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Présent ed to the
UNIVERSITY OF TORONTO
LIBRARY
by the
ONTARIO LEGISLATIVE
LIBRARY
1980
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Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/voyagesdegullivOOswif
BIBLIOTHÈQUE NATIONALE
VOYAGES DE GULLIVER
'jVbibliotïïeque ^m&$
COLLECTION DES MEILLfiLVRS ACT&KS^ÉÔg^ ET 40DEF.SES
VOYAGES^. **£r
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GULLIVER
PAR SWIFT
TRADUITS PAR L'ABBÉ DESFCNTAINES
PRÉCÉDÉS D'CNB
ÉTUDE SUR SWIFT
PAR PRÉVOST-PARADOL
DE i.'ACADEilI3 FRAXCAISI
TOME PREMIER f - 4
PARIS <pntari».
LIBRAIRIE DE LA BIBLIOTHÈQUE NA^fd^AUl
2, BUE bZ VALOIS, PALAIS -ROYAL, 2
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Tcus droits réseiTé*
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AVERTISSEMENT DE LA TROHfcS*È,iBITlfcH
w ls§gi •«
Ontario
Avec les Voyages de Gulliver se termine
la première série de notre publication.
Grâce au public, soutenue par des sympa-
thies de toute nature (1), elle vivra, bien
qu'elle ait été condamnée à son berceau par
la fée malfaisante de la routine industrielle.
Il s'est même rencontré des esprits en para-
tonnerre qui ont poussé des exclamations
au moins surprenantes en voyant figurer,
dans une bibliothèque portant le mot na-
tionale inscrit sur son frontispice, le livre
humoristique de Jonathan Swift. Nous ne
sommes pas, heureusement, de cette petite
(1) Nous n'en voulons pour preuve que le
précieux concours de M. Prévost-Paradol, qui
nous a fait l'honneur de s'associer a nos eflorts
en nous donnant, pour notre seconde édition,
sa remarquable étude sur Swift. Depuis ce té-
moignage de sa sympathie à notre égard,
M. Prévost-Paradol a été appelé à l'Académie
française (avril 1865). En rééditant Gulliver
pour la troisième lois, nous ne voulons pas
être les derniers à fêter la bienvenue du bril-
lant athlète du Journal <ft« Débats et du four-
rier du Dimanche.
— 6 —
église de bonzes affolés qui passent leur vie
à contempler extaiiquement leur nombril,
et nous estimons qu'il serait plus qu'étrange
de laisser sous le boisseau les chefs-d'œuvre
des littératures étrangères, et de vouer à
l'oubli *a Jérusalem délivrée, le Paradis
perdu. Don Quichotte, la D>vine Cumêdie*
le Voynge sent imental, le Vicaire de Wake-
field, etc., etc., sous prétexte que les au-
teurs n'appartiennent pas à notre nation.
L'honorable abnégation des traducteurs de
talent qui ont conquis à notre la igue des
ouvrages qu'il n'est pas permis d'ignorer a
prouvé, dans le passé, que la France litté-
raire était assez forte pour donner, i-ans
péril pour sa gloire, l'hospitalité aux écri-
vains dont la renommée locale ne devait pas
rester enfouie au delà de nos frontières.
Quand nous revendiquons Molière avec or-
gueil, les étrangers disent de cet homme dj
génie qu'il n'est point notre compatriote,
mais qu'il est de tous les pays ; ainsi en est-
il de Cervantes, de Tasse, d'Arioste, de
Gamoëns, de Mil ton, de Schiller, de Dante,
de Goethe, de Shakespeare, et de toutes les
étoiles du ciel de l'art, qui sont devenues
nôtres par droit, de conquête.
N D.
JONATHAN SWIFT
La révolution de 1688, consécration du gouverne-
tionnel en Angleterre, eut longtemps,
lans le- i i.urope, des ad\
blés, de nent de la maison de Uamnre put
»eul tfét , et de
ia nati" ■ oit Bouten . - il trois
.-. et l'Angleterre, poussée à
bout, lavait moins renversé qu'elle ne l'avait laissé
tomber. Aussi, le* partisans de cette maison mal-
heureuse v, • Guillaume
une reine qui pouvait, eo laissant De à son
Manquement turation nou-
velle, qu'on a rendre sage et qu'on es-
pérait rendre durable. D'un autre côté, l'avènement
de la reine Anne, a l'exclusion du prétendant, parais-
sait à la ferme sagesse des whigs la conséquence
légitime de la révolution et une garantie suffisante
rtés publiques. Les tories enfin espéraient
beaucoup d'une princesse amie déclarée de l'Eglise
établie, el p e au maintien de la préroga-
vaiequ'au développement du gouvernement par
lement^.ire. «.'est aux destinées de ce parti qui, maître
des dernières années de la reine Anne, se jetant en-
tre l'Europe et la France, permit a Louis XIV de
aiourir en pair^ et qui, se laissant entraîner du côW
— 8 —
où il penchait, faillit rappeler les Stuarts ; c'est aux
luttes ardentes de ce parti contre les défenseurs de la
liberté religieuse et contre les promoteurs ambitieux
de la liberté politique qu'est demeuré attaché le
grand nom de Jonathan Swift.
Des commencements difficiles, une fin cruelle, des
espérances renaissantes et toujours trompées, une
ambition sans scrupule et en même temps sans pru-
dence, le funeste privilège d'inspirer des passion-
profondes et de ne les point ressentir, de connaître et
de peindre, avec une force incomparable, les misère.,
de la nature humane, et de pouvoir être cité soi-
même comme un vivant exemple de la vérité de ces
peintures, telle fut en ce monde la destinée de Swift.
il s'y résigna d'autant moins qu'il la comprit da-
vantage, et qu'il pritl'amère habitude de relire, cha-
que fois que l'année ramenait le jour de sa nais-
sance, le chapitre de l'Ecriture où Job déplore la
sienne et maudit cette nuit fatale où l'on annonça
dans le maison de son père qu'un enfant mâle était
né.
Bien qu'on ait longtemps montré à Dublin la mai-
son où naquitSwift, bien qu'il ait passé la plus grande
partie de sa vie en Irlande et y soit devenu popu-
laire, Swift n'avait rien d'Irlandais, ni dans le sang,
ni dans le caractère. Son grand-père vicaire de l'E-
glis1 anglicane, dans le comté d Ilereford et tout dé-
voué a la cause royale pendant les guerres civiles,
avait eu quatorze enfants. L'aîné de ses dix fils, God-
win, nommé procureur général en Irlande, y avait
attiré quatre de ses frères. L'un d'eux, Jonathan, s'é-
tait marié danp le comte de Leicester. I) amena sa
femme à Dublin, et, après deux ans de mariage, y
mourut au mois d'avril de l'année 1667. Le 30 no-
vembre d<- la même année, sa veuve, déjà mère d'une
fille, mit au monde Jonaihan Swift.
Godwin, qui consumait ses ressources et sa vie en
vaines entreprises, et qui expiait par une gêne con-
tinuelle un désir immodéré de faire fortune, no se-
courut qu'imparfaitement sa belle-sœur et son ne-
\mé huit ans dans une
- 'i .ii> l'uni-
■
rence
• I ;mI..i j,ï-
ongues ani
ii. Rien
iiion parmi ses condisciples, et les
•
:it défaut il prit
en hein i particulièrement
:
contre la logique, et surtout eoo-
dans se>
-
i ts les
. dit-il, que l'on fit ap-
i la téta il
:.-•:. i vi oombreui
qu'il y • |ul furent obligés
a anliclian.
-. \ i premier coup lietiuguai cet
nent ii<- la foule,
] et de
ire mine qu Ari-n>!<- ; U «<• tenait tr>
pour sonate, et >• eol kea pttu rlffl et wfl
oaia nia, ârtai
eombalt -r un bâton. Son
M et ta-
lée. Je m'aperçus bientôt qu'ils
étaient l'un et l'autre parfaitement • au reste
de la < entends
ctre, que je ne nommerai paa, me dit
à l'oreille que ces commentateurs se tenaien/ tou-
jours le plus loin qu'ils pouvaient de leurs a
monde souterrain, parce qu'ils se sentaient
honteux et coupables d'avoir si Indignement défi-
guré la pensée d< am yeux de
la postérité. Je présentai a Homère Didyrne et Eusta-
— 40 —
thius, et Je l'induisis à les traiter mieux qu'ils lità lt
méritaient peut-être, car il reconnut bientôt qu'il*
manquaiert du génie nécessaire pour pénétrer un
poète. Mai; Aristote perdit patience quand je lui
rendis compte des travaux de Scot et de Ramus, en
lui présentant ces deux savants, et il leur demande
si tout le reste de leur espèce était composé d'aussi
grands sots qu'eux-mêmes. »
Àprèe ivoir échoué une première fois à son exa-
men de Bachelor of arts, l'indocile écolier fut reçu
le 18 février t686, avec cette mention speciali gratia»
Pendant toute la di;rée de son séjour a l'Université
il fut en état de révolte contre la discipline, et fut
frappé sans cesse de punitions, dont ses adversaire:
et ses défenseurs discutent trop gravement le nombre
et l'importance. Il passa encore trois années au col-
lège, de plusenplus inquiet de l'avenir, à mesure qu'il
approchait du monde, apauvri, s'il était possible, pa:
la mort de son oncle Goùwin, secouru de meilleur
cœur, mais avec aussi peu d'efficacité par son oncle
William. En 1688, il quitta le collège et l'Irlande, et!
vint à Leicester, où le spectacle de la pauvreté de se
mère aigrit encore sa tristesse. Elle se souvint enfin,
heureusement pour son fils, que le célèbre sir Wil-
liam Temple avait épousé une de ses parentes; elle
engagea Swift à tenter de ce côté la fortune. Il s',\
décida et parut bientôt devant le spirituel vieillard
qui, abrité à Sheen, laissait s'accomplir et se conso-
lider la révolution de 1688.
Temple avait traversé les pires années de la Res-
tauration, toujours prudent et toujours heureux, ha-
bile et intègre négociateur à l'étranger, dans son
pays amateur discret du bien public, gardien vigi-
lant de sa réputation et de sa fortune, et paraissant
dédaigner un pouvoir dont il redout.ii't l'exercice. Il
n'avait jamais résisté ni aux passions royales, ni aux
passions populaires, mais il ne leur avait jamais
servi d'instrument. Peu enclin à remonter le courant
ou à le suivre, il se tenait volontiers sur la rive. Les
trahisons d'autrui donnaient à son habile indécision
— 41 —
un air de persévérance, et l'immoralité publique éle-
vait au-dessus de son prix son inscrire vertu. Mais
l'art suprême de Temple était de paraître agir et de
sembler nécessaire. Il lassa le roi Charles, en refu-
sant plusieurs fois le ministère, sans cependant l'ir-
riter ; et, lor*'iu'e\. 1679, le roi voulut lui imposer ce
fardeau, il céda, mais, en faisant échouer son élection
M Parlement, il sut rendre «possible cette embar-
te élévation. Pendant les brûlants débats de
.'r.cte d'exclusion, qui devait fermer au duc d'York
e chemin de la couronne, il était membre de la
'hambre des communes, mais il se gard;i d'y paraî-
tre, et laissa le monde et ses ami? aussi peu éclairés
■ ie la Chambre sur son opinion. L'avènement de
Guillaume, qu'il avait connu en Hollande ix-ndantles
•ions de la paix de Nimègue, h> réjouit sans
le décider à prendre part au gouvernement. Il offrit
volontiers au nouveau souverain ses conseils et son
expérience, mais Guillaume dut les venir chercher
dans ce délicieux séjour de Moor-Park, où Temple,
vieillissant, s'abandonnait aux lettres et goûtait la
politique, ne voulant se sentir ni trop loin ni trop
près de Lond
Il accueillit Swift avec bonté, le fit son secrétaire,
et n'eut pas de peine à reconnaître, sous cette édu-
cation incomplète, une vive et forte intelligence. Des
lectures nombreuses, le commerce habituel de cet
f-omme supérieur, donnèrent à l'esprit de Swift, avec
.'instruction qui lui manquait, une étendue et une
solidité qui le distinguèrent plus tard des hommes de
lettres engagés comme lui dans la politique sans y
avoir été introduits, comme lui, par la main expéri-
mentée d'un tiommf d'Etat. Mais, en revanche, rien
n'était moins propre à fermer les blessures qu'avaient
laissées dans l'âme de Swift les épreuves de sa jeu-
nesse, que le scepticisme de Temple, que sa pru-
dence intéressée, que cette mauvaise opinion des
hommes qu'on rap[>ortait inévitablement de la vie
publique sous les deux derniers Stuarts.
Swift souffrait, en outre, de sa dépendance, et d'au-
— 12 -
tant plus vivement que son ambition s'éveillait avee
son esprit, et que sa nouvelle connaissance du
monde lui donnait le désir d'y briller. Les apparen-
tes bontés du roi Guillaume, qui causait familière-
ment avec le secrétaire de sir Temple, semblaient
lui assurer la protection royale. Cependant, lorsque,
après être allé, en 1692, se faire recevoir à Oxford
docteur (1), il revint à Moor-Park, plein d'espérance,
il trouva sir Temple beaucoup plus disposé à le gar-
der près de iui et à user de ses services, qu'à secon-
der ses projets d'élévation. Deux ans plus tard, n'ob-
tenant de lui d'autre promesse que celle d'un emploi
!ort modeste dans l'administration de l'Irlande, il
prit le parti de lequitter et d'entrer dans l'Eglise. Il
reçut les ordres à Dublin au mois d'octobre 169ï, et,
au mois de janvier 1695, fut nommé à la prébende
de Kilroot, dans le diocèse de Connor. Swift ne put
supporter plus d'une année la médiocrité de cette vie,
et surtout cet isolement complet de son intelligence,
qui lui ût toujours considérer l'Irlande comme une
terre d'exil. D'ailleurs, il manquait à sir Temple
autant que sir Temple lui manquait , ai leur
réconciliation fut facile. C'est à Moor Park, en
1696. qu'il resigna son bénéfice de Kilroot, et non
pas à Kilroot même, ni en faveur d'un père de fa-
mille, âge et pauvre, comme on l'a souvent répété.
Ce fut l'ennui et non la bienfaisance qui le ramena
en Anjrleierre, et loin de sacrifier Kilroot, il s'en dé-
barrassa, il ne quitta plus Temple, qui mourut le 27
janvier 1699, laissant à Swift le soin de publier une
édition a impiété de ses œuvres. Swift publia l'édi-
tion, la dédia au roi, ne reçut aucune réponse de
Guillaume et se décidi à lui adresser un mémoire
dont il attendit inutilement l'effet. Oublié du roi,
sans re-sources, il accepta la place de secrétaire et
d'à' mônier de lord Berkeley, nommé à de blutes
fonctions en Irlande. Après de nouvelles déceptions
et quelques démêlés avec ce nouveau maître, il ob-
(1) Mastcr of arts.
— 13 —
tint par son entremise le bénéfice de Laracor, dans
le diocèse de Meath. En 1700, il s'y établit et jouit
pour la première fois d'une certaine aisance et de la
liberté.
Ce fut alors qu'il attira près de lui Esther Johnson,
l'infortunée Stella. La fide de l'intendant de sir
Temple n'avait que quatorze ans lorsque Swift l'as-
socia i ux leçons qu'il donnait à la nièce du cheva-
lier. Il s'attacha bientôt à la charmante élève dont
il voyait croître l'intelligence et la beauté, et qui
témoignait de jour en jour plus d'affection à son
maître. Elle se laissait aller à l'aimer; il le vit, il le
souffrit, il la paya de retour, et alors s'établit entre
eux cette intimité douloureuse qui ternit la renom-
mée de Swift et qui est le mystère de sa vie. Les
épreuves de Stella ne commencèrent pas le jour où
elle se vit trahie pour une autre femme; elle souf-
frit dans son honneur bien avant de souffrir dans
son amour. Voisine de Swift en Irlande, habitant sa
maison pendant les voyages qu'il faisait chaque an-
née en Angleterre, elle le voyait sans eesse, ma:s
toujours en présence d'une madame Dingley, qui fie
servait qu'imparfaitement à couvrir ce que cette si-
tuation avait de défavorable aux yeux du Public.
Pourquoi Swift n'épousaiMl pas Stella? 11 ne pouvait
dès lors aliéguer sa pauvreté, comme il l'avait fait
naguère, en repoussant le consentement de miss
Jane Waryng, après l'avoir sollicité. Bientôt après,
son revenu s'accrut encore; il refusa toujours à
Stella cette grâce, ou plutôt cette justice. Lorsqu'en
1716, la voyant s'éteindre dans sa douleur, il eut
consenti à un mariage secret, ce secret devint une
torture pour Stella, et il refusa de le rompe. Il est
rrai qu'il avait alors en Irlande un autre amour, et
qu'il pouvait désirer que les deux rivales continuas-
sent de .«-'ignorer; mais lorsque cet obstacle eut dis-
paru, lorsque cette autre femme elle-même eut suc-
combé, abreuvée de jalousie, de honte et de douleur,
pourquoi reiusa-i-u d'avouer la supp'iante Stella
pour sa femme? Pourquoi, de 1722 à 1728, laissa-t-il
— 14 —
si xcruelles années s'écouler, et conduire pas à pas
Stella vers l'1 mort? Pourquoi accrut-il par d'absur-
des refus l'horreur de son agonie, }t la laissa-t-il
mouiir dé espérée, hors de la maison ouelleavait
le droit d1 habiter, où elle lui demandait la grâce de
mourir-.' La conduite de Swift avec Vanessa ne sera
ni loyale, ni humaine, mais elle peut s'expliquer par
les mauvais sentiments du cœur humain • Stella
fut victime d'une obstination cruelle et déraison-
nable, que rien n'exp ique, et que la folie peut à
peine excuser.
Mais au temps même où elle fut le plus aimée,
Stella n'occupait dans l'ame de Swift que la seconde
place : l'ambition étaitsa passion dominante, elle fut
la pi us durable et décida de sa destinée. C'est elle qui
d'abord échauffa son génie et en fit so: tir des œuvres
admirables; c'est elle qui, plus tard, rebutée et dé-
sespérée, assombrit son intelligence et détruisit sa
raison. La pauvreté ei l'obscurité lui étaient insup-
portables, et il se sentait la force aussi bien que
le désir d'en sortir. Au sommet de la hiérarchie
dans laquelle il était entré brillaient comme le prix
du talent et de l'activité, aussi bien que comme le
privilège de la naissance, l'épiscopat et la Chambre
des lords. La politique était le grand chemin de ces
honneurs et de cette puissance; on n'y arrivait que
par la main de l'un de ces partis, qui influaient tour
à tour sur les destinées de la nation et sur la fortune
des ambitieux. Swift pouvait choisir entre eux. et,
après avoir choisi, l'indulgence du siècle et sa pro-
pre conscience ne lui interdisaient pas de changer.
Et comme les institutions libres ont ce beau privi-
lège que l'art de persuader en est l'âme, et que,
mêmes corrompues, elles nepeuventse passer du ta-
lent, son amitié et sa haine ne pouvaient être indiffé-
rentes i personne, et dans cet arène où luttaient
les plus heureux génies de l'Angleterre, la nature
l'avait jeté tout armé. Mais elle avait d'avance limité
sa fortune par l'excès môme de sa force Cette ironie
puissante, aui, une fois déchaînée, n'était olus mal-
— 15 —
•-esse d'elle-même et ne laissait rien sans blessure,
ntrava l'ambition qu'elle devait servir. Prudent par
alcul, imprudent par tempérament, téméraire par
"énie, Swift ne put jamais épargner ceux même qu'il
"ouJait défendre. Ses coups dépassent la mesure»
reviennent sur eux-mêmes, font le vide autour de lui.
!l attaque les adversaires de son Eglise par aes armes
fîui ne laissent subsister aucune Egiise ; il porte aux
dversaires de son parti des atteintes qui intéressent
9 genre humain. Mais par 11 même il échappe à la
condition passagère des luttes d'Eglise et de parti;
>3 postérité l'écoute encore, et ce qu» fut un obsta-
cle à sa fortune est le fondement de sa gloire.
A l'Université, et surtout pendant son séjour chez
rx Temple, Swift avait beaucoup écrit, mais il avait
ui-même jugé et condamné la plupart des essais de
-a jeunesse. Il fut cependant plus induisent pour ce*
)des, qui firent dire a Drydt-n : « Swift, voua ne se*
:ez jamais un poète. » Il se sentit la même indul-
gence, mais cette fois plus justifiée, pour la Bataille
les livret (1) et pour l'esquisse de ce Conte du Ton~
neau (2), qui devait éclater quelques années plus
ard et tenir une si grande place dans sa vie. Sir
emple s'était jeté, avec une témérité qui ne lui était
; as ordinaire, dans cette vaine : ;mique sur le me-
ite comparé des anciens et des modernes, qui avait
;raversé la France et qui occupait en Angleterre des
sprits distingués. « Homme de lettres parmi les gens
du monde, homme du monde parmi les gens de let-
tres (3) », Temple s'était prononcé pour les anciens
çt appuyait leur incontestable supériorité sur les
'Mtret de Phalaris. Wooton et Bentley s'égayèrent
;ux dépens de l'homme d'Etat, qui, fort embarrassé
!e leur répondre, déclam qu'il ne se commettrart
: as davantage avec la gro.-sièreté des érudits. La
Jataille des Livret ne réparait pas l'erreur de sir
(il The ba'ûle of tbe
(2 A taie of a tub.
3/ A mari of world among mc-n of letters, a man oX etten
men of world. — Jlacau'ay.
Temple, mais elle payait avec usure les incivilités
des adversaires. Déjà Swift s'abandonne à son génie
pour l'invective ; il revêt la satire d'une allégorie qui
n'ote rien à sa violence ; il cherche les comparaisons
familières et ne répugne nullement aux images avi-
lissantes. Dès le début, attribuant à l'antagonisme
de l'abondance et de la pauvreté toutes les dissen-
sions humaines, il fait remarquer que la république
des chien9 vit en paix jusqu'à ce qu'un os ou une
chienne y suscite les rivalités et la discorde.
Ce fut dans des luttes plus sérieuses que Swift acquit
saprem ère renommée en donnant des gages au parti
qu'i. devait abandonner plus tard. Au commencement
de cette année 1701, qui fut la dernière et la plus
agitée du règne de Guillaume, Swift vint à Londres
et y trouva tous les esprits émus. Les ministres
whigs, Halifax, Orford,Somers,et l'ami de Guillaume,
Bentinck, comte de Portland, venaient d'être mis en
accusation par la Chambre des communes, pour
avoir signé le traité de partage de la monarchie es-
pagnole, que le testament de Charles II venait de
donner touf entière à la France. Les accusés de-
vaient être sauvés par l'inquiète jalousie qu'inspi-
raient à la Chambre des lords les envahissements
de la Chambre des communes et par le mouvement
de l'opinion publique, plus disposée àseconderGuil-
laume contre la politique ambitieuse de la France
qu'à poursuivre ses amis. Le Discours sur les dis-
sensions d'Athènes et de Rome 1), où Swift défen-
dait, sous les noms de Miltiade, d'Aristide, de
Thémistocle, de Phocion, les illustres accusés, et
instruisait le Parlement, par l'exemple des républi-
ques antiques, du péril que fait courir aux Etats la
rupture de l'équilibre entre les pouvoirs publics et
l'aveugle acharnement des factions, s'accordait avec
\e sentiment général aussi bien qu'avec les intérêts
du parti whig. L'antiquité est bien comprise dans
fi) A Discourse of the contests and dissensions ùa Athées mi
tome.
— 17 —
sette étude, qui abonde en vires et en fortes images.
4,ttriDuant quelque part à l'altération de l'équilibre
entre les patriciens et les plébéiens la chute de la
république romaine, Swift s'écrie : « Ce n'est pas
l'ambition des particuliers qui causa rette grande
lutte; les guerres civiles donnent en eflet plus de
prise et plus de feu à l'ambition particulière, qui
devient l'instrument destiné à trancher ces grandes
querelles, et qui est assurée de recueillir le bu'.in.
Mais un homme sensé, qui voit des bandes de vau-
tours planer sur deux armées près d'en venir aux
mains, np fait pas retomber sur eux le sang ver9é
dans la bataille, bien que les cadavres soient leur
partage. Sans cette altération des principes de la
constitution, ajoute Swift, un misérable comme An-
toine, un enfant comme Octave, auraient-ils osé rê-
ver qu'ils donneraient des lois à un tel empire et à
un tel peuple!» Considérant l'état de son pays, il
en marque le danger dans les accroissements du
pouvoir de la Chambre des communes; il la requiert
de se limiter, elle aussi, par une ilagna Charta,
comme dut le faire la royauté lorsque l'équilibre des
pouvoirs commença de s'établir. S'éleva .t enfin
contre la discipliné des partis, si contraire à la li-
berté de la raison, il engage les membres du
Parlement dissous à s'en affranchir et à regagner
la faveur de leurs commettants, irrités au plus haut
point contre la Chambre, inquiets de ses empiéte-
ments, et indignés de voir un roi, qui a rendu de
si grands services au paya, despotiquement opprimé
par les infidèles représentants de la nation.
Le succès de cet écrit, attribué au célèbre Burnet,
puis aux écrivains les plus distingués du parti whig,
et avoué par Swift, quand il crut pouvoir le faire
avec honneur et sécurité, introduisit l'auteur dans
la société d'Addison, de Steele, d'Arbutnoth. dt Pope
et des hommes d'Etat qu'il avait défendus. La mort
de Guillaume et l'avènement d'Anne Stuart, en 1702,
concoururent, avec le mouvement de. l'opinion, à
favoriser le succès des whigs. Fille de Jacques II, û>
dêle à l'Eglise établie, qui redoutait les wbîgs, Amw
?ût incliné vers les tories, si l'influence de lady
Marlborough sur son esprit, et si la fermeté du duc,
lui ne voulait pas commander l'armée, à moins que
Godolphin ne fût grand trésorier, n'eussent imposé
a la reine le choix d'une partie de ses ministres,
lette administration mélangée ne pouvait être défa-
vorable a Swift, qui se déclarait whig en politique et
•ory en affaires religieuses; qui, dune part, se di-
sait dévoué à la succession protestante et aux liber-
tés nationales, et qui, de l'autre, défendait les iP
férêts de la haute Eglise (1) contre la basse Eglise (2..,
alliée des wighs, et contre les dissidents (3). Swift
pouvait ainsi parvenir à l'épiscopat par ses relations
riolitiques avec les wighs, et par les sympathies
particulières que son dévouement à la haute Eglise
devait lui ménager du côté de la reine et des Evo-
ques. Mais il avait compté sans son génie emporté,
sans son aveuglement sur lui-même. En 1704, il pu-
blia, en laveur de la haute Eglise contre les dissi-
dents, le Conte du Tonneau.
« il était une fois, dit-il, un homme qui avait eu
trois jumeaux de sa femme, et la sage-femme elle-
même eût été embarrassée de désigner l'aîné. Leur
: ère mourut qu'ils étaient jeunes encore, et, les as-
semblant autour de son lit de mort, il leur dit : Mes
:ils, je n'ai acquis aucune propriété et je n'ai hérité
u'aucune ; j'ai longtemps pensé à vous laisser quel-
que bon héritage, et enfin, avec beaucoup de soini
et de dépense, j'ai acquis pour chacun de vous un
habit neuf; les voici. Sachez que ces habits ont ea
eux deux vertus particulières : si vous les portea
comme il faut, ils seront solides et neufs toute vo
trevie; de plus, ils croîtront en même temps que
votre corps de manière à vous aller toujours bien
Vr yons, que je vous les voie mettre avant de moi*
(1) High Churck.
(2 Low Church^
I; Dissenter»,
— I9f—
Tir. Voilà qui est bien ; enfants, gardez-les propres
et brossez-les souvent. Vous trouverez dans moi!
testament que voici des instructions complètes et
particulières sur la façon de porter et de conserver
Totre habit ; suivez-les exactement, afin d'éviter lea
châtiments que j'ai attachés aux moindre transgres-
sions et négligences. Votre fortune à venir en dé-
pend. Je vous ai aussi ordonné, dans mon testa-
ment, de vivre ensemble, dans la môme maison, en
frères et en amis, seul moyen de prospérer. »
Qui ignore l'immortel récit des aventures de ces
trois frères: comment devenus amoureux de la du-
chesse d'Argent (1), de madame de Grands-Titres et
de ia comtesse d'Orgueil, et se virent obligés de sui-
vre les modes et se trouvèrent déchirés entre les
humiliations du monde et l'immuable testament de
leur père? Les voici réunis autour de ce testament
et le relisant en vain pour y trouver la permission
déporter ces nœuds d'épaule (2, sans lesquels ils ne
peuvent plus décemment paraître dan3 le monde.
« Après y avoir beaucoup pensé, dit Swift, un des
frères, se trouvant plus lettré que les autres, dit
qu'il avait trouvé un moyen. Il est vrai qu'il n'y a
rien dans ce testament qui fasse mention de nœuds
d'épaule totiriem verbi?; mais j'ose conjecturer que
30us les y trouverons contenus totid-em syllibus.
Tous approuvèrent la distinction, et les voilà de nou-
veau à l'ouvrage. Mais leur mauvaise étoile fit que
la première syllabe ne put être rencontrée dans tout
le testament. Sur cette déception, celui qui avait
trouvé la première échappatoire reprit coeur et dit :
Kes frères, il y a encore de l'espoir ; nous ne pou-
vons trouver ces nœuds d'épaule ni totidem verb'S
ni totidem syllabis, ma« j'ose afflmer que nous les
trouverons tertio modo ou totidem litteris. La dé-
couverte fut fort applaudie et la recherche commença.
(1) The duchess d'Argent, madame de (..raiiiis-Iitres, aad tfe«
œuntess d'Orgueil.
,i, Siioulder-knots.
— 20 —
Ils eurent bientôt trié S, H, 0, U, L, D, E, R, quand la
même pianète ennemie de leur repos flt ce miracle
qu'unK fût introuvable. C'était une difficulté de poids;
mais le frère à distinctions, que nous nommerons plus
tard, maintenant qu'il avait mis la main à l'ouvrage,
prouva, par un argument pén-mptoire que K était une
lettre récente, illégitime, inconnue aux âges savants et
ignorée dans les anciens manuscrits. Il est vrai, dit-il,
que le mot calendes a été quelquefois écrit Q. V. C. (1)
par un K, mais c'est une faute, car, dans les meil-
leurs exemplaires, ce mot est toujours écrit par une.
En conséquence, c'est une erreur grossière que d'é-
crire dans notre langue Knot par un K, et doréna-
vant on prendra soin de l'écrire par un C. Ainsi, tou-
tes les difficultés s'évanouirent, les nœuds d'épaule
furent prouvés d'institution paternelle jure paterno,
et nos trois jeunes gens s'étalèrent avec les nœuds
d'épaule les plus grands et les plus pimpants du
monde. »
A partir de ce jour, l'interprétation fleurit et flt des
progrès parmi les trois frères. Les galons d'or, deve-
nus à la mode et touchant au fond même de l'ha-
bit (2) leur semblèrent exiger un précepte positif :
« Mes frères, dit encore le lettré, sachez que les tes-
taments sont de deux sortes : traditionnels et écrits:
que dans le testament écrit qui est là devant nous, il
n'y ait ni précepte, ni mention au sujet de ce galon
d'or, conceditur; mais si idem affirmetur de nun-
cupatorio, negatur. Car, mes frères, ne vous sou-
venez-vous pas d'avoir entendu comme moi, quand
nous étions enfants, quelqu'un dire qu'il avait en-
tendu le domestique de mon père dire que mon père
donnerait volontiers le conseil à ses enfants de por-
ter des galons d'or aussitôt qu'ils auraient de l'ar-
gent pour en acheter? — Par Dieu, cela est vrai, crie
l'autre. — Je m'en souviens parfaitement bien, dit le
troisième. » Et sans balancer davantage, ils achetèrent
(1) Quibusdam veteribus eodicibus.
(2) Aliquo modo essentiel adhatrere.
— 21 —
!?s pins larges galons d'or do la paroisse et se pro-
nt tut soumis à d 'antres épreuves: il
fut allonge d'un codicille qui autorisait une dou-
blure en ;3t;n couleur de flamme. Mais le jo ir \ ml
i les trois frères trouvèrent dans le testa-
ment fi' UM sur les embelltsso-
nient- ir la mode.
mirant, dit Swift, un comédien payé par
parut dans une
i cou-. ert de franges d'argent, et, selon
une, ii les mit par la uuu à la
consultant le testament
paternel, trouvèrent a leur grand etonnenn-n' i
iiem J'enjoins et ordonne l meadits u
de ne porter aucune espèce de f:
îrde leurs habits... Suivait une pénalité en
OtSd'i f-.!- Mon, trop longue pour flMérer ici. Ce-
pendat ' ;se, le frère souvent men-
tionné pool -on érudition et ' dans la cri-
tique déclara qu'il avait trouvé dm un certain au-
teur qu'il ne BOBinerait pa-, que le mot de frange
:nent signifiait aussi un manche à
-••un doute >.ns de
ce mot ragrapbe. Un des frères ne goûta
de cette épithete û'nrgent qui,
selon lui, — il le hasardait humblement , — ne
pouvait être appliquée avec propriété dans les ter-
mes et d'une façon rai-onnable a un manche à ba-
lai. On lui répliqua que cette épithete devait se pren-
dre dan- un sens métaphorique et allégoriq e. Il fit
encore cette objection : Pourquoi leur père aurait-il
défendu de porter un manche à balai sur leurs ha-
bit-, proscription peu naturelle et peu conve-
nable? Sur quoi il fut arrêté court comme par-
lant avec irrévérence d'un mystère qui, sans
aucun doute, était très utile et plein de sens,
mais qui ne devait pas être pénétré trop cuneuse-
i k broomstidt.
— 22 —
raenî ni Booms à un raisonnement rigoureux... *>
a Quelque temps après, fut ressuscité^ une vieille
mode, depuis longtemps éteinte, de porter des bro-
deries représentant des figures indiennet* d'hommes,
de femmes et d'enfants. Ils ne se rappelaient que
trop, oette fois, combien leur père avait toujours
abhorré cette mode, et comment, dans plusieurs pa-
ragraphes dfc son testament, il avaii tout exprès me-
nacé ses 01s de son aversion extraordinaire et de sa
malédiction éternelle, s'ils venaient Jamais à porter
ce., broderies... îîais ils résolurent ces difficultés en
disant que ces figures n'étaient pas du tuut les mê-
mes qne ceBes qu'on portait autrefois et dont il était
question dans le testament. En outre, ils ne les por-
taient pas dans le sens interdit par leur père, etc....
Mais les modes s'alterant sans cesse à cette époque,
!e frère scolastique devint la3 de chercher des échap-
patoires et de résoudre des contradictions renais-
santes. Décidés à suivre, à tout hasard, les modes du
monde, ils s'accordèrent unanimement à enfermer le
testament de leur père dans une cassette solide,
achetée en Grèce ou en Italie, et à ne plus se donner
la peine de le consulter, mais à en appeler à son au-
torité toutes les fois qu'ils le jugeraient à pro-
pos... »
Nous ne suivrons pas Swift dans l'histoire du
frère lettré, qui se fit appeler Mgr Pierre, de son
ascendant croissant sur les deux autres, Jacques et
Martin, de ses inventions ingénieuses, et de la des-
potique infatuatian qui amène une rupture définitive
entre lui et ses deux frères. « Il avait, dit Swift, une
abominable facilité à dire de gros mensonges palpa-
bles, et non-seulement il jurait qu'ils étaient vrais,
mais il envoyait toute la compagnie au diable, si on
faisait les moindres façons pour le croire. » L'his-
toire de Martin et de Jacques, en inimitié déclarée
avec leur frère, et bientôt en discorde entre eux-
mêmes, est revêtue d'une allégorie aussi ingénieuse
et animée de la même vie. Martin réforme son habit
avec toute la sagesse de l'Eslise anglicane, enlevant
— 23 —
point ptr point les embellissements successifs de la
mode et en laissant même subsister quelques-uns
plutôt que de courir le risque de déchirer l'habit
pour le ramener à la pureté primitive. Jacques, au
contraire, pressé surtout de ne pas ressembler à
Pierre, arrache les broderies et met en même temps
l'babit en lambeaux, se frotte contre les murs pour
effacer les dernières traces de ces odieux orne-
ments, et, intérieurement honteux de la destruction
de son habit, maudit la modération de Martin. Mais
il sent avec désespoir que plus il déchire ses habits,
plus il ressemble à Pierre, « car de loin, dit Swift,
dans l'obscurité ou pour les personnes qui ont la
vue basse, rien de plus semblable à des parures que
des haillons. » L'intempérante exaltation de Jacques,
ses longues prières, sa brutalité, sa recherche affec-
tée de la persécution, l'abus qu'il fait du testament
de son père, sans cesse appliqué aux plus vih usa-
ges et employé comme une panacée universelle, en-
fin son alliance desespérée avec Pierre contre Mar-
tin, donnent au type des dissidents une vie et une
réalité admirable. Mais, en revanche, l'histoire de
Martin, devenu le type de l'Eglise anglicane, élevé
par Harry Ruff, affermi par Bess, mis en danger pai
les gens venus du Nord, asservi un instant par Jac-
ques, relevé par des amis secrets de Pierre , bientôt
menacé par eux et appelant contre eux des étran-
gers, redevenu enfin le mattre et ne rêvant plus que
la destruction de Jacques, compensait, par sa vigueur
railleuse, le plaisir que pouvait donner aux amis de
l'Eglise anglicane la peinture satirique des égare-
ments de leurs adversaires.
L'apparition de cet ouvrage, et son prodigieux
succès, eurnnt sur la vie de Swift une influence dé-
cisive et irréparable, il acquit, pour ne pus la per-
dre, la réputation d'infidèle [injutet), comme on di-
sait alors, ou d'incrédule {unbeliever), et l'Eglise
établie prit en horreur celui qui l'avait ainsi défendue.
« L'auteur, écrivait le judicieux Atterbury, a raison
de se cacher, car les touches Drofo^es <e cet ou-
— 24 —
vrage nuiraient plus à sa réputation et à son intérêt
dans le monde que son esprit ne peut lui faire de
bien. » Plus tard, Voltaire en jugea de même. C'est
le Conte du Tonneau qui lui fit dire : « Que j'aime
la hardiesse anglaise ! » Pour Swift, il- ne comprit
pas ou feignit de ne pas comprendre le» alarmes de
l'Eglise, et il n'y vit qu'un mélange d'ineptie et d'in-
gratitude. «Je voudrais, écrivit-il, que ce corps res-
pectable n'eût pas donné d'autres preuves de cette
inhabileté, que j'ai souvent remarquée chez lui, à
distinguer ses ennemis de ses amis. » Et c'est la reine
Anne qu'il a plus tard représentée dans cette reine
de Lilliput, qui ne peut pardonner à Gu liver d'avoir
éteint, d'une façon inconvenante, l'incendie qui me-
naçait son palais.
Swift, qui ne vit jamais dans la religion qu'une
partie importante de la poutique, était porté à ou-
blier qu'elle était considérée, par un grand nombre
de personnes, comme une institution divine, en
dehors et au-dessus de la politique. 11 la discutait
comme une affaire, sans voir qu'on la respectait
comme une croyance. Qu'importait aux yeux des
hommes religieux de l'Eglise établie que Martin fût
un peu moins ridicule que Pierre et que Jacques,
lorsque fes croyances communes de Pierre, de Jac-
ques et de M.irtin étaient avilies sous les plus indi-
gnes images, lorsque leurs débats, où leur dignité
commune était engagée, devenaient une comédie
grossière; lorsqu'enftn le surnaturel, ce fonds com-
mun et indispensable de toutes les sectes religieuses,
n'apparaissait plus dans leur histoire que sous la
forme des inventions indescriptibles de Pierre et des
repoussantes aberrations de Jacques. Quand l'arche-
vêque d'York, s'oppnsant plus tard à l'élévation de
Swift à l'epi>copat, disait à la reine Anne « que Sa
Majesté devait être sûre que l'homme dont elle al-
lait faire un évêque fût un chrétien, » il n'exprimait
pas seulement l'opinion de tous les hommes reli-
gieux de l'Angleterre, mais celle que laisse à tout
juge impartial la lecture de ce Conte du Tonneau.
— 25 —
qui est, si l'on veut, l'œuvre d'un ami de l'Eglise an-
glicane, mais qui, à coup sûr, n'est pas l'œuvre d'un
chrétien.
L'ensemble des œuvres religieuses de Swift, écri-
tes aux époques les plus diverses de sa vie, confirme
notre opinion sur le caractère exclusivement politi-
que de son intervention constante en faveur de l'E-
glise établie. Soit qu'il la défende contre les incré-
dules, affirmant son indépendance contre TindaL,
parodiant amèrement le célèbre Discours sur la ii-
berté de penser, de Collins (1), soit qu'il maintienne,
en toute occasion, le serment du Test contre les at-
taques des dissidents, combattant, jusqu'aux extré-
mités de sa vie et de sa raison, pour les biens de
l'Eglise, et la vengeant par le Légion club des atta-
ques du Parlement d'Irlande; soit que, dans son
Projet pour le progrès de la religion (2), il engage
la cour à renfermer les faveurs et les emplois dans
le cercle des personnes dévouées à l'Eglise établie,
il est toujours dirigé dans cette conduite par des
considérations étrangères à la valeur intrinsèque de
la religion, et sa pensée, partout reconnaissable, est
particulièrement ciaire dans les Sentiments d'un
membre de f Eglise anglicane (3,, et dans son Argu-
mentation pour prouver que l'abolition du chris-
tianisme en Angleterre aurait quelques inconvé-
nients et moins d'avantages qu'on ne suppose (4).
■ C'est le devoir d'un membre de l'Eglise angli-
cane «5.. dit Swift, dans le premier de ces deux écrit;,
de croire en Dieu, en sa Providence, en la reîigiou
T M' Collin'3 D;§cour»e of Crée '.hinking put into plain Ea-
flish.
2 A project for tue avancement of religion and the retor-
mation of marmers.
3 Th^- s?nt nien's of a Church of England man with respect to
religion and govemment.
4 An argument to prove that the abolishing of chrlstianity in
England may, as things now stand, be attende with some in-
conveLiences, and perhaps not produce those many good effcct*
proposc-d th-reby.
v5, Ouguc te believe.
révélée, et en la divinité du Christ. » Pouf l'épisco
pat, « sans déterminer s'il est ou non d'institution
divine, » c'est une institution très utile à la religion
et à 1 Etat, et le membre de l'Eglise « la défendrait,
même par les armes, contre tous lei pouvoirs de ïa
terre, excepté contre la législature (1), aux décisions
de laquelle il se soumettrait comme à une disette ou
la peste.» ïl faut bien tolérer le3 sectes à cause de
leur extension, bien que l'Etat doive les arrêter à
leur origine; mais quant à les admettre aux em-
plois publics par le rappel du Test, Swift croit ré-
duire aisément à l'absurde les défenseurs de ce
principe en leur montrant que cette admission,
réclamée par les dissidents protestants, devrait lo-
giquement s'étendre aux papistes, aux athées, aux
mahomôtans, aux païens et aux juifs. » Les wihgs
compromettent leur cause en s'aliénant la haute
Eglise, qui a été si ferme contre Jacques II, tandis
qu'on a vu des officiers de Cromwell dans les rangs
de l'armée du roi catholique. Il est très vrai que le
clergé a de la haine et du mépris pour les sectes,
a comme les médecins pour les empiriques, comme
les hommes de loi pour les gens de chicane, comme
les marchands établis pour les colporteurs, » mais
c'est aussi et surtout l'intérêt de l'Etat qui le touche.
Dans la partie politique de ce remarquable ouvrage,
Swift parle en whig éclairé, tolérant, attaché à la
révolution de 1688, justifiant par d'excellentes rai-
sons la déposition de Jacques, mais en même temps
incliné vers les tories, en ce qui touche la conserva-
tion de l'Eglise, et peu éloigné de se joindre à ieur
parti pour la mieux défendre.
La spirituelle Argumentationcontre l'abolition du
christianisme est écrite par Swift aans ce ton d'im-
perturbable plaisanterie où il excelle ; mais sous cette
plaisanterie même, son opinion et surtout sa méthode
en matière de polémique religieuse se reconnaissent
fi ] Agamst «11 power* on the earth, except cor o*fn lejiil».
turc.
— 87 —
aisément. 11 ne craint pas, dit-il, d'aller contre l'o-
pinion commune, et dût-il être poursuivi par l'attor-
ney généra!, il avouera que, dans la situation exté-
rieure et intérieure du pays, il ne voit aucune néces-
sité absolue d'extirper le christianisme en Angle-
terre. Il ne développe qu'avec ménagement un te«
paradoxe ; qu'on ne croie pas surtout qu'il s'agisse
de ce christ ici nisme réel, qui serait le renversement
de la société anglaise, et comme un retour à l'état
d® nature, Hais bien de ce christianisme nominal
qui fait partie de la société politique (1). Pourquoi
rejeter le nom et le titre de chrétiens? Discutons les
avantages de cette révolution violente. Ne faut-il pas
une religion nominale parmi nous pour exercer
l'activité belliqueuse des gens d'esprit? S'ils n'ont
plus de Dieu à insulter, n'esî-il pas à craindre qu'ils
ne s'attaquent au gouvernement, au ministore? il faut
un alimenta la critique. On assure, il est vrai, que le re-
venu d'environ dix mille gens d'Eglise dans le ^oyaume
jointe celui des évoques, entretiendrait convenable-
ment au moins deux cents élégants .ibres pen-
seurs (2), qui seraient l'ornement de la cour et du
pays. Mais ce revenu serait insuffisant. D'ailleurs,
qui régénérerait la race anglaise, compromise par
les rejetons misérables de? hommes d'esprit et de
plaisir, si l'on supprimait ces dix mille prêtres que
ia prudence de Henri V11I a soumis à un régime sain
et léger? On se plaint de l'observation du dimanche,
mais on oublie l'utilité des églises pour les marchés,
les rendez-vous d'affaires et d'amour, et surtout te)
sommeil. Mais, dit-on, cela ferait disparaître les par-
tis parmi nous, on ne parlerait plusde hautect basse
église, etc., « Si l'on effaçait dans le dictionnaire,
répond Swift, avec un admirable bon sens, les mots
de ûébanche% ivresse, vol, serions-nous le lende-
H) I hope no reader imagines mt so weak to stand up m t&2
r'efencf or reai christ ianity... every candid reader will easily ue-
derstand m y discourse to be intended only m defenoe of nommiJ
dn-istianity...
(2j GtaiUfcmen of -.vit ond fre'çfcinking.
— 28 —
main chastes, tempérants et honnêtes, ou sains, s\
l'on effaçait les mots de pierre et de goutte. Otez au:;
whigs et aux tories les dénominations politiques et
religieuses, et l'orgueil, l'envie, l'avarice et l'ambition
en fabriqueront d'autres. L'on ne manquera jamais
de mots convenus ou créés pour distinguer ceux qui
sont aux ministère de ceux qui veulent y arriver.
Laissez la religion vous les fournir. On se plaint de
ce que des prédicateurs soient payés par l'Etat pour
tonner, un jour sur sept, contre la poursuite des ri-
chesses, du plaisir et de la grandeur, qui occ pe tous
tes homme? vivants pendant les six autres jours. ,
Mais quel est le libre penseur que cette contradiction
ne chatouille? Les choses défendues ne semblent-
elles pas plus douces? La soie prohibée fait les dé-
iicesdes femmes, et le vin de contrebande celles des
hommes. Augmentons les prohibitions de tout genre,
pour chasser le spleen par l'attrait du défendu. Pour
le peuple même, la religion n'est pas inutile; il n'y
croit pas plus que les hautes classes; mais il s'en
sert pour taire tenir les enfants tranquilles, et s'en
amuse pendant les longues soirées d'hiver. Enfin,
on prétend <jue cette abolition ferait disparaître les
sectes religieuses, et unirait toutes les communions
protestantes.
» ilais est-ce bien le christianisme qui fait des fa-
natiques, des fondateurs de sectes, des gens avides
de se sigulariser? Nullement.il y a dans chaque na-
tion une portion d'enthousiasme qui a besoin de
s'épancher quelque part ou de mettre tout en feu (1).
C'est acheter la paix publique à bon marché, que de
laisser se déchirer, pour des rites religieux, des hom-
mes qui autrement s'attaqueraient aux lois du pays.
Cette peau de mouton remplie de paille, qui leur est
livrée, sauve le troupeau. Ce que les couvents font
■ur lo continent, où ils absorbent les natures excen-
5) There is a portion of enthusiasm assigned to every nation
ich, if it hris not proper obM^ta ta w ork on bill bust eut ao4
set ail in a dama.
— 29 —
triches et maladives, les secte? le font chez nous, et
il faudrait, à leur défaut, inventer autre chose. Ou-
vrez toute grande la porte à la croyance publique, il
y aura toujours des gens qui se piqueront de rester
dehors. Abolir le christianisme c'est peut-être faire
place au papisme, car le peuple, livre à lui-même,
cherchera quelque nouveau culte, et tombera dans
la superstition. Toland, cet oracle des antichrétiens,
est un prêtre irlandais, fils d'un prêtre irlandais ;
Tindal a été catholique. Enfin, si cette abolition est
utile, il vaudrait mieux la remettre à la paix, nos al-
liés se trouvant tous, par hasard, être chrétiens. Si
nous comptons, pour les remplacer, sur l'alliance
des Turcs, elle est incertaine, car non-seulement il3
sont attachés à leur religion, mais ils croient en
Dieu, ce qui est plus qu'on ne nous demande pour
conserver le nom de chrétiens. Pour conclure, le
commerce ne profiterait pas, comme il Tespere, de
cet acte pour l'extirpation du christianisme, et *x
mois après le vote, la Banque et les actions de la
compagnie des Indes orientales baisseraient au moins
d'un pour cent. Comme cette perte est cinquante
fois trop grande pour nue la sagesse du siècle juge
à propos de s'y exposer dans l'intérêt du salut du
christianisme, il n'y a aucune raison de s'y exposer,
pour la seule satisfaction de le détruire. »
Enfin, parmi ses pensées sur la religion (1) et sur
l'Eglise, nous trouvons ces passages : « Attaquer les
opinions fondamentales d'une religion vraie ou
fausse est un acte criminel, à moins que votre des-
sein avoué ne soit d'abolir entièrement cette reli-
gion. Par exemple, la fameuse doctrine de la divi-
nité du Christ a été reçue universellement par toutes
les communions chrétiennes, depuis la condamna-
tion de l'arianisme, sous Constantin et ses succe9«
seurs; les efforts îles sociniens sont donc vains et
inexcusables, puisqu'ils ne pourront jamais établir
leurs propres croyances et ne parviendront qu'à ex-
(4) Toagbts on religion.
— 30 —
citer des doutes 6t des désordres dans le monde.
L'absence de foi est un défaut qu'il faut cacher
quand on ne peut le vaincre. La religion chrétienne,
dans son origine, fut présentée aux Juifs et aux
païens sans cet article de lu divinité du Christ, co
qui, autant que je me le rappelle, est observé par
Érasme; il dit que celait une nourriture trop forte
pour de.^ enfants (1). Peut-être que si les mission-
naires adoucissaient encore cet article aux Chinois,
Us éprouveraient moins de difficulté à les convertir,
et le Coran nous démontre qu'il est la plus grande
pierre d aci.e; ■ ement des mahometi.ns. Mais agiter
un article de foi aussi fondamental, dans un pays où
le christianisme est déjà établi, ne peut qu'avoir des
conséquences pernicieuses pour la morale et la
tranquillité publique. »
U semblerait que Montesquieu ei\ voulu résumer
toute ia puiemique religieuse de Sw. tt et le fond de
son argumentation ordinaire, lorsqu'il écrivit cetto
page, que le doyen de Saint-PalriQ ' eût signée:
« Quel peut être le motif d'attaquer la religion révé-
lée en Angleterre'? On l'y a tellement puigee de tout
préjuge destructeur, qu'elle n'y peut fane de mal et
qu'ehê peut y faire au contraire une infinité de
biens... En Angleterre, tout homme qui attaque la
religion l'attaque sans intérêt, et quand arôme il
aurait raison dans le fond, il ne ferait que détruire
une infinité de biens pratiques pour des ventes pu-
rement spéculatives, d
Mais en partant, en toute occasion, avec la mâle
liberté de Montesquieu, Swift oubliai! qu'il était
membre et membre ambitieux de l'Iglàtt anglicane.
.De* échecs successifs le lui rappelèrent. Il lut im-
possible aux wlngs, qui désiraient m l'attacher,
d'Obtenu pour lui une situation lucrative et hono-
rable. Il fut question tour à tour du secrétariat de
ramba.v-aue de Vienne, do léveche de Vienne, d'une
prébende de Westminster. Tout échoua, et, en 1703,
0) too «tronf * méat for babe.
— 31 —
Swift retourna en Irlande, aigri contre ses amis po-
litiques et très dispose à tenter la fortune du côté
de leurs adversaires. Les mêmes déceptions l'atten-
daient dans ce nouveau camp, moins libre encore
que le premier dans son action sur l'Eglise.
En 1710, Swift revint d'Irlande, charge par les érê-
quesde solliciter du ministère la suppression de cet
impôt du vingtième et des premiers fruits (1), dont
le clergé d'Angleterre était délivré, que celui d Irlande
supportait encore. Il trouva les whigs dans les plus
vivesalarmes; ilsoccupaient encore quelques positions
dans le ministère, mais ils chancelaient dans le pays.
Bn poursuivant avec acharnement le docteur Sacheve-
rell, qui avait déploré dans un sermon l'abaissement
de l'autorité royale, l'influence des whigs et les pé-
rils de l'Eglise établie, lis avaient soule\é en Angle-
terre ce seatiment de résistance qu'y éveillent tou-
jours les excès d'un parti , même le plus populaire.
Les tories étaient portés au pouvoir par la reine et
par l'opinion, et Swift allait leur tendre la main,
malgré les efforts de ses anciens amis. Il écrivait,
dans ce précieux journal qu'il rédigeait pour Stella;
« Les whigs s'accrochent à moi comme des gens qui
se noient à une branche, et tous leurs grands hom-
mes me font de plates excuses, Il est amusant de les
voir tous confesser lamentablement qu'ils m'ont
maltraité. » Swift ne songeait guère à s'associer à Ifi
défaite d'un parti qu'il avait inutilement servi dans
sa puissance. La défection fut éclatante. Le !««• oc-
tobre, il écrivait contre lord Godolphin, grand tréso-
sorier, la Baguette de Sid-Hamet, et, le 4 octobre,
introduit auprès de Harley, qui était avec Saint-
Jean, le chef des tories, et qui touchait au pouvoir.
U s'engagea à servir le ministère qu'il allait former
et conduire. Le bâton du grand trésorier, disait le
poète, était devenu un serpent entre les mains de
Sid-Hamet au rebours de la verge de Moïse; ce bâtor.
était attiré par les trésors cachés et par les bourses
(I) The paj-meut of twentieth par and ûrst-ûruiti.
— 32 —
pleines ; il servait aussi à Sid-Hamet de ligne à pê-
cher, ligne merveilleuse qui prend le poisson et
garde l'appât (1) (Swift l'avait éprouvé lui-même).
Une guerre sans ménagement suivit cette rupture
sans dignité. Les tories avaient fondé contre une
feuille whig, que rédigeaient l'évêque Burnet Ad-
dison, Steele et quelques autres, l'Examiner, rédigé
par Saint-Jean, Atterbury, Prior. Du mois de novem-
bre 1710 au mois de juin 1711, l'Examiner fut aban-
donné à Swift, qui y défendit énergiquement le
ministère, et y déchira les whigs avec une violence
devant laq elle Addison crut devoir se retirer. Dans
l'Examiner et dans un grand nombre de pamphlets,
vendus à bon marché, Marlborough et sa célèbre
avidité (2), lord Wharton et son impiété, Walpole et
sa vénalité, étaient attaqués avec une ironie intem-
pérante; les doctrines des whigs exagérées et signa-
lées à l'indignation publique, les maximes des tories
adoucies et revêtues d'une tolérante sagesse. Il éta-
blit plusieurs fois les différences qui séparent ces
deux partis, leurs reproches mutuels, « Nous les ac-
cusons, écrit-il dans le numéro 40, de vouloir dé-
truire l'Eglise établie, et introduire à sa place le
fanatisme et la liberté de penser, d'être ennemis de
la monarchie, de vouloir miner la présente forme de
gouvernement pour élever une république ou quel-
que autre établissement de leur goût sur ses ruines.
D'un autre côté, leurs clameurs contre nous peuvent
ge résumer dans ces trois mots redoutables : le pa-
isme, le pouvoir absolu, le prétendant (3). » Etor-
flj He caugtat his flsh and saved his bait.
(2) Désignant Marlborough sous le nom de Warcus Crassus, U
hii écrivait : •> Vous ("tes le plus riche citoyen de la république,
vous n'avez pas d'enfant mille, vos filles sont toutes mariées à de
riches patriciens; vous touchez au déclin de la vie, et, malgré
tout cela, vous êtes profondément atteint de cet odieux et igno-
ble défaut de l'avance... Je n'en citerai pour exemple que cette
fameuse paire de bottes que toute l'éloquence du monde vous dé-
cida à peine à laisser couper, pour vous en délivrer, lorsque voue
ne pouviez les garder mouillées et glacées, comme elles l'étaient,
qu'au péril de votre vie. Examiner, n° 28. (
(& Popery, «rbitrary pov.cr, and tbe p-elender.
— 33 —
nelle tactique des partis. Certes, les whigs avaient
derrière eux les ennemis de l'Eglise et de la monar-
chie; certes aussi les tories avaient derrière eux, et
cette fois à leur tête, des amis du papisme, du pou-
voir absolu et du prétendant. Mais la nation, qui
maintenait l'équilibre entre les deux partis, et qui
leur prêtait tour à tour sa force, ne voulait ni da
l'un ni de l'autre excès, et renversait à temps ceux
qui prétendaient l'y conduire. Elle s'est révoltée
contre la tendance républicaine du procès de Sache-
verelle, elle applaudira à la chute du ministère tory,
trop ami de la Fiance, à l'exil et à la condamnation
de Bolingbroke et d'Ormond, trop disposés à favori-
ser l'avènement du prétendant.
Une grande tâche était imposée par le ministère à
ceux qui avaient entrepris de le servir, celle de pré-
parer les esprits à la paix qu'il voulait conclure
avec la France ; et un grand secret leur «tait caché,
celui des relations des plus importants de ses mem-
bres avec le prétendant. Dans de nombreux écrits
principalement dans la Conduite des ailips (1), dans
les Remarques sur le traite des barrières , Swift
s'efforcai* de détourner l'opinion publique d'une
guerre qui durait depuis dix années et qu'il décla-
rait infructueuse. L'empereur, et surtout les Hol-
landais, profitaient seuls des défaites de la France,
et l'Angleterre succombait sous d'inutiles victoires.
Swift racontait l'histoire d'un duc qui, jouant à un
jeu de hasard, entassait devant lui des monceaux
d'or, et, tout entier au jeu, n'apercevait pas derrière
lui un voleur qui, passant la main sous son bras,
faisait tombeï Vor dans son chapeau. Tout le monde
voyait cet homme et le prenait pour le domestique
du duc. Quand le jeu fut terminé, on le félicitait de
son gain : « J'ai cru beaucoup gagner, dit-il, mais je
vois que c'est peu de chose. » On l'avertit que son
domestique avait emporté le reste, et il comprit
qu'il était volé. Voilà ce que Swift voulut faire corn*
0) The conduct of the allie*.
«uivo, u t
-- 24 —
prendre au peuple anglais pendant qu'Harley, de-.
y?uu lord Oxford (1711), Saint-Jean, devenu lord Bo-.
liikëbroke (1712), conduisaient, à travers mille obsta-
cles, cvs négociations difficiles qu-i aboutirent, en
avril 1713, au truite d'Utrecht. On sait que le traité,
à peine conclu, fut attaqué avec violence; Swift, qui
rÂvait facilité, eut encore à le défendre. Au pam-
ptilet de Steele, la Criss{i), il opposa cet Esprit public
des whigs 2j, qui offensa les lords écossais. Pendant
que la Chambre des communes excluait Steele pour
avoir publie laCri.se, les lords écossais obligèrent le
ministère à offrir 300 livres au dénonciateur de
l'Esprit public des whigs. Nul n'ignorait que te
pamphlet était de Swift, mais il ne fut ni dénonce
ni poursuivi.
Cependant, ce traité, laborieusement achevé, ac-
crut les divisions aussi bien que la confiance des to-
ries. Maintenir l'union parmi les membres de ce mi-
nistère, qui n'étaient pas tous également fidèles à
l'acte de succession à la couronne, était l'une des
tâches les plus actives de Swift. Déjà, dans son Avis
aux membres du club d'octobre (3) Su ift avait tenté
de modérer l'emportement de cette fraction des to-
ries, qui, en abusant de sa victoire, eût prématuré-
ment alarmé la nation et ébranlé le ministère. L'au-
née 17K vit éclater ces divisions, et la partie extrême
du ministère en exclut les modérés. Holin^hroke et
le duc d'Ormond se virent tout-puissants. Lord Oxford
succomba. Presque aussitôt la reine Anne mourut,
le 1er août 1714, et tout changea de face. Le parti
whiy; revint au pouvoir avec la maisoa de Hanovre.
L'ancien ministère fut accusé de trattisoo. Orrnond,
Bolingbroke justifièrent l'accusation par leur fuite
et par leur réunion avec le prétendant, tandis que
lord Oxford, moins coupable, atténuait son procès à
la tour île Londres. Il l'attendit jusqu'en 1717. L'a-
paisement de la colère publique et une contestation
(1) thfc Cnsis.
a Public Spirit of the whips.
<8; Sonne advice to the menibfers of the october Clnb.
— 35 —
habilement soulevée par un de ses amis entre les
Jeux Chambres le Aient acquitter par la Chambre
: èfl lords.
La carrière politique de Swift était terminée, mais
il rapportait de cette époque agitée de sa vie une
conquête qui eût pu le satisfaire, s'il n'avait sans
cesse désiré et souvent espéré davantage. En 1711
iîarley, ravi du succès de Y Examiner, avait envoyé
a Swift un billet de banque (I). Swift avait renvoyé
avec indignation un aussi indigne payement de ses
ervices. Se mettre humblement à la soide du minis-
tère, c'était renoncer à profiter d'une façon plus
utile et plus durable de sa victoire. Swift voulait un
évéehé, et les ministres épuisèrent vainement leur
<nQuence pour faire un évoque de l'auteir du Corne
du Tonneau. Aux représentations de l'arche
d'York et aux scrupules de la reine se joignait con-
tre Swift l'influence de la duchesse de Somerset, qui,
aimée de la reine et alliée aux whigs, s'était at-
tiré de Swift les sanglantes attaques de la Prophé-
tie de Windsor (2), où elle était accusée d'avoir les
cheveux rouges et d'avoir fait assassiner son mari.
Les larmes de la duchesse l'emportèrent sur I
tances des ministres, qui n'osèrent exiger de la reine
le sacrifice de ses scrupules.
Jamais, d'ailleurs, minisl -.3 n'eut moins d'influence
sur le souverain que cette administration torie qui, à
force d'avoir accusé les whigs d'enchaîner la
royale, se trouvait à son tour les mains liées devant
es caprices de la reine. Elle tournait contre eux
leurs principes, et faillit plusieurs fois faire échouer
l'œuvre difficile de la paix, en favorisant les par-
tisans de la guerre. Le 7 décembre 1711,
avoir assisté à une séance de la Chambre des lords,
où le duc de Somerset avait parlé contre le ;
:ère et contre la paix, elle refusa le bras du
chambellan pour prendre le sien. Les whigs trioio*
S| A bank-bill.
The Windsor Prophecy. — Thev assassin» wheo >"0«a« and
poison wken r;:J. — Root out thèse carrât»...
— 36 —
phèrent et les ministres se crurent perdus jusqu'au
29 décembre, où la reine, rendue à leur influence,
créa douze nouveaux pairs partisans de la paix. On
sent combien des ministres, si peu maîtres de la
reine sur les questions générales, étaient impuis-
sants sur les questions de personnes. Swift lui-même,
dans V Examiner du 14 décembre 1710. accusant les
whigs d'asservir la reine, avait écrit : « Voici leur
langage habituel : Madame, je ne puis vous servir,
si un tel est employé. — Je désire humblement don-
ner ma démission si un tel reste secrétaire d'Etat.—
Je ne puis répondre que la Cité prête de l'argent au
gouvernement (1), à moins que mylord un tel ne soit
président du conseil, etc.. Voilà le langage que, pen-
dant les dernières années, les sujets tenaient à leir
prince .. Cette façon de faire capituler le souverain
était déjà répandue detellesorte que le moindre servi-
teur commençait à lever la tête et à prendre de l'im-
portance. Il lui fallait un régiment; son flls devait
être fait major, son frère percepteur; autrement, il
menaçait de voter selon sa conscience (2;. «
Eu refusant d'imposer à la reine l'élévation de
Swift à Tépiscopat, les ministres devaient donc lui
paraître excusables; mais il ne les excusa pas, et en
1713, après la conclusion de la paix d'Utrecht, voyant
trois doyennes vacants remplis sans qu'il fût ques-
tion de lui, il menaça les ministres de son départ. Le
23 avril 1713, il fut nomme au doyenné de St-Patrick,
qui rapportait près de 1,000 liv. (25,000j. La séparation
d'Oxford et de Bolingbroke ne l'empêcha pas, Tannée
suivante, de rester Adèle à ses deux amis. Il priait
Oxford d'obtenir pour lui une gratification de 1,000
livres pour ses frais d'installation; Oxford, toujours
lent, tomba avant de l'avoir obtenue; Swift s'adressa
à Bolingbroke, qui, pendant sa courte domination,
obtint cette faveur lucrative. Mais la mort de la reine
(i) That tey City wil] lend money, unless... Examiner, n» 20 )
2 la expected a régiment, or his son must be e major, or his
brotUer a coliector; eue be tnxeatened to vote »ccor<Lng to nia
conscience. ld., \i.)
— 37 —
et la fuite du ministre rendirent inutile la persévé-
rante activité du doyen.
Swift se retrouva donc dans cette « terre d'wiil, »
et bien que sa condition y fût très supportable, la
perte de toute influence politique, la nécessité de
renoncer à toute ambition, l'éloignement offensant
que lui montrait ia population protestante, animée
contre les tories et contre les Stuarts, rendirent très
pénibles les premiers moments de sa chute. Il ré-
fléchit amèrement sur sa destinée, et comprit que
son génie avait nui à sa fortune. On ne peut lire
sans émotion ce court Essai sur la destinée des
gens (XEuttse (1), où il montre, avec tant d'esprit et
tant d'amertume, le succès assuré de la médiocrité
servile et universellement bienveillante de Goruso-
des et l'abaissement d'Eugenio, opprimé par son ta-
lent. Il voulut renoncer à tout effort d'esprit et s'ac-
coutumer à son sort. «Je ne lis et je n'écris que des
bagatelles, écrivait-il à Gay; le cheval, le sommeil
et la promenade me prennent dix-huit heures sur
vingt-quatre. »
D'autres soucis l'assaillaient en Irlande, et son
eceur, sa conscience, son honneur y subissaient de
perpétuelles épreuves. Il revenait auprès de Ste]la»
la pensée remplie d'une autre femme, de miss van
Homrigh, qui eut à souffrir tout ce que Stella avait
souffert, mais qui en souffrit moins longtemps. C'est
en 1710, que Swift connut à Londres madame van
Homrigh, veuve d'un marchand d'Amsterdam, et di-
rigea les études de l'aînée de ses deux filles. Le
eharme qui avait entraîné Stella vers son maître
agit avec autant de force sur l'esprit élevé, sur le
cœur aimant de miss van Homrigh. Au commence-
ment de 1712, elle avoua son amour à Suift et lui
Offrit sa main. Il n'est pas douteux que Swift l'ai-
mait; mais rompre avec Stella et épouser miss van
Homrigh était au-dessus de ses forces ; il voyait a\issJ
dans cette action la ruine de sa réputation et une
d) Ah 86M7 on tbe uta oT ClergT***'
— 38 —
prise offerte aux sévères jugements du monde. Dans
ce poëme de Cadenus et Vanessa, plein de tristes
beautés, ou il exhorte Vanessa à une sorte d'amour
platonique, lui offrant, dit-il, « un perpétuel délice
d'esprit, appuyé sur la vertu, plus durable, que les
séductions de l'amour, et qui échauffe sans brûler; »
dans ce poëme, où l'on a vu un aveu d'intimité à
travers ce passage équivoque : «Mais quel succès
Vanessa a-t-elle remporté ? Est-elle restée, pour
plaire à sod adorateur, dans ces hautes régions ro-
manesques, ou descend-il pour elle à agir avec une
fin moins séraphique, ou pour tout concilier, asso-
cient-ils les livres et l'amour? On ne le dira jamais
au genre humain, et la muse qui le sait ne le dévoi-
lera pas: » dans ce poëme, il donne à l'infortunée
Vanessa, àdéfautde laplus forte raison qui luifasse
refuser sa main (son engagement avee Stella), cette
autre raison puissante aussi sur son esprit : «Que
dira le moade ?... La ville jugera qu'il a trompé
par des paroles magiques la jeune fille sans défense;
tous les fats en nront, et diront que les savants ne
valent pas mieux que les autres hommes... Quel soin
paternel de cette jeune fille! cinq mille gui nées dans
sa bourse, le docteur aurait pu imaginer pis (1). »
En 1714, la mère de miss Homrigh mourut; elle
accourut en Irlande avec sa sœur, et le supplice
mérité de Swift commença. Il n'eut jamais le cou-
rage de lui enlever tout espoir, et le désespéra lente-
ment par une froideur inexplicable pour elle, parles
brusques changements de son humeur. Il restait
souventlongtemps sans aller la voir, et les lettres de
Vanessa nous apprennent combien ses visites étaient
souvent cruelles: « Je vous prie de me voir et de
me parler avec douceur, car vous ne condamneriez
personne à souffrir ce que j'endure ; puis-iez-vous
seulement le savoir. Je vous écris cela, parce que
je ne saurais vous le dire si je vous voyais: car,
(i) Five thousand guineaa in hor purse.
Tïie doctor might hâve faucied worse
— 39 —
lorsque je commence à me plaindre, vous vous fâ-
chez, et il y a alors, dans vos regards quelque chose
de terrible qui m'impose silence. » De son côté, Stella
se sentant une rivale sans la connaître, se mourait,
et, en 1716, Swift, vaincu par sa douleur, l'épousa
secrètement. Sans oser avouer cette union à Va-
nessa, il se conduisit de telle sorte avec elle, qu'elle
se retira à Cellbridge, près de Duhiin, toujours ai-
mante, toujours etfrayée et accablée de la conduite
de Swift. Eile lui écrivait en 17-20 : n Dix mortel les se-
maines se sont écoulées depuis que je vous ai vu, et
pas une lettre... Vous voulez, à force de rigueur, me
détacher de vous... Je vousco/ijure, par Dieu même,
de médire ce quia pu causer l'extrême changeaient
que je trouve en vous. » Cependant, elle eut encore,
à Cellbrulj^e quelques jours heureux. On montrait,
longtemps après cette funeste histoire, le berceau
entoure de fleurs et rafraîchi par un ruisseau, où
Swift et Vanessa venaient souvent s'asseoir avec des
livres et passaient de longues heures, toujours trop
courtes pour l'amante délaissée. Sxwft l'encourageait
dans ses lettres à vivre au jour le jour, et a ne rien
désirer au delà du présent. « Les sages de tous le*
temps (5 juillet 1721/ ont pensé nue la meilleure mé-
thode est de prendre les minutes comme elles vo-
lent et de faire un plaisir de toute action innocente...
Ecrivez-moi gaiement, sans plainies et sans prières,
autrement Cadenus les aura et vous punira.» Ur.
an plus tard (13 juillet 1722), il écrivait : « Montez i
cheval, faites-vous suivre de deux domestiques, e'.
allez voir vos voisins, les plus petrts de préférence :
il y a du plaisir à être respecte, et vous le pouvez tou
jours par votre esprit et votre fortune. La meilleurt
méthode que je connaisse en cette vie, est de pren-
dre son café quand on peut, et de s'en passer gaie-
ment quand on ne le peut pas; tant que vous a ure~
le spleen, vous pouvez être sûre que je vous prêche-
rai.» Il n'eut pas à lui faire longtemps ces injustes
et inutiles reproches. Avant la fin de cette année
même, Vanessa, qui avait perdu sa sœur, et oui était
— 40 —
ftyrée, sans consolation, au sentiment de son aban-
don, se décida à chercher le véritable secret de la
conduite 1e Swift. Elle écrivit à Stella et lui de-
manda la vérité. Celle-ci répondit à son infortunée
rivale qu'elle était la femme de Swift, et elle envoya
à ce dernier la lettre de Vanessa en quittant Dublin.
Aussitôt s-wift partit avec cette lettre pour Cellbridge,
entra chez Vanessa, jeta cette lettre sur la table et
sortit sans lui dire un seul mot. Il ne revit plus celle
qu'il avait frappée de ce coup mortel. Trois semaines
après, elle mourait, révoquant le testament qu'elle
avait fait en faveur de Swift, et léguant une partie
de sa fortune au docteur Berkeley. Swift alla errer
deux mois dans le sud de l'Irlande, laissant ses amis
dans l'inquiétude, et revint à Dublin, où de nouvelles
luttes politiques et des efforts suprêmes d'ambition
devaient effacer pour un temps, de son esprit, l'image
vengeresse de Vanessa.
L'accablement où Swift avait langui pendant les pre-
mières années de son exil en Irlande ne pouvait durer
toujours. L'état déplorable de ce pays, l'oppression
politique et industrielle de ces populations misérables,
l'indignèrent et lui offrirent une nouvelle occasion
de jouer un -_rrand rôle dans le monde. Dès 1720, son
court pamphlet, exhortant l'Irlande à ne consommer
crue ses produits manufacturiers, à l'exclusion de
ceux de l'Angleterre (1), avait excité lesprit public
et éveillé les inquiétudes de l'auministration an-
glaise. Swift affirmait que l'état des Irlandais était
devenu pire que celui des paysans de France, des
serfs d'Allemagne et de Pologne. « Quiconque, di-
sait-il, voyage dans ce pays et y considère l'aspect
de la nature, l'aspect, l'extérieur et les habitations
des hommes, ne se croira pas dans une contrée où
la loi, la religion, où la plus vulgaire humanité
soient respectées. » L'imprimeur de cet écrit fut ac-
cusé, Withshed, chief-justice, retint le jury onze
heures et le renvoya neuf fois dans le lieu de ses
(I) A proposai for tue uniyersal use of Irisû manufacture.
— 41 —
délibérations, sans obtenir la condamnation désirée.
On desespéra de l'accusation, et la poursuite fut
abandonnée.
Swift connaissait maintenant l'Irlande et savait
quel point d'appui on pouvait trouver da^o ses souf-
frances et dans ses passions. Quatre ans après cette
tentative, il saisissait, avec une audace inouïe et un
art admirable, l'occasion de la soulever tout entière.
La monnaie de cuivre faisait défaut en Irlande, et le
petit commerce s'y faisait en bons représentant des
fractions de shelling et échangeables. Parmi les di-
verses offres faites au gouvernement anglais, celle
de William Wood, déjà fermier de toutes les mines
de la couronne, parut la plus avantageuse. Une pa-
tente lui fut accordée pour frapper 108.000 livres st.
de monnaie de cuivre et pour les écouler en Irlande
dans l'espace de quatorze ans. Il était aisé de ren-
dre difficile l'exécution d'une mesure si simple
et si nécessaire. La jalousie du Parlement d'Ir-
lande, qui n'avait pas été consulté, la défiance
naturelle des populations pour toute monnaie nou-
velle, et surtout pour une monnaie venant d'Angle-
terre, offraient les éléments d'une résistance que le
talent pouvait rendre insurmontable. Les deux Cham-
bres du Parlement d'Irlande avaient commencé con-
tre cette mesure une opposition peu redoutable en
5 lie-mémo ; grâce à Swift, elle allait devenir invin-
cible.
Avec sa merveilleuse facilité à prendre tous les
rôles et à les jouer au naturel, Swift se fit drapier (1)
pour être mieux entendu des commerçants et du
peuple, et jamais la crédulité populaire, la peur,
l'intérêt n'ont été mis en œuvre avec plus de cha-
leur et d'habileté que dans ces célèbres Lettres, « Ce
que je vais vous dire est. après votre devoir envers
Dieu et le soin de votre salut, du plus grand intérêt
pour vous et pour vos enfants; votre pain, votre
ili En anglais draper, mais Swift écrivait drapier. — 27w
Drapiers Letters.
— 42 —
iiabillement, tontes le3 nécessités de la vie en dé-
pendent. Je vous supplie donc comme hommes,
comme chrétiens, comme pères, comme amis de
votre pays, de lire cette feuille avec la plus grande
attention, ou de vous la faire lire par d'autres; et
afin que vous le puissiez faire à moins de frais, j'ai
ordonné a l'imprimeur de le vendre au plus bas prix.
Après ce début admirable, il transforme audacieu-
sement Wood en un aventurier, et déclare que la
valeur intrinsèque de sa monnaie ne vaut pas un
huitième de sa valeur nominale. Il affirme encore que
Wood dépassera l'émission ûxée par sa patente, qu'il
remplacera tout l'or et tout l'argent de l'Irlande par
sa fausse monnaie. Mais Wood est appuyé par les
Anglais, il veut imposer cette monnaie; il la fera
donner en solde à l'armée, et alors il croira son affaire
faite, « et ce sera pour vous, dit Swift, une grande
difficulté, car le soldat Ira offrir cette monnaie au
marché et au cabaret, et si on la refuse, il menacera
de tout ravager, de battre le boucher et la cubare-
tière H prendra les marchandises en vous jetant la
pièce faussa Voici alors ce qu'il sufOra de faire. Que
le boutiquier, que le marchand de comestibles, que
tout autre commerçant demande dix fois la râleur
de sa marchandise, si on veut le payer en monnaie
de "Wood. Par exemple, 20 deniers pour un quart
d'ale (au lieu de 2) (1). etc.. Pour moi, qui ai une
bonne boutique pleine de drap, j'échangerai avec
mes voisins marchandises pour marchandises plutôt
que de prendre le mauvais cuivre de M. Wood... Nos
mendiants mêmes seront ruinés par son projet: leur
donner un demi-penny, cela apaise leur soif ou les
aide a remplir leur ventre; mais leur donner un
dem -penny qui vaut le douzième d'un demi-penny,
c'est comme si j'ôtais trois épingles de ma manche
pour les leur donner... En un mot, ce demi-penny
(4) For exa-iple, 20 d. of that money for a quart of aie, and s*
ia oll thicgs elpa
— 43 —
c'est « la chose maudite » que, selon l'Ecriture, « û
est interdit aux enfants d'Israël de toucher.»
Encourage par le succès de cette première lettre,
il a "iïé plus hardi dans la seconde, ilais !a monnaie
de Wood a ete essayée, disait-on. « J'ai entendu par-
ler du u homme, dit Sv, ift, qui, voulant vendre sa
maison, pur tait un morceau de brique dans sa po-
che et le montrait comme échantillon pour encou-
rager les acheteurs.» Mais, disait-on encore, la
monnaie de Wood ne passe que comme appoint ;on
ne peut en offrir plus de 5 deniers et demi à la
fois (1). « Bon Dieu! s'écrie Swift, quels sont les con-
seillers de ce misérable ? que sont ses soutiens, ses
complices, ses excitateurs? ses associes ? M. Wood
m'obligerait à recevoir 5 deniers et demi de son
cuivre dans chaque payement ; et moi je brûlerai
la cenelle à M. Wood et à ses agents comme à
des voleurs de grands chemins, s'ilsosent m 'obliger
à recevoir un liard de leur monnaie sur un payement
delOOliv. (2;.
» 11 n'y a point de dommage pour l'honneur à se
soumettre à un lion; mais quel est l'être a tigure hu-
maine qui se laissera manger vivant par un rat? Cet
homme a mis une taxe de 17 sh. par livre sur le
peuple d'Irlande, une taxe qui frappe non-seuiement
les terres, mais l'intérêt de l'argent, les marchandi-
ses, les manufactures, le salaire des manœuvres,
des domestiques.... Boutiquiers, prenez garde à
'"ous (3;. Si le fameux Bampden aima mieux aller en
prison que de payer quelques shellings au roi
Charles I«f sans l'autorisation du Parlement, j'aime
mieux être pendu que de payer sur tout mon bier
une taxe de 17 sh. par liv. selon le bon plaisir du
vénérable M. Wood. a
Que pouvait la raison contre ces éloquents men-
(ii La pièce de six pence est en argent.
[9 I vill shoot M'. Wood and tais dtputies fhrougta tbe taead
like highwaymen or taousebreak-rs, if they dare to force oc«
fannmg of t'heir coin on me in the payaient a* 40$ 1.
3 Sboplceepers, look to yourseiv°-
— 44 —
gonges? En vaîn le gouvernement fit-il publier l'ex-
cellent Rapport des Lords du conseil privé sur l'af-
faire de Wood (1), réfutation plus que suffisante des
Lettres du Drapier. On avait, disait ce rapport, en-
gagé le Parlement d'Irlande, et en général les oppo-
sants ju privilège de Wood, à portei devant le co-
mité burs arguments et leurs griefs Après l'uni-
yerselle clameur de l'Irlande, personne n'avait osé
comparaître pour une pareille cause, quoique le
gouvernement offrit les frais du voyage et les in-
demnités des témoins. Devant ce silence, le co-
mité fit son enquête. L'essai de la monnaie
déjà frappée fut largement faite par sir Isaac New-
ton, sir Southwell et J. Scrope; l'épreuve avait été
décisive et le contrôle devait être permanent; la mon-
naie de Wood était plutôt supérieure qu'inférieure à la
monnaie anglaise et aux stipulations de sa patente,
que Newton avait rédigée.,Le droit du gouvernement
d'assurer l'exactitude d'un contrat fait selon la loi
était parfaitement établi; et cependant, avec une sa-
gesse vraiment anglaise, le conseil privé, considérant
que Wood n'avait encore frappé que 17,000 livres
de sa monnaie, et n'avait encore préparé du cuivre
que pour 23.000 livres, proposait de limiter l'émis-
sion de cette monnaie à 40,000 liv., et cette conces-
sion une fois faite, d'assurer l'exécution de la loi.
Gela même allait être impossible.
Swift, dans une troisième lettre, excita l'indigna-
tion de la noblesse d'Irlande contre le ton dominateur
du conseil privé :« Appeler clameur (2) les adresses
des deux Chambres du Parlement d'Irlande; si l'on
parlait dans ce style au Parlement d'Angleterre, je
voudrais savoir combien de mises en accusations en
seraient la suite. » Sans s'irmuieter de répondre au
conseil, Swift continue d'affirmer, sur l'autorité
« d'une personne très habile », que la monnaie de
(1) The Report of ttae committee of the Lords of his Majestv*
laost honourable privy cotincil, in relation to Mr. Wocd's bail
pence aDd farlbmgs.
(Sj A uaiversal clamour.
— 45 —
W«od est de mauvais aloi, et à déplorer l'asservis-
sement de la nation livrée à un voleur. « Il est inu-
tile d'argumenter plus longtemps. Sa Majesté, selon
la loi, a laisse le champ libre à Wood et au royaume
d'Irlande. Wood peut offrir sa monnaie, et nous
avons pour la refuser, la loi, la raison, la liberté et
la nécessité. Je sens bien que la tâche que j'ai en-
treprise demanderait une meilleure plume, ruais
quand une maison est attaquée par des voleurs, il
arrive souvent que c'est le plus faible de la famille
qui court le premier fermer et soutenir la porte....
Hors d'état de porter l'armure de Saiil, j'aime mieux
attaquer ce Philistin incirconcis (1), ce Wood, avec
ma pierre et ma fronde, ce Goliath, qui était, comme
M. Wrood, tout couvert de bronze et défiait les ar-
mées du Dieu vivant. Les conditions de Goliath pour
son combat sont celles que nous fait M. Wood : « S'ii
m nous vainc, nous serons tous ses serviteur. » Mais
s'il arrive que je triomphe de lui, je renonce à l'a-
vantage que me fait cette condition; ii ne sera ja-
mais mon serviteur; je ne créis pas bon de lui con-
fier la boutique d'aucun honnête homme. »
Cependant le gouvernement anglais persistait Le
duc de GralTton fut remplacé dans le gouvernement
de l'Irlande par lord Carteret, muni d'instructions
plus sévères. La quatrième lettre du drapier élevait
le débat jusqu'aux proportions d'une lutte entre l'Ir-
lande et l'Angleterre, limitait le pouvoir royal, prê-
tait à Wood l'odieuse vanterie de réduire les Irlan-
dais à « manger leurs sabots (2)», et absolvait Wal-
pole de toule complicité, par ce paragraphe à double
entente : « Je démontre, a - delà de toute contradic-
tion, que M. Walpole est contre le projet Wood et
ami de l'Irlande par cet unique et invincible argu-
ment. L'opinion universelle est que c'est un homme
sage, un ministre habile, cherchant le véritable in-
(II This UBCircumcised Philislme.
2 TUat we must eitlier taie tbose halftoeaee, or eat <mr Arô-
mes.
— 4b —
térêt du roi dans toutes ses actions, au-dessus d
toute corruption par son intégrité, et de toute ten-
tation par sa fortune. » Exclu de la Chambre de?
communes le 17 juin 1711, pour concussion notoire
dans l'administration de la guerre, rentré en 17ÎL
dans la vie publique, devenu le chef du gouver-
nement de Georges I«r, diffamant ceux qu'il ne
pouvait pas acheter en les faisant passer pou.
vendus, Walpole supporta impatiemment le crue,
éloge de Swift; 300 livres furent inutilement offerte,
par une proclamation au dénonciateur de l'auteur
delà quatrième lettre du drapier, parfaitement connu
de tout le monde. Il fallut se contenter de poursui-
vre l'imprimeur, et Swift vint lui-même reprocher è
Cartel et cette poursuite contre un honnête commer-
çant, ami de son pays, lui demandant s'il espérait
une statue de cuivre pour ce service rendu à
Wood (1):
Res dura et regni noritas me talia cogunt
Moliri...
répondit spirituellement Carteret. Non-seulement le
grand jury refusa de mettre l'imprimeur en accu-
sation, mais il rédigea une violente remontrance
contre le projet de Wood. Le gouvernement se sen-
tit vaincu, résilia le contrat conclu avec Wood, et
lui paya une indemnité considérable. Swift avait fait
reculer de treize années l'émission indispensable
d'une monnaie de cuivre en Irlande, mais il était
apparu de nouveau sur la scène, plus important et
plus redouté que jamais.
En 1726, il alla jouir de son triomphe à Londre-,
et eut avec Walpole une entrevue qui fit croire à un
marché entre l'homme d'Etat et l'écrivain qui vena;t
de prouver ce que valait son influence. Malgré la
bienveillance affectée de sir Walpole et l'éloge com-
promettant qu'il faisait de Swift dans le monde, ce-
iui-cL ne devenant pas évoque et ne pouvant mêm3
(i) En français b is.
— 47 -
réussir à échanger son doyenné de Saint-Patrick
contre une position équivalente en Angleterre, donna
peu de prise à cette accusation. En même temps
Swift noua des relations étroites et entretint de
grandes espérances du coté du futnr roi d'Angle-
terre. Le prince de Galles , sa femme Caroline , sa
f&Torite miss Howard, attirèrent Swift dans leur pe-
tite cour et lui firent un accueil qui semblait devoir
réparer toutes les déceptions antérieures du doyen
de Saint Patrick. Mai*, au milieu de ces succès et de
ces familiarités royales, Swift fut rappelé en Ir-
lande par le? tristes nouvelles de la sa-nté de Stella.
Elle approchait de sa fin et ne voulait pas mourir
loin de lui : elle espérait mourir puhliqupment sa
femme. Swift revint en Irlande au mois d'août 1726,
et y fut reçu avec plus d'acclamations etdhonneurs
rtue n'en eût obtenu le souverain. Au commence-
mentdu mois de novembre, Gulliver éclatait à Lon-
dres (1).
* IJ y a environ dix jours, écrivait Gay à Swift, le
17 novembre 17-26 fut publié ici un livre sur les
voyages d*un certain Gulliver, qui depuis fait l'en-
tretien de toute la ville; toute l'édition fut vendue
en une semaine, et rien n'est plus divertissant que
^'entendre les opinions différentes de tout le monde
sur ce livre, que. tout le monde cependant s'accorde
à goûter an dernier point. On dit généralement que
vous en êtes l'auteur, mais le libraire déclare
qu'il ne sait pas de quelle main i) l'a reçu. Du
haut en bas de la société, tout le monde le lit, du
cabinet des ministres jusqu'à la chambre de la nour-
rice. Vous voyez qu'on ne vous fait pas in;
vous l'attribuant. S'il est de vous, vous avez déso-
bligé deux ou trois de vos meilleurs amis, en ne
leur donnant pas lemoindre soupçon. Peut-être que^
pendant tout ce temps, je vous parle d'un livre que"
(1) Travels into several remote notions of tue world , by Le.
muel Gulliver, ûrst a surgeon and then a captain of several ship»~
in four parts.
— 48 —
tous n'avez jamais vu, et qui n'a pas encore touché
l'Irlande. S'il en est ainsi, je crois que ce que j'en
ait dit suffit pour vous donner l'envie de le lire et
que vous me prierez de vous l'envoyer, *
«....Gulliver ir< aussi loin que John Bunyan, »
lui écrivait Arbuthnot. Pope félicitait Swift sans dé-
tour : « Je credis, écrivait-il, que ce livre fera dé-
sormais l'admiration de tous les hommes. » Swift
lui-même avait le sentiment de la grandeur de son
oeuvre, lorsqu'au mois d'août 172". répondant à une
lettre où l'abbé Desfontaines s'excusait d'a\oir altéré
Gulliver pour le rapprocher du goût de la France, il
écrivait au timide traducteur: « Si les livres du
sieur Gulliver ne sont calculés que pour les îles
Britanniques, ce voyageur doit passer pour un très
pitoyable écrivain. Les mêmes vices et les mêmes
folies régnent partout, du moins dans tous les pays
civilisés d'Europe: et l'auteur qui n'écrit que pour
une ville, une province, un royaume ou même un
siècle, mérite si peu d'être traduit qu'il ne mérite
pas d'être lu. Les partisans de ce Gulliver, qui ne
laissent pas que d'être en fort grand nombre chez
nous, soutiennent que son livre durera autant que
notre langue, parce qu'il ne tire pas son mérite de
certaines modes ou manières de penser et de dire,
mais d'une suite d'observations sur les imperfec-
tions, les folies et les vices de l'homme »
C'est à Ihomme, en effet, qu'en veut Gulliver et à
tout ce que l'on voit de plus excellent en lui-même
et dans le monde ou il domine. La politique, rabais-
sée, dans le voyage de Lilliput, aux débats d'une
fourmilière, disparaît devant la calme sagesse des
habitants de Brobdingnag et de ce roi philosophequi,
prenant dans sa main et caressant doucement le
panégyriste éloquent des institutions et des mœurs
de l "Angleterre, lui dit sans émotion que, d'après ses
propres peintures, « la plupart de ses compatriotes
sont la plus pernicieuse vermine à qui ta nature ait
jamais permis de ramper sur la surface de la terre.»
Laputa est le théâtre décourageant et ridicule de
— 4* —
nos sciences, de nos inventions, de nos eflorts pou?
rendre le séjour de la terre plus supportable et
abaisse le^ plus nobles occupations de l'esprit hu-
main. Mais Pile des Houyhnhuins est l'abîme où l'hu-
manité s'engloutit tout entière; les arts, les lois, les
mœurs, la religion, la raison même, to it succombe;
la beauté s'avilit, l'amour fait horreur, et, après
cette universelle dégradation de tout :e qui peut
occuper, charmer, élever l'homme sur la terre, on
n'est plus surpris de voir le voyageur, qui est rejeté
parmi le genre humain , au sortir d'une telle
épreuve, se voiler la face et refuser de voir des
hommes.
L'art profond de Swift pour prendre et soutenir
un personnage apparaît ici consommé et arrivé à sa
dernière perfection. L'astrologue BickerstafT, qui, en
1708, prédisait comme « une bagatelle » (1) la mort
de son rival Partridge, et soutenait, au point d'em-
barrasser le vivant lui-même, que sa prédiction s'était
accomplie; le valet-secrétaire de Prior, qui, en 1713,
racontait avec tant de naturel le voyage de Prior en
France et ses entretiens avec madame de Main tenon (2);
le drapier, enfin, qui voulait échanger marchandises
contre marchandises et qui n'eût pa^ voulu de Wood
pour garçon de boutique : tous ces êtres imaginai-
res si vivants et si réels, le cèdent encore au parfait
naturel et à la véracité ingénue de Gulliver. Le
monde où il nous conduit est hors du nôtre, mais
c'est un monde animé où nous nous sentons mou-
(1) My flrst prédiction i» a trifle, yet I will mention it to show
how ignorant those sottisu pretenders to a>trology are in their
own concerns; it relates to Partridge tbe almanack-maker. I hâve
consulted tbe st*r of bis nativiry by niy own ruics, and find how
illin failibly die upon the 29th of march Leit, about eieven at
night of a ragmg fever; therefore I admise him to consider of it
ailairs m tim^. Prédictions for the jet
Et peu après U publia : The accomplishment of the firs't of
Mr BickerstafTs predxtions, bemg an accounc ot the death of
Mr Partridge the almanark-maker. etc...
2 A new journey to Paris, together with some secret tronsae-
tions betv.een tbe Frenth kiml and an English gentleman, bj Xh»
*ieur du Baudrier, translated from the French.
— 50 —
TOfr et respirer. C'est une autre vie que la nôtre
«'est encore la vie. En un mot, la raison nous dé-
fend seule contre des récits auxquels l'imagination
se rend sans etïorts, et, selon le langage des philo-
sophes, c'est à priori que nous refusons d'y croire.
Nos misères mômes, qui sont le fonds de ce livre,
y sont moins exagérées que séparées de tout ce qui,
dans le monde, les atténue au point de les faire par-
fois oublier. Ce que Lucrèce appelle le Postscenia
vitœ, voila le théâtre où Swift nous conduit et nous
enferme, et la vue prolongée de cette moitié de la
réalité nous remplit d'horreur et de pitié sur nous-
mêmes. C'est en ce sens qu'une de ces Allés d'hon-
neur, si maltraitées par Swift, se plaignant de cet
avilissement de la femme et de l'amour, a pu dire
« qu'il était impie de déprécier ainsi les œuvres
• du Créateur. »
Swift revint en Angleterre en 1727. Toujours dési-
reux de s'y établir et d'échanger son doyenné, il
avait cependant rompu ouvertement avec Walpole,
qui, traité froidement par le prince de Galles, sem-
blait disgracié d'avance à l'avènement du nouveau
souverain. Aussi lorsque la mort de George I« (il
juin 1727) fut annoncée à Londres, les amis de Swift
l'exhortèrent à y attendre les bienfaits du règne qui
commençait. Il avait été question d'iine union des
whigs et des tories contre Walpole; le prince y sem-
blait disposé, et c'est ce que Swift avait indiqué en
donnant à l'héritier du trône de Lilliput un talon
haut et un bas talon. Mais Walpole fut plus puissant
sous George II que sous George I«. Le roi d'Angle-
terre, sa femme, sa maltresse, oublièrent parfaite-
ment le bon accueil que Swift avait reçu du prince
de Galles, et ce fut la dernière déception du doyen de
Saint- Patrick. Il avait écrit à Pope en 1726: « Aller en
Angleterre serait une chose excellente, si elle n'était
toujours accompagnée de cette vilaine circonstance
qu'il faut retourner en Irlande.» Il retourna dans
cette terre d'exil, en 1727, pour n'en plus sortir.
En 1728 Stella mourut. Les deux récits qui nous
— 51 —
-es de sa mort sont tous deux aussi déchi-
rants et aussi accablants l'un que Tautre pour \ù
mémoire de Swift. Que, selon Sheridan, Swift, sup-
plié par cette mourante de la déclarer publiquement
sa femme, soit sorti sans rien dire et ne l'ait plus
revue, que, selon madame Whiteaway, il ait fini par
céder, et qu'elle ait répondu : cr il est trop tard,t
Swift n'en resta pas moins chargé de la plus cruelle
et de la plus inexplicable conduite.
Cette mort, le livrant tout à fait à lui-même, aug-
menta sa disposition à la folie et assombrit encore-
à ses yeux l'aspect des choses humaines. Deux an-
nées après, il écrivait ces petits poèmes de la Toi
lettedune Dame (1), de Cassinut et Peter, de Stre-
pfion et Cftloé, qui ne sont qu'un triste développe
ment de ces vers de Lucrèce :
2t miseram tetns se suffit odoribus ipsa
Qo&m famute longe fuguant fur Unique cacainnant.
Rien ne serait plus propre que cette tendance de
Swift, dans les dernières de ses œuvres, à confirmer
l'opinion d'une infirmité naturelle, qui aurait aigri
son esprit et qui l'aurait attiré vers les images les
plus capables d'émousser ses regrets et de l'en con-
soler,
Quelques éclairs traversaient encore cette intelli-
gence, qui bientôt allait complètement s'obscurcir,
La famille royale et Walpole furent impitoyablement
raillés dans cette Rapsodie sur la poésie 2 qui eu.
été poursuivie si les jurisconsultes ne l'eussent ju-
gée inattaquable. La verve de Svs ift s'épanche en-
core dans cette brillante satire, écrite sur sa propre
mort 3 : amer développement de cette maxime de
la Rochefoucault :a Dans l'adversité de no-; meilleure
amis, nous trouvons toujours quelque chose qui ne
nous deplait pas. » Il met en scène, avec une vira-
i The Larly's Bressag room.
2 On poetry a Rhewsody.
3 On the death of Dr. Swift,
— 52 -
cité admirable, ses amis, ses ennemis, les indiffé-
rents parlant sur sa mort, et jamais comédie n'eut
plus de vraisemblance ni une plus sombre gaieté.
Jusqu'au bout enlin, il s'indigna des atteintes portées
par le Parlement d'Irlande aux intérêts de l'Eglise,
et une série de pièces satiriques atteste son inutile
ressentiment.
Vers 1736, il se sentit, avec désespoir, survivre à
sa raison; il ne la recouvra plus qu'à de rares inter-
valles. 11 se brouillait et se réconciliait sans cess*
avec ceux qui l'entouraient, et perdait par degrés,
avec le commerce du monde, les consolations qui se
tirent de la mémoire et de la pensée. Cette longue
agonie, dont ses meilleurs amis souhaitaient la fin,
se prolongea jusqu'au 19 octobre 1745. 11 consacrait,
par son testament, toute sa fortune à la fondation
d'un hôpital pour les aliénés et les idiots. Il fut en*
terré dans la cathédrale de Saint-Patrick, et sur une
plaque de marbre noir fut gravée cette inscription,
qu'il avait lui-même composée :
HTC DEPOSITUM EST CORPUS
JONATBAN SWIFT S. T. P.
HDJDS ECCLESIJ3 CATHEDRALIS
DECANI
UBI SiEVA INDIGNATIO
ULTERIUS COR LACEKABE NEQUIT;
AB1 VIATOR
ET IM1TARE SI POTERIS,
8TRENUM PRO VIRILI UBERTATIS VINDICEM
OBIIT ANNO (1745)
MEÎSSIS (OCTOBRIS) OIE (19)
.ETATIS ANNO (78)
Si l'homme ne vivait que pour lui-même, et s'il
fallait juger toutes ses actioa» qarle profit qu'il en
— 53 —
tire, le passage de Swift en ce monde ne serait
qu'une rigueur inutile de la destinée, et ce serait à
bon droit qu'il demandait compte au ciel de cette
existence, qui avait commencé dans les dégoûta,
langui dans les déceptions, et qui devait finir dans
les tortures. Et nous ne connaissons qu'une partie
de ses épreuves; nous comptons aisément ce que le
neveu négligé de Godwin, ce que l'ami mal récom-
pensé d'Oxford, ce que le courtisan trahi du prince
de Galles, a enduré d'humiliations et nourri de res-
sentiments; mais nous ne saurons jamais ce qu'a
souffert, par un juste retour, le meurtrier de Vanessa,
l'indigne époux de Stella, ni quels fantômes l'ont
hanté pendant dix années de folie.
C'est de plus haut qu'il faut juger de telles exis-
tences, puisqu'elles laissent des traces qui intéres-
sent le genre humain. Ni la vie de Swift ni ses dou-
leurs ne nous sont inutiles, car ce n'est que d'un
tel homme et que d'une telle vie que Gulliver pou-
vait sortir.
Le monde et la vie humaine peuvent être envisa-
gés de deux façons bien différentes, et il n'est guère
d'homme qui ne les ait considérés tour à tour sous
deux aspects. Prendre au sérieux le monde et les
grandeurs du monde, la vie et les occupations de la
vie, la science, la politique, les passions, les plaisirs;
se plaire dans cette mêlée, désirer et craindre avec
emportement, voilà un des penchants de l'âme hu-
maine, une des habitudes de sa pensée, et le mou-
vement perpétuel du monde en découle. Mais les
maux de la vie, le sentiment de sa brièveté, des
échecs irréparables, parfois un penchant naturel de
l'âme, donnent, pour nous, au monde et à la vie
une tout autre figure. Nous n'en voyons plus que
les misères, et, par une contemplation assidue de
Pindignité de l'objet de nos poursuites, nous aspirons
à nous en détacher. Qui ne sait alors que nous al-
lons chercher du secours auprès de ceux qui ont
éprouvé le même sentiment, et qui l'ont communi-
qué d'une façon durable au genre humain. Nous
— 54 —
nous mettons en quête de ces asiles qui dominent
le monde et qui en délivrent :
Edita doctrina sapientura templa serena.
Il en est de plusieurs sortes. Une vue complète
de la nature, de ses lois, de son tranquille et im-
mense empire, réduit à leur juste valeur les agita-
tions du monde sans les avilir, par le seul rappro
chement de leur mobile petitesse et de l'ensem
ble des choses. On s'élève vers un autre de ce
asiles par la certitude d'une vie meilleure et infinie,
qui réduit celle d'ici-bas à une courte épreuve, in-
digne de nous intéresser outre mesure, indigne sur-
tout de nous plaire. « Et comment, dit Y Imitation.
de Jésus-Christ, peut-on aimer une vie remplie du
tant d'amertumes, sujette à tant de calamités et do
misères? Mon âme, rc-pose-toi toujours dans la
Seigneur, par-dessus toutes choses et en toute,
choses, parce qu'il est le repos éternel de
saints (1). » Mais une âme ulcérée et incapable de
ces pensées pacifiques cherche le détachement di*
monde dans cet autre asile où on le méprise pour
lui-même, sans avoir besoin de contempler, pour l'a-
lavilir, quelque chose de plus grand ou de meilleur
que lui. Ce mépris, plus complet, plus profond que
ies autres, puisqu'il enveloppe les idées mêmes qui
servent de fondement aux autres, ce mépris amer
et désespéré a aussi sa grandeur et son triste repos.
C'est lui qui perce par intervalle dans Candide, el
qui s'y déguise sous tant d'images légères; il éclate:
librement dans Gulliver; il y a toute sa force, parce
qu'il part d'un cœur déchiré aussi bien que d'ui:
esprit sceptique, parce que ce contempteur de l'hu-
manité doit être compté parmi les plus malheureux
des hommes.
PRÉVÛST-PARÀDOL.
H) Imitation de Jésus Christ, III. 20, 2i.
VOYAGES DE GULLIVER
PREMIÈRE PARTIE
VOYAGE A LILLIPUT
!. — L'auteur rend un compte snccinct des premiers
motifs qui le portèrent à voyager.— Il fait naufrage
et se sauve à la nage dins le pays de Lilliinit. —On
l'enchaine et on le conduit en cet état pins avant
dans les terres.
Mon père , dont le bien , situé dans la pro-
vince de Nottingham , était médiocre , avait
cinq fils : j'étais le troisième, et il m'envoya
au collège d'Emmanuel, à Cambridge, à l'âge
de quatorze ans. J'y demeurai trois années ,
que j'employai utilement. Mais la dépense de
mon entretien au collège étant trop grande,
on me mit en apprentissage sous M. Jacques
Bâtes , fameux chirurgien à Londres , chez
qui je demeurai quatre ans. Mon père m'en-
voyant de temps en temps quelques petites
— 56 —
sommes d'argent , je les employai à appren-
dre le pilotage et les autres parties des ma-
thématiques les plus nécessaires a ceux qui
forment le dessein de voyager sur mer, ce que
je prévoyais être ma destinée. Ayant quitté
M. Bâtes, je retournai chez mon père ; et, tant
de lui que de mon oncle Jean et de quelques
autres parents, je tirai la somme de quarante
livres sterling par an pour me soutenir à Ley-
de. Je m'y rendis et m'y appliquai à l'étude de
la médecine pendant deux ans et sept mois,
persuadé qu'elle me serait un jour très utile
dans mes voyages.
Bientôt après mon retour de Leyde, j'eus,
à la recommandation de mon bon maître,
M. Bâtes , l'emploi de chirurgien sur l'Hiron-
delle, où je restai trois ans et demi , sous le
capitaine Abraham Panell, commandant. Je fis
pendant ce temps-la des voyages au Levant et
ailleurs. A mon retour, je résolus de m' établir
à Londres. M. Bâtes m'encouragea à prendre
ce parti , et me recommanda à ses malades.
Je louai un appartement dans un petit hôtel
situé dans le quartier appelé Old-Jewry, et
bientôt après j'épousai mademoiselle Marie
Burton, seconde hLle de M. Edouard Burton,
marchand dans la rue de Newgate, laquelle
m'apporta quatre cents livres sterling en ma-
riage.
Mais mon cher maître, M. Bâtes, étant mort
âeux ans après, et n'ayant plus de protecteur,
ma pratique commença à diminuer. Ma cons-
cience ne me permettait pas d'imiter la con-
duite de la plupart des chirurgiens, dont la
acience est trop semblable à celle des procu-
— 57 -
reurs : c'est pourquoi, après avoir consulté ma
femme et quelques autre? de mes intimes
amis, je pris la résolution de faire encore un
voyage de mer. Je fus chirurgien successive-
ment dans deux vaisseaux ; et plusieurs au-
tres voyages que je fis, pendans six ans, aux
Indes orientales et occidentales, augmentèrent
un peu ma petite fortune. J'employais mon
loisir à lire les meilleurs auteurs anciens et
modernes, étant toujours fourni d'un certain
nombre de livres , et, quand je me trouvais à
terre, je ne négligeais pas de remarquer les
mœurs et les coutumes des peuples , et d'ap-
prendre en même temps la langue du pays,
ce qui me coûtait peu, ayant la mémoire très
bonne.
Le dernier de ces voyages n'ayant pas été
heureux , je me trouvai dégoûté de la mer,
et je pris le parti de rester chez moi avec ma
femme et mes enfants. Je changeai de de-
meure, et me transportai de l'Old-Jewry à la
rue de Fetter-Lane, et de là à Wapping, dans
l'espérance d'avoir de la pratique parmi les
matelots: mais je n'y trouvai pas mon compte.
Après avoir attendu trois ans, et espéré en
vain que mes affaires iraient mieux, j'acceptai
un parti avantageux qui me fut proposé par
le capitaine Guillaume Prichard, prêt a mon-
ter VAntelupe, et à partir pour la mer du Sud.
Nous nous embarquâmes à Bristol , le 4 de
mai 1699, et notre voyage fut d'abord très
heureux.
H est inutile d'ennuyer le lecteur par le dé-
tail de nos aventures dans ces mers ; c'est
assez de lui faire savoir que, dans notre pas»
— 58 —
sage aux Indes orientales , nous essuyâmes
une tempête dont la violence nous poussa
vers le nord-ouest de la terre de Van Diemen.
Par une observation que je fis, je trouvai que
nous étions à 30 degrés 2' de latitude méridio-
nale. Douze hommes de notre équipage étaient
morts par le travail excessif et par la mau-
vaise nourriture. Le 5 novembre, qui était le
commencement de l'été dans ces pays-là, le
temps était un peu noir, les mariniers aper-
çurent un roc qui n'était éloigné du vaisseau
que de la longueur d'un câble, mais le vent
était si fort que nous fûmes poussés directe-
ment contre recueil , et que nous échouâ-
mes dans un moment. Six hommes de l'é-
quipage, dont j'étais un , s'étant jetés à pro-
pos dans la chaloupe, trouvèrent le moyen de
se débarrasser du vaisseau et du roc. Nous
allâmes a la rame environ trois lieues ; mais
à la fin la lassitude ne nous permit plus de
ramer ; entièrement épuisés , nous nous aban-
donnâmes au gré des flots , et bientôt nous
fûmes renversés par un coup de vent du nord.
Je ne sais quel fut le sort de mes camara-
des de la chaloupe , ni de ceux qui se sauvè-
rent sur le roc, ou qui restèrent dans le vais-
seau , mais je crois qu'ils périrent tous ; pour
moi , je nageai à l'aventure , et fus poussé
vers la terre par le vent et la marée. Je lais-
sai souvent tomber mes jambes , mais sans
toucher le fond. Enfin, étant près de m*a-
bandonner, je trouvai pied dans l'eau, et alors
la tempête était bien diminuée. Comme la
pente était presque insensible , je marchai
une demi-lieue dans la mer avant aue j'eusse
— 59 —
pris terre. Je fis environ un qa&vt de lieue
f-ans découvrir aucune maison, ni aucun ves-
tige d'habitants, quoique ce pays fût très
p :p!é. La fatigue, la chaleur et une demi-
l-rte d'eau-de-vie que j'avais bue en aban-
mt le vaisseau, tout cela m'excita à
dormir. Je me couchai sur l'herbe, qui était
très fine, ou je fus bientôt enseveli dans un
profond sommeil, qui dura neuf heures. Au
Se ' de ce temps-là, m'étant éveillé, j'essayai
de -ne lever; mais ce fut en vain. Je m'étais
eouehé sur le dos ; je trouvai mes bras et
mes jambes attachés à la terre de Fun et de
l'autre côté, et mes cheveux attachés de la
même manière. Je trouvai même plusieurs
iigatures très minces qui entouraient mon
corps, depuis mes aisselles jusqu'à mes cuis-
ses. Je ne pouvais que regarder en haut; ie
«soleil commençait à être fort chaud, et sa
grande clarté blessait mes yeux. J'entendis un.
bruit confus autour de moi mais, dans la
1 où j'étais, , ; ne pouvais rien voir que
?;i. Bientôt je sentis remuer quelque
a ir ma jambe gauche, et cette chose,
>nt doucement sur ma poitrine, monter
: à mon menton. Quel fut mon
étormement lorsque j'aperçus une petite figure
de créature iiumaine, haute tout au plus de
six pouce.?, un arc et une flèche à la main,
avec un carquois'sur le dos! J'en vis en même
temus au moins quarante autres de la même
espèce. Je me mis soudain à jeter des cris si
horribles, que tous ces petits animaux se reti-
rèrent transis de peur, et il y en eut même
quelques-uns, comme je l'ai appris ensuite,
— 60 —
qui furent dangereusement blessés par les
chutes précipitées qu'ils firent en sautant de
dessus mon corps à terre. Néanmoins ils re-
rinrent bientôt, et l'un d'eux, qui eut la har-
diesse de s'avancer si près qu'il fut en état de
voir entièrement mon visage, levant les
mains et les yeux par une espèce d'admiration,
s'écria d'une voix aigre, mais distincte :
Hekinah Degul. Les autres répétèrent plusieurs
fois les mêmes mots; mais alors je n'en com-
pris pas le sens. J'étais, pendant ce temps-là,
étonné, inquiet, troublé, et tel que serait le
lecteur en pareille situation. Enfin, faisant
des efforts pour me mettre en liberté, j'eus le
bonheur de rompre les cordons ou fiis, et
d'arracher les chevilles qui attachaient mon
bras droit à la terre ; car, en le haussant un
peu, j'avais découvert ce qui me tenait atta-
ché et captif. En même temps, par une se-
cousse violente qui me causa une douleur
extrême, je lâchai un peu les cordons qui
attachaient mes cheveux du côté droit (cor-
dons plus fins que mes cheveux mêmes), en
sorte que je me trouvai en état de procurer à
ma tête un petit mouvement libre. Alors ces
insectes humains se mirent en fuite et pous-
sèrent des cris très aigus. Ce bruit cessant,
j'entendis un d'eux s'écrier : Tolgo Phonac, et
aussitôt je me sentis percé à la main de plus
de cent flèches qui me piquaient comme autant
d'aiguilles. Ils firent ensuite une autre décharge
en l'air, comme nous tirons des bombes en
Europe, dont plusieurs, je crois, tombaient
paraboliquement sur mon corps, quoique je
ne les aperçusse pas, et d'autres sur mon vi-
— 61 —
sage, que je tâchai de couvrir avec ma main
droite. Quand cette grêle de flèches fut pas-
sée, je m'efforçai encore de me détacher;
mais on fit alors une autre décharge plus
grande que la première, et quelques-uns tâ-
chaient de me percer de leurs lances; mais,
par bonheur, je portais une veste impénétrable
de peau de buffle. Je crus donc que le meil-
leur parti était de me tenir en repos et de
rester comme j'étais jusqu'à la nuit; qu'alors,
dégageant mon bras gauche, je pourrais me
mettre tout à fait en liberté, et, à l'égard des
habitants, c'était avec raison que je me croyais
d'une force égale aux plus puissantes armées
qu'ils pourraient mettre sur pied pour m'atta-
quer, s'ils étaient tous de la même taille que
ceux que j'avais vus jusque-là. Mais la fortune
me réservait un autre sort.
Quand ces gens eurent remarqué que j'étais
tranquille, ils cessèrent de me décocher des
flèches ; mais, par le bruit que j'entendis, je
connus que leur nombre s'augmentait consi-
dérablement, et. environ à deux toises loin de
moi, vis-à-vis de mon oreille gauche, j'enten-
dis un bruit pendant plus d'une heure comme
des gens qui travaillaient. Enfin, tournant un
peu ma tête de ce côté-là, autant que les
chevilles et les cordons me le permettaient,
je vis un échafaud élevé de terre d'un pied et
demi, où quatre de ces petits hommes pou-
vaient se placer, et une échelle pour y monter;
d'où un d'entre eux, qui me semblait être une
personne de condition, me fit une harangue
assez longue, dont je ne compris pas un mot.
Avant que 4s commencer, il s'écria trois fois :
— 62 —
Langro Dehul san. Ces mots furent répétés
ensuite, et expliqués par des signes pour me
les faire entendre. Aussitôt cinquante hommes
^'avancèrent, et coupèrent les cordons qui at-
tachaient le côté gauche de ma tête; ee qui
me donna la liberté de la tourner à Iroite, et
d'observer la mine et l'action de celui qui de-
vait parier. Il me parut être de moyen âge,
et d'une taille plus grande que les trois autres
qui l'accompagnaient, dont l'un, qui avait i'aii
d'un page, tenait la queue de sa robe, et les
leux autres étaient debout de chaque côté
)Our le soutenir. Il me sembla bon orateur,
et je conjecturai que, selon les règles de l'art,
1 mêlait dans son discours des périodes plei-
nes de menaces et de promesses. Je fis la ré-
ponse en peu de mots, c'est-à-dire par un
■etit nombre de signes, mais d'une manière
Pleine de soumission, levant ma main gauche
<ît les deux yeux au soleil, comme pour le
Tendre à témoin que je mourais de faim,
l'ayant rien mangé depuis longtemps. Mon
-ppétit était, en effet, si pressant, que je ne
us m'empêcher de faire voir mon impatience
peut-être contre les règles de l'honnêteté) en
portant mon doigt très souvent à ma bouche,
pour faire connaître que j'avais besoin ds
aourriture.
UBurgo (c'est ainsi que, parmi eux, on ap-
pelle un grand seigneur, comme je l'ai en-
suite appris ) m'entendit fort bien. Il descen-
dit de l'échafaud , et ordonna que plusieurs
échelles fussent appliquées à mes côtés , sur
lesquelles montèrent bientôt plus de cent
Sommes qui se mirent en marche vers ma
— 63 —
bouche, chargés de paniers pleins de viandes.
J'observai qu'il y avait de la chair de diffé-
rents animaux , mais je ne les pus distinguer
par le goûter. Il y avait des épaules et des
éclanehes en forme de celles de mouton, et
fort bien accommodées, mais plus petites que
les ailes d'une alouette; j'en avalai deux ou
trois d'une bouchée avec six pains. Ils me
fournirent tout cela, témoignant de grandes
marques d'étonnement et d'admiration à cause
de ma taille et de mon prodigieux appétit.
Ayant fait un autre signe pour leur faire savoir
qu'il me manquait à boire, ils conjecturèrent,
par la façon dont je mangeais, qu'une petite
quantité de boisson ne me suffirait pas; et,
étant un peuple d'esprit , ils levèrent avec
beaucoup d'adresse un des plus grands ton-
neaux de vin qu'ils eussent, le roulèrent vers
ma main et le défoncèrent. Je le bus d'un seul
coup avec un grand plaisir. On m'en apporta.
un autre muid, que je bus de même, et je fis
plusieurs signes pour avertir de me voiturer
encore quelques autres muids.
Après m'avoir vu faire toutes ces merveil-
les, ils poussèrent des cris de joie et se mirent
à danser, répétant plusieurs fois, comme ils
avaient fait d'abord : Bekinah Degut. Bientôt
après, j'entendis une acclamation universelle,
avec de fréquentes répétitions de ces mots :
Peplom Selan, et j'aperçus un grand nombre
de peuple sur mon côté" gauche, relâchant les
cordons à un tel point, que je me trouvai en
état de me tourner, et d'avoir le soulagement
de pisser, fonction dont je m'acquittai au.
grand étonnement du peuple, lequel, devinant
- 64 —
ce que j'allais faire , s'ouvrit impétueusement
à droite et à gauche pour éviter le déluge.
Quelque temps auparavant, on m'avait frotté
charitablement le visage et les mains d'une
espèce d'onguent d'une odeur agréable , qui ,
dans très peu de temps , me guérit de la pi-
qûre des flèches. Ces circonstances, jointes
aux rafraîchissements que j'avais reçus, me
disposèrent a dormir ; et mon sommeil fut en-
viron de huit heures , sans me réveiller, les
médecins, par ordre de l'empereur, ayant fre-
laté le vin et y ayant mêlé des drogues sopo-
rifiques.
Tandis que je dormais, l'empereur de Lilli-
put ( c'était le nom de ce pays ) ordonna de
me faire conduire vers lui. Cette résolution
semblera peut-être hardie et dangereuse, et je
suis sûr qu'en pareil cas elle ne serait du goût
d'aucun souverain de l'Europe; cependant, à
mon avis , c'était un dessein également pru-
dent et dangereux ; car, en cas que ces peu-
ples eussent tenté de me tuer avec leurs lan-
ces et leurs flèches pendant que je dormais,
je me serais certainement éveillé au premier
sentiment de douleur, ce qui aurait excité ma
fureur et augmenté mes forces à un tel degré,
que je me serais trouvé en état de rompre le
reste des cordons; et, après cela, comme ils
n'étaient pas capables de me résister, je les au-
rais tous écrasés et foudroyés.
On fit donc travailler à la hâte cinq mille
charpentiers et ingénieurs pour construire
une voiture : c'était un chariot élevé de trois
pouces, ayant sept pieds de longueur, et qua-
tre de largeur, avec vingt-deux roues. Quand
— 65 —
il fut achevé, on le conduisit au lieu ou j'é-
tais. Mais la principale difficulté fut de m éle-
ver, et de me mettre sur cette voiture Dans
cette vue, quatre-vingts perches , chacune de
deux pieds de iiauteur, furent employées ; et
des cordes très fortes, de la grosseur d'une fi
celle, furent attachées , par le moyen de plu-
sieurs crochets, aux bandages que les ouvriers
avaient ceints autour de mon cou , de mes
mains , de mes jambes et de tout mon corps.
Neuf cents hommes des plus robustes furent
employés à élever ces cordes par le moyen
d'un grand nombre de poulies attachées aux
perches , et , de cette façon , dans moins de
trois heures de temps , je* fus élevé , placé et
attaché dans la machine. Je sais tout cela par
le rapport qu'on m'en a fait depuis, car, pen-
dant cette manœuvre, je dormais très pro-
fondément. Quinze cents chevaux , les plus
grands de l'écurie de l'empereur, chacun d'en-
viron quatre pouces et demi de haut, furent
attelés au chariot , et me traînèrent vers la
capitale, éloignée d'un quart de lieue.
Il y avait quatre heures que nous étions en
chemin, lorsque je fus subitement éveillé par
un accident assez ridicule. Les vcituriers s'é-
tant arrêtés un peu de temps pour raccommo-
der quelque chose, deux ou trois habitants du
pays avaient eu la curiosité de regarder ma
mine pendant que je dormais; et, s'avançant
très doucement jusqu'à mon visage, l'un d*'en-
tre eux , capitaine aux gardes , avait mis la
pointe aiguë de son esponton bien avant aans
ma narine gauche, ce qui me chatouilla le nez,
m'éveilla, et me fit étemuer trois foi;. Nous
•VLLIY8K, u 1
— 66 —
fîmes une grande marche le reste de ce joirr-
nous campâmes la nuit avec cinq cents
gardes , u^e moitié avec des flambeaux , et
l'autre avec des arcs et des flècnes, prête à ti-
rer si j'eusse essayé de me remuer. Le lende-
au lever du soleil , nous coutinuâme3
notre voyage, et nous arrivâmes sur le midi
à cent toises des portes de la ville. L'empereur
et toute la cour sortirent pour nous voir ; mai 3
les grands officiers ne voulurent jamais con-
sentir que sa majesté hasardât sa personne en
montant sur mon corps, comme plusieurs au-
tres avaient osé faire.
A l'endroit où la voiture s'arrêta, il y avait
an temple ancien , estimé le plus grand de
tout le royaume , lequel , ayant été souillé
quelques années auparavant par un meurtre,
était , selon la prévention de ces peuples , re-
gardé comme profane, et, pour cette raison,
employé à divers usages. Il fut résolu que je
serais logé dans ce vaste édifice. La grande
porte regardant le nord était environ de qua-
tre pieds de haut, et presque de deux pieds de
large; de chaque côté de la porte, il y avait
une petite fenêtre élevée de six pouces. A celle
qui était du côté gauche, les serruriers du roi
attachèrent quatre-vingt-onze chaînes , sem-
blables à celles qui sont attachées à la montre
d'une dame d'Europe, et presque aussi larges;
elles furent par l'autre bout attachées à ma
jambe gauche avec trente-six cadenas. Vis-a-
vis de ce temple, de l'autre coté du grand
chemin, à la distance de vingt pieds, il y avait
une tour au moins de cinq pie Is de haut;
c'était là que le roi devait monter avec plu-
— 67 —
sieiirs des principaux seigneurs de sa cour
pour avoir la commodité de me regarder à
-?oi aise. On eompte qu'il y eut plus de cent
mille habitants qui sortirent de la ville, atti-
rés par la curiosité, et, malgré mes gardes, je
crois qu'il n'y aurait pas eu moins de dix
mille hommes qui, à différentes fois, auraient
monté sur mon corps par des échelles, si on
n'eût publié un arrêt du conseil d'Etat pour
le défendre. On ne peut s'imaginer le bruit
et l'étonnement du peuple, quand il me vit
debout et me promener : les chaînes qui te-
naient mon pied gauche étaient environ de six
pie 1s de long, et me donnaient la liberté d'al-
ler et de venir dans un demi-cercle.
n. — L'enperearde Lilliput. accompaenp de plusieurs
de ses courtisans vi^nt pour voir fauteur dans sa
prison. — Description 'le !a personne et de l'habit de
sa majesté. — Gens savants nommés pour apprendre
la langue à l'auteur. — Il obtient des grâces par s&
douceur. — Ses poches sont visitées.
L'empereur, à cheval, s'avança un jour vers
moi, ce qui pensa lui coûter cher : à ma vne,
son cheval, étonné, se cabra; mais ce prince,
qui est un cavalier excellent, se tint ferme
sur ses étriers jusqu'à ce que sa suite accou-
rut et prit la biide. Sa majesté, après avoir
mis pied à terre, me considéra de tous côtés
avec une grande admiration, mais pourtant
se tenant toujours, par précaution, hors de la
portée de ma chaîne.
L'impératrice, les princes et princesses du
sang, accompagnés de plusieurs daines, s'as
— 68 —
sirent à quelque distance dans des fauteuils.
L'empereur est plus grand qu'aucun de sa
<iour, ce qui le fait redouter par ceux qui le
-regardent ; les traits de son visage sont grands
et mâles, avec une lèvre d'Autriche et un nez
aquilin; il a un teint d'olive, un air élevé, et
des membres bien proportionnés , de la grâce
et de la majesté dans toutes ses actions. E
avait alors passé la fleur de sa jeunesse, étant
âgé de vingt-huit ans et trois quarts, dont il en
avait régné environ sept. Pour le regarder avec
plus de commodité, je me tenais couché sur
le côté, en sorte que mon visage put être pa-
rallèle au sien ; et il se tenait à une toise et
demie loin de moi. Cependant, depuis ce
temps-là, je l'ai eu plusieurs fois dans ma
main ; c'est pourquoi je ne puis me tromper
aans le portrait que j'en fais. Son habit était
uni et simple, et fait moitié à l'asiatique et
moitié à l'européenne; mais il avait sur la tête
un léger casque d'or, orné de joyaux et d'un
plumet magnifique. Il avait son épée nue à la
main, pour se défendre en cas que j'eusse
brisé mes chaînes; cette épée était presque
longue de trois pouces ; la poignée et le four-
reau étaient d'or et enrichis de diamants. Sa
roix était aigre, mais claire et distincte, et je
ie pouvais entendre aisément, même quand
je me tenais debout. Les dames et les courti-
sans étaien: tous habillés superbement; en
sorte que la place qu'occupait toute la cour
paraissait à mes yeux comme une belle jupe
étendue sur la terre, et brodée de figures d'or
et d'argent. Sa majesté impériale me fit l'hon-
neur de me parler souvent, et je lui répondis
— 69 —
toujours; mais nous ne nous entendions ni
Tun ni l'autre.
Au bout de deux heures, la cour se retira,
et on me laissa une forte garde pour empê-
cher l'impertinence, et peut-être la malice de
la populace, qui avait beaucoup d'impatience
de se rendre en foule autour de moi, pour me
yoir de près. Quelques-uns d'entre eux eurent
l'effronterie et la témérité de me tirer des flè-
ches, dont une pensa me crever l'œil gauche.
Mais le colonel fit arrêter six des principaux
de cetie canaille, et ne jugea point de peine
mieux proportionnée à leur faute que de les
livrer liés et garrottés dans mes mains. Je les
pris donc dans ma main droite et en mis cinq
dans la poche de mon justaucorps, et, à
l'égard du sixième, je feignis de le vouloir
ranger tout vivant. Le pauvre petit homme
poussait des hurlements horribles, et le colo-
nel avec ses oificiers étaient fort en peine,
surtout quand ils me virent tirer mon canif.
Mais je fis bientôt cesser leur frayeur, car,
avec un air doux et humain, coupant promp-
tement les cordes dont il était garrotté, je le
mis doucement à terre, et il prit la fuite. Je
traitai les autres de la même façon, les tirant
successivement l'un après l'autre de ma poche.
Je remarquai avec plaisir que les soldats et
le peuple avaient été très touchés de cette
action d'humanité, qui fut rapportée à la
cour d'une manière avantageuse, et qui me fit
honneur.
La nouvelle de l'arrivée d'un homme prodi-
gieusement grand s'étant répandue dans tout
le royaume, attira un nombre infini de gens
— 7(> —
oisifs et curieux; en sorte que les villages fe-
rait presque abandonnés, et que la culture de
la terre en aurait souffert, si sa majesté im-
périale n'y avait pourvu par différents édits et
ordonnances. Elle ordonna donc que tous
ceux qui m'avaient déjà vu retourneraient
incessamment chez eux, et n'approcheraient
point, sans une permission particulière, du lieu
de mon séjour. Par cet ordre, les commis des
secrétaires d'Etat gagnèrent des sommes très
considérables.
Cependant l'empereur tint plusieurs conseils
pour délibérer sur le parti qu'il fallait pren-
dre à mon égard. J'ai su depuis que la cour
avait été fort embarrassée. On craignait que
je ne vinsse à briser mes chaînes et à me
mettre en libellé ; on disait que ma nourriture,
causant une dépense excessive, était capable
de produire une disette de vivres ; on opinait
quelquefois à me faine mourir de faim, ou à
me percer de flèches empoisonnées ; mais on
ftt réflexion que l'infection d'un corps tel que
le mien pourrait produire la peste dans la ca-
pitale et dans tout le royaume. Pendant qu'on
délibérait, plusieurs officiers de l'armée se
rendirent à la porte de la grand'chambre où
le conseil impérial était assemblé, et deux
d'entre eux ayant été introduits, rendirent
compte de ma conduite à l'égard des six cri-
minels dont j'ai parlé, ce qui fit une impres-
gion si favorable sur l'esprit de sa majesté et
de tout le conseil, qu'une commission impériale
fut aussitôt expédiée pour obliger tous les
villages, à quatre cent cinquante toises aux
environs de la ville, de livrer tous les matins
— 7* —
six bœufs, quarante moutons, et d'autres vi-
vres pour ma nourriture, avec une quantité
proportionnée de pain et de vin, et d'autres
boissons. Pour le payement de ces vivres, sa
majesté donna des assignations sur son tré-
sor. Ce prince n'a d'autres revenus que ceux
de son domaine, et ce n'est que dans des oc-
casions importantes qu'il lève des impôts sur
ses sujets, qui sont obligés de le suivre à
la guerre à leurs dépens. On nomma six cents
personnes pour me servir, qui furent pour-
vues d'appointements pour leur dépense de
bouche et des tentes construites très commo-
dément de chaque côté de ma porte.
Il fut aussi ordonné que trois cents tailleurs
me feraient un habit à la mode du pays ; que
six hommes de lettres, des plus savants de
l'empire, seraient chargés de m'apprendre la
langue, et, enfin, que les chevaux de l'empe-
reur et ceux de la noblesse, et les compagnies
des gardes, feraient souvent l'exercice devant
moi, pour les accoutumer à ma figure. Tous
ces ordres furent ponctuellement exécutés. Je
fis de grands progrès dans la connaissance de
la langue du Lilliput. Pendant ce temps-là,
l'empereur m'honora de visites fréquentes, et
même voulut bien aider mes maîtres de lan-
gue à m'instruire.
Les premiers mots que j'appris furent pour
lui faire savoir l'envie que j'avais qu'il voulût
bien me rendre ma liberté; ce que je lui répé-
tais tous les jours a genoux. Sa réponse fut qu'D
fallait attendre encore un peu de temps, que
c'était une affaire sur laquelle il ne pouvait se
déterminer sans l'avis de son conseil, et que.
— 72 —
premièrement, il fallait que ie promisse par
serment l'observation d'une paix inviolable
avec lui et avec ses sujets; qu'en attendant,
je serais traité avec toute l'honnêteté possi-
ble. Il me conseilla de gagner, par ma pa-
tience et par ma bonne conduite, son estime
et celle de ses peuples. Il m'avertit de ne lui
savoir point mauvais gré s'il donnait ordre à
certains officiers de me visiter, parce que,
vraisemblablement, je pourrais porter sur moi
plusieurs armes dangereuses et préjudiciables
à la sûreté de ses Etats. Je répondis que
j'étais prêt à me dépouiller de mon habit et à
vider toutes mes poches en sa présence. Il me
repartit que, par les lois de l'empire, il fallait
que je fusse visité par deux commissaires;
qu'il savait bien que cela ne pouvait se faire
sans mon consentement; mais qu'il avait si
bonne opinion de ma générosité et de ma
droiture, qu'il confierait sans craintes leurs
personnes entre mes mains; que tout ce qu'on
m'ôterait me serait rendu fidèlement quand je
quitterais le pays, ou que j en serais remboursé
selon l'évaluation que j'en ferais moi-même.
Lorsque les deux commissaires vinrent pom-
me fouiller, je pris ces messieurs dans mes
mains. Je les mis d'abord dans les poches de
mon justaucorps, et ensuite dans toutes
mes autres poches.
Ces officiers du prince , ayant des plumes,
de l'encre et du papier sur eux , firent un in-
ventaire très exact de tout ce qu'ils virent ;
et, quai] d ils eurent achevé, ils me prièrent de
les mettre à terre , afin qu'ils pussent rendre
compte de leur visite à l'empereur.
— 73 —
Cet inventaire était conçu dans les termes
suivants :
« Premièrement, dans la poche droite du
justaucorps du grand homme Montaqne ( c'est
ainsi que je rends ces mots, Quinbus Fles-
trin), après une visite exacte, nous n'avons
trouvé qu'un morceau de toile grossière, as-
sez grand pour servir de tapis de pied dans
la principale chambre de parade de votre ma-
jesté. Dans la poche gauche, nous avons trou-
vé un grand coffre d'argent avec un couvercle
de même métal , que nous , commissaires ,
n'avons pu lever. Nous avons prié ledit homme
Montagne de l'ouvrir, et, l'un de nous étant
entré dedans, a eu de la poussière jusqu'au
genoux, dont il a éternué pendant deux heu-
res, et l'autre pendant sept minutes. Dans la
poche droite de sa veste, nous avons trouvé
un paquet prodigieux de substances blanches
et minces, pliées l'une sur l'autre, environ de
la grosseur de trois hommes , attachées d'un
câble bien fort, et marquées de grandes figu-
res noires, lesquelles il nous a semblé être des
écritures. Dans la poche gauche , il y avait
une grande machine plate armée de grandes
dents très longues qui ressemblent aux palis-
sades qui sont dans la cour de votre majesté.
Dans la grande poche du coté droit de son
couvre-milieu (c'est ainsi que je traduis le mot
de ranfulo, par lequel on voulait entendre ma
culotte), nous avons vu un grand pilier de fer
creux, attaché à une grosse pièce de bois,
plus large que le pilier, et, d'un côté du pilier,
îl y avait d'autres pièces de fer en relief, ser-
— 74 —
rant un caillou coupé en talus ; nous n'avons
su ce que c'était; et dans la poche gauche, il
y avait encore une machine de la même es-
pèce. Dans la plus petite poche du côté droit,
il y avait plusieurs pièces rondes et plates, de
métaJ rouge et blanc, et d'une grosseur diffé-
rente; quelques-unes des pièces blanches, qui
nous ont paru être d'argent, étaient si larges
et si pesantes, que, mon confrère et moi, nous
avons eu de la peine à les lever. Item, deux
sabres de poche, dont la lame s'emboîtait dans
une rainure du manche, et qui avait le fil fort
tranchant ; ils étaient placés dans une grande
boîte ou étui. Il restait deux poches à visiter :
celles-ci , il les appelait goussets. C'étaient
deux ouvertures coupées dans le haut de soe
couvre-mlieu, mais fort serrées par son ventre,
qui les pressait. Hors du gousset droit pen-
dait une grande chaîne d'argent, avec une ma-
ehine tr< s merveilleuse au bout. Nous lui avons
commandé de tirer hors du gousset tout ce
qui tenait à cette chaîne ; cela paraissait être
un globe dont la moitié était d'argent, et l'au-
tre était un métal transparent. Sur le côté
transparent, nous avons vu certaines figures
étranges tracées dans un cercle ; nous avons
cru que nous pourrions les toucher, mais nos
doigts ont été arrêtés par une substance lumi-
neuse. Nous avons appliqué cette machine à
nos oreilles; elle faisait un bruit continuel, à
peu prés comme celui d'un moulin à eau, et
nous avons conjecturé que c'est ou quelque
animal ineonnu.ou la divinité qu'il aôure; mais
nous penchons plus du côté de la dernière
opinion, parce qu'il nous a assuré (si nous
- 75 —
l'avons bien entendu , car il s'exprimait fort
imparfaitement ) qu'il faisait rarement uns
chose sans l'avoir consultée ; il l'appelait son
ora:-le, et di-ait qu'elle désignait le temps
pour chaque action de sa vie. Du gousset gau-
che, il tira un filet presque assez large pour
servir à un pêcheur, mais qui s'ouvrait et se
refermait; nous avons trouvé au dedans plu-
sieurs pièces massives d'un métal jaune ; si
c'est du véritable or, il faut qu'elles soient
d'une valeur inestimable.
» Ainsi , ayant , par obéissance aux. ordres
de votre majesté, fouillé exactement toutes
ses poches , nous avons observé une ceinture
autour de son corps, faite de ia peau de quel-
que animal prodigieux , à laquelle , du côté
gauche . pendait une épée de la longueur de
si$ hommes ; et, du côté droit, une bourse ou
poche en deux cellules, chacune étant
capable de tenir trois sujets de votre majesté.
Dans une de ces cellules , il y avait plusieurs
globes ou bailes d'un autre métal très pesant,
environ de la grosseur de notre tète, et qui
exigeait une main très forte pour les lever ;
i'autre cellule contenait un amas de certaines
graines noires, mais peu grosses et assez lé-
gères, car nous en pouvions tenir plus de cin-
quante dans la paume de nos mains.
» Tel est l'inventaire exact de tout ce que
nous avons trouvé sur le corps de r homme
Mewtagve, qui nous a reçu avec beaucoup
d'honnêteté et avec de3 égards conformes à la
commission de votre majesté.
» Si^né et scellé le quatrième jour de la
— 76 —
lune quatre-vingt-neuvième du règne très
heureux de votre majesté,
• FLESSEN FRELOCX, MÀRSI FRELOCK. »
Quand cet inventaire eut été lu en présence
de l'empereur, il m'ordonna, en des termes
honnêtes, de lui livrer toutes ces choses en
particulier. D'abord il demanda mon sabre : il
avait donné ordre à trois mille hommes de
ses meilleures troupes, qui l'accompagnaient,
de l'environner à quelque distance avec leurs
arcs et leurs flèches ; mais je ne m'en aper-
çus pas dans le moment, parce que mes yeux
étaient fixés sur sa majesté. Il me pria donc
de tirer mon sabre, qui, quoiqu'un peu rouillé
par l'eau de la mer, était néanmoins assez bril-
/ant. Je le fis, et tout aussitôt les troupes je-
tèrent de grands cris. Il m'ordonna de le re-
mettre dans le fourreau , et de le jeter à terre
aussi doucement que je pourrais, environ à six
pieds de distance de ma chaîne. La seconde
chose qu'il me demanda fut un de ces piliers
creux de fer, par lesquels il entendait mes
pistolets de poche : je les lui présentai, et, par
son ordre, je lui en expliquai l'usage comme
je pus, et, ne les chargeant que de poudre,
f avertis l'empereur de n'être point effrayé, et
puis je le tirai en l'air. L'étonnement, à cette
eccasion , fut plus grand qu'à la vue de mon
Sabre; ils tombèrent tous à la renverse comme
s'ils eussent été frappés du tonnerre ; et même
l'empereur, qui était très brave , ne put reve-
nir à lui-même qu'après quelque temps. Je lui
— 77 -
remis mes deux pistolets de la même manière
que mou sabre, avec mes sacs de plomb et de
poudre , l'avertissant de ne pas approcher le
sac de poudre du feu, s'il ne voulait voir son
palais impérial sauter en l'air, ce qui le sur-
prit beaucoup. Je lui remis aussi ma montre,
qu'il fut fort curieux de voir, et il commanda
à deux de ses gardes les plus grands de la
porter sur leurs épaules , suspendue à un
grand bâton , comme les charretiers de bras-
seurs portent un baril de bière en Angleterre.
Il était étonné du bruit continuel qu'elle fai-
sait, et du mouvement de l'aiguille qui niar*
quait les minutes ; il pouvait aisément le sui*
vre des yeux, la vue de ces peuples étant bien
plus perçante que la nôtre. Il demanda sur
ce sujet le sentiment de ses docteurs, qui fu-
rent très partagés, comme le lecteur peut bien
s'imaginer.
Ensuite je livrai mes pièces d'argent et de
cuivre , ma bourse , avec neuf grosses pièces
d'or et quelques-unes plus petites, mon pei-
gne , ma tabatière d'argent , mon moud oir et
mon journal. Mon sabre, mes pistolets de po-
che et mes sacs de poudre et de plomb, furent
transportés à l'arsenal de sa majesté; mais
tout le reste fut laissé chez moi.
J'avais une poche en particulier, qui ne fut
point visitée, dans laquelle il y avait une
paire de lunettes, dont je me sers quelquefois
à cause de la faiblesse de mes yeux, un téles-
cope, avec plusieurs autres bagatelles que >e
crus de nulle conséquence pour l'empereur, et
que, pour cette raison, je ne découvris point
aux commissaires , appréhendant qu'elles ne
— 78 -«
fissent gâtées ou perdues si je venais à inea
dessaisir.
IR. — L'anleur divertit l'empereur et les grands de l'un
et dp l'autre sexe d'an*1 maniera fort extraord'naire.
— Description des divertissements de la cour de
Liliii'ut. L'anleur est mis en liberté à certaines
conditions.
L'empereur voulut un jour me donner le
divertissement de quelque spectacle , en q.ioi
ces peuples surpassent toutes les nations que
j'ai vues, soit pour l'adresse, soit pour la ma-
gnificence ; mais rien ne me divertit davan-
tage que lorsque je vis des danseurs de corde
voltiger sur un fil blanc bien mince, long de
deux pieds onze pouce*.
Ceux, qui pratiquent cet exercice sont les
personnes qui aspirent aux grands emplois,
et souhaitent de devenir les favoris de la cour ;
ils sont pour cela formés, dès leur jeunesse, à
ce noble exercice, qui convient surtout aux
personnes de haute naissance. Quand une
grande charge est vacante, soit par la mort
de celui qui en était revêtu, soit par sa dis-
grâce (ce qui arrive très souvent), cinq ou six
prétendants à la charge présentent une re-
quête a l'empereur pour avoir la permission
de divertir sa majesté et sa cour d'une danse
sur la corde, et celui qui saute le plus haut
sans tomber obtient la charge. Il arrive très
souvent qu'on ordonne aux grands magistrats
le danser aussi sur la corde, pour montrer
leur habileté et pour faire connaître à l'empe-
reur qu'ils n'ont pas perdu leur talent. Flira*
— 79 —
nap, grand-trésorier de l'empire, passe pour
avoir l'adresse de faire une cabriole sur la
corde au moins un pouce plus haut qu'aucun
autre seigneur de l'empire; je l'ai vu plusieurs
fois faire le saut périlleux (que nous appelons
le $om>:rs( l) sur une petite planche de bois at-
tachée à la conte, qui n'est pas plus grosse
qu'une ficelle ordinaire.
Ces divertissements causent souvent des ac-
cidents funestes, dont la plupart sont enre-
gistrés dans les archives impériales. J'ai vu
moi-même deux ou trois prétendant? a estrc-
aais le péril est beaucoup plus -
euand les ministres eux-mêmes reçoivr
dre de signaler leur adresse ; car, eu faisant
- extraordinaires pour se
eux-mêmes et pour l'emporter sur les autres,
ils fonc presque toujours des chutes dange-
reuses.
On m'assura qu'un an avant mon arrivée ,
FUmnap se serait infailliblement cassé la tête
en tombant, si un des coussins du roi ne l'eût
:-vé.
Il y a un autre divertissement qui n'est que
'empereur, l'impératrice et pour le pre-
mier minière. L'empereur met sur une table
trois fils de soie très délies, longs de six pou-
ces; l'un est cramoisi, le second jaune et le
troisième blanc. Ces fils sont proposés comme
<3es prix à ceux que l'empereur veut distin-
guer par une marque singulière de sa faveur.
La cérémonie est faite dans la grand'chambre
ence de sa majesté, où les concurrents
sont obligés de donner une preuve de leur ha-
bileté, telle que je n'ai rien vu de semblable
-80-
dans aucun autre pays de l'ancien ou du nou-
veau monde.
L'empereur tient un bâton , les deux bouts
irallèles à l'horizon , tandis que les eoncur-
/ents, s'avançn.nt successivement, sautent par-
dessus le bâton. Quelquefois l'empereur tient
un bout et son premier ministre tient l'autre;
quelquefois le ministre le tient tout seul. Ce-
lui qui réussit le mieux et montre plus d'agi-
lité et de souplesse en sautant est récompensé
de la soie cramoisie ; la jaune est donnée au
second, et la blanche au troisième. Ces fils,
dont ils font des baudriers, leur servent dans
la suite d'ornement, et, les distinguant du vul-
gaire, leur inspirent une noble fierté.
L'empereur ayant un jour donné ordre à
une partie de son armée, logée dans sa capi-
tale et aux environs, de se tenir prête, voulut
se réjouir d'une façon très-singulière. Il m'or-
donna de me tenir debout comme un colosse,
mes deux pieds aussi éloignés l'un de l'autre
que je les pourrais étendre commodément ; en-
suite il commanda à son général, vieux capi-
taine fort expérimenté, de ranger les troupes
en ordre de bataille et de les faire passer en
revue entre mes deux jambes, l'infanterie par
vingt-quatre de front, et la cavalerie par seize,
tambours battants, enseignes déployées et
piques hautes. Ce corps était composé de trois
mille hommes d'infanterie et de mille de ca-
valerie. Sa Majesté prescrivit, sous peine de
mort, à tous ies soldats, d'observer dans la
marche la bienséance la plus exacte à l'égard
de ma personne, ce qui, néanmoins, n'empê-
cha pas quelques-uns des jeunes officiers de
— 8i —
lever en haut les yeux en passant au-dessous*
de moi. Et , pour confesser ia vérité , ma cu-
lotte était alors dans un si mauvais état ,
qu'elle leur donna occasion d'éclater de rire.
J'avais présenté ou envoyé tant de mémoi-
res ou de requêtes pour ma liberté, que sa ma-
jesté, à la an, proposa l'affaire, premièrement
au conseil des dépêches, et puii au conseil d'E-
tat, où il n'y eut d'opposition que de la part
du ministre Skyresh Bolgolam , qui jugea à
propos, sans aucun sujet, de se déclarer contre
moi ; mais tout le reste du conseil me fut fa-
vorable, et l'empereur appuya leur avis. Ce
ministre , qui était galbet , c'est-à-dire grand-
amiral , avait mérité la confiance de son maî-
tre par son habileté dans les affaires; mais:5:
était d'un esprit aigre et fantasque, il obtiLt
que les articles touchant les conditions aux-
quelles je devais être mis en liberté seraient
dressés par lui-même. Ces articles me fu-
rent apportés par Skyresh Bolgolam en per-
sonne, accompagné de deux sous-secrétaire.'
et de plusieurs gens de distinction. On me diï
d'en promettre l'observation par serment ,
prêté d'abord à la façon de mon pays , et en-
suite à la manière ordonnée par leurs lois ,
qui fut de tenir l'orteil de mon pied droit dans
ma main gauche, de mettre le doigt du mi-
lieu de ma main droite sur le haut de ma
«.ète, et le pouce sur la pointe de mon oreille
droite. Mais , comme le lecteur peut être cu-
rieux de connaître le style de oette cour et de
savoir les articles préliminaires de ma déli-
vrance, j'ai fait une traduction de l'acte entier
mot pour mot :
— 82 —
« GOLBASTO MOMAREN EULAMfi" GURMLO SHEFIN
mïïllt dllt gdé , Très puissant empereur de
Lilliput, les délices et la terreur de l'univers,
dont les Etats s'étendent à cinq mille Mus-
trugs ( c'est-à-dire environ six lieues en cir-
cuit) aus extrémités du globe , souverain de
tous les souverains, plus haut que le3 nls des
hommes, doni *es pieds pressent la terre jus-
qu'au centre dont la tête touche le soleil, doni
un clin d'œil fait trembler les genoux des po-
tentats, aimable comme le printemps, agréa-
ble comme l'été , abondant comme l'automne,
terrible comme l'hiver; à tous nos sujets amés
et féaux, salut. Sa très haute majesté propose
à Vhomme Montagne les articles suivants, les-
quels, pour préliminaire! il sera obligé de ra-
tifier par un serment solennel :
« I. Vhomme Montagne ne sortira point de
nos vastes Etats sans notre permission scellée
du grand sceau.
n II. Il ne prendra point la liberté d'entrer
dans notre capitale sans notre ordre exprès,
afin que les habitants soient avertis deux heu-
res auparavant de se tenir enfermés chez eux.
» III. Ledit homme Montagne bornera ses
promenades à nos principaux grands chemins,
et se gardera de se promener ou de se cou-
cher dans un pré ou pièce de blé.
» IV. En se promenant par lesdits chemins,
il prendra tout le soin possible de ne fouler
aux pieds les corps d'aucun de nos fidèles su-
jets, ni de leurs chevaux ou voitures; il ne
prendra aucun de nosdits sujets dans ses
mains, si ce n'est de leur consentement.
• V. S'il est nécessaire qu'un courrier du
— 83 —
cabinet fasse quelque course extraordinaire ,
l'homme Montagne sera obligé de porter dans
sa poche ledit courrier durant six journées ,
une fois toutes les lunes, et de remettre ledit
courrier (s'il en est requis) sain et sauf en no-
tre présence impériale.
» VI. Il sera notre allié contre nos ennemis
de l'île de Blefuscu , et fera tout son possible
pour faire périr la flotte qu'ils arment actuel-
lement pour faire une descente sur nos terres.
» VII. Ledit homme Montagne, à ses heures
de loisir, prêtera son secours à nos ouvriers,
en les aidant à élever certaines grosses pier-
res, pour achever les murailles de notre grand
parc et de nos bâtiments impériaux.
» VIII. Après avoir fait le serment solennel
d'observer les articles ci-dessus énoncés, ledit
homme Montagne aura une provision journa-
lière de viande et de boisson suffisante à la
nourriture de dix-huit cent soixante et qua-
torze de nos sujets, avec un accès libre au-
près de notre personne impériale , et autres
marques de notre faveur. Donné en notre pa-
lais, à Belsaborac, le douzième jour de la qua-
ii'e-vingt-onzième lune de notre règne. »
Je prêtai le serment et signai tous ces arti-
cles avec une grande joie, quoique quelques-
uns ne fussent pas aussi honorables que je
l'eusse souhaité, ce qui fut l'effet de la malice
du grand-amiral Skyresh Bolgolam. On rn'ôta
mes chaînes, et je fus mis en liberté. L'empe-
reur me nt l'honneur de se rendre en personne
et d'être présent à la cérémonie de ma déli-
vrance. Je rendis de très humbles actions de
grâce à sa majesté, en ma crosternant à ses
— 84 —
pieds ; mais i3 ma commanda de me lever, et
cela dans les termes les plus obligeants.
Le lecteur a pu observer que, dans le der-
nier article r1*? l'acte de ma délivrance, l'em-
pereuf était convenu de me donner une quan-
tité de viande et de boisson qui pût suffire a
\a subsistance de dix-huit cent soixante et
quatorze Lilliputiens. Quelque temps après,
demandant à un courtisan, mon ami parti-
culier, pourquoi on s'était déterminé à cette
quantité, il me répondit que les mathémati-
ciens de sa majesté ayant pris la hauteur de
mon corps par le moyen d'un quart de cercle,
et supputé sa grosseur, et le trouvant , par
rapport au leur, comme dix-huit cent soixante
et quatorze sont à un, ils avaient inféré de la
limitante de leur corps que je devais avoir un
appétit dix-huit cent soixante et quatorze fois
plus grand que le leur, d'où le lecteur peut
juger de l'esprit admirable de ce peuple, et de
l'économie sage, exacte et clairvoyante de leur
empereur.
IT. — Descripiion de Mildendo, capitale de Lilliput, et
eu palais de l'empereur. — Conversation entre l'au-
teur et un secrétaire d'Etat, touchant les affaires de
l'empire. — Offres que l'auteur fait de servir l'empe-
reur dans ses guerres.
La première requête que je présentai, après
avoir obtenu ma liberté, fut pour avoir la
permission de voir Mildendo, capitale de l'em-
pire ; ce que l'empereur m'accorda, mais en me
recommandant de ne faire aucun mai aux ha-
bitants, ni aucun tort à leurs maisons. Le peu-
— 85 —
pie en fut averti par une proclamation qu jn-
nonçait le dessein que j'avais de visiter la
ville*. La muraille qui l'environnait était haute
de deux pieds et demi, et épaisse au moins de
onze pouces, en sorte qu'un carrosse pouvait
aller dessus et faire le tour de la ville en sû-
reté ; elle était flanquée de fortes tours à dix
pieds de distance l'une de l'autre. Je passai
par-dessus la porte occidentale, et je marchai
très lentement et de côté par les deux princi-
pales rues, n'ayant qu'un pourpoint, de peur
d'endommager les toits et les gouttières des
maisons par les pans de mon justaucorps.
J'allais avec une extrême circonspection, pour
me garder de fouler aux pieds quelques gens
qui étaient restés dans les rues, nonobstant les
ordres précis signifiés à tout le monde de se
tenir chez soi, sans sortir aucunement durant
ma marche. Les balcons, les fenêtres des pre-
mier, deuxième, troisième et quatrième éta-
ges, celles des greniers ou galetas, et les
gouttières même, étaient remplis d'une si
grande foule de spectateurs, que je jugeai que
la ville devait être considérablement peuplée.
Cette ville forme un carré exact, chaque côté
de la muraille ayant cinq cents pieds de long.
Les deux grandes nies qui se croisent, et la
partagent en quatre quartiers égaux, ont cinq
pieds de large ; les petites rues, dans lesquel-
les je ne pus entrer, ont de largeur depuis
douze jusqu'à dix- huit pouces. La ville est ca-
pable de contenir cinq cent mille âmes. Les
maisons sont de trois ou quatre étages. Les
boutiques et les marchés sont bien fournis.
Il y avait autrefois bon opéra et bonne co-
— 86 —
r:édie: mais, faute d'auteurs excités par les
libéralités du prince, il n'y a plus rien qui
vaille.
Le palais de l'empereur, situé dans le centre
de la ville, où les deux grandes rues se ren-
contrent, est entouré d'une muraille haute
de vingt-trois pouces, et à vingt pieds de dis-
tance des bâtiments. Sa majesté m'avait per-
mis d'enjamber par-dessus cette muraille,
pour voir son palais de tous les côtés. La cour
extérieure est un carré de quarante pieds et
comprend deux autres cours. C'est dans la
i ntérieure que sont les appartements de
sa majesté, que j'avais un grand désir de
voir, ce qui étaient pourtant bien difficile, car
les plus grandis portes n'étaient que d? dix-
liuit pouces de haut et de sept pouces de
De plus, les bâtiments de la cour ex-
. t au moins hauts de cinq pieds,
et ii m'était impossible d'enjamber par-dessus
l'ourir risque de briser les ardoises des
toits; car, pour les murailles, elles étaient
bâties de pierres de taille épaisses
de quatre pouces. L'empereur avait néan-
moins grande envie que je visse la magnifi-
cence de son palais ; mais je ne fus en état de
le faire qu'au bout de trois jours, lorsque j'eus
mon couteau quelques arbres des
plus grands du parc impérial, éloigné de la
ville d'environ cinquante toi -es. De ceci arbres
je fis deux tabourets, chacun de trois pieds
de haut, et assyz forts pour soutenir le poids
de mon corps. Le peuple ayant donc été averti
pour la seconde fois, je passai encore au tra-
vers de la ville, et m'avançai vers le palais
— 87 —
- mes deux tabourets à la main. Quand
je fus a rivé à un côté de la cour extérieure,
je montai sur un de mes tabourets et pris
l'autre à ma main. Je fis passer celui-ci par-
dessus le toit, et le descendis doucement à
terre,, dans l'espace qui était entre la première
et la seconde cour, lequel avait nu'.t pieds de
large. Je passai ensuite très co? anodément
par-dessus les bâtiments, par le moyen des
deux tabourets ; et, quand je fus en de
• ■Let le tabouret qui était
resté en dehors. Par cette invention, j\-
jusque dans la cour la plus intérieure, où, me
couchant sur le côté, j'appliquai mon visage
a toutes les fenêtres du premier étage, qu*on
avait exprès laissées ouvertes, et je vis les
tements les plus magnifiques qu'on puisse
. Je vis l'impératrice et les jeunes
princesses dans leurs chambres, environnées
de leur suite. Sa majesté impériale voulut
bien n'honorer d'un souris très gracieux, et
me donna par la fenêtre sa main à baiser.
Je ne ferai point ici le détail des curiosités
renfermées dans ce palais; je les réserve pour
un plus grand ouvrage, et qui est presque
prêc a êt'-e mis sous presse, contenant une
description générale de cet empire depuis sa
première fondation, l'histoire de ses empereurs
pendant une longue suite de siècles, des ob-
servations sur leurs guerres, leur politique,
leurs lo s, les lettres et la religion du pays,
les phintes et animaux qui s'y trouvent, les
mœurs et les coutumes des habitants, avec
plusieurs autres matières prodigieusement
curieuses et ex cession-»* nt utiles. Mon but
— 88 —
n'est à présent que de raconter ce qui m'ar-
riva pendant un séjour d'environ neuf mois
dans ce merveilleux empire.
Quinze jours après que j'eus obtenu ma
liberté, Kcldresal, secrétaire d'Etat pour le
département des affaires particulières, se
rendit chez moi, suivi d'un seul domestique.
Il ordonna que son carrosse l'attendît à quel-
que distance, et me pria de lui donner un en-
tretien d'une heure. Je lui offris de me
coucher, afin qu'il pût être de niveau à mon
oreille ; mais il aima mieux que je le tinsse
dans ma main pendant la conversation. Il
commença par me faire des compliments sur
ma liberté et me dit qu'il pouvait se flatter
d'y avoir un peu contribué. Puis il ajouta
que, sans l'intérêt que la cour y avait, je ne
l'eusse pas sitôt obtenue; «car, dit-il, quel-
que florissant que notre Etat paraisse aux
étrangers, nous avons deux grands fléaux à
combattre : une faction puissante au dedans}
et au dehors l'invasion dont nous sommes
menacés par un ennemi formidable. A l'égard
du premier, il faut que vous sachiez que,
depuis plus de soixante et dix lunes, il y a eu
deux partis opposés dans cet empire, sous
les noms de Tramecksan et Slamecksan, ter-
mes empruntés des hauts et bas talons de
leurs souliers, par lesquels ils se distinguent.
On prétend, il est vrai, que les hauts talont
sont les plus conformes à notre ancienne
constitution; mais, quoi qu'il en soit, sa ma-
jesté a résolu de ne se servir que des bas ta-
lons dans l'administration du gouvernement
st dans toutes les charges qui sont à la dis-
— 89 —
position de la couronne. Vous pouvez même
remarquer que les talons de sa majesté impé-
riale sont plus bas au moins d'un drurr que
ceux d'aucun de sa cour. (Le drurr est envi-
ron la quatorzième partie d'un pouce.) La
haine des deux partis, continua-t-il, est à un
tel degré, qu'ils ne mangent ni ne boivent
ensemble, et qu'ils ne se parlent point. Nous
comptons que les Tramecksans ou hauts talons
nous surpassent en nombre; mais l'autorité
est entre nos mains. Hélas! nous appréhen-
dons que son altesse impériale, l'héritier appa-
rent de la couronne, n'ait quelque penchant
aux hauts talons; au moins nous pouvons
facilement voir qu'un de ses talons est plus
haut que l'autre, ce qui le fait un peu clocher
dans sa démarche. Or, au milieu de ces dis-
sensions intestines, nous sommes menacés
d'une invasion de la part de l'île de Blefuscu,
qui est l'autre grand empire de l'univers,
presque aussi grand et aussi puissant que ce-
lui-ci; car, pour ce qui est de ce que nous
avons entendu dire, qu'il y a d'autres empires,
royaumes et Etats dans le monde, habités par
des créatures humaines aussi grosses et aussi
grandes que vous, nos philosophes en doutent
beaucoup et aiment mieux conjecturer que vous
êtes tombé de la lune ou d'une des étoiles,
parce qu'il est certain qu'une centaine de mortels
de votre grosseur consommeraient dans peu de
temps tous les fruits et tous les bestiaux des
Etats de sa majesté. D'ailleurs nos historiens,
depuis six mille lunes, ne font mention d aucu-
nes autres régions que les deux grands empires
de Liiliput et de Blefuscu. Ces deux formidables
— 90 —
puissances ont, comme j'allais vous dire, été
engagées pendant trente-six lunes dans une
guerre très opiniâtre, dont voici le sujet: tout
le monde convient que la manière primitive de
casser les œufs avant que nous les mangions
est de les casser au gros bout ; mais l'aïeul de
sa majesté régnante, pendant qu'il était en-
fant, sur le point de manger un œuf, eut le
malheur de se couper un des doigts, sur quoi
l'empereur son père donna un arrêt pour or-
donner à tous ses sujets, sous de griôves
peines, de casser leurs œufs par le petit bout,
^e peuple fut si irrité de cette loi, que nos
historiens racontent qu'il y eut, à cette occa-
sion, six révoltes, dans lesquelles un empe-
reur perdit la vie et un autre la couronne,
Ces dissensions intestines furent toujours
fomentées par les souverains de Blefuscu, et,
quand les soulèvements furent réprimés, les
coupable* «fréfugièrent dans cet empire. On
supputes que onze mille hommes ont, à dif-
férentes époques, aimé mieux souffrir la mort
que de se soumettre à la loi de casser leurs
C2u?s par le petit bout. Plusieurs centaines
de gros volumes ont été écrits et publiés sur
».ette matière ; mais les livres des gruê-èoutient
ont été défendus depuis longtemps, et tout
leur paru a été déclaré, par les lois, incapa-
ble de posséder des charges. Pendant la suite
continuelle de ces troubles, les empereurs de
Blefuscu ont souvent fait des remontrances
par leurs ambassadeur», nous accusant de
faire un crime en violant un précepte fonda-
mental de notre grand prophète Dastrogg,
dans le cinquante - quatrième chapitre du
— 9i —
Brundccral (ce qui est leur Alcoran). Cepen-
dant cela a été jugé n'être qu'une interpré-
tation du sens du texte, dont voici les mots :
Que tous les fidèles casseront leurs œufs au
bout le plus commode. On doit, à mon avis,
laisser décider à la conscience de chacun
quel est le bout le plus commode, ou, au
moins, c'est à l'autorité du souverain magis-
trat d'en décider. Or, les gros-boutiens exilés
ont trouvé tant de crédit dans la co*.ir de
l'empereur de Blefuscu, et tant de secours et
d'appui dans notre pays même, qu'une guerre
très sanglante a régné entre les deux em-
pires pendant trente-six lunes à ce sujet, avec
différents succès. Dans cette guerre, nous
avons perdu 40 vaisseaux de ligne et un bien
plus grand nombre de petits vaisseaux, avec
30.000 de nos meilleurs matelots et soldats ;
l'on compte que la perte de l'ennemi n'est
pas motos considérable. Quoi qu'il en soit, on
arme a présent une flotte très redoutable, et
on se prépare à faire une descente sur nos
eôtes. Or, sa majesté impériale, mettant sa
confiance en votre valeur, et ayant une haute
idée de vos forces, m'a commandé de vous
faire ce détail au sujet de ses affaires, afin de
savoir quelles sont vos dispositions à son
égard. »
Je répondis au secrétaire que je le priais
d'assurer l'empereur de mes très humbles
respects, et de lui faire savoir que j'étais prêt
à sacrifier ma vie pour défendre sa personne
sacrée et son empire contre toutes les entre-
prises et invasions de ses ennemis. Il me
quitta fort satisfait de ma réponse.
- 92
T. — L'auteur, par un stratagème très extraordinaire,
s'oppose à une descente des ennemis. — L'empereur
lui ronrére un grand tiire d'honneur.— Des ambas-
sadeurs arrivent de la part de l'empereur de Ble-
fuscu pour demander la paix.— Le feu prend à l'ap
Êartement de l'impératrice. — L'auteur contribua
eaucoup à éteindre l'incendie.
L'empire de Blefuscu est une île située au
nord-nord- est de Lilliput, dont elle n'est sé-
parée que par un canal qui a quatre cents
toises de large. Je ne l'avais pas encore vu ;
et, sur l'avis d'une descente projetée, je me
gardai bien de paraître de ce côté-là} de peur
d'être découvert par quelques-uns des vais-
seaux de l'ennemi.
Je fis part à l'empereur d'un projet que j'a-
vais formé depuis peu pour me rendre maître
de toute la flotte des ennemis, qui, selon le
rapport de ceux que nous envoyions à la dé-
couverte, était dans le port, prête à mettre à
la voile au premier vent favorable. Je consul-
tai les plus expérimentés dans la marine pour
apprendre d'eux quelle était la profondeur du
canal, et ils me dirent qu'au milieu, dans la
plus haute marée, il était profond de soixante
et dix glumgluffs (c'est-a-dire environ six pieds
selon la mesure de l'Europe), et le reste de
cinquante glumgluifs au plus. Je m'en allai se-
crètement vers la côte nord-est, vis-à-vis de
Blefuscu, et, me couchant derrière une colli-
ne, je tirai ma lunette et vis la flotte de l'en-
nemi composée de cinquante vaisseaux de
guerre et d'un grand nombre de vaisseaux de
transport. M'étant ensuite retiré, je donnai
— 93 —
ordre de fabriquer une grande quantité de câ-
bles, les plus forts qu'on pourrait, avec des
barres de fer. Les câbles devaient être envi-
ron de la grosseur d'une double ficelle, et les
barres de la .ongueur et de la grosseur d'une
aiguille à tricoter. Je triplai le câble pour le
rendre encore plus fort; et, pour la même
raison, je tortillai ensemble trois des barres
de fer, et attachai à chacune un crochet. Je
retournai à la côte du nord-est, et, mettant
bas mon justaucorps, mes souliers et mes
bas, j'entrai dans la mer. Je marchai d'abord
dans l'eau avec toute la vitesse que je pus, et
ensuite je nageai au milieu, environ quinze
toises, jusqu'à ce que j'eusse trouvé pied. J'ar-
rivai a la flotte en moins d'une demi-heure.
Les ennemis furent si frappés à mon aspect,
qu'ils sautèrent tous hors de leurs vaisseaux
comme ies grenouilles, et s'enfuirent a terre;
ils paraissaient être au nombre d'environ trente
mille hommes. Je pris alors mes câbles, et,
attachant un crochet au trou de la proue de
chaque vaisseau, je passai mes câbles dans les
crochets. Pendant que je travaillais, l'ennemi
fit une décharge de plusieurs milliers de flè-
ches dont un grand nombre m'atteignit au vi-
sage et aux mains, et qui, outre la douleur
excessive qu'elles me causèrent, me troublè-
rent fort dan? mon ouvrage. Ma plus grande
appréhension était pour mes yeux, que j'au-
rais infai.liblement perdus si je ne me fusse
promptement avisé d'un expédient : j'avais
dans un de mes goussets une paire de lunet-
tes, que je tirai et attachai a mon nez aussi
fortement que je pus. Armé de cette façon,
— 94 —
comme d'une espèce de casque, je poursuivis
mon travail en dépit de la grêle continuelle de
flèches qui tombaient sur moi. Avant placé
tous les crochets, je commençai à tirer; mai3
ce fut inutilement; tous les vaisseaux étaient
à l'ancre. Je coupai aussitôt avec mon couteau
tous les câbles auxquels étaient attachées les
-, ce qu'ayant achevé en peu de temps,
je tirai aisément cinquante des plus gros vais-
Beaux et les entraînai avec moi,
Les Blefuscudiens, qui n'avaient point d'i-
dée de ce que je projetais, furent également
surpris et confus : ils m'avaient vu couper les
câbles, et avaient cru que mon dessein n'était
que de les laisser flotter au gré du vent et de
la marée, et de les faire heurter l'un contre
l'autre; mais quand ils me virent entraîner
toute la flotte à la fois, ils jetèrent des cris de
rage et de désespoir.
Ayant marché quelque temp3, et me trou-
vant hors de la portée des traits, je m'arrêtai
un peu pour tirer toutes les flèches qui s'é-
taient attachées à mon visage tt à m< s mains;
puis, conduisant ma prise, je tâchai de me
rendre au port impérial de Lilliput.
L'empereur, avec toute sa cour, était sur le
bord de la mer, attendant le succès de mon
entreprise. Ils voyaient de loin avancer une
flotte sous la forme d'un grand croissant;
mais, comme j'étais dans l'eau jusqu'au cou,
ils ne s'apercevaient pas que c'était moi qui la
conduisais vers eux.
L'empereur crut donc que j'avais péri, et
que la flotte ennemie s'approchait pour faire
une descente ; mais ses craintes furent biea*
tôt dissipées; car, ayant pris pied, on me vit
à la tête de tous les vaisseaux, et l'on m'en-
tendit crier d'une voix forte : Tire le très
puissant empereur d:' Lilliput! Ce prince, à
mon arrivée, me donna des louanges infinies,
et, sur-le-champ, me créa nardac, qui est le
plus haut titre d'honneur parmi eux.
Sa majesté me pria de prendre des mesu-
res pour amener dans ses ports tous les au-
tres vaisseaux de l'ennemi. L'ambition de ce
prince ne lui faisait prétendre rien moins que
de se rendre maître de tout l'empire de Ble-
iiscu, de le réduire en province de son em-
pire, et de le faire gouverner par un vice-
rai; de faire périr tous les exilés gros-bou-
uens et de contraindre tous ses peuples à
casser les œufs par le petit bout, ce qui l'au-
j lit fait parvenir à la monarchie universelle ;
mais je tâchai de le détourner de ce dessein
par plusieurs raisonnements fondés sur la
politique et sur la justice, et je protestai hau-
■ ament que je ne serais jamais l'instrument
(.ont il se servirait pour opprimer la liberté
d'un peuple libre, noble et courageux. Quand
on eut délibéré sur cette affaire dans le con-
seil, la plus saine partie fut de mon avis.
Cette déclaration ouverte et hardie était si
opposée aux projets et à la politique de sa
majesté impériale, qu'il était difficile qu'elle
pût me le pardonner; elle en parla dans le
conseil d'une manière très artificieuse, et mes
ennemis secrets s'en prévalurent pour me
perdre, tant il est vrai que les services les
pins importants rendus aux souverains sont
bien peu de chose lorsau'ils sont suivis du
— 96 —
refus de servir aveuglément leurs passions ï
Environ trois semaines après mon expédi-
tion éclatante, il arriva une ambassade solen-
nelle de Blefuocu avec des propositions d
paix. Le traité fut bientôt conclu à des con-
ditions très avantageuses pour l'empereur.
L'ambassade était composée de six seigneurs,
avec une suite de cinq cents personnes, et
l'on peut dire que leur entrée fut conforme à
la grandeur de leur maître et à l'importance
de leur négociation.
Après la conclusion du traité, leurs excel-
lences étant averties secrètement des bons of-
fices que j'avais rendus à leur nation par la
manière dont j'avais parié à l'empereur, me
rendirent une visite en cérémonie. Ils com-
mencèrent par me faire beaucoup de compli-
ments sur ma valeur et sur ma générosité,
«t m'invitèrent au nom de leur maître, à pas-
ser dans son royaume. Je les remerciai et les
priai de me faire l'honneur de présenter mes
très humbles respects à Sa Majesté Blefuscu-
dienne, dont les vertus éclatantes étaient ré-
pandues par tout l'univers. Je promis de me
rendre auprès de sa personne royale avant
que de retourner dans mon pays.
Peu de jours après , je demandai à l'empe-
reur la permission de faire mes compliments
au grand roi de Blefuscu ; il me répondit froi-
dement .ju'il le voulait bien.
J'ai oublié de dire que les ambassadeurs
m'avaient parle avec le secours d'un inter-
prète. Les langues des deux empires sont très
différentes l'une de l'autre; chacune des deux
nations vante l'antiquité, la beauté et la force
— 97 —
de sa langue, et méprise l'autre. Cependant
l'empereur, fier de l'avantage qu'il avait rem-
porté sur les Blefuscudiens par la prise de
leur flotte, obligea les ambassadeurs à pré-
senter leurs lettres de créance et à faire leur
harangue dans la langue lilliputienne, et il
faut avouer qu'à raison du trafic et du com-
merce qui est entre les deux royaumes, de la
réception réciproque des exilés et de l'usage
où sont les Lilliputiens d'envoyer leur jeune
noblesse dans le Blefuscu, afin de s'y polir et
d'y apprendre les exercices, il y a très peu de
personnes de distinction dans l'empire de
Liiliput, et encore moins de négociants ou de
matelots dans les places maritimes qui ne
parlent les deux langues.
J'eus alors occasion de rendre à sa majesté
Impériale un service très signalé. Je fus un
jour réveillé, sur le minuit, par les cris d'une
foule de peuple assemblé à la porte de mon
hôtel; j'entendis le mot burgum répété plu-
sieurs fois. Quelques-uns de la cour de l'em-
pereur, s'ouvrant un passage à travers la
foule , me prièrent de venir incessamment au
palais, où l'appartement de l'impératrice était
en feu par la faute d'une de ses dames d'hon-
neur, qui s'était endormie en lisant un poëme
blefuscudien. Je me levai à l'instant et me
transportai au palais ?vec assez de peine, sans
néanmoins fouler personne aux pieds. Je trou-
vai qu'on avait déjà appliqué des échelles aux
murailles de l'appartement et qu'on était bien
fourni de seaux ; mais l'eau était assez éloi-
gnée. Ces seaux étaient environ de la grosseur
d'un dé à coudre, et le pauvre peuple ea
fournissait avec toute la diligence qu'il pou-
vait. | 'incendie commençait à croître, et un
palais si magnifique aurait été infailliblement
réduit eu cendres si, par une présence d'es-
prit peu ordinaire, je ne me fusse tout à coup
avisé d'un expédient. Le soir précédent, j'a-
vais bu en grande abondance d'un vin blane
appelé glimigrim t qui vient d'une province de
Bletuscu et qui est très diurétique. Je me mis
donc a uriner en si grande abondance, et j'ap-
pliquai l'eau si à propos et si adrc-itement
Cux endroits convenables, qu'en trois minutes
le feu fut tout à fait éteint, et que le reste de
ce superbe édifice, qui avait coûté des sommes
Immenses, fut préservé d'un fatal embrasement.
J'ignorais si l'empereur me saurait gré du
service que je venais de lui rendre; car, par
les lois fondamentales de l'empire, c'était un
erime capital et digne de mort de faire de l'eau
étendue du palais impérial; mais je fus
rassuré lorsque j'appris que sa majesté avait
donne, ordre au grand juge de m'expédier des
lettres de grâce; mais on m'apprit que l'ini-
pérn.îi vant la plus grande horreur de
ce que je venais de faire, s'était transportée
au côté le pius éloigné de la cour, et qu'elle
était déterminée à ne jamais loger dans des
appartements que j'avais osé souiller par une
action malhonnête et impudente.
VI. Un m.enrs de? habitants de I.illiput, leur litté-
rature, leurs lois, leurs coutumes et leur manière
d'élever les enfants.
Quoique j'aie le dessein de renvoyer la des-
cription de cet empire à un traité particulier.
— 99 —
je crois cependant devoir en donner ici au
lecteur quelque idée générale. Comme la taille
ire des gens du pays est un p-'u moins
haute que de six pouces , il y a une propor-
tion exacte drus tous les autres animaux,
bien que dans les plantes ei dans les
arbres. Par exemple, les chevaux et le.-
les plus hauts sont de quatre à cinq p
les moutons d'un pouce et demi,
moins, leurs oies environ de la grosseur d'un
moineau; en sorte que leurs insectes et
•s invisibles pour moi; mais la nature
a su ajuster les yeux des habitants de L
à tous les objets qui leur sont proport i-
.aire connaître combien leur vue t s
- ard des objets qui sont procl
; vis une fois avec plaisir un
^ibiie plumant une alouette
i grosse qu'une mouche oi
aile enfilant une aiguil le : avec
soie pareillement invisible.
earactéres et des lettres; mais
ire est remarquable, n'ét
gauche à la droite, comme celle de
ni de la droite à la gauche, comme celle
-abes; ni de haut en bas, comme celle
iunois ; ni de bas en haut, comme celle
:nais obliquement et d'un angle
du papier à l'autre, comme celle des dames
déterre.
Ils enterrent les morts la tête directement
et bas, parce qu'ils s'imaginent que, dans onze
unes, tous les morts doivent ressusci-
rs Ja terre, qu'ils croient plate, se
-ra sens dessus dessous , et que, par ce
— 100 —
moyen, au moment de leur résurrection, ils
seront tous trouvés debout sur leurs pieds.
Les savants d'entre eux reconnaissent l'absur-
dité de cette opinion; mais l'usage subsiste,
parce qu'il est ancien et fondé sur les idées
du peuple.
Ils ont des lois et des coutumes très singu-
lières, que j'entreprendrais peut-être de justk
fier si elles n'étaient trop contraires à celles
de ma chère patrie. La première dont je fe-
rai mention regarde les délateurs. Tous les
crimes contre l'Etat sont punis en ce pays-là
avec une rigueur extrême; mais, si l'accusé
fait voir évidemment son innocence , l'accu-
sateur est aussitôt condamné a une mort igno-
minieuse, et tous ses biens confisqués au pro-
fit de l'innocent. Si l'accusateur est un gueux,
l'empereur, de ses propres deniers, dédom-
mage l'accusé, supposé qu'il ait été mis en
prison ou qu'il ait été maltraité le moins du
monde.
On regarde la fraude c*mme un crime plus
énorme que le vol; c'est pourquoi elle est tou
•ours punie de mort ; car on a pour principe
que le soin et la vigilance, avec un esprit or-
dinaire, peuvent garantir les biens d'un hom-
me contre les attentats des voleurs, mais que
la probité n'a point de défense contre la four-
berie et la mauvaise foi.
Quoique nous regardions les châtiments et
les récompenses comme les grands pivots du
gouvernement, je puis dire néanmoins que la
maxime de punir et de récompenser n'est pas
observée en Europe avec la même sagesse
que dans l'empire de Lilliput. Quiconque peut
— 101 —
apporter des preuves suffisantes qu'il a ob-
servé exactement les lois de son pays pendant
soixante et treize lunes, a droit de prétendre
à certains privilèges, selon sa naissance et son
état, avec une certaine somme d'argent tirée
d'un fonds destiné à cet usage ; il gagne
même le titre de milpall, ou de légitime,
lequel est ajouté à son nom ; mais ce ti-
tre ne passe pas à sa postérité. Ces peuples
regardent comme un défaut prodigieux de
politique parmi nous que toutes nos lois soient
menaçantes, et que l'infraction soit suivie de
rigoureux châtiments, tandis que l'observation
n'est suivie d'aucune récompense ; c'est pour
cette raison qu'ils représentent la justice avec
six yeux, deux devant, autant derrière, et un
de chaque côté (pour représenter la circons-
pection), tenant un sac plein d'or à sa main
droite et une épée dans le fourreau à sa main
gauche, pour faire voir qu'elle est plus dispo-
sée à récompenser qu'à punir.
Dans le choix qu'on fait des sujets pour
remplir les emplois, on a plus d'égard à la
probité qu'au grand génie. Comme le gouver-
nement est nécessaire au genre humain, on
croit que la Providence n'eut jamais dessein
de faire de l'administration des affaires pu-
bliques une science difficile et mystérieuse
qui ne put être possédée que par un petit
nombre d'esprits rares et sublimes, tel qu'il
en naît au plus deux ou trois dans un siècle ;
mais on juge que la vérité, la justice, la tem-
pérance et les autres vertus , sont a la portée
de tout le monde, et que la pratique de ces
vertus, accompagnée d'un peu d'expérienoe
— 102 —
et de bonne intention, rend quelque personne
que ce soit propre au service de son pays,
pour peu qu'elle ait de bon sens et de discer-
nement.
On est persuadé que tant s'en faut que le
défaut des vertus morales soit suppléé par
les talents supérieurs de l'esprit, que les em-
plois ne pourraient être confiés à de plus
dangereuses mains qu'à celles des grands es-
prits qui n'ont aucune vertu, et que les er-
reurs nées de l'ignorance, dans un ministre
honnête homme, n'auraient jamais de si fu-
nestes suites, à l'égard du bien public, que
les pratiques ténébreuses d'un ministre dont
les inclinations seraient corrompues , dont les
rvues seraient criminelles, et qui trouverait
d-ans les ressources de son esprit de quoi faire
le mal impunément.
Qui ne croit pas à la Providence divine par-
mi les lilliputiens est déclaré incapable de
posséder aucun emploi public. Comme les
rois se prétendent, à juste titre, les députés
de la Providence, les Lilliputiens jugent
qu'il n'y a rien de plus absurde et de plus in-
conséquent que la conduite d'un prince qui se
sert de gens sans religion, qui nient cette au-
torité suprême dont il se dit le dépositaire,
et dont, en effet, il emprunte la sienne.
En rapportant ces lois et les suivantes, je
ne parle que des lois originales et primitives
des Lilliputiens. Je sais que, par des lois mo-
dernes, ces peuples sont tombés dans un
grand excès de corruption : témoin cet usage
honteux d'obtenir les grandes charges en
dansant sur la corde, et les marques de dis-
— 103 —
fcinetion en sautant par-dessus un bâton. Le
lecteur doit observer que cet indigne usage
fut introduit par le père de l'empereur ré-
gnant.
L'ingratitude est, parmi ces peuples, un
crime énorme, comme nous apprenons dans
l'histoire qu'il l'a été autrefois aux yeux de
quelques nations vertueuses. Celui, disent les
Lilliputiens, qui rend de mauvais offices à son
bienfaiteur même doit être nécessairement
l'ennemi de tous les autres hommes.
Les Lilliputiens jugent que le père et la
mère ne doivent point être chargés de l'édu-
cation de leurs propres enfants, et il y a, dais
ehaque ville, des séminaires publics, ou tous
les pères et les mères, excepté les paysans et
les ouvriers, sont obligés d'envoyer leurs en-
fants de l'un et l'autre sexe, pour être éievés
et formés. Quand ils sont parvenus à l'âge
de vingt lunes, on les suppose dociles et ca-
pables d'apprendre. Les écoles cont de diffé-
rentes espèces, suivant la différence du rang
et du sexe. Des maîtres habiles forment les
enfants pour un état de vie conforme à leur
naissance, à leur propres talents et à leurs
inclinât. ons.
Les séminaires pour les mâles d'une nais-
sance illustre sont pourvus de maîtres sérieux
et savants. L'habillement et la nourriture des
enfants sont simples. On leur inspire des
principes d'honneur, de justice, de courage,
de modestie, de clémence, de religion et d'a-
mour pour la patrie ; ils sont habillés par des
hommes jusqu'à l'âge de quatre ans, et, après
cet âge, ils sont obligés di s 'habiller eux-
— 104 —
mêmes , de quelque grande qualité qu'ils
soient. Il ne leur est permis de prendre leurs
divertissements qu'en la présence d'un maître:
par là, ils évitent ces funestes impressions de
folie et de vice qui commencent de si bonne
heure à corrompre les mœurs et les inclina-
tions de la jeunesse. On permet à leurs père
et mère de les voir deux fois par an. La visite
ne peut durer qu'une heure, avec la liberté
de baiser leurs fils en entrant et en sortant;
mais un maître, qui est toujours présent en
ces occasions, ne leur permet pas de parler
secrètement à leur fils, de le flatter, de le ca-
Tesser, ni de lui donner des bijoux ou des dra-
gées et des confitures.
Dans les séminaires pour les femelles, les
jeunes filles de qualité sont élevées presque
comme les garçons. Seulement, elles sont ha-
billées par des domestiques de leur sexe, mais
toujours en présence d'une maîtresse, jusqu'à
ce qu'elles aient atteint l'âge de cinq ans,
qu'elles s'habillent elles-mêmes. Lorsque l'on
découvre que les nourrices ou les femmes de
chambre entretiennent ces petites filles d'his-
toires extravagantes, de contes insipides ou
capables de leur faire peur (ce qui est, en An-
gleterre, fort ordinaire aux gouvernantes), elles
sont fouettées publiquement trois fois par
toute la ville, emprisonnées pendant un an,
et exilées le reste de leur vie dans l'endroit le
plus désert du pays. Ainsi, les jeunes filles,
parmi ces peuples, sont aussi honteuses que
les hommes d'être lâches et sottes; elles mé-
prisent tous les ornements extérieurs, et n'ont
égard qu'a la bienséance et à la propreté.
— 105 —
Leurs exercices ne sont pas tout à fait si vio-
lents que ceux des garçons, et on les fait un
peu moins étudier; car on leur apprend aussi
les sciences et les belles -lettres. C'est une
maxime parmi eux qu'une femme devant être
pour son mari une compagnie toujours agréa-
ble, elle doit s'orner l'esprit, qui ne vieillit
point.
Les Lilliputiens sont persuadés, autrement
que nous ne le sommes en Europe , que rien
ne demande plus de soin et d'application que
l'éducation des enfants. U est aisé, disent-
ils, d'en faire, comme il est aisé de semer et
de planter ; mais de conserver certaines plan-
tes, de les faire croître heureusement, de les
défendre contre les rigueurs de l'hiver, contre
les ardeurs et les orages de l'été, contre
les attaques des insectes, de leur faire enfin
porter des fruits en abondance, c'est l'effet
de l'attention et des peines d'un jardinier ha-
bile.
Ils prennent garde que le maître ait plutôt
un esprit bien fait qu'un esprit sublime, plu-
tôt des mœurs que de la science ; ils ne peu-
vent souffrir ces maîtres qui étourdissent sans
cesse les oreiles de leurs disciples de combi-
naisons grammaticales, de discussions frivo-
les, de remarques puériles, et qui, pour leur
apprendre l'ancienne langue de leur pays ,
qui n'a que peu de rapport à celle qu'on y
parle aujourd'hui, accablent leur esprit de rè-
gles et d'exceptions, et laissent là l'usage et
l'exercice, pour farcir leur mémoire de prij-
cipes superflus et de préceptes épineux : ils
veulent que le maître se familiarise avec di-
— 106 —
■nité, rien n'étant plus contraire à la bonus
ducation que le pédantisme et le sérieux af-
?eté; il doit, selon eux, plutôt s'abaisser que
'élever devant son disciple, et ils jugent l'un
lus difficile que l'autre, parce qu'il faut sou-
tint plus d'effort et de vigueur, et toujours
lus d'attention, pour descendre sûrement que
our monter.
Ils prétendent que les maîtres doivent bien
lus s'appliquer à former l'esprit des jeunes
ens pour la conduite de la vie qu'a I'enri-
hir de connaissances curieuses, presque tou-
)urs inutiles. On leur apprend donc de bonne
eure à être sages et philosophes, afin que,
ms la saison même des plaisirs, ils sachent
;-3 goûter philosophiquement. N'est-il pas
idicule, disent-ils, de n'en connaître la nature
t le vrai usage que lorsqu'on y est devenu
mabile, d'apprendre à vivre quand la vie est
resque passée, et de commencer à être iiorn-
ie lorsqu'on va cesser de l'être ?
On leur propose des récompenses pour
aveu ingénu et sincère de leurs fautes, et
3ux qui savent mieux raisonner sur leurs
ropres défauts obtiennent des grâces et des
onneurs. On veut qu'ils soient curieux et
u'ils fassent souvent des questions sur tout
3 qu'ils voient et sur tout ce qu'ils enten-
ent, et l'on punit très sévèrement ceux quis
la vue d'une chose extraordinaire et remar-
uable, témoignent peu d'étonnement et de
uriosité.
On leur recommande d'être très fidèles,
'es soumis, très attachés au prince, m**is d'un
ttachement général et de devoir, 2t non
— 107 —
d'aucun attachement particulier, qui blessa
souvent la conscience et toujours la liberté,
et qui expose à de grands malheurs.
Les maîtres d'histoire se mettent moins e»
peine d'apprendre à leurs élèves la date de tel
ou tel événement, que de leur peindre le
earacttre, les bounes et les mauvaises qualités
des rois, des généraux d'armée et des minis-
tres ; ils croient qu'il leur importe assez peu
de savoir qu'en telle année et en tel mois telle
bataille a été donnée; mais qu'il leur im-
porte de considérer combien les hommes,
dans tous les siècles, sont barbares, brutaux,
injust maires, toujours prêts à pro-
diguer leur propre vie sans nécessité et a at-
tenter sur celle des autres sans raison; com-
bien les combats déshonorent l'humanité et
combien les motifs doivent être puissants
pour en venir a cette extrémité funeste; ils
regardent l'histoire de l'esprit humain comme
la meilleure de toutes, et ils appi-ennent
moins aux jeunes gens a retenir les laite qu a
en ju„
12s veulent que l'amour des science
borné et que chacun choisisse le genre à
qui convient le plus à son inclination et à
son talent; ils font aussi peu de cas d'un
homme qui étudie trop que d'un homme qui
mange trop, persuadés que l'esprit a ses indi-
gestions comme le corps. Il n'y a que l'empe-
reur seul qui ait une vaste et nombreuse bi~
bliotheque. A l'égard de quelques particuliers
qui en ont de trop grandes, on les regarde
comme des ânes chargés de livres.
La philosophie chez ces peuples est très
— 108 —
gaie, et ne consiste pas en ergotismes comme
dans nos écoles; ils ne savent ce que c'est
que baroco et baralipton , que catégories,
que termes de la première et de la seconde
intention, et autres sottises épineuses de la
dialectique, qui n'apprennent pas plus à rai-
sonner qu'à danser. Leur philosophie consiste
à établir des principes infaillibles, qui con-
duisent l'esprit à préférer l'état médiocre d'un
honnête homme aux richesses et au faste d'un
financier, et les victoires remportées sur ses
passions à celles d'un conquérant. Elle leur
apprend à vivre durement et à fuir tout ce
qui accoutume les sens à la volupté, tout ce
qui rend l'âme trop dépendante du corps et
affaiblit sa liberté. Au reste, on leur repré-
sente toujours la vertu comme une chose
aisée et agréable.
On les exhorte à bien choisir leur état de
vie, et on tâche de leur faire prendre celui
qui leur convient le mieux, ayant moins d'é-
gard aux facultés de leurs parents qu'aux fa-
cultés de leur âme ; en sorte que le fils d'un
laboureur est quelquefois ministre d'Etat, et
le fils d'un seigneur est marchand.
Ces peuples n'estiment la physique et les
mathématiques qu'autant que ces sciences
sont avantageuses à la vie et aux progrés des
arts utiles. En général, ils se mettent peu en
peine de connaître toutes les parties de l'u-
nivers, et aiment moins à raisonner sur l'or-
dre et le mouvement des corps physiques
qu'à jouir de la nature sans l'examiner. A
l'égard de la métaphysique, ils la regardent
comme une source de visions et de chimères.
Ils haïssent l'affectation dans le langage et
le style précieux, soit en prose, soit en vers,
et ils jugent qu'il est aussi impertinent de se
distinguer par sa manière de parler que par
celle de s'habiller. Un auteur qui quitte le
style pur, elaT et sérieux, pour employer ur
jargon bizarre et guindé, et des métaphores
recherchées et inouïes, est couru et hué dans
les rues comme un masque de carnaval.
On cultive, parmi eux, le corps et l'âme
tout à la fois, parce qu'il s'agit de dresser un
homme, et que l'on ne doit pas former l'un
sans l'autre. C'est, selon eux, une couple de
chevaux attelés ensemble qu'il faut conduire
à pas égaux. Tandis que vous ne formez, di-
sent-ils, que l'esprit d'un enfant, son exté-
rieur devient grossier et impoli; tandis que
vous ne lui formez que le corps, la stupidité
et l'ignorance s'emparent de son esprit.
Il est défendu aux maîtres de châtier les
enfants par la douleur; ils le font par le re-
tranchement de quelque douceur sensible,
par la honte, et surtout par la privation de
deux ou trois leçons, ce qui les mortifie extrê-
mement, parce qu'alors on les abandonne à
eux-mêmes, et qu'on fait semblant de ne les
pas juger dignes d'instruction. La douleur, se-
lon eux, ne sert qu'à les rendre timides, défaut
très préjudiciable, et dont on ne guérit jamais-
YII.— L'anteur. ayant reçu avis qu'on lui vonla^ faire
son procès pouf crime de lèse-majesté, s'eniuit dans
le royaume de Blefuscu.
Avant que je parle de ma sortie de l'em-
— HO —
pire de Lilliput, il sera peut-être à propoa
d'instruire le lecteur d'une intrigue secrète
qui se forma contre moi.
J'étais peu fait au manège de la cour, et
la bassesse de mon état m'avait refusé ies
dispositions nécessaires pour devenir un ha-
bile courtisan , quoique plusieurs d'aussi
extraction que moi aient souvent réussi
a la coin- et y soient parvenus aux plus
grands emplois; mais aussi n'avaient-ilf
ftre la même délicatesse que moi sur la
probité et sur l'honneur. Quoi qu'il en soit,
pendant que je me disposais à partir pour mo
rendre auprès de l'empereur de Blefuscu, une
tne de grande considération à la cour,
I ii j'avais rendu des services importants,
me vint trouver secrètement pendant la nuit,
et entra chez moi avec sa chaise sans se faire
annoncer. Les porteurs furent congédiés. Je
i chaise avec son excellence dans la
de mon justaucorps, et, donnant or-
dre à un domestique de tenir la porte de
ma maison termee, je mis la chaise sur ia
table et je m'assis auprès. Après les premiers
compliments, remarquant que l'air de ce sei-
gneur était triste et inquiet, et lui en ayant
demandé la raison, il me pria de le vouloir
bien écouter sur un sujet qui intéressait mon
honneur et ma vie.
. J e vous apprends, me dit-il, qu'on a con-
: depuis peu plusieurs comités secrets à
votre sujet, et que, depuis deux jours, sa ma-
jesté a pris une fâcheuse résolution. Voua
n'ignores pas que Skyriesh Bolgolam (galbet ou
grand-amiral) a presque toujours été votre
— 111 —
ennemi mortel depuis votre arrivée ici. Je
n'en sais pas l'origine; mais sa haine s'est
tort augmentée depuis votre expédition contre
la flotte de Bleiuscu : comme amiral, il est
jaloux de ce grand succès. Ce seigneur, de
concert avec FUmnap, grand-trésorier; Limioc,
e général; Lalcon, le grand-chambellan et
Balmaff, le £rand-juge, ont dressé des articles
pour ous faire votre procès en qualité de cri»
imnel de lese-majesté et comme coupable dte
plusieurs autres grands crimes. »
Cet exorde me frappa tellement, que j'ai»
lais l'interrompe, quand il me pria de ne rien
dire et de l'écouter, et il continua ainsi :
« Pour reconnaître les services que vous
z rendu», je me suis fait instruire de
tout le procès, et j'ai obtenu une copie des
articles : c'est une affaire dans laquelle je ris-
que ma tête pour votre service.
« ARTICLES »E L'ACCOSATIOX INTENTÉE CONTRE
» QUINBDS FLESTRIN (l'HOMME MONTAGNE). — Article
» 1". D'autant que, par une loi portée sous Je
;e de sa majesté impériale Cabin u> (far
» Piune, il est ordonné que quiconque fera de
= l'eau dans l'étendue du palais impérial sera
t aux peines et châtiments du crime de
» lèse-majesté, et que , malgré cela , ledit
s Quinbus (-'Lutrin, par un violemeut ouvert
» de ladite loi, sous le prétexte d'éteindre le
» feu allumé dans l'appartement de la chère
3 impériale épouse de sa majesté, aurait ma-
o iicieusemeut, traîtreusement et diabolique-
» ment, par la décharge de sa vessie, éteint
s ledit feu allumé dans ledit appartement,
— 112 —
» étant alors entré dans l'étendue dudit palais
• impérial. »
» Art. 2. Que ledit Quinbus Flestrin, ayant
• amené la flotte royale de Bief uscu dans notre
» port impérial, et lui ayant été ensuite en-
» joint par sa majesté impériale de se rendre
• maître de tous les autres vaisseaux dudit
» royaume de Blefuscu, et de le réduire à la
. forme d'une province qui pût être gouvernée
• par un vice-roi de notre pays, et de faire
» périr et mourir tous les gros-boutiens exilés,
» mais aussi tout le peuple de cet empire qui
» ne voudrait incessamment quitter l'hérésie
» gros-boutienne; ledit Flestrin, comme un
» traître rebelle à sa très heureuse impériale
» majesté, aurait représenté une requête pour
» être dispensé dudi service, sous le prétexte
» frivole d'une répugnance de se mêler de
• contraindre les consciences et d'opprimer la
• liberté d'un pc iple innocent.
» Art. 3. Que certains ambassadeurs étant
• venus depuis peu à la cour de Blefuscu pour
• demander la paix à sa majesté, ledit Flestrin,
• comme un sujet déloyal, aurait secouru,
» aidé, soulagé et régalé lesdits ambassadeurs,
quoiqu'il les connût pour être ministres d'un
prince qui venait d'être récemment l'ennemi
déclaré de sa majesté impériale, et dans uns
guerre ouverte contre sadite majesté.
» Art. 4. Que ledit Quinbus Flestrin, contre
le devoir d'un fidèle sujet, se disposerait ac
tuellement à faire un voyage à *a cour de
Blefuscu, pour lequel il n'a reçu qu'une per-
» mission verbale de sa majesté* impériale, et,
» sous prétexte de ladite permission, se pro-
— H3 —
poserait témairement et perfidement de faire
ledit voyage, et de secourir, souJiger et ai-
der le roi de Blefuscu. »
» H y a encore d'autres articles, ajouta-t-il ;
mais ce sont les plus importants dont je viens
de vous lire un abrégé. Dans les différentes
délibérations sur cette accusation, il faut avouer
que sa majesté a fait voir sa modération, sa
douceur et son équité, représentant plusieurs
fois vos services, et tâchant de diminuer vos
crimes. Le trésorier et l'amiral ont opiné qu'on
devait vous faire mourir d'une mort cruelle
et ignominieuse, en mettant le feu à votre
hôtel pendant la nuit; et le général devait
vous attendre avec vingt mille hommes ar-
més de flèches empoisonnées, pour vous frap-
per au visage et aux mains. Des ordres se-
crets devaient être donnés à quelques-uns de
vos domestiques pour répandre un suc veni-
meux sur vos chemises, lequel vous aurait
fait bientôt déchirer votre propre chair et
mourir dans des tourments excessifs. Le gé-
néral sest rendu au même avis, en sorte que,
pendant quelque temps, la pluralité des voix
a été contre vous; mais sa majesté, résolue
de vous sauver la vie, a gagné le suffrage du
chambellan. Sur ces entrefaites, Reldresal, pre-
mier secrétaire d'Etat pour les affaires secrè-
tes, a reçu ordre de l'empereur de donner son
avis, ce qu'il a fait conformément à celui de
sa majesté, et certainement il a bien justifié
l'estime que vous avez pour lui : il a reconnu
que vos crimes étaient grands, mais qu'ils
méritaient néanmoins quelque indulgence;
— 144 —
il a dit que l'amitié qui était entre vous et
lui était si connue, que peut-être on pour-
rait le croire prévenu en votre faveur; que,
cependant, pour obéir au commandement de
sa majesté, il voulait dire son avis avec fran-
chise et liberté; que si sa majesté, en consi-
m de vo3 services et suivant la douceur
de son esprit voulait bien vous sauver la vie
et se contenter de vous faire crever les deux
yeux, il jugeait avec soumission que, par cet
expédient, la justice pourrait être en quelque
sorte satisfaite, et que tout le monde applau-
dirait a la clémence de l'empereur, aussi bien
qu'à la procédure équitable et généreuse de
ceux qui avaient l'honneur d'être ses conseil-
lers; que la perte de vos yeux ne ferait point
d'obstacle à votre force corporelle, par la-
quelle vous pourriez être encore utile à sa ma-
:-sté; que l'aveuglement sert à augmenter le
courage, en nous cachant les périls ; que l'es-
prit en devient plus recueilli et plus disposé
a la découverte de la vérité; que la crainte
que vous aviez pour vos yeux était la plus
grande difficulté que vous aviez eue à sur-
monter en vous rendant maître de la flotte
ennemie, et que ce serait assez que vous vis-
siez par les yeux des autres, puisque les plus
puissants princes ne voient pas autrement.
Cette proposition fut reçue avec un déplaisir
ne par toute rassemblée- L'amiral Bol-
golant, tout en feu, se leva, et, transporté de
lureur, dit qu'il était étonné que le secrétaire
osât opiner pour la conservation de la vie a un
traître ; que les services que vous aviez ren-
dus étaient, selon le? véritables maximes d'E-
— 115 —
tat, des crimes énormes ; que tous, qui étiez,
capacle d'éteindre tout à coup un incendie en
arrosant d'urine le palais de s:* majesté (ce
qu'il ne pouvait rappeler sans horreurj, pour-
riez quelque autre fois, par le même moyen,
innonder le palais et toute la ville, ayant une
pompe énorme disposée à cet effet ; et que la
même force qui vous avait mis en état d'en-
traîner toute la flotte de l'ennemi pourrait
servir à la reconduire, sur le premier mécon-
tentement, à l'endroit d'où vous l'aviez tirée;
qu'il avait des raisons très fortes de penser
que vous étiez gros-boutien au fond de votre
cœur, et parce que la trahison commence au
eœur avant qu'ehe paraisse dans les actions,
comme gros-boutien, il vous déclara formelle-
ment traître et rebelle, et insista qu'on devait
élai vous faire mourir. Le trésorier fut du
même avis. Il fit voir a quelles extrémités les
finances de sa majesté étaient réduites par la
dépense de votre entretien, ce qui deviendrait
bientôt insoutenable; que l'expédient proposé
par le secrétaire de vous crever les yeux, loin
d'être un remède contre ce mal, l'augmente-
rait selon toutes les apparences, eomine il
paraît par l'usage ordinaire d'aveugler certai-
nes volailles, qui, après cela, mangent encore
plus et s'engraissent plus promptement ; que
sa majesté sacrée et le conseil, qui étaient vos
juges, étaient dans leurs propres consciences
persuadés de votre crime, ce qui était une
preuve plus que suffisante pour vous condam-
ner à mort, sans avoir recours à des preuves
formelles requises par la lettre rigide de la
loi. Mais sa majesté impériale, étant absolu-
— 116 —
ment déterminée à ne vous point faire mou-
rir, dit gracieusement que, puisque le conseil
jugeait la perte de vos yeux un châtiment
trop léger, on pourrait en ajouter un autre.
Et votre ami le secrétaire, priant avec sou-
mission d'être écouté encore pour répondre à
ce que le trésorier avait objecté toudiant la
grande dépense que sa majesté faisait pour votre
entretien, dit que Son Excellence, qui seule
avait la disposition des finances de l'empereur,
pourrait remédier facilement à ce mal en di-
minuant votre table peu à peu, et que, par ce
moyen, faute d'une quantité suffisante de
nourriture, vous deviendriez faible et languis-
sant et perdriez l'appétit et bientôt après la vie.
Ainsi, par la grande amitié du secrétaire,
toute l'affaire a été terminée à l'amiable; des
ordres précis ont été donnés pour tenir secret
le dessein de vous faire peu à peu mourir de
laim. L'arrêt, pour vous crever les yeux a été
enregistré dans le greffe du conseil, personne
ne s'y opposant, si ce n'est l'amiral Rolgolam.
Dans trois jours, le secrétaire aura ordre de
se rendre chez vous et de ire les articles
de votre accusation en votre présence, et puis
de vous faire savoir la grande clémence et
grâce de sa majesté et du conseil, en ne vous
condamnant qu'à la perte de vos yeux, à la-
melle sa majesté ne doute pas que vous voua
soumettiez avec la reconnaissance et l'humi-
lité qui conviennent. Vingt des chirurgiens
de sa majesté se rendront à sa suite, et exé-
cuteront l'opération par la décharge adroite
de plusieurs flèches très aiguës dans les
prunelles de vos yeux lorsque vous serez
— 117 —
ouché à terre. C'est à vous à prendre les
lesures convenables que votre prudence vous
uggérera. Pour moi, afin de prévenir tout
oupçon, il faut que je m'en retourne aussi
ecretement que je suis venu. »
Son Excellence me quitta, et je restai seul
vré aux inquiétudes. C'était un usage intro-
uit par ce prince et par son ministère (très
ifférent, à ce qu'on m'assure, de l'usage des
remiers temps), qu'après que la cour avait
rdonné un supplice pour satisfaire le ressen-
ment du souverain ou la malice d'un favori,
empereur devait faire une harangue à tout son
Dnseil, parlant de sa douceur et de sa clé-
îence comme de qualités reconnues de tout
} monde. La harangue de l'empereur à mon
ajet fut bientôt publiée par tout l'empire,
fc rien n'inspira tant de terreur au peuple
ue ces éloges de la clémence de sa majesté,
arce qu'on avait remarqué que plus ces éloges
taient amplifiés, plus le supplice était ordi-
airement cruel et injuste. Et, à mon égard,
faut avouer que , n'étant pas destiné par ma
aissance ou par mon éducation à être
omme de cour, j'entendais si peu les affaires,
ue je ne pouvais décider si l'arrêt porté
Mitre moi était doux ou rigoureux, juste ou
îjuste. Je ne songeai point à demander la
ermission de me défendre; j'aimais autant
tre condamné sans être entendu , car ayant
utrefois vu plusieurs procès semblables, je
îs avais toujours vus terminés selon les inst-
ructions données aux juges et au gré des
ccusateurs accrédités et puissants.
J'eus quelque envie de faire de la résis-
— 418 —
tance; car, étant en liberté, toutes les forces
de cet empire ne seraient pas venues à bout
de moi, et j'aurais pu facilement, à coups de
pierres, battre 6t renverser la capitale; mais
je rejetai aussitôt ce projet avec horreur, me
ressouvenant du serment que j'avais prêté à
sa majesté, des grâces que j'avais reçues
d'elle et de la haute dignité de nardac qu'elle
m'avait conférée. D'ailleurs, je n'avais pas as-
sez pris l'esprit de la cour pour me persua-
der que les rigueurs de sa majesté m'acquit-
taient de toutes les obligations que je lui
avais.
Enfin, je pris une résolution qui, selon les
apparences, sera censurée .de quelques per-
sonnes avec justice; car je confesse que ce
fut une Grande témérité à moi et un très
mauvais procédé de ma part d'avoir voulu
eonserver mes yeux, ma liberté et ma vie,
malgré les ordres de la cour. Si j'avais mieux
connu le caractère des princes et des minis-
tres d'Etat, que j'ai depuis observé dans plu-
sieurs autres cours, et leur méthode de trai-
ter des accusés moins criminels que moi, je
me serais soumis saus difficulté à une peine
si douce; mais, emporté par le feu de la jeu-
nesse, et ayant eu ci-devant la permission de
sa majesté impériale de me rendre auprès
du roi de Blefuscu, je me hâtai, avant l'expi-
Fation des trois jours, d'envoyer une lettre à
mon ami le secrétaire, par laquelle je lui fai-
sais savoir la résolution que j'avais prise de
partir ce jour- là même pour Blefuscu, sui-
vant la permission que j'avais obtenue; et,
sans attendre la réponse, ie m'avançai vers
— 119 —
côte de l'île où était la flotte. Je me saisis
un gros vaisseau de guerre, Rattachai un
ible à la proue, et, levant les ancres, je me
Rhabillai, mis mon habit (avec ma couver-
ire que j'avais apportée sous mon t ras sur
varsseau, et, le tirant après moi, tantôt
néant, tantôt nageant, j'arrivai au port royal
3 Blefuscu, où le peuple m'avait attendulong-
imps. On m'y fournit deux guides pour me
mduire à la capitale, qui porte le même
3m. Je les tins dans mes mains jusqu'à ce
îe je fusse arrivé à cent toises de la porte
j la ville, et je les priai de donner avis de
ion arrivée à un des secrétaires d'Etat, et de
d faire savoir que j'attendais les ordres de
i majesté. Je reçus réponse, au bout d'une
gure, que sa majesté, avec toute la maison
>yale. venait pour me recevoir. Je m'avançai
nquante toises : le roi et sa suite descende
;nt de leurs chevaux, et la reine, avec les
âmes, sortirent de leurs carrosses, et je n'a-
îrçus pas qu'ils eussent peur de moi. Je me
>uchai à terre pour baiser les mains du roi
: de la reine. Je dis à sa majesté que j'étais
enu, suivant ma promesse, et avec la per-
lission de l'empereur mon maître, pour avoir
aonneur de voir un si puissant prince, et
our lui offrir tous les services qui dépendaient
e moi, et qui ne seraient pas contraires à ce
ue je devais à mon souverain, mais sans par-
>r de ma disgrâce.
Je n'ennuierai point le lecteur du détail de
la réception à la cour, qui fut conforme à la
énérosité d'un si grand prince, nidesincom-
îodités que j'essuyai faute d'une maison et
<run lit, étant obligé de me coucher a terre en-
veloppé de ma couverture.
VIII. — L'auteur, par un accident heureux, trouve le
moven de quitter Blefuscu, ei, après quelques diffi-
cultés, retourne dans sa patrie.
Trois jours après mon arrivée, me prome-
nant par curiosité vers la côte de l'île qui re-
garde le nord-est, je découvris à une demi-
lieue de distance dans la mer, quelque chose
qui me sembla être un bateau renversé. Je
tirai mes souliers et mes bas, et, allant dans
l'eau cent ou cent cinquante toises, je vis que
l'objet s'approchait par la force de la marée,
et je connus alors que c'était une chaloupe,
qui, à ce que je crus, pouvait avoir été déta-
chée d'un vaisseau par quelque tempête ; sur
quoi, je revins incessamment à la ville, et priai
sa majesté de me prêter vingt des plus grands
vaisseaux qui lui restaient depuis la perte de
sa flotte, et trois mille matelots, sous les or-
dres du vice-amiral. Cette flotte mit a la voile,
faisant le tour, pendant que j'allai par le che-
min le plus court à la côte, où j'avais premiè-
rement découvert la chaloupe. Je trouvai que
la marée l'avait poussée encore plus prés du
rivage. Quand les vaisseaux m'eurent joint, je
me dépouillai de mes habits, me mis dans
l'eau, et m'avançai jusqu'à cinquante toises
de la chaloupe, après quoi je fus obligé Je na-
ger jusqu'à ce que je l'eusse atteinte; les ma-
telots me jetèrent un câble, dont j'attachai un
bout à un trou sur le devant du bateau, et
— 121 —
l'autre bout à un -vaisseau de guerre ; mais je
ne pus continuer mon voyage, perdant pied
dans: Veau. Je me mis donc à nager derrière
[a chaloupe et à la pousser en avant avec une
le mes mains; en sorte qu'à la faveur de la
marée, je m'avançai tellement vers le rivage,
lue je pus avoir ie menton hors de l'eau et
trouver pied. Je me reposai deux ou trois mi-
nutes, et puis je poussai le bateau encore jus-
lu'à ce que la mer ne fût pas plus haute que
mes aisselles, et alors la plus grande fatigue
îtait passée; je pris d'autres câbles apportés
ians un des vaisseaux, et les attachant pre-
mièrement au bateau, et puis à neuf des vais-
seaux qui m'attendaient, le vent étant assez
favorable et les matelots m'aidant, je fis en
3orte que nous arrivâmes à vingt toises du
rivage, et, la mer s'étant retirée, je gagnai la
maloupe à pied sec, et, avec le secours de
ieux mille hommes et celui des cordes et des
machines, je vins à bout de la relever, et
trouvai qu'elle n'avait été que très peu endom-
magée.
Je fus dix jours a faire entrer ma chaloupe
dans le port royal de Blefuscu, où il s'amassa
un grand concours de peuple, plein d'éton-
nement à la vue d'un vaisseau si prodi-
gieux,
Je dis au roi que ma bonne fortune m'avait
fait rencontrer ce vaisseau pour me transpor-
ter à quelque autre endroit, d'où ie pourrais
retourner dans mon pays natal, et je priai sa
majesté de vouloir bien donner ses ordres
pour mettre ce vaisseau en état de me servir,
et de me permettre de sortir de ses Etats, ce
— 422 —
qu'après quelques plaintes obligeantes il loi
plut rie m'accorder.
J'étui3 tort surpris que l'empereur de Lil-
liput, depuis mon départ, n'eût fait aueune
recherche à mon sujet; mais j'Appris que sa
majesM impériale, ignorant que j'avais eu
avis de ses desseins, s'imaginait que je n'é-
tais allé à Blefuscu que pour accomplir ma
promesse, suivant la permission qu'elle m'en
avait donnée, et que je reviendrais dans pei.
de jours; mais, à la fin, ma longue absence
la mit en peine, et, ayant tenu conseil av^c
le trésorier et le reste de la cabale , une per-
sonne de qualité fut dépêchée avec une copie
des articles dressés contre moi. L'envo.vé
avait des instructions pour représenter au
souverain de Blefuscu la grande douceur de
son maître, qui s'était contenté de me punir
par la perte de mes yeux ; que je m'étais
soustrait à la justice, et que, si je ne retour-
nais pas dans deux jours, je serais dépouillé
de mon titre de nardac, et déclaré criminel
de haute trahison. L'envoyé ajouta que, pom
conserver la paix et l'amitié entre les deux
empires, son maître espérait que le roi de
Blefuscu donnerait ordre de me faire recon-
duire : Lilliput pieds et mains liés, p^nr être
puni comme un traître.
Le roi de Blefuscu, ayant pris tro s jours
pour délibérer sur cette affaire, rendit une
réponse Très honnête et très sa^e. Q repré-
senta qu'a l'égard de me renvoyer l>é, l'em-
pereur n'ignorait pas que cela était impossi-
ble; que, quoique je lui eusse enlevé sa flotte,
il m'était redevable de plu&teura bons offices
— 423 —
lue je lui avait rendus, par rapport au traité
ïe paix; d'ailleurs, qu'ils seraient bientôt
:'un et l'autre délivrés de moi , parce que
'avais trouvé sur le rivage un vaisseau pro-
ligieux, capable de me porter sur la mer,
m'il avait donné ordre d'accommoder avec
non secours et suivant mes instructions ; en
sorte qu'il espérait que, dans peu de semaines,
es deux empires seraient débarrassés d'un
ardeau si insupportable.
Avec cette réponse, l'envoyé retourna a
Liiliput, et le roi de Blefuscu me raconta
tout ce qui s'était passé, m'offrant en même
:emps, mais secrètement et en confidence, sa
rracieuse protection si je voulais rester à son
service. Quoique je crusse sa proposition sin-
ïére, je pris la résolution de ne me livrer
amais à aucun prince ni à aucun ministre,
orsque je me pourrais passer d'eux ; c'est
pourquoi, après avoir témoigné à sa majesté
na juste reconnaissance de ses intentions
"avorabies, je la priai humblement de me
ionner mon congé, en lui disant que, puis-
que la fortune, bonne ou mauvaise, m'avait
)ffert un vaisseau, j'étais résolu de me livrer
i l'Océan plutôt que d'être l'occasion d'une
rupture entre deux si puissants souverains.
Le roi ne me parut pas offensé de ce dis-
cours, et j'appris même qu'il était bien aise
ie ma résolution, aussi bien que la plupart de
ses ministres.
Ces considérations m'engagèrent à partir
an peu plus tôt que je n'avais projeté, et la
sour, qui souhaitait mon départ, y contribue
avec empressement. Cinq cents ouvriers fu<
— 124 —
rent employés à faire deux voiles à mon ba-
teau, suivant mes ordres, en doublant treize
fois ensemble leur plus grosse toile et la ma-
telassant. Je pris la peine de faire des cordes
et des câbles, enjoignant ensemble dix, vingt
ou trente des plus forts des leurs. Une grosse
pierre, que j'eus le bonheur de trouver, après
une longue recherche, près le rivage de la
mer, me servit dancre ; j'eus le suif de trois
cents bœufs pour graisser ma chaloupe et
pour d'autres usages. Je pris des peines infi-
nies à couper les plus grands arbres pour en
faire des rames et des mâts, en quoi cepen-
dant je fus aidé par les charpentiers des na-
vires de sa majesté.
Au bout d'environ un mois, quand tout fut
prêt, j'allai pour recevoir les ordres de sa ma-
jesté et pour prendre congé d'elle. Le roi, ac-
compagné de la maison royale, sortit du palais.
Je rue couchai sur le visage pour avoir l'hon-
neur de lui baiser la main, qu'il me donna très
gracieusement, aussi bien que la reine et les
jeunes princes du sang. Sa majesté me fit
présent de cinquante bourses de deux cents
spruggs chacune, avec son portrait en grand,
que je mis aussitôt dans un de mes gants pour
le mieux conserver.
Je chargeai sur ma chaloupe cent bœufs et
trois cents moutons, avec du pain et de la
boisson à proportion, et une certaine quantité
de viande cuite, aussi grande que quatre c^nts
cuisiniers m'avaient pu fournir. Je pris avec
moi six vaches et six taureaux vivants, et un
même nombre de brebis et de béliers, ayant
dessein de les porter dans mon pays pour en
— 425 —
multiplier l'espèce; je me fournis aussi de
foin et de blé. J'aurais été bien aise d'emmener
six des gens du pays, mais le roi ne le
voulut pas permettre ; et , outre une trè3
exacte visite de mes poches, sa majesté me fit
donner ma parole d'honneur que je n'empor-
terais aucun de ses sujets, quand même ce
serait de leur propre consentement et à leur
requête.
Ayant ainsi préparé toutes choses, je mis à
la voile le vingt-quatrième jour de septembre
1701, sur les six heures du matin; et, quand
j'eus fait quatre lieues tirant vers le nord, le
vent était au sud-est, sur les six heures du
soir je découvris une petite île longue d'envi-
ron une demi-lieue vers le nord-est. Je m'a-
vançai et jetai l'ancre vers la côte de l'île qui
était à l'abri du vent, elle me parut inhabitée.
Je pris des rafraîchissements et m'alîai repo-
ser. Je dormis environ six heures, car le jour
commença a paraître deux heures après que
je fus éveillé. Je déjeunai, et, le vent étant
favorable, je levai l'ancre, et fis la même route
que le jour précédent, guidé par mon compas
de poche. C'était mon dessein de me renire,
s'il était possible, à une de ces îles que je
croyais, avec raison, situées au nord-est de la
terre de Van Diémen.
Je ne découvris rien ce jour-là, mais le
lendemain, sur les trois heures après midi,
quand j'eus fait, selon mon calcul, environ
vingt-quatre lieues, je découvris un navire
faisant route vers le sud-est. Je mis toutes
mes voiles, et, au bout d'une demi-heure, le
navire m'ayant aperçu, arbora son pavillon
— 126 —
un coup de c mon. Il n'e^t pas facile
de représenter la joie que je ressentis <Ie l'es-
pérance que j'eus de revoir encore une fois mon
aimable pays et les chers gages que j'y avais
3. Le' navire relâcha ses voiles, et je le
joignis à cinq ou six heures du soir, le "26 sep-
tembre. J'étais transporté de joie de voir le
pavillon d'Angleterre. Je mis mes v&c
mes moutons dans le^ poches de mon justau-
corps, et me rendis à bord avec toute ma
petite cargaison de v>vres. C'était an vaisseau
marchand anglais , revenant du Japon par le3
mers du nord et du sud, commandé pa ■ le ca-
pitaine Jean Bidell, de Deptford, fort Honnête
comme et excellent marin.
Il y avait environ cinquante hommes sur le
vaisseau, parmi lesquels je rencontrai un de
mes anciens camarades, nommé Pierre Wil-
liams , qui parla avantageusement de moi au
capitaine. Ce galant homme me fit un très
bon accueil , et me pria de lui apprendre d'où
]e venais et où j'allais, ce que je fis en peu
de mots ; mais il crut que la fatigue et les
périls que j'avais courus m'avalent fait tour-
ner la tête, sur quoi je tirai mes vaches et
mes moutons de ma poche, ce qui le jeta dans
un grand étonnement, en lui faisant voir la
vérité de ce que je venais de lui raconter. Je
lui montrai les pièces d'or que m'avait don-
nées le roi ce Blefuscu, aussi bien que le por-
trait de sa majesté en grand, avt
autres raretés de ce pays. Je lui donnai deux
bourses de Jeux cents spruggs chacune, et pro-
mis, à notre arrivée en Angleterre, de lui faire
présent d'une vache et d'une brebis pleines.
— 127 —
Je n'entretiendrai point le lecteur du dé'a>
ie ma route; nous arrivâmes aux Dunes II
•702. Je n'eus qu'un seul malheur,
^est que les rats du vaisseau emportèrent une
ie mes bre!?:<3 Je débarquai le reste de mon
bétail en santé, et le mis paître dans un par-
terre de jeu de boule, à Greenvrich.
Pendant le peu de temps que je restai en
Angleterre, je fis un profit considérât
nontrant mes animaux a plusieurs gens d
qualité, et même au peuple, et, avant que je
jommençasse mon second voyage, je les vendis
six cents livres sterling. Depuis mon dernier
retour, f en ai inutilement cherché la race,
ie croyais considérablement augmentée, sur-
tout les moutons ; j'espérais que cela te
rait à l'avantage de nos manufactures de laine
par la finesse des toisons.
Je ne restai que deux mois avec ma femme
famille : la passion insatiable d.
les pays étrangers ne me permit pas
plus longtemps sédentaire. Je laissai quinze
jents livres sterling à ma femme , et l'établis
ians une bonne maison à Redriff ; je portai
le reste de ma fortune avec moi, partie en
irgent et paH-jp. en marchandises, dans la
rue d'augmenter mes fonds. Mon oncle Jean
m'avait laissé des terres proche d'Epping, de
trente rling de rente, et j'avais un
îong bAil des Taureaux noirs, en Fetterlane,
gui me fournissait le même revenu : ainsi, je
ne courais pas risque de laisser ma famille à
la charité de la paroisse. Mon fils Jean, ainsi
nommé du nom de son oncle, apprenait le
iatin et allait au collège, et ma fille Elisa-
— 128 —
beth , qui est à présent mariée et a des en-
fants, s'appliquait au travail de l'aiguille. Je
dis adieu à ma femme, à mon fils et à ma fille,
et, maigre beaucoup de larmes qu'on versa de
part et d'autres, je montai courageusement
sur Y Aventure, vaisseau marchand de trois
cents tonneaux , commandé par le capitaine
Jean Nicolas, de Liverpool.
SECONDE PARTIE
VOYAGE A BROBDINGNAO
I. — L'auteur, après avoir essuyé une grande tem-
pête, se met dans une chaloupe pour descendre à
terre et est saisi par un des habitants du pays. —
Comment il en est traité.— Idée du pays et du peuple
Ayant été condamné par la nature et par la
fortune a une vie agitée, deux mois après
mon retour, comme j'ai dit, j'abandonnai en-
core mon pays natal et je m'embarquai dans
les Dunes, le 20 juin 1702, sur un vaisseau
nommé Y Aventure, dont le capitaine Jean Ni-
colas, de la province de Cornouailles, partait
pour Surate. Nous eûmes le vent très favo-
rable jusqu'à la hauteur du cap de Bonne-
Espérance, où nous mouillâmes pour faire
aiguade. Notre capitaine se trouvant alors
incommodé d'une fièvre intermittente, nous
ne pûmes quitter le cap qu'à la fin du mois
de mars. Alors, nous remîmes à la voile, et
notre voyage fut heureux jusqu'au détroit de
Madagascar ; mais étant arrivés au nord de
cette île, les vents qui, dans ces mers, souf-
flent toujours également entre le nord et
l'ouest depuis le commencement de décem-
MU1MB, i. *
— 530 —
bre jusqu'au commencement de mai, com-
mencèrent le 29 avril à souffler très violem-
du côté de l'ouest, ce qui dura vingt
jours de suite, pendant lesquels nous fûmes
poussés un peu à l'orient des îles Mcluques,
et envirop à trois degrés au nord de la ligne
équinoxiale, ce que notre capitaine décou-
vrit par son estimation faite le second jour
de mai. qae le vent cessa; mais étant homme
très expérimenté dans la navigation de ces
mers, il nous ordonna de nous préparer pour
le lendemain à une terrible tempête, ce qui
ne manqua pas d'arriver. Un vent du sud,
appelé moMSion, commença à s'élever. Ap-
préhendant que le vent ne devînt trop fort,
noms serrâmes la voile du beaupré et mîmes
la cape pour serrer la misaine ; mais rorage
augmentant toujours, nous fîmes attacher les
9 et serrâmes la misaine. Le vaisseau était
au large, et ainsi nous crûmes que le meilleur
parti à prendre était d'aller vent derrière.
Kous rivâmes la misaine et bordâmes les
Reçûtes ; le timon était devers le vent, et le
navire se gouvernait bien. Nous mîmes hors
la grande voile ; mais elle fut déchirée par la
violence du temps. Après, nous amenâmes la
grande vergue pour la dégréer, et coupâmes
tous les cordages et le robinet qui la te-
naient. La mer était très haute, les vagues se
brisant les unes contre les autres. Nous tirâ-
mes les bras du timon et aidâmes au timo-
nier, qui ne pouvait gouverner seul. Nous ne
voulions pas amener le mât du grand hunier,
parce que le vaisseau se gouvernait mieux
allant avec la mer , et nous étions persua-
— 131 —
';i ferait mieux son chemin le mât
ne nous étions assez au large apreë
la tempête, nous mîmes hors la misaine et la
B voile, et gouvernâmes auprès du
vent; après, nous mîmes hors "artimon, le
grand et te petit hunier. Notre route était
efcMiOid-est; le vent était au sud-ouest. Nous
Aines à tribord et démarrâmes le bras
de devers le vent, brassâmes les boulines, et
mSmes le navire au plus près du vent, toute»
les voiles portant. Pendant cet orage, qui fut
suivi d'un vent impétueux d'est-sud-ouest,
nous fûmes poussés, selon mon calcul, envi-
ron cinq cents lieues vers l'Orient, en sorte
que le plus vieux et le plus expérimenté des
mariniers ne sut nous dire en quelle partie
dQ monde nous étions. Cependant les vivre?
ne nous manquaient pas, notre vaisseau ne
faisait point d'eau, et notre équipage était
en bonne s^nté; mais nous étions ré iuits k
une très grande diserte d'eau. Nous jugeâmes?
plus à propos de continuer la même routo
que de tourner au nord, ce qui nous aurait
peut-être portés aux parties de la Graude-
Tartctrie qui sont le plus au nord-om
dans la mer Giaciale.
Le seizième de juin 1703, un garçon décou-
vrit la terre du^haut du perroquet; le di*«
septième, nous vîmes clairement une grande
île ou un continent (car nous ne sûmes cas I -
quel des deux), sir le côté droit duquel il y
avait une petite langue de terre qui s'avan-
çait dans la mer, et une petite baie fcrçp
basae pour qu'un vaisseau de plus de cent
tonneaux pût y entrer. Nous jetâmes l'ancre
— 132 —
à une lieue de cette petite baie; notre capi-
taine envoya douze hommes de son équipage
bien armés dans la chaloupe, avec des vases
pour l'eau, si l'on pouvait en trouver. Je lui
demandai la permission d'aller avec eux pour
Yoir le pays, et faire toutes les découvertes
que je pourrais. Quand nous fûmes à terre
nous ne vîmes ni rivière, ni fontaines, ni au-
cuns vestiges d'habitants, ce qui obligea nos
gens à côtoyer le rivage pour chercher de
l'eau fraîche proche de la mer. Pour moi, je
me promenai seul, et avançai environ un
mille dans les terres, où je* ne remarquai
qu'un pays stérile et plein de rochers. Je
commençais à me lasser, et, ne voyant rien
qui put satisfaire ma curiosité, je m'en re-
tournais doucement vers la petite baie, lors-
que je vis nos hommes sur la chaloupe qui
semblaient tâcher, à force de rames, de sau-
Ter leur vie, et je remarquai en même temps
qu'ils étaient poursuivis par un homme d'une
grandeur prodigieuse. Quoiqu'il fût entré
dans la mer, il n'avait de l'eau que jusqu'aux
genoux et faisait des enjambées étonnantes;
mais nos gens avaient pris le devant d'une
demi-lieue, et la mer étant en cet endroit
pleine de rochers, le grand homme ne put
atteindre la chaloupe. Pour moi, je me mis à
fuir aussi vite que je pus, et je grimpai jus-
qu'au sommet d'une montagne escarpée, qui
me donna le moyen de voir une partie du
pays. Je le trouvai parfaitement bien cultivé;
mais ce qui me surprit d'abord fut la gran-
deur de l'herbe, qui me parut avoir dIus de
Yinfi-t pieds de hauteur.
166 —
Je pris un grand chemin, qui me parut tel,
quoiqu'il ne fut pour les habitants qu'un petit
sentier qui traversait un champ d'orge. Là, je
marchai pendant quelque temps; mais je ne
pouvais presque rien voir, le temps de la mois-
son étant proche, et les blés étant de quarante
pieds au moins. Je marchai pendant une heure
avant que je pusse arriver à l'extrémité de ce
champ, qui était enclos d'une haie haute au
moins de cent vingt pieds ; pour les arbres,
ils étaient si grands, qu'il me fut impossible
d'en supputer la hauteur.
Je tâchais de trouver quelque ouverture
dans la haie, quand je découvris un des habi-
tants dans le champ prochain, de la même
taille que celui que j'avais vu dans la mer
poursuivant notre chaloupe. Il me paruît
aussi haut qu'un clocher ordinaire, et il tai-
sait environ cinq toises à chaque enjambée,
autant que je pus conjecturer. Je fus frappé
d'une frayeur extrême, et je courus me ca-
cher dans le blé, d'où, je le vis s'arrêter à une
ouverture de la haie, jetant les yeux çà et là,
et appelant d'une voix plus grosse et plus re-
tentissante que si elle fut sortie d'un porte-
voix ; le son était si fort et si élevé dans l'air
que d'abord je crus entendre le tonnerre. Aus-
sitôt sept hommes de sa taille s'avancèrent
vers lui, chacun une faucille à la main, cha-
que faucille étant de la grandeur de six faux.
Ces gens n'étaient pas si bien habillés que le
premier, dont il semblaient être les domesti-
ques. Selon les ordres qu'il leur donna, ils al-
lèrent pour couper le blé dans le champ où
j'étais couché. Je m'éloignai d'eux autant que
— m —
e pus; mais je ne me remuais qu'avec une
iiïriculté extrême, car les tuyaux de blé n'é-
pient pas quelquefois distants de plus d'un
pied l'un de l'autre, en sorte que je ne pou-
vais puére marcher dans cette espèce de forêt.
Je m'avança: cependant vers an endroit du
champ ou "la pluie et le vent avaient couché
le blé: il me fut alors tout à fait impossible
Palier plus loin, car les tuyaux étaient si en-
trelacés, qu'il n'y avait pas moyen de ramper
à travers, et les barbes des épis tombés
étaient si fortes et si pointues, qu'elles me
perçaient au travers de mon habit et m'en-
traient dans la chair. Cependant, j'entendais
les moissonneurs qui n'étaient qu'à cinquante
toises de moi. Etant tout à fait épuisé et ré-
duit au désespoir, je me coucha: entre deux
sillons, et je souhaitais d'y finir mes jours, me
représentant ma veuve désolée, avec mes en-
orphelins, et déplorant ma folie, qui m'a-
. lit entreprendre ce second voyage con-
• is de tous mes amis et de tons
arts.
Dans cette terrible agitation, je ne pouvais
m'empècher de songer au pays de Lilliput,
dont le.s habitants m'avaient regardé comme
le plus grand prodige qui ait jamais-para dans
le monde, où j'étais capable d'entraîner une
Hotte entière d'une seule main, et de faire
•tions merveilleuses dont <a mémoire
Éternellement conservée dans les <-h uni-
ques de cet empire, pendant que !a pos
les croira avec peine , quoique attestées par
une nation entière. Je fis réflexion quelle mor-
tification ce serait pour moi de paraître aussi
— 135 —
misérable aux yeux de la nation parmi laquelle
ie me trouvais alors, qu'un Lilliputien le serait
parmi nous ; mais je regardais ceia. comme le
moindre de mes malheurs: car on remarque
que les créatures humaines sout ordinaire-
ment plus sauvages et plus cruelles a raison
4e leur taille, et, en faisant cette réflexion,
que pouvais-je attendre , sinon d'être bientôt
un morceau dans la bouche du premier de ces
barbares énormes qui me saisiraient? Eu vérité,
les philosophes ont raison quand ils nous di-
sent qu'il n'y a rien de grand ou de petit que
par comparaison. Peut-être que les Lilliputiens
trouveront quelque nation plus petite, a leur
égard, qu'ils me le parurent, et qui sait si
cette race prodigieuse de mortels ne serait pas
une nation lilliputienne par rapport à celle de
quelque pays que nous n'avons pas encore dé-
couvert? Mais, effrayé et confus comme j'é-
tais, je ne fis pas alors toutes ces réflexions
philosophiques.
Un des moissonneurs , s'approchant à cinq
toises du sillon où j'étais couché, me fit crain-
dre qu'en faisant encore un pas, je ne fusse
écrasé sous son pied ou coupé en deux par sa
faucille; c'est pourquoi, le voyant prés de le-
ver le pied et d'avancer, je me mis a jeter des
cris pitoyables et aussi forts que la frayeur
dont j'étais saisi me le put permettre. Aussi-
tôt le géant s'arrête, et, regardant autour et
au-dessous de lui avec attention, enfin il m'a-
perçut. Il me considéra quelque temps avec la
circonspection d'un homme qui tâche d'attra-
per un petit animal dangereux d'une manière
qu'il n'en soit ni égratigné, ni mordu, comme
— 136 —
j'avais fait moi-même quelquefois à l'égard
d'une belette, en Angleterre. Enfin, il eut la
hardiesse de me prendre par les deux fesses et
de me lever q une toise et demie de ses yeux,
afin d'observer ma figure plus exactement. Je
devinai son intention, et je résolus de ne faire
aucune résistance , tandis qu'il me tenait en
l'air a plus de soixante pieds de terre , quoi-
qu'il me serrât très cruellement les fesses par
la crainte qu'il avait que je ne glissasse d'en-
tre ses doigts. Tout ce que j'osai faire fut de
lever mes yeux vers le soleil, de mettre mes
mains dans la posture d'un suppliant, et de
dire quelques mots d'un accent très humble
et très triste, conformément à l'état où je me
trouvais alors, car je craignais à chaque ins-
tant qu'il ne voulût m'écraser, comme nous
écrasons d'ordinaire certains petits animaux
odieux que nous voulons faire périr ; mais il
parut content de ma voix et de mes gestes, et
il commença à me regarder comme quelque
chose de curieux, étant bien surpris de m'en-
tendre articuler des mots, quoiqu'il ne les com-
prit pas.
Cependant, je ne pouvais m'empêcher de
gémir et de verser des larmes, et, en tour-
nant la tête, je lui faisais entendre, autant
que je pouvais, combien il me faisait de mal
par son pouoe et par son doigt. Il me parut
qu'il comprenait la douleur que je ressentais,
car, levant un pan de son justaucorps, il me
mit doucement dedans, et aussitôt il courut
vers son maître, qui était un riche laboureur,
et le même o*ue i'avais vu d'abord dans la
champ.
— 137 —
Le laboureur prit un petit brin de paille en-
viron de la grosseur d'une canne dont nous
nous appuyons en marchant, et avrc ce brin
leva les pans de mon justaucorps, qu'il me
parut prendre pour une espèce de couverture
que la nature m'avait donnée ; il souffla mes
cheveux pour mieux voir mon visage; il ap-
pela ses valets, et leur demanda, autant que
j'en pus juger, s'ils avaient jamais vu dans
les champs aucun animal qui me ressemblât.
Ensuite, il me plaça doucement à terre sur les
quatre pattes, mais je me levai aussitôt et
marchai gravement, allant et venant, pour
faire voir que je n'avais pas envie de m'enfuir.
Ils s'assirent tous en rond autour de moi,
pour mieux observer mes mouvements. J'ôtai
mon chapeau, et je fis une révérence très
soumise au paysan, je me jetai à ses genoux,
je levai les mains et la tête, et je prononçai
plusieurs mots aussi fortement que je pus. Je
tirai une bourse pleine d'or de ma poche et
la lui présentai très humblement. Il la reçut
dans la paume de sa main, et la porta bien
près de son œil pour voir ce que c'était, et
ensuite la tourna plusieurs foi? avec la pointe
d'une épingle qu'il tira de sa manche; mais il
n'y comprit rien. Sur cela, je lui fis signe
qu'il mît sa main à terre, et, prenant la
bourse, je l'ouvris et répandis toutes les
pièces d'or dans sa main. Il y avait six uièces
espagnoles de quatre pistoles chacune, «ans
compter vingt ou trente pièces plus petites.
Je le vis mouiller son petit doigt sur sa lan-
gue, et lever une de mes pièces les plus gros-
ses, et ensuite une autre ; mais il me sembla
— î 38 —
lout à fait ignorer ce que c'était ; il me fit signe
de les remettre dans ma bourse, et la bourse
dans ma poche.
Le laboureur fut alors persuadé qu'il fal-
/ait que je fusse une petite créature raison-
nable; il me parla très souvent, mais le son
de sa voix m'étourdi3sait les oreilles comme
celui d'un moulin à eau; cependant ses mota
étaient bien articulés. Je répondis aussi forte-
ment que je pus en plusieurs langues, et
souvent il appliqua son oreille à une toise de
moi, mais inutilement. Ensuite, ii renvoya ses
gens à leur travail, et, tirant son mouchoir
de sa poche, il le plia en deux et retendit sur
sa main gauche, qu'il avait mise à terre, me
faisant signe d'entrer dedans, ce que je pus
faire aisément, car elle n'avait pas plus d'un
pied d'épaisseur. Je crus devoir obéir, et, dt
peur de tomber, je me couchai tout de mon
long, sur le mouchoir, dont il m'enveloppa,
et, de cette façon, il m'emporta chez lui. Là,
il appela sa femme et me montra à elle; mais
elle jeta des cris effroyables, et recula comme
font les femmes en Angleterre à la vue d'un
crapaud ou d'une araignée. Cependant, lors-
qu'au bout de quelque temps elle eut vu toutes
mes manières et comment j'observais les si-
gnes que faisait son mari, elle commença à
m'aimer très tendrement.
Il était environ l'heure de midi, et alors un
domestique servit le dîner. Ce n'était, suivant
l'état simple d'un laboureur, que de la viande
grossière dans un plat d'environ vingt-quatre
pieds de di m mètre. Le laboureur, sa femme,
trois enfants et une vieille grand'mere, com-
— 139 —
posaient la compagnie. Lorsqu'ils furent assis,
le fermier me plaça à quelque distance de lui
te, qui était a peu près haute de
trente pieds ; je me tins aussi loin que je pus
du bord, de crainte de tomber. La femme
coupa un morceau de viande, ensuite elie
émietta du pain dans une assiette de bois
qu'elle p aça devant moi. Je lui fis une révé-
rence très humble, et, tirant mon couteau et
ma fourchette, je rne mis a mander, ce qui
leur donna un très grand plaisir. La maîtrssse
envoya sa serrante chercher une petite
qui servait à boire des liqueurs et qui conte-
nait environ douze pintes, et la remi
;i. Je levai le vase avec une grande dif-
ficulté, et, d'une manière très respectueuse,
je bus à la santé de madame, exprimant les
mots aussi fortement que je pouvais en an-
ce qui fit faire à la compagnie de si
grands éclats de rire, que peu s'en fadut que
je n'en ri Cette boisson avait L
peu près le goût du petit cidre, et n'était pas
•ëable. Le maître me fit signe de venir
à côté de son assiette de bois ; mais», en mar-
chant trop vite sur la table, une petite croûte
de pain me fit broncher et tomber sur le vi-
sage, sans pourtant me blesser. Je me levai
H, et, remarquant que ces bonnes gen~
en étaient fort touchés, je ris mon chapeau.
et, le faisant tourner nr ma tète, je fis trois
acclamations pour marquer que jp. n'avais
point reçu de mal ; mais, en avançant wen
mon maître (c'est le nom que je lui* donnera:
désormais), le dernier de ses fils, qui était
assis le plus proche de IuL et qui était tic.-
— uo —
malin et âgé d'environ dix ans, me prit par
les jambes, et me tint si haut dans l'air, que
je me trémoussai de tout mon corps. Son père
m'arracha d'entre ses mains, et en même
temps lui donna sur l'oreille gauche un si
grand soufflet, qu'il en aurait presque ren<
versé une troupe de cavalerie européenne, et
lui ordonna de se lever de table; mais, ayant
à craindre que le garçon ne gardât quelque
ressentiment contre moi, et me souvenant
que tous les ^nfants chez nous sont naturel-
lement méchants à l'égard des oiseaux, des
lapins, des petits chats et des petits chiens,
je me mis à genoux, et, montrant le garçon
au doigt, je me fis entendre à mon maître au-
tant que je pus, et le priai de pardonner à son
fils. Le père y consentit, et le garçon reprit sa
chaise; alors je m'avançai jusqu'à lui et lui
baisai la main.
Au milieu du dîner, le chat favori de ma
maîtresse sauta sur elle. J'entendis derrière
moi un bruit ressemblant à celui de douze
faiseurs de bas au métier, et, tournant ma
tête, je trouvai que c'était un chat qui miau-
lait. Il me parut trois fois plus grand qu'un
bœuf, comme je le jugeai en voyant sa tête et
une de ses pattes, pendant que sa maîtresse
lui donnait à manger et lui faisait des ca-
3. La férocité du visage de cet animal
me déconcerta tout à fait, quoique je me
tinsse au bout le plus éloigné de la table, à la
dM;mce de cinquante pieds, et quoique ma
maîtresse tînt le chat de peur qu'il ne s'élan-
çât sur moi , mais il n'y eut point d'accidents
et le chat m'épargna.
— 141 —
Mon maître me plaça à une toise et demie
du chat, et comme j'ai toujours éprouvé que
lorsqu'on fait devant un animal féroce ou que
l'on paraît avoir peur, c'est alors qu'on en est
infailliblement poursuivi, je résolus, de faire
bonne contenance devant le chat, et je m'a-
vançai jusqu'à dix-huit pouces, ce qui le fit
reculer comme s'il eût eu lui-même peur de
moi. J'eus moins d'appréhension des chiens.
Trois ou quatre entrèrent dans la salle, entre
lesquels il y avait un matin d'une grosseur
égale à celle de quatre éléphants, et un lé-
vrier un peu plus haut que le mâtin, mais
moins gros.
Sur la un du dîner, la nourrice entra, pori-ant
entre ses bras un enfant de l'âge d'un an, qui,
aussitôt qu"il m'aperçut, poussa des cris si forts,
qu'on aurait pu, je crois, les entendre facile-
ment du pont de Londres jusqu'à Chelsea.
L'enfant, me regardant comme une poupée ou
une babiole , criait afin de m'a voir pour lui
servir de jouet. La mère m'éleva et me donna
à l'enfant qui se saisit bientôt de moi et mit
ma tête dans sa bouche, où je commençai à
hurler si horriblement que l'enfant, elïrayé,
me laissa tomber. Je me serais inf iiiibiement
cassé la tète si la mère n'avait pas tenu son
tablier sous moi. La nourrice, pour apaiser
son poupon, se servit d'un hochet qui était
un gros pilier creux, rempli Je grosses
pierres et attaché par un câble au milieu du
corps de l'enfant ; mais cela ne put l'apaiser,
et elle se trouva réduite à se servir du der-
nier remède, qui fut de lui donner à téter, û
faut avouer que jamais objet ne me dégoûta
— 142 —
comme la vue des tétons de cette nourrice, et
je ne sais à quoi je puis les comparer.
Cela me fait penser aux tétons de noa
dames anglaises, qui sont si charmants et qu!
ne nous paraissent tels que parce <m'ils sont
proportionnés à notre vue et à notre taille^
cependant le microscope, qui les grossit et nous:
en fait paraître plusieurs parties qui échap-
pent à nos yeux, les enlaidit extrêmement.
Tels me parurent les tétons énormes de cette
nourrice. C'est ainsi qu'étant à Lilliput, une
femme me disait que je lui paraissais très
laid, qu'elle découvrait de grands trous dang
ma peau, que les poils de ma barbe étaient dix
fois plus forts que les soies d'un sanglier, et
mon teint, composé de différentes couleurs,
était tout à fait désagréable, quoique je sois
blond et que je passe pour avoir le teint
isse- beau.
Après le dîner, mon maître alla retrouver
ses ouvriers, et, à ce que je pus comprendre
par sa voix et par ses gpstes, il chargea sa
femme de prendre un grand soin de moi. J'é-
tais bien las, et j'avais une grande envie de
dormir, ce que ma maîtresse apercevant, elle
me mit dans son lit, et me couvrit avec un
mouchoir blanc, mais plus large que la grande
voile d'un vaisseau de guerre.
Je dormis pendant deux heures, et song-eai
que j'étais chez moi avec ma femme et mes
enfants, ce qui augmenta mon affliction quand
reillai et me trouvai tout seul dans une
chambre vaste de deux ou trois cents pieds de
largeur et de plus de deux cents de hauteur,
et couché dans un lit large de dix toises. Ma
— 143 -
■°sse était sortie pour les affaires de la
:naison, et m'avait enferme' au verrou. Le lit
levé de quatre toises ; cependant, quel-
l naturelles me pr
_iscendre, et je n'osais appeler; quand je
"eusse essayé, c'eût été inutilement, avec une
voix comme la mienne, et y ayant une si
g-rande distance de ia chambre où j'étais à la
cuisine, ou la famille se tenait. Sur ces entre-
faites, deux rats grimpèrent le k
deaux et se mirent à courir sur le lit; l'un
approcha de mon visage, sur quoi je me
tout effrayé, et mis le sabre à la main
me défendre. Ces animaux horribles eurent
l'insolence de m'attaquer des deux côtés,
mais je fendis le ventre à l'un, et l'autre ^'en-
fuit. Après cet exploit, je me couchai pour me
reposer et reprendre mes esprits. Ces animaux
étaient de la grosseur d'un mâtin, mais infi-
niment plus agiles et plus féroces, en sorte
que si j'eusse ôté mon ceinturon et mis baa
mon sabre avant de me coucher, j'aurais été
infailliblement dévoré par deux rats.
Bientôt après, ma maîtresse entra dans la
chambre, et me voyant tout couvert de sang,
elle accourut et me prit dans sa main. Je lui
montrai avec mon doigt le rat mort, en sou-
riant et en faisant d'autres signes, pour lui
faire entendre que je n'étais pas blessé, ce qui
lui donna de la joie. Je tâchai de lui faire en-
tendre que je souhaitais fort qu'elle me mît
à terre, ce qu'elle fit, mais ma modestie ne me
permit pas de m'expiiquer autrement qu'en
montrant du doigt la porte, et en faisant plu-
sieurs révérences. La bonne femme m'enten-
— 444 —
dit, mais avec quelque difficulté, et me repre*
aant dans sa main, alla dans le jardin, où elle
me mit à terre. Je m'éloignai environ à cent
toises, et, lui faisant signe de ne pas me re-
garder, je mo cachai entre deux feuilles d'o-
seille, et y fis ce que vous pouvez deviner.
II. — Portrait de la fille du laboureur. —L'auteur est
conduit à une ville où il y avait un marché, et en-
suite à la capitale. — Détail de son voyage.
Ma maîtresse avait u»e fille de l'âge de
neuf ans, enfant qui avait beaucoup d'esprit
pour son âjie. Sa mère, de concert avec elle
s'avisa d'accommoder pour moi le berceau
de sa poupée avant qu'il fût nuit. Le berceau
fut mis dans un petit tiroir de cabinet, et le
tiroir pesé sur une tablette suspendue, de
peur des rats; ce fut là mon lit pendant tout
le temps que je demeurai avec ces bonnes
gens. Cette jeune fille était si adroite, qu'a-
près que je me fus déshabillé une ou deux
fois en sa présence, elle sut m'habiller et me
déshabiller quand il lui plaisait, quoique je
ne lui donnasse cette peine que pour lui
obéir ; elle me fit six chemises et d'autres
sortes de linge, de la toile la plus fine qu'on
put trouver (qui, à la vérité était plus gros-
sière que des toiles de navire); et les blan-
chit toujours elle-même. Ma blanchisseuse
était encore la maîtresse d'école qui m'ap-
prenait sa langue. Quand je montrais quel-
que chose du doigt, elle m'en disait le nom
aussitôt ; en sorte qu'en peu de temps je fus
— H5 —
en état de demander ce que je sotihaitais-
elle avait en vérité un très bon naturel; elle
me donna le nom de Grildriç mot qui signi-
fie ce que les Latins appellent homuneulus,
les Italiens homunceletino , et les Anglais
mannikin. C'est à elle que je fus redevable
de ma conservation. Nous étions toujours en-
semble; je l'appelais GlumdaiïUtch, ou la pe-
tite nourrice, et je serais coupable d'une très
noire ingratitude si j'oubliais jamais ses
soins et son affection pour moi. Je souhaite
de tout mon cœur être un jour en état de les
reconnaître, au lieu d'être peut-être l'inno-
cente, mais malheureuse cause de sa disgrâce,
comme j'ai trop lieu de l'appréhender.
Il se répandit alors dans tout le pays que
mon maître avait trouvé un petit animal dans
les champs, environ de la grosseur d'un splac-
knock animal de ce pays, long d'environ six
pieds) , et de la même figure qu'une créature
humaine; qu'il imitait l'homme dans toutes
ses actions, et semblait parler une petite es-
pèce de langue qui lui était propre ; qu'il avait
déjà appris plusieurs de leurs mots ; qu'il
marchait droit sur les deux pieds, était doux
et traitable, venait quand il était appelé, fai-
sait tout ce qu'on lui ordonnait de faire, avait
les membres délicats et un teint plus blanc et
plus fin que celui de la fille d'un seigneur à
l'âge de trois ans. Un laboureur voisin, «t in-
time ami de mon maître , lui rendit visite ex-
près pour examiner la vérité du bruit qui s'é-
tait répandu. On me fit venir aussitôt : on me
mit sur une table, où je marchai comme on
me l'ordonna. Je tirai mon «j?t>^ et le remis
— 146 —
dans son fourreau; je fis la révérence à l'ami
de mon maître; je lui demandai, dans sa pro-
pre langue, comment il se portait, et lui dis
qu'il était e bien venu, le tout suivant les
instruction? de ma petite maîtrise. Cet hom-
me, à qui le jrrand âge avait tort affaibli la
vue, mit ses lunettes pour me regarder mieux;
sur quoi je ne pus m'empêcher <i'fVlater de
rire. Les cens de la lamille, qui découvrirent
la cause de ma gaieté, se prirent aussi à rire;
de quoi le vieux penard fut assez bète pour
se fâcher. I) avait l'air d'un avare, et il le fit
bien paraître par le conseil détestable qu'il
donna à mon maître de me faire voir pour de
l'argent, a quelque jour de marché, dans la
ville prochaine, qui était éloignée de notre
maison d'environ vingt-deux, milles. Je devi-
nai qu'il y avait quelque dessein sur le tapis;
lorsque je remarquai mon maître et son ami
parlant ensemble tout bas à l'oreille pendant
un assez long temps, et quelquefois me re-
gardant et me montrant au doigt.
Le lendemain au matin, Glaindalclicth, ma
petite maîtresse, me confirma dans ma pen-
sée, en me racontant toute l'affaire, qu'elle
avait apprise de sa mère. La pauvre fille me
mit dans son sein, et versa beaucoup de lar-
mes : elle appréhendait qu'ii ne m'arrivât du
mal, que je ne fusse froissé, estropié, et peut-
être écrasé par des hommes grossiers et bru-
taux qui me manieraient rudement, l'omme
elle avait remarqué que j'étais modeste de
mon naturel, et très délicat dam tout ce qui
regardait mon honneur, elle gémissait de me
voir exposé pour de l'argent à la curiosité du
— 147 —
plus bas peuple; elle disait que son papa et
ga maman lui avaient promis que Grildrig
serait tout à elle; mais qu'elle voyait bien
qu'on la voulait tromper, comme on avait
fait, l'année dernière, quand on feignit de lui
donner un agneau, qui, quand il fut gras, Ait
vendu à un boucher. Quant à moi, je puis
dire, en vérité, que j'eus moins de chagrin
que ma petite maîtresse. J'avais conçu de
grandes espérances, qui ne m'abandonnèrent
jamais, que je recouvrerais un jour ma li-
berté, et, a l'égard de l'ignominie d'être porté
ea et là comme un monstre, je songeai qu'une
telle disgrâce ne me pourrait jamais être re-
prochée, et ne flétrirait point mon honneur
e je «serais de retour en Angleterre,
parce que îe roi même de la Grande-Bretagne,
s'il se trouvait en pareille situation, aurait un
pareil sort.
Mon maître, suivant l'avis de son ami, me
mit dans une caisse, et, le jour du marché
suivant, me mena à ia ville prochaine avec sa
petite fille. La caisse était fermée de tous cô-
tés, et était seulement percée de quelques
trous pour baisser entrer l'air. La fille avait
pris le soin de mettre sous moi le matelas du
lit de sa poupée; cependant, je fus horrible-
ment agité et rudement secoué dans ce voya-
ge, quoiqu'il ne durât pas plus d'une demi-
heure. Le cheval faisait à chaque pas environ
quarante pieds, et trottait si haut, que l'agi-
tation était égale à celle d'un vaisseau dans
une tempête furieuse; le chemin était un peu
plus long que de Londres à Saint- Albans. lion
maître descendit de cheval à une auberge oy
— 148 —
il avait coutume d'aller, et, après avoir pria
conseil avec l'hôte, et avoir fait quelques pré-
paratifs nécessaires, il loua le grultrud, ou le
crieur public, pour donner avis à toute la
ville d'un petit animal étranger qu'on ferait
voir à l'enseigne de Y Aigle verte, qui était
moins gros qu'un splacknock, et ressemblant
dans toutes les parties de son corps, à une
créature humaine, qui pouvait prononcer plu-
sieurs mots et faire une infinité de tours d'a-
dresse.
Je fus posé sur une table dans la salle la
plus grande de l'auberge, qui était presque large
de trois cents pieds en carré. Ma petite maî-
tresse se tenait debout sur un tabouret bien
près de la table, pour prendre soin, de moi et
m'instruire de ce qu'il fallait faire. Mon maître,
pour éviter la foule et le désordre, ne voulut
pas permettre que plus de trente personnes
entrassent a la fois pour me voir. Je marchai
çà et là sur la table, snivant les ordres de la
fille : elle me fit plusieurs questions qu'elle
sût être à ma portée, et proportionnées à la
connaissance que j'avais de la langue, et je
répondis le mieux et le plus haut que je pus.
Je me retournai plusieurs fois vers toute la
compagnie, et fis mule révérences. Je pris un
dé plein de vin, que Glumdalclitch m'avait
donné pour uj gobelet et je bus a leur santé.
Je tirai mon sabre et fis le moulinet a la façon
des maîtres d'armes d'Angleterre. La fille me
donna un bout de paille, dont je fis l'exercice
comme d'une pique, ayant appris cela
dans ma jeunesse. Je fus montré ce jour-là
douze lois, et fus obligé de répéter toujours
— 149 —
Î8S mêmes choses, jusqu'à ce que je fusse
presque mort de lassitude, d'ennui et de cha-
grin.
Ceux qui m'avaient vu firent de tous côtés
des rapports si merveilleux, que le peupla
voulait ensuite enfoncer les portes pour en-
trer.
Mon maître, ayant en vue ses propres inté-
rêts, ne voulut permettre à personne de me
toucher, excepté à ma petite maîtresse, et,
pour me mettre plus à couvert de tout acci-
dent, on avait rangé des bancs autour de la
table, à une telle distance que je ne fusse à
portée d'aucun spectateur. Cependant un pe-
tit écolier malin me jeta une noisette à la
tète, et il s'en fallut peu qu'il ne m'attrapât;
elle fut jetée avec tant de force que, s'il n'eut
pas manqué son coup, elle m'aurait infailli-
blement fait sauter la cervelle, car elle était
presque aussi grosse qu'un melon ; mais j'eus
la satisfaction de voir le petit écolier chassé
de la salle.
Mon maître fit afficher qu'il me ferait voir
encore le jour du marché suivant, cependant
il me fit faire une voiture plus commode, vu
que j'avais été si fatigué de mon premier
voyage et du spectacle que j'avais donné pen-
dant huit heures de suite, que je ne pouvais
plus me tenir debout et que j'avais presque
perdu la voix. Pour m'achever, lorsque je fus
de retour, tous les gentilhommes du voisinage,
ayant entendu parler de moi, se rendirent à
la maison de mon maître. Il y en eut un jour
plus de trente, avec leurs femmes et leurs en-
fants, car ce pays, aussi bien que l'Angleterre,
— 150 —
est ppuplé" de gentilshommes fainéants et d
gœuvrés.
Mon maître, considérant le profit que je pou-
rais lui rapporter, résolut de me faire voi2
dans les villes du royaume les plus considé-
rables. S' étant donc fourni de toutes les chose?
nécessaires à un long voyage, après avoir ré-
glé ses affaires domestiques et dit adieu à sa
femme, le 17 août l"03, environ deux mois
après mon arrivée, nous partîmes pour nous
rendre à la capitale, située vers le milieu de
cet empire, et environ à quinze cents lieues
de notre demeure. Mon maître fit monter sa
fille en trousse derrière lui î Elle me pu-ta dans
une boite attachée autour de son corps,
biée du drap le plus fin qu'elle avait pu trouver.
Le dessein de mon maître fut de me faire
voir sur la route, dans toutes les villes,
bourgs pt villages un peu fameux, et de par-
courir même les châteaux de la noblesse qu
l'éloigneraient peu de son chemin. Nous fai-
sions de petites journées, seulement de quatre-
vingts ou cent Leues, car GlwndalcUtch, ex-
ourm'épargnerdela fatigue, se plaignit
qu'elle était bien incommodée du trot du che-
val. Souvent elle me tirait de la caisse pom-
me donner de l'air, et me faire voir le pays.
Nous passâmes cinq ou six rivières plus lar-
ges et plus profondes que le Nil et le Gange,
et il n'y avait guère de ruisseau qui ne fut
plus grand que la Tamise ai pont de Londres.
Nous; fûmes tr >;s semaines dans notre voyage,
et je fus montré dans dix-nuit grandes villes,
sans compter plusieurs villages et plusieurs
lux de la campagne.
— 151 —
Le vingt-sixijrne joui* d'octobre, nous arri-
vâmes à la capitale, appelée dans leur langue
Lorbruldrad ou V Orgueil de Cunivers. Mon maî-
tre loua un appartement dans la rue principale
de la ville, peu éloignée du palais royal, et
distribua, selon la coutume, des affiches con-
tenant une description merveilleuse de ma
personne et de mes talents. Il loua une très
grande salle de trois ou quatre cents p'eds de
'arge , ou il plaça une table de soixante pieds
de diamètre, sur laquelle je devais jouer mon
rôle ; il la fit entourer de palissades pour m'em-
pêcher de tomber en bas. Cest sur cette table
qu'on me montra dix fois par jour, au grand
étonnement et à la satisfaction de tout le peu-
ple. Je savais alors passablement parler la laa*
g-ue, et j'entendais parfaitement tout ce qu'on
disait de moi ; d'ailleurs , j'avais appris leur
alphabet, et je pouvais, quoique avec peine,
lire et expliquer les livres, car Glumdalditeh
m'avait donné des leçons chez son père et aux
heures de loisir pendant notre voyage; elle
portait un petit livre dans sa poche, un peu
plus gros qu'un volume d'atlas, livre à l'usage
des jeunes filles, et qui était une espèce de
catéchisme en abrégé; elle s'en servait pour
-n'enseigner les lettres de l'alpnabet , et elle
n'en interprétait les mots.
— 152 —
III. — L'auteur mandé pour se rendre à la cour : la
reine l'acheté et le présente au roi.— Il dispute avec
les savants de sa majesté. — On lui prépare un ap-
partement.—Il devient favori de la reine.— 11 sou-
tient l'honneur de son pays. — Ses querelles avec le
nain de la reine.
Les pemes et les fatigues qu'il me fallait
essuyer chaque jour apportèrent un change-
ment considérable à ma santé ; car, plus mon
maître gagnait, plus il devenait insatiable.
J'avais perdu entièrement l'appétit , et j'étais
presque devenu un squelette. Mon maître
s'en aperçut , et , jugeant que je mourrais
bientôt, résolut de me faire valoir autant
qu'il pourrait. Pendant qu'il raisonnait de
cette façon, un slardral, ou écuyer du roi,
vint ordonner à mon maître de m'amener
incessamment à la cour pour le divertisse-
ment de la reine et de toutes ses dames.
Quelques-unes de ces dames m'avaient déjà
vu, et avaient rapporté des choses merveil-
leuses de ma figure mignonne, de mon main-
tien gracieux et de mon esprit délicat. Sa
majesté et sa suite furent extrêmement di-
verties de mes manières. Je me mis à genoux
et demandai d'avoir l'homneur de baiser son
pied royal ; mais cette princesse gracieuse me
présenta son petit doigt, que j'em b-assai entre
mes deui bras, et dont j'appliquai le bout
avec respect a mes lèvres. Elle me fit des ques-
tions générales touchant mon pays et mes
voj'ages, auxquelles je répondis aussi distinc-
tement et en aussi peu de mots que je pus ;
elle me demanda si je serais bien aise de vivre
— 153 —
à la cour; je fis la révérence jusqu'au bas de
la table sur laquelle j'étais rnont^ et je ré-
pondis humblement que i'étais l'esclave de mon
maître; mais que, s'il ne dépendait que de
moi, je serais charmé de consacrer ma vie au
service de sa majesté ; elle demanda ensuite à
mon maître s'il voulait me vendre. Lui, qui
s'imaginait que je n'avais pas un mois à vi-
vre, fut ravi de la proposition, et fixa le prix
de ma vente à mille pièces d'or, qu'on lui
compta sur-le-champ. Je dis alors à la reine
que, puisque j'étais devenu un homme esclave
de sa majesté, je lui demandais la grâce que
Glumdalclitcti, qui avait toujours eu pour moi
tant d'attention, d'amitié et de soins, fût ad-
mise à l'honneur de son service, et continuât
d'être ma gouvernante. Sa majesté y consen-
tit, et y fit consentir aussi le laboureur, qui
était bien aise de voir sa fille à la cour. Pour
la pauvre fille, elle ne pouvait cacher sa joie.
Mon maître se retira, et me dit en partant
qu'ii me laissait dans un bon endroit ; à quoi
e ne répliquai que par une révérence cava-
ière.
La reine remarqua la froideur avec laquelle
•"'avais reçu le compliment et l'adieu du labou-
reur, et m'en demanda la cause. Je pris la li-
berté de répondre à sa majesté que je n'avais
point d'autre obligation à mon dernier maître
que celle de n'avoir pas écrasé un pauvre ani-
mai innocent, trouvé par hasard dans son
champ ; que ce bienfait avait été assez bien
payé par le profit qu'ii avait fait en me mon-
trant pour de l'argent, et par le prix qu'il ve-
nait de recevoir en me vendant; que ma santé
— 454 —
était très altérée par mon esclavage et pa
^obligation continuelle d'entrer nîr et d'arnu-
ser le menu peuple a toutes les heures du jour,
et que, si mon maître n'avait pas cru ma vie
en danger, sa majesté ne m'aurait pas eu à si
bon marché; mais que, comme je n'avais pas
lieu de craindre d'être désor.: , heu-
reux sous la protectwn d'une princesse si
grande et si bonne, l'ornement de la nature,
^admiration du monde, les délices de ses su-
jets, et le phénix de la création, j'espérais que
l'appréhension qu'avait eue mon dernier maî-
tre serait vaine, puisque je trouvais dej •
esprits ranimés par l'influence de sa prê-
tres auguste.
Tel fut le sommaire de mon discours, pro-
noncé avec plusieurs barbarismes et en hési-
tant souvent.
La raine, qui excusa avec bonté les défauts
de ma harangue, fut surprise de trouver tant
d'esprit et de bon sens dans un petit animal :
elle me prit dans ses mains, et sur-le-champ
me porta au roi, qui était alors retiré dans
son cabinet. Sa majesté, prince très sérieux
et d'un visage austère, ne remarquant pas
bien ma figure à la première vue, demanda
froidement à la reine depuis quand elle était
devenue si amoureuse d'un spfacknock (oar il
m'avait pris pour cet insecte) ; mais la reine,
qui avait infiniment d'esprit, me mit douce-
ment deîxmt sur l'écritoire du roi et m'ordonna
dédire moi-même à sa majesté ce que j'étais.
Je le fis en très peu de mots, et Glumdalclitch,
qui était resté à la porte du cabinet, ne pou-
vant pas souffrir que >e fusse longtemps hors
■"— i Ou — ■■
Dee, entra et dit à sa majesté com-
ment j'avais été trouvé dans un champ.
Le roi, aussi savant qu'aucune personne de
s Etats, avait été élevé dans fétude de la
-liilosophie et surtout des mathémati
rependant, quand il vit de prés ma figure et
ri a démarche, avant que j'eusse commencé à
aller, il s'imagina que je pourrais être une
machine artificielle comme celle d'un tourne-
broche ou tout au plus d'une horloge inventée
0t exécutée par un habile artiste; mais quand
H eut trouvé du raisonnement dans les petits
sons que je rendais, U ne put cacher son
nement et son admiration.
Tl envoya chercher trois fameux sa~
qui alors étaient de quartier à la cour et dans
leur sema ine de service <selon la coutume ad-
mirable de ce pays). Ces messieurs, après
avoir examiné de près ma figure avec beau-
coup d'exactitude, raisonnèrent différemment
sur mon sujet. Ds convenaient tous que je ne
pouvais pas être produit suivant les lois or-
dinaires de la nature, parce que j'étais dé-
pourvu de la faculté naturelle de conserver
ma vie. soit par l'agilité, soit par la facilité de
rrimper sur un arbre, soit par le pouvoir de
r la terre et d'y faire des trous pour
m'y cacher comme les lapins. Mes dents, qu'ils*
eonsidérerent longtemps, les firent conjectu-
rer que j'étais un animal carnassier.
Un de ces philosophes avança que j'étais un
smbryon, un pur avorton; niais" cet avis fut
^eivté par les eux autres, qui e ot que
mes membres étaient parfaits et achevés dans
Vsur espèce, et que j'avais vécu plusieurs an-
— 156 —
nées, ce qui parut évident par ma barbe, dont
les poils se découvraient avec un microscope.
On ne voulut pas avouer que j'étais un nain,
parce que ma petitesse était hors de compa-
raison; car le nain favori de la reine, le plus
petit qu'on eût jamais vu dans ce royaume,
avait près de trente pieds de haut. Après un
grand déliât, on conclut unanimement que je
n'étais qu'un relplum sealcalh, qui, étant inter-
prété littéralement, veut dire lusus tiaturœ, dé-
cision très conforme à la philosophie moderne
de l'Europe , dont les professeurs, dédaignant
le vieux subterfuge des causes occultes, à la
faveur duquel les sectateurs d'Aristote tâchent
de masquer leur ignorance , ont inventé cette
solution merveilleuse de toutes les difficultés
delà physique. Admirable progrès de la science
humaine !
Après cette conclusion décisive, je pris la
liberté de dire quelques mots : je m'adressai
au roi, et protestai à sa majesté que je venais
d'un pays où mon espèce était répandue en
plu^eurs millions d'individus des deux sexes,
où les animaux, les arbres et les maisons
étaient proportionnés à ma petitesse, et où,
par conséquent, ie pouvais être aussi bien en
état de me défendre et de trouver ma nourri-
ture, mes besoins et mes commod'tés, qu'au-
cun des sujets de sa majesté. Cette réponse
fit sourire dédaigneusement les philosophes,
qui répliquèrent que le laboureur m'avait bien
instruit et que je savais ma leçon Le roi, qui
avait un esprit bien plus éclairé, congédiant
ses savants, envoya chercher le laboureur,
qui, par bonheur, n'était pas encore sorti de
- 157 —
la ville. L'ayant donc d'abord examine en par-
ticulier, et puis l'ayant confronté avec moi et
avec la jeune tille, sa majesté commença à
croire que ce que je lui avais dit pouvait être
vrai. Il pria la reine de donner ordre qu'on
prît un soin particulier de moi, et fut d'avis
qu'il me fallait laisser sous la conduite de
Glumdalclitch, ayant remarqué que nous avions
une grande affection l'un pour l'autre.
La reine donna ordre à son ébéniste défaire
une boîte qui me pût servir de chambre à
coucher, suivant le modèle que Glumdalciitch
et moi lui donnerions. Cet homme, qui était
un ouvrier très adroit, me fit en trois semaines
une chambre de bois de seize pieds en carré,
et de douze de haut, avec des fenêtres, une
porte, et deux cabinets.
Un ouvrier excellent, qui était célèbre
pour les petits bijoux curieux, entreprit de
me faire deux chaises d'une matière sembla-
ble à l'ivoire, et deux tables avec une armoire
pour mettre mes hardes ; ensuite, la reine fit
chercher chez les marchands les étoffes de soie
les plus fines pour me faire des habits.
Cette princesse goûtait si fort mon entre-
tien, qu'elle ne pouvait dîner sans moi. J'avais
une table placée sur celle où sa majesté man-
geait, avec une chaise sur laquelle je me
pouvais asseoir. Glumdalclitch était debout sur
un tabouret, orès de la table, pour pouvoir
prendre soin de moi.
Un jour, le prince, en dînant, prit plaisir à
8'entretenir avec moi, me faisant des ques-
tions touchant les mœurs, la religion, les lois,
le gouvernement et la littérature de l'Europe,
— 158 —
et je lui en rendis compte le mieux que te
pus. Sou esprit était si pénétrant, et son juge-
ment si solide, qu'il fit des réflexions et des
observations très sages sur tout ce que je
lui dis. Lui ayant parlé de deux partis qui di-
visent l'Angleterre, D me demanda si j'étais
un lotdg ou un tory; puis, se tournant vers
son ministre, qui se tenait derrière lui, ayant
à la main un bâton blanc presque aussi haut
que le grand mât du Souverain royal : « Hélas!
dit-i , que la grandeur humaine est peu de
chose, puisque de vils insectes ont aussi ds
l'ambition, avec des rangs et des distinctions
parmi eux ! Us ont de petits lambeaux dont
ils se parent, des trous, des cages, des boîtes,
qu'ils appellent des palais et des hôtels, des
équipages, des livrées, des titres, des char-
ges, des occupations, des passions comme
nous. Chez eux, on aime, on hait, on trompe,
on trahit comme ici. « C'est ainsi que sa ma-
jesté philosophait à l'occasion de ce que je
lui avais dit de l'Angleterre, et moi j'étais con-
fus et indigné de voir ma patrie, la maîtresse
des arts, la souveraine des mers, l'arbitre de
l'Europe, la gloire 4e l'univers, traitée avec
tant de mépris.
Il n'y avait rien qui m'offensât et me cha-
grinât plus que le nain de la reine, qui, étant
de la taille la plus petite qu'on eût jamais vue
dans ce pays , devint d une insolence extrême
a. la vue d'un homme beaucoup plus petit que
lui. Il me regardait d'un air fier et dédaigneux,
et raillait sans cesse de ma petite figure. Je
ne m'en vengeai qu'en l'appelant frère. Un
jour, pendant le dîner, le malicieux nain, pre-
.— 150 -
nant le temps que je ne pensais à rien, me
prit par le milieu du corps , m'enleva et me
laissa tomber dans un plat de lait, et aussitôt
s'enfuit. J'en eus par-dessus les oreilles, et, si
je n'avais été un nageur excellent, j'aurais été-
infailliblement noyé. Glumdalclitch , dans ee
moment, était par hasard a l'autre extrémité
de la chambre. La reine fut si consternée de
cet accident, qu'elle manqua de présence d'es-
prit pour m'assister ; mais ma petite gouver-
nante courut à mon secours et me tira adroi-
tement hors du plat , après que j'eus avalé
plus d'une pinte de lait. On me mit au lit ; ce-
pendant, je ne reçus d'autre mal que la perte
d'un habit qui fut tout à fait gâté. Le nain
fut bien fouetté, et je pris quelque plaisir à
voir cette exécution.
Je vais maintenant donner au lecteur une
légère description de ce pays , autant que je
l'ai pu connaître par ce que j'en ai parcouru.
Toute l'étendue du royaume est environ de
trois mille lieues de long et de deux mille
cinq cents lieues de large ; d'où je conclus que
nos géographes de l'Europe se trompent, lors-
qu'ils croient qu'il n'y a que la mer entre le
Japon et la Californie. Je me suis toujours
imaginé qu'il devait y avoir de ce côté-là un
grand continent, pour servir de contre-poià.-
au grand continent de Tartarie. On doit don-
corriger les cartes et joindre cette vaste éten-
due de pays aux parties nord-ouest de l'Amé-
rique ; sur quoi je suis prêt d'aider les géogrti
phes de mes lumières. Ce royaume est une
presqu'île, terminée vers le nord par une
chaîne de montagnes qui ont environ trente
— 160 —
milles de hauteur, et dont on ne peut appro-
cher à cause des volcans, qui y sont en grand
nombre sur la cime.
Les plus savants ne savent quelle espèce de
mortels habitent au delà de ces montagnes,
ni même s'il y a des habitants. Il n'y a aucun
port dans tout le royaume, et les endroits de
la côte où les rivières vont se perdre dans la
mer sont si pleins de rochers hauts et escar-
pés , et la mer y est ordinairement si agitée ,
qu'il n'y a presque personne qui ose y abor-
der , en sorte que ces peuples sont exclus de
tout commerce avec le reste du monde. Les
grandes rivières sont pleines de poissons ex-
cellents ; aussi, c'est très rarement qu'on pê-
che dans l'Océan, parce que les poissons de
mer sont de la même grosseur que ceux de
l'Europe, et par rapport à eux ne méritent
pas la peine d'être pêches ; d'où il est évident
que la nature , dans la production des plantes
et des animaux d'une grosseur si énorme, se
borne tout à fait à ce continent ; et , sur ce
point, je m'en rapporte aux philosophes. On
prend néanmoins quelquefois, sur la côte, des
baleines dont le petit peuple se nourrit et
même se régale. J'ai vu une de ces baleines
qiû était si grosse qu'un homme du pays avait
de la peine à la porter sur ses épaules. Quel-
quefois, par curiosité, on en apporte dans des
paniers à Lorbrulgrud; j'en ai vu une dans
un plat sur la table du roi.
Le pays est très peuplé , car il contient cin-
quante et une villes, près de cent bourgs en-
tourés de murailles, et un bien plus grand
nombre de villages et de hameaux. Pour sa-
— 161 —
tisfaire le lecteur curieux , il suffira peut-être
de donner la description de Lorbrulgrud. Cette
Tille est située sur une rivière qui la traverse
et la divise en deux parties presque égales.
Elle contient plus de quatre-vingt mille mai-
sons, et environ six cent mille habitants; elle
a en longueur trois glonylungs ( qui font
environ cinquante-quatre milles d'Angleterre),
et deux et demi en largeur, selon la mesure
que j'en pris sur la carte royale, dressée par
les ordres du roi, qui fut étendue sur la terre
exprès pour moi, et était longue de cent pieds.
Le palais du roi est un bâtiment assez peu
régulier; c'est plutôt un amas d'édifices qui
a environ sept milles de circuit ; les chambres
principales sont hautes de deux cent quarante
pieds , et larges à proportion.
On donna un carrosse à Glumdalclitch et à
moi , pour voir la ville , ses places et ses hô-
tels. Je supputai que notre carrosse était en-
viron en carré comme la salle de Westmins-
ter, mais pas tout à fait si haut. Un jour, nous
fîmes arrêter le carrosse à plusieurs boutU
cmes, où les mendiants, profitant de l'occasion,
se rendirent en foule aux portières , et me
fournirent les spectacles les plus affreux qu'un
oeil anglais ait jamais vus. Comme ils étaient
iifformes, estropiés, sales, malpropres, cou-
verts de plaies, de tumeurs et de vermine, et
lue tout cela me paraissait d'une grosseur
énorme, je prie le lecteur déjuger de l'impres-
sion que ces objets firent sur moi, et de in'ep
épargner la description.
Les filles de la reine priaient souvent Glum-
ialclitch de venir dans leurs appartements et
•DLL1TK1, I» 6
— IG2 —
de m'y porter avec elle , pour avoir le plaisir
de me voir de prés et de me toucher. Souvent,
elles me dépouillaient de mes habits et me
mettaient nu de la tête jusqu'aux, pieds, pour
mieux considérer la délicatesse de mes mem-
bres.En ^et état, elles me nattaient, me mettaient
quelquefois dans leur sein, et me faisaient
mille petites caresses : mais aucune d'elles n'a-
vait la peau si douce que GlumdalcUtch.
Je suis persuadé qu'elles n'avaient pas ds
mauvaises intentions : elles me traitaient sans
cérémonie, comme une créature sans consé-
quence; elles se déshabillaient sans façon et
ôtaient même leur chemise en ma présence ,
sans prendre les précautions qu'exigent la
bienséance et la pudeur. J'étais , pendant ce
temps-la, placé sur leurs toilettes, vis-à-vis
d'elles, et étais obligé, malgré moi, de les voir
toutes nues. Je dis malgré moi , car, en vé-
rité, cette nie ne me causait aucune tentation
et pas le moindre plaisir. Leur peau me sem-
blait rude, peu unie et de différentes couleurs,
avec des taches ça et là aussi larges qu'une
assiette; leurs loi» '/s cheveux pendants sem-
blaient des paquets de ncelles; je ne dis rien
touchant d'autres endroits de leur corps, d'où
il faut conclure que la beauté des femmes,
qui nous Criuse tant d'émotion, n'est qu'une
imaginaire, puisque les femmes de
l'Europe ressembleraient à ces femmes dont je
viens de parler si nos yeux étaient des mi-
croscopes. Je supplie le beau sexe de mon
pays d€ ne me point savoir mauvais gré de
cette observation. D importe peu aux belles
l'être laides pour des yeux perçants qui ne
— 103 —
iîs verront jamais. Les philosophes savent
bien ce qui en est; niais lorsqu'ils voient une
. ils voient comme tout le monde, et ne
plus philosoph
La reine, qui m'entretenait souvent de mer
voyages sur mer, cherchait toutes les occa-
sions possibles de me divertir quand j'étais
mélancolique. Elle me demanda un jour si
j'avais l'adresse de manier une voile et une
rame, et si un peu d'exercice en ce genre ne
pas convenable a ma santé. Je répondis
que j'entendais tous les deux assez bien; car,
e mon emploi particulier eût été celui
de chirurgien, c'est-à-dire médecin de vais-
jc m'étais trouvé sou veut obligé d€ tra-
vailler comme matelot , mais j'ignorais com-
ment cela se pratiquait dans ce pays, où la
plus petite barque était égale à un vaisseau
de guerre de premier rang parmi nous; d'ail-
leurs, un navire proportionné à ma grandeur
et à mes forces n'aurait pu flotter longtemps
sur leurs rivières, et je n'aurais pu le gouver-
ner. Sa majesté me dit que, si je voulais, soe
menuisier me ferait une petite barque, et
qu'elle me trouverait un endroit ou je pourrais
naviguer. Le menuisier, suivant nies instruc-
tions, dans l'espace de dix jours, me constnr
sit un petit navire avec tous ses cordages, ca-
pable de tenir commodémeut huit Européens
Quand il fut achevé, la reine donna ordre au
menuisier de faire une auge de bois, longue
de trois cents pieds, large de cinquante, et
profonde de huit: laquelle éteint bien gou-
dronnée pour empêcher l'eau de s'échapper,
fut pos^e sur le plancher, le long de la mu-
- 164 —
raille, dans une salle extérieure du palais :
elle avait un robinet bien près du fond, pour
laisser sortir l'eau de temps en temps, et
deux domestiques la pouvaient remplir dans
une demi-heure de temps. C'est là que Ton
me fit rainer pour mon divertissement, aussi
bien que pour celui de la reine et de ses da-
mes, qui prirent beaucoup de plaisir à voir
toon adresse et mon agilité. Quelquefois je
haussais ma voile, et puis c'était mon affaire
de gouverner pendant que les dames me
donnaient un coup de vent avec leurs éven-
tails ; et, quand elles se trouvaient fatiguées,
quelques-uns des pages poussaient et faisaient
avancer le navire avec leur souffle, tandis que
je signalais mon adresse à tribord et à bâ-
Dord, selon qu'il me plaisait. Quand j'avais fini,
Glurnd<ilclitch reportait mon navire dans son
cabinet, et le suspendait à un clou pour sécher.
Dans cet exercice, il m*arriva une fois un
accident qui pensa me coûter la vie, car, un
des pages ayant mis mon navire dans l'auge,
une femme de la suite de Glumdaiclitch me
leva très officieusement pour me mettre dans
le navire ; mais il arriva que je glissai d'entre
ses doigts, et j'aurais infailliblement tombé
de la hauteur de quarante pieds sur le plan-
cher, si, par le plus heureux accident du
monde, je n'eusse pas été arrêté par une
grosse épingle qui était fichée dans le tablier
de cette femme. La tête de l'épingle passa en-
tre ma chemise et la ceinture de ma culotte,
et ainsi je tus suspendu en l'air par mon der-
rière, jusqu'à ce que GlumdakHkh accourût à
92311 secours.
— 165 —
Une autre fois, un des domestiques, dont la
fonction était de remplir mon auge d'eau fraî-
che de trois jours en trois jours, fut si négli-
gent, qu'il laissa échapper de son eau une
grenouille très grosse sans l'apercevoir.
La grenouille se tint cachée jusqu'à ce que
je fusse dans mon navire; alors, voyant un
endroit pour se reposer, elle y grimpa, et le
fit tellement pencher, que je me trouvai
obligé de faire le contre-poids de l'autre côté
pour empêcher le navire de s'enfoncer ;
mais je l'obligeai à coups de rames de sauter
dehors.
Voici le plus grand péril que je courus dans
oe royaume. Glumdalclitch m'avait enfermé au
verrou daus son cabinet, 4tant sortie pour des
affaires, ou pour faire une visite. Le temps était
très chaud, et la fenêtre du cabinet était ouverte,
aussi bien que les fenêtres et ;a porte de ma
boîte; pendant que j'étais assis tranquillement
et mélancoliquement près de ma table, j'enten-
dis quelque chose entrer dans le cabinet par la
fenêtre, et sauter çà et là. Quoique j'en fusse
un peu alarmé, j'eus le courage de regarder
dehors, mais sans abandonner ma chaise ; et
alors je vis un animal capricieux, bondissant
et sautant de tous côtés, qui enfin s'approcha
de ma boîte, et la regarda avec une apparence
de plaisir et de curiosité, mettant sa tête à
la porte et à chaque fenêtre. Je me retirai
au coin le plus éloigné de ma boîte ; mais cet
animal; qui était un singe, regardant dedans
de tous côtés, me donna une telle frayeur,
que je n'eus pas la présence d'esprit de me
cacher sous mon lit, comme je pouvais faire
— 166 —
très facilement. Après bien des grimaces et
des gambades, ii me découvrit; et fourrant
une de ses pattes par l'ouverture de la porte,
somme fait un chat qui joue avec une souris,
quoique je changeasse souvent de lieu pour
ttie a couvert de lui, il m'attrappa par
tas pans de mon justaucorps (qui, étant
fait du drap de ce pays, était épais et trèi;
fowt), et me tira dehors. Il me prit dans sa
patte droite, et me tint comme une nourrice
tient un entant qu'elle va allaiter, et de la
même façon que j'ai vu la même espèce
«Ranimât faire avec un jeune chat en Europj.
Quand je me débattais, il me pressait si fort,
que je crus que le parti le plus sage était de
me soumettre et d'en passer par tout ce qui
lui plairait. J'ai quelque raison de croire qu'il
me prit pour un jeune singe, parce qu'avec
itre patte il tiattait doucement mon vi-
sage.
Il fut tout à coup interrompu par un bru;:
à la porte du cabinet, comme si quelqu'un eût
tâché de l'ouvrir; soudain il sauta à la fenêtre
par laquelle il était entré, et, de là, sur les
.gouttières , marchant sur trois pattes et me
«euant de la quatrième jusqu'à ce qu'il eût
pimpé à un toit attenant au nôtre. J'entendis
àans l'instant jeter des cris pitoyables à Glum-
jaldit'h. La pauvre Ûlle était au désespoir, et
te quartier du palais se trouva tout en tu-
multe : Um- domestiques coururent chercher
des échelles; le singe fol vu par plusieurs per-
sonne tir le faîte d'un bâtiment, me
tenant comme une poupée dans une de ses
pattes de de\ant, <■ t à manger
— 167 —
avec l'autre., fourrant dans ma bouche quel-
ques viandes qu'il avait attrapées, et me ta-
pant quand je ne voulais pas manger, ce qui
faisait beaucoup rire la canaille qui me regar-
dait d'en bas , en quoi ils n'axaient pas tort,
car, excepté pour moi , la chose était assa
plaisante. Q-;e.ques-uns jetèrent des pierres,
dans l'espérance de faire descendre le singe ;
mais on défendit de continuer, de peur de mê
casser la tète.
Les échei'es furent appliquées, et plusieurs
hommes montèrent. Aussitôt le singe, ef-
frayé, décampa, et me laissa tomber sur une
gouttière. Alors un des laquais de ma petite
maîtresse , honnête garçon, grimpa , et , me
mettant dans .a poche de sa culotte, me fît
descendre en sûreté.
J'étais presque suffoqué des ordures que le
singe avait fourrées dans mon gosier; mais
ma chère petite maîtresse me fit vomir, ce qui
me soulagea. J'étais si faible et si froissé des
embrassades de cet animal, que je fus obligé
de me tenir au lit pendant quinze jours. Le
roi et toute la cour envoyèrent chaque jour
pour demander des nouvelles de ma santé, et
la reine me ût plusieurs visites pendant ma
maladie. Le singe fut mis a mort, et un ordre
fut porté, faisant défense d'entretenir désor-
mais aucun animal de cette espèce auprès du
palais. La première fois que je me rendis au-
près du roi, après le rétablissement de ma
santé, pour le remercier de se3 bontés , il me
fit l'honneur de railler beaucoup sur cette aven-
ture ; il me demanda quels étaient mes senti-
ments et mes réflexions pendant que j'é-
— 168 —
tais entre les pattes du singe; de quel goût
étaient les viandes qu'il me donnait, et si l'air
frais que j'avais respiré sur le toit n'avait pas
aiguisé mon appétit? Il souhaita fort de savoir
ce que j'aurais fait en une telle occasion dans
mon pays Je dis à sa majesté qu'en Europe
nous n'avions point de singes, excepté ceux
qu'on apportait des pays étrangers, et qui
étaient si petits qu'ils n'étaient point à crain-
dre, et qu'à l'égard de cet animal énorme à
qui je venais d'avoir affaire ( il était, en vérité,
aussi gros qu'un éléphant), si la peur m'avait
permis de penseraux moyens d'userde mon sa-
bre (à ces mots, je pris un air fier, et mis la main
sur la poignée de mon sabre) , quand il a fourré
sa patte dans ma chambre , peut-être je lui
aurais fait une telle blessure, qu'il aurait été
bien aise de la retirer plus promptement qu'il
ne l'avait avancée. Je prononçai ces mots avec
un accent ferme, comme une 'personne jalouse
de son honneur, et qui se sent. Cependant
mon discours ne produisit rien qu'un éclat de
rire, et tout le respect dû à sa majesté de la
part de ceux qui l'environnaient ne put les
retenir; ce qui me ht réfléchir sur la sottise
d'un homme qui tâche de se faire honneur a
lui-même en présence de ceux qui sont hors
de tous les degrés d'égalité ou de comparaison
avec lui ; et cependant ce qui m'arriva alors,
je l'ai vu souvent arriver en Angleterre, où un
petit homme de néant se vante , s'en fait ac-
croire, tranche du petit seigneur et ose pren-
dre un air important avec les plus grands du
royaume, parce qu'il a quelque talent.
Je fournissais tous les jours à la cour 1*
~- 169 —
sujet de quelque conte ridicule , et Glumdal-
clitch, quoiqu'elle m'aimât extrêmement, était
assez méchante pour instruire la reine quand
je faisais quelque sottise qu'elle croyait pou-
voir réjouir sa majesté. Par exemple, étant un
jour descendu de carrosse à la promenade, où
j'étais avec Glumdalclitch , porté par elle dans
ma boîte de voyage, je me mis à marcher : il
y avait de la bouse de vache dans un sentier ;
je voulus , pour faire parade de mon agilité,
faire l'essai de sauter par-dessus ; mais , par
malheur, je sautai mal, et tombai au beau mi-
lieu, en sorte que j'eus de l'ordure jusqu'aux
genoux. Je m'en tirai avec peine , et un des
laquais me nettoya comme il put avec son
mouchoir. La reine fut bientôt instruite de
cette aventure impertinente, et les laquais la
divulguèrent partout.
1T. — Différentes inventions de l'auteur pour plaire au
roi et à la reine.— Le roi s'informe de l'état de l'Eu-
rope, dont l'auteur lui donne la relation. — Les ob-
servations du roi sur cet article.
J'avais coutume de me rendre au lever du
roi une ou deux fois par semaine , et je m'y
étais trouvé souvent lorsqu'on le rasait , ce
qui, au commencement, me faisait trembler,
le rasoir du barbier étant prés de deux fois
plus long qu'une faux. Sa majesté , selon l'u-
sage du pays, n'était rasée que deux fois par
semaine. Je demandai une fois au barbier quel-
ques poils de la barbe de sa majesté. M'en
ayant fait présent, je pris un petit morceau
— 170 —
de bois, et, y ayant fait plusieurs trous à une
distance égale avec une aiguille , j'y attachai
.es poils si adroitement , que je in\*n fis un
peigne , ce qui me fut (Tun grand secours, le
mien étant rompu et devenu presque mutile;
et n'ayant trouvé dans le pays aucun ouvrier
capable de m'en faire un autre.
Je me souviens d'un amusement que je me
procurai vers le même temps. Je priai une des
femmes de chambre de la reine de recueillir les
cheveux, fins qui tombaient de la tète de sa
majesté, quand on la peignait, et de me les
donner. J'en amassai une quantité considéra-
ble, et alors, prenant conseil de l'ébéniste qui
reçu ordre de faire tous les petits ou-
vrages que je lui demanderais, je lui donnai
des instructions pour me faire deux fauteuils
de la grandeur de ceux qui se trouvaient dans
ma boîte , et de les percer de plusieurs petits
troue avec une alêne fine. Quand les pieds,
\bo bras, les barres et le^s dossiers des fauteuils
furent prêts, je composai le fond avec les che-
veux de la reine, que je passai dans les trous,
et j'en fis des fauteuils semblables aux fau-
teuils de canne dont nous nous servons es
Angleterre. J'eus l'honneur d'en faire présent
à la reine, qui les mit dans une armoire com-
me une curiosité.
Elle voulut un jour me faire asseoir dans un
de ces fauteuils; mais je m'en excusai, protes-
tant que je n'étais pas assez téméraire et as-
sez insolent pour appliquer mou derrière sur
de respectables cheveux qui avaient autrefois
orné la tète de sa majesté. Comme j'avais du
génie nour la mécanique, je fis ensuite de ces
— 171 —
cheveux une petite bourse très bien taillée,
longue environ de deux aunes, avec le nom
de sa majesté tissu en lettres d'or, que je
donnai à Glumdalclitch, du consentement de
la reine.
Le roi , qui aimait fort la musique , avait
très souvent de? concerts, auxquels j'assistais
placé dans ma boîte; mais le bruit était si
grand, que je ne couvais guère distinguer les
accords; je m'assure que tous les t ml>ours et
trompettes d'une année royale , battant et
sonnant à la fois tout près des oreilles, n'au-
raient pu égaler ce bruit. Ma coutume était
de faire placer ma boîte loin de l'endroit où
étaient les acteurs du concert, de fermer les
portes et les fenêtres de ma boîte, et de tirer
les rideaux de mes fenêtres; avec ces précau-
tions , je ne trouvais pas leur musique désa-
gréable.
J'avais appris, pendant ma jeunesse, à jouer
du clavecin. Glumdalclitch en avait un dans
sa chambre, où un maître se rendait deux fois
la semaine pour lui montrer. La fantaisie me
prit un jour de régaler le roi et la reine d'un
air anglais sur cet instrument; mais cela me
oarut extrêmement difficile, car le clavecin
était long de prés de soixante pieds, et les
touches larges environ d'un pied; de telle
sorte qu'avec mes deux bras bien étendus, je
ne pouvais atteindre plus de cinq touches , et
de plus , pour tirer un son , il mb fallait tou-
cher à grands coups de poing. Voici le moyen
dont je m'avisai : j'accommodai deux bâtons
environ de la grosseur d'un tricot ordinaire,
et je couvris le bout de ces bâtons de peau de
— 472 —
souris, pour ménager les touches et le son de
l'instrument; je plaçai un banc vis-à-vis, sur
lequel je montai, et alors je me mis à courir
avec toute la vitesse et toute l'agilité imagi-
nables sur cette espèce d'échafaud , frappant
ça et la le clavier avec mes deux bâtons de
toute ma force, en sorte que je vins a bout de
jouer une gigue anglaise, a la grande satisfac-
tion de leurs majestés ; mais il faut avouer
que je ne fis jamais d'exercice plus violent et
plus pénible.
Le roi, qui, comme je l'ai dit, était un
prince plein d'esprit, ordonnait souvent de
m'apporter dans ma boîte et de me mettre
sur la table de son cabinet. Alors il me com-
mandait de tirer une de mes chaises hors de
la boîte, et de m'asseoir de sorte que je fusse
au niveau de son visage. De cette manière,
j'eus plusieurs conférences avec lui. Un jour,
je pris la liberté dédire à sa majesté que le
mépris qu'elle avait conçu pour l'Europe et
pour le reste du monde ne me semblait pas
répondre aux excellentes qualités d'esprit
dont elle était ornée : que la raison était indé-
pendante de la grandeur du corps; qu'au con-
traire, nous avions observé, dans notre pays,
que les personnes de haute taille n'étaient
pas ordinairement les plus ingénieuses; que,
parmi les animaux, les abeilles et es fourmi9
avaient la réputation d'avoir le plus d'indus-
trie, d'artifice et de sagacité; et enfin que,
quelque peu de cas qu'il fît de ma rigure, J'es-
pérais néanmoins pouvoir rendre de grands
services a sa majesté. Le roi m 'écouta avec
attention, et commença à me regarder d'un
— 173 —
autre œil, et à ne plus mesurer mon esprit pas
ma taille.
Il mordonna alors de lui faire une relation
exacte du gouvernement d'Angleterre, parce
que, q ;elque prévenus que les princes -oient
ordinairement en faveur de leurs maximes et
de leurs usages, il serait bien aise de savoir
s'il y avait en mon pays de quoi imiter. Ima-
ginez-vous, mon cher lecteur, combien je dé-
sirai alors d'avoir le génie et la langue de
Démosthene et de Cicéron, pour être capable
de peindre dignement l'Angleterre, ma patrie,
et d'en tracer une idée sublime.
Je commençai par dire à sa majesté que
nos Etats étaient composés de deux îles qui
formaient trois puissants royaumes sous un
seul souverain, sans compter nos colonies en
Amérique. Je m'étendis fort sur la fertilité
de notre terrain et sur la température de
notre climat. Je décrivis ensuite la constitu-
tion du Parlement anglais, composé en paitie
d'un corps illustre appelé la Chambre &e$
pairs, personnages du sang le plus noble, an-
ciens possesseurs et seigneurs des plus belles
terres du royaume. Je représentai l'extrême
soin qu'on prenait de leur éducation par rap-
port aux sciences et aux armes, pour es ren-
dre capables d'être conseiilers-nés au royaume,
d'avoir part dans l'administration du gouver-
nement, d'être membres de la plus haute cour
de justice dont il n'y avait point d'appel, et
d'être les défenseurs zélés de leur prince et de
leur patrie, par leur valeur, leur conduite et
leur fidélité ; que ces seigneurs étaient l'orne-
ment et la sûreté du royaume, dignes succès-
— 174 —
seurs de leurs ancêtres, ri ont les honneurs
avaient été la récompense (Tune vertu insigne,
et qu'on n'avait jamais vu leur postérité dégé-
nérer; qu'à ces seigneurs étaient joints plu-
Sifiurs saints hommes, qui avaient une place
parmi eux sous le titre d'éviqueg , dont la
charge particulière était de veilier sur la re-
ligion et sur ceux qui la prêchent au peuple;
qu'on cherchait et qu'on choisissait dans le
clergé les plus saints et les plus savants hom-
mes pour les revêtir de cette dignité émi-
nente.
J'ajoutai que l'autre partie du Parlement
était une assemblée respectable, nommée la
Chambre des communes, composée de nobles
choisis librement, et députés par le peuple
même, seulement à cause de leurs lumières,
de leurs talents et de leur amour pour la pa-
trie, afin de représenter la sagesse de toute la
nation. Je dis que ces deux corps formaient
la plus auguste assemblée de l'univers, cui,
de concert avec le prince, disposait de tou' et
réglait en quelque sorte, la destinée de tcus
les peuples de l'Europe.
Ensuite, je descendis aux cours de justice,
où étaient assis de vénérables interprètes de
la loi , qui décidaient sur les différentes con-
* ions des particuliers, qui punissaient le
crime et protégeaient l'innocence. Je ne man-
quai pas de parler de la sage et économique
administration de nos finances, et de m'éten-
dre sur la valeur et les exploits de nos guer-
riers de mer et de terre. Je supputai le nom-
bre du peuple, en comptant combien il y avait
?le millions d'hommes de différentes religions
— 175 —
et de diTérents partis politiques parmi nous.
Je n'omis ni nos jeux , ni nos spectacles , ni
aucune autre particularité que je crusse pou-
voir faire honneur a mon pays, et je fiais par
un petit récit historique des dernières i
tions ^Angleterre depuis environ cent ans.
Cette conversation dura cinq a idiences
dont chacune fut de plusieurs heures , et le
roi écouta le tout avec une grande attention,
écrivant l'extrait de presque tout ce que je
disais, et marquant i benpc les ques-
tions qu'il avait dessein de me faire.
Quand j'eus achevé me -cours, sa
ae audience , exami-
nant ses extraits, me proposa plusieurs-doutes
et de forte> r chaque article. Elle
me demanda d'abord quels étaient les moyens
ordinaires de cultiv de notre jeune
noblesse ; quelles mesures l'on prenait quand
une maison noble venait à s'éteindre, ce qui
devait arriver de temps en temps ; quelles qua-
lités étaient née i ceux qui devaient
être créés nouveaux pairs ; si le caprice du
prince, une somme d'argent donnée a propos
à une dame de la cour et à un favori, ou le
dessein de fortifier un parti opposé au bien pu-
blic, n'étaient jamais les motifs de ces promo-
tions ; quel de_;ré de science les pairs avaient
dans les lois de leur pays, et comment il& de-
nt capables de décider en dernier res-
sort des droits de leurs compatriotes ; s'ils
étaient toujours exempts d'avarice et de pré-
; si ces saints évèques dont j'avais parié
parvenaient toujours à ce haut rang- par leur
science dans les matières théologiques et par
— 176 —
la sainteté de leur vie; s'ils n'avaient jamais
eu de faiblesses; s'ils n'avaient jamais intri-
gué lorsqu'ils n'étaient que de simples prê-
tres; s'il* n'avaient pas été quelquefois les
aumôniers d'un pair par le moyen duquel ils
étaient parvenus à l'évêché, et si, dans ce cas,
ils ne suivaient pas toujours aveuglément l'a-
vis du pair tt ne servaient pas sa passion ou
son préjugé dans l'assemblée du Parlement.
Il voulut savoir comment on s'y prenait pour
l'élection de ceux que j'avais appelés les com-
mun?*; si un inconnu, avec une bourse bien
remplie d'or, ne pouvait pas quelquefois ga-
gner le suffrage des électeurs à force d'argent,
se faire préférer à leur propre seigneur ou aux
plus considérables et aux plus distingués de
la noblesse dans le voisinage ; pourquoi on
avait une si violente passion d'être élu pour
l'assemblée du Parlement , puisque cette élec-
tion était l'occasion d'une très grande dépense
et ne rendait rien ; qu'il fallait donc que ces
élus fussent des hommes d'un désintéresse-
ment parfait et d'une vertu éminente et héroï-
que, ou bien qu'ils comptassent d'être indem-
nisés et remboursés avec usure par le prince
et par ses ministres, en leur sacrifiant le bien
public. Sa majesté me proposa sur cet article
des difficultés insurmontables que la prudence
ne me permet pas de répéter.
Sur ce que je lui avais dit de nos cours de
justic-' , sa majesté voulut être éclairée tou-
chant plusieurs articles. J'étais assez en état
de. la satisfaire, ayant été autrefois presque
ruiné par un long procès à la chancellerie, qui
fut néanmoins jugé en ma faveur, et que je
— 477 -•
gagnai même avec les dépens. Il me demanda
combien de temps on employait ordinaire-
ment à mettre une affaire en état d'être ju-
gée ; s'il en coûtait beaucoup pour plaider ; si
les avocats avaient la liberté de défendre des
causes évidemment injustes ; si l'on n'avait
jamais remarqué que l'esprit de parti et de
religion eût fait pencher la balance : si ces
avocats avaient quelque connaissance des pre-
miers principes et des lois générales de l'é-
quité, ou s'ils ne se contentaient pas de savoir
les lois arbitraires et les coutumes locales du
pays; si eux et les juges avaient les droit d'in-
terpréter à leur gré et de commenter les lois;
si les plaidoyers et les arrêts n'étaient pas
quelquefois contraires les uns aux autres dans
lajmëme espèce.
Ensuite, il s'attacha à me questionner sur
l'administration des finances , et me dit qu'il
croyait que je m'étais mépris sur cet article,
parce que je n'avais fait monter les impôts
qu'à cinq ou six millions par an ; que cepen-
dant la dépense de l'Etat allait beaucoup plus
loin et excédait beaucoup la recette.
Il ne pouvait, disait-il, concevoir comment
un royaume osait dépenser au delà de son re-
venu et manger son bien comira un particu-
lier. H me demanda quels étalât nos créan-
ciers, et où nous trouverions de quoi les payer;
si nous gardions à leur égard les lois de la na-
ture, de la raison et de l'équité. Il était étonné
du détail que je lui avais fait de nos guerres
et des frais excessifs qu'elles exigeaient. Il
fallait certainement, disait-il, que nous fus-
sions un peuple bien inquiet et bien querel-
— 178 —
leur, ou que nous eussions de bien mauvaic
voisins. « gu'avez-vous à démêler, ajoutait-il,
nor.- de ww Ues? Devez-vous 3 avoir a "autres
affaires que celle de votre commerce'? devez-
vous songer a faire des conquête.- ? et ne vous
suffit-il pas de bien garder vus ports et vos
m Ce qui i étonna l'oit, ce fut d appren-
dre que nous entretenions une armée dans le
seii.de lu paix et au milieu d'un peuple libre. Il
dit que si nous étions goa i notre pro-
pre con.-en;ement, il ne pouvait s'imaginer de
qui nous avions peur, et contre qui nous avions
à nous battre. Il demanda si la maison d'un par-
ticulier ne serait pas mieux défendue par lui-
même, par ses enfants et par ses domestiques,
que par une troupe de fripons et de coquins
tirés par hasard de la lie du peuple, avec un
salaire bien petit, et qui pourraient gagner
cent fois plus en nous coup 1 nt la gorge.
Il rit beaucoup de ma b r.hmctique
(comme il lui plut de l'appeler), lorsque j'avais
supputé le nombre de n *
• s différentes sectes qui sont parmi nous
à l'égard de la reli-ion et de la politique.
Il remarqua qu'entre les ami. la no-
tre noblesse, j'avais fa;t mention du jeu. li
voulut savoir à quel âge ce divertissement
était ordinairement pratiqué et quand on le
quittait, combien de temps on y consacrait,
et s'il n'altérait pas quelquefois la fortune des
particu iers et ne leur faisait pas commettre
des actions basses et anmes
• corrompus ne pouvaient pas quelque-
par leur adresse dans ce métier, acquérir
de grandes richesses, tenir nos pairs même
— 1*79 —
dans une espèce de dépendance, les accoutu»
mer à voir mauvaise compagnie, les détourner
entièrement de la culture de leur esprit et du
soin de leurs affaires domestiques, et les forcer,
parles pertes qu'ils pouvaient faire, d'appren-
dre peut-être à se servir de cette même adresse
infâme qui les avait ruinés.
Il était extrêmement étonné du récit que je
lui avais fait de notre histoire du dernier siè-
cle; ce n'était, selon lui, qu'un enchaînement
horrible de conjurations, de rébellions, de
meurtres , de massacres , de révolutions ,
d'exils, et des plus énormes effets que l'ava-
rice, l'esprit de faction, l'hypocrisie, la pepidie,
la cruauté, la rage, la folie, la haine, l'envie, la
malice et l'ambition pouvaient produire.
Sa majesté, dans une autre audience, prit
la peine de récapituler la substance de tout
ce que j'avais dit, compara les questions
qu'elle m'avait faites avec le3 réponses que
j"avais données; puis, me prenant dans ses
mains et me flattant doucement, s'exprima
dans ces mots, que je n'oublierai jamais, non
plus que la manière dont il les prononça :
« Mon petit ami Grildrig, vous avez fait* uû
panégyrique très extraordinaire de votre pays;
vous avez fort bien prouvé que l'ignorance, la
paresse et le vice peuvent être quelquefois les
seules qualités d'un homme d'Etat; que les
lois sont éclaircies, interprétées et appliquées
le mieux du monde par des gens dont les in-
térêts et la capacité les portent a les corrom-
pre, à les brouiller et à les éluder. Je remarque
parmi vous une constitution de gouvernement
qui, dans son origine, a peut-être été suppor-
— 180 —
table, mais que le vice a tout à fait défigurée.
11 ne me paraît pas même, par tout ce que
tous m'avez dit, qu'une seule vertu soit re-
quise pour parvenir à aucun rang- ou à aucune
charge parmi vous. Je vois que les hommes
n'y sont point ennoblis par leur vertu; que
les prêtres n'y sont point avancés par leur
piété ou leur science, les soldats par leur
conduite ou leur valeur, les juges par leur
intégrité, les sénateurs par l'amour de leur
patrie, ni les hommes d'Etat par leur sagesse.
Mais pour vous (continua le roi), qui avez
passé la plupart de votre vie dans les voyages,
je veux croire que vous n'êtes pas infecté
des vices de votre pays; mais, par tout ce que
vous m'avez raconté d'abord et par les répon-
ses que je vous ai obligé de faire a mes objec-
tions, je juge que la plupart de vos compatrio-
tes sont la plus pernicieuse race d'insectes que
\a nature ait jamais souffert ramper sur la
surface de la terre. »
V. — Zole de l'autpnr j>our l'honneur de sa patrie. —
Il fait une proposition avantageuse au roi, qui est
rejette. — La littérature de ce peuple imparfaite et
bornée.— Leurs lois, leurs affaires militaires et leurs
partis dans l'Etat.
L'amour de la vérité m'a empêché de dégui-
ser l'entretien que j'eus alors avec Sa Majesté;
mais ce même amour ne me permit pas de me
taire lorsque je vis mon cher pays si indigne-
ment traité. J'éludais adroitement la plupart
de ses questions, et je donnais à chaque chose
le tour le plus favorable que je pouvais ; ear.
— 181 —
quand il s'agit de défendre ma patrie et de
soutenir sa gloire, je me pique de ne point en-
tendre raison ; alors je n'omets rien pour ca-
cher ses infirmités et ses difformités, et pour
mettre sa vertu et sa beauté dans le jour le
plus avantageux. C'est ce que je m'efforçai de
faire dans les différents entretiens que j'eus
avec ce judicieux monarque : par malheur,
je perdis ma peine.
Mais il faut excuser un roi qui vit entière-
ment séparé du reste du monde, et qui, par
conseillent. i_nore les mœurs et les coutumes
des autres nations. Ce défaut de connaissance
sera toujours la cause de plusieurs préjugés
et d'une certaine manière bornée de penser,
dont le pays de l'Europe est exempt. Il serait
ridicule que les idées de vertu et de vice d'un
prince étranger et isolé fussent proposées pour
des règles et pour des maximes a suivre.
Pour confirmer ce que je viens de dire et
pour faire voir les- effet malheureux d'une
éducation bornée, je rapporterai ici une chose
qu'on aura peut-être de la peine à croire. Dans
la vue de gagner les bonnes grâces de sa ma-
jesté, je lui donnai avis d'une découverte faite
depuis trois ou quatre cents ans, qui était une
certaine petite poudre noire qu'une seule pe-
tite étincelle pouvait allumer en un instant,
de telle manière qu'elle était capabl-e de faire
sauter en l'air des montagnes avec un bruit et
un fracas plus grand que celui du tonnerre ;
qu'une quantité de cette poudre étant mise
dans un tube de bronze ou de fer, selon sa
grosseur, poussait une balle de plomb ou un
boulet de fer avec une si grande violence et
— 182 —
tant de vitesse, que rien n'était capable de sou-
tenir sa force; que les boulets, ainsi poussés
et chassés d'un tube de fonte par l'inflamma-
tion de cette petite poudre, rompaient, renver-
saient, culbutaient les bataillons et les esca-
drons, abattaient les plus fortes murailles,
faisaient sauter les plus grosses tours, coulaient
à fond les plus gros vaisseaux; que cette pou-
dre, mise dans un globe de fer lancé avec une
machine, brûlait et écrasait les maisons, et je-
tait de tous côtés des éclats qui foudroyaient
tout ce qui se rencontrait; que je savais la
composition de cette poudre merveilleuse, où
il n'entr;'.it que des choses communes et à
bon marché, et que je pourrais apprendre la
même secret à ses sujets, si sa majesté !e vou-
lait ; que, par le moyen de cette poudre, sa
majesté briserait les murailles de la plus forte
vil'e de son royaume, si elle se soulevait ja-
mais et osait lui résister; que je iui offrais ce
petit présent comme un léger tribut de ma re-
connaissance.
Le roi, frappé de la description que je lui
avais' ■ ffets terribles de ma poudre,
paraissait ne pouvoir comprendre comment
an insecte impuissant, faible, vil et rampant,
avait imaginé une chose effroyable, dont il
•sait parler d'une manière si familière, qu'il
semblait regarder comme des bagatelles le
carnage et la désolation que produisait une
invention s' pernicieuse. « Il fallait, disait-il,
te fût un mauvais génie, ennemi de Dieu
et de ses ouvrages, qui en eût été l'auteur. »
n protesta que, quoique rien ne lui fît plus de
vlaisir que les nouvelles découvertes, soit dans
— 183 —
& nature, scit dans les arts, il aimerait mieux.
>erdre sa couronne que faire usage d'un si
uneste secret, dont il me défendit , sous
>eme de la vie, de f ire part à aucun de ses
ujets : effet pitoyable de l'ignorance et des
K>rnes de l'esprit d'un prince sans éducation,
^e mODarque, orné de toutes les qualités qui
gagnent la vénération, l'amour et l'estime des
►euples, d'un esprit fort et pénétrant, d'une
ranie sagesse, d'une profonde science, doué
e talents admirab.es pour le gouvernement,
iresque adoré de son peuple, se trouve sotte-
aent gêné par un scrupule excessif et bizarre
[ont nous n'avons jamais eu d'idée en Eu-
ope, et laisse échapper une occasion qu'on
m' met entre les mains de se rendre le maître
. de la vie, de la liberté et des biens de
ous ses sujets! Je ne ois pas ceci dani l'inten-
Lon de rabaisser les vertus et les lumières ds
e prince, auquel je n'ignore pas néanmoins
ue ce récit fera tort dans l'esprit d'un lecteur
nglais; mais je m'assure que ce défaut ne
enait que d'ignorance, ces peuples n'ayant
>as encore réduit la politique en art, comme
lOS esprits sublimes de l'Europe.
Car il me souvient que, dans un entretien
Lue j'eus un jour avec le roi sur ce que je lui
.vais dit par hasard qu'il y avait parmi nous
m grand nombre de volumes écrits sur l'art.
Lu gouvernement, sa majesté en conçut une
ipinion très basse de notre esprit, et ajouta
[u'il méprisait et détestait tout mystère, tout
afânement et toute intrigue dans les proeé-
lés d'un prince ou d'un ministre d'Etat, n ne
>ouvait comprendre ce que \e voulais dire par
— 484 —
les secrets du cabinet. Pour lui, il renfermait
la science de gouverner dans des bornes très
étroites, la réduisant au sens commun, à la
raison, à la justice, à la douceur, à la prompte
décision des affaires civiles et criminelles, et
à d'autres semblables pratiques à la portée de
tout le monde et qui ne méritent pas qu'on en
parle. Enfin, il avança ce paradoxe étrange
que, si quelqu'un pouvait faire croître deux
épis ou deux brins d'iierbe sur un morceau de
terre où auparavant il n'y en avait qu'un, il
mériterait beaucoup du genre humain et ren-
drait un service plus essentiel à son pays que
toute la race de nos sublimes politiques.
La littérature de ce peuple est fort peu de
chose et ne consiste que dans la connaissance
de la morale, de l'histoire, de la poésie et des
mathématiques; mais il faut avouer qu'ils ex-
cellent dans ces quatre genres.
La dernière de ces connaissances n'est ap-
pliquée par eux qu'a tout ce qui est utile; en
sorte que la meilleure partie de notre mathé-
matique serait parmi eux fort peu estimée. A
l'égard des entités métaphysiques, des abs-
tractions et des catégories, il me fut impossi-
ble de les leur faire concevoir.
Dans ce pays, il n'est pas permis de dresser
une loi en plus de mots qu'il n'y a de lettres
dans leur alphabet, qui n'est composé que de
Vingt-deux lettres; il y a même très peu de
lois qui s'étendent jusqu'à cette longueur. Elles
eont toutes exprimées dans les termes les plus
clairs et les plus simples, et ces peuples ne
sont ni assez vifs ni assez ingénieux pour y
trouver plusieurs sens; c'est d'ailleurs un
— 185 —
crime capital d'écrire un commentaire sur at*-
cune loi.
Ils possèdent de temps immémorial l'art
d'imprimer, aussi bien que les Chinois; mais
leurs bibliothèques ne sont pas grandes ; celle
du roi, qui est la plus nombreuse, n'est com-
posée que de mille volumes, rangés dans une
galerie de douze cents pieds de longueur, où
feus la liberté de lire tous les livres qu'il me
plut. Le livre que j'eus d'abord envie de lire
fut mis sur une table sur laquelle on me pla-
ça; alors, tournant mon visage vers le livre,
je commençai par le haut de la page ; je me
promenai d'essus le livre même, à droite et à
gauche, environ huit ou dix pas, selon la lon-
gueur des lignes, et je reculais à mesure que
j'avançais dans la lecture des pages. Je com-
mençai à lire l'autre page de la même façon,
après quoi je tournai le feuillet, ce que je 'pus
difficilement faire avec mes deux mains, car
il était aussi épais et aussi roide qu'un gros
carton.
Leur style est clair, mâle et doux, mais nul-
lement fleuri, parce qu'on ne sait parmi eux
ce que c'est de multiplier les mots inutiles, et
de varier les expressions. Je parcourus plu-
sieurs de leurs livres, surtout ceux qui con-
cernaient l'histoire et la morale ; entre autres,
je lus avec plaisir un vieux petit traité qui
était dans la chambre de GlumdalcHtch. Ce li-
vre était intitulé : Traité de la faiblesse du
genre humain, et n'était estimé que des fem-
mes et du petit peuple. Cependant je fus cu-
rieux de voir ce qu'un auteur de ce pays pou-
vait dire sur un pareil sujet. Cet écrivain fai-
— ISo —
sait voir très au Ion? combien l'homme est
peu en état de se mettre à couvert des injures
de l'air ou de la fureur des bêtes sauvages;
combien il était surpassé par d'autres animaux,
soit dans la force, soit dans la vitesse, soit
dans la prévoyance, soit dans l'industrie. Il
montrait que la nature avait dégénéré dans
ces derniers siècles, et qu'elle était sur son
déclin.
Il enseignait que les lois mêmes de la na-
ture exigeaient absolument que nous eussions
été au commencement d'une taille plus grande
et d'une eomplexion plus vigoureuse, pour
n'être point sujets à une soudaine destruction
par L'accident d'une tuile tombant de dessus
une maison, ou d'une pierre jetée de la main
d'un enfant, ni à être noyés dans un ruisseau.
De ces raisonnements, l'auteur tirait plusieurs
applications utiles à la conduite de la vie.
Pour moi, je ne pouvais m'empêcher de faire
des réflexions morales sur cette morale même,
et sur le penchant universel qu'ont tous les
hommes a se plaindre de la nature et à exa-
gérer ses défauts. Ces géants -e trouvaient
petits et faibles. Que sommes-nous donc, nous
autres Européens? Ce même auteur disait
que l'homme n'était qu'un ver de terre et
qu'un atome, et que sa petitesse devait sans
cesse l'humilier. Hélas! que suis-je, me chV
ttis-je, moi qui suis au-dessous du Bien en
comparaison de ces hommes qu'on dit être si
petits et ai peu de chose?
Dans ee même livre, on faisait voir la va*
nité du t:tre d'.dtesse et de grandeur, et corn-
il était ridicule qu'un homme qui avait
— 187 —
î plus cent cinquante pieds de hauteur t
i dire haut et grand. Que penseraient les
et les grands seigneurs d'Europe,
sais-je alors, s'ils lisaient ce livre, eux qui,
rec cinq pieds et quelques pouces, préten-
ms façon qu'on leur donne de Valtesse
de la grandeur? Mais pourquoi n'ont-ils
is aussi e^igé les titres de grosseur, de lar-
ur, d'épaisseur ? Au moins auraient-ils pu
venter un terme général pour comprendre.
es dimensions, et se faire appeler votre
cndui. On me répondra peut-être que ces
iots ait sse et grandeur se rapportent à l'âme
; non au corps ; mais si cela est, pourquoi
s pas p-endre des titres plus marqués et
us déterminés à un sens spirituel ? pour-
îoi ne pas se faire appeler vore sagesse,
)trt pénétration, votre prévoyance, votre libé-
Uité, votre bonté, votre bon sens, votre bel es-
rit î II faut avouer que, comme ces titres au-
ùent été très beaux et très honorables, ils
iraient aussi semé beaucoup d'aménité dans
s compliments des inférieurs, rien n'étant plus
ivertssant qu'un discours plein de contre-
grités.
La médecine, la chirurgie, la pharmacie,
>nt très cultivées en ce pays-là. J'entrai un
>ur dans un vaste édiâce, que je pensai pren-
re pour un arsenal plein de boulets et de ca-
Dns : c'était la boutique d'un apothicaire ; ces
oulets étaient des pilules, st ces canons des
sringues. En comparaison, nos plus gros ca-
ons sont en vérité de petites coulevrines.
A l'égard de leur milice, on dit que l'armée
u roi est composée de cent soixante-seize
— 188 —
mille hommes de pied et de trente-deux mille,
de cavalerie, si néanmoins on peut donner ce
nom à une armée qui n'est composée que de
marchands et de laboureurs, dont les com-
mandants ne sont que les pairs et la noblesse
sans aucune paye ou récompense. Ils sont à la
vérité assez parfaits dans leurs exercices et
ont une discipline très bonne, ce qui n'est pas
étonnant , puisque chaque laboureur est com-
mandé par son propre seigneur, et chaque
bourgeois par les principaux de sa propre
ville, élus à la façon de Venise.
Je fus curieux (le savoir pourquoi ce prince,
dont les États sont inaccessibles, s'avisait de
faire apprendre à son peuple la pratique de la
discipline militaire: mais j'en fus bientôt ins-
truit, soit par les entretiens que j'eus sur ce
sujet, soit par la lecture de leurs histoires;
car, pendai it plusieurs siècles : ils ont été af-
fligés de la maladie à laquelle tant d'autres
gouvernements sont sujets, la pairie et la no-
blesse disputant souvent pour le pouvoir, le
peuple pour la liberté, et le roi pour la domi-
nation arbitraire. Ces choses, quoique sage-
ment tempérées par les lois du royaume, ont
quelquefois occasionné des partis, allumé des
passions et causé des guerres civiles, dont la
dernière fut heureusement terminée par l'aïeul
du prince régnant, et la milice, alors établie
dans le royaume, a toujours subsisté depuis
pour prévenir de nouveaux désordres.
— 189 —
TI. — Le roi et la reine font un voyage vers la fron-
tière, où l'auteur les suit. Détail de la manière dortf
il sort de ce pays pour retourner en Angleterre.
J'avais toujours dans l'esprit que je recou-
vrerais un jour ma liberté, quoique je ne pusse
deviner par quel moyen, ni former aucun
projet avec la moindre apparence de réussir.
Le vaisseau qui m'avait porté, et qui avait
échoué sur ces côtes, était le premier vaisseau
européen qu'on eut su en avoir approché, et
le roi avait donné des ordres très précis pour
que, si jamais il arrivait qu'un autre partit, il
fût tiré à terre et mis avec tout l'équipage et
les passagers sur un tombereau, et apporté à
Lorbrulgrud.
H était fort porté à me trouver une femme
de ma taille par laquelle je pusse multiplier
mon espèce ; mais je crois que j'aurais mieux
aimé mourir que de faire de malheureux en-
fants destinés à être mis en cage, ainsi que
des serins de Canarie, et à être ensuite ven-
dus par tout le royaume aux gens de qualité
comme de petits animaux curieux. Jetais à la
vérité traité avec beaucoup de bonté; j'étais
le favori du roi et de la reine et les délices de
toute la cour; mais c'était sur un état qui ne
convenait pas à la dignité de ma nature hu-
maine. Je ne pouvais d'abord oublier ces pré-
cieux gages que j'avais laissés chez moi. Je
souhaitais fort de me retrouver parmi des
peuples avec lesquels je me psisse entretenir
d'égal à égal, et d'avoir la liberté de me pro-
— 190 —
mener par les rues et par les champs sans
crainte d'être foulé aux pieds, d'être écrasé
comme une grenouille, ou d'être le jouet d'un
jeune chien; mais ma délivrance arriva plus
tôt que je ne m'y attendais, et d'une manière
très extraordinaire, ainsi que je vais le racon-
ter flddlement, avec toutes les circonstances
de cet admirable cvénement.
H y avait deux ans que j'étais dans ce pays.
Au commencement de la troisième année,
Glumdalcïdch et moi étions à la suite du roi et
de la reine, dans un voyage qu'ils faisaient
vers la côte méridionale du royaume. J'étais
porté, à mon ordinaire, dans ma boîte de voya-
ge, qui était un cabinet très commode, large
de douze pieds. On avait, par mon ordre, atta-
ché un brancard avec des cordons de soie aux
quatre coins du haut de la boite, afin que je
sentisse moins les secousses du cheval, sur
lequel un domestique me portait devant lui
J'avais ordonné au menuisier de faire au toit
de ma boîte une ouverture d'un pied en carré
pour laisser entrer l'air, en sorte que quand je
voudrais on pût l'ouvrir et la fermer avec une
planche.
Quand nous fûmes arrivés au terme de notre
voyage, le roi jugea à propos de passer quel-
ques jours à une maison de plaisance qu'il
gvait proche de Flanflasnic, ville située à dix-
huit milles anglais du bord de la mer. Glum-
datclitch et moi étions bien fatigués; j'étais,
moi, un peu enrhumé; mais la pauvre ûile se
portait si mal, qu'elle était obligée de se te-
nir toujours dans sa chambre. J'eus envie de
voir rocéan. Je fis semblant détre plus m*-
— -191 —
«de que je ne rétais, et je demandai îa
liberté de prendre l'air de la mer avec un
page qui me plaisait beaucoup, et à qui j'a-
vais été confié quelquefois. Je n'o<
mais avec quelle répugnance Gl\
y consentit, ni l'ordre sévère qu'elle donna au
page d'avoir sein de moi. ni les larmes qu'elle
répandit, comme si elle eût eu quelques pré-
sages de ce qui me devait arriver. Le page me
porta donc dans ma boîte, et me mena envi-
ron à une demi-lieue du palais, vers le3 ro-
chers, sur k le la mer. Je lui dis aîorp
de me mettre à terre, et, levant le châssis
d'une de mes fenêtres, je me mis à regarder la
mer d'un œil triste. Je dis ensuite au page
que j'avais pnvie de dormir im peu dans mon
brancard, et que cela me soulagerait. Le page
ferma bien la fenêtre, de peur que je n'eusse
froid ; je m'endormis bientôt. Tout ce que je
puis conjecturer est que. peudaut que je dor-
mais, ce p-ge, croyant qu'il n'y avait rien à
appréhender, grimpa sur les rochers pour cher-
cher des oe: : :x, l'ayant vu auparavant
de ma fenêtre en chercher et en ramasser. Quoi
qu'il en soit, je me trouvai soudainement éveillé
par une secousse violente donnée à ma boite,
'me je sentis tirée en haut, et ensuite port
avant avec une vitesse prodigieuse. La pre-
mière secousse m'avait presque jet
mon brancard; mais ensuite le mouvement
fut assez doux. Je criais de toute ma force,
mais inutilement. Je regardai à travers ma
fenêtre, et je ne vis que des nuages. J'enten-
dais un bruit horrible au-dessus de ma tête,
ressemblant a celui d'un battement d'ailes.
— 198 -
Alors je commençai à connaître le dangereu*
état ou je me trouvais, et à soupçonner qu'un
aigle avait pris le cordon de ma boîte dans
son bec dans le dessein de la laisser tomber
sur quelque rocher, comme une tortue dans
son écuiile, et puis d'en tirer mon corps pour
le dévorer; car la sagacité et l'odorat de cet
oiseau le mettent en état de découvrir sa proie
à une grande distance, quoique caché encore
mieux que je ne pouvais être sous des plan-
ches qui n'étaient épaisses que de deux pouces.
Au bout de quelque temps, je remarquai
que le bruit et le battement d'ailes s'aug-
mentaient beaucoup , et que ma boîte était
agitée çà et là comme une enseigne de bouti-
que par un grand vent; j'entendis plusieurs
coups violents qu'on donnait à l'aigle, et
puis, tout à coup, je me sentis tomber per-
pendiculairement pendant pins d'nnf» minute,
mais avec une vitesse incroyable. Ma chute
fut terminée par une secousse terrible, qui
retentit plus haut à mes oreilles que notre
cataracte du Niagara, après quoi je fus dans
les ténèbres pendant une autre minute, et
alors ma boite commença à s'élever de ma-
nière que je pus voir le jour par le haut da
ma fenêtre.
FIN DO TOME PREMIER.
Paris.— Imp. Nouv. (assoc. ouv.), 14, rae des Jeûneurs.
G. Musquin, directeur.
BIBLIOTHEQUE NATIONALE
JLEGTIO.N DES MEILLEURS AUTEURS ANCIENS ET MODERNE?
VOYAGES
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PRÉCÉDÉS D'USB
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PAR PRÉVOST-PARADOL
de l'académie r r.'.:;çais2
TOME SECOND
PARIS
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2, RUE DE VALOIS, PALAIS -ROYAL, 2
1879
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VOYAGES DE GULLIVER
SECONDE PARTIE
VOYAGE A BROBDINGNAG
(Suite)
Je connus alors que j'étais tombé dans la
mer, et que ma boîte flottait. Je crus, et je
le crois encore, que l'aigle qui emportait ma
boîte avait été poursuivi de deux ou trois au-
tres aigles et contraint de me laisser tomber
pendant qu'il se défendait contre les autres
qui lui disputaient sa proie. Les plaques de
fer attachées au bas de la boîte conservèrent
l'équilibre, et l'empêchèrent d'être brisée et
fracassée en tombant.
Oh! que je souhaitai alors d'être secouru
par ma chère Glumdalclitch , dont cet acci-
dent subit m'avait tant éloigné! Je puis dire
en vérité qu'au milieu de mes malheurs, je
plaignais et regrettais ma chère petite maî-
tresse; que je pensais au chagrin qu'elle au-
rait de ma perte et au déplaisir de la reine.
Je suis sur qu'il y a très peu de voyageurs
— 4 —
qui se soient trouvés dans une situation aussi
triste que celle où je me trouvai alors, atten-
dant à tout moment de voir ma boîte brisée,
ou au moins renversée par le premier coup
de vent, et submergée par les vagues ; un
carreau de vitre cassé, c'était fait de moi. H
n'y avait rien qui eût pu jusqu'alors conser-
ver ma fenêtre, que des fils de fer assez fort
dont elle était munie par dehors contre les
accidents qui peuvent arriver en voyageant.
Je vis l'eau entrer dans ma boîte par quelques
petites fentes que je tâchai de boucher le
mieux que je pus. Hélas! je n'avais pas la
force de lever le toit de ma boîte, ce que j'au-
rais fait si j'avais pu, et me serais tenu assis
dessus, plutôt que de rester enfermé dans une
espèce de fond de cale.
Dans cette déplorable situation j'entendis, ou
je crus entendre, quelque sorte de bruit à côté
de ma boîte, et bientôt après je commençai à
m'imaginer qu'elle était tirée et en quelque
façon remorquée, car, de temps en temps, je
sentais une sorte d'effort qui faisait monte*
les ondes jusqu'au haut de mes fenêtres, me
laissant presque dans l'obscurité. Je conçus
alors quelques faibles espérances de secours,
quoique je ne pusse me figurer d'où il me
pourrait venir. Je montai sur mes chaises, et
approchai ma tête d'une petite fente qui était
au toit de ma boîte, et alors je me mis à crier
de toutes mes forces et à demander du se-
cours dans toutes les langues que je savais.
Ensuite; j'attachai mon mouchoir à un bâton
que j'avais, et, le haussant par l'ouverture, je
le branlai plusieurs fois dans l'air, afin que.
— 5 —
si quelque barque ou vaisseau était proche ,
les matelots pussent conjecturer qu'il y avait
un malheureux mortel renfermé dans cette
boîte.
Je ne m'aperçus point que tout cela eût
rien produit ; mais je connus évidemment que
ma boîte était tirée en avant. Au bout d'une
heure, je sentis qu'elle heurtait quelque chose
de très dur. Je craignis d'abord que ce ne fut
un rocher, et j'en fus très alarmé. J'entendis
alors distinctement du bruit sur le toit de ma
boîte, comme celui d'un câble , ensuite je me
trouvai haussé peu à peu au moins de trois
pieds plus haut que je n'étais auparavant ; sur
quoi je levai encore mon bâton et mon mou-
choir, criant au secours jusqu'à m'enrouer.
Pour réponse, j'entendis de grandes acclama-
tions répétées trois fois, qui me donnèrent des
transports de joie qui ne peuvent être conçus
que par ceux qui les sentent ; en même temps,
j'entendis marcher sur le toit, et quelqu'un
appelant par l'ouverture et criant en anglais :
« Y a-t-il là quelqu'un ? » Je répondis : « Hé-
las! oui : je suis un pauvre Anglais, réduit par
la fortune à la plus grande calamité qu'aucune
créature ait jamais soufferte ; au nom de
Dieu, délivrez-moi de ce cachot. » La voix me
répondit : « Rassurez- vous , vous n'avez rien
à craindre ; votre boîte est attachée au vais-
seau, et le charpentier va venir pour faire un
trou dans le toit et vous tirer dehors. » Je ré-
pondis que cela n'était pas nécessaire et de-
mandait trop de' temps, qu'il suffisait que
quelqu'un de l'équipage mît son doigt dans le
cordon, afin d'emporter la boîte hors de la
— 6 —
mer dans le vaisseau. Quelques-uns d'entoe
eux, m'entendant parler ainsi, pensèrent qus
j'étais un pauvre insensé , d'autres en rirent ;
je ne pensais pas que j'étais alors parmi des
hommes de ma taiWe et de ma force. Le char-
pentier vint et dans peu de minutes fit un
trou au haut de ma boîte, large de trois pieds,
et me présenta une petite échelle sur laquelle
je montai. J'entrai dans le vaisseau en un état
très faible.
Les matelots furent tous étonnés, et me
firent mille questions auxquelles je n'eus pas
lé courage de répondre. Je m'imaginais voir
lutant de pygmées , mes yeux étant accou-
tumés aux objets monstrueux que je venais
de quitter; mais le capitaine, M Thomas
Viletcks, homme de probité et de mérite, ori-
ginaire de la province de Salop, remarquant
que j'étais près de tomber en faiblesse, me fl1
entrer dans sa chambre, me donna un cordial
pour me soulager, et me fit coucher sur soe
lit, me conseillant de prendre un peu de repos,
dont j'avais assez de besoin. Avant que j€
m'endormisse, je lui fis entendre que j'avais
des meubles précieux dans ma boîte, un bran
card superbe, un lit de campagne, deux chai-
ses, une table et une armoire; que ma cham-
bre était tapissée, ou, pour mieux dire, mate-
lassée d'étoffes de soie et de coton, que, s'il
voulait ordonner à quelqu'un de son équipage
d'apporter ma chambre dans sa chambre, je
l'y ouvrirais en sa présence, el lui montre-
rais mes meubles. Le capitaine, m'entendanl
ilire ces absurdités, jugea que j'étais fou; ce-
pendant, pour me complaire, il promit d'or-
_ 7 —
mner ce que je souhaitais, et, montant sur
tillac, il envoya quelques-uns de ses gêna
siter la caisse.
Je ionnis pendant quelques heures, mais
mtinuellement troublé par l'idée du pays que
ivais quitté et du péril que j'avais couru,
^pendant, quand je m'éveillai, je me trouvai
sez bien remis. Il était huit heures du soir,
le capitaine donna ordre de me servir à
uper incessamment, croyant que j'avais
ûné trop longtemps. Il me régala avec
saucoup d'honnêteté, remarquant néanmoins
le j'avais les yeux égarés. Quand on nous
it laissés seuls, il me pria de lui faire le
cit de mes voyages, et de lui apprendre par
lel accident j'avais été abandonné au gré des
)ts dans cette grande caisse. D me dit que,
lt le midi, comme il regardait avec sa lu-
itte, il l'avait découverte de fort loin, l'avait
ise pour une petite barque, et qu'il l'avait
>u)u joindre, dans la vue d'acheter du bis-
lit, le sien commençant à manquer; qu'en
>prochant il avait connu son erreur, et avait
ivoyé sa chaloupe pour découvrir ce que
était ; que ses gens étaient revenus tout ef-
ayés, jurant qu'ils avaient vu une maison
)ttante; qu'il avait ri de leur sottise, et sfé-
it lui-même mis dans la chaloupe, ordon-
mt à ses matelots de prendre avec eux un
Lble très fort; que, le temps étant calme, après
voix ramé autour de la grande caisse et en
roir plusieurs fois fait le tour, il avait
Dservé ma fenêtre; qu'alors il avait corn-
lande à ses gens de ramer et d'approcher de
i côte-là, et, qu'attachant un câble à une
des gâches de la fenêtre, il l'avait fait remor-
quer ; qu'on avait vu mon bâton et mon
mouchoir hors de l'ouverture et qu'on avait
jugé qu'il fallait que quelques malheureux
fussent enfermés dedans. Je lui demandai
si lui ou son équipage n'avait point vu
des oiseaux prodigieux dans l'air dans le
temps qu'il m'avait découvert, à quoi il ré-
pondit que, parlant sur ce sujet avec les ma-
telots pendant que je dormais, un d'entre
eux lui avait dit qu'il avait observé trois
aigles volant vers le nord; mais il n'avait
poiDt remarqué qu'ils fussent plus gros qu'à
l'ordinaire; ce qu'il faut imputer, je crois,
à la grande hauteur où ils se trouvaient, et
aussi ne put-il pas deviner pourquoi je faisais
cette question. Ensuite je demandai au capi-
taine combien il croyait que nous fussions
éloignés de terre ; il me répondit que, par le
meilleur calcul qu'il eût pu faire, nous en étions
éloignés de cent lieues. Je l'assurai qu'il s'é-
tait certainement trompé presque de la moi-
tié, parce que je n'avais pas quitté le pays
d'où je venais plus de deux heures avant que
je tombasse dans la mer ; sur quoi il recom-
mença à croire que mon cerveau était troublé,
et me conseilla de me remettre au lit dans une
lhambre qu'il avait fait préparer pour moi.
le l'assurai que j'étais bien rafraîchi de son
bon repas et de sa gracieuse compagnie, et
que j'avais l'usage de mes sens et de ma rai-
son aussi parfaitement que je l'avais jamais
eu. il prit alors son sérieux, et me pria de lui
dire franchement si je n'étais pas troublé dans
mon âme et si je n'avais pas la conscience
— 9 —
bourrelée de quelque crime pour lequel j'avais
été puni par l'ordre de quelque prince, et ex-
posé dans cette caisse, comme quelquefois les
criminels en certains pays sont abandonnés à
la merci des flots dans un vaisseau sans voiles
et sans vivres ; que, quoi qu'il fût bien fâché
d'avoir reçu un tel scélérat dans son vaisseau ,
cependant il me promettait, sur sa parole
d'uonneur, de me mettre à terre en sûreté
au premier port où nous arriverions ; il ajouta
que ses soupçons s'étaient beaucoup augmen-
tés par quelques discours très absurdes que
j'avais tenus d'abord aux matelots, et ensuite
à lui-même, à i'égard de ma boîte et de ma
chambre, aussi bien que par mes yeux égarés
et ma bizarre contenance.
Je le priai d'avoir la patience de m'entendre
faire le récit de mon histoire ; je le fis très fidè-
lement depuis la dernière fois que j'avais quitte
l'Angleterre jusqu'au moment qu'il m'avait dé-
couvert : et, comme la vérité s'ouvre toujours
un passage dans les esprits raisonnables, cet
honnête et digne gentilhomme, qui avait un
très bon sens et n'était pas tout à fait dé-
pourvu de lettres, fut satisfait de ma candeur
et de ma sincérité ; mais d'ailleurs, pour con-
firmer tout ce que j'avais dit, je le priai de
donner ordre de m'apporter mon armoire,
dont j'avais la clef ; je l'ouvris en sa présence
et lui fis voir toutes les choses curieuses tra-
vaillées dans le pays d'où j'avais été tiré d'une
manière si étrange. Il y avait, entre autres
choses, le peigne que j'avais formé des poils
de la barbe du roi. et un autre de la même
matière, dent le dos était d'une rogn ire de
— 10 —
rongle du ponce de sa majesté; Il y avait un
paquet d'aiguilles et d'épingles longues d'un
pied et demi ; une bague d'or dont un jour la
reine me fit présent d'une manière très obli-
geante, l'ôtant de son petit doigt et me la
mettant au cou comme un collier. Je priai le
capitaine de vouloir bien accepter cette bague
en reconnaissance de ses bonnêtetés, ce qu'il
refusa absolument. Enfin, je le priai déconsi-
dérer la culotte que je portais alors, et qui
était faite de peau de souris.
Le capitaine fut très satisfait de tout ce que
je lui racontai, et me dit qu'il espérait qu'a-
prés notre retour en Angleterre, je voudrais
bien en écrire la relation et la donner au pu-
blic. Je répondis que je croyais que nous avions
déjà trop de livres de voyages ; que mes aven-
tures passeraient pour un vrai roman et pour
une fiction ridicule; que ma relation ne con-
tiendrait que des descriptions de plantes et
d'animaux extraordinaires, de lois, de mœurs
et d'usages bizarres; que ces descriptions
étaient trop communes, et qu'on en était las;
et, n'ayant rien autre chose à dire touchant
mes voyages, ce n'était pas la peine de les
écrire. Je le remerciai de l'opinion avantageuse
qu'il avait de moi.
Il me parut étonné d'une chose , qui fut de
m'entendre parler si haut, me demandant si
le roi et la reine de ce pays étaient sourds. Je
lui dis que c'était une chose à laquelle j'étais
accoutumé depuis plus de deux ans, et que
j'admirais de mon côté sa voix et celle de ses
gens, qui me semblaient toujours me parler
bas et à l'oreille, mais que, malgré cela, je les
J- 11 —
>uvais entendre assez bien ; que, quand je
triais dans ce pays, j'étais comme un homme
îi parle dans la rue à un autre qui est monté
i haut d'un clocher, excepté quand j'étais mis
ir une table ou tenu dans la main de quel-
le personne. Je lui dis que j'avais même re-
arqué une autre chose, c'est que, d'abord
îe j'étais entré dans le vaisseau, lorsque les
atelots se tenaient debout autour de moi, ils
e paraissaient infiniment petits; que pen-
int mon séjour dans ce pays, je ne pouvais
us me regarder dans un miroir, depuis que
es yeux s'étaient accoutumés 9 de grands
)jets, parce que la comparaison que je faisais
e rendait méprisable à moi-même. Le capi-
ine me dit que, pendant que nous soupions,
avait aussi remarque que je regardais toutes
loses avec une espèce d'étonnement, et que
lui 3emblais quelquefois avoir de la peine à
'empêcher d'éclater de rire; qu'il ne savait
ts fort bien alors comment il le devait pren-
ne, mais qu'il l'attribua à quelque dérange-
ent dans ma cervelle. Je répondis que j'étais
;onné comment j'avais été capable de me
mtenir en voyant ses plats de la grosseur
une pièce d'argent de trois sous, une éclan-
îe de mouton qui était à peine une bouchée,
a gobelet moins grand qu'une écaille de noix,
; je continuai ansi, faisant la description du
«te de ses meubles et de ses viandes par
ïmpa?aisd£; ear, quoique la reine m'eût donné
dut mon usage tout ce qui m'était nécessaire
ans une grandeur proportionnée a ma taille,
îpendant mes idées étaient occupées entiére-
ient de ce que je voyais autour de moi, et je
— 12 —
faisais comme tous les hommes qui considèrent
sans cesse les autres sans se considérer eux-
mêmes et sans jeter les yeux sur leur petitesse.
Le capitaine, faisant allusion au vieux proverbe
anglais, me dit que mes yeux étaient donc
plus grands que mon ventre, puisqu'il n'avait
pas remarqué que j'eusse un grand appétit,
quoique j'eusse jeûné toute la journée; et,
continuant de badiner, il ajouta qu'il aurait
donné avec plaisir cent livres sterling pour
avoir le plaisir de voir ma caisse dans le bec
de l'aigle, et ensuite tomber d'une si grande
hauteur dans la mer, ce qui certainement au-
rait été un objet très étonnant et digne d'être
transmis aux siècles futurs.
Le capitaine, revenant du Tonquin, faisait
sa route vers l'Angleterre, et avait été poussé
vers le nord-est, à quarante degrés de lati-
tude, à cent quarante trois de longitude ;
mais un vent de saison s'élevant deux jours
après que je fus à son bord, nous fûmes
poussés au nord pendant un long temps; et,
côtoyant la Nouvelle-Hollande, nous fîmes
route vers l'ouest-nord-ouest, et depuis au
sud-sud-ouest, jusqu'à ce que nous eussions
doublé le cap de Bonne-Espérance. Notre
voyage fut très heureux, mais j'en épargnerai
le journal ennuyeux au lecteur. Le capitaine
mouilla à un ou deux ports, et y fit entrer sa
chaloupe pour chercher des vivres et iaire de
l'eau ; pour moi, je ne sortis point du vais-
seau que nous ne fussions arrivés aux Dunes.
Ce fut, je crois, le 3 juin 1706, environ neuf
mois après ma délivrance. J'offris de laisser
mes meubles oour la sûreté du payement do
— 13 —
non passage; mais le capitaine protesta qu'il
îe voulait rien recevoir. Nous nous dîmes
idieu très affectueusement, et je Lui fis pro-
nettre de me venir voir à Redriff. Je louai un
iheval et un guide pour un écu que me prêta
e capitaine.
Pendant le cours de ce voyage, remarquant
a petitesse des maisons, des arbres, du be-
au et du peuple, je pensai me croire encore
\ Lilliput : j'eus peur de fouler aux pieds les
'oyageurs que je rencontrai, et je criai sou-
*ent pour les faire reculer du chemin; en
arte que *e courus risque une ou deux fois
l'avoir la tête cassée pour mon imperti-
îence.
Quand je me rendis à ma maison, que j'eus
le la peine à reconnaître, un de mes domes-
iques ouvrant la porte, je me baissai pour
•ntrer, de crainte de me blesser la tète ; cette
jorte me semblait un guichet. Ma femme ac-
courut pour m' embrasser, mais je me courbai
)lus bas que ses genoux, songeant qu'elle ne
courrait autrement atteindre ma bouche. Ma
ille se mit à mes genoux pour me demander
na bénédiction; mais je ne pus la distinguer
lue lorsqu'elle fut levée, ayant été depuis si
ongtemps accoutumé à me tenir debout, avec
na tête et mes yeux levés en haut. Je regar-
lai tous mes domestiques et un ou deux amis
mi se trouvaient alors dans la maison comme
s'ils avaient été des pygmées et moi un géant.
Je dis à ma femme qu'elle avait été trop fru-
gale, car je trouvais qu'elle s'était réduite
elle-même et sa fille presque à rien. En un
mot, je me conduisis d'un manière si étrange,
— 44 —
qu'ils furent tous de l'avis du capitaine quand
il me vit d'abord, et conclurent que j'avais
perdu l'esprit. Je fais mention de ces minu-
ties pour faire connaître le grand pouvoir de
l'habitude et du préjugé.
En peu de temps, je m'accoutumai à ma
femme, à ma famille et à mes amis ; mais ma
femme protesta que je n'irais jamais sur mer;
toutefois, mon mauvais destin en ordonna au-
trement, comme le lecteur le pourra savoir
dans la suite. Cependant, c'est ici que je
finis la seconde partie de mes malheureux
voyages.
TROISIÈME PARTIE
f OTAGE ALAPÏÏTA. AUX BALNIBABBES, A LDGBNASfi,
A GLQOB3B0UBBR1E ST AU JAPON
I. — L'auteur entreprend un troisième voyage.— Il est
pris par des pirates. — Méchanceté d'un Hollandais.
— Il arrive à Laputa.
Il n'y avait que deux ans environ que j'étais
chez moi, lorsque le capitaine Guill Robinson,
de la province de Cornouaille, capitaine de
la Bonne Espérance, vaisseau de trois cents
tonneaux, vint me trouver. J'avais été autre-
fois chirurgien d'un autre vaisseau dont il
était capitaine, dans un voyage au Levant, et
yen avais toujours été bien traité. Le capi-
taine, ayant appris mon arrivée, me rendit
nne visite où il marqua la joie qu'il avait de
me trouver en bonne santé, me demanda si
je m'étais fixé pour toujours, et m'apprit qu'il
méditait un voyage aux Indes orientales, et
comptait partir dans deux mois. Il m'insinua
en même temps que je lui ferais grand plaisir
de vouloir bien être le chirurgien de son vais-
seau; qu'il aurait un autre chirurgien avec
moi et deux garçons ; que j'aurais une double
paye; et, qu'ayant éprouvé que la connais-
— 16 —
sauce que j'avais de la mer était au moins
égale à la sienne, il s'engageait à se compor-
ter à mon égard comme avec un capitaine en
«econd.
Il me dit enfin tant de choses obligeantes,
et me parut un si honnête homme, que je me
laissai gagner, ayant d'ailleurs, malgré mes
malheurs passés, une plus forte passion que
jamais de voyager. La seule difficulté que je
prévoyais était d'obtenir le consentement de
ma femme, qu'elle me donna pourtant assez
volontiers, en vue sans doute des avantages
que ses enfants en pourraient retirer.
Nous mîmes à la voile le 5 d'août 1708, et
arrivâmes au fort Saint-Georges le 1er avril
i709, où nous restâmes trois semaines pour
rafraîchir notre équipage, dont la plus grande
partie était malade. De là nous allâmes vers
le Tonquin, où notre capitaine résolut de
s'arrêter quelque temps, parce que la plus
grande partie des marchandises qu'il avait en-
vie d'acheter ne pouvait lui être livrée que
dans plusieurs mois. Pour se dédommager un
r>eu des frais de ce retardement, il acheta une
jarque chargée de différentes sortes de mar-
chandises, dont les Tonquinois font un com-
merce ordinaire avec les îles voisines; et
mettant sur ce petit navire quarante hommes
dont il y en avait trois du pays, il m'en fit
capitaine et me donna en pouvoir pour deux
mois, tandis qu'il ferait ses affaires au Ton-
quin.
Il n'y avait pas trois jours que nous étions
en mer qu'une grande tempête s'étant élevée,
cous fûmes poussés pendant cinq jours vers
— 17 —
ls nord-est, et ensuite à l'est. Le temps devint
un peu plus calme, mais le vent d'ouest souf-
flait toujours assez fort.
Le dixième jour, deux pirates nous donnè-
rent la chasse et bientôt nous prirent, car mon
navire était si chargé qu'il allait très lente-
ment et qu'il nous fut impossible de faire la
manœuvre nécessaire pour nous défendre.
Les deux pirates vinrent à l'abordage et en-
trèrent dans notre navire à la tête de leurs
gens ; mais, nous trouvant tous couchés sur
le ventre, comme je l'avais ordonné, ils se
contentèrent de nous lier, et, nous ayant
donné des gardes, ils se mirent à visiter la
oarque.
Je remarquai parmi eux un Hollandais qui
paraissait avoir quelque autorité, quoiqu'il
n'eût pas de commandement. Il connut à nos
manières que nous étions Anglais, et, nous
parlant en sa langue, il nous dit qu'on allait
nous lier tous dos à dos et nous jeter dans la
mer. Comme je parlais hollandais assez bien,
je lui déclarai qui nous étions et le conjurai,
en considération du nom commun de chrétiens
et de chrétiens réformés, de voisins, d'alliés,
d'intercéder pour nous auprès du capitaine.
Mes paroles ne rirent que l'irriter : il redou-
bla ses menaces, et, s'étant tourné vers se3
compagnons, il leur parla en langue japonaise,
répétant souvent le nom de christianos.
Le plus gros vaisseau de ces pirates était
commandé par un capitaine japonais qui par-
lait un peu hollandais : il vint à moi, et, après
m'avoir fait diverses questions , auxquelles je
répondis très humblement, il m'assura qu'on
— 48 —
ne nous Ôterait point la vie. Je lui fis une
très profonde révérence, et, me tournant alors
vers le Hollandais, je lui dis que j'étais bien
fâché de trouver plus d'humanité dans un
idolâtre que dans un chrétien; mais j'eus bien-
tôt lieu de me repentir de ces paroles inconsi-
dérées, car ce misérable réprouvé ayant tâché
en vain de persuader aux deux capitaines de
me jeter dans la mer (ce qu'on ne voulut pas
lui accorder à cause de la parole qui m'avait
été donnée), il obtint que je serais encore plus
rigoureusement traité que si on m'eût fait
mourir. On avait partagé mes gens dans les
deux vaisseaux et dans la barque; pour moi,
on résolut de m'abandonner à mon sort dans
un petit canot, avec des avirons , une voile et
des provisions pour quatre jours. Le capitaine
japonais les augmenta du double, et tira de
ses propres vivres cette charitable augmenta-
tion ; il ne voulut pas même qu'on me fouillât.
Je descendis donc dans le canot pendant que
mon Hollandais brutal m'accablait de dessus
le pont de toutes les injures et imprécations
que son langage lui pouvait fournir.
Environ une heure avant que nous eus-
sions vu les deux pirates, j'avais pris hau-
teur et avais trouvé que nous étions à qua-
rante-six degrés de latitude et à cent quatre-
vingt-trois de longitude. Lorsque je fus un
peu éloigné, je découvris avec une lunette
différenles îles au sud-ouest. Alors jft hauss;;;
ma voile, le vent étant bon, dans le dessein
d'aborder à la plus prochaine de ces îles, co
que j'eus bien de la peine à faire en trois heu
res. Cette île n'était qu'une roche, où je trou
- 19 —
vai beaucoup d'oeufs d'oiseaux; alors, battant
mon fusil, je mis le feu à quelques bruyères
et à quelques joncs marins pour pouvoir cuire
ces œufs, qui furent ce soir-là toute ma nour-
riture, étant résolu d'épargner mes provisions
autant que je le pourrais. Je passai la nuit
sur cette roche, où ayant étendu des bruyères
sous moi, je dormis assez bien.
Le jour suivant, je fis voile vers une autre
lie, et de là à une troisième et à une qua-
trième, me servant quelquefois de mes rames;
mais pour ne point ennuyer le lecteur, je lui
dirai seulement qu'au bout de cinq jours j'at-
teignis la dernière île que j'avais vue, qui
était au sud-ouest de la première.
Cette île était plus éloignée que je ne
croyais, et je ne pus y arriver qu'en cinq
heures. J'en fis presque tout le tour avant que
de trouver un endroit pour pouvoir y aborder.
Ayant pris terre à une petite baie qui était
trois fois large comme mon canot, je trouvai
que toute l'île n'était qu'un rocher, avec
quelques espaces où il croissait du gazon et
des herbes très odoriférantes. Je pris mes pe-
tites provisions, et, après m'être un peu ra-
fraîchi, je mis le reste dans une des caves,
dont il y avait un grand nombre. Je ramas-
sai plusieurs œufs sur le rocher et arrachai
une quantité de joncs marins et d'herbes sè-
ches, afin de les allumer le lendemain pour
cuire mes œufs, car j'avais sur moi mon fu-
sil, ma mèche, avec un verre ardent. Je pas-
sai toute la nuit dans la cave où j'avai mis
mes provisions ; mon lit était ces mêmes her-
bes sèches destinées au feu. Je dormis peu,
-, 20 —
car j'étais encore plus inquiet que las.
Je considérais qu'il était impossible de ne
pas mourir dans un lieu si misérable. Je me
trouvai si abattu de ces réflexions, que je
n'eus p;ts ie courage de me lever, et, avant
que j'eusse assez de force pour sortir de ma
cave, le jour était déjà fort grand : le temps
était beau et le soleil si ardent, que j'étais
obligé de détourner mon visage.
Mais voici tout à coup que le temps s'obs-
curcit, d'une manière pourtant très différente
de ce qui arrive par l'interposition d'un nuage.
Je me tournai vers le soleil, et je vis un grand
corps opaque et mobile entre lui et moi, qui
semblait aller çà et là. Ce corps suspendu ,
qui me paraissait à deux milles de hauteur, me
cacha le soleil environ six ou sept minutes ;
mais je ne pus pas bien l'observer à cause de
l'obscurité. Quand ce corps fut venu plus
prés de l'endroit où j'étais, il me parut être
d'une substance solide, dont la base était
plate, unie et luisante par la réverbération
de la mer. Je m'arrêtai sur une hauteur, à
deux cents pas environ du rivage, et je vis ce
même corps descendre et approcher de moi
environ à un mille de distance. Je pris alors
mon télescope, et je découvris un grand nom-
bre de personnes en mouvement, qui me re-
gardaient et se regardaient les unes les autres.
L'amour naturel de la vie me fit naître quel-
ques sentiments de joie et d'espérance que
cette aventure pourrait m'aide: à me délivrer
de l'état fâcheux où j'étais ; mais, en même
temps, le lecteur ne peut s'imaginer mon éton-
nement de voir une espèce d'île en l'air, nabi-
— 2î —
tée par des hommes qui avaient l'art et le pou-
TOir de la hausser, de l'abaisser et de la faire
marcher à leur gré; mais, n'étant pas alors en
humeur de philosopher sur un si étrange phé-
nomène^ je me contentai d'observer de quel
côté l'île tournerait, car elle me parut alors
arrêtée un peu de temps. Cependant elle s'ap-
procha de mon côté, et j'y pus découvrir plu-
sieurs grandes terrasses et des escaliers d'in-
tervalle en intervalle pour communiquer des
unes aux autres.
Sur la terrasse la plus basse, je vis plusieurs
hommes qui péchaient des oiseaux à la ligne,
et d'autres qui regardaient. Je leur fis signe
avec mon chapeau et avec mon mouchoir ; et,
lorsque je me fus approché de plus prés, je
criai de toutes mes forces ; et, ayant alors re-
gardé fort attentivement, je vis une foule de
monde amassée sur le bord qui était vis-à-vis
de moi. Je découvris par leurs postures qu'ils
me voyaient, quoiqu'ils ne m'eussent pas ré-
pondu. J'aperçus alors cinq ou six hommes
montant avec" empressement au sommet de
l'île, et je m'imaginai qu'ils avaient été en-
voyés à quelques personnes d'autorité pour en
recevoir des ordres sur ce qu'on devait faire
en cette occasion.
La foule des insulaires augmenta, et, en
moins d'une demi-heure, l'île s'approcha telle-
ment, qu'il n'y avait plus que cent pas de dis-
tance entre elle et moi. Ce fut alors que je me
mis en diverses postures humbles et touchan-
tes, et que je fis les supplications les plu3
vives; mais je ne reçus point de réponse ; ceux
qui me semblaient le plus croche, à en juger
_ 22 —
par leurs habits, étaient des personnes de dis-
tinction.
A la Ht, un d'eux me fit entendre sa voix
dans r .langage clair, poli et très doux, dont
le son approchait de l'italien ; ce fut aussi en
italien que je répondis, m'imaginant que le
son et l'accent de cette langue seraient plus
agréables à leurs oreilles que toute autre lan-
gage. Ce peuple comprit ma pensée ; on me
fit signe de descendre du rocher, et d'aller vers
le rivage, ce que je fis; ot alors, l'île volante
s'étant abaissée à un degré convenable, on me
jeta de la terrasse d'en bas une chaîne avec
un petit siège qui y était attaché, sur lequel
m'étant assis, je fus dans un moment enlevé
par le moyen d'un moufle.
II. — Caractère des Laputfens , idée de leurs savants,
de leur roi et de sa cour. — Réception qu'on fait à
l'auteur. — Les craintes et les Knqaiétadw des habi-
tants. — Caractère des femmes laputiennes.
A mon arrivée, je me vis entouré d'une
foule de peuple qui me regardait avec admi-
ration, et que je regardai de même, n'ayant
encore jamais vu une race de mortels si sin-
gulière dans sa figure, dans ses habits et
dans ses manières ; ils penchaient la tête, tan-
tôt à droite, tantôt à gauche ; ils avaient un
œil tourné en dedans, et l'autre vers le ciel.
Leurs habits étaient bigarrés de figures du
soleil, de la lune et des étoiles, et parsemés de
violons, de flûtes, de harpes, de trompettes,
de guitares, de luths et de plusieurs autres
instruments inconnus en Europe. Je vis au-
— 23 —
tour (feux plusieurs domestiques armés de
vessies, attachées comme un fléau au bout
d'un petit bâton, dans lesquelles il y avait une
certaine quantité de petits pois 2t de petits
cailloux ; ils frappaient de temps en temps
avec ces vessies tantôt la bouche, tantôt les
oreilles de ceux dont ils étaient proches, et je
n'en pus d'abord deviner la raison. Les esprits
de ce peuple paraissaient si distraits et si
plongés dans la méditation, qu'ils n^ pouvaient
ni parler ni être attentifs à ce qu'on leur di-
sait sans Le secours de ces vessies bruyantes
dont on les frappait, soit à la bouche soit aux
oreilles, pour les réveiller. C'est pourquoi les
personnes qui en avaient le moyen entrete-
naient toujours un domestique qui leur ser-
Tait de moniteur, et sans lequel ils ne sortaient
amais.
L'occupation de cet officier, lorsque deux ou
trois personnes se trouvaient ensemble, éteit
de donner adroitement de la vessie sur la
bouche de celui à qui c était à parler, ensuite
sur l'oreille droite de celui ou de ceux à qui le
discours s'adressait. Le moniteur accompa-
gnait toujours son maître lorsqu'il sortait, et
était obligé de lui donner de temps en temps
de la vessie sur les yeux, parce que, sans
cela, ses profondes rêveries l'eussent bientôt
mis en danger de tomber dans quelque préci-
pice, de se heurter la tête contre quelque po-
teau, de pousser les autres dans les rues, ou
d'en être jeté dans le ruisseau.
On me fit monter au sommet de l'île, et en-
trer dans le palais du roi, où je vis sa majesté
sur un trône environné de personnes de la
— 24 -
première distinction. Devant le trône était
une grande table couverte de globes, de sphè-
res et d'instruments de mathématiques d^
toute espèce. Le roi ne prit point garde à moi
lorsque j'entrai, quoique la foule qui m'ac-
compagnait fît un très grand bruit ; il était
alors appliqué à résoudre un problème, et
nous fûmes devant lui au moins une heure
entière à attendre que sa majesté eût fini son
opération. Il avait auprès de lui deux pages
qui avaient des vessies à la main, dont l'un,
lorsque sa majesté eut cessé de travailler, le
frappa doucement et respectueusement à la
bouche, et l'autre à l'oreille droite. Le roi pa-
rut alors comme se réveiller en sursaut, et,
jetant les yeux sur moi et sur le monde qui
m'entourait, il se rappela ce qu'on lui avait
dit de mon arrivée peu de temps aupara-
vant ; il me dit quelques mots, et aussitôt un
jeune homme, armé d'une vessie, s'approcha
de moi et m'en donna sur l'oreille droite; mais
je fis signe qu'il était inutile de prendre cette
peine, ce qui donna au roi et à toute la cour
une haute idée de mon intelligence. Le roi
me fit diverses questions, auxquelles je ré-
pondis sans que nous nous entendissions ni
l'un ni l'autre. On me conduisit bientôt après
dans un appartement où l'on me servit à dî-
ner. Quatre personnes de distinction me firent
l'honneur de se mettre à table avec moi :
nous eûmes deux services, chacun de trois
plats. Le premier service était composé d'une
épaule de mouton coupée en triangle équila-
téral, d'une pièce de bœuf sous la forme d'un
rhomboïde, et d'un boudin sous celle d'un
— 25 —
cycloïde. Le second service fut deux canards
ressemblant à deux violons, des saucisses et
des andouilles qui paraissaient comme des
flûtes et des hautbois, et un foie de veau qui
avait l'air d'une harpe. Les pains qu'on nous
servit avaient la figure de cônes, de cylindres,
de parallélogrammes.
Après le dîner, un homme vint à moi de
la part du roi, avec une plume, de l'encre et
du papier, et me fit entendre par des signes
qu'il avait ordre de m'apprendre la langue du
pays. Je fus avec lui environ quatre heures,
pendant lesquelles j'écrivis sur deux colonnes
un grand nombre de mots avec la traduction
vis-à-vis. Il m'apprit aussi plusieurs phrases
courtes, dont il me fit connaître le sens en
faisant devant moi ce qu'elles signifiaient.
Mon maître me montra ensuite, dans un de
ses livres, la figure du soleil et de la lune, des
étoiles, du zodiaque, des tropiques et des cer-
eles polaires, en me disant le nom de tout cela,
ainsi que de toutes sortes d'instruments de
musique, avec les termes de cet art conve-
nable à chaque instrument. Quand il eut fini
sa leçon, je composai en mon particulier un
très joli petit dictionnaire de tous les mots
que j'avais appris, et, en peu de jours, grâce
à mon heureuse mémoire, je sus passable-
ment la langue laputienne.
Un tailleur vint le lendemain matin prendre
ma mesure. Les tailleurs de ce pays exercent
leur métier autrement qu'en Europe. Il prit
d'abord la hauteur de mon corps avec un quart
de cercle, et puis, avec la règle et le compas,
ayant mesuré ma grosseur et toute la propor-
— 26 —
Mon de mes membres, il fit son calcul sur le
papier, et, au bout de six jours, il m'apporta
an habit très mal fait ; il m'en fit excuse, en
me disant qu'il avait eu le malheur de se
tromper dans ses supputations.
Sa majesté ordonna ce jour-là qu'on fît
avancer son île vers Lagado, qui est la capi-
tale de son royaume de terre ferme, et ensuite
vers certaines villes et villages, pour recevoir
les requêtes de ses sujets. On jeta pour cela
plusieurs ficelles avec des petits plombs au
bout, afin que le peuple attachât ses placets à
ces ficelles, qu'on tirait ensuite, et qui sem-
blaient en l'air autant de cerfs-volants.
La connaissance que j'avais des mathéma-
tiques m'aida beaucoup à comprendre leur
façon de parler, et leurs métaphores, tirées
la plupart des mathématiques et de la mu-
sique, car je suis un peu musicien. Toutes
leurs idées n'étaient qu'en lignes et en figures,
et leur galanterie même était toute géomé-
trique. Si, par exemple, ils voulaient louer
la beauté d'une fille, ils disaient que ses
dents blanches étaient de beaux et par-
faits parallélogrammes, que ses sourcils étaient
un arc charmant ou une belle portion de
cercle, que ses yeux formaient une ellipse
admirable, que sa gorge était décorée de deux
globes asymptotes, et ainsi du reste. Le sinus,
la tangente, la ligne droite, la ligne courbe, le
cône, le cylindre, l'ovale, la parabole, le dia-
mètre, le rayon, le centre, le point, sont parmi
eux des termes qui entrent dans le langage
de l'amour.
Leurs maisons étaient fort mal bâties : c'est
— 27 —
qn'en ce pays-là on méprise la géométrie pra-
tique comme une chose vulgaire et mécanique.
Je n'ai jamais vu de peuple si sot, si niais, si
maladroit dans tout ce qui regarde les actions
communes fit la conduite de la vie. Ce sont,
outre cela, les plu3 mauvais raisonneurs du
monde, toujours prêta a contredire, si ce n'est
lorsqu'ils pensent juste, ce qui leur arrive ra
rement, et alors ils se taisent ; ils ne savent
ce que c'est qu'imagination, invention, por-
traits, et n'ont pas même de mots en leur
langue qui expriment ces choses. Aussi tous
leurs ouvrages, et même leurs poésies, sem'
"blent des théorèmes d'Euclide.
Plusieurs d'entre eux, principalement ceci
qui s'appliquent à l'astronomie, donnant danw
l'astrologie judiciaire, quoiqu'ils n'osent l'a-
vouer publiquement ; mais ce que je trouvai
de plus surprenant, ce fut i inclination qu'ils
avaient pour la politique, et leur curiosité
pour les nouvelles ; ils parlaient incessamment
d'affaires d'Etat, et portaient sans façon leur
jugement sur tout ce qui se passait dans les
cabinets des princes. J'ai souvent remarqué le
Eiême caractère dans nos mathématiciens
d'Europe, sans avoir jamais pu trouver la
{noindra analogie entre les mathématiques et
a politique, à moins que l'on ne suppose que,
jQïïime le plus petit cercle a autant de degré?
?me le plus grand, celui qui sait raisonner
sur un cercle tracé sur le papier peut égale-
ment raisonner sur la sphère du monde ; mais
n'est-ce pas plutôt le défaut naturel de tous les
hommes, qui se plaisent naturellement à parler
et à raisonner sur ce Qu'ils entendentlemoinsî
— 2g —
Ce peuple paraît toujours inquiet et alarmé,
et ce qui n'a jamais troublé le repos des au-
tres hommes est le sujet continuel de leurs
craintes et de leurs frayeurs : ils appréhendent
l'altération des corps célestes, par exemple,
que la terre, par les approches continuelles
du soleil, ne soit à la fin dévorée par les flam-
mes de cet astre terrible ; que ce flambeau de
la n îture ne se trouve peu à peu encroûté
par ron écume, et ne vienne à s'éteindre tout
a fait pour les mortels ; ils craignent que la
prochaine comète, qui, selon leur calcul, pa-
raîtra dans trente et un ans , d'un coup de
sa queue ne foudroie la terre et ne la réduise
en cendres; ils craignent encore que le so-
leil, à force de répandre des rayons de toutes
parts, ne vienne enfin à s'user et à perdre
tout à fait sa substance. Yoilà les craintes
ordinaires et les alarmes qui leur dérobent
le sommeil et les privent de toutes sortes
de plaisirs ; aussi, dès qu'ils se rencontrent
le matin, ils se demandent d'abord les uns
aux autres des nouvelles du soleil , com-
ment il se porte et en quel état il s'est levé et
couché.
Les femmes de cette île sont très vives;
elles méprisent leurs maris et ont beaucoup
de goût pour les étrangers, dont il y a toujours
un nombre considérable à la suite de la cour ;
c'est aussi parmi eux que les daines de qualité
prennent leurs galants. Ce qu'il y a de fâ-
cheux, c'est qu'elles prennent leurs plaisirs
sans aucune traverse et avec trop de sécurité,
car leurs maris sont si absorbés dans les spé-
culations géométriques, qu'on caresse leurs
— 29 —
femmes en leurs présence sans qu'ils s'en
aperçoivent, pourvu pourtant que le moniteur
avec sa vessie n'y soit pas.
Les femmes et les filles sont fort fâchées de
se voir confinées dans cette île , quoique ce
soit l'endroit le plus délicieux de la terre, et
quoiqu'elles y vivent dans la richesse et dans
la magnificence. Elles peuvent aller où elles
veulent dans l'île, mais elles meurent d'envie
de courir le monde et de se rendre dans la
capitale, où il leur est défendu d'aller sans la
permission du roi, qu'il ne leur est pas aisé
d'obtenir, parce que les maris ont souvent
éprouvé qu'il leur était difficile de les en faire
revenir. J'ai ouï dire qu'une grande dame de
la cour, mariée au premier ministre, l'homme
le mieux fait et le plus riche du royaume,
qui l'aimait éperdument, vint à Lagado, sous
le prétexte de sa santé, et y demeura cachée
pendant plusieurs mois , jusqu'à ce que le roi
envoyât la chercher ; elle fut trouvée en un
état pitoyatle, dans une mauvaise auberge,
ayant engagé ses habits pour entretenir un
laquais vieux et laid, qui la battait tous les
jours; on l'arracha de lui malgré elle, et, quoi-
que son mari l'eût reçue avec bonté , lui eût
fait mille caresses et nuls reproches sur sa
conduite, elle s'enfuit encore bientôt après avec
tous ses bijoux et toutes ses pierreries, pour
aller retrouver ce digne galant; et on n'a plus
entendu parler d'elle.
Le lecteur prendra peut-être cela pour une
, histoire européenne, ou même anglaise ; mais
je le prie de considérer que les caprices de
l'espèce femelle ne sont pas bornés à une seule
— 30 —
partie du monde ni à un seul climat, mais sont
en tous lieux les mômes.
III, — Phénomène expliqué par les philosophes et astro1
nomes modernes. — Les Laputirns sont grands asteff'
uomes. — Comment le roi apaise les séditions.
Je demandai au roi la permission de voir
les curiosités de l'île; il me l'accorda et or-
donna à un de ses courtisans de m'accom-
pagner. .le voulus savoir principalement quel
secret naturel ou artificiel était le principe
de ces mouvements divers dont je vais ren-
dre au lecteur un compte exact et philoso-
phique.
L'île volante est parfaitement ronde ; son
diamètre est de sept mille huit cent trente-
sept demi-toises, c'est-à-dire d'environ qua-
tre mille pas, et par conséquent contient à
peu pré? lix mille acres. Le fond de cette
île ou la surface de dessous , teile qu'elle pa-
raît à ceux qui la regardent d'en bas, est
comme un large diamant, poli et taillé régu-
lièrement, qui réfléchit la lumière à quatre
cents pas. 11 y a au-dessus plusieurs miné-
raux, situés selon le rang ordinaire des mi-
nes, et par-dessus est un terrain fertile de
dix ou douze pieds de profondeur.
Le penchant des parties de la circonférence
vers le centre de la surface supérieure est la
cause naturelle que toutes les pluies et ro-
sées qui tombent sur l'île sont conduites par
de petits ruisseaux vers le milieu, où ils s'a-
massent dans auatre grands bassins, chacun
— 31 —
d'environ un demi-mille de circuit. A deux
eents pas de distance du centre de ces bas-
sins, l'eau est coDtinuellement attirée et exai-
te'e par te soleil pendant le jour, ce qui em-
pêche le débordement. De plus, comme il est
au pouvoir du monarque d'élever llle au-des-
sus de la région des nuages et des vapeurs
terrestres, il peut, quand il lui plaît, empê-
îher la chute de la pluie et de la rosée, ce
çui n'est au pouvoir d'aucun potentat d'Eu-
rope, qui, ne dépendant de personne, dépend
toujours de la pluie et du beau temps.
Au centre de l'île est un trou d'environ
vingt-cinq toises de diamètre, par lequel les
astronomes descendent dans un large dôme,
qui, pour cette raison, est appelé Flandola
Gahnolé. ou la Cave des Astronomes, située à
la profondeur de cinquante toises au-dessus
de la surface supérieure du diamant. Il y a
dans cette cave vingt lampes sans cesse allu-
mées, qui, par la réverbération du diamant,
répandent une grande lumière de tous côtés.
Ce lieu est orné de sextans , de quadrans, de
télescopes, d'astrolabes et autres instruments
astronomiques ; mais la plus grande curio-
sité, dont dépend même la destinée de l'île,
est une pierre d'aimant d'une grandeur pro-
digieuse, taillée en forme de navette de tis-
serand.
Elle est longue de trois toises, et, dans sa
plus grande épaisseur, elle a au moins une
toise et demie. Cet aimant est suspendu par
un gros essieu de diamant qui passe par le
milieu de la pierre, sur lequel elle joue, et qui
est placé avec tant de justesse, qu'une main
très faible peut le faire tourner; elle est en-
tourée d'un cercle de diamant, en forme de
cylindre creux, de quatre pieds de profondeur,
de plusieurs pieds d'épaisseur, et de six toises
de diamètre, placé horizontalement et soutenu
par huit piédestaux, tous de diamants, nauts
chacun de trois toises. Du côté concave du
cercle il y a une mortaise profonde de douze
pouces, dans laquelle sont placées les extré-
mités de l'essieu, qui tourne quand il le faut.
Aucune force ne peut déplacer ia pierre,
que le cercle et les pieds du cercle sont
d'une seule pièce avec le corps du diamant qui
fait la base de l'île.
t par ie moyen de cet aimant que l'île
se hausse, se baisse et change de place; car,
par rapport à cet endroit de la terre sur le-
quel le monarque préside, la pierre est mu-
nie à un de ses côtés d'un pouvoir attractif
et de l'autre d'un pouvoir répulsif. Ainsi ,
quand il lui plaît que l'aimant soit tourné
vers la terre par son pôle ami, l'île descend;
mais quand le pôle ennemi est tourné vers
la même terre, l'île remonte en haut. Lorsque
la position de la terre est oblique, le mouve-
ment de l'île est pareil ; car, dans cet aimant,
les forces agissent toujours en ligne parallèle
à sa direction ; c'est par ce mouvement obli-
que que l'île est conduite aux différentes par-
ties des domaines du monarque.
Le roi serait le prince le plus absolu de
runivers s'il pouvait engager ses ministres à
lui complaire en tout ; mais ceux-ci ayant
leurs terres au-dessous dans le continent, et
considérant que la faveur des princes est pas*
— 33 —
sagère, n'ont garde de se porter pre'judice à
eux-mêmes en opprimant la liberté de leurs
compatriotes.
Si quelque ville se révolte ou refuse de
payer les impôts, le roi a deux façons de la
réduire. La première et la plus modérée est de
tenir son île au-dessus de la ville rebelle et
des terres voisines ; par la, il prive le pays e 1
du soleil et de la rosée, ce qui cause des ma-
ladies et de la mortalité ; mais si le crime le
mérite, on les accable de grosses pierres qu'on
leur jette du haut de l'île, dont ils ne peuvent
se garantir qu'en se sauvant dans leurs cel-
liers et dans leurs caves, où ils passent je
temps à boire frais tandis que les toits de
-eurs maisons sont mis en pièces. S'ils conti-
nuent témérairement dans leur obstination et
dans leur révolte, le roi a recours alors au
dernier remède, qui est de laisser tomber l'île
à plomb sur leurs tètes, ce qm écrase toutes
les maisons et tous les habitants. Le prince,
néanmoins , se porte rarement à cette terrible
extrémité, que les ministres n'osent lui con-
seiller, vu que ce procédé violent les rendrait
odieux au peuple et leur ferait tort à eux-
mêmes, qui ont des biens dans le continent,
car nie n'appartient qu'au roi qui aussi n'a
oue l'île pour tout domaine.
Mais il y a encore une autre raison plus
forte pour laquelle les rois de ce pays ont été
toujours éloignés d'exercer ce dernier châti-
ment, si ce n'est dans une nécessité absolue :
c'est que, si la ville qu'on veut détruire était
située prés de qu lques hautes roches (car il
y en a en ce pays, ainsi qu'en Angleterre, au-
6CLLITER, IL 2
— 34 —
près des grandes villes qui ont été exprès
bâties près de ces roches pour se préserver de
la coiére des rois), ou si elle avait un grand
nombre de clochers et de pyramides de pier-
res, l'île royale, par sa chute, pourrait se bri-
ser. Ce sont principalement les clochers que le
roi redoute et le peuple le sait bien. Aussi,
quand sa majesté est le plus en courroux, il
fait toujours descendre son île très doucement,
de peur, dit-il, d'accabler son peuple, mais,
dans le fond, c'est qu'il craint lui-même que
les clochers ne brisent son île. En ce cas , le
philosophes croient que l'aimant ne pourrait
plus la soutenir désormais, et qu'elle tombe-
rait
IV. — L'auteur guitte File de Laputa et est conduit
aux Bal ni bar nés. — Son arrivée à la capitale. —
Description de cette ville et des environs. — Il est
reçu avec bonté par un grand seigneur.
Quoique je ne puisse pas dire que je fusse
maltraité dans cette île, il est vrai cepen-
dant que je m'y crus négligé et tant soit peu
méprisé. Le prince et le peuple n'y étaient
curieux que de mathématiques et de musique;
j'étais en ce genre fort au-dessous d'eux,
et ils me rendaient justice en faisant peu da
cas de moi.
D'un autre côté, après avoir vu toutes les
curiosités de l'île, j'avais une forte envie d'en
sortir, étant très las de ces insulaires aériens.
Ils excellaient, il est vrai, dans des sciences
que j'estime beaucoup, et dont j'ai même
quelque teinture ; mais ils étaient si absorbés
dans leurs spéculations, que je ne m'étais ja-
mais trouvé en si triste compagnie. Je ne
m'entretenais qu'avec les femmes quel entre-
tien pour un phiio.-ophe marin!), qu'avec les
artisans, les moniteurs, les pages de cour, et
autres gens de cette espèce, ce qui augmenta
encore le mépris qu'on avait pour moi ; mais,
en vérité, pouvais-je faire autrement? Il n'y
avait que ceux-là avec qui je pusse lier com-
merce ; les autres ne pariaient point.
Il y avait à la cour un grand seigneur, fa-
vori du roi, et qui, pour cette raison seule,
était traité avec respect, mais qui était pour-
tant regardé en général comme un homme
très ignorant et assez stupide; il passait pour
avoir de lhonneur et de la probité, mais il
n'avait point du tout d'oreille pour la musi-
que, et battait, dit-on, la mesure assez mal;
on ajoute qu'il n'avait jamais pu apprendre
les propositions les plus aisées des mathéma-
tiques. Ce seigneur me donna mille marques
de bonté ; il me faisait souvent l'honneur de
me venir voir, désirant s'informer des affaires
de l'Europe et s'instruire des coutumes, des
mœurs, des lois et des sciences des différentes
nations parmi lesquelles j'avais demeuré; il
m'écoutait toujours avec une grande atten-
tion, et faisait de très belles observations sur
tout ce que je lui disais. Deux moniteurs le
suivaient pour la forme, mais il ne s'en ser-
vait qu'à la cour et dans les visites de céré-
monie ; quand nous étions ensemble, il les fai-
sait toujours retirer.
Je priai ce seigneur d'intercéder pour moi
— 36 —
auprès de sa majesté pour obtenir mon congé,
il m'accorda cette grâce avec regret, comme
il eut la bouté de me le dire, et il me fit plu-
sieurs oiïres avantageuses, que je refusai en
lui en marquant ma vive reconnaissance.
Le 16 février, je pris congé de sa majesté,
qui me Lit uu présent considérable, et mon
protecteur me donna un diamant, avec une
lettre de recommandation pour un seigneur de
ses amis, demeurant à Lagado, capitale des
Balnibarbes. L'île étant alors suspendue au-
dessus d'une montagne, je descendis de la
dernière terrasse de l'île de la même façon que
j'étais monté.
Le continent porte le nom de Balnibarbes,
et la capitale, comme j'ai dit, s'appelle La-
gado. Ce fut d'abord une assez agréable satis-
faction pour moi de n'être plus en l'air et de
me trouver en terre ferme. Je marchai vers
la ville sans aucune peine et sans aucun em-
barras, étant vêtu comme les habitants et
sachant assez bien la langue pour la parler.
Je trouvai bientôt le logis de la personne à
qui j'étais recommandé. Je lui présentai la
lettre du grand seigneur, et j'en fus très bien
reçu. Cette personne, qui était un seigneur
baînibarbe, et qui s'appelait Munodi , me
donna un bel appartement chez lui, où je lo-
geai pendant mon séjour en ce pays, et où je
fus très bien traité.
Le lendemain matin après mon arrivée, Mu-
nodi me prit dans son carrosse pour me faire
voir la ville, qui est grande comme la moitié
Londres; mais les maisons étaient étran-
gement bâties, et la plupart tombaient en
- 37 —
ruines ; le peuple, couvert de haillons, marcha- 1
dans les rues d'un pas précipité, ayant un re-
gard farouche. Nous passâmes par une des
portes de la ville, et nous avançâmes environ
trois miile pas dans la campagne, où je vis
un grand nombre de laboureurs qui travail-
laient à la terre avec plusieurs sortes d'ins-
truments; mais je ne pus deviner ce qu'ils
faisaient; je ne voyais nulle part aucune ap-
parence d'herbes ni de grain. Je priai mon
conducteur de vouloir bien ni'expiiquer ce
que prétendaient toutes ces têtes et toutes ces
mains occupées à la ville et à la campagne,
n'en voyant aucun effet ; car, en vérité, jt:
n'avais jamais trouvé ni de terre si mal culti-
vée, ni de maisons en si mauvais état et si
délabrées, un peuple si gueux et si misé-
rable.
Le seigneur Slunodi avait été plusieurs an-
nées gouverneur de Lagado ; mais, par la ca-
bale des ministres, il avait été déposé, au
grand regret du peuple. Cependant, le roi l'es-
timait comme un homme qui avait des inten-
tions droites, mais qui n'avait pas l'esprit de
la cour.
Lorsque j'eus ainsi critiqué librement le
pays et ses habitants, il ne me répondit autre
chose, sinon que je n'avais pas été assez long-
temps parmi eux pour en juger, et que les
différents peuples du monde avaient des usa-»
ces différents; il me débita plusieurs autres
neux communs semblables ; mais, quand nous
fûmes de retour chez lui, il me demanda com-
ment je trouvais son palais, quelles absurdi-
tés j'y remarquais, et ce que je trouvais à
redire dans les habits et dans les manières d 3
ses domestiques. Il pouvait me faire aisément
cette question, car chez lui tout était magni-
fique, régulier et poli. Je répondis que s?,
grandeur, sa prudence et ses richesses ri-
vaient exempté de tous les défauts qui avaient
rendu les autres fous et gueux ; il me dit quer
8i je voulais aller avec lui à sa maison de
campagne, qui était à vingt milles, il aurait
plus de loisir de m'entretenir sur tout cela. Je
répundis à son excellence que je ferais tout
ce qu'elle souhaiterait ; nous partîmes donc le
lendemain au matin.
Durant notre voyage, il me fit observer les
différentes méthodes des laboureurs pour en-
semencer leurs terres. Cependant, excepté en
quelques endroits, je n'avais découvert dans
tout le pays aucune espérance de moisson,
ni même aucune trace de culture; mais,
ayant marché encore trois heures, la scène
changea entièrement. Nous nous trouvâmes
dans une très belle campagne. Les maisons
des laboureurs étaient un peu éloignées et
très bien bâties ; les champs étaient clos et
renfermaient des vignes, des pièces de blé, des
prairies, et je ne me souviens pas d'avoir rien
vu de si agréable. Le seigneur qui observait
ma contenance, me dit alors en soupirant que
là commençait sa terre ; que, néanmoins, les
gens du pays le raillaient et le méprisaient de
ce qu'il n'avait pas mieux fait ses affaires.
Nous arrivâmes enfin à son ehâteau, qui
était d'une très noble structure : les fontaines,
les jardins, les promenades, les avenues, les
bosquets, étaient tous disposés avec jugement
— 39 —
et avec goût. Je donnai à chaque chose des
.ouanges, dont son excellence ne parut s'aper-
cevoir qu'après le souper.
Alors, n'y ayant point de tiers, il me dit
d'un air fort triste qu'il ne savait s'il ne lui
faudrait pas bientôt abattre ses maisons à la
ville et à la campagne pour les rebâtir à la
mode, et détruire tout son palais pour le ren-
dre conforme au goût moderne: mais qu'il
craignait pourtant de passer pour ambitieux,
pour singulier, pour ignorant et capricieux,
et peut-être de déplaire par la aux gens de
bien ; que je cesserais d'être étonné quand je
saurais quelques particularités que j'ignorais»
Il me dit que, depuis environ quatre ans,
certaines personnes étaient venues à Laputa,
soit pour leurs affaires, soit pour leurs plai-
sirs, et qu'après cinq mois elles s'en étaient
retournées avec une très légère teinture de
mathématiques, mais pleines d'esprits volatils
recueillis dans cette région aérienne ; que ces
personnes, à leur retour, avaient commencé à
désapprouver ce qui se passait dans le pays
d'en bas, et avaient formé le projet de mettre
les arts et les sciences sur un nouveau pied:
que pour cela elles avaient obtenu des lettres
patentes pour ériger une académie d'ingé-
nieurs, c'est-à-dire de gens à systèmes ; que
le peuple était si fantastique, qu'il y avait une
académie de ces gens-là dans toutes les grandes
villes; que, dans ces académies ou collèges,
les professeurs avaient trouvé de nouvelles
méthodes pour l'agriculture et l'architecture,
et de nouveaux instruments et outils pou;
tous les métiers et manufactures, par le moi-an
— 40 —
desquels un nomme seul pourrait travailler au-
tant que dix, et un palais pourrait être bâti
en une semaine de matières si solides, qu'il
durerait éternellement sans avoir besoin de
réparation ; tous les fruits de la terre devaient
naître dans toutes les saisons, plus gros cent
fois qu'à présent, avec une infinité d'autres
projets admirables. C'est dommage, conti-
nua-t-il, qu'aucun de ces projets n'ait été per-
fectionné jusqu'ici, qu'en peu de temps toute
la campagne ait été misérablement ravagéef
que la plupart des maisons soient tombées en
ruines, et que le peuple tout nu meure de froid,
de soif et de faim. Avec tout cela, loin d'être
découragés, ils en sont plus animés à la
poursuite de leurs systèmes, poussés tour à
tour par l'espérance et par le désespoir. Iî
ajouta que, pour ce qui était de lui, n'étant
pas d'un esprit entreprenant, il s'était con-
tenté d'agir selon l'ancienne méthode, de
vivre clans les maisons bâties par ses ancêtres
et de faire ce qu'ils avaient fait, sans rien in-
nover ; que quelque peu de gens de qualité
avaient suivi son exemple, mais avaient été
regardés avec mépris, et s'étaient même ren-
dus odieux, comme gens mal intentionnés,
ennemis des arts, ignorants, mauvais répu-
blicains, préférant leur commodité et leur
molle fainéantise au bien général du pays.
Son excellence ajouta qu'il ne voulait pas
prévenir, par un long détail, le plaisir que
4 aurais lorsque j'irais visiter l'académie des
systèmes ; qu'il souhaitait seulement que j'ob-
servasse un bâtiment ruiné du côté de la mon-
tagne ; que ce que \e voyais, à la moitié d'un
— 41 —
mille de son château était un moulin que le
courant d'une grande rivière faisait aller, et
qui suffisait pour sa maison et pour an grand
nombre de ses vassaux ; qu'il y avait environ
sept ans qu'une compagnie d'ingénieurs étar
venue lui proposer d'abattre ce moulin, etd'c
bâtir un autre au pied delà montngne, suri e
sommet de laquelle serait construit un réser-
voir où l'eau pourrait être conduite aisément
par des tuyaux et par des machines, d'autant
que le vent et l'air sur le haut de la montagne
agiteraient l'eau et la rendraient plus fluide,
et que le poids de l'eau en descendant ferait
par sa chute tourner le moulin avec la moitié
du courant de la rivière ; il me dit que, n'étant
pas bien à la cour, parce qu'il n'avait donné
jusqu'ici dans aucun des nouveaux systèmes,
et étant pressé par plusieurs de ses amis, il
avait agréé le projet ; mais qu'après y avoir
fait travailler pendant deux ans, l'ouvrage avait-
mal réussi, et que les entrepreneurs avaient
pris la fuite.
Peu de jours après, je souhaitai voir l'aca-
démie des systèmes, et son excellence voulut
bien me donner une personne pour m'y ac-
compagner; il me prenait peut-être pour
un grand admirateur de nouveautés, pour un
esprit curieux et crédule. Dans le fond, j'avais
un peu été dans ma jeunesse homme à pro-
jets et à systèmes, et encore aujourd'hui,
tout ce qui est neuf et hardi me plaît extrê-
mement
— 42 —
v. — L'auteur visite l'académie et en fait ici la des*
criplion.
Le logement de cette académie n'est pas
un seul et simple corps de logis, mais une
suite de divers bâtiments des deux côtés d'une
cour.
Je fus reçu très honnêtement par le con-
cierge; qui nous dit d'abord que, dans ces bâ-
timents, chaque chambre renfermait un ingé-
nieur, et quelquefois plusieurs, et qu'il y avait
environ cinq cents chambres dans l'académie.
Aussitôt, il nous fit monter et parcourir les
appartements.
Le premier mécanicien que je vis me parut
un homme fort maigre : il avait la face et
les mains couvertes de crasse, la barbe et les
cheveux longs, avec un habit et une chemise
de même couleur que sa peau; il avait été
huit ans sur un projet curieux, qui était, nous
dit-il, de recueillir des rayons do soleil, afin
de les enfermer dans des fioles bouchées her-
métiquement, et qu'Us pussent servir à échauf-
fer l'air lorsque les étés seraient peu chauds;
il me dit que, dans huit autres années, il
pourrait fournir aux jardins des financiers des
rayons de soleil à un prix raisonnable ; mai3
il se plaignait que ses fonds étaient petits, et
il m'engagea à lui donner quelque chose pour
l'encourager.
Je passai dans une autre chambre ; mais je
tournai vite le dos, ne pouvant endurer la
mauvaise odeur. Mon conducteur me poussa
— 43 —
dedans, et me pria tout bas de prendre garde
d'offenser un homme qui s'en ressentirait ;
ainsi je n'osai pas même me boucher le nez.
L'ingénieur qui logeait dans cette chambre
était le plus ancien de l'académie : son visage
et sa barbe étaient d'une couleur pâle et
jaune, et ses mains avec ses habits étaient
couverts d'une ordure infâme. Lorsque je lui
fus présenté, il m'embrasa très étroitement,
politesse dont je me serais bien passé. Son
occupation, depuis, son entrée à l'académie,
avait été de tâcher de faire retourner les ex-
créments humains à la nature des aliments
dont ils était tirés, par la séparation des
parties diverses et par la dépuration de la
teinture que feicrément reçoit du fiel, et qui
cause sa mauvaise odeur. On lui donnait tou-
tes les semaines, de la part de la compagnie,
un plat rempli de matières, environ de la gran-
deur d'un baril de Bristol.
J'en vis un autre occupé à calciner la glace,
pour en extraire, disait-il, de fort bon salpê-
tre et en faire de la poudre à canon ; il me
montra un traité concernant la malléabilité
du feu; qu'il avait envie de publier.
Je vis ensuite un très ingénieux architecte,
qui avait trouvé une méthode admirable pour
bâtir les maisons en commençant par le faîte
et en finissant par les fondements, projet qu'il
me justifia aisément par l'exemple de deux
insectes, l'abeille et l'araignée.
Il y avait un homme aveugle de naissance,
qui avait sous lui plusieurs apprentis aveugles
comme lui. Leur occupation était de composer
des couleurs pour les peintres. Ce maître leuj
— 44 —
enseignait à les distinguer par le tact et par
l'odorat. Je fus assez malheureux pour les
trouver alors très peu instruits, et le maître
lui-même, comme on peut juger, n'était pas
plus habile.
Je montai dans un appartement où était un
grand homme qui avait trouvé le secret de
labourer la terre avec des cochons et d'épar-
gner les frais des chevaux, des bœufs, de la
charrue et du laboureur. Voici sa méthode :
dans l'espace d'un acre de terre, on enfouis-
sait de six pouces en six pouces une quantité
de glands, de dates, de châtaignes, et autres
pareils fruits que les cochons aiment ; alors,
on lâchait dans le champ six cents et plus de
ces animaux, qui, par le moyen de leurs pieds
et de leur museau, mettaient en très peu de
temps la terre en état d'être ensemencée, et
l'engraissaient aussi en lui rendant ce qu'ils
y avaient pris. Par malheur, on en avait fait
l'expérience; et, outre qu'on avait trouvé le
système coûteux et embarrassant, le champ
n'avait presque rien produit. On ne doutait
pas néanmoins que cette invention ne pût être
d'une très grande conséquence et d'une vraie
utilité.
Dans une chambre vis-à-vis logeait un
homme qui avait des idées contraires par
rapport au même objet. Il prétendait faire
marcher une charrue sans bœufs et sans che-
vaux, mais avec le secours du vent, et, pour
cela, il avait construit une charrue avec un
mât et des voiles ; il soutenait que, par le
même moyen, il ferait aller des charrettes et
des carrosses, et que, dans la suite, on pour-
— li-
rait courir la poste en chaise, en mettant à la
voile sur terre comme sur mer ; que puisque
sur ia mer on allait à tous vents , il n'était
pas difficile de faire la même chose sur la
terre.
Je passai dans une autre chambre, qui étaii
toute tapissée de toiles d'araignée, et où il y
avait à peine un petit espace pour donner
passage à l'ouvrier. Des qu'il me vit, il cria :
« Prenez garde de rompre mes toiles ! » Je
l'entretins, et il me dit que c'était une chose
pitoyable que l'aveuglement où les hommes
avaient été jusqu'ici par rapport aux vers à
soie, tandis qu'ils avaient à leur disposition
tant d'insectes domestiques dont ils ne fai-
saient aucun usage, et qui étaient néanmoins
préférables aux vers à soie, qui ne savaient
que filer; au lieu que l'araignée savait tout
ensemble filer et ourdir. Il ajouta que l'usage
des toiles d'araignée épargnerait encore dans
la suite les frais de la teinture, ce que je
concevrais aisément lorsqu'il m'aurait fait
voir un grand nombre de mouches de cou-
leurs diverses et charmantes dont il nourissait
ses araignées ; qu'il était certain que leurs
toiles prendraient infailliblement la couleur
de ces mouches, et que, comme il en avait de
toute espèce, il espérait aussi voir bientôt des
toiles capables de satisfaire, par leurs cou-
leurs, tous les goûts différents des hommes,
aussitôt qu'il aurait pu trouver une certaine
nourriture suffisamment glutineuse pour se &
mouches, afin que les fils de l'araignée en
acquissent plus de solidité et le force.
Je vis ensuite un célèbre astronome qui
— 46 —
avait entrepris de placer un cadran à la pointe
<lu grand clocher de la maison de ville, ajus-
tant de telle manière les mouvements diurnes
et annuels du soleil avec le vent, qu'ils pus-
sent s'accorder avec le mouvement de la gi
rouette.
Je me sentais depuis quelques moments
une légère douleur de colique, lorsque mon
conducteur me fit entrer tort à propos dans
la chambre d'un grand médecin qui était de-
venu très célèbre par le secret de guérir la
colique d'une manière tout à fait merveilleuse.
Il avait un grand soufflet, dont le tuyau était
d'ivoire ; c'était en insinuant plusieurs fois ce
tuyau dans l'anus quil prétendait, par cette
espèce de clystère de vent, attirer tous les
vents intérieurs, et purger ainsi les entrailles
attaquées de la colique. Il lit son opération
sur un chien, qui, par malheur, en creva sur-
le-champ, ce qui déconcerta fort notre doc-
teur et ne me fit pas naître l'envie d'avoir re-
cours à son remède.
Après avoir visité le bâtiment des arts, je
passai dans l'autre corps de logis, où étaient
les taiseurs de systèmes par rapport aux scien-
ces. Nous entrâmes d'abord dans l'école du
langage, où nous trouvâmes trois académi-
ciens qui raisonnaient ensemble sur les moyens
d'embellir la langue.
L'un d'eux était d'avis, pour abréger le dis-
ours, de réduire tous les mots en simples
monosyllabes et de bannir tous les verbes et
tous les participes.
L'autre allait plus loin, et proposait une
manière d'abolir tous les mots, en sorte qu'on
— 47 —
raisonnerait sans parier, ce qui serait très
favorable à la poitrine, parce qu'il est clair
qu'à force de parler les poumons s'usent et la
santé s'altère. L'expédient qu'il trouvait était
de porter sur soi toutes les choses dont on
voudrait s'entretenir. Ce nouveau système,
dit-on, aurait été suivi, si les femmes ne s'y
fussent opposées. Plusieurs esprits supérieurs
de cette académie ne laissaient pas néanmoins
de se conformer à cette manière d'exprimer
les choses par les choses mêmes, ce qui n'é-
tait embarrassant pour eux que lorsqu'ils
avaient à parler de plusieurs sujets différents,
alors il leur fallait apporter sur leur dos des
fardeaux énormes, à moins qu'ils n eussent un
ou deux valets bien forts pour s'épargner
cette peine : ils prétendaient que, si ce sys-
tème avait lieu, toutes les nations pourraient
facilement s'entendre (ce qui serait d'une
grande commodité), et qu'on ne perdrait
plus le temps à apprendre des langues étran-
gères.
De là, nous entrâmes dans l'école de mathé-
matique, dont le maître enseignait à ses dis-
ciples une méthode que les Européens auront
de la peine à s'imaginer : chaque proposition,
ehaque démonstration était écrite sur du pain
à chanter, avec une certaine encre de tein-
ture céphalique. L'écolier, à jeun, était obligé,
après avoir avalé ce pain à chanter, de s'abs-
tenir de boire et de manger pendant trois
jours, en sorte que, le pain à chanter étant
digéré, la teinture céphalique pût monter au
cerveau, et y porter avec elle la proposition
et la démonstration. Cette méthode, il est
— 48 —
frai, n'avait pas eu beaucoup de succès jus-
qu'ici, mais c'était, disait-on, parce que i'on
s'était trompé quelque peu dans le q. s., c'esfr-
à-dire, dans la mesure de la dose, ou parce
que les écoliers, malins et indociles, faisaient
seulement semblant d'avaler le bolus, ou bien
parce qu'ils allaient trop tôt à la selle, ou
qu'ils mangeaient en cachette pendant les
trois jours.
VI. — Suile de la description de l'académie,
Je ne fus pas fort satisfait de l'école de po-
litique, que je visitai ensuite. Ces docteurs
me parurent peu sensés, et la vue de telles
personnes a le don de me rendre toujours
mélancolique. Ces hommes extravagants sou-
tenaient que les grands devaient choisir pour
leurs favoris ceux en qui ils remarquaient
plus de sagesse, plus de capacité, plus de
vertu, et qu'ils devaient avoir toujours en vue
le bien public, récompenser le mérite, le sa-
voir, l'habileté et les services; ils disaient
encore que les princes devaient toujours don-
ner leur confiance aux personnes les plus ca-
pables et les plus expérimentées, et autres
pareilles sottises et chimères, dont peu de
princes se sont avisés jusqu'ici; ce qui me
confirma la vérité de cette pensée admirable
de Cieêron : qu'il n'y a rien de si absurde qui
n'ait été avancé par quelque philosophe.
Mais tous les autres membres de l'académie
ne ressemblaient pas à ces originaux dont je
viens de parler. Je vis un médecin d'un esprit
— 49 —
gublime, qui possédait à fond la science dis
gouvernement : il avait consacré ses veilles
jusqu'Ici à découvrir les causes des maladies
d'un Etat et à trouver des remé ies pour gué-
rir le mauvais tempérament de ceux qui
administrent les affaires publiques. On con-
vient, disait-il, que le corps naturel et
le corps politique ont entre eux une par-
faite analogie, donc l'un et l'autre peuvent
être traités avec les mêmes remèdes. Ceux
qui sont à la tête des affaires ont souvent les
maladies qui suivent : ils sont pleins d"hu-
meurs en mouvement, qui leur affaiblissent
la tête et le cœur, et leur causent quelquefois
des convulsions et des contractions de nerfs à
la main droite, une faim canine, des indiges-
tions, des vapeurs, des délires et autres sortes
de maux. Pour les guérir, notre grand méde-
cin proposait que, lorsque ceux qui manient
les affaires d'Etat seraient sur le point de
s'assembler . on leur tâterait le pouls, et que
par là on tâcherait de connaître la nature de
leur maladie : qu'ensuite , la première fois
qu'ils s'assembleraient encore, on leur enver-
rait avant la séance des apothicaires avec des
remèdes astringents, palliatifs, laxatifs, cé-
phalalgiques, hystériques, apophlegmatiques,
acoustiques, etc., selon la qualité du mal, et
en réitérant toujours le même remède à cha-
que séance.
L'exécution de ce projet ne serait pas d'une
grande dépense, et serait, selon mon idée,
très utile dans les pays où les Etats et le3
Parlements se mêlent des affaires d*Etat : elle
procurerait l'unanimité, terminerait les diffé-
— 50 —
rends, ouvrirait la bouche aux muets, la fer-
merait aux déclamateurs, calmerait l'impé-
tuosité des jeunes sénateurs, échaufferait la
froideur des vieux, réveillerait les stupides,
ralentirait les étourdis.
Et parce que l'on se plaint ordinairement
que les favoris des princes ont la mémoire
courte et malheureuse, le même docteur vou-
lait que quiconque aurait affaire à eux, après
avoir exposé le cas en très peu de mots, eût
la liberté de donner à M. le favori une chi-
quenaude dans le nez, un coup de pied dans
le ventre, de lui tirer les oreilles ou de lui
ficher une épingle dans les fesses, et tout cela
pour l'empêcher d'oublier l'affaire dont on lui
aurait parlé; en sorte qu'on pourrait réitérer de
temps en temps le même compliment jusqu'à
ce que la chose fût accordée ou refusée tout
à, fait.
n voulait aussi que chaque sénateur, dans
l'assemblée générale de la nation, après avoir
proposé son opinion et avoir dit tout ce qu'il
aurait à dire pour la soutenir, fût obligé de
conclure à la proposition contradictoire, parce
qu'infailliblement le résultat de ces assemblées
serait par là très favorable au bien public.
Je vis deux académiciens disputer avec cha-
leur sur le moyen de lever des impôts sans
faire murmurer les peuples. L'un soutenait
que la meilleure méthode serait d'imposer
une taxe sur les vices et sur les folies des
hommes, et que chacun serait tai.é suivant
le jugement et l'estimation de ses voisins.
L'autre académicien était d'un sentiment en-
tièrement opposé, et prétendait, au contraire,
— 51 —
HtfH fallait taxer les belles qualités du corps
et de l'esprit, dont chacun se piquait, et les
ta xer plus ou moins selon leurs degrés , en
» rte que chacun serait son propre juge et
ferait lui-même sa déclaration. La plus forte
taxe devait être imposée sur les mignons de
Vénus, sur Vee favoris du beau sexe, à pro-
portion des faveurs qu'ils auraient reçues, et
l'on s'en devait rapporter encore, sur cet ar-
ticle, à leur propre déclaration. Il fallait aussi
taxer fortement l'esprit et la valeur selon l'a-
veu que chacun ferait de ces qualités; mais
à l'égard de l'honneur, de la probité, de la sa-
gesse, de la modestie, on exemptait ces ver-
tus de toute taxe, vu qu'étant trop rares, elles
ne rendraient p- esque rien ; qu'on ne rencon-
trerait personne qui ne voulût avouer qu'elles
se trouvassent dans son voi-in, et que pres-
que personne aussi n'aurait l'effronterie de so
les attribuer à lui-même.
On devait pareillement taxer les dames à
proportion de leur beauté, de leurs agréments
et de leur bonne grâce, suivant leur propre
estimation, comme on faisait à l'égard de3
hommes; mais, pour la fidélité, la sincérité,
le bon sens et le bon naturel des femmes,
comme elles ne s'en piquent point, cela ne de-
vait rien payer du tout, parce que tout ce
qu'on en pourrait retirer ne suffirait pas pour
les frais du gouvernement.
Afin de retenir les sénateurs dans l'intérêt
de la couronne, un autre académicien politi-
que était d'avis qu'il fallait que le prince fît
jouer tous les grands emplois à la rafle, do
façon cependant que chaque sénateur, avant
que de jouer, fît serment et donnât caution
qu'il opinerait ensuite selon les intentions de
la cour, soit qu'il gagnât ou non ; mais que
les perdants auraient ensuite le droit de jouer
dès qu'il y aurait quelque emploi vacant. Ils
seraient ainsi toujours pleins d'espérances, ils
ne se plaindraient point des fausses pro-
messes qu'on leur aurait données, et ne s'en
prendraient qu'à la fortune, dont les épaules
sont toujours plus fortes que celles du mi-
nistère.
Un autre académicien me fit voir un écrit
contenant une méthode curieuse pour décou-
vrir les complots et les cabales, qui était
d'examiner la nourriture des personnes sus-
pectes, le temps auquel elles mangent, le côté
sur lequel elles se couchent dans leur lit et
de quelle main elles se torchent le derrière ;
de considérer leurs excréments, et de juger
par leur odeur et leur couleur des pensées
et des projets d'un homme , d'autant que ,
selon lui, les pensées ne sont jamais plus sé-
rieuses et l'esprit n'est jamais si recueilli que
lorsqu'on est à la selle, ce qu'il avait éprouvé
lui-même. Il ajoutait que, lorsque, pour faire
seulement des expériences , il avait parfois
songé à l'assassinat d'un homme, il avait alors
trouvé ses excréments très jaunes, et que,
lorsqu'il avait pensé à se révolter et à brûler
la capitale, il les avait trouvés d'une couleur
très noire.
Je me hasardai d'ajouter quelque chose au
système de ce politique : je lui dis qu'il se-
rait bon d'entretenir toujours une troupe
d'espions et de délateurs, qu'on protégerait et
— 53 —
auxquels on donnerait toujours une somniî
d'argent proportionnée à l'importance de leur
dénonciation, soit qu'elle fût fondée ou non ;
que, par ce moyen, les sujets seraient retenus
dans la crainte et dans le respect; que ces dé-
lateurs et accusateurs seraient autorisés à don-
ner quel sens il leur plairait aux écrits qui
leur tomberaient entre les mains; qu'ils pour-
raient, par exemple, interpréter ainsi les termes
suivants :
Un crible, — une grande dame de la cour.
Un chien boiteux, — une descente, une invasion.
La- peste, — nne armée sur pied.
Une buse, — un favori.
La goutte, — un grand-prêtre.
Un pf'tde chambre, — un comité.
Un balai, — une révolution.
Une souricière, — un emploi de finanee.
Un egout, — la cour.
Un chapeau et un ceinturon, — une maîtresse.
Un roseau brisé, — la cour de justice.
Un tonneau vide, — un général.
Une plaie ouverte, — l'état des affaires publiques
On pourrait encore observer l'anagramme de
tous les noms cités dans un écrit; mais il fau-
drait pour cela des hommes de la plus haute
pénétration et du plus sublime génie, surtout
quand il s'agirait de découvrir le sens politique
et mystérieux des lettres initiales : Ainsi N
pourrait signifier un complot, B un régiment
de cavalerie, L une flotte. Outre cela, en trans-
posant les lettres, on pourrait apercevoir dans
un écrit tous les desseins cachés d'un parti
mécontent : par exemple, vous lisez dans une
lettre écrite à un ami : Votre frère Thomas a
des hémorrho'ides : l'habile déchiffreur trouvera
dans l'assemblage de ces mots indifférents une
phrase qui fera entendre que tout est prêt pour
une sédition.
L'académicien me fit de grands remercie-
ments de lui avoir communiqué ces petites ob-
servations, et me promit de faire de moi une
mention honorable dans le traité qu'il allait
mettre au jour sur ce sujet.
Je ne vis rien dans ce pays qui put m'enga*
ger à y faire un plus long séjour; ainsi, je
commençai à songer à mon retour en Angle-
terre.
VII. — L'auteur quitte Lagado et arriva à, Maldonada
— Il fait un petit voyage à Gloubbdoubdrib.— Gom-
ment il esl reçu par le gouverneur.
Le continent dont ce royaume fait une par-
tie s'étend, autant que j'en puis juger, à l'est,
vers une contrée inconnue de l'Amérique, à
l'ouest, vers la Californie, et, au nord, vers la
mer Pacifique. Il n'est pas à plus de mille
cinquante lieues de Lagado. Ce pays a un
port célèbre et un grand commerce avec l'île
le Luggnagg, situé au nord-ouest, environ à
ringt degrés de latitude septentrionale et à
2ent quarante de longitude. L'île de Luggnagg
est au sud-ouest du Japon , et en est éloignée
environ de cent lieues. Il y a une étroite ak-
liance entre l'empereur du Japon et le roi de
Luggnagg , ce qui fournit plusieurs occasions
d'aller de l'une à l'autre. Je résolus, pour cette
raison, de prendre ce chemin pour retourner
en Europe. Je louai deux mules avec un guide,
— 55 —
pour porter mon bagage et me montrer le che-
min. Je pris congé de mon illustre protecteur,
qui m'avait témoigné tant de bonté, et, à mon
départ, j'en reçus un magnifique présent.
Il ne m'arrivâ pendant mon voyage aucune
aventure qui mérite d'être rapportée. Lorsque
je fus arrivé au port de Maldonada, qui est
une ville environ de la grandeur de Ports-
mouth, il n'y avait point de vaisseau dans le
port prêt à partir pour Luggnagg. Je fis bien-
tôt quelques connaissances dans la ville. Un
gentilhomme de distinction me dit que, puis-
qu'il ne partirait aucun navire pour Lugg-
nagg que dans un mois , je ferais bien de
me divertir à faire un petit voyage a l'île d:;
Gloubbdoabdrib, qui n'était éloignée que de
cinq lieues vers le sud-ouest; il s'offrit lui-
même d'être de la partie avec un de ses amis,
et de me fournir une petite barque.
Gloubbdoubdrib, selon son étymoîogie , si-
gnifie Vile des Sorciers ou Magiciens. Elle est
environ trois fois aussi large que l'île de
Wight, et est très fertile. Cette île est sous la
puissance du chef d'une tribu toute composée
de sorciers, qui ne s'allient qu'entre eux, et
dont le prince est toujours le plus ancien de
la tribu. Ce prince ou gouverneur a un palais
magnifique et un parc d'environ trois mille
acres entouré d'un mur de pierres de taille de
"vingt pieds de haut. Lui et toute sa famille
sont servis par des domestiques d'une espèce
assez extraordinaire. Par la connaissance qu'il
a de la nécromancie, il a le pouvoir d'évoquer
les esprits et de les obliger à le servir pen-
dant vingt-quatre heures.
Lorsque nous abordâmes à l'île , ii était en-
viron onze heures du matin. Un des deux
gentilshommes qui m'accompagnaient alla
trouver le gouverneur, et lui dit qu'un étran-
ger souhaitait d'avoir l'honneur de saluer
son altesse. Ce compliment fut bien reçu.
Nous entrâmes dans la cour du palais , * et
passâmes au milieu d'une haie de gardes ,
dont les armes et les attitudes me firent une
peur extrême; nous traversâmes les appar-
tements et rencontrâmes une foule de do-
mestiques avant que de parvenir à la cham-
bre du gouverneur. Après que nous lui eû-
mes fait trois révérences profondes, il nous
fit asseoir sur de petits tabourets au pied de
son trône. Comme il entendait la langue des
Balnibarbes, il me fit différentes questions au
sujet de mes voyages, et, pour me marquer
qu'ii voulait en agir avec moi sans cérémo-
nie , il fit signe avec le doigt à tous ses gens
de se retirer, et , en un instant (ce qui m'é-
tonna beaucoup ) ils disparurent comme une
^umée. J'eus de la peine à me rassurer ; mais
le gouverneur m'ayant dit que je n'avais rien
à craindre, et voyant mes deux compagnons
nullement embarrassés, parce qu'ils étaient
iaits à ces manières, je commençai à prendre
courage, et racontai à son altesse les différen-
tes aventures de mes voyages, non sans être
troublé de temps en temps par ma sotte ima-
gination, regardant souvent autour de moi, à
gauche et à droite, et jetant les yeux sur le
lieu ou j'avais vu les fantômes disparaître.
J'eus l'honneur de dîner avec le gouver-
neur, qui nous fit servir par une nouvelle
— 57 —
troupe de spectres. Nous fûmes à table jus-
qu'au :oucher du soleil, et, ayant prié son
K de vouloir bien que je ne couchasse
pas dans son palais, nous nous retirâmes mes
deux amis et moi, et allâmes chercher un lit
dans la ville capitale, qui est proche. Le len-
demain matin, nous revînmes rendre nos de-
voirs au gouverneur. Pendant les dix jours
que nous restâmes dans cette île, je vins à
me familiariser tellement avec les esprits,
que je n*en eus plus de peur du tout, ou du
moins, s'il m'en restait encore un peu, elle
cédait à ma curiosité. J'eus bientôt une occa-
sion de la satisfaire, et le lecteur pourra juger
par là que je suis encore plus curieux que
poltron. Son altesse me dit un jour de nom-
mer tels morts qu'il me plairait, qu'il me ies
ferait venir et les obligerait de répondre à
toutes les questions que je leur voudrais faire,
à condition, toutefois, que je ne les interroge-
rais que sur ce qui s'était passé de leur temps,
et que je pourrais être bien assuré qu'ils me
diraient toujours vrai, étant inutile aux morts
de mentir.
Je rendis de 1res humbles actions de grâces
à son altesse, et, pour profiter de ses offres,
je me mis a me rappeler la mémoire de ce
que j'avais autrefois lu dans l'histoire ro-
maine. D'abord, il me vint dans l'esprit de de-
mander à voir cette fameuse Lucrèce que
Tarquin avait violée, et qui, ne pouvant sur-
vivre à cet affront, s'était tuée elle-même.
Aussitôt, je vis devant moi une dame très
belle, habillée à la romaine. Je pris la liberté
de lui demander pourquoi elle avait vengé
— 58 —
sur elle-même le crime d'un autre; elle baissa
«s yeux et me répondit que les historiens, de
peur de lui donner de la faiblesse, lui avaient
donné de la folie ; aussitôt elle disparut.
Le gouverneur fit signe à César et à Brutns
de s'avancer. Je fus frappé d'admiration et de
respect à la vue de Brutu3, et César m'avoua
que toutes ses belles actions étaient au-des-
sous de celles de Brut us, qui lui avait ôté la
vie pour délivrer Rome de sa tyrannie.
Il me prit envie de voir Homère ; il m'ap-
parut; je l'entretins et lui demandai ce qu'il
pensait de son Iliade. Il m'avoua qu'il était
surpris des louanges excessives qu'on lui don*
nait depuis trois mille ans; que son poëme
était médiocre et semé de sottises , qu'il n'a-
vait plu de son temps qu'a cause de la beauté
de sa diction et de l'harmonie de ses vers, et
qu'il était fort surpris que, puisque sa langu
était morte, et que personne n'en pcuva:.
plus distinguer les beautés, les agréments e;
les finesses, il se trouvât encore des gens at-
gez vains ou assez stupides pour l'admirer.
Sophocle et Euripide, qui l'accompagnaient, mo
tinrent à peu près le même langage et se mo -
cmèrent surtout de nos savants modernes qui,
obligés de convenir des bévues des anciennes
tragédies, lorsqu'elles étaient fidèlement tra-
duites, soutenaient néanmoins qu'en grec
c'étaient des beautés, et qu'il fallait savoir Ici
grec pour en juger avec équité.
Je voulus voir Aristote et Descartes. Le
premier m'avoua qu'il n'avait rien entendu à
la physique, non plus que tous les philosophes
ses contemp raina, et tous ceux même qui
— 59 —
t Técu entre lui et Descartes ; il ajouta
que celui-ci avait pris un bon chemin, quoi-
qu'il se fût souvent trompé, surtout par rap-
port à son système extravagant touchant rame
des bétes. Descartes prit la parole et dit qu'il
avait trouvé quelque chose et avait su établir
dassez bons principes, mais qu'il n'était pas
ailé fort loin, et que tous ceux qui, désormais,
voudraient courir la même carrière, seraient
toujours arrêtés par la faiblesse de leur esprit
et obligés de tâtonner ; que c'était une grande
folie de passer sa vie à chercher des systèmes
et que la vraie physique convenable et utile à
l'homme était de faire un amas d'expériences
et de se borner là; qu'il avait eu beaucoup
d'insensés pour disciples, parmi lesquels on
pouvait compter un certain Spinosa.
J'eus la curiosité de voir plusieurs morts il-
lustres de ces derniers temps , et surtout des
morts de qualité, car j'ai toujours eu une
grande vénération pour la noblesse. Oh ! que
\e vis des choses étonnantes, lorsque le gou-
verneur fit passer en revue devant moi toute
la suite des aïeux de la plupart de nos ducs,
de nos marquis, de nos comtes, de nos gen-
tilshommes modernes ! que j'eus de plaisir à
voir leur origine et tous ies personnages qui
leur ont transmis leur sang ! Je vis clairement
pourquoi certaines familles ont le nez long
d'autres le menton pointu, d'autres ont le vi-
sage basané et les traits effroyables , d'autres
ont les yeux beaux et le teint blond et délicat;
pourquoi, dans certaines familles, il y a beau-
coup de fous et d'étourdis, dans d'autres beau-
coup de fourbes et de fripons; pcurauoile ca-
— 60 —
ractère de quelques-unes est la méchanceté, la
brutalité, la bassesse, la lâcheté, ce qui les
distingue, comme leurs armes et leurs livrées.
Je compris enfin la raison pour laquelle Poly-
dore Virgile avait dit au sujet de certaines
maisons :
Mec vir forlis, nec fœmina casta.
Ce qui me parut le plus remarquable fut de
voir ceux qui, ayant originairement porté le
mal immonde dans certaines familles, avaient
fait ce triste présent à toute leur postérité.
Que je fus encore surpris de voir, dans la gé-
néalogie de certains seigneurs, des pages, des
laquais, des maîtres à danser et à chanter, etc.
Je connus clairement pourquoi les histo-
riens ont transformé des guerriers imbéciles
et lâches en grands capitaines, des insensés
et de petits génies en grands politiques, des
flatteurs et des courtisans en gens de bien,
des athées en hommes pleins de religion,
d'imâmes débauchés en gens chastes, et des
délateurs de profession en hommes vrais et
sincères. Je sus de quelle manière des per-
sonnes très innocentes avaient été condam-
nées à la mort ou au bannissement par Tin-
trigue des favoris qui avaient corrompu les
juges ; comment il était arrivé que des hom-
mes de basse extraction et sans mérite
avaient été élevés aux plus grandes places ;
comment les P. et les M. avaient souvent
donné le branle aux plus importantes affai-
res, et avaient occasionné dans l'univers les
— 6! —
plus granls événements. Oh! que je conçus
alors une basse idée de l'humanité! que* la
sagesse et la probité des hommes me parut
peu de chose, en voyant la source de toutes
les révolutions, le motif honteux des entre-
prises les plus éclatantes, les ressorts, ou
plutôt les accidents imprévus, et les bagatelles
qui les avaient fait réussir!
Je découvris l'ignorance et la témérité de
nos historiens, qui ont fait mourir du poison
certains rois, qui ont osé faire part au pu-
blie des entretiens secrets d'un prince avec
son premier ministre, et qui ont, si on les
en croit, crocheté, pour ainsi dire, les cabi-
nets des souverains et les secrétaireries des
ambassadeurs, pour en tirer des anecdotes
curieuses.
Ce fut là que j'appris les causes secrètes
de quelques événements qui ont étonné le
monde ; comment une P. avait gouverné un
confident, un confident le conseil secret, et le
conseil secret tout un parlement.
Un général d'armée m'avoua qu'il avait un«
fois remporté une victoire par sa poltronnerie
et par son imprudence, et un amiral me dit
qu'il avait battu malgré lui une flotte enne-
mie, lorsqu'il avait envie de laisser battre la
sienne. Il y eut trois rois qui me dirent que,
sous leur règne, ils n'avaient jamais récom-
pensé ni élevé aucun homme de mérite, si ce
n'est une fois que leur ministre les trompa et
se trompa lui-même sur cet article ; qu'en cela
ils avaient eu raison, la vertu étant une chose
très incommode à la cour.
r J'eus la curiosité de m*informer par quel
— G2 —
moyen un grand nombre de personnes
étaient parvenues à une très haute fortune.
Je me bornai à ces derniers temps, sans
néanmoins toucher au temps présent, de
peur d'offenser même les étrangers (car il
n'est pas nécessaire que j'avertisse que tout
ce que j'ai dit jusqu'ici ne regarde point
mon cher pays). Parmi ces moyens, je vis
le parjure, l'oppression, la subornation,
la perfidie, le pandarisme et autres pa-
reilles bagatelles qui méritent peu d'atten-
tion; mais ce qui en mérite davantage, c'est
que plusieurs confessèrent qu'ils devaient
leur élévation à la facilité qu'ils avaient eue,
les uns de se prêter aux plus horribles dé-
bauches, les autres de livrer leurs femmes et
leurs filles, d'autres de trahir leur patrie et
leur souverain, et quelques-uns de se servir
du poison. Après ces découvertes, je crois
qu'on me pardonnera d'avoir désormais un
peu moins d'estime et de vénération pour la
grandeur, que j'honore et respecte naturelle-
ment, comme tous les inférieurs doivent faire
à l'égard de ceux que la nat'ire ou la fortune
ont placés dans un rang supérieur.
J'avais lu dans quelques livres que des su-
jets avaient rendu de grands services à leur
prince et à le ^r patrie : j'eus envie de les voir,
mais on me dit qu'on avait oublié leurs noms,
et qu'on se souvenait seulement de quelques-
uns, dont les citoyens avaient fait mention en
les faisant passer pour des traîtres et des fri-
pons. Ces gens de bien, dont on avait oublié
les noms, parurent cependant devant moi,
mais avec un air humilié et en mauvais équi-
"i
— 63 —
page ; ils me dirent qu'ils étaient tous morts
tans la pauvreté et dans la disgrâce, et quel-
ques uns même sur un échafaud.
Parmi ceux-ci, je vis un homme dont le cas
me parut extraordinaire, qui avait à côté de
lui un jeune homme de dix-huit ans. D me dit
qu'il avait été capitaine de vaisseau pendant
plusieurs armées, et que, dans le combat na-
val d'Actium, il avait enfoncé la première li-
gne, coulé à fond trois vaisseaux du premier
rang, et en avait pris un de la même gran-
deur, ce qui avait été la seule cause de la fuite
d'Antoine et de l'entière défaite de sa flotte ;
que le jeune homme qui était auprès de lui
était son fils unique, qui avait été tué dans le
combat; û m'ajouta que, la guerre ayant été
terminée, il vint à Rome pour solliciter une
récompense et demander le commandement
d'un plus gros vaisseau, dont le capitaine
avait péri dans le combat; mais que, sans
avoir égard à sa demande, cette place avait
été donnée à un jeune homme qui n'avait en-
core jamais vu la mer, fils d'un certain affran-
chi qui avait servi une des maîtresses de l'em-
pereur; qu'étant retourné à son département,
on l'avait accusé d'avoir manqué à son devoir,
et que le commandement de son vaisseau avait
été donné à un page, favori du vice-amiral
PuWicola; qu'il avait été alors obligé de so
retirer chez lui, à une petite l-erre loin de Rome,
at qu'il y avait fini ses jours. Désirant savoir
si cette histoire était véritable, je demandai à
voir Agrippa, }ui, dans ce combat, avait été
l'amiral de la flotte victorieuse : il parut, et,
me confirmant la vérité de ce récit, il y ajouta
— 64 —
des circonstances que la modestie du capitaine
avait omises.
Comme chacun des personnages qu'on évo-
quait paraissait tel qu'il avait été dans le
monde, je vis avec douleur combien, depuis
cent ans, le genre humain avait dégénéré,
combien la débauche, avec toutes ses consé-
quences, avait altéré les traits du visage, ra-
petissé les corps, retiré les nerfs, relâché les
muscles, effacé les couleurs et corrompu la
chair des Anglais.
Je voulus voir enfin quelques-uns de nos
anciens paysans, dont on vante la simplicité,
la sobriété, la justice, l'esprit de liberté, la
valeur et l'amour pour la patrie. Je les vis,
et ne pus m'empêcher de les comparer avec
ceux d'aujourd'hui, qui vendent à prix d'ar-
gent leurs suffrages dans l'élection des dé-
putés au Parlement, et qui, sur ce point, ont
toute la finesse et tout le manège des gens de
cour.
VIII. — Retour de l'auteur à Maldonada. — Il fait voile
pour le royaume de Luggnagg. — A son arrivée, il
est arrêté et conduit à la cour. — Comment il y es*
reçu.
Le jour de notre départ étant arrivé, je pris
congé de son altesse le gouverneur de Gloubb-
doubdrid, et retournai avec mes deux com-
pagnons à Maldonada, où, après avoir attendu
quinze jours, je m'embarquai enfin dans un
navire qui partait pour Luggnagg. Les deux
gentilshommes, et quelques autres personnes
encore, eurent l'honnêteté de me fournir les
— 65 —
provisions nécessaires pour ce voyage, et de
me conduire jusqu'à bord. Nous essuyâmes
une violente tempête, et fûmes contraints de
gouverner au nord, pour pouvoir jouir d'un
certain vent marchand qui souffle en cet en-
droit dans l'espace de soixante lieues. Le 2î
-avril 1109, nous entrâmes dans la rivière de
dumegnig, qui est une ville port de mer au
sud-est de Luggnagg. Nous jetâmes l'ancre à
\£àe lieue de la ville, et donnâmes le signal
pour faire venir un pilote. En moins d'une
demi-heure, il en vint deux à bord, qui nous
guidèrent au milieu des écueils et des ro-
chers, qui sont très dangereux dans cette rade,
et dans le passage oui induit à un bassin où
les vaisseaux soin en sûreté, et qui est éloi-
gné des murs de la ville de la longueur d'un
câble.
Quelques-uns de nos matelots, soit par tra-
hison, soit par imprudence, dirent aux pilotes
que j'étais un étranger et un grand voyageur.
Ceux-ci en avertirent le commis de la douane,
qui me fit diverses questions dans la langue
balnibarbienne, qui est entendue en cette ville
à cause du commerce, et surtout par les gêna
de mer et les douaniers. Je lui répondis en
peu de mots, et lui fis une histoire aussi vrai-
semblable et aussi suivie qu'il me fut possible;
mais je crus qu était nécessaire de déguiser
mon pays et de me dire Hollandais, ayant
desseiD d'aller au Japon, où je savais que les
Hollandais seuls étaient reçus. Je dis donc au
commis qu'ayant fait naufrage à la côte des
Balnibarbes, et ayant échoué sur un rocher,
J'avais été dans l'île volante de Laputa, dont
«tLUWLB. I, II, g
— 66 —
j'avais souvent ouï parler, et que maintenant
je songeais à me rendre au Japon, afin de
pouvoir retourner de là dans mou pays. Le
commis me dit qu'il était obligé de m'arrêter
jusqu'à ce qu'il eût reçu des ordres de la cour,
où il allait écrire immédiatement, et d'où il
espérait recevoir réponse dans quinze jours.
On me donna un logement convenable, et on
mit une sentinelle à ma porte. J'avais un grand
jardin pour me promener, et je fus traité assez
bien bien aux dépens du roi. Plusieurs per-
sonnes me rendirent visite, excitées par la cu-
riosité de voir un homme qui venait d'un pays
très éloigné, dont ils n'avaient jamais entendu
parler.
Je fis marché avec un jeune homme de
notre vaisseau pour me servir d'interprète.
Il était natif de Luggnagg ; mais ayant passé
plusieurs années à Maldonada, il savait par-
faitement les deux langues. Avec son secours,
je fus en état d'entretenir tous ceux qui me
faisaient l'honneur de me venir voir, c'est-à-
dire d'entendre leurs questions et de leur faire
entendre mes réponses.
Celle de la cour vint au bout de quinze
jours, comme on l'attendait: elle portait un
ordre de me faire conduire avec ma suite par
un détachement de chevaux à Traldragenb ou
Trildragdrib ; car, autant que je m'en puis
souvenir, on prononce des deux manières.
Toute ma suite consistait en ce pauvre garçon
qui me servait d'interprète, et que j'avais pris
à mon service. On fit partir un courrier devant
nous, qui nous devança d'une demi-journée,
pour donner avis au rôi de mon arrivée pro-
— 67 —
chaîne, et pour demander à sa majesté le joui
et l'heure que je pourrais avoir l'honneur et
le plaisir de lécher la poussière du pied de son
trône.
Deux jours après mon arrivée, j'eus au-
dience ; et d'abord on me fit coucher et ram-.
per sur le ventre, et balayer le plancher avec
ma langue à mesure que j'avançais vers le
trône du roi ; mais, parce que j'étais étranger
on avait eu l'honnêteté de nettoyer le plan-
cher, de manière que la poussière ne me pût
faire de peine. C'était une grâce particulière
qui ne s'accordait pas même aux personnes
du premier rang, lorsqu'elles avaient l'hon-
neur d'être reçues à l'audience de sa majesté;
quelquefois même on laissait exprès le plan-
cher très sale et très couvert de poussière,
lorsque ceux qui venaient a l'audience avaient
des ennemis à la cour. J'ai une fois vu un sei-
gneur avoir la bouche si pleine de poussière
et si souillée de l'ordure qu'il avait recueillie
avec sa langue, que, quand il fut parvenu au
trône, il lui fut impossible d'articuler un seul
mot. A ce malheur, il n'y a point de remède,
car il est défendu, sous des peines trèsgrièves
de cracher ou de s'essuyer la bouche en pré-
sence du roi. Il y a même, en cette cour, ua
autre usage que je ne puis du tout approuver;
lorsque le roi veut faire mourir quelque sei-
gneur ou quelque courtisan d'une manière qui
ne le déshonore point, il fait jeter sur le plan-
cher une certaine poudre brune qui est em-
poisonnée, et qui ne manque point de le faire
crever doucement et sans éCiat au bout de
vinglrquatre heures ; mais nour rendre justice
— 68 —
à ce prince, à sa grande douceur, et à la bonté
qu'il a de ménager la vie de ses sujets, il faut
dire, à son honneur, qu'après de semblables
exécutions, il a coutume d'ordonner très ex-
pressément de bien balayer le plancher; en
sorte que, si ses domestiques l'oubliaient, ils
courraient risque de tomber dans sa disgrâce.
Je le vis un jour condamner un petit page à
être bien fouetté pour avoir malicieusement
négligé d'avertir de balayer dans le cas dont
il s'agit, ce qui avait été cause qu'un jeune
seigneur de grande espérance avait été em-
poisonné ; mais le prince, plein de bonté, vou-
lut bien encore pardonner au petit page et lui
épargner le fouet.
Pour revenir à moi. lorsque je fus à quatre
pas du trône de sa majesté, je me levai sur
mes genoux, et, après avoir frappé sept
fois la terre de mon front, je prononçai les
paroles suivantes, que la veille on m'avait fait
apprendre par cœur : Ichpling glofftrobb sgnuU
serumm bliopm lashnalt, zwin tnodbalkguffh
slhiophad gurdlubb asht! C'est un formulaire
établi par les lois de ce royaume pour tous
ceux qui sont admis à l'audience, et qu'on
peut traduire ainsi : Puisse votre céleste majesté
survivre au soleil ! Le roi me fit une réponse
que je ne compris point, et à laquelle je fis
cette réplique, comme on me l'avait apprise :
Fluft drin valerich dwuldom prastrod mirpush;
c'est-à-dire, Ma langue est dans la bouche de
mon ami. Je fis entendre par là que je désirais
me servir de mon interprète : alors on fit en-
trer ce jeune garçon dont j'ai parlé, et, avec
son secours, je répondis à toutes les ques-
— 69 —
rions que sa majesté me fit pendant une de-
mi-heure. Je parlais balnibarbien, et mon in-
te rendait mes paroles en luggnaggien.
Le roi prit beaucoup de plaisir à mon entre-
tien, et ordonna à son bliffmarklub, ou rham-
oellan, de faire préparer un logement dans
son palais, pour moi et mon interprète, et de
me donner une somme par jour pour ma ta-
ble, avec une bourse pleine d'or pour mes me-
nus plaisirs.
Je demeurai trois mois en cette cour, pour
obéir à sa majesté, qui me combla de ses bon-
tés, et me fit des offres très gracieuses pour
m' engager à m'établir dans ses États ; mais
je crus devoir le remercier, et songer plutôt à
retourner dans mon pays, pour y finir mes
jours auprès de ma chère femme, privée de-
puis longtemps des douceurs de ma pré-
sence.
IX. — Des struldbruggs ou immortels.
Les Luggnaggiens sont un peuple très poli
et très brave, et, quoiqu'ils aient un peu de
cet orgueil qui est commun à toutes les na-
tions de l'Orient, ils sont néanmoins honnêtes
et civils à l'égard des étrangers, et surtout de
ceux qui ont été bien reçus à la cour.
Je fis connaissance et je me liai avec des
personnes du grand monde et du bel air; et,
par le moyen de mon interprète, j'eus souvent
avec eux des entretiens agréables et instruc-
tif.
Un d'eux me demanda un jour si j'avais vu
— 70 —
quelques-uns de leurs struldbruggs ou immor-
tels. Je lui répondis que non, et que j'étais
fort curieux de savoir comment on avait pu
donner ce nom à des humains ; il me dit que
quelquefois (quoique rarement) il naissait dans
une famille un enfant avec une tache rouge et
ronde, placée directement sur le sourcil gau-
che, et que cette heureuse marque le pré-
servait de la mort ; que cette tache était d'a-
bord de la largeur d'une petite pièce d'argent
(que nous appelons en Angleterre un three pence),
et qu'ensuite elle croissait et changeait même
de couleur ; qu'à l'âge de douze ans, elle était
verte jusqu'à vingt, qu'elle devenait bleue ;
qu'à quarante-cinq ans, elle devenait tout i
fait noire, et aussi grande qu'un schcllinfi, et
ensuite ne changeait plus ; il m'ajouta qu'il
naissait si peu de ces enfants marqués au
front, qu'on comptait à peine onze cents im-
mortels de l'un et de l'autre sexe dans tout le
royaume; qu'il y en avait environ cinquante
dans la capitale, et que depuis trois ans il
n'était né qu'un enfant de cette espèce, qui
était fille ; que la naissance d'un immortel
n'était point attachée à mie famille préféra-
blement à une autre ; que c'était un présent
de la nature ou du hasard, et que les enfants
mêmes des struldbruggs naissaient mortels
comme les enfants des autres hommes, sans
avoir aucun privilège.
Ce récit me réjouit extrêmement, et la per-
sonne qui me le faisait entendant la langue
des Balnibarbes, que je parlais aisément, je
lui témoignai mon admiration et ma joie avec
les termes les plus expressifs, et même les
— 7i —
plus outrés. Je m'écriai, comme dans une es-
pèce de ravissement et d'enthousiasme : Heu-
reuse nation, dont tous les enfants à naître
peuvent prétendre à l'immortalité ! Heureuse
contrée, où les exemples de l'ancien temps
subsistent toujours, où la vertu des premiers
siècles n'a poimt péri, et où les premiers hom-
mes vivent encore, et vivront éternellement,
pour donner des leçons de sagesse à tous leur
descendants! Heureux ces sublimes struld-
bruggs qui ont le privilège de ne point mou-
rir, et que, par conséquent, l'idée de la mort
n'intimide point, n'affaiblit point, n'abat point.
Je témoignai ensuite que j'étais surpris de
n'avoir encore vu aucun de ces immortels à
la cour; que, s'il y en avait, la marque glo-
rieuse empreinte sur leur front m'aurait sans
doute frappé les yeux. Comment, ajoutai-je,
le roi, qui est un prince s: judicieux, ne les
emploie-t-il point dans le ministère et ne leur
donne-t-il point sa confiance? Mais peut-
être que la vertu rigide de ces vieillards l'im-
portunerait et blesserait les yeux de sa cour.
Quoi qu'il en soit, je suis résolu d'en parler
à sa majesté à la première occasion qui s'of-
frira, et, soit qu'elle défère à mes g vis ou non,
j'accepterai en tout cas l'établissement qu'elle
a eu la bonté de m'offrir dans ses Etats, afin
de pouvoir passer le reste de mes jours dans
la compagnie illustre de ces hommes immor-
tels, pourvu qu'ils daignent souffrir la mienne.
Celui à qui j'adressai la parole me regar-
dant alors avec un sourire qui marquait que
mon ignorance lui faisait pitié, me répondit
qu'il était ravi que je voulusse bien rester
— 72 —
dans le pays, et me demanda la permission
d'expliquer à la compagnie ce que je venais
de lui dire ; il le fit, et, pendant quelquetemps
ils s'entretinrent ensemble dans leur langage,
que je n'entendais point; je ne pus même lire
ni dans leurs gestes, ni dans leurs yeux l'im-
pression que mon discours avait faite sur
leurs esprits. Enfin, la même personne qui
m'avait parlé jusque-là me dit poliment que
ses amis étaient charmés de mes réflexions
judicieuses sur le bonheur et les avantages de
l'immortalité; mais qu'ils souhaitaient savoir
quel système de vie je me ferais, et quelles
seraient mes occupations et mes vues si la
nature m'avait fait naître ttruldbrugg.
A cette question intéressante, je repartis
que j'allais les satisfaire sur-le-champ avec
plaisir, que les suppositions et les idées me
coûtaient peu, et que j'étais accoutumé à
m'imaginer ce que j'aurais fait si j'eusse été
roi, général d'armée ou ministre d'Etat ; que,
par rapport à l'immortalité , j'avais aussi
quelquefois médité sur la conduite que je
tiendrais si j'avais à vivre éternellement, et
que, puisqu'on le voulait, j'allais sur cela don-
ner l'essor à mon imagination.
Je dis donc que, si j'avais eu l'avantage de
naître struldbrugg, aussitôt que j'aurais pu
connaître mon bonheur et savoir la différence
qu'il y a entre la vie et la mort, j'aurais d'a-
bord mis tout en œuvre pour devenir riche,
et qu'à force d'être intrigant, souple et ram-
pant, j'aurais pu espérer me voir un peu à
mon aise au bout de deux cents ans ; qu'en
second lieu, je me fusse appliqué si sérieuse-
— 73 —
ment à l'étude dès mes premières années, que
j'aurais pu me flatter de devenir un jour le
plus savant homme de l'univers ; que j'aurais
remarqué avec soin tous les grands événe-
ments; que j'aurais observé avec attention
tous les princes et tous les ministres d'Etat
qui se succèdent les uns aux autres, et aurais
eu le plaisir de comparer tous leurs caractè-
res, et de faire sur ce sujet les plus belles ré-
flexions du monde; que j'aurais tracé un mé-
moire fidèle et exact de toutes les révolutions
de la mode et du langage, et des change-
ments arrivés aux coutumes, aux lois, aux
mœurs, aux plaisirs même ; que, par cette
étude et ces observations, je serais devenu à
la fin un magasin d'antiquités, un registre
vivant, im trésor de connaissances, un dic-
tionnaire parlant, l'oracle perpétuel de mes
compatriotes et de tous mes contemporains.
« Dans cet état, je ne me marierais point,
ajoutai-je, et je mènerais une vie de garçon
gaiement, librement, mais avec économie,
afin qu'en vivant toujours, j'eusse toujours de
quoi vivre. Je m'occuperais à former l'esprit
de quelques jeunes gens, en leur faisant part
de mes lumières et de ma longue expérience.
Mes vrais amis, mes compagnons, mes confi-
dents, seraient mes illustres confrères les
struldbruggs, dont je choisirais une douzaine
parmi les plus anciens, pour me lier plus
étroitement avec eux. Je ne laisserais pas de
fréquenter aussi quelques mortels de mérite,
que je m'accoutumerais à voir mourir sans
chagrin et sans regret, leur postérité me con-
solant de leur mort; ce pourrait même être pour
— 74 —
moi un spectacle assez agréable, de même
qu'un fleuriste prend plaisir à voir les tulipes
et les œillets de son jardin naître, mourir et
renaître. Nous nous communiquerions mu«
tuellement, entre nous autres struldbruggs ,
toutes les remarques et observations que nous
aurions faites sur la cause et le progrés de la
corruption du genre humain. Nous en compo-
serions un beau traité de morale, plein de
leçons utiles et capables d'empêcher la nature
humaine de dégénérer , comme elle fait de jour
en jour, et comme on le lui reproche depuis
deux mille ans. Quel spectacle noble et ravis-
sant que de voir de ses propres yeux les déca-
dences et les révolutions des empires, la face
de la terre renouvelée, les villes superbes
transformées en viles bourgades, ou triste-
ment ensevelies sous leurs ruines honteuses ;
les villages obscurs devenus le séjour des rois
et de leurs courtisans; les fleuves célèbres
changés en petits ruisseaux ; l'Océan baignant
d'autres rivages; de nouvelles contrées dé-
couvertes; un monde inconnu sortant, pour
ainsi dire, du chaos; la barbarie et l'igno-
rance répandues sur les nations les plus
polies et les plus éclairées; l'imagination étei-
gnant le jugement, le jugement glaçant
l'imagination ; le goût des systèmes , *des
paradoxes, de l'enflure, des pointes et des an-
tithèses, étouffant la raison et le bon goût; la
vérité opprimée dans un temps et triom-
phant dans l'autre; les persécutés devenus
persécuteurs, et les persécuteurs persécutés à
leur tour ; les superbes abaissés et les hum-
bles élevés; des esclaves, des affranchis, de&
mercenaires, parvenus à une fortune immense
et à une richesse énorme par le maniement
de* deniers publics, par les malheurs, par la
faim, par la soif, par la nudité, par le î^ang
des peuples; enfin, la postérité de ces bri-
gands publics rentrée dans le néant, d'où l'in-
justice et la rapine l'avaient tirée! Comme,
dans cet état d'immortalité, l'idée de la mort
ne serait jamais présente à mon esprit pour
me troubler ou pour ralentir mes désirs, je
m'abandonnerais à tous les plaisirs sensibles
dont la nature et la raison me permettraient
l'usage. Les sciences seraient néanmoins tou-
jours mon premier et mon plus cher objet, et
je m'imagine qu a force de méditer, je trouve-
rais à la fin des longitudes, la quadrature du
cercle, le mouvement perpétuel, la pierre philo-
sophai et le remède universel ; qu'en un mot^
je porterais toutes les sciences et tous les arts à
leur dernière perfection. »
Lorsque j'eus fini mon discours, celui qui
seul l'avait entendu se tourna vers la compa-
gnie et lui en fit le précis dans le langage
du pays ; après quoi ils se mirent à raisonner
ensemble un peu de temps, sans pourtant
témoigner, au moins par leurs gestes et leurs
attitudes, aucun mépris pour ce que je venais
de dire. A la fin, cette même personne qui
avait résumé mon discours, fut priée par la
compagnie d'avoir la charité de me dessiller
les yeux et de me découvrir mes erreurs.
H me dit d'abord que je n'étais pas le seul
étranger qui regardât avec étonnement et
avec envie l'état des struldbruggs ; qu'il avait
trouvé chez les Balnibarbes et chez les Tapo-
— 76 —
pais à peu près les mêmes dispositions ; que
le désir de vivre était naturel à l'homme ; que
celui qui avait un pied dans le tombeau s'ef-
forçait de se tenir ferme sur l'autre; que le
vieillard le plus courbé se représentait tou-
jours un lendemain et un avenir, et n'envisa-
geait la mort que comme un mal éloigné et à
fuir ; mais que dans l'île de Luggnagg on pen-
sait bien autrement, et que l'exemple familier
et la vue continuelle des struldbruggs avaient
préservé les habitants de cet amour insensé
de la vie.
« Le système de conduite, continua-t-il, que
vous vous proposez dans la supposition de vo-
tre être immortel, et que vous nous avez tracé
tout à Vheure, est ridicule et tout à fait con-
traire a la raison. Vous avez supposé sans doute
que, dans cet état, vous jouiriez d'une jeunesse
perpétuelle, d'une vigueur et d'une santé sans
aucune altération ; mais est-ce là de quoi il s'a-
gissait lorsque nous vous avons demandé ce
que vous feriez si vous deviez toujours vivre?
Avons-nous supposé que vous ne vieilliriez
point, et que votre prétendue immortalité se-
rait un printemps éternel? »
Après cela, il me fit le portrait des struld-
bruggs, et me dit qu'ils ressemblaient aux mor-
tels et vivaient comme eux jusqu'à Vâge dp.
trente ans; qu'après cet âge, ils tombaient peu
à peu dans une mélancolie noire, qui augmen-
tait toujours jusqu'à ce qu'ils eussent atteint
l'âge de quatre-vingts ans ; qu'alors ils n'étaient
pas seulement sujets à toutes les infirmités, 3
toutes les misères et à toutes les faiblesses des
yieiliards de cet âge, mais que l'idée affligeante
— 77 —
de l'étemelle durée de leur misérable caducité
les tourmentait à un point que rien ne pouvait
les consoler; qu'ils n'étaient pas seulement,
comme tous les autres vieillards, entêtés,
bourrus, avares, chagrins, babillards, mais
qu'ils n'aimaient qu'eux-mêmes, qu'ils renon-
çaient aux douceurs de l'amitié, qu'ils n'avaient
plus même de tendresse pour leurs enfants, et
qu'au delà de la troisième génération, ils ne
reconnaissaient plus leur postérité; que l'envie
et la jalousie les dévoraient sans cesse; que
la vue des plaisirs sensibles dont jouissent les
jeunes mortels, leurs amusements, leurs
amours, leurs exercices, les faisaient en quel-
que sorte mourir à chaque instant ; que tout,
jusqu'à la mort même des vieillards qui payaient
le tribut à la nature, excitait leur envie et les
plongeait dans le désespoir; que, pour cette
raison, toutes les fois qu'ils voyaient faire des
funérailles, ils maudissaient leur sort et se
plaignaient amèrement de la nature, qui leur
avait refusé la douceur de mourir , de finir
leur course ennuyeuse et d'entrer dans un re-
pos éternel; qu'ils n'étaient plus alors en état
de cultiver leur esprit et d'orner leur mémoire ;
qu'ils se ressouvenaient tout au plus de ce
qu'ils avaient vu et appris dans leur jeunesse et
dans leur moyen âge ; que les moins miséra-
bles et les moins à plaindre étaient ceux qui
radotaient, qui avaient tout à fait perdu ."a
mémoire et étaient réduits à l'état de l'enfance ;
qu'au moins on prenait alors pitié de leur
triste situation et qu'on leur donnait tous les
secours dont ils avaient besoin.
«Lorsqu'un struldbrugg, ajouta-t-il, s'est
— 78 —
marié à une struldbrugge, le mariage, selon
les lois de l'Etat, est dissous dés que le plus
jeune des deux est parvenu à l'âge de qua-
tre-vingts ans. Il est juste que de malheu-
reux humains, condamnés malgré eux, et
sans l'avoir mérité, à vivre éternellement, nei
soient pas encore, pour surcroît de disgrâce
obligés de vivre avec une femme éternelle. Ce
qu'il y a de plus triste est qu'après avoir
atteint cet âge fatal, ils sont regardés comme
morts civilement. Leurs héritiers s'emparent
de leurs biens; ils sont mis en tutelle, ou plu-
tôt ils sont dépouillés de tout et réduits à une
simple pension alimentaire (loi très juste à
cause de la sordide avarice ordinaire aux
vieillards). Les pauvres sont entretenus aux
dépens du public dans une maison appelée
Yhnpital des pauvres immortels. Un immortel de
quatre-vingts ans ne peut plus exercer de
charge ni d'emploi, ne peut négocier, ne peut
contracter, ne peut acheter ni vendre, et son
témoignage même n*est point reçu en justice.
Mais lorsqu'ils sont parvenus à quatre-vingt-
dix ans, c'est encore bien pis : toutes leurs
dents et tous leurs cheveux tombent ; ils per-
dent le goût des aliments, et ils boivent et
mangent sans aucun plaisir; ils perdent la
mémoire des choses les plus aisées à retenir
et oublient le nom de leurs amis et quelque-
fois leur propre nom. Il leur est, pour cette
raison, inutile de s'amuser à lire, puisque,
lorsqu'ils veulent lire une phrase de quatre
mots, ils oublient les deux premiers tandis
qu'ils lisent les deux derniers. Par la même
raison, il leur est impossible de s'entretenir
— 79 -
avec personne. D'ailleurs, comme la langue de
ce pays est sujette à de fréquents change-
ments, les struldbruggs nés dans un siècle on*
beaucoup de peine à entendre le langage des
hommes nés dans un autre siècle, et ils sont
toujours comme étrangers dans leur patrie. »
Tel fut le détail qu'on me fit au sujet des
immortels de ce pays, détail qui me surprit
extrêmement. On m'en montra dans la suite
cinq ou six, et j'avoue que je n'ai jamais rie»
vu de si laid et de si dégoûtant ; les femmes
surtout étaient affreuses; je m'imaginais voir
des spectres.
Le lecteur peut bien croire que je perdis
alors tout à fait l'envie de devenir immortel à
ce prix. J'eus bien de la honte de toutes les
folles imaginations auxquelles je m'étais aban-
donné sur le système d'une vie étemelle en ce
bas monde.
Le roi ayant appris ce qui s'était passé dans
l'entretien que j'avais eu avec ceux dont j'ai
parlé, rit beaucoup de mes idées sur l'immor-
talité et de l'envie que j'avais portée aux
ttruldbruggs. Il me demanda ensuite sérieuse-
ment si je ne voudrais en mener deux ou trois
dans mon pays pour guérir mes compatriotes
du désir de vivre et de la peur de mourir.
Dans le fond, j'aurais été fort aise qu'il m'eût
fait ce présent; mais, par une loi fondamen-
tale du royaume, il est défendu aux immorte
l'en sortir.
— 80 —
A. *- L'auteur part de File de Luggnagg pour se
rendre au Japon, où il s'embarque sur un vaisseau
nollandais. — 11 arrive à Amsterdam et de là passe
en Angleterre.
Je m'imagine que tout ce que je viens de
raconter des struldbruggs n'aura point ennuyé
La lecteur. Ce ne sont point là, je crois, de
ces choses communes, usées et rebattues,
qu'on trouve dans toutes les relations des
voyageurs; au moins, je puis assurer que je
n'ai rien trouvé de pareil dans celles que j'ai
lues. En tout cas, si ce sont des redites et des
choses déjà connues, je prie de considérer que
des voyageurs, sans se copier les uns les au-
tres, peuvent fort bien raconter les mêmes
choses, lorsqu'ils ont été dans les mêmes
pays.
Comme il y a un très grand commerce en-
tre le royaume de Luggnagg et l'empire du
Japon, il est à croire que les auteurs japo-
nais n'ont pas oublié dans leurs livres de faire
mention de ces struldbruggs. Mais le séjour
que j'ai fait au Japon ayant été très court, et
n'ayant, d'ailleurs, aucune teinture de la lan-
gue japonaise, je n'ai pu savoir sûrement si
c°ite matière a été traitée dans leurs livres.
Quelque Hollandais pourra un jour nous ap-
prendre ce qu'il en est.
Le roi de Luggnagg m'ayant souvent pressé,
mais inutilement, de rester dans ses Etats,
eut enfin la bonté de m'accorder un congé, et
me fit même l'honneur de me donner une let-
tre de recommandation, écrite de sa propre
— 81 —
main, pour sa majesté l'empereur du Japon.
En même temps, il me fit présent de quatre
cent quarante -quatre pièces d'or, de cinq
mille cinq cent cinquante-cinq petites perles
et de huit cent quatre-vingt-huit mille cent
quatre-vingt huit grains d'une espèce de riz
très rare. Ces sortes de nombres, qui se mul-
tiplient par dix, plaisent beaucoup en ce
pays-là.
Le 6 de mai 1*709, je pris congé, en cérémo-
nie, de sa majesté, et dis adieu à tous les
amis que j'avais à sa cour. Ce prince me fit
conduire par un détachement de ses gardes
jusqu'au port de Glanguenstald, situé au sud-
ouest de l'île. Au bout de six jours, je trouvai
'in vaisseau prêt à me transporter au Japon;
je montai sur ce vaisseau, et notre voyage
ayant dure cinquante jours, nous débarquâ-
mes à un petit port nommé Xaraoski, au sud-
ouest du Japon.
Je fis voir d'abord aux officiers delà douane
la lettre dont j'avais l'honneur d'être chargé
de la part du roi de Luggnagg pour sa ma-
jesté japonaise; ils connurent tout d'un coup
le sceau de sa majesté luggnaggienne, dont
l'empreinte représentait un roi soutenant un
pauvre estropie et Caidant à marcher.
Les magistrats de la ville, sachant que j'é-
tais porteur de cette auguste lettre, me trai-
tèrent en ministre et me fournirent- une voi-
ture pour me transporter à Yedo, qui est la
capitale de l'Empire. Là, j'eus audience de sa
majesté impériale, et l'honneur de lui présen-
ter ma lettre, qu'on ouvrit publiquement,
avec de grandes cérémonies, et que l'empereur
— 82 —
se fit aussitôt expliquer par son interprète.
Alors, sa majesté me fit dire, par ce même
interprète, que j'eusse à lui demander quelque
grâce, et qu'en considération de son très cher
frère le roi de Luggnagg, il me l'accorderait
aussitôt.
Cet interprète, qui était ordinairement em-
ployé dans les affaires du commerce avec leg
Hollandais, connut aisément à mon air que
j'étais Européen, et, pour cette raison, me
rendit en langue hollandaise les paroles de S£
majesté. Je répondis que j'étais un marchand
de Hollande qui avait fait naufrage dans uni
mer éloignée; que depuis j'avais fait beaucoup
de chemin par terre et par mer pour me ren-
dre à Luggnagg, et de là dans l'empire du Ja-
pon, où je savais que mes compatriotes les
Hollandais faisaient commerce, ce qui me
pourrait procurer l'occasion de retourner en
Europe ; que je suppliais donc sa majesté de
me faire conduire en sûreté à Nangasaki. Je
pris en même temps la liberté de lui demander
encore une autre grâce; ce fut qu'en considé-
ration du roi de Luggnagg, qui me faisait l'hon-
neur de me protéger, on voulut bien me dis-
penser de la cérémonie qu'on faisait pratiquer
à ceux de mon pays, et ne point me contrain-
dre à fouler aux pieds le crucifix, n'étant venu
au Japon que pour passer en Europe, et non
pour y trafiquer.
Lorsque l'interprète eût exposé à sa majesté
japonaise cette dernière grâce que je deman-
dais, elle parut surprise de ma proposition, et
répondit que j'étais le premier homme de mon
pays à q.ui un pareil scrupule fût venu à l'es!
— 83 —
prit; ce qui le faisait un peu douter que je
fusse véritablement Hollandais, comme je l'a-
vais assuré, et le faisait plutôt soupçonner que
j'étais chrétien. Cependant l'empereur, goû-
tant la raison que je lui avais alléguée, et ayant
principalement égard à la recommandation du
roi de Luggnagg, voulut bien, par bonté, com-
patir à ma faiblesse et à ma singularité, pourvu
que je gardasse des mesures pour sauver les
apparences; il me dit qu'il donnerait ordre
aux officiers préposés pour faire observer cet
usage de me laisser passer et de faire semblant
ùe m'avoir oublié. Il ajouta qu'il était de mon
intérêt de tenir la chose secrète, parce qu'in-
failliblement les Hollandais, mes compatriotes,
me poignarderaient dans le voyage, s'ils ve-
naient à savoir la dispense que j'avais obtenue
et le scrupule injurieux que j'avais eu de lea
imiter.
Je rendis de très humbles actions de grâces
à sa majesté de cette faveur singulière, et
quelques troupes étant alors en marche pour
se rendre à Nangasaki, l'officier comman-
dant eut ordre de me conduire en cette ville,
avec une instruction secrète sur l'affaire du
crucifix.
Le neuvième jour de juin 1709, après un
voyage long et pénible, j'arrivai à Nangasaki,
où je rencontrai une compagnie de Hollandais
qui étaient partis d'Amsterdam pour négocier
à Amboine, et qui étaient prêts à s'embar-
quer, pour leur retour, sur un gros vaisseau
de quatre cent cinquante tonneaux. J'avaia
passé un temps considérable en ■ Hollande,
ayant fait mes études à Leyde, et je parlais
— 84 —
fort bien la langue de ce pays. On me fit plu-
sieurs questions sur mes voyages, auxquelles
je répondis comme il me plut. Je soutins par-
faitement au milieu d'eux le personnage de
Hollandais ; je me donnai des amis et des pa-
rents dans les Provinces-Unies, et je me dis
natif de Gelderland.
J'étais disposé à donner au capitaine du
vaisseau, qui était un certain Théodore Van-
grult, tout ce qui lui aurait plu de me deman-
der pour mon passage ; mais , ayant su que
j'étais chirurgien, il se contenta de la moitié
du prix ordinaire, à condition que j'exercerais
ma profession dans le vaisseau.
Avant que de nous embarquer, quelques-
uns de la troupe m'avaient souvent demandé
si j'avais pratiqué la cérémonie, et j'avais tou-
jours répondu en général que j'avais fait tout
ce qui était nécessaire. Cependant, un d'eux,
qui était un coquin étourdi, s'avisa de me
montrer malignement à l'officier japonais, et
de dire : Il n'a point foulé aux pieds le crucifix.
L'officier, qui avait un ordre secret de ne le
point exiger de moi, lui répliqua par vingt
coups de canne qu'il déchargea sur ses épau-
les; en sorte que personne ne fut d'humeur,
après cela, de me faire des questions sur la
cérémonie.
n ne se passa rien dans notre voyage qui
mérite d'être rapporté. Nous fîmes voile avec
un vent favorable, et mouillâmes au cap de
Bonne -Espérance pour y faire aiguade. Le
16 d'avril 1110, nous débarquâmes à Amster-
dam, ou je restai peu de temps, et où je
m'embarquai bientôt pour l'Angleterre. QueJ
— 85 —
plaisir ce fut pour moi de revoir ma chère
patrie, après cinq ans et demi d'absence ! Je
me rendis directement a Redrii, où je trou-
yai ma femme et mes enfants en bonne
santé.
OUATRIÈME partie
VOYAGE AU PAYS DES HOUYHNHNMS
I.— L'auteur entreprend encore un voyage en qualité
de capitaine de vaisseau.— Son équipage se révoite
l'enferme, l'enchaîne ei puis le met à terre sur un
rivage inconnu. — Description des Yahous. — Deux
Honyhnhnms viennent au-devant de lui.
Je passai cinq mois fort doucement avec ma
femme et mes enfants, et je puis dire qu'alors
j'étais heureux, si j'avais pu connaître que je
l'étais; mais je fus malheureusement tenté de
faire encore un voyage , surtout lorsque l'on
m'eut offert le titre flatteur de capitaine sur
f Aventure, vaisseau marchand de trois cent
cinquante tonneaux. J'entendais parfaitement
la navigation, et d'ailleurs j'étais las du titre
subalterne de chirurgien de vaisseau. Je ne
renonçai pourtant pas à la profession , et je
sus l'exercer dans la suite, quand l'occasion
s'en présenta. Aussi me contentai-je de mener
avec moi, dans ce voyage, un jeune garçon
chirurgien. Je dis adieu à ma pauvre femme,
qui était grosse. Etant embarqué à Portsniouth,
je. mis à la voile le 2 août 1710.
Les maladies m'enlevèrent pendant la route
une partie de mon équipage, en sorte que j9
fus obligé de faire une recrue aux Barbades
— 88 —
et aux îles de Leeward, où les négociants
dont je tenais ma commission m'avaient
donné ordre de mouiller; mais j'eus bientôt
lieu de me repentir d'avoir fait cette maudite
recrue, dont la plus grande partie était com-
posée de bandits qui avaient été boucaniers.
Ces coquins débauchèrent le reste de mon
équipage, et tous ensemble complotèrent de
se saisir de ma personne et de mon vaisseau.
Un matin donc, Os entrèrent dans ma cham-
bre, se jetèrent sur moi, me lièrent et me
menacèrent de me jeter à la mer si j'osais
faire la moindre résistance. Je leur dis que
mon sort était entre leurs mains et que je
consentais d'avance à tout ce qu'ils voudraient,
Ils m'obligèrent d'en faire serment, et puis me
délièrent, se contentant de m'enchaîner ur pied
au bois de mon lit et de poster une sentinelle
à la porte de ma chambre, qui avait ordre de
me casser la tête si j'eusse fait quelque ten-
tative pour me mettre en liberté. Leur projet
était d'exercer la piraterie avec mon vaisseau
et de donner la chasse aux Espagnols ; mais
pour cela ils n'étaient pas assez forts d'équi-
page ; ils résolurent de vendre d'abord la car-
gaison du vaisseau et d'aller à Madagascar
pour augmenter leur troupe. Cependant j'é-
tais prisonnier dans ma chambre, fort inquiet
du sort qu'on me préparait.
Le 9 de mai 1711, un certain Jacques Welch
entra, et me dit qu'il avait reçu ordre de M. le
capitaine de me mettre à terre. Je voulus,
mais inutilement, avoir quelque entretien avec
lui et lui faire quelques questions ; il refusa
même de me dire le nom de celui qu'il appe-
— 89 —
iait M. le capitaine. On me fit descendre dans
la chaloupé, après m'avoir permis de faire
mon paquet et d'emporter mes hardes. On me
laissa mon sabre, et ou eut la politesse de ne
point visiter mes poches, où il y avait quelque
argent. Après avoir /ait environ une lieue
dans la chaloupe, on me mit sur le rivage. Je
demandai à ceux qui m'accompagnaient quel
pays c'était. Ma foi, me répondirent-ils, nous
ne le savons pas plus que vous, mais prenez
garde que la marée ne vous surprenne; adieu.
Aussitôt la chaloupe s'éloigna.
Je quittai les sables et montai sur une hau-
teur pour m'asseoir et délibérer sur le parti
ime j'avais à prendre. Quand je fus un peu
reposé, j'avançai dans les terres, résolu de me
livrer au premier sauvage que je rencontre-
rais et de racheter ma vie, si je pouvais, par
quelques petites bagues, par quelques brace-
lets et autres bagatelles, dont les voyageurs
ne manquent jamais de se pourvoir, et dont
j'avais une certaine quantité dans mes po-
ches.
Je découvris de grands arbres, de vastes
herbages et des champs où l'avoine croissait
de tous côtés. Je marchais avec précaution,
de peur d'être surpris ou de recevoir quel-
que coup de flèche. Après avoir marché
quelque +emps, je tombai dans un grand che-
min, où je remarquai plusieurs pas d'hommes
et de chevaux, et quelques-uns de vaches. Je
vis en même temps un grand nombre d'ani-
maux dans un champ, et un ou deux de la
même espèce perchés sur un arbre. Leur
figure me parut surprenante, et, quelques-
— 90 —
uns s'étant un peu approchés, je me cachai
derrière un buisson pour les mieux consi-
dérer.
De longs cheveux leur tombaient sur le vi-
sage; leur poitrine, leur dos et leurs pattes
de devant étaient couverts d'un poil épais ;
ils avaient de la* barbe au menton comme des
boucs,, mais le reste de leur corps était sans
poil, et laissait voir une peau très brune. Ils
n'avaient point de queue, ils se tenaient tan-
tôt assis sur l'herbe, tantôt couchés et tantôt
debout sur leurs pattes de derrière; ils sau-
taient, bondissaient et grimpaient aux arbres
avec l'agilité des écureuils, ayant des griffes
aux pattes de devant et de derrière. Les fe-
melles étaient un peu plus petites que les
mâles ; elles avaient de forts longs cheveux et
seulement un peu de duvet en plusieurs en-
droits de leur corps. Leurs mamelles pen-
daient entre leurs deux patte3 de devant, et
quelquefois touchaient la terre lorsqu'elles
marchaient. Le poil des uns et des autres
était de diverses couleurs, brun, rouge, noir
et blond. Enfin, dans tous mes voyages, je
n'avais jamais vu d'animal si difforme et si
dégoûtant.
Après les avoir suffisamment considérés, je
suivis le grand chemin, dans l'espérance qu'il
me conduirait à quelque hutte d'Indiens. Ayant
un peu marché, je rencontrai, au milieu du
chemin, un de ces animaux qui venait direc-
tement à moi. A mon aspect, il s'arrêta, fit
une infinité de grimaces, et parut me regar-
der comme une espèce d'animal qui lui était
inconnue; ensuite, il s'approcha et leva sur
— 91 —
moi sa patte de devant. Je tirai mon sabre et
le frappai du plat, ne voulant pas le blesser,
de peur d'offenser ceux à qui ces animaux
pouvaient appartenir. L'animal, se sentant
frappé, se mit à fuir et à crier si haut, qu'il
attira une quarantaine d'animaux de sa sorte,
qui accoururent vers moi en me faisant des
grimaces horribles. Je courus vers un arbre
et me mis le dos contre, tenant mon sabre
devant moi ; aussitôt ils sautèrent aux bran-
ches de l'arbre et commencèrent à décharger
sur moi leurs ordures; mais, tout à coup, ils
se mirent tous à fuir.
Alors je quittai l'arbre et poursuivis mon
chemin, étant assez surpris qu'une terreur
soudaine leur eût ainsi fait prendre la fuite ;
mais, regardant à gauche, je vis un cheval
marchant gravement au milieu d'un champ;
c'était la vue de ce cheval qui avait fait dé-
camper si vite la troupe qui m'assiégeait. Le
cheval, s'étant approché de moi, s'arrêta, re-
cula, et ensuite me regarda fixement, parais-
sant un peu étonné ; il me considéra de tous
côtés, tournant plusieurs fois autour de moi.
Je voulus avancer, mais il se mit vis-
à-vis de moi dans le chemin, me regardait
d'un œil doux, et sans me faire aucune vio-
lence. Nous nous considérâmes l'un l'autre
pendant un peu de temps; enfin, je pris la
hardiesse de lui mettre la main sur le cou
pour le flatter, sifflant et parlant à la façon
des palefreniers lorsqu'ils veulent caresser
un cheval ; mais l'animal superbe , dédai-
gnant mon honnêteté et ma politesse, fronça
ses sourcils et leva fièrement un de ses pieds
— 92 —
de devant pour m'obliger à retirer ma main
trop familière. En même temps, il se mit à
hennir trois ou quatre fois, mais avec des
accents si variés, que je commençai à croire
qu'il parlait un langage qui lui était propre, et
qu'il y avait une espèce de sens attaché à ses
divers hennissements.
Sur ces entrefaites, arriva un autre cheval,
qui salua le premier très poliment; l'un et
l'autre se rirent des honnêtetés réciproques, et
se mirent à hennir en cent façons différentes,
qui semblaient former des sons articulés; ils
firent ensuite quelques pas ensemble, comme
s'ils eussent voulu conférer sur quelque
chose : ils allaient et venaient en marchant
gravement côte à côte, semblables à des per-
sonnes qui tiennent conseil sur des affaires
importantes ; mais ils avaient toujours l'œil
sur moi, comme s'ils eussent pris garde que
je ne m'enfuisse.
Surpris de voir des bêtes se compter ainsi,
je me dis à moi-même : Puisqu'en ce pays-
ci les bêtes ont tant de raison, il faut que les
hommes y soient raisonnables au suprême de-
gré.
Cette réflexion me donna tant de courage,
que je résolus d'avancer dans le pays jusqu'à
ce que j'eusse découvert quelque village ou
quelque maison et que j'eusse rencontré
quelque habitant, et de laisser là les deux
chevaux discourir ensemble tant qu'il leur
plairait; mais l'un des deux, qui était gris-
pommelé, voyant que je m'en allais, se mit à
hennir après moi d'une façon si expressive, que
je crus entendre ce qu'il voulait : je me retour-
— 93 —
liai et m'approchai de lui, dissimulant mon
imbarras et mon trouble autant qu'il m'était
possible ; car, dans le fond, je ne savais ce que
tout cela deviendrait, et c'est ce que le lecteur
peut aisément s'imaginer.
Les deux chevaux me serrèrent de près, et
se mirent à considérer mon vis \ge et mes
mains. Mon chapeau paraissait les surpren-
dre, aussi bien que les pans de mon justau-
corps. Le gris-pommelé se mit à flatter ma
main droite, paraissant charmé et de la dou-
ceur et de la couleur de ma peau ; mais il la
serra si fort entre son sabot et son paturon,
que je ne pus m'empêcher de crier de toute
ma force, ce qui m'attira mille autres caresses
pleines d'amitié. Mes souliers et mes bas leur
donnaient de grandes inquiétudes ; ils les flai-
rèrent et les tâtèrent plusieurs fois, et firent
à ce sujet plusieurs gestes semblables à ceux
d'un philosophe qui veut entreprendre d'expli-
quer un phénomène.
Enfin, la contenance et les manières de ces
deux animaux me parurent si raisonnables,
si sages, si judicieuses, que je conclus en
moi-même qu'il fallait que ce fussent des en-
chanteurs qui s'étaient ainsi transformés en
chevaux avec quelque dessein, et qui, trou-
vant un étranger sur leur chemin, avaient
roulu se divertir un peu à ses dépens, ou
avaient peut-être été frappés de sa figure, de
ses habits et de ses manières. C'est ce qui me
fit prendre la liberté de leur parler en ces ter-
mes :
« — Messieurs les chevaux, si vous êtss
des enchanteurs, comme j'ai lieu de le croire,
— 94 —
vous entendez toutes les langues; ainsi, j'ai
l'honneur de vous dire en la mienne que je
suis un pauvre Ang lais, qui, par malheur, ai
échoué sur ces côtes, et qui vous prie l'un ou
l'autre, si pourtant vous êtes de vrais che-
vaux, de vouloir souffrir que je monte sur
vous pour chercher quelque village ou quel-
que maison où je me paisse retirer. En recon-
naissance, je vous offre ce petit couteau et ce
bracelet. »
Les deux animaux parurent écouter mon
discours avec attention, et, quand j'eus fini,
ils se mirent à hennir tour à tour, tournés
l'un vers l'autre. Je compris alors clairement
que leurs hennissements étaient significatifs,
et renfermaient des mots dont on pourrait
peut-être dresser un alphabet aussi aisé que
celui des Chinois.
Je les entendis souvent répéter le mot ya-
hou, dont je distinguai le son sans en distin-
guer le sens, quoique, tandis que les deux
chevaux s'entretenaient, j'eusse essayé plu-
sieurs fois d'en chercher la signification. Lors-
qu'ils eurent cessé de parlerjememis à crier
de toute ma force : Tahou ! yahou ! tâchant de
les imiter. Cela parut les surprendre extrême-
ment, et alors le gris-pommelé, répétant deux
fois le même mot, sembla vouloir m'appren-
dre comment il le fallait prononcer. Je répétai
après lui le mieux qu'il me fut possible, et il
me parut que, quoique je fusse très éloigné
de la perfection de l'accent et de la pronon-
ciation, j'avais pourtant fait quelques pro-
grès. L'autre cheval, qui était bai, sembla
vouloir m'appreudre un autre mot beaucoup
— 95 —
plus difficile à prononcer, et qui, étant réduit
à l'orthographe anglaise, peut ainsi s'écrire :
houyhnhnm. Je ne réussis pas si bien d'abord
dans la prononciation de ce mot que dans
celle du premier ; mais, après quelques essais,
cela alla mieux, et les deux chevaux me trou-
vèrent de l'intelligence.
Lorsqu'ils se furent encore un peu entre-
tenus (sans doute à mon sujet), ils prirent
congé l'un de l'autre avec la même cérémonie
qu'ils s'étaient abordés. Le bai me fit signe de
marcner devant lui, ce que je jugeai à propos
de faire jusqu'à ce que j'eusse trouve un au-
tre conducteur. Comme je marchais fort len-
tement, il se mit à hennir, hhuum, hhuum. Je
compris sa pensée, et lui donnai à entendre,
comme je le pus, que j'étais bien las et avais
de la peine à marcher ; sur quoi il s'arrêta
charitablement pour me laisser reposer*
II.— L'auteur est conduit au logis d'un Houyhnhnm;
comment il y est reçu. — Quelle était la nourriture
des Houyhnhnms. — Embarras de l'auteur pour
trouver de quoi se nourrir.
Après avoir marché environ trois milles,
nous arrivâmes à un endroit où il y avait
une grande maison de bois fort basse et cou-
verte de paille. Je commençai aussitôt à tirer
de ma poche les petits présents que je desti-
nais aux hôtes de cette maison pour en être
reçu plus honnêtement. Le cheval me fit po-
liment entrer le premier dans une grande
salle très propre, où, pour tout meuble, il y
— 96 —
avait un râtelier et une auge. J'y vis trois che-
vaux entiers avec deux cavales, qui ne man-
geaient point, et qui étaient assis sur leurs
jarrets. Sur ces entrefaites , le gris-pommelé
arriva, et, en entrant, se mit à hennir d'un
ton de maître. Je traversai avec lui deux au-
tres salles de plain-pied; dans la dernière, mon
conducteur nie fit signe d'attendre et passa
dans une chambre qui était proche. Je m'ima-
ginai alors qu'il fallait que le maître de cette
maison fut une personne de qualité, puisqu'on
me faisait ainsi attendre en cérémonie dans
l'antichambre ; mais, en même temps, je ne
pouvais concevoir qu'un homme de qualité
eût des chevaux pour valets de chambre. Je
craignis alors d'être devenu fou, et que mes
malheurs ne m'eussent fait entièrement per-
dre l'esprit. Je regardai attentivement autour
de moi et me mis à considérer l'antichambre
qui était à peu près meublée comme la pre-
mière salle. J'ouvrais de grands yeux, je re-
gardais fixement tout ce qui m'environnait, et
je voyais toujours la même chose. Je me pin-
çai les bras, je me mordis les lèvres, je me
battis les flancs pour m'éveiller, en cas que je
fusse endormi, et, comme c'étaient toujours
les mêmes objets qui me frappaient les yeux,
Je conclus qu'il y avait là de la diablerie et de
la haute magie.
Tandis que je faisais ces réflexions , le gris-
pommelé revint à moi dans le lieu où il m'a-
vait laissé, et me fit signe d'entrer avec lui
dans la chambre, où je vis sur une natte très
propre et très fine une belle cavale avec un
beau poulin et une belle petite jument, tous
— yr —
appuyés modestement sur leurs hanches. La
cavale se leva a mon arrivée et s'approcha
de moi, et, après avoir considéré attentive-
ment mon visage et mes mains, me tourna le
derrière d'un air dédaigneux et se mit à hen-
nir en prononçant souvent le mot yahou. Je
compris bientôt, malgré moi, le sens funeste
de ce mot, car le cheval qui m'avait introduit,
me faisant signe de la tète et me répétant sou-
vent le mot hhuum, hhuum, me conduisit dans
une espèce de basse-cour, où il y avait un
autre bâtiment à quelque distance de la mai-
son. La première chose qui me frappa les yeux
ce furent trois de ces maudits animaux que
j'avais vus d'abord dans un champ, et dont
j'ai fait plus haut la description; ils étaient
attachés par le cou et mangeaient des racines
et de la chair d*âne, de chien et de vache
morte (comme je l'ai appris depuis^, qu'ils te-
naient entre leurs griffes, et qu'ils déchiraient
avec leurs dents.
Le maître cheval commanda alors à un
petit bidet alezan , qui était un de ses la-
quais, de délier le plus grand de ces animaux
et de l'amener. On nous mit tous deux côte
à côte, pour mieux faire la comparaison de
lui à moi, et ce fut alors que yahou fut ré-
pété plusieurs fois, ce qui me donna à enten-
dre que ces animaux s'appelaient yahous. Je
! ne puis exprimer ma surprise et mon hor-
reur, lorsque ayant considéré de près cet
janimal, je remarquai en lui tous les traits et
toute la figure d'un homme, excepté qu'il
! avait le visage large et plat, le nez écrasé, les
[lèvres épaisses et la bouche très grande; mais
6CLLITER, II. 4
— 9è —
cela est ordinaire à toutes les nations sauva-
ges, parce que les mères couchent leur3 en-
fants le visage tourné contre terre, les por-
tent sur le dos, et Jeur battent le nez avee
leurs épaules. Ce yahou avait les pattes de
devant semblables à mes mains, si ce n'est
qu'elles étaient armées d'ongles fort grands
et que la peau en était brune, rude et cou-
verte de poil. Ses jambes ressemblaient aussi
aux miennes, avec les mêmes différences. Ce-
pendant mes bas et mes souliers avaient fait
croire à messieurs les chevaux que la diffé-
rence était beaucoup plus grande. A l'égard
du reste du corps, c'était en vérité la même
chose, excepté par rapport à la couleur et au
poil.
Quoi qu'il en soit, ces messieurs n'en ju-
geaient pas de même, parce que mon corps
était vêtu et qu'ils croyaient que mes habit3
étaient ma peau même et une partie de ma
substance; en sorte qu'ils trouvaient que j'é-
tais par cet endroit fort différent de leurs
yahous. Le petit laquais bidet, tenant une ra-
cine entre son sabot et son paturon, me la
présenta. Je la pris, et, en ayant goûté, je là
lui rendis sur-le-champ avec le plus de poli-
tesse qu'il me fut possible. Aussitôt il alla
chercher dans ia loge des yahous un morceau
de chair d'âne et me l'offrit. Ce mets me pa-
rut si détestable et si dégoûtant, que je n'y
voulus point toucher, et témoignai même
qu'il me faisait ma! au cœur. Le bidet jeta le
morceau au yahou, qui sur-le-champ le dévora
avec un grand plaisir. Voyant que la nourri-
ture des ^ ahous ne me convenait point, il s'a-
— 99 —
visa de me une, c'est-à-dire
du foin et de l'avoine; mais je secouai la tête.
et lui fis entendre que ce n'était pas là un
mets pour moi. Alors, portant un de ses pied^
de devant a sa bouche d'une façon très surpre-
nante et pourtant très naturelle, il me fit des
signes pour me taire comprendre qu'il ne sa-
vait comment me nourrir, et pour me deman-
der ce que je voulais donc manger; mais je ne
pus lui faire entendre ma pensée par mes si-
gnes; et, quand je l'aurais pu, je ne voyai?
pas qu'il eût été en état de me satisfaire.
Sur ces entrefaites, une vache passa; je la
montrai du doigt, et fis entendre, par un si-
gne expressif, que j'avais envie de l'aller trai-
re. On me comprit, et aussitôt on me fit en-
trer dans la maison, ou i'on ordonna à une
servante, c'est-a-dire à une jument de m'ou-
vrir une salle, ou je trouvai une grande quan-
tité de terrines de lait rangées très propre-
ment. J'en bus abondamment et pris ma
réfection fort a mon aise et de grand cou-
rage.
Sur l'heure de midi, je vis arriver vers la
maison une espèce de chariot ou de carrosse
tiré par quatre yahous. Il y avait dans ce
carrosse un vieux cheval, qui paraissait un
personnage de tistinction; il venait rendre
visite à mes hôtes et dîner avec eux. Ils le
reçurent fort civilement et avec de grands
égards : ils dînèrent ensemble dans la plus
belle salle, et, outre du foin et de la paille
qu'on leur servit d'abord, on leur servit en-
core de l'avoine bouillie dans du lait. Leur
auge, placée au milieu de la salle, était dispo-
— 100 —
sée circulairement, à peu près comme le tour
d'un pressoir de Normandie, et divisée en plu-
sieurs compartiments, autour desquels il3
étaient rangés assis sur leurs hanches, et ap-
puyés sur des bottes de paille. Chaque com-
partiment avait un râtelier qui lui répondait,
en sorte que chaque cheval et chaque cavale
mangeait sa portion avec beaucoup de décence
et de propreté. Le poulain et la petite jument,
enfants du maître et de la maîtresse du logis,,
étaient à ce repas, et il paraissait que leur
père et leur mère étaient fort attentifs à les
faire manger. Le gris-pommelé m'ordonna de
venir auprès de lui, et il me sembla s'entre-
tenir longtemps à mon sujet avec son ami, qui
me regardait de temps en temps, et répétait
souvent le mot de yahou.
Depuis quelques moments j'avais mis mes
gants; le maître gris-pommelé s'en étant
aperçu et ne voyant plus mes mains telles
qu'il les avait vues d'abord, fit plusieurs signes
qui marquaient son étonnement et son em-
barras ; il me les toueha deux ou trois fois
avec son pied et me fit entendre qu'il sou-
haitait qu'elles reprissent leur première figure.
Aussitôt je me dégantai, ce qui fit parler toute
ta compagnie et leur inspira de l'affection pour
moi. J'en ressentis bientôt les effets ; on s'ap-
pliqua à me faire prononcer certains mots que
j'entendais, et on m'apprit les noms de l'a-
voine, du lait, du feu, de l'eau et de plusieurs
autres choses. Je retins tous ces noms, et ce
fut alors, plus que jamais, que je fis usage da
cette prodigieuse facilité que la nature m'a
donnée pour apprendre les langues.
— 101 —
Lorsque le dîner fut fini, le maître cheval
me prit eu particulier, et, par des signes
joints à quelques mots, me fit entendre la
peine qu'il ressentait de voir que je ne man-
geais point, et que je ne trouvais rien qui fût
de mon goût. Bluv.nh, dans leur langue, si-
gnifie de l'avoine. Je prononçai ce mot deux
ou trois fois ; car, quoique j'eusse d'abord re-
fusé l'avoine qui m'avait été offerte, cepen-
dant, après y avoir réfléchi, je jugeai que je
pouvais m'en faire une sorte de nourriture en
la mêlant avec du lait, et que cela me sus-
tenterait jusqu'à ce que je trouvasse l'occa-
sion de m'échapper et que je rencontrasse
des créatures de mon espèce. Aussitôt le che-
Tal donna ordre à une servante, qui était une
jolie jument blanche, de m'apporter une
bonne quantité d'avoine dans un plat de bois,
Je fis rôtir cette avoine comme je pus, en-
suite je la frottai jusqu'à ce que je loi eusse
fait perdre son écorce, puis je tâchai de la
yanner; je me remis après cela à l'écraser
entre deux pierres ; je pris de l'eau, et
j'en fis une espèce de gâteau que je fis cuire
et que je mangeai tout chaud en le trempant
dans du lait.
Ce fut d'abord pour moi un mets très in-
sipide (quoique ce soit une nourriture ordi-
naire en plusieurs endroits de l'Europe) ; mais
je m'y accoutumai avec le temps, et, m' étant
trouvé souvent dans ma vie réduit à des états
fâcheux, ce n'était pas la première fois que j'a-
vais éprouvé qu'il faut peu de chose pour con-
tenter les besoins de la nature, et que le corps
se fait à tout. J'observerai ici que, tant que je
— 102 —
fus dans ce pays des chevaux, je n'eus pas la
moindre indisposition. Quelquefois, il est vrai,
j'allais à ia chasse des lapins et des oiseaux,
que je prenais avec des filets de cheveux
d'yahou; quelquefois, je cueillais des herbes,
que je faisais bouillir ou que je mangeais en
Balade, et, de temps en temps, je faisais du
beurre. Ce qui me causa beaucoup de peine
d'abord fut de manquer de sel ; mais je m'ac-
coutumai à m'en passer; d'où je conclus que
l'usage du sel est l'effet de notre intempérance
et n'a été produit que pour exciter a boire ;
car il est à remarquer que l'homme est le seul
animal qui mêle du sel dans ce qu'il mange.
Pour moi, quand j'eus quitté ce pays, j'eus
beaucoup de peine à en reprendre le goût.
Cest assez parler, je crois, de ma nourri-
ture. Si je m'étendais pourtant plus au long
sur ce sujet, je ne ferais, ce me semble, que
ce que font, dans leurs relations, la plupart des
voyageurs, qui s'imaginent qu'il imparte fort
au lecteur de savoir s'ils ont fait bonne chère
ou non.
Quoi qu'il en soit, j'ai cru que ce détail suc-
cinct de ma nourriture était nécessaire pour
empêcher le monde de s'imaginer qu'il m'a été
impossible de subsister pendant trois ans dans
un tel pays et parmi de tels habitants.
Sur le soir, le maître cheval me ht donner
une chambre a six pas de la maison et sépa-
rée du quartier des yahous. J'y étendis quel-
ques bottes de paille et me couvris de mes ha-
bits, en sorte que j'y passai la nuit fort bien
et y dormis tranquillement. Mais je fus bien
mieux dans la suite, comme le lecteur verra
— 103 —
ci-après, lorsque ie parlerai de ma manière de
vivre en ce pays-ia.
III. — L'auteur s'applique à apprendre bien ia langue,
et le Houyhnhnm. son maître, s'applique à la lui en-
seigner. — Plusieurs Houvhrihnms viennent voir
l'auteur par curiosité.— Il fait à son maître un récit
succinct de ses voyages.
Je m'appliquai extrêmement à apprendre
la langue que le Houyhnhnm mon maître
(c'est ainsi que je l'appellerai désormais), ses
enfants et tous ses domestiques, avaient beau-
coup d'envie de m'enseigner. Ils me regar-
daient comme un prodige, et étaient supris
qu'un animal brute eût toutes les manières
et donnât tous les signes naturels d'un ani-
mal raisonnable. Je montrais du doigt chaque
chose et en demandais le nom, que je rete-
nais dans ma mémoire et que je ne man-
quais pas d'écrire sur mon petit registre de
voyage lorsque j'étais seul. Al égard de l'ac-
cent, je tâchais de le prendre en écoutant
attentivement. Mais le bidet alezan m'aida
beaucoup.
Il faut avouer que la prononciation de
cette langue me parut très difficile. Les
Houyhnhnms parient en même temps du nez
et de la gorge ; et leur langue, également
nasale et gutturale, approche beaucoup de
celle des Allemands, ma*s est beaucoup plus
gracieux et bien plus expressive. L'empe-
reur Charles-Quint avait fait cette curieuse
observation ; aussi disait-il que s'il avait à
parier à sod cheval, il lui parlerait allsmancL
— 4C4 —
Mon maître avait tant d'impatience de me
voir parler sa langue pour pouvoir s'entrete
nir avec moi et satisfaire sa curiosité, qu'il
employait toutes ses heures de loisir à me
donner des leçons et à m'apprendre tous les
termes, tous les tours et toutes les finesse-
de cette langue. Il était convaincu, comme il
me l'a avoué depuis, que j'étais un yahou;
mais ma propreté, ma politesse, ma docilité,
ma disposition à apprendre l'étonnaient : il
ne pouvait allier ces qualités avec celles d'un
yahou, qui est un animal grossier, malpropre
et indocile. Mes habits lui causai nt aussi
beaucoup d'embarras, s'imaginantqu'iis étaient
une partie de mon corps: car je ne me désha-
billais, le soir, pour me coucher, que lors-
que toute la maison était endormie, et je me
levais le matin et m'habillais avant qu'aucun
ne fût éveillé. Mon maître avait envie de
connaître de quel pays je venais, où et com-
ment j'avais acquis cette espèce de raison
nui paraissait dans toutes mes manières, et
ûe savoir ennn mon histoire. Il se nattait
d'apprendre bientôt tout cela, vu le progrès
que je faisais de jour en jour dan? l'intelli-
gence et dans la prononciation de la langue.
Pour aider un peu ma mémoire, je formai un
alphabet île tous les mots que j'avais appris,
et j'écrivis tous ces termes avec l'anglais au-
dessous. Dans la suite, je ne fis point difficulté
d'écrire en présence de mon maître les mots
tt les phrases qu'il m'apprenait; mais il ne
pouvait comprendre ce que je faisais, parce
que les Houyhnhnms n'ont aucune idée de l'é
triture.
— 105 —
Enfin, au bout de dix semaines, je me vis
en état d'entendre plusieurs dp ses questions,
et, trois mois après, je fus assez habile p^ur
lui répondre passablement. Une des premières
questions qu'il me fit, lorsqu'il me crut en état
de lui répondre, fut de me demander de quel
pays je venais, et comment j'avais appris à
contrefaire l'animal raisonnable, n'étant qu'un
yahou, car ces yahous, auxquels il trouvait
que je ressemblais par ie visage et par les
pattes de devant, avaient bien, disait-il, une
espèce de connaissance, avec des ruses et de
la malice, mais ils n'avaient point cette con-
ception et cette docilité qu'il remarquait eu
moi. Je lui répondis que je venais de fort
loin, et que j'avais traversé les mers avec
plusieurs autres de mon espèce, porté dans un
grand bâtiment de bois ; que mes compagnons
m'avaient mis à terre sur cette côte et qu'ils
m'avaient abandonné. Il me fallut alors join
dre au langage plusieurs signes pour me faire
entendre. Mon maître me répliqua qu'il fallait
que je me trompasse, et que j'avais dit la
chose qui n'était pas, c'est-a-dire que je men-
tais. (Les Houyhnhnms, dans leur langue,
n'ont point de mot pour exprimer le mensonge
ou la fausseté.) Il ne pouvait comprendre qu'il
y eût des terres au delà des eaux de la mer,
et qu'un vil troupeau d'animaux pût faire flot-
ter sur cet élément un grand bâtiment de
bois et le conduire a leur gré. « A peine, di-
sait-il, un Houynhnm en pourrait-il faire au-
tant, et sûrement il n'en confierait pa3 la
conduite à des yahous. »
Ce mot houyhnhnm, dans leur langue, signi*
— 106 —
fie cheval, et veut dire, selon son étymologie,
la perfection de la nature. Je répondis à mon
maître que les expressions me manquaient,
mais que, dans quelque temps, je serais en
état de lui cure des choses qui le surpren-
draient beaucoup. Il exhorta madame la
cavale son épouse, messieurs ses enfants le
poulain et la jument, et tous ses domestiques
à concourir tous avec zèle à me perfectionner
dans la langue, et tous les jours il y consacrait
lui-même deux ou trois heures.
Plusieurs chevaux et cavales de distinction
vinrent alors rendre visite à mon maître,
excités par la curiosté de voir un yahou sur-
prenant, qui, à ce qu'on leur avait dit, par-
lait comme un Houyhnhnm, et faisait reluire
dans ses manières des étincelles de raison.
Ils prenaient plaisir à me faire des questions
& ma portée, auxquelles je re'pondais comme
je pouvais. Tout cela contribuait à me forti-
fier dans l'usage de la langue, en sorte qu'au
bout de cinq mois j'entendais tout ce qu'on
me disait et m'exprimais assez bien sur la
plupart des choses.
Quelques Houyhnhnms, qui venaient à la
maison pour me voir et me parler, avaient de
la peine à croire que je fusse un vrai yahou,
parce que, disaient-ils, j'avais une peau fort
différente de ces animaux ; ils ne me voyaient,
ajoutaient-ils, une peau à peu près semblable
à celle des yahous, que sur le visage et sur
les pattes de devant, mais sans poil. Mon
maître savait bien ce qui en était, car une
chose qui était arrivée environ quinze jours
auparavant m'avait obilge de lui découvrir
— 107 —
ce mystère, que je lui avais toujours caché
jusqu'alors, de peur qu'il ne me prît pour un
vrai yahou et qu'il ne me mît dans leur com-
pagnie.
J'ai déjà dit au lecteur que tous les soirs,
quand toute la maison était couchée, ma cou-
tume était de me déshabiller et de me couvrir
de mes habits. Un jour, mon maître m'envoya
de grand matin son laquais le bidet alezan.
Lorsqu'il entra dans ma chambre, je dormais
profondément ; mes habits étaient tombés, et
ma chemise était retroussée. Je me réveillai
au bruit qu'il fit, et je remarquai qu'il s'ac-
quittait de sa commmission d'un air inquiet
et embarrassé. Il s'en retourna aussitôt vers
son maître et lui raconta confusément ce
qu'il avait vu. Lorsque je fus levé , j'allai
souhaiter le bonjour à son honneur (c'est le
terme dont on se sert parmi les Houyhnhnms,
comme nous nous servons de ceux d'altesse,
de grandeur et de révérence). Il me demanda
d'abord ce que c'était, ce que son laquais lui
avait raconté ce matin ; qu'il lui avait dit que
je n'étais pas le même endormi qu'éveillé, et
que, lorsque j'étais couché, j'avais une autre
peau que debout.
J'avais jusque-là caché ce secret, comme
j'ai dit, pour n'être point confondu avec la
maudite et infâme race des yahous; mais,
| hélas! il fallut alors me découvrir malgré
moi. D'ailleurs, mes habits et mes souliers
commençaient à s'user; et, comme il m'au-
rait fallu bientôt les remplacer par la peau
i'un yahou ou de quelque autre animal, je
prévoyais que mon secret ne serait nas encore
— 108 —
longtemps caché. Je dis à mon maître qtie,
dans le pays d'où je venais, ceux de mon es-
pèce avaient coutume de se couvrir le corps
du poil de certains animaux, préparé avec
art, soit pour l'honnêteté et la bienséance
soit pour se défendre contre la rigueur des
saisons ; que, pour ce qui me regardait, j'é-
tais prêt à lui faire voir clairement ce que je
venais de lui dire ; que je m'allais dépouiller,
et ne lui cacherais seulement que ce que la
nature nous défend de faire voir. Mon dis-
cours parut l'étonner ; il ne pouvait surtout
concevoir que la nature nous obligeât à ca-
cher ce qu'elle nous avait donné. « La nature,
disait-il, nous a-t-elle fait des présents hon-
teux, furtifs et criminels? Pour nous, ajouta-
t-il, nous ne rougissons point de ses dons, et
ne sommes point honteux de les exposer à la
lumière. Cependant, reprit- il, je ne veux
point vous contraindre. »
Je me déshabillai donc honnêtement, pour
satisfaire la curiosité de son honneur, qui
donna de grands signes d'admiration en
voyant la configuration de toutes les parties
honnêtes de mon corps. Il leva tous mes vête-
ments les uns après les autres, les prenant
entre son sabot et son paturon, et les examina
attentivement; il me flatta, me caressa, et
tourna plusieurs fois autour de moi; après
quoi, il me dit gravement qu'il était clair que
j'étais un vrai yahou, et que je ne différais de
tous ceux de mon espèce qu'en ce que j'avais
la chair moins dure et plus blanche, avec une
peau plus douce; qu'en ce que je n'avais point
de poil sur la plus grande partie de mon
— 109 —
c:rps; que j'avais les griffes plus courtes et
en peu autrement configurées, et que j'affec-
tais de ne marcher que sur mes pieds de der-
rière. Il n'en voulut pas voir davantage, et
me laissa m'kabiller, ce qui me fit plaisir, car
je commençais a avoir froid.
Je témoignai à son honneur combien il me
mortifiait de me donner sérieusement le nom
d'un animal infâme et odieux. Je le conjurai
de vouloir bien m'épargner une dénomination
si ignominieuse et de recommander la même
chose à sa famille, à ses domestiques et à tous
ses amis; mais ce fut en vain. Je le priai en
même temps de vouloir bien ne faire part à
personne du secret que je lui avais découvert
touchant mon vêtement, au moins tant que je
n'aurais pas besoin d'en changer, et que pour
ce qui regardait le laquais alezan, son hon-
neur pouvait lui ordonner de ne point parler
de ce qu'il avait vu.
Il me promit le secret, et la chose fut tou-
jours tenue cachée, jusqu'à ce que mes habits
fussent usés, et qu'il me fallût chercher de
quoi me vêtir, comme je le dirai dans la suite.
Il m'exhorta en même temps âme perfection-
ner encore dans la langue, parce qu'il était
beaucoup plus frappé de me voir parler et
raisonner que de me voir blanc et sans poil,
et qu'il avait une envie extrême d'apprendre
de moi ces choses admirables que je lui avais
promis de lui expliquer. Depuis ce temps-là, il
prit encore plus de soin de m'instruire. U me
menait avec lui dans toutes les compagnies,
et me faisait partout traiter honnêtement et
avec beaucoup d'égards, afin de me mettre de
— no —
bonne humeur (comme il me le dit en parti-
culier), et de me rendre plus agréable et plus
divertissant.
Tous les jours, lorsque j'étais avec lui, ou-
tre la peine qu'il prenait de m'enseigner la
langue, il me faisait mille questions à mon
sujet, auxquelles je répondais de mon mieux,
ce qui lui avait donné déjà quelques idées
générales et imparfaites de ce que je lui de-
vais dire en détail dans la suite. Il serait inu-
tile d'expliquer ici comment je parvins enfin
à pouvoir lier avec lui une conversation lon-
gue et sérieuse ; je dirai seulement que le pre-
mier entretien suivi que j'eus fut tel qu'on va
voir.
Je dis à son honneur que je venais d'un
pays très éloigné, comme j'avais déjà essayé
de lui faire entendre, accompagné d'environ
cinquante de mes semblables; que, dans un
vaisseau, c'est-à-dire dans un bâtiment formé
avec des planches, nous avions traversé les
mers. Je lui décrivis la forme de ce vaisseau
le mieux qu'il me fût possible, et, ayant dé-
ployé mon mouchoir, je lui fis comprendre
comment le vent qui enflait les voiles nous
faisait avancer. Je lui dis qu'à l'occasion
d'une querelle qui s'était élevée parmi nous,
j'avais été, exposé sur le rivage de l'île ou j'é-
tais actuellement; que j'avais été d'abord fort
embarrassé, ne sachant où j'étais, jusqu'à ce
que son honneur eût eu la bonté de me déli-
vrer de la persécution des vilains yahous. Il
me demanda alors qui avait formé ce vais-
seau, et comment il se pouvait que les Houy-
hnhnms de mon pays en eussent donné la
— 111 —
conduite à des animaux brutes ? Je répondis
qu'il m'était im; e répondre a sa ques-
tion et de continuer mon discours, s''l ne me
donnait sa parole et s'il ne me promettait sur
son honneur et sur sa conscience de ne point
s'offenser de tout ce que je lui dirais; qu'à
cette condition seule, je poursuivrais mon dis-
cours et lui exposerais avec sincérité les cho-
ses merveilleuses que je lui avais promis de
lui raconter.
Il m'assura positivement qu'il ne s'offense-
rait de rien. Alors, je lui dis que le vaisseau
avait été construit par des créatures qui
étaient semblables à moi, et qui, dans mon
pays et dans toutes les parties du monde où
j'avais voyagé, étaient les seuls animaux maî-
tres, dominants et raisonnables; qu'a mon
arrivée en ce pays, j'avais été extrêmement
surpris de voir les Houyhnhi.me agir comme
des créatures douées de raison, de même que
lui et tous ses amis étaient fort étonnés de
trouver des signes de cette raison dans une
créature qu'il leur avait plu d'appeler un
yahou, et qui ressemblait, à la vérité, à ces
vils animaux par sa figure extérieure, mais
non par les qualités de son âme. J'ajoutai
que, si jamais le ciel permettait que je re-
tournasse dans mon pays, et que j'y pu-
bliasse la relation de mes voyages, et par-
ticulièrement celle de mon séjour chez les
Houyhnhnms, tout le monde croirait que je
dirais la chose qui n'est point, et que ce se-
rait une histoire fabuleuse et impertinente
que j'aurais inventée; enfin que, malgré
tout le respect que j'avais pour lui, pour
— 112 —
toute son honorable famille, et pour tous ses
amis, j'osais assurer qu'on ne croirait jamais
dans mon pays qu'un Houyhnhnm fût un
animal raisonnable, et qu'un yahou ne fût
qu'une bête.
IV, — Idées des Houyhnhnms sur la vérité et sur la
mensonge. — Les discours de l'auteur sont censurés
par son maître.
Pendant que je prononçais ces dernières
paroles, mon maître paraissait inquiet, em-
barrassé et comme hors de lui-même. Dou-
ter et ne point croire ce qu'on entend dire
est, parmi les Houyhnhnms, une opération
d'esprit à laquelle ils ne sont point accou-
tumés ; et, lorsqu'on les y force, leur esprit
sort pour ainsi dire hors de son assiette na-
turelle. Je me souviens même que, m'entre-
tenant quelquefois avec mon maître au sujet
des propriétés de la nature humaine, telle
qu'elle est dans les autres parties du monde,
et ayant occasion de lui parler du mensonge
et de la tromperie, il avait beaucoup de peine
à concevoir ce que je lui voulais dire, car il
raisonnait ainsi : l'usage de la parole nous a
été donné pour nous communiquer les uns
aux autres ce que nous pensons, et pour être
instruits de ce que nous ignorons. Or, si on
dit la chose qui n'est pas, on n'agit point selon
l'intention de la nature ; on fait un usage
abusif de la parole ; on parle et on ne parie
point. Parler, n'est-ce pas faire entendre ce
que Ton pense ? Or, quand vous faites ce que
— 413 —
tous appelez mcritir, vous me faites enten-
dre ce que vous ne pensez point : au lieu da
me dire ce qui est, vous me dites ce qui n'est
point ; vous ne parlez donc pas, vous ne faites
qu'ouvrir la bouche pour rendre de vains
sons; vous ne me tirez point de mon igno-
rance, vous l'augmentez. Telle est l'ide'e que
les Houyhnhms ont de la faculté de mentir,
que nous autres humains possédons dans un
degré si parfait et si éminent.
Pour revenir à l'entretien particulier dont
il s'agit, lorsque j'eus assuré son honneur que
les yahous étaient, dans mon pays, les ani-
maux maîtres et dominants ice qui î'étonna
beaucoup), il me demanda si nous avions des
Houyhnhnms, et quel était parmi nous leur
état et leur emploi. Je lui répondis que nous
en avions un très grand nombre; que, pen-
dant l'été, ils paissaient dans les prairies, et
que, pendant l'hiver, ils restaient dans leurs
maisons, où ils avaient des yahous pour les
servir, pour peigner leurs crins, pour net-
toyer et frotter leur peau, pour laver leurs
pieds, pour leur donner à manger. Je vous
entends, reprit-il, c'est-à-dire que, quoique
vos yahous se flattent d'avoir un peu de rai-
son, les Houyhnhnms sont toujours les maî-
tres, comme ici. Plût au ciel seulement que
nos yahous fussent aussi dociles et aussi bons
domestiques que ceux de votre pays ! Mais
poursuivez, je vous prie.
Je conjurai son honneur de vouloir me
dispenser d'en dire davantage sur ce sujet,
parce que je ne pouvais, selon les règles de
la prudence, de la bienséance et de ia poli-
— 114 —
lui expliquer le reste. Je veux savoir
tout, me répliqua-t-il ; continuez, et ue crai-
gnez point de me faire de la peine. Eh bien!
luidis-je, puisque vous le voulez absolument,
je vais vous obéir. Les Houyhnhnms, que
nous appelons chtvauœ, sont parmi nous des
animaux très beaux et très nobles, également
vigoureux et légers à la course. Lorsqu'ils
demeurent chez les personnes de qualité, ou
leur fait passer le temps à voyager, à courir,
à tirer des chars, et on a pour eux toutes
sortes d'attention et d'amitié, -tant qu'ils sont
jeunes et qu'ils se portent bien ; mais, dès
qu'ils commencent à vieillir ou à avoir quel-
ques maux de jambes, on s'en défait aussitôt,
et on les vend à des yahous qui les occupent
à des travaux durs, pénibles, bas et honteux,
jusqu'à ce qu'ils meurent. Alors, on les écor-
che, on vend leur peau, et on abandonne
leurs cadavres aux oiseaux de proie, aux
chiens et aux loups qui les dévorent. Telle
est, dans mon pays, la fin des iflus beaux et
des plus nobles Houyhnhnms. Mais ils ne sont
pas tous aussi bien traités et aussi heureux
dans leur jeunesse que ceux dont je viens de
parler ; il y en a qui logent, dès leurs pre-
mières années, chez des laboureurs, chez des
charretiers, chez des voituriers et autres gens
semblables, chez qui ils sont obligés de tra-
vailler beaucoup, quoique fort mal nourris.
Je décrivis alors notre façon de voyager à
cheval, et l'équipage d'un cavalier. Je peignis,
le mieux qu'il me fut possible, la bride, la
selle, les éperons, le fouet, sans oublier en-
suite tous les harnais des chevaux , qui
— 115 —
traînent un carrosse, une charrette ou une
charrue. J'ajoutai que Ton attachait au bout
des pieds de tous nos Houyhnhnnis une pla-
que d'une certaine substance très dure, ap-
pelée fer, pour conserver leur sabot et l'em-
pêcher de se briser dans les chemins pier-
reux.
Mon maître parut indigné de cette manière
brutale dont nous traitons les Houyhnhnms
dans notre pays. Il me dit qu'il était très
étonné que nous eussions la hardiesse et l'in-
solence de monter sur leur dos; que si le
plus vigoureux de ses yahous osait jamais
prendre cette liberté à regard du plus petit
Houyhnhnm de ses domestiques, il serait
sur-le-champ renversé, foulé, écrasé, brisé. Je
lui répondis que nos Houyhnhnms étaient
ordinairement domptés et dressés à l'âge de
trois ou quatre ans, et que, si quelqu'un d'eux
était indocile, rebelle et rétif, on l'occupait à
tirerdes charrettes, à labourer la terre, et qu'on
l'accablait de coups; que les mâles, destinés à
porter la selle ou à tirer des carrosses, étaient
ordinairement coupés deux ans après leur
naissance, pour les rendre plus doux et plus
dociles; qu'ils étaient sensibles aux récom-
penses et aux châtiments, et que pourtant ils
étaient dépourvus de raison, ainsi que le3
yahous de son pay3.
J'eus beaucoup de peine à faire entendre
tout cela à mon maître, et il me fallut user
de beaucoup de circonlocutions pour expri-
mer mes idées, parce que la langue des
Houyhnhnms n'est pas riche, et que, comme
Us ont peu de passions, ils ont aussi peu de
— 116 —
termes, car ce sont les passions multipliées et
subtilisées qui forment la richesse, la variété
et la délicatesse d'une langue.
Il est impossible de représenter l'impression
que mon discours fit sur l'esprit de mon maî-
tre, et le noble courroux dont il fut saisi lors
que je lui eus exposé la manière dont nous
traitons les Houyhnhnms, et particulièrement
notre usage de les couper pour les rendre plus
dociles et pour les empêcher d'engendrer. Il
convint que, s'il y avait un pays où les yahous
fussent les seuls animaux raisonnables, il était
juste qu'ils y fussent les maîtres, et que tous
les autres animaux se soumissent à leurs
lois, vu que la raison doit l'emporter sur la
force. Mais, considérant la figure de mon
corps, il ajouta qu'une créature telle que moi
était trop mal faite pour pouvoir être raison-
nable, ou au moins pour se servir de sa rai-
son dans la plupart des choses de la vie. Il
me demanda en même temps si tous les
yahous de mon pays me ressemblaient. Je lui
dis que nous avions à peu prés tous la même
figure, et que je passais pour assez bien fait ;
ftue les jeunes mâles et les femelles avaient la
peau plus fine et plus délicate, et que celle
des femelles était ordinairement, dans mon
pays, blanche comme du lait. Il me répliqua
quil y avait, à la vérité, quelque diflérence
entre les yahous de sa basse-cour et moi;
que j'étais plus propre qu'eux et n'étais pas
tout a fait si laid; mais que, par rapport aux
avantages solides, il croyait qu'ils l'empor-
taient sur moi ; que mes pieds de devant et de
derrière étaient nus, et que le peu dé poil que
— in —
j'y avais était inutile, puisqu'il ne suffisait
pas pour me préserver du froid; qu'à l'égard
de mes pieds de devant, ce n'était pas pro-
prement des pieds, puisque je ne m'en servais
point pour marcher; qu'ils étaient faibles et
délicats, que je les tenais ordinairement nus,
et que la chose dont je les couvrais de 'emps
en temps n'était ni si forte ni si dure que la
chose dont je couvrais mes pieds de derrière;
que je ne marchais point sûrement, vu que,
si un de mes pieds de derrière venait à chop-
per ou à glisser, il fallait nécessairement que
je tombasse. Il se mit alors à critiquer toute
la configuration de mon corps, la platitude de
mon visage, la proéminence de mon nez, la
situation de mes yeux, attachés immédiate-
ment au front, en sorte que je ne pouvais re-
garder ni à ma droite ni à ma gauche sans
tourner ma tête. Il dit que je ne pouvais
manger sans le secours de mes pieds de de-
vant, que je portais à ma bouche, et que c'é-
tait apparemment pour cela que la nature y
avait mis tant de jointures, afin de suppléer
à ce défaut ; qu'il ne voyait pas de quel usage
me pouvaient être tous ces petits membres
séparés qui étaient au bout de mes pieds de
derrière ; qu'ils étaient assurément trop faibles
et trop tendres pour n'être pas coupés et bri-
sés par les pierres et par les broussailles, et
que j'avais besoin, pour y remédier, de les
couvrir de la peau de quelque autre bête;
que mon corps nu et sans poil était exposé
au froid, et que, pour l'en garantir j'étais
contraint de le couvrir de poils étrangers,
c'est-à-dire de nrhabiller et de me déshabiller
— 118 —
chaque jour, ce qui, était, selon lui, la chose
au monde la plus ennuyeuse et la plus fati-
gante; qu'enfin il avait remarqué que tous les
animaux de son pays avait une horreur natu-
relle des yahous, et les fuyaient, en sorte que,
supposant que nous avions, dans mon pays,
reçu de la nature le présent de la raison, il
ne voyait pas comment, même avec elle,
nous pouvions guérir cette antipathie natu-
relle que tous les animaux ont pour ceux de
notre espèce, et, par conséquent, comment
nous pouvions en tirer aucun service. Enfin,
ajouta-t-il, je ne veux pas aller plus loin sur
cette matière; je vous tiens quitte de toutes
les réponses que vous pourriez me faire, et
vous prie seulement de vouloir bien me ra-
conter l'histoire de votre vie, et de me décrire
le pays où vous êtes né.
Je "répondis que j'étais disposé à lui donner
satisfaction sur tous les points qui intéres-
saient sa curiosité; mais que je doutais fort
qu'il me fût possible de m'expliquer assez
clairement sur des matières dont son hon-
neur ne pouvait avoir aucune idée, vu que je
n'avais rien remarqué de semblable dans son
pays; que néanmoins je ferais mon possible,
et que je tâcherais de m'exprimer par des si-
militudes et des métaphores, le priant de
m'excuser si je ne me servais pas des termes
propres.
Je lui dis donc que j'étais né d'honnêtes pa-
rents, dans une île qu'on appelait l'Angleterre,
qui était si éloignée, que le plus vigoureux
des Houyhnhnms pourrait à peine faire ce
voyage pendant la course annuelle du soleil ;
— 419 —
que j'avais d'abord exercé la chirurgie, qui est
l'art de guérir les blessures; que mon paya
était gouverné par une femelle que nous ap-
pelions la reine; que je l'avais quitté pour
tâcher de m 'enrichir et de mettre à mon re-
tour ma famille un peu à son aise, que, dans
le dernier de mes voyages, j'avais été capi-
taine de vaisseau, ayant environ cinquante
yahous sous moi, dont la plupart étaient
morts en chemin, en sorte que j'avais été
obligé de les remplacer par d'autres tirés de
diverses nations; que notre vaisseau avait
été deux fois en danger de faire naufrage,
la première fois par une violente tempête,
et la seconde pour avoir heurté contre un ro-
cher.
Ici mon maître m'interrompit pour me de-
mander comment j'avais pu engager de»
étrangers de différentes contrées à se hasar-
der de venir avec moi après ;es périls que
j'avais courus et les pertes que j'avais faites.
Je lui répondis que c'étaient tous des mal-
heureux qui n'avaient ni feu ni lieu, et qui
avaient été obligés de quitter leur pays, soit
à cau.se du mauvais état de leurs affaires, soit
pour les crimes qu'ils avaient commis; que
quelques-uns avaient été ruinés par les pro-
cès, d'autres par la débauche, d'autres par le
ieu; que la plupart étaient ties traîtres,
des assassins, des voleurs, des empoison-
neurs, des brigands, des parjures, des faus-
saires, des faux-monnayeurs, des ravisseurs,
des suborneurs, des soldats déserteurs, et
presque tous, des échappés de prison ; qu'en-
fin nui d'eux n'osait retourner dans son pays
— 120 —
de peur d'y être pendu, ou d'y pourrir dans
un cachot.
Pendant ce discours, mon maître fut obligé
de m'interrompre plusieurs fois. J'usai de
beaucoup de circonlocutions pour lui donner
l'idée de tous ces crimes qui avaient obligé
la plupart de ceux de ma suite à quitter leur
pays. Il ne pouvait concevoir à quelle inten-
tion ces gens-là avaient commis ces for-
faits, et ce qui les y avait pu porter. Pour lui
éclaircir un peu cet article, je tâchai de lui
donner une idée du désir insatiable que nous
avions tous de nous agrandir et de nous en-
richir, et des funestes effets du luxe, de l'in-
tempérance, de la malice et de l'envie ;
mais je ne pus lui faire entendre tout cela
que par des exemples et des hypothèses,
car il ne pouvait comprendre que tous ces
vices existassent réellement; aussi me pa-
rut-il comme une personne dont l'imagina-
tion est frappée du récit d'une chose qu'elle
n'a jamais vue, et dont elle n'a jamais ouï
parler, qui baisse les yeux, et ne peut ex-
primer par ses paroles sa surprise et son in-
dignation.
Ces idées, pouvoir, gouvernement, guerre,
loi, punition, et plusieurs autres idées pa-
reilles, ne peuvent se représenter dans la
langue des Houyhnhnms que par de longues
périphrases. J'eus donc beaucoup de peine
lorsqu'il me fallut faire à mon maître une
relation de l'Europe, et particulièrement de
l'Angleterre, ma patrie.
— 121 —
V. —L'auteur expose à son maître ce qui ordinaire»
ment allume la guerre entre les princes de l'Europe :
il iui explique ensuite comment les particuliers se
font la guerre les uns aux autres. — Portraits des
procureurs et des juges d'Angleterre.
Le lecteur observera, s'il lui plaît, que ce
qu'il va lire est l'extrait de plusieurs conver-
sations que j'ai eues en différentes fois, pen-
dant deux années, avec le Houyhnlnim mon
maître. Son honneur me faisait des questions
et exigeait de moi des récits détaillés à me-
sure que j'avançais dans la connaissance et
dans l'usage de la langue. Je lui exposai le
mieux qu'il me fut possible l'état de toute
l'Europe ; je discourus sur les arts, sur les
manufactures, sur le commerce, sur les
sciences, et les réponses que je fis à toutes
ses demandes furent le sujet d'une conversa-
tion inépuisable ; mais je ne rapporterai ici
que la substance des entretiens que nous
eûmes au sujet de ma patrie; et, y donnant
le plus d'ordre qu'il me sera possible, je m'at-
tacherai moins aux temps et aux circonstan-
ces qu'à l'exacte vérité. Tout ce qui m'in-
quiète est la peine que j'aurai à rendre avec
grâce et avec énergie les beaux discours de
mon maître et ses raisonnements solides;
mais je prie le lecteur d'excuser ma faiblesse
et mon incapacité, et de s'en prendre aussi
un peu à la langue défectueuse dans laquelle
je suis à présent obligé de m'exprimer.
Pour obéir donc aux ordres de mon maître,
un jour je lui racontai la dernière révolution
— 122 —
arrivée en Angleterre par l'invasion du prince
d'Orange, et la guerre que ce prince ambi-
tieux fit ensuite au roi de France, le monar-
que le plus puissant de l'Europe, dont la
gloire était répandue dans tout l'univers et
qui possédait toutes les vertus royales. J'a-
joutai que la reine Anne, qui avait succédé
au prince d'Orange avait continué cette
guerre, où toutes les puissances de la chré-
tienté étaient engagées. Je lui dis que cette
guerre funeste avait pu faire périr jusqu'ici
environ un million de yahous; qu'il y avait
eu plus de cent villes assiégés et prises, et
plus de trois cents vaisseaux, brûlés ou coulés
à fond.
Il me demanda alors quels étaient les cau-
ses et les motifs les plus ordinaires de nos
querelles et de ce que j'appelais ia guerre. Je
répondis que ces causes étaient innombrables
et que je lui en dirais seulement les princi-
pales. « Souvent, lui dis-je, c'est l'ambition
de certains princes qui ne croient jamais pos-
séder assez de terre ni gouverner assez de
peuples. Quelquefois, c'est la politique des
ministres, qui veulent donner de l'occupation
aux sujets mécontents. C'a été quelquefois lo
partage des esprits dans le choix des opinions.
L'un croit que siffler est une bonne action,
l'autre que c'est un crime; l'un dit qu'il faut
porter des habits blancs, l'autre qu'il faut
s*habiller de noir, de rouge, de gris; l'un dit
qu'il faut porter un petit chapeau retroussé,
l'autre dit qu'il en faut porter un grand dont
les bords tombent sur les oreilles, etc. (J'ima-
ginai exprès ces exemples chimériques, ne
— 123 —
▼oulant pas lui expliquer les causes véritables
de nos dissensions par rapport à l'opinion, vu
que j'aurais eu trop de peine et de honte à les
lui faire entendre.) J'ajoutai que nos guerres
n'étaient jamais plus longues et plus san-
glantes que lorsqu'elles étaient causées par
ces opinions diverses, que des cerveaux
échauû'és savaient faire valoir de part et
dautre, et pour lesquelles ils excitaient à
prendre les armes. »
Je continuai ainsi : « Deux princes ont été en
guerre parce que tous deux voulaient dépouil-
ler un troisième de ses Etats, sans y avoir
aucun droit ni l'un ni l'autre. Quelquefois un
souverain en a attaqué un autre de peur d'en
être attaqué. On déclare la guerre à son voi-
sin, tantôt parce qu'il est trop fort, tantôt
parce qu'il est trop faible. Souvent ce voisin
à des choses qui nous manquent, et nous
avons des choses aussi qu'il n'a pas ; alors on
se bat pour avoir tout ou rien. Un autre motif
de porter la guerre dans un pays, est lors-
qu'on le vo:t désolé par la famine, ravagé par
la peste, déchiré par les factions. Une ville est
à la bienséance d'un prince, et la possession
d'une petite province arrondit son Etat : sujet
de guerre. Un peuple est ignorant, simple,
grossier et faible; on l'attaque, on en massa-
cre la moitié, on réduit l'autre à l'esclavage
et cela pour le civiliser. Une guerre fort glo-
rieuse est, lorsqu'un souverain généreux vien
au secours d'un autre qui l'a appelé, et qu'a-
près avoir chassé l'usurpateur, il s'empare
lui-même des Etats qu'il a secourus, tue, met
dans les fers ou bannit le prince qui avait im-
— 124 —
ploré son assistance. La proximité du sang,
les alliances, les mariages, autres sujets de
guerre parmi les princes; plus ils sont pro-
ches parents, plus ils sont près d'être enne-
mis. Les nations pauvres sont affamées, les
nations riches sont ambitieuses; or, l'indi-
gence et l'ambition aiment également les
changements et les révolutions. Pour toutes
ces raisons, vous voyez bien que, parmi nous,
le métier d'un homme de guerre est le plus
beau de tous les métiers ; car, qu'est-ce qu'un
homme de guerre? c'est un yanou payé pour
tuer de sang-froid ses semblables qui ne lui
ont fait aucun mal.
— Vraiment, ee que vous venez de me
dire des causes ordinaires de vos guerres, me
répliqua son honneur, me donne une haute
idée de votre raison ! Quoi qu'il en soit, il est
heureux pour vous qu'étant si méohants, vous
soyez hors d'état de vous faire beaucoup de
mal ; car, quelque chose que vous m'ayez dite
des effets terribles de vos guerres cruelles où
il périt tant de monde, je crois, en vérité, que
vous m'avez dit la chose qui n'est point. La
nature vous a donné une bouche plate sur
un visage plat : ainsi, je ne vois pas comment
vous pouvez vous mordre, que de gré à gré.
A l'égard des griffes que vous avez aux pieds
de devant et de derrière, elles sont si faibles
et si courtes, qu'en vérité un seul de no3
yahous en déchirerait une douzaine comme
vous. »
Je ne pus m'empêcher de secouer la tête
et de sourire de l'ignorance de mon maître.
Comme je savais un peu l'art de la guerre, je
— 125 —
lui fis une ample description de nos canons,
de nos couleuvrines, de nos mousquets, de
nos carabines, de nos pistolets, de nos bou-
lets, de notre poudre, de nos sabres, de no3
baïonnettes; je lui peignis les sièges de pla-
ces, les tranchées, les attaques, les sorties,
les mines et les contre-mines, les assauts, le3
garnisons passées au fil de l'épée; je lui ex-
pliquai nos batailles navales; je lui représen-
tai de nos gros vaisseaux coulant à fond avec
tout leur équipage, d'autres criblés de coups
de canons, fracassés et brûlés au milieu des
eaux; la fumée, le feu, les ténèbres, les éclairs,
le bruit, les gémissements des blessés, les cris
des combattants, les membres sautant en
l'air, la mer ensanglantée et couverte de ca-
davres; je lui peignis ensuite nos combats sut-
terre, où il y avait encore beaucoup plus de
sang versé, et où quarante mille combattants
périssaient en un jour, de part et d'autre; et,
pour faire valoir un peu le courage et la
bravoure de mes chers compatriotes, je dis
que je les avais une fois vus dans un siège
faire heureusement sauter en l'air une cen-
taine d'ennemis, et que j'en avais vu sauter
encore davantage dans un combat sur mer,
en sorte que les membres épars de tous ces
yahous semblaient tomber des nues, ce qui
avait formé un spectacle fort agréable à nos
yeux.
J'allais continuer et faire encore quelque
belle description, lorsque son honneur m'or-
donna de me taire. « Le naturel de l'yahou,
me dit-il, est si mauvais, que je n'ai point
de peine à croire que tout ce que vous venez
— 426 —
de raconter ne soit possible, dès que vous lui
supposez une force et une adresse égales à sa
méchanceté et à sa malice. Cependant, quel-
que mauvaise idée que j'eusse de cet animal,
elle n'approchait point de celle que vous ve-
nez de m'en donner. Votre discours me trou-
ble l'esprit, et me met dans une situation où
je n'ai jamais été ; je crains que mes sens, ef-
frayés des horribles images que vous leur
avez tracées, ne viennent peu à peu à s'y ac-
coutumer. Je hais les yahous de ce pays;
mais, après tout, je leur pardonne tontes leurs
qualités odieuses, puisque la nature les a
faits tels, et qu'ils n'ont point la raison pour
se gouverner et se corriger; mais qu'une
créature qui se flatte d'avoir cette raison en
partage soit capable de commettre des actions
si détestables et de se livrer à des excès si
horribles, c'est ce que je ne puis comprendre,
et ce qui me fait conclure en même temps
que l'état des brutes est encore préférable à
une raison corrompue et dépravée; mais de
bonne foi, votre raison est-elle une vraie rai-
son? N'est-ce point plutôt un talent que la
nature vous a donné pour perfectionner tous
vos vices? Mais, ajouta-t-il, vous ne m'en avez
que trop dit au sujet de ce que vous appelez
la guerre. Il y a un autre article qui intéresse
ma curiosité. Vous m'avez lit, ce me semble,
qu'il y avait dans cette troupe d'yahous qui
vous accompagnait sur votre vaisseau des
misérables que les procès avaient ruinés et-
dépouillés de tout; et que c'était la loi qui les
avait mis en ce triste état. Comment se peut-
il que la loi produise de pareils effets? D'ail-
leurs, qu'est-ce qne cette loi ? Votre nature
et votre raison ne vous suffisent-elles pas, et
ne vous prescrivent elles pas assez clairement
ce que tous devez faire et ce que vous ne de-
vez point faire ? »
Je répondis à son honneur que je n'étais
pas absolument versé dans la science de la loi ;
que le peu de connaissance que i'avais de
la jurisprudence, je l'avais puisé dans le
commerce de quelques avocats que j'avais au-
trefois consultés sur mes afiaires • que cepen-
dant j'allais lui débiter sur cet article ce que
je savais. Je lui parlai donc ainsi .
« Le nombre de ceux qui s'adonnent à la
jurisprudence parmi nous, et qui font profes-
sion d'interpréter la loi, est infini et surpasse
celui des chenilles. Ils ont entre eux toutes
sortes d'étages, de distinctions et de noms.
Comme leur multitude énorme rend leur mé-
tier peu lucratif, pour faire en sorte qu'il donne
au moins de quoi vivre, ils ont recours à
l'industrie et au manège. Ils ont appris, dés
leurs premières années, l'art merveilleux de
prouver, par un discours entortillé, que le
noir est blanc, et que le blanc est noir. — Ce
sont donc eux qui ruinent et dépouillent les
autres par leur habileté1? reprit son honneur.
— Oui, sans doute, lui répliquai-je, et je vais
vous en donner un exemple, afin que vous
puissiez mieux concevoir ce que je vous ai dit.
Je suppose que mon voisin a envie d'avoir
ma vache ; aussitôt u va trouver un procu-
reur, c'est-à-dire urv docte interprète de la
I pratique de la loi, et lui promet une récom-
pense s'il peut faire voir que ma vache n'est
— 128 —
point à moi. Je suis obligé de m'adresser
aussi à un yabou de la même professipn pour
défendre mon droit, car il n'est pas permis
par la loi de me défendre moi-même. Or, moi,
qui assurément ai de mon côte la justice et le
bon droit, je ne laisse pas de me trouveralors
dans deux embarras considérables : le premier
est que l'yahou auquel j'ai eu recours pour
plaider ma cause est, par état et selon l'esprit
de sa profession, accoutumé dès sa jeunesse à
soutenir le faux, en sorte qu'il se trouve
comme hors de son élément lorsque je lui
donne la vérité pure et nue à défendre; il ne
sait alors comment s'y prendre; le second
embarras est que ce même procureur, malgré
la simplicité de l'affaire dont je l'ai chargé, est
pourtant obligé de l'embrouiller, pour se con-
former à l'usage de ses confrères., et pour la
traîner en longueur autant qu'il est possible,
sans quoi ils l'accuseraient de gâter le métier
et de donner mauvais exemple. Cela étant,
pour me tirer d'affaire, il ne me reste que
deux moyens : le premier est d'aller trouver
le procureur de ma partie, et de tâcher de le
corrompre en lui donnant le double de ce
qu'il espère recevoir de son client, et vous
jugez bien qu'il ne m'est pas difficile de lui
faire goûter une proposition aussi avanta-
geuse; le second moyen, qui peut-être vous
surprendra, mais qui n'est pas moins infailli-
ble, est de recommander à cet yahou qui me
sert d'avocat de plaider ma cause un peu con-
fusément, et de faire entrevoir aux juges
qu'effectivement ma vache pourrait bien n'ê-
tre pas à moi, mais a niow voisin. Alors les
— 129 —
peu accoutumés aux choses claires et
impies, feront plus d'attention aux subtils ar-
guments de mou avocat, trouveront du goût
l l 'écouter, et à balancer le pour et le contre,
st, en ce cas, seront bien plus disposés à ju-
rer en ma faveur que si on se contentait de
eur prouver mon droit en quatre mots. C'est
me maxime parmi les juges que tout ce qui
l été jugé ci-devant a été bien jugé. Aussi
mt-ils grand soin de conserver dans un greffa
ous les arrêts antérieurs, même ceux que
'ignorance a dictés, et qui sont le plus mani-
èstement opposés à l'équité et à la droite rai-
on. Ces arrêts antérieurs forment ce qu'on
ippelle la jurisprudence : on les produit comme
les autorités, et il n'y a rien qu'on ne prouve
t qu'on ne justifie en les citant. On commence
téanmoins depuis peu à revenir de rabus où
on était de donner tant de force à l'autorité
[es choses jugées; on cite de3 jugements pour
t contre , on s'attache à faire voir que les es-
pèces ne peuvent jamais être entièrement sem-
)lables, et j'ai ouï dire à un juge très hab;Ie
[ue les arrêts sont pour ceux qui les obtien-
nent. Au reste, l'attention des juges se tourne
oujours plutôt vers les circonstances que
rers le fond d'une affaire. Par exemple, dans
3 cas de ma vache, ils voudront savoir si
lie est rouge ou noire, si elle a de longues
ornes, dans quel champ elle a coutume de
offre, combien elle rend de lait pai jour, et
insi du reste; après quoi, ils se mettent à
onsulter les anciens arrêts. la cause est
aise de temps en temps sur le bureau ; neu-
eux si elle est jugée 'au bout de dix ans! U
•CM-ITSB r. a 9
— 130 —
faut observer encore que les gens de loi ont
une langue à part, un jargon qui leur est pro-
pre, une façon de s'exprimer que les autres
n'entendent point ; c'est dans cette belle lan-
gue inconnue que les lois sont écrites, lois
multipliées à L'infini et accompagnées d'ex-
ceptions innombrables. Vous voyez que, dans
ce labyrinthe, le bon droit s'égare aisément,
que le meilleur procès est très difficile à ga-
gner, et que, si un étranger, né à trois cents
lieues de mon pays, s'avisait de venir me
disputer un héritage qui est dans ma famille
depuis trois cents ans, il faudrait peut-être
trente ans pour terminer ce différend et vider
entièrement cette difficile affaire. — C'est
dommage, interrompit mon maître, que des
gens qui ont tant de génie et de talents ne
tournent pas leur esprit d'un autre côté et n'en
fassent pas un meilleur usage. Ne vaudrait-
il pas mieux, ajôuta-t-il, qu'ils s'occupassent
a donner aux autres des leçons de sagesse et
de vertu, et qu'ils fissent part au public de
leurs lumières? car ces habiles gens possè-
dent sans doute toutes les sciences. — Point
du tout, répliquai-je; ils ne savent que leur
métier, et rien autre chose; ce sont les plus
grands ignorants du monde sur toute autre
matière : ils sont ennemis de la belle littéra-
ture et de toutes les sciences, et, dans le
commerce ordinaire de la vie, ils paraissent
stupides, pesants, ennuyeux, impolis. Je parle
en général, car il s'en trouve quelques-uns
qui sont spirituels, agréables et galants. »
— 134 —
VI. — Da taxe, de l'intempérance, et des maladie*
qui régnent en Europe. — Caraoiere de la noblesse.
Mon maître ne pouvait comprendre com-
ment toute cette race de patriciens était si
malfaisante et si redoutable.
« Quel motif, disait-il, les porte à faire un
tort si considérable à ceux qui ont besoin de
leur secours? et que voulez-vous dire par cette
récompense que l'on promet à un procureur
quand on le eharge d'une affaire? *
Je lui répondis que c'était de l'argent. J'eus
un peu de peine à lui faire entendre ce que ce
mot signifiait, je lui expliquai nos différentes
espèces de monnaies, et les métaux dont elles
étaient composées; je lui en ris connaître l'u-
tilité, et lui dis que lorsqu'on en avait beau-
coup, on était heureux ; qu'alors on se procu-
rait de beaux habits, de belles maisons, de
belles terres, qu'on faisait bonne chère, et
qu'on avait à son choix toutes les plus belles
femelles ; que, pour cette raison, nous ne
croyions jamais avoir assez d'argent, et que,
plus nous en avions, plus nous en voulions
avoir ; que le ricne oisif jouissait du travail
du pauvre, qui, pour trouver de quoi susten-
ter sa misérable vie, suait du matin jusqu'au
coir et matait pas un moment de relâche.
« Eh quoil interrompit son honneur, toute
la terre u'appartient-elle pas a tous les ani-
maux, et u'ont-ils pas un droit égal aux
fruits qu'elle produit pour leur nourriture?
Pourquoi v a-t-il des yahcus privilégiés qui
— 132 —
recueillent ces fruits à l'exclusion de leurs
semblables? Et ci quelques-uns y prétendent
un slroit plus particulier, ne doit-ce pas être
principalement ceux qui, par leur travail, ont
contribué à rendre la terre fertile ? — Point
du tout, lui répondis-je ; ceux qui font vivre
tous les autres par la culture de la terre sont
justement ceux qui meurent de faim. — Mais,
me dit-il, qu'avez-vous entendu parce mot de
bonne chère, lorsque vous m'avez dit qu'avec
de l'argent on faisait bonne chère dans votre
pays? »
Je me mis alors à lui exposer les mets les
plus exquis dont la table des riches est ordi-
nairement couverte, et les manière* différentes
dont on apprête les viandes. Je lui dis sur
cela tout ce qui me vint à l'esprit, et lui ap-
pris que, pour bien assaisonner ces viandes,
et surtout pour avoir de bonnes liqueurs à
boire, nous équipions des vaisseaux et entre-
prenions de longs et dangereux voyages sur
la mer; en sorte que, avant que de pouvoir
donner une honnête collation à quelques fe-
melles de qualité, il fallait avoir envoyé plu*
Bieurs vaisseaux dans les quatre parties du
monde.
c Votre pays, repartit-il, est donc bien mi-
sérable, puisqu'il ne fournit pas de quoi nour-
rir ses habitants! Vous n'y trouvez pas même
de l'eau, et vous êtes obligés de traverser les
mers pour chercher de quoi boire ! »
Je lui répliquai que l'Angleterre, ma patrie,
produisait trois fois plus de nourriture que ses
habitants n'en pouvaient consommer, et qu'à
Tégard de la boisson nous composions une ex-
— 133 —
cerente liqueur avec le suc de certains fruits
ou avec l'extrait de quelques grains ; qu'en un
mot, rien ne manquait à nos besoins naturels ;
mais que. pour nourrir notre luxe et notre
intempérance, nous envoyions dans les pays
étrangers .ce qui croissait chez nous, et que
nous en rapportions en échange de quoi deve-
nir malades et vicieux ; que cet amour du
luxe, de la bonne chère et du plaisir, était le
principe de tous les mouvements de nos
yahous; que. pour y atteindre, il fallait s'en-
richir; que c'était ce qui pro luisait les filous,
les voleurs, les piqueurs,les m..., les parjures,
les flatteurs, les suborneurs, les faussaires, les
faux témoins, les menteurs, les joueurs, les
imposteurs, les fanfarons, les mauvais auteurs,
les empoisonneurs, les impudiques, les pré-
cieux ridicules, les esprits forts. Il me fallut
définir tous ces termes.
J'ajoutai que la peine que nous prenions
d'aller chercher du vin dans les pays étran-
gers n'ét dt pas faute d'eau ou d'autre liqueur
bonne à boire, mais parce que le vin était une
boisson qui nous rendait gais, qui nous taisait
en quelque manière sortir hors de nous-
mêmes, qui chassait de notre esprit toutes
les idées sérieuses, qui remplissait notre tête
de mille imaginations folles, qui rappelait le
courage, bannissait la crainte, et nous affran-
chissait pour un temps de la tyrannie de la
raison. « C'est, continuai-je, en fournissant
aux riches toutes les choses dont ils ont be-
soin que notre petit peuple s'entretient. Par
exemple, lorsque je suis chez moi, et que je
guis habillé comme je dois l'être, je porte sur
— 434 —
mon corps l'ouvrage de cent ouvriers. Un
millier de mains ont contribué à bâtir et à
meubler ma maison, et il en a fallu encore cinq
ou six fois plus pour habiller ma temme. »
J'étais sur le point de lui peindre certains
yahous qui passent la vie auprès de ceux qui
sont menacés de la perdre, c'est-à-dire nos
médecins. J'avais dit à son honneur que la
plupart de mes compagnons de voyage étaient
morts de maladie; mais il n'avait qu'une idée
fort imparfaite de ce que je lui avais dit.
11 s'imaginait que nous mourions comme
tous les autres animaux, et que nous n'avions
d'autrt maladie que de la faiblesse et de la
pesanteur un moment avant que de mourir,
à moins que nous n'eussions été blessés par
quelque accident. Je fus donc obligé de lui
expliquer la nature et la cause de nos diver-
ses maladies. Je lui dis que nous mangions
sans avoir faim, que nous buvions sans avoir
soif; que nous passions les nuits à avaler des
liqueurs brûlantes sans manger un seul mor-
ceau, ce qui enflammait nos entrailles, rui-
nait notre estomac et répandait dans tous nos
membres une faiblesse et une langueur mor-
telles ; que plusieurs femelles parmi nous
avaient un certain venin dont elles faisaient
part à leurs galants ; que cette maladie fu-
neste, ainsi que plusieurs autres, naissait quel-
quefois avec nous et nous était transmise avec
le sang; enfin, que je ne finirais point si je
voulais lui exposer toutes les maladies aux-
quelles nous étions sujets; qu'il y en avait au
moins cinq ou six cents par rapport à chaque
membre, et que chaque partie, soit interne,
— 135 —
soit externe, eu avait une infinité qui lui etaien
propres.
« Pour guérir tous ces maux , ajoutai-je,
nous avons des yahous qui se consacrent uni-
quement à l'étude du corps humain, et qui
prétendent, par des remèdes efficaces, extir-
per nos maladies, lutter contre la nature
même, et prolonger nos vies. » Comme j'étais
du métier, j'expliquai avec plaisir à son hon-
neur la méthode de nos médecins et tous nos
mystères de médecine. « Il faut supposer d'a-
bord, lui dis-je, que toutes nos maladies vien-
nent de réplétion, d'où nos médecins concluent
sensément que l'évacuation est nécessaire ,
soit par en haut, soit par en bas. Pour cela,
ils font un choix d'herbes, de minéraux, de
gommes, d'huiles, d'écaillés, de sels, d'exeré-
créments, d'éeorces d'arbres, de serpents, de
crapauds, de grenouilles, d'araignées, de pois-
sons , et de tout cela ils nous composent une
liqueur d'une odeur et d'un goût abomina-
bles, qui soulève le cœur, qui fait horreur,
qui révolte tous les sens. C'est cette liqueur
que nos médecins nous ordonnent de boire
pour l'évacuation supérieure , qu'on appelle
vomissement. Tantôt ils tirent de leur maga-
sin d'autres drogues, qu'ils nous font prendre
soit par l'orifice d'en haut, soit par l'orifice
d'en bas, selon leur fantaisie ; c'est alors ou
une médecine qui purge les entrailles et cause
d effroyables tranchées, ou bien c'est un clys-
tère qui lave et relâche les intestins. « La na-
» ture, disent-ils fort ingénieusement, nous a
» donné l'orifice supérieur et visible pour
• ingérer, et l'orifice inférieur et secret pour
— 136 —
• égérrr; or, la maladie change la disposi-
» tion naturelle du corps ; il faut donc que le
» remède agisse de même et combatte la na-
» ture ; et pour cela il est nécessaire de chan-
• ger l'usage des orifices , c'est-à-dire d'ava-
» 1er par celui d'en bas et d'évacuer par celui
» d'en haut. » Nous avons d'autres maladies
qui n'ont rien de réel que leur idée. Ceux qui
sont attaqués de cette sorte de mal s'appellent
malades imaginaires. Il y aussi pour les gué-
rir des remèdes imaginaires ; mais souvent nos
médecins donnent ces remèdes pour les maladies
réelles. En général, les fortes maladies d'ima-
gination attaquent nos femelles ; mais nous
connaissons certains spécifiques naturels pour
les guérir sans douleur. »
Un jour, mon maître me fit un compliment
que je ne méritais pas. Comme je lui parlais
des gens de qualité d'Angleterre, il me dit
qu'il croyait que j'étais gentilhomme, parce
que j'étais beaucoup plus propre et bien
mieux fait que tous les yahous de son pays,
quoique je leur fusse fort inférieur pour la
force et pour l'agilité; que cela venait sans
doute de ma différente manière de vivre et de
ce que je n'avais pas seulement la faculté de
parler, mais que j'avais encore quelques com-
mencements de raison qui pourraient se per-
fectionner dans la suite par le commerce que
j'aurais avec iui.
Il me fit observer en même temps que, par-
mi les Houyhnhnms, on remarquait que les
blancs et les alezans bruns n'étaient pas si
bien faits que les bais châtains, les gris pom-
melés et les noirs ; que ceux-là ne naissaient
— 137 —
pas avec les mêmes talents et les mêmes dis-
positions que ceux-ci ; que pour cela ils res-
taient toute leur vie dans l'état de servitude
qui leur convenait, et qu'aucun d'eux ne son-
geait à sortir de ce rang pour s'élever à
celui du maître, ce qui paraîtrait dans !e pays
une chose énorme et monstrueu.se. • II faut,
disait-il, rester dans l'état où la nature nous
a fait éclore ; c'est l'offenser, c'est sp révolter
contre elle que de vouloir sortir du rang dans
lequel elle nous a donné l'être. Pour vous,
ajouta-t-il, vous êtes sans doute né ce que
vous êtes : car vous tenez du ciel votre no-
blesse, c'est-a-dire votre bon esprit et votre
bon naturel. »
Je rendis à son honneur de très humbles
actions ùe grâces de la bonne opinion qu'il
avait de moi, mais je l'assurai en même temps
que ma naissance était très basse, étant né
seulement d'honnêtes parents, qui m'avaient
donné une assez bonne éducation. Je lui dis
que la noblesse parmi nous n'avait rien de
commun avec l'idée qu'il en avait conçue; que
nos jeunes gentilshommes étaient nourris dès
leur enfance dans l'oisiveté et dans le luxe,
que dès que l'âge le leur permettait, ils s'é-
puisaient avec des femelles débauchées et
corrompues et contractaient des maladies
odieuses : que, lorsqu'il avaient consumé
tout le lu- bien et qu'ils se voyaient entièrement
ruinés, ils se mariaient, a qui ? A une femelle
de basse naissance , lai le, mal faite, mal-
saine, mais riche ; qu'un pareil couple ne man
quait point d'engendrer des enfants mal c
tués, noués, scro mieux, difformes, ce qui
— 138 —
nuait quelquefois jusqu'à la troisième généra-
tion, à moins q ue la judicieuse femelle n'y remé-
diât en implorant le secours de quelque charita-
ble ami. J'ajoutai que, parmi nous, un corps sec,
maigre, décharné, faible, infirme, était devenu
une marque presque infaillible de noblesse ;
que même une complexion robuste et un air de
santé allaient si mal à un homme de qua-
lité, qu'on en concluait aussitôt qu'il était le
fils de quelque domestique de sa maison à qui
madame sa mère avait fait part de ses fa-
veurs, surtout s'il avait l'esprit tant soit peu
élevé, juste et bien fait, et s'il n'était ni bour-
ru, ni efféminé, ni brutal, ni capricieux, ni
débauché, ni ignorant.
VII. — Parallèle des valions et des hommes,
Le lecteur sera peut-être scandalisé des por-
traits fidèles que je fis alors de l'espèce hu-
maine et delà sincérité avec laquelle j'en par-
lai devant un animal superbe, qui avait déjà
une si mauvaise opinion de tous les hayous ;
mais j'avoue ingénument que le caractère des
Houyhnhnms et les excellentes qualités de
ces vertueux quadrupèdes avaient fait une
telle impression sur mon esprit, que je ne
pouvais les comparer à nous autres humains
sans mépriser tous mes semblables. Ce mé-
pris me les fit regarder comme presque indi-
gnes de tout ménagement. D'ailleurs , mon
maître avait l'esprit très pénétrant, et remar-
quait tous les jours dans ma personne des dé-
— 139 —
fauts énormes dont je ne m'étais jamais aper-
çu, et que je regardais tout au plus comme de
fort légères imperfections. Ses censures judi-
cieuses m'inspirèrent un esprit critique et mi-
santhrope, et l'amour qu'il avait pour la vérité
me fit détester le mensonge et fuir le dégui-
sement dans mes récits.
Mais j'avouerai encore ingénument un autre
principe de ma sincérité. Lorsque j'eus passé
une année parmi les Houvhnhnms, je conçus
pour eux tant d'amitié, de respect, d'estime et
de vénération, que je résolus alors de ne ja-
mais Bouger à retourner dans mon pays, mais
de finir mes jours dans cette heureuse contrée,
où le ciel m'avait conduit pour m'apprendre à
cultiver la vertu. Heureux si ma résolution
eût été efficace I Mais la fortune, qui m'a tou-
jours persécuté, n'a pas permis que je pusse
jouir de ce bonheur. Quoi qu'il en soit, à pré-
sent que je suis en Angleterre, je me sais bon
gré de n'avoir pas tout dit et d'avoir caché
aux Houvhnhnms les trois quarts de nos ex-
travagances et de nos vices ; je palliais même
de temps en temps, autant qu'il m'était pos-
sible, les défauts de mes compatriotes. Lors
même que je les révélais, j'usais de restric-
tions mentales, et tâchais de dire le faux sans
mentir. N'étais-je pas en cela tout à fait excu-
sable ? Qui est-ce qui n'est pas un peu partial
quand il s'agit de sa chère patrie ! J'ai rap-
porté jusqu'ici la subsance de mes entretiens
avec mon maître durant le temps que j'eus
l'honneur d'être à son service; mais, pour évi-
ter d'être long, j'ai pasté sous silence plu-
sieurs autres articles.
— 140 —
Un jour, il m'envoya chercher de grand ma-
tin, et m'ordonnant de m'asseoir à quelque
distance de lui (honneur qu'il ne m'avait point
encore fait), il me parla ainsi :
« J'ai repassé dans mon esprit tout ce que
vous m'avez dit, soit à votre sujet, soit au
sujet de votre pays. Je vois clairement que
vous et vos compatriotes avez une étincelle de
raison, sans que je puisse deviner comment
ce petit lot vous est échu; mais je vois aussi
que l'usage que vous en faites n'est que pour
augmenter tous vos défauts naturels et pour
en acquérir d'autres que la nature ne vous
avait point donnés. Il est certain que vous
ressemblez aux yahous de ce pays-ci pour la
figure extérieure, et qu'il ne vous manque,
pour être parfaitement tel qu'eux, que de la
force, de l'agilité et des griffes plus longues.
Mais du côté des mœurs, la ressemblance est
entière. Ils se haïssent mortellement les uns
les autre et la raison que nous avons cou-
tume d'en donner est qu'ils voient mutuel-
lement leur laideur et leur figure odieuse*
sans qu'aucun d'eux considère la sienne pro-
pre. Comme vous avez un petit grain de rai-
son, et que vous avez compris que la vue
réciproque de la figure impertinente de vo
corps était pareillement une chose insuppor-
table et qui vous rendrait odieux les uns aux
autres, voua vous êtes avisés de les couvrir
par prudence et par amour-propre; mais
malgré cette précaution, vous ne vous haïssez
pas moins, parce que d'autres sujets de divi-
sion, qui régnent parmi nos yahous, régnent
aussi parmi vous. Si, par exemple, nous ja-
— 141 —
tons à cinq yahous autant de viande qu'il en
suffirait pour en rassassier cinquante, ces cinq
animaux, gourmands et voraces, au lieu de
manger en paix ce qu'on leur donne en abon-
dance, se jettent les uns sur les autres, se
mordent, se déchirent, et chacun d'eux veut
manger tout, en sorte que nous sommes obli-
gés de les faire tous repaître à part, et même
de lier ceux qui sont rassassiés, de peur qu'ils
n'aillent se jeter sur ceux qui ne le sont pas
encore. Si une vache dans le voisinage meurt
de vieillesse ou par accident, nos yahous
n*ont pas plutôt appris cette agréable nou-
velle que les voilà tous en campagne , trou*
peau contre troupeau , basse - cour contre
basse-cour; c'est à qui s'emparera de la va-
che. On se bat, on s'égratigne, on se déchire,
jusqu'à ce que la victoire penche d'un côté,
et, si on ne se massacre pas, c'est qu'on n'a
pas la raison des yahous d'Europe pour in-
venter des machines meurtrières et des armes
massacrantes. Nous avons, en quelques en-
droits de ce pays, de certaines pierres luisan-
tes de différentes couleurs, dont nos yahous
sont fort amoureux. Lorsqu'ils en trouvent, ils
font leur possible pour les tirer de la terre, où
elles sont ordinairement un peu enfoncées;
ils les portent dans leurs loges et en font un
amas qu'ils cachent soigneusement et sur le-
quel ils veillent sans cesse comme sur un tré-
sor, prenant bien garde que leurs camarade^
ne le découvrent. Nous n'avons encore pu
connaître d'où leur vient cette inclination
violente pour les pierres luisantes, ni à quoi
elles peuvent leur être utiles; mais je m'ima-
- 142 ^
gine à présent que cette avarice de vos yatious
dont vous m'avez parlé se trouve aussi dans
les nôtres, et que c'est ce qui les rend si pas-
sionnés pour les pierres luisantes. Je voulus
une fois enlever à un de nos yahous son cher
trésor : l'animal, voyant qu'on lui avait ravi
l'objet de sa passion, se mit à hurler de toute
sa force; il entra en fureur et puis il tomba
en faiblesse ; il devint languissant, il ne man-
gea plus, ne dormit plus, ne travailla plus,
jusqu'à ce que j'eusse donné ordre à un de mes
domestiques de reporter le trésor dans l'endroit
d'où je le l'avais tiré. Alors, l'yabou commença
à reprendre ses esprits et sa bonne humeur,
et ne manqua pas de cacher ailleurs ses bi-
joux. Lorsqu'un yahou a découvert dans un
champ ane de ces pierres, souvent un autre
yahou survient qui la lui dispute; tandis
qu'ils se battent, un troisième accourt et em-
porte la pierre, et roilà le procès terminé.
Selon ce que vous m'avez dit, ajouta-t-il, vos
procès ne se vident pas si promptement dans
votre pays, ni à si peu de frais. Ici, les deux
plaideurs (si je puis les appeler ainsi), en sont
quittes pour n'avoir ni l'un ni l'autre la chose
disputée; au lieu que chez vous, en plaidant,
on perd souvent et ce qu'on veut avoir et ce
qu'on a.
* H prend souvent à nos yahous une fantaisie
dont nous ne pouvons concevoir la cause.
Gras, bien nourris, bien couchés, traités dou-
cement par leurs maîtres, pleins de santé et
de force, ils tombent tout à coup dans un
■ «>ic^r £,pnt, dans un dégoût, dans une mélan-
~ oUe u° ( / qui les rend mornes et stupides. Ea
— 443 —
cet état, ils fuient leurs camarades, ils ne
mangent point, ils ne sortent point ; ils parais-
sent rêver dans le coin de leurs loges et s'abî-
mer àans leurs pensées lugubres. Pour les
guérir 1e cette maladie, nous n'avons trouvé
qu'un remède, c'est de les réveiller par un
traitement un peu dur et de les employer à des
travaux pénibles. L'occupation que nous leur
donnons alors met en mouvement tous leurs
esprits et rappelle leur vivacité naturelle.
Lorsque mon maître me raconta ce fait avec
ses circonstances, je ne pus m'empècher de
songer à mon pays, où la même chose arrive
souvent, et où Ton voit des hommes comblés
de biens et d'honneurs, pleins de santé et de
vigueur, environnés de plaisirs et préservés
de toute inquiétude, tomber tout à coup dans
la tristesse et dans la langueur, devenir à
charge à eux-mêmes, se consumer par des
réflexions chimériques, s'affliger, s'appesantir
et ne faire plus aucun usage de leur esprit,
livré aux vapeurs hypocondriaque?. Je suis
persuadé que le remède qui convient à cette
maladie est celui qu'on donne aux yahous, et
qu'une vie laborieuse et pénible est un régime
excellent pour la tristesse et la mélancolie.
C'est un remède que j'ai éprouvé moi-même,
et que je conseille au lecteur de pratiquer
lorsqu'il se trouvera dans un pareil état. Au
reste, pour prévenir le mal, je l'exhorte à'
n'être jamais oisif; et, supposé qu'il n'ait
malheureusement aucune occupation dans le
jnciide, je le prie d'observer qu'il y 9 de la
diiîe'rence entre ne faire rien et n'avoir rien
à faire. Nos yahous» continua mon maître,
— 144 —
cnt une passion violente pour une certaine
racine qui rend beaucoup de jus. Ils la cher-
chent avec ardeur, et la sucent avec un plai-
sir extrême et sans se lasser. Alors on les voit
tantôt se caresser, tantôt s'égratigner, tantôt
hurler et faire des grimaces, tantôt jaser, dan-
ser, se jetei par terre, se rouler et s'endormir
dans la boue. Les femelles des yahous semblent
redouter et fuir l'approche des maies ; elles ne
souffrent point qu'ils les caressent ouvertement
devant les autres; la moindre liberté en public
les blesse, les révolte et les met en courroux;
mais lorsqu'une de ces chastes femelles voit
passer dans un endroit écarté quelque yahou
jeune et bien fait, elle se cache derrière un
arbre ou un buisson, de manière pourtant que
le jeune yahou puisse l'apercevoir et l'aborder.
Aussitôt elle s'enfuit, mais regardant souvent
derrière elle, et conduit si bien ses pas, que
l'yahou passionné qui la poursuit l'atteint enfin
dans un lieu favorable au mystère et à ses dé-
sirs. Là, désormais, elle atten dra tous les jour3
son nouvel amant, qui ne manquera point de
s'y rendre, à moins qu'une pareille aventure
ne se présente à lui sur le chemin et ne lui
fasse oublier la première. Mais la femelle man-
que quelquefois elle-même au reniez- vous; le
changement plaît de? deux côtés, et la diver-
sité est autant du goût de l'un que de l'autre.
Le plaisir d'une femelle est de voir des mâles
se terrasser, se mordre, s'égratigner, se dé-
chira pour l'amour d'elle; elle les excite au
combat, et devient le prix du vainqueur, a
qui elle se donne pour l'égratigner dans la suite
lui-même ou pour en cire égratignée, et c'est
I
— 145 —
par là que finissent toutes leurs amours. Ils
aiment passionnément leurs petits; les mâles,
qui s'en croient les pères, les chérissent, quoi-
qu'il leur soit impossible de s'assure* qu'ils
aient eu part à leur naissance. »
Je m'attendais que son honneur allait en
dire bien davantage au sujet des mœurs des
yahous, et qu'il ne lui échapperait rien de tous
nos vices. J'en rougissais d'avance pour l'hon-
neur de mon espèce, et je craignais qu'il n'al-
lât décrire tous les genres d'impudicité qui
régnent parmi les yahous de son pays ; Sau-
raient été l'affreuse image de nos débauches à
la mode, où la nature ne suffit pas à nos dé-
sirs effrénés, où cette nature se cherche sans
se trouver, et où nous nous formons des plai-
sirs inconnus aux autres animaux, vice odieux
auquel les seuls yahous ont du penchant, et
que la raison n'a pu étouffer dans ceux de
notre hémisphère.
VIII. — Philosophie et mœurs des Houyhnhnms.
Je priais quelquefois mon maître de me lais-
ser voir les troupeaux de yahous du voisinage,
afin d'examiner par moi-même leurs manières
et leurs inclinations. Persuadé de l'aversion
que j'avais pour eux, il n'appréhenda point
que leur vue et leur commerce me corrompis-
sent; mais il voulut qu'un gros cheval alezan-
brûlé, l'un de ses fidèles domestiques, et qui
était d'un fort bon naturel, m'accompagnât
toujours, de peur qu'il ne m'arrivât quelque
accident.
— 146 ~
Ces yahous me regardaient comme un ds
ieurs semblables, surtout ayant une fois vu
mes manches retroussées, avec ma poitrine
et mes bras découverts. Ils voulurent pour
lors s'approcher de moi, et ils se mirent à me
contrefaire en se dressant sur leurs pieds de
derrière, en levant la tête et en mettant une
de leurs pattes sur le côté. La vue de ma
figure les faisait éclater de rire. Ils me témoi-
gnèrent néanmoins de l'aversion et de la
haine, comme font toujours les singes sauva-
ges à l'égard d'un singe apprivoisé qui porte
un chapeau, un habit et des bas.
Il ne m'arriva avec eux qu'une aventure.
Un jour qu'il faisait fort chaud et que je me
baignais, une jeune yahousse me vit, se jeta
dans l'eau, s'approcha de moi et se mit à me
serrer de toute sa force. Je poussai de grands
cris, et je crus qu'avec ses griffes elle allait
me déchirer; mais, malgré la fureur qui l'a-
nimait et la rage peinte dans ses yeux, elle
ne m'égratigna seulement pas. L'alezan ac-
courut et la menaça, et aussitôt elle prit la
fuite. Cette histoire* ridicule ayant été racon»
tée à la maison, réjouit fort mon maître et
toute sa famille, mais elle me causa beaucoup
de honte et de confusion. Je ne sais si je dois
remarquer que cette yahousse avait les che-
veux noirs et la peau plus brune que toutes
celles que j'avais vues.
Comme j'ai passé trois années entières dans
ce pays-là, le lecteur attend de moi, sans
doute, qu'à l'exemple de tous les autres voya-
geurs, je fasse un ample récit des habitants
de ce pays, c'est-à-dire des Houyhnhnms, et
— 147 —
que j'expose en détail leurs usages, leurs
mœurs, leurs maximes, leurs manières. C'est
aussi ce que je vais tâcher de faire, mais en
peu de mots.
Comme les Houyhnhnms, qui sont les maî-
tres et les animaux dominants dans cette
contrée, sont tous nés avec une grande incli-
nation pour la vertu, et n'ont pas même l'idée
du mal par rapport à une créature raisonna-
ble, leur principale maxime est de cultiver
et de perfectionner leur raison et de la pren-
dre pour guide dans toutes leurs actions.
Chez eux, la raison ne produit point de pro-
tlèmes comme parmi nous, et ne forme
point d'arguments également vraisemblables
pour et contre. Ils ne savent ce que c'est que
mettre tout en question et de défendre des
sentiments absurdes et des maximes malhon-
nêtes et pernicieuses à la faveur de /a proba-
bilité. Tout ce qu'ils disent porte la convic-
tion dans l'esprit, parce qu'ils n'avancent
lien d'obscur, rien de douteux, rien qui soit
ïéguisé ou défiguré par les passions et par
l'intérêt. Je me souviens que j'eus beaucoup
de peine à faire comprendre à mon maître ce
que j'entendais par le mot i'opinion, et com-
ment il était possible que nous disputassions
quelquefois et que nous fussions rarement du
même avis. « La raison, disait-il, n'est-elle
pas immuable? La vérité n'est-elle pas une?
Devons-nous affirmer comme sûr ce qui est
:ain ? Devons-nous nier positivement ce
que nous ne voyons pas clairement ne pou-
voir être ? Pourquoi agitez-vous des questions
que l'évidence ne peut décider, et où, quel-
— 143 —
que parti que vous preniez, vous» serez tou-
jours livrés au doute et à l'incertitude ? A
quoi servent toutes ces conjectures philoso-
phiques, tous ces vains raisonnements sur de3
matières incompréhensibles , toutes ces re-
cherches stériles et ces disputes éternelles?
Quand on a de bons yeux, on ne se heurte
point; avec une raison pure et clairvoyante,
on ne doit point contester, et, puisque vous
le faites, il faut que votre raison scit couverte
de ténèbres ou que vous haïssiez la vérité »
C'était une chose admirable que la bonne
philosophie de ce cheval : Socrate ne raisonna
jamais plus sensément. Si nous suivions ces
maximes, il y aurait assurément , en Europe,
moins d'erreurs qu'il n'y en a. Mais alors, que
deviendraient nos bibliothèques ? que devien-
draient la réputation de nos savants et le né-
goce de nos libraires ? La république des let-
tres ne serait que celle de la raison, et il n'y
aurait, dans les universités, d'autres écoles
que celles du bon sens.
LesHouyhnhnms s'aiment les uns les autres,
s'aident, se soutiennent et se soulagent réci-
proquement; ils ne se portent point envie;
ils ne sont point jaloux du bonheur de leurs
voisins ; ils n'attentent point sur la liberté et
sur la vie de leurs semblables ; ils se croiraient
malheureux si quelqu'un de leur espèce l'était,
et ils disent, à l'exemple d'un ancien : Nihil
caballini a me alienum puto. Ils ne médisent
point les uns des autres ; la satire ne trouve
chez eux ni principe ni objet ; les supérieurs
n'accablent point les inférieurs du poids de
leur rang et de leur autorité ; leur conduite
~- 149 —
sage, prudente et modérée ne produit jamaia
le murmure ; 3a dépendance est un lien et non
un joug, et la puissance, toujours soumise
aux lois de l'équité, est révérée sans être re-
doutable.
Leurs mariages sont bien mieux assortis
que les nôtres. Les mâles choisissent pour
épouses des femelles de la même couleur
qu'eux. Un gris-pommelé épousera toujours
une grise-pommelée, et ainsi des autres. On
ne voit donc ni changement, ni révolution,
ni déchet dans les familles ; les enfants sont
tels que leurs pères et leurs mères ; leurs ar-
mes et leurs titres de noblesse consistent
dans leur figure, dans leur taille, dans leur
force, dans leur couleur , qualités qui se per-
pétuent dans leur postérité ; en sorte qu'on ne
voit point un cheval magnifique et superbe
engendrer une rosse, ni d'une rosse naîfre un
beau cheval, comme cela arrive si souvent en
Europe.
Parmi eux, on ne remarque point de mau-
vais ménage. L'épouse est fidcle à son mari,
et le mari l'est également à son épouse.
L'un et l'autre vieillissent sans se refroidir,
au moins du côté du cœur ; le divorce et la
séparation, quoique permis, n'ont jamais été
pratiqués chez eux; les époux sont toujours
amants, et les épouses toujours maîtresses,
ils ne sont point impérieux, elles ne sont
point rebelles, et jamais elles ne s'avisent de
refuser ce qu'ils sont en droit et presque
toujours en état d'exiger.
Leur chasteté réciproque est le fruit de la
raison, et non de la crainte, des égajds ou
— 450 —
du préjugé. Ils sont chastes et fidèles, parcs
que, pour la douceur de leur vie et pour le
"bon ordre, ils ont promis de l'être. C'est l'u-
nique motif qui leur fait considérer la chas-
teté comme une vertu. Ils regardent d'ailleurs
comme un vice condamné par la nature la
négligence* d'une propagation légitime de leur
espèce, et ils abhorrent tout ce qui y peut
mettre obstacle ou y apporter quelque retar-
dement.
Us élèvent leurs enfants avec un soin in-
fini. Tandis que la mère veille sur le corps et
sur la santé, le père veille sur l'esprit et sur
la raison. Ils répriment en eux, autant qu'il
est possible, les saillies et les ardeurs fou-
gueuses de la jeunesse, et les marient de
bonne heure, conformément aux conseils de
la raison et aux désirs de la nature. En atten-
dant, ils ne souffrent aux jeunes mâles qu'une
seule maîtresse, qui loge avec eux, et est mise
au nombre des domestiques de la maison,
mais qui, au moment du mariage, est toujours
congédiée.
On donne aux femelles à peu près la même
éducation qu'aux m&es, e": je me souvieng
que mon maître trouvait déraisonnable et ri-
dicule notre usage à cet égard, ii ûisait que
la moitié de notre espèce n'avait d'autre talênï
que celui de la multiplier.
Le mérite des mâles consiste principale-
ment dans la force et dans la légèreté, et ce-
lui des femelles dans la douceur et dans la
souplesse. Si une femelle a les qualités d'un
mâle, on lui cherche un époux qui ait les
qualités d'une femelle; alors tout est corn-
- loi -
pensé, et il arrive, comme quelquefois parmi
nous, que la femme est le mari et que ie mari
est la femme. En ce cas, les enfants qui nais-
sent d'eux ne dégénèrent ppint, mais ressem-
blent et perpétuent heureusement les proprié-
tés de3 auteurs de leur être.
IX. — Parlement des Houyhnhnms. — Question im-
portante agitée dans cette assemblée de toute la na-
tion. — Détail au sujet de quelques usages du
pays.
Pendant mon séjour en ce pays des Houy-
hnhnms, environ trois mois avant mon dé-
part, il y eut une assemblée générale de la
nation, une espèce de parlement, où mon
maître se rendit comme député de son can-
ton. On y traita une affaire qui avait déjà été
cent fois mise sur le bureau, et qui était la
seule question qui eût jamais partagé les es-
prits des Houyhnhnms. Mon maître, à son
retour, me rapporta tout ce qui s'était passé
à ce sujet.
Il s'agissait de décider s'il fallait absolu-
ment exterminer la race des yahous. Un des
membres soutenait l'affirmative, et appuyait
son avis de diverses preuves très fortes et très
solides. Il prétendait que l'yahou était l'ani-
mal le plus difforme, le plus méchant et le
plus dangereux que la nature eût jamais pro-
| duit; qu'il était également malin et indocile,
et qu'il ne songeait qu a nuire à tous les au-
I très animaux. Il rappela une ancienne tradi-
tion répandue dans le pays, selon laquelle on
— 452 —
assurait que les yahous n'y avaient pas été de
tout temps, mais que, dans un certain siècle,
il en avait paru deux sur le haut d'une mon-
tagne, soit qu'ils eussent été formés d'un li-
mon gras et glutineux, échauffé par les
rayons du soleil, soit qu'ils fussent sortis de la
vase de quelque marécage, soit que l'écume
de la mer les eût fait éclore, que ces deux
yahous en avaient engendré plusieurs autres,
et que leur espèce s'était tellement multipliée
que tout le pays en était infecté ; que, pour
prévenir les inconvénients d'une pareille mul-
tiplication, les Houyhnhnms avaient autrefois
ordonné une chasse générale des yahous;
qu'on en avait pris une grande quantité, et
qu'après avoir détruit tous les vieux, on en avais
gardé les plus jeunes, pour les apprivoiser, au-
tant que cela serait possible à l'égard d'uri
animal aussi méchant, et qu'on les avait des-
tinés à tirer et à porter. Il ajouta que ce qu'ii.
y avait de plus certain dans cette tradition
était que lesyahousn'étaientpointyln/im'amsA-y
(c'est-à-dire aborigènes). Il représenta que les
habitants du pays ayant eu l'imprudente fan-
taisie de se servir des yahous, avaient mal à
propos négligé l'usage des ânes, qui étaient
de très bons animaux, doux, paisibles, dociles,
soumis, aisés à nourrir, infatigables, et qui
n'avaient d'autre défaut que d'avoir une voix
un peu désagréable , mais qui l'était en-
core moins que celle de la plupart des
yahous.
Plusieurs autres sénateurs ayant harangué
diversement et très éloquemmentsur le même
sujet, mon maître se leva et propo&aunexpé-
— 153 —
aient judicieux, dont je lui avais îait naîtra
l'idée. D'abord, il confirma la tradition popu-
laire par son suffrage, et appuya ce qu'avait
dit savamment sur ce point d'histoire l'hono-
rable membre qui avait parlé avant lui. Maif
il ajouta qu'il croyait que ces deux premiers
yahous dont il s'agissait étaient venus de
quelque pays d'outre -mer, et avaient été
mis à terre et ensuite abandonnés par leur3
camarades, qu'ils s'étaient d'abord retirés sur
les montagnes et dans les forêts ; que, dans la
suite des temps, leur naturel s'était altéré,
qu'ils étaient devenus sauvages et farouches,
et entièrement différents de ceux de . leur es-
pèce qui habitent des pays éloignés. Pour éta-
blir et appuyer solidement cette proposition,
il dit qu'il avait chez lui, depuis quelque
temps, un yahou très extraordinaire, dont les
membres de l'assemblée avaient sans doute
ouï parler et que plusieurs même avaient vu.
Il raconta alors comment il m'avait trouvé
d'abord, et comment mon corps était couvert
d'une composition artificielle de poils et de
peaux de bètes; il dit que j'avais une lan.
gue qui m'était propre, et que pourtant j'avais
parfaitement appris la leur; que je lui avais
fait le récit de l'accident qui m'avait conduit
sur ce rivage ; qu'il m'avait vu dépouillé et nu,
et avait observé que j'étais un vrai et parfait
yahou, si ce n'est que j'avais la peau blanche,
peu de poil et des griffes fort courtes.
« Cet yahou étranger, ajouta-t-il, m'a voulu
persuader que, dans son pays et dans beaucoup
d'autres qu'il a parcourus, les yahous sont les
seuls animaux maîtres, dominants et raisonna-
— 154 —
fàœ, et que les Houyhnhnms y sont dans l'es-
clavage et dans la misère. Il a certainement
toutes les qualités extérieures de nos yahous,
mais il faut avouer qu'il est bien plus poli, et
qu'il a même quelque teinture de raison. Il ne
raisonne pas tout à fait comme un Houyhnhnm,
mais il a au moins des connaissances et des
lumières fort supérieures à celles de nos ya-
hous. Mais voici, messieurs, ce qui va vous
surprendre, et à quoi je vous supplie de faire
-attention : le croirez-vous? il m'a assuré que,
dans son pays, on ren lait eunuques les Houy-
hnhnms dès leur plus tendre jeunesse, que
cela les rendait doux et dociles, et que cette
opération était aisée et nullement dangereuse.
Sera-ce la première fois, messieurs, que les
bêtes nous auront donné quelque leçon, et que
nous aurons suivi leur utile exemple ? La four-
mi ne nous apprend-elle pas à être industrieux
et prévoyants ? et l'hirondelle ne nous a-t-elle
pas donné les premiers éléments de l'architec-
ture? Je conclus donc qu'on peut fort bien in-
troduire en ce pays-ci, par rapport aux jeu-
nes yahous, l'usage de la castration. L'avan-
tage qui en résultera est que ces yahous,
ainsi mutilés, seront plus doux, plus soumis,
plus traitables, et, par ce moyen, nous en dé-
truirons peu à peu la maudite engeance. J'o-
pine en même temps qu'on exhortera tous les
Houyhnhnms à élever avec grand soin les
ânens, qui sont en vérité préférables aux ya-
hous à *.ous égards, surtout en ce qu'ils sont
capables de travailler à l'âge de cinq ans, tan-
dis que les yahous ne sont capables de rien
jusqu'à douze.»
— ISS —
Voila ce que mon maître m'apprit des déli»
bérations du parlement. Mais il ne me dit pan
une autre particularité qui me regardait per-
sonnellement, et dont je ressentis bientôt les
funestes effets; c'est, hélas! la principale
époque de ma vie infortunée ! Mais avant que
d'exposer cet article, il faut que je dise encore
quelque chose du caractère et des usages des
Houyhnknms.
Les Houyhnhnms n'ont point de livres ; ils
ne savent ni lire ni écrire, et par conséquent
toute leur science est la tradition. Comme ce
peuple est paisible, uni, sage, vertueux, tré3
raisonnable, et qu'il n'a aucun commerce avec
les peuples étrangers, les grands événements
sont très rares dans leur pays, et tous les traits
de leur histoire qui méritent d'être sus peu-
vent aisément se conserver dans leur mémoire
sans la surcharger.
Ils n'ont ni maladies ni médecins. J'avoue
que je ne nuis décider si le défaut des méde-
cins vient du défaut des maladies, ou si le
défaut des maladies vient du défaut des mé-
decins; ce nest pas pourtant qu'ils n'aient de
temps en temps quelques indispositions; mais
ils savent se guérir aisément eux-mêmes
par la connaissance parfaite qu'ils ont des
plantes et des herbes médicinales, vu qu'ils
étudient sans cesse la botanique dans leurs
promenades et souvent même pendant leurs
repas.
Leur poésie est fort belle, et surtout très
harmonieuse. Elle ne consiste ni dans un ba-
dinage familier et bas, ni dans un langage af-
fecté, ci dans un jargon précieux, ni dans des
— 156 —
pointes épigrammatiques, ni dans des subti-
lités obscures, ni dans des antithèses puériles,
ni dans les agudczas des Espagnols, ni dans
les concetti des Italiens, ni dans les figures
outrées des Orientaux. L'agrément et la jus-
tesse clés similitudes, la richesse et l'exactitude
des descriptions, la liaison et la vivacité des
images, voilà l'essence et le caractère de leur
poésie. Mon maître me récitait quelquefois
des morceaux admirables de leurs meilleurs
poëmes : c'était en vérité tantôt le style d'Ho-
mère, tantôt celui de Virgile, tantôt celui de
Miiton.
Lorsqu'un Houyhnhnm meurt, cela n'afflige
ni ne réjouit personne. Ses plus proches pa-
rents et ses meilleurs amis regardent son tré-
pas d'un œil sec et très indifférent. Le mourant
lui-même ne témoigne pas le moindre regret
de quitter le monde ; il semble finir une visite
et prendre congé d'une compagnie avec la-
quelle il s'est entretenu longtemps. Je me sou-
viens que mon maître ayant un jour invité un
de ses amis avec toute sa famille à se rendre
chez lui pour une affaire importante, on con-
vînt de part et d'autre du jour et de l'heure.
Nous fûmes surpris de ne point voir arriver la
compagnie au temps marqué. Enfin l'épouse,
accompagnée de ses deux enfants, se rendit
au logis , mais un peu tard, et dit en entrant
qu'elle priait qu'on l'excusât, parce gue son
mari venait de mourir ce matin d'un accident
imprévu. Elle ne se servit pourtant pas du
terme de mourir, qui est une expression mal-
honnête, mais de celui de shnuwnh, qui signi-
fie à la lettre aller retrouver sa grcmd'mèrc. Elle
— 157 —
fut très gaie pendant tout le temps qu'elle
passa au logis, et mourut elle-même gaiement
au bout de trois mois, ayant eu une assez
agréable agonie.
Les Houyhnhnms vivent la plupart soixante-
I dix et soixante-quinze ans, et quelques-un?
quatre-vingts. Quelques semaines avant que
de mourir, ils pressentent ordinairement leur
fin et n'en sont point effrayés. Alors ils reçoi-
vent les visites et les compliments de tous
leurs amis, qui viennent leur souhaiter un bon
! voyage. Dix jours avant le décès, le futur mort,
qui ne se trompe presque jamais dans son
'. calcul, va rendre toutes les visites qu'il a re-
\ eues, porté dans une litière par ses yahous ;
c'est alors qu'il prend congé dans les formes
de tous ses amis et qu'il leur dit un dernier
adieu en cérémonie , comme s'il quittait une-
contrée pour aller passer le reste de sa vie-
dans une autre.
Je ne veux pas oublier d'observer ici que les
Houyhnhnms n'ont point de terme dans leur
langue pour exprimer ce qui est mauvais, et
qu'ils se servent de métaphores tirées de la
difformité et des mauvaises qualités des ya-
hous; ainsi, lorsqu'ils veulent exprimer l'étour-
derie d'un domestique , la faute d'un de leurs
enfants, une pierre qui leur a offensé le pied,
un mauvais temps et autres choses sembla-
bles, ils ne font que dire la chose dont il s'agit,
su y ajoutant simplement l'épithète d'yahou.
Par exemple, pour exprimer ces choses, ils
liront hhhmyihou, ivhnaholm yahou, ynlhmnd-
wihlma yahou ; et pour signifier une maison
mal bâtie, ils diront ynholmhnmrohinw yahou.
— 158 —
Si quelqu'un désire en savoir davantage au
sujet des moeurs et des usages des Houyhn-
imms, il prendra, s'il lui plaît, la peine d'at-
tendre qu'un gros volume in-quarto que je
prépare sur cette matière soit achevé. J'en
publierai incessamment le prospectus , et les
souscripteurs ne seront point frustrés de leurs
espérances et de leurs droits. En attendant^
je prie le public de se contenter de cet abrégé,
et de vouloir bien que j'achève de lui contei
le reste de mes aventures.
X. — Félicité de l'auteur dans le pays des Houyhn-
hnms. — Les plaisirs quMI goûte dans leur conver-
sation; le genre de vie qu'il mène parmi eux. — Il
est banni du pays par ordre du parlement.
J'ai toujours aimé l'ordre et l'économie, et,
dans quelque situation que je me sois trouvé,
je me suis toujours fait un arrangement in-
dustrieux pour ma manière de vivre. Mais
mon maître m'avait assigné une place pour
mon logement environ à six pas de la maison,
et ce logement, qui était une hutte conforme
à l'usage du pays et assez semblable à celle
des yahous, n'avait ni agrément ni commodité.
J'allai chercher de la terre glaise, dont je me
fis quatre murs et un plancher, et, avec des
joncs, je formai une natte dont je couvris ma
hutte. Je cueillis du chanvre qui croissait na-
turellement dans les champs ; je le battis, j'en
composai du fil, et de ce fil mie espèce de
toile, que je remplis de plumes d'oiseaux, pour
être couché mollement et à mon aise. Je me
— 150 —
de une table et une chaise avec mon couteau
et avec le secours de l'alezan. Lorsque mon
habit fut entièrement usé, je m'en donnai un
neuf de peaux de lapins, auxquelles je joignis
celles de certains animaux appelés nnuhnoh,
qui sont fort beaux, et à peu près de la même
grandeur, et dont la peau est couverte d'un
duvet très fin. De cette peau, je me fis aussi
des bas très propres. Je ressemelai mes sou-
liers avec de petites planches de bois que j'at-
tachai à l'empeigne, et quand cette empeigne
fut usée entièrement, j'en fis une de peau
d'yahou. A l'égard de ma nourriture, outre ce
que j'ai dit ci-dessus, je ramassais quelquefois
du miel dans les troncs des arbres, et je le
mangeais avec mon pain d'avoine. Personne
n'éprouva jamais mieux que moi que la nature
se contente de peu, et que la nécessité est la
mère de l'invention.
Je jouissais d'une santé parfaite et d'une
paix d'esprit inaltérable. Je ne me voyais
exposé ni à l'inconstance ou à la trahison
Ces amis, ni aux pièges invisibles des enne-
mis cachés. Je n'étais point tenté d'aller
faire honteusement ma cour à un grand sei-
gneur ou a sa maîtresse pour avoir l'honneur
de sa protection ou de sa bienveillance. Je
n'étais point obligé de me précautionner
contre la fraude et l'oppression; il n'y avait
point là d'espion et de délateur gagé, ni de
lord mayor crédule, politique, étourdi et
malfaisant. Là, je ne craignais point de voir
mon aonneur flétri par des accusations ab-
surdes, et ma liberté honteusement ravie par
des complots indignes et par des ordres sur-
— 160 —
pris. Il n*y avait point, en ce pays-là, de mé-
decins pour m'empoisonner, de procureurs
pour me ruiner, ni d'auteurs pour m'ennuyer.
Je n'étais point environné de railleurs, de
rieurs, de médisants, de censeurs, de calom-
niateurs, d'escrocs, de filous, de mauvais
plaisants, de joueurs, d'impertinents nouvel-
listes, d'esprits forts, d'hypocondriaques, de
babillards, de disputeurs, de gens de parti,
de séducteurs, de faux savants. Là, point de
marchands trompeurs, point de faquins, point
de précieux ridicules, point d'esprits fades,
point de damoiseaux, point de petits maîtres,
point de fats, point de traîneurs d'épée, point
d'ivrognes, point de p...., point de pédants.
Mes oreilles n'étaient point souillées de dis-
cours licencieux et impies ; mes yeux n'étaitnt
point blessés par la vue d'un maraud enrichi
et élevé, et par celle d'un honnête homme
abandonné à sa vertu comme à sa mauvaise
destinée.
J'avais l'honneur de m'entretenir souvent
avec messieurs les Houyhnhnms qui venaient
au logis, et mon maître avait la bonté de souf-
frir que j'entrasse toujours dans la salle poar
profiter de leur conversation. La compagnie
me faisait quelquefois des questions, aux-
quelles j'avais l'honneur de répondre. J'accom-
pagnais aussi mon maître dans ses visites,
mais je gardais toujours le silence, à inoma
qu'on ne m'interrogeât. Je faisais le person-
nage d auditeur avec une satisfaction infinie ;
tout ce que j'entendais était utile et agréable,
et toujours exprimé en peu de mots, mais avec
grâce; la plus exacte bienséance était obser-
— 161 —
yée sans cérémonie ; chacun disait et enten-
dait ce qui pouvait lui plaire. On ne s'inter-
rompait point, on ne s'assommait point de ré-
cits "longs et ennuyeux, on ne discutait point,
en ne chicanait point.
Ils avaient pour maxime que, dans une corn
pagnie, il est bon que le silence régne de
temps en temps, et je crois qu'ils avaient rai-
son. Dans cet intervalle, et pendant cette
espèce de trev^, l'esprit se remplit d'idées nou-
velles, et la conversation en devient ensuite
plus animée et plus vive. Leurs entretiens rou-
laient d'ordinaire sur les avantages et les agré-
ments de l'amitié, sur les devoirs de la jus-
tice, sur la bonté, sur l'ordre, sur les opéra-
tions admirables de la nature, sur les anciennes
traditions, sur les conditions et les bo nés de
la vertu, sur les règles invariables de la rai-
son, quelquefois sur les délibérations de la
prochaine assemblée du parlement, et souvent
sur le mérite de leurs poètes et sur les quali-
tés de la bonne poésie.
Je puis dire sans vanité que je fournissais
quelquefois moi-même à la conversation, c'est-
à-dire que je donnais lieu à de fort beaux rai-
sonnements; car mon maître les entretenait
de temps en temps de mes aventures et de
J'histoire de mon pays, ce qui leur faisait faire
des réflexions fort peu avantageuses à la raca
humaine, et que. pour cette raison, je ne rap-
porterai point. J'observerai seulement que
mon maître paraissait mieux connaître la na-
ture des yahous qui sont dans les autres par-
ties du monde que je ne la connaissais moi-
même. Il découvrait la source de tous nos
«UJ.IYER t. Il, g
— 182 —
égarements, il approfondissait la matière de
nos vices et de nos folies, et devinait une
infinité de choses dont je ne lui avais jamais
parlé. Cela ne doit point paraître incroyable,
il connaissait à fond les yahous de son pays,
en sorte qu'en leur supposant un certain pe-
tit degré de raison, il supputait de quoi ils
étaient capables avec ce surcroît, et son esti-
mation était toujours juste.
J'avouerai ici ingénument que le peu de
lumières et de philosophie que j'ai aujour-
d'hui, je l'ai puisé dans les sages leçons de ce
cher maître, et dans les entretiens de tous
ses judicieux amis, entretiens préférables aux
doctes conférences des académies d'Angle-
terre, de France, l'Allemagne et d'Italie. J'a-
vais pour tous ces illustres personnages une
inclination mêlée de respect et de crainte, et
j'étais pénétré de reconnaissance pour la
bonté qu'ils avaient de vouloir bien ne me
point confondre avec leurs yahous, et de me
croire peut-être moins imparfait que ceux de
mon pays.
Lorsque je me rappelais le souvenir de ma
famille, de mes amis, de mes compatriotes et
de toute la race humaine en général, je me
les représentais tous comme de vrais yahous
pour la figure et pour le caractère, seulement-
un peu plus civilisés, avec le don de la parole
et un petit grain de raison. Quand je considé-
rais ma figure dans l'eau pure d'un clair ruis-
seau, je de tournais le visage sur-le-champ, ne
pouvant soutenir la vue d'un animal qui me
paraissait aussi difforme qu'un yahou. Mes
vaux, accoutumés à Ja noble figure des Houy-
— 103 —
hnhnms, ne trouvaient de beauté animale que
dans eux. A force de les regarder et de leur
parler, j'avais pris un peu de leurs manières,
de leurs gestes, de leur maintien, ae leur dé-
marche, et, aujourd'hui que je suis en An-
gleterre, mes amis me disent quelquefois que
je trotte comme un cheval. Quand je parle et
que je ris, il me semble que je hennis. Je me
vois tous les jours raillé sur cela sans ea res-
sentir la moindre peine.
Dans cet état heureux, tandis que je goûtais
les douceurs d'un parfait repos, que je me
croyais tranquille pour tout le reste de ma
vie, et que ma situation était la plus agréable
et la plus digne d'envie, un jour, mon maître
m'envoya chercher de meilleur matin qu'à
l'ordinaire. Quand je me fus rendu auprès de
lui, je le trouvai très sérieux, ayant un air
inquiet et embarrassé, voulant me parler et
ne pouvant ouvrir la bouche. Après avoir
gardé quelque temps un morne silence, il me
tint ce discours :
« Je ne sais comment vous allez prendre,
mon cher fils, ce que je vais vous dire. Vous
saurez que, dans la dernière assemblée du
parlement, à l'occasion de l'affaire des yahous
qui a été mise sur le bureau, un député a re-
présenté à l'assemblée qu'il était indigne et
honteux que j'eusse chez moi un yahou que je
traitais comme un Houyhnhnm; qu'il m'avait
vu converser avec lui et prendre plaisir à son
entretien comme à celui d'un de mes sem-
blables; que c'était un procédé contraire à
la raison et à la nature, et qu'on n'avait ja-
mais ouï pariar de chose pareille. Sur cela,
— 164 —
l'assemblée m'a exhorté à faire de deux cho-
ses l'une : ou à vous reléguer parmi les au-
tres yahous, qu'on va mutiler au premier jour,
ou à" vous renvoyer dans le pays d'où vous
êtes venu. La plupart des membres qui vous
connaissent et qui vous ont vu chez moi ou
chez eux ont rejeté l'alternative, et ont sou-
tenu qu'il serait injuste et contraire à la bien-
séance de vous mettre au rang- des yahous
de ce pays, vu que vous avez un commence-
ment de raison et qu'il serait même à crain-
dre que vous ne leur en communiquassiez, ce
qui les rendrait peut-être plus méchants encore;
que, d'ailleurs étant mêlé avec les yahous, vous
pourriez cabaler avec eux, les soulever, les
conduire tous dans une forêt ou sur le sommet
d'une montagne, ensuite vous mettre à leur
tête et venir fondre sur tous les Houyhnhnms
pour les déchirer et les détruire. Cet avis a
été suivi à la pluralité des voix, et j'ai été
exhorté à vous renvoyer incessamment. Or, on
me presse aujourd'hui d'exécuter ce résultat,
et je ne puis plus différer. Je vous conseille
donc de vous mettre à la nage ou bien de
ïonstruire un petit bâtiment semblable à celui
\vd vous a apporté dans ces lieux, et dont
rous m'avez fait la description et de vous en
Retourner par mer comme vous êtes venu. Tous
Jes domestiques de cette maison et ceux même
de mes voisins vous aideront dans cet ouvrage,
S'il n'eut tenu qu'à moi, je vous aurais gardé
toute votre vie a mon service, parce que vous
avez d'assez bonnes inclinations, que vous vous
êtes corrigé de plusieurs de vos défaut? et de
vos mauvaises habitudes, et que vous aves
— 165 —
fait tout votre possible pour vous conformer
autant que votre malheureuse nature en est
capable, a celle des Houyhnhmns. »
(Je remarquerai, en passant, que les décrets
■de l'assemblée générale de la nation des
Houyhnhnms s'expriment toujours par le
mot de hnhioayn, qui signifie exhortation. Ils
ne peuvent concevoir qu'on puisse forcer et
contraindre une créature raisonnable, comme
si elle était capable de désobéir à la raison.)
Ce discours me frappa comme un coup de
îbudre: je tombai en un instant dans l'abatte-
ment et dans le désespoir: et, ne pouvant ré-
sister à l'impression de douleur, je m'évanouis
aux pieds de mon maître, qui me crut mort.
Quand j'eus un peu repris mes sens, je lui dis
d'une voix faible et d'un air affligé que, quoique
je ne pusse blâmer Y exhortation de l'assemblée
générale ni la sollicitation de tous ses amis,
qui le pressaient de se défaire de moi, il me
semblait néanmoins , selon mon faible ju-
gement , qu'on aurait pu décerner contre
moi une peine moins rigoureuse; qu'il m'é-
tait impossible de me mettre à la nage, que
je pourrais tout au plus nager une lieue, et que
cep_endantla terre la plus proche était peut-être
éloignée de cent lieues; qu'a l'égard de la
construction d'une barque, je ne trouverais ja-
mais dans le pays ce qui était nécessaire pour
un pareil bâtiment ; que néanmoins je vou~
lais obéir, .nalgré l'impossibilité de faire ce
qu'i) me conseillait, et que je me regardais
comme une créature condamnée à périr*, que
la vue de la mort ne m'effrayait point, et que
ie l'attendais comme le moindre des maux
— 166 —
dont j'étais menacé ; que, supposé que je pusse
traverser les mers et retourner dans mon pays
par quelque aventure extraordinaire et mes-
pérée, j'aurais alors le malheur de retiouver
les yahous, d'être obligé de passer le reste de
ma vie avec eux et de retomber bientôt dans
toutes mes mauvaises habitudes ; que je sa-
vais bien que les raisons qui avaient déter-
miné MM. les Houyhnhnms étaient trop soli-
des pour oser leur opposer celle d'un miséra-
ble yahou tel que moi; qu'ainsi j'acceptais
l'Offre obligeante qu'il me faisait du secours
de ses domestiques pour m'aider à construire
une barque ; que je le priais seulement de
youloir bien m'accorder un espace de temps
qui pût suffire à un ouvrage aussi difficile,
qui étaif destiné à la conservation de ma mi-
sérable vie ; que, si je retournais jamais en
Angleterre, je tâcherais de me rendre utile h
mes compatriotes en leur traçant le portrait
et les vertus des illustres Houyhnhnms, et en
les proposant pour exemple à tout le genre
humain.
Son honneur me répliqua en peu de mots,
et me dit qu'elle m'accordait deux mois pour
la construction de ma barque, et, en même
temps, ordonna à l'alezan mon camarade (car
il m'est permis de lui donner ce nom en An-
gleterre) de suivre mes instructions, parce
que j'avais dit à mon maître que lui seul me
suffirait, et que je savais qu'il avait beaucoup
d'affection pour moi.
La première chose que je fis fut d'aller avec
lui vers cet endroit de la côte où j'avais au-
trefois abordé. Je montai sur une hauteur, et.
— 467 —
jetant les yeux de tous côtés sur les vastes
espaces de la mer, je crus voir vers le nord»
êcT une petite île. Avec mon télescope, je la
vis clairement, et je supputai qu'elle pouvait
être éloignée de cinq lieues. Pour le bon aie
zan, il disait d'abord que c'était un nuage.
Comme il n'avait jamais vu d'autre terre que
celle où il était né, il n'avait pas le coup d'oeil
pour distinguer sur la mer des objets éloignés
comme moi, qui avais pa^sé ma vie sur cet
élément. Ce fut a cette île que je résolus d'a-
bord de me rendre lorsque ma barque serait
construite.
Je retournai au logis avec mon camarade,
et, après avoir un peu raisonné ensemble,
nous allâmes dans une forêt qui était peu
éloignée, ou moi, avec mon couteau, et lui
avec un caillou tranchant emmanché fort
adroitement, nous coupâmes le bois néces-
saire pour l'ouvrage. Afin de ne point ennuyer
le lecteur du détail de no+re travail, il suffit
de dire qu'en six semaines de temps nous
fîmes une espèce de canot à la façon des In-
idiens, mais beaucoup plus large, que je cou-
jvris de peaux d'yahous cousues ensemble
lavec du fil de chanvre. Je me fis une voile de
|ces mêmes peaux, ayant choisi pour cela cel-
les des jeunes yahous, parce que celles des
?ieux auraient été trop dures et trop épais-
ses ; je me fournis aussi de quatre rames ; je
5s provision d'une quantité de chair cuite de
apins et d'oiseaux, avec deux vaisseaux, l'un
Dlein d'eau, et l'autre de lait. Je fis l'épreuve
le mon canot dans un grand étang, et y cor-
rigeai tous les défauts que j'y pus remarquer
bouchant toutes les voies d'eau avec du su£
d'yahou, et tâchant de le mettre en état de me
porter avec ma petite cargaison. Je le mis
alors sur une charrette, et le fis conduire au
rivage par des yahous, sous la conduite de
l'alezan et d'un autre domestique.
Lorsque tout fut prêt, et que le jour de mon
départ fut arrivé, je pris congé de mon
maître, de madame son épouse et de toute sa
maison, ayant \es yeux baignés de larmes et
le cœur percé de douleur. Son honneur, soit
par curiosité, soit par amitié, voulut me voir
dans mon canot, et s'avança vers le rivage
avec plusieurs de ses amis dû voisinage. Je fus
obligé d'attendre plus d'une heure à cause de
la marée, alors, observant que le vent était bon
pour aller à l'île, je pris le dernier congé de
mon maître. Je me prosternai à ses pieds pour
les lui baiser, et il me fit l'honneur de lever
son pied droit de devant jusqu'à ma bouche.
Si je rapporte cette circonstance, ce n'est point
par vanité ; j'imite tous les voyageurs, qui ne
manquent point de faire mention des honneurs
extraordinaires qu'ils ont reçus. Je fis une pro-
fonde révérence à toute la compagnie, et, me
ietant dans mon canot, je m'éloignai du
rivage.
XI. — L'auteur est percé d'une flèche que lui décoche
un sauvage. — Il est pris par des Portugais qui le
conduisent à Lisbonne, d'où il passe en Angleterre.
Je commençai ce malheureux voyage le 15
de février, l'an 1715, à neuf heures du matin.
Quoique j'eusse le vent favorable, je ne me
— 169 —
Tent pouvait changer .b,entôt las, et à^t
£eà la vonefiHf'ceKf*^ deTe !
secours delà marée le lin ^an'ere> "ee le
Pace d'une heur et ^' demie ^f eDViron **
tories Houyhnhnms dTsa è'nf maîfre avec
rent sur le rivage juson'à L "V^'e testé-
Perdu de vue e ffl ce qu Us m'eussent
e^erami l'alezan criera P'USieurs fo'' mon
»<">««, c'est-à-dire /r™^c"?"'a "»*« *fl/ÏÏ
l*«ttl 8»Ao«. * Prends b"n garde à loi
ilon dessein était a* y, ■ '
Jft quelque" pttie ft &£ -J. pou-
ouje trouvasse seulement Z et "habitée,
de quoi me vêtir Je T0 « ma n°urriture et
«il séjour une situai fiffurais> dans un na
«use que èeUe d'unXi e?iUe f°iS <*M^
une norrem extrême^ refouT'*6' *"■«■
et d'y être obligé de vivl T en Eu,'°Pe
sous l'empire des ,a>I dans Ia société et
«use solitude que/eeherc'h^ 0et'e *eu-
fer doucement le reSte Ihais' J espe>ais Pas-
toppé de ma philosonlie — ,oure> enve.
pensées, n'ayant ri'»E? ' J°uissant de mes
verain bien, T **■££ "L0^4 ««« le sou?
BMge de ma consc"encePSa^q^ le te'™oi-
» ia contagion des S ^ans etre exposé
ïouyhnhnms m'avaient ~ ■fnormes «ue les
J» détestable espéce iaIt aPe«evoir dans
lueurs «ui.TÏÏJ.» « ~£d3
— 170 —
duisait mon vaisseau, et qu'enfin Ton me mit
à terre sans me dire où j'étais. Je crus néan-
moins alors que nous étions à. dix degrés «a
sud du cap de Bonne-Espérance, et environ à
quarante-cinq de latitude méridionale. Je l'in-
férai de quelques discours généraux que j'a-
vais entendus dans le vaisseau au sujet du
dessein qu'on avait d'aller à Madagascar. Quoi-
que ce ne fût là qu'une conjecture, je ne lais-
sai pas de prendre le parti de cingler à l'est,
espérant mouiller au sud-ouest de la côte de
îa Nouvelle-Hollande , et de là me rendre à
l'ouest dans quelqu'une des petites îles qui
sont aux environs. Le veut était directement
à l'ouest, et, sur les six beures du soir, je sup-
putai que j'avais fait environ dix-huit lieues
vers l'est.
Ayant alors découvert une très petite île
éloignée tout' ao plus d'une lieue et demie, j'y
abordai en peu de temps. Ce n'était qu'un
vrai rocher, avec une petite baie que les tem-
pêtes y avaient formée. J'amarrai mon canot en
cet endroit, et, ayant grimpé sur un des côtés
du rocher, je découvris vers l'est une terre qui
s'étendait du sud au nord. Je passai la nuit
dans mon canot, et, le lendemain, m'étant mis
à ramer de grand matin et de grand cou-
rage, j'arrivai à sept heures à un endroit de
la Nouvelle-Hollande qui est au sud-ouest.
Cela me confirma dans une opinion que j'a-
vais depuis longtemps, savoir, que les map-
pemondes et les cartes placent ce pays au.
moins trois degrés de plus à l'est qu'il n'est
réellement. Je crois avoir, il y a déjà plusieurs
années, communiqué ma pensée à mon illus-
— 47* —
tre ami, M. Herman Moil, et lui avoir expli-
que mes raisons; mais il a mieux aimé suivre
la foule des auteurs.
Je n'aperçus point d'habitants à l'endroit où
j'avais pris terre, et, comme je n'avais pas
d'armes, je ne voulus point m'avancer dans
le pays. Je ramassai quelques coquillages sur
le rivage, que je n'osai faire cuire, de peur
que le feu ne me fît découvrir par les habi-
tants de la contrée. Pendant les trois jours
que je me tins caché en cet endroit, je ne vé-
cus que d'huîtres et de moules, afin de ména-
ger mes petites provisions. Je trouvai heureu-
sement un petit ruisseau, dont l'eau était ex-
cellente.
Le quatrième jour, m'étant risqué d'avan-
cer un peu dans les terres, je découvris vingt
ou trente habitants du pays sur une hauteur
qui n'était pas à plus de cinq cents pas de
moi. Ils étaient tous nus, hommes, femmes
ît enfants, et se chauffaient autour d'un
*rand feu. Un d'eux m'aperçut et me fit re-
narquer aux autres. Alors, cinq de la troupe
e détachèrent et se mirent en marche de
ion côté. Aussitôt, >e me mis à fuir vers le
ivage, je me jetai dans mon canot, et je ra-
îai de toute ma force. Les sauvages me sui-
irent le long du rivage, et, comme je n'étais
is fort avancé dans ia mer, ils me décoche-
nt une flèche qui m'atteignit au genou gau-
le et m'y fit une large blessure dont je porte
icore aujourd'hui la marque. Je craignis que
dard ne fut empoisonné; ainsi, ayant rame
rtement , et m'étant mis hors de la portée
i trait, je tâchpi de bien sucer ma plaie, et
— 472 —
ensuite je bandai mon genou comme je pus.
J'étais extrêmement embarrassé; je n'osais
retourner à l'endroit où j'avais été attaqué ,
et, comme j'étais obligé d'aller du côté iu
nord, il me fallait toujours ramer, parce que
j'avais le vent du nord-est. Dans le temps que
je jetais les yeux de tous côtés pour faire
quelque découverte, j'aperçus , au nord-nord-
est, une voile qui, à chaque instant, croissait
à mes yeux. Je balançai un peu de temps si
]e devais m'avancer vers elle ou non. A la fin,
l'horreur que j'avais conçue pour toute la race
des yahous me fit prendre le parti de virer de
bord et de ramer vers le sud pour me rendre
à cette même baie d'où j'étais parti le matin,
aimant mieux m'exposer à toute sorte de dan-
gers que de vivre avec des yahous. J'appro-
chai mon canot le plus près qu'il me fût pos-
sible du rivage, et, pour moi, je me cachai à
quelques pas de là, derrière une petite roche
qui e'tait proche de ce ruisseau dont j'ai parlé.
Le vaisseau s'avança environ à une demi-
lieue de la baie, et envoya sa chaloupe avec
des tonneaux pour y faire aiguade. Cet en-
droit était connu et pratiqué souvent par les
voyageurs, a cause du ruisseau. Les mari-
niers , en prenant terre , virent d'abord mon
canot, et, s'étant mis aussitôt a le visiter, ils
connurent sans peine que celui à qui il appar-J
tenait n'était pas loin. Quatre d'entre euxr,
bien armés, cherchèrent de tous côtés aux en-i
virons et enfin me trouvèrent couché la. face
contre terre derrière la roche. Us furent d'a-
bord surpris de ma figure, de mon habit de
peaux de lapins , de mes souliers de bois et
— 473 —
de mes bas fourrés. Ils jugèrent que je n'étais
pas du pays, où tous les habitants éta;ent nus.
Un d'eux m'ordonna de me lever et me de-
manda en langage portugais qui j'étais. Je lui
fis une profonde révérence, et je lui dis dans
cette même langue, que j'entendais parfaite-
ment , que j'étais un pauvre vahou banni du
pays des Houyhnhnms, et que je le conjurais
de me laisser aller. Ils furent surpris de m' en-
tendre parler leur langue , et jugèrent, par la
couleur de mon visage, que j'étais un Euro-
péen; mais ils ne savaient ce que je voulais
dire par les mots de vahou de houyhnhnm;
et Os ne purent en même temps s'empêcher
de rire de mon accent, qui ressemblait au hen-
nissement d'un cheval.
Je ressentais à leur aspect des mouvements
de crainte et de haine, et je me mettais déjà
en devoir de leur tourner le dos et de me
rendre dans mon canot, lorsqu'ils mirent la
main sur moi, et m'obligèrent de leur dire de
quel pays j'étais, d'où je venais, avec plu-
sieurs autres questions pareilles. Je leur répon-
dis que j'étais né en Angleterre, d'où j'étais
parti il y avait environ cinq ans , et qu'alors
la paix régnait entre leur pays et le mien ;
qu'ainsi j'espérais qu'ils voudraient bien ne
me point traiter en ennemi , puisque je ne
leur voulais aucun mal, et que j "étais un pau-
vre vahou qui cherchait quelque île déserte
où je pusse passer dans la solitude le reste de
ma vie infortunée.
Lorsqu'ils me parlèrent, d'abord je fus saisi
d'étonnement, et je crus voir un prodige. Cela
me paraissait aussi extraordinaire que si j'en-
— 17* —
tendais aujourd'hui un chien ou xme vache
parler en Angleterre. Ils me répondirent, avec
route l'humanité et toute la politesse possi-
bles, que je ne m'affligeasse point, et qu'ils
étaient sûrs que leur capitaine voudrait bien
me prendre sur son bord et me mener gratis à
Lisbonne , d'où je pourrais passer en Angle-
terre ; que deux d'entre eux iraient dans un
moment trouver le capitaine pour l'informer
de ce qu'ils avaient vu et recevoir ses ordres;
mais qu'en même temps, à moins que je ne
leur donnasse ma parole de ne point m'enfuir,
ils allaient me lier. Je leur dis qu'ils feraient
de moi tout ce qu'ils jugeraient à propos.
Ils avaient bien envie de savoir mon his-
toire et mes aventures ; mais je leur donnai
peu de satisfaction, et tous conclurent que
mes malheurs m'avaient troublé l'esprit. Au
bout de deux heures, la chaloupe, qui était
allée porter de l'eau douce au vaisseau , re-
vint avec ordre de m'amener incessamment à
bord. Je me jetai à genoux pour prier qu'on
me laissa: aller et qu'en voulût bien ne point
me ravir ma liberté , mais ce fut en vain ; je
fus lié et mis dans la chaloupe , et , dans cet
ètai, conduit à bord et dans la chambre du
capitaine.
Il s'appelait Pedro de Mendez, et était un
homme très généreux et très poli. Il me pria
d'abord de lui dire qui j'étais, et ensuite me
demanda ce que je voulais boire et manger.
Il m'assura que je serais traité comme lui-
même, et me dit enfin des choses si obligean-
tes, que j'étais tout étonné de trouver tant de
bonté dans un yahoo. J'avais néanmoins un
- 175 —
air sombre, morne et fâché, et je ne réponclls
mutile chose à toutes ses honnêtetés, sinon que
j'avais à manger dans mon canot. Mai? i] or-
donna qu'on me servît un poulet et qu'on me
fît boire du vin excellent, et, en attendant, il
me fit donner un bon lit dans une chambre
fort commode. Lorsque j'y eus été conduit, je ne
voulus point me déshabiller, et je me jetai sur
le lit dans l'état où j'étais. Au bout d'une
demi-heure, tandis que tout l'équipage était à
dîner, je m'échappai de ma chambre dans le
dessein de me jeter dans la mer et de me sau-
ver à la nage , afin de n'être point obligé de
vivre avec des yahous. Mais je fus prévenu
par un des mariniers, et le capitaine, ayant été
informé de ma tentative , ordonna de m'en-
fermer dans ma chambre.
Après le dîner, D. Pedro vint me trouver
et voulut savoir quel motif m'avait porté à
former l'entreprise d'un homme désespéré.
H m'assura en même temps qu'il n'avait en-
vie que de me faire plaisir, et me parla d'une
manière si touchante et si persuasive, que je
commençai à le regarder comme un animal
un peu raisonnable. Je lui racontai en peu
de mots l'histoire de mon voyage, la révolte
de mon équipage dans un vaisseau dont j'é-
tais capitaine, et la résolution qu'ils avaient
prise de me laisser sur un rivage inconnu ; je
lui appris que j'avais passé trois ans parmi
les Houyhnhnms, qui étaient des chevaux par-
lants et des animaux raisonnants et raison-
nables. Le capitaine prit tout cela pour des
visions et des mensonges , ce qui me choqua
extrêmement. Je lui dis que j'avais oublié à
— 176 —
mentir depuis que j'avais quitté les yahoug
d'Europe; que chez les Houyhnhnms on ne
mentait point, non pas même les enfants et
les valets ; qu'au surplus , il croirait ce qu'il
lui plairait, mais que j'étais prêt à répondre à
toutes les difficultés qu'il pourrait m'opposer,
et que je me flattais de lui pouvoir faire con-
naître la vérité.
Le capitaine, homme sensé, après m'avoir
fait plusieurs autres questions , pour voir si
je ne me couperais pas dans mes discours, et
avoir vu que tout ce que je disais était juste,
et que toutes les parties de mon histoire se
rapportaient les unes aux autres, commença
à avoir un peu meilleure opinion de ma sincé-
rité , d'autant plus qu'il m'avoua qu'il s'était
autrefois rencontré avec un matelot hollan-
dais, lequel lui avait dit qu'il avait pris terre,
avec cinq autres de ses camarades, à une cer-
taine île ou continent au sud de la Nouvelle-
Hollande , où ils avaient mouillé pour faire
aiguade; qu'ils avaient aperçu un cheval chas-
sant devant lui un troupeau d'animaux par-
faitement ressemblants à ceux que je lui avais
décrits , et auxquels je donnais le nom d'ya-
hous, avec plusieurs autres particularités que
le capitaine me dit qu'il avait oubliées, et
dont il s'était mis alors peu en peine de char-
ger sa mémoire, les regardant comme des
mensonges.
Il m'ajouta que, puisque je faisais profession
d'un si grand attachement à la vérité, il vou-
lait que je lui donnasse ma parole d'honneur
de rester avec lui pendant tout le voyage ,
sans songer à attenter sur ma vie ; qu'autre-
— 177 —
ment il m'enfermerait jusqu'à ce qu'il fût ar-
rivé a Lisbonne. Je lui promis ce qu'il exigeait
de moi, mais je lui protestai en même temps
que je souffrirais plutôt les traitements les plus
fâcheux que de consentir jamais à retourner
parmi les yahous de mon pays.
Il ne se passa rien de remarquable pendant
notre voyage. Pour témoigner au capitaine
combien j'étais sensible à ses honnêtetés, je
m'entretenais quelquefois avec lui par recon-
naissance, lorsqu'il me priait instamment de
lui parler, et je tâchais alors de lui cacher
ma misanthropie et mon aversion pour tout
ie genre humain. Il m'échappait néanmoins ,
de temps en temps, quelques traits mordants
et satiriques , qu'il prenait en galant homme ;
ou auxquels il ne faisait pas semblant de
prendre garde. Mais je passais la plus grande
partie du jour seul et isolé dans ma cham-
bre, et je ne voulais parler à aucun de l'é-
quipage. Tel était l'état de mon cerveau, que
mon commerce avec les Houyhnhnms avait
rempli d'idées sublimes et philosophiques.
J étais dominé par une misanthropie insur-
montable ; semblable à ces sombres esprits, à
ces farouches solitaires, à ces censeurs mé-
ditatifs, qui, sans avoir fréquente les Houy-
hnhnms se piquent de connaître à fond le ca-
ractère des hommes et d'avoir un souverain
mépris pour l'humanité.
Le capitaine me pressa plusieurs fois de
mettre bas mes peaux de lapin, et m'offrit de
me prêter de quoi m'habiller de pied en cap ;
mais je le remerciai de ses offres, ayant hor-
reur de mettre sur mon corps ce qui avait été
— 178 —
à l'usage d'un yahou. Je lui permis seulement
de me prêter deux chemises blanches , qui,
ayant été bien lavées, pouvaient ne me point
souiller. Je les mettais tour à tour, de deux
jours l'un, et j'avais soin de les laver moi-
même. Nous arrivâmes à Lisbonne, le 5 de
novembre 1715. Le capitaine me força alors
de prendre ses habits , pour empêcher la ca-
naille de nous huer dans les rues. Il me con-
duisit à sa maison , et voulut que je demeu-
rasse chez lui pendant mon séjour en cette
ville. Je le priai instamment de me loger au
quatrième étage, dans un endroit écarté, où je
n'eusse commerce avec qui que ce fût. Je lui
demandai aussi la grâce de ne dire à personne
ce que je lui avais raconté de mon séjour
parmi le? Houyhnhnms , parce que , si mon
histoire était sue, je serais bientôt accablé des
visites d'une infinité de curieux, et, ce qu'il
y a de pis , je serais peut-être brûlé par l'in-
quisition.
Le capitaine, qui n'était point marié, n'avait
que trois domestiques, dont l'un, qui m'ap-
portait à manger dans ma chambre , avait de
si bonnes manières à mon égard et me pa-
raissait avoir tant de bon sens pour un yahou,
que sa compagnie ne me déplut point; il ga-
gna sur moi de me faire mettre de temps en
temps la tête à une lucarne pour prendre
l'air ; ensuite , il me persuada de descendre à
Tétage d'au-dessous et de coucher dans une
chambre dont la fenêtre donnait sur la rue.
Il me nt regarder par cette fenêtre ; mais, au
commencement, je retirais ma tête aussitôt
que je l'avais avancée : le peuple me blessait
— 179 —
la vue, Je m'y accoutumai pourtant peu à peu
Huit jours après , il me fit descendre à un
étage encore plus bas : enfin, il triompha si
bien de ma faiblesse, qu'il m'engagea à venir
m'asseoir à la porte pour regarder les pas-
sants, et ensuite à l'accompagner quelquefois
dans les rues.
D. Pedro , à qui j'avais expliqué l'état de
ma famille et de mes affaires, me dit un jour
que j étais obligé en honneur et en conscience
de retourner dans mon pays et de vivre dans
ma maison avec ma femme et mes enfants.
Il m'avertit en même temps qu'il y avait dans
le port un vaisseau prêt à faire voile pour
l'Angleterre, et m'assura qu'il me fournirait
tout ce qui me serait nécessaire pour mon
voyage. Je lui opposai plusieurs raisons qui
me détournaient de vouloir jamais aller de-
meurer dans mon pays, et qui m'avaient fait
prendre ia résolution de chercher quelque île
déserte pour y finir mes jours. Il me répli-
qua que cette île que je voulais chercher était
une chimère, et que je trouverais des hom-
mes partout; qu'au contraire, lorsque je se-
rais chez moi , j'y serais le maître , et pour-
rais y être aussi solitaire qu'il me plairait.
Je me rendis à la fin, ne pouvant mieux
faire ; j'étais d'ailleurs devenu un peu moin3
sauvage. Je quittai Lisbonne le 24 novembre,
et m'embarquai dans un vaisseau marchand.
D. Pedro m'accompagna jusqu'au port et eut
l'honnêteté de me prêter la valeur de vin^rt li-
vres sterling. Durant ce voyage , je n'eus au-
cun commerce avec le capitaine ni avec aucun
Ces passagers, et je prétextai une maladie
— 180 —
pour pouvoir toujours rester dans ma cham-
bre. Le 5 de décembre 1715, nous jetâmes l'an-
cre aux Dunes, environ sur les neuf heures du
matin, et, à trois heures après midi, j'arrivai
à Rotherhithe en "bonne santé, et me rendis
au logis. Ma femme et toute ma famille, en
me revoyant , me témoignèrent leur surprise
et leur joie; comme ils m'avaient cru mort;
ils s'abandonnèrent à de« transports que je ne
puis exprimer. Je les embrassai tous assez
froidement, à cause de l'idée d'yahou qui n'é-
tait pas encore sortie de mon esprit, et, pour
cette raison, je ne voulus point d'abord cou-
cher avec ma femme.
Le premier argent que j'eus , je l'employai
à acheter deux jeunes chevaux, pour lesquels
je fis bâtir une fort belle écurie , et auxquels
je donnai un palefrenier du premier mérite,
que je fis mon favori et mon confident. L'o-
deur de l'écurie me charmait , et j'y passais
tous les jours quatre heures à parler à mes
chers chevaux, qui me rappelaient le souvenir
des vertueux Houyhnhnms.
Dans le temps que j'écris cette relation, il
v a cinq ans que je suis de retour de mon
dernier voyage et que je vis retiré chez moi.
La première année, je souffris avec peine la
vue de ma femme et de mes enfants , et ne
pus presque gagner sur moi de manger avec
eux. Mes idées changèrent dans la suite , et
aujourd'hui je suis un homme ordinaire, quoi-
que toujours un peu misanthrope.
181 —
ill. —Invectives de l'auteur contre les voyageurs qu:
mentent flans leurs relations. — Il justifie la sienne.
— Ce qu'il pense de la conquête qu'on voudrait faire
des pavs qu'il a découverts.
Je vous ai donné, mon cher lecteur, une his-
toire complète de mes voyages pendant l'es-
pace de seize ans et sept mois ; et dans cette
relation, j'ai moins cherché à être élégant et
fleuri qu'à être vrai et sincère. Peut-être que
vous prenez pour des contes et des fables tout
ce que je vous ai raconté, et que vous n'y
trouvez pas la moindre vraisemblance : mais
je ne me suis point appliqué à chercher des
tours séduisants pour farder mes récits et vous
les rendre croyables. Si vous ne me croyez
pas, prenez-vous-en à vous-même de votre in-
crédulité; pour moi, qui n'ai aucun génie
pour la fiction, et qui ai une imagination très
froide, j'ai rapporté les faits avec une simpli-
cité qui devrait vous guérir de vos doutes.
Il nous est aisé , à nous autres voyageurs ,
qui allons dans des pays oùpresque personne
ne va, de faire des inscriptions surprenantes
de quadrupèdes, de serpents, d'oiseaux et de
poissons extraordinaires et rares. Mais à quoi
cela sert-il ? Le principal but d'un voyageur
qui publie la relation de ses voyages, ne doit*
ce pas être de rendre les hommes de son pays
meilleurs et plus sages, et de leuï proposer
des exemples étrangers, soit en bien, soit en
mal. pour les exciter à pratiquer la vertu et à
fuir le vice ? C'est ce que je me suis proposé
— 182 —
dans cet ouvrage , et je crois qu'on doit m'en
savoir bon gré.
Je voudrais de tout mon cœur qu'il fût or-
donné par une loi, qu'avant qu'aucun voya-
geur publiât la relation de ses voyages il ju-
rerait et ferait serment, en présence du lord
grand-chancelier, que tout ce qu'il va faire
imprimer est exactement vrai, ou du moins
qu'il le croit tel. Le monde ne serait peut-être
pas trompé comme il l'est tous les jours. Je
donne d'avance mon suffrage pour cette loi ,
et je consens que mon ouvrage ne soit impri-
mé qu'après quelle aura été dressée.
J'ai parcouru, dans ma jeunesse, un grand
nombre de relations avec un plaisir infini;
mais, depuis que j'ai presque fait le tour du
monde , et que j'ai vu les choses de mes yeux
et par moi-même, je n'ai plus de goût pour
cette sorte de lecture ; j'aime mieux lire des
romans. Je souhaite que mon lecteur pense
comme moi.
Mes amis ayant jugé que la relation que j'ai
écrite de mes voyages avait un certain air de
vérité qui plairait au public, je me suis livré
à leurs conseils, et j'ai consenti à l'impression.
Hélas ! j'ai eu bien des malheurs dans ma vie,
mais je n'ai jamais eu celui d'être enclin au
mensonge.
. . . , Nec. si miserum fortnna Sinonem
Finxit, vanum eîiain mendacemque improba finget.
Virg. JEneid., 1. II.
Je sais qu'il n'y a pas beaucoup d'honneur
à publier des voyages ; que cela ne demande
— 183 —
ni science ni génie, et qu'il suffit d'avoir une
bonne mémoire ou d'avoir tenu un journal
exact; je sais aussi que les faiseurs de rela-
tions ressemblent aux faiseurs de dictionnai-
res, et sont au bout d'un certain temps éclip-
sés, comme anéantis par une foule d'écrivains
postérieurs qui répètent tout ce qu'ils ont dit
et y ajoutent des choses nouvelles. Il m'arri-
vera peut-être la même chose : des voyageurs
iront dans les pays où j'ai été, enchériront sur
mes descriptions , feront tomber mon livre et
peut-être oublier que j'aie jamais écrit. Je re-
garderais cela comme une vraie mortification si
j'écrivais pour la gloire; mais, comme j'écris
pour l'utilité du public, je m'en soucie peu, et
suis préparé à tout événement.
Je voudrais bien qu'on s'avisât de censurer
mon ouvrage: En vérité, que peut-on dire à
un voyageur qui décrit des pays où notre com-
merce n'est aucunement intéressé, et où il n'y
a aucun rapport à nos manufactures? J'ai
écrit sans passion, sans esprit de parti et sans
vouloir blesser personne; j'ai écrit pour une
fin très noble , qui est l'instruction générale
du genre humain; j'ai > crit sans aucune vue
d'intérêt et de vanité ; en sorte que les obser-
vateurs, les examinateurs, les critiques, les
batteurs, les chicaneurs, les timides, les poli-
tiques, les petits génies, les patelins, les es-
prits les plus difficiles et les plus injustes,
n'auront rien à me dire et ne trouveront point
occasion d'exercer leur odieux talent.
J'avoue qu'on m'a fait entendre que j'aurais
dû d'abord , comme bon sujet et bon Anglais,
présenter au secrétaire d'Etat, à mon retour,
— m —
un mémoire instructif touchant mes décou-
vertes, vu que toutes les terres qu'un sujet
découvre appartiennent de droit à la cou-
ronne. Mais, en vérité, je doute que la con-
quête des pays dont il s'agit soit aussi aisée
que celle que Fernand Cortez fit autrefois
d'une contrée de l'Amérique où les Espagnols
massacrèrent tant de pauvres Indiens nus et
sans armes. Premièrement, à l'égard du pays
de Lilliput; il est clair que la conquête n'en
vaut pas la peine, et que nous n'en retire-
rions pas de quoi nous rembourser des frais
d'une flotte et d'une armée. Je demande s'il
y aurait de la prudence à aller attaquer les
Brobdingnagniens. Il ferait beau voir une ar-
mée anglaise faire une descente en ce pays-là !
Serait-elle fort contente, si on l'envoyait dans
une contrée où l'on a toujours une île aérienne
sur la tête , toute prête à écraser les rebelles,
et à plus forte raison les ennemis du dehors
qui voudraient s'emparer de cet empire? Il est
vrai que le pays des Houyhnhnms paraît une
conquête assez aisée. Ces peuples ignorent le
métier de la guerre; ils ne savent ce que c'est
qu'armes blanches et armes à feu.
Cependant, si j'étais ministre d'Etat, je ne
serais point d'humeur de faire une pareille en»
treprise. Leur haute prudence et leur parfaite
unanimité sont des armes terribles. Imaginez*
vous, d'ailleurs, cent mille Houyhnhnms en
fureur se jetant sur une armée européenne.
Quel carnage ne feraient-ils pas avec leurs
dents, et combien de têtes et d'estomacs ne bri-
seraient-ils pas avec leurs iormidables pieds de
derrière? Certes, il n'y a point de Houynhnhnœ
185 —
auquel on ne puisse appliquer ce qu'Horace
dit de l'empereur Auguste :
Recalcitrat undique lutug.
Mais , loin de songer à conquérir leur pays,
je voudrais plutôt qu'on les engageât à nous
envoyer quelques-uns de leur nation pour ci-
viliser la nôtre , c'est-à-dire pour la rendra
vertueuse et plus raisonnable.
Une autre raison m'empêche d'opiner pour
la conquête de ce pays , et de croire qu'il soit
à propos d'augmenter les domaines de sa ma-
jesté britannique de mes heureuses découver-
tes, c'est qu'à dire le vrai, la manière dont on
prend possession d'un nouveau pays décou-
vert me cause quelques légers scrupules. Par
exemple, une troupe de pirates est poussée
par la tempête je ne sais où. Un mousse, du
haut du perroquet , découvre terre; les voilà
aussitôt à cingler de ce côté-là. Ils abordent,
ils descendent sur le rivage, ils voient un peu-
ple désarmé qui les reçoit bien ; aussitôt ils
donnent un nouveau nom à cette terre et en
prennent possession au nom de leur chef. Ils
élèvent un monument qui atteste à la posté-
rité cette belle action. Ensuite, ils se mettent
à tuer deux ou trois douzaines de ces pauvres
Indiens , et ont la bonté d'en épargner une
douzaine, qu'ils renvoient à leurs huttes. Voilà
proprement l'acte de possession qui commence
à fonder le droit divin.
On envoie bientôt après d'autres vaisseaux
en ce même pays pour exterminer le plua
— 186 —
grand nombre des naturels ; on met les chefs
à la torture pour les contraindre à livrer leurs
trésors; on exerce par conscience tous les ac-
tes les plus barbares et les plus inhumains ;
on teint la terre du sang- de ses infortunés ha-
bitants ; enfin, cette exécrable troupe de bour-
reaux employée à cette pieuse expédition est
une colonie envoyée dans un pays barbare et
idolâtre pour le civiliser et le convertir.
J'avoue que ce que je dis ici ne regarde
point la nation anglaise, qui, dans la fondation
des colonies, a toujours fait éclater sa sagesse
et sa justice, et qui peut, sur cet article, ser-
vir aujourd'hui d'exemple à toute l'Europe. On
sait quel est notre zèle pour faire connaître la
religion chrétienne dans les pays nouvelle-
ment découverts et heureusement envahis;
que, pour y faire pratiquer les lois du chris-
tianisme, nous avons soin d'y envoyer des pas-
teurs très pieux et très édifiants, des hommes
de bonnes mœurs et de bon exemple , des
femmes et des filles irréprochables et d'une
vertu très bien éprouvée , de braves officiers ,
des juges intègres, et surtout des gouverneurs
d'une probité reconnue ; qui font consister
leur bonheur dans celui des habitants du pays,
qui n'y exercent aucune tyrannie , qui n'ont
ni avarice, ni ambition, ni cupidité, mais seu-
lement beaucoup de zèle pour la gloire et les
intérêts du roi leur maître.
Au reste , quel intérêt aurions-nous à vou-
loir nous emparer des pays dont j'ai fait la
description? Quel avantage retirerions-nous
de la peine d'enchaîner et de tuer les natu-
rels? Il n'y a dans ces pays-là ni mines d'or
— 487 —
et d'argent, ni sucre, ni tabac. Ils ne méritent
donc pas de devenir l'objet de notre ardeur
martiale et de notre zèle religieux, ni que
nous leur fassions l'honneur de les conquérir.
Si néanmoins la cour en juge autrement,
je déclare que je suis prêt à attester; quand
on m'interrogera juridiquement, qu'avant moi
nul Européen n'avait mis le pied dans ces
mêmes contrées : je prends à témoins les na^.
turels, dont la déposition doit faire foi. Il est
vrai qu'on peut chicaner par rapport à ces
deux yahous dont j'ai parlé , et qui , selon la
tradition des Houyhnhnms , parurent autre-
fois sur une montagne , et sont depuis deve-
nus la tige de tous les yahous de ce pays-là.
Mais il n'est pas difficile de prouver que ces
deux anciens yahous étaient natifs d'Angle-
terre ; certains traits de leurs descendants ,
certaines inclinations , certaines manières le
font préjuger. Au surplus, je laisse aux doc-
teurs en matière de colonies à discuter cet
article , et à examiner s'il ne fonde pas un
titre clair et incontestable pour le droit de la
Grande-Bretagne.
Après avoir ainsi satisfait à la seule objec-
tion qu'on me peut faire au sujet de mes
voyages , je prends enfin congé de l'honnête
lecteur qui m'a fait l'honneur de vouloir bien
voyager avec moi dans ce livre, et je retourne
à mon petit jardin de Redriff, pour m'y livrer
à mes spéculations philosophiques-
TABLE DES MATIÈRES
TOME PREMIER
Page»
Jonathan Swift, sa vie et ses œuvres 7
Première partie. — Voyage à Lilliput 55
Seconde partie. — Voyage à Brobdinjenag. 129
TOME SECOND
Troisième partie. — Voyage à Laputa. aux
Balnibarbes, à Luggnagg, à Gloubbdoubdrie
et au Japon ^
Quatrième partie. — Voyage au pays des
Houyhnhnms .'. t g-j
Paris. Imprimerie Nouvelle 'assoc. onv.i, 14, me des Jeûneurs
G. .Masquai, airecieur.
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Cette publication a pour but de faire connaître
les personnages les plus célèbres de tous les temps
et de tous tes pays, depuis le soldat qui verse son
sang pour la patrie, jusqu'au savant qui lui con-
sacre ses veilles; depuis l'inventeur qui crée un
outil, jusqu'au marin qui trouve un monde; depuis
l'artiste qui charme l'esprit et le cœur, jusqu'à
l'écrivain qui élève les âmes; depuis le philan-
thrope, enfin, qui distribue sa fortune aux malheu-
reux, jusqu'à l'humble sœur d'hôpital qui leur sa-
crifie sa vie tout entière!
Disposés pour être mis en volume, ces portraits
biographiques peuvent être détachés par les int-
'.'tuteurs et donnés en récompense aux élèves,
I0RTB REMISE AUX INSTITUTEURS
%A reJIure se paie à part : 1/2 reliure, 60 c; reliure,
1 fr.j doré sur tranche, i fr. 25.
liste des Portraits conlenns dans ce «rima»
i.
CORNEILLE.
41.
CERVANTES.
1.
VAUBAN.
42.
OBERKAMPF.
3.
ARM ENTIER.
43.
COLBERT.
4.
CHRISTOPHE COLOMB.
44.
GÉNÉRAL FOYc
5.
WASHINGTON.
45.
BUFFON.
ô.
JACQUARD.
46.
JACQUES CGEU!
7.
DESCARTES.
47.
ROTROU.
g.
la tour-d'auvergnk.
48.
HAUY.
9.
LA 'FONTAINE.
19
JEANNE HACH-
«0.
HOCHE.
50
REGNARD.
it
CHAPPE.
51.
LE POUSSIN.
12.
l'abbé de l'ïïeIs,
52.
BEAUMARCHAIS
13.
MOLIÈRE.
53.
FÉNELOnj.
(4.
BERNARD PALISSY.
54.
CHAMPIONNET.
Î5.
MONTYON.
55.
MONTAIGNE.
16.
JENNER.
56.
WATT.
»7.
JEANNE D'ARC.
57.
MADAME DE SÉVIGN4,
18.
CHANCEL. DE L'HOSPITAL
58.
MARCEAU
19.
RACINE.
59.
MONGE.
50.
OLIVIER DE SERRES.
60.
ADAM DE CRAPONNE.
V: COMTESSE DUMOULÎIPc
It.
AMBROISE PARÉ.
61.
22.
LAVOISIER.
62.
DARCET.
23.
VOLTAIRE.
63.
IfLAS BART.
24.
DUQUESNE.
64.
FULTON.
25.
JEAN GOUJON.
65.
CARNOT.
26.
MONTESQUIEU.
66.
LESUEUR.
27.
FRANKLIN.
67.
BOURGELAT.
28.
SAINT VINCENT DK PAUL
68.
CLÉMENCE ISAURB.
29.
RAPHAËL.
69.
CaTINAT.
30.
SULLY.
70.
ROLLIN.
31.
SALOMON DK CAIJS.
71.
CHEVALIER ROZE.
32.
BAYARD.
72.
CRILLON.
33.
TURGOT.
73.
MIRABEAU.
34.
PESTALOZZI.
74.
MONTGOLFIER.
35.
LA PÉROUSK.
75
.UVIER.
31.
o'alembert.
76.
MADAME DE MARCILW SL,
37.
MADAME LABOULAYK.
77.
>UGUESCLIN.
38.
MATHIEU MOîi,
78.
J.-J. ROUSSEAU,-
39.
J>. PAPIN.
79.
GALILÉE.
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ROMAN COMIQUE
TOME PREMIER
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1880
Tous droits réserréa
LE ROMAN COMIQUE
PREMIÈRE PARTIE
!. =- Une troupe de comédiens arrive dans la fîBi
dn Mans.
Le soleil avait achevé plus de la moitié de
sa course, et son char, ayant attrapé le pen-
chant du monde, roulait plus vite qu'il ne
voulait. Si ses chevaux eussent voulu profiter
de la pente du chemin, ai eussent achevé ce
qui restait du jour en moins d'un demi-quart
d'heure ; mais, au lieu de tirer de toute leur
force, ils ne s'amusaient qu'à faire des cour-
bettes, respirant un air marin qui iea faisait
hennir et les avertissait que la mer était pro-
che, où Ton dit que leur maître se couche
toutes les nuits. Pour parler plus humaine-
ment et plus intelligiblement, il était entre
cinq et six, quand une charrette entra dans les
halles du Mans. Cette charrette était attelée
de quatre bœufs fort maigrree, conduits par
»ne jument poulinière, dont le poulain allait
et venait à l'entour de la charrette comme un
petit fou qu'il était, la charrette était pleine
4 LE ROMAN COMIQUE
de coffres, de malles et de gros paquets de
toiles peintes, qui faisaient comme une pyra-
mide, au haut de laquelle paraissait une de-
moiselle habillée moitié ville moitié cam-
pagne. Un jeune homme, aussi pauvre d'ha-
bits que riche de mine, marchait à côté de la
charrette. Il avait un grand emplâtre sur le
visage, qui lui couvrait un œil et la moitié
de la joue, et portait un grand fusil sur son
épaule, dont il avait assassiné plusieurs pies,
geais et corneilles, qui faisaient comme une
bandoulière, au bas de laquelle pendaient par
les pieds une poule et un oison qui avaient
bien la mine d'avoir été pris à la petite guerre.
Au lieu de chapeau, il n'avait qu'un bonne k
de nuit, entortillé de jarretières de différentes
couleurs, et cet habillement de tête était une
manière de turban qui n'était encore qu'ébau-
ché et auquel on n'avait pas encore donné la
dernière main. Son pourpoint était une ca-
saque de grisette, ceinte avec une courroie,
laquelle lui servait aussi à soutenir une épée,
qui était si longue qu'on ne s'en pouvait aider
adroitement sans fourchette. Il portait des
chausses troussées à bas d'attaches, comme
celles des comédiens quand ils représentent un
héros de l'antiquité, et il avait, au lieu de
souliers, des bro lequins à l'antique, que les
boues avaient gâtés jusqu'à la cheville du
pied. Un vieillard, vêtu plus régulièrement,
quoique très-mal, marchait à côté de lui. Il
portait sur ses épaules une basse de viole, et,
parce qu'il se courbait un peu en marchant,
on l'eût pris de loin pour une grosse tortue
qui marchait sur ses jambes de derrière. Quel-
que critique murmurera de la comparaison, à
cause du peu de proportion qu'il y a d'une tortue
à un homme ; mais j'entends parler des grandes
tortues qui se trouvent dans les Indes, et de
plus, je m'en sers de ma seule autorité. Re-
LE ROMAN COMIQOE 5
tournons a notre caravane. Elle passa dans
le tripot de la Biche, a la porte duquel étaient
assemblés quantité des plus gros bourgeois
de la ville. La nouveauté de l'attirail et le
bruit de la canaille qui s'était assemblée au-
tour de la charrette furent cause que tous
ces honorables bourgmestres jetèrent les
veux sur nos inconnus. Un lieutenant de
prévôt, entre autres, nommé la Rappinière,
les vint accoster, et leur demanda avec une
autorité de magistrat quelles gens ils étaient.
Le jeune homme dont je viens de vous parler
prit la parole, et, sans mettre la main au tur-
ban, parce que de l'une il tenait son fusil, et
ie l'autre la garde de son épée, de peur qu'elle
ae lui battît les jambes, lui dit qu'ils étaient
Français de naissance, comédiens de profes-
sion;" que son nom de théâtre était Destin ;
celui de son vieux camarade, la Rancune;
celui de la demoiselle qui était juchée comme
une poule au haut de leur bagage, la Ca-
rême. Ce nom bizarre fit rire quelques-uns
de la compagnie ; sur quoi le jeune comédien
ajouta que le nom de la Caverne ne devait
pas sembler plus étrange à des hommes d'es-
prit que ceux de la Montagne, la Vallée, la Rose
ou l'Epine. La conversation finit par quelques
coups de poing et jurements de Dieu que l'on
entendait au devant de la charrette. C'était le
valet du tripot qui avait battu le charretier
sans dire gare, parce que ses bœufs et sa ju-
ment usaient trop librement d'un amas de
foin qui était devant la porte. On apaisa la
noise, et la maîtresse du tripot, qui aimait
la comédie plus que sermon ni vêpres, par
une générosité inouïe en une maîtresse de
tripot, permit au charretier de faire manger
ses bêtes tout leur soûl. Il accepta l'offre
qu'elle lui fit, et, pendant que les bêtes man-
geaient, l'auteur se reposa quelque temps, et
6 LE ROMAN COMIQUE
se mit a songer à ce qu'il dirait dans le se-
cond chapitre.
II. — Quel nomme était le sieur de la Rappiniére.
Le sieur de la Rappiniére était alors le rieur
de la "ville du Mans. Il n'y a point de petite
ville qui n'ait son rieur. La ville de Paris n'en
a pas pour un, elle en a dans chaque quartier,
et moi-même qui vous parle, je l'aurais été du
mien si j'avais voulu; mais il y a longtemps,
comme tout le monde sait, que j'ai renoncé à
toutes les vanités du monde. Pour revenir au
sieur de la Rappiniére, il renoua bientôt la
conversation que les coups de poing- avaient
interrompue, et demanda au jeune comédien
si leur troupe n'était composée que de made-
moiselle de la Caverne, de M. de la Rancuno
et de lui.
Notre troupe est aussi complète que celle
du prince d'Orange ou de S. A. d'Epernon,
lui répondit-il; mais par une disgrâce qui
nous est arrivée à Tours, où notre étourdi de
portier a tué un des fusiliers de l'intendant de
m province, nous avons été contraints de
cous sauver un pied chaussé et l'autre nu, en
l'équipage que vous nous voyez.
— Ces fusiliers de M. l'intendant en ont fait
autant à la Flèche, dit la Rappiniére.
— Que le feu de saint Antoine les arde! dit
la tripotière ; ils sont cause que nous n'aurons
pas la corné lie.
— Il ne tiendrait pas à nous, répondit le
vieux comédien, si nous avions les clefs de
nos coffres pour avoir nos habits ; et nous di-
vertirions quatre ou cinq jours MM. de la
ville, avant que de gaguer Alençon, où le
reste de la troupe a le rendez-vous*.
La réponse du comédien fit ouvrir les oreilles
à tout le monde. La Rappiniére offrit une
LE ROMAN COMIQUE 7
vieille robe de sa femme à la Caverne, et la
tripotière deux ou trois paires d'habits qu'elle
avait en gage, à Destin et à la Rancune.
— Mais, ajouta quelqu'un de la compagnie,
vous n'êtes que trois.
— J'ai joué une pièce moi seul, dix la Ran-
cune, et j'ai fait en même temps le roi, la
reine et l'ambassadeur. Je parlais en fausset
quand je faisais la reine; je parlais du nez
i-'our l'ambassadeur, et je me tournais vers ma
couronne que je posais sur une chaise; et
pour le roi, je reprenais mon siège, ma cou-
ronne et ma gravité, et grossissais un peu
ma voix. Et qu'ainsi ne soit, si vous voulez
contenter notre charretier et payer notre dé-
pense en l'hôtellerie, fournissez vos habits, et
nous jouerons avant que la nuit vienne, ou
bien nous irons boire, avec votre permission,
et nous reposer, car nous avons fait une
grande journée.
' Le parti plut à la compagnie, et le diable
de la Rappmière, qui s'avisait toujours de
quelque malice, dit qu'il ne fallait point d'au-
tres habits que ceux de deux jeunes hommes
de la ville qui jouaient une partie dans le
tripot, et que" mademoiselle de la Caverne, en
eon habit d'ordinaire, pourrait passer doux
tout ce qu'on voudrait dans une comédie.
Aussitôt dit, aussitôt fait; en moins d'un
demi-quart d'heure, les comédiens eurent bu
chacun deux ou trois coups, furent travestis,
o:t l'assemblée qui s'était grossie, ayant pris
place en unp chambre haute, on vit derrière
un drap sale que l'on le va, le comédien Destin
couché sur un matelas, un corbillon sur la
tête, qui lui servait de couronne, se frottant
un peu les yeux comme un homme qui s'é-
veille, en récitant du ton de Mondori le rôle
d'Hérode, qui commence par :
8 LE ROMAN COMIQUE
Fantôme injurieux qui troubles mon repos!
L'emplâtre qui lui couvrait la moitié du ■
sage ne l'empêcha pas de faire voir qu'il et:
excellent comédien. Mademoiselle de la C
verne fit des merveilles dans les rôles de IV
rianne et de Salomé ; la Rancune satisfit te
te monde dans les autres rôles de la pièce,
elle s'en allait être conduite à bonne fin, qua
le diable, qui ne dort jamais, s'en mêla et
finir la tragédie, non pas par la mort de Jk
rianne et par les désespoirs d'Hérode, m
par mille coups de poing-, autant de souffle
un nombre effroyable de coups de pied, c
jurements qui ne peuvent se compter, et (
suite une belle information que fit faire
sieur de la Rappinière, le plus expert de te
les hommes en pareille matière.
III. — Le déplorable succès qu'eut la comédie.
Dans toutes les villes subalternes du roy?
me, il y a d'ordinaire un tripot où s'assemblc-
tous les jours les fainéants de la ville, les u
pour jouer, les autres pour regarder ceux c
jouent ; c'est là que l'on rime richement
Dieu, que Ton épargne fort peu le procha
et que les absents sont assassinés à coups
langue. On n'y fait quartier à personne; te
le monde y vit de Turc à More, et chacur
est reçu pour railler selon le talent qu'il er
eu du'Seigneur. C'est en un de ces tripots-
si je m'en souviens, que j'ai laissé trois p<
sonnes comiques, récitant la Marianne deva
une honorable compagnie, à laquelle présid;
le sieur de la Rappinière. Au même tem
xîfi <i M&iîmiE D'tiAredisaient \es
vérités, les deux jeunes hommes de qui 1'
avait pris si librement les habits entrère
LE ROMAN COMIQUE 9
ans la chambre en caleçons, et chacun sa
aquette à sa main. Ils avaient négligé de se
lire frotter pour venir entendre la comédie.
,eurs habits, que portaient Hérode et Phérore
tuv ayant d'abord frappé la vue, le plus co-
jre des deux, ^adressant au valet du tripot :
— Fils de chienne, lui dit-il, pourquoi âs-tu
onné mon habit à ce bateleur ?
Ce vaiet, qui le connaissait pour un grand
rutal, lui dit en toute humilité que ce n'était
as lui.
— Et qui donc, barbe de cocu? ajouta-t-il.
Le pauvre valet n'osait en accuser la Rapp*-
ière en sa présence; mais lui qui était le plus
isolent de tous les hommes, lui dit en se le-
ant de sa chaise :
— C'est moi, qu'en voulez-vous dire?
— Que vous êtes un sot, repartit l'autre en
il déchargeant un démesure coup de sa ra-
uette sur les oreilles.
La Rappinière fut si surpris d'être prévenu
'un coup, lui qui avait accoutumé d'en user
insi, qu'il demeura comme immobile, ou d"ad-
îiration, ou parce qu'il n'était pas encore as-
3z en colère, ft qu'il lui en fallait beaucoup
our se résoudre à se battre, ne fût-ce ou à
oups de poing : et peut-être que la chose en
it demeurée là, si son valet, oui avait plus
e colère que lui, ne se fût jeté sur l'agres-
sur, en lui donnant dans le beau milieu du
isage un coup de poing avec toutes ses cir-
onstances, et ensuite une grande quantité
'autres où ils purent aller. La Rappinière le
rit en queue, et se mit à travailler sur lui à
oups de poing, comme un homme qui a été
ffensé le premier . un parent de son ad ver-
aire prit la Rappinière de la même façon. Ce
arent fut investi par un ami de la Rappinière
our faire diversion; celui-ci le fut d'un autre
t celui-là d'un autre ; enfin tout le monde prit
10 LE ROMAN COMIQUE
parti dans la chambre. L'un jurait, l'autre in*
juriait, tous s'entrebattaient. La tripotière,
qui voyait rompre ses meubles , remplissait
1 air de cris pitoyables. Vraisemblablement ils
devaient tous périr par coups d'escabeaux, de
pieds et de poings, si quelques-uns des ma-
gistrats de la ville, qui se promenaient sous
les halles avec le sénéchal du Maine, ne fus-
sent accourus à la rumeur. Quelques-uns fu-
rent d'avis de jeter deux ou trois seaux d'eau
sur les combattants, et le remède eût peut-
être réussi; mais ils se séparèrent de lassi-
tude, outre que deux pères capucins, qui se
jetèrent par charité dans le champ de bataille,
mirent entre les combattants, non pas une
paix bien affermie, mais firent au moins ac-
corder quelques trêves, pendant lesquelles on
put négocier, sans préjudice des informations
qui se firent de part et d'autre. Le comédien
Destin fit des prouesses à coups de poing,
dont on parle encore dans la ville du Mans,
suivant ce qu'en ont. raconté les deux jouven-
ceaux, auteurs de la querelle, avec lesquels il
eut particulièrement affaire, et qu'il pensa
rouer de coups, outre quantité d'autres du
parti contraire qu'il mit hors de combat du
premier coup. Il perdit son emplâtre durant
la mêlée, et l'on remarqua qu'il avait le visage
aussi beau que la taille riche. Les museaus
sanglants furent lavés d'eau fraîche, les col-
lets déchirés furent changés, on appliqua
quelques cataplasmes, et même l'on fit quel-
ques points d'aiguille ; et les meubles furent
aussi remis en place, non pas du tout si en»
tiers que lorsqu'on les desarrangea. Enfin, ul
moment après, il ne resta plus rien du com-
bat, que beaucoup d'animosité qui paraissait
sur les visages des uns et des autres. Les
pauvres comédiens sortirent avec la Rappi-
nière, qui verbalisa le dernier. Comme ila
LE ROMAN COMIQUE îl
passaient du tripot sous les halles, ils furent
investis par sept ou huit braves, fépée à ia
main. La Rappinière, selon ta coutume, eut
grand*peur, et pensa bien avoir quelque chose
de pis, si Destin ne se fût généreusement jeté
au devant d'un coup d'épée qui lui allait pas-
ser au travers du corps ; il ne put pourtant
si bien le parer, qu'il ne reçût une légère
blessure dans le bras, Il mit l'epée à la main
en le même temps , et en moins de rien fit
voler à terre deux e'pées, ouvrit deux ou trois
têtes, donna force coups sur les oreilles et dé-
confit si bien messieurs de l'embuscade, que
tous les assistants avouèrent qu'ils n'avaient
jamais vu un si vaillant homme. Cette partie
ainsi avortée avait été dressée à la Rappinière
par deux petits nobles, dont l'un avait épousé
la sœur de celui qui commença le combat par
un gTand coup de raquette ; et vraisemblable-
ment la Rappinière était gâté sans le vaillant
défenseur que Dieu lui suscita en notre vail-
lant comédien. Le bienfait trouva place en
son cœur de roche, et sans vouloir permettre
que ces pauvres restes d'une troupe délabrée
allassent loger en une hôtellerie, il les emmena
chez lui, où le charretier déchargea le bagage
comique et s'en retourna à son village.
IV. — Dans lequel on continue de parler du sieur da
ia Rappinière, et de ce qui arriva la nuit en sa
maison.
Mademoiselle de la Rappinière reçut la
compagnie avec force compliments, car elle
était la femme du monde qui se plaisait le
plus à en faire. Elle n'était pas laide, quoique
si maigre et si sèche, qu'elle n'avait jamais
mouché de chandelle avec ses doigts que le
feu n'y prît; j'en pourrais dire cent choses
rares, que je laisse, de peur d'être trop long.
12 LE ROMAN COMIQUE
En moins de rien , les deux dames furent si
grandes camarades, qu'elles s'entre-appelè-
rent ma chère et ma fidèle. La Rappinière,
qui avait de la mauvaise gloire autant que le
barbier de la ville, dit en entrant qu'on allât
à la cuisine et à l'office faire hâter le souper.
C'était une pure rodomontade : outre son vieux
valet, qui pansait même les chevaux, il n'y
avait' dans le logis qu'une jeune servante et
une autre vieille boiteuse, et qui avait du mal
comme un chien. Sa vanité fut punie par une
grande confusion. Il mangeait d'ordinaire au
cabaret aux dépens des sots, et sa femme et
son train si réglés étaient réduits au potage
aux choux, selon ia coutume du pays. Voulant
paraître devant ses hôtes et les régaler, il
pensa couler par derrière son dos quelques
monnaies à son valet, pour aller quérir de
quoi souper : par la faute du valet ou du
maître, l'argent tomba sur la chaise où il était
assis, et de la chaise en bas. La Rappinière
en devint tout violet, sa femme en rougit, le
valet en jura, la Caverne en sourit, la Ran-
cune n'y prit peut-être pas garde, et pour
Destin, je n'ai pas bien su l'effet que cela fit
sur son esprit. L'argent fut ramassé, et, en
attendant le souper, on fit conversation. La
Rappinière demanda à Destin pourquoi il se
déguisait le visage d'un emplâtre ? Il lui dit
qu'il en avait sujet, et que, se voyant travesti
par accident, il avait voulu ôter aussi la con-
naissance de son visage à quelques ennemis
qu'il avait. Enfin, le souper vint, bon ou mau-
vais : la Rappinière but tant, qu'il s'enivra, et
la Rancune s'en donna aussi jusqu'aux gardes.
Destin soupa fort sobrement . en honnête
homme, la Caverne en comédienne affamée,
et mademoiselle de la Rappinière en femme
qui veut profiter de l'occasion, c'est-à-dire
tant, qu'elle en fut dévoyée. Tandis que les
LE ROMAN COMIQUE 13
valets mangèrent et que l'on dressa les lits,
la Rappinière les accabla de cent contes pleins
de vanité. Destin coucha seul en une petite
chambre, la Caverne avec la fille de chambre
ians un cabinet, et la Rancune avec le valet,
,e ne sais où. Ils avaient tous envie de dor-
mir, les uns de lassitude, les autres d'avoir
trop soupe, et cependant ils ne dormirent
guère, tant il est vrai qu'il n'y a rien de cer-
tain en ce monde.
Après le premier somme, mademoiselle de
la Rappinière eut envie d'aller où les rois ne
peuvent aller qu'en personne. Son mari se ré-
veilla bientôt après, et, quoiqu'il fût bien soûl,
il sentit bien qu'il était seul. Il appela sa
femme et on ne lui répondit point. Avoir
quelque soupçon, se mettre en colère, se lever
de furie, ce ne fut qu'une même chose. A la
sortie de la chambre, il entendit marcher
devant lui, il suivit quelque temps le bruit
qu'il entendait, et au milieu d'une petite ga-
lerie qui conduisait à la chambre de Destin, il
se trouva si près de ce qu'il suivait, qu'il crut
lui marcher sur les talons. Il pensa se jeter
sur sa femme et la saisit en criant :
— Ah! putain.
Ses mains ne trouvèrent rien, et ses pieds
rencontrant quelque chose, il donna du nez en
terre et se sentit enfoncer dans l'estomac quel-
que chose de pointu. Il cria effroyablement au
meurtre, et on m'a poignarde, sans quitter sa
'émme, qu'il pensait tenir par les cheveux et
}ui se débattait sous lui. A ses cris, ses in-
ures et ses jurements, toute la maison fut en
rumeur et tout le monde vint à son aide. En
même temps, la servante avec une chandelle,
la R.ancune et le valet en chemises sales, la
Caverne en jupe fort méchante, Destin, l'épée
à la main, et mademoiselle de la Rappinière
vint la dernière et fut bien étonnée, aussi bien
î£ LE Hjtftïf C03ÏIQUÏ
que les autres, de trouver son mari tout fu-
rieux, luttant contre une chèvre qui allaitait
dans la maison les petits d'une chienne
morte en couche. Jamais homme ne fut plus
confus que la Rappinière. Sa femme, qui se
douta bien de la pensée qu'il avait eue, lui de-
manda s'il était iou. Il répondit, sans savoir
presque ce qu'il disait, qu'il avait pris la
chèvre pour un voleur. Destin devina ce qui en
était; chacun regagna son lit et crut ce qu'il
voulut de l'aventure, et la chèvre fut renfermée
avec ses petits chiens.
V. — Qui ne contient pas grand'chose.
Le comédien la Rancune, un des principaux
héros de notre roman, car il n'y en aura pas
pour un dans ce livre-ci; et puisqu'il n'y a
rien de plus parfait qu'un héros de livre, demi-
douzaine de héros ou soi-disant tels 'feront
plus d'honneur au mien qu'un seul, qui serait
neut-être celui dont on parlerait moins,
comme il n'y a qu'heur et malheur en ce
monde. La Rancune donc était de ces mi-
santhropes qui haïssent tout le monde, et qui
ne s'aiment pas eux-mêmes; j'ai su de beau-
coup de personnes qu'on ne l'avait jamais vu
rire. Il avait assez d'esprit et faisait assez
bien de méchants vers ; d'ailleurs, nullement
homme d'honneur, malicieux comme un vieux
singe et envieux comme un chien. Il trouvait
à redire en tous ceux de la profession. Belle-
rose était trop affecté, Mondori rude, Floridor
trop froid et ainsi des autres, et je crois qu'il
eût aisément laissé conclure qu'il avait été
le seul comédien sans défaut; et cependant
il n'était plus souffert dans la troupe qu'à
cause qu'il avait vieilli dans le métier. Du
temps qu'on était réduit aux pièces de Hardy,
LE ROMAN COHIQUE 13
il jouait en fausset, et, sous les masques, les
rôles de nourrice. Depuis qu'on commence à
mieux faire la comédie, il était le surveillant
du portier, jouait les rôles de confidents, am-
bassadeurs et recors, quand il fallait accom-
pagner un roi, prendre ou assassiner quel-
qu'un, ou donner bataille: il chantait une mé-
chante taille aux trios, du temps qu'on en
chantait, et se farinait à la farce. Sur ces beaux
talents-là, il avait fondé une vanité insup-
portable, laquelle était jointe à une raillerie
continuelle, une médisance qui ne s'épuisait
point, et une humeur querelleuse qui était
pourtant soutenue par quelque valeur. Tout
cela le faisait craindre à ses compagnons;
avec Destin seul il était doux comme un
agneau et se montrait devant lui raisonnable,
autant que son naturel le pouvait permettre.
On a voulu dire qu'il en avait été battu ; mais
ce bruit-là n*a pas duré longtemps, non plus
que celui de l'amour qu'il avait pour le bien
d'autrui, jusqu'à s'en saisir furtivement ; avec
tout cela, le meilleur homme du monde. Js
vous ai ait, ce me semble, qu'il coucha avec
le valet de la Rappinière, qui s'appelait Doguin.
Soit que le lit où il coucha ne iut pas bon, ou
que Doguin ne fût pas bon coucheur, il ne
put dormir de toute la nuit. Il se leva dès le
point du jour, aussi bien que Doguin, qui fut
appelé par son maître \ et, passant devant la
chambre de la Rappinière, il lui alla doDner le
bonjour. La Rappinière reçut son compliment
avec un faste de prévôt provincial, et ne lui
rendit pas la dixième partie des civilités qu'L
en reçut; mais comme les comédiens joueu:
toutes* sortes de personnages, il ne s'en émut
guère. La Rappinière lui fit cent questions sur
la comédie, et de fil en aiguille (il me semMe
que ce proverbe est ici fort bien appliqué) lui
demanda depuis quand ils avaient Destin
Î6 LE P. OMAN COMIQUE
dans leur troupe, et ajouta qu'il était excellent
comédien.
— Ce qui reluit n'est pas or, repartit la Ran-
cune: du temps que je jouais les premiers
rôles, il n'eût joue que les pages; comment
saurait-il un métier ou'il n'a jamais appris?
Il y a fort peu de temps qu'il est dans la co-
médie : on ne devient pas comédien comme un
champignon; parce qu'il est jeune, il plaît:
si vous le connaissiez comme moi, vous en
rabattriez plus de la moitié. Au reste, il fait
l'entendu, comme s'il était sorti de la côte de
saint Louis, et cependant il ne découvre point
qui il est, ni d'où il est, non plus qu'une belle
Chloris qui l'accompagne, qu'il appelle sa
sœur, et Dieu veuille qu'elle le soit. Tel que je
suis, je lui ai sauvé la vie dans Paris, aux dé-
pens de deux bons coups rt'épée; et il en a été
si méconnaissant, qu'au lieu de me suivre
quand on me porta à quatre chez un chirur-
gien, il passa la nuit à chercher dans les boues
je ne sais quel bijou de diamants qui n'étaient
peut-être que d'Alençon, et qu'il disait que
ceux qui nous attaquèrent lui avaient pris.
La Rappiniére demanda à la Rancune com-
ment ce malheur-là lui était arrivé.
— Ce fut le jour des Rois, sur le Pont-Neuf,
répondit la Rancune.
Ces dernières paroles troublèrent extrême-
ment la Rappiniére et son valet Doguin ; ils
pâlirent et rougirent l'un et l'autre ; et la
Rappiniére changea de discours si vite et ave*
un si grand désordre d'esprit, que la Ran-
cune s'en étonna. Le bourreau de la ville et
quelques archers, qui entrèrent dans la cham-
bre, rompirent la conversation, et firent grand
plaisir à la Rancune, qui sentait bien que ce
qu'il avait dit avait frappé la Rappiniére eh
quelque endroit bien tendre, sans pouvoir de-
viner la part qu'il y pouvait prendre. Cepen-
LE ROM.W COMIQUE 17
dant le pauvre Destin, qui avait été si bien
sur le tapis, était bien en peine; la Rancune
le trouva avec mademoiselle de la Caverne,
bien empêché à faire avouer à un vieux tail-
leur qu'il avait mal ouï, et encore plus mal
travaillé. Le sujet de leur différend était qu'en
déchargeant le bagage comique, Destin avait
trouvé deux pourpoints et un haut-de-
chausses fort usés ; qu'il les avait donnés à ce
vieux tailleur pour en tirer une manière
d'habit plus à la mode que les chausses de
pages qu'il portait, et que le tailleur, au lieu
d'employer un des pourpoints pour raccom-
moder Vautre et le haut-de-chausses aussi,
par une faute de jugement indigne d'un
nomme qui avait raccommodé dé vieilles
hardes toute sa vie, avait rhabillé les deux
pourpoints des meilleurs morceaux du haut-
de-chausses, tellement que le pauvre Destin,
avec tant de pourpoints et si peu de hauts-de-
ehausseSj, se trouvait réduit à garder la cham-
bre, ou à faire courir les enfants après lui,
comme il avait déjà fait avec son habit co-
mique. La libéralité de la Rappiniére répara
la faute du tailleur, qui profita des deux
pourpoints rhabillés, et Destin fut régalé de
rhabit d'un voleur qu'il avait fait rouer depuis
peu. Le bourreau, qui s'y trouva présent ] et
qui avait laissé cet habit en garde à la ser-
vante de la Rappiniére, dit fort insolemment
que l'habit était à lui ; mais la Rappiniére le
menaça de lui faire perdre sa charge. L'habit
se trouva assez juste pour Destin, qui sortit
avec la Rappiniére et la Rancune. Ils dînèrent
&a un cabaret aux dépens d'un bourgeois
qui avait affaire de la Rappiniére. Mademoi-
selle de la Caverne s'amusa à savonner son
collet sale, et tint compagnie à son hôtesse.
Le même jour, Doguin fut rencontré par un
des jeunes hommes qu'il avait battus le jour
18 LE P. OMAN COMIQUE
avant, dans le tripot, et revint au logis avec
deux bons coups d'épée et force coups de bâton ;
et, à cause qu'il était bien blessé, la Rancune,
après avoir soupe, alla coucher dans une hô-
tellerie voisine, fort lassé d'avoir couru toute
la ville, accompagnant, avec son camarade
Destin, le sieur de la Rappiniére, qui voulait
avoir raison de son valet assassiné.
VI. — L'aventure du pot de chambre. — La mauvais
nuit que la Rancune donna à l'hôtellerie.— L'arrivés
d'une partie de !a troupe. Mort de Doguin, el autres
«tioses semblables.
La Rancune entra dans l'hôtellerie, un peu
plus que demi-ivre. La servante de la Rappi-
niére, qui le conduisait, dit à l'hôtesse qu'on
lui dressât un lit.
— Voici le re>te de notre écu, dit l'hôtesse;
si nous n'avions point d'autre pratique que
celle-là, notre louage serait mal payé. "
— Taisez-vous, sotte, dit son mari, M. de là
Rappiniére nous fait trop d'honneur, que l'on
dresse un Ht à ce gentilhomme.
— Voir qui en aurait, dit l'hôtesse ; il ne
m'en restait qu'un, que je viens de donner à
un marchand du Bas-Maine.
Le marchand entra là-dessus, et, ayant ap-
pris le sujet de la contestation, offrit la moitié
de son lit à la Rancune, soit qu'il eût affaire
à la Rappiniére, ou qu'il fût obligeant de son
naturel. La Rancune l'en remercia autant que
la sécheresse de sa civilité le put permettre.
Le marchand soupa, l'hôte lui tint compagnie,
et la Rancune ne se fit pas prier deux fois
pour faire le troisième, et se mit à boire sur
nouveaux frais. Ils parlèrent des impôts, pes-
tèrent contre les maltôtiers, réglèrent l'Etat,
et se réglèrent si peu eux-mêmes, et l'hôte
tout le premier, qu'il tira sa bourse de sa po-
chette, et demanda à compter, ne se souve-
nant plus qu'il était chez lui. Sa femme et sa.
servante l'entraînèrent parles épaules dans sa
chambre, et le mirent sur un lit. tout habillé.
La Rancune dit au marchand qu'il était affligé
d'une difficulté d'urine, et qu'il était bien
fâchéd'ètre contraint de l'incommoder; à quoi
le marchand lui répondit qu'une nuit était
bientôt passée. Le lit n'avait point de ruelle,
et joignait la muraille; la Rancune s'y jeta le
premier, et le marchand &'y étant mis aprè^,
en la bonne place, la Rancune lui demanda
le pot de chambre.
— Et qu'en voulez-vous faire? dit le mar-
chand.
— Le mettre auprès de moi, de peur de vous
incommoder, dit la Rancune.
Le marchand lui répondit qu'il le lui donne-
rait quand il en aurait affaire ; et la Rancune
n'y consentit qu'à peine, lui protestant qu'il
était au désespoir de l'incommoder. Le mar-
chand s'endormit sans lui répondre; et à
peine commença-t-il à dormir de toute sa force,
que le malicieux comédien, qui était un hom-
me à s'éborgner pour faire perdre un œil à un
autre, tira le pauvre marchand par le bras,
en lui criant:
— Monsieur, oh! monsieur!
Le marchand tout endormi lui demanda, en
caillant :
— Que vous plaît-il ?
— Donnez-moi un peu le pot de chambre,
dit la Rancune.
Le pauvre marchand se pencha hors du lit,
et, prenant le pot de chambre, le mit entre les
mams de la Rancune, qui se mit en devoir
de pisser ; et après avoir fait cent efforts, ou
fait semblant de les faire, juré cent fois entre
ses dents, et s'être bien plaint de son mal, il
rendit le pot de chambre au marchand sans
20 LE R0MA3 COMIQUE
avoir pissé une seule goutte. Le marchand le
remit à terre, et dit, en ouvrant la bouche
aussi grande qu'un four à force de bâiller:
— Vraiment, monsieur, je vous plains bien,
et se rendormit tout aussitôt.
La Rancune le laissa embarquer bien avant
dans le sommeil; et, quand il l'ouït ronfler
comme s'il n'eût fait autre chose toute sa vie,
le perfide l'éveilla encore, et lui demanda le
pot de chambre aussi méchamment que la
première fois. Le marchan i le lui remit entre
.es mains aussi bonnement qu'il avait déjà
tait ; et la Rancune le porta à l'endroit par où
l'on pisse, avec aussi peu d'envie de pisser
que de laisser dormir le marchand. Il cria en-
core plus fort qu'il n'avait fait, et fut deux
fois plus longtemps à ne point pisser, conju-
rant le marchand de ne prendre plus la peine
de lui donner le pot de chambre, et ajoutant
que ce n'était pas la raison, et qu'il le pren-
drait bien. Le pauvre marchand, qui eût alors
donné tout son bien pour dormir tout son
soûl, lui répondit toujours en bâillant quil
en usât comme il lui plairait, et remit le pot
de chambre à sa place. Ils se donnèrent le
bonsoir tout civilement, et le pauvre mar-
chand eût parié tout son bien qu'il allait faire
le plus beau somme qu'il eût fait de sa vie. La
Rancune, qui savait bien ce qu'il en devait
arriver, le laissa dormir de plus belle, et,
sans faire conscience d'éveiller un homme
qui dormait si bien, il lui alla mettre le coude
dans le creux de l'estomac, l'accablant de tout
son corps, avançant l'autre bras hors du lit,
comme on fait quand on veut ramasser quel-
que chose qui est à terre. Le malheureux
marchand se sentant étouffer et écraser la
poitrine, s'éveilla en sursaut, criant horrible*
ment :
— Eh ! morbleu, monsieur, vous me tuez.
LE ROMAN COMIQUE 21
La Rancune, d'une voix aussi douce et posée
que celle du marchand avait été véhémente,
lui répondit :
— Je vous demande pardon , je voulais
prendre le pot de chambre.
— Ah! vertubleu, s'écria l'autre, j'aime
mieux vous le donner, et ne dormir de toute
la nuit ; vous m'avez fait un mal dont je me
sentirai toute la vie.
La Rancune ne lui répondit rien, et se mit
à pisser si largement et si raide, que le bruit
seul du pot de chambre eût pu réveiller le mar-
chand. Il emplit le pot de chambre, bénissant
le Seigneur avec une hypocrisie de scélérat.
Le pauvre marchand le félicitait le mieux
qu'il pouvait de sa copieuse éjaculation d'u-
rine, qui lui faisait espérer un sommeil qui ne
serait plus interrompu, quand le maudit la
Rancune , faisant semblant de vouloir re-
mettre le pot de chambre à terre, lui laissa
tomber, et le pot de chambre, et tout ce qui
était dedans sur le visage, sur la barbe et
sur l'estomac, en criant en hypocrite :
— Eh! monsieur, je vous demande par-
don !
Le marchand ne répondit rien à sa civilité-
car aussitôt qu'il se sentit noyer de pissat, il
se leva, hurlant comme un homme furieux,
et demandant de la chandelle. La Rancune,
avec une froideur capable de faire renier un
Théatin, lui disait :
— Voilà un grand malheur !
Le marchand continua ses cris, l'hôte,
l'hôtesse, les servantes et les valets vinrent à
lui. Le marchand leur dit qu'on l'avait fait
coucher avec un diable, et pria qu'on lui lit du
feu autre part. On lui demanda ce qu'il avait :
il ne répondit rien, tant il était en colère, prit
ses habits et ses bardes et fut se sécher dans
la cuisine, où il passa le reste de la nuit sur
22 LE AOK&M COMIQUE
un bine, le long du feu. L'hôte demanda à la
Rancune ce qu'il lui avait fait. Il lui dit, fei-
gnant une grande ingénuité :
— Je ne sais de quoi il peut se plaindre : il
s'est éveillé et m'a réveillé, criant au meurtre;
il faut qu'il ait fait que gue mauvais songe ou
qu'il soit fou et il a pisse au lit.
L'hôtesse y porta la main et dit qu'il était
vrai, que son matelas était tout percé et jura
.-.on grand Dieu qu'il le payerait. Ils donnèrent
le bonsoir à la Rancune, qui dormit toute la
nuit aussi paisiblement qu'aurait fait un
homme de bien et se récompensa de celie qu'il
avait mal passée chez la Rappinière.
. Il se leva pourtant plus matin qu'il ne pen-
sait, parce que la servante de la Rappinière le
vint quérir à la hâte pour venir voir Dognin
qui se mourait et qui demandait à le voir avant
de mourir. Il courut, bien en peine de savoir ce
que lui voulait un homme qui se mourait et
qui ne le connaissait que du jour précédent
Mais la servante s'était trompée : ayant ouï
demander le comédien au pauvre moribond,
elle avait pris la Rancune pour Destin, qui ve-
nait d'entrer dans la chambre de Doguin
?tuand la Rancune arriva, et qui s'y était en-
eriné, ayant appris dr prêtre qui 1 avait con-
fessé que le blessé avait quelque chose à lui
dire qu'il lui importait de savoir. Il n'y fut
pas plus d'un demi-quart-d'heure, que la Rappi-
nière revint de la viile, ou il était allée des la
oointe du jour, pour quelques affaires. Il ap-
prit en arrivant que son valet se mourait,
qu'on ne pouvait lui arrêter le sang, parce
qu'il avait un gros vaisseau coupé et qu'il
avait demandé à voir le comédien Destin avant
de mourir.
— Et ra-t-il vu? demanda tout ému la Rap-
pinière.
On lui répondit qu'ils étaient enfermés en-
LE ROMAN COMIQUE 23
semble. Il fat frappé de ces paroles comme
d'un coup de massue et s'encourut, tout
transporte, frapper à la porte de la chambra
où Doguin se mourait, au même temps que
Destin l'ouvrait pour avertir que Ton vînt se-
courir le malade qui tombait en faiblesse. La
Rappiniére lui demanda tout troublé ce que
lui voulait son fou de valet.
— Je crois qu'il rêve, répondit froidement
Destin, car il m'a demandé cent fois pardo:..
et je ne pense pas qu'il m'ait jamais offensé;
mais qu'on prenne garde à lui, car il s 3
meurt.
On s'approcha du lit de Doguin sur le point
de rendre le dernier soupir, dont la Rappi-
niére parât plus gai que triste. Ceux qui le
connaissaient crurent que c'était à cause qu'il
devait les gages à son valet. Destin seul sa-
vait bien ce qu'il en devait croire. Là^dessus,
deux hommes entrèrent dans le logis, qui fu-
rent reconnus par notre comédien pour être
de ses camarades, desquels nous parlerons
plus amplement dans le chapitre suivant.
VII. — L'aventure des brancards.
Le plus jeune des comédiens qui entrèrent
chez la Rappiniére était valet de Destin. H
apprit de lui que le reste de la troupe étaft
arrivé, à la réserve de mademoiselle de l'E-
toile, qui s'était démis un pied à trois lieue.3
du Mans.
— Qui vous a fait venir ici, et qui vous a
dit que nous y étions? lui demanda Destin.
— La peste" qui était a Alencon nous a em-
pêchés d'y aller, et nous a arrêtés à Bonnes-
table, répondit l'autre comédien, qui s'appelait
l'Olive; quelques habitants de cette ville; que
nous avons trouvés, nous ont dit que voui
aviez joué ici, que vous vous étiez battu, et
2i LE ROMAX COMIQUE
qne vous aviez été blessé : mademoiselle de
l'Etoile en est fort en peine, et vous prie de
lui envoyer un brancard.
Le maître de l'hôtellerie voisine, qui était
venu là au bruit de la mort de Doguin, dit
qu'il avait un brancard chez lui, et, pourvu
qu'on le payât bien, qu'il serait en état de
partir sur le midi, porté par deux bons che-
vaux. Les comédiens arrêtèrent le brancard à
un écu, et des chambres dans l'hôtellerie pour
la troupe comique. La Rapninière se chargea
d'obtenir du lieutenant général permission de
jouer; et sur le midi, Destin et ses camarades
prirent le chemin de Bonnestable. Il faisait
grand chaud; la Rancune dormait dans le
brancard, l'Olive était monté sur le cheval de
derrière, et un valet de l'hôte conduisait celui
de devant. Destin allait de son pied un fusil
sur l'épaule, et son valet lui contait ce qui
leur était arrivé depuis le Château-du-Loire
jusqu'au village auprès de Bonnestable, où
mademoiselle de l'Etoile s'était démis un pied
en descendant de cheval, quand deux hom-
mes bien montés, et qui se cachèrent le nez
de leur manteau en passant auprès de Destin,
s'approchèrent du brancard, du côté qu'il était
découvert ; et n'y trouvant qu'un vieil homme
qui dormait, le mieux monté de ces inconnus
dit à l'autre :
— Je crois que tous les diables sont aujour-
d'hui déchaînés contre moi, et sont déguisés
en brancards pour me faire enrager.
Cela dit, il poussa son cheval à travers les
champs, et son camarade le suivit. L'Olive
appela Destin qui était un peu éloigné, et lui
conta l'aventure, à laquelle il ne put rien
comprendre, et dont il ne se mit pas beaucoup
en peine. A un quart de lieue de là, le con-
ducteur du brancard, que l'ardeur du soleil
avait assoupi, alla Dlanter le brancard dans
LE ROMAN COMIQUE 25
un bourbier, où la Rancune pensa se trouver :
les chevaux y brisèrent leurs harnais, et il
fallut les en tirer par le cou et par la queue,
après qu'on -es eut dételés. lis ramassèrent
les débris du naufrage, et gagnèrent le pro-
chain village du mieux qu'ils purent. L'équi-
du brancard avait grand besoin de ré-
paration : tandis qu'on y travailla, la Ran-
cune, i'Olive et le valet de Destin burent un
coup à la porte d'une hôtellerie qui se trouva
dans le village. Là-dessus, il amva un autre
brancard conduit par deux hommes de pied,
oui s'arrêta aussi devant l'hôtellerie. A peine
fut-il arrivé, qu'il en parut un autre qui ve-
nait cent pas après du même côté.
— Je crois que tous les brancards de la pro-
vince se sont ici donné rendez-vous pour une
affaire d'importance ou pour un chapitre gé-
néral, dit la Rancune, et je suis d'avis qu'ils
commencent leur conférence, car il n'y a pa3
d'apparence qu'il y en arrive davantage.
— En voici pourtant un qui n'en quittera
pas sa part, dit l'aôtt -- .
Et en effet ils en virent un quatrième qui
venait du côté du Mans. Cela les fit rire d'un
bon courage, excepté la Rancune qui ne riait
jamais, comme je vous l'ai déjà dit. Le der-
nier brancard s'arrêta avec les autres. Jamais
on ne vit tant de brancards ensemble.
— Si les chercheurs de brancards que nous
avons trouvés tantôt Liaient ici, ils auraient
..te::. eut, dit le conducteur du premier
venu.
— J'en ai trouvé aussi, dit le second.
Celui des comédiens dit la même chose, et
le dernier venu ajouta qu'il avait pensé en
être battu.
— Et pourquoi? lui demanda Destin.
— A cause, lui repondit-il, qu'ils en vou-
laient à une demoiselle qui s'était démis un
£6 LE P.OkAX 60M101
pied, et que nous avons menée an Mans. Je
n'ai jamais vu de gens si colères; ils se pre-
naient à moi de ce qu'ils n'avaient pas
trouvé ce qu'ils cherchaient.
Cela fit ouvrir les oreilles aux comédiens, et
en deux ou trois interrogations qu'ils firent
au brancardier, ils surent que la femme du
seigneur du village où mademoiselle de l'E-
toile s'était blessée, lui avait rendu visite et
l'avait fait conduire au Mans avec grand soin.
La conversation dura encore quelque temps
avec les brancardiers, et ils surent les uns
des autres qu'ils avaient été reconnus en che-
min par les mêmes hommes que les comé-
diens avaient vus. Le premier brancard por-
tait le curé de Dorn front, qui venait des eaux
de Bellème et passait au Mans pour faire une
consulte de médecins sur sa maladie. Le se-
cond portait un gentilhomme blessé qui reve-
nait de l'armée. Les brancards se séparèrent:
celui des comédiens et celui du curé de Dom-
front retournèrent au Mans de compagnie, et
les autres où ils avaient à aller. Le curé ma-
lade descendit en la même hôtellerie que les
comédiens, qui était la sienne. Nous le laisse-
rons reposer dans sa chambre, et nous ver-
rons dans le chapitre suivant ce qui se pas-
sait en celle des comédiens.
VIII. — Dans lequel on verra plusieurs choses néces*
saires à savoir pour l'intelligence du présent livre.
La troupe comique était composée de Des-
tin, de l'Olive et de la Rancune, qui avaient
chacun un valet prétendant à devenir un jour
comédien en cher. Parmi ces valets, il y en
avait quelques-uns qui récitaient d^jà sans
rougir et sans se décontenancer; celui de
Destin entre autres faisait assez bien, enten-
dait assez ce qu'il disait, et avait de l'esprit.
LZ ROUAS COUJQCÉ 27
Mademoiselle de l'Etoile et la fille de made-
moiselle de la Caverne récitaient les premiers
rôles. La Caverne représentait les reines et
les mères, et jouait à la farce. Ils avaient de
plus ud poëte ou plutôt un auteur, car toutes
les boutiques d'épiciers du royaume étaient
pleines de ses œuvres, tant en vers qu'en
prose. Ce bel esprit s'était donné à la trouf s
presque malgré elle ; et parce qu'il ne parta-
geait point et mangeait quelque argent ave:
les comédiens, on lui donnait les derniers
rôles, dont il s'acquittait mal. On voyait bien
qu'il était amoureux de l'une des deux comé-
diennes ; mais il était si discret, quoiqu'un peu
fou, qu'on n'avait pu encore découvrir laquelle
des deux il devait suborner, sous espérance
de l'immortalité. Il menaçait les comédiens
de quantité de pièces ; mais H leur avait i ait
grâce jusqu'alors. On savait seulement par
conjecture qu'il en faisait une intitulée Mar-
tin Luther, dont on avait trouvé un cahier,
qu'il avait' pourtant désavoué, quoiqu'il fût de
son écriture.
Quand nos comédiens arrivèrent, la cham-
bre des comédiennes était déjà pleine des plus
échauffés godelureaux de la ville, dont quel-
ques-uns étaient déjà refroidis du maigre ac-
cueil qu'on leur avait fait. Ils parlaient tous
ensemble de la comédie, des bons vers, des
auteurs et des romans. Jamais on n'ouït plus
de bruit dans une chambre, à moins que de
s'y quereller : le poëte sur tous les autres,
environné de deux ou trois qui devaient 8fcre
les beaux esprits de la ville, se tuait de leur
dire qu'il avait fait la débauche avec Saint -
Amant et Beys, et qu'il avait perdu un bon
ami en feu Ro'trou. Maiemoiselle de la Ca-
verne et mademoiselle Angélique sa fille ar-
rangeaient leurs hardes avec une aussi gran-
de tranquillité que s'il n'y eût eu personne
28 LE ROMAN COJIIQDE
dans la chambre. Les mains d'Angélique
étaient quelquefois serrées ou baisées, car les
provinciaux se démènent fort et sont grands
patineurs; mais un coup de pied dans l'os des
jambes, un soufflt't ou un coup de dent, selon
qu'il était à propos, la délivraient bientôt de
ces galants à toute outrance. Ce n'est pas
qu'elle fût dévergondée; mais son humeur
enjouée et libre l'empêchait d'observer beau-
coup de cérémonies; d'ailleurs elle avait de
l'esprit et était très -honnête fille. Mademoi-
selle de l'Etoile était d'une humeur toute con-
traire : il n'y avait pas au monde de fille plus
modeste et d'une humeur plus douce, et elle
fut alors si complaisante, qu'elle n'eut pas la
force de chasser tous ces cajoleurs hors sa
chambre, quoiqu'elle souffrît beaucoup au pied
qu'elle s'était aémis, et qu'elle eût grand be-
soin d'être en repos. Elle était tout habillée
sur un lit, environnée de quatre ou cinq des
plus doucereux, étourdie de quantité d'équi-
voques qu'on appelle pointes dans les provin-
ces, et souriant souvent à des choses qui ne
lui plaisaient guère. Mais c'est une des gran-
des incommodités du métier, laquelle, jointe à
celle d'être obligé de pleurer et de rire lorsque
l'on a envie de faire tout autre chose, diminue
beaucoup le plaisir qu'ont les comédiens
d'être quelquefois empereurs et impératrices,
çt d'être appelés beaux comme le jour quand
il s'en faut plus de la moitié, et jeune beauté,
bien qu'ils aient vieilli sur le théâtre, et que
leurs cheveux et leurs dents fassent une par-
tie de leurs hardes. Il y a bien d'autres cho-
ses à dire sur ce sujet fmais il faut les ména-
ger et les placer en divers endroits de mon
livre pour diversifier.
Revenons à la pauvre mademoiselle de l'E-
toile, obsédée de provinciaux les plus incom-
modes du monde, tous grands parleurs, quel-
LE ROMAN COMIQUE 29
ques-uns très-impertinents, et entre lesquels
il s'en trouvait de nouvellement sortis du col-
lège. H y avait entre autres un petit homme
veuf, avocat de profession, qui avait une pe-
tite charge dans une petite juridiction voi-
sine. Depuis la mort de sa petite femme, il
avait menacé les femmes de la ville de se re-
marier, et le clergé de la province de se faire
prêtre, et même de se faire prélat à beaux
sermons comptant. C'était le plus grand petit
fou qui ait couru les champs depuis Rolland.
Il avait étudié toute sa vie; et quoique l'étude
aille à la connaissance de la vérité, il était
menteur comme un valet, présomptueux et
opiniâtre comme un pédant, et assez mau-
vais poëte pour être étouffé s'il y avait de la
police dans le royaume. Quand Destin et ses
compagnons entrèrent dans la chambre, il
s'offrit de leur lire, sans leur donner le temps
de se reconnaître, une pièce de sa façon, inti-
tulée: les Faits et gestes de Charlemagne , en
vingt-quatre journées. Cela fit dresser les che-
veux à la tête de tous les assistants ; et Des-
tin, qui conserva un peu de jugement dans
l'épouvante générale où la proposition avait
mis la compagnie, lui dit en souriant qu'il n'y
avait pas apparence de lui donner audience
avant le souper.
— Eh bien, dit-il, je vais vous conter une
histoire tirée d'un livre espagnol qu'on m'a
envoyé de Paris, dont je veux faire une
pièce dans les règles. On change de discours
deux ou trois fois r our se garantir d'une his-
toire que l'on croyait devoir être une imita-
i tion de la Peau-d'Àne, mais le petit homme
j ne se rebuta point, et, à force de recommen-
1 çer son histoire autant de fois qu'on l'inter-
rompait, il se fit donner audience, dont on ne
se repentit point , parce que l'histoire se
trouva assez bonne, et démentit la mauvaise
SU LE ROÎ3AM COMIQUE
opinion que l'on avait de tout ce qui venai:
de Ragotin ; c'était le nom du godenot. Vous
allez voir cette histoire dans le chapitre sui-
vant, non telle que la conta Ragotin, maio
comme je la pourrai conter d'après un des
auditeurs qui me l'a apprise. Ce n'est donc pas
RagGtin oui narle.< tfesè moi.
IX. — Histoire d€ r Amante invisible»
Don Carlos d'Aragon était un jeune gentil-
homme de la maison dont il portait le nom. Il
fit des merveilles de sa personne dans les
spectacles publics que le viee-roi de Naples
donna au peuple aux noces de Philippe se-
cond , troisième ou quatrième, car je ne sais
pas lequel. Le lendemain d'une course de
bagnes dont il avait remporté l'honneur,
le vice -roi permit aux dames déguisées
d'aller par la ville, et de porter des masques
à la française, pour la commodité des étran-
gers que cette réjouissance avait attirés dans
la ville. Ce jour-là, don Carlos s'habilla le
mieux qu'il put, et se trouva, avec quantité
d'autres tyrans des cœurs, dans l'église de la
galanterie. On profane les églises en ce pays-
là aussi bien qu'au nôtre, et le temple de Dieu
sert de rendez-vous aux godelureaux et aux
coquettes, à la honte de ceux qui ont la mau-
dite ambition d'achalander leurs églises et de
s'ôter la pratique les uns aux autres : on y de-
vrait donner ordre , et établir les chasse-go-
delureaux et des chasse- coquettes dans les
églises, '■■omme des chasse-chiens et des chasse-
eniennes. On dira ici de quoi je me mêle; vrai-
ment on en verra bien d'autres. Sache le set
qui s'en scandalise que tout homme est sot
en ce bas monde, aussi bien que menteur,
les ors plus, les autres moins; et moi qui vous
LE RdMAX COMIQUE Si
parle, peut-être plus sot que les autres, quoi-
que j'aie plus de franchise à l'avouer, et que,
mon livre n'étant qu'un ramas de sottises,
l'espère que chaque sot y trouvera un petit
caractère de ce qu'il est, s'il n'est trop aveuglé
de l'amour-propre. Don Carlos, donc, pour re-
prendre mon conte, était dans une église avec
quantité d'autres gentilshommes italiens et es-
pagnols, qui se miraient dans leurs belles plu-
mes comme des paons, lorsque trois dames
masquées l'accostèrent au milieu de tous ces
Cupidons déchaînés ; l'une desquelles lui dit
ceci, ou quelque chose d'approchant :
—Seigneur don Carlos, il y a une darne en
cette ville à qui vous êtes bien obligé ; dans
tous les combats de barrière et toutes les cour-
ses de bagues, elle vous a souhaité d'en rem-
porter l'honneur, comme vous avez fait.
— Ce que je trouve de plus avantageux en
ce que vous me dites , répondit don Carlos,
c'est que je l'apprends de vous, qui paraissez
une dame de mérite , et je vous avoue que si
j'eusse espéré que quelque dame se fût déclarée
pour moi, j'aurais apporté plus de soin que je
n'ai fait à mériter son approbation.
La dame inconnue lui dit qu'il n'avait rien
oublié de tout ce qui pouvait le faire paraître
un des plus adroits hommes du monde, mais
qu'il avait fait voir par ses livrées de noir et
de blanc qu'il n'était point amoureux.
— Je n'ai jamais bien su ce que signifiaient
les couleurs, répondit don Carlos; mais je
sais bien que c'est moins par insensibilité que
je n'aime point, que par la connaissance que
j'ai que je ne mérite pas d'être aimé.
Ils se dirent encore cent belles choses,
que je ne vous dirai point, parce que je ne
les sais pas , et que je n'ai garde de vous
en composer d'autres, de peur de faire tort
à don Carlos et à la dame inconnue, qui
32 LE ROMAN COMIQUE
avaient bien plus d'esprit que je n'en ai,
comme je l'ai su depuis peu d'un honnête
Napolitain qui les a connus l'un et l'autre.
Tant y a que la dame masquée déclara à don
Carlos que c'était elle qui avait eu de l'in-
clination pour lui. Il demanda à la voir; elle
lui dit qu'il n'en était pas encore là, qu'elle
en chercherait les occasions, et que pour lui
témoigner qu'elle ne craignait point de se
trouver avec lui seul à seul, elle lui donnait
un gage. En disant cela, elle découvrit à l'Es-
pagnol la plus belle main du monde, et lui
présenta une bague qu'il reçut, si surpris de
l'aventure, qu'il oublia presque à lui faire la
révérence lorsqu'elle le quitta. Les autres gen-
tilshommes, qui s'étaient éloignés de lui par
discrétion, s'en approchèrent. Il leur conta ce
qui lui était arrivé et leur montra la bague,
qui était d'un prix assez considérable. Chacun
dit là-dessus ce qu'il en croyait, et don Carlos
demeura aussi piqué de la dame inconnue que
s'il l'eût vue au visage, tant l'esprit a de pou-
voir sur ceux qui en ont. Il fut bien huit jours
sans avoir des nouvelles de la dame, et je n'ai
jamais su s'il s'en inquiéta fort.
Cependant il allait tous les jours se diver-
tir chez un capitaine d'infanterie où plusieurs
hommes de condition s'assemblaient souvent
pour iouer. Un soir qu'il n'avait point joué, et
qu'il se retirait de meilleure heure qu'il n'a-
vait accoutumé, il fut appelé par son nom
d'une chambre basse d'une grande maison. II
s'approcha de la fenêtre, oui était grillée, et
reconnut à la voix que c'était son amante in-
visible, qui lui dit d'abord :
— Approchez-vous, don Carlos : je vous at-
tends ici pour vider le différend que nous
avons ensemble.
— Vous n'êtes qu'une fanfaronne, lui dit
don Carlos; vous deûez avec insolence et vous
LE ROMAN COMIQUE 33
vous cachez huit jours pour ne paraître qu'à
une fenêtre grillée.
— Nous nous verrons de plus près quand il
en sera temps, lui dit-elle : ce n'est point
faute de cœur que j'ai différé de me trouver
avec vous ; j'ai voulu vous connaître avant de
me laisser voir. Vous savez que, dans les com-
bats assignés, il faut se battre avec des armes
pareilles : si votre cœur n'était pas aussi libre
que le mien, vous vous battriez avec avan-
tage, et c'est pour cela que j'ai voulu m'in-
former de vous.
— Et qu'avez- vous appris de moi, lui dit
Don Carlos.
— Que nous sommes assez l'un pour l'autre,
répondit la dame invisible.
Don Carlos lui dit que la chose n'était pas
égale.
— Car, ajouta-t-il, vous me voyez et savez
qui je suis : moi, je ne vous vois point et ne
sais <jui vous êtes. Quel jugement pensez -vous
que je puisse faire du soiu que vous apportez
à vous cacher? On ne se cache guère quand
on n'a que de bons desseins, et on peut aisé-
ment tromper une personne qui ne se tient
pas sur ses gardes, mais on ne la trompe pas
deux fois. Si vous vous servez de moi pour
donner de la jalousie à un autre, je vous aver-
tis que je n'y suis pas propre, et que vous ne
devez pas vous servir de moi à autre chose
qu'à vous aimer.
— Avez-vous assez fait de jugements térné-
raires ? lui dit l'invisible.
— Ils ne sont pas sans apparence, réponiit
don Carlos.
— Sachez, lui dit-elle, qu^ je suis très-véri-
table, que vous me reconnaîtrez telle dans
tous les procédés que nous aurons ensemble,
et que je veux que vous le soyez aussi.
— Cela est juste, lui dit don Carlos, r.
LS HOMAK COMIOrB. — T. I. i
34 LE ROMAN COMIQUE
il est juste aussi que je vous voie, et que je
sache qui vous êtes.
— Vous le saurez bientôt, lui dit l'invisible,
et cependant espérez sans impatience ; c'est
,jar là que vous pouvez mériter ce que vous
prétendez de moi, qui vous assure ( afin que
votre galanterie ne soit pas sans fondement
et sans espoir de récompense) que je voua
égale en condition , et que j'ai assez de biens
pour vous faire vivre avec autant d'éclat aue
le plus grand prince du royaume; que je suis:
jeune; que je suis plus belle que laide : et poui
de l'esprit, vous en avez trop pour n'avoir pas
découvert si j'en ai ou non.
Elle se retira en achevant ces paroles, lais-
sant don Carlos la bouche ouverte et jprêt à
répondre, si surpris de sa brusque déclara-
tion, si amoureux d'une personne qu'il ne
voyait point, et si embarrassé de ce procédé
étrange qui pouvait aller à quelque tromperie,
que sans sortir d'une place il fut un grand
quar 1 d'heure à faire divers jugements sur
une aventure si extraordinaire. Il savait bien
qu'il y avait plusieurs princesses et dames de
condition dans Naples, mais il savait aussi
qu'il y avait force courtisanes affamées, fore
âpres après les étrangers, grandes friponnes,
et d'autant plus dangereuses qu'elles étaient
belles. Je ne vous dirai point exactement s'il
avait soupe, et s'il se coucha sans manger,
somme font quelques faiseurs de romans qui
règien* toutes les heures du jour de leurs hé-
ros, les font lever de bon matin , conter leui
iiistoire jusqu'à l'heure du dîner, dîner fort lé-
gèrement, et après dîner reprendre leur his-
toire ou s'enfoncer dans un bois pour y par-»
ïer tout seuls, si ce n'est quand ils ont quel-
que chose à dire aux arbres et aux rochers; à
Iheure du souper, se trouver à point nommé
dans le lieu où l'on macire, où ils soupirent ei
LE ROMAN COMIQUE J*5
ëvent au lieu de manger, et puis s en vont
aire des châteaux en Espagne sur quelque
errasse qui regarde la mer, tandis qu'un
cuyer révèle que son maître est un tel, fila
.'un roi tel, et qu'il n'y a pas un meilleur
rince au monde ; que, quoiqu'il soit alors lt
lus heau des mortels, il était encore tout au-
re chose avant que l'amour l'eût défiguré.
Pour revenir à mon histoire, don Carlos se
rouva le lendemain à son poste. L'invisible
tait déjà au sien. Elle lui demanda s'il n'a-
ait pas été bien embarrassé de la conversa-
ion passée, et s'il n'était pas vrai qu'il avait
oute de tout ce qu'elle avait dit. Don Carlos,
ans répondre à sa demande, la pria de lui
ire quel danger il y avait pour elle à ne se
îontrer point, puisque les choses étaient i
îs de part et d'autre, et que leur galante". e
e se proposait qu'une fin qui serait approu-
ée de tout le monde.
— Le danger est tout entier, comme vous
i saurez avec le temps, lui dit l'invisible;
ontentez-vous, encore un coup, que je bois
éritable, et que, dans la relation que je vou>
i faite de moi-même, j'ai été très-mo leste.
Don Carlos ne la pressa pas davantage. Letu
Dnversation dura encore quelque temps; ils
'entredonnèrent de l'amour encore plug qu'ils
'avaient fait, et se séparèrent avec promesse
e part et d'autre de se trouver tous les jours à
assignation. Le jour d'après, il y eut grand
al chez le vice-roi. Don Carlos espéra d'y re-
Dnnaître son invisible. H tâcha cependant
'apprendre à qui était la maison ou on lui
onnait de si favorables audiences. II apprit
es voisins que la maison était à une vieille
ame fort retirée, veuve d'un capitaine espa-
nol, et qu'elle n'avait ni filles ni nièces. Il
emanda a la voir : elle lui fit dire que, depuis
i mort de son mari, elle ne voyait personne,
36 LE ROMAN COM1QDE
ce qui l'embarrassa encore davantage. Don
Carlos se trouva le soir chez le vice-roi, où vous
pouvez penser que l'assemblée fut fort belle. Il
observa exactement toutes les dames de l'as-
semblée, cherchant qui pouvait être son in-
connue. Il lia conversation avec celles qu'il
put joindre, et n'y tro iva pas ce qu'il cher-
chait. Enfin, il se tint à la fille d'un marquis
de je ne sais quel marquisat; car c'est la
chose du monde dont je voudrais le moins ju-
:ans un temps où tout le moi.de se mar-
quise de soi-même, je veux dire de son chef.
Elle était jeune et belle, et avait bien quelque
chose du ton de voix de celle qu'il cherchait;
mais à la longue il trouva si peu de rapport
entre son esprit et celui de son invisible, qu'il
pentit d'avoir en si peu de temps assez
avancé ses affaires auprès de cette belle per-
sonne, pour pouvoir croire, sans se flatter,
qu'il n'était pas mal avec elle. Ils dansèrent
souvent ensemble ; et, le bal étant fini avec
peu de satisfaction de la part de don Carlos,
il se sépara de sa captive, qu'il laissa toute
glorieuse d'avoir occupé seule, et dans une si
belle assemblée, un cavalier qui était envié
de tous les hommes et estimé de toutes les
femmes. A la sortie du bal, il s'en fut à la
hâte en son logis prendre des armes, et de son
logis à sa fatale grille, qui n'en était pas fort
éloignée. Sa dame, qui y était déjà.jui deman-
da des nouvelles du bal, quoiqu'elle y eût été.
Il lui dit ingénument qu'il avait dansé avec
une fort belle personne, et qu'il l'avait entre -
- tant que le bal avait duré. Elle lui fit
là-dessus plusieurs questions qui découvrirent
qu'elle était jalouse. Don Carlos, de son
côté, lui fit connaître qu'il avait scrupule de
ce qu'elle ne s'était point trouvée au bal, et
que cela le faisait douter de sa condition.
Elle s'en aperçut ; et, pour lui remettre l'esprit
LE ROMAN' COMIQUE 37
en repos, jamais elle ne fut si charmante, et
elle le favorisa autant qu'on le peut dans une
conversation qui se fait au travers d'une
grille, jusqu'à lui promettre qu'elle lui serait
bientôt visible. Ils se séparèrent là-dessus, lui
fort en doute s'il la devait croire, et elle un
peu jalouse de la belle personne qu'il avait
entretenue tant que le bal avait duré.
Le lendemain, don Carlos étant allé à la
messe en je ne sais quelle église, présenta de
l'eau bénite à deux dames masquées qui en*
voulaient prendre en même temps que lui. La
mieux vêtue de ces deux dames lui dit qu'elle
ne recevait point de civilité d'une personne à
qui elle voulait donner un éclaircissement.
— Si vous n'êtes point trop pressée, lui dit
don Carlos, vous pouvez vous satisfaire tout
à l'heure.
— Suivez-moi donc dans la prochaine cha-
pelle, lui répondit la dame inconnue.
Elle s'y en alla la première, et don Carlos
la suivit, fort en doute si c'était sa dame,
quoiqu'il la vît de même taille, parce qu'il
trouvait quelque différence en leurs voix, celle-
ci parlant un peu gras.
Voici ce qu'elle lui dit, après s'être enfer-
mée avec lui dans la chapelle :
« Toute la ville de Naples, seigneur don
Carlos, est pleine de la haute réputation que
vous y avez acquise depuis le temps que vous
y êtes, et vous y passez pour un des plus
honnêtes hommes du monde : on trouve seu-
lement étrange que vous ne vous soyez point
aperçu qu'il y a en cette ville des dames de
condition et de mérite qui ont pour vous une
estime particulière. Elles vous l'ont témoignée
autant que la bienséance le peut permettre ;
eï, bitîA q^ites souhaitent ardemment de
vous le faire croire, elles aiment pourtant
mieux que vous ne l'ayez pas reconnu par in-
38 LE KO?iAN COLIQUE
sensibilité, que si vous le dissimuliez par in-
différence. Il y en a une entre autres de ma
connaissance qui vous estime assez pour vou-
avertir, au péril de tout ce qu'on en pourra
dire, que vos aventures de nuit sont décou-
vertes, que vous vous engagez imprudem-
ment à aimer ce que vous ne connaissez
point; et puisque votre maîtresse se cach<j;
qu'il faut qu'elle ait honte de vous aimer, ou
peur de n'être pas assez aimable. Je ne dout e
point que votre amour de contemplation n'ai"
Eour objet une dame de grande qualité et de
eaucoup d'esprit, et qu'il ne se soit figure
une maîtresse tout adorable; mais, seigneur
don Carlos, ne croyez pas votre imagination
aux dépens de votre jugement; défiez-vous
d'une personne qui se cache, et ne vous enga-
gez pas plus avant dans ces conversations
nocturnes. Mais pourquoi me déguiser davan-
tage? Cest moi qui suis jalouse de votre fan-
tôme, qui trouve mauvais que vous lui par-
liez; et, puisque je me suis déclarée, je val -3
si bien lui rompre tous ses desseins, que j'em-
porterai sur elle une victoire que j'ai droit de
lui disputer , puisque je ne lui suis inférieure
ni en beauté, ni en richesse, ni en qualités, ni
en tout ce qui rend une personne aimable :
profitez de l'avis si vous êtes sage. »
Elle s'en aLia en disant ces dernières pa-
roles, sans donner le temps à don Carlos de
lui repondre. Il voulut la suivre; mais il trouvn
a la porte de l'église un homme de condition
qui l'engagea dans une conversation qui dura
assez longtemps, et dont il ne put se dé-
fendre. Il rêva le reste du jour à cette aven-
ture, et soupçonna d'abord la demoiselle du
hal d'être la dernière dame masquée qui lui
était apparue; mais, se ressouvenant qu'elle
lui avait fait voir beaucoup d'esprit, ce qu;il
n'avait pas trouvé dans l'autre, il ne sut plus
L2 fteHAN COMIQUE
e qu'il en devait croire, et souhaita presque
e n'être point engagé avec son obscure maï-
wesse, pour se donner tout entier à celle qui
enait de \e quitter; mais enfin, venant a
onsidérer qu'elle ne lui était pas plus connue
ue son invisible, de qui l'esprit l'avait charmé
ans les conversations qu'il avait eues ave ;
ile, il ne balança point dans le parti qu'il de-
ait prendre, et* ne se mit pas beaucoup en
eine des menaces qu'on lui avait faites, n'é-
mt pas homme à être poussé par là.
Ce jour même, il ne manqua pas de se
■ouver à sa grille à l'heure accoutumée, e".
ne manqua pas non plus, au fur* de la con-
srsation qu'il eut avec son invisible, d'être
lisi par quatre hommes masqués, assez forts
dut le désarmer, et le porter presque à força
3 bras dans un carrosse qui les attendait au
Dut de la rue. Je laisse à penser au lecteur
s injures qu'il leur dit et les reproches qu'il
ur fit de 1 avoir pris à leur avantage. Il es-
iya même de les gagner par promesses,
Lais au lieu de les persuader, il ne les obligea
l'a prendre un peu plus garde à lui, et à lui
:er tout à fait l'espérance de pouvoir s'aider
3 son courage et de sa force. Cependant le
trrosse allait toujours au grand trot de qua-
e chevaux, il sortit ce la ville et au bout
une heure il entra dans une superbe mai-
>n dont on tenait la porte ouverte pour le
îcevoir. Les quatre mascarades descendirent
î carrosse avec don Carlos, le tenant çar-
?ssous les bras, comme un ambassadeur
.troduit à saluer le Grand-Seigneur. On le
:onta jusqu'au premier étage avec la même
îrémonie, et là deux demoiselles masquées
inrent le recevoir à la porte d'une grande
ille, chacune un flambeau à la main. Les
3mmes masqués le laissèrent en liberté et se
tirèrent après lui avoir fait une profonde
40 LE ROMAS COMIQUE
révérence. Il y a apparence qu'ils ne lui lais-
sèrent ni pistolet ni épée, et qu'il ne les re-
mercia pas de la peine qu'ils avaient prise à le
bien garder. Ce n'est pas qu'il ne fût fort ci-
vil, mais on peut bien pardonner un manque-
ment de civilité à un homme surpris. Je ne
vous dirai point si les flambeaux que tenaient
les demoiselles étaient d'argent ; c'est pour le
moins : ils étaient plutôt de vermeil doré ci-
selé, et la salle était la plus magnifique du
monde, et, si vous voulez, aussi bien meublée
que quelques appartements de nos romans,
comme le vaisseau de Zelmandre dans le Po-
lexandre, le palais d'Ibrahim dans V Illustre
Bassa, ou la chambre où le roi d'Assyrie reçut
Mandane, dans le Cyrus, qui est sans doute,
aussi bien que les autres que j'ai nommés, le
livre du monde le mieux meublé. Représentez-
vous donc si notre Espagnol ne fut pas bien
étonné de se voir dans ce superbe apparte-
ment, avec deux demoiselles masquées, qui ne
parlaient point et qui le conduisirent dans
une chambre voisine encore mieux meublée
que la salle, où elles le laissèrent tout seuL
S'il eût été de l'humeur de don Quichotte, il
eût trouvé là de quoi s'en donner jusqu'aux
fardes et il se fût cru pour le moins Esplan-
idan ou Amadis ; mais notre Espagnol ne
s'en émut non plus que s'il eût été en son
hôtellerie ou auberge : il est vrai qu'il re-
gretta beaucoup son invisible, et que, son-
geant continuellement à elle, il trouva cette
belle chambre plus triste qu'une prison, que
Von ne trouve jamais belle que par dehors. Il
crut facilement qu'on ne lui voulait point de
mal ©ù on l'avait si bien logé, et ne douta
point que la dame qui lui avait parlé le jour
d'auparavant à l'église ne fût la magicienne
de tous ces enchantements. Il admira en lui-
même l'humeur des femmes, et avec quelle
LE ROMAN COMIQCE 41
promptitude elles exécutent leurs résolutions.
Il se résolut aussi de son côté à attendre pa-
tiemment la fin de l'aventure, et de garder
fidélité à sa maîtresse de la grille, quelques
promesses et quelques menaces qu'on pût lui
faire. A quelque temps de là, des officiers
masqués et fort bien vêtus vinrent mettre le
couvert, et l'on servit ensuite le souper. Tout
en fut magnifique ; la musique et les casso-
lettes n'y furent pas oubliées, et notre don
Carlos, outre les sens de l'odorat et de l'ouïe,
contenta aussi celui du goût, plus que je ne
l'aurais pensé dans l'état où il était, je veux
dire qu'il soupa fort bien ; mais que ne peut
un grand courage? J'oubliais de vous dire que
je crois qu'il se lava la bouche, car j'ai su
qu'il avait grand soin de ses dents. La musi-
que dura encore quelque temps après le sou-
per ; et, tout le monde s'étant retiré, don Car-
los se promena longtemps, rêvant à tous ces
enchantements ou à autre chose. Deux demoi-
selles masquées et un nain masqué, après
avoir dresse une superbe toilette, le vinrent
déshabiller, sans savoir de lui s'il avait envie
de se coucher. Il se soumit à tout ce qu'on
voulut: les demoiselles firent la couverture et
se retirèrent; le nain le déchaussa ou dé-
botta, et puis le déshabilla. Don Carlos se mit
au lit, et tout cela sans que l'on proférât la
moindre parole de part et d'autre. Il dormit
assez bien pour un amoureux : les oiseaux
d'une volière le réveillèrent au point du jour ;
le nain masqué se présenta pour le servir, et
lui fit prendre le plus beau linge du monde,
le mieux blanchi et le plus parfumé. Ne disons
point, si vous voulez, ce qu'il fit jusqu'au
dîner, qui valut bien le souper, et allons jus-
qu'à la rupture du silence que l'on avait garda
jusqu'alors. Ce fut une demoiselle masquée
qui le rompit, en lui demandant s'il aurait
42 LE ROMAN COMIQUE
pour agréable de voir la maîtresse du palais
enchanté. Il dit qu'elle serait la bienvenue.
Elle entra bientôt après, suivie de quatre de-
moiselles fort richement vêtues.
Telle n'est point la Cythérée,
Quand, d'un nouveau feu Rallumant,
Elle sort pompeuse et parée
Pour ia conquête d'un amant.
Jamais notre Espagnol n'avait vu personne de
meilleure mine que cette Urgande la déconnue.
Il en fut si ravi et si étonné en même temps, que
toutes les révérences et les pas qu'il fit en lui
donnant la main jusqu'à une chambre pro-
chaine où eUe le fit entrer, furent autant de
bronchades. Tout ce qu'il avait vu de beau
dans la salle et dans la chambre dont je vous
al parlé n'était rien en comparaison de ce
qu'il trouva en celle-ci, et tout cela recevait
encore du lustre de la dame masquée. Ils pas-
sèrent sur la plus riche estrade qu'on ait ja-
mais vue depuis qu'il y a des estrades au
monde. L'Espagnol y rut mis dans un fau-
teuil , en dépit qu'il en eût ; et la dame s'é-
tant assise sur je ne sais combien de riches
carreaux vis-à-vis de lui, elle lui fit entendra
une voix aussi douce qu'un clavecin, en lui
disant à peu près ce que je vais vous dire :
— Je ne doute point, seigneur don Carlos,
que vous ne soyez fort surpris de tout ce
qui vous est arrivé depuis hier en ma maison ;
et si cela n'a pas fait grand effet sur vous, au
moins aurez-vous vu par là que je -sais tenir
ma parole; et par ce que j'ai déjà fait, vous
aurez pu juger de tout ce que je suis capable
de faire. Petit-être que ma rivale, par ses ar-
tifices et par le bonheur de vous avoir attaqué
la première, s'est déjà rendue maîtresse abso-
lue de ia place que je lui dispute en votra
LE ROMAN C03IIQUE 42
cœur; mais une femme ne se rebute pas du
premier coup : et si ma fortune, qui n'est pas
a mépriser, et tout ce que l'on peut posséder
avec moi, ne peuvent vous persuader de m'ai-
mer, j'aurai la satisfaction de ne m'ètre point
cachée par honte ou par finesse, et d'avoir
mieux aimé me faire mépriser par mes dé-
fauts que me faire aimer par mes artifices.
En disant ces dernières paroles, elle se dé-
masqua, et fit voir à don Carlos les cieux ou-
vi rts, ou, si vous voulez, le ciel en petit, la
plus belle tête du mou ie, soutenue car un
corps de la plus riche taille qu'il eût jamais
admirée; enfin, tout cela joint ensemble, une
personne toute divine. A la fraîcheur de son
visage on ne lui eût pas donné plus de seiz-j
ans ; mais à je ne sais quel air galant et ma-
jestueux tout ensemble, que les jeunes per-
sonnes n'ont pas encore, on connaissait qu'elle
pouvait être en sa vingtième année. Don
Carlos fut quelque temps sans lui répondre^
se fâchant quasi contre sa dame invisible, qui
l'empêchait de se donner tout entier à la plus
belle personne qu'il eût jamais vue, et Lésitant
sur ce qu'il devait dire et faire. Enfin, après
un combat intérieur qui dura assez longtemps
pour mettre en peine la dame du palais en-
chanté, il prit une forte résolution de ne lui
point cacher ce qu'il avait dans l'âme ; et ce
fut sans doute une des plus belles actions
qu'il eût jamais faites. Voici la réponse qu'il
iui fit, que plusieurs personnes ont trouvée
bien crue : .
— Je ne puis vous nier, madame, que je ne
fusse trop heureux de vous plaire si je pou-
vais l'être assez pour pouvoir vous aimer. Je
vois bien que je quitte la plus belle personne
du monde pour une autre qui ne Test peut-
être que dans mon imagination. Mais, ma-
dame, m'auriez-vous trouvé digne de votre ai-
44 LE ROMAN COMIQUE
fection si vous m'aviez cru infidèle? Et pour-
rais-je être fidèle si je pouvais vous aimer?
Plaignez-moi donc, madame, sans me blâmer,
ou plutôt plaignons-nous ensemble, vous de
ne pouvoir obtenir ce que vous désirez, et moi
de ne point voir ce que j'aime.
Il dit cela d'un air si triste, que la dame put
îùsément remarquer qu'il parlait selon ses vé-
ritables sentiments. Elle n'oublia rien de ce
qui pouvait le persuader ; il fut sourd à ses
prières, et ne fut point touché de ses larmes.
Elle revint à la charge plusieurs fois : à bien
attaqué, bien défendu. Enfin, elle en vint aux
injures et aux reproches, et fcii dit
Tout ce que fait dire la rage
Quand elle est maîtresse des sens,
et le laissa là, non pas pour reverdir, mais
pour maudire cent fois son malheur, qui ne
lui venait que de trop de bonnes fortunes.
Une demoiselle lui vint dire un peu après,
qu'il avait la liberté de s'aller promener dans
le jardin. Il traversa tous ces beaux apparte-
ments sans trouver personne jusqu'à l'esca-
lier, au bas duquel il vit dix hommes mas-
ques qui gardaient la porte, armés de per-
tuisanes et de carabines. Comme il traversait
la cour pour s'aller promener dans ce jardin,
qui était aussi beau que le reste de la mai-
son; un de ces archers de la garde passa à
côte de lui sans le regarder, et lui dit, comme
ayant peur d'être entendu, qu'un vieux gen-
tilhomme l'avait chargé d'une lettre pour lui,
et qu'il avait promis de la lui donner en main
propre, quoiqu'il y allât de sa vie s'il était dé-
couvert; mais qu'un présent de vingt pis-
toles et la promesse d'autant lui avaient fait
tout hasarder. Don Carlos lui promit d'être
LE ROMAX COMIQUE 45
secret, et entra vite dans le jardin pour lire
cette lettre.
* Depuis que je vous ai perdu, vous
pu juger de la peine où je suis par ce
vous devez être si vous m'aimez autant que
je vous aime. Enfin, je me trouve un peu
consolée depuis que j'ai découvert le lieu ou
vous êtes. C'est la princesse Porcia qui vous
a enlevé. Elle ne considère rien quand il
s'agit de se contenter, et vous n'êtes pas ie
premier Renaud de cette dangereuse ArmMe ,
mais je romprai tous ses enchantements, et
vous tirerai bientôt d'entre ses bras pour
vous donner, entre les miens, ce que vous mé-
ritez si vous êtes aussi constant que je le
haite.
» LA DAME INVISIBLE. »
Don Carlos fut si ravi d'apprendre des nou-
velles de sa dame, dont il était véritablement
amoureux, qu'il "baisa cent fois la lettre, et
revint trouver à la porte du jardin celui qui
la lui avait donnée, pour le récompenser d'un
diamant qu'il avait au doigt. Il se promena
encore quelque temps dans le jardin, ne pou-
vant assez s'étonner de cette princesse Porcia
dont il avait si souvent ouï parler comme
d'une jeune dame fort riche, et pour être de
l'une des meilleures maisons du royaume, et
comme il était fort vertueux, il conçut une
telle aversion pour elle, qu'il résolut au péril
de sa vie de faire tout ce qu'il pourrait
se tirer de sa prison. Au sortir du jar
trouva une demoiselle démasquée car on né
se masquait phis dans le palais qui v
lui demander s'il aurait pour agréable qi
maîtresse mangeât ce jour-là avec lui. Je vous
laisse à penser' s'il dit qu'elle serait la bien-
venue. On servit quelque temps après à sou-
46 Ul ROMAS oOMIQUE
per ou à dîner, car je ne me souviens çlus le-
quel c'était. Porcia y parut plus belle, je vous
ai tantôt dit que la Cythérée ; il n'y a point
d'inconvénient de dire ici, poui diversifier,
plus belle que le jour ou que l'aurore. Elle fui
foute charmante tandis qu'ils furent à table,
et fit paraître tant d'esprit à l'Espagnol, qu'il
eut secret déplaisir de voir dans une dame da
si grande condition tant d'excellentes qua-
lités si mal employées. Il se contraignit la
mieux, qu'il put pour paraître de belle hu-
meur, quoiqu'il songeât continuellement à
son inconnue, et qu'il brûlât d'un violent
désir de se revoir a sa grille. Aussitôt que
l'on eut desservi, on les laissa seuls ; et don
Carlos ne parlant point, ou par respect, ou
pour obliger la dame de parler la première,
elle rompit le silence en ces termes :
— Je ne sais si je dois espérer quelque chose
de fa gaieté que je pense avoir remarquée
sur votre visage, et si le mien, que je vous ai
fait voir, ne vous a point semblé assez beau
pour vous faire douter si celui que l'on vous
•cache est plus capable de vous donner d«
l'amour. Je n'ai point déguisé ce que je vous
ai voulu donner, parce que je n'ai point voulu
que vous pussiez vous repentir de l'avoir
reçu : et, quoiqu'une personne accoutumée à
recevoir des prières puisse aisément s'offenser
d'un refus, je n'aurais aucun ressentiment de
celui que j'ai déjà reçu de vous, pourvu que
vqus le répariez, en* me donnant ce que je
crois mieux mériter que votre invisible. Fai-
tes-moi donc savoir votre dernière résolution,
afin que, si elle n'est pas à mon avantage, je
clierche dans la mienne des raisons assez
fortes pour combattre celles que je pense
avoir eues de vous aimer.
Don Carlos attendit quelque temps qu'elle
reprît la parole; et, voyant qu'elle ne parlait
LE ROMAN COM: 47
Dlus, et que, les yeux baissés contre terre, elle
attendait l'arrêt qu'il allait prononcer, il suivit
]a résolution qu'il avait déjà prise de lui par-
ler franchement, et de lui oter toute sorte
d'espérance qu'il put jamais être à elle. Voici
comme il s'y prit :
— Madame, avant de répondre à ce que
rous voulez savoir de moi, il faut qu'avec la
même franchise que vous voulez que je parie,
tous me découvriez sincèrement vos senti-
ments sur ce que je vais vous dire. Si vous
aviez obligé une personne à vous aimer,
ajoutait-il, et que, par toutes les faveurs que
peut accorder une dame sans faire tort à sa
vertu, vous l'eussiez obligé à vous jurer une
fidélité inviolable, ne le tiendrez-vous pas
Eour le plus lâche et le plus traître de tous les
ommes, s'il manquait a ce qu'il vous a
promis? Et ne serais- je pas ce lâche et ce
traître si je quittais pour vous une personne
qui doit croire que je l'aime ?
Il allait mettre quantité de beaux argu-
ments en forme pour la convaincre, mais elle
ne lui en donna pas le temps ; elle se leva
brusquement, en lui disant qu'elle voyait bien
où il en voulait venir, qu'elle ne pouvait s'em-
pêcher d'admirer sa constance, quoiqu'elle fût
ai contraire à son repos ; qu'elle le remettrait
en liberté, et que, s'il voulait l'obliger, il at-
tendrait que la nuit fût venue pour s'en re-
tourner comme il était venu. Elle tint son
mouchoir devant ses yeux tandis qu'elle parla,
comme pour cacher ses larmes, et laissa l'Es-
pagnol un peu interdit, et pourtant «i ravi de
joie de se voir en liberté, qu'il n'eût pu la ca
cher quand même il eût été le plus grand hy -
pocrite du monde; et je crois que si la dan*:-;
veut pris garde, elle n'eût pu s'empêcher de le
quereller. Je ne sais si la nuit fut longtemps a
venir, car, comme je vous l'ai dit, je ne prends
43 LE ROMAN COMIQUE
Elus la peine de remarquer ni le temps ni les
eures. Vous saurez seulement qu'elle vint,
et qu'il se mit dans un carrosse fermé, qui le
mena à son logis après un assez long chemin.
Comme il était le meilleur maître du monde,
ses valets pensèrent mourir de joie quand ils
le virent, et l'étouffer à force de l'embrasser ;
mais ils n'en jouirent pas longtemps. Il prit
des armes, et, accompagné de deux des siens,
qui n'étaient pas gens à se laisser battre, il
alla vite à sa grille, et si vite que ceux qui
l'accompagnaient surent bien de la peine à le
suivre. Il n'eut pas plutôt fait le signal ac-
coutumé? que sa déité invisible se communi-
qua à lui. Ils se dirent mille choses si tendres
que j'en ai les larmes aux yeux toutes les fois
due j'y pense. Enfin l'invisible lui dit qu'elle
venait de recevoir un déplaisir sensible dans
la maison où elle était, qu elle avait envoyé
quérir un carrosse pour en sortir, et parce
qu'il serait longtemps à venir et que le sien
pourrait être plus tôt prêt, qu'elle le priait de
l'envoyer quérir pour la mener dans un lieu où
elle ne lui cacherait plus son visage. L'Espa-
gnol ne se fit pas dire la chose deux fois : il
courut comme un fou à ses gens qu'il avait
laissés au bout de la rue, et envoya quérir son
carrosse.
Le carrosse venu, l'invisible tint parole et se
mit dedans avec lui. Elle conduisit le carrosse
eile-même, enseignant au cocher le chemin
qu'il devait prendre, et le nt arrêter auprès
d'une grande maison, dans laquelle* il entra à
la lueur de plusieurs flambeaux qui furent al»
lûmes à leur arrivée. Le cavalier monta avec
la dame par un grand escalier dans une salle
haute, où il ne fut pas sans inquiétude, voyant
qu'elle ne se démasquait point encore. Enfin,
piusieurs demoiselles richement parées étant
venues les recevoir, chacune un flambeau à
LE ROMAN COMIQCE 49
la main, l'invisible ne le fut plus, et, ôtant
son masque, fit voir à don Carlos que la dame
de la grille et la princesse Porcia n'étaient
qu'une même personne.
Je ne vous représenterai point l'agréable
surprise de don Carlos. La belle Napolitaine
lui dit qu'elle l'avait enlevé une seconde fois,
§our savoir sa dernière résolution ; que la dame
e la grille lui avait eédé les prétentions
qu'elle avait sur lui, et ajouta ensuite cent
choses aussi galantes que spirituelles. Don
Carlos se jeta à ses pieds, embrassa ses ge-
noux et pensa lui manger les mains à force
de les baiser, s'exemptant par là de lui dire
toutes les impertinences que l'on dit quand
on est trop aise. Après que ces premiers trans-
ports furent passés, il se servit de tout son
esprit et de toute sa cajolerie pour exagérer
l'agréable caprice de sa maîtresse, et s'en ac-
quitta en des façons de parler si avantageuses
pour elle, qu'elle en fut encore plus assurée de
ne s'être point trompée dans son choix. Elle
lui dit qu'elle ne s'était pas voulu fier à une
autre personne qu'à elle-même d'une chose
sans laquelle elle n'eût jamais pu i'aimer et
qu'elle ne se fût jamais donnée à un homme
moins constant que lui. Là-dessus les parents
de la princesse Porcia, ayant été avertis de
son dessein, arrivèrent. " Comme ils étaient
des principaux du royaume, on n'avait pas eu
grand'peine à avoir dispense de l'archevêque
pour leur mariage : ils furent mariés la même
nuit par le curé de paroisse, qui était un bon
prêtre et grand prédicateur; et, cela étant, il
ne faut pas demander s'il fit une belle exhor-
tation. On dit qu'ils se levèrent bien tard le
lendemain, ce que je n'ai pas grand'peine à
croire. La nouvelle en fut bientôt divulguée,
dont le vice-roi, qui était proche parent de don
Carlos, fut si ai.^e. que les réjouissances pu-
50 LE ROMAN COMIQUE
bliques recommencèrent dans Naples, où l'en
parle encore de don Carlos d'Aragon et de sou
amante invisible.
X. — Comment Ragotin eut un coup de buse
sur les doigts.
L'histoire de Ragotin fut suivie de l'applau-
dissement de tout le monde; il en devint
aussi fier que si elle eût été de son invention ;
et cela ajouté à son orgueil naturel, il com-
mença à traiter les comédiens de haut en bas,
et, s'*approchant des comédiennes, leur prit les
mains sans leur consentement, et voulut un
peu patiner : galanterie provinciale qui tient
plus du satyre que de l'honnête homme. Ma-
demoiselle de l'Etoile se contenta de retirer
ses mains blanches d'entre les siennes cras-
seuses et velues, et sa compagne, mademoi-
selle Angélique, lui déchargea un grand coup
de buse sur les doigts. Il les quitta sans dire
mot, tout rouge de dépit et de honte, et re-
joignit la compagnie, où chacun parlait de
toute sa force, sans entendre ce que disaient
les autres. Ragotin en fit taire la plus grande
partie, tant il naussa la voix pour leur de-
mander ce qu'ils disaient de son histoire. Un
ieune homme, dont j'ai oublié le nom, lui ré-
pondit brusquement Qu'elle n'était pas plus à
lui qu'à un autre, puisqu'il l'avait prise dans
un livre; et, disant cela, il en tira un qui sor-
tait à demi de la poche de Ragotin, lequel
lui égratigna toutes les mains pour le ravoir ;
mais, malgré Ragotin, il le mit entre celles
d'un autre, que Ragotin saisit aussi vaine-
ment que le premier. Le livre ayant déjà con-
volé en troisième main, il passa de la même
façon en cinq ou six mains différentes, aux-
quelles Ragotin ne put atteindre, parce qu'il
était le plus petit de la compagnie. Enfin
LE ROMAN COMIQUE 51
sfétant allonaré cinq ou six fois fort inutile-
ment, ayant déchiré autant de manchettes et
égratigné autant de mains, et le livre se pro-
menant toujours dans la moyenne région de
la chambre, le pauvre Ragotin, qui vit que
tout le monde éclatait de rire à ses dépens,
se jeta tout furieux sur le premier auteur de
sa confusion, et lui donna quelques coups de
poing dans lé ventre et dans les cuisses, ne
oouvant pas aller plus haut. Les mains de
l'autre, qui avaient l'avantage du lieu, tombè-
rent à plomb cinq ou six fois sur le haut de
sa tête, et si pesamment, qu'elle entra dans
son chapeau jusqu'au menton; dont le pauvre
petit homme eut le siège de la raison si ébran-
lé, qu'il ne savait plus où il en était. Pour der-
nier accablement, son adversaire, en le quit-
tant, lui donna un coup de pied au haut de la,
tête, qui le fit aller choir sur te cul au pied
des comédiennes, après une rétrogradation
fort précipitée. Représentez- vous, je vous prie,
quelle doit être la fureur d'un petit homme
plus glorieux lui seul que tous les barbiers du
royaume, dans un temps où il se faisait tout
blanc de son épée, c'est-à-dire de son histoire,
et devant des comédiennes dont il voulait de-
venir amoureux ; car, comme vous verrez tan-
tôt, il ignorait encore laquelle il touchait le
plus au cœur. En vérité, son petit corps tombé
sur le cul marqua si bien la fureur de son âme
par les divers mouvements de ses bras et de
ses jambes, qu'encore que l'on ne pût voir son
visage, à cause que sa tête étaii emboîtée
dans son chapeau, tous ceux de la compagnie
jugèrent à propos de se joindre ensemble et
de faire comme une barrière entre Ragotin et
celui qui l'avait offensé, que l'on fit sauver,
tandis que les charitables comédiennes rele-
vèrent le petit homme, qui hurlait cependant
comme un taureau dans son chapeau, parce
52 LE ROMAN COMIQUE
qu'il lui bouchait les yeux et la bouche, et lui
empêchait la respiration. La difficulté fut de
le lui ôler. Il était en forme de pot de beurre,
et l'entrée en étant plus étroite que le ventre,
Dieu sait si une tête qui y était entrée de force,
et dont le nez était très-grand, en pouvait sor-
tir comme elle y était entrée. Ce malheur fut
cause d*un grand bien, car, vraisemblable-
ment, il en était au plus haut point de sa co-
lère, qui eût sans doute produit un effet digne
d'elle si son chapeau, qui le suffoquait, ne l'eût
fait songer à sa conservation plutôt qu'à la des-
truction d'un autre. Il ne pria point qu'on le se-
courût, car il ne pouvait parler : mais quand
on vit qu'il portait vainement ses mains trem-
blantes à sa tête pour se la mettre en liberté,
et qu'il frappait des pieds contre le plancher,
de rage qu'il avait de se rompre inutilement
les ongles, on ne songea plus qu'à le secourir.
Les premiers efforts que l'on fit pour le dé-
coiffer furent si violents, qu'il crut qu'on lui
voulait arracher la tête. Enfin n'en pouvant
plus, il fit signe avec les doigts que l'on cou-
pât son habillement de tête avec des ciseaux.
Mademoiselle de la Caverne détacha ceux de
sa ceinture; et la Rancune, qui fut l'opérateur
de cette belle cure, après avoir fait semblant
de faire l'incision vis-à-vis du visage (ce qui
ne lui fit pas une petite peurj, fendit le feutre
par derrière la tête depuis le bas jusqu'en
haut. Aussitôt que l'on eut donné de l'air à
son visage, toute la compagnie éclata de rire
de le voir aussi bouffi que s'il eût été prêt à
crever, pour la quantité d'esprit qui lui
était monté au visage; et de plus, de ce
qu'il avait le nez écorché. La chose en fût
pourtant demeurée là, si un méchant railleur
ne lui eût dit qu'il fallait faire rentrer son
chapeau. Cet avis hors de saison ralluma si
bien sa colère, qui n'était pas tout à fait
LE ROMAX COM1 53
éteinte, qu'il saisit un des chenets de la che-
ninée, et, faisant semblant de le jeter au tra-
ders de toute la troupe, causa une telle frayeur
iux plus hardis, que chacun tâcha de gagner
a po-te pour éviter le coup de chenet; telle-
nent qu'ils se pressèrent si fort, qu'il n'y en
iut qu'un qui put sortir, encore fut-ce en
ombant, ses jambes éperonnéas s' étant em-
barrassées dans celles des autres. Ragotin se
nit à rire à son tour, ce qui rassura tout le
nonde ; on lui rendit son livre, et les corné-
liens lui prêtèrent un vieux chapeau. Il s'em-
)orta furieusement contre celui qui l'avait si
naltraité; mais comme il était plus vain que
indicatif, il dit aux comédiens, comme s'il
eur eût promis quelque chose de rare, qu'il
roulait faire une comédie de son histoire, et
me de la façon qu'il la traiterait, il serait as-
;uré d'aller* d'un seul saut où les autres
>oëtes n'étaient parvenus que par degrés.
)e?tin lui dit que l'histoire qu'il avat contée
itait fort agréable, mais qu'elle n'était pas
tonne pour le théâtre.
— Je crois que vous me l'apprendrez, dit
lagotin; ma mère était filleule du poète Gar-
der, et moi qui vous parle, j'ai encore chez
noi son écritoire.
Destin lui dit que le poëte Garnier lui-même
îen serait pas sorti à son honneur.
— Et qu'y trouvez- vous de si difficile? lui
[emanda Ragotin.
— Que l'on n'en peut faire une comédie dans
3S règles, sans beaucoup de fautes contre la
lienséance et le jugement, répondit Destin.
— Un homme comme moi peut faire des
ègles quand il voudra, dit Ragotin. Considé-
ez, je vous prie, ajouta-t-il, si ce ne serait
las une chose nouvelle et magnifique tout en-
emble, de voir un grand portail d'église au
oilieu d'un théâtre, devant lequel une ving-
54 LE ROMAN CONIQUE
taineûe cavaliers, plus ou moins, a*ec autant
dé demoiselles, feraient mille galanteries :
cela ravirait tout le monde. Je suis de votre
avis, continua-t-il, qu'il ne faut rien faire con-
tre la bienséance du les bonnes mœurs, et
c'est pour cela que je ne voudrais pas faire
parler mes acteurs dans l'église.
Destin l'interrompit pour lui demander où
il pourrait trouver tant de cavaliers et tant
de dames.
— Et comment fait- on dans les collèges où
on livre des batailles? dit Ragotin. J'ai joué
à La Flèche la déroute du Pont-de-Cé, ajouta-
t— il: plus de cent soldats du parti delà reine-
mère parurent sur le théâtre, sans ceux de
l'armée du roi qui étaient encore en plus
grand nombre; et il me souvient qu'à cause
d'une grande pluie qui troubla la fête, on di-
sait que tous les plumets de la noblesse du
pays, que l'on avait empruntés, n'en relève-
raient jamais.
Destin, qui prenait plaisir à lui faire dire
des choses si judicieuses, lui repartit que les
collèges avaient assez d'écoliers pour cela, et,
pour eux, qu'ils n'étaient que sept ou huit,
quand leur troupe était bien forte. La Rancune,
qui ne valait rien, comme vous savez, se mit
du côté de Ragotin pour aider à le jouer, et
dit à son camarade qu'il n'était pas de son
avis, qu'il était plus vieux comédien que lui ;
qu'un portail d'église serait la plus belle dé-
coration de théâtre que l'on eût jamais vue ;
et pour la quantité nécessaire de cavaliers et
de dames, qu'on en louerait une partie et que
l'autre serait faite de carton. Ce bel expédient
rie carton de la Rancune fit rire toute la com-
pagnie; Ragotin en rit aussi, et jura qu'il
»<j savait bien, mais qu'il ne l'avait pas voulu
dire.
— Et le carrosse, ajouta-t-il, quelle nou-
LE ROMAN COKIQUE 55
veauté serait-ce dans une comédie ? J'ai fait
autrefois le chien de Tobie, et je le fis si bien
que toute l'assistance en fat ravie. Pour moi,
continua -t-il, si l'on doit juger des choses par
l'effet qu'elle? font dans l'esprit, toutes les
fois que j'ai vu jouer Pyrame et Thy$bé,ie n'ai
Eas été si touché de la mort de Pyrame, qu'ef-
^ayé du lion.
La Rancune appuya les raisons de Ragotin
par d'autres raisons aussi ridicules, et se mit
Far là si bien dans son esprit que Ragotin
emmena souper avec lui. Tous les autres im-
Eortuns laissèrent aussi les comédiens en li-
erté, qui avaient plus envie de souper qae
d'entretenir les fainéants de la ville.
XI. — Qui contient ce que vous venez, si vous
prenez la peine de le lire.
Ragotin mena la Rancune dans un cabaret
où il se fit donner ce qu'il y avait de meilleur.
On a cru qu'il ne le mena pas chez lui, à
cause que son ordinaire n'était pas trop bon,
mais je n'en dirai rien de peur de faire des
jugements téméraires, et je n'ai point voulu
approfondir l'affaire, parce qu'elle n'en vaut
pas la peine, et que j'ai des choses à écrire
qui sont bien d'une autre conséquence. La
Rancune, qui était homme de grand discerne-
ment et qui connaissait d'abord son monde,
ne vit pas plutôt servir deux perdrix et un
chapon pour deux personnes, qu'il se douta
que Ragotin avait quelque dessein, et ne le
traitait pas si bien pour son seul mérite, ou
pour le payer de la complaisance qu'il avait
eue pour lui, en soutenant que son histoire
était un beau sujet de théâtre. Il se prépara
donc à quelque nouvelle extravagance de Ra-
gotin, qui ne découvrit pas d'abord ce qu'il
avait dans l'âme, et continua à parler de son
56 LE ROMAN' COMIQUE
histoire. Il récita force vers satiriques qu'il
avait faits contre la plupart de ses voisins,
contre des cocus qu'il ne nommait point, et
contre des femmes. Il chanta des chansons à
boire, et lui montra quantité d'anagrammes :
car d'ordinaire les rimailleurs, par de sembla-
bles productions de leur esprit mal fait, com-
mencent à incommoder les honnêtes gens. La
Rancune acheva de le gâter : il exagéra tout
ce qu'il entendit, en levant les yeux au ciel ;
il jura comme un homme qui perd, qu'il n'a-
vait jamais rien ouï de plus beau, et ht même
semblant de s'arracher les yeux, tant il était
transporté. Il lui disait de temps en temps :
— Vous êtes bien malheureux et nous aussi
de ne vous donner tout entier au théâtre;
dans deux ans , on ne parlerait non plus de
Corneille que l'on fait à cette heure de Hardi.
Je ne sais ce que c'est que de natter, ajouta-
t-il; mais, pour vous donner courage, j'avoue
(m'en vous voyant j'ai bien connu que vous
étiez un grand poëte, et vous pouvez savoir
de mes camarades ce que je leur en ai dit. Je
ne m'y trompe guère, je sens un poète de de-
mi-lieue loin : aussi , d'abord que je vous ai
vu, vous ai-je connu comme si je vous avais
nourri.
Ragotin avalait cela doux comme miel, cor>
îointement avec plusieurs verres de vin qui
l'enivraient encore plus que les louanges de la
Rancune, qui, de son côté, mangeait et buvait
d'une grande force, s'écriant de temps en
temps :
— Au nom de Dieu, monsieur Ragotin, fai-
tes profiter le talent; encore un coup, vous
êtes un méchant homme de ne pas vous enri-
chir et nous aussi. Je brouille un peu de pa-
pier aussi bien que les autres ; mais si je fai-
sais des vers aussi bons la moitié que ceux
que vous venez de me lire, je ne serais pas ré-
LE ROHAM CONQUE 57
duit à tirer le diable par la queue, et je vivrais
de mes rentes aussi bien que Mondori. Tra-
vaillez-donc, monsieur Ragotin , travaillez ; et
si, dés cet niver, nous ne jetons de la poudre
aux. yeux de messieurs de l'hôtel de Bourgo-
gne et du Marais, je veux ne monter jamais
sur le théâtre que je ne me casse un bras ou
une jambe : après cela je n'ai plus rien à dire
et buvons.
Il tint parole, et, ayant donné double charge
à un verre, il porta la santé de M. Ragotin à
M. Ragotin même, qui lui fit raison,, et but
tête nue et avec un si grand transport à la
santé des comédiennes, qu'en remettant son
verre sur la table, il en rompit la patte sans
s'en apercevoir : tellement qu'il tâcha deux ou
trois fois de le redresser , pensant l'avoir mis
lui-même sur le côté. Enfin, il le jeta par-des-
sus sa tête et tira la Rancune par le bras, afin
qu'il y prît garde, pour ne pas perdre la répu-
tation d'avoir cassé un verre. Il fut un peu
attristé de ce que la Rancune n'en rit point;
mais, comme je l'ai déjà dit. il était plutôt ani-
mal envieux qu'animal risible.
La Rancune lui demanda ce qu'il disait de
leurs comédiennes. Le petit homme rougit
sans lui répondre. Et, la Rancune lui deman-
dant encore la même chose, enfin bégayant,
rougissant et s'exprimant très-mal, il fit en-
tendre à la Rancune qu'une des comédiennes
lui plaisait infiniment.
— Et laquelle ? lui dit la Rancune.
Le petit homme était si troublé d'en avoir
tant dit, qu'il répondit :
— Je ne sais.
— Ni moi aussi, dit la Rancune.
Cela le troubla encore davantage, et lui fit
ajouter tout interdit
— C'est... c'est...
58 LE ROMAN COMIQUE
11 répéta cinq ou six fois le même mot,
dont le comédien s'impatientant, lui dit :
— Vous avez raison, c'est une fort belle fille.
Cela acheva de le déconcerter. Il ne put ja-
mais dire celle à qui il en voulait : et peut-
être qu'il n'en savait rien encore, et qu'il avait
moins d'amour que de vice. Enfin, la Rancune
lui nommant mademoiselle de l'Etoile, il dit
que c'était elle dont il était amoureux : et
pour moi, je crois que s'il lui eût nommé An-
gélique ou sa mère la Caverne, il eût oublié
le coup de buse de l'une et l'âge de l'autre,
et se serait donné corps et âme à celle que la
Rancune lui aurait nommée, tant le bouquin
avait la conscience troublée. Le comédien lui
fit boire un grand verre de vin, qui lui fit
passer une partie de sa confusion, et en but
un autre de son côté, après lequel il lui dit,
parlant bas par mystère et regardant par
toute la chambre, quoiqu'il n'y eût personne :
— Vous n'êtes pas blessé a mort, et vous
tous êtes adressé à un homme qui peut vous
guérir, pourvu que vous le vouliez croire, et
que vous soyez secret. Ce n'est pas que vous
entrepreniez une chose bien difficile : made-
moiselle de l'Etoile est une tigresse, et son
frère Destin un lion ; mais elle ne voit pas
toujours des hommes qui vous ressemblent,
et je sais bien ce que je sais faire : achevons
notre vin, et demain il fera jour.
Un verre de vin bu de part et d'autre in-
terrompit quelque temps la conversation. Ra-
gotin reprit la parole le premier, conta toutes
ses perfections et ses richesses, et dit à la
llancune qu'il avait un neveu commis d'un
financier ; 911e ce neveu avait contracté uns
grande amitié avec le partisan la Raillière,
durant le temps qu'il av*it été au Mans pour
établir une maltôte : et voulut faire espérer à
la Rancune de lui faire donner une pension
LE ROUA* CO'JI 59
pareille à celle des comédiens du roî, par le
crédit de ce neveu. Il lui dit encore que. s'il
avait des parents qui eussent des entants, il
leur donnerait des bénéfices, parce que, sa
nièce avait épousé le frère d*une femme qui
était entretenue par le maître d'hôtel d'un
abbé de la province qui avait de bons béné-
fices à sa collation.
Tandis que Ragotin comptait ses prouesses,
la Rancune, qui s'était altéré à force de boire,
ne faisait autre chose que de remplir les deux
verres qui étaient vides en même temps; Ra-
gotin n'osant rien refuser de la main d'un
homme qui lui devait faire tant de bien. Enfin,
à force d'avaler, ils se soûlèrent. La Rancuna
n'en fut que plus sérieux, selon sa coutume. :
et Ragotin en fut si hébété et si pesant, qu'il
ee pencha sur la table et s'y endormit. La
Rancune appela une servante pour se fa:, ;
dresser un lit, parce qu'on était couché à son
hôtellerie. La servante lui dit qu'il n'y aurait
point de danger d'en dresser deux, et que,
dans l'état où était M. Ragotin, il n'avait pas
besoin d'être éveillé. Il ne veillait pas cepen-
dant, et jamais on n'a mieux dormi ni ronflé.
On mit des draps à deux lits, de trois oui
étaient dans la chambre, sans qu'il s'éveillât
H dit cent injures à la servante, et menaç i
de la battre quand elle l'avertit que son lit
était prêt. Enfin, la Rancune rayant tourné
dans sa chaise vers le feu qu'on avai<: allum^
pour chauffer les draps, il ouvrit les yeux, et
se laissa déshabiller sans rien dire. On le monta
sur son lit le mieux qu'on put, et la Rancune
se mit dans le sien, après avoir fermé la porte.
A une heure de là, Ragotin se leva et sortit
de son lit, je n'ai pas bien su pourquoi ; il s'é-
gara si bien dans la chambre, qu'après en
avoir renversé tous les meubles et s'être ren-
versé lui-même plusieurs fois sans pouvoir
60 LE ROMAN COMIQUE
trouver son lit , enfin il trouva celui de la
Rancune et l'éveilla en le découvrant. La Ran-
cune lui demanda ce qu'il cherchait.
— Je cherche mon lit, dit Ragotin.
— 33 est à main gauche du mien, dit la
Rancune.
Le petit ivrogne prit à la droite et s'alla
iourrer entre la couverture et la paillasse du
troisième, qui n'avait ni matelas ni lit de
plume,_où il acheva de dormir fort paisible-
ment. La Rancune s'habilla avant que Rago-
tin fût éveillé. Il demanda au petit ivrogne si
c'était par mortification qu'il avait quitté son
lit pour dormir sur une paillasse. Ragotin
soutint qu'il ne s'était point levé, et qu'assu-
rément il revenait des esprits dans la cham-
bre. Il eut une querelle avec le cabaretier, qui
prit le parti de sa maison, et le menaça de le
mettre en justice pour l'avoir décriée."
Mais il y a trop longtemps que je vous en-
nuie de la débauche de Ragotin ; retournons
à l'hôtellerie des comédiens.
XII. — Combat de nuit.
Je suis trop homme d'honneur pour n'aver-
tir pas le lecteur bénévole que s'il est scanda-
lisé de toutes les badiner ies qu'il a vues jus-
qu'ici dans ce livre, il fera fort bien de n'en
lire pas davantage ; car, en conscience, il n'y
verra pas d'autres choses, quand le livre se-
rait aussi gros que le Cyrus, et si, par ce qu'il
a déjà vu, il a de la peine à se douter de ce
qu'il verra, peut-être que j'en suis logé là.
aussi bien cme lui ; qu'un chapitre attire l'au-
tre, et que je fais dans mon livre comme ceux
qui mettent la bride sur le cou de leurs che-
vaux et les laissent aller sur leur bonne foi.
Peut-être aussi que j'ai un dessein arrêté et
que., sans remplir mon livre d'exemples à imi-
LE ROMAN COMIQUE 61
ter, par des peintures d'actions et de choses
tantôt ridicules, tantôt blâmables, j'instruirai
en divertissant, de la même façon qu'un ivro-
gne donne de l'aversion pour son vice et peut
quelquefois donner du plaisir par les imper-
tinences que lui fait faire son ivresse. Finis-
sons la moralité, et reprenons nos comédiens
que nous avons laissés dans l'hôtellerie.
Aussitôt que leur chambre fut débarrassée,
et que Ragotin eut emmené la Rancune, le
portier qu'ils avaient laissé à Tours entra dans
l'hôtellerie, conduisant un cheval chargé de
bagage. Il se mit à table avec eux ; et par sa
relation, et par ce qu'ils apprirent les uns des
autres, on sut de quelle fa'con l'intendant de
la province ne leur avait 'point pu faire de
mal, ayant lui-même eu bien de la peine à sc;
tirer des mains du peuple, lui et ses fusiliers.
Destin conta à ses camarades de quelle façon
il s'était sauvé avec son habit à la turque,
avec lequel il pensait représenter le Soliman
de Mairet; et qu'ayant appris que la peste
était à Alençon, il était venu au Mans avec
la Caverne et la Rancune, dans l'équipage
que l'on a pu voir au commencement de ces
tirés-véritables et trés-peu héroïques aventu-
res. Mademoiselle de l'Etoile leur apprit aussi
les assistances qu'elle avait reçues d'une dame
de Tours, dont le nom n'est *pas venu à ma
connaissance ; et comme par son moyen elle
avait été conduite jusqu'à un village proche
de Bonnestable, où elle s'était démis un pied
en tombant de cheval. Elle ajouta qu'ayant
appris que la troupe était au Mans, elle s'y
était fait porter dans la litière de la dame du
village, qui la lui avait libéralement prêtée.
Après le souper, Destin demeura seul dans la
chambre des dames. La Caverne l'aimait
comme son propre fils ; mademoiselle de l'E-
toile ne lui était pas moins chère ; et Angéli-
€2 LB ROMAN COMIQUE
que, sa fille et son unique héritière, aimait
Destin et la l'Etoile comme son frère et sa
sœur. Elle ne savait pas encore au rrai ce
qu'ils étaient, et pourquoi ils faisaient la co-
médie : mais elle avait bien reconnu, quoi-
qu'ils s'appelassent frère et sœur, qu'ils étaient
plus grands amis que proches parents ; que
Destin vivait avec la l'Etoile dans le plus
grand respect du monde ; qu'elle était fort
sage, et que si Destin avait bien de l'esprit
et faisait voir qu'il avait été bien élevé, ma-
demoiselle de l'Etoile paraissait plutôt fille de
condition qu'une comédienne de campagne.
Si Destin et la l'Etoile étaient aimés de la
Caverne et de sa fi.le, ils s'en rendaient di-
gnes par une amitié réciproque qu'ils avaient
pour elles ; et il n'y avait pas beaucoup i t
peine, puisqu'elles méritaient d'être aimées
autant que comédiennes de France, quoique
par malheur, plutôt que faute de mérite, elles
n'eussent jamais eu l'honneur de monter sur
le théâtre de l'hôtel de Bourgogne ou du Ma-
rais; qui sont l'un et l'autre le non pli* ultra
des comédiens. Ceux qui n'entendront pas ces
trois petits mots latins (auxquels je n'ai pu
refuser place ici tant ils se sont présentés à
propos) se les feront expliquer sHl leur plaît.
Pour finir la digression, Destin et la l'E-
toile ne se cachèrent point des deux comé-
diennes pour se caresser après une longue
absence. Ils s'exprimèrent le mieux qu'ils pu-
rent les inquiétudes qu'ils avaient eues l'un
pour l'autre. Destin apprit à mademoiselle de
l'Etoile qu'il croyait avoir vu, la dernière fois
qu'ils avaient représenté à Tours, leur ancien
persécuteur ; qu'il l'avait discerne dans la foule
ae leurs auditeurs, quoiqu'il se cachât le vi-
sage de son manteau, et que pour cette raison-
là il s'était mis un emplâtre sur le visage à la
sortie de Tours, pour se rendre méconnaissa-
LE ROMAN COMIQUE 63
bîe à son e nemi, ne se trouvant pas alors en
état de s'en défendre s'il en était attaqué la
force à la ma n. Il lui apprit ensuite le grand
nombre de brancards qu'ils avaient trouvés en
allant au-devant d'elle, et qu'il se trompait
fort si leur même ennemi n'était un homme
inconnu qui avait exactement visité les bran-
cards, comme l'on a pu le voir dans le sep-
tième chapitre.
Tandis que Destin parlait, la pauvre l'Etoile
ne put s'empêcher de répandre quelques lar-
mes. Destin en fut extrêmement touché, et,
après l'avoir consolée le mieux qu'il put, il
ajouta que si elle voulait lui permettre d'ap-^
porter autant de soin à chercher leur ennemi
commun qu'il en avait eu jusqu'alors à l'évi-
ter, elle se verrait bientôt délivrée de ses per-
sécutions, ou qu'il y perdrait la vie. Ces der-
nières paroles l'affligèrent encore davantage;
Destin n'eut pas l'esprit ass^z fort pour ne pas
s'affliger aussi, et la Caverne et sa fille, très-
compatissantes de leur naturel, s'affligèrent
par complaisance ou par contagion ; je crois
même qu'elles en pleurèrent. Je ne sais si
Destin pleura, mais je sais bien que les co-
médiennes et lui furent assez longtemps à no
se rien dire, et cependant pleura qui voulut.
Enfin, la Caverne finit la pause que les larmes
avaient fait faire, et reprocha à Destin et à la
l'Etoile que depuis le temps qu'ils étaient en-
semble ils avaient pu reconnaître jusqu'à quel
point elle était de leurs amies, et cependant
qu'ils avaient eu si peu de confiance en elle et
en sa fille qu'elles ignoraient encore leur vé-
ritable condition. Et elle ajouta qu'elle avait
été assez persécutée en sa vie pour conseiller
des malheureux, tels qu'ils paraissaient l'être.
A quoi Destin répondit que ce n'était point
par défiance qu'ils ne s'étaient pas encore dé-
couverts à elle, mais qui] avait cru que le
84 LE ROM AS COMIQCE
récit de leurs malheurs ne pouvait être que
fort ennuyeux. Il lui offrit après cela de l'en
entretenir quand elle voudrait et quand elle
aurait un peu de temps à perdre. La Caverne
ne différa pas davantage à satisfaire sa curio-
sité ; et sa fille, qui souhaitait ardemment la
même chose, s'étant assise auprès d'elle, sur
le lit de l'Etoile, Destin allait commencer son
histoire quand ils entendirent une grande ru-
meur dans la chambre voisine. Destin prêta
l'oreille quelque temps, mais le bruit et la noise
au lieu de cesser augmentèrent, et même on
cria: Au meurtre! à l'aide! on m'assassine!
Destin en trois sauts fut hors de la chambre,
aux dépens de son pourpoint, que lui déchi-
rèrent la Caverne et sa hlle en voulant le re-
tenir. Il entra dans la chambre d'où venait la
rumeur, où il ne vit goutte, et où les coups
de poing, les soufflets et plusieurs voix confuses
d'hommes et de femmes qui s'entrebattaient,
mêlées au bruit sourd de plusieurs pieds nus
qui trépignaient dans la chambre, faisaient une
rumeur épouvantable. Il se mêla imprudem-
ment parmi les combattants et reçut d'abord
un coup de poing d'un côté et un 'soufflet de
l'autre. Cela lui changea la bonne intention
qu'il avait de séparer ces lutins en un violent
désir de se venger. Il se mit à jouer des mains
et fit un moulinet de ses deux bras qui mal-
traita plus d'une mâchoire, comme il parut
depuis à ses mains sanglantes. La mêlée dura
encore assez longtemps pour lui faire recevoir
une vingtaine de coups et en donner deux fois
autant. Au plus fort du combat, il se sentit
mordre au gras de la jambe; il y porta les
mains, et, rencontrant quelque chose de pelu,
il crut être mordu d'un chien : mais la Ca-
verne et sa fille, qui parurent à la porte de la
chambre avec de la lumière, comme le feu
Saint-Elme après une tempête, virent Destin
• LE ROMAN COMIQUE 65
et lui firent voir qu'il était au miïieu de sept
personnes en chemises, qui se maltraitaient
l'une l'autre très-cruellement, et qui se dé-
cramponnérent d'elles-mêmes aussitôt, dés que
la lumière parut.
Le calme ne fut pas de longue durée. L'hôte,
qui était un de ces sept pénitents blancs, se re-
prit avec le poëte; l'Olive, qui en était aussi, fut
attaqué par le valet de l'hôte, autre pénitent.
Destin les voulut séparer : mais l'hôtesse qui
était la bête qui i'avait mordu, et qu'il avait
prise pour un chien à cause qu'elle avait la
tête nue et les cheveux courts, lui sauta aux
yeux, assistée de deux servantes aussi nues
et aussi décoiffées qu'elle. Les cris recommen-
cèrent, les soufflets et les coups de poing son-
nèrent de plus belle, et la mêlée s'échauffa
encore plus qu'elle ne l'avait fait. Enfin plu-
sieurs personnes, qui s'étaient éveillées a ce
bruit, entrèrent dans le champ de bataille,
séparèrent les combattants et furent cause
de la seconde suspension d'armes. Il fut ques-
tion de savoir le sujet de la querelle et quel
était le différend qui avait assemblé sept per-
sonnes nues dans une même chambre. L'Olive,
qui paraissait le moins ému, dit que le poëte
était sorti de la chambre, et qu'il l'avait vu
revenir plus vite que le pas, suivi de l'hôte
qui le voulait battre ; que la femme de l'hôte
avait suivi son mari et s'était jetée sur la
poëte ; qu'ayant voulu les séparer, un valet et1
deux servantes s'étaient jetés sur lui et que
la lumière qui s'était éteinte là-dessus était
cause que l'on s'était battu plus longtemps
qu'on n'eût fait. Ce fut au poëte à plaider sa
cause ; il dit qu'il avait fait les deux plus bel
les stances que Ton eût jamais vues depuis
eue l'on en fait, et que, de peur de les perdre,
il avait été demander de la chandelle aux ser-
vantes de l'hôtellerie, qui s'étaient moquées
Ll BOMi? C0MIQC5. — T. I. •
65 LE ROMAN CO&ÎQUE
de lui; que l'hôte l'avait appelé danseur de
corde, et que, pour ne pas demeurer sans re-
partie, il l'avait appelé cocu. Il n'eut pas plu-
tôt lâché le mot, que l'hôte, qui était en me-
sure, lui appliqua un soufflet. On eût dit
qu'ils s'étaient concertés ensemble, car tout
aussitôt que le soufflet fut donné, la femme
de l'hôte, son valet et ses servantes se jetè-
rent sur les comédiens, qui les reçurent à
beaux coups de poing. Cette dernière rencon-
tre fut plus rude et dura plus longtemps que
les autres. Destin, s'etant acharné sur une
grosse servante qu'il avait troussée, lui donna
plus de cent claques sur les fesses. L'Olive,
qui vit que cela faisait rire la compagnie, en
fit autant à une autre. L'hôte était occupé
par le poëte, et l'hôtesse, qui était la plus fu-
rieuse/avait été saisie par quelques-uns des
spectateurs, dont elle se mit en si grande co-
lère, qu'elle cria aux voleurs. Ses cris éveillè-
rent la Rappinière, qui logeait vis-à-vis de l'hô-
tellerie. Il en fit ouvrir les portes et croyant,
sur le bruit qu'il avait entendu, qu'il y avait
pour le moins sept ou huit personnes sur le
carreau, il fit cesser les coups au nom du roi,
et ayant appris la cause de tout le désordre,
il exhorta le poëte à ne plus faire de vers la
nuit, et pensa battre l7hôte et l'hôtesse, parce
qu'ils dirent cent injures aux pauvres corné**
diens, les appelant bateleurs et baladins, et
jurant de les taire déloger le lendemain. Mais
la Rappinîère, à qui l'hôte devait de l'argent,
le menaça de le faire exécuter et par cette
menace lui ferma la bouche. La Rappinière
s'en retourna chez lui, les autres s'en furent
dans leur chambre et Destin dans celle des
comédiennes, où la Caverne le pria de ne pas
différer davantage de lui apprendre ses aven-
tures et celles de sa sœur. Il leur dit qu'il ne
demandait pas mieux, et commença son hi3-
LE ROMAN COMIQC2 67
toire de la façon que vous râliez voir dans le
chapitre suivant.
XIII.— Pins long que le précédent. — Histoire de
Destin et de mademoiselle de l'Etoile.
— Je suis né dans un village auprès de
Paris. Je vous ferais bien croire, si je vou-
lais, que je suis d'une maison très-illustre,
comme il est fort aisé à ceux que l'on ne con-
naît point; mais j'ai trop de sincérité pour
nier la bassesse de ma naissance. Mon père
était des premiers et des plus accommodes de
son village. Je lui ai ouï dire qu'il était né
pauvre gentilhomme et qu'il avait été à la
fuerre en sa jeunesse, où n'ayant gagné que
es coups, il s'était fait écuyer ou meneur
d'une dame de Paris assez riche, et qu'ayant
amassé quelque chose avec elle, parce qu'il
était aussi maître d'hôtel et faisait la dépense,
c'est-à-dire ferrait peut-être la mule, il s'était
marié avec une vieille demoiselle de la mai-
son, qui était morte quelque temps après et
l'avait fait son héritier. Il se lassa bientôt
d'être veuf, et, n'étant guère moins las de
servir, il épousa en secondes noces une femme
des champs qui fournissait de pain la maison
de sa maîtresse, et c'est de ce dernier ma-
riage que je suis sorti. Mon père s'appelait
Garigues : je n'ai jamais su de quel pays il
était ; et pour le nom de ma mère, il ne* fait
rien à mon histoire. Il suffit de vous dire
qu'elle était plus avare que mon pè re, et mon
père plus avare qu'elle, et que l'un et l'autre
avaient la conscience assez large. Mon père a
^honneur d'avoir, le premier, retenu son ha-
leine en se faisant prendre la mesure d'un ha-
bit, afin qu'il y entrât moins d'étoffe. Je dout-
rais vous apprendre cent autres traits de Résine
qui lui ont acquis à bon titre la réputation
68 LE ROMAN COMIQUE
d'être homme d'esprit et d'invention. Mais de
peur de vous ennuyer, je me contenterai de vous
en conter deux très-difficiles à croire et néan-
moins très-véritables. Il avait amassé quan-
tité de blé pour le vendre bien cher durant
une mauvaise armée. L'abondance ayant été
universelle et le blé étant amendé, il fut si
possédé de désespoir et fti abandonné de Dieu,
m'il voulut se pendre. Une de ses voisines
"jui se trouva dans la chambre quand il y en-
ra pour ce noble dessein et qui s'était cachée
de peur d'être vue, je ne sais pas bien pour-
quoi, fut fort étonnée quand elle le vit pendu à
un chevron de sa chambre. Elle courut à lui,
criant au secours; coupa la corde, et, à l'aide
de ma mère qui arriva là-dessus, la lui ôta du
cou. Elles se repentirent peut-être d'avoir tait
une si bonne action, car il les battit l'une et
l'autre comme plâtre, et fit payer à cette pau-
vre femme la corde qu'elle lui avait coupée,
en lui retenant quelque argent qu'il lui devait.
L'autre prouesse n*est pas moins étrange.
Cette même année, la cherté fut si grande,
que les vieilles gens du village ne se souve-
naient pas d'en avoir vu une plus grande : il
avait regret à tout ce qu'il mangeait, et, sa
femme étant accouchée d'un garçon, il se mit
en tête qu'elle avait assez de lait pour nour-
rir son fils et pour le nourrir aussi lui-même,
et espéra que, tétant sa femme, il épargne-
rait du pain et se nourrirait d'un aliment aisé
à digérer. Ma mère avait moins d'esprit que
lui et n'était pas moins avare, tellement qu'elle
n'inventait pas les choses comme mon père,
mais, les ayant une fois conçues, elle les exé-
cutait encore plus exactement gue lui. Elle
tâcha donc de nourrir de son lait son fils et
son mari en même temps, et hasarda aussi
de s'en nourrir elle-même avec tant d'opiniâ-
treté que le petit innocent mourut martyr de
LE ROMAN COMIQUE 69
pure faim ; et mon père et ma mère furent si
affaiblis et ensuite si affamés, qu'ils mangè-
rent trop et eurent chacun une longue mala-
die. Ma mère devint grosse de moi quelque
temps après, et, ayant accouché heureuse-
ment d'une très-malheureuse créature, mon
père alla à Paris pour prier sa maîtresse de
tenir son fils avec un honnête ecclésiastique
qui demeurait dans son village, où il avait un
bénéfice. Comme il s'en retournait la nuit
pour éviter la chaleur du jour, et qu'il pas-
sait par une grande rue du faubourg, dont la
plupart des maisons se bâtissaient encore, il
aperçut de loin, aux rayons de la lune, quel-
que chose de brillant qui traversait la rue. Il
ne se mit pas beaucoup en peine de ce que
c'était; mais ayant entendu quelques gémis-
sements comme d'une personne qui souffre,
au même lieu où ce qu'il avait vu de loin s'é-
tait dérobé à sa vue. il entra hardiment dans
un grand bâtiment qui n'était pas encore
achevé, où il trouva une femme assise à terre-
Le lieu où elle était recevait assez de clarté
de la lune pour faire discerner à mon père
qu'elle était fort jeune et fort bien vêtue, et
c'était ce qui avait brillé* de loin à ses yeux,
son habit étant de toile d'argent. Vous ne
devez point douter que mon père, qui était
assez hardi de son naturel, ne fut moins
surpris que cette jeune demoiselle : mais elle
était dans un état où il ne lui pouvait rien
arriver de pis. C'est ce qui la rendit assez
hardie pour parler la première, et pour dire à
mon père que. s'il était chrétien, il eût pitié
d'elle ; qu'elle était prête d'accoucher; que, se
sentant pressée de s"on mal et ne voyant point
revenir une servante qui lui était ailée quérir
une sage-femme affidée, elle s'était sauvée
heureusement de sa maison sans avoir éveillé
personne, sa servante ayant laissé la porte
70 LE ROMAN COMIQUE
ouverte pour pouvoir rentrer sans faire de
bruit.
A peine achevait-elle sa courte relation,
qu'elle accoucha heureusement d'un enfant
que mon père reçut dans son manteau. Il fit
la sage-femme le mieux qu'il put, et cette
jeune fille le conjura d'emporter vitement la
petite créature, d'en avoir soim et de ne pas
manquer, à deux jours de là, d'aller voir un
vieil nomme d'église qu'elle lui nomma, qui
lui donnerait de l'argent et tous les ordres
nécessaires pour la nourriture de son enfant.
A ce mot d'argent, mon père, qui avait l'âme
avare, voulut déployer son éloquence d'é-
cuyer ; mais elle ne lui en donna pas le temps.
Elle lui mit entre les mains une bague pour
servir de signal au prêtre qu'il devait aller
trouver de sa part, lui fit envelopper son en-
fant dans son mouchoir de cou, et le fit par-
tir avec grande précipitation, quelque résis-
tance qu'il fît pour ne pas l'abandonner dans
l'état où elle était. Je veux croire qu'elle eut
bien de la peine à regagner son logis. Pour
mon père, il s'en retourna à son village, mit
l'enfant entre les mains de sa femme, et ne
manqua pas, deux jours après, d'aller trouver
le vieux prêtre et de lui montrer la bague.
H apprit de lui que la mère de l'enfant était
une fille de fort bonne maison et fort riche ;
qu'elle l'avait eu d'un seigneur écossais qui
était allé en Irlande lever des troupes pour le
service du roi, et que ce seigneur étranger lui
avait promis marin ge. Ce prêtre lui dit de
plus qu'à cause de son accouchement préci-
pité, elle s'est trouvée malade jusqu'à' faire
douter de sa vie; et qu'en cette extrémité elle
avait tout déclaré a son père et à sa mère,
qui l'avait consolée au lieu de s'emporter con-
tre elle, parce qu'elle était leur fille unique ;
que la chose était ignorée dans le logis ; et
LE ROMAN COMIQUE 71
ensuite il assura mon père que, pourvu qu'il
eût soin de l'enfant et qu'il fut secret, sa for-
tune était faite. Là-dessus il lui donna cin-
quante écus et un petit paquet de toutes les
Lardes nécessaires a un enfant.
Mon père s'en retourna dans son village
après avoir bien dîné. Je fus mis en nourrice,
et l'étranger fut mis à la piacs du fils de la
maison. A un mois de là le seigneur écossais
revint ; et, ayant trouvé sa maîtresse en si
mauvais état qu'elle n'avait plus guère à vivre,
il l'épousa un jour avant quelle mourût, et
ainsi fut aussitôt veuf que marié. Il vint deux
eu trois jours après en notre village, avec le
père et la mère de sa femme. Les pleurs
recommencèrent, et on pensa étouffer l'enfant
à force de le baiser. Mon père eut sujet de se
louer de la libéralité du seigneur écossais, et
les parents de l'enfant ne l'oublièrent pas. Ils
s'en retournèrent a Paris fort satisfaits du soin
que mon père et ma mère avaient de leur fils,
qu'ils ne voulurent point faire venir encore à
Paris, parce que le mariage était tenu secret
pour des raisons que je n'ai pas sues. Aussi-
tôt que je pus marcher, mon père me retira
en sa maison pour tenir compagnie au petit
comte de Glaris (c'est ainsi qu'on l'appela, du
nom de son père). L'antipathie que l'on dit
avoir été entre Jacob et Esau dès le ventre de
leur mère ne peut avoir été plus grande que
celle qui se trouva entre le jeune comte et
moi. Mon père et ma mère l'aimaient tendre-
ment, et avaient de l'aversion pour moi, quoi-
que je donnasse autant d'espérance d'être un
jour honnè:e homme que Glaris en donnait
peu. Il n'y avait rien que de très -commun en
lui. Pour moi, je paraissais être ce que je
n'étais point, et bien moins le fils de Gangues
que celui d'un comte. Et si je ne me trouve
enfin qu'un malheureux comédien; c'est sans
T2 LE R0MA3 COinQOE
doute que la fortune s'est voulu venger de la
nature, qui avait voulu faire quelque chose
de moi sans son consentement, ou, si vous
voulez, que la nature prend quelquefois plaisir
à favoriser ceux que la fortune a pris en aver-
sion. Je passerai toute l'enfance des deux pe-
tits paysans, car Glaris l'était d'inclination
plus que moi, et aussi bien nos plus belles
aventures ne furent que force coups de poing.
Dans toutes les querelles que nous avions en-
semble, j'avais de l'avantage, si ce n'est lors-
que mon père et ma inéie se mettaient de la
partie ; ce qu'ils faisaient si souvent et avec
tant de passion, que mon parrain, qui s'appe-
lait M. de Saint-Sauveur, s'en scandalisa et me
demanda à mon père. Il me donna à lui avec
grande joie, et ma mère eut encore moins de
regret que lui de me perdre de vue. Me voilà
donc chez mon parrain, bien vêtu, bien nourri,
fort caressé et point battu. Il n'épargna rien
pour me faire apprendre à lire et à écrire, et
sitôt que je fus assez avancé pour apprendre
le latin, il obtint du seigneur du village, qui
était un fort honnête gentilhomme et fort
riche, que j'étudierais avec deux fils qu'il
avait, sous un homme savant qu'il avait fait
venir de Paris, et à qui il donnait de bons
gages.
Ce gentilhomme, qui s'appelait le baron
d'Arqués, faisait élever ses enfants avec grand
soin. Laine avait nom Saint-Far, assez bien
fait de sa personne, mais brutal sans retour
s'il y en eut jamais au monde, et le cadet, en
récompense, outre qu'il était mieux fait que
son frère, avait la vivacité de l'esprit et la
grandeur de l'âme égales à la beauté du
corps. Enfin, je ne crois pas que Ton puisse
voir un garçon donner de plus grandes espé-
rances de devenir un fort honnête homme,
qu'en donnait en ce temps-là ce jeune gen-
i
LE ROMAX COMIQUE 73
tilhomme, gui s'appelait Verville. Il m'honora
de son amitié, et moi, je l'aimai comme un
frère, et le respectai toujours comme un
maître. Pour Saint-Far, il n'était capable que
de passions mauvaises; et je ne puis mieux
vous exprimer les sentiments qu'il avait dans
l'âme pour son frère et pour moi, qu'en vous
disant qu'il n'aimait pas son frère plus que
moi, qui lui étais fort indifférent, et qu'il ne
me haïssait pas plus que son frère, qu'il n'ai-
mait guère. Ses divertissements étaient dif-
férents des nôtres : il n'aimait que la chasse
et haïssait fort l'étude. Verville n'allait que
rarement à la chasse, et prenait grand plaisir
à étudier : en quoi nous avions ensemble une
conformité merveilleuse, aussi bien qu'à toute
autre chose. Et je puis dire que. pour m'ac-
commoder à son humeur, je n'avais pas besoin
de beaucoup de complaisance, et n'avais qu'à
suivre mon inclination. Le baron d'Arqués
avait une bibliothèque de romans fort ample.
Notre précepteur, qui n'en avait jamais lu
dans le pays latin, qui nous en avait d'abord
défendu la lecture, et qui les avait cent fois
blâmés devant le baron d'Arqués, pour les lui
rendre aussi odieux qu'il les trouvait divertis-
sants, en devint lui-même si féru, qu'après
avoir dévoré les anciens et les modernes, il
avoua que la lecture des bons romans instrui-
sait en divertissant, et qu'il ne les croyait pas
moins propres à donner de beaux sentiments
aux jeunes gens que la lecture de Plutarque.
Il nous porta donc à les lire autant qu'il nous
en avait détournés, et nous proposa d'abord
de lire les modernes : mais ils n'étaient pas
encore de notre goût ; et jusqu'à l'âge de
quinze ans nous nous plaisions bien plus à lire
les Amadis de Gaule que les Astrées et les
autres beaux romans que l'on a faits depuis,
par lesquels les Français ont fait voir, aussi
74 LE ROMAN COMIQUE
bien que par mille autres choses, que s'ils
n'inventent pas tant que les autres nations,
ils perfectionnent davantage.
Nous donnions donc à la lecture des romans
la plus grande partie du temps que nous avions
pour nous divertir. Pour Saint-Far, il nous ap-
pelait les liseurs, et allait à la chasse ou "battre
les paysans, à quoi il réussissait admirable-
ment bien. L'inclination que j'avais à bien
faire m'acquit la bienveillance du baron d'Ar-
qués, et il m'aima autant que si j'eusse été
son proche parent. Il ne voulut point que je
quittasse ses enfants quand il les envoya à
l'académie; et ainsi y y fus mis avec eux, plutôt
comme un camarade que comme un valet.
Nous y apprîmes nos exercices : on nous en
tira au bout de deux ans ; et, à la sortie de
l'académie, un homme de condition, parent
du baron d'Arqués, taisant des troupes pour
les Vénitiens, Saint-Far et Verville persua-
dèrent si bien leur père, qu'il les laissa aller
à Venise avec son parent. Le bon gentil-
homme voulut que je les accompagnasse en-
core; et monsieur de Saint-Sauveur, mon par-
rain, qui m'aimait extrêmement, me donna
Mbéralement une lettre de change assez con-
sidérable, pour m'en servir si j'en avais besoin
et pour n'être pas a charge à ceux que j'avais
l'honneur d'accompagner. Nous prîmes le plus
long chemin, pour voir Rome et les autres
belles villes d'Italie, dans chacune desquelles
nous fîmes quelque séjour, hormis dans celles
dont les Espagnols sont les maîtres.
A Rome, je tombai malade, et les deux frères
poursuivirent leur voyage, celui qui les me-
nait ne pouvant laisser échapper l'occasion des
galères du pape, qui allaient joindre l'armée
des Vénitiens au passage des Dardanelles, où
elle attendait celle des Turcs. Verville eut tous
les regrets du monde de me quitter, et moi, je
LE ROMAN COMIQUE 75
pensai me désespérer d'être séparé de lui
dans un temps ou j'aurais pu, par mes services,
me rendre digne de l'amitié qu'il me portait.
Pour Saint-Far, je crois qu'il me quitta com-
me s'il ne m'eût jamais vu, et je ne songeai à
lui qu'à cause qu'il était frère de Verville, qui
me laissa, en se séparant de moi, le plus d'ar-
gent qu'il put : je ne sais pas si ce fut du
consentement de son frère.
Me voila donc malade à Rome, sans aucune
connaissance que celle de mon note, qui était
un apothicaire flamand, et de qui je reçus
toutes les assistances imaginables durant ina
maladie. Il n'était pas ignorant en médecine;
et, autant que je suis capable d'en juger, je
l'y trouvais plus entendu que le médecin ita-
lien qui me venait voir. Enfin je guéris, et re-
pris assez de forces pour visiter les lieux re-
marquables de Rome, où les étrangers trou-
vent amplement de quoi satisfaire leur curio-
sité. Je me plaisais extrêmement à visiter les
vignes (c'est ainsi que l'on appelle plusieurs
jardins plus beaux que le Luxembourg ou les
Tuileries : les cardinaux et autres personnes
de condition les font entretenir avec grand
soin, plutôt par vanité que par le plaisir qu'ils
y prennent, n'y allant jamais, au moins fort
rarement).
Un jour que je me promenais dans une de»
plus belles, je vis, au détour d'une allée, deux
femmes assez bien vêtues, que deux jeunea
Français avaient arrêtées, et ne voulaient pas
laisse'r passer outre que la plus jeune ne levât
un voile qui lui couvrait le visage. Un de ces
Français, qui paraissait être le maître de
l'autre, fut même assez insolent pour lui dé-
couvrir le visage par force, pendant que celle
qui n'était point voilée était retenue par son
valet. Je ne consultai point ce que y avais à
faire ; je dis d'abord à ces incivils que je ne
1$ LE ROMAN COMIQUE
souffrirais point la violence qu'ils voulaient
faire à ces femmes. Ils se trouvèrent fort
étonnés l'un et l'autre, me voyant parler avec
assez de résolution pour les embarrasser,
quand même ils auraient eu leurs épées,
comme j'avais la mienne. Les deux femmes
se rangèrent auprès de moi, et ce jeune Fran-
çais, préférant le déplaisir d'un affront à ce-
lui de se faire battre, me dit en se séparant :
« Monsieur le brave, nous nous verrons autre
part, où les épées ne seront pas toutes d'un
côté. » Je lui répondis que je ne me cacherais
pas. Son valet le suivit, et je demeurai avec
ces deux femmes. Celle qui n'était point voi-
lée paraissait avoir quelque trente-cinq ans; elle
me remercia en un français qui ne tenait en
rien de l'italien, et me dit, entre autres cho-
ses, que si tous ceux de ma nation me res-
semblaient, les femmes italiennes ne feraient
point de difficulté de vivre à la française.
Après cela, comme pour me récompenser du
service que je lui avais rendu, elle ajouta
qu'ayant empêché que l'on ne vît sa fille mal-
gré elle, il était juste que je la visse de son
bon gré. « Levez donc votre voile, Léonore,
afin que monsieur sache que nous ne sommes
pas tout à fait indignes de l'honneur qu'il
nous a fait de nous protéger. »
Elle n'eut pas plutôt achevé de parler, que
sa fille leva son voile, ou plutôt m'éblouit. Je
n'ai jamais rien vu de plus beau. Elle leva
deux ou trois fois les yeux sur moi comme à
la dérobée, et, rencontrant toujours les miens,
il lui monta au visage un rouge qui la fit;
plus belle qu'un ange. Je vis bien que la mèr«
l'aimait extrêmement ; car elle me parut par-
ticiper au plaisir que je prenais à regarder sa
fille. Comme je n'étais pas accoutumé à de
pareilles rencontres, et que les jeunes gens se
déconcertent aisément en compagnie, je ne
LE ROMAX COMIQUE 77
leur fis que de fort mauvais compliments
quand elles s'en allèrent, et je leur donnai
peut-être mauvaise opinion de mon esprit. Je
me voulus du mal de ne leur avoir pas de-
mandé leur demeure, et de ne m'être pas of-
fert à les y conduire ; mais il n'y avait plus
moyen de courir après. Je voulus m'enquérir
du concierge s'il les connaissait ; nous fûmes
longtemps sans nous entendre, parce -qu'il ne
connaissait pas mieux le français que moi l'i-
talien. Enfin, plutôt par signes qu'autrement,
il me fit savoir qu'elles lui étaient inconnues,
ou bien il ne voulut pas m'avouer qu'il les con-
naissait.
Je m'en retournai chez mon apothicaire fla-
mand tout autre que j'en étais sorti, c'est-à-
dire fort amoureux et fort en peine de savoir
si cette belle Le'onore était courtisane ou hon-
nête fille, et si elle avait autant d'esprit que
sa mère m'avait paru en avoir. Je m'aban-
donnai à la rêverie et me flattai de mille bel-
les espérances qui me divertirent quelque
temps et m'inquiétèrent beaucoup après que
j'en eus considéré l'impossibilité. Après avoir
formé mille desseins inutiles, je m'arrêtai à
celui de les chercher exactement, ne pouvant
m'imaginer qu'elles pussent être longtemps
invisibles dans une ville si peu peuplée que
Rome, et à un homme si amoureux que moi.
Dès le jour même, je cherchai partout ou je
crus pouvoir les trouver, et m'en revins au
logis plus las et plus chagrin que je n'en étais
parti. Le lendemain, je cherchai encore avec
plus de soin, et je ne fis que me lasser et
m'inquiéter davantage. De la façon que j'ob-
servais les jalousies et les fenetres; et de
l'impétuosité avec laquelle je courais après
toutes les femmes qui avaient quelque rapport
avec ma Léonore. on me prit cent fois, dans
les rues et dans les églises, pour le plus fou
78 LE RO*X* jomiqde
de tous les Français qui ont le plus contribué
dans Rome à décréditer leur nation. Je ne sais
comment je pus reprendre mes forces dans
un temps ou j'étais une vraie âme dam-
née. Je me guéris pourtant le corps par-
faitement, tandis que mon esprit demeura
malade et si partagé entre l'honneur qui
m'appelait et l'amour qui me retenait à
Rome, que je doutai quelquefois si j'obéirais
aux lettres que je recevais souvent de Ver-
ville, qui me conjurait par notre amitié de
l'aller trouver, sans se servir du droit qu'il
avait de me commander. Enfin, ne pouvant
avoir de nouvelles de mes inconnues, quelque
diligence que j'y apportasse, je payai mon
hôte et préparai mon petit équipage pour par-
tir.
La veille de mon départ, le seigneur Ste-
phano Vambergue (c'est ainsi que s'appelait
mon hôte) me dit qu'il voulait me donner à
dîner chez une de ses amies et me faire avouer
qu'il ne l'avait pas mal choisie pour un Fla-
mand, ajoutant qu'il ne m'y^ avait voulu me-
ner que la veille de mon départ, parce qu'il
en était un peu jaloux. Je lui promis d'y aller
par complaisance plutôt qu'autrement, et nous
y allâmes à l'heure du dîner. Le logis où nou3
entrâmes n'avait ni l'air ni les meubles de la
maîtresse d'un apothicaire. Nous traversâmes
une salle bien meublée, au sertir de laquelle
j'entrai le premier dans une chambre fort ma-
gnifique, ou je fus reçu par Léonore et par sa
mère. Vous pouvez vous imaginer combien
cette surprise me fut agréable. La mère de
cette belle fille se présenta à moi pour être
saluée à la française, et je vous avoue qu'elle
me baisa plutôt que je ne la baisai. J'étais si
interdit, que je ne voyais goutte, et que je
n'entendis rien du compliment qu'elle me fit*
Enfin, l'esprit et la vue me revinrent, et je via
LE ftOMAK COMIQUE 79
Léonore plus belle et plus charmante que 'je
ne l'avais encore vue ; mais je n'eus pas l'as-
surance de la saluer. Je reconnus ma faute
aussitôt quo je l'eus faite, et, sans songer à la
réparer, la honte fit monter autant de rouge à
mon visage que la pudeur avait tait monter
d'incarnat sur celui de Léonore. Sa mère me dit
qu'avant mon départ elle avait voulu me re-
mercier du soin que j'avais eu de chercher sa
demeure, et ce qu'eile me dit augmenta en-
core ma confusion. Elle me traîna dans une
ruelle parée à la française, où sa fille ne nous
accompagna point, me trouvant sans doute
trop sot pour en valoir la peine. Elle demeura
avec le seigneur Stéphane, tandis que je fai-
sais auprès de sa mère mon vrai personnage,
c'est-à-aire le paysan. Elle eut la bonté de four-
nir toute seule la conversation et s'en acquitta
avec beaucoup d'esprit, quoiqu'il n'y ait rien
de si difficile que d'en faire paraître avec uns
personne qui n'en a point. Pour moi, je n'en
eus jamais moins qu'en cette rencontre et si
elle ne s'ennuya pas alors, elie ne s est jamais
ennuyée avec personne. Elle me dit, après
plusieurs choses auxquelles je répondis à peine
oui et non, qu'elle était Française de naissance
et que je saurais du seigneur Stépbano les
raisons qui la retenaient a Rome. Il fallut al-
ler dîner et me traîner encore dans la salie
comme on avait fait dans la ruelle, car j'étais
si troublé que je ne pouvais marcher. Je fus
toujours stupide, avaut et après le dîner, du-
rant lequel je ne fis rien avec assurance que
regarder incessamment Léonore. Je crois
qu'elle en fut importunée et que, pour me
punir, elle eut toujours les yeux baissés. Si la
mère m'eut toujours parlé, le dîner se fût
passé à la Chartreuse ; mais elle discourut
avec le seigneur Stéphane des affaires de
Rome, au moins je me l'imagine, car je ne
80 LE ROMAN COMIQUE
donnai pas assez d'attention à ce qu'elle dit
pour en pouvoir parler avec certitude. Enfin,
on sortit de table pour le soulagement de tout
le monde, excepté de moi, qui empirais à vue
d'oeil.
Quand il fallut s'en aller, elles me dirent
cent choses obligeantes, à quoi je ne répon-
dais que ce que l'on met à la fin des lettres.
Ce que je fis en sortant déplus que je n'avais
fait en arrivant, c'est que je baisai Léonore et
que je m'achevai de perdre. Stéphano n'eut
pas le crédit de tirer une parole de moi durant
le temps que nous mîmes à retourner à son
logis. Je m'enfermai dans ma chambre, où je
me jetai sur mon lit sans quitter mon man-
teau ni mon épée.
Là, je fis réflexion sur tout ce qui m'était
arrivé. Léonore se présenta à mon imagina-
tion plus belle qu'elle n'avait fait à ma vue.
Je me ressouvins du peu d'esprit que j'avais
témoigné devant la mère, et toutes les fois
que cela me venait dans l'esprit, la honte me
mettait le visage tout en feu. Je souhaitai
d'être riche ; je m'affligeai de ma basse nais-
sance, je me forgeai cent belles aventures
avantageuses à ma fortune et à mon amour.
Enfin, ne songeant plus qu'à chercher un hon-
nête prétexte de ne pas m'en aller, et n'en
trouvant aucun qui me contentât, je fus assez
désespéré pour souhaiter de retomber malade,
à quoi je n'étais déjà que trop disposé. Je vou-
lus lui écrire, mais tout ce que je lui écrivis
ne me satisfit point, et je remis dans mes
poches le commencement d'une lettre que je
n'aurais peut-être pas osé lui envoyer quand je
l'aurais achevée.
Après m'être bien tourmenté, ne pouvant
f)lus rien faire que songer à Léonore, je vou-
us revoir le jardin où elle m'apparut la pre-
mière fois, pour m' abandonner tout entier à
LE ROMA.ï COMIQUE 8i
ma passion, et je formai aussi le dessein de
repasser encore devant son logis. Ce jardin
était dans un des lieux les plus écartés de la
ville, au milieu de plusieurs vieux bâtiments
inhabitables.
Comme je passais en rêvant sous les ruines
d'un portique, j'entendis marcher derrière
moi, et en même temps je me sentis donner
un coup d'épée au-dessus des reins. Je me
tournai brusquement, mettant i'épée à la
main et, me trouvant en tête le valet du
jeune Français dont je vous ai parlé tantôt,
je pensais 'bien lui rendre pour le moins le
coup qu'il m'avait donné en trahison; mais
comme je le poussais assez loin sans pouvoir
le joindre, parce qu'il lâchait le pied en pa-
rant, son maître sortit d'entre les ruines du
portique et, m'attaquant par derrière, me
donna un grand coup sur la tête et un autre
dans la cuisse qui me fit tomber. Il n'y avait
pas apparence que j'échappasse de leursmains,
ayant été surpris de la -sorte ; mais comme,
dans une mauvaise action , on ne conserve pas
toujours beaucoup de jugement , le valet
blessa le maître à la main droite et en même
temps deux Pères minimes de la Trinité-du-
Mont, qui passaient près de là, et qui virent
de loin qu'on m'assassinait, étant accourus à
mon secours, mes assassins se sauvèrent et me
laissèrent blessé de trois coups d'épée. Ces
bons religieux étaient Français, pour mon
grand bonheur; car, en un lieu si écarté, un
Italien qui m'aurait vu en si mauvais état, se
serait éloigné de moi plutôt que de me secou-
rir, de peur qu'étant trouvé en me rendant ce
bon office, on ne l'eût soupçonné d'être lui-
même mon assassin. Tandis* que l'un de ces
deux charitables religieux me confessa, l'au-
tre courut à mon logis avertir mon hôte de
ma disgrâce. Il vint aussitôt à moi et me fit
82 LE BOÏAN COMIQUE
Eorter demi-mort dans mon lit. Avec tant de
lessures et tant d'amour, je ne fus pas long-
temps sans avoir une fièvre très-violente. 6a
désespéra de ma vie et je n'en espérai pas
mieux que les autres.
Cependant l'amour de Léonore ne me quit-
tait point, au contraire, il augmentait toujours
à mesure que mes forces diminuaient. Ne
pouvant donc plus supporter un fardeau si
pesant sans m'en décharger, ni me résoudre
a mourir sans faire savoir à Léonore que je
n'aurais voulu vivre que pour elle, je deman-
dai une plume et de l'encre. On crut que je
rêvais, mais je le fis avec tant d'insistance et
je protestai si bien que l'on me mettrait au dé-
sespoir si l'on me refusait ce que je demandais,
que le seigneur Stéphano, qui avait bien re-
connu ma passion et qui était assez clair-
voyant pour se douter à peu près de mon des-
sein, me fit donner tout ce qu'il fallait pour
écrire; et, comme s'il eût su mon intention, il
demeura seul dans ma chambre. Je relus les
papiers que j'avais écrits un peu auparavant,
pour me servir des pensées que j'avais déjà
eues sur le même sujet. Enfin, voici ce que
j'écrivis à Léonore :
« Aussitôt que je vous vis, je ne pus m'em-
pêcher de vous aimer. Ma raison ne s'y op-
posa point ; elle me dit, aussi bien que me3
yeux, que vous étiez la plus aimable personne
du monde, au lieu de me représenter que je
n'étais pas digne de vous aimer. Mais elle
n'eût fait qu'irriter mon mal par des remèdes
inutiles ; et, après m'avoir fait faire auelque
résistance, il aurait toujours fallu céder à la
nécessité de vous aimer, que vous imposez à
tous ceux qui vous voient. Je vous ai donc
aimée, belle Léonore. et d'un amour si respec-
tueux, que vous ne m'en devez pas haïr, quoi-
que j'aie la hardiesse de vous le découvrir.
LE ROMA> tîOMIQFE 85
Mais le moyen de mourir pour vous et de ne
pas s'en glorifier ! et quelle peine pouvez-vous
avoir à me pardonner un crime que vous au-
rez si peu de temps à me reprocher ? Il est
vrai que vous avoir pour cause de sa mort est
une récompense qui ne se peut mériter que
par un grand nombre de services.et vous avez
peut-être regret de m'avoir fait ce bien-là
sans y penser. Ne me le plaignez point, aimable
Léonore, puisque vous ne pouvez plus me le
faire perdre, et que c'est la seule faveur que
j'aie jamais reçue de la fortune, qui ne pourra
jamais s'acquitter de ce qu'elle doit à votre
mérite, qu'en vous donnant des adorateurs au-
tant au-dessus de moi, que toutes les beautés
du monde sont au-dessous de la vôtre. Je ne
suis donc pas assez vain peur espérer que iô
moindre sentiment de pitié... »
Je ne pus achever ma lettre ; tout à coup, les
forces me manquèrent et la plume me tomba
de la main, mon corps ne pouvant suivre mon
esprit qui allait si vite. Sans cela ce long com-
mencement de lettre que je viens de vous tra-
cer n'aurait été que la moindre partie de la
mienne, tant la fièvre et l'amour m'avaient
échauffé l'imagination. Je demeurai longtemps
évanoui, sans donner aucun signe de vie. Le
seigneur Stéphano. qui s'en aperçut, ouvrit la
porte de la chambre pour envoyer quérir un
prêtre. En même temps, Léonore et sa mère
me vinrent voir. Elles avaient appris que j'a-
vais été assassiné; et, parce quelles crurent
que cela ne m'était arrivé que pour les avoir
voulu servir, et ainsi qu'elles étaient la cause
innocente de ma mort, elles n'avaient point
fait difficulté de me venir voir en l'état ou j'é-
tais. Mon évanouissement dura si longtemps,
qu'elles s'en allèrent avant que je fusse revenu
à moi, fort affligées, à ce que l'on peut juger,
et dans la croyance que je n'en reviendrais
84 LE ROMAN COMIQUE
pas, Elles lurent ce que j'avais e'crit;etla
mère, plus curieuse que la fille, lut aussi les
papiers que j'avais laissés sur mon lit. entre
lesquels il y avait une lettre de mon père
Garigues.
Je rus longtemps entre la mort et la vie;
mais enfin la jeunesse fut la plus forte. En
quinze jours je fus hors de danger, et au bout
de cinq ou six semaines je commençai à mar-
cher par la chambre. Mon hôte me disait sou-
vent des nouvelles de Léonore ; il m'apprit la
charitable visite que sa mère et elle m'avaient
rendue, dont j'eus une extrême joie; et si je
fus un peu en peine de ce qu'on avait lu la
lettre de mon père, je fus d'ailleurs fort satis-
fait de ce que la mienne avait été lue aussi.
Je ne pouvais parler d'autre chose, que de
Léonore, toutes les fois que je me trouvais
seul avec Stéphano.
Un jour, me souvenant que la mère de Léo-
nore m'avait dit qu'il pourrait m'appren-
dre qui elle était et ce qui la retenait à
Rome, je le priai de me faire part de ce
qu'il en savait. Il me dit qu'elle s'appelait
mademoiselle de la Boissière; qu'elle était
venue à Rome avec la femme de l'ambassa-
deur de France ; qu'un homme de condition,
proche parent de l'ambassadeur, était devenu
amoureux d'elle ; qu'elle ne l'avait pas haï, et
que d'un mariage clandestin il en avait eu
cette belle Léonore. Il m'apprit, de plus, que
ce seigneur en avait été brouille avec toute la
maison de l'ambassadeur; que cela l'avait
obligé de quitter Rome, et d'aller demeurer
quelque temps à Venise, avec cette made-
moiselle de la Boissière, pour laisser passer
le temps de l'ambassade ; que, l'ayant ramenée
à Rome, il lui avait meublé une maison, et
donné tous les ordres nécessaires pour la
faire vivre en personne de condition, tandis
LE ROHAX COMIQUE 85
qu'il serait en France, où son père le faisait re-
renir, et où il n'avait osé mener sa maîtresse,
ou, si vous voulez, sa femme, sachant bien que
son mariage ne serait approuvé de personne.
Je vous avoue que je ne pus m' empêcher
de souhaiter quelquefois que ma Léonore ne
fût pas fille légitime d'un homme de condition,
afin que le défaut de sa naissance eût plus de
rapport avec la bassesse de la mienne. Mais
je me repentais bientôt d'une pensée si cri-
minelle, et lui souhaitais une fortune aussi
avantageuse qu'elle la méritait, quoique cette
dernière pensée me causât un désespoir
étrange; car, l'aimant plus que ma vie, je
Ê revoyais bien que je ne pourrais jamais être
euretix sans la posséder, ni la posséder sans
la rendre malheureuse.
Lorsque j'achevais de me guérir, et que
d'un si grand mal il ne me restait gue beau-
coup de pâleur sur le visage, causée par la
grande quantité de sang que j'avais perdue,
mes jeunes maîtres revinrent de l'armée des
Vénitiens, la peste qui infectait tout le Le-
vant ne leur ayant pas permis d'y exercer
plus longtemps leur courage. Verville m'ai-
mait encore comme il m'a toujours aimé, et
Saint-Far ne me témoignait point encore qu'il
me haït, comme il a fait depuis. Je leur fis le
récit de tout ce qui m'était arrivé, a la réserve
de l'amour que j'avais pour Léonore. Ils té-
moignèrent une extrême envie de la connaî-
tre, et je la leur augmentai en leur exagérant
le mérite de la mère et de la fille. Il ne faut
iamais louer la personne que l'on aime devant
ceux qui peuvent l'aimer aussi, puisque l'a-
mour entre dans l'âme aussi bien par les oreilles
que par les yeux. C'est un emportement qui
a souvent fait bien du mal a ceux qui s'y
sont abandonnés. Vous allez voir si j'en puis
narler Dar exDérience.
86 Ï-K K0MA3 COMIQDS
Saint- Far me demandait tous les jours
quand je le mènerais chez mademoiselle de la
Boissiére. Un jour qu'il me pressait plus qu'il
n'avait jamais fait, je lui dis que je ne savais
pas si elle l'agréerait, parce qu'elle vivait fort
retirée. « Je vois bien que vous êtes amou-
reux de sa fille, » me repartit- il; et, ajoutant
qu'il irait bien la voir sans moi, il me rompit
rudement en visière, et je parus si étonné,
qu'il ne douta plus de ce que peut-être il ne
soupçonnait pas encore. Il me fit ensuite cent
mauvaises railleries, et me mit dans un tel
désordre, que Verville en eut pitié. Il me tira
d'auprès de ce^ brutal, et me mena au cours,
où je fus extrêmement triste, quelque peine
que prît Verville à me divertir, par une bonté
extraordinaire à une personne de son âge et
d'une condition si supérieure à la mienne.
Cependant son brutal de frère travaillait à
sa satisfaction ou plutôt à ma ruine. Il s'en
alla chez mademoiselle de la Boissiére, où on
le prit d'abord pour moi, parce qu'il avait avec
lui le valet de mon hôte qui m'y avait accom-
pagné plusieurs fois; et je crois que sans cela
on ne l'y aurait pas reçu. Mademoiselle de la
Boissiére fut fort surprise de voir un homme
inconnu. Elle dit à Saint-Far que, ne le con-
naissant point, elle ne savait à quoi attribuer
l'honneur qu'il lui faisait de la visiter. Saint-
Far lui dit sans marchander qu'il était le maî-
tre d'un jeune garçon qui avait été assez heu-
reux pour avoir été blessé en lui rendant un
petit service. Ayant débuté par une nouvelle
qui ne plut ni à la mère ni à la fille, comme
je l'ai su depuis, et ces deux spirituelles per-
sonnes ne se souciant pas beaucoup de hasar-
der la réputation de leur esprit avec un hom-
me qui leur avait d'abord fait voir qu'il n'en
avait guère, le brutal se divertit fort peu avec
elles, et elles s'ennuyèrent beaucoup ayec lui.
L2 ROMAN COMIQCE 87
Ce qui pensa le faï-re enrager, c'est qu'il n'eut
pas seulement la satisfaction de voir Léonore
au visage, quelque instante prière qu'il lui fît
de lever le voile qu'elle portait d'ordinaire,
comme font à Rome les filles de condition qui
ne sont pas encore mariées. Enfin, ce galant
homme s'ennuja de les ennuyer; il les délivra
de sa fâcheuse visite, et s'en retourna chez le
seigneur Stéphano, remportant fort peu d'a-
vantage du mauvais office qu'il m'avait rendu,
Depuis ce temps-là, comme les brutaux sont
fort portés à vouloir du mal à ceux à qui ils
en ont fait, il eut pour moi des mépris si in-
supportables et me désobligea si souvent, que
j'eusse cent fois perdu le respect que je devais
à sa condition, siVerville, par des bontés con-
tinuelles, ne m'eût ai lé à souffrir les brutali-
tés de son frère. Je ne savais point encore le
mal qu'il m'avait fait, quoique j'en ressentisse
souvent les effets. Je trouvais bien mademoi-
selle de la Boissière plus froide qu'elle n'était
au commencement de notre connaissance;
mais étant également civile, je ne remarquais
point que je lui fus^e à charge. Pour Léonore,
elle me paraissait fort rêveuse devant sa mère;
et quand elle n'en était pas observée, il me
semblait qu'elle en avait le visage moins triste
et que j'en recevais des regards plus favo-
rables.
Destin contait ainsi son histoire, et les co-
médiennes l'écoutaient attentivement sans
témoigner qu'elles eussent envie de dormir.
Lorsqu'il sonna deux heures après minuit,
mademoiselle de la Caverne fit souvenir Des-
tin qu'il devait, le lendemain, tenir compagnie
à la Rappinière, jusqu'à une maison qu'il aval:
à deux ou trois lieues de la ville, ou il avait
promis de leur donner le plaisir de la chasse.
Destin prit donc congé des comédiennes, et
88 LE ROMAN COMIQUE
se retira dans sa chambre, où il y a appa-
rence qu'il se coucha. Les comédiennes firent
la même chose, et ce qui restait de la nuit
se passa tort paisiblement dans l'hôtellerie, le
poète, par bonheur, n'ayant point enfanté de
nouvelles stances.
XIV. — Enlèvement du curé de Domfront.
Ceux qui auront eu assez de temps à per-
dre pour l'avoir employé à lire les chapitres
précédents doivent savoir, s'ils ne l'ont ou-
blié, que le curé de Domfront était dans l'un
des brancards qui se trouvèrent quatre de
compagnie dans un petit village, par une
rencontre qui ne s'était peut-être jamais faite;
mais, comme tout le monde sait, quatre
brancards se peuvent plutôt rencontrer en-
semble que quatre montagnes. Ce curé donc,
qui s'était logé dans la même hôtellerie que
nos comédiens, ayant consulté sur sa gra-
velle les médecins du Mans, qui lui dirent en
latin fort élégant qu'il avait la gravelle (ce
que le pauvre homme ne savait que trop), et
ayant aussi achevé d'autres affaires qui ne
sont pas venues à ma connaissance, partit de
l'hôtellerie sur les neuf heures du matin, pour
retourner à la conduite de ses ouailles. Une
jeune nièce qu'il avait, habillée en demoiselle,
soit qu'elle le fût ou non, se mit au devant du
brancard, aux pieds du bonhomme, qui était
gros et court. Un paysan, nommé Guillaume,
conduisait par la bride le cheval de devant,
par l'ordre exprès du curé, de peur que ce
cheval ne mît le pied à faux; et le valet du
curé, nommé Julien, avait soin de faire aller le
cheval de derrière, qui était si rétif, que Ju-
lien était souvent contraint de le pousser par
le cul. Le pot de chambre du curé, qui était
de cuivre jaune reluisant comme de l'or, parce
LK ftOMA* COMIQUE 89
qu'il avait été écuré dans l'hôtellerie, était at«
taché au côté droit du brancard, ce qui le ren-
dait bien plus recommandable que le gauche,
qui n'était paré que d'un chapeau dans un étui
de carte, que le curé avait retiré du messager
de Paris pour un gentilhomme de cses amis,
qui avait sa maison auprès de Domfront. A
une lieue et demie de la ville, comme le bran-
card allait son petit train dans un chemin
creux, revêtu de haies plus fortes que des
murailles, trois cavaliers, soutenus de deux
fantassins, arrêtèrent le vénérable brancard.
L'un d'eux, qui paraissait être le chef de ces
coureurs de grand chemin, dit d'une voix ef-
froyable :
— Par la mort ! le premier qui soufflera je le
tue , et présenta la bouche de son pistolet à
deux doigts près des yeux du paysan Guil-
laume qui conduisait le brancard.
Un autre en fit autant à Julien, et un des
hommes de pied coucha en joue la nièce du
curé, qui cependant dormait fort paisiblement,
et ainsi fut exemptée de l'effroyable peur qui
saisit son petit train pacifique. Ces vilain3
hommes rirent marcher le brancard plus vite
que les méchants chevaux qui le portaient
n'en avaient envie. Jamais silence n'a été
mieux observé dans une action si violente.
La nièce du curé était plus morte que vive ;
Guillaume et Julien pleuraient sans oser ou-
vrir la bouche, à cause de l'effroyable vision
des armes à feu, et le curé dormait toujours,
comme je vous l'ai déjà dit. Un des cavaliers
se détacha du gros au galop 3t prit les de-
vants. Cependant le brancaru gagna un bois,
à l'entrée duquel le eneval de devant, qui
mourait peut être de peur aussi bien que
celui qui le menait, ou par belle malice, ou
parce qu'on le faisait aller plus vite qu'il ne
lui était permis par sa nature pesante et en-
90 LZ ROMAN COMIQOE
dormie, ce pauvre cheval donc mît le pie;
dans une ornière et broncha si rudement qu
monsieur le curé s'en éveilla et sa nièce tomb
du brancard sur la maigre croupe de la hari
délie. Le bonhomme appela Julien, gui n'os
lui répondre ; il appela sa nièce, qui n'avai
garde d'ouvrir la bouche : le paysan eut 1
cœur aussi dur que les autres, et ]e curé s
mit en colère tout de bon. On a voulu dir
qu'il jura Dieu; mais je ne puis croire cel
d'un curé du bas Maine. La nièce du cur
s'était relevée de dessus la croupe du chev£
et avait repris sa place sans oser regarder so:
oncle, et le cheval, s'étant relevé vigoureuse
ment, marchait plus fort qu'il n'avait jamai
fait, nonobstant le bruit du curé qui criait d
toute sa voix de lutrin :
— Arrête! arrête!
Ses cris redoublés excitaient le cheval et 1
faisaient aller encore plus vite, et cela faisai
crier le cur ■ encore plus fort. Il appelait tan
tôt julien, tantôt Guillaume, et plus sou ver
encore sa nièce, auquel il joignait souven
l'épithète de double carogne. Elle eût poui
tant bien parlé si elle eût voulu, car celui qu
lui faisait garder le silence si exactemen
était allé rejoindre les gens de cheval qi:
avaient pris les devants et qui étaient éloi
gnés du brancard de quarante ou cinquant
pas; mais la peur de la carabine la rendai
insensible aux injures de son oncle, qui se mi
enfin à hurler et à crier à l'aide et au meui
tre, voyant qu'on lui désobéissait si opiniâtre
ment. Là-dessus, les deux cavaliers qui avaiec
pris les devants' et que le fantassin avait fai
revenir sur leurs pas rejoignirent le brancar
et le firent arrêter. L'un d'eux dit effroyable
ment à Guillaume ?
— Qui est le fou qui crie là-dedans ?
— Hélas! monsieur, vous le savez mieu;
LE ROMAN COUIQUE 91
que moi ! répondit le pauvre Guillaume.
Le cavalier lui donna du bout de son pisto-
let dans les dents, et, le présentant à la nièce,
.ui commanda de se démasquer et de lui dire
lui elle était. Le curé . qui voyait de son bran»
3ard tout ce qui se passait, et qui avait un
Drocès avec un genti. homme de ses voisins,
aommé de Laune, crut que c'était lui qui
roulait l'assassiner. Il se mit donc à crier :
— Monsieur de Laune, si vous me tuez, je
,'ous cite devant Dieu : je suis sacré prêtre
ndigne, et vous serez excommunié comme un
oup garou.
Cependant sa pauvre nièce se démasquait
t faisait voir au cavalier un visage enrayé
lui lui était inconnu. Cela fit un effet auquel
m ne s'attendait point. Cet homme colère lâ-
ha son pistolet dans le ventre du cheval qui
)ortait le devant du brancard, et d'un autre
)istolet qu'il avait à l'arçon de sa selle donna
Iroit dans la tête d'un de'ses hommes de pied,
;n disant :
— Yoilà comme il faut traiter ceux qui don-
lent de faux avis.
Ce fut alors que la frayeur redoubla au curé
t à son train. Il demanda confession; Julien
t Guillaume se mirent à genoux, et la nièce
.u curé se rangea auprès de son oncle. Mais
eux qui leur faisaient tant de peur les avaient
éjà quittes, et s'étaient éloignés d'eux autant
ue leurs chevaux avaient pu courir{ leur
lissant en dépôt celui qui avait été tue d'un
oup de pistolet. Julien et Guillaume se levè-
ent en tremblant, et dirent au curé et à sa
ièce que les gendarmes s'en étaient allés. Il
illut dételer le cheval de derrière, afin que le
rancard ne penchât pas tant sur le devant;
t Guillaume fut envoyé dans un bourg pro-
hain pour trouver un autre cheval. Le cure
savait que penser de ce qui lui était arrivé
98 LE ROMAN COMIQCE
il ne pouvait deviner pourquoi on l'avait en-
levé, pourquoi on l'avait quitté sans le voler,
et pourquoi ce cavalier avait tué un des siens
même, dont le curé n'était pas si scandalisé
que de son pauvre cheval tué, qui vraisem-
blablement mavait jamais rien eu à démêler
avec cet étrange homme. Il concluait toujours
ime c'était de Laune qui l'avait voulu assassi-
ner, et qu'il en aurait raison. Sa nièce lui sou-
tenait que ce n'était point de Laune, qu'elle le
connaissait bien : mais le curé voulait que ce
fût lui, pour lui faire un bon grand procès cri-
minel, se fiant peut-être aux témoins à gages
qu'il espérait de trouver à Goron, où il avait
des parents. Comme ils contestaient là-des-
sus, Julien, qui vit paraître de loin quelque
cavalerie, s'enfuit tant qu'il put. La nièce du
curé, qui vit fuir Julien, crut qu'il en avait
sujet, et s'enfuit aussi; ce qui fit perdre la
tramontane au curé, ne sachant plus ce qu'il
devait penser de tant d'événements extraor-
dinaires. Enfin il vit aussi la cavalerie que
Julien avait vue, et, qui pis est, il vit qu'elle
venait droit à lui. Cette troupe était composée
de neuf ou dix chevaux, au milieu de laquelle
il y avait un homme lié et garrotté sur un
méchant cheval, et défait comme ceux qu'on
mène pendre. Le curé se mit à prier Dieu, et
se recommanda de bon cœur à sa toute bonté,
sans oublier le cheval qui lui restait ; mais il
fut bien étonné et rassuré tout ensemble,
quand il reconnut la Rappinière et quelques-
uns de ses archers. La Rappinière lui demanda
ce qu'il faisai* là, et si c'était lui qui avait tué
Thomme qu'il voyait roide mort auprès du
corps d'un cheval. Le curé lui conta ce qui lui
était arrivé, et conclut encore que c'était de
Laune qui avait voulu l'assassiner; sur quoi
la Rappinière verbalisa amplement. Un des
archers courut au nrochain village pour faire
LE ROMAN COMIQUE 93
enlever le corps mort, et revint avec la nièce
du curé et Julien, qui s'étaient rassurés, et
qui avaient rencontré Guillaume ramenant un
cheval pour le brancard. Le curé s'en retourna
à Domfront sans aucune mauvaise rencontre,
où tant qu'il vivra il contera son enlèvement.
Le cheval mort fut mangé des loups ou des
mâtins ; le corps de celui qui avait été tué fut
enterré je ne sais où; et la Rappinière, Destin,
la Rancune et l'Olive, les archers et le prison-
nier s'en retournèrent au Mans.
Et voilà le succès de la chasse de la Rappi-
nière et des comédiens, qui prirent un homme
au lieu de prendre un lièvre.
XV.— Arrivée d'un opérateur dans l'hôtellerie. —Suit*
de l'histoire de Destin et de l'Etoile. — Sérénade.
Il vous souviendra, s'il vous plaît, que,
dans le chanitre précédent, l'un de ceux qui
avaient enlevé le curé de Domfront avait quitté
ses compagnons, et s'en était ailé a galop je
ne sais où. Comme il pressait extrêmement
son cheval dans un chemin fort creux et fort
étroit, il vit de loin queLques gens de cheval
qui venaient à lui ; il voulut retourner sur ses
pas pour les éviter , et tourna son cheval si
court, et avec tant de précipitation, qu'il se
cabra et se renversa sur son maître. La Rap-
pinière et sa troupe (car c'étaient ceux qu'il
avait vus) trouvèrent fort étrange qu'un hom-
me qui venait à eux si vite eût voulu s'en re-
tourner de la même façon. Cela donna quelque
soupçon à la Rappinière. qui de son naturel en
était 'fort susceptible, outre que sa charge l'o-
bligeait à croire plutôt le mal que le bien. Son
soupçon augmenta beaucoup quand, étant au-
près de cet homme qui avait une jambe sous
son cheval, il vit qu'il ne paraissait pas tant
effrayé de sa chute que de ce quil en avait des
8-4 LE ROMAN COMIQOE
témoins. Comme il ne hasardait rien en aug-
mentant sa peur, et qu'il savait faire sa
charge mieux que prévôt du royaume, il lui dit
en l'approchant :
— Vous voià donc pris, homme de bien?
Ah ! je vous mettrai en lieu d'où vous ne tom-
berez pas si lourdement.
Ces paroles étourdirent le malheureux bien
plus que n'avait fait sa chute ; et la Rappi-
nière et les siens remarquèrent sur son visage
de si grandes marques d'une conscience bour-
relée, que tout autre, moins entreprenant que
lui n'eût point balancé à l'arrêter. Il com-
manda donc à ses archers de l'aider à se rele-
ver, et le fit lier et garrotter sur son cheval.
La rencontre qu'il fit un peu après du curé de
Domfront, dans le désordre que vous avez vu;
auprès d'un homme mort et d'un cheval tue
d'un coup de pistolet, lui assura qu'il ne s'était
pas mépris : à quoi contribua beaucoup la
frayeur du prisonnier, qui augmenta visible-
ment à son arrivée. Destin le regardait plus
attentivement que les autres, pensant le re-
connaître, et ne pouvant se remettre où il
l'avait vu. Il travailla en vain sa réminiscence
durant le chemin, il ne puty retrouver ce qu'il
cherchait. Enfin, ils arrivèrent au Mans, où la
Rappinière fit emprisonner le prétendu crimi-
nel ; et les comédiens, qui devaient commen-
cer le lendemain à représenter, se retirèrent
en leur hôtellerie, pour donner ordre à leurs
affaires. Ils se réconcilièrent avec l'hôte ; et le
poète, qui était libéral comme un poëte, vou-
lut payer le souper. Ragotin, qui se trouva
dans l'hôtellerie et qui ne pouvait s'en éloi-
gner depuis qu'il était amoureux de l'Etoile,
en fut convié par le poëte, qui fut assez fou
pour y convier aussi tous ceux qui avaient été
spectateurs de la bataille qui s'était donnée,
la nuit précédente, en chemise, entre les corné-
LE RO'ÎAX COXlgUC 95
diens et la famille de l'hôte. Un peu avant le
sonner, la bonne compagnie qui était clans
l'hôtellerie augmenta d'un opérateur et de
son tram, qui était compose de sa femme,
d'une vieille servante maure, d'un singe et de
deux valets. La Rancune le connaissait il y
avait longtemps : ils se firent force caresses;
et le poète, qui faisait aisément connaissance,
ne quitta point l'opérateur et sa femme, qu'à
force de compliments pompeux, et qui ne di-
saient pourtant pas grand'chose, il ne leur
eût fait promettre qu'ils lui feraient l'honneur
de souper avec lui. On soupa; il ne s'y passa
rien de remarquable ; on y but beaucoup, et
on n'y mangea pas moins. Ragotin y reput
ses yeux du visage de l'Etoile, ce qui l'enivra
autant que le vin qu'il avala ; et il parla fort
peu durant le souper, quoique le poète lui
donnât une belle matière a contester, blâmant
tout net les vers de Théophile, dont Ragotin
était grand admirateur. Les comédiennes firent
quelque temps conversation avec la femme de
l'opérateur, qui était Espagnols, et n'était pas
désagréable. Elles se re cirèrent ensuite dans
leur chambre, où Destin les conduisit pour
achever son histoire, que la Caverne et sa
fille mouraient d'impatience d'entendre. L'E-
toile cependant se mit à étudier son rôle et
Destin ayant pris une chaise auprès d'un lit,
où la Caverne et sa fille s'assirent, reprit ainsi
son histoire en cette sorte :
— Vous m'avez vu jusqu'ici fort amoureux,
et bien en peine de l'effet que ma lettre aurait
fait dans l'esprit de Léonore et de sa mère ;
vous -m'allez voir encore plus amoureux, et le
plus désespéré de tous les nommée. J'allais
voir tous les jours mademoiselle de la Bois-
Bière et sa fille, si aveuglé de ma passion, que
je ne remarquais point la froideur que l'on
96 LE AOMAN COMIQUE
avait' pour moi , et considérais encore moins
que mes trop fréquentes visites pouvaient leur
être à la fin incommodes. Mademoiselle de la
Boissière s'en trouvait fort importunée, depuis
que Saint -Far lui avait appris qui j'étais; mais
elle ne pouvait civilement me défendre sa
maison, après ce qui m'était arrivé pour elle.
Pour sa fille, à ce que je puis juger par ce
qu'elle a fait depuis, je lui faisais pitié, et elle
ne suivait pas en cela les sentiments de sa
mère, qui ne la perdait jamais de vue, afin que
je ne pusse me trouver eu particulier avec
elle. Mais pour vous dire le vrai, quand cette
belle fille eut voulu me traiter moins froide-
ment que sa mère, elle n'eût osé l'entrepren-
dre devant elle. Ainsi je souffrais comme une
âme damnée, et mes fréquentes visites ne me
servaient qu'à me rendre plus odieux à celle h
qui je voulais plaire.
Un jour que Mademoiselle de la Boissière
reçut des lettres de France qui l'obligeaient à
sortir, aussitôt qu'elle les eut lues, elle en-
voya louer un carrosse, et chercher le seigneur
Stephano pour s'en faire accompagner, n'osant
pas aller seule, depuis la fâcheuse rencontre
où je l'avais servie. J'étais plus prêt et plus
propre à lui servir d'écuyer que celui qu'elle
envovait chercher; mais elle ne voulait pas re-
cevoir le moindre service d'une personne dont
elle voulait se défaire. Par bonheur, Stephano
ne se trouva point, et elle fut contrainte de
témoigner devant moi la peine où elle était
de n'avoir personne pour la mener, afin que
je m'y offrisse, ce que je fis avec autant de
joie qu'elle avait de dépit d'être réduite à me
mener avec elle. Je la menai chez un cardinal,
qui était lors protecteur de France, et qui lui
donna heureusement audience aussitôt qu'elle
la lui eut fait demander. Il fallait que son af-
faire fût d'importance, et qu'elle ne fût pas
LE ROMAN COMIQUE 97
ans difficulté ; car elle fut longtemps à lui
iarleren particulier dans une espèce de grotte,
iu plutôt une fontaine couverte, qui était au
ailieu d'un fort beau jardin. Cependant tous
eux qui avaient suivi ce cardinal se prome-
naient dans les endroits du jardin qui leur
laisaient le plus. Me voilà donc dans une
•rande allée d'orangers, seul avec la belle
.éonore, comme je l'avais souhaité tant de
Dis, et pourtant encore moins hardi que je
'avais jamais été. Je ne sais si elle s'en aper-
ut. et si ce fut par bonté qu'elle parla la pre-
niére. « Ma mère, me dit-elle, aura bien su-
it de quereller le seigneur Steohano de nous
voir manqué aujourd'hui, et d'être cause que
ous vous donnons tant de peine. — Et moi,
3 lui serai bien obligé, lui répondis-je, de
l'avoir procuré, sans y penser, la plus grande
âlicitédont je jouirai jamais. —Je vous ai as-
ez d'obligations, repartit-elle, pour prendre
art à tout ce qui vous est avantageux : di-
es-moi donc, je vous prie, la félicité qu'il vous
, urocurée, si c'est une chose qu'une fille
iuisse savoir, afin que je m'en réjouisse. —
'aurais peur, lui dis-je, que vous la fissiez
esser. — Moi! reprit-elle, je ne fus jamais en-
ieuse ; et quand je le serais pour tout autre,
e ne le serais jamais pour une personne qui
, mis sa vie au hasard pour moi. — Vous ne
3 feriez pas par envie, lui répondis-je. — Et
>ar quel autre motif m'opposerai s-je à votre
élicité? reprit-elle. — Par mépris, lui dis-je.
- Vous me mettez bien en peine, ajouta-t-elle,
ii vous ne m'apprenez ce que je mépriserais,
it de quelle façon le mépris que je ferais de
melque chose vous la rendrait moins agréa-
ble. — Il m'est bien aisé de m'expliquer, lui
•épondis-je, mais je ne sais si vous voudriez
[n'entendre. — Ne me le dites donc point, me
iit-elie, car quand on doute si on voudra bien
LB ROUA* COM1QCI. — T. I. 4
$8 LE ROMAS COMIQUE
entendre une chose, c'est signe qu'elle n'est
point intelligible, ou qu'elle peut déplaire.
Je vous avoue que je nie suis étonné cent
fois comment je lui pouvais xépondre, son-
geant bien moins à ce qu'elle me disait, qu'à
sa mère qui pouvait revenir, et me faire per-
dre l'occasion de lui parler de mon amour.
Enfin je m'enhardis; et, sans employer plus
de temps à une conversation qui ne me con-
duisait pas assez vite où je voulais aller, je
lui dis, sans repondre à ses dernières paroles,
qu'il y avait longtemps que je cherchais l'oc-
casion de lui parler pour lui confirmer ce que
j'avais pris la hardiesse de lui écrire, et que je
ne me serais jamais hasardé à cela si je n'a-
vais su qu'elle avait lu ma lettre. Je lui redis
ensuite une grande partie de ce que je lui
avais écrit, et ajoutai qu'étant près de partir
pour la guerre que le pape faisait à quelques
princes d'Italie, et résolu d'y mourir, puisque
îe n'étais pas digne de vivre pour elle, je la
priais de m'apprendre les sentiments qu'elle
aurait eus pour moi si ma fortune eut eu
plus de rapport avec la hardiesse que j'avais
eue de l'aimer. Elle m'avoua, en rougissant,
que ma mort ne lui serait pas indifférente.
« Et si vous êtes homme a faire quelque
chose pour vos amis, conservez-nous-en un qui
nous a été si utile : ou du moins, si vous êtes
si pressé de mourir, pour une raison çlus forte
que celle que vous venez de dire, différez votre
mort jusqu'à ce que nous nous soyons revua
en France, où je dois bientôt retourner avec
ma mère. »
Je la pressais de me dire plus clairement
les sentiments qu'elle avait pour moi; mais sa
mère se trouva lors si près de nous, qu'el a
n'eut pu me répondre quand elle i'eùt voulu.
Mademoiselle de la Boissière me fit une mine
assez froide, à cause peut-être que j'avais eu
LE ROMAN COMIQUE 99
le temps d'entretenir Léonore en particulier;
et cette belle fille même parut en être un peu
en peine. Cela fut cause que je n'osai être que
fort peu de temps chez elles. Je les quittai le
plus content du monde, et tirant des consé-
quences fort avantageuses à mon amour de
la réponse de Léonore.
Le lendemain, je ne manquai pas de les al-
ler voir, suivant ma coutume : on me dit
qu'elles étaient sorties ; et on me dit la même
chose trois jours de suite, que j'y retournai
sans me rebuter. Enfin le seigneur Stéphane
me conseilla de n'y aller plus, parce que ma-
demoiselle de la Boissière ne permettait pas
oue je visse sa fille, ajoutant qu'il me croyait
trop raisonnable pour m'exposer à un refus.
Il m'apprit la cause de ma disgrâce. La mère
de Léonore l'avait trouvée qui m'écrivait une
lettre, et, après l'avoir fort maltraitée, elle avait
donné ordre a ses gens de me dire qu'elle n'y
était pas, toutes les fois que je les viendrais
voir. Ce fut alors que j'appris le mauvais office
que m'avait rendu Saint-Far, et que depuis
ce temps-là mes visites avaient fort impor-
tuné la mère. Pour la fille, Stéphano m'as-
sura de sa part que mon mérite lui eût fait
oublier ma fortune, si sa mère eût été aussi
peu intéressée qu'elle.
Je ne vous dirai point le désespoir où me
mirent ces fâcheuses nouvelles; je m'affligeai
autant que si on m'eût refusé Léonore injus-
tement, quoique je n'eusse jamais espère de
la posséder; je m'emportai contre Saint-Far,
et je songeai même à me battre contre lui :
mais en me remettant devant les yeux ca, que
je devais à son père et à son frère, je n'eus
recours qu'à mes larmes. Je pleurai comme
tm enfant, et je m'ennuvai partout où je ne
fus pas seul. Il fallut partir sans voir Léo-
nore.
100 LE ROMAN COMIQUE
Nous îîmes une campagne dans l'armée du
pape, où je fis tout ce que je pus pour me
faire tuer. La fortune me fut contraire en
cela, comme elle l'avait toujours été en autres
choses. Je ne pus trouver la mort que je
cherchais, et j'acquis quelque réputation que
je ne cherchais point, et qui m'aurait satisfait
dans un autre temps : mais pour lors rien ne
pouvait me plaire que le souvenir de Léonore.
verville et Saint-Far furent obligés de retour-
ner en France, où le baron d'Arqués les reçut
en père idolâtre -de ses enfants. Ma mère me
reçut froidement. Pour mon père, il se tenait
à Paris, chez le comte de Glaris, qui l'avait
choisi pour être le gouverneur de son fils. Le
baron d'Arqués, qui avait su ce que j'avais
fait dans la guerre d'Italie, où même j'avais
sauvé la vie à Verville, voulut que je fusse à
lui en qualité de gentilhomme. Il me permit
d'aller voir mon père à Paris, qui me reçut
encore plus mal que n'avait fait sa femme.
Un autre homme de sa condition, qui eût eu
un fils aussi bien fait que moi, l'eût présenté au
comte écossais : mais mon père me tira hors
de son logis avec empressement, comme s'il
eût eu peur que je l'eusse déshonoré. Il me
reprocha cent fois durant le chemin que nous
fîmes ensemble, que j'étais trop brave; que
j'avais la mine d'être glorieux, et que j'aurais
mieux fait d'apprendre un métier que d'être
un traîne ur d'épée.
Vous pouvez penser que ces discours n'é-
taient guère agréables à un jeune homme qui
avait été bien élevé, qui s'était mis en quel-
que réputation à la guerre, et enfin qui avait
osé aimer une fort belle fille, et même lui dé-
couvrir sa passion. Je vous avoue que les sen-
timents de respect et d'amitié que l'on doit
avoir pour un père n'empêchèrent point que
je ne le regardasse comme un très-fâcheux
LE ROMA.V COMIQUE 101
yieillard. Il me promena dans deux ou trois
rues, me caressant comme je viens de vous
dire, et puis me quitta tout d'un coup, me
défendant expressément de le revenir voir.
Je n'eus pas grand'peine à me résoudre de lui
Obéir. Je le quittai et m'en allai voir M. de
Saint-Sauveur, qui me reçut en père. Il fut
fort indigné de la brutalité du mien, et me
promit de ne me point abandonner. Le baron
d'Arqués eut des aflaires qui l'obligèrent d'al-
ler demeurer à Paris. Il se logea à l'extrémité
du faubourg Saint-Germain, dans une fort
belle maison que l'on avait bâtie depuis peu,
avec beaucoup d'autres qui ont rendu ce fau-
bourg-la aussi beau que' la ville. Saint-Far et
Verville faisaient leur cour, allaient au cours
ou en visite, et faisaient tout ce que font les
jeunes gens de condition en cette grande
ville, qui fait passer pour campagnards les
habitants des autres villes du royaume. Pour
moi, quand je ne les accompagnais point,
j'allais m'exercer dans toutes les salles des
tireurs d'armes, ou bien j'allais à la comédie :
ce qui est cause peut-être de ce que je suis
passable comédien.
Un jour, Verville me tira en particulier, et
me découvrit qu'il était devenu fort amoureux
d'une demoiselle qui demeurait dans la même
rue. Il m'apprit qu'elle avait un frère nommé
Saldagne, qui était aussi jaloux d'elle et d'une
autre sœur qu'elle avait, que s'il eût été leur
mari : il me dit de plus quil avait fait assez
de progrès auprès d'elle pour l'avoir persua-
dée de lui donner, la nuit suivante, entrée
dans son jardin, qui répondait par une porte
de derrière à la campagne, comme celui du
baron d'Arqués. Après m'avoir fait cette con-
fidence, il me pria de l'y accompagner, et de
faire tout ce que je pourrais pour me mettre
dans les bonnes grâces de la fille qu'elle de-
I
102 LE ROMAN COMIQUE
vait avoir avec elle. Je ne pouvais refuser à
l'amitié que m'avait toujours témoignée Ver-
ville de faire tout ce qu'il voulait. Nous sor-
tîmes par la porte de derrière de notre jar-
din, sur les dix heures du soir, et fûmes reçus,
ar la maîtresse et la suivante, dans le jar-
in où l'on nous attendait. La pauvre made-
moiselle de Saldagne tremblait conyne la
feuille, et n'osait parier ; Verville n'était guère
plus assuré; la suivante ne disait mot, et
moi, qui n'étais là que pour accompagner
Verville, je ne parlais point et n'en avais pas
envie. Enfin Verville s'évertua et mena sa
maîtresse dans une allée couverte, après ni'a-
voir bien recommandé et à la suivante de
faire bon guet : ce que nous fîmes avec tant
d'attention, que nous nous promenâmes assez
longtemps sans nous dire la moindre parole.
Au bout d'une allée, nous nous rencontrâmes
avec les jeunes amants. Verville me demanda
assez haut, si j'avais bien entretenu madame
Madelon. Je lui répondis que je ne croyais pas
qu'elle eût sujet de s'en plaindre. « Non^ as-
surément, dit aussitôt la soubrette, car il ne
m'a encore rien dit. »
Verville s'en mit à rire, et assura cette Ma-
delon que je valais bien la peine que Ton fît
conversation avec moi, quoique je fusse fort
mélancolique. Mademoiselle de Saldagne prit
la parole, et dit que sa femme de chambre
n'était pas aussi une fille à mépriser; et là-
dessus ces heureux amants nous quittèrent,
nous recommandant de bien prendre g-arde
qu'on ne les surprît point. Je me préparai
alors à m'ennuyer beaucoup avec une ser-
vante, qui m'allait demander sans doute com-
bien je gagnais de gages; quelles servantes je
connaissais dans le quartier; si je savais des
chansons nouvelles, et si j'avais bien des pro-
fits avec mon maître. Je m'attendais après
LE ROMÀS COMIQUE 103
cela d'apprendre tous les secrets de la maison
de Saldagne, et tous ses défauts et ceux de
ses sœurs : car peu de suivants se rencontrent
ensemble sans se dire tout ce qu'ils savent de
leurs maîtres, et sans trouver a redire au peu
de soins qu'ils ont de faire leur fortune et celle
de leurs gens : mais je fus bien étonné de me
voir en conversation avec une servante, qui
me dit d'abord : « Je te conjure, esprit muet,
de me confe-ser si tu es valet; et si tu es va-
xet, par quelle vertu admirable tu ne m'as pas
dit jusqu'à cette heure du mal de ton maître. »
Ces paroles, si extraordinaires dans la bou-
che d'une femme de chambre, me surprirent ,
et je lui demandai de quelle autorite elle se
mêlait dem'exorciser. « Je vois bien, me dit-
elle, que tu es un esprit opiniâtre, et qu'il faut
que je redouble mes conjurations. Dis -moi
donc, esprit rebelle, par la puissance que
Dieu m'a donnée sur les valets suffisants et
glorieux, dis-moi qui tu es? — Je suis un pau-
vre garçon, lui répondis-je, qui voudrais bien
être endormi dans mon lit. — Je vois bien,
repartit-elle, que j'aurai bien de la peine à te
connaître ; au moins ai-je déjà découvert que
tu n'es guère galant; car, ajouta-t-elle, ne
devrais-tu pas me parler le premier, me dire
cent douceurs, me vouloir prendre la main •
te faire donner deux ou trois soufflets, autant
de coups de pied, te faire égratigner, enfin
l'en retourner chez toi comme un homme à
bonne fortune? — Il y a des filles dans Paris,
interrompis -je, dont je serais ravi de porter
des marques; mais il y en a aussi que je ne
voudrais pas seulement envisager, de peur
d'avoir de mauvais songes. — Tu veux dire,
repartit-elle, que je suis laide Hé, monsieur
le difficile, ne sais-tu pas bien que la nuit
tous les chats sont gris? — Je ne veux rien
faire la nuit, lui répiiauai-je, dont je puisse
104 LE ROUAN COMIQUE
me repentir le jour. — Et si je suis belle? me
dit-elle. — Je ne vous aurais pas porté assez
de respect, dis-je; outre qu'avec l'esprit que
vous me faites paraître , vous mériteriez
d'être servie et galantisée dans les formes. —
Et servirais-tu bien une fille de mérite dans
les formes? me demanda-t-elle. — Mieux
gu'homme au monde, lui dis-je, pourvu que
je l'aimasse. — Que t'importe, ajouta-t-elle
pourvu que tu en fusses aimé ? — Il faut que
l'un et l'autre se rencontrent dans une galan-
terie où je m'embarquerais, lui repartis-je. —
Vraiment, dit-elle, si je dois juger du maître
par le valet, ma maîtresse a bien choisi en
M. de Verville, et la servante, pour qui tu te
radoucirais, aurait grand sujet de faire l'im-
portante. — Ce n'est pas assez de m'entendre
parler, lui dis-je, il faut aussi me voir. — Je
crois, repartit-elle, qu'il ne faut ni l'un ni l'au-
tre. »
Notre conversation ne put durer davantage;
car M. de Saldagne heurtait à grands coups à
la porte de la rue, que l'on ne se hâtait point
d'ouvrir par ordre de sa sœur, qui voulait
avoir le temps de regagner sa chambre. La
demoiselle et la femme de chambre se reti-
rèrent si troublées et avec tant de précipita-
tion, qu'elles ne nous dirent pas adieu en nous
mettant hors du jardin. Verville voulut que
je l'accompagnasse en sa chambre, aussitôt
que nous fûmes arrivés au logis. Jamais je
ne vis un homme plus amoureux et plus sa-
tisfait. Il m'exagéra l'esprit de sa maîtresse,
et me dit qu'il n'aurait pas l'esprit content
que je ne l'eusse vue. Enfin il me tint toute la
nuit a me redire cent fois les mêmes choses,
et je ne pus m'aller coucher que quand le
point du jour commença de paraître. Pour
moi, j'étais fort étonné * d'avoir trouvé une
servante de si bonne conversation, et je
LE ROMAN COMIQUE 105
vous avoue que j'eus quelque envie de savoir
si elle était belle, quoique le souvenir de ma
Léonore me donnât une extrême indifférence
pour toutes les belles filles que je voyais tous
les jours dans Paris. Nous dormîmes, Verville
et moi, jusqu'à midi. Il écrivit, aussitôt qu'il
fut éveillé, à mademoiselle de Saldagne, et
envoya sa lettre par son valet, qui 3n avait
déjà porté d'autres, et qui avait correspon-
dance avec sa femme de chambre. Ce valet
était Bas-Breton, d'une figure fort désagréa-
ble, et d'un esprit qui l'était encore plus. Il
me vint en idée, quand je le vis partir, que si
la fille que j'avais entretenue le voyait vilain
comme il était et lui parlait un moment, as-
surément elle ne le soupçonnerait point pour
être celui qui avait accompagné Verville. Ce
gros sot s'acquitta assez bien de sa commis-
sion pour un sot : il trouva mademoiselle de
Saldagne avec sa sœur aînée, qui s'appelait
mademoiselle de Léri, à qui elle avait fait
confidence de l'amour que Verville avait pour
elle. Comme il attendait sa réponse, on en-
tendit M. de Saldagne chanter sur le degré. Il
venait à la chambre de ses sœurs, qui cachè-
rent à la hâte notre Breton dans une garde-
robe. Le frère ne fut pas longtemps avec ses
sœurs, et le Breton fut tiré de sa cachette :
mademoiselle de Saldagne s'enferma dans un
petit cabinet pour faire réponse à Verville, et
mademoiselle de Léri fit conversation avec le
Breton, qui, sans doute, ne la divertit guère.
Sa sœur, qui avait achevé sa lettre, la délivra
de notre lourdaud, le renvoyant à son maître
avec un billet, par lequel elle lui promettait
de l'attendre à la même heure dans le jardin.
Aussitôt que la nuit fut venue, vous pouvez
penser que Verville se tint prêt pour aller à
l'assignation qu'on lui avait donnée. Nous tû-
mes introduits dans le jardin, et je me vis en
106 LE ROMAN COStQUB
tête la même personne que j'avais entretenue,
et que j'avais trouvée si spirituelle. Elle mêle
parut encore plus qu'elle n'avait fait, et je vous
avoue que le son de sa voix et la façon dont
elle disait les choses me firent souhaiter qu'elle
fût belle. Cependant, elle ne pouvait croire que
je fusse le Bas-Breton qu'elle a^ait vu, ni com-
prendre pourquoi j'avais plus d'esprit la nuit
que le jour ; car le Breton nous ayant conté
que l'arrivée de Saldagne dans la chambre de
ses sœurs lui avait fait grand'peur, je m'en fis
honneur devant cette spirituelle servante, en
lui protestant que je n'avais pas eu tant de
peur pour moi que pour mademoiselle de Sal-
dagne. Cela lui ôta tout le doute qu'elle pou-
vait avoir que je ne fusse pas le valet de ver-
ville ; et je remarquai que depuis cela elle
commença à me tenir de vrais discours de
servante! Elle m'apprit que ce monsieur de
Saldagne était un terrible homme, et que, s'é-
tant trouvé fort jeune sans père ni mère avec
beaucoup de biens et peu de parents, il exer-
çait une grande tyrannie sur ses sœurs pour
îes obliger à se faire religieuses, les traitant
non-seulement en père injuste, mais en mari
jaloux et insupportable. J'allais lui parler à
mon tour du baron d'Arqués et de ses enfants,
quand la porte du jardin, que nous n'avions
point fermée, s'ouvrit; et nous vîmes entrer
M. de Saldagne suivi de deux laquais, dont
l'un lui, portait un flambeau. Il revenait d'un
logis qui était au bout delarue, dans la même
ligne au sien et du nôtre, où l'on jouait tous
les jours et où Saint-Far allait souvent se diver-
tir. Ils y avaient joué ce jour-là, l'un et l'autre,
et Saldagne, ayant perdu son argent de bonne
heure; était rentré dans son logis par la porte
de derrière, contre sa coutume : et, l'ayant
trouvée ouverte, nous avait surpris comme je
viens de vous dire. Nous étions alors touj
LE ROMAN COTHQCE 107
quatre dans une allée couverte ; ce qui nous
donna moyen de nous dérober à la vue de
Saldagne et de ses gens. La demoiselle de-
meura dans le jardin, sous prétexte de pren-
dre le frais ; et, pour rendre la chose plus vrai-
semblable, elle se mit à chanter sans en avoir
grande envie, comme vous pouvez penser.
Cependant Verville, ayant escaladé la mu-
raille par une treille, s'était jeté de l'autre
côté mais un troisième laquais de Saldagne,
qui n'était pas encore entre; le vit sauter, et
ne manqua pas d'aller dire a son maître qu'il
venait de voir sauter un homme de la mu-
raille du jardin dans la rue. En même temps,
on m'entendit tomber dans le jardin fort ru-
dement, la même treille par laqueUe s'était
sauvé Verville s'étant malheureusement rom-
pue sous moi.
Le bruit de ma chute, joint au rapport du
valet, émut tous ceux qui étaient dans le jar-
din. Saldagne courut au bruit qu'il avait en-
tendu, suivi de ses trois laquais; et voyant
un homme l'épée à la main (car aussitôt que
je fus relevé, je m'étais mis en état de me dé-
fendre) il m'attaqua à la tête des siens. Je
lui fis bientôt voir que je n'étais pas aisé à
abattre. Le laquais qui portait le flambeau
s'avança plus que les autres ; cela me donna
moyen de voir Saldagne au visage, que je re-
connus pour le même Français qui m avait
voulu autrefois assassiner dans Rome, pour
l'avoir empêché de taire une violence à Léo-
nore, comme je vous l'ai dit tantôt. U me re-
connut aussi, et, ne doutant point .me je ne
fusse venu chez lui pour lui rendre la pareille,
ii me cria que je ne lui échapperais pas cette
fois-là. U i*edoubla ses efforts, et alors je me
trouvai fort pressé, outre que je m'étais quasi
rompu une jambe en tombant. Je gagnai, lâ-
chant le pied, un cabinet où j'avais vu entrer
108 LE ROMAN COMIQUE
la maîtresse de Verville fort éplorée. Elle ne
sortit point de ce cabinet, quoique je m'y reti-
rasse, soit qu'elle n'en eût pas le temps, ou
que la peur la rendît immobile. Pour moi, je
me sentis augmenter le courage, quand je vis
que je ne pouvais être attaqué que par la porte
du cabinet, qui était assez étroite. Je blessai
Saldague à une main, et le plus acharné de
ses laquais à un bras ; ce qui me donna un
çeu de relâche. Je n'espérais pas pourtant en
échapper, m'attendant qu'à la fin on me tue-
rait à coups de pistolet, quand je leur aurais
bien donné de la peine à coups d'épée ; mais
Verville vint à mon secours.
Il ne s'était point voulu retirer dans son lo-
gis sans moi ; et, ayant ouï la rumeur et le
bruit des épées, il était venu me tirer du péril
où il m'avait mis, ou le partager avec moi.
Saldagne, avec qui il avait déjà fait connais-
sance, crut qu'il venait le secourir, comme son
ami et son voisin; il s'en tint fort obligé, et
lui dit en l'abordant : «Vous voyez, monsieur,
comme je suis assassiné dans mon logis. »
Verville, qui connut sa pensée, lui répondit
sans hésiter qu'il était son serviteur contre
tout autre, mais qu'il n'ét-dtlà que dans l'in-
tention de me servir contre qui que ce fût.
Saldagne, enragé de s'être trompé, lui dit en
jurant, qu'il viendrait bien à bout à lui seul
de deux traîtres, et en même temps chargea
Verville de furie, qui le reçut vigoureuse-
ment. Je sortis de mon cabinet pour aller join-
dre mon ami ; et, surprenant le laquais qui
portait le flambeau, je ne voulus pas le tuer;
je me contentai de lui donner d'un estramacon
sur la tête, qui l'effraya si fort, qu'il s'enfuit
hors du jardin bien avant dans la campagne,
criant aux voleurs. Les autres laquais s enfui-
rent aussi.
Pour ce qui est de Saldagne, au même
LE F.OîIAX COMIQUE 109
temps que la lumière du flambeau nous man-
qua ^ je le vis tomber dans une palissade, soit
que \ erville l'eût blessé, ou par un autre ac-
cident. Nous ne jugeâmes pas à propos de le
relever, mais bien de nous retirer fort vite. La
sœur de Saldagne, que j'avais vue dans le ca-
binet, et qui savait bien que son frère était
homme à lui faire de grandes violences, en
sortit alors, et vint nous prier, parlant bas
et fondant toute en larmes, de l'emmener avec
nous.
Verville fut ravi d'avoir sa maîtresse en sa
puissance.
Nous trouvâmes la porte de notre jardin
entr'ouverte, comme nous l'avions laissée, et
nous ne la fermâmes point, pour n'avoir pas
la peine de l'ouvrir, si nous étions obligés de
sortir. Il y avait dans notre jardin une salle
basse, peinte et fort enjolivée, où l'on man-
geait en été, et qui était détachée du reste de
la maison. Mes jeunes maîtres et moi y fai-
sions quelquefois des armes; et, comme c'était
le lieu le plus agréable de la maison, le baron
d'Arqués, ses enfants et moi, en avions cha-
cun une clef, afin que les valets n'y entrassent
Doint. et que les livres et les meubles qui y
étaient fussent en sûreté. Ce fut là où nous
mîmes notre demoiselle, qui ne pouvait se
consoler. Je lui dis que nous allions songer à
sa sûreté et à la nôtre, et que nous revien-
drions à elle dans un moment. Verville fut un
gros quart d'heure à réveiller son valet ore-
ton, qui avait fait la débauche. Aussitôt qu'il
nous eut allumé une chandelle, nous songeâ-
mes quelque temps à ce que nous ferions de
la sœur de Saldagne ; enfin nous résolûmes de
la mettre dans ma chambre, qui était au lo-
gis, et qui n'était fréquentée que de mon va-
let et de moi. Nous retournâmes à la salle du
iardin. avec de la lumière : Verville fit ua
110 LE RO*AN COMIQOB
grand cri en y entrant ; ce qui me surprit fort.
Je n'eus pas le temps de lui demander ee qu'il
avait; car j'entendis parler à la porte de la
salle, que quelqu'un ouvrit à l'instant où j'é-
teignais ma chandelle. Verville demanda :
« Qui va là? » Son frère Saint-Fai nous ré-
pondit : « Cest moi. — Que diable faites-vous
ici sans chandelle, à l'heure qu'il est? — Je
m'entretenais avec Garigues, parce que je ne
puis dormir, lui répondit Verville. — Et moi,
dit Saint-Far, je ne puis dormir aussi, et viens
occuper la salle à mon tour; ie vous prie de
m'y laisser tout seul. »
Nous ne nous fîmes pas prier tous deux. Je
fis sortir notre demoiselle le plus adroitement
que je pus, m'étant mis entre elle et Saint-Far
qui entrait en même temps. Je la menai dans
ma chambre sans qu'elle cessât de se déses-
pérer, et revins trouver Verville dans la
sienne, où son valet ralluma une chandelle.
Verville me dit, avec un visage affligé, qu'il
fallait qu'il retournât incessamment chez Sal-
dagne. « Et qu'en voulez-vous faire, lui dis-
je, l'achever? — Ah! mon pauvre Gangues,
s*écria-t-il, je suis le plus malheux homme du
monde, si je ne tire mademoiselle de Saldagne
d'entre les mains de son frère! — Et y est-
elle encore, puisqu'elle est dans ma chambre,
lui répondis-je? — Plût à Dieu que cela fût!
me oit-il en soupirant. — Je crois que voua
rêvez, lui repartis-je. — Je ne rêve point, re-
§ rit-il ; nous avons pris la soeur aînée de ma-
emoiselle de Saldagne pour elle. — Quoi! lui
dis-je aussitôt , n'étiez-vous pas ensemble
dans le jardin?— Il n'y a rien de plus assuré,
me dit-il. — Pourquoi voulez-vous donc vous
aller faire assommer chez son frère, lui ré-
pondisse, puisque la sœur que vous demandez
est dans ma chambre? — Ah! Garigues, s'é-
cria-t*il encore, je sais bien ce que j'ai vu. —
LE ROMAX COMIQUE 111
Et moi aussi, lui dis-je ; et pour vous montrer
que je ne me trompe point, venez voir made-
moiselle de Saldagne. »
Il me dit que j'étais fou, et me suivit le plus
affligé du monde. Mais mon étonnement ne
fut pas moindre que son affliction quand je
vis dans ma chambre une demoiselle que je
n'avais jamais vue, et qui n'était point celle
oue j'avais amenée. Verville en fut aussi éton-
né que moi, mais en récompense le plus satis-
fait homme du monde ; car il se trouvait avec
mademoiselle de Saldagne. Il m'avoua que
c'était lui qui s'était trompé : mais je ne pou-
vais lui répondre, ne pouvant comprendre par
quel enchantement une demoiselle que j'avais
toujours accompagnée s'était transformée en
une autre, pour venir de la salle du jardin à
ma chambre. Je regardais attentivement la
maîtresse de Verville, qui n'était point assu-
rément celle que nous avions tirée de chez
Saldagne, et qui même ne lui ressemblait pas.
Verville me voyant si éperdu : « Qu'as-tu donc?
me dit-il ; je te confesse encore une fois que
je me suis trompé. — Je le suis plus que vous?
si mademoiselle de Saldagne est entrée ici
avec nous, lui répondis-je.— Et avec qui donc?
reprit-il. — Je ne sais, lui dis-je; ni qui le
peut savoir que mademoiselle même. — Je ne
sais pas aussi avec qui je suis venue, si ce
n'est avec monsieur, nous dit alors made-
moiselle de Saldagne, parlant de moi; car,
continua-t-elle. ce n'est pas monsieur de Ver-
ville qui m'a tirée de chez mon frère, c'est
un homme qui est entré chez nous un moment
après que vous en êtes sorti. J'ignore si les
plaintes de mon frère en furent cause, ou si
nos laquais, qui entrèrent en même temps mie
lui, l'avaient averti de ce qui s'était passé. Il
fit porter mon frère dans sa chambre, et ma
femme de chambre m'étant venue apprendre
112 LE ROMAN COMIQUE
ce que je viens de vous dire, et qu'elle avait
remarqué que cet homme était de la connais-
sance de mon frère et de nos voisins, j'allai
l'attendre dans le jardin, où je le conjurai de
me menei chez lui jusqu'au lendemain, que je
me ferais mener chez une dame de mes amies,
pour laisser passer la furie de mon frère, que
je lui avouai avoir tous le3 sujets du monde
de redouter. Cet homme m'offrit assez civile-
ment de me conduire partout où je voudrais,
et me promit de me protéger contre mon
frère, même au péril de sa vie. C'est sous sa
conduite que je suis venue en ce logis, où
"Ver ville, que j'ai bien reconnu à la voix, a
parlé à ce même homme ; ensuite de quoi on
m'a mise dans la chambre où vous me voyez. »
Ce que nous dit mademoiselle de Saldagne
ne m'éclaircit pas entièrement; mais au moins
aida-t-elle beaucoup à me faire deviner à
peu près de quelle façon la chose était arrivée.
Pour Verville, il avait été si attentif à consi-
dérer sa maîtresse, qu'il ne l'avait été que fort
peu a tout ce qu'elle nous dit ; il se mit à lui
conter cent douceurs, sans se mettre beau-
coup en peine de savoir par quelle voie elle
était venue dans ma chambre. Je pris la lu-
mière, et, les laissant ensemble, je retournai
dans la salle du jardin pour parler à Saint-
Far, quand même il me devrait dire quelque
chose de désobligeant, selon sa coutume.
Mais je fus bien étonné de trouver au lieu de
lui la même demoiselle que je savais très-cer-
tainement avoir amenée de chez Saldagne. Ce
qui augmenta mon étonnement, o* fut de la
voir tout en désordre, comme une personne
à qui on a fait violence ; sa coiffure était toute
défaite, et le mouchoir qui lui couvrait la
gorge était sanglant en quelques endroits,
aussi bien que son visage. « Verville, me dit-
elle aussitôt qu'elle me vit paraître, ne m'ap-
LE ROMAN COMIQUE 113
proche que pour me tuer. Tu feras mieux que
d'entreprendre une seconde violence. Si j'ai eu
assez de force pour me défendre de la pre-
mière, Dieu m'en donnera encore assez pour
t'arracher les yeux, si je ne puis t'ôter la vie.
C'est donc là, ajouta-t-elle en pleurant, cet
amour violent que tu disais avoir pour ma
sœur? Oh ! que la complaisance que j'ai eue
pour ses folies me coûte bon ! et quand on ne
fait pas ce qu'on doit, qu'il est bien juste de
souffrir les maux que l'on craint le plus ! Mais
que délibères-tu? me dit-elle encore, me
voyant tout étonné , as-tu quelques remords
de ta mauvaise action? Si cela est, je l'oublie-
rai de bon cœur; tu es jeune, et j'ai été trop
imprudente de me fier à la discrétion d'un
homme de ton âge. Remets-moi donc chez
mon frère, je t'en conjure; tout violent qu'il
est, je le crains moins que toi, qui n'es qu'un
brutal, ou plutôt un ennemi mortel de notre
maison, qui n'a pu être satisfait d'une fille sé-
duite et d'un gentilhomme assassiné, si tu n'y
ajoutais un plus grand crime. »
En achevant ces paroles, qu'elle prononça
avec beaucoup de véhémence, elle se mit" à
pleurer avec tant de violence^ que je n'ai ja-
mais vu une affliction pareille. Je vous avoue
que ce fut là que j'achevai de perdre le peu
d'esprit qus j'avais conservé dans une si
grande confusion; et si elle n'eût cessé de
parler d'elle-même, je n'eusse jamais osé l'in-
terrompre de la façon que j'étais étonné, et
de l'autorité avec laquelle elle m'avait fait
tous ces reproches. « Mademoiselle lui ré-
pondisse, non-seulement je ne suis point
Verville ; mais aussi j'use vous assurer qu'il
n'est point capable d'une mauvaise action,
comme celle dont vous vous plaignez. —
Quoi ! reprit-elle, tu n'es point Verville"/ je ne
t'ai point vu aux mains avec mon frère ? un
214 LE ROMAN COMIQUE
gentilhomme n'est point venu à ton secours?
et tu ne m'as pas conduite ici à ma prière, où
tu m*as voulu faire une violence indigne de
toi et de moi? »
Elle ne put rien dire davantage, tant la
douleur la suffoquait. Pour moi, je ne fus ja-
mais en plus grande peine, ne pouvant com-
prendre comment elle connaissait Verville et
ne le connaissait point. Je lui dis que la vio-
lence qu'on lui avait faite m'était inconnue,
et puisqu'elle était sœur de M. de Saldagne,
que je la mènerais, si eue voulait, où était sa
sœur.
Comme j'achevais de parler, je vis entrer
Verville et mademoiselle de Saldagne, qui
voulait absolument qu'on la ramenât chez
son frère : je ne sais pas d'où lui était venue
une si dangereuse fantaisie. Les deux sœurs
s'embrassèrent aussitôt qu'elles se virent, et
se remirent à pleurer à l'envi l'une de l'autre.
Verville les pria instamment de retourner
dans ma chambre, leur représentant la diffi-
culté qu'il y aurait de faire ouvrir chez M. de
Saldagne, la maison étant alarmée comme
elle était, outre le péril qu'il y avait pour elles
d'être entre les mains d'un brutal ; que dans
son logis elles ne pouvaient être découvertes;
que le jour allait bientôt paraître, et que, se-
lon les nouvelles que l'on aurait de Saldagne,
on aviserait à ce que l'on aurait à faire. Ver-
ville n'eut pas grand'peine à les faire con-
descendre à ce qu'il voulut, ces deux pauvres
demoiselles se trouvant toutes rassurées de se
voir ensemble. Nous montâmes à ma cham-
bre, où, après avoir bien examiné les étranges
succès qui nous mettaient en peine, nous
crûmes avec autant de certitude que si nous
l'eussions vu, que la violence que l'on avait
faite à mademoiselle de Léri venait infailli-
blement de Saint-Far, ne sachant que trop,
LE ROMAN COMIQUE 115
Verville et moi, qu'il était encore capable de
quelque chose de pire. Nous ne nous trom-
pions point en nos conjectures ; Saint-Far avait
joué dans la même maison où Saldagne avait
perdu son argent, et, passant devant son jardin
un moment après le désordre que nous y avions
fait, il s'était rencontré avec les laquais de
Saldagne, gui lui avaient fait le récit de ce qui
était arrive à leur maître, qu'ils assuraient
avoir été assassiné par sept ou huit voleurs,
Four excuser la lâcheté qu'ils avaient faite en
abandonnant. Saint-Far se crut obligé de lui
aller offrir son service comme à son voisin,
et ne le quitta point qu'il ne l'eût fait porter
dans sa chambre, au sortir de laquelle made-
moiselle de Saldagne l'avait prié de la mettre
à couvert des violences de son frère, et était
venue avec lui, comme avait fait sa sœur avec
nous. Il avait donc voulu la mettre dans la
salle du jardin où nous étions, comme je vous
l'ai dit; et parce qu'il n'avait pas moins de
peur que nous vissions sa demoiselle que nous
en avions qu'il ne vît la nôtre, et que par ha-
sard les deux sœurs se trouvèrent l'une au-
près de l'autre quand il entra et quand nous
sortîmes, je trouvai sous ma main la sienne
en même temps qu'il se trompa de la même
façon avec la nôtre, et ainsi les demoiselles
furent troquées : ce qui fut d'autant plus fai-
sable que j avais éteint la lumière, et qu'elles
étaient vêtues l'une comme l'autre, et si éper-
dues aussi bien que nous, qu'elles ne savaient
ce qu'elles faisaient.
Aussitôt que nous l'eûmes laissé dans la
salle, se voyant seul avec une fort belle fille,
et ayant bien plus d'instinct que de raison,
ou, pour parler de lui comme il le niérire,
étant la brutalité même, il avait voulu profiter
de l'occasion, sans considérer ce qui en pour-
rait arriver, et qu'il faisait un outrage irrépa-
116 LS ROMAN COMIQUE
rable à une fille de condition, qui s'était mise
entre ses bras comme dans un asile. Sa bru-
talité fut punie comme elle le méritait. Made-
moiselle de Léri se défendit en lionne, le mor-
dit, l'égratignaet le mit tout en sang. Atout
cela il ne fit autre chose que s'aller coucher,
et s'endormit aussi tranquillement que s'il
n'eût pas fait l'action du monde la plus dérai-
sonnable,
Vous êtes peut-être en peine de savoir com-
ment mademoiselle de Léri se trouvait dans
le jardin quand son frère nous y surprit, elle
qui n'y était point venue comme avait fait
sa sœur. C'est ce qui m'embarrassait aussi
bien que vous; mais j'appris de l'une et de
l'autre que mademoiselle de Léri avait accom-
pagné sa sœur dans le jardin, pour ne se fier
pas à la discrétion d'une servante ; et c'était
elle que j'avais entretenue sous le nom de
Madelon. Je ne m'étonnai donc plus si j'avais
trouvé tant d'esprit dans une femme de cham-
bre ; et mademoiselle de Léri m'avoua qu'a-
près avoir fait conversation avec moi dans le
jardin, et m'avoir trouvé plus spirituel que ne
l'est d'ordinaire un valet, celui de Yerville, qui
lui avait fait voir quïl n'avait guère d'esprit,
et qu'elle prenait encore le lendemain pour
moi, l'avait extrêmement étonnée.
Depuis ce temps-là nous eûmes l'un pour
l'autre quelque ehose.de plus que de l'estime,
et j'ose dire qu'elle était pour le moins aussi
aise que moi de ce que nous pouvions nous
aimer avec plus d'égalité et de proportion,
que si l'un de nous deux eût été valet ou ser-
vante. Le jour parut, que nous étions encore
ensemble.
Nous laissâmes nos demoiselles dans ma
chambre, où elles s'endormirent si elles vou-
lurent, et nous allâmes songer, Verville et
moi, à ce que nous avions à faire. Pour moi,
LE ROMÀ* COMIQUE 117
qui n'étais pas amoureux comme Verville, je
mourais d'envie de dormir; mais il n'y avait
pas d'apparence d'abandonner mon ami dans
un si grand accablement d'affaires. l'avais
un laquais aussi avisé que le valet de cham-
bre de Verville était maladroit. Je l'instruisis
autant que je pus, et l'envoyai découvrir ce
qui se passait chez Saldagne. Il s'acquitta de sa
commission avec esprit, et nous rapporta que
les gens de Saldagne disaient que des voleurs
l'avaient fort blessé, et que l'on ne parlait non
plus de ses sœurs que si jamais il n'en eût evu
soit qu'il ne se souciât point d'elles, ou qu'il
eût défendu à ses gens d'en parler, cour
étouffer le bruit d'une chose qui lui était
si désavantageuse. « Je vois bien qu'il y aura
ici du duel, me dit alors Verville. — Et peut-
être de l'assassinat, » lui répondis-je.
Et là-dessus je lui appris que Saldagne était
le même qui avait voulu m'assassiner à Rome:
que nous nous étions reconnus l'un l'autre ; et
j'ajoutai que s'il croyait que ce fût moi qui
eût attenté sur sa vie, comme il y avait
grande apparence, assurément il ne soupçon-
nait rien encore de l'intelligence que* ses
sœurs avaient avec nous. — J'allai rendre
compte à ces pauvres filles de ce que nous
avions appris; et cependant Verville alla trou-
ver Saint-Far pour découvrir ses sentiments,
et si nous avions bien deviné. Il trouva qu'il
avait le visage fort égratigné; mais, quelque
question que Verville lui fît, il n'en put tirer
autre chose, sinon que, revenant de jouer, il
avait trouvé la porte du jardin de Saldagne
ouverte, sa maison en rumem , et lai fort
blessé entre les bras de ses gens qui le por-
taient dans sa chambre. « Voilà un grand ac-
cident, lui dit Verville: et ses sœurs en se-
ront bien affligées : ce sont de fort belles Ai-
les -, je veux leur aller rendre visite. — Que
118 LE ROMAN CONQUE
m'importe? » lui répondit ce brutal, qui se
mit ensuite à siffler, sans plus rien répondre
h son frère, pour tout ce qu'il put lui dire.
Verville le quitta, et revint dans ma cham-
bre, où j'employais toute mon éloquence pour
consoler nos belles affligées. Elles se désespé-
raient, et n'attendaient que des violences ex-
trêmes de l'étrange humeur de leur frère, qui.
était sans doute l'homme du monde le plus es-
clave de ses passions. Mon laquais leur alla qué-
rir à manger dans le cabaret prochain ; ce qu'il
continua de faire quinze jours durant que
nous les tînmes cachées dans ma chambre,
où par bonheur elles ne furent point décou-
vertes, parce qu'elle était au haut du logis et
éloignée des autres. Elles n'eussent point eu
de répugnance à se mettre dans quelque mai-
son religieuse; mais, à cause de l'aventure fâ-
cheuse qui leur était arrivée, elles avaient grand
sujet de craindre de ne sortir pas d'un couvent
quand elles voudraient, après s'y être renfer-
mées d'elles-mêmes. Cependant les blessures de
Saldagne se guérissaient, et Saint-Far, que
nous observions, Fallait visiter tous les jours.
Verville ne bougeait de ma chambre ; à quoi
on ne prenait pas garde dans le logis, ayant
accoutumé d'y passer souvent les jours entiers
à lire ou à s'entretenir avec moi. Son amour
augmentait tous les jours pour mademoiselle
de Saldagne, et elle l'aimait autant qu'elle en
était aimée. Je ne déplaisais pas à sa sœur
aînée, et elle ne m'était pas indifférente. Ce
n'est pas que la passion que j'avais pour Léo-
nore fut diminuée, mais je n'espérais plus rien
de ce côté-là, et quand j'aurais pu la possé-
der, je me serais fait conscience de la rendre
malheureuse.
Un jour, Verville reçut un billet de Salda-
gne, qui voulait le voir l'épée à la main, et
qui l'attendait avec un de ses amis dans la
LE ROUAN* COLIQUE 119
plaine de Grenelle. Par le même billet, Ver-
ville était prié de ne se servir de personne que
de moi : ce qui me donna quelque soupçon
eue peut-être il nous voulait prendre tous deux
a'un coup dp filet. Ce soupçon était assez bien
f Aidé, ayant déjà expérimenté ce qu'il savait
faire ; mais Verville ne voulut pas s'y arrêter,
ayant résolu de lui donner toutes sortes de sa-
tisfactions, et d'offrir même d'épouser sa sœur.
D envoya quérir un carrosse de louage, quoi-
qu'il y en eut trois dans le logis. Nous allâmes
oùSaldagne nous attendait, et où Verville fut
bien étonné de trouver son frère qui servait
de second à son ennemi. Nous n'oubliâmes ni
soumissions, ni prières, pour faire passer les
choses par accommoiement. Il fallut absolu-
ment se battre avec les deux moins raisonna-
bles hommes du monde. Je voulus protester à
Saint-Far que j'étais au désespoir de tirer l'é-
pée contre lui ; et je ne répondis qu'avec des
soumissions et des paroles respectueuses à
toutes les choses outrageantes dont il exerça
ma patience. Enfin il me dit brutalement que
je lui avais toujours déphr et que pour rega-
gner ses bonnes grâces, il fallait que je re-
çusse de lui deux ou trois coups d'épée. En
disant cela, il vint à moi de furie. Je ne fis
que parer quelque temps, résolu d'éviter d'en
venir aux prises, au péril de quelques blessu-
res. Dieu favorisa ma bonne intention, il tom-
ba à mes pieds. Je le laissai relever, et cela
l'anima encore^davantage contre moi. Enfin,
m" ayant blessé légèrement à une épaule, il
me cria, comme aurait fait un laquais, que
l'en tenais, avec un emportement si insolent,
que ma patience se lassa. Je le pressai, et,
l'ayant mis en désordre, je passai si heureu-
sement sur lui, que je pus lui saisir la garde de
son épée. « Cet homme que vous haïssez tant,
lui dis-je alors, vous donnera néanmoins la vie.i
120 LE ROMAN COMIQUE
Il fit cent efforts hors de saison, sans jamais
Youloir parler, comme un brutal qu'il était,
quoique je lui présentasse que nous devions
aller séparer son frère et Saldagne, qui se rou-
laient l'un sur l'autre ; mais je vis bien qu'il
fallait agir autrement avec lui. Je ne l'épar-
gnai plus, et je pensai lui rompre la main
d'un grand effort que je fis en lui arrachant
son épée ; que je jetai assez loin de lui. Je
courus aussitôt au secours de Verville, qui
était aux prises avec son homme. En les ap-
prochant, je vis de loin des gens de cheval
qui venaient à nous. Saldagne fut désarmé,
et en même temps je me sentis donner un
coup d'épée par derrière. C'était le généreux
Saint-Far, qui se servait si lâchement de l'é-
pée que je lui avais laissée. Je ne fus plus
maître de mon ressentiment ; je lui en portai
un qui lui fit une grande blessure.
Le baron d'Arqués, qui survint à l'heure
même, et qui vit que je olessais son fils, m'en
voulut d'autant plus de mal, qu'il m'avait
toujours voulu beaucoup de bien. Il poussa
son cheval sur moi, et me donna un coup d'é-
pée sur la tête. Ceux qui étaient venus avec
lui fondirent sur moi à son exemple. Je me
démêlai assez heureusement de tant d'enne-
mis; mais il eût fallu céder au nombre, si
Verville, le plus généreux ami du monde, ne
se fût mis entre eux et moi, au péril de sa
vie. Il donna d'un grand estramacon sur les
oreilles de son valet, qui me pressait plus que
les autres, pour se faire de fête Je présentai
mon épée par la garde au baron d'Arqués :
cela ne le fléchit point. Il m'appela coquin,
ingrat, et me dit toutes les injures qui lui
vinrent à la bouche, jusqu'à me menacer de
me faire pendre. Je répondis avec beaucoup
de fierté que, tout coquin et tout ingrat que
j'étais, j'avais donné la vie à son fils, et que je
LE ROMA* COMIQUE 121
Be l'avais blessé qu'après en avoir été frappé
en trahison. Verville soutint à son père que je
n'avais pas tort, mais il dit toujours qu'il ne
me voulait jamais voir. Saldagne monta avec
le baron d'Arqués dans le carrosse où l'on avait
mis Saint-Far ; et Verville, qui ne me voulut
point quitter, me reçut dans l'autre auprès de
lui. Il me fit descendre dans l'hôtel d'un de
nos princes, où il avait des amis, et se retira
chez son père. M. de Saint-Sauveur m'envoya
la nuit même un carrosse, et me reçut en
son logis secrètement, où il eut soin de moi
comme si j'eusse été son fils. Verville me vint
voir le lendemain, et me conta que son père
avait été averti de notre combatpar les sœurs
de Saldagne, qu'il avait trouvées dans ma
chambre. 11 me dit ensuite avec grande joie,
que l'affaire s'accommoderait par un double
maria°re aussitôt que son frère serait guéri,
qui n'était pas blessé en heu dangereux ; qu'il
ne tiendrait qu'à moi que je ne fusse bien avec
Saldagne ; et pour son père, qu'il n'était plus
en colère, et était bien fâché de m'avoir mal-
traité. Il souhaita ensuite que je fusse bien-
tôt guéri, pour avoir part à tant de réjouissan
ces. Mais je lui répondis que je ne pouvais
plus demeurer dans un pays où l'on pouvait
me reprocher ma basse naissance, comme
avait fait son père, et que je quitterais bien-
tôt le royaume pour me faire tuer à la guerre,
ou pour m'élever à une fortune proportionnée
aux sentiments d'honneur que son exemple
m'avait donnés. Je veux croire que ma réso-
lution l'affligea; mais un homme amoureux
n'est pas longtemps occupé par une autre pas-
sion que l'amour.
Destin continuait ainsi son histoire, quand
on entendit tirer dans la rue un coup d'ar-
quebuse et tout aussitôt jouer des orgues. Cet
122 LE ROMAN COMIQUE
instrument, qu'on n'avait peut-être point en- .
core entendu à la porte d'une hôtellerie, fit
courir aux fenêtres tous ceux que le coup d'ar-
quebuse avait éveillés. On continuait toujours
de jouer des orgues, et ceux qui s'y connais-
saient remarquèrent même que l'organiste
jouait un chant d'égiise. Personne ne pouvait
rien comprendre à cette dévote sérénade, qui
pourtant n'était pas encore bien reconnue
pour telle. Mais on n'en douta plus quand on
entendit deux méchantes voix , dont l'une
chantait le dessus et l'autre raclait une basse.
Ces deux voix de lutrin se joignirent aux or-
gues, et firent un concert à faire hurler tous
les cniens du pays. Ils chantèrent : Allons, de
nos voix et de nos luths d'i-voirs, ravir les esprits;
et le reste de la chanson. Après que cet air
suranné fut mal chanté, on entendit la voix
de quelqu'un qui parlait bas le plu3 haut qu'il
pouvait, en reprochant aux chantres qu'ils
chantaient toujours la même chose. Les pau-
Tres gens répondirent qu'ils ne savaient pas
ce qu'on voulait qu'ils chantassent.
— Chantez ce que vous voudrez, répondit à
demi haut la même personne ; il faut chanter,
puisqu'on vous paye bien.
Après cet arrêt définitif les orgues changè-
rent de ton, et on entendit un bel Exaudiat,
qui fut chanté fort dévotement. Aucun des
auditeurs n'avait encore osé parler, de peur
d'interrompre la musique, quand la Rancune,
qui ne se fut pas tu dans une pareille occasion
pour tous les biens du monde, cria tout haut :
— On fait donc ici le service divin dans les
rues?
; Quelqu'un des écoutants prit la parole, et
dit que l'on pouvait proprement appeler cela
chanter ténèbres. Un autre ajouta que c'était
une procession de nuit ; enfin tous les facé-
tieux de l'hôtellerie se réjouirent sur la musi-
LT. K05IAX COMIQUE 123
que, sans que pas un d'eux pût deviner celui
qui la donnait, et encore moins a qui ni pour-
quoi. Cet Exaudiat avançait toujours chemin,
lorsque dix ou douze chiens gui suivaient une
chienne de mauvaise vie vinrent à la suite
de leur maîtresse se mêler parmi les jambes
des musiciens; et comme plusieurs rivaux
ensemble ne sent pas longtemps d'accord,
après avoir grondé et juré quelque temps les
uns contre les autres, enfin tout d'un coup ils
se pillèrent avec tant d'animosité et de furie,
que les musiciens craignirent pour leurs jam-
bes, et gagnèrent au pied, laissant leurs orgues
à la discrétion des chiens. Ces amants immo-
dérés n'en usèrent pas bien ; ils renversèrent
une table à tréteaux qui soutenait la machine
harmonieuse, et je ne voudrais pas jurer que
quelques-uns de ces maudits chiens ne levas-
sent la jambe et ne pissassent contre les or-
gues renversées, ces animaux étant fort diu-
rétiques de leur nature, principalement quand
Quelque chienne de leur connaissance a envie
e procéder à la multiplication de son espèce.
Le concert étant ainsi déconcerté, l'hôte fit
ouvrir la porte de l'hôtellerie, et voulut mettre
à couvert le buffet d'orgues, la table et les tré-
teaux. Comme ses valets et lui s'occupaient à
cette œuvre charitable, l'organiste revint à ses
orgues, accompagné de trois personnes, entre
lesquelles il y avait une femme et un homme qui
se cachait le nez dans son manteau. Cet homme
était le véritable Ragotin, qui avait voulu don-
ner une sérénade à mademoiselle de l'Etoile, et
s'était adressé pour cela à un petit châtré, or-
ganiste d'une église. Ce fut ce monstre, ni
homme ni femme, qui chanta le dessus, et
qui joua des orgues que sa servante avait ap-
portées : un enfant de chœur, qui avait déjà
mué, chanta la basse, et tout cela nour prix et
somme de deux testons, tant il faisait déjà
124 LE ROMAN COMIQUE
cher à vivre dans ce bon pays du Maine!
Aussitôt que l'hôte eut reconnu les auteursl
de la sérénade, il dit assez haut pour être en]
tendu de tous ceux qui étaient aux fenêtres
de l'hôtellerie :
— C'est donc vous, monsieur Ragotin, qui
, Tenez chanter vêpres à ma porte? Vous fe-
riez bien mieux de dormir et de laisser dor-
mir mes hôtes.
Ragotin lui répondit qu'il le prenait pour
un autre; mais ce fut d'une façon à taire
croire encore davantage ce qu'il 'feignait de
vouloir nier. Cependant l'organiste, qui trouva
ses orgues rompues, et qui était fort en co-
lère, comme sont tous les animaux imber-
bes, dit à Ragotin en jurant, qu'il les lui fal-
lait payer. Ragotin lui répondit qu'il se mo-
quait de cela.
— Ce n'est pourtant pas raillerie, repartit le
châtré ; je veux être payé.
L'hôte et ses valets donnèrent leur voix
pour lui : mais Ragotin leur apprit, comme
à des ignorants, que cela ne se pratiquait
point en sérénade ; et cela dit, il s'en alla tout
ter de sa galanterie. La musique chargea les
orgues sur le dos de la servante du châtré,
qui se retira en son logis de fort mauvaise
humeur, la table sur l'épaule, et suivi de l'en-
fant de chœur, qui portait les deux tréteaux.
L'hôtellerire fut refermée : Destin donna le
bonsoir aux comédiennes, et remit la fin de
son histoire à la première occasion,
XVL • L'ouverture du théâtre, et autres choses qui
ne sont pas de moindre conséquence.
Le lendemain, les comédiens s'assemblèrent
dès le matin en une des chambres qu'ils oc-
cupaient dans l'hôtellerie, pour répéter la co-
médie qui devait se représenter après di-
LE ROMAN COMIQUE 125
aer, La Rancune, à qui Ragotin avait déjà
fait confidence de la sérénade, et qui avait fait
semblant d'avoir de la peine à le croire, aver-
tit ses compagnons que le petit homme ne
manquerait pas de venir bientôt recueillir les
louanges de sa galanterie raffinée; et ajouta
que toutes les fois qu'il en voudrait parler, il
fallait en détourner le discours malicieuse-
ment, Ragotin entra dans la chambre en
même temps ; et, après avoir salué les comé-
diens en général, il voulut parler de la séré-
nade de l'Étoile, qui fut alors pour lui une
étoile errante; car elle changea de place sans
lui répondre, autant de fois qu'il lui demanda
à quelle heure elle s'était couchée et comment
elle avait passé la nuit. Il la quitta pour ma-
demoiselle Angélique, qui, au lieu de lui par-
ler, ne fit qu'étudier son rôle. Il s'adressa à la
Caverne, qui ne le regarda seulement pas.
Tous les comédiens, l'un après l'autre, suivi-
rent exactement l'ordre qu'avait donné la Ran-
cune, et ne répondirent point à ce que leur dit
Ragotin, ou changèrent de discours autant de
fois qu'il voulut parler de la nuit précédente.
Enfin, pressé de sa vanité, et ne pouvant lais-
ser languir davantage sa réputation, il dit
tout haut, parlant à tout le monde :
— Voulez-vous que je vous avoue une vé-
rité ?
— Vous en userez comme il vous plaira, ré-
pondit quelqu'un.
— C'est moi, ajouta- t-il, qui vous ai donné
cette nuit une sérénade.
— On les donne donc en ce pays avec des
orgues? lui dit Destin; et à qui la donniez-
vous ? N'était-ce point, continua-t-il, à la belle
dame qui fit battre tant d'honnêtes chiens en-
semble ?
—Il n'en faut point douter, dit l'Olive ; car ces
animaux, de nature mordante, n'eussent pas
126 LE ROMAN COMIQ'JE \ I
troublé une musique si harmonieuse, à moins
que d'être rivaux et même jaloux de M. Ra-
gotin.
Un autre de la compagnie prit la parole, et
dit qu'il ne doutait point qu'il ne fût bien avec
sa maîtresse, et qu'il ne l'aimât à bonne in-
tention, puisqu'il y allait si ouvertement. En-
fin, tous ceux qui étaient dans la chambre
Ëoussèrent à bout Ragotin sur la sérénade, à
i réserve de la Rancune, qui lui fit grâce,
ayant été honoré de l'honneur de sa confi-
dence; et il y a apparence que cette belle rail-
lerie de chien eût épuisé tous ceux qui étaient
dans la chambre, si le poëte, qui en son es-
pèce était aussi sot et aussi vain que Ragotin,
et qui de tout tirait matière de contenter sa
vanité, n'eût rompu les chiens en disant, du
ton d'un Homme de condition, ou plutôt qui
le fait à fausses enseignes :
—A -propos de sérénade, il me souvient qu'à
mes noces on m'en donna une quinze jours de
suite, qui était composée de plus de cent sor-
tes d'instruments. Elle courut par tout le Ma-
rais; les plus galantes dames de la place
Royale l'adoptèrent; plusieurs galants s'en
firent honneur, et elle donna même de la ja-
lousie à un homme de condition, qui fit char-
ger par ses gens ceux qui me la donnaient :
mais ils n'y trouvèrent pas leur compte : car
ils étaient tous de mon pays, braves gens s'il
en est au monde, et dont la plus grande partie
avaient été officiers dans un régiment que je
mis sur pied quand les communes de nos quar-
tiers se soulevèrent.
La Rancune, qui avait contraint son natu-
rel moqueur en faveur de Ragotin, n'eut pas la
même bonté pour le poëte, qu'il persécutait
continuellement. Il prit donc la parole et dit
au nourrisson des Muses :
— Votre sérénade, de la façon que vous nous
LE R01ÏAX COHIQUE 127
la représentez, était plutôt un charivari dont
un homme de condition fut importuné, et en-
voya la canaille de sa maison pour le faire taire
ou pour le chasser plus loin. Ce qui me le fait
croire encore davantage, c'est que votre
femme est morte de vieillesse six mois après
votre hyménée, pour parler en vos propres
termes.
— Elle mourut pourtant du mal de mère, dit
le poëte.
— Dites plutôt de grand/mère, d'aïeule ou
de bisaïeule, répondit la Rancune. Dès le rè-
gne d'Henri IV, la mère ne lui faisait plus mal,
ajouta-t-il; et pour vous montrer que j'en sais
plus de nouvelles que vous-même, quoique
vous le prôniez si souvent, je veux vous en
apprendre une chose qui n'est jamais venue à
votre connaissance. Dans la cour de la reine
Marguerite
Ce beau commencement d'histoire attira
auprès de la Rancune tous ceux qui étaient
dans la chambre, qui savaient bien qu'il avait
des mémoires contre tout le genre humain.
Le poëte, qui le redoutait extrêmement, l'in-
terrompit en lui disant :
— Je gage cent pistoles que non.
Ce défi de gager, fait si à propos, fit rire
toute la compagnie, et le fit sortir de la
chambre. C'était toujours ainsi par des ga-
geures de sommes considérables que le pau-
Ivre homme défendait ses hyperboles quoti-
diennes, qui pouvaient bien monter chaque
semaine à la somme de mille ou douze cents
impertinences, sans y comprendre les mente-
ries. La Rancune était le contrôleur général
tant de ses actions que de ses paroles, et l'as-
cendant qu'il avait sur lui était si grand, que
j'ose le comparer à celui du génie d'Auguste
sur celui d'Antoine : cela s'entend prix pour
prix, et sans faire comparaison de deux co-
128 LE ROMAX COMIQUE
médiens de campagne à deux Romains de ce
calibre-là. La Rancune ayant donc commencé
son conte, et en ayant été interrompu par le
poëte, comme je vous l'ai dit, chacun le pria
instamment de l'achever : mais il s'en excu-
sa, promettant de leur conter une autre fois
la vie du poëte tout entière, et que celle de sa
femme y serait comprise. H fut question de
répéter la comédie qu'on devait jouer le jour
même dans un tripot voisin. Il n'arriva rien
de remarquable pendant la répétition. On
joua après dîner, et on joua fort bien. Made-
moiselle de l'Etoile y ravit tout le monde par
sa beauté ; Angélique eut des partisans pour
elle; l'une et l'autre s'acquittèrent de leur
personnage à la satisfaction de tout le monde.
Destin et ses camarades firent aussi des
merveilles ; et ceux de l'assistance qui avaient
souvent entendu la comédie dans Paris
avouèrent que les comédiens du roi n'eussent
pas mieux représenté. Ragotin ratifia en sa
tête la donation qu'il avait faite de son corps
et de son âme à mademoiselle de l'Etoile,
passée par devant la Rancune, qui lui promet-
tait tous les jours de la faire accepter à la
comédienne. Sans cette promesse , le déses-
poir eût bientôt fait un beau grand sujet
d'histoire tragique d'un méchant petit avo-
cat. — Je ne dirai point si les comédiens
plurent aux dames du Mans autant que les co-
médiennes avaient fait aux hommes : quand
j'en saurais quelque chose, je n'en dirais rien;
mais parce que l'homme le plus sage n'est
pas quelquefois maître de sa langue, je fini-
rai le présent chapitre, pour m'ôter tout sujet
de tentation.
LE ROMAN COMIQUE 129
XVIL — Mauvais succès qu'eut la civilité de Ragotin.
Aussitôt que Destin eut quitté sa v
broderie et repris son habit de tous les jours,
la Rappinière le mena aux ptisons de la ville,
a cause que l'homme qu'ils avaient pris le jour
que lecurédeDomfront fut enlevé, demandait
a lui parler. Cependant les comédiennes s'en
retournèrent en leur hôtellerie, avec un grand
cortège de Manceaux. Ragotin s'étant trouvé
auprès de mademoiselle de la Caverne, dan3
le temps qu'elle sortait du jeu de paume ou
l'on avait joué, lui présenta la main pour la
ramener, quoiqu'il eût mieux aimé rendre ce
service-là à sa chère l'Etoile. Il en fit autant
à mademoiselle Angélique, tellement qu'il se
trouva écuyer à droite et à gauche. Cette dou-
ble civilité fut cause d'une triple incommodité;
car la Caverne, qui avait le haut de la rue,
comme de raison, était pressée par Ragotin,
pour qu'Angélique ne marchât point dans le
ruisseau. De plus, le petit homme, qui ne leur
venait qu'à la ceinture, tirait si fort leurs
mains en bas, qu'elles avaient bien de la peine
à s'empêcher de tomber sur lui. Ce qui les in-
commodait encore davantage, c'est qu'il se re-
tournait à tout moment pour regarder made-
moiselle de l'Etoile, qu'il entendait parler der-
rière lui à deux godelureaux qui la ramenaient
malgré elle. Les pauvres comédiennes essayè-
rent souvent de se dégager les mains ; mais
il tint toujours si ferme, qu'elles eussent au-
tant aimé avoir les osselets. Elles le prièrent
cent fois de ne prendre pas tant de peine.
Il leur répondit seulement : « Serviteur » (c'était
son compliment ordinaire), et leur serra les
mains encore plus fort. Il fallut donc prendre
patience jusqu'à l'escalier de leur chambre, ou
elles espérèrent d'être remises en liberté
LE HOXÀK COMIQUE, — T. I. I
130 LE ROMAN COHiQUK
tnais Ragotin n'était pas homme à cela, en
disant toujours « serviteur, serviteur, » à tout
ce qu'elles lui purent dire ; il essaya première-
ment de monter de front avec les deux comé-
diennes; ce qui s' étant trouvé impossible,
parce que l'escalier était trop étroit; la Ca-
verne se mit le dos contre la muraille et
monta la première, tirant après soi Ragotin,
qui tirait après soi Angélique qui ne tirait
rien, et qui riait comme une folle. Pour nou-
velle incommodité, à quatre ou cinq degrés
de leur chambre, ils trouvèrent un valet de
l'hôte, chargé d'un sac d'avoine d'une pesan-
teur excessive, qui leur dit à grand'peinj,
tant il était accablé de son fardeau, qu'ils
eussent à descendre, parce qu'il ne pouvait
remonter chargé comme il l'était. Ragotin
voulut répliquer; le valet jura tout net qu'il
laisserait tomber son sac sur eux; ils défirent
donc avec précipitation ce qu'ils avaient fait
fort posément, sans que Ragotin voulût en-
core lâcher les mains des comédiennes. Le va-
let charge d'avoine les pressait étrangement;
ce qui fut cause que Ragotin fit un faux pas
qui ne l'eut pas pourtant fait tomber, se tenant,
tomme il faisait, aux mains des comédiennes ;
mais il s'attira sur le corps la Caverne, laquelle
le soutenait plus que sa fille, à cause de l'avan-
tage du lieu. Elle tomba donc sur lui et lui
marcha sur le ventre, se donnant de la tête
contre celle de sa fille, si rudement qu'elles en
tombèrent l'une et l'autre. Le valet, qui crut
que tant de monde ne se relèverait pas sitôt
et qui ne pouvait plus supporter la pesanteur
de son sac d'avoine, le déchargea enfin sur
les degrés, jurant comme un valet d'hôtellerie.
Le sac se délia ou se rompit par malheur.
L'bôte y arriva, qui pensa enrager contre son
valet, le valet enrageait contre les comédien-
nes, les comédiennes enrageaient contre Ra«
CS KOMAX COMIQUE 131
gotin, qui enrageait plus que pas un de ceux
qui enragèrent, parce que mademoiselle de
i'Etoile, qui arriva en même temps, fut en-
core témoin de cette disgrâce, presque aussi
lâcheuse que celle du chapeau qu'on lui avait
coupé avec des ciseaux quelques jours aupa-
ravant. La Caverne jura son grand serment
que Ragotin ne la mènerait jamais, etmonua
a mademoiselle de l'Etoile ses mains qui
étaiect toutes meurtries.
L'EtoLe lut dit que Dieu l'avait punie de lui
avoir ravi monsieur Ragotin, qui l'avait re-
tenue devanr la comédie pour la ramener, et
ajouta qu'elle était bien aise de ce qui était
arrivé au petit homme, puisqu'il lui avait
m nqué de parole. Il n'entendit rien de tGut
cela ; car l'hote Darlait de lui faire payer le dé-
chet de son avoine, ayant déjà pour le même
sujet voulu battre son valet, qui appela Ra-
gotin avocat de causes perdues. Angélique lui
fit la guerre à son tour, et lui reprocha qu'elle
avait été son pis-aller. Enfin la fortune fit
bien voir jus que-là qu'elle ne prenait encore
nulle part dans les promesses que la Rancune
avait faites à Ragotin, de le rendre le plu3
heureux amant de tout le pays du Maine, à
y comprendre même le Perche et Laval.
L'avoine fut ramassée, et les comédiennes
montèrent aans leur chambre l'une après l'au-
tre, sans qu'il leur arrivât aucun malheur.
Ragotin ne les y suivit point, et je n'ai pas bien
su où il alla. L'heure du souper vint : on soupa
dans l'hôtellerie. Chacun prit parti après le
souper, et Destin s'enferma avec les comé-
diennes pour continuer son histoire.
XVIII, — Suite de l'histoire de Destin et de l'Étoile.
J'ai fait le précédent chapitre un peu court,
peut-être que celui-* i sera plus long ; je n'en
131 LE ROMAN COMIQUE
suis pourtant pas bien assuré, nous Talions
voir.
Destin se mit à sa place accoutumée et re-
prit son histoire en cette sorte :
— Je m'en vais vous achever le plus suc-
cinctement que je pourrai une vie qui ne vous
a déjà ennuyées que trop longtemps. Verville
m'étant venu voir, comme je vous l'ai dit, et
n'avant pu me persuader de retourner chez
son père, il me quitta fort affligé de ma réso-
lution, à ce qu'il me parut, et s'en retourna
chez lui, où quelque temps après, il se maria
avec mademoiselle de Saldagne, et Saint-Far
en fit autant avec mademoiselle de Léri. Elle
était aussi spirituelle que Saint-Far l'était
peu, et j'ai bien de la peine à imaginer corn»
ment deux esprits si disproportionnés se sont
accordés ensemble.
Cependant je me guéris entièrement, et le
généreux M. de Saint-Sauveur, ayant approuvé
la résolution que j'avais prise de m'en aller
hors du royaume, me donna de l'argent pour
mon voyage, et Verville, qui ne m'oublia
Êoint pour s'être marié, me nt présent d'un
on cheval et de cçnt pistoles. Je pris le che-
min de Lyon pour retourner en Italie, à des-
sein de repasser par Rome ; et, après y avoir
vu ma Léonore pour la dernière fois, de m'al-
ler faire tuer en Candie pour n'être pas long-
temps malheureux. A Nevers, je logeai dans
une hôtellerie qui était proche de la rivière.
Etant arrivé de bonne heure, et ne sachant à
quoi me divertir en attendant le souper, j'al-
tai me promener sur un grand pont de pierre
qui traverse la rivière de Loire. Deux femmes
s'y promenaient aussi, dont l'une, qui parais-
sait être malade, s'appuyait sur l'autre, ayant
bien de la peine à marcher. Je les saluai sans
les regarder en passant auprès d'elles, et me
promenai quelque temps sur le pont, songeant
LE ROMAX COMIQDE 133
à ma malheureuse fortune, et plu» souvent à
mon amour. J'étais assez bien vêtu, comme il
est nécessaire de l'être à ceux de qui la con-
dition ne peut faire excuser un méchant ha-
bit. Quand je repassai auprès de ces femmes,
j'entendis dire a demi-haut : « Pour moi, je
croirais que ce serait lui s'il n'était point
mort. »
Je ne sais pourquoi je tournai la tête, n'ayant
pas sujet de prendre ces paroles-là pour moi.
On ne les avait pourtant pas dites pour un
autre. Je vis mademoiselle de la Boissière, le
visage fort pâle et défait qui s'appuyait sur sa
fille Léonore. J'allai droit à elles, avec plus
d'assurance que je n'eusse fait à Rome, ni'é-
tant beaucoup formé le corps et l'esprit du-
rant le temps que j'avais demeuré à Paris. Je
les trouvai si surprises et si effrayée?, que je
crois qu'elles se fussent mises en fuite si
mademoiselle de la Boissière eût pu courir.
Cela me surprit aussi. Je leur demandai par
quelle heureuse rencontre je me trouvais
avec les personnes du monde qui m'étaient
les plus chères. Elles se rassurèrent à mes
paroles. Mademoiselle de la Boissière me dit
que je ne devais point trouver étrange si
elles me regardaient avec quelque sorte d'é-
tonnement ; que le seigneur Stéphano leur
avait fait voir des lettres de l'un des gentils-
hommes que j'accompagnais à Rome, par les-
quelles on lui mandait que j'avais été tué du-
rant la guerre de Parme, et ajouta qu'elle
était ravie de ce qu'une nouvelle qui l'avait
si fort affligée ne se trouvait pas véritable. Je
lui répondis que la mort n'était pas le plus
grand malheur qui pouvait m'arriver, et que
jejn'en allais à Venise pour faire courir le
même bruit avec plus de vérité. Elles s'at-
tristèrent de ma résolution, et la mère me fit
alors des caresses extraordinaires dont je ne
134 Lfi homa:î comique
pouvais deviner la cause. Enfin, j'appris d'elle-
même ce qui la rendait si civile. Je pouvais
encore lui rendre service, et l'état où el e se
trouvait ne lui permettait pas de me mépriser
et de me faire mauvais visage, comme elle
avait fait à Rome. Il leur était arrivé un mal-
heur assez grand pour les mettre en peine.
Ayant fait argent de tous leurs meubles, qui
étaient fort beaux et en quantité, elles étaient
parties de Rome avec une servante française
qui les servait il y avait longtemps, et le* sei-
gneur Stéphane- leur avait donné son valet,
qui était Flamand comme lui, et qui voulait
retourner en son pays. Ce valet et cette ser-
vante s'aimaient a dessein de se marier en-
semble, et leur amour n'était connu de per-
sonne. Mademoiselle de la Boissière, étant
arrivée à Roanne, se mit sur la rivière. A Ne-
vers, elle se trouva si mal, qu'elle ne put pas-
ser outre. Durant sa maladie, elle fut assez
difficile à servir, et sa servante s'en acquitta
fort mal, contre sa coutume. Un matin, le va-
let et la servante ne se trouvèrent plus ; et ce
qu'il y eut de plus fâcheux, l'argent de la pau-
vre demoiselle disparut aussi. Le déplaisir
qu'elle en eut augmenta sa maladie, et elle fut
contrainte de s'arrêter à Nevers, pour attendre
des nouvelles de Paris d'où elle espérait rece-
voir de quoi continuer son voyage. Mademoi-
selle de la Boissière m'apprit en peu de mots
cette fâcheuse aventure. Je les ramenai en
leur hôtellerie, qui était aussi la mienne, et
après avoir été quelque temps avec elles, je
me retirai en ma chambre pour les laisser
souper. Pour moi, je ne mangeai point, et je
crus avoir été à table cinq ou six heures pour
le moins.
J'allai les voir aussitôt qu'elles m'eurent fait
dire que je serais le bienvenu. Je trouvai la
mère au lit, et la fille me parut avec un vi-
LE ROMAN COMIQUE 135
sage aussi triste que je l'avais trouvée gaie un
moment auparavant. Sa mère était encore
plus triste qu'elle, et je le devins aussi. Nous
fumes quelque temps à nous regarder sans
rien dire. ^Enfin, mademoiselle de la Boissière
me montra des lettres qu'elle avait reçues de
Paris, qui ies rendaient, sa fille et elle, les per-
sonnes les plus affligées du monde. Elle m'ap-
prit le sujet de son affliction avec une si grande
effusion de larmes, et sa fille, que je vis pleurer
aussi fort que sa mère, me toucha tellement,
que je ne crus pas leur témoigner assez com-
bien i'y étais sensible, quoique je leur offrisse
tout ce qui dépendait de moi, d'une façon à
ne les point faire douter de ma franchise". « Je
ne sais pas encore ce qui vous afflige si fort,
leur dis-je; mais s'il ne faut que ma vie pour
diminuer la peine où je vous vois, vous pou-
vez vous mettre l'esprit en repos. Dites-moi
donc, madame, ce qu'il faut que je fasse • j'ai
de l'argent si vous en manquez ; j'ai du cou-
rage si vous avez des ennemis, et je ne pré-
tends, de tous les services que je vous offre,
que la satisfaction de vous avoir servie. »
Mon visage et mes paroles leur firent si bien
voir ce que j'avais dans l'âme, que leur grande
affliction se modéra un peu. Mademoiselle de
la Boissière me lut une lettre par laquelle une
femme de ses amies lui mandait qu'une per-
sonne qu'elle ne nommait point, et que je
m'aperçus bien être le père de Léonore, avait
pu ordre de se retirer de la cour, et qu'il s'en
était allé en Hollande. Ainsi la pauvre demoi-
selle se trouvait dans un pays inconnu, sans
argent et sans espérance d'en avoir. Je lui of-
fris de nouveau ce que j'avais qui pouvait
monter à cinq cents éeus, et lui dis que je la
condrirais en Hollande, et au bout du monde
si elle y voulait aller. Enfin, je l'assurai qu'elle
avait retrouvé en moi une personne qui la
136 LE ROMAN COMIQOE
servirait comme un valet, et de qui eue serait
aimée et respectée comme d'un fils. Je rougis
extrêmement en prononçant le mot de fils;
mais je n'étais plus cet nomme odieux à qui
l'on avait refuse la porte a Rome, et pour qui
Léonore n'était pas visible; et mademoiselle
de la Boissière n'était plus pour moi une mère
sévère. A toutes les offres que je lui fis, elle
me répondit toujours que Léonore me serait
fort obligée. Tout se passait au nom de Léo-
nore, et vous eussiez dit que sa mère n'était
plus qu'une suivante qui parlait pour sa maî-
tresse : tant il est vrai que la plupart du
monde ne considère les personnes que selon
qu'elles leur sont utiles. Je les laissai fort
consolées et me retirai dans ma chambre le
plus satisfait du monde.
Je passai la nuit fort agréablement, quoi-
qu'en veillant ; ce qui me retint au lit assez
tard, n'ayant commencé à dormir qu'à la
pointe du jour. Léonore me parut ce jour-là
habillée avec plus de soin qu'elle n'était le
jour de devant, et elle put bien remarquer que
je ne m'étais pas négligé. Je la menai à la
messe sans sa mère, qui était encore trop fai-
ble. Nous dînâmes ensemble, et depuis ce
temps-là nous ne fûmes plus qu'une même
famille. Mademoiselle de la Boissiére me té-
moignait beaucoup de reconnaissance des ser-
vices que je lui rendais, et me protestait sou-
vent qu'elle n'en mourrait pas ingrate. Je ven-
dis mon cheval, et aussitôt que la malade fut
assez forte^ nous prîmes une cabane, et des-
cendîmes jusqu'à Orléans. Durant le temps
que nous Tûmes sur l'eau, je jouis de la con-
versation de Léonore, sans qu'une si grande
félicité fût troublée par sa mère. Je trou-
vai des lumières dans l'esprit de cette
belle fille, aussi brnlantes que celles de ses
jeux • et le mien, dont peut-être elle avait
LE ROMA!f COMIQUE 137
pu douter' à Rome, ne lui déplut pas alors.
Que vous dirai-je davantage? Elle vint à m'ai-
mer autant que je l'aimais ; et vous avez bien
pu reconnaître depuis le temps que vous nous
voyez utre, que cet amour récipro-
que n'est point encore diminué.
— Quoi ! interrompit Angélique, mademoi-
selle de l'Etoile est donc Léonore ?
— Et qui donc, lui répon lit Destin?
Mademoiselle de l'Etoile prit la parole, et dit
que sa compagne avait raison de coûter qu'elle
fût cette Léonore dont Destin avait fait une
beauté de roman.
— Ce n'est point par cette raison-là, reprit
Angélique, mais c'est à cause que l'on a tou-
jours de la peine à croire une chose que l'on a
beaucoup désirée.
Mademoiselle de la Caverne dit qu'elle n'en
avait point douté, et ne voulut pas que ce
discours allât plus avant, afin que Destin
poursuivît son histoire, qu'il reprit ainsi :
Nous arrivâmes à Orléans, ou notre entrée
fut si plaisante, que je vous en veux appren-
dre les particularités. Un tas de faquins qui
attendent sur le port ceux qui viennent par
eau pour porter leurs hardes, se jetèrent en
foule dans notre cabane. Us se présentèrent
plus de trente à se charger de deux ou trois
petits paquets, que le moins fort d'entre eux
eût pu porter sous le bras. Si j'eusse été seul,
je n'eusse pas peut-être été assez sage pour ne
point m'emporter contre ces insolents. Huit
ci'entre eux saisirent une petite cassette qui
ne pesait pas vingt livres ; et, ayant fait sem-
blant d'avoir bien de la peine a la lever de
terre, enfin ils la haussèrent au milieu d'eux
par-dessus leurs têtes, chacun ne la soutenant
que du bout du doigt. Toute la canaille qui
était sur le port se mit à rire, et nous fûmes
contraints d en faire autant. J'étais pourtant
138 LE ROSAX COMIQDE
tout rouge de honte d'avoir à traverser toute
une ville avec tant d'appareil ; car le reste de
nos hardes, qu'un seul homme pouvait por-
ter, en occupa une vingtaine ; et mes seuls
pistolets furent portés par quatre hommes.
Nous entrâmes en ville avec l'ordre que je
vais vous dire. Huit grands pendards ivres,
ou qui devaient l'être, portaient au milieu
d'eux une petite cassette, comme je vous l'ai
déjà dit. Mes pistolets suivaient l'un après
l'autre, chacun porté par deux hommes. Ma*
demoiselle de la Boissière, qui enrageait
aussi bien que moi, allait immédiatement
après : elle était assise dans une grande
chaise de paille soutenue sur deux grands
bâtons de batelier, et portée par quatre hom-
mes gui' se relayaient les uns les autres
et qui lui disaient cent sottises en la por-
tant. Le reste de nos hardes suivait, qui était
composé d'une petite valise et d'un paquet cou-
vert de toile, que sept ou huit de ces coquins
se jetaient l'un à l'autre durant le chemin,
comme quand on joue au pot cassé. Je con-
duisais la queue du triomphe, tenant Léonore
par la main, qui riait si fort, qu'il fallait mal-
gré moi que je prisse plaisir à cette friponne-
rie. Durant notre marche, les passants s'arrê-
taient dans les rues pour nous considérer, et le
bruit que l'on y faisait à cause de uous atti-
rait tout le monde aux fenêtres. Enfin, nous
arrivâmes au faubourg qui est du côté de Pa-
ris, suivis de force canaille, et nous nous lo-
geâmes à l'enseigne des Enpereurs. Je fis en-
trer mes dames dans une salle basse, et me-
naçai ensuite ces coquins si sérieusement,
qu'ils furent trop aises de recevoir fort peu
de chose que je leur donnai, l'hôte et l'hôtesse
les ayant querellés. Mademoiselle de la Bois-
sière, que la joïe de n'être plus sans argent
avait guérie plutôt qu'autre chose, se trouva
LE ROMAX COMIQUE 139
assez forte pour supporter le carrosse. Nous
arrêtâmes trois places dans celui qui partait
le lendemain, et en deux jours nous arrivâmes
heureusement à Paris.
En descendant à la maison des coches, je
fis connaissance avec la Rancune, qui était
venu d'Orléans aussi bien que nous, dans un
coche qui accompagnait notre carrosse. Il en-
tendit fine je demandais où était l'hôtellerie
des coches de Calais ; il me dit qu'il y allait à
l'heure même, et que, si nous n'avions pas de
logis arrêté, il nous mènerait chez une femme
de sa connaissance, qui avait des chambres
garnies où nous serions fort commodément.
Nous le crûmes, et nous nous en trouvâmes
fort bien. Cette femme était veuve d'un homme
qui avait été toute sa vie tantôt portier et tan-
tôt décorateur d'une troupe de comédiens, et
qui même avait tâché autrefois de réciter et
n'y avait pas réussi. Ayant amassé quelque
chose en servant les eomédiens, il s'était
mêlé de tenir des chambres garnies et de
prendre des pensionnaires, et par là s'était
mis à son aise. Nous louâmes deux cham-
bres assez commodes. Mademoiselle de laBois-
sière fut confirmée dans les mauvaises nou-
velles qu'elle avait eues du père de Léonoret
et en apprit d'autres qu'elle nous cacha, qui
l'affligèrent assez pour la faire retomber ma-
lade. Cela nous fit différer quelque temps
notre voyage de Hollande, où elle avait résolu
que je la conduirais; et la Rancune, qui allait
y i oindre une troupe de comédiens, voulut bien
nous attendre, après que je lui eus promis de
le défrayer. Mademoiselle de la Boissiére était
souvent visitée par une de ses amies, qui avait
! servi en même temps qu'elle la femme de
1 l'ambassadeur de France à Rome en qualité
de femme de chambre, et qui avait même été
: sa confidente pendant le temps qu'elle fut ai-
140 LE ROMAN COMIQUE
mée du père de Léonore. C'était d'elle au'elle
avait appris l'éloignement de son prétendu
mari, et nous en reçûmes plusieurs bons of-
fices pendant le temp's que nous fûmes à Paris.
Je ne sortais que le moins souvent que je pou-
vais, de peur d'être vu de quelqu'un de ma
connaissance; et je n'avais pas grand'peine
à garder le logis, puisque j'étais avec Léonore,
et que par les soins que je rendais à sa mère,
je me mettais toujours de mieux en mieux
dans son esprit. A la persuasion de cette
femme dont je viens de vous parler, nous
allâmes un jour nous promener à Saint-
Cloud, pour faire prendre l'air à notre ma-
lade. Notre hôtesse tut de la partie, et la
Rancune aussi. Nous prîmes un bateau, nous
nous promenâmes dans les plus beaux jardins ;
et, après avoir fait collation, la Rancune con-
duisit notre petite troupe vers notre bateau,
tandis que je demeurais à compter dans un
cabaret avec une hôtesse fort déraisonnable,
qui me retint plus longtemps que je ne pen-
sais. Je sortis d'entre ses mains au meilleur
marché que je pus, et m'en retournai joindre
ma compagnie. Mais je fus bien étonné de
voir notre bateau fort avant dans la rivière,
qui ramenait mes gens à Paris sans moi, et
sans me laisser même un petit laquais qui
portait mon épée et mon manteau. Comme
j'étais sur le bord de l'eau, bien en peine de
savoir pourquoi on ne m'avait pas attendu,
j'entendis une grande rumeur dans un bateau:
et, m'en étant approché, je vis deux ou trois
gentilshommes, ou qui avaient l'air de l'être,
qui voulaient battre un batelier parce qu'il
refusait d'aller après notre bateau.
J'entrai à tout hasard dans ce bateau dans
le temps qu'il quittait le bord, le batelier
ayant eu peur d'être battu. Mais si j'avais été
en peine de ce que ma compagnie m'avait
LE ROUAN COMIQUE 141
laissé à Saint-Cloud, je ne fus pas moins em-
barrassé de voir que celui qui faisait cette
violence était le même Saldagne à qui j'avais
tant de sujets de vouloir du mal. Au moment
où je le reconnus, il passa du bout du bateau
où il était à celui où j'étais. Fort empêché de
ma contenance, je lui cachai mon visage le
mieux que ie pus ; mais, me trouvant si près
de lui qu'il était impossible qu'il ne me recon-
nût, et me trouvant sans épée, je pris la ré-
solution la plus désespérée du monde, dont
la haine seule ne m'eût pas rendu capable, si
la jalousie ne s'y fût mêlée. Je le saisis au
corps dans l'instant qu'il me reconnut, et me
jetai dans la rivière avec lui. Il ne 'put se
prendre à moi, soit que ses gants l'en empê-
chassent, ou parce qu'il fut surpris. Jamais
homme ne fut si prés de se noyer que lui. La
plupart des bateaux allèrent à son secours,
chacun croyant que nous étions tombés dans
l'eau par quelque accident; et Saldagne seul
sachant de quelie façon la chose était arrivée,
n'était pas en état de s'en plaindre sitôt, ou
de faire courir après moi. Je regagnai donc le
bord sans beaucoup de peine, n'ayant qu'un
petit habit qui ne m'empêchait point de na-
ger; et, l'affaire valant bien la peine d'aller
vite, je fus éloigné de Saint- Cl oud avant que
Saldagne fût péché. Si on eut de la peine à le
sauver, je pense qu'on n'en eut pas moins à
le croire, lorsqu'il déclara de quelle façon je
m'étais hasardé pour le perdre; car je ne vois
pas pourquoi il en aurait fait un secret. Je fis
un grand tour pour regagner Paris, où je
n'entrai que de nuit, sans avoir eu besoin de
me faire sécher, le soleil et l'exercice violent
que j'avais fait en courant n'ayant laissé que
fort peu d'humidité dans mes habits.
Enfin je me revis avec ma chère Léonore,
que je trouvai véritablement affligée. La Ran-
142 LE nOHAN COMIQUE
cune et notre hôtesse eurent une extrême joie
de nie voir, aussi bien que mademoiselle de la
Boissière, oui, pour mieux faire croire que
J'étais son fils à la Rancune et à notre hôtesse,
avait bien fait la mère affligée. Elle me fit des
excuses en particulier de ce que l'on ne m'avait
pas attendu, et m'avoua que la peur qu'elle
avait eue de Saldagne l'avait empêchée de son-
ger à moi, outre qu'à la réserve de la Ran-
cune, le reste de notre troupe n'eût fait que
m'embarrasser si j'eusse eu prise avec Salda-
gne. J'appris alors qu'au sortir de l'hôtellerie.
ou cabaret où nous avions mangé, ce galant
homme les avait suivis jusqu'au bateau, qu'il
avait prié fort incivilement Léonore de se dé-
masquer, et que sa mère l'ayant reconnu pour
le même homme qui avait tenté la même
chose à Rome, elle avait regagné son bateau
fort effrayée et l'avait fait avancer dans la ri-
vière sans m'attendre. Saldagne, cependant,
avait été joint par deux hommes de même
trempe; et, après avoir quelque temps tenu
conseil sur le bord de l'eau, il était entré avec
eux dans le bateau, où je le trouvai menaçant
le batelier pour le faire aller après Léonore.
Cette aventure fut cause que je sortis encore
moins que je n'avais fait. Mademoiselle de la
Boissière devint malade quelque temps après,
la mélancolie y contribuant beaucoup; et cela
fut cause que nous passâmes à Paris une
partie de l'hiver. Nous fûmes avertis qu'un
prélat italien, qui revenait d'Espagne, passait
en Flandres par Péronne. La Rancune eut as-
sez de crédit pour nous faire comprendre
dans son passe-port, en qualité de comédiens.
Un jour que nous allâmes chez ce prélat ita-
lien, qui était logé dans la rue de Seine, nous
soupâmes par complaisance dans le faubourg
Saint-Germain avec des comédiens de la con-
naissance de la Rancune. Comme nous pas-
LE ROMAN COMIQUE 143
«ions, lui et moi, sur le pont Neuf, bien avant
dans la nuit, nous fûmes attaqués par ci
six tirelames. Je me déiendis le mieux que je
pus ; et pour la Rancune, je vous avoue qu'il
tit tout ce qu'un homme dé cœur pouvait faire,
et me sauva même la vie. Cela n'empêcha pas
eue je fusse saisi par ces voleurs, mon épée
m'étant malheureusement tombée des mains.
La Rancune, qui se démêla vaillamment d'en-
tre eux, en rut quitte pour un méchant man-
teau. Pour moi, j'y perdis tout, à la réserve de
mon habit ; et, ce qui pensa me désespérer,
ils me prirent une boîte de portrait, dans la-
quelle celui du père de Léonore était en émail,
et dont mademoiselle de la Boissière m'avait
prié de vendre les diamants. Je trouvai la
Rancune chez un chirurgien, au bout du pont
Neuf : il écait blessé au bras et au visage, et
moi, je Tétais fort légèrement à la tête. Made-
moiselle de la Boissière s'affligea fort de la
perte de son portrait; mais l'espérance d'en
revoir bientôt l'original la consola. Enfin nous
partîmes de Paris pour Péronne ; de Péronne,
nous allâmes à Bruxelles, et de Bruxelles à la
Haye. Le père de Léonore en était parti
quinze jours auparavant pour l'Angleterre,
où il était allé servir le roi contre les parle-
mentaires. La mère de Léonore en fut si af-
fligée, qu'elle en tomba malade et en mou-
rut. Elle me vit, en mourant, aussi affligé que
si j'eusse été son fils. Elle me recommanda sa
fille, et me fit promettre que je ne l'abandon-
nerais point, et que je ferais ce que je pour-
rais pour trouver son père, et la lui remettre
entre les mains. A quelque temps de là. je
fus volé par un Français de tout ce qui me
restait d'argent, et là nécessité où je me
trouvai avec Léonore fut telle, que nous prî-
mes parti dans votre troupe, qui nous reçut
par l'entremise de la Rancune. Vous savez le
144 LE ROHArq COMIQUE
reste de mes aventures ; elles ont été depuis
ce temps-là communes avec les vôtres jusqu'à
Tours, où je pense avoir vu encore le diable
de Saldagne; et, si je ne me trompe, je ne se-
rai pas longtemps en ce pays sans le trouver*
ce que je crains moins pour moi que pour
Léonore, qui serait abandonnée d'un serviteur
fidèle, si elle me perdait, ou si quelque malheur
me séparait d'elle.
Destin finit ainsi son histoire : et, après
avoir consolé quelque temps mademoiselle de
l'Etoile, que le souvenir de ses malheurs fai-
sait alors autant pleurer que si elle n'eut fait
que commencer d'être malheureuse, il prit
congé des comédiennes, et s'alla coucher.
XIX. — Quelques réflexions qui ne sont pas hors de
propos. — Nouvelle disgrâce de Ragotin, et autres
choses que yous lirez s il vous plaît.
L'amour, qui fait tout entreprendre aux jeu-
nes gens et tout oublier aux vieux, qui a été
cause de la guerre de Troie et de tant d'au-
tres dont je ne veux pas prendre la peine de
me ressouvenir, voulut alors faire voir dans
la ville du Mans qu'il n'estApas moins redou-
table dans une méchante hôtellerie qu'en quel-
que autre lieu que ce soit.
n ne se contenta donc pas de Ragotin
amoureux à perdre l'appétit ; il inspira cent
mille désirs déréglés à la Rappinière, qui en
était fort susceptible, et rendit Roquebrune
amoureux de la femme de l'opérateur, ajou-
tant à sa vanité, bravoure et poésie, une qua-
trième folie, ou plutôt lui faisant faire une
double infidélité; car il avait parlé d'amour
longtemps auparavant à l'Etoile et à Angéli-
que, qui lui avaient conseillé l'une et l'autre
de ne prendre pas la peine de les aimer.
LE ROMAJ COMIÇCE 145
Mais tout cela n'est rien auprès de ce que je
vais vous dire.
Il triompha aussi de l'insensibilité et de la
misanthropie de la Rancune, qui devint amou-
reprouves qu
eut pour rival le plus méchant homme du
monde.
Cette opératrice avait nom doua Inézilla del
Prado, native de Malaga, et son mari, ou soi-
disant tel, le seigneur Ferdinando Ferdinandi,
gentilhomme vénitien, natif de Caen en Nor-
mandie.
Il y eut encore dans la même hôtellerie
d'autres personnes atteintes du même mal,
aussi dangereusement pour le moins que
ceux dont je viens de vous révéler le secret ;
mais nous vous les ferons connaître en temps
et lieu.
LaRappinière était devenu amoureux de ma-
demoiselle de l'Etoile, en lui voyant représen-
ter Chimène, et avait fait dessein en même
temps de découvrir son mal à la Rancune,
qu'il jugeait capable de tout faire pour de l'ar-
gent. Le divin Roquebrune s'était imaginé la
conquête d'une Espagnole digne de son cou-
rage.
Pour la Rancune, je ne sais pas bien par
quels charmes cette étrangère put se rendre
capable d aimer un homme que haïssait tout le
monde. Ce vieux comédieD, devenu âme dam-
née avant le temps, je veux dire amoureux
avant sa mort, était encore au lit quand Ra-
gotin, pressé de son amour comme d'un mal
de ventre, le vint trouver pour le prier de son-
ger à son affaire, et d'avoir pitié de lui. La
Rancune lui promit que le jour ne se passe-
rait pas qu'il ne lui eût rendu un service & -
gnale auprès de sa maîtresse.
î-iô ht ROMAN COMIQOE
LaRappinière entra en même temps dans la
chambre de la Rancune qui achevait de s'ha-
biller ; et, l'ayant tiré à part, lui avoua son
infirmité, et lui dit que s'il le pouvait mettre
dans les bonnes grâces de mademoiselle de
l'Etoile, il n'y avait rien en sa puissance qu'il
ne pût espérer de lui, jusqu'à une charge
d'archer, et une sienne nièce en mariage, qui
serait son héritière, parce qu'il n'avait point
d'enfants. Le fourbe lui promit encore plus
qu'il n'avait fait à Ragotin, dont cet avant-
coureur du bourreau ne conçut pas de petites
espérances.
Roquebrune vint aussi consulter l'oracle ; il
était le plus incorrigible présomptueux qui
soit jamais venu des bords de la Garonne, et
il s'était imaginé que l'on croyait tout ce qu'il
disait de sa maison, richesse, poésie et va-
leur, si bien qu'il ne s'offensait point des per-
sécutions et des rompements de visière que
lui faisait continuellement la Rancune, n
croyait que ce qu'il en faisait n'était oue pour
allonger la conversation ; outre qu'il enten-
dait la raillerie mieux qu'homme au monde,
et la souffrait en philosophe chrétien, quand
même elle allait au solide. Il se croyait donc
admiré de tous les comédiens, même de la
Rancune, qui avait assez d'expérience pour
n'admirer guère de choses, et qui, bien loin
d'avoir bonne opinion de ce mâche-laurier,
s était instruit amp]ement de ce qu'il était,
pour savoir si les évêques et grands seigneurs
de son pays, qu'il citait à tous moments
comme ses parents, étaient véritablement des
branches d'un arbre généalogique, que ce fou
d'alliances et d'armoiries, aussi bien que de
leaucoup d'autres choses, avait fait faire en
vieux parchemin. Il fut bien fâché de trouve?
la Rancune en compagnie, quoique cela dût
l'embarrasser moins du' un autre, ayant la
LE ROMAN COMIQUE 147
mauvaise coutume de parler toujours aux
s des personne-, et de faire secret de
tout, fort souvent de rien. Il tira donc la Ran-
cune en particulier, et n'en fit point à deux
fois pour lui dire qu'il était bien en peine de
savoir si la femme de l'opérateur avait beau-
coup d'esprit, parce qu'il avait aimé des fem-
mes de toutes les nations, excepté des Espa-
gnoles, et s'il valait la peine qu'il s'y amusât:
qu'il ne serait pas plus pauvre quand il lui
; fait un présent de cent pistoles, qu'il
offrait de gagner à toutes rencontres, de la
même façon qu'il faisait toujours tomber à
propos sa bonne maison.
La Rancune lui dit qu'il ne connaissait pas
assez doua Inezilla pour lui répondre de son
esprit ; qu'il s'était trouvé souvent avec son
mari dans les meilleures villes du royaume
où il vendait du mithridate; et que, pour s'in-
former de ce qu'il désirait savoir, il n'y avait
qu'à lier conversation avec elle, puisqu'elle
parlait français passablement. Roquebrune
voulut lui confier sa généalogie en parche-
min, pour faire valoir à l'Espagnole la splen-
deur de sa race. Mais la Rancune lui dit que
cela était meilleur à faire un chevalier de
Malte qu'à se faire aimer. Roquebrune là-
dessus fit l'action d'un homme qui compte de
l'argent en sa main, et dit à la Rancune :
— Vous savez bien quel homme je suis.
— Oui, oui, lui répondit la Rancune, je sais
bien quel homme vous êtes et quel homme
vous serez toute votre vie.
Le poëte s'en retourna comme il était venu,
et la Rancune, son rival et son confident tout
ensemble, se rapprocha de la Rappinière et
de Ragotin, qui étaient rivaux aussi sans le
savoir.
Pour le vieux la Rancune, outre que l'on
hait facilement ceux qui ont prétention sur ce
US LE ROMAN COMIQUE
que Ton destine pour soi, et que naturelle-
ment il haïssait tout le monde, il avait de
plus toujours eu grande aversion pour le poëte,
qui sans doute ne la fit point cesser par cette
confidence. La Rancune conçut donc le des-
sein à l'heure même de lui faire tous les plus
méchants tours qu'il pourrait, à quoi son es-
prit de singe était fort propre. Pour ne perdre
point de temps, il commença dès le jour même,
par une insigne méchanceté, à lui emprunter
de l'argent, dont il se fit habiller des pieds
jusqu'à la tête, et se donna du linge. Il avait
été malpropre toute sa vie ; mais l'amour, qui
fait de plus grands miracles, le rendit soi-
gneux de sa personne sur la fin de ses jours.
Il prit du linge blanc plus souvent qu'il n'ap-
partenait à un vieux comédien de campagne,
et commença de se temdre et raser le poil si
souvent et "avec tant de soin, que ses cama-
rades s'en aperçurent.
Ce jour-là, les" comédiens avaient été retenus
pour représenter une comédie chez un des
plus ricnes bourgeois de la ville, qui faisait
un grand festin, et donnait le bal aux noces
d'une demoiselle de ses parentes, dont il était
tuteur. L'assemblée se faisait dans une maison
<:es nlus belles du pays, qu'il avait quelque
part à une lieue de la" ville, je n'ai pas bien
su de quel côté. Le décorateur des comédiens
et un menuisier y étaient allés dès le matin
pour dresser un théâtre. Toute la troupe s'y
eu fut en deux carrosses, et partit du Mans
sur les dix heures du matin, pour arriver à
l'heure du dîner, où ils devaient jouer la co-
médie. L'Espagnole dona Inezilla fut de la
partie, aux prières des comédiennes et de la
Rancune. Ragotin, qui en fut ayerti, alla at-
tendre le carrosse dans une hôtellerie qui était
au bout du faubourg, et attacha un beau che-
val qu'il avait emprunté aux griffes d'une
LE ROMAN COMIQUE 149
salle basse qui répondait sur la rue. A
peine se mettait-il a table pour dîner, qu'on
l'avertit que les carrosses approchaient. Il vola
à son cheval sur les ailes de son amour, une
grande épëe à son côté et une carabine en
bandoulière. Il n'a jamais voulu déclarer
pourquoi il allait à une noce avec une si grande
c uantité d'armes offensives ; et la Rancune
même;, son cher confident, ne l'a pu savoir.
Quand, il eut détaché la bride de son cheval,
les carrosses se trouvèrent si près de lui, qu'il
n'eut pas le temps de chercher de l'avantage
pour s'ériger en petit saint George. Comme
il n'était pas fort bon écuyer et qu'il ne s'é-
tait pas préparé à montrer sa disposition de-
vant tant de monde, il s'en acquitta de fort
mauvaise grâce, le cheval étant aussi haut
de jambes qu'il' en était court. Il se guinda
pourtant vaillamment sur l'étrier et porta la
jambe droite de l'autre coté de la selle; mais
les sangles, qui étaient un peu lâches, nuisi-
rent beaucoup au petit homme ; car la selle
tourna sur le cheval quand il pensait monter
dessus. Tout allait pourtant assez bien jus-
que-là ; mais la maudite carabine qu'il portait
en bandoulière , et qui lui pendait au cou
comme un collier, s'était mise malheureuse-
ment entre ses jambes sans qu'il s'en aperçût,
tellement qu'il s'en fallait beaucoup que son
cul ne touchât au siège de la selle, qui n'était
§as fort rase, et que la carabine traversait
epuis le pommeau jusqu'à la croupière. Ainsi
il ne se trouva pas à son aise, et ne put pas
seulement toucher les étriers du bout du pied.
Là-dessus, les éperons qui armaient ses jam-
bes courtes se firent sentir au cheval dans un
endroit où jamais éperon n'avait touché. Cela
le fit partir plus gaiement qu'il n'était néces-
saire a un petit homme qui ne posait que sur
une carabine. Il serra les jambes, le cheval
Î50 l-E ROMAN COMIQUE
leva le derrière, et Ragotin, suivant la pente
naturelle des corps pesants, se trouva sur ie
cou du cheval et s'y froissa le nez, le cheval
ayant levé la tête par une furieuse saccade
que l'imprudent lui donna ; mais, pensant ré-
parer sa faute, il lui rendit la bride. Le cheval
en sauta, ce qui fit franchir au cul du patient
toute l'étendue de la selle et le mit sur la
croupe, toujours la carabine entre les jambes,
Le cheval, qui n'était pas accoutumé d'y por-
ter quelque chose, fit une croupade qui remit
Ragotin en selle. Le méchant écuyer resserra
les jambes et le cheval releva le cul encore
plus fort, et alors le malheureux se trouva le
pommeau entre les fesses, où nous le laisse-
rons comme sur un pivot, pour nous reposer
un peu ; car, sur mon honneur, cette descrip-
tion m'a plus coûté que tout le reste du livre,
et encore n'en suis-je pas trop satisfait.
XX. — Le pins court du présent livre. Suite du trébu-
chement de Ragotin. et quelque chose de semblable*
qui arriva à Roquebrune.
Nous avons laissé Ragotin assis sur le pom-
meau d'une selle, fort empêché de sa conte-
nance, et fort en peine de ce qui arriverait de
lui. Je ne crois pas que défunt Phaéton, de
malheureuse mémoire, ait été plus empêché
après les quatre chevaux fougueux de son
père, que le fut alors notre petit avocat sur
un cheval doux comme un âne : et s'il ne lui
en coûta pas la vie comme à ce fameux témé-
raire, il s'en faut prendre à la fortune, sur les
caprices de laquelle j'aurais un beau champ
pour m'étendre, si je n'étais obligé en cons-
cience de le tirer vitement du péril où il se
trouve ; car nous en aurons beaucoup à faire,
tandis que notre troupe comique sera dans ia
ville du Mans. Aussitôt que l'infortuné Rago-
LE ROUAN COSIIQUE 151
<;in ne sentit qu'un pommeau de selle entre les
deux parties de son corps qui étaient les plus
charnues, et sur lesquelles il avait accoutumé
de s'asseoir, comme font tous les animaux
raisonnables; je veux dire qu'aussitôt qu'il se
sentit n'être assis que sur tort peu de chose.
il quitta la bride en homme de jugement, et
se prit aux crins du cheval, qui se mit aussi-
tôt à courir. Là-dessus la carabine tira. Ra-
gotin crut en avoir au travers du corps ; son
cheval crut la même chose, et broncha si ru-
dement, que Ragotin en perdit le pommeau
qui lui servait de siège, tellement qu'il pendit
quelque temps aux crins du cheval, un pied
accroché par son éperon à la selle, et l'autre
pied et le reste du corps attendant le décro-
chement de ce pied accroché, pour donner en
terre, de compagnie avec la carabine, l'épée,
îe baudrier et la bandoulière. Enfin le pied se
décrocha, ses mains lâchèrent le crin, et il
fallut tomber ; ce qu'il fit bien plus adroite-
ment qu'il n'avait monté. Tout cela se passa à
la vue des carrosses qui s'étaient arrêtés
pour le secourir, ou plutôt pour en avoir le
plaisir. Il pesta contre le cheval, qui ne branla
pas depuis sa chute ; et, pour le consoler, on
îe reçut dans l'un des carrosses en la place du
poëté, qui fut bien aise d'être à cheval pour
galantiser à la portière où était Inezilla. Ra-
g-otin lui résigna l'épée et l'arme à feu, qu'il
se mit sur le corps d'une façon toute martiale.
Il allongea les etriers, ajusta la bride, et se
prit sans doute mieux que Ragotin à monter
sur sa béte. Mais il y avait quelque sort jeté
sur ce malencontreux animal : la selle, mal
sanglée, tourna comme à Ragotin ; et ce qui
attachait ses chausses s'étant rompu, le che-
val l'emporta quelque temps un pied dans
rétrier, l'autre servant de cinquième jambe
au cheval, et les parties de derrière du citoyen
152 LE ROMÀJ COMIQDB
du Parnasse fort exposées aux yeux des assis-
tants, ses chausses lui étant tombées sur les
jarrets. L'accident de Ragotin n'avait fait rire
personne, â cause de la peur qu'on avait eue
qu'il ne se blessât ; mais Roquebrune fut ac-
compagné de grands éclats de risée que l'on
fit dans les carrosses. Les cochers arrêtèrent
leurs chevaux pour rire leur soûl ; et tous
les spectateurs firent une grande huée après
Roquebrune, au bruit de laquelle il se sauva
dans une maison, laissant le cheval sur sa
bonne foi; mais il en usa mal, car il s'en re-
tourna vers la ville. Ragotin, qui eut peuï
d'avoir à le payer, se fit descendre de carrosse,
et alla après ; et le poète, qui avait recouvert
ses parties postérieures, rentra daus un des
carrosses, fort embarrassé et embarrassant
les autres de l'équipage de guerre de Ragotin,
qui eut encore cette troisième disgrâce devant
sa maîtresse, par où nous finirons ce vingtième
chapitre.
XXI. — Qui peut-être ne sera pas trouvé fort
divertissant.
Les comédiens furent fort bien reçus du maî-
tre de la maison, qui était honnête* homme et
des plus considères du pays. On leur donna
deux chambres pour mettre leurs hardes, et
pour se préparer en liberté à la comédie, qui
fut remise à la nuit. On les fit aussi dîner en
particulier, et, après dîner, ceux qui voulurent
se promener eurent à choisir entre un grand
bois et un beau jardin. Un jeune conseiller du
parlement de Rennes, proche parent du maî-
tre de la maison, accosta nos comédiens, et
s'arrêta à faire conversation avec eux, ayant
reconnu que Destin avait de l'esprit, et que
les comédiennes, outre qu'elles étaient fort
belles, étaient capables de dire autre chose
LE ROMAN COMIQUE 153
que des vers appris par cœur. On parla des
choses dont on parle d'ordinaire avec des co-
médiens, de pièces de théâtre et de ceux qui
les font. Ce jeune conseiller dit, entre autres
choses, que les sujets connus, dont on pouvait
faire des pièces régulières avaient tous été
mis en œuvre ; que l'histoire était épuisée, et
qu'à la fin on serait réduit à se dispenser de
ia règle des vingt-quatre heures ; que le peuple
de la plus grande partie du monde ne savait
point a quoi étaient bonnes les règles sévères
du théâtre ; que l'on prenait plus de plaisir à
voir représenter les choses qu'à entendre les
récits ; et cela étant, que l'on pourrait faire
des pièces qui seraient fort bien reçues sans
tomber dans les extravagances des Espagnols,
et sans se gêner par la rigueur des règles a" Aris-
tote. De la comédie on vint à parler des romans.
Le conseiller dit qu'il n'y avait rien de plu3
divertissant que quelques romans modernes ;
que les Français seuls en savaient faire de
bons ; mais que les Espagnols avaient le se-
cret de faire de petites histoires, qu'ils appel-
lent Nouvelles, qui sont bien à notre usage et
plus à la portée de l'humanité que ces héros
imaginaires de l'antiquité, qui sont quelque-
fois incommodes a force d'être honnêtes gens:
enfin, que les exemples imitables étaient pour
le moins d'aussi grande utilité que ceux que
l'on avait presque peine à concevoir. Et il con-
clut que, si Ton faisait des nouvelles en fran-
çais aussi bien faites que quelques-unes de
i jIles de Michel de Cervantes, elles auraient
cours autant que les romans héroïques.
Roquebrune ne fut pas de cet avis. Il dit d'un
ton fort absolu qu'il n'y avait point de plai-
sir à lire des romans, s'ils n'étaient composés
d'aventures de princes, et encore de grands
princes, et que par cette raison-là YAstrée ne
lui avait plu qu'en quelques endroits.
154 LE ROMAN COMIQUE
— Et dans quelles histoires trouverait- on
assez de rois et d'empereurs pour nous faire
des romans nouveaux? lui repartit le con-
seiller.
— Il en faudrait faire, dit Roquebrune,
comme dans les romans tout à fait fabuleux,
et qui n'ont aucun fondement dans l'histoire.
— Je vois bien, repartit le conseiller, que le
livre de don Quichotte n'est pas trop bien avec
vous.
— C'est le plus sot livre que j'aie vu, reprit
Roquebrune, quoiqu'il plaise à quantité de
gens d'esprit.
— Prenez garde, dit Destin, qu'il ne vous
déplaise par votre faute plutôt que par la
sienne.
Roquebrune n'eût pas manqué de reparties,
s'il eut entendu ce qu'avait dit Destin ; mais
il était occupé à compter ses prouesses à quel-
ques dames qui s'étaient approchées des co-
médiennes, auxquelles il ne promettait pas
moins que de faire un roman en cinq parties,
chacune de dix volumes, qui effacerait les
Cassandre, les Cléopâîre, les Polexandre et
les Cyrus, quoique ce dernier ait le surnom
de grand, aussi bien que le fils de Pépin.
Cependant le conseiller disait à Destin et
aux comédiennes, qu'il avait essayé de faire
des nouvelles à l'imitation des Espagnols, et
qu'il voulait leur en communiquer quelques-
■unes. Inezilla prend la parole, et dit en fran-
çais, qui tenait plus du gascon que de l'espa-
gnol, que son premier mari avait eu la réputa-
tion de bien écrire à la cour d'Espagne; qu'il
avait composé quantité de nouvelles qui y
avaient été bien reçues^ et qu'elle en avait en-
core d'écrites à la'main, qui réussiraient en
français si elles étaient bien traduites. Le con-
seiller était fort curieux de cette sorte de livre.
U témoigna à l'Espagnole qu'elle lui ferait un
LE HOiîÀN codions 155
extrême plaisir de lui en donner la lecture ; ce
au'elle lui accorda fort c; vilement.
* — Et même, ajouta-t-elle, je pense en savoir
autant que personne au monde : et comme
quelques femmes de notre nation se mêlent
d'en faire, et aussi des vers, j'ai voulu l'es-
, yer comme les autres, et je puis vous en
montrer quelques-unes de ma façon.
Roquebrune s'offrit témérairement, selon
sa coutume, à les mettre en français. Inezilla
qui était peut-être la plus déliée Espagnole
oui ait jamais passé les Pyrénées pour venir
en France, lui répondit que ce n'était pas as-
sez de bien savoir le français, qu'il fallait sa-
voir également l'espagnol* et qu'elle ne ferait
point difficulté de lui donner ses nouvelles à
traduire quand elle saurait assez de français
pour juger s'il en était capable.
La Rancune, qui n'avait point encore parlé,
dit qu'il n'en fallait pas douter, puisqu'il avait
été correcteur d'imprimerie.
Il n'eut pas plutôt lâché la parole, qu'il se
ressouvint que Roquebrune lui avait prêté de
Fargent. Il ne le poussa donc point selon sa
coutume, le voyant déjà tout défait de ce au'il
avait dit, et avouant avec confusion qu'il avait
véritablement corrigé quelque temps chez les
imprimeurs, mais que ce n'avait été que ses
propres ouvrages.
Mademoiselle de l'Etoile dit alors à la doua
Inezilla que, puisqu'elle savait tant d'histo-
riettes, elle l'importunerait souvent pour lui en
conter. L'Espagnole s'y offrit à l'heure même.
On la prit au mot; tous ceux de la compagnie
se mirent autour d'elle; et alors elle com-
mença une histoire, non pas tout à fait dans
les termes que vous l'allez lire dans le cha-
Eitre suivant, mais pourtant assez intelligi-
lement pour faire voir qu'elle avait bien de
l'esprit en espagnol, puisqu'elle en faisait
156 LE ROMAS COMIQUE
beaucoup paraître dans une langue dont b^
ne savait pas les beautés.
XXII. — A trompeur, trompeur et demi.
Une jeune dame de Tolède, nommée Victo-
ria, de l'ancienne maison de Portocarrero,
s' était retirée dans une maison qu'elle avai'
^ur les bords du Tage, à demi-lieue de Tolède,
en l'absence de son frère, qui était capitaine
de cavalerie dans les Pays-Bas. Elle était de-
meurée veuve à l'âge de dix-sept ans, d'un
vieux gentilhomme qui s'était enrichi aux
Indes, et qui, s'étant perdu en mer six mois
après son mariage, avait laissé beaucoup de
biens à sa femme.
Cette belle veuve, depuis la mort de son
mari, s'était retirée auprès de son frère, et y
avait vécu d'une façon si approuvée de tout le
monde, qu'à l'âge *de vingt ans les mères la
proposaient à leurs filles comme un exemple,
les maris à leurs femmes, et les ^ajants à
leurs désirs, comme une conquête frigne de
leur mérite : mais si sa vie retirée aààifc re-
froidi l'amour de plusieurs, elle ajydsfc d'un au-
tre côté augmente l'estime que tQU$ le monde
avait pour elle.
Elle goûtait en liberté les plaisirs de la cam-
pagne dans cette maison des champs, quand
un matin ses bergers lui amènent deux nom-
mes qu'ils avaient trouvés dépouillés de tous
leurs habits, et attachés à des arbres où ils
avaient passé la nuit. On leur avait donné à
chacun une méchante cape de berger pour se
couvrir, et ce fut dans ce bel équipage qu'ils
Sarurent devant la belle Victoria. La pauvreté
e leurr- habits ne lui cacha poim la richy
mine du plus jeune, qui lui fit un compliment
en honnête homme, et lui dit qu'il était un
gentilhomme de Cordoue, appelé don Lopès
LE ROMAS COMIQUE 157
ae Gongora ; qu'il venait de Séville, et qu'al-
lant à Madrid pour des affaires d'importance,
et s'étant amusé à jouer à une demi-journée
de Tolède, où il avait dîné le jour auparavant,
la nuit l'avait surpris : qu'il s'était endormi,
et son valet aussi, en attendant un muletier
qui était demeuré derrière ; et que des voleurs
l'ayant trouvé comme il dormait, l'avaient lié
à un arbre, et son valet, après les avoir dé-
pouillés jusqu'à la chemise.
Victoria ne douta point de la vérité de ses
paroles ; et sa bonne mine parlait en sa fa-
veur, et il y avait toujours de la générosité à
secourir un étranger réduit à une si fâcheuse
nécessité. Il se rencontra heureusement que
parmi les hardes que son frère lui avait lais-
sées en garde, il y avait quelques habits ; car
les Espagnols ne quittent point leurs vieux
habits pour jamais quand ils en prennent de
neufs. On choisit le plus beau et le mieux fait
à la taille du maître ; et le valet fut aussi re-
vêtu de ce que l'on put trouver sur-le-champ
de plus propre pour lui.
L'heure du dîner étant venue, cet étranger,
que Victoria fit manger à sa table, parut à
ses yeux si bien fait, et l'entretint avec tant
d'esprit, qu'elle crut que l'assistance qu'elle
lui rendait ne pouvait jamais être mieux
employée. Ils furent ensemble le reste du
jour, et se plurent tellement l'un à l'autre,
que la nuit même ils en dormirent moins qu'ils
n'avaient accoutumé. L'étranger voulut en-
voyer son valet à Madrid quérir db l'argent,
et faire faire des habits, ou du moins il en fit
le semblant. La belle veuve ne voulut pas le
permettre, et lui en promit pour achever son
voyage. Il lui parla d amour dès le jour même,
et elle l'écouta favorablement. Enfin, en quinze
jours, la commodité du lieu, le mérite égtA
en ces deux jeunes personnes, quantité de ser-
158 LE ROMAN COIIIQOE
rnents d'un côté, trop de franchise et de cré-
dulité de l'autre, une promesse de mariage
offerte, et la foi réciproquement donnée en
présence d'un vieil écuyer et d'une suivante
de Victoria, lui firent faire une faute dont ja-
mais on né l'eût crue capable, et mirent ce
bienheureux étranger en possession de la plus
belle dame de Tolède. Huit jours durant, ce ne
furent que feux et flammes entre les jeunes
amants.
Il fallut se séparer ; ce ne furent que larmes.
Victoria eût eu le droit de le retenir ; mais
l'étranger lui ayant fait valoir qu'il laissait
perdre une affaire de grande importance pour
l'amour d'elle, et lui protestant que le gain
qu'il avait fait de son cœur lui faisait négliger
celui d'un procès qu'il avait à Madrid, et même
ses prétentions de la cour, elle fut la première
à hâter son départ, ne l'aimant pas assez
aveuglément pour préférer le plaisir d'être
avec lui à son avancement. Elle fit faire des
habits à Tolède pour lui et pour son valet, et
lui donna de l'argent autant qu'il en voulut.
Il partit pour Madrid, monté sur une bonne
mule, et son valet sur une autre, la pauvre
damé véritablement accablée de douleur quand
îl partit, et lui, s'il ne fut pas beaucoup af-
fligé, le contrefaisant avec la plus grande
hypocrisie du monde.
Le jour même qu'il partit, une servante fai-
sant la chambre où il avait couché, trouva
une boîte de portraits enveloppée dans une
lettre. Elle porta le tout à sa maîtresse, qui
vit dans la bo te un visage parfaitement beau
et fort jeune, et lut dans la lettre ces pa-
roles, ou d'autres qui voulaient dire la même
chose :
« Monsieur mon cousin,
» Je vous envoie le portrait de la belle El-
LE ROMAN COMIQUE 159
Tire de Sylva. Quand vous la verrez, vous la
trouverez encore plus belle que le peintre ne
l'a faite. Don Pedro de Sylva, son père, vous
attend avec impatience. Les articles de votre
mariage sont tels que vous les avez souhai-
tés, et ils vous sont fort avantageux à ce qu'il
nie semble. Tout cela vaut bien la peine que
vous hâtiez votre voyage.
» Don Antoine de Ribera.
» De Madrid, etc. »
La lettre s'adressait à Fernand de Ribera. à
Séville. Représentez-vous, je vous prie, l'é-
tonnement de Victoria a la lecture d'une
telle lettre, qui, selon toutes les apparences,
ne pouvait être écrite à un autre qu'à son
Lopès de Gongora. Elle voyait, mais trop
tard, que cet étranger au'elle avait si fort
obligé, et si vite, lui avaic déguisé son nom»
et par ce déguisement elle devait être tout as-
surée de son infidélité. La beauté de la
•dame du portrait ne la devait pas moins
[mettre en peine, et ce mariage, dont les arti-
cles étaient déjà pa-.-és, achevait de la désespé-
rer. Jamais personne ne s'affligea tant :
hes soupirs pensèrent la suffoquer; elle
pleura jusqu'à s'en faire du mal à la tête.
Lit Misérable que je suis, disait-elle quelquefois
im elle-même, et quelquefois aussi devant son
fcrieil écuyer et sa suivante, qui avaient été
émoins de son mariage, ai-je été si longtemps
iage pour faire une faute irréparable, et de-
rais-je refuser tant de personnes de condition
le ma connaissance qui se fussent estimées
îeureuses de me posséder, pour me donner à
m inconnu qui se moque peut-être de moi,
près m' avoir rendue mal heureuse pour toute
oa 7ieî Que dira-t-on à Tolède, et que dira-
160 LE ROMAN C0t.::QUE
t-on dans toute l'Espagne? Un jeune homme
lâche et trompeur sera-t-il discret? Devais-je
lui témoigner que je l'aimai*, avant que de
savoir si j'en étais aimée? M'aurait-il caché
son nom s'il avait été sincère, et dois-je espé-
rer, après cela, qu'il cache les avantages qu'il
a sur moi? Que ne fera point mon frère con-
tre moi, après ce que j'ai fait moi-même? et
de quoi lui sert l'honneur au il acquiert en
Flandre, tandis que je le déshonore en Espa-
gne? Non, non, Victoria, il faut tout entre-
prendre, puisque nous avons tout oublié ; mais,
avant que d'en venir à la vengeance et aux
derniers remèdes, il faut essayer de gagner
par adresse ce que nous avons mal conservé
par imprudence. Il sera toujours assez à
temps de se perdre quand il n'y aura plus
rien à espérer. »
Victoria avait l'esprit bien fort, d'être ca-
pable de prendre sitôt une bonne résolution
dans une si mauvaise affaire. Son vieil écuyer
et sa suivante voulurent la conseiller, elle leur
dit qu'elle savait tout ce qu'on pouvait lui
dire, mais qu'il n'était plus question que d'a-
gir. Djs le jour même un chariot et une
charrette furent chargés de meubles et de ta-
pisseries- et Victoria faisait courir le bruit
par ses domestiques qu'il fallait qu'elle allât
à la cour pour les affaires pressantes de son
frère ; elle monta en carrosse avec son écuyer
et sa suivante, prit le chemin de Madrid, et
se fit suivre par son bagage.
Dès qu'elle y fut arrivée, elle s'informa du
logis de don Pedro de Sylva; et, l'ayant ap-
pris, elle en loua un dans le même quartier.
Son vieil écuyer avait nom Rodrigue Santil-
lane; il avait été nourri jeune par le père de
Victoria, et il aimait sa maîtresse comme si
elle eût été sa fille. Ayant force habitude dans
Madrid, ou il avait passé sa jeunesse, il sut
LE ROMA* COMIQUE 161
en peu de I q Pedro de
Sylva se mariait a un gentilhomme d
ville, qu'on appelait Fernand de Ribera: qu'un
de ses cousins de même nome it fait
ce mariage, et que don Pedro songeait déjà
aux personnes qu'il mettrait auprès de sa
ademain Rodrigue Santillane,
honnêtement vêtu, Victoria, habillée en veuve
de médiocre condition, e^ B-ûtt.x. sa suivante,
faisan- : de sa beile-mere, femme
de Rodrigue, allèrent chra don Pedro, et de-
mandèrent a Loi parler. Don Pedro les reçut
fort civilement Et Rodrigue lui dit. avec
beaucoup I -ait un pauvre
gentilhomme des m:: le Tolède: qu'il
avait inique de sa première femme,
qui était Victoria, dont le mari était mo:
puis reu a - ou il demeurait, et que,
voyant sa fille veuve avec peu de bien, il l'a-
vait amenée à la cou? pour lui chercher con-
dition ; qu'ayant entendu parler de lui et de
sa fille qu'il était près de marier, il avait cru
lui faire plaisir en lui venant offrir une jeune
veuve très-propre à servir de duègne a la nou-
velle mariée, et ajouta que le mérite de sa fille
le rendait hardi a la lui offrir, et qu'il en se-
rait pour le moins aussi satisfait qu'il l'avait
pu être de sa bonne mine.
Avant que d*a loiu, il faut que j'ap-
prenne à ceux qui ne le savent pas qui
dames en Espagne ont des duègnes auprès
d'elles ; et ces duègnes sont à peu près la
même chose que les gouvernantes ou dames
d'honneur que nous voyons auprès des fem-
de gran.le condition. Il faut que je dise encore
que ces duègnes sont des animaux rigides et
fâcheux, aussi redoutés pour le moins que les
belies-meres.
Rodrigue joua si bien son personnage, et
Victoria, brlle comme elle était, parut, en son
LI »0*A* COMigc».. — t. I. 6
162 LE ROMAN COMIQUE
habit simple, si agréable et de si bonne au-
gure aux yeux de don Pedro de Sylva, qu'il la
retint à l'heure même pour sa fi]le. Il offrit
même à Rodrigue et à sa femme place dans
sa maison. Rodrigue s'en excusa, et lui dit
qu'il avait quelques raisons pour ne pas reee-
Toir l'honneur qu'il voulait lui faire, mais que,
logeant dans le même quartier, il serait prêt
ià lui rendre service toutes les fois qu'il vou-
drait l'employer.
Voilà donc Victoria dans la maison de don
Pedro, fort aimée de lui et de sa fille Elvire,
et fort enviée de tous les valets, Don Antoine
de Ribera, qui avait fait le mariage de son
infidèle cousin avec la fille de don Pedro de
Sylva, lui venait souvent dire que son cousin
était en chemin et qu'il lui avait écrit en par-
tant de Séville : cependant ce cousin ne venait
point, cela le mettait fort en peine. Don Pedro
et sa fille ne savaient qu'en penser, et Victo-
ria y prenait encore plus de part. Don Fer-
nand n'avait garde de venir si vite.
Le jour même qu'il partit de chez Victoria,
Dieu le punit de sa perfidie. En arrivant à
Illescas, un chien, qui sortit d'une maison à
l'improviste, fit peur à son mulet, qui lui
froissa une jambe contre une muraille, et le
jeta par terre. Don Fernand se démit une
cuisse, et se trouva si mal de sa chute, qu'il
ne put passer outre. Il fut sept ou huit jours
entre les mains des médecins et chirurgiens
du pays, qui n'étaient pas des meilleurs ; et
son mal devenant tous les jours plus dange-
reux, il fit savoir son infortune à son cousin,
et le pria de lui envoyer un brancard.
A cette nouvelle, on s'affligea de sa chute, et
an se réjouit de ce que Ton savait enfin ce
qu'il était devenu. Victoria, qui l'aimait en-
core, en fut fort inquiète. Don Antoine en-
voya quérir don Fernand; il fut amené à Ma-
le : ;ue 163
drid, où, tandis que l'on fît des habits pour lui
et pour son train, qui fut fort magnifique
(car il était aimé de sa maison ei fort riche},
les chirurgiens de Madrid, plus habiles que
ceux d'Iilescas, le guérirent parfaitement. Don
Pedro de Sylva et~sa fille Elvire furent avertis
du jour que don Antoine de Ribera devait leur
amener son cousin don Fernand. Il y a appa-
rence que la jeune Eivire ne se négligea pas,
et que Victoria ne fut pas sans émotion.
Elle vit entrer son infidèle, paré comme un
nouveau marié ; et, s'il lui avait plu mal vêtu
et mal en ordre, elle le trouva l'homme du
monde de la meilleure mine en ses habits de
noces. Don Pedro n'en fut pas moins satisfait.
et sa fille eût été bien difficile si elle eût trouve
quelque chose à redire. Tous les domestiques
regardèrent le serviteur de leur jeune maî-
tresse de toute la grandeur de leurs yeux, et
tout le monde de la maison en eut le cœur
épanoui, à la réserve de Victoria, qui sans
doute l'eut bien serré. Don Fernand fut
charmé de la beauté d'Elvire, et avoua à son
cousin qu'elle était encore plus belle que son
portrait. Il lui fit ses premiers compliments
en homme d'esprit, et parlant à elle et à son
père, s'abstint le plus qu'il put de toutes les
sottises que^dit ordinairement à un be^' -
il à une maîtresse un homme qui demande à
le marier. Don Pedro de Sylva s'enferma dans
un cabinet avec les deux cousins et avec un
homme d'affaires, pour ajouter quelque chose
qui manquait aux articles. Cependant Elvire
demeura dans la chambre, environnée de tou-
tes ses femmes, qui se réjouissaient devant
elle de la bonne mine de son serviteur. La
seule Victoria demeura froide et sérieuse au
milieu des emportements des autres. Elvire le
remarqua, et la tira à oart pour lui dire
. qu'elle s'étonnait de ce qu'elle ne lui disait
164 LE ROMAN COMIQUE
rien de l'heureux choix que son père avait
fait d'un gendre qui paraissait avoir tant de
mérite ; et ajouta qu'au moins par flatterie ou
par civilité, elle lui en devait dire quelque
chose.
— Madame, lui dit Victoria, ce qui paraît
de votre serviteur est si fort à son avantage,
qu'il n'est point nécessaire de vous le louer.
ÎJa froideur, que vous avez remarquée, ne
vient point d'indifférence ; et je serais indi-
gne des bontés que vous avez pour moi si je
ne prenais part à tout ce qui vous touche. Je
me serais donc réjouie de votre mariage aussi
bien que les autres, si je connaissais moins
celui qui doit être votre mari. Le mien était
de Sévïlie et sa maison n'était pas éloignée de
celle du père de votre serviteur. Il est de bonne
maison, il est riche, il est bien fait, et je veux
croire qu'il a de l'esprit ; enfin il est digne de
vous : mais vous méritez l'affection tout en-
tière d'un homme, et il ne peut vous donner
ce qu'il n'a pas. Je m'abstiendrais bien de
Tous dire des choses qui peuvent vous dé>
ylaire ; mais je ne m'acquitterais pas cle tout
t-:e que je vous dois si je ne vous découvrais
tout ce que je sais de don Fernand, dans une
affaire d'où dépend le bonheur ou le malheur
de votre vie.
Elvire fut fort étonnée de ce que lui dit sa
gouvernante; elle la pria de ne pas différer
davantage à lui éclaircir les doutes qu'elle lui
avait mis dans l'esprit. Victoria lui dit que
cela ne se pouvait dire devant ses servantes,
ni en peu de paroles. Elvire feignit d'avoir af-
faire en sa chambre, où Victoria lui dit, aus-
sitôt" qu'e-le se vit seule avec elle, que Fer-
nand de Ribera était amoureux, à Séville,
d'une Lucrèce de Monsalve, demoiselle fort
aimable, quoique fort pauvre, qu'il en avait
trois enfants, sous promesse de mariage ; que,
LE ROMAN' COMÏQCE 165
du vivant du père de Ribera, la chose avait
été tenue secrète; et qu'après sa mort Lu-
crèce lui ayant demandé l'accomplissement de
sa promesse, il s'était extrêmement refroidi ;
qu'elle avait remis cette affaire entre les
mains de deux gentilshommes de ses parents,
que cela avait fait grand éclat dans Sévi
que don Fernand s*en était absenté qn
temps par le conseil de ses amis, pour éviter
les parents de cette Lucrèce, qui le cher*--
chaient partout pour le tuer. Elle ajouta que
l'affaire était dans cet état quand elle quitta
Séville il y avait un mois, et que le bruit cou-
rait en même temps que don Fernand allait
se marier à Madrid. Elvire ne put s'empêcher
de lui demander si cette Lucrèce était fort
belle. Victoria lui dit qu'il ne lui manquait
que du bien, et la laissa fort rêveuse, et réso-
lue d'informer promptement son père de ce
qu'elle venait d'apprendre. On vint l'appeler
en même temps pour venir trouver son servi-
teur, qui avait achevé avec son père, ce qui
les avait fait retirer en particulier. Elvire s'y
en alla ; et en attendant, Victoria demeura
dans l'antichambre, ou elle vit entrer ce même
valet qui accompagnait son infidèle quand
elle le reçut si généreusement en sa maison
auprès de" Tolède. Ce valet apportait a son
maître un paquet de lettres qu'on lui avait
donné à la poste de Séville. Il ne put recon-
naître Victoria, que la coiffure de veuve avait
fort déguisée. Il la pria de le faire parler à
son maître, pour lui donner ses lettres. Elle
lui dit qu'il ne lui pourrait parler de long-
temps ; mais que, s'il voulait lui confier son
paquet, elle irait le lui porter quand on pour-
rait lui parler. Le valet n'en fit -point de
difficulté, et lui ayant remis son paquet
entre les mains, s'en retourna où il avait af-
faire. Victoria, qui n'avait rien à négliger,
168 LE R0MA3 COMIQUE
monta dans sa chambre, ouvrit le paquet, et
en moins de rien le referma, y ajoutant une
lettre qu'elle écrivit à la hâte. Cependant les
deux cousins achevèrent leur visite. Elvire v:':
le paquet de don Fernand entre les mains d ;
sa gouvernante, et lui demanda ce que c'é-
tait. Victoria lui dit d'un air indifférent quo
le valet de don Fernand le lui avait donné
pour le rendre à son maître, et qu'elle allait
envoyer après, parce qu'elle ne s'était point
trouvée quand il était sorti. El vire lui dit
qu'il n'y avait point de danger à l'ouvrir, et
que l'on y trouverait peut-être quelque chose
de l'affaire qu'elle lui avait apprise. Victoria,
qui ne demandait pas mieux, l'ouvrit eneore
une fois. Elvire en regarda toutes les lettrer,
et ne manqua pas de s'arrêter sur celle qu'elle
vit écrite en lettres de femme, qui s'adressai;:
& Fernand de Ribera à Madrid. Voici ce qu'elle
y lut :
« Votre absence et la nouvelle que j'ai ap-
prise que l'on vous mariait à la cour? vous
ieront bientôt perdre une personne qui vous
aime plus que sa vie, si vous ne venez bientôt
la désabuser et accomplir ce que vous ne pou-
vez différer ou lui refuser sans une froideur
ou une trahison manifeste. Si ce que l'on dit
de vous est véritable, et si vous ne songez
olus au tort que vous me faites, et à nos en-
fants, au moins devriez-vous songer à votre
vie , que mes cousins sa liront bien vous faire
perdre quand vous me réduirez à les en prier,
puisqu'ils ne vous la laissent qu'à ma prière.
» LOCRÈCE DE MONSÀLVE.
» De Séville, etc. »
Elvire ne douta plus de tout ce qup lui avait
dit sa gouvernante, après la lecture de cette
lettre. Elle la fit voir à son père, qui ne put
LE ROMAX COMIQUE 167
assez s'étonner qu'un .gentilhomme de condi-
tion fût assez lâche pour manquer de fidélité
à une demoiselle qui le valait bien, et de qui
il avait eu des enfants. A l'heure même, il alla
s'en informer plus amplement d'un gentil-
homme de Séville de ses grands amis, par le-
quel il avait déjà été instruit du bien et des
affaires de don Féru and.
A peine tut-il sorti, que don Fernand vint
demander ses lettres, suivi de son valet, qui
lui avait dit que la gouvernante de sa maî-
tresse s'était charg-ée de les lui rendre. Il
trouva El vire dans la salle, et lui dit que quoi-
que deux visites lui fussent pardonnables dans
Tes termes où il était avec elle, il ne venait
pas tant pour la voir que pour lui demander
ses lettres, que son valet avait laissées à sa
gouvernante. Elvire lui répondit qu'elle les
avait prises ; qu'elle avait eu la curiosité d'ou-
vrir le paquet, ne doutant point qu'un homme
de son âge n'eût quelque attachement de ga-
lanterie dans une grande ville comme Séville ;
et que, si sa curiosité ne l'avait pas beaucoup
satisfaite, elle lui avait appris en récompense
ue ceux qui se mariaient ensemble avant de
E connaître hasardaient beaucoup. Elle ajouta
nsuite qu'elle ne voulait pas lui retarder da-
antage le plaisir de lire ses lettres; enache-
ant ces paroles, elle lui donna son paquet et
i lettre contrefaite ; et, lui faisant la révé-
-ance, le quitta sans attendre la réponse.
Don Fernand demeura fort étonné de ce
-'-d'il entendit dire a sa maîtresse, n lut la
ettre supposée, et vit bien que l'on voulait
roubler son mariage par une fourbe. Il s'a-
•iressa à Victoria, qui était demeurée dans la
>a!le, et lui dit, sans s'arrêter beaucoup à sou
isage, que quelque ri rai ou quelque personne
malicieuse avait supposé ia lettre qu'il venait
.e lire.
168 LE ftOilA.N COMIQUE
— Moi, une femme dans Séville ! s'écria-t-il
tout étonné; moi des enfants! Ah! si ce n'est
la plus imprudente imposture du monde, je
veux qu'on me coupe la tête.
Victoria lui dit qu'il pouvait bien être inno-
cent, mais que sa maîtresse ne pouvait moins
faire que de s'en éclaircir, et que très-assuré-
mént le mariage ne passerait pas outre que
don Pedro ne fût assuré, par un gentilhomme
de Séville de ses amis, qu'i) était allé chercher
exprès, que cette prétendue intrigue fut sup-
posée.
— C'est ce que je souhaite, lui répondit don
Fernand, et s'il y a seulement dans Séville
une dame qui ait nom Lucrèce de Monsaive,
je veux ne passer jamais pour un homme
d'honneur; et je vous prie, continua-t-il, si
vous êtes bien dans l'esprit d'Elvire, comme
je n'en doute pas, de me l'avouer, afin que je
vous conjure de me rendre de bons offices au-
près d'elle.
— Je crois sans vanité, lui répondit Victo-
ria, qu'elle ne fera pas pour un autre ce qu'elle
m'aura refusé, mais je connais aussi son hu-
meur : on ne l'apaise pas aisément quand elle
se croit désobligée. Et comme toute l'espé-
rance de ma fortune n'est fondée que sur la
bonne volonté qu'elle a pour moi, je n'irai pas
lui manquer de complaisance pour en avoir
trop pour vous, et hasarder de me mettre mal
auprès d'e;le, en tâchant de lui ôter la mau-
vaise opinion qu'elle a de votre sincérité. Je
suis pauvre, ajouta- t-elle, et c'est à moi beau-
coup perdre que de ne gagner pas. Si ce qu'elle
m'a promis pour me remarier m'allait manquer,
je serais veuve toute ma vie, quoique, jeune
comme je suis, je puisse encore plaire à quel-
que honnête homme ; mais on dit bien vrai
que sans argent...
Elle allait enfiler un long prône de gouver-
LE ROMAN COMIQUE 169
liante ; car* pour la bien contrefaire, il fallait
parler beaucoup. Mais don Fernand lui dit en
l'interrompant.
— Rendez-moi le service que je vous de-
mande, et je vous mettrai en état de pou-
voir vous passer des récompenses de votre
maîtresse; et pour vous montrer, ajouta-t-il,
que je veux vous donner autre chose que des
paroles, donnez-moi du papier et de l'encre, et
je vous ferai une promesse de ce que vous
voudrez.
— Jésus! monsieur, lui dit la fausse gou-
vernante, la parole d'un honnête homme suf-
fit ; mais, pour vous plaire, je m'en vais qué-
rir ce que vous demandez.
Elle revint avec ce qu'il fallait pour faire
une promesse de plus de cent millions d'or :
et don Fernand fut si galant homme, ou plu-
tôt il avait la possession d'Elvire tellement à
cœur, qu'il lui écrivit son nom en blanc dans
une feuille de papier, pour l'obliger par cette
confiance à le servir de bonne façon.
Voilà Victoria sur les nues; elle promit des
merveilles à don Fernand, et lui dit qu'elle
voulait être la plus malheureuse du monde si
elle n'allait travailler en cette affaire comme
pour elle-même et elle ne mentait pas. Don
Fernand la quitta rempli d'espérance, et Ro-
drigue Santillane, son écuyer, qui passait pour
son père, l'étant venu voir pour apprendre ce
qu'elle avait avancé pour son dessein, elle lui
en rendit compte et lui montra le blanc signé,
dont il loua Dieu avec elle de ce que tout
semblait contribuer à sa satisfaction. Pour ne
point perdre de temps il s'en retourna à son
logis, que Victoria avait loué à côté de celui
de don Pedro, comme je vous l'ai déjà dit, et
là il écrivit, au-dessus du seing de don Fer-
nand, une promesse de mariage attestée de
témoins, et datée du temps que Victoria reçut
170 LE ROMAN COMIQUE
cet infidèle dans sa maison des champs. II
écrivait aussi bien qu'homme qui fût en Es-
pagne, et avait si bien étudié la lettre de don
Fernand sur des vers qu'il avait écrits de sa
main, et qu'il avait laissés à Victoria, que don
Fernand même s'y fût trompé.
Don Pedro de Sylva ne trouva point le gen-
tilhomme qu'il était ailé chercher pour s'in-
former du mariage de don Fernand ; il laissa
un billet â son logis, et revint au sien, où le
soir même Elvire ouvrit son cœur à sa gou-
vernante, et lui assura qu'elle désobéirait plu-
tôt à son père que d'épouser jamais don Fer-
nand, lui avouant de plus qu'elle était engagée
d'affection avec un Diego de Maradas, il y
avait longtemps ; qu'elle avait déféré à son
père, en forçant son inclination pour lui plaire ;
et puisque Dieu avait permis que la malivaise
foi de don Fernand fût découverte, qu'elle
croyait en le refusant obéir à la volonté divine
qui semblait lui destiner un autre époux.
Vous devez croire que Victoria fortifia Elvire
dans ses bonnes résolutions, et ne lui parla
pas alors selon l'intention de don Fernand.
— Don Diego de Maradas, lui dit alors El-
vire, est mal satisfait de moi, à cause que je
l'ai quitté pour obéir à mon père ; mais aussi-
tôt que je le favoriserai seulement d'un regard,
je suis assurée de le faire revenir, quand il
serait aussi éloigné de moi que don Fernand
l'est de sa Lucrèce.
— Ecrivez-lui, mademoiselle, lui dit Victo-
ria, et je m'offre à lui porter votre lettre.
Elvire fut ravie de voir sa gouvernante si
favorable à ses desseins. Elle fit mettre les
chevaux au carrosse pour Victoria, qui monta
dedans avec un beau poulet pour don Diego;
et, s'étant fait descendre chez son père San-
tillane, renvoya le carrosse de sa maîtresse,
disant au cocher qu'elle irait bien à pied où
LE ROMAN' COMIQUE 171
. -.niait aller. Le "bon Santillane lui fit voir
la promesse de mariage qu'il avait faire ; et
elle écrivit aussitôt deux billets, l'un à Diego
bradas, et l'autre à Pedro de Sylva, père
de sa maîtresse. Par ces t - nés Victo-
ria Portocarrero. elle leur ensei- logis,
et les priait de les venir trouver pour une af-
e qui lui était de grande importance. Tan-
dis que l'on porta ces billets à ceux à qui ils
étaient adressés, Victoria quitta son habit
simple de veuve, s'habilla richement, fit na-
raître ses cheveux, que l'on assurait avoir été
•-: 3s plus beaux, et se coiffa en dame fort ga-
lante.
Don Diego de Maradas la vint trouver un
moment après, pour savoir ce que lui voulait
une dame dont il n'avait jamais entendu par-
ler. Elle le reçut fort civilement ; et à peine
avait-il pris un siège auprès d'elle, qu'on lui
vint dire que Pedro de Sylva demandait à la
voir. Elle pria don Diego de se cacher dans
son alcôve, en rassurant qu'il lui importait
extrêmement d'entendre la conversation quelle
allait avoir avec don Pedro. Il fit sans résis-
tance ce que voulut une dame si beLe et de
si bonne mine, et don Pedro fut introduit dans
la chambre de Victoria, qu'il ne put recon-
naître, tant sa coiffure différente de celle
qu'elle portait chez lui, et la richesse de ses
habits, avait augmenté sa bonne mine et chan-
gé Pair de son visage. Elle fit asseoir don Pe-
dro en un lieu où don Diego pouvait entendre
ce qu'elle lui disait, et lui parla en ces
.•mes :
— Je croi?, monsieur, que je dois vous ap-
prendre d'abord qui je suis, pour ne vous lais-
ser pas plus longtemps dans l'impatience où
vous devez être de le savoir. Je suit de To-
lède, de la maison de Portocarrero ; j'ai été
mariée à seize ans et me suis trouvée veuve
1T2 LE ROMAN COMIQUE
six mois après mon mariage. Mon père por-
tait ia croix de saint Jacques, et mon frère est
de Tordre de Calatrava.
Don Pedro l'interrompit pour lui dire que
son père avait été de ses intimes amis.
— Ce que vous m'apprenez là me réjouit
extrêmement, lui répondit Victoria, car j'aurai
besoin de beaucoup d'amis dans l'affaire dont
j'ai à vous parler.
Elle apprit ensuite à don Pedro ce qui lui
était arrivé avec don Fernand, et lui mit entre
les mains la promesse que Santillane avait
contrefaite, aussitôt qu'il l'eut lue, elle reprit
la parole et lui dit:
— Vous savez, monsieur, à quoi l'honneur
oblige une personne de ma condition. Quand
ia justice ne serait pas de mon côté, mes pa-
rents et mes amis ont beaucoup de crédit et
sont assez intéressés dans mon affaire pour
la porter aussi loin qu'elle puisse aller. J'ai
cru, monsieur, que je devais vous avertir de
mes prétentions, afin que vous ne passiez pas
outre dans le mariage de mademoiselle votre
fille. Elle mérite mieux qu'un homme infidèle
et je vous crois trop sage pour vous opiniâ-
trer à lui donner un mari qu'on pourrait lui
disputer.
— Quand il serait grand d'Epagne, répondit
don Pedro, je n'en voudrais point s'il était in-
juste; non-seulement il n'épousera point ma
fille, mais encore je lui défendrai ma maison,
et pour vous, madame, je vous offre ce que
j'ai de crédit et d'amis. J'avais déjà été averti
qu'il était homme à prendre son plaisir par-
tout où il le trouve, et même de le chercher
aux dépens de sa réputation. Etant de cette
humeur, quand bien même il ne serait pas à
vous, il ne serait jamais à ma fille, laquelle,
s'il plaît à Dieu, ne manquera point de maris
dans la cour d'Espagne.
Don Pedro ne demeura pas davantage avec
Victoria, voyant qu'elle n'avait plus rien à
lui dire -, et Victoria fit sortir don Diego de
derrière son alcôve, d'où il avait entendu
toute la conversation qu'elle avait eue avec le
père de sa maîtresse. Elle ne fit donc point
une seconde relation de son histoire : elle lui
donna la lettre d'Eivire, qui le ravit d'aise, et
Darce qu'il eût pu être en peine de savoir
par quelle voie elle était venue en ses mains,
elle lui fit confidence de sa métamorphose en
duègne, sachant bien qu'il avait autant d'in-
térêt qu'elle à tenir la chose secrète.
Don Diego, avant de quitter Victoria, écri-
vit à sa maîtresse une lettre où la joie de voir
ses espérances ressuscitées faisait bien juger
du déplaisir qu'il avait eu quand il les avait
perdues. Il se sépara de la belle veuve, qui
prit aussitôt son habit de gouvernante, et
s'en retourna chez Don Pedro.
Cependant, don Fernand de Ribera était allé
chez sa maîtresse et y avait mené son cousin
don Antoine pour tâcher de raccommoder ce
qu'avait gâté la lettre contrefaite par Victo-
ria. Don Pedro les trouva avec sa fille, qui
était bien empêchée à leur répondre ; car,
pour la justification de don Fernand, ils ne
demandaient pas mieux que l'on s'informât*
dans Séville même, s'il y avait jamais eu une
Lucrèce de Monsalve. ils redirent devant don
Pedro tout ce qui devait servir à la décharge
de don Fernand. A quoi il répondit que, si
rattachement avec la dame de Séville était
une fourbe, il était aisé de la détruire ; mais
qu'il venait de voir une dame de Tolède, nom-
mée Victoria Portocarrero, à qui don Fernand
avait promis mariage, et à qui il devait en-
core davantage, pour en avoir été généreuse-
ment assisté sans en être connu ; qu'il ne 1°
pouvait nier, puisqu'il lui avait donné une pro-
messe écrite de sa main ; et ajouta qu'un gen-
tilhomme d'honneur ce devait point songer
à se marier à Madrid, l'étant déjà à Tolède.
En achevant ces paroles, il fit voir aux deux
cousins la promesse de mariage en bonne
forme. Don Antoine reconnut l'écriture de
son cousin ; et don Fernand qui s'y trompait
lui-même, quoiqu'il sût bien qu'if ne l'avait
jamais écrite, devint l'homme du monde le
plus confus.
Le père et la fille se retirèrent, après les
avoir salués assez froidement. Don Antoine
querella son cousin de ravoir employé dans
une affaire, tandis qu'il songeait à une autre.
Ils remontèrent dans leur carrosse, où don An-
toine, ayant fait avouer à don Fernand son
mauvais procédé avec Victoria, lui reprocha
cent fois la noirceur de son action, et lui re-
présenta les fâcheuses suites qu'elle pouvait
avoir. Il lui dit qu'il ne fallait plus songer à
se marier, non-seulement dans Madrid, mais
dans toute l'Espagne, et qu'il serait bien heu-
reux d'en être quitte pour épouser Victoria
sans qu'il lui en coûtât du sang, ou peut-être
la vie, le frère de Victoria n'étant pas un
homme à se contenter d'une simple satisfac-
tion clans une affaire d'honneur. Ce fut à don
Fernand à se taire, tandis que son cousin lui
faisait tant de reproches. Sa conscience le con-
vainquait suffisamment d'avoir trompé et
trahi ime personne qui l'avait obligé ; et cette
promesse le faisait devenir fou, ne pouvant
comprendre par quel enchantement on la lui
t fait écrire.
Victoria étant revenue chez don Pedro en son
habit de veuve, donna la lettre de don Diego
à Eivire, laquelle lui conta que les deux cou-
sins étaient venus pour se justifier ; mais qu'il
y avait bien autre chose à reprocher à don
x1 ernand que ses amours avec la dame de Se-
LE RflHAM COMIQUE 173
ville. Ere lui apprit ensuite ce qu'elle savait
mieux qu'elle, dont elle fit bien l'étonnée, dé-
testant cent fois la méchante action de don
Ternand. Ce jour-là même, Elvire fut priée
d'aller voir représenter une comédie chez une
de ses parentes.
Victoria, qui ne songeait qu'à son affaire,
espéra que si Elvire la voulait croire, cette co-
médie ne serait pas inutile à ses desseins. Elle
dit à sa jeune maîtresse que, si elle voulait voir
don Diego, il n'y avait rien de si aisé ; que
la maison de son père Santillane était le lieu
le plus commode du monde pour cette entre-
vue, et que, la comédie ne commençant qu'à
minuit, elle pouvait partir de bonne* heure, et
avoir vu don Diego sans arriver trop tard
chez sa parente. Elvire, qui aimait véritable-
ment don Diego, et qui ne s'était laissée aller
à épouser don Fernand que par la déférence
qu'elle avait aux volontés de son père, n'eut
point de répugnance à ce que lui proposa
Victoria.
Elles montèrent en carrosse aussitôt que
don Pedro fut couché, et allèrent descendre
au logis que Victoria avait loué. Santillane,
comme maître de la maison, en fit les hon-
neurs, secondé par Béatrix, qui jouait le per-
sonnage de sa femme, belle-mère de Victoria.
Elvire écrivit un billet à don Diego, qui lui
fat porté à l'heure même ; et Victoria en par-
ticulier en fit un à don Fernand, au nom d'El-
vire, par lequel elle lui mandait au'il ne tien-
drait qu'à lui que leur mariage ne s'ach-vàt ;
qu'elle y était engagée par son mérita, et
qu'elle ne voulait point se rendre malheu-
reuse pour être trop complaisante à la mau-
vaise humeur de son père. Par le même billet
elle lui donnait des enseignes si remarqua-
bles pour trouver sa maison, qu'il était im-
possible de la manQuer.
176 LE ROMAN COMIQUE
Ce second billet partit quelque temps après
celui qu'Elvire avait écrit à don Diego.
Victoria en fit un troisième, que Santillane
porta lui-même à Pedro de Sylva, par lequel
elle lui donnait avis en gouvernante de bien
et d'honneur, que sa fille, au lieu d'aller à la
comédie s'était fait mener à la maison où lo-
geait son père ; qu'elle avait envoyé quérir
don Fernand pour l'épouser ; et que, sachant
bien qu'il n'y consentirait jamais, elle avait
cru l'en devoir avertir, pour lui témoigner
qu'il ne s'était point trompé dans la bonne
opinion qu'il avait eue d'elle en la choisissant
pour gouvernante d'Elvire. Santillane de plus
avertit don Pedro de ne venir point sans un
alguazil, que nous appelons à Paris un com-
missaire.
Don Pedro, qui était déjà couché, se fit ha-
biller à la hâte, l'homme du monde le plus en
colère. Pendant qu'il s'habillera, et qu'il en-
verra quérir un commissaire, retournons voir
ce qui se passe chez Victoria. Par une heu-
reuse rencontre, les billets furent reçus par
les deux amoureux. Don Diego, qui avait reçu
le sien le premier, arriva aussi le premier *à
l'assignation. Victoria le reçut, et le mit dans
une chambre avec Elvire. Je ne m'amuserai
point à vous dire les caresses que ces jeunes
amants se firent ; don Fernand, qui frappe à la
porte, ne m'en donne pas le temps. Victoria alla
lui ouvrir elle-même, après lui avoir bien fait
valoir le service qu'elle lui rendait, dont l'amou-
reux gentilhomme lui fit cent remerciements,
lui promettant encore plus qu'il ne lui avait
donné. Elle le mena dans une chambre, où
elle le pria d'attendre Elvire, qui allait arriver,
et l'enferma sans lui laisser de la lumière, lui
disant que sa maîtresse le voulait fiinsi, et
qu'ils n'auraient pas été un moment ensem-
ble qu'elle ne se rendît visible ; mais qu'il fal-
LE ROMA.N COMIQUE 177
lait donner cela à la pudeur d'une jeune fille
de condition, laquelle, dans une action si
hardie, aurait peine à s'accoutumer d'abord à
la vue de celui même pour l'amour de qui
elle la faisait.
Cela fait, Victoria, le plus diligemment
qu'il lui fut possible, se fit extrêmement leste,
et s'ajusta autant que le peu de temps qu'elle
avait le put permettre. Elle entra dans la
chambre où était don Fernand, qui n'eut pas
la moindre défiance qu'elle ne fut Eivire,
n'étant pas moins jeune qu'elle, et ayant sur
elle des habits et des parfums à la mode d'Es-
pagne, qui eussent fait passer la moindre ser-
vante pour une personne de condition.
Là-dessus, don Pedro, le commissaire et
Santillane arrivèrent. Ils entrent dans la
chambre où était Eivire avec son serviteur.
Les jeunes amants furent extrêmement sur-
pris. Don Pedro, dans les premiers mouve-
ments de sa colère, en fut si aveuglé, qu'il
çensa donner de son épée à celui qu'il croyait
être don Fernand. Le commissaire, qui avait
reconnu don Diego, lui cria, en lui arrêtant
le bras, qu'il prît garde à ce qu'il faisait.
et que ce n'était pas Fernand de Ribera qui
était avec sa fille, mais don Diego de Mara-
das, homme d'aussi grande condition et aussi
riche que lui. Don Pedro en usa en homme
sage et releva lui-même sa fille, qui s'était
jetée à genoux devant lui. Il considéra que,
s'il lui donnait de la peine en s'opposant à
son mariage, il s'en donnerait aussi, et qu'il
ne lui aurait pas trouvé un meilleur parti
quand il l'aurait choisi lui-même. Santillane
pria don Pedro, le commissaire et tous ceux
qui étaient dans la chambre de le suivre, et
les mena dans celle où don Fernand était en-
i fermé avec Victoria. On la fit ouvrir au nom
du roi. Don Fernand l'ayant ouverte, et voyant
118 LE ROMAN COMIQUE
don Pedro accompagné d'un commissaire, il
leur dit avec beaucoup d'assurance, qu'il étaib
avec sa femme Elvire de Sylva. Don Pedro
lui répondit qu'il se trompait/que sa fille était
mariée à un autre.
— Et pour vous, ajouta-t-il, vous ne pouvez
plus désavouer que Victoria Portocarrero ne
soit votre femme.
Victoria se fit alors connaître à son infidèle,
qui se trouva le plus confus homme du mon-
de. Elle lui reprocha son ingratitude, à quoi
il n'eut rien à répondre, et encore moins au
commissaire, qui lui dit qu'il ne pouvait faire
autrement que de le mener en prison. Enfin
le remords de sa conscience, la peur d'aller en
prison, les exhortations de don Pedro, qui lui
parla en homme d'honneur, les larmes de Vic-
toria, sa beauté, qui n'était pas moindre que
celle d'Elvire, et plus que toute autre chose, un
reste de générosité qui s'était conservée dans
Tâme de don Fernand, malgré toutes les dé-
bauches et les emportements de sa jeunesse,
le forcèrent de se rendre a la raison et au
mérite de Victoria. Il l'embrassa avec ten-
dresse; elle pensa s'évanouir en sa présence,
et il y a apparence que les baisers de don
Fernand ne servirent pas peu à l'en empêcher.
Don Pedro, don Diego et Elvire prirent part
au bonheur de Victoria , et Santillane et Béa-
trix en pensèrent mourir de joie. Don Pedro
donna force louanges à don Fernand d'avoir
si bien réparé sa faute. Les deux jeunes da-
mes s'embrassèrent avec autant de témoigna-
ges d'amitié que si elles eussent baisé leurs
amants. Don Diego de Maradas fit cent pro-
testations d obéissance à son beau-père, ou du
moins qui devait l'être bientôt. Don Pedro,
avant de s'en retourner chez lui avec sa fille,
prit la parole des uns et des autres, que le
lendemain ils viendraient tous dîner chez lui,
LE R0XÀX COMIQUE 179
où quinze jours durant il voulait que la ré-
jouissance fît oublier les inquiétudes que l'on
avait souffertes. Le commissaire en fut ins-
tamment prié ; il promit de s'y trouver. Don
Pedro le ramena chez lui, et don Fernand de-
meura avec Victoria, qui eut alors autant de
sujet de se réjouir qu'elle en avait eu de s'af-
fliger.
XXIII. — Malheur imrrévu qui fut cause qu'on ne
joua poinl la comédie.
Inezilla conta son histoire avec une grâce
merveilleuse : Roquebrune en fut si satisfait,
qu'il lui prit la main et la lui baisa par force.
Elle lui dit en espagnol que l'on souffrait tout
des grands seigneurs et des fous, de quoi la
Rancune lui sut bon gré en son âme. Le vi-
sage de cette Espagnole commençait à se pas-
ser, mais on y voyait encore de b'eaux restes ;
et quand elle eût été moins belle, son esprit
l'eût rendue préférable aune plus jeune. Tous
ceux qui avaient ouï son histoire, demeurè-
rent d'accord qu'elle l'avait rendue agréable
en une langue qu'elle ne savait pas encore, et
dans laquelle elle était contrainte de mêler
quelquefois de l'italien et de l'espagnol pour
se faire bien entendre. L'Etoile lui dit qu'au
heu de lui faire des excuses de l'avoir tant fait
parler, elle attendait des remercîments d'elle
pour lui avoir donné moyen de faire voir
qu'elle avait beaucoup d'esprit.
Le reste de l'après-dïner se passa en con-
versation : le jardin fut plein de dames et des
S lus honnêtes gens de la ville, jusqu'à l'heure
u souper. On soupa à la mode du Mans, c'est-
à-dire que l'on fit fort bonne chère, et tout le
monde prit place pour entendre la comédie.
Mais mademoiselle de la Caverne et sa fille
180 LE ROMAN COMIQUE
ne s'y trouvèrent point : on les envoya cher-
cher ; on fut une demi-heure sans en avoir de
nouvelles. Enfin, on ouït une grande rumeur
hors de la salle, et presque en même temps
on vit entrer la pauvre la Caverne écheveiée.
le visage meurtri et sanglant, et criant comme
une femme furieuse, que l'on avait enlevé sa
fille. A cause des sanglots qui la suffoquaient,
elle avait tant de peine à parler, qu'on en eut
beaucoup à apprendre d'elle que des hommes
qu'elle ne connaissait point étaient entrés dans
le jardin par une porte de derrière, comme
elle répétait son rôle avec sa fille ; que l'un
d'eux l'avait saisie, auquel elle avait pensé
arracher les yeux, voyant que deux autres
emmenaient sa fille; que cet homme l'avait
mise en l'état où on la voyait, et s'était remis
à cheval et ses compagnons aussi , dont l'un
tenait sa fille devant lui. Elle dit encore
qu'elle les avait suivis longtemps criant : « Aux
voleurs! » mais que, n'étant entendue de per-
sonne, elle était revenue demander du se-
cours.
Et, achevant de parler, elle se mit si fort à
pleurer qu'elle fit pitié à tout le monde. Toute
l'assemblée s'en émut. Destin monta sur un
cheval, sur lequel Ragotin venait d'arriver du
Mans (je ne sais pas au vrai si c'était le même
qui l'avait déjà jeté par terre). Plusieurs jeu-
nes hommes de la compagnie montèrent sur
les premiers chevaux qu'ils trouvèrent et cou-
rurent après Destin, qui était déjà bien loin.
La Rancune et l'Olive allèrent à pied avec leurs
épées, après ceux qui allèrent à cheval. Ro-
quebrune demeura avec l'Etoile et Inezilla, qui
consolaient la Caverne le mieux qu'elles pou-
vaient. On a trouvé à redire de ce qu'il ne sui-
vit pas ses compagnons. Quelques-uns ont
cru que c'était par poltronnerie, et d'autres,
plus indulgents, ont trouvé qu'il n'avait pas
LE ROMAN COMIQUE Î8i
mal fait de demeurer auprès de ces dames.
Cependant, on fut réduit dans la compagnie
à danser aux chansons, le maître de la mai-
son n'ayant point fait Tenir de violons à cause
de la comédie. La pauvre la Caverne se trouva
si mal qu'elle se coucha dans un des lits de la
chambre où étaient leurs hardes. L'Etoile en
eut soin comme si c'eut été sa mère, et Ine-
zilla se montra fort officieuse. La malade pria
qu'on la laissât seule, et Roquebrune mena les
deux dames dans la salle ou était la compa-
gnie.
A peine y avaient-elles pris place; qu'une
des servantes de la maison vint dire a l'Etoile
que la Caverne la demandait. Elle dit au poëte
et à l'Espagnole qu'elle allait revenir et alla
trouver sa compagne. Il y a apparence que si
Roquebrune fut habile homme, il profita de
l'occasion et représenta ses nécessités à l'a-
gréable Inezilla.
Cependant, aussitôt que la Caverne vit l'E-
toile, elle la pria de fermer la porte de la cham-
bre et de s'approcher de son lit.
Aussitôt qu'elle la vit auprès d'elle, la pre-
mière chose qu'elle fit ce fut de pleurer comme
si elle n'eût fait que commencer, et de lui
prendre les mains, qu'elle lui mouilla de ses
larmes, pleurant et sanglotant de la plus
pitoyable façon du monde. L'Etoile voulut la
consoler en lui faisant espérer que sa fille se-
rait bientôt trouvée , puisque tant de gens
étaient allés après les ravisseurs.
— Je voudrais qu'elle n'en revînt jamais, lui
répondit la Caverne en pleurant encore plus
fort; je voudrais qu'elle n'en revînt jamais, ré-
péta-t-ellr, et que je n'eusse qu'à la regretter;
mais il faut que je la blâme, que je la haïsse,
et que je me repente de l'avoir mise au monde.
Tenez, dit-elle, en donnant un papier à l'Etoile,
voyez l'honnête ccm^a^ue aue vous aviez et
182 LE ROMAN COMIQUE
lisez dans cette lettre l'arrêt de ma mort et
l'infamie de ma fille.
La Caverne se remit à pleurer , et l'Etoile
lut ce que vous allez lire, si vous en voulez
prendre la peine :
« Voua ne devez point douter de tout ce
que je vous ai dit de ma bonne maison et de
mon bien, puisqu'il n'y a pas apparence que
je trompe par une imposture une personne à
oui je ne puis me rendre recommandable que
par ma sincérité. C'est par là, belle Angéli-
que, que je puis vous mériter. Ne différez donc
point de me promettre ce que je vous demande,
puisque vous n'aurez à me le donner qu'alors
que vous ne pourrez plus douter de ce que je
Aussitôt qu'elle eut achevé de lire cette let-
tre, la Caverne lui demanda si elle en con-
naissait récriture.
— Comme la mienne propre, lui dit l'Etoilej
c'est de Léandre, le valet de mon frère, qui
écrit tous nos rôles.
— C'est le traître qui me fera mourir, lui
répondit la pauvre comédienne. Voyez s'il ne
g y prend pas bien, ajouta-t-elle encore, en
mettant une autre lettre du même Léandre
entre les mains de l'Etoile. La voici mot pour
mot : « Il ne tiendra qu'à vous de me rendre
heureux, si vous êtes encore dans la résolu-
tion où vous étiez il y a deux jours. Ce fer-
mier de mon père, qui me prête de l'argent,
m'a envoyé cent pistoîes et deux bons che-
vaux ; c'est plus qu'il ne nous faut pour passer
en Angleterre, d'où je me trompe fort si un
père qui aime son fils unique plus que sa vie
ne condescend à tout ce qu'il voudra pour le
faire bientôt revenir. » Eh bien, que dites-
vous de votre compagne et de votre valet, de
cette fille que j'avais si bien élevée, et de ce
jeune homme dont nous admirions tous l'es-
LB ROMAX COMIQUE 183
prit et la sagesse ? Ce qui m'étonne le plus,
c'est que je ne les ai jamais vus parler ensem-
ble, et que l'humeur enjouée de ma fille ne
l'eût jamais fait soupçonner de pouvoir deve-
nir amoureuse; et cependant elle l'est, ma
chère l'Etoile, et si éperdument qu'il a
plutôt de la furie que de l'amour. Je l'ai tan-
tôt surprise écrivant à son Léandre en des
termes si passionnés, que je ne pourrais le
croire si je ne l'avais vu. Vous ne l'avez ja-
mais entendue parler sérieusement. Ah ! vrai-
ment, elle parle bien un autre langage dans
ses lettres; et si je n'avais déchiré celle que je
lui ai prise, vous m'avoueriez qu'à l'âge de
seize ans elle en sait autant que celles qui ont
vieilli dans la coquetterie. Je l'avais menée
dans ce petit bois où elle a été enlevée, pour
lui reprocher sans témoins qu'elle me récom-
pensait mal de toutes les peines que j'ai souf-
fertes pour elle. Je vous les apprendrai, ajou-
ta-t-elle, et vous verrez si jamais fille a été plus
obligée à aimer sa mère.
La l'Etoile ne savait que répondre à de si
justes plaintes; et puis il était bon de laisser
un peu prendre cours à une si grande afflic-
tion,
— Mais, reprit la Caverne, s'il aimait tant
ma fille, pourquoi assassiner sa mère ? car ce-
lui de ses compagnons qui m'a saisie m'a
cruellement battue? et s'est même acharné sur
moi longtemps après que je ne lui taisais plus
de résistance. Et si ce malheureux garçon est
si riche, pourquoi eniève-t-il ma fille comme
un voleur?
La Caverne fut encore longtemps à se plain-
dre, la l'Etoile la consolant le mieux qu'elle
pouvait. Le maître de la maison vint voir com-
ment elle se portait, et lui dire qu'il y avait
un carrosse prêt si elle voulait retourner au
Mans. La Caverne le pria de trouver bon
Î84 LE ROMAN COMIQUE
qu'elle passât la nuit en sa maison, ce qu'il lui
accorda de bon cœur. L'Etoile demeura pour
lui tenir compagnie, et quelques dames du
Mans reçurent dans leurs carrosses Inezilla,
qui ne voulut pas être si longtemps éloignée
de son mari. Roquebrune, qui n'osa honnête-
ment quitter les comédiennes, en fut bien fâ-
ché : on n'a pas en ce monde tout ce qu'on
désire.
DEUXIÈME PARTIE
S. — Qui ne sert que d'introduction aux autres.
Le soleil donnait à plomb sur nos antipodes
et ne prêtait à sa sœur qu'autant de lumière
qu'il lui en fallait pour se conduire dans une
nuit fort obscure. Le silence régnait par toute
la terre, si ce n'était dans les lieux où se ren-
contraient des grillons, des hiboux et des don-
neurs de sérénades. Enfin, tout dormait dans
la nature, ou, du moins, tout devait dormir.
à la réserve de quelques poëtes qui avaient
dans la tête des vers difficiles à tourner, de
quelques malheureux amants, de ceux qu'on
appelle âmes damnées, et de tous les animaux,
LE ROMAN COMIQUE 185
tant raisonnables que brutes, qui, cette nuit-
là, avaient quelque chose à faire. Il n'est pas
nécessaire de vous dire que Destin était de
ceux qui ne dormaient pas, non plus que les
ravisseurs de mademoiselle Angélique, qu'il
poursuivait autant que pouvait galoper un
cheval à qui les nuages dérobaient souvent la
faible clarté de la lune. Il aimait tendrement
mademoiselle de :a Caverne, parce qu'elle était
fort aimable, et qu'il était assuré d'en être aimé,
et sa fille ne lui était pas moins chère ; outre
que sa mademoiselle de l'Etoile, obligée à faire
la comédie, n'eut pu trouver en toutes les ca-
ravanes des comédiens de campagne deux
comédiennes qui eussent plus de vertu que
ces deux-là. Ce n'est pas à dire qu'il n'y en
ait de la profession qui n'en manquent point:
mais, dans l'opinion du monde, qui se trompe
§ eut-être, elles en sont moins chargées que
e vieilles broderies et de fard. Notre géné-
reux comédien courait donc après ces ravis-
seurs avec plus de vitesse et plus d'animosité
que les Lapithes ne coururent après les Cen-
taures. Il suivit d'abord une longue allée, sur
laquelle répondait la porte du jardin par où
Angélique avait été enlevée, et, après avoir
galopé quelque temps, il enfila au hasard un
chemin creux, comme le sont la plupart de
ceux du Maine. Ce chemin était plein d'or-
nières et de pierres ; et, quoiqu'il fit clair de
lune, l'obscurité y était si grande, que Destin
ne pouvait faire aller son cheval plus vite que
le pas. Il maudissait intérieurement un si mau-
vais chemin, quand il se sentit sauter en
croupe quelque homme ou quelque diable qui
lui passa les bras autour du cou. Destin eut
grand'peur, et son cheval en fut si fort effrayé,
qu'il l'eût jeté par terre, si le fantôme qui l'a-
vait investi et qui le tenait embrassé ne l'eût
affermi dans la selle, son cheval s'emporta
186 LE ROMAN COMIQUE
comme un cheval qui avait peur, et Destin le
hâta à coups d'éperons, sans savoir ce qu'il
faisait, fort mal satisfait de sentir deux bras
nus autour de son cou, et contre sa joue un
visage froid qui soufflait par reprise à la ca-
dence du galop du cheval. La carrière fut
longue, parce que le chemin n'était pas court.
Enhn, à Ventrée d'une lande, le cheval modéra
sa course impétueuse, et Destin sa peur, car
on s'accoutume à la longue aux maux les plus
insupportables. La lune luisait assez pour lui
faire voir qu'il avait un grand homme nu en
croupe et un vilain visage auprès du sien. Il
ne lui demanda point qui il était : je ne sais
si ce fut par discrétion. Il fit toujours conti-
nuer le galop à son cheval, qui était fort es-
soufflé, et. lorsqu'il l'espérait le moins, le ca-
valier croupier se laissa tomber à terre et se
mit à rire. Destin repoussa son cheval de plus
belle, et, regardant derrière lui, il vit son fan-
tôme qui courait à toutes jambes vers le lieu
d'où il était venu. Il a avoué depuis que l'on
ne peut avoir plus de peur qu'il en eut. A cent
pas de là, il trouva un grand chemin qui le
conduisit dans un hameau dont il trouva tous
les chiens éveillés, ce qui lui fit croire que ceux
qu'il suivait pouvaient y avoir passé. Pour s'en
eclaircir, il fit ce quil put pour éveiller les
habitants endormis de trois ou quatre mai-
sons qui étaient sur le chemin. Il n'en put
avoir audience et fut querellé de leurs chiens.
Enfin, ayant entendu crier des enfants dans
la dernière maison qu'il trouva, il en fit ouvrir
la porte à force de menaces, et apprit d'une
femme en chemise, qui ne lui parla qu'en trem-
blant, quedesgendarmesavaientpassé par leur
village il n'y avait pas longtemps, et qu'ils em-
menaient avec eux une femme qui pleurait bien
fort et qu'ils avaient bien de la peine à faire
taire. Il conta à la même femme la rencontre
L~ ROMàH comique 187
qu'il avait faite de l'homme nu, et elle lui ap-
prit que c'était un paysan de leur village qui
était devenu fou et qui courait les champs. Ce
que cette femrne^iui dit de ces gens de cheval
qui avaient passé par son hameau lui donna
courage de passer outre, et lui fit hâter le
train de sa bete. Je ne vous dirai point com-
bien de fois elle broncha et eut peur de son
ombre, il suffit que vous sachiez qu'il s'égara
dans un bois, et que tantôt ne voyant goutte,
et tantôt éclairé de la lune, il trouva le jour
auprès d'une métairie, où il jugea à propos de
faire repaître son cheval, et où nous le lais-
serons.
II. — Des bottes.
Pendant que Destin courait à tâtons après
ceux qui avaient enlevé Angélique, la Rancune
et l'Olive, qui n'avaient pas tant à cœur que
lui cet enlèvement, ne coururent pas si rite
que lui après les ravisseurs, outre qu'ils
étaient à pied. Ils n'allèrent donc pas loin, et,
ayant trouvé dans le prochain bourg une hô-
tellerie qui n'était pcis encore fermée, ils y
demandèrent à coucher. On les mit dans une
chambre où était déjà couché un hôte, noble
ou roturier, qui y avait soupe, et qui, ayant à
faire diligence pour des affaires qui ne sont
pas venues à ma connaissance, faisait état de
partir à la pointe du jour. L'arrivée des comé-
diens ne servit pas au dessein qu'il avait d'être
à cheval de bonne heure, car il en fut éveill :,
et peut-être en pesta-t-il en son âme: mais la
présence de deux hommes d'assez bonne mine
fut peut-être cause qu'il n'en témoigna rien.
La Rancune, qui était fort honnête, lui fit
d'abord des excuses de ce qu'ils troublaient
son repos, et lui demanda ensuite d'où il ve-
nait. Il lui dit qu'il venait d'Anjou, e:
1£8 LE ROMAN COMIQUE
s'en allait en Normandie pour une affaire
pressée. La Rancune, en se déshabillant, et
pendant qu'on chauffait des draps, continuait
ses questions ; mais comme elles n'étaient uti-
les ni à l'un ni à l'autre, et que 13 pauvre
homme qu'on avait éveillé n'y trouvait pas
son compte, il le pria de le laisser dormir. La
Rancune lui en fit des excuses fort cordiales,
et en même temps, l'amour-propre lui faisant
oublier celui du prochain, il résolut de s'ap-
proprier une^ paire de bottes neuves qu'un
garçon de l'hôtellerie venait de rapporter dans
la cnambre après les avoir nett03'ées. L'Olive,
qui n'avait alors autre envie que de bien dor-
mir, se jeta dans le lit, et la Rancune demeu-
ra auprès du feu, moins pour voir la fin du
fagot qu'on avait allumé que pour contenter
la noble ambition d'avoir une paire de bottes
neuves aux dépens d'autrui. Quand il crut
l'homme qu'il allait voler bien et dûment en-
dormi, il prit ses bottes qui étaient au pied de
son lit, et, les avant chaussées à cru, sans ou-
blier de s'attacher les éperons, s'alla mettre ain-
si botté et éperonné qu'il était auprès del'Olive.
Il faut croire qu'il se tint sur le bord du lit,
de peur que ses jambes armées ne touchas-
sent aux jambes nues de son camarade, qui
ne se fût pas tu d'une si nouvelle façon de se
mettre entre deux draps, et ainsi a'urait pu
faire avorter son entreprise. Le reste de la
nuit se passa assez paisiblement. La Rancune
dormit ou en fit le semblant. Les coqs chan-
tèrent; le jour vint, et l'homme qui couchait
dans la chambre de nos comédiens se fit allu-
mer du feu et s'habilla. Il fut question de se
botter ; une servante lui présenta les vieilles
bottes de la Rancune, qu'il rebuta rudement:
on lui soutint qu'elles étaient à lui; il se mit
en colère, et fit une rumeur diabolique. L'hôte
monta dans la chambre, et lui jura foi de
LE ROMAN COMIQUE 189
maître cabaretier, qu'il n'y avait point d'au-
tres bottes que les siennes, non-seulement
dans la maison, mais aussi dans le village, le
curé même n'allant jamais à cheval. Là-des-
sus, il voulut lui parler des bonnes qualités de
son curé, et lui conter de quelle façon il avait
eu sa cure, et depuis quand il la possédait. Le
babil de l'hôte acheva de lui faire perdre pa-
tience. La Rancune et l'Olive, qui s'étaient
éveillés au bruit, prirent connaissance de
l'affaire, et la Rancune exagéra l'énormité du
cas et dit à l'hôte que cela était bien vilain.
— Je me soucie d'une paire de bottes neu-
ves comme d'une savate, disait le pauvre dé-
botté à la Rancune; mais il y va d'une affaire
de grande importance pour un homme de con-
dition, à oui j'aimerais moins avoir manqué
qua mon* propre père; et si je trouvais les
plus méchantes bottes du monde à vendre,
j'en donnerais plus qu'on ne m'en demande-
rait.
La Rancune, qui s'était mis le corps hors du
lit, haussait les épaules de temps eh temps et
ne lui répondait rien, se repaissant les yeux
de l'hôte et de la servante qui cherchaient
inutilement les bottes, et du malheureux qui
lit perdues, qui cependant maudissait sa
vie et méditait peut-être quelque chose de fu-
neste, quand la Rancune, par une générosité
sans exemple, et qui ne lui était pas ordinaire,
dit tout haut, en s'enfonçant dans son lit
comme un homme qui meurt d'envie de dor-
mir :
— Morbleu, monsieur, ne faites plus tant de
bruit pour vos bottes, et prenez les miennes,
mais à condition que vous nous laisserez dor-
mir, comme vous voulûtes hier que j'en risse
autant.
Le malheureux, qui ae Tétait plus puisqu'il
retrouvait des bottes^ eut peine à croire ce
190 LE ROMAN COMIQUE
qu'il entendait : il fit un grand galimatias de
mauvais remercîments d'un ton de voix si
passionné, que la Rancune eut peur qu'à la
fin il ne vînt l'embrasser dans son lit.
Il s'écria donc en colère, et jurant docte-
ment :
— Eh, morbleu! monsieur, que vous êtes
fâcheux, et quand vous perdez vos bottes, et
quand vous remerciez ceux qui vous en don-
nent! Au nom de Dieu, prenez les miennes
encore un coup, et je ne vous demande autre
chose, sinon que vous me laissiez dormir, ou
bien rendez-moi mes bottes et faites tant de
bruit que vous voudrez.
Il ouvrait la bouche pour répliquer, quand
la Rancune s'écria :
— Ah ! mon Dieu! que je dorme ou que mes
bottes me demeurent!
Le maître du logis, à qui une façon de par-
ler si absolue avait donne beaucoup de respect
pour la Rancune, poussa hors de la chambre
son hôte, qui n'en fût pas demeuré là, tant il
avait de ressentiment d'une paire de bottes si
généreusement donnée. Il fallut pourtant sor-
tir de la chambre et s'aller botter dans la
cuisine : alors la Rancune se laissa aller au
sommeil plus tranquillement qu'il n'avait fait
la nmt, sa faculté de dormir n'étant plus
combattue du désir violent des bottes et de
la crainte d'être pris sur le fait. Pour l'Olive,
qui avait mieux employé la^nuit que lui, il se
leva de grand matin, et, s'étant fait tirer du
vin, il s'amusa à boire, n'ayant rien de meil-
leur à faire.
La Rancime dormit jusqu'à onze heures.
Comme il s'habillait, Ra^otin entra dans la
chambre. Le matin il avait visité les comé-
diennes, et mademoiselle de l'Etoile lui ayant
reproché qu'elle ne le croyait guère de ses
amis, puisqu'il n'était pas de ceux qui cou-
LE ROMAN COMIQUE 191
raient après sa compagne, il lui promit de ne
retourner point dans le Mans qu'il n'en eût
appris des nouvelles, mais n'ayant pu trouver
de cheval ni à louer, ni à emprunter, il n'eût
pu tenir sa promesse si son meunier ne lui
eût prêté un mulet sur lequel il monta sans
bottes et arriva, comme je viens de vous le
dire, dans le bourg où avaient couché les
deux comédiens.
La Rancune avait l'esprit fort présent ; il ne
vit pas plutôt Ragotin en souliers, qu'il crut
que le hasard lui fournissait un beau moyen
de cacher son larcin, dont il n'était pas peu en
peine. Il lui dit donc d'abord qu'il le priait de
lui prêter ses souliers et de vouloir prendre
ses bottes qui le bit ssaient à un pied, à cause
qu'elles étaient neuves. Ragotin prit ce parti
avec grande joie; car, en montant son mulet,
un ardillon qui avait percé son bas lui avait
fait regretter de n'être pas botté.
11 fut question de dîner, Ragotin paya pour
les comédiens et pour son mulet. Depuis sa
chute, quand la carabine tira entre ses jam-
bes, il avait fait serment de ne se jamais
mettre sur un animal de monture sans pren-
dre toutes ses sûretés. Il prit donc avantage
pour monter sur sa bête ; mais avec toute sa
précaution, il eut bien de la peine a se nlacer
dans le bât du mulet. Son esprit vif ne lui per-
mettait pas d'être judicieux, et il avait incon-
sidérément relevé les bottes de la Rancune,
qui lui venaient jusqu'à la ceinture et l'empê-
chaient de plier son petit jarret, qui n'é-
tait pas le plus vigoureux de la province.
Enfin donc, Ragotin sur son mulet et le9
comédiens à pied, suivirent le premier che-
min qu'ils trouvèrent, et chemin faisant, Ra-
gotin découvrit aux comédiens le dessein qu'il
avait de faire la comédie avec eux, leur pro-
testant qu'encore qu'il fût assuré d'être bien-
Itfê LE ROMA* 10MIQOE
tôt le meilleur comédien de France, il ne pré-
tendait tirer aucun profit de son métier, qu'il
roulait le faire seulement par curiosité, et
pour faire voir qu'il était né pour +out ce qu'il
voulait entreprendre. La Rancune et l'Olive le
fortifièrent dans sa noble envie, et à force de
le louer et de lui donner courage, le mirent en
si belle humeur, qu'il se prit à réciter de dessus
son mulet des vers de Pyrame et Thisbé du
poëte Théophile. Quelques paysans qui ac-
compagnaient une charrette chargée, et qui
faisaient le même chemin, crurent qu'il prê-
chait la parole de Dieu, le voyant déclamer là
comme un forcené. Tandis qu'il récita, ils
eurent toujours la tête nue et le respectèrent
comme un prédicateur de grands chemins.
Paris. Imprimerie Nouvelle (assoc. ouv.), 14, rue des jeûneurs
G. Masquin, directeur.
BIBLIOTHEQUE NATIONALE
COLLECTION DES MEILLEURS AUTEURS ANCIENS ET MODERNES
SCARRON
LE
ROMAN COMIQUE
TOME DEUXIEME
PARIS
LIBRAIRIE DE LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE
2, RUE DE VALOIS, PALAIS-ROYAL, 2
1880
Tous droits réferrés
LE ROMAN COMIQUE
dgy*
DEUXIÈME PAïMe^:^ '"
( SUITE)
III. — Histoire de la Caverne.
Les deux comédiennes que nous avons lais-
sées dans la maison où Angélique avait été
enlevée, n'avaient pas plus dormi que Destin.
Mademoiselle de l'Etoile s'était mise dans le
même lit que la Caverne, pour ne la laisser
Sas seule avec son désespoir, et pour tâcher
e lui persuader de ne s'affliger pas tant
qu'elle faisait. Enfin, jugeant qu'une affliction
si juste ne manquait pas de raisons pour se
défendre, elle ne les combattait plus par les
siennes ; mais pour faire diversion, elle se mit
à se plaindre de sa mauvaise fortune aussi
fort que sa compagne faisait de la sienne ; et
ainsi l'engagea adroitement à lui conter ses
aventures, et d'autant plus aisément, que la
Caverne ne pouvait souffrir alors que quel-
qu'un se dît plus malheureux qu'elle. Elle
essuya donc les larmes qui lui mouillaient le
visage en grande abondance, et, soupirant
une bonne fois pour n'avoir pas à y retourner
sitôt, elle commença ainsi son histoire :
4 LE KtfMA^ bURllUUli
Je suis née comédienne, fille d'un comédien,
à qui je n'ai jamais entendu dire qu'il eût des
parents d'autre profession que de la sienne.
Ma mère était fille d'un marchand sle Mar-
seille, qui la donna à mon père en mariage,
pour le récompenser d'avoir exposé sa vie
pour sauver la sienne, qu'avait attaquée à son
avantage un officier des galères, aussi amou-
reux de ma mère qu'il en était haï Ce fut
une bonne fortune pour mon père, car on lui
donna, sans qu'il la demandât, une femme
jeune, belle, et plus riche qu'un comédien de
campagne ne la pouvait espérer. Son beau-
père fit ce qu'il put pour lui faire quitter sa
profession, lui proposant et plus d'honneur et
plus de profit dans celle de marchand; mais
ma mère, qui était charmée de la comédie,
empêcha mon père de la quitter. Il n'avait
point de répugnance à suivre l'avis que lui
donnait le père de sa femme, sachant mieux
qu'elle que la vie comique n'est pas si heu-
reuse qu'elle le paraît. Mon pAre sortit de
Marseille un peu après ses noces , emme-
nant ma mère faire sa première campagne,
qui en avait plus grande impatience que
lui, et en fit en peu de temps une excel-
lente comédienne. Elle fut grosse dès la pre-
mière année de son mariage, et accoucha de
moi derrière le théâtre. J'eus un frère un
an après, que j'aimais beaucoup, et qui m'ai-
mait aussi. Notre troupe était corn posé' j de notre
famille et de trois comédiens, dont l'un était
marié avec une comédienne qui jouait les se-
conds rôles. Nous passions un jour de fête par
un bourg du Périgord, et ma mère, l'autre
comédienne et moi, étions sur la charrette
qui portait notre bagage, et nos hommes nous
escortaient à pied, quand notre petite cara-
vane fut attaquée par sept ou huit vilains
hommes si ivres, qu'ayant fait dessein de
LE ROMAX COMIQUE 5
tirer en l'air un coup d'arquebuse pour nous
faire peur, j'en fus toute couverte de dragées,
et ma mère en fut blessée au bras. Ils saisi-
rent mon père et deux de ses camarades avant
qu'ils pussent se mettre en défense, et les
battirent cruellement. Mon frère et le plus
jeune de nos comédiens s'enfuirent, et depuis
ce temps-là je n'ai pas entendu parler de mon
frère. Les habitants du bourg se joignirent à
ceux qui nous faisaient une si grande vio-
lence, et firent retourner notre charrette sur
ses pas. Ils marchaient fièrement et à la hâte,
comme des gens qui ont fait un grand butin
qu'ils veulent mettre en sûreté, et ils faisaient
un bruit à ne s'entendre pas les uns les
autres.
Après une heure de chemin, ils nous firent
entrer dans un château, où, aussitôt que nous
fûmes entrés, nous entendîmes plusieurs per-
sonnes crier avec grande joie que les bohé-
miens étaient pris. Nous reconnûmes par là
qu'on nous prenait pour ce que nous n'étions
pas, et cela nous donna quelque consolation.
La jument qui traînait notre chariot tomba
morte de lassitude, avant été trop pressée et
trop battue. La comédienne à qui elle appar-
tenait, et qui la louait à la troupe, en fit des
cris aussi pitoyables que si elle eût vu mourir
son mari : ma mère en même temps s'éva-
nouit de la douleur qu'elle sentait au bras, et
les cris que je fis pour elle furent encore
çlus grands que ceux que la comédienne avait
faits pour sa jument. Le bruit que nous fai-
sions et que faisaient les brutaux et les ivro-
gnes qui nous avaient amenés, fit sortir d'une
salle basse le seigneur du château, suivi de
âuatre ou cinq casaques ou manteaux rouges
e fort mauvaise mine. Il demanda d'abord
où étaient les voleurs de bohémiens, et nous
fit grand'peur; mais, ne Yoyant entre nous
6 LE ROJÎAN COMIQUE
que des personnes blondes, il demanda à mon
père qui il était; et n'eut pas plutôt appris
que nous étions de malheureux comédiens,
qu'avec une impétuosité qui nous surprit, et
jurant de la plus furieuse façon que j'aie ja-
mais entendu jurer, il chargea à grands coups
d'épée ceux qui nous avaient pris, qui dispa-
rurent en un moment, les uns blessés, les
autres fort effrayés* Il fit délier mon père et
ses compagnons, commanda qu'on menât les
femmes dans une chambre, et qu'on mît nos
hardes en lieu sûr. Des servantes se présen-
tèrent pour nous servir, et dressèrent un lit à
ma mère, qui se trouvait fort mal de sa bles-
sure au bras. Un homme qui avait la mine
d'un maître d'hôtel, nous vint faire des excuses
de la part de son maître de ce qui s'était passé.
Il nous dit que les coquins qui s'étaient si
malheureusement mépris avaient été chas-
sés, la plupart battus ou estropiés ; qu'on al-
lait envoyer quérir un chirurgien dans le pro-
chain bourg pour panser le bras de ma mère,
et nous demanda instamment si l'on ne
nous avait rien pris, nous conseillant de faire
visiter nos hardes pour savoir s'il y manquait
quelque chose. A l'heure du souper, on nous
apporta à manger dans notre chambre; le
chirurgien qu'on avait envoyé chercher arri-
va ; ma mère fut pansée et se coucha avec
une violente fièvre. Le jour suivant, le seigneur
du château fit venir devant lui les comédiens.
Il s'informa de la santé de ma mère, et dit
qu'il ne voulait pas la laisser sortir de chez
lui qu'elle ne fût guérie. Il eut la bonté de
faire chercher dans les lieux d'alentour mon
frère et le jeune comédien, qui s'étaient sau-
vés ; ils ne se trouvèrent point, et cela aug-
menta la fièvre de ma mère. On fit venir d'une
petite ville prochaine un médecin et un chi-
rurgien plus expérimentés que celui qui l'a-
LE ROMA* COMIQUE 1
Tait pansée la première fois : et enfin tous les
bons traitements qu'on nous fit nous firent
bientôt oublier la violence qu'on nous avait
faite.
Ce gentilhomme chez qui nous étions était
fort riche, plus craint qu'aimé dans tout le
pays, violent dans toutes ses actions comme
on gouverneur de place frontière, et il avait
la réputation d'être vaillant autant qu'on pou-
vait l'être. Il s'appelait le baron de Sigognac ;
au temps où nous sommes il serait pour le
moins un marquis, et en ce temps-là il était
un vrai tyran de Périgord. Une compagnie de
bohémiens qui avaient logé sur ses terres
avaient volé les chevaux d'unharas qu'il avait
a une lieue de son château, et ses gens, qu'il
avait envoyé après, s'étaient mépris a nos dé-
pens, comme je vous l'ai déjà dit.
Ma mère se guérit parfaitement; et mon
père et ses camarades, pour se montrer re-
connaissants, autant que de pauvres comédiens
le pouvaient faire, du bon traitement qu'on
leur avait fait, offrirent de jouer la comédie
dans le château, tant oue le baron de Sigo-
gnac l'aurait pour agréable. Un grand page,
âgé pour le moins de vingt-quatre ans, et qui
devait être sans doute doyen des pages au
royaume, et une manière de gentilhomme sui-
vant, apprirent les rôles de mon frère et du
comédien qui s'était enfui avec lui. Le bruit
se répandit dans le paya qu'une troupe de co-
médiens devait représenter une comédie chez
le baron de Sigognac. Force noblesse péri-
gourdine y fut conviée: et lorsque le page sut
son rôle, qui lui fut si difficile à apprendre
âuon fut contraint d'en couper et de le ré-
uire à deux vers, nous représentâmes Roger
et BradamanU, du poète Garnier. L'assemblée
était fort belle, la salle bien éclairée, le théâtre
îort commode, et la décoration accommodée au
•8 LE ROMAN COMIQUE
sujet. Nous nous efforçâmes tous à Met> faire,
et nous y réussîmes.* Ma mère parut belle
comme un ange, armée en amazcne; et, sor-
tant d'une maladie qui l'avait un peu pâlie,
son teint éclata plus mie toutes les lumières
dont la salle était éclairée. Quelque grand su-
jet que j'aie d'être fort triste, je ne puis son-
ger a ce jour-là que je ne rie de la plaisante
façon dont le grand page s'acquitta de son
rôle. Il ne faut pas que ma mauvaise humeur
vous cache une chose si plaisante ; peut-être ne
la trouverez-vous pas telle, mais je vous assure
qu'elle fit bien rire toute la compagnie, et que
^en ai bien ri depuis, soit qu'il y eût vérita-
blement de quoi en rire, ou que je sois de
celles qui rient de peu de chose. Il joaait le
rôle du page du vieux duc Aymond, et n'avait
que deux vers à réciter dans la pièce; c'est
alors que ce vieillard s'emporte terriblement
contre sa fille Bradamante, de ce qu'elle ne
veut point épouser le fils de l'empereur, étant
amoureuse de Roger. Le page dit à son maître :
Monsieur, rentrons dedans; je crains que vous tombiez :
Vous n'êtes pas trop bien assuré sur vos pieds.
Ce grand sot de page, quoique son rôle fût
aisé à retenir, ne laissa pas de le gâter, et dit
de fort mauvaise grâce, et tremblant comme
un criminel :
Monsieur, rentrons dedans ; je crains que vous tombiez c
Vous n'êtes pas trop bien assuré sur vos jambes.
Cette mauvaise rime surprit tout le monde.
Le comédien qui faisait le personnage d' Ay-
mond en éclata de rire, et ne put plus repré-
senter un vieillard en colère. Toute l'assistance
n'en rit pas moins ; et pour moi, qui avais la
tête passée dans l'ouverture de la tapisserie
pour voir le monde et pour me faire voir, je
LE ROMAN COMIQUE 3
pensai me laisser choir à force de rire.Le maître
5e la maison, qui était de ces mélancoliques
qui ne rient que rarement, et ne rient pas
pour peu de chose, trouva tant de quoi rire
dans le défaut de mémoire de son page, et
dans sa mauvaise manière de réciter des vers,
qu'il pensa crever à force de se contraindre à
garder un peu de gravité ; mais enfin il fallut
rire aussi fort que les autres, et ses gens nous
avouèrent qu'ils ne lui en avaient jamais vu
tant faire; et comme il s'était acquis une
grande autorité dans le pays, il n'y eut per-
sonne de la compagnie qui ne rît "autant ou
plus que lui, ou par complaisance ou de bon
courage.
J'ai grand'peur, ajouta alors la Caverne,
d'avoir fait ici comme ceux qui disent : Je
vais vous faire un conte qui vous fera mourir
de rire, et qui ne tiennent pas leur parole,
car j'avoue que je vous ai fait trop de fête de
celui de mon page.
— Non, lui répondit l'Etoile, je l'ai trouvé
tel que vous me l'aviez fait espérer. Il est
bien vrai que la chose peut avoir paru plus
plaisante à ceux qui la virent, qu'elle ne le
sera à ceux à qui on en fera le récit, la mau-
vaise action du page servant beaucoup à la
rendre telle, outre que le temps, le lieu et
la pente naturelle que nous avons à nous lais-
ser aller au rire des autres, peuvent lui avoir
donné des avantages qu'elle n'a pu avoir de-
puis.
La Caverne ne fit pas davantage d'excuses
pour son conte, et, reprenant son histoire où
elle l'avait laissée :
Après, continua-t-elle, que les acteurs et les
auditeurs eurent ri de toutes les forces de leur
10 LE ROMAN COMIQUE
faculté risible, le baron de Sigognac voulut
que son page reparût sur le théâtre pour y
réparer sa faute, ou plutôt pour faire rire en-
core la compagnie: mais le page, le plus
grand brutal que j'aie jamais vu, n'en voulut
rien faire, quelque commandement que lui fît
un des plus rudes maîtres du monde. Il prit
la chose comme il était capable de la prendre,
c'est-à-dire fort mal, et son déplaisir, qui ne
devait être que très-léger s'il eût été raison-
nable, nous causa depuis le plus grand mal-
heur qui pouvait nous arriver. Notre comédie
eut l'applaudissement de toute l'assemblée. La
farce divertit encore plus que la comédie, comme
il arrive d'ordinaire partout ailleurs hors de Pa-
ris. Le baron de Sigognac et les autres gen-
tilshommes ses voisins y prirent tant déplaisir,
qu'ils eurent envie de nous voir jouer en-
core. Chaque gentilhomme se cotisa pour les co-
médiens, selon sa libéralité ; le baron se cotisa
le premier pour montrer l'exemple aux autres,
et la comédie fut annoncée pour la première
fête. Nous jouâmes un mois durant devant
cette noblesse périgourdine, régalés à l'envi
des hommes et des femmes, et même la troupe
en profita de quelques habits demi-usés. Le
baron nous faisait manger à table, ses gens
nous servaient avec empressement, et nous
disaient souvent qu'ils nous étaient bien obli-
gés de la bonne humeur de leur maître, qu'ils
trouvaient tout changé depuis que la comédie
l'avait humanisé. Le page seul nous regardait
comme ceux qui l'avaient perdu d'honneur, et
le vers qu'il avait gâté, et que tout le monde
de la maison, jusqu'au moindre marmiton, lui
récitait à toute heure, lui était, toutes les fois
qu'il en était persécuté, un cruel coup de poi-
gnard, dont enfin il résolut de se venger sur
quelqu'un de notre troupe.
Un jour, le baron de Sigognac avait fait une
L2 roham co;::que jj
blée de ses voisins et de ses paysans,
pour délivrer ses bois d'une grande quantité
de loups qui y avaient planté le piquet, et dont
le pays était fort incommodé ; mon père fct ses
camarades y portèrent chacun une arquebuse,
comme firent aussi tous les domestiques du
baron. Le méchant page en fut aussi; et,
croyant avoir trouvé l'occasion qu'il cherchait
d'exécuter le mauvais dessein qu'il avait con-
tre nous, il ne vit pas plutôt mon père et ses
camarades séparés des autres, qui rechar-
geaient leurs arquebuses et s'entrefournis-
saient l'un à l'autre de la poudre et du plomb,
qu'il leur tira la sienne de derrière un arbre,
et perça mon malheureux père de deux balles.
Ses compagnons, bien empêchés à le soute-
nir, ne songèrent point d'abord à courir après
cet assassin, qui s'enfuit, et depuis quitta le
pays.
A deux jours de là, mon père mourut de sa
blessurej Ma mère en pensa mourir de dé-
plaisir, en retomba malade^ et j'en fus affligée
autant qu'une fille de mon âge le pouvait être.
La maladie de ma mère tirant en longueur,
les comédiens et les comédiennes de notre
troupe prirent congé du baron de Sigognac, et
allèrent quelque part ailleurs chercher à se
remettre dans une autre troupe.
Ma mère fut malade plus de deux mois et
enfin elle se guérit, après avoir reçu du baron
de Sigognac des marques de générosité et de
bonté, qui ne s'accordaient pas avec la réputa-
tion qu il avait dans ie pays d'être le plus
grand tyran qui se soit jamais fait craindre
dans un pays où la plupart des gentils-
hommes se mêlent de l'être. Ses valets, qui
l'avaient toujours vu sans humanité et sans
civilité, étaient étonnés de le voir vivre avec
nous de la manière la plus obligeante du
monde. On eût pu croire qu'il était amoureux
12 LE ROMAN COMIQUE
de ma mère, mais il ne lui parlait presque
point et n'entrait jamais dans notre chambre,
où il nous faisait servir à manger depuis la
mort de mon père. Il est bien vrai qu'il en-
voyait souvent demander de ses nouvelles. On
ne laissa pas d'en médire dans le pays, ce que
nous sûmes depuis. Mais ma mère, ne pouvant
demeurer plus longtemps avec bienséance
dans le château d'un homme de cette condi-
tion, avait déjà songé a en sortir, et conçu le
dessein de se retirer à Marseille, chez* son
père. Elle le fit donc savoir au baron de Sigo-
gnac, le remercia de tous les bienfaits que
nous en avions reçus et le pria d'ajouter à
toutes les obligations qu'elle lui avait déjà
celle de lui faire avoir des montures pour elle
et pour moi, jusqu'à je ne sais quelle ville, et
une charrette pour porter notre petit bagage,
qu'elle voulait tâcher de vendre au premier
marchand qu'elle trouverait, quelque peu qu'on
lui en voulût donner.
Le baron parut fort surpris du dessein de
ma mère, et elle ne fut pas peu surprise de n'a-
voir pu tirer de lui ni un consentement ni un
refus. Le jour d'après, le curé d'une des pa-
roisses dont il était seigneur nous vint voir
dans notre chambre. Il était accompagné de
sa nièce, une bonne et agréable fille, avec qui
j'avais fait une intime connaissance. Nous
laissâmes son oncle et ma mère ensemble et
allâmes nous promener dans le jardin du châ-
teau. Le curé fut longtemps en conversation
avec ma mère et ne la quitta qu'à l'heure du
souper. Je la trouvai fort rêveuse, je lui de-
mandai deux ou trois fois ce qu'elle avait;
sans qu'elle me répondît, je la vis pleurer et
me mis à pleurer aussi. Enfin, après m'avoir
fait fermer la porte de la chambre, elle me
dit. pleurant encore plus fort qu'elle n'avait
fair, que ce curé lui avait appris que le baron de
LE ROMAX COMIQfE 15
Sigognac était éperdument amoureux d'elle et
lui avait, de plus, assuré qu'il l'estimait si
fort quil n'ayait jamais osé lui dire, ou lui
faire dire qu'il l'aimât, qu'en même temps il
ne lui offrît de l'épouser. En achevant dépar-
ier, ses soupirs et ses sanglots pensèrent la
suffoquer.
Je lui demandai encore une fois ce qu'elle
avait. Quoi! ma fille, me dit-elle, ne vous en
ai-je pas assez dit pour vous faire voir que je
suis la plus malheureuse personne du monde?»
Je lui dis que ce n'était pas un si grand mal-
heur à une comédienne que de devenir femme
de condition « Ah! pauvre petite, me dit-
elle, que tu parles bien comme une jeune fille
sans expérience! S'il trompe ce bon curé pour
me tromper, ajouta-t-elle, s'il n'a pas dessein
de m'épouser, comme il me le veut faire ac-
croire, quelles violences ne dois-je pas crain-
dre d'un homme tout à fait esclave de ses
passions ? Et s'ii veut véritablement m'épou-
ser, et que j'y consente, quelle misère dans le
monde approchera de la mienne, quand sa
fantaisie sera passée? et combien pourra-t-il
me haïr s'il se repent un jour de m'avoir ai-
mée? Non, non, ma fille, la bonne fortune ne
me vient pas chercher comme tu penses:
mais un effroyable malheur, après m'avoir ôte
un mari qui m'aimait et que j'aimais, m'en
veut donner un par force, qui peut-être me
haïra et m'obligera à le haïr. »
Son affliction, que je trouvais sans raison,
augmenta si fort sa violence, qu'elle pensa
l'étouffer pendant que je lui aidai à se désha
biller. Je la consolais du mieux que je pou-
vais, et me servais contre son déplaisir de
toutes les raisons dont une fille de mon âge
était capable, n'oubliant pas de lui dire que la
manière obligeante et respectueuse dont le
moins caressant de tous les hommes avait
14 LE ROMAN COMIQUE
toujours vécu avec nous, me semblait de bon
présage, et surtout le peu de hardiesse qu'il
avait eue à déclarer sa passion à une femme
d'une profession oui n'inspire pas touiours le
respect. Ma mère, me laissant dire tout ce
que je voulus, se mit au lit fort affligée, et s'y
affligea toute la nuit au lieu de dormir. Je
voulus résister au sommeil ; mais il fallut se
rendre, et je dormis autant qu'elle dormit
peu. Elle se leva de bonne heure, et quand je
m'éveillai, je la trouvai habillée et assez tran-
quille. J'étais bien en peine de savoir quelle
résolution elle avait prise; car pour vous dire
la vérité, je flattais mon imagination de la
future grandeur où j'espérais voir arriver ma
mère, si le baron de Sigognac pariait selon
ses véritables sentiments, et si ma mère pou-
vait réduire les siens à lui accorder ce qu'il
voulait obtenir d'elle. La pensée d'ouïr appeler
ma mère madame la baronne occupait agréa-
blement mon esprit, et l'ambition s'emparait
peu à peu ma jeune tête.
La Caverne contait ainsi son histoire, et
l'Etoile Técoutait attentivement, quand elles
ouïrent marcher dans leur chambre, ce qui
leur sembla d'autant plus étrange, qu'elles se
souvenaient fort bien d'avoir fermé leur porte
au verrou. Cependant elles entendaient tou-
jours marcher; elles demandèrent qui était
là. On ne leur répondit rien; et un moment
après, la Caverne vit au pied du lit, qui n'était
point fermé, la figure d'une personne qu'elle
entendit soupirer, et qui, s'appuyant sur le
pied du lit, lui pressa les pieds. Elle se
leva à demi, pour voir de plus prés ce qui
commençait à lui faire peur, et, résolue à lui
parler, elle avança la tête dans la chambre,
et ne vit plus rien. La moindre compagnie
donne quelquefois de 'assurance, mais quel-
LE ROMAN COMIQUE 15
quefois aussi la peur ne diminue pas pour être
partagée. La Caverne s'effraya de n'avoir rien
vu, et l'Etoile s'effraya de ce que la Caverne
s'effrayait. Elles s'enfoncèrent dans leur lit,
se couvrirent la tête de leur couverture, et se
serrèrent l'une contre l'autre, ayant grand' -
?:;eur, et n'osant presque se parler. Enfin la
Caverne dit à l'Etoile que sa pauvre fille était
morte, et que c'était son âme qui était venue
soupirer auprès d'elle. L'Etoile allait peut-être
lui répondre quand elles entendirent encore
marcher dans la chambre. L'Etoile s'enfonça
encore plus avant dans le lit qu'elle n'avait
fait ; et la Caverne, devenue plus hardie par
la pensée qu'elle avait que c'était l'âme de sa
fille, se leva encore sur son lit, comme elle
avait fait, et, voyant reparaître la même figure
qui soupirait encore et s'appuyait sur ses pieds,
elle avança la main et en toucha une fort velue
oui lui fit "faire un cri effroyable et la rit tomber
bot le lit à la renverse. Dans le même temps,
elles ouïrent aboyer dans leur chambre, comme
quand un chien a peur la nuit de ce qu'il ren-
contre. La Caverne fut encore assez hardie
pour regarder ce que c'était, et elle vit un
grand lévrier qui aboyait contre elle. Elle le
menaça d'une voix forte, et il s'enfuit en
aboyant vers un coin de la chambre, où il dis-
parut. La courageuse comédienne sortit du lit,
et, à la clarté de la lune qui perçait les fenê-
tres, elle découvrit au coin de la chambre, où
le fantôme-lév ier avait disparu, une petite
porte d'un petit escalier dérobé. Il lui fut aisé
de juger que c'était un lévrier de la maison
qui était entré par là dans leur chambre. Il
avait eu envie de se coucher sur leur lit, et,
n'osant le faire sans le consentement de ceux
qui y étaient couchés, avait soupiré en chien,
et s'était appuyé les jambes de devant sur le
lit qui était haut sur les siennes, comme sont
16 LE ROMAN COMIQUE
tous les lits à l'antique, et s'était caché des-
sous quand la Caverne avança la tête dans la
chambre la première fois. Elle* n'éta pas d'abord
à l'Etoile la croyance qu'elle avait que c'était
un esprit, et fut longtemps a lui faire com-
prendre que c'était un lévrier. Tout affligée
qu'elle était, elle railla sa compagne de sa
poltronnerie, et remit la fin de son histoire
a quelque autre temps, que le sommeil ne leur
serait pas si nécessaire qu'il le leur était alors.
La pointe du jour commençait à paraître: elles
s'endormirent, et se levèrent sur les dix heures,
.qu'on les vint avertir que le carrosse qui les
devait mener au Mans était prêt à partir
quand elles voudraient.
IV. — Destin trouve Léandre.
Destin cependant allait de village en village,
«'informant de ce qu'il cherchait, et n'en ap-
prenant aucunes nouvelles. Il battit un grand
Eays, et ne s'arrêta que sur les deux ou trois
eiires, que sa faim et la lassitude de son
cheval le firent retourner dans un gros bourg
qu'il venait de quitter. Il y trouva une assez
bonne hôtellerie, parce qu'elle était sur le
grand chemin, et n'oublia pas de s'informer
si on n'avait point ouï parler d'une troupe
de gens de cheval qui enlevaient une femme.
— Il y a un gentilhomme là-haut qui vous
en peut dire des nouvelles, dit Je chirurgien
du village, qui se trouva là. Je crois, ajouta-
t-il, qu'il a eu quelque démêlé avec eux, et
en a été maltraité. Je viens de lui appliquer
un cataplasme anodin et résolutif sur une tu-
meur livide qu'il a sur les vertèbres du cou,
et je lui ai pansé une grande plaie qu'on lui
a faite à l'occiput. Je l'ai voulu saigner, parce
qu'il a le corps tout couvert de contusions ;
mais il ne l'a pas voulu : il en a pourtant
LE ROMAN COMIQUE 17
bien besoin. H faut qu'il ait fait quelque
lourde chute et qu'il ait été excédé de coups.
Ce chirurgien de village prenait tant "de
plaisir à débiter les termes de son art, qu'en-
core que Destin l'eût quitté, et qu'il ne fut
écouté de personne, il continua longtemps le
iiscours qu'il avait commencé, jusqu'à ce qu'on
le vint quérir pour saigner une femme qui se
mourait d'une apoplexie.
Cependant, Destin monta dans la chambre
de celui dont le chirurgien lui avait parlé : il
trouva un jeune homme bien vêtu, qui avait
la tête bandée, et qui s'était couché sur un
lit, pour reposer. Destin lui voulut faire des
excuses de ce qu'il était entré dans sa cham-
bre avant que d'avoir su s'il l'aurait pour
■agréable; mais il fut bien surpris quand, aux
premières paroles de son compliment, l'autre
se leva de son Ht et vint l'embrasser, se fai-
sant connaître à lui pour son valet Léandre,
qui l'avait quitté depuis quatre ou cinq jours,
sans prendre congé de lui, et que la Caverne
croyait être le ravisseur de sa fille. Destin ne
savait de quelle façon il lui devait parler, le
voyant bien vêtu et* de fort bonne mine. Pen-
dant qu'il le considéra, Léandre eut le temps
de se rassurer, car il avait paru d'abord fort
interdit.
J'ai beaucoup de confusion, dit-il à Destin,
de n'avoir pas eu pour vous toute la sincérité
que je devais avoir, vous estimant comme je
fais; mais vous excuserez un jeune homme
sans expérience, qui, devant que de vous bien
connaître, vous croyait fait comme le sont d'or-
dinaire ceux de votre profession, et qui n'osait
pas vous confier un secret d'où dépend tout le
bonheur de sa vie.
Destin lui dit qu'il ne pouvait savoir que de
îui-mëme en quoi il lui avait manqué de sin-
cérité.
18 I»E ROMAN COMIQDE
J'ai bien d'autres choses à vous apprendre,
si peut-être vous ne les savez déjà, lui ré-
pondit Léandre : mais auparavant, il faut que
je sache ce qui vous amené ici.
Destin lui conta de auelle façon Angélique
avait été enlevée : il lui dit qu'if courait après
ses ravisseurs, et qu'il avait appris, en entran;
dans l'hôtellerie, qu'il les a trouvés, et lui en
pourrait apprendre des nouvelles.
Il est vrai que je les ai trouvés, lui répondit
Léandre en soupirant, et que j'ai fait contre
eux ce qu'un homme seul pouvait faire contre
plusieurs ; mais mon épée s'étant rompue dans
le corps du premier que j'ai blessé, je n'ai pu
rien faire pour le service de mademoiselle An-
gélique, ni mourir en la servant, comme j'é-
tais résolu à l'un ou à l'autre événement. Ils
m'ont mis en l'état où vous me voyez : j'ai
été étourdi du coup d'estramaçon que j'ai reçu
sur la tête ; ils m'ont cru mort, et ont passé
outre à grande hâte. Voilà tout ce que je sais
de mademoiselle Angélique. J'attends ici un
valet qui vous en apprendra davantage : il les
a suivis de loin, après m'avoir aidé à reprendre
mon cheval, qu'ils m'ont peut-être laissé à
cause qu'il ne valait pas grand' chose.
Destin lui demanda pourquoi il l'avait quitté
sans l'en avertir, d'où il venait, et qui il était,
ne doutant plus qu'il ne lui eût caché son nom
et sa condition. Léandre lui avoua qu'il en
était quelque chose; et s'étant recouché, à
cause que les coups qu'il avait reçus lui fai-
saient beaucoup de douleur, Dt stinVassit sur
le pied du lit, et Léandre lui dit ce que voua
allez lire dans le chapitre suivant.
V. — Histoire de Léandre.
Je suis un gentilhomme d'une maison assez
connue dans la province. J'espère un jour d'à-
J
LE ROMAN' COMIQUE 19
voir pour le moins douze mille livres de rente,
pourvu que mon père meure ; car encore qu'il
y ait quatre-vingts ans qu'il fait enrager tous
ceux qui dépendent de lui, ou qui ont affaire
a lui, il se porte si bien, qu'il y a plus a craindre
pour moi qu'il ne meure jamais, qu'à espérer
que je lui succède un jour en trois fort belles
terres qui font tout son bien. Il me veut faire
conseiller au parlement de Bretagne, contre
mon inclination, et c'est pour cela qu'il m'a
fait étudier de bonne heure. J'étais écolier à
la Flèche quand votre troupe y vint repré-
senter. Je vis mademoiselle Angélique, et j'en
devins tellement amoureux, que je ne pus
Elus faire autre chose que de l'aimer. Je fis
ien davantage ; j'eus l'assurance de lui dire
que je l'aimais ; elle ne s'en offensa point : je
lui écrivis, elle reçut ma lettre, et ne m'en fit
pas plus mauvais visage. Depuis ce temps là,
une maladie qui fit garder la chambre à ma-
demoiselle de la Caverne, pendant que vous
fûtes à la Flèche, facilita beaucoup les con-
versations que sa fille et moi eûmes en-
semble. Elle les aurait sans doute empêchées,
trop sévère comme elle est, pour être d'une
profession qui semble dispenser du scrupule
et de la sévérité ceux qui la suivent. Depuis
que je devins amoureux de sa fille, je n'allai
plus au collège, et ne manquai pas un j.our
d'aller à la comédie. Les pères jésuites me vou-
lurent remettre dans mon devoir; mais je ne
voulus plus obéir à de si mal plaisants maî-
tres, après avoir choisi la plus charmante
maîtresse du monde. Votre valet fut tué à la
porte de la comédie par des écoliers bretons,
qui firent, cette année-là, beaucoup de désordre
a la Flèche, parce qu'ils y étaient en grand
nombre, et que le vin y fut à bon marché :
cela fut cause en partie que vous quittâtes la
Flèche pour aller à Angers. Je ne dis point
20 LE ROMAN COMIQDE
adieu à mademoiselle Angélique, sa mère ne
la perdant point de vue : tout ce que je pus
faire, ce fut de paraître devant elle, en la
voyant partir, le désespoir peint sur le visage,
et les yeux mouillés de larmes. Un regara
triste qu'elle me jeta pensa me faire mourir.
Je m'enfermai dans ma chambre ; je p'eurai l£
reste du jour et toute la nuit ; et dès le matin,
changeant mon habit en celui de mon valet,
qui était de ma taille, je le laissai à la Fléché
pour vendre mon équipage d'écolier, et lui
laissai une lettre pour un fermier de mon père,
qui me donne de l'argent quand je lui en de-
mande, avec ordre de me venir trouver à An-
gers. J'en pris le chemin après vous, et vous
attrapai à Duretail, où plusieurs personnes de
condition, qui y couraient le cerf, vous arrê-
tèrent sept ou"huit jours. Je vous offris mon
service, et vous me prites pour votre valet,
soit que vous fussiez incommodé de n'en avoir
point, ou que ma mine et mon visage, qui
peut-être ne vous déplurent pas, vous obli-
geassent à me prendre. Mes cheveux, que
j'avais fait couper fort courts, me rendirent
méconnaissable a ceux qui m'avaient vu sou-
vent auprès de mademoiselle Angélique; outre
que le méchant habit de mon valet, que j'avais
pris pour me déguiser, me rendait bien diffé-
rent de ce que je paraissais avec le mien, qui
était plus beau que ne l'est d'ordinaire celui
d'un écolier. Je fus d'abord reconnu de made-
moiselle Angélique, qui m'avoua depuis qu'elle
n'avait point douté que la passion que j'avais
pour elle ne fût très-violente, puisque je quit-
tais tout pour la suivre. Elle fut assez géné-
reuse pour m'en vouloir dissuader, et pour me
faire retrouver ma raison, qu'elle voynit bien
que j'avais perdue. Elle me fit longtemps
éprouver des rigueurs qui eussent refroidi un
moins amoureux que moi . mais enfin, à force
LE ROMAN COMIQUE il
de l'aimer, je l'engageai à m'aimer autant que
je l'aimais. Comme vous avez l'âme d'une per-
sonne de condition qui l'aurait fort belle, vous
reconnûtes bientôt que je n'avais pas celle d'un
valet : je gagnai vos bonnes grâces ; je me mis
bien dans l'esprit de tous les messieurs de
votre troupe ; et même je ne fus pas haï de
la Rancune, qui passe parmi vous pour
n'aimer personne, et pour haïr tout le monde.
Je ne perdrai point le temps à vous redire
tout ce que deux jeunes personnes qui s'en-
tr'aiment se sont pu dire toutes les fois
qu'elles se sont trouvées ensemble : vous le
savez assez par vous-même. Je vous dirai
seulement que mademoiselle de la Caverne, se
doutant de notre intelligence, ou plutôt n'en
doutant plus, défendit à sa fille de me parler:
que s? fille ne lui obéit pas ; et que, l'ayant
surprise qui m'écrivait, elle la traita si cruel-
lement, et en public et en particulier, que je
n'eus pas depuis grand'peine à la faire résou-
dre de se laisser enlever. Je ne crains point
de vous l'avouer, vous connaissant généreux
autant qu'on peut l'être, et amoureux pour le
moins autant que moi.
Destin rougit à ces dernières paroles de
Léandre, qui continua son discours, et dit à
Destin qu'il n'avait quitté la compagnie que
pour s'aller mettre en état d'exécuter son
dessein ; qu'un fermier de son père lui avait
promis de lui donner de l'argent, et qu'il es-
Eérait encore d'en recevoir à Saint-Malo du
1s d'un marchand, de qui l'amitié lui était
assurée, et qui était depuis peu maître de
son bien, par la mort de ses parents. Il ajouta
que, par le moyen de son ami, il espérait de
passer facilement en Angleterre, et là de faire
sa paix avec son père sans exposer à sa co-
lère mademoiselle Angélique, contre laquelle,
§2 LE ROMAN COMIQUE
vraisemblablement, aussi bien que contre ne
mère, il aurait exercé toutes sortes d'actes
d'hostilité, avec tout l'avantage qu'un homme
riche et de condition peut avoir sur deux
pauvres comédiennes.
Destin fit avouer à Léandre qu'à cause de
sa jeunesse et de sa condition, son père n'au-
rait pas manqué d'accuser de rapt mademoi-
selle de la Caverne. Il ne tâcha point de lui
faire oublier son amour, sachant bien que les
personnes qui aiment ne sont pas capables de
croire d'autres conseils que ceux de leur pas-
sion, et sont plus à plaindre qu'à blâmer:
mais il désapprouva fort le dessein qu'il avait
eu de se sauver en Angleterre, et lui repré-
senta ce qu'on pourrait s'imaginer de deux
jeunes personnes qui seraient ensemble dans
un pays étranger; les fatigues et les hasards
d'un voyage par mer; la difficulté de recou-
vrer de l'argent, s'il leur arrivait d'en man-
quer; et enfin les entreprises que feraient faire
sur eux et la beauté de mademoiselle Angé-
lique, et la jeunesse de l'un et de l'autre.
Léandre ne défendit point une mauvaise
cause ; il demanda encore une fois pardon a
Destin de s'être si longtemps caché de lui. et
Destin lui promit qu'il se servirait de tout le
Souvoir qu'il croyait avoir sur l'esprit de ma-
emoiseue de la Caverne pour la lui rendre
favorable. Il lui dit encore que, s'il était tout
à fait résolu à n'avoir jamais d'autre femme
que mademoiselle Angélique, il ne devait
point quitter la troupe. Il lui représenta que
cependant son père pouvait mourir ou sa pas-
sion se ralentir, ou peut-être se passer. Léan-
dre s'écria là-dessus que cela n'arriverait ja-
mais.
— Eh bien donc, dit Destin, de peur que
cela n'arrive à votre maîtresse, ne la perdez
point de vue ; faites la comédie avec nous :
de a n'êtes pas le seul qui la ferez, et qui
pourriez faire quelque chose de meilleur. Ecri<
V5z à votre père; faites-lui croire que vous
êtes à la guerre, et tâchez d'en tirer de l'ar-
gent. Cependant je vivrai avec vous comme
avec un frère, et tâcherai par là de vous faire
oublier les mauvais traitements que vous
pouvez avoir reçus de moi, tandis que je n'ai
pas connu ce que vous valiez.
Léandre se fût jeté à ses pieds si la douleur
que les coups qu'il avait reçus lui faisaient
sentir par tout son corps lui êùt permis de le
faire. Il le remercia au moins en des termes
si obligeants, et lui fit des protestations d'a-
mitié si tendres, qu'il en fut aimé, dès ce
temps-là, autant qu'un honnête homme peut
l'être d'un autre. Ils parlèrent ensuite de cher-
cher mademoiselle Angélique ; mais une
grande rumeur qu'ils entendirent interrom-
pit leur conversation, et fit descendre. Destin
dans la cuisine de l'hôtellerie, où il se passait
ce que vous allez voir dans le chapitre sui-
vant.
VL — Combat à coups de poina:. — Mort ne l'hôte, &i
autres choses mémorables.
Deux hommes, l'un vêtu de noir comme un
magistrat de village, et l'autre de gris, qui
avait bien la mine d'un sergent, se tenaient
aux cheveux et à la barbe, et s'entredonnaient
de temps en temps des coups de poing d'une
très cruelle manière. L'un et l'autre étaient
ce que leurs habits et leurs mines voulaient
qu'ils fussent. Le vêtu de noir, magistrat du
village, était frère du curé, et le vêtu de gris,
sergent du même village, était frère de l'hôte
Cet hôte était alors dans une chambre à côté
de la cuisine, prêt à rendre Pâme, d'une fièvre
chaude qui lui avait si fort troublé l'esprit
24 LE ROMAN COMIQUE
qu'il s'était cassé la tête contre une muraille ,'
et sa blessure, jointe a sa fièvre, l'avait mis
si bas, que lorsque sa frénésie le quitta, il se
vit contraint de quitter la vie, qu'il regrettait
peut-être moins que son argent mal acquis.
Il avait porté les armes longtemps, et était
enfin revenu dans son village chargé d'ans
et de si peu de probité, qu'on pouvait dire
qu'il en avait encore moins que d'argent,
quoiqu'il fût extrêmement pauvre. Mais comme
les femmes se prennent souvent par où elles
'devraient moins se laisser prendre, ses che-
veux de drille, plus longs que ceux des au-
tres paysans du village, ses serments à la
soldate, une plume hérissée qu'il mettait
les fêtes, quand il ne pleuvait point, et une
épée rouillee qui lui battait de vieilles bottes,
quoiqu'il n'eût point de cheval ; tout cela
donna dans la vue d'une vieille veuve qui
tenait hôtellerie.
Elle avait été recherchée par les plus riches
fermiers du pays, non tant pour sa beauté
que pour le bien qu'elle avait amassé avec
son défunt mari, à vendre bien cher et à
faire mauvaise mesure de vin et d'avoine.
Elle avait constamment résisté à tous ses
prétendants ; mais enfin un vieux soldat avait
triomphé d'une vieille hôtesse. Le visage de
cette nymphe tavernière était le plus petit, et
son ventre était le plus grand du Maine, quoi-
que cette province abonde en personnes ven-
trues. Je laisse aux naturalistes le soin d'en
chercher la raison, aussi bien que de la graisse
des chapons du pays.
Pour revenir a cette grosse petite femme,
qu'il me semble que je vois toutes les fois
que j'y songe, elle se maria avec son soldat
sans en parler à ses parents, et après avoir
achevé de vieillir avec lui, et bien souffert
aussi, elle eut le plaisir de le voir mourir la
LE ROMAN COMIQUE 25
tête cassée, ce qu'elle attribuait à un juste
jugement de Dieu, parce qu'il avait souvent
joué à casser la sienne.
Quand Destin entra dans la cuisine de l'hô-
tellerie, cette hôtesse et sa servante aidaient
le vieux curé du bourg à séparer les combat-
tants qui s'étaient cramponnés comme deux
vaisseaux; mais les menaces de Destin et
L'autorité avec laquelle il parla achevèrent ce
îue les exhortations du bon pasteur n'avaient
pu faire, et les deux mortels ennemis se sé-
parèrent, crachant la moitié de leurs dents
sanglantes, saignant du nez, et le menton et
.a tête pelés.
Le curé était honnête homme, et savait
Dien son monde : il remercia Destin fort civile-
ment, et Destin, pour lui faire plaisir, fit em-
brasser de bonne amitié ceux qui, uu moment
mparavant, ne s'embrassaient que pour s'é-
Tangler.
Pendant l'accommodement, l'hôte acheva son
)bscuie destinée, sans en avertir ses amis, tel-
ement qu'on trouva qu'il n'y avait plus qu'à
'ensevelir quand on entra dans sa chambre
iprès que la paix fut conclue.
Le curé fit des prières sur le mort, et les fit
xmnes, car il les fit courtes; son vicaire le
rint relayer ; et cependant la veuve s'avisa de
îurler, et le fit avec beaucoup d'ostentation et
le vanité. Le frère du mort fit semblant d'être
riste, ou le fut véritablement, et les valets et
;ervantes s'en acquittèrent presque aussi bien
[ue lui.
Le curé suivit Destin dans sa chambre, lui
aisant des offres de services : il en fit autant
i Léandre et ils le retinrent à manger avec
iux. Destin, qui n'avait pas mangé de tout le
our, et qui avait fait beaucoup d'exercice,
nangea très-avidement. Léandre se reput d'a-
noureuses pensées plus que de viandes, et le
26 LE ROMAN COMIQUE
curé parla plus qu'il ne mangea. Il leur fit
cent contes plaisants de l'avarice du défunt,
et leur apprit les plaisants différends que cette
passion dominante lui avait fait avoir, tant
avec sa femme qu'avec ses voisins. Il leur fit
entre autres le récit d'un voyage qu'il avait
fait à Laval avec sa femme, au retour duquel
le cheval qui les portait s'étant déferré de deux
pieds, et, qui pis est, les fers s'étant perdus,
il laissa sa femme tenant son cheval par la
bride au pied d'un arore, et retourna jusqu'à
Laval, cherchant exactement ses fers partout
où il crut avoir passé; mais il perdit sa peiner
tandis que sa femme pensa perdre patience à
l'attendre, car il était retourné sur ses pas de
deux grandes lieues, et elle commençait d'en
être en peine quand elle le vit revenir les pieds
nus, tenant ses bottes et ses chausses dans ses
mains. Elle s'étonna fort de cette nouveauté,
mais elle n'osa lui en demander la raison ; tant,
à force d'obéir à la guerre, il s'était rendu ca-
pable de bien commander dans sa maison :
elle n'osa pas même repartir, quand il la fit
déchausser aussi, ni lui en demander le sujet;
elle se douta seulement que ce pouvait être
par dévotion. Il fit prendre à sa femme son
cheval par la bride, marchant derrière pour le
faire hâter; et ainsi l'homme et la femme,
sans chaussure, et le cheval déferre de deux
pieds, après avoir bien souffert, gagnèrent la
maison bien avant dans la nuit, les uns et les
autres fort las, et l'hôte et l'hôtesse ayant les
pieds si écorchés, qu'ils furent près de quinze
jours sans pouvoir presque marcher. Jamais il
ne se sut si bon gré de quelque autre chose qu'il
eût faite ; et quand il y songeait, et disait en
riant à sa femme que, s'ils ne se fussent dé-
chaussés en revenant de Laval, ils en eussent
eu pour deux paires de souliers, outre deux
fers d'un cheval. Destin et Léandre ne s'emu-
LE ROMAN COMIQUE 27
rent pas "beaucoup du conte que le curé leur
donnait pour bon, soit qu'ils ne le trouvassent
pas si plaisant qu'il le leur avait annoncé, ou
qu'ils ne fussent pas alors en humeur de rire.
Le curé, qui était grand parieur, n'en de-
meura pas là ; et, s'adressant à Destin, il lui
dit que ce qu'il venait d'entendre ne valait
pas ce qu'il avait encore à lui dire, de la ma-
nière dont le défunt s'était préparé à la mort.
— Il y a quatre ou cinq jours, ajouta-t-il,
qu'il sait bien qu'il n'en peut échapper : il ne
s'est jamais plus tourmenté de son ménage :
il a eu regret à tous les œufs frais qu'il a
mangés pendant sa maladie; il a voulu savoir
à quoi mont rait son enterrement, et même
l'a voulu marchander avec moi le jour que je
l'ai confessé. Enfin, pour achever comme il
avait commencé, deux heures avant de mou-
rir, il ordonna devant moi à sa femme de l'en-
sevelir dans un certain vieux drap qui avait
plus de cent trous. Sa femme lui représenta
qu'il y serait fort mal enseveli; il s'opiniâtra
à n'en vouloir point d'autre; sa femme ne pou-
vait y consentir; et, parce qu'elle le voyait en
état de ne pouvoir la battre, elle soutint son
opinion plus vigoureusement qu'elle n'avait
jamais fait avec lui. sans pourtant sortir du
respect qu'une honnête femme doit à un mari,
iâcneux ou non ; elle lui demanda enfin com-
ment il pourrait paraître dans la vallée de Jc~
saphat, un méchant drap tout troué sur les
épaules, et en quel équipage il pensait ressus-
citer. Le malade s'en mit en colère; et, jurant
comme il ava't accoutumé en sa santé : « Mor-
bleu, vilaine ! s'écria-t-il, je ne veux point res-
susciter. » J'eus autant de peine à m'empêcher
de rire qu'à lui faire comprendre qu'il avait
offensé Dieu en se mettant en colère, et plus
encore par ce qu'il avait dit à sa femme, qui
était en quelque façon une impiété. Il en fit
28 LE ROMAN COMIQOE
un acte de contrition tel quel, et encore lui
fallut-il donner parole qu'il ne serait point en-
seveli dans un autre drap que ceiui qu'il avait
choisi. Mon frère, qui avait éclaté de rire de
le voir renoncer si hautement et si clairement
à sa résurrection, ne pouvait s'empêcher d'en
rire encore toutes les fois qu'il y songeait : le
frère du défunt s'en était formalisé ; et, de pa-
roles en paroles, mon frère et lui, tous deux
aussi brutaux l'un que l'autre, s'étaient entre-
harpés, après s'être donné mille coups de
poing, et se battraient peut-être encore si on
ne les avait séparés.
Le curé acheva ainsi sa relation , adressant
la parole à Destin, parce que Léandre ne lui
donnait pas grande attention. Il prit congé
des comédiens, après leur avoir encore offert
ses services ; et Destin tâcha de consoler l'af-
fligé Léandre, lui donnant les meilleures es-
pérances dont il put s'aviser. Tout brisé qu'é-
tait le pauvre garçon, il regardait de temps
en temps par îa fenêtre pour voir si son valet
ne venait point , comme s'il en eût dû venir
plus tôt. Mais quand on attend quelqu'un avec
impatience, les plus sages sont assez sots pour
regarder souvent du côté qu'il doit venir.
Je finirai par là mon sixième chapitre.
VII. — Terreur panique de Ragotin, suivie de dis-
grâces.— Aventure du corps mort.— Orage de coups
de poing et accidents surprenants, dignes d'avoir
place en cette véritable histoire.
Léandre regardait donc par la fenêtre de sa
chambre du côté qu'il attendait son valet,
quand, tournant la tête de l'autre côté, il vit
arriver le petit Ragotin, botté jusqu'à la cein-
ture, monte sur un petit mulet, et ayant à ses
étriers, comme deux estafiers, la Rancune
d'un côté et l'Olive de l'autre. Ils avaient ap-
LE ROMAN COMIQUE 29
pris de Yillagre en village, des nouvelles de
Destin, et, à force de l'avoir suivi, ils l'avaient
enfin trouvé. Destin descendit en bas au-de-
vant d'eux et les fit monter dans la chambre
Ils ne reconnurent point d'abord le jeune
Le'andre. qui avait changé de mine aussi bien
que d'habit. Afin qu'on ne le connût pas pour
ce qu'il était ; Destin lui commanda d'aller
faire apprêter le souper, avec la même auto-
rité dont il avait coutume de lui parler, et les
comédiens, qui le reconnurent par là, ne lui
eurent pas plutôt dit qu'il était bien brave,
que Destin répondit pour lui et leur dit qu'un
oncle riche qu'il avait au Bas-Maine l'avait
équipé de pied en cap comme ils le voyaient,
et même lui avait donné de l'argent pour l'o-
bliger à quitter la comédie, ce qu'il n'avait
pas voulu faire, et ainsi l'avait laissé sans lui
dire adieu.
Destin et les autres s'entredemandérent des
nouvelles de leur quête et ne s'en dirent point.
Eagotin assura Destin qu'il avait laissé les
comédiennes en bonne santé, quoique fort af-
fligées de l'enlèvement de mademoiselle An-
gélique.
La nuit vint; on soupa, et les nouveaux ve-
nus burent autant que les autres burent peu.
Ragotin se mit en bonne humeur, défia tout
le monde à boire, comme un fanfaron de ta-
verne qu'il était, fit le plaisant et chanta des
chansons en dépit de tout le monde; mais
n'étant pas secondé, et le beau-frère de l'hô-
tesse ayant représenté à la compagnie que ce
n'était pas bien fait de faire la débauche au-
près d'un mort, Ragotin en fit moins de bruit
et en but plus de vin.
On se coucha, Destin et Léandre dans la
chambre qu'ils avaient déjà occupée ; Ragotin,
laRmcune et l'Olive dans une petite chambre
qui était auprès de la cuisine et à côté de celle
30 LE ROMAN COMIQUE
où était le corps du défunt, qu'on n'avait pas
encore commencé d'ensevelir; l'hôtesse cou-
cha dans une chambre haute qui était voisine
de celle où couchait Destin et Léandre ; et
elle s'y mit pour n'avoir pas devant les yeux
l'objet funeste d'un mari mort, et pour rece-
voir les consolations de ses amis, qui la vin-
rent visiter en grand nombre ; car elle était
une des plus grosses dames du bourg-, et y
avait toujours été autant aimée de tout le
monde que son mari y avait toujours été
haï.
Le silence régnait dans l'hôtellerie ; les
chiens y dormaient, puisqu'ils n'aboyaient
point ; tous les autres animaux y dormaient
aussi, ou le devaient faire ; et cette tranquil-
lité-là durait encore entre deux ou trois
heures du matin, quand tout-à-coup Ragotin
se mit à crier de toute sa force que la Ran-
cune était mort. Tout d'un temps il éveil!.'.* i
l'Olive, alla faire lever Destin et Léandre, et -j
les fit descendre dans sa chambre, pour venir j
pleurer ou du moins voir la Rancune, qui ve-
nait de mourir subitement à son côté, à celi
qu'il disait. Destin et Léandre le suivirent ;}
et la première chose qu'ils virent en entrant*
dans la chambre, ce fut la Rancune qui s'vH
promenait en homme qui se porte bien, quoi- j
que cela soit assez difficile après une mort su- i
bite. Ragotin, qui entrait le premier, ne 1'eutjM
pas plutôt aperçu, qu'il se rejeta en arriére,; 1
comme s'il eût 'été prés de marcher sur un
serpent ou de mettre le pied dans un trou. Il !
fit un grand cri, devint pâle comme un mort,
et heurta si rudement Destin et Léandre |
quand il se jeta hors de la chambre à corps ;
perdu, qu'il s'en fallut bien peu qu'il ne les -
portât par terre. Pendant que la peur le fait
fuir jusque dans le jardin de l'hôtellerie, où )
il hasarde de se morfondre, Destin et Léan- ,
LE F.OMÀS COMIQUE 31
dre demandent à la Rancune des particula-
rités de sa mort : la Rancune leur dit qu'il
n'en savait pas tant que Ragotin, et ajouta
qu'il n'était pas sage. L'Olive cependant riait
comme un fou ; la Rancune demeurait froid
sans parler, selon sa coutume, et l'Olive et
lui ne se déclaraient pas davantage. Léandrs
alla après Ragotin, et le trouva caché der-
rière un arbre, tremblant de peur plus que
de froid, quoiqu'il fût en chemise : il avait
l'imagination si pleine de la Rancune mort,
qu'il prit d'abord Léandre pour son fantôme,
et pensa s'enfuir quand il s'approcha de lui.
Là-dessus, Destin arriva, qui lui parut aussi
un autre fantôme. Us n'en purent tirer la
moindre parole, quelque chose qu'ils lui pus-
sent dire ; et enfin ils le prirent sous les bras,
pour le ramener dans sa chambre : mais, dans
le temps qu'ils allaient sortir du jardin, la
Rancune s'étant présenté pour y entrer, Ra-
gotin se défit de ceux qui le tenaient, et s'alla
jeter, regardant derrière lui d'un œil égaré,
dans une grosse touffe de rosiers, où il s'em-
barrassa depuis les pieds jusqu'à la tête, et
ne put s'en tirer assez vite pour s'empêcher
d'être joint par la Rancune, qui l'appela cent
fois fou, et lui dit qu'il fallait l'enchaîner. Ils
le tirèrent à trois hors de la touffe de rosiers
où il s'était fourré. La Rancune lui donna une
îlaque sur la peau nue, pour lui faire voir
qu'il n'était pas mort ; et enfin le petit homme
enrayé fut ramené dans sa chambre, et remis
[dans son lit; mais, à peine y fut-il, qu'une
clameur de voix féminines qu'ils entendirent
I dans la chambre voisine leur donna à deviner
le que ce pouvait être. Ce n'étaient point les
[plaintes dune femme affligée; c'étaient des
cris effroyables de plusieurs femmes ensemble,
: 3omme quand elles ont peur.
De?t:n y alla, et trouva quatre ou cinqfem-
32 LE ROMAS COMIQUE
mes avec l'hôtesse, qui cherchaient sous les
lits, regardaient dans la cheminée et parais-
saient fort effrayées : il leur demanda ce
qu'elles avaient; et l'hôtesse, moitié hur-
lant, moitié parlant, lui dit qu'elle ne savait
ce qu'était devenu le corps de son pauvre
mari. En achevant de parler elle se mit à
hurler ; et les autres femmes, comme de con-
cert, lui répondirent en chœur; et toutes en-
semble firent un bruit si grand et si lamenta-
ble, que tout ce qu'il y avait de gens dans
l'hôtellerie entra dans la chambre, et ce qu'il
y avait de voisins et de passants entra dans
l'hôtellerie.
Dans ce temps-là, un maître chat s'était saisi
d'un pigeon qu'une servante avait laissé demi-
lardé sur la table de la cuisine ; et, se sauvant
avec sa proie dans la chambre de Ragotin,
s'était caché sous le lit, où il avait couché avec
la Rancune. La servante le suivit un bâton de
fagot à la main; et regardant sous le lit pour
voir ce qu'était devenu son pigeon, elle se mit
à crier tant qu'elle put qu'elle avait trouvé son
maître, et le répéta si souvent que l'hôtesse
et les autres femmes vinrent à elle. La ser-
vante sauta au cou de sa maîtresse, lui disant
qu'elle avait trouvé son maître, avec im si
grand transport de joie, que la pauvre veuve
eut peur que son mari ne fut ressuscité ; car
on remarqua qu'elle devint pâle comme un
criminel qu'on juge. Enfin, la servante ies fit
regarder sous le lit, où ils aperçurent le corps
mort dont ils étaient tant en peine. La di f "Acuité
ne fut pas sigrande à le tirer de là, quoiqu'il tût
bien pesant, qu'à savoir qui l'y avait mis. On
le reporta dans la chambre, où l'on commença
de l'ensevelir. Les comédiens se retirèrent
dans celle où avait couché Destin, qui ne pou-
vait rien comprendre dans ces bizarres acci-
dents. Pour Léandre, il n'avait dans la tête
LE ROMAN COMIQUE 33
que sa chère Angélique; ce qui ]e rendait
aussi rêveur que Kagotin était fâché de ce
que la Rancune n'était pas mort, dont les
railleries l'ava»ent si fort mortifié, qu'il ne par-
lait plus, contre sa coutume de parier inces-
samment, et de se mêler en toutes sortes de
conversations à propos ou non. La Rancune
et l'Olive s'étaient si peu étonnés et de la ter-
reur panique de Rigotin, et de la transmigra-
tion d'un corps mort d'une chambre a l'autre,
sans aucun secours humain, au moins dont
on eût connaissance, que Destin se douta
qu'ils avaient grande part dans le prodige.
Cependant l'affaire s'éclaircissait dans la cui-
sine de l'hôtellerie.
Un valet de charrue, revenu des champs
pour dîner, ayant ouï conter a une servante,
avec grande frayeur, que le corps de son maî-
tre s'était levé de lui même, et avait marché,
Kii dit qu'en passant parla cuisine, à la pointe
du jour, il avait vu deux hommes en chemise
qui le portaient sur leurs épauler dans la cham-
bre où on l'avait trouvé. Le l'ivre du mort en-
tendit ce que disait le valet, et trouva l'action
fort mauvaise : la veuve le sut aussitôt, et ses
amies aussi; les uns et les autres s'en scan-
dalisèrent bien fort, et conclurent tout u'uue
voix qu'il fallait que ces hommes-la fussent
des sorciers qui voulaient faire cuelque mé-
chanceté de ce corps mort.
Dans le temps que l'on jugeait si mal de !a
Rancune, il entra dans la cuisine pour taire
porter a déjeuner dans leur chambre Le frère
au défunt lui demanda pourquoi il avait porté
le corps de son frère dans sa cLiamhre. La
Rancune, bien loin de lui répondre, ne le re-
garda pas seulement. La veuve lui rit la même
question: il eut la même indifférence pour
elle, ce que la bonne dame n'eut pas pour lui:
elle lui sauta aux yeux, furieuse comme une
LB ÎOMAS C0111QÇS. — f. II, *
34 LE ROMAN COMIQUE
lionne à qui l'on a ravi ses petits (j'ai peur que
la comparaison ne soit ici trop_ mag-n/
Son beau-frère donna un coup de poing à la
.Rancune, les amies de l'hôtesse ne l'épargnè-
rent pas, les servantes s'en mêlèrent, les va-
lets aussi ; mais il n'y avait pas moyen, pour
un homme seul, de tenir contre tant de frap-
peurs, et ils s'entrenuisaient les uns aux au-
tres. La Rancune, seul contre plusieurs, et
par conséquent plusieurs contre lui, ne s'é-
tonna point du nombre de ses ennemis ; et,
faisant de nécessité vertu, commença à jouer
des bras de toute la force que Dieu lui avait
donnée, laissant le reste au hasard. Jamais
combat. inégal ne fut plus disputé : mais aussi
la Rancune, conservant son jugement dans le
péril, se servait de son adresse aussi bien que
de sa force, ménageait ses coups, et les fai-
sait profiter .le plus qu'il pouvait. Il donna tel
soumet, qui, ne donnant pas à plomb sur la
première joue qu'il rencontrait, et ne iaisant
que glisser, s'il faut ainsi dire, allait jusqu'à
la seconde, même la troisième joue, parce qu'il
donnait la plupart de ses coups en faisant la
demi-pirouette, et tel soufflet tira trois sons
différents de trois différentes mâchoires.
Au bruit des combattants, l'Olive descendit
dans la cuisine ; et à peine eut-il le temps de
discerner son compagnon d'entre tous ceux-
qui se battaient, qu'il se vit battre, et même
plus que lui, de qui la vigoureuse résistance
commençait à se faire craindre. Deux ou trois ■;
donc des plus maltraités car la Rancune sa
jetèrent sur l'Olive, peut-être pour se rac-
quitter. Le bruit en augmenta; et en même
temps l'hôtesse reçut un coup de poing dans
son petit œil, qui ïui fit voir cent mille chan-
delles (c'est un nombre certain pour un incer-
tain), et la mit hors de combat. Elle hurla
plus fort et plus franchement qu'elle n'avait
LE ROMAN COMIQUE 35
fait à la mort de son mari. Ses hurlements*
attirèrent les voisins dans la maison, et firent
descendre dans la cuisine Destin et Léandre,
Quoiqu'ils y vinssent avec un esprit de pacifi
cation, on leur fit d'abord la guerre sans la
leur déclarer. Les coups de poing- ne leur man-
quèrent pas, et ils n'en laissèrent point man-
quer ceux qui leur en donnèrent. L'hôtesse,
ses amies et ses servantes criaient au voleur,
et n'étaient plus que les spectatrices du com-
"bat; les unes les yeux pochés, les autres le
nez sanglant, les autres les mâchoires brisées,
et toutes décoiffées. Les voisins avaient pris
parti pour la voisine contre ceux qu'elle appe-
lait voleurs. Il faudrait une meilleure plume
que la mienne pour bien représenter les beaux
coups de poing qui s'y donnèrent. Enfin, l'ani-
mosité et la fureur se rendant maîtresses des
uns et des autres, on commençait à se saisir
des broches et des meubles qui se peuvent
;eter à la tète, quand le curé entra dans la
cuisine, et tâcha de faire cesser le combat. En
vérité, quelque respect que l'on eût pour lui,
il eût bien eu de la peine à séparer les com-
battants, si leur lassitude ne s'en fût mêlée.
Tous actes d'hostilité cessèrent donc de
part et d'autre, mais non pas le bruit; car
chacun voulant parler le premier, et les fem-
mes plus que les hommes, avec leur voix de
fausset, le pauvre bon homme fut contraint,
de se boucher les oreilles et de gagner la
porte. Cela fit taire les plus tumultueux. Il
rentra dans le champ de bataille ; et le frère
de l'hôte, ayant pris la parole par son ordre, lui
fit des plaintes du corps mort transporté d'une
chambre à l'autre. Il eût exagéré la méchante
action plus qu'il ne fit s'il eut eu moins de
sang à cracher, outre celui qui sortait de son
nez, qu'il ne pouvait arrêter. La Rancune et
l'Olive avouèrent ce qu'on leur imputait, et
36 LE ROMAN COMIQUE
protestèrent qu'ils ne l'avaient pas fait à man»
Taise intention, mais seulement pour faire
peur à un de leurs camamdes, comme ils
avaient fait. Le curé les en blâma fort, et leur
fit comprendre la conséquence d'une telle en-
treprise, qui passait la raillerie ; et comme il
était homme d'esprit et avait grand crédit parmi
ses paroissiens, il n'eut pas grand'peine à paci-
fier le différend, et qui plus y mit plus y perdit.
Mais la Discorde aux crins de couleuvre n'a»
Tait pas encore fait dans cette maison-là tout.
ce qu'elle avait envie d'y faire. On ouït dans
la chambre haute des hurlements fort peu
différents de ceux que fait un poureeau qu'on
égorge; et celui qui les faisait n'était autre
que le petit Ragotin. Le curé, les comédiens,
et plusieurs autres coururent à lui, et le trou-
vèrent tout le corps, à la réserve de la tête,
enfoncé dans un grand coffre de bois qui ser-
rait à serrer le linge de l'hôtellerie; et ce qu'il
T avait de plus fâcheux pour le pauvre en-
coffré. le dessus du coffre, fort pesant et mas-
sif, était tombé sur ses jambes, et les pressait
d'une manière fort douloureuse à voir. Une
puissante servante, qui n'était pas loin du
coffre quand ils entrèrent, et qui leur parais-
sait fort émue, fut soupçonnée d'avoir si mal
Çlacé Ragotin. La chose* était vraie, et elle en
était toute flère; si bien que s'occupant à faire
un des lits de la chambre, elle ne daigna pas
regarder de quelle façon on tirait Ragotin du
coffre, ni même répondre à ceux qui lui de-
mandèrent d'où venait le bruit qu'on avait
entendu. Cependant le demi-homme fut tiré
de sa chausse-trape, et ne fut pas plus tôt sur
ses pieds qu'il courut à une épée. On l'empê-
cha de la prendre; mais on ne put l'empêcher
de joindre la grande servante, qu'il ne put
aussi empêcher de lui donner un si grand
coup sur la tète, que tout le vaste siège de
LE ROMAX COMIQUI 3T
Bon étroite raison en fat ébranlé. Il en fit trois
pas en arrière; mais c'eût été reculer pour
mieux sauter, si l'Olive ne l'eût retenu par ses
chausses, comme il s'allait élancer commp un
serpent contre sa redoutable ennemi. L'effort
qu'il fit, quoique vain, fut fort violent; la
ceinture de ses chausses s'en rompit,. et le
silence aussi de l'assistance qui se mit 'à rire
Le curé en oublia sa gravité, et le frère de
l'hôte de faire le triste. Le seul Ragotin n'a-
vait pas envie de rire, et sa colère s'était tour-
née contre l'Olive, qui, s'en sentant injurié, le
porta tout brandi, comme on dit à Paris, sur
le lit que faisait la servante, et là, d'une force
l'Hercule, il acheva de faire tomber ses
chausses, dont la ceinture était déjà rompue,
Bt haussant et baissant les mains dru et menu
sur ses cuisses et sur les lieux voisins, en
moins de rien les rendit rouges comme de
l'écarlate. Le hasardeux Ragotin se précipita
courageusement du lit en bas; mais un coup
si hardi n'eut pas le succès qu'il méritait : son
pied entra dans un pot de chambre que l'on
avait laissé dans la ruelle du lit, pour son
grand malheur, et y entra si avant, que, ne
l'en pouvant retirer à l'aide de son autre pied,
il n'osa sortir de la ruelle du lit où il était, de
peur de divertir davantage la compagnie et
l'en attirer sur soi la raillerie qu'il entendait
moins que personne au monde. Chacun s'é-
tonnait Tort de le voir si tranquille après avoir
§té si ému. La Rancune se douta que ce n'é-
Dait pas sans cause. Il le fit sortir de la ruelle
lu lit, moitié bon gré, moitié par force; et
ors tout le monde vit où était l'enclouure, et
oersonne ne put s'empêcher de rire voyant la
}ied de métal que s'était fait le petit homme.
NTous le laisserons foulant l'étain d'un pied su-
perbe, pour aller recevoir un train qui entra
ai même temps dans l'hôtellerie.
38 LE ROMAN COMIQUE
VIII. — Ce qui arriva au pied de Ragotin.
Si Ragotin eût du de son chef, et sans l'aie 3
de ses amis, se dépoter le pied, je veux dire
le tirer hors du méchant pot de chambre où
il était si malheureusement entré, sa colère
eût pour le moins duré le reste du jour ; mais
il fut contraint de rabattre quelque chose de
son orgueil naturel, et de filer doux, priant
humblement Destin et la Rancune de tra-
vailler à la liberté de son pied droit ou gau-
che, car je n'ai pas su lequel. Il ne s'adressa
pas à l'Olive, à cause de ce qui s'était passé
entre eux; mais l'Olive vint à son secours
sans se faire prier, et ses deux camarades et
lui firent ce qu'ils purent pour le soulager.
Les efforts que le petit homme avait faits
pour tirer son pied hors du pot l'avaient enflé,
et ceux que faisaient Destin et l'Olive ren-
flaient encore davantage. La Rancune y avait
d'abord mis la main ; mais si maladroitement,
ou plutôt si malicieusement, que Ragotin crut
qu'il voulait l'estropier à perpétuité; il l'avait,
prié instamment de ne s'en mêler plus : il pria
les autres de la même chose, et se coucha sur
un lit, en attendant qu'on lui eût fait venir
un serrurier pour lui limer le pot de chambre
sur le pied.
Le reste du jour se passa assez pacifique-
ment dans l'hôtellerie, et assez tristement
entre Destin et Léandre, l'un fort en peine de
son valet, qui ne revenait point lui apprendra
des nouvelles de sa maîtresse, comme il la
lui avait promis ; et l'autre ne pouvant s3 ré-
jouir éloigné de sa chère mademoiselle de
l'Etoile, outre qu'il prenait part r l'enlève-
ment de mademoiselle Angélique, et que
Léandre lui faisait pitié, sur le visage duquel
il voyait toutes les marques d'une extrême
LE ROMAN COMIQUE 30
affliction. La Rancune et l'Olive prirent bien-
tôt parti avec quelques habitants du bourg"
qui jouaient à la boule; et Ragotin, après
avoir fait travailler à son pied, dormit le reste
du jourt soit qu'il en eût envie, ou qu'il fût
bien aise de ne paraître pas en public, après
les mauvaises affaires qui lui étaient arrivées.
Le corps de l'hôte fut porté à sa dernière de-
meure, et rhôtesse, nonobstant les belles pen-
sées de la mort que lui devaient avoir donné
celle de son mari, ne laissa pas de faire payer
En Arabe deux Anglais qui allaient de Bre-
tagne à Paris.
Le soleil venait de se coucher quand Destin
et Léandre, qui ne pouvaient quitter la fenê-
tre de leur chambre, virent arriver dans l'hô-
tellerie un carrosse à quatre chevaux, suivi de
trois hommes à cheval et de quatre ou cinq
laquais. Une servante les vint prier de vouloir
bien céder leur chambre au train qui venait
d'arriver: et ainsi Ragotin fut obligé de se
faire voir, quoiqu'il eût envie de garder la
chambre, et suivit Destin et Léandre dans
celle où, le jour précédent, il avait cru avoir
vu mort la Rancune. Destin fut reconnu dans
la cuisine de l'hôtellerie par un des messieurs
du carrosse, ce même conseiller du Parlement
de Rennes avec qui il avait fait connaissance
pendant les noces qui furent si malheureuses
a la pauvre la Caverne. Ce sénateur breton
demanda à Destin des nouvelles d'Angélique,
et lui témoigna d'avoir du déplaisir de ce
qu'elle n'était pas retrouvée. Il se nommait la
Garoufnére, ce qui me fait croire qu'il était
plutôt Angevin que Breton ; car on ne voit
pas plus de noms bas-bretons commencer par
rer, que l'on n'en avait d'angevins se terminer
m iere. de normands en ville, de picards en
:our, et des peuples voisins de la Garonne
en ac.
40 LE ROMAN COMIQUE
Pour revenir à M. de la Garouffière, il avait
de l'esprit, comme je vous l'ai déjà dit, et ne
se croyait point homme de province en nulle
manière, venant d'ordinaire hors de son se-
mestre manger quelque argent dans les au-
"berges de Paris et prenant le deuil quand la
cour le prenait; ce qui, bien vérifié et enregis-
tré, devait être une lettre, non pas de noblesse
tout à fait, mais de bonne bourgeoisie, si j'ose
ainsi parler. De plus, il était bel esprit, par la
raison que tout le monde presque se pique
d'être sensible aux divertissements de l'es-
prit, tnnt ceux qui les connaissent, que les
ignorants présomptueux ou brutaux, qui ju-
gent témérairement des vers et de la prose,
encore gu'ils croient qu'il y a du deshonneur
à bien écrire, et qu'ils reprocheraient, en cas
de besoin, à un homme qu'il fait des livres,
comme ils lui reprocheraient qu'il ferait de la
fausse monnaie. Les comédiens s'en trouvent
bien : ils sont caressés davantage dans les
▼illes où ils représentant; car étant ies perro-
quets ou sansonnets des poètes, et même quel-
ques-uns d'entre eux, qui sont nés avec de
l'esprit, se mêlant quelquefois de faire des co-
médies, ou de leur propre fonds, ou de par-
ties empruntées, il y a quelque sorte d'ambition
à les connaître ou a les hanter. De nos jours,
on a rendu en quelque façon justice à leui
profession, et on lesestime'p'.us quon ne fai-
sait autrefois. Aussi est-il vrai que le peuple
trouve dans la comédie un divertissement
des pi us innocents et qui peut à la fois instruire
et plaire. Elle est aujourd'hui purgée, au moins
à Paris, de tout ce qu'elle avait de licencieux.
Il serait a souhaiter qu'elle le fut aussi des fi-
lous, des pages et des laquais et autres ordu-
res du génie humain, que la facilité de pren«
dre des manteaux y attire encore plus que ne
faisaient autrefois ies mauvaises plaisanteries
LE ROMAN COMIQUE 41
des farceurs. Mais aujourd'hui la fnree est
abolie; et j'ose dire qu'il y a des comnagnies
particulières où l'on rit de'bon cœur des équi-
voques basses et sales qu'on y débite, des-
quelles on se scandaliserait dans les premières
loges de Thôtel de Bourgogne.
Finissons la digression.
M. de la Garouffiére fat ravi de trouver
Destin dans l'hôtellerie, et lui fit promettre.
de souper avec la compagnie du carrosse, qui
était composée du nouveau marié du Mans et
de la nouvelle mariée, qu'il menait en son
pays de Laval; de madame sa mère, j'entends
au marié ; d'un gentilhomme de la province ;
d'un avocat du conseil, et de M. de la Garouf-
fiére, tous parents les uns des autres, et que
Destin avait vus à la noce ou mademoiselle
Angélique avait été enlevée. Ajoutez à tous
ceux que je viens de nommer, une servante ou
femme de chambre, et vous trouverez que le
carrosse qui les portait était tout plein, outre
que madame Bouvillon (c'est ainsi que s'ap-
pelait la mère du marié) était une des plus
grosses femmes de France, quoique des plus
courtes; et l'on m'a assuré qu'elle portait
d'ordinaire sur elle, bon an, mal an, trente
quintaux de chair, sans les autres matières
pesantes ou solides qui entrent dans la com-
position d'un corps humain. Après ce que je
viens de vous dire vous n'aurez pas de peine à
croire qu'elle était très-succulente, comme
sont toutes les femmes ragotes.
I On servit à souper. Destin y parut avec sa
{bonne mine, qui ne le quittait point, et qui
;. n'était point altérée alors par du linge sale,
ÏLéandre lui en ayant prêté de blanc. Il parla
jpeu, selon sa coutume; et quand il eût parlé
autant que les autres, qui parlèrent beaucoup,
'il n'eut peut-être pas tant dit de choses inu-
tiles qu'ils en dirent. La Garouffiére lui servit
42 LE ROHAX COÎUQOE
de to -it ce qu'il y avait de meilleur sur la ta-
ble. Madame Bouvillon en fit de même, a
l'envi de la Garouffiere, avec si peu de dis-
crétion, que tous les plats de la table se trou-
vèrent vides en un moment, et l'assiette de
Destin si pleine d'ailes et de cuisses de pou-
let, que je me suis souvent étonné depuis
comment on avait pu faire par hasard une
si haute pyramide de viande sur si peu de
base qu'est le cul d'une assiette. La Garouf-
fière n'y prenait cas garde, tant il était atten-
tivement occupé à parler de vers à Destin, et
à lui donner bonne opinion de son esprit. Ma-
dame Bouvillon. qui avait aussi son dessein,
continuait toujours ses bons offices au comé-
dien, et ne trouvant plus de poulets à couper,
fut réduite à lui servir des tranches de gigot
de mouton. Il ne savait où les mettre, et en
tenait une en chaque main, pour leur trouver
place quelque part, quand 13 gentilhomme,
qui ne voulut pas s'en taire au préjudice de
son appétit, demanda à Destin, en souriant,
s'il mangerait bien tout ce qui était su? son
assiette. Destin y jeta les yeux, et fut bien
étonné d'y voir, presque au niveau de son
menton, la pile de poulets dépecérj dont la
Garouffiere et la Bouvillon avaient érigé un
trophée à son mérite. Il en rougit, et ne put
s'empêcher d'en rire; la Bouvillon en fut dé-
concertée ; la Garoufflère en rit fort, et donna
si bien le branle à toute la compagnie, qu'elle
éclata à quatre ou cinq reprises. Les valets
reprirent où leurs maîtres avaient quitté, et
rirent à îeur tour; ce que la jeune mariée
trouva si plaisant, que s'étouffant de rire en
commençant de boire, elle couvrit le visage
de sa belle-mère et celui de son mari de la
plus grande partie de ce qui était dans son
verre, et distribua le reste sur la table et sur
les habits de ceux qui y étaient assis.
'•T.E ROMAN COMIQUE &
On recommença à rire, et la Bouvillon fut
la seule qui n'en rit point, mais qui r
beaucoup, et regarda d'un œil courroucé sa
pauvre bru, ce qui rabattit un peu sa joie.
Enfin, on acheva de rire, parce que l'on ne
peut pas rire toujours. On s'essuya les yeux ;
la Bouvillon et son fils essuyèrent le vin qui
leur dégouttait des yeux et du visage, et
la jeune mariée leur en fit des excuses, ayant
encore bien de la peine à s'empêcher de rire,
Destin mit son assiette au milieu de la table,
et chacun y reprit ce qui lui appartenait. On
ne put parler d'autre cbose tant que le souper
dura, et la raillerie, bonne ou mauvaise, en
fut poussée bien loin, quoique le sérieux dont
s'arma mal à propos madame Bouvillon trou-
blât en quelque façon la gaieté de la compa-
gnie. Aussitôt qu'où eut desservi, les dames
se retirèrent dans leurs chambres ; l'avocat
et le gentilhomme se firent donner des cartes
et jouèrent au piquet ; la Garouffière et Des-
tin, qu' n'étaient pas de ceux qui ne savent
que faire quand ils ne jouent point, s'entretin-
rent ensemble fort spirituellement, et firent
peut-être une des plus belles conversations
qui se soit jamais faite dans une hôtellerie du
bas Maine. La Garouffière parla à dessein de
tout ce qu'il croyait devoir être le plus caché
à un comédien, de qui l'esprit a ordinaire-
ment de plus étroites limites que la mémoire,
et Destin en discourut comme un homme fort
éclairé, et qui savait bien son monde. Entre
autres choses, il fit avec tout le discernement
imaginable la distinction des femmes qui ont
beaucoup d'esprit, et qui ne le font paraître
que quand elles ont à s'en servir, d'avec
celles qui ne s'en servent que pour le faire
paraître, et de celles qui envient aux mauvais
plaisants leurs qualités de drôles et de bons
compagnons, qui rient des allusions et équi-
44 LE ROMAN COMIQUE
voaues licencieuses, qui en font elles-mêmes,
et," pour tout dire, qui sont des rieuses de
quartier, d'avec celles qui font la plus aima-
nte partie du beau monûe et qui sont de la
cabale. U parla aussi des femmes qui savent
aussi bien écrire que les hommes qui s'en
mêlent, et qui, si elles ne donnent point au
public les productions de leur esprit, ne le
font que par modestie. La Garoufûère, qui
était fort honnête homme, et qui se connais-
sait bien en honnêtes gens, ne pouvait com-
prendre comment un comédien de campagne
pouvait avoir une si parfaite connaissance de
la véritable honnêteté. Pendant qu'il l'admi-
rai t en soi-même, et que l'avocat et le gen-
tilhomme, qui ne jouaient plus, parce qu'ils
s'étaient querellés sur une carte tournée, bâil-
laient fréquemment de trop grande envie de
dormir, on leur vint dresser trois lits dans la
chambre où ils avaient soupe, et Destin se
retira dans celle de ses camarades, où il cou-
cha avec Léandre.
IX.— Autre disgrâce de Ragotin,
La Rancune et Ragotin couchèrent ensemble.
Pour l'Olive, il passa une partie de la nuit à
recoudre son habit, qui s'était décousu en plu-
sieurs endroits quand il s'était harpe avec le
colère Ragotin. Ceux qui ont connu particu-
lièrement ce petit Manceau ont remarqué que
toutes les fois qu'il avait eu à se gourmer
contre quelqu'un (ce qui lui arrivait souvent),
il avait toujours décousu ou déchiré les habits
de son ennemi, en tout ou en partie. C'était
son coup sûr, et qui eût eu à faire contre lui
à coups de poing un combat assigné, eût pu
défendre son habit comme on défend le visage
«m faisant des armes. La Rancune lui demanda
LE ROMAN COMIQUE 45
en se couchant s'il se trouvait mal, parce qu'il
avait fort mauvais visage. Ragotin lui dit
qu'il ne s'était jamais mieux porté. Ils ne fu-
rent pas longtemps à s'endormir, et bien en
prit a Ragotin de ce que la Rancune respecta
Ja bonne compagnie qui était arrivée dans
l'hôtellerie et n'en voulut pas troub er le re-
pos, sans cela le petit homme eût mal passé
la nuit.
L'Olive, cependant, travaillait à son habit,
et après y avoir fait tout ce qu'il y avait à
taire, il prit les habits de Ragotin, et, aussi
adroitement qu'aurait fait un tailleur, il en
étrécit le pourpoint et les chausses, et les re-
mit en leurs places; et ayant passé ia plus
grande partie de la nuit a' coudre et à décou-
dre, se coucha dans le lit où dormaient Ra«.
gotin et !a Rancune.
On se leva de bonne heure, comme on fait
toujours dans les hôtelleries, où le bruit com-
mence avec le jour. La Rancune dit encore à
Ragotin qu'il avait mauvais visage; l'olive lui
die la même cho.se : il commença de le croire,
et trouvant en même temps son habit trop étroit
de plus de quatre doigts, il ne douta plu> qu'il
n'eut enflé d'autant dans le peu de temps
qu'il avait dormi, et s'effraya tort d'une en-
flure si subite. La Rancune et l'Olive lui exa-
géraient toujours son mauvais visage, et Des-
tin et Léandre , qu'ils avaient avertis de la
tromper e, lui dirent aussi qu'il était fort
changé. Le pauvre Ragotin en avait la la me
à l'œil ; Destin ne put s'empêcher d'en sourire,
dont il se fâcha bien fort. Il alla dans la cui-
sine de l'hôtellerie, où tout le monde lui dit
ce que lui avaient dit les coméd ens, mfùne
les gens du carrosse, qui, ayant une grande
traite à faire, s'étaient levés'de bonne h^ure^
Ils firent déjeuner les comédiens avec eux. et
tout le monde but à la santé de Ragotin ma-
46 LE ROMAN COMIQUE
lade, qui, au lieu de leur en faire civilité, s'en
alla, grondant contre eux et fort désolé, chez
le chirurgien du bourg, à qui il rendit compte
de son enflure.
Le chirurgien discourut de la cause et de
l'effet de son' mal, qu'il connaissait aussi peu
que l'algèbre : il lui parla un quart-d'heure
durant en termes de son art, qui n'étaient non
plus à propos au sujet que s'il lui eût parlé
du Prêtre-Jean. Ragotin s'en impatienta, et
lui demanda, jurant Dieu admirablement bien
pour un petit homme, s'il n'avait autre chose
à lui dire. Le chirurgien voulait encore rai-
sonner : Ragotin le voulut battre, et l'eût fait
s'il ne se fût humilié devant ce colère malade,
à qui il tira trois palettes de sang, et lui ven-
tousa les épaules, vaille que vaille.
La cure venait d'être achevée, quand Léandre
vint dire à Ragotin que, s'il lui voulait pro-
mettre de ne se fâcher point, il lui appren-
drait une méchanceté qu'on lui avait faite. Il
promit plus que Léandre ne voulut, et jura,
sur sa damnation éternelle, de tenir tout ce
qu'il promettait. Léandre dit qu'il voulait
avoir des témoins de son serment, et le remena
dans l'hôtellerie, où, en la présence de tout ce
qu'il y avait de maîtres et de valets, il le fit
jurer "de nouveau, et lui apprit qu'on lui avait
étréci ses habits. Ragotin en rougit d'abord
de honte ; puis pâlissant de colère, il allait en-
freindre son horrible serment, quand sept ou
huit personnes se mirent à lui faire des re-
montrances à la fois, avec tant de véhémence,
que, bien qu'il jurât de toute sa force, on n'en
entendit rien. Il cessa de parler ; mais les au-
tres ne cessèrent pas de lui crier aux oreilles,
et le firent si longtemps que le pauvre homme
en pensa perdre l'ouïe. Enfin il s'en tira nrieux
qu'on ne pensait, et se mit à chanter de toute
sa force les premières chansons qui lui vinrent;
.' COMIQUE 4"ï
te, ça qui changea le grand bruit de
voix confuses en de grands éclats de risée-.
qui passèrent des maîtres aux valets, et du
lieu où se passa l'action dans tous les er:
de l'hôtellerie, où différents sujets atti.
différentes personnes. Tandis que le bruit de
tant de personnes qui riaient ensemble, dimi-
nue peu à peu et se perd dans l'air, de façon
à peu près que fait la voix des échos, le ehro-
nologiste fidèle finira le présent chapitre, souc
le bon plaisir du lecteur bénévole, ou malé-
vole, ou tel que le ciel l'aura fait naître.
X, — Comment madame Bouvillon ne put résister à
une tentation, et eut une bosse au front.
Le carrosse, qui avait à faire une grande
journée, fut prêt de bonne heure : les sept
personnes qui l'emplissaient à bonne mesure
s'y entassèrent; il partit; et à dix pas de
l'hôtellerie l'essieu se rompit par le milieu. Le
cocher en maudit sa vie: on le gronda comme
s'il eût été responsable de la durée d'un essieu.
Il fallut se tirer du carrosse un à un, et re-
prendre le chemin de l'hôtellerie. Les habitants
du carrosse échoué furent fort embarrassés
quand on leur dit que dans tout le pays il n'y
avait point de charron plus près que celui d'un
gros bourg à trois lieues de là. Ils tinrent
conseil et ils ne résolurent rien, voyant bien
que leur carrosse ne serait en état'de rouler
que le jour suivant.
* La Bouvillon, qui s'était conservé une grande
autorité sur son fils, parce que tout le bien de
la maison venait d'elle, lui commanda de mon-
ter sur un des chevaux qui portaient les va-
lets de chambre, et de faire monter sa femme
sur l'autre, pour aller rendre visite à un vieil
oncle qu'elle avait, curé du même bourg où
l'on était allé chercher un charron. Le seigneur
-48 LE ROMAN COMIQUE
de ^e bourg était parent du conseiller, et con-
nu de l'avocat et du gentilhomme. Il leur prit
envie de l'aller voir de compagnie. L'hôtesse
leur fitttrouver des montures, en les louant
un pMi cher : et ainsi la Bouvillon, seule da
sa troupe, demeura dans l'hôtellerie, se trou-
Tant un peu fatiguée, ou feignant de l'être;
outre que sa taille ronde ne lui permettait
pas même de monter sur un âne, quand on en
aurait pu trouver d'asser fort pour la porter.
Elle envoya sa servante à Destin, le prier de
venir dîner avec elle, et en attendant le dîner
se recoiffa, se frisa et se poudra, se mit un ta-
blier et un peignoir à dentelle, et d'un collet de
point de Gênes de son fils su fit une cornette.
Elie tira d'une cassette une des jupes de noces
de sa bru. et s'en para : enfin elle se transforma
en une petite nymphe replète. Destin eût bien
voulu dîner en liberté avec ses camarades;
mais comment eût-il refusé sa tres-humble
servHiite madame Bouvillon, qui l'envoya quérir
pour dîner, aussitôt que l'on eut servi ? Destin
fut surpris de la voir si gaillardement vêtue.
Elle le reçut d'un visage riant, lui prit les
mains pour le faire laver, et les lui serra d'une
manière qui voulait dire quelque chose. Il son-
geait moins à dîner qu'au sujet pourquoi il en
avait été prié; mais la Bouvillon lui reprocha
si .souvent qu'il ne mangeait point, qu'il ne
p it s'en défendre. Il ne savait que lui dire,
outre qu'il i arlait peu de son naturel. Pour la
Bouvillon, elle n'était que trop ingénieuse à se
trouver matière de parler. Quand une personne
q tarie beaucoup se rencontre tête à tête
avec une autre qui ne parle guère, et qui ne
lui r pond pas, elle en parle davantage; car
jugeant d'autrui par soi-même, et voyant qu'on
n'a point reparti à ce qu'elle a avancé, comme
elle aurait fait en pareille occasion, elle croit
que ce qu'elle a dit n'a pas assez plu à son
LE ROMAN COMIQOE
indifférent auditeur ; elle veut réparer sa fauta
par ce qu'elle dira, qui vaut le plus souvent
encore moins que ce qu'elle a déjà dit, et ne
dé parle point tant qu"on a de l'attention pour
elle. Du peut s'en séparer; mais parce qu'il se
trouve de ces infatigables parleurs, qui conti-
nuent de parler seuls quand ils s'en sont mis
en humeur en compagnie, je crois que ls
mieux que l'on puisse faire avec eux, c'est de
parler autant et plus qu'eux, s'il se peut,
car tout le monde ensemble ne retiendra pas
un grand parleur auprès d'un autre qui lui
aura rompu le dé, et le voudra faire auditeur
par force.
J'appuie cette réflexion-là sur plusieurs ex-
périences, et je ne sais même si je ne sui3
point de ceux que je b âme. Pour la nonpa-
reille Bouvillon. elle était la plus grande di-
seuse de riens qui ait jamais été; et non-seu-
lement elle parlait seule, mais aussi elle se ré-
pondait. La taciturnité de Destin lui donnant
"beau jeu, et ayant dessein de lui plaire, elle
"(battit un grand pays. Elle lui conta tout ce
qui se passait dans la ville de Laval, où elle
faisait sa demeure ; lui en fit l'histoire scan-
daleuse, et ne déchira point de particulière ou
de famille entière, qu'elle ne tirât, du mal
qu'elle en disait, matière de dire du bien d'elle :
protestant, à chaque défaut qu'elle remarquait
en son prochain, que pour elle, encore qu'elle
eût plusieurs défauts, elle n'avait pas celui
dont elle parlait. Destin en fut fort mortifié
au commencement, et ne lui répondit point;
mais enfin il se crut obligé de sourire de temps
en temps, et de dire quelquefois, « ou cela est
fort plaisant, ou cela est fort étrange, » et le
plus souvent il dit l'un et l'autre fort mal à
propos. On desservit quand Destin cessa de
manger. Madame Bouvillon le fit asseoir au-
près d'elle sur le pied d'un lit ; et sa servante,
30 LE ROMAN COMiQUE
qui laissa sortir celles de l'hôtellerie les pre-
mières, en sortant de la chambre, tira la porte
après elle. La Bouvillon, qui crut peut-être que
Destin y avait pris garde, lui dit :
— Voyez un peu cette étourdie, qui a fermé
la porte sur nous !
— J'irai l'ouvrir, s'il vous plaît, lui répondit
Destin.
— Je ne dis pas cela, répondit la Bouvillon
en l'arrêtant; mais vous savez bien que deux
personnes seules enfermées ensemble, comme
ils peuvent faire ce qui leur plaira, on en peut
aussi croire ce que l'on voudra.
— Ce n'est pas des personnes qui vous res-
semblent que l'on fait des jugements témérai-
res, lui repartit Destin.
— Je ne dis pas cela, dit la Bouvillon ; mais
on ne peut avoir trop de précautions contre la
médisance.
— 11 faut qu'elle ait quelque fondement, lui
repartit Destin ; et pour ce qui est de vous et
de moi, on sait bien le peu de proportion qu'il
y a entre un pauvre comédien et une femme
de votre condition. Vous plaît-il donc, conti-
nua-t-il, que j'aille ouvrir la porte?
— Je ne dis pas cela, dit la Bouvillon en
l'allant fermer au verrou; car, ajouta-t-elle,
peut-être qu'on ne prendra pas garde si elle
est fermée ou non : et fermée pour fermée,
il vaut mieux qu'elle ne se puisse ouvrir que
ele notre consentement.
L'ayant fait comme elle l'avait dit, elle ap-
procha de Destin son gros visage fort enflam-
mé, et ses petits yeux fort étincelants, et lui
donna bien à penser de quelle façon il se tire-
rait à son honneurde la bataille que vraisem-
blablement elle lui allait présenter. La grosse
sensuelle Ci a son mouchoir de cou et étala
aux yeux de Destin, qui n'y prit pas grand
plaisir, dix livres de tétons pour le moins,
LE ROMAN COMIQUE 51
c'est-à-dire la troisième partie de son sein, le
reste étant distribué à poids égal sous ses
deux aisselles. Sa mauvaise intention la fai-
sant rougir (car elles rougissent aussi, les dé-
vergondées), sa gorge n'avait pas moins de
rouge que son visage, et l'un et l'autre en-
semble auraient été pris de loin pour un ta-
pabor d'écarlate. Destin rougissait aussi, mais
de pudeur ; au lieu que la Bouvillon, qui n'en
avait plus, rougissait, je vous laisse a penser
de quoi. Eile s'écria qu'elle avait quelque pe-
tite bête dans le dos ; et se remuant en son
harnais, comme quand on y sent quelque dé-
mangeaison, ei:e pria Destin d'y fourrer la
main. Le pauvre garçon le fit en tremblant,
et cependant la Bouvillon lui tâtant ies flancs
au défaut du pourpoint, lui demanda s'il n'é-
tait point chatouilleux : il fallait combattre ou
se rendre" quand Ragotin se fit ouiïr de l'au-
tre côté de la porte, frappant des pieds et des
mains comme s'il Feùt voulu rompre, et criant
à Destin qu'il ouvrît promptement. Destin tira
sa main du dos suant de la Bouvillon, pour
aller ouvrir a Ragotin, qui faisait toujours un
bruit du diable, et voulant passer entre elle
et la table assez adroitement pour ne pas la
toucher, il rencontra du pied quelque chose
qui le fit broncher et se choqua la tête contre
un "banc, assez rudement pour en être quel-
que temps étourdi. La Bouvillon cependant,
ayant repris son mouchoir à la hâte, alla ou-
vrir à l'impétueux Ragotin, qui en même
temps poussa la porte de l'autre côte de
sa force, la fit donner si rudement contre le
visage de la pauvre dame, qu'elle en eut 'le nez
écaché et de plus une bosse au front, grosse
comme le poing. Elle cria qu'elle était morte.
Le petit étourdi ne lui en fit pas la moindre
excuse : et sautant et répétant : « Mademoi-
selle Angélique est retrouvée! mademoiselle
52 LE ROMAN COMIQUE
Angélique est ici ! » pensa mettre en colère
Destin, qui appelait tant qu'il pouvait la ser-
vante de la Bouvillon au secours de sa maî-
tresse, et n'en pouvait être entendu à cause
du bruit de Ragotin. Cette servante enfin ap-
porta de l'eau et une serviette blanche. Des-
tin et elle réparèrent le mieux qu'ils purent
le dommage que la porte, trop rudement
poussée, avait fait à la pauvre dame. Quelque
impatience gu'eût Destin de savoir si Ragotin.
dirait vrai, il ne suivit point son impétuosité
et ne quitta point la Bouvillon que son visage
ne fût lavé et essuyé et la bosse de son front
bandée, non sans" appeler souvent Ragotin
étourdi, et qui, pour tout cela, ne laissa pas de
le tirailler pour le faire venir ou il avait envie
de le conduire.
XI. — Des moins divertissants du présent volume.
Il était vrai que mademoiselle Angélique
venait d'arriver, conduite par le valet de
Léandre. Ce valet eut assez d'esprit pour ne
donner point à connaître que. Léandre fut son
maître; et mademoiselle Angélique fit i'éton-
née de le voir si bien vêtu, et fit par adresse
ce que la Rancune et l'Olive avaient fait tout
de bon. Léandre demandait à mademoiselle
Angélique et à son valet, qu'il faisait passer
pour un de ses amis, où et comment il l'avait
trouvée, lorsque Ragotin entra, menant Des-
tin comme en triomphe, ou plutôt le tramant
après soi, parce qu'il n'allait pas assez vite au
gré de son esprit chaud. Destin et Angélique
s'embrassèrent avec de grands témoignages
d'amitié, et avec cette tendresse que ressen-
tent les personnes qui s'aiment, quand, après
une longue absence, ou quand, n'espérant plus
de se revoir, elles se trouvent ensemble par
une rencontre inopinée. Léandre et elle ne se
IE ROMAN COMIQUE 53
caressèrent que de leurs yeux, qui se dirent
bien des choses, si peu qu'ils se regardèrent,
remettant le reste à la première entrevue par-
ticulière.
Cependant le valet de Léandre commença
sa narration, et dit à son maître, comme s'il
2Ût parlé à son ami, qu'après qu'il l'eut quitté
pour suivre les ravisseurs d'Angélique, comme
il l'en avait prié, il ne les avait perdus de vue
qu'à la couchée, et le lendemain, jusqu'à un
bois, à l'entrée duquel il avait été bien étonné
de trouver mademoiselle Angélique seule, à
pied, et fort éplorée. Et il ajouta que lui ayant
dit qu'il éta.t ami de Léandre, et que c'était à
sa prière qu'il la suivait, elle s'était fort con-
solée, et l'avait conjuré de la conduire au
Mans, ou de la mener auprès de Léandre, s'il
savait où le trouver.
C'est, continua-t-il, à mademoiselle à vous
dire pourquoi ceux qui l'enlevaient l'ont ainsi
abandonnée , car je ne lui en ai osé parler, la
voyant si affligée pendant le chemin que nous
avons fait ensemble, que j'ai eu souvent peur
que ses sanglots ne la suffoquassent.
Les moins curieux de la compagnie eurent
grande impatience d'apprendre de mademoi-
seUe Angélique une aventure qui leur semblait
si étrange. Car que pouvait-on se figurer d'une
fille enlevée avec tant de violence, et rendue,
ou bien abandonnée si facilement, et sans que
les ravisseurs y fussent forcés?
Mademoiselle Angélique pria qu'on fît en
sorte qu'elle se pût coucher; mais l'hôtellerie
se trouvant pleine, le bon curé lui fit donner
une chambre chez sa sœur, qui logeait dans
la maison voisine, et qui était veuve d'un des
plus riches fermiers du pays. Angélique n'a-
vait pas si grand besoin de" dormir que de se
reposer: c'est pourquoi Destin et Léandre l'ai-
lerent trouver aussitôt qu'ils surent qu'elle
54 LE ROMAN COMIQUE
était dans son lit. Quoiqu'elle fût bien aise
que Destin fût confident de son amour, elle ne
pouvait le regarder sans rougir. Destin eut
pitié de sa confusion ; et pour l'occuper à autre
chose qu'à se défaire, la pria de leur conter ce
que le valet de Léandre n'avait pu leur dire :
ce qu'elle fit de cette sorte :
— Vous vous pouvez bien figurer quelle fut
la surprise de ma mère, et la mienne, lorsque,
nous promenant dans le parc de la maison où
nous étions, nous en vîmes ouvrir une petite
porte qui donnait dans la campagne, et en-
trer par là cinq ou six hommes, qui se saisi-
rent de moi, sans presque regarder ma mère?
et m'emportèrent demi-morte de frayeur jus-
qu'auprès de leurs chevaux. Ma mère, qua
vous savez être une des plus résolues femmes
du monde, se jeta toute furieuse sur le pre-
mier qu'elle trouva, et le mit en si pitoyable
état que, ne pouvant se tirer de ses mains, il
fut contraint d'appeler ses compagnons à
son aide. Celui qui le secourut, et qui fui:
assez lâche pour battre ma mère, comme je
l'entendis s'en vanter par le chemin, était
l'auteur de l'entreprise. 11 ne s'approcha point
de moi tant que la nuit dura, pendant la-
quelle nous marchâmes comme des gens qui
fuient et que l'on suit. Si nous eussions
passé par des lieux habités, mes cris étaient
capables de les faire arrêter; mais ils se dé-
tournèrent autant qu'ils purent de tous les
villages qu'ils trouvèrent, à la réserve d'un
hameau, dont je réveillai tous les habitants
par mes cris. Le jour vint; mon ravisseur s'ap-
procha de moi, et ne m'eut pas sitôt regardée
au visage, que faisant un grand cri, il as-
sembla ses compagnons, et tint avec eux un
conseil qui dura, à mon avis, près d'une demi-
heure. Mon ravisseur me paraissait aussi en-
LE ROMAN COMIQUE 55
ragé cme j'étais affligée : il jurait à faire peur
à tous ceux qui l'entendaient, et querella
presque tous ses camarades. Enfin leur con-
seil tumultueux finit;, et je ne sais ce qu'on y
avait résolu. On se remit à marcher, et je •
commençai à n'être plus traitée si respectueu-
sement que je l'avais été. Es me querellaien ■
toutes les fois qu'ils m'entendaient plaindre, et.
faisaient des imprécations contre moi, comme
si je leur eusse fait bien du mal. Ils m'avaient
enlevée, comme vous avez vu, avec un habit
de théâtre ; et, pour le cacher, ils m'avaient
couverte d'une de leurs casaques. Ils trouvè-
rent un homme sur leur chemin, de qui ils
s'informèrent de quelque chose. Je fus bien
étonnée de voir que c'était Léandre, et je crois
qu'il fut bien surpris de me reconnaître; ce
qu'il fit aussitôt que mon habit, que je décou-
vris exprès, et qui lui était tort connu, lui
frappa la vue, en même temps qu'il me vit au
visage. Il vous aura dit ce qu'il fit Pour moi,
voyant tant d'épées tirées sur Léandre, je m'é-
vanouis entre les mains de celui qui me tenait
embrassée sur son cheval; et quand je revins
de mon évanouissement, je vis que nous mar-
chions, et ne vis plus Léandre. Mes cris en
redoublèrent; et mes ravisseurs, dont il y en
avait un de blessé, prirent leur chemin à 'tra-
vers les champs, et s'arrêtèrent hier dans un
village, où ils couchèrent comme des gens de
guerre. Ce matin, à l'entrée d'un bois, ils ont
rencontré un homme qui conduisait une de-
moiselle à cheval : ils l'ont démasquée, l'ont
reconnue ; et avec toute la joie que font pa-
raître ceux qui trouvent ce qu'ils cherchent,
l'ont emmenée, après avoir donné quelques
coups à celui qui la conduisait. Cette demoi-
selle faisait des cris autant que j'en avais Tait,
et il me semblait que sa voix ne m'était pas
inconnue. Nous n'avions pas avancé cinquante
56 LE ROMAN COMIQUR
pas dans le bois, que celui que je vous ai dit
paraître être le maître des autres s'approcha
de l'homme qui me tenait, et lui dit, parlant
de moi :
Fais mettre pied à terre à cette crieuse.
Il fut obéi ; ils me laissèrent, se dérobèrent
à ma vue, et je me trouvai seule et à pied.
L'effroi que j'eus de me voir seule eût été ca-
pable de me faire mourir, si monsieur, qui m'a
conduite ici, et qui nous suivait de loin,
comme il vous l'a dit, ne m'eût trouvée. Vous
savez tout le reste. Mais, continua-t-elle
adressant la parole à Destin, je crois devoir
vous dire que la demoiselle qu'ils m'ont ainsi
préférée ressemble à votre sœur ma com-
pagne ; qu'elle a le même son de voix, et que
je ne sais qu'en croire: car l'homme qui était
avec elle ressemble au valet que vous avez
pris depuis que Léandre vous a quitté ; et je
ne puis m'ôter de l'esprit que ce ne soit lui-
même.
— Que me dites -vous là? dit alors Destin
fort inquiet.
— Ce que je pense, lui répondit Angélique.
On peut, continua-t-elle, se tromper à la res-
semblance des personnes ; mais j'ai grand'-
peur ne ne m'être pas trompée.
— J'en ai grand'peur aussi, repartit Destin,
le visage tout changé ; et je crois avoir un
ennemi dans la province, de qui je dois tout
craindre. Mais qui aurait mis à l'entrée de ce
bois ma sœur que Ragotin quitta hier au
Mans ? Je vais prier quelqu'un de mes cama-
rades d'y aller en diligence, et je l'attendrai
ici pour déterminer ce que j'aurai à faire selon
les nouvelles qu'il m'apprendra.
Comme il achevait ces paroles, il s'entendit
appeler dans la rue : il regarda par la fenê-
tre et vit M. de la Garouffière, qui était re-
venu de sa visite, et qui lui dit qu'il avait
LE ROMAN COMIQUE 5T
une affaire importante à lui communiquer. Il
l'alla trouver et laissa Léandre et Angélique
ensemble, qui eurent ainsi la liberté de se
caresser après une fâcheuse absence, et de se
faire part des sentiments qu'ils avaient eus
l'un pour l'autre. Je crois qu'il y eût eu bien
du plaisir à les entendre ; mais il vaut mieux
pour eux que leur entrevue ait été secrète.
Cependant Destin demandait à la Garoufnère
ce qu'il désirait de lui.
— Connaissez-vous un gentilhomme nommé
Ver ville ? est-il de vos amis ? lui dit la Ga-
rouffiere.
— C'est la personne du monde à qui je suis
le pms obligé, et que j'honore le plus, et ie
crois n'en être pas haï, dit Destin.
— Je le crois, repartit la Garoulïïère; je l'ai
vu aujourd'hui chez^le gentilhomme que j'é-
tais allé voir. En dînant on a parlé de vous,
et Verville depuis n'a pu parler d'autre chose ;
il m'a fait cent questions à votre sujet, sur
lesquelles je n'ai pu le satisfaire ; et, sans la
parole que je lui ai donnée que je vous en-
verrais le trouver (ce qu'il ne doute point que
vous ne fassiez), il serait venu ici, quoiqu'il
ait des affaires où il est.
Destin le remercia des bonnes nouvelles
qu'il lui apprenait ; et s'étant informé du lieu
où il trouverait Verville, il se résolut d'y
aller, espérant d'apprendre de lui des nou-
velles de son ennemi Saldagne, qu'il ne dou-
tait point être l'auteur de l'enlèvement d'An-
gélique, et qu'il n'eût aussi entre ses mains
sa chère l'Etoile, s'il était vrai que ce fût elle
qu'Ange. ique pensait avoir reconnue. Il pria
ses camarades de retourner au Mans, réjouir
la Caverne des nouvelles de sa fille retrouvée,
et leur fit promettre de lui renvoyer un
homme exprès^ ou que quelqu'un d'eux re-
viendrait lui-même lui dire en quel état serait
68 LE ROMAN COMItTJE
mademoiselle de l'Etoile. Il s'informa de la
Garouffière du chemin qu'il devait prendre,
et du nom du bourg où il devait trouver Ver-
ville. Il fit promettre au curé que sa sœur au-
rait soin d'Angélique, jusqu'à ce qu'on la vînt
quérir du Mans, prit le cheval de Léandre, et
arriva vers le soir dans le bourg qu'il cher-
chait. Il ne jugea pas à propos d'aller cher-
cher lui-même Verville, de peur que Saldagne.
qu'il croyait dans le pays, ne se rencontrât
avec lui quand il l'aborderait. Il descendit
donc dans une méchante hôtellerie, d'où il
envoya un petit garçon dire à M. de Verville
que le gentilhomme qu'il avait souhaité de
voir le demandait. Verville le vint trouver, se
jeta à son cou, et le tint longtemps em-
brassé sans lui pouvoir parler, de trop de ten*
dresse.
Laissons-les s'entre-caresser comme deux
personnes qui s'aiment beaucoup, et qui se
rencontrent après avoir cru qu'elles ne se ver-
raient jamais, et passons au chapitre suivant*
XII. — Qui divertira peut-être aussi peu que
le précédent.
Verville et Destin se rendirent compte de
tout ce qu'ils ignoraient des affaires de l'un
et de l'autre. Verville lui dit des merveilles de
la brutalité de son frère Saint-Far, et de la
vertu de sa femme à la souffrir. Il exagéra la
félicité dont il jouissait en possédant la sienne,
et lui apprit des nouvelles du baron d'Arqués
et de M. de Saint-Sauveur. Destin lui conta
toutes ses aventures sans lui rien cacber; et
Verville lui avoua que Saldagne était dans le
pays, toujours un fort malhonnête homme,
et fort dangereux; et lui promit, si mademoi-
selle de l'Etoile était entre ses mains, de faire
tout son possible pour le découvrir, et de ser~
LE ROMAN COMIQUE 59
vir Destin et de sa personne et de tous ses
amis, en tout ce qu'il en aurait à faire pour
la délivrer.
— Il n'a point d'autre retraite dans le pays,
lui dit Verville, que chez mon père, et chez je
ne sais quel gentilhomme qui ne vaut pas
mieux que lui, et qui n'est pas maître en sa
maison, étant cadet des cadets. Il faut qu'il
nous revienne voir s'il demeure dans la pro-
vince. Mon père et nous le sourirons à cause
de l'alliance ; Saint-Far ne l'aime plus, cmelqua
rapport qu'il y ait entre eux. Je suis donc
d'avis que vous veniez demain avec moi ; je
sais où je vous mettrai; vous n'y serez vu que
de ceux que vous voudrez voir ; et cependant
je ferai observer Saldagne, et on l'éclairera de
si près, qu'il ne fera rien que nous ne le sa-
chions.
Destin trouva beaucoup de raison dans le
conseil que lui donnait son ami, et résolut de
le suivre. Verville retourna souper avec le sei-
gneur du bourg, vieil homme son parent, et
dont il pensait hériter : et Destin mangea ce
qu'il trouva dans son hôtellerie, et se coucha
de bonne heure, pour ne pas faire attendre Ver-
ville, qui faisait état de partir de grand matin
pour retourner chez son père. Ils partirent à
l'heure arrêtée ; et durant trois lieues qu'ils
firent ensemble, s'entre-apprirent plusieurs
particularités qu'ils n'avaient pas eu le temps
de se dire. Verville mit Destin chez un valet
qu'il avait marié dans le bourg, et qui y avait
une petite maison fort commode, à cinq cents
pas du château du baron d'Arqués. Il donna
ordre qu'il y fût secrètement, et lui promit de
le revenir trouver bientôt. Il n'y avait pas
plus de deux heures que Verville l'avait
quitté quand il le vint retrouver, et lui dit en
1 abordant qu'il avait bien des choses à lui
dire. Destin pâlit et s'affligea par avance, et
60 LE ROMAN COMIQUE
Ver ville par avance lui fit espérer un remède
au malheur qu'il allait lui apprendre.
— Eu mettant pied à terre, lui dit-il, j'ai
trouvé Saldagne que l'on portait à quatre
dans une chambre basse ; son cheval s'est
abattu sous lui à une lieue d'ici, et Va tout
brisé. Il m'a dit qu'il avait à me parler, et m'a
prié de venir le trouver dans sa chambre,
aussitôt qu'un chirurgien, qui était présent,
aurait vu sa jambe, qui est fort foulée de sa
chute. Lorsque nous avons été seuls : « Il faut,
m'a-t-il dit, que je vous révèle toujours mes
fautes, encore que vous soyiez le moins in-
dulgent de mes censeurs, et que votre sagesse
fasse toujours peur à ma folie. » Ensuite de
cela, il m'a avoué qu'il avait enlevé une <îo-
mé lienne, dont il avait été toute sa vie amou-
reux, et qu'il me conterait des particularités
de cet enlèvement qui me surprendraient. Il
m'a dit que ce gentilhomme, que je vous ai
dit être de ses amis, n'avait pu lui trouver de
retraite en toute la province, et avait été obligé
de le quitter, et d'emmener avec lui des hom-
mes qu'il lui avait fournis pour le servir dans
son entreprise, à cause qu'un de ses frères,
qui se mêlait de faire des convois de faux sels,
était guetté par les archers des gabelles, et
avait besoin de ses amis pour se mettre à cou-
vert. « Tellement, m'a-t-il dit, gue, n'osant
paraître dans la moindre ville à cause que
mon affaire a fait grand bruit, je suis venu
ici avec ma proie. J'ai prié ma sœur, votre
femme, de ?a retirer dans son appartement,
loin de la vue du baron d'Arqués, dont je re-
doute la sévérité; et je vous conjure, puisque
je ne puis la garder céans, et que je n'ai que
deux valets les plus sots du monde, de me
prêter le vôtre, pour la conduire avec les
miens jusqu'en la terre que j'ai en Bretagne?
où je me ferai porter aussitôt que je pourrai
LE ROMA* COMIQUE 6î
monter à cheval. Il m'a demandé si je ne lui
pourrais point donner quelques hommes, ou-
tre mon valet ; car, tout étourdi qu'il est, iî
voit bien qu'il est bien difficile à trois nom-
mes de mener loin une fille enlevée sans son
consentement. Pour moi, je lui ai fait la chose
fort aisée, ce qu'il a cru bientôt, comme les
fous espèrent facilement. Ses valets ne vous
connaissent point, le mien est fort habile et
m'est fort fidèle ; je lui ferai dire à Saldagne
qu'il aura avec lui un homme de résolution de
ses amis, ce sera vous ; votre maîtresse en
sera avertie, et cette nuit, qu'ils font état de
faire grande traite à la clarté de la lune, elle
se feindra malade au premier village ; il fau-
dra s'y arrêter : mon valet tâchera d'enivrer
les hommes de Saldagne, ce qui est fort aisé ;
il vous facilitera les moyens de vous sauver
avec la demoiselle ; et, faisant accroire aux
deux ivrognes que vous êtes déjà allé après, il
Les mènera par un chemin contraire au vôtre.»
Destin trouva beaucoup de vraisemblance
clans ce que lui proposa Verville, dont le va-
et, qu'il avait envoyé quérir, entra à l'heure
même dans la chambre. Ils concertèrent en-
semble ce qu'ils avaient à faire. Verville fut
enfermé le reste du jour avec Destin ; ayant
peine à le quitter après une si longue absence,
lui peut-être devait être bientôt suivie d'une
autre plus longue encore. Il est vrai que
Destin espéra voir Verville à Bourbon, ou il
devait aller, et où Destin lui promit de faire
iller sa troupe. La nuit vint; Destin se trouva
m lieu assigné, avec le valet de Verville ; les
leux ^alets de Saldagne n'y manquèrent pas;
it Verville lui même leur mit entre les mains
nademoiselle de l'Etoile. Figurez-vous la joie
le deux jeunes amants, qui s'aimaient autant
lu'on peut s'aimer, et la violence qu'ils se
Irent à ne se parler point î
62 LE ROMAN COMIQUE
A demi-lieue de là, la l'Etoile commença à
se plaindre ; on l'exhorta à avoir courage /jus-
qu'à un bourg distant de deux lieues, où on
lui fit espérer quelle se reposerait, Elle fei-
gnait que son mal augmentait toujours; le
valet de Verville et Destin, en faisant fort les
empêchés, pour préparer les valets de Sal-
dagne à ne trouver pas étrange que l'on s'ar-
rêtât si près du lieu d'où ils étaient partis.
Enfin on arriva dans le bourg, et on de-
manda à loger dans l'hôtellerie, qui heureuse-
ment se trouva pleine d'hôtes et de buveurs.
Mademoiselle de l'Etoile fit encore mieux la
malade à la chandelle qu'elle ne l'avait fait
dans l'obscurité : elle se coucha tout habillée,
et pria qu'on la laissât reposer seulement une
heure ; et dit qu'après cela elle croyait pou-
voir monter à cheval. Les valets de Saldagne,
lianes ivrognes, laissèrent tout faire au va-
let de Verville, qui était chargé des ordres
de leur maître, et s'attachèrent bientôt à
quatre ou cinq paysans aussi grands ivrognes
qu'eux. Tous se mirent à boire, sans son-
ger au reste du monde. Le valet de Verville
de temps en temps buvait un coup avec eux
pour les mettre en train ; et, sous prétexte
d'aller voir comment se portait la malade,
pour partir le plus tôt qu'elle le pourrait,
i'alla faire remonter à cheval, et Destin
aussi, qu'il informa du chemin qu'il de-
vait prendre. Il retourna à ses buveurs, leur
dit qu'il avait trouvé leur demoiselle endor-
mie, et que c'était signe qu'elle serait bientôt
en état de monter à cheval. Il leur dit aussi
que Destin s'était jeté sur un lit; puis il se
mit à boire, et à porter des samés aux deux
valets de Saldagne, qui avaient déjà la leur
fort endommagée. Ils burent avec excès, s'eni-
vrèrent de même, et ne purent jamais se lever I
de table. Om las porta dans une grange, car
LE ROMAN COMIQUE 63
ils eussent gâté les lits où on les eût couchés.
Le valet de Verville fit l'ivrogne; et ayant
dormi jusqu'aujour, réveilla brusquement les
valets de Saldagne, leur disant, d'un visage
fort afflige, que leur demoiselle s'était sauvée,
qu'il avait fait partir après son camarade ;
qu'il fallait monter à cheval, et se séparer
pour ne la manquer pas. Il fut plus d'une
heure à leur faire comprendre ce qu'il leur
disait, et je crois que leur ivresse dura plus
de huit jours.
Comme toute l'hôtellerie s'était enivrée cette
nuit-là, jusqu'à l'hôtesse et aux servantes, on
ne songea seulement pas à s'informer de ce
qu'étaient devenus Destin et sa demoiselle; et
même je crois que l'on ne se souvint non plus
d'eux que si on ne les avait jama.3 vus. Ce-
pendant que tant de gens cuvent leur vin,
que le valet de Verville fait l'inquiété, et presse
les valets de Sardagne de partir, et que ces
deux ivrognes ne s'en hâtent pas davantage,
Destin gagne pays avec sa chère mademoi-
selle de l'Etoile, ravi de joie de l'avoir retrou-
vée, et ne doutant point que le valet de Ver-
ville n'eût fait prendre à ceux de Saldagne un
chemin contraire au sien. La lune était alors
fort claire , et ils étaient dans un grand che-
min aisé à suivre, et qui les conduisait à un
village, où nous les allons faire arrêter dans le
chapitre précédent.
XIII. — Méchante action du. sieur de la Rappinière.
Destin avait grande impatience de savoir de
sa chère l'Etoile par quelle aventure elle s'é-
tait trouvée dans le bois où Saldagne l'avait
i prise; mais il avait encore plus grand'peur
•l'être suivi. Il ne songea donc qu'à piquer sa
oête, qui n'était pas fort bonne, et à presser
$4 LE ROMAN COMIQUE
de la voix et d'une houssine qu'il romnit à un
arbre le cheval de la l'Etoile, lequel était une
puissante haquenée. En3n les deux jeunes
amants se rassurèrent, et se dirent quelques
douces tendresses (car il y avait lieu d'en dire
après ce qui venait d'arriver ; et pour moi, je
nen doute point, quoique je n'en sache rien
tie particulier). Après donc s'être bien atten-
dri ie cœur l'un à l'autre, la l'Etoile fit savoir
à Destin tous les bons offices qu'elle avait
rendus à la Caverne :
— Et je crains bien, lui dit-elle, que son
affliction ne la rende malade; car je n'en vis
iamais une pareille. Pour moi, mon cher frère,
vous pouvez bien penser que j'eus autant be-
soin de consolation qu'elle, depuis que votre
valet, m'ayaut amené un cheval de votre part,
m'apprit que vous aviez trouvé les ravisseurs
d'Angélique, et que vous en aviez été fort
blessé.
— Moi, blessé? interrompit Destin, je ne
l'ai point été, ni en danger de l'être, et je ne
vous ai point envoyé de cheval ; il y a quelque
mystère ici que je ne comprends point. Je me
suis aussi étonné tantôt de ce que vous m'a-
vez si souvent demandé comment je me por-
tais et si je n'étais point incommodé d'aller si
vite.
— Vous me réjouissez et m'affligez tout en-
semble, lui dit la l'Etoile : vos blessures m'a-
vaient donné une terrible inquiétude, et ce que
vous venez de me dire me fait croire que vo-
tre valet a été gagné par nos ennemis, pour
quelque mauvais dessein qu'on a contre nous.
Il a plutôt été gagné par quelqu'un qui est
trop de nos amis, lui dit Destin. Je n'ai point
d'ennemi que Saldagne; mais ce ne peut être
lui qui fait agir mon traître de valet,
puisque je sais qu'il l'a battu quand il vous a
trouvée.
LE ROMAN COMIQUE 65
— Et comment le savez-vous, lui demanda
ta l'Etoile, car je ne me souviens pas de vous
en avoir rien dit ?
— Vous le saurez aussitôt que vous m'aurez
appris de quelle façon on vous a tirée du
Mans.
— Je ne puis vous en apprendre autre chose
^ue ce que je viens de vous dire, reprit la l'E-
toile.
Le jour d'après que nous fûmes revenues au
Mans, la Caverne et moi, votre valet m'amena
un cheval de votre part et me dit. faisant
fort l'affligé, que vous aviez été' blessé par les
ravisseurs d'Angélique et que vous me priiez
de vous aller trouver. Je montai à cheval des
l'heure même, encore qu'il fût bien tard ; je
couchai à cinq lieues du Mans, dans un lieu
dont je ne sais pas le nom, et le lendemain,
à l'entrée du bois, je me trouvai arrêtée par
des personnes que je ne connaissais point. Je
vis battre votre valet et j "en fus fort touchée;
je vis jeter fort rudement une femme de des-
sus un cheval et je reconnus que c'était ma
compagne : mais le pitoyable état où je me
trouvais et l'inquiétude "que j'avais pour vous
m'empêchèrent de songer davantage à elle. On
me mit en sa place et on marcha jusqu'au
soir. Après avoir fait beaucoup de chemin, le
plus souvent au travers des champs, nous ar-
rivâmes bien avant dans la nuit auprès d'une
gentilhommière, où je remarquai qu'on ne
voulut pas nous recevoir. Ce fut là que je re-
connus Saldagne, et sa vue acheva de me dé-
sespérer. Nous marchâmes encore longtemps,
et enfin on me fit entrer comme en cachette
dans la maison d'où vous m'avez heureuse-
ment tirée.
La l'Etoile achevait la relation de ses aven-
tures quand le jour commença de paraître. Ils
se trouvèrent alors dans le* grand chemin
LE BOM4.3 COMIQC». —I. II. 3
66 US ROMAN COMIQUE
du Mans, et pressèrent leurs bêtes plus fort
qu'ils n'avaient fait encore, pour gagner un
bourg qu'ils voyaient devant eux. Destin
souhaitait ardemment d'attraper son valet
pour découvrir de quel ennemi, outre le mé-
chant Saldagne, ils avaient à se garder dans
le pays ; mais il n'y avait pas grande appa-
rence qu'après le mauvais tour qu'il lui avait
fait il se remît en lieu où il le pût trouver. Il
apprenait à sa chère l'Etoile tout ce qu'il sa-
vait de sa compagne Angélique, quand un
homme étendu de son long auprès d'une haie
fit si grand'peur à leurs chevaux, que celui de
Destin se déroba presque de dessous lui, et
celui de mademoiselle de l'Etoile la jeta par
terre. Destin, effrayé de sa chute, l'alla rele-
ver aussi vite que le lui put permettre son
cheval, qui reculait toujours, ronflant, souf-
flant et bronchant comme un cheval effarou-
ché qu'il était. La demoiselle n'était pas bles-
sée. Les chevaux se rassurèrent, et Destin alla
voir si l'homme gisant était mort ou endor-
mi. On peut dire qu'il était l'un et l'autre,
puisqu'il était ivre, qu'encore qu'il ronflât
bien fort (marque assurée qu'il était en vie),
Destin eut bien de la peine à l'éveiller. Enfin.
à force d'être tiraillé, il ouvrit les yeux et se
découvrit à Destin pour être son même valet
qu'il avait si grande envie de trouver. Le co-
quin, tout ivre qu'il était, reconnut bientôt son
maître, et se troubla si fort en le voyant, que
Destin ne douta plus de la trahison qu'il lui
avait faite, et dont il ne l'avait encore que
soupçonné. Il lui demanda pourquoi il avait dit
à mademoiselle de l'Etoile qu'il était blessé;
Fourguoi il l'avait fait sortir du Mans , où il
avait voulu mener; qui lui avait donné un
cheval? mais il n'en put tirer la moindre pa-
role, soit qu'il fût trop ivre ou qu'il le con-
trefît plus qu'il ne l'était. Destin se mit en
L* ROMAN COMIQUE 67
colère, lui donna quelques coups de plat
d'épée ; et, lui ayant lié les mains du licou de
son cheval, se servit de celui du cheval de
mademoiselle de l'Etoile pour mener en laisse
le criminel. Il coupa une branche d'arbre, dont
il se fit un bâton de taille, pour s'en servir en
temps et lieu, quand son valet refuserait de
marcher de bODne grâce. Il aida sa demoi-
selle à monter à cheval ; il monta sur le sien,
et continua son chemin, son prisonnier à son
côté, en guise de limier. Le bourg qu'avait vu
Destin était le même d'où il était parti deux
jours avant, et où il avait laissé M. de la Ga-
rouffière et sa compagnie, qui y étaient en-
core, à cause que madame Bouvillon avait été
malade d'un furieux choiera morbus. Quand
Destin y arriva, il n'y trouva plus la Rancune.
l'Olive et Ragotin, qui étaient retournés
au Mans. Pour Léandre, il ne quitta point sa
chère Angélique. Je ne vous dirai point de
quelle façon elle reçut mademoiselle de l'E-
toile : on peut aisément se figurer les caresses
que se devaient faire deux filles qui s'aimaient
beaucoup, et même après les dangers ou elles
s'étaient trouvées. Destin informa M. de la Ga-
rouffière du succès de son voyage; et, après
l'avoir entretenu quelque temps en particulier,
on fit entrer dans une chambre de 'l 'hôtellerie
le valet de Destin. Là il fut interrogé de nou-
veau, et sur ce qu'il voulut encore faire le
muet, on fit apporter un fusil pour lui serrer
les pouces. A l'aspect de la machins, il se mit
à genoux, pleura, bien fort, demanda pardon
à son maître, et lui avoua que la Rappinière
lui avait fait faire tout ce qu'il avait fait, et
lui avait promis, en récompense, de le prendre
à son service. On sut aussi de lui que la Rap-
Ïnnière était dans mie maison à deux lieues de
à, qu'il avait usurpée sur une pauvre veuve,
Destin parla encore en particulier à M. de la
68 LE ROMAN COMIQUE
Garouffiére, gui envoya en même temps un
laquais dire à la Rappinière qu'il le < ïnt trou-
ver pour une affaire de conséquence. Ce con-
seiller dt Rennes avait grand pouvoir sur ce
prévôt du Mans : il l'avait empêché d'çtre roué
en Bretagne, et l'avait toujours protéuré dans
toute.- les affaires criminelles qu'il avait eues.
Ce n'est pas qu'il ne le connut pour un grand
scélérat; mais la femme de la Rappinière était
un peu sa parente. Le laquais qu'on avait en-
voyé a la Rappinière le trouva prêt à monter
à cheval pour aller au Mans. Aussitôt qu'il
eut appris que M. de la Garouffiére le deman-
dait, il partit pour le venir trouver. Cepen-
dant la Gr rouf ii ère, qui prétendait fort au bel
esprit, s'était fait apporter un portefeuille,
d'où il tira des vers de toutes les laçons, tant
bons que mauvais. Il les lut à Destin, et en-
suite une historiette qu'il avait traduite de
l'espagnol, que vous allez lire dans le chapitre
suivant.
XIV. — Le juge de sa propre cause.
Ce fut en Afrique, entre des rochers voisins
de la mer, et qui ne sont éloignés de la grande
ville de Fez que d'une heure de chemin, que
le prince Mulei, fils du roi de Maroc, se trouva
seul, et la nuit, après s'être égaré a la chasse.
Le ciei était sans le moindre nuage; la mer
était calme, et la lune et les etuiies la ren-
daien toute brillante; entin, ii taisait une de
ces belles nuits des pays chauds, qui sont plus
agreaotes que les plus beaux jours de nos ré-
gions fruiues. Le prince maure, galopant le
long du rivage, se divertissait a regarder la
luue et les étoiles, qui paraissaient sur la sur-
face de la mer comme uans un miroir, quand
des cris pitoyables percèrent ses oreilles et lui
tonnèrent la curiosité d'aller jusqu'au lieu d'où
LE ROMAN COMIQUE 69
il croyait qu'ils pouvaient partir. Il y poussa
son cheval, qui sera si l'on veut un barbe, et
trouva entre des rochers une femme qui se
défendait, autant que ses forces le pouvaient
permettre, contre un homme qui s'efforçait de
lui lier les mains, tandis qu'une autre femme
tâchait de lui fermer la bouche d'un linge.
L'arrivée du jeune prince empêcha ceux qui
faisaient cette violence de la continuer, et
donna quelque relâche à celle qu'ils traitaient
si mal. Mulei lui demanda ce qu'elle avait à
crier, et aux autres ce qu'ils lui voulaient
faire; mais, au lieu de lui repondre, cet homme
alla à lui le cimeterre à la main, et lui en
porta un coup qui l'eût dangereusement
blessé s'il ne l'eût évité par la vitesse de son
cheval.
— Méchant, lui cria Mulei, oses-tu t'attaquer
au prince de Fez !
— Je t'ai bien reconnu pour tel, lui répondit
le Maure; mais c'est à cause que tu es mon
prince, et que tu peux me punir, qu'il faut
que j'aie ta vie, ou que je perde la mienne.
En achevant ces paroles, il se lança contre
Mulei avec tant de furie, que le prince, tout
vaillant qu'il était, fut réduit à songer moins
à attaquer qu'à se défendre d'un si dangereux
ennemi. Les deux femmes cependant eu
étaient aux mains; et celle qui un moment
auparavant se croyait perdue empêchait l'au-
tre de s'enfuir, comme si elle n'eût point douté
que son défenseur ne remportât la victoire. Le
désespoir augmente le courage, et en donne
même quelquefois à ceux qui en ont le moins.
Quoique la valeur du prince fût incomparable-
ment plus grande que celle de son ennemi, et
fût soutenue d'une vigueur et d'une adresse
qui n'étaient pas communes, la punition que
méritait le crime du Maure lui fit tout hasar-
der, et lui donna tant de courage et de force,
70 LE ROMAN COMIQUE
que la victoire demeura long-temps douteuse
entre le prince et lui : mais le ciel, qui pro-
tège d'ordinaire ceux qu'il élève au-dessus des
autres, fit heureusement passer les gens du
prince assez près de là pour entendre le bruit
ces combattants et les cris des deux femmes.
Us y coururent, et reconnurent leur maître
dans le temps qu'ayant choqué celui qu'ils vi-
rent les armes a la main contre lui, il l'avait
porté par terre, où il ne le voulut pas tuer, le
réservant à une punition exemplaire. H défen-
dit à ses gens de lui faire autre chose que de
l'attacher à la queue d'un cheval, de faccn
qu'il ne pût rien entreprendre contre soi-même
ni contre les autres. Deux cavaliers portèrent
les deux femmes en croupe, et, dans cet équi-
page, Mulei et sa troupe arrivèrent à Fez à
l'heure que le jour commençait de paraître.
Ce jeune prince commandait dans Fez an si
absolument que s'il en eût déjà été roi. Il :
venir devant lui le Maure, qui s'appelait Am ;,
et qui était fils d'un des plus riches habitants
de Fez. Les deux femmes ne furent connues
de personne, à cause que les Maures (les plus
jaloux de tous les hommesj ont un extre e
soin de cacher aux yeux de tout le monde
leurs femmes et leurs esclaves. La femme
que le prince avait secourue le surprit, et
toute sa cour aussi, par sa beauté, oui éiait
plus grande que quelque autre qui fût en
Afrique, et par un air majestueux que ne put
cacher aux yeux de ceux qui l'admirèrent un
méchant habit d'esclave. L'autre femme était
vêtue comme le sont les femmes du pays qui
ont quelque qualité, et pouvait passer pou?
belle, quoiqu'elle le fût moins que l'autre;
mais quand elle aurait pu entrer en concur-
rence de beauté avec elle, la pâleur que i i
crainte faisait paraître sur son visage dimi-
nuait autant ce qu'elle y avait de beau <ma
LE ROMAN COMCQUE 71
celui de la première recevait d'avantage d'un
beau rouge qu'une honnête pudeur y faisait
éclater. Le Maure parut devant Mulei* avec la
contenance d'un criminel, et tint toujours les
yeux attachés contre terre. Mulei lui com-
manda de confesser lui-même son crime, s'il
ne voulait mourir dans les tourments.
— Je sais bien ceux qu'on me prépare et
que j'ai mérités, répondit-il fièrement, et s'il
y avait queique avantage pour moi à ne rien
avouer, il n'y a point de tourments qui me le
fissent faire : mais je ne puis éviter la mort,
puisque j'ai voulu te la donner; et je veux
b en que tu saches que la rage que j'ai de ne
f avoir pas tué me tourmente davantage que
ne fera tout ce que tes bourreaux pourront
inventer contre moi. Ces Espagnoles, ajouta-
t-il, ont été mes esclaves : l'une a su prendre
un bon parti et s'accommoder à la fortune,
se mariant à mon frère Zaïde; l'autre n'a ja-
mais voulu changer de religion ni me savoir
bon gré de l'amour que j'avais pour elle.
Il ne voulut pas parler davantage, quelque
menace qu'on lui pût faire. Mulei le fit jeter
dans un cachot, chargé de fers; la renégate,
femme de Zaïde, fut mise dans une prison sé-
parée ; et la belle esclave fut conduite chez un
Maure nommé Zuléma, homme de condition,
Espagnol d'origine, et qui avait abandonné
l'Espagne pour n'avoir pu se résoudre à se
faire chrétien. Il était de l'illustre maison des
Zégris, autrefois si renommée dans Grenade,
et sa femme Zoraïde, qui était de la même
maison, avait la réputation d'être la plus
oelle femme de Fez, et aussi spirituelle que
belle. Elle fut d'abord charmée de la beauté
de l'esclave chrétienne, et le fut aussi de son
esprit dés les premières conversations qu'elle
eut avec elle.
Si cette belle chrétienne eût été capable de
72 LE ROMAN COMIQUE
consolation, elle en eût trouvé dans les ca-
resses de Zoraïde : mais comme si elle eût
évité tout ce qui pouvait soulager sa douleur,
elle ne se plaisait qu'à être seule, pour pou-
voir s'affliger davantage; et quand elle était
seule avec Zoraïde, elle se faisait une extrême
violence pour retenir devant elle ses soupirs
et ses larmes.
Le prince Mulei avait une extrême, envie
d'apprendre ses aventures. Il l'avait fait con-
naître à Zuléma; et, comme il ne lui cachait
rien, il lui avait aussi avoué qu'il se sentait
porte à aimer la belle chrétienne, et qu'il le
lui aurait déjà fait savoir si la grande afflic-
tion qu'elle faisait paraître ne lui eût fait crain-
dre d'avoir un rival in. onnu en Espagne, qui,
tout éloigné qu'il eût été, eût pu l'empêcher
d'être heureux, même dans un pays où il était
absolu. Zuléma donna donc ordre a sa femme
d'apprendre de la chrétienne les particularités
de sa vie, et par quel acciuent elle était deve-
nue esclave d'Amet. Zoraïde en avait autant
d'envie que le prince, et n'eut pas grande
peine à y faire résoudre l'esclave espagnole,
qui crut' ne devoir rien refuser à une personne
qui lui donnait tant de marques d'amitié et de
tendresse, tille dit à Zoraïde qu'elle contente-
rait sa curiosité quand elle voudrait; mais
que, n'ayant que des malheurs à lui appren-
dre, elle^craignait de lui faire un récit fort en-
nuyeux.
— Vous verrez bien qu'il ne me le sera pas,
lui répondit Zoraïde, par l'attention que j'a li-
rai à l'écouter; et par la part que j'y prendrai,
tous connaîtrez que vous ne pouvez en con-
fier le secret à personne qui vous aime plus
que moi.
Elle l'embrassa en achevant ces paroles, la
conjurant de ne pas différer plus longtemps à
lui donner la satisfaction qu'elle lui demandait.
LE ROMAN COMIQUE 73
Elles étaient seules, et la belle esclave, après
avoir essuyé les larmes que le souvenir' de ses
malheurs 'lui faisait répandre, en commença
le récit comme vous l'allez lire.
« Je m'appelle Sophie; je suis Espagnole,
née à Valence, et élevée avec tout le soin que
des personnes riches et de qualité, comme
étaient mon père et ma mère, devaient avoir
d'une fille qui était le premier fruit de leur
mariage, et qui, dés son bas âge. paraissait
digne de leur plus tendre affection. J'eus un
frère plus jeune que moi d'une année : il était
aimabie autant qu'on le pouvait être : il m'ai-
ma autant que je l'aimai, et notre amitié mu-
tuelle alla jusqu'au point que, lorsque nous
n'étions pas ensemble, on remarquait sur nos
visages une tristesse et une inquiétude que
les plus agréables divertissements des person-
nes de notre âge ne pouvaient dissiper. On
n'osa donc plus nous séparer : nous apprîmes
ensemble tout ce qu'on enseigne aux entants
de bonne maison de l'un et de l'autre sexe; et
ainsi il arriva qu'au grand étonnement de
tout le monde je n'étais pas moins adroite que
lui dans tous les exercices violents d'un cava-
lier, et qu'il réussissait également bien dans tout
ce que les filles de condition savent le mieux
faire. Une éducation si extraordinaire fit sou-
haiter à un gentilhomme des amis de mon père
que ses enfants fussent élevés avec nous. Il en
fit la proposition à mes parents, qui y consen-
tirent, et le voisinage des maisons facilita le
dessein desuns et des autres. Ce gentilhomme
égalait mon père en biens, et ne lui cédait pas
en noblesse. Il n'avait aussi qu'un fils et qu'une
fille, à peu près de l'âge de mon frère et de
moi ; et l'on ne doutait point dans Valence que
les deux maisons ne s'unissent un jour oar un
double mariage. Don Carlos et Lucie (c'était le
74 LE ROMAN COMIQUE
nom du frère et de la sœur) étaient également
aimables : mon frère aimait Lucie, et en était
aimé; don Carlos m'aimait, et je ^aimais
aussi. Nos parents le savaient "bien; et, loin
d'y trouver à redire, ils n'eussent pas différé
de nous marier ensemble, si nous eussions été
moins jeunes que nous étions. Mais l'état heu-
reux de nos innocentes amours fut troublé
par la mort de mon aimable frère ; une fièvre
violente l'emporta en huit jours, et ce fut là
le premier de mes malheurs. Lucie en fut si
touchée, qu'on ne put jamais l'empêcher de se
rendre religieuse. J'en fus malade à la mort;
et don Carlos le fut assez pour faire craindre
à son père de se voir sans enfants, tant la
perte de mon frère, qu'il aimait, le péril où
j'étais, et la résolution de sa sœur lui furent
sensibles. Enfin la jeunesse nous guérit, et le
temps modéra notre affliction.
» Le Dère de don Carlos mourut à quelque
te mus de la, et laissa son fils fort riche et
sans" dettes. Sa richesse lui fournit de quoi
satisfaire son humeur magnifique : les galan-
teries qu'il inventa pour me plaire flattèrent
ma vanité, rendirent son amour public, et
augmentèrentle mien. Don Carlos était sou-
vent aux pieds de mes parents, pour les con-
jurer de ne différer pas davantage de le rendre
heureux en lui donnant leur fille. Il continuait
cependant ses dépenses et ses galanteries :
mon père eut peur que son bien n'en dimi-
nuât à la fin, et c'est ce qui le fit résoudre à me
marier avec lui. Il fit donc espérer à don Carlos
qu'il serait bientôt son gendre; et don Carlos
m'en fit paraître une joie si extraordinaire,
qu'elle eût pu me persuader qu'il m'aimait plus
que sa vie, quand je n'en aurais pas été aussi
assurée que je l'étais. Il me donna le bal, et
toute la ville en fut priée. Pour son malheur
et pour le mien, il s'y trouva un comte napo-
LE ROMAN COMIQOE 75
litain que des affaires d'importance avaient
amené en Espagne. Il me trouva assez belle
pour devenir amoureux de moi, et pour me
demander en mariage à mon père, après
avoir été informé du rang qu'il tenait dans le
royaume de Valence. Mon père se laissa éblouir
au bien et à la qualité de cet étranger : il lui
promit tout ce qu'il lui demanda, et dés le
iour même il déclara à don Carlos qu'il n'avait
plus rien à prétendre à sa fille, me défendit
de recevoir ses visites, et me commanda en
même temps de considérer le comte italien
comme un homme qui devait m'épouser au
retour d'un voyage qu'il allait faire à Ma-
drid. Je dissimulai mon déplaisir devant mon
père : mais quand je fus seule don Carlos
se présenta à mon souvenir comme le plus
aimable homme du monde : je fis réflexion
sur tout ce que le comte italien avait
de désagréable ; je conçus une furieuse aver-
sion pour lui, et je sentis que j'aimais don
Carlos plus que je n'eusse jamais cru l'aimer,
et qu'il m'était également impossible de vivre
sans lui et d'être heureuse avec son rival.
J'eus recours à mes larmes ; mais c'était un
faible remède pour un mal comme le mien.
Don Carlos entra là-dessus dans ma chambre
sans m'en demander la permission, comme ii
avait accoutumé. Il me trouva fondant en
pleurs, et il ne put retenir les siens, quelque
dessein qu'il eût fait de me cacher ce qu'il
avait dans l'âme jusqu'à ce qu'il eut reconnu
les véritables sentiments de la mienne. Il se
jeta à mes pieds ; et, me prenant les mains,
qu'il mouilla de ses larmes : « Sophie , me
» dit-il, je vous perds donc ; et un étranger
i> qui à peine vous est connu sera plus heu-
» reux que moi, parce qu'il aura été plus
» riche ! il vous possédera, Sophie, et vous y
• consentez! vous que j'ai tant aimée, qui
76 LE ROMAN COMIQUE
» m'avez voulu faire croire que vous m'ai-
» miez, et qui m'étiez promise par un père !
» mais, hélas ! un père injuste, un père inté-
» resse, et qui m'a manqué de parole ! Si vous
» étiez, continua-t-il, un bien qui se pût
» mettre à prix, c'est ma seule fidélité qui
» vous pourrait acquérir ; et c'est par elle que
» vous seriez encore à moi plutôt qu'à per-
» sonne au monde, si vous vous souveniez de
» celle que vous m'avez promise. Mais, s'é-
j» cria-t-il, croyez- vous qu'un homme qui a
» eu assez de courage pour élever ses désirs
» jusqu'à vous n'en ait pas assez pour se
» venger de celui que vous lui préférez ; et trou-
» verez-vous étrang-e qu'un malheureux qui a
» tout perdu entreprenne tout ? Ah ! si vous
» voulez que je périsse seul, il vivra, ce rival
» bienheureux, puisqu'il a pu vous plaire, et
» que vous le protégez ; mais don Carlos, qui
» vous est odieux, et que vous avez aban-
» donné à son désespoir, mourra d'une mort
» assez cruelle pour assouvir la haine que
» vous avez pour lui. — Don Carlos, lui ré-
» pondis-je, vous joignez-vous à un père in-
» juste et à un homme que je ne puis aimer
» pour me persécuter ; et m'imputez-vous
» comme un crime particulier un malheur qui
» nous est commun ? Plaignez-moi au lieu de
» m'accuser, et songez aux moyens de me
» conserver pour vous, plutôt que de me faire
» des reproches. Je pourrais vous en faire de
» plus justes, et vous faire avouer que vous
» ne m'avez jamais assez aimée, puisque vous
» ne m'avez jamais assez connue- Mais nous
» n'avons point de temps à perdre en paroles
» inutiles. Je vous suivrai partout où vous me
» mènerez ; je vous permets de tout entre-
» prendre, et vous promets de tout oser pour
• ne me séparer jamais de vous. »
» Don Carlos fat si transporté de mes pa-
LE ROMA* COMIQUE 77
Tôles, que sa joie le transporta aussi fort qu'a-
vait fait sa douieur. Il me demanda pardon
de m'avoir accusée de l'injustice qu'il cro\ait
qu'on lui faisait ; et, m'ayant fait comprendre
qu'à moins de me laisser enlever, il m'était
impossible de n'obéir pas à mon père, je con-
sentis a tout ce qu'il me proposa, et je lui
promis que la nuit du jour suivant je me tien-
drais prête a le suivre partout où il voudrait
me mener. Tout est facile a un amant. Don
Carlos en un jour donna ordre a ses affaires,
fit provision d'argent et d'une barque de Bar-
celone qui devait mettre a la voile à telle
heure qu'il voudrait. Cependant j'avais pris
sur moi toutes mes pierreries et tout ce que
je pus ramasser d'argent; et, pour une jeune
personne, j'avais su si bien dissimuler le des-
sein que j'avais, que l'on ne s'en douta point.
Je ne fus donc pas observée, et je sortis la
nuit par la porte d'un jardin ou je trouvai
Claudio, pa^e qui était cher à Carlos, parce
qu'il chantait aussi bien qu'il avait la voix
belle, et faisait paraître dans sa manière de
parler et dans toutes ses actions plus d esprit,
de bon sens et de politesse que l'âge et la con-
dition d'un page n'en doivent ordinairement
avoir. Il me dit que son maître l'avait envoyé
au-devant de moi pour me conduire ou l'at-
tendait une barque, et qu'il n'avait pu me
venir prendre lui-même, pour des raisons que
je saurais de lui. Un esclave de don Carlos
qui m'était fort connu vint nous joindre. Nous
sortîmes de la ville sans peine, par le bon
ordre qu on y avait donné, et nous ne mar-
châmes pas longtemps sans voir un vaisseau
à la rade et une chaloupe qui nous attendait
au bord de la mer. On me dit que mon cher
don Carlos viendrait bientôt, et que je n'avais
cependant qu'a passer dans le vaisseau. L'es-
clave me porta dans la chaloupe, et plusieurs
78 LE ROMAN COMIQUE
hommes que j'avais vus sur le rivage, et que
j'avais pris pour des matelots, firent aussi en-
trer dans la chaloupe Claudio, qui me sembla
comme s'en défendre et faire quelques efforts
pour n'y entrer pas. Cela augmenta la peine
que me donnait déjà l'absence de don Carlos.
Je le demandai à l'esclave, qui me dit fière-
ment qu'il n'y avait plus de Carlos pour moi.
Dans le même temps, j'entendis Claudio jetant
tes hauts cris, et qui disait en pleurant à l'es-
clave : « Traître Amet ! est-ce là ce que tu
» m'avais promis, de m'ôter une rivale, et de
• me laisser avec mon amant?— Imprudente
» Claudia, lui répondit l'esclave, est-on obligé
» de tenir sa parole à un traître, et ai-je dû
« espérer qu'une personne qui manque de fidé-
* lité à son maître m'en gardât assez pour
» n'avertir pas les gardes de la côre de courir
» après moi, et de m'ôter Sophie, que j'aime
» plus que moi-même ? » Ces paroles, dites à
une femme que je croyais un homme, et
dans lesquelles je ne pouvais rien comprendre.
me causèrent un si furieux déplaisir, que
je tombai comme morte entre les bras du
perfide Maure, qui ne m'avait point quittée.
Ma pâmoison fut longue ; et lorsque j'en fus
revenue, je me trouvai dans une chambre du
vaisseau, qui était déjà bien avant en mer.
Figurez- vous quel dut être mon désespoir, me
voyant sans don Corlos, et avec des ennemis
de ma loi : car je reconnus que j'étais au pou-
voir des Maures ; que l'esclave Amet avait
toute sorte d'autorité sur eux, et que son
frère Zaïde était le maître du vaisseau. Cet
insolent ne me vit pas plus tôt en état d'en-
tendre ce qu'il me dirait, qu'il me déclara en
peu de paroles qu'il y avait longtemps qu'il
était amoureux de moi, et que sa passion l'a-
vait forcé à m'enlever et à me mener à Fez,
où il ne tiendrait qu'à moi que je ne fusse
LE ROMA.M COMIQUE "79
aussi heureuse que je l'aurais été en Espagne,
comme il ne tiendrait pas à lui que je n'eusse
point à y regretter don Carlos. Je me jetai sur
lui, malgré la faiblesse que m'avait laissée ma
pâmoison ; 3t, avec une adresse vigoureuse
a quoi il ne s'attendait pas. et que j'avais ac-
quise par mon éducation (comme je vous l'ai
déjà dit), je lui tirai le cimeterre du fourreau,
et j'allais me venger de sa perfidie, si son
frère Zaïde ne m'eût saisi le bras assez à
temps pour lui sauver la vie. On me désarma
facilement ; car ayant manqué mon coup, je
ne fis point de vains efforts contre un si grand
nombre d'ennemis. Amet, à qui ma résolution
avait fait peur, fit sortir tout le monde de la
chambre où l'on m'avait mise, et me laissa
dans un désespoir tel que vous pouvez vous
le figurer, après le cruel changement qui ve-
nait d'arriver en ma fortune. Je passai Va nuit
à m'affliger, et le jour qui la suivit ne donna
point le moindre relâche à mon affliction. Le
temps, qui adoucit souvent de pareils déplai-
sirs, ne fit aucun effet sur les miens : et le se
cond jour de notre navigation j'étais encore
plus affligée que je ne le fus la sinistre nuit
que je perdis avec ma liberté l'espérance de
revoir don Carlos, et d'avoir jamais un mo-
ment de repos le reste de ma vie. Amet m'a-
vait trouvée si terrible toutes les fois qu'il
avait osé paraître devant moi, qu'il ne s'y
présentait plus. On m'apportait de temps en
temps à manger, que je refusais avec une
opiniâtreté qui fit craindre au Maure de m'a-
voir enlevée inutilement. Cependant le vais-
seau avait passé le détroit, et n'était pas loin
de la côte de Fez. quand Claudio entra dans ma
chambre. Aussitôt que je le vis: «Méchant, qui
» m'as trahie, lui dis -je, que t'avais- je fait
b pour me rendre la plus malheureuse per-
» sonne du monde, et pour m'ôter don Carlos?
$0 LE ROMAN COMIQUE
» — Vous en étiez trop aimée, me répondit-il;
* et, puisque je l'aimais aussi bien que vous,
* je n'ai pas fait un grand crime d'avoir voulu
» éloigner de lui une rivale : mais, si je
» vous ai trahie, Amet m'a trahie aussi ;
» et j'en serais peut-être aussi affligée que
» vous, si je ne trouvais quelque consola-
» tion à n'être pas seule misérable. — Ex-
» pïique-moi ces énigmes, lai dis-je, et m'ap-
* prends qui tu es, afin que je sache si
» j'ai en toi un ennemi ou une ennemie. —
» Sophie, me dit-il alors, je suis d'un même
d sexe que vous, et comme vous j'ai été amou-
* reuse de don Carlos. Mais, si nous avons
» brûlé d'un même feu, ce n'a pas été avec un
» même succès : don Carlos vous a toujours
» aimée, et a toujours cru que vous l'aimiez;
a> et il ne m'a jamais aimée, et n'a même ja-
» mais dû croire que je pusse l'aimer, ne
» m'avant jamais connue pour ce que j'étais.
» Je suis de Valence comme vous, et je ne
■» suis point née avec si peu de noblesse et de
» bien, que «Ion Carlos, m'avant épousée, n'eût
» pu être à couvert des reproches que l'on
» fait à ceux qui se mésallient. Mais l'amour
» qu'il avait pour vous l'occupait tout entier,
* et il n'avait des yeux que pour vous seule.
» Ce n'est pas que les miens ne fissent ce
» qu'ils pouvaient pour exempter ma bouche
« de la confession honteuse de ma faiblesse.
» J'allais partout où je croyais le trouver, je
* me plaçais où il pouvait me voir, et je fai-
» sais pour lui toutes les diligences qu'il eut
* dû faire pour moi s'il m'eût aimée comme
» je l'aimais. Je disposais de mon bien et de
» moi-même, étant demeurée sans parents
» dés mon bas âge; et l'on me proposait sou-
vent des partis sortables Mais lespérance
ue j'avais toujours eue d'eng »ger enfin don
'arlos à m'aimer m'avait empêchée d'y en-
ï
LE ROMAN COMIQUE Si
• tendre. Au lieu de me rebuter de la mau-
» yaise destinée de mon amour, comme aurait
» fait toute autre personne qui eût eu comme
» moi assez de qualités aimables pour n'être
• pas méprisée, je m'excitais à l'amour de don
» Carlos par la difficulté que je trouvais a
» m'en faire aimer. Enfin, pour n'avoir pas à
» me reprocher d'avoir négligé la moindre
» chose qui pût servir à mon dessein, je me
» fis couper les cheveux ; et, m'étant déguisée
» en homme, je me fis présenter à don Carlos
» par un domestique qui avait vieilli dans ma
» maison, et qui se disait mon père, pauvre
» gentilhomme des montagnes de Tolède. Mon
• visage et ma mine, qui ne déplurent pas à
» votre amant, le disposèrent d'abord a me
• prendre. Il ne me reconnut point, quoiqu'il
» m'eût vue tant de lois, et il fut bientôt aussi
» persuadé de mon esprit que satisfait de la
» beauté de ma voix, de ma méthode de chan-
3» ter, et de mon adresse a jouer de tous les
» instruments de musique dont les personnes
» de condition peuvent se divertir sans honte.
» Il crut avoir trouvé en moi des qualités qui
» ne se trouvent pas d'ordinaire en des pages;
» et je lui donnai tant de preuves de fidélité
» et de discrétion, qu'il me traita bien plus en
» confident qu'en domestique. Vous savez
» mieux que personne au monde si je m'en
» fais accroire dans ce que je viens de vous
» dire à mon avantage : vous-même m'avez
» cent fois louée à don Carlos en ma présence
» et m'avez rendu de bons offices auprès de lui-
» mais j'enrageais de les devoir à une rivale*
• et, d;ins le temps qu'ils me renda^nt plus
« agréable à don Carlos, ils vous rendaient plus
o haïssable à la malheureuse Claudia, car c'est
» ainsi que l'on m'appelle. Votre mariage ce-
t» pendant s'avançait, et mes espérances recu-
» laient : il fut conclu, et elles se perdirent. Le
82 LE ROMAN COMIQUE
• comte italien, qui devint en ce temps- là
» amoureux de vous, et dont la qualité et le
» bien donnèrent autant dans les yeux de vo-
» tre père que sa mauvaise mine et ses défauts
» vous donnèrent d'aversion pour lui, me fit
» du moins avoir le plaisir de vous voir trou-
» blée dans les vôtres; et mon âme alors se
» flatta de ces espérances folles que les chan-
» gements font toujours avoir aux malheu-
» reux. Enfin, votre père préféra l'étranger,
» que vous n'aimiez pas, à don Carlos, que
» tous aimiez. Je vis celui qui me rendait
» malheureuse malheureux à son tour, et une
» rivale que je haïssais encore plus malheu-
» reuse que moi, puisque je ne perdais rien en
» un homme qui n'avait jamais été à moi;
» que vous perdiez don Carlos, qui était tout
» à vous ; et que cette perte, quelque grande
» qu'elle fût, vous était peut-être encore un
» moindre malheur que d'avoir pour votre
» tyran éternel un homme que vous ne pou-
» vie-z aimer. Mais ma prospérité ou, pour
» mieux dire, mon espérance, ne fut pas Ion-
» gue. J'appris de don Carlos que vous étiez
» résolue à le suivre, et je fus même em-
» ployée à donner les ordres nécessaires au
« dessein qu'il avait de vous emmener à Bar-
» celone, et de là de passer en France ou en
» Italie. Toute la force que j'avais eue jus-
» qu'alors à souffrir ma mauvaise fortune
» m'abandonna après un coup si rude, et qui
» me surprit d'autant plus, que je n'avais ja-
» mais craint un pareil malheur. J'en fus af-
» fiigée jusqu'à en être malade et malade
» jusqu'à en garder le lit. Un jour que je me
» plaignais à moi-même de ma triste destinée
» et que la croyance de n'être entendue de
» personne me faisait parler aussi haut que si
» j'eusse parlé à quelque confident de mon
» amour, je vis paraître devant moi le Maure
LE ROMAN* COMIQUE 83
» Amet, qui m'avait écoutée et qui, après que
» le trouble où il m'avait mise fut passé, me
» dit ces paroles : — Je te connais, Ciaudia,
» et dès le temps que tu n'avais point encore
» déguisé ton sexe pour servir de page à don
» Carlos; et si- je ne t'ai jamais fait savoir que
» je te connusse, c'est que j'avais un dessein
» aussi bien que toi. Tu viens de prendre des
» résolutions désespérées : tu veux te décou-
» vrir à ton maître pour une jeune fille qui
» meurt d'amour pour lui, et qui n'espère plus
• d'en être aimée, et puis tu veux te tuer à
» ses yeux, pour mériter au moins des re-
* grets" de celui de qui tu n'as pu gagner l'a-
» mour. Pauvre fille ! que vas-tu faire en te
» tuant, que d'assurer davantage à Sophie la
» possession de don Carlos ? J'ai bien un meil-
» leur conseil à te donner, si tu es capable de
» le prendre. Ote ton amant à ta rivale;
» le moyen en est aisé, si tu me veux croire ;
» et quoiqu'il demande beaucoup de résolu-
» tion, il ne t'est pas besoin d'en avoir davan-
» tage que celle que tu as eue à t'habiller en
» homme, et hasarder ton honneur pour con-
» tenter ton amour. Ecoute-moi donc avec
» attention, continua le Maure; je vais te ré-
» vêler un secret que je n'ai jamais découvert à
» personne; et si le dessein que je vais te pro-
» poser ne te plaît pas, il dépendra de toi de
» ne le pas suivre. Je suis de Fez, homme de
» qualité en mon pays ; mon malheur me fit
» esclave de don Carlos, et la beauté de Sophie
» me fit le sien. Je t'ai dit bien des choses en
» peu de paroles. Tu crois ton mal sans remède,
» parce que ton amant enlève sa maîtresse, et
» s'en va avec elle à Barcelone; c'est ton bonheur
» et le mien, si tu sais te servir de l'occasion.
» J'ai traité de ma rançon, et je l'ai payée.
» Une galiote d'Afrique* m'attend à la rade,
» assez près du lieu où don Carlos en fait te-
84 LE ROMAN COMIQUE
» nir u.ie toute prête pour l'exécution de son
» dessein. Il l'a différé d'un jour; prévenons-
» le avec autant de diligence que d'adresse.
» Va dire à Sophie, de la part de ton maître,
* qu'elle se tienne prête à partir cette nuit à
» l'heure que tu la viendras quérir ; amène-la
» dans mon vaisseau; je l'emmènerai en Afri-
» que, et tu demeureras à Valence seule à pos-
» séder ton amant, qui peut-être t'aurait aimée
» aussitôt que Sophie, s'il avait su que tu l'ai-
» masses. »
«A ces dernières paroles de Claudia, je fus
si pressée de ma juste douleur, qu'en faisant
un grand soupir je m'évanouis encore sans
donner le moindre signe de vie. Les cris que
fit Claudia, qui se repentait peut être alors de
m'avoir rendue malheureuse, sans cesser de l'ê-
tre, attirèrent Amet et son frère dans la cham-
"bre du vaisseau où j'étais; on me fit tous les re-
mèdes qu'on put me faire; je revins à moi, et j'en-
tendis Claudia qui reprochait encore au Maure
la trahison qu'il nous avait faite. « Chien infi-
» dèle, lui disait-elle, pourquoi m'as-tu con-
» seillêe de réduire cette belle fille au déplora-
» ble état où tu la vois, si tu ne voulais pas
» me laisser auprès de mon amant? et pour-
» quoi m'as-tu fait faire à un homme qui me
» fut si cher une trahison qui me nuit autant
» qu'à lui? Comment oses- tu dire que tu es
* de noble naissance dans ton pays, si tu es
» le plus traître et le plus lâche de tous les
» homme?9 — Tais-toi, folle, lui répondit
» Amet, ne me reproche point un crime dont
» tu es complice. Je t'ai déjà dit que qui a pu
» trahir un maître, comme toi, méritait bien
••» d'être trahie ; et que t'emmenant avec moi
* j'assurais ma vie, et peut-être celle de So-
*» phie, puisqu'elle pourrait mourir de douleur
•* quand elle saurait que tu serais demeurée
avec don Carlos. » Le bruit que firent en
LE ROMAN COMIQUE 85
même temps les matelots qui étaient près d'en-
trer dans le port de la ville de Salé, et l'artillerie
du vaisseau, à laquelle répondait ceLe du port,
interrompirent les reproches que se faisaient
Amet et Claudia, et me délivrèrent pour un
temps de la vue de ces deux personnes odieu-
ses. On se débarqua, on nous couvrit le visage
d'un voile, à Claudia et à moi, et nous fûmes
logées avec le perfide Amet chez un Maure de
ses parents. Des le jour suivant on nous fit
monter dans un chariot couvert, et prendre le
chemin de Fez, ou, si Amet y fut reçu de son
père avec beaucoup de joie? j'y entrai la plus
affligée et la plus désespérée personne du
monde. Pour Claudia, elle eut bientôt pris
parti, renonçant au christianisme, et épousant
Zaïde, le frère de l'infidèle Amet. Cette mé-
chante personne n'oublia aucun artifice pour
me persuader de changer aussi de religion, et
d'épouser Amet, comme elle avait fait de Zaïde ;
et elle devint la plus cruelle de mes tyrans,
lorsqu'aprés avoir en vain essayé de me ga-
gner par toutes sortes de promesses, de bons
traitements et de caresses, Amet et tous les
siens exercèrent sur moi toute la barbarie dont
ils étaient capables. J'avais tous les jours à
exercer ma constance contre tant d'ennemis,
et j'étais plus forte à souffrir mes peines que
je ne le souhaitais, quand je commençai à
croire que Claudia se repentait d'être' mé-
chante. En public, elle me persécutait appa-
remment avec plus d'animosité que les autres,
et en particulier elle me rendait quelquefois
de bons offices, qui me la faisaient considérer
comme une personne qui eût pu être ver-
tueuse si elle eût été élevée à la vertu.
» Ur jour que toutes les autres femmes de
la maison étaient allées aux bains publics,
comme c'est la coutume de vous autres maho
métans, elle vint me trouver où j'étais, ayant
86 LE ROHÂX COMIQUE
le visage composé à la tristesse, et me parla
en ces termes : « Belle Sophie, quelque sujet
» que j'aie eu autrefois de vous haïr, ma haine
» a cessé er perdant l'espoir de posséder ja-
» mais celui qui ne m'aimait pas assez, à cause
» qu'il vous aimait trop. Je me reproche sans
» cesse de vous avoir rendue malheureuse, et
» d'avoir abandonné mon Dieu pour la crainte
» des hommes. Le moindre de ces remords
» serait capable de me faire entreprendre les
» choses du monde les plus diificiles à mon
» sexe. Je ne puis plus vivre loin de l'Espagne
» et de toute terre chrétienne, avec des infi-
» dèles, entre lesquels je sais bien quil est
» impossible que je trouve mon salut, ni pen-
» dant ma vie, ni après ma mort. Vous pou-
» vez juger de mon véritable repentir par le
» secret que je vous confie, qui vous rend
» maîtresse de ma vie, et qui vous donne
» moyen de vous venger de tous les maux que
» j'ai été forcée de vous faire. J'ai gagné cin-
» quante esclaves chrétiens, la plupart Espa-
» gnols, et tous gens capables d'une grande
» entreprise. Avec l'argent que je leur ai donné
» secrètement, ils se sont assurés d'une
» barque propre à nous porter en Espagne, si
» Dieu favorise un si bon dessein. Il ne tien-
» dra qu'à vous de suivre ma fortune, de vous
» sauver si je me sauve, ou, périssant avec
» moi, de vous tirer d'entre les mains de vos
» cruels ennemis, et de finir une vie aussi
» malheureuse qu'est la vôtre. Déterminez-
» vous donc. Sophie, et tandis que nous ne
» pouvons être soupçonnées d'aucun dessein,
» délibérons sans perdre de temps sur la plus
b importante action de votre vie et de la
» mienne. »Je me jetai aux pieds de Claudia, et
jugeant d'elle par moi-même, je ne doutai
point de la sincérité de ses paroles : je la re-
merciai de toutes les forces de mon exprès-
LE P.CMAN COMIQUE 87
eion et de toutes celles de mon âme, je res-
sentis la grâce que je croyais qu'elle me vou-
lait faire. Nous prîmes jour pour notre fuite
vers un lieu du rivage de la mer, où elle me
dit que des rochers tenaient notre petit vais-
seau à couvert. Ce jour que je croyais bien-
heureux arriva; nous sortîmes heureusement
et de la maison et de la ville. J'admirais la
honte du ciel dans la facilité que nous trou-
vions à faire réussir notre dessein, et j'en bé-
nissais Dieu sans cesse. Mais la fin de mes
maux n'était pas si proche que je le pensais :
Claudia n'agissait que par l'ordre du perfide
Amet; et encore plus perfide que lui, elle ne
me conduisait dans un lieu écarté, et la nuit,
que pour m'abandonner à la violence du
Maure, qui n'eut rien osé entreprendre contre
ma pudicité dans la maison de son père, quoi-
que mahométan, moralement homme de bien.
Je suivais innocemment celle qui me menait
perdre, et je ne pensais pas pouvoir jamais
être assez reconnaissante envers elle de la li-
berté que j'espérais bientôt avoir par son
moyen. Je ne me lassais point de l'en remer-
cier, ni de marcher bien vite dans des chemins
rudes, environnés de rochers, où elle médisait
me ses gens l'attendaient, quand j'ouïs du
bruit derrière moi, et tournant la tête, j'aper-
çus Amet, le cimeterre à la main. « Infâmes
» esclaves, s'écria-t-il, c'est donc ainsi qu'on
» se dérobe à son maître! » Je n'eus pas le
temps de lui répondre : Claudia me saisit les
bras par derrière, et Amet laissant tomber son
cimeterre, se joignit à la renégate, et tous
deux ensemble firent ce qu'ils purent pour
me lier les mains avec des cordes, dont ils
s'étaient pourvus pour cet effet.
» Ayant plus de vigueur et d'adresse que
les fenimes n'en ont d'ordinaire, je résistai
longtemps aux efforts de ces deux méchantes
88 LE ROMAN COMIQUE
personnes; mais à la longue je me sentis af-
faiblir, et me défiant de mes forces, je n'avais
presque plus recours qu'à mes cris, qui pou-
vaient attirer quelque passant en ce lieu soli-
taire; ou plutôt je n'espérais plus rien, quand
le prince Mulei survint lorsque je l'espérais le
moins. Vous avez su de quelle façon il me
sauva l'honneur, et je puis dire la vie, puisque
je serais assurément morte de douleur si le
détestable Amet eut contenté sa brutalité. »
Sophie acheva ainsi le récit de ses aventu-
res , et l'aimable Zoraïde l'exhorta à espérer
de la générosité du prince les moyens de re-
tourner en Espagne, et dès le jour même elle
apprit à son mari tout ce qu'elle avait appris
de Sophie, dont il alla informer Mulei. Quoi-
que tout ce qu'on lui conta de la fortune de
la belle chrétienne ne nattât point la passion
qu'il avait pour elle, il fut pourtant bien aise,
vertueux comme il était, d'en avoir eu con-
naissance et d'apprendre qu'elle était engagée
d'affection en son pays, afin de n'avoir point à
tenter une action blâmable, par l'espérance d'y
trouver de la facilité. Il estima la vertu de So-
phie et fut porté par la sienne à tâcher de la
rendre moins malheureuse qu'elle n'était II lui
fit dire par ZoraïMe qu'il la renverrait en Es-
pagne quand elle le voudrait; et depuis qu'il
en eut pris la résolution, il s'abstint de la voir,
se défiant de sa propre vertu et de la beauté
de cette aimable personne. Elle n'était pas peu
empêchée à prendre ses sûretés pour son re-
tour. Le trajet était long jusqu'en Espagne,
dont les marchands ne trafiquaient point à
Fez ; et quand elle eût pu trouver un vaisseau
chrétien, belle et jeune comme elle était, elle
pouvait trouver entre les hommes de sa loi
ce qu'elle avait eu peur de trouver entre des
Maures. La probité ne se rencontre guère sur
LE ROMAN COMIQCE 89
un vaisseau; la bonne foi n'y est guère mieux
gardée qu'a la guerre ; et en quelque lieu que la
beauté et l'innocence se trouvent les plus fai-
bles, l'audace des méchants se sert de son
avantage et se porte facilement à tout entre-
prendre. Zoraïde conseilla a Sophie de s'ha-
biller en homme, puisque sa taille avanta-
geuse plus que celle des autres femmes, faci-
litait ce déguisement. Elle lui disait que c'é-
tait l'avis de Mulei, qui ne trouvait personne
dans Fez à qui il pût la confier sûrement , et
elle lui dit aussi qu'il avait eu la bonté de
pourvoir a la bienséance de son sexe, lui
donnant une compagne de sa croyance et tra-
vestie comme elle, et qu'elle gérait ainsi ga-
rantie de l'inquiétude qu'elle pourrait avoir,
de se voir seule dans un vaisseau entre des
soldats et des matelots. Ce prince maure avait
acheté d'un corsaire une prise qu'il avait faite
sur mer; c'était d'un vaisseau du gouverneur
d'Oran , qui portait la famille entière d'un
gentilhomme espagnol, que par animosité ce
gouverneur envoyait prisonnier en Espagne.
Mulei avait su que ce chrétien était un des
plus grands chasseurs du monde, et comme
la chnsse était la plus forte passion de ce
jeune prince, il avait voulu l'avoir pour es-
clave, et afin de le mieux conserver, il n'a-
vait point voulu le séparer de sa femme, de
son fils et de sa fille. En deux ans qu'il vé-
cut dans Fez au service de Mulei, il apprit
à ce prince a tirer parfaitement de l'arque-
buse sur toute sorte de gibier qui court sur
terre ou qui s'élève dans l'air, et plusieurs
chasses inconnues aux Maures. Par là il avait
si bien mérité les bonnes grâces du prince, et
l'était rendu si nécessaire a son divertisse-
ment, qu'il n'avait jamais voulu consentir à
sa rançon, et, par toutes sortes de bienfaits,
avait tâché de lui faire oublier l'Espagne. Mais
90 LE ROMAN COMIQUE
le regret de n'être pas en sa patrie, et de n'a-
voir plus d'espérance d'y retourner, lui avait
cause une mélancolie qui finit bientôt par sa
mort, et sa femme n'avait pas vécu longtemps
après son mari. Mulei se sentait des remords
de n'avoir pas remis en liberté, quand ils la
lui avaient demandée, des personnes qui l'a-
vaient méritée par leurs services ; et il vou-
lut, autant qu'il le pouvait, réparer envers
leurs enfants le tort qu'il croyait leur avoir
fait. La tille s'appelait Dorothée, était de l'âge
de Sophie, belle, et avait de l'esprit. Son frère
n'avait pas plus de quinze ans, et s'appelait
Sauche. Mulei les choisit l'un et l'autre pour
tenir compagnie a Sophie, et se servit de cette
occasion jjour les envoyer ensemble en Espa-
gne. On tint l'affaire secrète : on rit faire des
habits d'hommes à l'espagnole pour les deux
demoiseLes et pour le petit Sauche. Mulei fit
paraître sa magnificence dans la quantité de
pierreries qu'il donna à Sophie. Il fit aussi à
Dorothée de beaux présents, qui, joints a tous
ceux que son père avait déjà reçus de la libé-
ralité du prince, la rendirent'riche pour le
reste de sa vie. Charles-Quint, en ce temps-
là, faisait la guerre en Afrique, et avait as-
siégé la ville de Tunis : il avait envoyé un am-
bassadeur à Mulei pour traiter de la rançon
de quelques Espagnols de qualité, qui avaient
fait naufrage à la côte de Maroc. Ce fut à cet
ambassadeur que Mulei recommanda Sophie,
sous le nom de don Fernand, gentilhomme
de qualité, qui ne voulait pas être connu par
son nom véritable ; et Dorothée et son frère
Ï essaient pour être de son train, l'un en qua-
ité de gentilhomme, et l'autre de page. Sophie
et Zoraïde ne purent se quitter sans regret,
et il y eut bien des larmes versées de part et
d'autre. Zoraïde donna à la belle chrétienne
un rang de perles si riche, qu'elle ne l'eût»
LE ROMAX COMIQUE 91
point reçu si cette aimable Maure, et son
mari Zu.ëma, qui n'aimait pas moins Sophie
que faisait sa femme, ne lui eussent fait con-
naître qu'elle ne pouvait les désobliger davan-
tage qu'en refusant ce gage de leur amitié.
Zoraïde fit promettre à Sophie de lui faire
savoir de temps en temps de ses nouvelles
par la voie de Tanger, d'Oran, ou des autres
places que l'empereur possédait en Afrique.
L'ambassadeur chrétien s'embarqua a Sale,
emmenant avec lui Sophie, qu'il faut désor-
mais appeler don Fernande II joignit
mée de l'empereur, qui était encore devant
Tunis. Notre Espagnole déguisée lui fut
présentée comme un gentilhomme d'Anda-
lousie, qui avait été longtemps esclave du
prince de Fez. Elle n'avait pas assez de sujet
d'aimer sa vie, pour craindre de la
sarder à la guerre ; et voulant passer pour un
cavalier, elle n'eut pu avec honneur n'aller pas
souvent au combat, comme faisaient tant à 3
vaillants hum mes dont l'armée de l'empe-
reur était pleine. Elle se mit donc entre les
volontaires, ne perdit pas une occasion de se
signaler, et ie fit avec tant d'éclat, que l'em-
pereur ouït parler du faux don Fernand. Elle
lut assez heureuse pour se trouver auprès de
lui, lorsque, dans l'ardeur d'un combat, dont
les chrétiens eurent tout le désavantage, il
donna dans une embuscade de Maures, fut
abandonné des siens et environné des infi-
dèles ; et il y a apparence qu'il eût été tué, son
cheval l'ayant déjà été sous lui, si notre ama-
zone ne l'eut remonté sur le sien, et si, se-
condant sa vaillance par des efforts difficiles a
croire, elle n'eût donné aux chrétiens le temps
de se reconnaître et de venir dégager ce vail-
lant empereur. Une si belle action ne fut pas
sans récompense : l'empereur donna a l'in-
connu don Fernand une cou 'ie de
92 LE ROMAN COMIQUE
Saint-Jacques, de grand revenu, et le régi-
ment de cavalerie d'un seigneur espagnol qui
avait été tué au dernier combat. Il lui fit
donner aussi tout l'équipage d'un homme de
qualité ; et depuis ce temps-là, il n'y eut per-
sonne dans l'armée qui fût plus estimé et plus
considéré que cette vaillante fille. Toutes les
actions d'un homme lui étaient si naturelles ;
son visage était si beau, et la faisait paraître
si jeune ; sa vaillance était si admirable dans
une si grande jeunesse, et son esprit était si
charmant, qu'il n'y avait pas une personne de
qualité ou de commandement dans les troupes
de l'empereur, qui ne recherchât son amitié.
Il ne faut donc pas s'étonner si tout le monde
parlant pour elle, et plus encore ses belles ac-
tions, elle fut en peu de temps en faveur auprès
de son maître. Dans ce temps-là de nouvelles
troupes arrivèrent d'Espagne, sur les vaisseaux
qui apportaient de l'argent et des munitions pour
rarmee. L'empereur les voulut voir sous les ar-
mes, accompagné de ses principaux chefs, des-
quels était notre guerrier. Entre ces soldats
nouveaux venus, elle crut avoir vu don Carlos,
et elle ne s'était pas trompée. Elle en fut in-
quiétée le reste du jour, le fit chercher dans
le quartier de ces nouvelles troupes, et on
ne le trouva pas, parce qu'il avait changé de-
nom.
Elle n'en dormit point toute la nuit, se leva
aussitôt que le soleil, et alla chercher elle-
même ce cher amant, qui lui avait tant fait
verser de larmes. Elle le trouva, et n'en fut
point reconnue , ayant change de taille,
parce qu elle avait crû ; et de visage, parce
que le "soleil d'Afrique avait changé la cou-
leur du sien. Elle feignit de le prendre pour
un autre de sa connaissance, et lui de-
manda des nouvelles de Séville, et d'une per-
sonne qu'elle lui nomma du premier nom
LE ROMAN COMIQUE 9$
qui lui vint dans l'esprit. Don Carlos lui dit
qu'elle se méprenait, qu'il n'avait jamais été
à Séville, et qu'il était de Valence. Vous res-
semblez extrêmement à une personne qui
m'étais fort chère, lui dit Sophie, et à cause
de cette ressemblance, je veux bien être de
vos amis, si vous n'avez point de répuguance-
à devenir des miens. La même raison, lui ré-
pondit don Carlos, qui vous oblige à m'offiir
votre amitié , vous aurait déjà acquis la
mienne, si elle était du prix de la vôtre : vous
ressemblez à une personne que j'ai longtemps
aimée ; vous avez son visage et sa voix, mais
vous n'êtes pas de son sexe ; et assurément,
ajouta-t-il en faisant un grand soupir, vous
n'êtes pas de son humeur. Sophie ne put s'em-
pêcher de rougir à ces dernières paroles de
don Carlos, à quoi il ne prit pas garde, à cause
peut-être que ses yeux, qui commençaient àse
mouilier de larmes, ne purent voir'les chan-
gements du visage de Sophie. Elle en fut
émue, et ne pouvant plus cacher cette émo-
tion^ elle pria don Carlos de la venir voir en
sa tente, ou elle allait l'attendre, et le quitta
après lui avoir appris son quartier, et qu'on
l'appelait dans l'armée le mestre de camp don
Fernand. A ce nom-là, don Carlos eut peui
de ne lui avoir pas fait assez d'honneur. II
avait déjà su à quel point il était estimé de
l'empereur, et que, tout inconnu qu'il était, il
partageait la faveur de son maître avec les
premiers de la cour. Il n'eut pas grand'peine à
[trouver son quartier et sa tente, qui n'étaient
iignorés de personne, et il en fut reçu autant
3ien qu'un simple cavalier pouvait l'être d'un
les principaux officiers du caum. Il reconnut
încore le visage de Sophie dans celui de don
?ernand, en fut plus étonné qu'il ne l'avait
îté; et il le fut encore davantage du son de sa
roix, qui lui entrait dans l'àme, et y renou-
94 LE ROMAN COMIQUE
vêlait le souvenir de la personne du monde
qu'il avait le plus aimée. Sophie, inconnue à.
son amant, le fit manger avec elle; et après le
repas, ayant fait retirer ses domestiques, et
donné ordre de n'être visitée de personne, se
fit redire encore une fois par ce cavalier qu'il
était de Valence, et ensuite se fit conter ce
qu'elle savait aussi bien que lui de leurs aven-
tures communes, jusqu'au joui* qu'il avait fait
dessein de l'enlever.
— Croiriez-vous, lui dit don Carlos, qu'un?
fille de condition, qui avait tant reçu de preu-
ves de mon amour, et qui m'en 'avait tant
donné de la sienne, fût sans fidélité et sans
honneur, eut l'adresse de me cacher de si
grands défauts, et fût si aveuglée dans son
choix, qu'elle me préféra un jeune pacre que
j'avais, qui l'enleva un jour devant celui que
j'avais choisi pour l'enlever ?
— Mais en êtes-vous bien assuré? lui dit
Sophie. Le hasard est maître de toutes cho-
ses, et prend souvent plaisir à confondre nos
raisonnements par les succès les moins atten-
dus. Votre maîtresse peut avoir été forcée à
se séparer de vous, et est peut-être plus mal-
heureuse que coupable.
— Plût à Dieu, lui répondit don Carlos, que
l'eusse pu douter de sa faute ! toutes les portes
et les malheurs qu'elle m'a causés ne m'au-
raient pas été difficiles à souffrir, et même je
ne me croirais pas malheureux si je pouvais
croire qu'elle me fût encore fidèle ; mais elle
ne l'est qu'au perfide Claudio, et n'a jamais
feint d'aimer le malheureux don Carios que
pour le perdre.
— Il paraît, par ce que vous dites, lui re-
partit Sophie, que vous ne l'avez guère aimée,
ae l'accuser ainsi sans l'entendre, de la pu-
blier encore plus méchante que légère.
— Et peut-on l'être davantage, s'écria don
LE ROHAX COMIQUE 9*
Carlos, que l'a été cette imprudente fille,
lorsque, pour ne pas faire soupçonner mon
page de son enlèvement, elle laissa dans sa
chambre, la nuit même qu'elle diparut de
chez son père, une lettre qui est de la dernière
malice, et qui m'a rendu trop misérable pour
n'être pas demeurée dans mon souvenir? Je
veux vous la faire entendre, et vous faire ju-
ger par la de quelle dissimulation cette jeune
tait capable : « Vous n'avez pas dû me
der'enure d'aimer don Carlos, après me l'avoir
ordonné, un mérite aussi grand que le sien
ne pouvait que me donner beaucoup d'amour;
et quand l'esprit d'une jeune personne en est
prévenu, l'intérêt n'y peut trouver de place»
Je m'en mis donc avec celui que vous avez
trouve bon que j'aimasse des ma jeunesse, et
sans qui il me serait aussi impossible de vivre,
que de ne mourir pas mille fois le jour avec
un étranger que je ne pourrais aimer, quand
il serait encore plus riche qu'il ne Test. Notre
faute (si c'en est une) mérite votre pardon. Si
vous nous l'accordez, nous reviendrons le re-
cevoir plus vite que nous n'avons fui l'injuste
violence que vous vouliez nous faire. — So-
phie. » — Vous pouvez vous figurer, poursui-
vit don Carlos, l'extrême douleur que sentirent
les parents de, Sophie quand ils eurent lu cette
lettre. Ils espérèrent que je serais encore, avec
leur fille, caché dans Valence, ou que je n'en
serais pas loin : ils tinrent leur perte secrète
a tout le monde^ hormis au vice-roi, qui était
leur parent ; et à peine le jour commencait-il
de paraître, que la justice entra dans ma
cbambre, et me trouva endormi. Je fus surpris
â'uue telle visite autant que j'avais sujet de
l'être ; et lorsqu'on m'eut demandé où était So-
phie, je demandai aussi ou elle était ; mes parties
•; me firent conduire en prison
. v lence.Je I >gé, et
96 LE ROMAN COMIQDE
je ne pus rien dire pour ma défense contre
la lettre de Sophie. Il paraissait par là que
j'avais voulu l'enlever ; mais il paraissait en-
core plus que mon page avait disparu en
même temps qu'elle. Les parents de Sophie la
faisaient chercher, et mes amis de leurs côté
faisaient toutes sortes de diligences pour dé-
couvrir où ce page l'avait emmenée. C'était le
seul moyen de faire voir mon innocence ;
mais on ne put jamais apprendre des nou-
velles de ces amants fugitifs, et mes ennemis
m'accusèrent alors de la mort de l'un et de
l'autre. Enfin l'injustice, appuyée de la force,
l'emporta sur l'innocence opprimée. Je fus
averti que je serais bientôt jugé, et que je le
serais à mort. Je n'espérai pas que le ciel fît
un miracle en ma faveur, et je voulus hasar-
der ma délivrance par un coup de désespoir :
je me joignis à des bandoliers, prisonniers
comme moi, Q,t tous gens de résolution ; nous
forçâmes les portes de notre prison ; et, favo-
rises de nos amis, nous eûmes plus tôt gagné
les montagnes les plus jproches de Valence,
que le vice-roi n'en put être averti. Nous fû-
mes longtemps maîtres de la campagne. L'in-
fidélité de Sophie, la persécution de ses pa-
rents, tout ce que je croyais que le vice roi
avait fait d'injustice contre moi, et enfin la
perte de mon bien, me mirent dans un tel
désespoir, que je hasardai ma vie dans toutes
les rencontres où mes camarades et moi trou-
vâmes de la résistance ; et je m'acquis par là
une telle réputation parmi eux, qu'ils voulu-
rent que je fusse leur chef. Je le fus avec tant
de succès, que notre troupe devint redoutable
aux royaumes d'Aragon et de Valence, et que
nous eûmes l'insolence de mettre ces pays à
«contribution. Je vous fais ici une confidence
bien délicate, ajouta don Carlos ; mais l'hon-
neur que vous me faites et mon inclination
LE ROMAU COMIQUE 91
me donnent tellement à vous, que je veux
bien vous faire maître de ma vie, en vous ré-
vélant des secrets si dangereux. Enfin, pour-
suivit-il, je me lassai d'être méchant : je me
dérobai de mes camarades qui ne s'y atten-
daient pas, et je pris le chemin de Barcelone,
où je fus reçu simple cavalier dans les recrues
qui s'embar'quaient pour l'Afrique, et qui ont
joint depuis peu l'armée. Je n'ai pas sujet d'ai-
mer la vie ; et, après m'être mal servi de la
mienne, je ne puis mieux l'employer que contre
les ennemis de ma loi, et pour votre service,
puisque la bonté que vous avez pour moi m'a
causé la seule joie dont mon âme ait été ca-
pable depuis que la plus ingrate fille du monde
m'a rendu le plus malheureux de tous les hom-
mes. Sophie inconnue prit le parti de Sophie
injustement accusée, et n'oublia rien pour per-
suader à son amant de ne point faire de mau-
vais jugements de sa maîtresse avant que
d'être mieux informé de sa faute. Elle dit au.
malheureux cavalier qu'elle prenait grande
part dans ses infortunes ; qu'elle voudrait de
bon cœur les adoucir, et pour lui en donner
des marques plus effectives que des paroles,
qu'elle le priait de vouloir être à elle, e{
quand l'occasion s'en présenterait, elle em-
ploierait auprès de l'empereur son crédit et
celui de tous ses amis pour le délivrer de la
persécution des parents de Sophie et du vice-
roi de Valence.
DonCarios ne se rendit jamais à tout ce que
le faux don Fernand lui put dire pour la justi-
fication de Sophie ; mais il se rendit à la fin
aux offres qu'il lui fit de sa table et de sa
maison. Dés le jour même, cette fidèle amante
paria au mestre de camp de don Carlos, et lui
fit trouver bon que ce cavalier, qu'elle lui dit
être son parent, prît parti avec lui, je veux
dire avec elle. Voilà notre amant infortuné au
LE BOMAN COMIQCE. — I. II. 4
38 LE ROMAN COMIQUE
servies de sa maîtresse, qu'il croyait morte oa
infidèle. Il se voit dès le commencement de sa
servitude tout à fait bien avec celui qu'il croit
son maître, et est en peine lui-même de sa-
voir- comment il a pu s'en faire tant aimer en
si peu de temps. Il est à la fois son intendant,
son secrétaire, son gentilhomme et son confi-
dent: les autres domestiques n'ont guère
moins de respect pour lui que pour don Fer-
nand ; et il serait sans doute heureux, se con-
naissant aimé d'un maître qui lui paraît tout
aimable, et qu'un secret instinct le force d'ai-
mer, si Sophie infidèle ne lui revenait sans
cesse à la pensée, et ne lui causait une tris-
tesse que les caresses d'un si cher maître et
sa fortune rendue meilleure ne pouvaient
vaincre. Quelque tendresse que Sophie eût
pour lui, elle était bien aise de le voir affligé,
ne doutant point qu'elle ne fût la cause de
son affliction. Elle lui parlait si souvent de
Sophie, et justifiait quelquefois avec tant
d'emportement, et même de colère et d'ai-
greur, celle que don Carlos n'accusait pas
moins que d'avoir manqué à sa fidélité et à
son honneur, qu'enfin il vint à croire que ce
don Fernana, qui le mettait toujours sur le
même sujet, avait peut-être été autrefois
amoureux de Sophie, et peut-être l'était en-
core.
La guerre d'Afrique s'acheva de la façon
qu'on le voit dans l'histoire. L'empereur la
fît depuis en Allemagne, en Italie, en Flandre
et en divers lieux. Notre guerrière, sous le
nom de don Fernand, augmenta sa réputation
de vaillant et expérimenté capitaine, par plu-
sieurs actions de valeur et de conduite, quoi-
que la dernière de ces qualités ne se rencontre
que rarement dans une personne aussi jeune
que le sexe de cette vaillante fille la faisait
paraître. L'empereur fut obligé d'aller en Flan-
LE ROMÀ* COMIQUE 99
dre, et de demander au roi de France passage
par ses Etats. Le grand roi qui régnait alors
voulut surpasser en générosité' et en franchise
un mortel ennemi, qui l'avait toujours sur-
monté en bonne fortune, et n'en avait pas tou-
jours bien usé. Charles -Quint fut reçu dans
Paris comme s'il eût été roi de France. Le
beau don Fernand fut du petit nombre des
personnesA de qualité qui l'accompagnèrent; et
si son maître eut fait un plus long- séjour dans
la cour du monde la plus galante, cette belle
Espagnole, prise pour un homme, eut donné
de l'amour a beaucoup de dames françaises, et
de la jalousie aux plus accomplis de nos cour-
tisans. Cependant le vice-roi de Valence mou-
rut en Espagne. Don Fernand espéra assez de
son mérite et de l'affection que lui portait son
maître, pour oser lui demander une si impor-
tante charge, et il l'obtint sans qu'elle lui fût
enviée. D fit savoir le plus tôt qu'il put le bon
succès de sa prétention à don Carlos, et lui fit
espérer qu'aussitôt qu'il aurait pris possession
de sa vice-royauté de Valence, il ferait sa paix
avec les parents de Sophie, obtiendrait sa
grâce de l'empereur, pour avoir été chef de
bandoliers, et même essayerait de le remettre
dans la possession de son bien, sans cesser de
lui en faire dans toutes les occasions qui s'en
présenteraient. Don Carlos eût pu recevoir
quelque consolation de toutes ces belles pro-
messes si le malheur de son amour lui eût
permis d'être consolable.
L'empereur arriva en Espagne, et alla droit
à Madrid, et don Fernand alla prendre pos-
session de son gouvernement. Des le jour qui
suivit celui de son entrée dans Valence, les
parents de Sophie présentèrent requête contre
don Carlos, qui faisait auprès du vice-roi la
charge d'intendant de sa maison, et de secré-
taire de ses commandements. Le vice-roi pro-
100 LE ROMAN COMIQUE
mit de leur rendre justice, et à don Carlos de
protéger son innocence. On fit de nouvelles
informations contre lui. On fit ouïr des té-
moins une seconde fois; et enfin les parents
de Sophie, animés par le regret qu'ils avaient
de la perte de leur fille, et par un désir de
vengeance qu'ils croyaient légitime, pressèrent
si fort l'affaire, qu'en cinq ou six jours elle fut
en état d'être jugée.A Ils demandèrent au vice-
roi que l'accusé entrât en prison : il leur donna
sa parole qu'il ne sortirait pas de son hôtel,
et leur marqua un jour pour le juger.
La veille de ce jour fatal, qui tenait en sus-
pens,toute la ville de Valence, don Carlos de-
manda une audience particulière au vice-roi,
âui la lui accorda. Il se jeta à ses pieds, et lui
it ces paroles :
— C'est demnin, monseigneur, que vous de-
vez faire connaître à tout le monde que je suis
innocent. Quoique les témoins que j'ai fait
ouïr me déchargent entièrement du crime
dont on m'accuse, je viens encore jurer à
Votre Altesse, comme si j'étais devant Dieu,
que non-seulement je n'ai pas enlevé Sophie,
mais que, le jour avant celui qu'elle fut enle-
vée, je ne la vis point, je n'eus point de ses
nouvelles, et n'en ai pas eu depuis. Il est vrai
gue je devais l'enlever; mais un malheur, qui
jusqu'ici m'est inconnu, la fit disparaître, ou
pour ma perte, ou pour la sienne.
— C'est assez, don Carlos, lui dit leA vice-
roi, va dormir en repos. Je suis ton maître et
ton ami, et mieux informé de ton innocence
que tu ne penses; et quand j'en pourrais dou-
ter, je serais obligé à n'être pas exact à m'en
éclaircir, puisque tu es dans ma maison et
de ma maison, et que tu n'es venu ici avea
moi que sous la promesse que je t'ai faite de
te protéger.
Don Carlos remercia un si obligeant maître
LE ROMAN COMIQOE 101
de toute son éloquence; il s'alla coucher; et
Timpatience qu'il eut de se voir bientôt ab-
sous ne lui permit pas de dormir. Il se leva
aussitôt que le jour parut, et, propre et paré
plus qu'a l'ordinaire, se trouva au lever de
son maître : mais, je me trompe, il n'entra
dans sa chambre qu'après qu'il fut habillé; car
depuis que Sophie avait déguisé son sexe, la
seule Dorothée, déguisée comme elle, et la
confidente de son déguisement, couchait dans
sa chambre, et lui rendait tous les services
qui. renlus par un autre, eussent pu lui don-
ner connaissance de ce qu'elle voulait tenir si
caché. Don Carlos entra donc dans la chambre
du vice-roi quand Dorothée l'eut ouverte à
tout le monde; et le vice-roi ne le vit pas plu-
tôt qu'il lui reprocha qu'il s'était levé bien
matin, pour un homme accusé qui voulait se
faire croire innocent; et lui dit qu'une per-
sonne qui ne dormait point devait sentir sa
conscience chargée. Don Carlos lui répondit,
un peu troublé, que la crainte d'être convaincu
ne l'avait pas tant empêché de dormir, que
l'espérance de se voir bientôt à couvert des
poursuites de ses ennemis, par la bonne jus-
tice que lui rendrait Son Altesse.
— Mais vous êtes bien paré et bien galant,
lui dit encore le vice-roi, et je vous trouve bien
tranquille le jour que l'on doit délibérer sur
votre vie. Je ne sais plus ce que je dois croire
du crime dont on vous accuse. Toutes les fois
que nous nous entretenons de Sophie, vous en
parlez avec moins de chaleur et plus d'indiffé-
rence que moi : on ne m'accuse pourtant pas,
comme vous, d'en avoir été aime et de l'avoir
tuée; peut être aussi le jeune Claudio, iurqui
vous voulez faire tomber l'accusation de son
enlèvement... Vous me dites que vous l'avez
aimée, continua le vice-roi, et vous vivez après
l'avoir perdue! et vous n'oubliez rien pour
102 LE ROMAN COMIQUE
vous voir absous et en repos, vous qui devriez
haïr la vie, et tout ce qui pourrait vous la faire
aimer ! Ah ! inconstant don Carlos, il faut bien
qu'un autre amour vous ai fait oublier celui
que vous deviez conserver à Sophie perdue,
si vous l'aviez véritablement aimée quand
elle était tout à vous et osait tout faire pour
vous.
Don Carlos, demi-mort à ces paroles du vice-
roi, voulut y répondre ; mais il ne le lui per-
mit pas.
— Taisez-vous, lui dit-il d'un visage sévère,
et réservez votre éloquence pour vos juges ; car
pour moi je n'en serai pas surpris, et je n'irai
pas, pour un de mes domestiques, donner à
l'empereur mauvaise opinion de mon équité.
Et cependant, ajouta le vice-roi en se tour-
nant vers le capitaine de ses gardes, que l'on
s'assure de lui; qui a rompu sa prison peut
bien manquer à la parole qu'il m'a donnée de
ne point cnercher son impunité dans la fuite.
On ôta aussitôt l'épée à don Carios, qui fit
grande pitié à tous ceux qui le virent environ-
né de gardes, pâle et défait, et qui avait bien
de la peine à retenir ses larmes.
Pendant que le pauvre gentilhomme se re-
pent de ne s'être pas assez défié de l'esprit
changeant des grands seigneurs, ses juges,
qui devaient le juger, entrèrent dans la cham-
bre, et prirent leurs places, après que le vice-
roi eut pris la sienne. Le comte italien, qui
était encore à Valence, et le père et la mère
de Sophie, parurent et produisirent leurs té-
moins contre l'accusé, qui était si désespéré de
son procès, qu'il n'avait quasi pas le courage
de répondre On lui fit reconnaître les lettres
qu'il avait autrefois écrites à Sophie; on lui
confronta les voisins et les domestiques de la
maison de Sophie ; et enfin on produisit con-
tre lui la lettre qu'elle avait laissée dans sa
LE ROMAN COMIQUE 103
chambre, le jour que l'on prétendait qu'il l'a-
vait enleve'e.
L'accusé fit ouïr ses domestiques, qui té-
moignèrent d'avoir vu coucher leur maître;
mais ii pouvait s'être levé après avoir fait
semblant de s'endormir. Il jurait bien qu'il
n'avait pas enlevé Sophie, et représentait aux
juges qu'il ne l'aurait pas enlevée pour se sé-
parer d'elle; mais on ne l'accusait pas moins
que de l'avoir tuée, et le page aussi, le confi-
dent de son amour. Il ne restait plus qu'à le
juger, et il allait être condamné tout d'une
voix, quand le vice-roi le fit approcher, et lui
dit :
— Malheureux don Carlos! tu peux bien
croire, après toutes les marques d'affection
que je t'ai données, que si je t'eusse soupçon-
né d'être coupable du crime dont on t'accuse,
je ne t'aurais pas amené à Valence. Il m'est
impossible de ne te pas condamner, si je ne
veux commencer l'exercice de ma charge par
une injustice ; et tu peux juger du déplaisir
que j'ai de ton malheur, par les larmes qui
m'en viennent aux veux. On pourrait re-
chercher d'accord tes parties, si elles étaient
de moindre qualité, ou moins animées à ta
perte. Enfin, si Sophie ne paraît elle-même
Eour te justifier, tu n'as qu'à te préparer à
ien mourir.
Carlos, désespéré de son salut, se jeta aux
pieds du vice -roi, et lui dit :
— Vous vous souvenez bien, monseigneur,
qu'en Afrique, et dès le temps que j'eus l'hon-
neur d'entrer au service de Votre Altesse, et
toutes les fois qu'elle m'a engagé au récit en-
nuyeux de mes infortunes, que je les lui ai
toujours contées d'une même manière; et elle
doit croire qu'en ce pays-là, et partout ail-
leurs, je n'aurais pas avoué à un maître qui
me faisait l'honneur de m'aimer ce que j'au-
i04 LE ROMAN COMIQDE
rais dû nier ici devant un juge. J'ai toujours
dit la vérité à Votre Altesse, comme à mon
Dieu, et je lui dis encore que j'aimai, que j'a-
dorai Sophie.
— Dis que tu l'abhorres, ingrat ! interrom*
pit le vice-roi, surprenant tout le monde.
— Je l'adore, reprit don Carlos, fort étonné
de ce que le vice-roi venait de dire. Je lui ai
promis de l'épouser, continua-t-il, et je suis
convenu avec elle de remmener à Barcelone.
Mais si je l'ai enlevée, si je sais où elle se ca-
che, je veux qu'on me fasse mourir de la mort
la plus cruelle. Je ne puis l'éviter; mais je
mourrai innocent, si ce n'est mériter la mort
que d'avoir aimé plus que ma vie une fille in-
constante et perfide.
— Mais, s'écria le vice-roi, le visage furieux,
que sont devenus cette fille et ton page?
Ont-ils monté au ciel? sont-ils cachés sous
terre ?
— Le page était galant, lui répondit don
Carlos, elle était belle; il était homme, elle
était femme.
— Ah ! traître, lui dit le vice-roi, que tu dé-
couvres bien ici tes lâches soupçons, et le peu
d'estime que tu as eue pour la malheureuse
Sophie! Maudite soit la femme qui se laisse
aller aux promesses des hommes, et qui s'en
fait mépriser par sa trop facile croyance! Ni
Sophie n'était point une femme de vertu com-
mune, méchant! ni ton page Claudio un
homme. Sophie était une fille constante, et
ton page une fille perdue, amoureuse de toi.,
et qui t'a volé Sophie, qu'elle trahissait comme
une rivale. Je suis Sophie, injuste amant,
amant ingrat ! je suis Sophi3, qui ai souffert
des maux incroyables pour un homme qui ne
méritait pas d'être aimé, et qui m'a cru capa-
ble de la dernière infamie.
Sophie n'en put pas dire davantage : Son
LE ROMA* COMIQUE 105
père, qui la reconnut, la prit entre ses bras,
sa mère se pâma d'un côté, et don Carlos de
l'autre. Sophie se débarrassa des bras de son
père, pour courir aux deux personnes éva-
nouies , qui reprirent leurs esprits , tandis
qu'elle était en suspens à qui des deux eiie
courrait. Sa mère lui mouilla le visage de
larmes, elle en mouilla celui de sa mère. Elle
embrassa avec toute la tendresse imaginable
son cher don Carlos, qui pensa s'en évanouii
encore. Il tint pourtant bon pour ce coup- et
n'osant pas encore baiser Sophie de toute sa
force, il s'en dédommagea sur ses mains, qu'il
baisa mille fois l'une après l'autre. Sophie
pouvait à peine suffire à toutes les embrassa-
des et à tous les compliments qu'on lui fit. Le
comte italien, en faisant le sien comme les
autres, voulut lui parler des prétentions qu'il
avait sur elle, comme lui avant été promise
par son père et par sa mère. Don Carlos, qui
l'entendit, en lâcha une des mains de Sophie,
qu'il baisait alors avidement, et portant la
Sienne à son épée, qu'on venait de lui rendre
se mit dans une posture qui fit peur a tout le
monde; et jurant à faire abîmer la ville de
Valence, fit bien connaître que toutes les puis-
sances humaines ne lui ôreraient pas Sophie,
si elle-même ne lui défendait de songer da-
vantage à elle. Mais elle déclara qu'elle n'au-
rait jamais d'autre mari que son cher don
Carlos, et conjura son père et sa mère de le
trouver bon, ou de se résoudre â la voir en-
fermer dans un couvent pour toute sa vie. Ses
parents lut laissèrent la liberté de choisir tel
mari qu'elle voudrait ; et le comte italien, dès
le jour même, prit la poste pour l'Italie, ou
pour tout autre pays ou il voulut aller.
• Sophie conta toutes ses aventures, qui furent
admirées de tout le monde. Un courrier alla
porter la nouvelle de cette grande merveille à
108 U ROMAN COMIQUE
l'empereur, qui conserva à don Carlos, après
qu'il aurait épousé Sophie, la vice-royauté de
Valence et tous les bienfaits que cette vail-
lante fille avait mérités sous le nom de don
Fernand; et donna à ce bienheureux amant
une principauté, dont ses descendants jouis-
sent encore. La ville de Valence fit la dépense
des noces, avec toute sorte de magnificence;
et Dorothée, qui reprit ses habits de femme en
même temps que Sophie, fut mariée en même
temps qu'elle avec un cavalier proche parent
de don Carlos.
XV. — Effronterie du sieur de la Rappinière.
Le conseiller de Rennes achevait de lire sa
nouvelle quand la Rappinière arriva dans
l'hôtellerie. Il entra en étourdi dans la cham-
bre où on lui avait dit qu'était M. de la Ga-
rouffière-^mais son visage épanoui se changea
visiblement quand il vit Destin dans un coin
de la chambre, et son valet, qui était aussi
défait et effrayé qu'un criminel que l'on juge.
La Garouffiére ferma la porte de la chambre
par dedans et ensuite demanda au brave la
Rappinière s'il ne devinait pas bien pourquoi
il l'avait envoyé quérir.
— N'est-ce pas à cause d'une comédienne
dont j'ai voulu avoir ma part? répondit en se
riant le scélérat.
— Comment, votre part? lui dit la Garouf-
fière, prenant un visage sérieux : sont- ce là
les discours d'un iuge comme vous êtes, et
avez-vous jamais fait pendre de si méchant
homme que vous ?
La Rappinière continua de tourner la chose
en raillerie et de la vouloir faire passer pour
un tour de bon compagnon, mais le sénateur
le prit toujours d'un ton si sévère, qu'enfin
LE ROMAN COMIQUE 107
il avoua son mauvais dessein, et en fit de
mauvaises excuses à Destin, qui avait eu be-
soin de toute sa sagesse pour ne se pas faire
raison d'un homme qui avait voulu l'offenser
si cruellement, après lui être oblige de la vie,
comme on l'a pu voir au commencement de
ces aventures comiques. Mais il avait encore à
démêler avec cet inique prévôt une autre af-
faire, qui lui était de grande importance, et
qu'il avait communiquée à M. de la Garouf-
fière, qui lui avait promis de lui faire avoir
raison de ce méchant homme. Quelque peine
que j'aie prise à bien étudier la Rappinière, je
n'ai jamais pu découvrir s'il était moins mé-
chant envers Dieu qu'envers les hommes, et
moins injuste envers son prochain que vicieux
en sa personne. Je sais seulement avec certi-
tude que jamais homme n'a eu plus de vices
ensemble, et dans un degré plus éminent. Il
avoua qu'ij avait eu envie d'enlever mademoi-
selle de l'Etoile, aussi hardiment que s'il se fiit
vanté d'une bonne action; et il dit effronté-
ment au conseiller et au comédien que jamais
il n'avait moins douté du succès d'une pareille
entreprise :
— Car, continua-t-il en se tournant vers
Destin, j'avais gagné votre valet; votre sœur
avait donné dans le panneau; et, pendant vous
venir trouver où je lui avais fait dire que vous
étiez blessé, elle n'était pas à deux lieues de
la maison où je l'attendais, quand je ne sais
qui diable l'a ôtée à ce grand sot qui me l'a-
menait, et qui m'a perdu un bon cheval, après
s "être bien fait battre.
Destin pâlissait de colère, et quelquefois
aussi rougissait de honte, de voir de quel
front ce scélérat osait lui parler à lui-même de
l'offense qu'il avait voulu lui faire, comme s'il
lui eût conté une chose indifférente. La Ga-
roumére s'en scandalisait aussi, et n'avait pas
108 LE ROMAN COMIQUE
une moindre indignation contre un si dange-
reux homme.
— Je ne sais pas, lui dit-il, comment vous
osez nous apprendre si franchement les cir-
constances d'une mauvaise action, pour la-
quelle M. Destin vous aurait donné cent coups
si je ne l'en eusse empêché. Mais je vous
avertis qu'il pourra bien le faire encore, si
vous ne lui restituez une boîte de diamants
que vous lui avez autrefois volée dans Paris,
dans le temps que vous y tiriez la laine. Do-
guin, votre complice alors, et depuis votre
valet, lui a avoué en mourant que vous l'aviez
encore; et moi, je vous déclare que si vous
faites la moindre difficulté de la rendre, vous
m'avez pour aussi dangereux ennemi que je
vous ai été utile protecteur.
La Rappiniére tut foudroyé de ce discours, à
quoi il ne ^'attendait pas. Son audace à nier
absolument une méchanceté qu'il avait faite
lui manqua au besoin : il avoua, en bégayant
comme un homme qui se trouble, qu'il avait
cette boîte au Mans, et promit de la rendre,
avec des serments exécrables qu'on ne lui de-
mandait point, tant on faisait peu de cas de
tous ceux qu'il eût pu faire. Ce fut peut-être
là une des plus ingénues actions qu'il fit de
sa vie, et encore n'était-elle pas nette : car
il est bien vrai qu'il rendit la boîte, comme
il l'avait promis ; mais il n'était vrai qu'elle
fût au Mans, puisqu'il l'avait sur lui à
l'heure même, à dessein d'en faire présent
à mademoiselle de l'Etoile, en cas qu'elle
n'eût pas voulu se donner à lui pour peu
de chose. C'est ce qu'il confessa en particu-
lier à M. de la Garouffière, dont il voulut
par là regagner les bonnes grâces, lui met-
tant entre les mains cette boîte de portraits,
nour en disposer comme il lui plairait. Elle
était composée de cinq diamants d'un prix
LE ROMAN COMIQUE 109
considérable. Le père de mademoiselle de l'E-
toile y était peint en émail ; et le visage de
cette belle fille avait tant de rapport à ce por-
trait que cela seul pouvait suffire pour la
faire reconnaître a son père. Destin ne savait
comment remercier assez M. de la Garouf-
fière, quand il lui donna la boîte de diamants.
Il se voyait par là exempté d'avoir à se la faire
rendre par force de la Rappinière, qui ne sa-
vait rien moins que de restituer, et qui eût
pu se prévaoir contre un pauvre comédien de
sa charge de prévôt, qui est un dangereux
bâton entre les mains d'un méchant homme.
Quand cette boîte fut ôtée à Destin, il en avait
eu un déplaisir très-grand, qui s'augmenta
encore par celui qu'en eut la mère la l'Etoile,
qui gardait chèrement ce bijou, comme un
gage de l'amitié de son mari. On peut donc
aisément se figurer qu'il eut une extrême joie
de l'avoir recouvrée. Il alla en faire part à la
l'Etoile, qu'il trouva chez la sœur du curé du
bourg, en la compagnie d'Angélique et de
Léandre. Ils délibérèrent ensemble de leur re-
tour au Mans, qui fut résolu pour le lende-
main. M. de la Garouffière leur offrit un car-
rosse, qu'ils ne voulurent pas prendre. Let
comédiens et les comédiennes soupérent avee
M. de la Garouffière et sa compagnie.
On se coucha de bonne heure <1ans l'hôtelle*
rie ; et, des le point du jour, Destin et Léan-
dre, chacun sa maîtresse en croupe, prirent le
chemin du Mans, où Ragotin, la Rancune et
l'Olive étaient déjà retournés. M. de la Garouf-
fière fit cent offres de services à Destin. Pour
la Bouviilon. elle fit la malade plus qu'elle ne
Tétait, afin de ne point recevoir l'adieu du co-
médien, dont elle n'était pas satisfaite.
"0 LE ROMAN COMIQUE
XVI. — Disgrâce de Ragotin.
Les deux comédiens qui retournèrent au
Mans avec Ragotin furent détournés du droit
chemin par le petit homme, qui voulut les
traiter clans une petite maison de campagne
qui était proportionnée à sa petitesse.
Quoiqu'un fidèle et exact historien soit
obligé à particulariser les accidents importants
de son histoire et les lieux où ils se sont pas-
sés, je ne vous dirai pas au juste en quel en-
droit de notre hémisphère était la maison-
nette où Ragotin mena ses confrères futurs,
que j'appelle ainsi parce qu'il n'était point en-
core reçu dans l'ordre vagabond des comé-
diens de campagne. Je vous dirai donc seule-
ment que la maison était au deçà du Gange,
et n'était pas loin de Sillé le Guillaume.
Quand il y arriva, il la trouva occupée par
une compagnie de bohémiens, qui, au grand
déplaisir de son fermier, s'y étaient arrêtés,
sous prétexte que la femme du capitaine
avait été pressée d'accoucher; ou plutôt par
la facilité que ces voleurs espérèrent de trou-
ver à mander impunément des volailles d'une
métairie écartée du grand chemin. D'abord Ra-
gotin se fâcha en petit homme fort colère, me-
naça les bohémiens du prévôt du Mans, dont il
se "dit allié, à cause qu'il avait épousé une Por-
tail ; et là-dessus il fit un long discours pour
apprendre aux auditeurs de quelle façon les
Portails étaient parents des Ragotins*, sans
que son long discours apportât aucun temué-
rament à sa colère immodérée, et l'empêchât
de jurer scandaleusement. Il les menaça au s- i
du lieutenant de prévôt la Rappinière,*au nom
duquel tout genou fléchissait. Mais le capi
taine bohème le fit enrager à force de lui par
1er civilement, et fut assez effronté pour 1
LE BOMAN CCOTQÏTE lil
louer de sa "bonne mine, qui sentait son
homme de qualité, et qui ne le faisait pas
peu renentir d'être entré par ignorance dans
son château ('c'est ainsi que le scélérat appela
sa maisonnette, qui n'était fermée que de
haies). Il ajouta encore que la dame en mal
d'enfant serait bientôt délivrée du sien, et que
la petite troupe délogerait, après avoir payé à
son fermier ce qu'il ieur avait fourni pour
eux et pour leurs bêtes. Ragotin se mourait
de dépit de ne pouvoir trouver à quereller
avec un homme qui lui riait au nez, et lui fai-
sait mille révérences : mais ce flegme du bo-
hémien allait enfin échauffer la bile de Rago-
tin, quand la Rancune et le frère du capitaine
se reconnurent pour avoir été autrefois grands
camarades; et cette reconnaissance fit "grand
bien à Ragotin, qui allait sans doute s'enga-
ger dans une mauvaise affaire, pour l'avoir
§rise d'un ton trop haut. La Rancune le pria
one de s'apaiser; ce qu'il avait grande envie
de faire, et ce qu'il eût fait de iui-même si
son orgueil naturel eût pu y consentir.
Dans ce même temps, la dame bohémienne
accoucha d'un garçon. La joie en fut grande
dans la petite troupe, et le capitaine pria
à souper les comédiens et Raaotin, qui avait
déjà lait tuer des poulets pour en faire une
fricassée. On se mit à table. Les bohémiens
avaient des perdrix et des lièvres qu'ils
avaient pris à la chasse, et dev. l'Inde
et autant de cochons de lait qu'ils avaient vck
lés ; ils avaient aussi un jambon, des langues
de bœuf; et on entama un pâté de lièvre, dont
la croûte même fut mangée par quatre ou cincj
bohémillons qui servirent a table Ajoutez a
cela la fricassée de six poulets de R gotin, et
vous avouerez que l'on n'y fit pas mauvaise
chère. Les convives, outre les comédiens,
étaient au nombre de neuf, tous bons dan-
512 LE ROMAN COMIQUE
Éeurs, et encore meilleurs larrons. On com-
mença les santés par celles du roi et de mes-
sieurs les princes, et on but en général à celle
te tous les bons seigneurs qui recevaient dans
leurs villages les petites troupes. Le capitaine
Ïria les comédiens de boire a la mémoire de
éfnnt Charles Dodo, oncle de la dame accou-
thée, et qui fut pendu pendant le siège de la
Jtochelle, par la trahison du capitaine la
Orave. On fit de grandes imprécations contre
ce capitaine faux-frère, et contre tous les pré-
vôts; et on fit une grande dissipation du vin
de Ragotin, dont la vertu fut telle, que la dé-
bauche fut sans noise, et que chacun des con-
viés, sans même en excepter le misanthrope
la Rancune, fit des protestations d'amitié à
son voisin, le baisa avec tendresse, et lui
mouilla le visage de larmes. Ragotin fit tout
à fait bien les honneurs de sa maison, et but
comme une éponge.
Après avoir bu toute la nuit, ils devaient
vraisemblablement se coucher quand le soleil
se leva : mais ce même vin qui les avait ren-
dus si tranquilles buveurs leur inspira à tous,
en même temps un esprit de séparation, si
j'ose ainsi dire. La caravane fit ses paquets,
non sans y comprendre quelques guenilles du
fermier de Ragotin; et le joli seigneur monta
sur son mulet, et, aussi sérieux qu'il avait été
emporté pendant le repas, prit le chemin du
Mans, sans se mettre en peine si la Rancune
et l'Olive le suivaient, et n'ayant d'attention
qu'à sucer une pipe à tabac qui était vide il y
avait plus d'une heure. Il n'eut pas fait demi-
lieue, toujours suçant sa pipe vide, qui ne lui
rendait aucune fumée, que celles du vin l'é-
tourdirent tout à coup : il tomba de son mu-
let, qui retourna avec beaucoup de prudence
à la métairie d'où il était parti ; et pour Ra-
gotin, après quelques soulèvements de son es-
LE ROMAN COMIQUE 113
tomac trop chargé* qui fit ensuite parfaite-
ment son devoir, il s'endormit au milieu du
chemin.
Il n'y avait pas long-temps qu'il dormait,
ronflant comme une pédale d'orgue, quand un
homme nu (comme on peint notre premier
père), mais effroyablement barbu, sale et cras-
seux, s'approcha de lui , et se mit à le désha-
biller. Cet homme sauvage fit de grands efforts
pour ôter à Ragotin les bottes neuves que la
Rancune s'était appropriées dans une hôtel-
lerie, en supposant que c'étaient les siennes,
de la manière que je vous l'ai contée en quelque
endroit de cette véritable histoire ; et tous ces
efforts, qui eussent éveillé Ragotin s'il n'eût
pas été mort-ivre, comme on dit, et qui l'eus-
sent fait crier comme un homme que l'on tire
à quatre chevaux, ne firent d'autre effet que
de le traîner à écorche-cul la longueur de sept
ou huit pas. Un couteau tomba de la poche
du beau dormeur; ce vilain homme s'en saisit;
et, comme s'il eût voulu éeorcher Ragotin. il
lui fendit sur la peau sa chemise, ses bottes,
et tout ce qu'il eut de la peine a lui ôter de des-
sus le corps ; et ayant fait un paquet de toutes
les hardes de l'ivrogne dépouillé, l'emporta,
fuyant comme un loup avec sa proie.
Nous laisserons courir avec son butin cet
homme qui était le même fou qui avait autre-
fois fait si grand'peur à Destin, quand il com-
mença la quête de mademoiselle Angélique;
et nous ne quitterons point Ragotin, qui ne
veille pas, et qui a grand besoin d'être reveil-
lé. Son corps nu exposé au soleil fut bientôt
couvert et piqué de mouches et de mouche-
ions de différentes espèces, dont pourtant il
ne fut point éveillé; mais il le fut quelque
temps après par une troupe de paysans qui
conduisaient une charrette. Le corps nu de
Ragotin ne leur donna pas plutôt dans la
514 L2 rc:::.:; c:;iiquz
vue, qu'ils s'écrièrent : * Le voilà ! » Et s'ap-
prochant de lui avec le moins de bruit qu'ils
purent, connue s'ils eussent eu peur de l'éveil-
ler, ils s'assurèrent de ses pieds et de ses
mains, qu'ils lièrent avec de grosses cordes;
et, l'ayant ainsi garrotté, le portèrent dans leur
charrette qu'ils firent aussitôt partir avec au-
tant deA hâte qu'en a un galant qui enlève
une maîtresse contre son gré et celui de ses
parents.
Ragotin était si ivre, que toutes les violences
qu'on lui fit ne purent l'éveiller, non plus que
les rudes cahots de la charrette, que ces paysans
faisaient aller fort vite, et avec tant de préci-
pitation qu'elle versa dans un mauvais pas,
pleine d'eau et de boue ; et Ragotin, par con-
séquent, versa aussi. La fraîcheur du lieu où
il tomba, dont le fond avait quelques pierres,
ou quelque chose d'aussi dur, et le rude branle
de sa chute, l'éveillèrent. L'état surprenant où
il se trouva l' étonna furieusement : il se voyait
lié pieds et mains, et tomba dans la boue ■ il
se sentait la tête étourdie de son ivresse et de
sa chute, et ne savait que juger de trois ou
quatre paysans qui le relevaient, et d'autant
d'autres qui relevaient une charrette. Il était
si enrayé de son aventure, que même il ne
parla pas en si beau sujet, lui qui était grand
parleur de son naturel ; et un moment après
il n'eût pu parler à personne, quand il l'eût
voulu ; car les paysans, ayant tenu ensemble
un conseil secret, délièrent le pauvre petit
homme des pieds seulement ; et au lieu de lui
en dire la raison, ou de lui en faire quelque
civilité, observant entre eux un grand si-
lence, tournèrent la charrette du côté qu'elle
était venue, et s'en retournèrent avec autant
de précipitation qu'ils en avaient eu à venir
là. Le lecteur discret est peut-être en peine
de savoir ce que les paysans voulaient à Ra-
LE ROMAN COjUQUE 1Î5
gotin, et pourquoi ils ne lui firent rien. L'af-
faire est assurément difficile à deviner, et ne
se peut savoir à moins que d'être révélée : et
pour moi, quelque peine que j'y aie prise, et
après y avoir employé tous mes amis, je ne l'ai
sue depuis peu de temps que par hasard, et
lorsque je l'espérais le moins, de la façon que
je vais vous le dire.
Un prêtre du bas Maine, un peu fou, mélan-
colique, qu'un procès avait fait venir à Paris,
en attendant que son procès fut en état d'être
jugé, voulut faire imprimer quelques pensées
creuses qu'il avait eues sur l'Apocalypse. Il
était si fécond en chimères et si amoureux
des dernières productions de son esprit, qu'il
en haïssait les vieilles, et ainsi pensa faire
enrager un imprimeur, à qui il faisait vingt
fois refaire une même feuille. Il fut obligé par
là d'en changer souvent; et enfin il s'était
adressé à celui qui a imprimé le présent livre
chez qui il lut une fois quelques feuilles qui
parlaient de cette même aventuré que je vous
raconte. Ce bon prêtre en avait plus de con-
naissance que moi, ayant su des mêmes pay-
sans qui enlevèrent Kagotin de la façon que
je vous ai dit, le motif de leur entreprise, qus
je n'avais pu savoir. Il connut donc d'abord
où l'histoire était défectueuse, et en ayant
donné connaissance à mon imprimeur, qui en
fut fort étonné (car il avait cru comme Deau-
coup d'autres, que mon roman était un livre
fait à plaisir), il ne se fit pas beaucoup prier
par l'imprimeur pour me venir voir, rappris
alors du véritable Manceau, que les paysans
qui lièrent Ragotin endormi étaient les pro-
ches parents du pauvre fou qui courait les
champs, que Destin avait rencontré de nuit,
et qui avait dépouillé Ragotin en plein jour.
Ils avaient fait dessein d'enfermer leur parent,
iavaient souvent essayé de le faire et avaient
116 LE ROMAX COMIQUE
souvent été bien battus parle fou, qui était un
fort et puissant homme. Quelques personnes du
village, qui avaient vu de loin reluire au soleille
corps de Ragotin, le prirent pour le fou endormi:
n'ayant osé en approcher, de peur d'être
battus, ils en avaient averti ces paysans, qui
vinrent avec toutes les précautions que vous
avez vues, prirent Ragotin sans le connaître,
et, l'ayant reconnu pour n'être pas celui qu'ils
cherchaient, le laissèrent les mains liées, afin
qu'il ne pût rien entreprendre contre eux. Les
mémoires que j'eus de ce prêtre me donnè-
rent beaucoup de joie, et j'avoue qu'il me ren-
dit un grand service, mais je ne lui en rendis
pas un petit en lui conseillant en ami de ne
pas faire imprimer son livre, plein de visions
ridicules. Quelqu'un m'accusera peut-être
d'avoir conté ici une particularité fort inutile;
un autre louera beaucoup ma sincérité.
Retournons à Ragotin, le corps crotté et
meurtri, la bouche sèche, la tête pesante et
les mains liées derrière le dos. Il se leva le
mieux qu'il put ; et avant porté sa vue de part
et d'autre, le plus loin qu elle put s'étendre,
sans voir ni maisons, ni homme, il prit le
premier chemin battu qu'il trouva, bandant
tous les ressorts de son esprit pour voir clair
dans son aventure. Ayant les mains liées, il
recevait une furieuse incommodité de quel-
ques moucherons opiniâtres, qui s'attachaient
par malheur aux parties de son corps où ses
mains garrottées ne pouvaient aller, et l'obli-
geaient quelquefois à se coucher par terre,
pour s'en délivrer en les écrasant, ou en leur
taisant quitter prise. Enfin, il attrapa un che-
min creux, revêtu de haies et plein d'eau, et
ce chemin allait au gué d'une petite rivière.
Il s'en réjouit, faisant état de se laver le corps
qu'il avait plein de boue : mais en approchant
du gué, il vit un carrosse versé, d'où le co-
LE ROMÀX COMIQUE 117
cher et un paysan tiraient, par les exhorta-
tions d'un vénérable homme d'église, cinq ou
six religieuses fort mouillées. C'était la vieille
abbesse d'Estival, qui revenait du Mans, où'
une affaire importante l'avait fait aller, et
qui, par la faute de son cocher, avait fait
naufrage.
L'abbesse et les religieuses tirées du car-
rosse aperçurent de loin la figure nue de Ra-
gotin, qui venait droit à elles, dont elles fu-
rent fort scandalisées, et encore plus qu'elles
père Giflot, le directeur discret de l'abbaye. Il
fit tourner vitement le dos aux bonnes nîères,
de peur d'irrégularité, et cria de toute sa
force à Ragotin qu'il n'approchât pas de plus
prés. Ragotin poussa toujours en avant, et
commença d'enfiler une longue planche qui
était là 'pour la commodité des gens de pied»,
et ptre Giflot vint au-devant de lui suivi du
cocher et du paysan, et douta d'abord s'il de-
vait l'exorciser, tant il trouvait sa fio-ure dia-
bolique. Enfin il lui demanda qui il était, d'où
il venait, pourquoi il était nu, pourquoi il
avait les mains liées; et lui fit toutes ces ques-
tions-là avec beaucoup d'éloquence, ajustant à
ses paroles le ton de la voix et l'action des
mains. Ragotin lui répondit incivilement :
Qu'en avez-vous à faire?
Et, voulant passer outre sur la planche, il
poussa si runement le révérend père Giflot,
qu'il le fit choir dans l'eau. Le bon prêtre en-
traîna avec lui le cocher, le cocher le paysan;
et Ragotin trouva leur manière de tomber
dans l'eau si divertissante, qu'il en éclata de
rire. Il continua son chemin vers les religieuses,
qui, le voile baissé, lui tournèrent le dos en
naie, ayant toutes le visage tourné vers la
campagne. Ragotin eut beaucoup d'indifférence
pour les visages des religieuses, et passait
outre, pensant en être quitte, ce que ne pen-
Î18 LE ROMAN COMIQUE
sait pas le père Giflot. Il suivit Ragotin, se-
condé du paysan et du cocher, qui, le plus en
colère des trois, et déjà de mauvaise humeur,
à cause que madame l'abbesse l'avait grondé,
se détacha du gros, joignit Ragotin, et à
grauds coups de fouet se vengea sur la peau
d' autrui de l'eau qui avait mouillé la sienne.
Ragotin n'attendit pas une seconde décharge ;
il' s'enfuit comme un chien qu'on fouette, et
le cocher, qui n'était pas satisfait d'un seul
coup de fouet, le fit hâter d'aller à plusieurs
autres, qui tous tirèrent le sang de la peau
du fustigé. Le père Giflot, quoique essoufflé
d'avoir couru, ne se lassait pas de crier :
« Fouettez, fouettez! » de toute sa force; et la
cocher de toute la sienne redoublait ses coups
sur Ragotin, et commençait à s'y plaire, quand
un moulin se présenta au pauvre homme
comme un asile. Il y courut, ayant toujours
son bourreau à ses trousses; et, trouvant la
porte d'une basse-cour ouverte, y entra, et y
fut reçu d'abord par un mâtin qui le prit aux
fesses*: il en jeta des cris douloureux, et ga-
gna un jardin ouvert avec tant de précipita-
tion, qu'il renversa six ruches de mouches à
miel qui étaient posées à l'entrée ; et ce fut là
le comble de ses infortunes. Ces petits élé-
§hans ailés, pourvus de proboscides et armés
'aiguillons, s'acharnèrent sur ce petit corps
nu, qui n'avait point de mains pour se défen-
dre, et le blessèrent d'une horrible manière. E
en cria si haut, que le chien qui le mordait
s'enfuit de la peur qu'il en eut, ou plutôt des
mouches. Le cocher impitoyable fit comme le
chien ; et le père Giflot, à qui la colère avait
fait oublier pour un temps la charité, se re-
pentait d'avoir été trop vindicatif, et alla lui-
même hâter le meunier et ses gens, qui, à son
gré, venaient trop lentement au secours d'un
homme qu'on assassinait dans leur jardin. Le
IL ROMAN COMIQUE 119
meunier retira Ragotin d'entre les glaives
pointus et venimeux de ces ennemis violents ;
et, quoiqu'il fut enragé de la chute de ses ru-
ches, il ne laissa pas d'avoir pitié du miséra-
ble. Il lui demanda où diable il se venait four-
rer nu et les mains liées entre ±es paniers à
mouches. Mais, quand Raorotin eût voulu lui
répondre, il ne l'eut pu, dans l'extrême dou-
leur qu'il sentait par tout son corps. Un petit
ours nouveau-né qui n'a point encore été
léché de sa mère est plus formé en sa figure
oursine que ne le fut Ragotin en sa figure hu-
maine après que les piqûres des mouches
l'eurent enflé depuis les pieds jusqu'à la tête.
La femme du meunier, pitoyable comme une
femme, lui fit dresser un lit, et le fit coucher.
Père Giflot, le cocher, le paysan, retournèrent
à l'abbesse d'Estival et à ses religieuses, qui
se rembarquèrent dans leur carrosse; et, es-
cortées du révérend père Giflot, monté sur
une jument, continuèrent leur chemin. Il se
trouva que le moulin était à l'élu du Rignon,
ou à son gendre Bagottiére (je n'ai pas
bien su lequel; : ce du Rignon était parent de
Ragotin qui. s'étant fait connaître au meu-
nier et à sa femme, en fut servi avec beau-
coup de soin et pansé heureusement jusqu'à
son entière convalescence par le chirurgien
d'un bourg voisin. Aussitôt qu'il put marcher,
il retourna au Mans, où la joie de savoir que
la Rancune et l'Olive avaient trouvé son mu-
let et l'avaient ramené avec eux, lui fit oublier
la chute de la charrette et les coups de fouet
du cocher, les morsures du chien et les pi-
qûres des mouches.
XYII. — Ce qui se passa enlre le petit Ragotin et le
grand Bagaenorlière.
Destin et la l'Etoile, Léandre et Angélique,
deux couples de beaux et parfaits amants, ar-
120 LE ROMAN COMIQUE
rivèrent dans la capitale du Maine sans faire
de mauvaise rencontre. Destin remit Angéli-
que dans les bonnes grâces de sa mère, à qui
il sut si bien faire valoir le mérite, la condi-
tion et l'amour de Léandre, que la bonne la
Caverne commença d'approuver la passion que
ce jeune garçon e*t sa tille avaient l'un pour
l'autre autant quelle s'y était opposée. La
pauvre troupe n'avait pas encore bien fait s<
affaires dans la ville du Mans; mais un
homme de condition, qui aimait fort la comé-
die, suppléa à l'humeur chiche des Manceaux.
Il avait ia plus grande partie de son bien dans
le Maine, avait pris une maison dans le Mans,
et y attirait souvent des personnes de condi-
tion de ses amis, tant courtisans que provin-
ciaux, et même quelques beaux esprits de Pa-
ris, entre lesquels il se trouvait des poètes de
premier ordre; enfin, il était une espèce de Mé-
cènes moderne. Il aimait passionnément la
comédie et tous ceux qui s'en mêlaient: c'est
ce qui attirait tous les ans dans la capitale du
Maine les meilleures troupes de comédiens du
royaume.
Ce seigneur que je vous dis arriva au Mans
dans le temps que nos pauvres comédiens en
voulaient sortir, mal satisfaits de l'auditoire
manceau. Il les pria d'y demeurer encore
quinze jours pour l'amour de lui; et, pour les
y obliger, il leur donna cent pistoles et leur en
promit autant quand ils s'en iraient. Il était
trien aise de donner le divertissement de la
comédie à plusieurs personnes de qualité de
l'un et de l'autre sexe qui arrivèrent au Mans
dans le même temps et qui y devaient faire
quelque séjour à sa prière.
Ce seigneur, que j'appellerai le marquis
d'Orsé, était grand chasseur, et avait fait ve-
nir au Mans son équipage de chasse, qui était
des plus beaux qui fût en France. Les landes
LE R0MA3 COMIQUE 121
et les forêts du Main? font un des pi us agréables
pays de chasse qui se puissent trouver dans tout
le reste de la France, soit pour le cerf, soit
pour le lièvre; et en ce temps-là la ville du
Mans se trouva pleine de chasseurs que le bruit
de cette grande fête y attira, la plupart avec
leurs femmes, qui furent ravies de voir des
dames de la cour, pour en pouvoir parler le
reste de leurs jours auprès de leur feu. Ce
n'est pas une petite ambition aux provinciaux
que de pouvoir dire quelquefois qu'ils ont vu,
en un tel lieu et en tel temps, des gens de la
cour, dont ils prononcent toujours le nom tout
sec, comme par exemple : « Je perdis mon ar-
gent contre Roquelaure ; Créqui a tant gagné;
Coaquin court le cerf en Touraine; » et si on leur
laisse quelquefois entamer un discours de po-
litique ou de guerre, ils ne déparlent pas (si
j'ose ainsi dire), jusqu'à ce qu'ils aient épuisé
la matière autant qu'ils en sont capables.
Finissons la digression. Le Mans donc se
trouva plein de noblesse grosse et menue. Les
hôtelleries furent pleines d'hôtes ; et la plu-
part des gros bourgeois qui logèrent des per-
sonnes de qualité ou de nobles campagnards
de leurs amis salirent en peu de temps tous
leurs draps fins et leur linge damassé. Les
comédiens ouvrirent leur théâtre, en humeur
de bien faire, comme des comédiens payés par
avance. Le bourgeois du Mans se réchauffa
pour la comédie. Les dames de la ville et de
la province étaient ravies d*y voir tous les
jours des dames de la cour, de qui elles ap-
prirent à se bien habiller, au moins mieux
qu'elles ne faisaient, au grand profit de leurs
tailleurs, à qui elles donnèrent à réformer
quantité de vieilles robes. Le bal se donnait
tous les soirs, où de très -méchants danseurs
dansèrent de très-mauvaises courantes, et où
plusieurs jeunes gens de la ville dansèrent eu
122 LE ROMAN COMIQUE
bas de drap de Hollande ou d'Usseau, et en
souliers cirés. Nos comédiens furent souvent
appelés pour jouer en visite.
La l'Etoile et Angélique donnèrent de l'a-
mour aux cavaliers et de l'envie aux dames.
Inézilla, qui dansa la sarabande à la prière des
comédiens, se fit admirer; Roquebrune en
pensa mourir de réplétion d'amour, tant le
sien augmenta tout à coup. Ragotin avoua à
la Rancune que, s'il différait plus longtemps à
le mettre bien dans l'esprit de la l'Etoile, la
France allait être sans Ragotin. La Rancune
lui donna de bonnes espérances ; et, pour lui
témoigner l'estime particulière qu'il faisait de
lui, le pria de lui prêter pour vingt-cinq ou
trente francs de monnaie. Ragotin pâlit à
cette prière incivile, se repentit de ce qu'il
venait de lui dire, et renonça quasi à son
amour ; mais enfin, en enrageant tout vif, il
fit la somme en toute sorte d'espèces qu'il
tira de différents boursons, et la donna fort
tristement à la Rancune, qui lui promit que
dès le jour d'après il entendrait parler de
lui.
Ce jour-là, on joua le Don Japhet (1), ouvrage
de théâtre aussi enjoué que celui qui l'a fait
a sujet de l'être peu. L'auditoire fut nombreux,
la pièce fut bien représentée, et tout le monde
fut satisfait, à la reserve du désastreux Rago-
tin. Il vint tard à la comédie ; et, pour la pu-
nition de ses péchés, il se plaça derrière un
gentilhomme provincial, homme à large échi-
ne, et couvert d'une grosse casaque, qui gros-
sissait beaucoup sa figure. Il était d'une taille
si haute au-dessus des plus grandes, quej
quoiqu'il fût assis, Ragotin, qui n'était sépare
de lui que d'un rang de sièges, crut qu'il était
debout, et lui cria incessamment qu'il s'assît
(1) Comédie de Scarron.
LE ROMAX COMIQUE 123
comme les autres, ne pouvant croire qu'un
homme assis ne dût pas avoir la tête au ni-
veau de toutes celles de la compagnie. Ce
gentilhomme, qui se nommait la Bagueno-
diére, ignora longtemps que Ragotin parlât à
lui. Ennc "Ragotin l'appela monsieur à la plu-
me verte ; et comme véritablement il en avait
une bien touffue, bien sale et peu fine, il tour-
na la tête, et vit le petit impatient, qui lui dit
assez rudement qu'il s'assît. La Baguenodière
en fut si peu ému, qu'il se tourna vers le
the'âtre, comme si de rien n'eût été : Ragotin
lui cria une seconde fois de s'asseoir; il tourna
encore la tête vers lui, le regarda, et se tourna
vers le théâtre : Ragotin recria ; la Bagueno-
dière tourna la tête pour la troisième fois,
pour la troisième fois regarda son homme, et
pour la troisième fois se tourna vers le théâ-
tre. Tant que dura la comédie, Ragotin lui cria
de même force qu'il s'assît, et la Baguenodière
le regarda toujours d'un même flegme, capa-
ble de faire enrager tout le genre humain.
On eut pu comparer la Baguenodière à un
grand dogue, et Ragotin à un roquet qui aboie
après lui, sans que le dogue en fasse autre
chose que d'aller pisser contre une muraille.
Enfin tout le monde prit garde à ce qui se
passait entre le plus grand homme et le plus
petit de la compagnie, et tout le monde com-
mença d'en rire, dans le temps que Ragotin
commença d'en jurer d'impatience, sans que
la Baguenodière fit autre chose que de le re-
garder froidement. Ce la Baguenodière était
le plus grand homme et le plus grand brutal
du monde : il demanda, avec sa froideur ac-
coutumée, à deux gentilshommes ^ui étaient
prés de lui, de quoi ils riaient; ils lui dirent
ingénument que c'était de lui et de Ragotin,
et pensaient bien par là le congratuler plutôt
que lui déplaire. Ils lui déplurent pourtant, et un
Î24 LE ROMAN COMIQUE
vous êtes de bons sots, que la Baguenodiére, d'un
visage refrogné, leur lâcha assez mal a propos,
leur apprit qu'il prenait mal la chose, er lea
obligea a lui repartir, chacun pour sa part, d'un
grand soufflet. La Baguenodiére ne peut d'a-
bord que les pousser des coudes a droite et à
gauche, ses mains étant embarrassées dans sa
casaque; et devant qu'il les eût libres, les
gentilshommes, qui étaient frères, et fort ac-
tifs de leur naturel, lui purent donner demi-
douzaine de soufflets, dont les intervalles fu->
rent par hasard si bien compassés, que ceux
qui les ouïrent, sans les voir donner, crurent
que quelqu'un avait frappé six fois des mains
l'une contre l'autre, à intervalles égaux. Enfin
la Baguenodiére tira ses mains de dessous sa
lourde casaque; mais pressé comme il l'était
des deux frères, qui le gourmaient comme des
lions, ses longs bras n'eurent pas leurs mou-
vements libres. Il se voulut reculer, et il
tomba à la renverse sur un homme qui était
derrière lui, et le renversa lui et son siège sur
le malheureux Ragotin, qui fut renversé sur
un troisième, et ainsi de suite jusqu'où finis-
saient les sièges, dont une file entière fut
renversée comme des quilles.
Le bruit des tombants, des dames foulées^
de celles qui avaient peur; des enfants qui
criaient, des gens qui parlaient, de ceux qui
riaient, de ceux qui se plaignaient, et de ceux
qui battaient des mains, fit une rumeur infer-
nale. Jamais un aussi petit sujet ne causa de
plus grands accidents : et ce qu'il y eut de
merveilleux, c'est qu'il n'y eut pas une épée
tirée, quoique le principal démêle fût entre des
personnes qui en portaient, et qu'il y en eût
plus de cent dans la compagnie. Mais ce qui
lut encore plus merveilleux, c'est que la Ba-
guenodiére se gourma et fut gourmé sans
s'émouvoir non plus que de l'affaire du monde
LE ROMAS COMIQUE 125
la plus indifférente : et de plus, on remarqua
que de toute l'aprés-dînée il n'avait ouvert la
bouche que pour dire les quatre malheureux
mots qui lui attirèrent cette grêle de souffle-
tades, et ne l'ouvrit pas jusqu'au soir ; tant ce
grand homme avait de flegme et une taci-
turnité proportionnée à sa taille. Ce hideux
chaos de tant de personnes et de sièges mêlés
les uns dans les autres fut longtemps à se
débrouiller.
Tandis que l'on y travaillait, et que les plus
charitables se mettaient entre la Ba<rueno-
dière et ses deux ennemis, on entendit des
hurlements effroyables qui sortaient comme
de dessous terre. Qui pouvait-ce être que Ra-
gotin? En vérité, quand la îortune a com-
mencé de persécuter un mi-érable, elle le per-
sécute toujours. Le siège du pauvre petit était
justement posé sur Tais qui couvre l'égout du
tripot. Cet égout est toujours au milieu, im-
médiatement sous la corde; il sert à recevoir
Teau de pluie, et l'ais qui le couvre se lève
comme un dessus de boîte. Comme les ans
viennent à bout de toutes choses, Tais de ce
tripot, où se faisait la comédie, était fort
pourri, et s'était rompu sous Ragotin, quand
un homme honnêtement pesant l'accabla de
son corps et de son siège. Cet homme
fourra une jambe dans le trou où Ragotin
était tout entier: cette jambe était bottée,
et l'éperon en piquait Ragotin à la gorge,
ce qui lui faisait faire ces furieux hurle-
ments qu'on ne pouvait deviner. Quelqu'un
I donna la main à cette homme ; et dans le
I temps que sa jambe engagée dans le trou
changea de place, Ragotin lui mordit le pied
si serré, que cet homme crut être rrordu d'un
serpent, et fit un cri qui fit tressaillir celui
qui le secourait, qui, de peur, en lâcha prise.
Enfin il se reconnut, redonna la main à son
126 LE ROMAX COMIQUE
homme qui ne criait plus, parce que Ra-
gotin ne le mordait plus; et tous deux eu*
semble déterrèrent le petit, qui ne vit pas plu-
tôt la lumière du jour, que, menaçant tout le
monde de la tête et des yeux, et "principale-
ment ceux qu'il vit rire en le regardant, il se
fourra dans la presse de ceux qui sortaient,
méditant quelque chose de bien glorieux pour
lui et bien funeste pour la Baguenodière. Je
n'ai pas su de quelle façon la Baguenodière
fut accommodé avec les aeux frères ; tant il
y a qu'il le fut; du moins n'ai-je pas ouï dire
qu'ils se soient depuis rien fait les uns aux
autres. Et voilà ce qui troubla en quelque fa-
çon la première représentation que firent nos
comédiens devant l'illustre compagnie qui se
trouvait lors dans la ville du Mans.
XVIII. — Qui n'a pas besoin de titre,
On représenta le jour suivant, le Nicomède,
de l'inimitable M. de Corneille. Cette comédie
est admirable à mon jugement, et celle de
cet excellent poëte de théâtre en laquelle il a
plus mis du sien, et a plus fait paraître la
fécondité et la grandeur de son génie, don-
nant à tous les acteurs des caractères fiers,
tout différents les uns des autres. La repré-
sentation n'en fut point troublée, et ce fut peut-
être à cause que Ragotin ne s'y trouva pas.
Il ne se passait guère de jour qu'il ne s'atti-
rât quelque affaire, à quoi sa mauvaise gloire
et son esprit violent et présomptueux contri-
buaient autant que sa mauvaise fortune, qui
jusqu'alors ne lui avait point fait de quartier.
Le petit homme avait passé l'après-dînée
dans ia chambre du mari d'Inézilla, l'opéra-
teur Ferdinando Ferdinandi, Normand se di-
sant Vénitien (comme je vous l'ai déjà dit)
médecin spagyrique de profession ; et pour
LE ROMÀX COMIQUE Î27
dire franchement ce qu'il était, grand charla-
tan, et encore plus grand fourbe.
La Rancune, pour se donner quelque relâ-
che des importunités aue lui faisait sans cesse
Ragotin, à qui il avait promis de le faire ai-
mer de mademoiselle de l'Etoile, lui avait fait
accroire que l'opérateur était un grand magi-
cien, qui pouvait faire courir en chemise,
après un homme, la femme du monde la plus
sage ; mais qu'il ne faisait de semblables mer-
veilles que pour ses amis particuliers, dont il
connaissait la discrétion, à cause qu'il s'était
mal trouvé d'avoir fait agir son art pour des
plus grands seigneurs de l'Europe, n con-
seilla à Ragotin de mettre tout en usage pour
gagner ses bonnes grâces, ce qu'il lui assura
ne lui devoir pas être difficile, l'opérateur
étant homme d'esprit, qui devenait aisément
amoureux de ceux qui en avaient ; et qui.
quand une fois il aimait quelqu'un, n'avait
mm rien de réservé pour lui. n n'y a qu'à
louer ou à respecter un homme glorieux, on
lui fait faire ce que Ton veut. Il n'en est pas
de même d'un homme impatient : il n'est pas
aisé à gouverner ; et l'expérience apprend
qu'une personne humble, et qui a le pouvoir
sur soi de remercier quand on l'a refusée,
vient plutôt à bout de ce qu'elle entreprend,
que celle qui s'offense d'un refus. La Rancune
persuada à Ragotin ce qu'il voulut, et Rago-
tin, dès l'heure même, alla persuader à l'opé-
rateur qu'il était un grand magicien.
Je ne vous redirai point ce qu'il lui dit; il
suffit que l'opérateur, qui avait été averti par
la Rancune, joua bien son personnage, et nia
qu'il fut magicien, d'une manière à faire croire
qu'il l'etaitT Ragotin passa l'apres-dînée au-
près de lui : il avait un matras sur le feu,
pour quelque opération chimique, et pour ce
loui'-la, il n'en put rien tirer d'affîrniatif, dont
128 LE ROMAN COMIQUE
l'impatient Manceau passa r>ne nuit fort mau-
vaise. Le jour suivant, il entra dans la cham-
bre de l'opérateur, qui était encore dans le lit.
Inézilla le trouva fort mauvais; car elle n'é-
tait plus d'âge à sortir de son lit fraîche
comme une rose, et elle avait besoin cous les
matins d'être long-temps enfermée en particu-
lier, devant que d'être en état de paraître en
public. Elle se coula donc dans un petit cabi-
net, suivie de sa servante morisque, qui lui
porta toutes ses munitions d'amour ; et cepen-
dant Ragotin remit le sieur Ferdinand i sur la
magie, et le sieur Ferdinandi s'ouvrit plus qu'il
n'avait fait; mais sans lui vouloir rien pro-
mettre.
Ragotin voulut lui donner des marques de
sa largesse : il fit fort bien apprêter le dîner,
et y convia les comédiens et les comédiennes.
Je ne vous dirai point les particularités du
repas ; vous saurez seulement qu'on s'y ré-
jouit beaucoup, et qu'on y mangea de grande
force. Après dîner, Inézilla fut priée, par Des-
tin et les comédiennes, de leur dire quelque
historiette espagnole, de celles qu'elle compo-
sait ou traduisait tous les jours à l'aide du di-
vin Roquebrune, qui lui avait juré par Apol-
lon et les neuf sœurs qu'il lui apprendrait dans
six mois toutes les grâces et les finesses de
notre langue. Inézilla ne se fit point prier ; et,
tandis que Ragotin fit la cour au magicien
Ferdinandi, elle lut d'un ton de voix char-
mant la nouvelle que vous allez lire dans le
chapitre suivant.
XIX. — Les deux frères rivaux.
Dorothée et Féliciane de Montsalve étaient
les deux plus aimables filles de Séville ; et
quand elles ne l'eussent pas été, leur bien et
leur condition les eussent fait rechercher de
LE ROMAX COMIQUE 129
tous les cavaliers qui avaient envie de se bien
marier. Don Manuel, leur père, ne s'était point
encore déclaré en faveur de personne ; et Do-
rothée, sa fille, qui, comme aînée, devait être
mariée a\ ant sa sœur, avait comme elle si bien
ménagé ses regards et ses actions, que le plus
présomptueux de ses prétendants avait encore
a douter si les promesses amoureuses en
étaient bien ou mal reçues.
Cependant ces belles'filles n'allaient point à
la messe sans un cortège d'amants bien parés :
elles ne prenaient point d'eau bénite que plu-
sieurs mains, belles ou laides, ne leur en of-
frissent à la fois; leurs beaux yeux ne pou-
vaient se lever de dessus leurs livres de prières
qu'ils ne se trouvassent le centre de je ne sais
combien de regards immodérés, et elles ne
faisaient pas un pas dans l'église qu'elles
n'eussent des révérences a rendre. Mais si leur*
mérite leur causait tant de fatigue dans les
lieux publics et dans les églises, il leur attirait
souvent devant les fenêtres de la maison de
leur père des divertissements qui leur ren-
daient supportable la sévère clôture à quoi les
obligeaient leur sexe et la coutume de la na-
tion. 11 ne se passait guère de nuits qu'elles
ne fussent régalées de quelque musique; et
l'on courait fort souvent la bague devant leurs
fenêtres, qui donnaient sur une place publique.
Un jour entre autres, un étranger s'y fit admi-
rer par son adresse, sur tous les cavaliers de
ia ville, et fut remarqué pour un homme par-
faitement bien fait par les deux belles sœurs.
Plusieurs caval.ers de Sévilie, qui l'avaient
connu en Flandre, où il avait commandé un
régiment de cavalerie, le convièrent de courir
la bague avec eux ; ce qu'il fit, habiilé à la sol-
date. A quelques jours de la, on fit dans Sévilie
la cérémonie de sacrer un evêque. L'étranger,
qui se faisait appeler don Sancliede Silva, se
LE ROWi-1 COMIQCE. — I. II. *
130 LE P.OMAN COMIQUE
trouva dans l'église où se faisait la cérémo-
nie, avec les plus galants deSéville; les belles
sœurs de Montsalve s'y trouvèrent aussi, entre
plusieurs dames déguisées comme elles, a la
mode de Séville, avec une mante de grosse
étoffe, et un petit chapeau couvert de plumes
sur la tète. Don Sanciie se trouva par hasard
entre les deux belles-sœurs, et une dame qu'il
accosta, mais qui le pria civilement de ne
parler point à elle, et de laisser libre la place
qu'il occupait à une personne qu'elle attendait.
Don Sanche lui obéit; et; approchant de Doro-
thée de Montsalve, qui était" plus près de lui
que de sa sœur, et qui avait vu ce qui s'était
passé entre cette dame et lui :
— J'avais espéré, lui dit-il, qu'étant étran-
ger, la dame a qui j'ai voulu parler ne me
refuserait pas sa conversation ; mais elle m'a
puni d'avoir cru témérairement que la mienne
n'était pas à mépriser. Je vous supplie, con-
tinua-t-il, de n'avoir pas tant de rigueur
qu'elle pour un étranger qu'elle vient de
maltraiter; et pour ia gloire des dames de
Séville, de lui donner sujet de se louer de leur
bonté.
— Vous m'en donnez un bien plus grand de
vous traiter aussi mal qu'a fait cette dame,
lui répondit Dorothée, puisque vous n'aves
recours à moi qu'à son refus, mais afin que
vous n'ayez pas à vous plaindra des dames de
mon pays, je veux bien ne parler qu'avec vous
tant que durera la cérémoni3,et par la vous
Jugerez que je n'ai point donné ici de rendez-
vous à personne.
— C'est de quoi je suis étonné, faite comme
vous êtes, lui dit don Sanche; et il faut que
vous .«oyez bien à craindre, ou que les ga-
lants de cette ville soient bien timides, ou
plutôt que celui dont j'occupe le poste soit
absent.
LE ROMAN COMIQUE 13i
— Et pensez-vous, lui dit Dorothée, que je
sache si peu comment il faut aimer, qu'en
l'absence d'an galant je ne m'empêchasse pas
bien d'aller dans une assemblée où je trou-
verais à redire ? Ne faites pas une autre fois
un si mauvais jugement d'une personne que
tous ne connaissez pas.
— Vous connaîtriez bien, répliqua don
Sanche, que je juge de vous plus avantageu-
sement que vous ne pensez, si vous me per-
mettiez de vous servir autant que mon incli-
nation m'y porte.
— Nos premiers mouvements ne sont pas
toujours bons à suivre, lui dit Dorothée : et de
plus il se trouve une grande difficulté dans ce
que vous me proposez.
— Il n*y en a point que je ne surmonte
pour mériter d'être * vous, lui repartit don
Sanche.
— Ce n'est pas un 6êssein de peu de jours,
lui répondit Dorothée : vous ne songez peut-
être pas que vous ne faites que passer par
Séville, et peut-être ne savez-vous pas aussi
que je ne trouverais pas bon qu'on ne m'aimât
qu'en passant.
— Accordez-moi seulement ce que je vous
demande, lui dit-il, et je vous promets que je
serai dans Sévi.le toute ma vie.
— Ce que vous me dites là est bien galant,
repartit Dorothée . et je m'étonne fort qu'un
homme qui sait dire de pareilles choses n'ait
Soint encore ici choisi de dame à qui il pût
ébiter sa galanterie. N'est-ce point qu'il ne
croit pas qu'elles en valent la peine?
— C'est plutôt qu'il se défie de ses forces,
lui dit don Sanche.
— Répondez-moi précisément à ce que je
vous demande, lui dit Dorothée, et m'appre-
nez conndemment celle de nos dames qui au-
rait le po ivoir de vous arrêter dans Séville.
132 LE ROMAN COMIQUE
— Je vous ai déjà dit que vous m'y arrête-
riez si vous vouliez, lui répondit don Sanche.
— Vous ne m'avez jamais vue, lui dit Doro-
thée; déclarez-vous donc sur quelque autre.
— Je vous avouerai donc, puisque vous me
l'ordonnez, lui dit don Sanche, que si Do-
rothée de Montsalve avait amant 'l'esprit que
vous, je croirais un homme heureux celui dont
elle estimerait le mérite et souffrirait les soins.
— Il se trouve dans Séville plusieurs dames
qui régalent, et même qui la surpassent, lui
ait Dorothée mais, ajouta-t-el)e, n'avez-vous
point ouï dire qu'entre ses gralants, il s'en
trouvât quelqu'un qu'elle favorisât plus que
les autres?
— Comme je me suis vu fort éloigné de la
mériter lui dit don Sanche. je ne me suis pas
Deaucoup mis en peine de m'informer de ce
que vous dites.
— Pourquoi ne la mériteriez- von s pas aus-
sitôt qu'un autre? lui demanda Dorothée. Le
caprice des dames est quelquefois étrange; et
souvent le premier abord d'un nouveau venu
fait plus de propres que plusieurs années de
services des galants qui sont tous les jours
devant leurs yeux.
— Vous vous défaites de moi adro'tement,
dit don Sanche, en me donnant couraye d'en
aimer une autre que vous ; et je vois bien par
là que vous ne considéreriez guère les servi-
ces d'un nouveau galant, au préjudice de celui
avec qui il y a longtemps que vous êtes en-
gagée.
— Ne vous mettez pas cela dans l'esprit, lut
répondit Dorothée; et croyez plutôt que je ne
suis pas assez facile à persuader par une
simple cajolerie, pour croire la vôtre l'effet
d'une inclination naissante, et même ne
m'ayant jamais vue.
— S'il ne manque que cela à la déclaration
LE ROMAX COMIQUE 13$.
d'amour que je vous fais, pour la rendre re-
cevab.e, repartit don Sanche, ne vous caches
pas davantage à un étranger qui est déjà
charmé de votre esprit.
— Le vôtre ne le serait pas de mon visage,
lui répondit Dorothée.
— Ah ! vous ne pouvez être que fort belle,,
répliqua don Sanche, puisque vous avouez si
franchement que vous ne i'êtes pas; et je ne
doute plus à cette heure que vous ne vouliez
vous défaire de moi, parce que je vous en-
nuie, ou que toutes les places de votre cœur
ne soient déjà prises. Il n'est donc pas juste,
ajouta-t-il, que la bonté que vous avez eue à
me souffrir se lasse davantage; et je ne veux
pas vous laisser croire que je n'ai eu dessein
que de passer mon temps, lorsque je vous of-
frais tout celui de ma vie.
— Pour vous témoigner, lui dit Dorothéer
quejeneveux pas avoir perdu celui que j'ai
employé à m' entretenir avec vous, je serai
bien aise de ne m'en séparer point, que je ne
sache qui vous êtes.
— Je ne puis faillir en vous obéissant : sa-
chez donc, aimable inconnue, lui dit-il, que
je porte le nom de Sylva, qui est celui de ma
mère ; que mon rère est gouverneur de Quito,
dans le Pérou ; que je suis dans Séville par
son ordre ; et que j'ai passé toute ma vie en
Flandre, où j'ai mérité les plus beaux emplois.
de l'armée, et une commanderie de Saint-Jac-
ques. Voilà en peu de paroles ce que je suis,,
continua-t-il ; et il ne tiendra désormais qu'à
vous que je ne puisse vous faire savoir, en
lieu moins public, ce que je veux être toute
ma vie.
— Ce sera le plus tôt que je pourrai, lui dit
Dorothée ; et cependant, sans vous mettre en
peine de me connaître davantage, si vous ne
voulez vous mettre en danger ae ne me con-
134 LE ROMAN COMIQUE
naître jamais, contentez- vous de savoir que je
suis de qualité, et que mon visage ne fait pas
peur.
Don Sanche la quitta, lui faisant une pro-
fonde révérence, et alla joindre un grand nom-
bre de galants à louer qui s'entretenaient en-
semble.
Quelques dames tristes, de celles qui sont
toujours en peine de la conduite des autres, et
fort en repos de la leur ; qui se font d'elles-
mêmes arbitres du mal et du bien, quoiqu'on
puisse faire des gageures sur leur vertu,
comme sur tout ce qui n'est pas bien avéré,
et qui croient qu'avec un peu de rudesse bru-
tale et de grimace dévote elles ont de l'hon-
neur à revendre, quoique l'enjouement de leur
jeunesse ait été plus scandaleux que le cha-
grin de leurs rides n'a été de bon exemple ;
ces dames donc, le plus souvent de connais-
sance très-courte, diront ici que mademoiselle
Dorothée est pour le moins une étourdie,
non-seulement d'avoir si brusquement fait de
si grandes avances à un homme qu'elle ne
connaissait que de vue, mais aussi d'avoir
souffert qu'on lui parlât d'amour ; et que si
une fille sur qui elles auraient du pouvoir en
avait fait autant, elle ne serait pas un quart
d'heure dans le monde.
Mais que les ignorantes sachent que cha-
que pays a ses coutumes particulières ; et que
si en France les femmes et même les filles,
qui vont partout sur leur bonne foi, s'offen-
sent, ou du moins le doivent faire, de la
moindre déclaration d'amour, en Espagne, où
elles sont resserrées comme des religieuses,
on ne les offense point de leur dire qu'on les
aime, quand celui qui le leur dirait n'aurait
pas de quoi se faire aimer. Elles font bien da-
vantage ; ce sont toujours presque les dames
qui font les premières avances et qui sont les
LE ROMAN COMIQDE 135
premières prises, parce qu'elles sont les der-
nières à être vues des galants, qu'elles voient
tous les jours dans les églises, dans le cours,
et de leurs balcons et jalousies.
Dorothée fit confidence à sa sœur Féliciane
de la conversation qu'elle avait eue avec don
Sanche et lui avoua que cet étranger lui plai-
sait plus que tous les cavaliers de Séville, et
sa sœur approuva fort le dessein qu'elle avait
fait sur sa liberté. Les deux belles sœurs mo-
ralisèrent longtemps sur les privilèges avan-
tageux qu'avaient les hommes par-dessus les
femmes, qui n'étaient presque jamais mariées
qu'au choix de leurs parents, qui n'était pas
toujours a leur gré; au lieu que les hommes
pouvaient se choisir des femmes aimables.
— Pour moi, disait Dorothée à sa sœur, je
suis bien assurée que l'amour ne me fera ja-
mais rien faire contre mon devoir ; mais je
suis aussi fort résolue à ne me marier jamais
avec un homme qui ne possédera pas à lui seul
tout ce que j'aurais à chercher en plusieurs
autres ; et j'aime bien mieux passer ma vie
dans un couvent qu'avec un mari que je ne
pourrais pas aimer.
Féliciane dit à sa sœur qu'elle avait pris
cette résolution-la aussi bien qu'elle ; et elles
s'y fortifièrent l'une l'autre par tous les rai-
sonnements que leurs beaux esprits leur four-
nirent sur ce sujet. Dorothée trouvait de la
difficulté a tenir à don Sanche la parole qu'elle
lui avait donnée de se faire connaître à lui; et
elle en témoignait beaucoup d'inquiétude à sa
sœur. Mais Féliciane, qui était heureuse a
trouver des expédients, fit souvenir sa sœur
au'une dame de leurs parentes, et de plus de
leurs intimes amies (car toutes les parentes
n'en sont pas), la servirait de tout son cœur
dans une affaire où il y allait de son repos.
— Yous savez bien, lui disait cette bonne
136 LE ROMAN COMIQUE
sœur, la plus commode du monde, que Ma-
rine, qui nous a servies si longtemps, est
mariée à un chirurgien qui loue de notre pa-
rente une petite maison jointe à la sienne, et
que le- deux maisons ont une entrée l'une
dans l'autre : elles sont dans un quartier
éloigné; et quand, on remarquerait que noua
irions visiter notre parente plus souvent que
de coutume, on ne prendra pas garde que ce
don Sanche entre chez un chirurgien, outre
qu'il y peut entrer de nuit et déguisé
Pendant que Dorothée dresse, a l'aide de sa
sœur, le plan de son intrigue amoureuse,
qu'elle dispose sa parente à la servir, et ins-
truit Marine de ce qu'elle a à faire, don San-
che songe à son inconnue; ne sait si elle lui
a promis de lui donner de ses nouvelles pour
se moquer de lui, et la voit tous les jours sans
la, connaître, ou dans les églises ou à son bal-
con, recevant les adorations de ses galants,
qui sont tous de la connaissance de don Sanche
et les plus grands amis qu'il ait dans Seville.
11 s'habillait un matin, songeant à son incon-
nue, quand on lui vint dire qu'une femme voi-
lée le demandait. On la lit entrer, et il en re-
çut le billet que vous allez lire :
« Je vous aurais plus tôt fait savoir de mes
nouvelles si je l'avais pu. Si l'envie que vous
avez eue de me connaître vous dure encore,
trouvez- vous au commencement de la nuit où
celle qui vous adonné mon billet vous dira, et
d'où elle vous conduira où je vous attendrai.»
Vous pouvez vous figurer la joie qu'il eut.
H embrassa avec emportement la bienheu-
reuse ambassadrice, et lui donna une chaîne
d'or, qu'elle prit après quelque petite cérémo-
nie. Elle tin donna heure au commencement
de la nuit, dans un lieu écarté qu'elle lui mar-
qua, où il devait se rendre s^ns suite, et prit
congé de lui, le laissant l'homme du monde le
LE ROMAN COMIQUE 137
plus aise et le plus impatient. Enfin la nuit
vint; il se trouva à l'assignation embelli et
paifumé, on l'attendait l'ambassadrice du ma-
tin. Elle l'introduisit dans une petite maison
de mauvaise mine, et ensuite dans un fort
bel appartement où il trouva trois dames tou-
tes le visage couvert d'un voile. Il reconnut
son inconnue à sa taille, et lui fit d'abord de3
plaintes de ce qu'elle ne levait pas son voile.
Elle ne fit point de façons, et sa sœur et elle
se découvrirent au bienheureux don Sanchs
pour les belles dames de Montsa.ve.
— Vous voyez, lui dit Dorothée en ôtant
son voile, que"je disais la vérité quand je vous
assurais qu'un étranger obtenait quelquefois
en un moment ce que les galants qu'on
voyait tous les jours ne méritaient pas en
plusieurs années : et vous seriez, ajouta-t-elle,
le plus ingrat de tous les hommes si vous
n'estimiez la faveur que je vous fais, ou si
vous en faisiez des jugements à mon désa-
vantage.
— J'estimerai toujours tout ce qui me vien-
dra de vous comme s'il me venait du ciel, lui
dit le passionné don Sancne; et vous verrez
bien, par le soin que j'aurai à me conserver
le bien que vous me ferez, que si ja ais je le
perds, ce sera plutôt par mon malheur que
par ma faute.
Ils se dirent en peu de temps
Tout ce que l'amour nous fait dire
Quand il est maître de nos sens.
La maîtresse du logis et Féliciane, qui sa-
vaient vivre, s'étaient éloignées d'une honnête
distance de nos deux amants; et ainsi ils eu-
rent toute la commodité qu'il leur fallait pour
s'entre-donner de l'amour encore plus qu'ils-
n'en avaient, quoiqu'ils en eussent déjà beau-
138 LE ROMAN COMIQUE
coup, et prirent jour pour s'en donner, s*il se
pouvait, encore davantage. Dorothée promit à
don Sanche de faire ce qu'elle pourrait pour
se voir souvent avec lui : il l'en remercia le
plus spirituellement qu'il put Les deux au-
tres dames se mêlèrent en même temps dans
leur conversation, et Marine les fit souvenir
de se séparer quand il en fut temps. Doro-
thée en fut triste, don Sanche en changea de
visage; mais il fallut pourtant se dire adieu.
Le brave cavalier écrivit dès le jour suivant à
sa belle dame, qui lui fit une réponse telle
qu'il la pouvait souhaiter.
Je ne vous ferai point voir ici de leurs billets
amoureux, car il ne m'en est point tombé en-
tre les mains. Ils se virent souvent dans le
même lieu, et de la même façon qu'ils s'étaient
vus la première fois, et vinrent à s'aimer si
fort, que, sans répandre leur sang comme
Pyrame et Thisbé, ils ne leur en durent guère
en tendresse impétueuse. On dit que l'amour,
le feu et l'argent ne peuvent se cacher long-
temps.
Dorothée, qui avait son galant étranger dans
la tête, n'en pouvait parler modérément, et
elle le mettait si haut au-dessus de tous les
gentilshommes de Séville, que quelques dames
qui avaient leurs intérêts cachés aussi bien
qu'elle, et qui l'entendaient incessamment
parler de don Sanche, et l'élever au mépris de
ce qu'elles aimaient, y prirent garde et s'en
piquèrent. Féliciane l'avait souvent avertie en
particulier d'en parler avec plus de retenue ;
et cent fois, en compagnie, quand elle la
voyait se laisser emporter au plaisir qu'elle
prenait de parler de son galant, elle lui avait
marché sur les pieds jusqu'à lui faire mal.
Un cavalier amoureux de Dorothée en fut
averti par une dame de ses intimes an lies, et
n'eut point de peine à croire que Dorothée
LE ROMAN COMIQUE 139
aimait don Sanche, parce qu'il se souvint que
depuis que cet étranger était dans Séville, les
esclaves de cette belle fille, desquels il était
le plus enchaîné, n'en avaient pas reçu le
moindre petit regard favorable.
Ce rival de don Sanche était riche, de bonne
maison, et était agréable à don Manuel, qui ne
pressait pourtant pas sa fille de l'épouser, à
cause que toutes les fois qu'il lui en parlait
elle le conjurait de ne la marier pas si jeune.
Ce cavalier (je me rappelle qu'il se nommait
don Diego) voulut s'assurer davantage de ce
qu'il ne faisait encore que soupçonner. Il avait
un valet de chambre, de ceux* qu'on appelle
braves garçons, qui ont d'aussi beau linge
que leurs maîtres, ou qui portent le leur ; qui
font les modes entre les autres valets, et qui
en sont autant enviés qu'estimés des servan-
tes. Ce valet se nommait Gusman; et, ayant
eu du ciel une demi-teinture de poésie, faisait
la plupart des romances de Séville, ce qui est
à Paris des chansons du Pont-Neuf; il les
chantait sur sa guitare, et ne les chantait pas
tout unies et sans y faire de la broderie des lè-
vres ou de la langue : il dansait la sarabande,
n'était jamais sans castagnettes, avait eu
envie d'être comédien, et faisait entrer dans
la composition de son mérite quelque bra-
voure ; mais pour vous dire les choses comme
elles sont, un peu filoutière. Tous ces beaux
talents, joints à quelque éloquence de mé-
moire que lui avait communiquée celle de son,
maître, l'avaient rendu sans contredit le blane
(si j'ose ainsi dire) de tous les désirs amou-
reux des servantes qui se croient aimables.
Don Diego lui commanda de se radoucir pour
Isabelle, jeune fille qui servait les dames de
Montsalve. Il obéit à son maître; Isabelle s'en
aperçut, et se crut heureuse d'être aimée de
Gusman, qu'elle aima en peu de temps, et qui
440 LE ROMAN COMIQUE
de son côté vint aussi à l'aimer et à continuer
tout de bon ce qu'il n'avait commencé que
pour obéir à son maître.
Si Gusman éveillait la convoitise des ser-
vantes de la plus grande ambition, Isabelle
était un parti avantageux pour le valet d'Es-
pagne qui eût eu les pensées les plus hautes.
Elle était aimée de ses maîtresses, qui étaient
fort libérales, et avait quelque bien a attendre
de son père, qui était un honnête artisan.
Gusman songea donc sérieusement à être son
mari ; elle l'agréa pour tel : ils se donnèrent
mutuellement la foi de mariage, et vécurent
-depuis ensemble comme s'ils eussent été ma-
ries.
Isabelle avait bien du déplaisir de ce que
Marine, la femme du chirurgien chez qui Do-
rothée et don Sanche se voyaient secrètement,
et qui avait servi sa maîtresse avant elle, était
encore sa confidente lans une affaire de cette
nature, où la libéralité d'un amant se taisait
toujours paraître. Elle avait eu connaissance
de la chaîne d'or que don Sanche avait donnée
à Marine, de plusieurs autres présents qu'il
lui avait faits, et s'imagina qu'elle en avait
reçu bien d'autres. Elle en haïssait Marine à
mort, et c'est ce qui m'a fait croire que la belle
fille était un peu intéressée. Il ne faut donc
pas s'étonner si, à la première prière que lui
fit Gusman de lui avouer s'il était vrai que
Dorothée aimait quelqu'un, elle fit part du se-
cret de sa maîtresse à un homme à qui elle
s'était donnée tout entière. Elle lui apprit
tout ce qu'elle savait de l'intrigue de nos
i'eunes amants , et exagéra longtemps la
>onne fortune de Marine, que don Sanche en-
richissait; et ensuite pesta contre elle, d'em-
porter ainsi des profits qui étaient mieux dus
-a une servante de la maison. Gusman la pria
de l'avertir du jour que Dorothée se trouverait
LE ROMAN COMIQL'E 141
avec son galant : elle le fit, et il ne manqua
pas d'en avertir son maître, à qui il apprit
tout ce qu'il avait appris de la peu fidèle Isa-
belle.
Don Diego, habillé en pauvre, se posta au-
près de la porte du logis de Marine, la nuit
<\ue lui marqua son valet, y vit entrer son
rival, et à quelque temps de fa arrêter un car-
rosse devant la maison de la parente de Doro-
thée, d'où cette belle fille et sa sœur descen-
dirent, laissant don Diego dans la rage que
vous pouvez imagine'*. Il fit dessein dès lors
de se délivrer d'un si redoutable rival, en ro-
tant du monde; s'a- sura d'assassins de louage;
attendit don Sanehe plusieurs nuits de suite,
et enfin le trouva, et l'attaqua, secondé de
deux braves bien armés aussi bi- n que lui.
Don Sanehe, de son côté, était en état
de se bien défendre; et outre le poignard et
l'épée, avait deux pistolets à sa ceinture. Il se
défendit d'abord comme un lion, et connut
"bien que ses ennetms en voulaient a sa vie. et
étaient couverts à l'épreuve des coups d'épée.
Don Dipgo le pressait plus que les autres, qui
n'agissaient qu'au prix de l'argent qu'ils en
avaient reçu. Il lâcha quelque temps le pied
devant ses "ennemis, pour éioignerle bruit du
combat loin de la maison où était sa Doro-
thée : maisonfin, craignant de se faire tuer à
force d'être trop discret, et se voyant trop
pressé de don Diego, il lui tira un de ses pis-
tolets, et retendit par terre demi-mort, et
demandant un prêtre à haute voix. Au bruit
du coup de pistolet les braves disparurent :
don Sanehe se sauva chez lui, et les voisins
sortirent dans la rue, et trouvèrent don Diego,
qu'ils reconnurent, tirant à sa fin, et qui ac-
cusa don Sanehe de sa mort. Notre cavalier
en fut averti par ses amis, qui lui dirent que
quand la justice ne le chercherait pas, les pa-
142 LE ROMArf COMIQUE
rents de don Diego ne laisseraient pas la mort
de leur parent impunie, et tâcheraient assuré-
ment de le tuer en quelque lieu qu'ils le trou-
vassent. Il se retira donc dans un couvent,
d'où il fit savoir de ses nouvelles à Dorothée,
et donna ordre à ses affaires, pour pouvoir
sortir de Séville quand il le pourrait faire
sûrement. La justice cependant fit ses dili-
gences, chercha don Sanche, et ne le trouva
point.
Après que la première ardeur des poursuites
fut passée, et que tout le monde l'ut persuadé
qu il s'était sauvé, Dorothée et sa sœur, sous
prétexte de dévotion, se firent mener par leur
parente dans le couvent où s'était retiré don
Sanche ; et là, par l'entremise d'un bon père,
les deux amants se virent dans une chapelle,
ge promirent une fidélité à toute épreuve, se
séparèrent avec tant de regret, et se dirent
des choses si pitoyables, que sa sœur, sa pa-
rente et le bon religieux, qui en furent té-
moins, en pleurèrent, et en ont toujours
pleuré depuis, toutes les fois qu'ils y ont
songé.
Il sortit déguisé de Séville, et laissa, avant
que de partir, des lettres au facteur de son
père pour les lui faire tenir aux Indes. Par ces
lettres, il lui faisait savoir l'accident qui l'o-
bligeait à s'absenter de Séville, et qu'il se re-
tirait a Naples. Il arriva heureusement, et fut
"bien venu auprès du vice-roi, à qui il avait
l'honneur d'appartenir. Quoiqu'il en reçût
toutes sortes de faveurs, il s'ennuya dans la
ville de Naples une année entière, n'ayant
point de nouvelles de Dorothée. Le vice roi
arma six galères qu'il envoya en course contre
le Turc. Le courage de don Sanche ne lui
laissa pas négliger une si belle occasion de
l'exercer; et celui qui commandait ces galères
le reçut dans la sienne, et le logea dans la
LE ROMAN COMIQUE 143
chambre de poupe, ravi d'avoir avec lui un
homme de sa condition et de son mérite.
Les six galères de Naples en trouvèrent
huit turques, presque à la vue de Messine, et
n'hésitèrent point à les attaquer. Apres un
Ions: combat, les chrétiens prirent trois ga-
lères ennemies, et en coulèrent deux à fond.
La patronne des galères chrétiennes s' était at-
tachée à celle des Turcs, qui, pour être mieux
armée que les autres, avait fait aussi plus de ré-
sistance : la mer cependant était devenue
grosse, et l'orage s'était si furieusement aug-
mente,qu'entin les chrétiens et lesTurcs songè-
rent moins a s'entre-nuire qu'à se garantir de
Forage. On déprit donc de part et d'autre les
crampons de fer dont les galères avaient été
accrochées, et la patronne turque s'éloigna de
la chrétienne dans le temps que le trop hardi
don Sanche s'y était jeté, et n'avait été suivi
de personne. Quand il se vit seul au pouvoir
des ennemis, il préféra la mort à l'esclavage,
et, au hasard de tout ce qui en pourrait arri-
ver, se lança dans la mer, espérant en quelque
façon, comîne il était grand nageur, de gagner
à la nage les galères chrétiennes; mais le
mauvais temps empêcha qu'il en fût aperçu,
quoique le général chrétien, qui avait ete té-
moin de l'action de don Sanche, et qui se dé-
sespérait de sa perte qu'il croyait inévitable,
fît revirer sa galère du côté qu'il s'était jeté
dans la mer. Don Sanche cependant fendait
les vagues de toute la force de ses bras ; et,
après avoir nagé quelque temps vers terre, où
le vent et la marée le portaient, il trouva
heureusement une planche des galères turques
que le canon avait brisées, et se servit utile-
ment de ce secours, venu si à propos qu'il
crut que le ciel le lui avait envoyé.
Il n'y avait pas plus d'une lieue et demie de
r endroit où le combat s'était fait jusqu'à la
144 LE ROMAN COMIQUE
côte de Sicile, et don Sanche y aborda plus
vite qu'il ne l'espérait, aidé, comme il était,
du vent et de la marée. Il prit terre sans se
blesser contre le rivage; et après avoir remer-
cié Dieu de l'avoir tiré d'un péri? si évident, il
alla plus avant en terre, autant que sa lassi-
tude le lui pût permettre, et, d'une éminencs
qu'il monta, il aperçut un hameau habité de
péchears qu'il trouva les plus charitables du
monde. Les efforts qu'il avait faits pendant le
combat qui l'avaient échauffé, et ceux qu'il
avait fa;ts dans la mer, et le froid qu'il y avait
souffert, et ensuite dans ses habits mouillés,
lui causèrent une violente fièvre, qui lui fit
garderie lit longtemps; mais enfin il guérit,
sans faire autre chose que de vivre de régime.
Pendant sa maladie, il conçut le dessein de
laisser tout le monde dans là croyance qu'on
devait avoir de sa mort, pour n'avoir plus tant
a se garder de ses ennemis, les parents de
don Diego, et pour éprouver la fidélité de Do-
rothée.
Il avait fait grande amitié, en Flandre, avec
un marquis sicilien, de la maison de Mon-
tait», qui s'appelait Fabio. Il donna ordre à
un pêcheur de s'informer s'il était à Messine,
où il savait qu'il demeurait; et, ayant su qu'il
y était, il y alla en habit de pêcheur, et en-
tra la nuit chez ce marquis, qui l'avait pleuré
avec tous ceux qui avaient été affligés de sa
perte. Le marquis Fabio fut ravi de retrouver
un ami qu'il avait cru perdu. Don Sanche lui
apprit de quelle façon il s'était sauvé, et lui
conta son aventure* de Séville, sans lui cacher
la violente passion qu'il avait pour Dorothée.
Le marquis sicilien s'offrit d'aller en Espagne,
et même d enlever Dorothée, si elle y consen-
tait, et de l'amener en Sicile. Don Sanche ne
voulut pas recevoir de son ami de si péril-
leuses marques d amitié; mais il eut une ex-
LE ROMAN COMIQUE 145
trême joie de ce qu'il voulait bien l'accompa-
gner en Espagne.
Sanchez, valet de don Sanche, avait été si
affligé de la perte de son maître, q^e, quand
:es galères de Naples vinrent se rafraîchir à
Messine, il entra dans un couvent pour y pas-
ser le reste de ses jours. Le marquis Fabio
l'envoya demander au supérieur, qui l'avait
reçu à la recommandation de ce seigneur si-
cilien, et qui ne lui avait pas encore donné
l'habit de religieux. Sanchez pensa mourir de
joie quand il revit son cher maître, et ne son-
gea plus a retourner dans son couvent. Don.
Sanche l'envoya en Espagne préparer ses
voies, et pour lui faire savoir des nouvelles de
Dorothée, qui cepenlant avait cru avec tout
le monde que don Sanche était mort. Le bruit
en alla jusqu'aux Indes : le père de don San-
che en mourut de regret, et laissa à un autre
fils qu'il avait quatre cent mille écus de bien„
à condition d'en donner la moitié à son frère
si la nouvelle de sa mort se trouvait fausse.
Le frère de don Sanche se nommait don
Juan de Péralte, du nom de son père. Il s'em-
barqua pour l'Espagne avec tout son argent,
et arriva a Séville un an après l'accident qui
était arrivé à don Sanche Ayant un nom dif-
férent du sien, il lui fut aise de cacher qu'il
fût son frère, ce qu'il lui était important de
tenir secret, à cause du l.mg séjour que ses
affaires l'obligèrent de fane dans une ville où
son frère avait des ennemis. Il vit Doroihée,
et en devint amoureux comme son frère;
mais il n'en fut pas aimé comme lui. Cette
belle fille affligée ne pouvait rien aimer aprè3
son cher don Sanche : tout ce que don Juan
de Péralte faisait pour lui plaire l'importu-
nait, et elle refusait tous les jours les meil-
leurs partis de Séville, que son père don Ma.-
nuel lui proposait. Dans ce temps-là Sanchez
146 LE ROMAN COMIQUE
arriva à Séville, et, suivant les ordres que son
maître lui avait donnés, il voulut s'informer
de la conduite de Dorothée. Il sut, du bruit de
la viile, qu'un cavalier fort riche, venu de-
puis peu des Indes, en était amoureux, e:
faisait pour elle toutes les galanteries d'un
amant bien raffiné. Il l'écrivit à son maître, e:
lui ht le mal plus grand qu'il n'était, et son
maître se l'imagina encore plus grand que son
yalet ne le lui avait fait.
Le marquis Fabio et don Sanche s'embar-
quèrent à Messine sur les galères d'Espagne,
qui y retournaient, et arrivèrent heureuse-
ment à San-Lucar, où ils prirent la poste
jusqu'à Séville. Ils y entrèrent de nuit, et
descendirent dans le logis que Sanchez leur
avait arrêté. Ils gardèrent la chambre le len-
demain, et don Sanche et le marquis Fabio
allèrent la nuit faire la ronde dans le quartier
de don Manuel. Us ouïrent accorder des instru-
ments sous les fenêtres de Dorothée, et en-
suite une excellente musique, après laquelle
une voix seule, accompagnée d'un théorbe, sa
plaignit longtemps des rigueurs d'une ti-
gresse déguisée en ange. Don Sanche fut
tenté de charger messieurs de la sérénade ;
mais le marquis Fabio l'en empêcha, lui re-
présentant que c'était tout ce qu'il pourrait
faire si Dorothée avait paru à son balcon
Four obliger son rival, ou si les paroles de
air qu'on avait chanté étaient des remercî-
ments de faveurs reçues plutôt que des plain-
tes d'un amant qui* n'était pas content. La
sérénade se retira peut-être assez mal satis-
faite, et don Sanche et le marquis Fabio se
retirèrent aussi. Cependant Dorothée com-
mençait à se trouver importunée de l'amour
du cavalier indien. Son père don Manuel avait
une extrême passion de la voir mariée ; et
elle ne doutait point que si cet Indien, don
LE ROMAM COMIQUE 147
Juan de Péralte, riche et de bonne maison
comme il était, s'offrait à lui pour son gendre,
il ne fût préféré à tous les autres, et elle plus
pressée de son père qu'elle n'avait encore
été»
Le jour qui suivit la sérénade dont le mar-
quis Fabio et don Sanche avaient eu leur
part, Dorothée s'en entretint avec sa sœur,
et lui dit qu'elle ne pouvait plus souffrir les
galanteries de l'Indien, et qu'elle trouvait
étrange qu'il les fît si publiques, avant que
d'avoir fait parler à son père.
— C'est un procédé que je n'ai jamais ap-
prouvé, lui dit Féliciane, et si j'étais à votre
place je le traiterais si mal la première fois
que l'occasion s'en présenterait, qu'il serait
bientôt désabusé de l'espérance qu'il a de
vous plaire. Pour moi, il ne ma jamais plu,
ajouta-t-el.e; il n'a point ce bon air qu'on ne
prend qu'à la cour , et la grande dépense
qu'il fait dans Séville n'a rien de poli et rien
qui ne sente son étranger.
Elle s'efforça ensuite de faire une fort désa-
gréable peinture de don Juan de Péralte, ne
se souvenant pas qu'au commencement qu'il
parut dans Séville, elle avait avoué à sa sœur
qu'il ne lui déplaisait pas , et que toutes les
fois qu'elle avait eu à en parler, elle l'avait fait
en le louant avec quelque sorte d'emporte-
ment.
Dorothée, remarquant sa sœur si changée,
ou qui feignait de l'être, dans les sentiments
qu'elle avait eus autrefois pour ce cavalier, la
soupçonna, l'avoir de l'inclination pour lui,
autant qu'elle lui voulait faire croire de n'en
avoir point; et, pour s'en éclaircir, elle lui dit
qu'elle n'était point offensée des galanteries
de don Juan, par quelque aversion qu'elle eût
pour sa personne ; qu'au contraire, lui trou-
vant dans le visage de l'air de celui de don
148 LE ROMAN COMIQUE
Sanche, il aurait été plus capable de lui plaire
qu'aucun autre cavaiier de Séviile; outre
qu'elle savait bien qu'étant riche et de bonne
maison, il obtiendrait aisément le consente-
ment de son père.
— Mais, ajouta-t-elle, je ne puis rien aimer
après don Sanche; et puisque je n'ai pu être
sa femme, je ne la serai jamais d'un autre,
et je passerai le reste de mes jours dans un
couvent.
— Quand vous ne seriez pas encore bien ré- {
solue a un si étrange dessein, lui dit Féli-
ciane, vous ne pouvez m'atfliger davantage
que de me le dire.
— N'en doutez pas, ma sœur, lui répondit
Dorothée; vous serez bientôt le plus riche
parti de Séviile; et c'est ce qui me faisait
avoir envie de voir don Juan, pour lui per-
suader d'avoir pour vous les sentiments d'a-
mour qu'il a pour moi, après l'avoir désabusé
tie l'espérance qu'il a que je puisse jamais
consentir a l'épouser : mais je ne le verrai que
pour le prier de ne m'importuner plus de ses
galanteries, puisque je vois que vous avez
tant d'aversion pour lui. Et en vérité, conti-
nua-t-eile, j'en ai du déplaisir: car je ne vois
personne dans Séviile avec qui vous puissiez
être si bien mariée que vous le seriez avec
lui.
— Il m'est plus indifférent que haïssable,
lui dit Féliciane: et si je vous ai dit qu'il me
déplaisait, c'a été plutôt par quelque com-
plaisance que je crovais avoir pour vous, que
par une véritable aversion que j'eusse pour
lui.
— Avouez plutôt, ma chère sœur, lui ré-
pondit Dorothée, que vous ne me parlez pas
ingénument ; et quand vous m'avez témoigne
peu d'estime pour don Juan, que vous ne vous
êtes pas souvenue que vous me l'avez quel-
LE ROMAN COMIQUE 149
quefois extrêmement loué, ou que vous avez
plutôt craint qu'il ne me plût trop, que dé-
couvert qu'il ne vous plaisait guère.
Féiiciane rougit à ces dernières paroles de
Dorothée et se déconcerta extrêmement. Elle
lui dit, l'esprit fort troublé, quantité ;e cbo-es
mal an angees, qui la défendirent moins qu'elles
ne la convainquirent de ce dont sa sœur l'accu-
sait; et enfin eiie lui confessa qu'elle aimait don
Juan. Dorothée ne désapprouva pas son amour,
et lui promit de la servir de tout son pouvoir.
Dès le jour même, Isab-lle, qui avait rompu
tout commerce avec son Gusman, depuis l'acei-
dent qui était arrivé à don Sanche, eut ordre
de Dorothée d'aller trouver don Juan, de lui
porter la clef d'une porte du jardin de don
Manuel, et de lui dire que Dorothée et sa
sœur l'y attendraient, et qu'il se rendît à l'as-
signation à minuit, quand leur père serait
couché. Isabelle, qui avait été gagnée de don
Juan, et qui avait fait ce qu'elle avait pu pour
le mettre bien dans l'esprit de sa maîtresse
sans y avoir réussi, fut fort surprise de la
voir si changée, et fort aise de porter une
"bonne nouvelle a une personne à qui elle n'en
avait encore porté que de mauvaises, et de
qui el'e avait déjà reçu beaucoup de présents.
Elle vola chez ce cavalier, qui eût eu peine à
croire sa bonne fortune, sans la fatale clef du
jardin, qu'elle lui remit entre les mains. Il
mit dans les siennes une petite bourse de sen-
teur, pleine de cinquante pisto.es, dom elle
eut pour le moins autant de joie qu'elle venait
de lui en donner. Le hasard voulut que la
même nuit que don Juan devait avoir entrée
dans le jardin du père de Dorothée, don San-
che, accompagné de son ami le marquis, vînt
encore faire la ronde autour du lo^ris de cette
belle fille, pour s'assurer davantage des des-
seins de son rival. Le marquis et lui étaient
150 LE ROMAN COMIQUE
sur les onze heures dans la rue de Dorothée,
quand quatre hommes bien armés s'arrêtè-
rent auprès d'eux. L'amant jaloux crut que
c'était son rival : il s'approcha de ces hommes
et leur dit que le poste qu'ils occupaient lui
était commode pour un dessein qu'il avait, et
qu'il les priait de le lui céder.
— Nous le ferions par civilité, lui répondi-
rent les autres, si le même poste que vous
nous demandez n'était absolument nécessaire
à un dessein que nous avons aussi, et qui
sera exécuté assez tôt pour ne retarder pas
long-temps l'exécution du vôtre.
La colère de don Sanche était déjà au plus
haut point où elle pouvait aller; mettre donc
î'épée à la main et charger ces hommes qu'il
trouvait incivils, fut presque la même chose.
Cette attaque imprévue de don Sanche les
surprit et les mit en désordre, et le marquis
les chargeant avec autant de vigueur qu'avait
fuit son ami, ils se défendirent mal 2t furent
poussés plus vite que le pas jusqu'au bout de
la rue. La. don Sanche reçut une légère bles-
sure à un bras et perça ce.ui qui l'avait blessé
d'un si grand coup qu'il fut longtemps à reti-
rer son éoée du corps de son ennemi et crut
l'avoir tué. Le marquis cependant s'était opi-
niâtre à poursuivre les autres, qui fuirent de-
vant lui de toutes leurs forces aussitôt qu'ils
virent tomber leur camarade. Don Sanche vit,
à l'un des deux bouts de la rue, des gens avec
de la lumière, qui venaient au bruit du com-
bat: il eut peur que ce ne fût la justice, et
c était elle. Il se retira en diligence dans la
rue où le combat avait commencé, et de cette
rue dans une autre, au milieu de laquelle il
trouva tête à tête. un vieux cavalier qui s'é-
clairait d'une lanterne, et qui avait mis I'épée
à la main au bruit que faisait don Sanche qui
venait à lui en courant. Ce vieux cavalier
LE ROMA* COMIQUE 151
était don Manuel, qui revenait de jouer ehez
un de ses voisina comme il faisait tous les
soirs et allait rentrer chez lui par la porte de
son jardin, qui était proche du lieu où le
trouva don Sanche. Il cria à notre amoureux
cavalier :
— Qui va là?
— Un homme, lui répondit don Sanche, à
qui il importe de passer vite si vous ne l'en
empêchez.
— Peut-être, lui dit don Manuel , vous est-il
arrivé quelque accident qui vous oblige à
Chercher un asile? Ma maison, qui n'est pas
éloignée, vous en peut servir.
— Il est vrai, lui répondit don Sanche, que
je suis en peine de me cacher à la justice, qui
peut-être me cherche ; et puisque vous êtes
assez généreux pour offrir votre maison à un
étranger, il vous fie son salut en toute assu-
rance, et vous promet de ne jamais oublier la
grâce que vous lui faites, et de ne s'en servir
qu'autant de temps qu'il lui en faudra pour
laisser passer outre ceux qui le cherchent.
Don Manuel la- dessus ouvrit sa porte d'une
clef qu'il avait sur lui, et ayant fait entrer
don Sanche dans son jardin, le mit dans un
bois de lauriers, en attendant qu'il irait don-
ner ordre à le cacher mieux dans sa nLaison,
sans qu'il fût vu de personne.
Il n'y avait pas longtemps que don Sanche
était caché entre ces lauriers, quand il vit ve-
nir à lui une femme qui lui dit en l'appro-
chant :
— Venez, mon cavalier, ma maîtresse Do-
rothée vous atfpnd.
A ce nom, don Sanche" pensa qu'il pouvait
bien être dans la maison de sa maîtresse, et
que le vieux cavalier était son père : il soup-
çonna Dorothée d'avoir donne assignation
clans le même lieu a son rival, et suivit Isa-
152 LE ROMAN COMIQCE
belle, plus tourmenté de sa jalousie que de la
peur de la justice. Cependant don Juan vint
à l'heure qu'on lui avait donnée, ouvrit la
porte du jardin de don Manuel a^ec la clef
qu'Isabelle lui avait donnée, et se cacha dans
les mêmes lauriers d'où don Sanche venait do
sortir. Un moment après, il vit venir un hom-
me droit à lui ; il se mit en état de se défen-
dre, s'il était attaqué, et fut bien surpris
quand il reconnut cet homme pour don
Manuel, qui lui dit de le suivre, et qu'il l'ai-
lait mettre en un lieu où il n'aurait pas à
craindre d'être pris. Don Juan conjectura, des
paroles de don Manuel, qu'il pouvait avoir
fait sauver dans son jardin quelque homme
poursuivi de la justice : il ne put faire autre
chose que de le suivre, en le remerciant du
plaisir qu'il lui faisait, et l'on peut croire
qu'il ne fut pas moins troublé du péril qu il
courait que fâché de l'obstacle qui faisait
manquerson amoureux dessein. Don Manuel le
conduisit dans sa chambre, et l'y laissa pour,
aller se taire dresser un lit dans une autre.
Laissons-le dans la peine où il doit être, et
reprenons son frère, don Sanche de Sylva.
Isabelle le conduisit dans une chambre basse
qui donnait sur le jardin, où Dorothée et Fé-
liciane attendaient don Juan de Péralte, l'une
comme un amant à qui elle a grande envie de
plaire, l'autre pour lui déclarer quVlle ne
peut l'aimer, et qu'il ferait mieux de tâcher
de plaire à sa sœur. Don Sanche entra donc
où étaient les deux belles sœurs, qui furent
bien surprises de le voir. Dorothée en demeura
sans sentiment, comme une personne morte;
et si sa sœur ne l'eût soutenue et mise dans
une chaise, elle serait tombée de sa hauteur.
Don Sanche demeura immobile, Isabelle pensa
mourir de peur, et crut que don Sanche mort
lui apparaissait pour venger le tort que lui
LE ROMAN COMIQUE 153
faisait sa maîtresse. Féliciane, quoique fort
enrayée de voir cion Sanche ressuscité, était
encore plus en peine de l'accident de sa sœur,
qui reprit enfin ses esprits; et alors don
Sanche lui dit :
— Si le bruit qui a couru de ma mort, in-
grate Dorothée, n'excusait en quelque façon
votre inconstance, le désespoir qu'elle me
cause ne me laisserait pas assez de vie pour
vous en faire des reproches. J'ai voulu faire
croire à tout le inonde qne j'étais mort, pour
être oublié de mes ennemis, et non pas de
vous, qui m'avez promis de n'aimer jamais
que moi, et qui avez si tôt manqué à votre
promesse. Je pourrais me venger, et faire tant
de bruit par mes cris et mes plaintes que
votre père s'en éveillerait, et trouverait l'a-
mant que vous cachez dans sa maison : mais,
insensé que je suis ! j'ai peur encore de vous
déplaire ; et je m'afflige davantage de ce que
je ne dois plus vous aimer, que de ce que
vous en aimez un autre. Jouissez, behe infi-
dèle, jouissez de votre cher amant; ne crai-
gnez plus rien dans vos nouvelles amours; je
vous délivrerai bientôt d'un homme qui pour-
rait vous reprocher toute votre vie quevous
lavez trahi, lorsqu'il exposait sa vie pour
venir vous revoir.
Don Sanche voulut s'en aller après ce* pa-
roles; mais Dorothée l'arrêta, et allait tâcher
de se justifier, quand Isabelle lui dit, fort ef-
frayée, que don Manuel la suivait. Don Sanche
n'eut que le temps de se mettre derrière la
porte : le vieillard fit une réprimande à ses
filles de ce qu'elles n'étaient pas encore cou-
chées; et pendant qu'il eut le dos tourné vers
la chamDre, «ion Sanche en sortit, et, gagnant
le jardin, s'alla remettre dans le même bois
de lauriers où il s'était déjà mis, et où, pré-
parant son courage à tout ce qui pourrait
154 LE ROMAN COMIQUE
lui arriver, il attendit une occasion de sortir
quand elle se présenterait. Don Manuel était
entré dans la chambre de ses fihes pour y
prendre de la lumière, et pour aller de là ou-
vrir la porte de son jardin aux officiers de la
justice, qui y frappaient pour la iaire ouvrir,
parce qu'on leur avait dit que don Manuel
avait retiré dans sa maison un homme qui
pouvait être de ceux qui venaient de se bat-
tre dans la rue. Don Manuel ne fit point de
difficulté de les laisser chercher dans sa mai-
son, croyant jien qu'ils ne feraient pas ouvrir
sa chambre, et que le cavalier qu'ils cher-
chaient y était enfermé.
Don Sanche, voyant qu'il ne pouvait éviter
d être trouvé par le grand nombre de sergents
qui s'étaient répandus par le jardin, sortit du
bois de lauriers où il était , et s'approehant de
don Manuel, qui était fort surpris de le voir,
lui dit à l'oreille qu'un cavalier d'honneur
gardait sa parole, et n'abandonnait jamais
une personne qu'il avait prise en sa protec-
tion Don Manuel pria Je prévôt, qui était son
ami. de Jui laisser don Sanche en sa garde;
ce qui lui fut aisément accordé, et à cause de
sa qualité, et parce que le blessé ne l'était pas
dangereusement. La justice se retira, et don
Manuel ayant reconnu par les mêmes dis-
cours qu'il avait tenus à don Sanche quand il
le trouva, et que ce cavalier lui redit, que
c'était véritablement celui qu'il avait reçu
dans son jardin, ne douta point que l'autre ne
fût quelque galant introduit dans sa maison
par ses fil les ou par Isabelle. Pour s'en éclair-
cir, il fit entrer don Sanche de Sylva dans
une chambre, et le pria d'v demeurer jusqu'à
ce qu'il le vînt trouver. Il alla dans celle où
il avait laisse don Juan de Péralte, à qui il
feignit que son valet était entré en même
temps que les officiers de la justice, et qu'il
LE ROMAN COMIQUE 155
demandait à lui parler. Don Juan savait bien
que son valet de chambre était fort malade,
et peu en état de le venir trouver ; outre qu'il
ne l'eût pas fait sans son ordre, quand même
il eût su où il et ut, ce qu'il ignorait. Il fut
donc fort troublé de ce que lui dit don Ma-
nuel, à qui il répondit à tout hasard que son
valet n'avait qu'à l'aller attendre dans son lo-
gis. Don Manuel le reconnut alors pour ce
jeune gentilhomme indien qui faisait tant de
bruit dans Séville ; et étant bien informé de
sa qualité et de son bien, il résolut de ne le
laisser point sortir de sa maison, qu'il n'eût
épousé celle de ses filles avec qui il aurait le
moindre commerce. Il s'entretint quelque
temps avec lui, pour s'éclaircir davantage des
doutes dont il avait l'esprit agité. Isabelle, du
F as de la porte, les vit parlant ensemble, et
alla dire à sa maîtresse : don Manuel entre-
vit Isabelle, et crut qu'elle venait faire quel-
que message à don Juan de la part de sa
fille : il le quitta pour courir après elle, dans
le temps que le flambeau qui éclairait la
chambre acheva de brûler, et s'éteignit de
lui-même.
Pendant que le vieillard ne trouve pas Isa-
belle où il la cherche, cette fille apprend à
Dorothée et à Féliciane que don Sanche était
dans la chambre de leur père, et qu'elle les
avait vus parler ensemble. Les deux sœurs y
coururent sur sa parole. Dorothée ne craignait
point de trouver son cher don Sanche avec
son père, résolue qu'elle était de lui confesser
qu'elle l'aimait et qu'elle en avait été aimée,
et de lui dire à quelle intention elle avait
donné assignation à don Juan. E.le entra
donc dans la chambre, qui était sans lumière;
et s'étant rencontrée avec don Juan dans le
temps qu'il en sortait, elle le prit pour don
Sanche, l'arrêta par le bras, et lui parla ainsi :
156 LE ROMAN COMIQUE
Pourquoi me fuis-tu, cruel don Sanche, et
pourquoi n'as-tu pas voulu entendre ce que
j'aurais pu répondre aux injustes reproches
que tu m'as faits? J'avoue que tu ne m'en,
pourrais faire d'assez grands, si j'étais aussi
coupable que tu as en quelque façon sujet de
le croire; mais tu sais bien qu'iJ y' a Ces cho*
ses fausses qui ont quelquefois plus d'appa-
rence de vérité que la vérité même, et qu'elle
se découvre toujours avec le temps : donne-
moi le temps de te la faire voir, en débrouil-
lant la confusion où ton malheur et le mien,
et peut-être celui de plusieurs autres, vient
de nous mettre. Aide-moi à me justifier, et
ne hasarde pas d'être injuste, pour être trop
précipité à me condamner avant de m'avoir
convaincue. Tu peux avoir ouï dire qu'un ca-
valier m'aime ; mais as-tu ouï dire que je l'ai-
me aussi? Tu peux l'avoir trouvé ici, car il
est vrai que je l'y ai fait venir; mais quand
tu sauras à quel dessein je l'ai fait, je suis
assurée que tu auras un cruel remords de
m'avoir offensée, lorsque je te donne la plus
grande marque de fidélité que je te puis don-
ner. Que n est-il en ta présence, ce cavalier
dont l'amour m'importune! tu connaîtrais,
par ce que je lui dirais, si jamais il a pu dire
qu'il m'aimât, et si j'ai jamais voulu lire les
lettres qu'il m'a écrites. Mais mon malheur,
qui me l'a toujours fait voir quand sa vue m'a
pu nuire, m'empéehe de le voir quand il pour-
rait servir à te désabuser.
Don Juan eut la patience de laisser parler
Dorothée sans l'interrompre, pour en appren-
dre encore davantage qu'elle ne venait de lui
en découvrir. Enfin, il allait peut-être la que-
reller, quand don Sanche, qui cherchait de
chambre en chambre le chemin du jardin,
qu'il avait manqué, et qui ouït la voix de Do-
rothée qui parlait à don Juan, s'approcha
LE ROMAN COMIQUE 157
L*eîîe arec le moindre bruit qu'il put, et fut
lourtant ouï de don Juan et des deux sœurs.
)ans ce temps, don Manuel entra dans la mè-
ne chambre avec de la lumière, que portaient
levant lui quelques-uns de ses domestiques.
„es deux rivaux se virent, et furent vus se
eganlant fièrement l'un l'autre, la main sur
a garde de leurs épées. Don Manuel se mit au
nilieu d'eux et commanda à sa fille d'en
hoisir un pour mari, afin qu'il se battît con-
re 1 autre. Don Juan prit la parole, et dit que
ui il cédait toutes ses prétentions, s'il en pou-
rait avoir, au cavalier qu'il voyait devant
ui. Don Sanche dit la même chose et ajouta
[ue puisque don Juan avait été introduit chez
Ion Manuel par sa fllle; il y avait apparence
[u'elle l'aimait et en etait'aimée ; que pour
ui, il mourrait mille fois plutôt que de se ma-
ier avec le moindre scrupule. Dorothée se
eta aux pieds de son père, et le conjura de
'entendre : elle lui conta tout ce qui s'était
>assé entre elle et don Sanche de Sylva, de-
vant qu'il eût tué don Diego pour l'amour
l'elle. Elle lui apprit que don Juan de Péralte
îtait ensuite devenu amoureux d'elle; le des-
sein qu'elle avait eu de le désabuser et de lui
proposer de demander sa sœur en mariage :
ît elle conclut que si elle ne pouvait persua-
ler son innocence à don Sanche, elle voulait
lés le jour suivant entrer dans un couvent,
pour n'en sortir jamais.
Par sa relation, les deux frères se reconnu-
rent : don Sanche se raccommoda avec Doro-
thée, qu'il demanda en mariagreà don Manuel ;
ion Juan lui demanda aussi Féliciane ; et don
Manuel les reçut pour ses gendres, avec une
satisfact'on qui ne peut s'exprimer.
Aussitôt que le jour parut, don Sanche en-
voya quérir le marquis Fabio, qui vint
prendre part à la joie de son ami. On tint
158 LE ROMAN COMIQUE
l'affaire secrète jusqu'à tant que le marquis et
don Manuel eurent disposé un cousin, héritier
de don Diego, à oublier la mort de son pa-
rent, et à s'accommoder avec don Sanche.
Pendant la négociation, le marquis Fabio de-
vint amoureux de la sœur de ce cavalier, et la
lui demanda en mariage : il reçut avec
beaucoup de Joie une proposition si avanta-
geuse à sa sœur, et dès lors se laissa aller
a tout ce qu'on lui proposa en faveur de don
Sanche. Les trois mariages se firent en un
même jour ; tout y alla bien de part et d'au-
tre, et même longtemps, ce qui est à consi-
dérer.
XX. — De quel façon le sommeil de Ragotin.
fut interrompu.
L'agréable Inezilîa acheva de lire sa nou-
velle et fit regretter à tous ses auditeurs de
ce qu'elle n'était pas plus longue. Tandis
qu'elle la lut, Ragotin qui, au lieu de l'écouter,
s'était mis à entretenir son mari sur le sujet
de la magie, s'endormit dans une chaise basse
où il était, ce que l'opérateur fit aussi. Le
sommeil de Ragotin n'était pas tout à fait
volontaire ; s'il eût pu résister aux vapeurs :
des viandes qu'il avait mangées en grande,
quantité, il eût été attentif, par bienséance, à
la lecture de la nouvelle d'Inezilla. Il ne dor-
mait donc pas de toute sa force, laissant sou-
vent aller sa tête jusqu'à ses genoux, et la re-
levant tantôt demi-endormi, et tantôt se ré-j
veillant en sursaut, comme on fait plus
souvent qu'ailleurs au sermon, quand on s'y
ennuie.
Il y avait un bélier dans l'hôtellerie, à qui
la canaille qui va et vient d'ordinaire en de
semblables maisons avait accoutumé de pré-
senter la tête, les mains devant, contre les-
LE ROMAN COMIQUE 159
queues le bélier prenait sa course, et choquait
rudement de sa tète, comme tous les béliers
fout de leur naturel. Cet animal allait sur sa
bonne foi par toute l'hôtellerie, et entrait
même dans les chambres, où on lui donnait
souvent à mander. Il était dans celle de l'opé-
rateur dans le temps qulnezilla lisait sa nou-
velle : il aperçut Ragotin à qui le chapeau
était tombe de la tète, et qui, comme je vous
l'ai déjà dit, la haussait et la baissait souvent;
il crut que c'était un champion qui se présen-
tait a lui pour exercer sa valeur contre la
sienne : il recula quatre ou cinq pas en ar-
riére, comme on fait pour mieux sauter, et
partant comme un cheval dans une carrière,
alla heurter de sa tête armée de cornes celle
de Ragotin, qui était chauve par en haut. Il
la lui aurait cassée comme un pot de terre,
de la force qu'il la choqua ; mais par bonheur
pour Hagotin, il la prit dans le temps qu'il la
haussait, et ainsi ne fit que lui froisser super-
ficiellement le visage.
L'action du bélier surprit tellement ceux qui
la virent, qu'ils en demeurèrent comme en ex-
tasH, sans toutefois oublier d'en rire; si bien
que le bélier, qu'on faisait toujours choquer
puis d'une fois, put sans empêchement re-
prendre autant de champ qu'il lui en fallait
pour une seconde course, et vint inconsidéré-
ment donner dans les genoux de Ragotin,
dans le temps que, tout étourdi du coup du
bélier, et le visage écorché et sanglant en plu-
sieurs endroits, il avait porté ses mains à
hea yeux, qui lui faisaient grand mal, ayant
été également foulés l'un et l'autre, chacun de
sa corne en particulier, parce que celles du
bél'er étaient entre elles a la même distance
qu'étaient entre eux les yeux du malheureux
Ragotin. Cette seconde attaque du bélier les
lui fit ouvrir ; et il n'eut pas plutôt reconnu
160 LE ROMAN COMIQUE
Fauteur de son dommage, que, dans la colère
où il était, il frappa de sa main fermée le bé-
lier par la tête, et se fit grand mal contre ses
cornes. Il en enragea beaucoup, et encore
plus d'entendre rire toute l'assistance, qu'il i
querella en général, et sortit de la chambre
en furie. Il sortait aussi de l'hôtellerie; mais i
l'hôte l'arrêta pour compter, ce qui lui fut i
peut-êt e aussi fâcheux que les coups de cornes
du bélier.
ÀYIS AU LECTEUR
Lecteur, qui que tu sois, qui verras cette troisième
partie de ce Roman comique paraître au jour après
la mort de l'incomparable M. Scarron, auteur des
deux premières, ne t'étonne pas si un génie beaucoup
au-dessous du sien a entrepris ce qu'il n'a pu achever.
11 avait promis de te le faire voir revu, corrigé et
augmenté; mais la mort le prévint dans ce dessein, et
l'empêcha de continuer les histoires de Destin et de
Léandre, non plus que celle de la Caverne, qu'il fait
paraître au Mans, sans dire de quelle manière elle et
sa mère sortirent du château du baron de Sigognac ;
et c'est sur quoi tu seras éclairci dans cette troisième
partie. Je ne doute point qu'on ne m'accuse de témé-
rité, d'avoir voulu en quelque sorte donner la perfec-
tion à l'ouvrage d'un si grand homme; mais sache que
pour peu qu on ait d'esprit, on peut bien inventer des
histoires fabuleuses, comme celles qu'il nous a don-
nées dans les deux dernières parties de ce Roman.
J'avoue franchement que ce que tu y verras n'est pas
de sa force, et qu'il ne répond ni au sujet ni à l'ex-
pression de son discours: mais sache du moins que tu
pourras .t satisfaire ta curiosité, si tu en as assez pour
désirer une conclusion au dernier ouvrage d'un es-
LE ROMAN COMIQUE 16Î
prit si agréable et si ingénieux. Au reste, j'ai attendu
longtemps à la donner an public, snr l'avis que. j'avais
reçu qu'un homme d'un mérite particulier y avait
travaillé sur les mémoires de l'auteur. S'il l'eut entre-
pris, il aurait sans doute beaucoup mieux réussi que
moi; mai* après trois années d'attente, sans avoir
rien vu paraître, j'ai hasardé le mien, malgré la cen-
sure des critiques. Je te !e donne donc, tout défectueux
qu'il est, alin que, quand tu n'auras rien de meilleur
à faire, tu prennes la peine de le lire.
A. OFFRAy.
TROISIÈME PARTIE
1.— Qui fait l'ouverture de celte troisième partie.
Vous avez vu dans la seconde partie de ce
roman le petit Ragotin, le visage tout san-
glant du coup que le bélier lui avait donné
quand il dormait assis sur une chaise basse dans
la chambre des comédiens, d'où il était sorti si
fort en eolére, que l'on ne croyait pas qu'il y
retournât jamais. Mais il étaittrop piqué de ma-
demoiselle de l'Etoile, et il avait trop envie de
savoir le succès de la magie de l'opérateur; ce
qui l'obligea, après s'être lavé la face, à re-
tourner sur ses pas pour voir quel effet aurait
la promesse del signore Ferdinando Ferdi-
II IOVAH COX1QCI. — I. II. %
162 1E ROMAN COMIQUE
nandi, qu'il crut avoir trouvé en la personne
d'un avocat qu'il rencontra et qui allait au pa-
lais.
Il était si étourdi du coup du bélier, et avait
l'esprit si troublé de celui que la l'Étoile lui
avait donné au cœur sans y penser, qu'il se
persuada facilement que cet avocat était l'o-
pérateur : aussi il l'aborda fort civilement et
lui tint ce discours :
— Monsieur, je suis ravi d'une si heureuse
rencontre; je la cherchais avec tant d'impa-
tience, que je m'en allais exprès à votre logis
pour apprendre de vous l'arrêt de ma vie ou
de ma mort. Je ne doute pas que vous n'ayez
employé tout ce que votre science magique
vous a pu suggérer pour me rendre le plus
fortuné de tous les hommes; aussi, ne serài-je
pas ingrat à le reconnaître. Dites-moi donc si
cette miraculeuse Etoile me départira de ses
bénignes influences. L'avocat, qui n'entendait
rien à tout ce beau discours, non plus que la
raillerie, l'interrompit presque aussitôt, et lui
dit fort brusquement :
-— Monsieur Ragotin, s'il était un peu plus
tard, je croirais que vous êtes ivre; mais il
faut que vous soyez tout à fait fou. Hé ! à qui
pensez-vous parler? Que diable m'allez-vous
dire de magie et de l'influence des astres? Je
ne suis ni sorcier ni astrologue : hé quoi! ne
me connaissez-vous pas?
— Ah ! monsieur, repartit Ragotin, que vous
êtes cruel t vous êtes si bien informé de mon
mal, et vous m'en refusez le remède! Ah!
je....
Il allait poursuivre, quand l'avocat le laissa
là en lui disant :
— Vous êtes un grand extravagant pour un
jetit homme. Adieu.
Ragotin le voulait suivre; mais il s'aperçut
île sa méprise, dont il fut bien honteux; aussi.
LE ROMAN COMIQUE 163
ne s'en vanta-t-il pas ; et vous ne la liriez pas
ici, si je ne l'avais apprise de l'avocat même,
qui s'en divertit bien avec ses amis.
Ce petit fou continua son chemin, et alla an
logis des comédiens, où il ne fut pas plutôt
entré, qu'il ouït la proposition que la Caverne
et Destin faisaient de quitter la ville du Mans,
et de chercher quelque autre poste ; ce qui le
démonta si fort, qu'il pensa tomber de son
haut : sa chute n'eût pas été périlleuse iquand
même cet ao-ident lui serait arrivé), a cause
de la modification de son individu. Mais ce
qui l'acheva tout à fait, ce fut la résolution
qui fut prise de dire adieu le lendemain à la
bonne ville du Mans, c'est-à-dire a ses habi-
tants, et notamment à ceux qui avaient été
leurs plus fidèles auditeurs, et de prendre la
route d'Alençon, à l'ordinaire, sur l'assurance
qu'ils avaient eue que le bruit de peste qui
avait couru était faux.
J'ai dit, à l'ordinaire, car ces sortes de gens
(comme beaucoup d'autres) ont leur cours
limité, comme celui du soleil dans le zodia-
que. En ce pays-là ils viennent de Tours à
Angers, d'Angers à la Flèche, de la Flèche au
Mans, du Mans à Alençon, d'Alençon a Ar-
gentan ou à Laval, selon la route qVils pren-
nent de Paris ou de Bretagne. Quoi qu'il en
soit, cela ne fait guère à notre roman. Cette
délibération ayant été prise unanimement
par les comédiens et comédiennes, ils résolu-
rent de représenter le lendemain quelque ex-
cellente pièce, pour laisser bonne bouche à
l'auditoire manceau. Le sujet n'en est pas venu
à ma connaissance.
Ce qui les obligea de quitter si prompte-
ment, ce fut que le marquis d'Orsé (qui avait
obligé la troupe à continuer la corne lie) fut
pressé de s'en aller en cour; tellement que,
n'ayant plus de bienfaiteur, et l'auditoire du
164 LE ROMAN COMIQUE
Mans diminuant tous les jours, ils se dispo-
sèrent à en sortir. Ragotin voulut s'ingérer
d'y former une opposition, apportant beaucoup
de mauvaises raisons, dont il était toujours
pourvu, mais auxquelles on ne fit nulle atten-
tion ; ce qui fâcha fort le petit homme, qui
les pria de lui faire au moins la grâce de ne
sortir point de la province du Maine, ce qui
était très-facile en prenant le jeu de paume
qui est au faubourg de Mont fort, lequel en
dépend tant pour le spirituel que pour le
temporel ; et que de là ils pourraient aller à
Laval (qui est aussi du Maine), d'où ils se
rendraient facilement en Bretagne, suivant
la promesse qu'ils en avaient faite à M. de
la Garouffière. Mais Destin lui rompit les
chiens, en disant que ce serait le moyen de
ne rien faire ; car ce méchant tripot étant,
comme il est, fort éloigné de la ville et au
delà de la rivière, la belle compagnie ne s'y
rendrait que rarement, à cause de la lon-
gueur du chemin; que le grand jeu de pau-
me du marché aux moutons était environné
de toutes les meilleures maisons d'Alençon et
au milieu de la ville ; que c'était là où il fal-
lait se placer, et payer quelque chose de plus
que de ce malotru tripot de Montfort, le
bon marché duquel était une des plus fortes
raisons de Ragotin : ce qui fut délibéré d'un
commun accord, et qu'il fallait donner ordre
d'avoir une charrette pour le bagage et des
chevaux pour les demoiselles. La charge en
fut donnée à Léandre, parce qu'il avait beau-
coup d'intrigues dans le Mans, où il n'est pas
difficile à un honnête homme de faire en peu
«le temps des connaissances.
Le lendemain on représenta la comédie,
tragédie pastorale, tragi-comédie, car je ne
sais laquelle, mais qui eut pourtant le succès
que vous pouvez penser. Les comédiennes fu-
L3 ROMAN COMIQUE. 165
Tent admirées de tout le monde. Destin y
réussit à merveille, surtout par le compliment
dont il accompagna leur «dieu; car ii témoi-
gna tant de reconnaissance, qu'il exprima
avec tant de douceur et de tendresse, qu'il
charma toute la compagnie. On m'a dit que
plusieurs personnes en pleurèrent, principale-
ment les jeunes demoiselles, qui avaient le
cœur tendre. Ragotin en devint si immobile,
que tout le inonde était déjà sorti qu'il de-
meurait toujours dans sa chaise, où il aurait
peut-être encore demeuré si le marqueur du
tripot ne l'eût averti qu'il n'y avait plus per-
sonne; ce qu'il eut bien de là peine a lui faire
comprendre. Il se leva enfin, et s'en alla dans
sa maison, où il résolut d'aller trouver les
comédiens de bon matin, pour leur découvrir
ce qu'il avait sur le cœur, et dont il s'était ex-
pliqué à la Rancune et à l'Olive.
II. — Où vous verrez le dessein de Ragotin.
Les crieurs d'eau-de-vie n'avaient pas en-
core réveillé ceux qui dormaient d'un profond
sommeil (qui est souvent interrompu par cette
canaille, à mon avis la plus importune en-
geance qui soit dans la republique humaine),
que Ragotin était déjà habillé, à dessein d'al-
ler proposer à la troupe comique celui qu'il
avait fait d'y être admis. Il s'en alla donc au
Jogis des comédiens et comédiennes, qui n'é-
taient pas encore levés ni même éveillés : il
eut la discrétion de les laisser reposer; mais
îl entra dans la chambre où l'Olive était
couche avec la Rancune, lequel ii pria de se
je ver pour faire une promenade jusqu'à la
Cousture, qui est une très- belle abbaye située
au faubourg qui porte le même nom, et qu'a-
près ils iraient déjeuner à la grande Etoile-
166 LE ROMAN COMIQUE
(TOr, où il l'avait fait apprêter. La Rancune,
qui était du nombre de ceux qui aiment les
repues franches fut aussitôt habillé, que la
proposition en fut faite; ce qui ne vous sera
pas difficile a croire, si vous considérez que
ces gens-là sont si habitués à s'Uabiiier et se
déshabiller derrière les tentes du théâtre,
surtout quand il faut qu'un seul acteur repré-
sente deux personnages, que cela est aussitôt
fait que dit. Ragotin donc et la Rancune s'a-
cheminèrent à l'abbaye de la Cousture ; il est
à croire qu'ils entrèrent dans l'église, où ils
firent courte prière, car Ragotin avait bien
d'autres choses en tête.
Il n'en dit pourtant rien à la Rancune pen-
dant le cours du chemin, jugeant bien qu'il eût
trop retardé le déjeuner, que la Rancune ai-
mait beaucoup plus que tous ses compliments.
Ils entrèrent dans le logis, ou e petit homme
commença à crier de ce que l'on n'avait pas
encore apporté les petits pâtés qu'il avait
commandés ; à quoi l'hôtesse, sans bouger de
dessus le siège où elle était, lui repartit:
— Vraiment, monsieur Ragotin, je ne suis
pas devine, pour savoir l'heure que vous de-
viez venir ici ; à présent que vous y êtes, les
pâtés y seront bientôt. Passez à la salle, où
l'on a mis la nappe; il y a un jambon, donnez
dessus en attendant le reste.
Elle dit cela d'un ton si gravement cabaré-
tique, que la Rancune jugea qu'elle avait rai-
son, et s'adressant à Ragotin? lui dit:
— Monsieur, passons deçà, et buvons un
coup en attendant.
Ce qui fut fait. Ils se mirent à table, qui
fut couverte peu de temps après, et ils déjeu-
nèrent à la mode du Mans, c'est-à-dire fort
bien ; ils burent de même à la santé de plu-
sieurs personnes. Vous jugez bien, lecteur,
que celle de la l'Etoile ne fut pas oubliée; le
LE ROMAN COMIQUE 167
petit Ragotin la but une douzaine de fois,
tantôt sans bouger de sa place, tantôt debout
et le chapeau à la main ; mais la dernière fois
il la but à genoux et tète nue, comme s'il eût
fait amende honorable à la porte de quelque
église. Ce tut alors qu'il supplia instamment
la Rancune de lui tenir la parole qu'il lui avait
donnée d'être son guide et son protecteur
dans une entreprise aussi difficile que la con-
quête de mademoiselle de l'Etoile ; sur quoi la
Rancune lui répondit à demi en colère ou fei-
gnant de l'être :
— Sachez, monsieur Ragotin, que je suis
homme qui ne m'embarque point sans biscuit,
c'est-à-dire que je n'entreprends jamais rien
que je ne sois assuré d'y réussir, et soyez-le
de la bonne volonté que j'ai de vous servir uti-
lement. Je vous le dis encore, j'en sais les
moyens, que je mettrai en usage quand il en
sera temps. Mais je vois un grand obstacle à
votre dessein, qui est notre départ, et je ne
vois point de jour pour vous, si ce n'est en
exécutant ce que je vous ai dit une autre fois,
de vous résoudre à faire la comédie avec nous.
Vous y avez toutes les dispositions imagina-
bles : vous avez grand'mine, le ton de voix
agréable, le langage fort bon et la mémoire
encore meilleure ; vous ne ressentez point du
tout le provincial ; il semble que vous ayez
passé toute votre vie à la cour ; vous en avez
si fort l'air que vous le sentez d'un quart de
lieue : vous n'aurez pas représenté une dou-
zaine de fois, que vous jetterez de la pous-
sière aux yeux de nos jeunes godelureaux,
qui font tant les entendus, et qui seront obli-
gés de vous céder les premiers rôles ; et après
cela laissez-moi faire, car, pour le présent (je
vous i'ai déjà dit), nous avons affaire à une
étrange tête, il faut user avec elle de beau-
coup d'adresse ; je sais bien qu'il ne vous en
168 LE ROMA* COMIQUE
manque pas, mais un peu d'avis ne gâte pas
les choses. D'ailleurs raisonnons un peu : si
vous faisiez connaître votre dessein amou-
reux a.vant celui d'entrer dans la troupe, ce
serait le moyen de vous faire refuser ; ii faut
donc cacher votre jeu.
Le petit bout d'homme avait été si attentif
au discours de la Rancune, qu'il en était tout
à fait, extasié, s'imagiuant de tenir déjà,
comme on dit, le loup par les oreilles ; quand,
se réveillant comme d'un profond sommeil, il
se leva de table et passa de l'autre côté pour
embrasser la Rancune, qu'il remercia en
même temps, et supplia de continuer, lui pro-
testant qu'il ne l'avait convié à déjeuner que
pour lui déclarer le dessein qu'il avait de sui-
vre son sentiment touchant la comédie, à
quoi il était tellement résolu, qu'il n'y avait
personne au monde qui pût l'en détourner ;
qu'il ne fallait que le faire savoir a la troupe,
et en obtenir la faveur de l'association ; ce'
qu'il désirait de faire à la même heure. Ilsi
comptèrent avec l'hôtesse : Ragotin paya;efc.|
étant sortis, ils prirent le chemin du logis des
comédiens, qui n'était pas fort éloigné de ce I
lui où ils avaient déjeuné. Ils trouvèrent les
demoiselles habillées ; mais comme la Ran .
cune eut ouvert le discours du dessein de Ra-j
gotin de faire la comédie, il en fut interrompij
par l'arrivée d'un des fermiers du père d<]
Léandre, qu'il lui envoyait pour l'avertir qu'il
était malade à la mort, et qu'il souhaitait m
voir avant de lui payer le tribut que tous le;!
hommes lui doivent : ce qui obligea tous ceu2|
de la troupe à conférer ensemble, pour déli
béref sur un événement si inopiné. Léandn
tira Angélique à part, et lui dit que le temp
était venu pour vivre heureux, si elle avait h
bonté d'y contribuer; à quoi elle répondi
qu'il ne tiendrait jamais à elle, et toutes le
LE ROMAN COMIQUE 169
ehoses que vous verrez dans le chapitre sui-
vant.
III. — Dessein de Léatdre. — Harangue et réception
de Ragotin dans la troupe comique.
Les jésuites de la Flèche, n'ayant rien pu
gagner sur l'esprit de Léandre pour lui faire
continuer ses études, et voyant son assiduité
à la comédie, jugèrent aussitôt qu'il était
amoureux de quelqu'une des comédiennes; en
quoi ils furent confirmés, quand, après le dé-
part de la troupe, ils apprirent qu'il l'avait
suivie à Angers. Us ne manquèrent pas d'en
avertir son père par un messager exprès, qui
arriva en même temps que la lettre de Léandre
lui fut rendue, par laquelle il lui marquait
qu'il allait a la guerre, et lui demandait de
l'argent, comme il 1 avait concerté avec Destin,
quand il lui découvrit sa qualité dans l'hôtel-
lerie où il était blessé. Son père, reconnaissant
la fourbe, se mit dans une furieuse colère, qui,
jointe à une extrême vieillesse, lui causa une
maladie qui fut assez longue, mais qui se ter-
mina pourtant par la mort , de laquelle se
voyant proche, il commanda à un des fermiers
de chercher son fils pour l'obliger à se retirer
auprès de lui, lui disant qu'il pourrait le trou-
ver en demandant où il y avait des comé-
diens (ce que le fermier savait assez, car
c'était celui qui lui fournissait de l'argent
après qu'il eut quitté le collège) : aussi, ayant
appris qu'il y en avait une troupe au Mans, il
s'y achemina, et y trouva Léandre, comme
vous l'avez vu dans le chapitre précédent.
Ragotin fut prié par tous ceux de la troupe
de les laisser conférer un moment sur le sujet
du fermier nouvellement arrivé, ce qu'il fit en
se retirant dans une autre chambre, où il de-
meura avec Vimpatience qu'on peut s'imagi-
170 LE ROMAN COMIQUE
ner. Aussitôt qu'il fut sorti, Léandre fit en*
trer le fermier de son père, lequel leur déclara
l'état où il était, et le désir qu'il avait de
voir son fils avant de mourir. Léandre de-
manda congé pour y satisfaire, ce que tous
ceux de la troupe jugèrent trés-raisonnable.
Ce fut alors que Destin déclara le secret
qu'il avait tenu caché jusqu'alors, touchant
la qualité de Léandre; ce qu'il n'avait ap-
pris qu'acres le rav;ssement de mademoi-
selle Angélique, comme vous l'avez vu dans
la seconde partie de cette véritable histoire;
ajoutant qu'ils avaient bien pu s'aperce-
voir qu'il n'agissait pas avec lui, depuis
qu'il l'avait appris, comme il faisait aupara-
vant, puisque même il avait pris un autre va-
let : que si quelquefois il était contraint de
lui parler en maître, c était pour ne le décou-
vrir pas ; mais qu'a présent il n'était plus temps
de celer, tant pour désabuser mademoiselle de
la Caverne, qui n'avait pu ôter de son esprit
que Léandre ne lut complice de l'enlèvement
de sa fille, ou peut-être l'auteur, que pour
l'assurer de l'amour sincère qu'il lui portait,
et pour laquelle il s'était réduit à lui servir de
valet, ce qu'il aurait continué, s'il n'eût été
obligé de lui déclarer le secret lorsqu'il le
trouva dans l'hôtellerie, quand il allait à la
quête de mademoiselle Angélique: et tant s'en
taut qu'il eût consenti à son enlèvement,
qu'ayant trouvé les ravisseurs, il avait ha-
sarde sa vie pour la secourir ; mais qu'il n'a-
vait pu résister à tant de gens, qui l'avaient
furieusement blessé, et laissé pour mort sur
la place. Tous ceux de la troupe kii demandé;
rent pardon de ce qu'ils ne l'avaient pas traité
selon sa qualité; mais qu'ils étaient excusa-
bles, puisqu'ils n'en avaient pas la connais-
sance. Mademoiselle de l'Etoile ajouta qu'elle
avait remarqué beaucoup d'esprit et de mé-
LE ROMAX COMIQUE 171
rite en sa personne, ce qui l'avait fait long-
temps soupçonner quelque chose, en quoi elle
avait été confirmée depuis son retour ; joint à
cela les lettres que la Caverne lui avait fait
voir; que pourtant elle ne savait quel juge-
ment en faire, le voyant si soumis au service
de son frère ; mais qu'à présent il n'y avait
pas lieu de douter de sa qualité. Alors la Ca-
verne prit la parole, et s'adressant à Léandre
lui dit :
— Vraiment, monsieur, après avoir connu
en quelque façon votre condition par le con-
tenu des lettrés que vous écriviez à ma tille,
j'avais toujours un juste sujet de me défier de
vous, n'y ayant point d'apparence cme l'amour
que vous dites avoir pour elle fût légitime,
comme le dessein que vous aviez formé de la
mener en Angleterre me le témoigne assez ;
et en effet, monsieur, quelle apparence qu'un
seigneur si relevé, comme vous espérez l'être
après la mort de monsieur votre père, voulût
songer à épouser une pauvre comédienne de
campagne? Je loue Dieu que le temps soit
venu que vous pourrez vivre content dans la
possession de ces belles terres qu'il vous
laisse, et moi hors de l'inquiétude qu'à la fin
vous ne me jouassiez quelque mauvais tour.
Léandre, qui s'était fort impatienté en écou-
tant ce discours de la Caverne, lui répondit:
— Tout ce que vous dites, mademoiselle,
que je suis sur le point de posséder, ne sau-
rait me ren ire heureux, si je ne suis assuré
en même temps de la possession de made-
moiselle Angélique, votre fille : sans elle, je
renonce à tous les biens que la nature, ou
plutôt la mort de mon père me donne ; et
je vous déclare que je ne m'en vais recueillir
sa succession qu*à dessein de revenir aussitôt
pour accomplir la promesse que je fais devanf
cette honorable compagnie de n'avoir jamais
172 LE ROMAN COMIQUE
;pour femme que mademoiselle Angéiique, vo-
tre fille, pourvu qu'il vous plaise de me la
donner, et qu'elle y consente, comme je vous
en supplie très-humblement toutes deux. Et
ne vous imaginez pas que je veuille l'emme-
ner chez moi , c'est à quoi je ne pense point
du tout : j'ai trouvé tant de charmes en la vie
comique, que je ne saurais m'en distraire, ni
me séparer de tant d'honnêtes gens qui com-
posent cette illustre troupe.
Après cette franche déclaration, les comé-
diens et comédiennes, pariant tous ensemble,'
lui dirent qu'ils lui avaient de grandes obli-
gations de tant de bontés, et que mademoi-
selle de la Caverne et sa fille seraient bien
délicates si elles ne lui donnaient la satisfac-
tion qu'il prétendait. Angélique ne répondit
que comme une fille qui dépendait de sa
mère, laquelle finit la conversation en disant
à Léandre que si, à son retour, il était dans
les mêmes sentiments, il pouvait tout espérer.
Ensuite il y eut de grands embrassements et
quelques larmes versées, les unes par un mo-
tif de joie, et les autres par la tendresse, qui
fait ordinairement pleurer ceux qui en sont
si susceptibles qu'ils ne sauraient s'en empê-
cher, quand ils voient ou entendent dire quel-
que chose de tendre.
Après tous ces beaux compliments, il fut
conclu qu^ Léandre s'en irait le lendemain, et
qu'il prendrait un des chevaux que l'on avait
loué*; mais il dit qu'il monterait celui de son
fermier, qui se servirait du sien, qui le porte-
rait assez bien chez lui.
— Nous ne prenons pas garde, dit Destin,
que M. Ragotin s'impatiente; il faut le faire
entrer. Mais, à propos, n'y a-t-il personne qui
sache quelque chose de son dessein?
La Rancune, qui n'avait point parlé, ouvrit
la bouche pour dire qu'il le savait, et que
LE ROMAX COMIQUE ,175
le matin il lui avait donné à déjeuner pour
lui déclarer qu'il désirait de s'associer à la
troupe et faire la comédie, sans prétendre lui
être à charge, parce qu'il avait assez de
bien; qu'il aimait autant le dépenser en voyant
le monde que de demeurer au Mans ; à quoi
il l'avait fort porté.
Aussitôt Ro-iuebrune s'avança pour dire
qu'il n'était pas d'avis qu'on le reçût, en étant
des poètes comme des femmes. Quand il y en
a deux dans une maison, il y en a une de
trop; que deux poètes dans une troupe y
pourraient exciter des tempêtes, dont la
source viendrait des contrariétés du Par-
nasse ; d'ailleurs, que la taille de Ragotin était
si défectueuse, qu'au lieu d'apporter de l'orne-
ment au théâtre, il en serait déshonoré.
— Et puis quel personnage pourra-t-il faire?
Il n'est pas capable des premiers rôles;
M. Destin s'y opposerait, et l'Olive pour les se-
conds. Il ne saurait représenter un roi, non
plus qu'une confidente, car il aurait aussi
mauvaise mine sous le masque qu'à visage
découvert, et ainsi je conclus qu'il ne soit
pas reçu.
Et moi, repartit la Rancune, je soutiens
qu'on doit le recevoir, et qu'il sera fort pro-
pre pour représenter un nain, quand il en
sera besoin, ou quelque monstre, comme ce-
lui de l'Andromède : cela sera plus naturel
que d'en fa<re d'artificiels. Et quant à la dé-
clamation, je puis vous assurer que ce sera-
un autre Orphée, qui attirera tout le monde
après lui. Dernièrement, quand nous cher-
chions mademoiselle Angélique, l'Olive et
moi nous le rencontrâmes monté sur un mu-
let semblable à lui, c'est-à-dire petit. Comme
nous marchions, il se mit à déclamer des vers
de Pyrame avec tant d'emphase, que des pas-
sants, qui conduisaient des ânes, s'approche-
174 LE ROMAN COMIQUE
rent du mulet, et l'écoutèrent avec tant d'at-
tention, qu'ils ôtérent leurs chapeaux de leurs
têtes pour le .mieux entendre, et Je suivirent
jusqu'au logis où nous nous arrêtâmes pour
Doire un coup. Si donc il a été capable d'atti-
rer l'attention de ces âniers, jugez de ce que
feront ceux qui sont capables de discerner les
belles choses.
Cette saillie fit rire tous ceux qui l'avaient
entendue, et l'on fut d'avis de faire entrer
Ragotin pour l'entendre lui-même. On l'ap-
pela : il vint, il entra ; et après avoir fait une
douzaine de révérences, il commença sa ha-
rangue en cette sorte :
Illustres personnages I auguste sénat du
Parnasse (il s'imaginait sans doute d'être dans
le barreau du présidial du Mans, où il n'était
guère entré depuis qu'il y avait été reçu avo-
cat; ou dans l'académie des puristes)! on dit,
en commun proverbe, que les mauvaises
compagnies corrompent les bonnes mœurs;
et, par un proverbe contraire, les bonnes
compagnies dissipent les mauvaises, et ren-
dent les personnes semblables à ceux qui les
composent.
Cet exorde, si bien débité, fit croire aux co-
médiennes qu'il allait faire un sermon; car
elles tournèrent la tête, et eurent beaucoup
de peine à s'empêcher de rire.
Quelque critique glosera peut-être sur ce
mot de sermon ; mais pourquoi Ragotin n'eût-
il pas été capable d'une telle sottise, puis-
qu'il avait bien fait chanter des chants d'é-
glise en sérénade avec des orgues? Mais il
continua :
Je me trouve si destitué de vertus, que je
désire m'associer à votre illustre troupe, pour
en apprendre et pour m'y façonner ; car vous
êtes les interprètes des Muses, les échos vi-
vants de leurs chers nourrissons ; et vos mé-
LE ROMAN COMIQUE 175
rites sont si connus à toute la France, que
l'on vous admire jusqu'au delà des pôles. Pour
vous, mesdemoiselles, vous charmez tous
ceux qui vous considèrent ; et Ton ne saurait
entendre l'harmonie de vos belles voix, sans
en être ravi en admiration : aussi, beaux an-
ges en chair et en os, tous les plus doctes
poètes ont-ils rempli leurs vers de vos louan-
ges. Les Alexandre et les César n'ont jamais
égalé la valeur de monsieur Destin et des
autres héros de cette illustre troupe. Il ne
faut donc pas vous étonner si je délire avec
tant de passion d'en accroître le nombre, ce
qui vous sera facile, si vous me faites l'hon-
neur de m'v recevoir ; au reste, je ne veux
point vous être à charge , ni ne prétends par-
ticiper aux émoluments du théâtre ; mais seu-
lement être votre tres-humble et très-obéis-
sant serviteur.
On le pria de sortir pour un moment, afin
que l'on pût recoudre sur le sujet de sa ha-
rangue, et y procéder dans les formes. Il
sortit, et l'on commençait d'opiner, quand le
poëte se jeta à la traverse pour former une
seconde opposition; mais il fut relancé par la
Rancune, qui l'eût encore mieux poussé, s'il
n'eût regardé son habit neuf, qu'il avait
acheté dé l'argent qu'il lui avait prêté. Enfin
il fut conclu qu'il serait reçu pour être le di-
vertissement de la compagnie. On l'appela, et
quand il fut entré, Destin prononça en sa fa-
veur. On fit les cérémonies accoutumées : il
fut écrit sur les registres, prêta le serment de
fidélité. On lui donna le mot auquel tous les
comédiens se reconnaissaient, et il soupa ce
soir-la avec toute la caravane.
176 LE ROMAN ÔOMIQUE
IV. — Départ de Léandre et de la troupe comique pour
Alençon. — Disgrâce de Ragotin.
Après souper, il n'y eut personne qui ne fé-
licitât Ragotin de l'honneur qu'on lui avait
fait de le recevoir dans la troupe, de quoi il
s'enfla si fort, que son pourpoint s'en ouvrit
en deux endroits. Cependant Léandre prit oc-
casion d'entretenir sa chère Angélique, à la-
quelle il réitéra le dessein qu'il avait fait de
l'épouser; mais il le dit avec tant de dou-
ceur, qu'elle ne lui répondit que des deux
yeux, d'où elle laissa couler quelques larmes,
Je ne sais si ce fut de joie des belles pro-
messes de Léandre ou de ti istesse de son dé-
part : quoi qu'il en soit, ils se firent beaucoup
de caresses, la Caverne n'y apportant plus
d'obstacle.
La nuit étant déjà fort avancée, il fallut se
retirer. Léandre prit congé de toute la compa-
gnie, et s'en fut se coucher. Le lendemain il
se leva de bon matin, partit avec le fermier de
son père, et fit tant par ses journées; qu'il ar-
riva en la maison de son père, qui était ma-
lade, lequel lui témoigna d'être bien aise de sa
venue ; et, selon que ses forces le lui permi-
rent, il lui exprima la douleur que lui avait
causée son absence, et lui dit ensuite qu'il
avait bien de la joie de le revoir, pour lui
donner sa dernière bénédiction, et avec elle
tous ses biens, nonobstant l'affliction qu'il
avait eue de sa mauvaise conduite; mais
qu'il croyait qu'il en userait mieux à l'a-
venir. Nous apprendrons la suite à son
retour.
Les comédiens et comédiennes étant ha-
billés, chacun amassa ses nippes; on remplit
les coffres, on fit les balles du bagage comique
et on prépara tout pour partir. Il manquait un
LE ROMAN COMIQUE 177
cheval pour une des demoiselles, parce que
i'un de ceux qui les avaient loués s'était dédit.
On priait l'Olive d'en cliercher un autre, quand
Ragotin entra, lequel ayant ouï cette proposi-
tion, dit qu'il n'en était pas besoin, parce
qu'il en avait un pour porter mademoiselle de
l'Etoile ou Angélique en croupe, attendu qu'à
son avis on ne pourrait pas aller en un jour
à Alençon, y ayant dix grandes lieues du
Mans; qu'en y mettant deux jours, comme il
le fallait nécessairement, son cheval ne serait
pas trop fatigué de porter deux personnes.
Mais la l'Etoile l'interrompant, lui dit qu'ede
ne pourrait pas se tenir en croupe; ce qui af-
fligea fort le petit homme, qui fut un peu
consolé quand Angélique dit qu'elle le ferait
bien, elle. Ils déjeûnèrent tous, et l'opérateur
et sa femme furent de la partie ; mais pendant
que l'on apprêtait le déjeuner, Ragotin prit
l'occasion pour parler au seigneur Ferdinand! ,
auquel il fit la même harangue qu'il avait
faite à l'avocat dont nous avons parlé, quand
il le prenait pour lui, à laquelle il retondit
qu'il n'avait rien oublié pour mettre tous les
secrets de la magie en pratique, mais sans
aucun effet ; ce qui l'obligeait de croire que la
l'Etoile était plus grande magicienne qu'il
n'était magicien; qu'elle avait des charmes
beaucoup plus puissants que les siens, et que
c'était une dangereuse personne, qu'il avait
grand sujet de craindre. Ragotin voulait re-
partir; mais on les pressa de se laver les
mains, et de se mettre à table, ce qu'ils firent
tous. Après le déjeuner, Inezilla témoigna à
tous ceux de la troupe, et principalement aux
demoiselles, le déplaisir qu'elle et son mari
avaient d'un départ si prompt, leur protes-
tant qu'ils eussent bien désire de les suivre à
Alencon, pour avoir l'honneur de leur conver-
sation plus longtemps; mais qu'ils seraient
178 LE ROMAN COMIQUE
obligés de monter sur le théâtre pour débiter
leurs drogues, et par conséquent faire des
farces ; que cela étant public, et ne coûtant
rien, le monde y va plus facilement qu'à la
comédie, où il faut donner de l'argent, et
qu'ainsi, au lieu de les servir, ils leur pour-
raient nuire; et que, pour l'éviter, ils
avaient résolu de monter au Mans après leur
départ.
Ils s'embrassèrent les uns les autres, et se
dirent mille douceurs : les demoiselles pieu- '
rèrent, et enfin tous se firent de grands com- :
pliments, à la réserve du poète, qui, en d'au-
1res occasions, eût parlé plus que quatre, et
en celle-ci demeura muet, la séparation d'Ine-
zilla lui ayant été un si furieux coup de fou-
dre, qu'il ne put jamais le parer, quoiqu'il
s'estimât tout couvert des lauriers du Par-
nasse.
La charrette étant chargée et prête à par-
tir, la Caverne y prit place au même endroit
que vous l'avez vu au commencement de ce
roman; la l'Etoile monta sur un cheval que
Destin conduisait, et Angélique se mit der-
rière Ragotin, qui avait pris avantage en
montant a cheval, pour éviter un second ac-
cident de sa carabine, qu'il n'avait pourtant
Sas oubliée, car il l'avait pendue à sa ban-
ouillère; tous les autres allèrent à pied, dans
le même ordre qu'ils étaient arrivés au Mans.
Quand ils furent dans un petit bois qui est
au bout du pavé, environ à une lieue de la
ville, un cerf, qui était poursuivi par les gens
de monsieur le marquis de Lavardin, traversa
le chemin, et fit peur au cheval de Ragotin,
qui allait devant, ce qui lui fit quitter l'étrier,
et mettre en même temps la main à sa cara-
bine : mais comme il le fit avec précipitation,
le talon se trouva justement sous son aisselle;
et comme il avait la main à la détente, le
LE ROMAX COMIQUE 179
coup partit, et parce qu'il l'avait beaucoup
chargée, et à balle, elle le repoussa si furieu-
sement qu'elle le renversa par terre, et eu
tombant le bout de la carabine donna contre
les reins d'Angélique, qui tomba aussi, mais
sans se faire aucun mal, car elle se trouva
sur ses pieds. Pour Ragotin, il donna de la
tête contre la souche d'un vieux arbre pourri
qui était environ un pied hors de terre, qui
lui fit une assez grosse bosse au-dessus de la
tempe : on y mit une pièce d'argent, on lui
banda la t-ete avec un mouchoir; ce qui ex-
cita de grands éclats de rire à tous ceux de la
troupe ; ce qu'ils n'eussent peut-être pas fait,
si le mal eût été plus grand- encore ne s it-
on, car il est bien difficile de s'en empêcher
en pareilles occasions ; aussi ils s'en régalè-
rent comme il faut, ce qui pensa faire enra-
ger le petit homme, qui aussi fut remonté sur
son cheval, et Angélique, qui ne lui permit
pas de recharger sa carabine, comme il le
voulait faire : et l'on continua de marcher
jusqu'à la Guerche, où Ton fit repaître les
quatre chevaux qui étaient attelés à la ehar-
rette; et les deux autres porteurs. Tous les
comédiens goûtèrent; pour les demoiser.es,
elles se mirent sur un lit, autant pour se re-
poser que pour conside'rer les hommes, qui
buvaient à qui mieux mieux, surtout la Ran-
cune et Ragotin, à qui l'on avait débandé la
tête, à laquelle la pièce d'argent avait réper-
cuté la contusion, qui se le portaient a une
santé qu'ils s'imaginaient que personne n'en-
tendait, ce qui obligea Angélique a crier à
Ragotin : « Monsieur, prenez garde à vous,
et songez à bien conduire votre voiture : » ce
qui démonta un peu le petit avocat en comé-
dienne, qui fit aussitôt cession d'armes, ov
plutôt de verres, avec la Rancune.
On paya l'hôtesse, on remonta à cheval, et
180 LE ROMAN COMIQUE
la caravane comique marcha. Le temps était
beau et le chemin de même, ce qui fut cause
qu'ils arrivèrent de bonne heure à un bourg-
qu'on appelle Vivain. Ils descendirent au Coq
hardi, qui est le meilleur logis: mais l'hôtesse
(qui n'était pas la plus agréable du pays du
Maine) ht quelque difficulté de les recevoir,
disant qu'elle avait beaucoup de monde, entre
autres un receveur des tailles de la province,
et un autre receveur des épices du présidial
du Mans, avec quatre ou cinq marchands de
toile. La Rancune, qui songea aussitôt à faire
quelque tour de son métier, lui dit qu'ils ne
demandaient qu'une chambre pour les demoi-
selles ; que pour les hommes, ils se couche-
raient comme ils pourraient, et qu'une nuit
était bientôt passée, ce qui adoucit un peu la
fierté de dame cabaretière.
Ils entrèrent donc et l'on ne déchargea
point la charrette ; car il y avait dans la basse-
cour une remise de carrosse où on la mit et
on la ferma à la clef; et l'on donna une cham-
bre aux comédiennes, où tous ceux de la
troupe soupèrent, et quelque temps après les
demoiselles se couchèrent dans deux lits qu'il
y avait, savoir la l'Etoile dans un et la Ca-
verne et sa fille Angélique dans l'autre. Vous
jugez bien qu'elles ne manquèrent pas de
fermer la porte ; aussi bien que les deux rece-
veurs, qui se retirèrent aussi dans une autre
chambre, où ils firent porter leurs valises, qui
étaient pleines d'argent, sur lequel la Ran-
cune ne put pas mettre la main, car ils se pré-
cautionnèrent bien.
Mais les marchands payèrent pour eux. Ce
méchant homme eut assez de prévoyance pour
être logé dans la même chambre où ils avaient
fait porter leurs balles. Il y avait trois lits,
dont les marchands en occupaient deux et
l'Olive et la Rancune l'autre, leauelne dormit
LE ROMAN COMIQUE 181
point ; mais quand il connut que les autres
dormaient ou devaient dormir, il se leva dou-
cement pour faire son coup, qui fut inter-
rompu par un des marchands, auquel il était
survenu un mal de ventre, avec une envie de
le décharger, ce qui l'obligea à se lever et la
Rancune a regagner le lit. Cependant le mar-
chand, qui logeait ordinairement dans ce lo-
gis, et qui en savait toutes les issues, alla par
la porte qui conduisait a une petite galerie,
au bout de laquelle étaient les lieux communs;
ce qu'il fit pour ne donner pas mauvaise odeur
aux vénérables comédiens. Quand il se fut
vidé, il retourna au bout de la galerie ; mais
au lieu de prendre le chemin qui conduisait à
la chambre d'où il était parti, il prit de l'autre
côté et descendit dans la chambre où les rece-
veurs étaient couohés (car les deux chambres
et les montées étaient disposées de la même
sorte); il s'approcha du premier lit qu'il ren-
contra, croyant que ce fut le sien; et une
voix, à lui inconnue, lui demanda :
— Qui est là ?
Il passa sans rien dire à l'autre lit , où on
lui dit la même chose, mais d'un ton plus
élevé, et en criant :
— L'hôte! de la chandelle! il y a quelqu'un
dans notre chambre.
L'hôte fit lever une servante ; mais avant
qu'elle fût en état de comprendre qu'il fallait
de la lumière, le marchand eut le loisir de re-
monter et de descendre par où il était allé.
La Rancune, qui entendait tout ce débat
(car il n'y avait qu'une simple cloison d'ais
entre les deux chambres), ne perdit pas de
temps, mais dénoua habilement les cordes
des deux balles, dans chacune desquelles il
prit deux pièces de toile, et renoua les cordes
comme si personne n'y eût touché; car il sa-
vait le secret, qui n'est connu que de ceux da
182 LE ROMAN COMIQUE
métier, non plus que leur numéro et leurs
chiffres. Il voulait en attaquer un autre, quand
le marchand entra dans la chambre, et ayant
ouï marcher, dit :
— Qui est là ?
La Rancune, qui ne manquait point de re-
partie, après avoir fourré les quatre pièces de
toile dans le lit, dit qu'on avait oublié de
mettre un pot de chambre, et qu'il cherchait
la fenêtre pour pisser. Le marchand, qui n'é-
tait pas encore recouché, lui dit :
— Attendez, monsieur, je vais l'ouvrir, car
je sais mieux où elle est que vous.
Il l'ouvrit, et se remit au lit. La Rancune
s'approcha de la fenêtre, par laquelle il pissa
aussi copieusement que quand il arrosa un
marchand du bas Maine avec qui il était
couché dans un cabaret de la ville du Mans,
comme vous l'avez vu dans le sixième cha-
pitre de la première partie de ce roman ; après
quoi il retourna se coucher sans fermer la fe-
nêtre. Le marchand lui cria qu'il ne devait
pas l'avoir laissée ouverte, et l'autre lui cria
encore plus haut qu'il la fermât s'il voulait ;
que pour lui il n'eût pas pu retrouver son lit
dans l'obscurité, ce qui n'était pas quand elle
était ouverte, parce que la lune luisait bien
fort dans la chambre. Le marchand, appré-
hendant qu'il ne voulût lui faire une querelle
d'Allemand, se leva sans lui repartir, ferma
la fenêtre, et se remit au lit, où il ne dormait
pas, dont bien lui prit ; car sa balle n'eût pas
eu meilleur marché que les deux autres.
Cependant l'hôte et l'hôtesse criaient à la
chambrière d'allumer vite la chandelle. Elle
s'en mettait en devoir; mais comme il arrive
ordinairement que plus on s'empresse, moins
on avance, aussi cette misérable servante
souffla les charbons plus d'une heure sans
pouvoir l'allumer; l'hôte et l'hôtesse lui di-
LE ROMAN COMIQUE 183
saient mille malédictions, et les receveurs
criaient toujours plus fort : « de la chan-
delle ! > Entin, quand elle fut allumée, l'hôte
et l'hôtesse et la servante montèrent à leur
chambre, où, n'ayant trouvé personne, ils leur
dirent qu'ils avaient grand tort de mettre
amsi tous ceux du logis en alarme : eux sou-
tenaient toujours d'avoir vu et ouï un homme,
et de lui avoir parlé. L'hôte passa de l'autre
côté, et demanda aux comédiens et aux mar-
chands si quelqu'un d'eux était sorti : ils di-
rent tous que non ; « à la réserve de monsieur,
dit un des marchands, parlant de la Rancune,
qui s'est levé pour pisser par la fenêtre ; car
on n'a point donné de pot de chambre. » L'hôte
gronda fort la servante de ce manquement,
et alla retrouver les receveurs, auxquels il
dit qu'il fallait qu'ils eussent fait quelque
mauvais songe, car personne n'avait bougé ;
et après leur avoir dit qu'ils dormissent bien,
et qu'il n'était pas encore jour, il se retira.
Sitôt que le jour fut venu, la Rancune se
leva, et demanda la clef de la remise, où il
entra pour cacher les quatre pièces de toile
qu'il avait dérobées, et qu'il mit dans une des
balles de la charrette.
V. — Ce qui arriva aux comédiens entre VivaUl
et Alençon. —Autre disgrâce de Ragotin.
Tous les héros et héroïnes de la troupe co-
mique partirent de bon matin, prirent le
grand chemin d'Alençon, et arrivèrent heu-
reusement au Bourg-le-RoL que le vulgaire
appelle le Boulerey, où ils dînèrent et se repo-
sèrent quelque temps, pendant lequel on mit
en avant si Ton passerait par Arsonay, qui est
un village à une lieue d'Alençon, ou si l'on
prendront de l'autre côté pour éviter Barée,
qui est un chemin où, pendant les plus gran-
184 LE ROMAN COMIQUE
des chaleurs de l'été, il y a de la boue où les
chevaux enfoncent jusqu'aux sangles.
On consulta là-dessus le charretier qui as-
sura qu'il passerait partout, ses quatre che-
vaux étant ien meilleurs de tous les attelages
du Mans : d'ailleurs qu'il n'y avait qu'environ
cinq cents pas de mauvais chemin, et que ce-
lui des communes de Saint-Pater, où il fau-
drait passer, n'était guère plus beau, et beau-
coup plus long ; qu'il n'y aurait que les che-
vaux et la charrette qui entreraient dans la
boue, parce que les gens de pied passeraient
dans les champs , quittes pour enjamber
certaines fascines, qui ferment les terres, afin
que les chevaux n'y puissent pas entrer : on
les appelle en ce pays-là des éthaliers. Ils en-
filèrent âonc ce chemin-là. Mademoiselle de
l'Etoile dit qu'on l'avertît quand en en serait
près, parce qu'elle aimait mieux aller à pied
en beau chemin, qu'à cheval dans la boue;
Angélique en dit autant, et aussi la Caverne,
qui appréhenda que la charrette ne versât.
Quand ils furent sur le point d'entrer dans
ce mauvais chemin, Angélique descendit de
la croupe du cheval de Ragotin, Destin fit
mettre pied à terre à la l'Etoile, et l'on aida à
la Caverne à descendre de la charrette. Roque-
brune monta sur le cheval de ia l'Etoile, et
suivit Ragotin, qui allait après la charrette.
Quand ils furent au plus boueux du chemin,
-et à un lieu où il n'y avait d'espace que pour
la charrette, quoique le chemin fût fort large,
ils rencontrèrent une vingtaine de chevaux
de voiture, que cinq ou six paysans condui-
saient, qui se mirent à crier au charretier de
reculer. Le charretier leur criait encore plus
fort:
— Reculez vous-mêmes, vous le ferez plus
aisément que moi.
De détourner ou à droite ou à gauche, cela
LE ROMAN COMIQUE 185
ne se pouvait, car de chaque côte il n'y avait
que des fondrières insondables. Les voituriers
voulant faire les mauvais, s'avancèrent brus-
quement contre la charrette, en criant si fort
que les chevaux en prirent tant de peur qu'ils
en rompirent leurs traits, et se jetèrent dans
les fondrières ■ le timonier se de'tourna tant
soit peu sur \a gauche, ce qui fit avancer la
roue du même côté, qui, pour ne trouver point
de ferme, fit verser la charrette. Ragotin, tout
bouffi d'orgueil et de colère, criait comme un
démoniaque contre les voituriers, croyant de
pouvoir passer au côté droit, où il semblait y
avoir du vide ; car il voulait joindre les voitu-
riers, qu'il menaçait de sa carabine pour les
faire reculer. Il s'avança donc ; mais son che-
val s'embourba si fort* que tout ce qu'il put
faire, ce fut de désétrier promptement, de
désarçonner en même temps, et de mettre
pied a terre ; mais il s'enfonça jusqu'aux ais-
selles ; et s'il n'eut pas étendu les bras, il eût
enfoncé jusqu'au menton.
Cet accident si imprévu fit arrêter tous
ceux qui passaient dans les champs, pour
penser à y remédier. Le poëte qui avait tou-
jours bravé la fortune, s'arrêta doucement, et
fit reculer son cheval jusqu'à ce qu'il eût
trouvé le sec. Les voituriers voyant tant
d'hommes qui avaient tous chacun un fusil
sur l'épaule, et une épée au côté, reculèrent
sans bruit, de peur d'être battus, et prirent un
autre chemin.
Cependant il fallut songera remédier atout
ce désordre, et l'on dit ou'il fallait commencer
par M. Ragotin et par son cheval, car ils étaient
tous deux en grand péril. L'Olive et la Ran-
cune furent les premiers qui se mirent en
devoir; mais quand ils voulurent s'en ap-
procher, ils enfoncèrent jusqu'aux cuisses, et
ils auraient encore enfoncé s'ils eussent avan-
186 LE ROMAN COMIQUE
cé davantage : tellement qu'après avoir sondé
plusieurs endroits sans y trouver du ferme, la
Rancune, qui avait toujours des expédients
d'un homme de son naturel, dit sans rire
qu'il n'y avait pas d'autre remède pour tirer
M. Ragotin du danger où il était, que de
prendre la corde de la charrette ; qu'aussi
"bien il fallait la décharger et la lui attacher
au cou, et le faire tirer par les chevaux qui
s'étaient remis dans le grand chemin. Cette
proposition fit rire tous ceux de la compagnie,
mais non pas Ragotin, qui en eut autant de
peur, comme lorsque la Rancune lui voulait
couper son chapeau sur le visage quand il
l'avait enfoncé dedans. Mais le charretier,
qui s'était hasardé pour relever les chevaux,
le fit encore pour Ragotin : il s'approcha de
lui, et à diverses reprises le sortit, et le con-
duisit dans le champ où étaient les comédien-
nes, qui ne purent s'empêcher de rire, le
voyant en si bel équipage : elles se contrai-
gnirent pourtant tant qu'elles purent. Cepen-
dant le charretier retourna son cheval, qui,
étant assez vigoureux, sortit avec un peu
d'aide, et alla trouver les autres ; ensuite de
quoi l'Olive, la Rancune et le même charretieï
qui étaient déjà tous pleins de boue, déchar-
gèrent la charrette, la remuèrent et la rechar-
gèrent. Elle fut aussitôt réattelée, et les che-
vaux la sortirent de ce mauvais pas. Ragotin
remonta sur son cheval avec peine, car le har-
nais était tout rompu; mais Angélique ne vou-
lut pas se remettre derrière lui pour ne point
gâter ses habits. La Caverne dit qu'elle irait
bien à pied, ce que fit aussi la l'Etoile, que
Destin continua de conduire jusqu'aux Chênes-
Verts, qui est le premier logis que l'on trouve
en venant du Mans au faubourg de Montfort,
où ils s'arrêtèrent, n'osant pas entrer dans la
ville dans un si étrange desordre. Après que
LE ROSAN COMIQUE 187
ceux qui avaient travaillé eurent bu, ils em-
E lovèrent le reste du jour à faire sécher leurs
abits, après en avoir pris d'autres dans les
coffres que l'on avait déchargés; car ils en
avaient eu chacun un en présent de la no-
blesse mancelle. Les comé tiennes souper ent
légèrement, lassées du chemin qu'elles avaient
été contraintes de faire a pie 1, ce qui les obli-
gea aussi à se coucher de bonne heure : les
comédiens ne se couchèrent qu'après avoir
bien soupe.
Les uns et les autres étaient à leur premier
sommeil, environ sur les onze heures, quand
Une tmupe de cavaliers frappèrent à la porte
de l'hôtellerie. L'hôte répondit que son logis
était plein, et d'ailleurs qu'il était heure in-
due. Ils recommencèrent a frapper plus fort?
en menaçant d'enfoncer la porte. De.-tin, qui
avait toujours Saldagne en tète, crut que c'é-
tait lui qui venait a force ouverte pour lui en-
lever la l'Etoile; mais ayant regardé parla
fenêtre, il aperçut, à la faveur de la clarté de
la lune, un homme qui avait les mains liées
par derrière, ce qu'ayant dit fort bas à ses
compagnons, qui étaient tous aussi bien que
lui en état de le bien recevoir, Ragotin dit as-
sez haut que c'était M. de la Rapp nière ; qu'il
avait pris quelques voleurs, car il était à la
quête. Ils furent confirmés dans cette opinion
quand ils ouïrent commander à l'hôte d'ou-
vrir de par le roi.
Mais pourquoi diable, dit la Rancune, ne
l'a-t-il pas mené au Mans, ou à Beaumont-le-
Yicomte, ou au pis-aller à Fresnay? car,
quoique ce faubourg soit du Maine, il n'y a
point de prisons ; il faut qu'il y ait là du
mystère.
L'hôte fut contraint d'ouvrir à la Rappi-
nière, qui entra avec dix archers, lesquels
menaient un homme attaché comme je viens
ÎS8 LE ROMAX COMIQUE
de vous dire, et qui ne faisait que rire, sur-
tout quand il regardait la Rappiniére, ce qu'il
faisait fixement, contre l'ordinaire des crimi-
nels, et c'est la première raison pourquoi il ne
le mena pas au Mans. Or, vous saurez que la
Rappiniére ayant appris que l'on avait fait
plusieurs voleries, et pillé quelques maisons
champêtres, se mit en devoir de chercher les
malfaiteurs. Comme lui et ses archers appro-
chaient de la forêt de Persaine, ils virent us
homme qui en sortait ; mais quand il aperçut
cette troupe d'hommes à cheval, il reprit" le
chemin du bois, ce qui fit juger à la Rappi-
niére que ce pouvait en être un. Il piqua si
fort, et ses gens aussi, qu'ils attrapèrent cet
homme, qui ne répondit qu'en termes confus
aux interrogats que la Rappiniére lui fit, mais
il ne parut point confus ; au contraire, il se
mit a rire et a regarder fixement la Rappi-
niére, qui, plus il le considérait, plus il s'ima-
ginait de l'avoir vu autrefois, et il ne se trom-
pait pas : mais du temps qu'ils s'étaient vus,
on portait les cheveux courts et de grandes
barbes, et cet homme-là avait la chevelure
fort long;ue et point de barbe, et d'ailleurs ses
habits étaient différents ; tout cela lui en
Stait la connaissance. Il le fit néanmoins at-
tacher à un banc de la table de la cuisine,
qui était a dossier à l'antique, et le laissa en
la garde de deux archers, et s'en alla coucher
après avoir fait un peu de collation.
Le lendemain Destin se leva le premier, et
en passant par la cuisine, il vit les archers
endormis sur une méchante paillasse, et un
homme attaché à un des bancs de la table,
lequel lui fit signe de s'approcher, ce qu'il
fit; mais il fut fort étonne quand le prison-
nier lui dit :
Vous souvient-il quand vous fûtes attaqué
à Paris sur le Pont-Neuf, où vous fûtes volé,
LE ROMAN COMIQUE 189
principalement d'une boîte de portraits? J'é-
tais alors avec le sieur de la Rappinière, qui
était notre capitaine ; ce fut lui qui me fit
avancer pour vous attaquer : vous savez tout
ce qui se passa. J'ai appris que vous avez tout
su de Doguin, à l'heure de sa mort, et que la
Rappinière vous a rendu votre boîte. Vous
avez une belle occasion de vous venger de
lui ; car s'il me mène au Mans, comme il fera
peut-être, j'y serai pendu sans doute ; mais il
ne tiendra qu'à vous qu'.l ne soit de la danse :
il ne faudra que joindre votre déposition à la
mienne, et puis vous savez comment va la
justice du Mans.
Destin le quitta, et attendit que la Rappi-
nière fût levé. Ce fut pour lors qu'il témoi-
gna bien qu'il n'était point vindicatif ; car il
l'avertit du dessein du criminel, en lui disant
tout ce qu'il avait dit de lui, et ensuite lui
conseilla de s'en retourner et de laisser ce mi-
sérable. Il voulait attendre que les comédien-
nes fussent levées pour leur donner le bon-
jour ; mais Destin lui dit franchement que la
l'Etoile ne le pourrait pas voir sans s'emporter
furieusement contre lui avec justice. Il lui dit
de plus que si le vice-bailli d'Alencon (qui est
le prévôt de ce bailliage-là) savait tout ce ma-
nège, il le viendrait prendre. Il le crut, fit dé-
tacher le prisonnier, qu'il laissa en liberté,
monta à cheval avec ses archers, et s'en alla
sans payer l'hôtesse (ce qui lui était assez or-
dinaire) et sans remercier Destin, tant il était
irouble.
Après son départ, Destin appela Roque-
toune, l'Olive et le décoiateur, qu'il mena
dans la ville, et ils allèrent directement au
grand jeu de paume, où ils trouvèrent six
gentilshommes qui jouaient partie. Il de-
manda le maître du tripot ; et ceux qui étaient
*lans la galerie ayant connu que c'étaient des
190 LE ROMAN COMIQUE
comédiens, dirent, aux joueurs que c'étaient,
des comédiens, et qu'il y en avait un qui avait
fort bonne mine. Les joueurs achevèrent leur,
partie, et montèrent dans une chambre pour
se faire frotter, tandis que Destin traitait.
avec le maître du jeu de paume. Ces gentils-
hommes étant descendus àdemi-vètus, saluè-
rent Destin, et lui demandèrent toutes les!
particularités de la troupe ; de quel nombre
de personnes elle était composée; s'il y avait
de bons acteurs, s'ils avaient de beaux ha-
bits, et si les femmes étaient belles. Destin
répondit sur tous ces chefs, en suite de quoi
ces gentilshommes lui offrirent leur service, et
prièrent le maître de les accommoder, ajou-
tant que, s'ils avaient patience qu'ils fussent
tout à fait habillés, ils boiraient ensemble, ce
que Destin accepta pour se faire des amis, en
cas que Saldagne le cherchât encore ; car il
en avait toujours de l'appréhension. Cepen-
dant il convint du prix pour le louage du tri-
pot : et ensuite le décorateur alla chercher un
menuisier pour bâtir le théâtre, suivant le
modèle qu'il lui donna; et les joueurs étant
habillés, Destin s'approcha d'eux de si bonne
grâce, et avec sa grande mine leur fit paraître
tant d'esprit, qu'ils conçurent de Ta initié pour
lui. Ils lui demandèrent où la troupe était
logée, et lui ayant répondu qu'elle était aux
Chênes- Verts, à Mont-fort, ils lui dirent :
— Allons boire dans un logis qui sera votre
fait ; nous voulons vous aider à faire le mar-
ché.
Ils y allèrent, furent d'accord du prix pour
trois chambres, et y déjeunèrent très-bien.
Vous pouvez bien croire que leur entretien ne
fut que de vers et de pièces de théâtre; en-
suite de quoi ils lui firent grande amitié, et
allèrent avec lui voir les comédiennes, qui
étaient sur le point de dîner, ce qui fut cause
LE R0MA5 COMIQUE 191
que ces gentilshommes ne demeurèrent pas
longtemps avec elles. Ils les entretinrent
pourtant agréablement pendant le peu de
temps qu'ils y furent; ils leur offrirent leurs
services et leur protection, car c'étaient des
principaux de la ville.
Apres le dîner on fit porter le bagage co-
mique à la Coupe-d'Or, qui était le logis que
Dest n avait retenu ; et quand le théâtre fut
en état, ils commencèrent à représenter. Nous
les laisserons dans cet exercice, où ils firent
tous voir qu'ils n'étaient pas apprentis, et
retournerons Yoir ce que fait Saldagne depuis
sa chute.
FIN DU TOME DEUXIEME
Paris. Imprimerie Nouvelle 'assoc. ouv.i, 14, rue des jeûneurs
G. Masquiu, directeur.
BIBLIOTHÈQUE NATIONALE
JOJ.LECTIOK DBS MEILLEURS AITEURS ANCIF-SS ET MODERNES
SCARROfl
LE
ROMAN COMIQUE
TOME TROISIEME
PARIS
LIBRAIRIE DE LA BIBLIOTHÈQUE NATIONALE
2, EUE DE VALOIS, PALAIS-ROYAL, 2
1879
Tema droits réserrés
LE ROMAN COMIQUE
TROISIÈME PARTIE
(SCITE)
VI. — Mort de Saldagne.
Vous avez vu, dans le douzième chapitre de
la seconde partie de ce roman, comment Sal-
dagne était demeuré au lit, malade de sa
chute, dans la maison du baron d'Arqués, à
l'appartement de Verville, et ses valets si
ivres dans une hôtellerie d'un bourg distant
de deux lieues de ladite maison, que celui de
Verville eut bien de la peine à leur faire com-
prendre que la demoiselle s'était sauvée, et
que l'autre homme que son maître leur avait
donné la suivait avec l'autre cheval. Après
qu'ils se furent bien frotté les yeux, et qu'ils
eurent bâillé chacun trois ou quatre fois, et
allongé les bras en s'étirant, ils se mirent en
devoir de la chercher. Ce valet leur rît prendre
un chemin par lequel il savait bien qu'ils ne
la trouveraient pas, suivant Tordre que son
maître lui en avait donné ; aussi roulèrent-ils
pendant trois jours, au bout desquels ils s'en
retournèrent trouver Saldagne. qui n* était pas
encore guéri de sa chute, ni même en état de
quitter le lit, auquel ils dirent que la fille s'é-
4 LE ROMAN COMIQUE
tait sauvée, mais que l'homme que M. de Ver-
viile leur avait donné la suivait à cheval.
Saldagne pensa enrager à la réception de
cette nouvelle, et bien prit à ses valets qu'il
était au lit et attaché par une jambe : car, s'il
eût été debout ou s'il eût pu se lever, ils
n'eussent pas seulement essuyé des paroles
comme ils firent, mais il les aurait roués de
goups de bâton; car il pesta si furieusement
contre eux, leur disant toutes les injures ima-
ginables, et se mit si fort en colère, que son
mal augmenta, et la fièvre le reprit ; en sorte
que, quand le chirurgien vint pour le panser,
il appréhenda que la gangrène ne se mît à sa
jambe, tant elle était enflammée : et même il
y avait quelque lividité, ce qui l'obligea d'al-
ler trouver Yervil e, à qui il conta cet acci-
dent, lequel se douta bien de ce Qui l'avait
causé, et alla aussitôt voir Saldagne, pour lui
demander la cause de son altération {ce qu'il
savait assez, car il avait été averti par son
valet de tout le succès de l'affaire) ; et, l'ayant
appris de lui-même, il lui redoubla sa douleur,
en disant que c'était lui qui avait tramé cette
pièce, pour lui éviter la plus mauvaise affaire
qui pût jamais lui arriver.
— Car, lui dit-il, vous voyez bien que per-
sonne n'a voulu retirer cette fille; et je vous
déclare que si j'ai souffert que ma femme,
votre sœur, l'ait logée céans, ce n'a été qu'à
dessein de la remettre entre les mains de son
frère et de ses amis. Dites-moi un peu, que
seriez-vous devenu si l'on avait fait des infor-
mations contre vous pour un rapt, qui est un
crime capital, et que l'on ne pardonne point?
Vous croyez peut-être que la bassesse de sa
naissance et sa profession vous auraient
excusé de cette licence : vous vous flattez en
cela; car apprenez qu'elle est fille de gentil-
homme et de demoiselle, et au'au bout vous
LÉ ROMAN COMIQUE 5
n'y auriez pas trouvé votre compte ; et après
tout, quand les moyens de la justice auraient
manqué, sachez qu'elle a un frère qui s'en
serait vengé; car cVst un homme qui a du
cœur, vous l'avez éprouvé en plusieurs ren-
contres; ce qui vous devrait obliger à avoir
de l'estime pour lui, plutôt que de le persécu-
ter comme vous faites. Il est temps de cesser
ces vaines poursuites, où vous pourriez suc-
comber à la fin ; car vous savez que le déses-
poir fait tout hasarder. Il vaut donc mieux
pour vous le laisser en paix.
Ce discours, qui devait obliger Saldagne à
rentrer en lui-même, ne servit qu'à redoubler
sa rage, et à lui faire prendre d'étranges ré-
solutions, qu'ii dissimula en présence de Ver-
ville, et qu'il tâcha depuis d'exécuter. Il se
dépêcha de se guérir; et sitôt qu'il fut en état
de pouvoir monter à cheval, il prit congé de
Ver ville, et en même temps il prit le chemin
lu Mans, où il croyait trouver la troupe; mais
ayant appris qu'elle en étnit partie pour aller
èl Alençon, il résolut d'y aller." Il passa par Vi-
vain, ou il fit repaître ses gens et trois coupe-
jarrets qu'il avait pris avec lui. Quand il entra
au logis du Coq hardi, où il mit pied à terre,
il entendit une grande rumeur: c'étaient les
marchands de toile, qui, étant allés au mar-
ché à Beaumont, s'étaient aperçus du larcin
que leur avait fait la Rancune, et étaient re-
venus s'en plaindre à l'hôtesse, qui, en criant
bien fort, A-ur soutenait qu'elle n'en était pas
responsable, puisqu'ils ne lui avaient pas donné
leurs balles à garder, mais qu'ils les avaient
fait porter dans leurs chambres; et les mar-
chands répliquaient :
— Cela est vrai; mais quediab^aviez-voug
à faire d'y mettre coucher ces bateleurs ? car
sans doute ce sont eux qui nous ont volé.
— Mais , repartit l'hôtesse , trouvâtes-
S LE «OMAN COMIQUE
vous vos balles crevées ou les cordes déi
faites.
— Non, dirent les marchands et c'est ce qui
nous étonne, car elles étaient nouées coinm!
si nous l'eussions fait nous-mêmes.
— Or, allez -vous promener, dit l'hôi
tesse.
Les marchands voulaient répliquer, quand
Saidagne jura qu'il les battrai s'ils faisaien]
plus de brui \ Ces pauvres marchands, voyant
tant de gens, et de si mauvaise mine, furent
contraints dé se taire et attendirent leur dé]
Îiart pour recommencer leur dispute avec l'hôl
esse.
Après que Saidagne, ses gens et seschevau^J
eurent repu, il prit la route d'Aieneon, où n
arriva fort tard. Il ne dormit point dé toute là
nuit, qu'il employa à penser aux moyens d«k
se venger sur Destin de l'affront qu'il lui avail
fait de lui avoir ravi sa proie ; et comme il
était fort brutal, il ne prit que des résolution!
brutales.
Le lendemain, il alla à la comédie avec se|
compagnons, qu'il fit passer devant et pays
pour quatre : ils n'étaient connus de per-
sonne, ainsi il leur fut facile de passer pou:
étrangers; pour lui, il entra le visage couver
de son mantean et la tête enfoncée dans soi
chapeau, comme un homme qui ne veut pas
être connu. Il s'assit et assista à la comédie
où il s'ennuya autant que les autres s'y plu
rent ; car tous admirèrent la l'Etoile, qui re-
présenta ce jour-la la Cléopâtre de la pompeuse
tragédie du grand Pompée, de l'inimitable
Corneille. Quand elle fut unie, Saidagne et
ses gens demeurèrent dans le jeu de paume,,
résolus d'y attaquer Destin. Mais cette troupe
avait si fort gagné les bonnes grâces de toute
la noblesse et de tous les honnêtes bourgeois
d'Alençon. que ceux, qui la composaient n'ai*
LE ROMAN COMQ&E 7
lient point au théâtre, ni ne s'en retour-
aient point à leur logis qu'avec un grand
kiége.
Ce jour-là, une jeune dame, veuve, fort ga-
nte, qu'on appelait madame de Vilieneur,
>nvia les comédiennes à souper, ce que Sal-
agne put facilement entendre : elles s'en
icusérent civilement ; mais, voyant qu'elle
:it de si bonne grâce à lès en prier,
Jes lui promirent d'y aller : ensuite elles se
Hrèrent, mais très-bien accompagnées, et
otamment de ces genril hommes qui jouaient
la paume quand Destin vmt pour louer le
ipot, et d'un grand nombre d'autres ; ce qui
>mpit le mauvais dessein de Saldagne, qui
osa éclater devant tant d'honnêtes gens, avec
squels il n'eût pas trouvé son compte. Mais
s'avisa de la plus insigne méchanceté que
>n puisse imaginer, qui fut d'enlever la l'E-
►Ue quand eue sortirait de chez madame de
illeneur et de tuer tous ceux qui voudraient
y opposer à la faveur de la nuit. Les troi3
>mediennes y allèrent souper et passer la
îillée. Or, comme je vous l'ai déjà dit, cette
une était jeune et iort galante, ce qui atti-
it à sa maison toute la belle compagnie, qui
igmenta ce soir-là à cause des comédien-
«. Or Saldagne s'était imaginé d'enlever la
îtoile avec autant de facilité que quand
l'avait ravie lorsque le valet de Destin la
nduisait, suivant la maudite invention de
Rappinière. Il prit donc un vigoureux
;eval, qu'il fit tenir par un de ses laquais, te-
nu il posta à la porte de la maison de ladite
ime de Vilieneur, qui était situéô dans mie
tite rue proche du palais, croyant qu'il lui
rait facile de faire sortir la l'Etoile sous
elque prétexte, et de la monter prompte-
mt sur le cheval, avec l'aide de ces trois
mines qui battaient l'estrade dans la grande
8 LE ROMAX COMIQUE
place, pour la mener après où il lui
Enfin il se repaissait de ces vaines chimèr<[
et tenait déjà la proie en ide'e : mais il arril
qu'un homme d'église, qui n'était pas de ce:
qui se font scrupule de tout, et bien souvefc
de rien, car il fréquentait les honorables co-
pagnies, et aimait si fort la comédie qu'il f;-
sait connaissance avec tous les comédiens ci
venaient à Alençon, en avait fait une fit
étroite avec ceux" de notre illustre troupe, t
allait veiller ce soir-la chez madame de Vili-
fleur.
Ayant aperçu un laquais qu'il ne connai-
sait point, non plus que la livrée qu'il porte:,
tenant un cheval par la bride, et s'étant a-
quis à qui il était, ce qu'il faisait là, si m
maître était dans la maison, et ayant troié
beaucoup d'obscurité dans ses réponses,Ù
monta à la salie où était la compagnie, à h
quelle il raconta ce qu'il avait vu, et qa
avait ouï marcher des personnes à l'entrée e
la petite rue.
Destin, qui avait observé cet homme quJJ
cachait le visage de son manteau, et qui av.t
toujours l'imagination frappée de Saldagv
ne douta point que ce ne fût lui : il n'en a vit
pourtant rien dit à personne ; mais il avl
mené tous ses compagnons chez madame à
Villefleur, pour faire escorte aux demoisegt
qui y veillaient; mais ayant appris de lab
che de l'ecclésiastique ce que vous venez d
tendre il fut confirmé dans la croyance <
G'était Saldagne qui voulait hasarder un
cond enlèvement de sa chère l'Etoile.
On consulta sur ce que l'on devait faire,
l'on conclut qu'on attendrait l'événement:
que si personne ne paraissait avant l'heure
la retraite, on sortirait avec toute la préc
tion qu'on peut prendre en pareilles occasio
Mais on ne demeura pas longtemps, qu
LE ROMAX COMIQDE 9
homme inconnu entra et demanda mademoi-
seDe de l'Etoile, à laquelle il dit qu'une de-
moiselle de ses amies lui voulait dire un
mot à la rue, et qu'elle la priait de des-
cendre pour un moment. On jugea alors
que c'était par ce moyen que Saldagne
voulait réussir dans sou dessein : ce qui
obligea tous ceux de la compagnie à se mettre
en état de les bien recevoir. On ne trouva
pas bon qu'aucune des comédiennes descendit ;
mais on fit avancer une des femmes de cham-
bre de madame de Yillerleur, que Saldaçrne
saisit aussitôt, croyant que ce lût la l'Etoile.
Mais qu'il fut étonne quand il se trouva investi
l'un grand nombre d'hommes armés ! car il
Bn était passé une partie par une porte qui
est sur la grande place, et les autres par la
porte ordinaire : mais c< mme il n'avait de
lugement qu'autant qu'un brutal en peut avoir,
et sans considérer si -es gens s'étaient joints
l lui; il tira un coup de pistolet, dont un des
Bomediens fut blessé légèrement, mais qui fut
suivi d'une demi-douzaine qu'on déchargea
sur lui. Ses gens, qui ouïrent le bruit, au lieu
le s'approcher pour le secourir, firent comme
font ordinairement ces canailles que l'on em-
ploie pour assassine ■ quelqu'un, qui s'enfuient,
Juand ils trouvent de la résistance : autant
5n firent les compagnons de Saldagne, qui
était tombé, car il avait un coup de pis-
tolet à la tête et deux dans le corps. On aD-
porta de la lumière pour le regarder: mais
personne ne le connut que les comédiens et
comédiennes, qui assurèrent que c'était Sal-
dagne. On le crut mort, quoiqu'il ne le fût
pas, ce qui fut cause que l'on aida à son la-
quais à le mettre de travers sur son cheval.
Ûle mena à son logis, où on lui reconnut en-
core quelque signe de vie, ce qui obligea
l'hôte à le faire panser ; mais ce fut inutile-
ae,fc
cet
10 LE ROMAN COMIQUE
ment, car il mourut le lendemain. Son cof
fut porté en son pays, où il fut reçu par I
sœurs et leurs maris : elles le pleurèrent il
contenance, mais, dans leur coeur, elles mr|l
très-aises de sa mort. J'oserais croire mêi
que madame de Saint-Far eût bien voulu ci
son brutal de mari eût eu un pareil sort, et
devait l'avoir à cause de la sympathie. Je t
voudrais pourtant pas faire un jugement 1
méraire.
La justice se mit en devoir de faire quelqip
formalités ; mais n'ayant trouvé personne,
personne ne se plaignant, et d'ailleurs
qui pouvaient être soupçonnés étant des m
cipaux gentilshommes de la ville, cela dj
meura dans le silence.
Les comédiennes furent conduites à 1er
logis, où elles apprirent le lendemain la ino
de Saldagne, dont elles se réjouirent foi|
étant alors en assurance; car partout elii
n'avaient que des amis, et partout ce se
ennemi, parce qu'il les suivait partout.
TH. — Suite de l'histoire de la Caverne.
Destin avec l'Olive allèrent le lendemain chJ
le prêtre, que l'on appelait monsieur le prieii
de Saint-Louis (qui est un titre plutôt nom j
rable que lucratif d'une petite église situé;
dans une îie que fait la rivière de Sarthe entij
;es ponts d'Alençon), pour le remercier de c
que, par son moyen, ils avaient évité le plu
grand malheur qui leur put jamais arriver, e
:jui ensuite les avait mis dans un pariai
repos, puisqu'ils n'avaient plus rien à craindr
après la mort funeste du misérable Saldagne
qui continuait toujours à les troubler.
Vous ne devez pas vous étonner si les co-
médiens et cornéliennes de cette troupt
avaient reçu ce bienfait d'un prêtre, puisque
LE R03A* COWTQTTE lî
pyas avez pn voir dans les aventures comi-
ques de cette illustre histoire les bons offices
que trois ou quatre curés leur avaient rendus
dans le logis ou l'on se battait la nuit, et te
soin qu'ils avaient eu de loger et tarder An-
gélique, après qu'elle fut retrouvée, et autres
que vous avez pu remarquer, et que vous verre/
encore dans la suite.
Ce prieur, qui n'avait fait que simplemen"
connaissance avec eux, fit alors une fort étroite
amitié, en sorte qu'ils se visitèrent depuis, et
mangèrent souven1" ens< mble. Or, un jour que
If. de Saint-Louis était dans la chambre des
comédiennes (c'était un vendredi, que l'on ne
représentait pas), Destin et la l'Etoile prièrent
la Caverne d'achever son histoire. Elle eut un
{>eu de peine à s'y résoudre ; mais enfin elle
oussa et cracha trois ou quatre fois; on dit
même qu'elle se moucha aussi, et se mit en
état de parler, quand M. de Saint-Louis voulut
sortir, croyant qu'il y eût quelque mystère
qu'elle n'eut pas voulu que tout le monde eût
entendu ; mais il fut arrêté par tous ceux de
Ja troupe, qui rassurèrent qu'ils seraient très-
aises qu'il apprît leurs aventures :
— Et j'ose croire, dit la l'Etoile (qui avait
l'esprit fort éclairé), que vous n'êtes pas venu
à l'âge où vous êtes sans en avoir éprouvé
quelques-unes ; car vous n'avez pas la mine
d'avoir toujours porté la soutane.
Ces paroles démontèrent un peu le prieur,
qui leur avoua franchement que ses aventu-
res ne rempliraient pas mai une partie de
roman, au lieu des histoires fabuleuses que
l'on y met le plus souvent. Ln l'Etoile lui re-
partit qu'elle jugeait bien qu'elles étaient di-
gnes d'être ouïes, et rengagea à les raconter
a la première réquisition qui lui en serait faite :
ce qu'il promit fort agréablement. Alors la
Caverne reprit son histoire de cette sorte.
12 LE ROMAN COMIQUE
— Le lévrier, qui nous fit peur, interrompi;
ce que vous allez apprendre.
La proposition que le baron de Sigognac fii
faire a ma mère, par le curé, de l'épouser, 1)
rendit aussi affligée que j'en étais joyeuse1,
comme je vous l'ai déjà dit ; et ce qui aug:
mentait son afdiction, c'était de ne savoir pa,
quel moyen sortir de son château. De le fam
seules, nous n'eussions pu aller guère loin
qu'il ne nous eût fait suivre et reprendre, e
ensuite peut-être maltraiter. D'ailleurs c'étai
hasarder de perdre nos nippes, qui étaient lu
seul moyen qui nous restait pour subsister i
mais le bonheur nous en fournit un tout à far
plausible.
Ce baron, qui avait toujours été un homme
farouche et sans humanité, ayant passé d<
l'excès de l'insensibilité brutale à la plus belle
de toutes les passions, qui est l'amour, qurI
n'avait jamais ressentie, ce fut avec tant d(
violence qu'il en fut malade, et malade à la
mort. Au commencement de sa maladie, ma:
mère s'entremit de le servir ; mais son maril
augmentait toutes les fois qu'elle approchait!
de son lit ; ce qu'ayant aperçu, comme elle:
était femme d'esprit, elle dit à'ses domestiques
qu'elle et sa fille leur é aient plutôt des sujets
d'empêchement que néce-saires, et, par cette
raison, qu'elle les priait de leur procurer des
montures pour nous porter et une charrette;
pour le bagage. Ils eurent un peu de peine à
s'y résoudre ; mais le curé survenant, et ayant i
reconnu que M. le baron était en rêverie, se
mit en devoir d'en chercher : enfin il trouva!
ce qui nous était nécessaire. Le lendemain,
nous fîmes charger notre équipage ; et, après
avoir pris congé des domestiques, et princi-
palement de cet obligeant curé, nous allâmes
coucher à une petite vide de Périgord, dont je
n'ai pas retenu le nom ; mais je sais bien que
LE RCMA* C0W1QGE 13
c'était celle où l'on alla quérir un chirurgien
pour panser ma mère, qui avait été. blessée
quand les gens du baron de SigooriHC nous
prirent pour des Bohémiens. Nous descendîmes
dans un logis, où l'on nous prit aussitôt pour
ce que nous étions, car une chambrière dit
assez haut: «Courage ! on fera ia comédie,
puisque voici l'autre partie de la troupe arri-
vée ; » ce qui nous fit connaître qu'il y avait
là déjà quelque dédris de caravane comique,
dont nous fûmes tres-aises, parce que nous
pourrions faire troupe, et ainsi gagner notre
vie. Nous ne nous trompâmes point, car le
lendemain, après que nous eûmes congédié la
charrette et les chevaux, deux comédiens, qui
avaient appris notre arrivée, nous vinrent
voir, et nous apprirent qu'un de leurs compa-
gnons avec sa femme les avait quittés, et que,
si nous voulions nous joindre à eux, nous
pourrions faire affaire. Ma mère, qui était
encore fort belle, accepta l'offre qu'ils nous
firent, et l'on fut d'accord qu'elle aurait les
premiers rôles, et l'autre femme qui était res-
tée les seconds ; et moi je ferais ce que l'on
voudrait, car je n'avais pas pins de treize on
quatorze ans. Nous représentâmes environ
quinze jours, cette ville-là n'étant pas capa-
ble de nous entretenir davantage. D'ailleurs
ma mère pressa d'en sortir, et de nous
éloigner de ce pays-là, de erainte que ce baron,
étant guéri, ne nous cherchât et ne nous fît
quelque insulte.
Nous fîmes environ quarante lieues sans
nous arrêter ; et à la première ville où nous
représentâmes, le maître de la troupe, que
l'on appelait Bellefleur, parla de mariage à
ma mère: mais elle le remercia, et le conjura
en rapir.e temps de ne prendre pas la peine
d'être son galant, parce qu'elle était déjà avan-
cée en âge, et qu'elle avait résolu de ne se re-
14 LE ROMAM COMIQUE
marier jamais. Bellefleur ayant appris une si
ferme résolution, ne lui en parla plus depuis.
Nous roulâmes trois ou quatre années avee
succès : je devins grande, et ma mère si valé*
tudinaire, qu'elle ne pouvait plus représenter.
Comme j'avais exercé avec la satisfaction des
auditeurs et l'approbation de la troupe, je fus
subrogée en sa place. Bellefleur, qui n'avait
pu l'avoir en mariage, me demanda à elle
pour être sa femme; mais ma mère ne lui ré-
pondit pas selon son désir, car elle eût bien
voulu trouver quelque occasion pour se retirer
à Marseille. Etant tombée malade à Troyes en
Champagne, et appréhendant de me laisser
seule, elle me communiqua le dessein de
Bellefleur. La nécessité présente m'obligea de
l'accepter : d'ailleurs c'était un fort honnête
homme. Il est vrai qu'il eut pu être mon père.
Ma mère eut donc ia satisfaction de me voir
mariée, et de mourir quelques jours après.
J'en fus affligée autant qu'une fille peut l'être :
mais comme le temps guérit tout, nous reprî-
mes notre exercice, et quelque temps après
je devins grosse. Celui de mon accouchement
étant venu, je mis au monde cette fille que
vous voyez, x\ngéiique, qui m'a tant coûté de
larmes, et qui m'en fera bien verser, si je de-
meure encore quelque temps en ce monde.
Comme elle allait poursuivre, Destin l'inter-
rompit, lui disant qu'elle ne pouvait espérera
l'avenir que toute sorte de satisfaction, puis-
qu'un seigneur tel qu'était Léandre la voulait
pour femme. On dit en commun proverbe que
lupus in fabula (excusez ces trois mots de la-
tin assez faciles à entendre) ; aussi comme la
Caverne allait achever son histoire, Léandre
entra, et salua tous ceux de la compagnie. Il
était vêtu de noir, et suivi de trois laquais
aussi vêtus de noir ; ce qui donna assez à
LE ROMAV COMIQUE 15
connaître que son père était mort. Le prieur
de Saint-Louis sortit, et s'en alla. Je finis ici
ce chapitre.
Vin. — Fin de l'histoire de la Caverne.
Après que Léandre eut fait toutes les céré-
monies de son arrivée, Destin lui dit qu'il
fallait le consoler de la mort de son père, et le
féliciter des grands biens qu'il lui avait lais-
sés. Léandre le remercia du premier, avouant
que, pour la mort de son père, il y avait
longtemps qu'il l'attendait avec impatience.
— Toutefois, :eur dit-il. il ne serait pas séant
que je parusse sur le théâtre sitôt et si près
de ^mon pays natal ; il faut donc, s'il vous
plaît, que je' demeure dans la troupe, sans re-
présenter jusqu'à ce que nous soyons éloignés
d'ici.
Cette proposition fut approuvée de tous;
ensuite de quoi la l'Etoile lui dit :
— Monsieur, vous agréerez donc que je vous
demande vos titres, et" comment il vous plaît
que nous vous appelions à présent.
Sur quoi, Léandre lui répondit :
— Le titre de mon père eta it le baron de Ro-
chepierre, lequel je pourrais porter ; mais je
ne veux point que l'on m'appelle autrement
que Léandre, n.>m sous lequel j'ai été si heu-
reux que d'agréer à ma chère Angélique.
Ces! doue ce nom-là que je veux porter jus-
a mort, tant pour cette raison que pour
vous faire voir que je veux exécuter ponc-
tuellement la résolution que je pris à mon
c part, et que Je communiquai à tous ceux de
bi troupe.
Ensuite de cette déclaration, les embras-
redoublèrent, beaucoup de soupirs fu-
rent pousses, quelques larmes cornèrent des
plus beaux veux, et tous approuvèrent la ré-
i<$ LE ROMAN COMIQUE
solution de Léandre, qui, s'étant approché
d'Ange ique, lui coûta mille douceurs, aux-
quelles elle répondit avec tant d'esprit, que
Léandre en fut d'autant plus confirmé dans
sa résolution. Je vous aurais volontiers fait le
récit de leur entretien et de la manière qu'il
se passa ; ma;s je ne suis pas amoureux
comme eux. Léandre leur dit de plus qu'il
avait donné ^rdr • à toutes ses affaires, qu'il
avait mis des fermiers dans toutes ses ter-
res, et qu'il leur avait fait avancer à chacun
six mois, ce qui pouvait monter à six mille
livres, qu'il avait apportées, ann que la troupe
ne manquât de rien, a ce discours, grands remer-
cîments. Alors Ragotin, qui n'avait point paru
en tout ce que nous avons dit dans ces deux
derniers cha pitres, s'avança pour dire que, puis-
que M. Léandre ne voulait pas représenter en
ce pavs. on pouvait bien lui donner ses rôles,
et qu'il s'en acquitterait comme il faut. Mais
Roquebrune, qui était son antipode, dit que
cela lui appartenait bien mieux qu'à un petit
bout de flambeau. Cette épithète fit rire toute
la compagnie, ensuite de quoi Destin dit que
l'on y aviserait, et qu'en attendant la Caverne
pourrait achever >on histoire, et qu'il serait
bon d'envoyer quérir le prieur de Saint-Louis,
afin qu'il en ouït la fin comme il avait fait la
suite, et afin qu'il débitât plus facilement la
sienne. Mais la Caverne repondit qu'il n'était
pas nécessaire, parce qu'elle aurait achevé en
deux mots. On lui donna audience, et elle con-
tinua ainsi :
— Je suis demeurée à mon accouchement
d'Angélique. Je vous ai dit aussi que deux
comédiens nous vinrent trouver, pour nous
persuader de faire troupe avec eux ; mais je
ne vous ai pas dit que c'était l'Olive et un au-
tre qui nous quitta depuis, e a la place duquel
LE ROMAX CO-VI^T:
nous reconnûmes notre poëte. Mate ïLe H4vl
au lieu de mes plus sensibles malheurs. Un
jour que nous allions représenter la comédie
du Menteur, de l'incomparable M. Corneille,
dans une ville de Flandre où nous étions alors,
un laquais d'une 'lame, qui avait charge de gar-
der sa chaise, la quitta pour aller ivrogner, et
aussitôt une autre dame prit sa place. Quand
celle à qui elle appartenait vint pour s'y as-
seoir et la trouva prise, elle dit civilement à
celle qui l'ocupait que c'était là sa chaise, et
qu'elle la priait de la lui laisser. L'autre ré-
pondit que, si cette chaise était la sienne, elle
la pourrait prendre, mais qu'elle ne bougerait
pas de cette place-là. Les paroles augmentè-
rent, et des paroles on en vint aux mains. Les
dames se tiraient les unes les autres, ce qui
aurait été peu ; mais les hommes s'en mêlè-
rent ; les parents de chaque parti en formèrent
un chacun : on criait, on se poussait, et nous
regardions le jeu par les ouvertures des tentes
du théâtre. Mon mari, qui devait faire le per-
sonnage de Dorante, avait son épée au côté :
3uand il en vit une vingtaine de tirées hors
u fourreau, il ne marchanda point, il sauta
du théâtre en bas, et se jeta dans la mêlée,
ayant aussi l'épée dans la main, tâchant d'a-
paiser le tumulte ; quand quelqu'un de l'un
des partis, le prenant sans doute pour être du
contraire au sien, lui porta un grand coup
d'épée que mon mari ne put parer ; car s'il s'en
lût aperçu il lui eût bien donné le change,
•car il était fort adroit aux armes. Ce coup lui
'perça le cœur: il tomba, et tout le monde
s'enfuit. Je me jetai en bas du théâtre, et
m'approchai de mon mari, que je trouvai
sans vie. Angélique, qui pouvait avoir alors
treize ou quatorze ans, se joignit à moi
avec tous ceux de la troupe. Notre recours
fut de verser des larmes, mais inutilement.
ît LE fcO*ÀH COMIQUE
Je F s ?r;&rrer le corps de mon mari aprèi
qui!" eut été visité par la justice, qui me
demanda si je voulais me faire partie ; à quo:
je répondis que je n'en avais pas le moyen;
Nous sortîmes de la ville, et la nécessité nous»
contraignit âe représenter pour gagner notrel
*ie, quoique notre troupe ne fût guère bonne,]
le principal acteur nous manquant. D'ailleurai
j'étais si affligée, que je n'avais pas le courage!
d'étudier mes rôles : mais Angélique, qui se1,
faisait grande, suppléa à mon défaut. Enfin,
nous étions dans une ville de Hollande où
vous nous vîntes trouver, vous, M. Destin,
mademoiselle votre sœur et la Rancune. Vous
vous offrîtes de représenter avec nous, et nous
fûmes ravis de vous recevoir et d'avoir le
bonheur de votre compagnie. Le reste de mes
aventures a été commun entre nous, comme
vous ne le savez que trop ; au moins depuis
Tours, où notre portier tua un des fusi-
liers de l'intendant, jusqu'en cette ville
d'Alençon.
La Caverne finit ainsi son histoire, en ver-
sant beaucoup de larmes, ce que fit aussi la
l'Etoile en l'embrassant et la consolant du
mieux qu'elle put de ses malheurs, qui véri-
tablement n'étaient pas médiocres. Mais elle
lui dit qu'elle avait sujet de se consoler, vu
l'alliance deLéandre. La Caverne sanglotait si
fort, qu'elle ne put lui repartir, non plus que
moi à continuer ce chapitre.
IX. — La Rancune désabuse Ragotin sur le sujet de la
l'Etoile. — L'arrivée d'un carrosse plein de noblesse
et autres aventures de Ragotin.
La comédie allait toujours, et l'on représen-
tait tous les jours avec grande satisfaction 4e
l'auditoire, qui était toujours beau et lort
LE ROMAN COMIQUE 19
nombreux; il n'y arrivait aucun désordre,
parce que Ragotin tenait son rang derrière la
scène, lequel n'était pourtant point content de
ce qu'on ne lui donnait pas de rôle, et dont il
grondait souvent; mais on lui donnait espé-
rance que, quand il serait temps, on le ferait
représenter. Il s'en plaignait presque tous les
iours à la Rancune, en qui il avait une grande
confiance, quoique ce fût le plus défiant de
tous les hommes. Mais , comme il l'en pres-
sait une fois extraordinaireinent, la Rancune
lui dit :
— M. Ragotin, ne vous ennuyez pas encore,
et apprenez qu'ily a grande différence du bar-
reau au théâtre. Si l'on n'y est bien hardi on
6'inteiTompt facilement; et puis la déclama-
tion des vers est plus difficile que vous ne
pensez. Il faut observer la ponctuation des pé-
riodes, et ne pas faire paraître que ce soit de
la poésie, mais les prononcer comme si c'était
de la prose; il ne faut pas les chanter, ni s'ar-
rêter à la moitié ni à la fin des vers, comme
fait le vulgaire, ce qui a très-mauvaise grâce;
il y faut encore être bien assuré ; en un mot?
il faut les animer par l'action. Croyez-moi
donc, attendez encore quelque temps; et, pour
vous accoutumer au théâtre, représentez soua
le masque a la farce; vous y pourrez faire le
second Zani : nous avons un habit qui vous
sera fort propre (c'était celui d'un petit garçon
qui faisait quelquefois ce personnage-là,* et
que l'on appelait Go lenot). Il en faut parlera
M. Destin et a mademoiselle de l'Étoile :
Ce qu'ils firent le jour même; et il fut ar-
rêté que, le lendemain, Ragotin ferait ce per-
sonnage-la. Il fut instruit par la Rancune, qui,
comme vous l'avez vu au premier tome de ce
roman, s'enfarinait à la farce de ce qu'il de-
vait dire. Le sujet de celle qu'ils jouèrent fut
une intrigue amoureuse que la Rancune dé-
VI US BOMAN COMIQUE
mêlait en faveur de Destin -. comme il se pré-
parait à exécuter ce négoce, Raerotin parut sur
la scène, auquel la Rancune demanda en ces
termes :
— Petit garçon, mon petit Godenot, où vas- >
tu si empresse?
Pnis, s'adre.<sai:t à la compagnie, après lui
avoir passé la main sous le menton, et trouvé
sa ba'-be :
— Messieurs, j'avais toujours cru que ce
que dit Ovide de la métamorphose des four-
mis en Pygmées, auxquels les grues font la
guerre, était une fable; mais a présent je
change de sentiment ; car sans doute en voici
un de la race, ou bien ce petit homme ressus-
cité pour qui l'on a fait, il y a environ sept ou
huit cents ans, une chanson que je suis résolu
ée vous dire : écoutez bien !
Mon père m'a donné mari.
Qu'est-ce que d'un homme si petit?
Il n'est pas plus grand qu'une fourmi.
Bel qu'est-ce? qu'est-ce? qu'est-ce? qu'est-ct?
Qu'est-ce que d'un homme,
S'il n'est, s'il n'est homme,
Qu'est-ce que d'un homme si petit?
A chaque vers, la Rancune tournait et re-
tournait le pauvre Ragotin, et faisait des pos-
tures qui faisaient bien lire la compagnie. On
n*a pas mis le reste de la chanson, comme
chose superflue à notre roman.
Après que la Rancune eut achevé sa chan-
son, il montra Rigotin, et dit :
Le voici ressuscité.
Et en disant cela, il dénoua le cordon avec
lequel son masque était attaché, de sorte qu'il
parut a visage découvert, non pas sans rougir
de honte et de colère tout ensemble. Il fit
pourtant de nécessité vertu ; et, pour se venger,
le roman comique 21
il dit à la Rancune qu'il était un franc igno-
rant, d'avoir terminé tous les vers de sa
chanson en ï, comme crdiU, trouci. etc., etc.;
que c'était très-mal parlé; qu'il fallait dire
trouva ou trouvai Mais la Rancune lui re-
partit :
— C'est vous, monsieur, qui êtes un grand
ignorant pour un petit homme; car vous n'a-
vez pas compris ce que j'ai dit, que c'était
une chanson si vieille, que si l'on faisait un
rôle de toutes les chansons que l'on a faites en
France depuis que l'on y a Fait des chansons,
la mienne serait en chef. D'ailleurs, ne voyez-
vous pas que c'est l'idiome de cette province
de Normandie, où cette chanson a été faite et
qui n'est pas si mal à propos que vous vous
l'imaginez? car, puisque, selon ce fameux Sa-
voyard M. de Vaugelas, qui a réformé la lan-
gue française, on ne saurait donner de raison
pourquoi* l'on pionouce certains termes, et
qu'il n'y a eue l'usage qui les fait approuver,
ceux du temps que 1 on fit cette chanson
étaient en usaue ; et co urne ce qui est le
plus ancien est toujours le meilleur, ma
chanson doit passer, puisqu'elle est la plus
ancienne. Je vous dem-«n e. monsieur Ragotin,
pourquoi, puis ue l'on dit de quelqu'un, il
monta à cheval, et il entra en sa maison, que
l'on ne dit pas il de.*cenda et il sorta, mais il
descendit et il sortit? Il -'ensuit donc que l'on
Îjeut dire, il mtrit et il montit, et ainsi de tous
es autres termes semblables. Or, puisqu'il n'y
a que l'usage qui leur donne cours, c'est aussi
l'usage qui fait pisser ma chanson.
Comme Ragotin vouait repartir, Destin
entra sur la scène, se plaignant de la lon-
gueur de son valet la Rancune; et l'ayant
trouvé en différend avec Ragotin, il leur de-
manda le sujet de leur dispute, qu'il ne put
jamais apprendre ; car ils se mirent à parler
22 Lï ROMAN COMIQUE
tous deux à la fois, et si haut qu'il s'impa-
tienta et poussa Ragotin contre la Rancune,
qui le lui renvoya de même ; en telle sorte
âu'ils le ballottèrent longtemps d'un bout
u théâtre à l'autre, jusqu'à ce que Ragotin
tomba sur les mains, et marcha ainsi jus-
qu'aux tentes du théâtre, sous lesquelles il
passa. Tous les auditeurs se levèrent pour
voir cette badinerie, et sortirent de leurs
places, protestant aux comédiens que cette
saillie valait mieux que leur farce, qu'aussi
bien ils n'auraient pu achever; car les demoi-
selles et les autres acteurs, qui reg-ari aient
par les ouvertures des tentes du théâtre,
riaient si fort qu'il leur eût été impossible de
réciter leur rôle.
Nonobstant cette boutade, Rag-otin persécu-
tait sans cesse la Rancune de le mettre dans
les bonnes grâces de la l'Etoile, et pour ce
sujet il lui donnait souvent des repas, ce qui
ne déplaisait pas à la Rancune, qui tenait
toujours le bec dans l'eau au petit homme ;
mais comme il était frappé d'un même trait.
il n'osait parler à cette belle ni pour lui, ni
pour Ragotin, lequel le pressa une fois si fort,
qu'il fut obligé de lui dire :
— Monsieur Ragotin, cette étoile est sans
doute de la nature de celles du ciel que les as-
trologues appellent errantes ; car aussitôt que
je lui ouvre le discours de votre passion, elle
me laisse sans me répondre. Mais comment me
répondrait-elle, puisqu'elle ne m'écoute pas?
Mais je crois avoir découvert le sujet qui la
rend de si difficile abord. Ceci vous surpren-
dra sans doute ; mais il faut être préparé à
tout événement. Ce M. Destin, qu'elle appelle
son frère, ne lui est rien moins que cela. Je
les surpris, il y a quelques jours, se faisant
des caresses fort éloignées d'un frère et d'une
sœur ; ce qui m'a depuis fait conjecturer que
LI ROHA.\ COMIQUE 23
c'était plutôt son galant ; et je suis le plus
trompé du monde, si, quand Léandre et An-
gélique se marieront, ils n'en font de même.
Sans cela elle serait bien dégoûtée, de mépri-
ser votre recherche, vous qui êtes un homme
de qualité et de mérite, sans compter la bonne
mine. Je vous dis ceci afin que voue tâchiez
de chasser de votre cœur cette passion, puis-
qu'elle ne peut servir qu'à vous tourmenter
comme un damné.
Le petit poëte et avocat fut si assommé de
ce discours, qu'il quitta la Rancune en bran-
lant la tète, et en disant sept ou huit fois à
son ordinaire :
— Serviteur, serviteur, etc.
Ensuite Ragotin s'avisa d'aller faire un
voyage à Beaumont-le-Vicomte. petite ville
distante d'environ cinq lieues d'Alençon, et
où l'on tient un beau marché xous les* lundis
de chaque semaine : il voulut choisir ce jour-
là pour y aller, ce qu'il fit savoir à tous ceux
de la troupe, leur disant que c'était pour re-
tirer quelque s anime d'argent qu'un des mar-
chands de cette ville lui devait, ce que tous
trouvèrent bon.
— Mais, lui dit la Rancune, comment pen-
sez-vous faire ? car votre cheval est encloué, M
ne pourra pas vous porter.
— Il n'importe, dit Ragotin., j'en prendrai
un de louage ; et si je n'en puis trouver j'irai
bien a pied ; il n'y a pas si loin : je profiterai
de la compagnie de quelqu'un des marchands
de cette ville, qui y vont presque tous de la
sorte.
Il en chercha un partout, sans en pouvoir
trouver; ce qui l'obligea à demander à un
marchand de toile, voisin de leur logis, s'il
irait le lundi prochain au marché à Beau-
mont; et ayant appris que c'était sa résolu-
tion, il le pria ^"agréer qu'il raccompagnât,
24 LE ROMAN COMIQUE
ce que le marchand accepta, à condition qu'ils
partiraient aussitôt que la lune serait levée,
qui était environ une heure après minuit; ce
qui fut exécuté.
Or, un peu avant qu'ils se missent en che-
min, il étnit parti un pauvre cloutier, qui
avait accoutumé de suivre les marchés pour
débiter sos clous ^t des fers de cheval, quand
il les avait faits, et qu'il portait sur son dos
dans une besace. Ce cloutier étant en chemin
et n'entendant ni ne voyant personne devant
ni derrière lui. jugea qu'il était encore trop tôt
pour partir. D'ailleurs, une certaine frayeur
le saisit quand il pensa qu'il lui fallait passer
tout proche des fourche* patibulaires, où il y
avait alors un grand nombre de pendus, ce qui
l'obligea à s'écarter un peu du chemin, et à
se coucher sur une petite motte de terre, où
était une haie, en attendant que quelqu'un
passât, et où il s'endormit. Peu de temps
après, le marchand et Ragotin passèrent : ils
allaient au petit pas et ne disaient mot, car
Ragot in rêvait au discours que lui avait tenu
la Rancune. Comme ils furent proche du gi-
bet, Ragotin dit qu'il fallait compter les pen-
dus, à quoi le marchand s'accorda par com-
plaisance. Ils avancèrent, jusqu'au milieu des
piliers pour compter, et aussitôt ils aperçu-
rent qu'il en était tombé un qui était fort sec.
Ragotin, qui avait toujours des pensées dignes
de son esprit, dit au marchand qu'il lui aidât
à le relever, et qu'il voulait l'appuyer tout
droit contre un des piliers ; ce qu'ils firent
facilement avec un baron , car, comme je l'ai
dit, il était raide et fort sec; et, après avoir
vu qu'il y en avait quatorze de pend us, sans ce-
lui qu'ils avaient relevé, ils continuèrent leur
chemin. Ils n'avaent pas fait vingt pas,
quand Ragotin arrêta le marchand pour lui
dire qu'il fallait appeler ce mort, pour voir
LE ROMAX COMIQCE 25
s'il voulait venir avec eux, et se mit à crier
bien fort :
— Holà ! ho ! veux-tu venir avec nous ?
Le cloutier, qui ne donnait pas ferme, se
leva aussitôt de son poste, et en se levant,
cria aussi bien fort :
— J'y vais, j'y vais ; attendez-moi.
Et il se mit à^ les suivre.
Alors le marchand et Ra^otin, croyant que
ce fût effectivement le pendu, se mirent à
courir bien fort; et le cloutier se mit aussi à
courir, en criant toujours plus fort :
— Attendez-moi.
Et comme il courait, les fers et les clous
qu'il portait faisaient un grand bruit, ce qui
redoubla la peur de Ra^otin et du marchand;
car ils crurent pour luis que c'était véritable-
ment le mort qu'ils avaient relevé, ou l'ombre
de quelqu'autre, qui traînait des chaînes (car
le vulgaire croit qu'il n'apparaît jamais de
spectre qui n'en <raîne après soi); ce qui les
mit en état de ne plus fuir, un tremblement
les ayant saisis de façon que, leurs jambes ne
les pouvant plus soutenir, ils furent contraints
de se coucher par terre, ou le cloutier les
trouva, et qui fit déloger la peur de leur cœur,
par un bonjour qu'il leur donna, ajoutant qu'ils
l'avaient bien fait courir.
Ils eurent de la peine à se rassurer; mais,
après avoir reconnu le cloutier, ils se levèrent
et continuèrent heureusement leur chemin
jusqu'à Beaumont, ou R î^otinfit ce qu'il avait
à y faire, et le lendemain s'en retourna à
Alençon. Il trouva tous ceux de la troupe qui
sortaient de table, auxquels il raconta son
aventure, qui pensa les faire mourir de rire :
les demoiselles en faisaient de si grands
éclats, qu'on les entendait de l'autre bout
de la rue, et qui furent interrompus par
l'arrivée d'un carrosse rempli de noblesse
58 LE ROMAN COMIQUE
campagnarde. C'était un gentilhomme qu'on
appelait M. de la Fresnay. Il mariait sa fille
unique, et il venait prier les comédiens de re-
présenter chez lui le jour de ces noces. Cette
fille, qui n'était pas des plus spirituelles du
monde, leur dit qu'elle desirait que Von jouât
la Sylvie de Mairet. Les comédiennes se con-
traignirent beaucoup pour ne pas rire, et lui
dirent qu'il fallait donc leur en procurer une ;
car ils ne rayaient plus. La demoiselle répondit
qu'elle leur en donnerait une. ajoutant qu'elle
avait toutes les pastorales, celles de Racan, la
Belle Pêcheuse, la Contraire en amour, Plonci-
don, le Mercier, et un grand nombre d'autres
dont je n'ai pas retenu les titres :
— Car, disait-elle, cela est propre à ceux
qui, comme nous, demeurent dans des mai-
sons aux champs : et d'ailleurs les habits ne
coûtent guère ; il ne faut point se mettre en
peine d'en avoir de somptueux, comme quand
il faut représenter la Mort de Pompée, le Cinna,
Héraclius, ou la ftodogune. Etpuis, les vers des
Sastorales ne sont pas si ampoulés que ceux
es poëmes graves; et ce genre pastoral est
plus conforme à la simplicité de nos premiers
parents, qui n'étaient habillés que de feuilles
de figuier, même après leur péché.
Son père et sa mère écoutaient ce discours
avec admiration, s'imaginant que les plus
excellents orateurs ciu royaume n'auraient su
débiter de si riches pensées, ni en termes ei
relevés.
Les comédiens demandèrent du temps pour
se préparer, et on leur donna huit jou/s. La
compagnie s'en alla après avoir dîné, quand
le prieur de Saint-Louis entra. La VEtoile lui
dit qu'il avait bien fait de venir; car il avait
ôté la peine à l'Olive de l'aller quérir, pour
s'acquitter de sa promesse ; à quoi il ne fallait
guère le porter, puisqu'il venait pour ce sujet.
LE ROMAN COMIQUE Î7
Les comédiennes s'assirent sur un lit, et les
comédiens sur des chaises ; on ferma la porte,
avec commandement au portier de dire qu'il
n'y avait personne, s'il fût survenu quelqu'un.
On fit silence, et le prieur débuta comme vous
l'allez voir dans le chapitre suivant, si vous
prenez la peine de le lire.
X,— Histoire du prieur de Saint- Louis. — Arrivée
de monsieur de Verville.
— Le commencement de cette histoire ne
peut vous être qu'ennuyeux, puisqu'il est gé-
néalogique ; mais cet exorde est, ce me sem-
ble, nécessaire pour une plus parfaite intelli-
gence de ce que vous y entendrez.
Je ne veux point déguiser ma condition,
puisque je suis dans ma patrie : peut-être
qu'ail1 eurs j'aurais pu passer pour autre que
je ne suis, quoique je ne l'aie jamais fait; j'ai
toujours été fort sincère sur ce point-là. Je
suis donc natif de cette ville •. les femmes de
mes deux grands-pères étaient demoiselles, et
il y avait du de à leur surnom. Mais comme
vous savez que les fils aînés emportent pres-
que tout le bien, et qu'il en reste fort peu
pour les autres garçons et pour les filles (sui-
vant l'ordre du coutumier de cette province),
en les place comme on peut, ou en les met-
tant dans l'ordre ecclésiastique ou religieux,
ou en les mariant à des personnes de moin-
dre condition, pourvu qu'ils soient honnêtes
gens, et qu'ils aient du b:en, suivant le pro-
verbe qui court en ce pays, plus de profit et
rnoins d'honneur ; proverbe qui depuis long-
temps a passé les limites de cette province,
et s est répandu dans tout le royaume. Aussi
mes grand'mères furent-elles mariées à des
marchands, l'un de draps de laine, et l'autre
de toile. Mon grand-père paternel avait quatre
2S LS ROMAN COMIQUE
fils, dont mon père n'était pas l'aîné. Celui de
ma mère avait deux fils et deux filles, dont
elle eu était une. Elle fut mariée au second
fils de ce marchand drapier, qui avait quitté
le commerce pour s'adonner à la chicane, ce
qui est cause que je n'ai pas eu tant de bien
que j'eusse pu en avoir.
Mon père, qui avait beaucoup gagné au
commerce, et qui avait épousé en premières
noces une femme fort riche, qui mourut sans
enfants, était déjà fort avance en âge quand
il épousa ma mère, qui consentit à ce mariage
plutôt par obéissance que par inclination :
aussi y avait-il plutôt de l'aversion de son
côté que de l'amour, ce qui fut sans doute la
cause qu'ils demeurèrent treize ans mariés, et
quasi hors d'espérance d'avoh des enfants ;
mais enfin ma mère devint enceinte. Quand
ie terme fut venu de produire son fruit, ce
tut avec une peine extrême, car elle fut
quatre jours en travail : à la fin, elle accoucha
de moi, sur le soir du quatrième jour. Mon
père, qui avait été occupé pendant ce temps-
là à faire condamner un homme à être pendu,
narce qu'il avait tué un sien frère, et quatorze
faux témoins au fouet, fut ravi de joie quand
les femmes qu'il avait laissées dans sa maison
pour secourir ma mère le félicitèrent de la
naissance de son fils. 11 les régula du mieux
qu'il put, et en enivra quelques-unes, aux-
quelles il fit boire du vin blanc en guise de
cidre-poiré; lui-même me l'a raconté plusieurs
fois. Je fus baptisé deux jours après ma nais-
sance : le nom que l'on m'imposa ne fait rien
à mon histoire. J'eu.s pour parrain un seigneur
de place, fort riche, dont mon père était voi-
sin, lequel ayant appris de madame sa femme
la grossesse' de ma uvre, après un si long
temps de mariage, comme je l'ai dit, il lui
demanda son fruit pour ie présenter au bap-
LE ROMAN COMIQUE 29
terne, ce qui lui fut accordé fort agréable-
ment. Comme ma mère n'avait que moi, elle
m'éleva avec grand soin, et un peu trop déli-
catement pour un enfant de ma condition.
Quand je fus un peu grand, je fis paraître
que je ne serais pas sot, ce qui me fit aimer
de tous ceux de qui j'étais connu, et princi-
palement de mon parrain, qui n'avait qu'une
fille unique mariée a un gentilhomme parent
de ma mère. Elle avait deux fils : un plus
âgé d'un an que moi, et l'autre moins âgé
d'un an ; mais qui étaient aussi brutaux que
je faisais paraître d'esprit; ce qui obligeait
mon parrain à m'envoyer quérir quand il
avait quelque illustre compagnie; car c'était
un nomme splendide, et qui traitait tous les
princes et grands seigneurs qui passaient par
cette ville. Il me faisait chanter, danser et
caqueter pour les divertir, et j'étais toujours
assez bien vêtu pour avoir entrée partout.
J'aurais fait fortune avec lui, si la mort ne me
l'eût ravi trop tôt dans un voyage qu'il fit à
Paris. Je ne ressentis point alors cette mort
comme j'ai fait depuis. Ma mère me fit étudier,
et je profitais beaucoup, mais quand elle
aperçut que j'avais de l'inclination à être d'é-
glise*, elle me retira du collège, et me jeta
dans le monde, où je pensai me perdre, mal-
gré les vœux qu'elle avait faits à Dieu de lui
consacrer le fruit qu'elle produirait, s'il lui
accordait la prière qu'elle lui faisait de lui en
donner. Elle était tout au contraire des autres
mères qui ôtent à leurs enfants les moyens de
se débaucher : car elle me donnait, tous les
dimanches et fêtes, de l'argent pour jouer et
aller au cabaret. Néanmoins, comme j'avais le
naturel bon, je ne faisais point d'excès, et
tout se terminait à me réjouir avec mes voi-
sins.
J'avais fait grande amitié avec un jeune
30 LE ROMAN COMIQUE
garçon, âgé de quelques années plus que moi,
fils 'd'un officier de la reine-mère du roi
Louis XIII, de glorieuse mémoire, lequel avait
aussi deux filles. Ii faisait sa résidence dans
une maison située dans ce beau parc, leqi*e/
(comme vous le pouvez le savoir) a été autre-
fois le lieu de délices des anciens ducs d'Alen*
çon. Cette maison lui avait été donnée, avec
un grand enclos, par la reine sa maîtresse,
qui jouissait alors en apanage de ce duché.
Nous passions agréablement le temps dans ce
parc; mais comme des enfants, sans penser à
ce qui arriva depuis. Cet officier de la reine,
que l'on appelait M. du Fresne, avait un frère
aussi officier dans la maison du A>i, qui lui
demanda son fils, ce que du Fresne n'osa re-
fuser. Avant de partir pour la cour, il me vint
dire adieu; et j'avoue que ce fut la première
douleur que je ressentis en ma vie. Nous pleu-
râmes fort en nous séparant ; mais je pleurai
bien davantage quand, trois mois après son
départ sa mère m'apprit sa mort. Je ressentis
cette affliction autant que j'en étais capable,
et je tus le pleurer avec ses sœurs, qui en
étaient sensiblement touchées.
Mais comme le temps modère tout, quand
ce triste souvenir fut un peu passé, madame
Dufresne vint un jour prier ma mère d'agréer
que j'allasse donner quelques exemples d'é-
criture à sa jeune fille, que l'on appelait ma-
demoiselle du Lis, pour la distinguer de son
aînée, qui portait le nom de la maison ; parce
lui dit-elle, que l'écrivain qui l'enseignait s'en
était allé ; ajoutant qu'il y en avait beaucoup
d'autres ; mais qu'ils ne voulaient pas aller
montrer en ville, et que sa fille n'était pas de
condition à rouler dans les écoles. Elle s'ex-
cusa fort de cette liberté: mais elle dit qu'on
en use librement avec ses amis. Elle ajouta
que cela pourrait se terminer à quelque chose
LE ROMAS COMIQUE H
de plus important, sous-eiitendant notre ma-
riage, qu'elles conclurent depuis secrètement
entre elles. Ma mère ne m'eut pas plutôt
proposé cet emploi, que j'y fus l'après-dîner,
ressentant déjà quelque secrète cause qui me
faisait agir, sans y faire pourtant guère de
réflexion. Mais je n'eus pas été huit jours dans
cet exercice, que la du Lis, qui était la plus
jolie des deux filles, se rendit fort familière
avec moi, et souvent par raillerie m'appelait
mon petit maître. Ce fut alors que je commençai
à ressentir quelque chose dans mon cceûr,
qu'il avait ignoré jusque-là, et il en fut de
même de la du Lis. Nous étions inséparables,
et nous n'avions point de plus grande satis-
faction que quand on nous laissait seuls, ce
qui arrivait assez souvent. Ce commerce dura
environ six mois, sans que nous nous parlas-
sions de ce qui nous possédait; mais nos yeux
en disaient a-sez. Je voulus un jour essayer à
faire des vers à sa louange, pour voir si elle
les recevrait agréablement; mais comme je
n'en avais point encore composé, je ne pu«s pas
y réussir. Je commençais a lire les bons ro-
mans et les bons poëtés, ayant laissé les Mé-
hisine, Robert le Diable, les Quatre fils Aimon et
la belle Maguelonne, Jean de Paris, etc., qui
sont les romans des enfants. Or, en lisant les
œuvres de Marot, j'y trouvai un triolet qui
convenait merveilleusement bien à mon des-
sein; je le transcrivis mot à mot : le voi-
ci :
Votre bouche petite et belle
Est de gracieux entretien :
Puis parfois son maître m'appelle,
Et l'alliance j'en retien,
Car ce m'est honneur et grand bien.
Mais quand vous me prîtes pour maitTft»
Que ne disiez-vous aussi bien,
Votre maîtresse i& yeiu être?
32 LE RCHAN comique
Je lui donnai ces vers, qu'elle lut avec joie,
comme je le vis à son air; après quoi elle les
mit dans son sein, d'où elle les laissa tomber un
moment après. Sa sœur aînée les releva sans
qu'elle s'en aperçût : un petit laquais l'eu aver-
tit; elle les lui* demanda; et voyant qu'elle
faisait quelque difficulté de les lui rendre, elle
se mit furieusement en colère et s'en plaignit
à sa mère, qui commanda à sa fille de les lui
donner, ce qu'elle fit. Ce procédé me fit conce-
voir de bonnes espérances, quoique ma condi-
tion me rebutât. Et pendant que nous passions
ainsi agréablement le temps, mon père et ma
mère, qui étaient fort avancés en âge, délibé-
rèrent de me marier et m'en firent un jour la
proposition. Ma mère découvrit à mon père le
projet qu'elle avait fait avec mademoiselle du
Fresne, comme je vous l'ai dit; mais comme
c'était un homme fort intéressé, il lui répondit
que cette fille était d'une condition trop rele-
vée pour mui, et d'ailleurs qu'elle avait trop
peu de bien et qu'elle voudrait trop trancher
de la dame.
Comme j'étais fils unique et que mon père
était trop riche pour sa condition et sembla-
blement un mien oncle, qui n'avait point d'en-
fants et duquel il n'y avait que moi qui en
pût hériter, selon la coutume de Normandie,
plusieurs familles me regardaient comme un
objet digne de leur alliance et même on me
fit porter trois ou quatre enfants au baptême,
avec des fillôsdes meilleures maisons de notre
voisinage, qui est ordinairement par où l'on
commence pour réussir en fait de mariage;
mais je n'avais dans la pensée que ma chère
du Lis. J'en étais néanmoins si persécuté de
tous mes parents, que je résolus de m'en aller
à la guerre, quoique je n'eusse que seize ou
dix-sept ans. On fit des levées en cette ville,
pour aller en Danemark, sous la conduite do
LE ROMAN COJkiQUE 33
II. le comte de Montgomery. Je me fis enrôler
secrètement avec trois cadets de mes voisins,
et nous partîmes de même en fort bon équi-
page. Mon père et ma mère en furent fort af-
fligés et ma mère en pensa mourir de dou-
leur. Je ne pus savoir alors l'effet que ce dé-
part inopiné fit sur l'esprit de la du Lis, car je
ne lui eu dis rien; niais je l'ai su depuis par
elle-même.
Nous nous embarquâmes au Havre de-
Grâce, et voguâmes assez heureusement jus-
qu'à ce que nous fus-dons près du Sund ; mais
alors il s'éleva la (lus furieuse tempête que
Ton aitjamai- vue sur l'Océan; nos vaisseaux
furent jetés par latourmente en divers endroits,
et celui de M. de Montgomery, dans lequel
j'étais, aborda heureusement a l'embouchure
de la Tamise, par laquelle nous montâmes, à
j'aide du reflux, jusqu'à Londres, capitale
d'Àngleterrre, ou nous séjourna nés environ
six semaines, pendant lesquel es j'eus le loisir
de voir une partie des raretés' de cette su-
perbe ville et l'illustre cour de son roi, qui
était alors Clin ries Stuart, premier du nom.
M. de Montgoinery s'en retourna dans sa
maison de Poutorson en Basse-Norman lie,
où je ne voulus pas le suivre : je le suppliai
de me permettre de prendre la route de Pans,
ce qu'il m'accorda.
Je m'embarquai dans un vaisseau qui allait
à Rouen, où j'arriviù heureusement, et de là
je me mis sur un bateau qui me remonta jus-
qu'à Paris, ou je trouvai un parent fort pro-
che, qui était eiergier du roi. Je le priai que,
par son moyeu, je pusse entrer dans le régi-
ment aux Gardes : il s'y employa, et fut mon
répondant; car en ce 'temps la il en fallait
avoir pour y être reçu. Je fus dans la compa-
gnie de M. de la Rauderie. Mon parent me
LE RUSAS COMIQWE -- 1. lll. 2
34 LE ROMAN COMIQOE
âonna de quoi me remettre en équioage, ca:
en ce voyage de mer j'avais gâté mes habita
et de l'argent, ce qui me faisait faire paroli i
une trentaine de cadets de grande maison, qu
portaient tous le mousquet aussi bien qui
moi.
En ce temps-là, les princes et grands sei
gneurs de France se soulevèrent contre le roi
et même monseigneur le duc d'Orléans, soi
frère; mais Sa Majesté, par l'adresse ordinain
du grand cardinal de Richelieu, rompit leur
mauvais desseins, ce qui obligea Sa Majesti
de faire un voyage en Bretagne avec un
puissante armée.
Nous arrivâmes à Nantes, où l'on fit la pre
mière exécution des rebelles sur la personn
du comte de Chalais, qui y eut la tête tran
chée, ce qui donna de la terreur à tous le
autres, qui moyennèrent leur paix avec le roi
qui s'en retourna à Paris. Il passa par la vill
du Mans, où mon père me vint trouver, tou
vieux qu'il était, car il avait été averti pa
mon cousin, ce ciergier du roi, que j'étais dan
le régiment aux Gardes. Il me demanda à mo:
capitaine , qui lui accorda mon congé. Ncu
nous en revînmes en cette ville, où mes pa
rents résolurent que, pour m'arrêter, il faliai
me lier avec une femme. Celle d'un chirur
gïen voisin d'une de mes cousines germaine
fit venir, pendant le carême, sous prétest
d'ouïr les prédications, la fille d'un lieutenan
de bailli, d'un bourg distant de trois lieue
d'ici. Ma cousine me vint quérir à notre mai
son pour me la faire voir : mais après un
heure de conversation que j'eus avec elle df;n
la maison de madite cousine, où elle était ve
nue, elle se retira; et l'on me dit après qu
c'était une maîtresse pour moi, à quoi je ré
pondis froidement qu'elle ne m'agréait pas. C
n'est pas qu'elle ne lût assez belle et riche
LE ROMÀX COMIQUE 35
mais toutes les beautés me semblaient laides
en comparaison de ma chère du Lis, qui seule
occupait toutes mes pensées.
J'avais un oncle, frère de ma mère, homme
de justice, et que je craignais beaucoup, le-
quel s'en vint un soir à notre maison, et,apr s
m'avoir tort bravé sur le mépris que j'avais
témoigné faire de cette fille, me dit qu'il fal-
lait me résoudre à l'aller voir chez elle aux
prochaines fêtes de Pâques, et qu'il y avait
des personnes qui valaient plus que moi qai
se tiendraient bien honorées de cette al' lance.
Je ne répondis ni oui ni non ; mais les fêtes
suivantes il fallut y alier avec ma cousine,
cette chirurgienne , et un de ses fils.
Nous fumes agréablement reçus, et l'on
nous régala trois jours durant. Oh nous mena
aussi à toutes les métairies de ce lieutenant,
dans toutes lesquelles il y avait festin. Nou
fûmes aussi à un gros bourg distant d'un
lieue de cette maison, voir le curé du lieu, qui
était frère de la mère de cette fille, lequel
nous fit un fort gracieux accueil. Enfin nous
nous en retournâmes comme nous étions ve-
nus, c'est-à-dire pour ce qui me regardait,
aussi peu amoureux qu'avant.
Il fut pourtant résolu que dans une quin-
zaine de jours on parierait à fond de ce ma-
riage.
Le terme étant expiré, j'y retourna' avec
trois de mes cousins germains, deux avocats
et un procureur en ce présidial; mais par
bonheur on ne conclut rien, et l'affaire fut re-
mise aux fêtes de mai prochaines. Mais le
proverbe est bien véritable, que Vhomme pro-
pos, et Diu dispose; car ma mère tomba ma-
lade quelques jours avant lesdites fêtes, et
mon père quatre jours après : l'une et l'autre
e se terminèrent par la mort. Celle de
ma mère arriva un mardi, et celle de mon
36 LE ROMAN COMIQUE
père le jeudi de la même semaine, et je fus
aussi fort malade ; mais je me levai pour aller
voir cet oncle sévère, qui était aussi fort ma-
lade, et qui mourut quinze jours après.
A quelque temps de la, on me reparla de
cette fille du lieutenant que j'étais allé voir ;
mais je n'y voulus pas entendre, car je n avais
plus de parents qui eussent droit de me com-
mander. D'ailleurs, mon cœur était toujours
dans ce parc, où je me promenais ordinaire-
ment, mais bien plus souvent en idée.
Un matin que je ne croyais pas qu'il y eût
encore personne de levé dans la maison du
sieur du Fresne, je passai devant, et je fus
bien étonné quand j'ouïs la du Lis qui chan-
tait sur un balcon cette vieille cnanson quia
pour reprise : Que n est-il auprès de moi, celui
que mon cœur aime! ce qui m'obligea à m'an-
procher d'elle et à lui faire une protonde révé-
rence, que j'accompagnai de telles ou sembla-
bles paroles: « Je souhaiterais de tout mon
cœur, mademoiselle, que vous eussiez la satis-
faction que vous désirez, et je voudrais y pou-
voir contribuer; ce serait avec la même pas-
sion que j'ai toujours été votre très-humble
serviteur.» Elle me rendit bien mon salut; mais
elle ne me répondit pas, et, continuant à chan-
ter, elle changea la reprise de la chanson en
ces termes : Le voici auprès de moi, celui que
mon cœur aime.
Je ne demeurai pas court, car je m'étais
un peu ouvert à la guerre et a la cour; et quoi-
que ce procédé fût capable de me démonter,
je lui dis : « J'aurai sujet de le croire si vous
me faite? ouvrir la porte. »
En même temps, elle appela le petit laquais
dont j'ai déjà parlé, à qui elle commanda de
me l'ouvrir, ce qu'il fit. J'entrai, et je fus reçu
avec tous les témoignages de bienveillance du
père, de la mère et de la sœur aînée, mais en-
LI ROMAX COMIQUE 37
core plus de la du Lis. La mère me demanda
pourquoi j'étais si sauvage, et que je ne les
visitai? pas si souvent que 'j'avais accoutumé;
qu'il ne fallait pas que le deuil de mes parents
m'en empêchât : qu'il fallait se divertir comme
auparavant ; en un mot, que je serais toujours
le bien venu dans leur maison. Ma réponse ne
fut que pour f-iire paraît e mon peu de mérite,
en disant quelques paroles aussi mal rangées
que celles que je vous débite ; mais enfin tout
se termina par un déjeuner de laitage, qui est
dans ce pays un grand régal, comme vous le
savez.
— Et qui n'est pas désagréable, répondit la
l'Etoile ; mais poursuivez.
— Quand je pris congé pour sortir, la mère
me demanda si je ne m'incommoderais point
de l'accompagner elle et ses fllies chez un
vieux gentilhomme leur parent, qui demeu-
rait à deux lieues d'ici. Je lui répondis qu'elle
me faisait tort de me le demander, et qu'un
commandement absolu m'eût été plus agréable ;
îe voyage fut conclu pour le lendemain. La
mère monta un petit mulet qui était dans la
maison, la fille aînée monta le cheval de son
Dère, et je portai en croupe sur le mien, qui
était fort, ma chère du Lis. Je vous laisse à
penser quel fut notre entretien le long du che-
min, car pour moi je ne m'en souviens plus;
tout ce que je puis vous dire, c'est que nous
nous séparâmes, la du Lis et moi, fort amou-
reux. Depuis ce temps-là, mes visites furent
fort fréquentes, ce qui dura tout le long de
l'été et de l'automne. De vous dire tout ce qui
se passa, je serais trop ennuyeux. Je vous ai-
rai seulement que nous nous dérobions sou-
vent de la compagnie, et nous allions demeu-
rer seuls à l'ombrage de ce bois de haute-
38 LE ROàlAN COïIIQUE
futaie, toujours sur le bord de la "belle petite
rivière qui passe au milieu, où nous avions la
satisfaction d'ouïr le ramage des oiseaux,
qu'ils accordaient au doux murmure de Peau,
parmi lequel nous mêlions mille douceurs que
nous nous disions, et nous nous faisions en<
suite autant d'innocentes caresses. Ce fut là
où nous résolûmes de nous bien divertir le
carnaval prochain.
Un jour que j'étais occupé à faire du cidre à
vin pressoir du faubourg de la Barre, qui est
tout joignant le parc, la du Lis m'y vint trou-
ver. A son abord, je connus qu'elle avait quel-
que chose sur le cœur, en quoi je ne me trom-
pai pas ; car après qu'elle m'eut un peu raillé
sur l'équipage où j'étais, elle me tira à part et
me dit que le gentilhomme dont la fille était
dkez M. de Planche- Panette, son beau- frère,
eai avait amené un autre qu'il prétendait
lui faire donner pour mari, et qu'ils étaient
à la maison, dont elle s'était dérobée pour
venir m'en avertir. « Ce n'est pas, ajoutâ-
t-elle, que je favorisa jamais sa recherche, et
que je consente à quoi que ce soit, mais j ai-
merais mieux que tu trouvasses quelque
moyen de le renvoyer que s'il venait de moi. »
Je lui dis alors : « Va-t'en, et lui fais bonne
mine pour ne rien altérer, mais sache qu'il
ne sera pas ici demain à midi. » Elle s'en alla
plus joyeuse, attendant l'événement. Cepen-
dant je quittai tout et abandonnai mon cidre
à la discrétion des valets, et m'en allai à ma
maison, où je pris du linge et un autre habit,
et m'en allai chercher mes camarades, car
vous dévêt savoir que nous étions une quin-
zaine de jeunes hommes qui avions tous cha-
cun notre maîtresse, et tellement unis que
qui en offensait un avait offensé tous les au-
^52 ; €t noua étions tous résolus que si quelque
franger venait .nour noua ies ravir, de les
LE ROMA* COMtQCE 39
mettre en état de n'y réussir jamais. Je leur
proposai ce que tous venez d'ouïr, et aussitôt
tous conclurent qu'il fallait aller trouver ce
:. qui était un gentilhomme de la plus
peine noblesse du Bas-Maine, et l'obliger à
s'en retourner comme il était venu.
Non - • à son logis, où il soupait
avec l'autre gentilhomme, son conducteur;
ue marcïï point a lui dire
pouvait bien se retirer, et qu'il n'y avait rien.
ner pour lui dans ce pays. Le conduc-
teur repartit que nous ne Bavions pas leur
dessein, et me, quand nous le saurions, nous
n'y avions aucun intérêt. Alors je m'avançai,
et" mettant la main sur .a garde de mon ép-e,
je lui dis : « Hé bien! moi j'y en ai, et si vous
ne le quittez, je vous mettrai en état de n'^n
faire lus. • L'un d'eux repartit que la parue
n'était pas égale, et que si j'étais seul je ne
dis pas ainsi. Je lui
êtes deux et je sors avec celui-ci en pre
un de mes camarades); suivez-nous. » Ds
mirent en devoir, n. t un de s-
les empêchèrent,' et leur firent connaîtn
le meilleur pour eux était de se retirer, et
qu'il ne faisait pas bon de se frotter à
Es profitèrent de l'avis, et Ton n'en en-
plus parler depuis. Le lendemain, j'allai voir
la du Lis, à qui je racontai l'action que j'a-
vais faite, dont eue fut trés-a ntente, et m'en
remercia en des termes fort obligeants.
L'hiver approchait, les veillées étaient fort
longues, et nous les passions a jouer
petits jeux d'esprit; ce qui étant souvent
réitéré ennuya, et me fit résoudre à lui don-
ner le bal. /'en conférai avec elle, et elle s'y
accorda: j'en demandai la permission à M. du
Fresne, son père, et il me la donna. Le di-
manche suivant, nous dansâmes et conti-
nuâmes plusieurs fois, mais il y avait toujours
40 LE ROMAN COMIQUE
une si grande foule de monde que la du Lis
me conseilla de ne faire plus danser, mais de
penser à quelque autre divertissement. Il fut
donc résolu d'étudier une comédie, ce qui fut
exécuté.
La l'Etoile l'interrompit en lui disant :
— Puisque vous en êtes à la comédie, dites-
moi si cette histoire est encore ^uére longue?
car il se fait tard et l'heure du souper ap-
proche.
— Ah ! dit le prieur, il y en a encore deux
fois autant pour le moins.
On iugea donc qu'il fallait la remettre à une
autre fois pour donner du temps aux acteurs
d'étudier leurs rôles; et quand ce n'eût pas
été pour cette raison, il eût fallu cesser à
cause de l'arrivée de M. de Verville, qui entra
dans la chambre sans que personne s'y oppo-
sât, car le portier s'était en lormi. Sa venue
surprit tort toute la eompa^rnie : il fit de
grandes caresses à tous les comédiens et co-
médiennes, et principalement à Destin, qu'il
embrassa à diverses reprises, et leur dit le
sujet de son voyage, comme vous le verrez
dans le chapitre*suivant,qui est fort court.
XI.— Résolution des mariages de Destin avec la l'Etoile,
et de Léandre avec Angélique.
Le prieur de Saint- Louis voulut prendre
congé, mais Destin l'arrêta, lui disant que
dans peu de temps il faudrait souper, et qu'il
tiendrait compagnie à M de Verville, qu'il
pria de leur faire l'honneur de souper avea
eux. On demanda à l'hôtesse si elle avait
LE o:jax COSIIOU* 4*
quelq' Ile dit que
ta mit du In ■. et l'on servit
quelq . lit bonne chère, on
et l'on
tin de-
manda a Verville ie sujet de Bon voyage
- quartiers, qui lui répon lit
I tgne,
.-■ut guère, non plus
que lui; mais qu'ayant une affaire d'impor-
tance I Bretagm it dé-
tourna - voir,
dont on le remercia foi t. Ensuite, il fut informe
du mauvais succès,
et enfin de tout ce que vous avez
te chapiti épaules en
disant qu'il avait trouvé ce qu'il cherchait avec
trop di o jper, Verville lit con-
e prieur, de qui tous ceux de
la troupe diren- bien, et après
avoir u A ra Verville
tira Destin a part, et lui demanda pourquoi
Léandre était vêtu de noir, et pourquoi tant
de laquais vêtus de même : Il lui en apprit le
sujet, et le dessein qu'n avait fait d'épouser
. me.
— Et vous, dit Verville, quand vous ma-
rierez- vous? Tl est, ce me semble, temps de
faire connaître au monde qui vous êtes, ce
qui ne se peut que par un mariage; — ajou-
tant que, s'il n'était pressé, il demeurerait pour
-ter a l'un et à l'autre.
Destin lui dit qu'i: fallait savoir le senti-
ment de la l'Etoile. Ils l'appelèrent et lui pro-
posèrent ce mariage, à quoi elle répondit
suivrait toujours le sentiment de ses
amis; enfin il fut conclu que, quand Verviile
aurait mis fin aux affaires qu'il avait à Ren-
nes, ce qui serait dans une quinzaine dejom?3
au plus tard, il repasserait; par Aienoon, et
42 LE ROSU* COMIQUE
que l'on exécuterait la proposition. I en fut
autant conclu entre eux et la Caverne pour
Léandre et Angélique.— Verville donna le bon
soir à li. compagnie et se retira à son logis.
Le lendemain, il partit pour la Bretagne et
arriva à Rennes, où il alla voir M. de la Ga-
rouffière, qui, après les compliments accoutu-
més, lui dit qu'il y avait dans la ville une
troupe de comédiens, l'un desquels avait
heaucoup de traits de visage de la Caverne;
ce qui l'obligea d'aller le lendemain à la co-
médie, où ayant vu le personnage, il fut per-
suadé que c'était son parent (je dis de la Ca-
Terne). Après la corné lie, il l'aborda, et s'en-
quit de lui d'où il était, s'il yavait Longtemps
qu'il était dans la troupe, etpar quels moyens.
U y était venu. Tl répondit surtoui
en sorte qu'il fut facile à Verville dec<
tre qu'il était frère de la Caverne, qui s
perdu quand son père fut tué en P-
le page du baron de Sigognac, ce qu'il avoua
franchement, en ajoutant qu'il n'avait jamais
pu savoir ce que sa sœur était devenue. Alors
verville lui apprit qu'elle était dan-
troupe de cornéliens qui était à Alençon, et
qu'elle avait eu beaucoup de disgrâces,
qu'elle avait sujet d'en être consolée, parce
qu'elle avait une très- belle fille qu'un seigneur
de douze mille livres de rentes était sur le
point d'épouser, et qu'il faisait la comédi
eux, et qu'à son retour il assisterait au
riage, et qu'il ne tiendrait qu'à lui de s'y trou-
ver pour réjouir sa sœur, qui était fort en
peine de lui, n'en ayant eu aucunes nouvelles
depuis sa fuite. Non-seulement le comédien
acceota cette offre, mais il supplia instamment
M. de Verville de souffrir qu'il l'accompagnât,
ce qu'H agréa. Cependant il mit ordre à ses
affaires, que nous lui laisserons négocier, et
retournerons à Alençon.
le r.ovA-î cou 43
jour que partit \
et comédiennes, pour leur dire que monsei-
gneur l'évêque de Stvz l'avait envoyé quérir,
pour lui communiquer une affaire d':
ien marri de ne pouvoir
s'acquitter de sa p- - qu'il n'y
avait lien de perdu ; que, pendant qu'ils se-
raient à Séez, i •epré-
aenter Sylvie aux noces de la
du liou, et qu'a leur retour et au sien il achè
verait ce qu'il av 'en alla, ri
les corné liens se disposèrent à partir.
XII. — ' -ï'itnt le voyage de la Fres-
. — Autre disgrâce de Ragotin.
La veille de la noce, on envoya un carrosse
et deux chevaux liens. Le?
I » ~tin,Léandre
et l'Olive; les autres montèrent les chevaux, et
Ragotin le sien, qu'il avait encore, pour n'a-
voir pu ]e vendre, et qui était ^ruéri de son
enclouure. Il voulut à la l'Etoile ou
-ique de se mettre en croupe derrière
lui, disant qu'elles aéraient plus à leur aise
que dans le carrosse, qui ébranle beaucoup;
mais ni l'une ni l'autre n'en voulurent rien
faire.
Pour aller d'Alencon à la Fresnaye, il faut
passer une partie *de la forêt de Persaine,
qui est dans le pays du Maine. Ils n'eurent
pas fait mille pas dans cette forêt, que Rago-
tin. qui allait devant, cria au cocher d'arrêter,
parce, disait-il, qu'il voyait une troupe
d'hommes à cheval. On ne trouva pas bon
d'arrêter, mais de se tenir chacun sur ses gar-
des. Quand ils furent prés r]e ces cavaliers,
Ragotin dit que c'était la Rappinière avec ses
archers. La l'Etoile pâlit ; mais Destin, qui
44 LE ROMAN COMIQUE
s'en aperçut, la rassura, en lui disant qu'il
^'oserait leur faire insulte en présence dp ses
archers et des domesti [ues de M. de la Fres-
naye, et si près de si maison. La Rappinière
connut bien que c'était la troupe comique;
aussi afapprocha-t il du carrosse avec son effron-
terie ordinaire, et salua les comédiennes, aux-
quelles il fr d assez mauvais compliments; à
quoi elles répondirent avec une froideur ca-
pable de démonter un moins effronté que ce
lévrier de bourreau, qui leur dit qu'il cher-
chait des brigands qui avaient volé des mar-
chands du coté de Baion,et qu'on lui avait dit
qu'ils avaient pris cette route. Comme il en-
tretenait la compagnie, le cheval d'un de ses
archers, qui était fougueux, sauta sur le cou
du cheval de Ragotiu. auquel il fit si grand'-
peur, qu'd recula, et s'enfonça dans une touffe
d'arbres, dont il \ en ava t quelques-uns dont
les branches étaient sèches, l'une desquelles
se trouva sous le pourpoint de Ragotin, et
qui lui piqua le dos. eu sorte qu'il y demeura
pendu; car voulant se dégager de ces arbres,
il avait donné des deux talons a son cheval,
qui avait passé et l'avait laissé ainsi en l'air,
criant comme un petit fou qu'il était :
— Je suis mort ! on m'a donné un coup
d'épée dans les reins!
On riait si fort de le voir en cette posture,
que l'on ne songeait a rien moins qu'à le se-
courir : on criait bien aux laquais de le dé-
pendre; mais ils s'enfuyaient d'un autre côté
en riant.
Cependant son cheval magnait toujours pays
sans se laisser prendre, i nfin , après avoir
bien ri, le cocher, qui était un grand et fort
garçon, descendit de dessus son siège et s'ap-
procha de Ragotin, le souieva et le dépendit.
On le visita et on lui tit accroire qu'il était
fort blessé, mais qu'on ne pouvait le panser
LE ROMAN COMIQUE 45
que l'on n^ fût au où il 7 avait un
lort bon chirurgien : en attendant, on lui ap-
feuilles fi
« )u le pla mt l'O-
• devant du
;• odre
et fut pourtant ;
La Rappiniere c> ntin 1a - d ■•'
troupe arriva au chàtea . d'où .
Îuénr le chirurgien, a qui
semblant de sonder la p rinaire
. que l'on avait fait mettre dans le
qu*il l'a
- :ui avoir n coup était fa
bie. et que. deux doigta plus a <ôté, il n'y
avait plus de Ragotin. Il lui ordonna le n
ordinaire et le iai>-a re]
d'homme avait L'imagination si frappée de
tout ce qu'on lui avait dit, qu'il crut toujours
être fort blessé. Il ne se leva point pour voir
le bal, qui lut tenu le .<oir ai ir; car
on avait fait venir >a Lrrande bande de violons
•ut a une autre
noce a Argentan. On' dansa a la mode du
et les cornéliens et comédiennes dansè-
rent a la mode de la cour. Destin et la l5
dansèrent la sarabande ' .iration de
toute la compagnie, qui était composée de la
— e campagnarde et des plus gros ma-
nantsduvi; g "ndemain, on joua la pas-
torale que l'épouse avait demandée. Ragotin
s'y fit porter en chaise avec son bonnet de
nuit. Ensuite on fit bonne chère, et le lende-
main, ; >ir bien déjeuné, on paya et
remercia la troupe. Le c>-. ■> chevaux
furent prêl r Ra-
gotin de sa prétendue blessure; mais on ne
put jamais lui persuader le contraire, car il
disait toujours qu'il sentait bien son mal. On
48 LE ROMAN COMIQUE
le mit dans le carrosse et toute la troupe ar-
riva heureusement à Alençon.
Le lendemain, on ne représenta point, car
les comédiennes voulurent se reposer.
Cependant le prieur de Saint-Louis était da
retour de son voyage de Séez ; il alla voir là
troupe, et la l'Etoile lui dit qu'il ne trouverait
point d'occasion plus favorable pour achever
son histoire, Il ne s'en fit point prier, et il
poursuivit comme vous Fallez voir.
XIII- — S"I*e et Sn de l'histoire du prieur de Saïnî=>
Louis.
— Si le commencement de cette histoire, où
vous n'avez vu que de la joie et des contente-
ments, vous a été ennuyeux, ce que vous ail : z
ouïr le sera bien davantage, puisque vous n'y
verrez que des revers de la fortune, des dou-
leurs et des désespoirs, qui suivront les plai-
sirs et les satisfactions ou vous me verrez en-
core, mais pour fort peu de temps. Afin donc
de reprendre au même lieu où je finis le récit,
après que mes camarades et moi eûmes appris
nos rôles, et exerce plusieurs fois, un jour de
dimanche au soir, nous représentâmes notre
dans la maison du sieur de Fresne, ce
qui fit un grand bruit dans le voisinage. Quoi-
que nous eussions pris tous les soins possibles
de faire tenir les portes du parc bien fermées,
nous fûmes accablés néanmoins de tant de
monde, qui avait passé par le château ou es-
caladé les murailles, que nous eûmes toutes
les peines imaginables à gagner le théâtre,
que nous avions fait dresser dans une salle de
médiocre grandeur; aussi resta-t-il les deux
tiers du monde dehors. Pour obliger ces gens-
là à se retirer, nous leur promîmes que, le di-
manche suivant, nous la représenterions dans
1» ville, et dans une plus grande salle. Nous
LE ROMAN COMIQUE 47
fîmes passablement bien pour des apprentis,
excepté un de nos acteurs qui faisait le per-
sonnage du secrétaire du roi Darius (la mort
de ce monarque était le sujet de notre pièce) ;
car ii n'avait que huit vers à dire, ce qu'il
faisait assez bien entre nous : mais quand il
fallut représenter tout de bon, il fallut le pous-
ser sur la scène par force, et ainsi il fut
de parler; mais si mal, que nous eûmes beau-
coup de peine à faire cesser les éaats de rire.
La tragédie finie, je commençai le bal avec la
du Lis, et qui dura jusqu'à minuit. Nous
prîmes goût a cet exercice, et sans en rien
dire à personne, nous étudiâmes une autre
pièce. Cependant je ne me désistais point de
mes visites ordinaires.
Or, un jour que nous étions assis auprès du
feu, il arriva un jeune homme a qui l'on y fit
prendre place : après un quart d'heure d'en-
tretien il tira de sa poche une boîte dans la-
quelle il y avait un portrait de cire en relief,
très-bien fait, qu'il dit être celui de sa maî-
tresse. Après que toutes les demoiselles l'eu-
rent vu et dit qu'elle était fort belle, je le
pris à mon tour ; et en le considérant avec
attention, je m'imaginai qu'il ressemblait à
la du Lis, et que ce galant-là avait quelque
pensée sur elle. Je ne marchandai point a jeter
cette boîte dans le feu, où la petite statue
se fondit bientôt ; car quand il se mit en de-
voir de l'en tirer, je l'arrêtai, et le menaçai de
le jeter par la fenêtre. M. du Fresne, qui m'ai-
mait autant alors qu'il m'a haï depuis, jura
qu'il lui ferait sauter l'escalier, ce qui obligea
ce malheureux à sortir confusément. Je la
suivis sans que personne de la compagnie
m'en pût empêcher, et je mi dis que, s'il avait
quelque chose sur le cœur, nous avions chacun
une épée, et que nous étions en beau lieu pour
le satisfaire; mais il n'en eut pas ie courage.
48 LE ROMAN COMIQUE
Le dimanche suivant, nous jouâmes la même
tragédie que cous avions déjà représentée ;
mais dans la salle d'un de nos voisins, qui
était assez grande, et, par ce moyen, nous
eûmes quinze jours pour étudier l'autre pièce.
Je m'avisai de l'accompagner de quelques en-
tréex de ballet, et je fis choix de six de mes
camarades qui dansaient le mieux, et je fis le
septième. Le sujet du ballet était lss bergers
et bergères soumis à l'amour ; car à la pre-
mière entrée paraissait un Cnpidon, et aux
autres des bergers et des bergères, tous vêtus
de blanc, et leurs habits tout parsemés de
nœud» de petits rubans bleus, qui étaient les
couleurs de la du Lis, et que j'ai aussi tou-
jours portées depuis : il est vrai que j'y ai
ajouté la feuille morte, pour les raisons que
je vous dirai à la fin de cette histoire.
Ces bergers et bergères faisaient deux a
deux chacun une entrée, et quand ils parais-
saient tous ensemble, ils formaient les lettre.?
du nom de la du Lis, et l'amour décochait une
flèche à chaque berger, et jetait des flammes
de feu aux bergères, et tous, en signe de
soumission , fléchissaient le genou. J'avais
composé quelques vers, sur le sujet du ballet,
que nous récitâmes ; mais la longueur du
temps me les a fait oublier, et quand je m'en
souviendrais encore, je n'aurais garde de vous
les dire, car je suis assuré qu'ils ne vous
agréeraient pas, à présent que la poésie fran-
çaise est au plus haut degré ou elle puisse
monter. Comme nous avions tenu la chose se-
crète, il nous fut facile de n'avoir que de nos
amis particuliers, qui, insensiblement, et sans
que fou s'en aperçût, entrèrent dans le parc,
où nous représentâmes à notre aise les amours
d'Angélique et de Sacripan. roi de Circassie,
sujet tiré de IWrioste. Ensuite nous dansâmes
notre ballet. Je voulus commencer le bal à
LE RO**X COMIQUE 49
l'ordinaire; mais M. du Fresne ne le voulut
pas permettre, disant gue nous étions assez
fatigués de la corné lie et du ballet : il nous
donna congé, et nons nous retirâmes. Nous
résolûmes de rendre cette comédie publique,
et de la représenter dans la ville, ce q,e nous
fîmes le dimanche gras, dans la salle de mon
parrain, et en pin m jour. La du Lis me dit
que si je commençais le bal, que ce fut avec
une fille de notre* voisinage, qui était vêtue
de taffetas bleu, comme elle; ce que je fis.
Mais il s'éleva un murmure sourd dans la
compagnie et il y en eut qui dirent assez
haut, « il se trompe, il se mauque; » ce
qui excita le rire a la du Lis et a moi; de
quoi la fille s'étant aperçue, me dit : « Ces
gens onc raison, car vous avez pris l'une pour
l'autre. » Je lui réponbs succinctement: «Par-
donnez-moi, je sais fort bipn ^e que je fais. »
Le soir, je me masquai avec trois de mes ca-
marades, et je portais le flambeau, croyant que
par ce moyen je ne serais pas connu, et nous
allâmes dans le parc. Quand nous fûmes en-
trés dans la maison, la du Lis regarda attenti-
vement les trois masques, et ayant reconnu
que je n'y étais pas, elle s'approcha de moi à la
porte, où je m'étais arrêté avec le flambeau, et
me prenant par la main me dit ces obligeantes
paroles : « Déguise-toi de toutes les façons
que tu pourras t'imaginer, je te connaîtrai
toujours facilement. » Après avoir éteint le
flambeau, je m'approchai de la table, sur la-
quelle nous posâmes nos boîtes de dragées et
jetâmes les dés. La du Lis me demanda à qui
j'en voulais. Je lui fis signe que c'était à elle.
Elle me répliqua qu'est-ce que je voulais
qu'elle mît au jeu. Je lui montrai un nœud de
ruban, que l'on appelle à présent galant, et
un bracelet de corail qu'elle avait au bras
gauche. Sa mère ne voulait pas qu'elle le hasar-
50 LE ROMAN COMÎQUE
dût; mais elle éclata de rire, en disant qu'elle
n'appréhendait pas de me le laisser. Nous
jouâmes, je gagnai et je lui Ss présent cle mes
dragées. Autant en firent mes compagnons
avec la ûlie aînée et d'autres demoiselles qui3[
étaient Tenues passer la veillée, après quoi
nous prîmes ongé, Mais comme nous allions
sortir, la du Lis s'approcha de moi et mit la
main aux. cordons qui tenaient mon masque
attache, qu'elle dénoua promptement, en di-
sant : « Est-ce ainsi que l'on fait de s'en aller
si vite? » Je fus un peu honteux, mais pour-
tant bien aise d'avoir un si beau prétexte de
l'entretenir. Les autres se démasquèrent
aussi, et nous passâmes la veillée fort agréa-
blement.
Le dernier soir du carnaval, je lui donnai le
bal avec la petite bande de violons, la grande
étant employée pour la noblesse.
Pendant ie carême, il fallut faire trêve de di-
vertissement pour vaquer à la piété, et je puis
vous assurer que nous ne manquions pas un
sermon, la du Lis et moi. Nous passions les
autres heures du jour en visites et en prome-
nades, ou à ouïr chanter les filles de la ville,
sur ie derrière du chat au, où il y a un excel-
lent écho, où elles provoquaient cette nymphe
imaginaire h\e r répondre.
Les fêtes de Pâques approchaient, quand un
jour mademoiselle du Fresne la fille me dit en
riant : « Nous mèneras-tu à Saint-Pater? »
C'est une petite paroisse qui est à un quart
de lieue du faubourg Montfort. où l'on va er
dévotion le lundi de Pâques après-dîner; c'est
là aussi que l'on vois tous les galants et
galantes. Je lui répondis qu'il ne tiendrait qu'à
elle.
Le jour venu, comme je me disposais à les
aller prendre, au sortir de ma maison, je ren-
contrai un de mes voisins, jeune homme i'oït
LE ROMAN ;3:iiQrs 51
riche, qui me demanda où j'allais si empressé.
Je lui dis que j'allais a.u parc quérir les de-
moiselles du Fresne, pour les accompagner a
Saint-Pater. Alors il me répondit que je pou-
vais bien rentrer; car il savait de bonne part
que leur mère avait dit qu'elle n& voulait pas
que ses fi;les y allassent avec moi. Ce discours
m'assomma si fort que je ne pus lui rien ré-
pliquer; mais je rentrai dans ma maison, où
étant, je me mis à penser d'où pouvait venir
un si prompt changement. Après y avoir bien
rêvé, je n'en trouvai d'autre sujet que mon
peu de mérite et ma condition. Je ne pus
pourtant m'empêcher de déclamer contre leur
procédé, de m'avoir souffert tandis que je les
avais diverties par des bals, ballets, comédies
et sérénades (car je leur en donnais souvent),
en quoi j'avais fait de grandes dépenses; et
qu'à présent on me rebutait. La colère où j'é-
tais me fit résoudre d'aller à l'assemblée avec
quelques-uns de mes voisins, ce que je fis.
Cependant on /n'attendait au parc ; et quand
le temps fut passé que je devais m'y rendre,
la du Lis et sa sœur, avec quelques autres de-
moiselles du voisinage, y allèrent. Après avoir
fait leurs dévotions dans l'église, elles se pla-
cèrent sur la muraille du cimetière, au devant
d'un ormeau qui leur donnait <!e l'or-- braire. Je
passai devant elles, mais d'assez loin, et la du
Fresne me fit signe d'approcher ; je fis semblant
de ne la pas voir. Ceux qui étaient avec moi
m'en avertirent ; je feignis de ne l'entendre
pas, et passai outre, leur dis?nt : « Allons
faire collation au logis des Quatre- Vents ; » ce
que nous fîmes. Je ne fus pas plutôt re-
tourné chez moi, qu'une veuve, qui était notre
confidente, me vint trouver, et me demanda
fort brusquement quel sujet m'avait obligé de
fuir l'honneur d'accompagner les demoiselles
du Fresne à Saint-Pater ; que la du Lis en était
52 LE ROMAN COMIQUE
outrée de colère au dernier point; et ajouta
que je pensasse à réparer cette faute. Je fus
fort surpris de ce discours; et, après lui avoir
fait le récit de ce que je viens de vous dire,
je l'accompagnai à la porte du parc, où elles
étaient. Je la laissai faire mes excuses, car
j'étais si troublé que je n'aurais pu leur dire
que de mauvaises raisons. Alors la mère, s'a-
dressant à moi, me dit que je ne devais pas
être si crédule; que c'était quelqu'un qui vou-
lait troubler notre contentement, et que je
fusse assuré que je serais toujours le bien venu
dans leur maison, où nous allâmes. J'eus
3'honneur de donner la main à la du Lis, qui
ni'assura qu'elle avait eu bien de l'inquiétude,
surtout quand j'avais feint de ne pas voir le
signe que sa sœur m'avait fait. Je lui de-
mandai pardon, et lui fis de mauvaises ex-
cuses, tant j'étais transporté d'amour et de
colère. Je voulais me venger de ce jeune
homme; mais elle me com uanda de n'en pas
parler seulement, ajoutant que je devais être
content d'expérimenter le contraire de ce qu'il
m'avait dit. Je lui obéis, comme je fis toujours
depuis.
Nous passions le temps le plus doucement
qu'on puisse imaginer, et nous éprouvions,
par de véritables effets, ce que l'on dit que le
mouvement des yeux est le langage des
amants : car nous l'avions si familier, que nous
nous faisions entendre tout ce que nous vou-
lions.
Un dimanche au soir, au sortir des vêpres,
nous dîmes, avec ce langage mu^t, qu'il fal-
lait aller après souper nous promener sur la
rivière, et n'avcir que les personnes que nous
désignâmes. J'envoyai aussitôt retenir un ba-
teau; et à l'heure dite je me transportai, avec
ceux qui devaient être de la promena-ie, à la
porte du parc, où les demoiselles les atten-
LE ROMAN COMIQUE 53
âaient: mais trois jeunes hommes, qui n'é-
taient pas de notre cabale, s'anêtèrent avec
elles. Elles firent bien tout ce qu'elles purent
pour s'en défaire; mais eux s'en étant aperçus,
ils s'opiniàtrerent a demeurer; ce qui fut cause
que, quand nous abordâmes la porte du parc,
nous passâmes outre sans nous y arrêter, et
nous nous contentâmes de leur faire signe de
nous suivre, et les allâmes attendre au bateau.
Mais quand nous aperçûmes ces fâcheux avec
elles, nous avançâmes sur l'eau, et allâmes
aborder à un autre lieu, proche d'une des por-
tes de la ville, où nous rencontrâmes le sieur
du Fresne, qui me demanda où j'avais laissé
ses filles? Je ne pensai pas bien à ce que je de-
vais lui répondre, et lui dis franchement que
je n'avais pas eu l'honneur de les voir ce soir-
là. Après nous avoir donné le bonsoir, il prit
le chemin du parc, a la porte duquel il trouva
ses filles, auxquelles il demanda d'où elles ve-
naient, et avec qui? La du Lis lui répondit :
« Nous venons de nous promener avec un tel, »
et me nomma.
Alors, son père lui accompagna un «vous en
avez menti! » d'un soutflet, ajoutant que, si
j'eusse été avec eues, quand même il aurait
été plus tard, il ne s'en fût pas mis en peine.
Le lendemain, cette veuve, dont je vous ai
parlé, me vint trouver pour me dire ce qui
s'était pnssé le soir précédent, et que la du
Lis en était fort en colère, non pas tant du
soufflet que de ce que je ne l'avais pas atten-
due, parce qu'au bateau son intention était de
se défaire honnêtement de ces factieux. Je
m'excusai du mieux que je pus, et je passai
quatre jours sans l'aller voir. Mais un jour
qu'elle, sa sœur et quelques demoiselles
étaient assises sur un banc de boutique, dans
la rue la plus prochaine de la porte de la
ville par laquelle j'allais sertir pour aller au
54 LE ROMAX COMIQUE
faubourg, je passai devant elles en levant un
peu le chapeau, mais sans les regarder ni leur
rien dire. Les autres demoiselles leur deman-
dèrent ce que voulait dire ce procédé, qui pa-
raissait incivil. La du Lis ne répondit rien:
mais sa sœur aînée dit qu'elle en ignorait la
cause, et qu'il la fallait savoir de lui-même.
« Et pour ne le pas manquer, allons, dit-elle,
nous poster un peu plus près de la porte, au
delà de cette petite rue, par où il pourrait noua i]
éviter. » Ce qu'elles firent.
Comme je repassais devant elles, cette bonne
sœur se leva de sa place, et me prit par mon
manteau, en me disant : « Depuis quand, mon-
sieur le glorieux, fuyez- vous l'honneur de voir
votre maîtresse?» et en même temps me fit as-
seoir auprès d'elle; mais quand je voulus la
caresser et lui dire quelques douceurs, elle fut
toujours muette, et me rebuta furieusement.
Je demeurai là peu de temps, bien entrepris,
après quoi je les accompagnai jusqu'à la porte
du parc, d'où je me retirai, résolu de n'y aller
plus. Je demeurai donc encore quelques jours
sans y aller, qui me furent autant de siècles;
mais un matin je rencontrai madame du
Fresne la mère, qui m'arrêta et me demanda
pourquoi l'on ne me voyait plus. Je lui ré-
pondis que c'était la mauvaise humeur de
sa cadette. Elle me répliqua qu'elle voulait
faire notre accord, et que je Tallasse attendre
à la maison. J'en mourais d^mpatience, et je
fus ravis de cette ouverture.
J'y allai donc ; et comme je montais à là
chambre, la du Lis, qui m'avait aperçu, en
descendit si brusquement que je ne pus Jamais
l'arrêter. J'y entrai, et je trouvai sa sœur, qui
se mit à sourire, à laquelle je dis le procédé
de sa cadette ; et elle m'assura que tout cela
n'était que feinte, et qu'elle avait regardé
plus de cent fois par la fenêtre pour voir si je
LE ROSAN COU, 55
paraîtrais, et qu'elle en témoignait une grande
inquiétude; quelle était sans doute dans le
jardin, où je pouvais aller. Je descendis l'es-
calier, et m'approchai de la porte du jardin,
que je trouvai fermée par dedans : je la priai
plusieurs f» lis de l'ouvrir, ce qu'elle ne voulut
Soint faire. Sa sœur, qui l'entendait du haut
e l'escalier, descendit et me vint ouvrir, car
elle en savait le secret. J'entrai, et la du Lis
se mit à fuir; mais je la poursuivis si bien,
que je la pris par une des manches de son
corps de jupe; je l'assis sur un siège de gazon,
où j'e me mis aussi. Je Lui fis mes excuses du
mie ix qu'il me fut possible ; mais elle me
parut toujours plus sévère. Eirnn, après plu-
sieurs contestations, je lui dis que ma pas-
sion ne Bouffirait point de médiocrité, et qu'elle
me porterait à quelque désespoir, de quoi elle
se repentirait après; ce qui ne la rendit pas
plus exorable. Alors je tirai mon épée du four-
reau, et la lui présentai, la suppliant de me la
plonger dans le corps ; lui disant qu'il m'était
impossible de vivre privé de l'honneur de se»
bonnes grâces. Elle se lera pour s'enfuir, en
me répondant qu'elle n'avait jamais tué per-
sonne, et que, quand elle en aurait quelque
pensée, elle ne commencerait pas par moi. Je
l'arrêtai en la suppliant de me permettre de
l'exécuter moi-même ; elle me répondit froi-
dement qu'elle ne m'en empêcherait pas*. Alors
j'appuyai la pointe de mon épée contre ma
poitrine, et me mis en posture pour me jeter
dessus, ce qui la fit pâlir : et en même temps,
elle donna un coup de pied contre la garde de
l'épée, qu'elle fit tomber à terre, m'assurant
que cette action l'avait beaucoup troublée, et
me disant que je ne lui fisse plus voir de tels
spectacles. Je lui répliquai : « Je vous obéirai,
pourvu que vous ne me soyez plus si cruelle ; »
ce qu'elle me promit. Ensuite, nous nous ca-
56 LE ROMAN COMIQUE
ressâmes si amoureusement, que j'eusse bien
souhaité de me quereller tous les jours avec
elle, pour l'appointer avec tant de douceur.
Comme nous étions dans ces transports, sa
mère entra dans le jardin, et nous dit qu'elle
serait bien ?enue plus tôt; mais qu'elle avait
jugé que nous n'avions pas besoin de son en-
tremise pour nous accorder.
Or, un jour que nous nous promenions dans
une des allées du parc, le sieur du Fresne, sa
femme, la du Lis et moi, qui allions après
eux, et qui ne pensions qu'a nous entretenir,
cette bonne mère se tourna vers nous, et nous
dit qu'elle plaidait bien notre cause. Elle put
le dire sans que son mari l'entendît, car il
était fort soura : nous la remerciâmes plutôt
d'action que de paroles. Un peu de temps
après, M. du Fresne me tira a part, et me dé-
couvrit le dessein que lui et sa femme avaient
formé de me donner leur plus jeune fille en
mariage, avant qu'il partît pour aller en cour
servir son quartier; et qu'il ne fallait plus
faire de dépenses en sérénades ni autrement
pour ce sujet. Je ne lui fis que des remercï-
ments confus; car j'étais si transporté de
joie d'un bonheur si inopiné, et qui taisait le
comble de ma félicité, que je ne savais ce que
je disais. Il me souvient bien que je lui dis
que je n'eusse pas été si téméraire que de la
lui demander, vu mon peu de mérite et l'iné-
galité des conditions; à quoi il me répondit
que pour du mérite il en avait assez reconnu
en moi ; et que, pour la condition, j'avais de
quoi suppléer à ce défaut, sous entendant du
bien. Je ne sais ce que je lui répliquai; mais
je sais bien qu'il me convia à souper, après
quoi il fut conclu que, le dimanche suivant,
nous assemblerions nos parents pour faire les
fiançailles. Il me dit aussi la dot qu'il pouvait
donner à sa fille; je répondis à cela que je ne
LE ROMAX COMIQUE 57
lui demandais que la personne, et que j'avais
assez de bien pour elle et pour moi.
J'étais le plus content homme du monde, et
la du Lis aussi contente, ce que nous connû-
mes dans la conversation que nous eûmes ce
soir-là, et qui fut la plus agréable que l'on
puisse s'imaginer. Mais ce plaisir ne dura
guère; car la surveille du jour que nous de-
vions nous fiancer, nous étions, la du Lis et
moi, assis sur L'herbe, quand nous aperçûmes
de loin un conseiller du présidial, proche pa-
rent du sieiir du Fresne. qui venait lui rendre
visite. Nous en conçûmes la même pensée,
elle et moi, et nous nous en affligeâmes, sans
savoir au vrai ce que nous appréhendions :
ce que l'événement ne nous fit que trop con-
naître; car le lendemain, comme j'allais
prendre l'heure de Rassemblée, je fus furieu-
sement surpris de trouver a la porte de la
basse-cour la du Lis qui pleurait. Je lui dis
quelque chose, et elle ne me répondit rien.
J'entrai plus avant, et je trouvai sa sœur au
même état. J^ lui demandai ce que voulaient
dire tant de pleurs : elle me rép >ndit, en re-
doublant ses san<jiots? que je ne le saurais
que trop. Je montais a la chambre quand la
mère en sortait, laquelle passa sans rien me
dire; car les larmes, les sanglots et les soupirs
1p. suffoquaient si fort, qu^ tout ce qu'elle put
faire, ce fut de me regarder pitoyablement, et
de dire : « Ah ! pauvre garçon !» Je ne com-
prenais rien à un si prompt changement; mais
mon cœur me présageait tous les malheurs
que j'ai ressenti- depuis. Je résolus d'en ap-
prendre le sujet, et je montai à la chambre,
où je trouvai M du Fresne assis dans une
chaise, qui me dit fort brusquement qu'il avait
changé d'avis, et qu'il ne voula t pas marier
sa cadette avant son aînée; que quand il la
marierait, ce ne serait qu'après le retour de
58 LE ROMAN COMIQUE
son voyage de la cour. Je lui répondis sur ces
deux chefs : au premier, que sa fille améer
n'avait aucune r >pugnance que sa sœur fui
mariée la première, pourvu que ce fut avec!
moi, parce qu'elle m'avait toujours aimét
comme, un frère ; que pour un autre, elle s'y?
gérait opposée : je puis vous assurer qu'elles
m'en avait fait la protestation plusieurs fois :l
et sur le second, que j'attendrais aussi bien!
dix ans, «me les trois mois qu'il serait à laj
cour. Mais il me dit tout net que je ne pen-l
sasse plus au mariage de sa fille. Ce aiscoursl
si surprenant, et prononcé du ton quejevien^;
de vous dire, me jpta dans un si horrible dé-J
sespoir, que je sortis sans lui répliquer, el
rien dire aux demoiselles, qui ne purent 1: ie
rien dire aussi. Je m'en allai a la maison, ré-
solu de me donner la mort; mais comme je
tirais mon épée à dessein de me la plonger
dans le corps, ctre veuve confidente entra
chez moi, er empêcha l'exécution de ce mortel
cessein, ei- me disant, de la part de la du Lis,
nue je ne m'affligeasse point; qu'il fallait avoir
patience, et qu'en pareilles affaires il arrivait
toujours du trouble: mais que j'avais un grand
avantage d'avoir sa mère et sa sœur aînée
pour moi, et elle plus que tous, qui était la
principale partie; qu'elles avaie:.t résolu
quand son père sentit parti, qui serait
nuit ou dix jours, je pourrais continuer mes
visites, et que le temps était un grand maître.
Ce discours était fort obligeant; mais je n'en
pus être consolé : aussi je m'abandonnai à la
plus noire mélancolie que l'on puisse ima-
giner, et qui me j ta enfin dans un si furieux
désespoir, que je résolus de consulter les dé-
mons.
Quelques jours avant le départ de M. du
Fresne. je m'en allai à demi-lieue de cette vi ■ e,
dans un lieu ou il y a un bois taillis de fort
LE ROMàX COâliQUE 59
grande étendue, dans lequel le vulgaire croit
qu'il habite de mauvais esprits; d'autant que
cela a été autrefois la demeure de certaines
fées, qui étaient sans doute de fameuses ma-
giciennes. Je m'enfonçai dans le bois, appelant
et invoquant ces esprits, et les suppliant de
me secourir dans l'extrême affliction où j'étais;
mais après avoir bien crié, je ne vis ni n'ouïs
que des oiseaux, qui par leur ramage sem-
blaient me témoigner qu'ils étaient touchés de
mes malheurs. Je retournai a ma maison, où
je me mis au lit, atteint d'une si étrange fré-
nésie, que Ton ne croyait pas que j'en pusse
réchapper, car j'en fus jusqu'à perdre la pa-
role. La du Lis fut malade en mené temps et
de la même manière que moi, ce qui m'a obligé
depuis de croire à la sympathie : car comme
nos maladies procé riaient d'une même cause,
elles produisaient aussi en nous de semblables
effets; ce que nous apprenions du médecin et
de l'apothicaire, qui étaient les mêmes qui
nous servaient : pour les chirurgiens, nous
avions chacun le nôtre en particulier. Je guéris
un peu plus tôt qu'elle, et. je m'en allai, ou
pour mieux dire je me traînai à sa maison, où
îe la trouvai au lit ('son père était parti pour
la cour). Sa joie ne fut pas médiocre, comme
la suite me le fit connaître; car, après avoir
demeuré environ une heure avec elle, il me
sembla qu'elle n'avait plus de mal. ce qui m'o-
bligea à la presser de se lever, et elle le fit
pour me satisfaire. Mais sitôt qu'elle fut hors
du lit, elle s'évanouit entre mes bras : je fus
bien marri de l'en avoir pressée, car nous
eûmes beaucoup de peine à la faire revenir de
son évanouissement. Quand elle le fut, nous
la remîmes dans le lit, où je la laissai pour
lui donner moyen de reposer, ce qu'elle n'eût
peut-être cas fait en ma présence.
Nous guérîmes entièrement, et nous passU-
60 LE ROMAN COMIQUE
mes agréablement le temps, tout celui que son
père demeura à la cour. Mais à son retour, il
fut averti, par quelques ennemis secrets, que
j'avais toujours fréqunnté dans sa maison, et
pratiqué familièrement sa fille, a laquelle il fit
de rigoureuses défenses de me voir, et se tâcha
fort contre sa femme et sa fille aînée, de ce
qu'elles avaient favorisé nos entrevues; ce que
j'appris de notre confidente, comme la résolu-
tion qu'elles avaient prises de me voir tou-
jours, et par quels moyens. Le premier fut
que je prisse garde quand cet injuste père sor-
tait de la ville ; car aussitôt j'allais dans sa
maison, où je demeurais jusqu'à son retour,
que nous connaissions facilement à sa manière
de frapper à la porte ; et aussitôt je me cachais
derrière une pié' e de tapisserie: et quand il
entrait, un valet ou une servante, ou quelque-
fois une de ses filles, lui ôtut son manteau,
et je sortais facilement sans qu'il le sut; car,
comme je vous l'ai déjà dit, il était fort sourd ;
et en sortant, la du Lis m'accompagnait tou-
jours jusqu'à la porte de la basse-cour. Ce
moyen fut découyert, et nous eûmes recours
au jardin de notre confidente, dans lequel je
me rendais par un jardin de nos voisins, ce
qui dura assez; mais à la fin il fut encore dé-
couvert. Nous nous servîmes ensuite des
églises, tantôt l'une, tantôt l'autre, ce qui fut
encore connu; tellement que nous n'avions
plus que le hasard, quand nous pouvions
nous rencontrer dans quelques-unes des allées
du parc ; mais il fallait user de grande pré-
caution.
Un jour que j*y avais demeuré assez long-
temps avec la du Lis, car nous nous étions en-
tretenus à fond de nos communs malheurs,
et avions pris de fortes résolutions de les sur-
monter, je voulus l'accompagner jusqu'à la
porte de la basse-cour, où nous aperçûmes de
LE ROMAN COMIQUE 61
loin son père, qui venait de la ville, et tout
droit à nous. De fuir, il n'y avait pas moyen,
car il nous avait vus. EI1- me dit alors d'in-
venter quelque prétexte pour nous excuser,
mais je lui répondis qu'elle avait l'esprit plus
présent et plus subtil que moi, et qu'elle y
pensât. Cependant il arriva; et comme il com-
mençait a se lâcher, elle lui dit que j'avais ap-
pris qu'il avait apporté des bagues et autres
joailleries, car il employait ses gages en orfè-
vrerie pour y faire quelque profit, étant aussi
avare que sourd; et je venais pourvoir s'il
voudrait m'acc-uminoder de quelques-unes pour
une fille du .Mans avec .aqueue je me mariais.
Il le crut; nous montâmes, et il me montra
ses bagues : j'en choisis deux, un petit dia-
mant et une rose d'opale. Nous fûmes d'ac-
cord du prix, que je lui payai a l'heure même.
Cet expédient me facilita wia continuation de
mes visites ; mais quand il vit que je ne me
hâtais point d'aller au Mans, il en parla à sa
jeune fille, comme se doutant de quelque four-
berie; et elle me conseilla d'y faire un voyage,
ce que je fis.
Cette ville est une des plus agréables du
royaume, et où il y a du plus beau monde et
du mieux civilisé, et où les filles sont les plus
polies et les plus spirituelles, comme vous le
savez fort bien : aussi je fis en peu de temps
de grandes connaissances. J'étais logé aux
Chênes- Verts, ou était aussi logé un opérateur
qui débitait ses drogues en public sur le
théâtre, en attendant l'issue d'un projet qu'il
avait fait de dresser une troupe de comédiens.
Il avait déjà av^c lui des personnes de qua-
lité, entre autres le fils d'un comte, que je ne
nomme pas, par discrétion; un jeune avocat
du Mans, qui avait déjà été en troupe, sans
compter un de ses frères, et un autre vieux
comédien, qui s'enfarinait à la farce; et il at-
62 LE ROMAN COMIQUE
tendait une jeune fille de la ville de Laval, qui
lui avait promis de se dérober de la maison
de son père, et de le venir trouver. Je fis con-
naissance avec lui ; et un jour, faute de meil-
leur entretien, je lui fis succinctement le récit
de mes malheurs ; ensuite de quoi il me per-
suada de prendre parti dans sa troupe, que ce
serait le moyen de me faire oublier mes dis-
grâces. J'y consentis volontiers; et si la fille
fût venue, je l'aurais certainement suivi. Mais
les parents en furent avertis; ils prirent garde
à elle? ce qui fut la cause que le dessein ne
réussit pas, et qui m'obligea à m'en revenir.
Mais l'amour me fournit une invention pour
pratiquer encore la du Lis sans soupçon; ce
fut de mener avec moi cet avocat dont je
viens de vous parler, et un autre jeune homme
de ma connaissance, auxquels je découvris
mon dessein, qui furent ravis de me servir en
cette occasion.
Ils parurent en cette ville sous le titre, l'un
de frère, et l'autre de cousin germain d'une
maîtresse imaginaire. Je les menai chez le
sieur du Fresne que j'avais prié de me traiter
de parent, ce qu'il fit. Il ne manqua pas aussi
de leur dire mille biens de moi, les assurant
qu'ils ne pouvaient pas mieux loger leur pa-
rente, et ensuite nous donna à souper. On but
à la santé de ma maîtresse, et la du Lis fit
raison. Après qu'ils eurent demeuré cinq ou
six jours en cette ville, ils s'en retournèrent
au Mans.
J'avais toujours libre accès chez le sieur du
Fresne, qui me disait sans cesse que je tar-
dais trop à aller au Mans achever mon ma-
riage, ce qui me fit appréhender que la feinte
ne fût à la fin découverte, et qu'il ne me
chassât encore une fois honteusement de sa
maison, ce qui me fit prendre la plus cruelle
résolution qu'un homme désespère puisse ja-
LE ROMAN COMFQUE 65
mais avoir, qui fut de tuer la du Lis de peur
qu'un autre n'en fût possesseur. Je m'armai
d'un poignard et l'&llai trouver, la priant de
Tenir avec moi faire une promenade, ce
quelle m'accorda. Je la menai insensiblement
dans un lieu fort écarté des allées du parc, où
il y avait des broussailles; ce fut là ju je lui
découvris le cruel dessein que le désespoir de
la posséder m'avait fait concevoir, tirant en
même temps le poignard de ma poche. Elle
me regarda si ten 3 rement, et me dit tant de
douceurs, qu'elle accompagna de protestations
de constance et belles promesses, qu'il lui fut
facile de me désarmer : elle saisit mon poi-
gnard, que je ne pus retenir, le jeta au tra-
vers des broussailles, et me dit qu'elle s'en
voulait aller, et qu'elle ne se trouverait plus
seule avec moi. Elle voulait me dire que je
n'avais pas sujet d'en user ainsi, mais je l'in-
terrompis pour la prier de se trouver le len-
demain chez notre confidente, où je me ren-
drais, et que là nous prendrions les dernières
résolutions. Nous nous y remontrâmes à
l'heure marquée. Je la sa'uai et nous pleu-
râmes nos communes misères, et après de
longs discours elle me conseilla d'aller à Paris,
me protestant qu'elle ne consentirait jamais
à aucun mariage, et que quand je demeurerais
dix ans, elle m'attendrait. Je lui fis des pro-
messes réciproques que j'ai mieux tenues
qu'elle. Comme je voulais prendre congé d'elle,
ce qui ne fut pas sans verser beaucoup de
larmes, elle fut d'avis que sa mère et sa sœur
fussent de la confidence. Cette veuve \es alla
quérir, et je demeurai seul avec la du Lis.
Ce fut alors que nous nous ouvrîmes nos
cœurs mieux que nous n'avions jamais fait ;
elle en vint jusqu'à me dire que si je voulais
l'enlever, elle y consentirait volontiers et me
suivrait partout, et que si l'on venait après
£4 LE ROMAN COMIQUE
nous et que l'on nous attrapât, elle feindrait
d'être enceinte.
Mais mon amour était si par que je ne vou-
lus jamais mettre son honneur en compromis,
laissant l'événement à la conduite du sort. Sa
mère et sa sœur arrivèrent et nous leur dé-
clarâmes nos résolutions, ce qui rit redoubler
les pleurs et les embrassements: enfin je pris
contre d'elles pour aller a Paris. Avant de par-
tir, j'écrivis une lettre à la du Lis; je ne m'en
rappelle point les termes, mais vous pouvez
bien vous imaginer que j'y avais mis tout ce
que je m'étais figuré de tendre, pour leur don-
ner de la compassion. Aussi notre confidente,
qui porta la lettre, m'assura qu'après la lec-
ture de cette lettre la mère et les deux filles
avaient été si affligées, que la du Lis n'avait
pas eu le courage de me faire réponse.
J'ai supprime beaucoup d'aventures qui
nous arrivèrent pendant le cours de nos
amours, pour n'abuser pas de votre patience,
comme les jalousies que la du Lis conçut con-
tre moi pour une demoiselle, sa cousine ger-
maine, qui l'était venue voir, et qui demeura
trois mois dans la maison ; la même chose
pour la fille de ce gentilhomme qui avait
amené ce galant que je fis en aller, non plus
que plusieurs querelles que j'eus à démêler et
des combats et des rencontres de nuit où je
fus blessé par deux fois au bras et a la cuisse.
Je finis donc ici la digression, pour vous
dire que je partis pour Paris, où j'arrivai heu-
reusement et où je demeurai environ une an-
née. Mais ne pouvant pas y subsister comma
je faisais en cette ville, tant a cause de la
cherté des vivres que pour avoir fort diminua
mes biens à la recherche de la du Lis. pouf
laquelle j'avais fait de grandes dépenses,
comme vous avez pu rapprendre de ce que je
vous ai dit, je me mis en condition en qualité
le roman comme 65
taire de la chanibr*-
:i'\ eus p
meure huit
moi a" itraord inaire, a la-
quelle . .oint pour 1<'
ment que
-tiquer s'en aperçurent,
comme vo
Un jour qu'elle m'avait donné une coi
siuu pour la ville, elle d
cairote, dans lequel y montai seul, el
6 me mener }•
que sou mari alla;- ville à
• 1 d'un seul car ei e lui
affaires
' ' ;ui est
tou'ou: - . and je fui
longue rue où il n'\ avait
•ht on ne
e cocher arié
rendit. J»- lui criai pourquoi il arrêtait ; il B'ap-
proclia . : t. ère et me pria de l'év
ce que je fis. Alors il me - si je n'avais
point pr • au procédé de ma lame à mon
sujet; je lui répondis que non, et lui de
qu'il voulait dire. Il me répuiidit que
je ne coni. - ma fortune, et qu'il r
avait beaucoup de personnes a Paris qui eus-
sent bien voulu en avoir une semblable. Je ne
raisonnai fruere avec lui, mais je lui comman-
dai de remonter sur son siège et de me con-
duire à la ru^ s tnt-Honoré. Je ne laissai pis
de rêver profon dément à ce qu'il m'avait dit,
et quand je tus de retour a la maison, j'obser-
vai plus exactement les actions de cette dame,
dont quelques-unes me confirmèrent ce qua
m'avait dit le cocher. Un iour que j'ava a
acheté de la toile et de la dentelle pour de9
collets que j'avais donnés à taire à ses filles
U K*—«^ tO»l<tCI. — T. III. 3
LE ROMAN COMIQUE
de service, comme elles y travaillaient, eU-:
leur demanda pour qui ils étaient? Elles ré-
pondirent que c'était pour moi. Elle leur dit
alors de les achever, mais que pour la den-
délle elle la voulait mettre. Un jour qu'elle
rattachait j'entrai dans sa chambre, elle me
dit qu'elle travaillait pour moi, dont je fus si
eonrus que je ne fis que des remercîments
de même. Mata un matin que j'écrivais dans
ma chambre, qui n'était pas éloignée de la
sienne, elle me fit appeler par un laquais, et
quand j'en approchai, j'entendis qu'elle
ferieusement contre sa demoiselle suivante
et contre sa femme de chambre; elle disait :
« Ces chiennes, ces vilaines ne sauraient rien
faire adroitement; sortez de ma chambre.»
Comme elles en sortaient, j'y entrai, et elle
continua à déclamer contre elies, et me
dit de fermer la porte et de lui aider à
s'habiller : aussitôt elle me dit de prendre sa
chenrse qui était sur sa toilette et de la lui
donner, et en même temps elle dépouilla celle
au'elle avait et s'exposa a ma vue toute nue,
dont j'eus une si grande honte, que je lui dis
que je ferais ?ncore plus mal que ses filles,
qu'elle devait faire revenir, à quoi elle fut
obligée par l'arrivée de son mari. Je ne dou-
tai donc plus de son intention, mais comme
j'étais jeune et timide, j'appréhendais quelque
sinistre accident, car quoiqu'elle fût déjaavan-
cée en âure, elle avait pourtant encore de
beaux restes, ce qui me fit résoudre à deman-
der mon congé, ce que je fis un soir après qu«
l'on eut servi le souper. Alors, sans me rien
répondre, son mari se retira à sa chambre, et
elle retourna sa chaise du côté du feu, disant
au maître d'hôtel de remporter la viande. Je
descendis pour souper avec lui. Comme nous
étions à table, une de ses nièces, âgée d'environ
douze ans, descendit et s'adressant à moi, me
• COMiQCE CT
dit que madame sa tant»1 l'envoyait txmr ta-
e d'a-
Toir df
d et me d
e de son Kial, ce qr«i
i
Mantoûe,et par-
is en rien
oe vint ; t con-
duite de sa
était un fra:i
.
;
ai se trouva frère d'un
rabre de monseig-neur le duc d'C
qui le sauva.
eurâmes sans chef, et :
d un cou i m un accord, rn'émrent pour comman-
der la compagnie , qui était compo-
quatre
: itant d'autorité que si j'en eusse été ,a
,e en chef. J^ passai en revu
e, que je distribuai, aussi îjien que les
armes que je pris à Sainte-Reine en Bourgo-
gne. Enna dous filâmes jusqu'à Embrun en
Dauphiné, ou notre capitaine nous vint
-tas l'appréhension qu'il n'y avait pa3 un
soldat à sa compagnie.
qui s'était p^-
que je lui en fis paraître soixante-îmit car
j'en avais perdu douze dans la marche , il me
Et fort et me donna son drapeau
68 LE ROMA?J COMIQUE
table. L'armée, qui était la plus belle qui fût
iamais sortie de France, eut le mauvais succès
que vous avez pu savoir; ce qui arriva par la
mauvaise intelligence des généraux. Après soa
débris, je m'arrêtai à Grenoble, pour laisser
passer la fureur des paysans de Bourgogne et
de Champagne, qui tuaient tous les fugitifs; et
le massacre en fut si grand, que la peste se mit
si furieusement dans ces deux provinces,
qu'elle se répandit par tout le royaume. Après
que j'eus demeuré quelque temps à Grenoble,
où je fis de grandes connaissances, je résolus
de me retirer dansc^tte ville, ma patrie. Mais
en passant par des lieux écartés du grandche-
min, pour la raison que j'ai dite, j'arrivai à
un petit bourg appelé Saint-Patrice, oùle fils
puîné de .a dame du lieu, qui était veuve,
taisait une compagnie de fantassins pour le
sié^e de kiontauban. Je me mis avec lui, et il
reconnut quelque chose sur mon visage qui
n'était pas rebutant. Après m'avoir demandé
d'où j'étais, et que je lui eus dis franchement
la vérité, il me pria de prendre le soin de con-
duire un de ses frères, jeune garçon, chevalier
de Malte, auquel il avait donné ton enseigne,
ce que i'ac^eptai volontiers.
Nous partîmes pour aller à Noves en Pro-
vence, qui était le lieu d'assemblée du régi-
ment; mais nou.3 n'y eûmes pas demeuré trois
jours, que le maître d'hôtel de ce capitaine le
vola et s'enfuit. Il donna ordre qu'il fût suivi,
mais en vain. Ce fut alors qu'il me pria de
prendre les clefs de ses coffres, que je ne
gardai guère, car il fut député du corps du
régiment pour aller trouver le grand cardinal
de Richelieu, qui conduisait l'armée pour le
siège de Montauban, et autres villes rebelles
de Guienne et de Languedoc. Il me mena avec
lui, et nous trouvâmes son Emint-nce dans la
ville d'Albi. Nous la suivîmes jusqu'à cette
LE R015AX COMIQUE 6£
Tille rebelle, qui ne le fut plus à l'arrivée de
ce grand homme, car elle se rendit, comme
tous avez pu le savoir. Nous eûmes pendant
ce voyage un grand nombre d'aventures, que
je ne' vous dis point, pour n'être pas en-
nuyeux, ce que j'ai peut-être déjà trop été.
Alors la l'Etoile lui dit que ce serait les pri-
ver d'un ajrréaole divertissement, s'il ne con-
tinuait jusqu'à la fin.
Il poursuivit donc ainsi :
— Je fis de grandes connaissances dans la
maison de cet illustre cardinal, et principale-
ment avec les pages, dont il y en avait dix-
huit de Normandie, qui me faisaient de
grandes caresses, aussi bien que l^s autres
domestiques de sa maison. Quand la ville
fut rendue, notre régiment tut licencié, et
nous nous en revînmes a Saint-Patrice. La
dame du lieu avait un procès contre son fils
aîné, et se préparait pour aller le poursuivre
à Grenoble. Quand nous arrivâmes. je fus prié
de l'accompagner, à quoi j'eus un peu de
répugnance, car je voulais me retirer, comme
je vous l'ai dit ; mais je me laissai gagner, dont
je ne me repentis pas. Car quand nous fûmes
arrivés à Grenoble, ou je sollicitai fortement
le procès, le roi Louis XIII, do glorieuse mé-
moire, y passa pour all^-r en Italie, et j'eus
l'honneur de voir à sa suite les plus grands
seigneurs de ce pays, et entre autres le gou-
verneur de cette ville, qui connaissait fort
monsieur de Saint-Patrice, a qui il me recom-
manda ; et après m'avoir offert de l'argent, il
lui dit qui j'étais, ce qui l'obligea à faire plus
d'estime de moi qu'il n'avait fait, quoique je
n'eusse pas sujet de me plaindre. Je vis en-
core cinq jeunes hommes de cette ville, qui
étaient dans le régiment aux gardes, trois des-
70 LE ROMAN COMIQUE
quels étaient gentilshommes, et auxquels j'a-
vais l'honneur d'appartenir : je les traitai du
mieux qu'il me fut possible, et à la maison et
au cabaret. Un jour que nous venions de dé-
jeuner d'un logis du faubourg Saint-Laurent,
qui est au delà du pont, nous nous y arrê-
tâmes pour voir passer des bateaux, et l'un
d'eux me dit qu'il s'étonnait fort que je ne
demandasse point de nouvelles de la du Lis.
Je leur dis que je n'avais osé, de peur d'en
trop apprendre. Ils me repartirent que j'avais
bien fait, et que je devais l'oublier, puisqu'elle
ne m'avait pas tenu parole. Je pensai mourir
à cette nouvelle ; mais enfin il fallut tout sa-
voir. Ils me dirent donc qu'aussitôt que l'on
eut appris mon départ pour l'Italie, on l'avait
mariée à un jeune homme qu'ils me nommè-
rent, et qui était celui de tous ceux qui y pou-
vaient prétendre pour qui j'avais le plus d'a-
version. Alors j'éclatai, et dis contre elle tout
ce que la colère me suggéra. Je l'appelai ti-
gresse, félonne, perfide, traîtresse ; qu'elle n'eût
Eas osé se marier me sachant si près, étant
ien assurée que je serais allé la poignarder
avec son mari jusque clans son lit. Après, je
sortis de ma poche une bourse d'argent et de
soie bleue à petits points, qu'elle m'avait don-
née, dans laquelle je conservais le bracelet et
la ruban que je lui avais gagnés; j'y mis une
pierre, et la jetai avec violence dans la rivière,
en disant: « De même que ces choses s'enfui-
ront au gré des ondes, ainsi puisse s'effacer
de ma mémoire la personne à qui elles ont ap-
oartenu. » Ces messieurs furent étonnés de
mon procédé, et me protestèrent qu'ils étaient
bien marris de me l'avoir dit ; mais qu'ils crai-
gnaient que je ne l'eusse appris d'ailleurs. Ils
ajoutèrent, pour me consoler, qu'elle avait été
forcée à se marier, et qu'elle avait bien fait
paraître l'aversion Qu'elle avait pour son mari ;
LE ROMA.>- COMIQUE 71
car elle n'avait fait que languir depuis son
mariage, et était morte quelque temps après.
Ce discours redoubla mon déplaisir ; et me
donna en même temps quelque espèce de con-
solation. Je pris congé de ces messieurs, et me
retirai a la maison ; mais si changé, que made-
moiselle de Saint-Patrice, fille de cette bonne
dame, s'en aperçut : elle me demanda ce que
j'avais, à quoi* je ne répondis rien, mais
elle me pressa si fort, que je lai dis succincte-
ment mes aventures et ia nouvelle que je ve-
nais d'apprendre. Elle fut touchée de ma dou-
leur, comme je le reconnus aux larmes qu'elle
versa. E.ie le fit savoir a sa mère et a ses
frères, qui me témoignèrent de participer à
mes déplaisirs; mais qu'il fallait se consoler
et prendre patience. Le procès de ia mère et
du fils se termina par un accord, et nous
nous en retournâmes.
Ce fut alors que je commença: à songer à la
retraite. La maison ou j'étais était assez puis-
sante pour me faire trouver de bons partis, et
l'on m'en proposa plusieurs ; mais je ne pus
jamais me résoudre au mariage. Je repris le
premier dessein que j'avais eu autrefois de me
fendre capucin, et j'en demandai l'habit ; mais
il y survint tant d'obstacles, dont la déJuction
ne vous serait qu'ennuyeuse, que je cessai
cette poursuite.
En ce temps-là, le roi commanda i'arrière-
ban de la noblesse du Dauphiné, pour aller à
Casai. M. de Saint-Patrice me pria de faire
encore ce voyage-là avec lui, ce que je ne pus
honorablement refuser. Nous partîmes et nous
y arrivâmes. Vous savez ce qu'il en arriva :
le siège fut levé, la ville rendue et la paix
raite par l'entremise de Mazarin. Ce fut le
premier degré par où il monta au cardinalat
et a cette prodigieuse fortune qu'il a eue en-
suite du gouvernement de la France. Nous
72 LE ROMAN COMIQUE
nous en retournâmes à Saint-Patrice, où je
persistai toujours à me rendre religieux. Mais
la divine Providence en disposa autrement.
Un jour, M. de Saint-Patrice me dit, voyant
ma résolution, qu'il me conseillait de me faire
prêtre séculier; mais j'appréhendais de n'avoir
pas assez de capacité, et il me repartit qu'il
y en avait de moindres que moi. Je m'y ré-
solus et je pris les ordres sur un patrimoine
que madame sa mère me donna, de cent li-
vres de rente, qu'elle m'assigna sur le plus li-
quide de son revenu. Je dis ma première
messe dans l'église de la paroisse, et ladite
dame en usa comme si j'eusse été sou propre
enfant, car elle traita splendidement une tren-
taine de prêtres qui s'y trouvèrent et plusieurs
gentilshommes du voisinage. J'étais dans une
maison trop puissante pour manquer de bé-
néfices: aussi six mois après j'eus un prieuré
assez considérable avec deux autres petits bé-
néfices. Quelques années après, j'eus un gros
prieuré et une fort bonne cure, car j'avais
pris grande peine à étudier, et je m'étais
rendu en état de monter en chaire avec suc-
cès, et devant les beaux auditoires, et en pré-
sence même des prélats. Je ménageai mes re-
venus et amassai une notable somme d'ar-
gent, avec laquelle je me retirai dans cette
ville, où vous me voyez maintenant, ravi du
bonheur de la connaissance d'une si char-
mante compagnie, et d'avoir été assez heu-
reux de lui rendre quelque petit service.
La l'Etoile prit la parole disant :
— Mais le plus grand service que vous sau*
riez nous avoir jamais rendu...
Elle voulait continuer, quand Ragotin se
leva pour dire qu'il voulait faire une comédie
LE ROMAN GOMIQOE 73
de cette histoire, et qu'il n'y aurait rien de
plus beau que la décoration du théâtre, un
beau parc avec son grand bois et une rivière;
pour le sujet, des amants, des combats, et
une première messe. Tout le monde se mit à
rire, et Roquebrune, qui le contrariait tou-
jours, lui dit :
— Vous n'y ententendez rien : vous ne sau-
riez mettre cette pièce dans les régies, parce
qu'il faudrait changer la scène, et y demeurer
trois ou quatre ans.
Alors le prieur dit :
— Messieurs, ne disputez point à ce sujet,
j'y ai donné ordre il y a longtemps. Vous sa-
vez que M. du Hardi Va jnmais observé cette
rigide règle des vingt-quatre heures, non plus
que quelqu'un de nos poètes modernes, comme
l'auteur de Saint-Eustaehe, etc. Et M. Corneille
ne s'y serait pas attaché sans, la censure que
M. Scudéry voulut faire du Cid; aussi tous les
honnêtes gens appellent cesn anquements de
belles fautes. J'en ai donc composé unp comé-
die, que j'ai intitulée : La Fidélité conservée
après V Espérance perdue; et depuis j'ai pris
pour devise un arbre dépouillé de sa parure
verte, et où il ne reste que quelques feulles
mortes (qui est la raison pourquoi j'ai ajouté
cette couleur à la bleue), avec un petit chien
barbet au p;ed. et ces paroles pour âme de la
devise : Privé d'espoir, je suis fidèle. Cette pièce
roule les théâtres il y a fort Ion u. -temps.
— Le titre en est aussi à propos que vos
couleurs et votre devise, dit la l'Etoile; car
votre maîtresse vous a trompé, et vous lui
avez toujours gardé la fidélité, n'en ayant
point voulu épouser d'autre.
La conversation finit par l'arrivée de MM. de
Vervilie et de la Garoufrière ; et je tir is aussi ce
chapitre, qui sans doute a été hien ennuyeux
tant pour sa longueur aue cour son sujet.
74 LE ROMAN COMIQUE
XIV. — Retour de Verville, accompagné de M. du
la Garouffière. — Mariage des comédiens et co-
médiennes, et autres aventures de Ragotin.
Tous ceux de la troupe furent étonnés de
voir M. de la Garouffière : pour Verville, il
était attendu avec impatience, principaltment
de ceux et celles qui se devaient marier. Ils
lui demandèrent quelles bonnes affaires il avait
en cette ville. Il leur répondit qu'il n'en avait
aucune; mais que M. de Verville lui ayant
communiqué quelque chose d'importance, il
avait été ravi de trouver une occasion si favo-
rable pour les revoir encore une fois, et leur
offrir la continuation de ses services. Verville
lui fit signe qu'il n'en fallait parler qu'en se-
cret; et, pour lui en rompre le discours, il lui
présenta le prieur de Saint-Louis,- avec qui il
avait fait grande amitié, lui disant que c'était
un fort galant homme. Alors la l'Etoile leur
dit qu'il venait d'achever une histoire aussi
agréable que l'on en pût ouïr.
Ces deux messieurs témoignèrent avoir du
regret de n'être pas venus plus tôt pour avoir
eu la satisfaction de l'entendre. Alors Verville
passa dans une autre chambre, où Destin le
suivit; et après y avoir demeuré quelques
moments ils appelèrent la l'Etoile et Angé-
lique, et ensuite Léandre et la Caverne, que
M. dé la Garouffière suivit. Quand ils furent
assemblés, Verville leur dit qu'étant à Rennes
Il avait communiqué au sieur de la Garouf-
fière le dessein qu'ils avaient fait de se ma-
rier, et qu'il devait repasser par Alençon pour
être de la noce, et qu'il avait témoigné vou-
loir être delà partie. Il en fut remercié très-
humblement, et on lui témoigna de même
l'obligation qu'on lui avait d'avoir voulu
prendre cette peine.
— Mais, à propos, dit M. de Verville, il fau-
LC ROMAX COMIQUE 75
rirait faire monter cet honnête homme qui est
en bas.
Ce que l'on fit. Quand il fut entré, la Caverne
îe regarda fixement, et ]a force du sar.g fit
un si merveilleux effet en elle, qu'elle s'atten-
drit et pleura sans en savoir la cause. On
lui demanda si elle connaissait cet homme-là.
Eile répondit qu'elle ne croyait pas l'avoir ja-
mais vu. On lui dit de le regarder avec atten-
tion ; ce qu'elle fit, et pour lors elle trouva sur
son visage tant de traits du sien, qu'elle
s'écria :
— Ne serait-ce point mon frère ?
Alors il s'appro ha d'elle et l'embrassa,
l'assurant que c'était lui-même, que le mal-
heur avait éloigné si longtemps de sa pré-
sence. Ii salua sa nièce et tous ceux de la
compagnie, et assista à la conférence secrète,
où ii fut conclu que l'on célébrerait les deux
mariages ; savoir, de Destin avec la l'Etoile,
et de Léandre avec Angélique.
Toute la difficulté consistait à savoir quel
Erêrre les épouserait. Alors le prieur de Saint-
,ouis, que l'on avait aussi appelé à la confé-
rence, leui» dit qu'il se chargeait de cela, et
âu'il en parlerait aux curés des deux paroisses
e la ville et à celui du faubourg de àiontfort;
que s'ils en faisaient quelque difficulté, il re-
tournerait à Séez, et qu'il en obtiendrait la
permission du seigneur évèque; que s'il ne
voulait pas la lui accorder, il irait trouver mon-
seigneur Féveque du Mans, de qui il avait
l'honneur d'être connu, parce que sa petite
église était de sa juridiction, et qu'il ne croyait
pas d'en être refusé. 11 fut donc prie' de
prendre ce soin-là. Cependant on fit secrète-
ment venir un notaire, et Ton passa les con-
trats de mariage. Je ne vous en dis point les
clauses, car cette particularité n'est pas venue
à ma connaissance, mais bien qu'ils se marié-
76 LE ROMAN COMIQUE
rent. MM. de Verville, de la Garouffière et de
Saint-Louis furent témoins. Ce dernier alla
paner aux curés ; mais aucun d'eux ne voulut
les épouser, ai léguant beaucoup de raisons
que le prieur ne put surmonter, parce qu'il
n'en était peut-être pas capable; ce qui le fit
résoudre d'aller à Séez. Il prit le cheval de
Léandre et un de ses laquais, et alla trouver
le seigneur évêque, qui résista un peu à lui
accorder sa requête; mais le prieur lui re-
montra que ces ^rens-la n'étaient véritable-
ment d'aucune paroisse ; car ils étaient au-
jourd'hui dans un lieu et demain dans un au-
tre : que pourtant on ne pouvait pas les
mettre au rang des vagabonds et gens sans
aveu (ce qui était la plus forte raison sur la-
quelle les curés avaient fondé leur refus) ; car
ils avaient b.mne permission du roi, et avaient
leur ménage, et par conséquent étaient censés
sujets des évêques dans le diocèse desquels
ils se trouvaient lors de leur résidence en quel-
âue ville ; que ceux pour qui il demandait la
ispense étaient dans celle d'Alençon, où il
avait juridiction, tant sur eux que sur les au-
tres habitants, et que, par cette raison, il les
pouvait dispenser, comme il l'en suppliait
très-humblement, parce que d'ailleurs ils
étaient fort honnêtes gens. L'évêque donna
pouvoir au prieur de les épouser en quelque
église il vou Irait. Il pouvait appeler son se-
crétaire pour faire la dispense en forme;
mais le prieur lui dit qu'un mot de sa main
suffisait, ce que le bon seigneur fit aussi
agréablement qu'il lui donna à souper. Le
lendemain il s'en retourna à Alen^on, où il
trouva les fiancés qui préparaient tout ce qui
était nécessaire pour les noces. Les autres co-
médiens, qui n'avaient point été du secret, ne
savaient que penser de tant d'appareil, et Ra-
gotm en était le plus en peine. Ce qui les
L!E ROMAX COMIQUE 17
obligeait à tenir la chose ainsi secrète n'était
que ce que vous avez appris de Destin : car
pour Léandre et Angélique, cela était conpu
de tous ; et aussi la crainte de ne réussir pas
à la dispense. Mais quand iis en furent as-
surés, on rendit la chose publique, on lut les
contrats de mariage devant tous, et l'on pri:
jour pour épouser.
Ce fut un furieux coup de foudre pour le
pauvre Ragotin, à qui la Rancune dit tout
bas :
— Ne vous l'avais-je pas bien dit ? Je m'en
étais toujours défié.
Le pauvre petit homme entra dans la plus
profonde mélancolie que l'on puisse imaginer,
laquelle le précipita dans un furieux déses-
poir, comme vous l'aoprendrez dans le der-
nier chapitre de ce roman. Il devint si trou-
blé, que, passant devant la grande église de
Notre-Dame un jour de fête que l'on carillon-
nait, il tomba dans l'erreur de la plupart des
gens du vulgaire, qui croient que les clocher
disent tout ce qu'Us s'imaginent. Il s'arrêta
pour les écouter, et il se persuada facilemen:
qu'elles disaient :
Raeotin, ce malin,
A tant bu de pots de vin,
Qu il branle, qu'il branle.
Il entra là-dessus dans une si furieuse
colère contre le campanier, qu'il cria tout
haut :
Tu en as menti, je n'ai pas bu aujourd'hu
extraordinaircment. Je ne me serais pas lâche,
si tu leur faisais dire :
Le mntin de Destin
A ravi à Ragotin
L'Eloile, l'Etoile t
78 LE ROMAH COMIQUE
car j'aurais eu la consolation de voir les cho-
ses inanimées témoigner du ressentiment de
ma douleur : mais de m'appeler ivrogne ! Ah !
tu le payeras!
Et aussitôt il enfonça son chapeau et entra
dans l'église par une* des portes où il y a un
degré en vis x par lequel il monta à l'orgue.
Quand il vit que cette montée n'allait pas au
clocher, il la suivit jusqu'au plus haut, où il
trouva une porte fort basse par laquelle il en-
tra, et suivit sous le toit des chapelles, sous
lequel il faut que ceux qui y passent se bais-
sent; mais il y trouva un plancher fort élevé.
Il marcha jusqu'au bout, où il trouva une
porte qui va au clocher où il monta. Quand il
fut au lieu où les cloches, sont pendues, il
trouva le campanier qui carillonnait toujours
et qui ne regardait point derrière lui. Alors il
se mit à lui dire des injures, l'appelant inso-
lent, impertinent, sot, brutal, maroufle, etc.;
le bruit des cloches l'empêchait de l'en-
. Ragotin s'imagina qu'il le méprisait,
ce qui l'impatienta; il s'approcha de lui et en
même temps lui donna un grand coup de
poing sur le dos. Le campanier, se sentant
frappé, se tourna, et voyant Ragotin lui
dit :
— Eh \ petit escargot, qui diable t'a mené ici
^our me frapper?
Ragotin se mit en devoir de lui en dire le
sujet et de lui faire ses plaintes; mais le cam-
panier, qui n'entendait point raillerie, sans
vouloir l'écouter, le prit par un bras, et en
même temps lui donna un coup de pied au cul
qui le fit culbuter le long d'un petit degré de
bois jusque sur le plancher d'où l'on sonne les
cloches à branle. Il tomba si rudement la tête
la première, qu'il donna du visage contre une
des boîtes par où l'on passe les cordes et se
mit tout en sang. Il pesta comme un petit
LE R0XA3 COÎÎIQUB 79
démon et descendit prornptement. Il passa au
travers de l'église, d'où il alla trouver le lieu-
tenant criminel, pour se plaindre à lui de
l'excès que le campanier avait commis en sa
personne. Ce magistrat, le voyant aussi san-
glant, crut facilement ce qu'il fui disait , mais,
après en avoir appris le sujet il ne put s'empê-
cher de rire, et connut bien que le petit hom-
me avait ie cerveau mal timbré. Cependant,
pour le contenter, il lui dit qu'il ferait justice,
et envoya un laquais dire au campanier qu'il
le vînt trouver. Quand il fut venu, il lui de-
manda pourquoi il faisait injurier cet honnête
homme par ses cloches : à quoi il lui répondit
qu'il ne le connaissait point, et qu'il carillon-
nait à son ordinaire,
Orléans. Beaugeney,
Notre-Dame de Cléry,
Vendôme, Vendôme ;
mais qu'en ayant été frappé et injurié, il l'a-
vait poussé, et qu'ayant rencontré le haut de
l'escalier, il en était tombé. Le lieutenant lui
dit:
— Une autre fois, sovea plus avisé.
Et à Ragotin :
— Soyez plus sage, et ne croyez pas votre
imagination touchant le son des cloches.
Ragotin s'en retourna à la maison, où il ne
se vanta pas de son accident. Mais les comé-
diens, voyant son visage écorché en trois ou
quatre endroits, lui en demandèrent la raison,
qu'il ne voulut pas dire ; mais ils l'apprirent
par la voix commune, car cette disgrâce avait
éclaté. Ils rirent fort, aussi bien que MM. ùe
Yerville et de la Garoufrière.
Le jour des épousailles des comédiennes étant
venu, le prieur de Saint-Louis leur dit qu'il
avait fait choix de son église pour les épouser.
80 LE ROMAN COM1QUB
Ils y allèrent à petit bruit, et il bénit les ma-
riages, après avoir fait une très-belle exhor-
tation aux maries, qui se retirèrent à leur lo-
gis, où ils dînèrent ; après quoi l'on demanda
à quoi l'on passerait le temps jusqu'au souper.
La comédie, les ballets et les bals leur étaient
si ordinaires, que l'on trouva bon de faire le
récit de quelque histoire. Verville dit qu'il
n'en savait point. Si Ragotin n'eût pas été
dans sa noire mélancolie, il se fût sans doute
offert à en débiter quelqu'une; mais il était
muet. On dit à la Rancune de raconter celle
du poëte Roquebrune, puisqu'il l'avait promis
quand l'occasion s'en présenterait, et qu'il n'en
pourrait jamais trouver de plus belle, la com-
pagnie étant beaucoup plus illustre que quand,
il la voulaïc commencer. Mais il répondit qu'il
avait quelque chose dans l'esprit qui le trou-
blait, et que, quand il l'aurait assez libre, il
ne voulait pas rendre ce mauvais office au
poëte, de faire son éloge, dans lequel il fau-
drait comprendre sa raison, et qu'il était trop
de ses amis pour débiter une juste satire. Ro-
quebrune pensa troubler la fête ; mais le res-
pect qu'il eut pour les étrangers qui étaient
flans la compagnie calma cet orage ; ensuite
de quoi M. de la Garouffière dit qu'il savait
beaucoup d'aventures, dont il avait été témoin
oculaire : on le pria d'en faire le récit, ce qu'il
fit comme vous l'allez voir.
XV. — Histoire des deux jalouses.
Les divisions qui mirent la maîtresse ville
du monde au rang des plus malheureuses fu-
rent une semonce qui se répandit dans tout
l'univers, et dans un temps où les hommes
ne devaient avoir qu'une âme, comme au ber-
ceau de l'Eglise, puisqu'ils avaient l'honneur
d'être les membres de ce sacré corps ; mais
LE ROMAN COMIQUE 81
elles ne laissèrent pas de faire éclore celle
des Guelfes et des Gibelins, et, quelques an-
nées après, celle des Capulet et des Montes-
eues. Ces divisions, qui ne devaient point
sortir de l'Italie, où elles avaient eu leur ori-
gine, ne laissèrent pas de se dilater par tout
le monde, et notre France n'en a pas été
exempte : il semble même que c'est dans son
sein où la pomme de discorde a plus fait écla-
ter ses funestes effets : ce qu'elle fait encore
à présent ; car il n'y a ville, tx urg ni village
où il n'y ait divers partis, d'où il arrive tous
les jours de sinistres accidents.
Mon père, qui était conseiller au parlement
de Rennes, et qui m'avait destiné pour être,
comme je le suis, son successeur, me mit au
collège pour m'en rendre capable : mais
comme j'étais dans ma patrie, il s'aperçut
que je ne profitais pas, ce qui le lit résoudre
à m'envoyer à la Flèche, ou est, comme vous
savez, le plus fameux collège que les jésuites
aient dans ce royaume. Ce fut dans cette pe-
tite ville-là qu'arriva ce que je vais vous ap-
prendre, et dans le même temps que j'y fai-
sais mes études.
Il y avait deux gentilshommes qui étaient
les plus qualifiés de la ville, déjà avancés en
âge, sans être pourtant maries, comme il ar-
rive souvent aux personnes de condition, ce
que l'on dit en proverbe : Entre qui nous veut
et qui nous ne voulons pas, nous demeurons san?
nous marier. A la fin, tous deux se mariè-
rent. L'un, qu'on appelait M. de Fonds-Blan-
che, prit une fille de Châteaudun, laquelle
était de fort petite noblesse, mais fort riche.
L'autre, qu'on appelait M. du Lac, épousa une
demoiselle de la vi le de Chartres, qui n'était
pas riche, mais qui était très-belle, et d'une
s: illustre maison qu'elle appartenait à des
8î LE ROMAN COMIQUE
ducs et pairs et à des maréchaux de France.
Ces deux gentilshommes, qui pouvaient par-
tager la ville, furent toujours de fort bonne
intelligence : mais elle ne dura guère après
leurs mariages, car leurs deux femmes com-
mencèrent a se regarder d'un œil jaloux, l'une
se tenant flère de son extraction et l'autre de
ses grands biens. Madame de Fonds-Blanche
n'était pas belle de visage, mais elle avait
grand'mine, bonne grâce et était fort propre :
elle avait beaucoup d'esprit et était fort obli-
geante. Madame du Lac était très - belle,
comme je l'ai dit, mais sans grâce : elle avait
de l'esprit infiniment, mais si mal tourné, que
c'était" une artificieuse et dangereuse per-
sonne. Ces deux dames étaient de l'humeur
de la plupart des femmes de ce temps; qui
ne croiraient pas être du grand monde si elles
n'avaient chacune une douzaine de galants ;
aussi faisaient - elles leurs efforts et em-
ployaient-elles tous leurs soins pour faire des
conquêtes, à quoi la du Lac réussissait beau-
coup mieux que la Fonds-Blanche, car elle
tenait sous son empire toute la jeunesse de
la ville et du voisinage, s'entend des person-
nes qualifiées, car elle n'en souffrait point
d'autres; mais cette ffe^tation causa des
murmures sourds, qui éclatèrent enfin en
médisances, sans que pour cela elle disconti-
nuât sa manière d'agir ; au contraire, il sem-
ble que ce lui fut un sujet pour prendre plus
de soin à faire de nouveaux galants. La Fonds-
Blanche n'était pas du tout si soigneuse d'en
avertir, et elle en avait pourtant quelques-
uns qu elle retenait avec adresse, entre les-
quels était un jeune gentilhomme très-bien
fait, dont l'esprit correspondait au sien, et
qui était un des braves du temps. Celui-là en
était le plus favori ; aussi son assiduité causa
des soupçons, et la médisance éclata haute-
LE ROMAN COMIQUE 83
ment. Ce fut la source de la rupture eut-;
ces deux dames, car avant elles se visitaient
civilement, mais, comme je l'ai dit, toujours
avec une jalou.se envie. La du Lac commença
à méîire ouvertement de la Fonds-B:anch"e,
fit épier ses actions et fit mille pièces artifi-
cieuses pour la perdre de réputation, notam-
ment sur le sujet de ce fientiihorame, que
Ton nommait M. du Val Rocher, ce qui vint
aux oreilles de la Fonds-Blanche, qui ne de-
meura pas muette, car elle disait par raillerie
que si elle avait des calants, ce n'était pas à
douzaine comme la du La^, qui faisait tou-
jours de nouvelles impostures. L'autre, en se
défendant, lui donnait le change ; si bien
qu'elles vivaient comme deux démons.
Quelques personnes charitables essayèrent
de les mettre d'accord ; mais ce fut inutile-
ment, car elles ne purent jamais les obliger à
se voir. La du Lac, qui ne pensait à autre cho-
se qu'a causer du déplaisir à la Fonds-Blan-
che, crut que le plus sensible qu'elle pourrait
lui faire ressentir serait de lui ôter le plus fa-
vori de ses galants, du Val-Rocher. Elle fit
dire à M. de Fonds-Blanche, par des gens qui
lui étaient affidés. que, quand il était hors de
sa maison ( ce qui arrivait souvent, car il
était continuerez ent a la chasse ou en visite
chez des gentilshommes voisins de la ville ),
du Val-Rocher couchait aveesa femme, et que
des gens dignes de foi l'avaient vu sortirde son
lit, où elle était. M. de Fonds-Blanche, qui n'en
avait jamais eu aucun soupçon, fit quelque ré-
flexion là-dessn s et * nsuite* fit connaître à sa
femme quelle l'obligerait si elle faisait cesser
les visites de du Val-Rocher. Elle répliqua tant
de choses et le pava de si fortes raisons, qu'il
ne s'y opiniâtra pas. la laissant en liberté d'a-
gir comme auparavant. La du Lac. vovant oue
sette invention n'avait pas eu l'effet qu'elle
84 LE ROMAN COKIQUE
désirait, trouva moyen de parler à du Val-Ro-
cher. Elle était belle et honnête, qui sont deux
fortes machines pour gagner la forteresse du
coeur le mieux muni : aussi quoiqu'il fut très-
attaché à lu Fonds-Blanche, la du Lac rompit
tous ces liens et lui donna des chaînes bien
plus fortes, ce qui causa une sensible dou-
leur à la Fou Is-B anche, surtout quand elle
apprit que du Val-Rocher parlait d'elle en
des termes fort insolents, laquelle augmenta
par la mort de son mari, qui arriva quel-
ques mois après. Elle en porta le deuil fort
austèrement; mais la jalouse la surmonta
et fut la plus forte. Il n'y avait que quinze
jours que l'on avait enterré son mari, qu'elle
pratiqua une entrevue secrète avec du Val-
Rocher. Je n'ai pas su quel fut leur en-
tretien, mais l'événement le fit assez connaî-
tre ; car, une douzaine de iours après, leur ma-
riage fut publie, quoiqu'ils l'eussent contracté
fort secrètement ; et ainsi, en moins d'un
mois, elle eut '.eux. maris, l'un qui mourut
dans l'espace de ce temps-là et l'autre vivant.
Voilà, ce me semble, le plus violent effet de
jalousie qu'on puisse imaginer; car elle oublia
la bienséance du veuvage et ne se soucia
point de tous les insolents discours que du
Val-Rocher avait faits d'elle à la persuasion
de la du Lac; ce qui justifie assez ce que l'on
dit, qu'une femme hasarde tout quand i. s'agit
de se venger : mais vous le verrez encore
mieux par ce que je vais vous dire. La du Lac
pensa enrager quand elle apprit cette nou-
velle; mais elle dissimula son ressentiment
tant qu'elle put : elle fut pourtant sur le point
de le faire éclater, ayant conçu le dessein de
le faire assassiner dans un voyage qu'il devait
faire en Bretagne; mais il en fût averti par
des personnes à qui elle s'en était découverte,
ce qui l'obligea à se bien précautionner.
LE ROMAN" COMIQUE 85
D'ailleurs elle considéra que ce serait met-
tre ses plus chers amis eu grand risque, ce
qui la fit penser à uu moyen le plus étrange
que la jalousie puisse susciter, qui fut de
brouiller sou mari avec du Val-Rocher par
ses pernicieux artifices. Aussi ils se querellè-
rent furieusement plusieurs l'ois, et en furent
jusqu'au point de se battre en duel, à quoi la
du Lac poussa son mari qui n'était pas des
plus adroits du monde), jugeant bien qu'il ne
résisterait guère a du Val-Rocher, qui, comme
je l'ai dit, était un des braves du temps ; se
"figurant qu'après la mort de son mari, elle
le pourrait encore ôter à Fonds-Blanche,
de laquelle elle se pourrait facilement dé-
faire, ou par le poison , ou par les mauvais
traitements qu'elle lui ferait donner. Mais il
en arriva tout autrement qu'elle n'avait pro-
jeté ; car du Val-Rocher, se fiant à son adresse,
méprisa du Lac, qui, au commencement, se
tenait sur la défe sive, ne croyant pas qu'il
osât lui porter; et ainsi il se négligeait ; en
sorte que du Lac, le voyant un peu hors de
garde, lui porta si justement, qu'il lui passa
son épée au travers uu corps, et le laissa sans
vie, et s'en alla à sa maison, où il trouva sa
femme à qui il raconta l'action, dont elle fut
bien étonnée et marrie tout ensemb e de cet
événement si inopiné. Il s'enfuit secrètement,
et s'en alla dans la maison d'un des parents
de sa femme, lesquels, comme je l'ai dit. étaient
de orands nt puissants seigneurs, qui travail-
lèrent à obtenir sa grâce du roi.
La Fonds-Blanche lut fort étonnée quand on
lui annonça la mort de son mari, et qu'on lui
dit qu'il ne fallait pas s'amuser à verser d'inu-
tiles larmes ; mais au'il fallait le faire enterrer
secrètement, pou** éviter que la justice n'y mît
la main ; ce qui fut fait, et ainsi elle fut encore
veuve en moins ds six semaines.
|6 LE ROMAN COMIQUE
Cenendant du Lac eut sa grâce, qui fut en-
térinée au parlement de Paris, nonobstant
toutes les oppositions de la veuve du mort,
qui voulait faire passer l'action pour un assas-
sinat ; ce qui la fit résoudre à la plus étrange
résolution qui puisse jamais entrer <lans l'es-
prit d'une femme irritée. Elle s'arma d'un poi-
gnard, et, passant une fois par devant du Lac,
oui se promenait à la place avec quelques-uns
de ses amis, elle l'attaqua si furieusement et
si inopinément, qu'elle lui ôta le moyen de se
mettre en défense, et lui donna en même
temps deux coups de poignard dans le corps,
dont il mourut trois jours après. Sa femme la
fit poursuivre et mettre en prison : on lui fit
son procès, et la plupart des juges opinèrent
à la mort, à quoi elle fat condamnée. Mais
l'exécution en fut retardée, car elle déclara
qu'elle était grosse, et, ce qui est à remarquer,
c'est qu'elle ne savait duquel de ses deux ma-
ris. Elle demeura donc prisonnière : mais
comme c'était une personne fort délicate, l'air
renfermé et puant de la conciergerie, avec les
autres incommodités que l'on y souffre, lui
causèrent une maladie et sa délivrance avant
terme, et ensuite la mort : néanmoins le fruit
sut baptême ; et après avoir vécu quelques
heures, il mourut aussi.
Dieu'toucha le cœur de la du Lac: elle ren-
tra en elle-même, fit réflexion sur tant de si-
nistres accidents dont elle était cause, mit
ordre aux affaires de sa maison, et entra dans
un monastère de religieuses réformées de
l'ordre de saint Benoît, à Almenesche, au dio-
cèse de Séez. Elle voulut s'éloigner de sa pa-
trie, pour vivre avec plus de quiétude, et faire
plus facilement pénitence de tant de maux
qu'elle avait causés. Elle est encore dans ce
monastère, où elle vit dans une grande austé-
rité, si elle n'est morte depuis quelques mois.
LE ROMAN COMIQUE S7
Les cornéliens et comédiennes écoutaient
encore, quoique M. de la Garouffière ne dît
plus mot, quand Roquebrune s'avança pour
aire, à son ordinaire, que c'était là un beau
sujet pour un poëme grave, et qu'il en vou-
lait composer une excellente tragédie, qu'il
mettrait facilement dans les règles d'un
poëme dramatique. On ne répondit pas à sa
S imposition ; mais tous admirèrent le caprice
es femmes quand elles sont frappées de ja-
lousie, et comme elles se portent aux der-
nières extrémités. Ensuite de quoi l'on dis-
puta si c'était une passion : mais les savants
conclurent que c'était la destruction de la
plus belle de toutes les passions, qui est
l'amour. Il y avait encore beaucoup de temps
jusqu'au souper, et tous trouvèrent bon d'aller
faire une promenade dans le parc, où étant,
ils s'assirent sur l'herbe. Destin dit alors qu'il
n'y avait rien de plus agréable que le récit
des histoires. Léandre, qui n'était point entré
dans la belle conversation depuis qu'il était
dans la troupe, y ayant toujours paru en qua-
lité de valet, prit là parole, disant que, puis-
que l'on avait fini par le caprice des femmes,
si la compagnie l'agréait, il ferait le récit de
ceux d'une fille qui ne demeurait pas loin
d'une de ses maisons. Tous l'en prièrent, et,
T;près avoir toussé cinq ou six fois, il débuta
comme vous l'allez voir.
XVI. — Histoire de la capricieuse amante.
H y avait dans une petite ville de Bretagne
qu'on appelle Vitré, un vieux gentilhomme
qui avait longtemps été marié avec une très-
vertueuse demoiselle, sans avoir d'enfants.
Entre plusieurs domestiques qui le servaient
étaient un maître d'hôtel et une gouvernante,
par les mains desquels passaient tous les re-
88 LE ROMAN COMIQUE
Tenus de la maison. Ces deux personnages,
qui faisaient comme font la plupart des valets
et servantes, c'est-à-dire l'amour, se promi-
rent mariage, et tirèrent si bien chacun de
son côté, que le bon vieux gentilhomme et
sa femme moururent fort incommodés, et les
deux domestiques vécurent fort riches et
mariés.
Quelques années après, il arriva une si mau-
vaise affaire à ce maître d'hôtel, qu'il fut obligé
de s'enfuir, et pour être en assurance, d'entrer
dans une compagnie de cavalerie, et de laisser
sa femme seule et sans enfants; laquelle ayant
attendu environ deux ans sans avoir aucune de
ses nouvelles, fit courir le bruit de sa mort,
et en porta le deuil. Quand il fut un peu pas-
sé, elle fut recherchée en mariage par plu-
sieurs personnes, entre lesquelles se présenta
un riche marchand, qui l'épousa; et au bout
de Tannée elle accoucha d'une fille, qui pou-
vait avoir quatre ans quand le premier mari
de sa mère arriva a la ma;son. De vous dire
quels furent les plus étonnés des deux maris
ou de la femme, c'est ce que l'on ne peut sa-
voir: mais comme la mauvaise affaire du pre-
mier subsistait toujours, ce qui l'obligeait à
se tenir caché, et d'ailleurs voyant une fille de
l'autre mari, il se contenta de quelque somme
d'argent qu'on lui donna, et cé<la librement
sa femme au second mari, sans lui donner
aucun trouble. Il est vrai qu'il venait detemns
en temps, et toujours foit secrètement, qué-
rir de quoi subsister, ce qu'on ne lui refusait
point.
Cependant la fille, que l'on appelait Margue-
rite, se faisait grande, et avait plus de bonne
grâce que de beauté, et de l'esprit assez pour
une personne de sa condition. Mais comme
vous savez que le bien est depuis longtemps
ce qu'on considère le plus en fait de mariage
LE ROMAX COMIQCE 89
elle ne manquait pas de galants, entre les-
quels était le fils d'un riche marchand, qui ne
vivait pas comme tel, mais en demi-gentil-
homme ; car il fréquentait les plus honorables
compagnies, où il ne manquait pas de trou-
ver sa Marguerite, qui y était reçue à cause
de sa richesse. Ce jeune homme, que l'on ap-
pelait le sieur de Saint-Germain, avait bonne
mine et tant de coeur qu'il était souvent em-
ployé en des duels, qui en ce temps-là étaient
fort fréquents. Il dansait de bonne grâce et
jouait dans les grandes compagnies, et était
toujours bien vêtu.
Dans tant de rencontres qu'il eut avec cette
fille, il ne manqua pas de lui offrir ses servi-
ces, et à lui témoigner sa passion et le désir
qu'il avait de la rechercher en mariage, à quoi
elle ne répugna point, et même lui permit de
la voir chez elle, ce qu'il fit avec l'agrément
de son père et de sa mère, qui favorisaient sa
recherche de tout leur pouvoir. Mais dans le
temps qu'il se disposait pour la leur deman-
der en mariage, il ne voulut pas le faire sans
son consentement, croyant qu'elle n'y appor-
terait aucun obstacle ; mais il fut fort étonné
quand elle le rebuta si furieusement de paro-
les et d'action, qu'il s'en alla le plus confus
homme du monde. Il laissa passer quelques
jours sans la voir, croyant de pouvoir étouffer
cette passion ; mais elle avait pris de trop
profondes racines, ce qui l'obligea à retourner
la voir. Il ne fut pas plutôt entré dans la
maison qu'elle en sortit, et alla se mettre dans
une compagnie de filles du voisinage, où il la
suivit, après avoir fait ses plaintes au père et
à la mère du mauvais traitement que lui fai-
sait leur fille, sans lui en avoir donné aucun
sujet, de quoi ils témoignèrent être marris,
et lui promirent de la rendre plus sociable.
Mais comme elle était fille unique, ils n'osé-
90 LE ROMAN COMIQUE
rent la contredire ni la presser sur ce sujet
se contentant de lui remontrer doucement lé
tort qu'elle avait de traiter ce jeune homme
avec tant de rigueur, après avoir témoigné
de l'aimer. Elle ne répondit rien à tout cela,
et continuait dans sa mauvaise humeur; car
quand il voulait approcher d'elle, elle chan-
geait de place, et il la suivait, mais elle le
fuyait toujours; en sorte qu'un jour il fut obli-
ge, pour 1 arrêter, de la prendre par la man-
che de son corps 'de jupe, dont elle cria, lui
disant qu'il avait froissé ses bouts de manche,
et que, s'il y retournait, elle lui donnerait un
soufflet, et qu'il ferait beaucoup mieux de la
laisser.
Enfin, plus il s'empressait pour l'accoster,
plus elle faisait de diligence pour le fuir; et
quand on allait à la promenade, elle aimait
mieux aller seule que de lui donner la main.
Si elle était dans un bal, et qu'il ^oulùt la pren-
dre pour la faire danser, elle lui faisait affront,
disant qu'elle se trouvait mal,, et en même
temps elle dansait avec un autre. Elle en vint
jusqu'à lui susciter des querelles; et elle fut
cause que jusqu'à quatre fois il se porta sur le
pré, d'où il sortit toujours glorieusement, ce
qui la faisait enrager, au moins en apparence.
Tous ces mauvais traitements n'étaient que
jeter de l'huile sur la braise ; car il en était
toujours plus transporté, et ne relâchait point
du tout ses visites.
Un jour, il crut que sa persévérance l'avait
un peu adoucie ; car elle le laissa approcher
d'elle, et écouta attentivement les plaintes
qu'il lui fit de son injuste procédé, à peu près
dans ces termes : « Pourquoi fuyez-vous celui
qui ne saurait vivre sans ^ous ? Si je n'ai pas
assez de mérite pour^tre souffert de vous, au
moins considérez l'excès de mon amour, et la
LE ROMAN COMIQUE Si
patience que j'ai à endurer toutes les indigni-
tés dont vous usez envers moi, qui ne respire
qu'à vous faire paraître à quel point je suis à
tous.— Eh bien! rai répondit-elle, tous ne
eauiiez mieux me le persuader qu'en vous éloi-
gnant de moi ; et parce que vous ne le pour-
riez pas frire si vous demeuriez en cette ville,
s'il est vrai, comme vons le dites, oue j'aie
quelque pouvoir sur vous, je vous ordonne de
prendre parti dans les troupes qu'on lève:
quand vous aurez fait quelques campagnes,
peut-être me trouverez-vous plus flexible à
vos désirs. Ce peu d'espérance que je vous donne
doit vous y obliger, sinou perdez-la tout à
fait. • Alors elle tira une ba.o-ue de son doigt,
et la lui présenta en lui disant : « Gardez cette
bague, qui vous fera souvenir de moi, et je
vous défends de me venir dire adieu; en un
mot, ne me voyez plus. » Elle souffrit qu'il la
saluât d'un baiser, et le laissa, passant dans
une autre chambre dont elle ferma la porte.
Ce misérable amant prit congé du père et
de la mère, qui ne purent contenir leurs lar-
mes, et qni rassurèrent de lui être toujours
favorables en ce qu'il souhaitait. Le lendemain,
il se mit dans une compagnie de cavalerie
qu'on levait pour le siège de la Rochelle.
Comme elle lui avait défendu de la plus voir,
il n'osa pas l'entreprendre ; mais la nuit avant
le jour de son départ, il lui donna des séréna-
des, à la fin desquelles il chanta cette com-
plainte, qu'il accorda aux tristes et doux ac-
cents de son luth :
Iris, maîtresse inexorable.
Sans amour et sans amitié.
Helas! n'auras-lu point piti^
D'un si fidèle amant qae tu rends miserais?
Seras-tu toujours inflexible ?
Ton cœur sera-t-il de rocher ?
92 LE ROMAN COMIQUE
Ne Iepourrai-je point loucher?
Ne sera-t-il jamais à mon amour sensible?
Je fotvis. fille cruelle.
Je te dis le dernier adieu.
Jamais dans ce Irisle lieu,
Tu ne verras de moi que mon cœur trop fidèle.
Lorsque mon corps sera sans àme,
Quelque mien ami rouvrira,
Et mon cœur il en sortira
Pour t'en faire un présent où tu verras ma flamme.
Cette capricieuse fille s'était levée, et avait
ouvert le volet d'une fenêtre, n'avant laissé
que la vitre, au travers de laquelle elle se fit en-
tendre faisant un si grand éclat de rire, que
cela acheva de désespérer le pauvre Saint-
Germain, qui voulut dire quelque chose, mais
elle referma le volet, en disant tout haut : Te-
nez votre promesse pour votre profit. » Ce
qui l'obligea à se retirer.
Il partit quelques jours après avec la com-
pagnie, qui se rendit au camp de la Rochelle,
où, comme vous l'avez pu savoir, le siège fut
fort opiniâtre, le roi à l'attaquer, et les assié-
gés à la défendre; mais enfin il fallut se ren-
dre à la discrétion d'un monarque à qui les
vents et les éléments rendaient obéissance.
Après que la ville fut rendue, on licencia plu-
sieurs troupes, du nombre desquelles fut la com-
pagnie où était Samt-Germain, qui s'en retour-
naa Vitré, où ilne fut pas plutôt qu'il allavoirsa
rigoureuse Marguerite, laquelle souffrit d'en
être saluée; mais ce ne fut que pour lui dire
que son retour était bien prompt : qu'elle n'é-
tait pas encore disposée à le souffrir, et qu'elle
le priait de ne la point voir. Il lui répondit ces
tristes paroles : « Il faut avouer que vous êtes
une dangereuse personne, et que vous ne sou-
haitez que la mort du plus fi lele amant qui
soit au monde; car vous m'avez jusqu'à qua-
tre fois procuré des niovens d'éprouver sa ri-
LE ROMAN COMIQCE 93
gueur, quoique glorieusement, mais qui eût
pourtant été pour moi très- funeste. Je suis allé
la chercher où de plus malheureux que moi l'ont
fatalement trouvée, sans que j'aie jamais pu
la rencontrer; mais puisque vous la désirez
avec tant d'ardeur, je la chercherai en tant
de lieux qu'elle sera bien obligée de me satis-
faire pour vous contenter : mais peut-être ne
pourrez-vous pas vous empêcher de vous re-
pentir de me l'avoir causée ; car elle sera d'un
genre si étrange, que vous en serez touchée
de pitié. Adieu donc, a plus belle cruelle qui
soit dans l'univers !» Il se leva et voulait la
laisser, quand elle l'arrêta pour lui dire qu'elle
ne souhaitait point du tout sa mort; et que
si elle lui avait procuré des combats, ce n'a-
vait été que pour avoir des preuves certaines
de sa valeur, et afin qu'il fut plus di<me de la
posséder; mais qu'elle n'était pas encoreenétat
de souffrir sa recherche; que peut-être le
temps la pourrait adoucir; et ele le laissa sans
en dire davantage. Ce peu d'espérance l'obli-
gea a user d'un moyen qui pensa tout gâter,
qui fut de lui donner de la jalousie. Il raison-
nait en lui-même, que, puisqu'elle avait enco-
re quelque bonne volonté pour lui, elle ne
manquerait pas d'en prendre s'il lui en don-
nait sujet.
Il avait un camarade qui avait une maîtresse
dont il était autant chéri que lui était maltraité
de la sienne. Il le pria de souffrir qu'il accostât
cette bonne maîtresse, et que lui pratiquât la
sienne, pour voir quelle mine elle ferait. Son ca-
marade ne voulut pas le lui accorder sans en
avertir ja maîtresse, qui y consentit. La pre-
mière conversation qu'ils eurent ensemble (car
ces deux filles n'étaient guèr,e l'une sans l'au-
tre), ces deux amants firent échange, car Saint-
Germain approcha de la maîtresse de<oncama-
rade,qui acccsia cette hère Marguerite, laquelle
94 LE ROMAN COMIQUE
ie souffrit fort agréablement. Mais quand elle
vit que les autres riaient, elle s'imagina que
ce changement était concerté, de quoi elle
entra en de si furieux transports, qu'elle dit
tout ce qu'une amante irritée peut dire en
pareil cas. Elle fut outrée à un tel point,
qu'elle laissa la compagnie, en versant beau-
coup de larmes ; ce qui fit que cette obli-
geante maîtresse alla auprès d'elle, et lui
remontra le tort qu'elle avait d'en user de la
sorte ; qu'elle ne pouvait espérer plus de
bonheur que la recherche d'un si honnête
homme et si passionné pour elle, et que sa
politique était tout a fait extraordinaire et
inusitée entre amants; qu'elle pouvait bien
voir de quelle manière elle en usait avec le
sien, qu'elle appréhendait si fort de le déso-
bliger, qu'elle ne lui avait jamais donné aucun
sujet de se rebuter.
Tout cela ne fit aucun effet sur l'esprit de
cette bizarre Marguerite, ce qui jeta le mal-
heureux Saint-Gei main dans un si furieux
désespoir, qu'il ne chercha depuis que des
occasions de faire paraître à cette cruelle la
violence de son amour par quelque sinistre
niort, comme il la pensa trouver. Car un soir
que lui et sept de ses camarades sortaient d'un
eabaret, ayant tous l'é^ée au côté, ils rencon-
trèrent quatre gentilshommes, dont il y en
avait un qui était capitaine de cavalerie, les-
quels voulurent leur disputer le haut du pavé
dans une rue étroite où ils passaient; mais ils
furent contraints de céder, en disant que le
nombre serait bientôt égal, et du même pas
allèrent prendre quatre ou cinq autres gen-
tilshommes, lesquels se mirent à chercher
ceux qui leur avaient fait quitter le haut du
pavé, et qu'ils rencontrèrent dans la Grand'-
rue. Comme Saint-Germain s'était le plus
avancé dans la dispute, il avait été nemai
L" R03ÀH COMIQUE 95
parce capitaine, à son chapeau bordé d'argent
qui brillait dans l'obscurité: aussi, dès qu'il
l'eut remarqué, il s'adressa à lui, en lui don-
nant un coup de coutelas sur la tête, qui lui
coupa son chapeau et une partie du crâue. Ils
crurent qu'il était mort, et qu'ils étaient assez
vengés, ce qui les fit retirer, et les compagnons
de Saint-Germain songèrent moins à aller
après ces braves qu'à le relever. Il était sans
§ouls et sans mouvement,- ce qui les obligea
e l'emporter à sa maison, où il fut visité par
îes chirurgiens, qui lui trouvèrent encore de
la vie ; ils le pansèrent, remirent le crâne, et
mirent le premier appareil. La première dis-
pute avait causé de la rumeur dans le voisi-
nage ; mais ce coup fatal y en apporta davan-
tage. Tous les voisins se levèrent, et chacun
en pariait diversement ; mais tous concluaient
que Saint-Germain était mort.
Le bruit en alla jusqu'à la maison de cette
Marguerite, laquelle se leva aussitôt du lit, et
s'en alla en déshabillé chez son galant, qu'elle
trouva dans l'état où je viens de vous le
représenter. Quand elle vit la mort peinte sur
son visage, elle tomba évanouie, en sorte que
l'on eut peine à la faire revenir. Quand elle
fut remise, tous ceux du voisinage l'accu-
sèrent de ce désastre, et lui représentèrent
que si elle l'eût souffert auprès d'elle, elle
aurait évité cet accident. Alors elle se mit à
arracher ses cheveux et à faire des actions
d'une personne touchée de douleur. Ensuite
elle le servit avec une telle assiduité tout le
temps qu'il fut sans connaissance, qu'elle ne
se dépouilla ni ne se coucha pendant ce temps-
là. et ne permit pas à ses propres sœurs de
lui rendre aucun service. Quand la connais-
sance lui fut revenue, on jugea que sa présence
lui serait plus préjudiciable qu'utile, pour les
raisons que vous pouvez comprendre. Enfin il
96 LE ROMAN COMIQUE
guérit; et quand il fut en parfaite convales-
cence, on le maria avec sa Marguerite, au
grand contentement des parents et beaucoup
plus des mariés.
Apres que Léandre eut fini son histoire, ils
retournèrent a la ville, où étant ils soupèrent,
et, après avoir un peu veillé, on coucha les
épousées. Ces mariages avaient été faits à
petit bruit, ce qui fut cause qu'ils n'eurent
point de visites ce jour-là ni le lendemain :
mais deux jours après ils en furent tellement
accablés, qu'ils avaient peine a trouver quelques
moments de relâche pour étudier leurs rôles:
car tout le beau monde les vint féliciter, et
durant huit jours ils reçurent des visites.
Après la fête passée, ils* continuèpent leur
exercice avec plus de quiétude , excepté
Ragotin, qui se précipita dans l'abîme du
désespoir, comme vous l'allez voir dans ce
dernier chapitre.
XVII. — Désespoir de Ragotln.
La Rancune se voyant hors d'espérance de
réussir dans l'amour qu'il portait a ia l'Etoile,
aussi bien que Ragotiu, se leva de bonne
heure, et alla trouver le petit homme, qu'il
trouva aussi levé, et qui écrivait, lequel lui
dit qu'il faisait sa propre épitaphe.
— Hé quoi ! dit la Rancune, on n'en fait
que pour les morts, et vous êtes encore en
vie; et ce que je trouve de plus étrange, c'est
que vous-même l'avez faite !
— Oui, dit Ragotin, et je veux vous la faire
voir.
Il ouvrit le papier qu'il avait plié, et lui fit
lire ces vers :
Ci-gît le pauvre Ragotin,
Lequel fut amoureux d'une très belle Etoile
LE ROMAN COMIQUE 97
Que lui enleva le Destin,
Ce qui lui fil faire prompiement voile
Eu l'autre monde, où il sera
Autant de temps qu'il durera.
Pour elle il fit la comédie,
Qu'il achève aujourd'hui par la fin de sa vie.
— Voilà qui est magnifique, dit la Rancune ,
mais vous n'aurez pas la satisfaction de la
voir sur votre sépulture; car on dit que les
morts ne voient ni n'entendent rien.
— Ah! dit Ragotin, que vous êtes en partie
cause de mon désastre! car vous me donniez
toujours de grandes espérances de fléchir cette
telle, et vous saviez bien tout le secet.
Alors la Rancune lui jura sérieusement qu'il
n'en savait rien positivement, mais qu'il s'en
doutait, comme il le lui avait «lit quand il lui
conseillait d'étouffer cette passion, lui re-
montrant que c'était la plus fière fille du
monde.
— Et il semble, ajouta-t-il, que sa profession
doive licencier les femmes et les filles de cet
orgueil attaché d'ordinaire à celles d'une autre
condition ; mais i) faut avouer que, dans toutes
les caravanes de comédiens, on n'en trouvera
point une si retenue, et qui ait tant de vertu :
et elle a fait prendre ce pli-la à Angélique:
car de son naturel elle a une autre pente, et
son enjouement le témoigne assez. Mais enfin
il faut que je vous découvre une chose que je
vous ai tenue cachée jusqu'à présent : c'est
que j'étais aussi amoureux d'elle que vous, et
je ne sais qui serait l'homme qui, après l'avoir
pratiquée comme j'ai fait, aurait pu s'en
empêcher. Mais comme je me vois hors
d'espérance au^si bien que vous, je suis résolu
dé quitter la troupe, parce qu'on y a r^çu le
frère de la Caverne. C'est un homme qui ne
gaurait faire d'autres personnages que ceux
LE aOMAM comeoB.. — I. UI. 4
93 I* ROMAN COMIQUE
que je représente, et ainsi l'on me congédiera
sans doute ; mais je ne veux pas attendre cela:
je veux les prévenir, et m'en aller à Rennes
irouver la troupe qui y est, où je serai assu-
rément reçu, puisqu'il y manque un acteur.
Alors Râgotin lui dit :
— Puisque vous étiez frappé d'un mémo
trait, vous n'aviez garde de parler pour moi à
la l'Etoile.
Mais la Rancune jura comme un démon
qu'il était homme d'nonneur, et qu'il n'avait
pas laissé de lui en faire des ouvertures;
mais comme il le lui avait dit, elle n'avait
jamais voulu l'écouter.
— Eb bien ! dit Ragotin, vous avez résolu
de quitter la tioupe, et moi aussi; mais je
veux bien faire un plus grand sacrifice, car
je veux quitter tout à fait le monde.
La Rancune ne fit point de réflexion sur
son épiiaphe qu'il lui avait donnée : il crut
seulement qu'il avait ^ésolu d'entrer dans un
couvent, ce qui fut cause qu'il ne prit point
garde à lui, ni n'en avertit personne que le
poëte, auquel il en donna une copie.
Quand Ragotin fut seul, il songea au moyen
Ïu'il pourrait employer pour sortir du monde.
1 prit un pistolet qu'il chargea, et y mit deux
balles pour s'en donner dans la tête; mais il
jugea que cela ferait trop de bruit. Ensuite il
mit la pointe de son épee contre sa poitrine,
dont la pioùre lui fit mal, ce qui l'empêcha
de renfoncer. Enfin il descendit à l'écurie,
pendant que les valets déjeunaient ; il prit des
cordes qui étaient attachées au bat d'un
cheval de voiture, et en accommoda une au
râtelier, et la mit autour de son cou; mais
quand il voulut se laisser aller, il n'en eut pas
le courage, et attendit que quelqu'un entrât.
Il y arriva un cavalier étranger ; alors il se
laissa aller, tenant toujours un pied sur la
LE ROMAN COMIQDÏ 99
"bord de la crèche ; cependant s'il y fût
demeure" longtemps, il se serait enfin étran-
glé.
Le valet d'étable, qui était descendu pour
prendre le cheval du cavalier, voyant Ragotin
ainsi pendu, le crut mort, et cria si fort que
tous ceux du logis descendirent. On lui ôta la
corde du cou, et on le fit revenir, ce qui fut
assez facile. On lui demanda quel sujet il
avait de prendre une si étrange résolution ;
mais il ne voulut pas le dire.
Alors ia Rancune tira a part mademoiselle de
l'Etoile (que je pourrais appeler madame Des-
tin ; mais étant si près de la fin de ce roman,
je ne suis pas d'avis de charger son nom), a
laquelle il découvrit tout le mystère, de quoi
elle fut fort étonnée; mais elle le fut bien da-
vantage quand ce méchant homme fut assez
téméraire pour lui dire qu'il en était aux
mêmes termes ; mais qu'il ne prenait pas une
si sanglante résolution, se contentant de
demander son congé. Elle ne répondit rien à
tout cela, et le laissa.
Quelque peu de temps après, Ragotin déclara
à la troupe le dessein qu'il avait d'accompagner
le lendemain M. de Vei-ville, et de se retirer
au Mans. Cette circonstance fit que tous y
consentirent; ce qu'ils n'eussent pas fait s'il
eût voulu s'en aller seul, vu ce qui était ar-
rivé.
Ils partirent le lendemain de bon matin,
après que M. de Verville eut fait mille pro-
testations de continuation d'amitié aux co-
médiens et comédiennes, et principalement à
Destin, qu'il embrassa, lui témoignant la joie
qu'il avait de voir l'accomplissement de ses
désirs. Ragotin fit un grand discours en forme
de compliment, mais si confus que je ne le
mets point ici. Quand ils furent au point de
partir, Verville demanda si les chevaux
100 LE ROMAN COMIQUE
avaient bu. Le valet d'étable répondit qu'il
était trop matin, et qu'ils pourraient les faire
boire en passant la rivière. Ils montèrent à
chevai. après avoir pris congé de M. de la
GrHioufhere, qui s'était aussi disposé à partir,
etqui fut civilement remercié par les nouveaux
mariés de la peine qu'il s'était donnée de venir
de si loin pour honorer leurs noces de sa
présence. Après cent protestations de services
réciproques, il monta à cheval, et la Rancune
le suivit, lequel, nonobstant son insensibilité,
ne put pas empêcher le cours de ses larmes,
qui attirèrent celle de Destin, se ressouve-
nant, malgré le naturel farouche de la Ran-
cune, des services qu'il lui avait rendus, et
principalement à Paris, sur le Pont-Neuf, lors-
qu'il y fut attaqué et volé par la Rappinière.
Quand Verville et Ragotin eurent passé les
ponts, ils descendirent à la rivière pour faire
boire leurs chevaux. Ragotin s'avança par un
endroit où il y avait rive taillée, où "son che-
val broncha si rudement que le petit bout
d'homme perdit les étriers,et sauta par-dessus
la tète du cheval dans la rivière, qui était fort
profonde en cet endroit. Il ne savait pas nager;
et quand il l'aurait su, rembarras de sa cara-
bine, de son épée et de son manteau l'auraient
fait demeurer au fond comme il fit. Un des
valets de Verville était allé prendre le cheval
de Ragotin, qui était sorti de l'eau, et un autre
se dépouilla promptement, et se jeta dans la
rivière au lieu où il était tombé ; mais il le
trouva mort. On appela du monde, et on le
sortit. Cependant Verville fit avertir les co-
médiens de ce malheur, et envoya en même
temps son cheval. Tous y accoururent; et,
après avoir plaint son sort, ils le firent enter-
rer dans le cimetière d'une chapelle de Sainte-
Catherine, qui n'est guère éloignée de la
rivière. Cet événement funeste vérifiie bien le
LE ROMAÎÎ COMIQUE 101
proverbe commun : Ceux que la corde attend
ne se noieront point.
Ragotin n'eut pas le premier sort, puisqu'il
ne put s'étrangler ; mais il eut le second,
puisqu'il se noya. Ainsi finit ce petit bout
d'avocat comique dont les aventures, dis-
grâces, accidents, et la funeste mort, seront
dans la mémoire des habitants du Mans et
d'Alençon, aussi bien que les faits héroïques
de ceux qui composaient cette illustre troupe.
Roquebrune, voyant le corps mort deRagutin,
dit qu'il fallait changer deux vers à son épita-
phe, dont la Rancune lui avait donné une
copie, comme je vous l'ai déjà dit, et qu'il
fallait la mettre comme il s'ensuit :
Ci-gît le pauvre Ragotin,
Lequel fut amoureux d'une très-belle Etoile
Que lui enleva le Destin;
Ce qui lui fit faire promptement voile
En l'autre monde, sans bateau;
Pourtant il y alla par eau.
Pour elle il fit la comédie.
Qu'il achevé aujourd'hui par la fin de sa vie.
Les comédiens et comédiennes s'en retour-
nèrent à leur logis, et continuèrent leur exer-
cice avec l'admiration ordinaire.
ru do romau comiqui
I
NOTE SUR SCARRON
Le nom de Paul Scarron réveille le souvenir
d'une gaieté excentrique poussée jusqu'au pa-
roxysme, associée à une longue existence de
douleurs physiques, auxquelles on aurait peine
à croire si tous les témoignages des contem-
porains n'étaient venus en confirmer la triste
réalité. L'auteur du Roman comique et du
Virgile travesti a donc occupé dans notre lit-
térature une large place, et, bien qu'il soit de
mode aujourd'hui de faire n de tout ce qui
procède de l'esprit gaulois, de la verve des
conteurs du seizième siècle, de la spirituelle
bonhomie de La Fontaine, du génie comique
de Molière, et de mépriser les auteurs mo-
dernes qui ont voulu marcher sur ces traces
vraiment françaises, nous avons pensé qu'il
était de notre 'devoir de remettre au jour 14
chef-d'œuvre du représentant le plus accré*
dite de la bouffonnerie à la fois naïve, savant*
et cherchée, et de le présenter aussi complète*
ment que possible a nos lecteurs, en grou-
pant les &its principaux de sa vie, comme
nous avons coutume de le faire, soit que les
dieux du Panthéon littéraire de la France oc-
104 LE ROMAN COMIQDE
cupent la première place, soit qu'ils aient été
classés par la postérité au rang- des divinités
de second ordre.
Paul Scanon est né à Paris en 1610. Il était
fils de Paul Scarron, conseiller au Parlement,
et sa famille était originaire de Montcallier,
en Piémont. La fortune avait longtemps souri
à cette famille, mais elle n'avait pas tardé à être
infidèle au malheureux sur lequel devaient se
rassembler les douleurs les plus intolérables
que puisse supporter un être humain. La mort
de la mère de Scàrron fut le premier point de
départ de ses infortunes. Le conseiller, las du
veuvag-e, épousa Françoise du Plaix, qui pro-
fita de la faiblesse de *son mari pour avanta-
ger ses enfants au détriment de ceux du pre-
mier lit. Le fils, deshérité des tendresses pa-
ternelles, fut envoyé en exil à Charleville pen-
dant deux années, après lesquelles il revint
à Paris terminer ses études et embrasser la
carrière ecclésiastique, pour laquelle il était si
peu fait. Son père lui rendit une partie de ses
bonnes grâces, le présenta dans un monde où
il sut promptement conquérir, par son heu-
reux caractère, de nombreux amis et des
protecteurs reconnaissants du plaisir qu'on leur
donnait. A cette époque, le jeune Scarron
était doué des plus séduisantes apparences. Il
s'était fait aimer surtout dans le cercle des
courtisanes a la mode, Marion Delorme et
Ninon de l'Enclos, et des épicuriens Chapelle
et Saint-Evremond. Il fit en 1634 un voyage en
Italie ; les plaisirs effrénés auxquels il s'aban-
donna commencèrent dès lors à altérer sa
santé; les rhumatismes, la goutte envahirent
JfOTE SUR SCARRON 105
ses membres sans lui donner la sagesse, et il
tomba, à rage de vingt-sept ans, eu paralysie
partielle, à la suite d'une débauche, comme
dit Moréri (t. VI, p. 147). Il paraît que, dans
une partie de plaisir au Mans, il lui avait pris
fantaisie de se déguiser en coq, et, pour ce faire,
il s'était dépouillé de ses vêtements, s'était
enduit de miel et avait recouvert cet enduit
de plumes, auxquelles un sinistre plaisantin
avait trouvé fort amusant de mettre le feu.
Fou de terreur, hurlant au milieu des flammes,
■l'infortuné traversa la ville d'un pas désor-
donné et alla se jeter dans l'Huisne ou dans la
Sarthe pour éteindre l'horrible incendie qui
menaçait de dévorer son corps. Il fut sauvé,
mais il demeura perclus de tous ses membres
et fut obligé dés lors, en dépit de tous les trai-
tements que lui firent subir les médecins, de
vivre continuellement assis dans un fauteuil
à roulettes, désormais le théâtre d'une vie con-
sacrée aux lettres bouffonnes, ce qui sera l'é-
ternel étonnement de ceux qui reliront les
œuvres de l'auteur du Roman comique.
Les sociétés qu'il fréquentait lui valurent de
hautes protections, qui firent tout pour adou-
cir les rigueurs du sort envers ce disgracié de
la famille, de la fortune et de la santé. C'est
grâce à ces protections qu'il obtint un béné-
fice qui le mettait a l'abri des premiers be-
soins, et, son savoir-faire aidant, il put se
donner le superflu. Nous parlons de son sa-
voir-faire, non pas pour le louer, à coup sûr,
car il n'est rien au monde qui nous paraisse
plus nauséabond que l'encens prodigué, sur-
tout à cette époque, par la gent porte-piuiue
106 LE ROMAN CCMIQCE
aux gTands seigneurs qui payaient en belles
pistoles reluisantes les plats éloges, les dédica-
ces intéressées et les mendicités effrontées qui
étaient de conserve le plus honteux et le plus
assuré gagne-pain des hommes de lettres de
l'ancien régime. Scarron fut peut-être le plus
cynique de tous ces faméliques de l'écritoire ;
c'était une teigne attachée par de mordicantes
tenailles aux flancs de tous les personnages
en vue, et il ne quittait leur peau qu'après en
avoir tiré un surcroît de subsistance. Il joua
toute sa vie cette infâme musique, qui nous
paraît si étrange, aujourd'hui que la dignité
personnelle a si généralement remplacé la
gloutonne servitude des écrivains d'autrefois.-
11 n'est pas jusqu'à sa cruelle infirmité qu'il
n'ait fait servir aux intérêts de son excellent-
estomac, en prenant, sans qu'on l'en priât, le
titre de malade de la reine. La veuve de Louis
XIII lui assura une pension dont les termes, as-
sez irrégulièrement payés, inspiraient au poëte
les placets les plus éhontés qu'ait jamais tra-
cés une plume aux abois. Scarron avait donc
maison montée, parasites à sa table, grand
appétit, et cependant ressources bornées. Il
battit monnaie de toutes parts, dédia sans
profit son poëme burlesque Typhon au cardi-
nal Mazarin; sollicita une abbaye, en dépit de
la singulière vie qu'il avait menée jusque-là.
L'évêque du Mans, Lavardin, lui avait conféré
le bénéfice dont nous avons parlé plus haut.
Scarron dut en aller prendre possession en
Ki46. Une troupe de comédiens desservait le
théâtre du Mans ; cette circonstance inspira
la première idéo du seul des ouvrages de
NOTE SUR SCARROX 107
Scarron qui, au dire de son ami Ménage, pas-
sera à la postérité.
n est probable que l'idée de composer des
pièces de théâtre lui vint à la même époque ;
mais la lecture de ses comédies et tragi-
comédies n'est pas faite pour servir de preuve
à la bonne qualité de ses produits en ce genre
de littérature.
Le Roman comique, dédié au coadjuteur de
Retz, obtint un succès immense pour le temps;
mais l'on se prend à regretter que l'auteur n'ait
pu le terminer et que ce soin ait été aban-
donné à Offray (1) et à Preschac. Offray, du
moins, quoique manquant de verve bouffonne,
est resté dans le ton général du livre, et tous
les éditeurs qui ont reproduit le Roman co-
mique ont sagement fait d'y adjoindre la pre-
mière suite ; quant à celle de Prescnac, autre
pseudonyme, il faut tirer sur elle le voile de
l'oubli le plus profond ; c'est ce que nous avons
fait. Il en a été de même pour le Virgile tra-
vesti (2), un chef-d'œuvre de science burlesque,
dont nous devions revoir de nos jours la con-
trefaçon, assez médiocre, dans les parodies my-
thologiques, mêlées de chant saugrenu, qui
sont le plus agréable passe-temps des géné-
rations de la seconde moitié du dix-neuvième
siècle.
(1) Il est permis de penser, avec M. Victor Fonrne!,
que la snite du Roman comique n'est pas l'œuvre
d'OfFray : niais cp!a importe peu à l'histoire littéraire,
d'aulant plus qu'on n'a mis en avant aucun autre
nom.
2 Continué par Morcan de Brasfi fl 706 p\ Le Tel-
lier d'Orville (1733). Scarron n'acheva même pas le
8« livre.
108 LE ROMAN COMIQUE
Noos avons dit que Scarron recevait chez
lui une infinité de gens de tout parage. Il avait
recueilli ses deux sœurs ; l'une d'elles fut dis-
tinguée par un duc de Trémes, dont elle eut
un fils, élevé par son oncle et qui devint plus
tard écuyer de Mme de Maintenon. On tenait
aussi arsenal de propos politiques chez le poëte
infirme ; la Fronde et les ennemis de Mazarin
y avaient organisé leurs conciliabules. Scar-
ron, qui avait sur le cœur l'insuccès de sa dé-
dicace du Typhon au cardinal, non content
des brocards qu'il n'était pas le dernier a lan-
cer contre le tout -puissant ministre, écrivit
alors une mazarinade d'une violence incroya-
ble, qui servit de type aux pamphlets du temps.
Le fustigé, qui riait volontiers des chansons
satiriques qu'on multipliait contre sa personne,
à condition que les chansonniers payeraient,
ne vit pas de même œil le factum de Scarron,
qui lui rappelait certaines circonstances des
plus désagréables de sa jeunesse: il fit suppri-
mer la pension du rimeur mal avisé. Heureuse-
ment pour lui, d'autres ressources vinrent suc-
cessivement à son aide ; le premier recueil de
ses poésies (1645, in-4e) lui fit de nombreux
amis : Jodrtet (1647) , Don Japhet d'Arménie
(1653) VEcoiier de Salamanque (1655) réussirent
au théâtre, bien que Scarron ne fut pas un
homme à s'astreindre aux régies qui y étaient
alors despotiquement en honneur, si l'on con-
sidère surtout que, grâce à sa parfaite connais-
sance de la langue espagnole, il avait puisé
dans les pièces de cette nation jusqu'au texte
même de ses sujets de comédies; or, le génie
théâtral de l'Espagne, tout de fantaisie, était
NOTE SUR SCARROK 109
à l'extrême point de la poétique en honneur
en France, et les adeptes de cette poétique
étroite n'étaient pas gens à accueillir bénévo-
lement ce qu'ils nommaient des extrava-
gances. Aussi, le théâtre de Scarron n'a-t-il
pas, à son aurore, rencontré de fervents admi-
rateurs ; disons, pour être dans le vrai, que
ceux qui l'ont dédaigné n'avaient pas tout à
fait tort.
Ce qui valait mieux pour le poëte burlesque,
c'était sa poésie même, dont il avait le débit
facile, et qui lui donnait au moins l'équiva-
lent de la pension royale; il nommait plaisam-
ment son revenu littéraire son marquisat de
Quinet (nom de son éditeurj. Mais, pour tenii
la corde et conserver les amis de haut rang
qui lui prodiguaient leurs faveurs en espèces
sonnantes, il fallait à Scarron de toute néces-
sité une production de tous les instants, par
suite beaucoup de fatras: on doit donc dé-
plorer le gaspillage de sa fortune littéraire en
inutilités, alors qu'il eût dû terminer en temps
utile le livre qui devait seul lui survivre. Le
travail continuel du cerveau d'un homme qui
n'avait guère que cela d'entier était donc la
sauvegarde d'une existence condamnée a l'im-
mobilité; Scarron , qui avait recouvré une
partie des biens que lui avait longtemps ravis
la main rapace de sa belle-mère, vendit ces
mêmes biens pour n'avoir plus à s'occuper de
leur administration à distance, et vivre à
Paris au milieu des profitables amitiés qu'il
avait groupées autour de son fauteuil d'im-
potent. Il menait joyeuse vie, sans ressou-
venir d'un triste passé, pans souci du présent,
110 LE ROMAN COMIQUE
sans inquiétude du lendemain, mais travaillé
cruellement par intervalles de cuisantes dou-
leurs. Cet homme, qui avait inspiré le dis-
tique :
llle ego sum vates rabido data prœda dolorU
Qui tupero sanos lucibus atque jocis,
avait au cœur un ver qui le rongeait : il rê-
vait le retour à la santé, la liberté de ses
membres, le renouvellement des plaisirs de sa
jeunesse. Le hasard le mit en 1648 en présence
d'un goutteux radicalement guéri à la suite
d'un voyage à la Martinique, et qui jouait à la
paume, montait à cheval et allait à la chasse.
Pourquoi Scarron eût- il désespéré à la vue de
tels résultats? Il résolut d'aller en Amérique,
forma dans ce but une compagnie, et allait
partir, lorsqu'un singulier incident rattacha
au sol natal celui qui voulait le fuir à jamais.
"Une femme qui revenait d'Amérique se logea
vis-à-vis de la maison du poëte. Les relations
de celui-ci avec de puissants personnages ne
pouvaient qu'être favorables à une veuve rui-
née qui ne rapportait d'outre-mer qu'un beau
nom et une jolie fille de quinze ans. Cette
femme, après avoir sauvé la vie d'un fils du
célèbre calviniste Agrippa d'Aubigné, auteur
de la Confession de Sancy et du Divorce satiri-
que, avait épousé l'homme qu'elle avait sauvé ;
de ce mariage naquit Françoise d'Aubigné,
une mendiante presque en naissant, et qui de-
vait mourir femme d'un roi de France. Scar-
ron, dont l'esprit était aussi prompt que sa
chair était faible, devint amoureux, en dépit
■E SCR SCARRO'rf 511
de ses disgrâces physiques, et offrit à la veuve
d'épouser sa fille. Il résigna son bénéfice, réa-
lisa ses biens, sa maria en 1650 ou 1651 (d'au-
tres disent 1652) avec l'idée fixe d'aller en
Amérique recouvrer sa santé, idée qu'il aban-
donna peu a peu pour prendre son mal en pa-
tience.
Son mariage eut pour résultat de lui ame-
ner plus nombreuse compagnie que jamais, et
la future marquise de Maintenon ne contribua
pas peu à augmenter les agréments de l'en-
tourage du poëte. La société q'ie recevait ce-
lui-ci fut d'un grand secours à Françoise d'Au-
bigné pour jeter les fondements de sa fortune
à venir. Elle perfectionna sou goût naturel par
la fréquentation des gens d'esprit qui se réu-
nissaient chez son mari ; elle apprit des grands
seigneurs qui se joignaient à cette troupe d'é-
lite à devenir tout natureil-ment une femme
hors ligne, propre à faire honneur aux desti-
nées qui l'attendaient. Le roi de France n'eut,
il est vrai, que les restes du burlesque auteur
du Virgile travesti, mais il faut convenir que
celui-ci a puissamment contribué à mettre sa
veuve en état de justifier les singulières fa-
veurs du destin. Ce ménage bizarre fut aussi
heureux que possible ; la maison du poëte
était abondamment pourvue de tout ce qui
rend la vie supportable, et son habileté à ex-
tirper le trop plein de la poche du prochain
avait fini par lui procurer plus que de l'ai-
sance. De bons amis, Sarrazin. Serrais, Mé-
nage, Balzac, Scudéry, Maynard, Pellisson ;
des protecteurs partout, tout cela explique
l'inaltérable bonne humeur de maître Scar-
112 LE ROMAN COMIQUE
ron. Son existence se passait en franches lip-
pées, en succès littéraires, en réussites finan-
cières; ii était trop aisé de prévoir que cette
■vie de cocagne ne pouvait durer. Les infirmi-
tés cruelles qui avaient frappé depuis si long-
temps ce corps débile avaient fini par vaincre
le joyeux athlète qui leur avait résisté avec
tant de courageuse insouciance ; Scarron mou-
rut eu juin 1660, au témoignage de Segrais,
le 14 octobre, suivant d'autres biographes. Il
mourut comme il avait vécu, sans s'être laissé
aborder par une pensée sérieuse: un regret
pour le dénument relatif dans lequel sa mort
allait plonger la compagne de se? dernières
années, et c'est tout. Ses parents et ses valets
assistaient en pleurant à ses derniers mo-
ments: « Mes enfants, leur dit-il, vous ne
pleurerez jamais tant pour moi que je vous ai
fait rire. »
Il s'était fait de longue date la touchante
épitaphe qni est restée dans toutes les mémoi-
res :
Celui qui maintenant dort
Fit pins de pi lie que d'envie,
Et souffrit mille fois la mort
Avant que de perdre la vie.
Passant, ne fais ici de bruit,
Garde bien que tu ne l'éveille,
Car voici la première nuit
Que le pauvre Scarron sommeille,
Ii eut un jour la bizarre idée de faire graver
son portrait vu de dos, et d'y joindre le joyeux
commentaire que nous allons reproduire, et
qui en apprend plus sur la personne du poëte
que les récits de ses amis :
NOTE SUR SCARRON 113
Lecteur, qui ne m'as jamais vu et qui peut-être ne
t'en soucies guères. à cause qu'il n'y a pas à profiter
à la vue d'une personne faite co:nme moi. sache que
je ne me soucierais pas aussi que tu me visses si je
n'avais appris que quelques beaux esprits facétieux se
réjouissent aux dépens du misérable, et me dépeignent
d'une autre façon que je ne suis fait. Les uns disent
que je suis cul-de-jatte; les autres que je n'ai point de
cuisses et que Ton me met sur une table dans un étui
où je cause comme une pie borgne; et les autres que
mon chapeau tient à une corde qui passe dans une
poulie, et que je le hausse et baisse rour saluer ceux
qui me visitent. Je pense être obligé en conscience de
les empêcher de mentir plus longtemps, et c'est pour
cela que j'ai fait faire la planche que tu vois au com-
mencement de mon livre. Tu murmureras sans doute,
car tout lecteur murmure, et je murmure comme les
autres quand je suis lecteur; tu murmureras. dis-je,et
trouveras à redire de ce que je ne me montre que par
le dos. Certes ce n'est pas pour tourner lé derrière à
la compagnie, mais à cause que le convexe de mon dos
est plus propre à recevoir une inscription, que le con-
cave de mon estomac, qui est tout couvert de ma tète
] enchante, et que par ce côté-là, aussi bien que par
l'autre, on peut voir la situation ou plutôt le plan ir-
régulier de ma personne. Sans pn tendre faire un pré
sent au public (car, pour mesdames les neuf Sœurs, je
n'ai jamais espère que ma tète devint l'original d'une
médailles je me serais bien fait peindre si quelquf
peintre avait osé l'entreprendre. A défaut de la pein-
ture, je m'en vais te dire à peu près comme je suis
fait.
J'ai trente ans passés, comme tu vois au dos de ma
chaise. Si je vais jusqu'à quarante, j'ajouterai bien
des maux à ceux que j'ai déjà soufferts depuis huit ou
neuf ans. J ai eu la taille bien faite, quoique petite; ma
maladie l'a raccourcie d'un bon pied. Ma tète est un
peu grosse pour ma taille. J'ai le visage assez plein,
pour avoir le corps très-décharné; des cheveux assez
pour ne point porter perruque; j'en ai beaucoup da
114 LE ROMAN COMIQUE
blrncsen dépit dn proverbe. J'ai la vue asseï bonne,
quoique les yeux, gros; je les ai bleus; j'en ai un plus
enfoncé que l'autre, du côté que je penche la tète. J'ai
le nez d'assez bonne prise. Mes dents, autrefois perles
carrées, sont de couleur de bois et seront bientôt cou-
leur d'ardoise. J'en ai perdu une et demie du côté
gauehe et deux et demie du côté droit, et deux un peu
plus égrignées. Mes jambes et mes cuisses ont fait
premièrement un angle obtus, et puis un angle égal,
et enfin un aigu. Mes cuisses et mon corps en
sont un autre, et ma tête se penchant sur mon
estomac, je ne ressemble pas mal à un Z. J'ai
tes bras raccourcis, aussi bien que les jambes, et
les doigts aussi bien que les bras. Enfin, je suis ua
raccourci de la misère humaine. Voilà à peu près
comme je suis fait. Puisque je suis en si beau che-
min, je vais t'apprendre quelque chose de mon hu-
meur... J'ai toujours été un peu colère, un peu gour-
mand et un peu paresseux. J'appelle souvent mon va-
let 9ot, et un peu après monsieur. Je ne hais per-
sonne, Dieu veuille qu'on me traite de même (1). Je
suis bien aise quand j'ai de l'argent, et serais encore
plus aise si j'avais la santé. Je me réjouis a^sez en
crjipagnie;je sui* assez eontent quiod je suis seul. Je
supporte mes maux assez patiemm jnu
Scarron eut, c'était inévitable, le sort de
tous les bouffons de propos délibéré ; sa mé-
moire De survécut pas longtemps dans les
cœurs de ses commensaux, pas plus que dans
ceux des honnêtes gens qui lui avaient large-
ment payé les heures de gaieté qu'ils avaient
passées auprès de lui.
(1 II n'avait pas eu encore à cette époque les démêlés qui lui
ont in-piré tant d'épigrammes, avec Gilles Boileau, frère de Boi-
- préaux. C'est sans doute par esprit de famille que ce der-
niir, épousant sournoisement la querelle de son frère, a affecté de
trtiîner aux gémonies le genre de littérature que Scarron avait
•sciusivemem cultive.
NOTE SUîl SCAIUtOU ii5
Comme le disait un de ses biographes, on
ne l'eût pas sans toute oublié si, lorsqu'il
est mort, il y eût eu de ces journaux où se
trouvent les éloges historiques des gens de
lettres à mesure que la mort les enlève : mais
cet établissement n'était pas encore cornu
Des amis suspects ont donc organisé une sorte
le conspiration du silence; ils ont deviné sans
loute le parti qu'ils pouvaient tirer de la
femme destinée au lit du Roi-Soleil ; ces
douteux amis du joyeux défunt n'ont pas jugé
à propos d'honorer sa mémoire, dans la crainte
de nuire à leurs intérêts s'ils eussent rappelé
à la veuve Scarron les mauvais jours de son
histoire.
Jetons maintenant un coup d'oeil rapide sur
les œuvres de celui qui eut l'honneur de sou-
tenir seul un genre littéraire qui n'avait pas
de précédents, qui devait engendrer beaucoup
d'imitateurs, peu de rivaux, et aujourd'hui
complètement perdu (i). Le poëte lakiste Al-
T P*!5CIPALES ÉDITIONS DES OEUVRES Pï SCARRO* :
OEuvres éd lées à Amsterdam, Wetstein, i737. ■ \ol.
in-! -2: — OEuvres complètes, Bruzeo de
nière. 1737. 10 vol. in-l-J: — à», Bastien, 1786, 7 vol.
in-$o; — OEuvres burlesques, Toussaint Quinet
(Leyde. Elsevier'. 1655, petil i »-«;— Dernières OEu-
vres. 1668, p. \n~Kl. — Virgile travesti, 1668, i rar-
tiesen 1 vol. p. in-î2 8 livres ; se joint à la collection
de> Elsevier: Pari-. Toussaint Quinet et Guillaume de
Luvne, 1653-1654, iD-4», publié par livraisons illus-
trées, paginées a part four chaque livre. — I.
man comique: édition J^an Sambix. Leklen
petit in-H; 1645. e vol. in-4<>; Pari- teo*.
-1-2; Paris, Michel et Christophe David
1738, 3 vol. io-tt: Paris, Didot jeun*», an IV
3vû1. in-12, flg. de Le Barbier: — , <e des
116 LE ROMAN COMIQUL
phonse de Lamartine a écrit quelque part que
le rire était malsain, indigne de l'honnête
homme; mais parce que la génération con-
temporaine d'une école pleurarde n'a pas com-
pris les fortifiantes consolations du bon et
franc rire de nos aïeux, devons-nous donc dé-
daigneusement mépriser les joyeux efforts de
ceux qui ont trouvé dans leur imagination
falote le secret de nous faire oublier les pré-
occupations de la vie? Nous conviendrons
tant qu'on voudra que les adeptes du rire à
amis des lettres, 1830, 3 vol. in-32 ; dans les Romans à
4 sous, avec illustrations rie Bertall, in-4<>; sans comp-
ter les innombrables éditions qui ont paru avec les
deux suites ou avec la première suite seulement. —
Les Nouvelles tragi-comiques, Amsterdam, Abraham
Wolfganck, 1668, p. in-12; Paris, Michel David, 1728 et
1731, i vol. in-12. On ne trouve pas dans cette édi-
tion : le Châtiment de V avarice. Histoire de Don
Juan d'Urbina, Histoire de Mantigny. gentilhomme
sicilien, que Bastien adonnes dans son édition, outre
la Précaution inutile, les Hypocrites, Y Adultère
innocent. Plus d'effets que de paroles. — Théâtre.
Bastien a donné : le Marquis ridicule, ou la Com-
tesse faite à la hâte; V Ecolier de Salamanque, ou
les Ennemis généreux; Y Héritier ridicule, ou la
Dame intéressée; Jodeler duelliste, ou le Maître
valet; D. Japhet d'Arménie, la Fausse apparence,
le Prince-Corsaire; Muréri signale le G irdien de
soi-même, le Faux Alexandre, tandis que le bré-
viaire des bibliographes de hasard . le Dictionnaire
du toujours inexact et incomple' Bouille! n'en eite
que deux : Jodelet et Japhet. — Les Poésies burles-
ques et autres, y compris le Typhon, la Mazarinade,
la Baronade, ont. pour la plus grande partie, été pu-
bliées isolément par Toussaint Quinet; mais on ]es re.
trouve toutes, ainsi que les Le/ très et les Fuctums ju-
diriaires, qui ont à coup sur donné l'idée des mémoires
de Beaumarchais, dans l'édition Bastien, où l'on trouve
aussi nombre de fragments de comédies qui complé-
tent les productions de Scarron.
NOTE SUR SCARRON 117
outrance ont parfois dépassé le but, mais nous
ne sommes pas de ceux qui marchandent
leur reconnaissance envers les écrivains sans
prétention qui ont rendu aux lettres le réel
service de les rendre moins arides moins re-
butantes, en un mot plus humaines. A ce ti-
tre, les œuvres de Scarron. sans pouvoir être
mises sur la même ligne que celles des Mo-
lière, des Regnard, des Le Sage, des Beaumar-
chais, méritent à beaucoup d'égards d'être
relevées du discrédit que les pédants ont es-
sayé de faire peser sur elles. On a dit à tort
que les Grecs et les Romains n'avaient pas
connu ce que nous appelons le style burles-
que. Les Dialogues de Lucien, les comédies de
Plaute, par exemple, ne sont-ils pas les an-
cêtres directs de ce comique exagéré qui de-
vait se retrouver à travers les siècles dans
les informes essais dramatiques du moyen
âge, dans les joyeusetés de Louis XI, un ter-
rible sire pourtant, mais qui savait rire à ses
heures; dans les contes de la reine de Na-
varre, dans les facéti s ultra-salées de Villon,
de Marot, de Rabelais, de BéroaMe de Ver-
ville, pour aboutir enfin à Scarron, à d' As-
souci, à Cyrano de Bergerac? Mais négligeons
à dessein les émules plus ou moins heureux
de l'auteur du Roman comique, pour ne nous
occuper que de celui-ci.
On peut regretter que cet amusant conteur
ne se soit livré qu'aux excentricités et aux ex-
travagances ; mais de même qu'il ne faut pas,
suivant le proverbe espagnol, demander des
poires à un orme, il y aurait peu de justice à
demander à Scarron autre chose que ce qu'il
118 LE ROMAN* COMIQOE
savait faire. H n avait compris, en se livrant
aux lettres, que le côté grotesque des événe-
ments humains , à part la note attendrie que
l*on retrouve dans son Epître à Sarrar.in et
dans la. Requête au cardinal de Richelieu; sa vie
entière n'était pas faite pour lui inspirer de
sérieuses pensées : contentons-nous de l'in-
terroger dans ses œuvres.
Le travail incessant auquel il était condamné
en raison même des infirmités qui le clouaient
dans son fauteuil, n'aboutissait souvent, il
faut bien le reconnaître, qu'à une production
de médiocre valeur, en dehors des. ouvrages
qui sont restés la caractéristique de son ta-
lent. L'étude qu'il avait faite de la langue
espagnole l'a conduit à semer ses récits de
nouvelles qu'il smpruntait aux littérateurs
d'outre-Pyrénées, mais qu'il savait revêtir des
couleurs les plus variées et accommoder aa
goût de son auditoire français.
Par son Roman comique et ses Nouvelle»
tragi-comique», il a fait faire aux lettres fran-
çaises un réel progrès dans l'art de conter ;
son Virgile travesti, malheureusement ina-
chevé, donne la preuve de sa supérieure intel-
ligence de l'œuvre et de la langue harmo-
nieuse du cygne de Mantoue; parodier comme
i'a fait Scarron, c'était plus qu'une débauche
d'esprit, c'était expliquer aux humbles le
poëte latin mieux que ceux qui s'en don-
naient la mission officielle. Et, après tout,
quelle irrévérence y avait-il, en plein dix-
septième siècle, à goguenarder avec une my-
thologie éteinte? Nous avons bien vu d'autres
attentats de cette nature, certes moins drôles,
NOTE SUR SCARRON 119
et nous nous connues tordus de rire. N'oublions
donc point le créateur du genre qui, lui, du
moins, ne riait pas à froid comme les paro-
distes d'aujourd'hui.
Outre ses pièces de théâtre, sur lesquelles il
y a lieu de passer condamnation, et dont la
contexturo et la versification se ressentaient
de 1'enflr.re castillane, Scarron a produit une
infinité de pièces de vers de toute nature :
épïtres, satires, élégies, ép'thalames , odes,
ballets, chansons, étrennes, sonnets, rondeaux,
épigrammes, madrigaux, épitaphes, billets,
caprices, et surtout requêtes et placets, en-
fants multiples de sa muse besoigneuse, en
dehors de ses poëmes burlesques, le Typhon
(ou la GigoMomachk) YEnéide, Uéro et Léandre.
De cette série de productions hât'ves , on
pourrait encore extraire la matière d'un très-
agréable volume ; nous y songerons si notre
public paraît le désirer. On se convaincra, en
lisant les poésies de Scarron, que le secret de
l'art des vers lui était singulièrement fami-
lier; tous les rhythmes s'y mêlent et s'y don-
nent la main avec une facilité qu'ont pu éga-
ler, mais non surpasser, les poètes de 1830.
Scarron a même cre'é les vers de treize piedst
dont l'allure pleine de cranerie a frappé
M. Wilhelm Ténint qui leur donne, ajuste
titre, droit de cité dans sa remarquable Pro-
sodie de Vécoïe moderne. Les couplets de la
chanson à boire que nous reproduisons ne
sont-ils pas le plus heureux échantillon de ce
rhythme fantasque :
Que de bien? sur la table
Où nous allons manger I
120 LE ROMÀV COMIQUE
Oh! le vin délectable
Dont on nous va gorger !
Sobres, loin d'ici: loin d'ici, buveurs d'eau bouillie;
Si vous y venez, vous nous ferez faire folie.
Que je sois fourbu, châtré, tondu, bègue, cornu,
Que je sois perclus alors que je ne boirai plus.
Montrons notre ouvrage :
Buvons jusques au cou.
Que de nous le plus sage
Se montre le plus fou.
Vous qui les oisons imitez en votre breuvage,
Puissiez-vous aussi leur ressembler par le visage;
Que je sois fourbu, etc.
Et d'estoc et de taille
Parlons comme des fous.
Qu'un chacun crie et braille,
Hurlons comme des loups;
Jetons nos chapeaux, et nous coiffons de nos serviettes,
Et tambourinons de nos couteaux sur nos assiettes;
Que je sois fourbu, etc.
Que le vin nous envoie
D'agréables fureurs,
C'est dans lui que l'on noie
Les plus grandes douleurs.
O Dieux! qu'il est bon! Prenons-en par-dessus la tète;
Aussi bien, chez nous, vomir est chose fort honnête.
Que je sois fourbu, etc.
Qu'il nous soit permis de citer aussi deux
sonnets de Scarron; le premier résumait une
longue description de Paris, à laquelle U y au-
rait peu à changer aujourd'hui :
Un amas confus de maisons,
Des crottes dans toutes les rues,
Ponts, églises, palais, prisons.
Boutiques bien ou mal pourvues;
NOTE SUR SCARRON 12i
Force gens noirs, blancs, roux, grisons,
Des prudes. des filles perdues,
Des meurtres el des trahisons.
Des gens de plume aux mains crochues ;
Maint poudré qui n'a pas d'argent,
Maint homme qui craint le sergent,
Maint fanfaron qui toujours tremble,
Pages, laquais, voleurs de nuit,
Carrosses, chevaux et grand bruit :
Cest là Paris : que vous en semble ?
Et celui-ci , dont le début pompeux ne fait
guère pressentir la chute plaisante :
Superbes monuments de l'orgueil des humains,
Pyramides, tombeaux, dont la vaste structure
A témoigné que l'art, par l'adresse des mains
Et l'assidu travail, peut vaincre la nature!
Vieux palais ruinés, chefs-d'œuvre des Romai
Et les derniers efforts de leur architecture,
Colysée où souvent ces peuples inhumains
De s'entr'assass ner se donnaient tablature;
Par l'injure des ans vous êtes abolis.
Ou du moins la plupart vous êtes démolis :
Il n'est point de ciment que le temps ne dissoude;
Si vos marbres si durs ont senti son pouvoir (noir,
Dois-je trouver mauvais qu'un méchant pourpoint
Qui m'a duré deux ans, soit percé par le soude?
Nous n'irons pas plus loin dans nos cita-
tions. Nous renvoyons le le^t<jur aux écrivains
qui se sont occupés de Scarrnn, entre autres
à Cil. Sorel \Bibl. franc, des poètes, p. 213-214),
à Segrais (Mémoires anecdetiq.), à Tallemant
122 LE ROMAN CÔM'QUE
des Réaux à Loret, à Eaiilet (Jug. des sçavants
sur les poètes fr.), à Guéret (Parnasse réformé), à
Olaus Borricliius (Dissert, de poet. latin), à Bos-
teau au P. Vavasseur (De ludicra diction J, à
Boileau (Art poét., en. 1), à Bruzen de la Mar-
tinière, et de nos jours à M. Guizot (Corneille ei
son temps), à M. Th. Gautier (les Grotesques), à
Gérusez (Essais d'Histoire littéraire), à M. Vic-
tor Fournel (Nouvelle Biographie générale).
Voltaire a donné quatre lignes assez froides
sur Scarron dans la nomenclature qui suit le
Siècle de Louis XIV. Sabatier de Castres (les
trois Siècles de notre littérature) Ta mieux traité
dans les lignes suivantes :
Les ouvrages de Scarron sont remplis de pensées
naïves, d'expressions ingénieuses et de gaieté qui
échappent par intervalles à sa muse bouffonne. Le Ro-
man comique est d'une plaisanterie agréable et con-
tinue; les caractères en sont originaux, les détails fa-
cétieux, la narration piquante; il est écrit aussi pure-
ment que les Provinc^les, et n'a pas peu contribué,
comme elles, à la perfection de notre langue. Ceux qui
se plaindront qu'on ait prodigué tant d'esprit et d'i-
magination sur un sujet aussi mince que la vie des
comédiens ne savent peut-être pas que l'arme du ridi-
cule était déjà nécessaire du temps de Scarron pour
corriger l'extravagance et abattre l'orgueil de ces mes-
sieurs.
Citons encore les réflexions, qui n'ont point
vieilli, de Jean- François Bastien, auquel en
doit une très-comDlete édition des œuvres de
Scarron (Paris, 1786, 7 vol.in-80):
Il fut un temps où les hommes étaient véritablement
gais ; moins choqués alors de la liberté des mots et des
NOTE SUR SGARRON 123
expressions, ils avaient peut-être plus de mœurs et de
délicatesse d'àme; ils faisaient beaucoup de bien sans
en parler. Nous avons malheureusement changé ; notre
gaieté n'est qu'un masque; il n'est pas même permis de
paraître gai sans se donner pour un homme de mau-
vais ton ; notre délicatesse n'existe plus que dans les
oreilles.
Quant aux descendants de ces délicats mal-
heureux, qm rien ne saurait satisfaire, signa-
lés par l'aimable La Fontaine, ces raffinés du
prétendu bon goût, si leur jugement tran-
chant condamne sans rémission les légèretés
du vieil esprit français, dont ils n'ont pas com-
pris la salutaire influence, nous ne saurions
nous incliner devant la morgue pédante qui
les fait prendre à distance pour des gens sé-
rieux : ils professent, dans leur for intérieur,
cette idée contestable, que les amuseurs sans
prétention du bon vieux temps, tels que Ra-
belais et Scarron, n'ont été que de simples
prédécesseurs de Pigault-Lebrun et de Paul
de Kockl Eh! messieurs, tout doux, s'il vous
plaît ; n'est pas Paul de Kock qui veut. Le
pape Grégoire XVI, un infaillible, le savait
bien.
M. DAVID.
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thrope, enfin, qui distribue sa fortune aux malheu-
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CHAPPE.
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LE POUSSIN.
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l'abbé de l'kp&E,
52.
BEAUMARCHAIS
11.
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M.
BERNARD PALISSY
54.
CHAMPIONNET.
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MONTYON.
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«6.
JENNER.
56.
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JEANNE D'ARC.
57.
MADAME DE 8ÉVIGNÏ
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58.
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MONTESQUIEU.
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LESUEUR.
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FRANELIN.
67.
BOURGELAT.
28.
SAINT VINCENT DE PAUL
68.
CLÉMENCE ISAUBE,
29.
RAPHAËL.
69.
C AT IN AT.
30.
SULLY.
70
ROLLIN.
31.
8ALOMON DE CAO».
71
CHEVALIER BOIE.
32.
BAYARD.
72.
CRILLON.
B3
TURGOT.
73
MIRABEAU.
34
PESTALOZZI.
74
MO.NTGOLFIER.
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LA PÉROUSE.
75
.'UVIER.
36
d'alembert.
76
MADAME DE MARCILi
37
MADAME LABODLAYS.
77
MJGUESCLIN.
38
MATHIEU MOîi,
78
J.-J. ROUSSEAU*-
39
n. PAPIN.
79
GALILÉE.
40
, VESA' S.
, 80
GUTKNBERG,
ouv. (assoc. ouv.j, ii, ri
G. Mesquin, directeur.
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