé- 
parer d'elle;  mais  on  ne  l'accusait  pas  moins 
que  de  l'avoir  tuée,  et  le  page  aussi,  le  confi- 
dent de  son  amour.  Il  ne  restait  plus  qu'à  le 
juger,  et  il  allait  être  condamné  tout  d'une 
voix,  quand  le  vice-roi  le  fit  approcher,  et  lui 
dit  : 

—  Malheureux  don  Carlos!  tu  peux  bien 
croire,  après  toutes  les  marques  d'affection 
que  je  t'ai  données,  que  si  je  t'eusse  soupçon- 
né d'être  coupable  du  crime  dont  on  t'accuse, 
je  ne  t'aurais  pas  amené  à  Valence.  Il  m'est 
impossible  de  ne  te  pas  condamner,  si  je  ne 
veux  commencer  l'exercice  de  ma  charge  par 
une  injustice  ;  et  tu  peux  juger  du  déplaisir 
que  j'ai  de  ton  malheur,  par  les  larmes  qui 
m'en  viennent  aux  veux.  On  pourrait  re- 
chercher d'accord  tes  parties,  si  elles  étaient 
de  moindre  qualité,  ou  moins  animées  à  ta 
perte.  Enfin,  si  Sophie  ne  paraît  elle-même 

Eour  te  justifier,  tu  n'as  qu'à  te  préparer  à 
ien  mourir. 

Carlos,  désespéré  de  son  salut,  se  jeta  aux 
pieds  du  vice -roi,  et  lui  dit  : 

—  Vous  vous  souvenez  bien,  monseigneur, 
qu'en  Afrique,  et  dès  le  temps  que  j'eus  l'hon- 
neur d'entrer  au  service  de  Votre  Altesse,  et 
toutes  les  fois  qu'elle  m'a  engagé  au  récit  en- 
nuyeux de  mes  infortunes,  que  je  les  lui  ai 
toujours  contées  d'une  même  manière;  et  elle 
doit  croire  qu'en  ce  pays-là,  et  partout  ail- 
leurs, je  n'aurais  pas  avoué  à  un  maître  qui 
me  faisait  l'honneur  de  m'aimer  ce  que  j'au- 


i04  LE  ROMAN  COMIQDE 

rais  dû  nier  ici  devant  un  juge.  J'ai  toujours 
dit  la  vérité  à  Votre  Altesse,  comme  à  mon 
Dieu,  et  je  lui  dis  encore  que  j'aimai,  que  j'a- 
dorai Sophie. 

—  Dis  que  tu  l'abhorres,  ingrat  !  interrom* 
pit  le  vice-roi,  surprenant  tout  le  monde. 

—  Je  l'adore,  reprit  don  Carlos,  fort  étonné 
de  ce  que  le  vice-roi  venait  de  dire.  Je  lui  ai 
promis  de  l'épouser,  continua-t-il,  et  je  suis 
convenu  avec  elle  de  remmener  à  Barcelone. 
Mais  si  je  l'ai  enlevée,  si  je  sais  où  elle  se  ca- 
che, je  veux  qu'on  me  fasse  mourir  de  la  mort 
la  plus  cruelle.  Je  ne  puis  l'éviter;  mais  je 
mourrai  innocent,  si  ce  n'est  mériter  la  mort 
que  d'avoir  aimé  plus  que  ma  vie  une  fille  in- 
constante et  perfide. 

—  Mais,  s'écria  le  vice-roi,  le  visage  furieux, 
que  sont  devenus  cette  fille  et  ton  page? 
Ont-ils  monté  au  ciel?  sont-ils  cachés  sous 
terre  ? 

—  Le  page  était  galant,  lui  répondit  don 
Carlos,  elle  était  belle;  il  était  homme,  elle 
était  femme. 

—  Ah  !  traître,  lui  dit  le  vice-roi,  que  tu  dé- 
couvres bien  ici  tes  lâches  soupçons,  et  le  peu 
d'estime  que  tu  as  eue  pour  la  malheureuse 
Sophie!  Maudite  soit  la  femme  qui  se  laisse 
aller  aux  promesses  des  hommes,  et  qui  s'en 
fait  mépriser  par  sa  trop  facile  croyance!  Ni 
Sophie  n'était  point  une  femme  de  vertu  com- 
mune, méchant!  ni  ton  page  Claudio  un 
homme.  Sophie  était  une  fille  constante,  et 
ton  page  une  fille  perdue,  amoureuse  de  toi., 
et  qui  t'a  volé  Sophie,  qu'elle  trahissait  comme 
une  rivale.  Je  suis  Sophie,  injuste  amant, 
amant  ingrat  !  je  suis  Sophi3,  qui  ai  souffert 
des  maux  incroyables  pour  un  homme  qui  ne 
méritait  pas  d'être  aimé,  et  qui  m'a  cru  capa- 
ble de  la  dernière  infamie. 

Sophie  n'en  put  pas  dire  davantage  :  Son 


LE  ROMA*  COMIQUE  105 

père,  qui  la  reconnut,  la  prit  entre  ses  bras, 
sa  mère  se  pâma  d'un  côté,  et  don  Carlos  de 
l'autre.  Sophie  se  débarrassa  des  bras  de  son 
père,  pour  courir  aux  deux  personnes  éva- 
nouies ,  qui  reprirent  leurs  esprits ,  tandis 
qu'elle  était  en  suspens  à  qui  des  deux  eiie 
courrait.  Sa  mère  lui  mouilla  le  visage  de 
larmes,  elle  en  mouilla  celui  de  sa  mère.  Elle 
embrassa  avec  toute  la  tendresse  imaginable 
son  cher  don  Carlos,  qui  pensa  s'en  évanouii 
encore.  Il  tint  pourtant  bon  pour  ce  coup-  et 
n'osant  pas  encore  baiser  Sophie  de  toute  sa 
force,  il  s'en  dédommagea  sur  ses  mains,  qu'il 
baisa  mille  fois  l'une  après  l'autre.  Sophie 
pouvait  à  peine  suffire  à  toutes  les  embrassa- 
des et  à  tous  les  compliments  qu'on  lui  fit.  Le 
comte  italien,  en  faisant  le  sien  comme  les 
autres,  voulut  lui  parler  des  prétentions  qu'il 
avait  sur  elle,  comme  lui  avant  été  promise 
par  son  père  et  par  sa  mère.  Don  Carlos,  qui 
l'entendit,  en  lâcha  une  des  mains  de  Sophie, 
qu'il  baisait  alors  avidement,  et  portant  la 
Sienne  à  son  épée,  qu'on  venait  de  lui  rendre 
se  mit  dans  une  posture  qui  fit  peur  a  tout  le 
monde;  et  jurant  à  faire  abîmer  la  ville  de 
Valence,  fit  bien  connaître  que  toutes  les  puis- 
sances humaines  ne  lui  ôreraient  pas  Sophie, 
si  elle-même  ne  lui  défendait  de  songer  da- 
vantage à  elle.  Mais  elle  déclara  qu'elle  n'au- 
rait jamais  d'autre  mari  que  son  cher  don 
Carlos,  et  conjura  son  père  et  sa  mère  de  le 
trouver  bon,  ou  de  se  résoudre  â  la  voir  en- 
fermer dans  un  couvent  pour  toute  sa  vie.  Ses 
parents  lut  laissèrent  la  liberté  de  choisir  tel 
mari  qu'elle  voudrait  ;  et  le  comte  italien,  dès 
le  jour  même,  prit  la  poste  pour  l'Italie,  ou 
pour  tout  autre  pays  ou  il  voulut  aller. 
•  Sophie  conta  toutes  ses  aventures,  qui  furent 
admirées  de  tout  le  monde.  Un  courrier  alla 
porter  la  nouvelle  de  cette  grande  merveille  à 


108  U  ROMAN  COMIQUE 

l'empereur,  qui  conserva  à  don  Carlos,  après 
qu'il  aurait  épousé  Sophie,  la  vice-royauté  de 
Valence  et  tous  les  bienfaits  que  cette  vail- 
lante fille  avait  mérités  sous  le  nom  de  don 
Fernand;  et  donna  à  ce  bienheureux  amant 
une  principauté,  dont  ses  descendants  jouis- 
sent encore.  La  ville  de  Valence  fit  la  dépense 
des  noces,  avec  toute  sorte  de  magnificence; 
et  Dorothée,  qui  reprit  ses  habits  de  femme  en 
même  temps  que  Sophie,  fut  mariée  en  même 
temps  qu'elle  avec  un  cavalier  proche  parent 
de  don  Carlos. 

XV.  —  Effronterie  du  sieur  de  la  Rappinière. 

Le  conseiller  de  Rennes  achevait  de  lire  sa 
nouvelle  quand  la  Rappinière  arriva  dans 
l'hôtellerie.  Il  entra  en  étourdi  dans  la  cham- 
bre où  on  lui  avait  dit  qu'était  M.  de  la  Ga- 
rouffière-^mais  son  visage  épanoui  se  changea 
visiblement  quand  il  vit  Destin  dans  un  coin 
de  la  chambre,  et  son  valet,  qui  était  aussi 
défait  et  effrayé  qu'un  criminel  que  l'on  juge. 
La  Garouffiére  ferma  la  porte  de  la  chambre 
par  dedans  et  ensuite  demanda  au  brave  la 
Rappinière  s'il  ne  devinait  pas  bien  pourquoi 
il  l'avait  envoyé  quérir. 

—  N'est-ce  pas  à  cause  d'une  comédienne 
dont  j'ai  voulu  avoir  ma  part?  répondit  en  se 
riant  le  scélérat. 

—  Comment,  votre  part?  lui  dit  la  Garouf- 
fière, prenant  un  visage  sérieux  :  sont- ce  là 
les  discours  d'un  iuge  comme  vous  êtes,  et 
avez-vous  jamais  fait  pendre  de  si  méchant 
homme  que  vous  ? 

La  Rappinière  continua  de  tourner  la  chose 
en  raillerie  et  de  la  vouloir  faire  passer  pour 
un  tour  de  bon  compagnon,  mais  le  sénateur 
le  prit  toujours  d'un  ton  si  sévère,  qu'enfin 


LE    ROMAN   COMIQUE  107 

il  avoua  son  mauvais  dessein,  et  en  fit  de 
mauvaises  excuses  à  Destin,  qui  avait  eu  be- 
soin de  toute  sa  sagesse  pour  ne  se  pas  faire 
raison  d'un  homme  qui  avait  voulu  l'offenser 
si  cruellement,  après  lui  être  oblige  de  la  vie, 
comme  on  l'a  pu  voir  au  commencement  de 
ces  aventures  comiques.  Mais  il  avait  encore  à 
démêler  avec  cet  inique  prévôt  une  autre  af- 
faire, qui  lui  était  de  grande  importance,  et 
qu'il  avait  communiquée  à  M.  de  la  Garouf- 
fière,  qui  lui  avait  promis  de  lui  faire  avoir 
raison  de  ce  méchant  homme.  Quelque  peine 
que  j'aie  prise  à  bien  étudier  la  Rappinière,  je 
n'ai  jamais  pu  découvrir  s'il  était  moins  mé- 
chant envers  Dieu  qu'envers  les  hommes,  et 
moins  injuste  envers  son  prochain  que  vicieux 
en  sa  personne.  Je  sais  seulement  avec  certi- 
tude que  jamais  homme  n'a  eu  plus  de  vices 
ensemble,  et  dans  un  degré  plus  éminent.  Il 
avoua  qu'ij  avait  eu  envie  d'enlever  mademoi- 
selle de  l'Etoile,  aussi  hardiment  que  s'il  se  fiit 
vanté  d'une  bonne  action;  et  il  dit  effronté- 
ment au  conseiller  et  au  comédien  que  jamais 
il  n'avait  moins  douté  du  succès  d'une  pareille 
entreprise  : 

—  Car,  continua-t-il  en  se  tournant  vers 
Destin,  j'avais  gagné  votre  valet;  votre  sœur 
avait  donné  dans  le  panneau;  et,  pendant  vous 
venir  trouver  où  je  lui  avais  fait  dire  que  vous 
étiez  blessé,  elle  n'était  pas  à  deux  lieues  de 
la  maison  où  je  l'attendais,  quand  je  ne  sais 
qui  diable  l'a  ôtée  à  ce  grand  sot  qui  me  l'a- 
menait, et  qui  m'a  perdu  un  bon  cheval,  après 
s  "être  bien  fait  battre. 

Destin  pâlissait  de  colère,  et  quelquefois 
aussi  rougissait  de  honte,  de  voir  de  quel 
front  ce  scélérat  osait  lui  parler  à  lui-même  de 
l'offense  qu'il  avait  voulu  lui  faire,  comme  s'il 
lui  eût  conté  une  chose  indifférente.  La  Ga- 
roumére  s'en  scandalisait  aussi,  et  n'avait  pas 


108  LE  ROMAN  COMIQUE 

une  moindre  indignation  contre  un  si  dange- 
reux homme. 

—  Je  ne  sais  pas,  lui  dit-il,  comment  vous 
osez  nous  apprendre  si  franchement  les  cir- 
constances d'une  mauvaise  action,  pour  la- 
quelle M.  Destin  vous  aurait  donné  cent  coups 
si  je  ne  l'en  eusse  empêché.  Mais  je  vous 
avertis  qu'il  pourra  bien  le  faire  encore,  si 
vous  ne  lui  restituez  une  boîte  de  diamants 
que  vous  lui  avez  autrefois  volée  dans  Paris, 
dans  le  temps  que  vous  y  tiriez  la  laine.  Do- 
guin,  votre  complice  alors,  et  depuis  votre 
valet,  lui  a  avoué  en  mourant  que  vous  l'aviez 
encore;  et  moi,  je  vous  déclare  que  si  vous 
faites  la  moindre  difficulté  de  la  rendre,  vous 
m'avez  pour  aussi  dangereux  ennemi  que  je 
vous  ai  été  utile  protecteur. 

La  Rappiniére  tut  foudroyé  de  ce  discours,  à 
quoi  il  ne  ^'attendait  pas.  Son  audace  à  nier 
absolument  une  méchanceté  qu'il  avait  faite 
lui  manqua  au  besoin  :  il  avoua,  en  bégayant 
comme  un  homme  qui  se  trouble,  qu'il  avait 
cette  boîte  au  Mans,  et  promit  de  la  rendre, 
avec  des  serments  exécrables  qu'on  ne  lui  de- 
mandait point,  tant  on  faisait  peu  de  cas  de 
tous  ceux  qu'il  eût  pu  faire.  Ce  fut  peut-être 
là  une  des  plus  ingénues  actions  qu'il  fit  de 
sa  vie,  et  encore  n'était-elle  pas  nette  :  car 
il  est  bien  vrai  qu'il  rendit  la  boîte,  comme 
il  l'avait  promis  ;  mais  il  n'était  vrai  qu'elle 
fût  au  Mans,  puisqu'il  l'avait  sur  lui  à 
l'heure  même,  à  dessein  d'en  faire  présent 
à  mademoiselle  de  l'Etoile,  en  cas  qu'elle 
n'eût  pas  voulu  se  donner  à  lui  pour  peu 
de  chose.  C'est  ce  qu'il  confessa  en  particu- 
lier à  M.  de  la  Garouffière,  dont  il  voulut 
par  là  regagner  les  bonnes  grâces,  lui  met- 
tant entre  les  mains  cette  boîte  de  portraits, 
nour  en  disposer  comme  il  lui  plairait.  Elle 
était  composée  de  cinq  diamants  d'un  prix 


LE  ROMAN  COMIQUE  109 

considérable.  Le  père  de  mademoiselle  de  l'E- 
toile y  était  peint  en  émail  ;  et  le  visage  de 
cette  belle  fille  avait  tant  de  rapport  à  ce  por- 
trait que  cela  seul  pouvait  suffire  pour  la 
faire  reconnaître  a  son  père.  Destin  ne  savait 
comment  remercier  assez  M.  de  la  Garouf- 
fière, quand  il  lui  donna  la  boîte  de  diamants. 
Il  se  voyait  par  là  exempté  d'avoir  à  se  la  faire 
rendre  par  force  de  la  Rappinière,  qui  ne  sa- 
vait rien  moins  que  de  restituer,  et  qui  eût 
pu  se  prévaoir  contre  un  pauvre  comédien  de 
sa  charge  de  prévôt,  qui  est  un  dangereux 
bâton  entre  les  mains  d'un  méchant  homme. 
Quand  cette  boîte  fut  ôtée  à  Destin,  il  en  avait 
eu  un  déplaisir  très-grand,  qui  s'augmenta 
encore  par  celui  qu'en  eut  la  mère  la  l'Etoile, 
qui  gardait  chèrement  ce  bijou,  comme  un 
gage  de  l'amitié  de  son  mari.  On  peut  donc 
aisément  se  figurer  qu'il  eut  une  extrême  joie 
de  l'avoir  recouvrée.  Il  alla  en  faire  part  à  la 
l'Etoile,  qu'il  trouva  chez  la  sœur  du  curé  du 
bourg,  en  la  compagnie  d'Angélique  et  de 
Léandre.  Ils  délibérèrent  ensemble  de  leur  re- 
tour au  Mans,  qui  fut  résolu  pour  le  lende- 
main. M.  de  la  Garouffière  leur  offrit  un  car- 
rosse, qu'ils  ne  voulurent  pas  prendre.  Let 
comédiens  et  les  comédiennes  soupérent  avee 
M.  de  la  Garouffière  et  sa  compagnie. 

On  se  coucha  de  bonne  heure  <1ans  l'hôtelle* 
rie  ;  et,  des  le  point  du  jour,  Destin  et  Léan- 
dre, chacun  sa  maîtresse  en  croupe,  prirent  le 
chemin  du  Mans,  où  Ragotin,  la  Rancune  et 
l'Olive  étaient  déjà  retournés.  M.  de  la  Garouf- 
fière fit  cent  offres  de  services  à  Destin.  Pour 
la  Bouviilon.  elle  fit  la  malade  plus  qu'elle  ne 
Tétait,  afin  de  ne  point  recevoir  l'adieu  du  co- 
médien, dont  elle  n'était  pas  satisfaite. 


"0  LE  ROMAN  COMIQUE 

XVI.  —  Disgrâce  de  Ragotin. 

Les  deux  comédiens  qui  retournèrent  au 
Mans  avec  Ragotin  furent  détournés  du  droit 
chemin  par  le  petit  homme,  qui  voulut  les 
traiter  clans  une  petite  maison  de  campagne 
qui  était  proportionnée  à  sa  petitesse. 

Quoiqu'un  fidèle  et  exact  historien  soit 
obligé  à  particulariser  les  accidents  importants 
de  son  histoire  et  les  lieux  où  ils  se  sont  pas- 
sés, je  ne  vous  dirai  pas  au  juste  en  quel  en- 
droit de  notre  hémisphère  était  la  maison- 
nette où  Ragotin  mena  ses  confrères  futurs, 
que  j'appelle  ainsi  parce  qu'il  n'était  point  en- 
core reçu  dans  l'ordre  vagabond  des  comé- 
diens de  campagne.  Je  vous  dirai  donc  seule- 
ment que  la  maison  était  au  deçà  du  Gange, 
et  n'était  pas  loin  de  Sillé  le  Guillaume. 

Quand  il  y  arriva,  il  la  trouva  occupée  par 
une  compagnie  de  bohémiens,  qui,  au  grand 
déplaisir  de  son  fermier,  s'y  étaient  arrêtés, 
sous  prétexte  que  la  femme  du  capitaine 
avait  été  pressée  d'accoucher;  ou  plutôt  par 
la  facilité  que  ces  voleurs  espérèrent  de  trou- 
ver à  mander  impunément  des  volailles  d'une 
métairie  écartée  du  grand  chemin.  D'abord  Ra- 
gotin se  fâcha  en  petit  homme  fort  colère,  me- 
naça les  bohémiens  du  prévôt  du  Mans,  dont  il 
se  "dit  allié,  à  cause  qu'il  avait  épousé  une  Por- 
tail ;  et  là-dessus  il  fit  un  long  discours  pour 
apprendre  aux  auditeurs  de  quelle  façon  les 
Portails  étaient  parents  des  Ragotins*,  sans 
que  son  long  discours  apportât  aucun  temué- 
rament  à  sa  colère  immodérée,  et  l'empêchât 
de  jurer  scandaleusement.  Il  les  menaça  au  s- i 
du  lieutenant  de  prévôt  la  Rappinière,*au  nom 
duquel  tout  genou  fléchissait.  Mais  le  capi 
taine  bohème  le  fit  enrager  à  force  de  lui  par 
1er  civilement,  et  fut  assez  effronté  pour  1 


LE  BOMAN   CCOTQÏTE  lil 

louer  de  sa  "bonne  mine,  qui  sentait  son 
homme  de  qualité,  et  qui  ne  le  faisait  pas 
peu  renentir  d'être  entré  par  ignorance  dans 
son  château  ('c'est  ainsi  que  le  scélérat  appela 
sa  maisonnette,  qui  n'était  fermée  que  de 
haies).  Il  ajouta  encore  que  la  dame  en  mal 
d'enfant  serait  bientôt  délivrée  du  sien,  et  que 
la  petite  troupe  délogerait,  après  avoir  payé  à 
son  fermier  ce  qu'il  ieur  avait  fourni  pour 
eux  et  pour  leurs  bêtes.  Ragotin  se  mourait 
de  dépit  de  ne  pouvoir  trouver  à  quereller 
avec  un  homme  qui  lui  riait  au  nez,  et  lui  fai- 
sait mille  révérences  :  mais  ce  flegme  du  bo- 
hémien allait  enfin  échauffer  la  bile  de  Rago- 
tin,  quand  la  Rancune  et  le  frère  du  capitaine 
se  reconnurent  pour  avoir  été  autrefois  grands 
camarades;  et  cette  reconnaissance  fit  "grand 
bien  à  Ragotin,  qui  allait  sans  doute  s'enga- 
ger dans  une  mauvaise  affaire,  pour  l'avoir 
§rise  d'un  ton  trop  haut.  La  Rancune  le  pria 
one  de  s'apaiser;  ce  qu'il  avait  grande  envie 
de  faire,  et  ce  qu'il  eût  fait  de  iui-même  si 
son  orgueil  naturel  eût  pu  y  consentir. 

Dans  ce  même  temps,  la  dame  bohémienne 
accoucha  d'un  garçon.  La  joie  en  fut  grande 
dans  la  petite  troupe,  et  le  capitaine  pria 
à  souper  les  comédiens  et  Raaotin,  qui  avait 
déjà  lait  tuer  des  poulets  pour  en  faire  une 
fricassée.  On  se  mit  à  table.  Les  bohémiens 
avaient  des  perdrix  et  des  lièvres  qu'ils 
avaient  pris  à  la  chasse,  et  dev.  l'Inde 

et  autant  de  cochons  de  lait  qu'ils  avaient  vck 
lés  ;  ils  avaient  aussi  un  jambon,  des  langues 
de  bœuf;  et  on  entama  un  pâté  de  lièvre,  dont 
la  croûte  même  fut  mangée  par  quatre  ou  cincj 
bohémillons  qui  servirent  a  table  Ajoutez  a 
cela  la  fricassée  de  six  poulets  de  R  gotin,  et 
vous  avouerez  que  l'on  n'y  fit  pas  mauvaise 
chère.  Les  convives,  outre  les  comédiens, 
étaient  au  nombre  de  neuf,  tous  bons  dan- 


512  LE  ROMAN  COMIQUE 

Éeurs,  et  encore  meilleurs  larrons.  On  com- 
mença les  santés  par  celles  du  roi  et  de  mes- 
sieurs les  princes,  et  on  but  en  général  à  celle 
te  tous  les  bons  seigneurs  qui  recevaient  dans 
leurs  villages  les  petites  troupes.  Le  capitaine 

Ïria  les  comédiens  de  boire  a  la  mémoire  de 
éfnnt  Charles  Dodo,  oncle  de  la  dame  accou- 
thée,  et  qui  fut  pendu  pendant  le  siège  de  la 
Jtochelle,  par  la  trahison  du  capitaine  la 
Orave.  On  fit  de  grandes  imprécations  contre 
ce  capitaine  faux-frère,  et  contre  tous  les  pré- 
vôts; et  on  fit  une  grande  dissipation  du  vin 
de  Ragotin,  dont  la  vertu  fut  telle,  que  la  dé- 
bauche fut  sans  noise,  et  que  chacun  des  con- 
viés, sans  même  en  excepter  le  misanthrope 
la  Rancune,  fit  des  protestations  d'amitié  à 
son  voisin,  le  baisa  avec  tendresse,  et  lui 
mouilla  le  visage  de  larmes.  Ragotin  fit  tout 
à  fait  bien  les  honneurs  de  sa  maison,  et  but 
comme  une  éponge. 

Après  avoir  bu  toute  la  nuit,  ils  devaient 
vraisemblablement  se  coucher  quand  le  soleil 
se  leva  :  mais  ce  même  vin  qui  les  avait  ren- 
dus si  tranquilles  buveurs  leur  inspira  à  tous, 
en  même  temps  un  esprit  de  séparation,  si 
j'ose  ainsi  dire.  La  caravane  fit  ses  paquets, 
non  sans  y  comprendre  quelques  guenilles  du 
fermier  de  Ragotin;  et  le  joli  seigneur  monta 
sur  son  mulet,  et,  aussi  sérieux  qu'il  avait  été 
emporté  pendant  le  repas,  prit  le  chemin  du 
Mans,  sans  se  mettre  en  peine  si  la  Rancune 
et  l'Olive  le  suivaient,  et  n'ayant  d'attention 
qu'à  sucer  une  pipe  à  tabac  qui  était  vide  il  y 
avait  plus  d'une  heure.  Il  n'eut  pas  fait  demi- 
lieue,  toujours  suçant  sa  pipe  vide,  qui  ne  lui 
rendait  aucune  fumée,  que  celles  du  vin  l'é- 
tourdirent tout  à  coup  :  il  tomba  de  son  mu- 
let, qui  retourna  avec  beaucoup  de  prudence 
à  la  métairie  d'où  il  était  parti  ;  et  pour  Ra- 
gotin, après  quelques  soulèvements  de  son  es- 


LE  ROMAN  COMIQUE  113 

tomac  trop  chargé*  qui  fit  ensuite  parfaite- 
ment son  devoir,  il  s'endormit  au  milieu  du 
chemin. 

Il  n'y  avait  pas  long-temps  qu'il  dormait, 
ronflant  comme  une  pédale  d'orgue,  quand  un 
homme  nu  (comme  on  peint  notre  premier 
père),  mais  effroyablement  barbu,  sale  et  cras- 
seux, s'approcha  de  lui ,  et  se  mit  à  le  désha- 
biller. Cet  homme  sauvage  fit  de  grands  efforts 
pour  ôter  à  Ragotin  les  bottes  neuves  que  la 
Rancune  s'était  appropriées  dans  une  hôtel- 
lerie, en  supposant  que  c'étaient  les  siennes, 
de  la  manière  que  je  vous  l'ai  contée  en  quelque 
endroit  de  cette  véritable  histoire  ;  et  tous  ces 
efforts,  qui  eussent  éveillé  Ragotin  s'il  n'eût 
pas  été  mort-ivre,  comme  on  dit,  et  qui  l'eus- 
sent fait  crier  comme  un  homme  que  l'on  tire 
à  quatre  chevaux,  ne  firent  d'autre  effet  que 
de  le  traîner  à  écorche-cul  la  longueur  de  sept 
ou  huit  pas.  Un  couteau  tomba  de  la  poche 
du  beau  dormeur;  ce  vilain  homme  s'en  saisit; 
et,  comme  s'il  eût  voulu  éeorcher  Ragotin.  il 
lui  fendit  sur  la  peau  sa  chemise,  ses  bottes, 
et  tout  ce  qu'il  eut  de  la  peine  a  lui  ôter  de  des- 
sus le  corps  ;  et  ayant  fait  un  paquet  de  toutes 
les  hardes  de  l'ivrogne  dépouillé,  l'emporta, 
fuyant  comme  un  loup  avec  sa  proie. 

Nous  laisserons  courir  avec  son  butin  cet 
homme  qui  était  le  même  fou  qui  avait  autre- 
fois fait  si  grand'peur  à  Destin,  quand  il  com- 
mença la  quête  de  mademoiselle  Angélique; 
et  nous  ne  quitterons  point  Ragotin,  qui  ne 
veille  pas,  et  qui  a  grand  besoin  d'être  reveil- 
lé. Son  corps  nu  exposé  au  soleil  fut  bientôt 
couvert  et  piqué  de  mouches  et  de  mouche- 
ions  de  différentes  espèces,  dont  pourtant  il 
ne  fut  point  éveillé;  mais  il  le  fut  quelque 
temps  après  par  une  troupe  de  paysans  qui 
conduisaient  une  charrette.  Le  corps  nu  de 
Ragotin  ne  leur  donna  pas  plutôt  dans  la 


514  L2  rc:::.:;  c:;iiquz 

vue,  qu'ils  s'écrièrent  :  *  Le  voilà  !  »  Et  s'ap- 
prochant  de  lui  avec  le  moins  de  bruit  qu'ils 
purent,  connue  s'ils  eussent  eu  peur  de  l'éveil- 
ler, ils  s'assurèrent  de  ses  pieds  et  de  ses 
mains,  qu'ils  lièrent  avec  de  grosses  cordes; 
et,  l'ayant  ainsi  garrotté,  le  portèrent  dans  leur 
charrette  qu'ils  firent  aussitôt  partir  avec  au- 
tant deA  hâte  qu'en  a  un  galant  qui  enlève 
une  maîtresse  contre  son  gré  et  celui  de  ses 
parents. 

Ragotin  était  si  ivre,  que  toutes  les  violences 
qu'on  lui  fit  ne  purent  l'éveiller,  non  plus  que 
les  rudes  cahots  de  la  charrette,  que  ces  paysans 
faisaient  aller  fort  vite,  et  avec  tant  de  préci- 
pitation qu'elle  versa  dans  un  mauvais  pas, 
pleine  d'eau  et  de  boue  ;  et  Ragotin,  par  con- 
séquent, versa  aussi.  La  fraîcheur  du  lieu  où 
il  tomba,  dont  le  fond  avait  quelques  pierres, 
ou  quelque  chose  d'aussi  dur,  et  le  rude  branle 
de  sa  chute,  l'éveillèrent.  L'état  surprenant  où 
il  se  trouva  l' étonna  furieusement  :  il  se  voyait 
lié  pieds  et  mains,  et  tomba  dans  la  boue  ■  il 
se  sentait  la  tête  étourdie  de  son  ivresse  et  de 
sa  chute,  et  ne  savait  que  juger  de  trois  ou 
quatre  paysans  qui  le  relevaient,  et  d'autant 
d'autres  qui  relevaient  une  charrette.  Il  était 
si  enrayé  de  son  aventure,  que  même  il  ne 
parla  pas  en  si  beau  sujet,  lui  qui  était  grand 
parleur  de  son  naturel  ;  et  un  moment  après 
il  n'eût  pu  parler  à  personne,  quand  il  l'eût 
voulu  ;  car  les  paysans,  ayant  tenu  ensemble 
un  conseil  secret,  délièrent  le  pauvre  petit 
homme  des  pieds  seulement  ;  et  au  lieu  de  lui 
en  dire  la  raison,  ou  de  lui  en  faire  quelque 
civilité,  observant  entre  eux  un  grand  si- 
lence, tournèrent  la  charrette  du  côté  qu'elle 
était  venue,  et  s'en  retournèrent  avec  autant 
de  précipitation  qu'ils  en  avaient  eu  à  venir 
là.  Le  lecteur  discret  est  peut-être  en  peine 
de  savoir  ce  que  les  paysans  voulaient  à  Ra- 


LE  ROMAN  COjUQUE  1Î5 

gotin,  et  pourquoi  ils  ne  lui  firent  rien.  L'af- 
faire est  assurément  difficile  à  deviner,  et  ne 
se  peut  savoir  à  moins  que  d'être  révélée  :  et 
pour  moi,  quelque  peine  que  j'y  aie  prise,  et 
après  y  avoir  employé  tous  mes  amis,  je  ne  l'ai 
sue  depuis  peu  de  temps  que  par  hasard,  et 
lorsque  je  l'espérais  le  moins,  de  la  façon  que 
je  vais  vous  le  dire. 

Un  prêtre  du  bas  Maine,  un  peu  fou,  mélan- 
colique, qu'un  procès  avait  fait  venir  à  Paris, 
en  attendant  que  son  procès  fut  en  état  d'être 
jugé,  voulut  faire  imprimer  quelques  pensées 
creuses  qu'il  avait  eues  sur  l'Apocalypse.  Il 
était  si  fécond  en  chimères  et  si  amoureux 
des  dernières  productions  de  son  esprit,  qu'il 
en  haïssait  les  vieilles,  et  ainsi  pensa  faire 
enrager  un  imprimeur,  à  qui  il  faisait  vingt 
fois  refaire  une  même  feuille.  Il  fut  obligé  par 
là  d'en  changer  souvent;  et  enfin  il  s'était 
adressé  à  celui  qui  a  imprimé  le  présent  livre 
chez  qui  il  lut  une  fois  quelques  feuilles  qui 
parlaient  de  cette  même  aventuré  que  je  vous 
raconte.  Ce  bon  prêtre  en  avait  plus  de  con- 
naissance que  moi,  ayant  su  des  mêmes  pay- 
sans qui  enlevèrent  Kagotin  de  la  façon  que 
je  vous  ai  dit,  le  motif  de  leur  entreprise,  qus 
je  n'avais  pu  savoir.  Il  connut  donc  d'abord 
où  l'histoire  était  défectueuse,  et  en  ayant 
donné  connaissance  à  mon  imprimeur,  qui  en 
fut  fort  étonné  (car  il  avait  cru  comme  Deau- 
coup  d'autres,  que  mon  roman  était  un  livre 
fait  à  plaisir),  il  ne  se  fit  pas  beaucoup  prier 
par  l'imprimeur  pour  me  venir  voir,  rappris 
alors  du  véritable  Manceau,  que  les  paysans 
qui  lièrent  Ragotin  endormi  étaient  les  pro- 
ches parents  du  pauvre  fou  qui  courait  les 
champs,  que  Destin  avait  rencontré  de  nuit, 
et  qui  avait  dépouillé  Ragotin  en  plein  jour. 
Ils  avaient  fait  dessein  d'enfermer  leur  parent, 
iavaient  souvent  essayé  de  le  faire  et  avaient 


116  LE  ROMAX  COMIQUE 

souvent  été  bien  battus  parle  fou,  qui  était  un 
fort  et  puissant  homme.  Quelques  personnes  du 
village,  qui  avaient  vu  de  loin  reluire  au  soleille 
corps  de  Ragotin,  le  prirent  pour  le  fou  endormi: 
n'ayant  osé  en  approcher,  de  peur  d'être 
battus,  ils  en  avaient  averti  ces  paysans,  qui 
vinrent  avec  toutes  les  précautions  que  vous 
avez  vues,  prirent  Ragotin  sans  le  connaître, 
et,  l'ayant  reconnu  pour  n'être  pas  celui  qu'ils 
cherchaient,  le  laissèrent  les  mains  liées,  afin 
qu'il  ne  pût  rien  entreprendre  contre  eux.  Les 
mémoires  que  j'eus  de  ce  prêtre  me  donnè- 
rent beaucoup  de  joie,  et  j'avoue  qu'il  me  ren- 
dit un  grand  service,  mais  je  ne  lui  en  rendis 
pas  un  petit  en  lui  conseillant  en  ami  de  ne 
pas  faire  imprimer  son  livre,  plein  de  visions 
ridicules.  Quelqu'un  m'accusera  peut-être 
d'avoir  conté  ici  une  particularité  fort  inutile; 
un  autre  louera  beaucoup  ma  sincérité. 

Retournons  à  Ragotin,  le  corps  crotté  et 
meurtri,  la  bouche  sèche,  la  tête  pesante  et 
les  mains  liées  derrière  le  dos.  Il  se  leva  le 
mieux  qu'il  put  ;  et  avant  porté  sa  vue  de  part 
et  d'autre,  le  plus  loin  qu  elle  put  s'étendre, 
sans  voir  ni  maisons,  ni  homme,  il  prit  le 
premier  chemin  battu  qu'il  trouva,  bandant 
tous  les  ressorts  de  son  esprit  pour  voir  clair 
dans  son  aventure.  Ayant  les  mains  liées,  il 
recevait  une  furieuse  incommodité  de  quel- 
ques moucherons  opiniâtres,  qui  s'attachaient 
par  malheur  aux  parties  de  son  corps  où  ses 
mains  garrottées  ne  pouvaient  aller,  et  l'obli- 
geaient quelquefois  à  se  coucher  par  terre, 
pour  s'en  délivrer  en  les  écrasant,  ou  en  leur 
taisant  quitter  prise.  Enfin,  il  attrapa  un  che- 
min creux,  revêtu  de  haies  et  plein  d'eau,  et 
ce  chemin  allait  au  gué  d'une  petite  rivière. 
Il  s'en  réjouit,  faisant  état  de  se  laver  le  corps 
qu'il  avait  plein  de  boue  :  mais  en  approchant 
du  gué,  il  vit  un  carrosse  versé,  d'où  le  co- 


LE  ROMÀX  COMIQUE  117 

cher  et  un  paysan  tiraient,  par  les  exhorta- 
tions d'un  vénérable  homme  d'église,  cinq  ou 
six  religieuses  fort  mouillées.  C'était  la  vieille 
abbesse  d'Estival,  qui  revenait  du  Mans,  où' 
une  affaire  importante  l'avait  fait  aller,  et 
qui,  par  la  faute  de  son  cocher,  avait  fait 
naufrage. 

L'abbesse  et  les  religieuses  tirées  du  car- 
rosse aperçurent  de  loin  la  figure  nue  de  Ra- 
gotin,  qui  venait  droit  à  elles,  dont  elles  fu- 
rent fort  scandalisées,  et  encore  plus  qu'elles 
père  Giflot,  le  directeur  discret  de  l'abbaye.  Il 
fit  tourner  vitement  le  dos  aux  bonnes  nîères, 
de  peur  d'irrégularité,  et  cria  de  toute  sa 
force  à  Ragotin  qu'il  n'approchât  pas  de  plus 
prés.  Ragotin  poussa  toujours  en  avant,  et 
commença  d'enfiler  une  longue  planche  qui 
était  là  'pour  la  commodité  des  gens  de  pied», 
et  ptre  Giflot  vint  au-devant  de  lui  suivi  du 
cocher  et  du  paysan,  et  douta  d'abord  s'il  de- 
vait l'exorciser,  tant  il  trouvait  sa  fio-ure  dia- 
bolique. Enfin  il  lui  demanda  qui  il  était,  d'où 
il  venait,  pourquoi  il  était  nu,  pourquoi  il 
avait  les  mains  liées;  et  lui  fit  toutes  ces  ques- 
tions-là avec  beaucoup  d'éloquence,  ajustant  à 
ses  paroles  le  ton  de  la  voix  et  l'action  des 
mains.  Ragotin  lui  répondit  incivilement  : 

Qu'en  avez-vous  à  faire? 

Et,  voulant  passer  outre  sur  la  planche,  il 
poussa  si  runement  le  révérend  père  Giflot, 
qu'il  le  fit  choir  dans  l'eau.  Le  bon  prêtre  en- 
traîna avec  lui  le  cocher,  le  cocher  le  paysan; 
et  Ragotin  trouva  leur  manière  de  tomber 
dans  l'eau  si  divertissante,  qu'il  en  éclata  de 
rire.  Il  continua  son  chemin  vers  les  religieuses, 
qui,  le  voile  baissé,  lui  tournèrent  le  dos  en 
naie,  ayant  toutes  le  visage  tourné  vers  la 
campagne.  Ragotin  eut  beaucoup  d'indifférence 
pour  les  visages  des  religieuses,  et  passait 
outre,  pensant  en  être  quitte,  ce  que  ne  pen- 


Î18  LE  ROMAN  COMIQUE 

sait  pas  le  père  Giflot.  Il  suivit  Ragotin,  se- 
condé du  paysan  et  du  cocher,  qui,  le  plus  en 
colère  des  trois,  et  déjà  de  mauvaise  humeur, 
à  cause  que  madame  l'abbesse  l'avait  grondé, 
se  détacha  du  gros,  joignit  Ragotin,  et  à 
grauds  coups  de  fouet  se  vengea  sur  la  peau 
d' autrui  de  l'eau  qui  avait  mouillé  la  sienne. 
Ragotin  n'attendit  pas  une  seconde  décharge  ; 
il'  s'enfuit  comme  un  chien  qu'on  fouette,  et 
le  cocher,  qui  n'était  pas  satisfait  d'un  seul 
coup  de  fouet,  le  fit  hâter  d'aller  à  plusieurs 
autres,  qui  tous  tirèrent  le  sang  de  la  peau 
du  fustigé.  Le  père  Giflot,  quoique  essoufflé 
d'avoir  couru,  ne  se  lassait  pas  de  crier  : 
«  Fouettez,  fouettez!  »  de  toute  sa  force;  et  la 
cocher  de  toute  la  sienne  redoublait  ses  coups 
sur  Ragotin,  et  commençait  à  s'y  plaire,  quand 
un  moulin  se  présenta  au  pauvre  homme 
comme  un  asile.  Il  y  courut,  ayant  toujours 
son  bourreau  à  ses  trousses;  et,  trouvant  la 
porte  d'une  basse-cour  ouverte,  y  entra,  et  y 
fut  reçu  d'abord  par  un  mâtin  qui  le  prit  aux 
fesses*:  il  en  jeta  des  cris  douloureux,  et  ga- 
gna un  jardin  ouvert  avec  tant  de  précipita- 
tion, qu'il  renversa  six  ruches  de  mouches  à 
miel  qui  étaient  posées  à  l'entrée  ;  et  ce  fut  là 
le  comble  de  ses  infortunes.  Ces  petits  élé- 

§hans  ailés,  pourvus  de  proboscides  et  armés 
'aiguillons,  s'acharnèrent  sur  ce  petit  corps 
nu,  qui  n'avait  point  de  mains  pour  se  défen- 
dre, et  le  blessèrent  d'une  horrible  manière.  E 
en  cria  si  haut,  que  le  chien  qui  le  mordait 
s'enfuit  de  la  peur  qu'il  en  eut,  ou  plutôt  des 
mouches.  Le  cocher  impitoyable  fit  comme  le 
chien  ;  et  le  père  Giflot,  à  qui  la  colère  avait 
fait  oublier  pour  un  temps  la  charité,  se  re- 
pentait d'avoir  été  trop  vindicatif,  et  alla  lui- 
même  hâter  le  meunier  et  ses  gens,  qui,  à  son 
gré,  venaient  trop  lentement  au  secours  d'un 
homme  qu'on  assassinait  dans  leur  jardin.  Le 


IL   ROMAN  COMIQUE  119 

meunier  retira  Ragotin  d'entre  les  glaives 
pointus  et  venimeux  de  ces  ennemis  violents  ; 
et,  quoiqu'il  fut  enragé  de  la  chute  de  ses  ru- 
ches, il  ne  laissa  pas  d'avoir  pitié  du  miséra- 
ble. Il  lui  demanda  où  diable  il  se  venait  four- 
rer nu  et  les  mains  liées  entre  ±es  paniers  à 
mouches.  Mais,  quand  Raorotin  eût  voulu  lui 
répondre,  il  ne  l'eut  pu,  dans  l'extrême  dou- 
leur qu'il  sentait  par  tout  son  corps.  Un  petit 
ours  nouveau-né  qui  n'a  point  encore  été 
léché  de  sa  mère  est  plus  formé  en  sa  figure 
oursine  que  ne  le  fut  Ragotin  en  sa  figure  hu- 
maine après  que  les  piqûres  des  mouches 
l'eurent  enflé  depuis  les  pieds  jusqu'à  la  tête. 
La  femme  du  meunier,  pitoyable  comme  une 
femme,  lui  fit  dresser  un  lit,  et  le  fit  coucher. 
Père  Giflot,  le  cocher,  le  paysan,  retournèrent 
à  l'abbesse  d'Estival  et  à  ses  religieuses,  qui 
se  rembarquèrent  dans  leur  carrosse;  et,  es- 
cortées du  révérend  père  Giflot,  monté  sur 
une  jument,  continuèrent  leur  chemin.  Il  se 
trouva  que  le  moulin  était  à  l'élu  du  Rignon, 
ou  à  son  gendre  Bagottiére  (je  n'ai  pas 
bien  su  lequel;  :  ce  du  Rignon  était  parent  de 
Ragotin  qui.  s'étant  fait  connaître  au  meu- 
nier et  à  sa  femme,  en  fut  servi  avec  beau- 
coup de  soin  et  pansé  heureusement  jusqu'à 
son  entière  convalescence  par  le  chirurgien 
d'un  bourg  voisin.  Aussitôt  qu'il  put  marcher, 
il  retourna  au  Mans,  où  la  joie  de  savoir  que 
la  Rancune  et  l'Olive  avaient  trouvé  son  mu- 
let et  l'avaient  ramené  avec  eux,  lui  fit  oublier 
la  chute  de  la  charrette  et  les  coups  de  fouet 
du  cocher,  les  morsures  du  chien  et  les  pi- 
qûres des  mouches. 

XYII.  — Ce  qui  se  passa  enlre  le  petit  Ragotin  et  le 
grand  Bagaenorlière. 

Destin  et  la  l'Etoile,  Léandre  et  Angélique, 
deux  couples  de  beaux  et  parfaits  amants,  ar- 


120  LE  ROMAN  COMIQUE 

rivèrent  dans  la  capitale  du  Maine  sans  faire 
de  mauvaise  rencontre.  Destin  remit  Angéli- 
que dans  les  bonnes  grâces  de  sa  mère,  à  qui 
il  sut  si  bien  faire  valoir  le  mérite,  la  condi- 
tion et  l'amour  de  Léandre,  que  la  bonne  la 
Caverne  commença  d'approuver  la  passion  que 
ce  jeune  garçon  e*t  sa  tille  avaient  l'un  pour 
l'autre  autant  quelle  s'y  était  opposée.  La 
pauvre  troupe  n'avait  pas  encore  bien  fait  s< 
affaires  dans  la  ville  du  Mans;  mais  un 
homme  de  condition,  qui  aimait  fort  la  comé- 
die, suppléa  à  l'humeur  chiche  des  Manceaux. 
Il  avait  ia  plus  grande  partie  de  son  bien  dans 
le  Maine,  avait  pris  une  maison  dans  le  Mans, 
et  y  attirait  souvent  des  personnes  de  condi- 
tion de  ses  amis,  tant  courtisans  que  provin- 
ciaux, et  même  quelques  beaux  esprits  de  Pa- 
ris, entre  lesquels  il  se  trouvait  des  poètes  de 
premier  ordre;  enfin, il  était  une  espèce  de  Mé- 
cènes moderne.  Il  aimait  passionnément  la 
comédie  et  tous  ceux  qui  s'en  mêlaient:  c'est 
ce  qui  attirait  tous  les  ans  dans  la  capitale  du 
Maine  les  meilleures  troupes  de  comédiens  du 
royaume. 

Ce  seigneur  que  je  vous  dis  arriva  au  Mans 
dans  le  temps  que  nos  pauvres  comédiens  en 
voulaient  sortir,  mal  satisfaits  de  l'auditoire 
manceau.  Il  les  pria  d'y  demeurer  encore 
quinze  jours  pour  l'amour  de  lui;  et,  pour  les 
y  obliger,  il  leur  donna  cent  pistoles  et  leur  en 
promit  autant  quand  ils  s'en  iraient.  Il  était 
trien  aise  de  donner  le  divertissement  de  la 
comédie  à  plusieurs  personnes  de  qualité  de 
l'un  et  de  l'autre  sexe  qui  arrivèrent  au  Mans 
dans  le  même  temps  et  qui  y  devaient  faire 
quelque  séjour  à  sa  prière. 

Ce  seigneur,  que  j'appellerai  le  marquis 
d'Orsé,  était  grand  chasseur,  et  avait  fait  ve- 
nir au  Mans  son  équipage  de  chasse,  qui  était 
des  plus  beaux  qui  fût  en  France.  Les  landes 


LE  R0MA3  COMIQUE  121 

et  les  forêts  du  Main?  font  un  des  pi  us  agréables 
pays  de  chasse  qui  se  puissent  trouver  dans  tout 
le  reste  de  la  France,  soit  pour  le  cerf,  soit 
pour  le  lièvre;  et  en  ce  temps-là  la  ville  du 
Mans  se  trouva  pleine  de  chasseurs  que  le  bruit 
de  cette  grande  fête  y  attira,  la  plupart  avec 
leurs  femmes,  qui  furent  ravies  de  voir  des 
dames  de  la  cour,  pour  en  pouvoir  parler  le 
reste  de  leurs  jours  auprès  de  leur  feu.  Ce 
n'est  pas  une  petite  ambition  aux  provinciaux 
que  de  pouvoir  dire  quelquefois  qu'ils  ont  vu, 
en  un  tel  lieu  et  en  tel  temps,  des  gens  de  la 
cour,  dont  ils  prononcent  toujours  le  nom  tout 
sec,  comme  par  exemple  :  «  Je  perdis  mon  ar- 
gent contre  Roquelaure  ;  Créqui  a  tant  gagné; 
Coaquin  court  le  cerf  en  Touraine;  »  et  si  on  leur 
laisse  quelquefois  entamer  un  discours  de  po- 
litique ou  de  guerre,  ils  ne  déparlent  pas  (si 
j'ose  ainsi  dire),  jusqu'à  ce  qu'ils  aient  épuisé 
la  matière  autant  qu'ils  en  sont  capables. 

Finissons  la  digression.  Le  Mans  donc  se 
trouva  plein  de  noblesse  grosse  et  menue.  Les 
hôtelleries  furent  pleines  d'hôtes  ;  et  la  plu- 
part des  gros  bourgeois  qui  logèrent  des  per- 
sonnes de  qualité  ou  de  nobles  campagnards 
de  leurs  amis  salirent  en  peu  de  temps  tous 
leurs  draps  fins  et  leur  linge  damassé.  Les 
comédiens  ouvrirent  leur  théâtre,  en  humeur 
de  bien  faire,  comme  des  comédiens  payés  par 
avance.  Le  bourgeois  du  Mans  se  réchauffa 
pour  la  comédie.  Les  dames  de  la  ville  et  de 
la  province  étaient  ravies  d*y  voir  tous  les 
jours  des  dames  de  la  cour,  de  qui  elles  ap- 
prirent à  se  bien  habiller,  au  moins  mieux 
qu'elles  ne  faisaient,  au  grand  profit  de  leurs 
tailleurs,  à  qui  elles  donnèrent  à  réformer 
quantité  de  vieilles  robes.  Le  bal  se  donnait 
tous  les  soirs,  où  de  très -méchants  danseurs 
dansèrent  de  très-mauvaises  courantes,  et  où 
plusieurs  jeunes  gens  de  la  ville  dansèrent  eu 


122  LE  ROMAN  COMIQUE 

bas  de  drap  de  Hollande  ou  d'Usseau,  et  en 
souliers  cirés.  Nos  comédiens  furent  souvent 
appelés  pour  jouer  en  visite. 

La  l'Etoile  et  Angélique  donnèrent  de  l'a- 
mour aux  cavaliers  et  de  l'envie  aux  dames. 
Inézilla,  qui  dansa  la  sarabande  à  la  prière  des 
comédiens,  se  fit  admirer;  Roquebrune  en 
pensa  mourir  de  réplétion  d'amour,  tant  le 
sien  augmenta  tout  à  coup.  Ragotin  avoua  à 
la  Rancune  que,  s'il  différait  plus  longtemps  à 
le  mettre  bien  dans  l'esprit  de  la  l'Etoile,  la 
France  allait  être  sans  Ragotin.  La  Rancune 
lui  donna  de  bonnes  espérances  ;  et,  pour  lui 
témoigner  l'estime  particulière  qu'il  faisait  de 
lui,  le  pria  de  lui  prêter  pour  vingt-cinq  ou 
trente  francs  de  monnaie.  Ragotin  pâlit  à 
cette  prière  incivile,  se  repentit  de  ce  qu'il 
venait  de  lui  dire,  et  renonça  quasi  à  son 
amour  ;  mais  enfin,  en  enrageant  tout  vif,  il 
fit  la  somme  en  toute  sorte  d'espèces  qu'il 
tira  de  différents  boursons,  et  la  donna  fort 
tristement  à  la  Rancune,  qui  lui  promit  que 
dès  le  jour  d'après  il  entendrait  parler  de 
lui. 

Ce  jour-là,  on  joua  le  Don  Japhet  (1),  ouvrage 
de  théâtre  aussi  enjoué  que  celui  qui  l'a  fait 
a  sujet  de  l'être  peu.  L'auditoire  fut  nombreux, 
la  pièce  fut  bien  représentée,  et  tout  le  monde 
fut  satisfait,  à  la  reserve  du  désastreux  Rago- 
tin. Il  vint  tard  à  la  comédie  ;  et,  pour  la  pu- 
nition de  ses  péchés,  il  se  plaça  derrière  un 
gentilhomme  provincial,  homme  à  large  échi- 
ne, et  couvert  d'une  grosse  casaque,  qui  gros- 
sissait beaucoup  sa  figure.  Il  était  d'une  taille 
si  haute  au-dessus  des  plus  grandes,  quej 
quoiqu'il  fût  assis,  Ragotin,  qui  n'était  sépare 
de  lui  que  d'un  rang  de  sièges,  crut  qu'il  était 
debout,  et  lui  cria  incessamment  qu'il  s'assît 

(1)  Comédie  de  Scarron. 


LE  ROMAX  COMIQUE  123 

comme  les  autres,  ne  pouvant  croire  qu'un 
homme  assis  ne  dût  pas  avoir  la  tête  au  ni- 
veau de  toutes  celles  de  la  compagnie.  Ce 
gentilhomme,  qui  se  nommait  la  Bagueno- 
diére,  ignora  longtemps  que  Ragotin  parlât  à 
lui.  Ennc  "Ragotin  l'appela  monsieur  à  la  plu- 
me verte  ;  et  comme  véritablement  il  en  avait 
une  bien  touffue,  bien  sale  et  peu  fine,  il  tour- 
na la  tête,  et  vit  le  petit  impatient,  qui  lui  dit 
assez  rudement  qu'il  s'assît.  La  Baguenodière 
en  fut  si  peu  ému,  qu'il  se  tourna  vers  le 
the'âtre,  comme  si  de  rien  n'eût  été  :  Ragotin 
lui  cria  une  seconde  fois  de  s'asseoir;  il  tourna 
encore  la  tête  vers  lui,  le  regarda,  et  se  tourna 
vers  le  théâtre  :  Ragotin  recria  ;  la  Bagueno- 
dière tourna  la  tête  pour  la  troisième  fois, 
pour  la  troisième  fois  regarda  son  homme,  et 
pour  la  troisième  fois  se  tourna  vers  le  théâ- 
tre. Tant  que  dura  la  comédie,  Ragotin  lui  cria 
de  même  force  qu'il  s'assît,  et  la  Baguenodière 
le  regarda  toujours  d'un  même  flegme,  capa- 
ble de  faire  enrager  tout  le  genre  humain. 
On  eut  pu  comparer  la  Baguenodière  à  un 
grand  dogue,  et  Ragotin  à  un  roquet  qui  aboie 
après  lui,  sans  que  le  dogue  en  fasse  autre 
chose  que  d'aller  pisser  contre  une  muraille. 
Enfin  tout  le  monde  prit  garde  à  ce  qui  se 
passait  entre  le  plus  grand  homme  et  le  plus 
petit  de  la  compagnie,  et  tout  le  monde  com- 
mença d'en  rire,  dans  le  temps  que  Ragotin 
commença  d'en  jurer  d'impatience,  sans  que 
la  Baguenodière  fit  autre  chose  que  de  le  re- 
garder froidement.  Ce  la  Baguenodière  était 
le  plus  grand  homme  et  le  plus  grand  brutal 
du  monde  :  il  demanda,  avec  sa  froideur  ac- 
coutumée, à  deux  gentilshommes  ^ui  étaient 
prés  de  lui,  de  quoi  ils  riaient;  ils  lui  dirent 
ingénument  que  c'était  de  lui  et  de  Ragotin, 
et  pensaient  bien  par  là  le  congratuler  plutôt 
que  lui  déplaire.  Ils  lui  déplurent  pourtant,  et  un 


Î24  LE  ROMAN  COMIQUE 

vous  êtes  de  bons  sots,  que  la  Baguenodiére,  d'un 
visage  refrogné,  leur  lâcha  assez  mal  a  propos, 
leur  apprit  qu'il  prenait  mal  la  chose,  er  lea 
obligea  a  lui  repartir,  chacun  pour  sa  part,  d'un 
grand  soufflet.  La  Baguenodiére  ne  peut  d'a- 
bord que  les  pousser  des  coudes  a  droite  et  à 
gauche,  ses  mains  étant  embarrassées  dans  sa 
casaque;  et  devant  qu'il  les  eût  libres,  les 
gentilshommes,  qui  étaient  frères,  et  fort  ac- 
tifs de  leur  naturel,  lui  purent  donner  demi- 
douzaine  de  soufflets,  dont  les  intervalles  fu-> 
rent  par  hasard  si  bien  compassés,  que  ceux 
qui  les  ouïrent,  sans  les  voir  donner,  crurent 
que  quelqu'un  avait  frappé  six  fois  des  mains 
l'une  contre  l'autre,  à  intervalles  égaux.  Enfin 
la  Baguenodiére  tira  ses  mains  de  dessous  sa 
lourde  casaque;  mais  pressé  comme  il  l'était 
des  deux  frères,  qui  le  gourmaient  comme  des 
lions,  ses  longs  bras  n'eurent  pas  leurs  mou- 
vements libres.  Il  se  voulut  reculer,  et  il 
tomba  à  la  renverse  sur  un  homme  qui  était 
derrière  lui,  et  le  renversa  lui  et  son  siège  sur 
le  malheureux  Ragotin,  qui  fut  renversé  sur 
un  troisième,  et  ainsi  de  suite  jusqu'où  finis- 
saient les  sièges,  dont  une  file  entière  fut 
renversée  comme  des  quilles. 

Le  bruit  des  tombants,  des  dames  foulées^ 
de  celles  qui  avaient  peur;  des  enfants  qui 
criaient,  des  gens  qui  parlaient,  de  ceux  qui 
riaient,  de  ceux  qui  se  plaignaient,  et  de  ceux 
qui  battaient  des  mains,  fit  une  rumeur  infer- 
nale. Jamais  un  aussi  petit  sujet  ne  causa  de 
plus  grands  accidents  :  et  ce  qu'il  y  eut  de 
merveilleux,  c'est  qu'il  n'y  eut  pas  une  épée 
tirée,  quoique  le  principal  démêle  fût  entre  des 
personnes  qui  en  portaient,  et  qu'il  y  en  eût 
plus  de  cent  dans  la  compagnie.  Mais  ce  qui 
lut  encore  plus  merveilleux,  c'est  que  la  Ba- 
guenodiére se  gourma  et  fut  gourmé  sans 
s'émouvoir  non  plus  que  de  l'affaire  du  monde 


LE  ROMAS   COMIQUE  125 

la  plus  indifférente  :  et  de  plus,  on  remarqua 
que  de  toute  l'aprés-dînée  il  n'avait  ouvert  la 
bouche  que  pour  dire  les  quatre  malheureux 
mots  qui  lui  attirèrent  cette  grêle  de  souffle- 
tades,  et  ne  l'ouvrit  pas  jusqu'au  soir  ;  tant  ce 
grand  homme  avait  de  flegme  et  une  taci- 
turnité  proportionnée  à  sa  taille.  Ce  hideux 
chaos  de  tant  de  personnes  et  de  sièges  mêlés 
les  uns  dans  les  autres  fut  longtemps  à  se 
débrouiller. 

Tandis  que  l'on  y  travaillait,  et  que  les  plus 
charitables  se  mettaient  entre  la  Ba<rueno- 
dière  et  ses  deux  ennemis,  on  entendit  des 
hurlements  effroyables  qui  sortaient  comme 
de  dessous  terre.  Qui  pouvait-ce  être  que  Ra- 
gotin? En  vérité,  quand  la  îortune  a  com- 
mencé de  persécuter  un  mi-érable,  elle  le  per- 
sécute toujours.  Le  siège  du  pauvre  petit  était 
justement  posé  sur  Tais  qui  couvre  l'égout  du 
tripot.  Cet  égout  est  toujours  au  milieu,  im- 
médiatement sous  la  corde;  il  sert  à  recevoir 
Teau  de  pluie,  et  l'ais  qui  le  couvre  se  lève 
comme  un  dessus  de  boîte.  Comme  les  ans 
viennent  à  bout  de  toutes  choses,  Tais  de  ce 
tripot,  où  se  faisait  la  comédie,  était  fort 
pourri,  et  s'était  rompu  sous  Ragotin,  quand 
un  homme  honnêtement  pesant  l'accabla  de 
son  corps  et  de  son  siège.  Cet  homme 
fourra  une  jambe  dans  le  trou  où  Ragotin 
était  tout  entier:  cette  jambe  était  bottée, 
et  l'éperon  en  piquait  Ragotin  à  la  gorge, 
ce  qui  lui  faisait  faire  ces  furieux  hurle- 
ments qu'on  ne  pouvait  deviner.  Quelqu'un 
I  donna  la  main  à  cette  homme  ;  et  dans  le 
I  temps  que  sa  jambe  engagée  dans  le  trou 
changea  de  place,  Ragotin  lui  mordit  le  pied 
si  serré,  que  cet  homme  crut  être  rrordu  d'un 
serpent,  et  fit  un  cri  qui  fit  tressaillir  celui 
qui  le  secourait,  qui,  de  peur,  en  lâcha  prise. 
Enfin  il  se  reconnut,  redonna  la  main  à  son 


126  LE  ROMAX  COMIQUE 

homme  qui  ne  criait  plus,  parce  que  Ra- 
gotin  ne  le  mordait  plus;  et  tous  deux  eu* 
semble  déterrèrent  le  petit,  qui  ne  vit  pas  plu- 
tôt la  lumière  du  jour,  que,  menaçant  tout  le 
monde  de  la  tête  et  des  yeux,  et  "principale- 
ment ceux  qu'il  vit  rire  en  le  regardant,  il  se 
fourra  dans  la  presse  de  ceux  qui  sortaient, 
méditant  quelque  chose  de  bien  glorieux  pour 
lui  et  bien  funeste  pour  la  Baguenodière.  Je 
n'ai  pas  su  de  quelle  façon  la  Baguenodière 
fut  accommodé  avec  les  aeux  frères  ;  tant  il 
y  a  qu'il  le  fut;  du  moins  n'ai-je  pas  ouï  dire 
qu'ils  se  soient  depuis  rien  fait  les  uns  aux 
autres.  Et  voilà  ce  qui  troubla  en  quelque  fa- 
çon la  première  représentation  que  firent  nos 
comédiens  devant  l'illustre  compagnie  qui  se 
trouvait  lors  dans  la  ville  du  Mans. 

XVIII.  —  Qui  n'a  pas  besoin  de  titre, 

On  représenta  le  jour  suivant,  le  Nicomède, 
de  l'inimitable  M.  de  Corneille.  Cette  comédie 
est  admirable  à  mon  jugement,  et  celle  de 
cet  excellent  poëte  de  théâtre  en  laquelle  il  a 
plus  mis  du  sien,  et  a  plus  fait  paraître  la 
fécondité  et  la  grandeur  de  son  génie,  don- 
nant à  tous  les  acteurs  des  caractères  fiers, 
tout  différents  les  uns  des  autres.  La  repré- 
sentation n'en  fut  point  troublée,  et  ce  fut  peut- 
être  à  cause  que  Ragotin  ne  s'y  trouva  pas. 
Il  ne  se  passait  guère  de  jour  qu'il  ne  s'atti- 
rât quelque  affaire,  à  quoi  sa  mauvaise  gloire 
et  son  esprit  violent  et  présomptueux  contri- 
buaient autant  que  sa  mauvaise  fortune,  qui 
jusqu'alors  ne  lui  avait  point  fait  de  quartier. 

Le  petit  homme  avait  passé  l'après-dînée 
dans  ia  chambre  du  mari  d'Inézilla,  l'opéra- 
teur Ferdinando  Ferdinandi,  Normand  se  di- 
sant Vénitien  (comme  je  vous  l'ai  déjà  dit) 
médecin  spagyrique  de  profession  ;  et  pour 


LE  ROMÀX  COMIQUE  Î27 

dire  franchement  ce  qu'il  était,  grand  charla- 
tan, et  encore  plus  grand  fourbe. 

La  Rancune,  pour  se  donner  quelque  relâ- 
che des  importunités  aue  lui  faisait  sans  cesse 
Ragotin,  à  qui  il  avait  promis  de  le  faire  ai- 
mer de  mademoiselle  de  l'Etoile,  lui  avait  fait 
accroire  que  l'opérateur  était  un  grand  magi- 
cien, qui  pouvait  faire  courir  en  chemise, 
après  un  homme,  la  femme  du  monde  la  plus 
sage  ;  mais  qu'il  ne  faisait  de  semblables  mer- 
veilles que  pour  ses  amis  particuliers,  dont  il 
connaissait  la  discrétion,  à  cause  qu'il  s'était 
mal  trouvé  d'avoir  fait  agir  son  art  pour  des 
plus  grands  seigneurs  de  l'Europe,  n  con- 
seilla à  Ragotin  de  mettre  tout  en  usage  pour 
gagner  ses  bonnes  grâces,  ce  qu'il  lui  assura 
ne  lui  devoir  pas  être  difficile,  l'opérateur 
étant  homme  d'esprit,  qui  devenait  aisément 
amoureux  de  ceux  qui  en  avaient  ;  et  qui. 
quand  une  fois  il  aimait  quelqu'un,  n'avait 
mm  rien  de  réservé  pour  lui.  n  n'y  a  qu'à 
louer  ou  à  respecter  un  homme  glorieux,  on 
lui  fait  faire  ce  que  Ton  veut.  Il  n'en  est  pas 
de  même  d'un  homme  impatient  :  il  n'est  pas 
aisé  à  gouverner  ;  et  l'expérience  apprend 
qu'une  personne  humble,  et  qui  a  le  pouvoir 
sur  soi  de  remercier  quand  on  l'a  refusée, 
vient  plutôt  à  bout  de  ce  qu'elle  entreprend, 
que  celle  qui  s'offense  d'un  refus.  La  Rancune 
persuada  à  Ragotin  ce  qu'il  voulut,  et  Rago- 
tin, dès  l'heure  même,  alla  persuader  à  l'opé- 
rateur qu'il  était  un  grand  magicien. 

Je  ne  vous  redirai  point  ce  qu'il  lui  dit;  il 
suffit  que  l'opérateur,  qui  avait  été  averti  par 
la  Rancune,  joua  bien  son  personnage,  et  nia 
qu'il  fut  magicien,  d'une  manière  à  faire  croire 
qu'il  l'etaitT  Ragotin  passa  l'apres-dînée  au- 
près de  lui  :  il  avait  un  matras  sur  le  feu, 
pour  quelque  opération  chimique,  et  pour  ce 
loui'-la,  il  n'en  put  rien  tirer  d'affîrniatif,  dont 


128  LE  ROMAN  COMIQUE 

l'impatient  Manceau  passa  r>ne  nuit  fort  mau- 
vaise. Le  jour  suivant,  il  entra  dans  la  cham- 
bre de  l'opérateur,  qui  était  encore  dans  le  lit. 
Inézilla  le  trouva  fort  mauvais;  car  elle  n'é- 
tait plus  d'âge  à  sortir  de  son  lit  fraîche 
comme  une  rose,  et  elle  avait  besoin  cous  les 
matins  d'être  long-temps  enfermée  en  particu- 
lier, devant  que  d'être  en  état  de  paraître  en 
public.  Elle  se  coula  donc  dans  un  petit  cabi- 
net, suivie  de  sa  servante  morisque,  qui  lui 
porta  toutes  ses  munitions  d'amour  ;  et  cepen- 
dant Ragotin  remit  le  sieur  Ferdinand i  sur  la 
magie,  et  le  sieur  Ferdinandi  s'ouvrit  plus  qu'il 
n'avait  fait;  mais  sans  lui  vouloir  rien  pro- 
mettre. 

Ragotin  voulut  lui  donner  des  marques  de 
sa  largesse  :  il  fit  fort  bien  apprêter  le  dîner, 
et  y  convia  les  comédiens  et  les  comédiennes. 
Je  ne  vous  dirai  point  les  particularités  du 
repas  ;  vous  saurez  seulement  qu'on  s'y  ré- 
jouit beaucoup,  et  qu'on  y  mangea  de  grande 
force.  Après  dîner,  Inézilla  fut  priée,  par  Des- 
tin et  les  comédiennes,  de  leur  dire  quelque 
historiette  espagnole,  de  celles  qu'elle  compo- 
sait ou  traduisait  tous  les  jours  à  l'aide  du  di- 
vin Roquebrune,  qui  lui  avait  juré  par  Apol- 
lon et  les  neuf  sœurs  qu'il  lui  apprendrait  dans 
six  mois  toutes  les  grâces  et  les  finesses  de 
notre  langue.  Inézilla  ne  se  fit  point  prier  ;  et, 
tandis  que  Ragotin  fit  la  cour  au  magicien 
Ferdinandi,  elle  lut  d'un  ton  de  voix  char- 
mant la  nouvelle  que  vous  allez  lire  dans  le 
chapitre  suivant. 

XIX.  —  Les  deux  frères  rivaux. 

Dorothée  et  Féliciane  de  Montsalve  étaient 
les  deux  plus  aimables  filles  de  Séville  ;  et 
quand  elles  ne  l'eussent  pas  été,  leur  bien  et 
leur  condition  les  eussent  fait  rechercher  de 


LE  ROMAX  COMIQUE  129 

tous  les  cavaliers  qui  avaient  envie  de  se  bien 
marier.  Don  Manuel,  leur  père,  ne  s'était  point 
encore  déclaré  en  faveur  de  personne  ;  et  Do- 
rothée, sa  fille,  qui,  comme  aînée,  devait  être 
mariée  a\  ant  sa  sœur,  avait  comme  elle  si  bien 
ménagé  ses  regards  et  ses  actions,  que  le  plus 
présomptueux  de  ses  prétendants  avait  encore 
a  douter  si  les  promesses  amoureuses  en 
étaient  bien  ou  mal  reçues. 

Cependant  ces  belles'filles  n'allaient  point  à 
la  messe  sans  un  cortège  d'amants  bien  parés  : 
elles  ne  prenaient  point  d'eau  bénite  que  plu- 
sieurs mains,  belles  ou  laides,  ne  leur  en  of- 
frissent à  la  fois;  leurs  beaux  yeux  ne  pou- 
vaient se  lever  de  dessus  leurs  livres  de  prières 
qu'ils  ne  se  trouvassent  le  centre  de  je  ne  sais 
combien  de  regards  immodérés,  et  elles  ne 
faisaient  pas  un  pas  dans  l'église  qu'elles 
n'eussent  des  révérences  a  rendre.  Mais  si  leur* 
mérite  leur  causait  tant  de  fatigue  dans  les 
lieux  publics  et  dans  les  églises,  il  leur  attirait 
souvent  devant  les  fenêtres  de  la  maison  de 
leur  père  des  divertissements  qui  leur  ren- 
daient supportable  la  sévère  clôture  à  quoi  les 
obligeaient  leur  sexe  et  la  coutume  de  la  na- 
tion. 11  ne  se  passait  guère  de  nuits  qu'elles 
ne  fussent  régalées  de  quelque  musique;  et 
l'on  courait  fort  souvent  la  bague  devant  leurs 
fenêtres,  qui  donnaient  sur  une  place  publique. 
Un  jour  entre  autres,  un  étranger  s'y  fit  admi- 
rer par  son  adresse,  sur  tous  les  cavaliers  de 
ia  ville,  et  fut  remarqué  pour  un  homme  par- 
faitement bien  fait  par  les  deux  belles  sœurs. 
Plusieurs  caval.ers  de  Sévilie,  qui  l'avaient 
connu  en  Flandre,  où  il  avait  commandé  un 
régiment  de  cavalerie,  le  convièrent  de  courir 
la  bague  avec  eux  ;  ce  qu'il  fit,  habiilé  à  la  sol- 
date.  A  quelques  jours  de  la,  on  fit  dans  Sévilie 
la  cérémonie  de  sacrer  un  evêque.  L'étranger, 
qui  se  faisait  appeler  don  Sancliede  Silva,  se 

LE  ROWi-1  COMIQCE.  —   I.   II.  * 


130  LE   P.OMAN   COMIQUE 

trouva  dans  l'église  où  se  faisait  la  cérémo- 
nie, avec  les  plus  galants  deSéville;  les  belles 
sœurs  de  Montsalve  s'y  trouvèrent  aussi,  entre 
plusieurs  dames  déguisées  comme  elles,  a  la 
mode  de  Séville,  avec  une  mante  de  grosse 
étoffe,  et  un  petit  chapeau  couvert  de  plumes 
sur  la  tète.  Don  Sanciie  se  trouva  par  hasard 
entre  les  deux  belles-sœurs,  et  une  dame  qu'il 
accosta,  mais  qui  le  pria  civilement  de  ne 
parler  point  à  elle,  et  de  laisser  libre  la  place 
qu'il  occupait  à  une  personne  qu'elle  attendait. 
Don  Sanche  lui  obéit;  et;  approchant  de  Doro- 
thée de  Montsalve,  qui  était"  plus  près  de  lui 
que  de  sa  sœur,  et  qui  avait  vu  ce  qui  s'était 
passé  entre  cette  dame  et  lui  : 

—  J'avais  espéré,  lui  dit-il,  qu'étant  étran- 
ger, la  dame  a  qui  j'ai  voulu  parler  ne  me 
refuserait  pas  sa  conversation  ;  mais  elle  m'a 
puni  d'avoir  cru  témérairement  que  la  mienne 
n'était  pas  à  mépriser.  Je  vous  supplie,  con- 
tinua-t-il,  de  n'avoir  pas  tant  de  rigueur 
qu'elle  pour  un  étranger  qu'elle  vient  de 
maltraiter;  et  pour  ia  gloire  des  dames  de 
Séville,  de  lui  donner  sujet  de  se  louer  de  leur 
bonté. 

—  Vous  m'en  donnez  un  bien  plus  grand  de 
vous  traiter  aussi  mal  qu'a  fait  cette  dame, 
lui  répondit  Dorothée,  puisque  vous  n'aves 
recours  à  moi  qu'à  son  refus,  mais  afin  que 
vous  n'ayez  pas  à  vous  plaindra  des  dames  de 
mon  pays,  je  veux  bien  ne  parler  qu'avec  vous 
tant  que  durera  la  cérémoni3,et  par  la  vous 
Jugerez  que  je  n'ai  point  donné  ici  de  rendez- 
vous  à  personne. 

—  C'est  de  quoi  je  suis  étonné,  faite  comme 
vous  êtes,  lui  dit  don  Sanche;  et  il  faut  que 
vous  .«oyez  bien  à  craindre,  ou  que  les  ga- 
lants de  cette  ville  soient  bien  timides,  ou 
plutôt  que  celui  dont  j'occupe  le  poste  soit 
absent. 


LE  ROMAN  COMIQUE  13i 

—  Et  pensez-vous,  lui  dit  Dorothée,  que  je 
sache  si  peu  comment  il  faut  aimer,  qu'en 
l'absence  d'an  galant  je  ne  m'empêchasse  pas 
bien  d'aller  dans  une  assemblée  où  je  trou- 
verais à  redire  ?  Ne  faites  pas  une  autre  fois 
un  si  mauvais  jugement  d'une  personne  que 
tous  ne  connaissez  pas. 

—  Vous  connaîtriez  bien,  répliqua  don 
Sanche,  que  je  juge  de  vous  plus  avantageu- 
sement que  vous  ne  pensez,  si  vous  me  per- 
mettiez de  vous  servir  autant  que  mon  incli- 
nation m'y  porte. 

—  Nos  premiers  mouvements  ne  sont  pas 
toujours  bons  à  suivre,  lui  dit  Dorothée  :  et  de 
plus  il  se  trouve  une  grande  difficulté  dans  ce 
que  vous  me  proposez. 

—  Il  n*y  en  a  point  que  je  ne  surmonte 
pour  mériter  d'être  *  vous,  lui  repartit  don 
Sanche. 

—  Ce  n'est  pas  un  6êssein  de  peu  de  jours, 
lui  répondit  Dorothée  :  vous  ne  songez  peut- 
être  pas  que  vous  ne  faites  que  passer  par 
Séville,  et  peut-être  ne  savez-vous  pas  aussi 
que  je  ne  trouverais  pas  bon  qu'on  ne  m'aimât 
qu'en  passant. 

—  Accordez-moi  seulement  ce  que  je  vous 
demande,  lui  dit-il,  et  je  vous  promets  que  je 
serai  dans  Sévi.le  toute  ma  vie. 

—  Ce  que  vous  me  dites  là  est  bien  galant, 
repartit  Dorothée .  et  je  m'étonne  fort  qu'un 
homme  qui  sait  dire  de  pareilles  choses  n'ait 

Soint  encore  ici  choisi  de  dame  à  qui  il  pût 
ébiter  sa  galanterie.  N'est-ce  point  qu'il  ne 
croit  pas  qu'elles  en  valent  la  peine? 

—  C'est  plutôt  qu'il  se  défie  de  ses  forces, 
lui  dit  don  Sanche. 

—  Répondez-moi  précisément  à  ce  que  je 
vous  demande,  lui  dit  Dorothée,  et  m'appre- 
nez conndemment  celle  de  nos  dames  qui  au- 
rait le  po  ivoir  de  vous  arrêter  dans  Séville. 


132  LE  ROMAN  COMIQUE 

—  Je  vous  ai  déjà  dit  que  vous  m'y  arrête- 
riez si  vous  vouliez,  lui  répondit  don  Sanche. 

—  Vous  ne  m'avez  jamais  vue,  lui  dit  Doro- 
thée; déclarez-vous  donc  sur  quelque  autre. 

—  Je  vous  avouerai  donc,  puisque  vous  me 
l'ordonnez,  lui  dit  don  Sanche,  que  si  Do- 
rothée de  Montsalve  avait  amant  'l'esprit  que 
vous,  je  croirais  un  homme  heureux  celui  dont 
elle  estimerait  le  mérite  et  souffrirait  les  soins. 

—  Il  se  trouve  dans  Séville  plusieurs  dames 
qui  régalent,  et  même  qui  la  surpassent,  lui 
ait  Dorothée  mais,  ajouta-t-el)e,  n'avez-vous 
point  ouï  dire  qu'entre  ses  gralants,  il  s'en 
trouvât  quelqu'un  qu'elle  favorisât  plus  que 
les  autres? 

—  Comme  je  me  suis  vu  fort  éloigné  de  la 
mériter  lui  dit  don  Sanche.  je  ne  me  suis  pas 
Deaucoup  mis  en  peine  de  m'informer  de  ce 
que  vous  dites. 

—  Pourquoi  ne  la  mériteriez- von  s  pas  aus- 
sitôt qu'un  autre?  lui  demanda  Dorothée.  Le 
caprice  des  dames  est  quelquefois  étrange;  et 
souvent  le  premier  abord  d'un  nouveau  venu 
fait  plus  de  propres  que  plusieurs  années  de 
services  des  galants  qui  sont  tous  les  jours 
devant  leurs  yeux. 

—  Vous  vous  défaites  de  moi  adro'tement, 
dit  don  Sanche,  en  me  donnant  couraye  d'en 
aimer  une  autre  que  vous  ;  et  je  vois  bien  par 
là  que  vous  ne  considéreriez  guère  les  servi- 
ces d'un  nouveau  galant,  au  préjudice  de  celui 
avec  qui  il  y  a  longtemps  que  vous  êtes  en- 
gagée. 

—  Ne  vous  mettez  pas  cela  dans  l'esprit,  lut 
répondit  Dorothée;  et  croyez  plutôt  que  je  ne 
suis  pas  assez  facile  à  persuader  par  une 
simple  cajolerie,  pour  croire  la  vôtre  l'effet 
d'une  inclination  naissante,  et  même  ne 
m'ayant  jamais  vue. 

—  S'il  ne  manque  que  cela  à  la  déclaration 


LE  ROMAX  COMIQUE  13$. 

d'amour  que  je  vous  fais,  pour  la  rendre  re- 
cevab.e,  repartit  don  Sanche,  ne  vous  caches 
pas  davantage  à  un  étranger  qui  est  déjà 
charmé  de  votre  esprit. 

—  Le  vôtre  ne  le  serait  pas  de  mon  visage, 
lui  répondit  Dorothée. 

—  Ah  !  vous  ne  pouvez  être  que  fort  belle,, 
répliqua  don  Sanche,  puisque  vous  avouez  si 
franchement  que  vous  ne  i'êtes  pas;  et  je  ne 
doute  plus  à  cette  heure  que  vous  ne  vouliez 
vous  défaire  de  moi,  parce  que  je  vous  en- 
nuie, ou  que  toutes  les  places  de  votre  cœur 
ne  soient  déjà  prises.  Il  n'est  donc  pas  juste, 
ajouta-t-il,  que  la  bonté  que  vous  avez  eue  à 
me  souffrir  se  lasse  davantage;  et  je  ne  veux 
pas  vous  laisser  croire  que  je  n'ai  eu  dessein 
que  de  passer  mon  temps,  lorsque  je  vous  of- 
frais tout  celui  de  ma  vie. 

—  Pour  vous  témoigner,  lui  dit  Dorothéer 
quejeneveux  pas  avoir  perdu  celui  que  j'ai 
employé  à  m' entretenir  avec  vous,  je  serai 
bien  aise  de  ne  m'en  séparer  point,  que  je  ne 
sache  qui  vous  êtes. 

—  Je  ne  puis  faillir  en  vous  obéissant  :  sa- 
chez donc,  aimable  inconnue,  lui  dit-il,  que 
je  porte  le  nom  de  Sylva,  qui  est  celui  de  ma 
mère  ;  que  mon  rère  est  gouverneur  de  Quito, 
dans  le  Pérou  ;  que  je  suis  dans  Séville  par 
son  ordre  ;  et  que  j'ai  passé  toute  ma  vie  en 
Flandre,  où  j'ai  mérité  les  plus  beaux  emplois. 
de  l'armée,  et  une  commanderie  de  Saint-Jac- 
ques. Voilà  en  peu  de  paroles  ce  que  je  suis,, 
continua-t-il  ;  et  il  ne  tiendra  désormais  qu'à 
vous  que  je  ne  puisse  vous  faire  savoir,  en 
lieu  moins  public,  ce  que  je  veux  être  toute 
ma  vie. 

—  Ce  sera  le  plus  tôt  que  je  pourrai,  lui  dit 
Dorothée  ;  et  cependant,  sans  vous  mettre  en 
peine  de  me  connaître  davantage,  si  vous  ne 
voulez  vous  mettre  en  danger  ae  ne  me  con- 


134  LE  ROMAN  COMIQUE 

naître  jamais,  contentez- vous  de  savoir  que  je 
suis  de  qualité,  et  que  mon  visage  ne  fait  pas 
peur. 

Don  Sanche  la  quitta,  lui  faisant  une  pro- 
fonde révérence,  et  alla  joindre  un  grand  nom- 
bre de  galants  à  louer  qui  s'entretenaient  en- 
semble. 

Quelques  dames  tristes,  de  celles  qui  sont 
toujours  en  peine  de  la  conduite  des  autres,  et 
fort  en  repos  de  la  leur  ;  qui  se  font  d'elles- 
mêmes  arbitres  du  mal  et  du  bien,  quoiqu'on 
puisse  faire  des  gageures  sur  leur  vertu, 
comme  sur  tout  ce  qui  n'est  pas  bien  avéré, 
et  qui  croient  qu'avec  un  peu  de  rudesse  bru- 
tale et  de  grimace  dévote  elles  ont  de  l'hon- 
neur à  revendre,  quoique  l'enjouement  de  leur 
jeunesse  ait  été  plus  scandaleux  que  le  cha- 
grin de  leurs  rides  n'a  été  de  bon  exemple  ; 
ces  dames  donc,  le  plus  souvent  de  connais- 
sance très-courte,  diront  ici  que  mademoiselle 
Dorothée  est  pour  le  moins  une  étourdie, 
non-seulement  d'avoir  si  brusquement  fait  de 
si  grandes  avances  à  un  homme  qu'elle  ne 
connaissait  que  de  vue,  mais  aussi  d'avoir 
souffert  qu'on  lui  parlât  d'amour  ;  et  que  si 
une  fille  sur  qui  elles  auraient  du  pouvoir  en 
avait  fait  autant,  elle  ne  serait  pas  un  quart 
d'heure  dans  le  monde. 

Mais  que  les  ignorantes  sachent  que  cha- 
que pays  a  ses  coutumes  particulières  ;  et  que 
si  en  France  les  femmes  et  même  les  filles, 
qui  vont  partout  sur  leur  bonne  foi,  s'offen- 
sent, ou  du  moins  le  doivent  faire,  de  la 
moindre  déclaration  d'amour,  en  Espagne,  où 
elles  sont  resserrées  comme  des  religieuses, 
on  ne  les  offense  point  de  leur  dire  qu'on  les 
aime,  quand  celui  qui  le  leur  dirait  n'aurait 
pas  de  quoi  se  faire  aimer.  Elles  font  bien  da- 
vantage ;  ce  sont  toujours  presque  les  dames 
qui  font  les  premières  avances  et  qui  sont  les 


LE  ROMAN   COMIQDE  135 

premières  prises,  parce  qu'elles  sont  les  der- 
nières à  être  vues  des  galants,  qu'elles  voient 
tous  les  jours  dans  les  églises,  dans  le  cours, 
et  de  leurs  balcons  et  jalousies. 

Dorothée  fit  confidence  à  sa  sœur  Féliciane 
de  la  conversation  qu'elle  avait  eue  avec  don 
Sanche  et  lui  avoua  que  cet  étranger  lui  plai- 
sait plus  que  tous  les  cavaliers  de  Séville,  et 
sa  sœur  approuva  fort  le  dessein  qu'elle  avait 
fait  sur  sa  liberté.  Les  deux  belles  sœurs  mo- 
ralisèrent longtemps  sur  les  privilèges  avan- 
tageux qu'avaient  les  hommes  par-dessus  les 
femmes,  qui  n'étaient  presque  jamais  mariées 
qu'au  choix  de  leurs  parents,  qui  n'était  pas 
toujours  a  leur  gré;  au  lieu  que  les  hommes 
pouvaient  se  choisir  des  femmes  aimables. 

—  Pour  moi,  disait  Dorothée  à  sa  sœur,  je 
suis  bien  assurée  que  l'amour  ne  me  fera  ja- 
mais rien  faire  contre  mon  devoir  ;  mais  je 
suis  aussi  fort  résolue  à  ne  me  marier  jamais 
avec  un  homme  qui  ne  possédera  pas  à  lui  seul 
tout  ce  que  j'aurais  à  chercher  en  plusieurs 
autres  ;  et  j'aime  bien  mieux  passer  ma  vie 
dans  un  couvent  qu'avec  un  mari  que  je  ne 
pourrais  pas  aimer. 

Féliciane  dit  à  sa  sœur  qu'elle  avait  pris 
cette  résolution-la  aussi  bien  qu'elle  ;  et  elles 
s'y  fortifièrent  l'une  l'autre  par  tous  les  rai- 
sonnements que  leurs  beaux  esprits  leur  four- 
nirent sur  ce  sujet.  Dorothée  trouvait  de  la 
difficulté  a  tenir  à  don  Sanche  la  parole  qu'elle 
lui  avait  donnée  de  se  faire  connaître  à  lui;  et 
elle  en  témoignait  beaucoup  d'inquiétude  à  sa 
sœur.  Mais  Féliciane,  qui  était  heureuse  a 
trouver  des  expédients,  fit  souvenir  sa  sœur 
au'une  dame  de  leurs  parentes,  et  de  plus  de 
leurs  intimes  amies  (car  toutes  les  parentes 
n'en  sont  pas),  la  servirait  de  tout  son  cœur 
dans  une  affaire  où  il  y  allait  de  son  repos. 

—  Yous  savez  bien,  lui  disait  cette  bonne 


136  LE    ROMAN   COMIQUE 

sœur,  la  plus  commode  du  monde,  que  Ma- 
rine, qui  nous  a  servies  si  longtemps,  est 
mariée  à  un  chirurgien  qui  loue  de  notre  pa- 
rente une  petite  maison  jointe  à  la  sienne,  et 
que  le-  deux  maisons  ont  une  entrée  l'une 
dans  l'autre  :  elles  sont  dans  un  quartier 
éloigné;  et  quand,  on  remarquerait  que  noua 
irions  visiter  notre  parente  plus  souvent  que 
de  coutume,  on  ne  prendra  pas  garde  que  ce 
don  Sanche  entre  chez  un  chirurgien,  outre 
qu'il  y  peut  entrer  de  nuit  et  déguisé 

Pendant  que  Dorothée  dresse,  a  l'aide  de  sa 
sœur,  le  plan  de  son  intrigue  amoureuse, 
qu'elle  dispose  sa  parente  à  la  servir,  et  ins- 
truit Marine  de  ce  qu'elle  a  à  faire,  don  San- 
che songe  à  son  inconnue;  ne  sait  si  elle  lui 
a  promis  de  lui  donner  de  ses  nouvelles  pour 
se  moquer  de  lui,  et  la  voit  tous  les  jours  sans 
la,  connaître,  ou  dans  les  églises  ou  à  son  bal- 
con, recevant  les  adorations  de  ses  galants, 
qui  sont  tous  de  la  connaissance  de  don  Sanche 
et  les  plus  grands  amis  qu'il  ait  dans  Seville. 
11  s'habillait  un  matin,  songeant  à  son  incon- 
nue, quand  on  lui  vint  dire  qu'une  femme  voi- 
lée le  demandait.  On  la  lit  entrer,  et  il  en  re- 
çut le  billet  que  vous  allez  lire  : 

«  Je  vous  aurais  plus  tôt  fait  savoir  de  mes 
nouvelles  si  je  l'avais  pu.  Si  l'envie  que  vous 
avez  eue  de  me  connaître  vous  dure  encore, 
trouvez- vous  au  commencement  de  la  nuit  où 
celle  qui  vous  adonné  mon  billet  vous  dira,  et 
d'où  elle  vous  conduira  où  je  vous  attendrai.» 

Vous  pouvez  vous  figurer  la  joie  qu'il  eut. 
H  embrassa  avec  emportement  la  bienheu- 
reuse ambassadrice,  et  lui  donna  une  chaîne 
d'or,  qu'elle  prit  après  quelque  petite  cérémo- 
nie. Elle  tin  donna  heure  au  commencement 
de  la  nuit,  dans  un  lieu  écarté  qu'elle  lui  mar- 
qua, où  il  devait  se  rendre  s^ns  suite,  et  prit 
congé  de  lui,  le  laissant  l'homme  du  monde  le 


LE  ROMAN   COMIQUE  137 

plus  aise  et  le  plus  impatient.  Enfin  la  nuit 
vint;  il  se  trouva  à  l'assignation  embelli  et 
paifumé,  on  l'attendait  l'ambassadrice  du  ma- 
tin. Elle  l'introduisit  dans  une  petite  maison 
de  mauvaise  mine,  et  ensuite  dans  un  fort 
bel  appartement  où  il  trouva  trois  dames  tou- 
tes le  visage  couvert  d'un  voile.  Il  reconnut 
son  inconnue  à  sa  taille,  et  lui  fit  d'abord  de3 
plaintes  de  ce  qu'elle  ne  levait  pas  son  voile. 
Elle  ne  fit  point  de  façons,  et  sa  sœur  et  elle 
se  découvrirent  au  bienheureux  don  Sanchs 
pour  les  belles  dames  de  Montsa.ve. 

—  Vous  voyez,  lui  dit  Dorothée  en  ôtant 
son  voile,  que"je  disais  la  vérité  quand  je  vous 
assurais  qu'un  étranger  obtenait  quelquefois 
en  un  moment  ce  que  les  galants  qu'on 
voyait  tous  les  jours  ne  méritaient  pas  en 
plusieurs  années  :  et  vous  seriez,  ajouta-t-elle, 
le  plus  ingrat  de  tous  les  hommes  si  vous 
n'estimiez  la  faveur  que  je  vous  fais,  ou  si 
vous  en  faisiez  des  jugements  à  mon  désa- 
vantage. 

—  J'estimerai  toujours  tout  ce  qui  me  vien- 
dra de  vous  comme  s'il  me  venait  du  ciel,  lui 
dit  le  passionné  don  Sancne;  et  vous  verrez 
bien,  par  le  soin  que  j'aurai  à  me  conserver 
le  bien  que  vous  me  ferez,  que  si  ja  ais  je  le 
perds,  ce  sera  plutôt  par  mon  malheur  que 
par  ma  faute. 

Ils  se  dirent  en  peu  de  temps 
Tout  ce  que  l'amour  nous  fait  dire 
Quand  il  est  maître  de  nos  sens. 

La  maîtresse  du  logis  et  Féliciane,  qui  sa- 
vaient vivre,  s'étaient  éloignées  d'une  honnête 
distance  de  nos  deux  amants;  et  ainsi  ils  eu- 
rent toute  la  commodité  qu'il  leur  fallait  pour 
s'entre-donner  de  l'amour  encore  plus  qu'ils- 
n'en  avaient,  quoiqu'ils  en  eussent  déjà  beau- 


138  LE  ROMAN  COMIQUE 

coup,  et  prirent  jour  pour  s'en  donner,  s*il  se 
pouvait,  encore  davantage.  Dorothée  promit  à 
don  Sanche  de  faire  ce  qu'elle  pourrait  pour 
se  voir  souvent  avec  lui  :  il  l'en  remercia  le 
plus  spirituellement  qu'il  put  Les  deux  au- 
tres dames  se  mêlèrent  en  même  temps  dans 
leur  conversation,  et  Marine  les  fit  souvenir 
de  se  séparer  quand  il  en  fut  temps.  Doro- 
thée en  fut  triste,  don  Sanche  en  changea  de 
visage;  mais  il  fallut  pourtant  se  dire  adieu. 
Le  brave  cavalier  écrivit  dès  le  jour  suivant  à 
sa  belle  dame,  qui  lui  fit  une  réponse  telle 
qu'il  la  pouvait  souhaiter. 

Je  ne  vous  ferai  point  voir  ici  de  leurs  billets 
amoureux,  car  il  ne  m'en  est  point  tombé  en- 
tre les  mains.  Ils  se  virent  souvent  dans  le 
même  lieu,  et  de  la  même  façon  qu'ils  s'étaient 
vus  la  première  fois,  et  vinrent  à  s'aimer  si 
fort,  que,  sans  répandre  leur  sang  comme 
Pyrame  et  Thisbé,  ils  ne  leur  en  durent  guère 
en  tendresse  impétueuse.  On  dit  que  l'amour, 
le  feu  et  l'argent  ne  peuvent  se  cacher  long- 
temps. 

Dorothée,  qui  avait  son  galant  étranger  dans 
la  tête,  n'en  pouvait  parler  modérément,  et 
elle  le  mettait  si  haut  au-dessus  de  tous  les 
gentilshommes  de  Séville,  que  quelques  dames 
qui  avaient  leurs  intérêts  cachés  aussi  bien 
qu'elle,  et  qui  l'entendaient  incessamment 
parler  de  don  Sanche,  et  l'élever  au  mépris  de 
ce  qu'elles  aimaient,  y  prirent  garde  et  s'en 
piquèrent.  Féliciane  l'avait  souvent  avertie  en 
particulier  d'en  parler  avec  plus  de  retenue  ; 
et  cent  fois,  en  compagnie,  quand  elle  la 
voyait  se  laisser  emporter  au  plaisir  qu'elle 
prenait  de  parler  de  son  galant,  elle  lui  avait 
marché  sur  les  pieds  jusqu'à  lui  faire  mal. 

Un  cavalier  amoureux  de  Dorothée  en  fut 
averti  par  une  dame  de  ses  intimes  an  lies,  et 
n'eut  point  de  peine  à  croire   que  Dorothée 


LE  ROMAN  COMIQUE  139 

aimait  don  Sanche,  parce  qu'il  se  souvint  que 
depuis  que  cet  étranger  était  dans  Séville,  les 
esclaves  de  cette  belle  fille,  desquels  il  était 
le  plus  enchaîné,  n'en  avaient  pas  reçu  le 
moindre  petit  regard  favorable. 

Ce  rival  de  don  Sanche  était  riche,  de  bonne 
maison,  et  était  agréable  à  don  Manuel,  qui  ne 
pressait  pourtant  pas  sa  fille  de  l'épouser,  à 
cause  que  toutes  les  fois  qu'il  lui  en  parlait 
elle  le  conjurait  de  ne  la  marier  pas  si  jeune. 
Ce  cavalier  (je  me  rappelle  qu'il  se  nommait 
don  Diego)  voulut  s'assurer  davantage  de  ce 
qu'il  ne  faisait  encore  que  soupçonner.  Il  avait 
un  valet  de  chambre,  de  ceux*  qu'on  appelle 
braves  garçons,  qui  ont  d'aussi  beau  linge 
que  leurs  maîtres,  ou  qui  portent  le  leur  ;  qui 
font  les  modes  entre  les  autres  valets,  et  qui 
en  sont  autant  enviés  qu'estimés  des  servan- 
tes. Ce  valet  se  nommait  Gusman;  et,  ayant 
eu  du  ciel  une  demi-teinture  de  poésie,  faisait 
la  plupart  des  romances  de  Séville,  ce  qui  est 
à  Paris  des  chansons  du  Pont-Neuf;  il  les 
chantait  sur  sa  guitare,  et  ne  les  chantait  pas 
tout  unies  et  sans  y  faire  de  la  broderie  des  lè- 
vres ou  de  la  langue  :  il  dansait  la  sarabande, 
n'était  jamais  sans  castagnettes,  avait  eu 
envie  d'être  comédien,  et  faisait  entrer  dans 
la  composition  de  son  mérite  quelque  bra- 
voure ;  mais  pour  vous  dire  les  choses  comme 
elles  sont,  un  peu  filoutière.  Tous  ces  beaux 
talents,  joints  à  quelque  éloquence  de  mé- 
moire que  lui  avait  communiquée  celle  de  son, 
maître,  l'avaient  rendu  sans  contredit  le  blane 
(si  j'ose  ainsi  dire)  de  tous  les  désirs  amou- 
reux des  servantes  qui  se  croient  aimables. 
Don  Diego  lui  commanda  de  se  radoucir  pour 
Isabelle,  jeune  fille  qui  servait  les  dames  de 
Montsalve.  Il  obéit  à  son  maître;  Isabelle  s'en 
aperçut,  et  se  crut  heureuse  d'être  aimée  de 
Gusman,  qu'elle  aima  en  peu  de  temps,  et  qui 


440  LE  ROMAN  COMIQUE 

de  son  côté  vint  aussi  à  l'aimer  et  à  continuer 
tout  de  bon  ce  qu'il  n'avait  commencé  que 
pour  obéir  à  son  maître. 

Si  Gusman  éveillait  la  convoitise  des  ser- 
vantes de  la  plus  grande  ambition,  Isabelle 
était  un  parti  avantageux  pour  le  valet  d'Es- 
pagne qui  eût  eu  les  pensées  les  plus  hautes. 
Elle  était  aimée  de  ses  maîtresses,  qui  étaient 
fort  libérales,  et  avait  quelque  bien  a  attendre 
de  son  père,  qui  était  un  honnête  artisan. 
Gusman  songea  donc  sérieusement  à  être  son 
mari  ;  elle  l'agréa  pour  tel  :  ils  se  donnèrent 
mutuellement  la  foi  de  mariage,  et  vécurent 
-depuis  ensemble  comme  s'ils  eussent  été  ma- 
ries. 

Isabelle  avait  bien  du  déplaisir  de  ce  que 
Marine,  la  femme  du  chirurgien  chez  qui  Do- 
rothée et  don  Sanche  se  voyaient  secrètement, 
et  qui  avait  servi  sa  maîtresse  avant  elle,  était 
encore  sa  confidente  lans  une  affaire  de  cette 
nature,  où  la  libéralité  d'un  amant  se  taisait 
toujours  paraître.  Elle  avait  eu  connaissance 
de  la  chaîne  d'or  que  don  Sanche  avait  donnée 
à  Marine,  de  plusieurs  autres  présents  qu'il 
lui  avait  faits,  et  s'imagina  qu'elle  en  avait 
reçu  bien  d'autres.  Elle  en  haïssait  Marine  à 
mort,  et  c'est  ce  qui  m'a  fait  croire  que  la  belle 
fille  était  un  peu  intéressée.  Il  ne  faut  donc 
pas  s'étonner  si,  à  la  première  prière  que  lui 
fit  Gusman  de  lui  avouer  s'il  était  vrai  que 
Dorothée  aimait  quelqu'un,  elle  fit  part  du  se- 
cret de  sa  maîtresse  à  un  homme  à  qui  elle 
s'était  donnée  tout  entière.  Elle  lui  apprit 
tout  ce  qu'elle  savait  de  l'intrigue    de    nos 

i'eunes  amants ,  et  exagéra  longtemps  la 
>onne  fortune  de  Marine,  que  don  Sanche  en- 
richissait; et  ensuite  pesta  contre  elle,  d'em- 
porter ainsi  des  profits  qui  étaient  mieux  dus 
-a  une  servante  de  la  maison.  Gusman  la  pria 
de  l'avertir  du  jour  que  Dorothée  se  trouverait 


LE   ROMAN  COMIQL'E  141 

avec  son  galant  :  elle  le  fit,  et  il  ne  manqua 
pas  d'en  avertir  son  maître,  à  qui  il  apprit 
tout  ce  qu'il  avait  appris  de  la  peu  fidèle  Isa- 
belle. 

Don  Diego,  habillé  en  pauvre,  se  posta  au- 
près de  la  porte  du  logis  de  Marine,  la  nuit 
<\ue  lui  marqua  son  valet,  y  vit  entrer  son 
rival,  et  à  quelque  temps  de  fa  arrêter  un  car- 
rosse devant  la  maison  de  la  parente  de  Doro- 
thée, d'où  cette  belle  fille  et  sa  sœur  descen- 
dirent, laissant  don  Diego  dans  la  rage  que 
vous  pouvez  imagine'*.  Il  fit  dessein  dès  lors 
de  se  délivrer  d'un  si  redoutable  rival,  en  ro- 
tant du  monde;  s'a- sura d'assassins  de  louage; 
attendit  don  Sanehe  plusieurs  nuits  de  suite, 
et  enfin  le  trouva,  et  l'attaqua,  secondé  de 
deux  braves  bien  armés  aussi  bi- n  que  lui. 
Don  Sanehe,  de  son  côté,  était  en  état 
de  se  bien  défendre;  et  outre  le  poignard  et 
l'épée,  avait  deux  pistolets  à  sa  ceinture.  Il  se 
défendit  d'abord  comme  un  lion,  et  connut 
"bien  que  ses  ennetms  en  voulaient  a  sa  vie.  et 
étaient  couverts  à  l'épreuve  des  coups  d'épée. 
Don  Dipgo  le  pressait  plus  que  les  autres,  qui 
n'agissaient  qu'au  prix  de  l'argent  qu'ils  en 
avaient  reçu.  Il  lâcha  quelque  temps  le  pied 
devant  ses  "ennemis,  pour  éioignerle  bruit  du 
combat  loin  de  la  maison  où  était  sa  Doro- 
thée :  maisonfin,  craignant  de  se  faire  tuer  à 
force  d'être  trop  discret,  et  se  voyant  trop 
pressé  de  don  Diego,  il  lui  tira  un  de  ses  pis- 
tolets, et  retendit  par  terre  demi-mort,  et 
demandant  un  prêtre  à  haute  voix.  Au  bruit 
du  coup  de  pistolet  les  braves  disparurent  : 
don  Sanehe  se  sauva  chez  lui,  et  les  voisins 
sortirent  dans  la  rue,  et  trouvèrent  don  Diego, 
qu'ils  reconnurent,  tirant  à  sa  fin,  et  qui  ac- 
cusa don  Sanehe  de  sa  mort.  Notre  cavalier 
en  fut  averti  par  ses  amis,  qui  lui  dirent  que 
quand  la  justice  ne  le  chercherait  pas,  les  pa- 


142  LE  ROMArf  COMIQUE 

rents  de  don  Diego  ne  laisseraient  pas  la  mort 
de  leur  parent  impunie,  et  tâcheraient  assuré- 
ment de  le  tuer  en  quelque  lieu  qu'ils  le  trou- 
vassent. Il  se  retira  donc  dans  un  couvent, 
d'où  il  fit  savoir  de  ses  nouvelles  à  Dorothée, 
et  donna  ordre  à  ses  affaires,  pour  pouvoir 
sortir  de  Séville  quand  il  le  pourrait  faire 
sûrement.  La  justice  cependant  fit  ses  dili- 
gences, chercha  don  Sanche,  et  ne  le  trouva 
point. 

Après  que  la  première  ardeur  des  poursuites 
fut  passée,  et  que  tout  le  monde  l'ut  persuadé 
qu  il  s'était  sauvé,  Dorothée  et  sa  sœur,  sous 
prétexte  de  dévotion,  se  firent  mener  par  leur 
parente  dans  le  couvent  où  s'était  retiré  don 
Sanche  ;  et  là,  par  l'entremise  d'un  bon  père, 
les  deux  amants  se  virent  dans  une  chapelle, 
ge  promirent  une  fidélité  à  toute  épreuve,  se 
séparèrent  avec  tant  de  regret,  et  se  dirent 
des  choses  si  pitoyables,  que  sa  sœur,  sa  pa- 
rente et  le  bon  religieux,  qui  en  furent  té- 
moins, en  pleurèrent,  et  en  ont  toujours 
pleuré  depuis,  toutes  les  fois  qu'ils  y  ont 
songé. 

Il  sortit  déguisé  de  Séville,  et  laissa,  avant 
que  de  partir,  des  lettres  au  facteur  de  son 
père  pour  les  lui  faire  tenir  aux  Indes.  Par  ces 
lettres,  il  lui  faisait  savoir  l'accident  qui  l'o- 
bligeait à  s'absenter  de  Séville,  et  qu'il  se  re- 
tirait a  Naples.  Il  arriva  heureusement,  et  fut 
"bien  venu  auprès  du  vice-roi,  à  qui  il  avait 
l'honneur  d'appartenir.  Quoiqu'il  en  reçût 
toutes  sortes  de  faveurs,  il  s'ennuya  dans  la 
ville  de  Naples  une  année  entière,  n'ayant 
point  de  nouvelles  de  Dorothée.  Le  vice  roi 
arma  six  galères  qu'il  envoya  en  course  contre 
le  Turc.  Le  courage  de  don  Sanche  ne  lui 
laissa  pas  négliger  une  si  belle  occasion  de 
l'exercer;  et  celui  qui  commandait  ces  galères 
le  reçut  dans  la  sienne,  et  le  logea  dans  la 


LE  ROMAN  COMIQUE  143 

chambre  de  poupe,  ravi  d'avoir  avec  lui  un 
homme  de  sa  condition  et  de  son  mérite. 

Les  six  galères  de  Naples  en  trouvèrent 
huit  turques,  presque  à  la  vue  de  Messine,  et 
n'hésitèrent  point  à  les  attaquer.  Apres  un 
Ions:  combat,  les  chrétiens  prirent  trois  ga- 
lères ennemies,  et  en  coulèrent  deux  à  fond. 
La  patronne  des  galères  chrétiennes  s' était  at- 
tachée à  celle  des  Turcs,  qui,  pour  être  mieux 
armée  que  les  autres,  avait  fait  aussi  plus  de  ré- 
sistance :  la  mer  cependant  était  devenue 
grosse,  et  l'orage  s'était  si  furieusement  aug- 
mente,qu'entin  les  chrétiens  et  lesTurcs  songè- 
rent moins  a  s'entre-nuire  qu'à  se  garantir  de 
Forage.  On  déprit  donc  de  part  et  d'autre  les 
crampons  de  fer  dont  les  galères  avaient  été 
accrochées,  et  la  patronne  turque  s'éloigna  de 
la  chrétienne  dans  le  temps  que  le  trop  hardi 
don  Sanche  s'y  était  jeté,  et  n'avait  été  suivi 
de  personne.  Quand  il  se  vit  seul  au  pouvoir 
des  ennemis,  il  préféra  la  mort  à  l'esclavage, 
et,  au  hasard  de  tout  ce  qui  en  pourrait  arri- 
ver, se  lança  dans  la  mer,  espérant  en  quelque 
façon,  comîne  il  était  grand  nageur,  de  gagner 
à  la  nage  les  galères  chrétiennes;  mais  le 
mauvais  temps  empêcha  qu'il  en  fût  aperçu, 
quoique  le  général  chrétien,  qui  avait  ete  té- 
moin de  l'action  de  don  Sanche,  et  qui  se  dé- 
sespérait de  sa  perte  qu'il  croyait  inévitable, 
fît  revirer  sa  galère  du  côté  qu'il  s'était  jeté 
dans  la  mer.  Don  Sanche  cependant  fendait 
les  vagues  de  toute  la  force  de  ses  bras  ;  et, 
après  avoir  nagé  quelque  temps  vers  terre,  où 
le  vent  et  la  marée  le  portaient,  il  trouva 
heureusement  une  planche  des  galères  turques 
que  le  canon  avait  brisées,  et  se  servit  utile- 
ment de  ce  secours,  venu  si  à  propos  qu'il 
crut  que  le  ciel  le  lui  avait  envoyé. 

Il  n'y  avait  pas  plus  d'une  lieue  et  demie  de 
r endroit  où  le  combat  s'était  fait  jusqu'à  la 


144  LE  ROMAN  COMIQUE 

côte  de  Sicile,  et  don  Sanche  y  aborda  plus 
vite  qu'il  ne  l'espérait,  aidé,  comme  il  était, 
du  vent  et  de  la  marée.  Il  prit  terre  sans  se 
blesser  contre  le  rivage;  et  après  avoir  remer- 
cié Dieu  de  l'avoir  tiré  d'un  péri?  si  évident,  il 
alla  plus  avant  en  terre,  autant  que  sa  lassi- 
tude le  lui  pût  permettre,  et,  d'une  éminencs 
qu'il  monta,  il  aperçut  un  hameau  habité  de 
péchears  qu'il  trouva  les  plus  charitables  du 
monde.  Les  efforts  qu'il  avait  faits  pendant  le 
combat  qui  l'avaient  échauffé,  et  ceux  qu'il 
avait  fa;ts  dans  la  mer,  et  le  froid  qu'il  y  avait 
souffert,  et  ensuite  dans  ses  habits  mouillés, 
lui  causèrent  une  violente  fièvre,  qui  lui  fit 
garderie  lit  longtemps;  mais  enfin  il  guérit, 
sans  faire  autre  chose  que  de  vivre  de  régime. 

Pendant  sa  maladie,  il  conçut  le  dessein  de 
laisser  tout  le  monde  dans  là  croyance  qu'on 
devait  avoir  de  sa  mort,  pour  n'avoir  plus  tant 
a  se  garder  de  ses  ennemis,  les  parents  de 
don  Diego,  et  pour  éprouver  la  fidélité  de  Do- 
rothée. 

Il  avait  fait  grande  amitié,  en  Flandre,  avec 
un  marquis  sicilien,  de  la  maison  de  Mon- 
tait», qui  s'appelait  Fabio.  Il  donna  ordre  à 
un  pêcheur  de  s'informer  s'il  était  à  Messine, 
où  il  savait  qu'il  demeurait;  et, ayant  su  qu'il 
y  était,  il  y  alla  en  habit  de  pêcheur,  et  en- 
tra la  nuit  chez  ce  marquis,  qui  l'avait  pleuré 
avec  tous  ceux  qui  avaient  été  affligés  de  sa 
perte.  Le  marquis  Fabio  fut  ravi  de  retrouver 
un  ami  qu'il  avait  cru  perdu.  Don  Sanche  lui 
apprit  de  quelle  façon  il  s'était  sauvé,  et  lui 
conta  son  aventure* de  Séville,  sans  lui  cacher 
la  violente  passion  qu'il  avait  pour  Dorothée. 
Le  marquis  sicilien  s'offrit  d'aller  en  Espagne, 
et  même  d  enlever  Dorothée,  si  elle  y  consen- 
tait, et  de  l'amener  en  Sicile.  Don  Sanche  ne 
voulut  pas  recevoir  de  son  ami  de  si  péril- 
leuses marques  d  amitié;  mais  il  eut  une  ex- 


LE  ROMAN  COMIQUE  145 

trême  joie  de  ce  qu'il  voulait  bien  l'accompa- 
gner en  Espagne. 

Sanchez,  valet  de  don  Sanche,  avait  été  si 
affligé  de  la  perte  de  son  maître,  q^e,  quand 
:es  galères  de  Naples  vinrent  se  rafraîchir  à 
Messine,  il  entra  dans  un  couvent  pour  y  pas- 
ser le  reste  de  ses  jours.  Le  marquis  Fabio 
l'envoya  demander  au  supérieur,  qui  l'avait 
reçu  à  la  recommandation  de  ce  seigneur  si- 
cilien, et  qui  ne  lui  avait  pas  encore  donné 
l'habit  de  religieux.  Sanchez  pensa  mourir  de 
joie  quand  il  revit  son  cher  maître,  et  ne  son- 
gea plus  a  retourner  dans  son  couvent.  Don. 
Sanche  l'envoya  en  Espagne  préparer  ses 
voies,  et  pour  lui  faire  savoir  des  nouvelles  de 
Dorothée,  qui  cepenlant  avait  cru  avec  tout 
le  monde  que  don  Sanche  était  mort.  Le  bruit 
en  alla  jusqu'aux  Indes  :  le  père  de  don  San- 
che en  mourut  de  regret,  et  laissa  à  un  autre 
fils  qu'il  avait  quatre  cent  mille  écus  de  bien„ 
à  condition  d'en  donner  la  moitié  à  son  frère 
si  la  nouvelle  de  sa  mort  se  trouvait  fausse. 

Le  frère  de  don  Sanche  se  nommait  don 
Juan  de  Péralte,  du  nom  de  son  père.  Il  s'em- 
barqua pour  l'Espagne  avec  tout  son  argent, 
et  arriva  a  Séville  un  an  après  l'accident  qui 
était  arrivé  à  don  Sanche  Ayant  un  nom  dif- 
férent du  sien,  il  lui  fut  aise  de  cacher  qu'il 
fût  son  frère,  ce  qu'il  lui  était  important  de 
tenir  secret,  à  cause  du  l.mg  séjour  que  ses 
affaires  l'obligèrent  de  fane  dans  une  ville  où 
son  frère  avait  des  ennemis.  Il  vit  Doroihée, 
et  en  devint  amoureux  comme  son  frère; 
mais  il  n'en  fut  pas  aimé  comme  lui.  Cette 
belle  fille  affligée  ne  pouvait  rien  aimer  aprè3 
son  cher  don  Sanche  :  tout  ce  que  don  Juan 
de  Péralte  faisait  pour  lui  plaire  l'importu- 
nait, et  elle  refusait  tous  les  jours  les  meil- 
leurs partis  de  Séville,  que  son  père  don  Ma.- 
nuel  lui  proposait.  Dans  ce  temps-là  Sanchez 


146  LE   ROMAN  COMIQUE 

arriva  à  Séville,  et,  suivant  les  ordres  que  son 
maître  lui  avait  donnés,  il  voulut  s'informer 
de  la  conduite  de  Dorothée.  Il  sut,  du  bruit  de 
la  viile,  qu'un  cavalier  fort  riche,  venu  de- 
puis peu  des  Indes,  en  était  amoureux,  e: 
faisait  pour  elle  toutes  les  galanteries  d'un 
amant  bien  raffiné.  Il  l'écrivit  à  son  maître,  e: 
lui  ht  le  mal  plus  grand  qu'il  n'était,  et  son 
maître  se  l'imagina  encore  plus  grand  que  son 
yalet  ne  le  lui  avait  fait. 

Le  marquis  Fabio  et  don  Sanche  s'embar- 
quèrent à  Messine  sur  les  galères  d'Espagne, 
qui  y  retournaient,  et  arrivèrent  heureuse- 
ment à  San-Lucar,  où  ils  prirent  la  poste 
jusqu'à  Séville.  Ils  y  entrèrent  de  nuit,  et 
descendirent  dans  le  logis  que  Sanchez  leur 
avait  arrêté.  Ils  gardèrent  la  chambre  le  len- 
demain, et  don  Sanche  et  le  marquis  Fabio 
allèrent  la  nuit  faire  la  ronde  dans  le  quartier 
de  don  Manuel.  Us  ouïrent  accorder  des  instru- 
ments sous  les  fenêtres  de  Dorothée,  et  en- 
suite une  excellente  musique,  après  laquelle 
une  voix  seule,  accompagnée  d'un  théorbe,  sa 
plaignit  longtemps  des  rigueurs  d'une  ti- 
gresse  déguisée  en  ange.  Don  Sanche  fut 
tenté  de  charger  messieurs  de  la  sérénade  ; 
mais  le  marquis  Fabio  l'en  empêcha,  lui  re- 
présentant que  c'était  tout  ce  qu'il  pourrait 
faire  si  Dorothée  avait  paru    à  son  balcon 

Four  obliger  son  rival,  ou  si  les  paroles  de 
air  qu'on  avait  chanté  étaient  des  remercî- 
ments  de  faveurs  reçues  plutôt  que  des  plain- 
tes d'un  amant  qui*  n'était  pas  content.  La 
sérénade  se  retira  peut-être  assez  mal  satis- 
faite, et  don  Sanche  et  le  marquis  Fabio  se 
retirèrent  aussi.  Cependant  Dorothée  com- 
mençait à  se  trouver  importunée  de  l'amour 
du  cavalier  indien.  Son  père  don  Manuel  avait 
une  extrême  passion  de  la  voir  mariée  ;  et 
elle  ne  doutait  point  que  si  cet  Indien,  don 


LE  ROMAM  COMIQUE  147 

Juan  de  Péralte,  riche  et  de  bonne  maison 
comme  il  était,  s'offrait  à  lui  pour  son  gendre, 
il  ne  fût  préféré  à  tous  les  autres,  et  elle  plus 
pressée  de  son  père  qu'elle  n'avait  encore 
été» 

Le  jour  qui  suivit  la  sérénade  dont  le  mar- 
quis Fabio  et  don  Sanche  avaient  eu  leur 
part,  Dorothée  s'en  entretint  avec  sa  sœur, 
et  lui  dit  qu'elle  ne  pouvait  plus  souffrir  les 
galanteries  de  l'Indien,  et  qu'elle  trouvait 
étrange  qu'il  les  fît  si  publiques,  avant  que 
d'avoir  fait  parler  à  son  père. 

—  C'est  un  procédé  que  je  n'ai  jamais  ap- 
prouvé, lui  dit  Féliciane,  et  si  j'étais  à  votre 
place  je  le  traiterais  si  mal  la  première  fois 
que  l'occasion  s'en  présenterait,  qu'il  serait 
bientôt  désabusé  de  l'espérance  qu'il  a  de 
vous  plaire.  Pour  moi,  il  ne  ma  jamais  plu, 
ajouta-t-el.e;  il  n'a  point  ce  bon  air  qu'on  ne 
prend  qu'à  la  cour ,  et  la  grande  dépense 
qu'il  fait  dans  Séville  n'a  rien  de  poli  et  rien 
qui  ne  sente  son  étranger. 

Elle  s'efforça  ensuite  de  faire  une  fort  désa- 
gréable peinture  de  don  Juan  de  Péralte,  ne 
se  souvenant  pas  qu'au  commencement  qu'il 
parut  dans  Séville,  elle  avait  avoué  à  sa  sœur 
qu'il  ne  lui  déplaisait  pas  ,  et  que  toutes  les 
fois  qu'elle  avait  eu  à  en  parler,  elle  l'avait  fait 
en  le  louant  avec  quelque  sorte  d'emporte- 
ment. 

Dorothée,  remarquant  sa  sœur  si  changée, 
ou  qui  feignait  de  l'être,  dans  les  sentiments 
qu'elle  avait  eus  autrefois  pour  ce  cavalier,  la 
soupçonna,  l'avoir  de  l'inclination  pour  lui, 
autant  qu'elle  lui  voulait  faire  croire  de  n'en 
avoir  point;  et,  pour  s'en  éclaircir, elle  lui  dit 
qu'elle  n'était  point  offensée  des  galanteries 
de  don  Juan,  par  quelque  aversion  qu'elle  eût 
pour  sa  personne  ;  qu'au  contraire,  lui  trou- 
vant dans  le  visage  de  l'air  de  celui  de  don 


148  LE  ROMAN  COMIQUE 

Sanche,  il  aurait  été  plus  capable  de  lui  plaire 
qu'aucun  autre  cavaiier  de  Séviile;  outre 
qu'elle  savait  bien  qu'étant  riche  et  de  bonne 
maison,  il  obtiendrait  aisément  le  consente- 
ment de  son  père. 

—  Mais,  ajouta-t-elle,  je  ne  puis  rien  aimer 
après  don  Sanche;  et  puisque  je  n'ai  pu  être 
sa  femme,  je  ne  la  serai  jamais  d'un  autre, 
et  je  passerai  le  reste  de  mes  jours  dans  un 
couvent. 

—  Quand  vous  ne  seriez  pas  encore  bien  ré-    { 
solue  a  un  si  étrange  dessein,  lui  dit  Féli- 
ciane,  vous   ne  pouvez  m'atfliger  davantage 
que  de  me  le  dire. 

—  N'en  doutez  pas,  ma  sœur,  lui  répondit 
Dorothée;  vous  serez  bientôt  le  plus  riche 
parti  de  Séviile;  et  c'est  ce  qui  me  faisait 
avoir  envie  de  voir  don  Juan,  pour  lui  per- 
suader d'avoir  pour  vous  les  sentiments  d'a- 
mour qu'il  a  pour  moi,  après  l'avoir  désabusé 
tie  l'espérance  qu'il  a  que  je  puisse  jamais 
consentir  a  l'épouser  :  mais  je  ne  le  verrai  que 
pour  le  prier  de  ne  m'importuner  plus  de  ses 
galanteries,  puisque  je  vois  que  vous  avez 
tant  d'aversion  pour  lui.  Et  en  vérité,  conti- 
nua-t-eile,  j'en  ai  du  déplaisir:  car  je  ne  vois 
personne  dans  Séviile  avec  qui  vous  puissiez 
être  si  bien  mariée  que  vous  le  seriez  avec 
lui. 

—  Il  m'est  plus  indifférent  que  haïssable, 
lui  dit  Féliciane:  et  si  je  vous  ai  dit  qu'il  me 
déplaisait,  c'a  été  plutôt  par  quelque  com- 
plaisance que  je  crovais  avoir  pour  vous,  que 
par  une  véritable  aversion  que  j'eusse  pour 
lui. 

—  Avouez  plutôt,  ma  chère  sœur,  lui  ré- 
pondit Dorothée,  que  vous  ne  me  parlez  pas 
ingénument  ;  et  quand  vous  m'avez  témoigne 
peu  d'estime  pour  don  Juan,  que  vous  ne  vous 
êtes  pas  souvenue  que  vous  me  l'avez  quel- 


LE  ROMAN  COMIQUE  149 

quefois  extrêmement  loué,  ou  que  vous  avez 
plutôt  craint  qu'il  ne  me  plût  trop,  que  dé- 
couvert qu'il  ne  vous  plaisait  guère. 

Féiiciane  rougit  à  ces  dernières  paroles  de 
Dorothée  et  se  déconcerta  extrêmement.  Elle 
lui  dit,  l'esprit  fort  troublé,  quantité  ;e  cbo-es 
mal  an  angees,  qui  la  défendirent  moins  qu'elles 
ne  la  convainquirent  de  ce  dont  sa  sœur  l'accu- 
sait; et  enfin  eiie  lui  confessa  qu'elle  aimait  don 
Juan.  Dorothée  ne  désapprouva  pas  son  amour, 
et  lui  promit  de  la  servir  de  tout  son  pouvoir. 
Dès  le  jour  même,  Isab-lle,  qui  avait  rompu 
tout  commerce  avec  son  Gusman,  depuis  l'acei- 
dent  qui  était  arrivé  à  don  Sanche,  eut  ordre 
de  Dorothée  d'aller  trouver  don  Juan,  de  lui 
porter  la  clef  d'une  porte  du  jardin  de  don 
Manuel,  et  de  lui  dire  que  Dorothée  et  sa 
sœur  l'y  attendraient,  et  qu'il  se  rendît  à  l'as- 
signation à  minuit,  quand  leur  père  serait 
couché.  Isabelle,  qui  avait  été  gagnée  de  don 
Juan,  et  qui  avait  fait  ce  qu'elle  avait  pu  pour 
le  mettre  bien  dans  l'esprit  de  sa  maîtresse 
sans  y  avoir  réussi,  fut  fort  surprise  de  la 
voir  si  changée,  et  fort  aise  de  porter  une 
"bonne  nouvelle  a  une  personne  à  qui  elle  n'en 
avait  encore  porté  que  de  mauvaises,  et  de 
qui  el'e  avait  déjà  reçu  beaucoup  de  présents. 
Elle  vola  chez  ce  cavalier,  qui  eût  eu  peine  à 
croire  sa  bonne  fortune,  sans  la  fatale  clef  du 
jardin,  qu'elle  lui  remit  entre  les  mains.  Il 
mit  dans  les  siennes  une  petite  bourse  de  sen- 
teur, pleine  de  cinquante  pisto.es,  dom  elle 
eut  pour  le  moins  autant  de  joie  qu'elle  venait 
de  lui  en  donner.  Le  hasard  voulut  que  la 
même  nuit  que  don  Juan  devait  avoir  entrée 
dans  le  jardin  du  père  de  Dorothée,  don  San- 
che, accompagné  de  son  ami  le  marquis,  vînt 
encore  faire  la  ronde  autour  du  lo^ris  de  cette 
belle  fille,  pour  s'assurer  davantage  des  des- 
seins de  son  rival.  Le  marquis  et  lui  étaient 


150  LE   ROMAN   COMIQUE 

sur  les  onze  heures  dans  la  rue  de  Dorothée, 
quand  quatre  hommes  bien  armés  s'arrêtè- 
rent auprès  d'eux.  L'amant  jaloux  crut  que 
c'était  son  rival  :  il  s'approcha  de  ces  hommes 
et  leur  dit  que  le  poste  qu'ils  occupaient  lui 
était  commode  pour  un  dessein  qu'il  avait,  et 
qu'il  les  priait  de  le  lui  céder. 

—  Nous  le  ferions  par  civilité,  lui  répondi- 
rent les  autres,  si  le  même  poste  que  vous 
nous  demandez  n'était  absolument  nécessaire 
à  un  dessein  que  nous  avons  aussi,  et  qui 
sera  exécuté  assez  tôt  pour  ne  retarder  pas 
long-temps  l'exécution  du  vôtre. 

La  colère  de  don  Sanche  était  déjà  au  plus 
haut  point  où  elle  pouvait  aller;  mettre  donc 
î'épée  à  la  main  et  charger  ces  hommes  qu'il 
trouvait  incivils,  fut  presque  la  même  chose. 
Cette  attaque  imprévue  de  don  Sanche  les 
surprit  et  les  mit  en  désordre,  et  le  marquis 
les  chargeant  avec  autant  de  vigueur  qu'avait 
fuit  son  ami,  ils  se  défendirent  mal  2t  furent 
poussés  plus  vite  que  le  pas  jusqu'au  bout  de 
la  rue.  La.  don  Sanche  reçut  une  légère  bles- 
sure à  un  bras  et  perça  ce.ui  qui  l'avait  blessé 
d'un  si  grand  coup  qu'il  fut  longtemps  à  reti- 
rer son  éoée  du  corps  de  son  ennemi  et  crut 
l'avoir  tué.  Le  marquis  cependant  s'était  opi- 
niâtre à  poursuivre  les  autres,  qui  fuirent  de- 
vant lui  de  toutes  leurs  forces  aussitôt  qu'ils 
virent  tomber  leur  camarade.  Don  Sanche  vit, 
à  l'un  des  deux  bouts  de  la  rue,  des  gens  avec 
de  la  lumière,  qui  venaient  au  bruit  du  com- 
bat: il  eut  peur  que  ce  ne  fût  la  justice,  et 
c  était  elle.  Il  se  retira  en  diligence  dans  la 
rue  où  le  combat  avait  commencé,  et  de  cette 
rue  dans  une  autre,  au  milieu  de  laquelle  il 
trouva  tête  à  tête. un  vieux  cavalier  qui  s'é- 
clairait d'une  lanterne,  et  qui  avait  mis  I'épée 
à  la  main  au  bruit  que  faisait  don  Sanche  qui 
venait  à  lui  en  courant.  Ce  vieux  cavalier 


LE  ROMA*  COMIQUE  151 

était  don  Manuel,  qui  revenait  de  jouer  ehez 
un  de  ses  voisina  comme  il  faisait  tous  les 
soirs  et  allait  rentrer  chez  lui  par  la  porte  de 
son  jardin,  qui  était  proche  du  lieu  où  le 
trouva  don  Sanche.  Il  cria  à  notre  amoureux 
cavalier  : 

—  Qui  va  là? 

—  Un  homme,  lui  répondit  don  Sanche,  à 
qui  il  importe  de  passer  vite  si  vous  ne  l'en 
empêchez. 

—  Peut-être,  lui  dit  don  Manuel ,  vous  est-il 
arrivé  quelque  accident  qui  vous  oblige  à 
Chercher  un  asile?  Ma  maison,  qui  n'est  pas 
éloignée,  vous  en  peut  servir. 

—  Il  est  vrai,  lui  répondit  don  Sanche,  que 
je  suis  en  peine  de  me  cacher  à  la  justice,  qui 
peut-être  me  cherche  ;  et  puisque  vous  êtes 
assez  généreux  pour  offrir  votre  maison  à  un 
étranger,  il  vous  fie  son  salut  en  toute  assu- 
rance, et  vous  promet  de  ne  jamais  oublier  la 
grâce  que  vous  lui  faites,  et  de  ne  s'en  servir 
qu'autant  de  temps  qu'il  lui  en  faudra  pour 
laisser  passer  outre  ceux  qui  le  cherchent. 

Don  Manuel  la- dessus  ouvrit  sa  porte  d'une 
clef  qu'il  avait  sur  lui,  et  ayant  fait  entrer 
don  Sanche  dans  son  jardin,  le  mit  dans  un 
bois  de  lauriers,  en  attendant  qu'il  irait  don- 
ner ordre  à  le  cacher  mieux  dans  sa  nLaison, 
sans  qu'il  fût  vu  de  personne. 

Il  n'y  avait  pas  longtemps  que  don  Sanche 
était  caché  entre  ces  lauriers,  quand  il  vit  ve- 
nir à  lui  une  femme  qui  lui  dit  en  l'appro- 
chant : 

—  Venez,  mon  cavalier,  ma  maîtresse  Do- 
rothée vous  atfpnd. 

A  ce  nom,  don  Sanche"  pensa  qu'il  pouvait 
bien  être  dans  la  maison  de  sa  maîtresse,  et 
que  le  vieux  cavalier  était  son  père  :  il  soup- 
çonna Dorothée  d'avoir  donne  assignation 
clans  le  même  lieu  a  son  rival,  et  suivit  Isa- 


152  LE  ROMAN  COMIQCE 

belle,  plus  tourmenté  de  sa  jalousie  que  de  la 
peur  de  la  justice.  Cependant  don  Juan  vint 
à  l'heure  qu'on  lui  avait  donnée,  ouvrit  la 
porte  du  jardin  de  don  Manuel  a^ec  la  clef 
qu'Isabelle  lui  avait  donnée,  et  se  cacha  dans 
les  mêmes  lauriers  d'où  don  Sanche  venait  do 
sortir.  Un  moment  après,  il  vit  venir  un  hom- 
me droit  à  lui  ;  il  se  mit  en  état  de  se  défen- 
dre, s'il  était  attaqué,  et  fut  bien  surpris 
quand  il  reconnut  cet  homme  pour  don 
Manuel,  qui  lui  dit  de  le  suivre,  et  qu'il  l'ai- 
lait  mettre  en  un  lieu  où  il  n'aurait  pas  à 
craindre  d'être  pris.  Don  Juan  conjectura,  des 
paroles  de  don  Manuel,  qu'il  pouvait  avoir 
fait  sauver  dans  son  jardin  quelque  homme 
poursuivi  de  la  justice  :  il  ne  put  faire  autre 
chose  que  de  le  suivre,  en  le  remerciant  du 
plaisir  qu'il  lui  faisait,  et  l'on  peut  croire 
qu'il  ne  fut  pas  moins  troublé  du  péril  qu  il 
courait  que  fâché  de  l'obstacle  qui  faisait 
manquerson  amoureux  dessein.  Don  Manuel  le 
conduisit  dans  sa  chambre,  et  l'y  laissa  pour, 
aller  se  taire  dresser  un  lit  dans  une  autre. 

Laissons-le  dans  la  peine  où  il  doit  être,  et 
reprenons  son  frère,  don  Sanche  de  Sylva. 
Isabelle  le  conduisit  dans  une  chambre  basse 
qui  donnait  sur  le  jardin,  où  Dorothée  et  Fé- 
liciane  attendaient  don  Juan  de  Péralte,  l'une 
comme  un  amant  à  qui  elle  a  grande  envie  de 
plaire,  l'autre  pour  lui  déclarer  quVlle  ne 
peut  l'aimer,  et  qu'il  ferait  mieux  de  tâcher 
de  plaire  à  sa  sœur.  Don  Sanche  entra  donc 
où  étaient  les  deux  belles  sœurs,  qui  furent 
bien  surprises  de  le  voir.  Dorothée  en  demeura 
sans  sentiment,  comme  une  personne  morte; 
et  si  sa  sœur  ne  l'eût  soutenue  et  mise  dans 
une  chaise,  elle  serait  tombée  de  sa  hauteur. 
Don  Sanche  demeura  immobile,  Isabelle  pensa 
mourir  de  peur,  et  crut  que  don  Sanche  mort 
lui  apparaissait  pour  venger  le  tort  que  lui 


LE  ROMAN   COMIQUE  153 

faisait  sa  maîtresse.  Féliciane,  quoique  fort 
enrayée  de  voir  cion  Sanche  ressuscité,  était 
encore  plus  en  peine  de  l'accident  de  sa  sœur, 
qui  reprit  enfin  ses  esprits;  et  alors  don 
Sanche  lui  dit  : 

—  Si  le  bruit  qui  a  couru  de  ma  mort,  in- 
grate Dorothée,  n'excusait  en  quelque  façon 
votre  inconstance,  le  désespoir  qu'elle  me 
cause  ne  me  laisserait  pas  assez  de  vie  pour 
vous  en  faire  des  reproches.  J'ai  voulu  faire 
croire  à  tout  le  inonde  qne  j'étais  mort,  pour 
être  oublié  de  mes  ennemis,  et  non  pas  de 
vous,  qui  m'avez  promis  de  n'aimer  jamais 
que  moi,  et  qui  avez  si  tôt  manqué  à  votre 
promesse.  Je  pourrais  me  venger,  et  faire  tant 
de  bruit  par  mes  cris  et  mes  plaintes  que 
votre  père  s'en  éveillerait,  et  trouverait  l'a- 
mant que  vous  cachez  dans  sa  maison  :  mais, 
insensé  que  je  suis  !  j'ai  peur  encore  de  vous 
déplaire  ;  et  je  m'afflige  davantage  de  ce  que 
je  ne  dois  plus  vous  aimer,  que  de  ce  que 
vous  en  aimez  un  autre.  Jouissez,  behe  infi- 
dèle, jouissez  de  votre  cher  amant;  ne  crai- 
gnez plus  rien  dans  vos  nouvelles  amours;  je 
vous  délivrerai  bientôt  d'un  homme  qui  pour- 
rait vous  reprocher  toute  votre  vie  quevous 
lavez  trahi,  lorsqu'il  exposait  sa  vie  pour 
venir  vous  revoir. 

Don  Sanche  voulut  s'en  aller  après  ce*  pa- 
roles; mais  Dorothée  l'arrêta,  et  allait  tâcher 
de  se  justifier,  quand  Isabelle  lui  dit,  fort  ef- 
frayée, que  don  Manuel  la  suivait.  Don  Sanche 
n'eut  que  le  temps  de  se  mettre  derrière  la 
porte  :  le  vieillard  fit  une  réprimande  à  ses 
filles  de  ce  qu'elles  n'étaient  pas  encore  cou- 
chées; et  pendant  qu'il  eut  le  dos  tourné  vers 
la  chamDre,  «ion  Sanche  en  sortit,  et,  gagnant 
le  jardin,  s'alla  remettre  dans  le  même  bois 
de  lauriers  où  il  s'était  déjà  mis,  et  où,  pré- 
parant son  courage  à  tout  ce  qui  pourrait 


154  LE  ROMAN  COMIQUE 

lui  arriver,  il  attendit  une  occasion  de  sortir 
quand  elle  se  présenterait.  Don  Manuel  était 
entré  dans  la  chambre  de  ses  fihes  pour  y 
prendre  de  la  lumière,  et  pour  aller  de  là  ou- 
vrir la  porte  de  son  jardin  aux  officiers  de  la 
justice,  qui  y  frappaient  pour  la  iaire  ouvrir, 
parce  qu'on  leur  avait  dit  que  don  Manuel 
avait  retiré  dans  sa  maison  un  homme  qui 
pouvait  être  de  ceux  qui  venaient  de  se  bat- 
tre dans  la  rue.  Don  Manuel  ne  fit  point  de 
difficulté  de  les  laisser  chercher  dans  sa  mai- 
son, croyant  jien  qu'ils  ne  feraient  pas  ouvrir 
sa  chambre,  et  que  le  cavalier  qu'ils  cher- 
chaient y  était  enfermé. 

Don  Sanche,  voyant  qu'il  ne  pouvait  éviter 
d  être  trouvé  par  le  grand  nombre  de  sergents 
qui  s'étaient  répandus  par  le  jardin,  sortit  du 
bois  de  lauriers  où  il  était ,  et  s'approehant  de 
don  Manuel,  qui  était  fort  surpris  de  le  voir, 
lui  dit  à  l'oreille  qu'un  cavalier  d'honneur 
gardait  sa  parole,  et  n'abandonnait  jamais 
une  personne  qu'il  avait  prise  en  sa  protec- 
tion Don  Manuel  pria  Je  prévôt,  qui  était  son 
ami.  de  Jui  laisser  don  Sanche  en  sa  garde; 
ce  qui  lui  fut  aisément  accordé,  et  à  cause  de 
sa  qualité,  et  parce  que  le  blessé  ne  l'était  pas 
dangereusement.  La  justice  se  retira,  et  don 
Manuel  ayant  reconnu  par  les  mêmes  dis- 
cours qu'il  avait  tenus  à  don  Sanche  quand  il 
le  trouva,  et  que  ce  cavalier  lui  redit,  que 
c'était  véritablement  celui  qu'il  avait  reçu 
dans  son  jardin,  ne  douta  point  que  l'autre  ne 
fût  quelque  galant  introduit  dans  sa  maison 
par  ses  fil  les  ou  par  Isabelle.  Pour  s'en  éclair- 
cir,  il  fit  entrer  don  Sanche  de  Sylva  dans 
une  chambre,  et  le  pria  d'v  demeurer  jusqu'à 
ce  qu'il  le  vînt  trouver.  Il  alla  dans  celle  où 
il  avait  laisse  don  Juan  de  Péralte,  à  qui  il 
feignit  que  son  valet  était  entré  en  même 
temps  que  les  officiers  de  la  justice,  et  qu'il 


LE  ROMAN  COMIQUE  155 

demandait  à  lui  parler.  Don  Juan  savait  bien 
que  son  valet  de  chambre  était  fort  malade, 
et  peu  en  état  de  le  venir  trouver  ;  outre  qu'il 
ne  l'eût  pas  fait  sans  son  ordre,  quand  même 
il  eût  su  où  il  et  ut,  ce  qu'il  ignorait.  Il  fut 
donc  fort  troublé  de  ce  que  lui  dit  don  Ma- 
nuel, à  qui  il  répondit  à  tout  hasard  que  son 
valet  n'avait  qu'à  l'aller  attendre  dans  son  lo- 
gis. Don  Manuel  le  reconnut  alors  pour  ce 
jeune  gentilhomme  indien  qui  faisait  tant  de 
bruit  dans  Séville  ;  et  étant  bien  informé  de 
sa  qualité  et  de  son  bien,  il  résolut  de  ne  le 
laisser  point  sortir  de  sa  maison,  qu'il  n'eût 
épousé  celle  de  ses  filles  avec  qui  il  aurait  le 
moindre  commerce.  Il  s'entretint  quelque 
temps  avec  lui,  pour  s'éclaircir  davantage  des 
doutes  dont  il  avait  l'esprit  agité.  Isabelle,  du 

F  as  de  la  porte,  les  vit  parlant  ensemble,  et 
alla  dire  à  sa  maîtresse  :  don  Manuel  entre- 
vit Isabelle,  et  crut  qu'elle  venait  faire  quel- 
que message  à  don  Juan  de  la  part  de  sa 
fille  :  il  le  quitta  pour  courir  après  elle,  dans 
le  temps  que  le  flambeau  qui  éclairait  la 
chambre  acheva  de  brûler,  et  s'éteignit  de 
lui-même. 

Pendant  que  le  vieillard  ne  trouve  pas  Isa- 
belle où  il  la  cherche,  cette  fille  apprend  à 
Dorothée  et  à  Féliciane  que  don  Sanche  était 
dans  la  chambre  de  leur  père,  et  qu'elle  les 
avait  vus  parler  ensemble.  Les  deux  sœurs  y 
coururent  sur  sa  parole.  Dorothée  ne  craignait 
point  de  trouver  son  cher  don  Sanche  avec 
son  père,  résolue  qu'elle  était  de  lui  confesser 
qu'elle  l'aimait  et  qu'elle  en  avait  été  aimée, 
et  de  lui  dire  à  quelle  intention  elle  avait 
donné  assignation  à  don  Juan.  E.le  entra 
donc  dans  la  chambre,  qui  était  sans  lumière; 
et  s'étant  rencontrée  avec  don  Juan  dans  le 
temps  qu'il  en  sortait,  elle  le  prit  pour  don 
Sanche,  l'arrêta  par  le  bras,  et  lui  parla  ainsi  : 


156  LE  ROMAN  COMIQUE 

Pourquoi  me  fuis-tu,  cruel  don  Sanche,  et 
pourquoi  n'as-tu  pas  voulu  entendre  ce  que 
j'aurais  pu  répondre  aux  injustes  reproches 
que  tu  m'as  faits?  J'avoue  que  tu  ne  m'en, 
pourrais  faire  d'assez  grands,  si  j'étais  aussi 
coupable  que  tu  as  en  quelque  façon  sujet  de 
le  croire;  mais  tu  sais  bien  qu'iJ  y' a  Ces  cho* 
ses  fausses  qui  ont  quelquefois  plus  d'appa- 
rence de  vérité  que  la  vérité  même,  et  qu'elle 
se  découvre  toujours  avec  le  temps  :  donne- 
moi  le  temps  de  te  la  faire  voir,  en  débrouil- 
lant la  confusion  où  ton  malheur  et  le  mien, 
et  peut-être  celui  de  plusieurs  autres,  vient 
de  nous  mettre.  Aide-moi  à  me  justifier,  et 
ne  hasarde  pas  d'être  injuste,  pour  être  trop 
précipité  à  me  condamner  avant  de  m'avoir 
convaincue.  Tu  peux  avoir  ouï  dire  qu'un  ca- 
valier m'aime  ;  mais  as-tu  ouï  dire  que  je  l'ai- 
me aussi?  Tu  peux  l'avoir  trouvé  ici,  car  il 
est  vrai  que  je  l'y  ai  fait  venir;  mais  quand 
tu  sauras  à  quel  dessein  je  l'ai  fait,  je  suis 
assurée  que  tu  auras  un  cruel  remords  de 
m'avoir  offensée,  lorsque  je  te  donne  la  plus 
grande  marque  de  fidélité  que  je  te  puis  don- 
ner. Que  n  est-il  en  ta  présence,  ce  cavalier 
dont  l'amour  m'importune!  tu  connaîtrais, 
par  ce  que  je  lui  dirais,  si  jamais  il  a  pu  dire 
qu'il  m'aimât,  et  si  j'ai  jamais  voulu  lire  les 
lettres  qu'il  m'a  écrites.  Mais  mon  malheur, 
qui  me  l'a  toujours  fait  voir  quand  sa  vue  m'a 
pu  nuire,  m'empéehe  de  le  voir  quand  il  pour- 
rait servir  à  te  désabuser. 

Don  Juan  eut  la  patience  de  laisser  parler 
Dorothée  sans  l'interrompre,  pour  en  appren- 
dre encore  davantage  qu'elle  ne  venait  de  lui 
en  découvrir.  Enfin,  il  allait  peut-être  la  que- 
reller, quand  don  Sanche,  qui  cherchait  de 
chambre  en  chambre  le  chemin  du  jardin, 
qu'il  avait  manqué,  et  qui  ouït  la  voix  de  Do- 
rothée qui   parlait   à   don  Juan,  s'approcha 


LE   ROMAN  COMIQUE  157 

L*eîîe  arec  le  moindre  bruit  qu'il  put,  et  fut 
lourtant  ouï  de  don  Juan  et  des  deux  sœurs. 
)ans  ce  temps,  don  Manuel  entra  dans  la  mè- 
ne chambre  avec  de  la  lumière,  que  portaient 
levant  lui  quelques-uns  de  ses  domestiques. 
„es  deux  rivaux  se  virent,  et  furent  vus  se 
eganlant  fièrement  l'un  l'autre,  la  main  sur 
a  garde  de  leurs  épées.  Don  Manuel  se  mit  au 
nilieu  d'eux  et  commanda  à  sa  fille  d'en 
hoisir  un  pour  mari,  afin  qu'il  se  battît  con- 
re  1  autre.  Don  Juan  prit  la  parole,  et  dit  que 
ui  il  cédait  toutes  ses  prétentions,  s'il  en  pou- 
rait  avoir,  au  cavalier  qu'il  voyait  devant 
ui.  Don  Sanche  dit  la  même  chose  et  ajouta 
[ue  puisque  don  Juan  avait  été  introduit  chez 
Ion  Manuel  par  sa  fllle;  il  y  avait  apparence 
[u'elle  l'aimait  et  en  etait'aimée  ;  que  pour 
ui, il  mourrait  mille  fois  plutôt  que  de  se  ma- 
ier  avec  le  moindre  scrupule.  Dorothée  se 
eta  aux  pieds  de  son  père,  et  le  conjura  de 
'entendre  :  elle  lui  conta  tout  ce  qui  s'était 
>assé  entre  elle  et  don  Sanche  de  Sylva,  de- 
vant qu'il  eût  tué  don  Diego  pour  l'amour 
l'elle.  Elle  lui  apprit  que  don  Juan  de  Péralte 
îtait  ensuite  devenu  amoureux  d'elle;  le  des- 
sein qu'elle  avait  eu  de  le  désabuser  et  de  lui 
proposer  de  demander  sa  sœur  en  mariage  : 
ît  elle  conclut  que  si  elle  ne  pouvait  persua- 
ler  son  innocence  à  don  Sanche,  elle  voulait 
lés  le  jour  suivant  entrer  dans  un  couvent, 
pour  n'en  sortir  jamais. 

Par  sa  relation,  les  deux  frères  se  reconnu- 
rent :  don  Sanche  se  raccommoda  avec  Doro- 
thée, qu'il  demanda  en  mariagreà  don  Manuel  ; 
ion  Juan  lui  demanda  aussi  Féliciane  ;  et  don 
Manuel  les  reçut  pour  ses  gendres,  avec  une 
satisfact'on  qui  ne  peut  s'exprimer. 

Aussitôt  que  le  jour  parut,  don  Sanche  en- 
voya quérir  le  marquis  Fabio,  qui  vint 
prendre  part  à  la  joie  de  son  ami.  On  tint 


158  LE  ROMAN  COMIQUE 

l'affaire  secrète  jusqu'à  tant  que  le  marquis  et 
don  Manuel  eurent  disposé  un  cousin,  héritier 
de  don  Diego,  à  oublier  la  mort  de  son  pa- 
rent, et  à  s'accommoder  avec  don  Sanche. 
Pendant  la  négociation,  le  marquis  Fabio  de- 
vint amoureux  de  la  sœur  de  ce  cavalier,  et  la 
lui  demanda  en  mariage  :  il  reçut  avec 
beaucoup  de  Joie  une  proposition  si  avanta- 
geuse à  sa  sœur,  et  dès  lors  se  laissa  aller 
a  tout  ce  qu'on  lui  proposa  en  faveur  de  don 
Sanche.  Les  trois  mariages  se  firent  en  un 
même  jour  ;  tout  y  alla  bien  de  part  et  d'au- 
tre, et  même  longtemps,  ce  qui  est  à  consi- 
dérer. 

XX.  —  De  quel  façon  le  sommeil  de  Ragotin. 
fut  interrompu. 

L'agréable  Inezilîa  acheva  de  lire  sa  nou- 
velle et  fit  regretter  à  tous  ses  auditeurs  de 
ce  qu'elle  n'était  pas  plus  longue.  Tandis 
qu'elle  la  lut,  Ragotin  qui,  au  lieu  de  l'écouter, 
s'était  mis  à  entretenir  son  mari  sur  le  sujet 
de  la  magie,  s'endormit  dans  une  chaise  basse 
où  il  était,  ce  que  l'opérateur  fit  aussi.  Le 
sommeil  de  Ragotin  n'était  pas  tout  à  fait 
volontaire  ;  s'il  eût  pu  résister  aux  vapeurs  : 
des  viandes  qu'il  avait  mangées  en  grande, 
quantité,  il  eût  été  attentif,  par  bienséance,  à 
la  lecture  de  la  nouvelle  d'Inezilla.  Il  ne  dor- 
mait donc  pas  de  toute  sa  force,  laissant  sou- 
vent aller  sa  tête  jusqu'à  ses  genoux,  et  la  re- 
levant tantôt  demi-endormi,  et  tantôt  se  ré-j 
veillant  en  sursaut,  comme  on  fait  plus 
souvent  qu'ailleurs  au  sermon,  quand  on  s'y 
ennuie. 

Il  y  avait  un  bélier  dans  l'hôtellerie,  à  qui 
la  canaille  qui  va  et  vient  d'ordinaire  en  de 
semblables  maisons  avait  accoutumé  de  pré- 
senter la  tête,  les  mains  devant,  contre  les- 


LE   ROMAN   COMIQUE  159 

queues  le  bélier  prenait  sa  course,  et  choquait 
rudement  de  sa  tète,  comme  tous  les  béliers 
fout  de  leur  naturel.  Cet  animal  allait  sur  sa 
bonne  foi  par  toute  l'hôtellerie,  et  entrait 
même  dans  les  chambres,  où  on  lui  donnait 
souvent  à  mander.  Il  était  dans  celle  de  l'opé- 
rateur dans  le  temps  qulnezilla  lisait  sa  nou- 
velle :  il  aperçut  Ragotin  à  qui  le  chapeau 
était  tombe  de  la  tète,  et  qui,  comme  je  vous 
l'ai  déjà  dit,  la  haussait  et  la  baissait  souvent; 
il  crut  que  c'était  un  champion  qui  se  présen- 
tait a  lui  pour  exercer  sa  valeur  contre  la 
sienne  :  il  recula  quatre  ou  cinq  pas  en  ar- 
riére, comme  on  fait  pour  mieux  sauter,  et 
partant  comme  un  cheval  dans  une  carrière, 
alla  heurter  de  sa  tête  armée  de  cornes  celle 
de  Ragotin,  qui  était  chauve  par  en  haut.  Il 
la  lui  aurait  cassée  comme  un  pot  de  terre, 
de  la  force  qu'il  la  choqua  ;  mais  par  bonheur 
pour  Hagotin,  il  la  prit  dans  le  temps  qu'il  la 
haussait,  et  ainsi  ne  fit  que  lui  froisser  super- 
ficiellement le  visage. 

L'action  du  bélier  surprit  tellement  ceux  qui 
la  virent,  qu'ils  en  demeurèrent  comme  en  ex- 
tasH,  sans  toutefois  oublier  d'en  rire;  si  bien 
que  le  bélier,  qu'on  faisait  toujours  choquer 
puis  d'une  fois,  put  sans  empêchement  re- 
prendre autant  de  champ  qu'il  lui  en  fallait 
pour  une  seconde  course,  et  vint  inconsidéré- 
ment donner  dans  les  genoux  de  Ragotin, 
dans  le  temps  que,  tout  étourdi  du  coup  du 
bélier,  et  le  visage  écorché  et  sanglant  en  plu- 
sieurs endroits,  il  avait  porté  ses  mains  à 
hea  yeux,  qui  lui  faisaient  grand  mal,  ayant 
été  également  foulés  l'un  et  l'autre,  chacun  de 
sa  corne  en  particulier,  parce  que  celles  du 
bél'er  étaient  entre  elles  a  la  même  distance 
qu'étaient  entre  eux  les  yeux  du  malheureux 
Ragotin.  Cette  seconde  attaque  du  bélier  les 
lui  fit  ouvrir  ;  et  il  n'eut  pas  plutôt  reconnu 


160  LE  ROMAN  COMIQUE 

Fauteur  de  son  dommage,  que,  dans  la  colère 
où  il  était,  il  frappa  de  sa  main  fermée  le  bé- 
lier par  la  tête,  et  se  fit  grand  mal  contre  ses 
cornes.   Il  en  enragea  beaucoup,  et    encore 
plus  d'entendre  rire  toute  l'assistance,  qu'il  i 
querella  en  général,  et  sortit  de  la  chambre 
en  furie.  Il  sortait  aussi   de  l'hôtellerie;  mais  i 
l'hôte  l'arrêta  pour  compter,  ce  qui  lui  fut  i 
peut-êt  e  aussi  fâcheux  que  les  coups  de  cornes 
du  bélier. 


ÀYIS  AU  LECTEUR 

Lecteur,  qui  que  tu  sois,  qui  verras  cette  troisième 
partie  de  ce  Roman  comique  paraître  au  jour  après 
la  mort  de  l'incomparable  M.  Scarron,  auteur  des 
deux  premières,  ne  t'étonne  pas  si  un  génie  beaucoup 
au-dessous  du  sien  a  entrepris  ce  qu'il  n'a  pu  achever. 
11  avait  promis  de  te  le  faire  voir  revu,  corrigé  et 
augmenté;  mais  la  mort  le  prévint  dans  ce  dessein,  et 
l'empêcha  de  continuer  les  histoires  de  Destin  et  de 
Léandre,  non  plus  que  celle  de  la  Caverne,  qu'il  fait 
paraître  au  Mans,  sans  dire  de  quelle  manière  elle  et 
sa  mère  sortirent  du  château  du  baron  de  Sigognac  ; 
et  c'est  sur  quoi  tu  seras  éclairci  dans  cette  troisième 
partie.  Je  ne  doute  point  qu'on  ne  m'accuse  de  témé- 
rité, d'avoir  voulu  en  quelque  sorte  donner  la  perfec- 
tion à  l'ouvrage  d'un  si  grand  homme;  mais  sache  que 
pour  peu  qu  on  ait  d'esprit,  on  peut  bien  inventer  des 
histoires  fabuleuses,  comme  celles  qu'il  nous  a  don- 
nées dans  les  deux  dernières  parties  de  ce  Roman. 
J'avoue  franchement  que  ce  que  tu  y  verras  n'est  pas 
de  sa  force,  et  qu'il  ne  répond  ni  au  sujet  ni  à  l'ex- 
pression de  son  discours:  mais  sache  du  moins  que  tu 
pourras  .t  satisfaire  ta  curiosité,  si  tu  en  as  assez  pour 
désirer  une  conclusion  au  dernier  ouvrage  d'un  es- 


LE   ROMAN  COMIQUE  16Î 

prit  si  agréable  et  si  ingénieux.  Au  reste,  j'ai  attendu 
longtemps  à  la  donner  an  public,  snr  l'avis  que.  j'avais 
reçu  qu'un  homme  d'un  mérite  particulier  y  avait 
travaillé  sur  les  mémoires  de  l'auteur.  S'il  l'eut  entre- 
pris, il  aurait  sans  doute  beaucoup  mieux  réussi  que 
moi;  mai*  après  trois  années  d'attente,  sans  avoir 
rien  vu  paraître,  j'ai  hasardé  le  mien,  malgré  la  cen- 
sure des  critiques.  Je  te  !e  donne  donc,  tout  défectueux 
qu'il  est,  alin  que,  quand  tu  n'auras  rien  de  meilleur 
à  faire,  tu  prennes  la  peine  de  le  lire. 

A.  OFFRAy. 


TROISIÈME  PARTIE 


1.—  Qui  fait  l'ouverture  de  celte  troisième  partie. 

Vous  avez  vu  dans  la  seconde  partie  de  ce 
roman  le  petit  Ragotin,  le  visage  tout  san- 
glant du  coup  que  le  bélier  lui  avait  donné 
quand  il  dormait  assis  sur  une  chaise  basse  dans 
la  chambre  des  comédiens,  d'où  il  était  sorti  si 
fort  en  eolére,  que  l'on  ne  croyait  pas  qu'il  y 
retournât  jamais.  Mais  il  étaittrop  piqué  de  ma- 
demoiselle de  l'Etoile,  et  il  avait  trop  envie  de 
savoir  le  succès  de  la  magie  de  l'opérateur;  ce 
qui  l'obligea,  après  s'être  lavé  la  face,  à  re- 
tourner sur  ses  pas  pour  voir  quel  effet  aurait 
la  promesse  del  signore  Ferdinando  Ferdi- 

II  IOVAH  COX1QCI.  —  I.   II.  % 


162  1E  ROMAN  COMIQUE 

nandi,  qu'il  crut  avoir  trouvé  en  la  personne 
d'un  avocat  qu'il  rencontra  et  qui  allait  au  pa- 
lais. 

Il  était  si  étourdi  du  coup  du  bélier,  et  avait 
l'esprit  si  troublé  de  celui  que  la  l'Étoile  lui 
avait  donné  au  cœur  sans  y  penser,  qu'il  se 
persuada  facilement  que  cet  avocat  était  l'o- 
pérateur :  aussi  il  l'aborda  fort  civilement  et 
lui  tint  ce  discours  : 

—  Monsieur,  je  suis  ravi  d'une  si  heureuse 
rencontre;  je  la  cherchais  avec  tant  d'impa- 
tience, que  je  m'en  allais  exprès  à  votre  logis 
pour  apprendre  de  vous  l'arrêt  de  ma  vie  ou 
de  ma  mort.  Je  ne  doute  pas  que  vous  n'ayez 
employé  tout  ce  que  votre  science  magique 
vous  a  pu  suggérer  pour  me  rendre  le  plus 
fortuné  de  tous  les  hommes;  aussi,  ne  serài-je 
pas  ingrat  à  le  reconnaître.  Dites-moi  donc  si 
cette  miraculeuse  Etoile  me  départira  de  ses 
bénignes  influences.  L'avocat,  qui  n'entendait 
rien  à  tout  ce  beau  discours,  non  plus  que  la 
raillerie,  l'interrompit  presque  aussitôt,  et  lui 
dit  fort  brusquement  : 

-—  Monsieur  Ragotin,  s'il  était  un  peu  plus 
tard,  je  croirais  que  vous  êtes  ivre;  mais  il 
faut  que  vous  soyez  tout  à  fait  fou.  Hé  !  à  qui 
pensez-vous  parler?  Que  diable  m'allez-vous 
dire  de  magie  et  de  l'influence  des  astres?  Je 
ne  suis  ni  sorcier  ni  astrologue  :  hé  quoi!  ne 
me  connaissez-vous  pas? 

—  Ah  !  monsieur,  repartit  Ragotin,  que  vous 
êtes  cruel  t  vous  êtes  si  bien  informé  de  mon 
mal,  et  vous  m'en  refusez  le  remède!  Ah! 
je.... 

Il  allait  poursuivre,  quand  l'avocat  le  laissa 
là  en  lui  disant  : 

—  Vous  êtes  un  grand  extravagant  pour  un 
jetit  homme.  Adieu. 

Ragotin  le  voulait  suivre;  mais  il  s'aperçut 
île  sa  méprise,  dont  il  fut  bien  honteux;  aussi. 


LE  ROMAN   COMIQUE  163 

ne  s'en  vanta-t-il  pas  ;  et  vous  ne  la  liriez  pas 
ici,  si  je  ne  l'avais  apprise  de  l'avocat  même, 
qui  s'en  divertit  bien  avec  ses  amis. 

Ce  petit  fou  continua  son  chemin,  et  alla  an 
logis  des  comédiens,  où  il  ne  fut  pas  plutôt 
entré,  qu'il  ouït  la  proposition  que  la  Caverne 
et  Destin  faisaient  de  quitter  la  ville  du  Mans, 
et  de  chercher  quelque  autre  poste  ;  ce  qui  le 
démonta  si  fort,  qu'il  pensa  tomber  de  son 
haut  :  sa  chute  n'eût  pas  été  périlleuse  iquand 
même  cet  ao-ident  lui  serait  arrivé),  a  cause 
de  la  modification  de  son  individu.  Mais  ce 
qui  l'acheva  tout  à  fait,  ce  fut  la  résolution 
qui  fut  prise  de  dire  adieu  le  lendemain  à  la 
bonne  ville  du  Mans,  c'est-à-dire  a  ses  habi- 
tants, et  notamment  à  ceux  qui  avaient  été 
leurs  plus  fidèles  auditeurs,  et  de  prendre  la 
route  d'Alençon,  à  l'ordinaire,  sur  l'assurance 
qu'ils  avaient  eue  que  le  bruit  de  peste  qui 
avait  couru  était  faux. 

J'ai  dit,  à  l'ordinaire,  car  ces  sortes  de  gens 
(comme  beaucoup  d'autres)  ont  leur  cours 
limité,  comme  celui  du  soleil  dans  le  zodia- 
que. En  ce  pays-là  ils  viennent  de  Tours  à 
Angers,  d'Angers  à  la  Flèche,  de  la  Flèche  au 
Mans,  du  Mans  à  Alençon,  d'Alençon  a  Ar- 
gentan ou  à  Laval,  selon  la  route  qVils  pren- 
nent de  Paris  ou  de  Bretagne.  Quoi  qu'il  en 
soit,  cela  ne  fait  guère  à  notre  roman.  Cette 
délibération  ayant  été  prise  unanimement 
par  les  comédiens  et  comédiennes,  ils  résolu- 
rent de  représenter  le  lendemain  quelque  ex- 
cellente pièce,  pour  laisser  bonne  bouche  à 
l'auditoire  manceau.  Le  sujet  n'en  est  pas  venu 
à  ma  connaissance. 

Ce  qui  les  obligea  de  quitter  si  prompte- 
ment,  ce  fut  que  le  marquis  d'Orsé  (qui  avait 
obligé  la  troupe  à  continuer  la  corne  lie)  fut 
pressé  de  s'en  aller  en  cour;  tellement  que, 
n'ayant  plus  de  bienfaiteur,  et  l'auditoire  du 


164  LE  ROMAN  COMIQUE 

Mans  diminuant  tous  les  jours,  ils  se  dispo- 
sèrent à  en  sortir.  Ragotin  voulut  s'ingérer 
d'y  former  une  opposition,  apportant  beaucoup 
de  mauvaises  raisons,  dont  il  était  toujours 
pourvu,  mais  auxquelles  on  ne  fit  nulle  atten- 
tion ;  ce  qui  fâcha  fort  le  petit  homme,  qui 
les  pria  de  lui  faire  au  moins  la  grâce  de  ne 
sortir  point  de  la  province  du  Maine,  ce  qui 
était  très-facile  en  prenant  le  jeu  de  paume 
qui  est  au  faubourg  de  Mont  fort,  lequel  en 
dépend  tant  pour  le  spirituel  que  pour  le 
temporel  ;  et  que  de  là  ils  pourraient  aller  à 
Laval  (qui  est  aussi  du  Maine),  d'où  ils  se 
rendraient  facilement  en  Bretagne,  suivant 
la  promesse  qu'ils  en  avaient  faite  à  M.  de 
la  Garouffière.  Mais  Destin  lui  rompit  les 
chiens,  en  disant  que  ce  serait  le  moyen  de 
ne  rien  faire  ;  car  ce  méchant  tripot  étant, 
comme  il  est,  fort  éloigné  de  la  ville  et  au 
delà  de  la  rivière,  la  belle  compagnie  ne  s'y 
rendrait  que  rarement,  à  cause  de  la  lon- 
gueur du  chemin;  que  le  grand  jeu  de  pau- 
me du  marché  aux  moutons  était  environné 
de  toutes  les  meilleures  maisons  d'Alençon  et 
au  milieu  de  la  ville  ;  que  c'était  là  où  il  fal- 
lait se  placer,  et  payer  quelque  chose  de  plus 
que  de  ce  malotru  tripot  de  Montfort,  le 
bon  marché  duquel  était  une  des  plus  fortes 
raisons  de  Ragotin  :  ce  qui  fut  délibéré  d'un 
commun  accord,  et  qu'il  fallait  donner  ordre 
d'avoir  une  charrette  pour  le  bagage  et  des 
chevaux  pour  les  demoiselles.  La  charge  en 
fut  donnée  à  Léandre,  parce  qu'il  avait  beau- 
coup d'intrigues  dans  le  Mans,  où  il  n'est  pas 
difficile  à  un  honnête  homme  de  faire  en  peu 
«le  temps  des  connaissances. 

Le  lendemain  on  représenta  la  comédie, 
tragédie  pastorale,  tragi-comédie,  car  je  ne 
sais  laquelle,  mais  qui  eut  pourtant  le  succès 
que  vous  pouvez  penser.  Les  comédiennes  fu- 


L3   ROMAN  COMIQUE.  165 

Tent  admirées  de  tout  le  monde.  Destin  y 
réussit  à  merveille,  surtout  par  le  compliment 
dont  il  accompagna  leur  «dieu;  car  ii  témoi- 
gna tant  de  reconnaissance,  qu'il  exprima 
avec  tant  de  douceur  et  de  tendresse,  qu'il 
charma  toute  la  compagnie.  On  m'a  dit  que 
plusieurs  personnes  en  pleurèrent,  principale- 
ment les  jeunes  demoiselles,  qui  avaient  le 
cœur  tendre.  Ragotin  en  devint  si  immobile, 
que  tout  le  inonde  était  déjà  sorti  qu'il  de- 
meurait toujours  dans  sa  chaise,  où  il  aurait 
peut-être  encore  demeuré  si  le  marqueur  du 
tripot  ne  l'eût  averti  qu'il  n'y  avait  plus  per- 
sonne; ce  qu'il  eut  bien  de  là  peine  a  lui  faire 
comprendre.  Il  se  leva  enfin,  et  s'en  alla  dans 
sa  maison,  où  il  résolut  d'aller  trouver  les 
comédiens  de  bon  matin,  pour  leur  découvrir 
ce  qu'il  avait  sur  le  cœur,  et  dont  il  s'était  ex- 
pliqué à  la  Rancune  et  à  l'Olive. 


II.  —  Où  vous  verrez  le  dessein  de  Ragotin. 


Les  crieurs  d'eau-de-vie  n'avaient  pas  en- 
core réveillé  ceux  qui  dormaient  d'un  profond 
sommeil  (qui  est  souvent  interrompu  par  cette 
canaille,  à  mon  avis  la  plus  importune  en- 
geance qui  soit  dans  la  republique  humaine), 
que  Ragotin  était  déjà  habillé,  à  dessein  d'al- 
ler proposer  à  la  troupe  comique  celui  qu'il 
avait  fait  d'y  être  admis.  Il  s'en  alla  donc  au 
Jogis  des  comédiens  et  comédiennes,  qui  n'é- 
taient pas  encore  levés  ni  même  éveillés  :  il 
eut  la  discrétion  de  les  laisser  reposer;  mais 
îl  entra  dans  la  chambre  où  l'Olive  était 
couche  avec  la  Rancune,  lequel  ii  pria  de  se 
je  ver  pour  faire  une  promenade  jusqu'à  la 
Cousture,  qui  est  une  très- belle  abbaye  située 
au  faubourg  qui  porte  le  même  nom,  et  qu'a- 
près ils  iraient   déjeuner  à  la  grande  Etoile- 


166  LE  ROMAN   COMIQUE 

(TOr,  où  il  l'avait  fait  apprêter.  La  Rancune, 
qui  était  du  nombre  de  ceux  qui  aiment  les 
repues  franches  fut  aussitôt  habillé,  que  la 
proposition  en  fut  faite;  ce  qui  ne  vous  sera 
pas  difficile  a  croire,  si  vous  considérez  que 
ces  gens-là  sont  si  habitués  à  s'Uabiiier  et  se 
déshabiller  derrière  les  tentes  du  théâtre, 
surtout  quand  il  faut  qu'un  seul  acteur  repré- 
sente deux  personnages,  que  cela  est  aussitôt 
fait  que  dit.  Ragotin  donc  et  la  Rancune  s'a- 
cheminèrent à  l'abbaye  de  la  Cousture  ;  il  est 
à  croire  qu'ils  entrèrent  dans  l'église,  où  ils 
firent  courte  prière,  car  Ragotin  avait  bien 
d'autres  choses  en  tête. 

Il  n'en  dit  pourtant  rien  à  la  Rancune  pen- 
dant le  cours  du  chemin,  jugeant  bien  qu'il  eût 
trop  retardé  le  déjeuner,  que  la  Rancune  ai- 
mait beaucoup  plus  que  tous  ses  compliments. 
Ils  entrèrent  dans  le  logis,  ou  e  petit  homme 
commença  à  crier  de  ce  que  l'on  n'avait  pas 
encore  apporté  les  petits  pâtés  qu'il  avait 
commandés  ;  à  quoi  l'hôtesse,  sans  bouger  de 
dessus  le  siège  où  elle  était,  lui  repartit: 

—  Vraiment,  monsieur  Ragotin,  je  ne  suis 
pas  devine,  pour  savoir  l'heure  que  vous  de- 
viez venir  ici  ;  à  présent  que  vous  y  êtes,  les 
pâtés  y  seront  bientôt.  Passez  à  la  salle,  où 
l'on  a  mis  la  nappe;  il  y  a  un  jambon,  donnez 
dessus  en  attendant  le  reste. 

Elle  dit  cela  d'un  ton  si  gravement  cabaré- 
tique,  que  la  Rancune  jugea  qu'elle  avait  rai- 
son, et  s'adressant  à  Ragotin?  lui  dit: 

—  Monsieur,  passons  deçà,  et  buvons  un 
coup  en  attendant. 

Ce  qui  fut  fait.  Ils  se  mirent  à  table,  qui 
fut  couverte  peu  de  temps  après,  et  ils  déjeu- 
nèrent à  la  mode  du  Mans,  c'est-à-dire  fort 
bien  ;  ils  burent  de  même  à  la  santé  de  plu- 
sieurs personnes.  Vous  jugez  bien,  lecteur, 
que  celle  de  la  l'Etoile  ne  fut  pas  oubliée;  le 


LE   ROMAN   COMIQUE  167 

petit  Ragotin  la  but  une  douzaine  de  fois, 
tantôt  sans  bouger  de  sa  place,  tantôt  debout 
et  le  chapeau  à  la  main  ;  mais  la  dernière  fois 
il  la  but  à  genoux  et  tète  nue,  comme  s'il  eût 
fait  amende  honorable  à  la  porte  de  quelque 
église.  Ce  tut  alors  qu'il  supplia  instamment 
la  Rancune  de  lui  tenir  la  parole  qu'il  lui  avait 
donnée  d'être  son  guide  et  son  protecteur 
dans  une  entreprise  aussi  difficile  que  la  con- 
quête de  mademoiselle  de  l'Etoile  ;  sur  quoi  la 
Rancune  lui  répondit  à  demi  en  colère  ou  fei- 
gnant de  l'être  : 

—  Sachez,  monsieur  Ragotin,  que  je  suis 
homme  qui  ne  m'embarque  point  sans  biscuit, 
c'est-à-dire  que  je  n'entreprends  jamais  rien 
que  je  ne  sois  assuré  d'y  réussir,  et  soyez-le 
de  la  bonne  volonté  que  j'ai  de  vous  servir  uti- 
lement. Je  vous  le  dis  encore,  j'en  sais  les 
moyens,  que  je  mettrai  en  usage  quand  il  en 
sera  temps.  Mais  je  vois  un  grand  obstacle  à 
votre  dessein,  qui  est  notre  départ,  et  je  ne 
vois  point  de  jour  pour  vous,  si  ce  n'est  en 
exécutant  ce  que  je  vous  ai  dit  une  autre  fois, 
de  vous  résoudre  à  faire  la  comédie  avec  nous. 
Vous  y  avez  toutes  les  dispositions  imagina- 
bles :  vous  avez  grand'mine,  le  ton  de  voix 
agréable,  le  langage  fort  bon  et  la  mémoire 
encore  meilleure  ;  vous  ne  ressentez  point  du 
tout  le  provincial  ;  il  semble  que  vous  ayez 
passé  toute  votre  vie  à  la  cour  ;  vous  en  avez 
si  fort  l'air  que  vous  le  sentez  d'un  quart  de 
lieue  :  vous  n'aurez  pas  représenté  une  dou- 
zaine de  fois,  que  vous  jetterez  de  la  pous- 
sière aux  yeux  de  nos  jeunes  godelureaux, 
qui  font  tant  les  entendus,  et  qui  seront  obli- 
gés de  vous  céder  les  premiers  rôles  ;  et  après 
cela  laissez-moi  faire,  car,  pour  le  présent  (je 
vous  i'ai  déjà  dit),  nous  avons  affaire  à  une 
étrange  tête,  il  faut  user  avec  elle  de  beau- 
coup d'adresse  ;  je  sais  bien  qu'il  ne  vous  en 


168  LE   ROMA*  COMIQUE 

manque  pas,  mais  un  peu  d'avis  ne  gâte  pas 
les  choses.  D'ailleurs  raisonnons  un  peu  :  si 
vous  faisiez  connaître  votre  dessein  amou- 
reux a.vant  celui  d'entrer  dans  la  troupe,  ce 
serait  le  moyen  de  vous  faire  refuser  ;  ii  faut 
donc  cacher  votre  jeu. 

Le  petit  bout  d'homme  avait  été  si  attentif 
au  discours  de  la  Rancune,  qu'il  en  était  tout 
à  fait,  extasié,  s'imagiuant  de  tenir  déjà, 
comme  on  dit,  le  loup  par  les  oreilles  ;  quand, 
se  réveillant  comme  d'un  profond  sommeil,  il 
se  leva  de  table  et  passa  de  l'autre  côté  pour 
embrasser  la  Rancune,  qu'il  remercia  en 
même  temps,  et  supplia  de  continuer,  lui  pro- 
testant qu'il  ne  l'avait  convié  à  déjeuner  que 
pour  lui  déclarer  le  dessein  qu'il  avait  de  sui- 
vre son  sentiment  touchant  la  comédie,  à 
quoi  il  était  tellement  résolu,  qu'il  n'y  avait 
personne  au  monde  qui  pût  l'en  détourner  ; 
qu'il  ne  fallait  que  le  faire  savoir  a  la  troupe, 
et  en  obtenir  la  faveur  de  l'association  ;  ce' 
qu'il  désirait  de  faire  à  la  même  heure.  Ilsi 
comptèrent  avec  l'hôtesse  :  Ragotin  paya;efc.| 
étant  sortis,  ils  prirent  le  chemin  du  logis  des 
comédiens,  qui  n'était  pas  fort  éloigné  de  ce I 
lui  où  ils  avaient  déjeuné.  Ils  trouvèrent  les 
demoiselles  habillées  ;  mais  comme  la  Ran . 
cune  eut  ouvert  le  discours  du  dessein  de  Ra-j 
gotin  de  faire  la  comédie,  il  en  fut  interrompij 
par  l'arrivée  d'un  des  fermiers  du  père  d<] 
Léandre,  qu'il  lui  envoyait  pour  l'avertir  qu'il 
était  malade  à  la  mort,  et  qu'il  souhaitait  m 
voir  avant  de  lui  payer  le  tribut  que  tous  le;! 
hommes  lui  doivent  :  ce  qui  obligea  tous  ceu2| 
de  la  troupe  à  conférer  ensemble,  pour  déli 
béref  sur  un  événement  si  inopiné.  Léandn 
tira  Angélique  à  part,  et  lui  dit  que  le  temp 
était  venu  pour  vivre  heureux,  si  elle  avait  h 
bonté  d'y  contribuer;  à  quoi  elle  répondi 
qu'il  ne  tiendrait  jamais  à  elle,  et  toutes  le 


LE   ROMAN  COMIQUE  169 

ehoses  que  vous  verrez  dans  le  chapitre  sui- 
vant. 

III.  —  Dessein  de  Léatdre.  —  Harangue  et  réception 
de  Ragotin  dans  la  troupe  comique. 

Les  jésuites  de  la  Flèche,  n'ayant  rien  pu 
gagner  sur  l'esprit  de  Léandre  pour  lui  faire 
continuer  ses  études,  et  voyant  son  assiduité 
à  la  comédie,  jugèrent  aussitôt  qu'il  était 
amoureux  de  quelqu'une  des  comédiennes;  en 
quoi  ils  furent  confirmés,  quand,  après  le  dé- 
part de  la  troupe,  ils  apprirent  qu'il  l'avait 
suivie  à  Angers.  Us  ne  manquèrent  pas  d'en 
avertir  son  père  par  un  messager  exprès,  qui 
arriva  en  même  temps  que  la  lettre  de  Léandre 
lui  fut  rendue,  par  laquelle  il  lui  marquait 
qu'il  allait  a  la  guerre,  et  lui  demandait  de 
l'argent,  comme  il  1  avait  concerté  avec  Destin, 
quand  il  lui  découvrit  sa  qualité  dans  l'hôtel- 
lerie où  il  était  blessé.  Son  père,  reconnaissant 
la  fourbe,  se  mit  dans  une  furieuse  colère,  qui, 
jointe  à  une  extrême  vieillesse,  lui  causa  une 
maladie  qui  fut  assez  longue,  mais  qui  se  ter- 
mina pourtant  par  la  mort ,  de  laquelle  se 
voyant  proche,  il  commanda  à  un  des  fermiers 
de  chercher  son  fils  pour  l'obliger  à  se  retirer 
auprès  de  lui,  lui  disant  qu'il  pourrait  le  trou- 
ver en  demandant  où  il  y  avait  des  comé- 
diens (ce  que  le  fermier  savait  assez,  car 
c'était  celui  qui  lui  fournissait  de  l'argent 
après  qu'il  eut  quitté  le  collège)  :  aussi,  ayant 
appris  qu'il  y  en  avait  une  troupe  au  Mans,  il 
s'y  achemina,  et  y  trouva  Léandre,  comme 
vous  l'avez  vu  dans  le  chapitre  précédent. 

Ragotin  fut  prié  par  tous  ceux  de  la  troupe 
de  les  laisser  conférer  un  moment  sur  le  sujet 
du  fermier  nouvellement  arrivé,  ce  qu'il  fit  en 
se  retirant  dans  une  autre  chambre,  où  il  de- 
meura avec  Vimpatience  qu'on  peut  s'imagi- 


170  LE  ROMAN  COMIQUE 

ner.  Aussitôt  qu'il  fut  sorti,  Léandre  fit  en* 
trer  le  fermier  de  son  père,  lequel  leur  déclara 
l'état  où  il  était,  et  le  désir  qu'il  avait  de 
voir  son  fils  avant  de  mourir.  Léandre  de- 
manda congé  pour  y  satisfaire,  ce  que  tous 
ceux  de  la  troupe  jugèrent  trés-raisonnable. 
Ce  fut  alors  que  Destin  déclara  le  secret 
qu'il  avait  tenu  caché  jusqu'alors,  touchant 
la  qualité  de  Léandre;  ce  qu'il  n'avait  ap- 
pris qu'acres  le  rav;ssement  de  mademoi- 
selle Angélique,  comme  vous  l'avez  vu  dans 
la  seconde  partie  de  cette  véritable  histoire; 
ajoutant  qu'ils  avaient  bien  pu  s'aperce- 
voir qu'il  n'agissait  pas  avec  lui,  depuis 
qu'il  l'avait  appris,  comme  il  faisait  aupara- 
vant, puisque  même  il  avait  pris  un  autre  va- 
let :  que  si  quelquefois  il  était  contraint  de 
lui  parler  en  maître,  c  était  pour  ne  le  décou- 
vrir pas  ;  mais  qu'a  présent  il  n'était  plus  temps 
de  celer,  tant  pour  désabuser  mademoiselle  de 
la  Caverne,  qui  n'avait  pu  ôter  de  son  esprit 
que  Léandre  ne  lut  complice  de  l'enlèvement 
de  sa  fille,  ou  peut-être  l'auteur,  que  pour 
l'assurer  de  l'amour  sincère  qu'il  lui  portait, 
et  pour  laquelle  il  s'était  réduit  à  lui  servir  de 
valet,  ce  qu'il  aurait  continué,  s'il  n'eût  été 
obligé  de  lui  déclarer  le  secret  lorsqu'il  le 
trouva  dans  l'hôtellerie,  quand  il  allait  à  la 
quête  de  mademoiselle  Angélique:  et  tant  s'en 
taut  qu'il  eût  consenti  à  son  enlèvement, 
qu'ayant  trouvé  les  ravisseurs,  il  avait  ha- 
sarde sa  vie  pour  la  secourir  ;  mais  qu'il  n'a- 
vait pu  résister  à  tant  de  gens,  qui  l'avaient 
furieusement  blessé,  et  laissé  pour  mort  sur 
la  place.  Tous  ceux  de  la  troupe  kii  demandé; 
rent  pardon  de  ce  qu'ils  ne  l'avaient  pas  traité 
selon  sa  qualité;  mais  qu'ils  étaient  excusa- 
bles, puisqu'ils  n'en  avaient  pas  la  connais- 
sance. Mademoiselle  de  l'Etoile  ajouta  qu'elle 
avait  remarqué  beaucoup  d'esprit  et  de  mé- 


LE  ROMAX  COMIQUE  171 

rite  en  sa  personne,  ce  qui  l'avait  fait  long- 
temps soupçonner  quelque  chose,  en  quoi  elle 
avait  été  confirmée  depuis  son  retour  ;  joint  à 
cela  les  lettres  que  la  Caverne  lui  avait  fait 
voir;  que  pourtant  elle  ne  savait  quel  juge- 
ment en  faire,  le  voyant  si  soumis  au  service 
de  son  frère  ;  mais  qu'à  présent  il  n'y  avait 
pas  lieu  de  douter  de  sa  qualité.  Alors  la  Ca- 
verne prit  la  parole,  et  s'adressant  à  Léandre 
lui  dit  : 

—  Vraiment,  monsieur,  après  avoir  connu 
en  quelque  façon  votre  condition  par  le  con- 
tenu des  lettrés  que  vous  écriviez  à  ma  tille, 
j'avais  toujours  un  juste  sujet  de  me  défier  de 
vous,  n'y  ayant  point  d'apparence  cme  l'amour 
que  vous  dites  avoir  pour  elle  fût  légitime, 
comme  le  dessein  que  vous  aviez  formé  de  la 
mener  en  Angleterre  me  le  témoigne  assez  ; 
et  en  effet,  monsieur,  quelle  apparence  qu'un 
seigneur  si  relevé,  comme  vous  espérez  l'être 
après  la  mort  de  monsieur  votre  père,  voulût 
songer  à  épouser  une  pauvre  comédienne  de 
campagne?  Je  loue  Dieu  que  le  temps  soit 
venu  que  vous  pourrez  vivre  content  dans  la 
possession  de  ces  belles  terres  qu'il  vous 
laisse,  et  moi  hors  de  l'inquiétude  qu'à  la  fin 
vous  ne  me  jouassiez  quelque  mauvais  tour. 

Léandre,  qui  s'était  fort  impatienté  en  écou- 
tant ce  discours  de  la  Caverne,  lui  répondit: 

—  Tout  ce  que  vous  dites,  mademoiselle, 
que  je  suis  sur  le  point  de  posséder,  ne  sau- 
rait me  ren  ire  heureux,  si  je  ne  suis  assuré 
en  même  temps  de  la  possession  de  made- 
moiselle Angélique,  votre  fille  :  sans  elle,  je 
renonce  à  tous  les  biens  que  la  nature,  ou 
plutôt  la  mort  de  mon  père  me  donne  ;  et 
je  vous  déclare  que  je  ne  m'en  vais  recueillir 
sa  succession  qu*à  dessein  de  revenir  aussitôt 
pour  accomplir  la  promesse  que  je  fais  devanf 
cette  honorable  compagnie  de  n'avoir  jamais 


172  LE   ROMAN   COMIQUE 

;pour  femme  que  mademoiselle  Angéiique,  vo- 
tre fille,  pourvu  qu'il  vous  plaise  de  me  la 
donner,  et  qu'elle  y  consente,  comme  je  vous 
en  supplie  très-humblement  toutes  deux.  Et 
ne  vous  imaginez  pas  que  je  veuille  l'emme- 
ner chez  moi ,  c'est  à  quoi  je  ne  pense  point 
du  tout  :  j'ai  trouvé  tant  de  charmes  en  la  vie 
comique,  que  je  ne  saurais  m'en  distraire,  ni 
me  séparer  de  tant  d'honnêtes  gens  qui  com- 
posent cette  illustre  troupe. 

Après  cette  franche  déclaration,  les  comé- 
diens et  comédiennes,  pariant  tous  ensemble,' 
lui  dirent  qu'ils  lui  avaient  de  grandes  obli- 
gations de  tant  de  bontés,  et  que  mademoi- 
selle de  la  Caverne  et  sa  fille  seraient  bien 
délicates  si  elles  ne  lui  donnaient  la  satisfac- 
tion qu'il  prétendait.  Angélique  ne  répondit 
que  comme  une  fille  qui  dépendait  de  sa 
mère,  laquelle  finit  la  conversation  en  disant 
à  Léandre  que  si,  à  son  retour,  il  était  dans 
les  mêmes  sentiments,  il  pouvait  tout  espérer. 
Ensuite  il  y  eut  de  grands  embrassements  et 
quelques  larmes  versées,  les  unes  par  un  mo- 
tif de  joie,  et  les  autres  par  la  tendresse,  qui 
fait  ordinairement  pleurer  ceux  qui  en  sont 
si  susceptibles  qu'ils  ne  sauraient  s'en  empê- 
cher, quand  ils  voient  ou  entendent  dire  quel- 
que chose  de  tendre. 

Après  tous  ces  beaux  compliments,  il  fut 
conclu  qu^  Léandre  s'en  irait  le  lendemain,  et 
qu'il  prendrait  un  des  chevaux  que  l'on  avait 
loué*;  mais  il  dit  qu'il  monterait  celui  de  son 
fermier,  qui  se  servirait  du  sien,  qui  le  porte- 
rait assez  bien  chez  lui. 

—  Nous  ne  prenons  pas  garde,  dit  Destin, 
que  M.  Ragotin  s'impatiente;  il  faut  le  faire 
entrer.  Mais,  à  propos,  n'y  a-t-il  personne  qui 
sache  quelque  chose  de  son  dessein? 

La  Rancune,  qui  n'avait  point  parlé,  ouvrit 
la  bouche  pour  dire  qu'il  le  savait,  et  que 


LE   ROMAX   COMIQUE  ,175 

le  matin  il  lui  avait  donné  à  déjeuner  pour 
lui  déclarer  qu'il  désirait  de  s'associer  à  la 
troupe  et  faire  la  comédie,  sans  prétendre  lui 
être  à  charge,  parce  qu'il  avait  assez  de 
bien;  qu'il  aimait  autant  le  dépenser  en  voyant 
le  monde  que  de  demeurer  au  Mans  ;  à  quoi 
il  l'avait  fort  porté. 

Aussitôt  Ro-iuebrune  s'avança  pour  dire 
qu'il  n'était  pas  d'avis  qu'on  le  reçût,  en  étant 
des  poètes  comme  des  femmes.  Quand  il  y  en 
a  deux  dans  une  maison,  il  y  en  a  une  de 
trop;  que  deux  poètes  dans  une  troupe  y 
pourraient  exciter  des  tempêtes,  dont  la 
source  viendrait  des  contrariétés  du  Par- 
nasse ;  d'ailleurs,  que  la  taille  de  Ragotin  était 
si  défectueuse,  qu'au  lieu  d'apporter  de  l'orne- 
ment  au  théâtre,  il  en  serait  déshonoré. 

—  Et  puis  quel  personnage  pourra-t-il  faire? 
Il  n'est  pas  capable  des  premiers  rôles; 
M.  Destin  s'y  opposerait,  et  l'Olive  pour  les  se- 
conds. Il  ne  saurait  représenter  un  roi,  non 
plus  qu'une  confidente,  car  il  aurait  aussi 
mauvaise  mine  sous  le  masque  qu'à  visage 
découvert,  et  ainsi  je  conclus  qu'il  ne  soit 
pas  reçu. 

Et  moi,  repartit  la  Rancune,  je  soutiens 
qu'on  doit  le  recevoir,  et  qu'il  sera  fort  pro- 
pre pour  représenter  un  nain,  quand  il  en 
sera  besoin,  ou  quelque  monstre,  comme  ce- 
lui de  l'Andromède  :  cela  sera  plus  naturel 
que  d'en  fa<re  d'artificiels.  Et  quant  à  la  dé- 
clamation, je  puis  vous  assurer  que  ce  sera- 
un  autre  Orphée,  qui  attirera  tout  le  monde 
après  lui.  Dernièrement,  quand  nous  cher- 
chions mademoiselle  Angélique,  l'Olive  et 
moi  nous  le  rencontrâmes  monté  sur  un  mu- 
let semblable  à  lui,  c'est-à-dire  petit.  Comme 
nous  marchions,  il  se  mit  à  déclamer  des  vers 
de  Pyrame  avec  tant  d'emphase,  que  des  pas- 
sants, qui  conduisaient  des  ânes,  s'approche- 


174  LE  ROMAN  COMIQUE 

rent  du  mulet,  et  l'écoutèrent  avec  tant  d'at- 
tention, qu'ils  ôtérent  leurs  chapeaux  de  leurs 
têtes  pour  le  .mieux  entendre,  et  Je  suivirent 
jusqu'au  logis  où  nous  nous  arrêtâmes  pour 
Doire  un  coup.  Si  donc  il  a  été  capable  d'atti- 
rer l'attention  de  ces  âniers,  jugez  de  ce  que 
feront  ceux  qui  sont  capables  de  discerner  les 
belles  choses. 

Cette  saillie  fit  rire  tous  ceux  qui  l'avaient 
entendue,  et  l'on  fut  d'avis  de  faire  entrer 
Ragotin  pour  l'entendre  lui-même.  On  l'ap- 
pela :  il  vint,  il  entra  ;  et  après  avoir  fait  une 
douzaine  de  révérences,  il  commença  sa  ha- 
rangue en  cette  sorte  : 

Illustres  personnages  I  auguste  sénat  du 
Parnasse  (il  s'imaginait  sans  doute  d'être  dans 
le  barreau  du  présidial  du  Mans,  où  il  n'était 
guère  entré  depuis  qu'il  y  avait  été  reçu  avo- 
cat; ou  dans  l'académie  des  puristes)!  on  dit, 
en  commun  proverbe,  que  les  mauvaises 
compagnies  corrompent  les  bonnes  mœurs; 
et,  par  un  proverbe  contraire,  les  bonnes 
compagnies  dissipent  les  mauvaises,  et  ren- 
dent les  personnes  semblables  à  ceux  qui  les 
composent. 

Cet  exorde,  si  bien  débité,  fit  croire  aux  co- 
médiennes qu'il  allait  faire  un  sermon;  car 
elles  tournèrent  la  tête,  et  eurent  beaucoup 
de  peine  à  s'empêcher  de  rire. 

Quelque  critique  glosera  peut-être  sur  ce 
mot  de  sermon  ;  mais  pourquoi  Ragotin  n'eût- 
il  pas  été  capable  d'une  telle  sottise,  puis- 
qu'il avait  bien  fait  chanter  des  chants  d'é- 
glise en  sérénade  avec  des  orgues?  Mais  il 
continua  : 

Je  me  trouve  si  destitué  de  vertus,  que  je 
désire  m'associer  à  votre  illustre  troupe,  pour 
en  apprendre  et  pour  m'y  façonner  ;  car  vous 
êtes  les  interprètes  des  Muses,  les  échos  vi- 
vants de  leurs  chers  nourrissons  ;  et  vos  mé- 


LE   ROMAN  COMIQUE  175 

rites  sont  si  connus  à  toute  la  France,  que 
l'on  vous  admire  jusqu'au  delà  des  pôles.  Pour 
vous,  mesdemoiselles,  vous  charmez  tous 
ceux  qui  vous  considèrent  ;  et  Ton  ne  saurait 
entendre  l'harmonie  de  vos  belles  voix,  sans 
en  être  ravi  en  admiration  :  aussi,  beaux  an- 
ges en  chair  et  en  os,  tous  les  plus  doctes 
poètes  ont-ils  rempli  leurs  vers  de  vos  louan- 
ges. Les  Alexandre  et  les  César  n'ont  jamais 
égalé  la  valeur  de  monsieur  Destin  et  des 
autres  héros  de  cette  illustre  troupe.  Il  ne 
faut  donc  pas  vous  étonner  si  je  délire  avec 
tant  de  passion  d'en  accroître  le  nombre,  ce 
qui  vous  sera  facile,  si  vous  me  faites  l'hon- 
neur de  m'v  recevoir  ;  au  reste,  je  ne  veux 
point  vous  être  à  charge ,  ni  ne  prétends  par- 
ticiper aux  émoluments  du  théâtre  ;  mais  seu- 
lement être  votre  tres-humble  et  très-obéis- 
sant serviteur. 

On  le  pria  de  sortir  pour  un  moment,  afin 
que  l'on  pût  recoudre  sur  le  sujet  de  sa  ha- 
rangue, et  y  procéder  dans  les  formes.  Il 
sortit,  et  l'on  commençait  d'opiner,  quand  le 
poëte  se  jeta  à  la  traverse  pour  former  une 
seconde  opposition;  mais  il  fut  relancé  par  la 
Rancune,  qui  l'eût  encore  mieux  poussé,  s'il 
n'eût  regardé  son  habit  neuf,  qu'il  avait 
acheté  dé  l'argent  qu'il  lui  avait  prêté.  Enfin 
il  fut  conclu  qu'il  serait  reçu  pour  être  le  di- 
vertissement de  la  compagnie.  On  l'appela,  et 
quand  il  fut  entré,  Destin  prononça  en  sa  fa- 
veur. On  fit  les  cérémonies  accoutumées  :  il 
fut  écrit  sur  les  registres,  prêta  le  serment  de 
fidélité.  On  lui  donna  le  mot  auquel  tous  les 
comédiens  se  reconnaissaient,  et  il  soupa  ce 
soir-la  avec  toute  la  caravane. 


176  LE  ROMAN  ÔOMIQUE 

IV.  —  Départ  de  Léandre  et  de  la  troupe  comique  pour 
Alençon.  —  Disgrâce  de  Ragotin. 

Après  souper,  il  n'y  eut  personne  qui  ne  fé- 
licitât Ragotin  de  l'honneur  qu'on  lui  avait 
fait  de  le  recevoir  dans  la  troupe,  de  quoi  il 
s'enfla  si  fort,  que  son  pourpoint  s'en  ouvrit 
en  deux  endroits.  Cependant  Léandre  prit  oc- 
casion d'entretenir  sa  chère  Angélique,  à  la- 
quelle il  réitéra  le  dessein  qu'il  avait  fait  de 
l'épouser;  mais  il  le  dit  avec  tant  de  dou- 
ceur, qu'elle  ne  lui  répondit  que  des  deux 
yeux,  d'où  elle  laissa  couler  quelques  larmes, 
Je  ne  sais  si  ce  fut  de  joie  des  belles  pro- 
messes de  Léandre  ou  de  ti  istesse  de  son  dé- 
part :  quoi  qu'il  en  soit,  ils  se  firent  beaucoup 
de  caresses,  la  Caverne  n'y  apportant  plus 
d'obstacle. 

La  nuit  étant  déjà  fort  avancée,  il  fallut  se 
retirer.  Léandre  prit  congé  de  toute  la  compa- 
gnie, et  s'en  fut  se  coucher.  Le  lendemain  il 
se  leva  de  bon  matin,  partit  avec  le  fermier  de 
son  père,  et  fit  tant  par  ses  journées;  qu'il  ar- 
riva en  la  maison  de  son  père,  qui  était  ma- 
lade, lequel  lui  témoigna  d'être  bien  aise  de  sa 
venue  ;  et,  selon  que  ses  forces  le  lui  permi- 
rent, il  lui  exprima  la  douleur  que  lui  avait 
causée  son  absence,  et  lui  dit  ensuite  qu'il 
avait  bien  de  la  joie  de  le  revoir,  pour  lui 
donner  sa  dernière  bénédiction,  et  avec  elle 
tous  ses  biens,  nonobstant  l'affliction  qu'il 
avait  eue  de  sa  mauvaise  conduite;  mais 
qu'il  croyait  qu'il  en  userait  mieux  à  l'a- 
venir. Nous  apprendrons  la  suite  à  son 
retour. 

Les  comédiens  et  comédiennes  étant  ha- 
billés, chacun  amassa  ses  nippes;  on  remplit 
les  coffres,  on  fit  les  balles  du  bagage  comique 
et  on  prépara  tout  pour  partir.  Il  manquait  un 


LE  ROMAN  COMIQUE  177 

cheval  pour  une  des  demoiselles,  parce  que 
i'un  de  ceux  qui  les  avaient  loués  s'était  dédit. 
On  priait  l'Olive  d'en  cliercher  un  autre,  quand 
Ragotin  entra,  lequel  ayant  ouï  cette  proposi- 
tion, dit  qu'il  n'en  était  pas  besoin,  parce 
qu'il  en  avait  un  pour  porter  mademoiselle  de 
l'Etoile  ou  Angélique  en  croupe,  attendu  qu'à 
son  avis  on  ne  pourrait  pas  aller  en  un  jour 
à  Alençon,  y  ayant  dix  grandes  lieues  du 
Mans;  qu'en  y  mettant  deux  jours,  comme  il 
le  fallait  nécessairement,  son  cheval  ne  serait 
pas  trop  fatigué  de  porter  deux  personnes. 
Mais  la  l'Etoile  l'interrompant,  lui  dit  qu'ede 
ne  pourrait  pas  se  tenir  en  croupe;  ce  qui  af- 
fligea fort  le  petit  homme,  qui  fut  un  peu 
consolé  quand  Angélique  dit  qu'elle  le  ferait 
bien,  elle.  Ils  déjeûnèrent  tous,  et  l'opérateur 
et  sa  femme  furent  de  la  partie  ;  mais  pendant 
que  l'on  apprêtait  le  déjeuner,  Ragotin  prit 
l'occasion  pour  parler  au  seigneur  Ferdinand! , 
auquel  il  fit  la  même  harangue  qu'il  avait 
faite  à  l'avocat  dont  nous  avons  parlé,  quand 
il  le  prenait  pour  lui,  à  laquelle  il  retondit 
qu'il  n'avait  rien  oublié  pour  mettre  tous  les 
secrets  de  la  magie  en  pratique,  mais  sans 
aucun  effet  ;  ce  qui  l'obligeait  de  croire  que  la 
l'Etoile  était  plus  grande  magicienne  qu'il 
n'était  magicien;  qu'elle  avait  des  charmes 
beaucoup  plus  puissants  que  les  siens,  et  que 
c'était  une  dangereuse  personne,  qu'il  avait 
grand  sujet  de  craindre.  Ragotin  voulait  re- 
partir; mais  on  les  pressa  de  se  laver  les 
mains,  et  de  se  mettre  à  table,  ce  qu'ils  firent 
tous.  Après  le  déjeuner,  Inezilla  témoigna  à 
tous  ceux  de  la  troupe,  et  principalement  aux 
demoiselles,  le  déplaisir  qu'elle  et  son  mari 
avaient  d'un  départ  si  prompt,  leur  protes- 
tant qu'ils  eussent  bien  désire  de  les  suivre  à 
Alencon,  pour  avoir  l'honneur  de  leur  conver- 
sation plus  longtemps;  mais  qu'ils  seraient 


178  LE  ROMAN  COMIQUE 

obligés  de  monter  sur  le  théâtre  pour  débiter 
leurs  drogues,  et  par  conséquent  faire  des 
farces  ;  que  cela  étant  public,  et  ne  coûtant 
rien,  le  monde  y  va  plus  facilement  qu'à  la 
comédie,  où  il  faut  donner  de  l'argent,  et 
qu'ainsi,  au  lieu  de  les  servir,  ils  leur  pour- 
raient nuire;  et  que,  pour  l'éviter,  ils 
avaient  résolu  de  monter  au  Mans  après  leur 
départ. 

Ils  s'embrassèrent  les  uns  les  autres,  et  se 
dirent  mille  douceurs  :  les  demoiselles  pieu-  ' 
rèrent,  et  enfin  tous  se  firent  de  grands  com-  : 
pliments,  à  la  réserve  du  poète,  qui,  en  d'au- 
1res  occasions,  eût  parlé  plus  que  quatre,  et 
en  celle-ci  demeura  muet,  la  séparation  d'Ine- 
zilla  lui  ayant  été  un  si  furieux  coup  de  fou- 
dre, qu'il  ne  put  jamais  le  parer,  quoiqu'il 
s'estimât  tout  couvert  des  lauriers  du  Par- 
nasse. 

La  charrette  étant  chargée  et  prête  à  par- 
tir, la  Caverne  y  prit  place  au  même  endroit 
que  vous  l'avez  vu  au  commencement  de  ce 
roman;  la  l'Etoile  monta  sur  un  cheval  que 
Destin  conduisait,  et  Angélique  se  mit  der- 
rière Ragotin,  qui  avait  pris  avantage  en 
montant  a  cheval,  pour  éviter  un  second  ac- 
cident de  sa  carabine,  qu'il  n'avait  pourtant 
Sas  oubliée,  car  il  l'avait  pendue  à  sa  ban- 
ouillère;  tous  les  autres  allèrent  à  pied,  dans 
le  même  ordre  qu'ils  étaient  arrivés  au  Mans. 

Quand  ils  furent  dans  un  petit  bois  qui  est 
au  bout  du  pavé,  environ  à  une  lieue  de  la 
ville,  un  cerf,  qui  était  poursuivi  par  les  gens 
de  monsieur  le  marquis  de  Lavardin,  traversa 
le  chemin,  et  fit  peur  au  cheval  de  Ragotin, 
qui  allait  devant,  ce  qui  lui  fit  quitter  l'étrier, 
et  mettre  en  même  temps  la  main  à  sa  cara- 
bine :  mais  comme  il  le  fit  avec  précipitation, 
le  talon  se  trouva  justement  sous  son  aisselle; 
et  comme  il  avait  la  main  à  la  détente,  le 


LE  ROMAX  COMIQUE  179 

coup  partit,  et  parce  qu'il  l'avait  beaucoup 
chargée,  et  à  balle,  elle  le  repoussa  si  furieu- 
sement qu'elle  le  renversa  par  terre,  et  eu 
tombant  le  bout  de  la  carabine  donna  contre 
les  reins  d'Angélique,  qui  tomba  aussi,  mais 
sans  se  faire  aucun  mal,  car  elle  se  trouva 
sur  ses  pieds.  Pour  Ragotin,  il  donna  de  la 
tête  contre  la  souche  d'un  vieux  arbre  pourri 
qui  était  environ  un  pied  hors  de  terre,  qui 
lui  fit  une  assez  grosse  bosse  au-dessus  de  la 
tempe  :  on  y  mit  une  pièce  d'argent,  on  lui 
banda  la  t-ete  avec  un  mouchoir;  ce  qui  ex- 
cita de  grands  éclats  de  rire  à  tous  ceux  de  la 
troupe  ;  ce  qu'ils  n'eussent  peut-être  pas  fait, 
si  le  mal  eût  été  plus  grand-  encore  ne  s  it- 
on,  car  il  est  bien  difficile  de  s'en  empêcher 
en  pareilles  occasions  ;  aussi  ils  s'en  régalè- 
rent comme  il  faut,  ce  qui  pensa  faire  enra- 
ger le  petit  homme,  qui  aussi  fut  remonté  sur 
son  cheval,  et  Angélique,  qui  ne  lui  permit 
pas  de  recharger  sa  carabine,  comme  il  le 
voulait  faire  :  et  l'on  continua  de  marcher 
jusqu'à  la  Guerche,  où  Ton  fit  repaître  les 
quatre  chevaux  qui  étaient  attelés  à  la  ehar- 
rette;  et  les  deux  autres  porteurs.  Tous  les 
comédiens  goûtèrent;  pour  les  demoiser.es, 
elles  se  mirent  sur  un  lit,  autant  pour  se  re- 
poser que  pour  conside'rer  les  hommes,  qui 
buvaient  à  qui  mieux  mieux,  surtout  la  Ran- 
cune et  Ragotin,  à  qui  l'on  avait  débandé  la 
tête,  à  laquelle  la  pièce  d'argent  avait  réper- 
cuté la  contusion,  qui  se  le  portaient  a  une 
santé  qu'ils  s'imaginaient  que  personne  n'en- 
tendait, ce  qui  obligea  Angélique  a  crier  à 
Ragotin  :  «  Monsieur,  prenez  garde  à  vous, 
et  songez  à  bien  conduire  votre  voiture  :  »  ce 
qui  démonta  un  peu  le  petit  avocat  en  comé- 
dienne, qui  fit  aussitôt  cession  d'armes,  ov 
plutôt  de  verres,  avec  la  Rancune. 
On  paya  l'hôtesse,  on  remonta  à  cheval,  et 


180  LE  ROMAN  COMIQUE 

la  caravane  comique  marcha.  Le  temps  était 
beau  et  le  chemin  de  même,  ce  qui  fut  cause 
qu'ils  arrivèrent  de  bonne  heure  à  un  bourg- 
qu'on  appelle  Vivain.  Ils  descendirent  au  Coq 
hardi,  qui  est  le  meilleur  logis:  mais  l'hôtesse 
(qui  n'était  pas  la  plus  agréable  du  pays  du 
Maine)  ht  quelque  difficulté  de  les  recevoir, 
disant  qu'elle  avait  beaucoup  de  monde,  entre 
autres  un  receveur  des  tailles  de  la  province, 
et  un  autre  receveur  des  épices  du  présidial 
du  Mans,  avec  quatre  ou  cinq  marchands  de 
toile.  La  Rancune,  qui  songea  aussitôt  à  faire 
quelque  tour  de  son  métier,  lui  dit  qu'ils  ne 
demandaient  qu'une  chambre  pour  les  demoi- 
selles ;  que  pour  les  hommes,  ils  se  couche- 
raient comme  ils  pourraient,  et  qu'une  nuit 
était  bientôt  passée,  ce  qui  adoucit  un  peu  la 
fierté  de  dame  cabaretière. 

Ils  entrèrent  donc  et  l'on  ne  déchargea 
point  la  charrette  ;  car  il  y  avait  dans  la  basse- 
cour  une  remise  de  carrosse  où  on  la  mit  et 
on  la  ferma  à  la  clef;  et  l'on  donna  une  cham- 
bre aux  comédiennes,  où  tous  ceux  de  la 
troupe  soupèrent,  et  quelque  temps  après  les 
demoiselles  se  couchèrent  dans  deux  lits  qu'il 
y  avait,  savoir  la  l'Etoile  dans  un  et  la  Ca- 
verne et  sa  fille  Angélique  dans  l'autre.  Vous 
jugez  bien  qu'elles  ne  manquèrent  pas  de 
fermer  la  porte  ;  aussi  bien  que  les  deux  rece- 
veurs, qui  se  retirèrent  aussi  dans  une  autre 
chambre,  où  ils  firent  porter  leurs  valises,  qui 
étaient  pleines  d'argent,  sur  lequel  la  Ran- 
cune ne  put  pas  mettre  la  main,  car  ils  se  pré- 
cautionnèrent bien. 

Mais  les  marchands  payèrent  pour  eux.  Ce 
méchant  homme  eut  assez  de  prévoyance  pour 
être  logé  dans  la  même  chambre  où  ils  avaient 
fait  porter  leurs  balles.  Il  y  avait  trois  lits, 
dont  les  marchands  en  occupaient  deux  et 
l'Olive  et  la  Rancune  l'autre,  leauelne  dormit 


LE  ROMAN  COMIQUE  181 

point  ;  mais  quand  il  connut  que  les  autres 
dormaient  ou  devaient  dormir,  il  se  leva  dou- 
cement pour  faire  son  coup,  qui  fut  inter- 
rompu par  un  des  marchands,  auquel  il  était 
survenu  un  mal  de  ventre,  avec  une  envie  de 
le  décharger,  ce  qui  l'obligea  à  se  lever  et  la 
Rancune  a  regagner  le  lit.  Cependant  le  mar- 
chand, qui  logeait  ordinairement  dans  ce  lo- 
gis, et  qui  en  savait  toutes  les  issues,  alla  par 
la  porte  qui  conduisait  a  une  petite  galerie, 
au  bout  de  laquelle  étaient  les  lieux  communs; 
ce  qu'il  fit  pour  ne  donner  pas  mauvaise  odeur 
aux  vénérables  comédiens.  Quand  il  se  fut 
vidé,  il  retourna  au  bout  de  la  galerie  ;  mais 
au  lieu  de  prendre  le  chemin  qui  conduisait  à 
la  chambre  d'où  il  était  parti,  il  prit  de  l'autre 
côté  et  descendit  dans  la  chambre  où  les  rece- 
veurs étaient  couohés  (car  les  deux  chambres 
et  les  montées  étaient  disposées  de  la  même 
sorte);  il  s'approcha  du  premier  lit  qu'il  ren- 
contra, croyant  que  ce  fut  le  sien;  et  une 
voix,  à  lui  inconnue,  lui  demanda  : 

—  Qui  est  là  ? 

Il  passa  sans  rien  dire  à  l'autre  lit ,  où  on 
lui  dit  la  même  chose,  mais  d'un  ton  plus 
élevé,  et  en  criant  : 

—  L'hôte!  de  la  chandelle!  il  y  a  quelqu'un 
dans  notre  chambre. 

L'hôte  fit  lever  une  servante  ;  mais  avant 
qu'elle  fût  en  état  de  comprendre  qu'il  fallait 
de  la  lumière,  le  marchand  eut  le  loisir  de  re- 
monter et  de  descendre  par  où  il  était  allé. 

La  Rancune,  qui  entendait  tout  ce  débat 
(car  il  n'y  avait  qu'une  simple  cloison  d'ais 
entre  les  deux  chambres),  ne  perdit  pas  de 
temps,  mais  dénoua  habilement  les  cordes 
des  deux  balles,  dans  chacune  desquelles  il 
prit  deux  pièces  de  toile,  et  renoua  les  cordes 
comme  si  personne  n'y  eût  touché;  car  il  sa- 
vait le  secret,  qui  n'est  connu  que  de  ceux  da 


182  LE  ROMAN  COMIQUE 

métier,  non  plus  que  leur  numéro  et  leurs 
chiffres.  Il  voulait  en  attaquer  un  autre,  quand 
le  marchand  entra  dans  la  chambre,  et  ayant 
ouï  marcher,  dit  : 

—  Qui  est  là  ? 

La  Rancune,  qui  ne  manquait  point  de  re- 
partie, après  avoir  fourré  les  quatre  pièces  de 
toile  dans  le  lit,  dit  qu'on  avait  oublié  de 
mettre  un  pot  de  chambre,  et  qu'il  cherchait 
la  fenêtre  pour  pisser.  Le  marchand,  qui  n'é- 
tait pas  encore  recouché,  lui  dit  : 

—  Attendez,  monsieur,  je  vais  l'ouvrir,  car 
je  sais  mieux  où  elle  est  que  vous. 

Il  l'ouvrit,  et  se  remit  au  lit.  La  Rancune 
s'approcha  de  la  fenêtre,  par  laquelle  il  pissa 
aussi  copieusement  que  quand  il  arrosa  un 
marchand  du  bas  Maine  avec  qui  il  était 
couché  dans  un  cabaret  de  la  ville  du  Mans, 
comme  vous  l'avez  vu  dans  le  sixième  cha- 
pitre de  la  première  partie  de  ce  roman  ;  après 
quoi  il  retourna  se  coucher  sans  fermer  la  fe- 
nêtre. Le  marchand  lui  cria  qu'il  ne  devait 
pas  l'avoir  laissée  ouverte,  et  l'autre  lui  cria 
encore  plus  haut  qu'il  la  fermât  s'il  voulait  ; 
que  pour  lui  il  n'eût  pas  pu  retrouver  son  lit 
dans  l'obscurité,  ce  qui  n'était  pas  quand  elle 
était  ouverte,  parce  que  la  lune  luisait  bien 
fort  dans  la  chambre.  Le  marchand,  appré- 
hendant qu'il  ne  voulût  lui  faire  une  querelle 
d'Allemand,  se  leva  sans  lui  repartir,  ferma 
la  fenêtre,  et  se  remit  au  lit,  où  il  ne  dormait 
pas,  dont  bien  lui  prit  ;  car  sa  balle  n'eût  pas 
eu  meilleur  marché  que  les  deux  autres. 

Cependant  l'hôte  et  l'hôtesse  criaient  à  la 
chambrière  d'allumer  vite  la  chandelle.  Elle 
s'en  mettait  en  devoir;  mais  comme  il  arrive 
ordinairement  que  plus  on  s'empresse,  moins 
on  avance,  aussi  cette  misérable  servante 
souffla  les  charbons  plus  d'une  heure  sans 
pouvoir  l'allumer;  l'hôte  et  l'hôtesse  lui  di- 


LE  ROMAN  COMIQUE  183 

saient  mille  malédictions,  et  les  receveurs 
criaient  toujours  plus  fort  :  «  de  la  chan- 
delle !  >  Entin,  quand  elle  fut  allumée,  l'hôte 
et  l'hôtesse  et  la  servante  montèrent  à  leur 
chambre,  où,  n'ayant  trouvé  personne,  ils  leur 
dirent  qu'ils  avaient  grand  tort  de  mettre 
amsi  tous  ceux  du  logis  en  alarme  :  eux  sou- 
tenaient toujours  d'avoir  vu  et  ouï  un  homme, 
et  de  lui  avoir  parlé.  L'hôte  passa  de  l'autre 
côté,  et  demanda  aux  comédiens  et  aux  mar- 
chands si  quelqu'un  d'eux  était  sorti  :  ils  di- 
rent tous  que  non  ;  «  à  la  réserve  de  monsieur, 
dit  un  des  marchands,  parlant  de  la  Rancune, 
qui  s'est  levé  pour  pisser  par  la  fenêtre  ;  car 
on  n'a  point  donné  de  pot  de  chambre.  »  L'hôte 
gronda  fort  la  servante  de  ce  manquement, 
et  alla  retrouver  les  receveurs,  auxquels  il 
dit  qu'il  fallait  qu'ils  eussent  fait  quelque 
mauvais  songe,  car  personne  n'avait  bougé  ; 
et  après  leur  avoir  dit  qu'ils  dormissent  bien, 
et  qu'il  n'était  pas  encore  jour,  il  se  retira. 

Sitôt  que  le  jour  fut  venu,  la  Rancune  se 
leva,  et  demanda  la  clef  de  la  remise,  où  il 
entra  pour  cacher  les  quatre  pièces  de  toile 
qu'il  avait  dérobées,  et  qu'il  mit  dans  une  des 
balles  de  la  charrette. 

V.  —  Ce  qui  arriva  aux  comédiens  entre  VivaUl 
et  Alençon.  —Autre  disgrâce  de  Ragotin. 

Tous  les  héros  et  héroïnes  de  la  troupe  co- 
mique partirent  de  bon  matin,  prirent  le 
grand  chemin  d'Alençon,  et  arrivèrent  heu- 
reusement au  Bourg-le-RoL  que  le  vulgaire 
appelle  le  Boulerey,  où  ils  dînèrent  et  se  repo- 
sèrent quelque  temps,  pendant  lequel  on  mit 
en  avant  si  Ton  passerait  par  Arsonay,  qui  est 
un  village  à  une  lieue  d'Alençon,  ou  si  l'on 
prendront  de  l'autre  côté  pour  éviter  Barée, 
qui  est  un  chemin  où,  pendant  les  plus  gran- 


184  LE  ROMAN  COMIQUE 

des  chaleurs  de  l'été,  il  y  a  de  la  boue  où  les 
chevaux  enfoncent  jusqu'aux  sangles. 

On  consulta  là-dessus  le  charretier  qui  as- 
sura qu'il  passerait  partout,  ses  quatre  che- 
vaux étant  ien  meilleurs  de  tous  les  attelages 
du  Mans  :  d'ailleurs  qu'il  n'y  avait  qu'environ 
cinq  cents  pas  de  mauvais  chemin,  et  que  ce- 
lui des  communes  de  Saint-Pater,  où  il  fau- 
drait passer,  n'était  guère  plus  beau,  et  beau- 
coup plus  long  ;  qu'il  n'y  aurait  que  les  che- 
vaux et  la  charrette  qui  entreraient  dans  la 
boue,  parce  que  les  gens  de  pied  passeraient 
dans  les  champs  ,  quittes  pour  enjamber 
certaines  fascines,  qui  ferment  les  terres,  afin 
que  les  chevaux  n'y  puissent  pas  entrer  :  on 
les  appelle  en  ce  pays-là  des  éthaliers.  Ils  en- 
filèrent âonc  ce  chemin-là.  Mademoiselle  de 
l'Etoile  dit  qu'on  l'avertît  quand  en  en  serait 
près,  parce  qu'elle  aimait  mieux  aller  à  pied 
en  beau  chemin,  qu'à  cheval  dans  la  boue; 
Angélique  en  dit  autant,  et  aussi  la  Caverne, 
qui  appréhenda  que  la  charrette  ne  versât. 

Quand  ils  furent  sur  le  point  d'entrer  dans 
ce  mauvais  chemin,  Angélique  descendit  de 
la  croupe  du  cheval  de  Ragotin,  Destin  fit 
mettre  pied  à  terre  à  la  l'Etoile,  et  l'on  aida  à 
la  Caverne  à  descendre  de  la  charrette.  Roque- 
brune  monta  sur  le  cheval  de  ia  l'Etoile,  et 
suivit  Ragotin,  qui  allait  après  la  charrette. 
Quand  ils  furent  au  plus  boueux  du  chemin, 
-et  à  un  lieu  où  il  n'y  avait  d'espace  que  pour 
la  charrette,  quoique  le  chemin  fût  fort  large, 
ils  rencontrèrent  une  vingtaine  de  chevaux 
de  voiture,  que  cinq  ou  six  paysans  condui- 
saient, qui  se  mirent  à  crier  au  charretier  de 
reculer.  Le  charretier  leur  criait  encore  plus 
fort: 

—  Reculez  vous-mêmes,  vous  le  ferez  plus 
aisément  que  moi. 

De  détourner  ou  à  droite  ou  à  gauche,  cela 


LE  ROMAN  COMIQUE  185 

ne  se  pouvait,  car  de  chaque  côte  il  n'y  avait 
que  des  fondrières  insondables.  Les  voituriers 
voulant  faire  les  mauvais,  s'avancèrent  brus- 
quement contre  la  charrette,  en  criant  si  fort 
que  les  chevaux  en  prirent  tant  de  peur  qu'ils 
en  rompirent  leurs  traits,  et  se  jetèrent  dans 
les  fondrières  ■  le  timonier  se  de'tourna  tant 
soit  peu  sur  \a  gauche,  ce  qui  fit  avancer  la 
roue  du  même  côté,  qui,  pour  ne  trouver  point 
de  ferme,  fit  verser  la  charrette.  Ragotin,  tout 
bouffi  d'orgueil  et  de  colère,  criait  comme  un 
démoniaque  contre  les  voituriers,  croyant  de 
pouvoir  passer  au  côté  droit,  où  il  semblait  y 
avoir  du  vide  ;  car  il  voulait  joindre  les  voitu- 
riers, qu'il  menaçait  de  sa  carabine  pour  les 
faire  reculer.  Il  s'avança  donc  ;  mais  son  che- 
val s'embourba  si  fort*  que  tout  ce  qu'il  put 
faire,  ce  fut  de  désétrier  promptement,  de 
désarçonner  en  même  temps,  et  de  mettre 
pied  a  terre  ;  mais  il  s'enfonça  jusqu'aux  ais- 
selles ;  et  s'il  n'eut  pas  étendu  les  bras,  il  eût 
enfoncé  jusqu'au  menton. 

Cet  accident  si  imprévu  fit  arrêter  tous 
ceux  qui  passaient  dans  les  champs,  pour 
penser  à  y  remédier.  Le  poëte  qui  avait  tou- 
jours bravé  la  fortune,  s'arrêta  doucement,  et 
fit  reculer  son  cheval  jusqu'à  ce  qu'il  eût 
trouvé  le  sec.  Les  voituriers  voyant  tant 
d'hommes  qui  avaient  tous  chacun  un  fusil 
sur  l'épaule,  et  une  épée  au  côté,  reculèrent 
sans  bruit,  de  peur  d'être  battus,  et  prirent  un 
autre  chemin. 

Cependant  il  fallut  songera  remédier  atout 
ce  désordre,  et  l'on  dit  ou'il  fallait  commencer 
par  M.  Ragotin  et  par  son  cheval,  car  ils  étaient 
tous  deux  en  grand  péril.  L'Olive  et  la  Ran- 
cune furent  les  premiers  qui  se  mirent  en 
devoir;  mais  quand  ils  voulurent  s'en  ap- 
procher, ils  enfoncèrent  jusqu'aux  cuisses,  et 
ils  auraient  encore  enfoncé  s'ils  eussent  avan- 


186  LE  ROMAN  COMIQUE 

cé  davantage  :  tellement  qu'après  avoir  sondé 
plusieurs  endroits  sans  y  trouver  du  ferme,  la 
Rancune,  qui  avait  toujours  des  expédients 
d'un  homme  de  son  naturel,  dit  sans  rire 
qu'il  n'y  avait  pas  d'autre  remède  pour  tirer 
M.  Ragotin  du  danger  où  il  était,  que  de 
prendre  la  corde  de  la  charrette  ;  qu'aussi 
"bien  il  fallait  la  décharger  et  la  lui  attacher 
au  cou,  et  le  faire  tirer  par  les  chevaux  qui 
s'étaient  remis  dans  le  grand  chemin.  Cette 
proposition  fit  rire  tous  ceux  de  la  compagnie, 
mais  non  pas  Ragotin,  qui  en  eut  autant  de 
peur,  comme  lorsque  la  Rancune  lui  voulait 
couper  son  chapeau  sur  le  visage  quand  il 
l'avait  enfoncé  dedans.  Mais  le  charretier, 
qui  s'était  hasardé  pour  relever  les  chevaux, 
le  fit  encore  pour  Ragotin  :  il  s'approcha  de 
lui,  et  à  diverses  reprises  le  sortit,  et  le  con- 
duisit dans  le  champ  où  étaient  les  comédien- 
nes, qui  ne  purent  s'empêcher  de  rire,  le 
voyant  en  si  bel  équipage  :  elles  se  contrai- 
gnirent pourtant  tant  qu'elles  purent.  Cepen- 
dant le  charretier  retourna  son  cheval,  qui, 
étant  assez  vigoureux,  sortit  avec  un  peu 
d'aide,  et  alla  trouver  les  autres  ;  ensuite  de 
quoi  l'Olive,  la  Rancune  et  le  même  charretieï 
qui  étaient  déjà  tous  pleins  de  boue,  déchar- 
gèrent la  charrette,  la  remuèrent  et  la  rechar- 
gèrent. Elle  fut  aussitôt  réattelée,  et  les  che- 
vaux la  sortirent  de  ce  mauvais  pas.  Ragotin 
remonta  sur  son  cheval  avec  peine,  car  le  har- 
nais était  tout  rompu;  mais  Angélique  ne  vou- 
lut pas  se  remettre  derrière  lui  pour  ne  point 
gâter  ses  habits.  La  Caverne  dit  qu'elle  irait 
bien  à  pied,  ce  que  fit  aussi  la  l'Etoile,  que 
Destin  continua  de  conduire  jusqu'aux  Chênes- 
Verts,  qui  est  le  premier  logis  que  l'on  trouve 
en  venant  du  Mans  au  faubourg  de  Montfort, 
où  ils  s'arrêtèrent,  n'osant  pas  entrer  dans  la 
ville  dans  un  si  étrange  desordre.  Après  que 


LE   ROSAN   COMIQUE  187 

ceux  qui  avaient  travaillé  eurent  bu,  ils  em- 

E lovèrent  le  reste  du  jour  à  faire  sécher  leurs 
abits,  après  en  avoir  pris  d'autres  dans  les 
coffres  que  l'on  avait  déchargés;  car  ils  en 
avaient  eu  chacun  un  en  présent  de  la  no- 
blesse mancelle.  Les  comé  tiennes  souper ent 
légèrement,  lassées  du  chemin  qu'elles  avaient 
été  contraintes  de  faire  a  pie  1,  ce  qui  les  obli- 
gea aussi  à  se  coucher  de  bonne  heure  :  les 
comédiens  ne  se  couchèrent  qu'après  avoir 
bien  soupe. 

Les  uns  et  les  autres  étaient  à  leur  premier 
sommeil,  environ  sur  les  onze  heures,  quand 
Une  tmupe  de  cavaliers  frappèrent  à  la  porte 
de  l'hôtellerie.  L'hôte  répondit  que  son  logis 
était  plein,  et  d'ailleurs  qu'il  était  heure  in- 
due. Ils  recommencèrent  a  frapper  plus  fort? 
en  menaçant  d'enfoncer  la  porte.  De.-tin,  qui 
avait  toujours  Saldagne  en  tète,  crut  que  c'é- 
tait lui  qui  venait  a  force  ouverte  pour  lui  en- 
lever la  l'Etoile;  mais  ayant  regardé  parla 
fenêtre,  il  aperçut,  à  la  faveur  de  la  clarté  de 
la  lune,  un  homme  qui  avait  les  mains  liées 
par  derrière,  ce  qu'ayant  dit  fort  bas  à  ses 
compagnons,  qui  étaient  tous  aussi  bien  que 
lui  en  état  de  le  bien  recevoir,  Ragotin  dit  as- 
sez haut  que  c'était  M.  de  la  Rapp  nière  ;  qu'il 
avait  pris  quelques  voleurs,  car  il  était  à  la 
quête.  Ils  furent  confirmés  dans  cette  opinion 
quand  ils  ouïrent  commander  à  l'hôte  d'ou- 
vrir de  par  le  roi. 

Mais  pourquoi  diable,  dit  la  Rancune,  ne 
l'a-t-il  pas  mené  au  Mans,  ou  à  Beaumont-le- 
Yicomte,  ou  au  pis-aller  à  Fresnay?  car, 
quoique  ce  faubourg  soit  du  Maine,  il  n'y  a 
point  de  prisons  ;  il  faut  qu'il  y  ait  là  du 
mystère. 

L'hôte  fut  contraint  d'ouvrir  à  la  Rappi- 
nière,  qui  entra  avec  dix  archers,  lesquels 
menaient  un  homme  attaché  comme  je  viens 


ÎS8  LE  ROMAX  COMIQUE 

de  vous  dire,  et  qui  ne  faisait  que  rire,  sur- 
tout quand  il  regardait  la  Rappiniére,  ce  qu'il 
faisait  fixement,  contre  l'ordinaire  des  crimi- 
nels, et  c'est  la  première  raison  pourquoi  il  ne 
le  mena  pas  au  Mans.  Or,  vous  saurez  que  la 
Rappiniére  ayant  appris  que  l'on  avait  fait 
plusieurs  voleries,  et  pillé  quelques  maisons 
champêtres,  se  mit  en  devoir  de  chercher  les 
malfaiteurs.  Comme  lui  et  ses  archers  appro- 
chaient de  la  forêt  de  Persaine,  ils  virent  us 
homme  qui  en  sortait  ;  mais  quand  il  aperçut 
cette  troupe  d'hommes  à  cheval,  il  reprit"  le 
chemin  du  bois,  ce  qui  fit  juger  à  la  Rappi- 
niére que  ce  pouvait  en  être  un.  Il  piqua  si 
fort,  et  ses  gens  aussi,  qu'ils  attrapèrent  cet 
homme,  qui  ne  répondit  qu'en  termes  confus 
aux  interrogats  que  la  Rappiniére  lui  fit,  mais 
il  ne  parut  point  confus  ;  au  contraire,  il  se 
mit  a  rire  et  a  regarder  fixement  la  Rappi- 
niére, qui,  plus  il  le  considérait,  plus  il  s'ima- 
ginait de  l'avoir  vu  autrefois,  et  il  ne  se  trom- 
pait pas  :  mais  du  temps  qu'ils  s'étaient  vus, 
on  portait  les  cheveux  courts  et  de  grandes 
barbes,  et  cet  homme-là  avait  la  chevelure 
fort  long;ue  et  point  de  barbe,  et  d'ailleurs  ses 
habits  étaient  différents  ;  tout  cela  lui  en 
Stait  la  connaissance.  Il  le  fit  néanmoins  at- 
tacher à  un  banc  de  la  table  de  la  cuisine, 
qui  était  a  dossier  à  l'antique,  et  le  laissa  en 
la  garde  de  deux  archers,  et  s'en  alla  coucher 
après  avoir  fait  un  peu  de  collation. 

Le  lendemain  Destin  se  leva  le  premier,  et 
en  passant  par  la  cuisine,  il  vit  les  archers 
endormis  sur  une  méchante  paillasse,  et  un 
homme  attaché  à  un  des  bancs  de  la  table, 
lequel  lui  fit  signe  de  s'approcher,  ce  qu'il 
fit;  mais  il  fut  fort  étonne  quand  le  prison- 
nier lui  dit  : 

Vous  souvient-il  quand  vous  fûtes  attaqué 
à  Paris  sur  le  Pont-Neuf,  où  vous  fûtes  volé, 


LE  ROMAN  COMIQUE  189 

principalement  d'une  boîte  de  portraits?  J'é- 
tais alors  avec  le  sieur  de  la  Rappinière,  qui 
était  notre  capitaine  ;  ce  fut  lui  qui  me  fit 
avancer  pour  vous  attaquer  :  vous  savez  tout 
ce  qui  se  passa.  J'ai  appris  que  vous  avez  tout 
su  de  Doguin,  à  l'heure  de  sa  mort,  et  que  la 
Rappinière  vous  a  rendu  votre  boîte.  Vous 
avez  une  belle  occasion  de  vous  venger  de 
lui  ;  car  s'il  me  mène  au  Mans,  comme  il  fera 
peut-être,  j'y  serai  pendu  sans  doute  ;  mais  il 
ne  tiendra  qu'à  vous  qu'.l  ne  soit  de  la  danse  : 
il  ne  faudra  que  joindre  votre  déposition  à  la 
mienne,  et  puis  vous  savez  comment  va  la 
justice  du  Mans. 

Destin  le  quitta,  et  attendit  que  la  Rappi- 
nière fût  levé.  Ce  fut  pour  lors  qu'il  témoi- 
gna bien  qu'il  n'était  point  vindicatif  ;  car  il 
l'avertit  du  dessein  du  criminel,  en  lui  disant 
tout  ce  qu'il  avait  dit  de  lui,  et  ensuite  lui 
conseilla  de  s'en  retourner  et  de  laisser  ce  mi- 
sérable. Il  voulait  attendre  que  les  comédien- 
nes fussent  levées  pour  leur  donner  le  bon- 
jour ;  mais  Destin  lui  dit  franchement  que  la 
l'Etoile  ne  le  pourrait  pas  voir  sans  s'emporter 
furieusement  contre  lui  avec  justice.  Il  lui  dit 
de  plus  que  si  le  vice-bailli  d'Alencon  (qui  est 
le  prévôt  de  ce  bailliage-là)  savait  tout  ce  ma- 
nège, il  le  viendrait  prendre.  Il  le  crut,  fit  dé- 
tacher le  prisonnier,  qu'il  laissa  en  liberté, 
monta  à  cheval  avec  ses  archers,  et  s'en  alla 
sans  payer  l'hôtesse  (ce  qui  lui  était  assez  or- 
dinaire) et  sans  remercier  Destin,  tant  il  était 
irouble. 

Après  son  départ,  Destin  appela  Roque- 
toune,  l'Olive  et  le  décoiateur,  qu'il  mena 
dans  la  ville,  et  ils  allèrent  directement  au 
grand  jeu  de  paume,  où  ils  trouvèrent  six 
gentilshommes  qui  jouaient  partie.  Il  de- 
manda le  maître  du  tripot  ;  et  ceux  qui  étaient 
*lans  la  galerie  ayant  connu   que  c'étaient  des 


190  LE  ROMAN  COMIQUE 

comédiens,  dirent,  aux  joueurs  que  c'étaient, 
des  comédiens,  et  qu'il  y  en  avait  un  qui  avait 
fort  bonne  mine.  Les  joueurs  achevèrent  leur, 
partie,  et  montèrent  dans  une  chambre  pour 
se  faire  frotter,  tandis  que  Destin  traitait. 
avec  le  maître  du  jeu  de  paume.  Ces  gentils- 
hommes étant  descendus  àdemi-vètus,  saluè- 
rent Destin,  et  lui  demandèrent  toutes  les! 
particularités  de  la  troupe  ;  de  quel  nombre 
de  personnes  elle  était  composée;  s'il  y  avait 
de  bons  acteurs,  s'ils  avaient  de  beaux  ha- 
bits, et  si  les  femmes  étaient  belles.  Destin 
répondit  sur  tous  ces  chefs,  en  suite  de  quoi 
ces  gentilshommes  lui  offrirent  leur  service,  et 
prièrent  le  maître  de  les  accommoder,  ajou- 
tant que,  s'ils  avaient  patience  qu'ils  fussent 
tout  à  fait  habillés,  ils  boiraient  ensemble,  ce 
que  Destin  accepta  pour  se  faire  des  amis,  en 
cas  que  Saldagne  le  cherchât  encore  ;  car  il 
en  avait  toujours  de  l'appréhension.  Cepen- 
dant il  convint  du  prix  pour  le  louage  du  tri- 
pot :  et  ensuite  le  décorateur  alla  chercher  un 
menuisier  pour  bâtir  le  théâtre,  suivant  le 
modèle  qu'il  lui  donna;  et  les  joueurs  étant 
habillés,  Destin  s'approcha  d'eux  de  si  bonne 
grâce,  et  avec  sa  grande  mine  leur  fit  paraître 
tant  d'esprit,  qu'ils  conçurent  de  Ta  initié  pour 
lui.  Ils  lui  demandèrent  où  la  troupe  était 
logée,  et  lui  ayant  répondu  qu'elle  était  aux 
Chênes- Verts,  à  Mont-fort,  ils  lui  dirent  : 

—  Allons  boire  dans  un  logis  qui  sera  votre 
fait  ;  nous  voulons  vous  aider  à  faire  le  mar- 
ché. 

Ils  y  allèrent,  furent  d'accord  du  prix  pour 
trois  chambres,  et  y  déjeunèrent  très-bien. 
Vous  pouvez  bien  croire  que  leur  entretien  ne 
fut  que  de  vers  et  de  pièces  de  théâtre;  en- 
suite de  quoi  ils  lui  firent  grande  amitié,  et 
allèrent  avec  lui  voir  les  comédiennes,  qui 
étaient  sur  le  point  de  dîner,  ce  qui  fut  cause 


LE  R0MA5  COMIQUE  191 

que  ces  gentilshommes  ne  demeurèrent  pas 
longtemps  avec  elles.  Ils  les  entretinrent 
pourtant  agréablement  pendant  le  peu  de 
temps  qu'ils  y  furent;  ils  leur  offrirent  leurs 
services  et  leur  protection,  car  c'étaient  des 
principaux  de  la  ville. 

Apres  le  dîner  on  fit  porter  le  bagage  co- 
mique à  la  Coupe-d'Or,  qui  était  le  logis  que 
Dest  n  avait  retenu  ;  et  quand  le  théâtre  fut 
en  état,  ils  commencèrent  à  représenter.  Nous 
les  laisserons  dans  cet  exercice,  où  ils  firent 
tous  voir  qu'ils  n'étaient  pas  apprentis,  et 
retournerons  Yoir  ce  que  fait  Saldagne  depuis 
sa  chute. 


FIN  DU   TOME   DEUXIEME 


Paris.  Imprimerie   Nouvelle  'assoc.  ouv.i,   14,  rue  des  jeûneurs 
G.  Masquiu,  directeur. 


BIBLIOTHÈQUE  NATIONALE 

JOJ.LECTIOK  DBS  MEILLEURS    AITEURS   ANCIF-SS   ET  MODERNES 

SCARROfl 

LE 

ROMAN  COMIQUE 


TOME    TROISIEME 


PARIS 

LIBRAIRIE  DE  LA  BIBLIOTHÈQUE  NATIONALE 
2,  EUE   DE  VALOIS,    PALAIS-ROYAL,  2 

1879 
Tema  droits  réserrés 


LE  ROMAN  COMIQUE 


TROISIÈME  PARTIE 

(SCITE) 

VI.  —  Mort  de  Saldagne. 

Vous  avez  vu,  dans  le  douzième  chapitre  de 
la  seconde  partie  de  ce  roman,  comment  Sal- 
dagne était  demeuré  au  lit,  malade  de  sa 
chute,  dans  la  maison  du  baron  d'Arqués,  à 
l'appartement  de  Verville,  et  ses  valets  si 
ivres  dans  une  hôtellerie  d'un  bourg  distant 
de  deux  lieues  de  ladite  maison,  que  celui  de 
Verville  eut  bien  de  la  peine  à  leur  faire  com- 
prendre que  la  demoiselle  s'était  sauvée,  et 
que  l'autre  homme  que  son  maître  leur  avait 
donné  la  suivait  avec  l'autre  cheval.  Après 
qu'ils  se  furent  bien  frotté  les  yeux,  et  qu'ils 
eurent  bâillé  chacun  trois  ou  quatre  fois,  et 
allongé  les  bras  en  s'étirant,  ils  se  mirent  en 
devoir  de  la  chercher.  Ce  valet  leur  rît  prendre 
un  chemin  par  lequel  il  savait  bien  qu'ils  ne 
la  trouveraient  pas,  suivant  Tordre  que  son 
maître  lui  en  avait  donné  ;  aussi  roulèrent-ils 
pendant  trois  jours,  au  bout  desquels  ils  s'en 
retournèrent  trouver  Saldagne.  qui  n* était  pas 
encore  guéri  de  sa  chute,  ni  même  en  état  de 
quitter  le  lit,  auquel  ils  dirent  que  la  fille  s'é- 


4  LE  ROMAN  COMIQUE 

tait  sauvée,  mais  que  l'homme  que  M.  de  Ver- 
viile  leur  avait  donné  la  suivait  à  cheval. 
Saldagne  pensa  enrager  à  la  réception  de 
cette  nouvelle,  et  bien  prit  à  ses  valets  qu'il 
était  au  lit  et  attaché  par  une  jambe  :  car,  s'il 
eût  été  debout  ou  s'il  eût  pu  se  lever,  ils 
n'eussent  pas  seulement  essuyé  des  paroles 
comme  ils  firent,  mais  il  les  aurait  roués  de 
goups  de  bâton;  car  il  pesta  si  furieusement 
contre  eux,  leur  disant  toutes  les  injures  ima- 
ginables, et  se  mit  si  fort  en  colère,  que  son 
mal  augmenta,  et  la  fièvre  le  reprit  ;  en  sorte 
que,  quand  le  chirurgien  vint  pour  le  panser, 
il  appréhenda  que  la  gangrène  ne  se  mît  à  sa 
jambe,  tant  elle  était  enflammée  :  et  même  il 
y  avait  quelque  lividité,  ce  qui  l'obligea  d'al- 
ler trouver  Yervil  e,  à  qui  il  conta  cet  acci- 
dent, lequel  se  douta  bien  de  ce  Qui  l'avait 
causé,  et  alla  aussitôt  voir  Saldagne,  pour  lui 
demander  la  cause  de  son  altération  {ce  qu'il 
savait  assez,  car  il  avait  été  averti  par  son 
valet  de  tout  le  succès  de  l'affaire)  ;  et,  l'ayant 
appris  de  lui-même,  il  lui  redoubla  sa  douleur, 
en  disant  que  c'était  lui  qui  avait  tramé  cette 
pièce,  pour  lui  éviter  la  plus  mauvaise  affaire 
qui  pût  jamais  lui  arriver. 

—  Car,  lui  dit-il,  vous  voyez  bien  que  per- 
sonne n'a  voulu  retirer  cette  fille;  et  je  vous 
déclare  que  si  j'ai  souffert  que  ma  femme, 
votre  sœur,  l'ait  logée  céans,  ce  n'a  été  qu'à 
dessein  de  la  remettre  entre  les  mains  de  son 
frère  et  de  ses  amis.  Dites-moi  un  peu,  que 
seriez-vous  devenu  si  l'on  avait  fait  des  infor- 
mations contre  vous  pour  un  rapt,  qui  est  un 
crime  capital,  et  que  l'on  ne  pardonne  point? 
Vous  croyez  peut-être  que  la  bassesse  de  sa 
naissance  et  sa  profession  vous  auraient 
excusé  de  cette  licence  :  vous  vous  flattez  en 
cela;  car  apprenez  qu'elle  est  fille  de  gentil- 
homme et  de  demoiselle,  et  au'au  bout  vous 


LÉ  ROMAN    COMIQUE  5 

n'y  auriez  pas  trouvé  votre  compte  ;  et  après 
tout,  quand  les  moyens  de  la  justice  auraient 
manqué,  sachez  qu'elle  a  un  frère  qui  s'en 
serait  vengé;  car  cVst  un  homme  qui  a  du 
cœur,  vous  l'avez  éprouvé  en  plusieurs  ren- 
contres; ce  qui  vous  devrait  obliger  à  avoir 
de  l'estime  pour  lui,  plutôt  que  de  le  persécu- 
ter comme  vous  faites.  Il  est  temps  de  cesser 
ces  vaines  poursuites,  où  vous  pourriez  suc- 
comber à  la  fin  ;  car  vous  savez  que  le  déses- 
poir fait  tout  hasarder.  Il  vaut  donc  mieux 
pour  vous  le  laisser  en  paix. 

Ce  discours,  qui  devait  obliger  Saldagne  à 
rentrer  en  lui-même,  ne  servit  qu'à  redoubler 
sa  rage,  et  à  lui  faire  prendre  d'étranges  ré- 
solutions, qu'ii  dissimula  en  présence  de  Ver- 
ville,  et  qu'il  tâcha  depuis  d'exécuter.  Il  se 
dépêcha  de  se  guérir;  et  sitôt  qu'il  fut  en  état 
de  pouvoir  monter  à  cheval,  il  prit  congé  de 
Ver  ville,  et  en  même  temps  il  prit  le  chemin 
lu  Mans, où  il  croyait  trouver  la  troupe;  mais 
ayant  appris  qu'elle  en  étnit  partie  pour  aller 
èl  Alençon,  il  résolut  d'y  aller."  Il  passa  par  Vi- 
vain,  ou  il  fit  repaître  ses  gens  et  trois  coupe- 
jarrets  qu'il  avait  pris  avec  lui.  Quand  il  entra 
au  logis  du  Coq  hardi,  où  il  mit  pied  à  terre, 
il  entendit  une  grande  rumeur:  c'étaient  les 
marchands  de  toile,  qui,  étant  allés  au  mar- 
ché à  Beaumont,  s'étaient  aperçus  du  larcin 
que  leur  avait  fait  la  Rancune,  et  étaient  re- 
venus s'en  plaindre  à  l'hôtesse,  qui,  en  criant 
bien  fort,  A-ur  soutenait  qu'elle  n'en  était  pas 
responsable,  puisqu'ils  ne  lui  avaient  pas  donné 
leurs  balles  à  garder,  mais  qu'ils  les  avaient 
fait  porter  dans  leurs  chambres;  et  les  mar- 
chands répliquaient  : 

—  Cela  est  vrai;  mais  quediab^aviez-voug 
à  faire  d'y  mettre  coucher  ces  bateleurs  ?  car 
sans  doute  ce  sont  eux  qui  nous  ont  volé. 

—  Mais  ,   repartit    l'hôtesse ,     trouvâtes- 


S  LE    «OMAN  COMIQUE 

vous  vos  balles   crevées  ou  les  cordes  déi 
faites. 

—  Non,  dirent  les  marchands  et  c'est  ce  qui 
nous  étonne,  car  elles  étaient  nouées  coinm! 
si  nous  l'eussions  fait  nous-mêmes. 

—  Or,  allez -vous  promener,  dit  l'hôi 
tesse. 

Les  marchands  voulaient  répliquer,  quand 
Saidagne  jura  qu'il  les  battrai  s'ils  faisaien] 
plus  de  brui \  Ces  pauvres  marchands,  voyant 
tant  de  gens,  et  de  si  mauvaise  mine,  furent 
contraints  dé  se  taire  et  attendirent  leur  dé] 

Îiart  pour  recommencer  leur  dispute  avec  l'hôl 
esse. 

Après  que  Saidagne,  ses  gens  et  seschevau^J 
eurent  repu,  il  prit  la  route  d'Aieneon,  où  n 
arriva  fort  tard.  Il  ne  dormit  point  dé  toute  là 
nuit,  qu'il  employa  à  penser  aux  moyens  d«k 
se  venger  sur  Destin  de  l'affront  qu'il  lui  avail 
fait  de  lui  avoir  ravi  sa  proie  ;  et  comme  il 
était  fort  brutal,  il  ne  prit  que  des  résolution! 
brutales. 

Le  lendemain,  il  alla  à  la  comédie  avec  se| 
compagnons,  qu'il  fit  passer  devant  et  pays 
pour  quatre  :  ils  n'étaient  connus  de  per- 
sonne, ainsi  il  leur  fut  facile  de  passer  pou: 
étrangers;  pour  lui,  il  entra  le  visage  couver 
de  son  mantean  et  la  tête  enfoncée  dans  soi 
chapeau,  comme  un  homme  qui  ne  veut  pas 
être  connu.  Il  s'assit  et  assista  à  la  comédie 
où  il  s'ennuya  autant  que  les  autres  s'y  plu 
rent  ;  car  tous  admirèrent  la  l'Etoile,  qui  re- 
présenta ce  jour-la  la  Cléopâtre  de  la  pompeuse 
tragédie  du  grand  Pompée,  de  l'inimitable 
Corneille.  Quand  elle  fut  unie,  Saidagne  et 
ses  gens  demeurèrent  dans  le  jeu  de  paume,, 
résolus  d'y  attaquer  Destin.  Mais  cette  troupe 
avait  si  fort  gagné  les  bonnes  grâces  de  toute 
la  noblesse  et  de  tous  les  honnêtes  bourgeois 
d'Alençon.   que  ceux,  qui  la  composaient  n'ai* 


LE   ROMAN   COMQ&E  7 

lient  point  au  théâtre,  ni  ne  s'en  retour- 
aient  point  à  leur  logis  qu'avec  un  grand 
kiége. 

Ce  jour-là,  une  jeune  dame,  veuve,  fort  ga- 
nte, qu'on  appelait  madame  de  Vilieneur, 
>nvia  les  comédiennes  à  souper,  ce  que  Sal- 
agne  put  facilement  entendre  :  elles  s'en 
icusérent  civilement  ;  mais,  voyant  qu'elle 
:it  de  si  bonne  grâce  à  lès  en  prier, 
Jes  lui  promirent  d'y  aller  :  ensuite  elles  se 
Hrèrent,  mais  très-bien  accompagnées,  et 
otamment  de  ces  genril hommes  qui  jouaient 
la  paume  quand  Destin  vmt  pour  louer  le 
ipot,  et  d'un  grand  nombre  d'autres  ;  ce  qui 
>mpit  le  mauvais  dessein  de  Saldagne,  qui 
osa  éclater  devant  tant  d'honnêtes  gens,  avec 
squels  il  n'eût  pas  trouvé  son  compte.  Mais 
s'avisa  de  la  plus  insigne  méchanceté  que 
>n  puisse  imaginer,  qui  fut  d'enlever  la  l'E- 
►Ue  quand  eue  sortirait  de  chez  madame  de 
illeneur  et  de  tuer  tous  ceux  qui  voudraient 
y  opposer  à  la  faveur  de  la  nuit.  Les  troi3 
>mediennes  y  allèrent  souper  et  passer  la 
îillée.  Or,  comme  je  vous  l'ai  déjà  dit,  cette 
une  était  jeune  et  iort  galante,  ce  qui  atti- 
it  à  sa  maison  toute  la  belle  compagnie,  qui 
igmenta  ce  soir-là  à  cause  des  comédien- 
«.  Or  Saldagne  s'était  imaginé  d'enlever  la 
îtoile  avec  autant  de  facilité  que  quand 
l'avait  ravie  lorsque  le  valet  de  Destin  la 
nduisait,  suivant  la  maudite  invention  de 
Rappinière.  Il  prit  donc  un  vigoureux 
;eval,  qu'il  fit  tenir  par  un  de  ses  laquais,  te- 
nu il  posta  à  la  porte  de  la  maison  de  ladite 
ime  de  Vilieneur,  qui  était  situéô  dans  mie 
tite  rue  proche  du  palais,  croyant  qu'il  lui 
rait  facile  de  faire  sortir  la  l'Etoile  sous 
elque  prétexte,  et  de  la  monter  prompte- 
mt  sur  le  cheval,  avec  l'aide  de  ces  trois 
mines  qui  battaient  l'estrade  dans  la  grande 


8  LE  ROMAX  COMIQUE 

place,  pour  la  mener  après  où  il  lui 
Enfin  il  se  repaissait  de  ces  vaines  chimèr<[ 
et  tenait  déjà  la  proie  en  ide'e  :  mais  il  arril 
qu'un  homme  d'église,  qui  n'était  pas  de  ce: 
qui  se  font  scrupule  de  tout,  et  bien  souvefc 
de  rien,  car  il  fréquentait  les  honorables  co- 
pagnies,  et  aimait  si  fort  la  comédie  qu'il  f;- 
sait  connaissance  avec  tous  les  comédiens  ci 
venaient  à  Alençon,  en  avait  fait  une  fit 
étroite  avec  ceux"  de  notre  illustre  troupe,  t 
allait  veiller  ce  soir-la  chez  madame  de  Vili- 
fleur. 

Ayant  aperçu  un  laquais  qu'il  ne  connai- 
sait  point,  non  plus  que  la  livrée  qu'il  porte:, 
tenant  un  cheval  par  la  bride,  et  s'étant  a- 
quis  à  qui  il  était,  ce  qu'il  faisait  là,  si  m 
maître  était  dans  la  maison,  et  ayant  troié 
beaucoup  d'obscurité  dans  ses  réponses,Ù 
monta  à  la  salie  où  était  la  compagnie,  à  h 
quelle  il  raconta  ce  qu'il  avait  vu,  et  qa 
avait  ouï  marcher  des  personnes  à  l'entrée e 
la  petite  rue. 

Destin,  qui  avait  observé  cet  homme  quJJ 
cachait  le  visage  de  son  manteau,  et  qui  av.t 
toujours  l'imagination  frappée  de  Saldagv 
ne  douta  point  que  ce  ne  fût  lui  :  il  n'en  a  vit 
pourtant  rien  dit   à  personne  ;   mais  il  avl 
mené  tous  ses  compagnons  chez  madame  à 
Villefleur,  pour  faire  escorte  aux  demoisegt 
qui  y  veillaient;  mais  ayant  appris  de  lab 
che  de  l'ecclésiastique  ce  que  vous  venez  d 
tendre   il  fut  confirmé  dans  la  croyance  < 
G'était  Saldagne  qui  voulait  hasarder  un 
cond  enlèvement  de  sa  chère  l'Etoile. 

On  consulta  sur  ce  que  l'on  devait  faire, 
l'on  conclut  qu'on  attendrait  l'événement: 
que  si  personne  ne  paraissait  avant  l'heure 
la  retraite,  on  sortirait  avec  toute  la  préc 
tion  qu'on  peut  prendre  en  pareilles  occasio 

Mais  on  ne  demeura  pas  longtemps,  qu 


LE  ROMAX   COMIQDE  9 

homme  inconnu  entra  et  demanda  mademoi- 
seDe  de  l'Etoile,  à  laquelle  il  dit  qu'une  de- 
moiselle de  ses  amies  lui  voulait  dire  un 
mot  à  la  rue,  et  qu'elle  la  priait  de  des- 
cendre pour  un  moment.  On  jugea  alors 
que  c'était  par  ce  moyen  que  Saldagne 
voulait  réussir  dans  sou  dessein  :  ce  qui 
obligea  tous  ceux  de  la  compagnie  à  se  mettre 
en  état  de  les  bien  recevoir.  On  ne  trouva 
pas  bon  qu'aucune  des  comédiennes  descendit  ; 
mais  on  fit  avancer  une  des  femmes  de  cham- 
bre de  madame  de  Yillerleur,  que  Saldaçrne 
saisit  aussitôt,  croyant  que  ce  lût  la  l'Etoile. 
Mais  qu'il  fut  étonne  quand  il  se  trouva  investi 
l'un  grand  nombre  d'hommes  armés  !  car  il 
Bn  était  passé  une  partie  par  une  porte  qui 
est  sur  la  grande  place,  et  les  autres  par  la 
porte  ordinaire  :  mais  c<  mme  il  n'avait  de 
lugement  qu'autant  qu'un  brutal  en  peut  avoir, 
et  sans  considérer  si  -es  gens  s'étaient  joints 
l  lui;  il  tira  un  coup  de  pistolet,  dont  un  des 
Bomediens  fut  blessé  légèrement,  mais  qui  fut 
suivi  d'une  demi-douzaine  qu'on  déchargea 
sur  lui.  Ses  gens,  qui  ouïrent  le  bruit,  au  lieu 
le  s'approcher  pour  le  secourir,  firent  comme 
font  ordinairement  ces  canailles  que  l'on  em- 
ploie pour  assassine  ■  quelqu'un,  qui  s'enfuient, 
Juand  ils  trouvent  de  la  résistance  :  autant 
5n  firent  les  compagnons  de  Saldagne,  qui 
était  tombé,  car  il  avait  un  coup  de  pis- 
tolet à  la  tête  et  deux  dans  le  corps.  On  aD- 
porta  de  la  lumière  pour  le  regarder:  mais 
personne  ne  le  connut  que  les  comédiens  et 
comédiennes,  qui  assurèrent  que  c'était  Sal- 
dagne. On  le  crut  mort,  quoiqu'il  ne  le  fût 
pas,  ce  qui  fut  cause  que  l'on  aida  à  son  la- 
quais à  le  mettre  de  travers  sur  son  cheval. 
Ûle  mena  à  son  logis,  où  on  lui  reconnut  en- 
core quelque  signe  de  vie,  ce  qui  obligea 
l'hôte  à  le  faire  panser  ;  mais  ce  fut  inutile- 


ae,fc 
cet 


10  LE  ROMAN  COMIQUE 

ment,  car  il  mourut  le  lendemain.  Son  cof 
fut  porté  en  son  pays,  où  il  fut  reçu  par  I 
sœurs  et  leurs  maris  :  elles  le  pleurèrent  il 
contenance,  mais,  dans  leur  coeur,  elles  mr|l 
très-aises  de  sa  mort.  J'oserais  croire  mêi 
que  madame  de  Saint-Far  eût  bien  voulu  ci 
son  brutal  de  mari  eût  eu  un  pareil  sort,  et 
devait  l'avoir  à  cause  de  la  sympathie.  Je  t 
voudrais  pourtant  pas  faire  un  jugement  1 
méraire. 

La  justice  se  mit  en  devoir  de  faire  quelqip 
formalités  ;  mais  n'ayant  trouvé  personne, 
personne  ne  se  plaignant,  et  d'ailleurs 
qui  pouvaient  être  soupçonnés  étant  des  m 
cipaux  gentilshommes  de  la  ville,  cela  dj 
meura  dans  le  silence. 

Les  comédiennes  furent  conduites  à  1er 
logis,  où  elles  apprirent  le  lendemain  la  ino 
de  Saldagne,  dont  elles  se  réjouirent  foi| 
étant  alors  en  assurance;  car  partout  elii 
n'avaient  que  des  amis,  et  partout  ce  se 
ennemi,  parce  qu'il  les  suivait  partout. 

TH.  —  Suite  de  l'histoire  de  la  Caverne. 

Destin  avec  l'Olive  allèrent  le  lendemain  chJ 
le  prêtre,  que  l'on  appelait  monsieur  le  prieii 
de  Saint-Louis  (qui  est  un  titre  plutôt  nom j 
rable  que  lucratif  d'une  petite  église  situé; 
dans  une  îie  que  fait  la  rivière  de  Sarthe  entij 
;es  ponts  d'Alençon),  pour  le  remercier  de  c 
que,  par  son  moyen,  ils  avaient  évité  le  plu 
grand  malheur  qui  leur  put  jamais  arriver,  e 
:jui  ensuite  les  avait  mis  dans  un  pariai 
repos,  puisqu'ils  n'avaient  plus  rien  à  craindr 
après  la  mort  funeste  du  misérable  Saldagne 
qui  continuait  toujours  à  les  troubler. 

Vous  ne  devez  pas  vous  étonner  si  les  co- 
médiens et  cornéliennes  de  cette  troupt 
avaient  reçu  ce  bienfait  d'un  prêtre,  puisque 


LE   R03A*   COWTQTTE  lî 

pyas  avez  pn  voir  dans  les  aventures  comi- 
ques de  cette  illustre  histoire  les  bons  offices 
que  trois  ou  quatre  curés  leur  avaient  rendus 
dans  le  logis  ou  l'on  se  battait  la  nuit,  et  te 
soin  qu'ils  avaient  eu  de  loger  et  tarder  An- 
gélique, après  qu'elle  fut  retrouvée,  et  autres 
que  vous  avez  pu  remarquer,  et  que  vous  verre/ 
encore  dans  la  suite. 

Ce  prieur,  qui  n'avait  fait  que  simplemen" 
connaissance  avec  eux,  fit  alors  une  fort  étroite 
amitié,  en  sorte  qu'ils  se  visitèrent  depuis,  et 
mangèrent  souven1"  ens<  mble.  Or,  un  jour  que 
If.  de  Saint-Louis  était  dans  la  chambre  des 
comédiennes  (c'était  un  vendredi,  que  l'on  ne 
représentait  pas),  Destin  et  la  l'Etoile  prièrent 
la  Caverne  d'achever  son  histoire.  Elle  eut  un 

{>eu  de  peine  à  s'y  résoudre  ;  mais  enfin  elle 
oussa  et  cracha  trois  ou  quatre  fois;  on  dit 
même  qu'elle  se  moucha  aussi,  et  se  mit  en 
état  de  parler,  quand  M.  de  Saint-Louis  voulut 
sortir,  croyant  qu'il  y  eût  quelque  mystère 
qu'elle  n'eut  pas  voulu  que  tout  le  monde  eût 
entendu  ;  mais  il  fut  arrêté  par  tous  ceux  de 
Ja  troupe,  qui  rassurèrent  qu'ils  seraient  très- 
aises    qu'il  apprît  leurs   aventures  : 

—  Et  j'ose  croire,  dit  la  l'Etoile  (qui  avait 
l'esprit  fort  éclairé),  que  vous  n'êtes  pas  venu 
à  l'âge  où  vous  êtes  sans  en  avoir  éprouvé 
quelques-unes  ;  car  vous  n'avez  pas  la  mine 
d'avoir  toujours  porté  la   soutane. 

Ces  paroles  démontèrent  un  peu  le  prieur, 
qui  leur  avoua  franchement  que  ses  aventu- 
res ne  rempliraient  pas  mai  une  partie  de 
roman,  au  lieu  des  histoires  fabuleuses  que 
l'on  y  met  le  plus  souvent.  Ln  l'Etoile  lui  re- 
partit qu'elle  jugeait  bien  qu'elles  étaient  di- 
gnes d'être  ouïes,  et  rengagea  à  les  raconter 
a  la  première  réquisition  qui  lui  en  serait  faite  : 
ce  qu'il  promit  fort  agréablement.  Alors  la 
Caverne  reprit  son  histoire  de  cette  sorte. 


12  LE  ROMAN   COMIQUE 

—  Le  lévrier,  qui  nous  fit  peur,  interrompi; 
ce  que  vous  allez  apprendre. 

La  proposition  que  le  baron  de  Sigognac  fii 
faire  a  ma  mère,  par  le  curé,  de  l'épouser,  1) 
rendit  aussi  affligée  que  j'en  étais  joyeuse1, 
comme  je  vous  l'ai  déjà  dit  ;  et  ce  qui  aug: 
mentait  son  afdiction,  c'était  de  ne  savoir  pa, 
quel  moyen  sortir  de  son  château.  De  le  fam 
seules,  nous  n'eussions  pu  aller  guère  loin 
qu'il  ne  nous  eût  fait  suivre  et  reprendre,  e 
ensuite  peut-être  maltraiter.  D'ailleurs  c'étai 
hasarder  de  perdre  nos  nippes,  qui  étaient  lu 
seul  moyen  qui  nous  restait  pour  subsister  i 
mais  le  bonheur  nous  en  fournit  un  tout  à  far 
plausible. 

Ce  baron,  qui  avait  toujours  été  un  homme 
farouche  et  sans  humanité,  ayant  passé  d< 
l'excès  de  l'insensibilité  brutale  à  la  plus  belle 
de  toutes  les  passions,  qui  est  l'amour,  qurI 
n'avait  jamais  ressentie,  ce  fut  avec  tant  d( 
violence  qu'il  en  fut  malade,  et  malade  à  la 
mort.  Au  commencement  de  sa  maladie,  ma: 
mère  s'entremit  de  le  servir  ;  mais  son  maril 
augmentait  toutes  les  fois  qu'elle  approchait! 
de  son  lit  ;  ce  qu'ayant  aperçu,  comme  elle: 
était  femme  d'esprit,  elle  dit  à'ses  domestiques 
qu'elle  et  sa  fille  leur  é  aient  plutôt  des  sujets 
d'empêchement  que  néce-saires,  et,  par  cette 
raison,  qu'elle  les  priait  de  leur  procurer  des 
montures  pour  nous  porter  et  une  charrette; 
pour  le  bagage.  Ils  eurent  un  peu  de  peine  à 
s'y  résoudre  ;  mais  le  curé  survenant,  et  ayant  i 
reconnu  que  M.  le  baron  était  en  rêverie,  se 
mit  en  devoir  d'en  chercher  :  enfin  il  trouva! 
ce  qui  nous  était  nécessaire.  Le  lendemain, 
nous  fîmes  charger  notre  équipage  ;  et,  après 
avoir  pris  congé  des  domestiques,  et  princi- 
palement de  cet  obligeant  curé,  nous  allâmes 
coucher  à  une  petite  vide  de  Périgord,  dont  je 
n'ai  pas  retenu  le  nom  ;  mais  je  sais  bien  que 


LE    RCMA*   C0W1QGE  13 

c'était  celle  où  l'on  alla  quérir  un  chirurgien 
pour  panser  ma  mère,  qui  avait  été.  blessée 
quand  les  gens  du  baron  de  SigooriHC  nous 
prirent  pour  des  Bohémiens.  Nous  descendîmes 
dans  un  logis,  où  l'on  nous  prit  aussitôt  pour 
ce  que  nous  étions,  car  une  chambrière  dit 
assez  haut:  «Courage  !  on  fera  ia  comédie, 
puisque  voici  l'autre  partie  de  la  troupe  arri- 
vée ;  »  ce  qui  nous  fit  connaître  qu'il  y  avait 
là  déjà  quelque  dédris  de  caravane  comique, 
dont  nous  fûmes  tres-aises,  parce  que  nous 
pourrions  faire  troupe,  et  ainsi  gagner  notre 
vie.  Nous  ne  nous  trompâmes  point,  car  le 
lendemain,  après  que  nous  eûmes  congédié  la 
charrette  et  les  chevaux,  deux  comédiens,  qui 
avaient  appris  notre  arrivée,  nous  vinrent 
voir,  et  nous  apprirent  qu'un  de  leurs  compa- 
gnons avec  sa  femme  les  avait  quittés,  et  que, 
si  nous  voulions  nous  joindre  à  eux,  nous 
pourrions  faire  affaire.  Ma  mère,  qui  était 
encore  fort  belle,  accepta  l'offre  qu'ils  nous 
firent,  et  l'on  fut  d'accord  qu'elle  aurait  les 
premiers  rôles,  et  l'autre  femme  qui  était  res- 
tée les  seconds  ;  et  moi  je  ferais  ce  que  l'on 
voudrait,  car  je  n'avais  pas  pins  de  treize  on 
quatorze  ans.  Nous  représentâmes  environ 
quinze  jours,  cette  ville-là  n'étant  pas  capa- 
ble de  nous  entretenir  davantage.  D'ailleurs 
ma  mère  pressa  d'en  sortir,  et  de  nous 
éloigner  de  ce  pays-là,  de  erainte  que  ce  baron, 
étant  guéri,  ne  nous  cherchât  et  ne  nous  fît 
quelque  insulte. 

Nous  fîmes  environ  quarante  lieues  sans 
nous  arrêter  ;  et  à  la  première  ville  où  nous 
représentâmes,  le  maître  de  la  troupe,  que 
l'on  appelait  Bellefleur,  parla  de  mariage  à 
ma  mère:  mais  elle  le  remercia,  et  le  conjura 
en  rapir.e  temps  de  ne  prendre  pas  la  peine 
d'être  son  galant,  parce  qu'elle  était  déjà  avan- 
cée en  âge,  et  qu'elle  avait  résolu  de  ne  se  re- 


14  LE  ROMAM  COMIQUE 

marier  jamais.  Bellefleur  ayant  appris  une  si 
ferme  résolution,  ne  lui  en  parla  plus  depuis. 
Nous  roulâmes  trois  ou  quatre  années  avee 
succès  :  je  devins  grande,  et  ma  mère  si  valé* 
tudinaire,  qu'elle  ne  pouvait  plus  représenter. 
Comme  j'avais  exercé  avec  la  satisfaction  des 
auditeurs  et  l'approbation  de  la  troupe,  je  fus 
subrogée  en  sa  place.  Bellefleur,  qui  n'avait 
pu  l'avoir  en  mariage,  me  demanda  à  elle 
pour  être  sa  femme;  mais  ma  mère  ne  lui  ré- 
pondit pas  selon  son  désir,  car  elle  eût  bien 
voulu  trouver  quelque  occasion  pour  se  retirer 
à  Marseille.  Etant  tombée  malade  à  Troyes  en 
Champagne,  et  appréhendant  de  me  laisser 
seule,  elle  me  communiqua  le  dessein  de 
Bellefleur.  La  nécessité  présente  m'obligea  de 
l'accepter  :  d'ailleurs  c'était  un  fort  honnête 
homme.  Il  est  vrai  qu'il  eut  pu  être  mon  père. 
Ma  mère  eut  donc  ia  satisfaction  de  me  voir 
mariée,  et  de  mourir  quelques  jours  après. 
J'en  fus  affligée  autant  qu'une  fille  peut  l'être  : 
mais  comme  le  temps  guérit  tout,  nous  reprî- 
mes notre  exercice,  et  quelque  temps  après 
je  devins  grosse.  Celui  de  mon  accouchement 
étant  venu,  je  mis  au  monde  cette  fille  que 
vous  voyez,  x\ngéiique,  qui  m'a  tant  coûté  de 
larmes,  et  qui  m'en  fera  bien  verser,  si  je  de- 
meure encore  quelque  temps  en  ce  monde. 

Comme  elle  allait  poursuivre,  Destin  l'inter- 
rompit, lui  disant  qu'elle  ne  pouvait  espérera 
l'avenir  que  toute  sorte  de  satisfaction,  puis- 
qu'un seigneur  tel  qu'était  Léandre  la  voulait 
pour  femme.  On  dit  en  commun  proverbe  que 
lupus  in  fabula  (excusez  ces  trois  mots  de  la- 
tin assez  faciles  à  entendre)  ;  aussi  comme  la 
Caverne  allait  achever  son  histoire,  Léandre 
entra,  et  salua  tous  ceux  de  la  compagnie.  Il 
était  vêtu  de  noir,  et  suivi  de  trois  laquais 
aussi  vêtus  de  noir  ;  ce   qui  donna  assez   à 


LE   ROMAV   COMIQUE  15 

connaître  que  son  père  était  mort.  Le  prieur 
de  Saint-Louis  sortit,  et  s'en  alla.  Je  finis  ici 
ce  chapitre. 

Vin.  —  Fin  de  l'histoire  de  la  Caverne. 

Après  que  Léandre  eut  fait  toutes  les  céré- 
monies de  son  arrivée,  Destin  lui  dit  qu'il 
fallait  le  consoler  de  la  mort  de  son  père,  et  le 
féliciter  des  grands  biens  qu'il  lui  avait  lais- 
sés. Léandre  le  remercia  du  premier,  avouant 
que,  pour  la  mort  de  son  père,  il  y  avait 
longtemps  qu'il  l'attendait  avec  impatience. 

—  Toutefois,  :eur  dit-il.  il  ne  serait  pas  séant 
que  je  parusse  sur  le  théâtre  sitôt  et  si  près 
de  ^mon  pays  natal  ;  il  faut  donc,  s'il  vous 
plaît,  que  je' demeure  dans  la  troupe,  sans  re- 
présenter jusqu'à  ce  que  nous  soyons  éloignés 
d'ici. 

Cette  proposition  fut  approuvée  de  tous; 
ensuite  de  quoi  la  l'Etoile  lui  dit  : 

—  Monsieur,  vous  agréerez  donc  que  je  vous 
demande  vos  titres,  et"  comment  il  vous  plaît 
que  nous  vous  appelions  à  présent. 

Sur  quoi,  Léandre  lui  répondit  : 

—  Le  titre  de  mon  père  eta  it  le  baron  de  Ro- 
chepierre,  lequel  je  pourrais  porter  ;  mais  je 
ne  veux  point  que  l'on  m'appelle  autrement 
que  Léandre,  n.>m  sous  lequel  j'ai  été  si  heu- 
reux que  d'agréer  à  ma  chère  Angélique. 
Ces!  doue  ce  nom-là  que  je  veux  porter  jus- 

a  mort,  tant  pour  cette  raison  que  pour 
vous  faire  voir  que  je  veux  exécuter  ponc- 
tuellement la  résolution  que  je  pris  à  mon 
c  part,  et  que  Je  communiquai  à  tous  ceux  de 
bi  troupe. 
Ensuite  de  cette  déclaration,  les  embras- 
redoublèrent,  beaucoup  de  soupirs  fu- 
rent pousses,  quelques  larmes  cornèrent  des 
plus  beaux  veux,  et  tous  approuvèrent  la  ré- 


i<$  LE  ROMAN   COMIQUE 

solution  de  Léandre,  qui,  s'étant  approché 
d'Ange  ique,  lui  coûta  mille  douceurs,  aux- 
quelles elle  répondit  avec  tant  d'esprit,  que 
Léandre  en  fut  d'autant  plus  confirmé  dans 
sa  résolution.  Je  vous  aurais  volontiers  fait  le 
récit  de  leur  entretien  et  de  la  manière  qu'il 
se  passa  ;  ma;s  je  ne  suis  pas  amoureux 
comme  eux.  Léandre  leur  dit  de  plus  qu'il 
avait  donné  ^rdr  •  à  toutes  ses  affaires,  qu'il 
avait  mis  des  fermiers  dans  toutes  ses  ter- 
res, et  qu'il  leur  avait  fait  avancer  à  chacun 
six  mois,  ce  qui  pouvait  monter  à  six  mille 
livres,  qu'il  avait  apportées,  ann  que  la  troupe 
ne  manquât  de  rien,  a  ce  discours,  grands  remer- 
cîments.  Alors  Ragotin,  qui  n'avait  point  paru 
en  tout  ce  que  nous  avons  dit  dans  ces  deux 
derniers  cha  pitres,  s'avança  pour  dire  que,  puis- 
que M.  Léandre  ne  voulait  pas  représenter  en 
ce  pavs.  on  pouvait  bien  lui  donner  ses  rôles, 
et  qu'il  s'en  acquitterait  comme  il  faut.  Mais 
Roquebrune,  qui  était  son  antipode,  dit  que 
cela  lui  appartenait  bien  mieux  qu'à  un  petit 
bout  de  flambeau.  Cette  épithète  fit  rire  toute 
la  compagnie,  ensuite  de  quoi  Destin  dit  que 
l'on  y  aviserait,  et  qu'en  attendant  la  Caverne 
pourrait  achever  >on  histoire,  et  qu'il  serait 
bon  d'envoyer  quérir  le  prieur  de  Saint-Louis, 
afin  qu'il  en  ouït  la  fin  comme  il  avait  fait  la 
suite,  et  afin  qu'il  débitât  plus  facilement  la 
sienne.  Mais  la  Caverne  repondit  qu'il  n'était 
pas  nécessaire,  parce  qu'elle  aurait  achevé  en 
deux  mots.  On  lui  donna  audience,  et  elle  con- 
tinua ainsi  : 

—  Je  suis  demeurée  à  mon  accouchement 
d'Angélique.  Je  vous  ai  dit  aussi  que  deux 
comédiens  nous  vinrent  trouver,  pour  nous 
persuader  de  faire  troupe  avec  eux  ;  mais  je 
ne  vous  ai  pas  dit  que  c'était  l'Olive  et  un  au- 
tre qui  nous  quitta  depuis,  e  a  la  place  duquel 


LE  ROMAX  CO-VI^T: 

nous  reconnûmes  notre  poëte.  Mate  ïLe  H4vl 
au  lieu  de  mes  plus  sensibles  malheurs.  Un 
jour  que  nous  allions  représenter  la  comédie 
du  Menteur,  de  l'incomparable  M.  Corneille, 
dans  une  ville  de  Flandre  où  nous  étions  alors, 
un  laquais  d'une 'lame,  qui  avait  charge  de  gar- 
der sa  chaise,  la  quitta  pour  aller  ivrogner,  et 
aussitôt  une  autre  dame  prit  sa  place.  Quand 
celle  à  qui  elle  appartenait  vint  pour  s'y  as- 
seoir et  la  trouva  prise,  elle  dit  civilement  à 
celle  qui  l'ocupait  que  c'était  là  sa  chaise,  et 
qu'elle  la  priait  de  la  lui  laisser.  L'autre  ré- 
pondit que,  si  cette  chaise  était  la  sienne,  elle 
la  pourrait  prendre,  mais  qu'elle  ne  bougerait 
pas  de  cette  place-là.  Les  paroles  augmentè- 
rent, et  des  paroles  on  en  vint  aux  mains.  Les 
dames  se  tiraient  les  unes  les  autres,  ce  qui 
aurait  été  peu  ;  mais  les  hommes  s'en  mêlè- 
rent ;  les  parents  de  chaque  parti  en  formèrent 
un  chacun  :  on  criait,  on  se  poussait,  et  nous 
regardions  le  jeu  par  les  ouvertures  des  tentes 
du  théâtre.  Mon  mari,  qui  devait  faire  le  per- 
sonnage de  Dorante,  avait  son  épée  au  côté  : 
3uand  il  en  vit  une  vingtaine  de  tirées  hors 
u  fourreau,  il  ne  marchanda  point,  il  sauta 
du  théâtre  en  bas,  et  se  jeta  dans  la  mêlée, 
ayant  aussi  l'épée  dans  la  main,  tâchant  d'a- 
paiser le  tumulte  ;  quand  quelqu'un  de  l'un 
des  partis,  le  prenant  sans  doute  pour  être  du 
contraire  au  sien,  lui  porta  un  grand  coup 
d'épée  que  mon  mari  ne  put  parer  ;  car  s'il  s'en 
lût  aperçu  il  lui  eût  bien  donné  le  change, 
•car  il  était  fort  adroit  aux  armes.  Ce  coup  lui 
'perça  le  cœur:  il  tomba,  et  tout  le  monde 
s'enfuit.  Je  me  jetai  en  bas  du  théâtre,  et 
m'approchai  de  mon  mari,  que  je  trouvai 
sans  vie.  Angélique,  qui  pouvait  avoir  alors 
treize  ou  quatorze  ans,  se  joignit  à  moi 
avec  tous  ceux  de  la  troupe.  Notre  recours 
fut  de  verser  des  larmes,  mais  inutilement. 


ît  LE   fcO*ÀH  COMIQUE 

Je  F  s  ?r;&rrer  le  corps  de  mon  mari  aprèi 
qui!"  eut  été  visité  par  la  justice,  qui  me 
demanda  si  je  voulais  me  faire  partie  ;  à  quo: 
je  répondis  que  je  n'en  avais  pas  le  moyen; 
Nous  sortîmes  de  la  ville,  et  la  nécessité  nous» 
contraignit  âe  représenter  pour  gagner  notrel 
*ie,  quoique  notre  troupe  ne  fût  guère  bonne,] 
le  principal  acteur  nous  manquant.  D'ailleurai 
j'étais  si  affligée,  que  je  n'avais  pas  le  courage! 
d'étudier  mes  rôles  :  mais  Angélique,  qui  se1, 
faisait  grande,  suppléa  à  mon  défaut.  Enfin, 
nous  étions  dans  une  ville  de  Hollande  où 
vous  nous  vîntes  trouver,  vous,  M.  Destin, 
mademoiselle  votre  sœur  et  la  Rancune.  Vous 
vous  offrîtes  de  représenter  avec  nous,  et  nous 
fûmes  ravis  de  vous  recevoir  et  d'avoir  le 
bonheur  de  votre  compagnie.  Le  reste  de  mes 
aventures  a  été  commun  entre  nous,  comme 
vous  ne  le  savez  que  trop  ;  au  moins  depuis 
Tours,  où  notre  portier  tua  un  des  fusi- 
liers de  l'intendant,  jusqu'en  cette  ville 
d'Alençon. 

La  Caverne  finit  ainsi  son  histoire,  en  ver- 
sant beaucoup  de  larmes,  ce  que  fit  aussi  la 
l'Etoile  en  l'embrassant  et  la  consolant  du 
mieux  qu'elle  put  de  ses  malheurs,  qui  véri- 
tablement n'étaient  pas  médiocres.  Mais  elle 
lui  dit  qu'elle  avait  sujet  de  se  consoler,  vu 
l'alliance  deLéandre.  La  Caverne  sanglotait  si 
fort,  qu'elle  ne  put  lui  repartir,  non  plus  que 
moi  à  continuer  ce  chapitre. 

IX.  —  La  Rancune  désabuse  Ragotin  sur  le  sujet  de  la 
l'Etoile.  —  L'arrivée  d'un  carrosse  plein  de  noblesse 
et  autres  aventures  de  Ragotin. 

La  comédie  allait  toujours,  et  l'on  représen- 
tait tous  les  jours  avec  grande  satisfaction  4e 
l'auditoire,  qui  était  toujours  beau  et  lort 


LE  ROMAN  COMIQUE  19 

nombreux;  il  n'y  arrivait  aucun  désordre, 
parce  que  Ragotin  tenait  son  rang  derrière  la 
scène,  lequel  n'était  pourtant  point  content  de 
ce  qu'on  ne  lui  donnait  pas  de  rôle,  et  dont  il 
grondait  souvent;  mais  on  lui  donnait  espé- 
rance que,  quand  il  serait  temps,  on  le  ferait 
représenter.  Il  s'en  plaignait  presque  tous  les 
iours  à  la  Rancune,  en  qui  il  avait  une  grande 
confiance,  quoique  ce  fût  le  plus  défiant  de 
tous  les  hommes.  Mais ,  comme  il  l'en  pres- 
sait une  fois  extraordinaireinent,  la  Rancune 
lui  dit  : 

—  M.  Ragotin,  ne  vous  ennuyez  pas  encore, 
et  apprenez  qu'ily  a  grande  différence  du  bar- 
reau au  théâtre.  Si  l'on  n'y  est  bien  hardi  on 
6'inteiTompt  facilement;  et  puis  la  déclama- 
tion des  vers  est  plus  difficile  que  vous  ne 
pensez.  Il  faut  observer  la  ponctuation  des  pé- 
riodes, et  ne  pas  faire  paraître  que  ce  soit  de 
la  poésie,  mais  les  prononcer  comme  si  c'était 
de  la  prose;  il  ne  faut  pas  les  chanter,  ni  s'ar- 
rêter à  la  moitié  ni  à  la  fin  des  vers,  comme 
fait  le  vulgaire,  ce  qui  a  très-mauvaise  grâce; 
il  y  faut  encore  être  bien  assuré  ;  en  un  mot? 
il  faut  les  animer  par  l'action.  Croyez-moi 
donc,  attendez  encore  quelque  temps;  et,  pour 
vous  accoutumer  au  théâtre,  représentez  soua 
le  masque  a  la  farce;  vous  y  pourrez  faire  le 
second  Zani  :  nous  avons  un  habit  qui  vous 
sera  fort  propre  (c'était  celui  d'un  petit  garçon 
qui  faisait  quelquefois  ce  personnage-là,*  et 
que  l'on  appelait  Go  lenot).  Il  en  faut  parlera 
M.  Destin  et  a  mademoiselle  de  l'Étoile  : 

Ce  qu'ils  firent  le  jour  même;  et  il  fut  ar- 
rêté que,  le  lendemain,  Ragotin  ferait  ce  per- 
sonnage-la. Il  fut  instruit  par  la  Rancune,  qui, 
comme  vous  l'avez  vu  au  premier  tome  de  ce 
roman,  s'enfarinait  à  la  farce  de  ce  qu'il  de- 
vait dire.  Le  sujet  de  celle  qu'ils  jouèrent  fut 
une  intrigue  amoureuse  que  la  Rancune  dé- 


VI  US  BOMAN   COMIQUE 

mêlait  en  faveur  de  Destin  -.  comme  il  se  pré- 
parait à  exécuter  ce  négoce,  Raerotin  parut  sur 
la  scène,  auquel  la  Rancune  demanda  en  ces 
termes  : 

—  Petit  garçon,  mon  petit  Godenot,  où  vas-  > 
tu  si  empresse? 

Pnis,  s'adre.<sai:t  à  la  compagnie,  après  lui 
avoir  passé  la  main  sous  le  menton,  et  trouvé 
sa  ba'-be  : 

—  Messieurs,  j'avais  toujours  cru  que  ce 
que  dit  Ovide  de  la  métamorphose  des  four- 
mis en  Pygmées,  auxquels  les  grues  font  la 
guerre,  était  une  fable;  mais  a  présent  je 
change  de  sentiment  ;  car  sans  doute  en  voici 
un  de  la  race,  ou  bien  ce  petit  homme  ressus- 
cité pour  qui  l'on  a  fait,  il  y  a  environ  sept  ou 
huit  cents  ans,  une  chanson  que  je  suis  résolu 
ée  vous  dire  :  écoutez  bien  ! 


Mon  père  m'a  donné  mari. 
Qu'est-ce  que  d'un  homme  si  petit? 
Il  n'est  pas  plus  grand  qu'une  fourmi. 
Bel  qu'est-ce? qu'est-ce?  qu'est-ce?  qu'est-ct? 
Qu'est-ce  que  d'un  homme, 
S'il  n'est,  s'il  n'est  homme, 
Qu'est-ce  que  d'un  homme  si  petit? 


A  chaque  vers,  la  Rancune  tournait  et  re- 
tournait le  pauvre  Ragotin,  et  faisait  des  pos- 
tures qui  faisaient  bien  lire  la  compagnie.  On 
n*a  pas  mis  le  reste  de  la  chanson,  comme 
chose  superflue  à  notre  roman. 

Après  que  la  Rancune  eut  achevé  sa  chan- 
son, il  montra  Rigotin,  et  dit  : 

Le  voici  ressuscité. 

Et  en  disant  cela,  il  dénoua  le  cordon  avec 
lequel  son  masque  était  attaché,  de  sorte  qu'il 
parut  a  visage  découvert,  non  pas  sans  rougir 
de  honte  et  de  colère  tout  ensemble.  Il  fit 
pourtant  de  nécessité  vertu  ;  et,  pour  se  venger, 


le  roman  comique  21 

il  dit  à  la  Rancune  qu'il  était  un  franc  igno- 
rant, d'avoir  terminé  tous  les  vers  de  sa 
chanson  en  ï,  comme  crdiU,  trouci.  etc.,  etc.; 
que  c'était  très-mal  parlé;  qu'il  fallait  dire 
trouva  ou  trouvai  Mais  la  Rancune  lui  re- 
partit : 

—  C'est  vous,  monsieur,  qui  êtes  un  grand 
ignorant  pour  un  petit  homme;  car  vous  n'a- 
vez pas  compris  ce  que  j'ai  dit,  que  c'était 
une  chanson  si  vieille,  que  si  l'on  faisait  un 
rôle  de  toutes  les  chansons  que  l'on  a  faites  en 
France  depuis  que  l'on  y  a  Fait  des  chansons, 
la  mienne  serait  en  chef.  D'ailleurs,  ne  voyez- 
vous  pas  que  c'est  l'idiome  de  cette  province 
de  Normandie,  où  cette  chanson  a  été  faite  et 
qui  n'est  pas  si  mal  à  propos  que  vous  vous 
l'imaginez?  car,  puisque,  selon  ce  fameux  Sa- 
voyard M.  de  Vaugelas,  qui  a  réformé  la  lan- 
gue française,  on  ne  saurait  donner  de  raison 
pourquoi*  l'on  pionouce  certains  termes,  et 
qu'il  n'y  a  eue  l'usage  qui  les  fait  approuver, 
ceux  du  temps  que  1  on  fit  cette  chanson 
étaient  en  usaue  ;  et  co  urne  ce  qui  est  le 
plus  ancien  est  toujours  le  meilleur,  ma 
chanson  doit  passer,  puisqu'elle  est  la  plus 
ancienne.  Je  vous  dem-«n  e.  monsieur  Ragotin, 
pourquoi,  puis  ue  l'on  dit  de  quelqu'un,  il 
monta  à  cheval,  et  il  entra  en  sa  maison,  que 
l'on  ne  dit  pas  il  de.*cenda  et  il  sorta,  mais  il 
descendit  et  il  sortit?   Il  -'ensuit  donc  que  l'on 

Îjeut  dire,  il  mtrit  et  il  montit,  et  ainsi  de  tous 
es  autres  termes  semblables.  Or,  puisqu'il  n'y 
a  que  l'usage  qui  leur  donne  cours,  c'est  aussi 
l'usage  qui  fait  pisser  ma  chanson. 

Comme  Ragotin  vouait  repartir,  Destin 
entra  sur  la  scène,  se  plaignant  de  la  lon- 
gueur de  son  valet  la  Rancune;  et  l'ayant 
trouvé  en  différend  avec  Ragotin,  il  leur  de- 
manda le  sujet  de  leur  dispute,  qu'il  ne  put 
jamais  apprendre  ;  car  ils  se  mirent  à  parler 


22  Lï  ROMAN  COMIQUE 

tous  deux  à  la  fois,  et  si  haut  qu'il  s'impa- 
tienta et  poussa  Ragotin  contre  la  Rancune, 
qui  le  lui  renvoya  de  même  ;  en  telle  sorte 

âu'ils  le  ballottèrent  longtemps  d'un  bout 
u  théâtre  à  l'autre,  jusqu'à  ce  que  Ragotin 
tomba  sur  les  mains,  et  marcha  ainsi  jus- 
qu'aux tentes  du  théâtre,  sous  lesquelles  il 
passa.  Tous  les  auditeurs  se  levèrent  pour 
voir  cette  badinerie,  et  sortirent  de  leurs 
places,  protestant  aux  comédiens  que  cette 
saillie  valait  mieux  que  leur  farce,  qu'aussi 
bien  ils  n'auraient  pu  achever;  car  les  demoi- 
selles et  les  autres  acteurs,  qui  reg-ari  aient 
par  les  ouvertures  des  tentes  du  théâtre, 
riaient  si  fort  qu'il  leur  eût  été  impossible  de 
réciter  leur  rôle. 

Nonobstant  cette  boutade,  Rag-otin  persécu- 
tait sans  cesse  la  Rancune  de  le  mettre  dans 
les  bonnes  grâces  de  la  l'Etoile,  et  pour  ce 
sujet  il  lui  donnait  souvent  des  repas,  ce  qui 
ne  déplaisait  pas  à  la  Rancune,  qui  tenait 
toujours  le  bec  dans  l'eau  au  petit  homme  ; 
mais  comme  il  était  frappé  d'un  même  trait. 
il  n'osait  parler  à  cette  belle  ni  pour  lui,  ni 
pour  Ragotin,  lequel  le  pressa  une  fois  si  fort, 
qu'il  fut  obligé  de  lui  dire  : 

—  Monsieur  Ragotin,  cette  étoile  est  sans 
doute  de  la  nature  de  celles  du  ciel  que  les  as- 
trologues appellent  errantes  ;  car  aussitôt  que 
je  lui  ouvre  le  discours  de  votre  passion,  elle 
me  laisse  sans  me  répondre.  Mais  comment  me 
répondrait-elle,  puisqu'elle  ne  m'écoute  pas? 
Mais  je  crois  avoir  découvert  le  sujet  qui  la 
rend  de  si  difficile  abord.  Ceci  vous  surpren- 
dra sans  doute  ;  mais  il  faut  être  préparé  à 
tout  événement.  Ce  M.  Destin,  qu'elle  appelle 
son  frère,  ne  lui  est  rien  moins  que  cela.  Je 
les  surpris,  il  y  a  quelques  jours,  se  faisant 
des  caresses  fort  éloignées  d'un  frère  et  d'une 
sœur  ;  ce  qui  m'a  depuis  fait  conjecturer  que 


LI  ROHA.\  COMIQUE  23 

c'était  plutôt  son  galant  ;  et  je  suis  le  plus 
trompé  du  monde,  si,  quand  Léandre  et  An- 
gélique se  marieront,  ils  n'en  font  de  même. 
Sans  cela  elle  serait  bien  dégoûtée,  de  mépri- 
ser votre  recherche,  vous  qui  êtes  un  homme 
de  qualité  et  de  mérite,  sans  compter  la  bonne 
mine.  Je  vous  dis  ceci  afin  que  voue  tâchiez 
de  chasser  de  votre  cœur  cette  passion,  puis- 
qu'elle ne  peut  servir  qu'à  vous  tourmenter 
comme  un  damné. 

Le  petit  poëte  et  avocat  fut  si  assommé  de 
ce  discours,  qu'il  quitta  la  Rancune  en  bran- 
lant la  tète,  et  en  disant  sept  ou  huit  fois  à 
son  ordinaire  : 

—  Serviteur,  serviteur,  etc. 

Ensuite  Ragotin  s'avisa  d'aller  faire  un 
voyage  à  Beaumont-le-Vicomte.  petite  ville 
distante  d'environ  cinq  lieues  d'Alençon,  et 
où  l'on  tient  un  beau  marché  xous  les*  lundis 
de  chaque  semaine  :  il  voulut  choisir  ce  jour- 
là  pour  y  aller,  ce  qu'il  fit  savoir  à  tous  ceux 
de  la  troupe,  leur  disant  que  c'était  pour  re- 
tirer quelque  s  anime  d'argent  qu'un  des  mar- 
chands de  cette  ville  lui  devait,  ce  que  tous 
trouvèrent  bon. 

—  Mais,  lui  dit  la  Rancune,  comment  pen- 
sez-vous faire  ?  car  votre  cheval  est  encloué,  M 
ne  pourra  pas  vous  porter. 

—  Il  n'importe,  dit  Ragotin.,  j'en  prendrai 
un  de  louage  ;  et  si  je  n'en  puis  trouver  j'irai 
bien  a  pied  ;  il  n'y  a  pas  si  loin  :  je  profiterai 
de  la  compagnie  de  quelqu'un  des  marchands 
de  cette  ville,  qui  y  vont  presque  tous  de  la 
sorte. 

Il  en  chercha  un  partout,  sans  en  pouvoir 
trouver;  ce  qui  l'obligea  à  demander  à  un 
marchand  de  toile,  voisin  de  leur  logis,  s'il 
irait  le  lundi  prochain  au  marché  à  Beau- 
mont;  et  ayant  appris  que  c'était  sa  résolu- 
tion, il  le   pria   ^"agréer  qu'il  raccompagnât, 


24  LE  ROMAN    COMIQUE 

ce  que  le  marchand  accepta,  à  condition  qu'ils 
partiraient  aussitôt  que  la  lune  serait  levée, 
qui  était  environ  une  heure  après  minuit;  ce 
qui  fut  exécuté. 

Or,  un  peu  avant  qu'ils  se  missent  en  che- 
min, il  étnit  parti  un  pauvre  cloutier,  qui 
avait  accoutumé  de  suivre  les  marchés  pour 
débiter  sos  clous  ^t  des  fers  de  cheval,  quand 
il  les  avait  faits,  et  qu'il  portait  sur  son  dos 
dans  une  besace.  Ce  cloutier  étant  en  chemin 
et  n'entendant  ni  ne  voyant  personne  devant 
ni  derrière  lui.  jugea  qu'il  était  encore  trop  tôt 
pour  partir.  D'ailleurs,  une  certaine  frayeur 
le  saisit  quand  il  pensa  qu'il  lui  fallait  passer 
tout  proche  des  fourche*  patibulaires,  où  il  y 
avait  alors  un  grand  nombre  de  pendus,  ce  qui 
l'obligea  à  s'écarter  un  peu  du  chemin,  et  à 
se  coucher  sur  une  petite  motte  de  terre,  où 
était  une  haie,  en  attendant  que  quelqu'un 
passât,  et  où  il  s'endormit.  Peu  de  temps 
après,  le  marchand  et  Ragotin  passèrent  :  ils 
allaient  au  petit  pas  et  ne  disaient  mot,  car 
Ragot  in  rêvait  au  discours  que  lui  avait  tenu 
la  Rancune.  Comme  ils  furent  proche  du  gi- 
bet, Ragotin  dit  qu'il  fallait  compter  les  pen- 
dus, à  quoi  le  marchand  s'accorda  par  com- 
plaisance. Ils  avancèrent,  jusqu'au  milieu  des 
piliers  pour  compter,  et  aussitôt  ils  aperçu- 
rent qu'il  en  était  tombé  un  qui  était  fort  sec. 
Ragotin,  qui  avait  toujours  des  pensées  dignes 
de  son  esprit,  dit  au  marchand  qu'il  lui  aidât 
à  le  relever,  et  qu'il  voulait  l'appuyer  tout 
droit  contre  un  des  piliers  ;  ce  qu'ils  firent 
facilement  avec  un  baron ,  car,  comme  je  l'ai 
dit,  il  était  raide  et  fort  sec;  et,  après  avoir 
vu  qu'il  y  en  avait  quatorze  de  pend  us,  sans  ce- 
lui qu'ils  avaient  relevé,  ils  continuèrent  leur 
chemin.  Ils  n'avaent  pas  fait  vingt  pas, 
quand  Ragotin  arrêta  le  marchand  pour  lui 
dire  qu'il  fallait  appeler  ce  mort,  pour  voir 


LE  ROMAX  COMIQCE  25 

s'il  voulait  venir  avec  eux,  et  se  mit  à  crier 
bien  fort  : 

—  Holà  !  ho  !  veux-tu  venir  avec  nous  ? 

Le  cloutier,  qui  ne  donnait  pas  ferme,  se 
leva  aussitôt  de  son  poste,  et  en  se  levant, 
cria  aussi  bien  fort  : 

—  J'y  vais,  j'y  vais  ;  attendez-moi. 
Et  il  se  mit  à^  les  suivre. 

Alors  le  marchand  et  Ra^otin,  croyant  que 
ce  fût  effectivement  le  pendu,  se  mirent  à 
courir  bien  fort;  et  le  cloutier  se  mit  aussi  à 
courir,  en  criant  toujours  plus  fort  : 

—  Attendez-moi. 

Et  comme  il  courait,  les  fers  et  les  clous 
qu'il  portait  faisaient  un  grand  bruit,  ce  qui 
redoubla  la  peur  de  Ra^otin  et  du  marchand; 
car  ils  crurent  pour  luis  que  c'était  véritable- 
ment le  mort  qu'ils  avaient  relevé,  ou  l'ombre 
de  quelqu'autre,  qui  traînait  des  chaînes  (car 
le  vulgaire  croit  qu'il  n'apparaît  jamais  de 
spectre  qui  n'en  <raîne  après  soi);  ce  qui  les 
mit  en  état  de  ne  plus  fuir,  un  tremblement 
les  ayant  saisis  de  façon  que,  leurs  jambes  ne 
les  pouvant  plus  soutenir,  ils  furent  contraints 
de  se  coucher  par  terre,  ou  le  cloutier  les 
trouva,  et  qui  fit  déloger  la  peur  de  leur  cœur, 
par  un  bonjour  qu'il  leur  donna,  ajoutant  qu'ils 
l'avaient  bien  fait  courir. 

Ils  eurent  de  la  peine  à  se  rassurer;  mais, 
après  avoir  reconnu  le  cloutier,  ils  se  levèrent 
et  continuèrent  heureusement  leur  chemin 
jusqu'à  Beaumont,  ou  R  î^otinfit  ce  qu'il  avait 
à  y  faire,  et  le  lendemain  s'en  retourna  à 
Alençon.  Il  trouva  tous  ceux  de  la  troupe  qui 
sortaient  de  table,  auxquels  il  raconta  son 
aventure,  qui  pensa  les  faire  mourir  de  rire  : 
les  demoiselles  en  faisaient  de  si  grands 
éclats,  qu'on  les  entendait  de  l'autre  bout 
de  la  rue,  et  qui  furent  interrompus  par 
l'arrivée   d'un   carrosse  rempli   de  noblesse 


58  LE  ROMAN  COMIQUE 

campagnarde.  C'était  un  gentilhomme  qu'on 
appelait  M.  de  la  Fresnay.  Il  mariait  sa  fille 
unique,  et  il  venait  prier  les  comédiens  de  re- 
présenter chez  lui  le  jour  de  ces  noces.  Cette 
fille,  qui  n'était  pas  des  plus  spirituelles  du 
monde,  leur  dit  qu'elle  desirait  que  Von  jouât 
la  Sylvie  de  Mairet.  Les  comédiennes  se  con- 
traignirent beaucoup  pour  ne  pas  rire,  et  lui 
dirent  qu'il  fallait  donc  leur  en  procurer  une  ; 
car  ils  ne  rayaient  plus.  La  demoiselle  répondit 
qu'elle  leur  en  donnerait  une.  ajoutant  qu'elle 
avait  toutes  les  pastorales,  celles  de  Racan,  la 
Belle  Pêcheuse,  la  Contraire  en  amour,  Plonci- 
don,  le  Mercier,  et  un  grand  nombre  d'autres 
dont  je  n'ai  pas  retenu  les  titres  : 

—  Car,  disait-elle,  cela  est  propre  à  ceux 
qui,  comme  nous,  demeurent  dans  des  mai- 
sons aux  champs  :  et  d'ailleurs  les  habits  ne 
coûtent  guère  ;  il  ne  faut  point  se  mettre  en 
peine  d'en  avoir  de  somptueux,  comme  quand 
il  faut  représenter  la  Mort  de  Pompée,  le  Cinna, 
Héraclius,  ou  la  ftodogune.  Etpuis,  les  vers  des 

Sastorales  ne  sont  pas  si  ampoulés  que  ceux 
es  poëmes  graves;  et  ce  genre  pastoral  est 
plus  conforme  à  la  simplicité  de  nos  premiers 
parents,  qui  n'étaient  habillés  que  de  feuilles 
de  figuier,  même  après  leur  péché. 

Son  père  et  sa  mère  écoutaient  ce  discours 
avec  admiration,  s'imaginant  que  les  plus 
excellents  orateurs  ciu  royaume  n'auraient  su 
débiter  de  si  riches  pensées,  ni  en  termes  ei 
relevés. 

Les  comédiens  demandèrent  du  temps  pour 
se  préparer,  et  on  leur  donna  huit  jou/s.  La 
compagnie  s'en  alla  après  avoir  dîné,  quand 
le  prieur  de  Saint-Louis  entra.  La  VEtoile  lui 
dit  qu'il  avait  bien  fait  de  venir;  car  il  avait 
ôté  la  peine  à  l'Olive  de  l'aller  quérir,  pour 
s'acquitter  de  sa  promesse  ;  à  quoi  il  ne  fallait 
guère  le  porter,  puisqu'il  venait  pour  ce  sujet. 


LE  ROMAN  COMIQUE  Î7 

Les  comédiennes  s'assirent  sur  un  lit,  et  les 
comédiens  sur  des  chaises  ;  on  ferma  la  porte, 
avec  commandement  au  portier  de  dire  qu'il 
n'y  avait  personne,  s'il  fût  survenu  quelqu'un. 
On  fit  silence,  et  le  prieur  débuta  comme  vous 
l'allez  voir  dans  le  chapitre  suivant,  si  vous 
prenez  la  peine  de  le  lire. 

X,—  Histoire  du  prieur  de  Saint- Louis.  —  Arrivée 
de  monsieur  de  Verville. 

—  Le  commencement  de  cette  histoire  ne 
peut  vous  être  qu'ennuyeux,  puisqu'il  est  gé- 
néalogique ;  mais  cet  exorde  est,  ce  me  sem- 
ble, nécessaire  pour  une  plus  parfaite  intelli- 
gence de  ce  que  vous  y  entendrez. 

Je  ne  veux  point  déguiser  ma  condition, 
puisque  je  suis  dans  ma  patrie  :  peut-être 
qu'ail1  eurs  j'aurais  pu  passer  pour  autre  que 
je  ne  suis,  quoique  je  ne  l'aie  jamais  fait;  j'ai 
toujours  été  fort  sincère  sur  ce  point-là.  Je 
suis  donc  natif  de  cette  ville  •.  les  femmes  de 
mes  deux  grands-pères  étaient  demoiselles,  et 
il  y  avait  du  de  à  leur  surnom.  Mais  comme 
vous  savez  que  les  fils  aînés  emportent  pres- 
que tout  le  bien,  et  qu'il  en  reste  fort  peu 
pour  les  autres  garçons  et  pour  les  filles  (sui- 
vant l'ordre  du  coutumier  de  cette  province), 
en  les  place  comme  on  peut,  ou  en  les  met- 
tant dans  l'ordre  ecclésiastique  ou  religieux, 
ou  en  les  mariant  à  des  personnes  de  moin- 
dre condition,  pourvu  qu'ils  soient  honnêtes 
gens,  et  qu'ils  aient  du  b:en,  suivant  le  pro- 
verbe qui  court  en  ce  pays,  plus  de  profit  et 
rnoins  d'honneur  ;  proverbe  qui  depuis  long- 
temps a  passé  les  limites  de  cette  province, 
et  s  est  répandu  dans  tout  le  royaume.  Aussi 
mes  grand'mères  furent-elles  mariées  à  des 
marchands,  l'un  de  draps  de  laine,  et  l'autre 
de  toile.  Mon  grand-père  paternel  avait  quatre 


2S  LS  ROMAN   COMIQUE 

fils,  dont  mon  père  n'était  pas  l'aîné.  Celui  de 
ma  mère  avait  deux  fils  et  deux  filles,  dont 
elle  eu  était  une.  Elle  fut  mariée  au  second 
fils  de  ce  marchand  drapier,  qui  avait  quitté 
le  commerce  pour  s'adonner  à  la  chicane,  ce 
qui  est  cause  que  je  n'ai  pas  eu  tant  de  bien 
que  j'eusse  pu  en  avoir. 

Mon  père,  qui  avait  beaucoup  gagné  au 
commerce,  et  qui  avait  épousé  en  premières 
noces  une  femme  fort  riche,  qui  mourut  sans 
enfants,  était  déjà  fort  avance  en  âge  quand 
il  épousa  ma  mère,  qui  consentit  à  ce  mariage 
plutôt  par  obéissance  que  par  inclination  : 
aussi  y  avait-il  plutôt  de  l'aversion  de  son 
côté  que  de  l'amour,  ce  qui  fut  sans  doute  la 
cause  qu'ils  demeurèrent  treize  ans  mariés,  et 
quasi  hors  d'espérance  d'avoh  des  enfants  ; 
mais  enfin  ma  mère  devint  enceinte.  Quand 
ie  terme  fut  venu  de  produire  son  fruit,  ce 
tut  avec  une  peine  extrême,  car  elle  fut 
quatre  jours  en  travail  :  à  la  fin,  elle  accoucha 
de  moi,  sur  le  soir  du  quatrième  jour.  Mon 
père,  qui  avait  été  occupé  pendant  ce  temps- 
là  à  faire  condamner  un  homme  à  être  pendu, 
narce  qu'il  avait  tué  un  sien  frère,  et  quatorze 
faux  témoins  au  fouet,  fut  ravi  de  joie  quand 
les  femmes  qu'il  avait  laissées  dans  sa  maison 
pour  secourir  ma  mère  le  félicitèrent  de  la 
naissance  de  son  fils.  11  les  régula  du  mieux 
qu'il  put,  et  en  enivra  quelques-unes,  aux- 
quelles il  fit  boire  du  vin  blanc  en  guise  de 
cidre-poiré;  lui-même  me  l'a  raconté  plusieurs 
fois.  Je  fus  baptisé  deux  jours  après  ma  nais- 
sance :  le  nom  que  l'on  m'imposa  ne  fait  rien 
à  mon  histoire.  J'eu.s  pour  parrain  un  seigneur 
de  place,  fort  riche,  dont  mon  père  était  voi- 
sin, lequel  ayant  appris  de  madame  sa  femme 
la  grossesse'  de  ma  uvre,  après  un  si  long 
temps  de  mariage,  comme  je  l'ai  dit,  il  lui 
demanda  son  fruit  pour  ie  présenter  au  bap- 


LE  ROMAN  COMIQUE  29 

terne,  ce  qui  lui  fut  accordé  fort  agréable- 
ment. Comme  ma  mère  n'avait  que  moi,  elle 
m'éleva  avec  grand  soin,  et  un  peu  trop  déli- 
catement pour  un  enfant  de  ma  condition. 

Quand  je  fus  un  peu  grand,  je  fis  paraître 
que  je  ne  serais  pas  sot,  ce  qui  me  fit  aimer 
de  tous  ceux  de  qui  j'étais  connu,  et  princi- 
palement de  mon  parrain,  qui  n'avait  qu'une 
fille  unique  mariée  a  un  gentilhomme  parent 
de  ma  mère.  Elle  avait  deux  fils  :  un  plus 
âgé  d'un  an  que  moi,  et  l'autre  moins  âgé 
d'un  an  ;  mais  qui  étaient  aussi  brutaux  que 
je  faisais  paraître  d'esprit;  ce  qui  obligeait 
mon  parrain  à  m'envoyer  quérir  quand  il 
avait  quelque  illustre  compagnie;  car  c'était 
un  nomme  splendide,  et  qui  traitait  tous  les 
princes  et  grands  seigneurs  qui  passaient  par 
cette  ville.  Il  me  faisait  chanter,  danser  et 
caqueter  pour  les  divertir,  et  j'étais  toujours 
assez  bien  vêtu  pour  avoir  entrée  partout. 
J'aurais  fait  fortune  avec  lui,  si  la  mort  ne  me 
l'eût  ravi  trop  tôt  dans  un  voyage  qu'il  fit  à 
Paris.  Je  ne  ressentis  point  alors  cette  mort 
comme  j'ai  fait  depuis.  Ma  mère  me  fit  étudier, 
et  je  profitais  beaucoup,  mais  quand  elle 
aperçut  que  j'avais  de  l'inclination  à  être  d'é- 
glise*, elle  me  retira  du  collège,  et  me  jeta 
dans  le  monde,  où  je  pensai  me  perdre,  mal- 
gré les  vœux  qu'elle  avait  faits  à  Dieu  de  lui 
consacrer  le  fruit  qu'elle  produirait,  s'il  lui 
accordait  la  prière  qu'elle  lui  faisait  de  lui  en 
donner.  Elle  était  tout  au  contraire  des  autres 
mères  qui  ôtent  à  leurs  enfants  les  moyens  de 
se  débaucher  :  car  elle  me  donnait,  tous  les 
dimanches  et  fêtes,  de  l'argent  pour  jouer  et 
aller  au  cabaret.  Néanmoins,  comme  j'avais  le 
naturel  bon,  je  ne  faisais  point  d'excès,  et 
tout  se  terminait  à  me  réjouir  avec  mes  voi- 
sins. 

J'avais  fait  grande  amitié  avec  un  jeune 


30  LE  ROMAN   COMIQUE 

garçon,  âgé  de  quelques  années  plus  que  moi, 
fils  'd'un  officier  de  la  reine-mère  du  roi 
Louis  XIII,  de  glorieuse  mémoire,  lequel  avait 
aussi  deux  filles.  Ii  faisait  sa  résidence  dans 
une  maison  située  dans  ce  beau  parc,  leqi*e/ 
(comme  vous  le  pouvez  le  savoir)  a  été  autre- 
fois le  lieu  de  délices  des  anciens  ducs  d'Alen* 
çon.  Cette  maison  lui  avait  été  donnée,  avec 
un  grand  enclos,  par  la  reine  sa  maîtresse, 
qui  jouissait  alors  en  apanage  de  ce  duché. 
Nous  passions  agréablement  le  temps  dans  ce 
parc;  mais  comme  des  enfants,  sans  penser  à 
ce  qui  arriva  depuis.  Cet  officier  de  la  reine, 
que  l'on  appelait  M.  du  Fresne,  avait  un  frère 
aussi  officier  dans  la  maison  du  A>i,  qui  lui 
demanda  son  fils,  ce  que  du  Fresne  n'osa  re- 
fuser. Avant  de  partir  pour  la  cour,  il  me  vint 
dire  adieu;  et  j'avoue  que  ce  fut  la  première 
douleur  que  je  ressentis  en  ma  vie.  Nous  pleu- 
râmes fort  en  nous  séparant  ;  mais  je  pleurai 
bien  davantage  quand,  trois  mois  après  son 
départ  sa  mère  m'apprit  sa  mort.  Je  ressentis 
cette  affliction  autant  que  j'en  étais  capable, 
et  je  tus  le  pleurer  avec  ses  sœurs,  qui  en 
étaient  sensiblement  touchées. 

Mais  comme  le  temps  modère  tout,  quand 
ce  triste  souvenir  fut  un  peu  passé,  madame 
Dufresne  vint  un  jour  prier  ma  mère  d'agréer 
que  j'allasse  donner  quelques  exemples  d'é- 
criture à  sa  jeune  fille,  que  l'on  appelait  ma- 
demoiselle du  Lis,  pour  la  distinguer  de  son 
aînée,  qui  portait  le  nom  de  la  maison  ;  parce 
lui  dit-elle,  que  l'écrivain  qui  l'enseignait  s'en 
était  allé  ;  ajoutant  qu'il  y  en  avait  beaucoup 
d'autres  ;  mais  qu'ils  ne  voulaient  pas  aller 
montrer  en  ville,  et  que  sa  fille  n'était  pas  de 
condition  à  rouler  dans  les  écoles.  Elle  s'ex- 
cusa fort  de  cette  liberté:  mais  elle  dit  qu'on 
en  use  librement  avec  ses  amis.  Elle  ajouta 
que  cela  pourrait  se  terminer  à  quelque  chose 


LE  ROMAS  COMIQUE  H 

de  plus  important,  sous-eiitendant  notre  ma- 
riage, qu'elles  conclurent  depuis  secrètement 
entre  elles.  Ma  mère  ne  m'eut  pas  plutôt 
proposé  cet  emploi,  que  j'y  fus  l'après-dîner, 
ressentant  déjà  quelque  secrète  cause  qui  me 
faisait  agir,  sans  y  faire  pourtant  guère  de 
réflexion.  Mais  je  n'eus  pas  été  huit  jours  dans 
cet  exercice,  que  la  du  Lis,  qui  était  la  plus 
jolie  des  deux  filles,  se  rendit  fort  familière 
avec  moi,  et  souvent  par  raillerie  m'appelait 
mon  petit  maître.  Ce  fut  alors  que  je  commençai 
à  ressentir  quelque  chose  dans  mon  cceûr, 
qu'il  avait  ignoré  jusque-là,  et  il  en  fut  de 
même  de  la  du  Lis.  Nous  étions  inséparables, 
et  nous  n'avions  point  de  plus  grande  satis- 
faction que  quand  on  nous  laissait  seuls,  ce 
qui  arrivait  assez  souvent.  Ce  commerce  dura 
environ  six  mois,  sans  que  nous  nous  parlas- 
sions de  ce  qui  nous  possédait;  mais  nos  yeux 
en  disaient  a-sez.  Je  voulus  un  jour  essayer  à 
faire  des  vers  à  sa  louange,  pour  voir  si  elle 
les  recevrait  agréablement;  mais  comme  je 
n'en  avais  point  encore  composé,  je  ne  pu«s  pas 
y  réussir.  Je  commençais  a  lire  les  bons  ro- 
mans et  les  bons  poëtés,  ayant  laissé  les  Mé- 
hisine,  Robert  le  Diable,  les  Quatre  fils  Aimon  et 
la  belle  Maguelonne,  Jean  de  Paris,  etc.,  qui 
sont  les  romans  des  enfants.  Or,  en  lisant  les 
œuvres  de  Marot,  j'y  trouvai  un  triolet  qui 
convenait  merveilleusement  bien  à  mon  des- 
sein; je  le  transcrivis  mot  à  mot  :  le  voi- 
ci : 

Votre  bouche  petite  et  belle 

Est  de  gracieux  entretien  : 

Puis  parfois  son  maître  m'appelle, 

Et  l'alliance  j'en  retien, 

Car  ce  m'est  honneur  et  grand  bien. 

Mais  quand  vous  me  prîtes  pour  maitTft» 

Que  ne  disiez-vous  aussi  bien, 

Votre  maîtresse i&  yeiu  être? 


32  LE  RCHAN  comique 

Je  lui  donnai  ces  vers,  qu'elle  lut  avec  joie, 
comme  je  le  vis  à  son  air;  après  quoi  elle  les 
mit  dans  son  sein,  d'où  elle  les  laissa  tomber  un 
moment  après.  Sa  sœur  aînée  les  releva  sans 
qu'elle  s'en  aperçût  :  un  petit  laquais  l'eu  aver- 
tit; elle  les  lui*  demanda;  et  voyant  qu'elle 
faisait  quelque  difficulté  de  les  lui  rendre,  elle 
se  mit  furieusement  en  colère  et  s'en  plaignit 
à  sa  mère,  qui  commanda  à  sa  fille  de  les  lui 
donner,  ce  qu'elle  fit.  Ce  procédé  me  fit  conce- 
voir de  bonnes  espérances,  quoique  ma  condi- 
tion me  rebutât.  Et  pendant  que  nous  passions 
ainsi  agréablement  le  temps,  mon  père  et  ma 
mère,  qui  étaient  fort  avancés  en  âge,  délibé- 
rèrent de  me  marier  et  m'en  firent  un  jour  la 
proposition.  Ma  mère  découvrit  à  mon  père  le 
projet  qu'elle  avait  fait  avec  mademoiselle  du 
Fresne,  comme  je  vous  l'ai  dit;  mais  comme 
c'était  un  homme  fort  intéressé,  il  lui  répondit 
que  cette  fille  était  d'une  condition  trop  rele- 
vée pour  mui,  et  d'ailleurs  qu'elle  avait  trop 
peu  de  bien  et  qu'elle  voudrait  trop  trancher 
de  la  dame. 

Comme  j'étais  fils  unique  et  que  mon  père 
était  trop  riche  pour  sa  condition  et  sembla- 
blement  un  mien  oncle,  qui  n'avait  point  d'en- 
fants et  duquel  il  n'y  avait  que  moi  qui  en 
pût  hériter,  selon  la  coutume  de  Normandie, 
plusieurs  familles  me  regardaient  comme  un 
objet  digne  de  leur  alliance  et  même  on  me 
fit  porter  trois  ou  quatre  enfants  au  baptême, 
avec  des  fillôsdes  meilleures  maisons  de  notre 
voisinage,  qui  est  ordinairement  par  où  l'on 
commence  pour  réussir  en  fait  de  mariage; 
mais  je  n'avais  dans  la  pensée  que  ma  chère 
du  Lis.  J'en  étais  néanmoins  si  persécuté  de 
tous  mes  parents,  que  je  résolus  de  m'en  aller 
à  la  guerre,  quoique  je  n'eusse  que  seize  ou 
dix-sept  ans.  On  fit  des  levées  en  cette  ville, 
pour  aller  en  Danemark,  sous  la  conduite  do 


LE  ROMAN  COJkiQUE  33 

II.  le  comte  de  Montgomery.  Je  me  fis  enrôler 
secrètement  avec  trois  cadets  de  mes  voisins, 

et  nous  partîmes  de  même  en  fort  bon  équi- 
page. Mon  père  et  ma  mère  en  furent  fort  af- 
fligés et  ma  mère  en  pensa  mourir  de  dou- 
leur. Je  ne  pus  savoir  alors  l'effet  que  ce  dé- 
part inopiné  fit  sur  l'esprit  de  la  du  Lis,  car  je 
ne  lui  eu  dis  rien;  niais  je  l'ai  su  depuis  par 
elle-même. 

Nous  nous  embarquâmes  au  Havre  de- 
Grâce,  et  voguâmes  assez  heureusement  jus- 
qu'à ce  que  nous  fus-dons  près  du  Sund  ;  mais 
alors  il  s'éleva  la  (lus  furieuse  tempête  que 
Ton  aitjamai-  vue  sur  l'Océan;  nos  vaisseaux 
furent  jetés  par  latourmente  en  divers  endroits, 
et  celui  de  M.  de  Montgomery,  dans  lequel 
j'étais,  aborda  heureusement  a  l'embouchure 
de  la  Tamise,  par  laquelle  nous  montâmes,  à 
j'aide  du  reflux,  jusqu'à  Londres,  capitale 
d'Àngleterrre,  ou  nous  séjourna  nés  environ 
six  semaines,  pendant  lesquel  es  j'eus  le  loisir 
de  voir  une  partie  des  raretés' de  cette  su- 
perbe ville  et  l'illustre  cour  de  son  roi,  qui 
était  alors  Clin  ries  Stuart,  premier  du  nom. 
M.  de  Montgoinery  s'en  retourna  dans  sa 
maison  de  Poutorson  en  Basse-Norman  lie, 
où  je  ne  voulus  pas  le  suivre  :  je  le  suppliai 
de  me  permettre  de  prendre  la  route  de  Pans, 
ce  qu'il  m'accorda. 

Je  m'embarquai  dans  un  vaisseau  qui  allait 
à  Rouen,  où  j'arriviù  heureusement,  et  de  là 
je  me  mis  sur  un  bateau  qui  me  remonta  jus- 
qu'à Paris,  ou  je  trouvai  un  parent  fort  pro- 
che, qui  était  eiergier  du  roi.  Je  le  priai  que, 
par  son  moyeu,  je  pusse  entrer  dans  le  régi- 
ment aux  Gardes  :  il  s'y  employa,  et  fut  mon 
répondant;  car  en  ce 'temps  la  il  en  fallait 
avoir  pour  y  être  reçu.  Je  fus  dans  la  compa- 
gnie de  M.  de  la  Rauderie.  Mon  parent  me 

LE  RUSAS  COMIQWE  --  1.  lll.  2 


34  LE  ROMAN  COMIQOE 

âonna  de  quoi  me  remettre  en  équioage,  ca: 
en  ce  voyage  de  mer  j'avais  gâté  mes  habita 
et  de  l'argent,  ce  qui  me  faisait  faire  paroli  i 
une  trentaine  de  cadets  de  grande  maison,  qu 
portaient  tous  le  mousquet  aussi  bien  qui 
moi. 

En  ce  temps-là,  les  princes  et  grands  sei 
gneurs  de  France  se  soulevèrent  contre  le  roi 
et  même  monseigneur  le  duc  d'Orléans,  soi 
frère;  mais  Sa  Majesté,  par  l'adresse  ordinain 
du  grand  cardinal  de  Richelieu,  rompit  leur 
mauvais  desseins,  ce  qui  obligea  Sa  Majesti 
de  faire  un  voyage  en  Bretagne  avec  un 
puissante  armée. 

Nous  arrivâmes  à  Nantes,  où  l'on  fit  la  pre 
mière  exécution  des  rebelles  sur  la  personn 
du  comte  de  Chalais,  qui  y  eut  la  tête  tran 
chée,  ce  qui  donna  de  la  terreur  à  tous  le 
autres,  qui  moyennèrent  leur  paix  avec  le  roi 
qui  s'en  retourna  à  Paris.  Il  passa  par  la  vill 
du  Mans,  où  mon  père  me  vint  trouver,  tou 
vieux  qu'il  était,  car  il  avait  été  averti  pa 
mon  cousin,  ce  ciergier  du  roi,  que  j'étais  dan 
le  régiment  aux  Gardes.  Il  me  demanda  à  mo: 
capitaine ,  qui  lui  accorda  mon  congé.  Ncu 
nous  en  revînmes  en  cette  ville,  où  mes  pa 
rents  résolurent  que,  pour  m'arrêter,  il  faliai 
me  lier  avec  une  femme.  Celle  d'un  chirur 
gïen  voisin  d'une  de  mes  cousines  germaine 
fit  venir,  pendant  le  carême,  sous  prétest 
d'ouïr  les  prédications,  la  fille  d'un  lieutenan 
de  bailli,  d'un  bourg  distant  de  trois  lieue 
d'ici.  Ma  cousine  me  vint  quérir  à  notre  mai 
son  pour  me  la  faire  voir  :  mais  après  un 
heure  de  conversation  que  j'eus  avec  elle  df;n 
la  maison  de  madite  cousine,  où  elle  était  ve 
nue,  elle  se  retira;  et  l'on  me  dit  après  qu 
c'était  une  maîtresse  pour  moi,  à  quoi  je  ré 
pondis  froidement  qu'elle  ne  m'agréait  pas.  C 
n'est  pas  qu'elle  ne  lût  assez  belle  et  riche 


LE  ROMÀX  COMIQUE  35 

mais  toutes  les  beautés  me  semblaient  laides 
en  comparaison  de  ma  chère  du  Lis,  qui  seule 
occupait  toutes  mes  pensées. 

J'avais  un  oncle,  frère  de  ma  mère,  homme 
de  justice,  et  que  je  craignais  beaucoup,  le- 
quel s'en  vint  un  soir  à  notre  maison,  et,apr  s 
m'avoir  tort  bravé  sur  le  mépris  que  j'avais 
témoigné  faire  de  cette  fille,  me  dit  qu'il  fal- 
lait me  résoudre  à  l'aller  voir  chez  elle  aux 
prochaines  fêtes  de  Pâques,  et  qu'il  y  avait 
des  personnes  qui  valaient  plus  que  moi  qai 
se  tiendraient  bien  honorées  de  cette  al' lance. 
Je  ne  répondis  ni  oui  ni  non  ;  mais  les  fêtes 
suivantes  il  fallut  y  alier  avec  ma  cousine, 
cette  chirurgienne ,  et  un  de  ses  fils. 

Nous  fumes  agréablement  reçus,  et  l'on 
nous  régala  trois  jours  durant.  Oh  nous  mena 
aussi  à  toutes  les  métairies  de  ce  lieutenant, 
dans  toutes  lesquelles  il  y  avait  festin.  Nou 
fûmes  aussi  à  un  gros  bourg  distant  d'un 
lieue  de  cette  maison,  voir  le  curé  du  lieu,  qui 
était  frère  de  la  mère  de  cette  fille,  lequel 
nous  fit  un  fort  gracieux  accueil.  Enfin  nous 
nous  en  retournâmes  comme  nous  étions  ve- 
nus, c'est-à-dire  pour  ce  qui  me  regardait, 
aussi  peu  amoureux  qu'avant. 

Il  fut  pourtant  résolu  que  dans  une  quin- 
zaine de  jours  on  parierait  à  fond  de  ce  ma- 
riage. 

Le  terme  étant  expiré,  j'y  retourna'  avec 
trois  de  mes  cousins  germains,  deux  avocats 
et  un  procureur  en  ce  présidial;  mais  par 
bonheur  on  ne  conclut  rien,  et  l'affaire  fut  re- 
mise aux  fêtes  de  mai  prochaines.  Mais  le 
proverbe  est  bien  véritable,  que  Vhomme  pro- 
pos, et  Diu dispose;  car  ma  mère  tomba  ma- 
lade quelques  jours  avant  lesdites  fêtes,  et 
mon  père  quatre  jours  après  :  l'une  et  l'autre 
e  se  terminèrent  par  la  mort.  Celle  de 
ma  mère  arriva  un  mardi,  et  celle  de  mon 


36  LE   ROMAN  COMIQUE 

père  le  jeudi  de  la  même  semaine,  et  je  fus 
aussi  fort  malade  ;  mais  je  me  levai  pour  aller 
voir  cet  oncle  sévère,  qui  était  aussi  fort  ma- 
lade, et  qui  mourut  quinze  jours  après. 

A  quelque  temps  de  la,  on  me  reparla  de 
cette  fille  du  lieutenant  que  j'étais  allé  voir  ; 
mais  je  n'y  voulus  pas  entendre,  car  je  n  avais 
plus  de  parents  qui  eussent  droit  de  me  com- 
mander. D'ailleurs,  mon  cœur  était  toujours 
dans  ce  parc,  où  je  me  promenais  ordinaire- 
ment, mais  bien  plus  souvent  en  idée. 

Un  matin  que  je  ne  croyais  pas  qu'il  y  eût 
encore  personne  de  levé  dans  la  maison  du 
sieur  du  Fresne,  je  passai  devant,  et  je  fus 
bien  étonné  quand  j'ouïs  la  du  Lis  qui  chan- 
tait sur  un  balcon  cette  vieille  cnanson  quia 
pour  reprise  :  Que  n  est-il  auprès  de  moi,  celui 
que  mon  cœur  aime!  ce  qui  m'obligea  à  m'an- 
procher  d'elle  et  à  lui  faire  une  protonde  révé- 
rence, que  j'accompagnai  de  telles  ou  sembla- 
bles paroles:  «  Je  souhaiterais  de  tout  mon 
cœur,  mademoiselle, que  vous  eussiez  la  satis- 
faction que  vous  désirez,  et  je  voudrais  y  pou- 
voir contribuer;  ce  serait  avec  la  même  pas- 
sion que  j'ai  toujours  été  votre  très-humble 
serviteur.»  Elle  me  rendit  bien  mon  salut;  mais 
elle  ne  me  répondit  pas,  et,  continuant  à  chan- 
ter, elle  changea  la  reprise  de  la  chanson  en 
ces  termes  :  Le  voici  auprès  de  moi,  celui  que 
mon  cœur  aime. 

Je  ne  demeurai  pas  court,  car  je  m'étais 
un  peu  ouvert  à  la  guerre  et  a  la  cour;  et  quoi- 
que ce  procédé  fût  capable  de  me  démonter, 
je  lui  dis  :  «  J'aurai  sujet  de  le  croire  si  vous 
me  faite?  ouvrir  la  porte.  » 

En  même  temps,  elle  appela  le  petit  laquais 
dont  j'ai  déjà  parlé,  à  qui  elle  commanda  de 
me  l'ouvrir,  ce  qu'il  fit.  J'entrai,  et  je  fus  reçu 
avec  tous  les  témoignages  de  bienveillance  du 
père,  de  la  mère  et  de  la  sœur  aînée,  mais  en- 


LI  ROMAX  COMIQUE  37 

core  plus  de  la  du  Lis.  La  mère  me  demanda 
pourquoi  j'étais  si  sauvage,  et  que  je  ne  les 
visitai?  pas  si  souvent  que 'j'avais  accoutumé; 
qu'il  ne  fallait  pas  que  le  deuil  de  mes  parents 
m'en  empêchât  :  qu'il  fallait  se  divertir  comme 
auparavant  ;  en  un  mot,  que  je  serais  toujours 
le  bien  venu  dans  leur  maison.  Ma  réponse  ne 
fut  que  pour  f-iire  paraît  e  mon  peu  de  mérite, 
en  disant  quelques  paroles  aussi  mal  rangées 
que  celles  que  je  vous  débite  ;  mais  enfin  tout 
se  termina  par  un  déjeuner  de  laitage,  qui  est 
dans  ce  pays  un  grand  régal,  comme  vous  le 
savez. 

—  Et  qui  n'est  pas  désagréable,  répondit  la 
l'Etoile  ;  mais  poursuivez. 

—  Quand  je  pris  congé  pour  sortir,  la  mère 
me  demanda  si  je  ne  m'incommoderais  point 
de  l'accompagner  elle  et  ses  fllies  chez  un 
vieux  gentilhomme  leur  parent,  qui  demeu- 
rait à  deux  lieues  d'ici.  Je  lui  répondis  qu'elle 
me  faisait  tort  de  me  le  demander,  et  qu'un 
commandement  absolu  m'eût  été  plus  agréable  ; 
îe  voyage  fut  conclu  pour  le  lendemain.  La 
mère  monta  un  petit  mulet  qui  était  dans  la 
maison,  la  fille  aînée  monta  le  cheval  de  son 
Dère,  et  je  portai  en  croupe  sur  le  mien,  qui 
était  fort,  ma  chère  du  Lis.  Je  vous  laisse  à 
penser  quel  fut  notre  entretien  le  long  du  che- 
min, car  pour  moi  je  ne  m'en  souviens  plus; 
tout  ce  que  je  puis  vous  dire,  c'est  que  nous 
nous  séparâmes,  la  du  Lis  et  moi,  fort  amou- 
reux. Depuis  ce  temps-là,  mes  visites  furent 
fort  fréquentes,  ce  qui  dura  tout  le  long  de 
l'été  et  de  l'automne.  De  vous  dire  tout  ce  qui 
se  passa,  je  serais  trop  ennuyeux.  Je  vous  ai- 
rai  seulement  que  nous  nous  dérobions  sou- 
vent de  la  compagnie,  et  nous  allions  demeu- 
rer seuls  à  l'ombrage   de  ce  bois  de  haute- 


38  LE  ROàlAN  COïIIQUE 

futaie,  toujours  sur  le  bord  de  la  "belle  petite 
rivière  qui  passe  au  milieu,  où  nous  avions  la 
satisfaction  d'ouïr  le  ramage  des  oiseaux, 
qu'ils  accordaient  au  doux  murmure  de  Peau, 
parmi  lequel  nous  mêlions  mille  douceurs  que 
nous  nous  disions,  et  nous  nous  faisions  en< 
suite  autant  d'innocentes  caresses.  Ce  fut  là 
où  nous  résolûmes  de  nous  bien  divertir  le 
carnaval  prochain. 

Un  jour  que  j'étais  occupé  à  faire  du  cidre  à 
vin  pressoir  du  faubourg  de  la  Barre,  qui  est 
tout  joignant  le  parc,  la  du  Lis  m'y  vint  trou- 
ver. A  son  abord,  je  connus  qu'elle  avait  quel- 
que chose  sur  le  cœur,  en  quoi  je  ne  me  trom- 
pai pas  ;  car  après  qu'elle  m'eut  un  peu  raillé 
sur  l'équipage  où  j'étais,  elle  me  tira  à  part  et 
me  dit  que  le  gentilhomme  dont  la  fille  était 
dkez  M.  de  Planche- Panette,  son  beau- frère, 
eai  avait  amené  un  autre  qu'il  prétendait 
lui  faire  donner  pour  mari,  et  qu'ils  étaient 
à  la  maison,  dont  elle  s'était  dérobée  pour 
venir  m'en  avertir.  «  Ce  n'est  pas,  ajoutâ- 
t-elle, que  je  favorisa  jamais  sa  recherche,  et 
que  je  consente  à  quoi  que  ce  soit,  mais  j  ai- 
merais mieux  que  tu  trouvasses  quelque 
moyen  de  le  renvoyer  que  s'il  venait  de  moi.  » 
Je  lui  dis  alors  :  «  Va-t'en,  et  lui  fais  bonne 
mine  pour  ne  rien  altérer,  mais  sache  qu'il 
ne  sera  pas  ici  demain  à  midi.  »  Elle  s'en  alla 
plus  joyeuse,  attendant  l'événement.  Cepen- 
dant je  quittai  tout  et  abandonnai  mon  cidre 
à  la  discrétion  des  valets,  et  m'en  allai  à  ma 
maison,  où  je  pris  du  linge  et  un  autre  habit, 
et  m'en  allai  chercher  mes  camarades,  car 
vous  dévêt  savoir  que  nous  étions  une  quin- 
zaine de  jeunes  hommes  qui  avions  tous  cha- 
cun notre  maîtresse,  et  tellement  unis  que 
qui  en  offensait  un  avait  offensé  tous  les  au- 
^52  ;  €t  noua  étions  tous  résolus  que  si  quelque 
franger  venait  .nour  noua  ies  ravir,  de  les 


LE  ROMA*  COMtQCE  39 

mettre  en  état  de  n'y  réussir  jamais.  Je  leur 
proposai  ce  que  tous  venez  d'ouïr,  et  aussitôt 
tous  conclurent  qu'il  fallait  aller  trouver  ce 

:.  qui  était  un  gentilhomme  de  la  plus 
peine  noblesse  du  Bas-Maine,  et  l'obliger  à 
s'en  retourner  comme  il  était  venu. 

Non  -  •  à  son  logis,  où  il  soupait 

avec   l'autre   gentilhomme,  son  conducteur; 

ue  marcïï  point  a  lui  dire 

pouvait  bien  se  retirer,  et  qu'il  n'y  avait  rien. 

ner  pour  lui  dans  ce  pays.  Le  conduc- 
teur repartit  que  nous  ne  Bavions  pas  leur 
dessein,  et  me,  quand  nous  le  saurions,  nous 
n'y  avions  aucun  intérêt.  Alors  je  m'avançai, 
et"  mettant  la  main  sur  .a  garde  de  mon  ép-e, 
je  lui  dis  :  «  Hé  bien!  moi  j'y  en  ai,  et  si  vous 
ne  le  quittez,  je  vous  mettrai  en  état  de  n'^n 
faire  lus.  •  L'un  d'eux  repartit  que  la  parue 
n'était  pas  égale,  et  que  si  j'étais  seul  je  ne 

dis  pas  ainsi.  Je  lui 
êtes  deux  et  je  sors  avec  celui-ci   en  pre 
un  de  mes  camarades);  suivez-nous.  »  Ds 
mirent  en  devoir,  n.  t  un  de  s- 

les  empêchèrent,' et  leur  firent  connaîtn 
le  meilleur  pour  eux   était  de  se  retirer,  et 
qu'il  ne  faisait  pas  bon  de  se  frotter  à 
Es  profitèrent  de  l'avis,  et  Ton  n'en  en- 
plus  parler  depuis.  Le  lendemain,  j'allai  voir 
la  du  Lis,  à  qui  je  racontai  l'action  que  j'a- 
vais faite,  dont  eue  fut  trés-a  ntente,  et  m'en 
remercia  en  des  termes  fort  obligeants. 

L'hiver  approchait,  les  veillées  étaient  fort 
longues,  et  nous  les  passions  a  jouer 
petits  jeux  d'esprit;  ce  qui  étant  souvent 
réitéré  ennuya,  et  me  fit  résoudre  à  lui  don- 
ner le  bal.  /'en  conférai  avec  elle,  et  elle  s'y 
accorda:  j'en  demandai  la  permission  à  M.  du 
Fresne,  son  père,  et  il  me  la  donna.  Le  di- 
manche suivant,  nous  dansâmes  et  conti- 
nuâmes plusieurs  fois,  mais  il  y  avait  toujours 


40  LE   ROMAN  COMIQUE 

une  si  grande  foule  de  monde  que  la  du  Lis 
me  conseilla  de  ne  faire  plus  danser,  mais  de 
penser  à  quelque  autre  divertissement.  Il  fut 
donc  résolu  d'étudier  une  comédie,  ce  qui  fut 
exécuté. 

La  l'Etoile  l'interrompit  en  lui  disant  : 

—  Puisque  vous  en  êtes  à  la  comédie,  dites- 
moi  si  cette  histoire  est  encore  ^uére  longue? 
car  il  se  fait  tard  et  l'heure  du  souper  ap- 
proche. 

—  Ah  !  dit  le  prieur,  il  y  en  a  encore  deux 
fois  autant  pour  le  moins. 

On  iugea  donc  qu'il  fallait  la  remettre  à  une 
autre  fois  pour  donner  du  temps  aux  acteurs 
d'étudier  leurs  rôles;  et  quand  ce  n'eût  pas 
été  pour  cette  raison,  il  eût  fallu  cesser  à 
cause  de  l'arrivée  de  M.  de  Verville,  qui  entra 
dans  la  chambre  sans  que  personne  s'y  oppo- 
sât, car  le  portier  s'était  en  lormi.  Sa  venue 
surprit  tort  toute  la  eompa^rnie  :  il  fit  de 
grandes  caresses  à  tous  les  comédiens  et  co- 
médiennes, et  principalement  à  Destin,  qu'il 
embrassa  à  diverses  reprises,  et  leur  dit  le 
sujet  de  son  voyage,  comme  vous  le  verrez 
dans  le  chapitre*suivant,qui  est  fort  court. 


XI.— Résolution  des  mariages  de  Destin  avec  la  l'Etoile, 
et  de  Léandre  avec  Angélique. 

Le  prieur  de  Saint- Louis  voulut  prendre 
congé,  mais  Destin  l'arrêta,  lui  disant  que 
dans  peu  de  temps  il  faudrait  souper,  et  qu'il 
tiendrait  compagnie  à  M  de  Verville,  qu'il 
pria  de  leur  faire  l'honneur  de  souper  avea 
eux.  On  demanda  à  l'hôtesse  si  elle    avait 


LE    o:jax  COSIIOU*  4* 

quelq'  Ile  dit  que 

ta  mit  du   In  ■.   et  l'on   servit 

quelq  .    lit  bonne  chère,  on 

et  l'on 
tin  de- 
manda   a    Verville    ie  sujet  de  Bon   voyage 
-  quartiers,  qui  lui  répon  lit 

I  tgne, 
.-■ut  guère,  non  plus 
que  lui;  mais  qu'ayant  une  affaire  d'impor- 
tance I  Bretagm  it  dé- 
tourna -  voir, 
dont  on  le  remercia  foi  t.  Ensuite, il  fut  informe 
du  mauvais  succès, 
et  enfin  de  tout  ce   que     vous  avez 

te  chapiti  épaules  en 

disant  qu'il  avait  trouvé  ce  qu'il  cherchait  avec 
trop  di  o  jper,  Verville  lit  con- 

e  prieur,  de  qui  tous  ceux  de 
la  troupe  diren-  bien,  et  après 

avoir  u  A    ra  Verville 

tira  Destin  a  part,  et  lui  demanda  pourquoi 
Léandre  était  vêtu  de  noir,  et  pourquoi  tant 
de  laquais  vêtus  de  même  :  Il  lui  en  apprit  le 
sujet,  et  le  dessein  qu'n  avait  fait  d'épouser 
.  me. 
—  Et  vous,  dit  Verville,  quand   vous  ma- 
rierez- vous?  Tl  est,  ce  me  semble,  temps  de 
faire  connaître  au  monde  qui   vous  êtes,  ce 
qui  ne  se  peut  que  par  un  mariage;  —  ajou- 
tant que,  s'il  n'était  pressé,  il  demeurerait  pour 
-ter  a  l'un  et  à  l'autre. 
Destin  lui  dit  qu'i:  fallait  savoir  le  senti- 
ment de  la  l'Etoile.  Ils  l'appelèrent  et  lui  pro- 
posèrent  ce  mariage,  à  quoi   elle  répondit 
suivrait  toujours  le  sentiment  de  ses 
amis;  enfin  il  fut  conclu  que,  quand  Verviile 
aurait  mis  fin  aux  affaires  qu'il  avait  à  Ren- 
nes, ce  qui  serait  dans  une  quinzaine  dejom?3 
au  plus  tard,  il  repasserait;  par  Aienoon,  et 


42  LE  ROSU*  COMIQUE 

que  l'on  exécuterait  la  proposition.  I  en  fut 
autant  conclu  entre  eux  et  la  Caverne  pour 
Léandre  et  Angélique.—  Verville  donna  le  bon 
soir  à  li.  compagnie  et  se  retira  à  son  logis. 
Le  lendemain,  il  partit  pour  la  Bretagne  et 
arriva  à  Rennes,  où  il  alla  voir  M.  de  la  Ga- 
rouffière,  qui,  après  les  compliments  accoutu- 
més, lui  dit  qu'il  y  avait  dans  la  ville  une 
troupe   de   comédiens,   l'un   desquels   avait 
heaucoup  de  traits  de  visage  de  la  Caverne; 
ce  qui  l'obligea  d'aller  le  lendemain  à  la  co- 
médie, où  ayant  vu  le  personnage,  il  fut  per- 
suadé que  c'était  son  parent  (je  dis  de  la  Ca- 
Terne).  Après  la  corné  lie,  il  l'aborda,  et  s'en- 
quit  de  lui  d'où  il  était,  s'il  yavait  Longtemps 
qu'il  était  dans  la  troupe,  etpar  quels  moyens. 
U  y  était  venu.  Tl  répondit  surtoui 
en  sorte  qu'il  fut  facile     à  Verville  dec< 
tre  qu'il  était  frère  de    la  Caverne,  qui  s 
perdu  quand  son  père    fut  tué  en  P- 
le  page  du  baron  de  Sigognac,  ce  qu'il  avoua 
franchement,  en  ajoutant  qu'il  n'avait  jamais 
pu  savoir  ce  que  sa  sœur  était  devenue.  Alors 
verville  lui   apprit    qu'elle   était   dan- 
troupe  de  cornéliens  qui  était  à  Alençon,  et 
qu'elle  avait  eu  beaucoup  de  disgrâces, 
qu'elle  avait  sujet  d'en   être  consolée,  parce 
qu'elle  avait  une  très- belle  fille  qu'un  seigneur 
de  douze  mille  livres  de  rentes  était  sur  le 
point  d'épouser,  et  qu'il  faisait  la  comédi 
eux,  et  qu'à  son  retour  il  assisterait  au 
riage,  et  qu'il  ne  tiendrait  qu'à  lui  de  s'y  trou- 
ver pour  réjouir  sa  sœur,   qui  était  fort  en 
peine  de  lui,  n'en  ayant  eu  aucunes  nouvelles 
depuis  sa  fuite.  Non-seulement  le  comédien 
acceota  cette  offre,  mais  il  supplia  instamment 
M.  de  Verville  de  souffrir  qu'il  l'accompagnât, 
ce  qu'H  agréa.  Cependant  il  mit  ordre  à  ses 
affaires,  que  nous  lui  laisserons  négocier,  et 
retournerons  à  Alençon. 


le  r.ovA-î  cou  43 

jour  que  partit  \ 

et  comédiennes,  pour  leur  dire  que  monsei- 
gneur l'évêque  de  Stvz  l'avait  envoyé  quérir, 
pour  lui  communiquer  une  affaire  d': 

ien  marri   de  ne  pouvoir 
s'acquitter  de  sa  p-  -   qu'il  n'y 

avait  lien  de  perdu  ;  que,  pendant  qu'ils  se- 
raient à  Séez,  i  •epré- 
aenter  Sylvie  aux  noces  de  la 
du  liou,  et  qu'a  leur  retour  et  au  sien  il  achè 
verait  ce  qu'il  av                               'en  alla,  ri 
les  corné  liens  se  disposèrent  à  partir. 

XII.  —   '  -ï'itnt  le  voyage  de  la  Fres- 

.  —  Autre  disgrâce  de  Ragotin. 

La  veille  de  la  noce,  on  envoya  un  carrosse 
et  deux  chevaux  liens.  Le? 

I  »  ~tin,Léandre 
et  l'Olive;  les  autres  montèrent  les  chevaux,  et 
Ragotin  le  sien,  qu'il  avait  encore,  pour  n'a- 
voir pu  ]e  vendre,  et  qui  était  ^ruéri  de  son 
enclouure.  Il  voulut  à  la  l'Etoile  ou 

-ique  de  se  mettre  en  croupe  derrière 
lui,  disant  qu'elles  aéraient  plus  à  leur  aise 
que  dans  le  carrosse,  qui  ébranle  beaucoup; 
mais  ni  l'une  ni  l'autre  n'en  voulurent  rien 
faire. 

Pour  aller  d'Alencon  à  la  Fresnaye,  il  faut 
passer  une  partie  *de  la  forêt  de  Persaine, 
qui  est  dans  le  pays  du  Maine.  Ils  n'eurent 
pas  fait  mille  pas  dans  cette  forêt,  que  Rago- 
tin. qui  allait  devant,  cria  au  cocher  d'arrêter, 
parce,  disait-il,  qu'il  voyait  une  troupe 
d'hommes  à  cheval.  On  ne  trouva  pas  bon 
d'arrêter,  mais  de  se  tenir  chacun  sur  ses  gar- 
des. Quand  ils  furent  prés  r]e  ces  cavaliers, 
Ragotin  dit  que  c'était  la  Rappinière  avec  ses 
archers.  La  l'Etoile  pâlit  ;  mais  Destin,  qui 


44  LE  ROMAN    COMIQUE 

s'en  aperçut,  la  rassura,  en  lui  disant  qu'il 
^'oserait  leur  faire  insulte  en  présence  dp  ses 
archers  et  des  domesti  [ues  de  M.  de  la  Fres- 
naye,  et  si  près  de  si  maison.  La  Rappinière 
connut  bien  que  c'était  la  troupe  comique; 
aussi afapprocha-t  il  du  carrosse  avec  son  effron- 
terie ordinaire,  et  salua  les  comédiennes,  aux- 
quelles il  fr  d  assez  mauvais  compliments;  à 
quoi  elles  répondirent  avec  une  froideur  ca- 
pable de  démonter  un  moins  effronté  que  ce 
lévrier  de  bourreau,  qui  leur  dit  qu'il  cher- 
chait des  brigands  qui  avaient  volé  des  mar- 
chands du  coté  de  Baion,et  qu'on  lui  avait  dit 
qu'ils  avaient  pris  cette  route.  Comme  il  en- 
tretenait la  compagnie,  le  cheval  d'un  de  ses 
archers,  qui  était  fougueux,  sauta  sur  le  cou 
du  cheval  de  Ragotiu.  auquel  il  fit  si  grand'- 
peur,  qu'd  recula,  et  s'enfonça  dans  une  touffe 
d'arbres,  dont  il  \  en  ava  t  quelques-uns  dont 
les  branches  étaient  sèches,  l'une  desquelles 
se  trouva  sous  le  pourpoint  de  Ragotin,  et 
qui  lui  piqua  le  dos.  eu  sorte  qu'il  y  demeura 
pendu;  car  voulant  se  dégager  de  ces  arbres, 
il  avait  donné  des  deux  talons  a  son  cheval, 
qui  avait  passé  et  l'avait  laissé  ainsi  en  l'air, 
criant  comme  un  petit  fou  qu'il  était  : 

—  Je  suis  mort  !  on  m'a  donné  un  coup 
d'épée  dans  les  reins! 

On  riait  si  fort  de  le  voir  en  cette  posture, 
que  l'on  ne  songeait  a  rien  moins  qu'à  le  se- 
courir :  on  criait  bien  aux  laquais  de  le  dé- 
pendre; mais  ils  s'enfuyaient  d'un  autre  côté 
en  riant. 

Cependant  son  cheval  magnait  toujours  pays 
sans  se  laisser  prendre,  i  nfin ,  après  avoir 
bien  ri,  le  cocher,  qui  était  un  grand  et  fort 
garçon,  descendit  de  dessus  son  siège  et  s'ap- 
procha de  Ragotin,  le  souieva  et  le  dépendit. 
On  le  visita  et  on  lui  tit  accroire  qu'il  était 
fort  blessé,  mais  qu'on  ne  pouvait  le  panser 


LE    ROMAN  COMIQUE  45 

que  l'on  n^  fût  au  où  il  7  avait  un 

lort  bon  chirurgien  :  en  attendant,  on  lui  ap- 
feuilles  fi 

«  )u  le  pla  mt  l'O- 

•  devant  du 

;•  odre 

et  fut  pourtant   ; 

La  Rappiniere     c>  ntin  1a  -  d  ■•' 
troupe  arriva  au     chàtea   .  d'où  . 

Îuénr  le  chirurgien,  a  qui 
semblant  de  sonder  la  p  rinaire 

.  que  l'on  avait  fait  mettre  dans  le 
qu*il    l'a 
-  :ui  avoir  n  coup  était  fa 

bie.  et  que.  deux  doigta  plus  a  <ôté,  il  n'y 
avait  plus  de  Ragotin.  Il  lui  ordonna  le  n 
ordinaire  et  le  iai>-a  re] 
d'homme  avait  L'imagination  si  frappée  de 
tout  ce  qu'on  lui  avait  dit,  qu'il  crut  toujours 
être  fort  blessé.  Il  ne  se  leva  point  pour  voir 
le  bal,  qui  lut  tenu  le  .<oir  ai  ir;  car 

on  avait  fait  venir  >a  Lrrande  bande  de  violons 

•ut  a  une    autre 
noce  a    Argentan.  On' dansa  a   la  mode    du 

et  les  cornéliens  et  comédiennes  dansè- 
rent a  la  mode  de  la  cour.  Destin  et  la  l5 
dansèrent  la  sarabande     '  .iration  de 

toute  la  compagnie,  qui  était  composée  de  la 

— e  campagnarde  et  des  plus  gros  ma- 
nantsduvi;    g  "ndemain,  on  joua  la  pas- 

torale que  l'épouse  avait  demandée.  Ragotin 
s'y  fit  porter  en  chaise  avec  son  bonnet  de 
nuit.  Ensuite  on  fit  bonne  chère,  et  le  lende- 
main, ;  >ir  bien  déjeuné,  on  paya  et 
remercia  la  troupe.  Le  c>-.  ■>  chevaux 
furent  prêl  r  Ra- 
gotin  de  sa  prétendue  blessure;  mais  on  ne 
put  jamais  lui  persuader  le  contraire,  car  il 
disait  toujours  qu'il  sentait  bien  son  mal.  On 


48  LE  ROMAN  COMIQUE 

le  mit  dans  le  carrosse  et  toute  la  troupe  ar- 
riva  heureusement  à  Alençon. 

Le  lendemain,  on  ne  représenta  point,  car 
les  comédiennes  voulurent  se  reposer. 

Cependant  le  prieur  de  Saint-Louis  était  da 
retour  de  son  voyage  de  Séez  ;  il  alla  voir  là 
troupe,  et  la  l'Etoile  lui  dit  qu'il  ne  trouverait 
point  d'occasion  plus  favorable  pour  achever 
son  histoire,  Il  ne  s'en  fit  point  prier,  et  il 
poursuivit  comme  vous  Fallez  voir. 

XIII-  —  S"I*e  et  Sn  de  l'histoire  du  prieur  de  Saïnî=> 
Louis. 

—  Si  le  commencement  de  cette  histoire,  où 
vous  n'avez  vu  que  de  la  joie  et  des  contente- 
ments, vous  a  été  ennuyeux,  ce  que  vous  ail  :  z 
ouïr  le  sera  bien  davantage,  puisque  vous  n'y 
verrez  que  des  revers  de  la  fortune,  des  dou- 
leurs et  des  désespoirs,  qui  suivront  les  plai- 
sirs et  les  satisfactions  ou  vous  me  verrez  en- 
core, mais  pour  fort  peu  de  temps.  Afin  donc 
de  reprendre  au  même  lieu  où  je  finis  le  récit, 
après  que  mes  camarades  et  moi  eûmes  appris 
nos  rôles,  et  exerce  plusieurs  fois,  un  jour  de 
dimanche  au  soir,  nous  représentâmes  notre 
dans  la  maison  du  sieur  de  Fresne,  ce 
qui  fit  un  grand  bruit  dans  le  voisinage.  Quoi- 
que nous  eussions  pris  tous  les  soins  possibles 
de  faire  tenir  les  portes  du  parc  bien  fermées, 
nous  fûmes  accablés  néanmoins  de  tant  de 
monde,  qui  avait  passé  par  le  château  ou  es- 
caladé les  murailles,  que  nous  eûmes  toutes 
les  peines  imaginables  à  gagner  le  théâtre, 
que  nous  avions  fait  dresser  dans  une  salle  de 
médiocre  grandeur;  aussi  resta-t-il  les  deux 
tiers  du  monde  dehors.  Pour  obliger  ces  gens- 
là  à  se  retirer,  nous  leur  promîmes  que,  le  di- 
manche suivant,  nous  la  représenterions  dans 
1»  ville,  et  dans  une  plus  grande  salle.  Nous 


LE   ROMAN  COMIQUE  47 

fîmes  passablement  bien  pour  des  apprentis, 
excepté  un  de  nos  acteurs  qui  faisait  le  per- 
sonnage du  secrétaire  du  roi  Darius  (la  mort 
de  ce  monarque  était  le  sujet  de  notre  pièce)  ; 
car  ii  n'avait  que  huit  vers  à  dire,  ce  qu'il 
faisait  assez  bien  entre  nous  :  mais  quand  il 
fallut  représenter  tout  de  bon, il  fallut  le  pous- 
ser sur  la  scène  par  force,  et  ainsi  il  fut 
de  parler;  mais  si  mal, que  nous  eûmes  beau- 
coup de  peine  à  faire  cesser  les  éaats  de  rire. 
La  tragédie  finie,  je  commençai  le  bal  avec  la 
du  Lis,  et  qui  dura  jusqu'à  minuit.  Nous 
prîmes  goût  a  cet  exercice,  et  sans  en  rien 
dire  à  personne,  nous  étudiâmes  une  autre 
pièce.  Cependant  je  ne  me  désistais  point  de 
mes  visites  ordinaires. 

Or,  un  jour  que  nous  étions  assis  auprès  du 
feu,  il  arriva  un  jeune  homme  a  qui  l'on  y  fit 
prendre  place  :  après  un  quart  d'heure  d'en- 
tretien il  tira  de  sa  poche  une  boîte  dans  la- 
quelle il  y  avait  un  portrait  de  cire  en  relief, 
très-bien  fait,  qu'il  dit  être  celui  de  sa  maî- 
tresse. Après  que  toutes  les  demoiselles  l'eu- 
rent vu  et  dit  qu'elle  était  fort  belle,  je  le 
pris  à  mon  tour  ;  et  en  le  considérant  avec 
attention,  je  m'imaginai  qu'il  ressemblait  à 
la  du  Lis,  et  que  ce  galant-là  avait  quelque 
pensée  sur  elle.  Je  ne  marchandai  point  a  jeter 
cette  boîte  dans  le  feu,  où  la  petite  statue 
se  fondit  bientôt  ;  car  quand  il  se  mit  en  de- 
voir de  l'en  tirer,  je  l'arrêtai,  et  le  menaçai  de 
le  jeter  par  la  fenêtre.  M.  du  Fresne,  qui  m'ai- 
mait autant  alors  qu'il  m'a  haï  depuis,  jura 
qu'il  lui  ferait  sauter  l'escalier,  ce  qui  obligea 
ce  malheureux  à  sortir  confusément.  Je  la 
suivis  sans  que  personne  de  la  compagnie 
m'en  pût  empêcher,  et  je  mi  dis  que,  s'il  avait 
quelque  chose  sur  le  cœur,  nous  avions  chacun 
une  épée,  et  que  nous  étions  en  beau  lieu  pour 
le  satisfaire;  mais  il  n'en  eut  pas  ie  courage. 


48  LE  ROMAN   COMIQUE 

Le  dimanche  suivant,  nous  jouâmes  la  même 
tragédie  que  cous  avions  déjà  représentée  ; 
mais  dans  la  salle  d'un  de  nos  voisins,  qui 
était  assez  grande,  et,  par  ce  moyen,  nous 
eûmes  quinze  jours  pour  étudier  l'autre  pièce. 
Je  m'avisai  de  l'accompagner  de  quelques  en- 
tréex  de  ballet,  et  je  fis  choix  de  six  de  mes 
camarades  qui  dansaient  le  mieux,  et  je  fis  le 
septième.  Le  sujet  du  ballet  était  lss  bergers 
et  bergères  soumis  à  l'amour  ;  car  à  la  pre- 
mière entrée  paraissait  un  Cnpidon,  et  aux 
autres  des  bergers  et  des  bergères,  tous  vêtus 
de  blanc,  et  leurs  habits  tout  parsemés  de 
nœud»  de  petits  rubans  bleus,  qui  étaient  les 
couleurs  de  la  du  Lis,  et  que  j'ai  aussi  tou- 
jours portées  depuis  :  il  est  vrai  que  j'y  ai 
ajouté  la  feuille  morte,  pour  les  raisons  que 
je  vous  dirai  à  la  fin  de     cette  histoire. 

Ces  bergers  et  bergères  faisaient  deux  a 
deux  chacun  une  entrée,  et  quand  ils  parais- 
saient tous  ensemble,  ils  formaient  les  lettre.? 
du  nom  de  la  du  Lis,  et  l'amour  décochait  une 
flèche  à  chaque  berger,  et  jetait  des  flammes 
de  feu  aux  bergères,  et  tous,  en  signe  de 
soumission ,  fléchissaient  le  genou.  J'avais 
composé  quelques  vers,  sur  le  sujet  du  ballet, 
que  nous  récitâmes  ;  mais  la  longueur  du 
temps  me  les  a  fait  oublier,  et  quand  je  m'en 
souviendrais  encore,  je  n'aurais  garde  de  vous 
les  dire,  car  je  suis  assuré  qu'ils  ne  vous 
agréeraient  pas,  à  présent  que  la  poésie  fran- 
çaise est  au  plus  haut  degré  ou  elle  puisse 
monter.  Comme  nous  avions  tenu  la  chose  se- 
crète, il  nous  fut  facile  de  n'avoir  que  de  nos 
amis  particuliers,  qui,  insensiblement,  et  sans 
que  fou  s'en  aperçût,  entrèrent  dans  le  parc, 
où  nous  représentâmes  à  notre  aise  les  amours 
d'Angélique  et  de  Sacripan.  roi  de  Circassie, 
sujet  tiré  de  IWrioste.  Ensuite  nous  dansâmes 
notre  ballet.  Je   voulus  commencer  le  bal  à 


LE  RO**X  COMIQUE  49 

l'ordinaire;  mais  M.  du  Fresne  ne  le  voulut 
pas  permettre,  disant  gue  nous  étions  assez 
fatigués  de  la  corné  lie  et  du  ballet  :  il  nous 
donna  congé,  et  nons  nous  retirâmes.  Nous 
résolûmes  de  rendre  cette  comédie  publique, 
et  de  la  représenter  dans  la  ville,  ce  q,e  nous 
fîmes  le  dimanche  gras,  dans  la  salle  de  mon 
parrain,  et  en  pin  m  jour.  La  du  Lis  me  dit 
que  si  je  commençais  le  bal,  que  ce  fut  avec 
une  fille  de  notre*  voisinage,  qui  était  vêtue 
de  taffetas  bleu,  comme  elle;  ce  que  je  fis. 
Mais  il  s'éleva  un  murmure  sourd  dans  la 
compagnie  et  il  y  en  eut  qui  dirent  assez 
haut,  «  il  se  trompe,  il  se  mauque;  »  ce 
qui  excita  le  rire  a  la  du  Lis  et  a  moi;  de 
quoi  la  fille  s'étant  aperçue,  me  dit  :  «  Ces 
gens  onc  raison,  car  vous  avez  pris  l'une  pour 
l'autre.  »  Je  lui  réponbs  succinctement:  «Par- 
donnez-moi, je  sais  fort  bipn  ^e  que  je  fais.  » 
Le  soir,  je  me  masquai  avec  trois  de  mes  ca- 
marades, et  je  portais  le  flambeau,  croyant  que 
par  ce  moyen  je  ne  serais  pas  connu,  et  nous 
allâmes  dans  le  parc.  Quand  nous  fûmes  en- 
trés dans  la  maison,  la  du  Lis  regarda  attenti- 
vement les  trois  masques,  et  ayant  reconnu 
que  je  n'y  étais  pas,  elle  s'approcha  de  moi  à  la 
porte,  où  je  m'étais  arrêté  avec  le  flambeau,  et 
me  prenant  par  la  main  me  dit  ces  obligeantes 
paroles  :  «  Déguise-toi  de  toutes  les  façons 
que  tu  pourras  t'imaginer,  je  te  connaîtrai 
toujours  facilement.  »  Après  avoir  éteint  le 
flambeau,  je  m'approchai  de  la  table,  sur  la- 
quelle nous  posâmes  nos  boîtes  de  dragées  et 
jetâmes  les  dés.  La  du  Lis  me  demanda  à  qui 
j'en  voulais.  Je  lui  fis  signe  que  c'était  à  elle. 
Elle  me  répliqua  qu'est-ce  que  je  voulais 
qu'elle  mît  au  jeu.  Je  lui  montrai  un  nœud  de 
ruban,  que  l'on  appelle  à  présent  galant,  et 
un  bracelet  de  corail  qu'elle  avait  au  bras 
gauche.  Sa  mère  ne  voulait  pas  qu'elle  le  hasar- 


50  LE  ROMAN  COMÎQUE 

dût;  mais  elle  éclata  de  rire,  en  disant  qu'elle 
n'appréhendait  pas  de  me  le  laisser.  Nous 
jouâmes,  je  gagnai  et  je  lui  Ss  présent  cle  mes 
dragées.  Autant  en  firent  mes  compagnons 
avec  la  ûlie  aînée  et  d'autres  demoiselles  qui3[ 
étaient  Tenues  passer  la  veillée,  après  quoi 
nous  prîmes  ongé,  Mais  comme  nous  allions 
sortir,  la  du  Lis  s'approcha  de  moi  et  mit  la 
main  aux.  cordons  qui  tenaient  mon  masque 
attache,  qu'elle  dénoua  promptement,  en  di- 
sant :  «  Est-ce  ainsi  que  l'on  fait  de  s'en  aller 
si  vite?  »  Je  fus  un  peu  honteux,  mais  pour- 
tant bien  aise  d'avoir  un  si  beau  prétexte  de 
l'entretenir.  Les  autres  se  démasquèrent 
aussi,  et  nous  passâmes  la  veillée  fort  agréa- 
blement. 

Le  dernier  soir  du  carnaval,  je  lui  donnai  le 
bal  avec  la  petite  bande  de  violons,  la  grande 
étant  employée  pour  la  noblesse. 

Pendant  ie  carême,  il  fallut  faire  trêve  de  di- 
vertissement pour  vaquer  à  la  piété,  et  je  puis 
vous  assurer  que  nous  ne  manquions  pas  un 
sermon,  la  du  Lis  et  moi.  Nous  passions  les 
autres  heures  du  jour  en  visites  et  en  prome- 
nades, ou  à  ouïr  chanter  les  filles  de  la  ville, 
sur  ie  derrière  du  chat  au,  où  il  y  a  un  excel- 
lent écho,  où  elles  provoquaient  cette  nymphe 
imaginaire  h\e  r  répondre. 

Les  fêtes  de  Pâques  approchaient,  quand  un 
jour  mademoiselle  du  Fresne  la  fille  me  dit  en 
riant  :  «  Nous  mèneras-tu  à  Saint-Pater?  » 
C'est  une  petite  paroisse  qui  est  à  un  quart 
de  lieue  du  faubourg  Montfort.  où  l'on  va  er 
dévotion  le  lundi  de  Pâques  après-dîner;  c'est 
là  aussi  que  l'on  vois  tous  les  galants  et 
galantes.  Je  lui  répondis  qu'il  ne  tiendrait  qu'à 
elle. 

Le  jour  venu,  comme  je  me  disposais  à  les 
aller  prendre,  au  sortir  de  ma  maison,  je  ren- 
contrai un  de  mes  voisins,  jeune  homme  i'oït 


LE  ROMAN  ;3:iiQrs  51 

riche,  qui  me  demanda  où  j'allais  si  empressé. 
Je  lui  dis  que  j'allais  a.u  parc  quérir  les  de- 
moiselles du  Fresne,  pour  les  accompagner  a 
Saint-Pater.  Alors  il  me  répondit  que  je  pou- 
vais bien  rentrer;  car  il  savait  de  bonne  part 
que  leur  mère  avait  dit  qu'elle  n&  voulait  pas 
que  ses  fi;les  y  allassent  avec  moi.  Ce  discours 
m'assomma  si  fort  que  je  ne  pus  lui  rien  ré- 
pliquer; mais  je  rentrai  dans  ma  maison,  où 
étant,  je  me  mis  à  penser  d'où  pouvait  venir 
un  si  prompt  changement.  Après  y  avoir  bien 
rêvé,  je  n'en  trouvai  d'autre  sujet  que  mon 
peu  de  mérite  et  ma  condition.  Je  ne  pus 
pourtant  m'empêcher  de  déclamer  contre  leur 
procédé,  de  m'avoir  souffert  tandis  que  je  les 
avais  diverties  par  des  bals,  ballets,  comédies 
et  sérénades  (car  je  leur  en  donnais  souvent), 
en  quoi  j'avais  fait  de  grandes  dépenses;  et 
qu'à  présent  on  me  rebutait.  La  colère  où  j'é- 
tais me  fit  résoudre  d'aller  à  l'assemblée  avec 
quelques-uns  de  mes  voisins,  ce  que  je  fis. 
Cependant  on  /n'attendait  au  parc  ;  et  quand 
le  temps  fut  passé  que  je  devais  m'y  rendre, 
la  du  Lis  et  sa  sœur,  avec  quelques  autres  de- 
moiselles du  voisinage,  y  allèrent.  Après  avoir 
fait  leurs  dévotions  dans  l'église,  elles  se  pla- 
cèrent sur  la  muraille  du  cimetière,  au  devant 
d'un  ormeau  qui  leur  donnait  <!e  l'or--  braire.  Je 
passai  devant  elles,  mais  d'assez  loin,  et  la  du 
Fresne  me  fit  signe  d'approcher  ;  je  fis  semblant 
de  ne  la  pas  voir.  Ceux  qui  étaient  avec  moi 
m'en  avertirent  ;  je  feignis  de  ne  l'entendre 
pas,  et  passai  outre,  leur  dis?nt  :  «  Allons 
faire  collation  au  logis  des  Quatre- Vents  ;  »  ce 
que  nous  fîmes.  Je  ne  fus  pas  plutôt  re- 
tourné chez  moi,  qu'une  veuve,  qui  était  notre 
confidente,  me  vint  trouver,  et  me  demanda 
fort  brusquement  quel  sujet  m'avait  obligé  de 
fuir  l'honneur  d'accompagner  les  demoiselles 
du  Fresne  à  Saint-Pater  ;  que  la  du  Lis  en  était 


52  LE  ROMAN  COMIQUE 

outrée  de  colère  au  dernier  point;  et  ajouta 
que  je  pensasse  à  réparer  cette  faute.  Je  fus 
fort  surpris  de  ce  discours;  et,  après  lui  avoir 
fait  le  récit  de  ce  que  je  viens  de  vous  dire, 
je  l'accompagnai  à  la  porte  du  parc,  où  elles 
étaient.  Je  la  laissai  faire  mes  excuses,  car 
j'étais  si  troublé  que  je  n'aurais  pu  leur  dire 
que  de  mauvaises  raisons.  Alors  la  mère,  s'a- 
dressant  à  moi,  me  dit  que  je  ne  devais  pas 
être  si  crédule;  que  c'était  quelqu'un  qui  vou- 
lait troubler  notre  contentement,  et  que  je 
fusse  assuré  que  je  serais  toujours  le  bien  venu 
dans  leur  maison,  où  nous  allâmes.  J'eus 
3'honneur  de  donner  la  main  à  la  du  Lis,  qui 
ni'assura  qu'elle  avait  eu  bien  de  l'inquiétude, 
surtout  quand  j'avais  feint  de  ne  pas  voir  le 
signe  que  sa  sœur  m'avait  fait.  Je  lui  de- 
mandai pardon,  et  lui  fis  de  mauvaises  ex- 
cuses, tant  j'étais  transporté  d'amour  et  de 
colère.  Je  voulais  me  venger  de  ce  jeune 
homme;  mais  elle  me  com  uanda  de  n'en  pas 
parler  seulement,  ajoutant  que  je  devais  être 
content  d'expérimenter  le  contraire  de  ce  qu'il 
m'avait  dit.  Je  lui  obéis,  comme  je  fis  toujours 
depuis. 

Nous  passions  le  temps  le  plus  doucement 
qu'on  puisse  imaginer,  et  nous  éprouvions, 
par  de  véritables  effets,  ce  que  l'on  dit  que  le 
mouvement  des  yeux  est  le  langage  des 
amants  :  car  nous  l'avions  si  familier,  que  nous 
nous  faisions  entendre  tout  ce  que  nous  vou- 
lions. 

Un  dimanche  au  soir,  au  sortir  des  vêpres, 
nous  dîmes,  avec  ce  langage  mu^t,  qu'il  fal- 
lait aller  après  souper  nous  promener  sur  la 
rivière,  et  n'avcir  que  les  personnes  que  nous 
désignâmes.  J'envoyai  aussitôt  retenir  un  ba- 
teau; et  à  l'heure  dite  je  me  transportai,  avec 
ceux  qui  devaient  être  de  la  promena-ie,  à  la 
porte  du  parc,  où  les  demoiselles  les  atten- 


LE   ROMAN    COMIQUE  53 

âaient:  mais  trois  jeunes  hommes,  qui  n'é- 
taient pas  de  notre  cabale,  s'anêtèrent  avec 
elles.  Elles  firent  bien  tout  ce  qu'elles  purent 
pour  s'en  défaire;  mais  eux  s'en  étant  aperçus, 
ils  s'opiniàtrerent  a  demeurer;  ce  qui  fut  cause 
que,  quand  nous  abordâmes  la  porte  du  parc, 
nous  passâmes  outre  sans  nous  y  arrêter,  et 
nous  nous  contentâmes  de  leur  faire  signe  de 
nous  suivre,  et  les  allâmes  attendre  au  bateau. 
Mais  quand  nous  aperçûmes  ces  fâcheux  avec 
elles,  nous  avançâmes  sur  l'eau,  et  allâmes 
aborder  à  un  autre  lieu,  proche  d'une  des  por- 
tes de  la  ville,  où  nous  rencontrâmes  le  sieur 
du  Fresne,  qui  me  demanda  où  j'avais  laissé 
ses  filles?  Je  ne  pensai  pas  bien  à  ce  que  je  de- 
vais lui  répondre,  et  lui  dis  franchement  que 
je  n'avais  pas  eu  l'honneur  de  les  voir  ce  soir- 
là.  Après  nous  avoir  donné  le  bonsoir,  il  prit 
le  chemin  du  parc,  a  la  porte  duquel  il  trouva 
ses  filles,  auxquelles  il  demanda  d'où  elles  ve- 
naient, et  avec  qui?  La  du  Lis  lui  répondit  : 
«  Nous  venons  de  nous  promener  avec  un  tel,  » 
et  me  nomma. 

Alors,  son  père  lui  accompagna  un  «vous  en 
avez  menti!  »  d'un  soutflet,  ajoutant  que,  si 
j'eusse  été  avec  eues,  quand  même  il  aurait 
été  plus  tard,  il  ne  s'en  fût  pas  mis  en  peine. 
Le  lendemain,  cette  veuve,  dont  je  vous  ai 
parlé,  me  vint  trouver  pour  me  dire  ce  qui 
s'était  pnssé  le  soir  précédent,  et  que  la  du 
Lis  en  était  fort  en  colère,  non  pas  tant  du 
soufflet  que  de  ce  que  je  ne  l'avais  pas  atten- 
due, parce  qu'au  bateau  son  intention  était  de 
se  défaire  honnêtement  de  ces  factieux.  Je 
m'excusai  du  mieux  que  je  pus,  et  je  passai 
quatre  jours  sans  l'aller  voir.  Mais  un  jour 
qu'elle,  sa  sœur  et  quelques  demoiselles 
étaient  assises  sur  un  banc  de  boutique,  dans 
la  rue  la  plus  prochaine  de  la  porte  de  la 
ville  par  laquelle  j'allais  sertir  pour  aller  au 


54  LE  ROMAX  COMIQUE 

faubourg,  je  passai  devant  elles  en  levant  un 
peu  le  chapeau,  mais  sans  les  regarder  ni  leur 
rien  dire.  Les  autres  demoiselles  leur  deman- 
dèrent ce  que  voulait  dire  ce  procédé,  qui  pa- 
raissait incivil.  La  du  Lis  ne  répondit  rien: 
mais  sa  sœur  aînée  dit  qu'elle  en  ignorait  la 
cause,  et  qu'il  la  fallait  savoir  de  lui-même. 
«  Et  pour  ne  le  pas  manquer,  allons,  dit-elle, 
nous  poster  un  peu  plus  près  de  la  porte,  au 
delà  de  cette  petite  rue,  par  où  il  pourrait  noua  i] 
éviter.  »  Ce  qu'elles  firent. 

Comme  je  repassais  devant  elles,  cette  bonne 
sœur  se  leva  de  sa  place,  et  me  prit  par  mon 
manteau,  en  me  disant  :  «  Depuis  quand,  mon- 
sieur le  glorieux,  fuyez- vous  l'honneur  de  voir 
votre  maîtresse?»  et  en  même  temps  me  fit  as- 
seoir auprès  d'elle;  mais  quand  je  voulus  la 
caresser  et  lui  dire  quelques  douceurs,  elle  fut 
toujours  muette,  et  me  rebuta  furieusement. 
Je  demeurai  là  peu  de  temps,  bien  entrepris, 
après  quoi  je  les  accompagnai  jusqu'à  la  porte 
du  parc,  d'où  je  me  retirai,  résolu  de  n'y  aller 
plus.  Je  demeurai  donc  encore  quelques  jours 
sans  y  aller,  qui  me  furent  autant  de  siècles; 
mais  un  matin  je  rencontrai  madame  du 
Fresne  la  mère,  qui  m'arrêta  et  me  demanda 
pourquoi  l'on  ne  me  voyait  plus.  Je  lui  ré- 
pondis que  c'était  la  mauvaise  humeur  de 
sa  cadette.  Elle  me  répliqua  qu'elle  voulait 
faire  notre  accord,  et  que  je  Tallasse  attendre 
à  la  maison.  J'en  mourais  d^mpatience,  et  je 
fus  ravis  de  cette  ouverture. 

J'y  allai  donc  ;  et  comme  je  montais  à  là 
chambre,  la  du  Lis,  qui  m'avait  aperçu,  en 
descendit  si  brusquement  que  je  ne  pus  Jamais 
l'arrêter.  J'y  entrai,  et  je  trouvai  sa  sœur,  qui 
se  mit  à  sourire,  à  laquelle  je  dis  le  procédé 
de  sa  cadette  ;  et  elle  m'assura  que  tout  cela 
n'était  que  feinte,  et  qu'elle  avait  regardé 
plus  de  cent  fois  par  la  fenêtre  pour  voir  si  je 


LE  ROSAN  COU,  55 

paraîtrais,  et  qu'elle  en  témoignait  une  grande 
inquiétude;  quelle  était  sans  doute  dans  le 
jardin,  où  je  pouvais  aller.  Je  descendis  l'es- 
calier, et  m'approchai  de  la  porte  du  jardin, 
que  je  trouvai  fermée  par  dedans  :  je  la  priai 
plusieurs  f»  lis  de  l'ouvrir,  ce  qu'elle  ne  voulut 

Soint  faire.  Sa  sœur,  qui  l'entendait  du  haut 
e  l'escalier,  descendit  et  me  vint  ouvrir,  car 
elle  en  savait  le  secret.  J'entrai,  et  la  du  Lis 
se  mit  à  fuir;  mais  je  la  poursuivis  si  bien, 
que  je  la  pris  par  une  des  manches  de  son 
corps  de  jupe;  je  l'assis  sur  un  siège  de  gazon, 
où  j'e  me  mis  aussi.  Je  Lui  fis  mes  excuses  du 
mie  ix  qu'il  me  fut  possible  ;  mais  elle  me 
parut  toujours  plus  sévère.  Eirnn,  après  plu- 
sieurs contestations,  je  lui  dis  que  ma  pas- 
sion ne  Bouffirait  point  de  médiocrité,  et  qu'elle 
me  porterait  à  quelque  désespoir,  de  quoi  elle 
se  repentirait  après;  ce  qui  ne  la  rendit  pas 
plus  exorable.  Alors  je  tirai  mon  épée  du  four- 
reau, et  la  lui  présentai,  la  suppliant  de  me  la 
plonger  dans  le  corps  ;  lui  disant  qu'il  m'était 
impossible  de  vivre  privé  de  l'honneur  de  se» 
bonnes  grâces.  Elle  se  lera  pour  s'enfuir,  en 
me  répondant  qu'elle  n'avait  jamais  tué  per- 
sonne, et  que,  quand  elle  en  aurait  quelque 
pensée,  elle  ne  commencerait  pas  par  moi.  Je 
l'arrêtai  en  la  suppliant  de  me  permettre  de 
l'exécuter  moi-même  ;  elle  me  répondit  froi- 
dement qu'elle  ne  m'en  empêcherait  pas*.  Alors 
j'appuyai  la  pointe  de  mon  épée  contre  ma 
poitrine,  et  me  mis  en  posture  pour  me  jeter 
dessus,  ce  qui  la  fit  pâlir  :  et  en  même  temps, 
elle  donna  un  coup  de  pied  contre  la  garde  de 
l'épée,  qu'elle  fit  tomber  à  terre,  m'assurant 
que  cette  action  l'avait  beaucoup  troublée,  et 
me  disant  que  je  ne  lui  fisse  plus  voir  de  tels 
spectacles.  Je  lui  répliquai  :  «  Je  vous  obéirai, 
pourvu  que  vous  ne  me  soyez  plus  si  cruelle  ;  » 
ce  qu'elle  me  promit.  Ensuite,  nous  nous  ca- 


56  LE  ROMAN   COMIQUE 

ressâmes  si  amoureusement,  que  j'eusse  bien 
souhaité  de  me  quereller  tous  les  jours  avec 
elle,  pour  l'appointer  avec  tant  de  douceur. 
Comme  nous  étions  dans  ces  transports,  sa 
mère  entra  dans  le  jardin,  et  nous  dit  qu'elle 
serait  bien  ?enue  plus  tôt;  mais  qu'elle  avait 
jugé  que  nous  n'avions  pas  besoin  de  son  en- 
tremise pour  nous  accorder. 

Or,  un  jour  que  nous  nous  promenions  dans 
une  des  allées  du  parc,  le  sieur  du  Fresne,  sa 
femme,  la  du  Lis  et  moi,  qui  allions  après 
eux,  et  qui  ne  pensions  qu'a  nous  entretenir, 
cette  bonne  mère  se  tourna  vers  nous,  et  nous 
dit  qu'elle  plaidait  bien  notre  cause.  Elle  put 
le  dire  sans  que  son  mari  l'entendît,  car  il 
était  fort  soura  :  nous  la  remerciâmes  plutôt 
d'action  que  de  paroles.  Un  peu  de  temps 
après,  M.  du  Fresne  me  tira  a  part,  et  me  dé- 
couvrit le  dessein  que  lui  et  sa  femme  avaient 
formé  de  me  donner  leur  plus  jeune  fille  en 
mariage,  avant  qu'il  partît  pour  aller  en  cour 
servir  son  quartier;  et  qu'il  ne  fallait  plus 
faire  de  dépenses  en  sérénades  ni  autrement 
pour  ce  sujet.  Je  ne  lui  fis  que  des  remercï- 
ments  confus;  car  j'étais  si  transporté  de 
joie  d'un  bonheur  si  inopiné,  et  qui  taisait  le 
comble  de  ma  félicité,  que  je  ne  savais  ce  que 
je  disais.  Il  me  souvient  bien  que  je  lui  dis 
que  je  n'eusse  pas  été  si  téméraire  que  de  la 
lui  demander,  vu  mon  peu  de  mérite  et  l'iné- 
galité des  conditions;  à  quoi  il  me  répondit 
que  pour  du  mérite  il  en  avait  assez  reconnu 
en  moi  ;  et  que,  pour  la  condition,  j'avais  de 
quoi  suppléer  à  ce  défaut,  sous  entendant  du 
bien.  Je  ne  sais  ce  que  je  lui  répliquai;  mais 
je  sais  bien  qu'il  me  convia  à  souper,  après 
quoi  il  fut  conclu  que,  le  dimanche  suivant, 
nous  assemblerions  nos  parents  pour  faire  les 
fiançailles.  Il  me  dit  aussi  la  dot  qu'il  pouvait 
donner  à  sa  fille;  je  répondis  à  cela  que  je  ne 


LE  ROMAX  COMIQUE  57 

lui  demandais  que  la  personne,  et  que  j'avais 
assez  de  bien  pour  elle  et  pour  moi. 

J'étais  le  plus  content  homme  du  monde,  et 
la  du  Lis  aussi  contente,  ce  que  nous  connû- 
mes dans  la  conversation  que  nous  eûmes  ce 
soir-là,  et  qui  fut  la  plus  agréable  que  l'on 
puisse  s'imaginer.  Mais  ce  plaisir  ne  dura 
guère;  car  la  surveille  du  jour  que  nous  de- 
vions nous  fiancer,  nous  étions,  la  du  Lis  et 
moi,  assis  sur  L'herbe,  quand  nous  aperçûmes 
de  loin  un  conseiller  du  présidial,  proche  pa- 
rent du  sieiir  du  Fresne.  qui  venait  lui  rendre 
visite.  Nous  en  conçûmes  la  même  pensée, 
elle  et  moi,  et  nous  nous  en  affligeâmes,  sans 
savoir  au  vrai  ce  que  nous  appréhendions  : 
ce  que  l'événement  ne  nous  fit  que  trop  con- 
naître; car  le  lendemain,  comme  j'allais 
prendre  l'heure  de  Rassemblée,  je  fus  furieu- 
sement surpris  de  trouver  a  la  porte  de  la 
basse-cour  la  du  Lis  qui  pleurait.  Je  lui  dis 
quelque  chose,  et  elle  ne  me  répondit  rien. 
J'entrai  plus  avant,  et  je  trouvai  sa  sœur  au 
même  état.  J^  lui  demandai  ce  que  voulaient 
dire  tant  de  pleurs  :  elle  me  rép  >ndit,  en  re- 
doublant ses  san<jiots?  que  je  ne  le  saurais 
que  trop.  Je  montais  a  la  chambre  quand  la 
mère  en  sortait,  laquelle  passa  sans  rien  me 
dire;  car  les  larmes,  les  sanglots  et  les  soupirs 
1p.  suffoquaient  si  fort,  qu^  tout  ce  qu'elle  put 
faire,  ce  fut  de  me  regarder  pitoyablement,  et 
de  dire  :  «  Ah  !  pauvre  garçon  !»  Je  ne  com- 
prenais rien  à  un  si  prompt  changement;  mais 
mon  cœur  me  présageait  tous  les  malheurs 
que  j'ai  ressenti-  depuis.  Je  résolus  d'en  ap- 
prendre le  sujet,  et  je  montai  à  la  chambre, 
où  je  trouvai  M  du  Fresne  assis  dans  une 
chaise,  qui  me  dit  fort  brusquement  qu'il  avait 
changé  d'avis,  et  qu'il  ne  voula  t  pas  marier 
sa  cadette  avant  son  aînée;  que  quand  il  la 
marierait,  ce  ne  serait  qu'après  le  retour  de 


58  LE  ROMAN  COMIQUE 

son  voyage  de  la  cour.  Je  lui  répondis  sur  ces 
deux  chefs  :  au  premier,  que  sa  fille  améer 
n'avait  aucune  r  >pugnance  que  sa  sœur  fui 
mariée  la  première,  pourvu  que  ce  fut  avec! 
moi,  parce  qu'elle  m'avait  toujours  aimét 
comme,  un  frère  ;  que  pour  un  autre,  elle  s'y? 
gérait  opposée  :  je  puis  vous  assurer  qu'elles 
m'en  avait  fait  la  protestation  plusieurs  fois  :l 
et  sur  le  second,  que  j'attendrais  aussi  bien! 
dix  ans,  «me  les  trois  mois  qu'il  serait  à  laj 
cour.  Mais  il  me  dit  tout  net  que  je  ne  pen-l 
sasse  plus  au  mariage  de  sa  fille.  Ce  aiscoursl 
si  surprenant,  et  prononcé  du  ton  quejevien^; 
de  vous  dire,  me  jpta  dans  un  si  horrible  dé-J 
sespoir,  que  je  sortis  sans  lui  répliquer,  el 
rien  dire  aux  demoiselles,  qui  ne  purent  1:  ie 
rien  dire  aussi.  Je  m'en  allai  a  la  maison,  ré- 
solu de  me  donner  la  mort;  mais  comme  je 
tirais  mon  épée  à  dessein  de  me  la  plonger 
dans  le  corps,  ctre  veuve  confidente  entra 
chez  moi,  er  empêcha  l'exécution  de  ce  mortel 
cessein,  ei-  me  disant,  de  la  part  de  la  du  Lis, 
nue  je  ne  m'affligeasse  point;  qu'il  fallait  avoir 
patience,  et  qu'en  pareilles  affaires  il  arrivait 
toujours  du  trouble:  mais  que  j'avais  un  grand 
avantage  d'avoir  sa  mère  et  sa  sœur  aînée 
pour  moi,  et  elle  plus  que  tous,  qui  était  la 
principale  partie;  qu'elles  avaie:.t  résolu 
quand  son  père  sentit  parti,  qui  serait 
nuit  ou  dix  jours,  je  pourrais  continuer  mes 
visites,  et  que  le  temps  était  un  grand  maître. 
Ce  discours  était  fort  obligeant;  mais  je  n'en 
pus  être  consolé  :  aussi  je  m'abandonnai  à  la 
plus  noire  mélancolie  que  l'on  puisse  ima- 
giner, et  qui  me  j  ta  enfin  dans  un  si  furieux 
désespoir,  que  je  résolus  de  consulter  les  dé- 
mons. 

Quelques  jours  avant  le  départ  de  M.  du 
Fresne.  je  m'en  allai  à  demi-lieue  de  cette  vi  ■  e, 
dans  un  lieu  ou  il  y  a  un  bois  taillis  de  fort 


LE  ROMàX   COâliQUE  59 

grande  étendue,  dans  lequel  le  vulgaire  croit 
qu'il  habite  de  mauvais  esprits;  d'autant  que 
cela  a  été  autrefois  la  demeure  de  certaines 
fées,  qui  étaient  sans  doute  de  fameuses  ma- 
giciennes. Je  m'enfonçai  dans  le  bois,  appelant 
et  invoquant  ces  esprits,  et  les  suppliant  de 
me  secourir  dans  l'extrême  affliction  où  j'étais; 
mais  après  avoir  bien  crié,  je  ne  vis  ni  n'ouïs 
que  des  oiseaux,  qui  par  leur  ramage  sem- 
blaient me  témoigner  qu'ils  étaient  touchés  de 
mes  malheurs.  Je  retournai  a  ma  maison,  où 
je  me  mis  au  lit,  atteint  d'une  si  étrange  fré- 
nésie, que  Ton  ne  croyait  pas  que  j'en  pusse 
réchapper,  car  j'en  fus  jusqu'à  perdre  la  pa- 
role. La  du  Lis  fut  malade  en  mené  temps  et 
de  la  même  manière  que  moi,  ce  qui  m'a  obligé 
depuis  de  croire  à  la  sympathie  :  car  comme 
nos  maladies  procé  riaient  d'une  même  cause, 
elles  produisaient  aussi  en  nous  de  semblables 
effets;  ce  que  nous  apprenions  du  médecin  et 
de  l'apothicaire,  qui  étaient  les  mêmes  qui 
nous  servaient  :  pour  les  chirurgiens,  nous 
avions  chacun  le  nôtre  en  particulier.  Je  guéris 
un  peu  plus  tôt  qu'elle,  et.  je  m'en  allai,  ou 
pour  mieux  dire  je  me  traînai  à  sa  maison,  où 
îe  la  trouvai  au  lit  ('son  père  était  parti  pour 
la  cour).  Sa  joie  ne  fut  pas  médiocre,  comme 
la  suite  me  le  fit  connaître;  car,  après  avoir 
demeuré  environ  une  heure  avec  elle,  il  me 
sembla  qu'elle  n'avait  plus  de  mal.  ce  qui  m'o- 
bligea à  la  presser  de  se  lever,  et  elle  le  fit 
pour  me  satisfaire.  Mais  sitôt  qu'elle  fut  hors 
du  lit,  elle  s'évanouit  entre  mes  bras  :  je  fus 
bien  marri  de  l'en  avoir  pressée,  car  nous 
eûmes  beaucoup  de  peine  à  la  faire  revenir  de 
son  évanouissement.  Quand  elle  le  fut,  nous 
la  remîmes  dans  le  lit,  où  je  la  laissai  pour 
lui  donner  moyen  de  reposer,  ce  qu'elle  n'eût 
peut-être  cas  fait  en  ma  présence. 
Nous  guérîmes  entièrement,  et  nous  passU- 


60  LE  ROMAN  COMIQUE 

mes  agréablement  le  temps,  tout  celui  que  son 
père  demeura  à  la  cour.  Mais  à  son  retour,  il 
fut  averti,  par  quelques  ennemis  secrets,  que 
j'avais  toujours  fréqunnté  dans  sa  maison,  et 
pratiqué  familièrement  sa  fille,  a  laquelle  il  fit 
de  rigoureuses  défenses  de  me  voir,  et  se  tâcha 
fort  contre  sa  femme  et  sa  fille  aînée,  de  ce 
qu'elles  avaient  favorisé  nos  entrevues;  ce  que 
j'appris  de  notre  confidente,  comme  la  résolu- 
tion qu'elles  avaient  prises  de  me  voir  tou- 
jours, et  par  quels  moyens.  Le  premier  fut 
que  je  prisse  garde  quand  cet  injuste  père  sor- 
tait de  la  ville  ;  car  aussitôt  j'allais  dans  sa 
maison,  où  je  demeurais  jusqu'à  son  retour, 
que  nous  connaissions  facilement  à  sa  manière 
de  frapper  à  la  porte  ;  et  aussitôt  je  me  cachais 
derrière  une  pié'  e  de  tapisserie:  et  quand  il 
entrait,  un  valet  ou  une  servante,  ou  quelque- 
fois une  de  ses  filles,  lui  ôtut  son  manteau, 
et  je  sortais  facilement  sans  qu'il  le  sut;  car, 
comme  je  vous  l'ai  déjà  dit,  il  était  fort  sourd  ; 
et  en  sortant,  la  du  Lis  m'accompagnait  tou- 
jours jusqu'à  la  porte  de  la  basse-cour.  Ce 
moyen  fut  découyert,  et  nous  eûmes  recours 
au  jardin  de  notre  confidente,  dans  lequel  je 
me  rendais  par  un  jardin  de  nos  voisins,  ce 
qui  dura  assez;  mais  à  la  fin  il  fut  encore  dé- 
couvert. Nous  nous  servîmes  ensuite  des 
églises,  tantôt  l'une,  tantôt  l'autre,  ce  qui  fut 
encore  connu;  tellement  que  nous  n'avions 
plus  que  le  hasard,  quand  nous  pouvions 
nous  rencontrer  dans  quelques-unes  des  allées 
du  parc  ;  mais  il  fallait  user  de  grande  pré- 
caution. 

Un  jour  que  j*y  avais  demeuré  assez  long- 
temps avec  la  du  Lis,  car  nous  nous  étions  en- 
tretenus à  fond  de  nos  communs  malheurs, 
et  avions  pris  de  fortes  résolutions  de  les  sur- 
monter, je  voulus  l'accompagner  jusqu'à  la 
porte  de  la  basse-cour,  où  nous  aperçûmes  de 


LE   ROMAN   COMIQUE  61 

loin  son  père,  qui  venait  de  la  ville,  et  tout 
droit  à  nous.  De  fuir,  il  n'y  avait  pas  moyen, 
car  il  nous  avait  vus.  EI1-  me  dit  alors  d'in- 
venter quelque  prétexte  pour  nous  excuser, 
mais  je  lui  répondis  qu'elle  avait  l'esprit  plus 
présent  et  plus  subtil  que  moi,  et  qu'elle  y 
pensât.  Cependant  il  arriva;  et  comme  il  com- 
mençait a  se  lâcher,  elle  lui  dit  que  j'avais  ap- 
pris qu'il  avait  apporté  des  bagues  et  autres 
joailleries,  car  il  employait  ses  gages  en  orfè- 
vrerie pour  y  faire  quelque  profit,  étant  aussi 
avare  que  sourd;  et  je  venais  pourvoir  s'il 
voudrait  m'acc-uminoder  de  quelques-unes  pour 
une  fille  du  .Mans  avec  .aqueue  je  me  mariais. 
Il  le  crut;  nous  montâmes,  et  il  me  montra 
ses  bagues  :  j'en  choisis  deux,  un  petit  dia- 
mant et  une  rose  d'opale.  Nous  fûmes  d'ac- 
cord du  prix,  que  je  lui  payai  a  l'heure  même. 
Cet  expédient  me  facilita  wia  continuation  de 
mes  visites  ;  mais  quand  il  vit  que  je  ne  me 
hâtais  point  d'aller  au  Mans,  il  en  parla  à  sa 
jeune  fille,  comme  se  doutant  de  quelque  four- 
berie; et  elle  me  conseilla  d'y  faire  un  voyage, 
ce  que  je  fis. 

Cette  ville  est  une  des  plus  agréables  du 
royaume,  et  où  il  y  a  du  plus  beau  monde  et 
du  mieux  civilisé,  et  où  les  filles  sont  les  plus 
polies  et  les  plus  spirituelles,  comme  vous  le 
savez  fort  bien  :  aussi  je  fis  en  peu  de  temps 
de  grandes  connaissances.  J'étais  logé  aux 
Chênes- Verts,  ou  était  aussi  logé  un  opérateur 
qui  débitait  ses  drogues  en  public  sur  le 
théâtre,  en  attendant  l'issue  d'un  projet  qu'il 
avait  fait  de  dresser  une  troupe  de  comédiens. 
Il  avait  déjà  av^c  lui  des  personnes  de  qua- 
lité, entre  autres  le  fils  d'un  comte,  que  je  ne 
nomme  pas,  par  discrétion;  un  jeune  avocat 
du  Mans,  qui  avait  déjà  été  en  troupe,  sans 
compter  un  de  ses  frères,  et  un  autre  vieux 
comédien,  qui  s'enfarinait  à  la  farce;  et  il  at- 


62  LE   ROMAN   COMIQUE 

tendait  une  jeune  fille  de  la  ville  de  Laval,  qui 
lui  avait  promis  de  se  dérober  de  la  maison 
de  son  père,  et  de  le  venir  trouver.  Je  fis  con- 
naissance avec  lui  ;  et  un  jour,  faute  de  meil- 
leur entretien,  je  lui  fis  succinctement  le  récit 
de  mes  malheurs  ;  ensuite  de  quoi  il  me  per- 
suada de  prendre  parti  dans  sa  troupe,  que  ce 
serait  le  moyen  de  me  faire  oublier  mes  dis- 
grâces. J'y  consentis  volontiers;  et  si  la  fille 
fût  venue,  je  l'aurais  certainement  suivi.  Mais 
les  parents  en  furent  avertis;  ils  prirent  garde 
à  elle?  ce  qui  fut  la  cause  que  le  dessein  ne 
réussit  pas,  et  qui  m'obligea  à  m'en  revenir. 
Mais  l'amour  me  fournit  une  invention  pour 
pratiquer  encore  la  du  Lis  sans  soupçon;  ce 
fut  de  mener  avec  moi  cet  avocat  dont  je 
viens  de  vous  parler,  et  un  autre  jeune  homme 
de  ma  connaissance,  auxquels  je  découvris 
mon  dessein,  qui  furent  ravis  de  me  servir  en 
cette  occasion. 

Ils  parurent  en  cette  ville  sous  le  titre,  l'un 
de  frère,  et  l'autre  de  cousin  germain  d'une 
maîtresse  imaginaire.  Je  les  menai  chez  le 
sieur  du  Fresne  que  j'avais  prié  de  me  traiter 
de  parent,  ce  qu'il  fit.  Il  ne  manqua  pas  aussi 
de  leur  dire  mille  biens  de  moi,  les  assurant 
qu'ils  ne  pouvaient  pas  mieux  loger  leur  pa- 
rente, et  ensuite  nous  donna  à  souper.  On  but 
à  la  santé  de  ma  maîtresse,  et  la  du  Lis  fit 
raison.  Après  qu'ils  eurent  demeuré  cinq  ou 
six  jours  en  cette  ville,  ils  s'en  retournèrent 
au  Mans. 

J'avais  toujours  libre  accès  chez  le  sieur  du 
Fresne,  qui  me  disait  sans  cesse  que  je  tar- 
dais trop  à  aller  au  Mans  achever  mon  ma- 
riage, ce  qui  me  fit  appréhender  que  la  feinte 
ne  fût  à  la  fin  découverte,  et  qu'il  ne  me 
chassât  encore  une  fois  honteusement  de  sa 
maison,  ce  qui  me  fit  prendre  la  plus  cruelle 
résolution  qu'un  homme  désespère  puisse  ja- 


LE  ROMAN   COMFQUE  65 

mais  avoir,  qui  fut  de  tuer  la  du  Lis  de  peur 
qu'un  autre  n'en  fût  possesseur.  Je  m'armai 
d'un  poignard  et  l'&llai  trouver,  la  priant  de 
Tenir  avec  moi  faire  une  promenade,  ce 
quelle  m'accorda.  Je  la  menai  insensiblement 
dans  un  lieu  fort  écarté  des  allées  du  parc,  où 
il  y  avait  des  broussailles;  ce  fut  là  ju  je  lui 
découvris  le  cruel  dessein  que  le  désespoir  de 
la  posséder  m'avait  fait  concevoir,  tirant  en 
même  temps  le  poignard  de  ma  poche.  Elle 
me  regarda  si  ten  3 rement,  et  me  dit  tant  de 
douceurs,  qu'elle  accompagna  de  protestations 
de  constance  et  belles  promesses,  qu'il  lui  fut 
facile  de  me  désarmer  :  elle  saisit  mon  poi- 
gnard, que  je  ne  pus  retenir,  le  jeta  au  tra- 
vers des  broussailles,  et  me  dit  qu'elle  s'en 
voulait  aller,  et  qu'elle  ne  se  trouverait  plus 
seule  avec  moi.  Elle  voulait  me  dire  que  je 
n'avais  pas  sujet  d'en  user  ainsi,  mais  je  l'in- 
terrompis pour  la  prier  de  se  trouver  le  len- 
demain chez  notre  confidente,  où  je  me  ren- 
drais, et  que  là  nous  prendrions  les  dernières 
résolutions.  Nous  nous  y  remontrâmes  à 
l'heure  marquée.  Je  la  sa'uai  et  nous  pleu- 
râmes nos  communes  misères,  et  après  de 
longs  discours  elle  me  conseilla  d'aller  à  Paris, 
me  protestant  qu'elle  ne  consentirait  jamais 
à  aucun  mariage,  et  que  quand  je  demeurerais 
dix  ans,  elle  m'attendrait.  Je  lui  fis  des  pro- 
messes réciproques  que  j'ai  mieux  tenues 
qu'elle.  Comme  je  voulais  prendre  congé  d'elle, 
ce  qui  ne  fut  pas  sans  verser  beaucoup  de 
larmes,  elle  fut  d'avis  que  sa  mère  et  sa  sœur 
fussent  de  la  confidence.  Cette  veuve  \es  alla 
quérir,  et  je  demeurai  seul  avec  la  du  Lis. 

Ce  fut  alors  que  nous  nous  ouvrîmes  nos 
cœurs  mieux  que  nous  n'avions  jamais  fait  ; 
elle  en  vint  jusqu'à  me  dire  que  si  je  voulais 
l'enlever,  elle  y  consentirait  volontiers  et  me 
suivrait  partout,  et  que  si  l'on  venait  après 


£4  LE  ROMAN  COMIQUE 

nous  et  que  l'on  nous  attrapât,  elle  feindrait 
d'être  enceinte. 

Mais  mon  amour  était  si  par  que  je  ne  vou- 
lus jamais  mettre  son  honneur  en  compromis, 
laissant  l'événement  à  la  conduite  du  sort.  Sa 
mère  et  sa  sœur  arrivèrent  et  nous  leur  dé- 
clarâmes nos  résolutions,  ce  qui  rit  redoubler 
les  pleurs  et  les  embrassements:  enfin  je  pris 
contre  d'elles  pour  aller  a  Paris.  Avant  de  par- 
tir, j'écrivis  une  lettre  à  la  du  Lis;  je  ne  m'en 
rappelle  point  les  termes,  mais  vous  pouvez 
bien  vous  imaginer  que  j'y  avais  mis  tout  ce 
que  je  m'étais  figuré  de  tendre,  pour  leur  don- 
ner de  la  compassion.  Aussi  notre  confidente, 
qui  porta  la  lettre,  m'assura  qu'après  la  lec- 
ture de  cette  lettre  la  mère  et  les  deux  filles 
avaient  été  si  affligées,  que  la  du  Lis  n'avait 
pas  eu  le  courage  de  me  faire  réponse. 

J'ai  supprime  beaucoup  d'aventures  qui 
nous  arrivèrent  pendant  le  cours  de  nos 
amours,  pour  n'abuser  pas  de  votre  patience, 
comme  les  jalousies  que  la  du  Lis  conçut  con- 
tre moi  pour  une  demoiselle,  sa  cousine  ger- 
maine, qui  l'était  venue  voir,  et  qui  demeura 
trois  mois  dans  la  maison  ;  la  même  chose 
pour  la  fille  de  ce  gentilhomme  qui  avait 
amené  ce  galant  que  je  fis  en  aller,  non  plus 
que  plusieurs  querelles  que  j'eus  à  démêler  et 
des  combats  et  des  rencontres  de  nuit  où  je 
fus  blessé  par  deux  fois  au  bras  et  a  la  cuisse. 

Je  finis  donc  ici  la  digression,  pour  vous 
dire  que  je  partis  pour  Paris,  où  j'arrivai  heu- 
reusement et  où  je  demeurai  environ  une  an- 
née. Mais  ne  pouvant  pas  y  subsister  comma 
je  faisais  en  cette  ville,  tant  a  cause  de  la 
cherté  des  vivres  que  pour  avoir  fort  diminua 
mes  biens  à  la  recherche  de  la  du  Lis.  pouf 
laquelle  j'avais  fait  de  grandes  dépenses, 
comme  vous  avez  pu  rapprendre  de  ce  que  je 
vous  ai  dit,  je  me  mis  en  condition  en  qualité 


le  roman  comme  65 

taire  de  la  chanibr*- 

:i'\  eus  p 
meure  huit 

moi  a"  itraord  inaire,   a   la- 

quelle .  .oint  pour  1<' 

ment  que 
-tiquer    s'en   aperçurent, 
comme  vo 

Un  jour  qu'elle  m'avait  donné  une  coi 
siuu  pour  la  ville,  elle  d 
cairote,  dans  lequel  y  montai  seul,  el 
6  me  mener  }• 

que  sou  mari  alla;-  ville  à 

•  1  d'un  seul  car  ei  e  lui 

affaires 

'     '  ;ui  est 

tou'ou:  -  .   and  je  fui 

longue  rue  où  il  n'\  avait 

•ht  on  ne 
e  cocher  arié 
rendit.  J»-  lui  criai  pourquoi  il  arrêtait  ;  il  B'ap- 
proclia  .       :  t. ère  et  me  pria  de  l'év 
ce  que  je  fis.  Alors  il  me  -  si  je  n'avais 
point  pr              •  au  procédé  de  ma  lame  à  mon 
sujet;  je  lui  répondis  que  non,  et  lui  de 

qu'il  voulait  dire.   Il   me  répuiidit  que 
je  ne  coni.  -   ma   fortune,  et  qu'il  r 

avait  beaucoup  de  personnes  a  Paris  qui  eus- 
sent bien  voulu  en  avoir  une  semblable.  Je  ne 
raisonnai  fruere  avec  lui,  mais  je  lui  comman- 
dai de  remonter  sur  son  siège  et  de  me  con- 
duire à  la  ru^  s  tnt-Honoré.  Je  ne  laissai  pis 
de  rêver  profon dément  à  ce  qu'il  m'avait  dit, 
et  quand  je  tus  de  retour  a  la  maison,  j'obser- 
vai plus  exactement  les  actions  de  cette  dame, 
dont  quelques-unes  me  confirmèrent  ce  qua 
m'avait  dit  le  cocher.  Un  iour  que  j'ava  a 
acheté  de  la  toile  et  de  la  dentelle  pour  de9 
collets  que  j'avais  donnés  à  taire  à  ses  filles 

U   K*—«^    tO»l<tCI.  —  T.  III.  3 


LE   ROMAN   COMIQUE 

de  service,  comme  elles  y  travaillaient,  eU-: 
leur  demanda  pour  qui  ils  étaient?  Elles  ré- 
pondirent que  c'était  pour  moi.  Elle  leur  dit 
alors  de  les  achever,  mais  que  pour  la  den- 
délle  elle  la  voulait  mettre.  Un  jour  qu'elle 
rattachait  j'entrai  dans  sa  chambre,  elle  me 
dit  qu'elle  travaillait  pour  moi,  dont  je  fus  si 
eonrus  que  je  ne  fis  que  des  remercîments 
de  même.  Mata  un  matin  que  j'écrivais  dans 
ma  chambre,  qui  n'était  pas  éloignée  de  la 
sienne,  elle  me  fit  appeler  par  un  laquais,  et 
quand  j'en  approchai,  j'entendis  qu'elle 
ferieusement  contre  sa  demoiselle  suivante 
et  contre  sa  femme  de  chambre;  elle  disait  : 
«  Ces  chiennes,  ces  vilaines  ne  sauraient  rien 
faire  adroitement;  sortez  de  ma  chambre.» 
Comme  elles  en  sortaient,  j'y  entrai,  et  elle 
continua  à  déclamer  contre  elies,  et  me 
dit  de  fermer  la  porte  et  de  lui  aider  à 
s'habiller  :  aussitôt  elle  me  dit  de  prendre  sa 
chenrse  qui  était  sur  sa  toilette  et  de  la  lui 
donner,  et  en  même  temps  elle  dépouilla  celle 
au'elle  avait  et  s'exposa  a  ma  vue  toute  nue, 
dont  j'eus  une  si  grande  honte,  que  je  lui  dis 
que  je  ferais  ?ncore  plus  mal  que  ses  filles, 
qu'elle  devait  faire  revenir,  à  quoi  elle  fut 
obligée  par  l'arrivée  de  son  mari.  Je  ne  dou- 
tai donc  plus  de  son  intention,  mais  comme 
j'étais  jeune  et  timide,  j'appréhendais  quelque 
sinistre  accident,  car  quoiqu'elle  fût  déjaavan- 
cée  en  âure,  elle  avait  pourtant  encore  de 
beaux  restes,  ce  qui  me  fit  résoudre  à  deman- 
der mon  congé,  ce  que  je  fis  un  soir  après  qu« 
l'on  eut  servi  le  souper.  Alors,  sans  me  rien 
répondre,  son  mari  se  retira  à  sa  chambre,  et 
elle  retourna  sa  chaise  du  côté  du  feu,  disant 
au  maître  d'hôtel  de  remporter  la  viande.  Je 
descendis  pour  souper  avec  lui.  Comme  nous 
étions  à  table,  une  de  ses  nièces,  âgée  d'environ 
douze  ans,  descendit  et  s'adressant  à  moi,  me 


•    COMiQCE  CT 

dit  que  madame  sa  tant»1  l'envoyait  txmr  ta- 

e  d'a- 

Toir  df 

d  et  me  d 

e  de  son  Kial,  ce  qr«i 

i 

Mantoûe,et  par- 
is  en  rien 

oe  vint  ;  t  con- 

duite de  sa 
était  un  fra:i 

. 

; 

ai  se  trouva  frère  d'un 

rabre  de  monseig-neur  le  duc  d'C 
qui  le  sauva. 

eurâmes  sans  chef,  et  : 
d  un  cou  i  m  un  accord,  rn'émrent  pour  comman- 
der la   compagnie ,   qui    était   compo- 
quatre 

:  itant  d'autorité  que  si  j'en  eusse  été  ,a 
,e  en  chef.  J^  passai  en  revu 

e,  que  je  distribuai,  aussi  îjien  que  les 
armes  que  je  pris  à  Sainte-Reine  en  Bourgo- 
gne. Enna  dous  filâmes  jusqu'à  Embrun  en 
Dauphiné,  ou  notre  capitaine  nous  vint 

-tas  l'appréhension  qu'il  n'y  avait  pa3  un 
soldat  à  sa  compagnie. 

qui  s'était  p^- 
que  je  lui  en  fis  paraître  soixante-îmit  car 
j'en  avais  perdu  douze  dans  la  marche  ,  il  me 

Et  fort  et  me  donna  son  drapeau 


68  LE  ROMA?J  COMIQUE 

table.  L'armée,  qui  était  la  plus  belle  qui  fût 
iamais  sortie  de  France,  eut  le  mauvais  succès 
que  vous  avez  pu  savoir;  ce  qui  arriva  par  la 
mauvaise  intelligence  des  généraux.  Après  soa 
débris,  je  m'arrêtai  à  Grenoble,  pour  laisser 
passer  la  fureur  des  paysans  de  Bourgogne  et 
de  Champagne,  qui  tuaient  tous  les  fugitifs;  et 
le  massacre  en  fut  si  grand,  que  la  peste  se  mit 
si  furieusement  dans  ces  deux  provinces, 
qu'elle  se  répandit  par  tout  le  royaume.  Après 
que  j'eus  demeuré  quelque  temps  à  Grenoble, 
où  je  fis  de  grandes  connaissances,  je  résolus 
de  me  retirer  dansc^tte  ville,  ma  patrie.  Mais 
en  passant  par  des  lieux  écartés  du  grandche- 
min,  pour  la  raison  que  j'ai  dite,  j'arrivai  à 
un  petit  bourg  appelé  Saint-Patrice,  oùle fils 
puîné  de  .a  dame  du  lieu,  qui  était  veuve, 
taisait  une  compagnie  de  fantassins  pour  le 
sié^e  de  kiontauban.  Je  me  mis  avec  lui,  et  il 
reconnut  quelque  chose  sur  mon  visage  qui 
n'était  pas  rebutant.  Après  m'avoir  demandé 
d'où  j'étais,  et  que  je  lui  eus  dis  franchement 
la  vérité,  il  me  pria  de  prendre  le  soin  de  con- 
duire un  de  ses  frères,  jeune  garçon,  chevalier 
de  Malte,  auquel  il  avait  donné  ton  enseigne, 
ce  que  i'ac^eptai  volontiers. 

Nous  partîmes  pour  aller  à  Noves  en  Pro- 
vence, qui  était  le  lieu  d'assemblée  du  régi- 
ment; mais  nou.3  n'y  eûmes  pas  demeuré  trois 
jours,  que  le  maître  d'hôtel  de  ce  capitaine  le 
vola  et  s'enfuit.  Il  donna  ordre  qu'il  fût  suivi, 
mais  en  vain.  Ce  fut  alors  qu'il  me  pria  de 
prendre  les  clefs  de  ses  coffres,  que  je  ne 
gardai  guère,  car  il  fut  député  du  corps  du 
régiment  pour  aller  trouver  le  grand  cardinal 
de  Richelieu,  qui  conduisait  l'armée  pour  le 
siège  de  Montauban,  et  autres  villes  rebelles 
de  Guienne  et  de  Languedoc.  Il  me  mena  avec 
lui,  et  nous  trouvâmes  son  Emint-nce  dans  la 
ville  d'Albi.  Nous  la  suivîmes  jusqu'à  cette 


LE   R015AX  COMIQUE  6£ 

Tille  rebelle,  qui  ne  le  fut  plus  à  l'arrivée  de 
ce  grand  homme,  car  elle  se  rendit,  comme 
tous  avez  pu  le  savoir.  Nous  eûmes  pendant 
ce  voyage  un  grand  nombre  d'aventures,  que 
je  ne'  vous  dis  point,  pour  n'être  pas  en- 
nuyeux, ce  que  j'ai  peut-être  déjà  trop  été. 

Alors  la  l'Etoile  lui  dit  que  ce  serait  les  pri- 
ver d'un  ajrréaole  divertissement,  s'il  ne  con- 
tinuait jusqu'à  la  fin. 

Il  poursuivit  donc  ainsi  : 

—  Je  fis  de  grandes  connaissances  dans  la 
maison  de  cet  illustre  cardinal,  et  principale- 
ment avec  les  pages,  dont  il  y  en  avait  dix- 
huit  de  Normandie,  qui  me  faisaient  de 
grandes  caresses,  aussi  bien  que  l^s  autres 
domestiques  de  sa  maison.  Quand  la  ville 
fut  rendue,  notre  régiment  tut  licencié,  et 
nous  nous  en  revînmes  a  Saint-Patrice.  La 
dame  du  lieu  avait  un  procès  contre  son  fils 
aîné,  et  se  préparait  pour  aller  le  poursuivre 
à  Grenoble.  Quand  nous  arrivâmes.  je  fus  prié 
de  l'accompagner,  à  quoi  j'eus  un  peu  de 
répugnance,  car  je  voulais  me  retirer,  comme 
je  vous  l'ai  dit  ;  mais  je  me  laissai  gagner,  dont 
je  ne  me  repentis  pas.  Car  quand  nous  fûmes 
arrivés  à  Grenoble,  ou  je  sollicitai  fortement 
le  procès,  le  roi  Louis  XIII,  do  glorieuse  mé- 
moire, y  passa  pour  all^-r  en  Italie,  et  j'eus 
l'honneur  de  voir  à  sa  suite  les  plus  grands 
seigneurs  de  ce  pays,  et  entre  autres  le  gou- 
verneur de  cette  ville,  qui  connaissait  fort 
monsieur  de  Saint-Patrice,  a  qui  il  me  recom- 
manda ;  et  après  m'avoir  offert  de  l'argent,  il 
lui  dit  qui  j'étais,  ce  qui  l'obligea  à  faire  plus 
d'estime  de  moi  qu'il  n'avait  fait,  quoique  je 
n'eusse  pas  sujet  de  me  plaindre.  Je  vis  en- 
core cinq  jeunes  hommes  de  cette  ville,  qui 
étaient  dans  le  régiment  aux  gardes,  trois  des- 


70  LE   ROMAN  COMIQUE 

quels  étaient  gentilshommes,  et  auxquels  j'a- 
vais l'honneur  d'appartenir  :  je  les  traitai  du 
mieux  qu'il  me  fut  possible,  et  à  la  maison  et 
au  cabaret.  Un  jour  que  nous  venions  de  dé- 
jeuner d'un  logis  du  faubourg  Saint-Laurent, 
qui  est  au  delà  du  pont,  nous  nous  y  arrê- 
tâmes pour  voir  passer  des  bateaux,  et  l'un 
d'eux  me  dit  qu'il  s'étonnait  fort  que  je  ne 
demandasse  point  de  nouvelles  de  la  du  Lis. 
Je  leur  dis  que  je  n'avais  osé,  de  peur  d'en 
trop  apprendre.  Ils  me  repartirent  que  j'avais 
bien  fait,  et  que  je  devais  l'oublier,  puisqu'elle 
ne  m'avait  pas  tenu  parole.  Je  pensai  mourir 
à  cette  nouvelle  ;  mais  enfin  il  fallut  tout  sa- 
voir. Ils  me  dirent  donc  qu'aussitôt  que  l'on 
eut  appris  mon  départ  pour  l'Italie,  on  l'avait 
mariée  à  un  jeune  homme  qu'ils  me  nommè- 
rent, et  qui  était  celui  de  tous  ceux  qui  y  pou- 
vaient prétendre  pour  qui  j'avais  le  plus  d'a- 
version. Alors  j'éclatai,  et  dis  contre  elle  tout 
ce  que  la  colère  me  suggéra.  Je  l'appelai  ti- 
gresse,  félonne,  perfide,  traîtresse  ;  qu'elle  n'eût 

Eas  osé  se  marier  me  sachant  si  près,  étant 
ien  assurée  que  je  serais  allé  la  poignarder 
avec  son  mari  jusque  clans  son  lit.  Après,  je 
sortis  de  ma  poche  une  bourse  d'argent  et  de 
soie  bleue  à  petits  points,  qu'elle  m'avait  don- 
née, dans  laquelle  je  conservais  le  bracelet  et 
la  ruban  que  je  lui  avais  gagnés;  j'y  mis  une 
pierre,  et  la  jetai  avec  violence  dans  la  rivière, 
en  disant:  «  De  même  que  ces  choses  s'enfui- 
ront au  gré  des  ondes,  ainsi  puisse  s'effacer 
de  ma  mémoire  la  personne  à  qui  elles  ont  ap- 
oartenu.  »  Ces  messieurs  furent  étonnés  de 
mon  procédé,  et  me  protestèrent  qu'ils  étaient 
bien  marris  de  me  l'avoir  dit  ;  mais  qu'ils  crai- 
gnaient que  je  ne  l'eusse  appris  d'ailleurs.  Ils 
ajoutèrent,  pour  me  consoler,  qu'elle  avait  été 
forcée  à  se  marier,  et  qu'elle  avait  bien  fait 
paraître  l'aversion  Qu'elle  avait  pour  son  mari  ; 


LE   ROMA.>-   COMIQUE  71 

car  elle  n'avait  fait  que  languir  depuis  son 
mariage,  et  était  morte  quelque  temps  après. 
Ce  discours  redoubla  mon  déplaisir  ;  et  me 
donna  en  même  temps  quelque  espèce  de  con- 
solation. Je  pris  congé  de  ces  messieurs,  et  me 
retirai  a  la  maison  ;  mais  si  changé,  que  made- 
moiselle de  Saint-Patrice,  fille  de  cette  bonne 
dame,  s'en  aperçut  :  elle  me  demanda  ce  que 
j'avais,  à  quoi*  je  ne  répondis  rien,  mais 
elle  me  pressa  si  fort,  que  je  lai  dis  succincte- 
ment mes  aventures  et  ia  nouvelle  que  je  ve- 
nais d'apprendre.  Elle  fut  touchée  de  ma  dou- 
leur, comme  je  le  reconnus  aux  larmes  qu'elle 
versa.  E.ie  le  fit  savoir  a  sa  mère  et  a  ses 
frères,  qui  me  témoignèrent  de  participer  à 
mes  déplaisirs;  mais  qu'il  fallait  se  consoler 
et  prendre  patience.  Le  procès  de  ia  mère  et 
du  fils  se  termina  par  un  accord,  et  nous 
nous  en  retournâmes. 

Ce  fut  alors  que  je  commença:  à  songer  à  la 
retraite.  La  maison  ou  j'étais  était  assez  puis- 
sante pour  me  faire  trouver  de  bons  partis,  et 
l'on  m'en  proposa  plusieurs  ;  mais  je  ne  pus 
jamais  me  résoudre  au  mariage.  Je  repris  le 
premier  dessein  que  j'avais  eu  autrefois  de  me 
fendre  capucin,  et  j'en  demandai  l'habit  ;  mais 
il  y  survint  tant  d'obstacles,  dont  la  déJuction 
ne  vous  serait  qu'ennuyeuse,  que  je  cessai 
cette  poursuite. 

En  ce  temps-là,  le  roi  commanda  i'arrière- 
ban  de  la  noblesse  du  Dauphiné,  pour  aller  à 
Casai.  M.  de  Saint-Patrice  me  pria  de  faire 
encore  ce  voyage-là  avec  lui,  ce  que  je  ne  pus 
honorablement  refuser.  Nous  partîmes  et  nous 
y  arrivâmes.  Vous  savez  ce  qu'il  en  arriva  : 
le  siège  fut  levé,  la  ville  rendue  et  la  paix 
raite  par  l'entremise  de  Mazarin.  Ce  fut  le 
premier  degré  par  où  il  monta  au  cardinalat 
et  a  cette  prodigieuse  fortune  qu'il  a  eue  en- 
suite du  gouvernement  de  la  France.  Nous 


72  LE  ROMAN   COMIQUE 

nous  en  retournâmes  à  Saint-Patrice,  où  je 
persistai  toujours  à  me  rendre  religieux.  Mais 
la  divine  Providence  en  disposa  autrement. 
Un  jour,  M.  de  Saint-Patrice  me  dit,  voyant 
ma  résolution,  qu'il  me  conseillait  de  me  faire 
prêtre  séculier;  mais  j'appréhendais  de  n'avoir 
pas  assez  de  capacité,  et  il  me  repartit  qu'il 
y  en  avait  de  moindres  que  moi.  Je  m'y  ré- 
solus et  je  pris  les  ordres  sur  un  patrimoine 
que  madame  sa  mère  me  donna,  de  cent  li- 
vres de  rente,  qu'elle  m'assigna  sur  le  plus  li- 
quide de  son  revenu.  Je  dis  ma  première 
messe  dans  l'église  de  la  paroisse,  et  ladite 
dame  en  usa  comme  si  j'eusse  été  sou  propre 
enfant,  car  elle  traita  splendidement  une  tren- 
taine de  prêtres  qui  s'y  trouvèrent  et  plusieurs 
gentilshommes  du  voisinage.  J'étais  dans  une 
maison  trop  puissante  pour  manquer  de  bé- 
néfices: aussi  six  mois  après  j'eus  un  prieuré 
assez  considérable  avec  deux  autres  petits  bé- 
néfices. Quelques  années  après,  j'eus  un  gros 
prieuré  et  une  fort  bonne  cure,  car  j'avais 
pris  grande  peine  à  étudier,  et  je  m'étais 
rendu  en  état  de  monter  en  chaire  avec  suc- 
cès, et  devant  les  beaux  auditoires,  et  en  pré- 
sence même  des  prélats.  Je  ménageai  mes  re- 
venus et  amassai  une  notable  somme  d'ar- 
gent, avec  laquelle  je  me  retirai  dans  cette 
ville,  où  vous  me  voyez  maintenant,  ravi  du 
bonheur  de  la  connaissance  d'une  si  char- 
mante compagnie,  et  d'avoir  été  assez  heu- 
reux de  lui  rendre  quelque  petit  service. 

La  l'Etoile  prit  la  parole  disant  : 

—  Mais  le  plus  grand  service  que  vous  sau* 
riez  nous  avoir  jamais  rendu... 


Elle  voulait  continuer,  quand   Ragotin  se 
leva  pour  dire  qu'il  voulait  faire  une  comédie 


LE  ROMAN  GOMIQOE  73 

de  cette  histoire,  et  qu'il  n'y  aurait  rien  de 
plus  beau  que  la  décoration  du  théâtre,  un 
beau  parc  avec  son  grand  bois  et  une  rivière; 
pour  le  sujet,  des  amants,  des  combats,  et 
une  première  messe.  Tout  le  monde  se  mit  à 
rire,  et  Roquebrune,  qui  le  contrariait  tou- 
jours, lui  dit  : 

—  Vous  n'y  ententendez  rien  :  vous  ne  sau- 
riez mettre  cette  pièce  dans  les  régies,  parce 
qu'il  faudrait  changer  la  scène,  et  y  demeurer 
trois  ou  quatre  ans. 

Alors  le  prieur  dit  : 

—  Messieurs,  ne  disputez  point  à  ce  sujet, 
j'y  ai  donné  ordre  il  y  a  longtemps.  Vous  sa- 
vez que  M.  du  Hardi  Va  jnmais  observé  cette 
rigide  règle  des  vingt-quatre  heures,  non  plus 
que  quelqu'un  de  nos  poètes  modernes,  comme 
l'auteur  de  Saint-Eustaehe,  etc.  Et  M.  Corneille 
ne  s'y  serait  pas  attaché  sans,  la  censure  que 
M.  Scudéry  voulut  faire  du  Cid;  aussi  tous  les 
honnêtes  gens  appellent  cesn  anquements  de 
belles  fautes.  J'en  ai  donc  composé  unp  comé- 
die, que  j'ai  intitulée  :  La  Fidélité  conservée 
après  V Espérance  perdue;  et  depuis  j'ai  pris 
pour  devise  un  arbre  dépouillé  de  sa  parure 
verte,  et  où  il  ne  reste  que  quelques  feulles 
mortes  (qui  est  la  raison  pourquoi  j'ai  ajouté 
cette  couleur  à  la  bleue),  avec  un  petit  chien 
barbet  au  p;ed.  et  ces  paroles  pour  âme  de  la 
devise  :  Privé  d'espoir,  je  suis  fidèle.  Cette  pièce 
roule  les  théâtres  il  y  a  fort  Ion u. -temps. 

—  Le  titre  en  est  aussi  à  propos  que  vos 
couleurs  et  votre  devise,  dit  la  l'Etoile;  car 
votre  maîtresse  vous  a  trompé,  et  vous  lui 
avez  toujours  gardé  la  fidélité,  n'en  ayant 
point  voulu  épouser  d'autre. 

La  conversation  finit  par  l'arrivée  de  MM.  de 
Vervilie  et  de  la  Garoufrière  ;  et  je  tir  is  aussi  ce 
chapitre,  qui  sans  doute  a  été  hien  ennuyeux 
tant  pour  sa  longueur  aue  cour  son  sujet. 


74  LE   ROMAN   COMIQUE 

XIV.  —  Retour  de  Verville,  accompagné  de  M.  du 
la  Garouffière.  —  Mariage  des  comédiens  et  co- 
médiennes, et  autres  aventures  de  Ragotin. 

Tous  ceux  de  la  troupe  furent  étonnés  de 
voir  M.  de  la  Garouffière  :  pour  Verville,  il 
était  attendu  avec  impatience,  principaltment 
de  ceux  et  celles  qui  se  devaient  marier.  Ils 
lui  demandèrent  quelles  bonnes  affaires  il  avait 
en  cette  ville.  Il  leur  répondit  qu'il  n'en  avait 
aucune;  mais  que  M.  de  Verville  lui  ayant 
communiqué  quelque  chose  d'importance,  il 
avait  été  ravi  de  trouver  une  occasion  si  favo- 
rable pour  les  revoir  encore  une  fois,  et  leur 
offrir  la  continuation  de  ses  services.  Verville 
lui  fit  signe  qu'il  n'en  fallait  parler  qu'en  se- 
cret; et,  pour  lui  en  rompre  le  discours,  il  lui 
présenta  le  prieur  de  Saint-Louis,- avec  qui  il 
avait  fait  grande  amitié,  lui  disant  que  c'était 
un  fort  galant  homme.  Alors  la  l'Etoile  leur 
dit  qu'il  venait  d'achever  une  histoire  aussi 
agréable  que  l'on  en  pût  ouïr. 

Ces  deux  messieurs  témoignèrent  avoir  du 
regret  de  n'être  pas  venus  plus  tôt  pour  avoir 
eu  la  satisfaction  de  l'entendre.  Alors  Verville 
passa  dans  une  autre  chambre,  où  Destin  le 
suivit;  et  après  y  avoir  demeuré  quelques 
moments  ils  appelèrent  la  l'Etoile  et  Angé- 
lique, et  ensuite  Léandre  et  la  Caverne,  que 
M.  dé  la  Garouffière  suivit.  Quand  ils  furent 
assemblés,  Verville  leur  dit  qu'étant  à  Rennes 
Il  avait  communiqué  au  sieur  de  la  Garouf- 
fière le  dessein  qu'ils  avaient  fait  de  se  ma- 
rier, et  qu'il  devait  repasser  par  Alençon  pour 
être  de  la  noce,  et  qu'il  avait  témoigné  vou- 
loir être  delà  partie.  Il  en  fut  remercié  très- 
humblement,  et  on  lui  témoigna  de  même 
l'obligation  qu'on  lui  avait  d'avoir  voulu 
prendre  cette  peine. 

—  Mais,  à  propos,  dit  M.  de  Verville,  il  fau- 


LC    ROMAX  COMIQUE  75 

rirait  faire  monter  cet  honnête  homme  qui  est 
en  bas. 

Ce  que  l'on  fit.  Quand  il  fut  entré,  la  Caverne 
îe  regarda  fixement,  et  ]a  force  du  sar.g  fit 
un  si  merveilleux  effet  en  elle,  qu'elle  s'atten- 
drit et  pleura  sans  en  savoir  la  cause.  On 
lui  demanda  si  elle  connaissait  cet  homme-là. 
Eile  répondit  qu'elle  ne  croyait  pas  l'avoir  ja- 
mais vu.  On  lui  dit  de  le  regarder  avec  atten- 
tion ;  ce  qu'elle  fit,  et  pour  lors  elle  trouva  sur 
son  visage  tant  de  traits  du  sien,  qu'elle 
s'écria  : 

—  Ne  serait-ce  point  mon  frère  ? 

Alors  il  s'appro  ha  d'elle  et  l'embrassa, 
l'assurant  que  c'était  lui-même,  que  le  mal- 
heur avait  éloigné  si  longtemps  de  sa  pré- 
sence. Ii  salua  sa  nièce  et  tous  ceux  de  la 
compagnie,  et  assista  à  la  conférence  secrète, 
où  ii  fut  conclu  que  l'on  célébrerait  les  deux 
mariages  ;  savoir,  de  Destin  avec  la  l'Etoile, 
et  de  Léandre  avec  Angélique. 

Toute  la  difficulté   consistait  à  savoir  quel 

Erêrre  les  épouserait.  Alors  le  prieur  de  Saint- 
,ouis,  que  l'on  avait  aussi  appelé  à  la  confé- 
rence, leui»  dit  qu'il  se  chargeait  de  cela,  et 
âu'il  en  parlerait  aux  curés  des  deux  paroisses 
e  la  ville  et  à  celui  du  faubourg  de  àiontfort; 
que  s'ils  en  faisaient  quelque  difficulté,  il  re- 
tournerait à  Séez,  et  qu'il  en  obtiendrait  la 
permission  du  seigneur  évèque;  que  s'il  ne 
voulait  pas  la  lui  accorder,  il  irait  trouver  mon- 
seigneur Féveque  du  Mans,  de  qui  il  avait 
l'honneur  d'être  connu,  parce  que  sa  petite 
église  était  de  sa  juridiction,  et  qu'il  ne  croyait 
pas  d'en  être  refusé.  11  fut  donc  prie'  de 
prendre  ce  soin-là.  Cependant  on  fit  secrète- 
ment venir  un  notaire,  et  Ton  passa  les  con- 
trats de  mariage.  Je  ne  vous  en  dis  point  les 
clauses,  car  cette  particularité  n'est  pas  venue 
à  ma  connaissance,  mais  bien  qu'ils  se  marié- 


76  LE   ROMAN   COMIQUE 

rent.  MM.  de  Verville,  de  la  Garouffière  et  de 
Saint-Louis  furent  témoins.  Ce  dernier  alla 
paner  aux  curés  ;  mais  aucun  d'eux  ne  voulut 
les  épouser,  ai  léguant  beaucoup  de  raisons 
que  le  prieur  ne  put  surmonter,  parce  qu'il 
n'en  était  peut-être  pas  capable;  ce  qui  le  fit 
résoudre  d'aller  à  Séez.  Il  prit  le  cheval  de 
Léandre  et  un  de  ses  laquais,  et  alla  trouver 
le  seigneur  évêque,  qui  résista  un  peu  à  lui 
accorder  sa  requête;  mais  le  prieur  lui  re- 
montra que  ces  ^rens-la  n'étaient  véritable- 
ment d'aucune  paroisse  ;  car  ils  étaient  au- 
jourd'hui dans  un  lieu  et  demain  dans  un  au- 
tre :  que  pourtant  on  ne  pouvait  pas  les 
mettre  au  rang  des  vagabonds  et  gens  sans 
aveu  (ce  qui  était  la  plus  forte  raison  sur  la- 
quelle les  curés  avaient  fondé  leur  refus)  ;  car 
ils  avaient  b.mne  permission  du  roi,  et  avaient 
leur  ménage,  et  par  conséquent  étaient  censés 
sujets  des  évêques  dans  le  diocèse  desquels 
ils  se  trouvaient  lors  de  leur  résidence  en  quel- 

âue  ville  ;  que  ceux  pour  qui  il  demandait  la 
ispense  étaient  dans  celle  d'Alençon,  où  il 
avait  juridiction,  tant  sur  eux  que  sur  les  au- 
tres habitants,  et  que,  par  cette  raison,  il  les 
pouvait  dispenser,  comme  il  l'en  suppliait 
très-humblement,  parce  que  d'ailleurs  ils 
étaient  fort  honnêtes  gens.  L'évêque  donna 
pouvoir  au  prieur  de  les  épouser  en  quelque 
église  il  vou  Irait.  Il  pouvait  appeler  son  se- 
crétaire pour  faire  la  dispense  en  forme; 
mais  le  prieur  lui  dit  qu'un  mot  de  sa  main 
suffisait,  ce  que  le  bon  seigneur  fit  aussi 
agréablement  qu'il  lui  donna  à  souper.  Le 
lendemain  il  s'en  retourna  à  Alen^on,  où  il 
trouva  les  fiancés  qui  préparaient  tout  ce  qui 
était  nécessaire  pour  les  noces.  Les  autres  co- 
médiens, qui  n'avaient  point  été  du  secret,  ne 
savaient  que  penser  de  tant  d'appareil,  et  Ra- 
gotm  en  était   le  plus  en  peine.  Ce  qui  les 


L!E   ROMAX  COMIQUE  17 

obligeait  à  tenir  la  chose  ainsi  secrète  n'était 
que  ce  que  vous  avez  appris  de  Destin  :  car 
pour  Léandre  et  Angélique,  cela  était  conpu 
de  tous  ;  et  aussi  la  crainte  de  ne  réussir  pas 
à  la  dispense.  Mais  quand  iis  en  furent  as- 
surés, on  rendit  la  chose  publique,  on  lut  les 
contrats  de  mariage  devant  tous,  et  l'on  pri: 
jour  pour  épouser. 

Ce  fut  un  furieux  coup  de  foudre  pour  le 
pauvre  Ragotin,  à  qui  la  Rancune  dit  tout 
bas  : 

—  Ne  vous  l'avais-je  pas  bien  dit  ?  Je  m'en 
étais  toujours  défié. 

Le  pauvre  petit  homme  entra  dans  la  plus 
profonde  mélancolie  que  l'on  puisse  imaginer, 
laquelle  le  précipita  dans  un  furieux  déses- 
poir, comme  vous  l'aoprendrez  dans  le  der- 
nier chapitre  de  ce  roman.  Il  devint  si  trou- 
blé, que,  passant  devant  la  grande  église  de 
Notre-Dame  un  jour  de  fête  que  l'on  carillon- 
nait, il  tomba  dans  l'erreur  de  la  plupart  des 
gens  du  vulgaire,  qui  croient  que  les  clocher 
disent  tout  ce  qu'Us  s'imaginent.  Il  s'arrêta 
pour  les  écouter,  et  il  se  persuada  facilemen: 
qu'elles  disaient  : 

Raeotin,  ce  malin, 

A  tant  bu  de  pots  de  vin, 

Qu  il  branle,  qu'il  branle. 

Il  entra  là-dessus  dans  une  si  furieuse 
colère  contre  le  campanier,  qu'il  cria  tout 
haut  : 

Tu  en  as  menti,  je  n'ai  pas  bu  aujourd'hu 
extraordinaircment.  Je  ne  me  serais  pas  lâche, 
si  tu  leur  faisais  dire  : 

Le  mntin  de  Destin 
A  ravi  à  Ragotin 
L'Eloile,  l'Etoile  t 


78  LE  ROMAH  COMIQUE 

car  j'aurais  eu  la  consolation  de  voir  les  cho- 
ses inanimées  témoigner  du  ressentiment  de 
ma  douleur  :  mais  de  m'appeler  ivrogne  !  Ah  ! 
tu  le  payeras! 

Et  aussitôt  il  enfonça  son  chapeau  et  entra 
dans  l'église  par  une*  des  portes  où  il  y  a  un 
degré  en  vis  x  par  lequel  il  monta  à  l'orgue. 

Quand  il  vit  que  cette  montée  n'allait  pas  au 
clocher,  il  la  suivit  jusqu'au  plus  haut,  où  il 
trouva  une  porte  fort  basse  par  laquelle  il  en- 
tra, et  suivit  sous  le  toit  des  chapelles,  sous 
lequel  il  faut  que  ceux  qui  y  passent  se  bais- 
sent; mais  il  y  trouva  un  plancher  fort  élevé. 
Il  marcha  jusqu'au  bout,  où  il  trouva  une 
porte  qui  va  au  clocher  où  il  monta.  Quand  il 
fut  au  lieu  où  les  cloches,  sont  pendues,  il 
trouva  le  campanier  qui  carillonnait  toujours 
et  qui  ne  regardait  point  derrière  lui.  Alors  il 
se  mit  à  lui  dire  des  injures,  l'appelant  inso- 
lent, impertinent,  sot,  brutal,  maroufle,  etc.; 
le  bruit  des  cloches  l'empêchait  de  l'en- 
.  Ragotin  s'imagina  qu'il  le  méprisait, 
ce  qui  l'impatienta;  il  s'approcha  de  lui  et  en 
même  temps  lui  donna  un  grand  coup  de 
poing  sur  le  dos.  Le  campanier,  se  sentant 
frappé,  se  tourna,  et  voyant  Ragotin  lui 
dit  : 

—  Eh  \  petit  escargot,  qui  diable  t'a  mené  ici 
^our  me  frapper? 

Ragotin  se  mit  en  devoir  de  lui  en  dire  le 
sujet  et  de  lui  faire  ses  plaintes;  mais  le  cam- 
panier, qui  n'entendait  point  raillerie,  sans 
vouloir  l'écouter,  le  prit  par  un  bras,  et  en 
même  temps  lui  donna  un  coup  de  pied  au  cul 
qui  le  fit  culbuter  le  long  d'un  petit  degré  de 
bois  jusque  sur  le  plancher  d'où  l'on  sonne  les 
cloches  à  branle.  Il  tomba  si  rudement  la  tête 
la  première,  qu'il  donna  du  visage  contre  une 
des  boîtes  par  où  l'on  passe  les  cordes  et  se 
mit  tout  en  sang.  Il  pesta  comme  un  petit 


LE   R0XA3  COÎÎIQUB  79 

démon  et  descendit  prornptement.  Il  passa  au 
travers  de  l'église,  d'où  il  alla  trouver  le  lieu- 
tenant criminel,  pour  se  plaindre  à  lui  de 
l'excès  que  le  campanier  avait  commis  en  sa 
personne.  Ce  magistrat,  le  voyant  aussi  san- 
glant, crut  facilement  ce  qu'il  fui  disait ,  mais, 
après  en  avoir  appris  le  sujet  il  ne  put  s'empê- 
cher de  rire,  et  connut  bien  que  le  petit  hom- 
me avait  ie  cerveau  mal  timbré.  Cependant, 
pour  le  contenter,  il  lui  dit  qu'il  ferait  justice, 
et  envoya  un  laquais  dire  au  campanier  qu'il 
le  vînt  trouver.  Quand  il  fut  venu,  il  lui  de- 
manda pourquoi  il  faisait  injurier  cet  honnête 
homme  par  ses  cloches  :  à  quoi  il  lui  répondit 
qu'il  ne  le  connaissait  point,  et  qu'il  carillon- 
nait à  son  ordinaire, 

Orléans.  Beaugeney, 
Notre-Dame  de  Cléry, 
Vendôme,  Vendôme  ; 

mais  qu'en  ayant  été  frappé  et  injurié,  il  l'a- 
vait poussé,  et  qu'ayant  rencontré  le  haut  de 
l'escalier,  il  en  était  tombé.  Le  lieutenant  lui 
dit: 

—  Une  autre  fois,  sovea  plus  avisé. 
Et  à  Ragotin  : 

—  Soyez  plus  sage,  et  ne  croyez  pas  votre 
imagination  touchant  le  son  des  cloches. 

Ragotin  s'en  retourna  à  la  maison,  où  il  ne 
se  vanta  pas  de  son  accident.  Mais  les  comé- 
diens, voyant  son  visage  écorché  en  trois  ou 
quatre  endroits,  lui  en  demandèrent  la  raison, 
qu'il  ne  voulut  pas  dire  ;  mais  ils  l'apprirent 
par  la  voix  commune,  car  cette  disgrâce  avait 
éclaté.  Ils  rirent  fort,  aussi  bien  que  MM.  ùe 
Yerville  et  de  la  Garoufrière. 

Le  jour  des  épousailles  des  comédiennes  étant 
venu,  le  prieur  de  Saint-Louis  leur  dit  qu'il 
avait  fait  choix  de  son  église  pour  les  épouser. 


80  LE  ROMAN   COM1QUB 

Ils  y  allèrent  à  petit  bruit,  et  il  bénit  les  ma- 
riages, après  avoir  fait  une  très-belle  exhor- 
tation aux  maries,  qui  se  retirèrent  à  leur  lo- 
gis, où  ils  dînèrent  ;  après  quoi  l'on  demanda 
à  quoi  l'on  passerait  le  temps  jusqu'au  souper. 
La  comédie,  les  ballets  et  les  bals  leur  étaient 
si  ordinaires,  que  l'on  trouva  bon  de  faire  le 
récit  de  quelque  histoire.  Verville  dit  qu'il 
n'en  savait  point.  Si  Ragotin  n'eût  pas  été 
dans  sa  noire  mélancolie,  il  se  fût  sans  doute 
offert  à  en  débiter  quelqu'une;  mais  il  était 
muet.  On  dit  à  la  Rancune  de  raconter  celle 
du  poëte  Roquebrune,  puisqu'il  l'avait  promis 
quand  l'occasion  s'en  présenterait,  et  qu'il  n'en 
pourrait  jamais  trouver  de  plus  belle,  la  com- 
pagnie étant  beaucoup  plus  illustre  que  quand, 
il  la  voulaïc  commencer.  Mais  il  répondit  qu'il 
avait  quelque  chose  dans  l'esprit  qui  le  trou- 
blait, et  que,  quand  il  l'aurait  assez  libre,  il 
ne  voulait  pas  rendre  ce  mauvais  office  au 
poëte,  de  faire  son  éloge,  dans  lequel  il  fau- 
drait comprendre  sa  raison,  et  qu'il  était  trop 
de  ses  amis  pour  débiter  une  juste  satire.  Ro- 
quebrune pensa  troubler  la  fête  ;  mais  le  res- 
pect qu'il  eut  pour  les  étrangers  qui  étaient 
flans  la  compagnie  calma  cet  orage  ;  ensuite 
de  quoi  M.  de  la  Garouffière  dit  qu'il  savait 
beaucoup  d'aventures,  dont  il  avait  été  témoin 
oculaire  :  on  le  pria  d'en  faire  le  récit,  ce  qu'il 
fit  comme  vous  l'allez  voir. 

XV.  —  Histoire  des  deux  jalouses. 

Les  divisions  qui  mirent  la  maîtresse  ville 
du  monde  au  rang  des  plus  malheureuses  fu- 
rent une  semonce  qui  se  répandit  dans  tout 
l'univers,  et  dans  un  temps  où  les  hommes 
ne  devaient  avoir  qu'une  âme,  comme  au  ber- 
ceau de  l'Eglise,  puisqu'ils  avaient  l'honneur 
d'être  les  membres  de  ce  sacré  corps  ;  mais 


LE    ROMAN  COMIQUE  81 

elles  ne  laissèrent  pas  de  faire  éclore  celle 
des  Guelfes  et  des  Gibelins,  et,  quelques  an- 
nées après,  celle  des  Capulet  et  des  Montes- 
eues.  Ces  divisions,  qui  ne  devaient  point 
sortir  de  l'Italie,  où  elles  avaient  eu  leur  ori- 
gine, ne  laissèrent  pas  de  se  dilater  par  tout 
le  monde,  et  notre  France  n'en  a  pas  été 
exempte  :  il  semble  même  que  c'est  dans  son 
sein  où  la  pomme  de  discorde  a  plus  fait  écla- 
ter ses  funestes  effets  :  ce  qu'elle  fait  encore 
à  présent  ;  car  il  n'y  a  ville,  tx  urg  ni  village 
où  il  n'y  ait  divers  partis,  d'où  il  arrive  tous 
les  jours  de  sinistres  accidents. 

Mon  père,  qui  était  conseiller  au  parlement 
de  Rennes,  et  qui  m'avait  destiné  pour  être, 
comme  je  le  suis,  son  successeur,  me  mit  au 
collège  pour  m'en  rendre  capable  :  mais 
comme  j'étais  dans  ma  patrie,  il  s'aperçut 
que  je  ne  profitais  pas,  ce  qui  le  lit  résoudre 
à  m'envoyer  à  la  Flèche,  ou  est,  comme  vous 
savez,  le  plus  fameux  collège  que  les  jésuites 
aient  dans  ce  royaume.  Ce  fut  dans  cette  pe- 
tite ville-là  qu'arriva  ce  que  je  vais  vous  ap- 
prendre, et  dans  le  même  temps  que  j'y  fai- 
sais mes  études. 

Il  y  avait  deux  gentilshommes  qui  étaient 
les  plus  qualifiés  de  la  ville,  déjà  avancés  en 
âge,  sans  être  pourtant  maries,  comme  il  ar- 
rive souvent  aux  personnes  de  condition,  ce 
que  l'on  dit  en  proverbe  :  Entre  qui  nous  veut 
et  qui  nous  ne  voulons  pas,  nous  demeurons  san? 
nous  marier.  A  la  fin,  tous  deux  se  mariè- 
rent. L'un,  qu'on  appelait  M.  de  Fonds-Blan- 
che, prit  une  fille  de  Châteaudun,  laquelle 
était  de  fort  petite  noblesse,  mais  fort  riche. 
L'autre,  qu'on  appelait  M.  du  Lac,  épousa  une 
demoiselle  de  la  vi  le  de  Chartres,  qui  n'était 
pas  riche,  mais  qui  était  très-belle,  et  d'une 
s:  illustre  maison  qu'elle  appartenait  à  des 


8î  LE  ROMAN  COMIQUE 

ducs  et  pairs  et  à  des  maréchaux  de  France. 
Ces  deux  gentilshommes,  qui  pouvaient  par- 
tager la  ville,  furent  toujours  de  fort  bonne 
intelligence  :  mais  elle  ne  dura  guère  après 
leurs  mariages,  car  leurs  deux  femmes  com- 
mencèrent a  se  regarder  d'un  œil  jaloux,  l'une 
se  tenant  flère  de  son  extraction  et  l'autre  de 
ses  grands  biens.  Madame  de  Fonds-Blanche 
n'était  pas  belle  de  visage,  mais  elle  avait 
grand'mine,  bonne  grâce  et  était  fort  propre  : 
elle  avait  beaucoup  d'esprit  et  était  fort  obli- 
geante. Madame  du  Lac  était  très  -  belle, 
comme  je  l'ai  dit,  mais  sans  grâce  :  elle  avait 
de  l'esprit  infiniment,  mais  si  mal  tourné,  que 
c'était"  une  artificieuse  et  dangereuse  per- 
sonne. Ces  deux  dames  étaient  de  l'humeur 
de  la  plupart  des  femmes  de  ce  temps;  qui 
ne  croiraient  pas  être  du  grand  monde  si  elles 
n'avaient  chacune  une  douzaine  de  galants  ; 
aussi  faisaient  -  elles  leurs  efforts  et  em- 
ployaient-elles tous  leurs  soins  pour  faire  des 
conquêtes,  à  quoi  la  du  Lac  réussissait  beau- 
coup mieux  que  la  Fonds-Blanche,  car  elle 
tenait  sous  son  empire  toute  la  jeunesse  de 
la  ville  et  du  voisinage,  s'entend  des  person- 
nes qualifiées,  car  elle  n'en  souffrait  point 
d'autres;  mais  cette  ffe^tation  causa  des 
murmures  sourds,  qui  éclatèrent  enfin  en 
médisances,  sans  que  pour  cela  elle  disconti- 
nuât sa  manière  d'agir  ;  au  contraire,  il  sem- 
ble que  ce  lui  fut  un  sujet  pour  prendre  plus 
de  soin  à  faire  de  nouveaux  galants.  La  Fonds- 
Blanche  n'était  pas  du  tout  si  soigneuse  d'en 
avertir,  et  elle  en  avait  pourtant  quelques- 
uns  qu  elle  retenait  avec  adresse,  entre  les- 
quels était  un  jeune  gentilhomme  très-bien 
fait,  dont  l'esprit  correspondait  au  sien,  et 
qui  était  un  des  braves  du  temps.  Celui-là  en 
était  le  plus  favori  ;  aussi  son  assiduité  causa 
des  soupçons,  et  la  médisance  éclata  haute- 


LE   ROMAN   COMIQUE  83 

ment.  Ce  fut  la  source  de  la  rupture  eut-; 
ces  deux  dames,  car  avant  elles  se  visitaient 
civilement,  mais,  comme  je  l'ai  dit,  toujours 
avec  une  jalou.se  envie.  La  du  Lac  commença 
à  méîire  ouvertement  de  la  Fonds-B:anch"e, 
fit  épier  ses  actions  et  fit  mille  pièces  artifi- 
cieuses pour  la  perdre  de  réputation,  notam- 
ment sur  le  sujet  de  ce  fientiihorame,  que 
Ton  nommait  M.  du  Val  Rocher,  ce  qui  vint 
aux  oreilles  de  la  Fonds-Blanche,  qui  ne  de- 
meura pas  muette,  car  elle  disait  par  raillerie 
que  si  elle  avait  des  calants,  ce  n'était  pas  à 
douzaine  comme  la  du  La^,  qui  faisait  tou- 
jours de  nouvelles  impostures.  L'autre,  en  se 
défendant,  lui  donnait  le  change  ;  si  bien 
qu'elles  vivaient  comme  deux  démons. 

Quelques  personnes  charitables  essayèrent 
de  les  mettre  d'accord  ;  mais  ce  fut  inutile- 
ment, car  elles  ne  purent  jamais  les  obliger  à 
se  voir.  La  du  Lac,  qui  ne  pensait  à  autre  cho- 
se qu'a  causer  du  déplaisir  à  la  Fonds-Blan- 
che, crut  que  le  plus  sensible  qu'elle  pourrait 
lui  faire  ressentir  serait  de  lui  ôter  le  plus  fa- 
vori de  ses  galants,  du  Val-Rocher.  Elle  fit 
dire  à  M.  de  Fonds-Blanche,  par  des  gens  qui 
lui  étaient  affidés.  que,  quand  il  était  hors  de 
sa  maison  (  ce  qui  arrivait  souvent,  car  il 
était  continuerez ent  a  la  chasse  ou  en  visite 
chez  des  gentilshommes  voisins  de  la  ville  ), 
du  Val-Rocher  couchait  aveesa  femme,  et  que 
des  gens  dignes  de  foi  l'avaient  vu  sortirde  son 
lit,  où  elle  était.  M.  de  Fonds-Blanche,  qui  n'en 
avait  jamais  eu  aucun  soupçon,  fit  quelque  ré- 
flexion là-dessn s  et  *  nsuite*  fit  connaître  à  sa 
femme  quelle  l'obligerait  si  elle  faisait  cesser 
les  visites  de  du  Val-Rocher.  Elle  répliqua  tant 
de  choses  et  le  pava  de  si  fortes  raisons,  qu'il 
ne  s'y  opiniâtra  pas.  la  laissant  en  liberté  d'a- 
gir comme  auparavant.  La  du  Lac.  vovant  oue 
sette  invention  n'avait  pas   eu  l'effet  qu'elle 


84  LE  ROMAN   COKIQUE 

désirait,  trouva  moyen  de  parler  à  du  Val-Ro- 
cher. Elle  était  belle  et  honnête,  qui  sont  deux 
fortes  machines  pour  gagner  la  forteresse  du 
coeur  le  mieux  muni  :  aussi  quoiqu'il  fut  très- 
attaché  à  lu  Fonds-Blanche,  la  du  Lac  rompit 
tous  ces  liens  et  lui  donna  des  chaînes  bien 
plus  fortes,  ce  qui  causa  une  sensible  dou- 
leur à  la  Fou  Is-B  anche,  surtout  quand  elle 
apprit  que  du  Val-Rocher  parlait  d'elle  en 
des  termes  fort  insolents,  laquelle  augmenta 
par  la  mort  de  son  mari,  qui  arriva  quel- 
ques mois  après.  Elle  en  porta  le  deuil  fort 
austèrement;  mais  la  jalouse  la  surmonta 
et  fut  la  plus  forte.  Il  n'y  avait  que  quinze 
jours  que  l'on  avait  enterré  son  mari,  qu'elle 
pratiqua  une  entrevue  secrète  avec  du  Val- 
Rocher.  Je  n'ai  pas  su  quel  fut  leur  en- 
tretien, mais  l'événement  le  fit  assez  connaî- 
tre ;  car,  une  douzaine  de  iours  après,  leur  ma- 
riage fut  publie,  quoiqu'ils  l'eussent  contracté 
fort  secrètement  ;  et  ainsi,  en  moins  d'un 
mois,  elle  eut  '.eux.  maris,  l'un  qui  mourut 
dans  l'espace  de  ce  temps-là  et  l'autre  vivant. 
Voilà,  ce  me  semble,  le  plus  violent  effet  de 
jalousie  qu'on  puisse  imaginer;  car  elle  oublia 
la  bienséance  du  veuvage  et  ne  se  soucia 
point  de  tous  les  insolents  discours  que  du 
Val-Rocher  avait  faits  d'elle  à  la  persuasion 
de  la  du  Lac;  ce  qui  justifie  assez  ce  que  l'on 
dit,  qu'une  femme  hasarde  tout  quand  i.  s'agit 
de  se  venger  :  mais  vous  le  verrez  encore 
mieux  par  ce  que  je  vais  vous  dire.  La  du  Lac 
pensa  enrager  quand  elle  apprit  cette  nou- 
velle; mais  elle  dissimula  son  ressentiment 
tant  qu'elle  put  :  elle  fut  pourtant  sur  le  point 
de  le  faire  éclater,  ayant  conçu  le  dessein  de 
le  faire  assassiner  dans  un  voyage  qu'il  devait 
faire  en  Bretagne;  mais  il  en  fût  averti  par 
des  personnes  à  qui  elle  s'en  était  découverte, 
ce  qui  l'obligea  à  se  bien  précautionner. 


LE  ROMAN"  COMIQUE  85 

D'ailleurs  elle  considéra  que  ce  serait  met- 
tre ses  plus  chers  amis  eu  grand  risque,  ce 
qui  la  fit  penser  à  uu  moyen  le  plus  étrange 
que  la  jalousie  puisse  susciter,  qui  fut  de 
brouiller  sou  mari  avec  du  Val-Rocher  par 
ses  pernicieux  artifices.  Aussi  ils  se  querellè- 
rent furieusement  plusieurs  l'ois,  et  en  furent 
jusqu'au  point  de  se  battre  en  duel,  à  quoi  la 
du  Lac  poussa  son  mari  qui  n'était  pas  des 
plus  adroits  du  monde),  jugeant  bien  qu'il  ne 
résisterait  guère  a  du  Val-Rocher,  qui,  comme 
je  l'ai  dit,  était  un  des  braves  du  temps  ;  se 
"figurant  qu'après  la  mort  de  son  mari,  elle 
le  pourrait  encore  ôter  à  Fonds-Blanche, 
de  laquelle  elle  se  pourrait  facilement  dé- 
faire, ou  par  le  poison ,  ou  par  les  mauvais 
traitements  qu'elle  lui  ferait  donner.  Mais  il 
en  arriva  tout  autrement  qu'elle  n'avait  pro- 
jeté ;  car  du  Val-Rocher,  se  fiant  à  son  adresse, 
méprisa  du  Lac,  qui,  au  commencement,  se 
tenait  sur  la  défe  sive,  ne  croyant  pas  qu'il 
osât  lui  porter;  et  ainsi  il  se  négligeait  ;  en 
sorte  que  du  Lac,  le  voyant  un  peu  hors  de 
garde,  lui  porta  si  justement,  qu'il  lui  passa 
son  épée  au  travers  uu  corps,  et  le  laissa  sans 
vie,  et  s'en  alla  à  sa  maison,  où  il  trouva  sa 
femme  à  qui  il  raconta  l'action,  dont  elle  fut 
bien  étonnée  et  marrie  tout  ensemb  e  de  cet 
événement  si  inopiné.  Il  s'enfuit  secrètement, 
et  s'en  alla  dans  la  maison  d'un  des  parents 
de  sa  femme,  lesquels,  comme  je  l'ai  dit.  étaient 
de  orands  nt  puissants  seigneurs,  qui  travail- 
lèrent à  obtenir  sa  grâce  du  roi. 

La  Fonds-Blanche  lut  fort  étonnée  quand  on 
lui  annonça  la  mort  de  son  mari,  et  qu'on  lui 
dit  qu'il  ne  fallait  pas  s'amuser  à  verser  d'inu- 
tiles larmes  ;  mais  au'il  fallait  le  faire  enterrer 
secrètement,  pou**  éviter  que  la  justice  n'y  mît 
la  main  ;  ce  qui  fut  fait,  et  ainsi  elle  fut  encore 
veuve  en  moins  ds  six  semaines. 


|6  LE    ROMAN   COMIQUE 

Cenendant  du  Lac  eut  sa  grâce,  qui  fut  en- 
térinée au  parlement  de  Paris,  nonobstant 
toutes  les  oppositions  de  la  veuve  du  mort, 
qui  voulait  faire  passer  l'action  pour  un  assas- 
sinat ;  ce  qui  la  fit  résoudre  à  la  plus  étrange 
résolution  qui  puisse  jamais  entrer  <lans  l'es- 
prit d'une  femme  irritée.  Elle  s'arma  d'un  poi- 
gnard, et,  passant  une  fois  par  devant  du  Lac, 
oui  se  promenait  à  la  place  avec  quelques-uns 
de  ses  amis,  elle  l'attaqua  si  furieusement  et 
si  inopinément,  qu'elle  lui  ôta  le  moyen  de  se 
mettre  en  défense,  et  lui  donna  en  même 
temps  deux  coups  de  poignard  dans  le  corps, 
dont  il  mourut  trois  jours  après.  Sa  femme  la 
fit  poursuivre  et  mettre  en  prison  :  on  lui  fit 
son  procès,  et  la  plupart  des  juges  opinèrent 
à  la  mort,  à  quoi  elle  fat  condamnée.  Mais 
l'exécution  en  fut  retardée,  car  elle  déclara 
qu'elle  était  grosse,  et,  ce  qui  est  à  remarquer, 
c'est  qu'elle  ne  savait  duquel  de  ses  deux  ma- 
ris. Elle  demeura  donc  prisonnière  :  mais 
comme  c'était  une  personne  fort  délicate,  l'air 
renfermé  et  puant  de  la  conciergerie,  avec  les 
autres  incommodités  que  l'on  y  souffre,  lui 
causèrent  une  maladie  et  sa  délivrance  avant 
terme,  et  ensuite  la  mort  :  néanmoins  le  fruit 
sut  baptême  ;  et  après  avoir  vécu  quelques 
heures,  il  mourut  aussi. 

Dieu'toucha  le  cœur  de  la  du  Lac:  elle  ren- 
tra en  elle-même,  fit  réflexion  sur  tant  de  si- 
nistres accidents  dont  elle  était  cause,  mit 
ordre  aux  affaires  de  sa  maison,  et  entra  dans 
un  monastère  de  religieuses  réformées  de 
l'ordre  de  saint  Benoît,  à  Almenesche,  au  dio- 
cèse de  Séez.  Elle  voulut  s'éloigner  de  sa  pa- 
trie, pour  vivre  avec  plus  de  quiétude,  et  faire 
plus  facilement  pénitence  de  tant  de  maux 
qu'elle  avait  causés.  Elle  est  encore  dans  ce 
monastère,  où  elle  vit  dans  une  grande  austé- 
rité, si  elle  n'est  morte  depuis  quelques  mois. 


LE  ROMAN  COMIQUE  S7 

Les  cornéliens  et  comédiennes  écoutaient 
encore,  quoique  M.  de  la  Garouffière  ne  dît 
plus  mot,  quand  Roquebrune  s'avança  pour 
aire,  à  son  ordinaire,  que  c'était  là  un  beau 
sujet  pour  un  poëme  grave,  et  qu'il  en  vou- 
lait composer  une  excellente  tragédie,  qu'il 
mettrait  facilement  dans  les  règles  d'un 
poëme  dramatique.  On  ne  répondit  pas  à  sa 

S  imposition  ;  mais  tous  admirèrent  le  caprice 
es  femmes  quand  elles  sont  frappées  de  ja- 
lousie, et  comme  elles  se  portent  aux  der- 
nières extrémités.  Ensuite  de  quoi  l'on  dis- 
puta si  c'était  une  passion  :  mais  les  savants 
conclurent  que  c'était  la  destruction  de  la 
plus  belle  de  toutes  les  passions,  qui  est 
l'amour.  Il  y  avait  encore  beaucoup  de  temps 
jusqu'au  souper,  et  tous  trouvèrent  bon  d'aller 
faire  une  promenade  dans  le  parc,  où  étant, 
ils  s'assirent  sur  l'herbe.  Destin  dit  alors  qu'il 
n'y  avait  rien  de  plus  agréable  que  le  récit 
des  histoires.  Léandre,  qui  n'était  point  entré 
dans  la  belle  conversation  depuis  qu'il  était 
dans  la  troupe,  y  ayant  toujours  paru  en  qua- 
lité de  valet,  prit  là  parole,  disant  que,  puis- 
que l'on  avait  fini  par  le  caprice  des  femmes, 
si  la  compagnie  l'agréait,  il  ferait  le  récit  de 
ceux  d'une  fille  qui  ne  demeurait  pas  loin 
d'une  de  ses  maisons.  Tous  l'en  prièrent,  et, 
T;près  avoir  toussé  cinq  ou  six  fois,  il  débuta 
comme  vous  l'allez  voir. 

XVI.  —  Histoire  de  la  capricieuse  amante. 

H  y  avait  dans  une  petite  ville  de  Bretagne 
qu'on  appelle  Vitré,  un  vieux  gentilhomme 
qui  avait  longtemps  été  marié  avec  une  très- 
vertueuse  demoiselle,  sans  avoir  d'enfants. 
Entre  plusieurs  domestiques  qui  le  servaient 
étaient  un  maître  d'hôtel  et  une  gouvernante, 
par  les  mains  desquels  passaient  tous  les  re- 


88  LE   ROMAN   COMIQUE 

Tenus  de  la  maison.  Ces  deux  personnages, 
qui  faisaient  comme  font  la  plupart  des  valets 
et  servantes,  c'est-à-dire  l'amour,  se  promi- 
rent mariage,  et  tirèrent  si  bien  chacun  de 
son  côté,  que  le  bon  vieux  gentilhomme  et 
sa  femme  moururent  fort  incommodés,  et  les 
deux  domestiques  vécurent  fort  riches  et 
mariés. 

Quelques  années  après, il  arriva  une  si  mau- 
vaise affaire  à  ce  maître  d'hôtel,  qu'il  fut  obligé 
de  s'enfuir,  et  pour  être  en  assurance, d'entrer 
dans  une  compagnie  de  cavalerie,  et  de  laisser 
sa  femme  seule  et  sans  enfants;  laquelle  ayant 
attendu  environ  deux  ans  sans  avoir  aucune  de 
ses  nouvelles,  fit  courir  le  bruit  de  sa  mort, 
et  en  porta  le  deuil.  Quand  il  fut  un  peu  pas- 
sé, elle  fut  recherchée  en  mariage  par  plu- 
sieurs personnes,  entre  lesquelles  se  présenta 
un  riche  marchand,  qui  l'épousa;  et  au  bout 
de  Tannée  elle  accoucha  d'une  fille,  qui  pou- 
vait avoir  quatre  ans  quand  le  premier  mari 
de  sa  mère  arriva  a  la  ma;son.  De  vous  dire 
quels  furent  les  plus  étonnés  des  deux  maris 
ou  de  la  femme,  c'est  ce  que  l'on  ne  peut  sa- 
voir: mais  comme  la  mauvaise  affaire  du  pre- 
mier subsistait  toujours,  ce  qui  l'obligeait  à 
se  tenir  caché,  et  d'ailleurs  voyant  une  fille  de 
l'autre  mari,  il  se  contenta  de  quelque  somme 
d'argent  qu'on  lui  donna,  et  cé<la  librement 
sa  femme  au  second  mari,  sans  lui  donner 
aucun  trouble.  Il  est  vrai  qu'il  venait  detemns 
en  temps,  et  toujours  foit  secrètement,  qué- 
rir de  quoi  subsister,  ce  qu'on  ne  lui  refusait 
point. 

Cependant  la  fille,  que  l'on  appelait  Margue- 
rite, se  faisait  grande,  et  avait  plus  de  bonne 
grâce  que  de  beauté,  et  de  l'esprit  assez  pour 
une  personne  de  sa  condition.  Mais  comme 
vous  savez  que  le  bien  est  depuis  longtemps 
ce  qu'on  considère  le  plus  en  fait  de  mariage 


LE  ROMAX   COMIQCE  89 

elle  ne  manquait  pas  de  galants,  entre  les- 
quels était  le  fils  d'un  riche  marchand,  qui  ne 
vivait  pas  comme  tel,  mais  en  demi-gentil- 
homme ;  car  il  fréquentait  les  plus  honorables 
compagnies,  où  il  ne  manquait  pas  de  trou- 
ver sa  Marguerite,  qui  y  était  reçue  à  cause 
de  sa  richesse.  Ce  jeune  homme,  que  l'on  ap- 
pelait le  sieur  de  Saint-Germain,  avait  bonne 
mine  et  tant  de  coeur  qu'il  était  souvent  em- 
ployé en  des  duels,  qui  en  ce  temps-là  étaient 
fort  fréquents.  Il  dansait  de  bonne  grâce  et 
jouait  dans  les  grandes  compagnies,  et  était 
toujours  bien  vêtu. 

Dans  tant  de  rencontres  qu'il  eut  avec  cette 
fille,  il  ne  manqua  pas  de  lui  offrir  ses  servi- 
ces, et  à  lui  témoigner  sa  passion  et  le  désir 
qu'il  avait  de  la  rechercher  en  mariage,  à  quoi 
elle  ne  répugna  point,  et  même  lui  permit  de 
la  voir  chez  elle,  ce  qu'il  fit  avec  l'agrément 
de  son  père  et  de  sa  mère,  qui  favorisaient  sa 
recherche  de  tout  leur  pouvoir.  Mais  dans  le 
temps  qu'il  se  disposait  pour  la  leur  deman- 
der en  mariage,  il  ne  voulut  pas  le  faire  sans 
son  consentement,  croyant  qu'elle  n'y  appor- 
terait aucun  obstacle  ;  mais  il  fut  fort  étonné 
quand  elle  le  rebuta  si  furieusement  de  paro- 
les et  d'action,  qu'il  s'en  alla  le  plus  confus 
homme  du  monde.  Il  laissa  passer  quelques 
jours  sans  la  voir,  croyant  de  pouvoir  étouffer 
cette  passion  ;  mais  elle  avait  pris  de  trop 
profondes  racines,  ce  qui  l'obligea  à  retourner 
la  voir.  Il  ne  fut  pas  plutôt  entré  dans  la 
maison  qu'elle  en  sortit,  et  alla  se  mettre  dans 
une  compagnie  de  filles  du  voisinage,  où  il  la 
suivit,  après  avoir  fait  ses  plaintes  au  père  et 
à  la  mère  du  mauvais  traitement  que  lui  fai- 
sait leur  fille,  sans  lui  en  avoir  donné  aucun 
sujet,  de  quoi  ils  témoignèrent  être  marris, 
et  lui  promirent  de  la  rendre  plus  sociable. 
Mais  comme  elle  était  fille  unique,  ils  n'osé- 


90  LE  ROMAN  COMIQUE 

rent  la  contredire  ni  la  presser  sur  ce  sujet 
se  contentant  de  lui  remontrer  doucement  lé 
tort  qu'elle  avait  de  traiter  ce  jeune  homme 
avec  tant  de  rigueur,  après  avoir  témoigné 
de  l'aimer.  Elle  ne  répondit  rien  à  tout  cela, 
et  continuait  dans  sa  mauvaise  humeur;  car 
quand  il  voulait  approcher  d'elle,  elle  chan- 
geait de  place,  et  il  la  suivait,  mais  elle  le 
fuyait  toujours;  en  sorte  qu'un  jour  il  fut  obli- 
ge, pour  1  arrêter,  de  la  prendre  par  la  man- 
che de  son  corps  'de  jupe,  dont  elle  cria,  lui 
disant  qu'il  avait  froissé  ses  bouts  de  manche, 
et  que,  s'il  y  retournait,  elle  lui  donnerait  un 
soufflet,  et  qu'il  ferait  beaucoup  mieux  de  la 
laisser. 

Enfin,  plus  il  s'empressait  pour  l'accoster, 
plus  elle  faisait  de  diligence  pour  le  fuir;  et 
quand  on  allait  à  la  promenade,  elle  aimait 
mieux  aller  seule  que  de  lui  donner  la  main. 
Si  elle  était  dans  un  bal,  et  qu'il  ^oulùt  la  pren- 
dre pour  la  faire  danser,  elle  lui  faisait  affront, 
disant  qu'elle  se  trouvait  mal,,  et  en  même 
temps  elle  dansait  avec  un  autre.  Elle  en  vint 
jusqu'à  lui  susciter  des  querelles;  et  elle  fut 
cause  que  jusqu'à  quatre  fois  il  se  porta  sur  le 
pré,  d'où  il  sortit  toujours  glorieusement,  ce 
qui  la  faisait  enrager,  au  moins  en  apparence. 
Tous  ces  mauvais  traitements  n'étaient  que 
jeter  de  l'huile  sur  la  braise  ;  car  il  en  était 
toujours  plus  transporté,  et  ne  relâchait  point 
du  tout  ses  visites. 

Un  jour,  il  crut  que  sa  persévérance  l'avait 
un  peu  adoucie  ;  car  elle  le  laissa  approcher 
d'elle,  et  écouta  attentivement  les  plaintes 
qu'il  lui  fit  de  son  injuste  procédé,  à  peu  près 
dans  ces  termes  :  «  Pourquoi  fuyez-vous  celui 
qui  ne  saurait  vivre  sans  ^ous  ?  Si  je  n'ai  pas 
assez  de  mérite  pour^tre  souffert  de  vous,  au 
moins  considérez  l'excès  de  mon  amour,  et  la 


LE   ROMAN    COMIQUE  Si 

patience  que  j'ai  à  endurer  toutes  les  indigni- 
tés dont  vous  usez  envers  moi,  qui  ne  respire 
qu'à  vous  faire  paraître  à  quel  point  je  suis  à 
tous.—  Eh  bien!  rai  répondit-elle,  tous  ne 
eauiiez  mieux  me  le  persuader  qu'en  vous  éloi- 
gnant de  moi  ;  et  parce  que  vous  ne  le  pour- 
riez pas  frire  si  vous  demeuriez  en  cette  ville, 
s'il  est  vrai,  comme  vons  le  dites,  oue  j'aie 
quelque  pouvoir  sur  vous,  je  vous  ordonne  de 
prendre  parti  dans  les  troupes  qu'on  lève: 
quand  vous  aurez  fait  quelques  campagnes, 
peut-être  me  trouverez-vous  plus  flexible  à 
vos  désirs.  Ce  peu  d'espérance  que  je  vous  donne 
doit  vous  y  obliger,  sinou  perdez-la  tout  à 
fait.  •  Alors  elle  tira  une  ba.o-ue  de  son  doigt, 
et  la  lui  présenta  en  lui  disant  :  «  Gardez  cette 
bague,  qui  vous  fera  souvenir  de  moi,  et  je 
vous  défends  de  me  venir  dire  adieu;  en  un 
mot,  ne  me  voyez  plus.  »  Elle  souffrit  qu'il  la 
saluât  d'un  baiser,  et  le  laissa,  passant  dans 
une  autre  chambre  dont  elle  ferma  la  porte. 
Ce  misérable  amant  prit  congé  du  père  et 
de  la  mère,  qui  ne  purent  contenir  leurs  lar- 
mes, et  qni  rassurèrent  de  lui  être  toujours 
favorables  en  ce  qu'il  souhaitait.  Le  lendemain, 
il  se  mit  dans  une  compagnie  de  cavalerie 
qu'on  levait  pour  le  siège  de  la  Rochelle. 
Comme  elle  lui  avait  défendu  de  la  plus  voir, 
il  n'osa  pas  l'entreprendre  ;  mais  la  nuit  avant 
le  jour  de  son  départ,  il  lui  donna  des  séréna- 
des, à  la  fin  desquelles  il  chanta  cette  com- 
plainte, qu'il  accorda  aux  tristes  et  doux  ac- 
cents de  son  luth  : 


Iris,  maîtresse  inexorable. 
Sans  amour  et  sans  amitié. 
Helas!  n'auras-lu  point  piti^ 
D'un  si  fidèle  amant  qae  tu  rends  miserais? 
Seras-tu  toujours  inflexible  ? 
Ton  cœur  sera-t-il  de  rocher  ? 


92  LE   ROMAN  COMIQUE 

Ne  Iepourrai-je  point  loucher? 
Ne  sera-t-il  jamais  à  mon  amour  sensible? 

Je  fotvis.  fille  cruelle. 

Je  te  dis  le  dernier  adieu. 

Jamais  dans  ce  Irisle  lieu, 
Tu  ne  verras  de  moi  que  mon  cœur  trop  fidèle. 

Lorsque  mon  corps  sera  sans  àme, 

Quelque  mien  ami  rouvrira, 

Et  mon  cœur  il  en  sortira 
Pour  t'en  faire  un  présent  où  tu  verras  ma  flamme. 

Cette  capricieuse  fille  s'était  levée,  et  avait 
ouvert  le  volet  d'une  fenêtre,  n'avant  laissé 
que  la  vitre,  au  travers  de  laquelle  elle  se  fit  en- 
tendre faisant  un  si  grand  éclat  de  rire,  que 
cela  acheva  de  désespérer  le  pauvre  Saint- 
Germain,  qui  voulut  dire  quelque  chose,  mais 
elle  referma  le  volet,  en  disant  tout  haut  :  Te- 
nez votre  promesse  pour  votre  profit.  »  Ce 
qui  l'obligea  à  se  retirer. 

Il  partit  quelques  jours  après  avec  la  com- 
pagnie, qui  se  rendit  au  camp  de  la  Rochelle, 
où,  comme  vous  l'avez  pu  savoir,  le  siège  fut 
fort  opiniâtre,  le  roi  à  l'attaquer,  et  les  assié- 
gés à  la  défendre;  mais  enfin  il  fallut  se  ren- 
dre à  la  discrétion  d'un  monarque  à  qui  les 
vents  et  les  éléments  rendaient  obéissance. 
Après  que  la  ville  fut  rendue,  on  licencia  plu- 
sieurs troupes,  du  nombre  desquelles  fut  la  com- 
pagnie où  était  Samt-Germain,  qui  s'en  retour- 
naa  Vitré, où  ilne  fut  pas  plutôt  qu'il  allavoirsa 
rigoureuse  Marguerite,  laquelle  souffrit  d'en 
être  saluée;  mais  ce  ne  fut  que  pour  lui  dire 
que  son  retour  était  bien  prompt  :  qu'elle  n'é- 
tait pas  encore  disposée  à  le  souffrir,  et  qu'elle 
le  priait  de  ne  la  point  voir.  Il  lui  répondit  ces 
tristes  paroles  :  «  Il  faut  avouer  que  vous  êtes 
une  dangereuse  personne,  et  que  vous  ne  sou- 
haitez que  la  mort  du  plus  fi  lele  amant  qui 
soit  au  monde;  car  vous  m'avez  jusqu'à  qua- 
tre fois  procuré  des  niovens  d'éprouver  sa  ri- 


LE   ROMAN   COMIQCE  93 

gueur,  quoique  glorieusement,  mais  qui  eût 
pourtant  été  pour  moi  très- funeste.  Je  suis  allé 
la  chercher  où  de  plus  malheureux  que  moi  l'ont 
fatalement  trouvée,  sans  que  j'aie  jamais  pu 
la  rencontrer;  mais  puisque  vous  la  désirez 
avec  tant  d'ardeur,  je  la  chercherai  en  tant 
de  lieux  qu'elle  sera  bien  obligée  de  me  satis- 
faire pour  vous  contenter  :  mais  peut-être  ne 
pourrez-vous  pas  vous  empêcher  de  vous  re- 
pentir de  me  l'avoir  causée  ;  car  elle  sera  d'un 
genre  si  étrange,  que  vous  en  serez  touchée 
de  pitié.  Adieu  donc,  a  plus  belle  cruelle  qui 
soit  dans  l'univers  !»  Il  se  leva  et  voulait  la 
laisser,  quand  elle  l'arrêta  pour  lui  dire  qu'elle 
ne  souhaitait  point  du  tout  sa  mort;  et  que 
si  elle  lui  avait  procuré  des  combats,  ce  n'a- 
vait été  que  pour  avoir  des  preuves  certaines 
de  sa  valeur,  et  afin  qu'il  fut  plus  di<me  de  la 
posséder;  mais  qu'elle  n'était  pas  encoreenétat 
de  souffrir  sa  recherche;  que  peut-être  le 
temps  la  pourrait  adoucir;  et  ele  le  laissa  sans 
en  dire  davantage.  Ce  peu  d'espérance  l'obli- 
gea a  user  d'un  moyen  qui  pensa  tout  gâter, 
qui  fut  de  lui  donner  de  la  jalousie.  Il  raison- 
nait en  lui-même,  que,  puisqu'elle  avait  enco- 
re quelque  bonne  volonté  pour  lui,  elle  ne 
manquerait  pas  d'en  prendre  s'il  lui  en  don- 
nait sujet. 

Il  avait  un  camarade  qui  avait  une  maîtresse 
dont  il  était  autant  chéri  que  lui  était  maltraité 
de  la  sienne.  Il  le  pria  de  souffrir  qu'il  accostât 
cette  bonne  maîtresse,  et  que  lui  pratiquât  la 
sienne,  pour  voir  quelle  mine  elle  ferait.  Son  ca- 
marade ne  voulut  pas  le  lui  accorder  sans  en 
avertir  ja  maîtresse,  qui  y  consentit.  La  pre- 
mière conversation  qu'ils  eurent  ensemble  (car 
ces  deux  filles  n'étaient  guèr,e  l'une  sans  l'au- 
tre), ces  deux  amants  firent  échange,  car  Saint- 
Germain  approcha  de  la  maîtresse  de<oncama- 
rade,qui  acccsia  cette  hère  Marguerite,  laquelle 


94  LE  ROMAN   COMIQUE 

ie  souffrit  fort  agréablement.  Mais  quand  elle 
vit  que  les  autres  riaient,  elle  s'imagina  que 
ce  changement  était  concerté,  de  quoi  elle 
entra  en  de  si  furieux  transports,  qu'elle  dit 
tout  ce  qu'une  amante  irritée  peut  dire  en 
pareil  cas.  Elle  fut  outrée  à  un  tel  point, 
qu'elle  laissa  la  compagnie,  en  versant  beau- 
coup de  larmes  ;  ce  qui  fit  que  cette  obli- 
geante maîtresse  alla  auprès  d'elle,  et  lui 
remontra  le  tort  qu'elle  avait  d'en  user  de  la 
sorte  ;  qu'elle  ne  pouvait  espérer  plus  de 
bonheur  que  la  recherche  d'un  si  honnête 
homme  et  si  passionné  pour  elle,  et  que  sa 
politique  était  tout  a  fait  extraordinaire  et 
inusitée  entre  amants;  qu'elle  pouvait  bien 
voir  de  quelle  manière  elle  en  usait  avec  le 
sien,  qu'elle  appréhendait  si  fort  de  le  déso- 
bliger, qu'elle  ne  lui  avait  jamais  donné  aucun 
sujet  de  se  rebuter. 

Tout  cela  ne  fit  aucun  effet  sur  l'esprit  de 
cette  bizarre  Marguerite,  ce  qui  jeta  le  mal- 
heureux Saint-Gei  main  dans  un  si  furieux 
désespoir,  qu'il  ne  chercha  depuis  que  des 
occasions  de  faire  paraître  à  cette  cruelle  la 
violence  de  son  amour  par  quelque  sinistre 
niort,  comme  il  la  pensa  trouver.  Car  un  soir 
que  lui  et  sept  de  ses  camarades  sortaient  d'un 
eabaret,  ayant  tous  l'é^ée  au  côté,  ils  rencon- 
trèrent quatre  gentilshommes,  dont  il  y  en 
avait  un  qui  était  capitaine  de  cavalerie,  les- 
quels voulurent  leur  disputer  le  haut  du  pavé 
dans  une  rue  étroite  où  ils  passaient;  mais  ils 
furent  contraints  de  céder,  en  disant  que  le 
nombre  serait  bientôt  égal,  et  du  même  pas 
allèrent  prendre  quatre  ou  cinq  autres  gen- 
tilshommes, lesquels  se  mirent  à  chercher 
ceux  qui  leur  avaient  fait  quitter  le  haut  du 
pavé,  et  qu'ils  rencontrèrent  dans  la  Grand'- 
rue.  Comme  Saint-Germain  s'était  le  plus 
avancé  dans  la  dispute,  il  avait  été  nemai 


L"  R03ÀH  COMIQUE  95 

parce  capitaine, à  son  chapeau  bordé  d'argent 
qui  brillait  dans  l'obscurité:  aussi,  dès  qu'il 
l'eut  remarqué,  il  s'adressa  à  lui,  en  lui  don- 
nant un  coup  de  coutelas  sur  la  tête,  qui  lui 
coupa  son  chapeau  et  une  partie  du  crâue.  Ils 
crurent  qu'il  était  mort,  et  qu'ils  étaient  assez 
vengés,  ce  qui  les  fit  retirer,  et  les  compagnons 
de  Saint-Germain  songèrent  moins  à  aller 
après  ces  braves  qu'à  le  relever.  Il  était  sans 

§ouls  et  sans  mouvement,-  ce  qui  les  obligea 
e  l'emporter  à  sa  maison,  où  il  fut  visité  par 
îes  chirurgiens,  qui  lui  trouvèrent  encore  de 
la  vie  ;  ils  le  pansèrent,  remirent  le  crâne,  et 
mirent  le  premier  appareil.  La  première  dis- 
pute avait  causé  de  la  rumeur  dans  le  voisi- 
nage ;  mais  ce  coup  fatal  y  en  apporta  davan- 
tage. Tous  les  voisins  se  levèrent,  et  chacun 
en  pariait  diversement  ;  mais  tous  concluaient 
que  Saint-Germain  était  mort. 

Le  bruit  en  alla  jusqu'à  la  maison  de  cette 
Marguerite,  laquelle  se  leva  aussitôt  du  lit,  et 
s'en  alla  en  déshabillé  chez  son  galant,  qu'elle 
trouva  dans  l'état  où  je  viens  de  vous  le 
représenter.  Quand  elle  vit  la  mort  peinte  sur 
son  visage,  elle  tomba  évanouie,  en  sorte  que 
l'on  eut  peine  à  la  faire  revenir.  Quand  elle 
fut  remise,  tous  ceux  du  voisinage  l'accu- 
sèrent de  ce  désastre,  et  lui  représentèrent 
que  si  elle  l'eût  souffert  auprès  d'elle,  elle 
aurait  évité  cet  accident.  Alors  elle  se  mit  à 
arracher  ses  cheveux  et  à  faire  des  actions 
d'une  personne  touchée  de  douleur.  Ensuite 
elle  le  servit  avec  une  telle  assiduité  tout  le 
temps  qu'il  fut  sans  connaissance,  qu'elle  ne 
se  dépouilla  ni  ne  se  coucha  pendant  ce  temps- 
là.  et  ne  permit  pas  à  ses  propres  sœurs  de 
lui  rendre  aucun  service.  Quand  la  connais- 
sance lui  fut  revenue,  on  jugea  que  sa  présence 
lui  serait  plus  préjudiciable  qu'utile,  pour  les 
raisons  que  vous  pouvez  comprendre.  Enfin  il 


96  LE   ROMAN   COMIQUE 

guérit;  et  quand  il  fut  en  parfaite  convales- 
cence, on  le  maria  avec  sa  Marguerite,  au 
grand  contentement  des  parents  et  beaucoup 
plus  des  mariés. 

Apres  que  Léandre  eut  fini  son  histoire,  ils 
retournèrent  a  la  ville,  où  étant  ils  soupèrent, 
et,  après  avoir  un  peu  veillé,  on  coucha  les 
épousées.  Ces  mariages  avaient  été  faits  à 
petit  bruit,  ce  qui  fut  cause  qu'ils  n'eurent 
point  de  visites  ce  jour-là  ni  le  lendemain  : 
mais  deux  jours  après  ils  en  furent  tellement 
accablés,  qu'ils  avaient  peine  a  trouver  quelques 
moments  de  relâche  pour  étudier  leurs  rôles: 
car  tout  le  beau  monde  les  vint  féliciter,  et 
durant  huit  jours  ils  reçurent  des  visites. 
Après  la  fête  passée,  ils*  continuèpent  leur 
exercice  avec  plus  de  quiétude ,  excepté 
Ragotin,  qui  se  précipita  dans  l'abîme  du 
désespoir,  comme  vous  l'allez  voir  dans  ce 
dernier  chapitre. 

XVII.  —  Désespoir  de  Ragotln. 

La  Rancune  se  voyant  hors  d'espérance  de 
réussir  dans  l'amour  qu'il  portait  a  ia  l'Etoile, 
aussi  bien  que  Ragotiu,  se  leva  de  bonne 
heure,  et  alla  trouver  le  petit  homme,  qu'il 
trouva  aussi  levé,  et  qui  écrivait,  lequel  lui 
dit  qu'il  faisait  sa  propre  épitaphe. 

—  Hé  quoi  !  dit  la  Rancune,  on  n'en  fait 
que  pour  les  morts,  et  vous  êtes  encore  en 
vie;  et  ce  que  je  trouve  de  plus  étrange,  c'est 
que  vous-même  l'avez  faite  ! 

—  Oui,  dit  Ragotin,  et  je  veux  vous  la  faire 
voir. 

Il  ouvrit  le  papier  qu'il  avait  plié,  et  lui  fit 
lire  ces  vers  : 

Ci-gît  le  pauvre  Ragotin, 
Lequel  fut  amoureux  d'une  très  belle  Etoile 


LE  ROMAN   COMIQUE  97 

Que  lui  enleva  le  Destin, 
Ce  qui  lui  fil  faire  prompiement  voile 
Eu  l'autre  monde,  où  il  sera 
Autant  de  temps  qu'il  durera. 
Pour  elle  il  fit  la  comédie, 
Qu'il  achève  aujourd'hui  par  la  fin  de  sa  vie. 


—  Voilà  qui  est  magnifique,  dit  la  Rancune , 
mais  vous  n'aurez  pas  la  satisfaction  de  la 
voir  sur  votre  sépulture;  car  on  dit  que  les 
morts  ne  voient  ni  n'entendent  rien. 

—  Ah!  dit  Ragotin,  que  vous  êtes  en  partie 
cause  de  mon  désastre!  car  vous  me  donniez 
toujours  de  grandes  espérances  de  fléchir  cette 
telle,  et  vous  saviez  bien  tout  le  secet. 

Alors  la  Rancune  lui  jura  sérieusement  qu'il 
n'en  savait  rien  positivement,  mais  qu'il  s'en 
doutait,  comme  il  le  lui  avait  «lit  quand  il  lui 
conseillait  d'étouffer  cette  passion,  lui  re- 
montrant que  c'était  la  plus  fière  fille  du 
monde. 

—  Et  il  semble,  ajouta-t-il,  que  sa  profession 
doive  licencier  les  femmes  et  les  filles  de  cet 
orgueil  attaché  d'ordinaire  à  celles  d'une  autre 
condition  ;  mais  i)  faut  avouer  que,  dans  toutes 
les  caravanes  de  comédiens,  on  n'en  trouvera 
point  une  si  retenue,  et  qui  ait  tant  de  vertu  : 
et  elle  a  fait  prendre  ce  pli-la  à  Angélique: 
car  de  son  naturel  elle  a  une  autre  pente,  et 
son  enjouement  le  témoigne  assez.  Mais  enfin 
il  faut  que  je  vous  découvre  une  chose  que  je 
vous  ai  tenue  cachée  jusqu'à  présent  :  c'est 
que  j'étais  aussi  amoureux  d'elle  que  vous,  et 
je  ne  sais  qui  serait  l'homme  qui,  après  l'avoir 
pratiquée  comme  j'ai  fait,  aurait  pu  s'en 
empêcher.  Mais  comme  je  me  vois  hors 
d'espérance  au^si  bien  que  vous,  je  suis  résolu 
dé  quitter  la  troupe,  parce  qu'on  y  a  r^çu  le 
frère  de  la  Caverne.  C'est  un  homme  qui  ne 
gaurait  faire  d'autres  personnages  que  ceux 

LE  aOMAM  comeoB..  —  I.   UI.  4 


93  I*   ROMAN  COMIQUE 

que  je  représente,  et  ainsi  l'on  me  congédiera 
sans  doute  ;  mais  je  ne  veux  pas  attendre  cela: 
je  veux  les  prévenir,  et  m'en  aller  à  Rennes 
irouver  la  troupe  qui  y  est,  où  je  serai  assu- 
rément reçu,  puisqu'il  y  manque  un  acteur. 
Alors  Râgotin  lui  dit  : 

—  Puisque  vous  étiez  frappé  d'un  mémo 
trait,  vous  n'aviez  garde  de  parler  pour  moi  à 
la  l'Etoile. 

Mais  la  Rancune  jura  comme  un  démon 
qu'il  était  homme  d'nonneur,  et  qu'il  n'avait 
pas  laissé  de  lui  en  faire  des  ouvertures; 
mais  comme  il  le  lui  avait  dit,  elle  n'avait 
jamais  voulu  l'écouter. 

—  Eb  bien  !  dit  Ragotin,  vous  avez  résolu 
de  quitter  la  tioupe,  et  moi  aussi;  mais  je 
veux  bien  faire  un  plus  grand  sacrifice,  car 
je  veux  quitter  tout  à  fait  le  monde. 

La  Rancune  ne  fit  point  de  réflexion  sur 
son  épiiaphe  qu'il  lui  avait  donnée  :  il  crut 
seulement  qu'il  avait  ^ésolu  d'entrer  dans  un 
couvent,  ce  qui  fut  cause  qu'il  ne  prit  point 
garde  à  lui,  ni  n'en  avertit  personne  que  le 
poëte,  auquel  il  en  donna  une  copie. 

Quand  Ragotin  fut  seul,  il  songea  au  moyen 

Ïu'il  pourrait  employer  pour  sortir  du  monde. 
1  prit  un  pistolet  qu'il  chargea,  et  y  mit  deux 
balles  pour  s'en  donner  dans  la  tête;  mais  il 
jugea  que  cela  ferait  trop  de  bruit.  Ensuite  il 
mit  la  pointe  de  son  épee  contre  sa  poitrine, 
dont  la  pioùre  lui  fit  mal,  ce  qui  l'empêcha 
de  renfoncer.  Enfin  il  descendit  à  l'écurie, 
pendant  que  les  valets  déjeunaient  ;  il  prit  des 
cordes  qui  étaient  attachées  au  bat  d'un 
cheval  de  voiture,  et  en  accommoda  une  au 
râtelier,  et  la  mit  autour  de  son  cou;  mais 
quand  il  voulut  se  laisser  aller,  il  n'en  eut  pas 
le  courage,  et  attendit  que  quelqu'un  entrât. 
Il  y  arriva  un  cavalier  étranger  ;  alors  il  se 
laissa  aller,  tenant  toujours  un  pied  sur  la 


LE  ROMAN  COMIQDÏ  99 

"bord  de  la  crèche  ;  cependant  s'il  y  fût 
demeure"  longtemps,  il  se  serait  enfin  étran- 
glé. 

Le  valet  d'étable,  qui  était  descendu  pour 
prendre  le  cheval  du  cavalier,  voyant  Ragotin 
ainsi  pendu,  le  crut  mort,  et  cria  si  fort  que 
tous  ceux  du  logis  descendirent.  On  lui  ôta  la 
corde  du  cou,  et  on  le  fit  revenir,  ce  qui  fut 
assez  facile.  On  lui  demanda  quel  sujet  il 
avait  de  prendre  une  si  étrange  résolution  ; 
mais  il  ne  voulut  pas  le  dire. 

Alors  ia  Rancune  tira  a  part  mademoiselle  de 
l'Etoile  (que  je  pourrais  appeler  madame  Des- 
tin ;  mais  étant  si  près  de  la  fin  de  ce  roman, 
je  ne  suis  pas  d'avis  de  charger  son  nom),  a 
laquelle  il  découvrit  tout  le  mystère,  de  quoi 
elle  fut  fort  étonnée;  mais  elle  le  fut  bien  da- 
vantage quand  ce  méchant  homme  fut  assez 
téméraire  pour  lui  dire  qu'il  en  était  aux 
mêmes  termes  ;  mais  qu'il  ne  prenait  pas  une 
si  sanglante  résolution,  se  contentant  de 
demander  son  congé.  Elle  ne  répondit  rien  à 
tout  cela,  et  le  laissa. 

Quelque  peu  de  temps  après,  Ragotin  déclara 
à  la  troupe  le  dessein  qu'il  avait  d'accompagner 
le  lendemain  M.  de  Vei-ville,  et  de  se  retirer 
au  Mans.  Cette  circonstance  fit  que  tous  y 
consentirent;  ce  qu'ils  n'eussent  pas  fait  s'il 
eût  voulu  s'en  aller  seul,  vu  ce  qui  était  ar- 
rivé. 

Ils  partirent  le  lendemain  de  bon  matin, 
après  que  M.  de  Verville  eut  fait  mille  pro- 
testations de  continuation  d'amitié  aux  co- 
médiens et  comédiennes,  et  principalement  à 
Destin,  qu'il  embrassa,  lui  témoignant  la  joie 
qu'il  avait  de  voir  l'accomplissement  de  ses 
désirs.  Ragotin  fit  un  grand  discours  en  forme 
de  compliment,  mais  si  confus  que  je  ne  le 
mets  point  ici.  Quand  ils  furent  au  point  de 
partir,    Verville   demanda    si    les   chevaux 


100  LE  ROMAN   COMIQUE 

avaient  bu.  Le  valet  d'étable  répondit  qu'il 
était  trop  matin,  et  qu'ils  pourraient  les  faire 
boire  en  passant  la  rivière.  Ils  montèrent  à 
chevai.  après  avoir  pris  congé  de  M.  de  la 
GrHioufhere,  qui  s'était  aussi  disposé  à  partir, 
etqui  fut  civilement  remercié  par  les  nouveaux 
mariés  de  la  peine  qu'il  s'était  donnée  de  venir 
de  si  loin  pour  honorer  leurs  noces  de  sa 
présence.  Après  cent  protestations  de  services 
réciproques,  il  monta  à  cheval,  et  la  Rancune 
le  suivit,  lequel,  nonobstant  son  insensibilité, 
ne  put  pas  empêcher  le  cours  de  ses  larmes, 
qui  attirèrent  celle  de  Destin,  se  ressouve- 
nant, malgré  le  naturel  farouche  de  la  Ran- 
cune, des  services  qu'il  lui  avait  rendus,  et 
principalement  à  Paris,  sur  le  Pont-Neuf,  lors- 
qu'il y  fut  attaqué  et  volé  par  la  Rappinière. 

Quand  Verville  et  Ragotin  eurent  passé  les 
ponts,  ils  descendirent  à  la  rivière  pour  faire 
boire  leurs  chevaux.  Ragotin  s'avança  par  un 
endroit  où  il  y  avait  rive  taillée,  où  "son  che- 
val broncha  si  rudement  que  le  petit  bout 
d'homme  perdit  les  étriers,et  sauta  par-dessus 
la  tète  du  cheval  dans  la  rivière,  qui  était  fort 
profonde  en  cet  endroit.  Il  ne  savait  pas  nager; 
et  quand  il  l'aurait  su,  rembarras  de  sa  cara- 
bine, de  son  épée  et  de  son  manteau  l'auraient 
fait  demeurer  au  fond  comme  il  fit.  Un  des 
valets  de  Verville  était  allé  prendre  le  cheval 
de  Ragotin,  qui  était  sorti  de  l'eau,  et  un  autre 
se  dépouilla  promptement,  et  se  jeta  dans  la 
rivière  au  lieu  où  il  était  tombé  ;  mais  il  le 
trouva  mort.  On  appela  du  monde,  et  on  le 
sortit.  Cependant  Verville  fit  avertir  les  co- 
médiens de  ce  malheur,  et  envoya  en  même 
temps  son  cheval.  Tous  y  accoururent;  et, 
après  avoir  plaint  son  sort,  ils  le  firent  enter- 
rer dans  le  cimetière  d'une  chapelle  de  Sainte- 
Catherine,  qui  n'est  guère  éloignée  de  la 
rivière.  Cet  événement  funeste  vérifiie  bien  le 


LE  ROMAÎÎ  COMIQUE  101 

proverbe  commun  :  Ceux  que  la  corde    attend 
ne  se  noieront  point. 

Ragotin  n'eut  pas  le  premier  sort,  puisqu'il 
ne  put  s'étrangler  ;  mais  il  eut  le  second, 
puisqu'il  se  noya.  Ainsi  finit  ce  petit  bout 
d'avocat  comique  dont  les  aventures,  dis- 
grâces, accidents,  et  la  funeste  mort,  seront 
dans  la  mémoire  des  habitants  du  Mans  et 
d'Alençon,  aussi  bien  que  les  faits  héroïques 
de  ceux  qui  composaient  cette  illustre  troupe. 
Roquebrune,  voyant  le  corps  mort  deRagutin, 
dit  qu'il  fallait  changer  deux  vers  à  son  épita- 
phe,  dont  la  Rancune  lui  avait  donné  une 
copie,  comme  je  vous  l'ai  déjà  dit,  et  qu'il 
fallait  la  mettre  comme  il  s'ensuit  : 


Ci-gît  le  pauvre  Ragotin, 
Lequel  fut  amoureux  d'une  très-belle  Etoile 

Que  lui  enleva  le  Destin; 
Ce  qui  lui  fit  faire  promptement  voile 

En  l'autre  monde,  sans  bateau; 

Pourtant  il  y  alla  par  eau. 

Pour  elle  il  fit  la  comédie. 
Qu'il  achevé  aujourd'hui  par  la  fin  de  sa  vie. 

Les  comédiens  et  comédiennes  s'en  retour- 
nèrent à  leur  logis,  et  continuèrent  leur  exer- 
cice avec  l'admiration  ordinaire. 


ru  do   romau  comiqui 


I 


NOTE  SUR  SCARRON 


Le  nom  de  Paul  Scarron  réveille  le  souvenir 
d'une  gaieté  excentrique  poussée  jusqu'au  pa- 
roxysme, associée  à  une  longue  existence  de 
douleurs  physiques,  auxquelles  on  aurait  peine 
à  croire  si  tous  les  témoignages  des  contem- 
porains n'étaient  venus  en  confirmer  la  triste 
réalité.  L'auteur  du  Roman  comique  et  du 
Virgile  travesti  a  donc  occupé  dans  notre  lit- 
térature une  large  place,  et,  bien  qu'il  soit  de 
mode  aujourd'hui  de  faire  n  de  tout  ce  qui 
procède  de  l'esprit  gaulois,  de  la  verve  des 
conteurs  du  seizième  siècle,  de  la  spirituelle 
bonhomie  de  La  Fontaine,  du  génie  comique 
de  Molière,  et  de  mépriser  les  auteurs  mo- 
dernes qui  ont  voulu  marcher  sur  ces  traces 
vraiment  françaises,  nous  avons  pensé  qu'il 
était  de  notre  'devoir  de  remettre  au  jour  14 
chef-d'œuvre  du  représentant  le  plus  accré* 
dite  de  la  bouffonnerie  à  la  fois  naïve,  savant* 
et  cherchée,  et  de  le  présenter  aussi  complète* 
ment  que  possible  a  nos  lecteurs,  en  grou- 
pant les  &its  principaux  de  sa  vie,  comme 
nous  avons  coutume  de  le  faire,  soit  que  les 
dieux  du  Panthéon  littéraire  de  la  France  oc- 


104  LE  ROMAN    COMIQDE 

cupent  la  première  place,  soit  qu'ils  aient  été 
classés  par  la  postérité  au  rang-  des  divinités 
de  second  ordre. 

Paul  Scanon  est  né  à  Paris  en  1610.  Il  était 
fils  de  Paul  Scarron,  conseiller  au  Parlement, 
et  sa  famille  était  originaire  de  Montcallier, 
en  Piémont.  La  fortune  avait  longtemps  souri 
à  cette  famille,  mais  elle  n'avait  pas  tardé  à  être 
infidèle  au  malheureux  sur  lequel  devaient  se 
rassembler  les  douleurs  les  plus  intolérables 
que  puisse  supporter  un  être  humain.  La  mort 
de  la  mère  de  Scàrron  fut  le  premier  point  de 
départ  de  ses  infortunes.  Le  conseiller,  las  du 
veuvag-e,  épousa  Françoise  du  Plaix,  qui  pro- 
fita de  la  faiblesse  de  *son  mari  pour  avanta- 
ger ses  enfants  au  détriment  de  ceux  du  pre- 
mier lit.  Le  fils,  deshérité  des  tendresses  pa- 
ternelles, fut  envoyé  en  exil  à  Charleville  pen- 
dant deux  années,  après  lesquelles  il  revint 
à  Paris  terminer  ses  études  et  embrasser  la 
carrière  ecclésiastique,  pour  laquelle  il  était  si 
peu  fait.  Son  père  lui  rendit  une  partie  de  ses 
bonnes  grâces,  le  présenta  dans  un  monde  où 
il  sut  promptement  conquérir,  par  son  heu- 
reux caractère,  de  nombreux  amis  et  des 
protecteurs  reconnaissants  du  plaisir  qu'on  leur 
donnait.  A  cette  époque,  le  jeune  Scarron 
était  doué  des  plus  séduisantes  apparences.  Il 
s'était  fait  aimer  surtout  dans  le  cercle  des 
courtisanes  a  la  mode,  Marion  Delorme  et 
Ninon  de  l'Enclos,  et  des  épicuriens  Chapelle 
et  Saint-Evremond.  Il  fit  en  1634  un  voyage  en 
Italie  ;  les  plaisirs  effrénés  auxquels  il  s'aban- 
donna commencèrent  dès  lors  à  altérer  sa 
santé;  les  rhumatismes,  la  goutte  envahirent 


JfOTE   SUR   SCARRON  105 

ses  membres  sans  lui  donner  la  sagesse,  et  il 
tomba,  à  rage  de  vingt-sept  ans,  eu  paralysie 
partielle,  à  la  suite  d'une  débauche,  comme 
dit  Moréri  (t.  VI,  p.  147).  Il  paraît  que,  dans 
une  partie  de  plaisir  au  Mans,  il  lui  avait  pris 
fantaisie  de  se  déguiser  en  coq,  et,  pour  ce  faire, 
il  s'était  dépouillé  de  ses  vêtements,  s'était 
enduit  de  miel  et  avait  recouvert  cet  enduit 
de  plumes,  auxquelles  un  sinistre  plaisantin 
avait  trouvé  fort  amusant  de  mettre  le  feu. 
Fou  de  terreur,  hurlant  au  milieu  des  flammes, 
■l'infortuné  traversa  la  ville  d'un  pas  désor- 
donné et  alla  se  jeter  dans  l'Huisne  ou  dans  la 
Sarthe  pour  éteindre  l'horrible  incendie  qui 
menaçait  de  dévorer  son  corps.  Il  fut  sauvé, 
mais  il  demeura  perclus  de  tous  ses  membres 
et  fut  obligé  dés  lors,  en  dépit  de  tous  les  trai- 
tements que  lui  firent  subir  les  médecins,  de 
vivre  continuellement  assis  dans  un  fauteuil 
à  roulettes,  désormais  le  théâtre  d'une  vie  con- 
sacrée aux  lettres  bouffonnes,  ce  qui  sera  l'é- 
ternel étonnement  de  ceux  qui  reliront  les 
œuvres  de  l'auteur  du  Roman  comique. 

Les  sociétés  qu'il  fréquentait  lui  valurent  de 
hautes  protections,  qui  firent  tout  pour  adou- 
cir les  rigueurs  du  sort  envers  ce  disgracié  de 
la  famille,  de  la  fortune  et  de  la  santé.  C'est 
grâce  à  ces  protections  qu'il  obtint  un  béné- 
fice qui  le  mettait  a  l'abri  des  premiers  be- 
soins, et,  son  savoir-faire  aidant,  il  put  se 
donner  le  superflu.  Nous  parlons  de  son  sa- 
voir-faire, non  pas  pour  le  louer,  à  coup  sûr, 
car  il  n'est  rien  au  monde  qui  nous  paraisse 
plus  nauséabond  que  l'encens  prodigué,  sur- 
tout à  cette  époque,  par  la  gent  porte-piuiue 


106  LE  ROMAN   CCMIQCE 

aux  gTands  seigneurs  qui  payaient  en  belles 
pistoles  reluisantes  les  plats  éloges,  les  dédica- 
ces intéressées  et  les  mendicités  effrontées  qui 
étaient  de  conserve  le  plus  honteux  et  le  plus 
assuré  gagne-pain  des  hommes  de  lettres  de 
l'ancien  régime.  Scarron  fut  peut-être  le  plus 
cynique  de  tous  ces  faméliques  de  l'écritoire  ; 
c'était  une  teigne  attachée  par  de  mordicantes 
tenailles  aux  flancs  de  tous  les  personnages 
en  vue,  et  il  ne  quittait  leur  peau  qu'après  en 
avoir  tiré  un  surcroît  de  subsistance.  Il  joua 
toute  sa  vie  cette  infâme  musique,  qui  nous 
paraît  si  étrange,  aujourd'hui  que  la  dignité 
personnelle  a  si  généralement  remplacé  la 
gloutonne  servitude  des  écrivains  d'autrefois.- 
11  n'est  pas  jusqu'à  sa  cruelle  infirmité  qu'il 
n'ait  fait  servir  aux  intérêts  de  son  excellent- 
estomac,  en  prenant,  sans  qu'on  l'en  priât,  le 
titre  de  malade  de  la  reine.  La  veuve  de  Louis 
XIII  lui  assura  une  pension  dont  les  termes,  as- 
sez irrégulièrement  payés,  inspiraient  au  poëte 
les  placets  les  plus  éhontés  qu'ait  jamais  tra- 
cés une  plume  aux  abois.  Scarron  avait  donc 
maison  montée,  parasites  à  sa  table,  grand 
appétit,  et  cependant  ressources  bornées.  Il 
battit  monnaie  de  toutes  parts,  dédia  sans 
profit  son  poëme  burlesque  Typhon  au  cardi- 
nal Mazarin;  sollicita  une  abbaye,  en  dépit  de 
la  singulière  vie  qu'il  avait  menée  jusque-là. 
L'évêque  du  Mans,  Lavardin,  lui  avait  conféré 
le  bénéfice  dont  nous  avons  parlé  plus  haut. 
Scarron  dut  en  aller  prendre  possession  en 
Ki46.  Une  troupe  de  comédiens  desservait  le 
théâtre  du  Mans  ;  cette  circonstance  inspira 
la  première  idéo   du  seul  des  ouvrages  de 


NOTE  SUR  SCARROX  107 

Scarron  qui,  au  dire  de  son  ami  Ménage,  pas- 
sera à  la  postérité. 

n  est  probable  que  l'idée  de  composer  des 
pièces  de  théâtre  lui  vint  à  la  même  époque  ; 
mais  la  lecture  de  ses  comédies  et  tragi- 
comédies  n'est  pas  faite  pour  servir  de  preuve 
à  la  bonne  qualité  de  ses  produits  en  ce  genre 
de  littérature. 

Le  Roman  comique,  dédié  au  coadjuteur  de 
Retz,  obtint  un  succès  immense  pour  le  temps; 
mais  l'on  se  prend  à  regretter  que  l'auteur  n'ait 
pu  le  terminer  et  que  ce  soin  ait  été  aban- 
donné à  Offray  (1)  et  à  Preschac.  Offray,  du 
moins,  quoique  manquant  de  verve  bouffonne, 
est  resté  dans  le  ton  général  du  livre,  et  tous 
les  éditeurs  qui  ont  reproduit  le  Roman  co- 
mique ont  sagement  fait  d'y  adjoindre  la  pre- 
mière suite  ;  quant  à  celle  de  Prescnac,  autre 
pseudonyme,  il  faut  tirer  sur  elle  le  voile  de 
l'oubli  le  plus  profond  ;  c'est  ce  que  nous  avons 
fait.  Il  en  a  été  de  même  pour  le  Virgile  tra- 
vesti (2),  un  chef-d'œuvre  de  science  burlesque, 
dont  nous  devions  revoir  de  nos  jours  la  con- 
trefaçon, assez  médiocre,  dans  les  parodies  my- 
thologiques, mêlées  de  chant  saugrenu,  qui 
sont  le  plus  agréable  passe-temps  des  géné- 
rations de  la  seconde  moitié  du  dix-neuvième 
siècle. 

(1)  Il  est  permis  de  penser,  avec  M.  Victor  Fonrne!, 
que  la  snite  du  Roman  comique  n'est  pas  l'œuvre 
d'OfFray  :  niais  cp!a  importe  peu  à  l'histoire  littéraire, 
d'aulant  plus  qu'on  n'a  mis  en  avant  aucun  autre 
nom. 

2  Continué  par  Morcan  de  Brasfi  fl 706  p\  Le  Tel- 
lier  d'Orville  (1733).  Scarron  n'acheva  même  pas  le 
8«  livre. 


108  LE  ROMAN  COMIQUE 

Noos  avons  dit  que  Scarron  recevait  chez 
lui  une  infinité  de  gens  de  tout  parage.  Il  avait 
recueilli  ses  deux  sœurs  ;  l'une  d'elles  fut  dis- 
tinguée par  un  duc  de  Trémes,  dont  elle  eut 
un  fils,  élevé  par  son  oncle  et  qui  devint  plus 
tard  écuyer  de  Mme  de  Maintenon.  On  tenait 
aussi  arsenal  de  propos  politiques  chez  le  poëte 
infirme  ;  la  Fronde  et  les  ennemis  de  Mazarin 
y  avaient  organisé  leurs  conciliabules.  Scar- 
ron, qui  avait  sur  le  cœur  l'insuccès  de  sa  dé- 
dicace du  Typhon  au  cardinal,  non  content 
des  brocards  qu'il  n'était  pas  le  dernier  a  lan- 
cer contre  le  tout -puissant  ministre,  écrivit 
alors  une  mazarinade  d'une  violence  incroya- 
ble, qui  servit  de  type  aux  pamphlets  du  temps. 
Le  fustigé,  qui  riait  volontiers  des  chansons 
satiriques  qu'on  multipliait  contre  sa  personne, 
à  condition  que  les  chansonniers  payeraient, 
ne  vit  pas  de  même  œil  le  factum  de  Scarron, 
qui  lui  rappelait  certaines  circonstances  des 
plus  désagréables  de  sa  jeunesse:  il  fit  suppri- 
mer la  pension  du  rimeur  mal  avisé.  Heureuse- 
ment pour  lui,  d'autres  ressources  vinrent  suc- 
cessivement à  son  aide  ;  le  premier  recueil  de 
ses  poésies  (1645,  in-4e)  lui  fit  de  nombreux 
amis  :  Jodrtet  (1647) ,  Don  Japhet  d'Arménie 
(1653)  VEcoiier  de  Salamanque  (1655)  réussirent 
au  théâtre,  bien  que  Scarron  ne  fut  pas  un 
homme  à  s'astreindre  aux  régies  qui  y  étaient 
alors  despotiquement  en  honneur,  si  l'on  con- 
sidère surtout  que,  grâce  à  sa  parfaite  connais- 
sance de  la  langue  espagnole,  il  avait  puisé 
dans  les  pièces  de  cette  nation  jusqu'au  texte 
même  de  ses  sujets  de  comédies;  or,  le  génie 
théâtral  de  l'Espagne,  tout  de  fantaisie,  était 


NOTE  SUR    SCARROK  109 

à  l'extrême  point  de  la  poétique  en  honneur 
en  France,  et  les  adeptes  de  cette  poétique 
étroite  n'étaient  pas  gens  à  accueillir  bénévo- 
lement ce  qu'ils  nommaient  des  extrava- 
gances. Aussi,  le  théâtre  de  Scarron  n'a-t-il 
pas,  à  son  aurore,  rencontré  de  fervents  admi- 
rateurs ;  disons,  pour  être  dans  le  vrai,  que 
ceux  qui  l'ont  dédaigné  n'avaient  pas  tout  à 
fait  tort. 

Ce  qui  valait  mieux  pour  le  poëte  burlesque, 
c'était  sa  poésie  même,  dont  il  avait  le  débit 
facile,  et  qui  lui  donnait  au  moins  l'équiva- 
lent de  la  pension  royale;  il  nommait  plaisam- 
ment son  revenu  littéraire  son  marquisat  de 
Quinet  (nom  de  son  éditeurj.  Mais,  pour  tenii 
la  corde  et  conserver  les  amis  de  haut  rang 
qui  lui  prodiguaient  leurs  faveurs  en  espèces 
sonnantes,  il  fallait  à  Scarron  de  toute  néces- 
sité une  production  de  tous  les  instants,  par 
suite  beaucoup  de  fatras:  on  doit  donc  dé- 
plorer le  gaspillage  de  sa  fortune  littéraire  en 
inutilités,  alors  qu'il  eût  dû  terminer  en  temps 
utile  le  livre  qui  devait  seul  lui  survivre.  Le 
travail  continuel  du  cerveau  d'un  homme  qui 
n'avait  guère  que  cela  d'entier  était  donc  la 
sauvegarde  d'une  existence  condamnée  a  l'im- 
mobilité; Scarron ,  qui  avait  recouvré  une 
partie  des  biens  que  lui  avait  longtemps  ravis 
la  main  rapace  de  sa  belle-mère,  vendit  ces 
mêmes  biens  pour  n'avoir  plus  à  s'occuper  de 
leur  administration  à  distance,  et  vivre  à 
Paris  au  milieu  des  profitables  amitiés  qu'il 
avait  groupées  autour  de  son  fauteuil  d'im- 
potent. Il  menait  joyeuse  vie,  sans  ressou- 
venir d'un  triste  passé,  pans  souci  du  présent, 


110  LE  ROMAN  COMIQUE 

sans  inquiétude  du  lendemain,  mais  travaillé 
cruellement  par  intervalles  de  cuisantes  dou- 
leurs. Cet  homme,  qui  avait  inspiré  le  dis- 
tique : 

llle  ego  sum  vates  rabido  data  prœda  dolorU 
Qui  tupero  sanos  lucibus  atque  jocis, 

avait  au  cœur  un  ver  qui  le  rongeait  :  il  rê- 
vait le  retour  à  la  santé,  la  liberté  de  ses 
membres,  le  renouvellement  des  plaisirs  de  sa 
jeunesse.  Le  hasard  le  mit  en  1648  en  présence 
d'un  goutteux  radicalement  guéri  à  la  suite 
d'un  voyage  à  la  Martinique,  et  qui  jouait  à  la 
paume,  montait  à  cheval  et  allait  à  la  chasse. 
Pourquoi  Scarron  eût- il  désespéré  à  la  vue  de 
tels  résultats?  Il  résolut  d'aller  en  Amérique, 
forma  dans  ce  but  une  compagnie,  et  allait 
partir,  lorsqu'un  singulier  incident  rattacha 
au  sol  natal  celui  qui  voulait  le  fuir  à  jamais. 
"Une  femme  qui  revenait  d'Amérique  se  logea 
vis-à-vis  de  la  maison  du  poëte.  Les  relations 
de  celui-ci  avec  de  puissants  personnages  ne 
pouvaient  qu'être  favorables  à  une  veuve  rui- 
née qui  ne  rapportait  d'outre-mer  qu'un  beau 
nom  et  une  jolie  fille  de  quinze  ans.  Cette 
femme,  après  avoir  sauvé  la  vie  d'un  fils  du 
célèbre  calviniste  Agrippa  d'Aubigné,  auteur 
de  la  Confession  de  Sancy  et  du  Divorce  satiri- 
que, avait  épousé  l'homme  qu'elle  avait  sauvé  ; 
de  ce  mariage  naquit  Françoise  d'Aubigné, 
une  mendiante  presque  en  naissant,  et  qui  de- 
vait mourir  femme  d'un  roi  de  France.  Scar- 
ron, dont  l'esprit  était  aussi  prompt  que  sa 
chair  était  faible,  devint  amoureux,  en  dépit 


■E    SCR   SCARRO'rf  511 

de  ses  disgrâces  physiques,  et  offrit  à  la  veuve 
d'épouser  sa  fille.  Il  résigna  son  bénéfice,  réa- 
lisa ses  biens,  sa  maria  en  1650  ou  1651  (d'au- 
tres disent  1652)  avec  l'idée  fixe  d'aller  en 
Amérique  recouvrer  sa  santé,  idée  qu'il  aban- 
donna peu  a  peu  pour  prendre  son  mal  en  pa- 
tience. 

Son  mariage  eut  pour  résultat  de  lui  ame- 
ner plus  nombreuse  compagnie  que  jamais,  et 
la  future  marquise  de  Maintenon  ne  contribua 
pas  peu  à  augmenter  les  agréments  de  l'en- 
tourage du  poëte.  La  société  q'ie  recevait  ce- 
lui-ci fut  d'un  grand  secours  à  Françoise  d'Au- 
bigné  pour  jeter  les  fondements  de  sa  fortune 
à  venir.  Elle  perfectionna  sou  goût  naturel  par 
la  fréquentation  des  gens  d'esprit  qui  se  réu- 
nissaient chez  son  mari  ;  elle  apprit  des  grands 
seigneurs  qui  se  joignaient  à  cette  troupe  d'é- 
lite à  devenir  tout  natureil-ment  une  femme 
hors  ligne,  propre  à  faire  honneur  aux  desti- 
nées qui  l'attendaient.  Le  roi  de  France  n'eut, 
il  est  vrai,  que  les  restes  du  burlesque  auteur 
du  Virgile  travesti,  mais  il  faut  convenir  que 
celui-ci  a  puissamment  contribué  à  mettre  sa 
veuve  en  état  de  justifier  les  singulières  fa- 
veurs du  destin.  Ce  ménage  bizarre  fut  aussi 
heureux  que  possible  ;  la  maison  du  poëte 
était  abondamment  pourvue  de  tout  ce  qui 
rend  la  vie  supportable,  et  son  habileté  à  ex- 
tirper le  trop  plein  de  la  poche  du  prochain 
avait  fini  par  lui  procurer  plus  que  de  l'ai- 
sance. De  bons  amis,  Sarrazin.  Serrais,  Mé- 
nage, Balzac,  Scudéry,  Maynard,  Pellisson  ; 
des  protecteurs  partout,  tout  cela  explique 
l'inaltérable  bonne  humeur  de   maître  Scar- 


112  LE   ROMAN  COMIQUE 

ron.  Son  existence  se  passait  en  franches  lip- 
pées,  en  succès  littéraires,  en  réussites  finan- 
cières; ii  était  trop  aisé  de  prévoir  que  cette 
■vie  de  cocagne  ne  pouvait  durer.  Les  infirmi- 
tés cruelles  qui  avaient  frappé  depuis  si  long- 
temps ce  corps  débile  avaient  fini  par  vaincre 
le  joyeux  athlète  qui  leur  avait  résisté  avec 
tant  de  courageuse  insouciance  ;  Scarron  mou- 
rut eu  juin  1660,  au  témoignage  de  Segrais, 
le  14  octobre,  suivant  d'autres  biographes.  Il 
mourut  comme  il  avait  vécu,  sans  s'être  laissé 
aborder  par  une  pensée  sérieuse:  un  regret 
pour  le  dénument  relatif  dans  lequel  sa  mort 
allait  plonger  la  compagne  de  se?  dernières 
années,  et  c'est  tout.  Ses  parents  et  ses  valets 
assistaient  en  pleurant  à  ses  derniers  mo- 
ments: «  Mes  enfants,  leur  dit-il,  vous  ne 
pleurerez  jamais  tant  pour  moi  que  je  vous  ai 
fait  rire.  » 

Il  s'était  fait  de  longue  date  la  touchante 
épitaphe  qni  est  restée  dans  toutes  les  mémoi- 
res : 

Celui  qui  maintenant  dort 
Fit  pins  de  pi  lie  que  d'envie, 
Et  souffrit  mille  fois  la  mort 
Avant  que  de  perdre  la  vie. 
Passant,  ne  fais  ici  de  bruit, 
Garde  bien  que  tu  ne  l'éveille, 
Car  voici  la  première  nuit 
Que  le  pauvre  Scarron  sommeille, 

Ii  eut  un  jour  la  bizarre  idée  de  faire  graver 
son  portrait  vu  de  dos,  et  d'y  joindre  le  joyeux 
commentaire  que  nous  allons  reproduire,  et 
qui  en  apprend  plus  sur  la  personne  du  poëte 
que  les  récits  de  ses  amis  : 


NOTE  SUR   SCARRON  113 

Lecteur,  qui  ne  m'as  jamais  vu  et  qui  peut-être  ne 
t'en  soucies  guères.  à  cause  qu'il  n'y  a  pas  à  profiter 
à  la  vue  d'une  personne  faite  co:nme  moi.  sache  que 
je  ne  me  soucierais  pas  aussi  que  tu  me  visses  si  je 
n'avais  appris  que  quelques  beaux  esprits  facétieux  se 
réjouissent  aux  dépens  du  misérable,  et  me  dépeignent 
d'une  autre  façon  que  je  ne  suis  fait.  Les  uns  disent 
que  je  suis  cul-de-jatte;  les  autres  que  je  n'ai  point  de 
cuisses  et  que  Ton  me  met  sur  une  table  dans  un  étui 
où  je  cause  comme  une  pie  borgne;  et  les  autres  que 
mon  chapeau  tient  à  une  corde  qui  passe  dans  une 
poulie,  et  que  je  le  hausse  et  baisse  rour  saluer  ceux 
qui  me  visitent.  Je  pense  être  obligé  en  conscience  de 
les  empêcher  de  mentir  plus  longtemps,  et  c'est  pour 
cela  que  j'ai  fait  faire  la  planche  que  tu  vois  au  com- 
mencement de  mon  livre.  Tu  murmureras  sans  doute, 
car  tout  lecteur  murmure,  et  je  murmure  comme  les 
autres  quand  je  suis  lecteur;  tu  murmureras.  dis-je,et 
trouveras  à  redire  de  ce  que  je  ne  me  montre  que  par 
le  dos.  Certes  ce  n'est  pas  pour  tourner  lé  derrière  à 
la  compagnie,  mais  à  cause  que  le  convexe  de  mon  dos 
est  plus  propre  à  recevoir  une  inscription,  que  le  con- 
cave de  mon  estomac,  qui  est  tout  couvert  de  ma  tète 
]  enchante,  et  que  par  ce  côté-là,  aussi  bien  que  par 
l'autre,  on  peut  voir  la  situation  ou  plutôt  le  plan  ir- 
régulier de  ma  personne.  Sans  pn  tendre  faire  un  pré 
sent  au  public  (car,  pour  mesdames  les  neuf  Sœurs,  je 
n'ai  jamais  espère  que  ma  tète  devint  l'original  d'une 
médailles  je  me  serais  bien  fait  peindre  si  quelquf 
peintre  avait  osé  l'entreprendre.  A  défaut  de  la  pein- 
ture, je  m'en  vais  te  dire  à  peu  près  comme  je  suis 
fait. 

J'ai  trente  ans  passés,  comme  tu  vois  au  dos  de  ma 
chaise.  Si  je  vais  jusqu'à  quarante,  j'ajouterai  bien 
des  maux  à  ceux  que  j'ai  déjà  soufferts  depuis  huit  ou 
neuf  ans.  J  ai  eu  la  taille  bien  faite,  quoique  petite;  ma 
maladie  l'a  raccourcie  d'un  bon  pied.  Ma  tète  est  un 
peu  grosse  pour  ma  taille.  J'ai  le  visage  assez  plein, 
pour  avoir  le  corps  très-décharné;  des  cheveux  assez 
pour  ne  point  porter  perruque;  j'en  ai  beaucoup  da 


114  LE   ROMAN  COMIQUE 

blrncsen  dépit  dn  proverbe.  J'ai  la  vue  asseï  bonne, 
quoique  les  yeux,  gros;  je  les  ai  bleus;  j'en  ai  un  plus 
enfoncé  que  l'autre,  du  côté  que  je  penche  la  tète.  J'ai 
le  nez  d'assez  bonne  prise.  Mes  dents,  autrefois  perles 
carrées,  sont  de  couleur  de  bois  et  seront  bientôt  cou- 
leur d'ardoise.  J'en  ai  perdu  une  et  demie  du  côté 
gauehe  et  deux  et  demie  du  côté  droit,  et  deux  un  peu 
plus  égrignées.  Mes  jambes  et  mes  cuisses  ont  fait 
premièrement  un  angle  obtus,  et  puis  un  angle  égal, 
et  enfin  un  aigu.  Mes  cuisses  et  mon  corps  en 
sont  un  autre,  et  ma  tête  se  penchant  sur  mon 
estomac,  je  ne  ressemble  pas  mal  à  un  Z.  J'ai 
tes  bras  raccourcis,  aussi  bien  que  les  jambes,  et 
les  doigts  aussi  bien  que  les  bras.  Enfin,  je  suis  ua 
raccourci  de  la  misère  humaine.  Voilà  à  peu  près 
comme  je  suis  fait.  Puisque  je  suis  en  si  beau  che- 
min, je  vais  t'apprendre  quelque  chose  de  mon  hu- 
meur... J'ai  toujours  été  un  peu  colère,  un  peu  gour- 
mand et  un  peu  paresseux.  J'appelle  souvent  mon  va- 
let 9ot,  et  un  peu  après  monsieur.  Je  ne  hais  per- 
sonne, Dieu  veuille  qu'on  me  traite  de  même  (1).  Je 
suis  bien  aise  quand  j'ai  de  l'argent,  et  serais  encore 
plus  aise  si  j'avais  la  santé.  Je  me  réjouis  a^sez  en 
crjipagnie;je  sui*  assez  eontent  quiod  je  suis  seul.  Je 
supporte  mes  maux  assez  patiemm  jnu 

Scarron  eut,  c'était  inévitable,  le  sort  de 
tous  les  bouffons  de  propos  délibéré  ;  sa  mé- 
moire De  survécut  pas  longtemps  dans  les 
cœurs  de  ses  commensaux,  pas  plus  que  dans 
ceux  des  honnêtes  gens  qui  lui  avaient  large- 
ment payé  les  heures  de  gaieté  qu'ils  avaient 
passées  auprès  de  lui. 

(1  II  n'avait  pas  eu  encore  à  cette  époque  les  démêlés  qui  lui 
ont  in-piré  tant  d'épigrammes,  avec  Gilles  Boileau,  frère  de  Boi- 
-  préaux.  C'est  sans  doute  par  esprit  de  famille  que  ce  der- 
niir,  épousant  sournoisement  la  querelle  de  son  frère,  a  affecté  de 
trtiîner  aux  gémonies  le  genre  de  littérature  que  Scarron  avait 
•sciusivemem  cultive. 


NOTE  SUîl   SCAIUtOU  ii5 

Comme  le  disait  un  de  ses  biographes,  on 

ne  l'eût  pas  sans  toute  oublié  si,  lorsqu'il 
est  mort,  il  y  eût  eu  de  ces  journaux  où  se 
trouvent  les  éloges  historiques  des  gens  de 
lettres  à  mesure  que  la  mort  les  enlève  :  mais 
cet  établissement  n'était  pas  encore  cornu 
Des  amis  suspects  ont  donc  organisé  une  sorte 
le  conspiration  du  silence;  ils  ont  deviné  sans 
loute  le  parti  qu'ils  pouvaient  tirer  de  la 
femme  destinée  au  lit  du  Roi-Soleil  ;  ces 
douteux  amis  du  joyeux  défunt  n'ont  pas  jugé 
à  propos  d'honorer  sa  mémoire,  dans  la  crainte 
de  nuire  à  leurs  intérêts  s'ils  eussent  rappelé 
à  la  veuve  Scarron  les  mauvais  jours  de  son 
histoire. 

Jetons  maintenant  un  coup  d'oeil  rapide  sur 
les  œuvres  de  celui  qui  eut  l'honneur  de  sou- 
tenir seul  un  genre  littéraire  qui  n'avait  pas 
de  précédents,  qui  devait  engendrer  beaucoup 
d'imitateurs,  peu  de  rivaux,  et  aujourd'hui 
complètement  perdu  (i).  Le  poëte  lakiste  Al- 


T     P*!5CIPALES     ÉDITIONS     DES    OEUVRES    Pï     SCARRO*   : 

OEuvres  éd  lées  à  Amsterdam,  Wetstein,  i737.  ■  \ol. 
in-! -2:  —  OEuvres  complètes,  Bruzeo  de 
nière.  1737.  10  vol.  in-l-J:  —  à»,  Bastien,  1786,  7  vol. 
in-$o;    —    OEuvres    burlesques,   Toussaint    Quinet 
(Leyde.  Elsevier'.  1655,  petil  i  »-«;—  Dernières  OEu- 
vres. 1668,  p.  \n~Kl.  —  Virgile  travesti,  1668,  i  rar- 
tiesen  1  vol.  p.  in-î2  8  livres  ;  se  joint  à  la  collection 
de>  Elsevier:  Pari-.  Toussaint  Quinet  et  Guillaume  de 
Luvne,  1653-1654,  iD-4»,  publié   par  livraisons  illus- 
trées, paginées  a  part  four  chaque  livre.  —  I. 
man  comique:  édition  J^an  Sambix.  Leklen 
petit  in-H;  1645.  e  vol.  in-4<>;  Pari-  teo*. 

-1-2;  Paris,  Michel  et  Christophe  David 
1738,  3  vol.  io-tt:  Paris,  Didot  jeun*»,  an  IV 
3vû1.  in-12,  flg.  de  Le  Barbier:  —  ,  <e  des 


116  LE  ROMAN  COMIQUL 

phonse  de  Lamartine  a  écrit  quelque  part  que 
le  rire  était  malsain,  indigne  de  l'honnête 
homme;  mais  parce  que  la  génération  con- 
temporaine d'une  école  pleurarde  n'a  pas  com- 
pris les  fortifiantes  consolations  du  bon  et 
franc  rire  de  nos  aïeux,  devons-nous  donc  dé- 
daigneusement mépriser  les  joyeux  efforts  de 
ceux  qui  ont  trouvé  dans  leur  imagination 
falote  le  secret  de  nous  faire  oublier  les  pré- 
occupations de  la  vie?  Nous  conviendrons 
tant  qu'on  voudra  que  les  adeptes  du  rire  à 

amis  des  lettres,  1830,  3  vol.  in-32  ;  dans  les  Romans  à 
4  sous,  avec  illustrations  rie  Bertall,  in-4<>;  sans  comp- 
ter les  innombrables  éditions  qui  ont  paru  avec  les 
deux  suites  ou  avec  la  première  suite  seulement.  — 
Les  Nouvelles  tragi-comiques,  Amsterdam,  Abraham 
Wolfganck,  1668,  p.  in-12;  Paris,  Michel  David,  1728  et 
1731,  i  vol.  in-12.  On  ne  trouve  pas  dans  cette  édi- 
tion :  le  Châtiment  de  V avarice.  Histoire  de  Don 
Juan  d'Urbina,  Histoire  de  Mantigny.  gentilhomme 
sicilien,  que  Bastien  adonnes  dans  son  édition,  outre 
la  Précaution  inutile,  les  Hypocrites,  Y  Adultère 
innocent.  Plus  d'effets  que  de  paroles.  —  Théâtre. 
Bastien  a  donné  :  le  Marquis  ridicule,  ou  la  Com- 
tesse faite  à  la  hâte;  V Ecolier  de  Salamanque,  ou 
les  Ennemis  généreux;  Y  Héritier  ridicule,  ou  la 
Dame  intéressée;  Jodeler  duelliste,  ou  le  Maître 
valet;  D.  Japhet  d'Arménie,  la  Fausse  apparence, 
le  Prince-Corsaire;  Muréri  signale  le  G  irdien  de 
soi-même,  le  Faux  Alexandre,  tandis  que  le  bré- 
viaire des  bibliographes  de  hasard  .  le  Dictionnaire 
du  toujours  inexact  et  incomple'  Bouille!  n'en  eite 
que  deux  :  Jodelet  et  Japhet.  —  Les  Poésies  burles- 
ques et  autres,  y  compris  le  Typhon,  la  Mazarinade, 
la  Baronade,  ont.  pour  la  plus  grande  partie,  été  pu- 
bliées isolément  par  Toussaint  Quinet;  mais  on  ]es  re. 
trouve  toutes,  ainsi  que  les  Le/ très  et  les  Fuctums  ju- 
diriaires,  qui  ont  à  coup  sur  donné  l'idée  des  mémoires 
de  Beaumarchais,  dans  l'édition  Bastien, où  l'on  trouve 
aussi  nombre  de  fragments  de  comédies  qui  complé- 
tent  les  productions  de  Scarron. 


NOTE   SUR   SCARRON  117 

outrance  ont  parfois  dépassé  le  but,  mais  nous 
ne  sommes  pas  de  ceux  qui  marchandent 
leur  reconnaissance  envers  les  écrivains  sans 
prétention  qui  ont  rendu  aux  lettres  le  réel 
service  de  les  rendre  moins  arides  moins  re- 
butantes, en  un  mot  plus  humaines.  A  ce  ti- 
tre, les  œuvres  de  Scarron.  sans  pouvoir  être 
mises  sur  la  même  ligne  que  celles  des  Mo- 
lière, des  Regnard,  des  Le  Sage,  des  Beaumar- 
chais, méritent  à  beaucoup  d'égards  d'être 
relevées  du  discrédit  que  les  pédants  ont  es- 
sayé de  faire  peser  sur  elles.  On  a  dit  à  tort 
que  les  Grecs  et  les  Romains  n'avaient  pas 
connu  ce  que  nous  appelons  le  style  burles- 
que. Les  Dialogues  de  Lucien,  les  comédies  de 
Plaute,  par  exemple,  ne  sont-ils  pas  les  an- 
cêtres directs  de  ce  comique  exagéré  qui  de- 
vait se  retrouver  à  travers  les  siècles  dans 
les  informes  essais  dramatiques  du  moyen 
âge,  dans  les  joyeusetés  de  Louis  XI,  un  ter- 
rible sire  pourtant,  mais  qui  savait  rire  à  ses 
heures;  dans  les  contes  de  la  reine  de  Na- 
varre, dans  les  facéti  s  ultra-salées  de  Villon, 
de  Marot,  de  Rabelais,  de  BéroaMe  de  Ver- 
ville,  pour  aboutir  enfin  à  Scarron,  à  d' As- 
souci,  à  Cyrano  de  Bergerac?  Mais  négligeons 
à  dessein  les  émules  plus  ou  moins  heureux 
de  l'auteur  du  Roman  comique,  pour  ne  nous 
occuper  que  de  celui-ci. 

On  peut  regretter  que  cet  amusant  conteur 
ne  se  soit  livré  qu'aux  excentricités  et  aux  ex- 
travagances ;  mais  de  même  qu'il  ne  faut  pas, 
suivant  le  proverbe  espagnol,  demander  des 
poires  à  un  orme,  il  y  aurait  peu  de  justice  à 
demander  à  Scarron  autre  chose  que  ce  qu'il 


118  LE  ROMAN*   COMIQOE 

savait  faire.  H  n  avait  compris,  en  se  livrant 
aux  lettres,  que  le  côté  grotesque  des  événe- 
ments humains ,  à  part  la  note  attendrie  que 
l*on  retrouve  dans  son  Epître  à  Sarrar.in  et 
dans  la. Requête  au  cardinal  de  Richelieu;  sa  vie 
entière  n'était  pas  faite  pour  lui  inspirer  de 
sérieuses  pensées  :  contentons-nous  de  l'in- 
terroger dans  ses  œuvres. 

Le  travail  incessant  auquel  il  était  condamné 
en  raison  même  des  infirmités  qui  le  clouaient 
dans  son  fauteuil,  n'aboutissait  souvent,  il 
faut  bien  le  reconnaître,  qu'à  une  production 
de  médiocre  valeur,  en  dehors  des.  ouvrages 
qui  sont  restés  la  caractéristique  de  son  ta- 
lent. L'étude  qu'il  avait  faite  de  la  langue 
espagnole  l'a  conduit  à  semer  ses  récits  de 
nouvelles  qu'il  smpruntait  aux  littérateurs 
d'outre-Pyrénées,  mais  qu'il  savait  revêtir  des 
couleurs  les  plus  variées  et  accommoder  aa 
goût  de  son  auditoire  français. 

Par  son  Roman  comique  et  ses  Nouvelle» 
tragi-comique»,  il  a  fait  faire  aux  lettres  fran- 
çaises un  réel  progrès  dans  l'art  de  conter  ; 
son  Virgile  travesti,  malheureusement  ina- 
chevé, donne  la  preuve  de  sa  supérieure  intel- 
ligence de  l'œuvre  et  de  la  langue  harmo- 
nieuse du  cygne  de  Mantoue;  parodier  comme 
i'a  fait  Scarron,  c'était  plus  qu'une  débauche 
d'esprit,  c'était  expliquer  aux  humbles  le 
poëte  latin  mieux  que  ceux  qui  s'en  don- 
naient la  mission  officielle.  Et,  après  tout, 
quelle  irrévérence  y  avait-il,  en  plein  dix- 
septième  siècle,  à  goguenarder  avec  une  my- 
thologie éteinte?  Nous  avons  bien  vu  d'autres 
attentats  de  cette  nature,  certes  moins  drôles, 


NOTE  SUR   SCARRON  119 

et  nous  nous  connues  tordus  de  rire.  N'oublions 
donc  point  le  créateur  du  genre  qui,  lui,  du 
moins,  ne  riait  pas  à  froid  comme  les  paro- 
distes  d'aujourd'hui. 

Outre  ses  pièces  de  théâtre,  sur  lesquelles  il 
y  a  lieu  de  passer  condamnation,  et  dont  la 
contexturo  et  la  versification  se  ressentaient 
de  1'enflr.re  castillane,  Scarron  a  produit  une 
infinité  de  pièces  de  vers  de  toute  nature  : 
épïtres,  satires,  élégies,  ép'thalames ,  odes, 
ballets,  chansons,  étrennes,  sonnets,  rondeaux, 
épigrammes,  madrigaux,  épitaphes,  billets, 
caprices,  et  surtout  requêtes  et  placets,  en- 
fants multiples  de  sa  muse  besoigneuse,  en 
dehors  de  ses  poëmes  burlesques,  le  Typhon 
(ou  la  GigoMomachk)  YEnéide,  Uéro  et  Léandre. 
De  cette  série  de  productions  hât'ves ,  on 
pourrait  encore  extraire  la  matière  d'un  très- 
agréable  volume  ;  nous  y  songerons  si  notre 
public  paraît  le  désirer.  On  se  convaincra,  en 
lisant  les  poésies  de  Scarron,  que  le  secret  de 
l'art  des  vers  lui  était  singulièrement  fami- 
lier; tous  les  rhythmes  s'y  mêlent  et  s'y  don- 
nent la  main  avec  une  facilité  qu'ont  pu  éga- 
ler, mais  non  surpasser,  les  poètes  de  1830. 
Scarron  a  même  cre'é  les  vers  de  treize  piedst 
dont  l'allure  pleine  de  cranerie  a  frappé 
M.  Wilhelm  Ténint  qui  leur  donne,  ajuste 
titre,  droit  de  cité  dans  sa  remarquable  Pro- 
sodie  de  Vécoïe  moderne.  Les  couplets  de  la 
chanson  à  boire  que  nous  reproduisons  ne 
sont-ils  pas  le  plus  heureux  échantillon  de  ce 
rhythme  fantasque  : 

Que  de  bien?  sur  la  table 
Où  nous  allons  manger  I 


120  LE  ROMÀV  COMIQUE 

Oh!  le  vin  délectable 

Dont  on  nous  va  gorger  ! 
Sobres,  loin  d'ici:  loin  d'ici,  buveurs  d'eau  bouillie; 
Si  vous  y  venez,  vous  nous  ferez  faire  folie. 
Que  je  sois  fourbu,  châtré,  tondu,  bègue,  cornu, 
Que  je  sois  perclus  alors  que  je  ne  boirai  plus. 

Montrons  notre  ouvrage  : 

Buvons  jusques  au  cou. 

Que  de  nous  le  plus  sage 

Se  montre  le  plus  fou. 
Vous  qui  les  oisons  imitez  en  votre  breuvage, 
Puissiez-vous  aussi  leur  ressembler  par  le  visage; 
Que  je  sois  fourbu,  etc. 

Et  d'estoc  et  de  taille 

Parlons  comme  des  fous. 

Qu'un  chacun  crie  et  braille, 

Hurlons  comme  des  loups; 
Jetons  nos  chapeaux,  et  nous  coiffons  de  nos  serviettes, 
Et  tambourinons  de  nos  couteaux  sur  nos  assiettes; 
Que  je  sois  fourbu,  etc. 

Que  le  vin  nous  envoie 

D'agréables  fureurs, 

C'est  dans  lui  que  l'on  noie 

Les  plus  grandes  douleurs. 
O  Dieux!  qu'il  est  bon!  Prenons-en  par-dessus  la  tète; 
Aussi  bien,  chez  nous,  vomir  est  chose  fort  honnête. 
Que  je  sois  fourbu,  etc. 

Qu'il  nous  soit  permis  de  citer  aussi  deux 
sonnets  de  Scarron;  le  premier  résumait  une 
longue  description  de  Paris,  à  laquelle  U  y  au- 
rait peu  à  changer  aujourd'hui  : 

Un  amas  confus  de  maisons, 
Des  crottes  dans  toutes  les  rues, 
Ponts,  églises,  palais,  prisons. 
Boutiques  bien  ou  mal  pourvues; 


NOTE   SUR   SCARRON  12i 

Force  gens  noirs,  blancs,  roux,  grisons, 

Des  prudes.  des  filles  perdues, 

Des  meurtres  el  des  trahisons. 

Des  gens  de  plume  aux  mains  crochues  ; 

Maint  poudré  qui  n'a  pas  d'argent, 
Maint  homme  qui  craint  le  sergent, 
Maint  fanfaron  qui  toujours  tremble, 

Pages,  laquais,  voleurs  de  nuit, 
Carrosses,  chevaux  et  grand  bruit  : 
Cest  là  Paris  :  que  vous  en  semble  ? 


Et  celui-ci ,  dont  le  début  pompeux  ne  fait 
guère  pressentir  la  chute  plaisante  : 

Superbes  monuments  de  l'orgueil  des  humains, 
Pyramides,  tombeaux,  dont  la  vaste  structure 
A  témoigné  que  l'art,  par  l'adresse  des  mains 
Et  l'assidu  travail,  peut  vaincre  la  nature! 

Vieux  palais  ruinés,  chefs-d'œuvre  des  Romai 
Et  les  derniers  efforts  de  leur  architecture, 
Colysée  où  souvent  ces  peuples  inhumains 
De  s'entr'assass  ner  se  donnaient  tablature; 

Par  l'injure  des  ans  vous  êtes  abolis. 

Ou  du  moins  la  plupart  vous  êtes  démolis  : 

Il  n'est  point  de  ciment  que  le  temps  ne  dissoude; 

Si  vos  marbres  si  durs  ont  senti  son  pouvoir  (noir, 
Dois-je  trouver  mauvais  qu'un  méchant  pourpoint 
Qui  m'a  duré  deux  ans,  soit  percé  par  le  soude? 

Nous  n'irons  pas  plus  loin  dans  nos  cita- 
tions. Nous  renvoyons  le  le^t<jur  aux  écrivains 
qui  se  sont  occupés  de  Scarrnn,  entre  autres 
à  Cil.  Sorel  \Bibl.  franc,  des  poètes,  p.  213-214), 
à  Segrais  (Mémoires  anecdetiq.),  à  Tallemant 


122  LE  ROMAN  CÔM'QUE 

des  Réaux  à  Loret,  à  Eaiilet  (Jug.  des  sçavants 
sur  les  poètes  fr.),  à  Guéret  (Parnasse  réformé),  à 
Olaus  Borricliius  (Dissert,  de  poet.  latin),  à  Bos- 
teau  au  P.  Vavasseur  (De  ludicra  diction  J,  à 
Boileau  (Art  poét.,  en.  1),  à  Bruzen  de  la  Mar- 
tinière,  et  de  nos  jours  à  M.  Guizot  (Corneille  ei 
son  temps),  à  M.  Th.  Gautier  (les  Grotesques),  à 
Gérusez  (Essais  d'Histoire  littéraire),  à  M.  Vic- 
tor Fournel  (Nouvelle  Biographie  générale). 
Voltaire  a  donné  quatre  lignes  assez  froides 
sur  Scarron  dans  la  nomenclature  qui  suit  le 
Siècle  de  Louis  XIV.  Sabatier  de  Castres  (les 
trois  Siècles  de  notre  littérature)  Ta  mieux  traité 
dans  les  lignes  suivantes  : 

Les  ouvrages  de  Scarron  sont  remplis  de  pensées 
naïves,  d'expressions  ingénieuses  et  de  gaieté  qui 
échappent  par  intervalles  à  sa  muse  bouffonne.  Le  Ro- 
man comique  est  d'une  plaisanterie  agréable  et  con- 
tinue; les  caractères  en  sont  originaux,  les  détails  fa- 
cétieux, la  narration  piquante;  il  est  écrit  aussi  pure- 
ment que  les  Provinc^les,  et  n'a  pas  peu  contribué, 
comme  elles,  à  la  perfection  de  notre  langue.  Ceux  qui 
se  plaindront  qu'on  ait  prodigué  tant  d'esprit  et  d'i- 
magination sur  un  sujet  aussi  mince  que  la  vie  des 
comédiens  ne  savent  peut-être  pas  que  l'arme  du  ridi- 
cule était  déjà  nécessaire  du  temps  de  Scarron  pour 
corriger  l'extravagance  et  abattre  l'orgueil  de  ces  mes- 
sieurs. 

Citons  encore  les  réflexions,  qui  n'ont  point 
vieilli,  de  Jean- François  Bastien,  auquel  en 
doit  une  très-comDlete  édition  des  œuvres  de 
Scarron  (Paris,  1786,  7  vol.in-80): 

Il  fut  un  temps  où  les  hommes  étaient  véritablement 
gais  ;  moins  choqués  alors  de  la  liberté  des  mots  et  des 


NOTE   SUR  SGARRON  123 

expressions,  ils  avaient  peut-être  plus  de  mœurs  et  de 
délicatesse  d'àme;  ils  faisaient  beaucoup  de  bien  sans 
en  parler.  Nous  avons  malheureusement  changé  ;  notre 
gaieté  n'est  qu'un  masque;  il  n'est  pas  même  permis  de 
paraître  gai  sans  se  donner  pour  un  homme  de  mau- 
vais ton  ;  notre  délicatesse  n'existe  plus  que  dans  les 
oreilles. 

Quant  aux  descendants  de  ces  délicats  mal- 
heureux, qm  rien  ne  saurait  satisfaire,  signa- 
lés par  l'aimable  La  Fontaine,  ces  raffinés  du 
prétendu  bon  goût,  si  leur  jugement  tran- 
chant condamne  sans  rémission  les  légèretés 
du  vieil  esprit  français,  dont  ils  n'ont  pas  com- 
pris la  salutaire  influence,  nous  ne  saurions 
nous  incliner  devant  la  morgue  pédante  qui 
les  fait  prendre  à  distance  pour  des  gens  sé- 
rieux :  ils  professent,  dans  leur  for  intérieur, 
cette  idée  contestable,  que  les  amuseurs  sans 
prétention  du  bon  vieux  temps,  tels  que  Ra- 
belais et  Scarron,  n'ont  été  que  de  simples 
prédécesseurs  de  Pigault-Lebrun  et  de  Paul 
de  Kockl  Eh!  messieurs,  tout  doux,  s'il  vous 
plaît  ;  n'est  pas  Paul  de  Kock  qui  veut.  Le 
pape  Grégoire  XVI,  un  infaillible,  le  savait 
bien. 

M.  DAVID. 


FIS  DU  TOÏE  TROISIÈME  ET  D*RXIEa. 


LIBRAIRIE  DE  LA  BIBLIOTHÈQUE  NATIONAL! 

2,    RUE    DE    VALOIS,   PALAIS-ROYAL,  2 


MUSÉE  NATIONAL 

COLLECTION  DE  PORTRAITS   DES  PERSONNAGES 

LKS  PLUS   CÉLÈBRES 

accompagnes  de  leurs  Biographies 

20  centimes  la  livraison  de  4  portraits 
25  centimes  rendu  franoo 

20  livraisons  sont  en  «  et  forment  un  très-joli  wlmni 

Cette  publication  a  pour  but  de  faire  connaître 
es  personnages  les  plus  célèbres  de  tous  les  temps 
£  de  tous  les  pays,  depuis  le  soldat  qui  verse  son 
3ang  pour  la  patrie,  jusqu'au  savant  qui  lui  con- 
sacre ses  veilles;  depuis  inventeur  qui  crée  un 
outil,  jusqu'au  marin  qui  trouve  un  monde;  depuis 
['artiste  qui  charme  l'esprit  et  le  cœur,  jusqu'à 
l'écrivain  qui  élève  les  âmes;  depuis  le  philan- 
thrope, enfin,  qui  distribue  sa  fortune  aux  malheu- 
reux, jusqu'à  l'humble  soeur  d'hôpital  qui  leur  sa- 
crifie sa  vie  tout  entière! 


Disposés  pour  être  mis  en  volume,  ces  portraits 
biographiques  peuvent  être  détachés  par  les  ins- 
tituteurs et  donnés  en  récompense  aux  élèves. 

PORTE  REMISE  AUX  INSTITUTEURS 

La  reliure  se  paie  à  part  :  1/2  reliure,  60  c.  ;  reliure, 
t  fr.;  doré  sur  traache,  1  fr.  25. 


tHtè  *es  Portraits  contenus  dans  ce  îrtna* 


î. 

CORNEILLE. 

41. 

CEB.VAKTÏS. 

2. 

VAUBAN. 

42. 

OBERKAMPF. 

1. 

"fcRMENTIER. 

43. 

COLBERT. 

4. 

CHRISTOPHE    COLOMB. 

44. 

GÉNÉRAL  FOT. 

5. 

WASHINGTON. 

45. 

BIFFON. 

6. 

JACQUARD. 

46. 

JACQUES   CCEUD 

7. 

DESCARTES. 

47. 

ROTHOU. 

8. 

LA   TOUR-d'aUVERGNE. 

48. 

HAUY. 

9. 

LA   FONTAINE. 

49 

JEANNE    MACH' 

10. 

HOCHE. 

50 

REGNARD. 

Il 

CHAPPE. 

51. 

LE  POUSSIN. 

12. 

l'abbé  de  l'kp&E, 

52. 

BEAUMARCHAIS 

11. 

MOLIÈRE. 

53. 

FÉNELON. 

M. 

BERNARD  PALISSY 

54. 

CHAMPIONNET. 

». 

MONTYON. 

55. 

MONTAICNE. 

«6. 

JENNER. 

56. 

WATT. 

17. 

JEANNE  D'ARC. 

57. 

MADAME    DE  8ÉVIGNÏ 

13. 

CHANCEL.  DE  l'hOSPITAL 

58. 

MARCEAU 

19. 

RACINE. 

59. 

MONGE. 

20. 

OLIVIER   DE   SERRES. 

60. 

ADAM   DE  CRAPONNE. 

21. 

AMBROISE  PARÉ. 

61. 

VICOMTESSE  DUMOUV 

S2. 

LAVOI3IER. 

64. 

DARCET. 

23. 

VOLTAIRE. 

63. 

JEAN     BART. 

24. 

DUQUESNE. 

64. 

FULTON. 

25. 

JEAN    GOUJON. 

65. 

CARNOT. 

26. 

MONTESQUIEU. 

66. 

LESUEUR. 

Î7. 

FRANELIN. 

67. 

BOURGELAT. 

28. 

SAINT  VINCENT  DE    PAUL 

68. 

CLÉMENCE  ISAUBE, 

29. 

RAPHAËL. 

69. 

C AT IN AT. 

30. 

SULLY. 

70 

ROLLIN. 

31. 

8ALOMON   DE   CAO». 

71 

CHEVALIER   BOIE. 

32. 

BAYARD. 

72. 

CRILLON. 

B3 

TURGOT. 

73 

MIRABEAU. 

34 

PESTALOZZI. 

74 

MO.NTGOLFIER. 

IS 

LA   PÉROUSE. 

75 

.'UVIER. 

36 

d'alembert. 

76 

MADAME   DE  MARCILi 

37 

MADAME  LABODLAYS. 

77 

MJGUESCLIN. 

38 

MATHIEU    MOîi, 

78 

J.-J.   ROUSSEAU*- 

39 

n.    PAPIN. 

79 

GALILÉE. 

40 

,    VESA' S. 

,    80 

GUTKNBERG, 

ouv.  (assoc.  ouv.j,  ii,  ri 
G.  Mesquin,  directeur. 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POC 

UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBR/i 


o\  -        -i(*4- 


BRIEF 

PS 

0031365 


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