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1870
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VOYAGES ET AVENTURES
EN PERSE
Cliché. — Inip. M. Loicnon, P. Dupont et C' . lue du Bac-d'Asmèies, :2.
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l'diu^ur
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VOYAGES
ET
AVENTURES
EN PERSE
DANS L'AFGHANISTAN, LE BELOI'TCHISTAN ET LE TURKESTAX
PA R
J.-P. FERRIER
Ancien adjudant générai au service de Perse,
Chevalier de la Légion d'honneur, etc.
NOUVELLE ÉDITION
avec notes traduites de l'anglais
Pau BÉNÉDIGT RÉVOIL
TOME P K E M 1 E R
PA R I S
E. DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
PALAIS-ROYAL, 17 ET 10, GALEP.IK d'OULÉANS
1870
^Tous droits réservés,
DEDIE
à
MES ANCIENS CAMARADES
du '2e régiment de carabiniers,
et du 1er régiment de chasseurs d'Afrique,
J.-P. FERRIE R.
L'histoire du livre que nous présentons au-
jourd'hui au public vaut la peine d'être contée.
L'auteur, M. Ferrier, appartenait au 1" ré-
giment des chasseurs d'Afrique, lorsqU'en l'an-
née 1839 l'ambassadeur persan alors présent à
Paris, Hussein-Khan, ayant demandé au gouver-
— II —
nement français de vouloir bien lui prêter son
appui dans la tâche délicate de recruter en France
quelques instructeurs pour l'armée persane, l'ad-
ministration fit savoir dans les , régiments que
non-seulement elle autoriserait les engagements
que sollicitait Hussein-Kban, mais que de plus
elle veillerait à ce que les conditions de ces en-
gagements fussent rigoureusement tenues par le
gouvernement du cliâh.
Sous le bénéfice de ces promesses, M. Ferrier
oifrit ses services, fut agréé et se rendit en Perse
où il se fit si bien distinguer par ses talents et
par l'énergie de son caractère qu'en peu de temps
il parvint au grade d'adjudant-général de l'armée
persane. Mais, en même temps, cet avancement
si rapide devait lui créer et lui créa en efiet de
grandes difiicultés. Une influence étrangère qui
régnait alors en souveraine à la cour de Perse
conçut ombrage de cette faveur, d'autant plus\
que le jeune Français, tout en prenant service si
loin de son pays, n'avait pas renoncé, bien au
— III —
contraire, à servir la politique et les intérêts de
sa patrie. Son attitude très-résolue le mit au plus
mal avec l'ambassade de Russie qui, après une
lutte honorable pour M. Ferrier, réussit à faire
congédier celui qu'elle regardait, et non sans
quelque raison, comme un homme dangereux
pour son crédit et comme un adversaire peu facile
à concilier aussi longtemps que la politique du
cabinet de Saint-Pétersbourg serait hostile à la
France. Or, on savait que du vivant de l'empe-
reur Nicolas il était impossible de croire à aucun
rapprochement entre les deux gouvernements. La
disgrâce de M. Ferrier fut complète. Par un de
ces coups de théâtre qui ne sont pas rares en
Orient, il passa de la faveur à un abandon si
complet, que le gouvernement persan oublia
même de lui payer ce qui lui était dû.
Cependant la vue et la fréquentation de l'O-
rient avaient tourné l'attention du jeune officier
sur les grands problèmes qui depuis longtemps
déjàs'agitent enAsieet qui représentent, aupoint
— IV —
de vue de l'avenir, le travaille plus important de
la politique du xix* siècle. C'était de plus une
tête ardente, un de ces courages passionnés que
le danger fascine et appelle, et son imagination,
excitée par les événements qu'il avait vu s'ac-
complir presque sous ses yeux au Khiva et dans
l'Afghanistan, avait subi le charme inexplicable
que le vieux monde exerce si souvent sur les
Européens, malgré ses vices et sa barbarie. Au
lieu donc de songer à rentrer en France, pour
y reprendre sa place dans l'armée et pour faire
réclamer par son gouvernement les arrérages de
son traitement et l'indemnité qui lui étaient dus,
M. Ferrier, en quittant le service et le territoire
de la Perse, ne songeait qu'à se lancer plus avant
encore dans le tourbillon des événements, dont il
lui semblait qu'il n'avait fait que prendre un
avant-goût à la cour du chah. Pressentant la
crise qui allait prochainement éclater dans le
Nord de l'Inde, il avait pris la résolution d'offrir
ses services aux héritiers de Kanjit Sing. M. Fer-
^ V
rier devinait que les révolutions dont leur pays
commençait h être le' théâtre allaient bientôt
jeter les Sikhs dans de grandes aventures, et pro-
duire des événements au milieu desquels un
homme tel que lui devait trouver, en même
temps que des chances de gloire, l'occasion de
satisfaire la soif de périls et d'émotions qui le
tourmentait. A tous ces points de vue, le projet
de M. Ferrier paraissait assez plausible; mais ce
qu'il ne dit pas, et ce qui a exercé peut-être aussi
quelque influence sur sa détermination , c'est
que ne croyant pas pouvoir emprunter le terri-
toire des Anglais pour aller prendre du service
à Lahore, il lui fallait, pour se rendre à sa des-
tination projetée , traverser toute cette Asie
centrale qui semble être une région presque im-
pénétrable aux Européens. Burnes s'était acquis
une véritable illustration pour avoir réussi à
passer de Vlndus à Bokhara et à Téhéran; d'au-
tres avaient succombé en voulant suivre ses
traces, mais aussi ils aA^aient emporté avec eux
— VI ~
les regrets de la politique et de la science : c'était
un grand attrait.
Pour se préparer à cette entreprise hasardeuse
et pour se donner le temps d'être oublié en Perse,
M. Ferrier, retiré pendant seize mois à Bagdad,
y employa tout son temps aux études qui de-
vaient lui permettre de faire utilement son
voyage. C'est là qu'il jeta les bases de cette His-
toire des Afghans qui vient de paraître en An-
gleterre, et qui n'est pas seulement un monument
de savoir qu'on ne s'attendrait pas à trouver
chez un ancien chasseur à cheval d'Afrique, mais
qui ferait aussi honneur à plus d'une académie.
Quand il se crut prêt, il partit enfin au printemps
de 1 845 pour le voyage dont le récit est contenu
dans ces volumes. 11 en revint en 1846, n'ayant
pas réussi à atteindre la destination qu'il s'était
proposée, mais ayant couru des périls et subi des
épreuves à défrayer toutes les exigences de l'i-
magination la plus difhcile à satisfaire, et ayant
traversé des pays où sans doute aucun Européen
— VII —
n'avait mis le pied depuis le temps d'Alexandre.
Aucun autre que nous sachions n'a renouvelé la
tentative après lui, et c'est ce qui conserve encore
à son livre le mérite de la nouveauté, malgré le
temps qui s'est écoulé depuis son séjour à Canda-
har et les efforts infructueux qu'il fit pour fran-
chir le désert de Seistan.
Nous n'avons pas à raconter les péripéties de
cette émouvante histoire, mais nous devons dire
pour la compléter qu'à son retour, l'auteur, s' étant
arrêté à Téhéran d'abord et à Constantinople en-
suite pour y rédiger dans la retraite, et à loisir, ses
souvenirs de voyage lorsqu'ils étaient encore pal-
pitants dans sa mémoire, ne revint en France
qu'aux environs de la révolution de février 1848.
C'était un temps peu favorable pour trouver un
éditeur et pour obtenir du gouvernement qu'il
voulût bien intervenir dans les réclamations que
M. Terrier avait à faire valoir en Perse. Le ma-
nuscrit ne put être imprimé, mais le gouverne-
ment ne se montra pas tout à fait indifférent au
— VIII —
sort de M. Ferrier; s'il refusa de faire aucune
démarche à Téhéran, du moins il offrit à M. Fer-
rier, comme compensation, d'aller occuper à Pon-
dichéry le poste de maire et de juge de paix
de ce chef-lieu de nos possessions sur la côte de
Coromandel !
M. Ferrier était fixé à Pondichéry depuis quel-
ques années déjà, revoyant ses manuscrits et les
corrigeant, lorsqu'un jour le hasard le mit en
rapport avec un Anglais qui, surpris dans l'Inde
où il faisait un voyage d'exploration politique
par la nouvelle d'une dissolution prochaine du
Parlement, allait chercher le paquebot à Madras
afin de se trouver en Europe à temps pour y
courir les chances des élections. M. D. Seymour,
qui s'est spécialement occupé, et comme savant
et comme personnage politique, des affaires de
l'Asie, et qui d'ailleurs avait déjà connu notre
compatriote à Téhéran, lui offrit obligeamment
ses services pour essayer de faire publier en An-
gleterre les ouvrages que M. Ferrier continuait à
— IX —
perfectionner, mais sans grande espérance de pou-
voir jamais les mettre au jour dans sa retraite de
Pondicliéry. De retour en Europe, M. D. Sey-
mour a tenu loyalement sa promesse. Entré
à la Chambre des Communes et devenu Se-
crétaire de ce qu'on appelait alors le Bureau
de Contrôle des affaires de l'Inde, il saisit avec
empressement l'occasion que vint lui offrir, en
1856, la menace d'une rupture entre l'Angle-
terre et la Perse pour faire traduire et publier le
récit des voyages de M. Ferrier. C'était, comme
c'est encore, le livre qui contient les renseigne-
ments les plus récents sur cet intérieur de l'Asie
centrale qui attirait alors les préoccupations de la
politique anglaise vers ces régions. Le livre eut un
grand succès, et aujourd'liui il est déjà parvenu
à sa seconde édition. C'est très-beau et très-rare
pour les ouvrages de ce genre. Il est juste d'ail-
leurs de reconnaître qu'indépendamment du mé-
rite particulier qui pouvait lui appartenir, l'édi-
teur anglais ne négligea aucun soin pour le mettre
en lumière et pour en faire une publication cligne
de l'attention du monde politique ou savant. La
traduction du texte français avait été faite par l'un
des principaux employés du Bureau de Contrôle,
le capitaine W. Jesse, auteur lui-même d'un récit
de voyage qui a eu dans son temps beaucoup de
succès en Angleterre*, et dont le nom seul était
une recommandation. En même temps, M. D. Sey-
mour lui-même, le D' sir Jolm Login, précepteur
du petit-fils du Ranjit Sing, le Maharadja Dali])
Sing et le colonel sir Henry Rawlinson qui fait
autorité en pareille matière et qui, aujourd'hui
même, représente la Grande-Bretagne à Téhéran,
ajoutaient au travail de M. Ferrier des notes qui
en augmentaient le prix.
On ne pouvait pas tenir parole plus galam-
ment; il ne restait plus pour compléter le service
rendu à M. Ferrier qu'à lui trouver un éditeur
dans son propre pays, et ce devait être chose
1 Journal of a half-imi officer in nearch of the health
(non traduit).
•
— XI -
facile après tous les articles de revues et de jour-
naux qui étaient venus constater le mérite et le
succès du livre. Mis en relation avec M. D. Sey-
mour par l'intermédiaire d'un ami commun ,
nous serions heureux de l'avoir aidé à complé-
ter ce qu'il avait si bien commencé. De même nous
avons entre les mains le manuscrit de V Histoire
des Afghans, par M. Terrier, et nous espérons
pouvoir bientôt aussi le publier.
Le texte que nous livrons aujourd'hui au pu-
blic est le texte de M. Ferrier lui-même; nous
l'avons scrupuleusement respecté jusque dans l'or-
thographe qu'il a adoptée pour la transcription
des noms propres de lieux et de personnes en ca-
ractères européens. Nous avons seulement ajouté
au manuscrit français toutes celles des notes, dont
le livre a été enrichi par les éditeurs anglais, qui
nous ont paru utiles à conserver. Au moment où
elles ont paru, toutes avaient de l'importance;
mais, pour quelques-unes, ce n'était qu'une
importance d'actualité qui n'a pas survécu aux
- xir —
circonstances; celles-là nous n'avons pas jugé
utile de les reproduire.
Et habent sua fata libelH!
Telles sont les singulières vicissitudes par les-
quelles a dû passer le livre de M. Ferrier avant de
voir le jour en France. Terdra-t-il pour avoir
attendu si longtemps? Nous espérons qu'il n'en
sera pas ainsi et que la destinée, qui semble n'a-
voir pas été toujours propice à M. Ferrier, ne lui
ravira pas la seule compensation qu'elle paraisse
pouvoir lui offrir aujourd'hui après bien des
rigueurs. Doué de qualités exceptionnelles et qui
lui promettaient pour avenir de jouer un grand
rôle sur quelque grand théâtre, le voilà devenu
maintenant juge de paix dans une des plus petites
villes du monde, à trois mille lieues de la mère
patrie ! Combien de fois en pensant à lui n'avons-
nous pas été tenté de croire que s'il fût né dans
un autre pays, il aui'iiit sans doute trouvé un
— XIII —
emploi plus brillaut de ses rares et énergiques
facultés !
Combien de_ fois ne nous sommes-nous pas
dit que la France laisse bien souvent ainsi gas-
piller, sans profit pour elle comme pour eux, le
courage et le talent d'un bien grand nombre de
ses enfants ? Combien de fois encore n'avons-nous
pas regretté les services qu'aurait pu rendre dans
la dernière guerre d'Orient, par exemple, un
homme de la trempe et de l'expérience de
M. Ferrier? Mais l'homme de guerre et d'entre-
prise était alors juge de paix à Pondichéry, et
nous ne devions apprendre à le connaître que plus
tard, et par l'intermédiaire d'étrangers qui ont
déployé à son égard une bonne grâce et un désin-
téressement qu'il y aurait ingratitude de notre
part à ne pas proclamer î
Ces reflexions et ces regrets ne prouvent peut-
être pas beaucoup, nous le savons bien, quant au
mérite que possède le livre de M. Ferrier. Nous
croyons cependant qu'ils doivent appeler sur lui
XIV —
l'intérêt du lecteur, et c'est tout ce qu'il nous
importe d'obtenir ; le reste ira de soi. Que l'on
consente à jeter les yeux sur ces pages, c'est tout
ce que nous demandons, persuadé, comme nous
le sommes, qu'une fois la lecture commencée, il
sera bien difficile de ne pas la pousser jusqu'au
bout. Nous en avons pour garants la candeur et
la fermeté du récit, l'attrait dramatique d'aven-
tures si émouvantes, l'importance des questions
que l'auteur étudie avec tant de modestie et
sur lesquelles il jette une si grande masse de
lumières.
Xavier RAYMOND.
Les leUrës Ed. placées à la tin des notes indiquent celles qui
ont été ajoutées dans la iraduction anglaise par M. D. Seymotir.
Les lettres L. et. R. désignent les notes qui sont dues à Sir
John Login et à Sir Henry Rawlinson. Toutes ces noies sont tra-
duites de l'anglais par M. B. H. Révoil.
ERRAUA DU TOME PREMIER.
Page 20, ligne 7. — Au lieu de : Ainsi-soit-il, lisez : que Dieu nous
préserve !
Page 34, ligne 23. — Au lieu de : Hadji-Khan-Cheki (gouverneur) de Ker-
manchàh, lisez : Hadji-Khan.de Kermanchàh, Cheki, tribu du
Chirvan.
P2ige 67, ligne 1. — Au lieu de : Menhassil, lises : Meuhassil.
Page 69, ligne 12. — Au lieu de : fabriques de cuivre, lises : fabriques de
cuirs.
Page 273, ligne 8 et page 386, ligue 23. — Au lieu de : tamarin et ta-
marins, lisez : tamarisu et tamariscs.
Page 296, ligne 25. — Au lieu de : Il chercha inutilement à me désabuser,
lisei : Je cherchai inutilement à le desabuser.
CHAPITRE I.
Départ de Bagdad.— But de mon voyage.— Nécessité indis-
pensable de cacher mon identité. — Dispute avec les créan-
ciers de mon domestique. — Nasseli Florès. — Les fortifica-
tions de Bagdad. — Bakouba. — La caravane. — Description de
mon costume et causes pour lesquelles je le portais. — Mol-
lah-Ali.— Cher-I-Bâne.— Jovialités du Mollah. — Sa manière
déjuger ses compatriotes.— Aspect du pays. — Koz-Rabat.
Murailles anciennes. — Kanè-Kine. — Opinion du Mollah sur
les pèlerins musulmans.— Affection particulière de ce per-
sonnage pour l'eau-de-vie et les saucisses. — Le caravansérail-
chàh et ses cabinets particuliers. — Le bazar de Kanè-Kine. —
Population de bandits.— Avantages déporter l'habit oriental.
— Bontés du Mollah pour moi. — Préférence de la fourchette
d'Adam à celles en argent usitées de nos jours. — Les ma-
raudeurs.— Kasr-Chirine. — Courage du Mollah.— Les Bil-
bers font irruption. — Craintes du Mollah. — L'attaque. — t)n
retrouve le Mollah dans un en^lroit où il n'aurait pas dû se
placer. — Description de Kasr-Chirine. — Ruines sises dans
son voisinage. — Légende. — Emplacement de l'ancien Oppi-
dam.
Après un séjour de seize mois à Bagdad, je m'étais
décidé à aller tenter la fortune au delà de la Perse,
dans les contrées encore peu connues de TAsie centrale.
Je ne me dissimulais point les dangers que j'aurais
à courir en me lançant dans les hasards d'un voyage
que la plupart des Orientaux , à qui j'en avais parlé,
considéraient comme devant avoir une fin malheu-
reuse pour moi. Pour justifier leurs craintes ils me
rappelaient la mort récente des infortunés Stoddart
et ConoUy , me faisaient le tableau le plus effrayant
1 I
— 2 —
de la cruauté des Afghans qui, échappés depuis peu
à la domination anglaise, étaient impitoyables pour
les Européens dont ils pouvaient s'emparer; mais
aucune considération ne put me faire revenir sur ma
détermination : j'étais sur que le courage ne me fail-
hrait point, j'étais préparé à tout événement, et je
me disais comme les musulmans : « Ce qui est écrit est
« écrit, il n'y a pas moyen de lutter contre sa desti-
« née. Que la mienne s'accomplisse ! »
Dans la crainte qu'on ne signalât mon passage dans
les états de Méhémed-Châh, ce qui pouvait me créer
de sérieuses difficultés, et m'exposcr à des dangers,
puisque je m'en étais éloigné par ordre supérieur et
victime d'intrigues pohtiques , j'annonçai que je me
rendais en France, par Mossoul, et j'obtins de Nedjib-
Pacha , gouverneur de Bagdad, un bouyourdi (pas-
seport) pour suivre cette direction.
Mon premier soin fut de dépouiller complètement
l'habit européen et, après m'être revêtu du léger cos-
tume arabe, je m'abouchai avec un caravanier qui me
loua ses mulets au prix de un toman (12 francs) l'un,
jusqu'à Kermauchâh, et je quittai Bagdad au coucher
du soleil, le 1er avril 1845. A peine étais-je sorti des
portes de la ville que j'éprouvai un premier désagré-
ment. J'avais depuis plus d'un an, à mon service, un
domestique Arménien nommé Ivan, que j'avais connu
antérieurement, à Téhéran : c'était un garçon robuste,
inteUigent, délié, mais un coquin fieffé et un hâbleur
sans pareil. 11 avait accompagné, chez les Turkomans,
l'infortuné Nasséli Florès , assassiné par l'émir de Bo-
khara; il avait aussi visité Hérat et quelques provinces
voisines. Ces considérations m'engagèrent à le con-
server à mon service, mais je ne me dissimulai point
cependant que c'était un homme dangereux, têtu, rai-
sonneur, avide et sans probité. Toutefois comme j'au-
rais toujours rencontré ces vices chez un autre domes-
tique persan, àun moindre degré peut-être, mais aussi
sans qu'il fût pour\'u des qualités que possédait Ivan,
je renonçai à le congédier ainsi que j'en avais d'abord
eu rintention, bien persuadé que si je n'étais pas tué
par lui, il ne me laisserait tuer par personne.
Je venais de sortir de la ville par la porte de Mos-
soul, et j'allais me jucher sur un bât à moitié chargé,
porté par un mulet , lorsqu'Ivan me présenta une
demi-douzaine de ses créanciers qui déclarèrent s'op-
poser à son départ, tant quïl ne leur aurait pas payé
soixante-six francs qu'il leur devait. Je les envoyai
d'abord à tous les diables, et je leur abandonnai mon
drôle. Celui-ci possédait le secret de mon voyage, qu'il
n'y avait pas eu moyen de lui cacher ; il pensait donc
que je ne me montrerais pas trop sévère à son égard,
et que pour rien au monde je ne le laisserais à Bagdad
où il pourrait divulguer mes projets. C'était bien là,
en effet, la crainte que je ressentais; mais je ne voulus
pas avoir l'air de faiblir devant sa première coqui-
nerie, j'enjambai ma monture et je lui lis sentir
l'éperon. Dans ce moment les créanciers désappointés
se lancèrent à ma poursuite, l'un se pendit à la bride
de mon mulet, l'autre au bât: mais enfin un troisième
s' étant emparé de la queue de l'innocente bêle, je fus
arrêté court et réduit à la triste nécessité de distribuer
une grêle de coups do bâton sur le dos de ces faquins,
— A —
pour me débarrasser de leur imporlunité. Ils s'éloignè-
rent en maugréant et je les entendis bientôt rendant à
Ivan, avec usure, la volée qu'ils venaient de recevoir.
Ils lui avaient à peu près arraché la moitié de sa barbe
lorsqu'il s'approcha de moi pour me supplier de le
tirer de ce mauvais pas. Je crus la leçon suffisante, et
je transigeai avec les créanciers. Ivan leur abandonna
un fusil auquel j'ajoutai 27 francs pour son compte, et
l'afTaire fut arrangée. Nous partîmes aussitôt, éclairés
par un des plus magnifiques clairs de lune de lOrient,
et nous traversâmes les plaines désertes qui, de tous
côtes, entourent la ville des Khalifes. Quelques ruiues
et un village, placés à mi-chemin de Bakouba, attirè-
rent seuls notre attention. Après neuf heures de mar-
che, nous arrivâmes, au point du jour, sur la rive
gauche du Diala, oi^i l'on rencontre de belles ruines
répandues sur un vaste espace.
Les fortifications de la ville de Bagdad ont été con-
struites avec si peu d'intelligence et sont aujourd'hui
en si mauvais état, qu'il serait impossible d'y compter
pour garantir la ville d'une attaque un peu sérieuse.
La véritable défense, du côté de la Perse, est le Diala ;
et là, encore, la ville a un autre désavantage, c'est que
la rive droite de la rivière, par où déboucherait natu-
rellement l'ennemi, domine la rive gauche de 8 à 10
mètres. Cette rive est bordée de jardins remplis d'ar-
bres qui faciliteraient beaucoup les a{)proches et le pas-
sage de la rivière; il est vrai de dire que les défenseurs
de Bagdad pourraient d'abord s'y porter eux-mêmes;
mais le défaut d'un pont [)Our leur livrer passage,
dans le cas où ils seraient obhgés de battre en retraite.
les obligerait à beaucoup de prudence avant de se
hasarder sur la ri\'e droite.
Bakouba est une grosse bourgade, où l'on trouve
un bazar et une mosquée. Elle a certainement été an-
térieurement d'une grande importance, car c'est là
le point où se relient plusieurs routes très-fréquen-
tées; mais des guerres sanglantes et l'apathie musul-
mane ont été cause d'une fatale dégradation dont elle
a très-peu de chance de se relever. C'est tout au plus
si Bakouba renferme aujourd'hui 7 à 800 maisons
habitées. Elle est entourée de nombreux jardins,
plantés de palmiers, d'orangers, de citronniers, de
grenadiers et de mûriers, et fournit chaque année
d'abondantes récoltes en céréales.
La caravane dont je faisais partie était arrivée
depuis plusieurs jours à Bakoidia, fraction par frac-
tion. Le détachement avec lequel j'étais venu était le
dernier attendu pour franchir les quatre passages
dangereux qui nous séparaient de Kérend, première
station de la Perse. Rien ne nous empêchait plus de
continuer notre route et je m'en réjouissais, car les
retards pouvaient me créer des dificullés, et j'avais
hâte de sortir de la ïurkie pour me soustraire aux
ennemis qu'on pouvait me susciter de Bagdad. La
Perse, il est vrai, m'offrait peut-être encore moins de
sécurité, mais j'avais plus de chances d'y dépister les
gens mal intentionnés vis à-vis de moi, en changeant
de direction dès que les circonstances l'exigeraient.
Notre caravane se composait de plus de 700 per-
sonnes, la plupart pèlerins persans revenant de la
sainte ville de Kerbélah. Parmi eux se trouvaient la
— 6 —
princesse Fakhret-Dooulet , tante du Chah de Perse,
quelques princes ses frères, et plusieurs seigneurs
attachés par des emplois à la cour de Téhéran. J'en
reconnus plus d'un qui n'eut pas cet avantage sur
moi, tant le costume arabe et une longue barbe,
peinte en noir, à leur manière, me rendaient mécon-
naissable. D'ailleurs je parlais le persan comme eux,
et je passai inaperçu dans la foule : on me prit pour un
négociant grec de Mossoul, car la prudence me faisait
une loi de garder le plus strict incognito. Je rentrais
en Perse sans autorisation, sans but avoué, et les
menées de mes antagonistes, notamment celles de
mon imi)lacable ennemi, Mirza-Abdoul-Hassan-Khan,
ministre des affaires étrangères du Chah , pouvaient
présenter en haut lieu mon arrivée avec une mal-
veillance fâcheuse , et me placer dans la plus fausse
et la plus dangereuse des positions. La Perse est un
pays despotique où le fer et le poison jouent un grand
rôle, et pour m'en préserver, je voyageais sous le
simple nom de Youssouf , vêtu d'habits orientaux, et
cachant soigneusement mon identité.
Le 2 avril, la chaleur était déjcà excessive; le ther-
momètre centigrade marquait 35 dégrés sous la tente.
Les mouches et les moustiques étaient nombreux et
ne nous laissaient pas un instant de repos.
J'avais résolu de m'isoler le plus possible du per-
sonnel de la caravane, afin d'éviter les questions indis-
crètes, et pourtant je ne résistai pas aux avances
polies que me firent quelques cinq ou six pèlerins
parmi lesquels se trouvait un certain Mollah Ali ,
espèce de Rabelais moderne, homme d'une taille
exiguë, replet, à la face rubiconde et épanouie, et du
caractère le plus sociable : c'était toujours à son tour
de parler. Il savait un peu de tout, et on l'écoutait
avec plaisir, même quand il entreprenait de faire son
éloge, ce qui lui arrivait souvent; mais il s'exprimait
en termes si bouffons, si spirituels, qu'il n'y avait pas
moyen de résister au rire fou que provoquaient ses
saillies excentriques. 11 me déclara, au premier abord,
qu'il voulait être mon ami, et depuis ce moment, il ne
cessa de faire son possible pour me prouver la sincé-
rité de l'affection qu'il m'avait vouée. Sa gaieté et
son originalité me firent passer de joyeuses journées.
Cher-1-Bâne. — 3 avril.— 7farsangs% dix heures à
les franchir, route unie, sol coupé par de nombreuses
irrigations, nombreux villages à droite et à gauche,
belles récoltes encore sur pied, nuées de sauterelles.
Aux premières clartés du jour, j'éprouvai un moment
d'inquiétude en reconnaissant le prince Timour-Mirza ^.
1 Une Farsang représente une distance de trois milles et demi,
h quelques différences près , cependant, suivant les districts où
l'on voyage. En règle générale, il faut la compter pour un peu
plus de six kilomètres.
* Timour-Mirza était au nombre des princes persans qui visi-
tèrent l'Angleterre il y a quelques années , et qui, depuis leur
retour en Asie, ont séjourné à Bagdad, vivant de pensions que
leur payait le gouvernement anglais. Le nom de Timour signifie
lion, en langue arabe, et certes jamais homme ne mérita mieux
celle qualification par son courage et son audace. En mainte
occasion il s'est batlu contre les Arabes qui se présentent
souvent jusque sous les murs de Bagdad. Dans une de ces
rencontres, en 1846, il se vit enveloppé par quelques-uns
de ces enfants du désert, au moment où il se livrait aux
plaisirs de la chasse au faucon. Dans le premier moment , les
Je l'avais connu à Bagdad, et il accompagnait jusqu'à
la frontière sa tante, Fakhret-Dooulet. Ce prince était
exilé de la Perse depuis que son père Fernian-Fer-
man, ancien gouverneur de la province du Fars, avait
aspiré à la royauté. Il me regarda beaucoup, et de
très-près, sans pouvoir deviner mon identité sous mon
accoutrement modeste ; mais son air indiquait assez
qu'il soupçonnait du mystère dans ma personne. Il me
suivit avec ténacité, je finis pourtant par me perdre
dans la foule et je retrouvai mon nouvel ami, le Mollah
Ali, dont la jovialité me lit bientôt oublier cette ren-
contre et toutes mes craintes. Ce singulier sectateur
de rislam était un musulman des plus extraordi-
naires : superstitieux et vrai croyant jusqu'à l'intolé-
rance, avec ses compatriotes, qu'il ne cessait de prê-
cher et dont il réprimandait ouvertement les écarts
Arabes, qui reconnurent Timour, ne songèrent qu'à le rançonner,
mais l'un des bandits ayant abordé le prince d'une manière qui
lui déplut, celui-ci le frappa violemment. Irrités par celle atta-
que imprévue, les Arabes s'élancèrent sur lui, et après un combat
désespéré, le laissèrent sur la place, la poitrine traversée d'un
coup de lance. Il avait eu un poumon perforé^ mais il guérit lieu-
reusementde celle blessure. Les Arabes sont très-superslilienx
à l'endroit d'un assassinat, ou même d'une blessure faite par eux
à un chef de famille , et lorsque deux tribus ont à vider une
querelle, les chefs restent ordinairement à l'abri de leur lente,
spectateurs du combat. Ils furent persuadés quelque temps
après, en voyant mourir leurs chameaux et leurs brebis, que
l'altaque dirigée par eux contre Timour leur avait porté mal-
heur. Ce fut bien pis encore, lorsque la maladie se déclara parmi
les membres de leur famille. Aussi, longtemps après celte
affaire, ils étaient dans l'usage d'envoyer de temps à autre des
dépulalions auprès de Timour pour le prier de les délivrer du
charme fatal qui pesait sur eux. — R.
— 1» —
religieux, il devenait d'une tolérance et d'une indul-
gence excessives pour lui-même lorsqu'il se trouvait
seul avec moi. «Voyez ces tils d'enfer {Peder soukhtè),
c( me disait-il, ils invoquent à chaque instant, le nom
« de Dieu, celui d'Ali et de saints Imans, et cependant
« ils ne cessent de désobéir à leurs lois. Ce sont des
« hypocrites qui simulent la pauvreté, mais qui ont des
« ducats d'or cousus dans la doublure de leurs habits.
« Ils ne me donnent pas une obole," pour la peine que
« je prends de les maintenir dans la bonne voie et de
« faire germer la bonne semence dans leur cœur.
« Quant aux promesses, ils en ont des magasins, mais
« ils ne les vident jamais. Le matin, en arrivant à la
« halte, je suis souvent obligé de cuire mon pilau moi-
« même, et ces maudits , sans respect pour le carac-
« tère dont je suis revêtu, laissent mes mains s'a-
« baisser aux travaux abjects de la cuisine, tandis
«qu'ils devraient m'aider et me nourrir. Ah! vous
« autres Younân (c'est ainsi que les Persans appellent
« les Grecs sujets du sultan) vous êtes beaucoup plus
«humains; tous les hommes sont vos frères, tandis
« que ces chiens-là vous considèrent comme des im-
« purs. Mais je suis loin, quoique musulman, de par-
« tager cette sotte opinion, et, pour vous le prouver,
« je m'établirai ce soir avec vous, à part, dans un coin
« retiré, où nous vivrons en communauté. Acceptez-
« vous? » Je vis bien de suite Tintention du Mollah.
Il voulait se pendre à mes crochets, mais son excel-
lent caractère et ses paroles métaphoriques qui trou-
vaient toujours le moyen de me désopiler la rate,
parlèrent en sa faveur, et il devint mon hôte dès le
1. I.
- 40 —
soir même, au grand désespoir d'Ivan qui parut désolé
de recevoir des ordres réitérés , auxquels il n'osait
désobéir.
11 y a environ 250 à 260 maisons à Cher-I-Bâne et
chacune d'elles est couronnée par quatre ou cinq nids
de cigogne. Je n'ai jamais vu nulle part autant d'oi-
seaux de cette espèce que dans cette localité.
Koz-Rabat. — 4 avril. — 4 farsangs, six heures de
route. On marche d'abord une heure et demie dans
une plaine à pente très-sensible ; puis l'on traverse
une montagne, sable et gravier, dont le versant
occidental est semé d'énormes blocs de rochers roulés.
Il faut une heure et demie pour la franchir; après
quoi l'on débouche dans une plaine , assez bien
arrosée, où se trouvent çà et là d'assez beaux pâtu-
rages.
En arrivant à Koz-Rabat , mon ami le MoUah Ali
faillit se rompre le col en faisant une chute. Lui et son
mulet roulèrent l'un sur l'autre et allèrent tomber
dans une marc puante où barbotaient des canards
qui s'enfuierent en criant. Le Mollali prit cet accident
pour un avertissement du ciel : il ne voulut pas tra-
verser le village et s'obstina à le contourner pour
arriver au campement. Je me rendis à son désir, ce
qui. me mit cà même de voir le mur d'enceinte de
Koz-Rabat, construit en épaisses couches de terre
superposées et durcifiées. Cette muraille paraît être
fort ancienne et doit avoir été celle d'une ville , car
son développement est considérable. Du côté de l'O-
rient , on remarque une porte d'entrée construite en
briques cuites, semblables à celles de Babylone. Ce
— il —
village existait certainement avant que l'Islamisme
se répandit dans cette contrée. Koz-Rabat compte en-
viron 450 maisons.
Khanè-Kine , que les habitants du pays pronon-
cent Khanaki. — 5 avril. — 4 farsangs, six heures de
route, plaine parsemée de quelques collines peu
élevées.
Une caravane de pèlerins musulmans est une triste
société pour un voyageur chrétien qui rencontre tou-
jours en eux les musulmans les plus fanatiques. Ces
chiens, comme les qualifiait leur compatriote, le Mol-
lah Ali, tout en étant couverts de vermine et sentant
le rance de manière à suffoquer, s'effaçaient pour me
laisser passer, évitant de se trouver sous le vent, afin
de ne point subir mon contact en aucune façon. En
ma quahté de chrétien, j'étais impur pour eux. J'avais
beau payer grassement, je ne pouvais obtenir le plus
léger service d'une foule de gueux, presque nus, qui
suivaient à pied la caravane, et c'était ceux-là même
qui m'adressaient le plus de propos offensants. Il me
fallait souffrir ces insultes sans mot dire, afin de ne pas
me compromettre. Ces pèlerins sont assourdissants
avec les exclamations rehgieuses et emphatiques qu'ils
ne cessent de répéter sans raison aucune, si ce n'est
pour faire croire à des sentiments pieux, dont il est
très- permis de douter. Us font régulièrement les
cinq prières prescrites par le Koran, et toutes les fois
que l'heure de les réciter est arrivée, la caravane s'ar-
rête jusqu'à ce qu'elles soient finies. J'étais le seul qui
ne la fît pas avec les autres : mon coquin d'Ivan, quoi-
que chrétien, s'accommodait avec tous ces gens là : il
rendait liommage à Jésus avec ses coreligionnaires, à
Mahomet avec les musulmans , au feu divin avec les
Guèbres; en un mot, il n'était embarrassé avec per-
sonne, car il connaissait à fond les pratiques extérieu-
' res de toutes les religions, et les pratiquait tour à tour
suivant la société dans laquelle il se trouvait. L'excep-
tion uniaue que je faisais ordinairement, aux heures
de la prière, m'attirait toujours des regards courrou-
cés et force propos malveillants ; mais la considération
dont m'entourait le Mollah et la ténacité qu'il mettait
à prendre ma défense, exerçaient une certaine in-
fluence sur ces fanatiques qui craignaient d'encourir
son blâme en me molestant, et retenaient leur colère
à mon égard. Mon hôte ne manquait pas de me faire
comprendre par les allusions les plus directes, faites
dans le style le plus fleuri , combien je devais m'esti-
mer heureux d'avoir sa protection en pareiUe circon-
stance, et la conclusion de tous ses discours était qu'il
avait besoin de se reconforter l'estomac avec un verre
de vin ou une gorgée d'eau-de-vic, besoin que je satis-
faisais volontiers avec mes provisions de réserve. Il
mangeait même du saucisson, jurant ses grands dieux
qu'à Bagdad, d'où j'avais tiré les miens, ils étaient tous
fabri(| nés avec de la vian*le de bœuf, et «quand même
ils seraient f;iits avec de la chair de porc, ajoutait-il
tout doucement , le mal ne serait pas trop grand d'en
manger en voyage, où les privations sont si nombreu-
ses. » Il m'avouait alors confidentiellement qu'il ne
comprenait pas pouripioi le prophète avait défendu cet
innocent aliment. Comme on le voit, le Mollah Ali
connnentait le Koran de manière à excuser ses taules.
— i;j —
Khanè-Kine est une petite ville composée de mille
maisons environ. On y entre par une rue pavée qui
traverse toute la ville et aboutit à un beau pont en bri-
ques cuites de neuf arches, conduisant à un faubourg,
situé sur la rive droite du Diala, où se trouve un su-
perbe caravansérail. Ceux de ces édifices qualifiés du
nom de caravansérails-châh, reçoivent gratis les voya-
geurs; d'autres, appartenant à des particuliers, sont
ouverts à ceux seulement qui payent une rétribution,
très-faible il est vrai, au Dalân-dar ou portier.
Le caravansérail-chàh de Khanè-Kine est situé au
milieu d'une place environnée de baraques tenant lieu
de bazar. C'est l'emplacement où se presse toujours
en foule la population pillarde des districts environ-
nants, Kurdes et Arabes. Le Djaf * y coudoie le Sind-
> Le Djaf esl une tribu arabe, fort nombreuse, dépendante de la
Turkie, et composée de vingt-cinq mille familles , qui se retirent
pendant l'hiver dans les plaines de Sulimaniah et du Zoliab. Quand
arrive Télé, elles éniigrenl vers les montagnes d'Ardélan. De
toutes les tribus Ivurdes, celle du Djaf esl la plus belliqueuse et
la plus indisciplinée.
Les Sindjavis appartiennent encore à la race kurde et dépen-
dent de la Perse. Tantôt ces Arabes campent au milieu des mon-
tagnes de Kermanchàh, tantôt ils se dirigent sur les plaines
qui longent la frontière Turke. C'est tout au plus si l'on compte
parmi eux deux mille familles.
On désigne sous le nom de Balihtiari une nombreuse tribu
persane dont les villages s'étendent au centre des monlagnes,
entre Sliuster et Ispahan. Strabou en [larle et les appelle
ndTtyyocîi?. Dans le langage cunéiforme on les nomme Patis-
kliuris. Leurs mœurs et leur langue n'ont presque pas varié
depuis le règne de Cyrus. Jxisqu'en 1840, les Bakiiliaris
avaient conservé leur indépendance, mais à cette époque le
- 14 —
javi, le Bilber s'y trouve à côté du Bakhtiari et du
Loure. C'est un assemblage pittoresque et bizarre de
tous les types les plus divers. La férocité et tous les
instincts les plus rudes et les plus énergiques se pei-
gnent sur la généralité des physionomies qu'on remar-
que dans cette localité; nul n'apparaît la qu'armé
jusqu'aux dents, et Tony vient bien plutôt pour
s'enquérir si l'occasion de faire quelque capture se
présentera, que pour y vaquer à d'autres occupa-
tions. C'est la population la plus pillarde du monde
entier. On ne peut se lasser d'admirer la noblesse
avec laquelle ces hommes portent de misérables hail-
lons qui contrastent singulièrement avec le luxe et la
beauté de leurs armes. Tel bandit, dont la défroque
entière ne se vendrait pas dix sous, possède un fusil
de haut prix, dont le long canon de damas, à rai-
nures, est du travail le plus parfait; la batterie ne
répond ordinairement pas au reste; elle est tout à fait
défectueuse ; le tout est ajusté sur le bois avec des
bandelettes en argent. Quelques-unes de ces armes
ont des incrustations d'or, d'émeraudes et de rubis.
Ils portent aussi de très-belles lances. La hampe est
faite d'un roseau long, dur et flexible, mais elles me
parurent peu maniables. Quand on séjourne à Khanè-
Kine, il serait imprudent de quitter ses armes un seul
gouverneur persnn leur fil la guerre, les soumit, et emmena pri-
sonniers àTéhoran tous les chefs influenls.
Les Loures soûl les habilanls de la province de Lourislan,
département de la Perse conliLju au pacliaiik de Bagdad du
côlé de l'Est et s'étendant jusqu'aux montagnes Bakliliari. (Voir
la noie A à la lin du volume.)
— 15 —
moment et de perdre de Yue ses eiîets; car hommes,
femmes, enfants, qui se pressent autour des voya-
geurs, n'ont qu'un seul but, celui de piller ou de voler
suivant les circonstances. En les voyant s'approcher,
on peut être sûr qu'il ne se retireront point sans avoir
fait un larcin. Quand ils sont en nombre supérieur à
celui des voyageurs, ils poussent un hourra, puis, à
un moment convenu entre eux, ils fondent sur leurs
victimes , et les dépouillent en plein midi , sans
qu'il y ait possibilité de leur échapper. La dernière
gentillesse de ce genre avait eu lieu il y avait environ
huit mois. Depuis lors, Nedjib-Pacha avait détaché 400
Albanais à Khanè-Kine, pour faire la police du marché;
mais s'ils étaient assez forts pour réprimer le pillage,
leur vigilance était en défaut pour empêcher et dé-
couvrir les vols qu'ils toléraient souvent , moyennant
une rétribution des voleurs. Heureusement notre ca-
ravane était assez forte en nombre pour imposer quel-
que respect à ces bandits , et ils n'osèrent rien entre-
prendre ouvertement contre nous.
Je portais la simple chemise arabe, depuis plusieurs
jours déjà, et je m'étais bien vite aperçu, en Orient ,
de son avantage sur nos habits européens. Ce cos-
tume procure sécurité, aisance et profit. Si nos habits
étriqués, indécents et de mauvais goût, ont parfois le
mérite de nous valoir une certaine considération de
la part des fonctionnaires publics en Asie, à coup sûr
ils ne servent, le plus souvent, qu'à nous attirer les in-
jures des enfants et du bas peuple et à nous faire payer
toute chose le décuple de sa valeur. Avec une chemise
arabe qui coûte cinq francs, on peut se dispenser de
— 10 —
renouveler son habillement pendant deux ou trois
ans. Il faut convenir que nous aurions grand besoin de
prendre exemple sur la simplicité des Orientaux, et de
réprimer parmi nous ce luxe effréné qui me semble
être , avant tout , la cause des étranges changements
survenus dans les idées du peuple français. Jamais, je
dois Tavouer , je ne me sentis plus à mon aise que
dans ma simple chemise de grosse toile, juché sur le
bât de ma monture, qui contenait seulement ce qui
était nécessaire à mes besoins. Sans être aussi sévère
que Diogène, les réformes dans ma garde-robe avaient
été considérables ; le même mulet portait tous mes
ctTets et ma batterie de cuisine. Celle-ci consistait en
une simple marmite et un petit poêlon en tôle. Un
tapis de feutre, plié en deux, me servait tout à la fois
de lit et de couverture. Ivan ne s'accommodait pas
aussi facilement que moi de ce ménage à la Bias, et
paraissait humilié de servir un personnage faisant si
piètre figure. Il se révolta à l'idée de monter plus long-
temps sur un mulet pour lequel je n'avais payé que
demi-location, parce que, outre sa personne, l'animal
portait encore deux ballots de toile américaine. A
notre arrivée à Khanè-Kine, il acheta un cheval pour
quelques tomans qu'il m'avait escroqués et com-
mença a faire l'important, même avec le Mollah Ali,
auquel il n'obéissait plus qu'en raisonnant. Heureu-
sement notre ami était facile et s'arrangeait de tout.
Sitôt arrivé au gîte, et nos mulets déchargés, il
était le premier à creuser un foyer dans la terre
pour faire cuire notre modeste pilau ; quand il
était prêt, nous le mangions l'un et l'autre avec nos
— 17 —
doigts, sans nous aider ni de cuillères, ni de fourchet-
tes. Au bout de deux ou trois jours de cet exercice, je
m'en acquittais, comme un tiomme qui a fait cela toute
sa vie et, vraiment, n'en déplaise à l'étiquette, cette
manière avait bien son avantage. Aujourd'hui où je
demeure au miheu d^ gens qui croient leur civilisa-
tion préférable à celle des Persans, je regrette sou-
vent d'être obligé de me servir d'un instrument
piquant pour manger certains mets auxquels je trou-
vais infiniment plus de goût, lorsque je les portais à
ma bouche avec les doigts.
Pendant la nuit que nous passâmes à Khanè-Kine,
nous eûmes de fréquentes alertes causées par l'audace
des pillards. Il fallut les tenir constamment à distance
en tirant des coups de fusils, et nous restâmes ainsi
éveillés jusqu'au jour, sans interruption. Ces miséra-
bles rampaient sur le ventre jusqu'aux mulets et aux
ballots de marchandises, et malgré la vigilance des ca-
ravaniers et des pèlerins, ils enlevèrent la charge de
plusieurs bêtes de somme. Notre plaisir fut grand, aux
uns et aux autres, lorsque nous pûmes, au lever du
soleil, quitter ce gîte inhospitalier. Il aurait été im-
prudent de nous en éloigner la nuit, car nous aurions
pu tomber au milieu dune troupe d'autres pillards
qui, en tout temps, battent les deux étapes suivantes.
Kasr-Chirine. — 6 avril. — 5 farsangs, six heures de
route, chemin ondulé , accidenté et inculte pendant
les quatre premières farsangs; la dernière étape tra-
verse un sol cultivé, arrosé par le Diala, où l'on puise
l'eau des irrigations, pour les cultures environnantes.
Le trajet de cette étape offrait de grands dangers.
— 18 —
Nous savions qn'un tipe (brigade) de cavalerie per-
sane, cantonné à Ser-Peul, sous les ordres du Sertip *
Châh-Abbas-Khan, avait eu l'avant-veille un sanglant
engagement avec les nomades Bilbers, établis sur les
flancs de la route que nous avions à parcourir, et,
qu'outre les gens qu'il leur avait tués, il en avait
emmené un grand nombre prisonniers. Les Bilbers,
informés de l'arrivée d'une caravane persane , de-
vaient immanquablement essayer de se venger sur
elle ; c'était du moins l'opinion générale ; aussi cha-
cun avait-il chargé et préparé ses armes, avant de
quitter Khanè-Kine. Ces mesures de prudence n'étaient
point inutiles, ainsi qu'on le verra tout à l'heure; mais
quel ne fut pas mon étonnement, lorsqu'au moment
du départ, notre caravane se divisa, comme les jours
précédents, et partit par petits détachemcns, à la suite
les uns des autres , à d'assez grands intervalles ? A
cette conduite imprudente, je reconnus bien vite l'in-
souciance habituelle des Persans. Pour eux, « ce qui
est écrit est écrit » et ils pensent que rien ne saurait
les soustraire à. leur destinée (hismel-nassib). Ils se
résignent à des maux qu'un peu de prévoyance leur
éviterait, et se lancent de gaieté de cœur dans des
dangers prévus en se consolant par ces simples mots:
« Khouda Kcrim! » (Dieu est miséricordieux!) Je me
mis donc en route à mon tour, assez peu rassuré. J'en-
tendis bien, il est vrai, quelques personnes, plus pru-
1 Serlip vient de Ser qui signifie tête, sommet, et tip, un faisceau
de lances. — Comparez tip à tope, un bouquet d'arbres, el à lépé,
un amas de terre. Racine sanscrite. — R.
— 19 —
dentés que les autres, se récrier sur le décousu de notre
marche, mais on ne tint aucun compte de leurs repré-
sentations. De mon côté, je fis tous mes efforts près du
Mollah x\li, afin de l'engager à user de son influence
pour réunir autour de nous une centaine d'hommes
armés; mais mon excentrique compagnon me répon-
dit par un regard tout à la fois le plus superbe, le plus
drôle et le plus bouffon que j'aie vu de ma vie; son
œil s'enflamma, ses narines se gonflèrent, et il essaya
d'exciter sa monture poussive en la rassemblant par
deux vigoureux coups de talon, puis prenant tout à
coup un air belliqueux des plus magnifiques, il simula
la pose du Djérid et m'apostropha en ces term^es :
« Qu'avez-vous à craindre en ma compagnie? vous
ignorez donc que la réputation de mon courage
s'étend jusqu'aux confins des pays musulmans ! et
quel est le chien qui oserait venir s'exposer au tran-
chant de mon sabre ! n'ayez pas de craintes, et, à tout
événement, reposez-vous sur moi.» Malgré cette assu-
rance, je continuai à faire route avec une fraction
de la caravane, composée de quelques cavaliers
bien armés , de femmes en litières , et de mulets
chargés de ballots, environ quatre-vingts personnes
isolées du reste des voyageurs, que nous n'apercevions
ni sur nos devants, ni sur nos derrières. Il était neuf
heures du matin, et nous marchions depuis trois heu-
res, lorsqu'Ivan s'écria tout cà coup: asaheb duzd ama-
dest! » (maître : voilà les voleurs !) A cette exclama-
tion, le Mollah, qui marchait à côté de moi, fit un saut
convulsif sur sa mule et changea de couleur. Après
avoir porté ses regards de tous côtés sans rien aper-
— 20 —
cevoir, il se remit un peu, et par égard pour moi, il
n'apostropha pas Ivan avec trop de sévérité. Cepen-
dant, il ne put s'eniytîcher de lui dire avec quelque
aigreur : « merd-ké (oli! lionnnc), pourquoi troubler
le calme dont nous jouissons par tes craintes puériles
et imaginaires, que Dieu te pardonne! {khonda ne
kouned!) ainsi soit-il; garde tes visions pour toi, cesse
tes sots propos, et ne porte plus l'agitation dans nos
esprits. » Mais la réprimande du Mollah n'empêcha
point Ivan d'insister, et il avait raison, car il nous fit
observer des têtes d'hommes dépassant la crête des
monticules situés à dix minutes en avant, sur notre
droite , et où l'on remarquait un grand mouvement.
Aussitôt , les mieux montés et les mieux armés des
nôtres se détachèrent en éclaireurs de ce côté, et,
quelques instants après, ils engageaient la fusillade
avec les Bilbcrs, qui nous attendaient au passage pour
essayer de nous dépouiller. Aux détonations venaient
se joindre les cris et les juremens des muletiers, qui
faisaient tout leur possible pour réunir et empêcher
d'avancer leurs bêtes de somme : les femmes et les
enfans pleuraient ou invoquaient Dieu, Ali et les
Imans. Les hommes , un peu moins effrayés , pous-
saient cette cohue désolée sur le sonmiet d'une émi-
nence située à deux pas de la route. En un clin d'œil,
les mules furent déchargées et les balles de maichan-
dises rangées sur le pourtour de cette forteresse 'im-
provisée en guise d'épaulement; puis chacun se posta
et attendit l'atlacpie. Quand nos tirailleurs jugèrent
les dispositions défensives assez avancées, ils battirent
en retraite avec assez d'ordre, et vinrent nous rejoin-
— 21 —
dre. Les Bilbers, au nombre de trois cents environ,
les suivaient, mais à distance respectueuse, en tiraillant
hors de portée : nous leur envoyâmes de notre côté
une grêle de balles qui n'atteignirent personne. Le
feu continua ainsi pendant trois quarts d'heure, jus-
qu'au moment où la princesse arriva avec ses frères
et sa nombreuse escorte. Les pillards se dispersèrent
alors dans toutes les directions, et bientôt nous n'en
vîmes plus un seul. Une fois débarrassés d'eux, je me
rappelai le Mollah qui avait disparu depuis le com-
mencement de l'action. Après quelques instants de re-
cherche, je le découvris et le retirai de dessous une
litière de femme où il s'était blotti, entre deux ballots
de cotonnades anglaises. Il était pâle à faire peur, sa
langue et son gosier desséchés lui refusaient la parole,
et il fut assez longtemps à se remettre. Quand nous nous
remîmes en route, je le vis se faufder tour à tour dans
chaque groupe de pèlerins , et leur conter des hâble-
ries. Cependant il avait la pudeur de se tenir toujours
hors de ma portée, ce qui ne m'empêcha pas de l'en-
tendre, à diverses reprises, faire un éloge pompeux de
sa bravoure : « J'en ai tué quatre à bout portant, »
disait-il, et tel était son aplomb que, bien que nul
n'ignorât qu'il mentait, aucun n'osa le contredire;
je crois même qu'il reçut des féhcitations de ses audi-
teurs.
Kasr-Chirine est un tout petit village de vingt-huit
maisons, au milieu des quelles s'élève un caravansé-
rail-châh en assez bon état, situé sur le revers d'une
montagne au pied de laquelle coule le Diala. C'est un
gîte abominable, dont la population comj)te au nom-
— 22 —
bre clés habitués de la place de Khanè-Kine ; les ali-
ments s'y vendent un prix exorbitant , quand on en
trouve, car le plus souvent il n'y a rien à manger, et il
est prudent de se pourvoir à réta[)e précédente. Dans
les jours d'abondance, on peut y acheter des œufs, du
lait aigre, du mauvais pain noir, de l'orge et de la
paille, que les habitants vont chercher dans les autres
localités pour les revendre aux voyageurs, car leur
pays ne produit rien absolument, si ce n'est les cail-
loux dont le sol est recouvert à six pouces d'épaisseur.
Kasr-Chirine est construit à l'extrémité ouest d'une
grande ville en ruines, dont l'enceinte, parfaitement
indiquée, forme un carré long d'une heue au moins
de développement, sur les faces les moins étendues.
De nombreux pans de murailles et des restes d'édi-
fices, oui devaient être grandioses, sont encore de-
bout : d'énormes blocs de pierres de taille ont seuls été
employés pour ces constructions. Ce devait, à coup
sûr, être une cité importante. Ces vestiges anciens
s étendent encore très-visiblement sur une 4ongueur
de quatre farsangs. Les Persans aiment fort le mer-
veilleux, aussi n'ont-ils pas manqué d'écrire une foule
de légendes sur cette locaUté ; elles sont surtout
en l'honneur de la belle Chirine et de son amant Fer-
had, habile sculpteur, auquel ils attribuent les travaux
les plus gigantesques. Ce fut lui, disent-ils, qui creusa
dans le roc vif un aqueduc de cinq farsangs de lon-
gueur dont on voit encore les ruines, s'étendant du
pied des montagnes jusqu'à la ville. L'artiste amou-
reux, au dire des légendes, l'alimentait avec des fiots
de lait destinés à abreuver son coursier favori, logé
<
— 23 —
dans le château de sa bien-aimée. Cette célèbre Chi-
rine, tant célébrée par les auteurs persans, vivait au
commencement du vu* siècle ; elle était la favorite
du roi sassanide Khosrou-Purviz, et répondait néan-
moins à la flamme du sculpteur Ferhad. Khosrou ne
l'ignorait point. Il promit à ce dernier de lui céder
l'objet de ses feux, s'il parvenait à percer un rocher
énorme, par où l'on pourrait amener dans la plaine
d'abondantes eaux qui coulaient et se perdaient, sans
protît pour personne, à travers les montagnes. Ferhad
se mit aussitôt à l'œuvre, et ce travail, que tout le
monde avait jugé impossible, fut cependant conduit
avec le plus grand succès par l'artiste amoureux. 11
touchait presque à sa fm, lorsque le roi, craignant de
perdre sa belle maîtresse, envoya un messager à Fer-
had pour lui annoncer que Chirine venait de mourir.
Cet infortuné se trouvait alors sur la cime d'un rocher
très- élevé : dans son désespoir, il se précipita dans
l'abîme ouvert sous ses pieds et mit fin à son existence.
Quant à la belle Chirine, quoique les auteurs assurent
qu'elle aimât passionnément Ferhad, ils prétendent
qu'elle s'empoisonna, quelque temps après, autant par
l'effet du désespoir qu'elle éprouva de la mort du roi
Khosrou, que pour échapper à l'amour incestueux de
Sirsez, son fds et son successeur. Tous les anciens mo-
numents qu'on voit encore en Perse, et dont les habi-
tants ignorent l'origine, sont exclusivement attribués
par eux à Ferhad ou à Roustem.
Je n'ai pas besoin de faire ressortir l'invraisem-
blance de la version persane sur l'origine de la ville
de Kasr-Chirine. A n'en pas douter, elle existait déjà
^4 — *"
(le[)ui? bien des siècles, au temps où vivait le sculpteur
Fei iiad . 11 est même impossible dattribuer sa construc-
tion aux Persans , car ce peuple ne s'est jamais servi
de la pierre de taille dans ses monuments. Dans les
temps les plus reculés, comme de nos jours, on a tou-
jours employé en Perse la brique séchée au soleil et,
par exception, la brique cuite au four; c'est ce qui fait
qu'on ne trouve plus aujourd'hui aucun vestige des
monuments qui existaient autrefois dans les grandes
cités persanes, dont l'emplacement môme est encore
un objet de doute pour les savants. S'il m'était permis
de hasarder une opinion, je dirais que les ruines de
Rasr-Chirine nous représenteraient assez bien la ville
d'Oppidum. Les auteurs anciens la placent dans les
monls Zagros entre Opis et Ecbatane et elle avait été
fondée par une colonie de Béotiens, amenée en Perse
par le roi Xcrxès.
CHAPITRE IL
Ser-Peul. — Attaque des Djafs qui se jettent sur nous à leur tour.
—L'honneur persan. — Châh-Abbas-Kban. — Sa conduite
avec les tribus. — Malversations et concussions. — Le
chemin des montagnes. — Les Sindjavis. — Les actes de
la princesse. — Scène de confusion. — Apathie des Iliates.
— Opinion du Mollah Ali sur ces peuples nomades. — Pa-
renté des sectes mahométanes entre elles. — La passe de
Kérend. — Arrivée dans cette ville. — Les habitants. — Ré-
volte des Kérendiens. —Causes de cette révolte. — Une
horrible trahison. — Crimes commis avec impunité. — Ha-
roun-Abad. — Mahi-Daicht. — Kermanchàh. — L'armée
persane. — L'émir Me uhb. — Ali-Khan. — Mauvaise administra-
tion.— Les tribus kurdes. — Les chevaux de cette province. —
Les tapis du pays. — Pains et gâteaux de manne. — Revenus.
— Takht-el-Bostane. — Fausseté d'Ivan. — Bisutoun. — Le
fleuve Kerkha. — Grandes ruines. — Inscriptions. — La cara-
vane persane. — Kienguaver. — La montagne Nahavend. — La
forteresse de Kienguaver. — Bataille livrée en l'an 641. —
Excellents pâturages. — Site de l'ancienne Ecbatane. —
Arrien. — Le tombeau d'Héphestion.
Ser-Peul. — 7 avril. — Avant de quitter Kasr-Chi-
rine, nous éprojjvàmes de nouvelles complications et
elles faillirent se dénouer un peu plus tragiquement
que celles de la veille; la cause de ce nouvel incident
était celle-ci. Le Sertip Cliàh-Abbas-Khan, comman-
dant la cavalerie persane cuntonnée à Ser-Peul, avait
fait dans le courant de mars, une expédition contre la
tribu des Djafs , établie sur un territoire contesté et
dont le Chah et le Sultan revendiquaient l'un et
Fautre la propriété. Mais comme les Persans occu-
1. 2
— 2G —
paient le pays, ils l'administraient et jouissaient de
son revenu. Ils prirent pour prétexte de leur attaque
contre les Djafs de prétendues déprédations , le
pillage de quelques caravanes et le refus de payer
riinpôt. Les cavaliers persans étaient tombés au mi-
lieu des campements de la tribu à l'improviste, sabrant
et pillant sans miséricorde tout ce qui leur tombait
sous la main. Les Djafs, ainsi surpris, n'eurent que
le temps de sauter sur leurs clievaux et d'assurer la
retraite de leurs femmes et de leurs enfants, abandon-
nant aux assaillans leurs tentes et leurs troupeaux, et
les cadavres de sept hommes tués. Ils purent sauver
la plupart de leurs blessés qui étaient en grand nom-
bre : dix- sept d'entre eux cependant furent pris par
Cbàh-Abbas-Klianqui les emmena à Ser-Peul, empor-
tant aussi le riche butin dont il venait de s'emparer.
Nous apprîmes ces détails en arrivant à Kasr-Chirine,
et, comme les Djafs se trouvaient dans les environs,
grand nombre de pèlerins, du côté desquels je me
rangeai, jugèrent prudent de s'enfermer dans le ca-
ravansérail. Seule , la princesse Fakhret-Dooulet se
croyant suffisamment protégée par sa nombreuse suite
et le voisinage de la cavalerie persane , ne crut pas
devoir adopter cette mesure et fit dresser ses tentes
sur le bord delà rivière. Cette imprudence faillit lui
coûter clier. Ce fut par le plus grand des hasards
qu'elle reçut l'avis, vers le milieu de la nuit, que
Rléliémed-Bey, chef des Djafs, savançait pour l'en-
lever, à la tête de six cents cavaliers. Elle n'eut que le
temps de plier bagage, et, à peine était-elle parvenue
à nous rejoindre dans le caravansérail, dont nous
— 27 —
avions fermé et barricadé la porte d'entrée, que les
Djafs se montrèrent au sommet de toutes les éminences
qui dominaient notre retraite. Il s'engagea aussitôt
entre eux et nous une fusillade aussi peu meurtrière
que celle que nous avions échangée la veille avec les
Bilbers, avec cette différence qu'elle se prolongea jus-
qu'au jour sans que personne fût tué ou blessé. Ibra-
him-Pacha, gouverneur de Zohab, qui se trouvait près
de la princesse , fut alors envoyé en parlementaire
près de Méhémed-Bey ; et il fit la paix aux conditions
suivantes. Méhémed-Bey s'engageait à escorter la prin-
cesse et sa suite jusqu'à Ser-Peul et à la préserver de
toute insulte, à condition qu'une fois arrivée-là, celle-
ci interviendrait auprès de Chàh-Abbas-Khan pour
faire rendre à la liberté les prisonniers djafs et obtenir
la restitution des bagages et des troupeaux qu'il leur
avait enlevés. Méhémed-Bey exécuta avec loyauté l'en-
gagement qu'il avait pris, et nous conduisit sains et
saufs jusqu'à Ser-Peul ; mais, dès que la princesse fut
en sûreté , elle se montra moins soucieuse de tenir sa
promesse que le chef des Djafs, car elle s'enferma dans
sa tente, refusa de le recevoir et le fit prévenir que,
s'il ne se retirait à l'instant, elle allait donner l'ordre à
Châh-Abbas-Khan de l'attaquer pour l'y contraindre.
Les Persans sont d'une insigne mauvaise foi, cela est
connu; mais je dois dire, à la louange de ceux qui
composaient notre caravane, qu'ils furent indignés
de la conduite de la princesse, et qu'ils ne se gênèrent
point pour déclarer hautement que tous les torts
étaient du côté de Chàh-Abbas-Khan, qui avait
inventé les délits qu'il reprochait aux Djafs, afin de
— -28 —
s'enrichir à leurs dépens, et faire croire au Chah, en
lui adressant un rapport mensonger, qu'il était un
serviteur brave, zélé et intelligent. Les pèlerins m'af-
firmèrent que les Djafs, loin de piller les caravanes,
assuraient au contraire la sécurité de la route. Comme
ils occupaient un terrain contesté entre les deux em-
pires musulmans, ils avaient tout intérêt à en expulser
tous les perturbateurs, afin qu'on ne leur reprochât pas
les délits que ceux-ci pouvaient commettre. Bien plus,
ils avaient intégralement payé l'impôt; seulement,
comme Chàh-Abbas-Khan avait voulu le doubler à son
profit, ils s'étaient refusés à ses étranges exigences.
Voilà ce qui venait de se passer à Ser-Peul, et cette
manière d'agir se renouvelle chaque jour sur tous les
points de la Perse ! Avec un pareil système, comment
ce pays pourrait-il se relever de sa décadence? Les
agents subalternes pillent et partagent le fruit de leurs
concussions avec les ministres , qui les maintiennent
en place parce qu'ils y trouvent leur profit. La partie
la plus malheureuse de la population, c'est-à-dire celle
qui vit de son travail, est toujours la plus maltraitée,
et lorsque ses plaintes arrivent au pied du trône,
elles sont transformées et défigurées au point de faire
passer ces malheureux pour des coupables. Ces plaintes
leur attirent toujours de nouvelles persécutions. Ne
trouvant justice nulle part, le peuple se la fait lui-
même, quand il en trouve l'occasion, et la longue
chaîne d'iniquités, dont il supporte le poids en silence,
se brise souvent par suite dune tension trop forte :
de là de sanglants déliais. Le Chah croit pourtant
son peuple heureux 1 Pauvre Perse! jiauvres Persans!
— -iu —
11 y a quatre farsangs à parcourir de Kasr-Cliirine
à Ser-Peul , et une caravane les franchit en cinq
heures et demie ; la route est aride, pierreuse, ondulée
et accidentée. Ser-Peul n'a qu'un mauvais caravan-
sérail-chàh , occupé par la cavalerie persane qui n'y
reçoit pas les voyageurs : ils sont donc réduits à cam-
per à la belle étoile , exposés aux intempéries de la
saison. Une dizaine de huttes sont adossées à cet édifice
et servent de boutiques à des bakah (marchands de
comestibles). Le Diala passe à côté du caravansérail;
on le traverse sur un pont qui donne son nom à la
localité. En arrivant à Ser-Peul, nous nous trouvâmes,
à ma grande satisfaction, sur le territoire persan.
Kérend. — 8 avril. — Sept farsangs, que l'on franchit
en onze heures et demie.
Après trois heures de marche à travers les prairies
d'une vallée rafraîchie par de nombreux cours d'eau
vive, nous laissâmes sur notre droite les hautes mon-
tagnes du Louristan , couvertes de bouquets d'arbres
et couronnées de neige; puis nous nous engageâmes
dans les montagnes nues et dépouillées qui s'élevaient
sur notre gauche. Elles étaient boisées seulement
sur les plus hautes sommités; quelques arbres de
haute futaie y poussaient çà et là, au milieu des taillis
et des broussailles; ce sont des chênes, des tilleuls,
des ormes, des hèires et diverses variétés d'arbres
fruitiers à l'état sauvage. La route qu'il faut gravir
pour traverser la montagne est des plus difficiles,
et cela, moins à cause de sa pente rapide que de
la grande quantité de blocs de rochers et de cail-
loux cpii recouvrent le sol , et ne permettent aux
— 30 —
chevaux d'avancer que très-lentement, et avec des
peines incroyables. A ces difficultés naturelles, vint s'en
joindre une autre accidentelle, qui retarda considéra-
blement notre marche : la route, depuis la base jus-
qu'au sommet de la montagne, était couverte de bêtes
de somme et de troupeaux , appartenant à la tribu
des Sindjavis. Ils quittaient la plaine qui reste aride
pendant l'été et l'automne, pour aller s'établir dans
les hauts pâturages. Leur bagage se composait de plus
de quatre mille tentes, portées par des chameaux, des
chevaux, des bœufs, des mulets et des ânes qui nous
barraient le chemin à chaque pas. La princesse et ses
Persans ne s'arrêtèrent point devant cet obstacle : ils
renversaient tout devant eux pour se frayer un pas-
sage; leurs cris et les plaintes des Sindjavis, les la-
mentations des femmes et des enfants, le beuglement
des bœufs , le hennissement des chevaux , le braie-
ment des ânes , l'aboiement des chiens, le bêlement
des chèvres et des moutons , le chant des coqs, don-
naient laphysionomiela plus étrange à cette scène. L'a-
valanche des Persans heurtant cette masse compacte,
faisait rouler bon nombre de bêtes de somme dans
les précipices. Des jeunes agneaux , des chevraux et
des veaux étaient attachés sur quelques-unes d'cn-
tr'cUes : c'était pitié de les voir mis en pièces après
avoir roulé quelque temps dans l'abîme. Je ne pouvais
comprendre la résignation de ces malheureux Iliates
(nomades), qui étaient assez forts pour nous écraser
et qui pourtant subissaient cette destruction de leurs
richesses sans songer à la résistance. Bien au con-
traire, quand la princesse passait, ils faisaient des
— 31 —
vœux pour que les bienfaits du ciel l'accompagnas-
sent, elle et les siens. Je ne pus m'empêcher de ma-
nifester l'impression que je ressentais au Mollah
Ali, à qui la frayeur avait coupé la parole depuis
l'attaque des Bilbers; mais l'air de la [)atrie et la va-
riété des scènes qui se présentaient à nos yeux, au mi-
lieu de l'émigration sindjavienne le remirent bientôt
dans son état naturel. — « Comment, me répondit-il,
« pouvez-vous vous apitoyer sur le sort de ces brutes?
« On ne saurait les comparer qu'aux bêtes des forêts,
« qu'elles égalent en férocité : ces peuples ne sont
« musulmans que de nom, car ils ne font ni prières,
c( ni ablutions, ne jeûnent point et refusent la dîme
« aux Mollahs. J'ai la conviction que les exterminer
« serait une action infiniment agréable à Dieu et au
« Prophète : j'accorde seulement qu'on i)ourrait épar-
« gner leurs femmes pour peupler nos harems , car
« elles y puiseraient de bons enseignements. Penser
« autrement à l'égard de ces mécréants serait provo-
« quer le courroux céleste. »
Eh! bien tout ce que venait de me dire là mon ami
le Mollah, était, à n'en pas douter, la pensée des autres
Persans composant notre caravane. Les Sindjavis pas-
sent pour être une secte qui n'est musulmane que de
nom ; cela suffisait pour les faire mettre hors la loi
par ces pèlerins fanatiques. On peut se figurer quelles
doivent être les relations des populations entre elles,
dans un pays oi^i l'Islamisme se subdivise en une infi-
nité de sectes, toutes ennemies irréconciliables, et
Ton comprend de quelle manière la fraternité est
comprise dans ces régions. Il nous fallut trois quarts
d'heure pour arriver au haut de la montée, par suite
des obstacles (|uc nous rencontrions à chaque pas. Le
premier échelon qui conduit sur le grand plateau de
l'Asie centrale était franchi ; dès lors nous n'avançâ-
mes plus qu'à travers un pays quelquefois ondulé,
mais le plus souvent, dans un défilé très-boisé et très-
fatigant pour nos montures , en raison de la grande
quantité de pierres qui recouvraient le sol. Un cara-
vansérail-châh, ruiné, se trouve au milieu du défilé;
la forêt cesse dès qu'on l'a dépassé et fait place à une
vallée large d'environ trois quarts de lieue, couverte
de gras pâturages, au milieu desquels s'élèvent en été
de nombreuses tentes de nomades. On remarque aussi
çà et là quelques villages. ^
1 Depuis que M. Ferricr a écrit ce passage, Zohab et Ser-
Peul ont été restitués aux Turks par les Pers.ins. La nionlague
de Kércnd , qui est la limite la plus naturelle entre les deux
États, a été désignée par des commissaires spéciaux, comme
h frontière que reconnaîtront à l'avenir les populations; mais
cette décision no fera, à mon avis, que compliquer la question
au lieu de la résoudre. La raison en est simple : celte iVonlière
est habitée par des nomades qui ne peuvent élever leurs trou-
peaux qu'à la condition d'avoir pendant les cinq mois les plus
froids de l'année, à leur disposition, les pruurages de la plaine
qui a été cédée aux Turks, et pendant les sept autres mois de
chaleur , il est indispensable qu'ils se transportent dans les
montagnes de la Perse, pour y trouver des pâturages, en rem-
placement de ceux qui se desséchent dans la plaine. Il s'en
suivra que le pays deviendra désert par suite de l'impossibi-
lité matérielle où se trouveront les nomades d'alin.enter leurs
bestiaux, étant privés de la faculté de passer d'un pays dans
un autre ; ou bien cette faculté devra leur être accordée ; alors
Turks et Persans voudront prélever un impôt sur ces Iliates, ce
qui amènera des dilVérends interminables. Les Persans n'avaient
— 3;{ —
Après être sorti de la forêt, nous clieminàmes encore
deux heures et demie dans la vallée, puis nous arri-
vâmes k Kérend, gros bourg de onze cents maisons;
entouré de nombreux jardins où l'on trouve un cara-
vanserail-châh. Les habitants de cette localité sont AH-
Illahis', c'est à dire adorateurs d'Ali qu'ils considèrent
prisleparli de dominer dans la plaine, quepour meUre un terme
à ces discussions; la leur reprendre peut, jusqu'à un certain point,
satisfaire l'amour propre du Sultan, mais, à coup sûr, il prépare à
son gouvernement des embarras sans fin. Le Cliàh'pourrait, à peu
de frais, forlitier la passe de Kérend, et sa frontière de ce côté
serait Irès-difficîle à entamer ; mais l'argent de la Perse est ra-
rement dépensé dans un but d'utilité publique et ces travaux
importants ne seront pas plus exécutés sous Nasser-Eddin-Chàh
qu'ils ne l'ont été sous feu sou père Mébémed-Chàh.
1 La secte des Ali-lllahis est un mélange de judaïsme, de sa-
béisme, de christianisme et de mahométisme. La tombe de Baba
Yagdar, située dans le défilé de Zardah, est considérée par ces
sectaires comme un lieu consacré. A l'époque de l'invasion des
Arabes en Perse, on pensait généralement que c'était là la de-
meure d'Elie. Les Ali-lllaliis croient aux incarnations successives
de Dieu et les énumèrent à mille et une. Benjamin, Moïse, Elle,
David, Jésus-Christ, Ali et son maître Sijlman (ils ne font qu'un)
riman Hossein et les Haftan (aux sept corps) sont réputés
par eux pour être les principales de ces incarnations divines.
Les Haftan étaient sept « Pirs », autrement dit des guides spiri-
tuels qui vivaient à l'époque de la naissance de l'Islamisme et
étaient adorés, chacun en particulier, comme une divinité. On
les vénère encore dans certaines parties du Kurdistan. Toutes ces
incarnations passent pour être le fait d'une seule et même per-
sonne dont l'aspect physique aurait été changé. Les sectaires assu-
rent pourtant que les plus parfaites de ces incarnations étaient
Benjamin, David, et Ali. Le juif espagnol Benjamin de Tudela
paraît avoir placé au nombre de ses coreligionnaires tous les
Ali-lllahis. 11 est possible, qu'à l'époque où écrivait de Tudela,
— 34 —
comme un Dieu. Ils mangent du porc , boivent des
liqueurs fermentées, ne font pas de prières et ne jeû-
nent point , même pendant le Ramazan. On assure
qu'ils ont des mœurs cruelles et sauvages. Toujours
en révolte contre l'autorité du Chah de Perse, on
ne peut guère les soumettre qu'en transigeant, mais
jamais par la force, parce que dans ce dernier cas, ils
abandonnent leurs demeures et se cachent dans les
montagnes, où il est impossible à une armée persane
de les suivre. Du reste l'impôt qu'on prélève sur eux,
bien que leur localité soit riche et très-productive, est
presque insignifiant. Il fut réduit au commencement
de 1812, par suite d'une révolte pareille à celle des Vê-
pres sicihennes, et ce fait causa la plus grande sensa-
tion à Téhéran, où je me trouvais, quand la nouvelle
y arriva. Voilà ce qu'on disait alors sur cette affaire.
Un jeune homme de Kérend avait décidé une jeune
fille d'une locahté voisine à fuir le toit paternel et à
le suivre dans sa demeure : il refusa ensuite de se sou-
mettre à l'usage qui l'astreignait à payer une indem-
nité au père de sa compagne, pour obtenir cession de
ses droits sur elle. II s'ensuivit une plainte adressée à
Hadji-Khan cheki (gouverneur) de Kermanchâh , tribu
du Chirvan, qui envoya quelques uns de ses f arraches
(préi)osés de la force publique) pour percevoir l'in-
demnité due par le délinquant. Mais les habitants de
Kérend, prenant parti pour leur compatriote, battirent
les mœurs religieuses de ces sectaires fussent moins corrompues.
Amaria, où se nianifesla pour la première fois le faux Messie
David Elias, se trouvait indubitablement dans le dislricl d'ilol-
wan. — R.
— 35 -
et chassèrent de leur village les envoyés du gouver-
neur. Une deuxième expédition de farraches, plus
nombreuse que la première, ne fut pas mieux traitée.
Hadji-Khan se décida alors à marcher, à la tête de
cinq cents hommes et de quatre pièces de canon, con-
tre les récalcitrants afin de les punir et de les forcer à
payer l'impôt arriéré de plusieurs années. Comme on
était au cœur de Thiver, les Kérendiens ne pouvaient
sans danger d'être gelés, profiter de leurs retraites
habituelles; aussi adoptèrent-ils un autre système. Dès
que le gouverneur approcha de leur village, ils se por-
tèrent en masse à sa rencontre, demandèrent grâce et
promirent, à cette condition, de payer une somme
triple de celle qu'il exigeait d'eux. Le gouverneur,
satisfait de voir cette affaire arrangée sans effusion
de sang, pardonna et s'en alla loger avec dix de ses
serviteurs seulement, dans la plus belle maison de Ké-
rend. Ses soldats et ses gens furent disséminés chez les
habitants du village qui s'empressèrent de fournir à
tous leurs besoins ; fatigués par la marche rude et
pénible qu'ils avaient faite à travers les neiges pendant
la journée, les soldats persans furent bientôt ensevehs
dans un profond sommeil. A minuit le bruit d'un coup
de fusil se fit entendre : c'était le signal convenu entre
les Kérendiens pour se précipiter sur leurs hôtes, qu'ils
égorgèrent sans pitié. Le gouverneur n'était point
encore couché en ce moment, il eut le temps de se
barricader dans la maison où il logeait, avant que les
rebelles eussent pu y pénétrer. Il résista pendant dix
heures à toutes les attaques; ses gens ne tiraient qu'à
coup sûr et chaque fois qu'ils déchargeaient leurs ar-
— 3G —
mos, un Kérendien mordait la poussière. A latin ceux-
ci, las de se voir tous tués sans aucun résultat, résolu-
rent (l'en finir en incendiant la maison assiégée, qui
était construite en bois. Les matières combustibles (juils
entassèrent tout autour , et auxquelles ils mirent le
feu,reurent bientôt dévorée. Hadji-Klian préféra mou-
rir en soldat plutôt que de se laisser brûler sans ven-
geance; suivi de ses dix braves, il sortit de sa retraite
comme un lion furieux, et se précipita sur les assail-
lants. Mais son courage ne pouvait triompher de leur
grand nombre. Entouré et frappé par ces forcenés , il
tomba pour ne plus se relever, percé de quarante-
quatre coups de sabre. Le gouvernement persan, avec
sa faiblesse ordinaire, ne crut pas devoir user de ré-
pression \)0ur punir un pareil guet-à-pens; il pardonna
aux kéreiidicns et réduisit le chiffre de Fimpôt auquel
ils étaient taxés. C'est ainsi qu'en Perse la certitude
de l'impunité relâche tous les liens de l'obéissance. Là,
point de juste milieu ; quand on n'y dé[)loie pas des
rigueurs inutiles, on y aftichc la faiblesse la plus dan-
gereuse.
J'ai su depuis que le gouvernement persan avait
eu de bonnes raisons pour ne pas sévir contre les
Kérendiens; car le récit qu'on vient de lire est le
rai)port ofliciel, ([u'Iladji-Mirza-Aghassi >, premier
iIIadji-Mirzii-Aghassi était né à Erivan, devenue aujourd'hui
ville russe. C'est lui qui éleva Méliéiiied-Cliàli, dernier souve-
rain, et qui devint son premier minisire, lorsque celui-ci monta
sur le irùiie ; il occupa ceUe position jusqu'à sa mon. Homme
d'une haute capacité, mais cruel et rapace, il vendaii les grandes
dignités du gouvernement et toutes les places de l'administration.
Bien plus encore, comme les concessionnaires n'espéraient pas
— 37 —
ministre, habitué à tromper son maître sur toutes
choses, avait fait à Méhémed-Cliàh sur cet événement,
ce qui veut dire qu'il n'y avait pas un mot de vrai.
C'est cependant le récit qui a été inséré dans les An-
nales persanes par le Tévarik-neuvis (historien) des
Kadjars, pour servir plus tard de documenta l'his-
toire de leur dynastie. C'est là ce qui m'a décidé à ne
point le retrancher de cet ouvrage; ce sera une preuve
de plus de la nécessité où l'on est de se défier des
récits contenus dans les hvres persans.- La vénalité ou
la crainte engagent toujours les écrivains à dénaturer
les faits, et il arrive bien rarement qu'il se trouve
parmi eux un homme assez courageux pour faire en-
tendre la vérité; ajoutez à celacju'il est fort difficile de
savoir ce qui se passa en Perse, par suite du manque
de journaux, delà difficulté des communications et du
despotisme du gouvernement, qui ne souffre la révé-
lation ou la publication des événements que lorsiiue
cela se fait d'une manière louangeuse pour lui. 11 faut
donc rester très-longtemps dans ce pays et bien con-
naître la personne qui vous fournit des renseigne-
resler longtemps en place, il leur permeliait de pressurer le
peuple comme bon leur semblait. L'armée n'existait de fait que
sur les cadres, car les soldais résidaient cliacun chez eux et
les oiûciers metiaiei.t la paye du régimenl dans leur poche.
Nalurellemeniles Russes gouvernaient la Perse à leur gré, sur-
tout avec un pareil ministre qui ne se gênait pas pour dire, lors-
que quelque chose lui déplaisait : « Je suis Russe et non Persan
et si le Clicàh ne veut plus de moi, je ferai seller ma mule pour
retourner à Ërivan, mon pays natal. » Pendant tout le temps de
son ministère les .\nglais avaient presque peidu leur influence
en Perse. — R.
I. 3
— 38 —
ments, pour ne pas s'exposer à être induit en erreur.
Il n'y eut certainement pas dix personnes à Téhéran
qui surent exactement comment avait eu lieu le
massacre de Kérend, pendant l'année qui suivit. Pour
mon compte, c'est seulement en 1845, lors de mon
passage dans cette localité, que j'acquis les premières
preuves de la fausseté du rapport fait au Chah par
son premier ministre, et après cinq autres années
qu'il me fut donné de connaître l'exacte vérité.
Hadji-Khan n'avait eu à reprocher aux Kérendiens
que la mauvaise volonté qu'ils apportaient à lui payer
l'impôt; c'est ce qui l'avait décidé à se rendre chez eux
accompagné de huit cents hommes , dont trois cents
Gholams \ d'origine lurke , qui furent logés avec
lui dans les maisons du village. Les cinq cents autres
étaient des canonniers et desfantassins appartenant à la
province de Kermanchàh, qui s'arrêtèrent et s'établi-
rent à une portée de canon de Kérend, dans un cara-
vansérail-châh et dans les huttes des jardins avoisi-
1 Gholani est le terme employé pour désigner un esclave et
il représente, de nos jours, un oliicier civil d'un rang inférieur,
ou un agent de police. Ce mot correspond à celui de Cavass
en Turkie. Il y en a un certain nombre attachés aux ambassades
européennes qui résident en Perse. Le Cbàli a autour de lui
une garde destinée à proléger sa personne, et on appelle ces
soldats les gliolams du Cliâh.
Les Russes n'emploient les gholams que pour leur faire
porter des dépêches , et servir d'escorte en compagnie de
leurs cosaques. Les gholams des diplomates anglais accom-
pagnent aussi et font l'orCce de courriers, depuis l'époque où la
cavalerie régulière des Indiens, qui suivait l'ambassadeur de la
Grando-Cretagne , a été supprimée, lors de la mission de sir
Gore Uuseley, laquelle dura de ISI2 à 1818.— H.
— 39 —
nànls. La plupart des Kérendiens prévoyant des vio-
lences de la part du gouverneur et de ses Gholams
turks , avaient prudemment^, malgré les rigueurs de
rhiver , envoyé leurs femmes et leurs filles dans les
montagnes : les autres , plus confiants , les gardèrent
près d'eux dans le village. Hadji-Khan manifesta dès
son arrivée les intentions les plus sévères à Tégard de
ces villageois, et il fit prélever l'impôt et les vivres
dont sa troupe avait besoin , avec une violence sans
égale. La taxe de chaque habitant, déjà considérable-
ment augmentée par le gouverneur, devint encore
plus onéreuse , par suite de l'avidité des agents su-
balternes. Chaque gholam agissait en tyran avec le
maître de la maison dans laquelle il était logé, et mettait
ses provisions au pillage, sans qu'il trouvât la plus lé-
gère opposition de la part du malheuieux opprimé.
Quand ils furent ivres, ils voulurent violer les femmes
et les filles et quelques-uns d'entre eux, après les avoir
souillées , couvrirent d'ordures les têtes de leurs vic-
times, ce qui, en Perse, est la plus cruelle injure.
Hadji-Khan répondit aux plaintes qui lui furent
adressées à ce sujet par des plaisanteries empreintes
du cynisme le plus révoltant, et pour ajouter au déses-
poir de ces malheureux, il envoya aussitôt ses gens à
la découverte, avec l'ordre de lui amener les deux
plus jolies filles du village, dont il voulait lui-même
abuser. Un de ses domestiques s'étant présenté, avec
l'intention de remphr cet ordre, dans ia maison de
l'un des principaux habitants, rencontra, au lieu de
la belle qu'on lui avait indiquée , un père furieux
qui lui fit une large blessure à la tête. Mais ses cama-
— m —
rades venant à son aide^ se saisirent du Kérendien
et ramenèrent en présence du gouverneur qui le perça
de sa propre main de plus de vingt coups de poi-
gnard. Hadji-Klian se répandant ensuite en invectives
contre les habitants du village, jura sur la barbe du
Chah d'en faire étrangler la moitié au point du jour.
Les vieillards le supplièrent- en vain de pardonner :
son langage continua à être impitoyable. Les Kéren-
dicns, poussés à bout, se réunirent alors sur la place
publique et s'engagèrent, par un serment solennel
qu'il n'est pas permis à ceux de leur secte de rétrac-
ter sans s'expospr à la damnation éternelle, à com-
battre leurs tyrans jusqu'au dernier soupir. Fondant
aussitôt sur les Gholams dispersés, endormis ou
ivres-morts, ils les égorgèrent comme des moutons.
Hadji-Khan, prévenu du danger qu'il courait, eut le
tem|)s de se barricader dans son logis; il s'y défendit
et mourut de la manière relatée par le rapport du
premier ministre. Les troupes campées dans le cara-
vansérail, et appartenant à la même province que les
Kérendiens, ne dissimulaient point leurs sympathies
pour eux ; aussi la lenteur qu'elles mirent à arriver au
secours de leur chet laissa le temps à. la révolte de le
massacrer sans pitié. Leur petite troupe retourna à
Kermanchàh sans avoir reçu la moindre insulte; il
n'en tut pas de même desTurks,qui périrent tous jus-
qu'au dernier. On appelle Turks, en Perse, les sujets
du Chah ijui apparliennent à la province d'Azerbaïd-
jan, et cela parce qu'ils parlent tous la langue turke;
ils sont abhorrés dans les autres provinces où Ion
parle le persan, moins cependant à cause de la dilfé-
fi.\
il —
rence de langage, que parce que, fournissant la plus
grande partie des troupes régulières à lÉtat, ils vio-
lentent les populations et commettent mille exactions
partout où on les envoie en garnison.
Les peuples que nous appelons Turks, en Europe, et
qui sont gouvernés par le Sultan de Constantinople, re-
çoivent le nom d'Osmanlis des autres nations de l'Asie.
Le thermomètre centigrade ne marquait que seize
degrés, à l'ombre, quand je passai à Kérend , tandis
que huit jours avant, j'en avais trouvé trente-cinq à
Bakouba.
fiaroim-A6ad.— 9 avril.— 4 farsangs, parcours de
sept heures. Route facile dans la vallée, où l'on ren-
contre de temps en temps quelques monticules boisés.
Ce village est situé sur la rivière Kérah, presque à
l'origine de l'une de ses sources. Il n'est habité qu'en
été. En hiver, sa population va s'abriter dans les plai-
nes contre les rigueurs du froid, qui est intense. Une
soixantaine de maisons et un caravansérail-châh sont
les seules constructions que l'on voie à Haroun-Abad.
Mahi-Daicht. — 10 avril.— Distance 5 farsangs, sept
heures et demie démarche. Le chemin s'étend d'abord
pendant trois quarts d'heure, dans la plaine de Kérend,
sur un sol plat et facile , puis il tourne tout h coup
à Test et s'engage dans les montagnes, au milieu des-
quelles on chemine pendant ime heure sur une route
escarpée. L'on débouche enfin dans la belle plaine où
se trouve Mahi-Daicht, village de quatre-vingts feux,
par lequel passe une petite rivière remplie d une in-
nombrable quantité de tortues. Cette plaine est cou-
verte de villages situés au milieu de gras pâturages.
— 42 —
Kermanchâh. — 11 avril.— 3farsangs, cinq heures
de parcours, en cheminant à travers des vallées et des
montagnes, au pied des(juelles la ville est adossée. De
nombreux jardins sont encaissés dans une gorge qui
va en s'élevant à l'ouest de la cité. La muraille d'en-
ceinte est ruinée , et le fossé qui la protégeait est en
partie comblé, de sorte que la ville est maintenant ou-
verte. Sous le règne de Feth-Ali-Châh, c'était la capitale
d'une grande province , et la résidence de Méhémed-
Ah-Mirza , fils aîné du Chah et gouverneur général
du Kurdistan persan. Ce prince était né d'une esclave
géorgienne, circonstance qui avait déterminé son père
à lui retirer les droits qu'il devait avoir à la cou-
ronne, après sa mort, pour les transférer à sort second
fils Abbas-Mirza, gouverneur général de l'Azerbaïd-
jan, dont la mère appartenait à la tribu royale des
Kadjars K Mais Méhémed-Ali-Mirza avait protesté
' Les Kadjars sont une tribu de laquelle est sortie la famille
qui règne actuellement en Perse. Ils sont l'une des sept tribus
turkes qui prirent le parti de Cbâb Ismaël , l'un des premiers
princes de la dynastie Sufïavienne, en l'an 1500 après Jésus-
Clnisl, quand ce chef parvint à donner une grande importance
à la secte des Chiites , et fit adopter leurs croyances par la
Perse entière. Le seul point de différence, dans leur foi, entre
eux et les Sounnites , consiste dans leur assertion que Ali, le
compagnon , le gendre et le neveu du prophète, aurait dû suc-
céder imniédiatement à Mahomet au lieu et place d'Abou-Beckr,
d'Omar et d'Osman. Le plus grand nombre des ancêtres de
Chah Ismaël avaient été « Soofis, » autrement dit, sages, philo-
sophes. Malcolm est d'avis qu'Isniaë! préconisa la secte d'Ali
parce qu'il crut plus utile de donner aux extases, auxquelles
se livraient oeriains dévots et quelques membres de sa famille,
un objet plus intelligible à la masse de ses compatriotes que la
contemplation abstraite de la divinité. Le nom des autres tribus
— 43 —
contre la décision de son père, à qui il avait déclaré à
Téhéran^, dans une audience solennelle, à laquelle
assistaient tous ses frères, qu'après sa mort c'était le
sabre qui déciderait entre lui et Abbas-Mirza. A la
suite de cette déclaration, il était monté à cheval et
était revenu à Kermancliâh, où il s'occupa à organiser
une armée capable de l'aider à soutenir et à faire
triompher ses droits. Les Kurdes, qui la composaient
en partie, sont une race belliqueuse, possédant toutes
les qualités qui font d'excellents soldats. Instruits par
des officiers français d'élite, MM. Court et Devaux, ils
pouvaient soutenir, sans désavantage, une comparaison
favorable avec les troupes qu'Abbas-Mirza avait levées
dans l'Azerbaïdjan , troupes disciplinées par un nom-
breux personnel d'officiers anglais, détachés près de
lui par la Compagnie des Indes'. Mais la destinée,
qui se plaît à déjouer les calculs les plus profonds
devait anéantir les espérances de ces deux princes,
recommandables sous tant de rapports. Ils moururent
lurkes qui prirent parti pour le Chah Ismaël sont : Ousta-
jàiou, Shâmlou, Nickâlou, Bàhàrllou, Zùlkadder et Âffshâr.
Aga-Méhémed-Khan fut, en 1794, le premier monarque de
la dynastie des Kadjars. A celte époque, la tribu campait et de-
meurait dans le voisinage d'Asirabad où , du reste, on retrouve
encore leurs descendants. — R.
1 Les officiers anglais charges de discipliner les troupes per-
sanes sous le commandement d'Abbas-Mirza, étaient : sir Henry
Lindsay Bélhune, le capitaine Christie,ie major Hartel le Qolonel
Shee. Les deux premiers ont laissé un souvenir durable en
Perse, et dernièrement encore, l'on demandait à des voyageurs,
dans certains villages de la Géorgie et de l'Arménie, si Lindsa -
Saheb vivait encore et se portait bien. — R.
— 44 —
l'un et l'autre avant leur père: Méhémcd-Ali-Mirza/lu
choléra, au moment où il allait s'emparer de Bagdad,
et Abbas-Mirza emporté par une maladie mystérieuse,
lorsqu'il allait entrer victorieux dans Hérat.
La province de Kermanchàli s'était ressentie avan-
tageusement de la rivalité des fils de Feth-Ali-Cliâli.
Méhémed-Ali-Mirza, qui avait intérêt à se ménager
la population de cette contrée, l'administrait d'une
manière toute paternelle ; ses largesses avaient consi-
dérablement enrichi la ville, où une nombreuse popu-
lation vivait dans l'abondance; par malheur, ce peuple
en a été chassé par la tyrannie des successeurs de ce
prince, qui n'ont eu en vue que leurs intérêts personnels.
Aujourd'hui, les beaux bazars de Kermanchàh sont
déserts, les neuf dixièmes des boutiques sont fermés,
et sitôt qu'un malheureux, attiré par l'espoir d'un gain
minime, se hasarde à y étaler sa marchandise, il est
violemment dépouillé par une soldatesque indiscipli-
née, qui se livre à toutes sortes d'excès, avec la cer-
titude de rimpnnité. La terreur inspirée par ces sou-
dards e^t telle, que lorsque les habitants ont des
démêlés entre eux, ils redoutent de s'adresser aux
tribunaux ordinaires, forcés qu'ils sont par les serbas
(soldats d'infanterie persans) de les prendre pour
arbitres de leurs difïérends. Il va sans dire que ces
jugements sont sans appel, et se terminent presque
toujours connue dans la fable de VHuîlre et les Plai-
deurs. L'émir Meuhb-Ali-Khan , gouverneur de la
province, est ce même général dont l'ignorance et la
laclieté compromiienl tant de fois le succès des armes
persanes sous les mursdllérat, en 1838; mais, coninie
- 45 —
il appartient à la famille des Makoiilis, que protégait le
premier ministre Hadji-Mirza-Aghassi, ses vices furent
transformés en vertus aux yeux du Chah. C'est ainsi
qu'il arriva à l'un des premiers emplois militaires et
qu'il dirige encore l'administratign de l'une des pro-
vinces les plus riches de la Perse. Le mal ne serait
point irréparable, si ce personnage se contentait de
prélever le double et même le triple des impôts dus par
les habitants de Kermanchâh : mais hélas! il les a
complètement dépouillés. La misère est affreuse par-
tout où pèse sa juridiction; la plupart de ces malheu-
reux n'ont pas de pain à manger, et, lorsqu'ils se sont
adressés à la cour, pour qu'on leur rendît justice, on
les a traités de rebelles, on les a gratifié de la baston-
nade, et Melihb-Ali-Khan est resté gouverneur \ Cette
* Ce que raconte M. Ferrier n'est hélas! que trop vrai. Un
témoin occulaire nous a raconté que, pendant son séjour à Ker-
nianchâli, en 1846» il avait été témoin du plus liorrible spec-
tacle. Un monstre à fignrehumaine, Meuhb-Ali-Ivlian, gouvernait
la province et opprimait les habitants de la plus terrible
manière. Ce misérable qui avait acheté son gouvernement de
Hadji-Mirza-Aghassi, après s'être emparé sans autre façon des
biens des habitants, avait complété la liste de ses rapines, en
envoyant tous les troupeaux volés par lui dans les propriétés
qu'il possédait près de Makoo et il'Ararah. Le peuple en était
réduit à. manger l'herbe dos clianqjs pour ne pas mourir de
faim, et l'on voyait des enfants amaigris, et entièrement nus, se
traîner, l'estomac gonflé, comme cela arrive aux pauvres affa-
més, et certes les enfants qui ont faim sont un horrible spec-
tacle! Dans une rue où passait le voj;igeur, il trouva les habitants
couchés, à moitié morts, le long de leurs maisons. 11 y avait là,
horrible mélange ! une famille entière, le père, la mère, et de
nombreux enfants amoncelés en un groupe informe, et ne pouvant
se remuer accablés qu'ils étaient par la fièvre et l'approche de la
I. :^
— 46 —
stupide politique a produit ses fruits. Les trois quarts
de la population ont émigré, les citadins dans TAzer-
baïdjan et les nomades en Turkie. Il en est résulté une
grande diminution dans le revenu de la province, mais
Meulib-Ali-Khan s'inquiète fort peu de cela, et il a ré-
parti sur ceux qui sont restés l'impôt qu'acquittaient
précédemment ceux qui ont fui sa tyrannie. C'est un
malheur d'autant plus grand que cette contrée est une
des plus fertiles de la Perse ; les montagnes y sont
aussi productives que les plaines, les prairies otîrent
des ressources telles, qu'on peut y élever des moutons
par centaines de mille. Ce sont les Kurdes de ces mon-
tagnes qui alimentent en quelque sorte la capitale, où,
chaque printemps, ils amènent plus de soixante-dix
mille moutons ; un plus grand nombre encore se dirige
vers laTurkie, et tout indique quebientôtc'estversce
dernier pays que les nomades duKermanchâh condui-
ront la totalité des troupeaux qu'ils destinent à la vente.
Les chevaux de cette province ont une grande répu-
tation et tiennent beaucoup de la race arabe; à vrai
dire ils ont des formes plus larges que celles des
chevaux du désert : leur encolure est forte, leur
poitrail bien développé , et ils peuvent être employés
aussi bien au trait qu'à la selle.
Les tapis ' sont encore une production qui enrichit
>.
mon. Quoique le voyngcur se fûl hâté d'envoyer un rapport sur
ce qu'il avait vu à l'ambassade anglaise de Téhéran , il est à
peu prc^s certain que l'on no lit jamais rien pour empêcher le
tyran de continuer ses déprédations. — R.
* Les lapis persans sont célèbres non-seulement par la beauté
de leurs dessins, mais encore par la linesse de leurs laines et le
- 47 —
la province deKermanchâh. Rien n'est plus beau, plus
moelleux, et en même temps meilleur marché que
ceux qui s'y fabriquent. Des dessins d'un goût parfait,
les couleur les plus vives font une partie de leur mé-
rite qui se complète par leur longue durée. Ces tapis
sont fabriqués dans les villages et dans les campe-
ments de nomades, le plus souvent par des femmes
et des enfants. Leur fabrication n'exige pas un métier
savamment combiné : quatre piquets fichés en terre,
de manière à retenir les fils de laine, tel est le simple
mécanisme employé pour tisser ces magnifiques tapis.
La manne (guzenguébine) ^ se récolte en abondance
dans le Kermanchàh ; les Persans la mêlent avec de
la farine et du sucre, et en font de petites tablettes
dont ils sont excessivement friands. Us en expédient
dans toutes les parties de l'Asie.
Le revenu de la province de Kermanchàh, qui
bon leinl de leurs couleurs qui sont toutes végétales. Le vert
persan ne se fait qu'en Perse; quant au safran et à l'indigo, ce
sont des couleurs dont on clierclie encore le secret. Quelques-
uns de ces tapis valent de cent cinquante à deux cents francs les
deux mètres carrés dans le pays même. Les lapis les plus fins
sont fabriqués à Senna. Il y a aussi une manufacture célèbre à
Ferraoun, près de Téhéran , qui a appartenu au feu Serdar
Baba-Khan. On peut y fabriquer des tapis de toutes les gran-
deurs voulues. Autrefois les plus beaux tapis se faisaient à
Ilérat : au Chehil Minar, la manufacture d'Ispahan, on fabrique
des tapis qui ont 140 pieds de long sur 70 de large. Avant la
guerre d'Orient, on exportait la plupart de ces tapis poiir l'An-
gleterre, par la voie de Trébizonde, et ou les vendait à Londres
presque aussi bon marché qu'en Perse même. — R.
1 La manne est produite par une mouche verte qui la dépose
sur le derrière de la feuille du chêne nain. Du moins telle est
l'assertion de Diodore de Sicile.
— 48 —
n'embrasse plus aujourd'hui que ciiKi districts, est
fixé pour l'iiupôt à 60,000 tomans, 750,000 fr., et pour
la douane à 13,000 tomans, 462,500 fr.
Je me séparai à Kcrmancluih de la caravane qui
m'avait amené de Bagdad. La princesse Fakliret-
Dooulet se rendit à Sennali , près l'une de ses sœurs,
et les autres pèlerins prirent chacun la direction qui
devait les conduire chez eux. Mon ami le Mollah Ali se
sépara de moi, au plus grand avantage de mes provi-
sions d'eau-de-vie et de charcuterie. Cependant, je ne
pus m'empècher de regretter ce caractère enjoué, cet
esprit satirique et railleur qui le rendaient indispen-
sable, une fois qu'on l'avait connu. Il prit la route
de Bouroudjird, sa patrie, et depuis je ne l'ai plus
revu. — Dès que j'arrivai au caravansérail, je trouvai
une caravane prèle à partir pour Hamadàn, je me
hâtai de louer des mulets, à raison de cinq saheb-
krans^ l'un, (six francs); puis, comme il était encore de
très-bonne heure, j'enfourchai un cheval de poste, qui
en une domic-hourc me porta à une farsang et demie
de la ville, à Takht-el-Bostane, où l'on trouve de ma-
gnifiques bas-reliel's. C'est un monument grandiose et
digne d'être visité, mais plusieurs auteurs, entre autres
sir John Malcolm, en ont donné une description telle-
ment savante et détaillée, que je décline ma compé-
tence en fait de pareils travaux : je me bornerai à ren-
voyer à l'ouvrage de l'historien que je viens de citer
ceux qui auraient envie de se faire une idée exacte des
* Un salielikrai) vaut environ un franc vingt-cinq centimes
(le France, ou un sliilling anglais.
— A\) —
sculptures de Takht-el-Bostane. 11 est bon d'indiquer
seulement qu'elles furent faites par l'ordre de Baha-
ram IV (le Varanos IV de l'histoire romaine), qui
vivait au commencement du v^ siècle, et qui fut, dit-
on, le fondateur de Kermanchàh.
Je séjournai le 12 avril à Kermanchàh , et je fus
atteint , dès le matin , de coliques très-fortes, suivies
d'une dyssenterie qui me réduisit, en moins d'une
heure, à une faiblesse telle qu'il m'était impossible
de me tenir debout. J'attribuai celte indisposition
à deux tablettes de manne que j'avais mangées la
veille , mais je sus plus tard , de la manière la
plus certaine, que ces fâcheux symptômes étaient le
résultat d'un poison, heureusement assez bénin, que
ce scélérat d'Ivan avait mêlé à mes aliments. Je n'a-
vais échappé à la mort que parce que la dose absor-
bée était trop faible. Ce poison était le produit d'une
espèce de gramen d'un blanc cendré et sans saveur,
qui se récolte dans les montagnes du Kurdistan ; ses
feuilles, séchées au soleil et réduites en poudre, ne
donnent aucun goût étranger aux substances aux-
quelles on les mêle, et ses effets ne sont pas très-dou-
loureux. Pris à une très -petite dose, il donne la
mort instantanément aux gens d'un tempérament
lymphatique : chez les autres, il détermine d'abord
de légères coliques, auxquelles succède une faiblesse
excessive, qui va en augmentant graduellement. On
finit par s'éteindre comme la flamme d'une lampe
qui manque d'huile. Quelquefois l'agonie se prolonge
plusieurs années. Dans les harems, les femmes se
— 50 —
servent particulièment entre elles de cette substance
vénéneuse. Comme, les jours suivants, je ne pris que
de légers bouillons de poulet , que je faisais cuire
à côté de moi, mon drôle ne trouva sans doute pas
l'occasion de renouveler son expérience sur ma per-
sonne, mais ce n'est pas l'envie qui lui en manqua,
car plus tard ilsevanla publiquement de son crime
à Hamadàn. Il s'était aperçu que je cachais soi-
gneusement mon identité en Perse, et il avait espéré
se débarrasser de moi à petit bruit, pour s'emparer
de ce qui m'appartenait ; nul, en effet, ne se serait,
occupé de ce que je serais devenu, et si, plus tard,
on avait fait des recherches, rien n'aurait pu prouver
la culpabilité d'Ivan.
Bisu(oun.— \3 avril.— 6 farsangs, que l'on franchit
en neuf heures, par une route plate et facile, en lais-
sant à une grande distance, sur la droite, les monts
du Louristan encore couverts de neige, et en lon-
geant de très-près, sur la gauche, ceux du Kur-
distan , énormes blocs de rochers arides et abrui)tes,
sans un pouce de terre végétale.
J'étais tellement faible en partant, qu'il fallut me
hisser sur mon mulet et, si l'on ne m'eût fixé sur le
bât de ma monture en m'attachant avec des sangles,
j'aurais certainement fait vingt chutes avant d'arriver
au gîte. Une heure a[)rcs avoir quitté Kermanchàh,
nous traversâmes le Kerkha (appelé aussi Kerahet Kara-
Sou, qui va se jeter dans le Ghat-el-Arab * et qu'on
1 LiUéralcnienl parlant : la rivière des Arabes, c'est aius
qu'on appelle les courants d'eau du Tigre et de l'Euphrale, qui
se jelleiil l'un dans l'autre au-dessous de Kurna.
— 51 —
pense être le Gnide des anciens) sur un beau pont
construit en briques, à côté duquel se trouve un cara-
vansérail-chàh tombant en ruines. A quatre autres
heures de marche de là, les montagnes, en se rappro-
chant graduellement , forment un défilé, à l'entrée
duquel gisent d'immenses blocs de marbre, dont
quelques-uns sont des chapiteaux de colonnes, fort
artistement sculptés. Ils ornaient sans doute un mo-
nument dont les fondations, qui se composent d'as-
sises de pierres de taille, sont encore très-apparentes,
quoique au niveau du sol. On doit conclure de leur
peu d'étendue qu'elles furent celles d'un temple ou
d'une habitation particulière.
Bisutoun est un petit hameau de dix-huit maisons,
groupé autour d'un caravansérail-chàh. Les monta-
gnes de rochers au pied desquelles il est situé sont
couvertes de bas- reliefs, que les Persans attribuent au
ciseau de leur fameux sculpteur Ferhad ; l'exphcation
s'en trouve aussi dans l'ouvrage de Malcolm'. On
1 Voici en quels termes sir H. Rawlinson décrit la position
géographique de Bisutoun: « D'Anville est le premier qui a re-
connu dans celle place une identité bien sérieuse avec Baghistan,
l'ancienne ville des Grecs, et tout porte à croire qu'il était dans
le vrai. L'étymologie même de ce nom confirme les assertions
du géographe. Baghistan veut dire en persan la « ville des jar-
dins », et ce nom dérive sans doute des nombreux jardins de
plaisance, traditionnellement attribués àSémiramis. Bostane a la
même signification et n'est qu'une contraction du premier de ces
noms. La chaîne de montagnes qui bordent la plaine de Ker-
manchâh, appelée Jabali-Bisuloun par les géographes, est aussi
nommée, à l'une des extrémités, Takht-El-Bostane. Quant à l'évi-
dence émanée de la description , nos lecteurs en jugeront eux-
mêmes. Les rocs escarpés, hauts de 17 stades, qui s'élèvent vis-à-
— 5i —
voit aussi à Bisutoun d'énormes chapiteaux de co-
lonnes de marbre qui sont du travail le plus fini. Un
des plus vastes bas-reliefs, situé à hauteur d'homme,
contre le flanc de la montagne, a été mutilé par
Feth-Ali-Chàh. Les anciennes figures et les caractères
cunéiformes ont été grattés par son ordre et rempla-
cés par d'autres, qui célèl)rent la gloire de ce souve-
rain. Ceux qui sont plus élevés n'ont dû leur conser-
vation qu'à la difficulté qu'on éprouvait à les atteindre.
vis des jardins, la cascade qui s'élance du haut de ce précipice, et
va retomber sur le gazon qui croît au pied des rochers, tout cela
donne une idée exacte de la ville actuelle de Bisutoun. Par mal-
heur les sculptures de Sémiramis et l'inscription en langue syria-
que ont disparu On trouve seulement à Bisutoun deux tablettes
sur lesquelles on aperçoit des caractères tracés , l'une à moitié
détruite et conservant encore des vestiges d'une inscription grec-
que, œuvre de Gotarzès, et l'autre sculptée à la manière persé-
politaine et au centre de laquelle se dessinent près de mille lignes
de signes cunéiformes, racontant les vœux religieux de Darius,
fils d'Hyslape, à son retour de la destruction de B;ibyIoue après
la révolte de son L'dpali, le gouverneur Nebu-Kadnazzar, fils de
Nebunit. Bien ne fait croire que ces deux sculptures représen-
tent celles qui sont attribués à Sémiramis, et cependant, non-
seulement Ctesias, mais encore Isidore, disent avoir vu une statue
et un piédestal de Sémiramis :> Baghistan. Pour résoudre la diffi-
culté, nous dirons que ces sculptures proviennent de la partie
inférieure du rocher taillée par .la reine d'Assyrie, et qu'à l'é-
poque où Khosrou Purviz voulut adosser son palais à la mon-
tagne, il se vit forcé de la faire encore creuser davantage : il
détruisit ainsi jusqu'aux traces des sculptures. Quant au pié-
destal, ou à la colonne de Sémiramis, n'est- il pas extraordi-
naire qu'un écrivain de l'Orient l'ait décrit au xv«= siècle comme
ayant la forme d'un niinarol? Or, il n'y a rien de tel à l'heure
qu'il est. Les monunieuts en ruine de Bisutoun , comme tous
ceux du voisinage, sont de l'époque sassanide. )' — K-
— o.j ■ —
— La petite rivière de Guarnii-Ab, un des aftliients du
Kara-Sou^ passe par Bisiitoun et fertilise tout le dis-
trict auquel il appartient. 11 est couvert de prairies et
de nombreux villages , entourés de magnifiques ver-
gers^ ce qui lui a Yalu le nom de Baghistan (ville des
jardins), qu'il porte, ainsi que cela a été prouvé, depuis
les siècles les plus reculés,
Sahhana. — 14 avril. — 4 farsangs, six heures et
demie de parcours, à travers de belles vallées cou-
vertes de prairies et de riches cultures, au milieu des-
quelles s'élèvent de nombreux villages bien arrosés
et d'une grande richesse.
Sahhana est une localité de cinq cents feux, entou-
rée de jardins fruitiers d'une vaste étendue. On n'y
trouve pas de caravansérail-chàh, mais mon muletier
me procura un bon logis chez l'un des habitants. — Les
caravaniers persans sorti les meilleurs de toute TAsie :
les plus mauvais sont ceux d'origine arabe; rien
n^égale leur paresse, leur insouciance, leur ignorance
et leur grossièreté.
La caravane que j'avais prise à Kermanchâh était
bien moins considérable que celle qui m'y avait
amené. Elle se composait d'une vingtaine de bêtes de
charge; la cohue était donc bien moindre que dans
la première, ce qui me plut infiniment, à cause du
désir et de l'intérêt que j'avais à voyager isolé. Je ne
pouvais cependant pas penser, sans quelque regret, à
la jovialité de mon ancien camarade de route le Mollah
Ali. Nos nouveaux compagnons de voyage ne m'of-
fraient aucune compensation ; c'étaient six muletiers
bien lourds, ([uoiciuc braves gens au fond, mon scélérat
— 34 —
d'Ivan et deux Mollahs, suivis d'une espèce d'intrus qui
remplissait auprès d'eux toute espèce d'offices. Comme
le Mollah AU, ils portaient tous le turban blanc, l'ha-
bit fermé et la barbe longue. Mais quelle différence
entre eux ! Ceux-ci étaient sales et puants comme des
capucins. Leurs yeux, constamment baissés vers la
terre ou levés vers le ciel, ne changeaient jamais de
direction que pour regarder de côté, et leur expression
dénotait autant de bigoterie que d'hypocrisie. Ils étaient
aussi laids au physique qu'ils me paraissaient l'être au
moral, et ces drôles avaient toujours soin de se tenir du
côté opposé à celui où je cheminais, afin d'éviter mon
contact impur. A vrai dire, je me vengeai du superbe
mépris qu'ils semblaient manifester à mon endroit, en
les tenant toujours sous le vent, afin de leur envoyer
mes émanations contaminatoires, ce qui les désespé-
rait fort.
Kienguaver. — 15 avril. — 4 farsangs, six heures et
demie de route, à travers des vallées , des plaines et
des montagnes couvertes d'une végétation aussi luxu-
riante que celle du pays que j'avais parcouru la veille.
Après quatre heures de marche, on arrive surle ver-
sant d'une montagne, d'oi^i le superbe mont Nahavend
apparaît tout à coup avec son éclatante couronne de
neige. La localité qui donne son nom à cette montagne
se trouve de l'autre côté du pic; c'était anciennement
une place forte très-importante, souvent citée dans
les annales de la Perse. Sa distance sud-ouest d'Ha-
madàn est de quinze lieues environ. C'est à Nahavend*
1 La ville de Nahavend esl bâlie au pied de la chaîne noid-esl
— 55 —
que fut livrée la fameuse bataille où les troupes du
Khalife Omar, commandées par le chef arabe Nomaii,
qui y périt, battirent les Persans , enl'ande J.-C. 641,
et de l'hégire 21, sous le règne de Yezdjird, prince
sassanide, qui fut tué, peu de temps après sa défaite,
par un meunier de Merv, chez lequel il s'était réfu-
gié. La dynastie des Sassanides avait régné quatre
cent quinze ans sur la Perse ; elle s'éteignit avec
Yezdjird, et la Perse passa dès lors sous la domination
des Khahfes, qui forcèrent sa population à embrasser
l'Islamisme. — Les Turks s'étant emparés de Nalia-
vend, Châh-Abbas le Grand la reprit sur eux en 1602,
et en fit ruiner les fortifications. Depuis ce moment,
elle n'a cessé de marcher à sa décadence. Aujourd'hui
elle ne compte pas plus de mille à douze cents feux.
Bouroudjird , autre ville située un peu plus au sud-
est, est le chef-lieu d'un petit gouvernement qui porte
son nom. Elle compte douze mille habitants environ,
parmi lesquels un grand nombre de Seids, de Mollahs
et autres gens d'Eglise très-fanatiques. Elle est habi-
tuellement gouvernée par un prince du sang; c'est là
que se trouvent les plus gras pâturages de la Perse, ce
qui fait que le Chah y laisse toujours, en temps de
paix, une partie de sa cavalerie en cantonnement. A un
quart d'heure de Kienguaver, on traverse une étroite
rivière sur un petit pont en briques de quatre arches,
des montagnes, sur quelques mamelons aplatis. La citadelle
s'élève au milieu de la ville ; c'est un bàtimenl d'un aspect im-
posant et d'une force réelle ; ses murailles , bâties sur un pic
éleyé, sont faites de pisé d'une dureté extraordinaire, et se
dressent à une centaine de pieds au-dessus du sol. — U.
— 56 —
et l'on arrive, en montant quelque peu, jusqu'à la
bourgade , où Ton compte de neuf cent-cinquante à
mille maisons habitées. Elle est située sur le revers
d'une montagne qui ferme au nord une plaine admi-
rablement belle, dans les prairies de laquelle on élève
des chevaux de race arabe nombreux et excellents. Il
y aà Kienguaverunbazar et un caravansérail-cliâh en
ruines et de vastes jardins fruitiers. On y remarque
particulièrement une mosquée, dans laqticlle quelques
voyageurs ont cru reconnaître un ancien temple con-
sacré par les Ghèbres' au culte du feu. Les fondements
de son mur d'enceinte sont des blocs de granit énormes
qui s'élèvent à six pieds au-dessus du sol ; ils sont sur-
montés de tronçons de colonnes, aussi en granit, mais
enfouis et en partie cachés sous une niasse de cailloux et
de boue que les habitants actuels ontajoutée pour rem-
placer la partie de l'édifice qui s'est affaissée. D'autres
débris antiques, fort nombreux, particulièrement des
tronçons de colonnes, sont dispersés çà et là sur la
montagne, ou renfermés dans une ancienne forteresse
qiii couronne un mamelon à la base duquel la bour-
gade est adossée. Il n'est resté là que les blocs trop
lourds pour être transportés : tous ceux qui pouvaient
l'être, après avoir été brisés en plusieurs fragments,
ont été employés par les habitants à des constructions
modernes.
La vue de ces nombreuses marques de la somptuo-
sité des édifices qui ont occupé l'emplacement de
Kienguaver m'amena naturellement à penser que ce
1 Voir h l'uppiMidice pour ce qui esl des Ghèbres et de leur
émii'raliou dans l'Inde.
— 57
lieu avait été une bien grande ville dans les temps
anciens. Peu à peu, en rappelant mes souvenirs et les
diverses opinions qui ont été émises sur remplacement
de Tancienne Ecbatane, en relisant attentivement Ar-
rien. je me suis arrêté à la pensée que je foulais en ce
moment le sol de cette antique cité, et voici le raison-
nement que je me suis tenu :
Bien que la plupart des écrivains voient dans Hama-
dàn l'ancienne Ecbatane, cela ne me paraît rien moins
que prouvé, car la nouvelle cité ne contient pas de
monument ou de ruines qui puissent justifier cette
opinion, et ceux qui ont cherché à établir la similitude
des deux villes n'ont pu apporter, en faveur de leur
assertion, que des conjectures qui ne reposaient sur
aucune preuve sérieuse. Qu'Hamadân se soit élevé
aux dépens d'Ecbatane, en se transportant à douze
farsangs plus à l'est, cela peut être viaisemblable,
car nous voyons le même fait se répéter à Persé-
polis , qui est devenu maintenant la ville de Chiraz,
élevée à douze farsangs plus au sud; mais ce qu'il
s'agit de découvrir, c'est l'emplacement sur lequel
reposait le palais de Déjokès, et je ne puis m'ar-
rêter à l'idée qu'il ait jamais occupé la petite colline
connue aujourd'hui sous le nom de Mussella, (jui se
trouve en dehors de l'enceinte d'Hamadàn, tandis que
le monticule qu'occupe encore la vieille forteresse de
Kienguaver était digne, par son développement et sa
situation dominante, de porter le palais du roi mède.
Du reste, cette preuve ne m'aurait pas paru con-
cluante, si Arrien ne m'en avait fourni une autre
qui corrobore ro|>inion que je venais de me former.
— 58 —
On lit ce qui suit dans son Histoire d'Alexandre :
« La marche forcée fit laisser aux Macédoniens un
c< grand nombre de malades sur la route, et ils perdi-
« rent beaucoup de chevaux. Loin de ralentir sa
« course, Alexandre arrive le onzième jour à Rhaguès,
« le douzième l'eut conduit aux Pyles caspiennes »
Or, il n'y a que huit journées ordinaires, soit cinquante
farsangs (chacune d'une heure de marche d'un cheval
chargé seulement de son cavalier et allant au pas de
route) pour une caravane qui se rend d'Hamadân à Té-
héran, ville qui a remplacé l'ancienne Rhaguès. Com-
ment se ferait-il alors que les Grecs, allant à marche
forcée sans ralentir leur course, eussent mis onze jours
pour franchir une aussi petite distance ? C'est une ap-
préciation que je livre à la sagacité et à la bonne foi
de tous ceux qui n'ont pas un parti pris, quand môme,
sur cette question. Si, au contraire, on admet que
Kienguaver soit l'ancienne Ecbatane , la marche des
Macédoniens, pendant onze journées au lieu de huity
devient aussitôt vraisemblable.
La mosquée de Kienguaver ne m'a pas non plus paru
être orientée d'après les usages des adorateurs du feu.
Dans les monuments allcctés à leur culte, ils perçaient
toujours l'entrée et la sortie du côté du lever et du cou-
cher du soleil, tandis que ce n'est point le cas de la
mosquée en (jucstion, dont les issues regardent le nord
et le sud. Du reste , il est peu probable qu'un temple
destiné aux cérémonies d'un culte eût reçu un si petit
développement, et il serait plus naturel de voir lians
ces ruines le tombeau d'un grand personnage, peut-
être celui qu'Alexandre éleva à son ami Héphestion.
CHAPITRE III
Sahadabad. — Villages entourés de murailles. — Les Mollahs
fanatiques. — Hamadân.— Les voleurs de grande route. —
Leur mépris pour l'Eglise. — Les effets du poison. — Un ho-
méopathe français. —La réception que lui fait son général.—
Punitions. — Souvenirs historiques à Hamadân. — Les tom-
beaux d'Esther etdeMardochée. — Description de Hamadân.
— Ses habitants. — Le prince Khanlar-Mirza. — Le Sertip Ferz-
Ullah-Khan. — Une famille bien unie. —L'auteur rencontre
un vieil ami. — Visite à Ferz-Ullah-Khan. — Moralité des
Persans. — Un Séyid importun. — L'auteur est volé. — Motifs
du chef de la caravane pour ne pas se mettre en voyage un
jeudi. — Véracité des muletiers. — Les domestiques persans.
— Bibik-Abad. — Zérèh. — Nouvarane. — Villages floris-
sants.— Richesse du pays. — Emploi des revenus publics.
— Superstitions des Persans. — Les poissons apprivoisés.
Sahadabad. — 16 avril. — 6 farsangs, sept heures
trois quarts de parcours en plaine, route facile ; villa-
ges, cultures, prairies à droite et à gauche du chemin.
On traverse une rivière ou plutôt un marais , sur
un pont de briques de huit arches. Un autre cours
d'eau coule en avant de Sahadabad, gros bourg de
huit cents feux, rempli de bazars, qui s'étend sur une
longueur d'une farsang au pied de l'Élevend : la
route le divise en deux parties, et il est entouré de
toutes parts d'une infinité de vergers clos de murs.
Depuis Kérend jusqu'à Sahadabad, les villages pro-
tégés par des murailles, et bâtis sur la crête d'énii-
nences provenant du tassement de terres rapportées,
sont excessivement nombreux. C'est une méthode qui
— 60 —
paraît avoir été adoptée de tout temps on Perse, mais
qui s'est ^généralisée pendant les guerres civiles du
dernier siècle; Tautorité était si mal affermie, le pou-
voir changeait de main avec tant de rapidité, que
les Khans persans n'en tenaient aucun compte. Ils
étaient à peu près souverains dans leurs fiefs, et leur
principale occupation était de se piller les uns les au-
tres. Comme les surprises étaient leur principal sys-
tème d'altaques, chacun d'eux s'enfermait dans des
murailles, afin de vivre en sécurité. Je vis de ravis-
sants effets de mirage en faisant cette étape , mais
j'étais malheureusement peu en état de les admirer,
carie poison que le scélérat d'Ivan m'avait administré
à Kermanchàh m'avait réduit à la situation la plus
fâcheuse. Les Mollahs, mes compagnons de voyage ,
étaient peu disposés à s'apitoyer sur ma débihté ; bien
au contraire, je les entendais me maudire à chaque
pas, et cela parce que les passants qui ignoraient la re-
ligion à laquelle j'appartenais, et qui me voyaient vêtu
d'une redingote de drap, coupée à la persane, par la-
quelle j'avais remplacé la chemise arabe, depuis que
j'étais souffrant, m'adressaient leurs salamaleks plutôt
qu'à eux qui faisaient la plus piètre figure sous leurs
habits crasseux et déchirés. Celui qui paraissait, parmi
eux, être le plus élevé connue position sociale, était
un firos sournois qui marmottait les sentences du Pro-
phète et les paroles divines dès que nous entrions
dans un village, ou bien encore quand des voyageurs
passaient à côté de nous. A la vérité il se taisait aus-
sitôt que nous étions seuls. En entrant dans Sahada-
bad, il faillit sulVocjuer de colère lorsqu'il vit que sas
— 61 -^
momeries habituelles ne m'empêchaient pas être salué
ayant lui par la population. Il n'osait pas s'atiaquer
directement à moi; aussi se retourna-t-il tout cour-
roucé du côté d'Ivan et lui dit-il : — « Serviteur de
damné, quand donc ton maître infidèle cessera-t-il
d'accaparer les salamaleks et les laissera-t-il arrivera
moi, véritable croyant? » Puis, levant les yeux au
ciel, il s'écria : « Oh! Dieu {y a Khouda) , quelle crotte
{tché go) j'ai mangée en me mettant en route avec
ce fils de damné (pedersoukhté). » Ses plaintes m'arri-
vaient bien aux oreilles, mais j'avoue qu'elles me
touchaient peu et que j'éprouvais une secrète satisfac-
tion à froisser la vanité de ce fanatique musulman.
Hamadân.—i'l avril.— 6 farsangs, dix heures de
parcours en traversant les monts Elevend.
Kous partîmes à minuit de notre gîte et nous con-
tournâmes d'abord le pic le plus élevé des montagnes
pour arriver aux passes. Une fois parvenus au som-
met, nous découvrîmes, au clair de lune, jusqu'aux
monts du Louristan, les contrées que nous venions de
parcourir les jours précédents, et qui se déroulaient
pittoresquement derrière nous. La montée fut rude à
gravir, et il ne nous fallut pas moins de deux heures
pour arriver au sommet : nous descendîmes ensuite
le versant opposé en cheminant au milieu du lit d'un
torrent presque à sec, dont le fond caillouteux et
rempli de blocs de rochers roulés, ofîrait à chaque
pas les accidents de terrain les plus dangereux : les
mules s'abattaient à chaque instant. Il faut être en
Perse, où l'on fait si peu de cas de la vie d'un homme
et même de la sienne propre , pour s'exposer à se
I. 4
— G2 —
casser le col dans des chemins semblables. Le gouver-
neur de la province , Khanlar-Mirza, frère du Chah,
avait d'abord placé des gardes dans un vieux caravan-
sérail inhabité qui se trouve à mi-chemin, dans les
défilés de la montagne où l'on marche pendant quatre
heures ; mais ces gardes, faute d'être payés et nourris,
ont abandonné leur poste et se sontretirés chacun chez
eux, sans que personne leur ait demandé compte de
leur désertion. Leur caserne est aujourd'hui occupée
par les mêmes bandits dont ils avaient mission de ré-
primer les brigandages, et le gouvernement ne s'oc-
cupe [)lus de ceux-ci. Des habitants d'Hamadân, assez
bien informés, m'ont assuré que ces pillards n'étaient
là qu'avec l'autorisation du gouverneur, moyennant
une rétribution qu'ils lui payaient en déduction des bé-
néfices qu'ils réalisaient de vive force sur les passants,
J'étais prévenu à l'avance de leur rencontre, mais on
m'avait dit aussi qu'ils étaient assez honnêtes dans
leur industrie, et que nous nous en tirerions sans qu'il
en résultât de grands dommages pour nos bourses.
Lorsque nous passâmes près de leur retraite, ils nous
signifièrent d'arrêter. Ils pouvaient nous dépouiller
comj)létemcnt, car ils étaient une douzaine, tous bien
armés, tandis que parmi nous, il n'y avait que moi
qui eût un fusil; mais ils se comportèrent plus humai-
nement. Assimilant les bêtes aux hommes, ils nous
taxèrent les uns et les autres à trois sahebkrans (trois
francs soixante-quinze centimes) par tête. Heureux
d'en être quitte à ce prix, je déboursai ma quote-part
sans murmurer , ce qui me valut des félicitations et
des vœux pour mon bonheur de la part de ccUii qui
— 63 —
me parut être le chef et l'orateur de la bande; mais
le gros Mollah qui me détestait fort^ ne se montra pas
aussi facile que moi et refusa obstinément d'acquitter
le droit reclamé par ceux qui se décoraient assez
effrontément du titre deRah-dar (gardiens de la
route). Il invoquait Ali, mille autres saints de cette
trempe, et faisait valoir la sainteté de son caractère;
il parlait aussi d'indulgences, de la miséricorde de
Dieu, du paradis, de l'enfer et d'une foule de choses de
ce genre dans lesquelles les Rah-dars paraissaient avoir
assez peu de foi. Enfin il résista à un tel point que les
bandits le couchèrent à terre, vidèrent ses poches elle
congédièrent après l'avoir rossé. Il pensait devoir en
êtrequitte pource petit désagrément, lorsque celui qui
m'avait comphmenté, s'apercevant que le gros tur-
ban de notre Mollah pourrait avantageusement rem-
placer sa propre ceinture qui était hors d'usage, s'en
empara sans plus de façon , et découvrit l'argent
qui s'y teuait caché, laissant à nu le chef rasé de cet
infortuné, dont le désespoir les toucha fort peu. Pour
mon compte, je ne riais pas, mais j'avoue, quelque
honte qu'il doive en rejaillir sur moi ^ que j'en avais
grande envie. Nous descendîmes encore deux heures
et demie après cette aventure, avant d'apercevoir
Hamadân K Cette ville n'est visible que lorsqu'on
1 Rien n'esl plus admirable que l'aspect de Ilamadân, non pas
de la ville, mais du pays où elle est siluée. Qu'on se figure un
sol ondulé, feriile, arrosé par d'excellenles eaux, éclairé par
une atmosphère limpide, saine et pure, placé dans le voisinage de
montagnes piuoresques, au sein desquelles la population se retire
pendant la saison toi ride de l'été. Certain matin, par un teams
— 6-i —
arrive au haut du dernier chaînon des montagnes;
vue de là, son aspect est très-pittoresque et sa position
paraît très-lieureusement choisie. On y arrive en tra-
versant de riches cultures, de nombreuses plantations
d'arbres et une infinité de vergers et de jardins po-
tagers arrosés par de beaux courants d'eau vive qui
descendent des glaciers de TEIevend. J'avais hâte
d'atteindre cette ville, car je n'avais plus la force de
me maintenir sur ma monture.
J'étais résolu à quitter immédiatement Hamadàn
s'il se trouvait une caravane prête à partir, mais
l'état pitoyable de ma santé me força d'y prendre
quelques jours de repos. Je perdais connaissance à
chaque instant, alors même que j'étais couché sans
faire le moindre mouvement. Les efforts infructueux
que je faisais pour vomir me fatiguaient beaucoup,
et j'avais le feu dans les entrailles, bien que je ne
busse que du lait et de légers bouillons de poulet.
Ces symptômes commencèrent à me donner des soup-
çons sur la scélératesse d'Ivan , et je fus convaincu
quelques jours plus tard par son indiscrétion. Mais,
dans l'impossibilité où j'étais de rien prouver, je dus
me taire. Faire du bruit ne m'aurait servi qu'à révéler
magniûqiie, im maître de poste disail ;^ un voyageur qui s'était
arrêté à llaniaciàn, en se rendant à Kermancliàli : — « Ah ! mon-
sieur, l'air est bon ici, les arbres et les chevaux y vont bien,
mais hélas! c'est notre pauvre Tnin (la Perse) qui est malade ! >
— Il disait vrai. Le pays est (ort malade, et s'il est jamais régé-
néré, ce sera par les classes moyennes de celte nation si bien
douée, et qui sentent bien plus vivement la dégradation du pays
que ne le lunl les nobles. — !?.
ma présence en Perse, et j'avais tout intérêt à !a ca-
ctier; je ne dis rien, me promettant de congédier mon
coquin le jour où je quitterais Hamadàn. II y avait
alors dans cette ville un Français, docteur homœo-
pathe, M. Jacquet, qui eut l'obligeance de venir me
visiter, et si son traitement ne me rendit pas une
complète santé, au moins me permit-il de me remettre
en route.
Le docteur Jacquet était attaché aux bataillons d'in-
fanterie fournis par la tribu des Kara-Guzlou, qui
peuple les campagnes de la province d'Hamadàn.
Deux mois avant mon arrivée, il avait été victime
d'un vol de douze mille francs, accompagné des cir-
constances les plus odieuses et qui sont faites pour
donner une idée de la dégradation du caractère per-
san. Une dizaine d'individus s'étaient introduits la nuit
dans le domicile du docteur; après avoir forcé la porte,
ils s'étaient jetés sur lui, l'avaient lié et avaient en-
tassé ses meubles sur son dos , pour le mettre dans
l'impossibilité totale de remuer. L'un d'eux, le poi-
gnard sur la gorge, le força alors d'indiquer le lieu où
étaient son argent et ses objets précieux qui furent
pillés en un clin d'œil. Pendant qu'il était ainsi traité
par ces bandits, sa femme, une Arménienne d'Ha-
madàn, avait été descendue dans un tennour (four
persan, espèce de jarre enfouie dans le sol), où elle se
brûla les pieds sur des charbons mal éteints. Ce vol
avait eu lieu depuis deux mois, et pourtant les
démarches de iM. Jacquet, pour faire arrêter les cou-
pables, étaient restées infructueuse.?, bien que tous
fussent connus et ouvertement signalés par les habi-
J. 4.
— 60 —
tants du quartier qu'habitait le docteur. C'était son
Sertip (général) qui avait ordonné le yoI, et cela
parce que lui devant plusieurs années d'appointe-
ments que le docteur réclamait avec instance, Ferz-
UUah-Khan, le Sertip en question, trouvait moins
onéreux pour lui de s'acquitter au moyen delà somme
qu'il avait enlevée. Il dépouillait ainsi du fruit de
vingt années de travail et d'économies un pauvre
diable qui, entre autres services qu'il lui avait rendus,
venait de le délivrer d'une maladie que tous les mé-
decins persans avaient déclaré devoir être mortelle.
Mais ce n'est pas par la reconnaissance que brillent les
Persans, et des traits pareils à celui du Sertip ne sont
pas réprouvés par la morale habituelle du pays, surtout
lorsqu'il s'agit de dépouiller ceux qui, à leurs yeux,
passent pour infidèles : c'est là chose qui leur paraît
non-seulement permise, mais encore agréable à Dieu.
M. Jacquet s'était d'abord adressé à l'envoyé de
son pays, à Téhéran, pour se faire rendre justice; mais
ce diplomate lui répondit que sa position à la cour
du Chah n'étant pas encore bien assise, il l'enga-
geait à temporiser ; de sorte que pour être protégé,
le docteur fut obhgé de recourir à l'assistance du
comte de Medem, ambassadeur de Russie , qui mena
cette affaire à bonne fin. ' J'étais à Hamadân lorsque
1 En Perse, comme en Turkie , les meilleurs défenseurs
auprès (les (liff.'rents gonvornemenls sont toujours les Russes. Ils
comprennenl bien mieux que nous le caraclère oriental, et ne se
laissent jamais tromper, comme nous le faisons. Comme le gou-
vernement central est très-faible en Perse, il est très-difficile
de le forcer à tenir ses promesses. Les Husses le savent bien, et
(luand il s'agit d'une adairc (pii concerne un de leurs nationaux,
— 67 —
survint son Menhassil (chargé d'ordres formels du
gouvernement persan pour les gouverneurs des pro-
vinces), et cet envoyé, avec l'assentiment du prince
Khanlar-Mirza, ût couper les jarrets à un individu
soupçonné d'avoir participé au vol. Mais l'essai fut
malheureux, car ce pauvre diable mourut par suite
des rigueurs exercées contre lui, A vrai dire, il si-
gnala nominativement au gouverneur les véritables
coupables, jurant sur le Koran que le Sertip Ferz-
Ullah-Khan leur avait ordonné de commettre ce vol.
Punir un tel chef semblait impossible au gouverne-
ment du Chah; cependant les représentations de M. de
Medem forcèrent les autorités à indemniser complè-
tement le docteur Jacquet.
Les auteurs persans attribuent à Djemchid, roi de la
dynastie Pichdadienne, la fondation d'Hamadân. Cette
ville a été, à diverses reprises, la capitale de la Perse.
On n'y trouve nul monument, nul débris qui puissent
être attribués à Tancienne Ecbatane , qui, comme on
le sait, était la ville de Déjokès, que les Persans
nomment Kay-Kobad, et les Juifs Arphaxad. Djemchid
régnait 700 ans avant Jésus-Christ. Une petite coUine,
située à l'est et en dehors de la ville, appelée aujourd'hui
Mussella, est remplacement que quelques auteurs
ont assigné au palais du roi Mède ; mais, malgré toute
la bonne volonté que j'y ai mise, il m'a été impossible
départager leur opinion, car Mussella, outre l'exiguïté
ils ne la perdent pas de vue jusqu'à ce qu'elle ait été réglée à
leur satisfaction : les Européens, à peu d'exceptions près, secon-
tenlent de faire signer un papier, sans s'occuper souvent de
faire exécuter le contrai. — H.
— ()« —
de son développement, n'a conservé nulle trace de
cette royale demeure des temps passés. Quelques dé-
bris de briques, de poterie et des restes de fortifica-
tions construites en briques séchées au soleil, sont les
seules choses qu'on y trouve.
On montre, au milieu de la ville d'Hamadàn, le
tombeau d'Ali-Ben-Sina (Avicenne), et non loin de là,
ceux d'Esther et de Mardochée ^, que les Juifs de cette
ville entretiennent avec le plus grand soin. Sur le
dôme qui recouvre ces deux tombes, on a placé une
inscription dont voici la traduction : « Le jeudi, 15 du
« mois d'Adar , dans l'année AAIA de la création du
« monde, fut finie la construction de ce temple sur les
« tombeaux de Mardochée et d'Esther , par les mains
« des deux bienveillants frères EUas et Samuel, fils de
« feu Ismaël de Kachan. » — Il y a donc onze siècles et
demi environ que le monument a été construit. — Les
tombes sont en bois noir, assez dur, puisque le temps
ne les a pas beaucoup altérées ; elles sont recouvertes
de quelques inscriptions très-lisibles, en langue hé-
braïque dont Sir J. Malcohn a donné la traduction sui-
vante : « Il y avait alors à Suze, dans le palais, un cer-
1 Les lombes de ces deux Israélites célèbres sont fortcurieu-
ses à visiter, et le voyageur ne croirait jnmais que ce sont des
tombeaux, si on ne le lui disait pas. On entre dans ces mausolées
par une porte basse , puis une fois parvenu dans l'intérieur , on
apcr(,;oit les cénotaphes qui s'élèvent du sol au plafond et lais-
sent un petit espace pour la circulation, tout autour des mu-
railles. Sur ces pierres élevées les unes sur les antres et
peintes à la cliaux , il n'y a pas un endroit de la largeur d'un
doigt sur lequel on n'ait pas écrit un nom. Tous les visiteurs se
croient obligés de laisser lit le souvenir de leur passage. — R.
— C9 —
« tain Juif dont le nom était Mardochée, fils de Djair,
« de Chemeï, fils de Kich, un Benjamite; car Mardo-
« chée, le Juif, était le deuxième sous le roi Assuérus
« et grand parmi les Juifs et agréable à la multilude,
« cherchant le bien de ses frères et parlant le langage
« de la paix à toute l'Asie. »
Les bazars d'Hamadàn sont très-beaux, très-vastes
et toujours remplis d'une foule compacte; de nom-
breux caravansérails y sont attenants; il y a aussi
beaucoup de bains et de belles mosquées. Cette ville
qui renferme environ 50,000 âmes, est très-commer-
çante, et ses fabriques de cuivre (tcherm) ont de la
réputation. Plusieurs cours d'eau descendent des
montagnes ; ils traversent la ville roulant des paillettes
d'or, que les habitants, particulièrement les Juifs,
recueillent au moyen d'un lavage pratiqué assez peu
judicieusement dans des outres. Ils gagnent à ce
labeur de cinq à six sahebkrans (1 fr. 25 c. l'un) par
jour ; mais si leur travail était mieux combiné il
leur rapporterait bien davantage. Chaque rue d'Ha-
madàn, ou du moins chaque quartier, est fermé par
de grosses portes qu'on ne laisse ouvertes que du lever
au coucher du soleil. C'est un excellent usage pour se
préserver des malfaiteurs, et lorscju'il s'en trouve
ils sont faciles à découvrir, parce qu'ils appartiennent
à la rue ou au quartier même. La police devient ainsi
plus aisée à faire , et les habitants peuvent se garder
avec plus de sécurité dans les temps de trouble et
d'agitation. Cette mesure devrait être mise en pratique
dans beaucoup d'autres villes de la Perse, particuliè-
rement dans celles (jui ne sont point entourées de
- 70 —
murailles. Le voisinage de l'Elevend procure à Ha-
madân l' avantage de tenir toujours à la disposition des
habitants des eaux salubres et fraîches ^ dont la pré-
sence tempère les chaleurs de l'été ; mais cet avan-
tage disparaît en partie devant un inconvénient
irrémédiable : le pic de l'Élevend attire presque con-
stamment à lui une masse compacte de nuages qui
empêchent l'air d'arriver librement dans la ville où
l'atmosphère est lourde , étouffée et malsaine. On m'a
assuré qu'il y avait de bonnes sources d'eaux ther-
males au pied de la montagne, à une farsang de la
ville, et qu'on voyait auprès un bas-relief sassanide.
Malheureusement mon état de souffrance ne m'a pas
permis de vérifier le fait.
La plaine qui entoure la ville est com'erte de nom-
breux villages et de riches cultures, ce qui permet aux
habitants de vivre à bon marché et dans l'abondance.
La population de la province d'Hamadân se divise
en trois catégories très-distinctes : les castes mihtaire,
religieuse et mixte. La première se compose de la
tribu des Kara-Guzlou', l'une des plus guerrières et
des plus braves delà Perse; c'est une branche de celle
des Cham-Lou qui fut amenée par Timour-Leng de
1 La Perse ressemljle beaucoup aux Ilighlands d'Ecosse, par
les divisions de sa population en tribus ou clans, dont les chefs
inspirent un grand respect. La Perse est un pays Irès-aristocra-
tique où l'on prise fort la naissance , l'éducation et les bonnes
manières. C'est là un point de dissemblance heureuse avec la
Turkie et la Russie, où linstinct national est tout à fait démocra-
tique, c'est-ù-dire que dans ces deux empires, on no comprend
pas jxiurquoi le fils serait i-espccté, parce que le |)cre a été un
homme distingué. — R.
— 71 —
Syrie en Médie : elle est la plus nombreuse des trois.
La seconde comporte une infinité de Séyids et de Mol-
lahs qui paraissent avoir une prédilection marquée
pour cette province, où la plupart des villages leur ont
été donnés en fief par le gouvernement. Enfin, la troi-
sième, qui est la moins nombreuse, comprend les ci-
tadins, les ouvriers, les marchands, et les cultivateurs
des campagnes. Par une exception unique en Perse,
Méhémed-Chàh a nommé un gouverneur particulier à
chacune de ces castes, craignant sans doute de donner
trop de force à un seul homme en lui confiant le com-
mandement des trois.— Le prince Khanlar-Mirza gou-
verne la ville et les villages peuplés par des tribus
diverses; Hadji-Mirza-Hibrahim, personnage considé-
rable, né à Hamadàn, est à la tête de la fraction reli-
gieuse, et le Sertip Ferz-Ullah-Khan, — le même qui
fit voler M. Jacquet, — est le chef de la tribu des Kara-
Guzlou et commandant supérieur des forces militaires
de la province, qui se composent de trois régiuients
d^infanterie placés sous les ordres de ses neveux Mah-
moud-Khan, Ali-Khan et Rechid-Khan. Le premier a
épousé une sœur, et le second une tante de Méhémed-
Châh. La pomme de discorde est tombée dans cette
famille avec les princesses du sang royal. Celles-ci,
puissantes en cour, cherchent toujours à mettre leurs
maris en opposition avec leur oncle, espérant ame-
ner quelque revirement qui les fasse arriver au com-
mandement de la tribu. Ce n'est point sans arrière-
pensée que le Chah a donné ces princesses en mariage
aux Khans Kara-Guzlou ; leur tribu est une de celles
dont il redoute le plus l'opposition , car elle s'est.
72
jusqu'à ce jour, conservée pure de toute alliance étran-
gère ; le Chah avait donc intérêt à y faire admettre
ses parentes afin de la mieux dominer, et c'est effecti-
vement ce qui a eu lieu.
Peu de jours suffirent pour améliorer ma santé, et
je profitai de ce bien-être , pour aller faire une visite
de remcrcîment au docteur Jacquet, dont le logis était
à Chévérine, village situé à une demi-farsang d'Ha-
madân. En chemin, je rencontrai le colonel Mah-
moud-Khan , ce qui me contraria beaucoup , parce
qu'il me connaissait depuis longtemps et pouvait ré-
véler ma présence en Perse ; mais grâce à ma barbe
et à mon changement de costume, il ne me reconnut
pas. Je vis bien cependant qu'il cherchait dans son
souvenir à se rappeler qui j'étais, et dans quel lieu il
m'avait vu. Le soir, en retournant ta la ville, je le ren-
contrai de nouveau ; cette fois, ce gueux d'Ivan qui
me précédait, ivre-mort par suite des libations qu'il
avait faites à Chévérine, trahit mon incognito. En me
rejoignant, le colonel, après m'avoir fait de vifs re-
proches pour avoir douté de sa discrétion, m'engagea
à aller le lendemain déjeuner avec luidansson château
de Chévérine, ce que je fis exactement. Je vis là son
frère , Aman-Ullah-Khan, que je connaissais depuis
plusieurs années, et ses cousins Chéfi-Klian et Metel-
Khan. Ces jeunes seigneurs, chefs de leur tribu, sont
des jeunes gens agréables , intelligents , et braves
comme Houslem ; Chéfi-Khan surtout passe pour un
liomme remarquable parmi ses compatriotes. — Le
lendemain de cette invilatiou, Mahmoud-Khan me pré-
senta à son oncle Ferz-Cllah-Khan, comme un voya-
geiir européen qui allait à Téhéran, mais il ne lui dit
ni mon nom, ni le but de mon voyage.
Le Serlip était un homme alors âgé de quarante à
quarante-deux ans., d'un tempérament maladif, cha-
grin, morose , et qui cependant affichait beaucoup de
douceur et une grande politesse de formes. Lui et
ses neveux, passent pour être braves et déterminés.
Je trouvai chez cet homme un grand fonds de sagacité
et d'intelligence. 11 m'expliqua les avantages et les
travers des civihsations de l'Europe et de la Perse en
établissant des comparaisons entre elles; aussi me
laissa-t-il confondu de trouver chez un homme, ap-
partenant à une nation que nous avons peut-être tort
en France de considérer comme ignorante, des idées
aussi justes et aussi sensées que celles que pourrait
émettre chez nous le penseur le plus distingué. Mais
ce qui m'étonna beaucoup , ce fut de le voir, un mo-
ment après , renier toutes les belles maximes qu'il
venait de me citer, en conversant avec un de ses com-
patriotes qui était survenu. Après le départ de ce
personnage , je lui témoignai mon étonnement de
cette rétractation si subite. {Kébouler ha kcbouler,
gouch ba gouch) « Pigeon avec pigeon , faucon avec
faucon, me répondit-il; avec vous j'étais sincère :
parler le même langage à un Persan serait faire un
métier de du[)e, car ce ne sont pas les lumières qui
nous manquent , mais la moralité. Chez nous un
homme droit et honnête passe pour un imbécile, tan-
dis que la coquinerie est considérée comme de l'in-
telUgence. » Voilà l'opinion que tous les Persans ont
d'eux-mêmes , bien que tous ne l'avouent pas aussi
I. 5
— 7i -
franchement que le fit Ferz-UUah-Khan. Pour mon
compte , je puis affirmer qu'il était dans le >Tai, et
qu'il aurait \m ajouter encore bien d'autres vérités
aussi peu flatteuses que celles-là j pour comi)léter le
tableau.
Quand j'arrivai chez le Sertip, je le trouvai en com-
pagnie de quelques Séyids qui essayaient de lui extor-
quer de l'argent. On ne saurait se faire une juste idée,
quand on n'en a pas été témoin, de l'impudence de
ces descendants du Prophète; ce sont de vraies sang-
sues pour le peuple, par lequel ils se font défrayer de
toutes leurs dépenses. Rien n'égale leur arrogance,
et la prétendue sainteté de leur origine fait que les
musulmans n'osent pas se soustraire à leurs exigences,
bien qu'elles dépassent quelquefois toutes les bornes
imaginables. L'un de ceux qui se trouvaient chez
le Sertip était dégoûtant de saleté, et me parut être
la brute la plus inintelligente que j'eusse encore vue
parmi ceux de sa race. Usant du privilège que lui
donnait sa naissance , il s'était assis à la place d'hon-
neur, au-dessus du Khan, et le menaçait de tout
le courroux céleste s'il ne lui fournissait dix tomans
(à 42 fr. l'un) qui lui manipiaient pour achever la
construction de sa maison. Quand le déjeuner eut été
servi, il plongea sans façon ses doigts sales et couverts
de |)làtre dans la même assiette que le chef de tribu,
leipiel en paraissant assez peu flatté de faire ordi-
naire avec un aussi dégoûtant personnage, se résignait
cependant pour ne pas froisser les usages reçus. Après
avoir empoché les dix tomans qu'on lui donna , et
absorLé sa part (hi déjeuner, on eut cru que le Séyid
— 75 —
allait se retirer satisfait, mais le proverbe qui déclare
que l'appétit vient en mangeant, avait été fait pour
ce gaillard-là ; avant de se retirer, il exigea encore
un manteau ])Our lui, quelques aunes de toile pour
tailler des pantalons h ses fils, et un kharvar (six quin-
taux) de grains pour les nourrir. Le Khan ne put se
contenir devant l'effronterie de cette nouvelle de-
mande, et il apostropha le Séyid avec une colère qui,
à force d'avoir été comprimée, éclata avec violence.
Je craignis un moment que le sang du Prophète ne
fût pas une garantie suffisante pour préserver notre
homme de la bastonnade qu'il méritait : par bonheur,
le Sertip se calma. Je vis bien qu'il soulfrait de voir
que tout cela se passait en ma présence, aussi pour
en finir il dit au solliciteur : « Fais-toi soldat, alors
j'aurai soin de toi et de ta famille : mais jusque-là,
ne viens plus m'ennuyer par des demandes que je ne
satisferai point. » Le Séyid ne se montra nullement
blessé des dures paroles qu'il venait d'entendre. Il
se tourna vers moi en me disant : « Saheb (monsieur),
vous devez avoir une bien mauvaise opinion des Per-
sans, en voyant avec quelle inhumanité ils traitent les
descendants du saint Prophète ; de quel œil voit-on
les Séyids, dans votre pays? » — « Comme des chiens
{keiipek guibi), répondit sècliementFerz-UUah-Klian.»
— « Il paraît que les constellations ne me sont pas
favorables aujourd'hui, continua le Séyid en se levant ;
je reviendrai demain. » — « {liorov djéliénem) Va-t'en
en enfer! marmotta le Sertip entre ses dents. » Tel
fut le vœu dont il accompagna le saint homme à sa
sortie : puis se tournant vers moi, il ajouta : « Tant
— To-
que nous subirons la suprématie morale de ces chiens,
nous resterons dans Tornière et dans la crotte. »
Par mesure de prudence, je m'étais déterminé à ne
congédier Ivan que le jour même de mon départ ;
mais m'étant aperçu qu'il m'avait volé dix tomans (en-
viron cent vingt francs), je le jettai à la porte à coups
de bâtons et le remplaçai aussitôt |)ar un autre Armé-
nien , nommé Melcom. Pour se venger de sa mésa-
venture , le misérable Ivan se rendit chez le gouver-
neur et lui signala mon passage dans la ville, le but
de mon voyage et le mystère que j'en faisais. Il pou-
vait en résulter pour moi les plus tristes conséquen-
ces, si le colonel Mahmoud-Khan ne me fût venu en
aide. Cet ami se porta garant de ma moralité et de
mes intentions, et je ne fus pas inquiété; cependant
je jugeai prudent de ne pas prolonger davantage mon
séjour à Ilamadân, et je pressai le muletier, à qui
j'avais loué des bêtes de transport depuis trois jours,
de hâter son départ. Mais le gaillard n'était pas aussi
pressé que moi, et tantôt sous un prétexte, tantôt sous
lui autre, il me manquait toujours de parole ; il fallait,
disait-il , attendre que tous les cleslès (détachements)
de la caravane fussent prêts, ou que l'heure fût pro-
pice. Une autre fois, c'était la douane qui nous retar-
dait; mais toutes ces raisons ne pouvaient me satis-
faire, et le 24 je lui demandai la restitution des arrhes
qu'il avait reçues , afin de les remetlre à un autre
caravanier plus actif que lui. La nouvelle excuse qu'il
me donna me parut si péremptoire, que je ne pus
lui refuser un nouveau délai. Il me re[)résenla (|ue la
loi religieuse l'obligeait à coucher avec sa fennne la
/ /
nuit du jeudi au vendredi, et que s'il négligeait ce
devoir, sa femme serait autorisée à réclamer le di-
vorce. Il n'y avait rien à dire à cela et je consentis à
attendre jusqu'au vendredi soir. Quel singulier livre
que le Koran ! C'est une législation complète, tout y est
prévu, indiqué, depuis les principes qui doivent for-
mer la règle de conduite du souverain, jusqu'aux
détails de ménage les plus intimes ! Ainsi par ordon-
nance de Mahomet, messieurs les musulmans doi-
vent contenter à jour fixe les appétits de leurs épouses;
c'était un bon moyen de prévenir les effets de la po-
lygamie ; malheureusement la loi n'est pas toujours
strictement observée en Perse, où la majorité des
habitants, sans en excepter le clergé, délaissent le plus
souvent les femmes pour se livrer à l'ignoble débau-
che qui attira jadis la colère du Tout-Puissant sur les
villes impies de Sodome et de Gomorrhe.
Ceux qui se proposent de voyager en Perse , ne
sauraient trop se prémunir contre l^s mensonges des
caravaniers, qui jurent toujours/par ce qu'il y a de plus
sacré, de partir à jour fixe et qui cependant vous font
toujours attendre plusieurs jours avant de se mettre
en route. Le mal est moins dans le retard qu'ils font
éprouver, que dans leur manie de venir prendre les
bagages à l'avance , de peur que l'on ne parte avec
une autre caravane. On se voit ainsi souvent forcé de
rester une semaine entière entre les quatre murs nus
d'un caravansérail, privé de tous les objets qui sont
nécessaires à un Européen. Le moyen de prévenir ces
inconvénients, c'est de ne rien payer à l'avance au
muletier jusqu'à ce qu'on soit arrivé à la première
— 7S —
étape et de garder ses bagages jusqu'au moment du
départ. Un autre inconvénient non moins grand, et
qui m'a souvent désespéré en voyage, c'est Tindolence
des domestiques orientaux qui ne tiennent aucun
compte du temps. «El hemd lella, (à la grâce de Dieu)
disent-ils, ce qui ne se fait pas aujourd'hui se fera
demain. » Rien n'est plus désolant que ce système
pour un Européen, et surtout pour un militaire ha-
bitué à la plus stricte exactitude. Si l'on envoie son
domestique au bazar faire une commission qui exige
un quart d'heure au plus , on peut être certain de ne
pas le revoir avant trois ou quatre heures. Il s'occu-
pera fort peu de gagner les gages qu'il reçoit , gages
toujours beaucoup plus élevés que ceux qu'on paie en
Europe. Peu lui importe que vous ayez besoin de lui;
si vous lui reprochez de néghger vos affaires, il ré-
pondra avec humeur qu'il faut bien aussi qu'il fasse
les siennes, et l'on devra s'estimer heureux si, sur
sept ou huit objets qu'on lui ordonne d'acheter, il en
ra[)porte deux ou trois : et encore a-t-il toujours réa-
lisé un bénéfice de cent cinquante à deux cent pour
cent. Un domestique quitte le maître qui le surveille
pour en chercher un autre plus facile, qui se serve
lui-même et se laisse voler sans rien dire. Être servi
par eux, c'est être voué au martyre. Tout ignorants,
paresseux et voleurs qu'ils sont, les Persans passent
cependant pour les meilleurs domestiques de l'Asie.
Si cela est vrai, — car je ne les connais pas tous,— je
puis affirmer que le meilleur ne vaut pas grand'chose.
Cette manière de servir est du goût des grands sei-
gneurs persans, qui, ne payant jamais leurs dômes-
— 79 —
tiques, ne peuvent pas se montrer trop exigeants avec
eux ; ils aiment mieux se laisser voler que de leur
donner des gages : aussi tous les seigneurs qui mènent
un train un peu considérable sont-ils sûrs d'être pillés
parleurs domestiques. Les Européens qui payent exac-
tement, mois par mois, ceux qui les servent, seraient
fondés à vouloir obtenir de leurs serviteurs persans,
plus de zèle et de droiture, mais les Russes et les An-
glais qui, pour la plupart, en Perse, appartiennent à
la diplomatie, ont habitué ces gens là à des gains illi-
cites plus considérables encore que ceux qu'ils extor-
quent à leurs compatriotes. J'ai calculé, et j'ai la cer-
titude de ne m'ètre pas trompé , que les trois cinquiè-
mes de la dépense d'un Einopéen en Perse, doivent
être comptés [)0ur le bénéfice net des gens qu'il em-
ploie à son service.
La domesticité n'a rien d'humiliant en Perse , elle
est au contraire considérée comme la condition la plus
honorable. Le Chah est le serviteur de Dieu, et à son
tour il est servi par de grands seigneurs qui se font
aussi servir, et ainsi de suite jusqu'au dernier échelon
des classes sociales. Il n'y a nulle espèce de distinction
dans le genre de service rendu , un cuisinier ne se
croit pas moins considéré qu'un fonctionnaire public.
Chacun jouit du degré de considération que fait re-
jaillir sur lui la qualité et lerangdu maître qu'il sert:
c'est là un état de choses universellement accepté.
Enfin la caravane ayant terminé ses préparatifs,
nous nous mettons en route.
Bihik-Ahad. — 26 avril. — 7 farsangs, neuf heures
cl demie de parcours, par un chemin plat et facile.
— 80 —
quelque peu encaissé. Nombreux \illagcs et belles
cultures sur la route.
Le beau temps, qui m'avait favorisé depuis mon
départ de Bagdad, se gâta au moment oij je sortais
d'Ilamadàn : le tonnerre grondait et les éclairs sillon-
naient le ciel, mais les nuages, poussés par le vent,
fuyaient devant nous et se fondirent en torrents de
pluie à cent pas en av.inl de^la caravane , sans que
Teau nous atteignît. Bibik-Abad est un village de
quatre cents maisons, situé au milieu d'une vaste
plaine parfaitement cultivée.
Zérèh. — 27 avril. — Marche de nuit; 5 farsangs,
7 heures et demie de route, en plaine. Chemin coupé
par de nombreuses irrigations , grand nombre de
villages et de cultures, excavations et accidents de
terrain dans lesquels les nmles s'abattent à chaque
pas; la mienne tomba dans un kariz (puits) desséché et
aux trois quarts condjlé. Je me serais tué, si je ne
m'étais accroché à une grosse pierre qui se trouvait
au bord de l'ouverture.
Zérèh est un petit village de deux cent-cinciuante
maisons, arrosé i>ar un ruisseau dont l'eau est très-
bonne, chose [)récieuse et assez rare en Perse. Je ne
connais pas de supplice plus grand (|ue celui de voyager
la nuit et à cheval, surtout quand il est impossible de
dormir deux minutes pendant la journée, et (pi'il faut
passer ainsi de cent-soixante à cent-quatre-vingts
nuits avant d'arriver au terme du voyage. Le som-
meil vous gagne d'une manière irrésistible dès qu'ar-
rive minuit, on chancelle à cha(iuc pas et souvent
on iond)e d(î cheval. Les chevaux de cliarge vous heur-
— 81 —
tent en passant et vous blessent; quelquefois votre
monture s'abat, celles qui la suivent roulent par des-
sus, et gare à celui qui est au dessous de tout cela.
Le muletier arrive, crie, jure et blasphème comme
un damné. Quand on a un bâton à la main, on lui
en frotte les épaules ; il en résulte alors une série d'é-
vénements à la fois sérieux et comiques, qui ne man-
queraient pas d'un certain intérêt pour l'observateur
qui se tiendrait en dehors de ce tohu-bohu. Quant
à moi , je puis affirmer que , lorsqu'on a le mal-
heur d'y être mêlé, comme je le fus pendant cette
étape, les souffrances que l'on éprouve sont plus que
suffisantes pour dégoûter à tout jamais des voyages
en Asie à la suite d'une caravane.
A ces désagréments je trouvai une compensation,
qui était de n'avoir d'autres compagnons de voyage
que les muletiers, et cela m'importait d'autant plus
que je me dirigeais sur Téhéran, où j'avais intérêt,
plus que partout ailleurs, à ne pas être reconnu;
aussi avais -je repris la chemise arabe, quittée à
Kermanchâh.
Nouvaràne. — 28 avril. — 9 farsangs, trajet de douze
heures un quart, les trois premières en plaine, par une
route plate et facile, et le reste dans des montagnes
où le chemin , resserré , caillouteux et accidenté,
ofi're plus d'une difficulté. Le sol est partout aride,
sauf en arrivant près de Nouvaràne, dans une vallée
que traverse une petite rivière, sur les bords de la-
quelle sont situés de nombreux villages très-bien bâtis,
dont quelques-uns sont peuplés par des chrétiens
arméniens.
— 82 —
Noiivarànecst mi magnifique \illagc de huit à neuf
cents feux, entouré de vergers et de vignes dont les
habitants tirent un gros revenu. Le Chah l'a donné
en fief à son beau-frère , le Serdar Khan-Baba-Khan *.
Il est bon de remarquer que douze ou quinze grands
seigneurs, le premier ministre à leur tête, ont abusé
de la facilité du souverain, pour accaparer la plus
grande partie et le plus clair du revenu de la Perse.
Les douanes, où tous les droits s'acquittent au comp-
tant , leur appartiennent ; les plus beaux villages ,
les terres les mieux arrosées sont ordinairement
leur apanage. Ils les reçoivent du souverain, non pas
pour leur usage personnel,, mais pour payer, nourrir
et entretenir ceux de ses serviteurs qu'il leur confie.
Kuan-Baba-Khan, par exemple, commande à dix mille
fantassins, auxquels il extorque plus de la moitié de
leur solde, et, quand vient la fin de l'année, bien que le
revenu des fiefs qu'il possède suffise et même dépasse
le chiffre de la somme qu'il doit [>ayer à ses subordon-
nés, il trouve toujours le moyen, en procurant quel-
ques bénéfices aux comptables, de se faire reconnaître
créancier du gouvernement persan pour quelques
centaines de mille francs ®.
I Le Cliàli actuel de Perse a repris tout ce qu'il a pu pour le
douucr à des gens qui leniérilaient peut-être moins.
* C'est ce qui explique pourquoi il put réi-Iauier plusieurs
uiillioiis au Ljouvernemeiil persui, lorsque iiinmut Méliémed-
Cliàli, eu ISi8. — Le nouveau souverain, Nasser-Lddin-Cliàli, lit
bien, il est vrai, une espèce de banqui-route avec ses serviteurs,
mais il n'osa l'étendre jusqu'à Klian -Baba-Khan, parce qu'en sa
qualité de sujet russe, il avait un a|)pui contre lequel tout son
mauvais vouloir serait venu se briser en pure perle^
— 83 —
Notre caravane campa à Nouvaràne, sur un pla-
teau où dardait un soleil tropical. Jamais en juillet,
et dans les contrées les plus chaudes, je n'avais été plus
incommodé que ce jour-là. Vers le soir, un orage
éclata tout à coup et versa sur nous une pluie torren-
tielle qui traversa mon feutre et me perça j usqu'aux
os. Mais rinconvénjent de cette ondée ne fut rien en
comparaison du bien-être que nous éprouvâmes par
la disparition des essaims de mouches dont nous étions
grandement incommodés depuis quelques jours. Ces
insectes s'attachent par millions aux ballots de mar-
chandises dont sont chargées les caravanes , et fran-
chissent ainsi de très-grandes distances. Il est probable
qu'ils se transportent ainsi, chaque année , d'un bout
à l'autre de l'Asie.
Je vis à Nouvaràne un grand vivier, tellement
remph de poissons, qu'il y avait impossibilité totale d'y
plonger la main sans en toucher un ou plusieurs à la
fois. Chacun d'eux pesait pkis d'un kilogramme, et ils
étaient tellement bien a[)privoisés qu'ils venaient
prendre à la main le pain que je leur offrais. Je ne me
souviens plus très-bien de l'histoire que les habitants
me contèrent sur ces poissons, mais je crois qu'ils du-
rent commettre un certain délit qui fit que, depuis ce
moment, on les tient pour des créatures du diable. Le
Ketlihoda (maire) du village m'assura que tous ceux
qui avaient voulu en manger étaient morts instanta-
nément. Personne n'osait toucher à ces poissons ni leur
faire de mal, de peur de s'attirer la colère des mauvais
génies, c'est ce qui m'expliqua pourquoi ils s'étaient
ainsi multipliés et apprivoisés. Les Nouvaràniens,
— Hï —
consternés (\o voir que j'njonlais peu de foi à leur his-
toire, firent de grands ellorts pour me dissuader de la
pensée que j'avais de manger à mon dîner un de ces
poissons; mais quand je leur eus certifié que j'avais
des lélesm (talismans) qui détruiraient tous les ma-
léfices, ils ne s'opposèrent plus à mon dessein. A vrai
dire pourtant, ils me suivirent des yeux jusqu'à la fin
de mon repas et se retirèrent seulement alors, inti-
mement convaincus que je devais être sorcier ou quel-
que chose d'approchant ' .
' Il y avait certainement beaucoup de superstition dans la
croyance de ces villageois, mais cependant leurs craintes n'étaient
pas sans fondement; j'en lis plus tard, en 1849, une expé-
rience qui faillit me couler la vie. C'était à Ispahan, je revenais
de Chiraz. Privé de poisson frais depuis longtemps, je mangeai
avec avidité une grosse tanche, provenant du Zayendèh-Roud et
en tout semblable à celles de Nouvaràne. Deux lieures après, je
fus pris de coliques, de diarrhée, de vomissements allreux;
j'avais les mêmes symptômes que l'on remarque dans le choléra.
Les Persans me donnèrent bienlôt l'explication de cette subite
et dangereuse indisposition : j'avais mangé jusqu'au dernier les
(culs de ce maudit poisson , (jue les Persans considèrent
comme une substance vénéneuse des plus actives. Je me rappelai
alors les tanches de Nouvaritne, ilont je n'avais mangé que la
chair, et je fus à peu près convaincu que les habitants de ce vil-
lage, ignorant les elïets malfaisants des œufs, s'en étaient nour-
ris comme moi et en avaient éprouvé/ les mêmes effets. Avec
un penchant aussi prononcé que le leur au merveilleux et à la
suporsiiiion, il n'en fallait p;is davantage pour les laisser croire
à l'histoire qu'un Mollah leur avait faite sur ces poissons.
CHAPITRE IV.
Chémérïn. — Kochguek. — Le pic de Damavend. — Khanabad.
— Rabat-Kérim. — Les irrigations. — Moyens de voyager en
Perse.— Le Ferman royaL — Voyage à chevaL —La compagnie
d'un Mehmandar, — Sa manière d'agir. — La route de la cara-
vane.—Le Djilo-dar. — Le Persan et son âne. — Les mules et
les muletiers. — Profession de foi d'un Persarf. — Abdoukh.
— Les Caravanst!'rails. — Téhéran. — Aspect de la ville. —
Réflexions mélancoliques. — Projets joyeux. — Le général
Semineau. — Indiscrétion du docteur Jacquet. — Le village
de Châh-Abdoul-Azim. — Renvoi de mon domestique. — Con-
séquence de cette décision. — Voyage avec une caravane se
rendant à Meched.
Chémérïn. — 29 avril.— 3 farsangs, cinti heures et
demie de parcours , à travers les montagnes et par
une route facile qui court de plateau en plateau. On
rencontre des villages, des vergers et des cliain[)S
d'une très-belle culture, presque sans interruption; la
vigne et le noyer dominent toutes les autres espèces
de plantations. — A la chaleur du jour i)récédent et à
la pluie ont succédé un vent glacial qui nous accom-
pagne jiisqu'cà Chémérïn, gîte de cent cinquante
feux , situé sur le revers d'une montagne.
Kochgue/>. — 30 avril. — Cinq farsangs, trajet de sept
heures et demie à travers les montagnes, par une
route facile, dont la première moitié est inculte et peu
habitée. Pendant les deux dernières farsangs, au con-
traire, on aperçoit adroite et à gauche quelques jolis
>
— 86 —
villages. Deux heures avant d'arriver à lalialte,on voit
très-distinctement le pic du Damavend, bien qu'on en
soit éloigné de quarante-cinq farsangs. Je l'avais aperçu
quelques années auparavant de Kouhroud , village
situé sur la route d'Ispahan, à une distance de cin-
quante-quatre farsangs (soit quatre-\ingt-une lieues).
— Kochguek est un village de cent cinquante maisons,
peuplé par des nomades de la tribu Béyat.
Khanahad. — 1"- mai.— 6 farsangs, neuf heures de
parcours en plaine. On voit au loin quelques villages
et des tentes de nomades. Khanabad est un gîte de
deux cents feux. L'eau y est très-saumâtre.
Rahal-Kérim.—'i mai.— 8 farsangs, onze heures
trois quarts de parcours à travers une vaste plaine
coupée par quelques collines. — Au sommet de la
dernière que l'on fianchit, se trouve un caravansérail
en pierre, construit par Chàh-Abbas et tombant en
ruines. C'est un endroit très-dangereux, où les pillards
de la tribu des Chàh-Sevcnds, campés dans les plaines
environnantes, se portent pour dépouiller les cara-
vanes. Ral)at-Kérim est un gros village de neuf cents
maisons, entouré de vastes vergers, l'eau y est excel-
lente et on y trouve un caravansérail-chàh , le seul
habitable depuis Hamadàn '.
Les voyages en Asie ne se font pas aussi conforta-
blement qu'en Europe, les souffrances et les privations
y sont grandes; cependant, les gens qui n'ont pas
besoin de compter trop rigoureusement leurs dépenses
» Les eaux sont celU'S de la riviore Kéi'élch el se divisent en
plusieurs canaux.
— 87 —
peuvent se soustraire assez facilement à ces ennuis.
Il faut seulement avoir un personnel assez nombreux
de domesti(iues. Huit à dix suffisent avec une quin-
zaine de mulets pour porter les tentes, les bagages et
les provisions de bouche. La chose essentielle, c'est
de se résigner à Tavance à être volé par ces mêmes
domestiques, hélas ! indispensables pour vivre confor-
tablement. A cette condition, ils ne vous laisseront
manquer de rien. Il faut absolument voyager sur des
chevaux qui soient à vous; quant aux bêtes de somme,
on peut les louer sans aucun inconvénient, les mule-
tiers étant toujours disposés à vous suivre partout où
vous voulez aller. Telle est la manière la plus conve-
nable de faire une exploration scientifique, et Ton peut
franchir, en voyageant ainsi , environ dix à douze
lieues par jour.
Quand on veut voyager rapidement, c'est-à-dire
franchir jusqu'à vingt et vingt-cinq farsangs en un
jour (près de quarante lieues), il faut absolument se
munir dïm Ferman royal ou bien d'un ordre d'un gou-
verneur général, qui vous autorise à prendre des che-
vaux de poste ^ dans les relais établis d'étape en étape,
1 Les voyages en poste faits en Perse sont non-seulemenl Irès-
agréables, mais encore très-peu coûteux. A chaque poste, qui se
compose de quinze à vingt niilies , le voyageur, qui n'a rien à
payer, se contente de donner quelque menue monnaie au saridji
(postillon). Quelquefois les chevaux sont très-mauvais, mais
ordinairenieiU ce sont des bêles de petite taille qui trottent fort
bien dans la plaine. Il arrive souvent qu'on ne trouve pas de
chevaux à la poste, alors on est forcé de continuer sa route
avec ceux qui vous ont amené. Ces pauvres bêtes ne ralentissent
point le pas et marchent toujours aussi vile jusqu'à trente milles
— 88 —
sur les routes seulement (jui conduisent tlans les capi-
tales des provinces. Ces relais se nomment Icliapar-
khanè (maison des courriers), et chacun d'eux, suivant
l'importance de la route qu'il dessert, doit être muni
de cinq à douze chevaux, qu'un préposé du gouverne-
ment,atTermant une certaine quantité de relais, doit
toujours tenir prêts à la disposition des courriers
royaux et des personnes munies d'autorisations spé-
ciales. Mais comme ces préposés ne reçoivent' jamais
exactement la subvention en nature et en espèces qui
leur est allouée par le Chah; comme en déflnitive il en
est de la poste ainsi que de toutes les autres branches
de l'administration, qu'il est permis de voler sur ce
chapitre aussi bien que sur les autres, il s'en suit
qu'au lieu de douze chevaux, on en trouve tout au
plus deux ou trois à chaque relais, et encore sont-
ils presque toujours tellement éclopés et poussifs
qu'on a des peines infinies à les lancer au galop :
aussi arrive-t-on au gîte avec ces bêtes, moulu, et
prêt à rendre l'àme. Ces rossinantes sont particu-
lièrement destinées aux courriers persans et aux
Européens qui n'aiment pas à desserrer les cordons
de leur bourse; ceux qui se montrent généreux, comme
les courriers des ambassadeurs étrangers, trouvent
toujours, dans quelque coin reculé de la maison de
poste, une ou deux montures tenues [)rudemment en
réserve par le maître de poste; mais s'ils ont besoin
d'un j)lus grand nombre de chevaux, ils doivent se dé-
aii delà. Le colonel Rawlinson lit un jour cent milles d'une seule
traite, en se reposant à chaque poste pour laisser souffler et
manger les chevaux . — R.
— 89 —
cider à subir la loi commune. Quelquefois, par une
autorisation exceptionnelle, rarement accordée, le
gouvernement autorise les princes, les grands de la
cour elles étrangers de distinction, à prendre tous les
chevaux qui leur sont nécessaires dans les villages
où ils s'arrêtent, et à les faire courir comme les bêtes
de la poste; mais il en coûte de trop grosses sommes
pour qu'il soit permis d'avoir souvent recours à ce
moyen. Les points extrêmes vers les frontières de la
Perse d'où partent les relais qui aboutissent à la
capitale sont : Khoï, Recht, Asterabad, Meched, Ker-
man, Chiraz et Kermanchâh. Les ordres du gouverne-
ment et les lettres des particuliers, pour les villes qui
ne se trouvent pas sur les lignes qui viennent d'être
indiquées, sont portés : les premiers, par des cavaliers
spéciaux, (Goulams). montés sur leurs propres che-
vaux, et les secondes par des piétons {Kassed), qui
s'occupent exclusivement du transport de la corres-
pondance des négociants: quelquefois aussi les carava-
niers se chargent de ce soin.
Les diplomates et les voyageurs recommandés, qui
ne se servent à peu près que des deux moyens de loco-
motion que je viens d'indiquer, sont presque toujours
escortés par un Mehmandar accordé par le gouverne-
ment persan. Celui qui porte ce titre est un officier
dont le rang varie suivant l'importance de la personne
qu'il accompagne. Les Russes et les Anglais ont poussé
l'étiquette jusqu'à désigner, dans les traités qu'ils ont
conclus avec les Persans, le grade de l'officier qui doit
accompagner les envoyés qu'ils entretiennent à la cour
du Chah. 11 no peut pas être moindre que celui de
— 90 —
ces diplomates eux-mêmes, lesquels sont habituelle-
ment des ministres plénipotentiaires.
Le Mehmandar est responsable des accidents, des
pertes et du mécontentement qu'éprouve la personne
qui lui est confiée. Le Ferman royal dont il est muni
l'autorise ordinairement à se faire délivrer gratis
le sursat, c'est-à-dire le logis, le bois et les vivres
nécessaires à la consommation du voyageur qu'il est
chargé de protéger, et ce qui est nécessaire à sa suite:
aussi se rend-il pre?que toujours d'avance au gîte pour
faire préparer tout ce qui est nécessaire. Dès qu'il
arrive , il va directement chez le Ketkhoda, auquel
il s'adresse toujours avec un ton de supériorité bien
marquée; il lui communicpie brièvement ses ordres
pour faire réunir au plus vite les objets stipulés dans
le Ferman. 11 s'empare ensuite de la plus belle maison
de la localité, et va de là s'asseoir à la place d'hon-
neur, soit dans la mosquée , soit sur la place publi-
que , oiJi il est bientôt entouré par une foule d'indi-
vidus qui viennent l'assurer que leur misère les met
dans l'impossibiUté de fournir le bois, le mouton, le
beurre ou le pain, etc., et tous les articles auxquels ils
ont été taxés par le Ketkhoda. Le Mehmandar, fumant
gravement son kalioun, écoute sans mot dire toutes
les doléances , toutes les récriminations ; i)Our rien
au monde il ne voudrait laisser chômer son narguilé,
car c'est là une affaire grave en Perse, et à laquelle
on attache une véritable imjiortance; mais sitôt qu'il
a aspiré la dernière boulîée de fumée, il se lève lente-
ment el frappe à tort et à travers sur la foule des récal-
citianls, qui se sauvent en criant et en maudissant
l
— 91 —
l'intrus dont Tarrivée les force à se dessaisir d'une
partie de leurs provisions de réserve. S'ils tardent
trop à revenir avec l'objet qu'on leur demande, le
bâton du Mehmandar recommence son exercice, et il
est rare qu'après ce deuxième avertissement, quel-
qu'un se montre encore rebelle aux ordres du Ke-
tkhoda. Le voyageur qui arrive à la halte y trouve en
abondance des provisions de bouche, un logis bien aéré
si c'est pendant été, et bien chaufle si c'est en hiver.
Comme le Ferman porte toujours une quantité de
vivres dix fois plus forte que celle qui est nécessaire à
la consommation des personnes accompagnées par un
Mehmandar, celui-ci ne perçoit que ce qui est néces-
saire à leurs besoins, et se fait rembourser le reste en
argent comptant par les habitants du village, n'exi-
geant d'eux qu'un peu moins de la valeur réelle des
objets qu'ils doivent lui fournir. Il réalise souvent de
cette manière de très- jolis bénélices; aussi l'emploi
de Mehmandar est-il très-recherché en Perse, surtout
auprès des Européens, que ces gens-là trompent avec
plus de facilité que les Asiatiques, et dont la générosité
est souvent une autre source de profit.
Un Européen nouvellement arrivé en Perse s'ha-
bitue difficilement, pendant les premiers jours, aux
discussions interminables du Mehmandar avec les vil-
lageois. 11 y met souvent un terme en interposant son
autorité et en payant comptant tout ce dont il a besoin.
Il ne s'écarterait pas ainsi de la règle, s'il savait les
inconvénients auxquels il s'expose. Le Mehmandar, ne
pouvant plus bénéficier sur les vivres perçus en na-
ture, puise largement dans la bourse de son protégé
pour les achats en tout genre, et se procure ainsi une
compensation plus lucrative et plus facile, qui dépasse
le gain qu'il pourrait faire sur les villageois. On
perd, en outre, autant en considération aux yeux de
ceux-ci qu'à ceux du protecteur officiel pour cette
renonciation à son droit. Lameilleure conduite à tenir
c'est de laisser faire le Mehmandar sans se mêler de
rien, car autrement chacun se moque même de votre
générosité et de vos sentiments d'humanité.
Il n'y a pas de pire malheur, quand on voyage en
Asie, que celui d'être obligé d'associer sa fortune à
celle d'une caravane, et c'est à cette extrémité qu'en
sont réduits ceux dont la fortune n'est pas assez grande
pour se permettre de voyager des deux manières que
nous venons d'indiquer ci-dessus. Le |)remier des
inconvénients est celui (pie suscite toujours la mau-
vaise foi des muletiers {/ailerdji). Dès qu'ils ont reçu
le prix de location des bêtes de sonnne, ils se moquent
des conditions arrêtées et n'en font qu'à leur guise.
A-t-on stipulé avec eux le nombre de jours que l'on
doit rester en route ; ils s'en soucient fort peu et ne
font pas un pas de i)lus que la traite qu'ils se sont
l)roposé de franchir. Se sont-ils engagés à passer par
telle ou telle localité que vous avez intérêt à visiter;
pour peu que cela les dérange , ils prendront une
direction opjiosée et donneront mille raisons absurdes
pour se justifier de leur manque de foi. Leur princi-
pale ruse consiste à elfrayrîr les étrangers, en leur
annonçant des voleurs (pii , bien entendu , n'existent
pas; mais à cela près, ils vous cajoleront, vous flat-
teront poiu' avoir un |)onrl)oJrc; la plupart du temps,
— u;j —
ils se font payer d'avance, puis ils viennent vous
dire à moitié chemin qu'ils n'ont plus d'argent pour
acheter l'orge nécessaire à la nourriture de leur
monture. Ceux qui ne sont pas blasés sur ces petites
roueries se laissent toujours extorquer par eux un
supplément de frais de transport. On doit d'ailleurs
s'attendre encore à beaucoup d'autres désagréments.
Le voyageur devra d'abord braver les intempéries,
s'endurcir à toutes les fatigues, dormir à la belle
étoile, que le temps soit froid ou chaud, sec ou
pluvieux, à moins qu'il ne préfère se retirer dans des
logis malpropres, puants et remplis de vermine, dans
les villes aussi bien que dans les villages. Les hôtels,
les auberges et les tavernes sont inconnus en Asie , et
le mieux que l'on puisse trouver sont ces beaux cara-
vansérails-chàh, que la saleté habituelle des Persans
a bien vite transformés en de véritables écuries, car
ils logent leurs chevaux dans les mêmes chambres
que les hommes, de crainte des voleurs : aussi ces
chambres sont -elles pleines de crottin mêlé à des
excréments humains. Il faut s'accommoder de tout
cela, aussi bien que du caractère des compagnons de
route que vous donne le hasard, et penser, avant tout,
comme le dit très-judicieusement M. Jaubert, non pas
à ce dont on peut avoir besoin, mais bien à ce dont on
pourra se passer.
C'est chose assez curieuse que la marche d'une ca-
ravane en Perse. Le chef, nommé djilo-dar (celui qui
a ou qui tient la bride), est un muletier qui se recom-
mande autant par la connaissance des routes , des lo-
calités et des populations qui les habitent, que par la
— «J-i —
confiance qu'il inspire aux voyageurs et aux négo-
ciants. Ces derniers remettent souvent aux carava-
niers des sommes en or considérables, et l'on n'a
jamais entendu dire qu'un djilo-dar ait trahi leur
confiance. Ses chevaux ou ses mulets sont ordinaire-
ment bons et bien soignés; un djilo-dar en possède
dix, trente, cinquante, suivant sa fortune, et les fait
soigner par un personnel suffisant de domestiques.
Quand il a traité avec des négociants pour le trans-
port de leurs marchandises , si ses bêtes de somme
sont insuffisantes , ce qui arrive presque toujours, il
recrute tous les petits caravaniers qui n'ont que sept
à huit bêtes de charge, et leur confie le surplus de
son chargement : mais ces gens-là restent sous ses
ordres, et lui obéissent en tout point jusqu'à leur
arrivée à destination. C'est le djilo-dar qui désigne
les villages où doit s'arrêter la caravane et les heures
de départ. S'il n'y a pas de caravansérail à la halte,
il choisit lui-même rem[)lacement du campement
dans un endroit spacieux, tel que la place du village.
Chaque muletier dépose ses ballots dans un lieu que
lui désigne le djilo-dar, de manière à ce que tout cela
forme un rond ou un carré en dehors duquel dorment
les voyageurs. L'intérieur est réservé aux mulets,
qu'on attache par leur longe à de grandes cordes
fixées au centre et aux extrémités par deux grands
clous en fer fichés en terre. 11 y a toujours, avec les
caravanes , une catégorie d§ voyageurs persans peu
fortunés, qui se cotisent à deux pour acheter un âne
dont ils se servent tour à tour connue monture, et pour
lui faire porter d'énormes bats, sous le poids desquels
I
— \)h -
lapauvrebète est écrasée. A dire vrai, une fois arrive
au gîte, l'animal trouve toujours des soins empressés
et une ration complète : on Tétrilie, on le lave, ses
membres sont massés, ses naseaux et ses oreilles
contournés, froissés, tortillés; un père n'a pas plus
de tendresse pour son enfant que les propriétaires de
ces ânes pour leurs animaux. Certains voyageurs, tout
à fait dénués de ressources, vont à pied, et subsis-
tent au moyen de quelques charités de vivres que
leur font leurs compagnons de voyage, en échange
des petits services qu'ils leur rendent. Ce sont eux
qui vont chercher l'eau à la rivière et qui apportent
le bois de chauffage. Dès que la caravane est installée
au gîte, le djilo-dar donne l'heure du départ pour le
soir ou le lendemain matin , soit que l'on voyage le
jour ou même la nuit, afin que chacun sache le temps
dont il peut disposer pour ses affaires particulières.
Une fois en route, la caravane est divisée en pelotons
de dix à douze mulets que Ton nomme destês : ceux du
djilo-dar forment la tête de colonne et il place toujours
sa meilleure bête en avant, afin que les autres
soient stimulées par son exemple et se maintiennent
toujours à une allure vive, égale et soutenue. Cette
mule conductrice est toujours recouverte d'un harna-
chement de luxe, chargé de broderies, de coquillages,
de colifichets et de grelots, dont le tintement annonce
au loin l'arrivée de la caravane. Derrière les pelotons
marchent les kalerdjis (on nomme kalerdji le cara-
vanier qui possède des mulets, et chalvadar celui qui
possède des chevaux de charge) qui, pendant le trajet,
ont constamment les yeux fixés sur leurs charges res-
— uc. —
pectivcs, afin de les redresser à temps, ou de les raf-
fermir sur le bâl.Si l'une d'elles tombe, ou si le mulet
s'abat, trois hommes restent en arrière pour le re-
mettre sur pied et recharger, puis ils regagnent
promptement leur rang dans la caravane qui a conti-
nué de marcher. La place fixe du djilo-dar est habi-
tuellement en tête de la colonne , mais de temps en
temps il se porte sur les derrières et sur les flancs,
pour voir si ses subordonnés sont à leur poste et don-
nent des soins suffisants aux marchandises qu'il leur
a confiées. La surveillance doit être active, constante,
car le caravanier a souvent de cinq à six cents bêtes
de somme à diriger , et il im[)orte à sa considération
comme à son intérêt qu'aucun dégât, aucune avarie,
ne surviennent par sa faute. Toutes les fois qu'il juge
à propos d'arrêter la caravane pour laisser souffler ou
uriner les mulets, ou bien pour ralentir la marche
dans les endroits dangereux et difficiles, il pousse un
grand cri, qui est répété dans cha(|ue peloton, et dont
les modulations indiquent la nature de l'ordre qu'il
transmet. Quand les pelotons sont en marche, ils lais-
sent entre eux un intervalle de tiente à quarante pas.
Les scr-nichine, ou voyageurs peu fortunés qui louent,
pour leur transport, des mules déjà chargées d'un
demi-fardeau 5 marchent ordinairement avec le mu-
letier aucpiel ils ont loué leur monture. Chaque ka-
terdji a pour lui et ses aides un âne que l'on monte
tour à tour; lorsqu'ils sont fatigués de marcher,
ou quand ils veulent dormir, ils ai)puyent alors le
ventre sur le bat , en laissant pendre la tête et
les pieds de chaque côté, sur les flancs de l'animal ;
— 97 —
les mains traînent par terre ou sont ramenées sous
le ventre, dans la même position qu'un sac de farine,
etils dormentdans celte position aussi bien que dans le
meilleur lit du monde, sans éprouver la plus légère
suffocation et sans craindre le moindre accident. Il
leur arrive de temps en temps, pourtant, de tomber
la tète la première sur les cailloux, dans la boue, et de
s'écorcher la figure, mais ils ne se découragent pas pour
une pareille bagatelle. Les caravaniers sont habituel-
lement très-portés à remplir exactement les rites exté-
rieurs de leur culte , ce qui n'est pas une preuve de
leur moralité, mais bien plutôt de leur hypocrisie.
Pour mon compte, je suis convaincu qu'ils s'adressent
à Dieu beaucoiq) plus pour le prier de les favoriser dans
leurs coquineries, que pour lui demander de les diriger
dans la voie du bien. Quoi qu'il en soit, rien n'est plus
curieux, quand arrivent les heures de la prière, que de
voir ces hommes courir alternativement en avant pour
remplir ce devoir religieux, avant que la caravane
ne les ait rejoints. Il arrive souvent qu'ils ne trou-
vent pas d'eau pour leurs ablutions, ils la remplacent
alors par une poignée de terre dont ils se frottent les
mains et la ligure, et ils se croient ainsi purifiés. Ils
récitent ensuite leur namaz, conime le feraient des
perroquets, dans une langue qu'ils ne comprennent
pas; mais pour eux comme pour nous, « il n'y a que
la foi qui sauve. » Dès qu'ils ont accompli avec exac-
titude ce semblant de devoir, et qu'ils ont jeûné
pendant le Hamazan, toutes les friponneries et les
infamies les plus noires leur paraissent i)ermises, sans
qu'ils aient à en rendre com[)tc^ ni dans ce monde, ni
I. 6
— 1)8 —
dans Faiitre. Les caravaniers ne sont point une excep-
tion^, car la généralité des Persans pense que tout doit
être pour le culte et rien pour la morale.
Une caravane est-elle attaquée par des bandits ; les
muletiers persans se défendent bien quand ils sont
armés, et que leur nombre et leur position leur font
espérer la victoire, mais pour peu qu'ils aient des
doutes, ils ne songent {)lus qu'à assurer le salut de
leurs mulets. Ils coupent alors les liens des bagages et
les abandonnent sur place à la convoitise des pillards.
Tandis que ceux-ci s'emparent du butin, ils s'élancent
sur une de leurs montures, poussent les autres devant
eux et galopent ainsi jusqu'à ce qu'ils soient à l'abri
des voleurs. Il est bon de remarquer que quand pa-
reille chose arrive, les mulets ont l'instinct du danger
qu'ils courent, et qu'ils déploient fdors dans leur course
une ardeur qui contraste singulièrement avec la len-
teur ordinaire de leur marche.
Généralement, et par des routes ordinaires, une
caravane de mulets ou de chevaux, portant chacun
AO à 45 ballemmls (i20 à 135 kilogrammes), doit
parcourir une farsang en une heure et demie ; mais
dans les déserts, comme de Meched à Bokhara, ou
bien dans les pays de montagnes, comme dans le Ma-
zendèran, la marche est un peu plus lente.
L(!s Persans peu fortunés ne transportent avec eux
aucune es|)ècc de provisions de bouche, quand ils
voyagent sur les grandes lignes de communication,
parce que le djilo-dar descend toujours dans un village
où Ton est au moins certain de trouver du pain, des
œufs, du beurre et du lait aigre, et que ces aliments
— 99 —
leur suffisent. Si l'on ne doit rien trouver à la halte
suivante, le djilo-dar ne manque jamais d'en prévenir
les voyageurs, qui se pourvoient de vivres dans le vil-
lage qui la précède. 11 y a une exception à celte règle,
du commencement de mai à la fin de juillet, époque à
laquelle les Persans mettent leurs chevaux au vert.
Les muletiers sont alors obligés de camper près des
prairies et loin des villages : dans ce cas, chacun doit
être muni des articles nécessaires à sa consommation.
Ceux que j'ai indiqués ci-dessus forment le fond de
la nourriture des Persans, mais un Européen s'en
contente plus difficilement. Il peut alors acheter des
poules que l'on trouve aussi dans la jjlupart des vil-
lages. Du reste, on est bien vite habitué cà se nourrir
comme les habitants du pays , mais rien n'empêche,
sans trop se surcharger, de porter avec soi une petite
provision de riz pour faire du pilau : c'est une nour-
riture qu'on trouve d'abord un peu sèche, mais à la-
quelle on s'habitue si bien et si promptement, que
bientôt on ne [leut plus s'en passer. Le pilau est la nour-
riture par excellence de ceux qui voyagent en Perse ;
c'est un mets sain, très-nourrissant et d'une facile
digestion. L'usage, pendant la route, du lait aigre
caillé, nuit généralement aux Européens ; il les affai-
blit beaucoup, et dérange tout à fait les fonctions de
l'estomac, surtout quand, pour le boire, on l'allonge
avec de l'eau. Cette recommandation me paraît d'au-
tant plus nécessaire , que les voyageurs , altérés par
une longue traite, et ne trouvant le plus souvent, en
arrivant à l'étape, qu'une eau tiède et saumàtre, pré-
fèrent se gorger d'abdou/ih (c'est ainsi qu'on appelle
— 400 —
le lait aigre étendu d'eau, comme aussi le petit-lait);
cela les soulage pour un moment, mais ils sont bien-
tôt plus altérés qu'auparavant, et se rejettent alors
sur Te au , ce qui est la pire de toutes les ressources.
Quand les voyageurs ne logent pas au caravensérail,
et préfèrent faire élection de domicile chez un habi-
tant, celui-ci ne demande jamais de rétribution pour
le logement : mais il est d'usage d'acheter chez lui le
bois, la paille, l'orge et les vivres dont on a besoin.
Téhéran. — 3 mai. — Six farsangs, neuf heures de
route par un chemin plat, mais défoncé à chaque ])as
par les eaux destinées aux irrigations des cultures. Les
villages sont très-nombreux de chaque côté de la
route.
Ce misérable Ivan avait si bien divulgué mes projets
à Hamadàn, que tout le monde les connaissait; les
muletiers de noire caravane savaient tous que je me
rendais à Hérat. Je décou^*ris aussi que ce scélérat
avait remis à Melcom, le domestique qui l'avait rem-
placé chez moi, une lettre adressée au comte de Mc-
dem , ministre de Russie près du Cliàh, et l'un de mes
persécuteurs, pour lui mieux signaler mon passage.
Par bonheur, je trouvai l'occasion de m'emparer de
cette lettre et de la faire disparaître.
Je m'étais d al)ord déterminé à aller loger dans la
ville, mais je réfléchis que j'y serais trop en vue et
j'al)andonnai ce projet qui, je le savais aussi, contra-
rierait beaucoup le représentant de la France à Télié-
ran. Ce diplomate pensait (pie ma présence lui causerait
des embarras, et quoi(pie je n'eusse à me féliciter, ni
de la manière 'loiit il avait soutenu mes réclamations
— 101 —
près du gouvernement persan, ni du résultat obtenu, il
n'y avait pas de raison suffisante pour moi de chercher
à entraver ses négociations : elles étaient faites dans
rintérêt de la France, et j'ai toujours fait passer cet
intérêt avant le mien.
J'arrivai à Téhéran au moment où les premières
lueurs du jour commençaient h colorer les villages de
Chimerân, pittoresquement étalés au pied du mont
Elbourz, et le Kasr-Kadjar (palais des Kadjars), placé
sur un plan plus rapproché , et ombragé par les ma-
gnifiques sycomores à l'épais feuillage, où j'étais allé
tant de fois chercher l'oubli des ennuis de la ville.
J'apercevais de tous côtés d'abondantes récoltes, encore
sur pied, et je marchais au miheu de nombreux vil-
lageois qui portaient des denrées à la ville. Le soleil
se levait éclatant et radieux derrière le pic du Dama-
vend, et jetait sur ce tableau printanier un air de fête
et de contentement , qui contrastait singulièrement
avec les sentiments dont mon âme était oppressée. La
ville dans laquelle j'arrivais me rappelait de bien
tristes souvenirs : j'y avais reçu un grade élevé et joui
de la bienveillance du souverain , mais j'avais perdu
tout cela pour avoir voulu rendre service à mon pays :
puis^ au heu de l'appui que j'étais en droit d'atten-
dre du gouvernement qui le dirigeait alors, j'avais
été délaissé , abandonné et je rentrais à Téhéran pro-
scrit, sous un déguisement, et la figure à moitié cachée
par un bandeau, afin de me rendre méconnaissable, La
fortune est bien inconstante, et bien fou est celui qui
se fie à ses premières faveurs!... Toutes ces tristes
pensées s'agitaient et se heurtaient dans mon esprit, et
I. 6.
— 40-2 —
je restai quelque temps affaissé sous leur poids : mais
mon courage reprit bien vite le dessus : car j'avais
besoin d'être fort pour m'aider à supporter la grande
lutte que j'allais avoir à soutenir contre l'adversité.
Je descendis dans un caravansérail situé au sud de
la ville, en dehors de la porte de Cliâh-Abdoul-Azim.
Quelque soin que j'eusse pris de cacher mon identité,
je fus cependant reconnu pour Européen; mais,
comme on apprécia peu mon importance, eu égard à
la légèreté de mon bagage, j'échap[)ai à toutes les
investigations. Dès que je fus installé dans une
chambre fort malpropre, j'écrivis à l'un de mes amis,
le général Semineau, pour le prévenir de mon arrivée
et le prier de m'envoyer quekjues livres et des effets
dont j'avais besoin. Les désagréments qu'il pouvait
s'attirer en venant me voir ne l'arrêtèrent cependant
pas, car, quelques instants après, il était près de
moi. Il m'apprit certains faits qui me déterminèrent à
ne pas prolonger mon séjour à Téhéran. Le docteur
Jacquet, en la discrétion duquel je m'étais lié, avait
écrit à mi Européen habitant la capitale pour lui
annoncer mon arrivée à Ilaniadân. Heureusement,
il avait ajouté que, de là, je me dirigerais sur Tauris.
Mais l'on devait déjà savoir à la cour que j'avais suivi
une tout autre direction; il fallait donc me hâter de
faire perdre mes traces. La fortune me vint en aide,
car, dès le lendemain, une caravane partait pour
Meciied, et son djilo-dar avait son logis dans le cara-
vansérail où j'étais descendu. Nous fîmes aussitôt
marché pour deux mulets, l'un pour nie servir de
monture, l'autre pour porter mes bagages, à raison de
— 103 —
vingt-cinq sahcbkrans l'un, et je quittai Téliéran , le
même jour, pour me rendre au rendez-vous général de
la caravane, situé à une farsang et demie de la ville,
dans le village de Cliâli-Al)doul-Azim, où Ton arrive
par une route plate et facile. Cette localité est presque
une petite ville : on y trouve des bazars, de larges
rues plantées d'arbres et arrosées par des courants
d'eau vive, une habitation royale, des bains, un cara-
vansérail-châh et une belle mosquée, où est enterré
l'Imam dont elle porte le noin. C'est là ce qui fait la
richesse de cet endroit, car on y vient en pèlerinage de
tous les points de la Perse. Chaque vendredi, les pieux
habitants de la capitale y vont aussi faire leur
prière, et cette succession de visites i)rocure de gros
bénéfices aux habitants. La ville est située au mi-
heu même des ruiaes de l'ancienne Rhaguès ou
Rheï. En quittant la caj)itale de la Perse, je laissais
derrière moi les dernières traces de la civilisation, et
je prenais mon essor vers ces contrées inhospitahères
qu'on m'avait représentées comme devant être n\on
tombeau. Je m'avançais cependant sans inqiiiémde
et sans crainte , bien peisuadé qu'avec du savoir-faire
et de l'habileté dans ma conduite, j'éviterais la cata-
strophe qu'on m'avait prédite.
Je fis, dans la soirée, l'inventaire de ma petite for-
tune, et je découvris encore quelques soustractions de
ce misérable Ivan, dont le but, j'en ai la certitude,
était, s'il fût resté à mon service, de m'assassiner dès
que nous aurions été éloignés de Téhéran, isolés de
tous ceux qui pouvaient s'intéresser à mon sort. Le
domestique qui lui avait succédé ne s'était engagé à
me suivre que jusqu'à cette dernière \ille. Dans lim-
possibiiilé où j'étais deremplacer maintenant celui-ci
par une personne sûre,, je ne voulus point m'assujet-
tir à la défiance ^et à la surveillance qu'il m'aurait
fallu nécessaireinent déployer vis-à-vis d'un nouveau
serviteur, car j'aurais été obligé de le prendre au
hasard. Je partis donc seul. Mais le remède fut pire
que le mal : si j'avais su toutes les souffrances que je
me préparais, je ne me serais point imposé une pri-
vation dont le but était aussi d'économiser mes finan-
ces. Un domestique, au moins, est toujours nécessaire
à un Européen qui voyage dans l'intérieur de l'Asie*.
On ne trouve dans ce pays aucune des ressources et
des commodités ordinaires en Europe ; il n'y a ni hôtel,
ni dîner prêt quand on arrive; il faut traîner avec soi
son lit, ses provisions de bouche, sa batterie de cui-
sine, et souvent jusqu'au bois et à l'eau. Si un Euro-
péen ne faisait (jue se déconsidérer, aux yeux des Per-
sans, en faisant kii-même sa cuisine, en allant acheter
tout ce qui lui est nécessaire, et en nettoyant ses plats
et ses marmites, il i)ourrait parfaitement se moquer
de cet inconvénient temporaire; mais celte perte de
considération l'expose aussi à être maltraité souvent,
* CeUe remarque est très-oxacle ei cependant quelques atta-
chés de la mission de Hérat se souviennent avec plaisir avoir
été surpris, un soir d'octobre, assis devant un feu mourant, par
l'arrivée d'un voyageur anglais, M. Milford, — qui se rendait
à l]()nil):iy ! Quoiqu'il connùl fort peu la langue du pays, il
avait fait une partie de la route de Haniadàn à Hérat sans
domestique. Quant à son bagage, il l'avait fait transporter à dos
de cheval sous ses yeux, car il renfermait des articles auxquels
il tenait inliniment. — L.
— 105 —
sans sujet, purement et simplement parce qu'on le
croit dépourvu de toute protection , et parce qu'en sa
qualité de chrétien, il a le malheur d'être impur aux
yeux des musulmans chiàs, (pii le regardent comme
un chien dont il faut fuir le contact, Tempêchcnt de
toucher à leur eau, à leurs vivres, et se posent ainsi
en véritables tvrans. Telle était la situation dans
laquelle je me trouvais, et Dieu seul sait ce que j'ai
souffert. Un Européen doit toujours prendre un do-
mestique musulman, de préférence à un Arménien.
Ces derniers, en leur quahté de chrétiens, se prêtent
mieux à nos usages, mais habitués à être dominés, ils
sont très-timides et n'osent pas faire valoir leurs droits.
Les Persans les insultent à propos de rien ; à vrai
dire, ce sont de fietfés coquins, menteurs, rampants,
vils, lâches, qui se figurent que, puisqu'ils sont nos
coreligionnaires, ils ont le droit de nous voler bien
plus que n'oserait le faire un musulman. Ceux-ci,
sans être trop scrupuleux, sont au moins plus propres
et plus faits au service. Le sentiment delà supériorité
que leur donne leur qualité de musulmans les rend
fiers et très-déterminés, et ils savent bien se faire res-
pecter. On aurait tort de conclure, d'après ce que j'ai
dit jusqu'ici, que la généralité des Européens est mal-
traitée en Perse; cela n'arrive qu'au plus petit nombre,
particulièrement quand on les suppose de bas étage et
qu'ils sont isolés, surtout quand ils se trouvent avec
des caravanes de pèlerins, au milieu desquelles on
trouve habituellement réunis les fanatiques de toutes
les parties de la Perse. Mais un Européen qui aura
une suite convenable et qui tiendra dans ses mains
_ 406 —
Tordre d'un gouverneur pour le protéger, jouira tou-
jours d'une certaine considération, et sera respecté
peut-être plus que dans son propre pays.
La caravane qui devait nie transporter à Meched
se composait de près de cinq cents mulets et de trois
cent cinquante pèlerins se rendant en visite au tom-
beau de rimam Reza. Jetais fort peu satisfait de ren-
trer dans la société de ces pieux musulmans, mais il
fallait se résigner, et je fis contre fortune bon cœur.
CHAPITRE V.
Hissar-Emir.— Les ruines de Rhaguès. — El Bourdj.— Médailles
antiques. — Tombeau de Bibi Chèrebanon. — Légende re-
lative à cette dame. — La plaine de Véramïn , riche
et fertile. — Héïvàne-Kièf. — Système d'irrigation.— Les
Vautours. — Description d'une caravane de pèlerins. — Le
chef religieux de la caravane. — Le respect qu'on avait pour
lui. — Son sermon du soir. — Fanatique brutalité. —
Kechlag-Khar. — Défilé de Serdari. — Porte militaire. —
Kouhi-Touz. -- Les montagnes de sel. — Position des Pyles
Caspiennes. — Erreurs topographiques. — Description de
cet endroit ])ar Arrien. — Dèh-Nemek. — Firouz-Kouh. —
Le district de Itch. — Arédân. — Les briques de sel. —
Lasguird. — Postes militaires. — Les fortifications. — Semnàn.
— Description do la ville. — Son ancienne histoire. — Efl'ets
de l'irrigation. — L'arrière-garde de Bessus. — Arrien. —
Scène dans la boutique d'un kebabdji. — Agrément et in-
convénient du costume persan. — Heureuse apparition
d'une constellation. — Le derviche boiteux. — L'auteur est
conduit en présence du gouverneur. — Résultat satisfaisant
de cette entrevue.
Hissar-Émir.—A mai 18-45. 4 farsangs^cinq heures
de parcours par une route plate , assez bonne, mais
fréquemment coupée par des cours d'eau.
Au crépuscule, nous quittâmes Châh-Al)doiil-Azim,
et nous traversâmes d'abord les immenses ruines de
Rhaguès ou de Rhèï, l'une des plus anciennes et des
plus considérables villes de la Perse : elles s'étendent
dans la plaine sur une surface qui comprend plus df
6 farsangs de circuit. Là était la ville, mais la forte-
resse s'élevait au nord, sur une montagne que les
Persans nomment FI Bourdj (la tour), rocher à peu
— 108 —
près isolé et placé en avant de la chaîne de TEl-
bourz. 11 ne reste plus de celte ancienne capitale de la
Perse, que deux tours en briques, assez bien conser-
vées , quelques chétifs bas-reliefs et des fondements
d'édifices, particulièrement ceux des murs d'enceinte
de la ville, dont les traces sont encore parfaitement
indiquées. Par malheur les habitants des villages
voisins les détruisent et les bouleversent constam-
ment, en fouillant le sol pour en retirer des briques
qu'ils vont vendre à Téhéran, où on les emploie pour
construire les habitations modernes. Les indigènes se
Mvrcnt avec d'autant plus d'ardeur à ce genre de tra-
vail, qu'il leur arrive souvent de trouver dans ces
ruines des débris d'or et d'argent et d'anciennes mé-
dailles, qu'ils vendent un bon prix. Aujourd'hui le
vaste emplacement qu'occupait Rhaguès est couvert de
villages et de cultures. Nous marchions, ayant sur
notre gauche une chaîne de montagnes qui se relie à
l'Elbourz. A mi-côte du dernier chaînon qui s'avance
dans la plaine se trouve le tombeau de Bibî-Chère-
banon, femme de l'Iman Hussein. Poursuivie par les
troupes de Yézid, cette héroïne Icuréchaitpa, montée
sur le fameux cheval Zul-Djenah, et favorisée i)ar un
miracle qui fit ouvrir devant elle et refermer ensuite,
après son passage, la montagne surlaquelle on voit son
tombeau. Au delà des ruines, nous côtoyâmes sur
notre droite la plaine fertile de Véramin, où se
trouvent une foule de beaux et riches villages dont
les produits alimentent Téhéran. Le sol y est d'un
très-grand rapport, car il est parfaitement arrosé par
ici eaux de la rivière Djadjè-Roud, qui descend des
— lOU —
montagnes du Mazendèran. Les grands seigneurs per-
sans considèrent comme une bonne fortune le plaisir
de devenir propriétaires à Véraniïn, et c'est chose assez
difficile, parce que ceux qui y ont quelque bien ne
s'en dessaisissent habituellement qu'à la dernière ex-
trémité. Ce district a tiré son nom d'une ancienne
ville dont on trouve encore de nombreuses ruines, et
dans le nombre, une mosquée assez bien conservée :
celte cité a dû se former des débris de Rhaguès ', dont
* Après la mort d'Alexandre le Grand, la Perse, aussi bien
que la Syrie, devint l'apanage de Séleucus Nicalor, qui éta-
blit la dynastie des Séleucides. Anliochus Soler lui succéda,
puis, sous le règne de Anliochus Théos, qui vint après, un
Scythe, nommé Arsaces , arriva du nord de la mer d'AzolF, et
conseilla aux Perses de se révolter contre les Grecs. Il réussit à
leur insinuer ses pensées , et fonda l'empire parthe en faisant sa
capitale de Rhaguès. Ce fut aussi à cette époque que fut éta-
bli le royaume de Baciriane par Théodote, son gouverneur,
qui se déclara indépendant. La plupart des auteurs orien-
taux appellent Ars;ices, Asieh, et le font descendre des an-
ciens rois de Perse. Lorsqu'il se mit à la tête des peuples de
ce pays, on assure qu'd promit de ne lever aucun impôt, et de
se considérer comme le chef d'une confédération de princes,
réunis entre eux dans le double but de mainlenir leur indépen-
dance, et de délivrer la Perse du joug de l'étranger. C'est de ce
règne que date l'ère de l'histoire de Perse, appelée Mulouk-u-
Tuaif , c'est-à-dire la fortune commune des tribus, par les
auteurs orientaux.
En l'an 906 après J.-C, Rhaguès fut pris par Isma'il, fonda-
teur delà dynastie Samanéenne, et cessa d'être la capitale d'un
empire. En 967, la famille Shamegar, race de petits princes
indépendants, érigea de nouveau Rhaguès en capitale, tandis que
les dynasties de Saman et de Ddemée se divisaient l'empire de
Perse. Ce fut aussi la dernière conquête de Mahmoud de Ghazué
en l'an 1027 de J.-C— R.
— liO —
elle n'est éloignée que de deux l'arsangs, A notre
gauche le Damavend étalait majestueusement son pic
couvert de longues traînées de neiges éternelles.
Hissar-Émir est un gîte où il est assez difficile de
s'approvisionner ; on y trouve seulement du lait aigre
à acheter, non pas que le village soit pauvre, mais il
est la propriété du premier ministre Hadji-Mirza-
Aghassi , qui n'a pas l'habitude de pressurer les pay-
sans, ils sont donc assez riches pour pouvoir se passer
du commerce des comestibles. Nous campâmes à vingt
minutes du tleuve, et je ne pus jamais décider quelques
musulmans en guenilles, qui n'avaient pas le i)liis petit
morceau de pain à se mettre sous la dent, à aller rem-
plir mon bidon moyennant rétribution, tant ils crai-
gnirent de se souiller en le touchant.
Héïvàne-Kièf , qu'on appelle aussi Heivanak. —
5 mai. Les habitants du pays n'attribuent que 6 far-
sangs à cette étape , mais on peut sans exagérer en
porter le nombre à 7. Nous mettons dix heures à les
parcourir par une route plate, dont la première moitié
est défoncée par un grand nombre de saignées que
les paysans ont praticiuées dans le Djadjè-Roud, ri-
vière qui coule à une farsang et tiemie à Test d'Hissar-
Émir. On encaisse ses eaux, à sa sortie des montagnes,
dans des tranchées protégées par de pc^tites levées de
gravier, dans lesquelles l'eau se partage également,
pour se diriger ensuite dans chaiiue village de la
plaine de Yéramïn. Depuis la rivière jusqu'cà la halte,
la route est facile et côtoie les monts l^^lbourz. Deux
heures avant d'arriver à lIéïvanak,on passe à côté
d'une gorge couverte de bruyères, résidence particu-
- ill —
lière de vautours : on les y compte par myriades, et
malheur à Tanimal qui oserait se hasarder dans ce
coupe-gorge, il ne resterait pas vivant deux minutes :
son squelette deviendrait aussi net et aussi blanc,
après une heure, que s'il avait été exposé pendant dix
ans au soleil.
J'ai raconté, dans quelques-unes des pages qui pré-
cèdent, la marche d'une caravane de commerce ; je
vais y ajouter, comme complément, certains détails
sur celle d'une caravane de pèlerins. D'abord le djilo-
dar n'arrive plus qu'en seconde hgne, et le comman-
dement supérieur d'une caravane de pèlerins est
exercé parmi Séyid, auquel on obéit aveuglément. Ce
descendant du prophète parcourt, un mois ou deux
avant le départ, la ville et les villages, en invitant les
fidèles croyants à se réunir autour de son étendard
vert, pour aller visiter les saints lieux. Lorsqu'il a réuni
un nombre de personnes assez considérable , il en
passe la revue, perçoit quatre ou cinq sahebkrans
de chacune d'elles, et, moyennant cette subvention,
se charge de les conduire à bon port dans tous les
sanctuaires révérés des musulmans , qui sont à Me-
ched , à Châh-Abdoul-Azim, à Komn, à Kerhelah, à
Sammarah, au Kazcmcn et hla Mecque ; il leur pro-
met aussi de les faire descendre dans les meilleurs
gîtes, où toutes choses sont à bon marché, de les
préserver des effets du mauvais œil, des tentations
du diable, des machinations des mauvais génies, de
se mettre en route sous d'heureuses conjonctions des
astres et jure, en un mot, de leur faire faire le pèleri-
nage le plus heureux et le plus agréable à Dieu qui ait
— Il^i —
jamais été accompli. Chaque pèlerin regarde comme
une bonne fortune de servir gratis le Séyid conduc-
teur, et, pendant tout le voyage, cet homme est entouré
de soins délicats et d'attentions. Les uns l'abritent du
soleil ou de la pluie, en lui prêtant leur tente à lourde
rôle, le autres chassent les mouches (|ui l'obsèdent, ar-
rosent le sol autour de lui, tandis que ceux-ci lavent
ses bardes et apprêtent son repas à leurs frais. Chacun
s'estime heureux de pouvoir remplir ces fonctions qui
doivent rendre le prophète favorable, et attirer sur
soi les bénédictions du ciel : ils ne réclament pour
tout salaire que la faveur de baiser sa main ou le
pan de sa robe. Le Séyid les laisse faire avec indiffé-
rence, et c'est la seule manière dont il leur témoigne
sa gratitude, paraissant toujours croire que les hom-
mages et les services qu'il reçoit sont au-dessous de
ses mérites et de sa sainteté.
Quant au Séyid conducteur de notre caravane, il ne
manquait pas de celte inorgue habituelle à ceux de sa
race; mais, à vrai dire, il était bon homme au fond.
Le soir venu, et après avoir absorbé le dîner qu'on
lui avait préi)aré pendant qu'il dormait, au lieu de
laisser dormir ceux qui ne s'étaient pas procurés ce
soulagement pendant la journée, il récitait à son au-
ditoire un sermon, dont le sujet était tiré de la vie
de riman Réza, et il brodait son récit des faits les plus
merveilleux. Comme la langue persane prête beau-
coup ci la poésie, à la bouflonnerie, à l'emphase et à
l'exagération , toutes choses que les Persans estiment
beaucoup, le moindre contenu peu bien dit, quoique
invraisemblable au fond, les intéresse vivement.
— 113 —
Si le Séyid connaît son métier et coordonne liabile-
ment son sujet, il le développe peu à peu , de manière
à augmenter progressivement l'émotion de son audi-
toire, ce qu'il obtient facilement en ajoutant toujours
au merveilleux. Bientôt sa voix est couverte par le
bruit que font les pleureurs autour de lui ; les larmes
ne lui font jamais défaut, puis les sanglots éclatent,
par exemple, quand le béros de l'histoire est fatigué,
ou bien quand il est altéré et que l'eau manque, quand
il veut fumer et qu'il n'a pas de kalioun. Si par mal-
heur il se fait une entorse, ou s'il tombe dans les pièges
que lui tendent ses ennemis, alors ce sont des gé-
missements incroyables ; les honmies pleurent comme
des veaux, les femmes comme des biches et les en-
fants braillent à étourdir un sourd. Quant au mal-
heureux voyageur, désintéressé, comme je l'étais,
dans la question, il n'a d'autre ressource que celle de
se boucher les oreilles et de se résigner à être tenu
éveillé par cette scène de désolation. Lorsque le ser-
mon est fini, le Séyid projjose un hourra pour le
Prophète, puis après , un autre pour Ali , autant
pour Hussein, pour Hassan, pour Abbas : chaque
Iman a le sien, et la liste en est longue. Cela dure
deux heures. On est tout joyeux de voir arriver le
dernier, espérant qu'on [jourra enfin dormir un
peu; mais le bourreau crie un moment après d'une
voix de Stentor : « Cliargez les mulets et partons ! »
Il y a de quoi perdre la raison, car il faut pas-
ser la nuit à cheval, supplice affreux, quand on n'a
pas dormi le jour, ce qui est impossible à bien des
gens, et qu'on a la perspective de voir cette torture
— il4 —
se renouveler ainsi jusqu'à rarri\ée à destination.
Heïvàne-Kièf est un village de quatre cents feux
avec un caravansérail-chàh à moitié ruiné, de nom-
breux jardins et des cultures très-étendues. Une petit
rivière, descendant des montagnes du Mazendèran,
coule dans ce village, encaissée entre deux berges éle-
vées de plusieurs mètres et va, comme le Djadjé-
Roud, arroser les cultures de la plaine. La chaleur
était suffocante , et le thermomètre centigrade mar-
quait 38 degrés à l'ombre. La récolte était déjà com-
mencée dans ce district. En arrivant au campement,
installé assez loin du village, je fus pris par un fort
accès de fièvre, et je restai exposé à un soleil brûlant
faule d'abri, personne n'ayant voulu m'admeltre dans
un coin de sa tente. Couvert de sueur et entouré d'une
myiiade de mouches qui me mettaient au supplice,
n'ayant personne qui me vînt en aide, je suppliai
qucl(iucs pèlerins de me donner un peu d'eau , mais
ces drôles me repondirent, comme la veille, par des
grossièretés. Enlin, à force de sui)plications, l'un d'eux
me demanda couibien je lui donnerais s'il remphssait
ma tumla (cruche). J'en passai par où il voulut, et je
lui offris un saliebkran pour avoir transvasé l'eau
de sa cruche dans la mienne. Ceci fait, il dit à son
voisin : « Le très-elevé Abbas nous a cependant dé-
fendu de donner de l'eau à ces infidèles de chrétiens,
et je crains bien d'avoir commis un péché. » — « C'est
vrai, répondit l'autre , mais nous autres Persans nous
sonnnes des gens si humains (murtvi dar cslim) ! Tu
as failli, car tu devais lui l'aire jurer de devtinir nm-
sulman, et ne lui donner ton eau qu'après qu'il aurait
— dl5 —
fait la profession de foi de l'Islam.»— Déjà ils parlaient
de reprendre la chère boisson, lorsque je me jetai sur
la cruche que je renversai accidentellement, mais avec
ce qu'elle contenait encore je pus étancher ma soif
dévorante. Enfin le ciel prit pitié de mes souffrances
et amena près de moi un pauvre diable de villajj:eois
faisant à pied le pèlerinage de Meched, qui consentit
à me servir jusqu'à notre arrivée dans cette ville,
moyennant douze saliebkrans , à condition qu'il ferait
sa cuisine à parf, dont je supi)orteraisles frais, et que
je respecterais ses [)réjugés. J'acceptai avec empresse-
ment, m'estimant heureux qu'il ne se . montrât pas
plus exigeant, et, tout mal servi que je fus dans la
suite, j'eus au moins le bonheur de ne plus me trouver
dans la nécessité d'avoir recours à mes fanatiques
compagnons.
Kechlag-Khar. — 6 mai.— Encore une étape où Ton
ne compte que six farsangs; mais je garantis (ju'il y en
a sept. Nous les parcourons en dix heures ; les deux
premières en plaine, et la troisième à travers le défilé
de Serdari, frayé <à travers les chaînons d'un vaste
contre-fort qui se détache des montsElbourz et se pro-
longe, en allant toujours en s'abai.ssant, jusqu'à quatre
ou cinq farsangs au plus dans la plaine, dans la direc-
tion du sud-est. Un espace de dix farsangs environ,
occupé par le désert Salé, sépare ce défilé du Siah-
Kouh qui, malgré cette interruption, paraît être une
continuation de la même chaîne. Il résulte de cela
qu'on pourrait facilement tourner au besoin le défilé
de Serdari, qui offre d'excellentes positions défen-
sives, surlout à son entrée et à sa sortie, oii il est tel-
— 416 —
lement resserré qu'il n'a plus qu'une portée de pistolet
de largeur. La seule difficulté qu'aurait à surmonter
une armée qui se déciderait à cette opération serait le
manque d'eau et de vivres ; mais elle se tirerait d'em-
barras en s'approvisionnant pour une journée seule-
ment, et en allant directement du district de Véramïn
dans celui de Khar, sans passer par Heïvànc-Kièf. Le
défilé dont il est ici question est traversé, dans toute sa
longueur, par un petit cours d'eau saumâtre se dii i-
geant vers Khar, dont il arrose les cultures. Sur ses
bords, et à peu près au milieu du défilé, on voit les
ruines d'un caravansérail et de quelques maisons qui
avaient été construites dans l'endroit le plus spacieux
de cette passe; c'est une petite vallée d'un quart de
farsang de longueur sur huit à neuf cents mètres de
largeur. On trouve une grande quantité de sel dans
les montagnes entre lesquelles cette vallée est enfer-
mée : telle est l'origine du nom qu'elles portent :
Kouhi- Touz ; le premier mot est persan et signifie
montagne, le second est turc et signifie sel.
A mon avis, toute incertitude a cessé relativement à
la position cjuc l'on doit assigner aux Pyles Caspiennes ;
nous les retrouvons dans la passe de Serdari, telle est
(]u moins mon intime conviction. J'ai eu le temps
d'étudier a. fond cette question pendant mes douze
aimées de séjour à côté de cette passe, et de faire
à ce sujet des remarques très-exactes, pendant mes
nombreuses excursions dans les pays circonvoisins,
notamment dans les montagnes de Damavend et de
Firouz-Kouh, (jue plusieurs personnes considèrent en-
core aujourd'hui conurie les véritables Pyles Caspien-
— 147 -
lies. En lisant Arrien avec attention, ces personnes
pourront se convaincre de Terreur dans laquelle elles
sont tombées : voici quelques explications qui facilite-
ront leurs recherches.
On aurait tort de prendre Téhéran comme point de
départ pour arriver aux Pyles; c'est de Rhaguès quMl
faut partir, et cette ville s'étendait du temps d'Ârrien
jusqu'auprès des villages de Khatonn-Âbad et d'Hissar-
Émir, ainsi que l'indiquent suffisamment de nom-
breuses ruines. Ces derniers villages se trouvent sur
la route directe de laBactriane; leur distance du Tin-
gui-Serdari est de huit farsangs, soit une étape. A
l'issue du défilé, on entre dans la fertile plaine de Khar,
à la suite de laquelle vient un désert se prolongeant
jusqu'à Lasguird, sur une longueur de douze farsangs,
et portant le nom de Dèh-Nemek (village du sel) qui
lui vient d'un hameau qu'on rencontre à mi-chemin.
Rapi)rochons cette description, que je certifie être de
la plus scrupuleuse exactitude, de celle que nous en
fait Arrien, et voyons s'il n'y a pas une entière con-
formité.
« Alexandre marche avec son armée vers les Par-
tiies (cette nation guerrière n'était point établie
dans le Mazendèran, mais bien dans les belles plaines
qui se déroulent au pied des montagnes de cette pro-
vince), fait une première halte aux Pyles Caspien-
nes (c'est- à-dire l'étape de huit farsangs qui sépare
Rhaguès de la passe de Serdari), les franchit le len-
demain et pénètre dans un pays cultivé (dans le
fertile district de Khar). Mais en apprenant qu'il
avait un désert intérieur à traverser (celui de Dèh-
I. 7.
— IIS —
Nemek) , il envoie Cœnus fourrager avec quelques
chevaux et quelques fantassins pour approvisionner
l'armée.. . » Et plus bas il ajoute : « A cette nouvelle
(celle de la captivité de Darius), il crut devoir redou-
bler sa marche. Il prit avec lui les hétaïres, des che-
vau- légers, Téhte de son infanterie et partit sans
attendre Cœnus, ses soldats ne portant que leurs
armes et des vivres pour deux jours (c'est-à-dire les
deux étapes de Dèh-Nemck et de Lasguird, où l'on
commence seulement a sortir du désert). »
Pourquoi donc aller chercher les Pyles Caspiennes
dans les montagnes du Mazendèran, quand tout est si
bien indiqué par l'historien d'Alexandre? Dessus ne
fuyait pas du côté de Zadracarta, mais vers Hécatom-
pylos pour gagner la Bactriane; et quand Arrien
ajoute encore « qu'Artabaze, n'approuvant pas le
« crime dq Dessus, s'était retiré dans les montagnes, »
il laisse suffisamment entendre que les Perses chemi-
naient dans la plaine.
Kecldag est un village de cent dix maisons, oi^i l'eau
est saumàtre; nous avions trente -neuf degrés centi-
grades à l'onîbre. On voit aux environs une trentaine
d'autres villages, qui forment le district de Khar. Ils
concourent avec ceux de Véramin à fournir des
grains à Téhéran. Dans la soirée, nous eûmes un vio-
lent orage.
Dèh-Acmelî, — 7 mai. — 6 farsangs, huit heures à
les franchir par une roule plate et facile, tracée sur
un sol argileux jusqu'à mi-chemin, ce qui rend la
marche trùs-difticile en hiver et au printemps. Quand
le chemin est défoncé par les pluies, il devient presque
— 11!) —
complètement impraticable; les caravanes sont alors
obligées de passer par la route du haut qui côtoie le
pied des montagnes de Khali-Bar, ce qui allonge le
trajet d'une farsang. La grande quantité de pierres
dont cette route est recouverte et la rivière torren-
tielle, surtout quand elle est gonflée par les pluies ou
par la fonte des neiges, qui la traverse, la rendent
difficile et quelquefois dangereuse. Cependant, même
avec ces inconvénients, elle est préférable à celle du
bas, où l'on se perd dans des boues profondes , dé-
layées par les eaux de la rivière qui coupe le chemin
du haut, et qui, comme le Djadjé-Roud, est scindée en
trente ou quarante ruisseaux, suivant diverses direc-
tions et servant à l'irrigaiion des cultures du district
de Khar. La gorge profonde et encaissée par laquelle
cette rivière sort des montagnes sert à communiquer
avec le district d'itch, dont le chef-lieu est Firouz-
Kouh. Il est à peu près impossible d'y aller par une
voie plus directe, vu les difficultés que présente la
nature des montagnes qu'il faut traverser pour s'y
rendre ; c'est ce qu'indique le nom qu'elle porte :
Khali-Bar (sans charge, à vide), ce qui veut dire que
bêtes et gens ne peuvent les traverser avec un fardeau
quelconque. Le district d'itch est particuhèrement
réputé pour l'excellence de ses pâturages; il fournit
de nombreux bestiaux à Téhéran et nourrit une im-
mense quantité de daims, de chèvres sauvages et de
sangliers. Pendant les cinq mois des plus fortes cha-
leurs, les nomades, qui campent dans le district de
Khar, se rendent dans celui ditch oi!i ils trouvent
d'excellents pâturages pour leurs troupeaux; ceux de
— 1-20 —
la plaine de Véramïii campent liabitnellement ilan'^
la vallée de Lar, située en deçà de Firouz-Kouh, au
nord-est de Téhéran; mais ces nomades sont obligés
de payer une redevance au gouvernement pour ob-
tenir la permission de s'installer au milieu des prairies
de ces montagnes.
A mi-chemin de cette étape, on rencontre un sin-
gulier village fortifié, nommé Arédàn : ses construc-
tions étant conformes à celles que l'on voit à Las-
guird, gîte qui succède à celui de Dèh-Nemek, c'est là
que l'on trouvera décrite la manière de construire
employée à Arédân. Deux ou trois villages se trouvent
assez près de celui-ci, sur l'extrême frontière du
désert Salé que nous avions laissé à notre droite,
depuis la passe de Serdari, et dans lequel nous en-
trâmes après avoir franchi ce dernier groupe de cul-
tures. De là à Dèh-Nemek, la route est parfaite , très-
unie et facile. Ce hameau, quoique enfermé dans des
murailles très-élevées, dont l'enceinte est capable de
contenir plus de cent cinquante maisons, n'en possède
cependant que six habitées, dont la i)opulalion pos-
sède à peine de quoi se nourrir elle-même. Elle ne
peut vendre aux caravanes que de l'orge et de la
paille qu'elle va acheter à Kliar pour réaliser un petit
bénéfice. Le gouvernement astreint les malheureux
habitants à fournir ces marchandises aux muletiers
de passage et les dispense, en compensation, de payer
l'impôt. Ils sont retenus dans cet endroit abominable
par la volonté du gouvernement, car sans cela ils
seraient allés depuis longtemps s'étabhr autre part.
Grâce à un mince filet d'eau saumâtre qui passe près
— 121 —
de leur localité, ils cultivent un petit coin de terre
pour leurs propres besoins ; mais ils ont une autre
industrie très-lucrative qui consiste à aller recueillir
le sel que Ton trouve dans les environs. Le sol en est
partout recouvert d'une croûte compacte qu'ils cou-
pent en forme de briques, et les marchands viennent
là s'approvisionner de cette denrée, pour aller la re-
vendre à Téhéran, dans le Mazendèran, le Khorassan
et les États tartares. Il ne faut pas croire que les ter-
rains salés soient défavorables aux cultures, elles y
prospèrent, au contraire, très- bien quand le sel n'est
pas compacte et lorsqu'il est mêlé à la terre végétale.
C'est ce que j'ai pu vérifier de mes propres yeux à
Dèh-Nemek. Les habitants de ce village ne boivent
que de l'eau de pluie dont ils emplissent, au prin-
temps, leur ab-ambar (réservoir d'eau en briques
revêtu d'un ciment ) situé près d'un assez vaste ca-
ravansérail-chah destiné aux voyageurs.
Lasguird. — 8 mai. — 7 farsangs, huit heures de
route à travers le désert et en montant presque
continuellement les chaînons les moins élevés de l'El-
bourz, qui forment là une espèce de cap s'avançant
en pente dans la plaine, qu'on laisse à droite à une
demi-farsang de distance. Le sol est presque partout
dur et graveleux, mais il est coupé, en trois ou quatre
endroits, par de profonds ravinsciue creusent les eaux
de pluie qui coulent des montagnes : on les traverse
sur des ponts en assez bon état. Les montagnes même
sur lesquelles nous cheminions étaient imprégnées
de sel.
Arrivés à une heure de Lasguird et au point le plus
— 422 —
élevé que parcourt la route , nous franchîmes quel-
ques escarpements où le passage pourrait être facile-
ment intercepté : une poignée d'hommes sufficait à
sa défense ; mais, de même que le défilé de Serdari,
cette passe peut être tournée. En sortant de ce mau-
vais passage, nous débouchâmes sur un beau plateau,
au milieu ducjuel se trouve Lasguird , entouré de
beaux jardins, à la base des dernières pentes des
monts Khali-Bar. A partir de cet endroit jusqu'à Hé-
rat, on voit aux environs des lieux habités, une foule
de petites tours dispersées dans la campagne, dont le
faîte est crénelé, et qui n'ont dans le b^s qu'une seule
petite ouverture, par laquelle un homme ne peut
passer qu'en rampant sur ses genoux. Chacune d'elles
peut contenir de huit à dix personnes; elles servent de
refuge aux habitants des campagnes, lorsqu'ils sont
surpris au milieu de leurs travaux par une invasion
de Turkomans. Ces pillards sont toujours à cheval,
généralement armés de lances, et presque totalement
dépourvus d'armes à feu. Les cultivateurs, qui ne sor-
tent jamais de leurs villages (^l'armés de fusils, les
tiennent facilement à distance, dès qu'ils sont enfer-
més dans leurs tours, d'où ils les menacent de faire
feu. D'autres tours, plus considérables et plus élevées
que celles dont je viens de parler, mais aussi beaucoup
moins nombreuses, s'élèvent sur les éminences qui
dominent et permettent de découvrir au loin le pays
et les voies de communication. Des vedettes restent
là continuellement en observation pour signaler les
bandes de Turkomans, et donner l'alarme à temps
(juand elles arrivent, ce qu'elles font, le jour, en
- 123 —
détachant un d'entre eux qui se rend au galop dans
les villages, et la nuit, en allumant un grand feu au
haut de la tour. Cette crainte, inspirée par les Turko-
mans dans celte contrée, a sans doute beaucoup con-
tribué à la manière dont Lasguird et quelques villages
voisins ont été construits. Ils représentent assez
bien la forme d'un cirque, sur les murs d'enceinte
duquel on aurait élevé deux étages de chambres :
les fenêtres et les balcons surplombent au dessus de
la base, et ont vue sur l'intérieur et l'extérieur de la
construction. L'escarpement circulaire et à pic qui
forme la base des maisons est fait de boue mêlée de
paille hachée. Le tassement qui s'est opéré avec le
temps a rendu cette matière extrêmement compacte,
et l'espace qu'occui)ent les murailles , en hauteur,
depuis le niveau du sol jusqu'au premier étage des
chambres, n'a pas moins de treize mètres. Il y a une
seule porte d'entrée pour cette espèce de forteresse,
à laquelle on arrive en montant une rampe roide et
sinueuse, dont la largeur a été strictement calculée de
manière à pouvoir livrer passage à une seule bête de
somme. La cour intérieure de cette bizarre construc-
tion sert de campement aux bestiaux. Au-dessous de
chaque logis on a prati(}ué un trou em[)loyé comme
dégorgeoir aux fosses d'aisances, de sorte que le pour-
tour de la muraille est tapissé d'excréments qui, tom-
bant ensuite dans une espèce de fossé, forment une
mare puante, bien faite pour opposer un obstacle
infranchissable aux Turkomans les plus courageux.
Vis-à-vis et à deux cents pas de Lasguird il y a, sur la
droite de la route, une vaste muraille d'enceinte, de
— \u —
huit mètres do hauteur, assez bien conservée, et dont
la partie supérieure est creuse et percée de meur-
trières. Ces couloirs, qui ont six pieds de hauteur et
autant de largeur, pouvaient servir de logis pour les
troupes, et c'est probablement dans ce but, autant que
pour la défense de la place, qu'ils avaient été ainsi
construits. Cette enceinte, qui pourrait être réparée à
I)eu de frais, contiendrait au besoin deux mille hom-
mes. Sa position convient parfaitement à un cam-
pement militaire.
Lasguird possède (juatre-vingt-deux familles, un
caravansérail-chàh , un ab-ambar et un cours d'eau
saumàtre. Il dépend du gouvernement de Semnàu.
Sou ancien nom cia'û MenhéUé-Bag (le quartier des
Jardins).
Semnân.—^ mai. — 5 farsangs, sept heures trois
quarts de parcours sur une bonne route. Pendant la
pr(Mnière lieure le sol est argileux et facile à être dé-
foncé par les pluies, le reste du chemin est sablon-
neux, caillouteux et solide. Cette étape descend pres-
que continuellement en pente douce du plateau oîi
l'on s'est élevé la veille. Un peu avant d'arriver à la
moitié du chemin, on laisse, à droite, le village de
Seurk-Ab (Eau rouge), construit circulairement
connue Lasguird, et renfermant cent vingt familles.
Scnmàn est une ville très-ancieime, située au pied
de la chaîne de l'Elbourz. Les ruines considérables qui
l'entourent, et à travers lesquelles on chemine une
demi-heure, soit quand on y arrive, soit lorsqu'on en
sort, i)rouvent son importance passée. Les Persans
ra[)pelaient anciennement Darab, qui est le nom que
II
— 125 —
portaient ceux de leurs anciens rois que nous appe-
lons Darius. Cette cité faisait partie du pays de Kom
ou Komus; ce nom, en persan ancien et moderne,
signifie sable, et provenait sans doute de la nature
sablonneuse du sol de ce district. Komus dépendait du
Tabaristan, mais ces deux pays furent souvent Tun
et Fautre réunis au Khorassan , surtout quand cette
vaste province eut des rois particuliers. Depuis Tavé-
nement de la dynastie des Kadjars au trône de Perse,
le Komus , tout en étant "Considéré comme faisant
partie de l'Irak, est cependant régi par un gouverneur
particulier, dont la juridiction s'étend jusqu'au delà de
la petite ville de Damghân.
Semnàn était autrefois fermée d'un mur d'enceinte,
mais, en s'afPaissant, ce mur a comblé le fossé et en a
fait une ville ouverte. On y trouve un palais qui a été
construit au commencement du règne de Feth-Ali-
Châb, et qui n'est déjà plus qu'une ruine. L'enceinte
écroulée de Semnàn contient onze cents maisons habi-
tées, une grande mosquée, de beaux bazars, des cara-
vansérails et des bains publics. Hors de l'enceinte, il
y a de nombreux et de vastes jardins potagers et de
beaux vergers. Les rues, plantées d'arbres de chaque
côté des maisons, sont traversées par des ruisseaux
d'excellente eau qui descendent des montagnes voi-
sines. Au printemps, on déverse leur superflu dans de
vastes réservoirs situés au nord de la ville, et lors-
qu'arrive la sécheresse de l'été, qui est toujours plus
forte là que dans les pays voisins, on ouvre ces réser-
voirs pour arroser les terres. Il n'y a pas plus de
vingt ans que ces travaux d'endiguement ont été faits.
— 126 —
Auparavant^ la camitagne qui enviroruie Semnân ne
produisait qu'une médiocre récoite, pouvant à peine
suffire, pour trois mois, à la consommation de ses ha-
bitants; mais aujourd'hui, grâce au sage aménagement
des eaux, elle leur procure abondamment tout ce qui
leur est nécessaire, et leur donne même du superflu.
Semnân me paraît être le lieu où Alexandre attei-
gnit Tarrière-garde de Btssus et la tailla en pièces, le
cinquième jour après avoir quitté Rhaguès. Ce que dit
Arrien à cette occasion confirme l'opinion déjà émise
plus haut que les Macédoniens marchaient dans la
plaine. Voici du reste, ses propres j)aroles : « Prenant
(( ensuite les troupes qu'il avait laissées en arrière,
« Alexandre marche vers l'Hyrcanie (le Mazendèran),
« située à gauche du chemin qui conduit dans la Bac-
ce triane. Ce pays n'en est séparé cpie par de hautes
(( montagnes couvertes de bois, et s'étend à l'opposite
« jusqu'aux bords de la mer Caspienne... » Et, un
peu plus loin, dans le même livre III, chapitre viii :
a Alexandre franchit les premières hauteurs, et il y
« campa... » C'étviitdonc la première fois qu'Alexan-
dre s'engageait dans les montagnes depuis sa sortie
de Rhaguès; jusque-là il avait suivi la plaine, ce qu'il
n'aurait i)as pu faire s'il fût allé franchir les Pyles Cas-
piennes du côlé de Firouz-Kouh. Or, comme tout le
pays situé au sud des montagnes de l'Hyrcanie, par
lequel passe la route de la Bactriane, qu'Alexandre
avaitsuivic jusque-là, est un pays de plaines, et que ce
n'est quaprès avoir atteint l'arrière-garde de Bessiis
que le roi s'engagea dans les montagnes, il n'y a j)lus
aucun doute à conserver sur la route que prit le héros
— d27 —
macédonien, et, en suivant le récit crArrien, sa
marche peut être indiquée pas à pas.
Notre caravane campa hors de Semnàn, dans les
ruines d'un caravansérail-chàh. Dans l'après-midi, j'al-
lai m'approvisionner à la ville, et, n'étant pas connu
des habitants, qui ne pouvaient se douter de ma qua-
lité d'Européen sous mon déguisement, je me ha-
sardai à aller faire mon repas dans un bazar retiré,
oià il y avait toute probabilité que les pèlerins de
notre caravane ne viendraient pas me relancer.
Dans cette pensée, je m'installai sans façon dans la
boutique d'un kebabdji (rôtisseur), à côté de trois ou
quatre gastronomes aborigènes, buvant dans leur
verre et faisant toutes choses qui ne sont pas habituel-
lement permises à mi chrétien. Personne ne paraissait
disposé à me déranger, et, pour dissiper les soupçons
que l'on pouvait concevoir, je me mis entièrement à
l'aise et lis même qutdque peu l'important. Mais à
peine avais-je absorbé ma portion de rôti, que je vis
tout a coup apparaître vis-à-vis de la boutique le Séyid,
conducteur de notre caravane. Me voyant là, il ne put
retenir son indignation, et apostropha le kebabdji en
ces termes : « Merd-ké! (oh ! homme ! ) penses-tu que
la bénédiction de Dieu puisse descendre sur ta maison
quand tu la rends l'asile des infidèles ? » A l'aspect
du descendant du Prophète, tous les consommateurs
se levèrent, et, se regardant les uns les autres, ils
semblèrent se demander qui pouvait leur attirer une
semblable réprimande. Comme je ne bougeais pas de
place et que je continuais à attaquer le fromage que
j'avais entamé, avec l'appétit d'un homme qui n'a
— 128 —
rien mangé depuis vingt-quatre heures, je fus aussi-
tôt reconnu pour l'infidèle signalé à la vindicte pu-
blique. Déjà Ton parlait de me cracher sur la barbe
et de me donner du soulier sur la tète, quand, saisis-
sant mon bâton d'un air menaçant, j'apostrophai à
mon tour ces braillards en termes aussi violents que
résolus. C'était certainement m'cxposer à quelque
mésaventure, mais je n'avais pas le choix des moyens,
et puis je savais que les Persans ont toujours une idée
fixe. S'ils sont battus ou injuriés par quelqu'un qu'ils
ne connaissent point, ils tiennent de suite ce judi-
cieux raisonnement : Si cet homme me maltraite,
c'est que probablement il en a le droit ; s'il ne l'a pas,
son père, sou frère ou son ami doivent l'avoir : donc,
c'est absolument la même chose; taisons-nous, c'est
plus \)rudcnt. Ils se laissent iuvectiver et maltrai-
ter sans dire mot ; It; ()rincipal est de leur en
imposer. Tels sont les etîets de l'absolutisme. Soit que
mon attitude en imposât à ces butors, soit que, sur
mon affirmation, ils me crussent Géorgien et disposé à
porter mes plaintes, à Téhéran^ au ministre de Rus-
sie, ainsi que je les en menaçai, la boutique fut bien-
tôt vide et je restai face à face avec le kebabdji, (lui me
dit alors : « Que veulent-ils donc ces bâtards-là (/m-
ram-zadèfifl pourquoi me troubler dans l'exercice de
ma vente? Il y avait ici quatre consommateurs qui
n'ont dépensé que huit chahis (50 centimes) pour leur
déjeuner, taudis qu'à vous seul vous m'avez fait gagner
vingt-deux chahis. Qu'ont-ils à dire? Veulent-ils donc
ruiner ma uiaison ces zeher-mar (poison de vipère)?
(pi'ils aillent en enfer ! hi suis votre serviteur,
I
— hiO —
agha, cette boutique est la vôtre, ainsi que tout ce
qu'elle renferme, disposez-en; que Dieu vous garde
et que votre présence y amène rabondance." Dans la
bouche d'un Persan, je savais ce que voulait dire un
pareil compliment, et je m'exécutai de bonne grâce.
Après lui avoir donné un bakhchkh (pourboire), je re-
tournai bien vite au campement. Je devais sans doute
à l'humble costume que j'avais adopté les tribulations
que j'avais à subir depuis mon départ de Bngdad ;
mais s'il ne m'attirait ni prévenances, ni honneurs, il
avait au moins l'avantage de me dispenser de la gêne
à laquelle m'aurait astreint l'iiabit européen. Sous la
chemise arabe, j'étais libre comme l'air, et si la chance
m'eût donné des compagnons de route autres que
des pèlerins, j'eusse fait un voyage physiquement pé-
nible sans doute, mais tout à fait exempt des contra-
riétés que m'occasionnait le fanatisme. Je pouvais,
sans craindre de compromettre ma dignité, me livrer
à mille petits travaux qui eussent diminué ma consi-
dération si j'avais voyagé sous mes véritables hnbits;
j'avais la faculté de parler à tout le monde sans m'as-
treindre à l'étiquette ; mais le plus grand avantage
que je trouvai à cela fut de pouvoir aller faire moi-
même mes emplettes dans les bazars. Comme la triste
apparence de ma défroque ne pouvait faire espérer
aux marchands la réalisation de gros bénéfices, ils me
fixaient toujours à leur juste valeur le prix des
ahments ou des objets que je voulais acheter. C'est
alors seulement que je m'aperçus de l'immense diffé-
rence qu'il y avait entre le poids et le prix des em-
plettes faites par moi-même , et ceux des achats fait
— l;jo —
antériciircinenl pour mon compte par mes domes-
tiques persans. Ces coquins-l;i me faisaient payer cer-
taines choses jus(ju' au quintuple de leur valeur réelle,
et c'est là un vol qu'ils pratiquent toujours avec la
plupart des Européens qui habitent la Perse. Heureu-
sement je profitai de la découverte pour l'avenir.
Voyager en Perse sous nos véritables habits, protégé
par un Ferman royal, suivi de plusieurs domestiques,
est plus facile et plus confortable; mais il faut alors
renoncer à s'initier complètement au caractère des
Persans. Les petites nuances qui sont la base de leurs
mœurs échapperont toujours à l'œil de l'observateur
même le plus perspicace, car elles disparaîtront
derrière leur politesse exagérée et leur duplicité.
Pour arriver à bien connaître les Persans, je pense
que le système que j'avais adopté était le meilleur :
sans protection apparente, jeté au miheu d'eux sur le
pied de l'infériorité, hors des grandes voies de com-
munication habituellement suivies par les Européens,
ces hommes, dégagés en ma présence de toute gène,
de tout respect, se montraient alors à moi tels qu'ils
étaient. La connaissance que j'avais de leur langue
me permettait d'apprécier la véritable portée de leurs
paroles, bien mieux encore que celui qui est obligé
de se les faire traduire par un drogman, lequel, le
plus souvent, en dénature le sens ou le rend Irès-im-
parfailement. C'est i)Our cela que sur une foule de rela-
tions qui ont été imprimées de voyages en Perse
et dans l'Asie centrale, il y en a tout au plus deux
ou trois qui soient écrites de manière à donner une
idée de ce qui existe réellement dans ces pays.
I
— 131 —
Les pèlerinages aux lieux saints sont pour les Per-
sans une affaire de mode autant que de religion :
quelques-uns même les accomplissent plutôt par hypo-
crisie que par conviction; ils veulent être appelés
Hadjis, titre auquel donne droit seulement le pèleri-
nage de la Mecque, et augmenter leur considération,
car le plus grand coquin, après avoir visité ces lieux
sacrés, passe aux yeux de ses compatriotes pour un
honuDe qui s'est amendé. On ne lui parle qu'avec
respect, on le fait asseoir à la place d'honneur, il
jouit enfin de l'estime générale ; mais, dans ce cas,
comme dans toutes les autres pratiques extérieures de
leur culte, les Persans sacrifient le fond à la forme :
c'est là le mauvais côté, et il l'emporte sur le bon. On
les voit partir en pèlerinage par centaines, sans avoir
l'argent nécessaire pour subvenir à leurs frais de
voyage ; mais cela ne les embarrasse en aucune fa-
çon : leurs besoins sont minimes, et ils sont toujours
sûrs de trouver leur nourriture quotidienne, en allant
la demander , au nom de Dieu , de porte en porte ou
de tente en tente , près de ceux qui sont plus riches
qu'eux. En cela la religion musulmane est vraiment
édifiante, car il suffit d'être un de ses adeptes pour
recevoir d'abondantes charités, non pas avec ostenta-
tion,comme cela se fait la plupartdu temps en Europe,
où beaucoup de gens ont soin de faire consigner leur
générosité dans les journaux, mais avec une simpli-
cité qui rend l'aumône aussi agréable à celui qui l'ac-
cepte qu'à celui ([ui la fait. La plus grande fraternité
règne dans les caravanes de pèlexins, les aliments que
l'un possède sont à la disposition de tous, et la vie est,
— 132 —
pour ainsi dire, commune. Le grand seigneur, le bour-
geois, le paysan et le fakir s'asseyent au même cercle,
mangent au même plat, sans qu'aucune susceptibilité
soit blessée : // suffil d'élrc musulman el pèlerin, et dès
lors tout est dit, La liberté de discussion est complète
dans leurs réunions : un étranger survient-il pendant
qu'ils sont à causer; au premier mot qu'il prononce,
ils devinent s'il est des leurs. Dans ce cas, ils l'invitent
à s'asseoir et à. faire comme eux : s'il refuse, ils l'enga-
gent à se retirer, d'abord parce qu'ils ont liorreur de
voir un homme qui n'est pas leur serviteur se tenir
debout, ensuite parce qu'ils croient que celui qui
craint de se mêler à une conversation el de répondre
aux questions personnelles qui lui sont faites ne peut
être qu'un malfaiteur.
Les pèlerins possesseurs de quelques avances se mu-
nissent des marchandises qu'ils savent être d'un bon
débit dans les lieux saints, puis, avec le pécule qui
résulte de leur vente, ils achètent une nouvelle paco-
tille qu'ils rapportent dans leur pays, où ils réalisent
encore quelque bénélice. C'est de cette manière qu'ils
couvrent les dépenses du voyage.
Il y a à Semnàn une foule de mendiants qui vivent
des libéralités des pèlerins de passage. Cette industrie
est même exercée en grand par des gens qui n'en ont
pas du tout besoin, c'est du moins ce que je dois croire
d'après la démarche (jue fit près de moi un grand jeune
homme, assez bien vêtu, qui se présenta d'un air dé-
gagé et poli, et avec des paroles qui lui valurent
d'abord, de ma part, les plus grands égards. x\près un
échange réciproque de comi)liments, il me raconta
— 133 —
que déjà, de[)uis longtemps, il projetait d'aller en pèle-
rinage à Meched, mais que l'argent lui manquait. En
m'apprenant sa pénurie, il fit une grimace très-pro-
noncée qui annonçait l'intention qu'il avait de pleurer,
mais les larmes n'arrivant point à son aide, il reprit
son récit de l'air le plus animé et me dit : « J'ai décou-
vert hier dans le ciel une heureuse constellation qui
me présage du bonheur : un songe que j'ai eu la nuit
dernière a corroboré mon espoir. L'esprit du saint
Prophète Mohammed m'est apparu et m'a prescrit de
venir au campement de la caravane, m'assurant que
j'y trouverais un étranger qui me fournirait les
moyens d'aller visiter le tombeau de l'Iman Reza. »
Ceci dit, il me somma, avec une volubilité sans pa-
reille, et au nom de tous les saints de l'Islam , de
justifier la conjonction des astres et la révélation du
Prophète. Je mis d'abord beaucoup de modération et
de patience à l'écouter ; mais, voyant qu'il ne tenait
aucun compte de mes représentations, et du tableau
que je lui faisais de ma propre détresse, je le mis hors
de ma chambre avec une brutalité qui dut lui faire
concevoir une triste idée de la foi que j'avais dans
l'astronomie et dans les songes. Je renvoyai aussi une
foule d'autres mendiants, ce qui fit crier les pèlerins,
qui me gardaient rancune de la liberté que j'avais
prise chez le kebabdji. Ils me disaient, en termes assez
peu mesurés , que je devais racheter par d'abon-
dantes aumônes le malheur que j'avais de n'être pas
musulman ; je vis bien que ces gaillards-là voulaient
«le chercher une mauvaise querelle, et je tâchai de
l'éviter en me retirant dans le fond de ma chambre.
I. 8
— vu -
Cepcnrlaiit ils ne quittèrent point la partie et provo-
quèrent un /^crv/cAe estropié, auquel j'avais donné un
chahi clans la matinée, à se présenter de nouveau à moi
pour reeevoir une deuxième aumône. Je luiotîrisla
même pièce de monnaie que le matin, mais il la refusa
net, me déclarant ne pouvoir pas accepter moins d'un
sahebkran : mes représentations n'aboutirent qu'à
rendre ses réclamations plus insolentes. Je remis alors
dans ma poche le chahi qu'il venait de refuser, et je
ne fis plus attention à lui ; mais le gaillard, se sentant
soutenu par ses compatriotes , s'entêta à m'imposer
exlraordinairement. Pendant une heure, il ne fit que
pousser des cris et des jérémiades : « Voyez, disait-il
aux pèlerins attroupés autour de lui, en se roulant par
terre , et en faisant mille contorsions nerveuses {dad
men ta in hiaffer, ne mi resed, hekk niera ne mi dé-
hed), mes plaintes n'arrivent pas jusqu'à cet infidèle
qui me refuse mon droit. » 11 finit par s'exalter lelle-
meni (jue, prenant un caillou, il s'en frappa rudement
la poitrine en criant : Ya hehh- ( Dieu juste). Il fut
bientôt tout en sang. Certes j'aurais bien voulu avoir
prévu ce dénoûment au prix du sahebkran refusé
et même de plusieurs, mais, comme tout ce qui est
violence et tyrannie m'irrite au dernier degré, je
ne voulus point paraître avoir cédé , et je continuai à
faire la sourde oreille. Cependant la foule s'était
grossie cl me représentait, avec force injures, que
les droits (1 un Derviche étaient aussi sacrés que ceux
du Cliâh, parce que l'un et l'autre les tenaient de Dieu,
et que c'était péché de ma part de ne i)as le satisfaire.
Je n'en restai pas moins inébranlable, et puis ma
— 135 —
patience était à bout et je Youlais une bonne fois, quoi
qu'il dût en résulter, secouer le joug de ces odieux
pèlerins. Depuis plusieurs jours déjà, j'avais dépassé
Téhéran sans être inquiété; mes craintes étaient de-
venues moins vives, mais ma haine contre mes com-
pagnons de route s'était augiuentée d'autant. Je sortis
donc hors de la chambre, et je leur dis avec empor-
tement : a Je n'ai connu aucune nation dans le monde
« aussi vile que la vôtre ; quand il est question de me
« donner de l'eau, de me prêter un plat, vous me
« trouvez infidèle et impur, et me refusez tout; mais
« s'agit-il de fumer mon kalioun après moi, de man-
« ger les restes de mon pilau, alors vous tendez la
« main, canailles, et l'impureté disparaît. Vos mome-
« ries et votre hypocrisie ne m'en imposent point;
« parce que vous me voyez mal vêtu, vous me croyez
« impuissant à vous réprimer, mais je sais que vous
« mangeriez de l'excrément qui sort du corps de
« l'homme {go-mikhourid).]e fei'ai brûler les cendres
« de vos pères (pederhayè chouma mi souzounem) et
« je casserai la tête au premier qui viendra de nou-
« veau m'ennuyer. » Cette apostrophe avait calmé
jusqu'aux plus animés, quand, malheureusement, sur-
vint encore mon mauvais génie, le Séyid conducteur
de la caravane : il se fit longuement exphquer les
motifs de la querelle, et naturellement, il me donna
tort sur tous les points. Je ne savais comment tout
cela finirait, lorsqu'arriva le daroga (commissaire de
police) de la ville qui, croyant avoir trouvé l'occasion
de»m'infliger une bonne amende à son profit, donna
l'ordre de m'arrêter. On allait le faire assez brutale-
— 136 —
ment, lorsque je me réclamai du gouverneur de la
Yille, nommé Soliman-Khan, affirmant, sur un ton
qui n'admettait i)as le doute, qu'il était de mes amis.
Mon air d'assurance leur en imposa encore une fois ;
ils me conduisirent avec assez d'égards jusqu'au pa-
lais. J'aurais bien voulu éviter la rencontre du gou-
verneur, mais le seul moyen de me tirer d'aflaire
était d'avoir recours à lui. Solinian-Klian ne me re-
connut pas d'abord sous mon singulier déguisement,
mais après lui avoir décliné mon nom , il me lit aj)-
procher et asseoir à côté de lui, à la grande stupéfac-
tion du daroga et des pèlerins (jui l'avaient accomi)a-
gné. Je lui dis alors tout bas quel était le but de mon
voyage, en le priant de ne pas me faire connaître aux
personnes qui nous entouraient. Le Khan me connais-
sait depuis plusieurs années et nous étions liés d'ami-
tié : il avait entendu parler de mes démêlés avec le
gouvernement persan, et ne voulut pas ajouter à mes
embarras. Après avoir vertement admonesté le da-
roga, il le chassa ainsi que les pèlerins, et ordonna à
ses gens d'aller expulser le Derviche de la ville. Quant
au Séyid conducteur, il lui signifia qu'il ne voulait
point que les étrangers fussent molestés dans son gou-
vernement. Il le rendit responsable de tout ce qui
pouvait m'arriver, et le congédia sèchement, lui décla-
rant qu'il me gardait à dîner avec lui. Mes accusa-
teurs stupéfaits gagnèrent chacun leur tente en faisant
mille suppositions sur mon compte. Depuis ce mo-
ment ils furent convaincus que je dissimulais ce que
j'étais et ils fin^ent plus polis à l'avenir envers moi.
CHAPITRE VI.
Ahyoun. — Gouchè. — Damghân. — Description de cette place.
— Position d'Hécatompylos. — Légende persane. — Histoire
des Parthes. — Opinion du Kazi de Hérat. — District de
Komus. — Décadence de Damghàn. — Minarets arabes con-
truitsen briques. — Lacitadalle. — Châh-Rokh. — Dèh-Mollah.
— La tournaente. — Désastres causés par le vent. — Meïman-
dous. — Les attentions de Soliman-Khan. — Arrestation d'un
marchand. — Justice des Persans. — Châb-Road. — Descrip-
tion de cette ville. — Importance de l'endroit. — Les manu-
factures.— Bostam. — Fertilité de son territoire. — Bonté des
chevaux. — Convoitise de la Russie sur Châh-Roud et Bos-
tam.— Hécatompylos. — Le pèlerin voleur. — Résultat de ses
soustractions. — Le botaniste français. — Privations. —
Miyamèh. — Les Turkomans. — Miyân-Dacbt. — Abbas-Abad.
— La colonie géorgienne. — Mézinân. — Attaque des Tur-
komans.— Les esclaves russes et persans à Khiva. — Mort
terrible du général Bekewitch. — Cruauté des Khiviens.—
Relation de ces atrocités racontées par Mouravief.
Ahyoun. — 10 mai.- 0 farsangs, neuf heures et de-
mie de route, la première partie en plaine, par un
chemin sablonneux, uni et facile; la seconde à travers
un groupe de chaînons montueux, rocailleux, caillou-
teux, dont le point culminant, dominant les nombreu-
ses gorges que forment les plis du terrain, olTrc une
excellente position militaire pour la défensive, soit du
côté de Samnân, soit de celui de Damghân. Elle
1. s.
— 138 —
n'est utilisée que par les Turkomans-Goklilans, qui
viennent s'y embusquer de temps en temps, pour dé-
pouiller les caravanes. Cette étape est tout au long
déserte et d'une complète stérilité. Aliyoun est un ca-
ravansérail-chàh, où s'est établi un bakal qui lient du
mauvais pain noir et un peu de lait aigre à la disposi-
tion des voyageurs. Il y a dans les environs deux ou
trois jardins et quelques huttes de bergers dépourvues
de tout. Un ab-ambar et un filet d'assez mauvaise eau,
qui se dessèche en été, sont à côté du caravansérail.
Gouché. — 11 mai. — Six farsangs, sept heures et
demie de parcours, toujours en descendant des monta-
gnes dans la plaine de Daingliân, par une route
d'abord caillouteuse , puis couverte d'un sable
dur, sur lequel on chemine facilement. Gouchè est
un caravansérail-chàh qui, comme celui d'Ahyoun,
est habité par un bakal tout aussi mal pourvu de
vivres ; mais Ton peut s'en procurer à Sultan-Âbad,
village situé à une portée de canon de la roule. La
poste aux chevaux y est établie, et l'on aperçoit
quelques autres villages sur un plan plus éloigné.
Damyhàn. — h2 mai. —Six farsangs, huit heures
de route par un chemin plat et assez bon, où l'ar-
gile, les cailloux" et le sable se rencontrent alternati-
vement. On voit de chaque côté de nombreux et
beaux villages dans lesquels les fruits et les céréales
abondent. On cite dans le nombre celui de Doulet-
Abad connue un des plus beaux de la Perse : il est en-
touré d'une triple enceinte et renferme un palais, une
mosquée, un bain et de vastes écuries. Sous le règne
de Felh-Ali-Chàh, cette forteresse était la résidence
— 4;w —
d'un fils de ce souverain, gouverneur du district. En
entrant dans Damghân, on laisse à gauche un cara-
vansérail-châh, et Ton franchit une petite rivière,
d'excellente eau, sur un pont en brîques de quatre
arches. Damghân devait être autrefois une ville assez
importante, si l'on en juge par ses ruines. Les voya-
geurs européens qui se sont occupés, en Asie, de re-
cherches sur l'antiquité, sont d'avis que cette ville
devait être l'ancienne Hécatompylos', capitale du pays
des Parthes. Sans rejeter complètement leur opinion,
qu'il me soit permis d'émettre à mon tour quelques
observations que j'ai faites sur les lieux mêmes, et
que je livre, non pas comme des arguments sans
réplique en faveur de mon opinion, mais comme con-
jectures assez vraisemblables. Commençons par dire
que toutes les ruines qu'on voit à Damghân, et à
plusieurs farsangs à l'entour, proviennent toutes de
1 Hécatompylos était une des capitales des princes Arsacides.
A l'époque de l'invasion d'Alexandre le Grand chez les Parthes,
c'était une ville importante , et cependant, au n* siècle, cette
cité n'existait plus, ou du moins elle avait changé de nom.
Suivant Strabon , Hécatompylos était située à i960 stades
environ 224 railles) des Pyles Caspiennes (les défilés Caspiens)
et à l'ouest, comme on peut le croire d'après le passage en ques-
tion, dans la direction des pays hindous. Ptolémée place celte
ville sous la même latitude que Rhodes, et Pline désigne la situa-
tion de la ville à environ 133 milles romains, ce qui fait 122 mil-
les anglais. Dans le dictionnaire géograpliique de Smith , on
trouve un excellent article qui se rapporte au dire de M. Ferrier,
et déclare avec lui que Damghân n'est point l'eniplafemeni
d'Hécatompylos, laquelle, à son avis, doit être plus près de
Jah-Tirm. Le colonel Fiawlinson est d'avis qu'il l'aul chercher
celte ville dans les ruines de Kauii^ sises à 15 milles sud-ouest
de Damghân.
— 440 —
constructions modernes et n'indiquent nullement les
restes d'une antique et vaste cité. Les Persans, qui
ne sont jamais embarrassés pour expliquer l'origine
de leurs villes, parce qu'ils l'inventent au besoin avec
une extrême facilité, en empruntant leur sujet aux
traditions les plus fabuleuses, les Persans, disons-nous,
auraient laissé une lacune dans leur histoire, s'ils n'a-
vaient aussi inventé un conte relatif à celle de Dam-
ghàn. Ils disent donc que son emplacement fut
d'abord occupé par un palais d'argent, où , comme
toujours, vivait cai)live une belle princesse passion-
nément amoureuse d'un beau seigneur qui finit par
l'enlever, l'épouser et fonder une grande ville autour
du palais. Cette ville, au dire de la tradition, s'appe-
lait Cheri-Gumuch, nom dont le premier mot est persan
et signifie v///e et le second turc et signifie argent, ce
qui fait ville cT argent, en souvenir du palais où avait
été enfermée la princesse. Il va sans dire qu'il n'y a
rien dans ce conte qui puisse rappeler Hécatompylos,
mais le nom de cette antique ville est la base d'où
je suis parti pour me rendre compte de sa position.
Que signifie-t-il en eflét? la ville aux cent portes. Or,
cent portes ici, dans le langage figuré, veut dire une
localité où aboutissent une foule de routes. Est-ce bien
là le cas de Damghàn ? On peut répondre que non
sans hésitation, car, excepté la roule qui conduit de
l'Irak en Khorassan, sur laipielle se trouve cette ville
il n'y a qu'une seule autre route très-difficile et très-
peu fréquentée qui y aboutisse : c'est celle qui des-
cend des montagnes du Mazendèran % par la gorge
' Le Ma/endèran est la province de la Perse qui se trouve
— 141 —
où coule la rivière de Damghân. Si, au contraire,
on se porte à onze farsangs plus loin à l'est , sur
l'eaiplacenient où sont situés Châh-Roud et Bostam ,
le nom d'Hécaloinpylos est justifié par la nature même
du pays. Il y a là un vaste plateau enfermé entre des
montagnes que sillonnent des gorges profondes, par
où débouchent, de toutes parts, une foule de routes
qui viennent aboutir à ce plateau, partant de toutes
les localités importantes du nord et du sud de la
Perse, telles que : Kachan, Koum, Téhéran, Firouz-
Kouh, Sari, Asterabad, Gourghan, Boudjnourd, Kout-
chan, Meched, Turchiz, ïoun et Tabbas. Il est vrai
qu'on ne retrouve guère plus de ruines à cet endroit
qu'à Damghàn, mais il ne faut pas oublier la ma-
nière dont les Persans construisent dei)uis les temps
les plus reculés- Ce n'est qu'en Médie etMans le Fars
sur les rives méridionales de la mer Caspienne. C'est un pays
de montagnes, très-fertile, et ces élévations sont les seules du
pays, avec celles de la Géorgie, qui soient couvertes de forêls.
C'est là que croissent les bois propres aux constructions navales
appelés Azad-Derukht. Telle est la cause pour laquelle Cathe-
rine et Pierre le Grand désiraient s'emparer du Mazendèran et
de la province voisine, le Ghilam. Le Czar crut un moment avoir
réussi par un traité qu'il avait en main, mais ce traité fut annulé
plus lard Depuis lors jusqu'à noire époque, les Russes ont fait
de puissants efforts pour obtenir, même un pied-à-terre, dans
celte province. Ils ont réussi, à Tlieure qu'il est, à s'emparer
de la petite île de Ashuunada, sise très-près du rivage, dans le
voisinage d" Asterabad , et s'y sont foriiliés. A l'époque des
temps fabuleux, le Mazendèran fui, dit-on, conquispar Uouslem,
qui, assure-t-on, tua dans cet endroit un grand nombre d'élé-
phanls, el, un l'ail très-curieux, c'est que ces animaux sont, de
nos jours, inconnus en Perse. — P».
— 442 —
qu'on retrouve encore quelques édifices en pierre de
taille ayant i)U braver les elfets destructeurs du temps.
A l'est de ces deux provinces, les palais, même des
souverains, se composaient de briques séchées au so-
leil qui pouvaient à peine résister aux intempéries d'un
ou de deux siècles. Il n'est donc pas étonnant qu'il
ne reste plus rien d'Hécatompylos, qui, à tout prendre,
était bien plutôt, d'après ce qu'en ont écrit les anciens,
un vaste campement de nomades qu'une cité somp-
tueuse et remplie d'édifices. D'après cette hypothèse,
l'emplacement que devaient recouvrir les tentes des
Parthes pouvait parfaitement, en partant de Châh-
Roud et de Bostam, s'étendre jusqu'au delà de Dam-
ghân, puisqu'il n'aurait encore eu qu'une longueur
de douze farsangs. Rhaguès et Persépolis, dans les
temps anciens, et Ispahan dans les temps modernes,
ont offert l'exemple d'une étendue pour le moins aussi
considérable. Du reste, ceci importe peu au sujet que
je traite ; mais ce que je tenais à constater, c'est que
le nom d'Hécatompylos ne peut être justifié d'une ma-
nière rationnelle qu'en prouvant que l'emi)lacement
occupé aujourd'hui par Chah- Rond et Bostam était
l'une des extrémités de la capitale des Parthes.
Si de la ville nous passons à la nation qui l'habitait,
la question paraît encore plus difficile à résoudre.
J'ai fait de vains elîorts, pendant mon long séjour en
Perse, pour découvrir doù était arrivée la tribu des
Parthes et ce qu'elle était devenue. Mes efforts sont
restés impuissants; les auteurs orientaux ne révèlent
rien à cet égard. J'ai vainement interrogé les Turko-
mans, les Afghans et les Uzbeks; à ma demande.
— U3 —
qiielques-uns de leurs savants se sont même donné la
peine de compulser leurs plus vieux livres d'histoire,
tous sont restés muets à cet égard; mais l'un d'eux m'a
donné une solution, résultant de ses propres réflexion^,
que je ne saurais entièrement admettre, mais que je
ferai cependant connaître : Le kazi deHérat,Méhémed-
Hassan, pense que le nom de Parlhes, employé par les
Romains, pour désigner les Persans, n'était qu'une
corruption de celui de Parses ou Perses, nom sous
lequel ils étaient connus des Grecs depuis les temps
les plus reculés.
Damghàn a été le chef-lieu du district de Komus,
dépendant du Tabaristan, qui se formait anciennement
d'une partie du Mazendèran. Cette province appartint
tour à tour à la Médie et au Khorassau , aussi la posi-
tion de Damghàn, sur l'extrême frontière des deux
gouvernements, la rendit souvent un objet de contes-
tation entre les petits tyrans qui se partagèrent si sou-
vent la Perse. Il n'y a donc rien d'étomiant, qu'après
tant de vissiciludes, cette ville ne soit plus à présent
que l'ombre de ce qu'elle a été. Plusieurs souverains
la réédifièrent successivement. Ce fut Chàh-Abbas le
Grand qui la reconstruisit le dernier, et fit élever l'en-
ceinte actuelle, qui a près d'une farsang de dévelop-
pement, et contenait quinze mille maisons. Il y a là de
nombreuses ruines qui attestent leur existence : il n'en
reste plus que trois centvingt-six d'habitées. Des jardins
et des cultures assez vastes remplacent à présent les
constructions. Les troubles qui suivirent la mort de iN'a-
der-Chàh commencèrent la décadence de Damghàn, et
le prince Abbas-Mirza lui porta le dernier coup quand.
_ U4 —
attiré par la salubrité de l'air de la contrée, l'abon-
dance et la fertilité du sol, il y campa pendant trois
mois, en 1 832, avec une armée de trente mille hommes
qu'il conduisait au siège d'Hérat. Tout y fut dévasté
par les troupes persanes, car parmi elles; c'est chose
convenue, amis et ennemis, tout le monde est pillé.
Il reste encore dans cette ville quelques fragments de
mosquées en briques cuites construites par les Arabes,
avec beaucoup d'art et de goût. Les Persans de nos
jours les ont complétées, ou plutôt deshonorées, en
remplaçant les parties écroulées avec du bousillage.
Deux minarets, d'une grande hauteur, construits aussi
par les Arabes, ont été respectés par les destructeurs ;
une petite coupole, qui surmontait l'un d'eux, a seule
disparu sans trop de dommage pour le reste de l'édi-
fice. Ce sont là deux morceaux d'architecture très-
intéressants.
Les rues de Damghân sont de chaque côté plantées
de jujubiers; sa citadelle, située à l'ouest, est bâtie à
l'intérieur, sur une énorme terrasse formée de terres
rapportées ; elle domine la ville et la campagne.
Le nuir d'enceinte et quelques forts qui s'y ratta-
chaient sont ruinés sur plusieurs points et en mau-
vais état partout. Avant cpie ces moyens de défense
fussent ainsi délabrés, ils étaient plus que suffisants
pour braver les attaques d'une armée asiatique. L'in-
fortuné Chàh-Rokh, pctit-fds de Nader-Chàh, ter-
mina son existence dans la citadelle de cette ville,
à l'âge de soixante - quatre ans, par suite des af-
freusestortures que lui avait fait subir Agha-Moham-
med-Khan, Kadjar, pour le forcer à lui livrer les
— 445 —
diamants dont il aAait liérité de Nader, son aïeuJ.
Dèh-MoUah. — 13 mai. — 7 farsangs, neuf heures
de parcours par une route plate, mais en grande partie
argileuse cl facile à défoncer. On voit continuellement
en cheminant des Yillages placés adroite et à gauche.
Il ventait à renverser les montagnes , quand nous
quittâmes Damghan, et il en était ainsi depuis que
nous avions quitté Téhéran. Toutes les années, depuis
le commencement de mai jusqu'à la fin de septembre,
le vent du N.-O. souffle de la sorte dans cette contrée :
on ne peut se faire une idée de sa violence, elle est
telle, qu'en de certains moments il est impossible de
rester à cheval et même de se tenir debout. Il enlève
les tentes, fait rouler les charges et soulève des tour-
billons de poussière, qui en plein jour obscurcissent
entièrement l'atmosphère. Sa force était si grande,
quand nous quittâmes la ville, que des kédjevés
(espèce de cacolet), renfermant des femmes, furent
renversés de dessus les mulets, et que cinq ou six
pèlerins tombèrent dans un des kariz ruinés qui,
existent en grand nombre tout le long de celte étape.
Par bonheur, tout le désastre se borna à un cheval
tué, à quelques bonnets emportés par le vent et à
un mal d'yeux que beaucoup d'entre nous conser-
vèrent toute la journée, pai suite- de la poussière
qui s'était introduite sous les paupières : celte pous-
sière était si épaisse que nul n'aurait pu distinguer un
objet à deux pas devant soi. Il en était résulté une
grande confusion dans la caravane, et ce fut seule-
ment après avoir perdu une heure que les muletiers
purent assembler leurs bclcs et continuer le voyage,
j. 9
— U6 —
A deux heures et demie de la ville, on arrive à la
butte de Meïmandous, aussi appelée Bourdj-Meyous..
qui avait été fortifiée par Nader-Châh/ à l'époque où,
n'étant encore que général deChàh-Thaniasp,il livra
1 II ne reslait plus que bien peu de la Perse daos les faibles
mains de Châh-Thamasp, lorsqu'en 1726, et après mille vicis-
situdes, Nader-Châb parut sur la scène, dans le Khorassan, à
la tète d'une bande de voleurs. Il avait alors Irente-cinq ans.
Grâce à son génie, l'aspect des affaires ne larda pas à chan-
ger en Perse. Ce pays humilié et méprisé par tous devint bientôt
et resta pendant la vie de Nader-Chàh un empire formidable,
dont la renommée se répandit au loiu, comme celle de toutes les
nations conquérantes. Le premier exploit de Nader-Châh fut la
conquête de Meched et la reprise de toutes les provinces de
Pouest delà Perse sur les Afghans. Vinrent ensuite la victoire de
Haniâdan, qu'il remporta sur lesTurks, et l'expulsion de ces en-
vahisseurs de r Azerbaïdjan, comme aussi des autres provinces
de la Perse.
Tandis que Nader-Châh assiégeait Érivan, on vint lui annoncer
Pirruption nouvelle des Afghans dans la Perse. Le Chah marcha
contre eux, les tailla en pièces et s'empara de Hérat et de Fer-
rah. Il força ensuite les Russes, par un traité, à abandonner
toutes les conquêtes qu'ils avaient faites sur la mer Caspienne
avant d'attaquer la Turkie, puis il détrôna le souverain imbécile,
nommé Châh-Thamasp, qu'il avait déjà pris^soin de discréditer.
Son attaque contre Bagdad ne réussit point, mais au contraire
sa campagne contre les villes de Gengah, de Tiflis, de Kars et
d'Érivan fut couronnée du plus grand succès ; d'ailleurs tout ce
pays avait autrefois appartenu à la Perse. C'est alors qu'il con-
clut un traité de paix avec le Sultan.
A cette époque Nader-Chàh jeta le masque. L'héritier du sou-
verain de la Perse passa pour mort, et Nader somma tous les
notables du pays, dont le nombre s'élevait à 100,000, de se
1 cunir dans la plaine de Mourzam pour élire un nouveau Chah-
« Châh-Thamasp, leur dit-il, et Chàh-Abbas étaient vos souve-
rains et les princes du sang sont héritiers de leur trône.
Choisissez, pour le mettre à la tête du royaume, ou Pun d'eux
— 147 —
sa première bataille aux Afghans, dominateurs de la
Perse, dont le chef était Mir-Echref . Les fortifications
qui couronnaient cette butte n'existent plus aujour-
d'hui. Un peu au delà, et vis-à-Yis du yillage de
ou quelque autre personne que vous jugerez digne, par ses
venus et son courage, de remplir cette place importante. Ma
lâche est remplie, j'ai rendu à la Perse sa gloire d'autrefois et
j'ai chassé les Afghans, les Turks et les Russes de notre terri-
toire. » Après ce discours, Nader se relira pour laisser la no-
blesse libre de délibérer sur le parti à prendre, mais bientôt on
le rappela, car l'avis unanime était que celui qui avait sauvé le
pays devait monter sur le trône, Nader refusa, protestant contre
l'idée que l'on pourrait avoir sur son compte qu'il avait agi de
manière à arriver à ce résultat. Pendant un mois la même comé-
die se renouvela chaque jour, jusqu'au moment où Nader, parais-
sant céder aux vœux unanimes, consentit à faire ce qu'on lui
demandait. A vrai dire, en récompense de ce sacrifice, il exigea
de ses compatriotes qu'ils renonçassent à leur religion nationale
pour embrasser la religion des Sounnites, au lieu de celle des
Chiàs qu'ils professaient. L'on consentit à la demande de Nader,
qui fut couronné en grande pompe. Une fois sur le trône, Nader
se hâta de lever des troupes afin de mettre à exécution les plans
de conquête qu'il avait conçus- 11 réduisit d'abord les Bakhtiaris
et mit Téhéran à l'abri d'un coup de main. Ensuite, à la téie
d'une armée de 80,000 hommes, il s'empara de Kandahar et de
Kaboul, envoyant en même temps les lettres les plus flatteuses
aux chefs larlares qui résidaient au delà de l'Oxus , pays
qu'il ne convoitait point, et leur disant qu'il n'entrait point
dans ses projets de s'emparer du patr^imoine des descendants de
Djenghiz-Khan et des nobles familles des Turkomans. C'est ainsi
qu'il prit ses précautions pour être en sûreté sur ses der-
rières, et alors, affectant une extrême indignation contre l'em-
pereur de Delhi, qui n'avait point répondu à une lettre par
laquelle il le sommait de lui rendre certains chefs afghans,
Nader envahit l'empire du Grand Mogol. A la suite d'une
marche rapide, il traversa Lahor et battit dans un combat
sunijlaût Mohamraed-Chàh, puis il entra à Delhi en 1739. Par
— 148 —
Naïm-Abad, nous arrivâmes au campement du gou-
Yerneur Soliman-Khan, dont l'intervention m'avait
été si utile à Semnân. Il était encore sur pied, quoi-
qu'il fût plus de minuit, et s'occupait à faire redresser
ses tentes que l'orage avait mises en lambeaux. Son
accueil fut tout aussi gracieux et aussi bienveillant
que lors de notre premièie rencontre : ce qui me
prouva qu'il ne m'avait point oublié, c'est qu'il me
remit des provisions qu'il avait fait préparer avant
mon arrivée et à mon intention. Après avoir pris le
thé avec lui, je rejoignis en toute hâte la caravane.
Au point du jour, nous arrivâmes à Dèh-MoUah. Ce
village, de 250 maisons, est entouré de vastes jardins
et de cultures très-étendues, arrosés par un cours
d'eau saumâtre, ce qui nous obligea d'aller camper à
dix minutes plus loin, auprès d'un caravansérail-châh,
non loin duquel passe un ruisseau d'excellente eau.
ses ordres, les habitants furent respectés, jusqu'au moment où
le bruit s'étant répandu dans la ville qu'il était mort, ceux-ci se
révolièrent contre l'armée persane. Alors, il ordonna un mas-
sacre général, et il assista à cette boucherie du sommet d'une
mosquée afin de mieux voir ce qui se passait. Ce fut là que
Mohanimcd-Cliâh alla trouver le vainqueur et le supplia d'épar-
ener son pjuple. « L'empereur de l'iiide ne m'aura pas solli-
cité en vain , » répondit Nador, qui lit aussitôt cesser le car-
nage. Son pouvoir sur ses soldats était tel que ses ordres furent
exécutés à l'instant. Après avoir replacé renq)creur sur son
trône , Nador-Châh retourna en Perse , soumettant sur son
passage le Scinde, les pays de BalkU et de Bokiiara,et leKhoua-
risme ou Khiva. 11 fit de Meched sa nouvelle capitale et le point
de ralliement d'où il partait pour combattre les Lesghius et les
Turks. Dans les six dernières années de sa vie, il ce montra cruel
et sanguinaire, el fut assassiné en l'année 17i7. {Perse, par
Malcolm, t. 11).
— 149 —
Quelques ruines environnent ce caravansérail, qui,
comme tous ceux que l'on trouve en Perse, est une
véritable forteresse garnie de meurtrières, et inexpu-
gnable pour les pillards du pays. On ne peut péné-
trer dans ces bâtiments que par la porte, qui est liabi-
tuellement faite avec d'épaisses planches de bois dur,
recouvertes de clous et de lames de fer, ou bien en
démolissant les murailles, ce qui, dans le cas où l'édi-
fice serait défendu par une trentaine d'hommes armés
de fusils, ne pourrait se faire qu'avec de l'artillerie.
La petite chaîne de montagnes située à une farsang au
sud de Dèh-MoUah contient des mines d'or et de cuivre.
Il y avait à peine une heure que nous nous repo-
sions, lorsqu'un sultan (capitaine), porteur d'un fer-
man royal, descendit dans notre campement, annon-
çant qu'il venait arrêter quelqu'un pour le conduire a
Téhéran. La personne qui m'aurait regardé en ce mo-
ment m'aurait certainement vu changer de couleur,
car j'étais convaincu que l'ordre d'arrestation me con-
cernait : par bonheur je me trompais, cet ordre était
pour un négociant de la capitale, accusé de l'avoir
quittée, en négligeant de remplir ses engagements.
La ville de Mechcd, où il se rendait, est un lieu'd'asile
(besl) inviolable, même pour les plus grands criminels,
parce qu'elle renferme le tombeau du saint Iman
Beza; le capitaine avait donc fait diligence, dans la
crainte que celui qu'il poursuivait n'arrivât dans cette
ville avant qu'il l'eût rejoint. Ce négociant était avec
nous; il fut aussitôt arrêté et ramené au campement
de Soliman-Khan, auquel il démontra clairement qu'il
était victime d'une intrigue: il ne put pourtant pas
— 450 —
trouver grâce devant ce fonctionnaire, qui était con-
traint de faire exécuter l'ordre du Chah. Tout ce qu'il
lui accorda, et cela moyennant un cadeau de tOO to-
mans (1,200 francs) qu'il exigea en argent comptant
et séance tenante, c'est que sa femme et son fils |)Our-
raient continuer leur voyage jusqu'à Meched, et que
lui seul retournerait à Téhéran, avec des chevaux de
poste, pour satisfaire ceux qui se disaient ses créan-
ciers. J'appris un an plus tard que ce négociant était
un très-honnête homme, qui ne devait rien à per-
sonne. Il n'avait point caché son départ de Téhéran,
tout le monde le connaissait, mais quelques con-
currents jaloux avaient, après son départ, produit de
fausses lettres de change pour essayer de lui faire
éprouver un désastre. Ils savaient bien, en effet,
qu'outre les 100 tomans qu'il serait obligé de donner
à Soliman-Khan, il serait encore forcé de dépenser
une somme décuple quand il arriverait à Téhéran ,
pour faire admettre son innocence, quelque bien prou-
vée qu'elle fût. Telle est la garantie qu'offrent les lois
en Perse ; ceux qui sont chargés de les appliquer ab-
solvent ou donnent toujours gain de cause à ceux qui
les payent le mieux. La justice et l'équité sont des
mots que les Persans mettent sans cesse en avant, et
dont ils ne tiennent aucun compte. Le clergé, dépo-
sitaire de la loi religieuse, est tout aussi vénal que
les fonctionnaires civils, qui jugent d'après la loi cou-
tumière. Les faux témoignages et les faux écrits se
produisent avec une rare impudence; ils sont admis
quand on a la bourse plus ouverte que celle de
la partie contre laquelle on les fait valoir; mais,
1
— 151 —
viennent-ils à être rejetés, il n'en résulte pas autre
chose; il n'y a nulle punition, pas même une répri-
mande pour les faux témoins et pour les faussaires.
Châh-Roud. — 14 mai. — 4 farsangs, cinq heures
de parcours, par une route plate, tour à tour sablon-
neuse et pierreuse, longeant de très-près, sur la gau-
che, les montagnes qui nous séparent du Mazendèran.
Nous voyons quelques villages sur notre droite, et un
grand nombre de daims qui s'enfuient à notre ap-
proche. Châh-Roud renferme 900 maisons : elle a
une citadelle mal placée et un mur d'enceinte sans
fossé. Les bazars sont couverts en chaume ; on y trouve
trois ou quatre caravansérails et quelques bains. Les
jardins qui l'entourent, comme aussi les cultures, oc
cupent une immense étendue et sont arrosés par une
petite rivière d'excellente eau. Châh-Roud étant situé
à moitié chemin de la route qui conduit de Téhéran
à 3Ieched, et se trouvant le point où viennent aboutir
toutes celles du Mazendèran et du haut Khorassan,
son importance stratégique et commerciale est très-
grande. Cette ville est devenue depuis quelques années
l'entrepôt de toute espèce de marchandises, et parti-
culièrement des riz du Mazendèran. Il s'y fabrique des
bottes et des souliers, les plus renommés de la Perse,
pour l'élégance de la forme et la bonté du cuir. Sa
population est un mélange de Mazendèraniens, de Kho-
rassaniens et de Turkomans , mais ces derniers sont
en majorité. L'air y est salubre et tempéré. Éostam,
autre localité qui se trouve à une farsang plus au nord,
est réputée pour la fertilité de son sol, la bonté de son
climat et de ses produits, l'étendue de ses jardins
— ]m —
l'abondance et la fraîcheur do ses can\, comme anssi
pour la bon lé de ses chevaux ; c'est là qu'on commence
à trouver les éleveurs de celte race de chevaux tur-
komans si estimés par les Persans. Les cotons de cette
localité ont aussi une grande réputalion. Bostam est
le chef-lieu d'un district partant de Dèh-MoUah et finis-
sant à Abbas-Abad. Cette province renferme 38 villa-
ges, tous riches et fertiles. Son gouverneur, nommé
Sohman-Klian , comme celui de Damghàn, réside à
Bostam. Autrefois ce district formait, du côté de l'est,
les dernières dépendances du petit pays de Komus. Si
jamais les Russes s'emparent du Mazendèran, ce qui
est fort probable, d'abord parce qu'ils le convoitent de-
puis longtemps, ensuite parce que personne ne pourra
s'y o[)poser, Châh-Roud et Bostam auront pour eux
une grande importance. En les fortifiant, ils en feront
une tête de pont pour se garder contre les Persans.
Depuis Damghân jusqu'à Chàh-Boud, tous les gîtes
sont infestés de cette espèce de punaise appelée chcb-
guez, dont la pifjùre, quand elle ne détermine pas la
mort, occasionne au moins une maladie très-grave •.
J'ai dit, en décrivant Damghàn, pour quelle raison
je pensais que Châh-Roud devait être, sinon le centre,
tout au moins l'une des extrémités delà ville d'Héca-
lompylos. L'examen des lieux m'a de plus en plus con-
firmé dans cette opinion. C'est là que débouchait la
principale route conduisant dans l'Hyrcanie, clproba-
^ La morsure empoisonnée el parliciilièremenl venimeuse de
CCI insecle a élé menlionnce par Ions les voyageurs. Le docleur
Ciimphell en parle 1res au long à rarliclo Mcani dans son ou-
vrage iiililnlé The Modem Trnveller in Persia.
— 153 —
blement celle que dut suivre Alexandre quand il quit-
ta le pays des Parthes pour marcher vers Zadracarta.
Il serait difficile d'assigner une autre direction à
sa marche, car une ou deux routes, situées en deçà
de Chàh-Roud, qui mènent de la plaine dans le
Mazendèran, sont presque impraticables aujourd'hui,
et elles devaient l'être bien plus encore du temps
d'Alexandre, lorsque les premières chaînes de mon-
tagnes, aujourd'hui tout à fait dépouillées et arides,
étaient couvertes d'épaisses forêts.
Je n'avais encore jamais eu, pendant le cours de mes
voyages en Orient, de compagnons aussi insuppor-
tables que ceux avec lesquels je me rendais de Téhé-
ran à Meched ; c'étaient de vrais anthropophages. Ils
m'avaient respecté depuis Semnàn , parce qu'ils crai-
gnaient Soliman-Khan , mais depuis que nous étions
hors de son gouvernement, ils avaient grande envie
de recommencer à me molester : la nouvelle histoire
qui m'advint pendant cette journée me prouva que le
ressentiment qu'ils avaient contre moi ne s'était pas
tout à fait calmé. A trois heures de l'après-midi, j'en-
tendis de grondes clameurs, partant d'abord d'un en-
droit lointain, ce qui me fit presque croire à une in-
vasion de Turkomans; le bruit se rapprocha bien
vite du lieu où j'étais campé, et avant d'avoir pu
reconnaître la cause du tumulte, je me vis entouré et
interrogé par une foule de pèlerins qui paraissaient
très-irrités. Ce fut avec beaucoup de peine que le
Séyid conducteur leur imposa silence : il parvint en-
fin à me faire connaître le but de cette bruyante visite.
Ce digne fils du Prophète me reprocha avec indigna-
li • 9.
— 154 —
tion le don que j'avais fait, disait-il, d'une bouteille
d'eau-de-vie à un pèlerin que la multitude traînait
ivre au milieu d'elle,et il m'en faisait un grand crime.
Les liqueurs fermentées sont défendues par le Koran
aux musulmans, et en boire pendant un pèlerinage,
est un cas bien plus grave encore que si le péché
se commettait en d'autres circonstances. Cependant,
sauf un sermon assez long que le Séyid me fit
entendre sur l'unité de Dieu, l'infaillibilité de son
Prophète, le très-élevé Mohammed, et divers autres
points du dogme musulman, qu'il assaisonna de
réflexions assez peu vraisemblables, je n'eus pas à
me plaindre de ses procédés, et je lui répondis : « Je
« bois de l'eau-de-vie parce que ma religion ne me
« le défend pas, et je ne vous reconnais pas plus
« le droit de m'en empêcher qu'à nous, chrétiens,
« celui de vous blâmer d'avoir plusieurs femmes.
« Chaque croyance a sa dose de rigueurs et de jouis-
« sauces, gardez les vôtres et laissez-moi les miennes.
« Je possède, il est vrai, une bouteille d'eau-de-vie,
« mais elle est là, dans une malle, et je n'en ai jamais
« donné à cet ivrogne. Du reste, pour vous en convain-
« cre, je vais vous la montrer.» Je me retournai aussitôt
pour prendre la bouteille, mais j'eus beau chercher,
contenant et contenu, tout avait disparu : j'étais volé !
Toutefois le Séyid voulut bien croire à ma parole, et le
coupable fut aussitôt gratifié de quelques horions qui
l'amenèrent à confesser son double délit; les coups
redoublèrent alors tellement que je crus que le drôle
touchait à sa dernière heure, mais cet honune avait,
à ce qu'il paraît, une âme difficile à détacher de son
— 455 —
corps, car tout moulu, tout meurtri et tout ensan-
glanté qu'il était, il débitait à ses bourreaux les plus
grosses injures du vocabulaire persan : « Bâtards (ha-
« ram-zadèh), fils de chien {toukhm seg), race de
« serpents (înar-/ay/"e),l]ypocrites {ria-kiar),je crache
« sur vos barbes {tetif hè rich-loun), je remplis avec
« mes propres ordures la tombe de vos aïeux (your ba-
il bat ridem), jetons ^i tous...., j'ai séduit vos fils(sm-
« toiin kerdem pucer-toun kerdem), vous me battez
« parce que j'ai bu tout seul et que je ne vous ai pas fait
« participer à mes hbationsl Ah! tyrans (zaloum), ah!
« coquins {na darust), que mon péché retombe sur vos
« têtes, puissiez-vous tous aller en enfer et être étran-
ffglésavec les boyaux d'Omar.» (LesChiàs abhorrent les
trois premiers khalifes successeurs de Mohammed). Ces
injures n'étaient pas faites pour calmer les persécu-
teurs de l'ivrogne, qui ne lâchèrent prise que lorsqu'il
s'affaissa sur lui-même, presque inanimé. La correc-
tion était un peu rude, mais en vérité je la vis admi-
nistrer avec une espèce de satisfaction, car cet Ali-
Méhémed, de Chiraz, qui venait de la recevoir, était
un de ceux qui m'avaient été le plus hostiles depuis
que nous avions quitté Téhéran.
Ce qui m'arrivait dans ce voyage me rappelait ce
qu'avait eu h souffrir avant moi un Français voyageur
en Perse. Des persécutions tout aussi constantes, mais
bien plus longues, avaient accompagné M. Auclier
Eloi, pendant les deux années de ses voyages. Je ne
crois pas qu'il en ait jamais connu le véritable motif:
c'est sa qualité de botaniste })lutôt que celle d'infidèle
qui lui valut tant de tourments. Les Persans croient
— 156 —
finoore généralement que les Européens donnent un
prétexte, lorsqu'ils disent qu'ils ne grimpent sur les
montagnes que pour y chercher des plantes ; ils s'ima-
ginent que leur but principal est d'aller s'y entretenir
avec le diable, qui leur indique les si m {îles ayant la
vertu de faire trouver la pierre philosophale, à la-
quelle ils supposent que nous devons toutes nos ri-
chesses. M. Aucher était donc considéré par eux comme
un associé du démon, et c'est à ce titre qu'ils lui ont
lait subir tant de mauvais procédés.
Ce n'est pas seulement le fanatisme des populations
(lui rend les vovages en Asie désagréables: les incon-
vénients qui résultent des moyens de locomotion , du
manque de bonne eau, de vivres, d'abri, et la crainte
des pillards, ne sont pas moins pénibles. Ces inconvé-
nients augmentent surtout à mesure qu'on s'éloigne
des grandes lignes de communication (plus habituel-
lement suivies par les Européens), pour se rapprocher
de l'Asie centrale. Les ressources que l'on trouve
dans la Turkie d'Asie et la Perse occidentale peuvent
les faire considérer comme confortables; la sécurité v
est parfaite, si on les compare à ce que présentent
sous ce rapport le Khorassan et les contrées situées
à l'est de cette province. Les extrémités auxquelles on
y est souvent réduit entraînent forcément l'obser-
vance de toutes les vertus de tempérance et de fruga-
lité. Pour un soldat habitué à la vie des camps, cette
existence est moins rude, il est vrai, que pour un
touriste habitué aux douceurs de la vie civilisée;
mais les natures les plus solides ne peuvent même pas
toujours résister aux privations sans nombre qu'on
— 157 —
est obligé de «ubir dans ces contrées. Pour mon
compte, j'ai subi de nides épreuves, et cependant
je ressentais un certain plaisir à mener cette vie
nomade qui me rapprocbait des temps primitifs, à
jouir de cette liberté d'action acbetée par tant de dan-
gers et de soutTrances. L'bomme grandit alors à
ses propres yeux, l'âme se replie sur elle-même avec
une vigueur inaccoutumée, on pense aussi plus vite,
plus profondément et plus juste, au milieu de ces dé-
serts, et l'on finit par s'accoutumer h la misère, lors-
qu'on voit qu'elle est commune à tous ceux qui vous
entourent.
La prochaine étape que nous avions à faire étant de
dix farsangs, nous en fîfiies deux, en trois heures,
vers le soir: après la première, nous laissâmes à
gauche le gros village de Bèdècht, yniis, tournant
à l'est-sud-est, nous allâmes camper, pendant une
heure, près des ruines très-étendues d'un village ar-
rosé par un cours d'eau. Nous y trouvâmes (juelques
bergers. Pendant que les bêtes de somme mangeaient
l'orge, nous fûmes surpris par un de ces violents
orages sans pluie, si communs dans cette contrée.
Miyomèh. — 15 mai. — 10 farsangs, 14 heures de
marche par une route plate, sablonneuse et facile, à
travers un désert. A mi-chemin, on trouve un ab-
ambar récemment reconstruit. Le caravansérail-châli
qui existait vis-à-vis est détruit de fond en comble.
A une farsang au delà de cet ab-ambar, sur la droite
et au sommet d'un étroit plateau situé au milieu
de quelques collines, il y a une petite forteresse, nou-
vellement bâtie, dans laquelle, outre quelques pay-
— 4o8 —
sans que le premier ministre y a établis pour les
cultures, on trouve aussi un petit nombre d'artil-
leurs, chargés de servir deux pièces de canon que le
gouvernement a envoyées là pour proléger le pays
contre les dépradations des Turkomans, Yamouds et
Gokhlans, qui, depuis Chàh-Roud jusqu'à Nichapour,
battent constamment la route, dévalisent les caravanes
et emmènent les voyageurs pour les vendre aux Uz-
beks de la Khivie et de la Bokharie. Lorsqu'ils sont en
grand nombre, ces brigands ne se bornent pas seule-
ment à détrousser les caravanes, ils attaquent aussi les
villages, qu'ils dépeuplent et qu'ils ruinent de fond en
comble. IMiyamèh est un village de trois cent maisons
qui, avec leurs jardins, occupent plus d'une demi-far-
sang en longueur, sur les bords d'un ruisseau où coule
une eau magnifique. Il y a là un beau caravansérail-
châh, mais en été les voyageurs préfèrent camper à
l'ombre des plantations d'arbres qui se trouvent sur
la place publique. Cette localité est située au bas d'un
pic assez élevé, aux formes abruptes et accidentées, sur
lequel les habitants ne sont jamais montés, car ils
croient qu'il sert de retraite aux mauvais génies. On
rencontre quelques villages entourés d'assez belles
cultures aux environs de Miyamèh.
Miyân-Dachl, aussi appelle Ferrach-Abad. — 10
mai. — 6 farsangs, sept heures et demie de parcours,
moitié à travers une chaîne de collines caillouteuses
qui se rattachent au pic de Miyamèh, et le reste dans
une plaine salilonneuse. La première partie étant mon-
tagneuse, coupée en tout sens et couverte de brous-
sailles, otîre aux Turkomans d'excellents emplace-
— 159 —
ments pour leurs embuscades : le trajet en est dan-
gereux; aussi marchions- nous serrés, prêts à tout évé-
nement, mais nous arrivâmes, sans être inquiétés,
jusqu'à la halte, où nous campâmes auprès d'un ca-
ravansérail-châh, transformé en caserne et en arsenal,
et muni de quelques pièces de canon et de leurs ser-
vants, afin d'agir au besoin contre les Turkomans.
Farrach-Abad est un hameau de vingt-trois maisons,
nouvellement construites et habitées; elles sont en-
tourées d'une enceinte de terre très-élevée, et d'un
fossé sec, qui les garantissent de trois côtés ; le qua-
trième se relie au caravansérail. Celte localité est
à peine arrosée par un filet d'assez mauvaise eau;
quelques minces cultures et deux ou trois jardins
qu'elle possède sont situés à deux heures plus au
nord, au pied des montagnes, à portée d'un ruisseau
dont l'eau sert à leur irrigation. Leur rapport suffit
à peine aux besoins des habitants qui vont chercher
ailleurs l'orge et la paille qu'ils revendent aux voya-
geurs à un prix très-élevé.
Ahbas-Abad. — 17 mai. — 5 farsangs, six heures et
demie de distance : la route commence d'abord par une
farsang en plaine, le reste se fait par un chemin sa-
blonneux, montueux et accidenté qui serpente dans
les gorges d'un réseau de colhnes peu élevées, où le
danger d'être pillé est fort grand ; aussi nos muletiers,
éclairés par la lune, ne se mirent-ils en marche qu'un
peu avant le lever du soleil. Les pèlerins, fatigués sans
doute de la discipline à laquelle ils s'étaient astreints
la veille, ne tinrent aucun compte des dangers que
nous courions pendant cette journée, et ils s'avance-
— IGO —
rent à la déhandado^ chacun de son côté, se fiant à la
grâce de Dieu. Ah! si les Turkomans avaient paru,
ils auraient eu beau jeu! Il arrive deux ou trois fois par
mois qu'ils enlèvent, pendant le trajet de cette étape,
une foule de Persans qui se montrent aussi peu pru-
dents que nous le fûmes; mais ces leçons, quelque
souvent répétées qu'elles soient, ne leur servent à rien:
Jîhouda-kérhn (Dieu est miséricordieux), disent-ils
dabord en partant, et quand ils sont pris, ils se conso-
lent en disant : Tallèh, nassib boud (c'était mon sort,
ma destinée). Nous arrivâmesà Abbas-Abad sans faire
de mauvaise rencontre. Ce village, situé sur le faîte
d'une éminencc, se compose de quarante-cinq mai-
sons, enfermées au milieu d'une mauvaise muraille
en terre; un peu au-dessous est un caravansérail-
châh dans les murailles duquel les Turkomans ont
pratiqué de nombreuses et larges brèches, afin de s'y
introduire la nuit, par surprise, pour piller les cara-
vanes. Personne ne s'occupe de réparer cet édifice,
ce qui [)Ourrait être fait avec une somme très-mi-
nime. Chrdi-Abbas le Grand, voulant faciliter la route
de Meched cl y rétablir la sécurité, avait fait élever
de cinq en cinq farsangs des caravansérails partout oi^i
il en manquait, et des villages qu'il peui)lait d'hom-
mes aguerris, quand ils étaient situés sur des points
où ils pouvaient être exposés aux attacpies des Turko-
mans. Telle fut l'origine d'Abbas-Abad; mais des cent
quarante-trois familles qui furent amenées par cet il-
lustre souverain, il n'en reste plus que trente-deux
aujourd'hui ; les guerres civiles et les Turkomans ont
fait dis[)araître le reste. Nous trouvâmes la population
— \(j\ —
consternée; les Turkomans les avaient attaqués la
veille et leur avaient enlevé deux hommes et six
femmes. Comme ces gens-là se sont continuellement
alliés entre eux, depuis leur transportation, le type
géorgien s'est conservé assez pur parmi ces familles
dont la plus grande partie sont devenues musulmanes,
de chrétiennes qu'elles élaicnt d'abord ; cependant,
il en reste encore sept ou huit qui ont persévéré dans
la foi de leurs pères. Les habitants d'Abbas-Abad ne
payent aucun impôt à l'État, les voyageurs doivent
acheter ce qu'ils leur fournissent, même quand ils
sont munis d'un ferman royal. Outre cet avantage,
dont jouissent bien peu d'autres villages en Perse,
le Chah continue à leur donner annuellement 100
tomans de gratification que Châh-Abbas leur avait
accordés à perpétuité, en les étabhssant. Malgré ce
subside, ils ne jouissent d'aucune aisance; leurs cul-
tures sont presque nulles, et ils ont tout au plus
quatre ou cinq jardins. L'eau est rare et de très-mau-
vaise qualité. Avec fort peu de travail, et sans aucune
dépense,ils pourraient pourlant en amener de meil-
leure dans leur village : il s'agirait de creuser un nou-
veau ht à un large ruisseau qui coule, sans i)roril pour
personne, à une heure de là, et va se perdre dans le
désert, ce qui leur permettrait d'augmenter leurs cul-
tures; mais ils craignent, en acijuérant une apparence
de bien - être, de se voir exposés à la perte de la
pension (ju'ils ont reçue jusqu'à ce jour. Ils tiennent
beaucouf) moins cependant à cette pension à cause des
privations dont elle les e«em|)te,que parce que, si elle
leur était retirée, le gouvernement ne se contenterait
— 162 —
pas de si peu. On ne manqneniit pas de leur imposer
une taxe qui deviendrait de plus en plus lourde, dès
qu'il serait constaté qu'ils ont augmenté leur rapport.
Ils préfèrent donc vivre au jour le jour et aller cher-
cher des provisions de houche à Châh-Roud et à Sebz-
Var pour les revendre, avec de gros bénéfices, aux
caravanes, plutôt que de se donner un bien-être ap-
parent qui serait pour eux une source de calamités.
Chàh-Abbas avait fondé un autre village géorgien à
une heure au N.-E. de Abbas-Abad, mais tous les ha-
bitants en ont été enlevés par les Turkomans : quel-
ques ruines seules indiquent quelle fut sa position.
Mézinân.— 18 mai. — 7 farsangs, que nous fran-
chissons de jour en huit heures et demie par une route
sablonneuse, plate et facile, mais excessivement im-
prégnée de sel. Nous savions qu'elle était interceptée
depuis phisieurs jours parles Turkomans, qui avaient
attaqué Abbas-Abad l'avant- veille; mais comme ils
n'étaient qu'une cinquantaine armés seulement de
lances et d'arcs, nous nous confiâmes dans notre nom
bre et surtout dans les armes à feu dont bon nombre
d'entre nous étaient pourvus. Nous partîmes au lever
du soleil, et une heure après, nous découvrions ces
brigands embusqués dans un lieu nommé Ser-Tche-
chmê (source de la fontaine). A peine avaient-ils fait
un premier mouvement hostile que nous leur en-
voyâmes une grêle de balles, auxquelles ils répon-
dirent par des fièches tirées hors de portée, puis ils
se rephcrent jusqu'à Pcul-Ebrichim, où étaient pos-
tés une trentaine des leurs. . Là ils tentèrent encore
de nous effrayer en poussant un hourrah général, et
— 163 —
en voltigeant sur nos flancs comme des gens qui se
disposent à attaquer, mais dès qu'ils furent à bonne
portée, nous leur lâchâmes une nouvelle bordée dont
le résultat fut malheureusement à peu près nul : nous
ne tuâmes qu'un cheval. Après s'être relevé et nous
avoir montré, en signe de mépris, la partie la moins
honorable de son individu, le cavalier démonté sauta
lestement en croupe sur la monture de Funde ses ca-
marades et tous disparurent en un clin d'œil, à notre
grande satisfaction.
Les Turkomans inspirent à juste titre une très-
grande terreur aux voyageurs et aux habitants des
contrées exposées à leurs excursions. A armes éga-
les, c'est-à-dire dix lances contre dix, les Persans
prennent toujours la fuite devant eux. Cela s'explique
par l'horriiile perspective qu'ils ont du sort qui les
attend lorsqu'ils ont le malheur de tomber entre les
mains de ces barbares, qui ne sont cependant que
leurs premiers bourreaux, car les Uzbeks, auxquels
ils les vendent, ne sont pas moins cruels qu'eux. Un
Européen qui visita Khiva en 1819 nous a donné des
détails afï'reux sur le sort des esclaves russes et per-
sans qu'il vit dans ce khanat au nombre de plus de
50,000. Les Khiviens les enterraient vivants chaque
fois qu'étant d'une autre religion ou d'une autre secte
que la leur, ils refusaient de s'y convertir; ils agis-
saient ainsi, dit-il, pour ne pas souiller la terre de leur
sang impur. On ne trouve nulle part d'exemple d'une
atrocité pareille à celle qui mit fin à la vie du général
Bekcsvitch, fait prisonnier par les Uzbeks pendant une
expédition que les Russes entreprirent contre cette
— 464. —
ville, en 1717: ilfutécorché vif, des genoux au haut de
tète. Ces misérables regretteraient fort de donner une
mort prompte à leurs victimes, et ils inventent tou-
jours les supplices les plus raffinés pour les torturer.
Mais laissons parler M. Mouravieff lui-même sur le sort
de ces infortunes. Il s'exprime ainsi dans la relation
qu'il a publiée de la dangereuse mission qu'il remplit
à la cour du Khan de Khiva :
« Les esclaves, qui sont sous la dépendance absolue
« de leur maître, subissent toutes les tortures que
« celui-ci peut inventer. On ne les tue pas toujours
« quand ils commettent une faute; on se contente de
« leur couper les oreilles, de leur crever un œil ou de
« leur faire avec le couteau que l'on porte à la cein-
« turc de larges blessure? qui ne sont jamais mor-
« telles. Ces ménagements n'ont pas d'autre cause
« que celle de ne pas perdre un ouvrier. A peine un
« maître a-t-il cessé de torturer un esclave, qu'il le
« renvoie aussitôt au travail en lui laissant à peine le
« temps de panser ses blessures : les travaux mêmes
« au milieu desquels ces infortunés succombent ordi-
« nai rement peuvent s'appeler de véritables supplices.
« Ces [)unitions domestiques s'intligent aussi aux
« esclaves quand ils manifestent l'intention de fuir.
(f A la seconde tentative, on le cloue par l'oreille à
« un pieu ou à la porte du logis de son maître, et
« il reste ainsi pendant trois jours exposé aux insultes
« des passants sans recevoir de nourriture. Le mal- "!
« lieureux qui subit cette torture, déjà exténué par
« des travaux pénibles, meurt ordinairement de faim l|
« et de froid. S'il faisait le sacrifice de son oreille, il
— 165 —
« pourrait facilement se sauver ; mais où irait-il? la
« Khivie est entourée de steppes immenses et dessé-
« cbés, où le fugitif périrait infailliblement, aussi
« n'est-il pas rare de voir des esclaves se tuer pour
« échapper à ce barbare châtiment. »
CHAPITRE VIL
Préparatifs des Turkomans pour une excursion. — Manière
de dompter les chevaux. — .Singulière espèce de four-
rage. — Marches forcées. — Précautions avant l'attaque
d'une caravane. — Sort fatal réservé aux prisonniers.
— Cruauté des Turkomans. — Représailles. — Manière
de combattre des Turkomans. — Opinion de l'auteur sur les
Turkomans et sur leurs qualités comme soldats. — Consé-
quence comique d'une défaite. — L'honneur parmi les vo-
leurs. — Position géographique de la Turkomanie. — La
khirgah. — Les trois tribus principales. — ■ Leur origine et
leur ressemblance avec les Uzbeks. — Caractère physique
et moral des Turkomans. — Les femmes et ce que les Turko-
mans estiment en elles.— Excuses données parles Turko-
mans pour enleverles Persans. — Religion des Turkomans.—
Moyens à employer pour soumettre leurs hordes. — Moyens
adoptés par Chàh-Abbas. — Sobriété de ces peuples. — La
manière dont ils traitent leurs chevaux. — Les steppes de
la Turkomanie. — Elève des chevaux. — Introduction de la
race arabe par Timour-Leng et Nader-Chàh. — Race cheva-
line des Hézarèhs et des Uzbeks. — Distances extraordi-
naires franchies par les chevaux Turkomans. — Valeur de ces
animaux dans les steppes. — Les chevaux de cavalerie fran-
çaise.— Mauvaise manière de les élever. — La science vété-
rinaire de la Turkomanie. — Maladies des chevaux.
La rapidité avec laquelle les Turkomans francliis-
sent les distances les pins grandes pour faire leurs
Ichap-aoùh (razzias) est vraiment inconcevable : rien
ne pourrait en donner une idée. Voilà cojuinent ils
procèdent ordinairement.
Quand un chef a décidé une course, il plante sa
lancC;, surmontée d'une flamme, dont la couleur la
fait reconnaître comme lui appartenant, au milieu de
— 468 —
son aoûl (campement), et un crieur public invile, au
nom du Prophète, les bons musulmans à venir se ran-
ger sous ses ordres pbur aller donner la chasse aux in-
fidèles persans. Le chef n'impose sa volonté à per-
sonne, car les Turkomans jouissent de la plus grande
liberté; il n'y a donc que ceux qui ont confiance en lui
qui viennent déposer leurs lances à côté de la sienne,
et cet acte signifie qu'ils sont décidés à suivre sa
fortune. Quand le chef croit avoir réuni un nombre
dhommes suffisant pour opérer son coup de main, il
annonce le départ pour un mois plus tard, car ce délai
est toujours nécessaire pour que chacun puisse [)répa-
rer sa monture à supporter le rude exercice auquel elle
sera bientôt soumise. Pendant tout le mois, la nourri-
ture d'un cheval se compose, pour vingt-quatre heures,
de trois kilog. de foin ou de trèfie sec et d'un kilog.
et demi d'orge, ce qui est un peu moins que moitié
de la ration ordinaire '. Les trente jours écoulés, les
Turkomans se mettent en campagne, ayant chacun
deux chevaux habitués dès leur jeunesse à suivre
leur maître en toute liberté : celui qui a été mis au
1 Ce régime rafraîcliissant^ comme l'appelleni les Turliomans,
maigrit considérablement le pauvre animal, c'est justement là le
but (pie s'est proposé son nuiitre, dans la persuasion qu'il n'en
sera ensuite que plus vif à la course , et mieux préparé à
recevoir la ration forlifiante qu'il lui donnera plus tard. On recon-
naît qu'il est temps dedunnir colle ralion à l'animal lorsqu'après
l'avoir fait courir à toutes jambes pendant une demi-heure, le
cheval ne boit qu'une faible partie de l'eau qu'on lui présente;
s'il s'en rassasie, c'est un signe qu'il doit encore observer quel-
que temps le jeûne qui lui est imposé, mais en tout état de choses,
ce régime ne dure jamais plus d'un mois.
— 169 —
régime est ordinairement le ciieval de bataille, le se-
cond est un yabou (cheval de peu de valeur), que le
Turkoman monte en sortant de son août et qui le porte
jusqu'au territoire persan. Pendant ce temps l'autre
le suit à vide et sans jamais s'éloigner. Le premier
jour de marche n'excède point trois faisangs, le se-
cond quatre, le troisième cinq et le quatrième six.
Quand ils en sont à ce point, les Turkomans font
cesser le régime auquel leurs chevaux de bataille
sont soumis, et le remplacent par une nourriture qui
se compose de deux kiiog.de farine d'orge, d'un kilog.
de farine de maïs et d'un kilog. de graisse de queue
de mouton, crue et hachée très-menu, le tout pétri et
parfaitement mêlé ensemble, ce qui forme la ration
d'une journée, sans paille ni foin. Les chevaux sont
très-avides de ces boulettes, qui développent en eux
une vigueur extraordinaire. Après avoir subi pen-
dant quatre jours ce nouveau régime, ils sont ca-
pables de supporter les marches forcées les plus lon-
gues : c'est alors que leurs maîtres les montent pour
aller au pillage, mais cela seulement après s'être arrê-
tés quelque temps dansun lieu couvert et fortifié parla
nature qui puisse leur offrir une retraite assurée contre
toutes les éventualités. Pendant qu'ils restent là au
repos, trois ou quatre d'entre eux se détachent du
gros de la bande et vont à la découverte pour s'en-
quérir s'il y a quelque caravane de passage. Quel-
quefois ils vont eux-mêmes se joindre à elles, connue
des gens inoffensifs qui retournent chez eux; mais ils
ont bien soin d'observer la nature des objets qu'elle
transporte, le nombre d'hommes armés qui la compo-
I. 40
— 170 —
sent, etc., etc., puis ils disparaissent tout à coup
pour porter les nouvelles à leurs compagnons. Quoi-
qu'ils ne courent pas de grands dangers en agis-
sant ainsi, ils préfèrent, par prudence, tirer leurs
renseignements de quelques-uns des Persans qui ha-
bitent les villages situés sur l'extrême frontière, avec
lesquels ils ont des intelligences et qu'ils rétribuent gé-
néreusement. Ces misérables, qui livrent ainsi sans
pitié leurs compatriotes à des bandits, se chargent
eux-mêmes d'aller explorer les routes, et leurs ren-
seignements ne sont malheureusement toujours que
4rop exacts. Pendant que cesreconnaissances s'opèrent,
le gros des Turkomans, qui se tient caché, ne reste
pas inactif; la plupart d'entre eux vont battre la cam-
pagne par petits pelotons de quatre ou cinq hommes,
atin de moins attirer l'attention, et enlèvent les mal-
heureux paysans occupés aux travaux des cham[)s :
c'est là le prélude ordinaire à leurs grandes opéra-
tions. Le soir les ramène toujours dans leur retraite
pour y apprendre les nouvelles et délibérer sur ce
qu'il convient de faire.
Dès que le pillage est décidé, cinq ou six hommes
désignés par le chef restent au gîte pour y garder le
superflu des provisions et les chevaux accessoires
iyabous) qu'on y laisse. Les Turkomans, montés sur
leurs chevaux de bataille, se portent alors avec célé-
rité vers le [)oint désigné, que ce soit un village ou
une caravane, et ils tombent au raiheu comme l'oura-
gan. Prom[)ls et terribles comme lui, ces pillards dé-
truisent et enlèvent tout sur leur passage; en quelques
minutes ils ont fini. Ils s'enfuient aussitôt avec leur
— 171 —
butin, en franchissant tout d'une traile^ et presque
toujours au galop, l'espace qui les sépare du lieu où ils
ont laissé leurs yabous. Cette course est quel(juefois de
vingt, trente et même quarante farsangs. Leurs che-
vaux, préparés à ces longues courses, les font sans
jamais broncher ; mais il n'en est pas de même des
malheureux captifs que les Turkomans traînent avec
eux : ils les prennent habituellement en croupe,quand
il n'y en a- que quelques-uns, et attachent les autres
sur les bêtes de somme qu'ils ont capturées et qu'ils
poussent devant eux jusqu'à ce qu'elles tombent épui-
sées. Les malheureux qu'elles portaient sont alors
attachés par une longue corde à l'arçon de la selle de
leurs bourreaux et forcés de les suivre, tantôt en mar-
chant, tantôt en courant, suivant l'allure à laquelle les
chevaux sont lancés. Malheur à celui qui ralentit sa
course : dès que l'un d'eux montre un peu de fatigue, les
Turkomans l'excitent d'abord h marcher en le piquant
avec leur lance; puis, quand les forces l'abandon-
nent, ils le tuent sans pitié. Sur cent Persans qui font
ces courses à pied, il est bien rare qu'un tiers arrive
vivant avec ceux qui viennent de les réduire à l'escla-
vage. La sensibilité des Turkomans ne s'éveille jamais
à la vue de si tristes souffrances, car la pitié leur est
inconnue. Un Persan n'est pour eux qu'une denrée
mercantile, et il leur semble inutile de la soigner ou de
la conserver dès qu'elle a subi quelque avarie. Du
reste, ces gens sont impitoyables par habitude et aussi
par calcul; un captif qui leur échapperait ne perdrait
jamais le souvenir du traitement qu'ils lui ont fait su-
bir, et il s'en vengerait dès qu'il le pourrait en allant
— 472 —
donner l'alarme aux villages voisins. En se débarras-
sant d'un prisonnier, ils ne pensent donc faire qu'un
acte de prévoyance, et pour être plus sûrs qu'il ne leur
échappera pas, ils réduisent, même dans leur août,
sa nourriture à la plus modique ration, afin qu'il ne
conserve jamais assez de forces pour j.ouvoir espérer
la réussite d'une évasion.
Par suite de l'accord qui règne entre les Turkonians
et les chefs kurdes, chargés par le Chah de Perse de
la garde de la frontière, ces bandits ne sont guère in-
quiétés pendant leurs courses. Il arrive cependant
que les villageois qui ont le plus à soullVir de leur
part, et qui ont aussi leurs espions, étant prévenus à
temps de leur arrivée, se réunissent en armes et vont
les attendre au passage d'un défilé oîi ils les extermi-
nent sans pitié. Malheureusement ces représailles
sont trop rares et ne se multiplieraient que si ceux
qui les exécutent étaient mieux secondés par les
agents du gouvernement.
Malgré l'audace que montrent les Turkomans en
s'avcnturant jusqu'à 60 et 80 farsangs dans l'intérieur
de la Perse, en se glissant inaperçus entre lesvillages,il
est impossible, quand on les a vus combattre, d'avoir
une haute idée de leur bravoure. Ce sont des gens qui
croient à l'infaillibililé du destin : ils s'exposeront
h une mort qu'ils ne verront j)oint en face, mais
fait-on bonne contenance devant leurs attaques, en-
tendent-ils les balles siffler à leurs oreilles, ils ne
tiennent pas deux minutes et fuient à toutes jambes.
Ils n'attaquent jamais une caravane que lors(|u'ils
sont en nombre très-supérieur, et que leurs adver-
— 173 —
saires paraissent disposés à fail)lir. Dès qu'il y a la
moindre apparence de résistance, ils se gardent bien
d'aller sur elle à fond de train; ils s'avancent en
tâtonnant, poussent des hourras, et finissent par battre
en retraite quand la capture qu'ils convoitent les ex-
pose à éprouver quelques pertes d'hommes. Les Tur-
komans seront toujours d'excellents pillards, mais ja-
mais de braves soldats. Il y a cependant des chefs qui,
pour maintenir leur réputation de bravoure, et pour
n'avoir pas la honte de retourner les mains vides à
l'aoûl, ce qui les exposerait à la risée des vieillards et
aux reproches de leurs femmes, lesquelles, dans ce cas,
leur présentent des jupons, insistent pour qne leurs
gens, habituellement dégoûtés par le mauvais succès
d'une [)remière charge, en tentent de nouvelles; mais
ils ne réussissent pas toujours à se faire obéir. Dans
tous les cas, rien ne saurait décider un Turkoman à
charger plus de trois fois ; s'il échoue, il rentre dans
ses foyers, bien convaincu que la Providence est
contre lui, puisqu'il n'a pas réussi dans ces trois ten-
tatives. Les membres d'une même famille qui ont
perdu un des leurs dans la première ou la deuxième
attaque sont libres de ne pas participer aux suivantes
et conservent cependant tous leurs droits au partage
du butin, qui se fait au retour de la bande dans l'aoûl.
Ils s'en défont auprès des spéculateurs nzbeks qui les
visitent trois ou quatre fois par an. Un enfant au-
dessus de dix ans s'achète 40 tomans; 30 un liomme
de vingt-cinq ans, et 20 un homme de quarante-cinq
ans.
Les Turkomans occupent les contrées comprises
I. 10.
— 174 —
en longiienr. depuis le rivage occidental de la mer
Caspienne jusqu'au Mourgâbli. On trouve bien encore
quelques campements de ces peuples au delà de cette
rivière, mais ils sont en très-petit nombre. Ces peu-
plades s'étendent, en profondeur, depuis la ligne que
forment le Gourghan et la prolongation des monts
Elbourz, au nord de Boudjnourd, Dereguez, Koutchan
et Meched, jusqu'aux déserts de la Khivie et de la Bo-
kharie, dans tout les endroits où la terre est fertile et
arrosée; on rencontre aussi quelques-unes de leurs
tribus le long de FOxus. Il y en a bien peu parmi elles
qui aient bâti des villages; lorsque cela est arrivé, c'est
qu'elles y ont été forcées par les souverains auxquels
elles ont été assujetties. Ces peuples sont habitués de-
puis la plus haute antiquité à vivre sous la tente, ce
qui leur donne la facilité de se transporter avec leurs
troupeaux près d'un nouveau cours d'eau et d'autres
pâturages, lorsque ceux de la localité dans laquelle ils
se trouvent ne suffisent plus à leurs besoins. Ces dé-
placements fré(iuenls sont pour eux un moyen d'é-
chapper à la domination de la Perse, dont ils ont été
jusqu'à ce jour les plus anciens et les plus constants
adversaires.
Les besoins des ïurkomans sont très-bornés. Une
tente, ai>pelée khirgah, abrite toute une famille. Sa
confection est bien supérieure à toutes les autres
espèces d'hal)itations de ce genre que construisent les
tribus nomades de la Perse. Au besoin on peut les
rendre plus chaudes que l'appartement le mieux fer-
mé, ce qui est important pour ces peuples, vu la
rigueur de l'hiver dans la contrée qu'ils habitent.
— 175 —
Ces kliirgahs, de forme circulaire et conique, se com-
posent d'une réunion de lattes d'un bois très-dur, dis-
posées en treillage mouyant qui se serre et s'ouvre à
volonté, suivant qu'on veut camper ou voyager. Des
feutres épais recouvrent ce treillage, en tout ou en
partie, selon qu'il s'agit de se garantir du soleil, de
la pluie ou du froid. Il y a des khirgahs de toute
dimension; elles sont très-commodes, et quelques-
unes se vendent des prix très-élevés à des seigneurs
persans. Un chameau, ou deux tout au plus, suffisent
pour en transporter une.
Les Turkomans, dont la principale occupation con-
siste à faire des tchap-aoûls en Perse, appartiennent
aux trois tribus suivantes :
1" Les Yamouds, établis au delà de la rivière Attrak,
sur les bords de la mer Caspienne, jusqu'à la Khivie,
qui comptent 25,000 tentes ou familles.
S»! Les Gokhlans, campés sur les rives du Gourgban
et de FAttrak, 12,000 familles.
3" Les Tékiés, qui sont séparés des colonies de Kurdes
parla chaîne de montagnes qui s'étend des sources du
Gourgban à Charaks, et qui comptent 35,000 familles.
Ces trois tribus sont unies par la pratique d'un long
voisinage; de nombreuses aUiances de famille existent
aussi entre elles, et elles se prêtent un mutuel se-
cours quand elles sont menacées par le Chah de Perse
ou les princes uzbeks. La tribu Tékié est la mieux
protégée des trois par sa situation au milieu de steppes
peu connus des étrangers, qui risquent de périr de
soif et de faim en s'y engageant sans guide. C'est chez
elle que se retirent les Gokhlans, quand ils sont attaqués
— 176 —
par les Persans, ce qui arrive toutes les années, mais
sans trop de succès, car ils fuient habituellement à l'ap-
proche de l'ennemi et rcYiennent après son départ.
L'apparition des troupes du Chah dans cette contrée
n'aura de bons résultats que lorsqu'on aura construit
des forts i)Our les recevoir en permanence, et qu'elles
seront payées et commandées comme doivent l'être des
trou[)es royales.
Plusieurs autres tribus très-nombreuses de ces
peuples nomades existent aussi dans des contrées si-
tuées au delà de celles que je viens d'indiquer; j'en
ferai connaître quelques-unes à mesure que je me
rapprocherai de leur territoire.
Les Turkomans appartiennent ta la grande famille
turke *; c'est un point sur lequel je ne conserve aucun
' Les Tuikomans sont une nation d'origine turke, qui, dans
les xi^ et xii" siècles, habitait la Dokharie, l'Asie du nord, les
côtes occidentales de la mer Caspienne, l'Arniénie, la Géorgie
du sud, le Chirvan et le Dugliistan. Leur existence était nomade,
et ils composaient la plus grande partie de la population de ce
pays, où on les appelait Tarekameh, Turkinens et Kizilbasbis. —
L'explication du nom de Turkoman est celle-ci, au dire des Per-
sans : les tribus turkes, à l'époque de leur invasion du Klio-
rassan, avaient épousé des femmes de ce pays, et c'est à cause
de cela que leurs descendants furent appelés Turkomans, ce qui
veut dire semblables aux Titrk^. Celte étymologie, assez spé-
cieuse par elle-même, semble au fond paradoxale, puisque les
hordes de ces peuples qui parlent turk et ont résidé par de là le
Jlhoun sont aussi appelées de la même manière. M'est avis que
ce nom dérive |il(itôl du mot Turk et de celui de Koman, et
qu'il l'ut donné à une partie de la nation Koman qui habitait sur
les bords de la merCaspienne, soumise à la domination des Turks
de l'Altaï ; tandis que l'autre partie , qui était indépendante ,
i
l
— 177 —
doute. Je ne vois entre eux et les Uzbeks qu'une tlifTé-
rence de tribu et rien autre; les types sont sembla-
bles : visage plat, large et pointu par le bas, barbe
blonde ou châtaine, menue et mal plantée, et une tète
souvent trop petite par rapport à un corps aux formes
athlétiques, percée de deux trous dont la petitesse et la
forme rappellent en tout celles des yeux chinois. Même
langage, même caractère, mêmes penchants, même
férocité, union consîante entre eux contre les Persans,
tout, en un mot, les rend identiques; seulement les
Turkoman s sont nomades et les Uzbeks^ citadins ou vil-
lageois, et la vie réglée à laquelle ils se sont habitués,
par suite de la fixité de leur séjour, a déterminé
quelques légères nuances entre leur caractère et celui
des Turkomans. Mais la différence est trop légère
s'était établie dans les vastes plaines qui s'étendent à l'ouest de
cette n:ippe d'eau et au nord de la mer d'Azof, et s'était par la
suite étendue jusqu'en Hongrie. [Mouravieff, p. 394.)
^ Mouravieif suppose que le nom de Uzbek dérive du mot
Uz (lui, ou lui-même), et de Beck (maître), ce qui vou-
drait dire maître de lui-même, autrement dit indépendant.
Klaprolh fait dériver ce nom de celui des peuples appelés Oiiz
ou Gouz par les histoiiens arabes. Ces peuples étaient les mêmes
que les Oiiigours, tribu turke, qui, originairement, babitiiit ces
contrées jusqu'au sud des Montmjiws célestes, c'est-à-dire de la
Petile-Bokliarie. Au commencement du wi'^ siècle, les Uzbeks
passèrent le Jdioun et le Jaxarlès pour s'avancer à l'ouest, ré-
pandant sur leur passage la désolation et la terreur. A l'beure
qu'il est, ils sont eu possession de lîalkli, du Kliouarisme autre-
ment dit Khiva, de Bokliara, de Ferganah et de quelques au-
tres contrées placées dans le voisinage de la chaîne du Belout-
Dagb. Les tribus uzhekes qui habitent Khiva sont les Ouigour-
Naiman, les Kangli-Kipcliali, les Kiat-Kondrad et les Noikious-
Maugoud. [Mouravipff, p. 395.)
— 478 —
pour qu'on puisse en induire que ce ne sont pas des
peuples d'une origine commune. On aura beau cher-
cher, trouver ou créer de nouvelles étymologies, elles
ne pourront que servir de texte à des dissertations
plus ou moins longues, qui ne détruiront ou ne mo-
difieront en rien la réalité. Turkoman ou Uzbek, Uz-
bek ou Turkoman, il n'y aura jamais entre eux que
la différence qu'il y a en Europe entre la ville et la
campagne, c'est-à-dire entre le citadin et le paysan.
Les Turkomans sont grossiers, leurs manières rudes
comme le pays qu'ils habitent, et ils sont insensibles
à toute douleur, à toute affliction pour eux-mêmes
comme pour les autres. Leur tempérament froid et
indifTérent contraste singulièrement avec la lascivcté
dont sont animées les autres peuplades qui les avoisi-
nent : c'est à cette cause, sans doute, qu'il faut attri-
buer le peu de soins qu'ils donnent à leurs femmes;
c'est presque du mépris qu'ils ont pour elles, et ils les
laissent aller en touleliberté et à visage découvert, s'in-
quiétant fort peu des infidéhtés qu'elles peuvent leur
faire. Si j'en juge par la conduite de celles qu'on a
amenées avec un millier d'entre eux en otage à
Téhéran , ce n'est pas du côté de la chasteté que bril-
lent ces dames. Pour ces nomades, le point principal
c'est que leurs femmes vaquent diligemment aux tra-
vaux que nécessitent le ménage, la culture et les trou-
peaux : peu leur importe le reste. Hors le tchap-aoûl,
ils ignorent pour eux-mêmes ce que c'est que le tra-
vail, et ils passent de longues heures dans une oisiveté
sans fin. ils sont musulmans Sounnites, tandis que les
Persans appartiennent à la secte des Chiàs; c'est ce qui
— 179 —
justifie à leurs yeux le droit qu'ils prennent de s'empa-
rer de ces derniers et de les réduire en l'esclavage. Ils
considèrent cette action comme très -méritoire et
agréable à Dieu, parce que, dès qu'ils les ont entre
leurs mains, ils les forcent à devenir musulmans or-
thodoxes. Je crois que les Turkomans tiennent ce
langage faute de pouvoir trouver une autre excuse
pour se justifier de l'infâme trafic auquel ils se livrent,
car ils ne sont eux-mêmes musulmans que de nom, et
ils pèchent autant par le fond que par la forme : la
plupart d'entre eux savent à peine la prière et ne la
récitent jamais. Le jeûne et les ablutions, les sub-
stances défendues et autres préceptes du Koran, sont
choses dont ils ne tiennent aucun compte; leurs Mol-
lahs, qui partagent leur ignorance, sont du reste en
très-petit nombre.
Si le gouvernement persan était lui-même plus mo-
ral et mieux dirigé, s'il s'occupait d'organiser l'admi-
nistration et l'armée, les désordres auxquels se livrent
les Turkomans seraient bientôt réprimés; il n'y aurait
pour cela qu'à occuper les trois passes très-difficiles,
traversant des défilés raontueux, qui les conduisent
de leurs steppes dans le Khorassan. 11 faudrait ensuite
échelonner sur la frontière, le long de leur territoire,
quatre ou cinq colonnes de cavalerie, ap[)uyées par
quelques obusiers ou canons de petit calibre. Ces co-
lonnes, étant guidées par des gens du pays, pourraient
se porter en tout temps aux endroits où leur présence
serait nécessaire, au milieu même des aoûls turko-
mans, lorsqu'il s'agirait d'y percevoir un impôt au-
quel on les assujettirait. Cet impôt devrait être équi-
— 180 —
tablenient prélevé, et servirait à solder les troupes em-
ployées à les contenir. De cette manière l'État assu-
rerait la sécurité d'une de ses plus belles provinces,
sans aucuns frais, et ramènerait une population éga-
rée à des sentiments d'humanité et de civilisation.
Malheureusement il y a peu d'espoir de voir le gouver-
nement du Chah adopter un pareil système; peu lui
importe que le peuple soit pillé, pourvu que For arrive
dans ses colfres et que huit ou dix grands seigneurs
dévorent les revenus du pays. Les Turkomans sont des
pillards et le seront toujours : qui pourrait les en em-
pêcher?.... Le malheur, c'est que les petils chefs per-
sans commandant les districts situés sur Textrême
frontière, et chargés de la défendre, sont presque tou-
jours d'accord avec ces bandits, lesquels leur [)ayent un
subside prélevé sur leur butin, et, à cette condition,
trouvent toujours ouverts les défilés des montagnes.
Les Khans de Boudjnourd, de Dereguez et de Koulchan
qui commandent aux colonies de Kurdes, sont les chefs
dont l'avidité amène de si déplorables résultats.
Chàh-Abbas le Grand, animé de cet esprit de sage
prévision qui lui fit faire de si grandes choses pendant
son règne, avait voulu, pour réprimer le pillage des
Turkomans, leur opposer un peuple guerrier, étran-
ger à la province, avec l'espoir d'en être mieux servi.
Dans ce but, il avait tiré quelques milliers de familles
du Kurdistan, oii elles-mêmes excitaient le désordre,
et les avait établies au nord duKhorassan, entre Aste-
rabad et Meched, avec mission de garder la frontière.
Tout alla bien de son vivant et même tant que régna
la dynastie des Séféviyès, mais pendant les longues
i
I
— iS\ —
guerres (jui suivirent l'invasion des Afi^^lians, Kurdes
et Turkomans, se sentant trop faibles pour se sous-
traire aux rapines d'une foule de seigneurs ambitieux
qui se disputaient la Perse, s'unirent pour leur résis-
ter. Ils y parvinrent en effet, et depuis lors, chaque
tribu ou district kurde forma un petit État indépen-
dant qui s'unit aux Turkomans pour venir enlever les
Persans et piller les caravanes. Ce fut seulement en
1832, qu'ayant été assiégés dans leurs forteresses par
le prince royal Abbas-Mirza, ces peuples furent obligés
de rentrer dans le devoir et de payer l'impôt à la Perse.
Depuis la mort de ce prince recommandable, qui eut
lieu l'année suivante, leur soumission n'a été le plus
souvent que nominale, et ils ont continué à se joindre
aux Turkomans pour commettre des déprédations en
Perse. Les défilés dont ils ont la garde devraient être
confiés aux troupes royales; ils sont tellement fortifiés
par la nature que peu d'hommes y suffiraient, et, dès
lors, les Turkomans n'essayeraient même pas d'en ten-
ter le passage. Ce qui encourage surtout ces bandits
dans leurs courses, c'est la certitude de l'impunité.
Quand ils apprennent qu'on se prépare à les ])unir, ils
cessent pour un temps leurs pillages, promettent de
s'amender et de vivre tranquilles chez eux; mais tout
cela n'est qu'un jeu pour endormir la vigilance des Per-
sans, et dès qu'on ne pense plus à eux, ils recommen-
cent de plus belle. Le système suivi jusqu'à ce jour
avec ces peuples par le gouvernement est vraiment
déplorable. Il les laisse se gorger de rapines pendant
deux ou trois ans, et quand les clameurs des popula-
tions deviennent tro[) fortes, il déj)êche quelques mil-
— 182 —
liers de serbas pour les punir. Mais pendant que ceux-
ci pillent de fond en comble les premiers aoûts, le
gros de la tribu se retire chez les Tékiés ou dans le fond
des steppeSj, et il est impossible aux troupes royales
de le suivre. Les soldats sont donc obligés de se retirer
après avoir rempli très-imparfaitement la mission qui
leur était confiée, emmenant avec eux, en otage, les
femmes et les enfants de quelques familles qu'ils ont
dépouillées. Aussitôt après leur départ, les hommes
qui ont fui à leur approche se livrent avec plus d'ar-
deur qu'auparavant au pillage des caravanes, afin de
récupérer ce qu'ils ont perdu, et qui se compose ha-
bituellement d'une tente, de quelques feutres et d'une
mince batterie de cuisine. Quant à son argent comp-
tant, un Turkoman ne le porte jamais sur lui; il l'en-
terre dans un lieu sûr et écarté dont il a seul le secret,
et c'est une ressource qu'il garde pour les occasions où
la fortune tourne contre lui. En se dessaisissant d'une
partie de ce pécule en faveur des chefs persans, il sait
que c'est un moyen infaillible de les humaniser et de
se faire rendre par eux sa femme, ses enfants et pres-
que tout ce qui lui a été enlevé. Le dommage qu'il
supporte se borne donc à peu de chose et est bien loin
de compenser celui qu'il a fait subir aux Persans.
Les dépenses que fait un Turkoman pour se vêtir
et s'afimenter sont insignifiantes : une longue et large
robe de bure ou de cotonnade, un pantalon et une che-
mise entoile grossière avec un bonnet de peau de mou-
ton lui suffiront pendant plusieurs années; du maïs, un
peu de blé, du millet et du lait aigre caillé satisferont
ses besoins. Ceux qui vivent ainsi en Europe sont con-
— 183 —
sidérés comme étant dans l'indigence; il y a cepen-
dant des millions d'individus en Asie qui mènent une
pareille vie, et je puis affimer qu'ils sont très-satis-
faits de leur sort. En comparant cet état de choses
à notre manière de vivre, en Europe Je me suis sou-
vent demandé si c'était vraiment le bonheur qu'on se
donnait, en satisfaisant son appétit avec mille aliments
divers, en acheîant une foule de colifichets, en renou-
velant les modes, en étalant le luxe le plus effréné; et
j'en suis arrivé à conclure que si le bien-être des peu-
ples de l'Asie peut être amélioré, on pourrait aussi
retrancher de l'existence des Européens une foule de
superfluités qui, devenues un besoin par suite de
l'usage qu'ils en font, excitent à la vanité, à l'égoïsme,
enfin à tous les mauvais sentiments, et provoquent ces
révolutions qui font répandre tant de sang sans amé-
liorer le sort des hommes.
Les Turkomans ne s'aventureraient jamais aussi
avant dans la Perse, pour faire leurs tchap-aoûls, s'ils
ne possédaient pas une race de chevaux si belle et
si bonne : aussi donnent-ils plus de soins à leurs
montures qu'à leurs femmes et à leurs enfants. C'est
mieux que de la tendresse, c'est de la passion qu'ils ont
pour ces animaux, et c'est un péché à leurs yeux de
les maltraiter. Celui qui s'en aviserait encourrait la
réprobation générale de sa tribu. Un cheval est pour
eux ce que le navire est au capitaine armateur, il
porte et leurs biens et leur vie, et ils jjrétendent que
son dos est la meilleure des forteresses. C'est elfecti-
vement à cheval qu'ils combattent toujours, et il n'y
a pas d'exemple que des Turkomans se soient volon-
— 184 —
tairement enfermés dans des murailles pour résister
à leurs ennemis. C'est ce qui les rend insaisissables
autant que le mauvais système employé pour les ré-
duire.
Les steppes de la Turkomanie sont très-favorables
au dévelo[)pement de la race chevaline; leurs pâtu-
rages et leurs prairies artificielles croissent dans des
terrains secs, n'ayant pour toute alimentation que les
neiges de Fhiver. Les fourrages qu'ils produisent ren-
ferment des sucs beaucoup plus nutritifs que ceux de
nos climats tempérés et humideS;, aussi développent-ils
dans le sang des chevaux une chaleur bien plus vive,
et donnent-ils à leurs nerfs une vigueur et une élas-
ticité extraordinaires. Par malheur les steppes ne four-
nissent du vert aux chevaux ([u'au printemps, époque
à laquelle les Turkomans cessent leurs courses jus-
qu'à la fin de juillet, autant pour se donner le temps
de rentrer leia-s récoltes que pour laisser reposer
leurs montures. Ils les mettent au régime sec depuis
le mois d'août jusqu'après l'hiver et les nourrissent
avec de la paille hachée, mêlée avec du trèfle, de la
luzerne ou du sainfoin secs et trois kilog. et demi
d'orge environ , par jour. Il y a exception à cette
règle lorsque ces nomades se disposent à faire un
tchap-aoùl, ainsi que je l'ai précédemment indi-
qué.
Les chevaux turkomans sont une modification de la
race arabe, et égalent ceux-ci en bonté, sous tous les
rapports; seulement leur taille est plus haute, leurs
formes sont plus développées , quoiqu'ils plaisent
moins à l'œil sous les rapports de la conformation.
— 18K —
Leur encolure longue, droite et fièrement cambrée, est
presque toujours grêle et tei'minée par une trop grosse
tête ; le poitrail est habituellement étroit et les jam-
bes sont un peu longues et grêles pour porter un corps
massif, cependant bien proportionné, quoique paifois
un peu long. Les traditions du pays établissent que le
croisement des races arabe et turkomane date des tem ps
les plus reculés, mais il se propagea surtout lorsque les
premiers sectateurs de l'Islam firent la conquête de la
Perse. Timour-Leng retrempa le sang de la race tur-
komane en plaçant dans les tribus 4,200 juments qu'il
fit choisir en Arabie parmi celles qui appartenaient
aux meilleures races. Après lui, Nader-Chàh renou-
vela ce croisement, mais avec 600 juments seulement,
qu'il confia en totalité à la tribu des Tékiés, dont les
chevaux sont aujourd'hui les plus réputés de toute la
Turkomanie, surtout ceux du district d'Akhal. Les plus
estimés après les chevaux tékiés sont ceux de Merv-
Châh-Djéhan : viennent ensuite ceux des Yamouds,
des Gokhlans, puis la race du Mourghâb, des Héza-
rèhs, des Uzbeks de Meïmana, de Chibberghàn, etc.
Les distances que parcourent ces chevaux sont in-
croyables. J'ai entendu raconter des choses prodi-
gieuses à ce sujet, telles que des traites de 200 lieues
franchies en cinq ou six jours. Pour mon compte, j'ai
vu un de ces animaux, appartenant au général en chef
de rartillerie [Émir lop-khané) Habilj-UUah-Klian ,
aller, revenir et retourner, en douze jours, de Téhé-
ran à Tauris (94 farsangs , soit pour un seul trajet
à peu près 140 heues), déduction faite du rq^os
qu'on lui laissa prendre chaque fois qu'il arrivait
— 486 —
dans l'une de ces villes, c'est-à-dire vingt-quatre
heures de repos pour chaque séjour *.
Dès qu'un cheval turkoman a fait ses preuves dans
un tchap-aoûl, il ne sort plus de la tribu que par la
force. Il n'y a guère, en Asie, que le Chah de Perse,
mais surtout Assaf-Dooulet, gouverneur général du
Khorassan, et quelques princes uzbeks qui possèdent
des chevaux turkomans d'élite. Ces animaux ne leur
ont point été vendus; ce sont des présents forcés qu'ils
tiennent des chefs de tribus, ou ils proviennent des
prises faites en temps de guerre. On pourra juger
du prix auquel les estiment leurs éleveurs, quand on
saura que ceux de ces chevaux, désignés comme
étant de second choix, dont les Turkomans consen-
tent parfois à se défaire, ne sont jamais payés moins
de 3,000 a 4,000 fr., quoique, cependant, on puisse
encore en avoir un excellent pour 1000 à 1200 fr. Au-
dessous de 350 fr., l'on n'a plus que des chevaux ordi-
1 Dans l'intéressant petit livre du général Dauinas, les Che-
vaiix du Sahar:ih, on trouve iin certain nombre de noies Irès-
curieuses el des réparties d'Abd-el-Kader. — On demandait à cet
homme célèbre combien de jours les chevaux arabes pouvaient
marcher sans se reposer et sans être malades; il répondit que
si un cheval arabe pouvait manger autant d'orge qu'il en voudrait,
il pourrait franchir 16 farsangs (près de 61 milles) par jour, et
cela pendant trois ou quatre mois, sans se reposer un seul jour.
Le même chef arabe assurait avoir connu un cheval qui avait
parcouru en un jour les 200 milles qui séparent TIemsem
de Mascarah, et il ajoutait, avec une grande bonhomie, qu'après
une pareille course, ou « aurait dû laisser la bonne bêle se
reposer. » Le général Daumas ciie encore plusieurs anecdotes
qui lui ont élé rapportées concernant des chevaux qui auraient
franchi de 170 à 200 milles en vingl-qualre heures.
— d87 —
naires, mais qui passeraient pourtant en Europe pour
d'assez jolies bêtes et d'une valeur trois ou quatre fois
plus considérable.
La manière dont les Asiatiques soignent leurs che-
vaux de prix m'a démontré combien, en France, il
nous restait encore de préjugés à vaincre pour arriver
à une éducation satisfaisante du cheval. La routine,
de grands mots artistement arrangés dans de grands
livres, et un système étrange y prévalent toujours sur
la raison : nos chevaux sont élevés comme des demoi-
selles, dans une écurie bien fermée, ne sortant m par
la pluie, ni par la neige ; le plus petit dérangement
est considéré comme une atteinte à leur santé; on les
ménage au travail, et, jusqu'à l'âge de quatre ans, ce
sont des enfants en nourrice. 11 en résulte qu'ils man-
quent des quatre pieds dès qu'ils sont soumis à un exer-
cice un peu rude. Si nos régiments de cavalerie étaient
appelés àfairelaguerre,je suis convaincu que les trois
quarts des chevaux de notre eifectif seraient hors de
service un mois après être entrés en campagne. Les prix
que le gouvernement français alloue aux vainqueurs
des nombreuses courses qu'il a instituées pour l'amu-
sement du public parisien ne servent qu'à détourner
les éleveurs du véritable but qu'ils doivent se pro-
poser, celui de développer la vigueur des chevaux,
avant de chercher à leur faire obtenir des qualités de
vitesse, bonnes seulement pour briller dans un hippo-
drome. Il s'ensuit que celui qui possède des haras, au
lieu de rechercher dans un étalon des formes ramas-
sées, concentrées et résumant toutes les meilleures
conditions possil)les de force et de durée, lui préfère
— 188 —
colles qui promcllent d'allonger les dimensions du
cheval, et par conséquent son allure, au détriment de
sa vigueur. On ne veut (jue de la célérité pour un mo-
ment donné : peu importe le reste. Dès qu'un éleveur
sait qu'on lui payera bien les poulains ainsi conformés,
il sacrifie tout à cette mode anglaise, dont nous subis-
sons les tristes conséquences pour notre race che-
valine. Les Asiatiques, au contraire, s'attachent aux
choses que nous dédaignons. Le choix d'un étalon est
pour eux la plus grande affaire, et il n'est admis à la
reproduction que lorsqu'il a donné des preuves de
vigueur incontestables : sa vitesse n'intlue jamais sur
rojiinion qu'on se forme de lui. Sitôt que le poulain a
atteint l'âge de deux ans et demi, on commence à lui
faire faire un travail pro[)ortionué à ses forces; on y
trouve l'avantage de prévenir en lui le développement
de vices qui deviennent quelquefois incurables lorsque
le cheval est arrivé à quatre ans, et que ses forces se
sont complètement développées. C'est une erreur de
croire que ce travail prématuré î'afi'aiblit; à ce compte
nos paysans, nos portefaix, nos ouvriers, tous habi-
tués dès leur jeunesse aux plus rudes travaux, de-
vraient être des gens faibles et énervés. Il n'en n'est
rien cependant, c'est au contraire cette habitude du
travail, contractée dès le bas âge, (jui raffermit leurs
muscles et endurcit leur corps contre toutes les fati-
gues et les intempéries. Un cheval turkoman n'est ja-
mais enfermé dans une écurie : il est toujours à l'air,
envelo|)pé dans des feutres, et avec des entraves aux
pieds. Cependant ceux qui passent des mains des no-
mades entre celles des citadins sont renfermés dans
— 189 —
des écuries pendant l'hiver, mais on les sort dans la
cour aussitôt que les rayons du soleil viennent ré-
chauffer l'atmosphère. Pour eux le temps du repos
est au printemps, quand ils sont au vert : pendant le
reste de l'année^ on les exerce presque journellement
et ils se trouvent parfaitement de ce régime ; la plu-
part d'entre eux fournissent de vingt à vingt-cinq ans
de service. Ces admirables animaux résistent aussi
bien au froid qu'à la chaleur; ils sont habitués à boire
en tout temps, même lorsqu'ils sont en sueur; mais,
dans ce cas, on a soin de leur faire faire quelques
temps de galop aussitôt après qu'ils ont fini de boire :
sans cette précaution ils pourraient gagner une fluxion
de poitrine, et les Turkomans assurent qu'aussitôt
qu'on les dessellerait, leur peau, dans les endroits où
portent les panneaux de la selle, gonflerait comme une
outre : heureusement un temps de galop après boire
leur suffit pour éviter cet inconvénient.
L'habitude tient lieu de science aux Asiatiques pour
traiter les chevaux dans leurs maladies ; à cet égard
il faut convenir qu'ils sont encore très en arrière :
parfois cependant ils obtiennent de bons résultats.
Par exemple, dans la morve au premier degré, ils ne
donnent d'autre nourriture à un cheval pour un jour
que trois kilog. de sainfoin sec et trois kilog. de lait
de chamelle, mêlé avec un demi-kilog. de soufre
en poudre. J'ai vu des guérisons obtenues en quinze
jours par ce traitement. Les jeunes chevaux sont su-
jets à perdre l'appétit, et pour le leur rendre on leur
arrache, après avoir fait une incision, une espèce
de cartilage qui leur pousse au haut des naseaux. On
I. H.
— 190 —
ne connaît rien de mieux, pour les engorgements de
la ganache, que de frotter la tête et le col avec de la
graisse de queue de mouton. Les Turkomans extir-
pent aussi les molettes au moyen d'une opération
qui m'a paru assez facile, mais qui gagnerait à être
faite par nos vétérinaires. Pour les eaux aux jambes
et réléphantiasis, ils font des applications de bol
d'Arménie délayé dans du vinaigre, et saignent l'ani-
mal aux quatre membres. Les chevaux, en Orient, sont
sujets à une maladie que je n'ai point observée en
Europe; les Persans l'appellent nakhochi xjaman (ma-
ladie méchante, mauvaise); c'est une affreuse colique
qui fait gonfler la peau dans, un endroit quelconque,
en forme de loupe : trois ou quatre heures suffisent
pour tuer un cheval ; si on fait son autopsie après sa
mort, l'on trouve sa chair percée d'une infinité de pe-
tits trous et ses entrailles corrompues. J'ai vu quel-
ques-uns de ces animaux se dresser contre les murs,
se livrer aux contorsions les plus horribles, et mourir
connue s'ils étaient atteints d'hydrophobie K Cette
colique paraît être provoquée par l'impossibilité dans
laquelle se trouve le cheval d "évacuer les matières fé-
cales : on le sauve quelquefois en lui introduisant la
main dans le rectum et en retirant le crottin qui se
trouve accumulé à sa partie inférieure, mais cela
ne réussit que rarement et il meurt presque toujours
dans d'alï'reuses douleurs.
1 Celle maladie ressemble | fort à Vinfluensa, laquelle, il y a
quelques années, sévissait parmi les chevaux eu Angleterre.
CHAPITRE VIII.
Ruines immenses près de Mezinân. — Alayar-Khan. — Un an-
cien caravansérail. — Mehir.— Nombreux troupeaux de cerfs.
— Villages. — Sebz-Var.— Une ville arabe. — Aspect prospère
de Sebz-Var. — Envahissement des Afghans, en 1721. —
L'auteur engage un nouveau domestique. — Zafferani. —
Aridité et fertilité du sol. — Un caravansérail en ruines;
le plus vaste de la Perse. — Caractères kufîques. — Légende
relative à l'architecte. — Le marchand et son safran. — Nicha-
pour. — Description de la ville. — Son territoire. — Mines de
turquoises dans le voisinage de cette cité. - Visite au gou-
verneur général du Khorassan. — Réception courtoise de
Assaf-Dooulet. — Politique persane. — Méhémed- Hassan-
Khan. — Un présent de la part du gouverneur. — Ebahisse-
ment des pèlerins. — Retour sur eux-mêmes et changement
de manière d'agir. — Dèh-Roud. — Beauté du pays. — Un vil-
lage pittoresque. — Turgovèh. — Le chemin des montagnes.
— Le Mollah et la traite. — Passage des montagnes. — Une
vue magnifique. — Djagar. — Les Bohémiens.
Mais revenons à mon voyage.
Après avoir vu fuir les Turkomans à tire d'ailes,
pour ne plus reparaître, nous continuâmes notre
route sans aucun accident. Sur les trois quarts dfe son
parcours cette étape est déserte ; c'est seulement au
delà de Peul-Ebrichim qu'on rencontre deux tours for-
tifiées gardées par des serbas, chargés d'assurer la
sécurité de la route. Ces soldats étaient réduits au
quart de leur effectif quand nous passâmes, et se te-
naient soigneusîinent enfermés dans leurs tours, pour
se préserver des attaques des Turkomans qu'ils avaient
mission de réprimer. Leurs compagnons avaient dé-
— 192 —
serté parce qu'ils ne recevaient ni solde, ni ration, et
ceux qui restaient nont pas dû tarder à en faire
autant. Un quart d'heure avant d'arriver à la lialte,
nous fûmes de nouveau assaillis par un vent furieux
soulevant des tourbillons d'une poussière si épaisse,
qu'il m'était impossible de distinguer même les oreilles
du cheval sur lequel j'étais monté. Nous traversâmes
ensuite de vastes ruines, placées en avant de Mezi-
nân, parmi lesquelles je remarquai une johe mos-
quée, un vaste établissement de bains et plusieurs mai-
sons hautes et de belle apparence, qui ne nécessite-
raient que de très-légères réparations pour devenir
habitables. Du reste, on voit que ces ruines ont été
abandonnées plutôt (jne détruites; elles faisaient par-
tie, il n'y a pas longtemps encore, dune petite ville
assez florissante appelée Musned-Abad, où gouvernait
un chef indépendant nommé Alayar-Khan, qui, au
commencement du règne de Feth-Ali-Chàh, inter-
ceptait la route de Mechcd à Téhéran. Les caravanes
ne pouvaient passer outre qu'en lui payant un fort
tribut, bien heureuses quand il ne les dépouillait pas
entièrement. Dos troupes furent envoyées contre
lui, la ville fut prise, sa forteresse démantelée et
Alayar-Khan étranglé. Mezinàn, située à une por-
tée de canon plus loin, s'est sans doute peuplée aux
dépens de la ville détruite ; c'est un gros village en-
touré d'une haute et épaisse muraille en terre, proté-
gée par un fossé sccjnais profond. Il renferme plus
de 400 maisons et un bain public. C'est là que
commence le Khorassan. Mezinàn est une dépendance
du riche district de Sebz-Var. Nous campâmes entre
— 193 —
deux caravansérails-chàh, sur une vaste esplanade.
L'un de ces monuments, encore habitable, a été con-
struit par Chàh-Abbas, l'autre par le Khalife El Ma-
moun, fils d'Haroun El Rechid et a été détruit par
Timour-Leng. Ce devait être un édifice remarquable
par son élégance et sa solidité ; l'intérieur seul a été
détruit, le mur d'enceinte de briques cuites est en-
core debout; sa façade est recouverte d'inscriptions
kufiques et d'arabesques parfaitement conservées.
Mehir. — 19 mai. — o farsangs, six heures et demie
de route, par un chemin plat, facile et sablonneux.
On aperçoit de nombreux troupeaux de cerfs dans la
plaine. Les montagnes situées à une farsang environ,
sur notre gauche, sont couvertes de beaux villages et
de vastes cultures étagées de [ilateau en plateau. Une
heure avant d'arriver au gîte, on trouve le joli vil-
lage de Soutkar, traversé par des eaux abondantes
et fraîches qui descendent des montagnes. Les cara-
vanes s'y arrêtent souvent de préférence à Mehir, sur-
tout en venant de Sebz-Var, parce qu'elles y trouvent
tout à leur portée et en grande quantité, tandis qu'à
Mehir elles logent dans le caravansérail-chàh, qui est
situé sur le bord de la route, aune forte portée de ca-
non du village. Mehir renferme; 280 maisons, la plupart
des rues sont arrosées par des ruisseaux et ombragées
par d'énormes platanes. C'est un des plus jolis villages
parmi ceux qu'on rencontre sur la route de Meched.
Sebz-Var. — 20 mai. — 9 farsangs, onze heures et
demie de parcours en plaine, par une route unie et
sablonneuse. Caravansérail-chàh près d'un village.
A mi-chemin sur la gauche, on trouve quelques ha-
— 49i —
meaux, deux heures avant d'arriver à Sebz-Var. A par-
tir de ce moment, on voit d'immenses ruines qui s'é-
tendent entre la route et le pied des montagnes ; elles
proviennent de constructions arabes, et l'on remar-
que surtout des tombeaux faits avec un ciment très-
dur qui paraît être un mélange de gravier, de sable et
de chaux ayant parfaitement résisté aux effets des-
tructeurs du temps. Un minaret, semblable à ceux de
Damghàn et isolé de toute construction, domine toutes
ces ruines, dont l'étendue est très-considérable puis-
qu'elles s'étendent jusqu'à Sebz-Var; elles provien-
nent d'une grande ville qui, au dire des Persans, s'ap-
pelait Khosrou-GuJrd. Il y a encore sur la gauche, et
à une demi-farsang de la route, un grand village qui
porte ce nom.
La petite ville moderne de Sebz-Var est très-animée,
et l'on reconnaît bien vite, en y entrant, à la bonne
tenue des bazars, à l'air de contentement qui règne
sur la figure des habitants, une administration pa-
ternelle et bien dilférente de celle qui régit les pro-
vinces de la Perse autres que le Khorassan. Cette ville
est le che(-hcu d'un riche district; sa banlieue est
couverte de beaux villages, et, ce qui est rare en Perse,
de cultures dont l'œil ne découvre pas la fin : c'était la
première fois que j'y voyais pareille chose. N'est-ce
pas là l'indice le plus sûr de la bonne administration
de son gouverneur général, Assaf-Duoulet? La ville est
petite, mais bien remphe;elle possède environ 1,200
maisons, des caravansérails, des mosquées, des bains
et de jolis bazars voûtés qui traversent la ville d'un
bout à l'autre. Sa citadelle est construite au nord.
— 195 —
sur une éminence de terres rapportées; elle est ceinte
d'une épaisse et haute muraille en terre et n'a pour la
défendre qu'une pièce de -4 de fabrique russe. La ville
elle-même est protégée par une muraille en terre et
un fossé sec , lequel cependant peut être inondé au
moyen des eaux qui descendent des montagnes voi-
sines. On se ressent moins qu'ailleurs , dans cette
localité, des pillages des Turkomans, parce qu'ils sont
obligés de faire un détour dangereux pour arriver jus-
que-là. Sebz-Var fut le théâtre de sanglants combats
pendant l'invasion afghane de 1 721 . Les troupes de
Mir-Mahmoud Ghaldjéhi la disputèrent longtemps à
celles de Mir-Mahmoud Sistani. Elle finit par rester à
ce dernier, mais il en fut bientôt après dépossédé par
le fameux Nader, qui la releva quelque peu des ruines
que tant de guerres y avaient entassées les unes sur les
autres ; pourtant ce n'est que depuis dix ans qu'elle a
recouvré son ancienne prospérité. Hussein-Khan, l'un
des fils d'Assaf-Dooulet, et par conséquent cousin ger-
main du Chah, dont il a épousé une sœur, est gou-
verneur du district de Sebz-Var.
Le pèlerin que j'avais pris à mon service à Héïvane-
Kièf, tout en étant assez bon diable au fond, était cepen-
dant obhgé, pour ne pas s'attirer les reproches de ses
compatriotes, de garder vis-à-vis de moi une espèce
de retenue fanatique qui me causait encore une foule
de désagréments. J'avais hâte d'en finir une bonne
fois en prenant un domestique en dehors de la caté-
gorie des pèlerins. Je crus avoir trouvé mon affaire en
louant un individu se donnant le nom de Sadeuk, que
je rencontrai à Sebz-Var, et qu'il me sembla recon-
- d96 —
naître comme ayrtnt été antérieurement au service
«le la mission anglaise à Téhéran. Je me trompais
cependant, car je sus depuis que le gaillard était un
/oM^ï (c'est ainsi qu'on appelle en Perse les mauvais su-
jets, voleurs, assassins, etc.), nommé Ismaël, ayant fui
la capitale, où je Tavais vu, afin de se soustraire à une
punition que divers méfaits lui avaient méritée. Na-
turellement, le drôle me voyant favorablement dis-
posé en sa faveur se garda bien de me détromper, et
je le pris à mes gages. Cette facilité me coûta une
partie de mes ressources, ainsi qu'on le verra plus
loin, et aurait pu me devenir plus funeste encore. C'est
un exemple dont feront bien de profiter ceux qui se
proposeraient de voyager en Perse : ils ne sauraient
être trop attentifs dans le choix qu'ils feront de leurs
domestiques, et je les engage à ne prendre ces gens-là
à leur service qu'autant qu'ils auront pour répondants
des personnes établies, lesquelles s'engageraient, par
un écrit, à assumer la responsabilité de tous les actes
de ceux qu'ils cautionnent.
Zafférani. — 21 mai. — 6 farsangs, huit heures de
marche pai' une route plate et facile, tour à tour argi-
leuse et sablonneuse. On circule entre plusieurs
villages, de belles cultures bien arrosées, et de nom-
breuses ruines jus((u'à mi-chemin de Zafférani, le reste
est désert. Ce gîle est un petit village fermé d'une en-
ceinte en terre, contenant 44 maisons habitées. Un
caravansérail-chàh ruiné est placé vis-à-vis; c'est un
des plus vastes qui soient en Perse. S'il faut en croire
la chronique du pays, il availl, 700 chambres, renfer-
mait un bain, une mosquée et de vastes jardins. Je crois
— 197 —
cependant k chronique tant soit peu mensongère,
toutefois, la quantité de ruines qui entourent cet édi-
fice dénote clairement qu'il devait occuper un grand
emplacement. Les Persans aiment trop le merveilleux
pour qu'on puisse les croire en tout surparole^et illeur
serait facile de s'apercevoir, aux caractères kufiques
et aux arabesques qui décorent ce caravansérail, qu'il
est d'origine arabe; mais ils préfèrent lui en assigner
une autre, et voici ce qu'ils disent : un Persan ayant
trouvé un immense trésor sur l'emplacement où existe
aujourd'hui ce monument, fit le vœu de l'employer en
bonnes œuvres, et la première fut la construction du
caravansérail. Les fondements venaient d'en êtrejetés,
lorsque passa par là un marchand qui, ayant chargé
en Khorassan 3 kharvars (900 kilog.) de safran, s'était
rendu à Bagdad dans l'espoir de vendre avantageu-
sement sa marchandise : le commerce allant mal, il
ne vit que de la perte en perspective quand il arriva
dans la ville des kalifes, et préféra revenir dans son
pays avec ses charges, pour attendre des temps meil-
leurs. Arrivé à Zafférani, le nouvel enrichi lui deman-
da pourquoi il avait l'air si chagrin. Aussitôt qu'il en
connut la cause, il fit décharger le safran par les ma-
çons et leur ordonna de le mêler à la chaux qui ser-
vait a. la construction du caravansérail : lorsque ceci
fut fait, il remit au marchand étonné 3 kharvars
de pierreries en payement de ses 3 kharvars de
safran. Quelque absurde qu'elle soit, cette histoire
trouve créance auprès des Persans, même les plus
instruits, et la révoquer en doute, ce serait s'exposer à
se faire une affaire avec le peuple. Bien que le? bri-
— 198 —
ques soient du rouge le plus prononcé et qu'elles
n'exhalent que l'odeur qui leur est propre, j'entendis
une foule de pèlerins dire qu'elles avaient tout à fait
la couleur du safran, et que l'odeur de celte substance
les incommodait beaucoup. C'est un parti pris chez
ces gens-là, il faut qu'ils exagèrent en tout et pour
tout; il serait très-difficile de les faire changer.
Zatïerani est un triste gîte; on y trouve difficilement
à se pourvoir de vivres, et les cultures de la localité
ne suffisent pas à la consommation des caravanes de
passage. Ce qui manque est tiré de Nichapour et de
Sebz-Var.
Nichapour. — 22 mai. — M farsangs, quatorze heures
de route, les deux premières en plaine par un chemin
uni et solide, les trois suivantes à travers une chaîne
de montagnes qui coupent obliquement la plaine, et qui
servent de limite entre le district deSebz-Yar et celui
de Nichapour. La route suit là une foule de sinuosités
et reste presque continiiellement encaissée entre des
hauteurs qui, fortifiées dans des endroits judicieuse-
ment choisis, rendraient le passage de ce défilé extrê-
mement difficile. A vrai dire il pourrait être tourné en
évitant cette chaîne de montagnes et en prolongeant
le mouvement vers la gauche, mais pour cela il fau-
drait franchir quinze à seize farsangs dans un pays dé-
sert et dépourvu d'eau. Ces montagnes servent d'em-
buscades aux Turkomans. On rencontre deux caravan-
sérails-chah en ruines, placés à deux heures et demie
de distance l'un de l'autre. Après dix heures de mar-
che, on arrive aux ruines d'un gros village, nonuné
Hussein-Abad: il était ceint d'une muraille et d'un fossé
— 199 —
qui existent encore, mais il est complètement inha-
bité et se trouve entouré de prairies où paissent les
chevaux d'Assaf-Dooulet. Le sol est argileux et se dé-
fonce facilement; la route y est épouvantable en hiver.
Après quatre nouvelles heures de marche, on arrive,
accablé de fatigue, à Nichapour, petite ville agréable-
ment située au milieu d'une multitude de villages et
de jardins, groupés très-{)rès les uns des autres, dans
une vaste plaine qui était autrefois arrosée par douze
mille cours d'eau provenant de Kariz. Aujourd'hui, le
plus grand nombre de ces puits est desséché, ce qui
n'empêche pas cette plaine d'être encore d'une fer-
tihté prodigieuse. Le climat dont elle jouit est délicieux
quoique un peu froid en hiver, ce qui est dû au voi-
sinage de hautes montagnes situées au nord et à une
farsang de la ville. Ces montagnes enceignent à pou
près la plaine comme un vaste amphithéâtre, et il
existe de nombreux villages dans leurs gorges et sur
leurs plateaux. De belles cultures s'élèvent jusqu'aux
sommités les plus élevées; de nombreux ruisseaux en
découlent et viennent arroser la plaine; celui qui passe
près de Nichapour se nomme Chourèh-Roud et ses
eaux sont un peu saumàtres. Les fruits de ce district
ont une très-grande réputation de bonté et passent
pour les meilleurs du Khorassan, On y trouve aussi de
la soie, du coton et une grande quantité de céréales.
Nichapour a été une des villes les plus grandes et
les plus riches de la Perse; elle fut une des quatre cités
royales du Khorassan. Les auteurs occidentaux ont
attribué sa fondation à Châh-Pour, deuxième roi de
la dynastie des Sassanides (vers l'an 250 de J.-C),
— 200 —
dont elle prit le nom en y ajoutant celui de Neï ou \i,
signifiant roseau en persan ancien et moderne , et
cela, dit la tradition, parce que la plaine oii elle est
située était alors couverte de roseaux. Au dire des
historiens persans, Nichapour aurait une origine bien
plus ancienne que celle que nous lui assignons : ils
désignent Talimurat, troisième roi de la dynastie
Pichdadienne, comme son fondateur. Elle s'appelait
alors Aber-Cliehr (la ville haute); elle fut prise et dé-
truite, disent-ils encore, par Alexandre le Grand, et
réédifiée par Chàli-Pour. Pour perpétuer ce souvenir,
ce souverain s'y fit élever ime haute statue qui resta
debout jusqu'au temps de l'invasion des premiers
musulmans dans cette contrée, et fut alors renversée.
Nichapour eut beaucoup à souffrir de l'invasion des
Arabes. Elle eût été détruite conuine tant d'autres et
serait restée dans l'oubli, si les Tahérides, et après
eux les Soffarides, ne l'eussent restaurée et repeu[)lée.
Mahmoud le Ghaznévide, qui plus tard fut gouver-
neur du Khorassan, sous le règne de Sebek-Taguy,
son père, fixa son séjour à Nichapour, ce qui devint
très-profitable aux habitants. Toghrul-Beg, premier
sultan de la dynastie des Seljoucidcs, la choisit pour sa
capitale, et ses largesses lui firent bientôt recouvrer son
ancienne splendeur; m;iis l'an de J.-C. l]o3(de l'hé-
gire 548), sous le règne du sultan Sandjiar, prince de
la même dynastie, les Turkcmans s'en emparèrent et
la ravagèrent si complètement (pi'au dire de l'historien
persan Khagani, lorscjue ses habitants, qui avaient fui
à l'approche des vainqueurs, y relournèrenl après
leur départ, il leur fut imj)Ossible de retrouver, à tra-
— 201 —
vers les ruines, remplacement de leurs maisons res-
pectives. Cependant, telle était la fertilité de la con-
trée qu'avec le secours des princes du Khouarisme,
qui la possédèrent après les Seljoucides, Nichapour
se releva encore une fois de ses ruines. Mais elle n'a-
vait pas encore éprouvé tous les désastres qui la me-
naçaient. En 1220 de J.-C. (617 del'h.)Touli-Khan,fils
de Djenghiz, vint en faire le siège, la prit, la ravagea
de fond en comble et fit mettre à mort près de deux
millions d'habitants qui peuplaient la ville et le ter-
ritoire qui en dépendait. Depuis ce moment, Nicha-
pour fut en butte à tous les caprices de la fortune :
on la voit renaître et périr tour à tour; toutefois,
elle ne retrouva jamais son ancienne prospérité.
Située sur l'extrême frontière persane, du côté de
la Tartarie, les Mongols, les Turkomans et les Uzbeks
la saccagèrent successivement et presque annuelle-
ment. Vers le commencement du xvui^ siècle, ce
n'était plus qu'une vaste ruine et elle languit jusqu'a-
près la mort de Nader-Châh. En 1752 (1166 de l'h.),
après avoir supporté le siège de six mois d'Ahmed-
Châh, roi des Afghans, elle fut quelque peu restaurée
par Abbas-Kouli-Khan, chef de la tribu des Beïyats,
qui s'était déclaré indépendant dans le district. Au-
jourd'hui, elle renferme tout au plus 8,000 âmes; elle
est assez mal fermée par une muraille en terre et un
fossé sec. Sa citadelle a peu d'importance et tombe en
ruines; elle a de modestes bazars, une mosquée, huit
bains et plusieurs caravansérails. Le plus beau de ces
caravansérails se trouve hors de son enceinte, sur la
route qui conduit à Meched. Si la ville a été ainsi ré-
— 202 —
duite, il va sans dire que la campagne a dû souffrir
en proportion; mais ce qu'il y reste de villages et de
cultures indique suffisamment que tant de désastres
n'ont pu éloigner la population survivante d'une con-
trée dont elle ne retouverait la fertilité nulle autre
part en Perse.
Méhémed-Zéman-Khan , l'un des plus jeunes fils
d'Assaf-Dooulet., est gouverneur du district de Nicha-
pour, sous la tutelle de son nazer (intendant).
Un des plus grands inconvénients, à mon avis, de
voyager avec une caravane en Orient, c'est d'être obligé
de la suivre pas à pas dans la route qu'elle parcourt, sans
jamais pouvoir la quitter d'un moment : on se prive
ainsi de la faculté d'aller visiter des lieux intéressants,
souvent très-rapprochés de ceux par où l'on passe.
Pour mon compte, j'ai souvent éprouvé cette contra-
riété et surtout à Nicliapour; c'était de là seulement
que je pouvais aUer voir les mines de turquoises qui
sont situées sur le revers septentrional des montagnes;
mais fatigué d'une marche de quatorze heures, je ne
pouvais en entreprendre une autre de seize pour sa-
tisfaire mon désir, car il me fallait avant tout voir le
gouverneur général du Kliorassan, qui se trouvait à
Nichapour, et me remettre en route le lendemain de
mon arrivée. Je dus me contenter des renseigne-
ments très-imparfaits que je recueillis à l'égard de
ces mines '.
' Dt>iHiis mon relour de rAfglianislan, le hasard m'a mis sous
les yeux une relalion relative à ces mines, contenue dans un des
numéros de la Revue d'Orknl de Paris. Elle est due à la plume
— 203 —
On devait savoir à Téhéran que j'y étais passé, et si
le gouvernement persan se fût déterminé à m'inquié-
de M. Alexandre Chodsko : on me saura sans doule gré de la
reproduire ici. Voilà sou récit textuel.
« Ce matin 5 juin (l'année n'est pas indiquée, mais je présume
que ce doit être celle du siège d'Hérat, en 1838) , je quitte la
■ville de Nichapour, pour me rendre à Madène, village près du-
quel se trouvent les célèbres mines de turquoises, les seules
connues sur la surface du globe, et qui sont situées à 8 farsangs
(32 milles anglais), vers le nord-ouest de la ville.
« On parcourt, pendant les cinq premiers milles, une vaste
plaine couverte de villages, de jardins et de champs bien culti-
vés, et merveilleusement productifs , grâce aux nombreux ruis-
seaux qui découlent du Benalou-Kouh et des autres montagnes
voisines.
« A mesure que nous approchions de ces dernières , l'aspect
du pays changeait, et nous nous engagions de plus en plus au
milieu de collines de sable et d'une argile rougeàtre, dépourvues
de végétation, mais dont les flancs stériles laissaient voir la trace
d'effllorescences salines tellement abondantes qu'elles interdisent
toute culture ; en efl'et, le sel gemme abonde dans la contrée,
et, chemin faisant, nous eûmes l'occasion d'en visiter les
deux exploitations principales. La première porte le nom de
Dooulet-Aly , et ne se trouve éloignée de Madène que de six
milles anglais. C'est, pour ainsi dire, un énorme rocher de sel,
recouvert à l'extérieur d'une couche très-peu épaisse de cette
argile rougeàtre que je viens de signaler. Rien de plus simple que
le procédé dont on se sert pour extraire le sel : l'ouvrier, qui
ne connaît d'autre instrument que la pioche, commence par pra-
tiquer un trou dans une des parois du rocher , après quoi il y
introduit une boule d'argile de minime grosseur et fraîchement
pétrie, et il ne cesse de frapper sur l'ouverture, ainsi protégée,
que quand un bloc de sel linit par se détacher de la roche lézar-
dée. On le voit, ce travail ne demande pas de grands efforts,
ni de travaux préparatoires importants: le sel qu'on en retire est
d'une blancheur remarquable et du grain le plus hn.
« La mine de Dooulel-Aly appartient au gouvernement persan
— 204 —
ter dans mon voyage, tout me portait à croire qu'il
n'aurait y)oint attendu que je fusse arrivé à Nicha-
qui l'afferme au plus offrant : en ce moment, elle ne rapporte
pas plus de 130 lomans par année. Un bon ouvrier peut en
extraire, dans sa journée, à peu près la valeur de 800 livres
pesant.
« La seconde mine s'appelle Nemek-Zar ou la Saline, une
demi-heure de marclie la sépare de la première ; elles sont sou-
mises toutes les deux au même mode d'exploitation^ la qualité
seulement est différente ; celle lie la seconde passe pour être
infiniment supérieure.
« La partie du chemin qui conduisait au but principal de notre
expédition est tracée au travers de montagnes rocailleuses , ou
de hauts rochers complètement nus, dont la couleur foncée me
p;ii ut être celle affedée par les rociies porphyriqiu\^, mais que
cependant je crois être un calcaire fortement teinté, très-dur et
très-compacte. Nulle part je n'ai aperçu de roches alternantes
appartenant à un autre système. Les parties les plus élevées
présentaient une apparence métallique, qui me fil supposer que
le fer pouvait bien être le principe colorant. Mais je ne puis
donner ici que des aperçus approximatifs, ne sachant pas assez de
géologie pour déterminer parfaitement la nature du terrain par-
couru.
« C'est donc au milieu de ce paysage ainsi accidenté qu'on
aperçoit deux villages situés l'un au-dessus de l'autre : le pre-
mier assis sur la crête d'une montagne, l'autre reposant dans un
joli vallon. Ces villages sont fortifiés de remparts crénelés et
garnis de bustions. Cent cinquante familles au plus y ont ctalili
leur demeure; elles proviennent d'une émigration de IJadakh-
châne, favorisée par l'un des derniers rois de Perse.
« En effet, les habitants de cette contrée, située dans l'Asie
centrale et célèbre par les gisements de rubis et autres pierres
précieuses, passent à juste titre pour des hommes fort experts
dans la recherche et l'exploitation des mines, et c'est là le motif
qui les a fait choisir, de préférence aux minéralogistes euro-
péens, dont on se défie et dont on se ditiera toujours dans
l'Orient. Il est probable que ces colons ont oublié leur langue
1
— 205 —
pour pour manifester ses intentions à mon égard.
Cette pensée me décida à dépouiller l'incognito que je
maternelle, car celle que nous leur avons entendu parler entre
eux n'est autre que le persan corrompu , généralement en usage
dans le pays. ( La plus grande partie de la population du Ba-
dakhchâne est d'origine persane, et ses dominateurs, les Uzbeks,
sont en très-faible minorité, la langue persane y est généralement
en usage, et ils n'ont pas pu en oublier une autre puisqu'ils n'ont ja-
mais parléque celle-là; c'est cedont j'ai pu me convaincre quandje
voyageai dans les environs de cette contrée. — {Note de l'auteur).
Quant à leurs connaissances, elles sont traditionnelles et doivent
consister en assez peu de chose sons le rapport de la théorie ;
mais il en est autrement en pratique, et ces hommes, occupés
d'une chose unique, ne manquent pas d'un certain tact et d'une
habileté réelle à découvrir les turquoises qu'ils sont chargés
d'exploiter.
« Les turquoises sont par eux divisées en deux classes, selon
la manière dont on les a extraites. On les appelle sengui ou pier-
reuses , quand on les rencontre incrustées dans la gangue et
qu'il faut les en retirer à coups de pioche ou de marteau. Le
nom de khaki ou de terreuses est donné à celles qu'on obtient en
lavant les sables provenant du creusage de certains puits au
milieu desquels se trouvent les turquoises , dégagées de toutes
autres substances hétérogènes. Les sengui sont d'un bleu plus
foncé; les khaki sont d'une dimension peu commune, mais moins
recherchées , parce qu'elles sont d'une couleur pâle et mêlées
de taches blanches.
« S'il faut en croire les mineurs de Madène, on ne trouve de
turquoises nulle part ailleurs que dans le groupe assez peu con-
sidérable de rochers dont nous venons de parler. Cependant, le
gouvernement persan ne veut point se charger de l'exploitation
et encore moins de faire exécuter des fouilles nouvelles : il se
contente de mettre ce travail en ferme, moyennant la modique
sonmie de oOO lomans par année; aussi la plupart des belles
turquoises qu'on relire aujourd'hui de cette localité ont-elles été
trouvées dans des excavations anciennes, ou dans les profondeurs
de vieux puits autrefois abandonnés. Il n'est pas rare d'en ren-
I. a
— 206 —
gardais depuis Bagdad, au plus grand détriment de
ma considération et de mon bien-être; mais je voulus
contrer dans les fragments de rochers laissés jadis sur pluce et
négliiîés pour d^iutres reclicrches de date plus récente. Le roc
a élé creusé à dilïéreiils étages , mais presque toujours vers sa
base, et on y voit la trace de nombreuses galeries , de tunnels,
de puits écroulés depuis longtemps. Ils sont encore désignés par
leurs noms , et les plus considérables s'appellent Abdourryzak,
Chàhi-Perdar, Kharydji, Kéméri-Khaki et Gour-Séftd.
« Ayant payé d'avance les mineurs, afin qu'ils donnassent
quelques coups de pioche en faveur du Bè-Taleï-Suhcb, c'esl-
à-dire de l'astre heureux du voyageur, il nous fut permis d'as-
sister aux travaux dans la mine d'Abdourryzak ; on s'y sert pour
faire éclater la roche du même procédé que celui employé pour
le sel, avec cette did'érence , qu'au lieu d'une boule d'argile
destinée à amortir le coup, on introduit dans le forage un pelo-
ton d'herbes sèches. Dès que les lézardes commencent à se
former et à s'entr'ouvrir^ on prend alors des précautions infinies
pour ne point entamer les turquoises qui peuvent s'y rencontrer,
lïlles ne s'y trouvent point dans le creux d'une géode, à la ma-
nière des améthystes, mais on les voit comme incrustées, comme
empâtées dans la matrice , au nombre de vingt-cinq à trente et
plus ou moins réunies. Chacune de ces pierres précieuses est
recouverte d'une enveloppe calcaire extrèmeuient mince, blanclie
du côté adhérent à la turquoise, brune vers la portion qui repose
dans la gangue. Je me suis demandé souvent comment il se
faisait que la substance colorante se fût arrêtée précisément à
l'extérieur, et iju'clle n'eût point altéré la pureté de la turquoise ;
mais je me borne à raconter ce que j'ai vu , sans vouloir me
charger de l'expliquer. Quant à la couleur de la turquoise même,
je n'en dirai pas davantage, si ce n'est qu'on rencontre sur le
liane de celte même montagne du Benalou-Kouh des indices de
cuivre carbonate vert et bleu, tout pareil aux belles variétés de
malachite.
« Quoique la fortune m'ait été peu favorable dans ma tentative
de recherches , j'ajouterai cependant que les plus belles tur-
quoises sont extraites de la mine où nous nous Irouvious, et que
— 207 —
me donner la petite satisfaction de le faire avec un
certain éclat, n'étant pas fâché de prouver aux pèle-
celles du Kharydji ne viennent qu'après celles-ci. Je crois de-
voir répéter que les meilleures trouvailles ont lieu dans les
excavations les plus anciennes.
« Après avoir raconté comment on obtient les turquoises
pierreuses, je veux dire un mot sur celles qu'on -doit au lavage.
Pour nous rendre compte de l'opération, nous nous dirigeâmes
vers une colline située au midi du village construit dans la
vallée; là ne se rencontre plus le roc, mais le sol y est composé
sur un fond argileux de gravier et de cailloux roulés, indiquant
un terrain d'alluvion. 11 fallut de nouveau payer d'avance et
essayer l'influence de mon étoile: après quoi, plusieurs tamis
remplis au hasard du gravier et des cailloux en question, qu'on
venait d'extraire d'un puits récemment ouvert , furent portés
aussitôt dans une pièce d'eau courante qui se trouvait au bas de
la colline; plusieurs immersions furent nécessaires pour empor-
ter la terre mélangée au sable, contenant les turquoises, qu'on
reconnaît promptement à leur teinte azurée, et dont nous trou-
vâmes un assez bon nombre de grosseur raisonnable, mais mal-
heureusement d'un ton très-pâle et par conséquent de peu de
valeur. Les travailleurs nommaient ces pierres tazè madèiw ou
de la nouvelle mine, par opposition à celles d'une couleur beau-
coup plus brillante, qui toutes proviennent des anciennes mines.
Ils aftirment que les turquoises sont semblables aux cerises,
sous ce rapport que les unes et les antres acquièrent de la cou-
leur en mùrishanl. Ils ajoutent seulement que la maturité parfaite
d'une cerise peut s'obtenir de l'action du soleil pendant l'espace
d'un printemps, tandis qu'il faut mille ans pour qu'une turquoise
arrive au même résultat.
« On a déjà remarqué rinfluence pernicieuse que le travail
des mines exerce non-seulement sur le physique, mais encore
sur le moral des hommes qui y travaillent. Ce fait se trouve
également bien constaté par ce qui se passe journellement ici.
Les habitants de Madène passent, à juste litre, pour les trom-
peurs les plus consommés de l'Orient. Il est vrai que la cupidité
et la mauvaise foi de ceux qui les dirigent pourraient peut-être
— 208 —
rins, mes compagnons de voyage, qu'ils s'étaient expo-
sés à subir de fâcheuses représailles en me molestant,
ou bien, comme on dit en persan, a à voir brûler
leurs pères {Peder et mi souzounem]. »
Assaf-Dooulet, gouverneur général du Khorassan,
était de passage à Nichapour quand j'y arrivai : je
m'empressai de lui envoyer les brevets que je tenais
de Méhémed-Châh, afin qu'il pût savoir qui j'étais, et
je lui fis demander en même temps la permission
d'aller le visiter. Sa réponse fut favorable, et je vis
bientôt arriver au caravansérail où j'étais descendu un
de &espich/i'helmet, suivi de huit farraches, qui de-
vaient me servir d'escorte d'honneur jusqu'à son logis.
Je m'y rendis en grand uniforme et trouvai Assaf-
servir d'excuses à leur coniluile , si la fraude et le mensonge
étaient jamais excusables. Un des subterfuges qu'ils emploient
pour mieux se défaire de leurs marchandises est celui de
garder la lur(|uoise dans un linge mouillé pendant quelques
heures. Comme ces ventes se fout le plus souvent secrètement
et àrimproviste, pour éviter la surveillance des ofiîciers persans,
car ceux-ci ne manqueraient pas d'en faire le rapport au gouver-
neurde la province (|ui pi'élève un droit sur chaque vente, l'ac-
quéreur achète presque toujours la pierre précieuse avant que
la couleur , relevée par l'action de l'humidité , ail eu le temps
de reprendre, en séchant, sa teinte naturelle.
« Je ne terminerai p:is cet extrait sans ajouter qu'on retire ,
par l'opération du lavage, des turquoises de grosseur monstrueuse.
Fcth-Ali-Gliàh, prédécesseur du monarque actuel, en avait une
en sa possession , dont on avait fait une coupe à boire. Chacun
sait que le trésor de Venise renfermait une turquoise qui pesait
plusieurs livres. Qu;ind elles ont une certaine dimension, les
jiabilanls du Khorassan s'en servent pour orner les harnais de
leurs clievaux : toutefois, c'est là un ornement de mince valeur,
parce (pie d'ordinnire elles sont pâles ou même décolorées. »
— 209 —
Dooulct on conféivncc avec quelques-uns des notables
du district. Il les congédia pour me recevoir. Il élait
établi dans un halahhanè (on nomme babituellement
ainsi le seul étage qu'on construit au-dessus du rez-
de-cbaussée dans les maisons persanes), ayant vue
sur un vaste jardin garni d'une nuiltitude de ro-
siers, dont les fleurs remplissaient l'atmospbère de
leurs parfums. Assaf, simplement vêtu d'une robe
de laine et coifTé d'un bonnet de peau de mouton,
était assis dans un coin du salon, près de la croisée et
son attitude était celle d'un homme sachant le rang
qu'il occupe, mais exempt de cet air vaniteux qu'ai-
ment tant à prendre les grands seigneurs persans vis-
à-vis des subalternes. Son corps paraissait déjà affaissé
sous le poids des années, mais son intelligence avait
conservé toute la force et la vivacité de la jeunesse.
Il m'accueillit de la manière la plus gracieuse; après
m'avoir fait servir le thé et le kalioun, il s'informa de
l'état de ma santé, puis me demanda des nouvelles de
la capitale. Connaissant son antipathie pour le pre-
mier ministre, je mis toute réserve de côté et lui rap-
portai de mon mieux les faits qui pouvaient linléres-
ser; je l'informai aussi des intrigues qui avaient amené
réloignement des officiers français de la cour du
Chah, et de la résolution que j'avais prise d'aller
chercher une nouvelle position dans une des princi-
pautés de l'Asie centrale. Assaf m'encouragea à per-
sévérer dans mon projet, m'assuranl qu'on avait exa-
géré à mes yeux les dangers que présentait le voyage,
Tout dépendait, me dit-il, des chefs du Hérat et du
Kandahar, dont, selon lui, je n'aurais rien à craindre
I. 12.
— 210 —
si je me présentais dans leurs Etats sous ma véritable
qualité. Il m'engagea^, en conséquence, à dépouiller
l'incognito avec eux, afin d'éloigner les soupçons
qu'ils pourraient avoir sur mes desseins. Ramenant
ensuite la conversation sur son propre pays, il me
témoigna le regret qu'il éprouvait de le voir aussi
mal administré ; combien il regrettait que son neveu,
Méhémed - Chah , adoptât sans examen les théories
al)surdes de son premier ministre, auquel il n'épargna
aucune espèce d'épithète blessante et injurieuse; en-
fin, pour me donner une idée des mauvais termes dans
lesquels il était avec lui, il me conta quelques-uns
des vilains tours qu'ils se jouaient réciproquement;
j'aurai occasion de les relater autre part.
Après avoir pris congé d'Assaf-Dooulet, j'allai visiter
son fils de prédilection, Méhémed-Hassan-Khan, plus
généralement connu sous le nom de Salar, qui est
celui du grade de général en chef, dont Feth-Ali-Châh
l'avait investi quand il n'était encore qu'un enfant au
berceau. Il était sur le point de monter à cheval pour
se rendre dans le district de Koutchan, dont il est gou-
verneur, et je n'eus que le temps d'échanger avec lui
quelques paroles de politesse. Ce prince me parut
avoir de trente-cinq à trente-six ans : c'était un assez
bel homme, aux manières franches et ouvertes, res-
semblant beaucoup, physiquement, à son cousin Mé-
hémcd-Châh, mais ne pouvant dissimuler, quelque ef-
fort qu'il fît, cet air de morgue habituel aux Persans;
à cela près, je le trouvai d'une politesse irréprocha-
ble. Il est Irès-aimé de la popula'ion khorassanienne,
et cela parce qu'il possède une qualité rare dans sa
— 211 —
famille, il est généreux et paye largement ceux qui
le servent; les infortunés ne s'adressent jamais vaine-
ment à lui : c'est laie plus sûr moyen de se faire des
partisans en Perse, aussi Salar en a-t-il beaucoup.
En rentrant au caravansérail, je trouvai dans me
chambre une de mes anciennes connaissances de Té-
briz,Mirza-Méhémed-Nouri, précédemment intendant
du prince Karaman-Mirza, après la mort duquel il
était passé au service d'Assaf-Dooulet. 11 m'apportait
divers présents de la part du gouverneur général :
c'étaient des sucreries, des fruits, des sorbets, etc.
Les politesses de cette nature sont Irès-appréciées par
les Persans, surtout quanil elles viennent d'un homme
aussi haut placé et aussi éminent que Tétait Assaf-
Dooulet.
Les pèlerins de notre caravane, qui m'avaient pris
jusqu'alors pour un misérable Grec ou Arménien,
avaient été bien étonnés en me vovant sortir du cara-
vansérail vêtu en uniforme d'officier général; ils le
furent encore bien davantage quand ils apprirent que
j'avais été admis en audience particulière par le gou-
verneur et lorsqu'ils virent les présents qu'on m'ap-
portait de sa part. Ce fut, dès ce moment, une suite
non interrompue de visites, de compliments, de flat-
teries et de basses adulations ; mais j'éconduisis ,
comme ils le méritaient, les drôles qui me les adres-
saient, réservant seulement, pour ceux qui s'étaient
le moins mal conduits à mon égard, ce ton d'imper-
tinente supériorité que savent si bien prendre les
Persans avec les gens placés au-dessous d'eux dans la
hiérarchie sociale. Je ne leur permis plus de s'asseoir
— 212 —
flans ma chambre, en ma présence, et je me compor-
tai avec eux comme un pacha à trois queues du
xv« siècle. Il m'était permis, en toute justice, de me
donner cette petite satisfaction d'amour-[)ropre pour
me dédommager de leurs nombreuses grossièretés,
et cette vengeance était bien modérée, puisque j'au-
rais pu, en disant un mot au gouverneur général, les
faire mettre sous le bâton. Les visiteurs ne se forma-
lisèrent point de l'arrogance que je leur montrai :
à leurs yeux c'était mon droit ; j'en usais, rien de plus
naturel. Ils n'en eurent que plus d'estime pour moi,
et s'adressèrent à mon domestique qui, tout en les
traitant comme de la racaille, voulut bien cependant
leur répondre et se montrer plus sociable, a Qui l'au-
« rait pensé, lui disait l'un, que c'était un Frengui
« (Européen), un général, sous ces haillons arabes dont
« je ne donnerais pas deux chahis?— Je vous le disais
« bien, ajoutait un autre, qu'il avait les manières d'un
« seigneur et que vous aviez tort de le molester. — Il
« faut convenir, conlinuait un troisième, que les Euro-
« péens sont de singuliers personnages : chez nous, un
(' lionmie qui possède 20 tomans (240 francs) a la con-
« viction de ce qu'il vaut; il prend des domestiques et
« affictie raisonnablement tout le luxe et la grandeur
a que comporte une pareille fortune; pourquoi ceFren-
« gui que nous voyons maintenant vêtu d'un habit cha-
« marré d'or, et avec une décoration en diamants, a-t-
« il vécu parmi nous depuis Téhéran comme un fakir,
« connue un homme de rien? Mais cela est inconve-
« nant, déloyal, perfide et contraire à toute espèce de
« règles; c'est exposer les gens à des méprises dés-
— 513 —
«f agréables,à des quiproquos dangereux, et chacun de-
« vrait être tenu de voyager avec le train que néces-
« site sa position, sans qu'il lui fût permis de le dissi-
« muler.» Puis ceux qui se savaient les plus coupables
envers moi suppliaient Sadeuk de calmer mon res-
sentiment; d'autres, ayant des affaires litigieuses, le
priaient d'obtenir mon appui et ma recommandation.
Mon domestique répondait à tous, promettant monts
et merveilles à ceux qui lui faisaient des présents, et
disant de repasser plus tard h ceux qui ne lui don-
naient rien. Il entendait le système persan à mer-
veille, mais ses protégés n'eurent pas plus à se louer
de son intervention que je ne l'eus moi-même de sa
fidélité, ainsi qu'on le verra plus tard.
Les muletiers, subissant à mon égard la même trans-
formation qui s'était opérée chez les pèlerins, vinrent
dans la soirée me demander mes ordres pour l'iieure
du départ. Profitant des attributs de mon rang, je vou-
lus en user jusqu'au bout; je déclarai donc, au grand
déplaisir du Séyid conducteur, dont le pouvoir ne ve-
nait plus maintenant qu'en seconde ligne, que la
marche de nuit était supprimée et que nous ne parti-
rions plus qu'aux premières lueurs du crépuscule :
c'est en effet ce qui eut lieu.
Dèh-Roud. — 23 mai. — 5 farsangs, trajet de six
heures et demie. Cette étape n'est qu'une longue pro-
menade sur un chemin sablonneux, plat et facile,
à travers des jardins, des cultures et des villages par-
faitement arrosés, se succédant presque sans interrup-
tion sur les côtés de la route. Je n'avais pas encore
trouvé en Perse une semblable richesse de végéta-
— 214 —
tion; en voyant cette belle et fertile nature, on com-
prend sans peine la prédilection que divers souverains
ont montrée pour Nichapour. Après cinq heures et
demie de marche dans la plaine, nous laissâmes à
droite le gîte de Kademguiah, où. Ton va camper
quand on a l'intention de se rendre à Mcched par
Chérif-Abad, et nous nous engageâmes dans la grande
chaîne de montagnes située sur notre gauche. Cette
route est plus courte que Tautre de trois farsangs,
mais elle a l'inconvénient d'être très-escarpée et fort
rude à gravir. Après avoir grimpé une heure encore,
nous arrivâmes à Dèh-Roud, gros village de 400 mai-
sons, placé dans la situation la plus pittoresque au
fond d'une gorge, entouré de très-beaux jardins rem-
plis d'une multitude de platanes et autres arbres sé-
culaires, fournissant des ombrages frais et touffus.
Des ruisseaux nombreux et d'excellentes eaux vives,
descendant des montagnes, coupent le sol en tout sens;
c'est vraiment le séjour le plus délicieux qu'on puisse
imaginer. Ce village paye 1,000 tomans d'impôt à
l'Etat.
Turgovèh. ^— 24 mai. — G farsangs, dix heures de
parcours à travers la montagne la plus rude et la phis
escarjjée que j'eusse encore franchie en Perse. Le sol,
couvert de cailloux et de blocs roulés, serpentait dans
un étroit défilé et s!élevait par des gradins successifs
grossièrement pratiqués dans le roc, façonnés et ren-
dus accessibles par le passage continuel des caravanes,
car la main des hommes n'a jamais essayé d'y apla-
nir les difficultés. L'eau torrentielle, jirovenant des
neiges fondantes et de nombreuses sources, recouvrait
— 215 —
le chemin sur les deux tiers de sa longueur, à in
montée comme à la descente ; ces torrents clairs et
limpides contiennent une quantité d'excellentes truites
qui ap]>artiennent au défunt Iman Réza. Cette pro-
priété a étéconsîatée par le songe qu'eut, il y a environ
quarante-cinq ans, un des premiers Mollahs de iMe-
ched, grand amateur de ces poissons, dont il en-
Toyait pêcher un panier à la montagne tous les deux
jours. Comme les truites étaient devenues rares,
il supposa que c'était parce que la sainte cité conte-
nait un trop grand nombre de consommateurs. 11
voulut mettre un frein à leur gourmandise, en ren-
dant un felva (édit) basé sur le prétendu songe qui
lui avait révélé la propriété de l'Iman Réza. Depuis
ce moment, c'est le clergé musulman de Meched
qui seul a le privilège de faire pêcher des truites
à la montagne de Dèh-Roud. Mais pour revenir à la
route, dont cette petite digression nous a éloignés, j'a-
jouterai qu'une grande quantité d'arbres sont groupés
tout le long du défilé sur les bords de leau, et que l'on
chemine presque toujours sous leur ombrage; ils pro-
duisent l'effet le plus pittoresque, encaissés comme ils
le sont entre de haut pics sur lesquels on voit paître,
dans les endroits les plus élevés et les moins abor-
dables, des troupeaux de cerfs et de chèvres sauvage?.
Le peuplier, le saule, le frêne et le platane sont les
arbres qui dominent là sur beaucoup d'autres espèces
qui me sont inconnues; l'épine-vinette sans pépin
s'y trouve en abondance, ainsi que la racine acidulée
appelée en persan rivas, et (juc je crois être la rhu-
barbe verte. Après trois heures de marche nous
— 2i6 —
arrivâmes au pied du dernier échelon de la montagne
que nous avions entrepris de franchir ; c'est là que
cessent l'eau et les arbres, l'ombre de ceux-ci est rem-
placée par celle d'un petit caravansérail en pierre,
grossièrement construit, que l'on trguve fort à propos
pour se reposer de l'ascension que l'on vient de faire,
et pour se préparer à celle plus difficile encore
qu'il reste à effectuer. En effet, le dernier chaînon,
quoique peu élevé, est tellement fatigant à franchir
à cause de la roideur de sa pente prescpie à pic,
qu'il ne faut pas moins d'une heure, en faisant des
efforts inouïs, pour arrivera son sommet. Je n'avais
jusqu'alors, et je n'ai rien vu depuis de semblable
dans mes voyages en fait de route. Les mulets de
charge refusant d'avancer, il fallut dédoubler leurs
fardeaux et s'y prendre à deux fois [)Our les faire ap-
porter sur le haut de la montagne : il fallut aussi por-
ter les femmes et les enfants; les hommes harassés
tombaient d'inanition à la suite de ce rude exercice.
Le soleil de mai, déjcà très-chaud à cette époque,
dans les plaines de la Perse, se faisait à peine sentir
sur cette sommité, où régnait un froid glacial qui nous
emiiêchait presque de nous mouvoir : c'est ce qui fut
cause que je jouis peut-être avec moins de plaisir du
majestueux spectacle qui s'offrait à nos yeux. Au
milieu d'une vaste plaine située entre les montagnes
sur lesquelles nous nous trouvions et une auh'e chaîne
placée plus au nord, qui sépare le Khorassandes con-
trées turkomanes, se dessinait, très-distinctement, à
huit farsangs de nous, la sainte et grande ville de Me-
ched. La coupole et les minarets dorés qui décorent la
'■1\1 —
mosquée reiii'erinaiit le tombeau de liman Réza se
reflétaient magnifiquement sous les rayons d'un soleil
éclatant ; le long ruban de verdure que nous devions
traverser, en descendant la montagne, se déroulait pit-
toresquement sous nos pieds, et quand on était pourvu
d'une longue-vue, on pouvait distinguer une foule
d'allants et de venants qui se rendaient dans la cité
bénie de Dieu. Quant à nos pèlerins, malgré leur fa-
tigue , ils tombèrent d'abord en extase , puis en
délire, à l'aspect du tombeau de leur Iman vénéré.
Ils ne cessaient de crier, de toute la force de leurs pou-
mons : Yah Ali! yah Imam Réza! puis, après avoir
récité leur namaz, chacun d'eux déchira un lambeau
de son vêtement, et l'accrocha à un buisson voisin,
comme une olfrande faite à llman chéri. Je ne
pouvais d'abord me rendre compte de ce que signi-
fiaient ces myriades de petits chitîons aux mille cou-
leurs, qui décoraient ainsi ce heu désert; ce fut le
Séyid conducteur, devenu mon ami depuis qu'il me
voyait vêtu autrement qu'en Arabe, qui se chargea de
m'expliquer comment l'œil de l'iman est toujours fixé
sur le haut de celte montagne : aussi ce qu'y laissent
ceux qui l'ont en vénération lui rappelle -t-il ce qu'il
doit faire en leur faveur auprès d'Ali, de Mohammed
et autres saints personnages, pour leur rendre Dieu
favorable. A côté et autour de ces buissons pavoises
de guenilles, je remarquai des amas de pierres entas-
sées ou élevées pyramidalement les unes au-dessus
des autres, que nos pèlerins se dépêchaient d'accroître
avec des cailloux épars sur le sol. Je leur demandai
en vain l'explication de leur conduite, nul ne put me
I. 13
— 218 —
répondre d'une manière satisfaisante : ils agissaient
ainsi pour se conformer à un usage dont ils igno-
raient la cause. On rencontre de distance en distance,
sur toutes les routes de la Perse, de semblables tas
de pierres amoncelés par les passants. J'ai cru remar-
quer qu'ils indiquent parfois un sentier, une direction
quelconque, un temps d'arrêt, mais, le plus souvent, ils
sont là sans aucun but. Certainement, cet usage d'a-
monceler des pierres doit avoir une raison déterminée:
il est impossible qu'il ait commencé sans aucune espèce
de motif; cependant, comme je l'ai déjà dit, j'ai vai-
nement cliercbé à me le faire expliquer. Malgré les
nombreuses questions que j'ai faites à cet égard pen-
dant douze années consécutives que je suis resté dans
le pays, je n'ai obtenu aucune réponse raisonnable '.
La descente de la montagne dure six heurts et
demie et n'offre aucune difficulté sérieuse. On trouve
au bas du premier chaînon un petit chalet habité,
dont le maître vend du laitage et du pain aux voya-
geurs; c'est là qu'on retrouve les eaux vives et les
arbres, plus abondamment encore que du côté de
Dèh-Roud. Après cinq heures et demie de marche,
à partir du moment où nous avions commencé à des-
cendre, nous arrivâmes au su()erbe village de Djagar,
' Voici une explication de cet usage que j'ai lue quelque part
sans pouvoir préciser où, elle ne me paraît pas complètement
salislaisanto. « Mahoinel fuyant Médine pour se réi'uyier à la
Mecque lan(;a cunlro Médine des pierres et des imprécations,
et comme cliacun des actes du Proiihète est devenu acte de foi
et de pratique religieuse, il n'en a pas fallu plus pour consacrer
l'usage de ces tas de pierres.
— 219 —
l>lacé au centre d'une immense quantité de jardins.
Devant chaque maison les habitants ont ménagé, à
Tabri d'épais ombrages, des emplacements vastes et
commodes pour faire camper les caravanes qui sy
arrêtent souvent, surtout en venant de Meched : mais
comme la nôIre tenait à se rapprocher le plus possi-
ble de cette ville, pour y arriver de bonne heure le
lendemain matin, elle alla prendre gîte à une heure
plus bas, à Turgovèh, magnifique village de huit cents
maisons, qui a l'aspect d'une petite ville. Par malheur
une troupe de Bohémiens nous y avaient précédés et
s'étaient emparés de la grande place où nous devions
camper, ce qui nous força de nous jucher, les uns sur
les autres, dans un endroit recouvert de fumier, où
les puces, les poux, et mille autres insectes nous firent
souffrir d'horribles tortures.
Ces Bohémiens sont en Perse ce qu'on les voit par-
tout ailleurs; ils vivent en noiuades, formant autant de
gouvernements particuhers qu'il y a de bandes entre
eux, conservant leur esprit de caste et leur grande
malpropreté, vivant de peu et ne pouvant s'assujettir
à une vie régulière dans un domicile fixe. Il y a
plus de quinze mille familles bohémiennes en Perse,
répandues dans toutes les provinces, et payant un fort
impôt à l'État, Elles sont toutes placées sous la direc-
tion du Chaler Bachi (chef des coureurs du Chah),
qui les administre avec de [)leins pouvoirs du gouver-
nement. Cet impôt est une espèce de kharadj, ou ra-
chat du sang, qui n'est imposé ni aux chrétiens, ni
aux juifs : c'est de là que leur vient le nom de koouli
(esclave), qui est un de ceux sous lesquels on les
connaît : on les désigne encore sous la qualification de
fal-zcn (tireurs d'horoscopes), sous celle de kal-bir-
bend (fabricants de tamis), parce que leur occupation
princi pale est de fabriquer des tamis que leurs femmes
vont offrir de porte en porte, accordant par-dessus
le marché des faveurs qu'on obtient d'elles sans beau-
coup d'efforts. Contre l'habitude orientale, elles vont
à visage découvert ; elles sont grandes , robustes et
d'un teint presque bronzé; malgré leurs dents blan-
ches et leurs chairs fermes, elles provoquent peu les
désirs. Lorsqu'elles cèdent à la tentation de la chair,
leurs maris, pères ou mères, paraissent y faire peu
d'attention. Les noms de zmgaris, gilanos, brindja-
ries, lambadiea, f/ypaica, sous lesquels on désigne les
Bohémiens dans d'autres contrées, sont inconnus en
Perse. Ceux à côté desquels nous venions de nous
établir se livraient à divers exercices de saltimban-
ques, au milieu de pèlerins ébahis et enchantés de la
bonne fortune <à venir qu'ils leur prédisaient moyen-
nant quelques cliahis.
A la tombée de la nuit, j'entendis tout à coup mon
domestique Sadeuk pousser de grands cris et accuser
les Bohémiens de lui avoir volé son havresac {kour-
gine) contenant, disait-il, i)our près de 200 francs
d'objets à son usage, i)entlaMt qu'il s'était écarté un
moment. « Koroumsak (celui qui vend les faveurs
« de sa femme), les appelait-il, tou/ihm seg ((ils de
« chien), comment la pensée a-t-elle pu vous venir de
* « voler un homme dont le maître a reçu des confitures
« en i)résenl d'Assal-Dooulet? C'est là une action abomi-
« nablc, qui vous fera écraser sous le bâton. Écoulez-
221
« moi bien^ mar-laïfè (race de serpents) : que vos pères
« soient maudits [laanel bè péder-toun), venins de
« vipère [zeher-mar) ! si après une heure, pendant la-
« quelle je vais m'éloigner^ce qui m'a été pris n'a pas
« été remis en place, je brûlerai vos pères {peder-lam
« mi souzounem).» Sans cette péroraison J'aurais diffi-
cilement cruau vol dont se plaignait mon drôle; mais
en le voyant exprimer son indignation avec tant de
violence, j'eus presque du remords de quelques soup-
çons qui m'étaient passés par l'esprit, et je fis la sot-
tise de le plaindre et de lui promettre une compensa-
tion. Il ne paraissait cependant qu'à moitié consolé,
mais ce n'était que pour mieux dissimuler sa fripon-
nerie ; le misérable s'était d'abord volé lui-même pour
se rendre plus léger, afin que, lorsqu'il trouverait l'oc-
casion de me dépouiller, il pût fuir avec plus de faci-
lité. Cet habile jongleur, qui en aurait remontré aux
Bohémiens les [)lus habiles dans ce genre d'exercice,
avait, ainsi que je lappris plus tard, enlevé son havre-
sac, qui était à côté de ma malle, sans que je m'en
fusse aperçu , et était allé le mettre en sûreté chez
une de ses connaissances, unlouti comme lui, qui ha-
bitait le village de Turgovèh. Je ne puis trop le répé-
ter à ceux qui se proposeront de voyager en Perse,
s'ils prennent dans ce pays un domestique dont per-
sonne ne se portera caution, ils exposeront plus que
leur argent, leur vie sera à chaque instant menacée.
Qu'ils se tiennent pour averlis!
CHAPITRE IX.
La ville de Meched. — Mines d'or et d'argent. — Causes don-
nées par les pèlerins de l'état d'abandon de ces mines. —
Altercation avec un officier de la douane.— Les visiteurs du
général. — Mœurs des Afghans. — Méliémed-Weli-Khan. —
Connaissances agréables. — L'hospitalité persane. — Vol
■ commis à mon préjudice. — L'ancienne ville de Thous. —
Histoire de Meched. — Ipiportance commerciale de la ville.
— Sa population. — Persécution des juifs, en 1839. — Les ci-
metières. — Le Khiabàne. — Commerce de Meched. — Les
tapis. — Les carrières. — La grande Mosquée. — Justifica-
tion d'un Hindou, après y être entré. — Le docteur "VVolf. —
MM. Stoddart et ConoUy. — Conseils donnés à l'auteur de
ne pas passer outre. — Raisons alléguées pour suivre ces
bons avis. — Bataille entre les habitants et les soldats. —
L'escorte hors de la ville. — Départ de Meched.
Meched. — 25 mai. — 4 farsangs, quatre heures et
demie de marche par une route sablonneuse, plate et
facile. Après une demi-heure de marche, nous traver-
sâmes le lit, très-large, d'une rivière à sec depuis de
longues années, d'après tous les indices. Les berges
de rochers taillés à pic, paraissent avoir été usées par
le frottement des eaux. Aujourd'hui il n'y a plus qu'un
petit filet d'eau coulant du nord au sud au milieu de
ce lit desséché.
La plaine au milieu de laquelle Meched est située
est tout à fait nue et dépouillée, ce qu'il faut attribuer
aux incursions des Turkomans, des Uzbeks et des Af-
ghans; elle est couverte d'une infinité de petites tours,
semblables à celles dont j'ai donné la description à Las-
— 2-24 —
•
guird et destinées au même usage. La stérilité se borne
à la plaine, car à partir du pied des montagnes dans
lesquelles son territoire est encadré, les villages sont
nombreux, riebes et fertiles, et leurs produits suffisent
pour alimenter la population de Mecbed. Avant d en-
trer dans cette ville, en venant de Nicliapour parDèh-
Roud, on laisse à droite deux monticules appelés
Kouh-i-téllah-Nogrêh, (montagne d'or et d'argent),
ainsi nommés parce que ces métaux s'y trouvent assez
abondamment. Ceux qui ont exploité ces mines jusqu'à
ce jour ont dû y renoncer bien vite, parce que les bé-
néfices ne couvraient pas les frais qu'ils étaient obligés
de faire. Voilà du reste quelle en est la cause aux yeux
des Persans : ses filons étaient d'un grand rapport dans
les siècles passés, et le minerai qu'on en extrait aujour-
d'hui est encore d'une richesse peu commune, mais
défunt Iman Réza, dont elles sont la propriété, s'in-
digne chaque fois qu'on veut le dépouiller de ses
richesses, et il transforme l'or et l'argent en terre, dès
qu'on verse le minerai dans les fourneaux. Les pèle-
rins me contaient cela avec le plus grand sang-froid,
et ajoutaient mille autres contes absurdes pour me
prouver le mérite de leur saint Iman. Je feignis d'y
croire pour ne pas me brouiller de nouveau avec
eux; mais je voulus, pour ma propre satisfaction,
pousser mes investigalions un peu i)lus loin au sujet
de ces mines, et j'acquis bientôt la certitude qu'elles
ne sont devenues onéreuses pour ceux qui les exploi-
tent que par suite de leur ignorance dans les travaux
métallurgi(pies,etderéloignementde l'eau et du bois,
qu'il faut y amener de très-loin et à grands frais.
22r»
A peine avais-je franchi la porte de la ville sainte,
que j'eus une altercation avec les douaniers. Us vou-
laient, contrairement aux privilèges dont jouissent
les Européens dans leur pays, me faire payer le droit
de circulation (badj). 11 me fut impossible de leur faire
lâcher la bride de mon mulet avant d'avoir fait tom-
ber, à plusieurs reprises, mon bâton sur leur dos : cet
argument, toujours très-goùté des Persans, mit fin à
la contestation. Je netais pas, du reste, le premier
Européen auquel pareille chose arrivât, plusieurs
d'entre eux s'étaient souvent plaints des mauvais pro-
cédés du douanier en chef, mais Assaf-Dooulet, habi-
tuellement si juste à tous égards, avait un faible pour
ce fonctionnaire, et celui-ci en abusait pour commettre
de grandes exactions au détriment de tous les négo-
ciants.
Après avoir traversé diverses rues très-populeuses,
j'allai descendre dans le beau caravansérail de l'Iman
Djumèli, situé sur le Khiabâne (avenue). L'arrivée
d'un Européen est un événement à Meched, où il en
passe si rarement, et ma présence y fut connue, dans
tous les quartiers, en moins de deux heures. La pre-
mière visite que je reçus fut celle de Mollah-Mehdi,
Vag hè-ul-Nagar (correspondant, plus littéralement
écrivain des nouvelles) du ministre britannique à
Téhéran, qui vint m'offrir ses services; je fus heu-
reux de les accepter. Ensuite arrivèrent une foule
d'autres personnes, Hindous, Afghans, Uzbeks, Tur-
komans et Béloutches. Quelciues-uns d'entre eux, me
croyant Anglais, venaient chercher à pénétrer i'in-
tention qui m'amenait dans celte ville, les uns pour
). 13.
— ^2^20 —
en rendre un compte immédiat au gouvernement qui
les entretient à Meched, les autres pour olTrir leurs
services à l'Angleterre, ou pour se plaindre de ce que
ceux qu'ils lui ont rendus n'ont pas été récompensés.
C'était une rude corvée de les entendre tous, de ré-
pondre à leurs nombreuses et sottes demandes, mais
sans compter qu'il y avait beaucoup à apprendre avec
ces gens-là sur les choses de l'Asie centrale , il était
encore sage de renoncer aux usages d'Europe dans mes
rapports avec eux et de dépouiller cette fierté ridicule
qui est souvent prise pour de la dignité. Le cérémonial
et l'étiquette observés si rigidement par les Persans
contrastent tout à fait avec la rudesse qui caractérise
leurs voisins orientaux : la gêne et la contrainte dans
la conversation leur sont insupportables. Ils disent
leur pensée en des termes que nous trouverions très-
souvent blessants pour notre amour- propre, mais ils
consentent parfaitement h ce qu'on agisse de la même
manière avec eux. Veulent-ils tromper ou dissimuler,
un Européen n'est jamais leur dupe, parce que leurs
ruses sont grossières. Ces Asiatiques se visitent sans
se connaître, s'abordent sans façon et se lient en quel-
ques minutes ; agir autrement serait s'exposer à leurs
soupçons. C'est pour avoir su m'accommoder à leur
humeur que j'ai fait parmi eux des connaissances de
quelque valeur, qui m'ont permis d'obtenir les ren-
seignements que je consigne ici, et grâce auxquels j'ai
pu sortir vivant de l'Afghanistan.
Le lendemain de mon arrivée à Meched, je pus visi-
ter Méhéined-Weli-Klian, neveu et lieutenant (naib)
d'Assaf-Doouhit et gouverneur de la ville en son ab-
— 527 —
sence. C'ost le même seigneur qui fut fait prisomiier
parles Turivomans, quatre ans auparavant, et emme-
né captif à Khiva, où M. Thompson, attaché de la mis-
sion britannique, se rendit pour le délivrer, en ISi^.
Comme la chaleur était déjà assez forte à Meched,
quand j'y passai, Méhémed-Weli-Khan me reçut vers
le soir dans un jardin situé à l'intérieur de la ville. 11
avait fait disposer des tapis et des fauteuils qui furent
placés au centre d'un rond-point environné de rosiers
et de jasmins en fleur, aux pieds desquels coulaient
de nombreux filets d'une eau fraîche et limpide. Dès
que nous eûmes pris place, on nous apporta des pla-
teaux remplis de fruits, des sorbets, des confitures, le
kalioun et du thé. Le naïb se montrait très-empressé
avec moi, et je vis bien qu'il voulait me faire conser-
ver une bonne opinion de sa personne. Il n'avait
besoin de faire aucun effort pour cela, mais à force
de s'observer afin de paraître aimable, il finissait par
trahir la gêne qu'il éprouvait en ma présence, ainsi que
la crainte de n'être pas apprécié à sa juste valeur. La
bravoure de ce chef est proverbiale en Khorassan, il
est cité aussi comme un bon administrateur, mais ce
n'était pas assez pour !ui que je le susse; il voulait en-
core me persuader qu'il n'était étranger à aucune ques-
tion de haute politique, et il entra, à cet égard, dans
une foule de dissertations qui produisirent sur moi
l'effet contraire à celui auquel il s'était attendu. Ce
qui me frappa le plus, c'est la prétention qu'il avait
de bien connaître la géographie de l'Europe, tandis
qu'il n'avait pas la moindre connaissance de celle de
son pays. Quand je lui appris que Mohamara, petite
— 228 —
ville située au sud-est de Bassora et qui, depuis trente
années^ était un sujet de contestation entre son sou-
verain et celui des Turivs, venait d'être occupée par
les Persans, il se tourna vers les Khans et Miizas de sa
suite et leur demanda en langue tartare, qu'il croyait
que je ne comprenais pas, ce qu'était cette localité et
dans quelle direction elle était placée. Ceux-ci^ il est
vrai, n'en savaient pas [)lus que lui et divaguèrent à
qui mieux mieux. Mais je i)référai ne pas les en in-
struire, de peur de leur montrer que la langue tartare,
dont ils se servaient, n'avait pu me cacher leur igno-
rance. Les Persans ont beaucoup de vanité, et ce qu'ils
craignent le plus, c'est d'être blessés dans leur amour-
propre.
Les deux premières journées de mon séjour à Me-
ched se passèrent en visites, et je trouvai là une vé-
ritable compensation aux tribulations que les pèlerins
m'avaient fait éprouver depuis Bagdad jusqu'à Nicha-
pour; mais, ainsi que je l'ai déjà dit, le pèlerin fait ex-
ception par son fanatisme aux autres Persans, sur-
tout aux grands seigneurs, qui montrent autant de
tolérance (ju'il est permis d'en rencontrer parmi les
chrétiens eux-mêmes. Je vis à peu près tout ce que
la ville sainte renfermait de personnes recommanda-
bles, et partout je fus fort bien traité. C'est un devoir
pour moi de citer parmi elles Aglia-Méhémed-Hus-
sein, Tacljer-Jiachi (chef des négociants), honune aussi
rejnarquajjje par les (jualilés du cœur, [)ar son aménité
et par sa tolérance que par la position élevée qu'il
occupe et par l'influence qu'il exerce dans le conseil
d'Assaf-Dooulet. 11 esi impossible aussi de ne pas me
— 229 —
rappeler sans plaisir l'accueil plein de cordialité que
m'a fait Abd-ul-Ali-Klian, colonel, commandant l'ar-
tillerie du Khorassan. L'iman Djumèh, l'un des grands
pontifes de la Perse, homme aimable et instruit, mé-
rite aussi que je consigne ici la manière affectueuse et
polie avec laquelle il m'a reçu. C'est l'agent anglais,
Mollah-Mehdi, qui me procura toutes ces aimables con-
naissances : il me rendit en outre ces mille petits ser-
Yices qu'on est si lieureux de recevoir quand on voyage
en Asie. 11 était anciennement ketklioda des juifs de
Meched. Mais, ainsi qu'on le verra plus loin, il fut
obligé, avec tous ses administrés, de se convertir à
l'islamisme, en 1839 *.
Le 27 mai, il m'arriva une très-vilaine affaire, ré-
sultant de mon incroyable et imprudente confiance en
mon domestique Sadeuk. Le matin, en me levant, je
trouvai la porte de ma chambre fermée en dehors, et
je fus obligé de frapper et d'appeler pendant une heure
avant que l'on ne m'entendît. Ce fut le valet du cara-
vansérail et non Sadeuk qui vint m'ouvrir; celui-ci
était absent. Je pensai d'abord qu'étant allé au bain de
bon matin, il m'avait enfermé dans la crainte c{u'on
ne me dérobât quelque chose pendant mon sommeil;
mais comme à midi il n'était pas encore de retour,
je conçus des soupçons et m'empressai de faire l'in-
ventaire de mes effets. J'ac(juis bientôt la certitude
' Nous sommes enchanlé (i'apprendre que Mo!l;ili - Meluli
continue ses bons offices aux voyageurs européens. Il est peu
d'Anglais qui, en passant par le Kliorussan, n'aient pas eu à se
louer de lui. J'ai tout lieu de croire que cet homme a été quel-
que peu payé d'ingratitude. — L.
— ^230 —
que le drôle m'avait enlevé une paire de pistolets et
une somme d'argent assez considérable. Je m'expli-
quai aussitôt sa disparition et le prétendu vol dont il
s'était plaint à Turgovèli. Dans mon malheur, j'étais
encore heureux d'avoir, par hasard, retiré la veille
de ma malle une partie de mon argent pour le placer
dans ma ceinture : sans cette précaution, j'aurais été
entièrement dépouillé. Que mon exemple et mon im-
prudence servent de leçon à ceux qui voudront voyager
en Asie ! les Persans sont des scélérats qui n'ont au-
cune conscience. Ce misérable Sadeuk savait que mes
ressources étaient modiques et suffiraient à peine
pour me mener au terme de mon voyage; et pour-
tant, je le payais généreusement et le traitais plutôt
en compagnon qu'en domestique. Rien ne l'avait ar-
rêté ; il m'avait volé tout ce qu'il avait pu, et si je
m'étais mieux gardé, je suis intimement convaincu
qu'il n'aurait pas reculé devant un assassinat afin de
m' enlever mon argent. Pour cette race maudite, voler
un Européen, c'est une action méritoire, et par consé-
([uent plus que permise. J'adressai mes réclamations
à Méhémed-Weli-Khan, qui me promit de faire cher-
cher et arrêter mon fripon, mais je savais d'avance
qu'il devait me rester bien peu d'espoir. 11 est d'usage
en Perse que celui qui arrête un voleur partage le
fruit du larcin avec lui et le laisse aller; effective-
ment, je n'entendis plus parler ni de Sadeuk, ni de
mon argent.
La ville de Mcched n'est pas fort ancienne, et son
origine ne remonte i)as à [)lus de mille ans; cepen-
dant on la considère ordinairement comme l'ancienne
— 231 —
Tlious, dont le nom primitif était Sapleï. Les Persans
attribuent la fondation de cette antique cité à Djem-
chid, cinquième roi de la dynastie pichdadienne : ses
ruines sont encore visibles à six farsangs au nord de
Meched. Cette dernière ville a dû l'importance qu'elle
a prise au tombeau de l'Iman Réza, descendant d'Ali
par cinq générations. Quelques maisons s'élevèrent
d'abord autour de ce tombeau^ pour abriter les dévots
qui y venaient en pèlerinage, et formèrent ainsi le
bourg de Sénabad; puis leur nombre finit par s'aug-
menter tellement, au détriment de Thous, que cette
ville fut délaissée et devint totalement déserte. La
nouvelle cité s'étant enrichie par les dons de plusieurs
souverains et des pèlerins qui y affluèrent fut bien-
tôt mise au nombre des quatre villes royales du Kho-
rassan, et ce titre lui valut bien des vicissitudes. Ce
fut en 1587 de Jésus-Christ, et de l'hégire 996, que le
coup le plus terrible lui fut porté par les Tartares
Uzbeks, sous les ordres d'Abd-ul-Moumime-Khan;
pillée par eux de fond en comble, les trois quarts de
sa population furent ensuite passés au fil de l'épée :
elle ne renaquit de ses cendres que dix années plus
tard, lorsque Chàh-Abbas le Grand la rattacha à la
Perse. Nader-Châh en fit la capitale de tout le royaume,
et elle garda le même titre sous son petit-fils Chàh-
Rokh-Mirza, qui y fut assiégé par les Afghans et ses
sujets révoltés. Ce prince conserva le Khorassan pen-
dant quelques années encore, et en fut dépouillé par
Aga-Méhémed-Khan , fondateur de la dynastie des
Kadjars. Depuis ce moment, Meched n'a plus été sé-
parée de la Perse, et c'est là que le gouverneur gêné-
232 —
ral du Khorassan fait ordinairement sa résidence.
Cette ville est aujoiird'Iiiii exlrènieinent florissante :
deux causes contribuent a sa richesse : le commerce
et l'affluence des pèlerins. Le commerce, parce qu'é-
tant située sur l'extrême frontière des États tar-
tareset afghans elle est l'entrepôt général de toutes les
marchandises importées et exportées dans ces États ^;
les pèlerins, parce qu'ils y arrivent au nombre de plus
de cinquante mille par année, et qu'ils y laissent une
bonne j)artie de leurs économies. Par suite de l'émi-
gration des populations de Merv, de Charaks, d'Hérat
^ Les bazars de Meclied sont fréquentés par des marchands
de Yezd et du sud de la Perse, qui font des affaires avec Bombay.
Pendant le siège d'Hérat, et quelques tcnips après, le major
EIdred Pollinger éprouva la plus grande diflicullé pour se pro-
curer l'argent nécessaire aux achats autorisés par l'Angleterre.
Les traites sur Bonibav étaient seulement acceptées par les ban-
quiers hindous de Sliikarpore avec un escompte de 25 p. cent.
Une année après l'arrivée de la Mission, le major Told parvenait
.à peine à faire encaisser ses lettres de change avec l'escompte
deiGp. cent. Yar-Méhémed, à rinstigalion des banquiers hin-
dous, vexés de ce que la Mission n'avait apporté que des espèces
de rinde, avait aussi déprécié la valeur de cet argent dans le
bazar, et f;iit hausser celle du bajotjlee (ducat belge), lequel,
chose étrange, est la monnaie courante, au (létiiment de toutes
les autres ; cet état de chose ajouta aux embarras de la situation.
Dans l'espoir que nos lettres de change trouveraient un meilleur
accueil à Meclied, le docteur Login demanda des billets à notre
envoyé, et les fit parvenir à MollaluMelidi cl à Mohammed-Yezd,
à Mecbed, pour les négocier aux commerçants de Yezd. Cette
tentative fut couronnée d'un plein succès, et il eut la satisfac-
tion de faire rentrer de l'argent dans les coll'res de la Mission, à
16 p. cent de prime, et non à 16 p. cent d'escompte.
Il y eut encore certaines autres circonstances qui facilitèrent
àcetle époque nos arraugemenls tinanciers. Les communications
— 233 —
et de Kandahar, cette ville renferme plus de soixante
mille âmes à résidence fixe, et une population flottante
d'au moins trente mille pèlerins persans ou étrangers
qu'attire le tombeau de l'iman Réza; c'est une agglo-
mération de toutes les races de l'Asie, On y compte
aussi à peu près six cents individus d'origine juive,
mais qui sont musulmans depuis 1839, car on les a
forcés de le devenir pour avoir la vie sauve. Voici
quelles furent les causes de cet événement : une femme
juive étant allé consulter un médecin miisulman pour
se guérir d'un abcès qu'elle avait à la main, celui-ci
entre Kandaliar et Hérat avaient été rendues tellement sûres, par
rétablissement de gens à cheval échelonnés le long de la roule,
et ayant pour mission de protéger les voyageurs, que le com-
merce entre ces deux villes s'était grandement accru. Les vovaaes
entre Hérat et Meched sont aussi devenus plus fréquents, et cha-
que semaine on voit arriver des ka[ilahs chargées de marchan-
dises. Dans le but d'éviter les difhcullés soulevées à chaque
instant par la valeur comparative du ducat, que l'on prend à
Hérat pour une monnaie russe, et pour entraver sa valeur abso-
lue, on fil venir, par les soins du major sir Henry Rawlinson,
des guinées du trésor de Kandahar, et l'on mil en avant cet ar-
gument, qu'il sérail insultant pour les Anglais {Doolet Inglis)
de voir leur argent déprécié, tandis que cehii de la Russie ferait
prime. Dès lors les guinées furent mises en circulation au même
taux que celui attribué au ducal. Comme il arriva que leur va-
leur était la même que celle de deux lomans de Hérat, on les
reçut dans le commerce sous le nom de Do Tonutnis, ou de
Sultanis, et c'est ainsi qu'ils sont maintenant très-connus à
Jlérat.
La vue de la somme exorbitante payée à Yar-Méhémed de
nos deniers, pour la délivrance du Kazi de Hérat, fui en quelque
sorte moins douloureusi^, quand on apprit que celle somme avait
élé reçue en souverains anglais, au taux de 1 livre G shellings
8 deniers pièce. — L.
— 234 —
lui ordonna d'éventrer un chien nouveau-né et de
tenir la main malade pendant une heure dans ses en-
trailles. La bonne vieille fit ce qui lui avait été pre-
scrit ; malheureusement c'était le jour du Kourbàm-
liëiram (cérémonie de la victime), la plus mémorable
fête de Flslam. On tue ce jour-là un mouton dans
chaque famille musulmane et on le mange en grande
réjouissance. L'action de la femme juive parvint à la
connaissance de quelques musulmans fanatiques qui
propagèrent Cette nouvelle en l'accompagnant des
plus grossiers mensonges. Ils affirmaient que le mal-
heureux chien avait été tué par les juifs assemblés;
qu'ils avaient voulu, en agissant ainsi, tourner en ri-
dicule la rehgion musulmane. Toute la ville fut bien-
tôt en émoi, et les soldats de la garnison, se portant
tout à coup dans le quartier des juifs, le mirent au
pillage et massacrèrent plusieurs d'entre eux. Ces mal-
heureux, traqués comme des bêtes fauves, et ne re-
cevant aucune assistance du gouvernement local, ne
purent sauver leur vie qu'en faisant la profession de
foi de l'Islam. Pendant qu'ils étaient encore sous le
coup de la terreur que leur avait inspirée cette déplo-
rable attaque, l'Iman Djumèh, quelques autres Mol-
lahs et plusieurs grands seigneurs firent choix des
plus jolies filles juives, et se marièrent avec elles.
Assaf-Dooulet, malgré son esprit de justice, ne fit pas
ce qu'il aurait dû faire en cette occasion, car il n'es-
saya de réprimer le désordre que lorsqu'il n'était plus
temps. Bien des gens ont cru et assurent encore qu'il
fut le secret promoteur de cette affaire : ceci n'est
pas prouvé, mais quand l'on connaît la haine; que ce
— ^233 —
eigneur professe pour les Arméniens et les juifs,
on est plus disposé à croire qu'il a bien pu coopérer
à l'abjuration forcée de ces derniers. Le fanatisme ne
fut pas, il est vrai, le seul mobile qui fit agir les mu-
sidmans en cette circonstance ; la jalousie qu'ils éprou-
vaient de Toir les juifs opérer les transactions com-
merciales les plus importantes et les plus lucratives
les porta aussi à envahir leurs demeures : on supposait
les Israélites nantis de trésors immenses dont on vou-
lait les dépouiller, et on enleva à ces malheureux jus-
qu'aux portes et aux fenêtres de leurs maisons. Depuis
cette époque, les juifs mechédiens n'ont plus remis
le pied dans leur synagogue; ils affectent au contraire
d'aller faire tous les jours leur prière dans la mosquée
de riman Réza, afin qu'on ne puisse pas penser que
leur conversion est hypocrite, ce qui ne pourrait
manquer de leur attirer de nouvelles persécutions ; ils
ont aussi renoncé à apprendre l'hébreu à leurs enfants,
et les envoient étudier le Koran chez les Mollahs.
Ceux d'entre eux qui ont émigré à Hérat ont cepen-
dant repris ouvertement leur anciei) culte. C'est là
peut-être une imprudence qui pourra leur coûter cher,
s'ils tentent de revenir à Meched. Les Israélites de
cette ville m'ont paru plus honnêtes gens que ceux de
l'Asie, dont ils n'ont ni l'astuce, ni l'air abject. Ils sont
serviables et polis sans bassesse, et plus loyaux qu'on
ne devrait s'y attendre de gens de cette origine'.
' Il y avait seulement quelques familles Israélites à Hérat
lors de l'arrivée rie la Mission; mais on en trouve maintenant un
Irès-grand n(iinl)re dans les dilïérenles provinces de l'ouest do la
Perse et du Turkestan. Le major EIdred Pottinger a montré
— 236 —
La Yille de Meched est entourée d'une muraille en
terre et d'un fossé sec de 7 kilomètres de développe-
ment environ. C'est une très-mauvaise défense, inca-
pable de soutenir un siège un peu sérieux ; la cita-
delle, située à Tun des angles du sud-est, est en mauvais
état et construite sur le même modèle que toutes les
autres forteresses persanes : qu'on imagine un carré
long flanqué aux angles de grosses tours et d'autres
bastions intermédiaires, un peu plus petits, reliés par
des courtines. Il y a de nombreux et vastes cimetières
une Irès-grande bonté pour ces sectaires, qui paraissaient avoir
beaucoup de considération pour les Anglais. Comme ils s'écri-
vent entre eux en caractères hébreux, quoique les mots soient
persans, le docteur Login fit venir un vieux Rabbin à Hérat et
lui dicta certaines choses qu'il désirait faire connaître aux Israé-
lites. Celle lenlalive plut lort aux coreligionnaires du Rabbin,
et celui-ci, toujours sous les or.lres du major, copia, sous sa dic-
tée, le Testament persan de Martin. La copie de cet ouvrage en
hébreu n'était pas complèlc à l'époque oii le docteur Login
quitta Hérat; il l'emporta à Kaboul, où il trouva le fils d'un vieux
Rabbin qui revenait de porter une lettre du colonel Stoddart à
Rokhara. Le docteur Login fit terminer le travail par ce jeune
homme, et à son départ pour les Indes, il le recommanda aux
soins du major Dawes de la cavalerie anglaise. Le jeune Israé-
lite suivit le major Dawes à Jellallabad et termina sa traduction
pendant son séjour dans cette ville. La première k:ifilah qui passa
le défilé de Khyber, après la campagne du général PoUock, ap-
porta le manuscrit à Pcchavcr, d'où il l'uL envoyé au doc-
teur Login qui résidait à Lucknow. En parcourant un livre
de croquis lithographies, publié par mislress Colin iMackenzie,
quelque temps après son arrivée en Anglelerre, le docteur
Login eut la satisfaction d'apprendre, après une absence de trente
ans, que le pauvre israélile qui avait été employé sous les ordres
du major Dawes avait, à celte époque, senti les beautés de la
religion chrélienne et s'était converti à Bumbay. — L.
- i237 —
dans l'enceinte de la ville, où l'on enterre les dévots
musulmans qui s'y font apporter de cent farsangs à la
ronde, afin d'être pins rapprochés de l'Iman Réza, en
compagnie duquel ils espèrent monter au ciel le jour
de la résurrection. Outre les espaces vides, il y a en-
core quelques jardins situés à l'ouest de la ville; mais
plusieurs d'entre eux venaient d'èire défrichés pour
faire place aux constructions qui s'élèvent de toute
part *.
Meched n'a qu'un seul monument remarquable,
c'est la mosquée qui renferme le tombeau de l'Iman
Réza: elle est située au milieu de la ville et partage en
deux un vaste khiabàne ou avenue, qui traverse ia
cité d'un bout à l'aulre, et s'étend depuis la porte
d'Hérat jusqu'à celle de Koutchan. Ce khiabàne est lui-
même coupé, dans toute sa longueur, par un fort cou-
rant d'eau bordé de très-beaux platanes. Chaque mai-
son placée sur les côtés de cette avenue possède une
ou deux boutiques dans lesquelles se fait le connuerce
de détail. Le haut commerce se tientdansde très-beaux
caravansérails, récennuent construits, et dans des ba-
zars voûtés, étroits et de peu d'étendue, indignes d'une
si grande ville. Le khiabàne est le rendez-vous général
de la population mechédienne et des étrangers; l'af-
fluence de monde y est si grande, de onze heures à
deux heures, qu'il est presque impossible de s'y frayer
• Ceci était écrit en 184o. Depuis celte époque le Cliâh apnl
destitué et exilé Assaf Dooulet, son lils Salar s'est révolté ; il a
été pris et étranglé après une résistance de trois années. iMeched
a beaucoup souffert en cette circonstance : elle ne pourra se
rétablir de ses désastres avant de longues années.
— -i.JS —
un passage, et je n'ai jamais pu com|)rendre comment
il y avait des spéculateurs assez imprudents pour oser
étaler leurs marchandises en plein vent, sur les bords
de Feau, au milieu de cette cohue bruyante et fort
peu déUcate dans les moyens qu'elle emploie pour se
pourvoir des objets dont elle a besoin. Les cris et les
réclamations de ces commerçants pour protéger
leur pacotille foulée aux pieds par les passants sont
incessants; mais on n'en tient guère compte, et eux,
de leur côté, ne se font aucun scrupule d'obstruer la
voie publique.
Le commerce de Meched est très-important et con-
siste spécialement en sucres qu'elle tire des raffineries
de Yezd pour les expédier dans l'Asie centrale : il
consiste encore en difl'érentes espèces d'étoflés de co-
ton et de soie, en cristaux, en porcelaines, tirés de
Téhéran, mais fabriqués en Europe. L'Asie centrale
renvoie en échange des cachemires, des peaux d'a-
gneau de Bokhara, de l'assa-fœtida, des étoffes de poil
de chameau dites barck, despoustincs ou manteaux de
peau fabriqués à Kaboul, des chameaux de Kliiva et des
chevaux turkomans, que. Ion expédie dans toutes les
provinces de la Perse. On trouve aussi â la disposition
des acheteurs plusieurs objets fabriqués dans la pro-
vince dont Meched est la capitale, parmi lesquels il faut
placer en première ligne de magnifiques tapis, les plus
beaux du monde, des châles façon cachemire, appelés
en Perse mcchedis, (lui sont plus estimés que ceux
du Kerman : viennent ensuite des feutres, des étoffes
de soie légère, tissées avec les produits des districts du
nord, et des sabres d'une grande réputation. A une
— 239 —
farsang au sud de Meched, on extrait des montagnes
une pierre d'une teinte noirâtre qui ressemble im peu
au plâtre, mais qui est plus dure que lui : lesMeché-
diens façonnent avec cette pierre des marmites, des
vases de toute façon, des tasses à thé, des théières, des
sucriers, des salières, dont ils trouvent un facile écou-
lement avec de beaux bénéfices. L'assa-fœtida est
aussi une des productions du Khorassan.
La mosquée de Meched, qui renferme le tombeau
de riman Réza , est un monument vraiment impo-
sant, tant par sa grandeur que par le luxe des maté-
riaux avec lesquels il a été construit. Le bâtiment se
divise en deux parties : d'abord une grande cour
carrée, en forme de caravansérail, avec deux étages
de petites chambres, sur tout le pourtour intérieur.
C'est là que les pèlerins trouvent à se loger gratis. La
cour est pavée de larges dalles en pierre, et les murs
sont liarlout recouverts de briques émaillées, ou plu-
tôt vernissées, sur un fond d'azur qui fait ressortir en
relief les caractères or et blanc composés de versets
du Koran, qui ornent de la base au sommet ce magni-
fique édifice, dont la construction est due à Chàh-
Abbasle Grand, et la restauration à Nader-Châh. La
deuxième partie du monument comporte la mosquée,
qui fut fondée par Goher-Châh, prince timouride ;
elle abrite le tombeau de l'iman Réza, qui est en
marbre, revêtu d'arabesques d'un travail admirable.
Ce mausolée est entouré d'une grille d'argent massif
surchargée d'ornemenls d'or. Une vaste coupole et
deux minarets, aussi hardis qu'élégants, couronnent
le monument; ils sont recouverts de briques dorées
— Ui) —
depuis leur milieu jusqu'à la pointe, et resplendissent
au soleil avec un éclat splendide. Les Mechédiens mont
assuré que le tombeau du Kalife Haroun-el-Rechid
était placé à côté de celui de l'Iman Réza; mais il eut
été imprudent de ma part d'aller vérifier le fait. Je me
contentai de circuler dans la première partie de l'édi-
fice, la seconde étant réservée aux pieux musulmans,
qui n'y laissent pas pénétrer ceux (ju'ils considèrent
comme des impurs, il y a une douzaine d'années, ce-
pendant, un Indien , sectateur de Vislmou , attiré
par la curiosité, pénétra #ans le sanctuaire, au grand
scandale des Persans, qui s'étaient déjà saisis de lui
pour l'assommer, quand il demanda à s'expliquer en
présence du Mulévelli (administrateur), se targuant dé
sa qualité de sujet anglais. Ce titre respecté produisit
son effet, et l'on voulut bien entendre sa justification.
« Vous me faites un crime, leur dit-il, d'être entré
« dans ce lieu, parce que vous me tenez pour impur.
« Que signifie un pareil raisonnement? Dieu s'est- il
« servi de deux poussières pour créer les hommes? Je
« n'en crois rien; nous sommes tous pétris de même
« matière, et, si vous croyez le contraire, je puis vous
« prouver que vous avez tort. Que l'un de vous se coupe
« le petit doigt, j'en ferai autant de mon côté. S'il sort
« du lait de ma blessure et du sang de celle du mu-
« sulman, vous aurez raison : alors tuez-moi. Mais, si
« c'est du sang qui coule de mon doigt, pourquoi vou-
« driez-vous que le vôtre soit plus pur que le mien? »
Personne ne voulut se i)rèter à l'épreuve que propo-
sait notre Indien, et il put se retirer tranquillement
sans être inijuiélé. A vrai dire, il serait imprudent de
-1 -24-1 —
prendre sa bonne fortune pour exemple : ce qu'il y à
de plus sage à faire, pour celui qui n'est pas musul-
man, c'est de s'abstenir d'aller saluer l'Iman Réza.'
La mosquée de Meched possède une immense quan-
tité de icaquefs ou legs pieux, dont elle lire de grands
revenus, sur lesquels on prélève journellement une
certaine somme pour nourrir les pauvres et les pèle-
rins nécessiteux qui viennent se sustenter là gratis.
Les administrateurs de ces revenus prêtent aussi sur
gages, à raison de 25 pour cent.
Quand je passai à Meched, on y parlait beaucoup du
voyage que venait de faire le révérend docteur Wolf
à Bokhara, pour y délivrer le colonel Stoddart et le
capitaine Conolly, assassinés par l'Émir de cette ville
deux ans auparavant. Je n'entrerai pas ici dans les
* La position ordinaire des Hindous, relalivemenl à leur caste
el à leur pureté eu égard à celle de leurs maîtres chrétiens, a
changé tout à lait dans l'Afghanistan. A Hérat, el généralement
au delà de l'Indus, les chrétiens, qui passaient pour les hommes
des livres saints, étaient admis à la table des musulmans, à la
condition de ne pas manger d'une nourriture défendue. On nous
demandait souvent pourquoi nous permettions à des kaprs aussi
malpropres que les Hindous d'entrer aussi librement qu'ils le
faisaient dans nos maisons.
Pendant notre voyage de Kandahar à Kaboul, nous rencon-
trâmes quelques cavaliers faisant partie de nos régiments de
cavalerie irrégulière ; nos domestiques afghans el parsivans,
dans le but de montrer leur hospitalité, Irur offrirent une pipe
qui avait été fumée par le major Todd. Les musulmans hindous
leur demandèrent si leur intention était de les insulter en leur
mettant entre les mains un kalioun qui avait élé fumé par un
kafir. Sur cela, nos gens répliquèrent (jue les vrais k;ifirs étaient
les musulmans de l'Inde. Une bataille eût eu lieu si nous n'étions
pas accourus pour mettre le holà. — L.
I. 44
détails relatifs à la captivité de ces deux officiers,
ce que je ferai dans mes Recherches sur l'histoire
des Afghans; je dirai seulement quelques mots sur
M. Wolf. Il a publié, au retour de sou voyage, une re-
lation que je n'ai pas lue, mais qu'on ma généralement
assuré être des plus excentriques, ce que je n'ai pas
eu de peine à croire, d'après tout ce que j'ai entendu
dire de ce Révérend, d'abord par quelques-uns de ses
domestiques qui m'ont servi après lui, ensuite parles
Uzbeks, les Persans et même les Anglais qui, soit dit
en passant, se montrent peu disposés en sa faveur.
L'appréciation que je vais faire du docteur est donc en
partie basée sur leur manière de penser à son égard,
laquelle corrobore parfaitement l'opinion que les Asia-
tiques se sont formée de lui.
L'on sait, ou l'on ne sait pas, et dans ce cas je l'ap-
prendrai à ceux qui l'ignorent, que le docteur Wolf,
après être revenu de Bokhara à Téhéran, refusa d'ac-
quitter pour 6,000 tellahs (15 fr. 60 c. l'un, environ
90,000 fr.) de traites qu'il avait souscrites à un cer-
tain Persan, nommé Abd-ul-Samut-kban, comman-
dant de l'artillerie de l'Émir de Bokhara. Ce refus
était diversement interprété à Meclied. Les uns affir-
maient, et c'était le plus petit noiubre, que ces lettres
de change lui avaient été extorquées par Abd-ul-Sa-
mut, vis-à-vis duquel il avait rempli tous ses engage-
ments, et même au delà; les autres, et c'était le plus
grand nombre, le blâmaient au contraire de n'avoir
pas payé les 6,000 tellahs promis. Entre ces deux ver-
sions, j'adoptai celle de la minorité, qui me parut la
seule vraie ; je crois donc positivement l'honneur de
— 243 —
M. Wolf à l'abri de tout reproche : ce que je dis là
franchement, et sans arrière-pensée, me fait donc es-
pérer qu'on me croira également sincère quand j'a-
vancerai des faits qui peuvejit froisser l'amour-propre
du docteur, mais dont l'exactitude me paraît irrécu-
sable. Mon intention n'est point d'amoindrir le zèle
dont le Révérend a fait preuve en allant à la recher-
che des infortunés» Stoddart et Conolly, mais son ac-
tion m'eût semblé bien plus louable si le dévouement
et la charité chrétienne eussent entièrement dirigé sa
conduite. Par malheur la vanité, autant que son bon
cœur, le poussèrent à entreprendre ce voyage, où il
allait courir les plus grands dangers, sans même s'en
rendre compte, ce qui prouve que dans ses précé-
dentes pérégrinations en Asie centrale, il n'y avait
observé les hommes et les choses qu'à travers le prisme
d'illusions continuelles qui égarèrent son jugement.
La mission que le docteur Wolf s'était donnée n'allait
pas à sa taille. Peureux et craintif au delà de toute
expression, il ne crut cependant jamais qu'il mettait
sa tête en jeu pour aller à Bokhara, et il montra, jus-
qu'à ce qu'il y fût arrivé, une sécurité qui indiquait
presque un dérangement dans son esprit. Du reste,
tous ceux qui le connaissent m'ont parlé de lui comme
d'un homme bizarre, et le peu que j'ai lu de sa cor-
respondance m'a confirmé dans cette opinion. Il est
né en Allemagne, dans la rehgion juive; arrivé à
l'âge de raison, il se rendit à Kome, oi^i il abjura sa
croyance pour le catholicisme; mais il se livra à un
tel dévergondage d'idées, dans la pratique et l'ensei-
gnement de son nouveau culte, que ses supérieurs se
— 244 —
virent dans la nécessité de l'interdire. Il se serait
même attiré d'assez vilaines affaires si les Anglais ne
l'enssent pris sous leur protection : ils en firent pres-
que un martyr. Wolf passa donc aux protestants; il
ne se montra pas plus sensé après ce revirement
religieux qu'il ne l'avait été auparavant. Un Anglais,
haut placé et digne de confiance, m'a assuré qu'il
s'était marié à une grande dame .anglaise dont les
idées religieuses étaient aussi mobiles et aussi exal-
tées que les siennes. Quand il alla demander sa main à
son frère, de qui elle dépendait, celui-ci lui répondit :
« Je n'ai jamais connu jusqu'ici qu'une seule personne
plus stupide que ma sœur; cette personne, c'est vous:
il serait dommage de vous séparer, mariez-vous donc
et ne m'ennuyez plus. »
J'aurais bon nombre d'iiistoires, plus ou moins plai-
santes à conter, pour prouver que l'esprit du docteur
Wolf n'est pas très-sain ; mais cela m'entraînerait trop
loin, et je reviens à son voyage de Bokbara. En arri-
vant à Meched, il eut la douleur de se trouver en
présence de plusieurs Mollahs musulmans auxquels
il avait positivement prédit, en i 83'2, qu'en 1840 Jésus-
Christ devait revenir sur terre, et forcer tout le genre
humain à embrasser la religion anglicane. Il est cer-
tain que cette prophétie ne s'était pas réalisée. C'est
une des prétentions du Révérend de vouloir passer
pour inspiré; il croit n'avoir besoin que de se présen-
ter, la Bible à la main et le sourire siu' les lèvres,
pour convertir les musulmans ou les idolâtres les plus
endurcis, et il a la ferme croyance qu'aussitôt après
avoir parlé à quelqu'un, il a extirpé de son cœur la
— 24o —
mauvaise semence et l'a rendu à la vraie foi. C'est
l'homme du monde le moins fait pour les expéditions
périlleuses : chose bizarre cependant, nul plus que lui
n'est tenté de les entreprendre, et cela dans le but
d'acquérir une haute renommée apostolique et de se
faire passer pour un prophète. Les sélam-alehs et les
bénédictions qu'il dit avoir reçus en entrant à Bok-
hara, n'existèrent jamais que dans son cerveau, et les
petits enfants, au lieu de venir baiser le pan de sa
robe, comme il l'a cru, l'accueillaient en lui disant
des injures et lui jetant des pierres. Ce furent là
les premiers signes de l'hostilité des Bokhares à son
égard, et au lieu de se roidir contre leurs mau-
vaises intentions, de conserver une apparente fer-
meté, il perdit tout d'un coup contenance et crut les
ramener à de meilleurs sentiments en se lançant dans
de folles prodigalités, qui ne pouvaient que lui attirer
un surcroît de mauvais traitements de la part de cette
population avide. Son assurance l'abandonna au mo-
ment où il en avait le plus besoin, et, après deux ou
trois jours de résidence à Bokliara, sa raison, déjà si
peu solide, parut tout à fait bouleversée. On s'était
aperçu tout de suite de la timidité de son caractère,
et l'on cherchait à l'effrayer par toutes sortes de
mensonges : il tâchait de conjurer le danger, comme
je l'ai déjà dit, en faisant de grandes largesses, et c'é-
tait justement là ce qui lui en créait chaque jour de
nouveaux. C'est ainsi qu'Abd-ul-Sanuit-Khan parvint à
lui extorquer pour 6,000 tellahs de traites, qu'il refusa,
dit-on, d'acquitter plus tard. Le jour de sa première
présentation à l'Émir Nasser-Ullah-Khan, il était si
I. M.
— 246 —
troublé et si effrayé qu'il ne voyait même pas où il
devait poser le pied : il ne reconnaissaH personne
autour de lui ; son langage était incohérent, décousu ;
il n'entendait pas ce qu'on lui disait et n'y répondait
pas davantage; en un mot, il tremblait comme un
saule agité par le vent. L'Émir de Bokhara eut pitié
de lui : « Reconduisez ce malheureux chez lui, dit-il
au maître des cérémonies, il est incapable de conver-
ser et sa frayeur me fait de la peine. » A cette époque,
l'Émir n'avait nullement l'intention de faire périr le
docteur Wolf, mais il s'y décida par la suite, et dès
lors le danger cessa d'être imaginaire. Cette triste
realité se fut sans doute accomplie si le Chah de Perse,
informé des intentions sanguinaires de Nasser-UUah,
ne lui eiJit écrit une lettre par laquelle il le menaçait
de toute sa colère, s'il ne relâchait au plus tôt le ti-
mide missionnaire. A peine le docteur Wolf eut-il reçu
la permission de quitter Bokhara, qu'il se mit en route,
continuant d'éprouver une terreur difficile à décrire,
terreur qui était entretenue par ses propres domes-
tiques, lesquels tiraient de bons bénéfices de ses
craintes puériles. Chaque buisson lui paraissait une
embuscade, et les voyageurs qu'il rencontrait des si-
caires envoyés par l'Émir pour le mettre à mort. Toutes
les fois qu'il en voyait un, il remettait un tellah à son
domestique pour le porter au nouvel arrivant, afin de
se le rendre favorable et de l'engager à passer au
large. Le domestique gardait le tellah pour lui, et, au
lieu de faire faire un détour au voyageur, il le faisait
faire à son maître qui se tenait pour content dès qu'on
ne l'approchait pas. Le docteur Wolf contournait les
— 217 —
villages ou les campements de nomades et couchait en
plein air, dans les lieux isolés; il ne mangeait de rien
avant que ses compagnons de voyage n'eussent goûté
les mets devant lui. La peur l'avait réduit à un état
de faiblesse inconcevable : c'était à ce point qu'il
était incapable de se vêtir lui-même, et 'qu'il fallait
lui mettre depuis sa chemise jusqu'à son turban, ser-
vice que ses domestiques n'aimaient guère à lui ren-
dre, eu égard aux émanations fétides qui s'échap-
paient de son corps. Quand le docteur Wolf arriva à
Téhéran, n'ayant pas trouvé à s'installer immédiate-
ment dans la mission britaimique qui, je crois, était
déjà à son campement d'été, il vint passer un jour à
la légation de France. M. de S*** obtempéra aussitôt au
désir qu'il manifesta de lire les journaux d'Europe
arrivés pendant son absence, pensant que le Révérend
allait lire les nouvelles qu'ils contenaient en prenant
son temps; mais loin de là, le docteur eut achevé en une
heure la lecture de cent-cinquante numéros : il s'était
contenté de les parcourir pour voir si l'on s'était occu-
pé de lui dans la presse, pendant son séjour à Bokhara.
Son indignation fut grande quand il se fut convaincu
qu'on n'avait rien dit de lui, ou du moins fort peu de
chose.
Avant de terminer cette petite narration, je ne crois
pas inutile de citer une autre anecdote sur le docteur
Wolf, afin de faire connaître la morale qu'il s'est faite
sur certaines choses. En 1832, lorsciu'Abbas-Mirza
était occupé à réduire les petites forteresses insou-
mises du Khora^san, le docteur se trouvait à Meched
et logeait avec un Polonais, M, B***, chez le ketkhoda
— 248 —
des juifs, Mollah-Mehdi. M. B*** était alors chaude-
ment appuyé par les Anglais, qui s'efforçaient de lui
faire obtenir de l'avancement dans l'armée persane.
A la même époque, arriva aussi à Meched le colo-
nel S***, ancien officier français, également au ser-
vice de la Peri'se. Les autorités locales assignèrent pour
demeure à ce dernier une maison juive située vis-à-
vis de celle de Mollali-Mehdi; lorsque ses gens s'y pré-
sentèrent pour y déposer son Ijagage, M. B*** s'opposa
à ce qu'ils entrassent et poussa même l'inconvenance
jusqu'à les frapper quand ils insistèrent pour s'y in-
staller, en leur disant qu'il avait retenu cette maison
pour un officier anglais, nommé M. C***, qui devait
arriver dans quelques jours à Meched. M. S***, averti
de ce qui s'était passé, retourna auprès des autorités
locales qui lui fournirent six canonniers, ayant l'ordre
d'aller enfoncer la porte de la maison en question,
s'il en était besoin, et d'y installer le colonel de gré
ou de force. Le docteur WoU et M. B***, qui avaient
lancé un espion juif aux trousses de M. S*** pour sa-
voir ce qu'il ferait, en apprenant la bastonnade ap-
j)liquéeà ses domestiques, furent'assez inquiets quand
on leur dit qu'il allait revenir lui-mème,avec la force
armée, pour prendre possession du domicile contesté.
Le docteur Wolf adressa alors en toute hâte un billet
au colonel, dans lequel il s'excusait d'abord de n'être
pas allé le voir, parce qu'il ignorait sa demeure : il fi-
nissait par le prier de passer chez lui au plus tôt,
car il le verrait avec plaisir, afin de s'entendre en-
semble relativement à la maison juive qui lui avait
été assignée. M. S***, voulant mettre le bon droit de
• _ 249 —
son côté jusqu'au bout, se rendit à cette invitation.
Ce fut M. B**% celui même qui avait bàtonné ses do-
mestiques, qui vint lui ouvrir la porte du logis qu'il
occupait en commun avec le docteur Wolf. Dès qu'il
vit le colonel, il lui tendit la main, mais celui-ci refusa
de la prendre, en l'avertissant qu'il ne le ferait qu'a-
près qu'il aurait eu une explication avec lui sur la
manière dont il avait traité ses gens. Puis, passant
outre, il pénétra chez le docteur Wolf qu'il trouva
assis devant une table chargée de fruits et de vins.
M. S*** s'installa à côté de lui, et en même temps M. B***
revint prendre sa place. La conversation entre le
docteur Wolf et M. S*** fut d'abord insignifiante.
M. B*** gardait le plus profond silence; mais il le
rompit quand le colonel affirma qu'il n'entendait
point céder ses droits sur la maison : M. B"* lui lança
alors une pomme à la tête, et s'emparant de ses pis-
tolets, il le coucha en joue, déclarant que l'affaire
serait reprise entre eux le lendemain, le sabre à la
main. M. S*** insulté tira son épée, engagea M. B***
à en faire autant, et lui dit que ce ne serait pas partie
remise au lendemain, car il fallait la terminer sur
l'heure. Au même instant le docteur Wolf, iMollah-
Mehdi et les gens de la maison se précipitèrent entre
eux et les séparèrent. M. S'**, dégoûté du séjour de la
ville par suite de cet événement, s'en alla camper sous
sa tente. On peut juger quel dut être son étonnement
d'apprendre, quelques jours après, que l'agent anglais
détaché près d'Abbas-Mirza avait demandé sa punition
à ce prince, parce qu'il avait tiré le sabre dans le logis
d'un sujet britannique. M. S*'* eut beau objecter qu'il
— 250 —
y avait été attiré dans une espèce de guet-apens : on
ne voulait jias mécontenter trop les Anglais, déjà fu-
rieux de ce que les Persans se portaient sur Hérat ;
et, bien que le prince fût convaincu du bon droit de
M. S"*, il lui dit qu'il ne pouvait faire autrement que
de le punir, parce que la déposition de M, Wolf était
contraire à la sienne et le dénonçait comme étant le
provocateur. Le colonel S*'* subissait donc quelques
jours d'arrêts pour ce fait, et sommeillait une après-
midi dans sa tente, étendu sur son lit, lorsqu'il se
sentit connue étouffé sous une masse assez lourde qui
venait de tomber sur lui. Il fut d'abord effrayé, mais
il se rassura bientôt, en voyant que c'était le docteur
Wolf qui s'était précipité sur lui pour l'embrasser et
lui demander pardpn de son faux rapport; il s'excusait
sur les nécessités politiques, qui ne lui avaient pas
permis de dire la vérité, et il ne se retira que lorsque
M. S'*' bii eut assuré qu'il ne se souvenait {)lus de sou
évangélique déposition.
Il me reste maintenant à dire qu'il eût été possible
au gouvernement anglais d'assurer plus qu'il ne
l'a fait la sécurité du voyage du docteur Wolf. Le ca-
binet de Londres était informé depuis longtemps que
l'Émir de Bokhara croyait ir^digne de lui de traiter
avec le gouvernement de Calcutta, donnant pour
raison que c'était une compagnie de niarcbands, dont
les actes de souveraineté n'étaient admis que par
queUpies princes d'Asie. Il disait que les nations euro-
péennes ne consentaient pas à traiter avec elle d'égale
à égale, et que comme il n'était pas moins orgueilleux
que ces puissances, il voulait que la Reine d'Angle-
- 254 —
terre lui écrivît, comme le faisait l'Empereur Nico-
las, l'un des plus grands jjotentats de la chrétienté.
Malheureusement les ministres britanniques, mus par
cette réserve qu'ils poussent parfois jusqu'à l'exagéra-
tion, s'opposèrent toujours à ce que leur souveraine
s'abaissât à correspondre avec un barbare. Ce refus
avait déterminé la mort des infortunés Stoddart et Co-
nolly : du moins l'Émir prit-il ce prétexte pour ordon-
ner leur supplice. Il est vraiment déplorable que le
gouvernement anglais se soit montré si pointilleux,
quand il s'agissait de sauver la vie à deux de ses plus
brillants officiers : leurs souffrances et leur dévoue-
ment à leur pays étaient dignes de la plus grande sym-
pathie de sa part. En laissant le docteur Wolf s'ache-
miner vers Bokhara sans être muni d'une lettre de
la Reine pour l'Émir, c'étaill'exposer à subir le même
sort que les infortunés à la recherche desquels il était
envoyé : il est certaip que cette lettre n'eût pas rap-
pelé à la vie les malheureux officiers anglais, mais
elle eût au moins empêché la mort d'une troisième
victime, et cette mort serait ettéctiveinent arrivée sans
la missive de Méhémed-Chàh qui, lui, ne craignit
pas de compromettre sa dignité pour sauver la vie à
un étranger, à un chrétien, à un homme, i)ar consé-
quent, infidèle à ses yeux et qui devait lui être indiffé-
rent K L'opinion de tous les Bokhares, Persans et
Afghans qui ont connu MM. Stoddart et Conolly est
1 11 est juste aussi de rendre à M. le colonel Sheil, ministre
britannique à Téliéran. toute la juslice qui lui est due. C'est su
généreuse et instante inlervenlian qui intéressa Méhénied-Cliàli
en faveur de M. WoU'.
— 252 —
que le colonel Stoddart possédait une énergie, une
bravoure, une résolution sans pareilles, mais qu'il
était violent et irascible à l'excès', et c'est à ce mal-
heureux travers de son caractère qu'ils attribuent sa
mort et celle de son compagnon, autant qu'au refus
que fit la Reine d'Angleterre d'écrire à l'Émir Nasser-
UUab. Quant au capitaine Conolly, ils en parlent
comme d'un homme judicieux, conciliant, doux, pru-
dent et parfaitement organisé pour traiter avec des
1 Le prince Khanikof, qui avait été envoyé par l'Empereur de
Russie afln de faire en sorte de secourir Stoddart, avant l'arrivée
de Conolly, m'a assuré n'avoir jamais rencontré un homme qui
fût si peu capable de vivre avec des Asiatiques que le colonel
Stoddart. C'était un gentleman très-bien élevé, très -courageux
et fort chevaleresque, mais très-impérieux et fort susceptible.
Il avait demeuré avec le prince Khanikof, dans la même maison,
pendant plusieurs mois, et avait très-bien pu quitter Bokhara ;
mais il n'avait rien voulu devoir à l'Empereur de Russie, car il
pensait que c'était son gouvernement qui devait prendre le soin
de le délivrer. Lorsque Conolly arriva, Stoddart laissa Khanikof
pour vivre aveclui, et à dater de cette époque, Khanikof m'assura
qu'il avait pensé que leur sort était décidé. Khanikof sortit du
pays, nos désastres de Kaboul eurent lieu, et l't'.mir ne se gêna
plus pour agir suivant ses penchants.
Stoddart avait traité cet Émir très-cavalièrement, d'un air de
mépris. Khanikof m'affirma qu'il avait été certain jour mandé
chez rÉniir avec Stoddart, et que celui-ci lui avait dit que l'ar-
mée anglaise avait été taillée en pièces à Kaboul. Stoddart lui
répondit d'un ton hargneux : «C'est un mensonge ; rien de pareil
ne peut arriver aux Anglais ! » L'Émir, s^ans d;iigner lui répondre,
ordonna qu'on le fît sortir, et, quand la nouvelle eût été confir-
mée, il put à loisir se venger de l'insulte qu'il avait reçue.
M. Khanikof connaît à fond les langues orientales ; ses manières
sont douces et polies, sa sagacité et son jugement sont sans
pareils. 11 est très-estimé de ses compatriotes, et occupe la posi-
tion importante de consul général à Tébriz. — D. S.
— ±oS —
Asiatiques: ils le regardent comme une victime de la
fatalité, et n'attribuent sa mort qu'aux en)[)ortements
de son collègue. Quoi qu'il en soit, l'un et l'autre
étaient diffnes d'un meilleur sort.
Toutes les personnes que je vis à iMeched me répé-
tèrent ce que m'avaient dit, depuis Bagdad, celles qui
connaissaient mon projet de pénétrer en Afghanistan.
Elles m'assurèrent que ce voyage était dangereux,
insensé et devait m'ètre fatal. A l'appui de leurs
assertions, elles me répétaient ce qui était arrivé cà
WM. Conolly, Stoddard et \\o\î, et il fallait toute la
résolution dont je m'étais armé pour ne pas renoncer
à mon dessein. Des milliers de personnes me conseil-
lèrent de retourner sur mes pas; celles qui me por-
taient quelque intérêt réitéraient leurs efîorls pour
m'y décider, tandis que ceux qui me voyqtjcnt pousser
plus avant avec indifférence se contentaient de me
dire : « Tu auras le col coupé, car l'occupation de
« l'Afghanistan par les Anglais et les désastres qui
« l'ont suivie ont laissé une telle irritation dans l'esprit
« des populations de cette contrée, que la présence
« d'un seul Frengui est capable de les soulever en
c( masse. Les Persans eux-mêmes, leurs voisins, qui
« tiennent à eux par plus d'un lien, mais qu'ils croient
« à tort dévoués aux intérêts britanniques, ne peuvent
« plus pénétrer dans leur pays sans s'exposer à perdre
« la vie. » Ces raisons, il est vrai, étaient bien faites
pour me retenir; mais en réfléchissant à toutes les
fatigues, à tous les dangers, aux privations (jue j'avais
éprouvés de[)uis mon départ de France, en me rappe-
lant le fanatisme des pèlerins auquel j'avais été eu
i. lii
— ^254 —
butte, la coquinerie de mes domestiques par lesquels
j'avais été en partie dépouillé, les craintes que j'avais
eues d'être reconnu et arrêté en Perse, je persistai à
continuer mon voyage. Avais-je donc moins de périls
à redouter en arrière qu'en avant? Fallait-il renoncer
à mes projets, en présence d'une dernière difficulté?
Fallait-il reculer devant des obstacle que j'avais prévus
avant de quitter Bagdad? Agir ainsi me paraissait être
le comble de la puérilité et de l'inconséquence : j'avais
fait d'avance le sacrifice de ma vie, mais il ne s'en-
suivait pas que je dusse me livrer, pieds et poings
liés, à ceux qui seraient tentés de m'égorger. Avec
de la prudence, du courage et de la persévérance,
l'homme arrive presque toujours à son but. Pour mon
compte, quoique je n'aie pas pu arriver jusqu'au
Pindj-àb, je suis persuadé qu'il n'y a pas une seule
contrée de l'Asie inaccessible à un Européen connais-
sant la langue, la religion et les mœurs des habitants
du pays dans lequel il voudra pénétrer. 11 suffit
pour réussir de savoir mettre en pratique avec les
Asiatiques cette souplesse de caractère que leur dupli-
cité rend nécessaire, en se conformant exactement à
leurs usages. Si j'ai échoué en Afghanistan, c'est que
j'étais le premier Européen (jui tentait d'y entrer
isolément, depuis les désastres des Anglais à Kaboul;
la haine et la défiance étaient encore trop grandes
contre eux.Cei)endant j'ai pénétré dans de nombreuses
principautés et le passage ne ma été barré qu'à la
dernière tentative. Ma tête a couru de grands risques,
il est vrai, mais enfin je l'ai rapportée intacte sur mes
épaules, et s'il y avait nécessité de recommencer le
255
voyage, malgré tout ce qui m'est arrivé, je n'tiésite-
rais pas un seul instant.
Je n'avais aucun intérêt, et je voyais plutôt un dan-
ger à revêtir mes habits européens, aussi je me dé-
cidai à les laisser dans ma malle pendant le reste du
voyage et à m'habiller comme un Afghan. Cependant,
malgré ce déguisement, je résolus d'avouer ma qualité
d'Européen à tous les chefs des pays par où je devais
passer, en la cachant, toutefois, le plus possible, aux
populations, moins dans la crainte des dangers qui
devaient en résulter pour moi, que pour éviter l'ennui
résultant de leur incroyable curiosité et de leur sans-
façon '. Ce fut la Providence qui me suggéra cette dé-
termination, car si j'avais essayé de me faire passer
pour un Asiatique, j'aurais infailliblement été recon-
nu à Hérat par nombre de personnes qui m'avaient
vu à Meched, et il m'eût alors été très-difficile de faire
revenir Yar-Méhémed-Khan, chef de cette princi-
pauté, des soupçons qu'il aurait conçus contre moi.
Je pris à Meched un domestique hératien ayant de
bons répondants, car je ne voulais plus d'un Persan pour
me servir. Ou Ire la crainte que m'eût inspirée la scélé-
ratesse habituelle à ceux de sa nation, il aurait, autant
que moi, provoqué la défiance des Afghans , taudis
qu'en prenant un serviteur de leur race, je paraissais
' L'avis que donne ici M. Ferrier est des plus judicieux. En
portant le turban, autrement dit le kadjar-cap, et un choijah
ordinaire sur les vêlements, les Européens évitent de nombreux
ennemis. Les ofticiers de la Mission d'ilérat ne prenaient aucune
précaution pour cacher aux chei's leur qualité d'Anijlais^ chaque
l'ois qu'ils se mettaient en voyage. — L.
— 256 —
me livrer entièrement à leur bonne foi. Je trouvai
encore à cela l'avantage d'apprendre par lui, sur le
pays, des détails (]u'il eût été impossible à un Persan
de me donner.
Ce qui me désolait le plus, depuis le jour de mon
arrivée à Nichapour, c'est que, dès qu'on avait su que
j'étais Européen, tous les objets que j'aclietais me fu-
rent vendus bien plus clier qu'auparavant, ce qui obli-
geait à des sacrifices d'argent bien supérieurs à mes
moyens. Il en fut demèmeen Afghanislan '. Quand les
Anglais ont une fois parcouru une contrée de l'Asie,
ce pays est inabordable pour tout autre qu'eux : les
Orientaux les ayant vus jeter l'or à pleines mains pour
récompenser les plus faibles services, ou payer d'une
manière exorbitante des aliments presque sans valeur,
considèrent maintenant comme un droit acquis de
rançonner les Européens, quels qu'ils soient, qui
voyagent chez eux : il a failli quelquefois m'en coû-
ter cher pour avoir essayé de me récrier contre des
exigences déraisonnables.
Avant de [)artir, j'allai prendre congé de Méhémed-
Weli-Klian qui eut la bonté de me remettre une lettre
de reconnuandation pour le gouverneur de Teurbet-
Cheikli-Djam. Voici la traduction de ce document :
' Dans cerlaines circonslances, des Russes et d'autres Euro-
péens se sonl faits passer pour des Anglais dans le Kliorassan,
en refusant le Sursat et en payant largement, ^'otre excel-
lent ami MoUali-Melidi, dont nous avons eu l'occasion de parler,
perdit une fois une somme censidérable qui lui fut extoniuée.
Pour faire honneur au caractère national anglais, on aurait dû
lui lenil) u;ser l'argent qu'il avait perdu. — L.
— 257 -
« Que le très-élevé, très-haut placé et très-valeu-
« reux Azi-Abd-ul-Rahim-Khan puisse toujours jouir
« d'une parfaite santé. Puis, j'ai l'honneiu- d'avertir sa
« haute sagesse quactuellenicnl le très-élevé général
« Ferrier-Saheb, le comi)agnon de l'honneur, le pos-
te sesseur de la valeur et du courage, la crème des
0 chrétiens, est envoyé en mission à Hérat. En consé-
« quence, comme il se rend en ce pays, vous aurez
« soin de protéger et de soigner la personne du très-
« honorable susdit, ctde faire en sorte qu'il puisse voya-
« ger d'une manière digne et honorable. Je vous prie
« de toujours m'instruire, par l'envoi de vos lettres,
« de l'état de votre santé et de celui des affaires. »
Dès le premier jour de mon arrivée à Meched, j'avais
loué à un caravanier à chameaux {serbàne) en par-
tance pour Hérat deux de ces animaux, nécessaires à
mon transport dans cette ville : l'un devait porter mes
bagages, à raison de un toman, et je donnai un toman
et demi pour lautre, qui devait être affublé de deux
litières, une de chaque côté, dans lesquelles je me
jucherais, moi et mon domestique. Nous devions irré-
vocablement partir le 28 mai, mais au moment où
l'on allait charger les chameaux, il s'éleva une rixe
sanglante entre les soldats du baiaillon kurde de la
tribu des Gourànes, tenant garnison à Meclied,et les
habitants de celte ville , les plus belli(]ueux citadins
de la Perse. Le combat avait précisément lieu devant
le caravansérail où j'étais descendu. La panique s'em-
para aussitôt des pèlerins et, des gens paisibles, qui
s'enfuirent à toutes jambes : les boutiquiers et les
spéculateurs en plein vent détalèrent; il ne resta bien-
— 258 —
lot [)lns dans le kliial)àne que les coinbattants, et ils
s^en donnèrent à cœur joie pendant toute la journée.
Sabres, [toignards et bâtons fonctionnaient sans inter-
ruption, je voyais tout cela de ma croisée ; les cris
des autorités de cliaque parti étaient impuissants à
calmer la lutte. Le nombre des tués et des blessés fut
très-grand. Quant à nous, il nous était impossible de
sortir du caravansérail, dont la porte était fermée et
cadenassée, et nous ajournâmes notre départ au len-
demain, espérant que le calme serait rétabli ; mais il
n'en fut rien. Les combattants étaient restés stir pied
toute la nuit, et renouvelèrent l'attaque au point du
jour, avec plus d'acharnement que la veille. Cepen-
dant, vers les neuf heures du matin, le serbàne Has-
san-Obèrèh, avec lequel je devais partir, ayant aper-
çu de ma croisée un vékil (sergent) de sa connaissance,
lappela et lui fit part de son embarras, en lui deman-
dant sa protection pour sortir d'où nous étions. Ce
sergent s'étant montré facile, nous chargeâmes aus-
sitôt les chameaux et fûmes conduits par une cin-
quantaine de scrbas jusqu'en dehors de la porte
d'IIérat, dans un caravansérail où Hassan-Obèrèh de-
vait venir nous rejoindre deux heures i>lus tard. Ce
relard ne fut pas heureux pour notre serbàne, car
ayant voulu nous rejoindre à travers la rixe, il fut
roué de coups de bâton et ne dut qu'à sa bonne étoile
la chance de s'en tirer à si bon compte.
I
CHAPITRE X.
Turokh.— Un tremblement de terre. — Sing-Best. — L'odeur
nauséabonde du chameau. — Impôt sur les femmes. — Hè-
dirèh. — Une variété de perdrix. — Mahmoud-Abad. — Ti-
mour-Leng le Destructeur. — Le derviche sédentaire. — Fer-
tile district de Chehr-Noh. — Les chevaux des Hézarèhs. —
Teurbst-Ishak-Khan. — Turchiz. — Teurbet-Cheikh-Djam.
— Kariz. — Les melons renommés. — Les ânes sauvages
considérés comme un mets exquis. — Kussan. — Destruction
de l'armée de Ahmed-Chàli. — Le Héri-Roud.— Erreurs géo-
graphiques. — Conséquences du détournement d'un ruis-
seau.— La paye d'un Serdar. — Les environs de Kussan. —
La forêt de Chevech. — Le gibier. — Roouzè-Nak. — Gorian.
— Chékivan-Mimizak. — Réception préparée par Yar-Méhé-
med-Khan.
Turokh. — 20 mai. — 2 farsangs, trois heures de
marche par un chemin mii et facile. Nous nous mmies
l'n route aussitôt après l'arrivée de Hassan, et trois
heures après, nous campâmes dans des ruines au mi-
lieu desquelles s'élève un grand édifice carré, con-
struit en briques cuites et en assez bon état, recouvrant
le tombeau d'un saint personnage. Un {)e(it ruisseau,
roulant des paillettes d'or, coule tout à côté et fait
tourner un moulin. Un village de peu d'iriiporlance
s'élève à dix minutes de cet endroit, maison n'y trouve
aucune provision. Je rencontrai là Dine-Mchémed-
Khan, cousin germain du chef duHérat, et comman-
dant supérieur des Afghans au service d'Assaf-Doou-
let; je n'eus que le temps d'échanger avec lui quel-
ques paroles de politesse. l)e|)uis le matin, le vent
— ^2<;o —
du sud soufflait avec violence et soulevait des tour-
billons de poussière qui nous incommodaient beau-
coup, le temps était lourd et Tatmosphère étouffante :
quatre heures avant le coucher du soleil, une violente
secousse de tremblement de terre se fit sentir. Has-
san-Obérèh en conclut que nous occupions un lieu de
mauvais augure, et nous décampâmes aussitôt.
Simj-Besl. — 30 mai.— 4 farsangs, huit heures de
chemin, la plus grande partie par une roiite ondulée,
montueuse, coupée, mais pourtant facile. Cette fois-ci
peu m'importait de Aoyager la nuit, parce que, éten-
du de toute ma longueur dans ma litière comme je
l'étais, je pouvais reposer et même dormir, chose qui
m'était impossible à cheval. Partout où l'on rencon-
trera des chameaux comme moyens de locomotion;
j'engage à s'en servir de préférence aux chevaux ou
aux mulets : on marche un peu plus lentement, il est
vrai, mais avec beaucoup moins de fatigue '. Il y a
bien dans leur usage quelques désagréments, celui
par exemple d'avoir tantôt la tête, tantôt les pieds en
bas, quand le chemin est montueux, et encore celui
de sentir les émanations fétides qui s'échappent de la
bouche du charneau el que le vent vous apporte quand
il souffle de face; mais on s'habitue promptement au
premier, et on peut se préserver du second en s'alta-
chant un mouchoir sous le nez.
Sing-Best est un caravansérail-chàh qu'Assaf-Doou-
1 Si l'on eiurepreiiîiil une autre campagne en Asie ei que
l'on s'éloignàl des côles, on s'apercevrait iacilenienl des avan-
tages aes transports à dos do clianieau, surtout pour les malades
et les Messes. — L.
— 261 —
let a donné à nn prince afghan-sudozéhi, nommé
Méhémed-Youssouf , pour en faire son habitation
particulière et celle de ses gens , de sorte qu'il
n'y a là aucun moyen d'abri pour les voyageurs;
ils doivent camper en })lein air, hiver comme été.
A dix minutes, et à gauche de ce caravansérail, se
trouvent les ruines d'une ancienne ville que le
Chàh-Zadèh ' faisait déblayer depuis deux ou trois
ans par les émigrants d'Hérat qui venaient le re-
joindre : aujourd'hui il y a auprès de ces ruines une
bourgade assez peuplée. Le prince Méhémed-Youssouf
est bien placé à Sing-Best pour s'arrondir gnàce aux
avanies qu'il fait subir aux voyageurs. Chargé par
Assaf-Dooulet de surveiller les caravanes, et surtout
d'empêcher les femmes afghanes et parsivanes, éta-
blies à Meched depuis quelques années, de retour-
ner à Hérat, parce qu'on sait bien que les hommes n'é-
migreront pas sans elles, Méliémed-Youssouf tirait
parti de cet ordre à son profit. Il renvoyait à Meched
celles qui ne consentaient pas à lui faire un présent
pour obtenir la permission de franchir la frontière,
tandis qu'il laissait passer sans diftîculté celles qui sa-
tisfaisaient aux exigences de sa cupidité. Les cinq
femmes voyageant avec notre caravane obtinrent de
lui un laisser-passer, moyennant rétribution ; mais,
au moment de nous mettre en route, les gens du
prince nous arrêtèrent au passage, et exigèrent que
' Le Cliâh-Zadèli-Méliénied-Yoïissouf, le gouverneur aeluel
d'Hérat esl, par son éducation et son caractère, bien supérieur à
tousles princes de la famille Kamràne. On lerespectait fort à Hé-
rat, et lesofficiers de la Mission le tenaient en grande estime. — L.
I. 15.
— 262 —
ces femmes leur payassent une nouvelle rétribution
pour eux-mêmes: elles s'y refusèrent obstinément,
et deux lieures se passèrent à parlementer sans
succès. A la fin la patience m'échappa, et après avoir
ex'hibé la lettre de recommandation que je tenais de
Méhémed-Weli-Khan, je rossai les malencontreux ré-
clamants et les menaçai en même temps d'écrire à
Meched pour dévoiler leur conduite vénale à Assaf-
Dooulet. Ils devinrent dès lors souples comme des
gants, et se retirèrent à distance respectueuse, dans la
crainte d'une deuxième bastonnade. Je profitai de leur
consternation pour faire prendre la tête de la colonne
à mon chameau, tous les autres se rangèrent à la
file derrière moi, et nous défilâmes victorieusement
devant nos tyrans battus, peu contents et n'osant ce-
pendant pas souffler mot.
Hèdirèh. — 31 mai. — 6 farsangs, dix heures de par-
cours, les trois premières par une bonne route en
plaine. Ce n'est qu'en arrivant au lieu appelé Tchek-
Ab que le chemin est un peu ondulé. Nous nous arrê-
tâmes quelques heures, près d'une masure en pierre
inhabitable, qu'on a décorée du titre pompeux de ca-
ravansérail, et qui sert d'asile, pendant les mauvais
temps, aux ânes sau^vages (onagres) qui abondent dans
les environs. On trouve aussi dans cette contrée, en
grande (juantité, une variété de perdrix appelées en
persan siah-sinèh (poitrine noire), nom qui leur vient
de ce (jue leur col et leur ventre sont garnis de plumes
noires : la couleur de celles du reste de leur corps
tire sur le jaune tendre. La chair de ces oiseaux est
coriace et sans saveur, et il faut les faire bouillir pour
— 203 —
pouvoir les manger. Ces perdrix se rassemblent par
myriades, à Tchek-Ab, dans le lit desséché d'une an-
cienne rivière en tout semblable à celui que nous tra-
versâmes trois heures avant d'arriver à Meched;
comme dans cet endroit, il n'y a plus qu'un mince filet
d'eau qui court au milieu. A dix heures du matin, nous
chargeâmes de nouveau et nous allâmes coucher au
caravansérail presque ruiné et inhabité d'Hèdirèh,
où Ton arrive à travers des montagnes, sur le ver-
sant oriental desquelles ce caravansérail est placé.
L'eau d'une petite source coule à côté : quelques ber-
gers se tiennent aux environs, mais ils possèdent à
peine les provisions nécessaires à leur propre nourri-
ture et ne peuvent rien vendre aux voyageurs. On
ne trouve aucun village près d'Hèdirèli.
3Iahmond-Abad.—\<''^ inin. — 8 farsangs, treize heu-
res de marche, dans une plaine unie dont la première
partie est sablonneuse et sohde, la seconde argileuse,
et facilement défoncée par les pluies. Cette plaine est
déserte; pourtant il y a de chaque côté de la route
beaucoup de ruines, traversées par des cours d'eau,
qui dénotent sa fertilité passée. Ces ruines proviennent
de nombreux villages ruinés et dépeuplés par les Tur-
komans et les Hézarèhs, tribu de nomades campée
sur les bords du Mourgâbh. A deux farsangs d'"Hè-
dirèh, on rencontre l'ab-ambar d'Haouz-Bibi, où
nous nous arrêtâmes deux heures pour laisser re-
poser les chameaux; puis, six farsangs i)lus loin, nous
campâmes près de Mahmoud-Abad, gros bourg forti-
fié, enceint d'une double muraille protégée par un
large et profond fossé et par deux pièces de canon du
— ^2C,A —
calibre (lo (|iinlrp. (a'Wc localité est située à gauche de
la route, sur une éiiiinence à laquelle on n'arrive qu'en
traversant une petite rivière fangeuse qui baigne ses
pieds. C'est une excellente position niililaire. De l'au-
tre côté, et vis-à-vis Mahmoud- A bad, la i)laine est re-
couverte d'immenses ruines s'étendant aussi sur un
monticule qui parait avoir été fortifié. Les Persans
m'ont assuré qu'il y avait là, anciennement, une
grande et populeuse cité du nom de Linguer, laquelle
fut détruite par Timour-Leng. Sur la route même, il
y a un bâtiment carré, assez vaste et d'une belle appa-
rence, oîi reposent les cendres d'un Iman, neveu de
riman Réza de Meched; c'est un lieu trèsvénéré de
tous les gens des environs. Le tombeau n'a rien de
remarquable; il occui)e le centre de l'édifice, dans le
pourtour extérieur duquel on a pratiqué des ))etites
cases pour abriter les voyageurs. Un vieux der\iche
sédentaire fait les nonneurs de ce saint lieu : il [)asse
pour recevoir de toutes les mains; d'abord de celles
des caravaniers qui se reposent près du tombeau et
lui achètent fort cher des provisions qu'il lient en ré-
serve, puis des mains des Turkomans et des Hézarèlis,
dont il est l'espion, et qui viennent s'embustiuer près
de là pour attendre le passage de ceux dont l'arrivée
leur a été signalée, s'en emparer, et aller les vendre
aux Uzbeks. En suivant une ligne i)resque droite,
partant de Mahmoud-Abad et se prolongeant au sud-
ouest, on trouve trois districts très-fertiles, qui four-
nissent un très-beau revenu au gouverneur général
du Khorassan. Le premier, dont le chef-lieu est situé
à quatre farsangsdeMahmoud-Abad,se nommeChehr-
— ^m —
Noh, la ville neuve. Ce district est habité par deux
mille familles de Hézarèhs^ ayant récemment émigré
du Hérat en Perse. Ces Hézarèbs ont planté leurs tentes
au pied des montagnes^ où se trouvent de bons pâtu-
rages qui servent à 1 "élève d'une grande quantité
d'excellents cbevaux avec lesquels ils payent l'impôt
au gouvernement. Chehr-Nob est taxé à cinquante
cbevaux par an; certains de ces animaux valent jus-
qu'à 160 à 200 tomans, et nul n'est reçu s'il n'est esti-
mé au moins 25 tomans. Ces Hézarèbs doivent en
outre tenir en tout temps mille cavaliers armés et
montés à la disposition du gouverneur général, et être
prêts à entrer en campagne à la première réquisition.
Le second de ces districls est celui de Teurbet-Isbak-
Kban; la ville qui porte ce nom renferme trois mille
maisons babitées par des Persans de la belliqueuse tri-
bu des Garais. La ciié est entourée de murs et de
fossés; elle a des bazars découverts, des mosquées, des
caravansérails, et i)lus de deux cents villages dépen-
dent du district dont elle est le cbef-lieu. Ils produi-
sent beaucoup d'opium, de soie, de tabac et de fruits.
A seize farsangs au delà de Teurbet-Isbak-Kban se
trouve le district de Turcbiz; la ville renferme deux
mille maisons enceintes de muiailles et de fossés; sa
p'opulation est persane, mais il y a peu de villages qui
en dépendent: ils sont lemplacés par des nomades
P)éloutcbes, au nombre de bnit mille tentes environ,
(pii élèvent des troupeaux. Les autres produits du
pays sont les mêmes qu'à Teurbet-lsbak-Kban, mais
en bien moindre quantité.
Teurbet-Cheikh-Djam. — 2 juin. — A farsangs, sept
— 206 —
heures de marche en plaine i)ar une très-bonne roule.
Cette petite ville, de huit cents maisons environ, est le
chef-lieu d'un district situé sur Textrême frontière,
du côté du Hérat. Elle est fermée par une muraille en
terre sans fossé, autour de laquelle s'étendent des jar-
dins et des cultures assez considéral)les; deux mille
trois cents tentes d'Iliates sont élevées près des mon-
tagnes situées à deux farsangs au sud de Teurbet, et
l'impôt que ces gens-là payent au gouvernement est
le même que celui des Hézarèhs de Chehr-Noh. La
dernière partie du nom de cette ville lui vient du
fameux poète Djami, l'auteur du Béharistàne, qui vi-
vait au xv^ siècle de notre ère, et avait une grande
réputation de sainteté et de science théologique. L'on
accourt encore aujourd'hui de toutes parts en pèleri-
nage vers le tombeau de ce personnage, qui a la ré-
putation de faire des miracles, surtout celui de rendre
fécondes les femmes stériles. On trouve un caravan-
sérail-châh en dehors de Teurbet-Cheikli-Djam.
Kariz.—^ juin. — 9 farsangs, treize heures de par-
cours en plaine; route unie, sablonneuse et solide.
Après les quatre premières farsangs, on arrive aux
ruines du village d'Abbas-Abad, situées à côté dun
caravansérail-cliâh près duquel coule un filet d'eau,;
après cinq autres farsangs, on trouve Kariz, petit vil-
lage de soixante maisons, fermé par une nun'aille, où
il n'y a place ni [)Our les voyageurs, ni pour les bèt(;s
de somme. Nous campâmes à dix minutes en deçà, près
d'un caravansérail-chàh en partie ruiné, bàli à côté
d'un ancien village également en ruine qui avait été
constniit sur une énuuence très-élevée de terres rap-
- 2G7 -
portées. Les melons de cette localité avaient ancienne-
ment la répntalion d'être les meilleurs de l'Asie, et on
les réservait pom- les cours de Téhéran, de Kaboul et
de Delhi ; mais ce village ayant été détruit et dépeuplé,
vers la fin du siècle dernier, les melons cessèrent d'y
être cultivés et la graine s'en perdit ou dégénéra dans
d'autres terrains. Depuis quatre ans, Kariz a été re-
peuplé par des Hézarèhs qui cherchent à réhabiliter
la réputation des melons de Kariz, mais ils auront de
la peine, si j'en juge par deux de ces fruits que j'ai
mangés et qui ne valaient absolument rien. Ce vil-
lage est le dernier appartenant à la Perse que l'on
trouve du côté du Hérat; d'immenses ruines l'envi-
ronnent et dénotent un pays antérieurement très-peu-
plé. Le vent violent dont nous avions eu tant à souffrir
depuis Téhéran jusqu'à Meched avait redoublé d'in-
tensité depuis que nous avions quitté cette dernière
ville; il soufflait presque toujours du nord-ouest et
durait habituellement du lever au coucher du soleil;
rarement il soufflait la nuit. Moins chaud que le
simoun, il était presque aussi fatigant et provoquait
une fièvre lente avec de grands maux de tête. On
aurait de la peine à se figurer l'immense quantité
de gibier qu'on voit depuis Hèdirèh jusqu'à Kariz;
mais c'est surtout près de Mahmoud-Abad qu'il est
plus abondant : les daims y paissent par troupeaux
de plusieurs centaines, à une distance très-rappro-
chée les uns des autres; ils ne s'efl'rayent guère à
l'approche des voyageurs et sont souvent à portée
de fusil. 11 n'en est pas de même des onagres, aussi
abondants qu'eux, mais beaucoup plus sauvages.
— 268 —
Ces animaux l'iiicnl au moiiulro bruit, et avec une vi-
tesse dont on les croirait difficilement capables; un
seul chasseur a de la peine à s'emparer d'eux quand ils
ne sont que blessés, car ils ruent, mordent et oppo-
sent une résistance incroyable. Leur chair est plus
déhcate que celle du bœuf d'Asie, et les Afghans en
sont très-friands. On trouve aussi dans ces plaines
toutes les variétés de perdrix, sans en excepter le
francoliu. Quelques tigres royaux s'y montrent encore
de loin en loin, mais la panthère, l'hyène, le san-
glier, le loup, le chacal et le renard y sont très-com-
muns.
Kussan. — A juin. — 5 farsangs, neuf heures de mar-
che en plaine, par une route unie et facile. — Après
avoir franchi les trois premières farsangs, on arrive à
Kiaffir-Kalèh (la forteresse de l'infidèle,) fort en ruine,
situé sur une éminence très-élevée de terres rappor-
tées; à côté de ce fort, on en trouve un autre plus ré-
cemment construit, mais également abandonné. Tout
auprès est un caravansérail-chàh, à moitié ruiné, l'un
des plus beaux qu'il y ait en Perse. On voyait autre-
fois des monuments semblables, de deux en deux far-
sangs, sur la route de Meched à Hérat, mais la plupart
ont disparu, et leurs fondations seules sont visibles.
Kiaffir-Kalèh rappelle deux événements mémorables :
la destruction par le froid, en 1752, de l'armée d'Ah-
med-Cliàh Sudozéhi, et la bataille livrée, il y a trente
ans, par lïassan-Ali-Mirza, gouverneur général du '
Khorassan et fils de Feth-Ali, Chah de Perse, contre
Fethi-Khan, grand vézir du Chàh-Mahmoud, roi des
Afghans. Je m'abstiendrai de relater ici ces deux évé-
— 260 —
nemenls, dont on trouvera les détails dans les Docu-
menls destinés à servir à lliisloire des Afghans.
Kussan, premier gîte dans le Hérat, est situé à deux
farsangs au delà de Kiaffir-Kalèli. Nous campâmes à
quinze minutes de cette forteresse, sur les bords de
la rivière Héri-Roud, la seule à laquelle on puisse
donner le nom de rivière parmi les ruisseaux que je
venais de traverser depuis Kermanchàh. Les eaux
claires et limpides du Héri sont apéritives et de
bon goût, mais très-peu poissonneuses. Le cours de
cette rivière n'est pas toujours bien indiqué sur les
cartes. Le Héri-Roud qui remonte jusqu'au centre de
la Paropamisade, à plusieurs lieues au-dessus de Ser-
Djinguel, est d'abord très - considérable , il s'aug-
mente jusqu'à Obèh de nombreux torrents, tous des-
cendant des montagnes qui le bordent au nord et au
sud. A partir de la, il va toujours en diminuant,
par l'effet des coupures pratiquées dans ses berges,
pour en tirer l'eau nécessaiie aux irrigations des
cultures et des prairies. Après avoir dépassé Hérat, ce
courant d'eau reçoit encore divers ruisseaux assez
considérables; au-dessous de Kussan, en entrant sur le
territoire persan, il se divise en deux brandies , dont
la plus faible va du côté de Mecbed ; l'autre, quatre
fois plus considérable que celle-ci, coule sans aucune
utilité jusqu'auprès de Ser-Aklis, où elle se perd dans
les steppes. Les jilaines que le Héri traverse et qu'il
pourrait arroser sont loin d'être stériles, mais tous
ceux qui essayent de s'y établir sont enlevés par les
Turkomans ou les Hézarèbs ; il s'ensuit que le pays
est devenu désert. Les liabitants de ces contrées m'ont
— 270 —
affiriné (jn'il n'y a pas plus de quatre-vingts ans le
Héri-Houd, fa\ lieu de descendre au nord-ouest, se
recourbait brusquement vers le nord après avoir
dépassé Kussan, et allait se perdre dans le Mora^gâbli.
Il est permis d'ajouter foi à cette assertion, car le
même détournement s'est produit, dans l'Asie centrale,
pour beaucoup d'autres rivières; non par suite d'acci-
dents naturels, mais d'un travail fait par des tribus
entières qui, quittant un emplacement, détournent
le cours de l'eau pour la faire passer dans leur nouvel
établissement. Les lits larges et profonds des rivières
qu'on trouve desséchés dans tout le Khorassan n'ont
pas d'autre cause ; c'est ce que prouvent les san-
glantes guerres qui ont eu lieu, et éclatent encore au-
jourd'hui, entre les diverses tribus de ces contrées en
conséquence du détournement des eaux par l'une
d'elles. EfTectivement, il n'y a pas à compter sur les
pluies pour alimenter les terres, car elles sont rares
et tombent seulemont en hiver et au commencement
du [>rintemps; enlever l'eau d'un campement, c'est
donc lui ôter tous ses moyens d'existence, parce que
les cultures se dessèchent et ne produisent plus de
grains. Les prairies subissent le môme gort; les bes-
tiaux, privés de nourriture périssent aussitôt; les
arbres finissent eux-mêmes par mourir, et cela cause
la ruine de la tribu. C'est à tort que quelques géogra-
phes ont pensé que leliéri-Roud devait couler ancien-
nement au sud et se perdre dans le lac du Sistan. Ce
qui leur aura fait commettre cette erreur, c'est qu'une
l)ciite rivière, descendant aussi de la Paropamisade,
portant dans la dernière partie de sou cours le nom
— 271 —
de Herroud-Roud, et soiive'nt, par corruption, celui
de Héri-Roud, coule entre leKliachek-Roud et les mon-
tagnes, jusqu'au lac du Sistan. Mais les deux rivières
ne se confondent point, quoi(]ue à leur naissance elles
soient très-rapprochées Tune de l'autre : du reste, la
chaîne de montagnes qui borne au sud les plaines et
les vallées par où passe le Héri-Roud s'oppose à ce
qu'il prenne sa direction de ce côté K
La villedeKussan n'est plus aujourd'hui qu'une vaste
ruine : on n'y compte pas plus de quatre cents mai-
sons habitées. Sa muraille d'enceinte est ouverte sur
plusieurs points, et son aspect est d'accord avec la
tradition qui veut que cette ville ait été maintes fois
détruite et réédihée. Ce qu'il y a de certain, c'est que
les matériaux dont se compose la citadelle indiquent
une grande antiquité : les briques cuites qu'on y voit
sont d'un grain fin et passées à l'état de pierre, telles
qu'on en rencontre dans les constructions de tant de
villes des premiers âges. Cette citadelle est entourée
d'un fossé large, [)rofond, en très-bon état, et constam-
ment rempli d'eau; ses fondations, et la plupart des
1 Mes observations sont d'accord avec celte assertion. Il ne
m'a cependant point été possible de suivre jusqu'à une certaine
distance le cours du Héri-Roud. Le colonel Edward Sanders,
assisté par sir Richmond Sliakespear et le capitaine Nortli, a
levé les plans de la vallée de Mérat et du pays avoisinant Hérat
et Kandabar. Feu le capitaine Edward Conolly a aussi publié quel-
ques documents géographiques sur son voyage de Héral à Gi-
risbk par la voie du Sistan, dans le Juiirnal Ay'uUique du Bengale
en 1841 . — On trouve aussi une description Irès-exacie de la
route entre Kandabar et lierai dans le journal d'Arthur Conolly,
publié en 1834. — I,.
— 272 —
portes sont en pierres do taille dont les surfaces ont
été tellement frottées et usées, qu'elles dénotent plus
de trente siècles d'existence. La garnison de la |)lace
se compose de cent cinquante serbas hératiens, com-
mandés par le Serdar Dad-Khan. cousin de Yar-Méhé-
med-Klian, souverain du Hérat.Ce Serdar, gouverneur
du district, tient du gouvernement Kussan à ferme,
ce qui le ])orte à une foule d'exactions dont ses su-
bordonnés se plaignent beaucoup. Outre l'impôt sur
les cultures, il prélève encore le droit de badj sur les
caravanes, ce qu'il fait avec la plus grande rigueur,
afin d'augmenter ses émoluments, qui ne sont, m'a-t-
on dit, que de trente tomans, soit 3G0 francs par an. En
Perse, les Européens sont exempts de ce droit, mais
ici on n'a pas tant d'égards, et il me fallut l'acquitter.
Il se perçoit à raison de quatre sahebkrans (I fr. 20 c.
l'un) pour un chameau chargé, deux sahebkrans pour
un cheval ou un mulet, et un sahebkran pour un
âne, aussi chargés. C'est dans la citadelle de Kussan
qu'a été étouffé Cliàh-Kamràne, le dernier prince Su-
dozéhi du Hérat K
1 On m'avait dit que Cliâh-Kamiàne avait été tué dans la
citadelle de Hérat, on le supposait du moins, car on avait
trouvé son cadavre au pied de la lour dans laquelle il couchait
habiluellcment; mais la version de M. t'orrier esl proiiablemcnt
plus exacte. A l'époque où la Mission anglaise arriva, il n'était
pas sorti de la ciladelle depuis dix-huit mois : ce lut le docteur
I.ogin qui l'engagea à monter à cheval pour cause de santé, et,
pendant noire séjour à Hérat, Châh-Kamràne ne sortit jamais
sans le prier de l'accompagner. 11 donnait pour raison, lors-
qu'on lui demandait pourquoi il ne se produisait pas en public,
que le vézir ne lui avait pas donné un costume assez brillant
et une suite sulTisanle pour représenter. — L.
— ^273 —
Si la ville de Kiissari a l'aspect triste et désolé, il
n'en est pas de mètne de ses alenloiiis, qui sont des
plus pittoresques. Les rives du Héri-Roud sont bor-
dées, sur une longueur de plus de douze farsangs,
d'arbres de haute futaie et de taillis, qu'on nomme
la forêt de Chevecb, du nom d'un petit village situé à
deux farsangs est de Kussan, où elle prend naissance.
Le tamarin domine là sur les autres espèces d'ar-
bres, et il est aussi le plus commun dans toute l'Asie
centrale, surtout au bord des rivières. Tout in-
dique que la partie de celle forêt qui s'étend dans
un rayon de deux farsangs, de chaque côté de
Kussan, a servi de réserve de chasse aux princes de
Hérat, car le gibier se trouve rassemljlé sur ce point
d'une manière si prodigieuse, (jue, de quelque côté
qu'on tourne les yeux, on l'aperçoit ])ar douzaines de
têtes. Les lièvres, les perdrix grises et celles d'une
très-petite espèce ap[)elée en persan luyou, sont les
plus abondants ; on marche pour ainsi dire des-
sus. Après eux viennent les faisans , les coqs de
bruyère, les siah-sinèhs, les sangliers, les daims, les
onagres et les renards. Cette réunion exception-
nelle d'animaux sur ce lieu, y attire bon nombre de
bêtes féroces qui trouvent là une nourriture abon-
dante.
Kussan fait un commerce d'échanges avec Khafif-
Rouye, ville persane située à 15 farsangs au sud-
ouest, qui est défendue par une bonne citadelle con-
struite parle SerdarTéhimouri-Kalech-Klian,tué sous
es murs de Hérat parChàh-Kamràne. Le neveu de ce
Serdar, Dost-Mohammed-Khan, est aujourd'hui gou-
— ^274 —
Terneur du district au nom du Chah de Perse. Khali-
Rouye est l'ancienne place appelée Ferhad.
Roouzè-Xak.—o juin.— 5 farsangs, huit heures de
parcours en plaine, par une route unie et sohde. Nous
côtoyâmes d'abord la forêt de Chevech qui se termine
à deux farsangs de Kussan. Chevech, qui indique l'ex-
trême limite de cette forêt, est un tout petit village
entouré d'une muraille et situé sur la pointe d'une
espèce de promontoire dont la pointe, taillée à pic,
plonge dans le Héri-Roud. Nous ne nous arrêtâmes
point, et gagnâmes tout d'une traite le caravansérail-
châh ruiné de Roouzè-Nak : on n'y trouve aucune
habitation à portée des voyageurs; les villages les plus
rapprochés en sont encore distants de trois quarts
d'heure. La place forte de Gorian est située à deux
farsangs au sud de Roouzè-Nak et se distingue parfai-
tement de là à l'œil nu. Il ne lui reste plus que sa mu-
raille d'enceinte, rehée par des tours, et son fossé pour
la défendre, Yar-Méhémed-Khan ayant fait, en 1844,
démolir sa citadelle afin de se rendre le Chah de Perse
favorable. Pour dissimuler aux yeux des Afghans la
concession qu'il faisait à son puissant voisin, Yar-Mé-
hémed leur a déclaré qu'il n'agissait ainsi que pour
s'épargner des embarras en temps de guerre. Un trop
grand nombre de villes à défendre disséminant ses
forces, il trouvait préférable, leur dit-il, de les concen-
trer à l'avenir, quand il y aurait lieu, dans la seule
place de Hérat dont il conserverait les forlificalions,
et dans laquelle il pourrait braver toutes les attaques.
Les environs de Gorian sont couverts de beaux et
riches villages, formant un district nonnné Barnabat,
I
l
— -27, s —
qui alimente en partie la population de Hérat. On dé-
signe généralement en Europe la ville de Gorian
comme étant l'ancienne Foucheng : il est possible, et
je crois en effet, qu'elle lui a succédé, mais Gorian
n'occupe pas l'emplacement même de Foucheng; cette
dernière ville existait dans l'endroit oià se trouve un
village du même nom, situé à mi-chemin entre Gorian
et Hérat, en inclinant un peu au sud.
Chékivan-Mimizak. — 6 juin.— 4 farsangs, six heu-
res de chemin par une bonne route de sable et de gra-
vier. Ce gîte se compose de deux localités qui se joi-
gnent; elles sont enceintes de murailles et de fossés, et
renferment chacune près de cent maisons. J'appris là
que l'on connaissait depuis plusieurs jours déjà à Hérat
la nouvelle de mon arrivée et que l'on s'y occupait
beaucoup de moi. Les Hératiens, pour qui tout Euro-
péen est un Anglais, ne se rappelaient point, sans
éprouver un certain plaisir, l'abondance d'argent que
ces derniers avaient répandus dans leur ville de 1839
à 1841, et le peuple désirait vivement leur retour'.
Yar-Méhémed-Khan était peut-être dans les mêmes
sentiments, parce qu'à défaut des sympathies du Chah
de Perse, il sentait la nécessité de s'appuyer de nou-
veau sur le gouvernement britannique des Indes.
Quoi qu'il en soit, l'on m'annonça (jue ce prince me
1 Sans aucun doute,, tout le monde, à peu d'exceptions près,
se rappelait avec satisfaction quelles sommes coll^idé^abIes les
Anglais avaient dépensées dans ce pav^. niais il y avait ;uissi un
Ifès-grand nombre de personnes, j'en suis certain, qui avaient
gardé un souvenir reconnaissant des autres faveurs qu'on leur
avait accordées en temps et lieu. — L.
- 276 -
préparait une magnifique réception, parce qu'ayant
su que j'étais allé visiter Assaf-Dooulet en unifornie,il
me tenait pour un personnage éminent : plusieurs ba-
taillons avaient reçu l'ordre de se tenir prêts pour aller
à ma rencontre, et quelques chefs Afghans devaient
aussi venir me complimenter à une denii-farsang de
la ville. Cette nouvelle me contraria singulièrement,
car je n'étais point en position de recevoir de tels
honneurs, qui d'ailleurs coûtent toujours fort cher
en Asie. De plus, c'était laisser croire que j'arrivais
dans le pays avec une mission diplomatique se-
crète. Comment, en outre, faire mon entrée dans
la ville, au milieu d'une semblable escorte, juché
sur un chameau, avec un seul domestique et un aussi
mince équipage que le mien? Ma position était très-em-
barrassante, et, pour me soustraire aux honneurs qui
m'attendaient, je priai mon serbàne, Hassan-Obèrèh,
de devancer l'heure de son départ, afin qu'arrivant a
Hérat à la pointe du jour, les troupes ne fussent pas
encore sur pied. Hassan se fit beaucoup prier, car il
avait reçu l'ordre de n'arriver qu'à dix heures, et il ne
pouvait renoncer sans peine à la part d'honneur qu'il
espérait retirer lui-même de la réception qu'on me
préparait. Il finit cependant par céder, et nous par-
tîmes à l'heure accoutumée.
CHAPITRE XI.
Hérat. — Réception maiinale. — L'officier de garde. — Le Sertip
La']-Méhémed-Khan. — Son audace au siège de Hérat. —
L'àiiteur est logé dans la maison de ce militaire. — Ordres
donnés par Yar-Méhémed. — Visite des docteurs. — Leur
manière de guérir. — Le cyanure de mercure. — Les Baya-
dères et la coupe de vin. — Visite à Yar-Méhémed-Khan. —
Réception faite à M. Ferrier. — Insistance du Khan à le pren-
dre pour un Anglais. — Résultat de la conférence. — Poli-
tique de Méhémed avec les Anglais. — Portrait de ce prince.
— Travaux du génie du Khan pendant le siège de Hérat. —
Les confidents de Yar-Mébémed. — Sa puissance. — La pro-
teciion qu'il accorde aux Eïmaks. — Résultats probables
de cette manière de faire. — La justice administrative du
Vézir. — Sécurité des routes publiques. — I,es taxes de la
ville de Hérat. — Mesures prises pour la sûreté personnelle
du Khan. — Son origine et son avènement au pouvoir. — Son
fils Séyid-Méhémed-Ivhan. — Les compétiteurs au trône du
Vézir. — Mirza-Xedjef-Khan. — Les autres Serdars,
Hêral. — 8 juin.— 6 farsuiigs, neuf heures et demie
de parcours par une route unie et facile, reposant sur
un fond de sable et de gravier. Quatre heures avant
d'arriver à Hérat on commence à voir/à gauche, au
pied des moiitagnes, sans interruption jusqu'à la ville,,
des ruines immenses, des restes d'édifices et des tom-
beaux, des jardins et une très-grande quantité d'ar-
bres pins.
Ce que j'avais désiré arriva : nous étions avant le
jour dan'a la faubourg de la ville appelé Mussella-Et-
Thallèh-Bengui, et nous y attendîmes les premières
lueurs du crépuscule dans les ruines d'une magnifique
j. 16
— -278 —
mosquée. Dès que le jour parul^ nous rechargeâmes
nos chameaux, et, après avoir traversé une rue bor-
dée de quehjues maisons délabrées et ruinées en 1838
par les Persans, nous débouchâmes sur une vaste
esplanade. Hérat nous apparut subitement avec sa
muraille trouée par les boulets et ses tours démante-
lées. A la faveur de mon habit afghan, je franchis
la porte de la ville, étendu dans ma litière, sans être
reconnu ; en voyant une caravane arriver sitôt, l'of-
ficier de service parut un peu surpris, et demanda à
Hassan s'il m'avait laissé bien loin derrière lui; pour
toute réponse, le serbàne m'indiqua du doigt, juché
sur mon chameau. A mon aspect, le guerrier hératien
resta confondu, puis il se lamenta d'une façon déplo-
rable. « Grand Dieu ! disait-il, je suis un homme per-
ce du; notre très-haut et très-excellent Vézir va me
M faire couper le col. Ma consigne était d'envoyer un
« naïb (lieutenant) à deux heures de la ville, pour
(' prévenir ce Frengui de ditférer son entrée jusqu'à
« ce qu'une constellation heureuse eût été observée
« dans le ciel, et je devais faire tirer un coup de canon
« pour annoncer son approche. Dans l'ignorance où
« j'étais de son arrivée matinale, je n'ai fait ni l'un ni
« l'autre; je suis un homme perdu! » Ce malheureux
se désespérait au point d'attendrir un rocher. Je tâ-
chai de le rassurer, en lui |)rometlant d'intervenir en
sa faveur piès de Yar-Méhémed-Khan. Alors il se
calma un peu et se hâta de faire mettre le feu à la
jjjèce, remplissant ainsi au moins une partie de ses
instructions : puis il dépêcha des serbas dans toutes
les directions ahn de donner l'alerte, et me retint
_ -270 —
plus de vingt minutes à la porte, pour m'empêcher
d'aller descendre au caravansérail, ainsi que j'en
témoignais le désir. Je profitai d'un moment où •
il s'absenta pour reprendre ma course, mais les
chameaux vont lentement dans les villes, et avant
d'avoir fait cinq cents pas, je voyais déjà les serbas,
prévenus à la hâte, accourir de toutes parts dans une
tenue tant soit peu négligée, mais que mon arrivée
hâtive excusait sans doute suffisamment à leurs yeux.
L'un d'eux n'avait passé que sa robe par-dessus sa
chemise courte; du reste, il ne paraissait pas s'in-
quiéter le moins du monde de la légèreté de sa tenue,
et tirant mon chameau par sa longe, il s'égosillait
pour lui faire faire place au milieu de la cohue de
mon escorte, laquelle, avant que je fusse parvenu
dans les bazars, se composait déjà de trois à quatre cents
serbas. Des officiers de divers grades m'abordèrent
successivement et me complimentèrent; puis, après
m'avoir promené à peu près dans toute la ville, ils me
conduisirent dans un logis qui m'avait été préparé
chez le Sertip La'1-Méhémed-Khan, par ordre du Vézir.
(Vézir-Saheb est le seul titre que prenne Yar-Méhé-
med-Khan, chef indépendant du Hérat.)
Le Sertip La'l-Méhémed-Khan, Kandaharien d'ori-
gine, était de la même tribu, Ali-Kiouzéhi, que Yar-
Méhémed-Khan, et sa famille était depuis longtemps
attachée à celle de ce prince. Le père du Sertip avait
été maître des cérémonies d'Abdullali-Khan, ancien
gouverneur du Kachmir et jtère du Vézir-Saheb. La
fidélité que celte famille garda toujours à ceux qu'elle
servit décida Yar-Méhémed à s'attacher le Sertip, et il
— 280 —
finit par lui confier les trois ou quatre principaux
emplois de son gouvernement, parmi lesquels ceux,
de Kalèh-Beghi et de Mir-Cheb (commandant de la
place et principal inspecteur de la police) qui, à Hérat,
assument une grande responsabilité. Cependant il
était arrivé une fois au Vezir de douter de la fidélité
de son lieutenant ; ce fut en 1838, (juand Méhémed-
Châli assiégea ^Wérat : mais comme la défection du
Sertip n'était qu'un bruit de bazar, Yar-Méhémed-
Khan lui écrivit pour lui demander des explications
à cet égard. Le Kalèh-Beghi lui lit dire qu'il ne pou-
vait répondre à cette lettre que par des actes, et qu'il
priait le Yézir de le dispenser de se présenter à la
cour jusqu'à ce que sa conduite eût clairement indi-
qué quelles étaient ses intentions. Dans la soirée du
même jour ce clief se signala par une action des plus
audacieuses. La place était alors investie depuis quel-
ques jours par les troupes persanes, et les bataillons
Chaghaghis, commandés par le Sertij) Hadji-Khan,
bloquaient la porte de Meched : suivant leur coutume,
ils se gardaient fort mal, et La'1-Méhémed-Klian le sa-
chant, fit, à la nuit tombante, passer dans leur tran-
chée, une centaine de ses gens sans armes, qui se di-
sant transfuges, réclamèrent Ihospitalité des soldats
persans. Vers le milieu de la nuit, lorsque ceux-ci
furent endormis, et a un signal parti du dehors, ces
Afghans se jetèrent sur les faisceaux de fusils dont ils
s'emparèrent, et se précipitèrent, la bayonnette en
avant, sur les assiégeants. La'1-Méhémed-Khan fit en
même temps irruption dans la tranchée, à la tête de
deux cents serbas. et mit les Persans en complète
— 581 —
fléroule; il leur tua trois cent soixante lionimcs, s'em-
para d'un capitaine d'artillerie et de deux canons
qu'il ramena avec lui dans la ville '. Ce fait d'armes,
la bravoure et la fidélité dont il donna des preuves
pendant le reste du siège, lui valurent la confiance sans
limites de Yar-xMéhémed-Khan, et il est aujourd'hui
son bras droit. Ses frères, l"un est colonel et les deux
autres capitaines, partagent la faveur dont il jouit près
du Vézir-Saheb.
C'était me faire beaucoup d'honneur que de me
loger chez un tel personnage; mais le Vézir-Saheb, en
me plaçant chez lui, avait eu beaucoup moins pour
but de rehausser ma considération que d'être édifié
1 Quoique le Serlip La'1-Méliômed eût monli-é beaucoup de
courage pendant le siège, c'est à la valeur de PoUinger que
les liabilants de Hérat durent le succès de la sortie pendant la-
quelle ils s'emparèrent d'un canon persan dans les tranchées.
Le second canon fut pris dans une autre occasion.
Potlinger était aussi remarquable par l'ingénuilé avec laquelle
il avouait ses erreurs, que par la modestie avec laquelle il Taisait
allusion à ses services. Quoiqu'il eut lidèleuient mandé à son
gouvernemeiil qu'il avait jeté liors de du / lui, à coups de pieds,
le père de Yar-Méhémed qui l'avait appelé menteur, circon-
stance qui le fit déclarer par lord Auckland impropre à repré-
senter l'Angleterre a Hérat, il n'avait point mentionné la ma-
nière courageuse avec laquelle il avait repoussé les Persans
pendant le dernier assaut, au moment où la ville était presque
tombée en leur pouvoir. Ce fut seulement sous le gouvernement
de d'Arcy Todd, après le départ de Pullinger, que l'on reconnut
quel homme valeureux, quel soldai sans peur il avait été. Son
successeur eut donc à remplir le devoir, ce qui lui fut, du reste,
très-agréable, de révéler ses actions d'éclatàson pays.
Potlinger était un de ces hommes qui ne brillent pas exté-
rieurement et dont les écrits ne sont pas éloquents, mais dont,
les actes n'ont pas besoin de commentaires. — L.
I. * 46.
— 282 —
sur les desseins qui m'avaient amenés à Hérat. En
etfet, que pouvais-je faire ou dire qui pût échapper
à la surveillance du chef supérieur de la police et de
ses employés? On avait d'abord eu l'intention de me
loger dans la résidence royale de Tchahar-Bagh, si-
tuée au centre de la ville ; mais la crainte que j'y fusse
trop libre et à portée de nouer quelque intrigue avec
le dehors, avait fait abandonner le projet '. On me
donna pour logement, dans la maison du Sertip, une
petite chambre, située au premier étage et ouverte
sur la cour seulement. Dans cette cour campaient,
quand j'y arrivai, quinze serbas qui restèrent là pen-
dant tout le temps que je demeurai chez La'1-Méhé-
med. Le sabre du Serti p avait été accroché à leurs
fusils rangés en faisceaux pour me faire honneur. En
voyant ces dispositions et le ton bienveillant avec le-
quel on me parlait, je crus d'abord que ce détachement
n'avait été placé là que pour me faire honneur; mais
à l'active surveillance dont je fus l'objet, je ne tardai
pas à comprendre que je n'étais qu'un prisonnier ho-
norablement traité. Je m'étais ]>résenté à Hérat sous
ma véritable qualité de Français, et je pensais avoir
suffisamment prouvé ma nationalité en montrant les
fermans que j'avais reçus de Méhémed-Chàh, mais
pourtant je n'étais pas cru : l'on persistait à me consi-
1 Le Tcliali:ii-B:igh avait été la résulence du Chàli-Zadèli-
lla(lji-Firoii7.oud-diii qui, pendant quelque temps, gouverna Hé-
rat. Les Ijàliments étaient dans un état de complet abandon, à
l'arrivée de la Mission ; mais le major d'Arcy Todd les fit ré-
parer et les mainlinl en bon élut. Iladji-Firouzoud-din élait le
grand-père du Ciiàli-Zadèli-î\Iéliéuied-Youssouf,g()uverneur actuel
de coite ville. — L.
- 283 —
dérer comme un Anglais chargé d'une mission secrète
pour l'Afghanistan. J'avais beau protester contre
cette étrange pensée, rien ne pouvait convaincre les
Hératiens. Ils imaginaient que je voulais faire comme
Eldred-Potlinger , quand il vint défendre la place
contre les Persans; plusieurs mois se passèrent avant
qu'il avouât son identité, et il se disait médecin mu-
sulman d'origine indienne'. Yar-Méhémed-Khan avait
ordonné qu'on ne me perdit pas de vue un instant
et qu'on lui rapportât toutes mes paroles : cependant
il ne voulait pas que ma liberté fut trop restreinte,
et, par son ordre, l'on me montra toujours beaucoup
de déférence et d'égards. Des vivres m'étaient four-
nis en quantité raisonnable; je pouvais aller visiter
sans escorte les lieux qui attiraient ma curiosité, de
même que les grands de la principauté, mais non pas
tous indistinctement. Je ne voyais que ceux dont le
Vézir-Saheb ne redoutait pas l'opposition, et il n'était
également permis qu'à ceux-ci de venir me visiter.
Yar-Méhémed les y encourageait même, dans l'espoir
que je laisserais percer dans la conversation quehines
indications sur mes desseins secrets; mais, en dépit
1 Poltinger, déguisé en inusiilman indicMi, liat)ila iiendanl quel-
ques jours dans un caravansérail à Héral avani d'être reconnu
pour un Européen. Je me rappelle qu'il ine raconta avoir été, un
certain jour, tandis qu'il marchait dans un ba/.ar, touché au bras
par un lioninie qui murmura à son oreille en langue hindouslanie :
«Vous êles Anglais! » et lorsqu'il se retouina , il reconnut
Eiiim-Méliémed-Hussein. Cet homme avait accompagné Arihiir
Conolly à Calcutta, et après avoir élé élevé dans celle ville par
les soins de M. Tyller, au collège médical, était revenu à llérat
pour pratiquer la médecine. 11 oUVil sur-le-ch;inq) ses services
à Poltinger el se montra très-utile, — L.
— -28.4 —
des pièges que l'on me tendit, et des tentatives qui
furent faites, je ne me départis point de la vérité (pie
j'avais dite tout d'abord; je ne cessai de leur assurer
que je nie proposais de passer dans l'Inde pour cher-
cher à m'y faire une position personnelle; j'eus beau
le répéter, on ne me crut point, et, jusciu'au dernier
moment, les Afglians restèrent persuadés que j'étais
chargé d'une mission politique.
Le Sertip La'I-iMéhémed-Khan, suivi de tout un élat-
major de mines rébarbatives, vint me faire sa pre-
mière visite quelques heures après mon arrivée.
C'était un homme de quarante à quarante-cinq ans,
au type tarlare très-prononcé, mais ayant malgré
cela une physionomie douce et bienveillante. Cette
première entrevue se passa en compliments de part et
d'autre, puis il se retira pour aller porter mes saluta-
tions au Vézir-Saheb et vaquer ensuite aux occupa-
tions de ses nombreuses charges. Cependant, avant
de me quitter, il laissa près de moi son mirza (écri-
vain) et son frère \e sullan (capitaijie) Méhémed, pour
empêcher, disait-il, que je ne prisse de l'ennui; mais
son véritable but, en me faisant jouir de leur société,
était de faire épier mes actions et mes paroles. Ils ne
me laissèrent jamais seul une minute et m'accompa-
gnèrent dans toutes mes sorties. A la visite du Sertip
succéda celle de plusieurs seigneurs, puis arrivèrent
les E/nm-liachis (médecins), qui tiennent un rang
élevé dans la hiérarchie sociale, à Ilérat*. Parmi eux
^ L'inihience qu'a eue nalurellcinenl le Elviin-Salicb dans
l'ainbassade anglaise de Téhéran, el l'emploi de messieurs
Jukes, r.anipliell, Mac Noil, I5i;u'li, Hcll, l.ord et atiUos médecins
— 285 —
('taientMirza-Asker^Mirza-Méliémed-nnssein,Goulam-
Kader-Klian et Y Alhur-Bachi (chef des apolliicaires),
Aglm-Hnssein, l'ancien confident de Chàh-Kaniràne.
Comme à leurs yeux tout Européen est un médecin, la
conversation ne cessa de rouler sur Fart qu'ils profes-
saient, et il me fallut entendre bien des sottises. Ils
voulaient tous individuellement me donner une haute
opinion de leur savoir, et faisaient dans ce but des
frais très-fatigants d'érudition afghane : ils avaient
apporté avec eux une partie de leurs pharmacies, afin
que je leur indiquasse l'emploi quil fallait faire de di-
verses préparations chimiques qu'on leur avait en-
voyées de l'Inde anglaise, et dont ils ne connaissaient
pas les effets. Ces médecins s'étaient contenté jus-
que-là de les administrer à leurs malades à des doses
progressives, jusqu'à ce qu'ils eussent à peu près
reconnu les cas où ils pouvaient en faire l'applica-
tion. Combien de malades avaient-ils tués avec un
pareil système? Je n'osais vraiment pas le leur de-
mander; mais Mirza-Asker combla la lacune, en me
montrant un flacon de cyanure de mercure, et en
me demandant quel diable de sel cela pouvait être :
« Il n'a fait de bien à personne, me dit-il, car sur cent
malades à peu près auxquels j'en ai donné, il n'y en a
qu'un seul qu'il ait guéri, tous les autres sont morts. »
Après la médecine, ralchimie eut son tour, car un
(bnsdifïérenlescliargcs,a naliirellemcnt iiKluillescliefsde la ville
de Hérat à croire que les médecins occupairiil dans les cnnseil.-;
des Anglais une place plus impoiianle que celle qui leur est réel-
lement assignée, elles Asiatiques altribuent la prospérité des
Anglais à l'inlliuMice qu'ils leur supposent. — !..
— 28C —
jirand nombre de ces fous dépensent tout ce qu'ils
possèdent à rechercher la pierre philosophale : ils
sont convaincus que les Anglais l'ont découveTte, et
n'attribuent qu'à cela la supériorité de leurs richesses.
Ils croient aussi que les monnaies d'or d'Europe ne
sont, dans le principe, que des jetons de fer frottés avec
une certaine préparation, et déposés ensuite dans l'eau
dial)olique d'un puits ou d'une fontaine qui les uiéta-
morphose en lor le plus pur. Les Ekim-Bachis m'a-
dressèrent les supplications les plus vives pour que je
les initiasse à notre secret; mais je me bornai à leur
faire un discours sur l'humanité, le droit des gens et
l'économie politique, les assiu-ant que c'était à cela et
à nos idées d'ordre et de justice que nous devions
l'abondance des biens qu'ils nous enviaient. Je dois
dire qu'ils ne me crurent point et qu'ils conçurent la
plus haute idée de mon talent diplomatique, admirant
l'habileté aACC laquelle j'avais su éluder leurs ques-
tions pressantes et répétées.
Les premières journées de mon séjour à Hérat se
passèrent à faire et à recevoir des visjtes. J'avais
demandé dès mon arrivée à aller présenter mes hom-
mages à Yar-Méhémed-Khan, mais, sous le prétexte
d'une indisposition qui n'existait pas, il retardait
ma réception de jour en joiH\ Eu agissant ainsi,
il espérait api»rendre, avant de me voir, quel était
le but de la jnission politique dont il me suppo-
sait chargé, et mon obstination à. me renfermer dans
la première et seule version (pie j'eusse donnée de-
puis plusieurs jours, lui faisait penser que j'étais un
homme très-rusé (zirimj) et bien cuit {busior poukhtè).
— 287 —
Malgré tout cela, leSertip chez lequel j'étais logé
faisait tout son possible pour me faire supporter sans
trop d'ennui ma demi-captivité; il venait souvent lui-
même s'informer sises serviteurs remplissaient con-
venablement ses ordres à mon égard; il déjeunait
presque tous les jours avec moi. Sa conversation me
fournissait toujours de précieux renseignements qui
nfeùssent beaucoup servi si j'eusse été , ainsi qu'il
le supposait, undi[)lomate déguisé. Quoique l'instruc-
tion du Sertip fût bornée, ses appréciations étaient
habituellement justes et portaient le cachet d'un gros
bon sens. Ses manières étaient affables et empreintes
de bonhomie; je voyais qu'il désirait m'ètre agréable
et voulait aussi se faire pardonner la nécessité dans
laqucîlle il se trouvait de me faire surveiller. Son frère
et son secrétaîre sondaient souvent mes dispositions
pour savoir si j'accepterais tel ou tel présent qu'il vou-
lait me faire, mais connue j'étais bien convaincu que,
malgré ses heureuses qualités, il ne me ferait un
présent que dans l'esprit afghan, qui veut qu'on
donne un œuf pour recevoir un bœuf, je repoussai tou-
jours les insinuations qu'il me fit faire dans ce sens,
et n'acceptai que son déjeuner, son diner et quelques
charges de melons qu'il m'envoyait de temps en
temps. Je pouvais agir ainsi sans scrupule, sinon à
titre d'hôte, du moins comme prisonnier. Je ne me
départis jamais de ce système de réserve pendant tout
le temps que je restai en Afghanistan : ne jamais re-
cevoir, mais ne jamais donner; acheter moi-même
tout ce dont j'avais besoin, en tâchant d'être constam-
ment modéré dans mes dépenses, ahn de ne pas c.xci-
'liii
— ^288 —
ter la cupidité des Afghans, diez lesquels le seiili-
menl dominant est un désir permanent de s'emi)arer
du bien d'autrui.
Le Sertip venait aussi passer les soirées avec
moi, et amenait des bayadères afg^hanes, dont les
danses se prolongeaient assez avant dans la nuit.
Une bande de musiciens accompagnait les baya-
dères, et la coupe de Bacchus circulait fréquem-
ment parmi eux. Le Sertip yiensait me faire un
grand plaisir en m'offrant du vin , et paraissait
très-étonné du peu de penchant que je montrais
pour cette boisson, dont je m'abstenais autant (jiie
possible depuis que j'étais en pays musulman, et aussi
afin d'éviter bien des tracas et des maladies que son
usage occasionne dans ces contrées brûlantes'. La'l-
1 Les Al'glians de Héral ne comprenneiU point que les cliré-
liens, à qui leur religion ne déi'end pas de boire, rel'usenl quel-
quefois de le faire.
Quelque temps après notre arrivée àHérat,àla suite d'un diner
à l'andjassade, par une nuit sombre, tandis que je traversais le
jardin sans lanterne pour rentrer clicz moi, je nie heurtai contre
la marj^elle {houz) d'un bassin plcui à côté d'une fontaine qui
avait été presque vidée ce jour -là pour être nettoyée. Je
tombai d'une bauleur de luiit ideds environ, et celte ciiule m'é-
branla fort. Les habitants de lierai sel.alèrcnlde dire que j'étais
ivre, et cependant je pratiqtie presque les usages d'une absti-
nence complète. Aussi ce fut cette pensée qui dicta les condo-
léances du Chàh-Kamràne et de sa famille, comme aussi de Yar-
Méhémcd et de sou étal-major. NadjoiiKhan, le Topchi-Sachi,
qui était un buveur très-connu, désirait me faire avouer que
j'avais bu un coup de trop {Imdreseadah), et ce fut seulement
lorsque mes goiMs furent bien connus, que je fus exempté de
pareils soupçons d'intempérance. Un an après, je me rendais à
ja citadelle, chez le Roi. Je le trouvai buvant du vin de Chiraz,
— ^289 —
Méhémed ne [jouvail comprendre cette modération
de la part d'un Européen, car je pus à peine vider
deux coupes des produits vinicoles de Hérat, assez mau-
vais du reste. Les musulmans font consister la qualité
des boissons spiritueuses bien plus dans leur force
que dans leur bouquet et leur générosité, et c'est
parce qu'ils ne comprennent pas qu'on puisse boire
sans aller jusqu'à l'ivresse ; le vin n'a pour eux d'at-
trait qu'autant qu'il la donne plus promptement.
Les Asiatiques m'ont paru, presque généralement ,
tenir fort peu compte des prescriptions du Koran à
l'égard des liqueurs fermentées : en Perse surtout, dès
qu'un homme a les moyens de satisfaire sa passion
pour le vin, il ne manque pas de s'enivrer chaque
nuit K
Le Sertip regrettait beaucoup d'être retenu par sa
santé et il m'avouait que sans cela il ne manquerait
pas de se conformer à l'usage général. D'après ce
principe, il voulait me forcer à boire, espérant qu'une
el, quand il me vil assis, il ordonna à son Alliar Baclii de me
verser du vin. Comme je louchais à peine du boul des lèvres
à ce breuvage, le Chah me dil avec un clignemenl d'yeux : Ne
craignez rien : il n'y a pas de houzici. — L.
1 Nul ne peul faire du vin à Héral, pourtanl il n'esl pas coni-
plélement défendu d'en boire. Pour y être autorisé, il faut
avoir un ordre du médecin constatant une maladie qui rende son
usage nécessaire. Ce n'est pas là une des moindres ressources
du revenu de ces derniers qui, par leur facilité, transforment la
tolérance en un véritable abus. Yar Méhémed-Khan ne l'ignore
. point ; mais y trouvant son bénéfice, il ne fait rien pour répri-
mer les ivrognes. Le Meï-Klunè est un upallhe (monopole,
espèce de contribution indir'.\;le) que gère pour son compte le
Sertip La'l-Méhémed-Kh;'.i et qui donne de très-grands profits.
1. 47
— 990 —
fois ivre je lui dévoilerais plus facilement les projets
cachés qu'il supposait à mon voyage en Afghanis-
tan, et que rien n'avait pu m'arracher à jeun. A
son grand désespoir, cependant, je résistai comme un
homme dont le parti est fermement arrêté. Toute-
fois il ne se tint pas pour battu, et, la seconde nuit, il
essaya de me vaincre par Vénus, n'ayant pu le faire
par le vin.
Les Afghans aiment beaucoup la danse des Alimèhs,
la musique et les chanteurs; le Sertip avait recom-
mandé aux femmes et aux musiciens qu'il avait fait
venir de déployer pour moi toute leur science. Pour-
tant, malgré tout ce que firent ces dames, dans la pre-
mière partie de leurs exercices, je restai froid et in-
différent, car je ne trouvais pas beaucoup de charme
à leur danse ^ qui me parut lourde et ennuyeuse. Cette
chorégraphie se composait de marches ou traînées
de pieds en avant et en arrière, de poses plus ou
moins fatigantes, qu'accompagnaient des chants
amoureux assez discordants. Leur musique cependant
ne manquait ni d'harmonie, ni d'un certain mérite.
Si ce n'eût été une espèce de petite viole qui ne ren-
dait que des sons aigres et monotones, se neprodni-
sant toujours sur le même ton, j'eusse entendu les
autres instruments avec assez de plaisn\ Le répertoire
> Je dirai en passant que, si les oUiciers européens de Kaboul et
de Kandahar avaient eu le sentiment de leur responsabilité comme
chrétiens anglais, et le désir de ne pas compromettre la dignité
et l'honorabilité de leurs compatriotes, dans l'estime des peuples
cliei lesquels ils ont habité, ci ivec qui ils ont été mis en
«;ontact, nous aurions pu éviter, à lii rat, un chapitre humiliant
dans rbisloiro de l'Alulianislan. — L.
— ^i91 —
é
des musiciens était assez yarié et se composait d'une
vingtaine d'airs que j'aurais écoutés avec plus d'atten-
tion encore, s'ils n'eussent servi à accompagner les
chants d'une dizaine d'hercules afghans qui s'égosil-
laient pour faire sortir de leur poitrine des sons tout
à fait rauques, sans rhythme ni cadence : celui qui
beugle le plus fort étant estimé par eux le meilleur
chanteur. La'1-Méhémed était désespéré de voir que
tout cela m'amusait si peu; tout à coup il donna un
ordre en langue puchlou (afghane), que je ne com-
prenais pas, et, vingt minutes après, je vis arriver
une nouvelle bayadère, qui, suivant l'expression per-
sane, « resplendissait comme la pleine lune. »
C'était une des créatures les plus parfaitement belles
que j'eusse vues jusqu'alors. Elle fit son entrée avec un
certain air de dignité, et vint s'incliner devant le Ser-
tip et devant moi. Ceci fait, le cercle des spectateurs
s'élargit, et la nouvelle venue commença une danse
qui ne ressemblait en rien à ce* que j'avais déjà vu
en Asie; c'était tout ce qu'il pouvait y avoir de plus
extraordinaire et de plus échevelé ; la malheureuse se
disloquait les articulations pour arriver aux poses les
plus passionnées. Joignant l'évolution des bras aux
contorsions du corps, elle arriva peu à peu à ôter ses
vêtements l'un après l'autre,' et je crus un moment
qu'elle allait bientôt se montrer dans le léger costume
d'une insulaire de la Polynésie, mais heureusement
elle garda son jupon; le buste et les bras étaient
complètement découverts. Sa danse devint alors d'une
énergie frénétique, et ses gesles rendaient le délire
amoureux avec une violence d'expression qui m'éton-
— 292
liait. Enfin elle parut énervée par Tettet du plaisir,
ses poses devinrent languissantes et défaillantes, puis
elle vint s'affaisser à nos pieds, haletante et couverte
de sueur. A cet instant, les autres danseuses s'em-
parèrent d'elle et la portèrent hors de notre vue. Ce
fut alors seulement que j'examinai le Sertip : son
exaltation fébrile était portée au dernier période ;
je n'étais pas resté plus indiiférent que lui de-
vant la scène qui venait de se passer; mais j'eus
sur moi tout l'empire nécessaire, et je rentrai dans
ma chambre assez triste et fort ennuyé de ma capti-
vité. J'avais déjà commencé à me déshabiller, lors-
que je vis quelque chose se mouvoir du côté de mon
lit. 0 surprise! c'était la séduisante bayadère,
.... Dans le simple appareil
D'une beauté qu'on vient d'arraclier au sommeil.
C'était encore une des ruses de La'1-Méhémed pour
m'arracher mon prétendu secret. Je n'avais rien à
craindre à cet égard, et, avec toute la prudence né-
cessaire en pareille occasion, j'engageai la conversa-
tion avecZuleïka; mais elle eut beau faire, le fameux
secret ne lui fut pas révélé.
Six jours s'étaient écoulés depuis mon arrivée, lors-
que le médecin Goulain-Kader-Khan, cumulant aussi
les fonctions d'astrologue, ayant observé dans le ciel
une constellation favorable, le Vézir-Saheb, Yar-Méhé-
med-Khan, m'envoya dire qu'il était prêt à me rece-
voir. Son logis s'élevait à cent pas de celui du Ser-
tip et je pouvais parfaitement m'y rendre à pied;
mais cela eût été indigne du grand personnage que
j'allais visiter. Je montai donc un beau cheval turko-
— 293 —
man, richement caparaçonné, que le Sertip m'avait
fait préparer; puis je me mis en marche, escorté par
un peloton d'infanterie et une trentaine de farraches.
Le palais qu'occupait le Vézir-Saheb n'avait de remar-
quable que ses vastes dimensions. Aussitôt après en
avoir franchi le seuil, je pénétrai dans une grande
cour carrée, au milieu de laquelle se trouvait, pour
tout ornement, un bassin d'eau corrompue : de petites
chambres, ouvertes sur tout le pourtour intérieur,
donnaient à cet édifice l'aspect d'un caravansérail.
C'est là qu'on instruisait les serbas nouvellement en-
régimentés, sous les yeux mêmes du Vézir. Quand
j'entrai dans cette cour, elle était remplie de troupes,
d'Afghans, d'Uzbeks, de Parsivans, divisés en petits
groupes accroupis le long des murs, et devisant sur
les événements du jour; c'était là la Bourse héra-
tienne. Mon uniforme ayant attiré tous les regards,
je fus bientôt entouré par toute cette cohue qui se
porta à ma rencontre; les soldats et les farraches
s'empressèrent de former la haie sur mon passage
afin de m'empêcher d'être étouffé. Après avoir tra-
versé plusieurs chambres et couloirs remplis d'écri-
vains et de soUiciteurs, j'arrivai à la grande chambre
d'audience appelée Divan-Khanèh, qui n'avait rien de
plus remarquable que le reste du bâtiment. Yar-
Méhémed-Khan m'y attendait en petit comité. Nadjou-
Khan, Topchi-Bachi (chef de l'artillerie), le Serdar
Hussein-Khan, Hézarèh, Feïz-Méhémed-Khan, Ichik-
Àghassi (maîtres des cérémonies), VAthar-Bachi^ (chef
* L'Athar-Bachi a été pendant plusieurs années le serviteur le
plus fidèle et le plus recommandable du Chàh-Kainràne. Le
— 294 —
des apothicaires) Agha-Hussein et le Sertip La'1-Méhé-
med-Khan, étaient les seules personnes qui eussent
obtenu la permission d'assister à notre entrevue.
Dès que je parus à rentrée de la chambre, Yar-Mé-
hémed-Khan se leva, fit trois pas pour venir à ma
rencontre, et me prit la main qu'il serra avec force :
puis il reprit sa place et me fit asseoir à côté de lui. Le
Vézir-Saheb était un homme de haute taille, à la phy-
sionomie dure, mais expressive et fortement caracté-
risée; il ne paraissait pas avoir plus de cinquante
ans, bien qu'il en eût au moins dix de plus. Ses habits
étaient en châle de cachemire, et il ne portait pas le
turban comme ses compatriotes , mais le bonnet en
peau d'agneau comme les Persans. On m'a assuré
qu'en modifiant cette partie de son costume , le
Vézir-Saheb n'avait eu pour but que de se rendre le
Chah de Perse favorabie. Effectivement, un étranger
ne saurait faire plus de plaisir aux Persans qu'en
adoptant leur coiffure. Les chapeaux et les casquettes,
par exemple, leur sont en horreur, car ces coiffures
sont à leurs yeux le signe distinctif de la nationalité
des Européens, en même temps que de leur puissance,
par laquelle ils ont été tant de fois humiliés. Ceux
d'entre eux qui sont au service de la Perse peuvent,
sans inconvénient, conserver le costume de leur pays,
peuple (le Hérat, et parliciilièrenienl les Parsivans,liii doivent une
grande reconnaissance pour les soins qu'il mit à les protéger
contre les fureurs fréquentes du Roi et la tyrannie de Yar-Mé-
hémed. Ce fonctionnaire élait très-respecté et passait pour être
le seul homme influent de Hérat qui n'eût pas fait le commerce
des esclaves. — L.
— 295 —
mais ils sont vus d'un mauvais œil lorsqu'ils ne
prennent pas le bonnet de peau d'agneau. Le rusé
Yar-Méhémed-Khan savait bien cela, et en abandon-
nant le turban, il voulait qu'à Téhéran on crût à son
dévouement à la dynastie des Kadjars '.
Les manières polies, empressées et sans cérémonie
du Vézir-Saheb me mirent tout de suite à mon aise.
Tandis que nous fumions le kalioun, il fit servir le thé
qu'il prit lui-même des mains du Pichkhedmed pour
me Toffrir; enfin il me traita avec une considération
dont je fus vraiment confus. La politesse est grande
dans les cours souveraines d'Asie, mais l'étiquette y
est aussi très-sévère, et si l'on s'en est départi quel-
quefois avec les Européens, il faut avouer qu'on doit
cela aux Anglais qui ont su se poser dans celte contrée
en gens qui connaissent leur valeur. Aujourd'hui, le
ph est pris, et le plus mince officier de la Compagnie
des Indes reçoit des honneurs presque souverains,
quand il passe dans une des principautés accessibles
de l'Asie centrale. Bientôt après l'échange de compli-
ments réciproques, Yar-Méhémed-Khan aborda les
questions politiques. « Vous êtes Anglais, me dit-il
« brusquement, je le sais, pourquoi le cacher?
« Voyons, dites-moi quelles sont vos intentions? Si
« j'ai eu des torts envers votre gouvernement, il en
' J'ai vu Yar-Méhémed porter un bonnet de cette façon dans
un temps où il n'avait pas de raisons pour être agréable au Chah.
Le bonnet de peau d'agneau frisée est généralement porté par les
Djem-Chidis, les Hézarèhs et autres tribus Sounniles du voisi-
nage, avec cette différence qu'il est d'une grandeur et d'une
forme dilTércntes de <;elles du bonnol Kadjar. — L.
— 296 —
« a eu aussi (;u\ers moi : partant quitte. Nos reia-
« lions peuvent se renouer aujourd'hui sur un pied
« amical, et j'y apporterai toute la sincérité que vous
« êtes en droit d'exiger de moi. La duplicité dont j'ai
« fait preuve antérieurement vis-à-vis de MM. Pottin-
« ger et Todd ne doit pas servir de base à votre opi-
« nion sur mon compte; ils excitaient contre moi
« ce vieil ivrogne de Châh-Kamràne, et ma vie était
« en jeu : il fallait bien que je la défendisse. J'étais
« dans des inquiétudes continuelles qui ont disparu
« depuis qu'il n'existe plus : aujourd'hui, toute l'au-
« torité est concentrée entre mes mains; les Afghans
« me sont dévoués, et je suis débarrassé des Persans.
« Parlez-moi donc sans réserve, et si votre alliance
« me vient en aide, la mienne pourra aussi vous
« être de quelque utilité. » J'étais vraiment très-em-
barrassé pour répondre à cette brusque sortie, faite
sur un ton d'assurance qui dénotait une profonde con-
viction sur ma nationalité anglaise. Selon toute pro-
babilité, le Vézir-Saheb découvrit à l'expression de
ma figure que je n'étais pas très-rassuré, car il m'en
fit l'observation. Cejjendant, mon trouble ne fut que
passager, et je protestai bientôt, de la manière la plus
énergique, contre les intentions perturbatrices qu'il
me [H'êtait sans doute. Il chercha inutilement à me
désabuser. Je lui alléguai que la surveillance dont
il m'entourait était une preuve suffisante de sa pensée
à mon égard. Ce fut alors à son tour de s'excuser sur
les nécessités de sa position : il me dit que la con-
duite tenue antérieurement par les Anglais qui étaient
venus à Hérat n'était pas de nature à le tranquilliser
— 297 —
sur les intentions de ceux qui s'y rendraient à l'ave-
nir, et -qu'il serait imprudent de sa part de leur don-
ner trop de liberté, dans une \ille où leur or pourrait
lui ôter l'affection de la population. Puis, s'animant
peu à peu, il me fit d'assez curieuses révélations. «Je
« connais trop bien les projets des Anglais, continua-
« t-il, pour être sincère avec eux ; ils auraient pris
« de trop profondes racines à Hérat s'ils y fussent
« restés plus longtemps. Ils ont laissé beaucoup d'ar-
« gent dans la principauté, il est vrai, mais ce n'était
« pas pour m'en faire profiter : je feignais d'être
« leur dupe, mais ne l'ai jamais été. Quand je sortais
« à cheval avec M. Todd, je le prenais moi-même
« sous les bras pour l'aider à se mettre en selle ; je
« le laissais marcher avant moi pour satisfaire son
« orgueil, mais j'augmentais mes richesses à ses
« dépens. Lorsque sa générosité cessa, mes bons pro-
« cédés cessèrent de même. Il voulut me renverser,
« je l'ai chassé de Hérat, et il est aujourd'hui décon-
« sidéré aux yeux de ses chefs; ainsi vont les choses
« de ce monde : tout est écrit dans le livre du des-
« tin. Si la fortune s'est décidée en ma faveur ,
« c'est que Dieu l'a voulu; tous vos trésors et vos sol-
« dats ne pourraient lutter contre sa volonté. Arrivez-
« vous aujourd'hui avec des intentions différentes
« de celles de vos prédécesseurs? parlez franchem.ent,
« nous serons amis. Payez-moi bien, et je serai votre
« serviteur dévoué, mais si vous êtes venu pour in-
« triguer comme eux, je ne le permettrai pas. Il ne
« tombera pas un cheveu de votre tête, vous resterez
« même ici, si cela vous plaît, mais traité comme
— 298 —
« vous l'avez été jusqu'à ce jour: vous êtes égalemeni
« libre de quitter Hérat. Décidez-vous'.» Il me fallut
plus d'une heure d'efforts, de dénégations et de pro-
testations pour convaincre Yar-Méhémed-Khan que Je
n'étais pas Anglais, et notre conversation qui, à mon
grand déplaisir, s'était beaucoup trop animée, finit
par rentrer dans les limites bienveillantes d'où les
' La narration faite par M. Ferrier de son entrevue avec Yar-
Méhémed est très-intéressante; il paraît avoir parfaitement com-
pris et apprécié le caractère du Vézir.
Yar-Méhémed avait raison lorsqu'il supposait que l'inlluence
des Anglais à Hérat se serait trop enracinée pour qu'elle lui lïit
agréable. A l'époque même où la Mission quitta la ville, je crois
qu'il nous eût été très-facile de nous y maintenir malgré lui, en
supposant toutefois qu'on eût jugé nécessaire de risquer un
conflit. Ce prince ne trouvait pas bon qu'aucun de ses sujets
fût protégé par la présence de la Mission contre l'oppression
de ses soldats, ou que, sous la surveillance des officiers anglais,
on dépensât de l'argent pour ouvrir des canaux, réparer les
chemins, faire des avances aux cultivateurs et auxmanufacturiers,
et rendre au pays un étal de prospérité comparable à celui qui
existait avant l'invasion des Persans. Je n'hésite pas à croire que,
si les arrangements faits par M. Eldred Potlinger avaient conti-
nué, lesquels consistaient à payer directement par les mains du
trésor royal anglais, au lieu de s'acquitter par l'entremise de
Yar-Méhémed, l'Angleterre aurait conservé Hérat malgré tous
les revers essuyés dans l'Afghanistan. L'estime que les habitants
de Hérat professaient pour les ofliciers anglais est contirmée par
le docteur Wolf, dans le récit de son voyage à Bokhara. Yar-
Méhémed aurait eu, du reste, mauvaise grâce à garder rancune
ou à professer de méchants sentiments contre nos officiers, quoi-
qu'il pensât être très-lieurenxde se voir délivré de leur influence.
Moi qui connais le chef actuel de Hérat, le Chàh-Zadèh-Méhé-
med-Youssouf, je puis assurer qu'eu toutes circonstances il sera
prêt à entrer en relation amicale avec nous. — L.
— 299 —
soupçons du Vézir-Saheb à mon endroit l'avaient fait
sortir un moment. Nous nous entretînmes alors des
divers États de l'Europe, des sciences, des arts, surtout
des chemins de fer, des aérostats et des télégraphes
électriques. Les jugements qu'émettait Yar-Méhémed-
Khan me parurent constamment empreints d'un grand
sens, et j'en conclus qu'il ne lui manquait que quel-
ques études pour développer en lui les qualités d'un
homme supérieur. Mais l'ignorance dans laquelle il
a vécu jusqu'à ce jour, l'entretient dans des illusions
dont il n'est pas facile de le faire revenir. Ainsi, ce
prince possède une foule de mines de fer, de plomb,
d'argent et même de cuivre aurifère, et il brûle du
désir de les mettre en raj)!)ort: il voudrait aussi avoir
des métiers à lîler et à tisser la laine, la soie et le co-
ton à la manière européenne, fabriquer des canons,
des fusils ; mais il voudrait tout cela avec l'esprit af-
ghan, c'est-à-dire sans débourser l'argent néces-
saire. Il a, de plus, le travers commun aux Orientaux de
croire que tout est possible dans le plus bref dé-
lai ; qu'un seul homme doit avoir toutes les connais-
sances, suffire à vingt travaux différents, et qu'il peut
trouver dans son pays, dépourvu de tout, les maté-
riaux nécessaires à la confection des machines sans
lesquelles il ne pourra pas arriver à la réalisa-
tion de SCS projets. Son impatience est cause qu'il
n'obtiendra jamais les résultats qu'il désire; et puis,
d'un autre côté, son revenu est trop modique pom*
qu'il puisse se permettre de grandes dépenses, et il
lui serait impossible de faire venir d'Eiuope des ma-
chines et des ouvriers pour atteindre le but qu'il
— 300 —
se propose. Mais s'il savait mieux utiliser les res-
sources qu'il possède, ce qui lui serait facile en te-
nant à ses gages deux ou trois Européens et en dé-
pensant seulement cent mille francs par an, il aurait
bientôt quintuplé ses revenus qu'il tient tant à aug-
menter. Yar-Méhémed-Khan me parut avoir un
grand penchant pour ce qui concerne l'art militaire,
et il m'adressa à cet égard une foule de questions
qu'il posait très -judicieusement; il s'étendit aussi
longuement sur le siège qu'il avait soutenu contre
les Persans en 1838, et il n'attribuait leur insuccès qu'à
la trahison et à la lâcheté de leurs chefs. Il louait
beaucoup la bravoure des soldats, et il m'a fourni sur
ce siège de curieux renseignements que l'on trouvera
dans les Documents pour servir à l'histoire des Af-
ghans. Je me rappelle surtout le procédé fort intelli-
gent dont il se servait pour reconnaître la direction
des boyaux que les Persans creusaient pour leurs
mines et pour arriver au fossé de la place. A cet effet,
il faisait remphr exactement une assiette de graines
très-menues : il la faisait ensuite placer sur le sol,
dans les endroits présumés où il était miné par ceux-
ci, et, quelles que fussent les précautions qu'ils pris-
sent pour travailler sans bruit, même en coupant la
terre seulement, il en résultait toujours un ébranle-
ment suffisant pour faire légèrement osciller l'as-
siette, de manière à ce que quelques graines tom-
bassent par terre. C'était alors pour les Afghans un
signe certain des travaux de leurs ennemis.
Bien que la conversation de trois heures que je
venais d'avoir avec Yar-Méhémed-Klian eut été, de son
— 301 —
côté, empreinte dune certaine acrimonie que déter-
minait ridée fixe de ma nationalité d'Anglais, je me
retirai cependant satisfait de son accueil : il m'avait
été facile de démêler, à travers les craintes que je lui
inspirais, le fond de bienveillance qu'il y avait dans
son cœur pour l'étranger auquel il devait l'hospita-
lité. Il me semblait difficile que ce fût là l'homme qui
avait fait étrangler son souverain, Châh-Kamràne,
qui avait ordonné la mort de tant d'infortunés et fait
vendre par centaines ses sujets auxTurivomans, y com-
pris même des princesses du sang : telle était cepen-
dant la triste réalité. Du vivant de Chàh-Kamràne, le
Yézir-Saheb avait éloigné des affaires à peu près tous
ceux qui portaient ombrage à son pouvoir; mais, de-
puis la mort de son souverain, il avait complété son
œuvre en n'admettant dans les emplois publics que
des Afghans, à lui dévoués depuis longtemps, ou
appartenant à sa tribu. 11 avait été assez habile pour
compromettre ces nouveaux fonctionnaires aux yeux
de la population, en les excitant à se porter à des actes
de sévérité souvent répétés, sans que la moindre res-
ponsabilité en pesât sur lui-même. Bien au contraire,
il s'attachait à faire rendre justice aux opprimés dès
qu'une plainte lui était portée. En agissant ainsi, il
avait en vue de rompre cet accord, trop souvent hos-
tile au souverain, qui existe habituellement entre les
turbulents Afghans et leurs chefs subalternes, et de
les maintenir les uns par les autres. Ce système lui a
d'autant mieux réussi qu'il se montre équitable dans
la solution des différends qui s'élèvent entre eux, et sa
domination est aujourd'hui parfaitement établie dans
— 302 —
le Hérat. La dynastie des Sudozéhis (branche de Kam-
ràne), détrônée par lui en 1842, n'a conservé aucune
chance, du moins de son vivant, de revenir au pou-
voir*.
Quatre personnages se partageaient la confiance
de Yar-Méhémed-Khan, quand je passai à Hérat : Feiz-
Méhémed-Khan , Ichik-Aghassi, le Sertip La'1-Méhé-
nied-Khan, Nadjou-RhanTopchi-Bachi, et Mirza-Ned-
jef-Khan, Saheb-Kiar (expéditeur des affaires ou mi-
1 Depuis la mort de Yar-Méhémed, qui a eu lieu en 1 852, son
fils Séyid-Méhéraed-Khan a gouverné Hérat avec de grandes
dililcullés, eu égard à la faiblesse de son caractère, comme aussi
aux embarras que son père lui avait légués. Son premier soin^
au début de son gouvernement, fut d'envoyer un certain nombre
de nobles du Hérat, parmi lesquels se trouvait Nadjou-Khan, com-
me en mission auprès du Chah, tandis qu'au contraire ils devaient
être retenus prisonniers. H s'était entendu avec le gouverne-
ment persan pour qu'on les gardât en otage ou qu'on l'en
débarrassât. Le gouvernement persan s'aboucha à son tour avec
Nadjou-Khan et quelques chefs, et il aurait probablement fait
périr tous les autres, si les autorités anglaises ne s'étaient point
interposées pour leur faire rendre la liberté. Dans le nombre de
ceux qu'on relâcha, il en resta quelques-uns au service du Chah,
tandis que le plus grand nombre se réfugia à Kandahar en pas-
sant par Bagdad et en se rendant à la Mecque. Ils revinrent de là
dans leur pays en passant par le Belouchistan.
Méliémed-Youssouf-Zadèh-Châh pressé, récemment, par les
habitants de Hérat de prendre les rênes dugouvernement, règne
actuellement dans cette ville. Issu de l'ancienne famille de Su-
dozt'hi, il est pttil-lils de Hadji.Firouzoud-din, qui était frère de
Cliâh-Zéniân, de Cliàh- Mahmoud et deChàh-Chouja, qui régnait
à Kaboul, sous la domination anglaise, en 1839. Yar-Méhémed
était ministre du prince Sudozéhi, Châh-Kamràne, et c'est lui,
comme on l'a précédemment raconté, qui tua son maître et
"usurpa le tiône. — D, S.
— 303 —
nislre) *. Ce dernier appartient à la race Parsivane (ou
Parsi-Zébane, parlant le persan), c'esi-à-dire à l'an-
cienne race qui dominait la contrée avant les Afghans.
Sous sa protection, une foule d'Eïmahs ' que Yar-Mé-
hémed-Khan a établis de gré ou de force à Hérat, tels
que les Tehimounis, les Djem-Chidis, etc., vivent heu-
reux et contents. Le Vézir leur est aussi favorable
qu'aux Afghans, dont le nombre est bien inférieur
au leur dans la principauté ; mais je pense qu'il y a
imprudence de sa part à augmenter chaque jour dans
ses États l'effectif de la race dominée : elle subira
son joug tant qu'il vivra, parce qu'il est juste avec
elle; mais après sa mort, si eUe est mécontente, elle
exterminera la race dominante, et les Afghans, qui
n'occupent le Hérat que depuis un siècle environ, se-
ront peut-être alors obligés de se réfugier dans le
Kandahar, berceau de leur nation. Ces peuples appar-
tiennent à la secte musulmane des Sounnites, tandis
que les Parsivans sont, en grande majorité, Chiàs.
Cette seule divergence de rehgion les rend ennemis
irréconcihables.
1 Le premier a été tué en 1847 dans un combat contre les
Hézarchs, le second est mort des suites de maladie, et
Nadjou - Kiian a perdu la confiance du Vézir - Saheb à
cause de quelques intrigues qu'il entretenait avec les chefs
du Kandahar , à la tribu desquels il appartient ; il n'y a
donc plus qu'un seul homme d'un peu d'importance à Hérat,
après Yar-Méhémed-Rhan, c'est son ministre Mirza-Nedjef
Klian, dans lequel il a une entière contiance.
2 Les Eïmaks appartiennent à la race des Parsivans, avec cette
seule différence que ceux-ci vivent dans des villes et que les
Eïmaks sont nomades et couchent sous des tentes.
— 304 —
Dt^puis le pâtre jusqu'au fouctionnaire du rang le
plus élevé, tout le monde a un libre accès près de Yar-
Méhémed-Khan; il consacre six heures de la journée*
aux réclamations de ses sujets et fait toujours prompte,
bonne et sévère justice. On peut maintenant traverser
en tout sens la principauté sans éprouver aucune
crainte ; les moyens de répression qu'il a employés,
pour la purger des voleurs, ont été si terribles, qu'au-
jourd'hui il ne s'en trouve plus un seul. Lorsque par
hasard quelque chose se perd sur la route ou à travers
champs, nul n'ose ramasser l'objet perdu; le premier
qui le découvre s'empresse d'aller faire sa déclaration
à l'autorité la plus rapprochée, et celle-ci recherche
aussitôt son propriétaire pour le lui rendre. Cette sécu-
rité des routes, dans le district de Hérat, est un fait uni-
que dans ce genre parmi les nombreuses principautés
de l'Asie centrale, qui ne sont peuplées que de pillards.
Les Hératiens, qui ne se souviennent {)as d'avoir vu
un ordre semblable régner dans leur pays, font des
vœux pour que le Vézir-Saheb règne longtemps sur
eux : ils ne lui reprochent qu'une seule chose ,
c'est d'avoir augmenté l'impôt et monopolisé toute
espèce de revenu. Il donne en apalthe jusqu'au rac-
commodage des vieux souliers ; il n'y a pas un seul
corps d'état qui soit exempt de payer quelque chose
au gouvernement. Cependant le Vézir-Saheb sait
plumer la poule sans trop la faire crier; il a pris à cet
' C'esl là une mesure fort sage, car, chez les peuples orien-
taux, rien n'est plus populaire qu'un dcrbcir, dans lequel les
grands personnages, comme ceux qui sont d'un rang inférieur,
peuvent conteni|)ler le visage de leur souverain. — U. S.
— 305 —
égard des leçons des Anglais et il en a très-bien protité.
Son avidité pour les richesses est grande, et pour-
tant il n'est point avare avec ses serviteurs, car
je les ai toujours entendus louer sa générosité ; mais
il est ladre au suprême degré avec ceux dont il n'at-
tend aucun service. Depuis qu'il a détrôné Châk
Kamràne, il s'est entouré des plus grandes précautions
pour protéger sa personne contre ses ennemis. Six
cents liommes gardent jour et nuit sa maison qui pour-
rait être aisément protégée par un piquet de trente
serbas. Mille hommes au moins l'accompagnent quand
il sort de la ville, et un sergent nmsulman, d'origine
indienne, instructeur de ses troupes, ayant toute sa
confiance, couche la nuit en travers de sa porte et
lui présente entre deux plats cadenassés ses repas du
matin et du soir. Le Sertip La'1-Méhémed-Khan ou son
frère, le colonel, restent la nuit dans son logis, armés
de pied en cap, tandis qu'un cheval sellé piatfe dans la
cour, prêt à tout événement. Enfin les précautions
les plus minutieuses sont prises par Yar-iMéhémed-
Khan pour parer à toutes les éventualités.
Le Vézir-Saheb appartient a la tribu des Ali-Kiou-
zéhis ; avant son père, qui a été gouverneur du Kach-
mir sous le règne de Châh-Mahmoud, sa famille n'avait
point d'antécédents politiques; il est même le seul
qui ait marqué dans sa tribu jusqu'à ce jour. Doué
d'une grande fermeté et possédant de vastes capacités
administratives, il a déployé, dans toutes les circon-
stances, un courage, un savoir et une habileté qui
le placent au premier rang parmi les souverains
afghans. S'il fût né sur les marches du trône, c'eût été
— 306 —
un noble cœur et un grand monarque qui aurait su
étendre et faire respecter sa domination ; mais comme
il est parti de très-bas, il a été obligé d'être ce que sont la
plupart de ses compatriotes qui visent au pouvoir
suprême. Si Ton peut citer de lui quelques belles
actions, on peut aussi lui reprocher bien des crimes; et
ceci est d'autant plus regrettable qu'il y a dans ce chef
plus d'étoffe qu'il n'en faut pour faire un grand
homme K
En quittant le Vézir-Saheb, je me rendis dans la
citadelle que commande son fils aîné, le Serdar Séyid-
Méhémed-Khan. C'était alors un beau jeune homme
de vingt à vingt-deux ans, ayant d'assez bonnes ma-
nières; je le trouvai entouré des principaux chefs
du Hérat, qui lui font une cour assidue afin d'obtenir
par son intermédiaire quelques faveurs de Yar-
Méhémed-Khan, auquel il doit succéder. Par mal-
heur, ce jeune prince n'a pas su gagner les sympa-
thies des Afghans, qui s'accordent généralement à le
considérer comme un homme fier, orgueilleux, pré-
somptueux et incapable de diriger les affaires de leur
pays; tout fait donc supposer qu'à la mort de son père,
il rencontrera de nombreux compétiteurs pour lui
disputer le pouvoir; peut-être trouvera-t-il des ad-
versaires parmi ses propres frères, deux enfants en
bas âge, qui promettent d'avoir la vigueur et l'in-
1 Sir John Mac'Neil fut irès-frappé de sa conversation avec ce
personnage lorsqu'il passa quelques heures avec lui , au siège
de Hérat, dans une entrevue qui eut lieu à minuit. Il en parle
comme de l'un des hommes les plus remarquables de son temps
et de son pays. — Ed.
- 307 —
telligence de leur père. Yar-Méhémed-Khan a bien
essayé de rendre inattaquable la position de son fils
aîné en Falliant par un mariage à une princesse de la
famille actuellement régnante dans le Kaboul ; mais,
quand on considère combien peu les liens du sang sont
respectés en Afghanistan, Ton peut en conclure que
cette parenté avec l'Émir Dost-Mobammed ne sauvera
point le Serdar Séyid-Méhémed-Khan de la chute qui
l'attend à la mort de son père, s'il n'est soutenu par la
Perse et par les Parsivans, dont le concours peut lui
assurer le succès en dépit de toute opposition.
Je reçus de ce jeune chef un accueil assez gracieux,
mais sa conversation me convainquit que les Afghans
n'avaient pas tout à fait tort de se défier de sa capa-
cité \ Il me montra un bel éléphant avec lequel il
jouait du matin au soir : c'était un présent que iMé-
hémed-Akbar-Khan, son beau-frère, venait d'envoyer
de Kaboul à sa fiancée Bobodjàne, fille aînée de Yar-
Méhémed-Khan.
Quand ma visite au Serdar Séyid-Méhémed-Khan fut
terminée, je me rendis chez Mirza-Nedjef-Khan, mi-
1 Les ofticiers de la Mission avaient la même opinion de la ca-
pacité de Séyid-Méhémed-Klian. Pendant une de ses visites à
Tehahar-Bagh, comme il exprimait le désir de onnaîire l'an-
glais, un plaisant s'offrit à lui en apprendre une phrase. En
conséquence, il fit croire à ce prince que ce qu'il allait lui dire
était tout simplement une manière de saluer à l'anglaise, et lui
apprit ces mots : « Vous êtes un imbécile {You are a spoon.). »
Très- satisfait de savoir ces quelques mots, quoi qu'il doutât un
peu de leur*signification, lorsqu'à son retour chez lui il rencontra
son père, Séyid-.Méhémed lui dit : « Açjir-be-adebi na-ba)ihitd
(sauf votre respect), vous êtes un imbécile. »
— 308 —
nistre du Vézir-Saheb. Son frère Mirza-Mir-Ali , qui
était un des plus riches négociants de Meched et
dont j'avais fait la connaissance lors de mon passage
dans celte ville, m'avait recommandé à lui de ma-
nière à ce que j'en fusse bien accueilli; c'est ce qui
arriva effectivement. Mirza-Nedjef-Klian me parut
avoir trente ans au plus; Je le trouvai spirituel, intel-
ligent et très-propre à remplir l'emploi dont il était
pourvu. On le cite également pour sa bravoure, mais
c'est ce dont je n'ai pas été à même de juger.
Je vis encore les Serdars Dad-Khan, Chirane-Khan,
Sultan-Méhémet-Khan ',Goulam-Khan et Émir-Khan,
tous cinq cousins germains de \ar-Méhémed-Khan ^
Séyid-Elias et Séyid-Fethi-Châh , chefs des négo-
ciants de Hérat, me reçurent aussi avec beaucoup
d'égards et de politesse ^.
lEn 1841, ce chef s'endiil dans le Kandahar, pour échapper à
son cousin Yar-MiMit'nietl. Sa présences fui lr('s-uiil(' aux Anglais
pendant les troubles qui survinrent d:ins ce pays , car il leva un
corps considérable de cavaliers Ali-Kiouzéhi>; qui étaient prêts à
rendre tous les services qu'on nitendait d'eux. — Ed.
2 Ceux qui ont connu le Serdar Felteli-Klian regretteront
infiniment de ne point trouver son nom dans cette liste. Sa
loyauté et sa fidélité à la cause anglaise étaient d'autant plus
remarquables qu'elles contrastaient avec la trahison des autres
membres de la famille de Yar-Méhémed ; nous n'avons eu qu'à
nous louer de ses services. — L.
^ Pour prouver l'importance de Hérat, je citerai les passages
suivants d'une lettre écrite de Meched par sir .lohn Mac-Neii
au vicomte Palmersion, en date du 25 juin 1838 :
'< llérat, du côté du nord, est la clef de l'Afghanistan. Quoi-
que je n'aie nullement rinlention d'imposer ma manière de
voir à Votre Excellence, et qu'il me soit impossible de savoir
quelles sont les considérations particulières qui pourraient in-
— sm —
tluencer la polilique du ijouveriieuienl de Sa Majesté, je ne
puis cependant m'enipècher de dire quelques mots de plus au
sujet de l'importance qu'il y aurait à sauver l'indépendance de
Hérat.
« J'ai déjà appris à Votre Excellence que le pays situé entre
les frontières de l'Inde et de la Perse est bien plus productif
que je ne le pensais d'abord, et je puis vous assurer, My-Lord,
qu'il n'y a aucun empêchement provenant de la nature du pays
ou du manque de subsistances qui puisse relarder la marche
d'un grand corps d'armée, des frontières de la Géorgie jusqu'au
Kandahar ou même jusqu'à l'Indus.
«Le comte Simonich, devenu boiteux par les suites d'une bles-
sure, se faisait conduire en voilure deTéhéran à Hérat et aurait pu
se rendre ainsi jusqu'à Kandahar. L'armée du Chah a déjà, depuis
sept mois, subsisté presque exclusivement par les approvisionne-
ments tirés du pays placé entre Hérat et Gorian, sans avoir eu
recours aux districts plus productifs encore de Sebzar et de
Ferrah.
« Bref, il m'est permis d'assurer, d'après mes observations
personnelles, qu'il n'y a absolument aucun empêchement à la
marche d'une armée sur Hérat. D'après toutes les informa-
tions que j'ai reçues, le pays jusqu'au Kandahar ne présente
aucune diflicullé, et bien plus encore, il est très-favorable au
passage des troupes.
« Il n'y a donc points My-Lord, la moindre sécurité pour
l'Inde dans la nature du terrain sur lequel une armée aurait
à passer pour envahir notre territoire de ce cîié,
« Bien au contraire, toute la ligne est favorable à une entre-
prise de ce genre, et j'éprouve d'autant plus le désir d'exprimer
clairement cette opinion qu'elle diffère de ma première pensée
et des documents que j'ai déjà transmis, en m'appuyant sur des
informations très- imparfaites.
«Dans une semblable occurrence, il me semble que ce serait le
fait d'une polilique très-hasardeuse que d'accorder à la Perse le
droildese laire le pionnier de la Russie et d'annihiler le principal
boulevard de l'Afglianislan, en se mettant sous la sauvegarde des
articles du traité : celte manière de faire empècheiait de sauver
l'indépendance du pays, dans ce moment surtout où l'on avoue
l'alliance entre la Perse et la Russie pour ces opérations.
— 310 —
« On raconte publiqueineul ici, el l'on croit aussi, quoique je
ne puisse pas dire pour quelle raison, qu'il existe entre la Perse
et la Russie un arrangement secret pour échanger Hérat contre
un certain district au delà del'Ariixe, lequel appartenait autre-
fois à la Perse.
« On m'avait d'abord parlé de celle circonstance à Téhéran
au mois de mars dernier, mais je n'y crus point à celle époque,
car je ne m'expliquais pas comment la Russie pourrait tenir à
Hérat, et, même à celle heure, je suis porté à croire le fait
inexact, quoique le comte Simonich ait menacé Mahomed-Amîn,
serviteur de Yar-Méhémed-Khan, lorsqu'il se présenta au camp
de l'année persane avec un message de son maître, de marcher
contre Hérat à la tête d'une armée russe, si la ville ne se ren-
dait pas au Chah. » — Ed.
CHAPITRE XII
Excursion dans les environs de Hérat. — Les Uzbeks de Kouu-
douz. — Les Grecs descendants d'Alesandre le Grand. — Les
dynasties asiatiques. — Emplacements d'anciennes villes. —
Artakoana. — Aria-Métropolis et Sous.— Les sièges de Hérat.
— Touli-Khan. — Massacre de Djenghiz-Khan. — Timour-Leng.
— Obeïd-Khan. — Sacde Hératparles Uzbeks. — Fortifications
élevées par Châh-Rokh-Mirza. — Position topographique ac-
tuelle de Hérat. — Les fortifications, la citadelle. — Embellis-
sements faits par les ingénieurs anglais. — Population de la
ville avant et après le siège de 1838.— Conduite de Yar-
Méhémed à cette époque, et après ce temps-là.— Les villes
persanes, aussi vite rebâties que détruites. — Dévastations
pendant le siège de cette ville. — Les bazars. — L'architecte
et la coupole. — Les bâtiments publics de Hérat.
Le lendemain de ces visites, je dirigeai ma prome-
nade dans les environs de la ville ; je poussai mon
excursion jusqu'au pied des montagnes, dans les ré-
sidences royales de Takht-Sefer et de Kazerguiah. Je
m'y rendis par les hauteurs, afin de chasser les nom-
breuses perdrix qui s'y abritent; mais au lieu de ren-
contrer quantité de ce gibier, dont je vis fort peu, je
me trouvai, dans le fond d'un ravin, en présence de
deux énormes loups et de leurs trois louveteaux. Ces
animaux étaient tous les cinq assis sur leur derrière et
ne paraissaient nullement effrayés de ma présence; ils
neprirent la fuiteque lorsque j'eustirésureux un coup
de fusil qui ne les atteignit ni les uns, ni les autres.
Arrivé à Kazerguiah, je fus très-snrpris d'apercevoir
un petit campement d'mdividus vêtus du costume
— 312 —
uzbek, et dont la i)hysionomie indiquait pourtant
clairement une autre origine. Les informations que
je pris à leur sujet me firent connaître qu'ils venaient
de Hézeret-Imam, petite ville située au nord de Koun-
douz, et se rendaient en pèlerinage à Meched, au tom-
beau de rimam Réza. Leur langage était une sorte de
persan corrompu, ce qui redoubla mon étonncment,
car le turk primitif ou tartare est la langue en usage
dans le pays où ils résident. Cette singularité ayant
piqué ma curiosité, je m'avançai vers eux pour me
renseigner plus complètement sur leur compte. Ils
m'apprirent alors qu'ils étaient les descendants des
Younàns (Grecs) qu'Alexandre le Grand (Iskander-
Roumi) avait laissés dans ces contrées '. C'est alors
que je me souvins que Marco-Polo, et après lui Burnes,
ainsi que divers auteurs orientaux nous avaient révélé
l'existence de tribus macédoniennes établies sur la
frontière nord-ouest de la Tartarie cliinoise. Je voulus
me convaincre par moi-même qu'ils n'avaient point
été induits en erreur, et les nombreuses questions que
j'adressai aux voyageurs de Hézeret-Imam me persua-
dèrent de l'existence réelle des descendants des Grecs
daus ces contrées. Ces individus n'y sont pas isolés et
dispersés çà et là, mais réunis en tribus, occupant
d'assez vastes territoires; rien cependant dans leur
langageou dans leurs mœurs ne rappelle leurorigine;
ce sont des musulmans assez l'anatitjues, in'a-t-on dit,
qui au milieu des Tartares ne jouissent que d'une con-
sidération douteuse. Toutefois on les respecte parce
qu'ils ne sont i)as moins braves que leurs ancêtres, et
• Voir la iiole sur les Kartirs, à V Appendice.
— 313 —
que leur haine attire toujours des conséquences terri-
bles sur ceux qui en sont l'objet. Burnes^ tout en admet-
tant Texistence de ces Grecs dans l'Asie centrale, a paru
douter que quelques-uns de leurs chefs appartinssent,
comme ils Taffirment, à la descendance d'Alexandre.
Il se basait sur Tassurance donnée par les historiens
du fils de Phihppe, « qu'il n'avait laissé aucun héri-
« lier pour recueillir le fruit de ses immenses con-
« quêtes ^ » Ceci peut être vrai, quant aux héritiers
légitimes; mais ces mêmes historiens citent aussi
diverses galanteries de ce héros et laissent supposer
que s'il ne laissa point d'héritier direct, il propagea au
moins sa race dans plusieurs principautés de l'Asie
centrale. Voici, par exemple, ce que j'ai trouvé dans
une vieille traduction de Quinte-Curce : « Après que
« les Macédoniens eurent assiégé et réduit à la der-
« nière extrémité la ville des Massagues, la reine
« de ce peuple, nommée Cléofée, fit enfin sa sou-
« mission à Alexandre. La princesse vint elle-même
« à sa rencontre, accompagnée d'une nombreuse
« suite de dames. Elle avait un fils qu'elle déposa
« aux pieds du roi, qui lui fit grâce et la rétablit com-
« plétement dans ses États. On dit que la beauté de
« la reine opéra plus en ceci que la clémence du
« roi, lequel en eut un enfant, qui porta depuis le
« nom d'Alexandre. »
1 Les descendants des Grecs mentionnés par Rurnes ne soûl
pas mahométans : on les appelle des Siàh-Pouclits Kaftirs et ils
résident dans les vallées de Hindou-Kouch, au nord de la rivière
Kaboul Les individus dont parle M. Ferrier étaient sans doute
des Tadjiks des environs de Koundouz. — L.
I- 48
— 314 —
Puisque le fils de Philippe en agit ainsi avec Cléofée,
il est tout à fait croyable que les charmes de plusieurs
autres grandes dames de ces contrées ne le trou-
yèrent point insensible, et les enfants qui naquirent
à la suite de ces rencontres perpétuèrent sa race et
devinrent un objet de vénération parmi les Macédo-
niens qui restèrent en Tartarie. Pour mon compte, je
ne vois là rien que de très-naturel, car les Asiatiques
de ces pays n'établissent aucune différence entre les
enfants de différentes femmes;— tous sont légitimes
et ont des droits égaux, quelle que soit la nature du
lien qui a uni leur mère à leur père.
Hérat est aujourd'hui l'asile de toutes les grandeurs
déchues des derniers siècles; aussi l'on y voit des
descendants de Djenghiz-Khan, de Timour-l^eng et de
Nader-Châh. J'y rencontrai un arrière-petit-flls de ce
dernier, Agha-Ahmed-Mirza, qui, possesseur de nom-
breuses propriétés territoriales, les faisait valoir lui-
même, préférant la vie paisible et retirée aux dangers
du pouvoir. Les Anglais, toujours habiles à utihser
à leur profit les princes en non-activité, lui faisaient
une pension à l'époque de leur occupation de l'Afgha-
nistan ; depuis leur départ, cette pension a été sup-
primée '.
La principauté du Hérat correspond à peu près à la
contrée appelée Aria par les historiens d'Alexandre et
dont les principales villes étaient, suivant eux : Arta-
koana, Aria-Métro{)olis, Sous, Akhala et Khandek.
» Parmi coux qui recevaient des primes pour la culture de
leurs champs je mentionnerai un chef du désert de Sislao qui,
assurait-on, faisait remonter sa filialioii jusqu'à Di/nits. — L.
— .115 —
Je suis forcé de convenir que malgré tous les efforls
d'imagination possibles, je n'ai jamais compris qu'Ar-
takoana ne fût pas une seule et même ville avec
l'Aria Metropolis désignée par Ptolémée. Plus j'y ai
réfléchi , moins j'ai pu me rendre compte de l'exis-
tence séparée de ces deux capitales; je suis très-
porté à considérer l'une comme ayant été l'annexe
de l'autre. Si Artakoana a effectivement été une cité
distincte. Aria Metropolis n'a pu être qu'une loca-
lité secondaire où les princes de l'Aria passaient habi-
tuellement l'été ; c'est ce qui aura fait penser à quel-
ques historiens qu'Aria Metropolis était une capitale;
ce ne serait pourtant là qu'une conséquence de l'habi-
tude où étaient les rois de Perse de quitter pendant la
chaude saison Persépolis, dont on voit encore aujour-
d'hui les ruines près d'Istakhr, pour se mettre à l'abri
de la chaleur dans une autre ville du même nom, située
dans la fraîche vallée de Mourghâb, à 1 5 farsangs plus
au nord. N'y avait-il pas aussi deux Ecbatanes, une
d'été et une d'hiver? Si cette supposition au sujet d'Ar-
takoana est juste, il n'y a que la ville de Kussan, dont
les ruines antiques, la situation sur les bords du Héri-
Roud, et le chmat tempéré , puissent rappeler l'em-
placement de cette ancienne cité. Mais je ne me
livre à cette supposition qu'en faisant mes réserves ;
et voici pourquoi : l'heureuse position qu'occupe Hérat
a dû, de tout temps, attirer sérieusement l'attention
des souverains persans; stratégiquement, commercia-
lement d'abord et ensuite eu égard à sa fertilité , il
n'y avait pas de ville plus importante dans l'Aria.
A la plaine dont cette capitale occupe le centre
— 316 —
viennent se relier toutes les routes aboutissant aux
principales contrées de l'Asie. De nombreux cours
d^eau descendant des montagnes voisines iraient se
perdre inutilement jusqu'au Héri-Roud, si Hérat et
sa banlieue ne se trouvaient sur leur passage pour
es mettre à contribution. L'avantage d'eaux abon-
dantes a été trop particulièrement apprécié de tout
temps par la population de ce pays, pour que les
habitants aient jamais pu y renoncer et se transpor-
tassent sur un autre point moins favorisé de la na-
ture. Je serai sur ce point, je le sais, en désaccord
avec plusieurs auteurs qui ont traité le même sujet,
mais j'ai vu peu d'entre eux s'accorder dans l'ap-
préciation des choses de l'ancienne Asie. Les im-
pressions diffèrent notablement suivant qu'on lit les
récits des voyageurs ou qu'on visite soi-même les lo-
calités; je crois qu'il en est pour les uns comme pour
les autres, quand ils essayent de désigner les emplace-
ments des anciennes villes. C'est absolument comme
lorsqu'ils cherchent les étymologies : leur esprit se
lance dans le vague des suppositions, sans qu'il en
jaillisse de très-grandes lumières. Cependant comme
il est convenu que ces lumières ne peuvent naître
que du choc des opinions, je continuerai à émettre
les miennes, au risque même d'embrouiller un peu
plus la question qu'elle ne l'était auparavant.
Pounpioi, par exemple, désigner Zeuzan, petite
vitle dont le territoire ne recèle pas la moindre
trace de constructions anciennes, comme étant la
Sons de l'Aria? Il me semble que la similitude de nom
de cette ancienne cité avec celle de Thous (aujour-
— 317 —
d'hui Meched'), nom qui n'a été altt^ré que dans
sa première lettre, ce qui s'explique suffisamment
par la transformation du langage dans cette contrée,
devrait plutôt faire considérer cette dernière ville
comme étant la Sous citée par Arrien, qui la place sur
la frontière des terres de l'Aria.
Quant à Akhala, on peut sans trop se hasarder lui
assigner comme position l'Akhal moderne, située au
nord de Kélat-Nader, et aujourd'hui habitée par des
Turkomans de la tribu des Tékiés, qui élèvent les meil-
leurs chevaux de l'Asie.
Toutes mes réflexions et mes recherches n'ont pu
aboutir à me faire connaître l'emplacement , même
approximatif, de la ville de Khandek.
Mais revepons à Aria Metropohs. Les auteurs per-
sans, dont les récits méritent bien aussi quelque atten-
tion, ne citent qu'une seule capitale de l'Aria , qu'ils
désignent sous le nom de Héri ; elle donnait sans doute
son nom à la principauté, comme aujourd'hui Ispahan
et Yezd donnent leurs noms aux gouvernements dont
ces villes sont les chefs-heux. La fondation de Héri est
attribuée parles Persans à Lohrasp,son agrandissement
à Gustasp et son embellissement à Bahoinàne. Les ha-
bitants ajoutent même qu'Alexandre le Grand la ter-
mina et chargea son lieutenant Hari (peut-être Arœus)
delà fortifier. En ce qui concerne Alexandre, il est dif-
ficile de contester la vérité des récits des Persans qui
concordent en tout point avec ceux des historiens
1 Les ruines de Thous sont cependant situées à 30 milles
N.-O. environ de Meched, et ont conservé !e même nom qu'à
l'époque d' Arrien.
1. 18
— 318 —
grecs. 11 était effectivement impossible qu'une ville
aussi importante que l'est Héri par sa situation et la fer-
tilité de son sol ne fût pas utilisée par le conquérant ma-
cédonien, qui dut en faire son entrepôt principal d'ap-
provisionnements de toute sorte, avant de s'avancer
dans l'Inde. Ce qui est moins vraisemblable, par exem-
ple, c'est la conviction des Hératiens de notre siècle,
qui assurent que leur ville n'a subi aucune transforma-
tion depuis Alexandre le Grand. Ils prétendent même
que les fortifications qui la protègent aujourd'hui sont
les mêmes qui furent élevées par ce héros : leur propre
histoire est cependant là pour leur prouver complè-
tement le contraire. En la consultant l'on peut citer,
seulement pendant les derniers siècles qui viennent de
s écouler, sei)t exemples au moins d'une destruction
presque complète de Hérat, tout au moins de boulever-
sements qui nécessitèrent son entière réédification.
La première catastrophe de ce genre que Hérat eut à
subir remonte au xii" siècle. Sous le règne du Sultan
Sandjiar, vers l'an dl52 (547 de l'hég.), elle tomba
au pouvoir des Turkomans, qui y commirent d'affreux
ravages et n'y laissèrent pas pierre sur pierre.
La seconde destruction que Itérât eut à subir ne fut
pas moins déplorable ; on pourra en juger par le récit
suivant : « Celle ville, dit d'IIerbeiot, était la plus
« considérable des trois capitales du Khorassan (les
« autres étaient Merv et Nichaiiour) qui furent as-
« siégées par Touli-Khan ' ; elle était défendue par
' Touli signilie Miroir en langue mongole, Touli-Khan fut
ainsi nommé à cause de son extrême ressemblance avec son père
Djenghi/.-Khan. — Ed.
— 319 —
« Mohammed-Gourgani , gouverneur de la province,
« qui avait une armée très-considérable pour la dé-
« fendre. En eifet, pendant les se[it premiers jours
« du siège , ce gouverneur fit de si fréquentes et de
« si vigoureuses sorties, que les Moghols virent bien
« qu'ils ne viendraient pas aussi facilement à bout
« de cette entreprise que des précédentes; mais il
« arriva que ce seigneur , qui était également Irès-
« sage et très-vaillant, fut malheureusement tué d'un
« coup de flèche dans le combat.
« Après la mort du gouverneur, les assiégés com-
« mencèrent à perdre courage, et Ton parlait déjà de
(c se rendre, lorsque Touh-Khan, qui avait été averti
« par ses espions , s'avança avec deux cents chevaux
« seulement vers une des portes de la ville pour atti-
« rer à une conférence ceux des bourgeois qui étaient
« le plus disposés à la paix. Il leur déclara que s'ils se
a rendaient volontairement à lui, qui était en état de
« les y forcer, ils ne recevraient aucun dommage ni
« dans leurs personnes ni dans leurs biens, et qu'il se
« contenterait de recevoir d'eux la moitié seulement
« du tribut qu'ils payaient au Sultan du Rhouarisme.
« Après que Touli-Khan eut donné sa parole , et
« confirmé par un serment solennel les conditions de
a la capitulation qu'il accordait aux bourgeois de Hé-
« rat, ceux-ci lui ouvrirent aussitôt leurs portes et lui
« firent une réception magnifique. Touli-Khan ob-
« serva exactement le traité qu'il avait fait avec eux,
« et ne souffrit pas que les Moghols leur fissent le
« moindre outrage. Il se contenta seulement de faire
« exécuter les soldats de la garnison avec lesquels il
— 320 —
« n'avait pas capitulé. II donna aux habitants Malek-
« Abou-Belvi' pour gouverneur, et vint trouver son
« père au siège de Talèh-Khan (Talighàn).
« Mais comme la ruine de cette puissante ville avait
« déjà été résolue parle décret divin, dit Khoudemir,
« sa perte était inévitable. Il arriva en effet que
« le bruit s'étant répandu que les Moghols avaient été
« défaits par Djellal-Eddin auprès de la ville de Gbaz-
« nèh, les habitants des villes de Khorassan où Touh-
« Khan avait laissé des gouverneurs se soulevèrent
« en masse, et égorgèrent tous les Moghols qui tom-
« bèrent entre leurs mains. Les habitants de Hérat
« se jetèrent sur Malek-Abou-Bekr, le massacrèrent
« avec tous ses gens, et chargèrent Mobarek-Eddin
« Sebzavari, de les défendre.
« Djenghiz ayant appris ces tristes nouvelles fit
« une rude réprimande cà Touli-Khan, son fils, de
« ce qu'ayant, par une fausse clémence, donné la vie
« à ses ennemis, il leur avait aussi laissé les moyens
« de lui jouer un si mauvais tour. Pour réparer cette
« faute, et pour se venger d'un si grand affront, il en-
« voyallgendjvaï, Noviàne, avec quatre-vingt mille
« chevaux devant Hérat. Cette ville soutintun siège qui
« dura six mois entiers, pendant lequel ses habitants
« se défendirent en désespérés et firent des efforts
« surhumains. Ils furent enfin réduits et tous égorgés
« sans miséricorde jusqu'au nombie d'un million six
« cent mille personnes '.
^ Si ceci s'applique à la ville de Héial seiilemenl, il est incon-
lestabie que son enceinle devait être beaucoup plus vaste qu'elle
— 321 —
« Émir-Khovend-Chàli dit que le docteur Cliarf-Ed-
« diu, Khatib, resta seul avec quinze autres habitants
« qui s'étaient cacliés dans les grottes où lesMoghols,
« qui fouillaient partout, ne les avaient pas trouvés.
« Ces infortunés furent rejoints quelque temps après
« par vingt-cinq autres qui avaient aussi échappé
« à l'ennemi par une es{)èce de miracle. Ces quarante
« personnes résidèrent pendant quinze ans dans
0 Hérat, qui avait été bouleversé de fond en comble,
« avant qu'aucune autre se joignît à elles pour y
« habiter. Ce désastre arriva en l'an 122i2 (619 de
« l'hégire). »
Timour-Leng, cet autre fléau de l'humanité, imita
l'exemple de Djenghiz en portant le fer el la flamme
dans le Khorassan. Ghyaz-Eddin était alors prince
souverain du Hérat ; il essaya d'abord de ré-
sister au conquérant tartare, mais la prolongation
de la lutte augmentant les dangers qu'il courait,
il se rendit à la merci du vainqueur, Timour-Leng,
pour le punir d'avoir songé à arrêter sa course, fit
démanteler les fortifications de Hérat et de la cita-
delle et frappa les habitants d'une contribution de
guerre tellement forte qu'ils furent réduits à la plus
complète misère II s'appropria aussi les États et les
immenses ricliesses que possédait Gliyaz-Eddin, mais
celui-ci, profitant de la mort du gouverneur que Ti-
mour avait mis à sa place, souleva la population en
sa faveur, dans l'année 1383 (78r> de l'hég.), et exter-
mina tous les Moghols qui tenaient garnison dans la
ne l'est aujourd'liui , car elle pourrait tout au plus contenir
maintenant 100,000 personnes, qui s'y trouveraient mal à l'aise.
— 322 —
place. Un des fils de Timour, Miràne-Châh, se trou-
vant à trois journées de là, sur les bords du Mourghâb,
avec un corps d'armée, accourut à Hérat dès qu'il
fui informé de la révolte de ses habitants : il les dé-
cima par de sanglantes exécutions et rasa presque
entièrement leur ville.
La quatrième destruction de Hérat eut lieu sous le
règne d'Olong-Beg, petit-fils de Timour-Leng. Pendant
que ce prince était occupé à faire la guerre à ses ne-
veux, Mirza-Babour et AUah-ed-Dooulet, les Héra-
tiens se révoltèrent contre lui et mirent à leur tête un
chef tartare nommé Yar-Ali , qui avec leur secours
tenait la citadelle assiégée. Olong-Beg arriva assez à
temps pour la délivrer. 11 mit Yar-Ah en fuite, détrui-
sit la ville de fond en comble et n'épargna que la ci-
tadelle, dont on lui ouvrit les portes.
Sous le règne d'Abou-Séyid, de la race des Timou-
rides, en Tan 1458(864 de Ihég.), un prince tur-
koman, nommé Djehàne-Châh,de la dynastie du Mou-
ton-Noir, ravagea encore Hérat : les maisons furent
démolies et les récoltes foulées aux pieds, ce qui oc-
casionna une horrible famine qui dépeupla presque
entièrement le pays.
Hérat fut encore prise en 153-4 (941 de l'hég.), par
Obéïd-Khan, prince uzbek, qui la ravagea de fond en
comble, et ne laissa debout que la citadelle.
Enfin la se[)tième et dernière destruction de Hérat
remonte à l'année 1585 (994 de l'hég.), sous le règne
de Chàh-Abbas le Grand ; elle lut de nouveau pillée
et saccagée par les Uzbeks, sous la conduite d'Abdul-
Moumi)>Khan.
— 323 —
Après avoir subi les désastres que je viens d'énumé-
rer, comment pourrait-il se faire que Hérat possédât
encore aujourd'hui les mêmes fortifications qui furent
élevées par l'ordre d'Alexandre le Grand ? J'ai par-
couru et étudié avec soin cette ville et ses environs,
et je suis resté très-convaincu qu'elle est aujourd'hui
restreinte aux limites de la citadelle de l'ancienne
cité; ce que l'on appelle à présent la citadelle n'est
sans doute que le château d'Ekhtiar-Eddin, lequel
n'était auparavant qu'une dépendance de la forteresse.
Les fortifications actuelles sont probablement celles
qui furent élevées par Châh-Rokh-Mirza, fils de Ti-
mour-Leng. Du vivant de son père, ce prince était
déjà vice-roi de la principauté de Hérat, qui lui resta en
toute souveraineté à la mort du conquérant tartare.
Hérat, pour laquelle Mirza avait une prédilection toute
particulière, devint la capitale de ses États, et il dé-
pensa des sommes immenses pour la relever de ses
ruines. En 1415 (818 de l'hég.), il releva les remparts
de la place, qui avaient été détruits par son père, et
employa sept mille hommes à ce merveilleux travail.
Aujourd'hui, la ville de Hérat est un carré d'une
farsang de développement, plus allongé sur les faces
est et ouest que sur celles du nord et du sud. Ce qui
fait de cette ville une place forte, c'est l'énorme
épaulement dont elle est entourée '; la tradition du
1 L'enceinte de Hérat, à l'intérieur du l'ossé, est d'environ
uo mille carré et l'étendue de ce fossé est d'une farsan-r.
Feu le colonel Edward Sanders avait envoyé à la Compagnie
des Indes des plans Irès-exacls de ia ville et de ses forliii-
calions. — L.
— 3'2A —
pays assure qu'il s'est formé par suite de l'éboulé -
ment des épaisses et hautes murailles que détrui-
sirent les Macédoniens pour en élever de nouvelles
à leur place. Mais bien que cet épaulement soit
formé de terres excessivement dures et tassées, il est
facile à un observateur de reconnaître d'où elles pro-
viennent ; c'est en grande partie de l'intérieur de la
ville, qui a été creusé très -profondément, et quelque
peu de l'extérieur. Cette colline quadrangulaire est
soutenue du côté de Hérat par un contre-fort à pic,
construit en briques crues, et du côté de la cam-
pagne elle est disposée en talus d'une inclinaison très-
rapide, dont la base plonge dans un fossé large et
profond qui peut être rempli d'eau ou vidé à volonté.
La hauteur de cet épaulement n'est pas la même par-
tout, mais en moyenne on peut l'évaluer à vingt-cinq
mètres. Il est couronné par une très-grande quantité
de tours, distantes l'une de l'autre de quinze mètres
environ, reliées entre elles par des courtines et créne-
lées pour la fusillade, mais les tours des angles sont
massives et peuvent porter du canon. Deux chemins
couverts creusés dans le massif de l'épaulement con-
courent aussi i)uissamment à la défense de la place.
La citadelle, c'est-ii-dire le chcàteau d'Ekhliar-Eddi n',
est située au nord et dans l'enceinte même de la ville;
c'est une forteiesse carrée avec de grosses tours rondes
en briques cuites aux angles, cpii s'élève sur un mon-
ticule factice, plus élevé ([ue les murailles de la ville.
Elle est entourée d'un fossé large et profond qui peut
• Ekliliar siyuilie pouvoir, uiUorilé, en langue turke.
— 325 —
être inondé à \olonlé et qu'on franchit sur un ponl-
levis. Cette citadelle domine la ville ainsi que la roule
qui conduit à Meclied, et il serait, sinon impossible,
au moins très-difficile de Fentamer avec quelque suc-
cès au moyen de batteries placées sur les hauteurs
extérieures de Thallèh-Bengui, seul point d'où elles
pourraient être dirigées avec avantage.
Après le siège de 1838 par les Persans, des ingé-
nieurs anglais * vinrent à Hérat, et sous la direction
du major d'Arcy Todd, résident britannique près de
Chàh-Kamràne, ils relevèrent une partie des fortifi-
cations de cette ville. La direction suivie par le fossé
d'enceinte leur ayant paru vicieuse, ils l'ont fait com-
bler sur plusieurs points et recreuser plus avant dans
la campagne, ce qui a donné une jdus grande éléva-
tion à l'épaulement et facilité l'action des batteries
destinées à défendre ce fossé, dans lequel ils ont
aussi construit quelques caponnières. Deux des tours
placées aux angles ont été rebâties sur un plan plus
avancé qu'au i)aravant : les portes d'entrée ont aussi
subi des modifications qui rendraient une attaque bien
plus difficile et plus meurtrière qu'en 1838. Malheu-
reusement, ce travail a été achevé sur deux faces de la
place seulement; les deux autres sont délabrées et ac-
cessibles sur plusieurs points. Si les travaux élevés
par les Anglais pour défendre cette place étaient
1 Le major Sanders, du corps des ingénieurs du Bengale, un
des officiers les plus habiles de l'armée anglaise, avait tracé les
plans de ces rorlificalions avec l'aide du capitaine Nortli , de
l'année de Bombay, el les avait fait exécuter. Le major San-
ders fut tué à la bataille de Maliarajpore. — Ed.
I. 19
— 3^2(i —
achevés, ils suffiraient pour la protéger contre les at-
taques des Afghans, des Uzheks ou des Persans ; mais
tout cela ne résisterait pas vingt jours à une armée
européenne. Ces fortifications, tout bien considéré,
ne constituent qu'une vaste redoute, et, comme
tous les retranchements de ce genre, elles offrent les
inconvénients de quatre angles morts et d'un fossé
difficile à défendre. Hérat ne sera réellement fort
que lorsqu'on y ajoutera des ouvrages qui flanqueront
ceux existant actuellement, et ces travaux ne seront
jamais entrepris par des Persans et encore moins par
des Afghans. La nature du sol rend aussi les opéra-
tions souterraines très-difficiles, attendu que Teau en
jaillit abondamment à la profondeur de trois ou quatre
mètres. Les soldats de Méhémed-Châh ne l'écoulè-
rent de leurs boyaux et tranchées qu'avec des peines
incroyables. Quant aux défenseurs de la place, ils n'é-
prouvaient pas la même difficulté, parce qu'ils fai-
saient descendre leurs voies souterraines du premier
chemin couvert en les creusant dans le massif de l'é-
paulement. Le plus souvent, les deux partis se rencon-
traient dans le fossé, c'est là qu'eurent lieu les combats
les plus sanglants, et des milliers d'hommes y périrent.
Il y avait à Hérat soixante-dix mille âmes, au moins,
avant le siège de 1838 par les Persans. Lorsqu'ils le le-
vèrent, il en restait tout au plus six à sept mille. Cette
dépopulation était le résultat de l'émigration et du
grand nombre d'hommes qui périrent, soit en com-
battant, soit par la famine qui se prolongea long-
temps encore après la levée du siège. Elle était si ter-
rible (jue, pour se soustraire à ses funestes effets, les
— 3-27 —
malheureux Hératiens n'eurent d'autre ressource que
celle de se Tendre comme esclaves aux Turkonians ,
afin de donner du pain à leurs familles avec le prix
de cette \ente. Yar-Méhémed-Khan était alors dans un
dénûment tout aussi complet que les autres, et ce
fut alors qu'il déploya la plus impitoyable harbarie.
Pour la moindre faute, il faisait arrêter les Parsivans
et les vendait pour se procurer de l'argent : il en tro-
quait quatre ou cinq contre un cheval ou pour quel-
ques mesures de blé. Ses agents parcouraient la
ville et provoquaient eux-mêmes le désordre, afin
d'avoir un plus grand nombre de coupables à livrer
aux Turkomans. Les habitants s'aperçurent bientôt
du piège dans lequel on les attirait, et malgré tout ce
que purent faire les suppôts de la police, ils restèrent
tranquilles. Le Vézir eut alors recours à un nouvel
expédient : il fit fermer par ses troupes les issues
des bazars , à l'heure où il les savait remphs de
monde, et s'empara indistinctement de tous ceux qui
s'y trouvèrent, pour alimenter son commerce. Depuis
cette fatale épo(iue, Yar-Méhémed-Khan est devenu
souverain de la principauté; il s'est enrichi avec l'or
des Anglais et a tout à fait cessé cet infâme trafic, qu'il
croit sans doute suffisamment justifié par les néces-
sités du temps. A dater de 1842, il s'est efforcé de re-
peupler Hérat^avec quelques milliers de nomades
Hézarèhs, Djem-Chidis et Téhimounis dont il s'est
emparé dans des expéditions heureuses pour ses
armes. Maintenant, Hérat jouit d'une complète sécu-
rité ; le commerce et l'agriculture y ont pris un
très-grand développement pendant ces dernières
— 328 —
années. Les Hératiens qui étaient passés aux Persans
ou aux Anglais pendant la dernière guerre ont été
amnistiés, et ils rentrent dans leurs fovers en assez
grand nombre. Actuellement (1845), la population
de Hérat est remontée au chitï're de vingt à vingt-deux
mille âmes; d'ici à dix ans, on ne s'apercevra plus des
désastres qui ont pesé sur elle pendant ces derniers
temps. Il est facile de comprendre avec quelle promp-
titude les villes de l'Asie, construites en terre et habi-
tées par des populations à moitié nomades, sont dé-
truites et abandonnées; mais on doit se rendre compte,
par les mêmes raisons, de la facilité avec laquelle
elles se relèvent. Les matériaux se trouvent sur place
et ne coûtent rien; la plupart du temps ce sont les
individus d'une même famille, qui construisent de
leurs propres mains leur habitation. De la terre et
un peu de plâtre , voilà tout ce qu'il leur faut;
la porte et les croisées, objets d'une très-minime va-
leur dans ces contrées, sont seules en bois, car le
plafond est ordinairement une voûte aussi en terre. On
concevra facilement d'après cela comment Alexan-
dre le Grand a pu faire construire tant de villes i)ar
son armée, dansTAsie centrale. Avec des bras seule-
ment, et ils ne lui manquaient pas, il pouvait en dix"
ou (juinze jours bâtir des milliers de maisons: il n'est
pas étonnant qu'on ne retrouve plus aujourd'hui la
moindre traie de ces constructions, puisqu'en s'af-
fais^anl sur le sol, par une cause quelconque, elles se
sont confondues avec lui et n'ont fait que lui rendre
ce (pi'clles lui avaient emprunté.
Malgré l'accroissement continuel de la population
— 329 —
liératienne depuis trois ans, il faudra de longues an-
nées encore avant que la ville soit déblayée de ses
ruines, car c'est tout au plus si une maison sur cinq est
habitée ou en état de l'être. Les édifices de toute es-
pèce, caravansérails, bazars, maisons, etc., se sont
écroulés en 1 838 sous le poids des bombes persanes,
ou se sont atï'aissés d'eux-mêmes par suite de l'aban-
don dans lequel leurs propriétaires les ont laissés.
Les défenseurs de la place les démolissaient alors et
se servaient des matériaux qu'ils en tiraient pour
boucher les brèches faites par l'artillerie ennemie
à leurs remparts. En 1845, rien n'était plus déso-
lant que l'aspect de cette malbeureuse cité. Les des-
tructions commises par les troupes persanes dans ses
environs, auparavant si pittoresques, si • fertiles et si
animés, sont vraiment incroyables. Des villages, des
jardins et de belles promenades, abritées par d'é-
pais ombrages, ont complètement disparu. Cent an-
nées de guerre civile y avaient causé moins de dé-
sastres que les dix mois de siège de Mèhémed-Chàh :
ses soldats ont tout ravagé; il ne reste plus un seul de
ces beaux arbres séculaires qui faisaient rornoment
de cette contrée, tout est tombé sous la cognée de ces
Vandales qui ont complètement dénudé le sol,aujour-
d'bui totalement désert et inculte, et n'offrant que
des ruines et l'image de la désolation.
La plus grande partie des bazars de Hérat sont
ruinés, il ne reste plus debout qu'une partie de ceux
désignés sous le nom de Tchar-Souk (les quatre rues).
Ce sont quatre rues voûtées, construites en briques
cuites, ayant une rangée de boutiques de chaque côté,
— 330 —
et aboutissant à un rond-point recouvert d'une large
coupole, du sommet de laquelle on découvre toute la
ville. A côté de cette rotonde on trouve un vaste réser-
voir d'eau : la coupole qui le recouvre a des dimen-
sions et des proportions tellement grandioses et har-
dies, qu'on peut la considérer comme un chef-d'œuvre
dans ce genre. Voici ce que raconte à son sujet la tra-
dition du pays. Celui qui la construisit par ordre de
Cliâh-Abbas le Grand n'avait obtenu, pour la terminer,
qu'un délai très-limité du gouverneur de la ville,
homme violent, n'écoutant aucune observation et
voulant être obéi sans réplique. Le malheureux
ouvrier, arrêté dans ses travaux par diverses circon-
stances, s'enfuit un beau matin afin d'éviter les mau-
vais traitements et peut-être la mort que le gouver-
neur n'aurait pas manqué de lui faire subir pour le
punir de son inexactitude. Cependant, après un an
d'absence, il vint se remettre à la disposition du
gouverneur pour continuer les travaux qu'il avait
abandonnés. Celui-ci , n'ayant pu trouver un ou-
vrier assez habile pour le remplacer, suspendit le
terrible châtiment qu'il lui réservait et se contenta
d'ordonner qu'on lui administrât la bastonnade.
L'ouvrier , étant parvenu à faire écouter sa justi-
fication avant qu'on en vînt là, mena le gouver-
neur près du réservoir et lui prouva, par certaines
marques faites au mur, déjà très-élevé au-dessus du
sol, (|u'il s'était enfoncé de plus d'un pied dans les
terres mouvantes depuis que sa construction avait été
suspendue. « Si, à cette époque, j'eusse refusé de con-
struire la coupole, lui dit-il, vous m'auriez fait couper
I
— 331 —
la tête; je n'aurais sans doute pas été pliis épargné si
elle se fût écroulée une fois terminée : c'est pour cela
que j'ai pris la fuite. Aujourd'liui qu'il est temps
d'y mettre la dernière main avec succès, je "viens
me soumettre à vos ordres et remplir mes enga-
gements. » Cette explication lui valut son pardon.
Faisant alors apporter force paille hachée, bien tassée
dans des sacs, il en rempht le réservoir et se servit
de ce point d'appui pour construire celte coupole,
vrai modèle de ce qui existe de plus élégant en ce
genre *..
La grande mosquée de Hérat, Mesdjid-Djumèh, est
le seul monument remarquable qui soit resté dans
l'intérieur de la ville ; malheureusement elle se dé-
grade sans qu'on songe à la réparer. Elle fut con-
struite vers la fin du xv^ siècle, sous le règne du Sultan
timouride Hussein , par le prince Chir-Ali, son
parent, auquel cette contrée fut redevable d'une foule
d'autres constructions aujourd'hui ruinées.
Le palais de Tchahar-Bagli servait d'habitation aux
souverains du Hérat quand ils rentraient dans la ville
pendant l'hiver. C'est un monument assez mesquin ,
dont le jardin, le seul qui existe dans l'intérieur de la
place, est petit et resserré entre un massif de maisons
qui l'étouffent. Le major anglais Todd, à qui cette
demeure avait été assignée ^ y avait ajouté diverses
* La dimension de ce dôme demandait peut-être une disposi-
tion de cette nature, mais, en général, les architectes du pays
n'emploient point des moyens pareils. J'ai souvent vu des arclies
et des vûùles d'une élégance rare, construites par des Uéraliens
sans aucune espèce de support.
— 332 —
constriictionsi pour sa commodilé; il fitréparer le reste
du bâtiment. Quatre ans se sont à peine écoulés depuis
qu'il l'a quitté, et déjà tout est détruit; les murs sont
décrépis, charbonnés et couverts d'inscriptions et de
souillures ; les croisées et les portes en ont été enlevées
et personne ne veille à sa conservation. Si les Persans
laissent leurs monuments se détruire par l'effet du
temps, les Afghans n'ont pas la même patience, car
ils font tous leurs efforts pour bâter la destruction des
leurs. Les monuments publics sont habituellement
utilisés par les habitants qui ont besoin de matériaux
pour construire leurs maisons, et qui les démohs-
senl pour leur propre usage. J'ai cependant remarqué
une exception à cette règle en faveur des réservoirs
d'eau; ils sont nombreux et bien entretenus à Hérat^
et l'eau qu'on y puise est d'une fraîcheur glaciale K
Le chcàleau dEkhtiar-Eddin, dont j'ai déjà parlé,
est aujourd'hui considéré comme la citadelle de
Hérat: c'est une mauvaise ruine, de forme carrée,
flanquée de grosses tours aux angles, à laquelle on
parvient par un chemin tournant pratiqué sur le
versant nord-ouest du monticule factice sur lequel ce
fort est construit.
I
Un grand nombre de ces réservoirs el tous les principaux
canaux, jouées, ont été réparés par les soins des ofticiers anglais,
pendant le séjour de la Mission à Héral. llien n'élail plus salis-
iaisanl pour noire amour-propre national que de voir qu'il nous
était possible de rendre service à ces populilions el qu'elles nous
en savaient un gré infini. — ]..
CHAPITRE XIII.
Le palais de Bagh-Chàh. — Magnifique point de vue. — Kazer-
guiah. — Mausolée de Kodjah-Abdullah-Insàh.— Avantages
d'être enferré dans son enceinte. — Colonne de marbre
blanc. — Tombeau d'une princesse mongole exécuté selon
toute probabilité par un sculpteur de l'époque de Timour-
Leng. — Les arabesques de Géraldi, peintre italien au ser-
vice de Châh-Abbas le Grand. — La mosquée de Mussella. —
Chàb-Sultan-Hussein et Chàh-Rokh protecteurs des artistes.
— Le mausolée de ce dernier. — Ruines au pied des montagnes
situées près de Hérat. — Usages religieux. — Leur apprécia-
tion.— La ruse des Mollabs. — Thallèh-Bengui. — Un ancien
temple des adorateurs du feu. — Emplacement de l'ancienne
ville de Hérat. — Le jardin anglais de Yar-Méhémed. — Roouz-
Bagh.— Le climat. — Les productions. — Hommes en état de
porter les armes. — Notions des Afghans sur l'histoire euro-
péenne—Emprisonnement del'auteur. — Opinion du peuple
à ce sujet.— Mise en liberté de M. Ferrier.
Les principaux monuments de Hérat se trouvent
dans sa banlieue, qui autrefois formait la ville : on
rencontrait d'abord Bagh-Chàh , habitation royale
située à deux portées de canon de la place (au N.-O.),
à laquelle on parvenait par une magnifique avenue
bordée d(^ quatre cents pins séculaires. 11 n'en reste
aujourd'hui que fort peu de traces; jardins, vergers
et avenue, tout a été détruit par les Persans, et Ton
ne voit plus de nos jours que les quatre murailles qui
entouraient autrefois l'habitation.
Un peu plus loin que Bagh-Chàh et dans la même
direction s'élevait, au pied des montagnes, une johe pe-
I. 19.
— 334- —
lile liabitation d'été des princes du Hérat ; de magni-
fiques platanes y ombrageaient deux charmants pa-
villons, et de leurs fenêtres la vue s'étendait sur de
délicieux jardins, disposés en gradins sur les dernières
pentes de la montagne. Cette liabitation a subi le même
sort que Bagh-Cliâh : on l'appelle Takht-Sefer.
Si Kazerguiah , autre résidence située un peu plus
loin que Takht-Sefer, n'a pas été ravagée aussi com-
plètement que celle-ci, on ne doit l'attribuer qu'à
la précaution que prit Méhémed-Chàh d'y mettre en
garnison des nomades Téhimounis, dévoués à sa cause,
pour lesquels ce lieu était en grande vénération. On y
trouve elîectivement une mosquée, renfermant le
tombeau d'un saint personnage, où tous les musulmans
de la contrée se rendent en pèlerinage. Le saint Imam
enterré là, il y a quatre cent quatre-vingt-dix ans, se
nommait Kodjah-Abdnllah-Insâh. La mosquée et le
tombeau, l'un et l'autre d'une grande magnificence,
furent élevés par l'ordre de Châh-Rokli-Mirza, fils
de Timour-Leng. Le bâtiment principal de Kazer-
guiah est un carré long , construit en briques
cuites, dans la cour duquel on pénètre en passant sous
un sui)crbc portique dont les parois sont vernissées et
couvertes d'une infinité de dessins d'un très- bon effet.
L'intérieur du monument se compose d'une trentaine
de cellules, espacées sur toute son étendue, et ren-
fermant chacune de deux à trois mausolées recou-
vrant les restes des princes du Hérat, particulièrement
de ceux appartenant à la race desTiniourides. Les tom-
beaux des grands seigneurs de la principauté occupent
[)resque tout l'intérieur de la cour. On n'enterre là que
- 330 —
ceux dont la foi vive a toute confiance dans le mérite
du saint Imam, qui, d'après la croyance générale, doit
les emmener avec lui en paradis, au jour du jugement
dernier. Il en coûte assez cher pour obtenir la faveur
de cette inhumation , aussi ceux qui ne possèdent
qu'une fortune médiocre sont-ils obligés de se mettre
sous le patronage d'un saint moins exigeant pour être
admis dans le ciel. La plus grande partie du tombeau
élevé par Châh-Roldi-Mirza à Kodjah-Abdullah-lnsâli,
a disparu ; il n'en reste plus qu'une colonne en marbre
blanc de quatre mètres de hauteur sur dix-huit pouces
de circonférence. Le piédestal, les chapiteaux et la cor-
niche sont admirablement sculptés; sur une pierre tu-
mulaire plate et large d'un mètre sur deux de hauteur,
également en marbre blanc, on voit une inscription
arabe rappelant les vertus du saint Imam. Le fini de
ces morceaux dénote dans l'artiste qui les a exécutés
une connaissance aussi profonde de l'art qu'une
grande habileté d'exécution. Le reste du monument
est un bloc de maçonnerie informe, sans aucune
régularité et d'une construction récente. Les mu-
sulmans sont intimement convaincus que la co-
lonne et la pierre tumulaire dont il est ici question
sont descendues du ciel toutes façonnées, car ils ne
supposent pas qu'il y ait sur terre un homme capable
d'exécuter un semblable travail. Quoique cette sculp-
ture soit en effet très-belle, ce n'est pas là cependant
ce qui attira le plus mon attention, et le mérite tie
ces deux morceaux disparut à mes yeux, lorsque je
fus conduit en présence d'un mausolée de marbre
noir, élevé dans Tune des cellules nmrluaires dont je
- ;{;{(j —
viens de parler. Il était bâti en l'honneur d'une prin-
cesse moghole et se composait d'un seul bloc de mar-
bre de six pieds et demi de long sur un et demi de
large et deux de hauteur. Une infinité de fleurs, en-
trelacées avec beaucoup d'art et d'une composition
excessivement compliquée, avaient été sculptées sur
trois de ses faces, mais fouillées à une si grande pro-
fondeur et avec tant de délicatesse, que j'avais peine
à m'imaginer comment le ciseau avait pu opérer
un pareil travail. Je n'ai rien vu nulle part qui fût
d'une exécution plus difficile et aussi bien réussie. Ja-
mais l'art de la sculpture ne s'est élevé à un tel degré
de perfection chez les peuples de l'Asie centrale; aussi
n'est-ce point à eux qu'il faut attribuer ces travaux.
Timour-Leng a pris soin de nous en révéler les auteurs;
ainsi on lit dans ses Insliluls (édition de 1787, page
■103) : «Des ouvriers épargnés dans le sac de Damas,
et qu'on avait amenés exprès, eurent ordre de bâtir
un palais à Samarcande; ils l'exécutèrent avec beau-
cou j) d'intelligence. » Je pense que ce sont les mêmes
ouvriers arabes qui ciselèrent les admirables tombes
([ue l'on voit encore aujourd'hui à Hérat. A la mort
de Timour, plusieurs d'entre eux furent sans doute
attirés dans cette ville par son filsChàh-Rokh, célèbre
par son penchant très-prononcé pour la construction.
Toutes les autres tombes de Kazerguiah sont faites
avec du très- beau marbre blanc, tiré des carrières du
district d'Obèh, situé à (juehiues farsangs à l'est de Hé-
rat. On voit autour de la mosquée un grand nombre de
bâtiments en ruines. Dins l'un d'eux, mieux con-
sfîrvé que les autres, et qui sert encore de nos jours
— n:j7 —
de pied-à-terre aux souverains du Hérat, quand ils vont
visiter ce saint lieu; les murs et la coupole de la
chambre principale sont intérieurement recouverts
de dessins en or, sur fond d'azur, d'une délica-
tesse et d'une perfection qui feraient honneur à l'ar-
tiste le plus renommé de nos jours. Ce travail est dû
au pinceau d'un peintre italien que Châh-Abbas le
Grand avait attaché à son service. Son nom est inscrit
dans l'angle du mur: il se nommait Géraldi. Yar-Mé-
hémed-Klian a détourné les eaux qui descendent en
abondance d'une gorge voisine pour les faire passer
à Kazerguiah* ; elles sont d'une fraîcheur et d'une lim-
pidité que rien n'égale. On voit aussi là quelques pins
séculaires, respectés par les hommes et par le temps ;
malheureusement tout y dépérit faute d'être réparé,
et les ruines s'augmenteront bientôt de ce qui reste
debout.
En se rapprochant de Hérat, du côté du nord-ouest ,
vers la route qui conduit à Meched, ou voit dans le
1 C'est le m;ijor Tocld et les officiers anglais, pliiiûl que
Yar-Méliémed, auxquels ou est redevable du bien produit par
l'ouverture du canal de Kazerguiali. Le Vézir était, il est
vrai, tout disposé à permettre l'ouverture de ce can:d, niais
il songeait plus encore à se faire avancer de l'argent pour
payer ses serbas, et à élevt-r ses fortifications, qu'à laisser
dépenser des fonds pour tout autre motif. J'ai assisté à l'ouver-
ture d'un canal destiné à fournir des eaux au jardin de Kazer-
guiah. Chàh-Kamràne était venu à clieval, suivi d'une escorte,
pour visiter les travaux ou plutôt, comme il me le disait
très-poliment , pour me les montrer , et je me rappelle
très-bien que j'entendis autour de moi tous ceux qui se trou-
vaient là exprimer l'obligation qu'ds avaient aux Dooli-t
Inglis. — L.
lieu appelé Mussella, sur le poiut le plus élevé d'un
petit plateau , une magnifique mosquée et un collège
dont la construction fut commencée il y a plus de six
siècles ( H U2, 588derhég.) parGliyaz-Eddin, troisième
Sultan de la dynastie des Gourides. Mahmoud son fds
l'acheva en lan 1212 (609 de l'hég.) et il y fut enterré
ainsi que son père et son oncle Chàh-ab-Eddin. Cette
mosquée, qui souffrit beaucoup lors de la destruction de
la ville par les Mongols de Djenghiz-Khan, fut restau-
rée ou plutôt réédifiée par Châh-Sultan-Hussein,
prince limouride qui régnait à Hérat vers la fin du
xv« siècle, et auquel cette ville est redevable, ainsi
qu'à Ghâh-Rokh,de tous les monuments remarquables
qu'elle a possédés et qu'elle possède encore aujourd'hui.
La mémoire de ces deux excellents princes est révérée
dans le pays; leur nom est connu partout, même dans
la plus pauvre chaumière, et il n'est jamais pro-
noncé qu'avec respect et vénération. La mosquée de
Mussella a des proportions colossales : Cliàh-Sultan-
Hussein la destinait à renfermer les cendres de l'Imam
Réza, qu'il voulait faire trans[)orter deMeched à Hérat.
On travaillait à cette mosquée depuis vingt-cinq ans
lorsque ce prince mourut : quoique les travaux fus-
sent alors très-avancés, elle ne fut jamais complète-
ment achevée, aucun de ses successeurs n'ayant repris
ce travail. Gependant, tel qu'il est aujourd'hui, ce mo-
nument est encore un des plus imposants que j'aie
vus en Asie; il est conqtlétement recouvert de bri-
ques vernissées, formant des dessins variés et pitto-
resques, et sa structure est aussi élégante que hardie.
On remaitjue surtout la coupole, dont les dimensions
— 339 —
dépassent tout ce qu'on peut imaginer; plusieurs ar-
ceaux, soutenus par des piliers en briques, égalent par
leurs proportions l'arc de Ctésiphon. Les sept magni-
fiques minarets qui l'entourent sont pour ainsi dire
intacts, car leur partie supérieure seule est légè-
rement endommagée. A côté de cette mosquée,
Chah- Sultan-Hussein en avait fait construire une
autre plus petite, destinée à recevoir sa dépouille
mortelle. Les murs seuls en sont restés debout, a huit
ou dix pieds de hauteur, et la coupole s'est complète-
ment écroulée : un mausolée de marbre noir, en tout
semblable à celui qui fit mon admiration à Kazerguiah,
est placé au milieu des décombres à l'endroit où l'on
présume que le prince a dû être enterré. Les eaux vives
coulent en abondance et dans toutes les directions sm-
le plateau du Mussella; l'on voit encore les canaux à
travers lesquels on les dirigeait autrefois, pour ali-
menter la vieille ville, qui forme aujourd'hui les
faubourgs de la nouvelle : bon nombre d'entre eux
sont desséchés. On les traverse sur de petits ponts en
briques cuites, très-rapprochés les uns des autres, et
aux trois quarts détruits '.
1 Ud fakir mahométan, originaire de Delhi, s'était établi à
l'entrée de la grande mosquée de Mussella. C'était un liomnie
plein d'intelligence, ayant beaucoup voyagé et très-vénéré dans
le pays. Chàh-Kamràne, toutes les fois qu'il passait à Mussella, ne
manquait jamais de descendre de cheval et de passer une demi-
lieure à causer avec ce fakir. Moi-même, lorsque je me prome-
nais avec le prince, sur son inviialion, je quittais ma selle , pour
m'asseoir avec eux et prendre part à la conversation. Ordinaire-
ment un des serviteurs du prince nous préparait alors une tasse de
thé.— L.
— 340 —
Depuis Miissella, surune grande étendue qui côtoie,
au uord-onest, le pied des montagnes, on rencontre
d'immenses ruines d'édifices , de mosquées , et des
tombeaux: ces derniers surtout abondent et sont très-
vénérés des Hératiens. Quelques-uns ont de vastes
dimensions, mais le plus grand nombre sont indi(jués
par des pierres accumulées à une grande bauleuret
sans symétrie , les unes au-dessus des autres. Une
longue perche , plantée au centre et surmontée d'un
cbifFon de linge, tel est le seul indice qui révèle aux
passants qu'un saint personnage est enterré sous ce
tumulus. Les pierres disparaissent quelquefois sous
l'innombrable quantité de guenilles que les dévots
y accrochent, comme une offrande au saint dont ils
réclament les bons offices. Quelquefois aussi elles
s'écroulent sous le poids des énormes cornes de bouc
sauvage qu'on y dépose pour honorer sa sainteté :
cette dernière offrande est le signe le plus grand de
respect et de vénération qu'on puisse donner à la
mémoire d'un mort dans l'Afghanistan.
Du reste, la poi)ulalion de ce pays est très-ac-
commodante en fait de sainteté, et elle en délivre
le certificat avec une facilité qui prouve toute l'in-
dulgence dont elle a elle-même besoin pour se
faire pardonner les infamies qu'elle commet à chaque
instant. Il suffit qu'un Afghan voie un amas de pierres
accumulées dans un endroit, de,s guenilles ou bien
des ruines, queUiue chose enfin qui puisse donner
lieu à une interprétation quelconque, pour qu'il
se figure que là est enterré un saint personnage. Dès
que l'idée lui en est venue, il ajoute (juelques pierres
— 341 —
et la perche de rigueur au tas déjà formé; d'au-
tres, qui viennent après, l'auginentent encore, puis,
quand cet amas de pierres a atteint de respectables
dimensions, il devient en vogue dans la contrée, et
l'on s'y porte de toutes parts en pèlerinage. Quant à
l'affaire d'une légende, c'est la chose la plus facile du
monde : le Mollah dont l'habitation est la plus \o\-
sine du saint heu en fabrique une qu'il prétend lui
avoir été révélée en songe, et tout le monde y croit ;
la foule accourt et lui procure des bénéfices qui con-
tinuent jusqu'à ce qu'un autre saint, de date plus i^é-
cente, vienne lui enlever son crédit. 11 suffit aussi
qu'un chef ait été enterré dans un tombeau un peu
plus remarquable que les autres par ses dimen-
sions, pour que ce tombeau devienne le rendez-vous
des dévots, bien que l'homme qui y repose ait été
quelquefois un scélérat fieffé; mais qu'importe? en
usant de sa puissance , il n'a fait que profiter de son
droit, et du reste la mort l'a sanctifié aux yeux de
ses sujets. C'est ainsi que Chàh-Mahmoud et Chàh-
Kamràne, qui furent des monstres de cruauté et de
perversité, ont été honorés après leur mort, par les
Hératiens, à l'égal des saints les plus révérés dans
l'Islam. La foule se presse chaque jour sur leur sé-
pulcre pour solUciter leur intercession près du Tout-
Puissant.
Entre Mussella et la ville s'étend, du nord à l'est,
et sur une longueur de six cents mètres environ, aune
" longue portée de canon de la place, une colline factice
nommée Thallèh-Bengui, dont l'élévation peut être de
dix à douze mètres : elle forme un croissant dont les
— 3/t2 —
extrémités inclinent du côté de la ville, tandis que le
centre s'en -éloigne sensiblement. 11 est assez difficile
de se prononcer entre les diverses opinions qui ont été
émises sur l'origine de cette masse de terres rap-
portées; cependant, à la première inspection des
lieux, on reconnaît facilement qu'elle devait servir de
base à un édifice : c'est ce que dénote la nature des
matériaux dont le sol est mêlé. La tradition rapporte
que Nader-Châh y plaça sa grosse artillerie en batte-
rie, lorsqu'il attaqua le château d'Ekhtiar-Eddin ; aussi
plusieurs personnes se sont imaginé que cette masse
de terre avait été amoncelée là par ce prince, ce qui
est invraisemblable, car s'il se fût occupé d'un pa-
reil travail, il l'aurait probaiîlement mieux approprié
au but qu'il se proposait, en le rapprochant davan-
tage de la place.
La supposition des Afghans versés dans l'histoire
m'a paru plus naturelle ; ils sont d'avis qu'il y
avait jadis en cet endroit une mosquée qui fut dé-
truite par Djenghiz-Khan. Sous le règne d'Abdallah,
deuxième prince de la dynastie des Tahérides, elle
avait remplacé un magnifique temple du Feu dé-
truit par les musulmans. D'IIerbelot parle de ce mo-
nument et voici ce quil en dit : « Il y avait à Hérat un
« temple de Mages, ou adorateurs du feu, qui était
« d'une structure magnifique et pour la conservation
« duquel ces idolâtres payaient tons les ans un énorme
« tribut aux musulmans. Tout près de ce temple on
« voyait une mosquée des mahométans qui était très-
« mesijuine. La magnificence de ce temple du Feu
« faisait affiner à Ilérat un très-grand nombre de
— 343 —
« ghèbrcs. Un jour, l'Iniain (lui faisait le service de
« la mosquée, transporté de zèle pour sa religion, dit
« avec beaucoup de chaleur dans son sermon qu'il
« ne fallait pas s'étonner si la religion musulmane
« languissait et s'affaiblissait tous les jours dans la
« ville de Hérat, puisque le temple des idolâtres était si
« près de celui des fidèles et qu'il ne se trouvait au-
« cun musulman assez hardi ou assez courageux pour
« oser entreprendre de le renverser. Les auditeurs,
« animés par ce discours, n'hésitèrent pas à venir la
« nuit suivante mettre le feu à ce temple, et il fut
« brûlé entièrement avec la mosquée voisine, la-
« quelle fut rebâtie ensuite avec beaucoup plus de
« magnificence.
« Les ghèbres ne manquèrent pas de porter leurs
« plaintes à Abdallah au sujet de la violence des mu-
« sulmans. Ce prince ordonna une enquête, et fit citer
« devant lui quatre mille habitants de la ville , pour
« apprendre par leurs dépositions comment la chose
a s'était passée ; mais aucune de ces quatre mille
« personnes n'osa lui assurer avoir jamais vu un
« temple de ghèbres dans ce lieu; seulement, on se
« souvenait de la mosquée qui lui était presque con-
« tiguë. Sur un témoignage aussi authentique et aussi
« solennel, quelque faux qu'il fût, les ghèbres furent
« déboutés de leur demande, et leur tem[)le ne fut
« jamais rebâti depuis ce temps-là. »
Les investigations auxquelles je me suis livré m'au-
torisent à penser que tout l'espace compris entre la ville
et les montagnes, où sont situés Kazerguiah, Takht-
Sefer, Tallèh-Bengui, Mussella et les immenses ruines
— 3M —
qui s'étendent au nord-ouest de chaque côté de la
route de Meclied, doit être l'emplacement où existait
la ville de Hérat, et que celle qui porte aujourd'hui ce
nom n'en était simplement que la citadelle, comme je
l'ai déjà dit.
Yar-Méhémed-Khan a construit, au sud-est de la
cité, un nouveau et vaste jardin, Bagh-Kartèh, sur un
plan qui lui a été fourni par les Anglais'. C'est un carré
long, se divisant en trois parties égales séparées par
deux pavillons. Là se trouvent réunies de nombreuses
variétés de fleurs et de fruits d'Europe et d'Asie.
A une heure de distance vers le sud, sur la gauche
1 Le jardin dont il s'ogit appartenait dans l'origine, à ce que
je crois, à Hadji-Fiiouzoud-din, grand-père du Vézir-Saliel). Il est
situé sur la route du Kandahar, à une Irès-petite dislance du
Heri-Roud. Comme tous les aulres jardins du voisinage, celui-ci
fut détruit parles Persans pendant le siège de la ville, mais après
la retraite de Méliémc(l-CI:âIi, il fut réUibli par les soins du
major Eldred Poilinger. qui dépensa une certùne st mnie d'ar-
gent à cela, aussi bien qu'.n la réédifuaticn de la serre. Le
major d'Arcy-Todd continua ù entretenir ce jardin et à l'embellir;
et Ions les officiers de la Mission, n peu d'exceptions près, parti-
culièrement le major James Abbott pendant son séjour à lierai,
prirent plus ou moins d'inlérèl à nininienir en ordre ce lieu de
plaisance. Le major Todd fit venir de l'hide et de l'Angleterre
diflérentes variétés d'arbres et de plantes , avec rinlenlion
d'en faire une pépinière pour la restauration et l'améliora-
tion des autres jardins. Cliàli-Kamrime concéda encore à la
Mission une ferme sise à quelque distance dans la vallée, et com-
posée d'environ 200 acres de terrain. Mais, à ma demande, on
aiïecta le revenu de celle propriété aux besoins de l'hôpital et
de la maison des pauvres, qui avait été rétablie dans la ville pen-
dant le séjour des Anglais à IJérat. Celte ferme était excessive-
ment fertile, et on vantait particulièrement les melons qu'on y
lécoliait. — I..
— 345 —
de la route qui conduit à Kaudaliai ., on trouve encore
une résidence royale nommée Roouz-Bagh, où Cliàh-
Kamràne et son père Chàh-Mahmoud ont été enterrés.
11 s'est noué bien des intrigues et bien des perfidies
dans cette demeure, qui, du reste, n'a rien de remar-
quable. Un petit pavillon entouré d'un jardin assez
vaste, planté de quelques pins séculaires, est tout
ce qui la compose.
Indépendamment des jardins royaux, les environs
de la yille sont encore parsemés d'un assez grand
nombre de jardins et de villages bâtis depuis peu; en
dSio déjà on y obtenait de belles récoltes. Ils ont été
fondés par Yar-Méhémed-Khan, après la levée du der-
nier siège par les Persans, et la fertilité proverbiale du
sol aidant, ces jardins et ces villages ont admirable-
ment prospéré.
Les vents du nord-ouest soufflent violemment à
Hérat depuis le commencement de juin jusqu'à la fin
d'août; ils enlèvent souvent des maisons, déracinent
des arbres et renversent tout ce qui se trouve sur leur
passage. A vrai dire pourtant, le climat est un des
plus beaux de l'Asie : en moyenne, la chaleur y est,
en été, de 28 degrés centigrades à l'ombre, et en hiver
le thermomètre descend rarement à 2 degrés au-des-
sous de zéro. Le sol de celte princi[)auté fournit les
mêmes productions que celui de la Perse. L'assa-fœ-
tida y abonde ainsi que le riz, mais les localités où l'on
cultive celte graine sont très-malsaines, et leurs habi-
tants affligés de cataractes sur les deux yeux avant
l'âge de trente ans ; ils ont le teint bilieux et sont
constamment maladifs.
— 346 —
Hcrat passe pour être une des plus anciennes villes
de l'Asie, et ses habitants citent seulement Balkh,
Maragtia et Nakhchivan qui puissent être placées en
parallèle avec elle pour l'ancienneté de l'origine.
Hérat est admirablement placé, tant sous le
rapport stratégique que sous le rapport commer-
cial. C'est là le point central où viennent aboutir les
routes de la Perse, du Turkestan, de l'Afghanistan, de
rinde et du Sistan. C'est aussi le lieu où viennent
s'échanger les marchandises provenant de ces con-
trées. Les produits qui lui sont propres consistent en
blé, orge, riz, assa-fœtida, safran, tabac, soie et draps
ou bareks.
Un receasement de toute la population virile de la
])rincipaulé en état de prendre les armes venait
d'être terminé lors de mon passage à Hérat , et je le
donne ici tel qu'il me fut communiqué {)ar Mirza-Ned-
jef-Khan.
District de Gorian 12,000
District de Scbzavar 10,000 1
District de Ferrah 15,000?
District de Bakoua 4,000 [ ^^^'^^^
District de Kouruk 2,500
District d'Obèh i ,mO^
Alliés du lierai devant lui fournir un conlingent.
Hézarèhs-Zéïdnats,deKalèh-Noouh 12,000 \
Téhimounis, de Gour 8,000 25,000
Béloutclies , du Sislan 5,000 )
Total général 70,000
— 347 —
Ce chill're de soixante-dix mille liominesest celui de
la population virile en état de porter les armes, dans
le cas où une levée extraordinaire serait nécessaire.
L'armée permanente, même dans les cas exception-
nels, ne s'élève jamais au delà du tiers de cet etîectif ;
encore est-il rare qu'elle soit complètement réunie. Il
n'y a que les huit bataillons d'infanterie régidière dont
le service ne soit presque jamais interrompu; ils se
composent d'une espèce de milice recrutée à Hérat et
dans sa banlieue, parmi les tribus que Yar-Méhémed-
Khan y a récemment amenées. Leur organisation est
des plus vicieuses, et l'instruction des soldats presque
nulle; elle se borne, pour ainsi dire, à faire tant bien
que mal l'exercice du fusil, que leur enseigne un
Indien musulman qui a été sergent dans l'armée an-
glaise'. Les soldats de ces bataillons sont tous mariés
et habitent chacun leur maison particulière.
Le nom de Napoléon et les récits de ses hauts faits
ont pénétré dans l'Asie centrale : tout cela est bien
dénaturé, il est vrai; toutefois, les Afghans consi-
dèrent l'Empereur presque comme un demi-dieu.
Mais confondant toutes les nations européennes entre
elles, et désignant leurs habitants sous la dénomina-
tion unique de Frengui, ils croient que Napoléon
a régné sur les Anglais, qui sont à peu près les seuls
Européens avec lesquels ils soient entrés en relation.
J'ai eu toutes les peines imaginables pour recti-
1 Le sergent indien dont parle l'auteur était un des golundauz
(artilleurs) qui avaient accompagné la Mission à Hérat. Cet
homme avait déserté, et s'élail mis au service de Yar-iMéliémed
à peu près vers répocjuc oii nous quiltàmes la ville.
— 348 —
lier à cet égard ro|)inioii de quelques chefs afghans.
Depuis le premier jour de mon arrivée à Hérat,
Yar-Méhémed-Khan m'avait montré assez de bienveil-
lance, et à chaque instant j'avais à le remercier d'une
nouvelle politesse. Pourtant, à mesure que ses préve-
nances augmentaient, ma hberté était aussi de plus en
plus limitée. Elle avait surtout été restreinte depuis la
visite que je lui avais faite. Je ne restais plus seul un
instant; j'étais obligé de m'observer en toutes choses,
car mes actes et mes paroles étaient épiés et inter-
prétés d'une façon si bizarre qu'il y avait presque
de quoi en devenir fou. Mon escorte, qui se compo-
sait d'abord de six domestiques du Sertip, fut aug-
mentée de dix serbas, et cha({ue fois (jue je sortais ils
empêchaient les gens de m'approciier ; mon domes-
ticiue lui-même, quoique Ilératien, était accompagné
par un soldat quand je l'envoyais en conmiission. Les
visites (ju'on me faisait étaient aussi devenues bien
plus rares qu'au|)aravant. Enfin, pendant la nuitj la
porte de ma chambre était fermée en dehors, et sur-
veillée par deux serbas qui couchaient en travers ;
deux autres faisaient en outre faction au dehors,
sur la terrasse, depuis le coucher jusqu'au lever du
soleil, afin que mes prétendus affidés n'y prati(iuas-
sent pas un trou par lequel j'aurais pu m'évader et
révolutionner la ville, car c'était là l'intention qu'on
- me prêtait.
Tout en me montjant des égards, le Vczir voulait me
gêner au point de me forcer à m'annoncer officielle-
mont comme le représentant de l'Angleterre : tout cela
avait bien son coté risibh", mais ce n'était point une
— 349 —
compensation suftisante à IVnnui que j'éprouvais
d'être ainsi gardé à vue.
Je n'en finirais point si je voulais consigner ici les
bruits qui circulaient sur mon compte : les uns me
voyaient impitoyablement enfermé, tyrannisé et mis
à la question pour me faire avouer mes secrets; d'autres
attestaient que si j'étais vivant, c'était grâce aux mil-
lions que j'avais déjà donnés ou promis au Vézir-Saheb;
quelques-uns, se croyant les mieux informés, disaient
qu'on ne se montrerait pas trop sévère pour moi tant
que je resterais à Hérat, afin de ne pas donner des mo-
tifs de plainte aux Anglais , mais qu'aussitôt après mon
départ de la ville on m'égorgerait dans un coin; on
ferait ensuite disparaître mon cadavre , et tout serait
dit. J'avoue que cette dernière version triompba un
moment de mon incrédulité, car il n'est pas possible
de se fier aux Afghans, qui sont capables de tout.
Cependant les familiers de Yar-Méhémed-Khan re-
jetaient tous ces bruits comme calomnieux ; dans
la persuasion où ils étaient que je finirais par avouer
la mission dont ils me supposaient chargé auprès de
leur chef ; ils affirmaient (jue j'avais été détaché
de VE trier impérial par mon illustre souverain',
pour venir féhciter le très -glorieux Vézir-Saheb
et lui offrir amitié et appui contre ses eiuiemis. Au
milieu de ces versions diverses, celle qui me repré-
sentait comme un homme destiné à périr prévalait
sur les autres; mais on ne se la communiquait qu'à
voix basse, et mon nom ne sortait qu'avec la plus
grande précaution de la bouche des faiseurs de nou-
velles. Us se portaient en foule sur mon passage ,
I. 20
— 350 —
quand je sortais suivi de mon escorte, et j'entendais à
chaque pas leurs sourdes exclamations ! — Le malheu-
reux, disait l'un, comme il a maigri depuis son arri-
vée!—Quel dommage,disait l'autre, de mourir si jeune,
dans la force de l'âge ! —Les scélérats! ajoutait un troi-
sième; ils l'ont dépouillé des dix caisses d'or qu'il a ap-
portées avec lui, et ils les ont gardées pour eux au lieu
de les distribuer au pauvre peuple qui en a tant besoin ' !
—Enfin c'étaient des suppositions à n'en pas finir.
' Ce récit se rapporte fort avec ce qui s'est passé pour les
officiers de notre Mission à Hérat. On nous annonçait à chaque
instant que Yar-Méhémed avait l'intention de nous fyire assas-
siner, ou tout au moins de nous jeter en prison dans les donjons
de Char-Son. Tout nous prouvait que l'on cherchait à exploiter
nos craintes, aussi, dans une certaine occasion, les menaces
furent si grandes qu'il nous parut nécessaire de faire savoir à
Yar-Méhémed que nous n'avions pas peur de lui, et qu'il y aurait
danger pour sa télé d'arracher uu poil de la queue du lion.
J'ai écrit le nom du palais du Sertip Char-Son, tandis que
M. Ferrier l'écrit de la manière suivante : Tchar-Suuk, qui est
je le crois plus correcte. Je dois être excusé pour ces irrégularités
d'orthographe de la langue afghane, car le puchlou est seule-
ment un langage parlé.
Un fait étrange, c'est que le premier livre de celte langue
puchlou qui fut présenté à Chàh-Kamràne et à sa famille et qui fut
vu par ses amis de Hérat ait été un Nouveau Testaiiienl quej'avais
apporté de l'Inde avec moi. Ce volume, publié en caraclères
persans par les missionnaires de Sérampore, excita un grand
intérêt et passa de main en main sous les yeux des savants du
pays. Si ma mémoire me serl lidèlement, ce livre appartenait à
Cliàh-Zadéh-Méhémcd Youssouf, le gouverneur de Hérat, à l'é-
poque où la Mission quitta le pays. Je crois me souvenir du moins
qu'il me l'avait emprunté quelque temps avant el»qu'il ne se
trouva plus d.ins les livres que j'emportai avec moi. Puis-je espé-
rer que le Nouveau TeslamenI a élé aussi utile que la traduction
de l'hcbrou dont il a été question dans un chapitre précédent '
— 351 —
Le Vézir-Saheb, se berçant toujours de l'espoir que
j'allais renouer ses relations avec les Andais, ne com-
prenait pas l'insistance que je mettais à quitter au plus
vite Hérat. Cependant mes instances furent si vives et
mes explications si nettes, qu'il finit par comprendre
qu'il s'était trompé sur mes intentions, et, quoiqu'il ne
se tînt pas pour parfaitement satisfait à cet égard, il
m'accorda néanmoins l'autorisation de continuer mon
voyage. Dès ce moment , les domestiques du Sertip,
déçus dans l'espoir qu'ils avaient conçu de me voir
rester à Hérat et de réaliser à mes dépens de gros
bénéfices, commencèrent à se relâcher envers moi de
la politesse et des égards qui leur étaient recommandés.
Ils volèrent même la nourriture qui m'était destinée et
finirent par la manger à mon nez et à ma barbe, sans
Après le siège de Hérat, Eldred PoUinger avait commencé à tra-
duire les saintes Écritures en langage puchlou, uiais des qu'il
sut que j'avais un exemplaire imprimé de ce travail fait par un
autre, il cessa la version qu'il avait entreprise. J'ajouterai encore
que j'avais donné plusieurs exemplaires de la Bible de Martin
Luther, en persan , à des gens intluenls de Hérat et un Test»-
ment en langue turke au khalife de Xlerve, dont le caractère
respectable était fort apprécié des Turkonians. J'eus avec ce der-
nier chef des relations plus intimes qu'aucun des autres officiers
de la Mission, car la plupart de ceux qui arrivaient en kafilahs
de Khiva ou de Bokhara désiraient consulter le Ekim-t^rengui, et
sa pharmacie, pour les maladies dont ils étaient atteints ou pour
cellesdeleurbamis. Presque tous, avant des'en aller, demandaient
à voirie Hikmulau moyen duquel, dans les maisons des pauvres,
on apprenait aux aveugles à travailler comme s'ils y voyaient.
Je dois avouer que j'ai eu le plus grand plaisir à lire dans le
journal deWolf que l'on s'informait toujours avec bienveillance
à Merve de la santé d'un genlloman que l'on appelait Luggun,
et que le docteu r Wolf prétendait ne pas connaître du tout ! ! ! — L.
— 332 —
qu'il me fût possible de les réprimander ou de les
rosser comme ils le méritaient. Vingt-cinq siècles
n'ont pas changé les mœurs de ce pays, les eunuques
et les mignons y font la loi comme au tem[)s des
Darius et des Xerxès. J'en ai eu la preuve dans la per-
sonne de Méhémed-Ali, mignon du Serti p, qui, nou-
veau Bagoas, voulait me faire le sort d'Orsinès parce
que, comme ce dernier, je n'avais pas cru devoir
lui faire un présent aussi considérable qu'il le dési-
rait. Le misérable se donnait toutes les peines du
monde pour indisposer le Sertip contre moi. Un Eu-
ropéen nouvellement débarqué en Asie se serait cer-
tainement fâché, mais je connaissais trop les hommes
auxquels j'avais affaire pour en agir ainsi : je ména-
geai le valet, je caressai le maître, et bien m'en prit,
car sans cela il aurait pu m'arriver quelque vilaine
affaire, semblable à celle dont eut tant à se plain-
dre, cinq ans avant moi, le major Eldred Pottinger '.
Je ne jmuvais échajjper à l'avidité et aux soupçons des
Afghans qu'en me conformant à leurs habitudes et à
la forme de leur langage. Les Anglais avaient échoué
chez eux parce qu'ils s'y étaient présentés avec cette
roideur,ce ton rogueetcelle sévérité d'étiquette qu'ils
* Le m:ijor PoUinger, malgré les services qu'il avait rendus
lors du siège de Hérat, fut traité dans la suite sans égards par
Yar-Méhémed. Dans une certaine circonstance , le Vézir ayant
envové son frère porter un ordre impertinent au major Pottinger,
celui-ci, perdant patience, ordonna à un de ses domestiques de
jeter Tinsolenl par la fenêtre. Le pauvre serviteur fut pris un
moment après par les ordres de Yar-Méhémed, qui lui fil couper
je poignet. Ce malheureux reçoit encore aujourd'hui une pension
(lu gouvernement anglais. — Ed.
— 353 —
transportent partout, et (pii s'allient pen avec la brus-
querie et le laisser-aller des Asiatiques '. Le Français,
par caractère, est plus liant, et à l'étranger se con-
forme plus facilement aux exigences de la situation
dans laquelle il se trouve. Je ne regardais pas comme
inconvenant, par exemple, de manger avec les doigts.
Ma pudeur ne se révoltait pas non plus de la liberté
de langage des Afghans. Enfin, si je ne voulais pas
paraître dominé par eux, au moins je n'avais pas non
plus la prétention de leur faire croire à ma grande
supériorité. C'est en agissant de la sorte qu'on leur
glisse entre les mains, et qu'on échappe aux ^nistres
projets qu'ils forment le plus souvent contre les Euro-
péens , pour s'emparer des richesses dont ils les sup-
> Je pense qu'on peul mieux encore expliquer les circon-
slances qui lirent écliouer la Mission de Héral. M. Ferrier se
trompe en supposant que la plus grande amitié et les meilleures
relations n'ont pas toujours existé entre les chefs du Hérat el les
membres de la Mission, jusqu'à l'époque de notre départ. L'am-
bassadeur enirelenait un excellent cuisinier, dont les ragoûts
étaient fort appréciés par les Afghans à l'heure de leur repas du
malin. Ils se servaient pour manger des ustensiles dont proba-
blement Abraham faisait usage de son vivant. Habiluellemeni
nous dînions seuls ensemble, à l'anglaise; et c'était chose pru-
dente, si l'on juge de la sobriété des Afghans par la description
que fait, qnelcjnes li-nes plus bas, M. Ferrier du repas auquel
il assista avec des indigènes. Pendant le Ramazan, ceux-ci ne
venaient plus manger avec nous et nous demeurions seuls;
mais alors nous étions honorés de la visite du Serdar Chir-
Méhémed-Khan, frère du Vézir. Ce prince, pour partager les pri-
vilèges des voyageurs, allait, à l'époque où le jeune est de rigueur,
établir sa tente hors des murailles de la ville, atin de pouvoir
prendre ses repas avec nous à l'européenne, avec une fourchette,
une cuillère et un couteau: les voyageurs, en effet, dans les pays
mnsnlmans, n'éiant pas soumis à l'observation du jeûne. — L.
I. 20.
— 354 —
posent toujours nantis, ou simplement pour se débar-
rasser des craintes que leur présence inspire.
Yar-Méhémed-Khan ne voulut pas me laisser partir
avant de m'avoir donné à dîner. Il réunit à cet
etîet quelques seigneurs de sa cour et me traita très-
confortablement. Malgré la défense du Prophète, ces
messieurs tirent une ample consommation de vin et
se grisèrent complètement. Dès qu'ils furent un peu
animés par les libations, ils commencèrent à débiter
force balivernes dont je m'amusai beaucoup. Je trouvai
surtout curieux de les entendre patauger dans la poli-
tique : ils donnèrent d'abord quelques louanges aux
Anglais, de peur de me blesser, et ils finirent par
en dire pis que pendre. On parla de la Russie comme
d'une menace à leur adresse et de la Perse comme
d'un canon hors d'usage : ils s'accordèrent à dire qu'ils
ne connaissaient i)as les Français, mais que Napoléon
leur souverain, dont je parlai beaucoup, était presque
un aussi grand bomme que Nader-Châh; ils regret-
taient seulement qu'il n'eût pas été musulman. Une
pareille restriction faite par des sectateurs de l'Islam
est significative : le blâme, en pareil cas, prime l'é-
loge, car dès qu'on n'a pas l'avantage d'être né dans
leur croyance, fit-on même des prodiges, on n'est
encore que très-peu de chose à leurs yeux. A la fin du
repas, les convives finirent par ne plus pouvoir se sou-
tenir, ni même rester assis, et roulèrent sur les ta-
pis, qu'on dut laver le lendemain pour les purger de
plus d'une impureté. Je quittai ces honnêtes musul-
mans à deux heures du matin, et dès le jour suivant,
je fis mes préparatifs de départ.
CHAPITRE Xiy.
Départ de M. Ferrier de la ville de Hérat.— Conseils donnés
par Yar-Méhémed.— Exécution d'un chef Téhimouni.— Hor-
rible scène dans le bazar de Hérat. — Férocité des Afghans.
— Pervanèh. — Koch-Rabat. — Kouchk-Assiab. — Tchin-
gourek. — Turchihk. — Le camp des Hézaréhs-Zeïdnats. —
Leur origine et leur histoire. — Le district de Kalèh-Noouh.
— Kérim-Dad-Khan, sa défaite par Yar-Méhémed. -Le drap
de laine de chameau et de poil de chèvre. — Les chevaux
Hézarèhs.— Intrigues de Kérim-Dad-Khan.— Contingent de
troupes fourni par lui. — Les Djem-Chidis. — Assassinat d'un
ambassadeur de Yar-Méhémed-Khan. — Mingal. — Origine
des Tadjiks. — Description physique des Hézarèhs. — Leurs
femmes soldats. — Le village de Mourghàb.— Abdul-Aziz-
Khan. — Son accueil amical. — La rivière de Mourghâb. —
Les Firouz-Kouhis. — Leurs chefs.— Kalèh-"\Véli. — Les Kap-
chaks. — Les Eïmaks. — Leurs forces militaires. — Tchar-
chembèh. — Kaïssar. — Le Khanat de Meïmana. — Se.s forces
militaires. — Départ de Feïz-Méhémed-Khan. — Opinion
de l'auteur sur le compte de cet homme.
J'avais été longtemps indécis sur la direction que
je devais prendre pour me rendre à Kaboul; mais le
Vézir-Saheb s'étant décidé a envoyer son maître des
cérémonies, Feïz-Méhémed-Khan^, en mission près du
Wah de Meïmana^ je me décidai à partir avec lui et à
passer par cette ville afin de jouir de la protection de
ce fonctionnaire jusque-là. Yar-iMéhémed-Khan, tout
en me prévenant que cette voie n'était pas sans danger,
ne fut pas d'avis que je dusse lui en préférer une autre,
seulement il me refusa les lettres de recommanda-
tion que je lui demandai pour les chefs dont je devais
— sm —
IraversjT le territoire, en me donnant ponr raison
qu'elles me seraient plus nuisibles qu'utiles. Il m'en-
gagea ensuite à cacher soigneusement ma qualité
d'Européen, après avoir quitté Feïz-Méhémed-Klian ,
et à voyager le plus lestement et le plus secrètement
possible, sans visiter personne jusqu'à Kaboul.
A mon premier retour à Hérat, j'avais mis au net
mes notessur le Turkestan, jusqu'à Ser-Peul, malheu-
reusement ce travail m'a été volé par le Serdar Mé-
liémed-Sédik-Khan, de Girishk, par lequel j'ai été
dépouillé , et il ne m'est resté, pour les rédiger une
deuxième fois très-incomplétement, que mon itiné-
raire au crayon et aux trois quarts effacé.
Pervanèh. — 22 juin. — 3 farsangs à travers des
montagnes tour à tour argileuses et caillouteuses;
gîte de quarante maisons habitées par des Eïmaks.
Conformément aux ordres du Vézir-Saheb, Feïz-
Méhémed-Khan m'avait fourni les chevaux nécessaires
au transport de mes bagages et de ma personne.
Nous (juittàmes Hérat après le déjeuner , et mon
séjour dans cette ville m'avait tellement profité qu'il
eût été difficile de me reconnaître pour un Européen
soit à mon langage, soit sous l'habit afghan, dont je
continuai à me revêtir avec toutes les modifications
qui pouvaient me donner plus complètement l'air
d'un aborigène.
En traversant la place de la citadelle et les bazars,
nous fûmes témoins de deux exécutions dont je con-
serverai toujours le souvenir. On avait amené en cet
endroit un chef de cent tentes, de la tribu des Téhimou-
nis, qui, ayant été conduit trois fois prisonnier à Hérat,
- 357 —
s'était toujours enfui , inali;r(' le serment qu'il avait
fait de ne pas s'éloigner de la ville. Ayant été
repris, le Vézir avait ordonné de l'attacher à la bouche
d'un canon, puis de le faire mourir en mettant le feu
à la pièce. Jamais je n'avais vu spectacle plus émou-
vant : les membres brisés et disjoints de ce malheu-
reux furent lancés dans toutes les directions, tandis
que ses entrailles, qui n'avaient pas été jetées aussi
loin, furent en un chn d'œil dévorées par les chiens.
Une scène non moins affreuse se passait dans les
bazars, où elle avait commencé depuis deux jours,
et voici ce dont il s'agissait : un lieutenant d'artillerie,
très-aimé de Yar-Méhémed-Khan, avait été assassiné
la nuit, pendant qu'il dormait sur la terrasse de sa
maison, située dans un village fermé de murailles
et distant d'un quart de lieue de la ville. Le coupable
n'avait pu être découvert; mais les circonstances lo-
cales indiquaient suffisamment qu'il devait se trouver
au milieu même de la population. Le Vézir fit arrêter
vingt personnes de ce village, parmi celles qui
avaient eu des querelles avec le défunt ou qui étaient
ses phis proches voisins. Sa femme étant soupçonnée
d'avoir des amants avait aussi été saisie et mise à la
toiture, sans qu'on pût en tirer l'aveu de sa parti-
ci[)ation au crime. Le Vézir commença alors par
prélever une amende de 1 ,000 lomans sur les vingt
autres accusés, puis il les fit bàtonner in extre-
mis, et à tour de rôle, dans le rond-point des ba-
zars. Quand l'un d'eux ayait reçu un millier de
coups sous la plante des pieds, l'exécuteur l'en-
voyait rouler à dix pas d'un coup de bâton et le
— ."^ng —
remplaçait par un autre, jusqu'à ce que tous y eussent
passé. Mais la bastonnade n'ayant rien fait découvrir,
ie Vézir ordonna de scalper tous ces malheureux, ce
qui fut exécuté. C'est alors seulement que, grâce à
quelques indices, la police fut mise sur la voie du
véritable coupable, qui était parfaitement connu de
tous les accusés : mais ces malheureux avaient pré-
féré subir les plus atroces souffrances plutôt que de
le dénoncer à la justice. Il existe une espèce de com-
promis tacite entre les Afghans. Chacun d'eux a tel-
lement besoin de la discrétion des autres pour ses
propres méfaits, qu'ils se font tous un rigoureux
devoir de garder le plus profond silence sur les fautes
d'autrui. A vrai dire, une révélation dans ce pays
est considérée comme un assassinat, et celui qui la
fait peut être sûr que, tôt ou tard, les parents de sa
victime lui feront subir la peine du talion. L'assas-
sin du lieutenant dont il est ici question était un de
ses voisins, qui n'était encore que soupçonné. Yar-
Méhémed-Khan ordonna de lui ouvrir le ventre et
de le pendre par le menton à un des crocs placés
pour cet usage dans le bazar , et de l'y laisser jus-
(ju'à ce que mort s'en suivît. Le misérable se voyant
découvert avoua son crime, en donnant des détails
qui ne permirent plus de douter qu'il ne fut le
véritable coupable. Malgré son aveu, la sentence
fut exécutée. Arrêté par la foule qui obstruait toutes
les avenues pour assister à ce spectacle, je devins,
bien à regret, le témoin d'une partie de ces atro-
cités*. Il est déplorable d'être obligé d'avouer que
* Une exécution du même genre eut lieu à Héral pendant
— 359 —
de pareils moyens sont à peu près indispensables
en Afghanistan, si Ton veut prévenir raugmcnlalion
des crimes, car nulle autre part on ne commet un
assassinat avec autant de facilité et pour si peu de
chose. Je parvins, à la fin, à me frayer un passage au
milieu de la foule, et je rattrapai Feïz-Méhémed-
Khan, qui m'avait devancé d'une tieure.
Koch-Babat. — 23 juin. — 3 farsangs de distance à
travers une plaine argileuse, par une route unie et
facile. Nous ne fîmes que de petites traites ces deux
premières journées, afin de mettre nos chevaux en
haleine. Lorsque ces animaux n'ont pas été entraî-
nés à l'avance, de manière à êlre préparés à se met-
tre en route, on fait deux étapes jusqu'à Koch-Rabat;
s'ils sont bien dispos, on vient y descendre le pre-
mier jour de marche, mais il faut y apporter avec
soi des provisions de toute sorte, car ce lieu est
inhabité; on y trouve seulement un filet d'eau ma-
récageuse, qui coule près d'un caravansérail-chàh
ruiné. .
Kouchk-Assiab. — 24 juin. — Dislance de 7 far-
mon séjour dans celle ville, mais aucun des Anglais de la Mis-
sion ne voulut y assister-, bien au contraire, nous évilàmes de
rien voir de cet horrible spectacle. Avant noire arrivée à Héral,
ces exécutions étaient fréquentes et nul ne peut révoquer en
doute que Yar-Méhémed exerçait les plus lerriljJes cruautés
non-seulement contre les vrais criminels, mais encore contre les
malheureux qui n'étaient pas de la même opinion politique que
la sienne. On assure qu'il fit écorclier tout vivant un cliel' de
Berdouranis, et qu'il le lit ensuite bouillir dans une vaste chau-
dière. Ce l'ait sans exemple se passa quelques mois avant l'ar-
rivée de Pollinger à Héral.— L.
— ;j6() —
sangs. Je n'indiquerai pas à chaque gîte le temps que
nous avons mis à parcourir l'étape, car j'ai remarqué
qu'avec les chevaux du maître des cérémonies, nous
cheminions beaucoup plus vite qu'avec les caravanes;
habituellement nous franchissions une farsang à
l'heure. La route est tracée dans un sol pierreux, à
travers des vallées et des montagnes; elle est étroite,
accidentée et coupée par des torrents très- dange-
reux à traverser quand ils sont grossis par les pluies.
Ce gîte est inhabité, nous campâmes à côté d'un
moulin ruiné près duquel coule un ruisseau assez
limpide.
Tchingourek. — Distance de 7 farsangs, à travers
monts et vallées, par une route argileuse. Ce gîte
est inhabité comme les précédents et nous y cam-
pâmes près d'un ruisseau d'eau vive. J'avais hâte
d'arriver au bout de l'étape de cette journée, car
ayant laissé à dessein mon visage, mes pieds et mes
mains exposés à l'action du soleil, afin qu'ils pris-
sent la teinte hàlée que je remarquais chez les gens
du pays, je fus atteint d'un coup de soleil qui me
lit beaucoup soutlVir, et je maudis la transformation
que ma sécurité rendait nécessaire. J'eus une fièvre
brillante et il me fut impossible d'avaler une bou-
chée de pain. Les voyages en Orient produisent
sur moi un ctfet contraire à celui qu'éprouvent beau-
coup d'autres. En arrivant au gîte, je n'ai jamais
éprouvé ni faim, ni sommeil, et ce n'est toujours
qu'après avoir reposé deux ou trois heures étendu
sur mon tapis que j'ai pu manger et dormir.
Turchikh. — ^2(i juin. — 7 farsangs à parcourir en
— 361 —
plaine ; une seule montagne assez rude à traverser :
route argileuse tracée au milieu de belles prairies
arrosées par de nombreux cours d'eau. Le gîte est un
campement de nomades de deux cents tentes. C'est là
que commence le territoire des Hézarèhs-Zeïdnals,
peuple nomade vivant sous la tente , qui a une
grande réputation de bravoure et appartient à la
secte musulmane des Sounnites. Ces gens-là prennent
le titre de Ser-Khanè (tète de maison), c'est-à-dire
branche la plus noble des Eézarèhs. Cette nation se
formait dans le principe d'une seule tribu comptant
au plus quinze mille familles fractionnées en cam-
pements de cent et de mille tentes. Les campements
de cent tentes se nommaient Sed-Edjak et ceux de
mille Hézarèh ; en persan sed signifie cent et hézar
veut dire mille. Les premiers furent bientôt absor-
bés par les derniers, et depuis celte fusion, le nom
seul de Hézarèh leur est resté. L'accroissement posté'
rieur de ces indigènes les força à se rô[)andre dans
toute la Paropamisade et à se scinder en diverses
tribus, que je ferai connaître à mesure que j'avance-
rai dans leur pays. Celle dont il est ici ([uestion se
nomme Hézarèh-Zeïdnat et habite le district de Ka-
lèh-Noouh, qui est aussi le nom d'une petite ville, de
récente origine, qui a remplacé Badivis. La position
avantageuse qu'occupe cette cité, au point où se rallient
les principales routes du Turi^estan et de l'Afghanis-
tan, suffira pour la rendre très-florissante en peu de
temps. Le Serdar Kérim-Dad-Khan commande cette
tribu, et peut en tout temps mettre sous les armes cinq
mille excellents cavaliers et trois mille fantassins : en
I. 21
— 3&1 —
cas de besoin il peut tripler le nombre des premiers.
Sa juridiction s'étend sur vingt-huit mille tentes. Deux
de ses trois frères, Abdul-Aziz-Khan et Ahmed-
Kouli-Khan gouvernent en sous ordre les districts de
Mourghâb et de Pindjdèh, habités par des Zeïdnats.
Le plus jeune, Méhémed-Hussein-Khan, réside à Hérat
avec vingt-cinq chefs importants de la tribu, qui ser-
vent à Yar-Méhémed-Khan 'd'otages et de garants
de la fidéhté de leurs parents.
Il y a cinq ou six ans que Kérim-Dad-Khan vivait
uniquement de pillage; il dévalisait les caravanes
et poussait ses excursions jusqu'au sud de la Perse,
dans le district de Ghaïn , dont il ruinait les vil-
lages et emmenait les po[)ulalions en esclavage, pour
les vendre aux Uzbeks. Ses déprédations devinrent
tellement fréquentes et provoquèrent tant de plaintes,
qu'Assaf-Dooulet, gouverneur général du Klioras-
san , se vit dans la nécessité de déclarer à Yar-Méhé-
med-Khan que, puisqu'il était impuissante réprimer
son vassal, il irait lui-même le châtier à la tête d'une
armée. Le Vézir-Saheb, qui avait tout à craindre
d'une violation de son territoire par les Persans,
marcha lui-même contre Kérim-Dad-Khan, le battit
et le força à reconnaître la suzeraineté du Hérat, à
laquelle ce chef s'était soustrait. Depuis lors le Serdar
se contente des bénéfices très-considérables que lui
rai)i)orlent ses haras, ses nombreux troupeaux et la
fabrication d'une espèce de drap nommé kourk ou
barek, tissé avec une laine très-menue, très-soyeuse,
qui [)Ousse sous le ventre des chameaux. Rien n'est
plus souple, plus doux au loucher et plus chaud que
— ;i63 —
ces bareks; par malheur ils sont mal lissés: mais
s'ils étaient mieux confectionnés ils seraient préfé-
rables à toute espèce de dra[)S. Les peuples nomades
ne teignent pas la laine, et lui laissent sa couleur na-
turelle, qui est celle du chameau. La valeur de celte
étoffe varie de 12 à 100 francs la pièce, et l'une
d'elles suffit à la confection d'une robe afghane :
les grands seigneurs afghans ou persans et les souve-
rains eux-mêmes en sont toujours vêtus en hiver.
La laine recueillie sous le ventre des chameaux est la
plus belle ; elle sert à confectionner les kourks du
prix le plus élevé. On utiUse aussi, pour la fabri-
cation de ceux d'une moindre valeur, une espèce de
duvet répandu sur tout le corps de l'animal, duvet ha-
bituellement couvert par la laine qui le préserve des
intempéries de l'air; cette laine elle même est em-
ployée pour les kourks les plus communs. Un duvet
semblable à celui dont je viens de parler, mais bien
plus estimé que celui du chameau, pousse aussi sous
le poil de la chèvre; il sert en Asie à fabriquer des
tissus d'une beauté et d'une bonté incomparables.
Les Hézarèhs-Zeïdnats élèvent un grand nombre
d'excellents chevaux de race turkomane. Ces ani-
maux sont moins grands et moins élégants que les
chevaux tékiés, mais ils sont plus sobres et n'ont
pas de rivaux pour résister à la fatigue. Il est fâcheux
que l'alezan domine parmi eux, car j'ai fait la re-
marque que tous les chevaux de cette couleur, en
Perse comme dans l'Asie centrale, avaient la peau
plus fine et plus facile à entamer que les chevaux
bais, gris ou noirs. Bon nombre d'entre eux sont
— 364 —
aussi oreiliaicls, mais ce n'est point un défant dans
celle contrée. Les innombrables troupeaux de cbè-
\res, de moutons, de buffles et de chameaux ap--
partenant aux Zeidnats leur procurent une source
inépuisable de richesse. Ces animaux s'élèvent dans
les gras pâturages de Kalèh-Noouh, les plus admi-
rables de TAsie.
Le joug imposé au Serdar Kérim-Dad-Khan par le
Vézir-Saheb n'est pas très-lourd à porter, et cepen-
dant ce chef ne s'y soumet qu'à regret : il entretient
de secrètes relations avec Assaf-Dooulet, et lui pro-
met de l'appuyer dans le cas où les Persans se dé-
cideraient à recommencer le siège de Hérat. Il est
probable que si ceux-ci en venaient là, le Serdar
se tournerait contre eux dès qu'ils seraient vain-
queurs; car, à l'exemple des autres chefs de ces
contrées , il éprouve bien moins le besoin d'être
indépendant que celui d'agiter , d'intriguer et de
se livrer à son penchant pom* le pillage et la dé-
vastation. Sa sujétion au Hérat est tout à son avan-
tage, puisqu'il ne paye aucun im[)ôt; on ne peut
en effet appeler de ce nom quelques chevaux de
choix, qu'il envoie chaque année à Yar-Méhémed-
Khan et que celui-ci compense par des présents
de châles de Kachmir et des produits de l'industrie
euroi)éenne, d'une valeur toujours supérieure à celle
de ce qu'il a reçu. Le frère du Serdar, Méhémed-
Hussein-Khan , et les vingi-cinci chefs qui l'ont
accompagné à Hérat, y touchent de bons appoinle-
menls; il ne reste donc à sa charge que le con-
tingent de troupes (pi'il doit fournir au Vézir-Saheb,
— 36?) —
en cas de guerre , et je me hâterai d'ajouter qu'il
trouve une ample compensation à cela dans la protec-
tion de ce dernier, qui le défend contre les Khans
uzbeks, ses voisins et ses ennemis de longue date.
La persistance de ces nomades à vivre dans une con-
tinuelle agitation est vraiment inconcevable, et les
avantages les plus réels ne peuvent les y faire renon-
cer. Le calme forcé dans lequel vivent les Zeïdnats
depuis quelques années a tourné au profit de la tribu
qui a développé son industrie des kourks, dont elle
fournit presque toute l'Asie : son bien-être sest
augmenté par là bien plus qu'elle ne pouvait l'es-
pérer en continuant de se livrer au pillage. Le nom-
bre de ses habitants s'est tellement accru, qu'une
fraction d'entre eux a été obligée d'aller chercher ail-
leurs un territoire où elle pût vivre moins à l'étroit.
Quatre mille tentes sont établies à cette heure dans
une vallée, autrefois occupée par la tribu des Djem-
Chidis, vallée dont la fertihté n'est pas moins grande
que celle de la plaine de Kalèh-Noouh. — LesDjem-
Chidis qui étaient là avant eux, au nombre de dix mille
tentes, ont été enlevés à la suite d'un événement
malheureux, mais assez fréquent dans ces contrées.
Profitant des troubles qui agitaient la principauté du
Hérat pendant que les Persans faisaient le siège de
cette ville, en 1 838, ils se déclarèrent d'abord indépen-
dants de Chàh-Kamràne ; puis, l'année suivante, ils
égorgèrent un seigneur que leur avait envoyé Yar-
Méhémed-Khan pour les engager à rentrer dans le
devoir. Dès que ce dernier futinforméde cette action,
il marcha contre eux à la tète de ses troupes, les bat-
— 3G6 —
lit, et força cinq mille familles de leur tribu à
venir s'établir à Hérat, qu'il voulait repeupler, et
aussi pour lui servir d'otages répondant de la tranquil-
lité des cinq mille familles qu'il laissait au campe-
ment. Ces dernières ne devaient pas avoir un meil-
leur sort: assaillies, quelques jours après le départ
du Vézir, par un corps de troupes khiviennes, hom-
mes, femmes et enfants, tous furent enmenés en escla-
vage dans le Turkestan, et le pays fut entièrement
dépeuplé ^
Mingal. — 27 juin. — 4 farsangs de route à travers
une |)laine, des prairies, quelques cours d'eau et une
montagne très- escarpée. Deux cent vingt tentes de
Hézarèhs se trouvent à cette halte, environnées de
vastes et belles cultures et de gras pâturages.
J'ai dit dans les Documents devant servir à l'histoire
•Depuis que ceci a été écrit, Yar-Méhémed Ivhan a totalement
scindi' et en partie dépaysé celle magnifique tribu des Hézarèhs-
Zeïdnats. Voyant que sa patience et ses bons procédés ne pou-
vaient amener le Serdar Kérim-Dad-Khan à cesser ses intrigues
et ses déprédations, il prit de nouveau les armes contre lui en
1 847; après l'avoir complètement ballu, dans une sanglante action
dont on trouvera le récit dans les Documents devant servir à
riasloirc des Afghans, il transporta dix mille familles de ces
non.ades dans la banlieue de Hérat, afin de la repeupler. Cet évé-
ncnienl a privé le district de Kalèh-Noouh d'une bonne moitié de
sa population; mais telle est sa fertilité, que d'ici à quelques
années on peut espérer de la voir arriver à son premier elïoclif
par suite de la mulliplicalion de la population. Le Serdar Kérim-
Dad Khan s'est réfugié en Perse. (Note de jU. Ferrier.)
Il revint quelque temps après dans son pays natal et donna
beaucoup de soucis au fils de Yar-Méhémed, jusqu'à l'époque
de la dernière révolution, à la fin de 1855. ■ — Ed.
— 367 —
des Afghans, que le peuple de cette race est mêlé à la
population tadjike, descendant des anciens domina-
teurs du pays. Persans ou Tartares. Ces Tadjiks se
subdivisent en deux catégories bien distinctes : les
Parsivans ou Parsi-Zébane (parlant le persan), qui ha-
bitent les villes et les villages, et les Eïmaks , qui vi-
vent sous la tente en nomades. Les Hézarèhs sont des
Eïmaks, bien qu'ils prétendent être de race afghane ;
mais cette origine leur est déniée avec raison par les
Afghans, parce qu'ils ne parlent pas le pachtou, leur
langue mère. Le langage parlé par les Hérazèhs est
le persan corrompu; mais à leur physique il est facile
de voir qu'ils descendent d'une race tartare : leur fi-
gure est carrée, jdate, anguleuse; leurs yeux petits et
obliquement placés; leur teint pâle, bilieux et leur
barbe rare. Ils sont plutôt petits que grands, mais avec
des proportions bien prises, indiquant une grande
force musculaire. Leur bravoure va jusqu'à la témé-
rité et les fait redouter des Afghans ; il n'y a pas de
meilleurs cavaliers dans toute l'Asie. Leur duplicité
n'est pas aussi grande que celle de leurs voisins; on
remarque chez eux, au contraire, une simplicité et
une naïveté qui contrastent singuhèrement avec la
férocité de leurs mœurs. Les femmes de celte peu-
plade se piquent d'être aussi braves que les hommes :
quand le cas l'exige, elles montent à cheval et se ser-
vent du fusil et du sabre avec autant d'intrépidité et
d'adresse que le plus hardi guerrier. En temjis de
paix, ce sont elles qui supportent tous les travaux du
ménage et de l'agriculture, et qui, avec les enfants,
tissent ces bareks qui leur rapportent de si grands
— :ic>9, —
bénéfices. On ne peut pas dire qu'elles soient belles,
mais elles sont bien proporlionnéeset jouissent d'une
liberté d'action rare chez les femmes asiatiques.
Leurs maris ne paraissent pas jaloux, et les Afghans
prétendent que ces femmes profitent largement de
l'abandon où on les laisse.
Mourghâb. — 27 juin.— 4 farsangs de distance dans
une yallée très-fertile qui conduit à la rivière Mourgh-
âb, sur les bords de laquelle s'élève un village de deux
cent cinquante maisons, fermé d'une enceinte en
terre, autour de laquelle campent, sous latente, mille
familles de Hézarèhs nomadi s. Les cultures de cette
locahté s'étendent au loin à plus de 3 farsangs ,
et tout le sol qui n'est pas cultivé jusqu'à 10 far-
sangs au delà est couvert de belles prairies. Le
gouverneur de Mourgbàb est Âbdul-Aziz-Khan, frère
du Serdar Kérim-Dad-Khan. On m'avait beaucoup
vanté la bravoure de ce personnage, mais si elle
est aussi grande que son verbiage et que ses van-
teries, il n'y a effectivement rien qui puisse lui être
comparé. Son extérieur ne prévient pas en sa faveur,
et cependant il nous donna l'bospitalité d'une manière
excessivement large et désintéressée. Ses subordon-
nés se louent beaucoup de lui, car quelque gros pro-
priétaire qu'il soit, ses revenus suffisent à sa dépense,
et la taxe qu'il leur impose n'est qu'une bagatelle.
Malgré la recommandation contraire que jelui en avais
faite, Feïz-Méhémed-Kban révéla ma qualité d'Eu-
ropéen à Abdul-Aziz-Klian: je n'eus pas à me plaindre
de cette indiscrétion, dont j'avais redouté les suites;
elle contribua, au contraire, à me tirer d'une bien
— 36i) —
mauvaise situation, comme onle verra plus tard. Lors-
que je fus obligé de retourner sur mes pas . pour re-
venir à Hérat, je ne pus le faire qu'avec l'aide de deux
Hézarèhs qu'Abdul-Aziz-Khan me confia pour les
conduire à Kaboul, où leur présence était nécessaire
afin de terminer une affaire de succession. Cette ad-
jonction m'arrangea d'autant mieux qu'au delà de Meï-
mana, j'allais me trouver seul, dans un pays dange-
reux, tandis que dans leur compagnie je pouvais
voyager avec plus de sécurité.
Le Mourghàb est une petite rivière assez large
et très-poissonneuse, dans les eaux de laquelle ou
pêche d'excellents barbeaux : c'est l'Epardus ou Mar-
gus des Grecs. 11 arrose un pays plat et marécageux
dont les émanations engendrent des fièvres perni-
cieuses; mais la contrée est tellement fertile que les
nomades se portent en foule sur les bords du Mour-
ghàb, malgrélamortalitéquiy règne. Ce sont surtout
les Hézarèhs qui peuplent les rives de cette rivière, qui
est à peu près la limite de leur territoire. Us sont là
mêlés à plusieurs autres petites tribus d'Eïmaks de peu
d'importance qui, pour être protégées, s'allient avec
eux et prennent la dénomination de Hézarèhs. L'une
d'elles cependant, qui se compose de villageois et de
nomades, au nombre de douze à quinze mille familles,
n'aurait pas besoin de cette protection et pourrait se
dispenser d'échanger son véritable nom contre celui
de ses voisins, mais les nombreuses alliances que cette
tribu a contractées avec les Hézarèhs l'ont déterminé
à se considérer comme étant avec ceux-cj une seule et
même famille. Celte tribu est celle des Firouz-Kouhis,
I. 51.
— 370 —
dont l'origine est persane ; leurs pères combattaient
Tiinour-Leng, quand ce conquérant subjugua leur
pays. Acculés par lui dans les montagnes méridionales
duMazendèran, ils s'y défendirent en désespérés; pour-
tant ils furent obligés de capituler. Timour-Leng les
fit conduire dans le Hérat, et les dissémina dans les
districts qu'ils habitent aujourd'hui. Bien qu'ils appar-
tinssent à une foule de tribus diverses, ils reçurent le
nom de Fironz-Kouhis, en mémoire du lieu où ils
avaient été cernés et pris, près de la petite ville de
Firouz-Kouh, Voici les subdivisions de ces peuplades :
Cin(| mille familles sous les ordres duSerdar Moou-
doud-Khan reconnaissent la juridiction du Serdar
Kérim-Dad-Khan ; elles sont établies à Kadès, district
situé à 10 farsangs au nord-est de Kalèh-Noouh.
Chaque tente de cette subdivision peut fournir un
soldat en cas de besoin, soit trois mille cavaliers,
et deux mille fantassins.
Quatre autres chefs des Firouz-Kouhis sont tout à
fait indépendants dans leurs terres; ce sont :
1" Chàh-Peçend Khan, qui réside dans la forteresse
de Derzi, située à 15 farsangs sud-est de Kalèh-Noouh:
il commande à deux mille familles pouvant équiper
deux cents cavaUers et huit cents fantassins. Depuis
mon passage dans cette contrée, ce Serdar a été as-
sassiné par ses administrés qu'il tyrannisait. Il cou-
pait tous les jours des nez, des oreilles ou des têtes
et faisait fendre la matrice aux femmes, tout cela
pour le plus léger motif. Son fils l'a remplacé dans
son gouvernement.
2» Le Serdar Ihrahim-Khan, gendre deChàh-Péçend-
— 371 —
Khan, qui réside dans la forteresse'de Koiitchè, située
au sud-est de Derzi, au milieu d'âpres montagnes: ce
chef a sous ses ordres deux mille familles qui peuvent
armer cinquante cavaliers et six cents fantassins.
'3° Le Serdar Méhémed -Azim-Khan, Attalek, qui ré-
side dans la forteresse de Tchektcheràne, située^ au
sud-ouest de Derzi, et au sud de Kalèh-Noouh, et qui
commande à quatre mille familles , pouvant mettre
sur pied deux mille fantassins.
4» Enfin le Serdar Hassan-Khan , établi à Dooulet-
Yar, forteresse située un peu à l'est des sources du
Héri-Roud ; son commandement s'étend sur deux
mille cinq cents familles, pouvant armer cinq cents
cavahers et mille fantassins.
Kalèh-WélL — 28 juin. — 7 farsangs de parcours à
travers des plaines, des vallées et des montagnes. Là
commence la juridiction du WaU de Meïmana; ce vil-
lage se compose de deux cent trente maisons habitées
par quelques Uzbeks, mais en plus grande partie par
des Kapchaks : une petite rivière passe par là et se
dirige vers le nord. Cette tribu des Kapchaks a été
décimée par de sanglants combats, et il n'en reste plus
que huit cents tentes, fournissant au besoin quatre
cents fantassins. Elle est placée sous les ordres de deux
Serdars, Touràne-Khan et Toukhtémècb-Khan, sous
la suzeraineté du Wali de Meïmana, sur le territoire
duquel ils sont établis.
L'effectif de ces tribus d'Eïmaks ne peut être jugé
que sur des on dit approximatifs. Quoi qu'il en soit,
le pays qu'elles babitent m'a paru plus peuplé que je
ne m'v étais attendu et (ju'on ne se le figure en Europe.
— 372 —
Tcharchemhi'h. — 29 juin. — 3 farsangs de mar-
che à travers de belles prairies. Village de trois cent
quatre-vingts maisons, habitées par des Afchards, des
Djem-Chidis et des Kapchaks, dépendant du Wah de
Meimana, jardins immenses et belles cultures. Nous
déjeunâmes seulement à ce gîte et nous continuâmes
à marcher jusqu'à Kaissar où nous fîmes halte pour
la nuit.
Kaissar, — 29 juin. — 3 farsangs en plaine à tra-
vers des cultures non interrompues. Là se trouve un
superbe village qui donne son nom à un district com-
posé de dix autres hameaux dont les cultures touchent
les unes aux autres. Ils sont habités par des Kapchaks
et des Firouz-Kouhis dissidents.
Meimana. — 30 juin. — Distance de 8 farsangs.
Après avoir cheminé pendant une heure pour tra-
verser une montagne escarpée on arrive à Narine,
campement de mille tentes dTJzbeks, situé au mi-
lieu de belles cultures et de prairies arrosées par de
nombreux courants d'eau vive. Il faut encore quatre
heures de marche à travers une plaine couverte
de tous côtés de nombreuses tentes d'Uzbeks, pour
atteindre Elmar, village d'où l'on découvre au loin
une foule d'autres campements très-populeux et qui
passent pour fournir les meilleurs guerriers de la
contrée. Enfin à 3 farsangs plus loin, que l'on fran-
chit à travers des montagnes, on débouche dans la
plaine où se trouve Meïinana, ville entourée de mu-
railles flancjuées de toujs, mais sans fossé pour la
protéger. Elle a quatre portes d'entrée; son dévelop-
pement peut être de 3 kilomètres et sa population
— 373 —
uzbeke est de quinze à dix-huit mille âmes. On y vciit
bien aussi quelques familles parsivanes, mais en
très-petite minorité.
Le Khanat dont cette ville est la capitale était gouver-
né, quelques mois avant mon arrivée, par le Serdar Mi-
zérab-Khan, mort empoisonné par une de ses femmes.
Ses fils, Eukmet-Khan et Cliir-Khan se disputaient sa
succession quand je passai par là. Eukmet-Khan, l'aîné,
pensait plus au vin qu'aux affaires, et, afin de pouvoir
s'enivrer tout à son aise, il avait d'abord paru disposé
à abandonner le pouvoir à son frère cadet Chir-Khan ;
mais quelques ambitieux, qui ne pouvaient arriver
à leurs fins qu'en dirigeant les affaires publiques sous
son nom, l'avaient détourné de son indolence. Des
troubles assez graves avaient eu lieu parmi le peuple,
et Yar-Méhémed-Khan, suzerain nominal de ce Kha-
nat, avait été obhgé d'intervenir pour faire cesser la
querelle des deux frères. Le Serdar Kérim-Dad-Khan,
Hézarèh, lui avait servi d'intermédiaire pour atteindre
ce but; il avait obtenu qu'Eukmet-Khan se contentât
du gouvernement de la population agricole et mar-
chande, tandis que Chir-Khan commanderait l'armée
et résiderait dans la citadelle. Cet arrangement, qui
au premier coup d'œil semblait favoriser également
les deux frères, était en réalité tout en faveur de Chir-
Khan, auquel le commandement de la force publique
assurait une influence toufe puissante dans le Khanat.
C'était pour porter son adhésion à l'accord arrêté entre
les deux frères que Yar-Méhémed-Khan avait envoyé
Feïz-Méhémed-Khan à Meimana. Ce dernier avait
aussi je crois la mission secrète d'y préparer la do-
— 374 —
mination plus complète du Vézir sur cette contrée, et
dans ce but il devait, conformément aux ordres qu'il
avait reçus, y former deux bataillons pris dans la po-
pulation tadjike, qui déteste la population uzbeke, à
laquelle appartiennent Eukmet-Khan et Chir-Khan,
qui sont de la tribu de Ming,
L'armée de ce Khanat se compose habituellement de
quinze cents cavaliers et de raille fantassins, mais en
cas de guerre elle peut être portée en quelques jours
à huit ou dix mille hommes. Le revenu de Meïmana
est évalué à quatre cent quatre-vingt mille francs.
Je devais quitter dans cette ville Feïz-Méhémed-
Khan, et j'en éprouvais un grand contentement, par-
ce que, détestant les Anglais et mecroyant des leurs, il
s'était fort mal comporté avec moi. Nous avions vécu
complètement isolés l'un de l'autre, depuis notre dé-
part de Hérat, nous adressant rarement la parole si ce
n'est pour nous disputer. A chaque instant il me fai-
sait faire les demandes les plus exorbitantes par les
gens de sa suite : un jour c'était de l'argent, dont il
disait manquer, qu'il exigeait de moi; une autre fois
c'étaient mes armes, ma montre ou tout autre objet,
que je lui refusais toujours, bien entendu; mais le
gaillard n'était pas homme à se laisser rebuter par
un refus, il revenait sans cesse à la charge, bien qu'in-
utilement. Il me témoigna sa rancune de ces refus,
quand nous arrivâmes à Meïmana, car au lieu de me
mener loger avec lui chez les Khans gouverneurs,
ainsi que le Yézir-Saheb lui en avait donné l'ordre, il
me dit que cela ne lui était ])as possible et que je
serais plus à mon aise au caravansérail. Il ne pensait
— 373 -
pas assurément dire si vrai, et il ne pouvait rien
faire qui me fût plus agréable. La liberté qu'il me
donnait me permettait de décamper à mon aise,
quand je le voudrais, et d'éviter le contact de gens
qui pouvaient beaucoup trop ébruiter mon passage
dans la Bokharie, où venaient de périr si malheu-
reusement les infortunés Stoddart et Conolly : je ne
pouvais donc m'enlourer de trop de précautions. Avec
les deux Hézarèhs que m'avait recommandés Abdul-
Aziz-Khan, je n'avais besoin ni de protecteur, ni de
guide, car ils connaissaient parfaitement les routes
que nous allions parcourir et ils avaient presque par-
tout des parents ou des amis; cela me sufûsait, telle-
ment j'étais sûr de n'être point reconnu pour un
Européen, à moins d'èlre trahi. Quelques paroles
échappées aux serviteurs de Feïz-Méhémed-Khan me
taisaient craindre qu'il ne cherchât à m'arrêter par
de sourdes menées : afin de le prévenir, je pris le parti
de quitter subitement Meïraana, sans faire nia visite
aux Khans gouverneurs.
CHAPITRE XV.
Kaffir-Kalèh. — Précautions. — Rabat-Abdullah-Kban. — Les
Bohémiens. — Chibberghân. — Irrigation et culture. — Rous-
tem-Khan. — Esquisse de ce chef. — Siège de Andekbouye. —
Politique locale.— Rivalité et intrigues des chefs du Tur-
kestan. — Andekhouye. — Akhtchè. — Meïlik. — Le choléra.—
Balkh. — Conseils donnés par mes deux Hézarèhs. — Conti-
nuation du voyage avec ces hommes. — Les inscriptions cu-
néiformes.— Histoire de Balkh. — L'Emir de Bokhara. —
]\Iazar. — Mosquée très-vénérée dans le pays. — Khoulm. —
Politique des Uzbeks. — L'armée de Khoulm. — Là rivière de
ce nom. — Les Anglais prisonniers àMazar et à Khoulm. — Les
Sipahis de l'armée de Kaboul. — Une boisson désagréable.
— Le Mir-Wali et Yar-Méhémed. — Guerre entre ces deux
chefs. — Causes de cette guerre. — Akbar-Khan et le jeune
esclave. — Curiosité des Asiatiques. — Heïbak. — Les Uzbeks-
Kandjélis. — Korram. — Avis et discrétion des deux Hé-
zarèhs.
Mes deux Hézarèhs avaient d'excellents chevaux:
j'en achetai trois autres qui étaient en vente dans le
caravansérail même où j'étais descendu : un pour
moi, l'autre pour mon domestique, le dernier pour
porter mes bagages. Ces montures me coûtèrent cent
vingt francs les trois. Je me gardai bien de dire à
personne qui j'étais, oîi j'allais, ni ce que je comptais
faire, je prévins seidement le portier du caravansérail
qu'on pourrait peut-être venir lui demander si les
quatre étrangers arrivés avec l'Ichik Aghassi n'étaient
pas descendus dans son établissement, et, dans ce cas,
je l'engageai à répondre que trouvant l'air de la ville
— 378 —
trop lourd et trop chaud, nous étions allés camper
hors de ses murs, à l'ombre d'un arbre, pour éviter les
atteintes du choléra qui sévissait à l'intérieur. Puis
je me remis aussitôt en route, bien que je fusse ha-
rassé des huit heures de marche que nous venions
de faire : ce ne fut qu'après en avoir fait cinq autres,
en traversant d'abord une haute montagne, puis une
belle plaine bien cultivée , que nous arrivâmes à
Kaffir-Kalèh, à dix heures du soir.
Kaffir-Kalèh. — 30 juin. — Cette localité est située
sur la pointe d'une montagne et est habitée par des
Uzbeks ; on trouve aussi des tentes de nomades en
grand nombre dans les environs. A partir de Meïma-
na, je ne me séparai plus de mes armes : mon sabre
restait à mon côté pendant mon sommeil et j'avais
la main sur mes pistolets; je me couchais tout habillé
et tout botté : de telles précautions étaient indispensa-
bles dans ce pays, dont les habitants sont habitués au
pillage. Je me déterminai aussi à doubler l'étape,
chaque fois qu'elle ne serait pas trop longue : c'était
là un moyen sûr de devancer la nouvelle de mon pas-
sage dans la contrée, et d'éviter le choléra, qui sévis-
sait dans ce district depuis plusieurs jours. J'étais donc
exposé à une foule de dangers, sur lesquels j'étais loin
de me faire illusion; aussi mon inquiétude fut-elle
continuelle depuis Meïinana jusqu'à ma rentrée dans
Hérat. Toujours préoccupé et l'œil aux aguets, il me
fut rarement possible de me livrer au sommeil, car
mon sang bouillonnait et j'étais comme miné par une
fièvre lente .'Les précautions dont je devais m'entourer
ajoutèrent encore à mes maux : il fallait éviter de
— 379 —
camper près des lieux habités et mes Hézarèhs allaient
seuls aux provisions^ tandis que je bivouaquais à di-
stance avec mon domestique, à Tombre d'un arbre.
Il nous arriva souvent de n'avoir qu'un mauvais
morceau de pain noir pour toute nourriture.
Rabat- Addullah-Khan. — l^^ juillet. — Distance de
10 farsangs : les trois premières en plaine, au milieu
de belles cultures dépendant du district de Kbaïr-Abad
que nous traversâmes vers midi. Le village de ce nom,
situé sur la route et peuplé d'Uzbeks, est entouré de
vastes jardins et défendu par un mur d'enceinte et un
fossé : un autre village nommé Djanjumè, fortifié
comme le premier, est niché'tout à côté sur la pointe
d'un monticule ; le reste de la route passe par des
steppes arides. Au moment oi^i nous venions de traver-
ser la seule petite montagne que nous eussions rencon-
trée, et où nous nous engagions dans la dernière gorge
qui devait nous conduire à la vallée, nous fûmes as-
saillis par une vingtaine de gros chiens contre lesquels
nous eûmes beaucoup de peine à nous défendre. Ces
animaux sautaient sur les chevaux et les mordaient
avec acharnement, et si l'un de nous fût tombé, ce qui
aurait pu parfaitement arriver, parce que nos mon-
tures, ainsi attaquées, se débattaient violemment, il
eût été infailliblement dévoré sur place, sans qu'il
nous eût été possible de lui porter secours. Ces chiens
étaient les gardiens vigilants d'un campement de Kal-
bir-bend (Bohémiens), auprès duquel nous passions.
Dès que ces gens-là nous aperçurent ils rappelèrent
leurs chiens, mais les bêles furent aussitôt remplacées
par les femmes et les enfants, qui nous assaiUirent à
— 380 —
leur (our pour nous demander raumône : ils y mirent
tant d'ardeur qu'il nous fut bientôt impossible d'avan-
cer. Les uns se pendaient à nos jambes, les autres à
nos habits ou bien à la bride du cheval, et il fallut for-
cément les satisfaire. Je crois fort que s'ils ne nous
avaient pas vu si bien armés, ils se seraient montrés
plus exifjeants. J'ajouterai qu'il serait imprudent à une
personne seule de s'aventurer dans un endroit écarté
au milieu de ces harpies; elles l'auraient bientôt dé-
pouillé : les femmes que nous vîmes là étaient d'une
beauté médiocre, leur teint était très-hâlé, leur taille
élevée et bien prise : elles étaient surtout pourvues de
volumineux appas, qu'elles laissaient à découvert
comme leur visage. Les hommes étaient assis à une
petite distance du chemin, tressant des tamis, et s'in-
quiétantfort peu de ce qui se passait entre nous et
leurs femmes, dont la morale, en fait de chasteté,
n'est pas très-sévère. Je trouvai ces Bohémiens ce que
j'avais vu ceux de leur race partout ailleurs en Asie,
possédant les mêmes instincts nomades, un grand
esprit de caste, vivant de peu, dans une excessive mal-
propreté, et se montrant peu scrupuleux sur les
moyens à employer pour se procurer le nécessaire.
Nous campâmes le soir près du caravansérail-chàh
ruiné de Rabat-Abdidlah-Khan : il n'y a ni habitation,
ni population à l'endroit de celte halle, qui est même
dépourvue d'eau ; nous lûmes obligés de nous con-
tenter de celle que nous avions apportée dans une
outre, et nos chevaux durent attendre jusqu'au len-
demain matin pour se rafraîchir.
Chihberyhân, — 2 juillet. — 7 l'arsangs de route en
— 381 —
plaine : les trois quarts du chemin se font à travers
des steppes, et le reste à travers des prairies et des
cultures. Chibberghtàn est une ville de douze mille
âmes, habitée par des Uzbeks et des Parsivans, mais
les premiers y sont en grande majorité. Cet endroit
n'est pas fortitié, toutefois il s'y trouve une citadelle
où réside le Khan gouverneur. La ville est entourée de
vastes cultures et de très-beaux jardins; c'est sans
contredit une des plus belles du Turkestan en deçà de
rOxus, tant pour la fertilité de son sol et la bonté de
son climat que pour la bravoure de sa population.
Mais tous ces avantages disparaissent en partie devant
un inconvénient, c'est que les ruisseaux qui alimen-
tent ses cultures descendent tous du Khanat de Ser-
Peul, avec lequel ses habitants ont souvent des' diffé-
rends qui aboutissent toujours à leur faire couper
l'eau. Il s'ensuit une guerre presque continuelle, dont
les résultats tournent au plus grand préjudice deChib-
berghân. Cette ville entretient d'une manière perma-
nente deux mille cavaliers et cinq cents fantassins,
mais elle pourrait au besoin armer plus de six mille
hommes. Koustem-Khan la gouvernait quand j'y pas-
sai en 1845, mais il en fut momentanément chassé
l'année suivante, et voici jjourquoi.
Roustem-Khan avait épousé la lille de Mizérab-Khan,
Wali de Meïmana. Fort de l'appui que lui prêtait sou
beau-père, il crut pouvoir braver impunément l'Émir
de Bokhara, en enlevant à Kezem-Fer-Klian, Afchard,
son vassal , la ville d'Andekliouye qu'il gouvernait.
Après avoir été battu ei dépouillé, ce dernier se ren-
dit à Bokhara et réclama l'assistance de l'Émir Nasser-
— 382 —
Ullah-Khan, lui promettant non-seulement de recon-
naître sa suzeraineté, ainsi qu'il l'avait fait jusque-là,
mais encore de lui payer un tribut annuel, ce qui
n'était pas encore arrivé. L'Émir ayant alors une
guerre à soutenir contre le chef de Kokan profita
d'un de ces moments de bonne intelligence qui ré-
gnaient si rarement entre lui et Mir-Wali, gouverneur
de Khonlm, pour le prier de rétablir Kezem-Fer-Khan
dans le gouvernement d'Andekhouye. Mir-\Yali accep-
ta cette mission avec d'autant plus d'empressement
qu'il se promettait bien de la faire tourner tout à son
avantage. Pour atteindre ce buf, il adressa Kezem-
Fer-Khan à son gendre Mahmoiid-Khan, gouverneur
de Ser-Peul, avec toutes les recommandations néces-
saire*. Mahmoud-Khan, se mettant aussitôt à l'œu-
vre, forma une ligne avec les gouverneurs de Ma-
zar, de Balkh et d'Akhtchè, et après avoir réuni ses
troupes aux leurs, s'en alla assiéger Andekhouye et
Chibberghàn. Roustem-Khan avait confié la défense
d'Andekhouye k Soufi-Khan, Afchard, neveu et antago-
niste de Kezem-Fer-Khan; mais un parti s'élant formé
contre lui dans la ville, celui-ci fut saisi et hvré aux
assiégeants. Quant à Koustcm-Khan, qui s'était enfermé
dans Chibberghàn, il serait peut-être sorti victorieux
de la lutte s'il n'eût pas été trahi par ses alliés et livré
seul aux attaques de ses adversaires. Tant que Mizérab-
Khan de Meïmana avait vécu, il avait prêté un con-
stant appui à son gendre ; mais après sa mort, Eukmet-
Khan et Chir-Klian n'entretinrent pas des rapports
aussi loyaux avec leur beau-frère , et au lieu de le se-
courir, comme ils le lui avaient promis, ils envoyèrent
— 383 —
un contingent de cavalerie grossir l'année de ses en-
nemis. Les habitants de Chibberghàn, déjà très-mal-
heureux par suite de la perte de leurs cultures, qui
avaient été ravagées, et souffrant beaucoup de la pri-
vation de Feau, qui leur avait été coupée, forcèrent
Roustem-Khan à se rendre. Kezem-Fer-Khan rentré
en possession du gouvernement d'Andekhouye,
grâce à Tactive intervention de Mir-Wali, reconnut la
suzeraineté de ce prince pour lui manifester sa recon-
naissance, et Chibberghân resta au pouvoir de Mah-
moud-Khan, de Ser-Peul, qui la fit gouverner par son
frère Hussein -Khan. Roustem-Khan et Soufi-Khan fu-
rent tous deux envoyés prisonniers à Rokhara, et ce
fut là le seul bénéfice que l'Émir de celte ville retira de
son intervention en faveur de Kezem-Fer-Khan, qui
venait d'échapper à sa suzeraineté.
Nasser-UUah-Khan ne pouvant se résoudre à être
dupé, prit sa revanche quelques mois après en confiant
un petit corps de troupes à Roustem-Khan, qui s'em-
para de nouveau de Chibberghân et força Kezem-
Fer-Khan d'Andekhouye, à tenir toutes les promesses
qu'il avait faites à l'Émir. Un an après, il ne restait
plus rien de toutes ces combinaisons; car Yar-Méhé-
med-Khan arrivait de Hérat à la tête de vingt mille
hommes et soumettait Meimana, Andekhouye, Akhtchè
et Chibberghân à sa domination. Il en repartit ensuite
en y laissant de fortes garnisons, avec des gouverneurs
de son choix K
1 A Pépoque de la mort de Yar-Môhémed, en \ 'S53, ces difl'é-
rentes places fortes sonl redeveuues indépeiidanlcs, el depuis
lors elles ont iuui de leur liberté. — Ed.
— 384 —
Tous ces petits Khans du Turkestan sont vraiment
incroyables avec leurs rivalités, qu'ils s'etTorcent con-
stamment d'accroître ; il en résulte des guerres per-
manentes, pendant lesquelles il est impossible aux
habitants de ces fertiles contrées de développer les
richesses du sol, et d'entreprendre des travaux en vue
de bénéfices à venir. L'instabilité des choses publi-
ques arrête tout essor progressif, et c'est toujours le
malheureux peuple qui souffre le plus de l'ambition
des chefs, lesquels, dans leurs petits Khanats, sont les
souverains les plus absolus du monde. Ces Khans ne
reconnaissent la suzeraineté des princes de Hérat,
de Bokhara ou de Khoulm, qui dominent sur ces
contrées, que par la crainte qu'ils leur inspirent, et
quelquefois aussi par l'intérêt qu'ils y trouvent; ils
changent de protection à chaque instant, car la crainte
ou l'avidité sont toujours les seuls mobiles de leur
conduite. Mais quel que soit le suzerain qu'ils adoptent,
il est rare qu'ils lui payent un tribut : celui-ci est au
contraire obhgé de leur envoyer des khalats (habits
d'honneur) pour les contenter et se les rendre favora-
bles. Lorsqu'ils fournissent un contingent de troupes
au suzerain, en cas de guerre, ils ne perdent abso-
lument rien, puisqu'ils reçoivent de ce dernier une
indemnité en nalure, et qu'ils trouvent dans lo pillage
du pays envahi une ample compensation à leurs frais
de déplacement. Il y a parmi ces Khans de l'Asie cen-
trale un besoin naturel d'agitation, d'intrigue, de
perfidie et de domination; c'est un système qui pro-
bableiuenl (latc des temps les plus reculés et qui sera
cerlainemenl le même dans trois mille ans d'ici.
— 385 —
Andekiwuye. — Je n'ai pas visité cette ville, mais
voici les renseignements qui m'ont été fournis sur ce
qui la concerne. Les trois quarts de sa population ap-
partiennent à la tiibu parsivane des Afchards, et ont
été établis là par Chàh-Abbas le Grand. L'autre quart
se compose d'Uzbeks : mais le gouvernement de la ville
est presque toujours entre les mains d'un chef afchard.
Le nombre de ses habitants s'élève à quinze mille; ils
entretiennent mille huit cents cavaliers et six cents
fantassins: en cas de besoin ce nombre peut être triplé
en vingt-quatre heures. Andekhouye est éloigné de 5
farsangs seulement, au nord ouest, de Chibbergân.
Akhlchè. — 3 juillet. — Distance de 5 farsangs de
Chibberghàn. On y arrive par une plaine très-fertile.
Les cultures se succèdent, l'une après l'autre, entre
cette localité et Andekhouye; c'est un immense jardin
qui présente le coup d'oeil le plus animé et le plus
pittoresque. La ville, outre sa muraille d'enceinte et
son fossé, est encore protégée par une citadelle, dans
laquelle demeure le gouverneur. Akhtchè contient six
à sept mille âmes de race uzbeke, et sa banlieue est
très-peu peuplée. On ne lève que deux cents cavaliers
pour la sûreté de ce petit territoire, qui se borne
presque à la ville; au besoin pourtant on pourrait
mettre sur pied mille à douze cents soldats. Dans ces
petits Khanats de l'Asie centrale, il faut considérer à
peu près toute la population mâle arrivée à l'âge viril,
comme devant porter les armes. Les Khans ne pren-
nent à leur solde qu'un nombre d'hommes suffi-
sant pour la police de leur principauté, parce qu'ils
savent que s'ils sont attaqués, les volontaires ne
I ^)'i
— 386 —
leur manqueront pas. Le cultivateur, le boutiquier,
tous répondront à son appel, et arriveront montés
et armés à leurs frais pour aller combattre l'en-
nemi. Dans ce cas l'avidité n'est plus que le mo-
bile secondaire de leur prise d'armes , car il s'agit
alors de défendre tout ce qu'ils possèdent contre
leurs voisins; ils ont aussi en perspective, il est vrai ,
la victoire et le pillage de ceux qui voulaient les dé-
pouiller, et c'est là un stimulant qui, à défaut d'autre,
est assez puissant dans cette contrée pour pousser un
homme à exposer sa vie. La ville d'Akhtchè est
gouvernée par Ichàne-Ourak , vassal de l'Émir de
Bokhara, et frère du gouverneur de Balkh. Le titre
d'ichàne est particulier aux Uzbeks, qui l'emploient
comme le mot Séyid, lequel signifie également des-
cendant du Prophète. Je n'entrai point dans Akhtchè;
après avoir déjeuné à l'écart, à l'ombre d'un arbre,
nous continuâmes notre route pour aller couchera
Meïlik.
Me'ilik. — 3 juillet. — 4 farsangs de marche à partir
d'Akhtchè : la route traverse une plaine marécageuse,
couvertede roseaux et d'une grande quantité d'arbres,
parmi lesquels dominent d'énormes tamarins. Ce vil-
lage renferme une population uzbeke de deux mille
cinqcents âmes environ et dépend du gouvernementde
Balkh. Le choléra-morbus, dont j'avais vu les premières
traces à Meimana, et qui sévissait avec assez de force
à Chibbergân et Akhtchè, était à son maximum d'in-
tensité au moment où j'arrivai ta Meïhk. Les habitants
décimés par ce fléau étaient tellement atterrés qu'ils ne
firent i)as la moindre attention à moi, ce dont je fus
— 387 —
charmé, car il y a dans cette localité un grand nombre
de gens qui sont rétribués par les princes et chefs
de l'Afghanistan et du Turkestan, pour les tenir au
courant de tout ce qui se passe dans le pays. Meïlik
est un point central convenant parfaitement à un
observateur qui désire savoir les nouvelles du Tur-
kestan. Cette ville est en outre le point où se relient
plusieurs routes, aussi les voyageurs y affluent-ils de
toutes parts. Les ruines que l'on traverse, une heure
avant d'arriver à MeïUk, indiqueraient que cette ville
n'a fait que remplacer une ancienne cité de la Bac-
triane. Elles consistent en amas de briques cuites,
d'une origine évidemment très -ancienne; mais il
serait difûcile de préciser à quel genre de construre
lions elles ont servi.
Balkh. — A juillet. — Parcours de 7 farsangs dans
une plaine fermée à gauche par une chaîne d'assez
hautes montagnes, d'oi^i descendent de nombreux tor-
rents, coupant la route à chaque pas et formant, par in-
tervalles, des mares de boue du milieu desquelles nos
chevaux eurent toutes les peines du monde à se tirer.
Quand nous arrivâmes à 2 farsangs de Balkh,
mes Hézarèhs quittèrent la grande route et se diri-
gèrent obliquement à gauche, à travers champs, en
m'invitant à les suivre. Ne comprenant pas dans
quelle intention ils agissaient de la sorte, je leur en
demandai l'expUcation. «Si vous voulez aller à Bok-
« hara, me dirent-ils, vous n'avez qu'à continuer de
« marcher droit devant vous. — Ceci me paraît singu-
« lier, leur répondis-je, car Bokhara est à quinze jour-
ce nées de distance d'ici et nous lui tournons le dos.
— 388 —
— « Soit, me dit l'un d'eux, mais l'on saura bien vous
rt faire retourner pour vous y conduire. » Il m'apprit
alors que Mir-Suddour, gouverneur de Balkli, dont les
revenus n'étaient pas très-considérables, s'efforçait de
les augmenter par tous les moyens possibles : dans ce
but, il faisait garder, au sud de la ville, toutes les ave-
nues par lesquelles arrivaient les voyageurs, afin de
leur imposer un droit de circulation pour leur proj^re
personne, leurs montures et leurs bagages. On était sur-
tout très-attentif à examiner ces derniers, parce que le
droit qui les frappait s'élevait plus ou moins, suivant
la nature des objets transportés. «S'il vous convient
« qu'on visite votre bagage, ajouta le Hézarèh, et qu'on
« y découvre vos livres, vos habits et autres objets eu-
« ropéens que j'ai eu l'occasion de remarquer ces jours
« derniers, rien ne s'oppose à ce que vous marchiez
« droit devant vous; mais sachez que la découverte de
<( votre nationalité vous conduira droit à Bokhara. Or,
« comme nous partagerions votre sort en vous suivant,
« nous croyons devoir vous prévenir. Si, au contraire,
« vous consentez à changer de direction et à marcher
« une demi-heure de plus, nous arriverons du côté du
0 nord dans les ruines de la ville, sans être vus par qui
« que ce soit : nous avons des provisions suffisantes
« pour nous, et nos chevaux trouveront assez d'herbe
« dans les ruines pour se nourrir. Dès que nous se-
« rons suffisamment reposés, les uns et les autres,
« nous partirons pour Khoulm, dont le gouvernement
« est bien plus hospitalier que celui de Balkh. Si vous
« voulez voyager comme nous vous le conseillons,
« nous ne vous quitterons pas d'un moment, mais si
— 389 —
« vous persistez à vous exposer ?an? m'-cessité à des
«dangers qui pourraient nous atteindre, adieu! et
« qui Dieu vous protège! » Il m'était impossible de ne
pas reconnaître la justesse de ce raisonnement , et
cependant il m'en coûtait de ne pas visiter à mon
aise, ainsi que je me l'étais proposé, cette antique
cité, la mère des villes, Oummè el helad, ainsi que
l'appellent les Asiatiques.
Je me résignai donc à regret au détour proposé, qui
nous conduisit jusqu'auprès d'une immense mos-
quée en ruine, où nul ne vint nous troubler. Un cours
d'eau passait au milieu de l'ancienne ville et nos che-
vaux broutèrent l'herbe qui poussait abondamment
sur ses bords; quant à nous, après avoir déjeuné, nous
nous endoriuîmes, afin de nous préparer par un peu de
repos à franchir pendant la nuit les 10 farsangs qui
nous séparaient de Khoulm. Vers le soir seulement je
me hasardai à visiter une partie des ruines qui nous en-
vironnaient; elles proviennent d'édifices bâtis par éga-
les parties de briques cuites et crues, les premières
ayant des proportions peu communes : j'en rtlevai
de vingt-deux pouces de long sur'seize de large. Sur
quelques-unes, dont le grain est excessivement fin,
et dont la dureté doit presque égaler celle de la pierre,
je remarquai certains caractères cunéiformes ', mais
1 D'autres voyageurs avaient déjà remarqué avant M. Ferrier
l'existence de briques revêtues de caractères cunéiformes dans les
ruines de Balkh. Ces vestiges d'un temps passé offrent du reste un
très-grand intérêt, car ce sont les seuls de ce genre que l'on trouve
à une aussi grande distance dans l'Orient. Sir Henri Rawlinson
est d'avis que ces constructions ont été faites par les Kuchans,
nne race de Scytlies célèbres qui occupaient Balkh à une époque
I. 1^
— 390 —
CCS dernières étaient très-rares. La citadelle, près de
laquelle nous étions campes, me parut en meilleur
état que la ville ; c'est une enceinte carrée flanquée
de tours aux angles, et juchée sur une éminence de
terres rai)portées. La place est tout à fait abandonnée,
comme aussi des mosquées, des collèges et un assez
long bazarqui est pourtant encore presque en bon état;
il y a évidemment des constructions de tous les âges
parmi ces ruines, et les unes sont faciles à distinguer
des autres. Mes Hézarèhs m'assurèrent que plus de
trois mille cinq cents âmes en habitent la partie sud,
où Ton trouve une vaste mosquée, des bains, un long
bazar et plusieurs caravansérails. Il y a une vingtaine
d'années, on comptait encore beaucoup de maisons
en bon état dans les ruines de cette ville, mais quel-
ques-unes d'entre elles, en s'écroulant à la suite des
pluies du printemps, ont mis à découvert jjlusieurs
vases remplis de pièces d'or, cachés dans les murs.
Depuis cette découverte, les habitants de Balkh dé-
molissent eux-mêmes les constructions qui restent de-
bout, dans l'espoir de s'enrichir par une trouvaille.
De toute manière leur peine n'est jamais perdue,
puisqu'ils recueillent les briques qu'ils retirent des
décombres, et les vendent à ceux qui élèvent de
nouvelles maisons dans la ville neuve. Cette nouvelle
ville est grande ouverte; une citadelle en occupe
le centre ; la cité a été construite à une heure plus
au nord (pie l'ancienne, et c'est là que réside Ichàne-
très-reculée. On trouve des L)ri(jiies avec îles signes cunéilbmies,
d ecrilurescytlie, tracés par ces peuples, Suse et sur les bords
niénies du golfe Persique. — Ed.
I
— 391 —
Suddour , gouverneur de la province : elle con-
tient, dit-on, plus de quinze mille âmes, la plupart d'o-
rigine afghane; un tiers seulement est uzbeke, des
tribus Kapchak et Yabou. Ces proportions sont les
mêmes pour la population qui habite les ruines.
L'origine de Balkh se perd dans la nuit des temps :
ce fut la première capitale des rois de Perse. Les
auteurs orientaux attribuent sa fondation à Kaïamu-
rat, premier prince de la dynastie Pichdadienne,
deux ou trois seulement pensent que ce fut Tah-
murat qui la construisit. Alexandre le Grand trouva
Balkh dans un état très-florissant , et cette ville
compta au nombre des grandes cités de l'Asie, jusqu'à
l'époque où Djenghiz-Khan fit exterminer tous ses
habitants. A peine se relevait-elle de ses ruines
qu'elle eut encore beaucoup à souffrir de la politique
dévastatrice de Timour-Leng : les guerres intermina-
bles que se firent ensuite les successeurs de ce prince
lui portèrent le dernier coup. Il serait difficile qu'elle
reprît jamais son ancienne importance.
Le territoire de Balkh est cité pour sa fertilité ;
l'eau y abonde, et il ne lui manque qu'une population
plus nombreuse pour en faire la contrée la plus fer-
tile de l'Asie. Dans l'état de délabrement où se trouve
ce pays, c'est encore un des plus productifs du Tur-
kestan, dont plusieurs provinces viennent s'y approvi-
sionner des céréales qui leur manquent. Un grand
nombre de villages très-peuplés, dépendent du gou-
vernement de Ichanè-Suddour, qui s'étend du nord au
sud, depuis l'Oxus jusqu'à la chaîne de montagnes qui
court de l'ouest à l'est au midi de Balkh. Dans l'autre
— 392 —
dirf ction, le territoire soumis à son autorité commence
à Mazar et finit à Akhtchè. Cette dernière ville, bien
que reconnaissant la suzeraineté de l'Émir de Bokhara,
n'en obéit pas moins au gouverneur de Balkh, qui, à
son tour se reconnaît vassal de l'Émir de Khoulm :
c'est là un singulier amalgame politique, mais il est
conforme à l'esprit qui règne parmi les chefs de cette
contrée ; agir avec ruse, fomenter des agitations, se
tromper les uns les autres, telle est leur occupation
continuelle et le bonheur de leur vie.
Balkh se trouve à 2 farsangs des hautes monta-
gnes qui s'élèvent au sud : elle est bâtie dans une
belle plaine se dirigeant quelque peu vers le nord,
jusqu'à l'Oxus qui la borne de ce côté. Cette position
est très-heureuse et favorise singulièrement le com-
merce et l'agriculture ; mais si sous ces rapports la si-
tuation est avantageuse, elle est devenue politique-
ment très-fatale à ce Khanat, parce qu'elle le rend un
motif de guerre continuelle entre l'Émir de Bokbara et
celui de Khoulm. Il ne se passe presque pas d'année,
depuis dix ans, sans que les armées de ces deux chefs
ne viennent s'en disputer la suzeraineté. Ichàne-Sud-
dour, gouverneur de Balkh, reconnaissait celle de
Mir-Wali de Khoulm en 1845 '. Il entretient deux mille
cinq cents cavaUers et mille fantassins; sa cava-
lerie est une des mieux montées du Turkestan, les
chevaux de Balkh étant du reste une des meilleures
espèces de la race turkomane.
A huit heures du soir, nous trouvant suffisam-
I Halkh est tombée an pouvoir de l'^.mir «le Kaboul en 1850.
— 393 —
ment reposés, nous remoniànies à cheval pour con-
tinuer notre voyage : nous sortîmes des ruines sans
rencontrer àme qui vive sur notre passage. Je ne
puis exprimer la joie que j'éprouvai en me voyant
hors de cette Bokharie, où venaient d'être si im-
pitoyablement égorgés Conolly , Stoddart et Nas-
seli. J'avais franchi les districts méridionaux de ce
pays avec de vives appréhensions, mais par bonheur
sans accident. Je le devais en partie à l'existence
du choléra, dont les habitants se préoccupaient trop
pour faire attention à moi. A vrai dire, la trans-
formation de mon costume, de mon physique et de
mes manières, éloignait tous les soupçons; pourtant
il m'eût été sinon impossible, du moins très-difficile
de traverser cette contrée sans être reconnu , si je
n'avais eu avec moi les deux Hézarèhs d'Abdul-Aziz-
Khan. Il y avait chez ces deux hommes un fond
de loyauté que j'ai rarement trouvé chez des Asia-
tiques, et qui les portait à s'exposer à toutes sortes
de désagréments pour m'éviter les dangers dont j'é-
tais menacé. Les Européens sont en effet traqués
comme des bêtes fauves dans la Bokharie, et si par
malheur j'avais été découvert et conduit à la capi-
tale, j'aurais certainement été assassiné par l'Émir
de cette ville, qui, au moment où je passai dans ses
États, soutenait contre ses voisins une double guerre,
qu'il n'aurait pas manqué d'attribuer à mes intrigues,
prétexte dont il s'était servi contre Conolly. Le Khan
de Cher-Sebz, Kodjah-Murad , et celui de Kokan,
musulman Tchelak Kirghiz , s'étaient entendus pour
agir simultanément dans leur prise d'armes : on
— 30i —
parlait aussi de leur alliance avec le Wali de Khoulm,
et jamais l'Émir de Bokliara n'avait couru un plus
grand danger. J'appris cependant plus tard qu'après
quelques combats tout s'était arrangé, et que chacun
s'était retiré chez soi.
~ En sortant des ruines, nous traversâmes des champs
cultivés à travers lesquels nous cheminâmes pendant
une heure avant de regagner la grande route. Ces
champs étaient coupés par de larges courants d'eau
que nous eûmes beaucoup de difficulté à traverser
dans l'obscurité; j'en comptai plus de vingt, dérivant
tous de la rivière Dehas ou Balkh-Souï, à laquelle on
a fait des saignées à plusieurs farsangs au-dessus de la
ville, dans le but d'arroser la plaine. Les cultures se
prolongent depuis Balkh juscju'à Mazar, et même au
delà, sans interruption.
Ma%ar. — 5 juillet.— 2 farsangs de marche en plaine.
Village enclos de murailles contenant deux cents mai-
sons au plus, maison trouve tout autour et dans les en-
virons quelques miniers de tentes de nomades Uzbeks et
Eimaks; les Afghans habitent le village ou des huttes
placées en dehors du mur d'enceinte. Ichàne-Choudjà-
Eddin est gouverneur indépendant de cette localité;
néanmoins il montre beaucoup de déférence aux chefs
de Khoulm et de Balkh et n'obéirait pas mieux à leurs
ordres s'il était leur vassal. Il entretient seulement
deux cent cinquante cavaliers, et cependant au besoin
il pourrait en armer mille.
La mosquée de Mazar ^ est en grande vénération
* Mazar en langue persane signitie un endroit où se rendent
— 39o —
parmi les musulmans, surtout parmi ceux de la secte
des Chiàs. On assure à ce suj^t qu'un certain prince
tartare reçut en songe la révélation qu'Ali, gendre de
Mohammed, y était enterré. Il est à peu près prouvé
que la tombe de ce Khalife est à Nedjef, près de Bag-
dad, mais les Chiàs ne s'arrêtent pas devant une sem-
blable bagatelle, le pouvoir d'Ali va bien à leurs yeux
jusqu'à pouvoir multiplier sa dépouille mortelle:
d'ailleurs on lésait, il n'y a que la foi qui sauve ! Cette
mosquée a été construite par le prince timouride Ali-
Châh de Hérat; elle renferme le tombeau de Chàh-Mur-
dàne * et possèdede grands revenus provenant de legs
pieux et d'offrandes journalières des pèlerins. Tout
cela est employé à nourrir une foule de pauvres qui
se rendent sur ce point de tous les Khanats de l'Asie
centrale pour vivre aux dé{»ens d'Ali. Nous ne nous
arrêtâmes qu'une heure à Mazar près d'un caravan-
sérail. De là, on peut gagner la ville de Bamian sans
passer par Khoulni et Heïbak, en se dirigeant sur
Tach-Gourgàne, petite ville située au sud et à 7 far-
sangs de Mazar, et dépendant du gouvernement de
Khoulm ; cette route est aussi plus courle pour arriver
à Kaboul, mais il est presque impossible à un étranger
de s'y aventurer sans s'exposer à être dépouillé, c'est
pour cela qu'on préfère toujours la route de Khoulm,
les pèlerins; un lieu saint; et c'est pour cela qu'on a ainsi nommé
la ville où se trouve la célèbre mosquée dont il est ici ques-
tion.— Ef).
1 Châh-Murdàne , autrenn.ii dit le Roi des hommes , est le
titre généralement donné a Ali dans le Korassan , el particu-
lièrement il Mazar. — VA.
quoique plus longue, et presqu'aussi dangereuse, car
le défilé d'Abdou, quf se trouve entre cette ville et
Mazar, est toujours battu par une foule de pillards
qui dévalisent les caravanes ; heureusement nous n'y
fûmes pas inquiétés. La roule est déserte jusqu'à
Klioulm.
Khoulm. — 5 juillet. — Parcours de 8 farsangs, dans
une plaine aride: la route est coupée entre cette ville
et Mazar, par des collines argileuses où était ancien-
nement le village et le caravansérail d'Abdou. L'un
et l'autre sonl ruinés et inhabités.
Khoulm est improprement appelée Klioulloum par
les géographes, le premier de ces noms est le seul
sous lequel elle soit connue dans l'Asie. Cette ville est
située dans la plaine et s'est formée de la réunion
de quatre ou cincj villages, faisant aujourd'hui autant
de quartiers qui se relient par des jardins et des cul-
tures ; on y trouve des bazars, des caravansérails et
des bains. Sa population peut-être de 12 à 15,000 ha-
bitants : la citadelle, placée sur une éminence, est
la demeure de Méhémed-Émin-Khan, souverain de
ce Khanat, qui prend le titre de Mir-Wali.Cc chef n'est
arrivé au pouvoir qu'en 1836; avant celle époque,
il était simplement ^yali, c'est-à-dire gouverneur
de la ville de Khoulm, au nom d'un Khan uzbek,
nommé iMourad-Beg , qui [)Ossédait cette principauté
et dont le pouvoir s'étendait sur les contrées si-
tuées, du nord au sud, depuis la rivière de Ba-
dakhchàne jusqu'aux mon'ngnes de l'Hiudou-Kouch,
limitrophes du Kaboul. Ualkh à l'est, et Badakhcbâne
à loucst, étaient ks liuiiles de ses possessions. Mou-
'^^^
il
— 397 —
rad-Beg étail un soldat de fortune qui avait conquis
lui-même son Klianat; Émin-Khan s'en empara a sa
mort, et son administration est fort goûtée de ses
subordonnés; comme il est un peu moins fourbe que
les autres chefs de la contrée, sa loyauté est deve-
nue proverbiale. L'État de Khoulm exerce une certaine
influence sur ceux qui Tenvironnent et sa prépon-
dérance n'est point inférieure à celle du Kaboul,
du Hérat ou de Bokhara. Sa population est tad-
jike, en grande majorité, mais pourtant lAlir-Wali est
de race uzbeke : elle peut être évaluée à 700.000
âmes. Les revenus de cette principauté s'élèvent à
600,000 francs en argent et à près d'un million de
francs en céréales, ce qui est considérable pour un
tel pays. L'armée permanente se compose de 8,000
cavaliers et de 3,000 fantassins. 800 de ces derniers
composent un bataillon soi-disant régulier, on ne peut
pas plus mal instruit, dans lequel se sont fondus les
débris de quelques compagnies d'Eïmaks, auxquelles
les Anglais avaient donné un commencement d'in-
struction militaire, quand ils occupaient le Kaboul.
L'insurrection qui éclata en 1841 dans cette dernière
ville a forcé ces compagnies à se retirer à Khoulm,
avec quelques sipahis indiens qui faisaient antérieu-
rement partie de l'armée britannique; ce sont ces
derniers qui servent l'arlilleriedcMir-Wali, composée
de dix pièces dont deux d'un très-fort calibre. Les
quatre meilleures sontcelles qucMéhémed-Akbar-Khan
traîna avec lui à Khoulm a|)rès avoir été défait par
les Anglaisa Butkhak, les six autres, assez vieilles et
assez mauvaises, ont été aujcnées là par Nader-Chàli
— 398 —
el Ahmed-Chàli , Sudozéhi. Gueudj-Ali-Beg, tils de
Mir-Wali, est gouverneur de Badakhchàne, et Rous-
tem-Klian, fils de Mir-Mourad-Beg, ancien souverain
du Khanat, gouverne Koundouz au nom de Mir-Wali.
La rivière qui passe par Klioulm porte le nom de
cette ville ; elle est absorbée par les cultures avant
" d'arriver jusqu'à l'Oxus. Pour me conformer à mes
habitudes de prudence, j'allai cami)er hors la ville,
dans un endroit écarté, afin d'éviter les intarissables
questions des habitants; mais à peine étions-nous in-
stallés à l'ombre d'un mûrier (jue nous lûmes abordés
par un Afchard qui crut me reconnaître, prétendant
m'avoir vu trois semaines avant à Hérat, oii il se
trouvait alors. Comme je niai fortement ainsi que
mes compagnons de voyage, l'incertitude s'empara
de lui. Pourtant il voulut j)Ousser jusqu'au bout ses
investigations et me parla d'un médecin euroiiéen qui,
disait-il, s'était fait musulman et habitait Mazar depuis
trois ans, mais qui s'était étal)li dans une autre tribu
que vingt-cinq ou trente Anglais qu'il assurait être
relégués aussi à Mazar et nourris aux dépens de la mos-
quée. Cet homme m'affirma de plus (jue d'autres An-
glais étaient retenus à Tadjgar, à Hézercl-Imam et
autres lieux. Je n'ai eu la possibilité de vérifier la
fausseté de son assertion que pour ceux de ces malheu-
reux qu'il disait être à Khoulm, où je ne vis que des
indiens devenus soldats de Mir-Wali, et pourtant il
pouvait se faire qu'il y eût parmi eux quelques An-
glais. Des recherches trop complètes à cet égard
m'eussent exposé à partager leur infortune et je
crus devoir être très-prudent dans mes iiivestiga-
— 399 —
tions. L'Afchard , qui venait de me révéler leur
présence, voulut me mettre en rapport avec eux,
mais je n'étais pas assez sûr de lui pour accepter
son intermédiaire; il pouvait me trahir dans l'espoir
d'obtenir une légère récompense , aussi je rejetai son
olfre bien loin, en lui disant qu'un bon musulman
comme moi n'avait rien à démêler avec des infidèles.
Il se retira, à ce que je crois, à peu près convaincu de
ne m'avoir jamais vu et persuadé que je venaisde Bok-
liara et me rendais dans ma famille a Pechaver. Ce
qu'il venait de me dire excita cependant vivement ma
curiosité, et malgré les dangers qu'il pouvait y avoir
à me montrer trop en public, je ne pus résister au
désir de parcourir la ville , bien certain que s'il y
avait des Anglais, je les reconnaîtrais facilement à
leur physionomie si diiîérente de celle des Indiens,
des Afghans ou des Uzbeks. Je me rendis donc à pied
dans les bazars, accompagné d'un des Hézarèhs;
mais j'eus beau observer, rien ne m'indiqua ce que
je venais y chercher. J'ai vu depuis plusieurs habi-
tants de Khoulm à Hérat età Meched, qui m'ont assuré
que cet Afchard m'avait dit vrai.
Après avoir rôdé çà et là, pendant une heure,
la fantaisie me prit de me réconforter d'une tasse
de thé, et je m'approchai d'une des nombreu-
ses boutiques où sed.bitait la bienfai.^ante boisson.
Sur la demande de mon Hézarèh, le maître de
l'établissement passa dans une chambre de derrière
et nous rapporta bientôt deux énormes bols, pleins
jusqu'au bord, dont la vue, je dois l'avouer, éveilla
passablement ma gourmandise. Dès que j'en eus
— 400 —
avalé la première gorgée, je me crus empoisonné;
le malheureux épicier avait assaisonné son ragoût,
par parties égales, de Ihé et de graisse rance ; celte
dernière tenait lieu de sucre, mais je me garderai
bien de dire que cela fût à TaYautage du breuvage.
Quel horrible festin ce gaillard-là me fit faire ! Je
fus cependant obligé de dissimuler mon dégoût pour
ce mélange qui, d'après ce que j'ai appris depuis, est
très-estimé dans le Turkestan : montrer que je l'igno-
rais et paraître surpris m'aurait de suite fait recon-
naître pour un étranger, ce qui jn'aurait singulière-
ment compromis aux yeux de la foule qui nous entou-
rait. Rassemblant donc tout mon courage, je retins
mon souffle le mieux que je pus et j'avalai en frisson-
nant la dégoûtante médtcine que j'avais deiïfSndée si
mal à propos, mais je n'étais pas au bout, le bourreau
d'épicier ne me fit grâce de rien et me présenta aussi-
tôt une énorme pincée de la feuille de thé infusée, et
trempée dans la même graisse, qu'il me fallut encore
avaler comme le coup de l'étrier. Quant à Rabi, mon
compagnon, il paraissait éprouver autant de plaisir à
consommer l'abominable liquide que j'avais ressenli
de dégoût d'être obligé de l'absorber : il prenait son
temps et humait le breuvage par petites gorgées, tan-
dis que je suais à grosses gouttes par suite de l'effort
que je venais de faire. Mais j'étais, comme disent
les Persans, dans une mauvaise heure , Bed Sahad ,
et à ce désagrément se joignit bientôt une crainte
très-vive que provoquèrent les paroles d'un homme,
portant le bras en échari)e, et causant dans un groupe
de consommateurs établis à côté de nous. Il avait été
— 401 —
blessé dans un récent combat que les troupes de
Khoubn avaient livré à celles de Kaboul, et ne par-
lait que des dangers de la route qui conduit à cette
dernière ville; aussi dissuadait-il un de ses interlocu-
teurs de s'y rendre, l'assurant que le moindre risque
qu'il pouvait courir, c'était d'être dépouillé par ses
compatriotes mêmes, qui, une fois en campagne, ne
sont arrêtés par aucun frein. Amis et ennemis, ils
pillent et tuent les uns comme les autres, etfontbéné-
fice de tout. Rabi, que cette nouvelle intéressait autant
que moi, se mêla à la conversation et voilà ce que nous
apprîmes à notre grand regret. La guerre que se fai-
saient Mir-Wali et l'Émir Dost-Mobammed avait com-
mencé pour la cause la plus futile, quoiqu'on lui don-
nât des apparences très-sérieuses. Dost-Mohammed
avait éprouvé un refus très-net de Mir-Wali lors-
qu'il lui avait demandé l'autorisation d'emprunter
son territoire pour aller combattre l'Émir de Bokbara,
contre lequel il avait de grands motifs de plaintes;
et, disait-il, il voulait obtenir par la force ce que
l'amitié n'avait pas voulu lui accorder. Mir-Wali, de
son côté, exposait avec raison qu'en répondant favo-
rablement à cette demande, c'était renoncer à ses
États, à sa souveraineté, car il était sûr que les Afgbans
ravageraient le pays et s'en empareraient s'ils étaient
en force. Tels étaient les motifs apparents de la guerre,
mais les gens les mieux informés lui attribuaient une
tout autre cause : ils disaient que Dost-Mohammed
avait eu la main forcée par son fils et Vézir, Méhem-
med-Akbar-Khan, lequel pendant le temps de son exil
à Khoulm , avait pris en affection singulière un
^ 402 —
mignon du Wali, et le lui avait enlevé en retour-
nant à Kaboul. Ce jeune adolescent avait trouvé
le moyen de s échapper et de revenir à Khoulm
où Mir-Wali le faisait garder à vue, et le refusait à
Akbar qui le réclamait à grands cris. Ses refus
avaient amené la guerre qui existait. Les deux armées
avaient déjà eu plusieurs engagements avec des succès
variés. Celle de Kaboul, sous les ordres du Serdar
Akrem-Klian, frère d'Akbar, tenait le pays acci-
denté situé en avant de Bamian, et celle de Khoulm
occupait en deçà de Sighàne, dans de fortes positions,
des déûlés difficiles à enlever. Cette nouvelle me
contraria au dernier point, et en rentrant à noire
campement nous tînmes conseil sur ce qu'il y avait
de mieux a faire dans cette occurrence. La guerre avait
été si soudaine, si inattendue, que nous n'en avions
entendu parler pour la première fois qu'à iMeïlik, en-
core nous avait-on assuré en même temps que la paix
était conclue et que les troupes ne s'étaient pas dépla-
cées : notre déplaisir fut grand en apprenant le con-
traire. J'eus un moment lïdée de gagner Kachmir en
traversant le Kaffiristan, habité par les Siàh-Pouchts,
mais les Hézarèhs ne m'y auraient pas accompagné ;
du reste, ils ne connaissaient pas la route, et le but de
leur voyage était Kaboul. Il fallait forcément quitter
l'incognito à Khoulm si je persévérais dans ce projet,
et il restait à savoir si quekju'un s'y serait trouvé pour
me conduire à travers ce pays à peu près inconnu.
Dans cette extrémité, notre avis à chacun fut qu'il
tallaii continuer d'avancer jusqu'à ce que nous vis-
sions l'impossibilité d'aller plus loin. Une fois ceci
— 403 —
arrêté, nous nous remîmes en route à trav»3rs un pays
désolé par Tarmée et décimé par le choléra: mais nous
résolûmes de ne voyager que pendant la nuit close,
afin d'éviter les rencontres et les questions, aux-
quelles on est tenu de répondre dans ces contrées,
sous peine de passer pour un malfaiteur et d'exciter
les soupçons. Et puis, à la faveur de l'obscurité,
je pouvais voyager sans être reconnu et mes Hézarèhs
avaient une version toute prête pour les curieux :
nous étions les gens d'un Khan uzbek que nous allions
rejoindre au camp de Sighàne.
Heïbak \ — 6 juillet. — Distance de lOfarsangs; on
marche d'abord pendant trois quarts d'heure dans
une plaine qui s'élève en pente douce et se termine
brusquement à une chaîne de hautes montagnes se
dressant presque à pic à une très-grande hauteur.
Nous nous y engageâmes à travers une passe étroite,
à l'issue de laquelle la vallée s'élargit un peu. On
rencontre un ou deux villages et des jardins de dis-
tance en distance. Autant qu'on pouvait en juger'
au milieu de l'obscurité, cette gorge nous parut
bien arrosée et assez fertile. Partis au coucher
du soleil, nous n'arriAàmes au gîte que vers
midi , le lendemain , nous étant arrêtés à moitié
chemin pour faire un somme de deux heures, et
1 Heïbak est le point le plus reculé où pénétrèrent les troupes
anglaises pendant la guerre des Afghans. Un détachement du
corps commandé par le capitaine Hopkins, venu de Baniian, se
maintint à Sighàne et à Heïbak pendant plusieurs mois, en mena-
çanldcla sorte Khoulm, où Dost-Moliammed-Klian avait d'abord
établi son quartier général après son retour de Bokiiara. — Ed.
— 404 —
l:\isspr reposer nos chevaux, que cette course tou-
jours ascendante avait beaucoup fatigués. Heïbak,
cil nous descendîmes, est un gros village peuplé
dTzbeks de la tribu des Kandjélis, gouvernés par un
chef qui se dit indépendant, mais qui n'en obéit
pas moins en tout point au Wali de Khoulm, et lui
paye même une redevance qu'il qualifie de présent.
Ce chef réside dans une petite forteresse située sur
une éminence qui domine toute la vallée. Il est d'une
rapacité incroyable et perçoit un droit de circulation
sur les caravanes et les voyageurs qui passent par là.
11 était heureusement au camp de Sighàne quand nous
arrivâmes dans son voisinage, et son préposé nous
laissa passer sans rien exiger de nous et sans s'in-
quiéter de notre identité : il crut tout simplement
que nous étions des gens de l'Kmir et que nous nous
rendions à Sighàne pour le rejoindre.
Le sol est d'une fertilité peu commune dans cette
localité et la végétation vraiment luxuriante. Les
Jardins y sont nombreux et produisent des fruits
qui passent pour les meilleurs du Turkestan. Les cé-
réales sont peu cultivées a Heïbak ; les quelques
champs qui avaient été ensemencés cette année
ayant été complètement bouleversés par les sangliers
qui abondent dans les montagnes environnantes,
leur produit avait été presque nul. La rivière de
^ Khoulm passe à lleïi)ak, et ses bords depuis la ville
de Khoulm sont couverts d'une foule d'arbres frui-
tiers à l'éiat sauvage.
Korram. — 7 juillet. — 5 farsangs de distance à
travers des montagnes escarpées, |)ar un défilé obscur.
— 40n —
encaissé dans des rochers taillés à pic de plusieurs
centaines de mètres d'élévation. C'est là un chemin
diabolique, couvert de pierres roulées, d'eau et de
broussailles. Cependant la vallée s'élargit par inter-
valles, et l'on aperçoit çà et là des vergers et quelques
rares cullures autour de petits villages qu'on m'a
dit être très-fa vorisés par le climat, qui convient
admirablement à la culture des arbres fruitiers.
Nous arrivâmes d'abord à un village nommé Ser-
bagh et vers minuit à Korram, où étaient campés
une foule de blessés revenant du camp. Nous pen-
sâmes pouvoir nous arrêter près d'eux sans in-
convénient, puisqu'une clarté douteuse les empê-
chait de se livrer à notre égard à des investigations
minutieuses; ils furent persuadés que nous étions
de leur parti et que nous allions rejoindre notre
chef. Ce qu'ils nous dirent nous démontra l'impossi-
bilité absolue où nous étions de dépasser le camp des
Uzbeks, où pour rien au monde je n'aurais voulu sé-
journer. Il fallait cependant prendre un parti, etj'in-
chnais pour que nous retournassions sur nos pas jus-
que près d'Heïbak, afin d'y prendre un chemin qui
se dirigeait à l'est, à travers les montagnes, vers la
petite ville de Tcharikar, d'où je pouvais gagner Ka-
boul. Mais Rabi me représenta que ces montagnes
étaient habitées par la population la plus farouche de
tout l'Afghanistan, que l'Émir lui-même ne pou-
vait y envoyer ses propres gens sans exposer leur
vie, et qu'il nous serait impossible de les fran-
chir sans accident. J'insistai [)Ourtant afin que nous
nous dirigeassions de ce côté, mais alors mes
— 40R —
compagnons de route, sans en excepter mon domes-
tique, me déclarèrent que si j'avais la fantaisie de
prendre cette direction j'étais parfaitement libre de
voyager seul , et qu'ils ne m'y suivraient certai-
nement pas. A les entendre , ce que nous avions
de mieux à faire c'était de gagner un campement de
Hérazèlis Tatars, situé à quelques farsangs sur notre
droite; ils avaient là des parents chez lesquels nous
pourrions attendre en toute sécurité la fin de la ba-
garn>, et gagner ensuite Kaboul. Cette proposition
était sans doute très-acceplable, mais j'accordais en-
core si peu de confiance à Rabi et à Rouslem, que
je craignais qu'elle ne cachât un piège. Ils m'avaient,
il est vrai, donné jusque-là des preuves de fidélité,
mais je savais combien il est impossible de se fier à
un habitant de l'Asie centrale, car la perfidie forme
le fond de leur caractère. J'hésitai donc une heure
ou deux, mais en réfléchissant que de toute manière
mon sort était entre leurs mains, je finis par ac-
cepter.
CHAPITRE XVI.
Kartchou. — Montagnes de la Paropamisade.— Alayar-Beg re-
çoit M. Ferrier sous sa tente. — Assassinat de Sadeuk-
'Khan. — Désespoir de l'auteur. — Les Hézan'-hs Tatars. —
Kaïssar-Beg. — Les autres chefs principaux des campements
de cette tribu. — Les armées de chacun d'eux. — Le Serdar
Hassan-Khan, ben-Zohrab.— Le nombre de ses soldats.— Les
invasions des Afghans. — Timour-Leng et les Hézarèhs.—
Quinte-Curce. — Les Berbères.— Dehas.— Magnifiques tapis-
Immense étendue de superbes prairies. — .Ser-Peul.— Le
gouverneur Mahmoud-Khan. — Son armée. — Réception de
M. Ferrier par ce chef. — Désir exprimé par le Khan de
contracler une alliance avec le gouvernement britannique. —
Un voyage rapide. — Description du pays à travers lequel
passe l'auteur. — Les chiens des Eïmaks.— La vallée fertile.
—Inscriptions et bas-reliefs découverts sur les rochers.—
Les montagnes. — Description de Boudhi. — Div-Hissar. — Un
défilé.— Les Séhérahïs. — Leurs mœurs. — Le Temple des
idoles. — Timour-Beg. —Attentions délicates.
Kartchou. — 7 juillet. — Parcours de 4 farsangs.
En quitlanl Korram nous suivîmes encore pendant
une heure la route directe de Kaboul ; puis nous nous
engageâmes, à droite, dans des montagnes très-escar-
pées. Le chemin étail tellement encaissé dans les ro-
chers qui surplomblaient sur nos tètes, que la clarté
des étoiles ne nous arrivait plus, et nous étions obli-
gés de nous confier à l'instinct de nos montures.
A mesure que nous avancions la route se rétrécissait
à ce point que nous ne pouvions chi miner que les uns
derrière les autres. .\u\ premières lueiu's du jour nous
— i08 —
arrivâmes aux plus hautes sommités couvertes^ par
places, de grands amas de neige ; le froid était aussi vif
qu'en janvier dans les pays de plaines. Notre vue em-
brassait de là toutes les montagnes de la Paropami-
sade, qui me parurent sillonner la contrée en tout sens,
sur une très-grande étendue, les rameaux inter-
médiaires se rattachant tous à deux chaînes princir
pales. Tune courant de Touest à l'est, l'autre du sud-
ouest au nord-ouest. Quelques pics, aux dimen-
sions colossales, étaient jetés çà et là comme des sen-
tinelles perdues dans le pays, et étalaient aux retlets
du soleil levant leurs sommités et leurs flancs crevas-
sés recouverts d'une neige éclatante. Il serait certai-
nement impossible à une armée traînant quelques
bagages avec elle, de franchir la montagne que
nous venions de gravir, mais selon moi il n'en
est pas de même pour celles que nous avions
parcourues depuis Khoulm jusqu'à Korram ; l'ar-
tillerie n'y trouverait pas de très-grands obstacles.
D'après ce qu'on m'a dit, il paraît que son passage
rencontrerait de pins sérieuses difficultés du côté
de Bamian \ Toutefois, je ne pense pas que ces
difficultés soient insurmontables, et d'ailleurs nous
avons un précédent qui indi(|ue le contraire. Nader-
Ghâh, en revenant de l'Inde, fit j)asser sa grosse ar-
tillerie par ces défilés lorsqu'il marchait à la con-
* Les oificiers anglais du génie ont prouvé qu'il n'élail point
difficile di> Irnnsporler de l"ai lillerie, de B:imian à Kliouiin. Lors-
((u'on crnl possible de s'avancer conU'e la Bokharie, les capitaines
Slart et Broadi'ool reçurent l'ordre de se rendre dans les passes
de la Paropnmisade, el d'en faire In lepngrnpliie ex lele — Fd
— 409 —
quête de Bokliam; Tdiie des pièces, dont raffut s'é-
tait probablement brisé , est encore aujourd'imi
abandonnée et à moitié enterrée dans le sable entre
Serbagh et Korram.
Nous n'éprouvâmes aucun accident de quelque gra-
vité à ladescente de la montagne au sommet de laquelle
nous venions de parvenir : la pente était rude, il est
vrai, mais le sol uni et sans obstacle. A nenf heures
nous arrivâmes dans une plaine où l'on voyait au loin
des tentes peu nombreuses de Hézarèhs Talars près
desquels Rabi alla se renseigner : bientôt après, il nous
ramena un nomade qui nous accompagna pendant
une heure pour nous indiquer dans le lointain le cam-
pement de Kartchou, où nous arrivâmes un peu
avant midi. Le chef de cette horde était le parent de
Roustem, il se nommait Alayar-Beg. Ce fut chez lui
que nous descendîmes. Il fit aussitôt égorger un mou-
ton pour nous bien recevoir et exercer largement
envers nous les devoirs de l'hospitalité. Roustem
ne commença qu'après le repas à parler du motif
qui valait notre visite aux Hézarèhs Tatars ; toutefois,
il eut soin de ne rien dire de ma qualité d'Européen ,
et je passai pour un négociant de Meched allant
trafiquer à Kaboul. Après nous avoir attentivement
écoulés, Alayar nous donna ses conseils : « La guerre,
« nous dit-il, ne fait que commencer, et cet état
« de choses n'est pas prêta finir : à mon avis leshosti-
« htésse prolongeront jusqu'aux approches de l'hiver
« et ne cesseront que lorsque la neige aura rendu
« impraticables les passes de nos montagnes. Si
« vous voulez attendre jusqu'au [irintemps prochain
— MO —
« sous ma tente, considérez la comme vo're pro-
« pre maison et installez-vous-y tout à votre aise;
« seulement je ne pense pas qu'un délai aussi pro-
« longé puisse être favorable à vos affaires, puisque,
« d'après ce que vous dites, arriver à Kaboul le plus
« vile possible est le plus ardent de vos désirs. Il n'y
« a pour le moment qu'un moyen d'arriver à ce but,
« c'est de vous rendre soit à Ghaznèh, soit à Kanda-
« har,pour vous diriger ensuite en toute sécurité vers
« Kaboul. La toute de (îhaznèh est la plus courte et
« serait la plus facile à suivre en temps ordinaire ;
« mais le chef des Hézarèlis Dèh-Zinguis, Méhémed-
« Sadeuk-Klian, a été assassiné il y a un mois par
« Bahadour-Beg, qui l'a remplacé et qui pille depuis
« ce moment tous les environs; il est en guerre avec
« Mir-Meulii-Beg, chef des Hézarèhs de Yekeuho-
« ling, qui aspirait à remplacer Mchcmed-Sadeuk-
« Klian dans le coumiandement de la tribu. Il vous
« serait donc aussi impossible de traverser en ce mo-
« ment le territoire de ces deux chefs que de retour-
« ner sur la route que vous venez d'abandonner : ce
« que vous avez de mieux à faire c'est de vous rendre
« à Kandahar i)ar Gour '. Le pays n'est pas très-sûr,
« pourtant il offre plus de sécurité que les autres ;
« le plus important, c'est d'arriver jusqu'à Hassan-
0 Khan, Zohrab, chef des Hézarèhs Poucht-Kouhs :
« avec son aide, vous n'aurez plus rien à craindre. »
Ce nouvel incident me i>longea dans la stupeur.
Avais -je donc vaincu tant de difficultés jusque-
' r.onolly a traversé le pays de ces Hézarèhs, — Ed.
— 441 —
là pour me voir arrêter à quelques jours de marche de
rindus? J'étais vraiment désespéré et je voulais à toute
force tenter de passer a Bamian, au travers de l'armée
afghane; mes compagnons ne se montrèrent pas alors
plus traitables qu'auparavant : tous me déclarèrent
qu'ils n'étaient point pressés de marcher à une mort
certaine, et que malgré leur désir égal au mien d'ar-
river promptcment à Kaboul , ils voulaient voya-
ger en toute sécurité. Seul de mon avis, je dus
me conformer à celui des autres : il fut donc con-
venu entre nous qu'au lieu d'aller droit à Kandahar,
nous irions auparavant a Ser-Peul, dont le gouverneur
Mahmoud-Khan, était l'allié et l'ami d'Hassan-Khan,
Zolirab, et que nous lui demanderions des lettres
de recommandation pour ce personnage, Rabi avait
été dans sa jeunesse au service du père de Mahmoud-
Khan et se faisait fort d'obtenir ces lettres. J'acceptai
ces conditions comme un homme condamné à n'avoir
plus une volonté à lui, mais j'insistai |)Our que nous
nous rendissions promptement près de ce chef. J'eus
beau faire, mes Hézarèhs étaient en famille et il me
fallut passer la journée et la nuit dans le campement
de Karl chou, dont Alayar-Beg s'efforça, du reste, de
me rendre le séjour le moins triste possible.
Les Hézarèhs Tatars, avec lesquels nous étions cam-
pés, forment une petite tribu établie entre les mon-
tagnes que traversent la rivière de Khoulm et celle
de Balkh. Bien que Mir-Wali, de Khoulm, se targue
d'avoir sur eux un droit de suzeraineté, il lui est im-
possible d'en user, tant cette population est intraitable.
Le pillage est l'occupation principale de ces gens-là
— 412 —
et ils Texercenl même eiilre eux, car on s'y dévalise de
rampemeiil à campement. Leur ctief, Kaïssar-Beg,
surnommé Délaver (courageux) est redouté de toute
la contrée ; mais ses subordonnés n'obéissent guère
à son autorité que quand il les mène aux razzias.
Hors de là, chaque campement ne reconnaît que
les ordres du chef qu'il se donne. Ces nomades
prétendent être une branche des Hézarèhs Zeidnats,
établis à Kalèh-Noouh, dont ils se seraient séparés
depuis 80 à 90 ans seulement. Malgré la distance qui
les sépare, ces deux tribus continuent à entretenir des
rapports suivis et leurs chefs contractent entre eux
de fréquentes aUiances matrimoniales. Les Hézarèhs
Tatars ne savent pas eux-mêmes de combien de fa-
milles ils se composent , ni le nombre d'hommes
armés qu'ils peuvent fournir : ce recensement ne se
fait réellement que pour chaque campement. Du
reste, ces nomades ne prennent les armes que
lorsqu'il s'agit de pillage , et aucun souverain ne
pourrait compter sur eux pour les mener à la guerre.
Au sud de celte population est établie la grande
tribu des Hézarèhs de l'est, qui s'étend, du nord au
sud, depuis IHindou-Kouch jusqu'aux frontières du
Kandahar. On les désigne sous le nom de Hézarèhs Pes-
Kouhs ou Poucht-Kouhs (Hézarèhs de l'autre côté des
montagnes), et ils se subdivisent en plusieurs bran-
ches dont les principales se nomment : Yekeuholin-
gui, Dèh-Zingui, Ser-Djinguch, Déh-Koudi, Bolgor
et Koudélàne. Les trois premières sont gouvernées par
des chefs indépendants et les trois dernières sont réu-
nies sous l'obéissance d'un chef puissant. Voici quel
— 413 —
était l'état de leurs forces respectives quand je passai
dans leur pays.
Le Serdar Mir-Meuhi-Beg, qui réside dans la forte-
resse de Yekeuholing, pouvait armer 1,000 cavaliers
et 300 fantassins.
Le Serdar Bahadour-Beg, qui commande à Dèh-
Zingui, équipait en temps de guerre 1,200 fantassins
et 400 cavaliers.
Le Serdar Mir-Sadeuk-Bcg, qui possède la forteresse
et le territoire de Ser-Djinguel, pouvait réunir 500 ca-
valiers et 800 fantassins.
Les populations soumises à ces trois chefs sont
musulmanes, de la secte des Chiàs, maistrès-relàchées
dans la pratique de leur culte.
Le Serdar Hassan-Khan, ben-Zohrab, est reconnu
pour chef suprême par l'autre moitié des Hézarèhs
Poucht-Kouhs, qui est fractionnée en plusieurs bran-
ches commandées en sous ordre par des chefs qu'elles
nomment elles-mêmes et qui sont confirmés par Has-
san-Khan. Ce prince peut mettre en campagne 5,000
cavaliers et 3,000 fantassins , encore lui serait-il
facile de doubler ce nombre en cas de pressant be-
soin. On ne doit point s'étonner du grand nombre de
soldats fournis par chacune de ces tribus, parce que
chez elles toute la population mâle porte les armes ;
pendant la guerre il ne reste au campement que les
vieillards, les femmes et les enfants.
Les Hézarèhs Poucht-Koubs , d'Hassan -Khan ,
Zohrab, sont constamment divisés entre eux, soit par
l'ambition des chefs subalternes, soit par des haines de
famille. Us ne cessent point d'intriguer les uns con-
— AU —
tre les autres et se battent presque constamment
entre eux; ils s'épuisent ainsi en efforts qui n'abou-
tissent qu'à leur ruine réciproque, tandis que Ten-
tente pourrait les rendre redoutables aux Afghans,
avec lesquels ils sont continuellement en guerre.
Leur pays, protégé par la nature même, est difficile
à envahir, et ils pourraient en sortir pour ravager
les plaines du Kandahar et de Ghaznèh puis se
retirer derrière leurs hautes montagnes comme
dans un refuge inaccessible. Mais telle est leur dé-
sunion que les Afghans trouvent le moyen de fran-
chir les passes et de venir les attaquer dans leur
propre pays. Ils n'osent pourtant pas l'occuper d'une
manière permanente et se contentent d'y pousser
des pointes pour butiner , se retirant ensuite en
toute hâte. 11 résulte , de cette constante hostilité
entre les Hézarèhs et les Afghans, une haine telle-
ment vive entre les deux races, qu'il n'est pas possi-
ble à ces derniers de s'aventurer isolément dans la
Paropamisade , où ils seraient infailliblement assas-
sinés : ils sont donc forcés, lorsqu'ils veulent se ren-
dre de Kaboul à Hérat, et vice versa, de décrire un
circuit considérable pour faire un trajet qui serait
très-court si le pays des Hézarèhs leur était ouvert.
Ils passent habituellement, pour faire ce voyage, par
Balkh ou Kandahar, et il faut plus d'un mois aux ca-
ravanes pour franchir cette distance, tandis qu'il leur
suffirait de quinze jours tout au plus pour se rendre
dans l'iuie de ces deux villes par la roule directe.
Yar-Méhémed-Khan m'a assuré que l'Émir Dost-Mo-
hamnied lui avait envoyé, en 1844, une lettre par un
— 415 —
Hézarèlî Ser-Djingueli attaché à son service, et qye
cet homme, avec le même cheval, en passant par son
pays, n'avait mis (jiie huit jours pour franchir la dis-
tance entre Kaboul et Hérat.
Timour-Leng paraît être le dernier souverain qui
ait asservi les Hézarèhs : ils secouèrent le joug après
sa mort etdeimis cette époque ils sont restés indépen-
dants dans leurs montagnes. Les Séfuvyès, le Grand
Mogol, Nader-Cliâh et Ahmed-Chàh, Sudozéhi, ne
parvinrent jamais à les soumettre à leurs lois. Du
reste, il paraît qu'ils fiirent les mêmes en tout temps *,
car voilà ce que dit d'eux un des historiens d'Alexan-
dre (Quinte-durce, VII, §•'21) : « Alexandre en per-
« sonne entra dans le pays des Paramédésides.
« C'est un peuple sauvage qui habite un pays
« abrupt, presque inconnu à ses voisins, parce
« qu'il ne veut avoir ni communication ni trafic avec
« personne : leur territoire est placé vers les glaces
« du pôle, ayant les Bactriens vers le soleil couchant,
« et la mer des hides au midi. Ce peuple demeure
« dans des maisons ayant leurs assises en briques
c( et des murailles de boue dont l'épaisseur va tou-
« jours en se rétrécissant depuis le bas jusques en
« haut, où ils laissent un trou pour le jour. Us cul-
1 Les Ilczarèhs ne sont ponilanl pas les descendants des an-
ciens lialjitanls delà P?ropanii<adc, ils appartiennent aux tribus
larlares qui fiirenl d'abord amenées dans le pays |)iir Djenghiz-
Klian. Il est bon de remarquer que ces nomades ont tout à fait
oublié leur langjge primitif, fl qu'ils parlent le persan. Cepen-
dant leur physionomie conserve le type tarlar à un point tel
qu'il est impossible de se méprendre sur leur origine. — Ed.
- 416 —
« tivent par-ci pnr-là des ceps de vigne qu'ils en-
« fouissent l'hiver en terre afin de les préserver de la
a gelée , car la neige et la glace durent si long-
ce temps dans ce pays qu'à peine y voit-on du gibier
« ou des oiseaux. Le jour même y est si obscur
« et la lumière si faible , qu'on y voit à peine
« clair.
« Cette nature du pays fut cause que l'armée endura
« des privations inimaginables, et qu'elle s'abandonna
« ensuite à un grand découragement ; la fatigue, le
« froid, l'absence de secours humain, la pénurie de
« vivres, rendirent sa position des plus tristes. Les
« soldats mouraient de froid en très-grand nombre,
« tandis que d'autres avaient les pieds et les mains
o gelés. L'éclatante blancheur de la neige surtout
« fatiguait infiniment leurs yeux , et ils devenaient
« aveugles. Ceux qui avaient l'imprudence de se je-
« ter par terre pour se reposer devenaient bientôt si
« roides par le froid qu'il ne fallait plus songer à
« les relever : ils n'avaient [)Our tout remède contre
« ses terribles atteintes <jue l'exercice et le inou-
« ven.ent de la marche. C'était à qui trouverait
« quelque logis pour se refaire, mais, par suite de Té-
« paisseur des brouillards (\\\\ régnent éternellement
« dans ce climat, on ne découvrait les maisons que
« par la fumée qui s'échappait des toits: dès que
« les soldats pouvaient en rencontrer une ils s'y truu-
« vaienttrès-bien, car ces hôtes dont la solitude n'avait
« jamais été troublée par personne, en voyant des
« gens armés, apportaient promptement tout ce qu'ils
« (lossédaientà leurs pi«Hls, tant ils étaient effrayés, et
- U7 —
« su[»pliaiei!l leurs visiteurs de vouloir bien leur
« laisser la vie. »
Ce récit semble indiquer que les Macédoniens tra-
versèrent la Paropainisade eu biver, et je n'ai pas de
peine a croire les souffrances c|u'ils endurèrent; mais
s'ils eussent passé par là pendant Télé, ils auraient
sans doute éprouvé autant d'agrément qu'ils éprou-
vèrent de découragement, parce que le sol des vallées,
arrosé par la fonte des neiges, devient an printemps
d'une grande fertilité : les eaux vives y coulent dans
toutes les directions, et la cbaleur, d'ordinaire si in-
tense dans les plaines afgbanes, y est tempérée par
des courants d^air, qui se rafraîcbissent encore au
contact des cimes silacées des plus hautes monta-
gnes. Ces particularités expliqueront donc à l'avance
la dilîérence que l'on trouvera entre mon récit et
celui de Quinte-Curce.
Parmi les tribus Hézarèhs, il s'en trouve une appe-
lée Berbère comme les habitants de l'Algérie • : les
premières rejettent la seconde, et n'admettent pas que
leur origine soit comnmne; mais il est incontestable
que celle de cette dernière est eïmake : le persan cor-
rompu, ou plutôt le persan primitif est le seul lan-
gage dont elle se serve. Les Berbères sont musulmans,
de la secte des Chiàs, ainsi qu'un petit nombre de Hé-
zarèhs-Poucht-Kouhs , la majorité de ceux-ci ap-
partenant à la secte des Ali-lllahis, qui croient à la
divinité d'Ali.
Dehas. — 8 juillet. — Distance de 8 farsangs, entre
* On renconlre parloul dans l'Orient des tribus de Ber-
bères. — Ed.
— 418 —
des plaines et des vallées assez fertiles, mais où l'eau
est rare : tout t'ait supposer qu'elle doit être plus
abondante à droite et à gauche de notre route, où
nous voyons au loin de nombreuses tentes de noma-
des, qui ne s'y seraient pas élablies si le lieu était
aride. Nous évitâmes tous ces campements et nous
franciiîmes cette étape à peu près à travers champs,
sous la conduite d'un Hézarch Tatar, qui nous avait
été donné par Alayar-Beg pour nous conduire jusqu'à
Ser-Peul. Après avoir fait six farsangs, nous traver-
sâmes une suite de collines (juclque peu boisées, se
rattachant à une chaîne de montagnes que longe la
rivière qui passe à Balkh. Le seul village que nous
vîmes pendant cette journée se trouvait au sommet
de l'une d'elles. Sa jiosition avait quelque chose de pit-
toresque et d'effrayant tout à la fois; il paraissait être
accroché au flanc des rochers : notf e guide nous dit
qu'on y arrivait du côté opposé de la colline, par un
chemin creusé dans le roc et excessivement difficile à
gravir. Les habitants de cette localité fabriquent des
tapis très-eslimés, qu'ils vendent Irès-bien à Klioulm
ou à Kaboul. Cette industrie suflirait môme pour les
faire vivre honnêtement, ce dont ils ne se soucient
guère, à ce qu'il paraît, car ils passent pour les voleurs
les plus audacieux de la contrée. Ces gens-lù pré-
tendent être descendants des aborigènes, et n'avoir
jamais obéi à aucun conquérant : leur langage est
un persan ])lus corrompu, ou peut-être plus pri-
mitif encore que celui que parlent les Hézarèhs,
et leur culte une espèce d'idolâtrie mêlée dlsla-
misme. Eu approchant de la rivière de Balkh, nous
— 449 —
traversâmes de belles prairies dont l'herbe arrivait
jusqu'au ventre de nos chevaux ; nous eûmes beau-
coup de peine à traverser une infinité de rigoles et de
fossés qui portent au loin Feau de cette rivière, néces-
saire aux cultures des nomades, lesquels nous évitâ-
mes le plus possible. Il était nuit lors de notre arri-
vée au Dehas (c'est le nom de la rivière), vers un
campement de Hézarèhs, composé de vingt-deux
tentes, commandées par Tchopan -Ah , cousin d'A-
layar-Beg. Nous ne vîmes pas ce personnage. Il resta
dans sa lente, et fit vider une de celles qui étaient a
côté pour nous recevoir. A minuit, il nous envoya
pour notre souper un pain très noir et très-compact
avec le quartier grillé d'un djéràne * qu'il avait tué la
veille. A ma grande satisfaction, nous n'eûmes la visite
de personne, et le lendemain, au point du jour, nous
étions à cheval pour nous rendre à Ser-Peul.
Ser-Peul. —d-iO juillet. — Parcours de 10 farsangs.
Après avoir passé à gué le Dehas, qui est assez fort
dans celte partie de son cours, nous cheminâmes une
heure et demie à travers les prairies, puis nous en-
trâmes dans une chaîne de montagnes d'une moyenne
hauteur ; nous en franchîmes les premiers chaînons
par un sentier pierreux, côtoyant la roche abrupte.
Au-dessous de nous s'ouvrait un précipice dans le fond
duquel coulait un torrent, où nous vîmes successive-
ment arriver, pour s'y désaltérer, de nombreux trou-
peaux de daims et de sangliers; ces derniers sur-
tout y venaient par centaines et se vautraient dans l'eau
avecdéhces. Nous perdîmes ce S|)ectacle de vue en arri-
' Djéràne signifie aiililope. — Ed.
— 4-20 —
vaut au haut de la montagne, dont la route est alors
unie et facile; sur le ^versant opposé, on rencontre
quelques massifs d'arbres, et les broussailles y servent
de retraite à un grand nombre de perdrix rouges. Au
pied de cette montagne, je remarquai pour la première
fois dans TAsie centrale quelques bouquets de lauriers-
roses*, croissant le long des ruisseaux. De là jusqu'à
Ser-Peul,la route longe une plaine parfois légèrement
ondulée ; elle ne commence à être peuplée qu'à 2
farsangs de cette ville ; mais à compter de cet endroit
les tentes y sont nombreuses et les troupeaux aussi.
Nous eûmes bien de la peine à arriver à cette ville, tant
le cheval que montait mon domestique et celui d'un
desHézarèhs étaient fatigués. Du reste, les malheureu-
ses bètes, indistinctement, n'avaient plus que la peau
sur les os, et se ressentaient furieusement de la course
rapide et forcée qu'elles venaient de faire ; s'il eût
fallu marcher un jour de plus, elles en eussent été
incapables, et nous fussions restés en chemin.
Ser-Peul est une agglomération de maisons bâties
sans régularité, sur le pourtour incliné d'une émi-
nence surmontée d'une forteresse où réside le gou-
verneur. Une infinité de tentes se groupent alen-
tour, et tout cela peut contenir, les maisons comprises,
une population de quinze à dix-huit mille ànics : celle
du Khanat n'excède pas le quadruple de ce chiffre.
La plus grande partie est de race uzbeke; un tiers
seulement sont des Hézarèhs Ser-Djinguelis. Ser-Peul
• L'oléaiirlre {hhur-Zahrch), auUeuieiil dit le poison des
ânes, est un arbusle uès couuuun dan» lout rOiient. — Ed.
~ 4-21 —
se trouve dans une position très-laAorisée de la na-
ture, au milieu d'une vallée arrosée par d'abondantes
eaux, qui coulent des montagnes environnantes et se
réunissent pour former une rivière, laquelle se dirige
ensuite du côté de Chibbergàn. On faisait la récolte
quand nous y arrivâmes ; les cultures me parurent
très-étendues, comme aussi les vergers d'arbres frui-
tiers.
Mahmoud-Khan, gouverneur de Ser-Peul, est gendre
de Mir-Wali-de-Khoulm, et l'un de ses meilleurs
comme de ses plus fidèles alliés. L'influence de ce
chef s'étend au loin parmi les Eïmaks de la Paropa-
misade , et il en est fort redouté à cause de sa bra-
voure, qui est devenue proverbiale dans le j)ays. Il n'in-
spire pas moins de crainte aux Khans uzbeks, ses voi-
sms , et une lettre de lui produit autant d'effet sur
eux qu'une armée. Ce Khan est un honmie d'environ
quarante ans, de forte taille et de moyenne grandeur,
dont la physionomie est ouverte et bien caractérisée;
c'est un type persan bien plus que tartare. Mahmoud-
Khan est cependant de race uzbeke ; mais son type
s'est sans doute modifié par suite du mélange de
sang, car, d'après ce qu'on m'a dit, ses aïeux
depuis trois générations se sont constamment alliés
à des femmes persanes de Kaboul. xMahmoiid-Khan
entretient en permanence deux mille cavaliers bien
montés et un nombre égal de fantassins : il peut au
besoin tripler cet effectif.
Le bien que j'avais entendu dire de Mahmoud-Khan
par tous ceux qui m'en avaient parlé me décida à ne
rien lui cacher de mes affaires, et des (|ue nous fûmes
I. 2i
— 422 —
campés, je lui envoyai mon guide avec Koustem pour
le prévenir de mon arrivée. Il m'envoya immédiate-
ment chercher par son naïb (lieutenant),qui me condui-
sit près de lui dans la citadelle, où il avait ordonné que
nous fussions installés. Il descendit lui-même dans la
cour, avec le sans-façon tartare, pour se convaincre
par ses propres yeux que nous ne manquions de rien, et
que la chambre qu'on nous avait donnée était propre
et bien garnie de tapis. Ce Khan m'accueillit avec une
brusque franchise , (jui me prévint de suite en sa
faveur ; aussitôt il me conduisit dans son ajipartement,
qui était fort simple et sans luxe. Il s'assit, suivant sa
coutume, dans l'encoignure de la croisée, gardant
son sabre et ses pistolets à la ceinture, ainsi qu'il en
a contracté l'habitude depuis vingt ans; puis m'ayant
invité à prendre place vis-à-vis de lui, il me demanda
ce qui m'avait amené à Ser-Peul. Je lui fis un récit
très-abrégé, mais très-exact, de mes tribulations de-
puis mon départ de Meclied, et je finis par lui de-
mander sa protection pour arriver en toute sécurité
à Kandahar. Mahmoud- Khan me répondit à son tour
quelques paroles bienveillantes, qui me prouvèrent
qut; je n'avais pas trop présumé de son caractère, et
après avoir cherché à me consoler de ma mésaven-
ture, il ajouta (jue ce contre-temps avait quelque
chose d'heureux pour lui, puisqu'il lui permettait de
m offrir rhosjiitalité; il me dit encore que la présence
d'un étranger était toujours un grand bonheur, parce
qu'elle attirait la bénédiction du ciel sous le toit où il
se reposait. Il m'entretiut après cela de ses démêlés
avec ses voisins, notanunenl avec Kousteui-Khan, de
— 423 —
Chibberghàn ; ensuite il m'interrogea longtemps sur
l'art militaire, et se fit répéter longuement tout ce qui
se rapporte à Tattaque et à la défense des places, tâ-
chant de bien retenir tout cela afin d'en faire son
profila l'occasion. Pour lui, Frengui voulait dire An-
glais, mais comme il n'avait rien eu à démêler avec
eux pendant leur occupation du Kaboul, et qu'il avait
beaucoup entendu vanter leur générosité, il m'assura
qu'à présent qu'ils s'étaient éloignés de son pays, il
n'avait aucune raison pour ne pas faire alliance avec
eux. Il ajouta môme que si je voulais être son inter-
médiaire, je lui ferais le plus grand plaisir; seule-
ment il me recommanda de ne pas agir en Asiatique,
c'est-à-dire de ne pas garder pour moi une partie du
subside qu'il réclamait de la générosité du gouverne-
ment de Calcutta. Il me promettait en échange toute
espèce de bons services. Il va sans dire que je fus
tout ce qu'il voulut, et que je ne me montrai pas avare
de belles promesses : d'ailleurs ma position me faisait
une loi de me le rendre favorable, et rien ne pouvait
mieux atteindre ce but que de flatter sa cupidité. Je
réussis, à ce qu'il paraît, à le convaincre de ma sin-
cérité, car il me promit de me faire arriver à Kan-
dahar sans que je m'en aperçusse : « Vous y serez
comme porté, me dit-il, couché dans votre lit, et le
voyage vous semblera un heureux songe. » Bien que
je ne crusse pas à toutes les douceurs que me pro-
mettait son langage métaphorique, je me félicitai
cependant d'avoir levé tous les scrupules qu'il aurait
pu avoir, et de ses bonnes dispositions à mon égard.
J'aurais bien désiré, malgré la grande fatigue que je
— 424 —
ressentais, me remeltre en ronte dès le lendemain; mais
le Khan ne le permit pas, et insista pour que je res-
tasse une journée de plus sous son toit. Du reste, il
avait une dizaine de lettres à faire écrire pour mon
usage, et cela ne pouvait être fait pendant la nuit.
Conformément à ses avis, je me déterminai à me
débarrasser des chevaux que j'avais achetés à Meï-
mana; les deux Hézarèhs, mes compagnons de
voyage, se décidèrent au même sacrifice, et pour com-
penser ce qu'il avait de pénible pour eux , je leur
abandonnai le prix de la vente des trois qui m'ap-
partenaient : j'eus ainsi le plaisir de les voir complète-
ment satisfaits. « Le pays que vous allez traverser ,
« nous dit Mahmoud-Khan , abonde plus en espèce
cf chevaline qu'en espèce humaine, et, avec les let~
« très de recommandation que je vous remettrai,
« eussiez-vous besoin de vingt chevaux dans chacun
« des campements que vous avez à traverser d'ici à la
« forteresse de Lar, où réside llassan-Khan, ben-Zoh-
« lab , vous les trouveriez en dix minutes, et il ne
« vous en coûtera pas un poul (environ 1 centime).
0 Ces campements sont tous très- rapprochés les uns
« des autres, vous aurez donc toujours des montures
« vigoureuses et souvent renouvelées, et vous pourrez
« faire jusqu'à 20farsangs par jour si vous le voulez :
« rien ne viendra arrêter votre marche. Seulement, il
« est indispensable que vous cachiez votre nationalité
«deFrengui, non pas parce que vos compatriotes
.( sont détestés dans cette contrée, où ils n'ont jamais
c( l'ait de mal à personne, mais parce qu'on les y croit
a de grands alchimistes qui ont découvert la pierre
— i2?) —
« philosophale,etqu'ou pourrait croire que votre chair
« même est de Tor. Dites partout que vous êtes un
« Persan à mon service, ainsi que cela sera écrit dans
« les lettres que je vous remettrai, et assurez ceux qui
« vous interrogeront que je vous envoie à Lar pour con-
«férerde quelques affaires avec Hassan-Khan. Soyez
« sur que vous arriverez sain et sauf, et si vous voulez
« m'en croire, vous n'irez pas h Kandaliar, dont les Ser-
« dars sont de mauvaises gens. Avec l'aide d'Hassan-
« Khan et en continuant à marcher aussi rapidement
« que vous l'avez fait jusqu'ici, vous pourrez aller en
M cinq jours de Lar à Kaboul. Vous abrégerez ainsi
« votre route et éviterez de donner des soupçons au
« chef des Hézarèhs, qui est au plus mal avec celui de
« Kandahar. Il ne manquerait certainement pas d'en
« concevoir si vous insistiez pour aller dans cette ville
« après avoir traversé son pays, que les Afghans ne
« connaissent que très-imparfaitement. Je lui écris
« que vous êtes un marchand de Meched, ainsi com-
« portez-vous avec lui en conséquence. »
Il était impossible de prendre des mesures plus
bienveillantes pour assurer ma sécurité et j'en témoi-
gnai de suite ma reconnaissance au Khan en lui faisant
présent d'une belle paire de pistolets. Si le proverbe
qui dit que les petits présents entretiennent l'amitié
est vrai en Europe, il ne trouve nulle autre part
aussi bien qu'en Asie son application. iMahmoud-Khau
n'avait jamais vu d'armes semblables; il les caressait
comme un objet animé, chéri, et je l'avais rendu le
plus heureux des hommes.
Je me re|)osai le 10 dans la forteresse de Ser-Peul, et
I. 24.
— 426 —
le il au matin on amena dans la cour six chevaux qui
nous étaient destines, quatre comme montures,et deux
autres pour mon bagage. Le Khan avait jugé prudent
de ne pas me laisser emporter mes malles; c'est un
objet qui,dans l'Asie ccntrale.excite au plus haut degré
les souijçons de ses populations avides; en les voyant
fermées et cadenassées, les Asiatiques les supj)0sent
toujours remplies d'or et sont souvent tentés de faire
un mauvais parti à leur propriétaire, afin de s'en em-
parer. Les konrgines, espèce de grandes besaces qu'on
met en travers du cheval , ne tentent pas autant la
cupidité des gens mal intentionnés; je renfermai mes
efTets dans deux d'entre elles qui, chacune, devaient
être portées par un cheval; mon bagage ainsi dédoublé
était devenu léger et nous devions mener en laisse
ou chasser devant nous les chevaux qui en étaient
chargés. Ce mode de voyage est certainement le plus
agréable dont j'aie essayé en Asie, mais il n'est pas
possible de l'employer partout. Je franchis k peu
près dix à quinze farsangs par jour, jusqu'à mon re-
tour à Hérat, avec des chevaux que nous renouvelions
jusqu'à trois et quatre fois par étape, dans les campe-
ments placés le long de ma route. La production du
ferman de Mahmoud-Khan suffisait pour nous les
faire déli\Ter sans mot dire : un guide qui chan-
geait en même temps que les ciievaux nous accom-
pagnait toujours et se chargeait de nous aplanir
toutes les difficultés. Jamais je n'avais eu pays
plus dangereux à traverser, et jamais cependant je
ne fus moins inquiété. J'évitais, il est vrai, de trop
me mettre en avant; je laissais ce rôle à Roustem et
— 427 —
à Rabi, et quand nous arrivions au gîte, je me cou-
chais aussitôt, évitant le plus souvent de parler en
prétextant un violent mal de gorge. Toutefois, si nous
fûmes exempts des investigations soupçonneuses des
Eïmaks, je ne puis faire le luême éloge de leurs chiens,
qui sont bien les plus hargneux et les plus indiscipli-
nés que j'aie vus de ma vie : dès que nous arrivions
dans un campement, nous en étions entourés, assaillis
au point de ne pouvoir mettre pied à terre; et pourtant
ils finissaient toujours par abandonner peu à peu mes
compagnons, dont ils se contentaient ensuite de flairer
les mollets, pour se reporter sur moi avec acharne-
ment. On eût dit qu'ils voulaient me signaler à leurs
maîtres comme un intrus chercliant à passer en con-
trebande.
Boudhi. — H juillet. — 10 farsangs de marche. La
nature du pays que nous traversâmes, pendant la pre-
mière moitié de cette étape, était très-variée. La végé-
tation la plus vigoureuse s'y étalait à côté de la plus
complète aridité. Les montagnes situées sur notre
gauche étaient nues, dépouillées, et n'offraient à la
vue que des rochers abruptes, tandis que celles de
droite étaient recouvertes darbres assez nombreux,
au milieu desquels s'étalaient çà et là quelques cul-
tures indiquant la présence d'un village. La vallée dans
laquelle nous cheminions était d'une fécondité remar-
quable, mais la chaleur s'y concentrait comme dans
une fournaise. La population nomade y était abon-
dante, et leurs campements heureusement situés au
milieu de bouquets d'arbres traversés par des eaux
vives. Il en est ainsi pendant six heures de marche.
— 428 —
plus loin la vallée ^'élevant progressivement finit
par se rétrécir au point de devenir un étroit défilé
très -accidenté, dominé de chaque côté par des escar-
pements inaccessibles ; sur leurs sommités nous dis-
tinguâmes des parcelles de murailles indiquant clai-
rement des traces de fortifications, grâce auxquelles,
à l'époque où elles étaient debout, ce passage devait
être sinon impossible, du moins très-difficile à forcer.
Ce défilé nous conduisit à un plateau encaissé dont le
centre avait jadis été occupé par une petite forteresse
carrée, avec des tours aux angles, sous le feu meur-
trier de laquelle on ne pouvait se dispenser de passer
pour arriver au revers de la montagne, où nous par-
vînmes à une heure de là. Sur le point le plus élevé,
je remar(|uai un énorme bloc de rocher attenant au
sol: sur sa face unie étaient sculptées plusieurs figures
et inscriptions. Les premières représentaient un roi
sur son trône, rendant la justice au miheu de sa cour
assemblée; un guerrier étendu par terre et enchaîné
est égorgé par son ordre, ainsi que semble l'indi-
quer son bras étendu, tandis qu'un autre cai)tif, déH-
vré de ses chaînes, jetées à côté de lui, et la figure
bouleversée par la terreur, s'est précipité aux genoux
du prince et semble imi)lorer sa clémence. L'inscrip-
tion arabe, cjue je n'ai pu lire, m'a paru beaucoup plus
récente que le bas-relief et en avoir remplacé une
autre qui devait probablement exister un peu au-
dessus, dans un endroit où le roc concave indique
qu'il a été creusé afin de faire disparaître quelque
chose. Mon guide ne put rien m'apprendre à l'égard
de ces sculptures, sinon qu'on les attribuait dans le
— 429 —
pays à Sultan - Mahmoud le Ghaznévide. Il ajouta
encore qu'à 2 farsangs sur la droite et dans la plaine,
il y avait les ruines d'une assez grande ville dont
quelques masures étaient occupées par des pâtres
de la tribu mongole, soumise au Khan de Ser-PeuP.
Nous fûmes au pied de la montagne en moins d'une
demi-heure et nous continuâmes à avancer dans un
assez vaste steppe, où nous fîmes lever un grand nom-
bre de lièvres. Nous nous arrêtâmes, apiès avoir par-
couru 10 farsangs en sept heures, dans le village for-
tifié de Boudin, situé à l'entrée des premières gorges
d'une haute chaîne de montagnes, sur un tertre co-
nique. Ses murailles sont en briques cuites et créne-
lées; son importance a dû être bien plus grande
qu'aujourd'hui, au temps où l'Asie centrale était au
pouvoir des Mongols, car il i)rotége au nord l'entrée
principale de la Paropamisade. Les fortifications de ce
village et la plupart des ses maisons sont en ruines;
c'est tout au plus si 2o0 à 300 de ces dernières sont
habitées. Mourad-Beg, l'zbek, qui y commande au
nom de Mahmoud-Khan, de Ser-Peul, nous reçut très-
convenablement dans sa demeure, ajjrès avoir |)ris
connaissance de la lettre de son chef. Le lendemain,
dès le point du jour, il nous fit amener par un nou-
veau guide des montures reposées, et nous partîmes
aussitôt.
1 II est important de faire remarquer que l'auteur a rencontré
des Mongols dans ce pays, car avant lui on croyait qu'il n'y
avait de Mongols que dans une petite colonie placée aux con-
fins des montagnes de Gour, dans une direction éloignée au
S.-O. deSer Peul. — Ed.
— 4r^o —
Div-Bissar. — 12 juillet. — Distance de 10 farsangs:
Après une heure de marche dans une gorge profonde,
nous commençâmes à gravir la montagne où nous
rencontrâmes, de farsang en farsang, des petits forts
en pierres, situés dans les positions les plus avanta-
geuses pour la défensive : un détachement de quel-
ques hommes pourrait y arrêter longtemps une armée
d'invasion. Nous montâmes pendant quatre heures au
milieu de blocs de pierre roulées les unes sur les au-
tres, obstruant une route étroite qui serpente jusqu'au
sommet, à travers mille accidents de terrain; nous
descendhnes ensuite le revers opposé dans les plis
d'un nouveau défilé fortement encaissé, au milieu
duquel coulait un torrent formé par la fonte des nei-
ges des hauteurs environnantes : nous fûmes souvent
forcés de mettre pied à terre, dans l'impossibilité où
nous étions de rester à cheval par ce chemin diabo-
lique : c'est une des routes les plus affreuses (jue j'aie
jamais vues. Il nous fallut deux heures pour arriver
à des vallées qui finissent par se confondre en une
seule plaine de 36 farsangs de circonférence, bordée
de hautes montagnes, dans lesquelles on débouche
seulement par deux passes : celle qui venait de nous
y conduire et une autre par où nous devions en
sortir le lendemain; la végétation était des plus ad-
mirables dans ce vaste bassin, dont le sol est dis-
posé en cultures ou en prairies à peu près sur tous les
points. Nous y remarquâmes aussi beaucoup d'arbres
et des cours d'eau nombreux descendant des monta-
gnes,dontles cimes escarpées forment avec la plaine un
contraste complet; elles sont pour la plupart couvertes
— 431 —
de rochers et dans les endroits où elles sont revêtues de
terre végétale, on voit pousser quelques arbustes ra-
bougris, que les habitants décorent du titre usurpé de
djinguel (forêt). On y trouve une assez grande quan-
tité de bêtes fauves redoutées des bûcherons, qu'elles
déchirent souvent à belles dents.
Les habitants de ce pays se disent Mongols, mais on
ne les connaît que sous le nom de Séhérahis, qui si-
gnifie habitants de la plaine : ils forment une petite
république indépendante qui obéit cependant jusqu'à
un certain point aux ordres du Khan de Ser-Peul, le
lion de la contrée. Les Séhérahïs prétendent avoir été
établis là par Djenghiz-Khan, et ils assurent avoir
bravé tous les efforts qu'ont tentés pour les asservir les
conquérants venus après ce grand exterminateur.
Quand on a vu l'accès difficile de leur pays, il est facile
de les croire, d'autant plus qu'ils trouvent dans leur
plaine tout ce qui est nécessaire à l'existence, sans être
obligés d'avoir recours à leurs voisins. Les Séhérahïs
ont une idée vague de l'Islamisme et jurent souvent
par Ali et par le Prophète; mais ils doivent avoir re-
tenu ces exclamations à force de les entendre répéter
par leurs voisins, car, autant que j'ai pu le compren-
dre, leur culte est une véritable idolâtrie. De même
que les anciens Persans, ils reconnaissent un principe
du bien et un autre du mal, mais sous les noms mo-
dernes de Khouda et de Chaitàn, qui signifient Dieu
et le diable. Ils ne sont pas circoncis, ne font pas de
prières et ne tiennent aucun ahment pour impur; ils
nes'allieni qu'entre eux, ce qui n'empêche pas leur
sang d'être mêlé, chose facile à comprendre en rai-
— 432 —
son de leurs mœurs hospitalières que nous taxerions
même de déréglées. Du reste, les Séhérahïs vivent
d'une manière toute patriarcale,loin du bruit des villes,
n'en connaissant ni la mollesse ni les supertluités. Aux
yeux d'un homme civilisé leurs usages ont quelque
chose de sauvage qui choque au premier coup
d'œil ; mais on finit bien vite par s^y habituer, quand
on voit que tout en ignorant ce que nous appelons la
science du bien-être, ils n'en sont pas moins heureux
et exempts des tribulations que nous nous sonnnes
créées à force de vouloir pénétrer dans le domaine de
l'inconnu. La plus grande agglomération de tentes et
de maisons établies dans cette plaine se trouvait à
l'extrémité opposée du point par lecjuelnous y avions
débouché. Elle est placée au i)ied des montagnes
qui bornent le pays au sud, sur un petit plateau
couvert d'un massif d'arbres dérobant presque entiè-
rement à la vue la forteresse de Div-Hissar (du Géant),
dont une haute tour qui s'élève du côté du nord,
à son angle gauclie, révèle seule l'emplacement.
Nous vunes au pied de ce plateau, avant de monter
au village, une espèce de temple à trois faces fer-
mées et complètement ouvert du ct)té de l'Orient,
contenant des idoles colossales en bois, grossièrement
sculptées et recouvertes de peaux de bêtes féroces,
provenant des offrandes faites par les chasseurs.
Pour me conformer à la coulume^du pays, je m'in-
clinai sept fois devant ce gigantesque .lupiter et je me
rendis ensuite à la demeure de Timour-Beg, chef de
ce petit pays. Rousteni lui poi'ta la lettre du Khan de
Ser-Peul, qu'il baisa trois fois et porta quatre fois à son
— 433 —
front avant de la décacheter. Après l'avoir lue, ce chef
nous envoya une jeune fille assez jolie pour nous
engager à entrer : cette manière d'agir me sur-
prit beaucoup, parce que mon guide ne m'avait
pas averti que le sexe féminin est très-libre à Div-His-
sar. J'avais vu il est vrai les femmes à visage décou-
vert le long de la route, mais comme celles des
Turkomans ne se voilent point, j'en avais conclu
qu'il en était de même pour celles-ci, et je n'avais
pas poussé plus loin mes investigations.
Timour-Beg nous accueillit avec cette rude et
simple cordialité naturelle à la race tartare. C'était un
homme de trente-cinq à quarante ans, presque im-
berbe, trapu et bâti en Hercule; sa figure était tou-
jours animée par un sourire indiquant la bonté. Le
type mongol, moins laid chez hii, il est vrai, que chez
ceux qui ordinairement ont la même origine, ne le
déjtarait pas du tout. Afin de nous bien recevoir, il fit
préi)arer un repas qui eût suffi pour rassasier trente
personnes; la boisson était une espèce de cidre avec
lequel il finit par s'enivrer complètement. Quand nous
l'entendîmes ronfler, nous demandâmes aussi à nous
retirer pour en faire autant, et les dames Séhérahïes
qui nous avaient servi à dîner prirent la peine de
nous reconduire. Je fus d'abord étonné de voir celle
qui m'avait ramené chez moi, et qui, sans être très-
jolie, avait cependant des appas robustes et appétis-
sants, assister à ma toilette de nuit; mais je fus en-
core bien plus stupéfait ([uandje lavis s'approcher de
moi, un bassin rempli d'eau dans les mains, me laver
les pieds, les jambes, et enfin me palper partout, me
I. ^5
— i:U —
masser avec un sans-façon et une persistance qui par-
tout ailleurs eussent passé pour très-licencieux. Je ne
songeai pas à refuser les soins qu'elle se croyait
tenue de me prodiguer au nom de l'hospitalité, car j'ai
toujours eu pour habitude de respecter les coutumes
des peuples chez lesquels j'ai voyagé; seulement je
dus l'engager à tempérer ses démonstrations hos-
pitalières , afin de me laisser dormir un peu pour me
préparer à la course du lendemain. Etait-ce l'une des
femmes, l'une des filles ou l'une des servantes de
notre hôte? C'est un point que je n'ai pu éclaircir;
tout ce que je puis dire, c'est que les soins de cette
dame furent des plus complets et ne me laissèrent
rien à désirer. Je croyais d'abord à une faveur toute
spéciale de Timour-Beg à mon égard, mais je sus le
lendemain que mes compagnons de voyage, y com-
pris mon domesticpie, n'avaient pas été moins favo-
risés que moi. Ceci n'était point, m'a-t-on assuré, un
cas exceptionnel, mais bien une habitude générale-
ment consacrée àDiv-Hissar en faveur des étrangers
de passage, de les faire jouir de la société de la femme
ou des filles du maître de la maison dans laquelle ils
sont reçus.
Timour-Beg insista le lendemain matin pour que
je restasse chez lui plusieurs jours ; il voulait abso-
lument me mener à la chasse aux ours et aux tigres,
mais, à son grand déplaisir, craignant de m'attarder,
je lui demandai seulement quelques-uns des excel-
lents chevaux (|u'il avait dans son écurie pour me
porter rapidement à Singlak.
CHAPITRE XVII.
Singlak. — Curieuses excavations dans les parois des rochers.
— Légende relative à ces rochers. — Escarmouche entre lea
Hézarèhs et les Firouz-Kouhis. — Ces derniers sont repous-
sés.— Courage des femmes tartares. — Leurs capacités mili-
taires. — L'auteur change de route. — Kouhistani-Baba. —
Les plus hautes élévations des montagnes de ces contrées.
— Magnifique point de vue. — Vallée commençant aux sources
du Dehas. — Les rivières Ser-Djinguelàb et Tinguslâb. —
Les montagnes appelées Kouh-Siah et Sefid-Kouh. — Direc-
tion et cours du Héri-Roud. — Monnaies trouvées dans les
» ruines de Kara-Bagh — Hassan-Khan, ben-Zohrab. — Le camp
de Kouhistani-Baba. — L'Agha silencieux. — Déria-Dèrrè,—
Scène pittoresque près d'un lac. — La province de Gour. —
La tribu des Téhimounis. — Leurs forces militaires. — Rôle
politique de Yar-Méhémed-Khan. — Ibrahim-Khan. — La va-
leur des sept Korans, — (-onduite habile du Vézir-Saheb. —
L'auteur se trouve dans l'embarras. — Osman-Khan.
Singlak. — 13 juillet. — Parcours de iU farsangs.
Nous franchîines d'abord la cbaiiie de montagnes
située au sud de Div-Hissar, avec non moins de dif-
ficulté que celle que nous a^ ions traversée la veille
pour y arriver^, et nous aperçûmes sur le revers mé-
ridional des fortins à peu près semblables à ceux que
nous avions remarqués la veille. Nous passâmes en-
suite à travers un steppe très-giboyeux, au milieu du-
(juel les sangliers fuyaient à notre approclie dans des
forêts de roseaux, croissant tout autour de vastes
marécages. Ce steppe était occupé par des tentes de
Firouz-Koubis, cbez lesquels je faillis être dévoré par
— 436 —
d'ôiiormes chiens quand nous allâmes changer nos
chevaux à leur campement.
Nous nous engageâmes ensuite dans une autre
montagne sur laquelle nous vîmes trois vieilles
forteresses ruinées et abandonnées. Une quatrième
renfermait dans ses murs un espace considéra-
ble, planté d'arbres; des cultures et des huttes en
roseaux, recouvertes de bousillage, y révélaient la
présence de quelques habitants. Une farsang plus loin,
la montagne offrit à nos yeux un aspect sévère et fort
pittoresque : les rochers se scindaient en une infinité
d'aiguilles effilées de la forme la plus bizarre. Les
parois du roc qui leur servait de base étaient natu-
rellement unies et taillées à pic de chaque côté de
la route ; mais, à droite, elles étaient, à une vingtaine
de mètres de hauteur, percées d'une infinité de petits
soupiraux oblongs, ouverts vers l'orient, de l'uti-
lité desquels je ne pus pas d'abord me rendre compte.
Certaines paroles de mon guide ayant pi({ué ma cu-
riosité, je descendis de cheval et grimpai jus(jue-là
par une fissure très-roide, paraissant avoir été anté-
rieurement un escalier. Arrivé au point culmi-
nant, je trouvai une excavation dans la(pielle je m'en-
fonçai et qui me conduisit à l'entrée d'une centaine
de chambres creusées dans le roc vif : les soupi-
raux visibles du dehors servaient à y laisser arri-
ver le jour. Ces chambres avaient issue sur un
vaste couloir s'ctendant sur 10 mètres de largeur
jus([u'à liO de longueur. Une large rigole pratiquée
au rniheu du couloir, avec des bassins de distance en
distance, semblait indicpier (pi'im cours d'eau avait
1. 26
— 437 —
(\\i passer par là; la montagne était crense à l'inté-
rieur, et plusieurs étages de chambres se trouvaient
ainsi superposés en gradins les uns au-dessus des au-
tres. On parvenait à chaque étage par un chemin tour-
nant en spirale autour de la concavité. Je demandai
à mon guide s'il connaissait l'origine de cette singu-
lière habitation; mais il ne me répondit rien de satis-
faisant : il se contenta de former des vœux afin qu'il
ne m'arrivàt aucun malheur pour avoir pénétré dans
cette demeure des mauvais génies \ qui en avaient
pris possession, disait-il, après en avoir chassé les
premiers hommes.
En quittant cet endroit nous chemincâmes encore
5 farsangs dans la montagne et nous traversâmes
plusieurs vallées où se trouvaient d'assez nombreux
campements de Hézarèhs et de Firouz-Kouliis, soumis
au Serdar Hassan-Khan, qui commande àDooulet-Yar.
Ce chef a épousé une sœur de Mahmoud-Khan de Ser-
Peul, et je devaislui remettre une lettre de ce dernier :
mais comme j'allongeais ma route de quatre farsangs
en allant à Dooulet-Yar, je me contentai de lui dépê-
cher Rabi, que je fis conduire par un nomade du relai
où nous avions changé nos chevaux, a^ant- d'arriver
au Kalèh des Div (forteresse des Génies). Je lui avais
recommandé de venir nous rejoindre à Singlak, où je
1 On rencontre dans plusieurs parties de l'Afghanistan des
rochers creusés de la même manière, dont la taille est attribuée
aux sectateurs de Bouddha. Les cellules qu'on y voit étaient des-
tinées à contenir les ascétiques de b secte. 11 y a aussi certains
spécimens remarquables de ces mêmes rochers taillés dans la
vallée supérieure de l'Urgandàb. — Ed.
— 438 —
devais aller coucher, mais je regrettai beaucoup la dé-
termination à laquelle je m'étais arrêté en arrivant
dans cette localité; je la trouvai déserte et tout y por-
tait l'empreinte d'une récente dévastation. Il ne res-
tait plus une seule tente, et la plupart des huttes
avaient été renversées. Nous n'y trouvâmes ([ue
quelques chiens hargneux et un vieillard malade et
épuisé, prêta rendre l'âme. Nous n'avions pas d'abord
aperçu ce malheureux ; il se révéla à nous par quel-
ques gémissements sortis d'une maisonnette que
j'avais d'abord prise pour une cage à poulets. A
notre approche, cet homme se souleva pourtant avec
peine sur le flanc, mais nous ne pûmes pas tirer
un seul mot de lui; seulement il nous indiqua du
doigt la montagne voisine, vers lacpielle nous nous
dirigeâmes en désespoir de cause. Un nomade que
nous rencontrâmes nous apprit que les Hézarèhs de
Singlak avaient été obligés d'abandonner leurs de-
meures dans la crainte d'être pillés par un gros cam-
pement de Firouz-Kouhis, situé à 2 farsangs^ur la
droite, dont deux hommes avaient été tués par eux
dans une rixe. Les Hézarèhs avaient refusé de livrer
les meurtriers ou de payer le prix du sang; mais sa-
chant qu'ils étaient les plus faibles et se trouvant ])eu
en sûreté sur le plateau découvert où ils campaient
habituellement, ils s'étaient retirés dans les excava-
tions de la montagne, et y avaient mis à l'abri leurs
familles et leurs troupeaux. Quoique nous eussions
exactement suivi la direction que cet lliatenous avait
indiquée, nous étions déjà arrivés assez haut dans
la montagne sans découvrir les Hézarèhs ; et après
— 439 —
les avoir vainement cherchés, nous tirâmes un coup
de fusil dont la détonation fut répercutée mille fois par
l'écho. Aussitôt une troupe d'hommes armés semhla
sortir de chacun des rochers placés au-dessus de
nos têtes, sur notre gauche. Ces gens, croyant à une
attaque de notre part, ne tardèrent pas à riposter, et,
avant que nos signes eussent été compris , nous es-
suyâmes une fusillade bien nourrie, dont heureuse-
ment les rochers nous abritèrent, car sans cela nous
fussions restés sur le carreau. Us comprirent enfin
quand ils nous virent en si petit nombre, ainsi qu'à
notre marche inofîensive et à nos cris, que nous n'a-
vions aucune intention hostile, et alors ils nous lais-
sèrent approcher. Mon guide leur exphqua que je
désirais attendre chez eux la réponse à une lettre
que j'avais écrite à leur chef à Dooulet-Yar. Ils ne
firent plus de difficulté pour nous accueillir. On tua un
agneau en notre honneur et nous reposâmes bientôt
comme des gens harassés par la course fatigante que
nous venions de faire. Toutefois la vigilance des Héza-
rèhs ne s'était point ralentie; ils se tenaient sur leurs
gardes et veillaient à tour de rôle. Bien leur en prit, car
vers trois heures du matin l'un d'eux donna l'alerte et
tout le monde fut bientôt sur pied. L'ennemi avait
voulu suri)rendre le liè-sTe au gîte en essayant de s'em-
parer des hauteurs qui dominaient sa retraite ; mais
sa présence avait été éventée et l'on s'apprêtait à le
bien recevoir. Nos hôtes observèrent d'abord le silence;
cachés derrière des rochers; nous prîmes rang auprès
d'eux et attendîmes, le cœur palpitant, le signal de
rattacjue. Une légère ligne blanche, qui se dessinait
— uo —
à riiorizon, pivliidait an crôpiisciilo rt nous pormet-
tiiit à |)oiMe de distinguer les assaillants, qui s'avan-
çaient contre nous en rampant. Lorsqu'ils se furent
assez approchés, les Hézarèhs firent rouler sur eux
j)lusieurs rangées de grosses pierres préparées à l'a-
vance pour la défensive; puis, quand les Firouz-Kouliis
se levèrent pour fuir, ils les fusillèrent par une dé-
charge générale.
Pendant toute cette lutte, les femmes se montrè-
rent plus téméraires que les hommes; on les voyait
partout au premier rang, s'exposant à la fusillade
des fuyards et ripostant comme de vraies héroïnes.
Ces femmes montent à cheval comme les hommes,
et plus d'une parmi elles l'emporterait sur nos
plus hardis cavaliers d'Europe. Leur dextérité à con-
duire leur monture est vraiment incroyable et leur
hardiesse n'est pas moindre. Elles font toujours nom-
bre parmi les combattants en temps de guerre, et les
vaincus redoutent beaucoup plus leur cruauté que
celle des hommes. 11 n'y eut personne de tué ni même
de blessé de notre côté; quand le jour parut, les Hé-
zarèhs allèrent visiter l'emplacement occupé par les
Firouz-Kouhis pendant l'escarmouche, et ils décou-
vrirent sur la terre plusieurs traces de sang indi-
(piantquc quelques-uns de leurs coups avaient porté
juste.
Cependant le soleil venait de se lever, et Rabi,
qui aurait dû me rejoindre la veille au soir, n'a-
vait pas encore paru; j'étais très-inquiet sur son
compte, vu le désordre que la guerre entre les deux
campements avait jeté dans le pays; mais enfin
— u\ —
il arriva à six heiiros du malin, on compag^nie (I'mii
naïb du Khan de Dooulot-Yar, (]ni était envoyé
pour arranger le différend des nomades chez lesquels
nous nous trouvions. Ce naïb me remit plusieurs let-
tres de son chef, destinées aux commandants des
campements dans lesquels je devais me pourvoir
de chevaux, et me prévint que le Serdar de Dooulet-
Yar avait modifié mon itinéraire, parce que Hassan-
Khan, ben-Zohrab, chef des Hézarèhs Poncht-Kouhs,
près duquel je me rendais, au lieu de se trouver
dans sa résidence habituelle de Lar, s'était dirigé peu
de jours auparavant, à la tête d'un corps de troupes,
vers les montagnes de Djèvèdjè, dans la crainte que
l'armée du Hérat, qui venait d'envahir la province de
Gour, n'entrât aussi sur son territoire pour le piller.
Du reste, le naïb m'assura qu'il n'y avait aucune
différence entre les deux routes pour la sécurité. Le
Serdar de Dooulet-Yar me rendait un assez mauvais
service en changeant la direction de mon trajet, mais il
faisait tout pour le mieux. Je lui étais désigné comme
un serviteur du chef de Ser-Peul, se rendant pour
affaire près de celui des Hézarèhs; il croyait donc par-
faitement agir en me dirigeant vers le lieu où était ce
dernier. Mais moi qui prévoyais que cet incident allait
me jeter dans de nouvelles complications, je pestai de
bon cœur contre mon protecteur. En tout état de cho-
ses, avancer était ce qu'il y avait de mieux à faire,
et je me remis en route avec les mômes montures qui
m'avaient amené la veille, nos hôtes n'en ayant pas à
nous prêter. Nous nous trouvions à 3 farsangs de
Singlak, et il ne nous restait i)lus (pie 8 farsangs à
I. 2-i
— .ii2 —
franchir pour arriver à Kouhislani-Baba, où nous
devions coucher le soir.
Kouhislani-Baba.—ÏA juillet.— Distance de 11 far-
sangs depuis Singlak. En quittant les grottes, nous
continuâmes à gravir la montagne, et, de crête en
crête, nous nous trouvâmes au point le plus élevé où
nous fussions encore parvenus dans cette contrée. La
route traversait un sol varié et fertile, planté de chênes
verts, de pins et d'épines-vinettes. Nous passâmes
plusieurs courants d'eau que mon guide m'assura être
les sources du Mourghâb. Nous atteignîmes enfin
les neiges une heure avant d'arriver au point cul-
minant de notre ascension , et, malgré le soleil qui
dardait sur nos têtes, le froid devint tellement vif que
je dus me couvrir de mon manteau. Arrivé au faîte,
j'éprouvai un sentiment d'admiration indéfinissable à
la vue du magnifique tableau qui se déroulait à nos
yeux. Ce spectacle offrait des diversités dont il était
possible d'apprécier les détails avec assez de préci-
sion. Devant nous, et à plus de 30 farsangs dans
le lointain, le magnifique pic du Tchalap-Dalàne sem-
blait toucher le ciel de sa cime blanchie par des
neiges éternelles; les montagnes très-élevées qu'il
fallait traverser pour parvenir jusque-là ressem-
blaient, de la hauteur où nous étions placés, à de
petites collines boursouflant à peine le sol. Le pays
que nous venions de parcourir depuis Ser-Peul
paraissait derrière nous comme un point dans l'es-
pace. La chaîne de montagnes sur laquelle nous che-
minions s'étendait, de l'ouest à l'est, sur une lon-
gueur telle (pie notre vue finissait par s'y perdre, sans
— /M3 —
ien voir la fin. Une infinité de chaînons s'en détachaient
et couraient dans diverses directions en s'abaissant
vers le nord et laissant entre eux de belles vallées,
mouchetées en noir par les tentes de nomades et cou-
pées de cours d'eau serpentant comme des fils
d'argent au milieu de prairies verdoyantes. Tout cela
avait une animation et un charme qui me retenaient
malgré moi dans la contemplation.
Nous descendîmes tout au plus deux heures pour
arriver dans la belle vallée qui se déroulait sous nos
pieds : elle occupait 3 ou 4 farsangs en largeur
sur une longueur considérable. Suivant les habitants
du pays, elle commence aux sources de la rivière de
Balkh (le Dehas), aupieddel'Hindou-Kouch, et se pro-
longe sans interruption jusqu'au delà de Hérat, étant
sur toute cette étendue fort peuplée et très-fertile.
Cette vallée incline de l'est à l'ouest, ainsi que l'indique
la direction qu'y suivent les eaux. Deux petites rivières,
le Ser-Djinguelàb et le Tinguelâb, prennent leurs
sources dans une chaîne de montagnes qui les'sépare
du Dehas. Après avoir coulé indépendantes l'une de
l'autre sur un espace d'environ '25 farsangs, elles
se rejoignent à Dooulet Yar, et, sous le nom de Hé-
ri-Roud, ne forment plus qu'une seule rivière qui ar-
rose les campagnes de Chéhérek, d'Obèli et de Hérat.
La vallée où coule cette rivière est bornée au sud par
une chaîne de montagnes appelées Kouh-Siah (Monta-
gnes-Noires), par rapport à la teinte foncée des roches
qui la composent ; elle est un peu plus basse, mais aussi
étendue, de l'ouest à l'est, que celle que nous venions
de traverser, bordant cette vallée vers le nord, et qu'on
— iii —
noninifi Seful-Ixouh (Montagnes-Blanches), grâce anx
neiges qui recouvrent en tout temps ses cimes élevées.
Les eaux qui descendent du revers septentrional du
Sefid-Kouh se dirigent au nord et vont se perdre dans
les steppes ou dans TOxus, tandis que celles qui sour-
dissent au revers méridional du Kouh-Siah coulent
vers le sud et aboutissent en grande partie à la rivière
Hirmend(l'Étymander des Grecs) ou au lac du Sistan.
Le Héri-Roudest la ligne intermédiaire qui marque le
point de division des eaux sur toutes les contrées éle-
vées qu'il parcourt. La première partie de son cours
atteint, jusqu'à Djaor, plusieurs milliers de pieds
au-dessus du niveau de la mer. C'est seulement
entre ce village et le bourg d'Obèli qu'il commence à
s'abaisser; il se précipite alors tout à coup par
des pentes rapides et des chutes d'une très-grande
élévation. J'ai déjà dit plus haut quu la nature
compacte du Kouh-Siah, qui le borne au sud, ne
permet pas de s'arrêter à la supposition que cette ri-
vière ait pu se diriger de ce côté dans des temps plus
ou moins éloignés. A l'endroit où nous la traversâmes,
nous étions à 6 farsangs ouest-sud de Chéhérek ,
ancienne ville très-peuplée et très-florissante, con-
sidérablement réduite aujourd'hui et habitée par
des Eïmaks. Le prince Saadet-Mulouk, qui a été
gouverneur de ce district, m'a assuré qu'il croyait
(pie cette ville avait été la capitale du royaume de
Gour; mais en admettant cette opinion , on ne peut
accorder le titre de capitale à cette ville (pie pour
une période très-courte, car toutes les traditions et
toutes les histoires (''critcs du pays désignent Zerni
— 4-45 —
comme ayant été la résidence liabituelle des princes
Gourides de la dynastie Malek-Gour, dont, par cor-
rnption, nous avons fait Malek-Kurt. Le prince
Saadet-Mulouk m'a certifié que Kara-Bagh , autre
ville très-ancienne, située au delà de Lar et entourée
d'immenses ruines, est encore très-peuplée. On y
trouve des pièces de monnaie, d'or et d'argent, d'une
dimension telle qu'on n'en voit plus de nos jours,
puisque, d'après son dire, elles auraient près d'un dé-
cimètre de diamètre; le major Todd, auquel ce prince
en montra quelques-unes, l'assura qu'elles étaient frap-
pées au coin d'Alexandre le Grand ^ La position de ces
ruines, au milieu d'un pays fertile, pourrait faire sup-
poser que ce fut autrefois la ville deNysa. Aujourd'hui
Kara-Bagh n'est plus réputée que pour la bonne qualité
deskourks et bareks-qui s'y tissent; ce sont les meil-
leurs et les plus beaux de toute l'Asie centrale; après
eux ceux de Derzi sont les plus renommés. Dans la val-
lée du Héri-Roud, nous cheminâmes constamment à
travers des tentes, des villages, des cultures et des
prairies, où des bestiaux de toute sorte, des chevaux et
des chameaux se voyaient en quantité. Le point où
nous traversâmes le fleuve dépendait du Serdar de Do-
oulet-Yar, qui est allié d'Hassan-Khan, ben-Zohrab,
chef des Hézarèhs Poucht-Kouhs, et qui, pour ce mo-
tif, pourrait bien s'attirer, d'ici à peu de temps, la visite
des troupes du Vézir-Saheb de Hérat. Il se dispose,
1 C'étaient peut-être des talents,
* C'est une sorte de drap bom ru, moitié lissé, moitié foulé, qui
sert à confectionner les vêtements d'hiver des Afghans. Pendant
l'occupation des Anghtis, les ofliciers et les soldats se servaient
de ce dr;ip de préférence à tout autre. — Ed.
m'a-t-on dit, pour conjurer l'orage, à reconnaître la
suzeraineté de ce prince. Deux heures après avoir tra-
versé le Héri-Roud, nous entrâmes dans le Kouh-Siali,
au sommet duquel nous arrivâmes sans difficulté,
après deux heures d'ascension. Nous le redescendîmes
dans le lit d'un torrent dont les eaux se précipitaient
parfois en cascades du plus bel effet. Peu à peu, en
avançant, la descente devint difficile, et nous ne fîmes
plus un pas sans prendre les plus grandes précautions.
Dans un certain endroit, la montagne, interrompant
brusquement son inclinaison, descendait à pic et
comme un mur dans une gorge où roulait avec fracas
un torrent fougueux. La route, d'abord creusée par la
main des hommes dans les parois du roc et ensuite fa-
çonnée par le passage continuel des voyageurs, avait
juste la largeur nécessaire pour laisser passer une bête
de somme. En regardant dans le fond du gouffre, on
était pris de vertige, et je me réjouissais déjà d'avoir
heureusement franchi ce passage, lorsqu'en débou-
chant d'un bas-fond nous vîmes quelques cavaliers
qui se dirigeaient sur nous, en lançant leurs chevaux
à toute vitesse. Par bonheur ils n'étaient encore
(ju'à mi-chemin d'une colline dont nous étions sépa-
rés par une petite vallée. iNos montures étaient excel-
lentes, etc(!scavaliers lirent de vains elforts pour nous
rejoindre. Avant même d'être arrivés à portée de fu-
sil, nous étions entrés à Kouhislani-Baba, campement
de nomades Hézarèhs, placé sur un plateau élevé cou-
vert de [naiiies, au milieu du Kouh-Siah. Agha-Ali,
chef du campement, nous reçut sous sa tente : il nous
traita fort bien et agit avec une discrétion que j'aurais
— M7 —
été bien aise de trouver chez tous ceux qui étaient
chargés de nous héberger. Je crois n'avoir entendu
que quatre mots sortir de sa bouche: lïonjour, quand
nous arrivâmes; c'est bien, quand il eut lu la lettre du
Khan de Dooulét-Yar, et adieu, lorsque nous prîmes
congé de lui. Par compensation, Agha-Ali fuma
tout le temps sans désemparer le Ichilim (pipe à eau);
le glouglou de celte pi[)e fut la dernière chose que
j'entendis en m'endormant et la première en me ré-
veillant. Kouhistani-Baba était soumis au Khan, gou-
verneur du district d'Agha-Rédjeb.
Déria-Dèrrè, aussi appelé Dèrrè-Moustapha-Khan.
— 15 juillet. — 13 farsangs de marche. Il nous fallut
trois heures pour sortir du Kouh-Siah , au pied
duquel nous trouvâmes un gros campement de
Mongols chez lesquels nous changeâmes de chevaux.
Nous marchâmes ensuite cinq autres heures dans une
plaine entrecoupée de collines et habitée par des no-
mades appartenant à la tribu eïmake des Téhimounis.
Le sol de cette plaine est presque tout composé de
prairies ou de steppes, mais peu boisé. Pendant les
deux dernières heures nous cheminâmes à travers
une nouvelle chaîne de montagnes médiocrement
hautes. Arrivés au sommet , nous ne pûmes re-
tenir un cri de surprise en voyant le ravissant
paysage qui se déroulait à nos pieds : un lac de 2
farsangs de circonférence aux eaux d'azur et d'une
clarté transparente occupait le fond d'une petite
vallée oblongue, parfaitement close de montagnes ,
de manière à n'offrir aucune issue pour l'écoulement
du trop-plein de ce vaste réservoir, qui disparaît
— 448 —
snns dniito par Voïïoi tlo révaporation. Nous dos-
condîmos par des collines d'une douce inclinaison
jusqu'au bord de ce lac, autour duquel étaient pla-
cées sans régularité, et suivant les possibilités de
l'emplacement, de nombreuses tentes de nomades
Téhimounis. Des petits carrés de cultures et des jar-
dins entourés de murailles en pierre à liauteur
d'appui, séparaient les campements les uns des au-
tres. La prodigieuse liauteur de l'berbe des prairies
attira surtout mon attention, car elle cachait prescpie
entièrement le bétail qu'on y laissait paître en liberté.
La puissance de végétation du sol de cette vallée était
comparable à tout ce que j'avais vu de plus luxu-
riant en ce genre en Europe. Sur la cime des monta-
gnes environnantes on apercevait quelques ruines,
dont chacune a sa légende parmi les habitants de
cette localité. Le côté nord, par lequel nous étions
arrivés, est le moins élevé : les prairies s'y étalent
jusqu'à mi-côte. A l'ouest, se projettent des rochers
aux formes bizarres, sous lesquels se déroulent
quelques taillis de frênes et de chênes verts , tf^n-
dis qu'à l'est, la montagne est couverte, de la
base au sommet, d'une forêt de petits arbres. Le
côté sud est moins favorisé. Un groupe de trèf-
hautes montagnes pierreuses, rocailleuses, tour-
mentées comme si elles fussent récemment sor-
ties du chaos après une révolution de la nature, et
coupées par des ravins d'où sortent des eaux assez
abondantes, complètent la ceinture de cet oasis des
montagnes. Les pêcheurs tiraient leurs filets du lac,
et les femmes, sans voile, faisaient rentrer les trou-
— 449 -
ppaiix quaiifl nous onirâmes an campomont. Onchpies
jeunes filles tissaient aussi des bareks en plein vent,
au moyen de deux cordes retenues et fixées par quatre
piquets plantés en terre : jamais je ne vis mécanisme
plus simple. La joie, la satisfaction et la santé étaient
empreintes sur toutes ces figures. Les habitants de
cette localité perdraient certainement à échan-
ger leur petite vallée rustique et isolée contre
les somptueuses cités de nos pays civilisés, dont
ils connaissent quelques-unes des merveilles sans
les ambitionner. Leurs désirs se bornent à ce
qu'ils possèdent : que faut-il de plus pour être
heureux ?
Notre arrivée excita la curiosité des pêcheurs, dont
les questions mille fois renouvelées finirent par nous
étourdir ; mais nous refusâmes de les satisfaire avant
d'avoir vu leur chef, Moustapha-Khan, pour lequel
j'avais une lettre. Sa demeure était située de l'autre
côté du lac. Nous traversâmes cette nappe d'eau dans
des petites barques en roseaux enduites intérieure-
ment d'un mastic blanchâtre. La demeure du Khan
était bâtie au milieu d'un joli jardin où nous re-
çûmes rhospitahté. 11 était occupé (piand nous arri-
vâmes chez lui, et nous ne le vîmes qu'à l'Iieure
du souper. Nous le trouvâmes en compagnie d'un
Afghan de Hérat, arrivé depuis quelques jours à Dé-
ria-Dèrrà, que je reconnus immédiatement comme
ayant été un de mes visiteurs les plus obstinés pen-
dant mon séjour dans cette ville. 11 se nonmiait Os-
man-Khan, et parut tout aussi étonné de me voir là
que moi, de mon côté, j'étais peu satisfait de l'y ren-
_ 450 —
contrfir. Cet liomme fut effectivemenl pour moi une
nouvelle source d'embarras; mais avant d'entrer dan s
le détail de mes contrariétés, il est à propos que je
dise un mot de la situation politique du pays dans
lequel je me'trouvais, situation qui influa beaucoup
sur la détermination à laquelle s'arrêta Moustaplia-
Khan à mon égard, et qui me valut un surcroît de fa"
ligues et d'obstacles.
La province de Gour , située au sud-est du Hérat,
était le patrimoine de ces princes Gourides qui éle-
vèrent un royaume sur les ruines de celui qu'avaient
fondé Sebek-Taglii et son fds, Mahmoud le Ghazné-
vide. Cette partie de la Paropamisade était alors habi-
tée par une tribu nommée Sour, dont il reste encore
trois ou quatre mille familles établies au nord-ouest
de la province. A mesure que les guerres civiles ame-
naient la décadence et l'amoindrissement de cette tribu,
celle desTéhimoimis, favorisée par des causes incon-
nues, prenait au contraire un accroissement considé-
rable et peuplait le pays laissé vacant par les Souris.
Bientôt les Téhimounis furent assez forts pour se faire
respecter par leurs voisins et ils formèrent alors un
petit gouvernement à part, sous la protection des sou-
verains du Hérat. Mais à dater de la mort du prince
timouride, Sultan-Hussein-Gliazi, au commencement
du xvF siècle, ils commencèrent à considérer leur
vassalité comme une chose purement nominale.
Quand le Hérat était tranquille et que leurs princes
ou gouverneurs se trouvaient pourvus d'une armée
capable de les envahir, les Téhimounis leur payaient
une légère redevance en nature, soit en grains, soit
— 451 —
en bestiaux ou en chevaux; mais c'était une exception,
car le Hérat fut presque constamment agité par des
troubles pendant les derniers siècles, et dès lors ils se
dispensaient de payer le tribut auquel ils étaient assu-
jettis. Dans tous les temps cette tribu a été fort utile
ou très-dangereuse pour son suzerain, suivant qu'elle
lui prêtait son concours ou qu'elle se liguait avec ses
ennemis. Elle était récemment encore divisée en trois
branches, savoir:
La première, sous les ordres du Serdar Ibrahim-
Khan, ayant établi sa résidence à Teïvèrè, était la plus
forte et la plus rapprochée du Hérat. Quand elle armait
tout son monde, ses combattants présentaient un
effectif de 1000 cavaliers et 7000 fantassins.
La deuxième, commandée par le Serdar Moustapha-
Khan, résidant à Déria-Dèrrè, peut fournir "200 cava-
liers et 3000 fantassins.
La troisième, sous les ordres du Serdar Mahmoud-
Khan, qui campe dans les vallées de Djèvèdjè, peut
rassembler au plus 1000 fantassins.
Le chef de la première et plus puissante branche,
Ibrahim-Khan, était dévoué au Châh-Kamràne, der-
nier roi Sudozéhi du Hérat, dont il avait reçu des bien-
faits, et refusa, à la mort de ce prince, de reconnaître
l'autorité usurpée de Yar-3Iéhémed-Khan. Plus en-
core, il donna asile à deux fils de Kamràne, ainsi
qu'aux mécontents du Hérat qui désirèrent se retirer
chez lui. Le Vézir-Saheb n'était pas homme à subir
patiemment son opposition, il alla donc l'atta-
quer, et le combattit deux ans sans pouvoir le vaincre
une seule fois, car il avait pour alliés les deux autres
— Am —
Serdarstéhimoiinis et Hassan-Khan, ben-Zohrab, clicf
des Hérazèlis Poucht-Konlis. Mais, grâce à sa poli-
tique habile , Yar-Méhémed-Khan étant parvenu
à détacher ceux-ci de sa cause, obtint aussitôt de
grands avantages sur le Serdar rebelle, et, à la fin de
1844, il lui avait enlevé la moitié de la population
soumise à ses lois, et l'avait transportée, hommes,
femmes et enfants, à Hérat, où il avait fait des serbas *
(milice) de tous les mâles en état de porter les armes.
A la suite de ce grave échec, le Serdar Ibrahim- Khan
s'était enfermé dans l'inexpugnable forteresse de
Tchalap-Dalàne, et il y résista six mois à tous les
efforts tentés contre lui par les Afghans. Maisses appro-
visionnements étant alors épuisés, il tenta de se frayer
un passage, le sabre à la main, à travers les troupes qui
le bloquaient. Malheureusement son cheval s'abatlit
au moment où il était engagé au milieu de ses enne-
mis, et il fut fait prisonnier. Peu de jours après, le Ser-
dar trouvait l'occasion de s'évader et de rentrer dans
sa forteresse; il ne tarda pas à y être assiégé de
nouveau, et la famine, qui l'avait forcé à en sortir une
première fois, l'amena bientôt à entrer en pourpar-
lers avec Ïlabib-Ullah-Khan, commandant des troi;-
pos hératiennes, pour traiter de sa soumission. Il
promit de se rendre, si l'on voulait le laiss(>r libre,
iLe mol Serhds signifie /oi/rr nvrc sa télé, aulrement dit risquer
sa vie, et en Perse aussi bien que dans les pays environnants on
donne celle qualificalion aux Iroupes régulières. Le liire de
Djanbns, qui veul dire jouer avec sa vie, esl donné dans l'Afglianis-
inn h une cavalerie irrt'gulière qui ressemble à celle des Bachi-
bousouks delà Turkie — i'-d.
- 453 —
de se retirer à Kaboul. Le chef afghan lui lit parvenir
sept Korans, sur lesquels Yar-Méhémed-Khan avait
écrit de sa main et revêtu de son sceau la promesse
solennelle de lui accorder sa demande ; mais la con-
fiance du Serdar dans ses ennemis ne fut pas justifiée,
car ceux-ci s'emparèrent de lui à sa sortie de la for-
teresse et renvoyèrent prisonnier à Hcrat. Pendant
qu'on Ty conduisait, il trouva encore une fois le moyen
de s'échapper; deux de ses fils, captifs dans la cita-
delle de cette ville, parvinrent, à peu près dans le même
temps, à fuir et s'en vinrent le rejoindre. Avec l'aide de
quelques Téhimounis qu'ils recrutèrent, ils pillèrent
un campement de Moghols soumis à Yar-Méhémed-
Khan et se retirèrent ensuite à Kandahar, dont le
souverain est l'antagoniste le plus dangereux de ce
prince. Le chef du Kandahar n'était sans doute pas
fâché d'avoir à sa disposition un homme avec lequel
il pouvait créer tant d'embarras auVézir-Saheb. Pour
compenser cette fuite, ce dernier avait récemment
transporté à Hérat un nouveau détachement de trois
mille familles de Téhimounis, avec lesquelles il avait
l)euplé des villages qu'il élevait dans la banlieue de
Hérat. Un nombre égal de ces malheureux avait réussi
à gagner les terres d'Hassan -Khan, ben-Zohrab, qui ,
trouvant sa frontière découverte par suite de la fuite
d'Ibrahim-Klian, venait de se porter de ce côté, ainsi
que je l'ai dit plus haut. Yar-Méhémed-Khan ne voyait
point ce déplacement sans inquiétude, et il avait
donné des ordres sévères à ses lieutenants à l'égard
d'Hassan, ben-Zohrab. Quant au Serdar Moustapha-
Khan, chez leciuel je me trouvais, et qui venait de
-_ 454 —
trahir son cousin, Ibrahim-Khan, pour se rendre Yar-
Méhémed favorable, s'il eût occupé un pays plus prati-
cable, il aurait pu avoir à regretter sa complaisance;
mais les obstacles naturels qui s'opposaient à l'enva-
hissement de ses montagnes arides le mettaient, pour
le moment, à l'abri de tout danger du côté d'Ibrahim.
Au reste, il faisait tout pour le prévenir, et je l'enten-
dis déclarer à Osman-Khan qu'il se reconnaissait le
vassal du Vézir-Salieb et qu'il lui payerait tribut à l'a-
venir.
Il est facile de comprendre tout ce que ma présence
à Déria-Dèrrè excitait de soupçons dans l'esprit de
Moustapha-Khan et d'Osman-Khan. Ce dernier, qui
n'était pas dans tous les secrets de son maître le Vézir-
Saheb, ne pouvait savoir si ses doutes étaient oui ou
non dissipés à mon égard. Il m'avait vu prisonnier à
Hérat, jurant par tout ce qu'il y a de plus sacré que
je me rendais à Lahor; on m'avait cru à la fin sur
parole, et je m'étais dirigé par le Turkestan, sur Ka-
boul, où je ne m'étais pas rendu; et puis, je tombais
tout à coup à Déria-Dèrrè, l'on m'annonçait à Mous-
tapha-Khan comme un Persan au service du Khan
de Ser-Peul qui se rendait chez Hassan-Khan, ben-
Zohrab, l'ennemi du Vézir-Saheb. J'eus beau dire
la vérité sur les motifs qui m'avaient fait changer
la direction de mon voyage et prendre une qualité qui
n'était pas la mienne, ces messieurs ne voulurent rien
entendre et me prévinrent cpi'ils ne pouvaient me
laisser aller maciiiner quelque intrigue contre le chef
du Hérat avec celui des Ilézarèhs Pouclit-Kouhs. Ils
mu déclarèrent en outre (^ue, dès le lendemain, ils me
455
feraient conduire au camp du Serdar Habib-Ullah-
Khan^ avec lec{uel j'aurais à m'expliquer sur ma pré-
sence dans une contrée où les FAiropéens n'avaient
rien à faire et où le Vézir-Saheb ne m'avait pas auto-
risé à passer. A tout prendre, c'était peut-être le moyen
de me tirer au plus vite d'embarras, et je déclarai à
mon hôte que je ne demandais pas mieux que de me
rendre chez le Serdar. J'avais réfléchi que de Zerni,
où il se trouvait, je pouvais, en marchant avec la
même célérité que j'avais déployée jusque-là, gagner
en cinq jours Kandahar en passant par Zémindavar; il
ne devait donc en résulter qu'un petit retard dans
mon voyage. L'espoir qu'il en serait ainsi me con-
sola; mais, hélas ! j'étais encore loin de prévoir les
dangers qui se préparaient pour moi !
FIN DU PREMIER VOLUME.
TABLE DES MATIERES
DU TOME PREMIER.
PAGKS.
CHAPITRE I.— Départ de Bagdad.— But de mon voyage.— Nécessité
indispensable de cacher mon identité. — Dispute avec les créan-
ciers de mon domestique. — Nasseli Florès.— Les fortifications de
Bagdad— Bakouba.— La caravane.— Description de mon costume
et causes pour lesquelles je le portais. — Mollah-.\li. — Cher-1-
Bàne.— Jovialités du Mollah. — Sa manière de juger ses compa-
triotes.—Aspect du pays.— Koz-Rabat.— Murailles anciennes.—
Kanè-Kine — Opinion du Mollah sur les pèlerins musulmans. —
Affection particulière de ce personnage pour l'eau-de-vie et les
saucisses.— Le caravansérail-châh et ses cabinets particuliers- —
Le bazar de Kanè-Kine.— Population de ban Jits.— Avantages de
porter l'habit oriental.— Bontés du Mollah pour moi.- Préférence
de la fourchette d'Adam à celles en argent usitées de nos jours. —
Les maraudeurs.— Kasr-Chirine. — Courage du Mollah.— Les Bil-
bers font irruption. — Craintes du Mollah —L'attaque — On re-
trouve le Mollah dans un endroit où il n'aurait pas dû se placer.
— Description de Kasr-Chirine.— Ruines sises dans son voisinage.
— Légende. — Emplacement de l'ancien Oppidam 1
CHAPITRE IL— Ser-Peul.— Attaque des Djafs qui se jettent sur nous
à leur tour. — L'honneur persan. — Chah- Abbas -Khan. — Sa con-
duite avec les tribus.— Malversations et concussions. — Le chemin
des montagnes. — Les Sindjavis. — Les actes de la princesse- —
Scène de confusion. — Apathie des lliates. — Opinion du Mollah Ali
sur ces peuples nomades.— Parente des sectes mahométanes entre
elles. — La passe de Kérend- — Arrivée dans cette ville. — Les habi-
tants,— Révolte des Kérendiens-- Causes de cette révolte. — Une
horrible trahison. — Crimes commis avec impunité. — Haroun-
Abad.—Mahi-Daicht.—Kermanchâh.— L'armée persane.— L'Emir
Meuhb-Âli-Khan. — Mauvaise administration. — Les tribus kur-
des.—Les chevaux de cette province.— Les tapis du pays.— Pains
et gâteaux de manne.— Revenus.— Takht-el-Bostane.— Fausseté
— 4^8 —
PAGES.
d'Ivan.— Bisutoun.— Le fleuve Kerkha.— Grandes ruines.— Inscrip-
tions.—La caravane persane.— Kienguaver.— La montagne Naha-
vend.— La forteresse de Kienguaver.— Bataille livrée en l'anBlL
—Excellents pâturages.— Site de l'ancienne Ecbatane.— Arrien.
—Le tombeau dEphestion. 25
CHAPITRE m— Sahadabad.— Villages entourés de murailles.— Les
Mollahs fanatiques.— Hamadàn. — Les voleurs de grande route.—
Leur mépris pour l'Eglise.— Les effets du poison.— Un homœopathe
français.— La réception que lui fait son général.— Punitions.—
Souvenirs historiques à Hamadàn.— Les tombeaux d'Esther et de
Mardochée. —Description de Hamadàn.— Ses habitants. —Le
prince Khanlar-Mirza.— Le Sertip Ferz-Uliah-Khan.— Une famille
bien unie. — L'auteur rencontre un vieil ami. — Visite àFerz-Ullah-
Khan.— Moralité des Persans.— Un Séjid importun.— L'auteur est
volé. — Motifs du chef de la caravane pour ne pas se mettre eu
voyage un jeudi.- Véracité des muletiers.— Les domestiques per-
sans.—Bibik-Abad Zérèh.—Nouvaràne.— Villages florissants.—
Richesse du pays.— Emploi des revenus publics.— Superstitions
des Persans. — Les poissons apprivoisés. . : ^^
CHAPITRE IV.— Chémérïn. — Kochguek. — Le pic de Damavend.—
Khanabad.— Rabat-Kérim.— Les irrigations-Moyens de voyager
en Perse.— Le Ferman royal.— Voyage à cheval.— La compagnie
d'un Mehmandar.— Sa manière d'agir.-- La route de la caravane.
—Le Djilo-dar.— Le Persan et son âne.— Les mules et les mule-
tiers.—Profession de foi d'un Persan.— Abdoukh.— Les Caravan-
sérails.-Téhéran.- Aspect de la ville. — Reflexions mélanco-
liques.—Projets joyeux.— Le général Semineau.— Indiscrétion du
docteur Jac(iuet.-Le village de Châh-Abdoul-Azim.— Renvoi de
mon domestique.— Conséquence de cette décision.— Voyage avec
une caravane se rendant à Meched 85
HAPITRE V.— Hissar-Émir.— Les ruines de Rhaguès.— El Bourdj.
—Médailles antiques — Tombeau de Bibî Ohèrebanon.— Légende
relative à cette dame.— La plaine de Véramïn, riche et fertile.—
Heïvàne-Kièf.— Système d'irrigation.— Les Vautours.— Descrip-
tion d'une caravane de pèlerins.— Le chef religieux de la cara-
yane.— Le respect qu'on avait pour lui.— Son sermon du soir.—
Fanatique brutalité.— Kechlag-Khar.— Défilé de Serdari — Porte
militaire.— Kouhi-Touz.— Los montagnes de sel.— Position des
Pyles Caspiennts.— Erreurs topographiques.— Description de cet
endroit par Arrien.— Dèh-Nemek.—Firouz-Kouh.— Le district de
Itch.— Aredân.— Les briquis de sel— Lasguird.— Postes mili-
taires.—Les fortifications.— Semnàn.— Description de la ville.—
Son ancienne histoire.— Eff'ets de l'irrigation.— L'arrière-garde
de Bossus.— Arrien.— Scène dans la boutique d'un kebabdji.—
Agrément et inconvénient du costume persan.— Heureuse appari-
— 4o9 —
PAGES
tion d'une constellation. — Le derviche boiteux. — L'auteur est
conduit en présence du gouverneur. — Résultat satisfaisant de
cette entrevue 107
CHAPITRE VI.— Ahyoun.—Gouchè.—Damghàn. —Description de
cette place. — Position d'Hécatompylos.— Légende persane. — His-
toire des Parthes Opinion du Kazi de Hérat. — District de Ko-
mus. — Décadence de Damghàn.— Minarets arabes con.struits en
brique. — La citadelle. — Chàh-Rohk. — Dèli-Mollah. — La tour-
mente.— Désastres causés par le vent. — Meïmandous. — Les atten-
tions de Soliman-Khan. — Arrestation d'un marchand. — Justice
des Persans — Châh-Roud.-*Description de cette ville. — Impor-
tance de l'endroit. — Les manufactures. — Bostam. — Fertilité de
son territoire.— Bonté des chevaux. — Convoitise de la Russie sur »
Chàh-Roud et Bostam. — Ht-catompylos.— Le pèlerin voleur. —
Résultat de ses soustractions. — Le botaniste français. — Priva-
tions.—Miyamèd. — Les Turkomans. — Miyàn-Dacht. — Abbas-
Abad. — La colonie géorgienne.— Mezinàn.— Attaque des Turko-
mans.— Les esclaves russes et per.çans à Khiva. — Mort terrible du
général Bekewitch. — Cruautés des Khiviens.— Relation de ces
atrocités racontées par Mouravief 137
CHAPITRE 'VIL— Préparatifs des Turkomans pour une excursion.—
Manière de dompter les chevaux.— Singulière espèce de fourrage.
—Marches forcées. — Précautions avant l'attaque d'une caravane.
— Sort fatal réservé aux prisonniers. — Cruauté des Turkomans. —
Représailles. — Manière de combattre des Turkomans.— Opinion
de l'auteur sur les Turkomans et sur leurs qualités comme sol-
dats.—Conséquence comique d'une défaite. — L'honneur parmi les
voleurs. — Position géographique de la Turkomanie. — La khirgah.
— Les trois tribus principales. — Leur origine et leur ressemblance
avec les Uzbeks.— Caractère physique et moral des Turkomans.
— Les femmes et ce que les Turkomans estiment en elles. — Excuses
données par les Turkomans pour enlever les Persans.— Religion
desTurkomans. — Moyens à employer pour soumettre leurs hordes.
— Moyens adoptes par Châh-.4bbas. — Sobriété de ces peuples.— La
manière dont ils traitent leurs chevaux. — Les steppes de la Tur-
komanie.— Elève des chevaux. — Introduction de la race arabe par
Timour-Leng et Nader-Chàh.— Race chevaline des Hézarèhs et
des Uzbeks. — Distances extraordinaires franchies par les chevaux
turkomans.— Valeur de ces animaux dans les steppes.— Les che-
vaux de cavalerie française. — Mauvaise manière de les élever.
— La science vétérinaire de la Turkomanie.— Maladies des chevaux. IfiT
CHAPITRE VIII. — Ruines immenses près de Mczindn. — Alayar-
Khan. — Un ancien caravansérail. — Mihir.— Nombreux troupeaux
de cerfs. — Villages.— Sebz-Var.— Une ville arabe. — Aspect prospère
de Sebz-Var.— Envahissement des Afghans, en 1731.— L'auteur
— 400 —
PAGES.
engage un nouveau domestique.— Zafferani.— Aridité et fertilité du
sol. — Un caravansérail en ruines; le plus vaste de la Perse. — Ca-
ractères kufifpies. — Légende relative à l'architecte.— Le marchand
et son safrau . ^Nichapour. — Description de la ville. — Son terri-
toire.— Mines dj turquoises dans le voisinage de cette cité. — Vi-
site au gouverneur général du Khorassan. — Réception courtoise de
Assaf-Dooulet. — Politique persane. — Méhémed-Hassan-Khan. —
Un présent de la part du gouverneur. — Ebahissement des pèle-
rins.— Retour sur eux-mêmes et changement de manière d'agir, —
Dèh-Roud.— Beauté du pays- — Un village pittoresque. — Tur-
govèh — Le chemin des montagnes. — Le Mollah et la truite.—
Passage des montagnes. — Une vue magnifique. — Djagar. — Les
Bohémiens 191
CHAPITRE IX.— La ville de Meched.- Mines d'or et d'argent.—
Causes données par les pèlerins de l'état d'abandon de ces mines.
— Altercation avec un officier de la douane. — Les visiteurs du gé-
néral.— Mœurs des Afghans.— Méhémed-Weli-Khan. — Connais-
sances agréables. —L'hospitalité persane. — Vol commis à mon
préjudice.— L'ancienne ville de Thous.— Histoire de Meched. —
Importance commerciale de la ville. — Sa population. — Persécu-
tion des .juifs, en 1839.— Les cimetières. — Le Khiabâne.— Com-
merce de Meched. — Les tapis. — Les carrières. — La grande Mos-
quée.— Justification d'un Hindou, après y être entré. — Le docteur
Wolf.— MM. Stoddart et ConoUy.— Conseils donnés à l'auteur de
ne pas passer outre. — Raisons alléguées pour suivre ces bons avis.
—Bataille entre les habitants et les soldats.— L'escorte hors de
la ville .—Départ de Meched 223
CHAPITRE X.— Turokh.- Un tremblement de terre.- Sing-Best.—
L'odeur nauséabonde du chameau.— Impôt sur les femmes.— Hè-
dirèh.— Une variété de perdrix.— Mahmoud-Abad—Timour-Leng
le Destructeur.— Le derviche sédentaire.— Fertile district de
Chehr-Noh.— Les chevaux des Hezarèhs.— Teurbot-Ishak-Khan.
— Turchiz.— Teurbet-Cheikh-Djam — Kariz.— Les melons renom-
més.— Les ânes sauvages considérés comme unmetsexquis.— Kus-
san.— Destruction de l'armée de Ahmed-Chàh.— Le HériRoud.—
Erreurs géographiques. — Conséquences du délouinemcnt d'un
ruisseau.— La paye d'un Serdar.— Les environs de Kus.san. — La
forêt de Chevech.— Le gibier.— Roouzè Nak.-Gorian.— Cheki-
van-Mimizak.— Réception préparée par Yar-Méhémed-Khan 259
CHAPITRE XI.-Hérat.— Réception matinale.— L'officier de garde.
— Le Sertip La'1-Méhémed-Khan. — Son audace au siège de
Hérat.— L'auteur est logé dans la maison de ce militaire.— Ordres
donnés par Yar-Méhémed.— Visite des docteurs — Leur manière
de guérir.— Le cyanure de mercure.— Les Bayadères et la coupe
— 40 1 —
PàGKS.
fie vin.— Visite à Yar-Mehémed-Khan. — Réception faite à M. Fer-
rier. — Insistance du Khan à !e prendre pour un Anglais. — Résul-
tat de la conférence. — Politique deMehemed avec les Anglais. —
Portrait de ce prince . — Travau-x du génie du Khan pendant le siège
de Hérat — Les confiden' s C-j Yar-Méhémed. — Sa puissance . — La
protection qu'il a corde aux Eïmaks. — Résultats probables de
cette manière de aire. — La justice administrative du Vézir. —
Sécurité des routes publiques. — Les taxes de la ville de Hérat. —
Mesures prises pour la s-ùreté personnelle du Khan — Son origine
et son avènement au pouvoir. — Son fils Séyid-Mehémed-Khan. —
Les compétiteurs au trône du Yezir. — Mirza-Nedjef-Khan. — Les
autres Serdars 277
CHAPITRE XII. —Excursion dans les environs de Hérat. — Les
Uzbeks de Koundouz. — Les Grecs descendants d'Alexandre le
Grand.— Les dysnaties asiatiques. — Emplacements d'anciennes
villes. — Artakoana. — Aria-Métropolis et Sous. — Les sièges de
Hérat. — Touli-Khan. — Massacre de Djenghiz-Khan. — Timour-
Leng. — Obeïd-Khan. — Sac de Hérat par les Uzbeks. — Fortitica-
tions élevées par Ghàh-Rokh-Mirza. — Position topographique ac-
tuelle de Hérat.— Les fortifications, la citadelle.— Embellissements
faits par les ingénieurs anglais. — Population de la ville avant et
après le siège de 1838. — Conduite de Yar-Méhémed à cette
époque et après ce temps-là. — Les villes persanes, aussi vite re-
bâties que détruiles.— Dévastations pendant le siège de cette ville.
— Les bazars. — L'architecte et la coupole.- Les bâtiments publics
de Hérat 311
CHAPITRE XIII.— Le palais de Bagh-Chàh.— Magnifique point de
vue. — Kazerguiah. — Mausolée de Kodjah-AbduUal-Insâh. — .Avan-
tages d'être enterré dans son enceinte.— Colonne de marbre blanc.
—Tombeau d'une princesse mongole, exécuté selon toute probabi-
lité par un sculpteur de l'époque de Timour-Leng. — Les arabes-
ques de Géraldi, peintre italien au service de (^hàh Abbas le
Grand. — La mosquée de Musella.— Chàh-Sultan Hussein et Chàh-
Rokh, protecteurs des artistes.— Le mausolée de ce dernier.—
Ruines au pied des montagnes situées près de Herat. — Usages re-
ligieux.—Leur appréciation. — La ruse des Mollahs.— Thallèh-
Bengui. — Un ancien temple des adorateurs du feu.— Emplace-
ment de l'ancienne ville de Hérat. — Le jardin anglais de Yar-
Méhémed. —Roouz-Bagh.— Le climat- —Les productions. —Les
hommes en état de porter les armes. — Notions des Afghans sur
l'histoire européenne. — Emprisonnement de l'auteur.— Opinion
du peuple à ce sujet. — Mise en liberté de M. Ferrier 333
CHAPITRE XIV. -Départ de M. Ferrier de la ville de Hérat— Con-
seils donnés par Yar-Méhémed. — E.xecution d'un chef téhimouni.
—Horrible scène dans le bazar de Hérat.— Férocité des Afghans.
— 462 —
PAGES •
— Pervanèh. — Koch-Rabat. — Kouchk-Assiab. — Tchingourek. —
Turchihk. — Le camp des Hézarèhs-Zeïdnats. — Leur origine et
leur histoire. — Le district de Kalèh-Noouh. — Kérim-Dad-Klian,
sa défaite par Yar-Méhétned. — Le drap de laine de chameau et de
poil de chèvre. — Les chevaux hézarèhs. — Intrigues deKérim-Dad-
Klian. — Contingent de troupes fourni par lui. — Les DjemChidis.
— Assassinat d'un ambassadeurde Yar-Méhémed-Khan.— Mingal.
— Origine des Tadjiks. — Description physique des Hézarèhs. —
Leurs femmes soldats. — Le village de Mourghàb. — Abdul-Aziz-
Khan. — Son accueil amical. — La rivière de Mourghàb. — Les
Firouz-Kouhis.— Leurs chefs. — Kallèh-Wéli. — Les Kapchaks. —
Les Eïmaks . — Leurs forces militaires . — Tcharchembèh . — Kaïssar.
— Le Khanat de Meïmana. — Ses forces militaires. — Départ de
Feïz-Mehémed-Khau . — Opinion de l'auteur sur le compte de cet
homme 355
CHAPITRE XV.-Kiaffir-Kallèh. —Précautions.— Rahat-Abdullah-
Khan.— Les Bohémiens.— Chibberghân. — Irrigation et culture.
— Roustem-Khan.— Esquisse de ce chef. — Siège de Andekhouye.
— Politique locale.— Rivalité et intrigues des chefs du Turkestan.
— Andekhouye.— Akhtchè. — Meïlik. — Le choléra. — Balkh. —
Conseils donnés par mesdcux Hézarèhs.— Continuation du voyage
avec ces hommes. — Les inscriptions cunéiformes. — Histoire de
Balkh. — L'Émir de Bokhara.—Mazar.— Mosquée très-venérée
dans le pays. — Khoulm. - Politique des Uzbi^ks.— L'armée de
Khoulm.— La rivière de ce nom.— Les Anglais prisonniers à Mazar
et à Khoulm. — LesSipahisde l'armée de Kaboul.— Une boisson dés-
agréable.—Le Mir-Wali et Yar-Mehémed.— Guerre entre ces deux
chefs. — Causes de cette guerre. — Akbar-Khan et le jeune esclave.
Curiosité des Asiatiques.— Htïbak — Les Uzbeks-Kandjélis.
— Korram. — Avis et discrétion des deux Hézarèhs 377
CHAPITRE XVI. — Kartchou. — Montagnes de la Paropamisade.—
Alayar-Beg reçoit M. Ferrier sous sa tente. — Assassinat de Sa-
deuk-Khan.— Désespoir de l'auteur. —Les Hézarèhs Tatars. —
Kaïssar-Beg. — Les autres chefs principaux des campements de
cette tribu. — Les aimées de chacun d'eux. — Le Serdar Hassan-
Khan, ben-Zohrab.— Le nombre de ses soldais. — Les invasions des
Afghans. — Timour-Leng et les Hézarèhs. — Qiiinte-Curce.— Les
Berbères. — Dehas. — Magnifiques tapis. — Immense étendue de su-
perbes prairies.— Ser-Peul. — Le gouverneur Mahmoud-Khan. —
Son armée.— Réception de M. Ferrier par ce chef.— Dosir exprimé
par le Khan de contracter une alliance avec le gouvernement bri-
tannique.— Un voyage rapide.— Description du (lays à travers le-
quel passe l'auteur.— Les chiens des Eïmaks. — La vallée fertile.
—Inscriptions et bas-reliefs découverts sur les rochers. — Les
montagnes.— Description de Boudhi.— Div-Hissar.— Un défilé.
—Les Séhérahïs.— Leurs mœurs.— Le Temple des idoles.— Ti-
mour-Beg. — Attentions délicates 407
— 463 —
PAGES.
CHAPITRE XVII. — Singlak.— Curieuses excavations dans les parois
des rochers.— Légende relative à ces rochers. — Escarmouche entre
les Hézarèhs et les Firouz-Kouhis. — Ces derniers sont repousses.
— Courage des femmes tartares. — Leurs capacités militaires. —
L'auteur change de route. — Kouhistani-Baba. — Les plus hautes
élévations des montagnes de cette contrée.— Magnifique point de
vue. — Vallée commençant aux sources du Dehas. — Les rivières
Ser-Djinguelàb et Tinguelàb. — Les montagnes appelées Kouh-
Siah etSelîd-Kouh. — Direction et cotu-s du Heri-Roud. — Monnaies
trouvées dans les ruines de Kara-Bagh. — Hassan-Khan, ben-
Zohrab. — Le camp de Kouhistani-Baba. — L'Agha silencieux. —
Déria-Dèrrè. — Scène pittoresque près d'un lac. — La province de
Gour. — La tribu des Tebimounis. — Leurs forces militaires. —
Rôle politique de Yar-Mehémed-Khan. —Ibrahim-Khan. — La va-
leur des sept Korans. — Conduite habile du Vezir-Saheb. — L'auteur
se trouve dans l'embarras . —Osman-Khan 435
FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME.
PARI^. — IMPKIMK CHKZ BONAVENTUKE ET DPCESSOIS,
JJ, QL'Al DtS ADGCSTINS< •■
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
DS
.5
F37
1870
v.l
Ferrier, Joseph Pierre
Voyages et aventures en Perse
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