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Full text of "Voyages et aventures en Perse, dans l'Afghanistan, le Beloutchistan et le Turkestan"

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1870 
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VOYAGES  ET  AVENTURES 

EN    PERSE 


Cliché.  —  Inip.   M.  Loicnon,  P.  Dupont  et  C'  .  lue  du  Bac-d'Asmèies,  :2. 


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VOYAGES 


ET 


AVENTURES 


EN     PERSE 


DANS  L'AFGHANISTAN,  LE  BELOI'TCHISTAN  ET  LE  TURKESTAX 


PA  R 

J.-P.    FERRIER 

Ancien  adjudant  générai  au  service  de  Perse, 
Chevalier  de  la  Légion  d'honneur,  etc. 

NOUVELLE  ÉDITION 

avec    notes    traduites    de    l'anglais 
Pau    BÉNÉDIGT    RÉVOIL 


TOME     P  K  E  M  1 E  R 


PA  R I S 

E.     DENTU,     ÉDITEUR 

LIBRAIRE   DE   LA    SOCIÉTÉ    DES    GENS    DE   LETTRES 
PALAIS-ROYAL,  17  ET   10,   GALEP.IK  d'OULÉANS 

1870 

^Tous  droits  réservés, 


DEDIE 

à 
MES      ANCIENS      CAMARADES 

du  '2e  régiment  de  carabiniers, 
et  du  1er  régiment  de  chasseurs  d'Afrique, 

J.-P.    FERRIE  R. 


L'histoire  du  livre  que  nous  présentons  au- 
jourd'hui au  public  vaut  la  peine  d'être  contée. 

L'auteur,  M.  Ferrier,  appartenait  au  1"  ré- 
giment des  chasseurs  d'Afrique,  lorsqU'en  l'an- 
née 1839  l'ambassadeur  persan  alors  présent  à 
Paris,  Hussein-Khan,  ayant  demandé  au  gouver- 


—   II   — 

nement  français  de  vouloir  bien  lui  prêter  son 
appui  dans  la  tâche  délicate  de  recruter  en  France 
quelques  instructeurs  pour  l'armée  persane,  l'ad- 
ministration fit  savoir  dans  les ,  régiments  que 
non-seulement  elle  autoriserait  les  engagements 
que  sollicitait  Hussein-Kban,  mais  que  de  plus 
elle  veillerait  à  ce  que  les  conditions  de  ces  en- 
gagements fussent  rigoureusement  tenues  par  le 
gouvernement  du  cliâh. 

Sous  le  bénéfice  de  ces  promesses,  M.  Ferrier 
oifrit  ses  services,  fut  agréé  et  se  rendit  en  Perse 
où  il  se  fit  si  bien  distinguer  par  ses  talents  et 
par  l'énergie  de  son  caractère  qu'en  peu  de  temps 
il  parvint  au  grade  d'adjudant-général  de  l'armée 
persane.  Mais,  en  même  temps,  cet  avancement 
si  rapide  devait  lui  créer  et  lui  créa  en  efiet  de 
grandes  difiicultés.  Une  influence  étrangère  qui 
régnait  alors  en  souveraine  à  la  cour  de  Perse 
conçut  ombrage  de  cette  faveur,  d'autant  plus\ 
que  le  jeune  Français,  tout  en  prenant  service  si 
loin  de  son  pays,  n'avait  pas  renoncé,  bien  au 


—   III   — 

contraire,  à  servir  la  politique  et  les  intérêts  de 
sa  patrie.  Son  attitude  très-résolue  le  mit  au  plus 
mal  avec  l'ambassade  de  Russie  qui,  après  une 
lutte  honorable  pour  M.  Ferrier,  réussit  à  faire 
congédier  celui  qu'elle  regardait,  et  non  sans 
quelque  raison,  comme  un  homme  dangereux 
pour  son  crédit  et  comme  un  adversaire  peu  facile 
à  concilier  aussi  longtemps  que  la  politique  du 
cabinet  de  Saint-Pétersbourg  serait  hostile  à  la 
France.  Or,  on  savait  que  du  vivant  de  l'empe- 
reur Nicolas  il  était  impossible  de  croire  à  aucun 
rapprochement  entre  les  deux  gouvernements.  La 
disgrâce  de  M.  Ferrier  fut  complète.  Par  un  de 
ces  coups  de  théâtre  qui  ne  sont  pas  rares  en 
Orient,  il  passa  de  la  faveur  à  un  abandon  si 
complet,  que  le  gouvernement  persan  oublia 
même  de  lui  payer  ce  qui  lui  était  dû. 

Cependant  la  vue  et  la  fréquentation  de  l'O- 
rient avaient  tourné  l'attention  du  jeune  officier 
sur  les  grands  problèmes  qui  depuis  longtemps 
déjàs'agitent  enAsieet  qui  représentent,  aupoint 


—     IV     — 

de  vue  de  l'avenir, le  travaille  plus  important  de 
la  politique  du  xix*  siècle.  C'était  de  plus  une 
tête  ardente,  un  de  ces  courages  passionnés  que 
le  danger  fascine  et  appelle,  et  son  imagination, 
excitée  par  les  événements  qu'il  avait  vu  s'ac- 
complir presque  sous  ses  yeux  au  Khiva  et  dans 
l'Afghanistan,  avait  subi  le  charme  inexplicable 
que  le  vieux  monde  exerce  si  souvent  sur  les 
Européens,  malgré  ses  vices  et  sa  barbarie.  Au 
lieu  donc  de  songer  à  rentrer  en  France,  pour 
y  reprendre  sa  place  dans  l'armée  et  pour  faire 
réclamer  par  son  gouvernement  les  arrérages  de 
son  traitement  et  l'indemnité  qui  lui  étaient  dus, 
M.  Ferrier,  en  quittant  le  service  et  le  territoire 
de  la  Perse,  ne  songeait  qu'à  se  lancer  plus  avant 
encore  dans  le  tourbillon  des  événements,  dont  il 
lui  semblait  qu'il  n'avait  fait  que  prendre  un 
avant-goût  à  la  cour  du  chah.  Pressentant  la 
crise  qui  allait  prochainement  éclater  dans  le 
Nord  de  l'Inde,  il  avait  pris  la  résolution  d'offrir 
ses  services  aux  héritiers  de  Kanjit  Sing.  M.  Fer- 


^     V 


rier  devinait  que  les  révolutions  dont  leur  pays 
commençait  h  être  le'  théâtre   allaient  bientôt 
jeter  les  Sikhs  dans  de  grandes  aventures,  et  pro- 
duire  des  événements  au  milieu   desquels  un 
homme  tel  que  lui  devait  trouver,  en  même 
temps  que  des  chances  de  gloire,  l'occasion  de 
satisfaire  la  soif  de  périls  et  d'émotions  qui  le 
tourmentait.  A  tous  ces  points  de  vue,  le  projet 
de  M.  Ferrier  paraissait  assez  plausible;  mais  ce 
qu'il  ne  dit  pas,  et  ce  qui  a  exercé  peut-être  aussi 
quelque  influence  sur  sa  détermination  ,   c'est 
que  ne  croyant  pas  pouvoir  emprunter  le  terri- 
toire des  Anglais  pour  aller  prendre  du  service 
à  Lahore,  il  lui  fallait,  pour  se  rendre  à  sa  des- 
tination projetée ,  traverser  toute    cette    Asie 
centrale  qui  semble  être  une  région  presque  im- 
pénétrable aux  Européens.  Burnes  s'était  acquis 
une  véritable   illustration  pour  avoir  réussi  à 
passer  de  Vlndus  à  Bokhara  et  à  Téhéran;  d'au- 
tres avaient   succombé   en  voulant  suivre  ses 
traces,  mais  aussi  ils  aA^aient  emporté  avec  eux 


—    VI     ~ 

les  regrets  de  la  politique  et  de  la  science  :  c'était 
un  grand  attrait. 

Pour  se  préparer  à  cette  entreprise  hasardeuse 
et  pour  se  donner  le  temps  d'être  oublié  en  Perse, 
M.  Ferrier,  retiré  pendant  seize  mois  à  Bagdad, 
y  employa  tout  son  temps  aux  études  qui  de- 
vaient lui  permettre  de  faire  utilement  son 
voyage.  C'est  là  qu'il  jeta  les  bases  de  cette  His- 
toire des  Afghans  qui  vient  de  paraître  en  An- 
gleterre, et  qui  n'est  pas  seulement  un  monument 
de  savoir  qu'on  ne  s'attendrait  pas  à  trouver 
chez  un  ancien  chasseur  à  cheval  d'Afrique,  mais 
qui  ferait  aussi  honneur  à  plus  d'une  académie. 
Quand  il  se  crut  prêt,  il  partit  enfin  au  printemps 
de  1 845  pour  le  voyage  dont  le  récit  est  contenu 
dans  ces  volumes.  11  en  revint  en  1846,  n'ayant 
pas  réussi  à  atteindre  la  destination  qu'il  s'était 
proposée,  mais  ayant  couru  des  périls  et  subi  des 
épreuves  à  défrayer  toutes  les  exigences  de  l'i- 
magination la  plus  difhcile  à  satisfaire,  et  ayant 
traversé  des  pays  où  sans  doute  aucun  Européen 


—    VII    — 

n'avait  mis  le  pied  depuis  le  temps  d'Alexandre. 
Aucun  autre  que  nous  sachions  n'a  renouvelé  la 
tentative  après  lui,  et  c'est  ce  qui  conserve  encore 
à  son  livre  le  mérite  de  la  nouveauté,  malgré  le 
temps  qui  s'est  écoulé  depuis  son  séjour  à  Canda- 
har  et  les  efforts  infructueux  qu'il  fit  pour  fran- 
chir le  désert  de  Seistan. 

Nous  n'avons  pas  à  raconter  les  péripéties  de 
cette  émouvante  histoire,  mais  nous  devons  dire 
pour  la  compléter  qu'à  son  retour,  l'auteur,  s' étant 
arrêté  à  Téhéran  d'abord  et  à  Constantinople  en- 
suite pour  y  rédiger  dans  la  retraite,  et  à  loisir,  ses 
souvenirs  de  voyage  lorsqu'ils  étaient  encore  pal- 
pitants dans  sa  mémoire,  ne  revint  en  France 
qu'aux  environs  de  la  révolution  de  février  1848. 
C'était  un  temps  peu  favorable  pour  trouver  un 
éditeur  et  pour  obtenir  du  gouvernement  qu'il 
voulût  bien  intervenir  dans  les  réclamations  que 
M.  Terrier  avait  à  faire  valoir  en  Perse.  Le  ma- 
nuscrit ne  put  être  imprimé,  mais  le  gouverne- 
ment ne  se  montra  pas  tout  à  fait  indifférent  au 


—    VIII    — 

sort  de  M.  Ferrier;  s'il  refusa  de  faire  aucune 
démarche  à  Téhéran,  du  moins  il  offrit  à  M.  Fer- 
rier, comme  compensation,  d'aller  occuper  à  Pon- 
dichéry  le  poste  de  maire  et  de  juge  de  paix 
de  ce  chef-lieu  de  nos  possessions  sur  la  côte  de 
Coromandel  ! 

M.  Ferrier  était  fixé  à  Pondichéry  depuis  quel- 
ques années  déjà,  revoyant  ses  manuscrits  et  les 
corrigeant,  lorsqu'un  jour  le  hasard  le  mit  en 
rapport  avec  un  Anglais  qui,  surpris  dans  l'Inde 
où  il  faisait  un  voyage  d'exploration  politique 
par  la  nouvelle  d'une  dissolution  prochaine  du 
Parlement,  allait  chercher  le  paquebot  à  Madras 
afin  de  se  trouver  en  Europe  à  temps  pour  y 
courir  les  chances  des  élections.  M.  D.  Seymour, 
qui  s'est  spécialement  occupé,  et  comme  savant 
et  comme  personnage  politique,  des  affaires  de 
l'Asie,   et  qui  d'ailleurs  avait  déjà  connu  notre 
compatriote  à  Téhéran,  lui  offrit  obligeamment 
ses  services  pour  essayer  de  faire  publier  en  An- 
gleterre les  ouvrages  que  M.  Ferrier  continuait  à 


—    IX    — 

perfectionner,  mais  sans  grande  espérance  de  pou- 
voir jamais  les  mettre  au  jour  dans  sa  retraite  de 
Pondicliéry.  De  retour  en  Europe,  M.  D.  Sey- 
mour  a  tenu  loyalement  sa  promesse.  Entré 
à  la  Chambre  des  Communes  et  devenu  Se- 
crétaire de  ce  qu'on  appelait  alors  le  Bureau 
de  Contrôle  des  affaires  de  l'Inde,  il  saisit  avec 
empressement  l'occasion  que  vint  lui  offrir,  en 
1856,  la  menace  d'une  rupture  entre  l'Angle- 
terre et  la  Perse  pour  faire  traduire  et  publier  le 
récit  des  voyages  de  M.  Ferrier.  C'était,  comme 
c'est  encore,  le  livre  qui  contient  les  renseigne- 
ments les  plus  récents  sur  cet  intérieur  de  l'Asie 
centrale  qui  attirait  alors  les  préoccupations  de  la 
politique  anglaise  vers  ces  régions.  Le  livre  eut  un 
grand  succès,  et  aujourd'liui  il  est  déjà  parvenu 
à  sa  seconde  édition.  C'est  très-beau  et  très-rare 
pour  les  ouvrages  de  ce  genre.  Il  est  juste  d'ail- 
leurs de  reconnaître  qu'indépendamment  du  mé- 
rite particulier  qui  pouvait  lui  appartenir,  l'édi- 
teur anglais  ne  négligea  aucun  soin  pour  le  mettre 


en  lumière  et  pour  en  faire  une  publication  cligne 
de  l'attention  du  monde  politique  ou  savant.  La 
traduction  du  texte  français  avait  été  faite  par  l'un 
des  principaux  employés  du  Bureau  de  Contrôle, 
le  capitaine  W.  Jesse,  auteur  lui-même  d'un  récit 
de  voyage  qui  a  eu  dans  son  temps  beaucoup  de 
succès  en  Angleterre*,  et  dont  le  nom  seul  était 
une  recommandation.  En  même  temps,  M.  D.  Sey- 
mour  lui-même,  le  D' sir  Jolm  Login,  précepteur 
du  petit-fils  du  Ranjit  Sing,  le  Maharadja  Dali]) 
Sing  et  le  colonel  sir  Henry  Rawlinson  qui  fait 
autorité  en  pareille  matière  et  qui,  aujourd'hui 
même,  représente  la  Grande-Bretagne  à  Téhéran, 
ajoutaient  au  travail  de  M.  Ferrier  des  notes  qui 
en  augmentaient  le  prix. 

On  ne  pouvait  pas  tenir  parole  plus  galam- 
ment; il  ne  restait  plus  pour  compléter  le  service 
rendu  à  M.  Ferrier  qu'à  lui  trouver  un  éditeur 
dans  son  propre  pays,  et  ce  devait  être  chose 

1  Journal  of  a  half-imi  officer  in  nearch  of  the  health 
(non  traduit). 


• 


—    XI     - 

facile  après  tous  les  articles  de  revues  et  de  jour- 
naux qui  étaient  venus  constater  le  mérite  et  le 
succès  du  livre.  Mis  en  relation  avec  M.  D.  Sey- 
mour  par  l'intermédiaire  d'un  ami  commun , 
nous  serions  heureux  de  l'avoir  aidé  à  complé- 
ter ce  qu'il  avait  si  bien  commencé.  De  même  nous 
avons  entre  les  mains  le  manuscrit  de  V  Histoire 
des  Afghans,  par  M.  Terrier,  et  nous  espérons 
pouvoir  bientôt  aussi  le  publier. 

Le  texte  que  nous  livrons  aujourd'hui  au  pu- 
blic est  le  texte  de  M.  Ferrier  lui-même;  nous 
l'avons  scrupuleusement  respecté  jusque  dans  l'or- 
thographe qu'il  a  adoptée  pour  la  transcription 
des  noms  propres  de  lieux  et  de  personnes  en  ca- 
ractères européens.  Nous  avons  seulement  ajouté 
au  manuscrit  français  toutes  celles  des  notes,  dont 
le  livre  a  été  enrichi  par  les  éditeurs  anglais,  qui 
nous  ont  paru  utiles  à  conserver.  Au  moment  où 
elles  ont  paru,  toutes  avaient  de  l'importance; 
mais,  pour  quelques-unes,  ce  n'était  qu'une 
importance  d'actualité  qui  n'a  pas  survécu  aux 


-  xir  — 

circonstances;  celles-là  nous  n'avons  pas  jugé 
utile  de  les  reproduire. 

Et  habent  sua  fata  libelH! 

Telles  sont  les  singulières  vicissitudes  par  les- 
quelles a  dû  passer  le  livre  de  M.  Ferrier  avant  de 
voir  le  jour  en  France.  Terdra-t-il  pour  avoir 
attendu  si  longtemps?  Nous  espérons  qu'il  n'en 
sera  pas  ainsi  et  que  la  destinée,  qui  semble  n'a- 
voir  pas  été  toujours  propice  à  M.  Ferrier,  ne  lui 
ravira  pas  la  seule  compensation  qu'elle  paraisse 
pouvoir  lui  offrir  aujourd'hui  après  bien  des 
rigueurs.  Doué  de  qualités  exceptionnelles  et  qui 
lui  promettaient  pour  avenir  de  jouer  un  grand 
rôle  sur  quelque  grand  théâtre,  le  voilà  devenu 
maintenant  juge  de  paix  dans  une  des  plus  petites 
villes  du  monde,  à  trois  mille  lieues  de  la  mère 
patrie  !  Combien  de  fois  en  pensant  à  lui  n'avons- 
nous  pas  été  tenté  de  croire  que  s'il  fût  né  dans 
un  autre  pays,  il  aui'iiit  sans  doute  trouvé  un 


—    XIII    — 

emploi  plus  brillaut  de  ses  rares  et  énergiques 
facultés  ! 

Combien  de_  fois  ne  nous  sommes-nous  pas 
dit  que  la  France  laisse  bien  souvent  ainsi  gas- 
piller, sans  profit  pour  elle  comme  pour  eux,  le 
courage  et  le  talent  d'un  bien  grand  nombre  de 
ses  enfants  ?  Combien  de  fois  encore  n'avons-nous 
pas  regretté  les  services  qu'aurait  pu  rendre  dans 
la  dernière  guerre  d'Orient,  par  exemple,  un 
homme  de  la  trempe  et  de  l'expérience  de 
M.  Ferrier?  Mais  l'homme  de  guerre  et  d'entre- 
prise était  alors  juge  de  paix  à  Pondichéry,  et 
nous  ne  devions  apprendre  à  le  connaître  que  plus 
tard,  et  par  l'intermédiaire  d'étrangers  qui  ont 
déployé  à  son  égard  une  bonne  grâce  et  un  désin- 
téressement qu'il  y  aurait  ingratitude  de  notre 
part  à  ne  pas  proclamer  î 

Ces  reflexions  et  ces  regrets  ne  prouvent  peut- 
être  pas  beaucoup,  nous  le  savons  bien,  quant  au 
mérite  que  possède  le  livre  de  M.  Ferrier.  Nous 
croyons  cependant  qu'ils  doivent  appeler  sur  lui 


XIV    — 


l'intérêt  du  lecteur,  et  c'est  tout  ce  qu'il  nous 
importe  d'obtenir  ;  le  reste  ira  de  soi.  Que  l'on 
consente  à  jeter  les  yeux  sur  ces  pages,  c'est  tout 
ce  que  nous  demandons,  persuadé,  comme  nous 
le  sommes,  qu'une  fois  la  lecture  commencée,  il 
sera  bien  difficile  de  ne  pas  la  pousser  jusqu'au 
bout.  Nous  en  avons  pour  garants  la  candeur  et 
la  fermeté  du  récit,  l'attrait  dramatique  d'aven- 
tures si  émouvantes,  l'importance  des  questions 
que  l'auteur  étudie  avec  tant  de  modestie  et 
sur  lesquelles  il  jette  une  si  grande  masse  de 
lumières. 

Xavier   RAYMOND. 


Les  leUrës  Ed.  placées  à  la  tin  des  notes  indiquent  celles  qui 
ont  été  ajoutées  dans  la  iraduction  anglaise  par  M.  D.  Seymotir. 
Les  lettres  L.  et.  R.  désignent  les  notes  qui  sont  dues  à  Sir 
John  Login  et  à  Sir  Henry  Rawlinson. Toutes  ces  noies  sont  tra- 
duites de  l'anglais  par  M.  B.  H.  Révoil. 


ERRAUA   DU    TOME    PREMIER. 


Page  20,  ligne  7.  —  Au  lieu  de  :  Ainsi-soit-il,  lisez  :  que  Dieu  nous 
préserve  ! 

Page  34,  ligne  23.  —  Au  lieu  de  :  Hadji-Khan-Cheki  (gouverneur)  de  Ker- 
manchàh,  lisez  :  Hadji-Khan.de  Kermanchàh,  Cheki,  tribu  du 
Chirvan. 

P2ige  67,  ligne  1.  —  Au  lieu  de  :  Menhassil,  lises  :  Meuhassil. 

Page  69,  ligne  12.  —  Au  lieu  de  :  fabriques  de  cuivre,  lises  :  fabriques  de 
cuirs. 

Page  273,  ligne  8  et  page  386,  ligue  23.  —  Au  lieu  de  :  tamarin  et  ta- 
marins, lisez  :  tamarisu  et  tamariscs. 

Page  296,  ligne  25.  —  Au  lieu  de  :  Il  chercha  inutilement  à  me  désabuser, 
lisei  :  Je  cherchai  inutilement  à  le  desabuser. 


CHAPITRE  I. 


Départ  de  Bagdad.— But  de  mon  voyage.— Nécessité  indis- 
pensable de  cacher  mon  identité. — Dispute  avec  les  créan- 
ciers de  mon  domestique. — Nasseli  Florès. — Les  fortifica- 
tions de  Bagdad. — Bakouba. — La  caravane. —  Description  de 
mon  costume  et  causes  pour  lesquelles  je  le  portais. — Mol- 
lah-Ali.— Cher-I-Bâne.— Jovialités  du  Mollah. — Sa  manière 
déjuger  ses  compatriotes.— Aspect  du  pays. — Koz-Rabat. 
Murailles  anciennes. — Kanè-Kine. — Opinion  du  Mollah  sur 
les  pèlerins  musulmans.— Affection  particulière  de  ce  per- 
sonnage pour  l'eau-de-vie  et  les  saucisses. — Le  caravansérail- 
chàh  et  ses  cabinets  particuliers. — Le  bazar  de  Kanè-Kine. — 
Population  de  bandits.— Avantages  déporter  l'habit  oriental. 
— Bontés  du  Mollah  pour  moi. — Préférence  de  la  fourchette 
d'Adam  à  celles  en  argent  usitées  de  nos  jours. — Les  ma- 
raudeurs.—  Kasr-Chirine. — Courage  du  Mollah.— Les  Bil- 
bers  font  irruption. — Craintes  du  Mollah. — L'attaque.  — t)n 
retrouve  le  Mollah  dans  un  en^lroit  où  il  n'aurait  pas  dû  se 
placer. —  Description  de  Kasr-Chirine. — Ruines  sises  dans 
son  voisinage.  — Légende. — Emplacement  de  l'ancien  Oppi- 
dam. 


Après  un  séjour  de  seize  mois  à  Bagdad,  je  m'étais 
décidé  à  aller  tenter  la  fortune  au  delà  de  la  Perse, 
dans  les  contrées  encore  peu  connues  de  TAsie  centrale. 
Je  ne  me  dissimulais  point  les  dangers  que  j'aurais 
à  courir  en  me  lançant  dans  les  hasards  d'un  voyage 
que  la  plupart  des  Orientaux ,  à  qui  j'en  avais  parlé, 
considéraient  comme  devant  avoir  une  fin  malheu- 
reuse pour  moi.  Pour  justifier  leurs  craintes  ils  me 
rappelaient  la  mort  récente  des  infortunés  Stoddart 
et  ConoUy ,  me  faisaient  le  tableau  le  plus  effrayant 
1  I 


—  2  — 
de  la  cruauté  des  Afghans  qui,  échappés  depuis  peu 
à  la  domination  anglaise,  étaient  impitoyables  pour 
les  Européens  dont  ils  pouvaient  s'emparer;  mais 
aucune  considération  ne  put  me  faire  revenir  sur  ma 
détermination  :  j'étais  sur  que  le  courage  ne  me  fail- 
hrait  point,  j'étais  préparé  à  tout  événement,  et  je 
me  disais  comme  les  musulmans  :  «  Ce  qui  est  écrit  est 
«  écrit,  il  n'y  a  pas  moyen  de  lutter  contre  sa  desti- 
«  née.  Que  la  mienne  s'accomplisse  !  » 

Dans  la  crainte  qu'on  ne  signalât  mon  passage  dans 
les  états  de  Méhémed-Châh,  ce  qui  pouvait  me  créer 
de  sérieuses  difficultés,  et  m'exposcr  à  des  dangers, 
puisque  je  m'en  étais  éloigné  par  ordre  supérieur  et 
victime  d'intrigues  pohtiques  ,  j'annonçai  que  je  me 
rendais  en  France,  par  Mossoul,  et  j'obtins  de  Nedjib- 
Pacha ,  gouverneur  de  Bagdad,  un  bouyourdi  (pas- 
seport) pour  suivre  cette  direction. 

Mon  premier  soin  fut  de  dépouiller  complètement 
l'habit  européen  et,  après  m'être  revêtu  du  léger  cos- 
tume arabe,  je  m'abouchai  avec  un  caravanier  qui  me 
loua  ses  mulets  au  prix  de  un  toman  (12  francs)  l'un, 
jusqu'à  Kermauchâh,  et  je  quittai  Bagdad  au  coucher 
du  soleil,  le  1er  avril  1845.  A  peine  étais-je  sorti  des 
portes  de  la  ville  que  j'éprouvai  un  premier  désagré- 
ment. J'avais  depuis  plus  d'un  an,  à  mon  service,  un 
domestique  Arménien  nommé  Ivan,  que  j'avais  connu 
antérieurement,  à  Téhéran  :  c'était  un  garçon  robuste, 
inteUigent,  délié,  mais  un  coquin  fieffé  et  un  hâbleur 
sans  pareil.  11  avait  accompagné,  chez  les  Turkomans, 
l'infortuné  Nasséli  Florès ,  assassiné  par  l'émir  de  Bo- 
khara;  il  avait  aussi  visité  Hérat  et  quelques  provinces 


voisines.  Ces  considérations  m'engagèrent  à  le  con- 
server à  mon  service,  mais  je  ne  me  dissimulai  point 
cependant  que  c'était  un  homme  dangereux,  têtu,  rai- 
sonneur, avide  et  sans  probité.  Toutefois  comme  j'au- 
rais toujours  rencontré  ces  vices  chez  un  autre  domes- 
tique persan,  àun  moindre  degré  peut-être,  mais  aussi 
sans  qu'il  fût  pour\'u  des  qualités  que  possédait  Ivan, 
je  renonçai  à  le  congédier  ainsi  que  j'en  avais  d'abord 
eu  rintention,  bien  persuadé  que  si  je  n'étais  pas  tué 
par  lui,  il  ne  me  laisserait  tuer  par  personne. 

Je  venais  de  sortir  de  la  ville  par  la  porte  de  Mos- 
soul,  et  j'allais  me  jucher  sur  un  bât  à  moitié  chargé, 
porté  par  un  mulet ,  lorsqu'Ivan  me  présenta  une 
demi-douzaine  de  ses  créanciers  qui  déclarèrent  s'op- 
poser à  son  départ,  tant  quïl  ne  leur  aurait  pas  payé 
soixante-six  francs  qu'il  leur  devait.  Je  les  envoyai 
d'abord  à  tous  les  diables,  et  je  leur  abandonnai  mon 
drôle.  Celui-ci  possédait  le  secret  de  mon  voyage,  qu'il 
n'y  avait  pas  eu  moyen  de  lui  cacher  ;  il  pensait  donc 
que  je  ne  me  montrerais  pas  trop  sévère  à  son  égard, 
et  que  pour  rien  au  monde  je  ne  le  laisserais  à  Bagdad 
où  il  pourrait  divulguer  mes  projets.  C'était  bien  là, 
en  effet,  la  crainte  que  je  ressentais;  mais  je  ne  voulus 
pas  avoir  l'air  de  faiblir  devant  sa  première  coqui- 
nerie,  j'enjambai  ma  monture  et  je  lui  lis  sentir 
l'éperon.  Dans  ce  moment  les  créanciers  désappointés 
se  lancèrent  à  ma  poursuite,  l'un  se  pendit  à  la  bride 
de  mon  mulet,  l'autre  au  bât:  mais  enfin  un  troisième 
s' étant  emparé  de  la  queue  de  l'innocente  bêle,  je  fus 
arrêté  court  et  réduit  à  la  triste  nécessité  de  distribuer 
une  grêle  de  coups  do  bâton  sur  le  dos  de  ces  faquins, 


—  A  — 

pour  me  débarrasser  de  leur  imporlunité.  Ils  s'éloignè- 
rent en  maugréant  et  je  les  entendis  bientôt  rendant  à 
Ivan,  avec  usure,  la  volée  qu'ils  venaient  de  recevoir. 
Ils  lui  avaient  à  peu  près  arraché  la  moitié  de  sa  barbe 
lorsqu'il  s'approcha  de  moi  pour  me  supplier  de  le 
tirer  de  ce  mauvais  pas.  Je  crus  la  leçon  suffisante,  et 
je  transigeai  avec  les  créanciers.  Ivan  leur  abandonna 
un  fusil  auquel  j'ajoutai  27  francs  pour  son  compte,  et 
l'afTaire  fut  arrangée.  Nous  partîmes  aussitôt,  éclairés 
par  un  des  plus  magnifiques  clairs  de  lune  de  lOrient, 
et  nous  traversâmes  les  plaines  désertes  qui,  de  tous 
côtes,  entourent  la  ville  des  Khalifes.  Quelques  ruiues 
et  un  village,  placés  à  mi-chemin  de  Bakouba,  attirè- 
rent seuls  notre  attention.  Après  neuf  heures  de  mar- 
che, nous  arrivâmes,  au  point  du  jour,  sur  la  rive 
gauche  du  Diala,  oi^i  l'on  rencontre  de  belles  ruines 
répandues  sur  un  vaste  espace. 

Les  fortifications  de  la  ville  de  Bagdad  ont  été  con- 
struites avec  si  peu  d'intelligence  et  sont  aujourd'hui 
en  si  mauvais  état,  qu'il  serait  impossible  d'y  compter 
pour  garantir  la  ville  d'une  attaque  un  peu  sérieuse. 
La  véritable  défense,  du  côté  de  la  Perse,  est  le  Diala  ; 
et  là,  encore,  la  ville  a  un  autre  désavantage,  c'est  que 
la  rive  droite  de  la  rivière,  par  où  déboucherait  natu- 
rellement l'ennemi,  domine  la  rive  gauche  de  8  à  10 
mètres.  Cette  rive  est  bordée  de  jardins  remplis  d'ar- 
bres qui  faciliteraient  beaucoup  les  a{)proches  et  le  pas- 
sage de  la  rivière;  il  est  vrai  de  dire  que  les  défenseurs 
de  Bagdad  pourraient  d'abord  s'y  porter  eux-mêmes; 
mais  le  défaut  d'un  pont  [)Our  leur  livrer  passage, 
dans  le  cas  où  ils  seraient  obhgés  de  battre  en  retraite. 


les  obligerait  à  beaucoup  de  prudence  avant  de  se 
hasarder  sur  la  ri\'e  droite. 

Bakouba  est  une  grosse  bourgade,  où  l'on  trouve 
un  bazar  et  une  mosquée.  Elle  a  certainement  été  an- 
térieurement d'une  grande  importance,  car  c'est  là 
le  point  où  se  relient  plusieurs  routes  très-fréquen- 
tées;  mais  des  guerres  sanglantes  et  l'apathie  musul- 
mane ont  été  cause  d'une  fatale  dégradation  dont  elle 
a  très-peu  de  chance  de  se  relever.  C'est  tout  au  plus 
si  Bakouba  renferme  aujourd'hui  7  à  800  maisons 
habitées.  Elle  est  entourée  de  nombreux  jardins, 
plantés  de  palmiers,  d'orangers,  de  citronniers,  de 
grenadiers  et  de  mûriers,  et  fournit  chaque  année 
d'abondantes  récoltes  en  céréales. 

La  caravane  dont  je  faisais  partie  était  arrivée 
depuis  plusieurs  jours  à  Bakoidia,  fraction  par  frac- 
tion. Le  détachement  avec  lequel  j'étais  venu  était  le 
dernier  attendu  pour  franchir  les  quatre  passages 
dangereux  qui  nous  séparaient  de  Kérend,  première 
station  de  la  Perse.  Rien  ne  nous  empêchait  plus  de 
continuer  notre  route  et  je  m'en  réjouissais,  car  les 
retards  pouvaient  me  créer  des  dificullés,  et  j'avais 
hâte  de  sortir  de  la  ïurkie  pour  me  soustraire  aux 
ennemis  qu'on  pouvait  me  susciter  de  Bagdad.  La 
Perse,  il  est  vrai,  m'offrait  peut-être  encore  moins  de 
sécurité,  mais  j'avais  plus  de  chances  d'y  dépister  les 
gens  mal  intentionnés  vis  à-vis  de  moi,  en  changeant 
de  direction  dès  que  les  circonstances  l'exigeraient. 

Notre  caravane  se  composait  de  plus  de  700  per- 
sonnes, la  plupart  pèlerins  persans  revenant  de  la 
sainte  ville  de  Kerbélah.  Parmi  eux  se  trouvaient  la 


—  6  — 

princesse  Fakhret-Dooulet ,  tante  du  Chah  de  Perse, 
quelques  princes  ses  frères,  et  plusieurs  seigneurs 
attachés  par  des  emplois  à  la  cour  de  Téhéran.  J'en 
reconnus  plus  d'un  qui  n'eut  pas  cet  avantage  sur 
moi,  tant  le  costume  arabe  et  une  longue  barbe, 
peinte  en  noir,  à  leur  manière,  me  rendaient  mécon- 
naissable. D'ailleurs  je  parlais  le  persan  comme  eux, 
et  je  passai  inaperçu  dans  la  foule  :  on  me  prit  pour  un 
négociant  grec  de  Mossoul,  car  la  prudence  me  faisait 
une  loi  de  garder  le  plus  strict  incognito.  Je  rentrais 
en  Perse  sans  autorisation,  sans  but  avoué,  et  les 
menées  de  mes  antagonistes,  notamment  celles  de 
mon  imi)lacable  ennemi,  Mirza-Abdoul-Hassan-Khan, 
ministre  des  affaires  étrangères  du  Chah ,  pouvaient 
présenter  en  haut  lieu  mon  arrivée  avec  une  mal- 
veillance fâcheuse ,  et  me  placer  dans  la  plus  fausse 
et  la  plus  dangereuse  des  positions.  La  Perse  est  un 
pays  despotique  où  le  fer  et  le  poison  jouent  un  grand 
rôle,  et  pour  m'en  préserver,  je  voyageais  sous  le 
simple  nom  de  Youssouf ,  vêtu  d'habits  orientaux,  et 
cachant  soigneusement  mon  identité. 

Le  2  avril,  la  chaleur  était  déjcà  excessive;  le  ther- 
momètre centigrade  marquait  35  dégrés  sous  la  tente. 
Les  mouches  et  les  moustiques  étaient  nombreux  et 
ne  nous  laissaient  pas  un  instant  de  repos. 

J'avais  résolu  de  m'isoler  le  plus  possible  du  per- 
sonnel de  la  caravane,  afin  d'éviter  les  questions  indis- 
crètes, et  pourtant  je  ne  résistai  pas  aux  avances 
polies  que  me  firent  quelques  cinq  ou  six  pèlerins 
parmi  lesquels  se  trouvait  un  certain  Mollah  Ali , 
espèce  de  Rabelais  moderne,   homme  d'une  taille 


exiguë,  replet,  à  la  face  rubiconde  et  épanouie,  et  du 
caractère  le  plus  sociable  :  c'était  toujours  à  son  tour 
de  parler.  Il  savait  un  peu  de  tout,  et  on  l'écoutait 
avec  plaisir,  même  quand  il  entreprenait  de  faire  son 
éloge,  ce  qui  lui  arrivait  souvent;  mais  il  s'exprimait 
en  termes  si  bouffons,  si  spirituels,  qu'il  n'y  avait  pas 
moyen  de  résister  au  rire  fou  que  provoquaient  ses 
saillies  excentriques.  11  me  déclara,  au  premier  abord, 
qu'il  voulait  être  mon  ami,  et  depuis  ce  moment,  il  ne 
cessa  de  faire  son  possible  pour  me  prouver  la  sincé- 
rité de  l'affection  qu'il  m'avait  vouée.  Sa  gaieté  et 
son  originalité  me  firent  passer  de  joyeuses  journées. 
Cher-1-Bâne.  —  3  avril.—  7farsangs%  dix  heures  à 
les  franchir,  route  unie,  sol  coupé  par  de  nombreuses 
irrigations,  nombreux  villages  à  droite  et  à  gauche, 
belles  récoltes  encore  sur  pied,  nuées  de  sauterelles. 
Aux  premières  clartés  du  jour,  j'éprouvai  un  moment 
d'inquiétude  en  reconnaissant  le  prince  Timour-Mirza  ^. 

1  Une  Farsang  représente  une  distance  de  trois  milles  et  demi, 
h  quelques  différences  près  ,  cependant,  suivant  les  districts  où 
l'on  voyage.  En  règle  générale,  il  faut  la  compter  pour  un  peu 
plus  de  six  kilomètres. 

*  Timour-Mirza  était  au  nombre  des  princes  persans  qui  visi- 
tèrent l'Angleterre  il  y  a  quelques  années ,  et  qui,  depuis  leur 
retour  en  Asie,  ont  séjourné  à  Bagdad,  vivant  de  pensions  que 
leur  payait  le  gouvernement  anglais.  Le  nom  de  Timour  signifie 
lion,  en  langue  arabe,  et  certes  jamais  homme  ne  mérita  mieux 
celle  qualification  par  son  courage  et  son  audace.  En  mainte 
occasion  il  s'est  batlu  contre  les  Arabes  qui  se  présentent 
souvent  jusque  sous  les  murs  de  Bagdad.  Dans  une  de  ces 
rencontres,  en  1846,  il  se  vit  enveloppé  par  quelques-uns 
de  ces  enfants  du  désert,  au  moment  où  il  se  livrait  aux 
plaisirs  de  la  chasse  au  faucon.  Dans  le  premier  moment ,  les 


Je  l'avais  connu  à  Bagdad,  et  il  accompagnait  jusqu'à 
la  frontière  sa  tante,  Fakhret-Dooulet.  Ce  prince  était 
exilé  de  la  Perse  depuis  que  son  père  Fernian-Fer- 
man,  ancien  gouverneur  de  la  province  du  Fars,  avait 
aspiré  à  la  royauté.  Il  me  regarda  beaucoup,  et  de 
très-près,  sans  pouvoir  deviner  mon  identité  sous  mon 
accoutrement  modeste  ;  mais  son  air  indiquait  assez 
qu'il  soupçonnait  du  mystère  dans  ma  personne.  Il  me 
suivit  avec  ténacité,  je  finis  pourtant  par  me  perdre 
dans  la  foule  et  je  retrouvai  mon  nouvel  ami,  le  Mollah 
Ali,  dont  la  jovialité  me  lit  bientôt  oublier  cette  ren- 
contre et  toutes  mes  craintes.  Ce  singulier  sectateur 
de  rislam  était  un  musulman  des  plus  extraordi- 
naires :  superstitieux  et  vrai  croyant  jusqu'à  l'intolé- 
rance, avec  ses  compatriotes,  qu'il  ne  cessait  de  prê- 
cher et  dont  il  réprimandait  ouvertement  les  écarts 

Arabes,  qui  reconnurent  Timour,  ne  songèrent  qu'à  le  rançonner, 
mais  l'un  des  bandits  ayant  abordé  le  prince  d'une  manière  qui 
lui  déplut,  celui-ci  le  frappa  violemment.  Irrités  par  celle  atta- 
que imprévue,  les  Arabes  s'élancèrent  sur  lui,  et  après  un  combat 
désespéré,  le  laissèrent  sur  la  place,  la  poitrine  traversée  d'un 
coup  de  lance.  Il  avait  eu  un  poumon  perforé^  mais  il  guérit  lieu- 
reusementde  celle  blessure.  Les  Arabes  sont  très-superslilienx 
à  l'endroit  d'un  assassinat,  ou  même  d'une  blessure  faite  par  eux 
à  un  chef  de  famille ,  et  lorsque  deux  tribus  ont  à  vider  une 
querelle,  les  chefs  restent  ordinairement  à  l'abri  de  leur  lente, 
spectateurs  du  combat.  Ils  furent  persuadés  quelque  temps 
après,  en  voyant  mourir  leurs  chameaux  et  leurs  brebis,  que 
l'altaque  dirigée  par  eux  contre  Timour  leur  avait  porté  mal- 
heur. Ce  fut  bien  pis  encore,  lorsque  la  maladie  se  déclara  parmi 
les  membres  de  leur  famille.  Aussi,  longtemps  après  celte 
affaire,  ils  étaient  dans  l'usage  d'envoyer  de  temps  à  autre  des 
dépulalions  auprès  de  Timour  pour  le  prier  de  les  délivrer  du 
charme  fatal  qui  pesait  sur  eux. — R. 


—  1»  — 

religieux,  il  devenait  d'une  tolérance  et  d'une  indul- 
gence excessives  pour  lui-même  lorsqu'il  se  trouvait 
seul  avec  moi.  «Voyez  ces  tils  d'enfer  {Peder  soukhtè), 
c(  me  disait-il,  ils  invoquent  à  chaque  instant,  le  nom 
«  de  Dieu,  celui  d'Ali  et  de  saints  Imans,  et  cependant 
«  ils  ne  cessent  de  désobéir  à  leurs  lois.  Ce  sont  des 
«  hypocrites  qui  simulent  la  pauvreté,  mais  qui  ont  des 
«  ducats  d'or  cousus  dans  la  doublure  de  leurs  habits. 
«  Ils  ne  me  donnent  pas  une  obole,"  pour  la  peine  que 
«  je  prends  de  les  maintenir  dans  la  bonne  voie  et  de 
«  faire  germer  la  bonne  semence  dans  leur  cœur. 
«  Quant  aux  promesses,  ils  en  ont  des  magasins,  mais 
«  ils  ne  les  vident  jamais.  Le  matin,  en  arrivant  à  la 
«  halte,  je  suis  souvent  obligé  de  cuire  mon  pilau  moi- 
«  même,  et  ces  maudits  ,  sans  respect  pour  le  carac- 
«  tère  dont  je  suis  revêtu,  laissent  mes  mains  s'a- 
«  baisser  aux  travaux  abjects  de  la  cuisine,  tandis 
«qu'ils  devraient  m'aider  et  me  nourrir.  Ah!  vous 
«  autres  Younân  (c'est  ainsi  que  les  Persans  appellent 
«  les  Grecs  sujets  du  sultan)  vous  êtes  beaucoup  plus 
«humains;  tous  les  hommes  sont  vos  frères,  tandis 
«  que  ces  chiens-là  vous  considèrent  comme  des  im- 
«  purs.  Mais  je  suis  loin,  quoique  musulman,  de  par- 
«  tager  cette  sotte  opinion,  et,  pour  vous  le  prouver, 
«  je  m'établirai  ce  soir  avec  vous,  à  part,  dans  un  coin 
«  retiré,  où  nous  vivrons  en  communauté.  Acceptez- 
«  vous?  »  Je  vis  bien  de  suite  Tintention  du  Mollah. 
Il  voulait  se  pendre  à  mes  crochets,  mais  son  excel- 
lent caractère  et  ses  paroles  métaphoriques  qui  trou- 
vaient toujours  le  moyen  de  me  désopiler  la  rate, 
parlèrent  en  sa  faveur,  et  il  devint  mon  hôte  dès  le 
1.  I. 


-  40  — 

soir  même,  au  grand  désespoir  d'Ivan  qui  parut  désolé 
de  recevoir  des  ordres  réitérés ,  auxquels  il  n'osait 
désobéir. 

11  y  a  environ  250  à  260  maisons  à  Cher-I-Bâne  et 
chacune  d'elles  est  couronnée  par  quatre  ou  cinq  nids 
de  cigogne.  Je  n'ai  jamais  vu  nulle  part  autant  d'oi- 
seaux de  cette  espèce  que  dans  cette  localité. 

Koz-Rabat.  —  4  avril.  —  4  farsangs,  six  heures  de 
route.  On  marche  d'abord  une  heure  et  demie  dans 
une  plaine  à  pente  très-sensible  ;  puis  l'on  traverse 
une  montagne,  sable  et  gravier,  dont  le  versant 
occidental  est  semé  d'énormes  blocs  de  rochers  roulés. 
Il  faut  une  heure  et  demie  pour  la  franchir;  après 
quoi  l'on  débouche  dans  une  plaine  ,  assez  bien 
arrosée,  où  se  trouvent  çà  et  là  d'assez  beaux  pâtu- 


rages. 


En  arrivant  à  Koz-Rabat ,  mon  ami  le  MoUah  Ali 
faillit  se  rompre  le  col  en  faisant  une  chute.  Lui  et  son 
mulet  roulèrent  l'un  sur  l'autre  et  allèrent  tomber 
dans  une  marc  puante  où  barbotaient  des  canards 
qui  s'enfuierent  en  criant.  Le  Mollali  prit  cet  accident 
pour  un  avertissement  du  ciel  :  il  ne  voulut  pas  tra- 
verser le  village  et  s'obstina  à  le  contourner  pour 
arriver  au  campement.  Je  me  rendis  à  son  désir,  ce 
qui. me  mit  cà  même  de  voir  le  mur  d'enceinte  de 
Koz-Rabat,  construit  en  épaisses  couches  de  terre 
superposées  et  durcifiées.  Cette  muraille  paraît  être 
fort  ancienne  et  doit  avoir  été  celle  d'une  ville ,  car 
son  développement  est  considérable.  Du  côté  de  l'O- 
rient ,  on  remarque  une  porte  d'entrée  construite  en 
briques  cuites,  semblables  à  celles  de  Babylone.  Ce 


—  il  — 

village  existait  certainement  avant  que  l'Islamisme 
se  répandit  dans  cette  contrée.  Koz-Rabat  compte  en- 
viron 450  maisons. 

Khanè-Kine ,  que  les  habitants  du  pays  pronon- 
cent Khanaki.  —  5  avril.  —  4  farsangs,  six  heures  de 
route,   plaine  parsemée  de  quelques  collines  peu 

élevées. 

Une  caravane  de  pèlerins  musulmans  est  une  triste 
société  pour  un  voyageur  chrétien  qui  rencontre  tou- 
jours en  eux  les  musulmans  les  plus  fanatiques.  Ces 
chiens,  comme  les  qualifiait  leur  compatriote,  le  Mol- 
lah Ali,  tout  en  étant  couverts  de  vermine  et  sentant 
le  rance  de  manière  à  suffoquer,  s'effaçaient  pour  me 
laisser  passer,  évitant  de  se  trouver  sous  le  vent,  afin 
de  ne  point  subir  mon  contact  en  aucune  façon.  En 
ma  quahté  de  chrétien,  j'étais  impur  pour  eux.  J'avais 
beau  payer  grassement,  je  ne  pouvais  obtenir  le  plus 
léger  service  d'une  foule  de  gueux,  presque  nus,  qui 
suivaient  à  pied  la  caravane,  et  c'était  ceux-là  même 
qui  m'adressaient  le  plus  de  propos  offensants.  Il  me 
fallait  souffrir  ces  insultes  sans  mot  dire,  afin  de  ne  pas 
me  compromettre.  Ces  pèlerins  sont  assourdissants 
avec  les  exclamations  rehgieuses  et  emphatiques  qu'ils 
ne  cessent  de  répéter  sans  raison  aucune,  si  ce  n'est 
pour  faire  croire  à  des  sentiments  pieux,  dont  il  est 
très-  permis  de  douter.  Us  font  régulièrement  les 
cinq  prières  prescrites  par  le  Koran,  et  toutes  les  fois 
que  l'heure  de  les  réciter  est  arrivée,  la  caravane  s'ar- 
rête jusqu'à  ce  qu'elles  soient  finies.  J'étais  le  seul  qui 
ne  la  fît  pas  avec  les  autres  :  mon  coquin  d'Ivan,  quoi- 
que chrétien,  s'accommodait  avec  tous  ces  gens  là  :  il 


rendait  liommage  à  Jésus  avec  ses  coreligionnaires,  à 
Mahomet  avec  les  musulmans ,  au  feu  divin  avec  les 
Guèbres;  en  un  mot,  il  n'était  embarrassé  avec  per- 
sonne, car  il  connaissait  à  fond  les  pratiques  extérieu- 
'  res  de  toutes  les  religions,  et  les  pratiquait  tour  à  tour 
suivant  la  société  dans  laquelle  il  se  trouvait.  L'excep- 
tion uniaue  que  je  faisais  ordinairement,  aux  heures 
de  la  prière,  m'attirait  toujours  des  regards  courrou- 
cés et  force  propos  malveillants  ;  mais  la  considération 
dont  m'entourait  le  Mollah  et  la  ténacité  qu'il  mettait 
à  prendre  ma  défense,  exerçaient  une  certaine  in- 
fluence sur  ces  fanatiques  qui  craignaient  d'encourir 
son  blâme  en  me  molestant,  et  retenaient  leur  colère 
à  mon  égard.  Mon  hôte  ne  manquait  pas  de  me  faire 
comprendre  par  les  allusions  les  plus  directes,  faites 
dans  le  style  le  plus  fleuri ,  combien  je  devais  m'esti- 
mer  heureux  d'avoir  sa  protection  en  pareiUe  circon- 
stance, et  la  conclusion  de  tous  ses  discours  était  qu'il 
avait  besoin  de  se  reconforter  l'estomac  avec  un  verre 
de  vin  ou  une  gorgée  d'eau-de-vic,  besoin  que  je  satis- 
faisais volontiers  avec  mes  provisions  de  réserve.  Il 
mangeait  même  du  saucisson,  jurant  ses  grands  dieux 
qu'à  Bagdad,  d'où  j'avais  tiré  les  miens,  ils  étaient  tous 
fabri(| nés  avec  de  la  vian*le  de  bœuf,  et  «quand  même 
ils  seraient  f;iits  avec  de  la  chair  de  porc,  ajoutait-il 
tout  doucement ,  le  mal  ne  serait  pas  trop  grand  d'en 
manger  en  voyage,  où  les  privations  sont  si  nombreu- 
ses. »  Il  m'avouait  alors  confidentiellement  qu'il  ne 
comprenait  pas  pouripioi  le  prophète  avait  défendu  cet 
innocent  aliment.  Comme  on  le  voit,  le  Mollah  Ali 
connnentait  le  Koran  de  manière  à  excuser  ses  taules. 


—  i;j  — 

Khanè-Kine  est  une  petite  ville  composée  de  mille 
maisons  environ.  On  y  entre  par  une  rue  pavée  qui 
traverse  toute  la  ville  et  aboutit  à  un  beau  pont  en  bri- 
ques cuites  de  neuf  arches,  conduisant  à  un  faubourg, 
situé  sur  la  rive  droite  du  Diala,  où  se  trouve  un  su- 
perbe caravansérail.  Ceux  de  ces  édifices  qualifiés  du 
nom  de  caravansérails-châh,  reçoivent  gratis  les  voya- 
geurs; d'autres,  appartenant  à  des  particuliers,  sont 
ouverts  à  ceux  seulement  qui  payent  une  rétribution, 
très-faible  il  est  vrai,  au  Dalân-dar  ou  portier. 

Le  caravansérail-chàh  de  Khanè-Kine  est  situé  au 
milieu  d'une  place  environnée  de  baraques  tenant  lieu 
de  bazar.  C'est  l'emplacement  où  se  presse  toujours 
en  foule  la  population  pillarde  des  districts  environ- 
nants,  Kurdes  et  Arabes.  Le  Djaf  *  y  coudoie  le  Sind- 


>  Le  Djaf  esl  une  tribu  arabe,  fort  nombreuse,  dépendante  de  la 
Turkie,  et  composée  de  vingt-cinq  mille  familles  ,  qui  se  retirent 
pendant  l'hiver  dans  les  plaines  de  Sulimaniah  et  du  Zoliab.  Quand 
arrive  Télé,  elles  éniigrenl  vers  les  montagnes  d'Ardélan.  De 
toutes  les  tribus  Ivurdes,  celle  du  Djaf  esl  la  plus  belliqueuse  et 
la  plus  indisciplinée. 

Les  Sindjavis  appartiennent  encore  à  la  race  kurde  et  dépen- 
dent de  la  Perse.  Tantôt  ces  Arabes  campent  au  milieu  des  mon- 
tagnes de  Kermanchàh,  tantôt  ils  se  dirigent  sur  les  plaines 
qui  longent  la  frontière  Turke.  C'est  tout  au  plus  si  l'on  compte 
parmi  eux  deux  mille  familles. 

On  désigne  sous  le  nom  de  Balihtiari  une  nombreuse  tribu 
persane  dont  les  villages  s'étendent  au  centre  des  monlagnes, 
entre  Sliuster  et  Ispahan.  Strabou  en  [larle  et  les  appelle 
ndTtyyocîi?.  Dans  le  langage  cunéiforme  on  les  nomme  Patis- 
kliuris.  Leurs  mœurs  et  leur  langue  n'ont  presque  pas  varié 
depuis  le  règne  de  Cyrus.  Jxisqu'en  1840,  les  Bakiiliaris 
avaient  conservé  leur  indépendance,    mais  à  cette  époque   le 


-  14  — 

javi,  le  Bilber  s'y  trouve  à  côté  du  Bakhtiari  et  du 
Loure.  C'est  un  assemblage  pittoresque  et  bizarre  de 
tous  les  types  les  plus  divers.  La  férocité  et  tous  les 
instincts  les  plus  rudes  et  les  plus  énergiques  se  pei- 
gnent sur  la  généralité  des  physionomies  qu'on  remar- 
que dans  cette  localité;    nul  n'apparaît  la  qu'armé 
jusqu'aux   dents,  et  Tony  vient  bien  plutôt  pour 
s'enquérir  si  l'occasion  de  faire  quelque  capture  se 
présentera,  que  pour  y  vaquer  à  d'autres  occupa- 
tions. C'est  la  population  la  plus  pillarde  du  monde 
entier.  On  ne  peut  se  lasser  d'admirer  la  noblesse 
avec  laquelle  ces  hommes  portent  de  misérables  hail- 
lons qui  contrastent  singulièrement  avec  le  luxe  et  la 
beauté  de  leurs  armes.  Tel  bandit,  dont  la  défroque 
entière  ne  se  vendrait  pas  dix  sous,  possède  un  fusil 
de  haut  prix,  dont  le  long  canon  de  damas,  à  rai- 
nures, est  du  travail  le  plus  parfait;  la  batterie  ne 
répond  ordinairement  pas  au  reste;  elle  est  tout  à  fait 
défectueuse  ;  le  tout  est  ajusté  sur  le  bois  avec  des 
bandelettes  en  argent.  Quelques-unes  de  ces  armes 
ont  des  incrustations  d'or,  d'émeraudes  et  de  rubis. 
Ils  portent  aussi  de  très-belles  lances.  La  hampe  est 
faite  d'un  roseau  long,  dur  et  flexible,  mais  elles  me 
parurent  peu  maniables.  Quand  on  séjourne  à  Khanè- 
Kine,  il  serait  imprudent  de  quitter  ses  armes  un  seul 

gouverneur  persnn  leur  fil  la  guerre,  les  soumit,  et  emmena  pri- 
sonniers àTéhoran  tous  les  chefs  influenls. 

Les  Loures  soûl  les  habilanls  de  la  province  de  Lourislan, 
département  de  la  Perse  conliLju  au  pacliaiik  de  Bagdad  du 
côlé  de  l'Est  et  s'étendant  jusqu'aux  montagnes  Bakliliari.  (Voir 
la  noie  A  à  la  lin  du  volume.) 


—  15  — 

moment  et  de  perdre  de  Yue  ses  eiîets;  car  hommes, 
femmes,  enfants,  qui  se  pressent  autour  des  voya- 
geurs, n'ont  qu'un  seul  but,  celui  de  piller  ou  de  voler 
suivant  les  circonstances.  En  les  voyant  s'approcher, 
on  peut  être  sûr  qu'il  ne  se  retireront  point  sans  avoir 
fait  un  larcin.  Quand  ils  sont  en  nombre  supérieur  à 
celui  des  voyageurs,  ils  poussent  un  hourra,  puis,  à 
un  moment  convenu  entre  eux,  ils  fondent  sur  leurs 
victimes  ,  et  les  dépouillent  en  plein  midi ,  sans 
qu'il  y  ait  possibilité  de  leur  échapper.  La  dernière 
gentillesse  de  ce  genre  avait  eu  lieu  il  y  avait  environ 
huit  mois.  Depuis  lors,  Nedjib-Pacha  avait  détaché  400 
Albanais  à  Khanè-Kine,  pour  faire  la  police  du  marché; 
mais  s'ils  étaient  assez  forts  pour  réprimer  le  pillage, 
leur  vigilance  était  en  défaut  pour  empêcher  et  dé- 
couvrir les  vols  qu'ils  toléraient  souvent ,  moyennant 
une  rétribution  des  voleurs.  Heureusement  notre  ca- 
ravane était  assez  forte  en  nombre  pour  imposer  quel- 
que respect  à  ces  bandits ,  et  ils  n'osèrent  rien  entre- 
prendre ouvertement  contre  nous. 

Je  portais  la  simple  chemise  arabe,  depuis  plusieurs 
jours  déjà,  et  je  m'étais  bien  vite  aperçu,  en  Orient , 
de  son  avantage  sur  nos  habits  européens.  Ce  cos- 
tume procure  sécurité,  aisance  et  profit.  Si  nos  habits 
étriqués,  indécents  et  de  mauvais  goût,  ont  parfois  le 
mérite  de  nous  valoir  une  certaine  considération  de 
la  part  des  fonctionnaires  publics  en  Asie,  à  coup  sûr 
ils  ne  servent,  le  plus  souvent,  qu'à  nous  attirer  les  in- 
jures des  enfants  et  du  bas  peuple  et  à  nous  faire  payer 
toute  chose  le  décuple  de  sa  valeur.  Avec  une  chemise 
arabe  qui  coûte  cinq  francs,  on  peut  se  dispenser  de 


—   10  — 

renouveler  son  habillement  pendant  deux  ou  trois 
ans.  Il  faut  convenir  que  nous  aurions  grand  besoin  de 
prendre  exemple  sur  la  simplicité  des  Orientaux,  et  de 
réprimer  parmi  nous  ce  luxe  effréné  qui  me  semble 
être ,  avant  tout ,  la  cause  des  étranges  changements 
survenus  dans  les  idées  du  peuple  français.  Jamais,  je 
dois  Tavouer  ,  je  ne  me  sentis  plus  à  mon  aise  que 
dans  ma  simple  chemise  de  grosse  toile,  juché  sur  le 
bât  de  ma  monture,  qui  contenait  seulement  ce  qui 
était  nécessaire  à  mes  besoins.  Sans  être  aussi  sévère 
que  Diogène,  les  réformes  dans  ma  garde-robe  avaient 
été  considérables  ;  le  même  mulet  portait  tous  mes 
ctTets  et  ma  batterie  de  cuisine.  Celle-ci  consistait  en 
une  simple  marmite  et  un  petit  poêlon  en  tôle.  Un 
tapis  de  feutre,  plié  en  deux,  me  servait  tout  à  la  fois 
de  lit  et  de  couverture.  Ivan  ne  s'accommodait  pas 
aussi  facilement  que  moi  de  ce  ménage  à  la  Bias,  et 
paraissait  humilié  de  servir  un  personnage  faisant  si 
piètre  figure.  Il  se  révolta  à  l'idée  de  monter  plus  long- 
temps sur  un  mulet  pour  lequel  je  n'avais  payé  que 
demi-location,  parce  que,  outre  sa  personne,  l'animal 
portait  encore  deux  ballots  de  toile  américaine.  A 
notre  arrivée  à  Khanè-Kine,  il  acheta  un  cheval  pour 
quelques  tomans  qu'il  m'avait  escroqués  et  com- 
mença a  faire  l'important,  même  avec  le  Mollah  Ali, 
auquel  il  n'obéissait  plus  qu'en  raisonnant.  Heureu- 
sement notre  ami  était  facile  et  s'arrangeait  de  tout. 
Sitôt  arrivé  au  gîte,  et  nos  mulets  déchargés,  il 
était  le  premier  à  creuser  un  foyer  dans  la  terre 
pour  faire  cuire  notre  modeste  pilau  ;  quand  il 
était  prêt,  nous  le  mangions  l'un  et  l'autre  avec  nos 


—   17  — 

doigts,  sans  nous  aider  ni  de  cuillères,  ni  de  fourchet- 
tes. Au  bout  de  deux  ou  trois  jours  de  cet  exercice,  je 
m'en  acquittais,  comme  un  tiomme  qui  a  fait  cela  toute 
sa  vie  et,  vraiment,  n'en  déplaise  à  l'étiquette,  cette 
manière  avait  bien  son  avantage.  Aujourd'hui  où  je 
demeure  au  miheu  d^  gens  qui  croient  leur  civilisa- 
tion préférable  à  celle  des  Persans,  je  regrette  sou- 
vent d'être  obligé  de  me  servir  d'un  instrument 
piquant  pour  manger  certains  mets  auxquels  je  trou- 
vais infiniment  plus  de  goût,  lorsque  je  les  portais  à 
ma  bouche  avec  les  doigts. 

Pendant  la  nuit  que  nous  passâmes  à  Khanè-Kine, 
nous  eûmes  de  fréquentes  alertes  causées  par  l'audace 
des  pillards.  Il  fallut  les  tenir  constamment  à  distance 
en  tirant  des  coups  de  fusils,  et  nous  restâmes  ainsi 
éveillés  jusqu'au  jour,  sans  interruption.  Ces  miséra- 
bles rampaient  sur  le  ventre  jusqu'aux  mulets  et  aux 
ballots  de  marchandises,  et  malgré  la  vigilance  des  ca- 
ravaniers et  des  pèlerins,  ils  enlevèrent  la  charge  de 
plusieurs  bêtes  de  somme.  Notre  plaisir  fut  grand,  aux 
uns  et  aux  autres,  lorsque  nous  pûmes,  au  lever  du 
soleil,  quitter  ce  gîte  inhospitalier.  Il  aurait  été  im- 
prudent de  nous  en  éloigner  la  nuit,  car  nous  aurions 
pu  tomber  au  milieu  dune  troupe  d'autres  pillards 
qui,  en  tout  temps,  battent  les  deux  étapes  suivantes. 
Kasr-Chirine. — 6  avril. — 5  farsangs,  six  heures  de 
route,  chemin  ondulé ,  accidenté  et  inculte  pendant 
les  quatre  premières  farsangs;  la  dernière  étape  tra- 
verse un  sol  cultivé,  arrosé  par  le  Diala,  où  l'on  puise 
l'eau  des  irrigations,  pour  les  cultures  environnantes. 
Le  trajet  de  cette  étape  offrait  de  grands  dangers. 


—  18  — 
Nous  savions  qn'un  tipe  (brigade)  de  cavalerie  per- 
sane, cantonné  à  Ser-Peul,  sous  les  ordres  du  Sertip  * 
Châh-Abbas-Khan,  avait  eu  l'avant-veille  un  sanglant 
engagement  avec  les  nomades  Bilbers,  établis  sur  les 
flancs  de  la  route  que  nous  avions  à  parcourir,  et, 
qu'outre  les  gens  qu'il  leur  avait  tués,  il   en  avait 
emmené  un  grand  nombre  prisonniers.  Les  Bilbers, 
informés  de  l'arrivée  d'une  caravane  persane ,  de- 
vaient immanquablement  essayer  de  se  venger  sur 
elle  ;  c'était  du  moins  l'opinion  générale  ;  aussi  cha- 
cun avait-il  chargé  et  préparé  ses  armes,  avant  de 
quitter  Khanè-Kine.  Ces  mesures  de  prudence  n'étaient 
point  inutiles,  ainsi  qu'on  le  verra  tout  à  l'heure;  mais 
quel  ne  fut  pas  mon  étonnement,  lorsqu'au  moment 
du  départ,  notre  caravane  se  divisa,  comme  les  jours 
précédents,  et  partit  par  petits  détachemcns,  à  la  suite 
les  uns  des  autres ,  à  d'assez  grands  intervalles  ?  A 
cette  conduite  imprudente,  je  reconnus  bien  vite  l'in- 
souciance habituelle  des  Persans.  Pour  eux,  «  ce  qui 
est  écrit  est  écrit  »  et  ils  pensent  que  rien  ne  saurait 
les  soustraire  à.  leur  destinée  (hismel-nassib).  Ils  se 
résignent  à  des  maux  qu'un  peu  de  prévoyance  leur 
éviterait,  et  se  lancent  de  gaieté  de  cœur  dans  des 
dangers  prévus  en  se  consolant  par  ces  simples  mots: 
«  Khouda  Kcrim!  »  (Dieu  est  miséricordieux!)  Je  me 
mis  donc  en  route  à  mon  tour,  assez  peu  rassuré.  J'en- 
tendis bien,  il  est  vrai,  quelques  personnes,  plus  pru- 

1  Serlip  vient  de  Ser  qui  signifie  tête,  sommet,  et  tip,  un  faisceau 
de  lances.  —  Comparez  tip  à  tope,  un  bouquet  d'arbres,  el  à  lépé, 
un  amas  de  terre.  Racine  sanscrite.  —  R. 


—  19  — 

dentés  que  les  autres,  se  récrier  sur  le  décousu  de  notre 
marche,  mais  on  ne  tint  aucun  compte  de  leurs  repré- 
sentations. De  mon  côté,  je  fis  tous  mes  efforts  près  du 
Mollah  x\li,  afin  de  l'engager  à  user  de  son  influence 
pour  réunir  autour  de  nous  une  centaine  d'hommes 
armés;  mais  mon  excentrique  compagnon  me  répon- 
dit par  un  regard  tout  à  la  fois  le  plus  superbe,  le  plus 
drôle  et  le  plus  bouffon  que  j'aie  vu  de  ma  vie;  son 
œil  s'enflamma,  ses  narines  se  gonflèrent,  et  il  essaya 
d'exciter  sa  monture  poussive  en  la  rassemblant  par 
deux  vigoureux  coups  de  talon,  puis  prenant  tout  à 
coup  un  air  belliqueux  des  plus  magnifiques,  il  simula 
la  pose  du  Djérid  et  m'apostropha  en  ces  term^es  : 
«  Qu'avez-vous  à  craindre  en  ma  compagnie?  vous 
ignorez    donc  que  la   réputation  de  mon   courage 
s'étend  jusqu'aux  confins  des  pays  musulmans  !  et 
quel  est  le  chien  qui  oserait  venir  s'exposer  au  tran- 
chant de  mon  sabre  !  n'ayez  pas  de  craintes,  et,  à  tout 
événement,  reposez-vous  sur  moi.»  Malgré  cette  assu- 
rance, je  continuai  à  faire  route  avec  une  fraction 
de  la  caravane,    composée   de   quelques  cavaliers 
bien  armés ,  de  femmes  en  litières ,  et  de  mulets 
chargés  de  ballots,  environ  quatre-vingts  personnes 
isolées  du  reste  des  voyageurs,  que  nous  n'apercevions 
ni  sur  nos  devants,  ni  sur  nos  derrières.  Il  était  neuf 
heures  du  matin,  et  nous  marchions  depuis  trois  heu- 
res, lorsqu'Ivan  s'écria  tout cà coup:  asaheb  duzd  ama- 
dest!  »  (maître  :  voilà  les  voleurs !)  A  cette  exclama- 
tion, le  Mollah,  qui  marchait  à  côté  de  moi,  fit  un  saut 
convulsif  sur  sa  mule  et  changea  de  couleur.  Après 
avoir  porté  ses  regards  de  tous  côtés  sans  rien  aper- 


—  20  — 
cevoir,  il  se  remit  un  peu,  et  par  égard  pour  moi,  il 
n'apostropha  pas  Ivan  avec  trop  de  sévérité.  Cepen- 
dant, il  ne  put  s'eniytîcher  de  lui  dire  avec  quelque 
aigreur  :  «  merd-ké  (oli!  lionnnc),  pourquoi  troubler 
le  calme  dont  nous  jouissons  par  tes  craintes  puériles 
et  imaginaires,  que  Dieu  te  pardonne!  {khonda  ne 
kouned!)  ainsi  soit-il;  garde  tes  visions  pour  toi,  cesse 
tes  sots  propos,  et  ne  porte  plus  l'agitation  dans  nos 
esprits.  »  Mais  la  réprimande  du  Mollah  n'empêcha 
point  Ivan  d'insister,  et  il  avait  raison,  car  il  nous  fit 
observer  des  têtes  d'hommes  dépassant  la  crête  des 
monticules  situés  à  dix  minutes  en  avant,  sur  notre 
droite  ,  et  où  l'on  remarquait  un  grand  mouvement. 
Aussitôt ,  les  mieux  montés  et  les  mieux  armés  des 
nôtres  se  détachèrent  en  éclaireurs  de  ce  côté,  et, 
quelques  instants  après,  ils  engageaient  la  fusillade 
avec  les  Bilbcrs,  qui  nous  attendaient  au  passage  pour 
essayer  de  nous  dépouiller.  Aux  détonations  venaient 
se  joindre  les  cris  et  les  juremens  des  muletiers,  qui 
faisaient  tout  leur  possible  pour  réunir  et  empêcher 
d'avancer  leurs  bêtes  de  somme  :  les  femmes  et  les 
enfans  pleuraient  ou  invoquaient  Dieu,  Ali  et  les 
Imans.  Les  hommes ,  un  peu  moins  effrayés ,  pous- 
saient cette  cohue  désolée  sur  le  sonmiet  d'une  émi- 
nence  située  à  deux  pas  de  la  route.  En  un  clin  d'œil, 
les  mules  furent  déchargées  et  les  balles  de  maichan- 
dises  rangées  sur  le  pourtour  de  cette  forteresse  'im- 
provisée en  guise  d'épaulement;  puis  chacun  se  posta 
et  attendit  l'atlacpie.  Quand  nos  tirailleurs  jugèrent 
les  dispositions  défensives  assez  avancées,  ils  battirent 
en  retraite  avec  assez  d'ordre,  et  vinrent  nous  rejoin- 


—  21  — 

dre.  Les  Bilbers,  au  nombre  de  trois  cents  environ, 
les  suivaient,  mais  à  distance  respectueuse,  en  tiraillant 
hors  de  portée  :  nous  leur  envoyâmes  de  notre  côté 
une  grêle  de  balles  qui  n'atteignirent  personne.  Le 
feu  continua  ainsi  pendant  trois  quarts  d'heure,  jus- 
qu'au moment  où  la  princesse  arriva  avec  ses  frères 
et  sa  nombreuse  escorte.  Les  pillards  se  dispersèrent 
alors  dans  toutes  les  directions,  et  bientôt  nous  n'en 
vîmes  plus  un  seul.  Une  fois  débarrassés  d'eux,  je  me 
rappelai  le  Mollah  qui  avait  disparu  depuis  le  com- 
mencement de  l'action.  Après  quelques  instants  de  re- 
cherche, je  le  découvris  et  le  retirai  de  dessous  une 
litière  de  femme  où  il  s'était  blotti,  entre  deux  ballots 
de  cotonnades  anglaises.  Il  était  pâle  à  faire  peur,  sa 
langue  et  son  gosier  desséchés  lui  refusaient  la  parole, 
et  il  fut  assez  longtemps  à  se  remettre.  Quand  nous  nous 
remîmes  en  route,  je  le  vis  se  faufder  tour  à  tour  dans 
chaque  groupe  de  pèlerins ,  et  leur  conter  des  hâble- 
ries. Cependant  il  avait  la  pudeur  de  se  tenir  toujours 
hors  de  ma  portée,  ce  qui  ne  m'empêcha  pas  de  l'en- 
tendre, à  diverses  reprises,  faire  un  éloge  pompeux  de 
sa  bravoure  :  «  J'en  ai  tué  quatre  à  bout  portant,  » 
disait-il,  et  tel  était  son  aplomb  que,  bien  que  nul 
n'ignorât  qu'il  mentait,  aucun  n'osa  le  contredire; 
je  crois  même  qu'il  reçut  des  féhcitations  de  ses  audi- 
teurs. 

Kasr-Chirine  est  un  tout  petit  village  de  vingt-huit 
maisons,  au  milieu  des  quelles  s'élève  un  caravansé- 
rail-châh  en  assez  bon  état,  situé  sur  le  revers  d'une 
montagne  au  pied  de  laquelle  coule  le  Diala.  C'est  un 
gîte  abominable,  dont  la  population  comj)te  au  nom- 


—  22  — 

bre  clés  habitués  de  la  place  de  Khanè-Kine  ;  les  ali- 
ments s'y  vendent  un  prix  exorbitant ,  quand  on  en 
trouve,  car  le  plus  souvent  il  n'y  a  rien  à  manger,  et  il 
est  prudent  de  se  pourvoir  à  réta[)e  précédente.  Dans 
les  jours  d'abondance,  on  peut  y  acheter  des  œufs,  du 
lait  aigre,  du  mauvais  pain  noir,  de  l'orge  et  de  la 
paille,  que  les  habitants  vont  chercher  dans  les  autres 
localités  pour  les  revendre  aux  voyageurs,  car  leur 
pays  ne  produit  rien  absolument,  si  ce  n'est  les  cail- 
loux dont  le  sol  est  recouvert  à  six  pouces  d'épaisseur. 
Kasr-Chirine  est  construit  à  l'extrémité  ouest  d'une 
grande  ville  en  ruines,  dont  l'enceinte,  parfaitement 
indiquée,  forme  un  carré  long  d'une  heue  au  moins 
de  développement,  sur  les  faces  les  moins  étendues. 
De  nombreux  pans  de  murailles  et  des  restes  d'édi- 
fices, oui  devaient  être  grandioses,  sont  encore  de- 
bout :  d'énormes  blocs  de  pierres  de  taille  ont  seuls  été 
employés  pour  ces  constructions.  Ce  devait,  à  coup 
sûr,  être  une  cité  importante.  Ces  vestiges  anciens 
s  étendent  encore  très-visiblement  sur  une  4ongueur 
de  quatre  farsangs.  Les  Persans  aiment  fort  le  mer- 
veilleux, aussi  n'ont-ils  pas  manqué  d'écrire  une  foule 
de  légendes  sur  cette  locaUté  ;   elles  sont  surtout 
en  l'honneur  de  la  belle  Chirine  et  de  son  amant  Fer- 
had,  habile  sculpteur,  auquel  ils  attribuent  les  travaux 
les  plus  gigantesques.  Ce  fut  lui,  disent-ils,  qui  creusa 
dans  le  roc  vif  un  aqueduc  de  cinq  farsangs  de  lon- 
gueur dont  on  voit  encore  les  ruines,  s'étendant  du 
pied  des  montagnes  jusqu'à  la  ville.  L'artiste  amou- 
reux, au  dire  des  légendes,  l'alimentait  avec  des  fiots 
de  lait  destinés  à  abreuver  son  coursier  favori,  logé 


< 


—  23  — 

dans  le  château  de  sa  bien-aimée.  Cette  célèbre  Chi- 
rine,  tant  célébrée  par  les  auteurs  persans,  vivait  au 
commencement  du  vu*  siècle  ;  elle  était  la  favorite 
du  roi  sassanide  Khosrou-Purviz,  et  répondait  néan- 
moins à  la  flamme  du  sculpteur  Ferhad.  Khosrou  ne 
l'ignorait  point.  Il  promit  à  ce  dernier  de  lui  céder 
l'objet  de  ses  feux,  s'il  parvenait  à  percer  un  rocher 
énorme,  par  où  l'on  pourrait  amener  dans  la  plaine 
d'abondantes  eaux  qui  coulaient  et  se  perdaient,  sans 
protît  pour  personne,  à  travers  les  montagnes.  Ferhad 
se  mit  aussitôt  à  l'œuvre,  et  ce  travail,  que  tout  le 
monde  avait  jugé  impossible,  fut  cependant  conduit 
avec  le  plus  grand  succès  par  l'artiste  amoureux.  11 
touchait  presque  à  sa  fm,  lorsque  le  roi,  craignant  de 
perdre  sa  belle  maîtresse,  envoya  un  messager  à  Fer- 
had pour  lui  annoncer  que  Chirine  venait  de  mourir. 
Cet  infortuné  se  trouvait  alors  sur  la  cime  d'un  rocher 
très- élevé  :  dans  son  désespoir,  il  se  précipita  dans 
l'abîme  ouvert  sous  ses  pieds  et  mit  fin  à  son  existence. 
Quant  à  la  belle  Chirine,  quoique  les  auteurs  assurent 
qu'elle  aimât  passionnément  Ferhad,  ils  prétendent 
qu'elle  s'empoisonna,  quelque  temps  après,  autant  par 
l'effet  du  désespoir  qu'elle  éprouva  de  la  mort  du  roi 
Khosrou,  que  pour  échapper  à  l'amour  incestueux  de 
Sirsez,  son  fds  et  son  successeur.  Tous  les  anciens  mo- 
numents qu'on  voit  encore  en  Perse,  et  dont  les  habi- 
tants ignorent  l'origine,  sont  exclusivement  attribués 
par  eux  à  Ferhad  ou  à  Roustem. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  faire  ressortir  l'invraisem- 
blance de  la  version  persane  sur  l'origine  de  la  ville 
de  Kasr-Chirine.  A  n'en  pas  douter,  elle  existait  déjà 


^4  —     *" 

(le[)ui?  bien  des  siècles,  au  temps  où  vivait  le  sculpteur 
Fei  iiad .  11  est  même  impossible  dattribuer  sa  construc- 
tion aux  Persans ,  car  ce  peuple  ne  s'est  jamais  servi 
de  la  pierre  de  taille  dans  ses  monuments.  Dans  les 
temps  les  plus  reculés,  comme  de  nos  jours,  on  a  tou- 
jours employé  en  Perse  la  brique  séchée  au  soleil  et, 
par  exception,  la  brique  cuite  au  four;  c'est  ce  qui  fait 
qu'on  ne  trouve  plus  aujourd'hui  aucun  vestige  des 
monuments  qui  existaient  autrefois  dans  les  grandes 
cités  persanes,  dont  l'emplacement  môme  est  encore 
un  objet  de  doute  pour  les  savants.  S'il  m'était  permis 
de  hasarder  une  opinion,  je  dirais  que  les  ruines  de 
Rasr-Chirine  nous  représenteraient  assez  bien  la  ville 
d'Oppidum.  Les  auteurs  anciens  la  placent  dans  les 
monls  Zagros  entre  Opis  et  Ecbatane  et  elle  avait  été 
fondée  par  une  colonie  de  Béotiens,  amenée  en  Perse 
par  le  roi  Xcrxès. 


CHAPITRE  IL 


Ser-Peul. — Attaque  des  Djafs  qui  se  jettent  sur  nous  à  leur  tour. 
—L'honneur  persan.  —  Châh-Abbas-Kban.  —  Sa  conduite 
avec  les  tribus.  —  Malversations  et  concussions.  —  Le 
chemin  des  montagnes.  —  Les  Sindjavis.  —  Les  actes  de 
la  princesse.  — Scène  de  confusion. — Apathie  des  Iliates. 
— Opinion  du  Mollah  Ali  sur  ces  peuples  nomades.  —  Pa- 
renté des  sectes  mahométanes  entre  elles.  —  La  passe  de 
Kérend.  —  Arrivée  dans  cette  ville. —  Les  habitants.  —  Ré- 
volte des  Kérendiens.  —Causes  de  cette  révolte.  — Une 
horrible  trahison.  —  Crimes  commis  avec  impunité.  —  Ha- 
roun-Abad.  —  Mahi-Daicht.  —  Kermanchàh.  —  L'armée 
persane. — L'émir  Me uhb. — Ali-Khan. — Mauvaise  administra- 
tion.— Les  tribus  kurdes. — Les  chevaux  de  cette  province. — 
Les  tapis  du  pays. — Pains  et  gâteaux  de  manne. — Revenus. 
— Takht-el-Bostane.  —  Fausseté  d'Ivan.  —  Bisutoun.  —  Le 
fleuve  Kerkha. — Grandes  ruines.  —  Inscriptions.  —  La  cara- 
vane persane. — Kienguaver.  — La  montagne  Nahavend. — La 
forteresse  de  Kienguaver.  — Bataille  livrée  en  l'an  641. — 
Excellents  pâturages.  —  Site  de  l'ancienne  Ecbatane.  — 
Arrien. — Le  tombeau  d'Héphestion. 


Ser-Peul.  —  7  avril.  — Avant  de  quitter  Kasr-Chi- 
rine,  nous  éprojjvàmes  de  nouvelles  complications  et 
elles  faillirent  se  dénouer  un  peu  plus  tragiquement 
que  celles  de  la  veille;  la  cause  de  ce  nouvel  incident 
était  celle-ci.  Le  Sertip  Cliàh-Abbas-Khan,  comman- 
dant la  cavalerie  persane  cuntonnée  à  Ser-Peul,  avait 
fait  dans  le  courant  de  mars,  une  expédition  contre  la 
tribu  des  Djafs  ,  établie  sur  un  territoire  contesté  et 
dont  le  Chah  et  le  Sultan  revendiquaient  l'un  et 
Fautre  la  propriété.  Mais  comme  les  Persans  occu- 
1.  2 


—  2G  — 

paient  le  pays,  ils  l'administraient  et  jouissaient  de 
son  revenu.  Ils  prirent  pour  prétexte  de  leur  attaque 
contre  les  Djafs  de  prétendues  déprédations ,  le 
pillage  de  quelques  caravanes  et  le  refus  de  payer 
riinpôt.  Les  cavaliers  persans  étaient  tombés  au  mi- 
lieu des  campements  de  la  tribu  à  l'improviste,  sabrant 
et  pillant  sans  miséricorde  tout  ce  qui  leur  tombait 
sous  la  main.  Les  Djafs,  ainsi  surpris,  n'eurent  que 
le  temps  de  sauter  sur  leurs  clievaux  et  d'assurer  la 
retraite  de  leurs  femmes  et  de  leurs  enfants,  abandon- 
nant aux  assaillans  leurs  tentes  et  leurs  troupeaux,  et 
les  cadavres  de  sept  hommes  tués.  Ils  purent  sauver 
la  plupart  de  leurs  blessés  qui  étaient  en  grand  nom- 
bre :  dix- sept  d'entre  eux  cependant  furent  pris  par 
Cbàh-Abbas-Klianqui  les  emmena  à  Ser-Peul,  empor- 
tant aussi  le  riche  butin  dont  il  venait  de  s'emparer. 
Nous  apprîmes  ces  détails  en  arrivant  à  Kasr-Chirine, 
et,  comme  les  Djafs  se  trouvaient  dans  les  environs, 
grand  nombre  de  pèlerins,  du  côté  desquels  je  me 
rangeai,  jugèrent  prudent  de  s'enfermer  dans  le  ca- 
ravansérail. Seule ,  la  princesse  Fakhret-Dooulet  se 
croyant  suffisamment  protégée  par  sa  nombreuse  suite 
et  le  voisinage  de  la  cavalerie  persane  ,  ne  crut  pas 
devoir  adopter  cette  mesure  et  fit  dresser  ses  tentes 
sur  le  bord  delà  rivière.  Cette  imprudence  faillit  lui 
coûter  clier.  Ce  fut  par  le  plus  grand  des  hasards 
qu'elle  reçut  l'avis,  vers  le  milieu  de  la  nuit,  que 
Rléliémed-Bey,  chef  des  Djafs,  savançait  pour  l'en- 
lever, à  la  tête  de  six  cents  cavaliers.  Elle  n'eut  que  le 
temps  de  plier  bagage,  et,  à  peine  était-elle  parvenue 
à  nous  rejoindre  dans  le  caravansérail,  dont  nous 


—  27  — 

avions  fermé  et  barricadé  la  porte  d'entrée,  que  les 
Djafs  se  montrèrent  au  sommet  de  toutes  les  éminences 
qui  dominaient  notre  retraite.  Il  s'engagea  aussitôt 
entre  eux  et  nous  une  fusillade  aussi  peu  meurtrière 
que  celle  que  nous  avions  échangée  la  veille  avec  les 
Bilbers,  avec  cette  différence  qu'elle  se  prolongea  jus- 
qu'au jour  sans  que  personne  fût  tué  ou  blessé.  Ibra- 
him-Pacha, gouverneur  de  Zohab,  qui  se  trouvait  près 
de  la  princesse ,  fut  alors  envoyé  en  parlementaire 
près  de  Méhémed-Bey  ;  et  il  fit  la  paix  aux  conditions 
suivantes.  Méhémed-Bey  s'engageait  à  escorter  la  prin- 
cesse et  sa  suite  jusqu'à  Ser-Peul  et  à  la  préserver  de 
toute  insulte,  à  condition  qu'une  fois  arrivée-là,  celle- 
ci  interviendrait  auprès  de  Chàh-Abbas-Khan  pour 
faire  rendre  à  la  liberté  les  prisonniers  djafs  et  obtenir 
la  restitution  des  bagages  et  des  troupeaux  qu'il  leur 
avait  enlevés.  Méhémed-Bey  exécuta  avec  loyauté  l'en- 
gagement qu'il  avait  pris,  et  nous  conduisit  sains  et 
saufs  jusqu'à  Ser-Peul  ;  mais,  dès  que  la  princesse  fut 
en  sûreté ,  elle  se  montra  moins  soucieuse  de  tenir  sa 
promesse  que  le  chef  des  Djafs,  car  elle  s'enferma  dans 
sa  tente,  refusa  de  le  recevoir  et  le  fit  prévenir  que, 
s'il  ne  se  retirait  à  l'instant,  elle  allait  donner  l'ordre  à 
Châh-Abbas-Khan  de  l'attaquer  pour  l'y  contraindre. 
Les  Persans  sont  d'une  insigne  mauvaise  foi,  cela  est 
connu;  mais  je  dois  dire,  à  la  louange  de  ceux  qui 
composaient  notre  caravane,  qu'ils  furent  indignés 
de  la  conduite  de  la  princesse,  et  qu'ils  ne  se  gênèrent 
point  pour  déclarer  hautement  que  tous  les  torts 
étaient   du    côté  de   Chàh-Abbas-Khan,    qui   avait 
inventé  les  délits  qu'il  reprochait  aux  Djafs,  afin  de 


—  -28  — 

s'enrichir  à  leurs  dépens,  et  faire  croire  au  Chah,  en 
lui  adressant  un  rapport  mensonger,  qu'il  était  un 
serviteur  brave,  zélé  et  intelligent.  Les  pèlerins  m'af- 
firmèrent que  les  Djafs,  loin  de  piller  les  caravanes, 
assuraient  au  contraire  la  sécurité  de  la  route.  Comme 
ils  occupaient  un  terrain  contesté  entre  les  deux  em- 
pires musulmans,  ils  avaient  tout  intérêt  à  en  expulser 
tous  les  perturbateurs,  afin  qu'on  ne  leur  reprochât  pas 
les  délits  que  ceux-ci  pouvaient  commettre.  Bien  plus, 
ils  avaient  intégralement  payé  l'impôt;  seulement, 
comme  Chàh-Abbas-Khan  avait  voulu  le  doubler  à  son 
profit,  ils  s'étaient  refusés  à  ses  étranges  exigences. 
Voilà  ce  qui  venait  de  se  passer  à  Ser-Peul,  et  cette 
manière  d'agir  se  renouvelle  chaque  jour  sur  tous  les 
points  de  la  Perse  !  Avec  un  pareil  système,  comment 
ce  pays  pourrait-il  se  relever  de  sa  décadence?  Les 
agents  subalternes  pillent  et  partagent  le  fruit  de  leurs 
concussions  avec  les  ministres ,  qui  les  maintiennent 
en  place  parce  qu'ils  y  trouvent  leur  profit.  La  partie 
la  plus  malheureuse  de  la  population,  c'est-à-dire  celle 
qui  vit  de  son  travail,  est  toujours  la  plus  maltraitée, 
et  lorsque  ses  plaintes  arrivent  au  pied  du  trône, 
elles  sont  transformées  et  défigurées  au  point  de  faire 
passer  ces  malheureux  pour  des  coupables.  Ces  plaintes 
leur  attirent  toujours  de  nouvelles  persécutions.  Ne 
trouvant  justice  nulle  part,  le  peuple  se  la  fait  lui- 
même,  quand  il  en  trouve  l'occasion,  et  la  longue 
chaîne  d'iniquités,  dont  il  supporte  le  poids  en  silence, 
se  brise  souvent  par  suite  dune  tension  trop  forte  : 
de  là  de  sanglants  déliais.  Le  Chah  croit  pourtant 
son  peuple  heureux  1  Pauvre  Perse!  jiauvres  Persans! 


—  -iu  — 

11  y  a  quatre  farsangs  à  parcourir  de  Kasr-Cliirine 
à  Ser-Peul ,  et  une  caravane  les  franchit  en  cinq 
heures  et  demie  ;  la  route  est  aride,  pierreuse,  ondulée 
et  accidentée.  Ser-Peul  n'a  qu'un  mauvais  caravan- 
sérail-chàh  ,  occupé  par  la  cavalerie  persane  qui  n'y 
reçoit  pas  les  voyageurs  :  ils  sont  donc  réduits  à  cam- 
per à  la  belle  étoile ,  exposés  aux  intempéries  de  la 
saison.  Une  dizaine  de  huttes  sont  adossées  à  cet  édifice 
et  servent  de  boutiques  à  des  bakah  (marchands  de 
comestibles).  Le  Diala  passe  à  côté  du  caravansérail; 
on  le  traverse  sur  un  pont  qui  donne  son  nom  à  la 
localité.  En  arrivant  à  Ser-Peul,  nous  nous  trouvâmes, 
à  ma  grande  satisfaction,  sur  le  territoire  persan. 

Kérend.  — 8  avril. — Sept  farsangs,  que  l'on  franchit 
en  onze  heures  et  demie. 

Après  trois  heures  de  marche  à  travers  les  prairies 
d'une  vallée  rafraîchie  par  de  nombreux  cours  d'eau 
vive,  nous  laissâmes  sur  notre  droite  les  hautes  mon- 
tagnes du  Louristan ,  couvertes  de  bouquets  d'arbres 
et  couronnées  de  neige;  puis  nous  nous  engageâmes 
dans  les  montagnes  nues  et  dépouillées  qui  s'élevaient 
sur  notre  gauche.  Elles  étaient  boisées  seulement 
sur  les  plus  hautes  sommités;  quelques  arbres  de 
haute  futaie  y  poussaient  çà  et  là,  au  milieu  des  taillis 
et  des  broussailles;  ce  sont  des  chênes,  des  tilleuls, 
des  ormes,  des  hèires  et  diverses  variétés  d'arbres 
fruitiers  à  l'état  sauvage.  La  route  qu'il  faut  gravir 
pour  traverser  la  montagne  est  des  plus  difficiles, 
et  cela,  moins  à  cause  de  sa  pente  rapide  que  de 
la  grande  quantité  de  blocs  de  rochers  et  de  cail- 
loux cpii  recouvrent  le  sol ,  et  ne  permettent  aux 


—  30  — 

chevaux  d'avancer  que  très-lentement,  et  avec  des 
peines  incroyables.  A  ces  difficultés  naturelles,  vint  s'en 
joindre  une  autre  accidentelle,  qui  retarda  considéra- 
blement notre  marche  :  la  route,  depuis  la  base  jus- 
qu'au sommet  de  la  montagne,  était  couverte  de  bêtes 
de  somme  et  de  troupeaux ,  appartenant  à  la  tribu 
des  Sindjavis.  Ils  quittaient  la  plaine  qui  reste  aride 
pendant  l'été  et  l'automne,  pour  aller  s'établir  dans 
les  hauts  pâturages.  Leur  bagage  se  composait  de  plus 
de  quatre  mille  tentes,  portées  par  des  chameaux,  des 
chevaux,  des  bœufs,  des  mulets  et  des  ânes  qui  nous 
barraient  le  chemin  à  chaque  pas.  La  princesse  et  ses 
Persans  ne  s'arrêtèrent  point  devant  cet  obstacle  :  ils 
renversaient  tout  devant  eux  pour  se  frayer  un  pas- 
sage; leurs  cris  et  les  plaintes  des  Sindjavis,  les  la- 
mentations des  femmes  et  des  enfants,  le  beuglement 
des  bœufs ,  le  hennissement  des  chevaux ,  le  braie- 
ment  des  ânes ,  l'aboiement  des  chiens,  le  bêlement 
des  chèvres  et  des  moutons ,  le  chant  des  coqs,  don- 
naient laphysionomiela  plus  étrange  à  cette  scène.  L'a- 
valanche des  Persans  heurtant  cette  masse  compacte, 
faisait  rouler  bon  nombre  de  bêtes  de  somme  dans 
les  précipices.  Des  jeunes  agneaux ,  des  chevraux  et 
des  veaux  étaient  attachés  sur  quelques-unes  d'cn- 
tr'cUes  :  c'était  pitié  de  les  voir  mis  en  pièces  après 
avoir  roulé  quelque  temps  dans  l'abîme.  Je  ne  pouvais 
comprendre  la  résignation  de  ces  malheureux  Iliates 
(nomades),  qui  étaient  assez  forts  pour  nous  écraser 
et  qui  pourtant  subissaient  cette  destruction  de  leurs 
richesses  sans  songer  à  la  résistance.  Bien  au  con- 
traire, quand  la  princesse  passait,  ils  faisaient  des 


—  31  — 

vœux  pour  que  les  bienfaits  du  ciel  l'accompagnas- 
sent, elle  et  les  siens.  Je  ne  pus  m'empêcher  de  ma- 
nifester l'impression  que  je  ressentais  au  Mollah 
Ali,  à  qui  la  frayeur  avait  coupé  la  parole  depuis 
l'attaque  des  Bilbers;  mais  l'air  de  la  [)atrie  et  la  va- 
riété des  scènes  qui  se  présentaient  à  nos  yeux,  au  mi- 
lieu de  l'émigration  sindjavienne  le  remirent  bientôt 
dans  son  état  naturel. — «  Comment,  me  répondit-il, 
«  pouvez-vous  vous  apitoyer  sur  le  sort  de  ces  brutes? 
«  On  ne  saurait  les  comparer  qu'aux  bêtes  des  forêts, 
«  qu'elles  égalent  en  férocité  :  ces  peuples  ne  sont 
«  musulmans  que  de  nom,  car  ils  ne  font  ni  prières, 
c(  ni  ablutions,  ne  jeûnent  point  et  refusent  la  dîme 
«  aux  Mollahs.  J'ai  la  conviction  que  les  exterminer 
«  serait  une  action  infiniment  agréable  à  Dieu  et  au 
«  Prophète  :  j'accorde  seulement  qu'on  i)ourrait  épar- 
«  gner  leurs  femmes  pour  peupler  nos  harems ,  car 
«  elles  y  puiseraient  de  bons  enseignements.  Penser 
«  autrement  à  l'égard  de  ces  mécréants  serait  provo- 
«  quer  le  courroux  céleste.  » 

Eh!  bien  tout  ce  que  venait  de  me  dire  là  mon  ami 
le  Mollah,  était,  à  n'en  pas  douter,  la  pensée  des  autres 
Persans  composant  notre  caravane.  Les  Sindjavis  pas- 
sent pour  être  une  secte  qui  n'est  musulmane  que  de 
nom  ;  cela  suffisait  pour  les  faire  mettre  hors  la  loi 
par  ces  pèlerins  fanatiques.  On  peut  se  figurer  quelles 
doivent  être  les  relations  des  populations  entre  elles, 
dans  un  pays  oi^i  l'Islamisme  se  subdivise  en  une  infi- 
nité de  sectes,  toutes  ennemies  irréconciliables,  et 
Ton  comprend  de  quelle  manière  la  fraternité  est 
comprise  dans  ces  régions.  Il  nous  fallut  trois  quarts 


d'heure  pour  arriver  au  haut  de  la  montée,  par  suite 
des  obstacles  (|uc  nous  rencontrions  à  chaque  pas.  Le 
premier  échelon  qui  conduit  sur  le  grand  plateau  de 
l'Asie  centrale  était  franchi  ;  dès  lors  nous  n'avançâ- 
mes plus  qu'à  travers  un  pays  quelquefois  ondulé, 
mais  le  plus  souvent,  dans  un  défilé  très-boisé  et  très- 
fatigant  pour  nos  montures ,  en  raison  de  la  grande 
quantité  de  pierres  qui  recouvraient  le  sol.  Un  cara- 
vansérail-châh,  ruiné,  se  trouve  au  milieu  du  défilé; 
la  forêt  cesse  dès  qu'on  l'a  dépassé  et  fait  place  à  une 
vallée  large  d'environ  trois  quarts  de  lieue,  couverte 
de  gras  pâturages,  au  milieu  desquels  s'élèvent  en  été 
de  nombreuses  tentes  de  nomades.  On  remarque  aussi 
çà  et  là  quelques  villages.  ^ 

1  Depuis  que  M.  Ferricr  a  écrit  ce  passage,  Zohab  et  Ser- 
Peul  ont  été  restitués  aux  Turks  par  les  Pers.ins.  La  nionlague 
de  Kércnd  ,  qui  est  la  limite  la  plus  naturelle  entre  les  deux 
États,  a  été  désignée  par  des  commissaires  spéciaux,  comme 
h  frontière  que  reconnaîtront  à  l'avenir  les  populations;  mais 
cette  décision  no  fera,  à  mon  avis,  que  compliquer  la  question 
au  lieu  de  la  résoudre.  La  raison  en  est  simple  :  celte  iVonlière 
est  habitée  par  des  nomades  qui  ne  peuvent  élever  leurs  trou- 
peaux qu'à  la  condition  d'avoir  pendant  les  cinq  mois  les  plus 
froids  de  l'année,  à  leur  disposition,  les  pruurages  de  la  plaine 
qui  a  été  cédée  aux  Turks,  et  pendant  les  sept  autres  mois  de 
chaleur  ,  il  est  indispensable  qu'ils  se  transportent  dans  les 
montagnes  de  la  Perse,  pour  y  trouver  des  pâturages,  en  rem- 
placement de  ceux  qui  se  desséchent  dans  la  plaine.  Il  s'en 
suivra  que  le  pays  deviendra  désert  par  suite  de  l'impossibi- 
lité matérielle  où  se  trouveront  les  nomades  d'alin.enter  leurs 
bestiaux,  étant  privés  de  la  faculté  de  passer  d'un  pays  dans 
un  autre  ;  ou  bien  cette  faculté  devra  leur  être  accordée  ;  alors 
Turks  et  Persans  voudront  prélever  un  impôt  sur  ces  Iliates,  ce 
qui  amènera  des  dilVérends  interminables.  Les  Persans  n'avaient 


—  3;{  — 

Après  être  sorti  de  la  forêt,  nous  clieminàmes  encore 
deux  heures  et  demie  dans  la  vallée,  puis  nous  arri- 
vâmes k  Kérend,  gros  bourg  de  onze  cents  maisons; 
entouré  de  nombreux  jardins  où  l'on  trouve  un  cara- 
vanserail-châh.  Les  habitants  de  cette  localité  sont  AH- 
Illahis',  c'est  à  dire  adorateurs  d'Ali  qu'ils  considèrent 

prisleparli  de  dominer  dans  la  plaine,  quepour  meUre  un  terme 
à  ces  discussions;  la  leur  reprendre  peut,  jusqu'à  un  certain  point, 
satisfaire  l'amour  propre  du  Sultan,  mais,  à  coup  sûr,  il  prépare  à 
son  gouvernement  des  embarras  sans  fin.  Le  Cliàh'pourrait,  à  peu 
de  frais,  forlitier  la  passe  de  Kérend,  et  sa  frontière  de  ce  côté 
serait  Irès-difficîle  à  entamer  ;  mais  l'argent  de  la  Perse  est  ra- 
rement dépensé  dans  un  but  d'utilité  publique  et  ces  travaux 
importants  ne  seront  pas  plus  exécutés  sous  Nasser-Eddin-Chàh 
qu'ils  ne  l'ont  été  sous  feu  sou  père  Mébémed-Chàh. 

1  La  secte  des  Ali-lllahis  est  un  mélange  de  judaïsme,  de  sa- 
béisme,  de  christianisme  et  de  mahométisme.  La  tombe  de  Baba 
Yagdar,  située  dans  le  défilé  de  Zardah,  est  considérée  par  ces 
sectaires  comme  un  lieu  consacré.  A  l'époque  de  l'invasion  des 
Arabes  en  Perse,  on  pensait  généralement  que  c'était  là  la  de- 
meure d'Elie.  Les  Ali-lllaliis  croient  aux  incarnations  successives 
de  Dieu  et  les  énumèrent  à  mille  et  une.  Benjamin,  Moïse,  Elle, 
David,  Jésus-Christ,  Ali  et  son  maître  Sijlman  (ils  ne  font  qu'un) 
riman  Hossein  et  les  Haftan  (aux  sept  corps)  sont  réputés 
par  eux  pour  être  les  principales  de  ces  incarnations  divines. 
Les  Haftan  étaient  sept  «  Pirs  »,  autrement  dit  des  guides  spiri- 
tuels qui  vivaient  à  l'époque  de  la  naissance  de  l'Islamisme  et 
étaient  adorés,  chacun  en  particulier,  comme  une  divinité.  On 
les  vénère  encore  dans  certaines  parties  du  Kurdistan.  Toutes  ces 
incarnations  passent  pour  être  le  fait  d'une  seule  et  même  per- 
sonne dont  l'aspect  physique  aurait  été  changé.  Les  sectaires  assu- 
rent pourtant  que  les  plus  parfaites  de  ces  incarnations  étaient 
Benjamin,  David,  et  Ali.  Le  juif  espagnol  Benjamin  de  Tudela 
paraît  avoir  placé  au  nombre  de  ses  coreligionnaires  tous  les 
Ali-lllahis.  11  est  possible,  qu'à  l'époque  où  écrivait  de  Tudela, 


—  34  — 

comme  un  Dieu.  Ils  mangent  du  porc ,  boivent  des 
liqueurs  fermentées,  ne  font  pas  de  prières  et  ne  jeû- 
nent point ,  même  pendant  le  Ramazan.  On  assure 
qu'ils  ont  des  mœurs  cruelles  et  sauvages.  Toujours 
en  révolte  contre  l'autorité  du  Chah  de  Perse,  on 
ne  peut  guère  les  soumettre  qu'en  transigeant,  mais 
jamais  par  la  force,  parce  que  dans  ce  dernier  cas,  ils 
abandonnent  leurs  demeures  et  se  cachent  dans  les 
montagnes,  où  il  est  impossible  à  une  armée  persane 
de  les  suivre.  Du  reste  l'impôt  qu'on  prélève  sur  eux, 
bien  que  leur  localité  soit  riche  et  très-productive,  est 
presque  insignifiant.  Il  fut  réduit  au  commencement 
de  1812,  par  suite  d'une  révolte  pareille  à  celle  des  Vê- 
pres sicihennes,  et  ce  fait  causa  la  plus  grande  sensa- 
tion à  Téhéran,  où  je  me  trouvais,  quand  la  nouvelle 
y  arriva.  Voilà  ce  qu'on  disait  alors  sur  cette  affaire. 
Un  jeune  homme  de  Kérend  avait  décidé  une  jeune 
fille  d'une  locahté  voisine  à  fuir  le  toit  paternel  et  à 
le  suivre  dans  sa  demeure  :  il  refusa  ensuite  de  se  sou- 
mettre à  l'usage  qui  l'astreignait  à  payer  une  indem- 
nité au  père  de  sa  compagne,  pour  obtenir  cession  de 
ses  droits  sur  elle.  II  s'ensuivit  une  plainte  adressée  à 
Hadji-Khan  cheki  (gouverneur)  de  Kermanchâh ,  tribu 
du  Chirvan,  qui  envoya  quelques  uns  de  ses  f arraches 
(préi)osés  de  la  force  publique)  pour  percevoir  l'in- 
demnité due  par  le  délinquant.  Mais  les  habitants  de 
Kérend,  prenant  parti  pour  leur  compatriote,  battirent 

les  mœurs  religieuses  de  ces  sectaires  fussent  moins  corrompues. 
Amaria,  où  se  nianifesla  pour  la  première  fois  le  faux  Messie 
David  Elias,  se  trouvait  indubitablement  dans  le  dislricl  d'ilol- 
wan. — R. 


—  35  - 

et  chassèrent  de  leur  village  les  envoyés  du  gouver- 
neur. Une  deuxième  expédition  de  farraches,  plus 
nombreuse  que  la  première,  ne  fut  pas  mieux  traitée. 
Hadji-Khan  se  décida  alors  à  marcher,  à  la  tête  de 
cinq  cents  hommes  et  de  quatre  pièces  de  canon,  con- 
tre les  récalcitrants  afin  de  les  punir  et  de  les  forcer  à 
payer  l'impôt  arriéré  de  plusieurs  années.  Comme  on 
était  au  cœur  de  Thiver,  les  Kérendiens  ne  pouvaient 
sans  danger  d'être  gelés,  profiter  de  leurs  retraites 
habituelles;  aussi  adoptèrent-ils  un  autre  système.  Dès 
que  le  gouverneur  approcha  de  leur  village,  ils  se  por- 
tèrent en  masse  à  sa  rencontre,  demandèrent  grâce  et 
promirent,  à  cette  condition,  de  payer  une  somme 
triple  de  celle  qu'il  exigeait  d'eux.  Le  gouverneur, 
satisfait  de  voir  cette  affaire  arrangée  sans  effusion 
de  sang,  pardonna  et  s'en  alla  loger  avec  dix  de  ses 
serviteurs  seulement,  dans  la  plus  belle  maison  de  Ké- 
rend.  Ses  soldats  et  ses  gens  furent  disséminés  chez  les 
habitants  du  village  qui  s'empressèrent  de  fournir  à 
tous  leurs  besoins  ;  fatigués  par  la  marche  rude  et 
pénible  qu'ils  avaient  faite  à  travers  les  neiges  pendant 
la  journée,  les  soldats  persans  furent  bientôt  ensevehs 
dans  un  profond  sommeil.  A  minuit  le  bruit  d'un  coup 
de  fusil  se  fit  entendre  :  c'était  le  signal  convenu  entre 
les  Kérendiens  pour  se  précipiter  sur  leurs  hôtes,  qu'ils 
égorgèrent  sans  pitié.  Le  gouverneur  n'était  point 
encore  couché  en  ce  moment,  il  eut  le  temps  de  se 
barricader  dans  la  maison  où  il  logeait,  avant  que  les 
rebelles  eussent  pu  y  pénétrer.  Il  résista  pendant  dix 
heures  à  toutes  les  attaques;  ses  gens  ne  tiraient  qu'à 
coup  sûr  et  chaque  fois  qu'ils  déchargeaient  leurs  ar- 


—  3G  — 

mos,  un  Kérendien  mordait  la  poussière.  A  latin  ceux- 
ci,  las  de  se  voir  tous  tués  sans  aucun  résultat,  résolu- 
rent (l'en  finir  en  incendiant  la  maison  assiégée,  qui 
était  construite  en  bois.  Les  matières  combustibles  (juils 
entassèrent  tout  autour ,  et  auxquelles  ils  mirent  le 
feu,reurent  bientôt  dévorée.  Hadji-Klian  préféra  mou- 
rir en  soldat  plutôt  que  de  se  laisser  brûler  sans  ven- 
geance; suivi  de  ses  dix  braves,  il  sortit  de  sa  retraite 
comme  un  lion  furieux,  et  se  précipita  sur  les  assail- 
lants. Mais  son  courage  ne  pouvait  triompher  de  leur 
grand  nombre.  Entouré  et  frappé  par  ces  forcenés ,  il 
tomba  pour  ne  plus  se  relever,  percé  de  quarante- 
quatre  coups  de  sabre.  Le  gouvernement  persan,  avec 
sa  faiblesse  ordinaire,  ne  crut  pas  devoir  user  de  ré- 
pression \)0ur  punir  un  pareil  guet-à-pens;  il  pardonna 
aux  kéreiidicns  et  réduisit  le  chiffre  de  Fimpôt  auquel 
ils  étaient  taxés.  C'est  ainsi  qu'en  Perse  la  certitude 
de  l'impunité  relâche  tous  les  liens  de  l'obéissance.  Là, 
point  de  juste  milieu  ;  quand  on  n'y  dé[)loie  pas  des 
rigueurs  inutiles,  on  y  aftichc  la  faiblesse  la  plus  dan- 
gereuse. 

J'ai  su  depuis  que  le  gouvernement  persan  avait 
eu  de  bonnes  raisons  pour  ne  pas  sévir  contre  les 
Kérendiens;  car  le  récit  qu'on  vient  de  lire  est  le 
rai)port  ofliciel,  ([u'Iladji-Mirza-Aghassi  >,  premier 

iIIadji-Mirzii-Aghassi  était  né  à  Erivan,  devenue  aujourd'hui 
ville  russe.  C'est  lui  qui  éleva  Méliéiiied-Cliàli,  dernier  souve- 
rain, et  qui  devint  son  premier  minisire,  lorsque  celui-ci  monta 
sur  le  irùiie  ;  il  occupa  ceUe  position  jusqu'à  sa  mon.  Homme 
d'une  haute  capacité,  mais  cruel  et  rapace,  il  vendaii  les  grandes 
dignités  du  gouvernement  et  toutes  les  places  de  l'administration. 
Bien  plus  encore,  comme  les  concessionnaires  n'espéraient  pas 


—  37  — 

ministre,  habitué  à  tromper  son  maître  sur  toutes 
choses,  avait  fait  à  Méhémed-Cliàh  sur  cet  événement, 
ce  qui  veut  dire  qu'il  n'y  avait  pas  un  mot  de  vrai. 
C'est  cependant  le  récit  qui  a  été  inséré  dans  les  An- 
nales persanes  par  le  Tévarik-neuvis  (historien)  des 
Kadjars,  pour  servir  plus  tard  de  documenta  l'his- 
toire de  leur  dynastie.  C'est  là  ce  qui  m'a  décidé  à  ne 
point  le  retrancher  de  cet  ouvrage;  ce  sera  une  preuve 
de  plus  de  la  nécessité  où  l'on  est  de  se  défier  des 
récits  contenus  dans  les  hvres  persans.- La  vénalité  ou 
la  crainte  engagent  toujours  les  écrivains  à  dénaturer 
les  faits,  et  il  arrive  bien  rarement  qu'il  se  trouve 
parmi  eux  un  homme  assez  courageux  pour  faire  en- 
tendre la  vérité;  ajoutez  à  celacju'il  est  fort  difficile  de 
savoir  ce  qui  se  passa  en  Perse,  par  suite  du  manque 
de  journaux,  delà  difficulté  des  communications  et  du 
despotisme  du  gouvernement,  qui  ne  souffre  la  révé- 
lation ou  la  publication  des  événements  que  lorsiiue 
cela  se  fait  d'une  manière  louangeuse  pour  lui.  11  faut 
donc  rester  très-longtemps  dans  ce  pays  et  bien  con- 
naître la  personne  qui  vous  fournit  des  renseigne- 

resler  longtemps  en  place,  il  leur  permeliait  de  pressurer  le 
peuple  comme  bon  leur  semblait.  L'armée  n'existait  de  fait  que 
sur  les  cadres,  car  les  soldais  résidaient  cliacun  chez  eux  et 
les  oiûciers  metiaiei.t  la  paye  du  régimenl  dans  leur  poche. 
Nalurellemeniles  Russes  gouvernaient  la  Perse  à  leur  gré,  sur- 
tout avec  un  pareil  ministre  qui  ne  se  gênait  pas  pour  dire,  lors- 
que quelque  chose  lui  déplaisait  :  «  Je  suis  Russe  et  non  Persan 
et  si  le  Clicàh  ne  veut  plus  de  moi,  je  ferai  seller  ma  mule  pour 
retourner  à  Ërivan,  mon  pays  natal.  »  Pendant  tout  le  temps  de 
son  ministère  les  .\nglais  avaient  presque  peidu  leur  influence 
en  Perse. — R. 

I.  3 


—  38  — 

ments,  pour  ne  pas  s'exposer  à  être  induit  en  erreur. 
Il  n'y  eut  certainement  pas  dix  personnes  à  Téhéran 
qui  surent  exactement  comment  avait  eu  lieu  le 
massacre  de  Kérend,  pendant  l'année  qui  suivit.  Pour 
mon  compte,  c'est  seulement  en  1845,  lors  de  mon 
passage  dans  cette  localité,  que  j'acquis  les  premières 
preuves  de  la  fausseté  du  rapport  fait  au  Chah  par 
son  premier  ministre,  et  après  cinq  autres  années 
qu'il  me  fut  donné  de  connaître  l'exacte  vérité. 

Hadji-Khan  n'avait  eu  à  reprocher  aux  Kérendiens 
que  la  mauvaise  volonté  qu'ils  apportaient  à  lui  payer 
l'impôt;  c'est  ce  qui  l'avait  décidé  à  se  rendre  chez  eux 
accompagné  de  huit  cents  hommes ,  dont  trois  cents 
Gholams  \  d'origine  lurke ,  qui  furent  logés  avec 
lui  dans  les  maisons  du  village.  Les  cinq  cents  autres 
étaient  des  canonniers  et  desfantassins  appartenant  à  la 
province  de  Kermanchàh,  qui  s'arrêtèrent  et  s'établi- 
rent à  une  portée  de  canon  de  Kérend,  dans  un  cara- 
vansérail-châh  et  dans  les  huttes  des  jardins  avoisi- 

1  Gholani  est  le  terme  employé  pour  désigner  un  esclave  et 
il  représente,  de  nos  jours,  un  oliicier  civil  d'un  rang  inférieur, 
ou  un  agent  de  police.  Ce  mot  correspond  à  celui  de  Cavass 
en  Turkie.  Il  y  en  a  un  certain  nombre  attachés  aux  ambassades 
européennes  qui  résident  en  Perse.  Le  Cbàli  a  autour  de  lui 
une  garde  destinée  à  proléger  sa  personne,  et  on  appelle  ces 
soldats  les  gliolams  du  Cliâh. 

Les  Russes  n'emploient  les  gholams  que  pour  leur  faire 
porter  des  dépêches  ,  et  servir  d'escorte  en  compagnie  de 
leurs  cosaques.  Les  gholams  des  diplomates  anglais  accom- 
pagnent aussi  et  font  l'orCce  de  courriers,  depuis  l'époque  où  la 
cavalerie  régulière  des  Indiens,  qui  suivait  l'ambassadeur  de  la 
Grando-Cretagne  ,  a  été  supprimée,  lors  de  la  mission  de  sir 
Gore  Uuseley,  laquelle  dura  de  ISI2  à  1818.— H. 


—  39  — 

nànls.  La  plupart  des  Kérendiens  prévoyant  des  vio- 
lences de  la  part  du  gouverneur  et  de  ses  Gholams 
turks ,  avaient  prudemment^,  malgré  les  rigueurs  de 
rhiver ,  envoyé  leurs  femmes  et  leurs  filles  dans  les 
montagnes  :  les  autres ,  plus  confiants ,  les  gardèrent 
près  d'eux  dans  le  village.  Hadji-Khan  manifesta  dès 
son  arrivée  les  intentions  les  plus  sévères  à  Tégard  de 
ces  villageois,  et  il  fit  prélever  l'impôt  et  les  vivres 
dont  sa  troupe  avait  besoin ,  avec  une  violence  sans 
égale.  La  taxe  de  chaque  habitant,  déjà  considérable- 
ment augmentée  par  le  gouverneur,  devint  encore 
plus  onéreuse ,  par  suite  de  l'avidité  des  agents  su- 
balternes. Chaque  gholam  agissait  en  tyran  avec  le 
maître  de  la  maison  dans  laquelle  il  était  logé,  et  mettait 
ses  provisions  au  pillage,  sans  qu'il  trouvât  la  plus  lé- 
gère opposition  de  la  part  du  malheuieux  opprimé. 
Quand  ils  furent  ivres,  ils  voulurent  violer  les  femmes 
et  les  filles  et  quelques-uns  d'entre  eux,  après  les  avoir 
souillées ,  couvrirent  d'ordures  les  têtes  de  leurs  vic- 
times, ce  qui,  en  Perse,  est  la  plus  cruelle  injure. 
Hadji-Khan  répondit  aux  plaintes  qui  lui  furent 
adressées  à  ce  sujet  par  des  plaisanteries  empreintes 
du  cynisme  le  plus  révoltant,  et  pour  ajouter  au  déses- 
poir de  ces  malheureux,  il  envoya  aussitôt  ses  gens  à 
la  découverte,  avec  l'ordre  de  lui  amener  les  deux 
plus  jolies  filles  du  village,  dont  il  voulait  lui-même 
abuser.  Un  de  ses  domestiques  s'étant  présenté,  avec 
l'intention  de  remphr  cet  ordre,  dans  ia  maison  de 
l'un  des  principaux  habitants,  rencontra,  au  lieu  de 
la  belle  qu'on  lui  avait  indiquée ,  un  père  furieux 
qui  lui  fit  une  large  blessure  à  la  tête.  Mais  ses  cama- 


—  m  — 

rades  venant  à  son  aide^  se  saisirent  du  Kérendien 
et  ramenèrent  en  présence  du  gouverneur  qui  le  perça 
de  sa  propre  main  de  plus  de  vingt  coups  de  poi- 
gnard. Hadji-Klian  se  répandant  ensuite  en  invectives 
contre  les  habitants  du  village,  jura  sur  la  barbe  du 
Chah  d'en  faire  étrangler  la  moitié  au  point  du  jour. 
Les  vieillards  le  supplièrent- en  vain  de  pardonner  : 
son  langage  continua  à  être  impitoyable.  Les  Kéren- 
dicns,  poussés  à  bout,  se  réunirent  alors  sur  la  place 
publique  et  s'engagèrent,  par  un  serment  solennel 
qu'il  n'est  pas  permis  à  ceux  de  leur  secte  de  rétrac- 
ter sans  s'expospr  à  la  damnation  éternelle,  à  com- 
battre leurs  tyrans  jusqu'au  dernier  soupir.  Fondant 
aussitôt  sur  les  Gholams  dispersés,  endormis  ou 
ivres-morts,  ils  les  égorgèrent  comme  des  moutons. 
Hadji-Khan,  prévenu  du  danger  qu'il  courait,  eut  le 
tem|)s  de  se  barricader  dans  son  logis;  il  s'y  défendit 
et  mourut  de  la  manière  relatée  par  le  rapport  du 
premier  ministre.  Les  troupes  campées  dans  le  cara- 
vansérail, et  appartenant  à  la  même  province  que  les 
Kérendiens,  ne  dissimulaient  point  leurs  sympathies 
pour  eux  ;  aussi  la  lenteur  qu'elles  mirent  à  arriver  au 
secours  de  leur  chet  laissa  le  temps  à.  la  révolte  de  le 
massacrer  sans  pitié.  Leur  petite  troupe  retourna  à 
Kermanchàh  sans  avoir  reçu  la  moindre  insulte;  il 
n'en  tut  pas  de  même  desTurks,qui  périrent  tous  jus- 
qu'au dernier.  On  appelle  Turks,  en  Perse,  les  sujets 
du  Chah  ijui  apparliennent  à  la  province  d'Azerbaïd- 
jan, et  cela  parce  qu'ils  parlent  tous  la  langue  turke; 
ils  sont  abhorrés  dans  les  autres  provinces  où  Ion 
parle  le  persan,  moins  cependant  à  cause  de  la  dilfé- 


fi.\ 


il  — 

rence  de  langage,  que  parce  que,  fournissant  la  plus 
grande  partie  des  troupes  régulières  à  lÉtat,  ils  vio- 
lentent les  populations  et  commettent  mille  exactions 
partout  où  on  les  envoie  en  garnison. 

Les  peuples  que  nous  appelons  Turks,  en  Europe,  et 
qui  sont  gouvernés  par  le  Sultan  de  Constantinople,  re- 
çoivent le  nom  d'Osmanlis  des  autres  nations  de  l'Asie. 

Le  thermomètre  centigrade  ne  marquait  que  seize 
degrés,  à  l'ombre,  quand  je  passai  à  Kérend ,  tandis 
que  huit  jours  avant,  j'en  avais  trouvé  trente-cinq  à 
Bakouba. 

fiaroim-A6ad.— 9  avril.— 4  farsangs,  parcours  de 
sept  heures.  Route  facile  dans  la  vallée,  où  l'on  ren- 
contre de  temps  en  temps  quelques  monticules  boisés. 
Ce  village  est  situé  sur  la  rivière  Kérah,  presque  à 
l'origine  de  l'une  de  ses  sources.  Il  n'est  habité  qu'en 
été.  En  hiver,  sa  population  va  s'abriter  dans  les  plai- 
nes contre  les  rigueurs  du  froid,  qui  est  intense.  Une 
soixantaine  de  maisons  et  un  caravansérail-châh  sont 
les  seules  constructions  que  l'on  voie  à  Haroun-Abad. 

Mahi-Daicht. — 10 avril.— Distance  5  farsangs,  sept 
heures  et  demie  démarche.  Le  chemin  s'étend  d'abord 
pendant  trois  quarts  d'heure,  dans  la  plaine  de  Kérend, 
sur  un  sol  plat  et  facile  ,  puis  il  tourne  tout  h  coup 
à  Test  et  s'engage  dans  les  montagnes,  au  milieu  des- 
quelles on  chemine  pendant  ime  heure  sur  une  route 
escarpée.  L'on  débouche  enfin  dans  la  belle  plaine  où 
se  trouve  Mahi-Daicht,  village  de  quatre-vingts  feux, 
par  lequel  passe  une  petite  rivière  remplie  d  une  in- 
nombrable quantité  de  tortues.  Cette  plaine  est  cou- 
verte de  villages  situés  au  milieu  de  gras  pâturages. 


—  42  — 

Kermanchâh.  — 11  avril.— 3farsangs,  cinq  heures 
de  parcours,  en  cheminant  à  travers  des  vallées  et  des 
montagnes,  au  pied  des(juelles  la  ville  est  adossée.  De 
nombreux  jardins  sont  encaissés  dans  une  gorge  qui 
va  en  s'élevant  à  l'ouest  de  la  cité.  La  muraille  d'en- 
ceinte est  ruinée  ,  et  le  fossé  qui  la  protégeait  est  en 
partie  comblé,  de  sorte  que  la  ville  est  maintenant  ou- 
verte. Sous  le  règne  de  Feth-Ali-Châh,  c'était  la  capitale 
d'une  grande  province ,  et  la  résidence  de  Méhémed- 
Ah-Mirza ,  fils  aîné  du  Chah  et  gouverneur  général 
du  Kurdistan  persan.  Ce  prince  était  né  d'une  esclave 
géorgienne,  circonstance  qui  avait  déterminé  son  père 
à  lui  retirer  les  droits  qu'il  devait  avoir  à  la  cou- 
ronne, après  sa  mort,  pour  les  transférer  à  sort  second 
fils  Abbas-Mirza,  gouverneur  général  de  l'Azerbaïd- 
jan,  dont  la  mère  appartenait  à  la  tribu  royale  des 
Kadjars  K    Mais  Méhémed-Ali-Mirza    avait  protesté 

'  Les  Kadjars  sont  une  tribu  de  laquelle  est  sortie  la  famille 
qui  règne  actuellement  en  Perse.  Ils  sont  l'une  des  sept  tribus 
turkes  qui  prirent  le  parti  de  Cbâb  Ismaël ,  l'un  des  premiers 
princes  de  la  dynastie  Sufïavienne,  en  l'an  1500  après  Jésus- 
Clnisl,  quand  ce  chef  parvint  à  donner  une  grande  importance 
à  la  secte  des  Chiites ,  et  fit  adopter  leurs  croyances  par  la 
Perse  entière.  Le  seul  point  de  différence,  dans  leur  foi,  entre 
eux  et  les  Sounnites ,  consiste  dans  leur  assertion  que  Ali,  le 
compagnon  ,  le  gendre  et  le  neveu  du  prophète,  aurait  dû  suc- 
céder imniédiatement  à  Mahomet  au  lieu  et  place  d'Abou-Beckr, 
d'Omar  et  d'Osman.  Le  plus  grand  nombre  des  ancêtres  de 
Chah  Ismaël  avaient  été  «  Soofis,  »  autrement  dit,  sages,  philo- 
sophes. Malcolm  est  d'avis  qu'Isniaë!  préconisa  la  secte  d'Ali 
parce  qu'il  crut  plus  utile  de  donner  aux  extases,  auxquelles 
se  livraient  oeriains  dévots  et  quelques  membres  de  sa  famille, 
un  objet  plus  intelligible  à  la  masse  de  ses  compatriotes  que  la 
contemplation  abstraite  de  la  divinité.  Le  nom  des  autres  tribus 


—  43  — 

contre  la  décision  de  son  père,  à  qui  il  avait  déclaré  à 
Téhéran^,  dans  une  audience  solennelle,  à  laquelle 
assistaient  tous  ses  frères,  qu'après  sa  mort  c'était  le 
sabre  qui  déciderait  entre  lui  et  Abbas-Mirza.  A  la 
suite  de  cette  déclaration,  il  était  monté  à  cheval  et 
était  revenu  à  Kermancliâh,  où  il  s'occupa  à  organiser 
une  armée  capable  de  l'aider  à  soutenir  et  à  faire 
triompher  ses  droits.  Les  Kurdes,  qui  la  composaient 
en  partie,  sont  une  race  belliqueuse,  possédant  toutes 
les  qualités  qui  font  d'excellents  soldats.  Instruits  par 
des  officiers  français  d'élite,  MM.  Court  et  Devaux,  ils 
pouvaient  soutenir,  sans  désavantage,  une  comparaison 
favorable  avec  les  troupes  qu'Abbas-Mirza  avait  levées 
dans  l'Azerbaïdjan ,  troupes  disciplinées  par  un  nom- 
breux personnel  d'officiers  anglais,  détachés  près  de 
lui  par  la  Compagnie  des  Indes'.  Mais  la  destinée, 
qui  se  plaît  à  déjouer  les  calculs  les  plus  profonds 
devait  anéantir  les  espérances  de  ces  deux  princes, 
recommandables  sous  tant  de  rapports.  Ils  moururent 


lurkes  qui  prirent  parti  pour  le  Chah  Ismaël  sont  :  Ousta- 
jàiou,  Shâmlou,  Nickâlou,  Bàhàrllou,  Zùlkadder  et  Âffshâr. 

Aga-Méhémed-Khan  fut,  en  1794,  le  premier  monarque  de 
la  dynastie  des  Kadjars.  A  celte  époque,  la  tribu  campait  et  de- 
meurait  dans  le  voisinage  d'Asirabad  où ,  du  reste,  on  retrouve 
encore  leurs  descendants. — R. 

1  Les  officiers  anglais  charges  de  discipliner  les  troupes  per- 
sanes sous  le  commandement  d'Abbas-Mirza,  étaient  :  sir  Henry 
Lindsay  Bélhune,  le  capitaine  Christie,ie  major  Hartel  le  Qolonel 
Shee.  Les  deux  premiers  ont  laissé  un  souvenir  durable  en 
Perse,  et  dernièrement  encore,  l'on  demandait  à  des  voyageurs, 
dans  certains  villages  de  la  Géorgie  et  de  l'Arménie,  si  Lindsa  - 
Saheb  vivait  encore  et  se  portait  bien. — R. 


—  44  — 

l'un  et  l'autre  avant  leur  père:  Méhémcd-Ali-Mirza/lu 
choléra,  au  moment  où  il  allait  s'emparer  de  Bagdad, 
et  Abbas-Mirza  emporté  par  une  maladie  mystérieuse, 
lorsqu'il  allait  entrer  victorieux  dans  Hérat. 

La  province  de  Kermanchàli  s'était  ressentie  avan- 
tageusement de  la  rivalité  des  fils  de  Feth-Ali-Cliâli. 
Méhémed-Ali-Mirza,  qui  avait  intérêt  à  se  ménager 
la  population  de  cette  contrée,  l'administrait  d'une 
manière  toute  paternelle  ;  ses  largesses  avaient  consi- 
dérablement enrichi  la  ville,  où  une  nombreuse  popu- 
lation vivait  dans  l'abondance;  par  malheur,  ce  peuple 
en  a  été  chassé  par  la  tyrannie  des  successeurs  de  ce 
prince,  qui  n'ont  eu  en  vue  que  leurs  intérêts  personnels. 
Aujourd'hui,  les  beaux  bazars  de  Kermanchàh  sont 
déserts,  les  neuf  dixièmes  des  boutiques  sont  fermés, 
et  sitôt  qu'un  malheureux,  attiré  par  l'espoir  d'un  gain 
minime,  se  hasarde  à  y  étaler  sa  marchandise,  il  est 
violemment  dépouillé  par  une  soldatesque  indiscipli- 
née, qui  se  livre  à  toutes  sortes  d'excès,  avec  la  cer- 
titude de  rimpnnité.  La  terreur  inspirée  par  ces  sou- 
dards e^t  telle,  que  lorsque  les  habitants  ont  des 
démêlés  entre  eux,  ils  redoutent  de  s'adresser  aux 
tribunaux  ordinaires,  forcés  qu'ils  sont  par  les  serbas 
(soldats  d'infanterie  persans)  de  les  prendre  pour 
arbitres  de  leurs  difïérends.  Il  va  sans  dire  que  ces 
jugements  sont  sans  appel,  et  se  terminent  presque 
toujours  connue  dans  la  fable  de  VHuîlre  et  les  Plai- 
deurs. L'émir  Meuhb-Ali-Khan  ,  gouverneur  de  la 
province,  est  ce  même  général  dont  l'ignorance  et  la 
laclieté  compromiienl  tant  de  fois  le  succès  des  armes 
persanes  sous  les  mursdllérat,  en  1838;  mais,  coninie 


-  45  — 

il  appartient  à  la  famille  des  Makoiilis,  que  protégait  le 
premier  ministre  Hadji-Mirza-Aghassi,  ses  vices  furent 
transformés  en  vertus  aux  yeux  du  Chah.  C'est  ainsi 
qu'il  arriva  à  l'un  des  premiers  emplois  militaires  et 
qu'il  dirige  encore  l'administratign  de  l'une  des  pro- 
vinces les  plus  riches  de  la  Perse.  Le  mal  ne  serait 
point  irréparable,  si  ce  personnage  se  contentait  de 
prélever  le  double  et  même  le  triple  des  impôts  dus  par 
les  habitants  de  Kermanchâh  :  mais  hélas!  il  les  a 
complètement  dépouillés.  La  misère  est  affreuse  par- 
tout où  pèse  sa  juridiction;  la  plupart  de  ces  malheu- 
reux n'ont  pas  de  pain  à  manger,  et,  lorsqu'ils  se  sont 
adressés  à  la  cour,  pour  qu'on  leur  rendît  justice,  on 
les  a  traités  de  rebelles,  on  les  a  gratifié  de  la  baston- 
nade, et  Melihb-Ali-Khan  est  resté  gouverneur  \  Cette 

*  Ce  que  raconte  M.  Ferrier  n'est  hélas!  que  trop  vrai.  Un 
témoin  occulaire  nous  a  raconté  que,  pendant  son  séjour  à  Ker- 
nianchâli,  en  1846»  il  avait  été  témoin  du  plus  liorrible  spec- 
tacle. Un  monstre  à  fignrehumaine,  Meuhb-Ali-Ivlian,  gouvernait 
la  province  et  opprimait  les  habitants  de  la  plus  terrible 
manière.  Ce  misérable  qui  avait  acheté  son  gouvernement  de 
Hadji-Mirza-Aghassi,  après  s'être  emparé  sans  autre  façon  des 
biens  des  habitants,  avait  complété  la  liste  de  ses  rapines,  en 
envoyant  tous  les  troupeaux  volés  par  lui  dans  les  propriétés 
qu'il  possédait  près  de  Makoo  et  il'Ararah.  Le  peuple  en  était 
réduit  à.  manger  l'herbe  dos  clianqjs  pour  ne  pas  mourir  de 
faim,  et  l'on  voyait  des  enfants  amaigris,  et  entièrement  nus,  se 
traîner,  l'estomac  gonflé,  comme  cela  arrive  aux  pauvres  affa- 
més, et  certes  les  enfants  qui  ont  faim  sont  un  horrible  spec- 
tacle! Dans  une  rue  où  passait  le  voj;igeur,  il  trouva  les  habitants 
couchés,  à  moitié  morts,  le  long  de  leurs  maisons.  11  y  avait  là, 
horrible  mélange  !  une  famille  entière,  le  père,  la  mère,  et  de 
nombreux  enfants  amoncelés  en  un  groupe  informe,  et  ne  pouvant 
se  remuer  accablés  qu'ils  étaient  par  la  fièvre  et  l'approche  de  la 
I.  :^ 


—  46  — 

stupide  politique  a  produit  ses  fruits.  Les  trois  quarts 
de  la  population  ont  émigré,  les  citadins  dans  TAzer- 
baïdjan  et  les  nomades  en  Turkie.  Il  en  est  résulté  une 
grande  diminution  dans  le  revenu  de  la  province,  mais 
Meulib-Ali-Khan  s'inquiète  fort  peu  de  cela,  et  il  a  ré- 
parti sur  ceux  qui  sont  restés  l'impôt  qu'acquittaient 
précédemment  ceux  qui  ont  fui  sa  tyrannie.  C'est  un 
malheur  d'autant  plus  grand  que  cette  contrée  est  une 
des  plus  fertiles  de  la  Perse  ;  les  montagnes  y  sont 
aussi  productives  que  les  plaines,  les  prairies  otîrent 
des  ressources  telles,  qu'on  peut  y  élever  des  moutons 
par  centaines  de  mille.  Ce  sont  les  Kurdes  de  ces  mon- 
tagnes qui  alimentent  en  quelque  sorte  la  capitale,  où, 
chaque  printemps,  ils  amènent  plus  de  soixante-dix 
mille  moutons  ;  un  plus  grand  nombre  encore  se  dirige 
vers  laTurkie,  et  tout  indique  quebientôtc'estversce 
dernier  pays  que  les  nomades  duKermanchâh  condui- 
ront la  totalité  des  troupeaux  qu'ils  destinent  à  la  vente. 

Les  chevaux  de  cette  province  ont  une  grande  répu- 
tation et  tiennent  beaucoup  de  la  race  arabe;  à  vrai 
dire  ils  ont  des  formes  plus  larges  que  celles  des 
chevaux  du  désert  :  leur  encolure  est  forte,  leur 
poitrail  bien  développé ,  et  ils  peuvent  être  employés 
aussi  bien  au  trait  qu'à  la  selle. 

Les  tapis  '  sont  encore  une  production  qui  enrichit 

>. 
mon.  Quoique  le  voyngcur  se  fûl  hâté  d'envoyer  un  rapport  sur 
ce  qu'il  avait  vu  à  l'ambassade  anglaise  de  Téhéran  ,  il  est  à 
peu  prc^s  certain  que  l'on  no  lit  jamais  rien  pour  empêcher  le 
tyran  de  continuer  ses  déprédations. — R. 

*  Les  lapis  persans  sont  célèbres  non-seulement  par  la  beauté 
de  leurs  dessins,  mais  encore  par  la  linesse  de  leurs  laines  et  le 


-  47  — 

la  province  deKermanchâh.  Rien  n'est  plus  beau,  plus 
moelleux,  et  en  même  temps  meilleur  marché  que 
ceux  qui  s'y  fabriquent.  Des  dessins  d'un  goût  parfait, 
les  couleur  les  plus  vives  font  une  partie  de  leur  mé- 
rite qui  se  complète  par  leur  longue  durée.  Ces  tapis 
sont  fabriqués  dans  les  villages  et  dans  les  campe- 
ments de  nomades,  le  plus  souvent  par  des  femmes 
et  des  enfants.  Leur  fabrication  n'exige  pas  un  métier 
savamment  combiné  :  quatre  piquets  fichés  en  terre, 
de  manière  à  retenir  les  fils  de  laine,  tel  est  le  simple 
mécanisme  employé  pour  tisser  ces  magnifiques  tapis. 

La  manne  (guzenguébine)  ^  se  récolte  en  abondance 
dans  le  Kermanchàh  ;  les  Persans  la  mêlent  avec  de 
la  farine  et  du  sucre,  et  en  font  de  petites  tablettes 
dont  ils  sont  excessivement  friands.  Us  en  expédient 
dans  toutes  les  parties  de  l'Asie. 

Le  revenu  de  la  province  de  Kermanchàh,  qui 

bon  leinl  de  leurs  couleurs  qui  sont  toutes  végétales.  Le  vert 
persan  ne  se  fait  qu'en  Perse;  quant  au  safran  et  à  l'indigo,  ce 
sont  des  couleurs  dont  on  clierclie  encore  le  secret.  Quelques- 
uns  de  ces  tapis  valent  de  cent  cinquante  à  deux  cents  francs  les 
deux  mètres  carrés  dans  le  pays  même.  Les  lapis  les  plus  fins 
sont  fabriqués  à  Senna.  Il  y  a  aussi  une  manufacture  célèbre  à 
Ferraoun,  près  de  Téhéran  ,  qui  a  appartenu  au  feu  Serdar 
Baba-Khan.  On  peut  y  fabriquer  des  tapis  de  toutes  les  gran- 
deurs voulues.  Autrefois  les  plus  beaux  tapis  se  faisaient  à 
Ilérat  :  au  Chehil  Minar,  la  manufacture  d'Ispahan,  on  fabrique 
des  tapis  qui  ont  140  pieds  de  long  sur  70  de  large.  Avant  la 
guerre  d'Orient,  on  exportait  la  plupart  de  ces  tapis  poiir  l'An- 
gleterre, par  la  voie  de  Trébizonde,  et  ou  les  vendait  à  Londres 
presque  aussi  bon  marché  qu'en  Perse  même. — R. 

1  La  manne  est  produite  par  une  mouche  verte  qui  la  dépose 
sur  le  derrière  de  la  feuille  du  chêne  nain.  Du  moins  telle  est 
l'assertion  de  Diodore  de  Sicile. 


—  48  — 

n'embrasse  plus  aujourd'hui  que  ciiKi  districts,  est 
fixé  pour  l'iiupôt  à  60,000  tomans,  750,000  fr.,  et  pour 
la  douane  à  13,000  tomans,  462,500  fr. 

Je  me  séparai  à  Kcrmancluih  de  la  caravane  qui 
m'avait  amené  de  Bagdad.   La  princesse  Fakliret- 
Dooulet  se  rendit  à  Sennali ,  près  l'une  de  ses  sœurs, 
et  les  autres  pèlerins  prirent  chacun  la  direction  qui 
devait  les  conduire  chez  eux.  Mon  ami  le  Mollah  Ali  se 
sépara  de  moi,  au  plus  grand  avantage  de  mes  provi- 
sions d'eau-de-vie  et  de  charcuterie.  Cependant,  je  ne 
pus  m'empècher  de  regretter  ce  caractère  enjoué,  cet 
esprit  satirique  et  railleur  qui  le  rendaient  indispen- 
sable, une  fois  qu'on  l'avait  connu.  Il  prit  la  route 
de  Bouroudjird,  sa  patrie,  et  depuis  je  ne  l'ai  plus 
revu. — Dès  que  j'arrivai  au  caravansérail,  je  trouvai 
une  caravane  prèle  à  partir  pour  Hamadàn,  je  me 
hâtai  de  louer  des  mulets,  à  raison  de  cinq  saheb- 
krans^  l'un,  (six  francs); puis,  comme  il  était  encore  de 
très-bonne  heure,  j'enfourchai  un  cheval  de  poste,  qui 
en  une  domic-hourc  me  porta  à  une  farsang  et  demie 
de  la  ville,  à  Takht-el-Bostane,  où  l'on  trouve  de  ma- 
gnifiques bas-reliel's.  C'est  un  monument  grandiose  et 
digne  d'être  visité,  mais  plusieurs  auteurs,  entre  autres 
sir  John  Malcolm,  en  ont  donné  une  description  telle- 
ment savante  et  détaillée,  que  je  décline  ma  compé- 
tence en  fait  de  pareils  travaux  :  je  me  bornerai  à  ren- 
voyer à  l'ouvrage  de  l'historien  que  je  viens  de  citer 
ceux  qui  auraient  envie  de  se  faire  une  idée  exacte  des 

*  Un  salielikrai)  vaut  environ  un  franc  vingt-cinq   centimes 
(le  France,  ou  un  sliilling  anglais. 


—  A\)  — 

sculptures  de  Takht-el-Bostane.  11  est  bon  d'indiquer 
seulement  qu'elles  furent  faites  par  l'ordre  de  Baha- 
ram  IV  (le  Varanos  IV  de  l'histoire  romaine),  qui 
vivait  au  commencement  du  v^  siècle,  et  qui  fut,  dit- 
on,  le  fondateur  de  Kermanchàh. 

Je  séjournai  le  12  avril  à  Kermanchàh  ,  et  je  fus 
atteint ,  dès  le  matin ,  de  coliques  très-fortes,  suivies 
d'une  dyssenterie  qui  me  réduisit,  en  moins  d'une 
heure,  à  une  faiblesse  telle  qu'il  m'était  impossible 
de  me  tenir  debout.  J'attribuai   celte   indisposition 
à  deux  tablettes  de  manne  que  j'avais  mangées  la 
veille ,  mais  je   sus  plus  tard  ,  de   la   manière  la 
plus  certaine,  que  ces  fâcheux  symptômes  étaient  le 
résultat  d'un  poison,  heureusement  assez  bénin,  que 
ce  scélérat  d'Ivan  avait  mêlé  à  mes  aliments.  Je  n'a- 
vais échappé  à  la  mort  que  parce  que  la  dose  absor- 
bée était  trop  faible.  Ce  poison  était  le  produit  d'une 
espèce  de  gramen  d'un  blanc  cendré  et  sans  saveur, 
qui  se  récolte  dans  les  montagnes  du  Kurdistan  ;  ses 
feuilles,  séchées  au  soleil  et  réduites  en  poudre,  ne 
donnent  aucun  goût  étranger  aux  substances  aux- 
quelles on  les  mêle,  et  ses  effets  ne  sont  pas  très-dou- 
loureux. Pris  à  une  très -petite   dose,  il  donne  la 
mort  instantanément  aux  gens  d'un  tempérament 
lymphatique  :  chez  les  autres,  il  détermine  d'abord 
de  légères  coliques,  auxquelles  succède  une  faiblesse 
excessive,  qui  va  en  augmentant  graduellement.  On 
finit  par  s'éteindre  comme  la  flamme  d'une  lampe 
qui  manque  d'huile.  Quelquefois  l'agonie  se  prolonge 
plusieurs  années.  Dans  les  harems,  les  femmes  se 


—  50  — 

servent  particulièment  entre  elles  de  cette  substance 
vénéneuse.  Comme,  les  jours  suivants,  je  ne  pris  que 
de  légers  bouillons  de  poulet ,  que  je  faisais  cuire 
à  côté  de  moi,  mon  drôle  ne  trouva  sans  doute  pas 
l'occasion  de  renouveler  son  expérience  sur  ma  per- 
sonne, mais  ce  n'est  pas  l'envie  qui  lui  en  manqua, 
car  plus  tard  ilsevanla  publiquement  de  son  crime 
à  Hamadàn.  Il  s'était  aperçu  que  je  cachais  soi- 
gneusement mon  identité  en  Perse,  et  il  avait  espéré 
se  débarrasser  de  moi  à  petit  bruit,  pour  s'emparer 
de  ce  qui  m'appartenait  ;  nul,  en  effet,  ne  se  serait, 
occupé  de  ce  que  je  serais  devenu,  et  si,  plus  tard, 
on  avait  fait  des  recherches,  rien  n'aurait  pu  prouver 
la  culpabilité  d'Ivan. 

Bisu(oun.—  \3  avril.— 6  farsangs,  que  l'on  franchit 
en  neuf  heures,  par  une  route  plate  et  facile,  en  lais- 
sant à  une  grande  distance,  sur  la  droite,  les  monts 
du  Louristan  encore  couverts  de  neige,  et  en  lon- 
geant de  très-près,  sur  la  gauche,  ceux  du  Kur- 
distan ,  énormes  blocs  de  rochers  arides  et  abrui)tes, 
sans  un  pouce  de  terre  végétale. 

J'étais  tellement  faible  en  partant,  qu'il  fallut  me 
hisser  sur  mon  mulet  et,  si  l'on  ne  m'eût  fixé  sur  le 
bât  de  ma  monture  en  m'attachant  avec  des  sangles, 
j'aurais  certainement  fait  vingt  chutes  avant  d'arriver 
au  gîte.  Une  heure  a[)rcs  avoir  quitté  Kermanchàh, 
nous  traversâmes  le  Kerkha  (appelé  aussi  Kerahet  Kara- 
Sou,  qui  va  se  jeter  dans  le  Ghat-el-Arab  *  et  qu'on 

1  LiUéralcnienl  parlant  :   la  rivière  des  Arabes,  c'est  aius 
qu'on  appelle  les  courants  d'eau  du  Tigre  et  de  l'Euphrale,  qui 
se  jelleiil  l'un  dans  l'autre  au-dessous  de  Kurna. 


—  51  — 

pense  être  le  Gnide  des  anciens)  sur  un  beau  pont 
construit  en  briques,  à  côté  duquel  se  trouve  un  cara- 
vansérail-chàh  tombant  en  ruines.  A  quatre  autres 
heures  de  marche  de  là,  les  montagnes,  en  se  rappro- 
chant graduellement ,  forment  un  défilé,  à  l'entrée 
duquel  gisent  d'immenses  blocs  de  marbre,  dont 
quelques-uns  sont  des  chapiteaux  de  colonnes,  fort 
artistement  sculptés.  Ils  ornaient  sans  doute  un  mo- 
nument dont  les  fondations,  qui  se  composent  d'as- 
sises de  pierres  de  taille,  sont  encore  très-apparentes, 
quoique  au  niveau  du  sol.  On  doit  conclure  de  leur 
peu  d'étendue  qu'elles  furent  celles  d'un  temple  ou 
d'une  habitation  particulière. 

Bisutoun  est  un  petit  hameau  de  dix-huit  maisons, 
groupé  autour  d'un  caravansérail-chàh.  Les  monta- 
gnes de  rochers  au  pied  desquelles  il  est  situé  sont 
couvertes  de  bas- reliefs,  que  les  Persans  attribuent  au 
ciseau  de  leur  fameux  sculpteur  Ferhad  ;  l'exphcation 
s'en  trouve  aussi  dans  l'ouvrage  de  Malcolm'.  On 

1  Voici  en  quels  termes  sir  H.  Rawlinson  décrit  la  position 
géographique  de  Bisutoun:  «  D'Anville  est  le  premier  qui  a  re- 
connu dans  celle  place  une  identité  bien  sérieuse  avec  Baghistan, 
l'ancienne  ville  des  Grecs,  et  tout  porte  à  croire  qu'il  était  dans 
le  vrai.  L'étymologie  même  de  ce  nom  confirme  les  assertions 
du  géographe.  Baghistan  veut  dire  en  persan  la  «  ville  des  jar- 
dins »,  et  ce  nom  dérive  sans  doute  des  nombreux  jardins  de 
plaisance,  traditionnellement  attribués  àSémiramis.  Bostane  a  la 
même  signification  et  n'est  qu'une  contraction  du  premier  de  ces 
noms.  La  chaîne  de  montagnes  qui  bordent  la  plaine  de  Ker- 
manchâh,  appelée  Jabali-Bisuloun  par  les  géographes,  est  aussi 
nommée,  à  l'une  des  extrémités,  Takht-El-Bostane.  Quant  à  l'évi- 
dence émanée  de  la  description  ,  nos  lecteurs  en  jugeront  eux- 
mêmes.  Les  rocs  escarpés,  hauts  de  17  stades,  qui  s'élèvent  vis-à- 


—  5i  — 

voit  aussi  à  Bisutoun  d'énormes  chapiteaux  de  co- 
lonnes de  marbre  qui  sont  du  travail  le  plus  fini.  Un 
des  plus  vastes  bas-reliefs,  situé  à  hauteur  d'homme, 
contre  le  flanc  de  la  montagne,  a  été  mutilé  par 
Feth-Ali-Chàh.  Les  anciennes  figures  et  les  caractères 
cunéiformes  ont  été  grattés  par  son  ordre  et  rempla- 
cés par  d'autres,  qui  célèl)rent  la  gloire  de  ce  souve- 
rain. Ceux  qui  sont  plus  élevés  n'ont  dû  leur  conser- 
vation qu'à  la  difficulté  qu'on  éprouvait  à  les  atteindre. 

vis  des  jardins,  la  cascade  qui  s'élance  du  haut  de  ce  précipice,  et 
va  retomber  sur  le  gazon  qui  croît  au  pied  des  rochers,  tout  cela 
donne  une  idée  exacte  de  la  ville  actuelle  de  Bisutoun.  Par  mal- 
heur les  sculptures  de  Sémiramis  et  l'inscription  en  langue  syria- 
que ont  disparu  On  trouve  seulement  à  Bisutoun  deux  tablettes 
sur  lesquelles  on  aperçoit  des  caractères  tracés ,  l'une  à  moitié 
détruite  et  conservant  encore  des  vestiges  d'une  inscription  grec- 
que, œuvre  de  Gotarzès,  et  l'autre  sculptée  à  la  manière  persé- 
politaine  et  au  centre  de  laquelle  se  dessinent  près  de  mille  lignes 
de  signes  cunéiformes,  racontant  les  vœux  religieux  de  Darius, 
fils  d'Hyslape,  à  son  retour  de  la  destruction  de  B;ibyIoue  après 
la  révolte  de  son  L'dpali,  le  gouverneur  Nebu-Kadnazzar,  fils  de 
Nebunit.  Bien  ne  fait  croire  que  ces  deux  sculptures  représen- 
tent celles  qui  sont  attribués  à  Sémiramis,  et  cependant,  non- 
seulement  Ctesias,  mais  encore  Isidore,  disent  avoir  vu  une  statue 
et  un  piédestal  de  Sémiramis  :>  Baghistan.  Pour  résoudre  la  diffi- 
culté, nous  dirons  que  ces  sculptures  proviennent  de  la  partie 
inférieure  du  rocher  taillée  par  .la  reine  d'Assyrie,  et  qu'à  l'é- 
poque où  Khosrou  Purviz  voulut  adosser  son  palais  à  la  mon- 
tagne, il  se  vit  forcé  de  la  faire  encore  creuser  davantage  :  il 
détruisit  ainsi  jusqu'aux  traces  des  sculptures.  Quant  au  pié- 
destal, ou  à  la  colonne  de  Sémiramis,  n'est- il  pas  extraordi- 
naire qu'un  écrivain  de  l'Orient  l'ait  décrit  au  xv«=  siècle  comme 
ayant  la  forme  d'un  niinarol?  Or,  il  n'y  a  rien  de  tel  à  l'heure 
qu'il  est.  Les  monunieuts  en  ruine  de  Bisutoun  ,  comme  tous 
ceux  du  voisinage,  sont  de  l'époque  sassanide.  )' — K- 


—  o.j  ■ — 

— La  petite  rivière  de  Guarnii-Ab,  un  des  aftliients  du 
Kara-Sou^  passe  par  Bisiitoun  et  fertilise  tout  le  dis- 
trict auquel  il  appartient.  11  est  couvert  de  prairies  et 
de  nombreux  villages ,  entourés  de  magnifiques  ver- 
gers^ ce  qui  lui  a  Yalu  le  nom  de  Baghistan  (ville  des 
jardins),  qu'il  porte,  ainsi  que  cela  a  été  prouvé,  depuis 
les  siècles  les  plus  reculés, 

Sahhana.  —  14  avril.  —  4  farsangs,  six  heures  et 
demie  de  parcours,  à  travers  de  belles  vallées  cou- 
vertes de  prairies  et  de  riches  cultures,  au  milieu  des- 
quelles s'élèvent  de  nombreux  villages  bien  arrosés 
et  d'une  grande  richesse. 

Sahhana  est  une  localité  de  cinq  cents  feux,  entou- 
rée de  jardins  fruitiers  d'une  vaste  étendue.  On  n'y 
trouve  pas  de  caravansérail-chàh,  mais  mon  muletier 
me  procura  un  bon  logis  chez  l'un  des  habitants. — Les 
caravaniers  persans  sorti  les  meilleurs  de  toute  TAsie  : 
les  plus  mauvais  sont  ceux  d'origine  arabe;  rien 
n^égale  leur  paresse,  leur  insouciance,  leur  ignorance 
et  leur  grossièreté. 

La  caravane  que  j'avais  prise  à  Kermanchâh  était 
bien  moins  considérable  que  celle  qui  m'y  avait 
amené.  Elle  se  composait  d'une  vingtaine  de  bêtes  de 
charge;  la  cohue  était  donc  bien  moindre  que  dans 
la  première,  ce  qui  me  plut  infiniment,  à  cause  du 
désir  et  de  l'intérêt  que  j'avais  à  voyager  isolé.  Je  ne 
pouvais  cependant  pas  penser,  sans  quelque  regret,  à 
la  jovialité  de  mon  ancien  camarade  de  route  le  Mollah 
Ali.  Nos  nouveaux  compagnons  de  voyage  ne  m'of- 
fraient aucune  compensation  ;  c'étaient  six  muletiers 
bien  lourds,  ([uoiciuc  braves  gens  au  fond,  mon  scélérat 


—  34  — 

d'Ivan  et  deux  Mollahs, suivis  d'une  espèce  d'intrus  qui 
remplissait  auprès  d'eux  toute  espèce  d'offices.  Comme 
le  Mollah  AU,  ils  portaient  tous  le  turban  blanc,  l'ha- 
bit fermé  et  la  barbe  longue.  Mais  quelle  différence 
entre  eux  !  Ceux-ci  étaient  sales  et  puants  comme  des 
capucins.  Leurs  yeux,  constamment  baissés  vers  la 
terre  ou  levés  vers  le  ciel,  ne  changeaient  jamais  de 
direction  que  pour  regarder  de  côté,  et  leur  expression 
dénotait  autant  de  bigoterie  que  d'hypocrisie.  Ils  étaient 
aussi  laids  au  physique  qu'ils  me  paraissaient  l'être  au 
moral,  et  ces  drôles  avaient  toujours  soin  de  se  tenir  du 
côté  opposé  à  celui  où  je  cheminais,  afin  d'éviter  mon 
contact  impur.  A  vrai  dire,  je  me  vengeai  du  superbe 
mépris  qu'ils  semblaient  manifester  à  mon  endroit,  en 
les  tenant  toujours  sous  le  vent,  afin  de  leur  envoyer 
mes  émanations  contaminatoires,  ce  qui  les  désespé- 
rait fort. 

Kienguaver. — 15  avril. — 4  farsangs,  six  heures  et 
demie  de  route,  à  travers  des  vallées ,  des  plaines  et 
des  montagnes  couvertes  d'une  végétation  aussi  luxu- 
riante que  celle  du  pays  que  j'avais  parcouru  la  veille. 

Après  quatre  heures  de  marche,  on  arrive  surle  ver- 
sant d'une  montagne,  d'oi^i  le  superbe  mont  Nahavend 
apparaît  tout  à  coup  avec  son  éclatante  couronne  de 
neige.  La  localité  qui  donne  son  nom  à  cette  montagne 
se  trouve  de  l'autre  côté  du  pic;  c'était  anciennement 
une  place  forte  très-importante,  souvent  citée  dans 
les  annales  de  la  Perse.  Sa  distance  sud-ouest  d'Ha- 
madàn  est  de  quinze  lieues  environ.  C'est  à  Nahavend* 

1  La  ville  de  Nahavend  esl  bâlie  au  pied  de  la  chaîne  noid-esl 


—  55  — 

que  fut  livrée  la  fameuse  bataille  où  les  troupes  du 
Khalife  Omar,  commandées  par  le  chef  arabe  Nomaii, 
qui  y  périt,  battirent  les  Persans ,  enl'ande  J.-C.  641, 
et  de  l'hégire  21,  sous  le  règne  de  Yezdjird,  prince 
sassanide,  qui  fut  tué,  peu  de  temps  après  sa  défaite, 
par  un  meunier  de  Merv,  chez  lequel  il  s'était  réfu- 
gié. La  dynastie  des  Sassanides  avait  régné  quatre 
cent  quinze  ans  sur  la  Perse  ;  elle  s'éteignit  avec 
Yezdjird,  et  la  Perse  passa  dès  lors  sous  la  domination 
des  Khahfes,  qui  forcèrent  sa  population  à  embrasser 
l'Islamisme.  —  Les  Turks  s'étant  emparés  de  Nalia- 
vend,  Châh-Abbas  le  Grand  la  reprit  sur  eux  en  1602, 
et  en  fit  ruiner  les  fortifications.  Depuis  ce  moment, 
elle  n'a  cessé  de  marcher  à  sa  décadence.  Aujourd'hui 
elle  ne  compte  pas  plus  de  mille  à  douze  cents  feux. 
Bouroudjird ,  autre  ville  située  un  peu  plus  au  sud- 
est,  est  le  chef-lieu  d'un  petit  gouvernement  qui  porte 
son  nom.  Elle  compte  douze  mille  habitants  environ, 
parmi  lesquels  un  grand  nombre  de  Seids,  de  Mollahs 
et  autres  gens  d'Eglise  très-fanatiques.  Elle  est  habi- 
tuellement gouvernée  par  un  prince  du  sang;  c'est  là 
que  se  trouvent  les  plus  gras  pâturages  de  la  Perse,  ce 
qui  fait  que  le  Chah  y  laisse  toujours,  en  temps  de 
paix,  une  partie  de  sa  cavalerie  en  cantonnement.  A  un 
quart  d'heure  de  Kienguaver,  on  traverse  une  étroite 
rivière  sur  un  petit  pont  en  briques  de  quatre  arches, 

des  montagnes,  sur  quelques  mamelons  aplatis.  La  citadelle 
s'élève  au  milieu  de  la  ville  ;  c'est  un  bàtimenl  d'un  aspect  im- 
posant et  d'une  force  réelle  ;  ses  murailles ,  bâties  sur  un  pic 
éleyé,  sont  faites  de  pisé  d'une  dureté  extraordinaire,  et  se 
dressent  à  une  centaine  de  pieds  au-dessus  du  sol. — U. 


—  56  — 

et  l'on  arrive,  en  montant  quelque  peu,  jusqu'à  la 
bourgade  ,  où  Ton  compte  de  neuf  cent-cinquante  à 
mille  maisons  habitées.  Elle  est  située  sur  le  revers 
d'une  montagne  qui  ferme  au  nord  une  plaine  admi- 
rablement belle,  dans  les  prairies  de  laquelle  on  élève 
des  chevaux  de  race  arabe  nombreux  et  excellents.  Il 
y  aà  Kienguaverunbazar  et  un  caravansérail-cliâh  en 
ruines  et  de  vastes  jardins  fruitiers.  On  y  remarque 
particulièrement  une  mosquée,  dans  laqticlle  quelques 
voyageurs  ont  cru  reconnaître  un  ancien  temple  con- 
sacré par  les  Ghèbres'  au  culte  du  feu.  Les  fondements 
de  son  mur  d'enceinte  sont  des  blocs  de  granit  énormes 
qui  s'élèvent  à  six  pieds  au-dessus  du  sol  ;  ils  sont  sur- 
montés de  tronçons  de  colonnes,  aussi  en  granit,  mais 
enfouis  et  en  partie  cachés  sous  une  niasse  de  cailloux  et 
de  boue  que  les  habitants  actuels  ontajoutée  pour  rem- 
placer la  partie  de  l'édifice  qui  s'est  affaissée.  D'autres 
débris  antiques,  fort  nombreux,  particulièrement  des 
tronçons  de  colonnes,  sont  dispersés  çà  et  là  sur  la 
montagne,  ou  renfermés  dans  une  ancienne  forteresse 
qiii  couronne  un  mamelon  à  la  base  duquel  la  bour- 
gade est  adossée.  Il  n'est  resté  là  que  les  blocs  trop 
lourds  pour  être  transportés  :  tous  ceux  qui  pouvaient 
l'être,  après  avoir  été  brisés  en  plusieurs  fragments, 
ont  été  employés  par  les  habitants  à  des  constructions 
modernes. 

La  vue  de  ces  nombreuses  marques  de  la  somptuo- 
sité des  édifices  qui  ont  occupé  l'emplacement  de 
Kienguaver  m'amena  naturellement  à  penser  que  ce 

1  Voir  h  l'uppiMidice  pour  ce  qui  esl  des  Ghèbres  et  de  leur 
émii'raliou  dans  l'Inde. 


—  57 


lieu  avait  été  une  bien  grande  ville  dans  les  temps 
anciens.  Peu  à  peu,  en  rappelant  mes  souvenirs  et  les 
diverses  opinions  qui  ont  été  émises  sur  remplacement 
de  Tancienne  Ecbatane,  en  relisant  attentivement  Ar- 
rien.  je  me  suis  arrêté  à  la  pensée  que  je  foulais  en  ce 
moment  le  sol  de  cette  antique  cité,  et  voici  le  raison- 
nement que  je  me  suis  tenu  : 

Bien  que  la  plupart  des  écrivains  voient  dans  Hama- 
dàn  l'ancienne  Ecbatane,  cela  ne  me  paraît  rien  moins 
que  prouvé,  car  la  nouvelle  cité  ne  contient  pas  de 
monument  ou  de  ruines  qui  puissent  justifier  cette 
opinion,  et  ceux  qui  ont  cherché  à  établir  la  similitude 
des  deux  villes  n'ont  pu  apporter,  en  faveur  de  leur 
assertion,  que  des  conjectures  qui  ne  reposaient  sur 
aucune  preuve  sérieuse.  Qu'Hamadân  se  soit  élevé 
aux  dépens  d'Ecbatane,  en  se  transportant  à  douze 
farsangs  plus  à  l'est,  cela  peut  être  viaisemblable, 
car  nous  voyons  le  même  fait  se  répéter  à  Persé- 
polis  ,  qui  est  devenu  maintenant  la  ville  de  Chiraz, 
élevée  à  douze  farsangs  plus  au  sud;  mais  ce  qu'il 
s'agit  de  découvrir,  c'est  l'emplacement  sur  lequel 
reposait  le  palais  de  Déjokès,  et  je  ne  puis  m'ar- 
rêter  à  l'idée  qu'il  ait  jamais  occupé  la  petite  colline 
connue  aujourd'hui  sous  le  nom  de  Mussella,  (jui  se 
trouve  en  dehors  de  l'enceinte  d'Hamadàn,  tandis  que 
le  monticule  qu'occupe  encore  la  vieille  forteresse  de 
Kienguaver  était  digne,  par  son  développement  et  sa 
situation  dominante,  de  porter  le  palais  du  roi  mède. 
Du  reste,  cette  preuve  ne  m'aurait  pas  paru  con- 
cluante, si  Arrien  ne  m'en  avait  fourni  une  autre 
qui  corrobore  ro|>inion  que  je  venais  de  me  former. 


—  58  — 

On  lit  ce  qui  suit  dans  son  Histoire  d'Alexandre  : 
«  La  marche  forcée  fit  laisser  aux  Macédoniens  un 
c<  grand  nombre  de  malades  sur  la  route,  et  ils  perdi- 
«  rent  beaucoup  de  chevaux.  Loin  de  ralentir  sa 
«  course,  Alexandre  arrive  le  onzième  jour  à  Rhaguès, 

«  le  douzième  l'eut  conduit  aux  Pyles  caspiennes » 

Or,  il  n'y  a  que  huit  journées  ordinaires,  soit  cinquante 
farsangs  (chacune  d'une  heure  de  marche  d'un  cheval 
chargé  seulement  de  son  cavalier  et  allant  au  pas  de 
route)  pour  une  caravane  qui  se  rend  d'Hamadân  à  Té- 
héran, ville  qui  a  remplacé  l'ancienne  Rhaguès.  Com- 
ment se  ferait-il  alors  que  les  Grecs,  allant  à  marche 
forcée  sans  ralentir  leur  course,  eussent  mis  onze  jours 
pour  franchir  une  aussi  petite  distance  ?  C'est  une  ap- 
préciation que  je  livre  à  la  sagacité  et  à  la  bonne  foi 
de  tous  ceux  qui  n'ont  pas  un  parti  pris,  quand  môme, 
sur  cette  question.  Si,  au  contraire,  on  admet  que 
Kienguaver  soit  l'ancienne  Ecbatane  ,  la  marche  des 
Macédoniens,  pendant  onze  journées  au  lieu  de  huity 
devient  aussitôt  vraisemblable. 

La  mosquée  de  Kienguaver  ne  m'a  pas  non  plus  paru 
être  orientée  d'après  les  usages  des  adorateurs  du  feu. 
Dans  les  monuments  allcctés  à  leur  culte,  ils  perçaient 
toujours  l'entrée  et  la  sortie  du  côté  du  lever  et  du  cou- 
cher du  soleil,  tandis  que  ce  n'est  point  le  cas  de  la 
mosquée  en  (jucstion,  dont  les  issues  regardent  le  nord 
et  le  sud.  Du  reste ,  il  est  peu  probable  qu'un  temple 
destiné  aux  cérémonies  d'un  culte  eût  reçu  un  si  petit 
développement,  et  il  serait  plus  naturel  de  voir  lians 
ces  ruines  le  tombeau  d'un  grand  personnage,  peut- 
être  celui  qu'Alexandre  éleva  à  son  ami  Héphestion. 


CHAPITRE  III 

Sahadabad. — Villages  entourés  de  murailles.  —  Les  Mollahs 
fanatiques. —  Hamadân.— Les  voleurs  de  grande  route. — 
Leur  mépris  pour  l'Eglise. — Les  effets  du  poison. — Un  ho- 
méopathe français. —La  réception  que  lui  fait  son  général.— 
Punitions.  —  Souvenirs  historiques  à  Hamadân.  — Les  tom- 
beaux d'Esther  etdeMardochée. — Description  de  Hamadân. 
— Ses  habitants. — Le  prince  Khanlar-Mirza. — Le  Sertip  Ferz- 
Ullah-Khan. — Une  famille  bien  unie.  —L'auteur  rencontre 
un  vieil  ami. — Visite  à  Ferz-Ullah-Khan.  — Moralité  des 
Persans. — Un  Séyid  importun. — L'auteur  est  volé. —  Motifs 
du  chef  de  la  caravane  pour  ne  pas  se  mettre  en  voyage  un 
jeudi. — Véracité  des  muletiers. — Les  domestiques  persans. 
— Bibik-Abad.  —  Zérèh.  —  Nouvarane.  —  Villages  floris- 
sants.— Richesse  du  pays. — Emploi  des  revenus  publics. 
— Superstitions  des  Persans. — Les  poissons  apprivoisés. 


Sahadabad. — 16  avril. — 6  farsangs,  sept  heures 
trois  quarts  de  parcours  en  plaine,  route  facile  ;  villa- 
ges, cultures,  prairies  à  droite  et  à  gauche  du  chemin. 
On  traverse  une  rivière  ou  plutôt  un  marais ,  sur 
un  pont  de  briques  de  huit  arches.  Un  autre  cours 
d'eau  coule  en  avant  de  Sahadabad,  gros  bourg  de 
huit  cents  feux,  rempli  de  bazars,  qui  s'étend  sur  une 
longueur  d'une  farsang  au  pied  de  l'Élevend  :  la 
route  le  divise  en  deux  parties,  et  il  est  entouré  de 
toutes  parts  d'une  infinité  de  vergers  clos  de  murs. 

Depuis  Kérend  jusqu'à  Sahadabad,  les  villages  pro- 
tégés par  des  murailles,  et  bâtis  sur  la  crête  d'énii- 
nences  provenant  du  tassement  de  terres  rapportées, 
sont  excessivement  nombreux.  C'est  une  méthode  qui 


—  60  — 

paraît  avoir  été  adoptée  de  tout  temps  on  Perse,  mais 
qui  s'est  ^généralisée  pendant  les  guerres  civiles  du 
dernier  siècle;  Tautorité  était  si  mal  affermie,  le  pou- 
voir changeait  de  main  avec  tant  de  rapidité,  que 
les  Khans  persans  n'en  tenaient  aucun  compte.  Ils 
étaient  à  peu  près  souverains  dans  leurs  fiefs,  et  leur 
principale  occupation  était  de  se  piller  les  uns  les  au- 
tres. Comme  les  surprises  étaient  leur  principal  sys- 
tème d'altaques,  chacun  d'eux  s'enfermait  dans  des 
murailles,  afin  de  vivre  en  sécurité.  Je  vis  de  ravis- 
sants effets  de  mirage  en  faisant  cette  étape  ,  mais 
j'étais  malheureusement  peu  en  état  de  les  admirer, 
carie  poison  que  le  scélérat  d'Ivan  m'avait  administré 
à  Kermanchàh  m'avait  réduit  à  la  situation  la  plus 
fâcheuse.  Les  Mollahs,  mes  compagnons  de  voyage  , 
étaient  peu  disposés  à  s'apitoyer  sur  ma  débihté  ;  bien 
au  contraire,  je  les  entendais  me  maudire  à  chaque 
pas,  et  cela  parce  que  les  passants  qui  ignoraient  la  re- 
ligion à  laquelle  j'appartenais,  et  qui  me  voyaient  vêtu 
d'une  redingote  de  drap,  coupée  à  la  persane,  par  la- 
quelle j'avais  remplacé  la  chemise  arabe,  depuis  que 
j'étais  souffrant,  m'adressaient  leurs  salamaleks  plutôt 
qu'à  eux  qui  faisaient  la  plus  piètre  figure  sous  leurs 
habits  crasseux  et  déchirés.  Celui  qui  paraissait,  parmi 
eux,  être  le  plus  élevé  connue  position  sociale,  était 
un  firos  sournois  qui  marmottait  les  sentences  du  Pro- 
phète et  les  paroles  divines  dès  que  nous  entrions 
dans  un  village,  ou  bien  encore  quand  des  voyageurs 
passaient  à  côté  de  nous.  A  la  vérité  il  se  taisait  aus- 
sitôt que  nous  étions  seuls.  En  entrant  dans  Sahada- 
bad,  il  faillit  sulVocjuer  de  colère  lorsqu'il  vit  que  sas 


—  61  -^ 

momeries  habituelles  ne  m'empêchaient  pas  être  salué 
ayant  lui  par  la  population.  Il  n'osait  pas  s'atiaquer 
directement  à  moi;  aussi  se  retourna-t-il  tout  cour- 
roucé du  côté  d'Ivan  et  lui  dit-il  :  —  «  Serviteur  de 
damné,  quand  donc  ton  maître  infidèle  cessera-t-il 
d'accaparer  les  salamaleks  et  les  laissera-t-il  arrivera 
moi,  véritable  croyant?  »  Puis,  levant  les  yeux  au 
ciel,  il  s'écria  :  «  Oh!  Dieu  {y a  Khouda) ,  quelle  crotte 
{tché  go)  j'ai  mangée  en  me  mettant  en  route  avec 
ce  fils  de  damné  (pedersoukhté).  »  Ses  plaintes  m'arri- 
vaient  bien  aux  oreilles,  mais  j'avoue  qu'elles  me 
touchaient  peu  et  que  j'éprouvais  une  secrète  satisfac- 
tion à  froisser  la  vanité  de  ce  fanatique  musulman. 

Hamadân.—i'l  avril.— 6  farsangs,  dix  heures  de 
parcours  en  traversant  les  monts  Elevend. 

Kous  partîmes  à  minuit  de  notre  gîte  et  nous  con- 
tournâmes d'abord  le  pic  le  plus  élevé  des  montagnes 
pour  arriver  aux  passes.  Une  fois  parvenus  au  som- 
met, nous  découvrîmes,  au  clair  de  lune,  jusqu'aux 
monts  du  Louristan,  les  contrées  que  nous  venions  de 
parcourir  les  jours  précédents,  et  qui  se  déroulaient 
pittoresquement  derrière  nous.  La  montée  fut  rude  à 
gravir,  et  il  ne  nous  fallut  pas  moins  de  deux  heures 
pour  arriver  au  sommet  :  nous  descendîmes  ensuite 
le  versant  opposé  en  cheminant  au  milieu  du  lit  d'un 
torrent  presque  à  sec,  dont  le  fond  caillouteux  et 
rempli  de  blocs  de  rochers  roulés,  ofîrait  à  chaque 
pas  les  accidents  de  terrain  les  plus  dangereux  :  les 
mules  s'abattaient  à  chaque  instant.  Il  faut  être  en 
Perse,  où  l'on  fait  si  peu  de  cas  de  la  vie  d'un  homme 
et  même  de  la  sienne  propre ,  pour  s'exposer  à  se 
I.  4 


—  G2  — 

casser  le  col  dans  des  chemins  semblables.  Le  gouver- 
neur de  la  province ,  Khanlar-Mirza,  frère  du  Chah, 
avait  d'abord  placé  des  gardes  dans  un  vieux  caravan- 
sérail inhabité  qui  se  trouve  à  mi-chemin,  dans  les 
défilés  de  la  montagne  où  l'on  marche  pendant  quatre 
heures  ;  mais  ces  gardes,  faute  d'être  payés  et  nourris, 
ont  abandonné  leur  poste  et  se  sontretirés  chacun  chez 
eux,  sans  que  personne  leur  ait  demandé  compte  de 
leur  désertion.  Leur  caserne  est  aujourd'hui  occupée 
par  les  mêmes  bandits  dont  ils  avaient  mission  de  ré- 
primer les  brigandages,  et  le  gouvernement  ne  s'oc- 
cupe [)lus  de  ceux-ci.  Des  habitants  d'Hamadân,  assez 
bien  informés,  m'ont  assuré  que  ces  pillards  n'étaient 
là  qu'avec  l'autorisation  du  gouverneur,  moyennant 
une  rétribution  qu'ils  lui  payaient  en  déduction  des  bé- 
néfices qu'ils  réalisaient  de  vive  force  sur  les  passants, 
J'étais  prévenu  à  l'avance  de  leur  rencontre,  mais  on 
m'avait  dit  aussi  qu'ils  étaient  assez  honnêtes  dans 
leur  industrie,  et  que  nous  nous  en  tirerions  sans  qu'il 
en  résultât  de  grands  dommages  pour  nos  bourses. 
Lorsque  nous  passâmes  près  de  leur  retraite,  ils  nous 
signifièrent  d'arrêter.  Ils  pouvaient  nous  dépouiller 
comj)létemcnt,  car  ils  étaient  une  douzaine,  tous  bien 
armés,  tandis  que  parmi  nous,  il  n'y  avait  que  moi 
qui  eût  un  fusil;  mais  ils  se  comportèrent  plus  humai- 
nement. Assimilant  les  bêtes  aux  hommes,  ils  nous 
taxèrent  les  uns  et  les  autres  à  trois  sahebkrans  (trois 
francs  soixante-quinze  centimes)  par  tête.  Heureux 
d'en  être  quitte  à  ce  prix,  je  déboursai  ma  quote-part 
sans  murmurer  ,  ce  qui  me  valut  des  félicitations  et 
des  vœux  pour  mon  bonheur  de  la  part  de  ccUii  qui 


—  63  — 

me  parut  être  le  chef  et  l'orateur  de  la  bande;  mais 
le  gros  Mollah  qui  me  détestait  fort^  ne  se  montra  pas 
aussi  facile  que  moi  et  refusa  obstinément  d'acquitter 
le  droit  reclamé  par  ceux  qui  se  décoraient  assez 
effrontément  du  titre  deRah-dar  (gardiens  de  la 
route).  Il  invoquait  Ali,  mille  autres  saints  de  cette 
trempe,  et  faisait  valoir  la  sainteté  de  son  caractère; 
il  parlait  aussi  d'indulgences,  de  la  miséricorde  de 
Dieu,  du  paradis,  de  l'enfer  et  d'une  foule  de  choses  de 
ce  genre  dans  lesquelles  les  Rah-dars  paraissaient  avoir 
assez  peu  de  foi.  Enfin  il  résista  à  un  tel  point  que  les 
bandits  le  couchèrent  à  terre,  vidèrent  ses  poches  elle 
congédièrent  après  l'avoir  rossé.  Il  pensait  devoir  en 
êtrequitte  pource  petit  désagrément,  lorsque  celui  qui 
m'avait  comphmenté,  s'apercevant  que  le  gros  tur- 
ban de  notre  Mollah  pourrait  avantageusement  rem- 
placer sa  propre  ceinture  qui  était  hors  d'usage,  s'en 
empara  sans  plus  de  façon ,  et  découvrit  l'argent 
qui  s'y  teuait  caché,  laissant  à  nu  le  chef  rasé  de  cet 
infortuné,  dont  le  désespoir  les  toucha  fort  peu.  Pour 
mon  compte,  je  ne  riais  pas,  mais  j'avoue,  quelque 
honte  qu'il  doive  en  rejaillir  sur  moi  ^  que  j'en  avais 
grande  envie.  Nous  descendîmes  encore  deux  heures 
et  demie  après  cette  aventure,  avant  d'apercevoir 
Hamadân  K  Cette  ville  n'est  visible  que   lorsqu'on 

1  Rien  n'esl  plus  admirable  que  l'aspect  de  Ilamadân,  non  pas 
de  la  ville,  mais  du  pays  où  elle  est  siluée.  Qu'on  se  figure  un 
sol  ondulé,  feriile,  arrosé  par  d'excellenles  eaux,  éclairé  par 
une  atmosphère  limpide,  saine  et  pure,  placé  dans  le  voisinage  de 
montagnes  piuoresques,  au  sein  desquelles  la  population  se  retire 
pendant  la  saison  toi  ride  de  l'été.  Certain  matin,  par  un  teams 


—  6-i  — 

arrive  au  haut  du  dernier  chaînon  des  montagnes; 
vue  de  là,  son  aspect  est  très-pittoresque  et  sa  position 
paraît  très-lieureusement  choisie.  On  y  arrive  en  tra- 
versant de  riches  cultures,  de  nombreuses  plantations 
d'arbres  et  une  infinité  de  vergers  et  de  jardins  po- 
tagers arrosés  par  de  beaux  courants  d'eau  vive  qui 
descendent  des  glaciers  de  TEIevend.  J'avais  hâte 
d'atteindre  cette  ville,  car  je  n'avais  plus  la  force  de 
me  maintenir  sur  ma  monture. 

J'étais  résolu  à  quitter  immédiatement  Hamadàn 
s'il  se  trouvait  une  caravane  prête  à  partir,  mais 
l'état  pitoyable  de  ma  santé  me  força  d'y  prendre 
quelques  jours  de  repos.  Je  perdais  connaissance  à 
chaque  instant,  alors  même  que  j'étais  couché  sans 
faire  le  moindre  mouvement.  Les  efforts  infructueux 
que  je  faisais  pour  vomir  me  fatiguaient  beaucoup, 
et  j'avais  le  feu  dans  les  entrailles,  bien  que  je  ne 
busse  que  du  lait  et  de  légers  bouillons  de  poulet. 
Ces  symptômes  commencèrent  à  me  donner  des  soup- 
çons sur  la  scélératesse  d'Ivan ,  et  je  fus  convaincu 
quelques  jours  plus  tard  par  son  indiscrétion.  Mais, 
dans  l'impossibilité  où  j'étais  de  rien  prouver,  je  dus 
me  taire.  Faire  du  bruit  ne  m'aurait  servi  qu'à  révéler 


magniûqiie,  im  maître  de  poste  disail  ;^  un  voyageur  qui  s'était 
arrêté  à  llaniaciàn,  en  se  rendant  à  Kermancliàli  :  —  «  Ah  !  mon- 
sieur, l'air  est  bon  ici,  les  arbres  et  les  chevaux  y  vont  bien, 
mais  hélas!  c'est  notre  pauvre  Tnin  (la  Perse)  qui  est  malade  !  > 
— Il  disait  vrai.  Le  pays  est  (ort  malade,  et  s'il  est  jamais  régé- 
néré, ce  sera  par  les  classes  moyennes  de  celte  nation  si  bien 
douée,  et  qui  sentent  bien  plus  vivement  la  dégradation  du  pays 
que  ne  le  lunl  les  nobles. — !?. 


ma  présence  en  Perse,  et  j'avais  tout  intérêt  à  !a  ca- 
ctier;  je  ne  dis  rien,  me  promettant  de  congédier  mon 
coquin  le  jour  où  je  quitterais  Hamadàn.  II  y  avait 
alors  dans  cette  ville  un  Français,  docteur  homœo- 
pathe,  M.  Jacquet,  qui  eut  l'obligeance  de  venir  me 
visiter,  et  si  son  traitement  ne  me  rendit  pas  une 
complète  santé,  au  moins  me  permit-il  de  me  remettre 
en  route. 

Le  docteur  Jacquet  était  attaché  aux  bataillons  d'in- 
fanterie fournis  par  la  tribu  des  Kara-Guzlou,  qui 
peuple  les  campagnes  de  la  province  d'Hamadàn. 
Deux  mois  avant  mon  arrivée,  il  avait  été  victime 
d'un  vol  de  douze  mille  francs,  accompagné  des  cir- 
constances les  plus  odieuses  et  qui  sont  faites  pour 
donner  une  idée  de  la  dégradation  du  caractère  per- 
san. Une  dizaine  d'individus  s'étaient  introduits  la  nuit 
dans  le  domicile  du  docteur;  après  avoir  forcé  la  porte, 
ils  s'étaient  jetés  sur  lui,  l'avaient  lié  et  avaient  en- 
tassé ses  meubles  sur  son  dos ,  pour  le  mettre  dans 
l'impossibilité  totale  de  remuer.  L'un  d'eux,  le  poi- 
gnard sur  la  gorge,  le  força  alors  d'indiquer  le  lieu  où 
étaient  son  argent  et  ses  objets  précieux  qui  furent 
pillés  en  un  clin  d'œil.  Pendant  qu'il  était  ainsi  traité 
par  ces  bandits,  sa  femme,  une  Arménienne  d'Ha- 
madàn, avait  été  descendue  dans  un  tennour  (four 
persan,  espèce  de  jarre  enfouie  dans  le  sol),  où  elle  se 
brûla  les  pieds  sur  des  charbons  mal  éteints.  Ce  vol 
avait  eu  lieu  depuis  deux  mois,  et  pourtant  les 
démarches  de  iM.  Jacquet,  pour  faire  arrêter  les  cou- 
pables, étaient  restées  infructueuse.?,  bien  que  tous 
fussent  connus  et  ouvertement  signalés  par  les  habi- 
J.  4. 


—  60  — 

tants  du  quartier  qu'habitait  le  docteur.  C'était  son 
Sertip    (général)  qui  avait  ordonné  le  yoI,  et  cela 
parce  que  lui  devant  plusieurs  années  d'appointe- 
ments que  le  docteur  réclamait  avec  instance,  Ferz- 
UUah-Khan,  le  Sertip  en  question,  trouvait  moins 
onéreux  pour  lui  de  s'acquitter  au  moyen  delà  somme 
qu'il  avait  enlevée.  Il  dépouillait  ainsi  du  fruit  de 
vingt  années  de  travail  et  d'économies  un  pauvre 
diable  qui,  entre  autres  services  qu'il  lui  avait  rendus, 
venait  de  le  délivrer  d'une  maladie  que  tous  les  mé- 
decins persans  avaient  déclaré  devoir  être  mortelle. 
Mais  ce  n'est  pas  par  la  reconnaissance  que  brillent  les 
Persans,  et  des  traits  pareils  à  celui  du  Sertip  ne  sont 
pas  réprouvés  par  la  morale  habituelle  du  pays,  surtout 
lorsqu'il  s'agit  de  dépouiller  ceux  qui,  à  leurs  yeux, 
passent  pour  infidèles  :  c'est  là  chose  qui  leur  paraît 
non-seulement  permise,  mais  encore  agréable  à  Dieu. 
M.  Jacquet  s'était  d'abord  adressé  à  l'envoyé  de 
son  pays,  à  Téhéran,  pour  se  faire  rendre  justice;  mais 
ce  diplomate  lui  répondit  que  sa  position  à  la  cour 
du  Chah  n'étant  pas  encore  bien  assise,  il  l'enga- 
geait à  temporiser  ;  de  sorte  que  pour  être  protégé, 
le  docteur  fut  obhgé  de  recourir  à  l'assistance  du 
comte  de  Medem,  ambassadeur  de  Russie ,  qui  mena 
cette  affaire  à  bonne  fin.  '  J'étais  à  Hamadân  lorsque 

1  En  Perse,  comme  en  Turkie ,  les  meilleurs  défenseurs 
auprès  (les  (liff.'rents  gonvornemenls  sont  toujours  les  Russes.  Ils 
comprennenl  bien  mieux  que  nous  le  caraclère  oriental,  et  ne  se 
laissent  jamais  tromper,  comme  nous  le  faisons.  Comme  le  gou- 
vernement central  est  très-faible  en  Perse,  il  est  très-difficile 
de  le  forcer  à  tenir  ses  promesses.  Les  Husses  le  savent  bien,  et 
(luand  il  s'agit  d'une  adairc  (pii  concerne  un  de  leurs  nationaux, 


—  67  — 

survint  son  Menhassil  (chargé  d'ordres  formels  du 
gouvernement  persan  pour  les  gouverneurs  des  pro- 
vinces), et  cet  envoyé,  avec  l'assentiment  du  prince 
Khanlar-Mirza,  ût  couper  les  jarrets  à  un  individu 
soupçonné  d'avoir  participé  au  vol.  Mais  l'essai  fut 
malheureux,  car  ce  pauvre  diable  mourut  par  suite 
des  rigueurs  exercées  contre  lui,  A  vrai  dire,  il  si- 
gnala nominativement  au  gouverneur  les  véritables 
coupables,  jurant  sur  le  Koran  que  le  Sertip  Ferz- 
Ullah-Khan  leur  avait  ordonné  de  commettre  ce  vol. 
Punir  un  tel  chef  semblait  impossible  au  gouverne- 
ment du  Chah;  cependant  les  représentations  de  M.  de 
Medem  forcèrent  les  autorités  à  indemniser  complè- 
tement le  docteur  Jacquet. 

Les  auteurs  persans  attribuent  à  Djemchid,  roi  de  la 
dynastie  Pichdadienne,  la  fondation  d'Hamadân.  Cette 
ville  a  été,  à  diverses  reprises, la  capitale  de  la  Perse. 
On  n'y  trouve  nul  monument,  nul  débris  qui  puissent 
être  attribués  à  Tancienne  Ecbatane  ,  qui,  comme  on 
le  sait,  était  la  ville  de  Déjokès,  que  les  Persans 
nomment  Kay-Kobad,  et  les  Juifs  Arphaxad.  Djemchid 
régnait  700  ans  avant  Jésus-Christ.  Une  petite  coUine, 
située  à  l'est  et  en  dehors  de  la  ville,  appelée  aujourd'hui 
Mussella,  est  remplacement  que  quelques  auteurs 
ont  assigné  au  palais  du  roi  Mède  ;  mais,  malgré  toute 
la  bonne  volonté  que  j'y  ai  mise,  il  m'a  été  impossible 
départager  leur  opinion,  car  Mussella,  outre  l'exiguïté 

ils  ne  la  perdent  pas  de  vue  jusqu'à  ce  qu'elle  ait  été  réglée  à 
leur  satisfaction  :  les  Européens,  à  peu  d'exceptions  près,  secon- 
tenlent  de  faire  signer  un  papier,  sans  s'occuper  souvent  de 
faire  exécuter  le  contrai. — H. 


—  ()«  — 

de  son  développement,  n'a  conservé  nulle  trace  de 
cette  royale  demeure  des  temps  passés.  Quelques  dé- 
bris de  briques,  de  poterie  et  des  restes  de  fortifica- 
tions construites  en  briques  séchées  au  soleil,  sont  les 
seules  choses  qu'on  y  trouve. 

On  montre,  au  milieu  de  la  ville  d'Hamadàn,  le 
tombeau  d'Ali-Ben-Sina  (Avicenne),  et  non  loin  de  là, 
ceux  d'Esther  et  de  Mardochée  ^,  que  les  Juifs  de  cette 
ville  entretiennent  avec  le  plus  grand  soin.  Sur  le 
dôme  qui  recouvre  ces  deux  tombes,  on  a  placé  une 
inscription  dont  voici  la  traduction  :  «  Le  jeudi,  15  du 
«  mois  d'Adar  ,  dans  l'année  AAIA  de  la  création  du 
«  monde,  fut  finie  la  construction  de  ce  temple  sur  les 
«  tombeaux  de  Mardochée  et  d'Esther  ,  par  les  mains 
«  des  deux  bienveillants  frères  EUas  et  Samuel,  fils  de 
«  feu  Ismaël  de  Kachan.  »  —  Il  y  a  donc  onze  siècles  et 
demi  environ  que  le  monument  a  été  construit. —  Les 
tombes  sont  en  bois  noir,  assez  dur,  puisque  le  temps 
ne  les  a  pas  beaucoup  altérées  ;  elles  sont  recouvertes 
de  quelques  inscriptions  très-lisibles,  en  langue  hé- 
braïque dont  Sir  J.  Malcohn  a  donné  la  traduction  sui- 
vante :  «  Il  y  avait  alors  à  Suze,  dans  le  palais,  un  cer- 

1  Les  lombes  de  ces  deux  Israélites  célèbres  sont  fortcurieu- 
ses  à  visiter,  et  le  voyageur  ne  croirait  jnmais  que  ce  sont  des 
tombeaux,  si  on  ne  le  lui  disait  pas.  On  entre  dans  ces  mausolées 
par  une  porte  basse  ,  puis  une  fois  parvenu  dans  l'intérieur  ,  on 
apcr(,;oit  les  cénotaphes  qui  s'élèvent  du  sol  au  plafond  et  lais- 
sent un  petit  espace  pour  la  circulation,  tout  autour  des  mu- 
railles. Sur  ces  pierres  élevées  les  unes  sur  les  antres  et 
peintes  à  la  cliaux  ,  il  n'y  a  pas  un  endroit  de  la  largeur  d'un 
doigt  sur  lequel  on  n'ait  pas  écrit  un  nom.  Tous  les  visiteurs  se 
croient  obligés  de  laisser  lit  le  souvenir  de  leur  passage. — R. 


—  C9  — 

«  tain  Juif  dont  le  nom  était  Mardochée,  fils  de  Djair, 
«  de  Chemeï,  fils  de  Kich,  un  Benjamite;  car  Mardo- 
«  chée,  le  Juif,  était  le  deuxième  sous  le  roi  Assuérus 
«  et  grand  parmi  les  Juifs  et  agréable  à  la  multilude, 
«  cherchant  le  bien  de  ses  frères  et  parlant  le  langage 
«  de  la  paix  à  toute  l'Asie.  » 

Les  bazars  d'Hamadàn  sont  très-beaux,  très-vastes 
et  toujours  remplis  d'une  foule  compacte;  de  nom- 
breux caravansérails  y  sont  attenants;  il  y  a  aussi 
beaucoup  de  bains  et  de  belles  mosquées.  Cette  ville 
qui  renferme  environ  50,000  âmes,  est  très-commer- 
çante, et  ses  fabriques  de  cuivre  (tcherm)  ont  de  la 
réputation.  Plusieurs  cours  d'eau  descendent  des 
montagnes  ;  ils  traversent  la  ville  roulant  des  paillettes 
d'or,  que  les  habitants,  particulièrement  les  Juifs, 
recueillent  au  moyen  d'un  lavage  pratiqué  assez  peu 
judicieusement  dans  des  outres.  Ils  gagnent  à  ce 
labeur  de  cinq  à  six  sahebkrans  (1  fr.  25  c.  l'un)  par 
jour  ;  mais  si  leur  travail  était  mieux  combiné  il 
leur  rapporterait  bien  davantage.  Chaque  rue  d'Ha- 
madàn, ou  du  moins  chaque  quartier,  est  fermé  par 
de  grosses  portes  qu'on  ne  laisse  ouvertes  que  du  lever 
au  coucher  du  soleil.  C'est  un  excellent  usage  pour  se 
préserver  des  malfaiteurs,  et  lorscju'il  s'en  trouve 
ils  sont  faciles  à  découvrir,  parce  qu'ils  appartiennent 
à  la  rue  ou  au  quartier  même.  La  police  devient  ainsi 
plus  aisée  à  faire ,  et  les  habitants  peuvent  se  garder 
avec  plus  de  sécurité  dans  les  temps  de  trouble  et 
d'agitation.  Cette  mesure  devrait  être  mise  en  pratique 
dans  beaucoup  d'autres  villes  de  la  Perse,  particuliè- 
rement dans  celles  (jui  ne  sont  point  entourées  de 


-  70  — 

murailles.  Le  voisinage  de  l'Elevend  procure  à  Ha- 
madân  l' avantage  de  tenir  toujours  à  la  disposition  des 
habitants  des  eaux  salubres  et  fraîches  ^  dont  la  pré- 
sence tempère  les  chaleurs  de  l'été  ;  mais  cet  avan- 
tage disparaît  en  partie  devant  un  inconvénient 
irrémédiable  :  le  pic  de  l'Élevend  attire  presque  con- 
stamment à  lui  une  masse  compacte  de  nuages  qui 
empêchent  l'air  d'arriver  librement  dans  la  ville  où 
l'atmosphère  est  lourde ,  étouffée  et  malsaine.  On  m'a 
assuré  qu'il  y  avait  de  bonnes  sources  d'eaux  ther- 
males au  pied  de  la  montagne,  à  une  farsang  de  la 
ville,  et  qu'on  voyait  auprès  un  bas-relief  sassanide. 
Malheureusement  mon  état  de  souffrance  ne  m'a  pas 
permis  de  vérifier  le  fait. 

La  plaine  qui  entoure  la  ville  est  com'erte  de  nom- 
breux villages  et  de  riches  cultures,  ce  qui  permet  aux 
habitants  de  vivre  à  bon  marché  et  dans  l'abondance. 
La  population  de  la  province  d'Hamadân  se  divise 
en  trois  catégories  très-distinctes  :  les  castes  mihtaire, 
religieuse  et  mixte.  La  première  se  compose  de  la 
tribu  des  Kara-Guzlou',  l'une  des  plus  guerrières  et 
des  plus  braves  delà  Perse;  c'est  une  branche  de  celle 
des  Cham-Lou  qui  fut  amenée  par  Timour-Leng  de 

1  La  Perse  ressemljle  beaucoup  aux  Ilighlands  d'Ecosse,  par 
les  divisions  de  sa  population  en  tribus  ou  clans,  dont  les  chefs 
inspirent  un  grand  respect.  La  Perse  est  un  pays  Irès-aristocra- 
tique  où  l'on  prise  fort  la  naissance  ,  l'éducation  et  les  bonnes 
manières.  C'est  là  un  point  de  dissemblance  heureuse  avec  la 
Turkie  et  la  Russie,  où  linstinct  national  est  tout  à  fait  démocra- 
tique, c'est-ù-dire  que  dans  ces  deux  empires,  on  no  comprend 
pas  jxiurquoi  le  fils  serait  i-espccté,  parce  que  le  |)cre  a  été  un 
homme  distingué. —  R. 


—  71  — 

Syrie  en  Médie  :  elle  est  la  plus  nombreuse  des  trois. 
La  seconde  comporte  une  infinité  de  Séyids  et  de  Mol- 
lahs qui  paraissent  avoir  une  prédilection  marquée 
pour  cette  province,  où  la  plupart  des  villages  leur  ont 
été  donnés  en  fief  par  le  gouvernement.  Enfin,  la  troi- 
sième, qui  est  la  moins  nombreuse,  comprend  les  ci- 
tadins, les  ouvriers,  les  marchands,  et  les  cultivateurs 
des  campagnes.  Par  une  exception  unique  en  Perse, 
Méhémed-Chàh  a  nommé  un  gouverneur  particulier  à 
chacune  de  ces  castes,  craignant  sans  doute  de  donner 
trop  de  force  à  un  seul  homme  en  lui  confiant  le  com- 
mandement des  trois.— Le  prince  Khanlar-Mirza  gou- 
verne la  ville  et  les  villages  peuplés  par  des  tribus 
diverses;  Hadji-Mirza-Hibrahim,  personnage  considé- 
rable, né  à  Hamadàn,  est  à  la  tête  de  la  fraction  reli- 
gieuse, et  le  Sertip  Ferz-Ullah-Khan, — le  même  qui 
fit  voler  M.  Jacquet, — est  le  chef  de  la  tribu  des  Kara- 
Guzlou  et  commandant  supérieur  des  forces  militaires 
de  la  province,  qui  se  composent  de  trois  régiuients 
d^infanterie  placés  sous  les  ordres  de  ses  neveux  Mah- 
moud-Khan, Ali-Khan  et  Rechid-Khan.  Le  premier  a 
épousé  une  sœur,  et  le  second  une  tante  de  Méhémed- 
Châh.  La  pomme  de  discorde  est  tombée  dans  cette 
famille  avec  les  princesses  du  sang  royal.  Celles-ci, 
puissantes  en  cour,  cherchent  toujours  à  mettre  leurs 
maris  en  opposition  avec  leur  oncle,  espérant  ame- 
ner quelque  revirement  qui  les  fasse  arriver  au  com- 
mandement de  la  tribu.  Ce  n'est  point  sans  arrière- 
pensée  que  le  Chah  a  donné  ces  princesses  en  mariage 
aux  Khans  Kara-Guzlou  ;  leur  tribu  est  une  de  celles 
dont  il  redoute  le  plus  l'opposition  ,  car  elle  s'est. 


72  

jusqu'à  ce  jour,  conservée  pure  de  toute  alliance  étran- 
gère ;  le  Chah  avait  donc  intérêt  à  y  faire  admettre 
ses  parentes  afin  de  la  mieux  dominer,  et  c'est  effecti- 
vement ce  qui  a  eu  lieu. 

Peu  de  jours  suffirent  pour  améliorer  ma  santé,  et 
je  profitai  de  ce  bien-être ,  pour  aller  faire  une  visite 
de  remcrcîment  au  docteur  Jacquet,  dont  le  logis  était 
à  Chévérine,  village  situé  à  une  demi-farsang  d'Ha- 
madân.  En  chemin,  je  rencontrai  le  colonel  Mah- 
moud-Khan ,  ce  qui  me  contraria  beaucoup ,  parce 
qu'il  me  connaissait  depuis  longtemps  et  pouvait  ré- 
véler ma  présence  en  Perse  ;  mais  grâce  à  ma  barbe 
et  à  mon  changement  de  costume,  il  ne  me  reconnut 
pas.  Je  vis  bien  cependant  qu'il  cherchait  dans  son 
souvenir  à  se  rappeler  qui  j'étais,  et  dans  quel  lieu  il 
m'avait  vu.  Le  soir,  en  retournant  ta  la  ville,  je  le  ren- 
contrai de  nouveau  ;  cette  fois,  ce  gueux  d'Ivan  qui 
me  précédait,  ivre-mort  par  suite  des  libations  qu'il 
avait  faites  à  Chévérine,  trahit  mon  incognito.  En  me 
rejoignant,  le  colonel,  après  m'avoir  fait  de  vifs  re- 
proches pour  avoir  douté  de  sa  discrétion,  m'engagea 
à  aller  le  lendemain  déjeuner  avec  luidansson  château 
de  Chévérine,  ce  que  je  fis  exactement.  Je  vis  là  son 
frère ,  Aman-Ullah-Khan,  que  je  connaissais  depuis 
plusieurs  années,  et  ses  cousins  Chéfi-Klian  et  Metel- 
Khan.  Ces  jeunes  seigneurs,  chefs  de  leur  tribu,  sont 
des  jeunes  gens  agréables  ,  intelligents ,   et  braves 
comme  Houslem  ;  Chéfi-Khan  surtout  passe  pour  un 
liomme  remarquable  parmi  ses  compatriotes.  —  Le 
lendemain  de  cette  invilatiou,  Mahmoud-Khan  me  pré- 
senta à  son  oncle  Ferz-Cllah-Khan,  comme  un  voya- 


geiir  européen  qui  allait  à  Téhéran,  mais  il  ne  lui  dit 
ni  mon  nom,  ni  le  but  de  mon  voyage. 

Le  Serlip  était  un  homme  alors  âgé  de  quarante  à 
quarante-deux  ans.,  d'un  tempérament  maladif,  cha- 
grin, morose ,  et  qui  cependant  affichait  beaucoup  de 
douceur  et  une  grande  politesse  de  formes.  Lui  et 
ses  neveux,  passent  pour  être  braves  et  déterminés. 
Je  trouvai  chez  cet  homme  un  grand  fonds  de  sagacité 
et  d'intelligence.  11  m'expliqua  les  avantages  et  les 
travers  des  civihsations  de  l'Europe  et  de  la  Perse  en 
établissant  des  comparaisons  entre  elles;  aussi  me 
laissa-t-il  confondu  de  trouver  chez  un  homme,  ap- 
partenant à  une  nation  que  nous  avons  peut-être  tort 
en  France  de  considérer  comme  ignorante,  des  idées 
aussi  justes  et  aussi  sensées  que  celles  que  pourrait 
émettre  chez  nous  le  penseur  le  plus  distingué.  Mais 
ce  qui  m'étonna  beaucoup ,  ce  fut  de  le  voir,  un  mo- 
ment après ,  renier  toutes  les  belles  maximes  qu'il 
venait  de  me  citer,  en  conversant  avec  un  de  ses  com- 
patriotes qui  était  survenu.  Après  le  départ  de  ce 
personnage ,  je  lui   témoignai  mon  étonnement  de 
cette  rétractation  si  subite.  {Kébouler  ha  kcbouler, 
gouch  ba  gouch)  «  Pigeon  avec  pigeon  ,  faucon  avec 
faucon,  me  répondit-il;  avec  vous  j'étais  sincère  : 
parler  le  même  langage  à  un  Persan  serait  faire  un 
métier  de  du[)e,  car  ce  ne  sont  pas  les  lumières  qui 
nous  manquent ,   mais  la  moralité.   Chez  nous  un 
homme  droit  et  honnête  passe  pour  un  imbécile,  tan- 
dis que  la  coquinerie  est  considérée  comme  de  l'in- 
telUgence.  »  Voilà  l'opinion  que  tous  les  Persans  ont 
d'eux-mêmes ,  bien  que  tous  ne  l'avouent  pas  aussi 
I.  5 


—  7i  - 

franchement  que  le  fit  Ferz-UUah-Khan.  Pour  mon 
compte  ,  je  puis  affirmer  qu'il  était  dans  le  >Tai,  et 
qu'il  aurait  \m  ajouter  encore  bien  d'autres  vérités 
aussi  peu  flatteuses  que  celles-là  j  pour  comi)léter  le 
tableau. 

Quand  j'arrivai  chez  le  Sertip,  je  le  trouvai  en  com- 
pagnie de  quelques  Séyids  qui  essayaient  de  lui  extor- 
quer de  l'argent.  On  ne  saurait  se  faire  une  juste  idée, 
quand  on  n'en  a  pas  été  témoin,  de  l'impudence  de 
ces  descendants  du  Prophète;  ce  sont  de  vraies  sang- 
sues pour  le  peuple,  par  lequel  ils  se  font  défrayer  de 
toutes  leurs  dépenses.  Rien  n'égale  leur  arrogance, 
et  la  prétendue  sainteté  de  leur  origine  fait  que  les 
musulmans  n'osent  pas  se  soustraire  à  leurs  exigences, 
bien  qu'elles  dépassent  quelquefois  toutes  les  bornes 
imaginables.  L'un  de  ceux  qui  se  trouvaient  chez 
le  Sertip  était  dégoûtant  de  saleté,  et  me  parut  être 
la  brute  la  plus  inintelligente  que  j'eusse  encore  vue 
parmi  ceux  de  sa  race.  Usant  du  privilège  que  lui 
donnait  sa  naissance ,  il  s'était  assis  à  la  place  d'hon- 
neur, au-dessus  du  Khan,  et  le  menaçait  de  tout 
le  courroux  céleste  s'il  ne  lui  fournissait  dix  tomans 
(à  42  fr.  l'un)  qui  lui  manipiaient  pour  achever  la 
construction  de  sa  maison.  Quand  le  déjeuner  eut  été 
servi,  il  plongea  sans  façon  ses  doigts  sales  et  couverts 
de  |)làtre  dans  la  même  assiette  que  le  chef  de  tribu, 
leipiel  en  paraissant  assez  peu  flatté  de  faire  ordi- 
naire avec  un  aussi  dégoûtant  personnage,  se  résignait 
cependant  pour  ne  pas  froisser  les  usages  reçus.  Après 
avoir  empoché  les  dix  tomans  qu'on  lui  donna ,  et 
absorLé  sa  part  (hi  déjeuner,  on  eut  cru  que  le  Séyid 


—  75  — 

allait  se  retirer  satisfait,  mais  le  proverbe  qui  déclare 
que  l'appétit  vient  en  mangeant,  avait  été  fait  pour 
ce  gaillard-là  ;  avant  de  se  retirer,  il  exigea  encore 
un  manteau  ])Our  lui,  quelques  aunes  de  toile  pour 
tailler  des  pantalons  h  ses  fils,  et  un  kharvar  (six  quin- 
taux) de  grains  pour  les  nourrir.  Le  Khan  ne  put  se 
contenir  devant  l'effronterie  de  cette  nouvelle  de- 
mande, et  il  apostropha  le  Séyid  avec  une  colère  qui, 
à  force  d'avoir  été  comprimée,  éclata  avec  violence. 
Je  craignis  un  moment  que  le  sang  du  Prophète  ne 
fût  pas  une  garantie  suffisante  pour  préserver  notre 
homme  de  la  bastonnade  qu'il  méritait  :  par  bonheur, 
le  Sertip  se  calma.  Je  vis  bien  qu'il  soulfrait  de  voir 
que  tout  cela  se  passait  en  ma  présence,  aussi  pour 
en  finir  il  dit  au  solliciteur  :  «  Fais-toi  soldat,  alors 
j'aurai  soin  de  toi  et  de  ta  famille  :  mais  jusque-là, 
ne  viens  plus  m'ennuyer  par  des  demandes  que  je  ne 
satisferai  point.  »  Le  Séyid  ne  se  montra  nullement 
blessé  des  dures  paroles  qu'il  venait  d'entendre.  Il 
se  tourna  vers  moi  en  me  disant  :  «  Saheb  (monsieur), 
vous  devez  avoir  une  bien  mauvaise  opinion  des  Per- 
sans, en  voyant  avec  quelle  inhumanité  ils  traitent  les 
descendants  du  saint  Prophète  ;  de  quel  œil  voit-on 
les  Séyids,  dans  votre  pays?  »  —  «  Comme  des  chiens 
{keiipek  guibi),  répondit  sècliementFerz-UUah-Klian.» 
— «  Il  paraît  que  les  constellations  ne  me  sont  pas 
favorables  aujourd'hui,  continua  le  Séyid  en  se  levant  ; 
je  reviendrai  demain.  » — «  {liorov  djéliénem)  Va-t'en 
en  enfer!  marmotta  le  Sertip  entre  ses  dents.  »  Tel 
fut  le  vœu  dont  il  accompagna  le  saint  homme  à  sa 
sortie  :  puis  se  tournant  vers  moi,  il  ajouta  :  «  Tant 


—  To- 
que nous  subirons  la  suprématie  morale  de  ces  chiens, 
nous  resterons  dans  Tornière  et  dans  la  crotte.  » 

Par  mesure  de  prudence,  je  m'étais  déterminé  à  ne 
congédier  Ivan  que  le  jour  même  de  mon  départ  ; 
mais  m'étant  aperçu  qu'il  m'avait  volé  dix  tomans  (en- 
viron cent  vingt  francs),  je  le  jettai  à  la  porte  à  coups 
de  bâtons  et  le  remplaçai  aussitôt  |)ar  un  autre  Armé- 
nien ,  nommé  Melcom.  Pour  se  venger  de  sa  mésa- 
venture ,  le  misérable  Ivan  se  rendit  chez  le  gouver- 
neur et  lui  signala  mon  passage  dans  la  ville,  le  but 
de  mon  voyage  et  le  mystère  que  j'en  faisais.  Il  pou- 
vait en  résulter  pour  moi  les  plus  tristes  conséquen- 
ces, si  le  colonel  Mahmoud-Khan  ne  me  fût  venu  en 
aide.  Cet  ami  se  porta  garant  de  ma  moralité  et  de 
mes  intentions,  et  je  ne  fus  pas  inquiété;  cependant 
je  jugeai  prudent  de  ne  pas  prolonger  davantage  mon 
séjour  à  Ilamadân,  et  je  pressai  le  muletier,  à  qui 
j'avais  loué  des  bêtes  de  transport  depuis  trois  jours, 
de  hâter  son  départ.  Mais  le  gaillard  n'était  pas  aussi 
pressé  que  moi,  et  tantôt  sous  un  prétexte,  tantôt  sous 
lui  autre,  il  me  manquait  toujours  de  parole  ;  il  fallait, 
disait-il ,  attendre  que  tous  les  cleslès  (détachements) 
de  la  caravane  fussent  prêts,  ou  que  l'heure  fût  pro- 
pice. Une  autre  fois,  c'était  la  douane  qui  nous  retar- 
dait; mais  toutes  ces  raisons  ne  pouvaient  me  satis- 
faire, et  le  24  je  lui  demandai  la  restitution  des  arrhes 
qu'il  avait  reçues ,  afin  de  les  remetlre  à  un  autre 
caravanier  plus  actif  que  lui.  La  nouvelle  excuse  qu'il 
me  donna  me  parut  si  péremptoire,  que  je  ne  pus 
lui  refuser  un  nouveau  délai.  Il  me  re[)résenla  (|ue  la 
loi  religieuse  l'obligeait  à  coucher  avec  sa  fennne  la 


/  / 


nuit  du  jeudi  au  vendredi,  et  que  s'il  négligeait  ce 
devoir,  sa  femme  serait  autorisée  à  réclamer  le  di- 
vorce. Il  n'y  avait  rien  à  dire  à  cela  et  je  consentis  à 
attendre  jusqu'au  vendredi  soir.  Quel  singulier  livre 
que  le  Koran  !  C'est  une  législation  complète,  tout  y  est 
prévu,  indiqué,  depuis  les  principes  qui  doivent  for- 
mer la  règle  de  conduite  du  souverain,  jusqu'aux 
détails  de  ménage  les  plus  intimes  !  Ainsi  par  ordon- 
nance de  Mahomet,  messieurs  les  musulmans  doi- 
vent contenter  à  jour  fixe  les  appétits  de  leurs  épouses; 
c'était  un  bon  moyen  de  prévenir  les  effets  de  la  po- 
lygamie ;  malheureusement  la  loi  n'est  pas  toujours 
strictement  observée  en  Perse,  où  la  majorité  des 
habitants,  sans  en  excepter  le  clergé,  délaissent  le  plus 
souvent  les  femmes  pour  se  livrer  à  l'ignoble  débau- 
che qui  attira  jadis  la  colère  du  Tout-Puissant  sur  les 
villes  impies  de  Sodome  et  de  Gomorrhe. 

Ceux  qui  se  proposent  de  voyager  en  Perse ,  ne 
sauraient  trop  se  prémunir  contre  l^s  mensonges  des 
caravaniers,  qui  jurent  toujours/par  ce  qu'il  y  a  de  plus 
sacré,  de  partir  à  jour  fixe  et  qui  cependant  vous  font 
toujours  attendre  plusieurs  jours  avant  de  se  mettre 
en  route.  Le  mal  est  moins  dans  le  retard  qu'ils  font 
éprouver,  que  dans  leur  manie  de  venir  prendre  les 
bagages  à  l'avance ,  de  peur  que  l'on  ne  parte  avec 
une  autre  caravane.  On  se  voit  ainsi  souvent  forcé  de 
rester  une  semaine  entière  entre  les  quatre  murs  nus 
d'un  caravansérail,  privé  de  tous  les  objets  qui  sont 
nécessaires  à  un  Européen.  Le  moyen  de  prévenir  ces 
inconvénients,  c'est  de  ne  rien  payer  à  l'avance  au 
muletier  jusqu'à  ce  qu'on  soit  arrivé  à  la  première 


—  7S  — 

étape  et  de  garder  ses  bagages  jusqu'au  moment  du 
départ.  Un  autre  inconvénient  non  moins  grand,  et 
qui  m'a  souvent  désespéré  en  voyage,  c'est  Tindolence 
des  domestiques  orientaux  qui  ne  tiennent  aucun 
compte  du  temps.  «El  hemd  lella,  (à  la  grâce  de  Dieu) 
disent-ils,  ce  qui  ne  se  fait  pas  aujourd'hui  se  fera 
demain.  »  Rien  n'est  plus  désolant  que  ce  système 
pour  un  Européen,  et  surtout  pour  un  militaire  ha- 
bitué à  la  plus  stricte  exactitude.  Si  l'on  envoie  son 
domestique  au  bazar  faire  une  commission  qui  exige 
un  quart  d'heure  au  plus ,  on  peut  être  certain  de  ne 
pas  le  revoir  avant  trois  ou  quatre  heures.  Il  s'occu- 
pera fort  peu  de  gagner  les  gages  qu'il  reçoit ,  gages 
toujours  beaucoup  plus  élevés  que  ceux  qu'on  paie  en 
Europe.  Peu  lui  importe  que  vous  ayez  besoin  de  lui; 
si  vous  lui  reprochez  de  néghger  vos  affaires,  il  ré- 
pondra avec  humeur  qu'il  faut  bien  aussi  qu'il  fasse 
les  siennes,  et  l'on  devra  s'estimer  heureux  si,  sur 
sept  ou  huit  objets  qu'on  lui  ordonne  d'acheter,  il  en 
ra[)porte  deux  ou  trois  :  et  encore  a-t-il  toujours  réa- 
lisé un  bénéfice  de  cent  cinquante  à  deux  cent  pour 
cent.  Un  domestique  quitte  le  maître  qui  le  surveille 
pour  en  chercher  un  autre  plus  facile,  qui  se  serve 
lui-même  et  se  laisse  voler  sans  rien  dire.  Être  servi 
par  eux,  c'est  être  voué  au  martyre.  Tout  ignorants, 
paresseux  et  voleurs  qu'ils  sont,  les  Persans  passent 
cependant  pour  les  meilleurs  domestiques  de  l'Asie. 
Si  cela  est  vrai,  —  car  je  ne  les  connais  pas  tous,— je 
puis  affirmer  que  le  meilleur  ne  vaut  pas  grand'chose. 
Cette  manière  de  servir  est  du  goût  des  grands  sei- 
gneurs persans,  qui,  ne  payant  jamais  leurs  dômes- 


—  79  — 

tiques,  ne  peuvent  pas  se  montrer  trop  exigeants  avec 
eux  ;  ils  aiment  mieux  se  laisser  voler  que  de  leur 
donner  des  gages  :  aussi  tous  les  seigneurs  qui  mènent 
un  train  un  peu  considérable  sont-ils  sûrs  d'être  pillés 
parleurs  domestiques.  Les  Européens  qui  payent  exac- 
tement, mois  par  mois,  ceux  qui  les  servent, seraient 
fondés  à  vouloir  obtenir  de  leurs  serviteurs  persans, 
plus  de  zèle  et  de  droiture,  mais  les  Russes  et  les  An- 
glais qui,  pour  la  plupart,  en  Perse,  appartiennent  à 
la  diplomatie,  ont  habitué  ces  gens  là  à  des  gains  illi- 
cites plus  considérables  encore  que  ceux  qu'ils  extor- 
quent à  leurs  compatriotes.  J'ai  calculé,  et  j'ai  la  cer- 
titude de  ne  m'ètre  pas  trompé ,  que  les  trois  cinquiè- 
mes de  la  dépense  d'un  Einopéen  en  Perse,  doivent 
être  comptés  [)0ur  le  bénéfice  net  des  gens  qu'il  em- 
ploie à  son  service. 

La  domesticité  n'a  rien  d'humiliant  en  Perse ,  elle 
est  au  contraire  considérée  comme  la  condition  la  plus 
honorable.  Le  Chah  est  le  serviteur  de  Dieu,  et  à  son 
tour  il  est  servi  par  de  grands  seigneurs  qui  se  font 
aussi  servir,  et  ainsi  de  suite  jusqu'au  dernier  échelon 
des  classes  sociales.  Il  n'y  a  nulle  espèce  de  distinction 
dans  le  genre  de  service  rendu ,  un  cuisinier  ne  se 
croit  pas  moins  considéré  qu'un  fonctionnaire  public. 
Chacun  jouit  du  degré  de  considération  que  fait  re- 
jaillir sur  lui  la  qualité  et  lerangdu  maître  qu'il  sert: 
c'est  là  un  état  de  choses  universellement  accepté. 

Enfin  la  caravane  ayant  terminé  ses  préparatifs, 
nous  nous  mettons  en  route. 

Bihik-Ahad.  —  26  avril.  —  7  farsangs,  neuf  heures 
cl  demie  de  parcours,  par  un  chemin  plat  et  facile. 


—  80  — 

quelque  peu  encaissé.  Nombreux  \illagcs  et  belles 
cultures  sur  la  route. 

Le  beau  temps,  qui  m'avait  favorisé  depuis  mon 
départ  de  Bagdad,  se  gâta  au  moment  oij  je  sortais 
d'Ilamadàn  :  le  tonnerre  grondait  et  les  éclairs  sillon- 
naient le  ciel,  mais  les  nuages,  poussés  par  le  vent, 
fuyaient  devant  nous  et  se  fondirent  en  torrents  de 
pluie  à  cent  pas  en  av.inl  de^la  caravane ,  sans  que 
Teau  nous  atteignît.  Bibik-Abad  est  un  village  de 
quatre  cents  maisons,  situé  au  milieu  d'une  vaste 
plaine  parfaitement  cultivée. 

Zérèh.  — 27  avril.  —  Marche  de  nuit;  5  farsangs, 
7  heures  et  demie  de  route,  en  plaine.  Chemin  coupé 
par  de  nombreuses  irrigations ,  grand  nombre  de 
villages  et  de  cultures,  excavations  et  accidents  de 
terrain  dans  lesquels  les  nmles  s'abattent  à  chaque 
pas;  la  mienne  tomba  dans  un  kariz  (puits)  desséché  et 
aux  trois  quarts  condjlé.  Je  me  serais  tué,  si  je  ne 
m'étais  accroché  à  une  grosse  pierre  qui  se  trouvait 
au  bord  de  l'ouverture. 

Zérèh  est  un  petit  village  de  deux  cent-cinciuante 
maisons,  arrosé  i>ar  un  ruisseau  dont  l'eau  est  très- 
bonne,  chose  [)récieuse  et  assez  rare  en  Perse.  Je  ne 
connais  pas  de  supplice  plus  grand  (|ue  celui  de  voyager 
la  nuit  et  à  cheval,  surtout  quand  il  est  impossible  de 
dormir  deux  minutes  pendant  la  journée,  et  (pi'il  faut 
passer  ainsi  de  cent-soixante  à  cent-quatre-vingts 
nuits  avant  d'arriver  au  terme  du  voyage.  Le  som- 
meil vous  gagne  d'une  manière  irrésistible  dès  qu'ar- 
rive minuit,  on  chancelle  à  cha(iuc  pas  et  souvent 
on  iond)e  d(î  cheval.  Les  chevaux  de  cliarge  vous  heur- 


—  81  — 

tent  en  passant  et  vous  blessent;  quelquefois  votre 
monture  s'abat,  celles  qui  la  suivent  roulent  par  des- 
sus, et  gare  à  celui  qui  est  au  dessous  de  tout  cela. 
Le  muletier  arrive,  crie,  jure  et  blasphème  comme 
un  damné.  Quand  on  a  un  bâton  à  la  main,  on  lui 
en  frotte  les  épaules  ;  il  en  résulte  alors  une  série  d'é- 
vénements à  la  fois  sérieux  et  comiques,  qui  ne  man- 
queraient pas  d'un  certain  intérêt  pour  l'observateur 
qui  se  tiendrait  en  dehors  de  ce  tohu-bohu.  Quant 
à  moi ,  je  puis  affirmer  que ,  lorsqu'on  a  le  mal- 
heur d'y  être  mêlé,  comme  je  le  fus  pendant  cette 
étape,  les  souffrances  que  l'on  éprouve  sont  plus  que 
suffisantes  pour  dégoûter  à  tout  jamais  des  voyages 
en  Asie  à  la  suite  d'une  caravane. 

A  ces  désagréments  je  trouvai  une  compensation, 
qui  était  de  n'avoir  d'autres  compagnons  de  voyage 
que  les  muletiers,  et  cela  m'importait  d'autant  plus 
que  je  me  dirigeais  sur  Téhéran,  où  j'avais  intérêt, 
plus  que  partout  ailleurs,  à  ne  pas  être  reconnu; 
aussi  avais -je  repris  la  chemise  arabe,  quittée  à 
Kermanchâh. 

Nouvaràne. — 28  avril. — 9  farsangs,  trajet  de  douze 
heures  un  quart,  les  trois  premières  en  plaine,  par  une 
route  plate  et  facile,  et  le  reste  dans  des  montagnes 
où  le  chemin ,  resserré ,  caillouteux  et  accidenté, 
ofi're  plus  d'une  difficulté.  Le  sol  est  partout  aride, 
sauf  en  arrivant  près  de  Nouvaràne,  dans  une  vallée 
que  traverse  une  petite  rivière,  sur  les  bords  de  la- 
quelle sont  situés  de  nombreux  villages  très-bien  bâtis, 
dont  quelques-uns  sont  peuplés  par  des  chrétiens 
arméniens. 


—  82  — 

Noiivarànecst  mi  magnifique  \illagc  de  huit  à  neuf 
cents  feux,  entouré  de  vergers  et  de  vignes  dont  les 
habitants  tirent  un  gros  revenu.  Le  Chah  l'a  donné 
en  fief  à  son  beau-frère ,  le  Serdar  Khan-Baba-Khan  *. 
Il  est  bon  de  remarquer  que  douze  ou  quinze  grands 
seigneurs,  le  premier  ministre  à  leur  tête,  ont  abusé 
de  la  facilité  du  souverain,  pour  accaparer  la  plus 
grande  partie  et  le  plus  clair  du  revenu  de  la  Perse. 
Les  douanes,  où  tous  les  droits  s'acquittent  au  comp- 
tant ,  leur  appartiennent  ;  les  plus  beaux  villages , 
les  terres  les  mieux  arrosées  sont  ordinairement 
leur  apanage.  Ils  les  reçoivent  du  souverain,  non  pas 
pour  leur  usage  personnel,,  mais  pour  payer,  nourrir 
et  entretenir  ceux  de  ses  serviteurs  qu'il  leur  confie. 
Kuan-Baba-Khan,  par  exemple,  commande  à  dix  mille 
fantassins,  auxquels  il  extorque  plus  de  la  moitié  de 
leur  solde,  et,  quand  vient  la  fin  de  l'année,  bien  que  le 
revenu  des  fiefs  qu'il  possède  suffise  et  même  dépasse 
le  chiffre  de  la  somme  qu'il  doit  [>ayer  à  ses  subordon- 
nés, il  trouve  toujours  le  moyen,  en  procurant  quel- 
ques bénéfices  aux  comptables,  de  se  faire  reconnaître 
créancier  du  gouvernement  persan  pour  quelques 
centaines  de  mille  francs  ®. 

I  Le  Cliàli  actuel  de  Perse  a  repris  tout  ce  qu'il  a  pu  pour  le 
douucr  à  des  gens  qui  leniérilaient  peut-être  moins. 

*  C'est  ce  qui  explique  pourquoi  il  put  réi-Iauier  plusieurs 
uiillioiis  au  Ljouvernemeiil  persui,  lorsque  iiinmut  Méliémed- 
Cliàli,  eu  ISi8. — Le  nouveau  souverain,  Nasser-Lddin-Cliàli,  lit 
bien,  il  est  vrai,  une  espèce  de  banqui-route  avec  ses  serviteurs, 
mais  il  n'osa  l'étendre  jusqu'à  Klian -Baba-Khan,  parce  qu'en  sa 
qualité  de  sujet  russe,  il  avait  un  a|)pui  contre  lequel  tout  son 
mauvais  vouloir  serait  venu  se  briser  en  pure  perle^ 


—  83  — 

Notre  caravane  campa  à  Nouvaràne,  sur  un  pla- 
teau où  dardait  un  soleil  tropical.  Jamais  en  juillet, 
et  dans  les  contrées  les  plus  chaudes,  je  n'avais  été  plus 
incommodé  que  ce  jour-là.  Vers  le  soir,  un  orage 
éclata  tout  à  coup  et  versa  sur  nous  une  pluie  torren- 
tielle qui  traversa  mon  feutre  et  me  perça  j usqu'aux 
os.  Mais  rinconvénjent  de  cette  ondée  ne  fut  rien  en 
comparaison  du  bien-être  que  nous  éprouvâmes  par 
la  disparition  des  essaims  de  mouches  dont  nous  étions 
grandement  incommodés  depuis  quelques  jours.  Ces 
insectes  s'attachent  par  millions  aux  ballots  de  mar- 
chandises dont  sont  chargées  les  caravanes ,  et  fran- 
chissent ainsi  de  très-grandes  distances.  Il  est  probable 
qu'ils  se  transportent  ainsi,  chaque  année ,  d'un  bout 
à  l'autre  de  l'Asie. 

Je  vis  à  Nouvaràne  un  grand  vivier,  tellement 
remph  de  poissons,  qu'il  y  avait  impossibilité  totale  d'y 
plonger  la  main  sans  en  toucher  un  ou  plusieurs  à  la 
fois.  Chacun  d'eux  pesait  pkis  d'un  kilogramme,  et  ils 
étaient  tellement  bien  a[)privoisés  qu'ils  venaient 
prendre  à  la  main  le  pain  que  je  leur  offrais.  Je  ne  me 
souviens  plus  très-bien  de  l'histoire  que  les  habitants 
me  contèrent  sur  ces  poissons,  mais  je  crois  qu'ils  du- 
rent commettre  un  certain  délit  qui  fit  que,  depuis  ce 
moment,  on  les  tient  pour  des  créatures  du  diable.  Le 
Ketlihoda  (maire)  du  village  m'assura  que  tous  ceux 
qui  avaient  voulu  en  manger  étaient  morts  instanta- 
nément. Personne  n'osait  toucher  à  ces  poissons  ni  leur 
faire  de  mal,  de  peur  de  s'attirer  la  colère  des  mauvais 
génies,  c'est  ce  qui  m'expliqua  pourquoi  ils  s'étaient 
ainsi  multipliés  et  apprivoisés.    Les  Nouvaràniens, 


—  Hï  — 

consternés  (\o  voir  que  j'njonlais  peu  de  foi  à  leur  his- 
toire, firent  de  grands  ellorts  pour  me  dissuader  de  la 
pensée  que  j'avais  de  manger  à  mon  dîner  un  de  ces 
poissons;  mais  quand  je  leur  eus  certifié  que  j'avais 
des  lélesm  (talismans)  qui  détruiraient  tous  les  ma- 
léfices, ils  ne  s'opposèrent  plus  à  mon  dessein.  A  vrai 
dire  pourtant,  ils  me  suivirent  des  yeux  jusqu'à  la  fin 
de  mon  repas  et  se  retirèrent  seulement  alors,  inti- 
mement convaincus  que  je  devais  être  sorcier  ou  quel- 
que chose  d'approchant  ' . 

'  Il  y  avait  certainement  beaucoup  de  superstition  dans  la 
croyance  de  ces  villageois,  mais  cependant  leurs  craintes  n'étaient 
pas  sans  fondement;  j'en  lis  plus  tard,  en  1849,  une  expé- 
rience qui  faillit  me  couler  la  vie.  C'était  à  Ispahan,  je  revenais 
de  Chiraz.  Privé  de  poisson  frais  depuis  longtemps,  je  mangeai 
avec  avidité  une  grosse  tanche,  provenant  du  Zayendèh-Roud  et 
en  tout  semblable  à  celles  de  Nouvaràne.  Deux  lieures  après,  je 
fus  pris  de  coliques,  de  diarrhée,  de  vomissements  allreux; 
j'avais  les  mêmes  symptômes  que  l'on  remarque  dans  le  choléra. 
Les  Persans  me  donnèrent  bienlôt  l'explication  de  cette  subite 
et  dangereuse  indisposition  :  j'avais  mangé  jusqu'au  dernier  les 
(culs  de  ce  maudit  poisson  ,  (jue  les  Persans  considèrent 
comme  une  substance  vénéneuse  des  plus  actives.  Je  me  rappelai 
alors  les  tanches  de  Nouvaritne,  ilont  je  n'avais  mangé  que  la 
chair,  et  je  fus  à  peu  près  convaincu  que  les  habitants  de  ce  vil- 
lage, ignorant  les  elïets  malfaisants  des  œufs,  s'en  étaient  nour- 
ris comme  moi  et  en  avaient  éprouvé/ les  mêmes  effets.  Avec 
un  penchant  aussi  prononcé  que  le  leur  au  merveilleux  et  à  la 
suporsiiiion,  il  n'en  fallait  p;is  davantage  pour  les  laisser  croire 
à  l'histoire  qu'un  Mollah  leur  avait  faite  sur  ces  poissons. 


CHAPITRE   IV. 


Chémérïn. — Kochguek. —  Le  pic  de  Damavend. —  Khanabad. 
— Rabat-Kérim. — Les  irrigations.  —  Moyens  de  voyager  en 
Perse.—  Le  Ferman  royaL — Voyage  à  chevaL  —La  compagnie 
d'un  Mehmandar, — Sa  manière  d'agir. — La  route  de  la  cara- 
vane.—Le  Djilo-dar. — Le  Persan  et  son  âne. — Les  mules  et 
les  muletiers.  —  Profession  de  foi  d'un  Persarf.  —  Abdoukh. 
— Les  Caravanst!'rails. — Téhéran. — Aspect  de  la  ville. — 
Réflexions  mélancoliques. — Projets  joyeux.  — Le  général 
Semineau. — Indiscrétion  du  docteur  Jacquet.  — Le  village 
de  Châh-Abdoul-Azim. — Renvoi  de  mon  domestique. — Con- 
séquence de  cette  décision. — Voyage  avec  une  caravane  se 
rendant  à  Meched. 


Chémérïn.  —  29  avril.—  3  farsangs,  cinti  heures  et 
demie  de  parcours  ,  à  travers  les  montagnes  et  par 
une  route  facile  qui  court  de  plateau  en  plateau.  On 
rencontre  des  villages,  des  vergers  et  des  cliain[)S 
d'une  très-belle  culture,  presque  sans  interruption;  la 
vigne  et  le  noyer  dominent  toutes  les  autres  espèces 
de  plantations.  — A  la  chaleur  du  jour  i)récédent  et  à 
la  pluie  ont  succédé  un  vent  glacial  qui  nous  accom- 
pagne jiisqu'cà  Chémérïn,  gîte  de  cent  cinquante 
feux ,  situé  sur  le  revers  d'une  montagne. 

Kochgue/>. — 30  avril. — Cinq  farsangs,  trajet  de  sept 
heures  et  demie  à  travers  les  montagnes,  par  une 
route  facile,  dont  la  première  moitié  est  inculte  et  peu 
habitée.  Pendant  les  deux  dernières  farsangs,  au  con- 
traire, on  aperçoit  adroite  et  à  gauche  quelques  jolis 


> 


—  86  — 

villages.  Deux  heures  avant  d'arriver  à  lalialte,on  voit 
très-distinctement  le  pic  du  Damavend,  bien  qu'on  en 
soit  éloigné  de  quarante-cinq  farsangs.  Je  l'avais  aperçu 
quelques  années  auparavant  de  Kouhroud ,  village 
situé  sur  la  route  d'Ispahan,  à  une  distance  de  cin- 
quante-quatre farsangs  (soit  quatre-\ingt-une  lieues). 
— Kochguek  est  un  village  de  cent  cinquante  maisons, 
peuplé  par  des  nomades  de  la  tribu  Béyat. 

Khanahad. — 1"-  mai.— 6  farsangs,  neuf  heures  de 
parcours  en  plaine.  On  voit  au  loin  quelques  villages 
et  des  tentes  de  nomades.  Khanabad  est  un  gîte  de 
deux  cents  feux.  L'eau  y  est  très-saumâtre. 

Rahal-Kérim.—'i  mai.— 8  farsangs,  onze  heures 
trois  quarts  de  parcours  à  travers  une  vaste  plaine 
coupée  par  quelques  collines.  —  Au  sommet  de  la 
dernière  que  l'on  fianchit,  se  trouve  un  caravansérail 
en  pierre,  construit  par  Chàh-Abbas  et  tombant  en 
ruines.  C'est  un  endroit  très-dangereux,  où  les  pillards 
de  la  tribu  des  Chàh-Sevcnds,  campés  dans  les  plaines 
environnantes,  se  portent  pour  dépouiller  les  cara- 
vanes. Ral)at-Kérim  est  un  gros  village  de  neuf  cents 
maisons,  entouré  de  vastes  vergers,  l'eau  y  est  excel- 
lente et  on  y  trouve  un  caravansérail-chàh ,  le  seul 
habitable  depuis  Hamadàn  '. 

Les  voyages  en  Asie  ne  se  font  pas  aussi  conforta- 
blement qu'en  Europe,  les  souffrances  et  les  privations 
y  sont  grandes;  cependant,  les  gens  qui  n'ont  pas 
besoin  de  compter  trop  rigoureusement  leurs  dépenses 

»  Les  eaux  sont  celU'S  de  la  riviore  Kéi'élch  el  se  divisent  en 
plusieurs  canaux. 


—  87  — 

peuvent  se  soustraire  assez  facilement  à  ces  ennuis. 
Il  faut  seulement  avoir  un  personnel  assez  nombreux 
de  domesti(iues.  Huit  à  dix  suffisent  avec  une  quin- 
zaine de  mulets  pour  porter  les  tentes,  les  bagages  et 
les  provisions  de  bouche.  La  chose  essentielle,  c'est 
de  se  résigner  à  Tavance  à  être  volé  par  ces  mêmes 
domestiques,  hélas  !  indispensables  pour  vivre  confor- 
tablement. A  cette  condition,  ils  ne  vous  laisseront 
manquer  de  rien.  Il  faut  absolument  voyager  sur  des 
chevaux  qui  soient  à  vous;  quant  aux  bêtes  de  somme, 
on  peut  les  louer  sans  aucun  inconvénient,  les  mule- 
tiers étant  toujours  disposés  à  vous  suivre  partout  où 
vous  voulez  aller.  Telle  est  la  manière  la  plus  conve- 
nable de  faire  une  exploration  scientifique,  et  Ton  peut 
franchir,  en  voyageant  ainsi ,  environ  dix  à  douze 
lieues  par  jour. 

Quand  on  veut  voyager  rapidement,  c'est-à-dire 
franchir  jusqu'à  vingt  et  vingt-cinq  farsangs  en  un 
jour  (près  de  quarante  lieues),  il  faut  absolument  se 
munir  dïm  Ferman  royal  ou  bien  d'un  ordre  d'un  gou- 
verneur général,  qui  vous  autorise  à  prendre  des  che- 
vaux de  poste  ^  dans  les  relais  établis  d'étape  en  étape, 

1  Les  voyages  en  poste  faits  en  Perse  sont  non-seulemenl  Irès- 
agréables,  mais  encore  très-peu  coûteux.  A  chaque  poste,  qui  se 
compose  de  quinze  à  vingt  niilies  ,  le  voyageur,  qui  n'a  rien  à 
payer,  se  contente  de  donner  quelque  menue  monnaie  au  saridji 
(postillon).  Quelquefois  les  chevaux  sont  très-mauvais,  mais 
ordinairenieiU  ce  sont  des  bêles  de  petite  taille  qui  trottent  fort 
bien  dans  la  plaine.  Il  arrive  souvent  qu'on  ne  trouve  pas  de 
chevaux  à  la  poste,  alors  on  est  forcé  de  continuer  sa  route 
avec  ceux  qui  vous  ont  amené.  Ces  pauvres  bêtes  ne  ralentissent 
point  le  pas  et  marchent  toujours  aussi  vile  jusqu'à  trente  milles 


—  88  — 

sur  les  routes  seulement  (jui  conduisent  tlans  les  capi- 
tales des  provinces.  Ces  relais  se  nomment  Icliapar- 
khanè  (maison  des  courriers),  et  chacun  d'eux,  suivant 
l'importance  de  la  route  qu'il  dessert,  doit  être  muni 
de  cinq  à  douze  chevaux,  qu'un  préposé  du  gouverne- 
ment,atTermant  une  certaine  quantité  de  relais,  doit 
toujours  tenir  prêts  à  la  disposition  des    courriers 
royaux  et  des  personnes  munies  d'autorisations  spé- 
ciales. Mais  comme  ces  préposés  ne  reçoivent' jamais 
exactement  la  subvention  en  nature  et  en  espèces  qui 
leur  est  allouée  par  le  Chah;  comme  en  déflnitive  il  en 
est  de  la  poste  ainsi  que  de  toutes  les  autres  branches 
de  l'administration,  qu'il  est  permis  de  voler  sur  ce 
chapitre  aussi  bien  que  sur  les  autres,  il  s'en  suit 
qu'au  lieu  de  douze  chevaux,  on  en  trouve  tout  au 
plus  deux  ou  trois  à  chaque  relais,  et  encore  sont- 
ils  presque   toujours  tellement   éclopés   et  poussifs 
qu'on  a  des  peines  infinies  à  les  lancer   au  galop  : 
aussi  arrive-t-on  au  gîte  avec  ces  bêtes,  moulu,  et 
prêt  à  rendre  l'àme.  Ces  rossinantes  sont  particu- 
lièrement destinées  aux  courriers  persans  et  aux 
Européens  qui  n'aiment  pas  à  desserrer  les  cordons 
de  leur  bourse;  ceux  qui  se  montrent  généreux,  comme 
les  courriers  des  ambassadeurs  étrangers,  trouvent 
toujours,  dans  quelque  coin  reculé  de  la  maison  de 
poste,  une  ou  deux  montures  tenues  [)rudemment  en 
réserve  par  le  maître  de  poste;  mais  s'ils  ont  besoin 
d'un  j)lus  grand  nombre  de  chevaux,  ils  doivent  se  dé- 

aii  delà.  Le  colonel  Rawlinson  lit  un  jour  cent  milles  d'une  seule 
traite,  en  se  reposant  à  chaque  poste  pour  laisser  souffler  et 
manger  les  chevaux . — R. 


—  89  — 

cider  à  subir  la  loi  commune.  Quelquefois,  par  une 
autorisation  exceptionnelle,  rarement  accordée,  le 
gouvernement  autorise  les  princes,  les  grands  de  la 
cour  elles  étrangers  de  distinction,  à  prendre  tous  les 
chevaux  qui  leur  sont  nécessaires  dans  les  villages 
où  ils  s'arrêtent,  et  à  les  faire  courir  comme  les  bêtes 
de  la  poste;  mais  il  en  coûte  de  trop  grosses  sommes 
pour  qu'il  soit  permis  d'avoir  souvent  recours  à  ce 
moyen.  Les  points  extrêmes  vers  les  frontières  de  la 
Perse  d'où  partent  les  relais  qui  aboutissent  à  la 
capitale  sont  :  Khoï,  Recht,  Asterabad,  Meched,  Ker- 
man,  Chiraz  et  Kermanchâh.  Les  ordres  du  gouverne- 
ment et  les  lettres  des  particuliers,  pour  les  villes  qui 
ne  se  trouvent  pas  sur  les  lignes  qui  viennent  d'être 
indiquées,  sont  portés  :  les  premiers,  par  des  cavaliers 
spéciaux,  (Goulams).  montés  sur  leurs  propres  che- 
vaux, et  les  secondes  par  des  piétons  {Kassed),  qui 
s'occupent  exclusivement  du  transport  de  la  corres- 
pondance des  négociants:  quelquefois  aussi  les  carava- 
niers se  chargent  de  ce  soin. 

Les  diplomates  et  les  voyageurs  recommandés,  qui 
ne  se  servent  à  peu  près  que  des  deux  moyens  de  loco- 
motion que  je  viens  d'indiquer,  sont  presque  toujours 
escortés  par  un  Mehmandar  accordé  par  le  gouverne- 
ment persan.  Celui  qui  porte  ce  titre  est  un  officier 
dont  le  rang  varie  suivant  l'importance  de  la  personne 
qu'il  accompagne.  Les  Russes  et  les  Anglais  ont  poussé 
l'étiquette  jusqu'à  désigner,  dans  les  traités  qu'ils  ont 
conclus  avec  les  Persans,  le  grade  de  l'officier  qui  doit 
accompagner  les  envoyés  qu'ils  entretiennent  à  la  cour 
du  Chah.   11   no  peut  pas  être  moindre  que  celui  de 


—  90  — 

ces  diplomates  eux-mêmes,  lesquels  sont  habituelle- 
ment des  ministres  plénipotentiaires. 

Le  Mehmandar  est  responsable  des  accidents,  des 
pertes  et  du  mécontentement  qu'éprouve  la  personne 
qui  lui  est  confiée.  Le  Ferman  royal  dont  il  est  muni 
l'autorise  ordinairement  à  se  faire  délivrer   gratis 
le  sursat,  c'est-à-dire  le  logis,  le  bois  et  les  vivres 
nécessaires  à  la  consommation  du  voyageur  qu'il  est 
chargé  de  protéger,  et  ce  qui  est  nécessaire  à  sa  suite: 
aussi  se  rend-il  pre?que  toujours  d'avance  au  gîte  pour 
faire  préparer  tout  ce  qui  est  nécessaire.  Dès  qu'il 
arrive ,  il  va  directement  chez  le  Ketkhoda,  auquel 
il  s'adresse  toujours  avec  un  ton  de  supériorité  bien 
marquée;  il  lui  communicpie  brièvement  ses  ordres 
pour  faire  réunir  au  plus  vite  les  objets  stipulés  dans 
le  Ferman.  11  s'empare  ensuite  de  la  plus  belle  maison 
de  la  localité,  et  va  de  là  s'asseoir  à  la  place  d'hon- 
neur, soit  dans  la  mosquée ,  soit  sur  la  place  publi- 
que ,  oiJi  il  est  bientôt  entouré  par  une  foule  d'indi- 
vidus qui  viennent  l'assurer  que  leur  misère  les  met 
dans  l'impossibiUté  de  fournir  le  bois,  le  mouton,  le 
beurre  ou  le  pain,  etc.,  et  tous  les  articles  auxquels  ils 
ont  été  taxés  par  le  Ketkhoda.  Le  Mehmandar,  fumant 
gravement  son  kalioun,  écoute  sans  mot  dire  toutes 
les  doléances  ,  toutes  les  récriminations  ;  i)Our  rien 
au  monde  il  ne  voudrait  laisser  chômer  son  narguilé, 
car  c'est  là  une  affaire  grave  en  Perse,  et  à  laquelle 
on  attache  une  véritable  imjiortance;  mais  sitôt  qu'il 
a  aspiré  la  dernière  boulîée  de  fumée,  il  se  lève  lente- 
ment el  frappe  à  tort  et  à  travers  sur  la  foule  des  récal- 
citianls,  qui  se  sauvent  en  criant  et  en  maudissant 


l 


—  91  — 

l'intrus  dont  Tarrivée  les  force  à  se  dessaisir  d'une 
partie  de  leurs  provisions  de  réserve.  S'ils  tardent 
trop  à  revenir  avec  l'objet  qu'on  leur  demande,  le 
bâton  du  Mehmandar  recommence  son  exercice,  et  il 
est  rare  qu'après  ce  deuxième  avertissement,  quel- 
qu'un se  montre  encore  rebelle  aux  ordres  du  Ke- 
tkhoda.  Le  voyageur  qui  arrive  à  la  halte  y  trouve  en 
abondance  des  provisions  de  bouche,  un  logis  bien  aéré 
si  c'est  pendant  été,  et  bien  chaufle  si  c'est  en  hiver. 
Comme  le  Ferman  porte  toujours  une  quantité  de 
vivres  dix  fois  plus  forte  que  celle  qui  est  nécessaire  à 
la  consommation  des  personnes  accompagnées  par  un 
Mehmandar,  celui-ci  ne  perçoit  que  ce  qui  est  néces- 
saire à  leurs  besoins,  et  se  fait  rembourser  le  reste  en 
argent  comptant  par  les  habitants  du  village,  n'exi- 
geant d'eux  qu'un  peu  moins  de  la  valeur  réelle  des 
objets  qu'ils  doivent  lui  fournir.  Il  réalise  souvent  de 
cette  manière  de  très- jolis  bénélices;  aussi  l'emploi 
de  Mehmandar  est-il  très-recherché  en  Perse,  surtout 
auprès  des  Européens,  que  ces  gens-là  trompent  avec 
plus  de  facilité  que  les  Asiatiques,  et  dont  la  générosité 
est  souvent  une  autre  source  de  profit. 

Un  Européen  nouvellement  arrivé  en  Perse  s'ha- 
bitue difficilement,  pendant  les  premiers  jours,  aux 
discussions  interminables  du  Mehmandar  avec  les  vil- 
lageois. 11  y  met  souvent  un  terme  en  interposant  son 
autorité  et  en  payant  comptant  tout  ce  dont  il  a  besoin. 
Il  ne  s'écarterait  pas  ainsi  de  la  règle,  s'il  savait  les 
inconvénients  auxquels  il  s'expose.  Le  Mehmandar,  ne 
pouvant  plus  bénéficier  sur  les  vivres  perçus  en  na- 
ture, puise  largement  dans  la  bourse  de  son  protégé 


pour  les  achats  en  tout  genre,  et  se  procure  ainsi  une 
compensation  plus  lucrative  et  plus  facile,  qui  dépasse 
le  gain  qu'il  pourrait  faire  sur  les  villageois.  On 
perd,  en  outre,  autant  en  considération  aux  yeux  de 
ceux-ci  qu'à  ceux  du  protecteur  officiel  pour  cette 
renonciation  à  son  droit.  Lameilleure  conduite  à  tenir 
c'est  de  laisser  faire  le  Mehmandar  sans  se  mêler  de 
rien,  car  autrement  chacun  se  moque  même  de  votre 
générosité  et  de  vos  sentiments  d'humanité. 

Il  n'y  a  pas  de  pire  malheur,  quand  on  voyage  en 
Asie,  que  celui  d'être  obligé  d'associer  sa  fortune  à 
celle  d'une  caravane,  et  c'est  à  cette  extrémité  qu'en 
sont  réduits  ceux  dont  la  fortune  n'est  pas  assez  grande 
pour  se  permettre  de  voyager  des  deux  manières  que 
nous  venons  d'indiquer  ci-dessus.  Le  |)remier  des 
inconvénients  est  celui  (pie  suscite  toujours  la  mau- 
vaise foi  des  muletiers  {/ailerdji).  Dès  qu'ils  ont  reçu 
le  prix  de  location  des  bêtes  de  sonnne,  ils  se  moquent 
des  conditions  arrêtées  et  n'en  font  qu'à  leur  guise. 
A-t-on  stipulé  avec  eux  le  nombre  de  jours  que  l'on 
doit  rester  en  route  ;  ils  s'en  soucient  fort  peu  et  ne 
font  pas  un  pas  de  i)lus  que  la  traite  qu'ils  se  sont 
l)roposé  de  franchir.  Se  sont-ils  engagés  à  passer  par 
telle  ou  telle  localité  que  vous  avez  intérêt  à  visiter; 
pour  peu  que  cela  les  dérange ,  ils  prendront  une 
direction  opjiosée  et  donneront  mille  raisons  absurdes 
pour  se  justifier  de  leur  manque  de  foi.  Leur  princi- 
pale ruse  consiste  à  elfrayrîr  les  étrangers,  en  leur 
annonçant  des  voleurs  (pii ,  bien  entendu ,  n'existent 
pas;  mais  à  cela  près,  ils  vous  cajoleront,  vous  flat- 
teront poiu'  avoir  un  |)onrl)oJrc;  la  plupart  du  temps, 


—  u;j  — 

ils  se  font  payer  d'avance,  puis  ils  viennent  vous 
dire  à  moitié  chemin  qu'ils  n'ont  plus  d'argent  pour 
acheter  l'orge  nécessaire  à  la  nourriture  de  leur 
monture.  Ceux  qui  ne  sont  pas  blasés  sur  ces  petites 
roueries  se  laissent  toujours  extorquer  par  eux  un 
supplément  de  frais  de  transport.  On  doit  d'ailleurs 
s'attendre  encore  à  beaucoup  d'autres  désagréments. 
Le  voyageur  devra  d'abord  braver  les  intempéries, 
s'endurcir  à  toutes  les  fatigues,  dormir  à  la  belle 
étoile,  que  le  temps  soit  froid  ou  chaud,  sec  ou 
pluvieux,  à  moins  qu'il  ne  préfère  se  retirer  dans  des 
logis  malpropres,  puants  et  remplis  de  vermine,  dans 
les  villes  aussi  bien  que  dans  les  villages.  Les  hôtels, 
les  auberges  et  les  tavernes  sont  inconnus  en  Asie ,  et 
le  mieux  que  l'on  puisse  trouver  sont  ces  beaux  cara- 
vansérails-chàh,  que  la  saleté  habituelle  des  Persans 
a  bien  vite  transformés  en  de  véritables  écuries,  car 
ils  logent  leurs  chevaux  dans  les  mêmes  chambres 
que  les  hommes,  de  crainte  des  voleurs  :  aussi  ces 
chambres  sont -elles  pleines  de  crottin  mêlé  à  des 
excréments  humains.  Il  faut  s'accommoder  de  tout 
cela,  aussi  bien  que  du  caractère  des  compagnons  de 
route  que  vous  donne  le  hasard,  et  penser,  avant  tout, 
comme  le  dit  très-judicieusement  M.  Jaubert,  non  pas 
à  ce  dont  on  peut  avoir  besoin,  mais  bien  à  ce  dont  on 
pourra  se  passer. 

C'est  chose  assez  curieuse  que  la  marche  d'une  ca- 
ravane en  Perse.  Le  chef,  nommé  djilo-dar  (celui  qui 
a  ou  qui  tient  la  bride),  est  un  muletier  qui  se  recom- 
mande autant  par  la  connaissance  des  routes ,  des  lo- 
calités et  des  populations  qui  les  habitent,  que  par  la 


—  «J-i  — 

confiance  qu'il  inspire  aux  voyageurs  et  aux  négo- 
ciants. Ces  derniers  remettent  souvent  aux  carava- 
niers des  sommes  en  or  considérables,  et  l'on  n'a 
jamais  entendu  dire  qu'un  djilo-dar  ait  trahi  leur 
confiance.  Ses  chevaux  ou  ses  mulets  sont  ordinaire- 
ment bons  et  bien  soignés;  un  djilo-dar  en  possède 
dix,  trente,  cinquante,  suivant  sa  fortune,  et  les  fait 
soigner  par  un  personnel  suffisant  de  domestiques. 
Quand  il  a  traité  avec  des  négociants  pour  le  trans- 
port de  leurs  marchandises ,  si  ses  bêtes  de  somme 
sont  insuffisantes  ,  ce  qui  arrive  presque  toujours,  il 
recrute  tous  les  petits  caravaniers  qui  n'ont  que  sept 
à  huit  bêtes  de  charge,  et  leur  confie  le  surplus  de 
son  chargement  :  mais  ces  gens-là  restent  sous  ses 
ordres,  et  lui  obéissent  en  tout  point  jusqu'à  leur 
arrivée  à  destination.  C'est  le  djilo-dar  qui  désigne 
les  villages  où  doit  s'arrêter  la  caravane  et  les  heures 
de  départ.  S'il  n'y  a  pas  de  caravansérail  à  la  halte, 
il  choisit  lui-même  rem[)lacement  du  campement 
dans  un  endroit  spacieux,  tel  que  la  place  du  village. 
Chaque  muletier  dépose  ses  ballots  dans  un  lieu  que 
lui  désigne  le  djilo-dar,  de  manière  à  ce  que  tout  cela 
forme  un  rond  ou  un  carré  en  dehors  duquel  dorment 
les  voyageurs.  L'intérieur  est  réservé  aux  mulets, 
qu'on  attache  par  leur  longe  à  de  grandes  cordes 
fixées  au  centre  et  aux  extrémités  par  deux  grands 
clous  en  fer  fichés  en  terre.  11  y  a  toujours,  avec  les 
caravanes ,  une  catégorie  d§  voyageurs  persans  peu 
fortunés,  qui  se  cotisent  à  deux  pour  acheter  un  âne 
dont  ils  se  servent  tour  à  tour  connue  monture,  et  pour 
lui  faire  porter  d'énormes  bats,  sous  le  poids  desquels 


I 


—  \)h  - 

lapauvrebète  est  écrasée.  A  dire  vrai,  une  fois  arrive 
au  gîte,  l'animal  trouve  toujours  des  soins  empressés 
et  une  ration  complète  :  on  Tétrilie,  on  le  lave,  ses 
membres  sont  massés,  ses  naseaux  et  ses  oreilles 
contournés,  froissés,  tortillés;  un  père  n'a  pas  plus 
de  tendresse  pour  son  enfant  que  les  propriétaires  de 
ces  ânes  pour  leurs  animaux.  Certains  voyageurs,  tout 
à  fait  dénués  de  ressources,  vont  à  pied,  et  subsis- 
tent au  moyen  de  quelques  charités  de  vivres  que 
leur  font  leurs  compagnons  de  voyage,  en  échange 
des  petits  services  qu'ils  leur  rendent.  Ce  sont  eux 
qui  vont  chercher  l'eau  à  la  rivière  et  qui  apportent 
le  bois  de  chauffage.  Dès  que  la  caravane  est  installée 
au  gîte,  le  djilo-dar  donne  l'heure  du  départ  pour  le 
soir  ou  le  lendemain  matin ,  soit  que  l'on  voyage  le 
jour  ou  même  la  nuit,  afin  que  chacun  sache  le  temps 
dont  il  peut  disposer  pour  ses  affaires  particulières. 
Une  fois  en  route,  la  caravane  est  divisée  en  pelotons 
de  dix  à  douze  mulets  que  Ton  nomme  destês  :  ceux  du 
djilo-dar  forment  la  tête  de  colonne  et  il  place  toujours 
sa  meilleure  bête  en  avant,  afin  que  les  autres 
soient  stimulées  par  son  exemple  et  se  maintiennent 
toujours  à  une  allure  vive,  égale  et  soutenue.  Cette 
mule  conductrice  est  toujours  recouverte  d'un  harna- 
chement de  luxe,  chargé  de  broderies,  de  coquillages, 
de  colifichets  et  de  grelots,  dont  le  tintement  annonce 
au  loin  l'arrivée  de  la  caravane.  Derrière  les  pelotons 
marchent  les  kalerdjis  (on  nomme  kalerdji  le  cara- 
vanier qui  possède  des  mulets,  et  chalvadar  celui  qui 
possède  des  chevaux  de  charge)  qui,  pendant  le  trajet, 
ont  constamment  les  yeux  fixés  sur  leurs  charges  res- 


—  uc.  — 

pectivcs,  afin  de  les  redresser  à  temps,  ou  de  les  raf- 
fermir sur  le  bâl.Si  l'une  d'elles  tombe,  ou  si  le  mulet 
s'abat,  trois  hommes  restent  en  arrière  pour  le  re- 
mettre sur  pied  et  recharger,  puis  ils  regagnent 
promptement  leur  rang  dans  la  caravane  qui  a  conti- 
nué de  marcher.  La  place  fixe  du  djilo-dar  est  habi- 
tuellement en  tête  de  la  colonne ,  mais  de  temps  en 
temps  il  se  porte  sur  les  derrières  et  sur  les  flancs, 
pour  voir  si  ses  subordonnés  sont  à  leur  poste  et  don- 
nent des  soins  suffisants  aux  marchandises  qu'il  leur 
a  confiées.  La  surveillance  doit  être  active,  constante, 
car  le  caravanier  a  souvent  de  cinq  à  six  cents  bêtes 
de  somme  à  diriger ,  et  il  im[)orte  à  sa  considération 
comme  à  son  intérêt  qu'aucun  dégât,  aucune  avarie, 
ne  surviennent  par  sa  faute.  Toutes  les  fois  qu'il  juge 
à  propos  d'arrêter  la  caravane  pour  laisser  souffler  ou 
uriner  les  mulets,  ou  bien  pour  ralentir  la  marche 
dans  les  endroits  dangereux  et  difficiles,  il  pousse  un 
grand  cri,  qui  est  répété  dans  cha(|ue  peloton,  et  dont 
les  modulations  indiquent  la  nature  de  l'ordre  qu'il 
transmet.  Quand  les  pelotons  sont  en  marche,  ils  lais- 
sent entre  eux  un  intervalle  de  tiente  à  quarante  pas. 
Les  scr-nichine,  ou  voyageurs  peu  fortunés  qui  louent, 
pour  leur  transport,  des  mules  déjà  chargées  d'un 
demi-fardeau  5  marchent  ordinairement  avec  le  mu- 
letier aucpiel  ils  ont  loué  leur  monture.  Chaque  ka- 
terdji  a  pour  lui  et  ses  aides  un  âne  que  l'on  monte 
tour  à  tour;  lorsqu'ils  sont  fatigués  de  marcher, 
ou  quand  ils  veulent  dormir,  ils  ai)puyent  alors  le 
ventre  sur  le  bat ,  en  laissant  pendre  la  tête  et 
les  pieds  de  chaque  côté,  sur  les  flancs  de  l'animal  ; 


—  97  — 

les  mains  traînent  par  terre  ou  sont  ramenées  sous 
le  ventre,  dans  la  même  position  qu'un  sac  de  farine, 
etils  dormentdans  celte  position  aussi  bien  que  dans  le 
meilleur  lit  du  monde,  sans  éprouver  la  plus  légère 
suffocation  et  sans  craindre  le  moindre  accident.  Il 
leur  arrive  de  temps  en  temps,  pourtant,  de  tomber 
la  tète  la  première  sur  les  cailloux,  dans  la  boue,  et  de 
s'écorcher  la  figure,  mais  ils  ne  se  découragent  pas  pour 
une  pareille  bagatelle.  Les  caravaniers  sont  habituel- 
lement très-portés  à  remplir  exactement  les  rites  exté- 
rieurs de  leur  culte ,  ce  qui  n'est  pas  une  preuve  de 
leur  moralité,  mais  bien  plutôt  de  leur  hypocrisie. 
Pour  mon  compte,  je  suis  convaincu  qu'ils  s'adressent 
à  Dieu  beaucoiq)  plus  pour  le  prier  de  les  favoriser  dans 
leurs  coquineries,  que  pour  lui  demander  de  les  diriger 
dans  la  voie  du  bien.  Quoi  qu'il  en  soit,  rien  n'est  plus 
curieux,  quand  arrivent  les  heures  de  la  prière,  que  de 
voir  ces  hommes  courir  alternativement  en  avant  pour 
remplir  ce  devoir  religieux,  avant  que  la  caravane 
ne  les  ait  rejoints.  Il  arrive  souvent  qu'ils  ne  trou- 
vent pas  d'eau  pour  leurs  ablutions,  ils  la  remplacent 
alors  par  une  poignée  de  terre  dont  ils  se  frottent  les 
mains  et  la  ligure,  et  ils  se  croient  ainsi  purifiés.  Ils 
récitent  ensuite  leur  namaz,  conime  le  feraient  des 
perroquets,  dans  une  langue  qu'ils  ne  comprennent 
pas;  mais  pour  eux  comme  pour  nous,  «  il  n'y  a  que 
la  foi  qui  sauve.  »  Dès  qu'ils  ont  accompli  avec  exac- 
titude ce  semblant  de  devoir,  et  qu'ils  ont  jeûné 
pendant  le  Hamazan,  toutes  les  friponneries  et  les 
infamies  les  plus  noires  leur  paraissent  i)ermises,  sans 
qu'ils  aient  à  en  rendre  com[)tc^  ni  dans  ce  monde,  ni 
I.  6 


—  1)8  — 

dans  Faiitre.  Les  caravaniers  ne  sont  point  une  excep- 
tion^,  car  la  généralité  des  Persans  pense  que  tout  doit 
être  pour  le  culte  et  rien  pour  la  morale. 

Une  caravane  est-elle  attaquée  par  des  bandits  ;  les 
muletiers  persans  se  défendent  bien  quand  ils  sont 
armés,  et  que  leur  nombre  et  leur  position  leur  font 
espérer  la  victoire,  mais  pour  peu  qu'ils  aient  des 
doutes,  ils  ne  songent  {)lus  qu'à  assurer  le  salut  de 
leurs  mulets.  Ils  coupent  alors  les  liens  des  bagages  et 
les  abandonnent  sur  place  à  la  convoitise  des  pillards. 
Tandis  que  ceux-ci  s'emparent  du  butin,  ils  s'élancent 
sur  une  de  leurs  montures,  poussent  les  autres  devant 
eux  et  galopent  ainsi  jusqu'à  ce  qu'ils  soient  à  l'abri 
des  voleurs.  Il  est  bon  de  remarquer  que  quand  pa- 
reille chose  arrive,  les  mulets  ont  l'instinct  du  danger 
qu'ils  courent,  et  qu'ils  déploient  fdors  dans  leur  course 
une  ardeur  qui  contraste  singulièrement  avec  la  len- 
teur ordinaire  de  leur  marche. 

Généralement,  et  par  des  routes  ordinaires,  une 
caravane  de  mulets  ou  de  chevaux,  portant  chacun 
AO  à  45  ballemmls  (i20  à  135  kilogrammes),  doit 
parcourir  une  farsang  en  une  heure  et  demie  ;  mais 
dans  les  déserts,  comme  de  Meched  à  Bokhara,  ou 
bien  dans  les  pays  de  montagnes,  comme  dans  le  Ma- 
zendèran,  la  marche  est  un  peu  plus  lente. 

L(!s  Persans  peu  fortunés  ne  transportent  avec  eux 
aucune  es|)ècc  de  provisions  de  bouche,  quand  ils 
voyagent  sur  les  grandes  lignes  de  communication, 
parce  que  le  djilo-dar  descend  toujours  dans  un  village 
où  Ton  est  au  moins  certain  de  trouver  du  pain,  des 
œufs,  du  beurre  et  du  lait  aigre,  et  que  ces  aliments 


—  99  — 

leur  suffisent.  Si  l'on  ne  doit  rien  trouver  à  la  halte 
suivante,  le  djilo-dar  ne  manque  jamais  d'en  prévenir 
les  voyageurs,  qui  se  pourvoient  de  vivres  dans  le  vil- 
lage qui  la  précède.  11  y  a  une  exception  à  celte  règle, 
du  commencement  de  mai  à  la  fin  de  juillet,  époque  à 
laquelle  les  Persans  mettent  leurs  chevaux  au  vert. 
Les  muletiers  sont  alors  obligés  de  camper  près  des 
prairies  et  loin  des  villages  :  dans  ce  cas,  chacun  doit 
être  muni  des  articles  nécessaires  à  sa  consommation. 
Ceux  que  j'ai  indiqués  ci-dessus  forment  le  fond  de 
la  nourriture  des  Persans,  mais  un  Européen  s'en 
contente  plus  difficilement.  Il  peut  alors  acheter  des 
poules  que  l'on  trouve  aussi  dans  la  jjlupart  des  vil- 
lages. Du  reste,  on  est  bien  vite  habitué  cà  se  nourrir 
comme  les  habitants  du  pays ,  mais  rien  n'empêche, 
sans  trop  se  surcharger,  de  porter  avec  soi  une  petite 
provision  de  riz  pour  faire  du  pilau  :  c'est  une  nour- 
riture qu'on  trouve  d'abord  un  peu  sèche,  mais  à  la- 
quelle on  s'habitue  si  bien  et  si  promptement,  que 
bientôt  on  ne  [leut  plus  s'en  passer.  Le  pilau  est  la  nour- 
riture par  excellence  de  ceux  qui  voyagent  en  Perse  ; 
c'est  un  mets  sain,  très-nourrissant  et  d'une  facile 
digestion.  L'usage,  pendant  la  route,  du  lait  aigre 
caillé,  nuit  généralement  aux  Européens  ;  il  les  affai- 
blit beaucoup,  et  dérange  tout  à  fait  les  fonctions  de 
l'estomac,  surtout  quand,  pour  le  boire,  on  l'allonge 
avec  de  l'eau.  Cette  recommandation  me  paraît  d'au- 
tant plus  nécessaire ,  que  les  voyageurs ,  altérés  par 
une  longue  traite,  et  ne  trouvant  le  plus  souvent,  en 
arrivant  à  l'étape,  qu'une  eau  tiède  et  saumàtre,  pré- 
fèrent se  gorger  d'abdou/ih  (c'est  ainsi  qu'on  appelle 


—    400  — 

le  lait  aigre  étendu  d'eau,  comme  aussi  le  petit-lait); 
cela  les  soulage  pour  un  moment,  mais  ils  sont  bien- 
tôt plus  altérés  qu'auparavant,  et  se  rejettent  alors 
sur  Te  au  ,  ce  qui  est  la  pire  de  toutes  les  ressources. 

Quand  les  voyageurs  ne  logent  pas  au  caravensérail, 
et  préfèrent  faire  élection  de  domicile  chez  un  habi- 
tant, celui-ci  ne  demande  jamais  de  rétribution  pour 
le  logement  :  mais  il  est  d'usage  d'acheter  chez  lui  le 
bois,  la  paille,  l'orge  et  les  vivres  dont  on  a  besoin. 

Téhéran.  —  3  mai.  —  Six  farsangs,  neuf  heures  de 
route  par  un  chemin  plat,  mais  défoncé  à  chaque  ])as 
par  les  eaux  destinées  aux  irrigations  des  cultures.  Les 
villages  sont  très-nombreux  de  chaque  côté  de  la 
route. 

Ce  misérable  Ivan  avait  si  bien  divulgué  mes  projets 
à  Hamadàn,  que  tout  le  monde  les  connaissait;  les 
muletiers  de  noire  caravane  savaient  tous  que  je  me 
rendais  à  Hérat.  Je  décou^*ris  aussi  que  ce  scélérat 
avait  remis  à  Melcom,  le  domestique  qui  l'avait  rem- 
placé chez  moi,  une  lettre  adressée  au  comte  de  Mc- 
dem ,  ministre  de  Russie  près  du  Cliàh,  et  l'un  de  mes 
persécuteurs,  pour  lui  mieux  signaler  mon  passage. 
Par  bonheur,  je  trouvai  l'occasion  de  m'emparer  de 
cette  lettre  et  de  la  faire  disparaître. 

Je  m'étais  d  al)ord  déterminé  à  aller  loger  dans  la 
ville,  mais  je  réfléchis  que  j'y  serais  trop  en  vue  et 
j'al)andonnai  ce  projet  qui,  je  le  savais  aussi,  contra- 
rierait beaucoup  le  représentant  de  la  France  à  Télié- 
ran.  Ce  diplomate  pensait  (pie  ma  présence  lui  causerait 
des  embarras,  et  quoi(pie  je  n'eusse  à  me  féliciter,  ni 
de  la  manière  'loiit  il  avait  soutenu  mes  réclamations 


—  101    — 

près  du  gouvernement  persan,  ni  du  résultat  obtenu,  il 
n'y  avait  pas  de  raison  suffisante  pour  moi  de  chercher 
à  entraver  ses  négociations  :  elles  étaient  faites  dans 
rintérêt  de  la  France,  et  j'ai  toujours  fait  passer  cet 
intérêt  avant  le  mien. 

J'arrivai  à  Téhéran  au  moment  où  les  premières 
lueurs  du  jour  commençaient  h  colorer  les  villages  de 
Chimerân,  pittoresquement  étalés  au  pied  du  mont 
Elbourz,  et  le  Kasr-Kadjar  (palais  des  Kadjars),  placé 
sur  un  plan  plus  rapproché  ,  et  ombragé  par  les  ma- 
gnifiques sycomores  à  l'épais  feuillage,  où  j'étais  allé 
tant  de  fois  chercher  l'oubli  des  ennuis  de  la  ville. 
J'apercevais  de  tous  côtés  d'abondantes  récoltes,  encore 
sur  pied,  et  je  marchais  au  miheu  de  nombreux  vil- 
lageois qui  portaient  des  denrées  à  la  ville.  Le  soleil 
se  levait  éclatant  et  radieux  derrière  le  pic  du  Dama- 
vend,  et  jetait  sur  ce  tableau  printanier  un  air  de  fête 
et  de  contentement ,  qui  contrastait  singulièrement 
avec  les  sentiments  dont  mon  âme  était  oppressée.  La 
ville  dans  laquelle  j'arrivais  me  rappelait  de  bien 
tristes  souvenirs  :  j'y  avais  reçu  un  grade  élevé  et  joui 
de  la  bienveillance  du  souverain ,  mais  j'avais  perdu 
tout  cela  pour  avoir  voulu  rendre  service  à  mon  pays  : 
puis^  au  heu  de  l'appui  que  j'étais  en  droit  d'atten- 
dre du  gouvernement  qui  le  dirigeait  alors,  j'avais 
été  délaissé ,  abandonné  et  je  rentrais  à  Téhéran  pro- 
scrit, sous  un  déguisement,  et  la  figure  à  moitié  cachée 
par  un  bandeau,  afin  de  me  rendre  méconnaissable,  La 
fortune  est  bien  inconstante,  et  bien  fou  est  celui  qui 
se  fie  à  ses  premières  faveurs!...  Toutes  ces  tristes 
pensées  s'agitaient  et  se  heurtaient  dans  mon  esprit,  et 
I.  6. 


—  40-2  — 

je  restai  quelque  temps  affaissé  sous  leur  poids  :  mais 
mon  courage  reprit  bien  vite  le  dessus  :  car  j'avais 
besoin  d'être  fort  pour  m'aider  à  supporter  la  grande 
lutte  que  j'allais  avoir  à  soutenir  contre  l'adversité. 
Je  descendis  dans  un  caravansérail  situé  au  sud  de 
la  ville,  en  dehors  de  la  porte  de  Cliâh-Abdoul-Azim. 
Quelque  soin  que  j'eusse  pris  de  cacher  mon  identité, 
je  fus  cependant  reconnu  pour  Européen;  mais, 
comme  on  apprécia  peu  mon  importance,  eu  égard  à 
la  légèreté  de  mon  bagage,  j'échap[)ai  à  toutes  les 
investigations.  Dès  que  je  fus  installé  dans  une 
chambre  fort  malpropre,  j'écrivis  à  l'un  de  mes  amis, 
le  général  Semineau,  pour  le  prévenir  de  mon  arrivée 
et  le  prier  de  m'envoyer  quekjues  livres  et  des  effets 
dont  j'avais  besoin.  Les  désagréments  qu'il  pouvait 
s'attirer  en  venant  me  voir  ne  l'arrêtèrent  cependant 
pas,  car,  quelques  instants  après,  il  était  près  de 
moi.  Il  m'apprit  certains  faits  qui  me  déterminèrent  à 
ne  pas  prolonger  mon  séjour  à  Téhéran.  Le  docteur 
Jacquet,  en  la  discrétion  duquel  je  m'étais  lié,  avait 
écrit  à  mi  Européen  habitant  la  capitale  pour  lui 
annoncer  mon  arrivée  à  Ilaniadân.  Heureusement, 
il  avait  ajouté  que,  de  là,  je  me  dirigerais  sur  Tauris. 
Mais  l'on  devait  déjà  savoir  à  la  cour  que  j'avais  suivi 
une  tout  autre  direction;  il  fallait  donc  me  hâter  de 
faire  perdre  mes  traces.  La  fortune  me  vint  en  aide, 
car,  dès  le  lendemain,  une  caravane  partait  pour 
Meciied,  et  son  djilo-dar  avait  son  logis  dans  le  cara- 
vansérail où  j'étais  descendu.  Nous  fîmes  aussitôt 
marché  pour  deux  mulets,  l'un  pour  nie  servir  de 
monture,  l'autre  pour  porter  mes  bagages,  à  raison  de 


—  103  — 

vingt-cinq  sahcbkrans  l'un,  et  je  quittai  Téliéran ,  le 
même  jour,  pour  me  rendre  au  rendez-vous  général  de 
la  caravane,  situé  à  une  farsang  et  demie  de  la  ville, 
dans  le  village  de  Cliâli-Al)doul-Azim,  où  Ton  arrive 
par  une  route  plate  et  facile.  Cette  localité  est  presque 
une  petite  ville  :  on  y  trouve  des  bazars,  de  larges 
rues  plantées  d'arbres  et  arrosées  par  des  courants 
d'eau  vive,  une  habitation  royale,  des  bains,  un  cara- 
vansérail-châh  et  une  belle  mosquée,  où  est  enterré 
l'Imam  dont  elle  porte  le  noin.  C'est  là  ce  qui  fait  la 
richesse  de  cet  endroit,  car  on  y  vient  en  pèlerinage  de 
tous  les  points  de  la  Perse.  Chaque  vendredi,  les  pieux 
habitants  de  la  capitale  y  vont  aussi  faire  leur 
prière,  et  cette  succession  de  visites  i)rocure  de  gros 
bénéfices  aux  habitants.  La  ville  est  située  au  mi- 
heu  même  des  ruiaes  de  l'ancienne  Rhaguès  ou 
Rheï.  En  quittant  la  caj)itale  de  la  Perse,  je  laissais 
derrière  moi  les  dernières  traces  de  la  civilisation,  et 
je  prenais  mon  essor  vers  ces  contrées  inhospitahères 
qu'on  m'avait  représentées  comme  devant  être  n\on 
tombeau.  Je  m'avançais  cependant  sans  inqiiiémde 
et  sans  crainte  ,  bien  peisuadé  qu'avec  du  savoir-faire 
et  de  l'habileté  dans  ma  conduite,  j'éviterais  la  cata- 
strophe qu'on  m'avait  prédite. 

Je  fis,  dans  la  soirée,  l'inventaire  de  ma  petite  for- 
tune, et  je  découvris  encore  quelques  soustractions  de 
ce  misérable  Ivan,  dont  le  but,  j'en  ai  la  certitude, 
était,  s'il  fût  resté  à  mon  service,  de  m'assassiner  dès 
que  nous  aurions  été  éloignés  de  Téhéran,  isolés  de 
tous  ceux  qui  pouvaient  s'intéresser  à  mon  sort.  Le 
domestique  qui  lui  avait  succédé  ne  s'était  engagé  à 


me  suivre  que  jusqu'à  cette  dernière  \ille.  Dans  lim- 
possibiiilé  où  j'étais  deremplacer  maintenant  celui-ci 
par  une  personne  sûre,,  je  ne  voulus  point  m'assujet- 
tir  à  la  défiance ^et  à  la  surveillance  qu'il  m'aurait 
fallu  nécessaireinent  déployer  vis-à-vis  d'un  nouveau 
serviteur,  car  j'aurais  été  obligé  de  le  prendre  au 
hasard.  Je  partis  donc  seul.  Mais  le  remède  fut  pire 
que  le  mal  :  si  j'avais  su  toutes  les  souffrances  que  je 
me  préparais,  je  ne  me  serais  point  imposé  une  pri- 
vation dont  le  but  était  aussi  d'économiser  mes  finan- 
ces. Un  domestique,  au  moins,  est  toujours  nécessaire 
à  un  Européen  qui  voyage  dans  l'intérieur  de  l'Asie*. 
On  ne  trouve  dans  ce  pays  aucune  des  ressources  et 
des  commodités  ordinaires  en  Europe  ;  il  n'y  a  ni  hôtel, 
ni  dîner  prêt  quand  on  arrive;  il  faut  traîner  avec  soi 
son  lit,  ses  provisions  de  bouche,  sa  batterie  de  cui- 
sine, et  souvent  jusqu'au  bois  et  à  l'eau.  Si  un  Euro- 
péen ne  faisait  (jue  se  déconsidérer,  aux  yeux  des  Per- 
sans, en  faisant  kii-même  sa  cuisine,  en  allant  acheter 
tout  ce  qui  lui  est  nécessaire,  et  en  nettoyant  ses  plats 
et  ses  marmites,  il  i)ourrait  parfaitement  se  moquer 
de  cet  inconvénient  temporaire;  mais  celte  perte  de 
considération  l'expose  aussi  à  être  maltraité  souvent, 

*  CeUe  remarque  est  très-oxacle  ei  cependant  quelques  atta- 
chés de  la  mission  de  Hérat  se  souviennent  avec  plaisir  avoir 
été  surpris,  un  soir  d'octobre,  assis  devant  un  feu  mourant,  par 
l'arrivée  d'un  voyageur  anglais,  M.  Milford,  —  qui  se  rendait 
à  l]()nil):iy  !  Quoiqu'il  connùl  fort  peu  la  langue  du  pays,  il 
avait  fait  une  partie  de  la  route  de  Haniadàn  à  Hérat  sans 
domestique.  Quant  à  son  bagage,  il  l'avait  fait  transporter  à  dos 
de  cheval  sous  ses  yeux,  car  il  renfermait  des  articles  auxquels 
il  tenait  inliniment.  —  L. 


—  105  — 

sans  sujet,  purement  et  simplement  parce  qu'on  le 
croit  dépourvu  de  toute  protection ,  et  parce  qu'en  sa 
qualité  de  chrétien,  il  a  le  malheur  d'être  impur  aux 
yeux  des  musulmans  chiàs,  (pii  le  regardent  comme 
un  chien  dont  il  faut  fuir  le  contact,  Tempêchcnt  de 
toucher  à  leur  eau,  à  leurs  vivres,  et  se  posent  ainsi 
en  véritables  tvrans.  Telle  était  la  situation  dans 
laquelle  je  me  trouvais,  et  Dieu  seul  sait  ce  que  j'ai 
souffert.  Un  Européen  doit  toujours  prendre  un  do- 
mestique musulman,  de  préférence  à  un  Arménien. 
Ces  derniers,  en  leur  quahté  de  chrétiens,  se  prêtent 
mieux  à  nos  usages,  mais  habitués  à  être  dominés,  ils 
sont  très-timides  et  n'osent  pas  faire  valoir  leurs  droits. 
Les  Persans  les  insultent  à  propos  de  rien  ;  à  vrai 
dire,  ce  sont  de  fietfés  coquins,  menteurs,  rampants, 
vils,  lâches,  qui  se  figurent  que,  puisqu'ils  sont  nos 
coreligionnaires,  ils  ont  le  droit  de  nous  voler  bien 
plus  que  n'oserait  le  faire  un  musulman.  Ceux-ci, 
sans  être  trop  scrupuleux,  sont  au  moins  plus  propres 
et  plus  faits  au  service.  Le  sentiment  delà  supériorité 
que  leur  donne  leur  qualité  de  musulmans  les  rend 
fiers  et  très-déterminés,  et  ils  savent  bien  se  faire  res- 
pecter. On  aurait  tort  de  conclure,  d'après  ce  que  j'ai 
dit  jusqu'ici,  que  la  généralité  des  Européens  est  mal- 
traitée en  Perse;  cela  n'arrive  qu'au  plus  petit  nombre, 
particulièrement  quand  on  les  suppose  de  bas  étage  et 
qu'ils  sont  isolés,  surtout  quand  ils  se  trouvent  avec 
des  caravanes  de  pèlerins,  au  milieu  desquelles  on 
trouve  habituellement  réunis  les  fanatiques  de  toutes 
les  parties  de  la  Perse.  Mais  un  Européen  qui  aura 
une  suite  convenable  et  qui  tiendra  dans  ses  mains 


_  406  — 

Tordre  d'un  gouverneur  pour  le  protéger,  jouira  tou- 
jours d'une  certaine  considération,  et  sera  respecté 
peut-être  plus  que  dans  son  propre  pays. 

La  caravane  qui  devait  nie  transporter  à  Meched 
se  composait  de  près  de  cinq  cents  mulets  et  de  trois 
cent  cinquante  pèlerins  se  rendant  en  visite  au  tom- 
beau de  rimam  Reza.  Jetais  fort  peu  satisfait  de  ren- 
trer dans  la  société  de  ces  pieux  musulmans,  mais  il 
fallait  se  résigner,  et  je  fis  contre  fortune  bon  cœur. 


CHAPITRE  V. 

Hissar-Emir.— Les  ruines  de  Rhaguès. — El  Bourdj.— Médailles 
antiques.  —  Tombeau  de  Bibi  Chèrebanon.  —  Légende  re- 
lative à  cette  dame.  —  La  plaine  de  Véramïn  ,  riche 
et  fertile.  —  Héïvàne-Kièf.  —  Système  d'irrigation.— Les 
Vautours. — Description  d'une  caravane  de  pèlerins.  —  Le 
chef  religieux  de  la  caravane. — Le  respect  qu'on  avait  pour 
lui.  —  Son  sermon  du  soir.  —  Fanatique  brutalité.  — 
Kechlag-Khar.  —  Défilé  de  Serdari. —  Porte  militaire.  — 
Kouhi-Touz.  --  Les  montagnes  de  sel.  —  Position  des  Pyles 
Caspiennes.  —  Erreurs  topographiques.  —  Description  de 
cet  endroit  ])ar  Arrien.  —  Dèh-Nemek. —  Firouz-Kouh.  — 
Le  district  de  Itch.  —  Arédân.  —  Les  briques  de  sel.  — 
Lasguird. — Postes  militaires. — Les  fortifications.  —  Semnàn. 
— Description  do  la  ville.  — Son  ancienne  histoire.  — Efl'ets 
de  l'irrigation.  —  L'arrière-garde  de  Bessus.  —  Arrien.  — 
Scène  dans  la  boutique  d'un  kebabdji. —  Agrément  et  in- 
convénient du  costume  persan.  —  Heureuse  apparition 
d'une  constellation.  —  Le  derviche  boiteux.  —  L'auteur  est 
conduit  en  présence  du  gouverneur.  —  Résultat  satisfaisant 
de  cette  entrevue. 


Hissar-Émir.—A  mai  18-45.  4  farsangs^cinq  heures 
de  parcours  par  une  route  plate ,  assez  bonne,  mais 
fréquemment  coupée  par  des  cours  d'eau. 

Au  crépuscule,  nous  quittâmes  Châh-Al)doiil-Azim, 
et  nous  traversâmes  d'abord  les  immenses  ruines  de 
Rhaguès  ou  de  Rhèï,  l'une  des  plus  anciennes  et  des 
plus  considérables  villes  de  la  Perse  :  elles  s'étendent 
dans  la  plaine  sur  une  surface  qui  comprend  plus  df 
6  farsangs  de  circuit.  Là  était  la  ville,  mais  la  forte- 
resse s'élevait  au  nord,  sur  une  montagne  que  les 
Persans  nomment  FI  Bourdj  (la  tour),  rocher  à  peu 


—  108  — 

près  isolé  et  placé  en  avant  de  la  chaîne  de  TEl- 
bourz.  11  ne  reste  plus  de  celte  ancienne  capitale  de  la 
Perse,  que  deux  tours  en  briques,  assez  bien  conser- 
vées ,  quelques  chétifs  bas-reliefs  et  des  fondements 
d'édifices,  particulièrement  ceux  des  murs  d'enceinte 
de  la  ville,  dont  les  traces  sont  encore  parfaitement 
indiquées.  Par  malheur  les  habitants  des  villages 
voisins  les  détruisent  et  les  bouleversent  constam- 
ment, en  fouillant  le  sol  pour  en  retirer  des  briques 
qu'ils  vont  vendre  à  Téhéran,  où  on  les  emploie  pour 
construire  les  habitations  modernes.  Les  indigènes  se 
Mvrcnt  avec  d'autant  plus  d'ardeur  à  ce  genre  de  tra- 
vail, qu'il  leur  arrive  souvent  de  trouver  dans  ces 
ruines  des  débris  d'or  et  d'argent  et  d'anciennes  mé- 
dailles, qu'ils  vendent  un  bon  prix.  Aujourd'hui  le 
vaste  emplacement  qu'occupait  Rhaguès  est  couvert  de 
villages  et  de  cultures.  Nous  marchions,  ayant  sur 
notre  gauche  une  chaîne  de  montagnes  qui  se  relie  à 
l'Elbourz.  A  mi-côte  du  dernier  chaînon  qui  s'avance 
dans  la  plaine  se  trouve  le  tombeau  de  Bibî-Chère- 
banon,  femme  de  l'Iman  Hussein.  Poursuivie  par  les 
troupes  de  Yézid,  cette  héroïne  Icuréchaitpa,  montée 
sur  le  fameux  cheval  Zul-Djenah,  et  favorisée  i)ar  un 
miracle  qui  fit  ouvrir  devant  elle  et  refermer  ensuite, 
après  son  passage,  la  montagne  surlaquelle  on  voit  son 
tombeau.  Au  delà  des  ruines,  nous  côtoyâmes  sur 
notre  droite  la  plaine  fertile  de  Véramin,  où  se 
trouvent  une  foule  de  beaux  et  riches  villages  dont 
les  produits  alimentent  Téhéran.  Le  sol  y  est  d'un 
très-grand  rapport,  car  il  est  parfaitement  arrosé  par 
ici  eaux  de  la  rivière  Djadjè-Roud,  qui  descend  des 


—  lOU  — 

montagnes  du  Mazendèran.  Les  grands  seigneurs  per- 
sans considèrent  comme  une  bonne  fortune  le  plaisir 
de  devenir  propriétaires  à  Véraniïn,  et  c'est  chose  assez 
difficile,  parce  que  ceux  qui  y  ont  quelque  bien  ne 
s'en  dessaisissent  habituellement  qu'à  la  dernière  ex- 
trémité. Ce  district  a  tiré  son  nom  d'une  ancienne 
ville  dont  on  trouve  encore  de  nombreuses  ruines,  et 
dans  le  nombre,  une  mosquée  assez  bien  conservée  : 
celte  cité  a  dû  se  former  des  débris  de  Rhaguès  ',  dont 


*  Après  la  mort  d'Alexandre  le  Grand,  la  Perse,  aussi  bien 
que  la  Syrie,  devint  l'apanage  de  Séleucus  Nicalor,  qui  éta- 
blit la  dynastie  des  Séleucides.  Anliochus  Soler  lui  succéda, 
puis,  sous  le  règne  de  Anliochus  Théos,  qui  vint  après,  un 
Scythe,  nommé  Arsaces ,  arriva  du  nord  de  la  mer  d'AzolF,  et 
conseilla  aux  Perses  de  se  révolter  contre  les  Grecs.  Il  réussit  à 
leur  insinuer  ses  pensées ,  et  fonda  l'empire  parthe  en  faisant  sa 
capitale  de  Rhaguès.  Ce  fut  aussi  à  cette  époque  que  fut  éta- 
bli le  royaume  de  Baciriane  par  Théodote,  son  gouverneur, 
qui  se  déclara  indépendant.  La  plupart  des  auteurs  orien- 
taux appellent  Ars;ices,  Asieh,  et  le  font  descendre  des  an- 
ciens rois  de  Perse.  Lorsqu'il  se  mit  à  la  tête  des  peuples  de 
ce  pays,  on  assure  qu'd  promit  de  ne  lever  aucun  impôt,  et  de 
se  considérer  comme  le  chef  d'une  confédération  de  princes, 
réunis  entre  eux  dans  le  double  but  de  mainlenir  leur  indépen- 
dance, et  de  délivrer  la  Perse  du  joug  de  l'étranger.  C'est  de  ce 
règne  que  date  l'ère  de  l'histoire  de  Perse,  appelée  Mulouk-u- 
Tuaif ,  c'est-à-dire  la  fortune  commune  des  tribus,  par  les 
auteurs  orientaux. 

En  l'an  906  après  J.-C,  Rhaguès  fut  pris  par  Isma'il,  fonda- 
teur delà  dynastie  Samanéenne,  et  cessa  d'être  la  capitale  d'un 
empire.  En  967,  la  famille  Shamegar,  race  de  petits  princes 
indépendants,  érigea  de  nouveau  Rhaguès  en  capitale,  tandis  que 
les  dynasties  de  Saman  et  de  Ddemée  se  divisaient  l'empire  de 
Perse.  Ce  fut  aussi  la  dernière  conquête  de  Mahmoud  de  Ghazué 
en  l'an  1027  de  J.-C— R. 


—   liO  — 

elle  n'est  éloignée  que  de  deux  l'arsangs,  A  notre 
gauche  le  Damavend  étalait  majestueusement  son  pic 
couvert  de  longues  traînées  de  neiges  éternelles. 

Hissar-Émir  est  un  gîte  où  il  est  assez  difficile  de 
s'approvisionner  ;  on  y  trouve  seulement  du  lait  aigre 
à  acheter,  non  pas  que  le  village  soit  pauvre,  mais  il 
est  la  propriété  du  premier  ministre  Hadji-Mirza- 
Aghassi ,  qui  n'a  pas  l'habitude  de  pressurer  les  pay- 
sans, ils  sont  donc  assez  riches  pour  pouvoir  se  passer 
du  commerce  des  comestibles.  Nous  campâmes  à  vingt 
minutes  du  tleuve,  et  je  ne  pus  jamais  décider  quelques 
musulmans  en  guenilles,  qui  n'avaient  pas  le  i)liis  petit 
morceau  de  pain  à  se  mettre  sous  la  dent,  à  aller  rem- 
plir mon  bidon  moyennant  rétribution,  tant  ils  crai- 
gnirent de  se  souiller  en  le  touchant. 

Héïvàne-Kièf ,  qu'on  appelle  aussi  Heivanak. — 
5  mai.  Les  habitants  du  pays  n'attribuent  que  6  far- 
sangs  à  cette  étape ,  mais  on  peut  sans  exagérer  en 
porter  le  nombre  à  7.  Nous  mettons  dix  heures  à  les 
parcourir  par  une  route  plate,  dont  la  première  moitié 
est  défoncée  par  un  grand  nombre  de  saignées  que 
les  paysans  ont  praticiuées  dans  le  Djadjè-Roud,  ri- 
vière qui  coule  à  une  farsang  et  tiemie  à  Test  d'Hissar- 
Émir.  On  encaisse  ses  eaux,  à  sa  sortie  des  montagnes, 
dans  des  tranchées  protégées  par  de  pc^tites  levées  de 
gravier,  dans  lesquelles  l'eau  se  partage  également, 
pour  se  diriger  ensuite  dans  chaiiue  village  de  la 
plaine  de  Yéramïn.  Depuis  la  rivière  jusqu'cà  la  halte, 
la  route  est  facile  et  côtoie  les  monts  l^^lbourz.  Deux 
heures  avant  d'arriver  à  lIéïvanak,on  passe  à  côté 
d'une  gorge  couverte  de  bruyères,  résidence  particu- 


-  ill  — 

lière  de  vautours  :  on  les  y  compte  par  myriades,  et 
malheur  à  Tanimal  qui  oserait  se  hasarder  dans  ce 
coupe-gorge,  il  ne  resterait  pas  vivant  deux  minutes  : 
son  squelette  deviendrait  aussi  net  et  aussi  blanc, 
après  une  heure,  que  s'il  avait  été  exposé  pendant  dix 
ans  au  soleil. 

J'ai  raconté,  dans  quelques-unes  des  pages  qui  pré- 
cèdent, la  marche  d'une  caravane  de  commerce  ;  je 
vais  y  ajouter,  comme  complément,  certains  détails 
sur  celle  d'une  caravane  de  pèlerins.  D'abord  le  djilo- 
dar  n'arrive  plus  qu'en  seconde  hgne,  et  le  comman- 
dement supérieur  d'une  caravane  de  pèlerins  est 
exercé  parmi  Séyid,  auquel  on  obéit  aveuglément.  Ce 
descendant  du  prophète  parcourt,  un  mois  ou  deux 
avant  le  départ,  la  ville  et  les  villages,  en  invitant  les 
fidèles  croyants  à  se  réunir  autour  de  son  étendard 
vert,  pour  aller  visiter  les  saints  lieux.  Lorsqu'il  a  réuni 
un  nombre  de  personnes  assez  considérable ,  il  en 
passe  la  revue,  perçoit  quatre  ou  cinq  sahebkrans 
de  chacune  d'elles,  et,  moyennant  cette  subvention, 
se  charge  de  les  conduire  à  bon  port  dans  tous  les 
sanctuaires  révérés  des  musulmans ,  qui  sont  à  Me- 
ched ,  à  Châh-Abdoul-Azim,  à  Komn,  à  Kerhelah,  à 
Sammarah,  au  Kazcmcn  et  hla  Mecque  ;  il  leur  pro- 
met aussi  de  les  faire  descendre  dans  les  meilleurs 
gîtes,  où  toutes  choses  sont  à  bon  marché,  de  les 
préserver  des  effets  du  mauvais  œil,  des  tentations 
du  diable,  des  machinations  des  mauvais  génies,  de 
se  mettre  en  route  sous  d'heureuses  conjonctions  des 
astres  et  jure,  en  un  mot,  de  leur  faire  faire  le  pèleri- 
nage le  plus  heureux  et  le  plus  agréable  à  Dieu  qui  ait 


—  Il^i  — 

jamais  été  accompli.  Chaque  pèlerin  regarde  comme 
une  bonne  fortune  de  servir  gratis  le  Séyid  conduc- 
teur, et,  pendant  tout  le  voyage,  cet  homme  est  entouré 
de  soins  délicats  et  d'attentions.  Les  uns  l'abritent  du 
soleil  ou  de  la  pluie,  en  lui  prêtant  leur  tente  à  lourde 
rôle,  le  autres  chassent  les  mouches  (|ui  l'obsèdent,  ar- 
rosent le  sol  autour  de  lui,  tandis  que  ceux-ci  lavent 
ses  bardes  et  apprêtent  son  repas  à  leurs  frais.  Chacun 
s'estime  heureux  de  pouvoir  remplir  ces  fonctions  qui 
doivent  rendre  le  prophète  favorable,  et  attirer  sur 
soi  les  bénédictions  du  ciel  :  ils  ne  réclament  pour 
tout  salaire  que  la  faveur  de  baiser  sa  main  ou  le 
pan  de  sa  robe.  Le  Séyid  les  laisse  faire  avec  indiffé- 
rence, et  c'est  la  seule  manière  dont  il  leur  témoigne 
sa  gratitude,  paraissant  toujours  croire  que  les  hom- 
mages et  les  services  qu'il  reçoit  sont  au-dessous  de 
ses  mérites  et  de  sa  sainteté. 

Quant  au  Séyid  conducteur  de  notre  caravane,  il  ne 
manquait  pas  de  celte  inorgue  habituelle  à  ceux  de  sa 
race;  mais,  à  vrai  dire,  il  était  bon  homme  au  fond. 
Le  soir  venu,  et  après  avoir  absorbé  le  dîner  qu'on 
lui  avait  préi)aré  pendant  qu'il  dormait,  au  lieu  de 
laisser  dormir  ceux  qui  ne  s'étaient  pas  procurés  ce 
soulagement  pendant  la  journée,  il  récitait  à  son  au- 
ditoire un  sermon,  dont  le  sujet  était  tiré  de  la  vie 
de  riman  Réza,  et  il  brodait  son  récit  des  faits  les  plus 
merveilleux.  Comme  la  langue  persane  prête  beau- 
coup ci  la  poésie,  à  la  bouflonnerie,  à  l'emphase  et  à 
l'exagération ,  toutes  choses  que  les  Persans  estiment 
beaucoup,  le  moindre  contenu  peu  bien  dit, quoique 
invraisemblable  au  fond,  les    intéresse  vivement. 


—  113  — 

Si  le  Séyid  connaît  son  métier  et  coordonne  liabile- 
ment  son  sujet,  il  le  développe  peu  à  peu ,  de  manière 
à  augmenter  progressivement  l'émotion  de  son  audi- 
toire, ce  qu'il  obtient  facilement  en  ajoutant  toujours 
au  merveilleux.  Bientôt  sa  voix  est  couverte  par  le 
bruit  que  font  les  pleureurs  autour  de  lui  ;  les  larmes 
ne  lui  font  jamais  défaut,  puis  les  sanglots  éclatent, 
par  exemple,  quand  le  béros  de  l'histoire  est  fatigué, 
ou  bien  quand  il  est  altéré  et  que  l'eau  manque,  quand 
il  veut  fumer  et  qu'il  n'a  pas  de  kalioun.  Si  par  mal- 
heur il  se  fait  une  entorse,  ou  s'il  tombe  dans  les  pièges 
que  lui  tendent  ses  ennemis,  alors  ce  sont  des  gé- 
missements incroyables  ;  les  honmies  pleurent  comme 
des  veaux,  les  femmes  comme  des  biches  et  les  en- 
fants braillent  à  étourdir  un  sourd.  Quant  au  mal- 
heureux voyageur,  désintéressé,  comme  je  l'étais, 
dans  la  question,  il  n'a  d'autre  ressource  que  celle  de 
se  boucher  les  oreilles  et  de  se  résigner  à  être  tenu 
éveillé  par  cette  scène  de  désolation.  Lorsque  le  ser- 
mon est  fini,  le  Séyid  projjose  un  hourra  pour  le 
Prophète,  puis  après  ,  un  autre  pour  Ali ,  autant 
pour  Hussein,  pour  Hassan,  pour  Abbas  :  chaque 
Iman  a  le  sien,  et  la  liste  en  est  longue.  Cela  dure 
deux  heures.  On  est  tout  joyeux  de  voir  arriver  le 
dernier,  espérant  qu'on  [jourra  enfin  dormir  un 
peu;  mais  le  bourreau  crie  un  moment  après  d'une 
voix  de  Stentor  :  «  Cliargez  les  mulets  et  partons  !  » 
Il  y  a  de  quoi  perdre  la  raison,  car  il  faut  pas- 
ser la  nuit  à  cheval,  supplice  affreux,  quand  on  n'a 
pas  dormi  le  jour,  ce  qui  est  impossible  à  bien  des 
gens,  et  qu'on  a  la  perspective  de  voir  cette  torture 


—  il4  — 

se  renouveler  ainsi  jusqu'à  rarri\ée  à  destination. 
Heïvàne-Kièf  est  un  village  de  quatre  cents  feux 
avec  un  caravansérail-chàh  à  moitié  ruiné,  de  nom- 
breux jardins  et  des  cultures  très-étendues.  Une  petit 
rivière,  descendant  des  montagnes  du  Mazendèran, 
coule  dans  ce  village,  encaissée  entre  deux  berges  éle- 
vées de  plusieurs  mètres  et  va,  comme  le  Djadjé- 
Roud,  arroser  les  cultures  de  la  plaine.  La  chaleur 
était  suffocante ,  et  le  thermomètre  centigrade  mar- 
quait 38  degrés  à  l'ombre.  La  récolte  était  déjà  com- 
mencée dans  ce  district.  En  arrivant  au  campement, 
installé  assez  loin  du  village,  je  fus  pris  par  un  fort 
accès  de  fièvre,  et  je  restai  exposé  à  un  soleil  brûlant 
faule  d'abri,  personne  n'ayant  voulu  m'admeltre  dans 
un  coin  de  sa  tente.  Couvert  de  sueur  et  entouré  d'une 
myiiade  de  mouches  qui  me  mettaient  au  supplice, 
n'ayant  personne  qui  me  vînt  en  aide,  je  suppliai 
qucl(iucs  pèlerins  de  me  donner  un  peu  d'eau ,  mais 
ces  drôles  me  repondirent,  comme  la  veille,  par  des 
grossièretés.  Enlin,  à  force  de  sui)plications,  l'un  d'eux 
me  demanda  couibien  je  lui  donnerais  s'il  remphssait 
ma  tumla  (cruche).  J'en  passai  par  où  il  voulut,  et  je 
lui  offris  un  saliebkran  pour  avoir  transvasé  l'eau 
de  sa  cruche  dans  la  mienne.  Ceci  fait,  il  dit  à  son 
voisin  :  «  Le  très-elevé  Abbas  nous  a  cependant  dé- 
fendu de  donner  de  l'eau  à  ces  infidèles  de  chrétiens, 
et  je  crains  bien  d'avoir  commis  un  péché.  »  —  «  C'est 
vrai,  répondit  l'autre ,  mais  nous  autres  Persans  nous 
sonnnes  des  gens  si  humains  (murtvi  dar  cslim)  !  Tu 
as  failli,  car  tu  devais  lui  l'aire  jurer  de  devtinir  nm- 
sulman,  et  ne  lui  donner  ton  eau  qu'après  qu'il  aurait 


—  dl5  — 

fait  la  profession  de  foi  de  l'Islam.»— Déjà  ils  parlaient 
de  reprendre  la  chère  boisson,  lorsque  je  me  jetai  sur 
la  cruche  que  je  renversai  accidentellement,  mais  avec 
ce  qu'elle  contenait  encore  je  pus  étancher  ma  soif 
dévorante.  Enfin  le  ciel  prit  pitié  de  mes  souffrances 
et  amena  près  de  moi  un  pauvre  diable  de  villajj:eois 
faisant  à  pied  le  pèlerinage  de  Meched,  qui  consentit 
à  me  servir  jusqu'à  notre  arrivée  dans  cette  ville, 
moyennant  douze  saliebkrans ,  à  condition  qu'il  ferait 
sa  cuisine  à  parf,  dont  je  supi)orteraisles  frais,  et  que 
je  respecterais  ses  [)réjugés.  J'acceptai  avec  empresse- 
ment, m'estimant  heureux  qu'il  ne  se .  montrât  pas 
plus  exigeant,  et,  tout  mal  servi  que  je  fus  dans  la 
suite,  j'eus  au  moins  le  bonheur  de  ne  plus  me  trouver 
dans  la  nécessité  d'avoir  recours  à  mes  fanatiques 
compagnons. 

Kechlag-Khar. — 6  mai.— Encore  une  étape  où  Ton 
ne  compte  que  six  farsangs;  mais  je  garantis  (ju'il  y  en 
a  sept.  Nous  les  parcourons  en  dix  heures  ;  les  deux 
premières  en  plaine,  et  la  troisième  à  travers  le  défilé 
de  Serdari,  frayé  <à  travers  les  chaînons  d'un  vaste 
contre-fort  qui  se  détache  des  montsElbourz  et  se  pro- 
longe, en  allant  toujours  en  s'abai.ssant,  jusqu'à  quatre 
ou  cinq  farsangs  au  plus  dans  la  plaine,  dans  la  direc- 
tion du  sud-est.  Un  espace  de  dix  farsangs  environ, 
occupé  par  le  désert  Salé,  sépare  ce  défilé  du  Siah- 
Kouh  qui,  malgré  cette  interruption,  paraît  être  une 
continuation  de  la  même  chaîne.  Il  résulte  de  cela 
qu'on  pourrait  facilement  tourner  au  besoin  le  défilé 
de  Serdari,  qui  offre  d'excellentes  positions  défen- 
sives, surlout  à  son  entrée  et  à  sa  sortie,  oii  il  est  tel- 


—  416  — 

lement  resserré  qu'il  n'a  plus  qu'une  portée  de  pistolet 
de  largeur.  La  seule  difficulté  qu'aurait  à  surmonter 
une  armée  qui  se  déciderait  à  cette  opération  serait  le 
manque  d'eau  et  de  vivres  ;  mais  elle  se  tirerait  d'em- 
barras en  s'approvisionnant  pour  une  journée  seule- 
ment, et  en  allant  directement  du  district  de  Véramïn 
dans  celui  de  Khar,  sans  passer  par  Heïvànc-Kièf.  Le 
défilé  dont  il  est  ici  question  est  traversé,  dans  toute  sa 
longueur,  par  un  petit  cours  d'eau  saumâtre  se  dii  i- 
geant  vers  Khar,  dont  il  arrose  les  cultures.  Sur  ses 
bords,  et  à  peu  près  au  milieu  du  défilé,  on  voit  les 
ruines  d'un  caravansérail  et  de  quelques  maisons  qui 
avaient  été  construites  dans  l'endroit  le  plus  spacieux 
de  cette  passe;  c'est  une  petite  vallée  d'un  quart  de 
farsang  de  longueur  sur  huit  à  neuf  cents  mètres  de 
largeur.  On  trouve  une  grande  quantité  de  sel  dans 
les  montagnes  entre  lesquelles  cette  vallée  est  enfer- 
mée :  telle  est  l'origine  du  nom  qu'elles  portent  : 
Kouhi- Touz  ;  le  premier  mot  est  persan  et  signifie 
montagne,  le  second  est  turc  et  signifie  sel. 

A  mon  avis,  toute  incertitude  a  cessé  relativement  à 
la  position  cjuc  l'on  doit  assigner  aux  Pyles  Caspiennes  ; 
nous  les  retrouvons  dans  la  passe  de  Serdari,  telle  est 
(]u  moins  mon  intime  conviction.  J'ai  eu  le  temps 
d'étudier  a.  fond  cette  question  pendant  mes  douze 
aimées  de  séjour  à  côté  de  cette  passe,  et  de  faire 
à  ce  sujet  des  remarques  très-exactes,  pendant  mes 
nombreuses  excursions  dans  les  pays  circonvoisins, 
notamment  dans  les  montagnes  de  Damavend  et  de 
Firouz-Kouh,  (jue  plusieurs  personnes  considèrent  en- 
core aujourd'hui  conurie  les  véritables  Pyles  Caspien- 


—  147  - 

lies.  En  lisant  Arrien  avec  attention,  ces  personnes 
pourront  se  convaincre  de  Terreur  dans  laquelle  elles 
sont  tombées  :  voici  quelques  explications  qui  facilite- 
ront leurs  recherches. 

On  aurait  tort  de  prendre  Téhéran  comme  point  de 
départ  pour  arriver  aux  Pyles;  c'est  de  Rhaguès  quMl 
faut  partir,  et  cette  ville  s'étendait  du  temps  d'Ârrien 
jusqu'auprès  des  villages  de  Khatonn-Âbad  et  d'Hissar- 
Émir,  ainsi  que  l'indiquent  suffisamment  de  nom- 
breuses ruines.  Ces  derniers  villages  se  trouvent  sur 
la  route  directe  de  laBactriane;  leur  distance  du  Tin- 
gui-Serdari  est  de  huit  farsangs,  soit  une  étape.  A 
l'issue  du  défilé,  on  entre  dans  la  fertile  plaine  de  Khar, 
à  la  suite  de  laquelle  vient  un  désert  se  prolongeant 
jusqu'à  Lasguird,  sur  une  longueur  de  douze  farsangs, 
et  portant  le  nom  de  Dèh-Nemek  (village  du  sel)  qui 
lui  vient  d'un  hameau  qu'on  rencontre  à  mi-chemin. 
Rapi)rochons  cette  description,  que  je  certifie  être  de 
la  plus  scrupuleuse  exactitude,  de  celle  que  nous  en 
fait  Arrien,  et  voyons  s'il  n'y  a  pas  une  entière  con- 
formité. 

«  Alexandre  marche  avec  son  armée  vers  les  Par- 
tiies  (cette  nation  guerrière  n'était  point  établie 
dans  le  Mazendèran,  mais  bien  dans  les  belles  plaines 
qui  se  déroulent  au  pied  des  montagnes  de  cette  pro- 
vince), fait  une  première  halte  aux  Pyles  Caspien- 
nes  (c'est-  à-dire  l'étape  de  huit  farsangs  qui  sépare 
Rhaguès  de  la  passe  de  Serdari),  les  franchit  le  len- 
demain et  pénètre  dans  un  pays  cultivé  (dans  le 
fertile  district  de  Khar).  Mais  en  apprenant  qu'il 
avait  un  désert  intérieur  à  traverser  (celui  de  Dèh- 
I.  7. 


—   IIS  — 

Nemek) ,  il  envoie  Cœnus  fourrager  avec  quelques 
chevaux  et  quelques  fantassins  pour  approvisionner 
l'armée.. .  »  Et  plus  bas  il  ajoute  :  «  A  cette  nouvelle 
(celle  de  la  captivité  de  Darius),  il  crut  devoir  redou- 
bler sa  marche.  Il  prit  avec  lui  les  hétaïres,  des  che- 
vau- légers,  Téhte  de  son  infanterie  et  partit  sans 
attendre  Cœnus,  ses  soldats  ne  portant  que  leurs 
armes  et  des  vivres  pour  deux  jours  (c'est-à-dire  les 
deux  étapes  de  Dèh-Nemck  et  de  Lasguird,  où  l'on 
commence  seulement  a  sortir  du  désert).  » 

Pourquoi  donc  aller  chercher  les  Pyles  Caspiennes 
dans  les  montagnes  du  Mazendèran,  quand  tout  est  si 
bien  indiqué  par  l'historien  d'Alexandre?  Dessus  ne 
fuyait  pas  du  côté  de  Zadracarta,  mais  vers  Hécatom- 
pylos  pour  gagner  la  Bactriane;  et  quand  Arrien 
ajoute  encore  «  qu'Artabaze,  n'approuvant  pas  le 
«  crime  dq  Dessus,  s'était  retiré  dans  les  montagnes,  » 
il  laisse  suffisamment  entendre  que  les  Perses  chemi- 
naient dans  la  plaine. 

Kecldag  est  un  village  de  cent  dix  maisons,  oi^i  l'eau 
est  saumàtre;  nous  avions  trente -neuf  degrés  centi- 
grades à  l'onîbre.  On  voit  aux  environs  une  trentaine 
d'autres  villages,  qui  forment  le  district  de  Khar.  Ils 
concourent  avec  ceux  de  Véramin  à  fournir  des 
grains  à  Téhéran.  Dans  la  soirée,  nous  eûmes  un  vio- 
lent orage. 

Dèh-Acmelî,  —  7  mai.  —  6  farsangs,  huit  heures  à 
les  franchir  par  une  roule  plate  et  facile,  tracée  sur 
un  sol  argileux  jusqu'à  mi-chemin,  ce  qui  rend  la 
marche  trùs-difticile  en  hiver  et  au  printemps.  Quand 
le  chemin  est  défoncé  par  les  pluies,  il  devient  presque 


—    11!)  — 

complètement  impraticable;  les  caravanes  sont  alors 
obligées  de  passer  par  la  route  du  haut  qui  côtoie  le 
pied  des  montagnes  de  Khali-Bar,  ce  qui  allonge  le 
trajet  d'une  farsang.  La  grande  quantité  de  pierres 
dont  cette  route  est  recouverte  et  la  rivière  torren- 
tielle, surtout  quand  elle  est  gonflée  par  les  pluies  ou 
par  la  fonte  des  neiges,  qui  la  traverse,  la  rendent 
difficile  et  quelquefois  dangereuse.  Cependant,  même 
avec  ces  inconvénients,  elle  est  préférable  à  celle  du 
bas,  où  l'on  se  perd  dans  des  boues  profondes ,  dé- 
layées par  les  eaux  de  la  rivière  qui  coupe  le  chemin 
du  haut,  et  qui,  comme  le  Djadjé-Roud,  est  scindée  en 
trente  ou  quarante  ruisseaux,  suivant  diverses  direc- 
tions et  servant  à  l'irrigaiion  des  cultures  du  district 
de  Khar.  La  gorge  profonde  et  encaissée  par  laquelle 
cette  rivière  sort  des  montagnes  sert  à  communiquer 
avec  le  district  d'itch,  dont  le  chef-lieu  est  Firouz- 
Kouh.  Il  est  à  peu  près  impossible  d'y  aller  par  une 
voie  plus  directe,  vu  les  difficultés  que  présente  la 
nature  des  montagnes  qu'il  faut  traverser  pour  s'y 
rendre  ;  c'est  ce  qu'indique  le  nom  qu'elle  porte  : 
Khali-Bar  (sans  charge,  à  vide),  ce  qui  veut  dire  que 
bêtes  et  gens  ne  peuvent  les  traverser  avec  un  fardeau 
quelconque.  Le  district  d'itch  est  particuhèrement 
réputé  pour  l'excellence  de  ses  pâturages;  il  fournit 
de  nombreux  bestiaux  à  Téhéran  et  nourrit  une  im- 
mense quantité  de  daims,  de  chèvres  sauvages  et  de 
sangliers.  Pendant  les  cinq  mois  des  plus  fortes  cha- 
leurs, les  nomades,  qui  campent  dans  le  district  de 
Khar,  se  rendent  dans  celui  ditch  oi!i  ils  trouvent 
d'excellents  pâturages  pour  leurs  troupeaux;  ceux  de 


—  1-20  — 
la  plaine  de  Véramïii  campent  liabitnellement  ilan'^ 
la  vallée  de  Lar,  située  en  deçà  de  Firouz-Kouh,  au 
nord-est  de  Téhéran;  mais  ces  nomades  sont  obligés 
de  payer  une  redevance  au  gouvernement  pour  ob- 
tenir la  permission  de  s'installer  au  milieu  des  prairies 
de  ces  montagnes. 

A  mi-chemin  de  cette  étape,  on  rencontre  un  sin- 
gulier village  fortifié,  nommé  Arédàn  :  ses  construc- 
tions étant  conformes  à  celles  que  l'on  voit  à  Las- 
guird,  gîte  qui  succède  à  celui  de  Dèh-Nemek,  c'est  là 
que  l'on  trouvera  décrite  la  manière  de  construire 
employée  à  Arédân.  Deux  ou  trois  villages  se  trouvent 
assez  près  de  celui-ci,  sur  l'extrême  frontière  du 
désert  Salé  que  nous  avions  laissé  à  notre  droite, 
depuis  la  passe  de  Serdari,  et  dans  lequel  nous  en- 
trâmes après  avoir  franchi  ce  dernier  groupe  de  cul- 
tures. De  là  à  Dèh-Nemek,  la  route  est  parfaite ,  très- 
unie  et  facile.  Ce  hameau,  quoique  enfermé  dans  des 
murailles  très-élevées,  dont  l'enceinte  est  capable  de 
contenir  plus  de  cent  cinquante  maisons,  n'en  possède 
cependant  que  six  habitées,  dont  la  i)opulalion  pos- 
sède à  peine  de  quoi  se  nourrir  elle-même.  Elle  ne 
peut  vendre  aux  caravanes  que  de  l'orge  et  de  la 
paille  qu'elle  va  acheter  à  Kliar  pour  réaliser  un  petit 
bénéfice.  Le  gouvernement  astreint  les  malheureux 
habitants  à  fournir  ces  marchandises  aux  muletiers 
de  passage  et  les  dispense,  en  compensation,  de  payer 
l'impôt.  Ils  sont  retenus  dans  cet  endroit  abominable 
par  la  volonté  du  gouvernement,  car  sans  cela  ils 
seraient  allés  depuis  longtemps  s'étabhr  autre  part. 
Grâce  à  un  mince  filet  d'eau  saumâtre  qui  passe  près 


—  121  — 

de  leur  localité,  ils  cultivent  un  petit  coin  de  terre 
pour  leurs  propres  besoins  ;  mais  ils  ont  une  autre 
industrie  très-lucrative  qui  consiste  à  aller  recueillir 
le  sel  que  Ton  trouve  dans  les  environs.  Le  sol  en  est 
partout  recouvert  d'une  croûte  compacte  qu'ils  cou- 
pent en  forme  de  briques,  et  les  marchands  viennent 
là  s'approvisionner  de  cette  denrée,  pour  aller  la  re- 
vendre à  Téhéran,  dans  le  Mazendèran,  le  Khorassan 
et  les  États  tartares.  Il  ne  faut  pas  croire  que  les  ter- 
rains salés  soient  défavorables  aux  cultures,  elles  y 
prospèrent,  au  contraire,  très- bien  quand  le  sel  n'est 
pas  compacte  et  lorsqu'il  est  mêlé  à  la  terre  végétale. 
C'est  ce  que  j'ai  pu  vérifier  de  mes  propres  yeux  à 
Dèh-Nemek.  Les  habitants  de  ce  village  ne  boivent 
que  de  l'eau  de  pluie  dont  ils  emplissent,  au  prin- 
temps, leur  ab-ambar  (réservoir  d'eau  en  briques 
revêtu  d'un  ciment  )  situé  près  d'un  assez  vaste  ca- 
ravansérail-chah  destiné  aux  voyageurs. 

Lasguird.  —  8  mai.  —  7  farsangs,  huit  heures  de 
route  à  travers  le  désert  et  en  montant  presque 
continuellement  les  chaînons  les  moins  élevés  de  l'El- 
bourz,  qui  forment  là  une  espèce  de  cap  s'avançant 
en  pente  dans  la  plaine,  qu'on  laisse  à  droite  à  une 
demi-farsang  de  distance.  Le  sol  est  presque  partout 
dur  et  graveleux,  mais  il  est  coupé,  en  trois  ou  quatre 
endroits,  par  de  profonds  ravinsciue  creusent  les  eaux 
de  pluie  qui  coulent  des  montagnes  :  on  les  traverse 
sur  des  ponts  en  assez  bon  état.  Les  montagnes  même 
sur  lesquelles  nous  cheminions  étaient  imprégnées 
de  sel. 

Arrivés  à  une  heure  de  Lasguird  et  au  point  le  plus 


—  422  — 

élevé  que  parcourt  la  route ,  nous  franchîmes  quel- 
ques escarpements  où  le  passage  pourrait  être  facile- 
ment intercepté  :  une  poignée  d'hommes  sufficait  à 
sa  défense  ;  mais,  de  même  que  le  défilé  de  Serdari, 
cette  passe  peut  être  tournée.  En  sortant  de  ce  mau- 
vais passage,  nous  débouchâmes  sur  un  beau  plateau, 
au  milieu  ducjuel  se  trouve  Lasguird ,  entouré  de 
beaux  jardins,  à  la  base  des  dernières  pentes  des 
monts  Khali-Bar.  A  partir  de  cet  endroit  jusqu'à  Hé- 
rat,  on  voit  aux  environs  des  lieux  habités,  une  foule 
de  petites  tours  dispersées  dans  la  campagne,  dont  le 
faîte  est  crénelé,  et  qui  n'ont  dans  le  b^s  qu'une  seule 
petite  ouverture,  par  laquelle  un  homme  ne  peut 
passer  qu'en  rampant  sur  ses  genoux.  Chacune  d'elles 
peut  contenir  de  huit  à  dix  personnes;  elles  servent  de 
refuge  aux  habitants  des  campagnes,  lorsqu'ils  sont 
surpris  au  milieu  de  leurs  travaux  par  une  invasion 
de  Turkomans.  Ces  pillards  sont  toujours  à  cheval, 
généralement  armés  de  lances,  et  presque  totalement 
dépourvus  d'armes  à  feu.  Les  cultivateurs,  qui  ne  sor- 
tent jamais  de  leurs  villages  (^l'armés  de  fusils,  les 
tiennent  facilement  à  distance,  dès  qu'ils  sont  enfer- 
més dans  leurs  tours,  d'où  ils  les  menacent  de  faire 
feu.  D'autres  tours,  plus  considérables  et  plus  élevées 
que  celles  dont  je  viens  de  parler,  mais  aussi  beaucoup 
moins  nombreuses,  s'élèvent  sur  les  éminences  qui 
dominent  et  permettent  de  découvrir  au  loin  le  pays 
et  les  voies  de  communication.  Des  vedettes  restent 
là  continuellement  en  observation  pour  signaler  les 
bandes  de  Turkomans,  et  donner  l'alarme  à  temps 
(juand  elles  arrivent,  ce  qu'elles  font,  le  jour,  en 


-  123  — 

détachant  un  d'entre  eux  qui  se  rend  au  galop  dans 
les  villages,  et  la  nuit,  en  allumant  un  grand  feu  au 
haut  de  la  tour.  Cette  crainte,  inspirée  par  les  Turko- 
mans  dans  celte  contrée,  a  sans  doute  beaucoup  con- 
tribué à  la  manière  dont  Lasguird  et  quelques  villages 
voisins  ont  été  construits.  Ils  représentent  assez 
bien  la  forme  d'un  cirque,  sur  les  murs  d'enceinte 
duquel  on  aurait  élevé  deux  étages  de  chambres  : 
les  fenêtres  et  les  balcons  surplombent  au  dessus  de 
la  base,  et  ont  vue  sur  l'intérieur  et  l'extérieur  de  la 
construction.  L'escarpement  circulaire  et  à  pic  qui 
forme  la  base  des  maisons  est  fait  de  boue  mêlée  de 
paille  hachée.  Le  tassement  qui  s'est  opéré  avec  le 
temps  a  rendu  cette  matière  extrêmement  compacte, 
et  l'espace  qu'occui)ent  les  murailles ,  en  hauteur, 
depuis  le  niveau  du  sol  jusqu'au  premier  étage  des 
chambres,  n'a  pas  moins  de  treize  mètres.  Il  y  a  une 
seule  porte  d'entrée  pour  cette  espèce  de  forteresse, 
à  laquelle  on  arrive  en  montant  une  rampe  roide  et 
sinueuse,  dont  la  largeur  a  été  strictement  calculée  de 
manière  à  pouvoir  livrer  passage  à  une  seule  bête  de 
somme.  La  cour  intérieure  de  cette  bizarre  construc- 
tion sert  de  campement  aux  bestiaux.  Au-dessous  de 
chaque  logis  on  a  prati(}ué  un  trou  em[)loyé  comme 
dégorgeoir  aux  fosses  d'aisances,  de  sorte  que  le  pour- 
tour de  la  muraille  est  tapissé  d'excréments  qui,  tom- 
bant ensuite  dans  une  espèce  de  fossé,  forment  une 
mare  puante,  bien  faite  pour  opposer  un  obstacle 
infranchissable  aux  Turkomans  les  plus  courageux. 
Vis-à-vis  et  à  deux  cents  pas  de  Lasguird  il  y  a,  sur  la 
droite  de  la  route,  une  vaste  muraille  d'enceinte,  de 


—  \u  — 

huit  mètres  do  hauteur,  assez  bien  conservée,  et  dont 
la  partie  supérieure  est  creuse  et  percée  de  meur- 
trières. Ces  couloirs,  qui  ont  six  pieds  de  hauteur  et 
autant  de  largeur,  pouvaient  servir  de  logis  pour  les 
troupes,  et  c'est  probablement  dans  ce  but,  autant  que 
pour  la  défense  de  la  place,  qu'ils  avaient  été  ainsi 
construits.  Cette  enceinte,  qui  pourrait  être  réparée  à 
I)eu  de  frais,  contiendrait  au  besoin  deux  mille  hom- 
mes. Sa  position  convient  parfaitement  à  un  cam- 
pement militaire. 

Lasguird  possède  (juatre-vingt-deux  familles,  un 
caravansérail-chàh ,  un  ab-ambar  et  un  cours  d'eau 
saumàtre.  Il  dépend  du  gouvernement  de  Semnàu. 
Sou  ancien  nom  cia'û  MenhéUé-Bag  (le  quartier  des 
Jardins). 

Semnân.—^  mai. —  5  farsangs,  sept  heures  trois 
quarts  de  parcours  sur  une  bonne  route.  Pendant  la 
pr(Mnière  lieure  le  sol  est  argileux  et  facile  à  être  dé- 
foncé par  les  pluies,  le  reste  du  chemin  est  sablon- 
neux, caillouteux  et  solide.  Cette  étape  descend  pres- 
que continuellement  en  pente  douce  du  plateau  oîi 
l'on  s'est  élevé  la  veille.  Un  peu  avant  d'arriver  à  la 
moitié  du  chemin,  on  laisse,  à  droite,  le  village  de 
Seurk-Ab  (Eau  rouge),  construit  circulairement 
connue  Lasguird,  et  renfermant  cent  vingt  familles. 

Scnmàn  est  une  ville  très-ancieime,  située  au  pied 
de  la  chaîne  de  l'Elbourz.  Les  ruines  considérables  qui 
l'entourent,  et  à  travers  lesquelles  on  chemine  une 
demi-heure,  soit  quand  on  y  arrive,  soit  lorsqu'on  en 
sort,  i)rouvent  son  importance  passée.  Les  Persans 
ra[)pelaient  anciennement  Darab,  qui  est  le  nom  que 


II 


—  125  — 

portaient  ceux  de  leurs  anciens  rois  que  nous  appe- 
lons Darius.  Cette  cité  faisait  partie  du  pays  de  Kom 
ou  Komus;  ce  nom,  en  persan  ancien  et  moderne, 
signifie  sable,  et  provenait  sans  doute  de  la  nature 
sablonneuse  du  sol  de  ce  district.  Komus  dépendait  du 
Tabaristan,  mais  ces  deux  pays  furent  souvent  Tun 
et  Fautre  réunis  au  Khorassan ,  surtout  quand  cette 
vaste  province  eut  des  rois  particuliers.  Depuis  Tavé- 
nement  de  la  dynastie  des  Kadjars  au  trône  de  Perse, 
le  Komus ,  tout  en  étant  "Considéré  comme  faisant 
partie  de  l'Irak,  est  cependant  régi  par  un  gouverneur 
particulier,  dont  la  juridiction  s'étend  jusqu'au  delà  de 
la  petite  ville  de  Damghân. 

Semnàn  était  autrefois  fermée  d'un  mur  d'enceinte, 
mais,  en  s'afPaissant,  ce  mur  a  comblé  le  fossé  et  en  a 
fait  une  ville  ouverte.  On  y  trouve  un  palais  qui  a  été 
construit  au  commencement  du  règne  de  Feth-Ali- 
Châb,  et  qui  n'est  déjà  plus  qu'une  ruine.  L'enceinte 
écroulée  de  Semnàn  contient  onze  cents  maisons  habi- 
tées, une  grande  mosquée,  de  beaux  bazars,  des  cara- 
vansérails et  des  bains  publics.  Hors  de  l'enceinte,  il 
y  a  de  nombreux  et  de  vastes  jardins  potagers  et  de 
beaux  vergers.  Les  rues,  plantées  d'arbres  de  chaque 
côté  des  maisons,  sont  traversées  par  des  ruisseaux 
d'excellente  eau  qui  descendent  des  montagnes  voi- 
sines. Au  printemps,  on  déverse  leur  superflu  dans  de 
vastes  réservoirs  situés  au  nord  de  la  ville,  et  lors- 
qu'arrive  la  sécheresse  de  l'été,  qui  est  toujours  plus 
forte  là  que  dans  les  pays  voisins,  on  ouvre  ces  réser- 
voirs pour  arroser  les  terres.  Il  n'y  a  pas  plus  de 
vingt  ans  que  ces  travaux  d'endiguement  ont  été  faits. 


—  126  — 

Auparavant^  la  camitagne  qui  enviroruie  Semnân  ne 
produisait  qu'une  médiocre  récoite,  pouvant  à  peine 
suffire,  pour  trois  mois,  à  la  consommation  de  ses  ha- 
bitants; mais  aujourd'hui,  grâce  au  sage  aménagement 
des  eaux,  elle  leur  procure  abondamment  tout  ce  qui 
leur  est  nécessaire,  et  leur  donne  même  du  superflu. 
Semnân  me  paraît  être  le  lieu  où  Alexandre  attei- 
gnit Tarrière-garde  de  Btssus  et  la  tailla  en  pièces,  le 
cinquième  jour  après  avoir  quitté  Rhaguès.  Ce  que  dit 
Arrien  à  cette  occasion  confirme  l'opinion  déjà  émise 
plus  haut  que  les  Macédoniens  marchaient  dans  la 
plaine.  Voici  du  reste,  ses  propres  j)aroles  :  «  Prenant 
((  ensuite  les  troupes  qu'il  avait  laissées  en  arrière, 
«  Alexandre  marche  vers  l'Hyrcanie  (le  Mazendèran), 
«  située  à  gauche  du  chemin  qui  conduit  dans  la  Bac- 
ce  triane.  Ce  pays  n'en  est  séparé  cpie  par  de  hautes 
((  montagnes  couvertes  de  bois,  et  s'étend  à  l'opposite 
«  jusqu'aux  bords  de  la  mer  Caspienne...  »  Et,  un 
peu  plus  loin,  dans  le  même  livre  III,  chapitre  viii  : 
a  Alexandre  franchit  les  premières  hauteurs,  et  il  y 
«  campa...  »  C'étviitdonc  la  première  fois  qu'Alexan- 
dre s'engageait  dans  les  montagnes  depuis  sa  sortie 
de  Rhaguès;  jusque-là  il  avait  suivi  la  plaine,  ce  qu'il 
n'aurait  i)as  pu  faire  s'il  fût  allé  franchir  les  Pyles  Cas- 
piennes  du  côlé  de  Firouz-Kouh.  Or,  comme  tout  le 
pays  situé  au  sud  des  montagnes  de  l'Hyrcanie,  par 
lequel  passe  la  route  de  la  Bactriane,  qu'Alexandre 
avaitsuivic  jusque-là,  est  un  pays  de  plaines,  et  que  ce 
n'est  quaprès  avoir  atteint  l'arrière-garde  de  Bessiis 
que  le  roi  s'engagea  dans  les  montagnes,  il  n'y  a  j)lus 
aucun  doute  à  conserver  sur  la  route  que  prit  le  héros 


—  d27  — 

macédonien,  et,  en  suivant  le  récit  crArrien,   sa 
marche  peut  être  indiquée  pas  à  pas. 

Notre  caravane  campa  hors  de  Semnàn,  dans  les 
ruines  d'un  caravansérail-chàh.  Dans  l'après-midi,  j'al- 
lai m'approvisionner  à  la  ville,  et,  n'étant  pas  connu 
des  habitants,  qui  ne  pouvaient  se  douter  de  ma  qua- 
lité d'Européen  sous  mon  déguisement,  je  me  ha- 
sardai à  aller  faire  mon  repas  dans  un  bazar  retiré, 
oià  il  y  avait  toute  probabilité  que  les  pèlerins  de 
notre  caravane  ne  viendraient  pas  me  relancer. 
Dans  cette  pensée,  je  m'installai  sans  façon  dans  la 
boutique  d'un  kebabdji  (rôtisseur),  à  côté  de  trois  ou 
quatre  gastronomes  aborigènes,  buvant  dans  leur 
verre  et  faisant  toutes  choses  qui  ne  sont  pas  habituel- 
lement permises  à  mi  chrétien.  Personne  ne  paraissait 
disposé  à  me  déranger,  et,  pour  dissiper  les  soupçons 
que  l'on  pouvait  concevoir,  je  me  mis  entièrement  à 
l'aise  et  lis  même  qutdque  peu  l'important.  Mais  à 
peine  avais-je  absorbé  ma  portion  de  rôti,  que  je  vis 
tout  a  coup  apparaître  vis-à-vis  de  la  boutique  le  Séyid, 
conducteur  de  notre  caravane.  Me  voyant  là,  il  ne  put 
retenir  son  indignation,  et  apostropha  le  kebabdji  en 
ces  termes  :  «  Merd-ké!  (oh  !  homme  !  )  penses-tu  que 
la  bénédiction  de  Dieu  puisse  descendre  sur  ta  maison 
quand  tu  la  rends  l'asile  des  infidèles  ?  »  A  l'aspect 
du  descendant  du  Prophète,  tous  les  consommateurs 
se  levèrent,  et,  se  regardant  les  uns  les  autres,  ils 
semblèrent  se  demander  qui  pouvait  leur  attirer  une 
semblable  réprimande.  Comme  je  ne  bougeais  pas  de 
place  et  que  je  continuais  à  attaquer  le  fromage  que 
j'avais  entamé,  avec  l'appétit  d'un  homme  qui  n'a 


—  128  — 

rien  mangé  depuis  vingt-quatre  heures,  je  fus  aussi- 
tôt reconnu  pour  l'infidèle  signalé  à  la  vindicte  pu- 
blique. Déjà  Ton  parlait  de  me  cracher  sur  la  barbe 
et  de  me  donner  du  soulier  sur  la  tète,  quand,  saisis- 
sant mon  bâton  d'un  air  menaçant,  j'apostrophai  à 
mon  tour  ces  braillards  en  termes  aussi  violents  que 
résolus.  C'était  certainement  m'cxposer  à  quelque 
mésaventure,  mais  je  n'avais  pas  le  choix  des  moyens, 
et  puis  je  savais  que  les  Persans  ont  toujours  une  idée 
fixe.  S'ils  sont  battus  ou  injuriés  par  quelqu'un  qu'ils 
ne  connaissent  point,  ils  tiennent  de  suite  ce  judi- 
cieux raisonnement  :  Si  cet  homme  me  maltraite, 
c'est  que  probablement  il  en  a  le  droit  ;  s'il  ne  l'a  pas, 
son  père,  sou  frère  ou  son  ami  doivent  l'avoir  :  donc, 
c'est  absolument  la  même  chose;  taisons-nous,  c'est 
plus  \)rudcnt.  Ils  se  laissent  iuvectiver  et  maltrai- 
ter sans  dire  mot  ;  It;  ()rincipal  est  de  leur  en 
imposer.  Tels  sont  les  etîets  de  l'absolutisme.  Soit  que 
mon  attitude  en  imposât  à  ces  butors,  soit  que,  sur 
mon  affirmation,  ils  me  crussent  Géorgien  et  disposé  à 
porter  mes  plaintes,  à  Téhéran^  au  ministre  de  Rus- 
sie, ainsi  que  je  les  en  menaçai,  la  boutique  fut  bien- 
tôt vide  et  je  restai  face  à  face  avec  le  kebabdji,  (lui  me 
dit  alors  :  «  Que  veulent-ils  donc  ces  bâtards-là  (/m- 
ram-zadèfifl  pourquoi  me  troubler  dans  l'exercice  de 
ma  vente?  Il  y  avait  ici  quatre  consommateurs  qui 
n'ont  dépensé  que  huit  chahis  (50  centimes)  pour  leur 
déjeuner,  taudis  qu'à  vous  seul  vous  m'avez  fait  gagner 
vingt-deux  chahis.  Qu'ont-ils  à  dire?  Veulent-ils  donc 
ruiner  ma  uiaison  ces  zeher-mar  (poison  de  vipère)? 
(pi'ils  aillent   en    enfer  !    hi   suis  votre    serviteur, 


I 


—  hiO  — 

agha,  cette  boutique  est  la  vôtre,  ainsi  que  tout  ce 
qu'elle  renferme,  disposez-en;  que  Dieu  vous  garde 
et  que  votre  présence  y  amène  rabondance."  Dans  la 
bouche  d'un  Persan,  je  savais  ce  que  voulait  dire  un 
pareil  compliment,  et  je  m'exécutai  de  bonne  grâce. 
Après  lui  avoir  donné  un  bakhchkh  (pourboire),  je  re- 
tournai bien  vite  au  campement.  Je  devais  sans  doute 
à  l'humble  costume  que  j'avais  adopté  les  tribulations 
que  j'avais  à  subir  depuis  mon  départ  de  Bngdad  ; 
mais  s'il  ne  m'attirait  ni  prévenances,  ni  honneurs,  il 
avait  au  moins  l'avantage  de  me  dispenser  de  la  gêne 
à  laquelle  m'aurait  astreint  l'iiabit  européen.  Sous  la 
chemise  arabe,  j'étais  libre  comme  l'air,  et  si  la  chance 
m'eût  donné  des  compagnons  de  route  autres  que 
des  pèlerins,  j'eusse  fait  un  voyage  physiquement  pé- 
nible sans  doute,  mais  tout  à  fait  exempt  des  contra- 
riétés que  m'occasionnait  le  fanatisme.  Je  pouvais, 
sans  craindre  de  compromettre  ma  dignité,  me  livrer 
à  mille  petits  travaux  qui  eussent  diminué  ma  consi- 
dération si  j'avais  voyagé  sous  mes  véritables  hnbits; 
j'avais  la  faculté  de  parler  à  tout  le  monde  sans  m'as- 
treindre  à  l'étiquette  ;  mais  le  plus  grand  avantage 
que  je  trouvai  à  cela  fut  de  pouvoir  aller  faire  moi- 
même  mes  emplettes  dans  les  bazars.  Comme  la  triste 
apparence  de  ma  défroque  ne  pouvait  faire  espérer 
aux  marchands  la  réalisation  de  gros  bénéfices,  ils  me 
fixaient  toujours  à  leur  juste  valeur  le  prix  des 
ahments  ou  des  objets  que  je  voulais  acheter.  C'est 
alors  seulement  que  je  m'aperçus  de  l'immense  diffé- 
rence qu'il  y  avait  entre  le  poids  et  le  prix  des  em- 
plettes faites  par  moi-même ,  et  ceux  des  achats  fait 


—  l;jo  — 

antériciircinenl  pour  mon  compte  par  mes  domes- 
tiques persans.  Ces  coquins-l;i  me  faisaient  payer  cer- 
taines choses  jus(ju' au  quintuple  de  leur  valeur  réelle, 
et  c'est  là  un  vol  qu'ils  pratiquent  toujours  avec  la 
plupart  des  Européens  qui  habitent  la  Perse.  Heureu- 
sement je  profitai  de  la  découverte  pour  l'avenir. 
Voyager  en  Perse  sous  nos  véritables  habits,  protégé 
par  un  Ferman  royal,  suivi  de  plusieurs  domestiques, 
est  plus  facile  et  plus  confortable;  mais  il  faut  alors 
renoncer  à  s'initier  complètement  au  caractère  des 
Persans.  Les  petites  nuances  qui  sont  la  base  de  leurs 
mœurs  échapperont  toujours  à  l'œil  de  l'observateur 
même  le  plus  perspicace,  car  elles  disparaîtront 
derrière  leur  politesse  exagérée  et  leur  duplicité. 
Pour  arriver  à  bien  connaître  les  Persans,  je  pense 
que  le  système  que  j'avais  adopté  était  le  meilleur  : 
sans  protection  apparente,  jeté  au  miheu  d'eux  sur  le 
pied  de  l'infériorité,  hors  des  grandes  voies  de  com- 
munication habituellement  suivies  par  les  Européens, 
ces  hommes,  dégagés  en  ma  présence  de  toute  gène, 
de  tout  respect,  se  montraient  alors  à  moi  tels  qu'ils 
étaient.  La  connaissance  que  j'avais  de  leur  langue 
me  permettait  d'apprécier  la  véritable  portée  de  leurs 
paroles,  bien  mieux  encore  que  celui  qui  est  obligé 
de  se  les  faire  traduire  par  un  drogman,  lequel,  le 
plus  souvent,  en  dénature  le  sens  ou  le  rend  Irès-im- 
parfailement.  C'est  i)Our  cela  que  sur  une  foule  de  rela- 
tions qui  ont  été  imprimées  de  voyages  en  Perse 
et  dans  l'Asie  centrale,  il  y  en  a  tout  au  plus  deux 
ou  trois  qui  soient  écrites  de  manière  à  donner  une 
idée  de  ce  qui  existe  réellement  dans  ces  pays. 


I 


—   131    — 

Les  pèlerinages  aux  lieux  saints  sont  pour  les  Per- 
sans une  affaire  de  mode  autant  que  de  religion  : 
quelques-uns  même  les  accomplissent  plutôt  par  hypo- 
crisie que  par  conviction;  ils  veulent  être  appelés 
Hadjis,  titre  auquel  donne  droit  seulement  le  pèleri- 
nage de  la  Mecque,  et  augmenter  leur  considération, 
car  le  plus  grand  coquin,  après  avoir  visité  ces  lieux 
sacrés,  passe  aux  yeux  de  ses  compatriotes  pour  un 
honuDe  qui  s'est  amendé.  On  ne  lui  parle  qu'avec 
respect,  on  le  fait  asseoir  à  la  place  d'honneur,  il 
jouit  enfin  de  l'estime  générale  ;  mais,  dans  ce  cas, 
comme  dans  toutes  les  autres  pratiques  extérieures  de 
leur  culte,  les  Persans  sacrifient  le  fond  à  la  forme  : 
c'est  là  le  mauvais  côté,  et  il  l'emporte  sur  le  bon.  On 
les  voit  partir  en  pèlerinage  par  centaines,  sans  avoir 
l'argent  nécessaire  pour  subvenir  à  leurs  frais  de 
voyage  ;  mais  cela  ne  les  embarrasse  en  aucune  fa- 
çon :  leurs  besoins  sont  minimes,  et  ils  sont  toujours 
sûrs  de  trouver  leur  nourriture  quotidienne,  en  allant 
la  demander ,  au  nom  de  Dieu  ,  de  porte  en  porte  ou 
de  tente  en  tente  ,  près  de  ceux  qui  sont  plus  riches 
qu'eux.  En  cela  la  religion  musulmane  est  vraiment 
édifiante,  car  il  suffit  d'être  un  de  ses  adeptes  pour 
recevoir  d'abondantes  charités,  non  pas  avec  ostenta- 
tion,comme  cela  se  fait  la  plupartdu  temps  en  Europe, 
où  beaucoup  de  gens  ont  soin  de  faire  consigner  leur 
générosité  dans  les  journaux,  mais  avec  une  simpli- 
cité qui  rend  l'aumône  aussi  agréable  à  celui  qui  l'ac- 
cepte qu'à  celui  ([ui  la  fait.  La  plus  grande  fraternité 
règne  dans  les  caravanes  de  pèlexins,  les  aliments  que 
l'un  possède  sont  à  la  disposition  de  tous,  et  la  vie  est, 


—  132  — 

pour  ainsi  dire,  commune.  Le  grand  seigneur,  le  bour- 
geois, le  paysan  et  le  fakir  s'asseyent  au  même  cercle, 
mangent  au  même  plat,  sans  qu'aucune  susceptibilité 
soit  blessée  :  //  suffil  d'élrc  musulman  el  pèlerin,  et  dès 
lors  tout  est  dit,  La  liberté  de  discussion  est  complète 
dans  leurs  réunions  :  un  étranger  survient-il  pendant 
qu'ils  sont  à  causer;  au  premier  mot  qu'il  prononce, 
ils  devinent  s'il  est  des  leurs.  Dans  ce  cas,  ils  l'invitent 
à  s'asseoir  et  à.  faire  comme  eux  :  s'il  refuse,  ils  l'enga- 
gent à  se  retirer,  d'abord  parce  qu'ils  ont  liorreur  de 
voir  un  homme  qui  n'est  pas  leur  serviteur  se  tenir 
debout,  ensuite  parce  qu'ils  croient  que  celui  qui 
craint  de  se  mêler  à  une  conversation  el  de  répondre 
aux  questions  personnelles  qui  lui  sont  faites  ne  peut 
être  qu'un  malfaiteur. 

Les  pèlerins  possesseurs  de  quelques  avances  se  mu- 
nissent des  marchandises  qu'ils  savent  être  d'un  bon 
débit  dans  les  lieux  saints,  puis,  avec  le  pécule  qui 
résulte  de  leur  vente,  ils  achètent  une  nouvelle  paco- 
tille qu'ils  rapportent  dans  leur  pays,  où  ils  réalisent 
encore  quelque  bénélice.  C'est  de  cette  manière  qu'ils 
couvrent  les  dépenses  du  voyage. 

Il  y  a  à  Semnàn  une  foule  de  mendiants  qui  vivent 
des  libéralités  des  pèlerins  de  passage.  Cette  industrie 
est  même  exercée  en  grand  par  des  gens  qui  n'en  ont 
pas  du  tout  besoin,  c'est  du  moins  ce  que  je  dois  croire 
d'après  la  démarche  (jue  fit  près  de  moi  un  grand  jeune 
homme,  assez  bien  vêtu,  qui  se  présenta  d'un  air  dé- 
gagé et  poli,  et  avec  des  paroles  qui  lui  valurent 
d'abord,  de  ma  part,  les  plus  grands  égards.  x\près  un 
échange  réciproque  de  comi)liments,  il  me  raconta 


—  133  — 

que  déjà,  de[)uis  longtemps,  il  projetait  d'aller  en  pèle- 
rinage à  Meched,  mais  que  l'argent  lui  manquait.  En 
m'apprenant  sa  pénurie,  il  fit  une  grimace  très-pro- 
noncée qui  annonçait  l'intention  qu'il  avait  de  pleurer, 
mais  les  larmes  n'arrivant  point  à  son  aide,  il  reprit 
son  récit  de  l'air  le  plus  animé  et  me  dit  :  «  J'ai  décou- 
vert hier  dans  le  ciel  une  heureuse  constellation  qui 
me  présage  du  bonheur  :  un  songe  que  j'ai  eu  la  nuit 
dernière  a  corroboré  mon  espoir.  L'esprit  du  saint 
Prophète  Mohammed  m'est  apparu  et  m'a  prescrit  de 
venir  au  campement  de  la  caravane,  m'assurant  que 
j'y  trouverais  un  étranger  qui  me  fournirait  les 
moyens  d'aller  visiter  le  tombeau  de  l'Iman  Reza.  » 
Ceci  dit,  il  me  somma,  avec  une  volubilité  sans  pa- 
reille, et  au  nom  de  tous  les  saints  de  l'Islam ,  de 
justifier  la  conjonction  des  astres  et  la  révélation  du 
Prophète.  Je  mis  d'abord  beaucoup  de  modération  et 
de  patience  à  l'écouter  ;  mais,  voyant  qu'il  ne  tenait 
aucun  compte  de  mes  représentations,  et  du  tableau 
que  je  lui  faisais  de  ma  propre  détresse,  je  le  mis  hors 
de  ma  chambre  avec  une  brutalité  qui  dut  lui  faire 
concevoir  une  triste  idée  de  la  foi  que  j'avais  dans 
l'astronomie  et  dans  les  songes.  Je  renvoyai  aussi  une 
foule  d'autres  mendiants,  ce  qui  fit  crier  les  pèlerins, 
qui  me  gardaient  rancune  de  la  liberté  que  j'avais 
prise  chez  le  kebabdji.  Ils  me  disaient,  en  termes  assez 
peu  mesurés ,  que  je  devais  racheter  par  d'abon- 
dantes aumônes  le  malheur  que  j'avais  de  n'être  pas 
musulman  ;  je  vis  bien  que  ces  gaillards-là  voulaient 
«le  chercher  une  mauvaise  querelle,  et  je  tâchai  de 
l'éviter  en  me  retirant  dans  le  fond  de  ma  chambre. 
I.  8 


—  vu  - 

Cepcnrlaiit  ils  ne  quittèrent  point  la  partie  et  provo- 
quèrent un /^crv/cAe  estropié,  auquel  j'avais  donné  un 
chahi  clans  la  matinée,  à  se  présenter  de  nouveau  à  moi 
pour  reeevoir  une  deuxième  aumône.  Je  luiotîrisla 
même  pièce  de  monnaie  que  le  matin,  mais  il  la  refusa 
net,  me  déclarant  ne  pouvoir  pas  accepter  moins  d'un 
sahebkran  :  mes  représentations  n'aboutirent  qu'à 
rendre  ses  réclamations  plus  insolentes.  Je  remis  alors 
dans  ma  poche  le  chahi  qu'il  venait  de  refuser,  et  je 
ne  fis  plus  attention  à  lui  ;  mais  le  gaillard,  se  sentant 
soutenu  par  ses  compatriotes ,  s'entêta  à  m'imposer 
exlraordinairement.  Pendant  une  heure,  il  ne  fit  que 
pousser  des  cris  et  des  jérémiades  :  «  Voyez,  disait-il 
aux  pèlerins  attroupés  autour  de  lui,  en  se  roulant  par 
terre ,  et  en  faisant  mille  contorsions  nerveuses  {dad 
men  ta  in  hiaffer,  ne  mi  resed,  hekk  niera  ne  mi  dé- 
hed),  mes  plaintes  n'arrivent  pas  jusqu'à  cet  infidèle 
qui  me  refuse  mon  droit.  »  11  finit  par  s'exalter  lelle- 
meni  (jue,  prenant  un  caillou,  il  s'en  frappa  rudement 
la  poitrine  en  criant  :  Ya  hehh-  (  Dieu  juste).  Il  fut 
bientôt  tout  en  sang.  Certes  j'aurais  bien  voulu  avoir 
prévu  ce  dénoûment  au  prix  du  sahebkran  refusé 
et  même  de  plusieurs,  mais,  comme  tout  ce  qui  est 
violence  et  tyrannie  m'irrite  au  dernier  degré,  je 
ne  voulus  point  paraître  avoir  cédé ,  et  je  continuai  à 
faire  la  sourde  oreille.  Cependant  la  foule  s'était 
grossie  cl  me  représentait,  avec  force  injures,  que 
les  droits  (1  un  Derviche  étaient  aussi  sacrés  que  ceux 
du  Cliâh,  parce  que  l'un  et  l'autre  les  tenaient  de  Dieu, 
et  que  c'était  péché  de  ma  part  de  ne  i)as  le  satisfaire. 
Je  n'en  restai  pas  moins  inébranlable,  et  puis  ma 


—  135  — 

patience  était  à  bout  et  je  Youlais  une  bonne  fois,  quoi 
qu'il  dût  en  résulter,  secouer  le  joug  de  ces  odieux 
pèlerins.  Depuis  plusieurs  jours  déjà,  j'avais  dépassé 
Téhéran  sans  être  inquiété;  mes  craintes  étaient  de- 
venues moins  vives,  mais  ma  haine  contre  mes  com- 
pagnons de  route  s'était  augiuentée  d'autant.  Je  sortis 
donc  hors  de  la  chambre,  et  je  leur  dis  avec  empor- 
tement :  a  Je  n'ai  connu  aucune  nation  dans  le  monde 
«  aussi  vile  que  la  vôtre  ;  quand  il  est  question  de  me 
«  donner  de  l'eau,  de  me  prêter  un  plat,  vous  me 
«  trouvez  infidèle  et  impur,  et  me  refusez  tout;  mais 
«  s'agit-il  de  fumer  mon  kalioun  après  moi,  de  man- 
«  ger  les  restes  de  mon  pilau,  alors  vous  tendez  la 
«  main,  canailles,  et  l'impureté  disparaît.  Vos  mome- 
«  ries  et  votre  hypocrisie  ne  m'en  imposent  point; 
«  parce  que  vous  me  voyez  mal  vêtu,  vous  me  croyez 
«  impuissant  à  vous  réprimer,  mais  je  sais  que  vous 
«  mangeriez  de  l'excrément  qui  sort  du  corps  de 
«  l'homme  {go-mikhourid).]e  fei'ai  brûler  les  cendres 
«  de  vos  pères  (pederhayè  chouma  mi  souzounem)  et 
«  je  casserai  la  tête  au  premier  qui  viendra  de  nou- 
«  veau  m'ennuyer.  »  Cette  apostrophe  avait  calmé 
jusqu'aux  plus  animés,  quand,  malheureusement,  sur- 
vint encore  mon  mauvais  génie,  le  Séyid  conducteur 
de  la  caravane  :  il  se  fit  longuement  exphquer  les 
motifs  de  la  querelle,  et  naturellement,  il  me  donna 
tort  sur  tous  les  points.  Je  ne  savais  comment  tout 
cela  finirait,  lorsqu'arriva  le  daroga  (commissaire  de 
police)  de  la  ville  qui,  croyant  avoir  trouvé  l'occasion 
de»m'infliger  une  bonne  amende  à  son  profit,  donna 
l'ordre  de  m'arrêter.  On  allait  le  faire  assez  brutale- 


—  136  — 

ment,  lorsque  je  me  réclamai  du  gouverneur  de  la 
Yille,  nommé  Soliman-Khan,  affirmant,  sur  un  ton 
qui  n'admettait  i)as  le  doute,  qu'il  était  de  mes  amis. 
Mon  air  d'assurance  leur  en  imposa  encore  une  fois  ; 
ils  me  conduisirent  avec  assez  d'égards  jusqu'au  pa- 
lais. J'aurais  bien  voulu  éviter  la  rencontre  du  gou- 
verneur, mais  le  seul  moyen  de  me  tirer  d'aflaire 
était  d'avoir  recours  à  lui.  Solinian-Klian  ne  me  re- 
connut pas  d'abord  sous  mon  singulier  déguisement, 
mais  après  lui  avoir  décliné  mon  nom ,  il  me  lit  aj)- 
procher  et  asseoir  à  côté  de  lui,  à  la  grande  stupéfac- 
tion du  daroga  et  des  pèlerins  (jui  l'avaient  accomi)a- 
gné.  Je  lui  dis  alors  tout  bas  quel  était  le  but  de  mon 
voyage,  en  le  priant  de  ne  pas  me  faire  connaître  aux 
personnes  qui  nous  entouraient.  Le  Khan  me  connais- 
sait depuis  plusieurs  années  et  nous  étions  liés  d'ami- 
tié :  il  avait  entendu  parler  de  mes  démêlés  avec  le 
gouvernement  persan,  et  ne  voulut  pas  ajouter  à  mes 
embarras.  Après  avoir  vertement  admonesté  le  da- 
roga, il  le  chassa  ainsi  que  les  pèlerins,  et  ordonna  à 
ses  gens  d'aller  expulser  le  Derviche  de  la  ville.  Quant 
au  Séyid  conducteur,  il  lui  signifia  qu'il  ne  voulait 
point  que  les  étrangers  fussent  molestés  dans  son  gou- 
vernement. Il  le  rendit  responsable  de  tout  ce  qui 
pouvait  m'arriver,  et  le  congédia  sèchement,  lui  décla- 
rant qu'il  me  gardait  à  dîner  avec  lui.  Mes  accusa- 
teurs stupéfaits  gagnèrent  chacun  leur  tente  en  faisant 
mille  suppositions  sur  mon  compte.  Depuis  ce  mo- 
ment ils  furent  convaincus  que  je  dissimulais  ce  que 
j'étais  et  ils  fin^ent  plus  polis  à  l'avenir  envers  moi. 


CHAPITRE  VI. 


Ahyoun. — Gouchè.  — Damghân. — Description  de  cette  place. 
— Position  d'Hécatompylos. —  Légende  persane. — Histoire 
des  Parthes. — Opinion  du  Kazi  de  Hérat.  —  District  de 
Komus. — Décadence  de  Damghàn. — Minarets  arabes  con- 
truitsen  briques. — Lacitadalle. — Châh-Rokh. — Dèh-Mollah. 
— La  tournaente.  —  Désastres  causés  par  le  vent. — Meïman- 
dous. — Les  attentions  de  Soliman-Khan. — Arrestation  d'un 
marchand. — Justice  des  Persans.  —  Châb-Road. — Descrip- 
tion de  cette  ville. — Importance  de  l'endroit. — Les  manu- 
factures.— Bostam. — Fertilité  de  son  territoire. — Bonté  des 
chevaux.  —  Convoitise  de  la  Russie  sur  Châh-Roud  et  Bos- 
tam.— Hécatompylos. — Le  pèlerin  voleur. — Résultat  de  ses 
soustractions.  —  Le  botaniste  français.  —  Privations.  — 
Miyamèh. — Les  Turkomans.  — Miyân-Dacbt.  —  Abbas-Abad. 
—  La  colonie  géorgienne. — Mézinân. —  Attaque  des  Tur- 
komans.— Les  esclaves  russes  et  persans  à  Khiva.  —  Mort 
terrible  du  général  Bekewitch.  — Cruauté  des  Khiviens.— 
Relation  de  ces  atrocités  racontées  par  Mouravief. 


Ahyoun. — 10  mai.-  0  farsangs,  neuf  heures  et  de- 
mie de  route,  la  première  partie  en  plaine,  par  un 
chemin  sablonneux,  uni  et  facile;  la  seconde  à  travers 
un  groupe  de  chaînons  montueux,  rocailleux,  caillou- 
teux, dont  le  point  culminant,  dominant  les  nombreu- 
ses gorges  que  forment  les  plis  du  terrain,  olTrc  une 
excellente  position  militaire  pour  la  défensive,  soit  du 
côté  de  Samnân,  soit  de  celui  de  Damghân.  Elle 
1.  s. 


—  138  — 

n'est  utilisée  que  par  les  Turkomans-Goklilans,  qui 
viennent  s'y  embusquer  de  temps  en  temps,  pour  dé- 
pouiller les  caravanes.  Cette  étape  est  tout  au  long 
déserte  et  d'une  complète  stérilité.  Aliyoun  est  un  ca- 
ravansérail-chàh,  où  s'est  établi  un  bakal  qui  lient  du 
mauvais  pain  noir  et  un  peu  de  lait  aigre  à  la  disposi- 
tion des  voyageurs.  Il  y  a  dans  les  environs  deux  ou 
trois  jardins  et  quelques  huttes  de  bergers  dépourvues 
de  tout.  Un  ab-ambar  et  un  filet  d'assez  mauvaise  eau, 
qui  se  dessèche  en  été,  sont  à  côté  du  caravansérail. 

Gouché.  — 11  mai.  —  Six  farsangs,  sept  heures  et 
demie  de  parcours,  toujours  en  descendant  des  monta- 
gnes dans  la  plaine  de  Daingliân,  par  une  route 
d'abord  caillouteuse ,  puis  couverte  d'un  sable 
dur,  sur  lequel  on  chemine  facilement.  Gouchè  est 
un  caravansérail-chàh  qui,  comme  celui  d'Ahyoun, 
est  habité  par  un  bakal  tout  aussi  mal  pourvu  de 
vivres  ;  mais  Ton  peut  s'en  procurer  à  Sultan-Âbad, 
village  situé  à  une  portée  de  canon  de  la  roule.  La 
poste  aux  chevaux  y  est  établie,  et  l'on  aperçoit 
quelques  autres  villages  sur  un  plan  plus  éloigné. 

Damyhàn.  —  h2  mai.  —Six  farsangs,  huit  heures 
de  route  par  un  chemin  plat  et  assez  bon,  où  l'ar- 
gile, les  cailloux"  et  le  sable  se  rencontrent  alternati- 
vement. On  voit  de  chaque  côté  de  nombreux  et 
beaux  villages  dans  lesquels  les  fruits  et  les  céréales 
abondent.  On  cite  dans  le  nombre  celui  de  Doulet- 
Abad  connue  un  des  plus  beaux  de  la  Perse  :  il  est  en- 
touré d'une  triple  enceinte  et  renferme  un  palais,  une 
mosquée,  un  bain  et  de  vastes  écuries.  Sous  le  règne 
de  Felh-Ali-Chàh,  cette  forteresse  était  la  résidence 


—  4;w  — 

d'un  fils  de  ce  souverain,  gouverneur  du  district.  En 
entrant  dans  Damghân,  on  laisse  à  gauche  un  cara- 
vansérail-châh,  et  Ton  franchit  une  petite  rivière, 
d'excellente  eau,  sur  un  pont  en  brîques  de  quatre 
arches.  Damghân  devait  être  autrefois  une  ville  assez 
importante,  si  l'on  en  juge  par  ses  ruines.  Les  voya- 
geurs européens  qui  se  sont  occupés,  en  Asie,  de  re- 
cherches sur  l'antiquité,  sont  d'avis  que  cette  ville 
devait  être  l'ancienne  Hécatompylos',  capitale  du  pays 
des  Parthes.  Sans  rejeter  complètement  leur  opinion, 
qu'il  me  soit  permis  d'émettre  à  mon  tour  quelques 
observations  que  j'ai  faites  sur  les  lieux  mêmes,  et 
que  je  livre,  non  pas  comme  des  arguments  sans 
réplique  en  faveur  de  mon  opinion,  mais  comme  con- 
jectures assez  vraisemblables.  Commençons  par  dire 
que  toutes  les  ruines  qu'on  voit  à  Damghân,  et  à 
plusieurs  farsangs  à  l'entour,  proviennent  toutes  de 

1  Hécatompylos  était  une  des  capitales  des  princes  Arsacides. 
A  l'époque  de  l'invasion  d'Alexandre  le  Grand  chez  les  Parthes, 
c'était  une  ville  importante ,  et  cependant,  au  n*  siècle,  cette 
cité  n'existait  plus,  ou  du  moins  elle  avait  changé  de  nom. 

Suivant  Strabon ,  Hécatompylos  était  située  à  i960  stades 
environ  224  railles)  des  Pyles  Caspiennes  (les  défilés  Caspiens) 
et  à  l'ouest,  comme  on  peut  le  croire  d'après  le  passage  en  ques- 
tion, dans  la  direction  des  pays  hindous.  Ptolémée  place  celte 
ville  sous  la  même  latitude  que  Rhodes,  et  Pline  désigne  la  situa- 
tion de  la  ville  à  environ  133  milles  romains,  ce  qui  fait  122  mil- 
les anglais.  Dans  le  dictionnaire  géograpliique  de  Smith  ,  on 
trouve  un  excellent  article  qui  se  rapporte  au  dire  de  M.  Ferrier, 
et  déclare  avec  lui  que  Damghân  n'est  point  l'eniplafemeni 
d'Hécatompylos,  laquelle,  à  son  avis,  doit  être  plus  près  de 
Jah-Tirm.  Le  colonel  Fiawlinson  est  d'avis  qu'il  l'aul  chercher 
celte  ville  dans  les  ruines  de  Kauii^  sises  à  15  milles  sud-ouest 
de  Damghân. 


—  440  — 

constructions  modernes  et  n'indiquent  nullement  les 
restes  d'une  antique  et  vaste  cité.  Les  Persans,  qui 
ne  sont  jamais  embarrassés  pour  expliquer  l'origine 
de  leurs  villes,  parce  qu'ils  l'inventent  au  besoin  avec 
une  extrême  facilité,  en  empruntant  leur  sujet  aux 
traditions  les  plus  fabuleuses,  les  Persans,  disons-nous, 
auraient  laissé  une  lacune  dans  leur  histoire,  s'ils  n'a- 
vaient aussi  inventé  un  conte  relatif  à  celle  de  Dam- 
ghàn.  Ils  disent  donc  que  son  emplacement  fut 
d'abord  occupé  par  un  palais  d'argent,  où ,  comme 
toujours,  vivait  cai)live  une  belle  princesse  passion- 
nément amoureuse  d'un  beau  seigneur  qui  finit  par 
l'enlever,  l'épouser  et  fonder  une  grande  ville  autour 
du  palais.  Cette  ville,  au  dire  de  la  tradition,  s'appe- 
lait Cheri-Gumuch,  nom  dont  le  premier  mot  est  persan 
et  signifie  v///e  et  le  second  turc  et  signifie  argent,  ce 
qui  fait  ville  cT argent,  en  souvenir  du  palais  où  avait 
été  enfermée  la  princesse.  Il  va  sans  dire  qu'il  n'y  a 
rien  dans  ce  conte  qui  puisse  rappeler  Hécatompylos, 
mais  le  nom  de  cette  antique  ville  est  la  base  d'où 
je  suis  parti  pour  me  rendre  compte  de  sa  position. 
Que  signifie-t-il  en  eflét?  la  ville  aux  cent  portes.  Or, 
cent  portes  ici,  dans  le  langage  figuré,  veut  dire  une 
localité  où  aboutissent  une  foule  de  routes.  Est-ce  bien 
là  le  cas  de  Damghàn  ?  On  peut  répondre  que  non 
sans  hésitation,  car,  excepté  la  roule  qui  conduit  de 
l'Irak  en  Khorassan,  sur  laipielle  se  trouve  cette  ville 
il  n'y  a  qu'une  seule  autre  route  très-difficile  et  très- 
peu  fréquentée  qui  y  aboutisse  :  c'est  celle  qui  des- 
cend des  montagnes  du  Mazendèran  %  par  la  gorge 

'  Le  Ma/endèran  est  la  province  de  la  Perse  qui  se  trouve 


—  141  — 

où  coule  la  rivière  de  Damghân.  Si,  au  contraire, 
on  se  porte  à  onze  farsangs  plus  loin  à  l'est ,  sur 
l'eaiplacenient  où  sont  situés  Châh-Roud  et  Bostam , 
le  nom  d'Hécaloinpylos  est  justifié  par  la  nature  même 
du  pays.  Il  y  a  là  un  vaste  plateau  enfermé  entre  des 
montagnes  que  sillonnent  des  gorges  profondes,  par 
où  débouchent,  de  toutes  parts,  une  foule  de  routes 
qui  viennent  aboutir  à  ce  plateau,  partant  de  toutes 
les  localités  importantes  du  nord  et  du  sud  de  la 
Perse,  telles  que  :  Kachan,  Koum,  Téhéran,  Firouz- 
Kouh,  Sari,  Asterabad,  Gourghan,  Boudjnourd,  Kout- 
chan,  Meched,  Turchiz,  ïoun  et  Tabbas.  Il  est  vrai 
qu'on  ne  retrouve  guère  plus  de  ruines  à  cet  endroit 
qu'à  Damghàn,  mais  il  ne  faut  pas  oublier  la  ma- 
nière dont  les  Persans  construisent  dei)uis  les  temps 
les  plus  reculés-  Ce  n'est  qu'en  Médie  etMans  le  Fars 

sur  les  rives  méridionales  de  la  mer  Caspienne.  C'est  un  pays 
de  montagnes,  très-fertile,  et  ces  élévations  sont  les  seules  du 
pays,  avec  celles  de  la  Géorgie,  qui  soient  couvertes  de  forêls. 
C'est  là  que  croissent  les  bois  propres  aux  constructions  navales 
appelés  Azad-Derukht.  Telle  est  la  cause  pour  laquelle  Cathe- 
rine et  Pierre  le  Grand  désiraient  s'emparer  du  Mazendèran  et 
de  la  province  voisine,  le  Ghilam.  Le  Czar  crut  un  moment  avoir 
réussi  par  un  traité  qu'il  avait  en  main,  mais  ce  traité  fut  annulé 
plus  lard  Depuis  lors  jusqu'à  noire  époque,  les  Russes  ont  fait 
de  puissants  efforts  pour  obtenir,  même  un  pied-à-terre,  dans 
celte  province.  Ils  ont  réussi,  à  Tlieure  qu'il  est,  à  s'emparer 
de  la  petite  île  de  Ashuunada,  sise  très-près  du  rivage,  dans  le 
voisinage  d" Asterabad  ,  et  s'y  sont  foriiliés.  A  l'époque  des 
temps  fabuleux,  le  Mazendèran  fui,  dit-on,  conquispar  Uouslem, 
qui,  assure-t-on,  tua  dans  cet  endroit  un  grand  nombre  d'élé- 
phanls,  el,  un  l'ail  très-curieux,  c'est  que  ces  animaux  sont,  de 
nos  jours,  inconnus  en  Perse. —  P». 


—  442  — 

qu'on  retrouve  encore  quelques  édifices  en  pierre  de 
taille  ayant  i)U  braver  les  elfets  destructeurs  du  temps. 
A  l'est  de  ces  deux  provinces,  les  palais,  même  des 
souverains,  se  composaient  de  briques  séchées  au  so- 
leil qui  pouvaient  à  peine  résister  aux  intempéries  d'un 
ou  de  deux  siècles.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  qu'il 
ne  reste  plus  rien  d'Hécatompylos,  qui,  à  tout  prendre, 
était  bien  plutôt,  d'après  ce  qu'en  ont  écrit  les  anciens, 
un  vaste  campement  de  nomades  qu'une  cité  somp- 
tueuse et  remplie  d'édifices.  D'après  cette  hypothèse, 
l'emplacement  que  devaient  recouvrir  les  tentes  des 
Parthes  pouvait  parfaitement,  en  partant  de  Châh- 
Roud  et  de  Bostam,  s'étendre  jusqu'au  delà  de  Dam- 
ghân,  puisqu'il  n'aurait  encore  eu  qu'une  longueur 
de  douze  farsangs.  Rhaguès  et  Persépolis,  dans  les 
temps  anciens,  et  Ispahan  dans  les  temps  modernes, 
ont  offert  l'exemple  d'une  étendue  pour  le  moins  aussi 
considérable.  Du  reste,  ceci  importe  peu  au  sujet  que 
je  traite  ;  mais  ce  que  je  tenais  à  constater,  c'est  que 
le  nom  d'Hécatompylos  ne  peut  être  justifié  d'une  ma- 
nière rationnelle  qu'en  prouvant  que  l'emi)lacement 
occupé  aujourd'hui  par  Chah- Rond  et  Bostam  était 
l'une  des  extrémités  de  la  capitale  des  Parthes. 

Si  de  la  ville  nous  passons  à  la  nation  qui  l'habitait, 
la  question  paraît  encore  plus  difficile  à  résoudre. 
J'ai  fait  de  vains  elîorts,  pendant  mon  long  séjour  en 
Perse,  pour  découvrir  doù  était  arrivée  la  tribu  des 
Parthes  et  ce  qu'elle  était  devenue.  Mes  efforts  sont 
restés  impuissants;  les  auteurs  orientaux  ne  révèlent 
rien  à  cet  égard.  J'ai  vainement  interrogé  les  Turko- 
mans,  les  Afghans  et  les  Uzbeks;  à  ma  demande. 


—  U3  — 

qiielques-uns  de  leurs  savants  se  sont  même  donné  la 
peine  de  compulser  leurs  plus  vieux  livres  d'histoire, 
tous  sont  restés  muets  à  cet  égard;  mais  l'un  d'eux  m'a 
donné  une  solution,  résultant  de  ses  propres  réflexion^, 
que  je  ne  saurais  entièrement  admettre,  mais  que  je 
ferai  cependant  connaître  :  Le  kazi  deHérat,Méhémed- 
Hassan,  pense  que  le  nom  de  Parlhes,  employé  par  les 
Romains,  pour  désigner  les  Persans,  n'était  qu'une 
corruption  de  celui  de  Parses  ou  Perses,  nom  sous 
lequel  ils  étaient  connus  des  Grecs  depuis  les  temps 
les  plus  reculés. 

Damghàn  a  été  le  chef-lieu  du  district  de  Komus, 
dépendant  du  Tabaristan,  qui  se  formait  anciennement 
d'une  partie  du  Mazendèran.  Cette  province  appartint 
tour  à  tour  à  la  Médie  et  au  Khorassau ,  aussi  la  posi- 
tion de  Damghàn,  sur  l'extrême  frontière  des  deux 
gouvernements,  la  rendit  souvent  un  objet  de  contes- 
tation entre  les  petits  tyrans  qui  se  partagèrent  si  sou- 
vent la  Perse.  Il  n'y  a  donc  rien  d'étomiant,  qu'après 
tant  de  vissiciludes,  cette  ville  ne  soit  plus  à  présent 
que  l'ombre  de  ce  qu'elle  a  été.  Plusieurs  souverains 
la  réédifièrent  successivement.  Ce  fut  Chàh-Abbas  le 
Grand  qui  la  reconstruisit  le  dernier,  et  fit  élever  l'en- 
ceinte actuelle,  qui  a  près  d'une  farsang  de  dévelop- 
pement, et  contenait  quinze  mille  maisons.  Il  y  a  là  de 
nombreuses  ruines  qui  attestent  leur  existence  :  il  n'en 
reste  plus  que  trois  centvingt-six  d'habitées.  Des  jardins 
et  des  cultures  assez  vastes  remplacent  à  présent  les 
constructions.  Les  troubles  qui  suivirent  la  mort  de  iN'a- 
der-Chàh commencèrent  la  décadence  de  Damghàn,  et 
le  prince  Abbas-Mirza  lui  porta  le  dernier  coup  quand. 


_  U4  — 

attiré  par  la  salubrité  de  l'air  de  la  contrée,  l'abon- 
dance et  la  fertilité  du  sol,  il  y  campa  pendant  trois 
mois,  en  1 832,  avec  une  armée  de  trente  mille  hommes 
qu'il  conduisait  au  siège  d'Hérat.  Tout  y  fut  dévasté 
par  les  troupes  persanes,  car  parmi  elles;  c'est  chose 
convenue,  amis  et  ennemis,  tout  le  monde  est  pillé. 
Il  reste  encore  dans  cette  ville  quelques  fragments  de 
mosquées  en  briques  cuites  construites  par  les  Arabes, 
avec  beaucoup  d'art  et  de  goût.  Les  Persans  de  nos 
jours  les  ont  complétées,  ou  plutôt  deshonorées,  en 
remplaçant  les  parties  écroulées  avec  du  bousillage. 
Deux  minarets,  d'une  grande  hauteur,  construits  aussi 
par  les  Arabes,  ont  été  respectés  par  les  destructeurs  ; 
une  petite  coupole,  qui  surmontait  l'un  d'eux,  a  seule 
disparu  sans  trop  de  dommage  pour  le  reste  de  l'édi- 
fice. Ce  sont  là  deux  morceaux  d'architecture  très- 
intéressants. 

Les  rues  de  Damghân  sont  de  chaque  côté  plantées 
de  jujubiers;  sa  citadelle,  située  à  l'ouest,  est  bâtie  à 
l'intérieur,  sur  une  énorme  terrasse  formée  de  terres 
rapportées  ;  elle  domine  la  ville  et  la  campagne. 
Le  nuir  d'enceinte  et  quelques  forts  qui  s'y  ratta- 
chaient sont  ruinés  sur  plusieurs  points  et  en  mau- 
vais état  partout.  Avant  cpie  ces  moyens  de  défense 
fussent  ainsi  délabrés,  ils  étaient  plus  que  suffisants 
pour  braver  les  attaques  d'une  armée  asiatique.  L'in- 
fortuné Chàh-Rokh,  pctit-fds  de  Nader-Chàh,  ter- 
mina son  existence  dans  la  citadelle  de  cette  ville, 
à  l'âge  de  soixante  -  quatre  ans,  par  suite  des  af- 
freusestortures  que  lui  avait  fait  subir  Agha-Moham- 
med-Khan,  Kadjar,  pour  le  forcer  à  lui  livrer  les 


—  445  — 

diamants  dont  il  aAait  liérité  de  Nader,  son  aïeuJ. 
Dèh-MoUah.  —  13  mai.  —  7  farsangs,  neuf  heures 
de  parcours  par  une  route  plate,  mais  en  grande  partie 
argileuse  cl  facile  à  défoncer.  On  voit  continuellement 
en  cheminant  des  Yillages  placés  adroite  et  à  gauche. 
Il  ventait  à  renverser  les  montagnes ,  quand  nous 
quittâmes  Damghan,  et  il  en  était  ainsi  depuis  que 
nous  avions  quitté  Téhéran.  Toutes  les  années,  depuis 
le  commencement  de  mai  jusqu'à  la  fin  de  septembre, 
le  vent  du  N.-O.  souffle  de  la  sorte  dans  cette  contrée  : 
on  ne  peut  se  faire  une  idée  de  sa  violence,  elle  est 
telle,  qu'en  de  certains  moments  il  est  impossible  de 
rester  à  cheval  et  même  de  se  tenir  debout.  Il  enlève 
les  tentes,  fait  rouler  les  charges  et  soulève  des  tour- 
billons de  poussière,  qui  en  plein  jour  obscurcissent 
entièrement  l'atmosphère.  Sa  force  était  si  grande, 
quand  nous  quittâmes  la  ville,  que  des  kédjevés 
(espèce  de  cacolet),  renfermant  des  femmes,  furent 
renversés  de  dessus  les  mulets,  et  que  cinq  ou  six 
pèlerins  tombèrent  dans  un  des  kariz  ruinés  qui, 
existent  en  grand  nombre  tout  le  long  de  celte  étape. 
Par  bonheur,  tout  le  désastre  se  borna  à  un  cheval 
tué,  à  quelques  bonnets  emportés  par  le  vent  et  à 
un  mal  d'yeux  que  beaucoup  d'entre  nous  conser- 
vèrent toute  la  journée,  pai  suite- de  la  poussière 
qui  s'était  introduite  sous  les  paupières  :  celte  pous- 
sière était  si  épaisse  que  nul  n'aurait  pu  distinguer  un 
objet  à  deux  pas  devant  soi.  Il  en  était  résulté  une 
grande  confusion  dans  la  caravane,  et  ce  fut  seule- 
ment après  avoir  perdu  une  heure  que  les  muletiers 
purent  assembler  leurs  bclcs  et  continuer  le  voyage, 
j.  9 


—  U6  — 

A  deux  heures  et  demie  de  la  ville,  on  arrive  à  la 
butte  de  Meïmandous,  aussi  appelée  Bourdj-Meyous.. 
qui  avait  été  fortifiée  par  Nader-Châh/  à  l'époque  où, 
n'étant  encore  que  général  deChàh-Thaniasp,il  livra 

1  II  ne  reslait  plus  que  bien  peu  de  la  Perse  daos  les  faibles 
mains  de  Châh-Thamasp,  lorsqu'en  1726,  et  après  mille  vicis- 
situdes, Nader-Châb  parut  sur  la  scène,  dans  le  Khorassan,  à 
la  tète  d'une  bande  de  voleurs.  Il  avait  alors  Irente-cinq  ans. 
Grâce  à  son  génie,  l'aspect  des  affaires  ne  larda  pas  à  chan- 
ger en  Perse.  Ce  pays  humilié  et  méprisé  par  tous  devint  bientôt 
et  resta  pendant  la  vie  de  Nader-Chàh  un  empire  formidable, 
dont  la  renommée  se  répandit  au  loiu,  comme  celle  de  toutes  les 
nations  conquérantes.  Le  premier  exploit  de  Nader-Châh  fut  la 
conquête  de  Meched  et  la  reprise  de  toutes  les  provinces  de 
Pouest  delà  Perse  sur  les  Afghans.  Vinrent  ensuite  la  victoire  de 
Haniâdan,  qu'il  remporta  sur  lesTurks,  et  l'expulsion  de  ces  en- 
vahisseurs de  r Azerbaïdjan,  comme  aussi  des  autres  provinces 
de  la  Perse. 

Tandis  que  Nader-Châh  assiégeait  Érivan,  on  vint  lui  annoncer 
Pirruption  nouvelle  des  Afghans  dans  la  Perse.  Le  Chah  marcha 
contre  eux,  les  tailla  en  pièces  et  s'empara  de  Hérat  et  de  Fer- 
rah.  Il  força  ensuite  les  Russes,  par  un  traité,  à  abandonner 
toutes  les  conquêtes  qu'ils  avaient  faites  sur  la  mer  Caspienne 
avant  d'attaquer  la  Turkie,  puis  il  détrôna  le  souverain  imbécile, 
nommé  Châh-Thamasp,  qu'il  avait  déjà  pris^soin  de  discréditer. 
Son  attaque  contre  Bagdad  ne  réussit  point,  mais  au  contraire 
sa  campagne  contre  les  villes  de  Gengah,  de  Tiflis,  de  Kars  et 
d'Érivan  fut  couronnée  du  plus  grand  succès  ;  d'ailleurs  tout  ce 
pays  avait  autrefois  appartenu  à  la  Perse.  C'est  alors  qu'il  con- 
clut un  traité  de  paix  avec  le  Sultan. 

A  cette  époque  Nader-Chàh  jeta  le  masque.  L'héritier  du  sou- 
verain de  la  Perse  passa  pour  mort,  et  Nader  somma  tous  les 
notables  du  pays,  dont  le  nombre  s'élevait  à  100,000,  de  se 
1  cunir  dans  la  plaine  de  Mourzam  pour  élire  un  nouveau  Chah- 
«  Châh-Thamasp,  leur  dit-il,  et  Chàh-Abbas  étaient  vos  souve- 
rains et  les  princes  du  sang  sont  héritiers  de  leur  trône. 
Choisissez,  pour  le  mettre  à  la  tête  du  royaume,  ou  Pun  d'eux 


—  147  — 

sa  première  bataille  aux  Afghans,  dominateurs  de  la 
Perse,  dont  le  chef  était  Mir-Echref .  Les  fortifications 
qui  couronnaient  cette  butte  n'existent  plus  aujour- 
d'hui. Un  peu  au  delà,  et  vis-à-Yis  du  yillage  de 

ou  quelque  autre  personne  que  vous  jugerez  digne,  par  ses 
venus  et  son  courage,  de  remplir  cette  place  importante.  Ma 
lâche  est  remplie,  j'ai  rendu  à  la  Perse  sa  gloire  d'autrefois  et 
j'ai  chassé  les  Afghans,  les  Turks  et  les  Russes  de  notre  terri- 
toire. »  Après  ce  discours,  Nader  se  relira  pour  laisser  la  no- 
blesse libre  de  délibérer  sur  le  parti  à  prendre,  mais  bientôt  on 
le  rappela,  car  l'avis  unanime  était  que  celui  qui  avait  sauvé  le 
pays  devait  monter  sur  le  trône,  Nader  refusa,  protestant  contre 
l'idée  que  l'on  pourrait  avoir  sur  son  compte  qu'il  avait  agi  de 
manière  à  arriver  à  ce  résultat.  Pendant  un  mois  la  même  comé- 
die se  renouvela  chaque  jour,  jusqu'au  moment  où  Nader,  parais- 
sant céder  aux  vœux  unanimes,  consentit  à  faire  ce  qu'on  lui 
demandait.  A  vrai  dire,  en  récompense  de  ce  sacrifice,  il  exigea 
de  ses  compatriotes  qu'ils  renonçassent  à  leur  religion  nationale 
pour  embrasser  la  religion  des  Sounnites,  au  lieu  de  celle  des 
Chiàs  qu'ils  professaient.  L'on  consentit  à  la  demande  de  Nader, 
qui  fut  couronné  en  grande  pompe.  Une  fois  sur  le  trône,  Nader 
se  hâta  de  lever  des  troupes  afin  de  mettre  à  exécution  les  plans 
de  conquête  qu'il  avait  conçus- 11  réduisit  d'abord  les  Bakhtiaris 
et  mit  Téhéran  à  l'abri  d'un  coup  de  main.  Ensuite,  à  la  téie 
d'une  armée  de  80,000  hommes,  il  s'empara  de  Kandahar  et  de 
Kaboul,  envoyant  en  même  temps  les  lettres  les  plus  flatteuses 
aux  chefs  larlares  qui  résidaient  au  delà  de  l'Oxus ,  pays 
qu'il  ne  convoitait  point,  et  leur  disant  qu'il  n'entrait  point 
dans  ses  projets  de  s'emparer  du  patr^imoine  des  descendants  de 
Djenghiz-Khan  et  des  nobles  familles  des  Turkomans.  C'est  ainsi 
qu'il  prit  ses  précautions  pour  être  en  sûreté  sur  ses  der- 
rières, et  alors,  affectant  une  extrême  indignation  contre  l'em- 
pereur de  Delhi,  qui  n'avait  point  répondu  à  une  lettre  par 
laquelle  il  le  sommait  de  lui  rendre  certains  chefs  afghans, 
Nader  envahit  l'empire  du  Grand  Mogol.  A  la  suite  d'une 
marche  rapide,  il  traversa  Lahor  et  battit  dans  un  combat 
sunijlaût  Mohamraed-Chàh,  puis  il  entra  à  Delhi  en  1739.  Par 


—  148  — 

Naïm-Abad,  nous  arrivâmes  au  campement  du  gou- 
Yerneur  Soliman-Khan,  dont  l'intervention  m'avait 
été  si  utile  à  Semnân.  Il  était  encore  sur  pied,  quoi- 
qu'il fût  plus  de  minuit,  et  s'occupait  à  faire  redresser 
ses  tentes  que  l'orage  avait  mises  en  lambeaux.  Son 
accueil  fut  tout  aussi  gracieux  et  aussi  bienveillant 
que  lors  de  notre  premièie  rencontre  :  ce  qui  me 
prouva  qu'il  ne  m'avait  point  oublié,  c'est  qu'il  me 
remit  des  provisions  qu'il  avait  fait  préparer  avant 
mon  arrivée  et  à  mon  intention.  Après  avoir  pris  le 
thé  avec  lui,  je  rejoignis  en  toute  hâte  la  caravane. 
Au  point  du  jour,  nous  arrivâmes  à  Dèh-MoUah.  Ce 
village,  de  250  maisons,  est  entouré  de  vastes  jardins 
et  de  cultures  très-étendues,  arrosés  par  un  cours 
d'eau  saumâtre,  ce  qui  nous  obligea  d'aller  camper  à 
dix  minutes  plus  loin,  auprès  d'un  caravansérail-châh, 
non  loin  duquel  passe  un  ruisseau  d'excellente  eau. 

ses  ordres,  les  habitants  furent  respectés,  jusqu'au  moment  où 
le  bruit  s'étant  répandu  dans  la  ville  qu'il  était  mort,  ceux-ci  se 
révolièrent  contre  l'armée  persane.  Alors,  il  ordonna  un  mas- 
sacre général,  et  il  assista  à  cette  boucherie  du  sommet  d'une 
mosquée  afin  de  mieux  voir  ce  qui  se  passait.  Ce  fut  là  que 
Mohanimcd-Cliâh  alla  trouver  le  vainqueur  et  le  supplia  d'épar- 
ener  son  pjuple.  «  L'empereur  de  l'iiide  ne  m'aura  pas  solli- 
cité en  vain  ,  »  répondit  Nador,  qui  lit  aussitôt  cesser  le  car- 
nage. Son  pouvoir  sur  ses  soldats  était  tel  que  ses  ordres  furent 
exécutés  à  l'instant.  Après  avoir  replacé  renq)creur  sur  son 
trône  ,  Nador-Châh  retourna  en  Perse  ,  soumettant  sur  son 
passage  le  Scinde,  les  pays  de  BalkU  et  de  Bokiiara,et  leKhoua- 
risme  ou  Khiva.  11  fit  de  Meched  sa  nouvelle  capitale  et  le  point 
de  ralliement  d'où  il  partait  pour  combattre  les  Lesghius  et  les 
Turks.  Dans  les  six  dernières  années  de  sa  vie,  il  ce  montra  cruel 
et  sanguinaire,  el  fut  assassiné  en  l'année  17i7.  {Perse,  par 
Malcolm,  t.  11). 


—  149  — 

Quelques  ruines  environnent  ce  caravansérail,  qui, 
comme  tous  ceux  que  l'on  trouve  en  Perse,  est  une 
véritable  forteresse  garnie  de  meurtrières,  et  inexpu- 
gnable pour  les  pillards  du  pays.  On  ne  peut  péné- 
trer dans  ces  bâtiments  que  par  la  porte,  qui  est  liabi- 
tuellement  faite  avec  d'épaisses  planches  de  bois  dur, 
recouvertes  de  clous  et  de  lames  de  fer,  ou  bien  en 
démolissant  les  murailles,  ce  qui,  dans  le  cas  où  l'édi- 
fice serait  défendu  par  une  trentaine  d'hommes  armés 
de  fusils,  ne  pourrait  se  faire  qu'avec  de  l'artillerie. 
La  petite  chaîne  de  montagnes  située  à  une  farsang  au 
sud  de  Dèh-MoUah  contient  des  mines  d'or  et  de  cuivre. 
Il  y  avait  à  peine  une  heure  que  nous  nous  repo- 
sions, lorsqu'un  sultan  (capitaine),  porteur  d'un  fer- 
man  royal,  descendit  dans  notre  campement,  annon- 
çant qu'il  venait  arrêter  quelqu'un  pour  le  conduire  a 
Téhéran.  La  personne  qui  m'aurait  regardé  en  ce  mo- 
ment m'aurait  certainement  vu  changer  de  couleur, 
car  j'étais  convaincu  que  l'ordre  d'arrestation  me  con- 
cernait :  par  bonheur  je  me  trompais,  cet  ordre  était 
pour  un  négociant  de  la  capitale,  accusé  de  l'avoir 
quittée,  en  négligeant  de  remplir  ses  engagements. 
La  ville  de  Mechcd,  où  il  se  rendait,  est  un  lieu'd'asile 
(besl)  inviolable,  même  pour  les  plus  grands  criminels, 
parce  qu'elle  renferme  le  tombeau  du  saint  Iman 
Beza;  le  capitaine  avait  donc  fait  diligence,  dans  la 
crainte  que  celui  qu'il  poursuivait  n'arrivât  dans  cette 
ville  avant  qu'il  l'eût  rejoint.  Ce  négociant  était  avec 
nous;  il  fut  aussitôt  arrêté  et  ramené  au  campement 
de  Soliman-Khan,  auquel  il  démontra  clairement  qu'il 
était  victime  d'une  intrigue:  il  ne  put  pourtant  pas 


—  450  — 

trouver  grâce  devant  ce  fonctionnaire,  qui  était  con- 
traint de  faire  exécuter  l'ordre  du  Chah.  Tout  ce  qu'il 
lui  accorda,  et  cela  moyennant  un  cadeau  de  tOO  to- 
mans  (1,200  francs)  qu'il  exigea  en  argent  comptant 
et  séance  tenante,  c'est  que  sa  femme  et  son  fils  |)Our- 
raient  continuer  leur  voyage  jusqu'à  Meched,  et  que 
lui  seul  retournerait  à  Téhéran,  avec  des  chevaux  de 
poste,  pour  satisfaire  ceux  qui  se  disaient  ses  créan- 
ciers. J'appris  un  an  plus  tard  que  ce  négociant  était 
un  très-honnête  homme,  qui  ne  devait  rien  à  per- 
sonne. Il  n'avait  point  caché  son  départ  de  Téhéran, 
tout  le  monde  le  connaissait,  mais  quelques  con- 
currents jaloux  avaient,  après  son  départ,  produit  de 
fausses  lettres  de  change  pour  essayer  de  lui  faire 
éprouver  un  désastre.  Ils  savaient  bien,  en  effet, 
qu'outre  les  100  tomans  qu'il  serait  obligé  de  donner 
à  Soliman-Khan,  il  serait  encore  forcé  de  dépenser 
une  somme  décuple  quand  il  arriverait  à  Téhéran  , 
pour  faire  admettre  son  innocence,  quelque  bien  prou- 
vée qu'elle  fût.  Telle  est  la  garantie  qu'offrent  les  lois 
en  Perse  ;  ceux  qui  sont  chargés  de  les  appliquer  ab- 
solvent ou  donnent  toujours  gain  de  cause  à  ceux  qui 
les  payent  le  mieux.  La  justice  et  l'équité  sont  des 
mots  que  les  Persans  mettent  sans  cesse  en  avant,  et 
dont  ils  ne  tiennent  aucun  compte.  Le  clergé,  dépo- 
sitaire de  la  loi  religieuse,  est  tout  aussi  vénal  que 
les  fonctionnaires  civils,  qui  jugent  d'après  la  loi  cou- 
tumière.  Les  faux  témoignages  et  les  faux  écrits  se 
produisent  avec  une  rare  impudence;  ils  sont  admis 
quand  on  a  la  bourse  plus  ouverte  que  celle  de 
la  partie  contre  laquelle  on  les   fait  valoir;  mais, 


1 


—  151  — 

viennent-ils  à  être  rejetés,  il  n'en  résulte  pas  autre 
chose;  il  n'y  a  nulle  punition,  pas  même  une  répri- 
mande pour  les  faux  témoins  et  pour  les  faussaires. 
Châh-Roud.  —  14  mai.  —  4  farsangs,  cinq  heures 
de  parcours,  par  une  route  plate,  tour  à  tour  sablon- 
neuse et  pierreuse,  longeant  de  très-près,  sur  la  gau- 
che, les  montagnes  qui  nous  séparent  du  Mazendèran. 
Nous  voyons  quelques  villages  sur  notre  droite,  et  un 
grand  nombre  de  daims  qui  s'enfuient  à  notre  ap- 
proche. Châh-Roud  renferme  900  maisons  :  elle  a 
une  citadelle  mal  placée  et  un  mur  d'enceinte  sans 
fossé.  Les  bazars  sont  couverts  en  chaume  ;  on  y  trouve 
trois  ou  quatre  caravansérails  et  quelques  bains.  Les 
jardins  qui  l'entourent,  comme  aussi  les  cultures,  oc 
cupent  une  immense  étendue  et  sont  arrosés  par  une 
petite  rivière  d'excellente  eau.  Châh-Roud  étant  situé 
à  moitié  chemin  de  la  route  qui  conduit  de  Téhéran 
à  3Ieched,  et  se  trouvant  le  point  où  viennent  aboutir 
toutes  celles  du  Mazendèran  et  du  haut  Khorassan, 
son  importance  stratégique  et  commerciale  est  très- 
grande.  Cette  ville  est  devenue  depuis  quelques  années 
l'entrepôt  de  toute  espèce  de  marchandises,  et  parti- 
culièrement des  riz  du  Mazendèran.  Il  s'y  fabrique  des 
bottes  et  des  souliers,  les  plus  renommés  de  la  Perse, 
pour  l'élégance  de  la  forme  et  la  bonté  du  cuir.  Sa 
population  est  un  mélange  de  Mazendèraniens,  de  Kho- 
rassaniens  et  de  Turkomans ,  mais  ces  derniers  sont 
en  majorité.  L'air  y  est  salubre  et  tempéré.  Éostam, 
autre  localité  qui  se  trouve  à  une  farsang  plus  au  nord, 
est  réputée  pour  la  fertilité  de  son  sol,  la  bonté  de  son 
climat  et  de  ses  produits,  l'étendue  de  ses  jardins 


—  ]m  — 

l'abondance  et  la  fraîcheur  do  ses  can\,  comme  anssi 
pour  la  bon  lé  de  ses  chevaux  ;  c'est  là  qu'on  commence 
à  trouver  les  éleveurs  de  celte  race  de  chevaux  tur- 
komans  si  estimés  par  les  Persans.  Les  cotons  de  cette 
localité  ont  aussi  une  grande  réputalion.  Bostam  est 
le  chef-lieu  d'un  district  partant  de  Dèh-MoUah  et  finis- 
sant à  Abbas-Abad.  Cette  province  renferme  38  villa- 
ges, tous  riches  et  fertiles.  Son  gouverneur,  nommé 
Sohman-Klian ,  comme  celui  de  Damghàn,  réside  à 
Bostam.  Autrefois  ce  district  formait,  du  côté  de  l'est, 
les  dernières  dépendances  du  petit  pays  de  Komus.  Si 
jamais  les  Russes  s'emparent  du  Mazendèran,  ce  qui 
est  fort  probable,  d'abord  parce  qu'ils  le  convoitent  de- 
puis longtemps,  ensuite  parce  que  personne  ne  pourra 
s'y  o[)poser,  Châh-Roud  et  Bostam  auront  pour  eux 
une  grande  importance.  En  les  fortifiant,  ils  en  feront 
une  tête  de  pont  pour  se  garder  contre  les  Persans. 
Depuis  Damghân  jusqu'à  Chàh-Boud,  tous  les  gîtes 
sont  infestés  de  cette  espèce  de  punaise  appelée  chcb- 
guez,  dont  la  pifjùre,  quand  elle  ne  détermine  pas  la 
mort,  occasionne  au  moins  une  maladie  très-grave  •. 
J'ai  dit,  en  décrivant  Damghàn,  pour  quelle  raison 
je  pensais  que  Châh-Roud  devait  être,  sinon  le  centre, 
tout  au  moins  l'une  des  extrémités  delà  ville  d'Héca- 
lompylos.  L'examen  des  lieux  m'a  de  plus  en  plus  con- 
firmé dans  cette  opinion.  C'est  là  que  débouchait  la 
principale  route  conduisant  dans  l'Hyrcanie,  clproba- 

^  La  morsure  empoisonnée  el  parliciilièremenl  venimeuse  de 
CCI  insecle  a  élé  menlionnce  par  Ions  les  voyageurs.  Le  docleur 
Ciimphell  en  parle  1res  au  long  à  rarliclo  Mcani  dans  son  ou- 
vrage iiililnlé  The  Modem  Trnveller  in  Persia. 


—  153  — 

blement  celle  que  dut  suivre  Alexandre  quand  il  quit- 
ta le  pays  des  Parthes  pour  marcher  vers  Zadracarta. 
Il  serait  difficile  d'assigner  une  autre  direction  à 
sa  marche,  car  une  ou  deux  routes,  situées  en  deçà 
de  Chàh-Roud,  qui  mènent  de  la  plaine  dans  le 
Mazendèran,  sont  presque  impraticables  aujourd'hui, 
et  elles  devaient  l'être  bien  plus  encore  du  temps 
d'Alexandre,  lorsque  les  premières  chaînes  de  mon- 
tagnes, aujourd'hui  tout  à  fait  dépouillées  et  arides, 
étaient  couvertes  d'épaisses  forêts. 

Je  n'avais  encore  jamais  eu,  pendant  le  cours  de  mes 
voyages  en  Orient,  de  compagnons  aussi  insuppor- 
tables que  ceux  avec  lesquels  je  me  rendais  de  Téhé- 
ran à  Meched  ;  c'étaient  de  vrais  anthropophages.  Ils 
m'avaient  respecté  depuis  Semnàn ,  parce  qu'ils  crai- 
gnaient Soliman-Khan ,  mais  depuis  que  nous  étions 
hors  de  son  gouvernement,  ils  avaient  grande  envie 
de  recommencer  à  me  molester  :  la  nouvelle  histoire 
qui  m'advint  pendant  cette  journée  me  prouva  que  le 
ressentiment  qu'ils  avaient  contre  moi  ne  s'était  pas 
tout  à  fait  calmé.  A  trois  heures  de  l'après-midi,  j'en- 
tendis de  grondes  clameurs,  partant  d'abord  d'un  en- 
droit lointain,  ce  qui  me  fit  presque  croire  à  une  in- 
vasion de  Turkomans;  le  bruit  se  rapprocha  bien 
vite  du  lieu  où  j'étais  campé,  et  avant  d'avoir  pu 
reconnaître  la  cause  du  tumulte,  je  me  vis  entouré  et 
interrogé  par  une  foule  de  pèlerins  qui  paraissaient 
très-irrités.  Ce  fut  avec  beaucoup  de  peine  que  le 
Séyid  conducteur  leur  imposa  silence  :  il  parvint  en- 
fin à  me  faire  connaître  le  but  de  cette  bruyante  visite. 
Ce  digne  fils  du  Prophète  me  reprocha  avec  indigna- 

li  •  9. 


—  154  — 
tion  le  don  que  j'avais  fait,  disait-il,  d'une  bouteille 
d'eau-de-vie  à  un  pèlerin  que  la  multitude  traînait 
ivre  au  milieu  d'elle,et  il  m'en  faisait  un  grand  crime. 
Les  liqueurs  fermentées  sont  défendues  par  le  Koran 
aux  musulmans,  et  en  boire  pendant  un  pèlerinage, 
est  un  cas  bien  plus  grave  encore  que  si  le  péché 
se  commettait  en  d'autres  circonstances.  Cependant, 
sauf  un  sermon  assez  long  que  le  Séyid  me  fit 
entendre  sur  l'unité  de  Dieu,  l'infaillibilité  de  son 
Prophète,  le  très-élevé  Mohammed,  et  divers  autres 
points  du  dogme  musulman,  qu'il  assaisonna  de 
réflexions  assez  peu  vraisemblables,  je  n'eus  pas  à 
me  plaindre  de  ses  procédés,  et  je  lui  répondis  :  «  Je 
«  bois  de  l'eau-de-vie  parce  que  ma  religion  ne  me 
«  le  défend  pas,  et  je  ne  vous  reconnais  pas  plus 
«  le  droit  de  m'en  empêcher  qu'à  nous,  chrétiens, 
«  celui  de  vous  blâmer  d'avoir  plusieurs  femmes. 
«  Chaque  croyance  a  sa  dose  de  rigueurs  et  de  jouis- 
«  sauces,  gardez  les  vôtres  et  laissez-moi  les  miennes. 
«  Je  possède,  il  est  vrai,  une  bouteille  d'eau-de-vie, 
«  mais  elle  est  là,  dans  une  malle,  et  je  n'en  ai  jamais 
«  donné  à  cet  ivrogne.  Du  reste,  pour  vous  en  convain- 
«  cre,  je  vais  vous  la  montrer.»  Je  me  retournai  aussitôt 
pour  prendre  la  bouteille,  mais  j'eus  beau  chercher, 
contenant  et  contenu,  tout  avait  disparu  :  j'étais  volé  ! 
Toutefois  le  Séyid  voulut  bien  croire  à  ma  parole,  et  le 
coupable  fut  aussitôt  gratifié  de  quelques  horions  qui 
l'amenèrent  à  confesser  son  double  délit;  les  coups 
redoublèrent  alors  tellement  que  je  crus  que  le  drôle 
touchait  à  sa  dernière  heure,  mais  cet  honune  avait, 
à  ce  qu'il  paraît,  une  âme  difficile  à  détacher  de  son 


—  455  — 

corps,  car  tout  moulu,  tout  meurtri  et  tout  ensan- 
glanté qu'il  était,  il  débitait  à  ses  bourreaux  les  plus 
grosses  injures  du  vocabulaire  persan  :  «  Bâtards  (ha- 
«  ram-zadèh),  fils  de  chien  {toukhm  seg),  race  de 
«  serpents  (înar-/ay/"e),l]ypocrites  {ria-kiar),je  crache 
«  sur  vos  barbes  {tetif  hè  rich-loun),  je  remplis  avec 
«  mes  propres  ordures  la  tombe  de  vos  aïeux  (your  ba- 
il bat ridem),  jetons  ^i  tous....,  j'ai  séduit  vos  fils(sm- 
«  toiin  kerdem  pucer-toun  kerdem),  vous  me  battez 
«  parce  que  j'ai  bu  tout  seul  et  que  je  ne  vous  ai  pas  fait 
«  participer  à  mes  hbationsl  Ah!  tyrans  (zaloum),  ah! 
«  coquins  {na  darust),  que  mon  péché  retombe  sur  vos 
«  têtes,  puissiez-vous  tous  aller  en  enfer  et  être  étran- 
ffglésavec  les  boyaux  d'Omar.»  (LesChiàs  abhorrent  les 
trois  premiers  khalifes  successeurs  de  Mohammed).  Ces 
injures  n'étaient  pas  faites  pour  calmer  les  persécu- 
teurs de  l'ivrogne,  qui  ne  lâchèrent  prise  que  lorsqu'il 
s'affaissa  sur  lui-même,  presque  inanimé.  La  correc- 
tion était  un  peu  rude,  mais  en  vérité  je  la  vis  admi- 
nistrer avec  une  espèce  de  satisfaction,  car  cet  Ali- 
Méhémed,  de  Chiraz,  qui  venait  de  la  recevoir,  était 
un  de  ceux  qui  m'avaient  été  le  plus  hostiles  depuis 
que  nous  avions  quitté  Téhéran. 

Ce  qui  m'arrivait  dans  ce  voyage  me  rappelait  ce 
qu'avait  eu  h  souffrir  avant  moi  un  Français  voyageur 
en  Perse.  Des  persécutions  tout  aussi  constantes,  mais 
bien  plus  longues,  avaient  accompagné  M.  Auclier 
Eloi,  pendant  les  deux  années  de  ses  voyages.  Je  ne 
crois  pas  qu'il  en  ait  jamais  connu  le  véritable  motif: 
c'est  sa  qualité  de  botaniste  })lutôt  que  celle  d'infidèle 
qui  lui  valut  tant  de  tourments.  Les  Persans  croient 


—  156  — 

finoore  généralement  que  les  Européens  donnent  un 
prétexte,  lorsqu'ils  disent  qu'ils  ne  grimpent  sur  les 
montagnes  que  pour  y  chercher  des  plantes  ;  ils  s'ima- 
ginent que  leur  but  principal  est  d'aller  s'y  entretenir 
avec  le  diable,  qui  leur  indique  les  si  m  {îles  ayant  la 
vertu  de  faire  trouver  la  pierre  philosophale,  à  la- 
quelle ils  supposent  que  nous  devons  toutes  nos  ri- 
chesses. M.  Aucher  était  donc  considéré  par  eux  comme 
un  associé  du  démon,  et  c'est  à  ce  titre  qu'ils  lui  ont 
lait  subir  tant  de  mauvais  procédés. 

Ce  n'est  pas  seulement  le  fanatisme  des  populations 
(lui  rend  les  vovages  en  Asie  désagréables:  les  incon- 
vénients  qui  résultent  des  moyens  de  locomotion ,  du 
manque  de  bonne  eau,  de  vivres,  d'abri,  et  la  crainte 
des  pillards,  ne  sont  pas  moins  pénibles.  Ces  inconvé- 
nients augmentent  surtout  à  mesure  qu'on  s'éloigne 
des  grandes  lignes  de  communication  (plus  habituel- 
lement suivies  par  les  Européens),  pour  se  rapprocher 
de  l'Asie  centrale.  Les  ressources  que  l'on  trouve 
dans  la  Turkie  d'Asie  et  la  Perse  occidentale  peuvent 
les  faire  considérer  comme  confortables;  la  sécurité  v 
est  parfaite,  si  on  les  compare  à  ce  que  présentent 
sous  ce  rapport  le  Khorassan  et  les  contrées  situées 
à  l'est  de  cette  province.  Les  extrémités  auxquelles  on 
y  est  souvent  réduit  entraînent  forcément  l'obser- 
vance de  toutes  les  vertus  de  tempérance  et  de  fruga- 
lité. Pour  un  soldat  habitué  à  la  vie  des  camps,  cette 
existence  est  moins  rude,  il  est  vrai,  que  pour  un 
touriste  habitué  aux  douceurs  de  la  vie  civilisée; 
mais  les  natures  les  plus  solides  ne  peuvent  même  pas 
toujours  résister  aux  privations  sans  nombre  qu'on 


—  157   — 

est  obligé  de  «ubir  dans  ces  contrées.  Pour  mon 
compte,  j'ai  subi  de  nides  épreuves,  et  cependant 
je  ressentais  un  certain  plaisir  à  mener  cette  vie 
nomade  qui  me  rapprocbait  des  temps  primitifs,  à 
jouir  de  cette  liberté  d'action  acbetée  par  tant  de  dan- 
gers et  de  soutTrances.  L'bomme  grandit  alors  à 
ses  propres  yeux,  l'âme  se  replie  sur  elle-même  avec 
une  vigueur  inaccoutumée,  on  pense  aussi  plus  vite, 
plus  profondément  et  plus  juste,  au  milieu  de  ces  dé- 
serts, et  l'on  finit  par  s'accoutumer  h  la  misère,  lors- 
qu'on voit  qu'elle  est  commune  à  tous  ceux  qui  vous 
entourent. 

La  prochaine  étape  que  nous  avions  à  faire  étant  de 
dix  farsangs,  nous  en  fîfiies  deux,  en  trois  heures, 
vers  le  soir:  après  la  première,  nous  laissâmes  à 
gauche  le  gros  village  de  Bèdècht,  yniis,  tournant 
à  l'est-sud-est,  nous  allâmes  camper,  pendant  une 
heure,  près  des  ruines  très-étendues  d'un  village  ar- 
rosé par  un  cours  d'eau.  Nous  y  trouvâmes  (juelques 
bergers.  Pendant  que  les  bêtes  de  somme  mangeaient 
l'orge,  nous  fûmes  surpris  par  un  de  ces  violents 
orages  sans  pluie,  si  communs  dans  cette  contrée. 

Miyomèh.  —  15  mai.  —  10  farsangs,  14  heures  de 
marche  par  une  route  plate,  sablonneuse  et  facile,  à 
travers  un  désert.  A  mi-chemin,  on  trouve  un  ab- 
ambar  récemment  reconstruit.  Le  caravansérail-châli 
qui  existait  vis-à-vis  est  détruit  de  fond  en  comble. 
A  une  farsang  au  delà  de  cet  ab-ambar,  sur  la  droite 
et  au  sommet  d'un  étroit  plateau  situé  au  milieu 
de  quelques  collines,  il  y  a  une  petite  forteresse,  nou- 
vellement bâtie,  dans  laquelle,  outre  quelques  pay- 


—  4o8  — 

sans  que  le  premier  ministre  y  a  établis  pour  les 
cultures,  on  trouve  aussi  un  petit  nombre  d'artil- 
leurs, chargés  de  servir  deux  pièces  de  canon  que  le 
gouvernement  a  envoyées  là  pour  proléger  le  pays 
contre  les  dépradations  des  Turkomans,  Yamouds  et 
Gokhlans,  qui,  depuis  Chàh-Roud  jusqu'à  Nichapour, 
battent  constamment  la  route,  dévalisent  les  caravanes 
et  emmènent  les  voyageurs  pour  les  vendre  aux  Uz- 
beks  de  la  Khivie  et  de  la  Bokharie.  Lorsqu'ils  sont  en 
grand  nombre,  ces  brigands  ne  se  bornent  pas  seule- 
ment à  détrousser  les  caravanes,  ils  attaquent  aussi  les 
villages,  qu'ils  dépeuplent  et  qu'ils  ruinent  de  fond  en 
comble.  IMiyamèh  est  un  village  de  trois  cent  maisons 
qui,  avec  leurs  jardins,  occupent  plus  d'une  demi-far- 
sang  en  longueur,  sur  les  bords  d'un  ruisseau  où  coule 
une  eau  magnifique.  Il  y  a  là  un  beau  caravansérail- 
châh,  mais  en  été  les  voyageurs  préfèrent  camper  à 
l'ombre  des  plantations  d'arbres  qui  se  trouvent  sur 
la  place  publique.  Cette  localité  est  située  au  bas  d'un 
pic  assez  élevé,  aux  formes  abruptes  et  accidentées,  sur 
lequel  les  habitants  ne  sont  jamais  montés,  car  ils 
croient  qu'il  sert  de  retraite  aux  mauvais  génies.  On 
rencontre  quelques  villages  entourés  d'assez  belles 
cultures  aux  environs  de  Miyamèh. 

Miyân-Dachl,  aussi  appelle  Ferrach-Abad.  —  10 
mai.  —  6  farsangs,  sept  heures  et  demie  de  parcours, 
moitié  à  travers  une  chaîne  de  collines  caillouteuses 
qui  se  rattachent  au  pic  de  Miyamèh,  et  le  reste  dans 
une  plaine  salilonneuse.  La  première  partie  étant  mon- 
tagneuse, coupée  en  tout  sens  et  couverte  de  brous- 
sailles, otîre  aux  Turkomans  d'excellents  emplace- 


—  159  — 

ments  pour  leurs  embuscades  :  le  trajet  en  est  dan- 
gereux; aussi  marchions- nous  serrés,  prêts  à  tout  évé- 
nement, mais  nous  arrivâmes,  sans  être  inquiétés, 
jusqu'à  la  halte,  où  nous  campâmes  auprès  d'un  ca- 
ravansérail-châh,  transformé  en  caserne  et  en  arsenal, 
et  muni  de  quelques  pièces  de  canon  et  de  leurs  ser- 
vants, afin  d'agir  au  besoin  contre  les  Turkomans. 
Farrach-Abad  est  un  hameau  de  vingt-trois  maisons, 
nouvellement  construites  et  habitées;  elles  sont  en- 
tourées d'une  enceinte  de  terre  très-élevée,  et  d'un 
fossé  sec,  qui  les  garantissent  de  trois  côtés  ;  le  qua- 
trième se  relie  au  caravansérail.  Celte  localité  est 
à  peine  arrosée  par  un  filet  d'assez  mauvaise  eau; 
quelques  minces  cultures  et  deux  ou  trois  jardins 
qu'elle  possède  sont  situés  à  deux  heures  plus  au 
nord,  au  pied  des  montagnes,  à  portée  d'un  ruisseau 
dont  l'eau  sert  à  leur  irrigation.  Leur  rapport  suffit 
à  peine  aux  besoins  des  habitants  qui  vont  chercher 
ailleurs  l'orge  et  la  paille  qu'ils  revendent  aux  voya- 
geurs à  un  prix  très-élevé. 

Ahbas-Abad.  —  17  mai. — 5  farsangs,  six  heures  et 
demie  de  distance  :  la  route  commence  d'abord  par  une 
farsang  en  plaine,  le  reste  se  fait  par  un  chemin  sa- 
blonneux, montueux  et  accidenté  qui  serpente  dans 
les  gorges  d'un  réseau  de  colhnes  peu  élevées,  où  le 
danger  d'être  pillé  est  fort  grand  ;  aussi  nos  muletiers, 
éclairés  par  la  lune,  ne  se  mirent-ils  en  marche  qu'un 
peu  avant  le  lever  du  soleil.  Les  pèlerins,  fatigués  sans 
doute  de  la  discipline  à  laquelle  ils  s'étaient  astreints 
la  veille,  ne  tinrent  aucun  compte  des  dangers  que 
nous  courions  pendant  cette  journée,  et  ils  s'avance- 


—  IGO  — 

rent  à  la  déhandado^  chacun  de  son  côté,  se  fiant  à  la 
grâce  de  Dieu.  Ah!  si  les  Turkomans  avaient  paru, 
ils  auraient  eu  beau  jeu!  Il  arrive  deux  ou  trois  fois  par 
mois  qu'ils  enlèvent,  pendant  le  trajet  de  cette  étape, 
une  foule  de  Persans  qui  se  montrent  aussi  peu  pru- 
dents que  nous  le  fûmes;  mais  ces  leçons,  quelque 
souvent  répétées  qu'elles  soient,  ne  leur  servent  à  rien: 
Jîhouda-kérhn  (Dieu  est  miséricordieux),  disent-ils 
dabord  en  partant,  et  quand  ils  sont  pris,  ils  se  conso- 
lent en  disant  :  Tallèh,  nassib  boud  (c'était  mon  sort, 
ma  destinée).  Nous  arrivâmesà  Abbas-Abad  sans  faire 
de  mauvaise  rencontre.  Ce  village,  situé  sur  le  faîte 
d'une  éminencc,  se  compose  de  quarante-cinq  mai- 
sons, enfermées  au  milieu  d'une  mauvaise  muraille 
en  terre;  un  peu  au-dessous  est  un  caravansérail- 
châh  dans  les  murailles  duquel  les  Turkomans  ont 
pratiqué  de  nombreuses  et  larges  brèches,  afin  de  s'y 
introduire  la  nuit,  par  surprise,  pour  piller  les  cara- 
vanes. Personne  ne  s'occupe  de  réparer  cet  édifice, 
ce  qui  [)Ourrait  être  fait  avec  une  somme  très-mi- 
nime. Chrdi-Abbas  le  Grand,  voulant  faciliter  la  route 
de  Meched  cl  y  rétablir  la  sécurité,  avait  fait  élever 
de  cinq  en  cinq  farsangs  des  caravansérails  partout  oi^i 
il  en  manquait,  et  des  villages  qu'il  peui)lait  d'hom- 
mes aguerris,  quand  ils  étaient  situés  sur  des  points 
où  ils  pouvaient  être  exposés  aux  attacpies  des  Turko- 
mans. Telle  fut  l'origine  d'Abbas-Abad;  mais  des  cent 
quarante-trois  familles  qui  furent  amenées  par  cet  il- 
lustre souverain,  il  n'en  reste  plus  que  trente-deux 
aujourd'hui  ;  les  guerres  civiles  et  les  Turkomans  ont 
fait  dis[)araître  le  reste.  Nous  trouvâmes  la  population 


—  \(j\  — 

consternée;  les  Turkomans  les  avaient  attaqués  la 
veille  et  leur  avaient  enlevé  deux  hommes  et  six 
femmes.  Comme  ces  gens-là  se  sont  continuellement 
alliés  entre  eux,  depuis  leur  transportation,  le  type 
géorgien  s'est  conservé  assez  pur  parmi  ces  familles 
dont  la  plus  grande  partie  sont  devenues  musulmanes, 
de  chrétiennes  qu'elles  élaicnt  d'abord  ;  cependant, 
il  en  reste  encore  sept  ou  huit  qui  ont  persévéré  dans 
la  foi  de  leurs  pères.  Les  habitants  d'Abbas-Abad  ne 
payent  aucun  impôt  à  l'État,  les  voyageurs  doivent 
acheter  ce  qu'ils  leur  fournissent,  même  quand  ils 
sont  munis  d'un  ferman  royal.  Outre  cet  avantage, 
dont  jouissent  bien  peu  d'autres  villages  en  Perse, 
le  Chah  continue  à  leur  donner  annuellement  100 
tomans  de  gratification  que  Châh-Abbas  leur  avait 
accordés  à  perpétuité,  en  les  étabhssant.  Malgré  ce 
subside,  ils  ne  jouissent  d'aucune  aisance;  leurs  cul- 
tures sont  presque  nulles,  et  ils  ont  tout  au  plus 
quatre  ou  cinq  jardins.  L'eau  est  rare  et  de  très-mau- 
vaise qualité.  Avec  fort  peu  de  travail,  et  sans  aucune 
dépense,ils  pourraient  pourlant  en  amener  de  meil- 
leure dans  leur  village  :  il  s'agirait  de  creuser  un  nou- 
veau ht  à  un  large  ruisseau  qui  coule,  sans  i)roril  pour 
personne,  à  une  heure  de  là,  et  va  se  perdre  dans  le 
désert,  ce  qui  leur  permettrait  d'augmenter  leurs  cul- 
tures; mais  ils  craignent,  en  acijuérant  une  apparence 
de  bien  -  être,  de  se  voir  exposés  à  la  perte  de  la 
pension  (ju'ils  ont  reçue  jusqu'à  ce  jour.  Ils  tiennent 
beaucouf)  moins  cependant  à  cette  pension  à  cause  des 
privations  dont  elle  les  e«em|)te,que  parce  que, si  elle 
leur  était  retirée,  le  gouvernement  ne  se  contenterait 


—  162  — 

pas  de  si  peu.  On  ne  manqneniit  pas  de  leur  imposer 
une  taxe  qui  deviendrait  de  plus  en  plus  lourde,  dès 
qu'il  serait  constaté  qu'ils  ont  augmenté  leur  rapport. 
Ils  préfèrent  donc  vivre  au  jour  le  jour  et  aller  cher- 
cher des  provisions  de  houche  à  Châh-Roud  et  à  Sebz- 
Var  pour  les  revendre,  avec  de  gros  bénéfices,  aux 
caravanes,  plutôt  que  de  se  donner  un  bien-être  ap- 
parent qui  serait  pour  eux  une  source  de  calamités. 
Chàh-Abbas  avait  fondé  un  autre  village  géorgien  à 
une  heure  au  N.-E.  de  Abbas-Abad,  mais  tous  les  ha- 
bitants en  ont  été  enlevés  par  les  Turkomans  :  quel- 
ques ruines  seules  indiquent  quelle  fut  sa  position. 

Mézinân.—  18  mai.  —  7  farsangs,  que  nous  fran- 
chissons de  jour  en  huit  heures  et  demie  par  une  route 
sablonneuse,  plate  et  facile,  mais  excessivement  im- 
prégnée de  sel.  Nous  savions  qu'elle  était  interceptée 
depuis  phisieurs jours  parles  Turkomans,  qui  avaient 
attaqué  Abbas-Abad  l'avant- veille;  mais  comme  ils 
n'étaient  qu'une  cinquantaine  armés  seulement  de 
lances  et  d'arcs,  nous  nous  confiâmes  dans  notre  nom 
bre  et  surtout  dans  les  armes  à  feu  dont  bon  nombre 
d'entre  nous  étaient  pourvus.  Nous  partîmes  au  lever 
du  soleil,  et  une  heure  après,  nous  découvrions  ces 
brigands  embusqués  dans  un  lieu  nommé  Ser-Tche- 
chmê  (source  de  la  fontaine).  A  peine  avaient-ils  fait 
un  premier  mouvement  hostile  que  nous  leur  en- 
voyâmes une  grêle  de  balles,  auxquelles  ils  répon- 
dirent par  des  fièches  tirées  hors  de  portée,  puis  ils 
se  rephcrent  jusqu'à  Pcul-Ebrichim,  où  étaient  pos- 
tés une  trentaine  des  leurs.  .  Là  ils  tentèrent  encore 
de  nous  effrayer  en  poussant  un  hourrah  général,  et 


—  163  — 

en  voltigeant  sur  nos  flancs  comme  des  gens  qui  se 
disposent  à  attaquer,  mais  dès  qu'ils  furent  à  bonne 
portée,  nous  leur  lâchâmes  une  nouvelle  bordée  dont 
le  résultat  fut  malheureusement  à  peu  près  nul  :  nous 
ne  tuâmes  qu'un  cheval.  Après  s'être  relevé  et  nous 
avoir  montré,  en  signe  de  mépris,  la  partie  la  moins 
honorable  de  son  individu,  le  cavalier  démonté  sauta 
lestement  en  croupe  sur  la  monture  de  Funde  ses  ca- 
marades et  tous  disparurent  en  un  clin  d'œil,  à  notre 
grande  satisfaction. 

Les  Turkomans  inspirent  à  juste  titre  une  très- 
grande  terreur  aux  voyageurs  et  aux  habitants  des 
contrées  exposées  à  leurs  excursions.  A  armes  éga- 
les, c'est-à-dire  dix  lances  contre  dix,  les  Persans 
prennent  toujours  la  fuite  devant  eux.  Cela  s'explique 
par  l'horriiile  perspective  qu'ils  ont  du  sort  qui  les 
attend  lorsqu'ils  ont  le  malheur  de  tomber  entre  les 
mains  de  ces  barbares,  qui  ne  sont  cependant  que 
leurs  premiers  bourreaux,  car  les  Uzbeks,  auxquels 
ils  les  vendent,  ne  sont  pas  moins  cruels  qu'eux.  Un 
Européen  qui  visita  Khiva  en  1819  nous  a  donné  des 
détails  afï'reux  sur  le  sort  des  esclaves  russes  et  per- 
sans qu'il  vit  dans  ce  khanat  au  nombre  de  plus  de 
50,000.  Les  Khiviens  les  enterraient  vivants  chaque 
fois  qu'étant  d'une  autre  religion  ou  d'une  autre  secte 
que  la  leur,  ils  refusaient  de  s'y  convertir;  ils  agis- 
saient ainsi,  dit-il,  pour  ne  pas  souiller  la  terre  de  leur 
sang  impur.  On  ne  trouve  nulle  part  d'exemple  d'une 
atrocité  pareille  à  celle  qui  mit  fin  à  la  vie  du  général 
Bekcsvitch,  fait  prisonnier  par  les  Uzbeks  pendant  une 
expédition  que  les  Russes  entreprirent  contre  cette 


—  464.  — 

ville,  en  1717:  ilfutécorché  vif,  des  genoux  au  haut  de 
tète.  Ces  misérables  regretteraient  fort  de  donner  une 
mort  prompte  à  leurs  victimes,  et  ils  inventent  tou- 
jours les  supplices  les  plus  raffinés  pour  les  torturer. 
Mais  laissons  parler  M.  Mouravieff  lui-même  sur  le  sort 
de  ces  infortunes.  Il  s'exprime  ainsi  dans  la  relation 
qu'il  a  publiée  de  la  dangereuse  mission  qu'il  remplit 
à  la  cour  du  Khan  de  Khiva  : 

«  Les  esclaves,  qui  sont  sous  la  dépendance  absolue 
«  de  leur  maître,  subissent  toutes  les  tortures  que 
«  celui-ci  peut  inventer.  On  ne  les  tue  pas  toujours 
«  quand  ils  commettent  une  faute;  on  se  contente  de 
«  leur  couper  les  oreilles,  de  leur  crever  un  œil  ou  de 
«  leur  faire  avec  le  couteau  que  l'on  porte  à  la  cein- 
«  turc  de  larges  blessure?  qui  ne  sont  jamais  mor- 
«  telles.  Ces  ménagements  n'ont  pas  d'autre  cause 
«  que  celle  de  ne  pas  perdre  un  ouvrier.  A  peine  un 
«  maître  a-t-il  cessé  de  torturer  un  esclave,  qu'il  le 
«  renvoie  aussitôt  au  travail  en  lui  laissant  à  peine  le 
«  temps  de  panser  ses  blessures  :  les  travaux  mêmes 
«  au  milieu  desquels  ces  infortunés  succombent  ordi- 
«  nai  rement  peuvent  s'appeler  de  véritables  supplices. 
«  Ces  [)unitions  domestiques  s'intligent  aussi  aux 
«  esclaves  quand  ils  manifestent  l'intention  de  fuir. 
(f  A  la  seconde  tentative,  on  le  cloue  par  l'oreille  à 
«  un  pieu  ou  à  la  porte  du  logis  de  son  maître,  et 
«  il  reste  ainsi  pendant  trois  jours  exposé  aux  insultes 
«  des  passants  sans  recevoir  de  nourriture.  Le  mal-    "! 
«  lieureux  qui  subit  cette  torture,  déjà  exténué  par 
«  des  travaux  pénibles,  meurt  ordinairement  de  faim    l| 
«  et  de  froid.  S'il  faisait  le  sacrifice  de  son  oreille,  il 


—  165  — 

«  pourrait  facilement  se  sauver  ;  mais  où  irait-il?  la 
«  Khivie  est  entourée  de  steppes  immenses  et  dessé- 
«  cbés,  où  le  fugitif  périrait  infailliblement,  aussi 
«  n'est-il  pas  rare  de  voir  des  esclaves  se  tuer  pour 
«  échapper  à  ce  barbare  châtiment.  » 


CHAPITRE  VIL 


Préparatifs  des  Turkomans  pour  une  excursion.  —  Manière 
de  dompter  les  chevaux.  —  .Singulière  espèce  de  four- 
rage. —  Marches  forcées.  —  Précautions  avant  l'attaque 
d'une  caravane.  —  Sort  fatal  réservé  aux  prisonniers. 
—  Cruauté  des  Turkomans.  —  Représailles.  —  Manière 
de  combattre  des  Turkomans. —  Opinion  de  l'auteur  sur  les 
Turkomans  et  sur  leurs  qualités  comme  soldats.  —  Consé- 
quence comique  d'une  défaite. —  L'honneur  parmi  les  vo- 
leurs. —  Position  géographique  de  la  Turkomanie.  —  La 
khirgah. —  Les  trois  tribus  principales. — ■  Leur  origine  et 
leur  ressemblance  avec  les  Uzbeks.  —  Caractère  physique 
et  moral  des  Turkomans. — Les  femmes  et  ce  que  les  Turko- 
mans estiment  en  elles.— Excuses  données  parles  Turko- 
mans pour  enleverles  Persans. — Religion  des  Turkomans.— 
Moyens  à  employer  pour  soumettre  leurs  hordes. —  Moyens 
adoptés  par  Chàh-Abbas.  —  Sobriété  de  ces  peuples.  —  La 
manière  dont  ils  traitent  leurs  chevaux.  —  Les  steppes  de 
la  Turkomanie. —  Elève  des  chevaux.  —  Introduction  de  la 
race  arabe  par  Timour-Leng  et  Nader-Chàh. — Race  cheva- 
line des  Hézarèhs  et  des  Uzbeks.  —  Distances  extraordi- 
naires franchies  par  les  chevaux  Turkomans. — Valeur  de  ces 
animaux  dans  les  steppes. —  Les  chevaux  de  cavalerie  fran- 
çaise.— Mauvaise  manière  de  les  élever. — La  science  vété- 
rinaire de  la  Turkomanie. — Maladies  des  chevaux. 


La  rapidité  avec  laquelle  les  Turkomans  francliis- 
sent  les  distances  les  pins  grandes  pour  faire  leurs 
Ichap-aoùh  (razzias)  est  vraiment  inconcevable  :  rien 
ne  pourrait  en  donner  une  idée.  Voilà  cojuinent  ils 
procèdent  ordinairement. 

Quand  un  chef  a  décidé  une  course,  il  plante  sa 
lancC;,  surmontée  d'une  flamme,  dont  la  couleur  la 
fait  reconnaître  comme  lui  appartenant,  au  milieu  de 


—  468  — 

son  aoûl  (campement),  et  un  crieur  public  invile,  au 
nom  du  Prophète,  les  bons  musulmans  à  venir  se  ran- 
ger sous  ses  ordres  pbur  aller  donner  la  chasse  aux  in- 
fidèles persans.  Le  chef  n'impose  sa  volonté  à  per- 
sonne, car  les  Turkomans  jouissent  de  la  plus  grande 
liberté;  il  n'y  a  donc  que  ceux  qui  ont  confiance  en  lui 
qui  viennent  déposer  leurs  lances  à  côté  de  la  sienne, 
et  cet  acte  signifie  qu'ils  sont  décidés  à  suivre  sa 
fortune.  Quand  le  chef  croit  avoir  réuni  un  nombre 
dhommes  suffisant  pour  opérer  son  coup  de  main,  il 
annonce  le  départ  pour  un  mois  plus  tard,  car  ce  délai 
est  toujours  nécessaire  pour  que  chacun  puisse  [)répa- 
rer  sa  monture  à  supporter  le  rude  exercice  auquel  elle 
sera  bientôt  soumise.  Pendant  tout  le  mois,  la  nourri- 
ture d'un  cheval  se  compose,  pour  vingt-quatre  heures, 
de  trois  kilog.  de  foin  ou  de  trèfie  sec  et  d'un  kilog. 
et  demi  d'orge,  ce  qui  est  un  peu  moins  que  moitié 
de  la  ration  ordinaire  '.  Les  trente  jours  écoulés,  les 
Turkomans  se  mettent  en  campagne,  ayant  chacun 
deux  chevaux  habitués  dès  leur  jeunesse  à  suivre 
leur  maître  en  toute  liberté  :  celui  qui  a  été  mis  au 

1  Ce  régime  rafraîcliissant^  comme  l'appelleni  les  Turliomans, 
maigrit  considérablement  le  pauvre  animal,  c'est  justement  là  le 
but  (pie  s'est  proposé  son  nuiitre,  dans  la  persuasion  qu'il  n'en 
sera  ensuite  que  plus  vif  à  la  course ,  et  mieux  préparé  à 
recevoir  la  ration  forlifiante  qu'il  lui  donnera  plus  tard.  On  recon- 
naît qu'il  est  temps  dedunnir  colle  ralion  à  l'animal  lorsqu'après 
l'avoir  fait  courir  à  toutes  jambes  pendant  une  demi-heure,  le 
cheval  ne  boit  qu'une  faible  partie  de  l'eau  qu'on  lui  présente; 
s'il  s'en  rassasie,  c'est  un  signe  qu'il  doit  encore  observer  quel- 
que temps  le  jeûne  qui  lui  est  imposé,  mais  en  tout  état  de  choses, 
ce  régime  ne  dure  jamais  plus  d'un  mois. 


—  169  — 

régime  est  ordinairement  le  ciieval  de  bataille,  le  se- 
cond est  un  yabou  (cheval  de  peu  de  valeur),  que  le 
Turkoman  monte  en  sortant  de  son  août  et  qui  le  porte 
jusqu'au  territoire  persan.  Pendant  ce  temps  l'autre 
le  suit  à  vide  et  sans  jamais  s'éloigner.  Le  premier 
jour  de  marche  n'excède  point  trois  faisangs,  le  se- 
cond quatre,  le  troisième  cinq  et  le  quatrième  six. 
Quand  ils  en  sont  à  ce  point,  les  Turkomans  font 
cesser  le  régime  auquel  leurs  chevaux  de  bataille 
sont  soumis,  et  le  remplacent  par  une  nourriture  qui 
se  compose  de  deux  kiiog.de  farine  d'orge,  d'un  kilog. 
de  farine  de  maïs  et  d'un  kilog.  de  graisse  de  queue 
de  mouton,  crue  et  hachée  très-menu,  le  tout  pétri  et 
parfaitement  mêlé  ensemble,  ce  qui  forme  la  ration 
d'une  journée,  sans  paille  ni  foin.  Les  chevaux  sont 
très-avides  de  ces  boulettes,  qui  développent  en  eux 
une  vigueur  extraordinaire.  Après  avoir  subi  pen- 
dant quatre  jours  ce  nouveau  régime,  ils  sont  ca- 
pables de  supporter  les  marches  forcées  les  plus  lon- 
gues :  c'est  alors  que  leurs  maîtres  les  montent  pour 
aller  au  pillage,  mais  cela  seulement  après  s'être  arrê- 
tés quelque  temps  dansun  lieu  couvert  et  fortifié  parla 
nature  qui  puisse  leur  offrir  une  retraite  assurée  contre 
toutes  les  éventualités.  Pendant  qu'ils  restent  là  au 
repos,  trois  ou  quatre  d'entre  eux  se  détachent  du 
gros  de  la  bande  et  vont  à  la  découverte  pour  s'en- 
quérir s'il  y  a  quelque  caravane  de  passage.  Quel- 
quefois ils  vont  eux-mêmes  se  joindre  à  elles,  connue 
des  gens  inoffensifs  qui  retournent  chez  eux;  mais  ils 
ont  bien  soin  d'observer  la  nature  des  objets  qu'elle 
transporte,  le  nombre  d'hommes  armés  qui  la  compo- 
I.  40 


—  170  — 

sent,  etc.,  etc.,  puis  ils  disparaissent  tout  à  coup 
pour  porter  les  nouvelles  à  leurs  compagnons.  Quoi- 
qu'ils ne  courent  pas  de  grands  dangers  en  agis- 
sant ainsi,  ils  préfèrent,  par  prudence,  tirer  leurs 
renseignements  de  quelques-uns  des  Persans  qui  ha- 
bitent les  villages  situés  sur  l'extrême  frontière,  avec 
lesquels  ils  ont  des  intelligences  et  qu'ils  rétribuent  gé- 
néreusement. Ces  misérables,  qui  livrent  ainsi  sans 
pitié  leurs  compatriotes  à  des  bandits,  se  chargent 
eux-mêmes  d'aller  explorer  les  routes,  et  leurs  ren- 
seignements ne  sont  malheureusement  toujours  que 
4rop  exacts.  Pendant  que  cesreconnaissances  s'opèrent, 
le  gros  des  Turkomans,  qui  se  tient  caché,  ne  reste 
pas  inactif;  la  plupart  d'entre  eux  vont  battre  la  cam- 
pagne par  petits  pelotons  de  quatre  ou  cinq  hommes, 
atin  de  moins  attirer  l'attention,  et  enlèvent  les  mal- 
heureux paysans  occupés  aux  travaux  des  cham[)s  : 
c'est  là  le  prélude  ordinaire  à  leurs  grandes  opéra- 
tions. Le  soir  les  ramène  toujours  dans  leur  retraite 
pour  y  apprendre  les  nouvelles  et  délibérer  sur  ce 
qu'il  convient  de  faire. 

Dès  que  le  pillage  est  décidé,  cinq  ou  six  hommes 
désignés  par  le  chef  restent  au  gîte  pour  y  garder  le 
superflu  des  provisions  et  les  chevaux  accessoires 
iyabous)  qu'on  y  laisse.  Les  Turkomans,  montés  sur 
leurs  chevaux  de  bataille,  se  portent  alors  avec  célé- 
rité vers  le  [)oint  désigné,  que  ce  soit  un  village  ou 
une  caravane,  et  ils  tombent  au  raiheu  comme  l'oura- 
gan. Prom[)ls  et  terribles  comme  lui,  ces  pillards  dé- 
truisent et  enlèvent  tout  sur  leur  passage;  en  quelques 
minutes  ils  ont  fini.  Ils  s'enfuient  aussitôt  avec  leur 


—  171   — 

butin,  en  franchissant  tout  d'une  traile^  et  presque 
toujours  au  galop,  l'espace  qui  les  sépare  du  lieu  où  ils 
ont  laissé  leurs  yabous.  Cette  course  est  quel(juefois  de 
vingt,  trente  et  même  quarante  farsangs.  Leurs  che- 
vaux, préparés  à  ces  longues  courses,  les  font  sans 
jamais  broncher  ;  mais  il  n'en  est  pas  de  même  des 
malheureux  captifs  que  les  Turkomans  traînent  avec 
eux  :  ils  les  prennent  habituellement  en  croupe,quand 
il  n'y  en  a- que  quelques-uns,  et  attachent  les  autres 
sur  les  bêtes  de  somme  qu'ils  ont  capturées  et  qu'ils 
poussent  devant  eux  jusqu'à  ce  qu'elles  tombent  épui- 
sées. Les  malheureux  qu'elles  portaient  sont  alors 
attachés  par  une  longue  corde  à  l'arçon  de  la  selle  de 
leurs  bourreaux  et  forcés  de  les  suivre,  tantôt  en  mar- 
chant, tantôt  en  courant,  suivant  l'allure  à  laquelle  les 
chevaux  sont  lancés.  Malheur  à  celui  qui  ralentit  sa 
course  :  dès  que  l'un  d'eux  montre  un  peu  de  fatigue,  les 
Turkomans  l'excitent  d'abord  h  marcher  en  le  piquant 
avec  leur  lance;  puis,  quand  les  forces  l'abandon- 
nent, ils  le  tuent  sans  pitié.  Sur  cent  Persans  qui  font 
ces  courses  à  pied,  il  est  bien  rare  qu'un  tiers  arrive 
vivant  avec  ceux  qui  viennent  de  les  réduire  à  l'escla- 
vage. La  sensibilité  des  Turkomans  ne  s'éveille  jamais 
à  la  vue  de  si  tristes  souffrances,  car  la  pitié  leur  est 
inconnue.  Un  Persan  n'est  pour  eux  qu'une  denrée 
mercantile,  et  il  leur  semble  inutile  de  la  soigner  ou  de 
la  conserver  dès  qu'elle  a  subi  quelque  avarie.  Du 
reste,  ces  gens  sont  impitoyables  par  habitude  et  aussi 
par  calcul;  un  captif  qui  leur  échapperait  ne  perdrait 
jamais  le  souvenir  du  traitement  qu'ils  lui  ont  fait  su- 
bir, et  il  s'en  vengerait  dès  qu'il  le  pourrait  en  allant 


—  472  — 

donner  l'alarme  aux  villages  voisins.  En  se  débarras- 
sant d'un  prisonnier,  ils  ne  pensent  donc  faire  qu'un 
acte  de  prévoyance,  et  pour  être  plus  sûrs  qu'il  ne  leur 
échappera  pas,  ils  réduisent,  même  dans  leur  août, 
sa  nourriture  à  la  plus  modique  ration,  afin  qu'il  ne 
conserve  jamais  assez  de  forces  pour  j.ouvoir  espérer 
la  réussite  d'une  évasion. 

Par  suite  de  l'accord  qui  règne  entre  les  Turkonians 
et  les  chefs  kurdes,  chargés  par  le  Chah  de  Perse  de 
la  garde  de  la  frontière,  ces  bandits  ne  sont  guère  in- 
quiétés pendant  leurs  courses.  Il  arrive  cependant 
que  les  villageois  qui  ont  le  plus  à  soullVir  de  leur 
part,  et  qui  ont  aussi  leurs  espions,  étant  prévenus  à 
temps  de  leur  arrivée,  se  réunissent  en  armes  et  vont 
les  attendre  au  passage  d'un  défilé  oîi  ils  les  extermi- 
nent sans  pitié.  Malheureusement  ces  représailles 
sont  trop  rares  et  ne  se  multiplieraient  que  si  ceux 
qui  les  exécutent  étaient  mieux  secondés  par  les 
agents  du  gouvernement. 

Malgré  l'audace  que  montrent  les  Turkomans  en 
s'avcnturant  jusqu'à  60  et  80  farsangs  dans  l'intérieur 
de  la  Perse,  en  se  glissant  inaperçus  entre  lesvillages,il 
est  impossible,  quand  on  les  a  vus  combattre,  d'avoir 
une  haute  idée  de  leur  bravoure.  Ce  sont  des  gens  qui 
croient  à  l'infaillibililé  du  destin  :  ils  s'exposeront 
h  une  mort  qu'ils  ne  verront  j)oint  en  face,  mais 
fait-on  bonne  contenance  devant  leurs  attaques,  en- 
tendent-ils les  balles  siffler  à  leurs  oreilles,  ils  ne 
tiennent  pas  deux  minutes  et  fuient  à  toutes  jambes. 
Ils  n'attaquent  jamais  une  caravane  que  lors(|u'ils 
sont  en  nombre  très-supérieur,  et  que  leurs  adver- 


—  173  — 

saires  paraissent  disposés  à  fail)lir.  Dès  qu'il  y  a  la 
moindre  apparence  de  résistance,  ils  se  gardent  bien 
d'aller  sur  elle  à  fond  de  train;  ils  s'avancent  en 
tâtonnant,  poussent  des  hourras,  et  finissent  par  battre 
en  retraite  quand  la  capture  qu'ils  convoitent  les  ex- 
pose à  éprouver  quelques  pertes  d'hommes.  Les  Tur- 
komans  seront  toujours  d'excellents  pillards,  mais  ja- 
mais de  braves  soldats.  Il  y  a  cependant  des  chefs  qui, 
pour  maintenir  leur  réputation  de  bravoure,  et  pour 
n'avoir  pas  la  honte  de  retourner  les  mains  vides  à 
l'aoûl,  ce  qui  les  exposerait  à  la  risée  des  vieillards  et 
aux  reproches  de  leurs  femmes,  lesquelles,  dans  ce  cas, 
leur  présentent  des  jupons,  insistent  pour  qne  leurs 
gens,  habituellement  dégoûtés  par  le  mauvais  succès 
d'une  [)remière  charge,  en  tentent  de  nouvelles;  mais 
ils  ne  réussissent  pas  toujours  à  se  faire  obéir.  Dans 
tous  les  cas,  rien  ne  saurait  décider  un  Turkoman  à 
charger  plus  de  trois  fois  ;  s'il  échoue,  il  rentre  dans 
ses  foyers,  bien  convaincu  que  la  Providence  est 
contre  lui,  puisqu'il  n'a  pas  réussi  dans  ces  trois  ten- 
tatives. Les  membres  d'une  même  famille  qui  ont 
perdu  un  des  leurs  dans  la  première  ou  la  deuxième 
attaque  sont  libres  de  ne  pas  participer  aux  suivantes 
et  conservent  cependant  tous  leurs  droits  au  partage 
du  butin,  qui  se  fait  au  retour  de  la  bande  dans  l'aoûl. 
Ils  s'en  défont  auprès  des  spéculateurs  nzbeks  qui  les 
visitent  trois  ou  quatre  fois  par  an.  Un  enfant  au- 
dessus  de  dix  ans  s'achète  40  tomans;  30  un  liomme 
de  vingt-cinq  ans,  et  20  un  homme  de  quarante-cinq 
ans. 
Les  Turkomans  occupent  les  contrées  comprises 

I.  10. 


—  174  — 

en  longiienr.  depuis  le  rivage  occidental  de  la  mer 
Caspienne  jusqu'au  Mourgâbli.  On  trouve  bien  encore 
quelques  campements  de  ces  peuples  au  delà  de  cette 
rivière,  mais  ils  sont  en  très-petit  nombre.  Ces  peu- 
plades s'étendent,  en  profondeur,  depuis  la  ligne  que 
forment  le  Gourghan  et  la  prolongation  des  monts 
Elbourz,  au  nord  de  Boudjnourd,  Dereguez,  Koutchan 
et  Meched,  jusqu'aux  déserts  de  la  Khivie  et  de  la  Bo- 
kharie,  dans  tout  les  endroits  où  la  terre  est  fertile  et 
arrosée;  on  rencontre  aussi  quelques-unes  de  leurs 
tribus  le  long  de  FOxus.  Il  y  en  a  bien  peu  parmi  elles 
qui  aient  bâti  des  villages;  lorsque  cela  est  arrivé,  c'est 
qu'elles  y  ont  été  forcées  par  les  souverains  auxquels 
elles  ont  été  assujetties.  Ces  peuples  sont  habitués  de- 
puis la  plus  haute  antiquité  à  vivre  sous  la  tente,  ce 
qui  leur  donne  la  facilité  de  se  transporter  avec  leurs 
troupeaux  près  d'un  nouveau  cours  d'eau  et  d'autres 
pâturages,  lorsque  ceux  de  la  localité  dans  laquelle  ils 
se  trouvent  ne  suffisent  plus  à  leurs  besoins.  Ces  dé- 
placements fré(iuenls  sont  pour  eux  un  moyen  d'é- 
chapper à  la  domination  de  la  Perse,  dont  ils  ont  été 
jusqu'à  ce  jour  les  plus  anciens  et  les  plus  constants 
adversaires. 

Les  besoins  des  ïurkomans  sont  très-bornés.  Une 
tente,  ai>pelée  khirgah,  abrite  toute  une  famille.  Sa 
confection  est  bien  supérieure  à  toutes  les  autres 
espèces  d'hal)itations  de  ce  genre  que  construisent  les 
tribus  nomades  de  la  Perse.  Au  besoin  on  peut  les 
rendre  plus  chaudes  que  l'appartement  le  mieux  fer- 
mé, ce  qui  est  important  pour  ces  peuples,  vu  la 
rigueur  de  l'hiver  dans  la  contrée  qu'ils  habitent. 


—  175  — 

Ces  kliirgahs,  de  forme  circulaire  et  conique,  se  com- 
posent d'une  réunion  de  lattes  d'un  bois  très-dur,  dis- 
posées en  treillage  mouyant  qui  se  serre  et  s'ouvre  à 
volonté,  suivant  qu'on  veut  camper  ou  voyager.  Des 
feutres  épais  recouvrent  ce  treillage,  en  tout  ou  en 
partie,  selon  qu'il  s'agit  de  se  garantir  du  soleil,  de 
la  pluie  ou  du  froid.  Il  y  a  des  khirgahs  de  toute 
dimension;  elles  sont  très-commodes,  et  quelques- 
unes  se  vendent  des  prix  très-élevés  à  des  seigneurs 
persans.  Un  chameau,  ou  deux  tout  au  plus,  suffisent 
pour  en  transporter  une. 

Les  Turkomans,  dont  la  principale  occupation  con- 
siste à  faire  des  tchap-aoûls  en  Perse,  appartiennent 
aux  trois  tribus  suivantes  : 

1"  Les  Yamouds,  établis  au  delà  de  la  rivière  Attrak, 
sur  les  bords  de  la  mer  Caspienne,  jusqu'à  la  Khivie, 
qui  comptent  25,000  tentes  ou  familles. 

S»!  Les  Gokhlans,  campés  sur  les  rives  du  Gourgban 
et  de  FAttrak,  12,000  familles. 

3" Les  Tékiés,  qui  sont  séparés  des  colonies  de  Kurdes 
parla  chaîne  de  montagnes  qui  s'étend  des  sources  du 
Gourgban  à  Charaks,  et  qui  comptent  35,000  familles. 

Ces  trois  tribus  sont  unies  par  la  pratique  d'un  long 
voisinage;  de  nombreuses  aUiances  de  famille  existent 
aussi  entre  elles,  et  elles  se  prêtent  un  mutuel  se- 
cours quand  elles  sont  menacées  par  le  Chah  de  Perse 
ou  les  princes  uzbeks.  La  tribu  Tékié  est  la  mieux 
protégée  des  trois  par  sa  situation  au  milieu  de  steppes 
peu  connus  des  étrangers,  qui  risquent  de  périr  de 
soif  et  de  faim  en  s'y  engageant  sans  guide.  C'est  chez 
elle  que  se  retirent  les  Gokhlans,  quand  ils  sont  attaqués 


—  176  — 

par  les  Persans,  ce  qui  arrive  toutes  les  années,  mais 
sans  trop  de  succès,  car  ils  fuient  habituellement  à  l'ap- 
proche de  l'ennemi  et  rcYiennent  après  son  départ. 
L'apparition  des  troupes  du  Chah  dans  cette  contrée 
n'aura  de  bons  résultats  que  lorsqu'on  aura  construit 
des  forts  i)Our  les  recevoir  en  permanence,  et  qu'elles 
seront  payées  et  commandées  comme  doivent  l'être  des 
trou[)es  royales. 

Plusieurs  autres  tribus  très-nombreuses  de  ces 
peuples  nomades  existent  aussi  dans  des  contrées  si- 
tuées au  delà  de  celles  que  je  viens  d'indiquer;  j'en 
ferai  connaître  quelques-unes  à  mesure  que  je  me 
rapprocherai  de  leur  territoire. 

Les  Turkomans  appartiennent  ta  la  grande  famille 
turke  *;  c'est  un  point  sur  lequel  je  ne  conserve  aucun 

'  Les  Tuikomans  sont  une  nation  d'origine  turke,  qui,  dans 
les  xi^  et  xii"  siècles,  habitait  la  Dokharie,  l'Asie  du  nord,  les 
côtes  occidentales  de  la  mer  Caspienne,  l'Arniénie,  la  Géorgie 
du  sud,  le  Chirvan  et  le  Dugliistan.  Leur  existence  était  nomade, 
et  ils  composaient  la  plus  grande  partie  de  la  population  de  ce 
pays,  où  on  les  appelait  Tarekameh,  Turkinens  et  Kizilbasbis. — 
L'explication  du  nom  de  Turkoman  est  celle-ci,  au  dire  des  Per- 
sans :  les  tribus  turkes,  à  l'époque  de  leur  invasion  du  Klio- 
rassan,  avaient  épousé  des  femmes  de  ce  pays,  et  c'est  à  cause 
de  cela  que  leurs  descendants  furent  appelés  Turkomans,  ce  qui 
veut  dire  semblables  aux  Titrk^.  Celte  étymologie,  assez  spé- 
cieuse par  elle-même,  semble  au  fond  paradoxale,  puisque  les 
hordes  de  ces  peuples  qui  parlent  turk  et  ont  résidé  par  de  là  le 
Jlhoun  sont  aussi  appelées  de  la  même  manière.  M'est  avis  que 
ce  nom  dérive  |il(itôl  du  mot  Turk  et  de  celui  de  Koman,  et 
qu'il  l'ut  donné  à  une  partie  de  la  nation  Koman  qui  habitait  sur 
les  bords  de  la  merCaspienne,  soumise  à  la  domination  des  Turks 
de  l'Altaï  ;  tandis  que  l'autre  partie  ,  qui  était  indépendante , 


i 


l 


—  177  — 

doute.  Je  ne  vois  entre  eux  et  les  Uzbeks  qu'une  tlifTé- 
rence  de  tribu  et  rien  autre;  les  types  sont  sembla- 
bles :  visage  plat,  large  et  pointu  par  le  bas,  barbe 
blonde  ou  châtaine,  menue  et  mal  plantée,  et  une  tète 
souvent  trop  petite  par  rapport  à  un  corps  aux  formes 
athlétiques,  percée  de  deux  trous  dont  la  petitesse  et  la 
forme  rappellent  en  tout  celles  des  yeux  chinois.  Même 
langage,  même  caractère,  mêmes  penchants,  même 
férocité,  union  consîante  entre  eux  contre  les  Persans, 
tout,  en  un  mot,  les  rend  identiques;  seulement  les 
Turkoman  s  sont  nomades  et  les  Uzbeks^  citadins  ou  vil- 
lageois, et  la  vie  réglée  à  laquelle  ils  se  sont  habitués, 
par  suite  de  la  fixité  de  leur  séjour,  a  déterminé 
quelques  légères  nuances  entre  leur  caractère  et  celui 
des  Turkomans.  Mais  la  différence  est  trop  légère 

s'était  établie  dans  les  vastes  plaines  qui  s'étendent  à  l'ouest  de 
cette  n:ippe  d'eau  et  au  nord  de  la  mer  d'Azof,  et  s'était  par  la 
suite  étendue  jusqu'en  Hongrie.    [Mouravieff,  p.  394.) 

^  Mouravieif  suppose  que  le  nom  de  Uzbek  dérive  du  mot 
Uz  (lui,  ou  lui-même),  et  de  Beck  (maître),  ce  qui  vou- 
drait dire  maître  de  lui-même,  autrement  dit  indépendant. 
Klaprolh  fait  dériver  ce  nom  de  celui  des  peuples  appelés  Oiiz 
ou  Gouz  par  les  histoiiens  arabes.  Ces  peuples  étaient  les  mêmes 
que  les  Oiiigours,  tribu  turke,  qui,  originairement,  babitiiit  ces 
contrées  jusqu'au  sud  des  Montmjiws  célestes,  c'est-à-dire  de  la 
Petile-Bokliarie.  Au  commencement  du  wi'^  siècle,  les  Uzbeks 
passèrent  le  Jdioun  et  le  Jaxarlès  pour  s'avancer  à  l'ouest,  ré- 
pandant sur  leur  passage  la  désolation  et  la  terreur.  A  l'beure 
qu'il  est,  ils  sont  eu  possession  de  lîalkli,  du  Kliouarisme  autre- 
ment dit  Khiva,  de  Bokliara,  de  Ferganah  et  de  quelques  au- 
tres contrées  placées  dans  le  voisinage  de  la  chaîne  du  Belout- 
Dagb.  Les  tribus  uzhekes  qui  habitent  Khiva  sont  les  Ouigour- 
Naiman,  les  Kangli-Kipcliali,  les  Kiat-Kondrad  et  les  Noikious- 
Maugoud.  [Mouravipff,  p.  395.) 


—  478  — 

pour  qu'on  puisse  en  induire  que  ce  ne  sont  pas  des 
peuples  d'une  origine  commune.  On  aura  beau  cher- 
cher, trouver  ou  créer  de  nouvelles  étymologies,  elles 
ne  pourront  que  servir  de  texte  à  des  dissertations 
plus  ou  moins  longues,  qui  ne  détruiront  ou  ne  mo- 
difieront en  rien  la  réalité.  Turkoman  ou  Uzbek,  Uz- 
bek  ou  Turkoman,  il  n'y  aura  jamais  entre  eux  que 
la  différence  qu'il  y  a  en  Europe  entre  la  ville  et  la 
campagne,  c'est-à-dire  entre  le  citadin  et  le  paysan. 

Les  Turkomans  sont  grossiers,  leurs  manières  rudes 
comme  le  pays  qu'ils  habitent,  et  ils  sont  insensibles 
à  toute  douleur,  à  toute  affliction  pour  eux-mêmes 
comme  pour  les  autres.  Leur  tempérament  froid  et 
indifTérent  contraste  singulièrement  avec  la  lascivcté 
dont  sont  animées  les  autres  peuplades  qui  les  avoisi- 
nent  :  c'est  à  cette  cause,  sans  doute,  qu'il  faut  attri- 
buer le  peu  de  soins  qu'ils  donnent  à  leurs  femmes; 
c'est  presque  du  mépris  qu'ils  ont  pour  elles,  et  ils  les 
laissent  aller  en  touleliberté  et  à  visage  découvert,  s'in- 
quiétant  fort  peu  des  infidéhtés  qu'elles  peuvent  leur 
faire.  Si  j'en  juge  par  la  conduite  de  celles  qu'on  a 
amenées  avec  un  millier  d'entre  eux  en  otage  à 
Téhéran ,  ce  n'est  pas  du  côté  de  la  chasteté  que  bril- 
lent ces  dames.  Pour  ces  nomades,  le  point  principal 
c'est  que  leurs  femmes  vaquent  diligemment  aux  tra- 
vaux que  nécessitent  le  ménage,  la  culture  et  les  trou- 
peaux :  peu  leur  importe  le  reste.  Hors  le  tchap-aoûl, 
ils  ignorent  pour  eux-mêmes  ce  que  c'est  que  le  tra- 
vail, et  ils  passent  de  longues  heures  dans  une  oisiveté 
sans  fin.  ils  sont  musulmans  Sounnites,  tandis  que  les 
Persans  appartiennent  à  la  secte  des  Chiàs;  c'est  ce  qui 


—  179  — 

justifie  à  leurs  yeux  le  droit  qu'ils  prennent  de  s'empa- 
rer de  ces  derniers  et  de  les  réduire  en  l'esclavage.  Ils 
considèrent  cette  action  comme  très -méritoire  et 
agréable  à  Dieu,  parce  que,  dès  qu'ils  les  ont  entre 
leurs  mains,  ils  les  forcent  à  devenir  musulmans  or- 
thodoxes. Je  crois  que  les  Turkomans  tiennent  ce 
langage  faute  de  pouvoir  trouver  une  autre  excuse 
pour  se  justifier  de  l'infâme  trafic  auquel  ils  se  livrent, 
car  ils  ne  sont  eux-mêmes  musulmans  que  de  nom,  et 
ils  pèchent  autant  par  le  fond  que  par  la  forme  :  la 
plupart  d'entre  eux  savent  à  peine  la  prière  et  ne  la 
récitent  jamais.  Le  jeûne  et  les  ablutions,  les  sub- 
stances défendues  et  autres  préceptes  du  Koran,  sont 
choses  dont  ils  ne  tiennent  aucun  compte;  leurs  Mol- 
lahs, qui  partagent  leur  ignorance,  sont  du  reste  en 
très-petit  nombre. 

Si  le  gouvernement  persan  était  lui-même  plus  mo- 
ral et  mieux  dirigé,  s'il  s'occupait  d'organiser  l'admi- 
nistration et  l'armée,  les  désordres  auxquels  se  livrent 
les  Turkomans  seraient  bientôt  réprimés;  il  n'y  aurait 
pour  cela  qu'à  occuper  les  trois  passes  très-difficiles, 
traversant  des  défilés  raontueux,  qui  les  conduisent 
de  leurs  steppes  dans  le  Khorassan.  11  faudrait  ensuite 
échelonner  sur  la  frontière,  le  long  de  leur  territoire, 
quatre  ou  cinq  colonnes  de  cavalerie,  ap[)uyées  par 
quelques  obusiers  ou  canons  de  petit  calibre.  Ces  co- 
lonnes, étant  guidées  par  des  gens  du  pays,  pourraient 
se  porter  en  tout  temps  aux  endroits  où  leur  présence 
serait  nécessaire,  au  milieu  même  des  aoûls  turko- 
mans, lorsqu'il  s'agirait  d'y  percevoir  un  impôt  au- 
quel on  les  assujettirait.  Cet  impôt  devrait  être  équi- 


—  180  — 

tablenient  prélevé,  et  servirait  à  solder  les  troupes  em- 
ployées à  les  contenir.  De  cette  manière  l'État  assu- 
rerait la  sécurité  d'une  de  ses  plus  belles  provinces, 
sans  aucuns  frais,  et  ramènerait  une  population  éga- 
rée à  des  sentiments  d'humanité  et  de  civilisation. 
Malheureusement  il  y  a  peu  d'espoir  de  voir  le  gouver- 
nement du  Chah  adopter  un  pareil  système;  peu  lui 
importe  que  le  peuple  soit  pillé,  pourvu  que  For  arrive 
dans  ses  colfres  et  que  huit  ou  dix  grands  seigneurs 
dévorent  les  revenus  du  pays.  Les  Turkomans  sont  des 
pillards  et  le  seront  toujours  :  qui  pourrait  les  en  em- 
pêcher?.... Le  malheur,  c'est  que  les  petils  chefs  per- 
sans commandant  les  districts  situés  sur  Textrême 
frontière,  et  chargés  de  la  défendre,  sont  presque  tou- 
jours d'accord  avec  ces  bandits,  lesquels  leur  [)ayent  un 
subside  prélevé  sur  leur  butin,  et,  à  cette  condition, 
trouvent  toujours  ouverts  les  défilés  des  montagnes. 
Les  Khans  de  Boudjnourd,  de  Dereguez  et  de  Koulchan 
qui  commandent  aux  colonies  de  Kurdes,  sont  les  chefs 
dont  l'avidité  amène  de  si  déplorables  résultats. 

Chàh-Abbas  le  Grand,  animé  de  cet  esprit  de  sage 
prévision  qui  lui  fit  faire  de  si  grandes  choses  pendant 
son  règne,  avait  voulu,  pour  réprimer  le  pillage  des 
Turkomans,  leur  opposer  un  peuple  guerrier,  étran- 
ger à  la  province,  avec  l'espoir  d'en  être  mieux  servi. 
Dans  ce  but,  il  avait  tiré  quelques  milliers  de  familles 
du  Kurdistan,  oii  elles-mêmes  excitaient  le  désordre, 
et  les  avait  établies  au  nord  duKhorassan,  entre  Aste- 
rabad  et  Meched,  avec  mission  de  garder  la  frontière. 
Tout  alla  bien  de  son  vivant  et  même  tant  que  régna 
la  dynastie  des  Séféviyès,  mais  pendant  les  longues 


i 


I 


—  iS\  — 

guerres  (jui  suivirent  l'invasion  des  Afi^^lians,  Kurdes 
et  Turkomans,  se  sentant  trop  faibles  pour  se  sous- 
traire aux  rapines  d'une  foule  de  seigneurs  ambitieux 
qui  se  disputaient  la  Perse,  s'unirent  pour  leur  résis- 
ter. Ils  y  parvinrent  en  effet,  et  depuis  lors,  chaque 
tribu  ou  district  kurde  forma  un  petit  État  indépen- 
dant qui  s'unit  aux  Turkomans  pour  venir  enlever  les 
Persans  et  piller  les  caravanes.  Ce  fut  seulement  en 
1832,  qu'ayant  été  assiégés  dans  leurs  forteresses  par 
le  prince  royal  Abbas-Mirza,  ces  peuples  furent  obligés 
de  rentrer  dans  le  devoir  et  de  payer  l'impôt  à  la  Perse. 
Depuis  la  mort  de  ce  prince  recommandable,  qui  eut 
lieu  l'année  suivante,  leur  soumission  n'a  été  le  plus 
souvent  que  nominale,  et  ils  ont  continué  à  se  joindre 
aux  Turkomans  pour  commettre  des  déprédations  en 
Perse.  Les  défilés  dont  ils  ont  la  garde  devraient  être 
confiés  aux  troupes  royales;  ils  sont  tellement  fortifiés 
par  la  nature  que  peu  d'hommes  y  suffiraient,  et,  dès 
lors,  les  Turkomans  n'essayeraient  même  pas  d'en  ten- 
ter le  passage.  Ce  qui  encourage  surtout  ces  bandits 
dans  leurs  courses,  c'est  la  certitude  de  l'impunité. 
Quand  ils  apprennent  qu'on  se  prépare  à  les  ])unir,  ils 
cessent  pour  un  temps  leurs  pillages,  promettent  de 
s'amender  et  de  vivre  tranquilles  chez  eux;  mais  tout 
cela  n'est  qu'un  jeu  pour  endormir  la  vigilance  des  Per- 
sans, et  dès  qu'on  ne  pense  plus  à  eux,  ils  recommen- 
cent de  plus  belle.  Le  système  suivi  jusqu'à  ce  jour 
avec  ces  peuples  par  le  gouvernement  est  vraiment 
déplorable.  Il  les  laisse  se  gorger  de  rapines  pendant 
deux  ou  trois  ans,  et  quand  les  clameurs  des  popula- 
tions deviennent  tro[)  fortes,  il  déj)êche  quelques  mil- 


—    182  — 

liers  de  serbas  pour  les  punir.  Mais  pendant  que  ceux- 
ci  pillent  de  fond  en  comble  les  premiers  aoûts,  le 
gros  de  la  tribu  se  retire  chez  les  Tékiés  ou  dans  le  fond 
des  steppeSj,  et  il  est  impossible  aux  troupes  royales 
de  le  suivre.  Les  soldats  sont  donc  obligés  de  se  retirer 
après  avoir  rempli  très-imparfaitement  la  mission  qui 
leur  était  confiée,  emmenant  avec  eux,  en  otage,  les 
femmes  et  les  enfants  de  quelques  familles  qu'ils  ont 
dépouillées.  Aussitôt  après  leur  départ,  les  hommes 
qui  ont  fui  à  leur  approche  se  livrent  avec  plus  d'ar- 
deur qu'auparavant  au  pillage  des  caravanes,  afin  de 
récupérer  ce  qu'ils  ont  perdu,  et  qui  se  compose  ha- 
bituellement d'une  tente,  de  quelques  feutres  et  d'une 
mince  batterie  de  cuisine.  Quant  à  son  argent  comp- 
tant, un  Turkoman  ne  le  porte  jamais  sur  lui;  il  l'en- 
terre dans  un  lieu  sûr  et  écarté  dont  il  a  seul  le  secret, 
et  c'est  une  ressource  qu'il  garde  pour  les  occasions  où 
la  fortune  tourne  contre  lui.  En  se  dessaisissant  d'une 
partie  de  ce  pécule  en  faveur  des  chefs  persans,  il  sait 
que  c'est  un  moyen  infaillible  de  les  humaniser  et  de 
se  faire  rendre  par  eux  sa  femme,  ses  enfants  et  pres- 
que tout  ce  qui  lui  a  été  enlevé.  Le  dommage  qu'il 
supporte  se  borne  donc  à  peu  de  chose  et  est  bien  loin 
de  compenser  celui  qu'il  a  fait  subir  aux  Persans. 

Les  dépenses  que  fait  un  Turkoman  pour  se  vêtir 
et  s'afimenter  sont  insignifiantes  :  une  longue  et  large 
robe  de  bure  ou  de  cotonnade,  un  pantalon  et  une  che- 
mise entoile  grossière  avec  un  bonnet  de  peau  de  mou- 
ton lui  suffiront  pendant  plusieurs  années;  du  maïs, un 
peu  de  blé,  du  millet  et  du  lait  aigre  caillé  satisferont 
ses  besoins.  Ceux  qui  vivent  ainsi  en  Europe  sont  con- 


—  183  — 

sidérés  comme  étant  dans  l'indigence;  il  y  a  cepen- 
dant des  millions  d'individus  en  Asie  qui  mènent  une 
pareille  vie,  et  je  puis  affimer  qu'ils  sont  très-satis- 
faits de  leur  sort.  En  comparant  cet  état  de  choses 
à  notre  manière  de  vivre,  en  Europe  Je  me  suis  sou- 
vent demandé  si  c'était  vraiment  le  bonheur  qu'on  se 
donnait,  en  satisfaisant  son  appétit  avec  mille  aliments 
divers,  en  acheîant  une  foule  de  colifichets,  en  renou- 
velant les  modes,  en  étalant  le  luxe  le  plus  effréné;  et 
j'en  suis  arrivé  à  conclure  que  si  le  bien-être  des  peu- 
ples de  l'Asie  peut  être  amélioré,  on  pourrait  aussi 
retrancher  de  l'existence  des  Européens  une  foule  de 
superfluités  qui,  devenues  un  besoin  par  suite  de 
l'usage  qu'ils  en  font,  excitent  à  la  vanité,  à  l'égoïsme, 
enfin  à  tous  les  mauvais  sentiments,  et  provoquent  ces 
révolutions  qui  font  répandre  tant  de  sang  sans  amé- 
liorer le  sort  des  hommes. 

Les  Turkomans  ne  s'aventureraient  jamais  aussi 
avant  dans  la  Perse,  pour  faire  leurs  tchap-aoûls,  s'ils 
ne  possédaient  pas  une  race  de  chevaux  si  belle  et 
si  bonne  :  aussi  donnent-ils  plus  de  soins  à  leurs 
montures  qu'à  leurs  femmes  et  à  leurs  enfants.  C'est 
mieux  que  de  la  tendresse,  c'est  de  la  passion  qu'ils  ont 
pour  ces  animaux,  et  c'est  un  péché  à  leurs  yeux  de 
les  maltraiter.  Celui  qui  s'en  aviserait  encourrait  la 
réprobation  générale  de  sa  tribu.  Un  cheval  est  pour 
eux  ce  que  le  navire  est  au  capitaine  armateur,  il 
porte  et  leurs  biens  et  leur  vie,  et  ils  jjrétendent  que 
son  dos  est  la  meilleure  des  forteresses.  C'est  elfecti- 
vement  à  cheval  qu'ils  combattent  toujours,  et  il  n'y 
a  pas  d'exemple  que  des  Turkomans  se  soient  volon- 


—  184  — 

tairement  enfermés  dans  des  murailles  pour  résister 
à  leurs  ennemis.  C'est  ce  qui  les  rend  insaisissables 
autant  que  le  mauvais  système  employé  pour  les  ré- 
duire. 

Les  steppes  de  la  Turkomanie  sont  très-favorables 
au  dévelo[)pement  de  la  race  chevaline;  leurs  pâtu- 
rages et  leurs  prairies  artificielles  croissent  dans  des 
terrains  secs,  n'ayant  pour  toute  alimentation  que  les 
neiges  de  Fhiver.  Les  fourrages  qu'ils  produisent  ren- 
ferment des  sucs  beaucoup  plus  nutritifs  que  ceux  de 
nos  climats  tempérés  et  humideS;,  aussi  développent-ils 
dans  le  sang  des  chevaux  une  chaleur  bien  plus  vive, 
et  donnent-ils  à  leurs  nerfs  une  vigueur  et  une  élas- 
ticité extraordinaires.  Par  malheur  les  steppes  ne  four- 
nissent du  vert  aux  chevaux  ([u'au  printemps,  époque 
à  laquelle  les  Turkomans  cessent  leurs  courses  jus- 
qu'à la  fin  de  juillet,  autant  pour  se  donner  le  temps 
de  rentrer  leia-s  récoltes  que  pour  laisser  reposer 
leurs  montures.  Ils  les  mettent  au  régime  sec  depuis 
le  mois  d'août  jusqu'après  l'hiver  et  les  nourrissent 
avec  de  la  paille  hachée,  mêlée  avec  du  trèfle,  de  la 
luzerne  ou  du  sainfoin  secs  et  trois  kilog.  et  demi 
d'orge  environ ,  par  jour.  Il  y  a  exception  à  cette 
règle  lorsque  ces  nomades  se  disposent  à  faire  un 
tchap-aoùl,  ainsi  que  je  l'ai  précédemment  indi- 
qué. 

Les  chevaux  turkomans  sont  une  modification  de  la 
race  arabe,  et  égalent  ceux-ci  en  bonté,  sous  tous  les 
rapports;  seulement  leur  taille  est  plus  haute,  leurs 
formes  sont  plus  développées  ,  quoiqu'ils  plaisent 
moins  à  l'œil  sous  les  rapports  de  la  conformation. 


—  18K  — 

Leur  encolure  longue,  droite  et  fièrement  cambrée,  est 
presque  toujours  grêle  et  tei'minée  par  une  trop  grosse 
tête  ;  le  poitrail  est  habituellement  étroit  et  les  jam- 
bes sont  un  peu  longues  et  grêles  pour  porter  un  corps 
massif,  cependant  bien  proportionné,  quoique  paifois 
un  peu  long.  Les  traditions  du  pays  établissent  que  le 
croisement  des  races  arabe  et  turkomane  date  des  tem  ps 
les  plus  reculés,  mais  il  se  propagea  surtout  lorsque  les 
premiers  sectateurs  de  l'Islam  firent  la  conquête  de  la 
Perse.  Timour-Leng  retrempa  le  sang  de  la  race  tur- 
komane en  plaçant  dans  les  tribus  4,200  juments  qu'il 
fit  choisir  en  Arabie  parmi  celles  qui  appartenaient 
aux  meilleures  races.  Après  lui,  Nader-Chàh  renou- 
vela ce  croisement,  mais  avec  600  juments  seulement, 
qu'il  confia  en  totalité  à  la  tribu  des  Tékiés,  dont  les 
chevaux  sont  aujourd'hui  les  plus  réputés  de  toute  la 
Turkomanie,  surtout  ceux  du  district  d'Akhal.  Les  plus 
estimés  après  les  chevaux  tékiés  sont  ceux  de  Merv- 
Châh-Djéhan  :  viennent  ensuite  ceux  des  Yamouds, 
des  Gokhlans,  puis  la  race  du  Mourghâb,  des  Héza- 
rèhs,  des  Uzbeks  de  Meïmana,  de  Chibberghàn,  etc. 
Les  distances  que  parcourent  ces  chevaux  sont  in- 
croyables. J'ai  entendu  raconter  des  choses  prodi- 
gieuses à  ce  sujet,  telles  que  des  traites  de  200  lieues 
franchies  en  cinq  ou  six  jours.  Pour  mon  compte,  j'ai 
vu  un  de  ces  animaux,  appartenant  au  général  en  chef 
de  rartillerie  [Émir  lop-khané)  Habilj-UUah-Klian , 
aller,  revenir  et  retourner,  en  douze  jours,  de  Téhé- 
ran à  Tauris  (94  farsangs ,  soit  pour  un  seul  trajet 
à  peu  près  140  heues),  déduction  faite  du  rq^os 
qu'on  lui  laissa  prendre  chaque  fois  qu'il  arrivait 


—  486  — 

dans  l'une  de  ces  villes,  c'est-à-dire  vingt-quatre 
heures  de  repos  pour  chaque  séjour  *. 

Dès  qu'un  cheval  turkoman  a  fait  ses  preuves  dans 
un  tchap-aoûl,  il  ne  sort  plus  de  la  tribu  que  par  la 
force.  Il  n'y  a  guère,  en  Asie,  que  le  Chah  de  Perse, 
mais  surtout  Assaf-Dooulet,  gouverneur  général  du 
Khorassan,  et  quelques  princes  uzbeks  qui  possèdent 
des  chevaux  turkomans  d'élite.  Ces  animaux  ne  leur 
ont  point  été  vendus;  ce  sont  des  présents  forcés  qu'ils 
tiennent  des  chefs  de  tribus,  ou  ils  proviennent  des 
prises  faites  en  temps  de  guerre.  On  pourra  juger 
du  prix  auquel  les  estiment  leurs  éleveurs,  quand  on 
saura  que  ceux  de  ces  chevaux,  désignés  comme 
étant  de  second  choix,  dont  les  Turkomans  consen- 
tent parfois  à  se  défaire,  ne  sont  jamais  payés  moins 
de  3,000  a  4,000  fr.,  quoique,  cependant,  on  puisse 
encore  en  avoir  un  excellent  pour  1000  à  1200  fr.  Au- 
dessous  de  350  fr.,  l'on  n'a  plus  que  des  chevaux  ordi- 

1  Dans  l'intéressant  petit  livre  du  général  Dauinas,  les  Che- 
vaiix  du  Sahar:ih,  on  trouve  iin  certain  nombre  de  noies  Irès- 
curieuses  el  des  réparties  d'Abd-el-Kader. — On  demandait  à  cet 
homme  célèbre  combien  de  jours  les  chevaux  arabes  pouvaient 
marcher  sans  se  reposer  et  sans  être  malades;  il  répondit  que 
si  un  cheval  arabe  pouvait  manger  autant  d'orge  qu'il  en  voudrait, 
il  pourrait  franchir  16  farsangs  (près  de  61  milles)  par  jour,  et 
cela  pendant  trois  ou  quatre  mois,  sans  se  reposer  un  seul  jour. 
Le  même  chef  arabe  assurait  avoir  connu  un  cheval  qui  avait 
parcouru  en  un  jour  les  200  milles  qui  séparent  TIemsem 
de  Mascarah,  et  il  ajoutait,  avec  une  grande  bonhomie,  qu'après 
une  pareille  course,  ou  «  aurait  dû  laisser  la  bonne  bêle  se 
reposer.  »  Le  général  Daumas  ciie  encore  plusieurs  anecdotes 
qui  lui  ont  élé  rapportées  concernant  des  chevaux  qui  auraient 
franchi  de  170  à  200  milles  en  vingl-qualre  heures. 


—  d87  — 

naires,  mais  qui  passeraient  pourtant  en  Europe  pour 
d'assez  jolies  bêtes  et  d'une  valeur  trois  ou  quatre  fois 
plus  considérable. 

La  manière  dont  les  Asiatiques  soignent  leurs  che- 
vaux de  prix  m'a  démontré  combien,  en  France,  il 
nous  restait  encore  de  préjugés  à  vaincre  pour  arriver 
à  une  éducation  satisfaisante  du  cheval.  La  routine, 
de  grands  mots  artistement  arrangés  dans  de  grands 
livres,  et  un  système  étrange  y  prévalent  toujours  sur 
la  raison  :  nos  chevaux  sont  élevés  comme  des  demoi- 
selles, dans  une  écurie  bien  fermée,  ne  sortant  m  par 
la  pluie,  ni  par  la  neige  ;  le  plus  petit  dérangement 
est  considéré  comme  une  atteinte  à  leur  santé;  on  les 
ménage  au  travail,  et,  jusqu'à  l'âge  de  quatre  ans,  ce 
sont  des  enfants  en  nourrice.  11  en  résulte  qu'ils  man- 
quent des  quatre  pieds  dès  qu'ils  sont  soumis  à  un  exer- 
cice un  peu  rude.  Si  nos  régiments  de  cavalerie  étaient 
appelés  àfairelaguerre,je  suis  convaincu  que  les  trois 
quarts  des  chevaux  de  notre  eifectif  seraient  hors  de 
service  un  mois  après  être  entrés  en  campagne.  Les  prix 
que  le  gouvernement  français  alloue  aux  vainqueurs 
des  nombreuses  courses  qu'il  a  instituées  pour  l'amu- 
sement du  public  parisien  ne  servent  qu'à  détourner 
les  éleveurs  du  véritable  but  qu'ils  doivent  se  pro- 
poser, celui  de  développer  la  vigueur  des  chevaux, 
avant  de  chercher  à  leur  faire  obtenir  des  qualités  de 
vitesse,  bonnes  seulement  pour  briller  dans  un  hippo- 
drome. Il  s'ensuit  que  celui  qui  possède  des  haras,  au 
lieu  de  rechercher  dans  un  étalon  des  formes  ramas- 
sées, concentrées  et  résumant  toutes  les  meilleures 
conditions  possil)les  de  force  et  de  durée,  lui  préfère 


—  188  — 

colles  qui  promcllent  d'allonger  les  dimensions  du 
cheval,  et  par  conséquent  son  allure,  au  détriment  de 
sa  vigueur.  On  ne  veut  (jue  de  la  célérité  pour  un  mo- 
ment donné  :  peu  importe  le  reste.  Dès  qu'un  éleveur 
sait  qu'on  lui  payera  bien  les  poulains  ainsi  conformés, 
il  sacrifie  tout  à  cette  mode  anglaise,  dont  nous  subis- 
sons les  tristes  conséquences  pour  notre  race  che- 
valine. Les  Asiatiques,  au  contraire,  s'attachent  aux 
choses  que  nous  dédaignons.  Le  choix  d'un  étalon  est 
pour  eux  la  plus  grande  affaire,  et  il  n'est  admis  à  la 
reproduction  que  lorsqu'il  a  donné  des  preuves  de 
vigueur  incontestables  :  sa  vitesse  n'intlue  jamais  sur 
rojiinion  qu'on  se  forme  de  lui.  Sitôt  que  le  poulain  a 
atteint  l'âge  de  deux  ans  et  demi,  on  commence  à  lui 
faire  faire  un  travail  pro[)ortionué  à  ses  forces;  on  y 
trouve  l'avantage  de  prévenir  en  lui  le  développement 
de  vices  qui  deviennent  quelquefois  incurables  lorsque 
le  cheval  est  arrivé  à  quatre  ans,  et  que  ses  forces  se 
sont  complètement  développées.  C'est  une  erreur  de 
croire  que  ce  travail  prématuré  î'afi'aiblit;  à  ce  compte 
nos  paysans,  nos  portefaix,  nos  ouvriers,  tous  habi- 
tués dès  leur  jeunesse  aux  plus  rudes  travaux,  de- 
vraient être  des  gens  faibles  et  énervés.  Il  n'en  n'est 
rien  cependant,  c'est  au  contraire  cette  habitude  du 
travail,  contractée  dès  le  bas  âge,  (jui  raffermit  leurs 
muscles  et  endurcit  leur  corps  contre  toutes  les  fati- 
gues et  les  intempéries.  Un  cheval  turkoman  n'est  ja- 
mais enfermé  dans  une  écurie  :  il  est  toujours  à  l'air, 
envelo|)pé  dans  des  feutres,  et  avec  des  entraves  aux 
pieds.  Cependant  ceux  qui  passent  des  mains  des  no- 
mades entre  celles  des  citadins  sont  renfermés  dans 


—  189  — 

des  écuries  pendant  l'hiver,  mais  on  les  sort  dans  la 
cour  aussitôt  que  les  rayons  du  soleil  viennent  ré- 
chauffer l'atmosphère.  Pour  eux  le  temps  du  repos 
est  au  printemps,  quand  ils  sont  au  vert  :  pendant  le 
reste  de  l'année^  on  les  exerce  presque  journellement 
et  ils  se  trouvent  parfaitement  de  ce  régime  ;  la  plu- 
part d'entre  eux  fournissent  de  vingt  à  vingt-cinq  ans 
de  service.  Ces  admirables  animaux  résistent  aussi 
bien  au  froid  qu'à  la  chaleur;  ils  sont  habitués  à  boire 
en  tout  temps,  même  lorsqu'ils  sont  en  sueur;  mais, 
dans  ce  cas,  on  a  soin  de  leur  faire  faire  quelques 
temps  de  galop  aussitôt  après  qu'ils  ont  fini  de  boire  : 
sans  cette  précaution  ils  pourraient  gagner  une  fluxion 
de  poitrine,  et  les  Turkomans  assurent  qu'aussitôt 
qu'on  les  dessellerait,  leur  peau,  dans  les  endroits  où 
portent  les  panneaux  de  la  selle,  gonflerait  comme  une 
outre  :  heureusement  un  temps  de  galop  après  boire 
leur  suffit  pour  éviter  cet  inconvénient. 

L'habitude  tient  lieu  de  science  aux  Asiatiques  pour 
traiter  les  chevaux  dans  leurs  maladies  ;  à  cet  égard 
il  faut  convenir  qu'ils  sont  encore  très  en  arrière  : 
parfois  cependant  ils  obtiennent  de  bons  résultats. 
Par  exemple,  dans  la  morve  au  premier  degré,  ils  ne 
donnent  d'autre  nourriture  à  un  cheval  pour  un  jour 
que  trois  kilog.  de  sainfoin  sec  et  trois  kilog.  de  lait 
de  chamelle,  mêlé  avec  un  demi-kilog.  de  soufre 
en  poudre.  J'ai  vu  des  guérisons  obtenues  en  quinze 
jours  par  ce  traitement.  Les  jeunes  chevaux  sont  su- 
jets à  perdre  l'appétit,  et  pour  le  leur  rendre  on  leur 
arrache,  après  avoir  fait  une  incision,  une  espèce 

de  cartilage  qui  leur  pousse  au  haut  des  naseaux.  On 
I.  H. 


—  190  — 
ne  connaît  rien  de  mieux,  pour  les  engorgements  de 
la  ganache,  que  de  frotter  la  tête  et  le  col  avec  de  la 
graisse  de  queue  de  mouton.  Les  Turkomans  extir- 
pent aussi  les  molettes  au  moyen  d'une  opération 
qui  m'a  paru  assez  facile,  mais  qui  gagnerait  à  être 
faite  par  nos  vétérinaires.  Pour  les  eaux  aux  jambes 
et  réléphantiasis,  ils  font  des  applications  de  bol 
d'Arménie  délayé  dans  du  vinaigre,  et  saignent  l'ani- 
mal aux  quatre  membres.  Les  chevaux,  en  Orient,  sont 
sujets  à  une  maladie  que  je  n'ai  point  observée  en 
Europe;  les  Persans  l'appellent  nakhochi  xjaman  (ma- 
ladie méchante,  mauvaise);  c'est  une  affreuse  colique 
qui  fait  gonfler  la  peau  dans,  un  endroit  quelconque, 
en  forme  de  loupe  :  trois  ou  quatre  heures  suffisent 
pour  tuer  un  cheval  ;  si  on  fait  son  autopsie  après  sa 
mort,  l'on  trouve  sa  chair  percée  d'une  infinité  de  pe- 
tits trous  et  ses  entrailles  corrompues.  J'ai  vu  quel- 
ques-uns de  ces  animaux  se  dresser  contre  les  murs, 
se  livrer  aux  contorsions  les  plus  horribles,  et  mourir 
connue  s'ils  étaient  atteints  d'hydrophobie  K  Cette 
colique  paraît  être  provoquée  par  l'impossibilité  dans 
laquelle  se  trouve  le  cheval  d "évacuer  les  matières  fé- 
cales :  on  le  sauve  quelquefois  en  lui  introduisant  la 
main  dans  le  rectum  et  en  retirant  le  crottin  qui  se 
trouve  accumulé  à  sa  partie  inférieure,  mais  cela 
ne  réussit  que  rarement  et  il  meurt  presque  toujours 
dans  d'alï'reuses  douleurs. 

1  Celle  maladie  ressemble  | fort  à  Vinfluensa,  laquelle,  il  y  a 
quelques  années,  sévissait  parmi  les  chevaux  eu  Angleterre. 


CHAPITRE  VIII. 


Ruines  immenses  près  de  Mezinân.  —  Alayar-Khan. —  Un  an- 
cien caravansérail. — Mehir.— Nombreux  troupeaux  de  cerfs. 
— Villages. —  Sebz-Var.— Une  ville  arabe. — Aspect  prospère 
de  Sebz-Var. — Envahissement  des  Afghans,  en  1721. — 
L'auteur  engage  un  nouveau  domestique.  — Zafferani. — 
Aridité  et  fertilité  du  sol.  —  Un  caravansérail  en  ruines; 
le  plus  vaste  de  la  Perse.  —  Caractères  kufîques.  —  Légende 
relative  à  l'architecte. — Le  marchand  et  son  safran. — Nicha- 
pour.  —  Description  de  la  ville. —  Son  territoire.  —  Mines  de 
turquoises  dans  le  voisinage  de  cette  cité.  -  Visite  au  gou- 
verneur général  du  Khorassan.  —  Réception  courtoise  de 
Assaf-Dooulet. —  Politique  persane. — Méhémed- Hassan- 
Khan.  —  Un  présent  de  la  part  du  gouverneur.  —  Ebahisse- 
ment  des  pèlerins.  —  Retour  sur  eux-mêmes  et  changement 
de  manière  d'agir.  —  Dèh-Roud. —  Beauté  du  pays.  —  Un  vil- 
lage pittoresque.  —  Turgovèh. —  Le  chemin  des  montagnes. 
—  Le  Mollah  et  la  traite.  —  Passage  des  montagnes. —  Une 
vue  magnifique.  —  Djagar.  —  Les  Bohémiens. 


Mais  revenons  à  mon  voyage. 

Après  avoir  vu  fuir  les  Turkomans  à  tire  d'ailes, 
pour  ne  plus  reparaître,  nous  continuâmes  notre 
route  sans  aucun  accident.  Sur  les  trois  quarts  dfe  son 
parcours  cette  étape  est  déserte  ;  c'est  seulement  au 
delà  de  Peul-Ebrichim  qu'on  rencontre  deux  tours  for- 
tifiées gardées  par  des  serbas,  chargés  d'assurer  la 
sécurité  de  la  route.  Ces  soldats  étaient  réduits  au 
quart  de  leur  effectif  quand  nous  passâmes,  et  se  te- 
naient soigneusîinent  enfermés  dans  leurs  tours,  pour 
se  préserver  des  attaques  des  Turkomans  qu'ils  avaient 
mission  de  réprimer.  Leurs  compagnons  avaient  dé- 


—  192  — 

serté  parce  qu'ils  ne  recevaient  ni  solde,  ni  ration,  et 
ceux  qui  restaient  nont  pas  dû  tarder  à  en  faire 
autant.  Un  quart  d'heure  avant  d'arriver  à  la  lialte, 
nous  fûmes  de  nouveau  assaillis  par  un  vent  furieux 
soulevant  des  tourbillons  d'une  poussière  si  épaisse, 
qu'il  m'était  impossible  de  distinguer  même  les  oreilles 
du  cheval  sur  lequel  j'étais  monté.  Nous  traversâmes 
ensuite  de  vastes  ruines,  placées  en  avant  de  Mezi- 
nân,  parmi  lesquelles  je  remarquai  une  johe  mos- 
quée, un  vaste  établissement  de  bains  et  plusieurs  mai- 
sons hautes  et  de  belle  apparence,  qui  ne  nécessite- 
raient que  de  très-légères  réparations  pour  devenir 
habitables.  Du  reste,  on  voit  que  ces  ruines  ont  été 
abandonnées  plutôt  (jne  détruites;  elles  faisaient  par- 
tie, il  n'y  a  pas  longtemps  encore,  dune  petite  ville 
assez  florissante  appelée  Musned-Abad,  où  gouvernait 
un  chef  indépendant  nommé  Alayar-Khan,  qui,  au 
commencement  du  règne  de  Feth-Ali-Chàh,  inter- 
ceptait la  route  de  Mechcd  à  Téhéran.  Les  caravanes 
ne  pouvaient  passer  outre  qu'en  lui  payant  un  fort 
tribut,  bien  heureuses  quand  il  ne  les  dépouillait  pas 
entièrement.  Dos  troupes  furent  envoyées  contre 
lui,  la  ville  fut  prise,  sa  forteresse  démantelée  et 
Alayar-Khan  étranglé.  Mezinàn,  située  à  une  por- 
tée de  canon  plus  loin,  s'est  sans  doute  peuplée  aux 
dépens  de  la  ville  détruite  ;  c'est  un  gros  village  en- 
touré d'une  haute  et  épaisse  muraille  en  terre,  proté- 
gée par  un  fossé  sccjnais  profond.  Il  renferme  plus 
de  400  maisons  et  un  bain  public.  C'est  là  que 
commence  le  Khorassan.  Mezinàn  est  une  dépendance 
du  riche  district  de  Sebz-Var.  Nous  campâmes  entre 


—  193  — 

deux  caravansérails-chàh,  sur  une  vaste  esplanade. 
L'un  de  ces  monuments,  encore  habitable,  a  été  con- 
struit par  Chàh-Abbas,  l'autre  par  le  Khalife  El  Ma- 
moun,  fils  d'Haroun  El  Rechid  et  a  été  détruit  par 
Timour-Leng.  Ce  devait  être  un  édifice  remarquable 
par  son  élégance  et  sa  solidité  ;  l'intérieur  seul  a  été 
détruit,  le  mur  d'enceinte  de  briques  cuites  est  en- 
core debout;  sa  façade  est  recouverte  d'inscriptions 
kufiques  et  d'arabesques  parfaitement  conservées. 

Mehir.  —  19  mai.  —  o  farsangs,  six  heures  et  demie 
de  route,  par  un  chemin  plat,  facile  et  sablonneux. 
On  aperçoit  de  nombreux  troupeaux  de  cerfs  dans  la 
plaine.  Les  montagnes  situées  à  une  farsang  environ, 
sur  notre  gauche,  sont  couvertes  de  beaux  villages  et 
de  vastes  cultures  étagées  de  [ilateau  en  plateau.  Une 
heure  avant  d'arriver  au  gîte,  on  trouve  le  joli  vil- 
lage de  Soutkar,  traversé  par  des  eaux  abondantes 
et  fraîches  qui  descendent  des  montagnes.  Les  cara- 
vanes s'y  arrêtent  souvent  de  préférence  à  Mehir,  sur- 
tout en  venant  de  Sebz-Var,  parce  qu'elles  y  trouvent 
tout  à  leur  portée  et  en  grande  quantité,  tandis  qu'à 
Mehir  elles  logent  dans  le  caravansérail-chàh,  qui  est 
situé  sur  le  bord  de  la  route,  aune  forte  portée  de  ca- 
non du  village.  Mehir  renferme;  280  maisons,  la  plupart 
des  rues  sont  arrosées  par  des  ruisseaux  et  ombragées 
par  d'énormes  platanes.  C'est  un  des  plus  jolis  villages 
parmi  ceux  qu'on  rencontre  sur  la  route  de  Meched. 

Sebz-Var.  —  20  mai.  —  9  farsangs,  onze  heures  et 
demie  de  parcours  en  plaine,  par  une  route  unie  et 
sablonneuse.  Caravansérail-chàh  près  d'un  village. 
A  mi-chemin  sur  la  gauche,  on  trouve  quelques  ha- 


—  49i  — 

meaux,  deux  heures  avant  d'arriver  à  Sebz-Var.  A  par- 
tir de  ce  moment,  on  voit  d'immenses  ruines  qui  s'é- 
tendent entre  la  route  et  le  pied  des  montagnes  ;  elles 
proviennent  de  constructions  arabes,  et  l'on  remar- 
que surtout  des  tombeaux  faits  avec  un  ciment  très- 
dur  qui  paraît  être  un  mélange  de  gravier,  de  sable  et 
de  chaux  ayant  parfaitement  résisté  aux  effets  des- 
tructeurs du  temps.  Un  minaret,  semblable  à  ceux  de 
Damghàn  et  isolé  de  toute  construction,  domine  toutes 
ces  ruines,  dont  l'étendue  est  très-considérable  puis- 
qu'elles s'étendent  jusqu'à  Sebz-Var;  elles  provien- 
nent d'une  grande  ville  qui,  au  dire  des  Persans,  s'ap- 
pelait Khosrou-GuJrd.  Il  y  a  encore  sur  la  gauche,  et 
à  une  demi-farsang  de  la  route,  un  grand  village  qui 
porte  ce  nom. 

La  petite  ville  moderne  de  Sebz-Var  est  très-animée, 
et  l'on  reconnaît  bien  vite,  en  y  entrant,  à  la  bonne 
tenue  des  bazars,  à  l'air  de  contentement  qui  règne 
sur  la  figure  des  habitants,  une  administration  pa- 
ternelle et  bien  dilférente  de  celle  qui  régit  les  pro- 
vinces de  la  Perse  autres  que  le  Khorassan.  Cette  ville 
est  le  che(-hcu  d'un  riche  district;  sa  banlieue  est 
couverte  de  beaux  villages,  et,  ce  qui  est  rare  en  Perse, 
de  cultures  dont  l'œil  ne  découvre  pas  la  fin  :  c'était  la 
première  fois  que  j'y  voyais  pareille  chose.  N'est-ce 
pas  là  l'indice  le  plus  sûr  de  la  bonne  administration 
de  son  gouverneur  général,  Assaf-Duoulet?  La  ville  est 
petite,  mais  bien  remphe;elle  possède  environ  1,200 
maisons,  des  caravansérails,  des  mosquées,  des  bains 
et  de  jolis  bazars  voûtés  qui  traversent  la  ville  d'un 
bout  à  l'autre.  Sa  citadelle  est  construite  au  nord. 


—  195  — 

sur  une  éminence  de  terres  rapportées;  elle  est  ceinte 
d'une  épaisse  et  haute  muraille  en  terre  et  n'a  pour  la 
défendre  qu'une  pièce  de  -4  de  fabrique  russe.  La  ville 
elle-même  est  protégée  par  une  muraille  en  terre  et 
un  fossé  sec ,  lequel  cependant  peut  être  inondé  au 
moyen  des  eaux  qui  descendent  des  montagnes  voi- 
sines. On  se  ressent  moins  qu'ailleurs ,  dans  cette 
localité,  des  pillages  des  Turkomans,  parce  qu'ils  sont 
obligés  de  faire  un  détour  dangereux  pour  arriver  jus- 
que-là. Sebz-Var  fut  le  théâtre  de  sanglants  combats 
pendant  l'invasion  afghane  de  1 721 .  Les  troupes  de 
Mir-Mahmoud  Ghaldjéhi  la  disputèrent  longtemps  à 
celles  de  Mir-Mahmoud  Sistani.  Elle  finit  par  rester  à 
ce  dernier,  mais  il  en  fut  bientôt  après  dépossédé  par 
le  fameux  Nader,  qui  la  releva  quelque  peu  des  ruines 
que  tant  de  guerres  y  avaient  entassées  les  unes  sur  les 
autres  ;  pourtant  ce  n'est  que  depuis  dix  ans  qu'elle  a 
recouvré  son  ancienne  prospérité.  Hussein-Khan,  l'un 
des  fils  d'Assaf-Dooulet,  et  par  conséquent  cousin  ger- 
main du  Chah,  dont  il  a  épousé  une  sœur,  est  gou- 
verneur du  district  de  Sebz-Var. 

Le  pèlerin  que  j'avais  pris  à  mon  service  à  Héïvane- 
Kièf,  tout  en  étant  assez  bon  diable  au  fond,  était  cepen- 
dant obhgé,  pour  ne  pas  s'attirer  les  reproches  de  ses 
compatriotes,  de  garder  vis-à-vis  de  moi  une  espèce 
de  retenue  fanatique  qui  me  causait  encore  une  foule 
de  désagréments.  J'avais  hâte  d'en  finir  une  bonne 
fois  en  prenant  un  domestique  en  dehors  de  la  caté- 
gorie des  pèlerins.  Je  crus  avoir  trouvé  mon  affaire  en 
louant  un  individu  se  donnant  le  nom  de  Sadeuk,  que 
je  rencontrai  à  Sebz-Var,  et  qu'il  me  sembla  recon- 


-  d96  — 

naître  comme  ayrtnt  été  antérieurement  au  service 
«le  la  mission  anglaise  à  Téhéran.  Je  me  trompais 
cependant,  car  je  sus  depuis  que  le  gaillard  était  un 
/oM^ï  (c'est  ainsi  qu'on  appelle  en  Perse  les  mauvais  su- 
jets, voleurs,  assassins,  etc.),  nommé  Ismaël,  ayant  fui 
la  capitale,  où  je  Tavais  vu,  afin  de  se  soustraire  à  une 
punition  que  divers  méfaits  lui  avaient  méritée.  Na- 
turellement, le  drôle  me  voyant  favorablement  dis- 
posé en  sa  faveur  se  garda  bien  de  me  détromper,  et 
je  le  pris  à  mes  gages.  Cette  facilité  me  coûta  une 
partie  de  mes  ressources,  ainsi  qu'on  le  verra  plus 
loin,  et  aurait  pu  me  devenir  plus  funeste  encore.  C'est 
un  exemple  dont  feront  bien  de  profiter  ceux  qui  se 
proposeraient  de  voyager  en  Perse  :  ils  ne  sauraient 
être  trop  attentifs  dans  le  choix  qu'ils  feront  de  leurs 
domestiques,  et  je  les  engage  à  ne  prendre  ces  gens-là 
à  leur  service  qu'autant  qu'ils  auront  pour  répondants 
des  personnes  établies,  lesquelles  s'engageraient,  par 
un  écrit,  à  assumer  la  responsabilité  de  tous  les  actes 
de  ceux  qu'ils  cautionnent. 

Zafférani. —  21  mai.  —  6  farsangs,  huit  heures  de 
marche  pai'  une  route  plate  et  facile,  tour  à  tour  argi- 
leuse et  sablonneuse.  On  circule  entre  plusieurs 
villages,  de  belles  cultures  bien  arrosées,  et  de  nom- 
breuses ruines  jus((u'à  mi-chemin  de  Zafférani,  le  reste 
est  désert.  Ce  gîle  est  un  petit  village  fermé  d'une  en- 
ceinte en  terre,  contenant  44  maisons  habitées.  Un 
caravansérail-chàh  ruiné  est  placé  vis-à-vis;  c'est  un 
des  plus  vastes  qui  soient  en  Perse.  S'il  faut  en  croire 
la  chronique  du  pays,  il  availl, 700 chambres,  renfer- 
mait un  bain,  une  mosquée  et  de  vastes  jardins.  Je  crois 


—  197  — 

cependant  k  chronique  tant  soit  peu  mensongère, 
toutefois,  la  quantité  de  ruines  qui  entourent  cet  édi- 
fice dénote  clairement  qu'il  devait  occuper  un  grand 
emplacement.  Les  Persans  aiment  trop  le  merveilleux 
pour  qu'on  puisse  les  croire  en  tout  surparole^et  illeur 
serait  facile  de  s'apercevoir,  aux  caractères  kufiques 
et  aux  arabesques  qui  décorent  ce  caravansérail,  qu'il 
est  d'origine  arabe;  mais  ils  préfèrent  lui  en  assigner 
une  autre,  et  voici  ce  qu'ils  disent  :  un  Persan  ayant 
trouvé  un  immense  trésor  sur  l'emplacement  où  existe 
aujourd'hui  ce  monument,  fit  le  vœu  de  l'employer  en 
bonnes  œuvres,  et  la  première  fut  la  construction  du 
caravansérail.  Les  fondements  venaient  d'en  êtrejetés, 
lorsque  passa  par  là  un  marchand  qui,  ayant  chargé 
en  Khorassan  3  kharvars  (900  kilog.)  de  safran,  s'était 
rendu  à  Bagdad  dans  l'espoir  de  vendre  avantageu- 
sement sa  marchandise  :  le  commerce  allant  mal,  il 
ne  vit  que  de  la  perte  en  perspective  quand  il  arriva 
dans  la  ville  des  kalifes,  et  préféra  revenir  dans  son 
pays  avec  ses  charges,  pour  attendre  des  temps  meil- 
leurs. Arrivé  à  Zafférani,  le  nouvel  enrichi  lui  deman- 
da pourquoi  il  avait  l'air  si  chagrin.  Aussitôt  qu'il  en 
connut  la  cause,  il  fit  décharger  le  safran  par  les  ma- 
çons et  leur  ordonna  de  le  mêler  à  la  chaux  qui  ser- 
vait a.  la  construction  du  caravansérail  :  lorsque  ceci 
fut  fait,  il  remit  au  marchand  étonné  3  kharvars 
de  pierreries  en  payement  de  ses  3  kharvars  de 
safran.  Quelque  absurde  qu'elle  soit,  cette  histoire 
trouve  créance  auprès  des  Persans,  même  les  plus 
instruits,  et  la  révoquer  en  doute,  ce  serait  s'exposer  à 
se  faire  une  affaire  avec  le  peuple.  Bien  que  le?  bri- 


—  198  — 

ques  soient  du  rouge  le  plus  prononcé  et  qu'elles 
n'exhalent  que  l'odeur  qui  leur  est  propre,  j'entendis 
une  foule  de  pèlerins  dire  qu'elles  avaient  tout  à  fait 
la  couleur  du  safran,  et  que  l'odeur  de  celte  substance 
les  incommodait  beaucoup.  C'est  un  parti  pris  chez 
ces  gens-là,  il  faut  qu'ils  exagèrent  en  tout  et  pour 
tout;  il  serait  très-difficile  de  les  faire  changer. 

Zatïerani  est  un  triste  gîte;  on  y  trouve  difficilement 
à  se  pourvoir  de  vivres,  et  les  cultures  de  la  localité 
ne  suffisent  pas  à  la  consommation  des  caravanes  de 
passage.  Ce  qui  manque  est  tiré  de  Nichapour  et  de 
Sebz-Var. 

Nichapour. — 22  mai. — M  farsangs,  quatorze  heures 
de  route,  les  deux  premières  en  plaine  par  un  chemin 
uni  et  solide,  les  trois  suivantes  à  travers  une  chaîne 
de  montagnes  qui  coupent  obliquement  la  plaine,  et  qui 
servent  de  limite  entre  le  district  deSebz-Yar  et  celui 
de  Nichapour.  La  route  suit  là  une  foule  de  sinuosités 
et  reste  presque  continiiellement  encaissée  entre  des 
hauteurs  qui,  fortifiées  dans  des  endroits  judicieuse- 
ment choisis,  rendraient  le  passage  de  ce  défilé  extrê- 
mement difficile.  A  vrai  dire  il  pourrait  être  tourné  en 
évitant  cette  chaîne  de  montagnes  et  en  prolongeant 
le  mouvement  vers  la  gauche,  mais  pour  cela  il  fau- 
drait franchir  quinze  à  seize  farsangs  dans  un  pays  dé- 
sert et  dépourvu  d'eau.  Ces  montagnes  servent  d'em- 
buscades aux  Turkomans.  On  rencontre  deux  caravan- 
sérails-chah en  ruines,  placés  à  deux  heures  et  demie 
de  distance  l'un  de  l'autre.  Après  dix  heures  de  mar- 
che, on  arrive  aux  ruines  d'un  gros  village,  nonuné 
Hussein-Abad:  il  était  ceint  d'une  muraille  et  d'un  fossé 


—  199  — 

qui  existent  encore,  mais  il  est  complètement  inha- 
bité et  se  trouve  entouré  de  prairies  où  paissent  les 
chevaux  d'Assaf-Dooulet.  Le  sol  est  argileux  et  se  dé- 
fonce facilement;  la  route  y  est  épouvantable  en  hiver. 
Après  quatre  nouvelles  heures  de  marche,  on  arrive, 
accablé  de  fatigue,  à  Nichapour,  petite  ville  agréable- 
ment située  au  milieu  d'une  multitude  de  villages  et 
de  jardins,  groupés  très-{)rès  les  uns  des  autres,  dans 
une  vaste  plaine  qui  était  autrefois  arrosée  par  douze 
mille  cours  d'eau  provenant  de  Kariz.  Aujourd'hui,  le 
plus  grand  nombre  de  ces  puits  est  desséché,  ce  qui 
n'empêche  pas  cette  plaine  d'être  encore  d'une  fer- 
tihté  prodigieuse.  Le  climat  dont  elle  jouit  est  délicieux 
quoique  un  peu  froid  en  hiver,  ce  qui  est  dû  au  voi- 
sinage de  hautes  montagnes  situées  au  nord  et  à  une 
farsang  de  la  ville.  Ces  montagnes  enceignent  à  pou 
près  la  plaine  comme  un  vaste  amphithéâtre,  et  il 
existe  de  nombreux  villages  dans  leurs  gorges  et  sur 
leurs  plateaux.  De  belles  cultures  s'élèvent  jusqu'aux 
sommités  les  plus  élevées;  de  nombreux  ruisseaux  en 
découlent  et  viennent  arroser  la  plaine;  celui  qui  passe 
près  de  Nichapour  se  nomme  Chourèh-Roud  et  ses 
eaux  sont  un  peu  saumàtres.  Les  fruits  de  ce  district 
ont  une  très-grande  réputation  de  bonté  et  passent 
pour  les  meilleurs  du  Khorassan,  On  y  trouve  aussi  de 
la  soie,  du  coton  et  une  grande  quantité  de  céréales. 

Nichapour  a  été  une  des  villes  les  plus  grandes  et 
les  plus  riches  de  la  Perse;  elle  fut  une  des  quatre  cités 
royales  du  Khorassan.  Les  auteurs  occidentaux  ont 
attribué  sa  fondation  à  Châh-Pour,  deuxième  roi  de 
la  dynastie  des  Sassanides  (vers  l'an  250  de  J.-C), 


—  200  — 

dont  elle  prit  le  nom  en  y  ajoutant  celui  de  Neï  ou  \i, 
signifiant  roseau  en  persan  ancien  et  moderne ,  et 
cela,  dit  la  tradition,  parce  que  la  plaine  oii  elle  est 
située  était  alors  couverte  de  roseaux.  Au  dire  des 
historiens  persans,  Nichapour  aurait  une  origine  bien 
plus  ancienne  que  celle  que  nous  lui  assignons  :  ils 
désignent  Talimurat,  troisième  roi  de  la  dynastie 
Pichdadienne,  comme  son  fondateur.  Elle  s'appelait 
alors  Aber-Cliehr  (la  ville  haute);  elle  fut  prise  et  dé- 
truite, disent-ils  encore,  par  Alexandre  le  Grand,  et 
réédifiée  par  Chàli-Pour.  Pour  perpétuer  ce  souvenir, 
ce  souverain  s'y  fit  élever  ime  haute  statue  qui  resta 
debout  jusqu'au  temps  de  l'invasion  des  premiers 
musulmans  dans  cette  contrée,  et  fut  alors  renversée. 
Nichapour  eut  beaucoup  à  souffrir  de  l'invasion  des 
Arabes.  Elle  eût  été  détruite  conuine  tant  d'autres  et 
serait  restée  dans  l'oubli,  si  les  Tahérides,  et  après 
eux  les  Soffarides,  ne  l'eussent  restaurée  et  repeu[)lée. 
Mahmoud  le  Ghaznévide,  qui  plus  tard  fut  gouver- 
neur du  Khorassan,  sous  le  règne  de  Sebek-Taguy, 
son  père,  fixa  son  séjour  à  Nichapour,  ce  qui  devint 
très-profitable  aux  habitants.  Toghrul-Beg,  premier 
sultan  de  la  dynastie  des  Seljoucidcs,  la  choisit  pour  sa 
capitale,  et  ses  largesses  lui  firent  bientôt  recouvrer  son 
ancienne  splendeur;  m;iis  l'an  de  J.-C.  l]o3(de  l'hé- 
gire 548),  sous  le  règne  du  sultan  Sandjiar,  prince  de 
la  même  dynastie,  les  Turkcmans  s'en  emparèrent  et 
la  ravagèrent  si  complètement  (pi'au  dire  de  l'historien 
persan  Khagani,  lorscjue  ses  habitants,  qui  avaient  fui 
à  l'approche  des  vainqueurs,  y  relournèrenl  après 
leur  départ,  il  leur  fut  imj)Ossible  de  retrouver,  à  tra- 


—  201  — 

vers  les  ruines,  remplacement  de  leurs  maisons  res- 
pectives. Cependant,  telle  était  la  fertilité  de  la  con- 
trée qu'avec  le  secours  des  princes  du  Khouarisme, 
qui  la  possédèrent  après  les  Seljoucides,  Nichapour 
se  releva  encore  une  fois  de  ses  ruines.  Mais  elle  n'a- 
vait pas  encore  éprouvé  tous  les  désastres  qui  la  me- 
naçaient. En  1220  de  J.-C.  (617  del'h.)Touli-Khan,fils 
de  Djenghiz,  vint  en  faire  le  siège,  la  prit,  la  ravagea 
de  fond  en  comble  et  fit  mettre  à  mort  près  de  deux 
millions  d'habitants  qui  peuplaient  la  ville  et  le  ter- 
ritoire qui  en  dépendait.  Depuis  ce  moment,  Nicha- 
pour fut  en  butte  à  tous  les  caprices  de  la  fortune  : 
on  la  voit  renaître  et  périr  tour  à  tour;  toutefois, 
elle  ne  retrouva  jamais  son  ancienne  prospérité. 
Située  sur  l'extrême  frontière  persane,  du  côté  de 
la  Tartarie,  les  Mongols,  les  Turkomans  et  les  Uzbeks 
la  saccagèrent  successivement  et  presque  annuelle- 
ment. Vers  le  commencement  du  xvui^  siècle,  ce 
n'était  plus  qu'une  vaste  ruine  et  elle  languit  jusqu'a- 
près la  mort  de  Nader-Châh.  En  1752  (1166  de  l'h.), 
après  avoir  supporté  le  siège  de  six  mois  d'Ahmed- 
Châh,  roi  des  Afghans,  elle  fut  quelque  peu  restaurée 
par  Abbas-Kouli-Khan,  chef  de  la  tribu  des  Beïyats, 
qui  s'était  déclaré  indépendant  dans  le  district.  Au- 
jourd'hui, elle  renferme  tout  au  plus  8,000  âmes;  elle 
est  assez  mal  fermée  par  une  muraille  en  terre  et  un 
fossé  sec.  Sa  citadelle  a  peu  d'importance  et  tombe  en 
ruines;  elle  a  de  modestes  bazars,  une  mosquée,  huit 
bains  et  plusieurs  caravansérails.  Le  plus  beau  de  ces 
caravansérails  se  trouve  hors  de  son  enceinte,  sur  la 
route  qui  conduit  à  Meched.  Si  la  ville  a  été  ainsi  ré- 


—  202  — 

duite,  il  va  sans  dire  que  la  campagne  a  dû  souffrir 
en  proportion;  mais  ce  qu'il  y  reste  de  villages  et  de 
cultures  indique  suffisamment  que  tant  de  désastres 
n'ont  pu  éloigner  la  population  survivante  d'une  con- 
trée dont  elle  ne  retouverait  la  fertilité  nulle  autre 
part  en  Perse. 

Méhémed-Zéman-Khan ,  l'un  des  plus  jeunes  fils 
d'Assaf-Dooulet.,  est  gouverneur  du  district  de  Nicha- 
pour,  sous  la  tutelle  de  son  nazer  (intendant). 

Un  des  plus  grands  inconvénients,  à  mon  avis,  de 
voyager  avec  une  caravane  en  Orient,  c'est  d'être  obligé 
de  la  suivre  pas  à  pas  dans  la  route  qu'elle  parcourt,  sans 
jamais  pouvoir  la  quitter  d'un  moment  :  on  se  prive 
ainsi  de  la  faculté  d'aller  visiter  des  lieux  intéressants, 
souvent  très-rapprochés  de  ceux  par  où  l'on  passe. 
Pour  mon  compte,  j'ai  souvent  éprouvé  cette  contra- 
riété et  surtout  à  Nicliapour;  c'était  de  là  seulement 
que  je  pouvais  aUer  voir  les  mines  de  turquoises  qui 
sont  situées  sur  le  revers  septentrional  des  montagnes; 
mais  fatigué  d'une  marche  de  quatorze  heures,  je  ne 
pouvais  en  entreprendre  une  autre  de  seize  pour  sa- 
tisfaire mon  désir,  car  il  me  fallait  avant  tout  voir  le 
gouverneur  général  du  Kliorassan,  qui  se  trouvait  à 
Nichapour,  et  me  remettre  en  route  le  lendemain  de 
mon  arrivée.  Je  dus  me  contenter  des  renseigne- 
ments très-imparfaits  que  je  recueillis  à  l'égard  de 


ces  mines  '. 


'  Dt>iHiis  mon  relour  de  rAfglianislan,  le  hasard  m'a  mis  sous 
les  yeux  une  relalion  relative  à  ces  mines,  contenue  dans  un  des 
numéros  de  la  Revue  d'Orknl  de  Paris.  Elle  est  due  à  la  plume 


—  203  — 

On  devait  savoir  à  Téhéran  que  j'y  étais  passé,  et  si 
le  gouvernement  persan  se  fût  déterminé  à  m'inquié- 

de  M.  Alexandre  Chodsko  :  on  me  saura  sans  doule  gré  de  la 
reproduire  ici.  Voilà  sou  récit  textuel. 

«  Ce  matin  5  juin  (l'année  n'est  pas  indiquée,  mais  je  présume 
que  ce  doit  être  celle  du  siège  d'Hérat,  en  1838) ,  je  quitte  la 
■ville  de  Nichapour,  pour  me  rendre  à  Madène,  village  près  du- 
quel se  trouvent  les  célèbres  mines  de  turquoises,  les  seules 
connues  sur  la  surface  du  globe,  et  qui  sont  situées  à  8  farsangs 
(32  milles  anglais),  vers  le  nord-ouest  de  la  ville. 

«  On  parcourt,  pendant  les  cinq  premiers  milles,  une  vaste 
plaine  couverte  de  villages,  de  jardins  et  de  champs  bien  culti- 
vés, et  merveilleusement  productifs  ,  grâce  aux  nombreux  ruis- 
seaux qui  découlent  du  Benalou-Kouh  et  des  autres  montagnes 
voisines. 

«  A  mesure  que  nous  approchions  de  ces  dernières ,  l'aspect 
du  pays  changeait,  et  nous  nous  engagions  de  plus  en  plus  au 
milieu  de  collines  de  sable  et  d'une  argile  rougeàtre,  dépourvues 
de  végétation,  mais  dont  les  flancs  stériles  laissaient  voir  la  trace 
d'effllorescences  salines  tellement  abondantes  qu'elles  interdisent 
toute  culture  ;  en  efl'et,  le  sel  gemme  abonde  dans  la  contrée, 
et,  chemin  faisant,  nous  eûmes  l'occasion  d'en  visiter  les 
deux  exploitations  principales.  La  première  porte  le  nom  de 
Dooulet-Aly  ,  et  ne  se  trouve  éloignée  de  Madène  que  de  six 
milles  anglais.  C'est,  pour  ainsi  dire,  un  énorme  rocher  de  sel, 
recouvert  à  l'extérieur  d'une  couche  très-peu  épaisse  de  cette 
argile  rougeàtre  que  je  viens  de  signaler.  Rien  de  plus  simple  que 
le  procédé  dont  on  se  sert  pour  extraire  le  sel  :  l'ouvrier,  qui 
ne  connaît  d'autre  instrument  que  la  pioche,  commence  par  pra- 
tiquer un  trou  dans  une  des  parois  du  rocher ,  après  quoi  il  y 
introduit  une  boule  d'argile  de  minime  grosseur  et  fraîchement 
pétrie,  et  il  ne  cesse  de  frapper  sur  l'ouverture,  ainsi  protégée, 
que  quand  un  bloc  de  sel  linit  par  se  détacher  de  la  roche  lézar- 
dée. On  le  voit,  ce  travail  ne  demande  pas  de  grands  efforts, 
ni  de  travaux  préparatoires  importants:  le  sel  qu'on  en  retire  est 
d'une  blancheur  remarquable  et  du  grain  le  plus  hn. 

«  La  mine  de  Dooulel-Aly  appartient  au  gouvernement  persan 


—  204  — 

ter  dans  mon  voyage,  tout  me  portait  à  croire  qu'il 
n'aurait  y)oint  attendu  que  je  fusse  arrivé  à  Nicha- 

qui  l'afferme  au  plus  offrant  :  en  ce  moment,  elle  ne  rapporte 
pas  plus  de  130  lomans  par  année.  Un  bon  ouvrier  peut  en 
extraire,  dans  sa  journée,  à  peu  près  la  valeur  de  800  livres 
pesant. 

«  La  seconde  mine  s'appelle  Nemek-Zar  ou  la  Saline,  une 
demi-heure  de  marclie  la  sépare  de  la  première  ;  elles  sont  sou- 
mises toutes  les  deux  au  même  mode  d'exploitation^  la  qualité 
seulement  est  différente  ;  celle  lie  la  seconde  passe  pour  être 
infiniment  supérieure. 

«  La  partie  du  chemin  qui  conduisait  au  but  principal  de  notre 
expédition  est  tracée  au  travers  de  montagnes  rocailleuses ,  ou 
de  hauts  rochers  complètement  nus,  dont  la  couleur  foncée  me 
p;ii  ut  être  celle  affedée  par  les  rociies  porphyriqiu\^,  mais  que 
cependant  je  crois  être  un  calcaire  fortement  teinté,  très-dur  et 
très-compacte.  Nulle  part  je  n'ai  aperçu  de  roches  alternantes 
appartenant  à  un  autre  système.  Les  parties  les  plus  élevées 
présentaient  une  apparence  métallique,  qui  me  fil  supposer  que 
le  fer  pouvait  bien  être  le  principe  colorant.  Mais  je  ne  puis 
donner  ici  que  des  aperçus  approximatifs,  ne  sachant  pas  assez  de 
géologie  pour  déterminer  parfaitement  la  nature  du  terrain  par- 
couru. 

«  C'est  donc  au  milieu  de  ce  paysage  ainsi  accidenté  qu'on 
aperçoit  deux  villages  situés  l'un  au-dessus  de  l'autre  :  le  pre- 
mier assis  sur  la  crête  d'une  montagne,  l'autre  reposant  dans  un 
joli  vallon.  Ces  villages  sont  fortifiés  de  remparts  crénelés  et 
garnis  de  bustions.  Cent  cinquante  familles  au  plus  y  ont  ctalili 
leur  demeure;  elles  proviennent  d'une  émigration  de  IJadakh- 
châne,  favorisée  par  l'un  des  derniers  rois  de  Perse. 

«  En  effet,  les  habitants  de  cette  contrée,  située  dans  l'Asie 
centrale  et  célèbre  par  les  gisements  de  rubis  et  autres  pierres 
précieuses,  passent  à  juste  titre  pour  des  hommes  fort  experts 
dans  la  recherche  et  l'exploitation  des  mines,  et  c'est  là  le  motif 
qui  les  a  fait  choisir,  de  préférence  aux  minéralogistes  euro- 
péens, dont  on  se  défie  et  dont  on  se  ditiera  toujours  dans 
l'Orient.  Il  est  probable  que  ces  colons  ont  oublié  leur  langue 


1 


—  205  — 

pour  pour  manifester  ses  intentions  à  mon  égard. 
Cette  pensée  me  décida  à  dépouiller  l'incognito  que  je 

maternelle,  car  celle  que  nous  leur  avons  entendu  parler  entre 
eux  n'est  autre  que  le  persan  corrompu  ,  généralement  en  usage 
dans  le  pays.  (  La  plus  grande  partie  de  la  population  du  Ba- 
dakhchâne  est  d'origine  persane,  et  ses  dominateurs,  les  Uzbeks, 
sont  en  très-faible  minorité,  la  langue  persane  y  est  généralement 
en  usage,  et  ils  n'ont  pas  pu  en  oublier  une  autre  puisqu'ils  n'ont  ja- 
mais parléque  celle-là;  c'est  cedont  j'ai  pu  me  convaincre  quandje 
voyageai  dans  les  environs  de  cette  contrée. —  {Note  de  l'auteur). 
Quant  à  leurs  connaissances,  elles  sont  traditionnelles  et  doivent 
consister  en  assez  peu  de  chose  sons  le  rapport  de  la  théorie  ; 
mais  il  en  est  autrement  en  pratique,  et  ces  hommes,  occupés 
d'une  chose  unique,  ne  manquent  pas  d'un  certain  tact  et  d'une 
habileté  réelle  à  découvrir  les  turquoises  qu'ils  sont  chargés 
d'exploiter. 

«  Les  turquoises  sont  par  eux  divisées  en  deux  classes,  selon 
la  manière  dont  on  les  a  extraites.  On  les  appelle  sengui  ou  pier- 
reuses ,  quand  on  les  rencontre  incrustées  dans  la  gangue  et 
qu'il  faut  les  en  retirer  à  coups  de  pioche  ou  de  marteau.  Le 
nom  de  khaki  ou  de  terreuses  est  donné  à  celles  qu'on  obtient  en 
lavant  les  sables  provenant  du  creusage  de  certains  puits  au 
milieu  desquels  se  trouvent  les  turquoises  ,  dégagées  de  toutes 
autres  substances  hétérogènes.  Les  sengui  sont  d'un  bleu  plus 
foncé;  les  khaki  sont  d'une  dimension  peu  commune,  mais  moins 
recherchées  ,  parce  qu'elles  sont  d'une  couleur  pâle  et  mêlées 
de  taches  blanches. 

«  S'il  faut  en  croire  les  mineurs  de  Madène,  on  ne  trouve  de 
turquoises  nulle  part  ailleurs  que  dans  le  groupe  assez  peu  con- 
sidérable de  rochers  dont  nous  venons  de  parler.  Cependant,  le 
gouvernement  persan  ne  veut  point  se  charger  de  l'exploitation 
et  encore  moins  de  faire  exécuter  des  fouilles  nouvelles  :  il  se 
contente  de  mettre  ce  travail  en  ferme,  moyennant  la  modique 
sonmie  de  oOO  lomans  par  année;  aussi  la  plupart  des  belles 
turquoises  qu'on  relire  aujourd'hui  de  cette  localité  ont-elles  été 
trouvées  dans  des  excavations  anciennes,  ou  dans  les  profondeurs 
de  vieux  puits  autrefois  abandonnés.  Il  n'est  pas  rare  d'en  ren- 
I.  a 


—  206  — 

gardais  depuis  Bagdad,  au  plus  grand  détriment  de 
ma  considération  et  de  mon  bien-être;  mais  je  voulus 

contrer  dans  les  fragments  de  rochers  laissés  jadis  sur  pluce  et 
négliiîés  pour  d^iutres  reclicrches  de  date  plus  récente.  Le  roc 
a  élé  creusé  à  dilïéreiils  étages  ,  mais  presque  toujours  vers  sa 
base,  et  on  y  voit  la  trace  de  nombreuses  galeries ,  de  tunnels, 
de  puits  écroulés  depuis  longtemps.  Ils  sont  encore  désignés  par 
leurs  noms  ,  et  les  plus  considérables  s'appellent  Abdourryzak, 
Chàhi-Perdar,  Kharydji,  Kéméri-Khaki  et  Gour-Séftd. 

«  Ayant  payé  d'avance  les  mineurs,  afin  qu'ils  donnassent 
quelques  coups  de  pioche  en  faveur  du  Bè-Taleï-Suhcb,  c'esl- 
à-dire  de  l'astre  heureux  du  voyageur,  il  nous  fut  permis  d'as- 
sister aux  travaux  dans  la  mine  d'Abdourryzak  ;  on  s'y  sert  pour 
faire  éclater  la  roche  du  même  procédé  que  celui  employé  pour 
le  sel,  avec  cette  did'érence ,  qu'au  lieu  d'une  boule  d'argile 
destinée  à  amortir  le  coup,  on  introduit  dans  le  forage  un  pelo- 
ton d'herbes  sèches.  Dès  que  les  lézardes  commencent  à  se 
former  et  à  s'entr'ouvrir^  on  prend  alors  des  précautions  infinies 
pour  ne  point  entamer  les  turquoises  qui  peuvent  s'y  rencontrer, 
lïlles  ne  s'y  trouvent  point  dans  le  creux  d'une  géode,  à  la  ma- 
nière des  améthystes,  mais  on  les  voit  comme  incrustées,  comme 
empâtées  dans  la  matrice ,  au  nombre  de  vingt-cinq  à  trente  et 
plus  ou  moins  réunies.  Chacune  de  ces  pierres  précieuses  est 
recouverte  d'une  enveloppe  calcaire  extrèmeuient  mince,  blanclie 
du  côté  adhérent  à  la  turquoise,  brune  vers  la  portion  qui  repose 
dans  la  gangue.  Je  me  suis  demandé  souvent  comment  il  se 
faisait  que  la  substance  colorante  se  fût  arrêtée  précisément  à 
l'extérieur,  et  iju'clle  n'eût  point  altéré  la  pureté  de  la  turquoise  ; 
mais  je  me  borne  à  raconter  ce  que  j'ai  vu ,  sans  vouloir  me 
charger  de  l'expliquer.  Quant  à  la  couleur  de  la  turquoise  même, 
je  n'en  dirai  pas  davantage,  si  ce  n'est  qu'on  rencontre  sur  le 
liane  de  celte  même  montagne  du  Benalou-Kouh  des  indices  de 
cuivre  carbonate  vert  et  bleu,  tout  pareil  aux  belles  variétés  de 
malachite. 

«  Quoique  la  fortune  m'ait  été  peu  favorable  dans  ma  tentative 
de  recherches ,  j'ajouterai  cependant  que  les  plus  belles  tur- 
quoises sont  extraites  de  la  mine  où  nous  nous  Irouvious,  et  que 


—  207  — 

me  donner  la  petite  satisfaction  de  le  faire  avec  un 
certain  éclat,  n'étant  pas  fâché  de  prouver  aux  pèle- 

celles  du  Kharydji  ne  viennent  qu'après  celles-ci.  Je  crois  de- 
voir répéter  que  les  meilleures  trouvailles  ont  lieu  dans  les 
excavations  les  plus  anciennes. 

«  Après  avoir  raconté  comment  on  obtient  les  turquoises 
pierreuses,  je  veux  dire  un  mot  sur  celles  qu'on  -doit  au  lavage. 
Pour  nous  rendre  compte  de  l'opération,  nous  nous  dirigeâmes 
vers  une  colline  située  au  midi  du  village  construit  dans  la 
vallée;  là  ne  se  rencontre  plus  le  roc,  mais  le  sol  y  est  composé 
sur  un  fond  argileux  de  gravier  et  de  cailloux  roulés,  indiquant 
un  terrain  d'alluvion.  11  fallut  de  nouveau  payer  d'avance  et 
essayer  l'influence  de  mon  étoile:  après  quoi,  plusieurs  tamis 
remplis  au  hasard  du  gravier  et  des  cailloux  en  question,  qu'on 
venait  d'extraire  d'un  puits  récemment  ouvert ,  furent  portés 
aussitôt  dans  une  pièce  d'eau  courante  qui  se  trouvait  au  bas  de 
la  colline;  plusieurs  immersions  furent  nécessaires  pour  empor- 
ter la  terre  mélangée  au  sable,  contenant  les  turquoises,  qu'on 
reconnaît  promptement  à  leur  teinte  azurée,  et  dont  nous  trou- 
vâmes un  assez  bon  nombre  de  grosseur  raisonnable,  mais  mal- 
heureusement d'un  ton  très-pâle  et  par  conséquent  de  peu  de 
valeur.  Les  travailleurs  nommaient  ces  pierres  tazè  madèiw  ou 
de  la  nouvelle  mine,  par  opposition  à  celles  d'une  couleur  beau- 
coup plus  brillante,  qui  toutes  proviennent  des  anciennes  mines. 
Ils  aftirment  que  les  turquoises  sont  semblables  aux  cerises, 
sous  ce  rapport  que  les  unes  et  les  antres  acquièrent  de  la  cou- 
leur en  mùrishanl.  Ils  ajoutent  seulement  que  la  maturité  parfaite 
d'une  cerise  peut  s'obtenir  de  l'action  du  soleil  pendant  l'espace 
d'un  printemps,  tandis  qu'il  faut  mille  ans  pour  qu'une  turquoise 
arrive  au  même  résultat. 

«  On  a  déjà  remarqué  rinfluence  pernicieuse  que  le  travail 
des  mines  exerce  non-seulement  sur  le  physique,  mais  encore 
sur  le  moral  des  hommes  qui  y  travaillent.  Ce  fait  se  trouve 
également  bien  constaté  par  ce  qui  se  passe  journellement  ici. 
Les  habitants  de  Madène  passent,  à  juste  litre,  pour  les  trom- 
peurs les  plus  consommés  de  l'Orient.  Il  est  vrai  que  la  cupidité 
et  la  mauvaise  foi  de  ceux  qui  les  dirigent  pourraient  peut-être 


—  208  — 

rins,  mes  compagnons  de  voyage,  qu'ils  s'étaient  expo- 
sés à  subir  de  fâcheuses  représailles  en  me  molestant, 
ou  bien,  comme  on  dit  en  persan,  a  à  voir  brûler 
leurs  pères  {Peder  et  mi  souzounem].  » 

Assaf-Dooulet,  gouverneur  général  du  Khorassan, 
était  de  passage  à  Nichapour  quand  j'y  arrivai  :  je 
m'empressai  de  lui  envoyer  les  brevets  que  je  tenais 
de  Méhémed-Châh,  afin  qu'il  pût  savoir  qui  j'étais,  et 
je  lui  fis  demander  en  même  temps  la  permission 
d'aller  le  visiter.  Sa  réponse  fut  favorable,  et  je  vis 
bientôt  arriver  au  caravansérail  où  j'étais  descendu  un 
de  &espich/i'helmet,  suivi  de  huit  farraches,  qui  de- 
vaient me  servir  d'escorte  d'honneur  jusqu'à  son  logis. 
Je  m'y  rendis  en  grand  uniforme  et  trouvai  Assaf- 

servir  d'excuses  à  leur  coniluile  ,  si  la  fraude  et  le  mensonge 
étaient  jamais  excusables.  Un  des  subterfuges  qu'ils  emploient 
pour  mieux  se  défaire  de  leurs  marchandises  est  celui  de 
garder  la  lur(|uoise  dans  un  linge  mouillé  pendant  quelques 
heures.  Comme  ces  ventes  se  fout  le  plus  souvent  secrètement 
et  àrimproviste,  pour  éviter  la  surveillance  des  ofiîciers  persans, 
car  ceux-ci  ne  manqueraient  pas  d'en  faire  le  rapport  au  gouver- 
neurde  la  province  (|ui  pi'élève  un  droit  sur  chaque  vente,  l'ac- 
quéreur achète  presque  toujours  la  pierre  précieuse  avant  que 
la  couleur ,  relevée  par  l'action  de  l'humidité ,  ail  eu  le  temps 
de  reprendre,  en  séchant,  sa  teinte  naturelle. 

«  Je  ne  terminerai  p:is  cet  extrait  sans  ajouter  qu'on  retire  , 
par  l'opération  du  lavage,  des  turquoises  de  grosseur  monstrueuse. 
Fcth-Ali-Gliàh,  prédécesseur  du  monarque  actuel,  en  avait  une 
en  sa  possession  ,  dont  on  avait  fait  une  coupe  à  boire.  Chacun 
sait  que  le  trésor  de  Venise  renfermait  une  turquoise  qui  pesait 
plusieurs  livres.  Qu;ind  elles  ont  une  certaine  dimension,  les 
jiabilanls  du  Khorassan  s'en  servent  pour  orner  les  harnais  de 
leurs  clievaux  :  toutefois,  c'est  là  un  ornement  de  mince  valeur, 
parce  (pie  d'ordinnire  elles  sont  pâles  ou  même  décolorées.  » 


—  209  — 

Dooulct  on  conféivncc  avec  quelques-uns  des  notables 
du  district.  Il  les  congédia  pour  me  recevoir.  Il  élait 
établi  dans  un  halahhanè  (on  nomme  babituellement 
ainsi  le  seul  étage  qu'on  construit  au-dessus  du  rez- 
de-cbaussée  dans  les  maisons  persanes),  ayant  vue 
sur  un  vaste  jardin  garni  d'une  nuiltitude  de  ro- 
siers, dont  les  fleurs  remplissaient  l'atmospbère  de 
leurs  parfums.  Assaf,  simplement  vêtu  d'une  robe 
de  laine  et  coifTé  d'un  bonnet  de  peau  de  mouton, 
était  assis  dans  un  coin  du  salon,  près  de  la  croisée  et 
son  attitude  était  celle  d'un  homme  sachant  le  rang 
qu'il  occupe,  mais  exempt  de  cet  air  vaniteux  qu'ai- 
ment tant  à  prendre  les  grands  seigneurs  persans  vis- 
à-vis  des  subalternes.  Son  corps  paraissait  déjà  affaissé 
sous  le  poids  des  années,  mais  son  intelligence  avait 
conservé  toute  la  force  et  la  vivacité  de  la  jeunesse. 
Il  m'accueillit  de  la  manière  la  plus  gracieuse;  après 
m'avoir  fait  servir  le  thé  et  le  kalioun,  il  s'informa  de 
l'état  de  ma  santé,  puis  me  demanda  des  nouvelles  de 
la  capitale.  Connaissant  son  antipathie  pour  le  pre- 
mier ministre,  je  mis  toute  réserve  de  côté  et  lui  rap- 
portai de  mon  mieux  les  faits  qui  pouvaient  linléres- 
ser;  je  l'informai  aussi  des  intrigues  qui  avaient  amené 
réloignement  des  officiers  français  de  la  cour  du 
Chah,  et  de  la  résolution  que  j'avais  prise  d'aller 
chercher  une  nouvelle  position  dans  une  des  princi- 
pautés de  l'Asie  centrale.  Assaf  m'encouragea  à  per- 
sévérer dans  mon  projet,  m'assuranl  qu'on  avait  exa- 
géré à  mes  yeux  les  dangers  que  présentait  le  voyage, 
Tout  dépendait,  me  dit-il,  des  chefs  du  Hérat  et  du 

Kandahar,  dont,  selon  lui,  je  n'aurais  rien  à  craindre 
I.  12. 


—  210  — 

si  je  me  présentais  dans  leurs  Etats  sous  ma  véritable 
qualité.  Il  m'engagea^,  en  conséquence,  à  dépouiller 
l'incognito  avec  eux,  afin  d'éloigner  les  soupçons 
qu'ils  pourraient  avoir  sur  mes  desseins.  Ramenant 
ensuite  la  conversation  sur  son  propre  pays,  il  me 
témoigna  le  regret  qu'il  éprouvait  de  le  voir  aussi 
mal  administré  ;  combien  il  regrettait  que  son  neveu, 
Méhémed  -  Chah ,  adoptât  sans  examen  les  théories 
al)surdes  de  son  premier  ministre,  auquel  il  n'épargna 
aucune  espèce  d'épithète  blessante  et  injurieuse;  en- 
fin, pour  me  donner  une  idée  des  mauvais  termes  dans 
lesquels  il  était  avec  lui,  il  me  conta  quelques-uns 
des  vilains  tours  qu'ils  se  jouaient  réciproquement; 
j'aurai  occasion  de  les  relater  autre  part. 

Après  avoir  pris  congé  d'Assaf-Dooulet,  j'allai  visiter 
son  fils  de  prédilection,  Méhémed-Hassan-Khan,  plus 
généralement  connu  sous  le  nom  de  Salar,  qui  est 
celui  du  grade  de  général  en  chef,  dont  Feth-Ali-Châh 
l'avait  investi  quand  il  n'était  encore  qu'un  enfant  au 
berceau.  Il  était  sur  le  point  de  monter  à  cheval  pour 
se  rendre  dans  le  district  de  Koutchan,  dont  il  est  gou- 
verneur, et  je  n'eus  que  le  temps  d'échanger  avec  lui 
quelques  paroles  de  politesse.  Ce  prince  me  parut 
avoir  de  trente-cinq  à  trente-six  ans  :  c'était  un  assez 
bel  homme,  aux  manières  franches  et  ouvertes,  res- 
semblant beaucoup,  physiquement,  à  son  cousin  Mé- 
hémcd-Châh,  mais  ne  pouvant  dissimuler,  quelque  ef- 
fort qu'il  fît,  cet  air  de  morgue  habituel  aux  Persans; 
à  cela  près,  je  le  trouvai  d'une  politesse  irréprocha- 
ble. Il  est  Irès-aimé  de  la  popula'ion  khorassanienne, 
et  cela  parce  qu'il  possède  une  qualité  rare  dans  sa 


—  211  — 

famille,  il  est  généreux  et  paye  largement  ceux  qui 
le  servent;  les  infortunés  ne  s'adressent  jamais  vaine- 
ment à  lui  :  c'est  laie  plus  sûr  moyen  de  se  faire  des 
partisans  en  Perse,  aussi  Salar  en  a-t-il  beaucoup. 

En  rentrant  au  caravansérail,  je  trouvai  dans  me 
chambre  une  de  mes  anciennes  connaissances  de  Té- 
briz,Mirza-Méhémed-Nouri,  précédemment  intendant 
du  prince  Karaman-Mirza,  après  la  mort  duquel  il 
était  passé  au  service  d'Assaf-Dooulet.  11  m'apportait 
divers  présents  de  la  part  du  gouverneur  général  : 
c'étaient  des  sucreries,  des  fruits,  des  sorbets,  etc. 
Les  politesses  de  cette  nature  sont  Irès-appréciées  par 
les  Persans,  surtout  quanil  elles  viennent  d'un  homme 
aussi  haut  placé  et  aussi  éminent  que  Tétait  Assaf- 
Dooulet. 

Les  pèlerins  de  notre  caravane,  qui  m'avaient  pris 
jusqu'alors  pour  un  misérable  Grec  ou  Arménien, 
avaient  été  bien  étonnés  en  me  vovant  sortir  du  cara- 
vansérail  vêtu  en  uniforme  d'officier  général;  ils  le 
furent  encore  bien  davantage  quand  ils  apprirent  que 
j'avais  été  admis  en  audience  particulière  par  le  gou- 
verneur et  lorsqu'ils  virent  les  présents  qu'on  m'ap- 
portait de  sa  part.  Ce  fut,  dès  ce  moment,  une  suite 
non  interrompue  de  visites,  de  compliments,  de  flat- 
teries et  de  basses  adulations  ;  mais  j'éconduisis , 
comme  ils  le  méritaient,  les  drôles  qui  me  les  adres- 
saient, réservant  seulement,  pour  ceux  qui  s'étaient 
le  moins  mal  conduits  à  mon  égard,  ce  ton  d'imper- 
tinente supériorité  que  savent  si  bien  prendre  les 
Persans  avec  les  gens  placés  au-dessous  d'eux  dans  la 
hiérarchie  sociale.  Je  ne  leur  permis  plus  de  s'asseoir 


—  212  — 

flans  ma  chambre,  en  ma  présence,  et  je  me  compor- 
tai avec  eux  comme  un  pacha  à  trois  queues  du 
xv«  siècle.  Il  m'était  permis,  en  toute  justice,  de  me 
donner  cette  petite  satisfaction  d'amour-[)ropre  pour 
me  dédommager  de  leurs  nombreuses  grossièretés, 
et  cette  vengeance  était  bien  modérée,  puisque  j'au- 
rais pu,  en  disant  un  mot  au  gouverneur  général,  les 
faire  mettre  sous  le  bâton.  Les  visiteurs  ne  se  forma- 
lisèrent point  de  l'arrogance  que  je  leur  montrai  : 
à  leurs  yeux  c'était  mon  droit  ;  j'en  usais,  rien  de  plus 
naturel.  Ils  n'en  eurent  que  plus  d'estime  pour  moi, 
et  s'adressèrent  à  mon  domestique  qui,  tout  en  les 
traitant  comme  de  la  racaille,  voulut  bien  cependant 
leur  répondre  et  se  montrer  plus  sociable,  a  Qui  l'au- 
«  rait  pensé,  lui  disait  l'un,  que  c'était  un  Frengui 
«  (Européen),  un  général,  sous  ces  haillons  arabes  dont 
«  je  ne  donnerais  pas  deux  chahis?— Je  vous  le  disais 
«  bien,  ajoutait  un  autre,  qu'il  avait  les  manières  d'un 
«  seigneur  et  que  vous  aviez  tort  de  le  molester.  —  Il 
«  faut  convenir,  conlinuait  un  troisième,  que  les  Euro- 
«  péens  sont  de  singuliers  personnages  :  chez  nous,  un 
('  lionmie  qui  possède  20  tomans  (240  francs)  a  la  con- 
«  viction  de  ce  qu'il  vaut;  il  prend  des  domestiques  et 
«  affictie  raisonnablement  tout  le  luxe  et  la  grandeur 
a  que  comporte  une  pareille  fortune;  pourquoi  ceFren- 
«  gui  que  nous  voyons  maintenant  vêtu  d'un  habit cha- 
«  marré  d'or,  et  avec  une  décoration  en  diamants,  a-t- 
«  il  vécu  parmi  nous  depuis  Téhéran  comme  un  fakir, 
«  connue  un  homme  de  rien?  Mais  cela  est  inconve- 
«  nant,  déloyal,  perfide  et  contraire  à  toute  espèce  de 
«  règles;  c'est  exposer  les  gens  à  des  méprises  dés- 


—  513  — 

«f  agréables,à  des  quiproquos  dangereux,  et  chacun  de- 
«  vrait  être  tenu  de  voyager  avec  le  train  que  néces- 
«  site  sa  position,  sans  qu'il  lui  fût  permis  de  le  dissi- 
«  muler.»  Puis  ceux  qui  se  savaient  les  plus  coupables 
envers  moi  suppliaient  Sadeuk  de  calmer  mon  res- 
sentiment; d'autres,  ayant  des  affaires  litigieuses,  le 
priaient  d'obtenir  mon  appui  et  ma  recommandation. 
Mon  domestique  répondait  à  tous,  promettant  monts 
et  merveilles  à  ceux  qui  lui  faisaient  des  présents,  et 
disant  de  repasser  plus  tard  h  ceux  qui  ne  lui  don- 
naient rien.  Il  entendait  le  système  persan  à  mer- 
veille, mais  ses  protégés  n'eurent  pas  plus  à  se  louer 
de  son  intervention  que  je  ne  l'eus  moi-même  de  sa 
fidélité,  ainsi  qu'on  le  verra  plus  tard. 

Les  muletiers,  subissant  à  mon  égard  la  même  trans- 
formation qui  s'était  opérée  chez  les  pèlerins,  vinrent 
dans  la  soirée  me  demander  mes  ordres  pour  l'iieure 
du  départ.  Profitant  des  attributs  de  mon  rang,  je  vou- 
lus en  user  jusqu'au  bout;  je  déclarai  donc,  au  grand 
déplaisir  du  Séyid  conducteur,  dont  le  pouvoir  ne  ve- 
nait plus  maintenant  qu'en  seconde  ligne,  que  la 
marche  de  nuit  était  supprimée  et  que  nous  ne  parti- 
rions plus  qu'aux  premières  lueurs  du  crépuscule  : 
c'est  en  effet  ce  qui  eut  lieu. 

Dèh-Roud.  —  23  mai. —  5  farsangs,  trajet  de  six 
heures  et  demie.  Cette  étape  n'est  qu'une  longue  pro- 
menade sur  un  chemin  sablonneux,  plat  et  facile, 
à  travers  des  jardins,  des  cultures  et  des  villages  par- 
faitement arrosés,  se  succédant  presque  sans  interrup- 
tion sur  les  côtés  de  la  route.  Je  n'avais  pas  encore 
trouvé  en  Perse  une  semblable  richesse  de  végéta- 


—  214  — 

tion;  en  voyant  cette  belle  et  fertile  nature,  on  com- 
prend sans  peine  la  prédilection  que  divers  souverains 
ont  montrée  pour  Nichapour.  Après  cinq  heures  et 
demie  de  marche  dans  la  plaine,  nous  laissâmes  à 
droite  le  gîte  de  Kademguiah,  où. Ton  va  camper 
quand  on  a  l'intention  de  se  rendre  à  Mcched  par 
Chérif-Abad,  et  nous  nous  engageâmes  dans  la  grande 
chaîne  de  montagnes  située  sur  notre  gauche.  Cette 
route  est  plus  courte  que  Tautre  de  trois  farsangs, 
mais  elle  a  l'inconvénient  d'être  très-escarpée  et  fort 
rude  à  gravir.  Après  avoir  grimpé  une  heure  encore, 
nous  arrivâmes  à  Dèh-Roud,  gros  village  de  400  mai- 
sons, placé  dans  la  situation  la  plus  pittoresque  au 
fond  d'une  gorge,  entouré  de  très-beaux  jardins  rem- 
plis d'une  multitude  de  platanes  et  autres  arbres  sé- 
culaires, fournissant  des  ombrages  frais  et  touffus. 
Des  ruisseaux  nombreux  et  d'excellentes  eaux  vives, 
descendant  des  montagnes,  coupent  le  sol  en  tout  sens; 
c'est  vraiment  le  séjour  le  plus  délicieux  qu'on  puisse 
imaginer.  Ce  village  paye  1,000  tomans  d'impôt  à 
l'Etat. 

Turgovèh.  ^—  24  mai.  —  G  farsangs,  dix  heures  de 
parcours  à  travers  la  montagne  la  plus  rude  et  la  phis 
escarjjée  que  j'eusse  encore  franchie  en  Perse.  Le  sol, 
couvert  de  cailloux  et  de  blocs  roulés,  serpentait  dans 
un  étroit  défilé  et  s!élevait  par  des  gradins  successifs 
grossièrement  pratiqués  dans  le  roc,  façonnés  et  ren- 
dus accessibles  par  le  passage  continuel  des  caravanes, 
car  la  main  des  hommes  n'a  jamais  essayé  d'y  apla- 
nir les  difficultés.  L'eau  torrentielle,  jirovenant  des 
neiges  fondantes  et  de  nombreuses  sources,  recouvrait 


—  215  — 

le  chemin  sur  les  deux  tiers  de  sa  longueur,  à  in 
montée  comme  à  la  descente  ;  ces  torrents  clairs  et 
limpides  contiennent  une  quantité  d'excellentes  truites 
qui  ap]>artiennent  au  défunt  Iman  Réza.  Cette  pro- 
priété a  étéconsîatée  par  le  songe  qu'eut, il  y  a  environ 
quarante-cinq  ans,  un  des  premiers  Mollahs  de  iMe- 
ched,  grand  amateur  de  ces  poissons,  dont  il  en- 
Toyait  pêcher  un  panier  à  la  montagne  tous  les  deux 
jours.   Comme  les  truites   étaient  devenues  rares, 
il  supposa  que  c'était  parce  que  la  sainte  cité  conte- 
nait un  trop   grand  nombre  de  consommateurs.   11 
voulut  mettre  un  frein  à  leur  gourmandise,  en  ren- 
dant un  felva  (édit)  basé  sur  le  prétendu  songe  qui 
lui  avait  révélé  la  propriété  de  l'Iman  Réza.  Depuis 
ce  moment,  c'est  le   clergé  musulman  de  Meched 
qui  seul  a  le  privilège  de  faire  pêcher  des   truites 
à  la  montagne  de  Dèh-Roud.  Mais  pour  revenir  à  la 
route,  dont  cette  petite  digression  nous  a  éloignés,  j'a- 
jouterai qu'une  grande  quantité  d'arbres  sont  groupés 
tout  le  long  du  défilé  sur  les  bords  de  leau,  et  que  l'on 
chemine  presque  toujours  sous  leur  ombrage;  ils  pro- 
duisent l'effet  le  plus  pittoresque,  encaissés  comme  ils 
le  sont  entre  de  haut  pics  sur  lesquels  on  voit  paître, 
dans  les  endroits  les  plus  élevés  et  les  moins  abor- 
dables, des  troupeaux  de  cerfs  et  de  chèvres  sauvage?. 
Le  peuplier,  le  saule,  le  frêne  et  le  platane  sont  les 
arbres  qui  dominent  là  sur  beaucoup  d'autres  espèces 
qui  me  sont  inconnues;  l'épine-vinette   sans  pépin 
s'y  trouve  en  abondance,  ainsi  que  la  racine  acidulée 
appelée  en  persan  rivas,  et  (juc  je  crois  être  la  rhu- 
barbe verte.    Après  trois  heures  de  marche  nous 


—  2i6  — 

arrivâmes  au  pied  du  dernier  échelon  de  la  montagne 
que  nous  avions  entrepris  de  franchir  ;  c'est  là  que 
cessent  l'eau  et  les  arbres,  l'ombre  de  ceux-ci  est  rem- 
placée par  celle  d'un  petit  caravansérail  en  pierre, 
grossièrement  construit,  que  l'on  trguve  fort  à  propos 
pour  se  reposer  de  l'ascension  que  l'on  vient  de  faire, 
et  pour  se  préparer  à  celle  plus  difficile  encore 
qu'il  reste  à  effectuer.  En  effet,  le  dernier  chaînon, 
quoique  peu  élevé,  est  tellement  fatigant  à  franchir 
à  cause  de  la  roideur  de  sa  pente  prescpie  à  pic, 
qu'il  ne  faut  pas  moins  d'une  heure,  en  faisant  des 
efforts  inouïs,  pour  arrivera  son  sommet.  Je  n'avais 
jusqu'alors,  et  je  n'ai  rien  vu  depuis  de  semblable 
dans  mes  voyages  en  fait  de  route.  Les  mulets  de 
charge  refusant  d'avancer,  il  fallut  dédoubler  leurs 
fardeaux  et  s'y  prendre  à  deux  fois  [)Our  les  faire  ap- 
porter sur  le  haut  de  la  montagne  :  il  fallut  aussi  por- 
ter les  femmes  et  les  enfants;  les  hommes  harassés 
tombaient  d'inanition  à  la  suite  de  ce  rude  exercice. 
Le  soleil  de  mai,  déjcà  très-chaud  à  cette  époque, 
dans  les  plaines  de  la  Perse,  se  faisait  à  peine  sentir 
sur  cette  sommité,  où  régnait  un  froid  glacial  qui  nous 
emiiêchait  presque  de  nous  mouvoir  :  c'est  ce  qui  fut 
cause  que  je  jouis  peut-être  avec  moins  de  plaisir  du 
majestueux  spectacle  qui  s'offrait  à  nos  yeux.  Au 
milieu  d'une  vaste  plaine  située  entre  les  montagnes 
sur  lesquelles  nous  nous  trouvions  et  une  auh'e  chaîne 
placée  plus  au  nord,  qui  sépare  le  Khorassandes  con- 
trées turkomanes,  se  dessinait,  très-distinctement,  à 
huit  farsangs  de  nous,  la  sainte  et  grande  ville  de  Me- 
ched.  La  coupole  et  les  minarets  dorés  qui  décorent  la 


'■1\1  — 


mosquée  reiii'erinaiit  le  tombeau  de  liman  Réza  se 
reflétaient  magnifiquement  sous  les  rayons  d'un  soleil 
éclatant  ;  le  long  ruban  de  verdure  que  nous  devions 
traverser,  en  descendant  la  montagne,  se  déroulait  pit- 
toresquement  sous  nos  pieds,  et  quand  on  était  pourvu 
d'une  longue-vue,  on  pouvait  distinguer  une  foule 
d'allants  et  de  venants  qui  se  rendaient  dans  la  cité 
bénie  de  Dieu.  Quant  à  nos  pèlerins,  malgré  leur  fa- 
tigue ,  ils  tombèrent  d'abord  en  extase ,  puis  en 
délire,  à  l'aspect  du  tombeau  de  leur  Iman  vénéré. 
Ils  ne  cessaient  de  crier,  de  toute  la  force  de  leurs  pou- 
mons :  Yah  Ali!  yah  Imam  Réza!  puis,  après  avoir 
récité  leur  namaz,  chacun  d'eux  déchira  un  lambeau 
de  son  vêtement,  et  l'accrocha  à  un  buisson  voisin, 
comme  une  olfrande  faite  à  llman  chéri.  Je  ne 
pouvais  d'abord  me  rendre  compte  de  ce  que  signi- 
fiaient ces  myriades  de  petits  chitîons  aux  mille  cou- 
leurs, qui  décoraient  ainsi  ce  heu  désert;  ce  fut  le 
Séyid  conducteur,  devenu  mon  ami  depuis  qu'il  me 
voyait  vêtu  autrement  qu'en  Arabe,  qui  se  chargea  de 
m'expliquer  comment  l'œil  de  l'iman  est  toujours  fixé 
sur  le  haut  de  celte  montagne  :  aussi  ce  qu'y  laissent 
ceux  qui  l'ont  en  vénération  lui  rappelle -t-il  ce  qu'il 
doit  faire  en  leur  faveur  auprès  d'Ali,  de  Mohammed 
et  autres  saints  personnages,  pour  leur  rendre  Dieu 
favorable.  A  côté  et  autour  de  ces  buissons  pavoises 
de  guenilles,  je  remarquai  des  amas  de  pierres  entas- 
sées ou  élevées  pyramidalement  les  unes  au-dessus 
des  autres,  que  nos  pèlerins  se  dépêchaient  d'accroître 
avec  des  cailloux  épars  sur  le  sol.  Je  leur  demandai 
en  vain  l'explication  de  leur  conduite,  nul  ne  put  me 
I.  13 


—  218  — 

répondre  d'une  manière  satisfaisante  :  ils  agissaient 
ainsi  pour  se  conformer  à  un  usage  dont  ils  igno- 
raient la  cause.  On  rencontre  de  distance  en  distance, 
sur  toutes  les  routes  de  la  Perse,  de  semblables  tas 
de  pierres  amoncelés  par  les  passants.  J'ai  cru  remar- 
quer qu'ils  indiquent  parfois  un  sentier,  une  direction 
quelconque,  un  temps  d'arrêt,  mais,  le  plus  souvent,  ils 
sont  là  sans  aucun  but.  Certainement,  cet  usage  d'a- 
monceler des  pierres  doit  avoir  une  raison  déterminée: 
il  est  impossible  qu'il  ait  commencé  sans  aucune  espèce 
de  motif;  cependant,  comme  je  l'ai  déjà  dit,  j'ai  vai- 
nement cliercbé  à  me  le  faire  expliquer.  Malgré  les 
nombreuses  questions  que  j'ai  faites  à  cet  égard  pen- 
dant douze  années  consécutives  que  je  suis  resté  dans 
le  pays,  je  n'ai  obtenu  aucune  réponse  raisonnable  '. 
La  descente  de  la  montagne  dure  six  heurts  et 
demie  et  n'offre  aucune  difficulté  sérieuse.  On  trouve 
au  bas  du  premier  chaînon  un  petit  chalet  habité, 
dont  le  maître  vend  du  laitage  et  du  pain  aux  voya- 
geurs; c'est  là  qu'on  retrouve  les  eaux  vives  et  les 
arbres,  plus  abondamment  encore  que  du  côté  de 
Dèh-Roud.  Après  cinq  heures  et  demie  de  marche, 
à  partir  du  moment  où  nous  avions  commencé  à  des- 
cendre, nous  arrivâmes  au  su()erbe  village  de  Djagar, 

'  Voici  une  explication  de  cet  usage  que  j'ai  lue  quelque  part 
sans  pouvoir  préciser  où,  elle  ne  me  paraît  pas  complètement 
salislaisanto.  «  Mahoinel  fuyant  Médine  pour  se  réi'uyier  à  la 
Mecque  lan(;a  cunlro  Médine  des  pierres  et  des  imprécations, 
et  comme  cliacun  des  actes  du  Proiihète  est  devenu  acte  de  foi 
et  de  pratique  religieuse,  il  n'en  a  pas  fallu  plus  pour  consacrer 
l'usage  de  ces  tas  de  pierres. 


—   219  — 

l>lacé  au  centre  d'une  immense  quantité  de  jardins. 
Devant  chaque  maison  les  habitants  ont  ménagé,  à 
Tabri  d'épais  ombrages,  des  emplacements  vastes  et 
commodes  pour  faire  camper  les  caravanes  qui  sy 
arrêtent  souvent,  surtout  en  venant  de  Meched  :  mais 
comme  la  nôIre  tenait  à  se  rapprocher  le  plus  possi- 
ble de  cette  ville,  pour  y  arriver  de  bonne  heure  le 
lendemain  matin,  elle  alla  prendre  gîte  à  une  heure 
plus  bas,  à  Turgovèh,  magnifique  village  de  huit  cents 
maisons,  qui  a  l'aspect  d'une  petite  ville.  Par  malheur 
une  troupe  de  Bohémiens  nous  y  avaient  précédés  et 
s'étaient  emparés  de  la  grande  place  où  nous  devions 
camper,  ce  qui  nous  força  de  nous  jucher,  les  uns  sur 
les  autres,  dans  un  endroit  recouvert  de  fumier,  où 
les  puces,  les  poux,  et  mille  autres  insectes  nous  firent 
souffrir  d'horribles  tortures. 

Ces  Bohémiens  sont  en  Perse  ce  qu'on  les  voit  par- 
tout ailleurs;  ils  vivent  en  noiuades,  formant  autant  de 
gouvernements  particuhers  qu'il  y  a  de  bandes  entre 
eux,  conservant  leur  esprit  de  caste  et  leur  grande 
malpropreté,  vivant  de  peu  et  ne  pouvant  s'assujettir 
à  une  vie  régulière  dans  un  domicile  fixe.  Il  y  a 
plus  de  quinze  mille  familles  bohémiennes  en  Perse, 
répandues  dans  toutes  les  provinces,  et  payant  un  fort 
impôt  à  l'État,  Elles  sont  toutes  placées  sous  la  direc- 
tion du  Chaler  Bachi  (chef  des  coureurs  du  Chah), 
qui  les  administre  avec  de  [)leins  pouvoirs  du  gouver- 
nement. Cet  impôt  est  une  espèce  de  kharadj,  ou  ra- 
chat du  sang,  qui  n'est  imposé  ni  aux  chrétiens,  ni 
aux  juifs  :  c'est  de  là  que  leur  vient  le  nom  de  koouli 
(esclave),  qui  est  un  de  ceux  sous  lesquels  on  les 


connaît  :  on  les  désigne  encore  sous  la  qualification  de 
fal-zcn  (tireurs  d'horoscopes),  sous  celle  de  kal-bir- 
bend  (fabricants  de  tamis),  parce  que  leur  occupation 
princi  pale  est  de  fabriquer  des  tamis  que  leurs  femmes 
vont  offrir  de  porte  en  porte,  accordant  par-dessus 
le  marché  des  faveurs  qu'on  obtient  d'elles  sans  beau- 
coup d'efforts.  Contre  l'habitude  orientale,  elles  vont 
à  visage  découvert  ;  elles  sont  grandes ,  robustes  et 
d'un  teint  presque  bronzé;  malgré  leurs  dents  blan- 
ches et  leurs  chairs  fermes,  elles  provoquent  peu  les 
désirs.  Lorsqu'elles  cèdent  à  la  tentation  de  la  chair, 
leurs  maris,  pères  ou  mères,  paraissent  y  faire  peu 
d'attention.  Les  noms  de  zmgaris,  gilanos,  brindja- 
ries,  lambadiea,  f/ypaica,  sous  lesquels  on  désigne  les 
Bohémiens  dans  d'autres  contrées,  sont  inconnus  en 
Perse.  Ceux  à  côté  desquels  nous  venions  de  nous 
établir  se  livraient  à  divers  exercices  de  saltimban- 
ques, au  milieu  de  pèlerins  ébahis  et  enchantés  de  la 
bonne  fortune  <à  venir  qu'ils  leur  prédisaient  moyen- 
nant quelques  cliahis. 

A  la  tombée  de  la  nuit,  j'entendis  tout  à  coup  mon 
domestique  Sadeuk  pousser  de  grands  cris  et  accuser 
les  Bohémiens  de  lui  avoir  volé  son  havresac  {kour- 
gine)  contenant,  disait-il,  i)our  près  de  200  francs 
d'objets  à  son  usage,  i)entlaMt  qu'il  s'était  écarté  un 
moment.  «  Koroumsak  (celui  qui  vend  les  faveurs 
«  de  sa  femme),  les  appelait-il,  tou/ihm  seg  ((ils  de 
«  chien),  comment  la  pensée  a-t-elle  pu  vous  venir  de 
*  «  voler  un  homme  dont  le  maître  a  reçu  des  confitures 
«  en  i)résenl  d'Assal-Dooulet?  C'est  là  une  action  abomi- 
«  nablc,  qui  vous  fera  écraser  sous  le  bâton.  Écoulez- 


221  

«  moi  bien^  mar-laïfè  (race  de  serpents)  :  que  vos  pères 
«  soient  maudits  [laanel  bè  péder-toun),  venins  de 
«  vipère  [zeher-mar)  !  si  après  une  heure,  pendant  la- 
«  quelle  je  vais  m'éloigner^ce  qui  m'a  été  pris  n'a  pas 
«  été  remis  en  place,  je  brûlerai  vos  pères  {peder-lam 
«  mi  souzounem).»  Sans  cette  péroraison  J'aurais  diffi- 
cilement cruau  vol  dont  se  plaignait  mon  drôle;  mais 
en  le  voyant  exprimer  son  indignation  avec  tant  de 
violence,  j'eus  presque  du  remords  de  quelques  soup- 
çons qui  m'étaient  passés  par  l'esprit,  et  je  fis  la  sot- 
tise de  le  plaindre  et  de  lui  promettre  une  compensa- 
tion. Il  ne  paraissait  cependant  qu'à  moitié  consolé, 
mais  ce  n'était  que  pour  mieux  dissimuler  sa  fripon- 
nerie ;  le  misérable  s'était  d'abord  volé  lui-même  pour 
se  rendre  plus  léger,  afin  que,  lorsqu'il  trouverait  l'oc- 
casion de  me  dépouiller,  il  pût  fuir  avec  plus  de  faci- 
lité. Cet  habile  jongleur,  qui  en  aurait  remontré  aux 
Bohémiens  les  [)lus  habiles  dans  ce  genre  d'exercice, 
avait,  ainsi  que  je  lappris  plus  tard,  enlevé  son  havre- 
sac,  qui  était  à  côté  de  ma  malle,  sans  que  je  m'en 
fusse  aperçu ,  et  était  allé  le  mettre  en  sûreté  chez 
une  de  ses  connaissances,  unlouti  comme  lui,  qui  ha- 
bitait le  village  de  Turgovèh.  Je  ne  puis  trop  le  répé- 
ter à  ceux  qui  se  proposeront  de  voyager  en  Perse, 
s'ils  prennent  dans  ce  pays  un  domestique  dont  per- 
sonne ne  se  portera  caution,  ils  exposeront  plus  que 
leur  argent,  leur  vie  sera  à  chaque  instant  menacée. 
Qu'ils  se  tiennent  pour  averlis! 


CHAPITRE  IX. 

La  ville  de  Meched. —  Mines  d'or  et  d'argent.  —  Causes  don- 
nées par  les  pèlerins  de  l'état  d'abandon  de  ces  mines.  — 
Altercation  avec  un  officier  de  la  douane.— Les  visiteurs  du 
général.  —  Mœurs  des  Afghans.  —  Méliémed-Weli-Khan.  — 
Connaissances  agréables.  —  L'hospitalité  persane.  —  Vol 
■  commis  à  mon  préjudice.  —  L'ancienne  ville  de  Thous.  — 
Histoire  de  Meched.  —  Ipiportance  commerciale  de  la  ville. 
—  Sa  population. —  Persécution  des  juifs,  en  1839.  —  Les  ci- 
metières. —  Le  Khiabàne.  —  Commerce  de  Meched.  —  Les 
tapis.  —  Les  carrières.  —  La  grande  Mosquée.  —  Justifica- 
tion d'un  Hindou,  après  y  être  entré.  —  Le  docteur  "VVolf.  — 
MM.  Stoddart  et  ConoUy.  —  Conseils  donnés  à  l'auteur  de 
ne  pas  passer  outre.  —  Raisons  alléguées  pour  suivre  ces 
bons  avis. —  Bataille  entre  les  habitants  et  les  soldats. — 
L'escorte  hors  de  la  ville.  —  Départ  de  Meched. 


Meched. — 25  mai.  —  4  farsangs,  quatre  heures  et 
demie  de  marche  par  une  route  sablonneuse,  plate  et 
facile.  Après  une  demi-heure  de  marche,  nous  traver- 
sâmes le  lit,  très-large,  d'une  rivière  à  sec  depuis  de 
longues  années,  d'après  tous  les  indices.  Les  berges 
de  rochers  taillés  à  pic,  paraissent  avoir  été  usées  par 
le  frottement  des  eaux.  Aujourd'hui  il  n'y  a  plus  qu'un 
petit  filet  d'eau  coulant  du  nord  au  sud  au  milieu  de 
ce  lit  desséché. 

La  plaine  au  milieu  de  laquelle  Meched  est  située 
est  tout  à  fait  nue  et  dépouillée,  ce  qu'il  faut  attribuer 
aux  incursions  des  Turkomans,  des  Uzbeks  et  des  Af- 
ghans; elle  est  couverte  d'une  infinité  de  petites  tours, 
semblables  à  celles  dont  j'ai  donné  la  description  à  Las- 


—  2-24  — 

• 

guird  et  destinées  au  même  usage.  La  stérilité  se  borne 
à  la  plaine,  car  à  partir  du  pied  des  montagnes  dans 
lesquelles  son  territoire  est  encadré,  les  villages  sont 
nombreux,  riebes  et  fertiles,  et  leurs  produits  suffisent 
pour  alimenter  la  population  de  Mecbed.  Avant  d  en- 
trer dans  cette  ville,  en  venant  de  Nicliapour  parDèh- 
Roud,  on  laisse  à  droite  deux  monticules  appelés 
Kouh-i-téllah-Nogrêh,  (montagne  d'or  et  d'argent), 
ainsi  nommés  parce  que  ces  métaux  s'y  trouvent  assez 
abondamment.  Ceux  qui  ont  exploité  ces  mines  jusqu'à 
ce  jour  ont  dû  y  renoncer  bien  vite,  parce  que  les  bé- 
néfices ne  couvraient  pas  les  frais  qu'ils  étaient  obligés 
de  faire.  Voilà  du  reste  quelle  en  est  la  cause  aux  yeux 
des  Persans  :  ses  filons  étaient  d'un  grand  rapport  dans 
les  siècles  passés,  et  le  minerai  qu'on  en  extrait  aujour- 
d'hui est  encore  d'une  richesse  peu  commune,  mais 
défunt  Iman  Réza,  dont  elles  sont  la  propriété,  s'in- 
digne chaque  fois  qu'on  veut  le  dépouiller  de  ses 
richesses,  et  il  transforme  l'or  et  l'argent  en  terre,  dès 
qu'on  verse  le  minerai  dans  les  fourneaux.  Les  pèle- 
rins me  contaient  cela  avec  le  plus  grand  sang-froid, 
et  ajoutaient  mille  autres  contes  absurdes  pour  me 
prouver  le  mérite  de  leur  saint  Iman.  Je  feignis  d'y 
croire  pour  ne  pas  me  brouiller  de  nouveau  avec 
eux;  mais  je  voulus,  pour  ma  propre  satisfaction, 
pousser  mes  investigalions  un  peu  i)lus  loin  au  sujet 
de  ces  mines,  et  j'acquis  bientôt  la  certitude  qu'elles 
ne  sont  devenues  onéreuses  pour  ceux  qui  les  exploi- 
tent que  par  suite  de  leur  ignorance  dans  les  travaux 
métallurgi(pies,etderéloignementde  l'eau  et  du  bois, 
qu'il  faut  y  amener  de  très-loin  et  à  grands  frais. 


22r» 


A  peine  avais-je  franchi  la  porte  de  la  ville  sainte, 
que  j'eus  une  altercation  avec  les  douaniers.  Us  vou- 
laient, contrairement  aux  privilèges  dont  jouissent 
les  Européens  dans  leur  pays,  me  faire  payer  le  droit 
de  circulation  (badj).  11  me  fut  impossible  de  leur  faire 
lâcher  la  bride  de  mon  mulet  avant  d'avoir  fait  tom- 
ber, à  plusieurs  reprises,  mon  bâton  sur  leur  dos  :  cet 
argument,  toujours  très-goùté  des  Persans,  mit  fin  à 
la  contestation.  Je  netais  pas,  du  reste,  le  premier 
Européen  auquel  pareille  chose  arrivât,  plusieurs 
d'entre  eux  s'étaient  souvent  plaints  des  mauvais  pro- 
cédés du  douanier  en  chef,  mais  Assaf-Dooulet,  habi- 
tuellement si  juste  à  tous  égards,  avait  un  faible  pour 
ce  fonctionnaire,  et  celui-ci  en  abusait  pour  commettre 
de  grandes  exactions  au  détriment  de  tous  les  négo- 
ciants. 

Après  avoir  traversé  diverses  rues  très-populeuses, 
j'allai  descendre  dans  le  beau  caravansérail  de  l'Iman 
Djumèli,  situé  sur  le  Khiabâne  (avenue).  L'arrivée 
d'un  Européen  est  un  événement  à  Meched,  où  il  en 
passe  si  rarement,  et  ma  présence  y  fut  connue,  dans 
tous  les  quartiers,  en  moins  de  deux  heures.  La  pre- 
mière visite  que  je  reçus  fut  celle  de  Mollah-Mehdi, 
Vag  hè-ul-Nagar  (correspondant,  plus  littéralement 
écrivain  des  nouvelles)  du  ministre  britannique  à 
Téhéran,  qui  vint  m'offrir  ses  services;  je  fus  heu- 
reux de  les  accepter.  Ensuite  arrivèrent  une  foule 
d'autres  personnes,  Hindous,  Afghans,  Uzbeks,  Tur- 
komans  et  Béloutches.  Quelciues-uns  d'entre  eux,  me 
croyant  Anglais,  venaient  chercher  à  pénétrer  i'in- 
tention  qui  m'amenait  dans  celte  ville,  les  uns  pour 
).  13. 


—  ^2^20  — 

en  rendre  un  compte  immédiat  au  gouvernement  qui 
les  entretient  à  Meched,  les  autres  pour  olTrir  leurs 
services  à  l'Angleterre,  ou  pour  se  plaindre  de  ce  que 
ceux  qu'ils  lui  ont  rendus  n'ont  pas  été  récompensés. 
C'était  une  rude  corvée  de  les  entendre  tous,  de  ré- 
pondre à  leurs  nombreuses  et  sottes  demandes,  mais 
sans  compter  qu'il  y  avait  beaucoup  à  apprendre  avec 
ces  gens-là  sur  les  choses  de  l'Asie  centrale ,  il  était 
encore  sage  de  renoncer  aux  usages  d'Europe  dans  mes 
rapports  avec  eux  et  de  dépouiller  cette  fierté  ridicule 
qui  est  souvent  prise  pour  de  la  dignité.  Le  cérémonial 
et  l'étiquette  observés  si  rigidement  par  les  Persans 
contrastent  tout  à  fait  avec  la  rudesse  qui  caractérise 
leurs  voisins  orientaux  :  la  gêne  et  la  contrainte  dans 
la  conversation  leur  sont  insupportables.  Ils  disent 
leur  pensée  en  des  termes  que  nous  trouverions  très- 
souvent  blessants  pour  notre  amour- propre,  mais  ils 
consentent  parfaitement  h  ce  qu'on  agisse  de  la  même 
manière  avec  eux.  Veulent-ils  tromper  ou  dissimuler, 
un  Européen  n'est  jamais  leur  dupe,  parce  que  leurs 
ruses  sont  grossières.  Ces  Asiatiques  se  visitent  sans 
se  connaître,  s'abordent  sans  façon  et  se  lient  en  quel- 
ques minutes  ;  agir  autrement  serait  s'exposer  à  leurs 
soupçons.  C'est  pour  avoir  su  m'accommoder  à  leur 
humeur  que  j'ai  fait  parmi  eux  des  connaissances  de 
quelque  valeur,  qui  m'ont  permis  d'obtenir  les  ren- 
seignements que  je  consigne  ici,  et  grâce  auxquels  j'ai 
pu  sortir  vivant  de  l'Afghanistan. 

Le  lendemain  de  mon  arrivée  à  Meched,  je  pus  visi- 
ter Méhéined-Weli-Klian,  neveu  et  lieutenant  (naib) 
d'Assaf-Doouhit  et  gouverneur  de  la  ville  en  son  ab- 


—  527  — 

sence.  C'ost  le  même  seigneur  qui  fut  fait  prisomiier 
parles Turivomans, quatre  ans  auparavant,  et  emme- 
né captif  à  Khiva,  où  M.  Thompson,  attaché  de  la  mis- 
sion britannique,  se  rendit  pour  le  délivrer,  en  ISi^. 
Comme  la  chaleur  était  déjà  assez  forte  à  Meched, 
quand  j'y  passai,  Méhémed-Weli-Khan  me  reçut  vers 
le  soir  dans  un  jardin  situé  à  l'intérieur  de  la  ville.  11 
avait  fait  disposer  des  tapis  et  des  fauteuils  qui  furent 
placés  au  centre  d'un  rond-point  environné  de  rosiers 
et  de  jasmins  en  fleur,  aux  pieds  desquels  coulaient 
de  nombreux  filets  d'une  eau  fraîche  et  limpide.  Dès 
que  nous  eûmes  pris  place,  on  nous  apporta  des  pla- 
teaux remplis  de  fruits,  des  sorbets,  des  confitures,  le 
kalioun  et  du  thé.  Le  naïb  se  montrait  très-empressé 
avec  moi,  et  je  vis  bien  qu'il  voulait  me  faire  conser- 
ver une  bonne  opinion  de  sa  personne.  Il  n'avait 
besoin  de  faire  aucun  effort  pour  cela,  mais  à  force 
de  s'observer  afin  de  paraître  aimable,  il  finissait  par 
trahir  la  gêne  qu'il  éprouvait  en  ma  présence,  ainsi  que 
la  crainte  de  n'être  pas  apprécié  à  sa  juste  valeur.  La 
bravoure  de  ce  chef  est  proverbiale  en  Khorassan,  il 
est  cité  aussi  comme  un  bon  administrateur,  mais  ce 
n'était  pas  assez  pour  !ui  que  je  le  susse;  il  voulait  en- 
core me  persuader  qu'il  n'était  étranger  à  aucune  ques- 
tion de  haute  politique,  et  il  entra,  à  cet  égard,  dans 
une  foule  de  dissertations  qui  produisirent  sur  moi 
l'effet  contraire  à  celui  auquel  il  s'était  attendu.  Ce 
qui  me  frappa  le  plus,  c'est  la  prétention  qu'il  avait 
de  bien  connaître  la  géographie  de  l'Europe,  tandis 
qu'il  n'avait  pas  la  moindre  connaissance  de  celle  de 
son  pays.  Quand  je  lui  appris  que  Mohamara,  petite 


—  228  — 

ville  située  au  sud-est  de  Bassora  et  qui,  depuis  trente 
années^  était  un  sujet  de  contestation  entre  son  sou- 
verain et  celui  des  Turivs,  venait  d'être  occupée  par 
les  Persans,  il  se  tourna  vers  les  Khans  et  Miizas  de  sa 
suite  et  leur  demanda  en  langue  tartare,  qu'il  croyait 
que  je  ne  comprenais  pas,  ce  qu'était  cette  localité  et 
dans  quelle  direction  elle  était  placée.  Ceux-ci^  il  est 
vrai,  n'en  savaient  pas  [)lus  que  lui  et  divaguèrent  à 
qui  mieux  mieux.  Mais  je  i)référai  ne  pas  les  en  in- 
struire, de  peur  de  leur  montrer  que  la  langue  tartare, 
dont  ils  se  servaient,  n'avait  pu  me  cacher  leur  igno- 
rance. Les  Persans  ont  beaucoup  de  vanité,  et  ce  qu'ils 
craignent  le  plus,  c'est  d'être  blessés  dans  leur  amour- 
propre. 

Les  deux  premières  journées  de  mon  séjour  à  Me- 
ched  se  passèrent  en  visites,  et  je  trouvai  là  une  vé- 
ritable compensation  aux  tribulations  que  les  pèlerins 
m'avaient  fait  éprouver  depuis  Bagdad  jusqu'à  Nicha- 
pour;  mais,  ainsi  que  je  l'ai  déjà  dit,  le  pèlerin  fait  ex- 
ception par  son  fanatisme  aux  autres  Persans,  sur- 
tout aux  grands  seigneurs,  qui  montrent  autant  de 
tolérance  (ju'il  est  permis  d'en  rencontrer  parmi  les 
chrétiens  eux-mêmes.  Je  vis  à  peu  près  tout  ce  que 
la  ville  sainte  renfermait  de  personnes  recommanda- 
bles,  et  partout  je  fus  fort  bien  traité.  C'est  un  devoir 
pour  moi  de  citer  parmi  elles  Aglia-Méhémed-Hus- 
sein,  Tacljer-Jiachi  (chef  des  négociants),  honune  aussi 
rejnarquajjje  par  les  (jualilés  du  cœur,  [)ar  son  aménité 
et  par  sa  tolérance  que  par  la  position  élevée  qu'il 
occupe  et  par  l'influence  qu'il  exerce  dans  le  conseil 
d'Assaf-Dooulet.  11  esi  impossible  aussi  de  ne  pas  me 


—  229  — 

rappeler  sans  plaisir  l'accueil  plein  de  cordialité  que 
m'a  fait  Abd-ul-Ali-Klian,  colonel,  commandant  l'ar- 
tillerie du  Khorassan.  L'iman  Djumèh,  l'un  des  grands 
pontifes  de  la  Perse,  homme  aimable  et  instruit,  mé- 
rite aussi  que  je  consigne  ici  la  manière  affectueuse  et 
polie  avec  laquelle  il  m'a  reçu.  C'est  l'agent  anglais, 
Mollah-Mehdi,  qui  me  procura  toutes  ces  aimables  con- 
naissances :  il  me  rendit  en  outre  ces  mille  petits  ser- 
Yices  qu'on  est  si  lieureux  de  recevoir  quand  on  voyage 
en  Asie.  11  était  anciennement  ketklioda  des  juifs  de 
Meched.  Mais,  ainsi  qu'on  le  verra  plus  loin,  il  fut 
obligé,  avec  tous  ses  administrés,  de  se  convertir  à 
l'islamisme,  en  1839  *. 

Le  27  mai,  il  m'arriva  une  très-vilaine  affaire,  ré- 
sultant de  mon  incroyable  et  imprudente  confiance  en 
mon  domestique  Sadeuk.  Le  matin,  en  me  levant,  je 
trouvai  la  porte  de  ma  chambre  fermée  en  dehors,  et 
je  fus  obligé  de  frapper  et  d'appeler  pendant  une  heure 
avant  que  l'on  ne  m'entendît.  Ce  fut  le  valet  du  cara- 
vansérail et  non  Sadeuk  qui  vint  m'ouvrir;  celui-ci 
était  absent.  Je  pensai  d'abord  qu'étant  allé  au  bain  de 
bon  matin,  il  m'avait  enfermé  dans  la  crainte  c{u'on 
ne  me  dérobât  quelque  chose  pendant  mon  sommeil; 
mais  comme  à  midi  il  n'était  pas  encore  de  retour, 
je  conçus  des  soupçons  et  m'empressai  de  faire  l'in- 
ventaire de  mes  effets.  J'ac(juis  bientôt  la  certitude 

'  Nous  sommes  enchanlé  (i'apprendre  que  Mo!l;ili  -  Meluli 
continue  ses  bons  offices  aux  voyageurs  européens.  Il  est  peu 
d'Anglais  qui,  en  passant  par  le  Kliorussan,  n'aient  pas  eu  à  se 
louer  de  lui.  J'ai  tout  lieu  de  croire  que  cet  homme  a  été  quel- 
que peu  payé  d'ingratitude.  —  L. 


—  ^230  — 

que  le  drôle  m'avait  enlevé  une  paire  de  pistolets  et 
une  somme  d'argent  assez  considérable.  Je  m'expli- 
quai aussitôt  sa  disparition  et  le  prétendu  vol  dont  il 
s'était  plaint  à  Turgovèli.  Dans  mon  malheur,  j'étais 
encore  heureux  d'avoir,  par  hasard,  retiré  la  veille 
de  ma  malle  une  partie  de  mon  argent  pour  le  placer 
dans  ma  ceinture  :  sans  cette  précaution,  j'aurais  été 
entièrement  dépouillé.  Que  mon  exemple  et  mon  im- 
prudence servent  de  leçon  à  ceux  qui  voudront  voyager 
en  Asie  !  les  Persans  sont  des  scélérats  qui  n'ont  au- 
cune conscience.  Ce  misérable  Sadeuk  savait  que  mes 
ressources  étaient  modiques  et  suffiraient  à  peine 
pour  me  mener  au  terme  de  mon  voyage;  et  pour- 
tant, je  le  payais  généreusement  et  le  traitais  plutôt 
en  compagnon  qu'en  domestique.  Rien  ne  l'avait  ar- 
rêté ;  il  m'avait  volé  tout  ce  qu'il  avait  pu,  et  si  je 
m'étais  mieux  gardé,  je  suis  intimement  convaincu 
qu'il  n'aurait  pas  reculé  devant  un  assassinat  afin  de 
m' enlever  mon  argent.  Pour  cette  race  maudite,  voler 
un  Européen,  c'est  une  action  méritoire,  et  par  consé- 
([uent  plus  que  permise.  J'adressai  mes  réclamations 
à  Méhémed-Weli-Khan,  qui  me  promit  de  faire  cher- 
cher et  arrêter  mon  fripon,  mais  je  savais  d'avance 
qu'il  devait  me  rester  bien  peu  d'espoir.  11  est  d'usage 
en  Perse  que  celui  qui  arrête  un  voleur  partage  le 
fruit  du  larcin  avec  lui  et  le  laisse  aller;  effective- 
ment, je  n'entendis  plus  parler  ni  de  Sadeuk,  ni  de 
mon  argent. 

La  ville  de  Mcched  n'est  pas  fort  ancienne,  et  son 
origine  ne  remonte  i)as  à  [)lus  de  mille  ans;  cepen- 
dant on  la  considère  ordinairement  comme  l'ancienne 


—  231  — 

Tlious,  dont  le  nom  primitif  était  Sapleï.  Les  Persans 
attribuent  la  fondation  de  cette  antique  cité  à  Djem- 
chid,  cinquième  roi  de  la  dynastie  pichdadienne  :  ses 
ruines  sont  encore  visibles  à  six  farsangs  au  nord  de 
Meched.  Cette  dernière  ville  a  dû  l'importance  qu'elle 
a  prise  au  tombeau  de  l'Iman  Réza,  descendant  d'Ali 
par  cinq  générations.  Quelques  maisons  s'élevèrent 
d'abord  autour  de  ce  tombeau^  pour  abriter  les  dévots 
qui  y  venaient  en  pèlerinage,  et  formèrent  ainsi  le 
bourg  de  Sénabad;  puis  leur  nombre  finit  par  s'aug- 
menter tellement,  au  détriment  de  Thous,  que  cette 
ville  fut  délaissée  et  devint  totalement  déserte.   La 
nouvelle  cité  s'étant  enrichie  par  les  dons  de  plusieurs 
souverains  et  des  pèlerins  qui  y  affluèrent  fut  bien- 
tôt mise  au  nombre  des  quatre  villes  royales  du  Kho- 
rassan,  et  ce  titre  lui  valut  bien  des  vicissitudes.  Ce 
fut  en  1587  de  Jésus-Christ,  et  de  l'hégire  996,  que  le 
coup  le  plus  terrible  lui  fut  porté  par  les  Tartares 
Uzbeks,  sous  les  ordres  d'Abd-ul-Moumime-Khan; 
pillée  par  eux  de  fond  en  comble,  les  trois  quarts  de 
sa  population  furent  ensuite  passés  au  fil  de  l'épée  : 
elle  ne  renaquit  de  ses  cendres  que  dix  années  plus 
tard,  lorsque  Chàh-Abbas  le  Grand  la  rattacha  à  la 
Perse.  Nader-Châh  en  fit  la  capitale  de  tout  le  royaume, 
et  elle  garda  le  même  titre  sous  son  petit-fils  Chàh- 
Rokh-Mirza,  qui  y  fut  assiégé  par  les  Afghans  et  ses 
sujets  révoltés.  Ce  prince  conserva  le  Khorassan  pen- 
dant quelques  années  encore,  et  en  fut  dépouillé  par 
Aga-Méhémed-Khan ,  fondateur  de  la  dynastie  des 
Kadjars.  Depuis  ce  moment,  Meched  n'a  plus  été  sé- 
parée de  la  Perse,  et  c'est  là  que  le  gouverneur  gêné- 


232  — 

ral  du  Khorassan  fait  ordinairement  sa  résidence. 
Cette  ville  est  aujoiird'Iiiii  exlrènieinent  florissante  : 
deux  causes  contribuent  a  sa  richesse  :  le  commerce 
et  l'affluence  des  pèlerins.  Le  commerce,  parce  qu'é- 
tant située  sur  l'extrême  frontière  des  États  tar- 
tareset  afghans  elle  est  l'entrepôt  général  de  toutes  les 
marchandises  importées  et  exportées  dans  ces  États  ^; 
les  pèlerins,  parce  qu'ils  y  arrivent  au  nombre  de  plus 
de  cinquante  mille  par  année,  et  qu'ils  y  laissent  une 
bonne  j)artie  de  leurs  économies.  Par  suite  de  l'émi- 
gration des  populations  de  Merv,  de  Charaks,  d'Hérat 

^  Les  bazars  de  Meclied  sont  fréquentés  par  des  marchands 
de  Yezd  et  du  sud  de  la  Perse,  qui  font  des  affaires  avec  Bombay. 
Pendant  le  siège  d'Hérat,  et  quelques  tcnips  après,  le  major 
EIdred  Pollinger  éprouva  la  plus  grande  diflicullé  pour  se  pro- 
curer l'argent  nécessaire  aux  achats  autorisés  par  l'Angleterre. 
Les  traites  sur  Bonibav  étaient  seulement  acceptées  par  les  ban- 
quiers hindous  de  Sliikarpore  avec  un  escompte  de  25  p.  cent. 
Une  année  après  l'arrivée  de  la  Mission,  le  major  Told  parvenait 
.à  peine  à  faire  encaisser  ses  lettres  de  change  avec  l'escompte 
deiGp.  cent.  Yar-Méhémed,  à  rinstigalion  des  banquiers  hin- 
dous, vexés  de  ce  que  la  Mission  n'avait  apporté  que  des  espèces 
de  rinde,  avait  aussi  déprécié  la  valeur  de  cet  argent  dans  le 
bazar,  et  f;iit  hausser  celle  du  bajotjlee  (ducat  belge),  lequel, 
chose  étrange,  est  la  monnaie  courante,  au  (létiiment  de  toutes 
les  autres  ;  cet  état  de  chose  ajouta  aux  embarras  de  la  situation. 
Dans  l'espoir  que  nos  lettres  de  change  trouveraient  un  meilleur 
accueil  à  Meclied,  le  docteur  Login  demanda  des  billets  à  notre 
envoyé,  et  les  fit  parvenir  à  MollaluMelidi  cl  à  Mohammed-Yezd, 
à  Mecbed,  pour  les  négocier  aux  commerçants  de  Yezd.  Cette 
tentative  fut  couronnée  d'un  plein  succès,  et  il  eut  la  satisfac- 
tion de  faire  rentrer  de  l'argent  dans  les  coll'res  de  la  Mission,  à 
16  p.  cent  de  prime,  et  non  à  16  p.  cent  d'escompte. 

Il  y  eut  encore  certaines  autres  circonstances  qui  facilitèrent 
àcetle  époque  nos  arraugemenls  tinanciers.  Les  communications 


—  233  — 

et  de  Kandahar,  cette  ville  renferme  plus  de  soixante 
mille  âmes  à  résidence  fixe,  et  une  population  flottante 
d'au  moins  trente  mille  pèlerins  persans  ou  étrangers 
qu'attire  le  tombeau  de  l'iman  Réza;  c'est  une  agglo- 
mération de  toutes  les  races  de  l'Asie,  On  y  compte 
aussi  à  peu  près  six  cents  individus  d'origine  juive, 
mais  qui  sont  musulmans  depuis  1839,  car  on  les  a 
forcés  de  le  devenir  pour  avoir  la  vie  sauve.  Voici 
quelles  furent  les  causes  de  cet  événement  :  une  femme 
juive  étant  allé  consulter  un  médecin  miisulman  pour 
se  guérir  d'un  abcès  qu'elle  avait  à  la  main,  celui-ci 

entre  Kandaliar  et  Hérat  avaient  été  rendues  tellement  sûres,  par 
rétablissement  de  gens  à  cheval  échelonnés  le  long  de  la  roule, 
et  ayant  pour  mission  de  protéger  les  voyageurs,  que  le  com- 
merce entre  ces  deux  villes  s'était  grandement  accru.  Les  vovaaes 
entre  Hérat  et  Meched  sont  aussi  devenus  plus  fréquents,  et  cha- 
que semaine  on  voit  arriver  des  ka[ilahs  chargées  de  marchan- 
dises. Dans  le  but  d'éviter  les  difhcullés  soulevées  à  chaque 
instant  par  la  valeur  comparative  du  ducat,  que  l'on  prend  à 
Hérat  pour  une  monnaie  russe,  et  pour  entraver  sa  valeur  abso- 
lue, on  fil  venir,  par  les  soins  du  major  sir  Henry  Rawlinson, 
des  guinées  du  trésor  de  Kandahar,  et  l'on  mil  en  avant  cet  ar- 
gument, qu'il  sérail  insultant  pour  les  Anglais  {Doolet  Inglis) 
de  voir  leur  argent  déprécié,  tandis  que  cehii  de  la  Russie  ferait 
prime.  Dès  lors  les  guinées  furent  mises  en  circulation  au  même 
taux  que  celui  attribué  au  ducal.  Comme  il  arriva  que  leur  va- 
leur était  la  même  que  celle  de  deux  lomans  de  Hérat,  on  les 
reçut  dans  le  commerce  sous  le  nom  de  Do  Tonutnis,  ou  de 
Sultanis,  et  c'est  ainsi  qu'ils  sont  maintenant  très-connus  à 
Jlérat. 

La  vue  de  la  somme  exorbitante  payée  à  Yar-Méhémed  de 
nos  deniers,  pour  la  délivrance  du  Kazi  de  Hérat,  fui  en  quelque 
sorte  moins  douloureusi^,  quand  on  apprit  que  celle  somme  avait 
élé  reçue  en  souverains  anglais,  au  taux  de  1  livre  G  shellings 
8  deniers  pièce.  —  L. 


—  234  — 

lui  ordonna  d'éventrer  un  chien  nouveau-né  et  de 
tenir  la  main  malade  pendant  une  heure  dans  ses  en- 
trailles. La  bonne  vieille  fit  ce  qui  lui  avait  été  pre- 
scrit ;  malheureusement  c'était  le  jour  du  Kourbàm- 
liëiram  (cérémonie  de  la  victime),  la  plus  mémorable 
fête  de  Flslam.  On  tue  ce  jour-là  un  mouton  dans 
chaque  famille  musulmane  et  on  le  mange  en  grande 
réjouissance.  L'action  de  la  femme  juive  parvint  à  la 
connaissance  de  quelques  musulmans  fanatiques  qui 
propagèrent  Cette  nouvelle  en  l'accompagnant  des 
plus  grossiers  mensonges.  Ils  affirmaient  que  le  mal- 
heureux chien  avait  été  tué  par  les  juifs  assemblés; 
qu'ils  avaient  voulu,  en  agissant  ainsi,  tourner  en  ri- 
dicule la  rehgion  musulmane.  Toute  la  ville  fut  bien- 
tôt en  émoi,  et  les  soldats  de  la  garnison,  se  portant 
tout  à  coup  dans  le  quartier  des  juifs,  le  mirent  au 
pillage  et  massacrèrent  plusieurs  d'entre  eux.  Ces  mal- 
heureux, traqués  comme  des  bêtes  fauves,  et  ne  re- 
cevant aucune  assistance  du  gouvernement  local,  ne 
purent  sauver  leur  vie  qu'en  faisant  la  profession  de 
foi  de  l'Islam.  Pendant  qu'ils  étaient  encore  sous  le 
coup  de  la  terreur  que  leur  avait  inspirée  cette  déplo- 
rable attaque,  l'Iman  Djumèh,  quelques  autres  Mol- 
lahs et  plusieurs  grands  seigneurs  firent  choix  des 
plus  jolies  filles  juives,  et  se  marièrent  avec  elles. 
Assaf-Dooulet,  malgré  son  esprit  de  justice,  ne  fit  pas 
ce  qu'il  aurait  dû  faire  en  cette  occasion,  car  il  n'es- 
saya de  réprimer  le  désordre  que  lorsqu'il  n'était  plus 
temps.  Bien  des  gens  ont  cru  et  assurent  encore  qu'il 
fut  le  secret  promoteur  de  cette  affaire  :  ceci  n'est 
pas  prouvé,  mais  quand  l'on  connaît  la  haine;  que  ce 


—  ^233  — 

eigneur  professe  pour  les  Arméniens  et  les  juifs, 
on  est  plus  disposé  à  croire  qu'il  a  bien  pu  coopérer 
à  l'abjuration  forcée  de  ces  derniers.  Le  fanatisme  ne 
fut  pas,  il  est  vrai,  le  seul  mobile  qui  fit  agir  les  mu- 
sidmans  en  cette  circonstance  ;  la  jalousie  qu'ils  éprou- 
vaient de  Toir  les  juifs  opérer  les  transactions  com- 
merciales les  plus  importantes  et  les  plus  lucratives 
les  porta  aussi  à  envahir  leurs  demeures  :  on  supposait 
les  Israélites  nantis  de  trésors  immenses  dont  on  vou- 
lait les  dépouiller,  et  on  enleva  à  ces  malheureux  jus- 
qu'aux portes  et  aux  fenêtres  de  leurs  maisons.  Depuis 
cette  époque,  les  juifs  mechédiens  n'ont  plus  remis 
le  pied  dans  leur  synagogue;  ils  affectent  au  contraire 
d'aller  faire  tous  les  jours  leur  prière  dans  la  mosquée 
de  riman  Réza,  afin  qu'on  ne  puisse  pas  penser  que 
leur  conversion  est  hypocrite,  ce  qui  ne  pourrait 
manquer  de  leur  attirer  de  nouvelles  persécutions  ;  ils 
ont  aussi  renoncé  à  apprendre  l'hébreu  à  leurs  enfants, 
et  les  envoient  étudier  le  Koran  chez  les  Mollahs. 
Ceux  d'entre  eux  qui  ont  émigré  à  Hérat  ont  cepen- 
dant repris  ouvertement  leur  anciei)  culte.  C'est  là 
peut-être  une  imprudence  qui  pourra  leur  coûter  cher, 
s'ils  tentent  de  revenir  à  Meched.  Les  Israélites  de 
cette  ville  m'ont  paru  plus  honnêtes  gens  que  ceux  de 
l'Asie,  dont  ils  n'ont  ni  l'astuce,  ni  l'air  abject.  Ils  sont 
serviables  et  polis  sans  bassesse,  et  plus  loyaux  qu'on 
ne  devrait  s'y  attendre  de  gens  de  cette  origine'. 

'  Il  y  avait  seulement  quelques  familles  Israélites  à  Hérat 
lors  de  l'arrivée  rie  la  Mission;  mais  on  en  trouve  maintenant  un 
Irès-grand  n(iinl)re  dans  les  dilïérenles  provinces  de  l'ouest  do  la 
Perse  et  du  Turkestan.  Le   major  EIdred  Pottinger  a    montré 


—  236  — 

La  Yille  de  Meched  est  entourée  d'une  muraille  en 
terre  et  d'un  fossé  sec  de  7  kilomètres  de  développe- 
ment environ.  C'est  une  très-mauvaise  défense,  inca- 
pable de  soutenir  un  siège  un  peu  sérieux  ;  la  cita- 
delle, située  à  Tun  des  angles  du  sud-est,  est  en  mauvais 
état  et  construite  sur  le  même  modèle  que  toutes  les 
autres  forteresses  persanes  :  qu'on  imagine  un  carré 
long  flanqué  aux  angles  de  grosses  tours  et  d'autres 
bastions  intermédiaires,  un  peu  plus  petits,  reliés  par 
des  courtines.  Il  y  a  de  nombreux  et  vastes  cimetières 

une  Irès-grande  bonté  pour  ces  sectaires,  qui  paraissaient  avoir 
beaucoup  de  considération  pour  les  Anglais.  Comme  ils  s'écri- 
vent entre  eux  en  caractères  hébreux,  quoique  les  mots  soient 
persans,  le  docteur  Login  fit  venir  un  vieux  Rabbin  à  Hérat  et 
lui  dicta  certaines  choses  qu'il  désirait  faire  connaître  aux  Israé- 
lites. Celle  lenlalive  plut  lort  aux  coreligionnaires  du  Rabbin, 
et  celui-ci,  toujours  sous  les  or.lres  du  major,  copia,  sous  sa  dic- 
tée, le  Testament  persan  de  Martin.  La  copie  de  cet  ouvrage  en 
hébreu  n'était  pas  complèlc  à  l'époque  oii  le  docteur  Login 
quitta  Hérat;  il  l'emporta  à  Kaboul,  où  il  trouva  le  fils  d'un  vieux 
Rabbin  qui  revenait  de  porter  une  lettre  du  colonel  Stoddart  à 
Rokhara.  Le  docteur  Login  fit  terminer  le  travail  par  ce  jeune 
homme,  et  à  son  départ  pour  les  Indes,  il  le  recommanda  aux 
soins  du  major  Dawes  de  la  cavalerie  anglaise.  Le  jeune  Israé- 
lite suivit  le  major  Dawes  à  Jellallabad  et  termina  sa  traduction 
pendant  son  séjour  dans  cette  ville.  La  première  k:ifilah  qui  passa 
le  défilé  de  Khyber,  après  la  campagne  du  général  PoUock,  ap- 
porta le  manuscrit  à  Pcchavcr,  d'où  il  l'uL  envoyé  au  doc- 
teur Login  qui  résidait  à  Lucknow.  En  parcourant  un  livre 
de  croquis  lithographies,  publié  par  mislress  Colin  iMackenzie, 
quelque  temps  après  son  arrivée  en  Anglelerre,  le  docteur 
Login  eut  la  satisfaction  d'apprendre,  après  une  absence  de  trente 
ans,  que  le  pauvre  israélile  qui  avait  été  employé  sous  les  ordres 
du  major  Dawes  avait,  à  celte  époque,  senti  les  beautés  de  la 
religion  chrélienne  et  s'était  converti  à  Bumbay. —  L. 


-  i237  — 

dans  l'enceinte  de  la  ville,  où  l'on  enterre  les  dévots 
musulmans  qui  s'y  font  apporter  de  cent  farsangs  à  la 
ronde,  afin  d'être  pins  rapprochés  de  l'Iman  Réza,  en 
compagnie  duquel  ils  espèrent  monter  au  ciel  le  jour 
de  la  résurrection.  Outre  les  espaces  vides,  il  y  a  en- 
core quelques  jardins  situés  à  l'ouest  de  la  ville;  mais 
plusieurs  d'entre  eux  venaient  d'èire  défrichés  pour 
faire  place  aux  constructions  qui  s'élèvent  de  toute 
part  *. 

Meched  n'a  qu'un  seul  monument  remarquable, 
c'est  la  mosquée  qui  renferme  le  tombeau  de  l'Iman 
Réza:  elle  est  située  au  milieu  de  la  ville  et  partage  en 
deux  un  vaste  khiabàne  ou  avenue,  qui  traverse  ia 
cité  d'un  bout  à  l'aulre,  et  s'étend  depuis  la  porte 
d'Hérat  jusqu'à  celle  de  Koutchan.  Ce  khiabàne  est  lui- 
même  coupé,  dans  toute  sa  longueur,  par  un  fort  cou- 
rant d'eau  bordé  de  très-beaux  platanes.  Chaque  mai- 
son placée  sur  les  côtés  de  cette  avenue  possède  une 
ou  deux  boutiques  dans  lesquelles  se  fait  le  connuerce 
de  détail.  Le  haut  commerce  se  tientdansde  très-beaux 
caravansérails,  récennuent  construits,  et  dans  des  ba- 
zars voûtés,  étroits  et  de  peu  d'étendue,  indignes  d'une 
si  grande  ville.  Le  khiabàne  est  le  rendez-vous  général 
de  la  population  mechédienne  et  des  étrangers;  l'af- 
fluence  de  monde  y  est  si  grande,  de  onze  heures  à 
deux  heures,  qu'il  est  presque  impossible  de  s'y  frayer 

•  Ceci  était  écrit  en  184o.  Depuis  celte  époque  le  Cliâh  apnl 
destitué  et  exilé  Assaf  Dooulet,  son  lils  Salar  s'est  révolté  ;  il  a 
été  pris  et  étranglé  après  une  résistance  de  trois  années.  iMeched 
a  beaucoup  souffert  en  cette  circonstance  :  elle  ne  pourra  se 
rétablir  de  ses  désastres  avant  de  longues  années. 


—  -i.JS  — 

un  passage,  et  je  n'ai  jamais  pu  com|)rendre  comment 
il  y  avait  des  spéculateurs  assez  imprudents  pour  oser 
étaler  leurs  marchandises  en  plein  vent,  sur  les  bords 
de  Feau,  au  milieu  de  cette  cohue  bruyante  et  fort 
peu  déUcate  dans  les  moyens  qu'elle  emploie  pour  se 
pourvoir  des  objets  dont  elle  a  besoin.  Les  cris  et  les 
réclamations  de  ces  commerçants  pour  protéger 
leur  pacotille  foulée  aux  pieds  par  les  passants  sont 
incessants;  mais  on  n'en  tient  guère  compte,  et  eux, 
de  leur  côté,  ne  se  font  aucun  scrupule  d'obstruer  la 
voie  publique. 

Le  commerce  de  Meched  est  très-important  et  con- 
siste spécialement  en  sucres  qu'elle  tire  des  raffineries 
de  Yezd  pour  les  expédier  dans  l'Asie  centrale  :  il 
consiste  encore  en  difl'érentes  espèces  d'étoflés  de  co- 
ton et  de  soie,  en  cristaux,  en  porcelaines,  tirés  de 
Téhéran,  mais  fabriqués  en  Europe.  L'Asie  centrale 
renvoie  en  échange  des  cachemires,  des  peaux  d'a- 
gneau de  Bokhara,  de  l'assa-fœtida,  des  étoffes  de  poil 
de  chameau  dites  barck,  despoustincs  ou  manteaux  de 
peau  fabriqués  à  Kaboul,  des  chameaux  de  Kliiva  et  des 
chevaux  turkomans,  que.  Ion  expédie  dans  toutes  les 
provinces  de  la  Perse.  On  trouve  aussi  â  la  disposition 
des  acheteurs  plusieurs  objets  fabriqués  dans  la  pro- 
vince dont  Meched  est  la  capitale,  parmi  lesquels  il  faut 
placer  en  première  ligne  de  magnifiques  tapis,  les  plus 
beaux  du  monde,  des  châles  façon  cachemire,  appelés 
en  Perse  mcchedis,  (lui  sont  plus  estimés  que  ceux 
du  Kerman  :  viennent  ensuite  des  feutres,  des  étoffes 
de  soie  légère,  tissées  avec  les  produits  des  districts  du 
nord,  et  des  sabres  d'une  grande  réputation.  A  une 


—  239  — 

farsang  au  sud  de  Meched,  on  extrait  des  montagnes 
une  pierre  d'une  teinte  noirâtre  qui  ressemble  im  peu 
au  plâtre,  mais  qui  est  plus  dure  que  lui  :  lesMeché- 
diens  façonnent  avec  cette  pierre  des  marmites,  des 
vases  de  toute  façon,  des  tasses  à  thé,  des  théières,  des 
sucriers,  des  salières,  dont  ils  trouvent  un  facile  écou- 
lement avec  de  beaux  bénéfices.  L'assa-fœtida  est 
aussi  une  des  productions  du  Khorassan. 

La  mosquée  de  Meched,  qui  renferme  le  tombeau 
de  riman  Réza ,  est  un  monument  vraiment  impo- 
sant, tant  par  sa  grandeur  que  par  le  luxe  des  maté- 
riaux avec  lesquels  il  a  été  construit.  Le  bâtiment  se 
divise  en  deux  parties  :  d'abord  une  grande  cour 
carrée,  en  forme  de  caravansérail,  avec  deux  étages 
de  petites  chambres,  sur  tout  le  pourtour  intérieur. 
C'est  là  que  les  pèlerins  trouvent  à  se  loger  gratis.  La 
cour  est  pavée  de  larges  dalles  en  pierre,  et  les  murs 
sont  liarlout  recouverts  de  briques  émaillées,  ou  plu- 
tôt vernissées,  sur  un  fond  d'azur  qui  fait  ressortir  en 
relief  les  caractères  or  et  blanc  composés  de  versets 
du  Koran,  qui  ornent  de  la  base  au  sommet  ce  magni- 
fique édifice,  dont  la  construction  est  due  à  Chàh- 
Abbasle  Grand,  et  la  restauration  à  Nader-Châh.  La 
deuxième  partie  du  monument  comporte  la  mosquée, 
qui  fut  fondée  par  Goher-Châh,  prince  timouride  ; 
elle  abrite  le  tombeau  de  l'iman  Réza,  qui  est  en 
marbre,  revêtu  d'arabesques  d'un  travail  admirable. 
Ce  mausolée  est  entouré  d'une  grille  d'argent  massif 
surchargée  d'ornemenls  d'or.  Une  vaste  coupole  et 
deux  minarets,  aussi  hardis  qu'élégants,  couronnent 
le  monument;  ils  sont  recouverts  de  briques  dorées 


—  Ui)  — 

depuis  leur  milieu  jusqu'à  la  pointe,  et  resplendissent 
au  soleil  avec  un  éclat  splendide.  Les  Mechédiens  mont 
assuré  que  le  tombeau  du  Kalife  Haroun-el-Rechid 
était  placé  à  côté  de  celui  de  l'Iman  Réza;  mais  il  eut 
été  imprudent  de  ma  part  d'aller  vérifier  le  fait.  Je  me 
contentai  de  circuler  dans  la  première  partie  de  l'édi- 
fice, la  seconde  étant  réservée  aux  pieux  musulmans, 
qui  n'y  laissent  pas  pénétrer  ceux  (ju'ils  considèrent 
comme  des  impurs,  il  y  a  une  douzaine  d'années,  ce- 
pendant, un  Indien  ,  sectateur  de  Vislmou ,  attiré 
par  la  curiosité,  pénétra  #ans  le  sanctuaire,  au  grand 
scandale  des  Persans,  qui  s'étaient  déjà  saisis  de  lui 
pour  l'assommer,  quand  il  demanda  à  s'expliquer  en 
présence  du  Mulévelli  (administrateur),  se  targuant  dé 
sa  qualité  de  sujet  anglais.  Ce  titre  respecté  produisit 
son  effet,  et  l'on  voulut  bien  entendre  sa  justification. 
«  Vous  me  faites  un  crime,  leur  dit-il,  d'être  entré 
«  dans  ce  lieu,  parce  que  vous  me  tenez  pour  impur. 
«  Que  signifie  un  pareil  raisonnement?  Dieu  s'est- il 
«  servi  de  deux  poussières  pour  créer  les  hommes?  Je 
«  n'en  crois  rien;  nous  sommes  tous  pétris  de  même 
«  matière,  et,  si  vous  croyez  le  contraire,  je  puis  vous 
«  prouver  que  vous  avez  tort.  Que  l'un  de  vous  se  coupe 
«  le  petit  doigt,  j'en  ferai  autant  de  mon  côté.  S'il  sort 
«  du  lait  de  ma  blessure  et  du  sang  de  celle  du  mu- 
«  sulman,  vous  aurez  raison  :  alors  tuez-moi.  Mais,  si 
«  c'est  du  sang  qui  coule  de  mon  doigt,  pourquoi  vou- 
«  driez-vous  que  le  vôtre  soit  plus  pur  que  le  mien?  » 
Personne  ne  voulut  se  i)rèter  à  l'épreuve  que  propo- 
sait notre  Indien,  et  il  put  se  retirer  tranquillement 
sans  être  inijuiélé.  A  vrai  dire,  il  serait  imprudent  de 


-1  -24-1  — 

prendre  sa  bonne  fortune  pour  exemple  :  ce  qu'il  y  à 
de  plus  sage  à  faire,  pour  celui  qui  n'est  pas  musul- 
man, c'est  de  s'abstenir  d'aller  saluer  l'Iman  Réza.' 

La  mosquée  de  Meched  possède  une  immense  quan- 
tité de  icaquefs  ou  legs  pieux,  dont  elle  lire  de  grands 
revenus,  sur  lesquels  on  prélève  journellement  une 
certaine  somme  pour  nourrir  les  pauvres  et  les  pèle- 
rins nécessiteux  qui  viennent  se  sustenter  là  gratis. 
Les  administrateurs  de  ces  revenus  prêtent  aussi  sur 
gages,  à  raison  de  25  pour  cent. 

Quand  je  passai  à  Meched,  on  y  parlait  beaucoup  du 
voyage  que  venait  de  faire  le  révérend  docteur  Wolf 
à  Bokhara,  pour  y  délivrer  le  colonel  Stoddart  et  le 
capitaine  Conolly,  assassinés  par  l'Émir  de  cette  ville 
deux  ans  auparavant.  Je  n'entrerai  pas  ici  dans  les 

*  La  position  ordinaire  des  Hindous,  relalivemenl  à  leur  caste 
el  à  leur  pureté  eu  égard  à  celle  de  leurs  maîtres  chrétiens,  a 
changé  tout  à  lait  dans  l'Afghanistan.  A  Hérat,  el  généralement 
au  delà  de  l'Indus,  les  chrétiens,  qui  passaient  pour  les  hommes 
des  livres  saints,  étaient  admis  à  la  table  des  musulmans,  à  la 
condition  de  ne  pas  manger  d'une  nourriture  défendue.  On  nous 
demandait  souvent  pourquoi  nous  permettions  à  des  kaprs  aussi 
malpropres  que  les  Hindous  d'entrer  aussi  librement  qu'ils  le 
faisaient  dans  nos  maisons. 

Pendant  notre  voyage  de  Kandahar  à  Kaboul,  nous  rencon- 
trâmes quelques  cavaliers  faisant  partie  de  nos  régiments  de 
cavalerie  irrégulière  ;  nos  domestiques  afghans  el  parsivans, 
dans  le  but  de  montrer  leur  hospitalité,  Irur  offrirent  une  pipe 
qui  avait  été  fumée  par  le  major  Todd.  Les  musulmans  hindous 
leur  demandèrent  si  leur  intention  était  de  les  insulter  en  leur 
mettant  entre  les  mains  un  kalioun  qui  avait  élé  fumé  par  un 
kafir.  Sur  cela,  nos  gens  répliquèrent  (jue  les  vrais  k;ifirs  étaient 
les  musulmans  de  l'Inde.  Une  bataille  eût  eu  lieu  si  nous  n'étions 
pas  accourus  pour  mettre  le  holà.  —  L. 

I.  44 


détails  relatifs  à  la  captivité  de  ces  deux  officiers, 
ce  que  je  ferai  dans  mes  Recherches  sur  l'histoire 
des  Afghans;  je  dirai  seulement  quelques  mots  sur 
M.  Wolf.  Il  a  publié,  au  retour  de  sou  voyage,  une  re- 
lation que  je  n'ai  pas  lue,  mais  qu'on  ma  généralement 
assuré  être  des  plus  excentriques,  ce  que  je  n'ai  pas 
eu  de  peine  à  croire,  d'après  tout  ce  que  j'ai  entendu 
dire  de  ce  Révérend,  d'abord  par  quelques-uns  de  ses 
domestiques  qui  m'ont  servi  après  lui,  ensuite  parles 
Uzbeks,  les  Persans  et  même  les  Anglais  qui,  soit  dit 
en  passant,  se  montrent  peu  disposés  en  sa  faveur. 
L'appréciation  que  je  vais  faire  du  docteur  est  donc  en 
partie  basée  sur  leur  manière  de  penser  à  son  égard, 
laquelle  corrobore  parfaitement  l'opinion  que  les  Asia- 
tiques se  sont  formée  de  lui. 

L'on  sait,  ou  l'on  ne  sait  pas,  et  dans  ce  cas  je  l'ap- 
prendrai à  ceux  qui  l'ignorent,  que  le  docteur  Wolf, 
après  être  revenu  de  Bokhara  à  Téhéran,  refusa  d'ac- 
quitter pour  6,000  tellahs  (15  fr.  60  c.  l'un,  environ 
90,000  fr.)  de  traites  qu'il  avait  souscrites  à  un  cer- 
tain Persan,  nommé  Abd-ul-Samut-kban,  comman- 
dant de  l'artillerie  de  l'Émir  de  Bokhara.  Ce  refus 
était  diversement  interprété  à  Meclied.  Les  uns  affir- 
maient, et  c'était  le  plus  petit  noiubre,  que  ces  lettres 
de  change  lui  avaient  été  extorquées  par  Abd-ul-Sa- 
mut,  vis-à-vis  duquel  il  avait  rempli  tous  ses  engage- 
ments, et  même  au  delà;  les  autres,  et  c'était  le  plus 
grand  nombre,  le  blâmaient  au  contraire  de  n'avoir 
pas  payé  les  6,000  tellahs  promis.  Entre  ces  deux  ver- 
sions, j'adoptai  celle  de  la  minorité,  qui  me  parut  la 
seule  vraie  ;  je  crois  donc  positivement  l'honneur  de 


—  243  — 

M.  Wolf  à  l'abri  de  tout  reproche  :  ce  que  je  dis  là 
franchement,  et  sans  arrière-pensée,  me  fait  donc  es- 
pérer qu'on  me  croira  également  sincère  quand  j'a- 
vancerai des  faits  qui  peuvejit  froisser  l'amour-propre 
du  docteur,  mais  dont  l'exactitude  me  paraît  irrécu- 
sable. Mon  intention  n'est  point  d'amoindrir  le  zèle 
dont  le  Révérend  a  fait  preuve  en  allant  à  la  recher- 
che des  infortunés»  Stoddart  et  Conolly,  mais  son  ac- 
tion m'eût  semblé  bien  plus  louable  si  le  dévouement 
et  la  charité  chrétienne  eussent  entièrement  dirigé  sa 
conduite.  Par  malheur  la  vanité,  autant  que  son  bon 
cœur,  le  poussèrent  à  entreprendre  ce  voyage,  où  il 
allait  courir  les  plus  grands  dangers,  sans  même  s'en 
rendre  compte,  ce  qui  prouve  que  dans  ses  précé- 
dentes pérégrinations  en  Asie  centrale,  il  n'y  avait 
observé  les  hommes  et  les  choses  qu'à  travers  le  prisme 
d'illusions  continuelles  qui  égarèrent  son  jugement. 
La  mission  que  le  docteur  Wolf  s'était  donnée  n'allait 
pas  à  sa  taille.  Peureux  et  craintif  au  delà  de  toute 
expression,  il  ne  crut  cependant  jamais  qu'il  mettait 
sa  tête  en  jeu  pour  aller  à  Bokhara,  et  il  montra,  jus- 
qu'à ce  qu'il  y  fût  arrivé,  une  sécurité  qui  indiquait 
presque  un  dérangement  dans  son  esprit.  Du  reste, 
tous  ceux  qui  le  connaissent  m'ont  parlé  de  lui  comme 
d'un  homme  bizarre,  et  le  peu  que  j'ai  lu  de  sa  cor- 
respondance m'a  confirmé  dans  cette  opinion.  Il  est 
né  en  Allemagne,  dans  la  rehgion  juive;  arrivé  à 
l'âge  de  raison,  il  se  rendit  à  Kome,  oi^i  il  abjura  sa 
croyance  pour  le  catholicisme;  mais  il  se  livra  à  un 
tel  dévergondage  d'idées,  dans  la  pratique  et  l'ensei- 
gnement de  son  nouveau  culte,  que  ses  supérieurs  se 


—  244  — 

virent  dans  la  nécessité  de  l'interdire.  Il  se  serait 
même  attiré  d'assez  vilaines  affaires  si  les  Anglais  ne 
l'enssent  pris  sous  leur  protection  :  ils  en  firent  pres- 
que un  martyr.  Wolf  passa  donc  aux  protestants;  il 
ne  se  montra  pas  plus  sensé  après  ce  revirement 
religieux  qu'il  ne  l'avait  été  auparavant.  Un  Anglais, 
haut  placé  et  digne  de  confiance,  m'a  assuré  qu'il 
s'était  marié  à  une  grande  dame  .anglaise  dont  les 
idées  religieuses  étaient  aussi  mobiles  et  aussi  exal- 
tées que  les  siennes.  Quand  il  alla  demander  sa  main  à 
son  frère,  de  qui  elle  dépendait,  celui-ci  lui  répondit  : 
«  Je  n'ai  jamais  connu  jusqu'ici  qu'une  seule  personne 
plus  stupide  que  ma  sœur;  cette  personne,  c'est  vous: 
il  serait  dommage  de  vous  séparer,  mariez-vous  donc 
et  ne  m'ennuyez  plus.  » 

J'aurais  bon  nombre  d'iiistoires,  plus  ou  moins  plai- 
santes à  conter,  pour  prouver  que  l'esprit  du  docteur 
Wolf  n'est  pas  très-sain  ;  mais  cela  m'entraînerait  trop 
loin,  et  je  reviens  à  son  voyage  de  Bokbara.  En  arri- 
vant à  Meched,  il  eut  la  douleur  de  se  trouver  en 
présence  de  plusieurs  Mollahs  musulmans  auxquels 
il  avait  positivement  prédit,  en  i  83'2,  qu'en  1840  Jésus- 
Christ  devait  revenir  sur  terre,  et  forcer  tout  le  genre 
humain  à  embrasser  la  religion  anglicane.  Il  est  cer- 
tain que  cette  prophétie  ne  s'était  pas  réalisée.  C'est 
une  des  prétentions  du  Révérend  de  vouloir  passer 
pour  inspiré;  il  croit  n'avoir  besoin  que  de  se  présen- 
ter, la  Bible  à  la  main  et  le  sourire  siu'  les  lèvres, 
pour  convertir  les  musulmans  ou  les  idolâtres  les  plus 
endurcis,  et  il  a  la  ferme  croyance  qu'aussitôt  après 
avoir  parlé  à  quelqu'un,  il  a  extirpé  de  son  cœur  la 


—  24o  — 

mauvaise  semence  et  l'a  rendu  à  la  vraie  foi.  C'est 
l'homme  du  monde  le  moins  fait  pour  les  expéditions 
périlleuses  :  chose  bizarre  cependant,  nul  plus  que  lui 
n'est  tenté  de  les  entreprendre,  et  cela  dans  le  but 
d'acquérir  une  haute  renommée  apostolique  et  de  se 
faire  passer  pour  un  prophète.  Les  sélam-alehs  et  les 
bénédictions  qu'il  dit  avoir  reçus  en  entrant  à  Bok- 
hara,  n'existèrent  jamais  que  dans  son  cerveau,  et  les 
petits  enfants,  au  lieu  de  venir  baiser  le  pan  de  sa 
robe,  comme  il  l'a  cru,  l'accueillaient  en  lui  disant 
des  injures  et  lui  jetant  des  pierres.  Ce  furent  là 
les  premiers  signes  de  l'hostilité  des  Bokhares  à  son 
égard,  et  au  lieu  de  se  roidir  contre  leurs  mau- 
vaises intentions,  de  conserver  une  apparente  fer- 
meté, il  perdit  tout  d'un  coup  contenance  et  crut  les 
ramener  à  de  meilleurs  sentiments  en  se  lançant  dans 
de  folles  prodigalités,  qui  ne  pouvaient  que  lui  attirer 
un  surcroît  de  mauvais  traitements  de  la  part  de  cette 
population  avide.  Son  assurance  l'abandonna  au  mo- 
ment où  il  en  avait  le  plus  besoin,  et,  après  deux  ou 
trois  jours  de  résidence  à  Bokliara,  sa  raison,  déjà  si 
peu  solide,  parut  tout  à  fait  bouleversée.  On  s'était 
aperçu  tout  de  suite  de  la  timidité  de  son  caractère, 
et  l'on  cherchait  à  l'effrayer  par  toutes  sortes  de 
mensonges  :  il  tâchait  de  conjurer  le  danger,  comme 
je  l'ai  déjà  dit,  en  faisant  de  grandes  largesses,  et  c'é- 
tait justement  là  ce  qui  lui  en  créait  chaque  jour  de 
nouveaux. C'est  ainsi  qu'Abd-ul-Sanuit-Khan  parvint  à 
lui  extorquer  pour 6,000  tellahs  de  traites,  qu'il  refusa, 
dit-on,  d'acquitter  plus  tard.  Le  jour  de  sa  première 
présentation  à  l'Émir  Nasser-Ullah-Khan,  il  était  si 
I.  M. 


—  246  — 

troublé  et  si  effrayé  qu'il  ne  voyait  même  pas  où  il 
devait  poser  le  pied  :  il  ne  reconnaissaH  personne 
autour  de  lui  ;  son  langage  était  incohérent,  décousu  ; 
il  n'entendait  pas  ce  qu'on  lui  disait  et  n'y  répondait 
pas  davantage;  en  un  mot,  il  tremblait  comme  un 
saule  agité  par  le  vent.  L'Émir  de  Bokhara  eut  pitié 
de  lui  :  «  Reconduisez  ce  malheureux  chez  lui,  dit-il 
au  maître  des  cérémonies,  il  est  incapable  de  conver- 
ser et  sa  frayeur  me  fait  de  la  peine.  »  A  cette  époque, 
l'Émir  n'avait  nullement  l'intention  de  faire  périr  le 
docteur  Wolf,  mais  il  s'y  décida  par  la  suite,  et  dès 
lors  le  danger  cessa  d'être  imaginaire.  Cette  triste 
realité  se  fut  sans  doute  accomplie  si  le  Chah  de  Perse, 
informé  des  intentions  sanguinaires  de  Nasser-UUah, 
ne  lui  eiJit  écrit  une  lettre  par  laquelle  il  le  menaçait 
de  toute  sa  colère,  s'il  ne  relâchait  au  plus  tôt  le  ti- 
mide missionnaire.  A  peine  le  docteur  Wolf  eut-il  reçu 
la  permission  de  quitter  Bokhara,  qu'il  se  mit  en  route, 
continuant  d'éprouver  une  terreur  difficile  à  décrire, 
terreur  qui  était  entretenue  par  ses  propres  domes- 
tiques, lesquels  tiraient  de  bons  bénéfices  de  ses 
craintes  puériles.  Chaque  buisson  lui  paraissait  une 
embuscade,  et  les  voyageurs  qu'il  rencontrait  des  si- 
caires  envoyés  par  l'Émir  pour  le  mettre  à  mort. Toutes 
les  fois  qu'il  en  voyait  un,  il  remettait  un  tellah  à  son 
domestique  pour  le  porter  au  nouvel  arrivant,  afin  de 
se  le  rendre  favorable  et  de  l'engager  à  passer  au 
large.  Le  domestique  gardait  le  tellah  pour  lui,  et,  au 
lieu  de  faire  faire  un  détour  au  voyageur,  il  le  faisait 
faire  à  son  maître  qui  se  tenait  pour  content  dès  qu'on 
ne  l'approchait  pas.  Le  docteur  Wolf  contournait  les 


—  217  — 

villages  ou  les  campements  de  nomades  et  couchait  en 
plein  air,  dans  les  lieux  isolés;  il  ne  mangeait  de  rien 
avant  que  ses  compagnons  de  voyage  n'eussent  goûté 
les  mets  devant  lui.  La  peur  l'avait  réduit  à  un  état 
de  faiblesse  inconcevable  :  c'était  à  ce  point  qu'il 
était  incapable  de  se  vêtir  lui-même,  et  'qu'il  fallait 
lui  mettre  depuis  sa  chemise  jusqu'à  son  turban,  ser- 
vice que  ses  domestiques  n'aimaient  guère  à  lui  ren- 
dre, eu  égard  aux  émanations  fétides  qui  s'échap- 
paient de  son  corps.  Quand  le  docteur  Wolf  arriva  à 
Téhéran,  n'ayant  pas  trouvé  à  s'installer  immédiate- 
ment dans  la  mission  britaimique  qui,  je  crois,  était 
déjà  à  son  campement  d'été,  il  vint  passer  un  jour  à 
la  légation  de  France.  M.  de  S***  obtempéra  aussitôt  au 
désir  qu'il  manifesta  de  lire  les  journaux  d'Europe 
arrivés  pendant  son  absence,  pensant  que  le  Révérend 
allait  lire  les  nouvelles  qu'ils  contenaient  en  prenant 
son  temps;  mais  loin  de  là,  le  docteur  eut  achevé  en  une 
heure  la  lecture  de  cent-cinquante  numéros  :  il  s'était 
contenté  de  les  parcourir  pour  voir  si  l'on  s'était  occu- 
pé de  lui  dans  la  presse,  pendant  son  séjour  à  Bokhara. 
Son  indignation  fut  grande  quand  il  se  fut  convaincu 
qu'on  n'avait  rien  dit  de  lui,  ou  du  moins  fort  peu  de 
chose. 

Avant  de  terminer  cette  petite  narration,  je  ne  crois 
pas  inutile  de  citer  une  autre  anecdote  sur  le  docteur 
Wolf,  afin  de  faire  connaître  la  morale  qu'il  s'est  faite 
sur  certaines  choses.  En  1832,  lorsciu'Abbas-Mirza 
était  occupé  à  réduire  les  petites  forteresses  insou- 
mises du  Khora^san,  le  docteur  se  trouvait  à  Meched 
et  logeait  avec  un  Polonais,  M,  B***,  chez  le  ketkhoda 


—  248  — 

des  juifs,  Mollah-Mehdi.  M.  B***  était  alors  chaude- 
ment appuyé  par  les  Anglais,  qui  s'efforçaient  de  lui 
faire  obtenir  de  l'avancement  dans  l'armée  persane. 
A  la  même  époque,  arriva  aussi  à  Meched  le  colo- 
nel S***,  ancien  officier  français,  également  au  ser- 
vice de  la  Peri'se.  Les  autorités  locales  assignèrent  pour 
demeure  à  ce  dernier  une  maison  juive  située  vis-à- 
vis  de  celle  de  Mollali-Mehdi;  lorsque  ses  gens  s'y  pré- 
sentèrent pour  y  déposer  son  Ijagage,  M.  B***  s'opposa 
à  ce  qu'ils  entrassent  et  poussa  même  l'inconvenance 
jusqu'à  les  frapper  quand  ils  insistèrent  pour  s'y  in- 
staller, en  leur  disant  qu'il  avait  retenu  cette  maison 
pour  un  officier  anglais,  nommé  M.  C***,  qui  devait 
arriver  dans  quelques  jours  à  Meched.  M.  S***,  averti 
de  ce  qui  s'était  passé,  retourna  auprès  des  autorités 
locales  qui  lui  fournirent  six  canonniers,  ayant  l'ordre 
d'aller  enfoncer  la  porte  de  la  maison  en  question, 
s'il  en  était  besoin,  et  d'y  installer  le  colonel  de  gré 
ou  de  force.  Le  docteur  WoU  et  M.  B***,  qui  avaient 
lancé  un  espion  juif  aux  trousses  de  M.  S***  pour  sa- 
voir ce  qu'il  ferait,  en  apprenant  la  bastonnade  ap- 
j)liquéeà  ses  domestiques,  furent'assez  inquiets  quand 
on  leur  dit  qu'il  allait  revenir  lui-mème,avec  la  force 
armée,  pour  prendre  possession  du  domicile  contesté. 
Le  docteur  Wolf  adressa  alors  en  toute  hâte  un  billet 
au  colonel,  dans  lequel  il  s'excusait  d'abord  de  n'être 
pas  allé  le  voir,  parce  qu'il  ignorait  sa  demeure  :  il  fi- 
nissait par  le  prier  de  passer  chez  lui  au  plus  tôt, 
car  il  le  verrait  avec  plaisir,  afin  de  s'entendre  en- 
semble relativement  à  la  maison  juive  qui  lui  avait 
été  assignée.  M.  S***,  voulant  mettre  le  bon  droit  de 


•  _  249  — 

son  côté  jusqu'au  bout,  se  rendit  à  cette  invitation. 
Ce  fut  M.  B**%  celui  même  qui  avait  bàtonné  ses  do- 
mestiques, qui  vint  lui  ouvrir  la  porte  du  logis  qu'il 
occupait  en  commun  avec  le  docteur  Wolf.  Dès  qu'il 
vit  le  colonel,  il  lui  tendit  la  main,  mais  celui-ci  refusa 
de  la  prendre,  en  l'avertissant  qu'il  ne  le  ferait  qu'a- 
près qu'il  aurait  eu  une  explication  avec  lui  sur  la 
manière  dont  il  avait  traité  ses  gens.  Puis,  passant 
outre,  il  pénétra  chez  le  docteur  Wolf  qu'il  trouva 
assis  devant  une  table  chargée  de  fruits  et  de  vins. 
M.  S***  s'installa  à  côté  de  lui,  et  en  même  temps  M.  B*** 
revint  prendre  sa  place.  La  conversation  entre  le 
docteur  Wolf  et  M.  S***  fut  d'abord  insignifiante. 
M.  B***  gardait  le  plus  profond  silence;  mais  il  le 
rompit  quand  le  colonel  affirma  qu'il  n'entendait 
point  céder  ses  droits  sur  la  maison  :  M.  B"*  lui  lança 
alors  une  pomme  à  la  tête,  et  s'emparant  de  ses  pis- 
tolets, il  le  coucha  en  joue,  déclarant  que  l'affaire 
serait  reprise  entre  eux  le  lendemain,  le  sabre  à  la 
main.  M.  S***  insulté  tira  son  épée,  engagea  M.  B*** 
à  en  faire  autant,  et  lui  dit  que  ce  ne  serait  pas  partie 
remise  au  lendemain,  car  il  fallait  la  terminer  sur 
l'heure.  Au  même  instant  le  docteur  Wolf,  iMollah- 
Mehdi  et  les  gens  de  la  maison  se  précipitèrent  entre 
eux  et  les  séparèrent.  M.  S'**,  dégoûté  du  séjour  de  la 
ville  par  suite  de  cet  événement,  s'en  alla  camper  sous 
sa  tente.  On  peut  juger  quel  dut  être  son  étonnement 
d'apprendre,  quelques  jours  après,  que  l'agent  anglais 
détaché  près  d'Abbas-Mirza  avait  demandé  sa  punition 
à  ce  prince,  parce  qu'il  avait  tiré  le  sabre  dans  le  logis 
d'un  sujet  britannique.  M.  S*'*  eut  beau  objecter  qu'il 


—  250  — 

y  avait  été  attiré  dans  une  espèce  de  guet-apens  :  on 
ne  voulait  jias  mécontenter  trop  les  Anglais,  déjà  fu- 
rieux de  ce  que  les  Persans  se  portaient  sur  Hérat  ; 
et,  bien  que  le  prince  fût  convaincu  du  bon  droit  de 
M.  S"*,  il  lui  dit  qu'il  ne  pouvait  faire  autrement  que 
de  le  punir,  parce  que  la  déposition  de  M,  Wolf  était 
contraire  à  la  sienne  et  le  dénonçait  comme  étant  le 
provocateur.  Le  colonel  S*'*  subissait  donc  quelques 
jours  d'arrêts  pour  ce  fait,  et  sommeillait  une  après- 
midi  dans  sa  tente,  étendu  sur  son  lit,  lorsqu'il  se 
sentit  connue  étouffé  sous  une  masse  assez  lourde  qui 
venait  de  tomber  sur  lui.  Il  fut  d'abord  effrayé,  mais 
il  se  rassura  bientôt,  en  voyant  que  c'était  le  docteur 
Wolf  qui  s'était  précipité  sur  lui  pour  l'embrasser  et 
lui  demander  pardpn  de  son  faux  rapport;  il  s'excusait 
sur  les  nécessités  politiques,  qui  ne  lui  avaient  pas 
permis  de  dire  la  vérité,  et  il  ne  se  retira  que  lorsque 
M.  S'*'  bii  eut  assuré  qu'il  ne  se  souvenait  {)lus  de  sou 
évangélique  déposition. 

Il  me  reste  maintenant  à  dire  qu'il  eût  été  possible 
au  gouvernement  anglais  d'assurer  plus  qu'il  ne 
l'a  fait  la  sécurité  du  voyage  du  docteur  Wolf.  Le  ca- 
binet de  Londres  était  informé  depuis  longtemps  que 
l'Émir  de  Bokhara  croyait  ir^digne  de  lui  de  traiter 
avec  le  gouvernement  de  Calcutta,  donnant  pour 
raison  que  c'était  une  compagnie  de  niarcbands,  dont 
les  actes  de  souveraineté  n'étaient  admis  que  par 
queUpies  princes  d'Asie.  Il  disait  que  les  nations  euro- 
péennes ne  consentaient  pas  à  traiter  avec  elle  d'égale 
à  égale,  et  que  comme  il  n'était  pas  moins  orgueilleux 
que  ces  puissances,  il  voulait  que  la  Reine  d'Angle- 


-    254  — 

terre  lui  écrivît,  comme  le  faisait  l'Empereur  Nico- 
las, l'un  des  plus  grands  jjotentats  de  la  chrétienté. 
Malheureusement  les  ministres  britanniques,  mus  par 
cette  réserve  qu'ils  poussent  parfois  jusqu'à  l'exagéra- 
tion, s'opposèrent  toujours  à  ce  que  leur  souveraine 
s'abaissât  à  correspondre  avec  un  barbare.  Ce  refus 
avait  déterminé  la  mort  des  infortunés  Stoddart  et  Co- 
nolly  :  du  moins  l'Émir  prit-il  ce  prétexte  pour  ordon- 
ner leur  supplice.  Il  est  vraiment  déplorable  que  le 
gouvernement  anglais  se  soit  montré  si  pointilleux, 
quand  il  s'agissait  de  sauver  la  vie  à  deux  de  ses  plus 
brillants  officiers  :  leurs  souffrances  et  leur  dévoue- 
ment à  leur  pays  étaient  dignes  de  la  plus  grande  sym- 
pathie de  sa  part.  En  laissant  le  docteur  Wolf  s'ache- 
miner vers  Bokhara  sans  être  muni  d'une  lettre  de 
la  Reine  pour  l'Émir,  c'étaill'exposer  à  subir  le  même 
sort  que  les  infortunés  à  la  recherche  desquels  il  était 
envoyé  :  il  est  certaip  que  cette  lettre  n'eût  pas  rap- 
pelé à  la  vie  les  malheureux  officiers  anglais,  mais 
elle  eût  au  moins  empêché  la  mort  d'une  troisième 
victime,  et  cette  mort  serait  ettéctiveinent  arrivée  sans 
la  missive  de  Méhémed-Chàh  qui,  lui,  ne  craignit 
pas  de  compromettre  sa  dignité  pour  sauver  la  vie  à 
un  étranger,  à  un  chrétien,  à  un  homme,  i)ar  consé- 
quent, infidèle  à  ses  yeux  et  qui  devait  lui  être  indiffé- 
rent K  L'opinion  de  tous  les  Bokhares,  Persans  et 
Afghans  qui  ont  connu  MM.  Stoddart  et  Conolly  est 

1  11  est  juste  aussi  de  rendre  à  M.  le  colonel  Sheil,  ministre 
britannique  à  Téliéran.  toute  la  juslice  qui  lui  est  due.  C'est  su 
généreuse  et  instante  inlervenlian  qui  intéressa  Méhénied-Cliàli 
en  faveur  de  M.  WoU'. 


—  252  — 

que  le  colonel  Stoddart  possédait  une  énergie,  une 
bravoure,  une  résolution  sans  pareilles,  mais  qu'il 
était  violent  et  irascible  à  l'excès',  et  c'est  à  ce  mal- 
heureux travers  de  son  caractère  qu'ils  attribuent  sa 
mort  et  celle  de  son  compagnon,  autant  qu'au  refus 
que  fit  la  Reine  d'Angleterre  d'écrire  à  l'Émir  Nasser- 
UUab.  Quant  au  capitaine  Conolly,  ils  en  parlent 
comme  d'un  homme  judicieux,  conciliant,  doux,  pru- 
dent et  parfaitement  organisé  pour  traiter  avec  des 

1  Le  prince  Khanikof,  qui  avait  été  envoyé  par  l'Empereur  de 
Russie  afln  de  faire  en  sorte  de  secourir  Stoddart,  avant  l'arrivée 
de  Conolly,  m'a  assuré  n'avoir  jamais  rencontré  un  homme  qui 
fût  si  peu  capable  de  vivre  avec  des  Asiatiques  que  le  colonel 
Stoddart.  C'était  un  gentleman  très-bien  élevé,  très -courageux 
et  fort  chevaleresque,  mais  très-impérieux  et  fort  susceptible. 
Il  avait  demeuré  avec  le  prince  Khanikof,  dans  la  même  maison, 
pendant  plusieurs  mois,  et  avait  très-bien  pu  quitter  Bokhara  ; 
mais  il  n'avait  rien  voulu  devoir  à  l'Empereur  de  Russie,  car  il 
pensait  que  c'était  son  gouvernement  qui  devait  prendre  le  soin 
de  le  délivrer.  Lorsque  Conolly  arriva,  Stoddart  laissa  Khanikof 
pour  vivre  aveclui,  et  à  dater  de  cette  époque,  Khanikof  m'assura 
qu'il  avait  pensé  que  leur  sort  était  décidé.  Khanikof  sortit  du 
pays,  nos  désastres  de  Kaboul  eurent  lieu,  et  l't'.mir  ne  se  gêna 
plus  pour  agir  suivant  ses  penchants. 

Stoddart  avait  traité  cet  Émir  très-cavalièrement,  d'un  air  de 
mépris.  Khanikof  m'affirma  qu'il  avait  été  certain  jour  mandé 
chez  rÉniir  avec  Stoddart,  et  que  celui-ci  lui  avait  dit  que  l'ar- 
mée anglaise  avait  été  taillée  en  pièces  à  Kaboul.  Stoddart  lui 
répondit  d'un  ton  hargneux  :  «C'est  un  mensonge  ;  rien  de  pareil 
ne  peut  arriver  aux  Anglais  !  »  L'Émir,  s^ans  d;iigner  lui  répondre, 
ordonna  qu'on  le  fît  sortir,  et,  quand  la  nouvelle  eût  été  confir- 
mée, il  put  à  loisir  se  venger  de  l'insulte  qu'il  avait  reçue. 
M.  Khanikof  connaît  à  fond  les  langues  orientales  ;  ses  manières 
sont  douces  et  polies,  sa  sagacité  et  son  jugement  sont  sans 
pareils.  11  est  très-estimé  de  ses  compatriotes,  et  occupe  la  posi- 
tion importante  de  consul  général  à  Tébriz.  —  D.  S. 


—  ±oS  — 

Asiatiques:  ils  le  regardent  comme  une  victime  de  la 
fatalité,  et  n'attribuent  sa  mort  qu'aux  en)[)ortements 
de  son  collègue.  Quoi  qu'il  en  soit,  l'un  et  l'autre 
étaient  diffnes  d'un  meilleur  sort. 

Toutes  les  personnes  que  je  vis  à  iMeched  me  répé- 
tèrent ce  que  m'avaient  dit,  depuis  Bagdad,  celles  qui 
connaissaient  mon  projet  de  pénétrer  en  Afghanistan. 
Elles  m'assurèrent  que  ce  voyage  était  dangereux, 
insensé  et  devait  m'ètre  fatal.  A  l'appui  de  leurs 
assertions,  elles  me  répétaient  ce  qui  était  arrivé  cà 
WM.  Conolly,  Stoddard  et  \\o\î,  et  il  fallait  toute  la 
résolution  dont  je  m'étais  armé  pour  ne  pas  renoncer 
à  mon  dessein.  Des  milliers  de  personnes  me  conseil- 
lèrent de  retourner  sur  mes  pas;  celles  qui  me  por- 
taient quelque  intérêt  réitéraient  leurs  efîorls  pour 
m'y  décider,  tandis  que  ceux  qui  me  voyqtjcnt  pousser 
plus  avant  avec  indifférence  se  contentaient  de  me 
dire  :  «  Tu  auras  le  col  coupé,  car  l'occupation  de 
«  l'Afghanistan  par  les  Anglais  et  les  désastres  qui 
«  l'ont  suivie  ont  laissé  une  telle  irritation  dans  l'esprit 
«  des  populations  de  cette  contrée,  que  la  présence 
«  d'un  seul  Frengui  est  capable  de  les  soulever  en 
c(  masse.  Les  Persans  eux-mêmes,  leurs  voisins,  qui 
«  tiennent  à  eux  par  plus  d'un  lien,  mais  qu'ils  croient 
«  à  tort  dévoués  aux  intérêts  britanniques,  ne  peuvent 
«  plus  pénétrer  dans  leur  pays  sans  s'exposer  à  perdre 
«  la  vie.  »  Ces  raisons,  il  est  vrai,  étaient  bien  faites 
pour  me  retenir;  mais  en  réfléchissant  à  toutes  les 
fatigues,  à  tous  les  dangers,  aux  privations  (jue  j'avais 
éprouvés  de[)uis  mon  départ  de  France,  en  me  rappe- 
lant le  fanatisme  des  pèlerins  auquel  j'avais  été  eu 
i.  lii 


—  ^254  — 

butte,  la  coquinerie  de  mes  domestiques  par  lesquels 
j'avais  été  en  partie  dépouillé,  les  craintes  que  j'avais 
eues  d'être  reconnu  et  arrêté  en  Perse,  je  persistai  à 
continuer  mon  voyage.  Avais-je  donc  moins  de  périls 
à  redouter  en  arrière  qu'en  avant?  Fallait-il  renoncer 
à  mes  projets,  en  présence  d'une  dernière  difficulté? 
Fallait-il  reculer  devant  des  obstacle  que  j'avais  prévus 
avant  de  quitter  Bagdad?  Agir  ainsi  me  paraissait  être 
le  comble  de  la  puérilité  et  de  l'inconséquence  :  j'avais 
fait  d'avance  le  sacrifice  de  ma  vie,  mais  il  ne  s'en- 
suivait pas  que  je  dusse  me  livrer,  pieds  et  poings 
liés,  à  ceux  qui  seraient  tentés  de  m'égorger.   Avec 
de  la  prudence,  du  courage  et  de  la  persévérance, 
l'homme  arrive  presque  toujours  à  son  but.  Pour  mon 
compte,  quoique  je  n'aie   pas  pu  arriver  jusqu'au 
Pindj-àb,  je  suis  persuadé  qu'il  n'y  a  pas  une  seule 
contrée  de  l'Asie  inaccessible  à  un  Européen  connais- 
sant la  langue,  la  religion  et  les  mœurs  des  habitants 
du  pays  dans  lequel  il  voudra  pénétrer.   11  suffit 
pour  réussir  de  savoir  mettre  en  pratique  avec  les 
Asiatiques  cette  souplesse  de  caractère  que  leur  dupli- 
cité rend  nécessaire,  en  se  conformant  exactement  à 
leurs  usages.  Si  j'ai  échoué  en  Afghanistan,  c'est  que 
j'étais  le  premier  Européen   (jui   tentait  d'y  entrer 
isolément,  depuis  les  désastres  des  Anglais  à  Kaboul; 
la  haine  et  la  défiance  étaient  encore  trop  grandes 
contre  eux.Cei)endant  j'ai  pénétré  dans  de  nombreuses 
principautés  et  le  passage  ne  ma  été  barré  qu'à  la 
dernière  tentative.  Ma  tête  a  couru  de  grands  risques, 
il  est  vrai,  mais  enfin  je  l'ai  rapportée  intacte  sur  mes 
épaules,  et  s'il  y  avait  nécessité  de  recommencer  le 


255 


voyage,  malgré  tout  ce  qui  m'est  arrivé,  je  n'tiésite- 
rais  pas  un  seul  instant. 

Je  n'avais  aucun  intérêt,  et  je  voyais  plutôt  un  dan- 
ger à  revêtir  mes  habits  européens,  aussi  je  me  dé- 
cidai à  les  laisser  dans  ma  malle  pendant  le  reste  du 
voyage  et  à  m'habiller  comme  un  Afghan.  Cependant, 
malgré  ce  déguisement,  je  résolus  d'avouer  ma  qualité 
d'Européen  à  tous  les  chefs  des  pays  par  où  je  devais 
passer,  en  la  cachant,  toutefois,  le  plus  possible,  aux 
populations,  moins  dans  la  crainte  des  dangers  qui 
devaient  en  résulter  pour  moi,  que  pour  éviter  l'ennui 
résultant  de  leur  incroyable  curiosité  et  de  leur  sans- 
façon  '.  Ce  fut  la  Providence  qui  me  suggéra  cette  dé- 
termination, car  si  j'avais  essayé  de  me  faire  passer 
pour  un  Asiatique,  j'aurais  infailliblement  été  recon- 
nu à  Hérat  par  nombre  de  personnes  qui  m'avaient 
vu  à  Meched,  et  il  m'eût  alors  été  très-difficile  de  faire 
revenir  Yar-Méhémed-Khan,  chef  de  cette  princi- 
pauté, des  soupçons  qu'il  aurait  conçus  contre  moi. 

Je  pris  à  Meched  un  domestique  hératien  ayant  de 
bons  répondants,  car  je  ne  voulais  plus  d'un  Persan  pour 
me  servir.  Ou  Ire  la  crainte  que  m'eût  inspirée  la  scélé- 
ratesse habituelle  à  ceux  de  sa  nation,  il  aurait,  autant 
que  moi,  provoqué  la  défiance  des  Afghans ,  taudis 
qu'en  prenant  un  serviteur  de  leur  race,  je  paraissais 

'  L'avis  que  donne  ici  M.  Ferrier  est  des  plus  judicieux.  En 
portant  le  turban,  autrement  dit  le  kadjar-cap,  et  un  choijah 
ordinaire  sur  les  vêlements,  les  Européens  évitent  de  nombreux 
ennemis.  Les  ofticiers  de  la  Mission  d'ilérat  ne  prenaient  aucune 
précaution  pour  cacher  aux  chei's  leur  qualité  d'Anijlais^  chaque 
l'ois  qu'ils  se  mettaient  en  voyage.  —  L. 


—  256  — 

me  livrer  entièrement  à  leur  bonne  foi.  Je  trouvai 
encore  à  cela  l'avantage  d'apprendre  par  lui,  sur  le 
pays,  des  détails  (]u'il  eût  été  impossible  à  un  Persan 
de  me  donner. 

Ce  qui  me  désolait  le  plus,  depuis  le  jour  de  mon 
arrivée  à  Nichapour,  c'est  que,  dès  qu'on  avait  su  que 
j'étais  Européen,  tous  les  objets  que  j'aclietais  me  fu- 
rent vendus  bien  plus  clier  qu'auparavant,  ce  qui  obli- 
geait à  des  sacrifices  d'argent  bien  supérieurs  à  mes 
moyens.  Il  en  fut  demèmeen  Afghanislan  '.  Quand  les 
Anglais  ont  une  fois  parcouru  une  contrée  de  l'Asie, 
ce  pays  est  inabordable  pour  tout  autre  qu'eux  :  les 
Orientaux  les  ayant  vus  jeter  l'or  à  pleines  mains  pour 
récompenser  les  plus  faibles  services,  ou  payer  d'une 
manière  exorbitante  des  aliments  presque  sans  valeur, 
considèrent  maintenant  comme  un  droit  acquis  de 
rançonner  les  Européens,  quels  qu'ils  soient,  qui 
voyagent  chez  eux  :  il  a  failli  quelquefois  m'en  coû- 
ter cher  pour  avoir  essayé  de  me  récrier  contre  des 
exigences  déraisonnables. 

Avant  de  [)artir,  j'allai  prendre  congé  de  Méhémed- 
Weli-Klian  qui  eut  la  bonté  de  me  remettre  une  lettre 
de  reconnuandation  pour  le  gouverneur  de  Teurbet- 
Cheikli-Djam.  Voici  la  traduction  de  ce  document  : 

'  Dans  cerlaines  circonslances,  des  Russes  et  d'autres  Euro- 
péens se  sonl  faits  passer  pour  des  Anglais  dans  le  Kliorassan, 
en  refusant  le  Sursat  et  en  payant  largement,  ^'otre  excel- 
lent ami  MoUali-Melidi,  dont  nous  avons  eu  l'occasion  de  parler, 
perdit  une  fois  une  somme  censidérable  qui  lui  fut  extoniuée. 
Pour  faire  honneur  au  caractère  national  anglais,  on  aurait  dû 
lui  lenil)  u;ser  l'argent  qu'il  avait  perdu. —  L. 


—  257  - 

«  Que  le  très-élevé,  très-haut  placé  et  très-valeu- 
«  reux  Azi-Abd-ul-Rahim-Khan  puisse  toujours  jouir 
«  d'une  parfaite  santé.  Puis,  j'ai  l'honneiu- d'avertir  sa 
«  haute  sagesse  quactuellenicnl  le  très-élevé  général 
«  Ferrier-Saheb,  le  comi)agnon  de  l'honneur,  le  pos- 
te sesseur  de  la  valeur  et  du  courage,  la  crème  des 
0  chrétiens,  est  envoyé  en  mission  à  Hérat.  En  consé- 
«  quence,  comme  il  se  rend  en  ce  pays,  vous  aurez 
«  soin  de  protéger  et  de  soigner  la  personne  du  très- 
«  honorable  susdit,  ctde  faire  en  sorte  qu'il  puisse  voya- 
«  ger  d'une  manière  digne  et  honorable.  Je  vous  prie 
«  de  toujours  m'instruire,  par  l'envoi  de  vos  lettres, 
«  de  l'état  de  votre  santé  et  de  celui  des  affaires.  » 

Dès  le  premier  jour  de  mon  arrivée  à  Meched,  j'avais 
loué  à  un  caravanier  à  chameaux  {serbàne)  en  par- 
tance pour  Hérat  deux  de  ces  animaux,  nécessaires  à 
mon  transport  dans  cette  ville  :  l'un  devait  porter  mes 
bagages,  à  raison  de  un  toman,  et  je  donnai  un  toman 
et  demi  pour  lautre,  qui  devait  être  affublé  de  deux 
litières,  une  de  chaque  côté,  dans  lesquelles  je  me 
jucherais,  moi  et  mon  domestique.  Nous  devions  irré- 
vocablement partir  le  28  mai,  mais  au  moment  où 
l'on  allait  charger  les  chameaux,  il  s'éleva  une  rixe 
sanglante  entre  les  soldats  du  baiaillon  kurde  de  la 
tribu  des  Gourànes,  tenant  garnison  à  Meclied,et  les 
habitants  de  celte  ville ,  les  plus  belli(]ueux  citadins 
de  la  Perse.  Le  combat  avait  précisément  lieu  devant 
le  caravansérail  où  j'étais  descendu.  La  panique  s'em- 
para aussitôt  des  pèlerins  et,  des  gens  paisibles,  qui 
s'enfuirent  à  toutes  jambes  :  les  boutiquiers  et  les 
spéculateurs  en  plein  vent  détalèrent;  il  ne  resta  bien- 


—  258  — 

lot  [)lns  dans  le  kliial)àne  que  les  coinbattants,  et  ils 
s^en  donnèrent  à  cœur  joie  pendant  toute  la  journée. 
Sabres,  [toignards  et  bâtons  fonctionnaient  sans  inter- 
ruption, je  voyais  tout  cela  de  ma  croisée  ;  les  cris 
des  autorités  de  cliaque  parti  étaient  impuissants  à 
calmer  la  lutte.  Le  nombre  des  tués  et  des  blessés  fut 
très-grand.  Quant  à  nous,  il  nous  était  impossible  de 
sortir  du  caravansérail,  dont  la  porte  était  fermée  et 
cadenassée,  et  nous  ajournâmes  notre  départ  au  len- 
demain, espérant  que  le  calme  serait  rétabli  ;  mais  il 
n'en  fut  rien.  Les  combattants  étaient  restés  stir  pied 
toute  la  nuit,  et  renouvelèrent  l'attaque  au  point  du 
jour,  avec  plus  d'acharnement  que  la  veille.  Cepen- 
dant, vers  les  neuf  heures  du  matin,  le  serbàne  Has- 
san-Obèrèh,  avec  lequel  je  devais  partir,  ayant  aper- 
çu de  ma  croisée  un  vékil  (sergent)  de  sa  connaissance, 
lappela  et  lui  fit  part  de  son  embarras,  en  lui  deman- 
dant sa  protection  pour  sortir  d'où  nous  étions.  Ce 
sergent  s'étant  montré  facile,  nous  chargeâmes  aus- 
sitôt les  chameaux  et  fûmes  conduits  par  une  cin- 
quantaine de  scrbas  jusqu'en  dehors  de  la  porte 
d'IIérat,  dans  un  caravansérail  où  Hassan-Obèrèh  de- 
vait venir  nous  rejoindre  deux  heures  i>lus  tard.  Ce 
relard  ne  fut  pas  heureux  pour  notre  serbàne,  car 
ayant  voulu  nous  rejoindre  à  travers  la  rixe,  il  fut 
roué  de  coups  de  bâton  et  ne  dut  qu'à  sa  bonne  étoile 
la  chance  de  s'en  tirer  à  si  bon  compte. 


I 


CHAPITRE  X. 


Turokh.—  Un  tremblement  de  terre.  — Sing-Best.  —  L'odeur 
nauséabonde  du  chameau.  —  Impôt  sur  les  femmes.  —  Hè- 
dirèh.  —  Une  variété  de  perdrix.  —  Mahmoud-Abad.  —  Ti- 
mour-Leng  le  Destructeur. —  Le  derviche  sédentaire.  —  Fer- 
tile district  de  Chehr-Noh.  —  Les  chevaux  des  Hézarèhs.  — 
Teurbst-Ishak-Khan.  —  Turchiz.  —  Teurbet-Cheikh-Djam. 

—  Kariz.  —  Les  melons  renommés.  —  Les  ânes  sauvages 
considérés  comme  un  mets  exquis. —  Kussan. —  Destruction 
de  l'armée  de  Ahmed-Chàli. —  Le  Héri-Roud.—  Erreurs  géo- 
graphiques. —  Conséquences  du  détournement  d'un  ruis- 
seau.— La  paye  d'un  Serdar. —  Les  environs  de  Kussan. — 
La  forêt  de  Chevech. —  Le  gibier.  —  Roouzè-Nak. —  Gorian. 

—  Chékivan-Mimizak. —  Réception  préparée  par  Yar-Méhé- 
med-Khan. 


Turokh.  —  20  mai.  —  2  farsangs,  trois  heures  de 
marche  par  un  chemin  mii  et  facile.  Nous  nous  mmies 
l'n  route  aussitôt  après  l'arrivée  de  Hassan,  et  trois 
heures  après,  nous  campâmes  dans  des  ruines  au  mi- 
lieu desquelles  s'élève  un  grand  édifice  carré,  con- 
struit en  briques  cuites  et  en  assez  bon  état,  recouvrant 
le  tombeau  d'un  saint  personnage.  Un  {)e(it  ruisseau, 
roulant  des  paillettes  d'or,  coule  tout  à  côté  et  fait 
tourner  un  moulin.  Un  village  de  peu  d'iriiporlance 
s'élève  à  dix  minutes  de  cet  endroit,  maison  n'y  trouve 
aucune  provision.  Je  rencontrai  là  Dine-Mchémed- 
Khan,  cousin  germain  du  chef  duHérat,  et  comman- 
dant supérieur  des  Afghans  au  service  d'Assaf-Doou- 
let;  je  n'eus  que  le  temps  d'échanger  avec  lui  quel- 
ques paroles  de  politesse.   l)e|)uis  le  matin,  le  vent 


—  ^2<;o  — 

du  sud  soufflait  avec  violence  et  soulevait  des  tour- 
billons de  poussière  qui  nous  incommodaient  beau- 
coup, le  temps  était  lourd  et  Tatmosphère  étouffante  : 
quatre  heures  avant  le  coucher  du  soleil,  une  violente 
secousse  de  tremblement  de  terre  se  fit  sentir.  Has- 
san-Obérèh  en  conclut  que  nous  occupions  un  lieu  de 
mauvais  augure,  et  nous  décampâmes  aussitôt. 

Simj-Besl. —  30  mai.—  4  farsangs,  huit  heures  de 
chemin,  la  plus  grande  partie  par  une  roiite  ondulée, 
montueuse,  coupée,  mais  pourtant  facile.  Cette  fois-ci 
peu  m'importait  de  Aoyager  la  nuit,  parce  que,  éten- 
du de  toute  ma  longueur  dans  ma  litière  comme  je 
l'étais,  je  pouvais  reposer  et  même  dormir,  chose  qui 
m'était  impossible  à  cheval.  Partout  où  l'on  rencon- 
trera des  chameaux  comme  moyens  de  locomotion; 
j'engage  à  s'en  servir  de  préférence  aux  chevaux  ou 
aux  mulets  :  on  marche  un  peu  plus  lentement,  il  est 
vrai,  mais  avec  beaucoup  moins  de  fatigue  '.  Il  y  a 
bien  dans  leur  usage  quelques  désagréments,  celui 
par  exemple  d'avoir  tantôt  la  tête,  tantôt  les  pieds  en 
bas,  quand  le  chemin  est  montueux,  et  encore  celui 
de  sentir  les  émanations  fétides  qui  s'échappent  de  la 
bouche  du  charneau  el  que  le  vent  vous  apporte  quand 
il  souffle  de  face;  mais  on  s'habitue  promptement  au 
premier,  et  on  peut  se  préserver  du  second  en  s'alta- 
chant  un  mouchoir  sous  le  nez. 

Sing-Best  est  un  caravansérail-chàh  qu'Assaf-Doou- 

1  Si  l'on  eiurepreiiîiil  une  autre  campagne  en  Asie  ei  que 
l'on  s'éloignàl  des  côles,  on  s'apercevrait  iacilenienl  des  avan- 
tages aes  transports  à  dos  do  clianieau,  surtout  pour  les  malades 
et  les  Messes.  —  L. 


—  261  — 

let  a  donné  à  nn  prince  afghan-sudozéhi,  nommé 
Méhémed-Youssouf  ,  pour  en  faire  son  habitation 
particulière  et  celle  de  ses  gens  ,  de  sorte  qu'il 
n'y  a  là  aucun  moyen  d'abri  pour  les  voyageurs; 
ils  doivent  camper  en  })lein  air,  hiver  comme  été. 
A  dix  minutes,  et  à  gauche  de  ce  caravansérail,  se 
trouvent  les  ruines  d'une  ancienne  ville  que  le 
Chàh-Zadèh  '  faisait  déblayer  depuis  deux  ou  trois 
ans  par  les  émigrants  d'Hérat  qui  venaient  le  re- 
joindre :  aujourd'hui  il  y  a  auprès  de  ces  ruines  une 
bourgade  assez  peuplée.  Le  prince  Méhémed-Youssouf 
est  bien  placé  à  Sing-Best  pour  s'arrondir  gnàce  aux 
avanies  qu'il  fait  subir  aux  voyageurs.  Chargé  par 
Assaf-Dooulet  de  surveiller  les  caravanes,  et  surtout 
d'empêcher  les  femmes  afghanes  et  parsivanes,  éta- 
blies à  Meched  depuis  quelques  années,  de  retour- 
ner à  Hérat,  parce  qu'on  sait  bien  que  les  hommes  n'é- 
migreront  pas  sans  elles,  Méliémed-Youssouf  tirait 
parti  de  cet  ordre  à  son  profit.  Il  renvoyait  à  Meched 
celles  qui  ne  consentaient  pas  à  lui  faire  un  présent 
pour  obtenir  la  permission  de  franchir  la  frontière, 
tandis  qu'il  laissait  passer  sans  diftîculté  celles  qui  sa- 
tisfaisaient aux  exigences  de  sa  cupidité.  Les  cinq 
femmes  voyageant  avec  notre  caravane  obtinrent  de 
lui  un  laisser-passer,  moyennant  rétribution  ;  mais, 
au  moment  de  nous  mettre  en  route,  les  gens  du 
prince  nous  arrêtèrent  au  passage,  et  exigèrent  que 

'  Le  Cliâh-Zadèli-Méliénied-Yoïissouf,  le  gouverneur  aeluel 
d'Hérat  esl,  par  son  éducation  et  son  caractère,  bien  supérieur  à 
tousles  princes  de  la  famille  Kamràne.  On  lerespectait  fort  à  Hé- 
rat, et  lesofficiers  de  la  Mission  le  tenaient  en  grande  estime. — L. 

I.  15. 


—  262  — 

ces  femmes  leur  payassent  une  nouvelle  rétribution 
pour  eux-mêmes:  elles  s'y  refusèrent  obstinément, 
et  deux  lieures  se  passèrent  à  parlementer  sans 
succès.  A  la  fin  la  patience  m'échappa,  et  après  avoir 
ex'hibé  la  lettre  de  recommandation  que  je  tenais  de 
Méhémed-Weli-Khan,  je  rossai  les  malencontreux  ré- 
clamants et  les  menaçai  en  même  temps  d'écrire  à 
Meched  pour  dévoiler  leur  conduite  vénale  à  Assaf- 
Dooulet.  Ils  devinrent  dès  lors  souples  comme  des 
gants,  et  se  retirèrent  à  distance  respectueuse,  dans  la 
crainte  d'une  deuxième  bastonnade.  Je  profitai  de  leur 
consternation  pour  faire  prendre  la  tête  de  la  colonne 
à  mon  chameau,  tous  les  autres  se  rangèrent  à  la 
file  derrière  moi,  et  nous  défilâmes  victorieusement 
devant  nos  tyrans  battus,  peu  contents  et  n'osant  ce- 
pendant pas  souffler  mot. 

Hèdirèh. —  31  mai. —  6  farsangs,  dix  heures  de  par- 
cours, les  trois  premières  par  une  bonne  route  en 
plaine.  Ce  n'est  qu'en  arrivant  au  lieu  appelé  Tchek- 
Ab  que  le  chemin  est  un  peu  ondulé.  Nous  nous  arrê- 
tâmes quelques  heures,  près  d'une  masure  en  pierre 
inhabitable,  qu'on  a  décorée  du  titre  pompeux  de  ca- 
ravansérail, et  qui  sert  d'asile,  pendant  les  mauvais 
temps,  aux  ânes  sau^vages  (onagres)  qui  abondent  dans 
les  environs.  On  trouve  aussi  dans  cette  contrée,  en 
grande  (juantité,  une  variété  de  perdrix  appelées  en 
persan  siah-sinèh  (poitrine  noire),  nom  qui  leur  vient 
de  ce  (jue  leur  col  et  leur  ventre  sont  garnis  de  plumes 
noires  :  la  couleur  de  celles  du  reste  de  leur  corps 
tire  sur  le  jaune  tendre.  La  chair  de  ces  oiseaux  est 
coriace  et  sans  saveur,  et  il  faut  les  faire  bouillir  pour 


—  203  — 

pouvoir  les  manger.  Ces  perdrix  se  rassemblent  par 
myriades,  à  Tchek-Ab,  dans  le  lit  desséché  d'une  an- 
cienne rivière  en  tout  semblable  à  celui  que  nous  tra- 
versâmes trois  heures  avant  d'arriver  à  Meched; 
comme  dans  cet  endroit,  il  n'y  a  plus  qu'un  mince  filet 
d'eau  qui  court  au  milieu.  A  dix  heures  du  matin,  nous 
chargeâmes  de  nouveau  et  nous  allâmes  coucher  au 
caravansérail  presque  ruiné  et  inhabité  d'Hèdirèh, 
où  Ton  arrive  à  travers  des  montagnes,  sur  le  ver- 
sant oriental  desquelles  ce  caravansérail  est  placé. 
L'eau  d'une  petite  source  coule  à  côté  :  quelques  ber- 
gers se  tiennent  aux  environs,  mais  ils  possèdent  à 
peine  les  provisions  nécessaires  à  leur  propre  nourri- 
ture et  ne  peuvent  rien  vendre  aux  voyageurs.  On 
ne  trouve  aucun  village  près  d'Hèdirèli. 

3Iahmond-Abad.—\<''^ inin. — 8  farsangs, treize  heu- 
res de  marche,  dans  une  plaine  unie  dont  la  première 
partie  est  sablonneuse  et  sohde,  la  seconde  argileuse, 
et  facilement  défoncée  par  les  pluies.  Cette  plaine  est 
déserte;  pourtant  il  y  a  de  chaque  côté  de  la  route 
beaucoup  de  ruines,  traversées  par  des  cours  d'eau, 
qui  dénotent  sa  fertilité  passée.  Ces  ruines  proviennent 
de  nombreux  villages  ruinés  et  dépeuplés  par  les  Tur- 
komans  et  les  Hézarèhs,  tribu  de  nomades  campée 
sur  les  bords  du  Mourgâbh.  A  deux  farsangs  d'"Hè- 
dirèh,  on  rencontre  l'ab-ambar  d'Haouz-Bibi,  où 
nous  nous  arrêtâmes  deux  heures  pour  laisser  re- 
poser les  chameaux;  puis,  six  farsangs  i)lus  loin,  nous 
campâmes  près  de  Mahmoud-Abad,  gros  bourg  forti- 
fié, enceint  d'une  double  muraille  protégée  par  un 
large  et  profond  fossé  et  par  deux  pièces  de  canon  du 


—  ^2C,A  — 

calibre  (lo  (|iinlrp.  (a'Wc  localité  est  située  à  gauche  de 
la  route,  sur  une  éiiiinence  à  laquelle  on  n'arrive  qu'en 
traversant  une  petite  rivière  fangeuse  qui  baigne  ses 
pieds.  C'est  une  excellente  position  niililaire.  De  l'au- 
tre côté,  et  vis-à-vis  Mahmoud- A bad,  la  i)laine  est  re- 
couverte d'immenses  ruines  s'étendant  aussi  sur  un 
monticule  qui  parait  avoir  été  fortifié.  Les  Persans 
m'ont  assuré  qu'il  y  avait  là,  anciennement,  une 
grande  et  populeuse  cité  du  nom  de  Linguer,  laquelle 
fut  détruite  par  Timour-Leng.  Sur  la  route  même,  il 
y  a  un  bâtiment  carré,  assez  vaste  et  d'une  belle  appa- 
rence, oîi  reposent  les  cendres  d'un  Iman,  neveu  de 
riman  Réza  de  Meched;  c'est  un  lieu  trèsvénéré  de 
tous  les  gens  des  environs.  Le  tombeau  n'a  rien  de 
remarquable;  il  occui)e  le  centre  de  l'édifice,  dans  le 
pourtour  extérieur  duquel  on  a  pratiqué  des  ))etites 
cases  pour  abriter  les  voyageurs.  Un  vieux  der\iche 
sédentaire  fait  les  nonneurs  de  ce  saint  lieu  :  il  [)asse 
pour  recevoir  de  toutes  les  mains;  d'abord  de  celles 
des  caravaniers  qui  se  reposent  près  du  tombeau  et 
lui  achètent  fort  cher  des  provisions  qu'il  lient  en  ré- 
serve, puis  des  mains  des  Turkomans  et  des  Hézarèlis, 
dont  il  est  l'espion,  et  qui  viennent  s'embustiuer  près 
de  là  pour  attendre  le  passage  de  ceux  dont  l'arrivée 
leur  a  été  signalée,  s'en  emparer,  et  aller  les  vendre 
aux  Uzbeks.  En  suivant  une  ligne  i)resque  droite, 
partant  de  Mahmoud-Abad  et  se  prolongeant  au  sud- 
ouest,  on  trouve  trois  districts  très-fertiles,  qui  four- 
nissent un  très-beau  revenu  au  gouverneur  général 
du  Khorassan.  Le  premier,  dont  le  chef-lieu  est  situé 
à  quatre  farsangsdeMahmoud-Abad,se  nommeChehr- 


—  ^m  — 

Noh,  la  ville  neuve.  Ce  district  est  habité  par  deux 
mille  familles  de  Hézarèhs^  ayant  récemment  émigré 
du  Hérat  en  Perse.  Ces  Hézarèbs  ont  planté  leurs  tentes 
au  pied  des  montagnes^  où  se  trouvent  de  bons  pâtu- 
rages qui  servent  à  1  "élève  d'une  grande  quantité 
d'excellents  cbevaux  avec  lesquels  ils  payent  l'impôt 
au  gouvernement.  Chehr-Nob  est  taxé  à  cinquante 
cbevaux  par  an;  certains  de  ces  animaux  valent  jus- 
qu'à 160  à  200  tomans,  et  nul  n'est  reçu  s'il  n'est  esti- 
mé au  moins  25  tomans.  Ces  Hézarèbs  doivent  en 
outre  tenir  en  tout  temps  mille  cavaliers  armés  et 
montés  à  la  disposition  du  gouverneur  général, et  être 
prêts  à  entrer  en  campagne  à  la  première  réquisition. 

Le  second  de  ces  districls  est  celui  de  Teurbet-Isbak- 
Kban;  la  ville  qui  porte  ce  nom  renferme  trois  mille 
maisons  babitées  par  des  Persans  de  la  belliqueuse  tri- 
bu des  Garais.  La  ciié  est  entourée  de  murs  et  de 
fossés;  elle  a  des  bazars  découverts,  des  mosquées,  des 
caravansérails,  et  i)lus  de  deux  cents  villages  dépen- 
dent du  district  dont  elle  est  le  cbef-lieu.  Ils  produi- 
sent beaucoup  d'opium,  de  soie,  de  tabac  et  de  fruits. 

A  seize  farsangs  au  delà  de  Teurbet-Isbak-Kban  se 
trouve  le  district  de  Turcbiz;  la  ville  renferme  deux 
mille  maisons  enceintes  de  muiailles  et  de  fossés;  sa 
p'opulation  est  persane,  mais  il  y  a  peu  de  villages  qui 
en  dépendent:  ils  sont  lemplacés  par  des  nomades 
P)éloutcbes,  au  nombre  de  bnit  mille  tentes  environ, 
(pii  élèvent  des  troupeaux.  Les  autres  produits  du 
pays  sont  les  mêmes  qu'à  Teurbet-lsbak-Kban,  mais 
en  bien  moindre  quantité. 

Teurbet-Cheikh-Djam. —  2  juin. —  A  farsangs,  sept 


—  206  — 

heures  de  marche  en  plaine  i)ar  une  très-bonne  roule. 
Cette  petite  ville,  de  huit  cents  maisons  environ,  est  le 
chef-lieu  d'un  district  situé  sur  Textrême  frontière, 
du  côté  du  Hérat.  Elle  est  fermée  par  une  muraille  en 
terre  sans  fossé,  autour  de  laquelle  s'étendent  des  jar- 
dins et  des  cultures  assez  considéral)les;  deux  mille 
trois  cents  tentes  d'Iliates  sont  élevées  près  des  mon- 
tagnes situées  à  deux  farsangs  au  sud  de  Teurbet,  et 
l'impôt  que  ces  gens-là  payent  au  gouvernement  est 
le  même  que  celui  des  Hézarèhs  de  Chehr-Noh.  La 
dernière  partie  du  nom  de  cette  ville  lui  vient  du 
fameux  poète  Djami,  l'auteur  du  Béharistàne,  qui  vi- 
vait au  xv^  siècle  de  notre  ère,  et  avait  une  grande 
réputation  de  sainteté  et  de  science  théologique.  L'on 
accourt  encore  aujourd'hui  de  toutes  parts  en  pèleri- 
nage vers  le  tombeau  de  ce  personnage,  qui  a  la  ré- 
putation de  faire  des  miracles,  surtout  celui  de  rendre 
fécondes  les  femmes  stériles.  On  trouve  un  caravan- 
sérail-châh  en  dehors  de  Teurbet-Cheikli-Djam. 

Kariz.—^  juin. — 9  farsangs,  treize  heures  de  par- 
cours en  plaine;  route  unie,  sablonneuse  et  solide. 
Après  les  quatre  premières  farsangs,  on  arrive  aux 
ruines  du  village  d'Abbas-Abad,  situées  à  côté  dun 
caravansérail-cliâh  près  duquel  coule  un  filet  d'eau,; 
après  cinq  autres  farsangs,  on  trouve  Kariz,  petit  vil- 
lage de  soixante  maisons,  fermé  par  une  nun'aille,  où 
il  n'y  a  place  ni  [)Our  les  voyageurs,  ni  pour  les  bèt(;s 
de  somme.  Nous  campâmes  à  dix  minutes  en  deçà,  près 
d'un  caravansérail-chàh  en  partie  ruiné,  bàli  à  côté 
d'un  ancien  village  également  en  ruine  qui  avait  été 
constniit  sur  une  énuuence  très-élevée  de  terres  rap- 


-  2G7  - 

portées.  Les  melons  de  cette  localité  avaient  ancienne- 
ment la  répntalion  d'être  les  meilleurs  de  l'Asie,  et  on 
les  réservait  pom-  les  cours  de  Téhéran,  de  Kaboul  et 
de  Delhi  ;  mais  ce  village  ayant  été  détruit  et  dépeuplé, 
vers  la  fin  du  siècle  dernier,  les  melons  cessèrent  d'y 
être  cultivés  et  la  graine  s'en  perdit  ou  dégénéra  dans 
d'autres  terrains.  Depuis  quatre  ans,  Kariz  a  été  re- 
peuplé par  des  Hézarèhs  qui  cherchent  à  réhabiliter 
la  réputation  des  melons  de  Kariz,  mais  ils  auront  de 
la  peine,  si  j'en  juge  par  deux  de  ces  fruits  que  j'ai 
mangés  et  qui  ne  valaient  absolument  rien.  Ce  vil- 
lage est  le  dernier  appartenant  à  la  Perse  que  l'on 
trouve  du  côté  du  Hérat;  d'immenses  ruines  l'envi- 
ronnent et  dénotent  un  pays  antérieurement  très-peu- 
plé. Le  vent  violent  dont  nous  avions  eu  tant  à  souffrir 
depuis  Téhéran  jusqu'à  Meched  avait  redoublé  d'in- 
tensité depuis  que  nous  avions  quitté  cette  dernière 
ville;  il  soufflait  presque  toujours  du  nord-ouest  et 
durait  habituellement  du  lever  au  coucher  du  soleil; 
rarement  il  soufflait  la  nuit.  Moins  chaud  que  le 
simoun,  il  était  presque  aussi  fatigant  et  provoquait 
une  fièvre  lente  avec  de  grands  maux  de  tête.  On 
aurait  de  la  peine  à  se  figurer  l'immense  quantité 
de  gibier  qu'on  voit  depuis  Hèdirèh  jusqu'à  Kariz; 
mais  c'est  surtout  près  de  Mahmoud-Abad  qu'il  est 
plus  abondant  :  les  daims  y  paissent  par  troupeaux 
de  plusieurs  centaines,  à  une  distance  très-rappro- 
chée  les  uns  des  autres;  ils  ne  s'efl'rayent  guère  à 
l'approche  des  voyageurs  et  sont  souvent  à  portée 
de  fusil.  11  n'en  est  pas  de  même  des  onagres,  aussi 
abondants  qu'eux,  mais  beaucoup    plus   sauvages. 


—  268  — 

Ces  animaux  l'iiicnl  au  moiiulro  bruit,  et  avec  une  vi- 
tesse dont  on  les  croirait  difficilement  capables;  un 
seul  chasseur  a  de  la  peine  à  s'emparer  d'eux  quand  ils 
ne  sont  que  blessés,  car  ils  ruent,  mordent  et  oppo- 
sent une  résistance  incroyable.  Leur  chair  est  plus 
déhcate  que  celle  du  bœuf  d'Asie,  et  les  Afghans  en 
sont  très-friands.  On  trouve  aussi  dans  ces  plaines 
toutes  les  variétés  de  perdrix,  sans  en  excepter  le 
francoliu.  Quelques  tigres  royaux  s'y  montrent  encore 
de  loin  en  loin,  mais  la  panthère,  l'hyène,  le  san- 
glier, le  loup,  le  chacal  et  le  renard  y  sont  très-com- 
muns. 

Kussan. — A  juin. —  5  farsangs,  neuf  heures  de  mar- 
che en  plaine,  par  une  route  unie  et  facile.  — Après 
avoir  franchi  les  trois  premières  farsangs,  on  arrive  à 
Kiaffir-Kalèh  (la  forteresse  de  l'infidèle,) fort  en  ruine, 
situé  sur  une  éminence  très-élevée  de  terres  rappor- 
tées; à  côté  de  ce  fort,  on  en  trouve  un  autre  plus  ré- 
cemment construit,  mais  également  abandonné.  Tout 
auprès  est  un  caravansérail-chàh,  à  moitié  ruiné,  l'un 
des  plus  beaux  qu'il  y  ait  en  Perse.  On  voyait  autre- 
fois des  monuments  semblables,  de  deux  en  deux  far- 
sangs, sur  la  route  de  Meched  à  Hérat,  mais  la  plupart 
ont  disparu,  et  leurs  fondations  seules  sont  visibles. 
Kiaffir-Kalèh  rappelle  deux  événements  mémorables  : 
la  destruction  par  le  froid,  en  1752,  de  l'armée  d'Ah- 
med-Cliàh  Sudozéhi,  et  la  bataille  livrée,  il  y  a  trente 
ans,  par  lïassan-Ali-Mirza,  gouverneur  général  du  ' 
Khorassan  et  fils  de  Feth-Ali,  Chah  de  Perse,  contre 
Fethi-Khan,  grand  vézir  du  Chàh-Mahmoud,  roi  des 
Afghans.  Je  m'abstiendrai  de  relater  ici  ces  deux  évé- 


—  260  — 

nemenls,  dont  on  trouvera  les  détails  dans  les  Docu- 
menls  destinés  à  servir  à  lliisloire  des  Afghans. 

Kussan,  premier  gîte  dans  le  Hérat,  est  situé  à  deux 
farsangs  au  delà  de  Kiaffir-Kalèli.  Nous  campâmes  à 
quinze  minutes  de  cette  forteresse,  sur  les  bords  de 
la  rivière  Héri-Roud,  la  seule  à  laquelle  on  puisse 
donner  le  nom  de  rivière  parmi  les  ruisseaux  que  je 
venais  de  traverser  depuis  Kermanchàh.  Les  eaux 
claires  et  limpides  du  Héri  sont  apéritives  et  de 
bon  goût,  mais  très-peu  poissonneuses.  Le  cours  de 
cette  rivière  n'est  pas  toujours  bien  indiqué  sur  les 
cartes.  Le  Héri-Roud  qui  remonte  jusqu'au  centre  de 
la  Paropamisade,  à  plusieurs  lieues  au-dessus  de  Ser- 
Djinguel,  est  d'abord  très  -  considérable  ,  il  s'aug- 
mente jusqu'à  Obèh  de  nombreux  torrents,  tous  des- 
cendant des  montagnes  qui  le  bordent  au  nord  et  au 
sud.  A  partir  de  la,  il  va  toujours  en  diminuant, 
par  l'effet  des  coupures  pratiquées  dans  ses  berges, 
pour  en  tirer  l'eau  nécessaiie  aux  irrigations  des 
cultures  et  des  prairies.  Après  avoir  dépassé  Hérat,  ce 
courant  d'eau  reçoit  encore  divers  ruisseaux  assez 
considérables;  au-dessous  de  Kussan,  en  entrant  sur  le 
territoire  persan,  il  se  divise  en  deux  brandies ,  dont 
la  plus  faible  va  du  côté  de  Mecbed  ;  l'autre,  quatre 
fois  plus  considérable  que  celle-ci,  coule  sans  aucune 
utilité  jusqu'auprès  de  Ser-Aklis,  où  elle  se  perd  dans 
les  steppes.  Les  jilaines  que  le  Héri  traverse  et  qu'il 
pourrait  arroser  sont  loin  d'être  stériles,  mais  tous 
ceux  qui  essayent  de  s'y  établir  sont  enlevés  par  les 
Turkomans  ou  les  Hézarèbs  ;  il  s'ensuit  que  le  pays 
est  devenu  désert.  Les  liabitants  de  ces  contrées  m'ont 


—  270  — 

affiriné  (jn'il  n'y  a  pas  plus  de  quatre-vingts  ans  le 
Héri-Houd,  fa\  lieu  de  descendre  au  nord-ouest,  se 
recourbait  brusquement  vers  le  nord  après  avoir 
dépassé  Kussan,  et  allait  se  perdre  dans  le  Mora^gâbli. 
Il  est  permis  d'ajouter  foi  à  cette  assertion,  car  le 
même  détournement  s'est  produit,  dans  l'Asie  centrale, 
pour  beaucoup  d'autres  rivières;  non  par  suite  d'acci- 
dents naturels,  mais  d'un  travail  fait  par  des  tribus 
entières  qui,  quittant  un  emplacement,  détournent 
le  cours  de  l'eau  pour  la  faire  passer  dans  leur  nouvel 
établissement.  Les  lits  larges  et  profonds  des  rivières 
qu'on  trouve  desséchés  dans  tout  le  Khorassan  n'ont 
pas  d'autre  cause  ;  c'est  ce  que  prouvent  les  san- 
glantes guerres  qui  ont  eu  lieu,  et  éclatent  encore  au- 
jourd'hui, entre  les  diverses  tribus  de  ces  contrées  en 
conséquence  du  détournement  des  eaux  par  l'une 
d'elles.  EfTectivement,  il  n'y  a  pas  à  compter  sur  les 
pluies  pour  alimenter  les  terres,  car  elles  sont  rares 
et  tombent  seulemont  en  hiver  et  au  commencement 
du  [>rintemps;  enlever  l'eau  d'un  campement,  c'est 
donc  lui  ôter  tous  ses  moyens  d'existence,  parce  que 
les  cultures  se  dessèchent  et  ne  produisent  plus  de 
grains.  Les  prairies  subissent  le  môme  gort;  les  bes- 
tiaux, privés  de  nourriture  périssent  aussitôt;  les 
arbres  finissent  eux-mêmes  par  mourir,  et  cela  cause 
la  ruine  de  la  tribu.  C'est  à  tort  que  quelques  géogra- 
phes ont  pensé  que  leliéri-Roud  devait  couler  ancien- 
nement au  sud  et  se  perdre  dans  le  lac  du  Sistan.  Ce 
qui  leur  aura  fait  commettre  cette  erreur,  c'est  qu'une 
l)ciite  rivière,  descendant  aussi  de  la  Paropamisade, 
portant  dans  la  dernière  partie  de  sou  cours  le  nom 


—  271  — 

de  Herroud-Roud,  et  soiive'nt,  par  corruption,  celui 
de Héri-Roud,  coule  entre  leKliachek-Roud  et  les  mon- 
tagnes, jusqu'au  lac  du  Sistan.  Mais  les  deux  rivières 
ne  se  confondent  point,  quoi(]ue  à  leur  naissance  elles 
soient  très-rapprochées  Tune  de  l'autre  :  du  reste,  la 
chaîne  de  montagnes  qui  borne  au  sud  les  plaines  et 
les  vallées  par  où  passe  le  Héri-Roud  s'oppose  à  ce 
qu'il  prenne  sa  direction  de  ce  côté  K 

La  villedeKussan  n'est  plus  aujourd'hui  qu'une  vaste 
ruine  :  on  n'y  compte  pas  plus  de  quatre  cents  mai- 
sons habitées.  Sa  muraille  d'enceinte  est  ouverte  sur 
plusieurs  points,  et  son  aspect  est  d'accord  avec  la 
tradition  qui  veut  que  cette  ville  ait  été  maintes  fois 
détruite  et  réédihée.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que 
les  matériaux  dont  se  compose  la  citadelle  indiquent 
une  grande  antiquité  :  les  briques  cuites  qu'on  y  voit 
sont  d'un  grain  fin  et  passées  à  l'état  de  pierre,  telles 
qu'on  en  rencontre  dans  les  constructions  de  tant  de 
villes  des  premiers  âges.  Cette  citadelle  est  entourée 
d'un  fossé  large,  [)rofond,  en  très-bon  état,  et  constam- 
ment rempli  d'eau;  ses  fondations,  et  la  plupart  des 

1  Mes  observations  sont  d'accord  avec  celte  assertion.  Il  ne 
m'a  cependant  point  été  possible  de  suivre  jusqu'à  une  certaine 
distance  le  cours  du  Héri-Roud.  Le  colonel  Edward  Sanders, 
assisté  par  sir  Richmond  Sliakespear  et  le  capitaine  Nortli,  a 
levé  les  plans  de  la  vallée  de  Mérat  et  du  pays  avoisinant  Hérat 
et  Kandabar.  Feu  le  capitaine  Edward  Conolly  a  aussi  publié  quel- 
ques documents  géographiques  sur  son  voyage  de  Héral  à  Gi- 
risbk  par  la  voie  du  Sistan,  dans  le  Juiirnal  Ay'uUique  du  Bengale 
en  1841  .  —  On  trouve  aussi  une  description  Irès-exacie  de  la 
route  entre  Kandabar  et  lierai  dans  le  journal  d'Arthur  Conolly, 
publié  en  1834.  —  I,. 


—  272  — 

portes  sont  en  pierres  do  taille  dont  les  surfaces  ont 
été  tellement  frottées  et  usées,  qu'elles  dénotent  plus 
de  trente  siècles  d'existence.  La  garnison  de  la  |)lace 
se  compose  de  cent  cinquante  serbas  hératiens,  com- 
mandés par  le  Serdar  Dad-Khan.  cousin  de  Yar-Méhé- 
med-Klian, souverain  du  Hérat.Ce  Serdar, gouverneur 
du  district,  tient  du  gouvernement  Kussan  à  ferme, 
ce  qui  le  ])orte  à  une  foule  d'exactions  dont  ses  su- 
bordonnés se  plaignent  beaucoup.  Outre  l'impôt  sur 
les  cultures,  il  prélève  encore  le  droit  de  badj  sur  les 
caravanes,  ce  qu'il  fait  avec  la  plus  grande  rigueur, 
afin  d'augmenter  ses  émoluments,  qui  ne  sont,  m'a-t- 
on dit,  que  de  trente  tomans,  soit  3G0  francs  par  an.  En 
Perse,  les  Européens  sont  exempts  de  ce  droit,  mais 
ici  on  n'a  pas  tant  d'égards,  et  il  me  fallut  l'acquitter. 
Il  se  perçoit  à  raison  de  quatre  sahebkrans  (I  fr.  20  c. 
l'un)  pour  un  chameau  chargé,  deux  sahebkrans  pour 
un  cheval  ou  un  mulet,  et  un  sahebkran  pour  un 
âne,  aussi  chargés.  C'est  dans  la  citadelle  de  Kussan 
qu'a  été  étouffé  Cliàh-Kamràne,  le  dernier  prince  Su- 
dozéhi  du  Hérat  K 

1  On  m'avait  dit  que  Cliâh-Kamiàne  avait  été  tué  dans  la 
citadelle  de  Hérat,  on  le  supposait  du  moins,  car  on  avait 
trouvé  son  cadavre  au  pied  de  la  lour  dans  laquelle  il  couchait 
habiluellcment;  mais  la  version  de  M.  t'orrier  esl  proiiablemcnt 
plus  exacte.  A  l'époque  où  la  Mission  anglaise  arriva,  il  n'était 
pas  sorti  de  la  ciladelle  depuis  dix-huit  mois  :  ce  lut  le  docteur 
I.ogin  qui  l'engagea  à  monter  à  cheval  pour  cause  de  santé,  et, 
pendant  noire  séjour  à  Hérat,  Châh-Kamràne  ne  sortit  jamais 
sans  le  prier  de  l'accompagner.  11  donnait  pour  raison,  lors- 
qu'on lui  demandait  pourquoi  il  ne  se  produisait  pas  en  public, 
que  le  vézir  ne  lui  avait  pas  donné  un  costume  assez  brillant 
et  une  suite  sulTisanle  pour  représenter.  —  L. 


—  ^273  — 

Si  la  ville  de  Kiissari  a  l'aspect  triste  et  désolé,  il 
n'en  est  pas  de  mètne  de  ses  alenloiiis,  qui  sont  des 
plus  pittoresques.  Les  rives  du  Héri-Roud  sont  bor- 
dées, sur  une  longueur  de  plus  de  douze  farsangs, 
d'arbres  de  haute  futaie  et  de  taillis,  qu'on  nomme 
la  forêt  de  Chevecb,  du  nom  d'un  petit  village  situé  à 
deux  farsangs  est  de  Kussan,  où  elle  prend  naissance. 
Le  tamarin  domine  là  sur  les  autres  espèces  d'ar- 
bres, et  il  est  aussi  le  plus  commun  dans  toute  l'Asie 
centrale,  surtout  au  bord  des  rivières.  Tout  in- 
dique que  la  partie  de  celle  forêt  qui  s'étend  dans 
un  rayon  de  deux  farsangs,  de  chaque  côté  de 
Kussan,  a  servi  de  réserve  de  chasse  aux  princes  de 
Hérat,  car  le  gibier  se  trouve  rassemljlé  sur  ce  point 
d'une  manière  si  prodigieuse,  (jue,  de  quelque  côté 
qu'on  tourne  les  yeux,  on  l'aperçoit  ])ar  douzaines  de 
têtes.  Les  lièvres,  les  perdrix  grises  et  celles  d'une 
très-petite  espèce  ap[)elée  en  persan  luyou,  sont  les 
plus  abondants  ;  on  marche  pour  ainsi  dire  des- 
sus. Après  eux  viennent  les  faisans  ,  les  coqs  de 
bruyère,  les  siah-sinèhs,  les  sangliers,  les  daims,  les 
onagres  et  les  renards.  Cette  réunion  exception- 
nelle d'animaux  sur  ce  lieu,  y  attire  bon  nombre  de 
bêtes  féroces  qui  trouvent  là  une  nourriture  abon- 
dante. 

Kussan  fait  un  commerce  d'échanges  avec  Khafif- 
Rouye,  ville  persane  située  à  15  farsangs  au  sud- 
ouest,  qui  est  défendue  par  une  bonne  citadelle  con- 
struite parle  SerdarTéhimouri-Kalech-Klian,tué  sous 
es  murs  de  Hérat  parChàh-Kamràne.  Le  neveu  de  ce 
Serdar,  Dost-Mohammed-Khan,  est  aujourd'hui  gou- 


—  ^274  — 

Terneur  du  district  au  nom  du  Chah  de  Perse.  Khali- 
Rouye  est  l'ancienne  place  appelée  Ferhad. 

Roouzè-Xak.—o  juin.— 5  farsangs,  huit  heures  de 
parcours  en  plaine,  par  une  route  unie  et  sohde.  Nous 
côtoyâmes  d'abord  la  forêt  de  Chevech  qui  se  termine 
à  deux farsangs  de  Kussan.  Chevech,  qui  indique  l'ex- 
trême limite  de  cette  forêt,  est  un  tout  petit  village 
entouré  d'une  muraille  et  situé  sur  la  pointe  d'une 
espèce  de  promontoire  dont  la  pointe,  taillée  à  pic, 
plonge  dans  le  Héri-Roud.  Nous  ne  nous  arrêtâmes 
point,  et  gagnâmes  tout  d'une  traite  le  caravansérail- 
châh  ruiné  de  Roouzè-Nak  :  on  n'y  trouve  aucune 
habitation  à  portée  des  voyageurs;  les  villages  les  plus 
rapprochés  en  sont  encore  distants  de  trois  quarts 
d'heure.  La  place  forte  de  Gorian  est  située  à  deux 
farsangs  au  sud  de  Roouzè-Nak  et  se  distingue  parfai- 
tement de  là  à  l'œil  nu.  Il  ne  lui  reste  plus  que  sa  mu- 
raille d'enceinte,  rehée  par  des  tours,  et  son  fossé  pour 
la  défendre,  Yar-Méhémed-Khan  ayant  fait,  en  1844, 
démolir  sa  citadelle  afin  de  se  rendre  le  Chah  de  Perse 
favorable.  Pour  dissimuler  aux  yeux  des  Afghans  la 
concession  qu'il  faisait  à  son  puissant  voisin,  Yar-Mé- 
hémed  leur  a  déclaré  qu'il  n'agissait  ainsi  que  pour 
s'épargner  des  embarras  en  temps  de  guerre.  Un  trop 
grand  nombre  de  villes  à  défendre  disséminant  ses 
forces,  il  trouvait  préférable,  leur  dit-il,  de  les  concen- 
trer à  l'avenir,  quand  il  y  aurait  lieu,  dans  la  seule 
place  de  Hérat  dont  il  conserverait  les  forlificalions, 
et  dans  laquelle  il  pourrait  braver  toutes  les  attaques. 
Les  environs  de  Gorian  sont  couverts  de  beaux  et 
riches  villages,  formant  un  district  nonnné  Barnabat, 


I 


l 


—  -27, s  — 

qui  alimente  en  partie  la  population  de  Hérat.  On  dé- 
signe généralement  en  Europe  la  ville  de  Gorian 
comme  étant  l'ancienne  Foucheng  :  il  est  possible,  et 
je  crois  en  effet,  qu'elle  lui  a  succédé,  mais  Gorian 
n'occupe  pas  l'emplacement  même  de  Foucheng;  cette 
dernière  ville  existait  dans  l'endroit  oià  se  trouve  un 
village  du  même  nom,  situé  à  mi-chemin  entre  Gorian 
et  Hérat,  en  inclinant  un  peu  au  sud. 

Chékivan-Mimizak. — 6  juin.— 4  farsangs,  six  heu- 
res de  chemin  par  une  bonne  route  de  sable  et  de  gra- 
vier. Ce  gîte  se  compose  de  deux  localités  qui  se  joi- 
gnent; elles  sont  enceintes  de  murailles  et  de  fossés,  et 
renferment  chacune  près  de  cent  maisons.  J'appris  là 
que  l'on  connaissait  depuis  plusieurs  jours  déjà  à  Hérat 
la  nouvelle  de  mon  arrivée  et  que  l'on  s'y  occupait 
beaucoup  de  moi.  Les  Hératiens,  pour  qui  tout  Euro- 
péen est  un  Anglais,  ne  se  rappelaient  point,  sans 
éprouver  un  certain  plaisir,  l'abondance  d'argent  que 
ces  derniers  avaient  répandus  dans  leur  ville  de  1839 
à  1841,  et  le  peuple  désirait  vivement  leur  retour'. 
Yar-Méhémed-Khan  était  peut-être  dans  les  mêmes 
sentiments,  parce  qu'à  défaut  des  sympathies  du  Chah 
de  Perse,  il  sentait  la  nécessité  de  s'appuyer  de  nou- 
veau sur  le  gouvernement  britannique  des  Indes. 
Quoi  qu'il  en  soit,  l'on  m'annonça  (jue  ce  prince  me 

1  Sans  aucun  doute,,  tout  le  monde,  à  peu  d'exceptions  près, 
se  rappelait  avec  satisfaction  quelles  sommes  coll^idé^abIes  les 
Anglais  avaient  dépensées  dans  ce  pav^.  niais  il  y  avait  ;uissi  un 
Ifès-grand  nombre  de  personnes,  j'en  suis  certain,  qui  avaient 
gardé  un  souvenir  reconnaissant  des  autres  faveurs  qu'on  leur 
avait  accordées  en  temps  et  lieu.  — L. 


-  276  - 

préparait  une  magnifique  réception,  parce  qu'ayant 
su  que  j'étais  allé  visiter  Assaf-Dooulet  en  unifornie,il 
me  tenait  pour  un  personnage  éminent  :  plusieurs  ba- 
taillons avaient  reçu  l'ordre  de  se  tenir  prêts  pour  aller 
à  ma  rencontre,  et  quelques  chefs  Afghans  devaient 
aussi  venir  me  complimenter  à  une  denii-farsang  de 
la  ville.  Cette  nouvelle  me  contraria  singulièrement, 
car  je  n'étais  point  en  position  de  recevoir  de  tels 
honneurs,  qui  d'ailleurs  coûtent  toujours  fort  cher 
en  Asie.  De  plus,  c'était  laisser  croire  que  j'arrivais 
dans  le  pays  avec  une  mission  diplomatique  se- 
crète. Comment,  en  outre,  faire  mon  entrée  dans 
la  ville,  au  milieu  d'une  semblable  escorte,  juché 
sur  un  chameau,  avec  un  seul  domestique  et  un  aussi 
mince  équipage  que  le  mien?  Ma  position  était  très-em- 
barrassante, et,  pour  me  soustraire  aux  honneurs  qui 
m'attendaient,  je  priai  mon  serbàne,  Hassan-Obèrèh, 
de  devancer  l'heure  de  son  départ,  afin  qu'arrivant  a 
Hérat  à  la  pointe  du  jour,  les  troupes  ne  fussent  pas 
encore  sur  pied.  Hassan  se  fit  beaucoup  prier,  car  il 
avait  reçu  l'ordre  de  n'arriver  qu'à  dix  heures,  et  il  ne 
pouvait  renoncer  sans  peine  à  la  part  d'honneur  qu'il 
espérait  retirer  lui-même  de  la  réception  qu'on  me 
préparait.  Il  finit  cependant  par  céder,  et  nous  par- 
tîmes à  l'heure  accoutumée. 


CHAPITRE  XI. 

Hérat. — Réception  maiinale. —  L'officier  de  garde. — Le  Sertip 
La']-Méhémed-Khan.  —  Son  audace  au  siège  de  Hérat.  — 
L'àiiteur  est  logé  dans  la  maison  de  ce  militaire.  —  Ordres 
donnés  par  Yar-Méhémed.  —  Visite  des  docteurs.  —  Leur 
manière  de  guérir.  —  Le  cyanure  de  mercure. —  Les  Baya- 
dères  et  la  coupe  de  vin. —  Visite  à  Yar-Méhémed-Khan.  — 
Réception  faite  à  M.  Ferrier. — Insistance  du  Khan  à  le  pren- 
dre pour  un  Anglais.  —  Résultat  de  la  conférence.  —  Poli- 
tique de  Méhémed  avec  les  Anglais. — Portrait  de  ce  prince. 
—  Travaux  du  génie  du  Khan  pendant  le  siège  de  Hérat.  — 
Les  confidents  de  Yar-Mébémed.  —  Sa  puissance. —  La  pro- 
teciion  qu'il  accorde  aux  Eïmaks.  —  Résultats  probables 
de  cette  manière  de  faire.  —  La  justice  administrative  du 
Vézir.  —  Sécurité  des  routes  publiques.  —  I,es  taxes  de  la 
ville  de  Hérat.  —  Mesures  prises  pour  la  sûreté  personnelle 
du  Khan. — Son  origine  et  son  avènement  au  pouvoir. —  Son 
fils  Séyid-Méhémed-Ivhan.  —  Les  compétiteurs  au  trône  du 
Vézir.  —  Mirza-Xedjef-Khan.  —  Les  autres  Serdars, 


Hêral. — 8  juin.— 6  farsuiigs,  neuf  heures  et  demie 
de  parcours  par  une  route  unie  et  facile,  reposant  sur 
un  fond  de  sable  et  de  gravier.  Quatre  heures  avant 
d'arriver  à  Hérat  on  commence  à  voir/à  gauche,  au 
pied  des  moiitagnes,  sans  interruption  jusqu'à  la  ville,, 
des  ruines  immenses,  des  restes  d'édifices  et  des  tom- 
beaux, des  jardins  et  une  très-grande  quantité  d'ar- 
bres pins. 

Ce  que  j'avais  désiré  arriva  :  nous  étions  avant  le 

jour  dan'a  la  faubourg  de  la  ville  appelé  Mussella-Et- 

Thallèh-Bengui,  et  nous  y  attendîmes  les  premières 

lueurs  du  crépuscule  dans  les  ruines  d'une  magnifique 

j.  16 


—  -278  — 

mosquée.  Dès  que  le  jour  parul^  nous  rechargeâmes 
nos  chameaux,  et,  après  avoir  traversé  une  rue  bor- 
dée de  quehjues  maisons  délabrées  et  ruinées  en  1838 
par  les  Persans,  nous  débouchâmes  sur  une  vaste 
esplanade.  Hérat  nous  apparut  subitement  avec  sa 
muraille  trouée  par  les  boulets  et  ses  tours  démante- 
lées. A  la  faveur  de  mon  habit  afghan,  je  franchis 
la  porte  de  la  ville,  étendu  dans  ma  litière,  sans  être 
reconnu  ;  en  voyant  une  caravane  arriver  sitôt,  l'of- 
ficier de  service  parut  un  peu  surpris,  et  demanda  à 
Hassan  s'il  m'avait  laissé  bien  loin  derrière  lui;  pour 
toute  réponse,  le  serbàne  m'indiqua  du  doigt,  juché 
sur  mon  chameau.  A  mon  aspect,  le  guerrier  hératien 
resta  confondu,  puis  il  se  lamenta  d'une  façon  déplo- 
rable. «  Grand  Dieu  !  disait-il,  je  suis  un  homme  per- 
ce du;  notre  très-haut  et  très-excellent  Vézir  va  me 
M  faire  couper  le  col.  Ma  consigne  était  d'envoyer  un 
«  naïb  (lieutenant)  à  deux  heures  de  la  ville,  pour 
('  prévenir  ce  Frengui  de  ditférer  son  entrée  jusqu'à 
«  ce  qu'une  constellation  heureuse  eût  été  observée 
«  dans  le  ciel,  et  je  devais  faire  tirer  un  coup  de  canon 
«  pour  annoncer  son  approche.  Dans  l'ignorance  où 
«  j'étais  de  son  arrivée  matinale,  je  n'ai  fait  ni  l'un  ni 
«  l'autre;  je  suis  un  homme  perdu!  »  Ce  malheureux 
se  désespérait  au  point  d'attendrir  un  rocher.  Je  tâ- 
chai de  le  rassurer,  en  lui  |)rometlant  d'intervenir  en 
sa  faveur  piès  de  Yar-Méhémed-Khan.  Alors  il  se 
calma  un  peu  et  se  hâta  de  faire  mettre  le  feu  à  la 
jjjèce,  remplissant  ainsi  au  moins  une  partie  de  ses 
instructions  :  puis  il  dépêcha  des  serbas  dans  toutes 
les  directions  ahn  de  donner  l'alerte,  et  me  retint 


_  -270  — 

plus  de  vingt  minutes  à  la  porte,  pour  m'empêcher 
d'aller  descendre  au  caravansérail,  ainsi  que  j'en 
témoignais  le  désir.  Je  profitai  d'un  moment  où  • 
il  s'absenta  pour  reprendre  ma  course,  mais  les 
chameaux  vont  lentement  dans  les  villes,  et  avant 
d'avoir  fait  cinq  cents  pas,  je  voyais  déjà  les  serbas, 
prévenus  à  la  hâte,  accourir  de  toutes  parts  dans  une 
tenue  tant  soit  peu  négligée,  mais  que  mon  arrivée 
hâtive  excusait  sans  doute  suffisamment  à  leurs  yeux. 
L'un  d'eux  n'avait  passé  que  sa  robe  par-dessus  sa 
chemise  courte;  du  reste,  il  ne  paraissait  pas  s'in- 
quiéter le  moins  du  monde  de  la  légèreté  de  sa  tenue, 
et  tirant  mon  chameau  par  sa  longe,  il  s'égosillait 
pour  lui  faire  faire  place  au  milieu  de  la  cohue  de 
mon  escorte,  laquelle,  avant  que  je  fusse  parvenu 
dans  les  bazars,  se  composait  déjà  de  trois  à  quatre  cents 
serbas.  Des  officiers  de  divers  grades  m'abordèrent 
successivement  et  me  complimentèrent;  puis,  après 
m'avoir  promené  à  peu  près  dans  toute  la  ville,  ils  me 
conduisirent  dans  un  logis  qui  m'avait  été  préparé 
chez  le  Sertip  La'1-Méhémed-Khan,  par  ordre  du  Vézir. 
(Vézir-Saheb  est  le  seul  titre  que  prenne  Yar-Méhé- 
med-Khan,  chef  indépendant  du  Hérat.) 

Le  Sertip  La'l-Méhémed-Khan,  Kandaharien  d'ori- 
gine, était  de  la  même  tribu,  Ali-Kiouzéhi,  que  Yar- 
Méhémed-Khan,  et  sa  famille  était  depuis  longtemps 
attachée  à  celle  de  ce  prince.  Le  père  du  Sertip  avait 
été  maître  des  cérémonies  d'Abdullali-Khan,  ancien 
gouverneur  du  Kachmir  et  jtère  du  Vézir-Saheb.  La 
fidélité  que  celte  famille  garda  toujours  à  ceux  qu'elle 
servit  décida  Yar-Méhémed  à  s'attacher  le  Sertip,  et  il 


—  280  — 

finit  par  lui  confier  les  trois  ou  quatre  principaux 
emplois  de  son  gouvernement,  parmi  lesquels  ceux, 
de  Kalèh-Beghi  et  de  Mir-Cheb  (commandant  de  la 
place  et  principal  inspecteur  de  la  police)  qui,  à  Hérat, 
assument  une  grande  responsabilité.  Cependant  il 
était  arrivé  une  fois  au  Vezir  de  douter  de  la  fidélité 
de  son  lieutenant  ;  ce  fut  en  1838,  (juand  Méhémed- 
Châli  assiégea  ^Wérat  :  mais  comme  la  défection  du 
Sertip  n'était  qu'un  bruit  de  bazar,  Yar-Méhémed- 
Khan  lui  écrivit  pour  lui  demander  des  explications 
à  cet  égard.  Le  Kalèh-Beghi  lui  lit  dire  qu'il  ne  pou- 
vait répondre  à  cette  lettre  que  par  des  actes,  et  qu'il 
priait  le  Yézir  de  le  dispenser  de  se  présenter  à  la 
cour  jusqu'à  ce  que  sa  conduite  eût  clairement  indi- 
qué quelles  étaient  ses  intentions.  Dans  la  soirée  du 
même  jour  ce  clief  se  signala  par  une  action  des  plus 
audacieuses.  La  place  était  alors  investie  depuis  quel- 
ques jours  par  les  troupes  persanes,  et  les  bataillons 
Chaghaghis,  commandés  par  le  Sertij)  Hadji-Khan, 
bloquaient  la  porte  de  Meched  :  suivant  leur  coutume, 
ils  se  gardaient  fort  mal,  et  La'1-Méhémed-Klian  le  sa- 
chant, fit,  à  la  nuit  tombante,  passer  dans  leur  tran- 
chée, une  centaine  de  ses  gens  sans  armes,  qui  se  di- 
sant transfuges,  réclamèrent  Ihospitalité  des  soldats 
persans.  Vers  le  milieu  de  la  nuit,  lorsque  ceux-ci 
furent  endormis,  et  a  un  signal  parti  du  dehors,  ces 
Afghans  se  jetèrent  sur  les  faisceaux  de  fusils  dont  ils 
s'emparèrent,  et  se  précipitèrent,  la  bayonnette  en 
avant,  sur  les  assiégeants.  La'1-Méhémed-Khan  fit  en 
même  temps  irruption  dans  la  tranchée,  à  la  tête  de 
deux  cents  serbas.  et  mit  les  Persans  en  complète 


—  581  — 

fléroule;  il  leur  tua  trois  cent  soixante  lionimcs,  s'em- 
para d'un  capitaine  d'artillerie  et  de  deux  canons 
qu'il  ramena  avec  lui  dans  la  ville  '.  Ce  fait  d'armes, 
la  bravoure  et  la  fidélité  dont  il  donna  des  preuves 
pendant  le  reste  du  siège,  lui  valurent  la  confiance  sans 
limites  de  Yar-xMéhémed-Khan,  et  il  est  aujourd'hui 
son  bras  droit.  Ses  frères,  l"un  est  colonel  et  les  deux 
autres  capitaines,  partagent  la  faveur  dont  il  jouit  près 
du  Vézir-Saheb. 

C'était  me  faire  beaucoup  d'honneur  que  de  me 
loger  chez  un  tel  personnage;  mais  le  Vézir-Saheb,  en 
me  plaçant  chez  lui,  avait  eu  beaucoup  moins  pour 
but  de  rehausser  ma  considération  que  d'être  édifié 

1  Quoique  le  Serlip  La'1-Méliômed  eût  monli-é  beaucoup  de 
courage  pendant  le  siège,  c'est  à  la  valeur  de  PoUinger  que 
les  liabilants  de  Hérat  durent  le  succès  de  la  sortie  pendant  la- 
quelle ils  s'emparèrent  d'un  canon  persan  dans  les  tranchées. 
Le  second  canon  fut  pris  dans  une  autre  occasion. 

Potlinger  était  aussi  remarquable  par  l'ingénuilé  avec  laquelle 
il  avouait  ses  erreurs,  que  par  la  modestie  avec  laquelle  il  Taisait 
allusion  à  ses  services.  Quoiqu'il  eut  lidèleuient  mandé  à  son 
gouvernemeiil  qu'il  avait  jeté  liors  de  du  /  lui,  à  coups  de  pieds, 
le  père  de  Yar-Méhémed  qui  l'avait  appelé  menteur,  circon- 
stance qui  le  fit  déclarer  par  lord  Auckland  impropre  à  repré- 
senter l'Angleterre  a  Hérat,  il  n'avait  point  mentionné  la  ma- 
nière courageuse  avec  laquelle  il  avait  repoussé  les  Persans 
pendant  le  dernier  assaut,  au  moment  où  la  ville  était  presque 
tombée  en  leur  pouvoir.  Ce  fut  seulement  sous  le  gouvernement 
de  d'Arcy  Todd,  après  le  départ  de  Pullinger,  que  l'on  reconnut 
quel  homme  valeureux,  quel  soldai  sans  peur  il  avait  été.  Son 
successeur  eut  donc  à  remplir  le  devoir,  ce  qui  lui  fut,  du  reste, 
très-agréable,  de  révéler  ses  actions  d'éclatàson  pays. 

Potlinger  était  un  de  ces  hommes  qui  ne  brillent  pas  exté- 
rieurement et  dont  les  écrits  ne  sont  pas  éloquents,  mais  dont, 
les  actes  n'ont  pas  besoin  de  commentaires.  —  L. 

I.  *  46. 


—  282  — 

sur  les  desseins  qui  m'avaient  amenés  à  Hérat.  En 
etfet,  que  pouvais-je  faire  ou  dire  qui  pût  échapper 
à  la  surveillance  du  chef  supérieur  de  la  police  et  de 
ses  employés?  On  avait  d'abord  eu  l'intention  de  me 
loger  dans  la  résidence  royale  de  Tchahar-Bagh,  si- 
tuée au  centre  de  la  ville  ;  mais  la  crainte  que  j'y  fusse 
trop  libre  et  à  portée  de  nouer  quelque  intrigue  avec 
le  dehors,  avait  fait  abandonner  le  projet  '.  On  me 
donna  pour  logement,  dans  la  maison  du  Sertip,  une 
petite  chambre,  située  au  premier  étage  et  ouverte 
sur  la  cour  seulement.  Dans  cette  cour  campaient, 
quand  j'y  arrivai,  quinze  serbas  qui  restèrent  là  pen- 
dant tout  le  temps  que  je  demeurai  chez  La'1-Méhé- 
med.  Le  sabre  du  Serti p  avait  été  accroché  à  leurs 
fusils  rangés  en  faisceaux  pour  me  faire  honneur.  En 
voyant  ces  dispositions  et  le  ton  bienveillant  avec  le- 
quel on  me  parlait,  je  crus  d'abord  que  ce  détachement 
n'avait  été  placé  là  que  pour  me  faire  honneur;  mais 
à  l'active  surveillance  dont  je  fus  l'objet,  je  ne  tardai 
pas  à  comprendre  que  je  n'étais  qu'un  prisonnier  ho- 
norablement traité.  Je  m'étais  ]>résenté  à  Hérat  sous 
ma  véritable  qualité  de  Français,  et  je  pensais  avoir 
suffisamment  prouvé  ma  nationalité  en  montrant  les 
fermans  que  j'avais  reçus  de  Méhémed-Chàh,  mais 
pourtant  je  n'étais  pas  cru  :  l'on  persistait  à  me  consi- 

1  Le  Tcliali:ii-B:igh  avait  été  la  résulence  du  Chàli-Zadèli- 
lla(lji-Firoii7.oud-diii  qui,  pendant  quelque  temps,  gouverna  Hé- 
rat. Les  Ijàliments  étaient  dans  un  état  de  complet  abandon,  à 
l'arrivée  de  la  Mission  ;  mais  le  major  d'Arcy  Todd  les  fit  ré- 
parer et  les  mainlinl  en  bon  élut.  Iladji-Firouzoud-din  élait  le 
grand-père  du  Ciiàli-Zadèli-î\Iéliéuied-Youssouf,g()uverneur  actuel 
de  coite  ville.  —  L. 


-  283  — 

dérer  comme  un  Anglais  chargé  d'une  mission  secrète 
pour  l'Afghanistan.  J'avais  beau  protester  contre 
cette  étrange  pensée,  rien  ne  pouvait  convaincre  les 
Hératiens.  Ils  imaginaient  que  je  voulais  faire  comme 
Eldred-Potlinger ,  quand  il  vint  défendre  la  place 
contre  les  Persans;  plusieurs  mois  se  passèrent  avant 
qu'il  avouât  son  identité,  et  il  se  disait  médecin  mu- 
sulman d'origine  indienne'.  Yar-Méhémed-Khan  avait 
ordonné  qu'on  ne  me  perdit  pas  de  vue  un  instant 
et  qu'on  lui  rapportât  toutes  mes  paroles  :  cependant 
il  ne  voulait  pas  que  ma  liberté  fut  trop  restreinte, 
et,  par  son  ordre,  l'on  me  montra  toujours  beaucoup 
de  déférence  et  d'égards.  Des  vivres  m'étaient  four- 
nis en  quantité  raisonnable;  je  pouvais  aller  visiter 
sans  escorte  les  lieux  qui  attiraient  ma  curiosité,  de 
même  que  les  grands  de  la  principauté,  mais  non  pas 
tous  indistinctement.  Je  ne  voyais  que  ceux  dont  le 
Vézir-Saheb  ne  redoutait  pas  l'opposition,  et  il  n'était 
également  permis  qu'à  ceux-ci  de  venir  me  visiter. 
Yar-Méhémed  les  y  encourageait  même,  dans  l'espoir 
que  je  laisserais  percer  dans  la  conversation  quehines 
indications  sur  mes  desseins  secrets;  mais,  en  dépit 

1  Poltinger,  déguisé  en  inusiilman  indicMi,  liat)ila  iiendanl  quel- 
ques jours  dans  un  caravansérail  à  Héral  avani  d'être  reconnu 
pour  un  Européen.  Je  me  rappelle  qu'il  ine  raconta  avoir  été,  un 
certain  jour,  tandis  qu'il  marchait  dans  un  ba/.ar,  touché  au  bras 
par  un  lioninie  qui  murmura  à  son  oreille  en  langue  hindouslanie  : 
«Vous  êles  Anglais!  »  et  lorsqu'il  se  retouina  ,  il  reconnut 
Eiiim-Méliémed-Hussein.  Cet  homme  avait  accompagné  Arihiir 
Conolly  à  Calcutta,  et  après  avoir  élé  élevé  dans  celle  ville  par 
les  soins  de  M.  Tyller,  au  collège  médical,  était  revenu  à  llérat 
pour  pratiquer  la  médecine.  11  oUVil  sur-le-ch;inq)  ses  services 
à  Poltinger  el  se  montra  très-utile, —  L. 


—  -28.4  — 

des  pièges  que  l'on  me  tendit,  et  des  tentatives  qui 
furent  faites,  je  ne  me  départis  point  de  la  vérité  (pie 
j'avais  dite  tout  d'abord;  je  ne  cessai  de  leur  assurer 
que  je  nie  proposais  de  passer  dans  l'Inde  pour  cher- 
cher à  m'y  faire  une  position  personnelle;  j'eus  beau 
le  répéter,  on  ne  me  crut  point,  et,  jusciu'au  dernier 
moment,  les  Afglians  restèrent  persuadés  que  j'étais 
chargé  d'une  mission  politique. 

Le  Sertip  La'I-iMéhémed-Khan,  suivi  de  tout  un  élat- 
major  de  mines  rébarbatives,  vint  me  faire  sa  pre- 
mière visite  quelques  heures  après  mon  arrivée. 
C'était  un  homme  de  quarante  à  quarante-cinq  ans, 
au  type  tarlare  très-prononcé,  mais  ayant  malgré 
cela  une  physionomie  douce  et  bienveillante.  Cette 
première  entrevue  se  passa  en  compliments  de  part  et 
d'autre,  puis  il  se  retira  pour  aller  porter  mes  saluta- 
tions au  Vézir-Saheb  et  vaquer  ensuite  aux  occupa- 
tions de  ses  nombreuses  charges.  Cependant,  avant 
de  me  quitter,  il  laissa  près  de  moi  son  mirza  (écri- 
vain) et  son  frère  \e  sullan  (capitaijie)  Méhémed,  pour 
empêcher,  disait-il,  que  je  ne  prisse  de  l'ennui;  mais 
son  véritable  but,  en  me  faisant  jouir  de  leur  société, 
était  de  faire  épier  mes  actions  et  mes  paroles.  Ils  ne 
me  laissèrent  jamais  seul  une  minute  et  m'accompa- 
gnèrent dans  toutes  mes  sorties.  A  la  visite  du  Sertip 
succéda  celle  de  plusieurs  seigneurs,  puis  arrivèrent 
les  E/nm-liachis  (médecins),  qui  tiennent  un  rang 
élevé  dans  la  hiérarchie  sociale,  à  Ilérat*.  Parmi  eux 

^  L'inihience  qu'a  eue  nalurellcinenl  le  Elviin-Salicb  dans 
l'ainbassade  anglaise  de  Téhéran,  el  l'emploi  de  messieurs 
Jukes,  r.anipliell,  Mac  Noil,  I5i;u'li,  Hcll,  l.ord  et  atiUos  médecins 


—  285  — 

('taientMirza-Asker^Mirza-Méliémed-nnssein,Goulam- 
Kader-Klian  et  Y Alhur-Bachi  (chef  des  apolliicaires), 
Aglm-Hnssein,  l'ancien  confident  de  Chàh-Kaniràne. 
Comme  à  leurs  yeux  tout  Européen  est  un  médecin,  la 
conversation  ne  cessa  de  rouler  sur  Fart  qu'ils  profes- 
saient, et  il  me  fallut  entendre  bien  des  sottises.  Ils 
voulaient  tous  individuellement  me  donner  une  haute 
opinion  de  leur  savoir,  et  faisaient  dans  ce  but  des 
frais  très-fatigants  d'érudition  afghane  :  ils  avaient 
apporté  avec  eux  une  partie  de  leurs  pharmacies,  afin 
que  je  leur  indiquasse  l'emploi  quil  fallait  faire  de  di- 
verses préparations  chimiques  qu'on  leur  avait  en- 
voyées de  l'Inde  anglaise,  et  dont  ils  ne  connaissaient 
pas  les  effets.  Ces  médecins  s'étaient  contenté  jus- 
que-là de  les  administrer  à  leurs  malades  à  des  doses 
progressives,  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  à  peu  près 
reconnu  les  cas  où  ils  pouvaient  en  faire  l'applica- 
tion. Combien  de  malades  avaient-ils  tués  avec  un 
pareil  système?  Je  n'osais  vraiment  pas  le  leur  de- 
mander; mais  Mirza-Asker  combla  la  lacune,  en  me 
montrant  un  flacon  de  cyanure  de  mercure,  et  en 
me  demandant  quel  diable  de  sel  cela  pouvait  être  : 
«  Il  n'a  fait  de  bien  à  personne,  me  dit-il,  car  sur  cent 
malades  à  peu  près  auxquels  j'en  ai  donné,  il  n'y  en  a 
qu'un  seul  qu'il  ait  guéri,  tous  les  autres  sont  morts.  » 
Après  la  médecine,  ralchimie  eut  son  tour,  car  un 

(bnsdifïérenlescliargcs,a  naliirellemcnt  iiKluillescliefsde  la  ville 
de  Hérat  à  croire  que  les  médecins  occupairiil  dans  les  cnnseil.-; 
des  Anglais  une  place  plus  impoiianle  que  celle  qui  leur  est  réel- 
lement assignée,  elles  Asiatiques  altribuent  la  prospérité  des 
Anglais  à  l'inlliuMice  qu'ils  leur  supposent.  —  !.. 


—  28C  — 

jirand  nombre  de  ces  fous  dépensent  tout  ce  qu'ils 
possèdent  à  rechercher  la  pierre  philosophale  :  ils 
sont  convaincus  que  les  Anglais  l'ont  découveTte,  et 
n'attribuent  qu'à  cela  la  supériorité  de  leurs  richesses. 
Ils  croient  aussi  que  les  monnaies  d'or  d'Europe  ne 
sont,  dans  le  principe,  que  des  jetons  de  fer  frottés  avec 
une  certaine  préparation,  et  déposés  ensuite  dans  l'eau 
dial)olique  d'un  puits  ou  d'une  fontaine  qui  les  uiéta- 
morphose  en  lor  le  plus  pur.  Les  Ekim-Bachis  m'a- 
dressèrent les  supplications  les  plus  vives  pour  que  je 
les  initiasse  à  notre  secret;  mais  je  me  bornai  à  leur 
faire  un  discours  sur  l'humanité,  le  droit  des  gens  et 
l'économie  politique,  les  assiu-ant  que  c'était  à  cela  et 
à  nos  idées  d'ordre  et  de  justice  que  nous  devions 
l'abondance  des  biens  qu'ils  nous  enviaient.  Je  dois 
dire  qu'ils  ne  me  crurent  point  et  qu'ils  conçurent  la 
plus  haute  idée  de  mon  talent  diplomatique,  admirant 
l'habileté  aACC  laquelle  j'avais  su  éluder  leurs  ques- 
tions pressantes  et  répétées. 

Les  premières  journées  de  mon  séjour  à  Hérat  se 
passèrent  à  faire  et  à  recevoir  des  visjtes.  J'avais 
demandé  dès  mon  arrivée  à  aller  présenter  mes  hom- 
mages à  Yar-Méhémed-Khan,  mais,  sous  le  prétexte 
d'une  indisposition  qui  n'existait  pas,  il  retardait 
ma  réception  de  jour  en  joiH\  Eu  agissant  ainsi, 
il  espérait  api»rendre,  avant  de  me  voir,  quel  était 
le  but  de  la  jnission  politique  dont  il  me  suppo- 
sait chargé,  et  mon  obstination  à.  me  renfermer  dans 
la  première  et  seule  version  (pie  j'eusse  donnée  de- 
puis plusieurs  jours,  lui  faisait  penser  que  j'étais  un 
homme  très-rusé  (zirimj)  et  bien  cuit  {busior  poukhtè). 


—  287  — 

Malgré  tout  cela,  leSertip  chez  lequel  j'étais  logé 
faisait  tout  son  possible  pour  me  faire  supporter  sans 
trop  d'ennui  ma  demi-captivité;  il  venait  souvent  lui- 
même  s'informer  sises  serviteurs  remplissaient  con- 
venablement ses  ordres  à  mon  égard;  il  déjeunait 
presque  tous  les  jours  avec  moi.  Sa  conversation  me 
fournissait  toujours  de  précieux  renseignements  qui 
nfeùssent  beaucoup  servi  si  j'eusse  été ,  ainsi  qu'il 
le  supposait,  undi[)lomate  déguisé.  Quoique  l'instruc- 
tion du  Sertip  fût  bornée,  ses  appréciations  étaient 
habituellement  justes  et  portaient  le  cachet  d'un  gros 
bon  sens.  Ses  manières  étaient  affables  et  empreintes 
de  bonhomie;  je  voyais  qu'il  désirait  m'ètre  agréable 
et  voulait  aussi  se  faire  pardonner  la  nécessité  dans 
laqucîlle  il  se  trouvait  de  me  faire  surveiller.  Son  frère 
et  son  secrétaîre  sondaient  souvent  mes  dispositions 
pour  savoir  si  j'accepterais  tel  ou  tel  présent  qu'il  vou- 
lait me  faire,  mais  connue  j'étais  bien  convaincu  que, 
malgré  ses  heureuses  qualités,  il  ne  me  ferait  un 
présent  que  dans  l'esprit  afghan,  qui  veut  qu'on 
donne  un  œuf  pour  recevoir  un  bœuf,  je  repoussai  tou- 
jours les  insinuations  qu'il  me  fit  faire  dans  ce  sens, 
et  n'acceptai  que  son  déjeuner,  son  diner  et  quelques 
charges  de  melons  qu'il  m'envoyait  de  temps  en 
temps.  Je  pouvais  agir  ainsi  sans  scrupule,  sinon  à 
titre  d'hôte,  du  moins  comme  prisonnier.  Je  ne  me 
départis  jamais  de  ce  système  de  réserve  pendant  tout 
le  temps  que  je  restai  en  Afghanistan  :  ne  jamais  re- 
cevoir, mais  ne  jamais  donner;  acheter  moi-même 
tout  ce  dont  j'avais  besoin,  en  tâchant  d'être  constam- 
ment modéré  dans  mes  dépenses,  ahn  de  ne  pas  c.xci- 


'liii 

—  ^288  — 

ter  la  cupidité  des  Afghans,  diez  lesquels  le  seiili- 
menl  dominant  est  un  désir  permanent  de  s'emi)arer 
du  bien  d'autrui. 

Le  Sertip  venait  aussi  passer  les  soirées  avec 
moi,  et  amenait  des  bayadères  afg^hanes,  dont  les 
danses  se  prolongeaient  assez  avant  dans  la  nuit. 
Une  bande  de  musiciens  accompagnait  les  baya- 
dères, et  la  coupe  de  Bacchus  circulait  fréquem- 
ment parmi  eux.  Le  Sertip  yiensait  me  faire  un 
grand  plaisir  en  m'offrant  du  vin  ,  et  paraissait 
très-étonné  du  peu  de  penchant  que  je  montrais 
pour  cette  boisson,  dont  je  m'abstenais  autant  (jiie 
possible  depuis  que  j'étais  en  pays  musulman,  et  aussi 
afin  d'éviter  bien  des  tracas  et  des  maladies  que  son 
usage  occasionne  dans  ces  contrées  brûlantes'.  La'l- 

1  Les  Al'glians  de  Héral  ne  comprenneiU  point  que  les  cliré- 
liens,  à  qui  leur  religion  ne  déi'end  pas  de  boire,  rel'usenl  quel- 
quefois de  le  faire. 

Quelque  temps  après  notre  arrivée  àHérat,àla  suite  d'un  diner 
à  l'andjassade,  par  une  nuit  sombre,  tandis  que  je  traversais  le 
jardin  sans  lanterne  pour  rentrer  clicz  moi,  je  nie  heurtai  contre 
la  marj^elle  {houz)  d'un  bassin  plcui  à  côté  d'une  fontaine  qui 
avait  été  presque  vidée  ce  jour -là  pour  être  nettoyée.  Je 
tombai  d'une  bauleur  de  luiit  ideds  environ,  et  celte  ciiule  m'é- 
branla  fort.  Les  habitants  de  lierai  sel.alèrcnlde  dire  que  j'étais 
ivre,  et  cependant  je  pratiqtie  presque  les  usages  d'une  absti- 
nence complète.  Aussi  ce  fut  cette  pensée  qui  dicta  les  condo- 
léances du  Chàh-Kamràne  et  de  sa  famille,  comme  aussi  de  Yar- 
Méhémcd  et  de  sou  étal-major.  NadjoiiKhan,  le  Topchi-Sachi, 
qui  était  un  buveur  très-connu,  désirait  me  faire  avouer  que 
j'avais  bu  un  coup  de  trop  {Imdreseadah),  et  ce  fut  seulement 
lorsque  mes  goiMs  furent  bien  connus,  que  je  fus  exempté  de 
pareils  soupçons  d'intempérance.  Un  an  après,  je  me  rendais  à 
ja  citadelle,  chez  le  Roi.  Je  le  trouvai  buvant  du  vin  de  Chiraz, 


—  ^289  — 

Méhémed  ne  [jouvail  comprendre  cette  modération 
de  la  part  d'un  Européen,  car  je  pus  à  peine  vider 
deux  coupes  des  produits  vinicoles  de  Hérat,  assez  mau- 
vais du  reste.  Les  musulmans  font  consister  la  qualité 
des  boissons  spiritueuses  bien  plus  dans  leur  force 
que  dans  leur  bouquet  et  leur  générosité,  et  c'est 
parce  qu'ils  ne  comprennent  pas  qu'on  puisse  boire 
sans  aller  jusqu'à  l'ivresse  ;  le  vin  n'a  pour  eux  d'at- 
trait qu'autant  qu'il  la  donne  plus  promptement. 
Les  Asiatiques  m'ont  paru,  presque  généralement , 
tenir  fort  peu  compte  des  prescriptions  du  Koran  à 
l'égard  des  liqueurs  fermentées  :  en  Perse  surtout,  dès 
qu'un  homme  a  les  moyens  de  satisfaire  sa  passion 
pour  le  vin,  il  ne  manque  pas  de  s'enivrer  chaque 
nuit  K 

Le  Sertip  regrettait  beaucoup  d'être  retenu  par  sa 
santé  et  il  m'avouait  que  sans  cela  il  ne  manquerait 
pas  de  se  conformer  à  l'usage  général.  D'après  ce 
principe,  il  voulait  me  forcer  à  boire,  espérant  qu'une 

el,  quand  il  me  vil  assis,  il  ordonna  à  son  Alliar  Baclii  de  me 
verser  du  vin.  Comme  je  louchais  à  peine  du  boul  des  lèvres 
à  ce  breuvage,  le  Chah  me  dil  avec  un  clignemenl  d'yeux  :  Ne 
craignez  rien  :  il  n'y  a  pas  de  houzici. —  L. 

1  Nul  ne  peul  faire  du  vin  à  Héral,  pourtanl  il  n'esl  pas  coni- 
plélement  défendu  d'en  boire.  Pour  y  être  autorisé,  il  faut 
avoir  un  ordre  du  médecin  constatant  une  maladie  qui  rende  son 
usage  nécessaire.  Ce  n'est  pas  là  une  des  moindres  ressources 
du  revenu  de  ces  derniers  qui,  par  leur  facilité,  transforment  la 
tolérance  en  un  véritable  abus.  Yar  Méhémed-Khan  ne  l'ignore 
.  point  ;  mais  y  trouvant  son  bénéfice,  il  ne  fait  rien  pour  répri- 
mer les  ivrognes.  Le  Meï-Klunè  est  un  upallhe  (monopole, 
espèce  de  contribution  indir'.\;le)  que  gère  pour  son  compte  le 
Sertip  La'l-Méhémed-Kh;'.i  et  qui  donne  de  très-grands  profits. 
1.  47 


—  990  — 

fois  ivre  je  lui  dévoilerais  plus  facilement  les  projets 
cachés  qu'il  supposait  à  mon  voyage  en  Afghanis- 
tan, et  que  rien  n'avait  pu  m'arracher  à  jeun.  A 
son  grand  désespoir,  cependant,  je  résistai  comme  un 
homme  dont  le  parti  est  fermement  arrêté.  Toute- 
fois il  ne  se  tint  pas  pour  battu,  et,  la  seconde  nuit,  il 
essaya  de  me  vaincre  par  Vénus,  n'ayant  pu  le  faire 
par  le  vin. 

Les  Afghans  aiment  beaucoup  la  danse  des  Alimèhs, 
la  musique  et  les  chanteurs;  le  Sertip  avait  recom- 
mandé aux  femmes  et  aux  musiciens  qu'il  avait  fait 
venir  de  déployer  pour  moi  toute  leur  science.  Pour- 
tant, malgré  tout  ce  que  firent  ces  dames,  dans  la  pre- 
mière partie  de  leurs  exercices,  je  restai  froid  et  in- 
différent, car  je  ne  trouvais  pas  beaucoup  de  charme 
à  leur  danse  ^  qui  me  parut  lourde  et  ennuyeuse.  Cette 
chorégraphie  se  composait  de  marches  ou  traînées 
de  pieds  en  avant  et  en  arrière,  de  poses  plus  ou 
moins  fatigantes,  qu'accompagnaient  des  chants 
amoureux  assez  discordants.  Leur  musique  cependant 
ne  manquait  ni  d'harmonie,  ni  d'un  certain  mérite. 
Si  ce  n'eût  été  une  espèce  de  petite  viole  qui  ne  ren- 
dait que  des  sons  aigres  et  monotones,  se  neprodni- 
sant  toujours  sur  le  même  ton,  j'eusse  entendu  les 
autres  instruments  avec  assez  de  plaisn\  Le  répertoire 

>  Je  dirai  en  passant  que,  si  les  oUiciers  européens  de  Kaboul  et 
de  Kandahar  avaient  eu  le  sentiment  de  leur  responsabilité  comme 
chrétiens  anglais,  et  le  désir  de  ne  pas  compromettre  la  dignité 
et  l'honorabilité  de  leurs  compatriotes,  dans  l'estime  des  peuples 
cliei  lesquels  ils  ont  habité,  ci  ivec  qui  ils  ont  été  mis  en 
«;ontact,  nous  aurions  pu  éviter,  à  lii  rat,  un  chapitre  humiliant 
dans  rbisloiro  de  l'Alulianislan.  —  L. 


—  ^i91  — 

é 

des  musiciens  était  assez  yarié  et  se  composait  d'une 
vingtaine  d'airs  que  j'aurais  écoutés  avec  plus  d'atten- 
tion encore,  s'ils  n'eussent  servi  à  accompagner  les 
chants  d'une  dizaine  d'hercules  afghans  qui  s'égosil- 
laient pour  faire  sortir  de  leur  poitrine  des  sons  tout 
à  fait  rauques,  sans  rhythme  ni  cadence  :  celui  qui 
beugle  le  plus  fort  étant  estimé  par  eux  le  meilleur 
chanteur.  La'1-Méhémed  était  désespéré  de  voir  que 
tout  cela  m'amusait  si  peu;  tout  à  coup  il  donna  un 
ordre  en  langue  puchlou  (afghane),  que  je  ne  com- 
prenais pas,  et,  vingt  minutes  après,  je  vis  arriver 
une  nouvelle  bayadère,  qui,  suivant  l'expression  per- 
sane, «  resplendissait  comme  la  pleine  lune.  » 

C'était  une  des  créatures  les  plus  parfaitement  belles 
que  j'eusse  vues  jusqu'alors.  Elle  fit  son  entrée  avec  un 
certain  air  de  dignité,  et  vint  s'incliner  devant  le  Ser- 
tip  et  devant  moi.  Ceci  fait,  le  cercle  des  spectateurs 
s'élargit,  et  la  nouvelle  venue  commença  une  danse 
qui  ne  ressemblait  en  rien  à  ce*  que  j'avais  déjà  vu 
en  Asie;  c'était  tout  ce  qu'il  pouvait  y  avoir  de  plus 
extraordinaire  et  de  plus  échevelé  ;  la  malheureuse  se 
disloquait  les  articulations  pour  arriver  aux  poses  les 
plus  passionnées.  Joignant  l'évolution  des  bras  aux 
contorsions  du  corps,  elle  arriva  peu  à  peu  à  ôter  ses 
vêtements  l'un  après  l'autre,'  et  je  crus  un  moment 
qu'elle  allait  bientôt  se  montrer  dans  le  léger  costume 
d'une  insulaire  de  la  Polynésie,  mais  heureusement 
elle  garda  son  jupon;  le  buste  et  les  bras  étaient 
complètement  découverts.  Sa  danse  devint  alors  d'une 
énergie  frénétique,  et  ses  gesles  rendaient  le  délire 
amoureux  avec  une  violence  d'expression  qui  m'éton- 


—  292  

liait.  Enfin  elle  parut  énervée  par  Tettet  du  plaisir, 
ses  poses  devinrent  languissantes  et  défaillantes,  puis 
elle  vint  s'affaisser  à  nos  pieds,  haletante  et  couverte 
de  sueur.  A  cet  instant,  les  autres  danseuses  s'em- 
parèrent d'elle  et  la  portèrent  hors  de  notre  vue.  Ce 
fut  alors  seulement  que  j'examinai  le  Sertip  :  son 
exaltation  fébrile  était  portée  au  dernier  période  ; 
je  n'étais  pas  resté  plus  indiiférent  que  lui  de- 
vant la  scène  qui  venait  de  se  passer;  mais  j'eus 
sur  moi  tout  l'empire  nécessaire,  et  je  rentrai  dans 
ma  chambre  assez  triste  et  fort  ennuyé  de  ma  capti- 
vité. J'avais  déjà  commencé  à  me  déshabiller,  lors- 
que je  vis  quelque  chose  se  mouvoir  du  côté  de  mon 
lit.  0  surprise!  c'était  la  séduisante  bayadère, 

....  Dans  le  simple  appareil 
D'une  beauté  qu'on  vient  d'arraclier  au  sommeil. 

C'était  encore  une  des  ruses  de  La'1-Méhémed  pour 
m'arracher  mon  prétendu  secret.  Je  n'avais  rien  à 
craindre  à  cet  égard,  et,  avec  toute  la  prudence  né- 
cessaire en  pareille  occasion,  j'engageai  la  conversa- 
tion avecZuleïka;  mais  elle  eut  beau  faire,  le  fameux 
secret  ne  lui  fut  pas  révélé. 

Six  jours  s'étaient  écoulés  depuis  mon  arrivée,  lors- 
que le  médecin  Goulain-Kader-Khan,  cumulant  aussi 
les  fonctions  d'astrologue,  ayant  observé  dans  le  ciel 
une  constellation  favorable,  le  Vézir-Saheb,  Yar-Méhé- 
med-Khan,  m'envoya  dire  qu'il  était  prêt  à  me  rece- 
voir. Son  logis  s'élevait  à  cent  pas  de  celui  du  Ser- 
tip et  je  pouvais  parfaitement  m'y  rendre  à  pied; 
mais  cela  eût  été  indigne  du  grand  personnage  que 
j'allais  visiter.  Je  montai  donc  un  beau  cheval  turko- 


—  293  — 

man,  richement  caparaçonné,  que  le  Sertip  m'avait 
fait  préparer;  puis  je  me  mis  en  marche,  escorté  par 
un  peloton  d'infanterie  et  une  trentaine  de  farraches. 
Le  palais  qu'occupait  le  Vézir-Saheb  n'avait  de  remar- 
quable que  ses  vastes  dimensions.  Aussitôt  après  en 
avoir  franchi  le  seuil,  je  pénétrai  dans  une  grande 
cour  carrée,  au  milieu  de  laquelle  se  trouvait,  pour 
tout  ornement,  un  bassin  d'eau  corrompue  :  de  petites 
chambres,  ouvertes  sur  tout  le  pourtour  intérieur, 
donnaient  à  cet  édifice  l'aspect  d'un  caravansérail. 
C'est  là  qu'on  instruisait  les  serbas  nouvellement  en- 
régimentés, sous  les  yeux  mêmes  du  Vézir.  Quand 
j'entrai  dans  cette  cour,  elle  était  remplie  de  troupes, 
d'Afghans,  d'Uzbeks,  de  Parsivans,  divisés  en  petits 
groupes  accroupis  le  long  des  murs,  et  devisant  sur 
les  événements  du  jour;  c'était  là  la  Bourse  héra- 
tienne.  Mon  uniforme  ayant  attiré  tous  les  regards, 
je  fus  bientôt  entouré  par  toute  cette  cohue  qui  se 
porta  à  ma  rencontre;  les  soldats  et  les  farraches 
s'empressèrent  de  former  la  haie  sur  mon  passage 
afin  de  m'empêcher  d'être  étouffé.  Après  avoir  tra- 
versé plusieurs  chambres  et  couloirs  remplis  d'écri- 
vains et  de  soUiciteurs,  j'arrivai  à  la  grande  chambre 
d'audience  appelée  Divan-Khanèh,  qui  n'avait  rien  de 
plus  remarquable  que  le  reste  du  bâtiment.  Yar- 
Méhémed-Khan  m'y  attendait  en  petit  comité.  Nadjou- 
Khan,  Topchi-Bachi  (chef  de  l'artillerie),  le  Serdar 
Hussein-Khan,  Hézarèh,  Feïz-Méhémed-Khan,  Ichik- 
Àghassi  (maîtres  des  cérémonies),  VAthar-Bachi^  (chef 

*  L'Athar-Bachi  a  été  pendant  plusieurs  années  le  serviteur  le 
plus  fidèle  et  le  plus  recommandable   du  Chàh-Kainràne.  Le 


—  294  — 

des  apothicaires)  Agha-Hussein  et  le  Sertip  La'1-Méhé- 
med-Khan,  étaient  les  seules  personnes  qui  eussent 
obtenu  la  permission  d'assister  à  notre  entrevue. 
Dès  que  je  parus  à  rentrée  de  la  chambre,  Yar-Mé- 
hémed-Khan  se  leva,  fit  trois  pas  pour  venir  à  ma 
rencontre,  et  me  prit  la  main  qu'il  serra  avec  force  : 
puis  il  reprit  sa  place  et  me  fit  asseoir  à  côté  de  lui.  Le 
Vézir-Saheb  était  un  homme  de  haute  taille,  à  la  phy- 
sionomie dure,  mais  expressive  et  fortement  caracté- 
risée; il  ne  paraissait  pas  avoir  plus  de  cinquante 
ans,  bien  qu'il  en  eût  au  moins  dix  de  plus.  Ses  habits 
étaient  en  châle  de  cachemire,  et  il  ne  portait  pas  le 
turban  comme  ses  compatriotes  ,  mais  le  bonnet  en 
peau  d'agneau  comme  les  Persans.  On  m'a  assuré 
qu'en  modifiant  cette  partie  de  son  costume ,  le 
Vézir-Saheb  n'avait  eu  pour  but  que  de  se  rendre  le 
Chah  de  Perse  favorabie.  Effectivement,  un  étranger 
ne  saurait  faire  plus  de  plaisir  aux  Persans  qu'en 
adoptant  leur  coiffure.  Les  chapeaux  et  les  casquettes, 
par  exemple,  leur  sont  en  horreur,  car  ces  coiffures 
sont  à  leurs  yeux  le  signe  distinctif  de  la  nationalité 
des  Européens,  en  même  temps  que  de  leur  puissance, 
par  laquelle  ils  ont  été  tant  de  fois  humiliés.  Ceux 
d'entre  eux  qui  sont  au  service  de  la  Perse  peuvent, 
sans  inconvénient,  conserver  le  costume  de  leur  pays, 

peuple  (le  Hérat,  et  parliciilièrenienl  les  Parsivans,liii  doivent  une 
grande  reconnaissance  pour  les  soins  qu'il  mit  à  les  protéger 
contre  les  fureurs  fréquentes  du  Roi  et  la  tyrannie  de  Yar-Mé- 
hémed.  Ce  fonctionnaire  élait  très-respecté  et  passait  pour  être 
le  seul  homme  influent  de  Hérat  qui  n'eût  pas  fait  le  commerce 
des  esclaves.  —  L. 


—  295  — 

mais  ils  sont  vus  d'un  mauvais  œil  lorsqu'ils  ne 
prennent  pas  le  bonnet  de  peau  d'agneau.  Le  rusé 
Yar-Méhémed-Khan  savait  bien  cela,  et  en  abandon- 
nant le  turban,  il  voulait  qu'à  Téhéran  on  crût  à  son 
dévouement  à  la  dynastie  des  Kadjars  '. 

Les  manières  polies,  empressées  et  sans  cérémonie 
du  Vézir-Saheb  me  mirent  tout  de  suite  à  mon  aise. 
Tandis  que  nous  fumions  le  kalioun,  il  fit  servir  le  thé 
qu'il  prit  lui-même  des  mains  du  Pichkhedmed  pour 
me  Toffrir;  enfin  il  me  traita  avec  une  considération 
dont  je  fus  vraiment  confus.  La  politesse  est  grande 
dans  les  cours  souveraines  d'Asie,  mais  l'étiquette  y 
est  aussi  très-sévère,  et  si  l'on  s'en  est  départi  quel- 
quefois avec  les  Européens,  il  faut  avouer  qu'on  doit 
cela  aux  Anglais  qui  ont  su  se  poser  dans  celte  contrée 
en  gens  qui  connaissent  leur  valeur.  Aujourd'hui,  le 
ph  est  pris,  et  le  plus  mince  officier  de  la  Compagnie 
des  Indes  reçoit  des  honneurs  presque  souverains, 
quand  il  passe  dans  une  des  principautés  accessibles 
de  l'Asie  centrale.  Bientôt  après  l'échange  de  compli- 
ments réciproques,  Yar-Méhémed-Khan  aborda  les 
questions  politiques.  «  Vous  êtes  Anglais,  me  dit-il 
«  brusquement,  je  le  sais,  pourquoi  le  cacher? 
«  Voyons,  dites-moi  quelles  sont  vos  intentions?  Si 
«  j'ai  eu  des  torts  envers  votre  gouvernement,  il  en 

'  J'ai  vu  Yar-Méhémed  porter  un  bonnet  de  cette  façon  dans 
un  temps  où  il  n'avait  pas  de  raisons  pour  être  agréable  au  Chah. 
Le  bonnet  de  peau  d'agneau  frisée  est  généralement  porté  par  les 
Djem-Chidis,  les  Hézarèhs  et  autres  tribus  Sounniles  du  voisi- 
nage, avec  cette  différence  qu'il  est  d'une  grandeur  et  d'une 
forme  dilTércntes  de  <;elles  du  bonnol  Kadjar.  —  L. 


—  296  — 

«  a  eu  aussi  (;u\ers  moi  :  partant  quitte.  Nos  reia- 
«  lions  peuvent  se  renouer  aujourd'hui  sur  un  pied 
«  amical,  et  j'y  apporterai  toute  la  sincérité  que  vous 
«  êtes  en  droit  d'exiger  de  moi.  La  duplicité  dont  j'ai 
«  fait  preuve  antérieurement  vis-à-vis  de  MM.  Pottin- 
«  ger  et  Todd  ne  doit  pas  servir  de  base  à  votre  opi- 
«  nion  sur  mon  compte;  ils  excitaient  contre  moi 
«  ce  vieil  ivrogne  de  Châh-Kamràne,  et  ma  vie  était 
«  en  jeu  :  il  fallait  bien  que  je  la  défendisse.  J'étais 
«  dans  des  inquiétudes  continuelles  qui  ont  disparu 
«  depuis  qu'il  n'existe  plus  :  aujourd'hui,  toute  l'au- 
«  torité  est  concentrée  entre  mes  mains;  les  Afghans 
«  me  sont  dévoués,  et  je  suis  débarrassé  des  Persans. 
«  Parlez-moi  donc  sans  réserve,  et  si  votre  alliance 
«  me  vient  en  aide,  la  mienne  pourra  aussi  vous 
«  être  de  quelque  utilité.  »  J'étais  vraiment  très-em- 
barrassé pour  répondre  à  cette  brusque  sortie,  faite 
sur  un  ton  d'assurance  qui  dénotait  une  profonde  con- 
viction sur  ma  nationalité  anglaise.  Selon  toute  pro- 
babilité, le  Vézir-Saheb  découvrit  à  l'expression  de 
ma  figure  que  je  n'étais  pas  très-rassuré,  car  il  m'en 
fit  l'observation.  Cejjendant,  mon  trouble  ne  fut  que 
passager,  et  je  protestai  bientôt,  de  la  manière  la  plus 
énergique,  contre  les  intentions  perturbatrices  qu'il 
me  [H'êtait  sans  doute.  Il  chercha  inutilement  à  me 
désabuser.  Je  lui  alléguai  que  la  surveillance  dont 
il  m'entourait  était  une  preuve  suffisante  de  sa  pensée 
à  mon  égard.  Ce  fut  alors  à  son  tour  de  s'excuser  sur 
les  nécessités  de  sa  position  :  il  me  dit  que  la  con- 
duite tenue  antérieurement  par  les  Anglais  qui  étaient 
venus  à  Hérat  n'était  pas  de  nature  à  le  tranquilliser 


—  297  — 
sur  les  intentions  de  ceux  qui  s'y  rendraient  à  l'ave- 
nir, et -qu'il  serait  imprudent  de  sa  part  de  leur  don- 
ner trop  de  liberté,  dans  une  \ille  où  leur  or  pourrait 
lui  ôter  l'affection  de  la  population.  Puis,  s'animant 
peu  à  peu,  il  me  fit  d'assez  curieuses  révélations.  «Je 
«  connais  trop  bien  les  projets  des  Anglais,  continua- 
«  t-il,  pour  être  sincère  avec  eux  ;  ils  auraient  pris 
«  de  trop  profondes  racines  à  Hérat  s'ils  y  fussent 
«  restés  plus  longtemps.  Ils  ont  laissé  beaucoup  d'ar- 
«  gent  dans  la  principauté,  il  est  vrai,  mais  ce  n'était 
«  pas  pour  m'en  faire  profiter  :  je  feignais  d'être 
«  leur  dupe,  mais  ne  l'ai  jamais  été.  Quand  je  sortais 
«  à  cheval  avec  M.  Todd,  je  le  prenais  moi-même 
«  sous  les  bras  pour  l'aider  à  se  mettre  en  selle  ;  je 
«  le  laissais  marcher  avant  moi  pour  satisfaire  son 
«  orgueil,   mais  j'augmentais  mes  richesses  à   ses 
«  dépens.  Lorsque  sa  générosité  cessa,  mes  bons  pro- 
«  cédés  cessèrent  de  même.  Il  voulut  me  renverser, 
«  je  l'ai  chassé  de  Hérat,  et  il  est  aujourd'hui  décon- 
«  sidéré  aux  yeux  de  ses  chefs;  ainsi  vont  les  choses 
«  de  ce  monde  :  tout  est  écrit  dans  le  livre  du  des- 
«  tin.   Si  la  fortune   s'est  décidée  en  ma  faveur , 
«  c'est  que  Dieu  l'a  voulu;  tous  vos  trésors  et  vos  sol- 
«  dats  ne  pourraient  lutter  contre  sa  volonté.  Arrivez- 
«  vous  aujourd'hui  avec  des  intentions  différentes 
«  de  celles  de  vos  prédécesseurs?  parlez  franchem.ent, 
«  nous  serons  amis.  Payez-moi  bien,  et  je  serai  votre 
«  serviteur  dévoué,  mais  si  vous  êtes  venu  pour  in- 
«  triguer  comme  eux,  je  ne  le  permettrai  pas.  Il  ne 
«  tombera  pas  un  cheveu  de  votre  tête,  vous  resterez 
«  même  ici,  si  cela  vous  plaît,  mais  traité  comme 


—  298  — 

«  vous  l'avez  été  jusqu'à  ce  jour:  vous  êtes  égalemeni 
«  libre  de  quitter  Hérat.  Décidez-vous'.»  Il  me  fallut 
plus  d'une  heure  d'efforts,  de  dénégations  et  de  pro- 
testations pour  convaincre  Yar-Méhémed-Khan  que  Je 
n'étais  pas  Anglais,  et  notre  conversation  qui,  à  mon 
grand  déplaisir,  s'était  beaucoup  trop  animée,  finit 
par  rentrer  dans  les  limites  bienveillantes  d'où  les 

'  La  narration  faite  par  M.  Ferrier  de  son  entrevue  avec  Yar- 
Méhémed  est  très-intéressante;  il  paraît  avoir  parfaitement  com- 
pris et  apprécié  le  caractère  du  Vézir. 

Yar-Méhémed  avait  raison  lorsqu'il  supposait  que  l'inlluence 
des  Anglais  à  Hérat  se  serait  trop  enracinée  pour  qu'elle  lui  lïit 
agréable.  A  l'époque  même  où  la  Mission  quitta  la  ville,  je  crois 
qu'il  nous  eût  été  très-facile  de  nous  y  maintenir  malgré  lui,  en 
supposant  toutefois  qu'on  eût  jugé  nécessaire  de  risquer  un 
conflit.  Ce  prince  ne  trouvait  pas  bon  qu'aucun  de  ses  sujets 
fût  protégé  par  la  présence  de  la  Mission  contre  l'oppression 
de  ses  soldats,  ou  que,  sous  la  surveillance  des  officiers  anglais, 
on  dépensât  de  l'argent  pour  ouvrir  des  canaux,  réparer  les 
chemins,  faire  des  avances  aux  cultivateurs  et  auxmanufacturiers, 
et  rendre  au  pays  un  étal  de  prospérité  comparable  à  celui  qui 
existait  avant  l'invasion  des  Persans.  Je  n'hésite  pas  à  croire  que, 
si  les  arrangements  faits  par  M.  Eldred  Potlinger  avaient  conti- 
nué, lesquels  consistaient  à  payer  directement  par  les  mains  du 
trésor  royal  anglais,  au  lieu  de  s'acquitter  par  l'entremise  de 
Yar-Méhémed,  l'Angleterre  aurait  conservé  Hérat  malgré  tous 
les  revers  essuyés  dans  l'Afghanistan.  L'estime  que  les  habitants 
de  Hérat  professaient  pour  les  ofliciers  anglais  est  contirmée  par 
le  docteur  Wolf,  dans  le  récit  de  son  voyage  à  Bokhara.  Yar- 
Méhémed  aurait  eu,  du  reste,  mauvaise  grâce  à  garder  rancune 
ou  à  professer  de  méchants  sentiments  contre  nos  officiers,  quoi- 
qu'il pensât  être  très-lieurenxde  se  voir  délivré  de  leur  influence. 

Moi  qui  connais  le  chef  actuel  de  Hérat,  le  Chàh-Zadèh-Méhé- 
med-Youssouf,  je  puis  assurer  qu'eu  toutes  circonstances  il  sera 
prêt  à  entrer  en  relation  amicale  avec  nous. —  L. 


—  299  — 

soupçons  du  Vézir-Saheb  à  mon  endroit  l'avaient  fait 
sortir  un  moment.  Nous  nous  entretînmes  alors  des 
divers  États  de  l'Europe,  des  sciences,  des  arts,  surtout 
des  chemins  de  fer,  des  aérostats  et  des  télégraphes 
électriques.  Les  jugements  qu'émettait  Yar-Méhémed- 
Khan  me  parurent  constamment  empreints  d'un  grand 
sens,  et  j'en  conclus  qu'il  ne  lui  manquait  que  quel- 
ques études  pour  développer  en  lui  les  qualités  d'un 
homme  supérieur.  Mais  l'ignorance  dans  laquelle  il 
a  vécu  jusqu'à  ce  jour,  l'entretient  dans  des  illusions 
dont  il  n'est  pas  facile  de  le  faire  revenir.  Ainsi,  ce 
prince  possède  une  foule  de  mines  de  fer,  de  plomb, 
d'argent  et  même  de  cuivre  aurifère,  et  il  brûle  du 
désir  de  les  mettre  en  raj)!)ort:  il  voudrait  aussi  avoir 
des  métiers  à  lîler  et  à  tisser  la  laine,  la  soie  et  le  co- 
ton à  la  manière  européenne,  fabriquer  des  canons, 
des  fusils  ;  mais  il  voudrait  tout  cela  avec  l'esprit  af- 
ghan, c'est-à-dire  sans  débourser  l'argent  néces- 
saire. Il  a,  de  plus,  le  travers  commun  aux  Orientaux  de 
croire  que  tout  est  possible  dans  le  plus  bref  dé- 
lai ;  qu'un  seul  homme  doit  avoir  toutes  les  connais- 
sances, suffire  à  vingt  travaux  différents,  et  qu'il  peut 
trouver  dans  son  pays,  dépourvu  de  tout,  les  maté- 
riaux nécessaires  à  la  confection  des  machines  sans 
lesquelles  il  ne  pourra  pas  arriver  à  la  réalisa- 
tion de  SCS  projets.  Son  impatience  est  cause  qu'il 
n'obtiendra  jamais  les  résultats  qu'il  désire;  et  puis, 
d'un  autre  côté,  son  revenu  est  trop  modique  pom* 
qu'il  puisse  se  permettre  de  grandes  dépenses,  et  il 
lui  serait  impossible  de  faire  venir  d'Eiuope  des  ma- 
chines et  des  ouvriers  pour  atteindre  le  but  qu'il 


—  300  — 

se  propose.  Mais  s'il  savait  mieux  utiliser  les  res- 
sources qu'il  possède,  ce  qui  lui  serait  facile  en  te- 
nant à  ses  gages  deux  ou  trois  Européens  et  en  dé- 
pensant seulement  cent  mille  francs  par  an,  il  aurait 
bientôt  quintuplé  ses  revenus  qu'il  tient  tant  à  aug- 
menter. Yar-Méhémed-Khan  me  parut  avoir  un 
grand  penchant  pour  ce  qui  concerne  l'art  militaire, 
et  il  m'adressa  à  cet  égard  une  foule  de  questions 
qu'il  posait  très -judicieusement;  il  s'étendit  aussi 
longuement  sur  le  siège  qu'il  avait  soutenu  contre 
les  Persans  en  1838,  et  il  n'attribuait  leur  insuccès  qu'à 
la  trahison  et  à  la  lâcheté  de  leurs  chefs.  Il  louait 
beaucoup  la  bravoure  des  soldats,  et  il  m'a  fourni  sur 
ce  siège  de  curieux  renseignements  que  l'on  trouvera 
dans  les  Documents  pour  servir  à  l'histoire  des  Af- 
ghans. Je  me  rappelle  surtout  le  procédé  fort  intelli- 
gent dont  il  se  servait  pour  reconnaître  la  direction 
des  boyaux  que  les  Persans  creusaient  pour  leurs 
mines  et  pour  arriver  au  fossé  de  la  place.  A  cet  effet, 
il  faisait  remphr  exactement  une  assiette  de  graines 
très-menues  :  il  la  faisait  ensuite  placer  sur  le  sol, 
dans  les  endroits  présumés  où  il  était  miné  par  ceux- 
ci,  et,  quelles  que  fussent  les  précautions  qu'ils  pris- 
sent pour  travailler  sans  bruit,  même  en  coupant  la 
terre  seulement,  il  en  résultait  toujours  un  ébranle- 
ment suffisant  pour  faire  légèrement  osciller  l'as- 
siette, de  manière  à  ce  que  quelques  graines  tom- 
bassent par  terre.  C'était  alors  pour  les  Afghans  un 
signe  certain  des  travaux  de  leurs  ennemis. 

Bien  que  la  conversation  de  trois  heures  que  je 
venais  d'avoir  avec  Yar-Méhémed-Klian  eut  été,  de  son 


—  301   — 

côté,  empreinte  dune  certaine  acrimonie  que  déter- 
minait ridée  fixe  de  ma  nationalité  d'Anglais,  je  me 
retirai  cependant  satisfait  de  son  accueil  :  il  m'avait 
été  facile  de  démêler,  à  travers  les  craintes  que  je  lui 
inspirais,  le  fond  de  bienveillance  qu'il  y  avait  dans 
son  cœur  pour  l'étranger  auquel  il  devait  l'hospita- 
lité. Il  me  semblait  difficile  que  ce  fût  là  l'homme  qui 
avait  fait  étrangler  son  souverain,  Châh-Kamràne, 
qui  avait  ordonné  la  mort  de  tant  d'infortunés  et  fait 
vendre  par  centaines  ses  sujets  auxTurivomans,  y  com- 
pris même  des  princesses  du  sang  :  telle  était  cepen- 
dant la  triste  réalité.  Du  vivant  de  Chàh-Kamràne,  le 
Yézir-Saheb  avait  éloigné  des  affaires  à  peu  près  tous 
ceux  qui  portaient  ombrage  à  son  pouvoir;  mais,  de- 
puis la  mort  de  son  souverain,  il  avait  complété  son 
œuvre  en  n'admettant  dans  les  emplois  publics  que 
des  Afghans,  à  lui  dévoués  depuis  longtemps,  ou 
appartenant  à  sa  tribu.  11  avait  été  assez  habile  pour 
compromettre  ces  nouveaux  fonctionnaires  aux  yeux 
de  la  population,  en  les  excitant  à  se  porter  à  des  actes 
de  sévérité  souvent  répétés,  sans  que  la  moindre  res- 
ponsabilité en  pesât  sur  lui-même.  Bien  au  contraire, 
il  s'attachait  à  faire  rendre  justice  aux  opprimés  dès 
qu'une  plainte  lui  était  portée.  En  agissant  ainsi,  il 
avait  en  vue  de  rompre  cet  accord,  trop  souvent  hos- 
tile au  souverain,  qui  existe  habituellement  entre  les 
turbulents  Afghans  et  leurs  chefs  subalternes,  et  de 
les  maintenir  les  uns  par  les  autres.  Ce  système  lui  a 
d'autant  mieux  réussi  qu'il  se  montre  équitable  dans 
la  solution  des  différends  qui  s'élèvent  entre  eux,  et  sa 
domination  est  aujourd'hui  parfaitement  établie  dans 


—  302  — 

le  Hérat.  La  dynastie  des  Sudozéhis  (branche  de  Kam- 
ràne),  détrônée  par  lui  en  1842,  n'a  conservé  aucune 
chance,  du  moins  de  son  vivant,  de  revenir  au  pou- 
voir*. 

Quatre  personnages  se  partageaient  la  confiance 
de  Yar-Méhémed-Khan,  quand  je  passai  à  Hérat  :  Feiz- 
Méhémed-Khan ,  Ichik-Aghassi,  le  Sertip  La'1-Méhé- 
nied-Khan,  Nadjou-RhanTopchi-Bachi,  et  Mirza-Ned- 
jef-Khan,  Saheb-Kiar  (expéditeur  des  affaires  ou  mi- 


1  Depuis  la  mort  de  Yar-Méhémed,  qui  a  eu  lieu  en  1 852,  son 
fils  Séyid-Méhéraed-Khan  a  gouverné  Hérat  avec  de  grandes 
dililcullés,  eu  égard  à  la  faiblesse  de  son  caractère,  comme  aussi 
aux  embarras  que  son  père  lui  avait  légués.  Son  premier  soin^ 
au  début  de  son  gouvernement,  fut  d'envoyer  un  certain  nombre 
de  nobles  du  Hérat,  parmi  lesquels  se  trouvait  Nadjou-Khan,  com- 
me en  mission  auprès  du  Chah,  tandis  qu'au  contraire  ils  devaient 
être  retenus  prisonniers.  H  s'était  entendu  avec  le  gouverne- 
ment persan  pour  qu'on  les  gardât  en  otage  ou  qu'on  l'en 
débarrassât.  Le  gouvernement  persan  s'aboucha  à  son  tour  avec 
Nadjou-Khan  et  quelques  chefs,  et  il  aurait  probablement  fait 
périr  tous  les  autres,  si  les  autorités  anglaises  ne  s'étaient  point 
interposées  pour  leur  faire  rendre  la  liberté.  Dans  le  nombre  de 
ceux  qu'on  relâcha,  il  en  resta  quelques-uns  au  service  du  Chah, 
tandis  que  le  plus  grand  nombre  se  réfugia  à  Kandahar  en  pas- 
sant par  Bagdad  et  en  se  rendant  à  la  Mecque.  Ils  revinrent  de  là 
dans  leur  pays  en  passant  par  le  Belouchistan. 

Méliémed-Youssouf-Zadèh-Châh  pressé,  récemment,  par  les 
habitants  de  Hérat  de  prendre  les  rênes  dugouvernement,  règne 
actuellement  dans  cette  ville.  Issu  de  l'ancienne  famille  de  Su- 
dozt'hi,  il  est  pttil-lils  de  Hadji.Firouzoud-din,  qui  était  frère  de 
Cliâh-Zéniân,  de  Cliàh- Mahmoud  et  deChàh-Chouja,  qui  régnait 
à  Kaboul,  sous  la  domination  anglaise,  en  1839.  Yar-Méhémed 
était  ministre  du  prince  Sudozéhi,  Châh-Kamràne,  et  c'est  lui, 
comme  on  l'a  précédemment  raconté,  qui  tua  son  maître  et 
"usurpa  le  tiône.  —  D,  S. 


—  303  — 

nislre)  *.  Ce  dernier  appartient  à  la  race  Parsivane  (ou 
Parsi-Zébane,  parlant  le  persan),  c'esi-à-dire  à  l'an- 
cienne race  qui  dominait  la  contrée  avant  les  Afghans. 
Sous  sa  protection,  une  foule  d'Eïmahs  '  que  Yar-Mé- 
hémed-Khan  a  établis  de  gré  ou  de  force  à  Hérat,  tels 
que  les  Tehimounis,  les  Djem-Chidis,  etc.,  vivent  heu- 
reux et  contents.  Le  Vézir  leur  est  aussi  favorable 
qu'aux  Afghans,  dont  le  nombre  est  bien  inférieur 
au  leur  dans  la  principauté  ;  mais  je  pense  qu'il  y  a 
imprudence  de  sa  part  à  augmenter  chaque  jour  dans 
ses  États  l'effectif  de  la  race  dominée  :  elle  subira 
son  joug  tant  qu'il  vivra,  parce  qu'il  est  juste  avec 
elle;  mais  après  sa  mort,  si  eUe  est  mécontente,  elle 
exterminera  la  race  dominante,  et  les  Afghans,  qui 
n'occupent  le  Hérat  que  depuis  un  siècle  environ,  se- 
ront peut-être  alors  obligés  de  se  réfugier  dans  le 
Kandahar,  berceau  de  leur  nation.  Ces  peuples  appar- 
tiennent à  la  secte  musulmane  des  Sounnites,  tandis 
que  les  Parsivans  sont,  en  grande  majorité,  Chiàs. 
Cette  seule  divergence  de  rehgion  les  rend  ennemis 
irréconcihables. 

1  Le  premier  a  été  tué  en  1847  dans  un  combat  contre  les 
Hézarchs,  le  second  est  mort  des  suites  de  maladie,  et 
Nadjou  -  Kiian  a  perdu  la  confiance  du  Vézir  -  Saheb  à 
cause  de  quelques  intrigues  qu'il  entretenait  avec  les  chefs 
du  Kandahar ,  à  la  tribu  desquels  il  appartient  ;  il  n'y  a 
donc  plus  qu'un  seul  homme  d'un  peu  d'importance  à  Hérat, 
après  Yar-Méhémed-Rhan,  c'est  son  ministre  Mirza-Nedjef 
Klian,   dans  lequel  il  a  une  entière  contiance. 

2  Les  Eïmaks  appartiennent  à  la  race  des  Parsivans,  avec  cette 
seule  différence  que  ceux-ci  vivent  dans  des  villes  et  que  les 
Eïmaks  sont  nomades  et  couchent  sous  des  tentes. 


—  304  — 

Dt^puis  le  pâtre  jusqu'au  fouctionnaire  du  rang  le 
plus  élevé,  tout  le  monde  a  un  libre  accès  près  de  Yar- 
Méhémed-Khan;  il  consacre  six  heures  de  la  journée* 
aux  réclamations  de  ses  sujets  et  fait  toujours  prompte, 
bonne  et  sévère  justice.  On  peut  maintenant  traverser 
en  tout  sens  la  principauté  sans  éprouver  aucune 
crainte  ;  les  moyens  de  répression  qu'il  a  employés, 
pour  la  purger  des  voleurs,  ont  été  si  terribles,  qu'au- 
jourd'hui il  ne  s'en  trouve  plus  un  seul.  Lorsque  par 
hasard  quelque  chose  se  perd  sur  la  route  ou  à  travers 
champs,  nul  n'ose  ramasser  l'objet  perdu;  le  premier 
qui  le  découvre  s'empresse  d'aller  faire  sa  déclaration 
à  l'autorité  la  plus  rapprochée,  et  celle-ci  recherche 
aussitôt  son  propriétaire  pour  le  lui  rendre.  Cette  sécu- 
rité des  routes,  dans  le  district  de  Hérat,  est  un  fait  uni- 
que dans  ce  genre  parmi  les  nombreuses  principautés 
de  l'Asie  centrale,  qui  ne  sont  peuplées  que  de  pillards. 
Les  Hératiens,  qui  ne  se  souviennent  {)as  d'avoir  vu 
un  ordre  semblable  régner  dans  leur  pays,  font  des 
vœux  pour  que  le  Vézir-Saheb  règne  longtemps  sur 
eux  :  ils  ne  lui  reprochent  qu'une  seule  chose , 
c'est  d'avoir  augmenté  l'impôt  et  monopolisé  toute 
espèce  de  revenu.  Il  donne  en  apalthe  jusqu'au  rac- 
commodage des  vieux  souliers  ;  il  n'y  a  pas  un  seul 
corps  d'état  qui  soit  exempt  de  payer  quelque  chose 
au  gouvernement.  Cependant  le  Vézir-Saheb  sait 
plumer  la  poule  sans  trop  la  faire  crier;  il  a  pris  à  cet 

'  C'esl  là  une  mesure  fort  sage,  car,  chez  les  peuples  orien- 
taux,  rien  n'est  plus  populaire  qu'un  dcrbcir,  dans  lequel  les 
grands  personnages,  comme  ceux  qui  sont  d'un  rang  inférieur, 
peuvent  conteni|)ler  le  visage  de  leur  souverain.  —  U.  S. 


—  305  — 
égard  des  leçons  des  Anglais  et  il  en  a  très-bien  protité. 

Son  avidité  pour  les  richesses  est  grande,  et  pour- 
tant il  n'est  point  avare  avec  ses  serviteurs,  car 
je  les  ai  toujours  entendus  louer  sa  générosité  ;  mais 
il  est  ladre  au  suprême  degré  avec  ceux  dont  il  n'at- 
tend aucun  service.  Depuis  qu'il  a  détrôné  Châk 
Kamràne,  il  s'est  entouré  des  plus  grandes  précautions 
pour  protéger  sa  personne  contre  ses  ennemis.  Six 
cents  liommes  gardent  jour  et  nuit  sa  maison  qui  pour- 
rait être  aisément  protégée  par  un  piquet  de  trente 
serbas.  Mille  hommes  au  moins  l'accompagnent  quand 
il  sort  de  la  ville,  et  un  sergent  nmsulman,  d'origine 
indienne,  instructeur  de  ses  troupes,  ayant  toute  sa 
confiance,  couche  la  nuit  en  travers  de  sa  porte  et 
lui  présente  entre  deux  plats  cadenassés  ses  repas  du 
matin  et  du  soir.  Le  Sertip  La'1-Méhémed-Khan  ou  son 
frère,  le  colonel,  restent  la  nuit  dans  son  logis,  armés 
de  pied  en  cap,  tandis  qu'un  cheval  sellé  piatfe  dans  la 
cour,  prêt  à  tout  événement.  Enfin  les  précautions 
les  plus  minutieuses  sont  prises  par  Yar-iMéhémed- 
Khan  pour  parer  à  toutes  les  éventualités. 

Le  Vézir-Saheb  appartient  a  la  tribu  des  Ali-Kiou- 
zéhis  ;  avant  son  père,  qui  a  été  gouverneur  du  Kach- 
mir  sous  le  règne  de  Châh-Mahmoud,  sa  famille  n'avait 
point  d'antécédents  politiques;  il  est  même  le  seul 
qui  ait  marqué  dans  sa  tribu  jusqu'à  ce  jour.  Doué 
d'une  grande  fermeté  et  possédant  de  vastes  capacités 
administratives,  il  a  déployé,  dans  toutes  les  circon- 
stances, un  courage,  un  savoir  et  une  habileté  qui 
le  placent  au  premier  rang  parmi  les  souverains 
afghans.  S'il  fût  né  sur  les  marches  du  trône,  c'eût  été 


—  306  — 

un  noble  cœur  et  un  grand  monarque  qui  aurait  su 
étendre  et  faire  respecter  sa  domination  ;  mais  comme 
il  est  parti  de  très-bas,  il  a  été  obligé  d'être  ce  que  sont  la 
plupart  de  ses  compatriotes  qui  visent  au  pouvoir 
suprême.  Si  Ton  peut  citer  de  lui  quelques  belles 
actions,  on  peut  aussi  lui  reprocher  bien  des  crimes;  et 
ceci  est  d'autant  plus  regrettable  qu'il  y  a  dans  ce  chef 
plus  d'étoffe  qu'il  n'en  faut  pour  faire  un  grand 
homme  K 

En  quittant  le  Vézir-Saheb,  je  me  rendis  dans  la 
citadelle  que  commande  son  fils  aîné, le  Serdar  Séyid- 
Méhémed-Khan.  C'était  alors  un  beau  jeune  homme 
de  vingt  à  vingt-deux  ans,  ayant  d'assez  bonnes  ma- 
nières; je  le  trouvai  entouré  des  principaux  chefs 
du  Hérat,  qui  lui  font  une  cour  assidue  afin  d'obtenir 
par  son  intermédiaire  quelques  faveurs  de  Yar- 
Méhémed-Khan,  auquel  il  doit  succéder.  Par  mal- 
heur, ce  jeune  prince  n'a  pas  su  gagner  les  sympa- 
thies des  Afghans,  qui  s'accordent  généralement  à  le 
considérer  comme  un  homme  fier,  orgueilleux,  pré- 
somptueux et  incapable  de  diriger  les  affaires  de  leur 
pays;  tout  fait  donc  supposer  qu'à  la  mort  de  son  père, 
il  rencontrera  de  nombreux  compétiteurs  pour  lui 
disputer  le  pouvoir;  peut-être  trouvera-t-il  des  ad- 
versaires parmi  ses  propres  frères,  deux  enfants  en 
bas  âge,  qui  promettent  d'avoir  la  vigueur  et  l'in- 

1  Sir  John  Mac'Neil  fut  irès-frappé  de  sa  conversation  avec  ce 
personnage  lorsqu'il  passa  quelques  heures  avec  lui  ,  au  siège 
de  Hérat,  dans  une  entrevue  qui  eut  lieu  à  minuit.  Il  en  parle 
comme  de  l'un  des  hommes  les  plus  remarquables  de  son  temps 
et  de  son  pays. —  Ed. 


-  307  — 

telligence  de  leur  père.  Yar-Méhémed-Khan  a  bien 
essayé  de  rendre  inattaquable  la  position  de  son  fils 
aîné  en  Falliant  par  un  mariage  à  une  princesse  de  la 
famille  actuellement  régnante  dans  le  Kaboul  ;  mais, 
quand  on  considère  combien  peu  les  liens  du  sang  sont 
respectés  en  Afghanistan,  Ton  peut  en  conclure  que 
cette  parenté  avec  l'Émir  Dost-Mobammed  ne  sauvera 
point  le  Serdar  Séyid-Méhémed-Khan  de  la  chute  qui 
l'attend  à  la  mort  de  son  père,  s'il  n'est  soutenu  par  la 
Perse  et  par  les  Parsivans,  dont  le  concours  peut  lui 
assurer  le  succès  en  dépit  de  toute  opposition. 

Je  reçus  de  ce  jeune  chef  un  accueil  assez  gracieux, 
mais  sa  conversation  me  convainquit  que  les  Afghans 
n'avaient  pas  tout  à  fait  tort  de  se  défier  de  sa  capa- 
cité \  Il  me  montra  un  bel  éléphant  avec  lequel  il 
jouait  du  matin  au  soir  :  c'était  un  présent  que  iMé- 
hémed-Akbar-Khan,  son  beau-frère,  venait  d'envoyer 
de  Kaboul  à  sa  fiancée  Bobodjàne,  fille  aînée  de  Yar- 
Méhémed-Khan. 

Quand  ma  visite  au  Serdar  Séyid-Méhémed-Khan  fut 
terminée,  je  me  rendis  chez  Mirza-Nedjef-Khan,  mi- 

1  Les  ofticiers  de  la  Mission  avaient  la  même  opinion  de  la  ca- 
pacité de  Séyid-Méhémed-Klian.  Pendant  une  de  ses  visites  à 
Tehahar-Bagh,  comme  il  exprimait  le  désir  de  onnaîire  l'an- 
glais, un  plaisant  s'offrit  à  lui  en  apprendre  une  phrase.  En 
conséquence,  il  fit  croire  à  ce  prince  que  ce  qu'il  allait  lui  dire 
était  tout  simplement  une  manière  de  saluer  à  l'anglaise,  et  lui 
apprit  ces  mots  :  «  Vous  êtes  un  imbécile  {You  are  a  spoon.).  » 
Très- satisfait  de  savoir  ces  quelques  mots,  quoi  qu'il  doutât  un 
peu  de  leur*signification,  lorsqu'à  son  retour  chez  lui  il  rencontra 
son  père,  Séyid-.Méhémed  lui  dit  :  «  Açjir-be-adebi  na-ba)ihitd 
(sauf  votre  respect),  vous  êtes  un  imbécile.  » 


—  308  — 

nistre  du  Vézir-Saheb.  Son  frère  Mirza-Mir-Ali ,  qui 
était  un  des  plus  riches  négociants  de  Meched  et 
dont  j'avais  fait  la  connaissance  lors  de  mon  passage 
dans  celte  ville,  m'avait  recommandé  à  lui  de  ma- 
nière à  ce  que  j'en  fusse  bien  accueilli;  c'est  ce  qui 
arriva  effectivement.  Mirza-Nedjef-Klian  me  parut 
avoir  trente  ans  au  plus;  Je  le  trouvai  spirituel,  intel- 
ligent et  très-propre  à  remplir  l'emploi  dont  il  était 
pourvu.  On  le  cite  également  pour  sa  bravoure,  mais 
c'est  ce  dont  je  n'ai  pas  été  à  même  de  juger. 

Je  vis  encore  les  Serdars  Dad-Khan,  Chirane-Khan, 
Sultan-Méhémet-Khan  ',Goulam-Khan  et  Émir-Khan, 
tous  cinq  cousins  germains  de  \ar-Méhémed-Khan  ^ 
Séyid-Elias  et  Séyid-Fethi-Châh  ,  chefs  des  négo- 
ciants de  Hérat,  me  reçurent  aussi  avec  beaucoup 
d'égards  et  de  politesse  ^. 

lEn  1841,  ce  chef  s'endiil  dans  le  Kandahar,  pour  échapper  à 
son  cousin  Yar-MiMit'nietl.  Sa  présences  fui  lr('s-uiil('  aux  Anglais 
pendant  les  troubles  qui  survinrent  d:ins  ce  pays  ,  car  il  leva  un 
corps  considérable  de  cavaliers  Ali-Kiouzéhi>;  qui  étaient  prêts  à 
rendre  tous  les  services  qu'on  nitendait  d'eux.  —  Ed. 

2  Ceux  qui  ont  connu  le  Serdar  Felteli-Klian  regretteront 
infiniment  de  ne  point  trouver  son  nom  dans  cette  liste.  Sa 
loyauté  et  sa  fidélité  à  la  cause  anglaise  étaient  d'autant  plus 
remarquables  qu'elles  contrastaient  avec  la  trahison  des  autres 
membres  de  la  famille  de  Yar-Méhémed  ;  nous  n'avons  eu  qu'à 
nous  louer  de  ses  services.  —  L. 

^  Pour  prouver  l'importance  de  Hérat,  je  citerai  les  passages 
suivants  d'une  lettre  écrite  de  Meched  par  sir  .lohn  Mac-Neii 
au  vicomte  Palmersion,  en  date  du  25  juin  1838  : 

'<  llérat,  du  côté  du  nord,  est  la  clef  de  l'Afghanistan.  Quoi- 
que je  n'aie  nullement  rinlention  d'imposer  ma  manière  de 
voir  à  Votre  Excellence,  et  qu'il  me  soit  impossible  de  savoir 
quelles  sont  les  considérations  particulières  qui  pourraient  in- 


—  sm  — 

tluencer  la  polilique  du  ijouveriieuienl  de  Sa  Majesté,  je  ne 
puis  cependant  m'enipècher  de  dire  quelques  mots  de  plus  au 
sujet  de  l'importance  qu'il  y  aurait  à  sauver  l'indépendance  de 
Hérat. 

«  J'ai  déjà  appris  à  Votre  Excellence  que  le  pays  situé  entre 
les  frontières  de  l'Inde  et  de  la  Perse  est  bien  plus  productif 
que  je  ne  le  pensais  d'abord,  et  je  puis  vous  assurer,  My-Lord, 
qu'il  n'y  a  aucun  empêchement  provenant  de  la  nature  du  pays 
ou  du  manque  de  subsistances  qui  puisse  relarder  la  marche 
d'un  grand  corps  d'armée,  des  frontières  de  la  Géorgie  jusqu'au 
Kandahar  ou  même  jusqu'à  l'Indus. 

«Le  comte  Simonich,  devenu  boiteux  par  les  suites  d'une  bles- 
sure, se  faisait  conduire  en  voilure  deTéhéran  à  Hérat  et  aurait  pu 
se  rendre  ainsi  jusqu'à  Kandahar.  L'armée  du  Chah  a  déjà,  depuis 
sept  mois,  subsisté  presque  exclusivement  par  les  approvisionne- 
ments tirés  du  pays  placé  entre  Hérat  et  Gorian,  sans  avoir  eu 
recours  aux  districts  plus  productifs  encore  de  Sebzar  et  de 
Ferrah. 

«  Bref,  il  m'est  permis  d'assurer,  d'après  mes  observations 
personnelles,  qu'il  n'y  a  absolument  aucun  empêchement  à  la 
marche  d'une  armée  sur  Hérat.  D'après  toutes  les  informa- 
tions que  j'ai  reçues,  le  pays  jusqu'au  Kandahar  ne  présente 
aucune  diflicullé,  et  bien  plus  encore,  il  est  très-favorable  au 
passage  des  troupes. 

«  Il  n'y  a  donc  points  My-Lord,  la  moindre  sécurité  pour 
l'Inde  dans  la  nature  du  terrain  sur  lequel  une  armée  aurait 
à  passer  pour  envahir  notre  territoire  de  ce  cîié, 

«  Bien  au  contraire,  toute  la  ligne  est  favorable  à  une  entre- 
prise de  ce  genre,  et  j'éprouve  d'autant  plus  le  désir  d'exprimer 
clairement  cette  opinion  qu'elle  diffère  de  ma  première  pensée 
et  des  documents  que  j'ai  déjà  transmis,  en  m'appuyant  sur  des 
informations  très- imparfaites. 

«Dans  une  semblable  occurrence,  il  me  semble  que  ce  serait  le 
fait  d'une  polilique  très-hasardeuse  que  d'accorder  à  la  Perse  le 
droildese  laire  le  pionnier  de  la  Russie  et  d'annihiler  le  principal 
boulevard  de  l'Afglianislan,  en  se  mettant  sous  la  sauvegarde  des 
articles  du  traité  :  celte  manière  de  faire  empècheiait  de  sauver 
l'indépendance  du  pays,  dans  ce  moment  surtout  où  l'on  avoue 
l'alliance  entre  la  Perse  et  la  Russie  pour  ces  opérations. 


—  310  — 

«  On  raconte  publiqueineul  ici,  el  l'on  croit  aussi,  quoique  je 
ne  puisse  pas  dire  pour  quelle  raison,  qu'il  existe  entre  la  Perse 
et  la  Russie  un  arrangement  secret  pour  échanger  Hérat  contre 
un  certain  district  au  delà  del'Ariixe,  lequel  appartenait  autre- 
fois à  la  Perse. 

«  On  m'avait  d'abord  parlé  de  celle  circonstance  à  Téhéran 
au  mois  de  mars  dernier,  mais  je  n'y  crus  point  à  celle  époque, 
car  je  ne  m'expliquais  pas  comment  la  Russie  pourrait  tenir  à 
Hérat,  et,  même  à  celle  heure,  je  suis  porté  à  croire  le  fait 
inexact,  quoique  le  comte  Simonich  ait  menacé  Mahomed-Amîn, 
serviteur  de  Yar-Méhémed-Khan,  lorsqu'il  se  présenta  au  camp 
de  l'année  persane  avec  un  message  de  son  maître,  de  marcher 
contre  Hérat  à  la  tête  d'une  armée  russe,  si  la  ville  ne  se  ren- 
dait pas  au  Chah.  »  —  Ed. 


CHAPITRE  XII 


Excursion  dans  les  environs  de  Hérat.  — Les  Uzbeks  de  Kouu- 
douz. — Les  Grecs  descendants  d'Alesandre  le  Grand. — Les 
dynasties  asiatiques. — Emplacements  d'anciennes  villes. — 
Artakoana.  — Aria-Métropolis  et  Sous.— Les  sièges  de  Hérat. 
— Touli-Khan. — Massacre  de  Djenghiz-Khan. — Timour-Leng. 
—  Obeïd-Khan. — Sacde  Hératparles  Uzbeks. — Fortifications 
élevées  par  Châh-Rokh-Mirza.  — Position  topographique  ac- 
tuelle de  Hérat. — Les  fortifications,  la  citadelle. — Embellis- 
sements faits  par  les  ingénieurs  anglais. — Population  de  la 
ville  avant  et  après  le  siège  de  1838.— Conduite  de  Yar- 
Méhémed  à  cette  époque,  et  après  ce  temps-là.— Les  villes 
persanes,  aussi  vite  rebâties  que  détruites. — Dévastations 
pendant  le  siège  de  cette  ville. — Les  bazars. — L'architecte 
et  la  coupole. — Les  bâtiments  publics  de  Hérat. 


Le  lendemain  de  ces  visites,  je  dirigeai  ma  prome- 
nade dans  les  environs  de  la  ville  ;  je  poussai  mon 
excursion  jusqu'au  pied  des  montagnes,  dans  les  ré- 
sidences royales  de  Takht-Sefer  et  de  Kazerguiah.  Je 
m'y  rendis  par  les  hauteurs,  afin  de  chasser  les  nom- 
breuses perdrix  qui  s'y  abritent;  mais  au  lieu  de  ren- 
contrer quantité  de  ce  gibier,  dont  je  vis  fort  peu,  je 
me  trouvai,  dans  le  fond  d'un  ravin,  en  présence  de 
deux  énormes  loups  et  de  leurs  trois  louveteaux.  Ces 
animaux  étaient  tous  les  cinq  assis  sur  leur  derrière  et 
ne  paraissaient  nullement  effrayés  de  ma  présence;  ils 
neprirent  la  fuiteque  lorsque  j'eustirésureux  un  coup 
de  fusil  qui  ne  les  atteignit  ni  les  uns,  ni  les  autres. 

Arrivé  à  Kazerguiah,  je  fus  très-snrpris  d'apercevoir 
un  petit  campement  d'mdividus  vêtus  du  costume 


—  312  — 

uzbek,  et  dont  la  i)hysionomie  indiquait  pourtant 
clairement  une  autre  origine.  Les  informations  que 
je  pris  à  leur  sujet  me  firent  connaître  qu'ils  venaient 
de  Hézeret-Imam,  petite  ville  située  au  nord  de  Koun- 
douz,  et  se  rendaient  en  pèlerinage  à  Meched,  au  tom- 
beau de  rimam  Réza.  Leur  langage  était  une  sorte  de 
persan  corrompu,  ce  qui  redoubla  mon  étonncment, 
car  le  turk  primitif  ou  tartare  est  la  langue  en  usage 
dans  le  pays  où  ils  résident.  Cette  singularité  ayant 
piqué  ma  curiosité,  je  m'avançai  vers  eux  pour  me 
renseigner  plus  complètement  sur  leur  compte.  Ils 
m'apprirent  alors  qu'ils  étaient  les  descendants  des 
Younàns  (Grecs)  qu'Alexandre  le  Grand  (Iskander- 
Roumi)  avait  laissés  dans  ces  contrées  '.  C'est  alors 
que  je  me  souvins  que  Marco-Polo,  et  après  lui  Burnes, 
ainsi  que  divers  auteurs  orientaux  nous  avaient  révélé 
l'existence  de  tribus  macédoniennes  établies  sur  la 
frontière  nord-ouest  de  la  Tartarie  cliinoise.  Je  voulus 
me  convaincre  par  moi-même  qu'ils  n'avaient  point 
été  induits  en  erreur,  et  les  nombreuses  questions  que 
j'adressai  aux  voyageurs  de  Hézeret-Imam  me  persua- 
dèrent de  l'existence  réelle  des  descendants  des  Grecs 
daus  ces  contrées.  Ces  individus  n'y  sont  pas  isolés  et 
dispersés  çà  et  là,  mais  réunis  en  tribus,  occupant 
d'assez  vastes  territoires;  rien  cependant  dans  leur 
langageou  dans  leurs  mœurs  ne  rappelle  leurorigine; 
ce  sont  des  musulmans  assez  l'anatitjues,  in'a-t-on  dit, 
qui  au  milieu  des  Tartares  ne  jouissent  que  d'une  con- 
sidération douteuse.  Toutefois  on  les  respecte  parce 
qu'ils  ne  sont  i)as  moins  braves  que  leurs  ancêtres,  et 

•  Voir  la  iiole  sur  les  Kartirs,  à  V Appendice. 


—  313  — 

que  leur  haine  attire  toujours  des  conséquences  terri- 
bles sur  ceux  qui  en  sont  l'objet.  Burnes^  tout  en  admet- 
tant Texistence  de  ces  Grecs  dans  l'Asie  centrale,  a  paru 
douter  que  quelques-uns  de  leurs  chefs  appartinssent, 
comme  ils  Taffirment,  à  la  descendance  d'Alexandre. 
Il  se  basait  sur  Tassurance  donnée  par  les  historiens 
du  fils  de  Phihppe,  «  qu'il  n'avait  laissé  aucun  héri- 
«  lier  pour  recueillir  le  fruit  de  ses  immenses  con- 
«  quêtes  ^  »  Ceci  peut  être  vrai,  quant  aux  héritiers 
légitimes;  mais  ces  mêmes  historiens  citent  aussi 
diverses  galanteries  de  ce  héros  et  laissent  supposer 
que  s'il  ne  laissa  point  d'héritier  direct,  il  propagea  au 
moins  sa  race  dans  plusieurs  principautés  de  l'Asie 
centrale.  Voici,  par  exemple,  ce  que  j'ai  trouvé  dans 
une  vieille  traduction  de  Quinte-Curce  :  «  Après  que 
«  les  Macédoniens  eurent  assiégé  et  réduit  à  la  der- 
«  nière  extrémité  la  ville  des  Massagues,  la  reine 
«  de  ce  peuple,  nommée  Cléofée,  fit  enfin  sa  sou- 
«  mission  à  Alexandre.  La  princesse  vint  elle-même 
«  à  sa  rencontre,  accompagnée  d'une  nombreuse 
«  suite  de  dames.  Elle  avait  un  fils  qu'elle  déposa 
«  aux  pieds  du  roi,  qui  lui  fit  grâce  et  la  rétablit  com- 
«  plétement  dans  ses  États.  On  dit  que  la  beauté  de 
«  la  reine  opéra  plus  en  ceci  que  la  clémence  du 
«  roi,  lequel  en  eut  un  enfant,  qui  porta  depuis  le 
«  nom  d'Alexandre.  » 

1  Les  descendants  des  Grecs  mentionnés  par  Rurnes  ne  soûl 
pas  mahométans  :  on  les  appelle  des  Siàh-Pouclits  Kaftirs  et  ils 
résident  dans  les  vallées  de  Hindou-Kouch,  au  nord  de  la  rivière 
Kaboul  Les  individus  dont  parle  M.  Ferrier  étaient  sans  doute 
des  Tadjiks  des  environs  de  Koundouz. — L. 

I-  48 


—  314  — 

Puisque  le  fils  de  Philippe  en  agit  ainsi  avec  Cléofée, 
il  est  tout  à  fait  croyable  que  les  charmes  de  plusieurs 
autres  grandes  dames  de  ces  contrées  ne  le  trou- 
yèrent  point  insensible,  et  les  enfants  qui  naquirent 
à  la  suite  de  ces  rencontres  perpétuèrent  sa  race  et 
devinrent  un  objet  de  vénération  parmi  les  Macédo- 
niens qui  restèrent  en  Tartarie.  Pour  mon  compte,  je 
ne  vois  là  rien  que  de  très-naturel,  car  les  Asiatiques 
de  ces  pays  n'établissent  aucune  différence  entre  les 
enfants  de  différentes  femmes;— tous  sont  légitimes 
et  ont  des  droits  égaux,  quelle  que  soit  la  nature  du 
lien  qui  a  uni  leur  mère  à  leur  père. 

Hérat  est  aujourd'hui  l'asile  de  toutes  les  grandeurs 
déchues  des  derniers  siècles;  aussi  l'on  y  voit  des 
descendants  de  Djenghiz-Khan,  de  Timour-l^eng  et  de 
Nader-Châh.  J'y  rencontrai  un  arrière-petit-flls  de  ce 
dernier,  Agha-Ahmed-Mirza,  qui,  possesseur  de  nom- 
breuses propriétés  territoriales,  les  faisait  valoir  lui- 
même,  préférant  la  vie  paisible  et  retirée  aux  dangers 
du  pouvoir.  Les  Anglais,  toujours  habiles  à  utihser 
à  leur  profit  les  princes  en  non-activité,  lui  faisaient 
une  pension  à  l'époque  de  leur  occupation  de  l'Afgha- 
nistan ;  depuis  leur  départ,  cette  pension  a  été  sup- 
primée '. 

La  principauté  du  Hérat  correspond  à  peu  près  à  la 
contrée  appelée  Aria  par  les  historiens  d'Alexandre  et 
dont  les  principales  villes  étaient,  suivant  eux  :  Arta- 
koana,  Aria-Métro{)olis,  Sous,  Akhala  et  Khandek. 

»  Parmi  coux  qui  recevaient  des  primes  pour  la  culture  de 
leurs  champs  je  mentionnerai  un  chef  du  désert  de  Sislao  qui, 
assurait-on,  faisait  remonter  sa  filialioii  jusqu'à  Di/nits. — L. 


—  .115  — 

Je  suis  forcé  de  convenir  que  malgré  tous  les  efforls 
d'imagination  possibles,  je  n'ai  jamais  compris  qu'Ar- 
takoana  ne  fût  pas  une  seule  et  même  ville  avec 
l'Aria  Metropolis  désignée  par  Ptolémée.  Plus  j'y  ai 
réfléchi ,  moins  j'ai  pu  me  rendre  compte  de  l'exis- 
tence séparée  de  ces  deux  capitales;  je  suis  très- 
porté  à  considérer  l'une  comme  ayant  été  l'annexe 
de  l'autre.  Si  Artakoana  a  effectivement  été  une  cité 
distincte.  Aria  Metropolis  n'a  pu  être  qu'une  loca- 
lité secondaire  où  les  princes  de  l'Aria  passaient  habi- 
tuellement l'été  ;  c'est  ce  qui  aura  fait  penser  à  quel- 
ques historiens  qu'Aria  Metropolis  était  une  capitale; 
ce  ne  serait  pourtant  là  qu'une  conséquence  de  l'habi- 
tude où  étaient  les  rois  de  Perse  de  quitter  pendant  la 
chaude  saison  Persépolis,  dont  on  voit  encore  aujour- 
d'hui les  ruines  près  d'Istakhr,  pour  se  mettre  à  l'abri 
de  la  chaleur  dans  une  autre  ville  du  même  nom,  située 
dans  la  fraîche  vallée  de  Mourghâb,  à  1 5  farsangs  plus 
au  nord.  N'y  avait-il  pas  aussi  deux  Ecbatanes,  une 
d'été  et  une  d'hiver?  Si  cette  supposition  au  sujet  d'Ar- 
takoana  est  juste,  il  n'y  a  que  la  ville  de  Kussan,  dont 
les  ruines  antiques,  la  situation  sur  les  bords  du  Héri- 
Roud,  et  le  chmat  tempéré ,  puissent  rappeler  l'em- 
placement de  cette  ancienne  cité.  Mais  je  ne  me 
livre  à  cette  supposition  qu'en  faisant  mes  réserves  ; 
et  voici  pourquoi  :  l'heureuse  position  qu'occupe  Hérat 
a  dû,  de  tout  temps,  attirer  sérieusement  l'attention 
des  souverains  persans;  stratégiquement,  commercia- 
lement d'abord  et  ensuite  eu  égard  à  sa  fertilité  ,  il 
n'y  avait  pas  de  ville  plus  importante  dans  l'Aria. 
A  la  plaine  dont  cette   capitale  occupe  le  centre 


—  316  — 

viennent  se  relier  toutes  les  routes  aboutissant  aux 
principales  contrées  de  l'Asie.  De  nombreux  cours 
d^eau  descendant  des  montagnes  voisines  iraient  se 
perdre  inutilement  jusqu'au  Héri-Roud,  si  Hérat  et 
sa  banlieue  ne  se  trouvaient  sur  leur  passage  pour 
es  mettre  à  contribution.  L'avantage  d'eaux  abon- 
dantes a  été  trop  particulièrement  apprécié  de  tout 
temps  par  la  population  de  ce  pays,  pour  que  les 
habitants  aient  jamais  pu  y  renoncer  et  se  transpor- 
tassent sur  un  autre  point  moins  favorisé  de  la  na- 
ture. Je  serai  sur  ce  point,  je  le  sais,  en  désaccord 
avec  plusieurs  auteurs  qui  ont  traité  le  même  sujet, 
mais  j'ai  vu  peu  d'entre  eux  s'accorder  dans  l'ap- 
préciation des  choses  de  l'ancienne  Asie.  Les  im- 
pressions diffèrent  notablement  suivant  qu'on  lit  les 
récits  des  voyageurs  ou  qu'on  visite  soi-même  les  lo- 
calités; je  crois  qu'il  en  est  pour  les  uns  comme  pour 
les  autres,  quand  ils  essayent  de  désigner  les  emplace- 
ments des  anciennes  villes.  C'est  absolument  comme 
lorsqu'ils  cherchent  les  étymologies  :  leur  esprit  se 
lance  dans  le  vague  des  suppositions,  sans  qu'il  en 
jaillisse  de  très-grandes  lumières.  Cependant  comme 
il  est  convenu  que  ces  lumières  ne  peuvent  naître 
que  du  choc  des  opinions,  je  continuerai  à  émettre 
les  miennes,  au  risque  même  d'embrouiller  un  peu 
plus  la  question  qu'elle  ne  l'était  auparavant. 

Pounpioi,  par  exemple,  désigner  Zeuzan,  petite 
vitle  dont  le  territoire  ne  recèle  pas  la  moindre 
trace  de  constructions  anciennes,  comme  étant  la 
Sons  de  l'Aria?  Il  me  semble  que  la  similitude  de  nom 
de  cette  ancienne  cité  avec  celle  de  Thous  (aujour- 


—  317  — 
d'hui  Meched'),  nom  qui  n'a  été  altt^ré  que  dans 
sa  première  lettre,  ce  qui  s'explique  suffisamment 
par  la  transformation  du  langage  dans  cette  contrée, 
devrait  plutôt  faire  considérer  cette  dernière  ville 
comme  étant  la  Sous  citée  par  Arrien,  qui  la  place  sur 
la  frontière  des  terres  de  l'Aria. 

Quant  à  Akhala,  on  peut  sans  trop  se  hasarder  lui 
assigner  comme  position  l'Akhal  moderne,  située  au 
nord  de  Kélat-Nader,  et  aujourd'hui  habitée  par  des 
Turkomans  de  la  tribu  des  Tékiés,  qui  élèvent  les  meil- 
leurs chevaux  de  l'Asie. 

Toutes  mes  réflexions  et  mes  recherches  n'ont  pu 
aboutir  à  me  faire  connaître  l'emplacement ,  même 
approximatif,  de  la  ville  de  Khandek. 

Mais  revepons  à  Aria  Metropohs.  Les  auteurs  per- 
sans, dont  les  récits  méritent  bien  aussi  quelque  atten- 
tion, ne  citent  qu'une  seule  capitale  de  l'Aria ,  qu'ils 
désignent  sous  le  nom  de  Héri  ;  elle  donnait  sans  doute 
son  nom  à  la  principauté,  comme  aujourd'hui  Ispahan 
et  Yezd  donnent  leurs  noms  aux  gouvernements  dont 
ces  villes  sont  les  chefs-heux.  La  fondation  de  Héri  est 
attribuée  parles  Persans  à  Lohrasp,son  agrandissement 
à  Gustasp  et  son  embellissement  à  Bahoinàne.  Les  ha- 
bitants ajoutent  même  qu'Alexandre  le  Grand  la  ter- 
mina et  chargea  son  lieutenant  Hari  (peut-être  Arœus) 
delà  fortifier.  En  ce  qui  concerne  Alexandre,  il  est  dif- 
ficile de  contester  la  vérité  des  récits  des  Persans  qui 
concordent  en  tout  point  avec  ceux  des  historiens 

1  Les  ruines  de  Thous  sont  cependant  situées  à  30  milles 
N.-O.  environ  de  Meched,  et  ont  conservé  !e  même  nom  qu'à 
l'époque  d' Arrien. 

1.  18 


—  318  — 

grecs.  11  était  effectivement  impossible  qu'une  ville 
aussi  importante  que  l'est  Héri  par  sa  situation  et  la  fer- 
tilité de  son  sol  ne  fût  pas  utilisée  par  le  conquérant  ma- 
cédonien, qui  dut  en  faire  son  entrepôt  principal  d'ap- 
provisionnements de  toute  sorte,  avant  de  s'avancer 
dans  l'Inde.  Ce  qui  est  moins  vraisemblable,  par  exem- 
ple, c'est  la  conviction  des  Hératiens  de  notre  siècle, 
qui  assurent  que  leur  ville  n'a  subi  aucune  transforma- 
tion depuis  Alexandre  le  Grand.  Ils  prétendent  même 
que  les  fortifications  qui  la  protègent  aujourd'hui  sont 
les  mêmes  qui  furent  élevées  par  ce  héros  :  leur  propre 
histoire  est  cependant  là  pour  leur  prouver  complè- 
tement le  contraire.  En  la  consultant  l'on  peut  citer, 
seulement  pendant  les  derniers  siècles  qui  viennent  de 
s  écouler,  sei)t  exemples  au  moins  d'une  destruction 
presque  complète  de  Hérat,  tout  au  moins  de  boulever- 
sements qui  nécessitèrent  son  entière  réédification. 

La  première  catastrophe  de  ce  genre  que  Hérat  eut  à 
subir  remonte  au  xii"  siècle.  Sous  le  règne  du  Sultan 
Sandjiar,  vers  l'an  dl52  (547  de  l'hég.),  elle  tomba 
au  pouvoir  des  Turkomans,  qui  y  commirent  d'affreux 
ravages  et  n'y  laissèrent  pas  pierre  sur  pierre. 

La  seconde  destruction  que  Itérât  eut  à  subir  ne  fut 
pas  moins  déplorable  ;  on  pourra  en  juger  par  le  récit 
suivant  :  «  Celle  ville,  dit  d'IIerbeiot,  était  la  plus 
«  considérable  des  trois  capitales  du  Khorassan  (les 
«  autres  étaient  Merv  et  Nichaiiour)  qui  furent  as- 
«  siégées  par  Touli-Khan  '  ;  elle  était  défendue  par 

'  Touli  signilie  Miroir  en  langue  mongole,  Touli-Khan  fut 
ainsi  nommé  à  cause  de  son  extrême  ressemblance  avec  son  père 
Djenghi/.-Khan. — Ed. 


—  319  — 

«  Mohammed-Gourgani ,  gouverneur  de  la  province, 
«  qui  avait  une  armée  très-considérable  pour  la  dé- 
«  fendre.  En  eifet,  pendant  les  se[it  premiers  jours 
«  du  siège ,  ce  gouverneur  fit  de  si  fréquentes  et  de 
«  si  vigoureuses  sorties,  que  les  Moghols  virent  bien 
«  qu'ils  ne  viendraient  pas  aussi  facilement  à  bout 
«  de  cette  entreprise  que  des  précédentes;  mais  il 
«  arriva  que  ce  seigneur ,  qui  était  également  Irès- 
«  sage  et  très-vaillant,  fut  malheureusement  tué  d'un 
«  coup  de  flèche  dans  le  combat. 

«  Après  la  mort  du  gouverneur,  les  assiégés  com- 
«  mencèrent  à  perdre  courage,  et  Ton  parlait  déjà  de 
(c  se  rendre,  lorsque  Touh-Khan,  qui  avait  été  averti 
«  par  ses  espions ,  s'avança  avec  deux  cents  chevaux 
«  seulement  vers  une  des  portes  de  la  ville  pour  atti- 
«  rer  à  une  conférence  ceux  des  bourgeois  qui  étaient 
«  le  plus  disposés  à  la  paix.  Il  leur  déclara  que  s'ils  se 
a  rendaient  volontairement  à  lui,  qui  était  en  état  de 
«  les  y  forcer,  ils  ne  recevraient  aucun  dommage  ni 
«  dans  leurs  personnes  ni  dans  leurs  biens,  et  qu'il  se 
«  contenterait  de  recevoir  d'eux  la  moitié  seulement 
«  du  tribut  qu'ils  payaient  au  Sultan  du  Rhouarisme. 

«  Après  que  Touli-Khan  eut  donné  sa  parole ,  et 
«  confirmé  par  un  serment  solennel  les  conditions  de 
a  la  capitulation  qu'il  accordait  aux  bourgeois  de  Hé- 
«  rat,  ceux-ci  lui  ouvrirent  aussitôt  leurs  portes  et  lui 
«  firent  une  réception  magnifique.  Touli-Khan  ob- 
«  serva  exactement  le  traité  qu'il  avait  fait  avec  eux, 
«  et  ne  souffrit  pas  que  les  Moghols  leur  fissent  le 
«  moindre  outrage.  Il  se  contenta  seulement  de  faire 
«  exécuter  les  soldats  de  la  garnison  avec  lesquels  il 


—  320  — 

«  n'avait  pas  capitulé.  II  donna  aux  habitants  Malek- 
«  Abou-Belvi'  pour  gouverneur,  et  vint  trouver  son 
«  père  au  siège  de  Talèh-Khan  (Talighàn). 

«  Mais  comme  la  ruine  de  cette  puissante  ville  avait 
«  déjà  été  résolue  parle  décret  divin,  dit  Khoudemir, 
«  sa  perte  était  inévitable.  Il  arriva  en  effet  que 
«  le  bruit  s'étant  répandu  que  les  Moghols  avaient  été 
«  défaits  par  Djellal-Eddin  auprès  de  la  ville  de  Gbaz- 
«  nèh,  les  habitants  des  villes  de  Khorassan  où  Touh- 
«  Khan  avait  laissé  des  gouverneurs  se  soulevèrent 
«  en  masse,  et  égorgèrent  tous  les  Moghols  qui  tom- 
«  bèrent  entre  leurs  mains.  Les  habitants  de  Hérat 
«  se  jetèrent  sur  Malek-Abou-Bekr,  le  massacrèrent 
«  avec  tous  ses  gens,  et  chargèrent  Mobarek-Eddin 
«  Sebzavari,  de  les  défendre. 

«  Djenghiz  ayant  appris  ces  tristes  nouvelles  fit 
«  une  rude  réprimande  cà  Touli-Khan,  son  fils,  de 
«  ce  qu'ayant,  par  une  fausse  clémence,  donné  la  vie 
«  à  ses  ennemis,  il  leur  avait  aussi  laissé  les  moyens 
«  de  lui  jouer  un  si  mauvais  tour.  Pour  réparer  cette 
«  faute,  et  pour  se  venger  d'un  si  grand  affront,  il  en- 
«  voyallgendjvaï,  Noviàne,  avec  quatre-vingt  mille 
«  chevaux  devant  Hérat.  Cette  ville  soutintun  siège  qui 
«  dura  six  mois  entiers,  pendant  lequel  ses  habitants 
«  se  défendirent  en  désespérés  et  firent  des  efforts 
«  surhumains.  Ils  furent  enfin  réduits  et  tous  égorgés 
«  sans  miséricorde  jusqu'au  nombie  d'un  million  six 
«  cent  mille  personnes  '. 

^  Si  ceci  s'applique  à  la  ville  de  Héial  seiilemenl,  il  est  incon- 
lestabie  que  son  enceinle  devait  être  beaucoup  plus  vaste  qu'elle 


—  321  — 

«  Émir-Khovend-Chàli  dit  que  le  docteur  Cliarf-Ed- 
«  diu,  Khatib,  resta  seul  avec  quinze  autres  habitants 
«  qui  s'étaient  cacliés  dans  les  grottes  où  lesMoghols, 
«  qui  fouillaient  partout,  ne  les  avaient  pas  trouvés. 
«  Ces  infortunés  furent  rejoints  quelque  temps  après 
«  par  vingt-cinq  autres  qui  avaient  aussi  échappé 
«  à  l'ennemi  par  une  es{)èce  de  miracle.  Ces  quarante 
«  personnes  résidèrent  pendant  quinze  ans  dans 
0  Hérat,  qui  avait  été  bouleversé  de  fond  en  comble, 
«  avant  qu'aucune  autre  se  joignît  à  elles  pour  y 
«  habiter.  Ce  désastre  arriva  en  l'an  122i2  (619  de 
«  l'hégire).  » 

Timour-Leng,  cet  autre  fléau  de  l'humanité,  imita 
l'exemple  de  Djenghiz  en  portant  le  fer  el  la  flamme 
dans  le  Khorassan.  Ghyaz-Eddin  était  alors  prince 
souverain  du  Hérat  ;  il  essaya  d'abord  de  ré- 
sister au  conquérant  tartare,  mais  la  prolongation 
de  la  lutte  augmentant  les  dangers  qu'il  courait, 
il  se  rendit  à  la  merci  du  vainqueur,  Timour-Leng, 
pour  le  punir  d'avoir  songé  à  arrêter  sa  course,  fit 
démanteler  les  fortifications  de  Hérat  et  de  la  cita- 
delle et  frappa  les  habitants  d'une  contribution  de 
guerre  tellement  forte  qu'ils  furent  réduits  à  la  plus 
complète  misère  II  s'appropria  aussi  les  États  et  les 
immenses  ricliesses  que  possédait  Gliyaz-Eddin,  mais 
celui-ci,  profitant  de  la  mort  du  gouverneur  que  Ti- 
mour  avait  mis  à  sa  place,  souleva  la  population  en 
sa  faveur,  dans  l'année  1383  (78r>  de  l'hég.),  et  exter- 
mina tous  les  Moghols  qui  tenaient  garnison  dans  la 

ne  l'est  aujourd'liui  ,  car  elle  pourrait  tout  au  plus  contenir 
maintenant  100,000  personnes,  qui  s'y  trouveraient  mal  à  l'aise. 


—  322  — 

place.  Un  des  fils  de  Timour,  Miràne-Châh,  se  trou- 
vant à  trois  journées  de  là,  sur  les  bords  du  Mourghâb, 
avec  un  corps  d'armée,  accourut  à  Hérat  dès  qu'il 
fui  informé  de  la  révolte  de  ses  habitants  :  il  les  dé- 
cima par  de  sanglantes  exécutions  et  rasa  presque 
entièrement  leur  ville. 

La  quatrième  destruction  de  Hérat  eut  lieu  sous  le 
règne  d'Olong-Beg,  petit-fils  de  Timour-Leng.  Pendant 
que  ce  prince  était  occupé  à  faire  la  guerre  à  ses  ne- 
veux, Mirza-Babour  et  AUah-ed-Dooulet,  les  Héra- 
tiens  se  révoltèrent  contre  lui  et  mirent  à  leur  tête  un 
chef  tartare  nommé  Yar-Ali ,  qui  avec  leur  secours 
tenait  la  citadelle  assiégée.  Olong-Beg  arriva  assez  à 
temps  pour  la  délivrer.  11  mit  Yar-Ah  en  fuite,  détrui- 
sit la  ville  de  fond  en  comble  et  n'épargna  que  la  ci- 
tadelle, dont  on  lui  ouvrit  les  portes. 

Sous  le  règne  d'Abou-Séyid,  de  la  race  des  Timou- 
rides,  en  Tan  1458(864  de  Ihég.),  un  prince  tur- 
koman,  nommé  Djehàne-Châh,de  la  dynastie  du  Mou- 
ton-Noir, ravagea  encore  Hérat  :  les  maisons  furent 
démolies  et  les  récoltes  foulées  aux  pieds,  ce  qui  oc- 
casionna une  horrible  famine  qui  dépeupla  presque 
entièrement  le  pays. 

Hérat  fut  encore  prise  en  153-4  (941  de  l'hég.),  par 
Obéïd-Khan,  prince  uzbek,  qui  la  ravagea  de  fond  en 
comble,  et  ne  laissa  debout  que  la  citadelle. 

Enfin  la  se[)tième  et  dernière  destruction  de  Hérat 
remonte  à  l'année  1585  (994  de  l'hég.),  sous  le  règne 
de  Chàh-Abbas  le  Grand  ;  elle  lut  de  nouveau  pillée 
et  saccagée  par  les  Uzbeks,  sous  la  conduite  d'Abdul- 
Moumi)>Khan. 


—  323  — 

Après  avoir  subi  les  désastres  que  je  viens  d'énumé- 
rer,  comment  pourrait-il  se  faire  que  Hérat  possédât 
encore  aujourd'hui  les  mêmes  fortifications  qui  furent 
élevées  par  l'ordre  d'Alexandre  le  Grand  ?  J'ai  par- 
couru et  étudié  avec  soin  cette  ville  et  ses  environs, 
et  je  suis  resté  très-convaincu  qu'elle  est  aujourd'hui 
restreinte  aux  limites  de  la  citadelle  de  l'ancienne 
cité;  ce  que  l'on  appelle  à  présent  la  citadelle  n'est 
sans  doute  que  le  château  d'Ekhtiar-Eddin,  lequel 
n'était  auparavant  qu'une  dépendance  de  la  forteresse. 
Les  fortifications  actuelles  sont  probablement  celles 
qui  furent  élevées  par  Châh-Rokh-Mirza,  fils  de  Ti- 
mour-Leng.  Du  vivant  de  son  père,  ce  prince  était 
déjà  vice-roi  de  la  principauté  de  Hérat,  qui  lui  resta  en 
toute  souveraineté  à  la  mort  du  conquérant  tartare. 
Hérat,  pour  laquelle  Mirza  avait  une  prédilection  toute 
particulière,  devint  la  capitale  de  ses  États,  et  il  dé- 
pensa des  sommes  immenses  pour  la  relever  de  ses 
ruines.  En  1415  (818  de  l'hég.),  il  releva  les  remparts 
de  la  place,  qui  avaient  été  détruits  par  son  père,  et 
employa  sept  mille  hommes  à  ce  merveilleux  travail. 

Aujourd'hui,  la  ville  de  Hérat  est  un  carré  d'une 
farsang  de  développement,  plus  allongé  sur  les  faces 
est  et  ouest  que  sur  celles  du  nord  et  du  sud.  Ce  qui 
fait  de  cette  ville  une  place  forte,  c'est  l'énorme 
épaulement  dont  elle  est  entourée  ';  la  tradition  du 

1  L'enceinte  de  Hérat,  à  l'intérieur  du  l'ossé,  est  d'environ 
uo  mille  carré  et  l'étendue  de  ce  fossé  est  d'une  farsan-r. 
Feu  le  colonel  Edward  Sanders  avait  envoyé  à  la  Compagnie 
des  Indes  des  plans  Irès-exacls  de  ia  ville  et  de  ses  forliii- 
calions. — L. 


—  3'2A  — 

pays  assure  qu'il  s'est  formé  par  suite  de  l'éboulé - 
ment  des  épaisses  et  hautes  murailles  que  détrui- 
sirent les  Macédoniens  pour  en  élever  de  nouvelles 
à  leur  place.  Mais  bien  que  cet  épaulement  soit 
formé  de  terres  excessivement  dures  et  tassées,  il  est 
facile  à  un  observateur  de  reconnaître  d'où  elles  pro- 
viennent ;  c'est  en  grande  partie  de  l'intérieur  de  la 
ville,  qui  a  été  creusé  très -profondément,  et  quelque 
peu  de  l'extérieur.  Cette  colline  quadrangulaire  est 
soutenue  du  côté  de  Hérat  par  un  contre-fort  à  pic, 
construit  en  briques  crues,  et  du  côté  de  la  cam- 
pagne elle  est  disposée  en  talus  d'une  inclinaison  très- 
rapide,  dont  la  base  plonge  dans  un  fossé  large  et 
profond  qui  peut  être  rempli  d'eau  ou  vidé  à  volonté. 
La  hauteur  de  cet  épaulement  n'est  pas  la  même  par- 
tout, mais  en  moyenne  on  peut  l'évaluer  à  vingt-cinq 
mètres.  Il  est  couronné  par  une  très-grande  quantité 
de  tours,  distantes  l'une  de  l'autre  de  quinze  mètres 
environ,  reliées  entre  elles  par  des  courtines  et  créne- 
lées pour  la  fusillade,  mais  les  tours  des  angles  sont 
massives  et  peuvent  porter  du  canon.  Deux  chemins 
couverts  creusés  dans  le  massif  de  l'épaulement  con- 
courent aussi  i)uissamment  à  la  défense  de  la  place. 
La  citadelle,  c'est-ii-dire  le  chcàteau  d'Ekhliar-Eddi  n', 
est  située  au  nord  et  dans  l'enceinte  même  de  la  ville; 
c'est  une  forteiesse  carrée  avec  de  grosses  tours  rondes 
en  briques  cuites  aux  angles,  cpii  s'élève  sur  un  mon- 
ticule factice,  plus  élevé  ([ue  les  murailles  de  la  ville. 
Elle  est  entourée  d'un  fossé  large  et  profond  qui  peut 

•  Ekliliar  siyuilie  pouvoir,  uiUorilé,  en  langue  turke. 


—  325  — 

être  inondé  à  \olonlé  et  qu'on  franchit  sur  un  ponl- 
levis.  Cette  citadelle  domine  la  ville  ainsi  que  la  roule 
qui  conduit  à  Meclied,  et  il  serait,  sinon  impossible, 
au  moins  très-difficile  de  Fentamer  avec  quelque  suc- 
cès au  moyen  de  batteries  placées  sur  les  hauteurs 
extérieures  de  Thallèh-Bengui,  seul  point  d'où  elles 
pourraient  être  dirigées  avec  avantage. 

Après  le  siège  de  1838  par  les  Persans,  des  ingé- 
nieurs anglais  *  vinrent  à  Hérat,  et  sous  la  direction 
du  major  d'Arcy  Todd,  résident  britannique  près  de 
Chàh-Kamràne,  ils  relevèrent  une  partie  des  fortifi- 
cations de  cette  ville.  La  direction  suivie  par  le  fossé 
d'enceinte  leur  ayant  paru  vicieuse,  ils  l'ont  fait  com- 
bler sur  plusieurs  points  et  recreuser  plus  avant  dans 
la  campagne,  ce  qui  a  donné  une  jdus  grande  éléva- 
tion à  l'épaulement  et  facilité  l'action  des  batteries 
destinées  à  défendre  ce  fossé,  dans  lequel  ils  ont 
aussi  construit  quelques  caponnières.  Deux  des  tours 
placées  aux  angles  ont  été  rebâties  sur  un  plan  plus 
avancé  qu'au i)aravant  :  les  portes  d'entrée  ont  aussi 
subi  des  modifications  qui  rendraient  une  attaque  bien 
plus  difficile  et  plus  meurtrière  qu'en  1838.  Malheu- 
reusement, ce  travail  a  été  achevé  sur  deux  faces  de  la 
place  seulement;  les  deux  autres  sont  délabrées  et  ac- 
cessibles sur  plusieurs  points.  Si  les  travaux  élevés 
par   les  Anglais  pour  défendre  cette  place  étaient 

1  Le  major  Sanders,  du  corps  des  ingénieurs  du  Bengale,  un 
des  officiers  les  plus  habiles  de  l'armée  anglaise,  avait  tracé  les 
plans  de  ces  rorlificalions  avec  l'aide  du  capitaine  Nortli ,  de 
l'année  de  Bombay,  el  les  avait  fait  exécuter.  Le  major  San- 
ders fut  tué  à  la  bataille  de  Maliarajpore. — Ed. 

I.  19 


—  3^2(i  — 

achevés,  ils  suffiraient  pour  la  protéger  contre  les  at- 
taques des  Afghans,  des  Uzheks  ou  des  Persans  ;  mais 
tout  cela  ne  résisterait  pas  vingt  jours  à  une  armée 
européenne.  Ces  fortifications,  tout  bien  considéré, 
ne  constituent  qu'une  vaste  redoute,   et,  comme 
tous  les  retranchements  de  ce  genre,  elles  offrent  les 
inconvénients  de  quatre  angles  morts  et  d'un  fossé 
difficile  à  défendre.  Hérat  ne  sera  réellement  fort 
que  lorsqu'on  y  ajoutera  des  ouvrages  qui  flanqueront 
ceux  existant  actuellement,  et  ces  travaux  ne  seront 
jamais  entrepris  par  des  Persans  et  encore  moins  par 
des  Afghans.  La  nature  du  sol  rend  aussi  les  opéra- 
tions souterraines  très-difficiles,  attendu  que  Teau  en 
jaillit  abondamment  à  la  profondeur  de  trois  ou  quatre 
mètres.  Les  soldats  de  Méhémed-Châh   ne  l'écoulè- 
rent  de  leurs  boyaux  et  tranchées  qu'avec  des  peines 
incroyables.  Quant  aux  défenseurs  de  la  place,  ils  n'é- 
prouvaient pas  la  même  difficulté,  parce  qu'ils  fai- 
saient descendre  leurs  voies  souterraines  du  premier 
chemin  couvert  en  les  creusant  dans  le  massif  de  l'é- 
paulement.  Le  plus  souvent,  les  deux  partis  se  rencon- 
traient dans  le  fossé,  c'est  là  qu'eurent  lieu  les  combats 
les  plus  sanglants,  et  des  milliers  d'hommes  y  périrent. 

Il  y  avait  à  Hérat  soixante-dix  mille  âmes,  au  moins, 
avant  le  siège  de  1838  par  les  Persans.  Lorsqu'ils  le  le- 
vèrent, il  en  restait  tout  au  plus  six  à  sept  mille.  Cette 
dépopulation  était  le  résultat  de  l'émigration  et  du 
grand  nombre  d'hommes  qui  périrent,  soit  en  com- 
battant, soit  par  la  famine  qui  se  prolongea  long- 
temps encore  après  la  levée  du  siège.  Elle  était  si  ter- 
rible (jue,  pour  se  soustraire  à  ses  funestes  effets,  les 


—  3-27  — 

malheureux  Hératiens  n'eurent  d'autre  ressource  que 
celle  de  se  Tendre  comme  esclaves  aux  Turkonians  , 
afin  de  donner  du  pain  à  leurs  familles  avec  le  prix 
de  cette  \ente.  Yar-Méhémed-Khan  était  alors  dans  un 
dénûment  tout  aussi  complet  que  les  autres,  et  ce 
fut  alors  qu'il  déploya  la  plus  impitoyable  harbarie. 
Pour  la  moindre  faute,  il  faisait  arrêter  les  Parsivans 
et  les  vendait  pour  se  procurer  de  l'argent  :  il  en  tro- 
quait quatre  ou  cinq  contre  un  cheval  ou  pour  quel- 
ques mesures  de  blé.   Ses  agents  parcouraient  la 
ville  et  provoquaient  eux-mêmes  le  désordre,  afin 
d'avoir  un  plus  grand  nombre  de  coupables  à  livrer 
aux  Turkomans.  Les  habitants  s'aperçurent  bientôt 
du  piège  dans  lequel  on  les  attirait,  et  malgré  tout  ce 
que  purent  faire  les  suppôts  de  la  police,  ils  restèrent 
tranquilles.  Le  Vézir  eut  alors  recours  à  un  nouvel 
expédient  :  il  fit  fermer  par  ses  troupes  les  issues 
des  bazars ,  à  l'heure  où  il  les   savait  remphs  de 
monde,  et  s'empara  indistinctement  de  tous  ceux  qui 
s'y  trouvèrent,  pour  alimenter  son  commerce.  Depuis 
cette  fatale  épo(iue,  Yar-Méhémed-Khan  est  devenu 
souverain  de  la  principauté;  il  s'est  enrichi  avec  l'or 
des  Anglais  et  a  tout  à  fait  cessé  cet  infâme  trafic,  qu'il 
croit  sans  doute  suffisamment  justifié  par  les  néces- 
sités du  temps.  A  dater  de  1842,  il  s'est  efforcé  de  re- 
peupler Hérat^avec  quelques  milliers  de    nomades 
Hézarèhs,  Djem-Chidis  et  Téhimounis  dont  il  s'est 
emparé   dans  des   expéditions  heureuses  pour   ses 
armes.  Maintenant,  Hérat  jouit  d'une  complète  sécu- 
rité ;  le  commerce  et  l'agriculture   y  ont  pris  un 
très-grand    développement    pendant    ces    dernières 


—  328  — 

années.  Les  Hératiens  qui  étaient  passés  aux  Persans 
ou  aux  Anglais  pendant  la  dernière  guerre  ont  été 
amnistiés,  et  ils  rentrent  dans  leurs  fovers  en  assez 
grand  nombre.  Actuellement  (1845),  la  population 
de  Hérat  est  remontée  au  chitï're  de  vingt  à  vingt-deux 
mille  âmes;  d'ici  à  dix  ans,  on  ne  s'apercevra  plus  des 
désastres  qui  ont  pesé  sur  elle  pendant  ces  derniers 
temps.  Il  est  facile  de  comprendre  avec  quelle  promp- 
titude les  villes  de  l'Asie,  construites  en  terre  et  habi- 
tées par  des  populations  à  moitié  nomades,  sont  dé- 
truites et  abandonnées;  mais  on  doit  se  rendre  compte, 
par  les  mêmes  raisons,  de  la  facilité  avec  laquelle 
elles  se  relèvent.  Les  matériaux  se  trouvent  sur  place 
et  ne  coûtent  rien;  la  plupart  du  temps  ce  sont  les 
individus  d'une  même  famille,  qui  construisent  de 
leurs  propres  mains  leur  habitation.  De  la  terre  et 
un  peu  de  plâtre ,  voilà  tout  ce  qu'il  leur  faut; 
la  porte  et  les  croisées,  objets  d'une  très-minime  va- 
leur dans  ces  contrées,  sont  seules  en  bois,  car  le 
plafond  est  ordinairement  une  voûte  aussi  en  terre.  On 
concevra  facilement  d'après  cela  comment  Alexan- 
dre le  Grand  a  pu  faire  construire  tant  de  villes  i)ar 
son  armée,  dansTAsie  centrale.  Avec  des  bras  seule- 
ment, et  ils  ne  lui  manquaient  pas,  il  pouvait  en  dix" 
ou  (juinze  jours  bâtir  des  milliers  de  maisons:  il  n'est 
pas  étonnant  qu'on  ne  retrouve  plus  aujourd'hui  la 
moindre  traie  de  ces  constructions,  puisqu'en  s'af- 
fais^anl  sur  le  sol,  par  une  cause  quelconque,  elles  se 
sont  confondues  avec  lui  et  n'ont  fait  que  lui  rendre 
ce  (pi'clles  lui  avaient  emprunté. 

Malgré  l'accroissement  continuel  de  la  population 


—  329  — 

liératienne  depuis  trois  ans,  il  faudra  de  longues  an- 
nées encore  avant  que  la  ville  soit  déblayée  de  ses 
ruines,  car  c'est  tout  au  plus  si  une  maison  sur  cinq  est 
habitée  ou  en  état  de  l'être.  Les  édifices  de  toute  es- 
pèce, caravansérails,  bazars,  maisons,  etc.,  se  sont 
écroulés  en  1 838  sous  le  poids  des  bombes  persanes, 
ou  se  sont  atï'aissés  d'eux-mêmes  par  suite  de  l'aban- 
don dans  lequel  leurs  propriétaires  les  ont  laissés. 
Les  défenseurs  de  la  place  les  démolissaient  alors  et 
se  servaient  des  matériaux  qu'ils  en  tiraient  pour 
boucher  les  brèches  faites  par  l'artillerie  ennemie 
à  leurs  remparts.  En  1845,  rien  n'était  plus  déso- 
lant que  l'aspect  de  cette  malbeureuse  cité.  Les  des- 
tructions commises  par  les  troupes  persanes  dans  ses 
environs,  auparavant  si  pittoresques,  si  •  fertiles  et  si 
animés,  sont  vraiment  incroyables.  Des  villages,  des 
jardins  et  de  belles  promenades,  abritées  par  d'é- 
pais ombrages,  ont  complètement  disparu.  Cent  an- 
nées de  guerre  civile  y  avaient  causé  moins  de  dé- 
sastres que  les  dix  mois  de  siège  de  Mèhémed-Chàh  : 
ses  soldats  ont  tout  ravagé;  il  ne  reste  plus  un  seul  de 
ces  beaux  arbres  séculaires  qui  faisaient  rornoment 
de  cette  contrée,  tout  est  tombé  sous  la  cognée  de  ces 
Vandales  qui  ont  complètement  dénudé  le  sol,aujour- 
d'bui  totalement  désert  et  inculte,  et  n'offrant  que 
des  ruines  et  l'image  de  la  désolation. 

La  plus  grande  partie  des  bazars  de  Hérat  sont 
ruinés,  il  ne  reste  plus  debout  qu'une  partie  de  ceux 
désignés  sous  le  nom  de  Tchar-Souk  (les  quatre  rues). 
Ce  sont  quatre  rues  voûtées,  construites  en  briques 
cuites,  ayant  une  rangée  de  boutiques  de  chaque  côté, 


—  330  — 

et  aboutissant  à  un  rond-point  recouvert  d'une  large 
coupole,  du  sommet  de  laquelle  on  découvre  toute  la 
ville.  A  côté  de  cette  rotonde  on  trouve  un  vaste  réser- 
voir d'eau  :  la  coupole  qui  le  recouvre  a  des  dimen- 
sions et  des  proportions  tellement  grandioses  et  har- 
dies, qu'on  peut  la  considérer  comme  un  chef-d'œuvre 
dans  ce  genre.  Voici  ce  que  raconte  à  son  sujet  la  tra- 
dition du  pays.  Celui  qui  la  construisit  par  ordre  de 
Cliâh-Abbas  le  Grand  n'avait  obtenu,  pour  la  terminer, 
qu'un  délai  très-limité  du  gouverneur  de  la  ville, 
homme  violent,  n'écoutant  aucune  observation  et 
voulant  être  obéi  sans  réplique.  Le  malheureux 
ouvrier,  arrêté  dans  ses  travaux  par  diverses  circon- 
stances, s'enfuit  un  beau  matin  afin  d'éviter  les  mau- 
vais traitements  et  peut-être  la  mort  que  le  gouver- 
neur n'aurait  pas  manqué  de  lui  faire  subir  pour  le 
punir  de  son  inexactitude.  Cependant,  après  un  an 
d'absence,  il  vint  se  remettre  à  la  disposition  du 
gouverneur  pour  continuer  les  travaux  qu'il  avait 
abandonnés.  Celui-ci ,  n'ayant  pu  trouver  un  ou- 
vrier assez  habile  pour  le  remplacer,  suspendit  le 
terrible  châtiment  qu'il  lui  réservait  et  se  contenta 
d'ordonner  qu'on  lui  administrât  la  bastonnade. 
L'ouvrier ,  étant  parvenu  à  faire  écouter  sa  justi- 
fication avant  qu'on  en  vînt  là,  mena  le  gouver- 
neur près  du  réservoir  et  lui  prouva,  par  certaines 
marques  faites  au  mur,  déjà  très-élevé  au-dessus  du 
sol,  (|u'il  s'était  enfoncé  de  plus  d'un  pied  dans  les 
terres  mouvantes  depuis  que  sa  construction  avait  été 
suspendue.  «  Si,  à  cette  époque,  j'eusse  refusé  de  con- 
struire la  coupole,  lui  dit-il,  vous  m'auriez  fait  couper 


I 


—  331  — 

la  tête;  je  n'aurais  sans  doute  pas  été  pliis  épargné  si 
elle  se  fût  écroulée  une  fois  terminée  :  c'est  pour  cela 
que  j'ai  pris  la  fuite.  Aujourd'liui  qu'il  est  temps 
d'y  mettre  la  dernière  main  avec  succès,  je  "viens 
me  soumettre  à  vos  ordres  et  remplir  mes  enga- 
gements. »  Cette  explication  lui  valut  son  pardon. 
Faisant  alors  apporter  force  paille  hachée,  bien  tassée 
dans  des  sacs,  il  en  rempht  le  réservoir  et  se  servit 
de  ce  point  d'appui  pour  construire  celte  coupole, 
vrai  modèle  de  ce  qui  existe  de  plus  élégant  en  ce 
genre  *.. 

La  grande  mosquée  de  Hérat,  Mesdjid-Djumèh,  est 
le  seul  monument  remarquable  qui  soit  resté  dans 
l'intérieur  de  la  ville  ;  malheureusement  elle  se  dé- 
grade sans  qu'on  songe  à  la  réparer.  Elle  fut  con- 
struite vers  la  fin  du  xv^  siècle,  sous  le  règne  du  Sultan 
timouride  Hussein  ,  par  le  prince  Chir-Ali,  son 
parent,  auquel  cette  contrée  fut  redevable  d'une  foule 
d'autres  constructions  aujourd'hui  ruinées. 

Le  palais  de  Tchahar-Bagli  servait  d'habitation  aux 
souverains  du  Hérat  quand  ils  rentraient  dans  la  ville 
pendant  l'hiver.  C'est  un  monument  assez  mesquin , 
dont  le  jardin,  le  seul  qui  existe  dans  l'intérieur  de  la 
place,  est  petit  et  resserré  entre  un  massif  de  maisons 
qui  l'étouffent.  Le  major  anglais  Todd,  à  qui  cette 
demeure  avait  été  assignée  ^  y  avait  ajouté  diverses 

*  La  dimension  de  ce  dôme  demandait  peut-être  une  disposi- 
tion de  cette  nature,  mais,  en  général,  les  architectes  du  pays 
n'emploient  point  des  moyens  pareils.  J'ai  souvent  vu  des  arclies 
et  des  vûùles  d'une  élégance  rare,  construites  par  des  Uéraliens 
sans  aucune  espèce  de  support. 


—  332  — 

constriictionsi pour  sa  commodilé;  il  fitréparer  le  reste 
du  bâtiment.  Quatre  ans  se  sont  à  peine  écoulés  depuis 
qu'il  l'a  quitté,  et  déjà  tout  est  détruit;  les  murs  sont 
décrépis,  charbonnés  et  couverts  d'inscriptions  et  de 
souillures  ;  les  croisées  et  les  portes  en  ont  été  enlevées 
et  personne  ne  veille  à  sa  conservation.  Si  les  Persans 
laissent  leurs  monuments  se  détruire  par  l'effet  du 
temps,  les  Afghans  n'ont  pas  la  même  patience,  car 
ils  font  tous  leurs  efforts  pour  bâter  la  destruction  des 
leurs.  Les  monuments  publics  sont  habituellement 
utilisés  par  les  habitants  qui  ont  besoin  de  matériaux 
pour  construire  leurs  maisons,  et  qui  les  démohs- 
senl  pour  leur  propre  usage.  J'ai  cependant  remarqué 
une  exception  à  cette  règle  en  faveur  des  réservoirs 
d'eau;  ils  sont  nombreux  et  bien  entretenus  à  Hérat^ 
et  l'eau  qu'on  y  puise  est  d'une  fraîcheur  glaciale  K 

Le  chcàleau  dEkhtiar-Eddin,  dont  j'ai  déjà  parlé, 
est  aujourd'hui  considéré  comme  la  citadelle  de 
Hérat:  c'est  une  mauvaise  ruine,  de  forme  carrée, 
flanquée  de  grosses  tours  aux  angles,  à  laquelle  on 
parvient  par  un  chemin  tournant  pratiqué  sur  le 
versant  nord-ouest  du  monticule  factice  sur  lequel  ce 
fort  est  construit. 


I 


Un  grand  nombre  de  ces  réservoirs  el  tous  les  principaux 
canaux,  jouées,  ont  été  réparés  par  les  soins  des  ofticiers  anglais, 
pendant  le  séjour  de  la  Mission  à  Héral.  llien  n'élail  plus  salis- 
iaisanl  pour  noire  amour-propre  national  que  de  voir  qu'il  nous 
était  possible  de  rendre  service  à  ces  populilions  el  qu'elles  nous 
en  savaient  un  gré  infini. — ].. 


CHAPITRE  XIII. 


Le  palais  de  Bagh-Chàh. — Magnifique  point  de  vue. — Kazer- 
guiah. — Mausolée  de  Kodjah-Abdullah-Insàh.— Avantages 
d'être  enferré  dans  son  enceinte. — Colonne  de  marbre 
blanc. — Tombeau  d'une  princesse  mongole  exécuté  selon 
toute  probabilité  par  un  sculpteur  de  l'époque  de  Timour- 
Leng. — Les  arabesques  de  Géraldi,  peintre  italien  au  ser- 
vice de  Châh-Abbas  le  Grand. — La  mosquée  de  Mussella. — 
Chàb-Sultan-Hussein  et  Chàh-Rokh  protecteurs  des  artistes. 
— Le  mausolée  de  ce  dernier.  — Ruines  au  pied  des  montagnes 
situées  près  de  Hérat. — Usages  religieux. —  Leur  apprécia- 
tion.—  La  ruse  des  Mollabs. —  Thallèh-Bengui. —  Un  ancien 
temple  des  adorateurs  du  feu. — Emplacement  de  l'ancienne 
ville  de  Hérat.  — Le  jardin  anglais  de  Yar-Méhémed. — Roouz- 
Bagh.— Le  climat. —  Les  productions. —  Hommes  en  état  de 
porter  les  armes. — Notions  des  Afghans  sur  l'histoire  euro- 
péenne—Emprisonnement del'auteur. — Opinion  du  peuple 
à  ce  sujet.— Mise  en  liberté  de  M.  Ferrier. 


Les  principaux  monuments  de  Hérat  se  trouvent 
dans  sa  banlieue,  qui  autrefois  formait  la  ville  :  on 
rencontrait  d'abord  Bagh-Chàh ,  habitation  royale 
située  à  deux  portées  de  canon  de  la  place  (au  N.-O.), 
à  laquelle  on  parvenait  par  une  magnifique  avenue 
bordée  d(^  quatre  cents  pins  séculaires.  11  n'en  reste 
aujourd'hui  que  fort  peu  de  traces;  jardins,  vergers 
et  avenue,  tout  a  été  détruit  par  les  Persans,  et  Ton 
ne  voit  plus  de  nos  jours  que  les  quatre  murailles  qui 
entouraient  autrefois  l'habitation. 

Un  peu  plus  loin  que  Bagh-Chàh  et  dans  la  même 
direction  s'élevait,  au  pied  des  montagnes,  une  johe  pe- 
I.  19. 


—  334-  — 

lile  liabitation  d'été  des  princes  du  Hérat  ;  de  magni- 
fiques platanes  y  ombrageaient  deux  charmants  pa- 
villons, et  de  leurs  fenêtres  la  vue  s'étendait  sur  de 
délicieux  jardins,  disposés  en  gradins  sur  les  dernières 
pentes  de  la  montagne.  Cette  liabitation  a  subi  le  même 
sort  que  Bagh-Cliâh  :  on  l'appelle  Takht-Sefer. 

Si  Kazerguiah ,  autre  résidence  située  un  peu  plus 
loin  que  Takht-Sefer,  n'a  pas  été  ravagée  aussi  com- 
plètement que  celle-ci,  on  ne  doit  l'attribuer  qu'à 
la  précaution  que  prit  Méhémed-Chàh  d'y  mettre  en 
garnison  des  nomades  Téhimounis,  dévoués  à  sa  cause, 
pour  lesquels  ce  lieu  était  en  grande  vénération.  On  y 
trouve  elîectivement  une  mosquée,  renfermant  le 
tombeau  d'un  saint  personnage,  où  tous  les  musulmans 
de  la  contrée  se  rendent  en  pèlerinage.  Le  saint  Imam 
enterré  là,  il  y  a  quatre  cent  quatre-vingt-dix  ans,  se 
nommait  Kodjah-Abdnllah-Insâh.  La  mosquée  et  le 
tombeau,  l'un  et  l'autre  d'une  grande  magnificence, 
furent  élevés  par  l'ordre  de  Châh-Rokli-Mirza,  fils 
de  Timour-Leng.  Le  bâtiment  principal  de  Kazer- 
guiah est  un  carré  long  ,  construit  en  briques 
cuites,  dans  la  cour  duquel  on  pénètre  en  passant  sous 
un  sui)crbc  portique  dont  les  parois  sont  vernissées  et 
couvertes  d'une  infinité  de  dessins  d'un  très- bon  effet. 
L'intérieur  du  monument  se  compose  d'une  trentaine 
de  cellules,  espacées  sur  toute  son  étendue,  et  ren- 
fermant chacune  de  deux  à  trois  mausolées  recou- 
vrant les  restes  des  princes  du  Hérat,  particulièrement 
de  ceux  appartenant  à  la  race  desTiniourides.  Les  tom- 
beaux des  grands  seigneurs  de  la  principauté  occupent 
[)resque  tout  l'intérieur  de  la  cour.  On  n'enterre  là  que 


-  330  — 

ceux  dont  la  foi  vive  a  toute  confiance  dans  le  mérite 
du  saint  Imam,  qui,  d'après  la  croyance  générale,  doit 
les  emmener  avec  lui  en  paradis,  au  jour  du  jugement 
dernier.  Il  en  coûte  assez  cher  pour  obtenir  la  faveur 
de  cette  inhumation  ,  aussi  ceux  qui  ne  possèdent 
qu'une  fortune  médiocre  sont-ils  obligés  de  se  mettre 
sous  le  patronage  d'un  saint  moins  exigeant  pour  être 
admis  dans  le  ciel.  La  plus  grande  partie  du  tombeau 
élevé  par  Châh-Roldi-Mirza  à  Kodjah-Abdullah-lnsâli, 
a  disparu  ;  il  n'en  reste  plus  qu'une  colonne  en  marbre 
blanc  de  quatre  mètres  de  hauteur  sur  dix-huit  pouces 
de  circonférence.  Le  piédestal,  les  chapiteaux  et  la  cor- 
niche sont  admirablement  sculptés;  sur  une  pierre  tu- 
mulaire  plate  et  large  d'un  mètre  sur  deux  de  hauteur, 
également  en  marbre  blanc,  on  voit  une  inscription 
arabe  rappelant  les  vertus  du  saint  Imam.  Le  fini  de 
ces  morceaux  dénote  dans  l'artiste  qui  les  a  exécutés 
une  connaissance   aussi    profonde   de   l'art  qu'une 
grande  habileté  d'exécution.  Le  reste  du  monument 
est  un  bloc  de  maçonnerie  informe,   sans  aucune 
régularité  et  d'une  construction  récente.  Les   mu- 
sulmans sont    intimement   convaincus   que   la   co- 
lonne et  la  pierre  tumulaire  dont  il  est  ici  question 
sont  descendues  du  ciel  toutes  façonnées,  car  ils  ne 
supposent  pas  qu'il  y  ait  sur  terre  un  homme  capable 
d'exécuter  un  semblable  travail.  Quoique  cette  sculp- 
ture soit  en  effet  très-belle,  ce  n'est  pas  là  cependant 
ce  qui  attira  le  plus  mon  attention,  et  le  mérite  tie 
ces  deux  morceaux  disparut  à  mes  yeux,  lorsque  je 
fus  conduit  en  présence  d'un  mausolée  de  marbre 
noir,  élevé  dans  Tune  des  cellules  nmrluaires  dont  je 


-  ;{;{(j  — 

viens  de  parler.  Il  était  bâti  en  l'honneur  d'une  prin- 
cesse moghole  et  se  composait  d'un  seul  bloc  de  mar- 
bre de  six  pieds  et  demi  de  long  sur  un  et  demi  de 
large  et  deux  de  hauteur.  Une  infinité  de  fleurs,  en- 
trelacées avec  beaucoup  d'art  et  d'une  composition 
excessivement  compliquée,  avaient  été  sculptées  sur 
trois  de  ses  faces,  mais  fouillées  à  une  si  grande  pro- 
fondeur et  avec  tant  de  délicatesse,  que  j'avais  peine 
à  m'imaginer  comment  le  ciseau  avait  pu  opérer 
un  pareil  travail.  Je  n'ai  rien  vu  nulle  part  qui  fût 
d'une  exécution  plus  difficile  et  aussi  bien  réussie.  Ja- 
mais l'art  de  la  sculpture  ne  s'est  élevé  à  un  tel  degré 
de  perfection  chez  les  peuples  de  l'Asie  centrale;  aussi 
n'est-ce  point  à  eux  qu'il  faut  attribuer  ces  travaux. 
Timour-Leng  a  pris  soin  de  nous  en  révéler  les  auteurs; 
ainsi  on  lit  dans  ses  Insliluls  (édition  de  1787,  page 
■103)  :  «Des  ouvriers  épargnés  dans  le  sac  de  Damas, 
et  qu'on  avait  amenés  exprès,  eurent  ordre  de  bâtir 
un  palais  à  Samarcande;  ils  l'exécutèrent  avec  beau- 
cou  j)  d'intelligence.  »  Je  pense  que  ce  sont  les  mêmes 
ouvriers  arabes  qui  ciselèrent  les  admirables  tombes 
([ue  l'on  voit  encore  aujourd'hui  à  Hérat.  A  la  mort 
de  Timour,  plusieurs  d'entre  eux  furent  sans  doute 
attirés  dans  cette  ville  par  son  filsChàh-Rokh,  célèbre 
par  son  penchant  très-prononcé  pour  la  construction. 
Toutes  les  autres  tombes  de  Kazerguiah  sont  faites 
avec  du  très- beau  marbre  blanc,  tiré  des  carrières  du 
district  d'Obèh,  situé  à  (juehiues  farsangs  à  l'est  de  Hé- 
rat. On  voit  autour  de  la  mosquée  un  grand  nombre  de 
bâtiments  en  ruines.  Dins  l'un  d'eux,  mieux  con- 
sfîrvé  que  les  autres,  et  qui  sert  encore  de  nos  jours 


—  n:j7  — 

de  pied-à-terre  aux  souverains  du  Hérat,  quand  ils  vont 
visiter  ce  saint  lieu;  les  murs  et  la  coupole  de  la 
chambre  principale  sont  intérieurement  recouverts 
de  dessins  en  or,  sur  fond  d'azur,  d'une  délica- 
tesse et  d'une  perfection  qui  feraient  honneur  à  l'ar- 
tiste le  plus  renommé  de  nos  jours.  Ce  travail  est  dû 
au  pinceau  d'un  peintre  italien  que  Châh-Abbas  le 
Grand  avait  attaché  à  son  service.  Son  nom  est  inscrit 
dans  l'angle  du  mur:  il  se  nommait  Géraldi.  Yar-Mé- 
hémed-Klian  a  détourné  les  eaux  qui  descendent  en 
abondance  d'une  gorge  voisine  pour  les  faire  passer 
à  Kazerguiah*  ;  elles  sont  d'une  fraîcheur  et  d'une  lim- 
pidité que  rien  n'égale.  On  voit  aussi  là  quelques  pins 
séculaires,  respectés  par  les  hommes  et  par  le  temps  ; 
malheureusement  tout  y  dépérit  faute  d'être  réparé, 
et  les  ruines  s'augmenteront  bientôt  de  ce  qui  reste 
debout. 

En  se  rapprochant  de  Hérat,  du  côté  du  nord-ouest , 
vers  la  route  qui  conduit  à  Meched,  ou  voit  dans  le 

1  C'est  le  m;ijor  Tocld  et  les  officiers  anglais,  pliiiûl  que 
Yar-Méliémed,  auxquels  ou  est  redevable  du  bien  produit  par 
l'ouverture  du  canal  de  Kazerguiali.  Le  Vézir  était,  il  est 
vrai,  tout  disposé  à  permettre  l'ouverture  de  ce  can:d,  niais 
il  songeait  plus  encore  à  se  faire  avancer  de  l'argent  pour 
payer  ses  serbas,  et  à  élevt-r  ses  fortifications,  qu'à  laisser 
dépenser  des  fonds  pour  tout  autre  motif.  J'ai  assisté  à  l'ouver- 
ture d'un  canal  destiné  à  fournir  des  eaux  au  jardin  de  Kazer- 
guiah.  Chàh-Kamràne  était  venu  à  clieval,  suivi  d'une  escorte, 
pour  visiter  les  travaux  ou  plutôt,  comme  il  me  le  disait 
très-poliment ,  pour  me  les  montrer ,  et  je  me  rappelle 
très-bien  que  j'entendis  autour  de  moi  tous  ceux  qui  se  trou- 
vaient là  exprimer  l'obligation  qu'ds  avaient  aux  Dooli-t 
Inglis. — L. 


lieu  appelé  Mussella,  sur  le  poiut  le  plus  élevé  d'un 
petit  plateau ,  une  magnifique  mosquée  et  un  collège 
dont  la  construction  fut  commencée  il  y  a  plus  de  six 
siècles ( H U2, 588derhég.)  parGliyaz-Eddin,  troisième 
Sultan  de  la  dynastie  des  Gourides.  Mahmoud  son  fds 
l'acheva  en  lan  1212  (609  de  l'hég.)  et  il  y  fut  enterré 
ainsi  que  son  père  et  son  oncle  Chàh-ab-Eddin.  Cette 
mosquée,  qui  souffrit  beaucoup  lors  de  la  destruction  de 
la  ville  par  les  Mongols  de  Djenghiz-Khan,  fut  restau- 
rée ou  plutôt  réédifiée  par  Châh-Sultan-Hussein, 
prince  limouride  qui  régnait  à  Hérat  vers  la  fin  du 
xv«  siècle,  et  auquel  cette  ville  est  redevable,  ainsi 
qu'à  Ghâh-Rokh,de  tous  les  monuments  remarquables 
qu'elle  a  possédés  et  qu'elle  possède  encore  aujourd'hui. 
La  mémoire  de  ces  deux  excellents  princes  est  révérée 
dans  le  pays;  leur  nom  est  connu  partout,  même  dans 
la  plus  pauvre  chaumière,  et  il  n'est  jamais  pro- 
noncé qu'avec  respect  et  vénération.  La  mosquée  de 
Mussella  a  des  proportions  colossales  :  Cliàh-Sultan- 
Hussein  la  destinait  à  renfermer  les  cendres  de  l'Imam 
Réza,  qu'il  voulait  faire  trans[)orter  deMeched  à  Hérat. 
On  travaillait  à  cette  mosquée  depuis  vingt-cinq  ans 
lorsque  ce  prince  mourut  :  quoique  les  travaux  fus- 
sent alors  très-avancés,  elle  ne  fut  jamais  complète- 
ment achevée,  aucun  de  ses  successeurs  n'ayant  repris 
ce  travail.  Gependant,  tel  qu'il  est  aujourd'hui,  ce  mo- 
nument est  encore  un  des  plus  imposants  que  j'aie 
vus  en  Asie;  il  est  conqtlétement  recouvert  de  bri- 
ques vernissées,  formant  des  dessins  variés  et  pitto- 
resques, et  sa  structure  est  aussi  élégante  que  hardie. 
On  remaitjue  surtout  la  coupole,  dont  les  dimensions 


—  339  — 

dépassent  tout  ce  qu'on  peut  imaginer;  plusieurs  ar- 
ceaux, soutenus  par  des  piliers  en  briques,  égalent  par 
leurs  proportions  l'arc  de  Ctésiphon.  Les  sept  magni- 
fiques minarets  qui  l'entourent  sont  pour  ainsi  dire 
intacts,  car  leur  partie  supérieure  seule  est  légè- 
rement endommagée.  A  côté  de  cette  mosquée, 
Chah- Sultan-Hussein  en  avait  fait  construire  une 
autre  plus  petite,  destinée  à  recevoir  sa  dépouille 
mortelle.  Les  murs  seuls  en  sont  restés  debout,  a  huit 
ou  dix  pieds  de  hauteur,  et  la  coupole  s'est  complète- 
ment écroulée  :  un  mausolée  de  marbre  noir,  en  tout 
semblable  à  celui  qui  fit  mon  admiration  à  Kazerguiah, 
est  placé  au  milieu  des  décombres  à  l'endroit  où  l'on 
présume  que  le  prince  a  dû  être  enterré.  Les  eaux  vives 
coulent  en  abondance  et  dans  toutes  les  directions  sm- 
le  plateau  du  Mussella;  l'on  voit  encore  les  canaux  à 
travers  lesquels  on  les  dirigeait  autrefois,  pour  ali- 
menter la  vieille  ville,  qui  forme  aujourd'hui  les 
faubourgs  de  la  nouvelle  :  bon  nombre  d'entre  eux 
sont  desséchés.  On  les  traverse  sur  de  petits  ponts  en 
briques  cuites,  très-rapprochés  les  uns  des  autres,  et 
aux  trois  quarts  détruits  '. 

1  Ud  fakir  mahométan,  originaire  de  Delhi,  s'était  établi  à 
l'entrée  de  la  grande  mosquée  de  Mussella.  C'était  un  liomnie 
plein  d'intelligence,  ayant  beaucoup  voyagé  et  très-vénéré  dans 
le  pays.  Chàh-Kamràne,  toutes  les  fois  qu'il  passait  à  Mussella,  ne 
manquait  jamais  de  descendre  de  cheval  et  de  passer  une  demi- 
lieure  à  causer  avec  ce  fakir.  Moi-même,  lorsque  je  me  prome- 
nais avec  le  prince,  sur  son  inviialion,  je  quittais  ma  selle  ,  pour 
m'asseoir  avec  eux  et  prendre  part  à  la  conversation.  Ordinaire- 
ment un  des  serviteurs  du  prince  nous  préparait  alors  une  tasse  de 
thé.— L. 


—  340  — 

Depuis  Miissella,  surune  grande  étendue  qui  côtoie, 
au  uord-onest,  le  pied  des  montagnes,  on  rencontre 
d'immenses  ruines  d'édifices ,  de  mosquées ,  et  des 
tombeaux:  ces  derniers  surtout  abondent  et  sont  très- 
vénérés  des  Hératiens.  Quelques-uns  ont  de  vastes 
dimensions,  mais  le  plus  grand  nombre  sont  indi(jués 
par  des  pierres  accumulées  à  une  grande  bauleuret 
sans  symétrie ,  les  unes  au-dessus  des  autres.  Une 
longue  perche  ,  plantée  au  centre  et  surmontée  d'un 
cbifFon  de  linge,  tel  est  le  seul  indice  qui  révèle  aux 
passants  qu'un  saint  personnage  est  enterré  sous  ce 
tumulus.  Les  pierres  disparaissent  quelquefois  sous 
l'innombrable  quantité  de  guenilles  que  les  dévots 
y  accrochent,  comme  une  offrande  au  saint  dont  ils 
réclament  les  bons  offices.  Quelquefois  aussi  elles 
s'écroulent  sous  le  poids  des  énormes  cornes  de  bouc 
sauvage  qu'on  y  dépose  pour  honorer  sa  sainteté  : 
cette  dernière  offrande  est  le  signe  le  plus  grand  de 
respect  et  de  vénération  qu'on  puisse  donner  à  la 
mémoire  d'un  mort  dans  l'Afghanistan. 

Du  reste,  la  poi)ulalion  de  ce  pays  est  très-ac- 
commodante en  fait  de  sainteté,  et  elle  en  délivre 
le  certificat  avec  une  facilité  qui  prouve  toute  l'in- 
dulgence dont  elle  a  elle-même  besoin  pour  se 
faire  pardonner  les  infamies  qu'elle  commet  à  chaque 
instant.  Il  suffit  qu'un  Afghan  voie  un  amas  de  pierres 
accumulées  dans  un  endroit,  de,s  guenilles  ou  bien 
des  ruines,  queUiue  chose  enfin  qui  puisse  donner 
lieu  à  une  interprétation  quelconque,  pour  qu'il 
se  figure  que  là  est  enterré  un  saint  personnage.  Dès 
que  l'idée  lui  en  est  venue,  il  ajoute  (juelques  pierres 


—  341  — 

et  la  perche  de  rigueur  au  tas  déjà  formé;  d'au- 
tres, qui  viennent  après,  l'auginentent  encore,  puis, 
quand  cet  amas  de  pierres  a  atteint  de  respectables 
dimensions,  il  devient  en  vogue  dans  la  contrée,  et 
l'on  s'y  porte  de  toutes  parts  en  pèlerinage.  Quant  à 
l'affaire  d'une  légende,  c'est  la  chose  la  plus  facile  du 
monde  :  le  Mollah  dont  l'habitation  est  la  plus  \o\- 
sine  du  saint  heu  en  fabrique  une  qu'il  prétend  lui 
avoir  été  révélée  en  songe,  et  tout  le  monde  y  croit  ; 
la  foule  accourt  et  lui  procure  des  bénéfices  qui  con- 
tinuent jusqu'à  ce  qu'un  autre  saint,  de  date  plus  i^é- 
cente,  vienne  lui  enlever  son  crédit.  11  suffit  aussi 
qu'un  chef  ait  été  enterré  dans  un  tombeau  un  peu 
plus  remarquable  que  les  autres  par  ses  dimen- 
sions, pour  que  ce  tombeau  devienne  le  rendez-vous 
des  dévots,  bien  que  l'homme  qui  y  repose  ait  été 
quelquefois  un  scélérat  fieffé;  mais  qu'importe?  en 
usant  de  sa  puissance ,  il  n'a  fait  que  profiter  de  son 
droit,  et  du  reste  la  mort  l'a  sanctifié  aux  yeux  de 
ses  sujets.  C'est  ainsi  que  Chàh-Mahmoud  et  Chàh- 
Kamràne,  qui  furent  des  monstres  de  cruauté  et  de 
perversité,  ont  été  honorés  après  leur  mort,  par  les 
Hératiens,  à  l'égal  des  saints  les  plus  révérés  dans 
l'Islam.  La  foule  se  presse  chaque  jour  sur  leur  sé- 
pulcre pour  solUciter  leur  intercession  près  du  Tout- 
Puissant. 

Entre  Mussella  et  la  ville  s'étend,  du  nord  à  l'est, 

et  sur  une  longueur  de  six  cents  mètres  environ,  aune 

"  longue  portée  de  canon  de  la  place,  une  colline  factice 

nommée  Thallèh-Bengui,  dont  l'élévation  peut  être  de 

dix  à  douze  mètres  :  elle  forme  un  croissant  dont  les 


—  3/t2  — 

extrémités  inclinent  du  côté  de  la  ville,  tandis  que  le 
centre  s'en -éloigne  sensiblement.  11  est  assez  difficile 
de  se  prononcer  entre  les  diverses  opinions  qui  ont  été 
émises  sur  l'origine  de  cette  masse  de  terres  rap- 
portées; cependant,  à  la  première  inspection  des 
lieux,  on  reconnaît  facilement  qu'elle  devait  servir  de 
base  à  un  édifice  :  c'est  ce  que  dénote  la  nature  des 
matériaux  dont  le  sol  est  mêlé.  La  tradition  rapporte 
que  Nader-Châh  y  plaça  sa  grosse  artillerie  en  batte- 
rie, lorsqu'il  attaqua  le  château  d'Ekhtiar-Eddin  ;  aussi 
plusieurs  personnes  se  sont  imaginé  que  cette  masse 
de  terre  avait  été  amoncelée  là  par  ce  prince,  ce  qui 
est  invraisemblable,  car  s'il  se  fût  occupé  d'un  pa- 
reil travail,  il  l'aurait  probaiîlement  mieux  approprié 
au  but  qu'il  se  proposait,  en  le  rapprochant  davan- 
tage de  la  place. 

La  supposition  des  Afghans  versés  dans  l'histoire 
m'a  paru  plus  naturelle  ;  ils  sont  d'avis  qu'il  y 
avait  jadis  en  cet  endroit  une  mosquée  qui  fut  dé- 
truite par  Djenghiz-Khan.  Sous  le  règne  d'Abdallah, 
deuxième  prince  de  la  dynastie  des  Tahérides,  elle 
avait  remplacé  un  magnifique  temple  du  Feu  dé- 
truit par  les  musulmans.  D'IIerbelot  parle  de  ce  mo- 
nument et  voici  ce  quil  en  dit  :  «  Il  y  avait  à  Hérat  un 
«  temple  de  Mages,  ou  adorateurs  du  feu,  qui  était 
«  d'une  structure  magnifique  et  pour  la  conservation 
«  duquel  ces  idolâtres  payaient  tons  les  ans  un  énorme 
«  tribut  aux  musulmans.  Tout  près  de  ce  temple  on 
«  voyait  une  mosquée  des  mahométans  qui  était  très- 
«  mesijuine.  La  magnificence  de  ce  temple  du  Feu 
«  faisait  affiner  à  Ilérat  un  très-grand   nombre  de 


—  343  — 

«  ghèbrcs.  Un  jour,  l'Iniain  (lui  faisait  le  service  de 
«  la  mosquée,  transporté  de  zèle  pour  sa  religion,  dit 
«  avec  beaucoup  de  chaleur  dans  son  sermon  qu'il 
«  ne  fallait  pas  s'étonner  si  la  religion  musulmane 
«  languissait  et  s'affaiblissait  tous  les  jours  dans  la 
«  ville  de  Hérat,  puisque  le  temple  des  idolâtres  était  si 
«  près  de  celui  des  fidèles  et  qu'il  ne  se  trouvait  au- 
«  cun  musulman  assez  hardi  ou  assez  courageux  pour 
«  oser  entreprendre  de  le  renverser.  Les  auditeurs, 
«  animés  par  ce  discours,  n'hésitèrent  pas  à  venir  la 
«  nuit  suivante  mettre  le  feu  à  ce  temple,  et  il  fut 
«  brûlé  entièrement  avec  la  mosquée  voisine,  la- 
«  quelle  fut  rebâtie  ensuite  avec  beaucoup  plus  de 
«  magnificence. 

«  Les  ghèbres  ne  manquèrent  pas  de  porter  leurs 
«  plaintes  à  Abdallah  au  sujet  de  la  violence  des  mu- 
«  sulmans.  Ce  prince  ordonna  une  enquête,  et  fit  citer 
«  devant  lui  quatre  mille  habitants  de  la  ville ,  pour 
«  apprendre  par  leurs  dépositions  comment  la  chose 
a  s'était  passée  ;  mais  aucune  de  ces  quatre  mille 
«  personnes  n'osa  lui  assurer  avoir  jamais  vu  un 
«  temple  de  ghèbres  dans  ce  lieu;  seulement,  on  se 
«  souvenait  de  la  mosquée  qui  lui  était  presque  con- 
«  tiguë.  Sur  un  témoignage  aussi  authentique  et  aussi 
«  solennel,  quelque  faux  qu'il  fût,  les  ghèbres  furent 
«  déboutés  de  leur  demande,  et  leur  tem[)le  ne  fut 
«  jamais  rebâti  depuis  ce  temps-là.  » 

Les  investigations  auxquelles  je  me  suis  livré  m'au- 
torisent à  penser  que  tout  l'espace  compris  entre  la  ville 
et  les  montagnes,  où  sont  situés  Kazerguiah,  Takht- 
Sefer,  Tallèh-Bengui,  Mussella  et  les  immenses  ruines 


—  3M  — 

qui  s'étendent  au  nord-ouest  de  chaque  côté  de  la 
route  de  Meclied,  doit  être  l'emplacement  où  existait 
la  ville  de  Hérat,  et  que  celle  qui  porte  aujourd'hui  ce 
nom  n'en  était  simplement  que  la  citadelle,  comme  je 
l'ai  déjà  dit. 

Yar-Méhémed-Khan  a  construit,  au  sud-est  de  la 
cité,  un  nouveau  et  vaste  jardin,  Bagh-Kartèh,  sur  un 
plan  qui  lui  a  été  fourni  par  les  Anglais'.  C'est  un  carré 
long,  se  divisant  en  trois  parties  égales  séparées  par 
deux  pavillons.  Là  se  trouvent  réunies  de  nombreuses 
variétés  de  fleurs  et  de  fruits  d'Europe  et  d'Asie. 

A  une  heure  de  distance  vers  le  sud,  sur  la  gauche 

1  Le  jardin  dont  il  s'ogit  appartenait  dans  l'origine,  à  ce  que 
je  crois,  à  Hadji-Fiiouzoud-din,  grand-père  du  Vézir-Saliel).  Il  est 
situé  sur  la  route  du  Kandahar,  à  une  Irès-petite  dislance  du 
Heri-Roud.  Comme  tous  les  aulres  jardins  du  voisinage,  celui-ci 
fut  détruit  parles  Persans  pendant  le  siège  de  la  ville,  mais  après 
la  retraite  de  Méliémc(l-CI:âIi,  il  fut  réUibli  par  les  soins  du 
major  Eldred  Poilinger.  qui  dépensa  une  certùne  st  mnie  d'ar- 
gent à  cela,  aussi  bien  qu'.n  la  réédifuaticn  de  la  serre.  Le 
major  d'Arcy-Todd  continua  ù  entretenir  ce  jardin  et  à  l'embellir; 
et  Ions  les  officiers  de  la  Mission,  n  peu  d'exceptions  près,  parti- 
culièrement le  major  James  Abbott  pendant  son  séjour  à  lierai, 
prirent  plus  ou  moins  d'inlérèl  à  nininienir  en  ordre  ce  lieu  de 
plaisance.  Le  major  Todd  fit  venir  de  l'hide  et  de  l'Angleterre 
diflérentes  variétés  d'arbres  et  de  plantes ,  avec  rinlenlion 
d'en  faire  une  pépinière  pour  la  restauration  et  l'améliora- 
tion des  autres  jardins.  Cliàli-Kamrime  concéda  encore  à  la 
Mission  une  ferme  sise  à  quelque  distance  dans  la  vallée,  et  com- 
posée d'environ  200  acres  de  terrain.  Mais,  à  ma  demande,  on 
aiïecta  le  revenu  de  celle  propriété  aux  besoins  de  l'hôpital  et 
de  la  maison  des  pauvres,  qui  avait  été  rétablie  dans  la  ville  pen- 
dant le  séjour  des  Anglais  à  IJérat.  Celte  ferme  était  excessive- 
ment fertile,  et  on  vantait  particulièrement  les  melons  qu'on  y 
lécoliait. — I.. 


—  345  — 

de  la  route  qui  conduit  à  Kaudaliai .,  on  trouve  encore 
une  résidence  royale  nommée  Roouz-Bagh,  où  Cliàh- 
Kamràne  et  son  père  Chàh-Mahmoud  ont  été  enterrés. 
11  s'est  noué  bien  des  intrigues  et  bien  des  perfidies 
dans  cette  demeure,  qui,  du  reste,  n'a  rien  de  remar- 
quable. Un  petit  pavillon  entouré  d'un  jardin  assez 
vaste,  planté  de  quelques  pins  séculaires,  est  tout 
ce  qui  la  compose. 

Indépendamment  des  jardins  royaux,  les  environs 
de  la  yille  sont  encore  parsemés  d'un  assez  grand 
nombre  de  jardins  et  de  villages  bâtis  depuis  peu;  en 
dSio  déjà  on  y  obtenait  de  belles  récoltes.  Ils  ont  été 
fondés  par  Yar-Méhémed-Khan,  après  la  levée  du  der- 
nier siège  par  les  Persans,  et  la  fertilité  proverbiale  du 
sol  aidant,  ces  jardins  et  ces  villages  ont  admirable- 
ment prospéré. 

Les  vents  du  nord-ouest  soufflent  violemment  à 
Hérat  depuis  le  commencement  de  juin  jusqu'à  la  fin 
d'août;  ils  enlèvent  souvent  des  maisons,  déracinent 
des  arbres  et  renversent  tout  ce  qui  se  trouve  sur  leur 
passage.  A  vrai  dire  pourtant,  le  climat  est  un  des 
plus  beaux  de  l'Asie  :  en  moyenne,  la  chaleur  y  est, 
en  été,  de  28  degrés  centigrades  à  l'ombre,  et  en  hiver 
le  thermomètre  descend  rarement  à  2  degrés  au-des- 
sous de  zéro.  Le  sol  de  celte  princi[)auté  fournit  les 
mêmes  productions  que  celui  de  la  Perse.  L'assa-fœ- 
tida  y  abonde  ainsi  que  le  riz,  mais  les  localités  où  l'on 
cultive  celte  graine  sont  très-malsaines,  et  leurs  habi- 
tants affligés  de  cataractes  sur  les  deux  yeux  avant 
l'âge  de  trente  ans  ;  ils  ont  le  teint  bilieux  et  sont 
constamment  maladifs. 


—  346  — 

Hcrat  passe  pour  être  une  des  plus  anciennes  villes 
de  l'Asie,  et  ses  habitants  citent  seulement  Balkh, 
Maragtia  et  Nakhchivan  qui  puissent  être  placées  en 
parallèle  avec  elle  pour  l'ancienneté  de  l'origine. 

Hérat  est  admirablement  placé,  tant  sous  le 
rapport  stratégique  que  sous  le  rapport  commer- 
cial. C'est  là  le  point  central  où  viennent  aboutir  les 
routes  de  la  Perse,  du  Turkestan,  de  l'Afghanistan,  de 
rinde  et  du  Sistan.  C'est  aussi  le  lieu  où  viennent 
s'échanger  les  marchandises  provenant  de  ces  con- 
trées. Les  produits  qui  lui  sont  propres  consistent  en 
blé,  orge,  riz,  assa-fœtida,  safran,  tabac,  soie  et  draps 
ou  bareks. 

Un  receasement  de  toute  la  population  virile  de  la 
])rincipaulé  en  état  de  prendre  les  armes  venait 
d'être  terminé  lors  de  mon  passage  à  Hérat ,  et  je  le 
donne  ici  tel  qu'il  me  fut  communiqué  {)ar  Mirza-Ned- 
jef-Khan. 

District  de  Gorian 12,000 

District  de  Scbzavar 10,000 1 

District  de  Ferrah 15,000? 

District  de  Bakoua 4,000  [  ^^^'^^^ 

District  de  Kouruk 2,500 

District  d'Obèh i  ,mO^ 

Alliés  du  lierai  devant  lui  fournir  un  conlingent. 

Hézarèhs-Zéïdnats,deKalèh-Noouh  12,000  \ 

Téhimounis,  de  Gour 8,000     25,000 

Béloutclies ,  du  Sislan 5,000  ) 


Total  général 70,000 


—  347  — 

Ce  chill're  de  soixante-dix  mille  liominesest  celui  de 
la  population  virile  en  état  de  porter  les  armes,  dans 
le  cas  où  une  levée  extraordinaire  serait  nécessaire. 
L'armée  permanente,  même  dans  les  cas  exception- 
nels, ne  s'élève  jamais  au  delà  du  tiers  de  cet  etîectif  ; 
encore  est-il  rare  qu'elle  soit  complètement  réunie.  Il 
n'y  a  que  les  huit  bataillons  d'infanterie  régidière  dont 
le  service  ne  soit  presque  jamais  interrompu;  ils  se 
composent  d'une  espèce  de  milice  recrutée  à  Hérat  et 
dans  sa  banlieue,  parmi  les  tribus  que  Yar-Méhémed- 
Khan  y  a  récemment  amenées.  Leur  organisation  est 
des  plus  vicieuses,  et  l'instruction  des  soldats  presque 
nulle;  elle  se  borne,  pour  ainsi  dire,  à  faire  tant  bien 
que  mal  l'exercice  du  fusil,  que  leur  enseigne  un 
Indien  musulman  qui  a  été  sergent  dans  l'armée  an- 
glaise'. Les  soldats  de  ces  bataillons  sont  tous  mariés 
et  habitent  chacun  leur  maison  particulière. 

Le  nom  de  Napoléon  et  les  récits  de  ses  hauts  faits 
ont  pénétré  dans  l'Asie  centrale  :  tout  cela  est  bien 
dénaturé,  il  est  vrai;  toutefois,  les  Afghans  consi- 
dèrent l'Empereur  presque  comme  un  demi-dieu. 
Mais  confondant  toutes  les  nations  européennes  entre 
elles,  et  désignant  leurs  habitants  sous  la  dénomina- 
tion unique  de  Frengui,  ils  croient  que  Napoléon 
a  régné  sur  les  Anglais,  qui  sont  à  peu  près  les  seuls 
Européens  avec  lesquels  ils  soient  entrés  en  relation. 
J'ai  eu  toutes  les  peines  imaginables   pour  recti- 

1  Le  sergent  indien  dont  parle  l'auteur  était  un  des  golundauz 
(artilleurs)  qui  avaient  accompagné  la  Mission  à  Hérat.  Cet 
homme  avait  déserté,  et  s'élail  mis  au  service  de  Yar-iMéliémed 
à  peu  près  vers  répocjuc  oii  nous  quiltàmes  la  ville. 


—  348  — 

lier  à  cet  égard  ro|)inioii  de  quelques  chefs  afghans. 

Depuis  le  premier  jour  de  mon  arrivée  à  Hérat, 
Yar-Méhémed-Khan  m'avait  montré  assez  de  bienveil- 
lance, et  à  chaque  instant  j'avais  à  le  remercier  d'une 
nouvelle  politesse.  Pourtant,  à  mesure  que  ses  préve- 
nances augmentaient,  ma  hberté  était  aussi  de  plus  en 
plus  limitée.  Elle  avait  surtout  été  restreinte  depuis  la 
visite  que  je  lui  avais  faite.  Je  ne  restais  plus  seul  un 
instant;  j'étais  obligé  de  m'observer  en  toutes  choses, 
car  mes  actes  et  mes  paroles  étaient  épiés  et  inter- 
prétés d'une  façon  si  bizarre  qu'il  y  avait  presque 
de  quoi  en  devenir  fou.  Mon  escorte,  qui  se  compo- 
sait d'abord  de  six  domestiques  du  Sertip,  fut  aug- 
mentée de  dix  serbas,  et  cha({ue  fois  (jue  je  sortais  ils 
empêchaient  les  gens  de  m'approciier  ;  mon  domes- 
ticiue  lui-même,  quoique  Ilératien,  était  accompagné 
par  un  soldat  quand  je  l'envoyais  en  conmiission.  Les 
visites  (ju'on  me  faisait  étaient  aussi  devenues  bien 
plus  rares  qu'au|)aravant.  Enfin,  pendant  la  nuitj  la 
porte  de  ma  chambre  était  fermée  en  dehors,  et  sur- 
veillée par  deux  serbas  qui  couchaient  en  travers  ; 
deux  autres  faisaient  en  outre  faction  au  dehors, 
sur  la  terrasse,  depuis  le  coucher  jusqu'au  lever  du 
soleil,  afin  que  mes  prétendus  affidés  n'y  prati(iuas- 
sent  pas  un  trou  par  lequel  j'aurais  pu  m'évader  et 
révolutionner  la  ville,  car  c'était  là  l'intention  qu'on 
-  me  prêtait. 

Tout  en  me  montjant  des  égards,  le  Vczir  voulait  me 
gêner  au  point  de  me  forcer  à  m'annoncer  officielle- 
mont  comme  le  représentant  de  l'Angleterre  :  tout  cela 
avait  bien  son  coté  risibh",  mais  ce  n'était  point  une 


—  349  — 

compensation   suftisante  à  IVnnui  que  j'éprouvais 
d'être  ainsi  gardé  à  vue. 

Je  n'en  finirais  point  si  je  voulais  consigner  ici  les 
bruits  qui  circulaient  sur  mon  compte  :  les  uns  me 
voyaient  impitoyablement  enfermé,  tyrannisé  et  mis 
à  la  question  pour  me  faire  avouer  mes  secrets;  d'autres 
attestaient  que  si  j'étais  vivant,  c'était  grâce  aux  mil- 
lions que  j'avais  déjà  donnés  ou  promis  au  Vézir-Saheb; 
quelques-uns,  se  croyant  les  mieux  informés,  disaient 
qu'on  ne  se  montrerait  pas  trop  sévère  pour  moi  tant 
que  je  resterais  à  Hérat,  afin  de  ne  pas  donner  des  mo- 
tifs de  plainte  aux  Anglais ,  mais  qu'aussitôt  après  mon 
départ  de  la  ville  on  m'égorgerait  dans  un  coin;  on 
ferait  ensuite  disparaître  mon  cadavre  ,  et  tout  serait 
dit.  J'avoue  que  cette  dernière  version  triompba  un 
moment  de  mon  incrédulité,  car  il  n'est  pas  possible 
de  se  fier  aux  Afghans,  qui  sont  capables  de  tout. 
Cependant  les  familiers  de  Yar-Méhémed-Khan  re- 
jetaient tous  ces  bruits  comme  calomnieux  ;  dans 
la  persuasion  où  ils  étaient  que  je  finirais  par  avouer 
la  mission  dont  ils  me  supposaient  chargé  auprès  de 
leur  chef  ;  ils  affirmaient  (jue  j'avais  été  détaché 
de  VE trier  impérial  par  mon  illustre  souverain', 
pour  venir  féhciter  le  très -glorieux  Vézir-Saheb 
et  lui  offrir  amitié  et  appui  contre  ses  eiuiemis.  Au 
milieu  de  ces  versions  diverses,  celle  qui  me  repré- 
sentait comme  un  homme  destiné  à  périr  prévalait 
sur  les  autres;  mais  on  ne  se  la  communiquait  qu'à 
voix  basse,  et  mon  nom  ne  sortait  qu'avec  la  plus 
grande  précaution  de  la  bouche  des  faiseurs  de  nou- 
velles. Us  se  portaient  en  foule  sur  mon  passage , 
I.  20 


—  350  — 
quand  je  sortais  suivi  de  mon  escorte,  et  j'entendais  à 
chaque  pas  leurs  sourdes  exclamations  ! — Le  malheu- 
reux, disait  l'un,  comme  il  a  maigri  depuis  son  arri- 
vée!—Quel  dommage,disait  l'autre,  de  mourir  si  jeune, 
dans  la  force  de  l'âge  !  —Les  scélérats!  ajoutait  un  troi- 
sième; ils  l'ont  dépouillé  des  dix  caisses  d'or  qu'il  a  ap- 
portées avec  lui,  et  ils  les  ont  gardées  pour  eux  au  lieu 
de  les  distribuer  au  pauvre  peuple  qui  en  a  tant  besoin  '  ! 
—Enfin  c'étaient  des  suppositions  à  n'en  pas  finir. 

'  Ce  récit  se  rapporte  fort  avec  ce  qui  s'est  passé  pour  les 
officiers  de  notre  Mission  à  Hérat.  On  nous  annonçait  à  chaque 
instant  que  Yar-Méhémed  avait  l'intention  de  nous  fyire  assas- 
siner, ou  tout  au  moins  de  nous  jeter  en  prison  dans  les  donjons 
de  Char-Son.  Tout  nous  prouvait  que  l'on  cherchait  à  exploiter 
nos  craintes,  aussi,  dans  une  certaine  occasion,  les  menaces 
furent  si  grandes  qu'il  nous  parut  nécessaire  de  faire  savoir  à 
Yar-Méhémed  que  nous  n'avions  pas  peur  de  lui,  et  qu'il  y  aurait 
danger  pour  sa  télé  d'arracher  uu  poil  de  la  queue  du  lion. 

J'ai  écrit  le  nom  du  palais  du  Sertip  Char-Son,  tandis  que 
M.  Ferrier  l'écrit  de  la  manière  suivante  :  Tchar-Suuk,  qui  est 
je  le  crois  plus  correcte.  Je  dois  être  excusé  pour  ces  irrégularités 
d'orthographe  de  la  langue  afghane,  car  le  puchlou  est  seule- 
ment un  langage  parlé. 

Un  fait  étrange,  c'est  que  le  premier  livre  de  celte  langue 
puchlou  qui  fut  présenté  à  Chàh-Kamràne  et  à  sa  famille  et  qui  fut 
vu  par  ses  amis  de  Hérat  ait  été  un  Nouveau  Testaiiienl  quej'avais 
apporté  de  l'Inde  avec  moi.  Ce  volume,  publié  en  caraclères 
persans  par  les  missionnaires  de  Sérampore,  excita  un  grand 
intérêt  et  passa  de  main  en  main  sous  les  yeux  des  savants  du 
pays.  Si  ma  mémoire  me  serl  lidèlement,  ce  livre  appartenait  à 
Cliàh-Zadéh-Méhémcd  Youssouf,  le  gouverneur  de  Hérat,  à  l'é- 
poque où  la  Mission  quitta  le  pays.  Je  crois  me  souvenir  du  moins 
qu'il  me  l'avait  emprunté  quelque  temps  avant  el»qu'il  ne  se 
trouva  plus  d.ins  les  livres  que  j'emportai  avec  moi.  Puis-je  espé- 
rer que  le  Nouveau  TeslamenI  a  élé  aussi  utile  que  la  traduction 
de  l'hcbrou  dont  il  a  été  question  dans  un  chapitre  précédent  ' 


—  351  — 

Le  Vézir-Saheb,  se  berçant  toujours  de  l'espoir  que 
j'allais  renouer  ses  relations  avec  les  Andais,  ne  com- 
prenait pas  l'insistance  que  je  mettais  à  quitter  au  plus 
vite  Hérat.  Cependant  mes  instances  furent  si  vives  et 
mes  explications  si  nettes,  qu'il  finit  par  comprendre 
qu'il  s'était  trompé  sur  mes  intentions,  et,  quoiqu'il  ne 
se  tînt  pas  pour  parfaitement  satisfait  à  cet  égard,  il 
m'accorda  néanmoins  l'autorisation  de  continuer  mon 
voyage.  Dès  ce  moment ,  les  domestiques  du  Sertip, 
déçus  dans  l'espoir  qu'ils  avaient  conçu  de  me  voir 
rester  à  Hérat  et  de  réaliser  à  mes  dépens  de  gros 
bénéfices,  commencèrent  à  se  relâcher  envers  moi  de 
la  politesse  et  des  égards  qui  leur  étaient  recommandés. 
Ils  volèrent  même  la  nourriture  qui  m'était  destinée  et 
finirent  par  la  manger  à  mon  nez  et  à  ma  barbe,  sans 

Après  le  siège  de  Hérat,  Eldred  PoUinger  avait  commencé  à  tra- 
duire les  saintes  Écritures  en  langage  puchlou,  uiais  des  qu'il 
sut  que  j'avais  un  exemplaire  imprimé  de  ce  travail  fait  par  un 
autre,  il  cessa  la  version  qu'il  avait  entreprise.  J'ajouterai  encore 
que  j'avais  donné  plusieurs  exemplaires  de  la  Bible  de  Martin 
Luther,  en  persan  ,  à  des  gens  intluenls  de  Hérat  et  un  Test»- 
ment  en  langue  turke  au  khalife  de  Xlerve,  dont  le  caractère 
respectable  était  fort  apprécié  des  Turkonians.  J'eus  avec  ce  der- 
nier chef  des  relations  plus  intimes  qu'aucun  des  autres  officiers 
de  la  Mission,  car  la  plupart  de  ceux  qui  arrivaient  en  kafilahs 
de  Khiva  ou  de  Bokhara  désiraient  consulter  le  Ekim-t^rengui,  et 
sa  pharmacie,  pour  les  maladies  dont  ils  étaient  atteints  ou  pour 
cellesdeleurbamis.  Presque  tous,  avant  des'en  aller,  demandaient 
à  voirie  Hikmulau  moyen  duquel,  dans  les  maisons  des  pauvres, 
on  apprenait  aux  aveugles  à  travailler  comme  s'ils  y  voyaient. 

Je  dois  avouer  que  j'ai  eu  le  plus  grand  plaisir  à  lire  dans  le 
journal  deWolf  que  l'on  s'informait  toujours  avec  bienveillance 
à  Merve  de  la  santé  d'un  genlloman  que  l'on  appelait  Luggun, 
et  que  le  docteu  r  Wolf  prétendait  ne  pas  connaître  du  tout  !  !  ! — L. 


—  332  — 

qu'il  me  fût  possible  de  les  réprimander  ou  de  les 
rosser  comme  ils  le  méritaient.  Vingt-cinq  siècles 
n'ont  pas  changé  les  mœurs  de  ce  pays,  les  eunuques 
et  les  mignons  y  font  la  loi  comme  au  tem[)s  des 
Darius  et  des  Xerxès.  J'en  ai  eu  la  preuve  dans  la  per- 
sonne de  Méhémed-Ali,  mignon  du  Serti p,  qui,  nou- 
veau Bagoas,  voulait  me  faire  le  sort  d'Orsinès  parce 
que,  comme  ce  dernier,  je  n'avais  pas  cru  devoir 
lui  faire  un  présent  aussi  considérable  qu'il  le  dési- 
rait. Le  misérable  se  donnait  toutes  les  peines  du 
monde  pour  indisposer  le  Sertip  contre  moi.  Un  Eu- 
ropéen nouvellement  débarqué  en  Asie  se  serait  cer- 
tainement fâché,  mais  je  connaissais  trop  les  hommes 
auxquels  j'avais  affaire  pour  en  agir  ainsi  :  je  ména- 
geai le  valet,  je  caressai  le  maître,  et  bien  m'en  prit, 
car  sans  cela  il  aurait  pu  m'arriver  quelque  vilaine 
affaire,  semblable  à  celle  dont  eut  tant  à  se  plain- 
dre, cinq  ans  avant  moi,  le  major  Eldred  Pottinger  '. 
Je  ne  jmuvais  échajjper  à  l'avidité  et  aux  soupçons  des 
Afghans  qu'en  me  conformant  à  leurs  habitudes  et  à 
la  forme  de  leur  langage.  Les  Anglais  avaient  échoué 
chez  eux  parce  qu'ils  s'y  étaient  présentés  avec  cette 
roideur,ce  ton  rogueetcelle  sévérité  d'étiquette  qu'ils 

*  Le  m:ijor  PoUinger,  malgré  les  services  qu'il  avait  rendus 
lors  du  siège  de  Hérat,  fut  traité  dans  la  suite  sans  égards  par 
Yar-Méhémed.  Dans  une  certaine  circonstance  ,  le  Vézir  ayant 
envové  son  frère  porter  un  ordre  impertinent  au  major  Pottinger, 
celui-ci,  perdant  patience,  ordonna  à  un  de  ses  domestiques  de 
jeter  Tinsolenl  par  la  fenêtre.  Le  pauvre  serviteur  fut  pris  un 
moment  après  par  les  ordres  de  Yar-Méhémed,  qui  lui  fil  couper 
je  poignet.  Ce  malheureux  reçoit  encore  aujourd'hui  une  pension 
(lu  gouvernement  anglais. — Ed. 


—  353  — 

transportent  partout,  et  (pii  s'allient  pen  avec  la  brus- 
querie et  le  laisser-aller  des  Asiatiques  '.  Le  Français, 
par  caractère,  est  plus  liant,  et  à  l'étranger  se  con- 
forme plus  facilement  aux  exigences  de  la  situation 
dans  laquelle  il  se  trouve.  Je  ne  regardais  pas  comme 
inconvenant,  par  exemple,  de  manger  avec  les  doigts. 
Ma  pudeur  ne  se  révoltait  pas  non  plus  de  la  liberté 
de  langage  des  Afghans.  Enfin,  si  je  ne  voulais  pas 
paraître  dominé  par  eux,  au  moins  je  n'avais  pas  non 
plus  la  prétention  de  leur  faire  croire  à  ma  grande 
supériorité.  C'est  en  agissant  de  la  sorte  qu'on  leur 
glisse  entre  les  mains,  et  qu'on  échappe  aux  ^nistres 
projets  qu'ils  forment  le  plus  souvent  contre  les  Euro- 
péens ,  pour  s'emparer  des  richesses  dont  ils  les  sup- 

>  Je  pense  qu'on  peul  mieux  encore  expliquer  les  circon- 
slances  qui  lirent  écliouer  la  Mission  de  Héral.  M.  Ferrier  se 
trompe  en  supposant  que  la  plus  grande  amitié  et  les  meilleures 
relations  n'ont  pas  toujours  existé  entre  les  chefs  du  Hérat  el  les 
membres  de  la  Mission,  jusqu'à  l'époque  de  notre  départ.  L'am- 
bassadeur enirelenait  un  excellent  cuisinier,  dont  les  ragoûts 
étaient  fort  appréciés  par  les  Afghans  à  l'heure  de  leur  repas  du 
malin.  Ils  se  servaient  pour  manger  des  ustensiles  dont  proba- 
blement Abraham  faisait  usage  de  son  vivant.   Habiluellemeni 
nous  dînions  seuls  ensemble,  à  l'anglaise;  et  c'était  chose  pru- 
dente, si  l'on  juge  de  la  sobriété  des  Afghans  par  la  description 
que  fait,  qnelcjnes  li-nes  plus  bas,  M.  Ferrier  du  repas  auquel 
il  assista  avec  des  indigènes.  Pendant  le  Ramazan,  ceux-ci  ne 
venaient  plus  manger  avec  nous  et  nous  demeurions  seuls; 
mais  alors  nous  étions  honorés  de  la  visite  du  Serdar  Chir- 
Méhémed-Khan,  frère  du  Vézir.  Ce  prince,  pour  partager  les  pri- 
vilèges des  voyageurs,  allait,  à  l'époque  où  le  jeune  est  de  rigueur, 
établir  sa  tente  hors  des  murailles  de  la  ville,  atin  de  pouvoir 
prendre  ses  repas  avec  nous  à  l'européenne,  avec  une  fourchette, 
une  cuillère  et  un  couteau:  les  voyageurs,  en  effet,  dans  les  pays 
mnsnlmans,  n'éiant  pas  soumis  à  l'observation  du  jeûne. — L. 
I.  20. 


—  354  — 

posent  toujours  nantis,  ou  simplement  pour  se  débar- 
rasser des  craintes  que  leur  présence  inspire. 

Yar-Méhémed-Khan  ne  voulut  pas  me  laisser  partir 
avant   de  m'avoir  donné  à  dîner.  Il  réunit  à  cet 
etîet  quelques  seigneurs  de  sa  cour  et  me  traita  très- 
confortablement.  Malgré  la  défense  du  Prophète,  ces 
messieurs  tirent  une  ample  consommation  de  vin  et 
se  grisèrent  complètement.  Dès  qu'ils  furent  un  peu 
animés  par  les  libations,  ils  commencèrent  à  débiter 
force  balivernes  dont  je  m'amusai  beaucoup.  Je  trouvai 
surtout  curieux  de  les  entendre  patauger  dans  la  poli- 
tique :  ils  donnèrent  d'abord  quelques  louanges  aux 
Anglais,  de  peur  de  me  blesser,  et  ils  finirent  par 
en  dire  pis  que  pendre.  On  parla  de  la  Russie  comme 
d'une  menace  à  leur  adresse  et  de  la  Perse  comme 
d'un  canon  hors  d'usage  :  ils  s'accordèrent  à  dire  qu'ils 
ne  connaissaient  i)as  les  Français,  mais  que  Napoléon 
leur  souverain,  dont  je  parlai  beaucoup,  était  presque 
un  aussi  grand  bomme  que  Nader-Châh;  ils  regret- 
taient seulement  qu'il  n'eût  pas  été  musulman.  Une 
pareille  restriction  faite  par  des  sectateurs  de  l'Islam 
est  significative  :  le  blâme,  en  pareil  cas,  prime  l'é- 
loge, car  dès  qu'on  n'a  pas  l'avantage  d'être  né  dans 
leur  croyance,  fit-on  même  des  prodiges,  on  n'est 
encore  que  très-peu  de  chose  à  leurs  yeux.  A  la  fin  du 
repas,  les  convives  finirent  par  ne  plus  pouvoir  se  sou- 
tenir, ni  même  rester  assis,  et  roulèrent  sur  les  ta- 
pis, qu'on  dut  laver  le  lendemain  pour  les  purger  de 
plus  d'une  impureté.  Je  quittai  ces  honnêtes  musul- 
mans à  deux  heures  du  matin,  et  dès  le  jour  suivant, 
je  fis  mes  préparatifs  de  départ. 


CHAPITRE  Xiy. 

Départ  de  M.  Ferrier  de  la  ville  de  Hérat.— Conseils  donnés 
par  Yar-Méhémed.— Exécution  d'un  chef  Téhimouni.— Hor- 
rible scène  dans  le  bazar  de  Hérat. — Férocité  des  Afghans. 
—  Pervanèh.  —  Koch-Rabat.  —  Kouchk-Assiab.  —  Tchin- 
gourek. — Turchihk.  —  Le  camp  des  Hézaréhs-Zeïdnats. — 
Leur  origine  et  leur  histoire. — Le  district  de  Kalèh-Noouh. 
— Kérim-Dad-Khan,  sa  défaite  par  Yar-Méhémed.  -Le  drap 
de  laine  de  chameau  et  de  poil  de  chèvre. — Les  chevaux 
Hézarèhs.— Intrigues  de  Kérim-Dad-Khan.— Contingent  de 
troupes  fourni  par  lui. — Les  Djem-Chidis. — Assassinat  d'un 
ambassadeur  de  Yar-Méhémed-Khan. —  Mingal.  —  Origine 
des  Tadjiks. — Description  physique  des  Hézarèhs. — Leurs 
femmes  soldats.  —  Le  village  de  Mourghàb.— Abdul-Aziz- 
Khan. — Son  accueil  amical.  — La  rivière  de  Mourghâb. — 
Les  Firouz-Kouhis. — Leurs  chefs.— Kalèh-"\Véli. — Les  Kap- 
chaks.  —  Les  Eïmaks. — Leurs  forces  militaires.  —  Tchar- 
chembèh. — Kaïssar. — Le  Khanat  de  Meïmana. — Se.s  forces 
militaires.  —  Départ  de  Feïz-Méhémed-Khan.  —  Opinion 
de  l'auteur  sur  le  compte  de  cet  homme. 


J'avais  été  longtemps  indécis  sur  la  direction  que 
je  devais  prendre  pour  me  rendre  à  Kaboul;  mais  le 
Vézir-Saheb  s'étant  décidé  a  envoyer  son  maître  des 
cérémonies,  Feïz-Méhémed-Khan^,  en  mission  près  du 
Wah  de  Meïmana^  je  me  décidai  à  partir  avec  lui  et  à 
passer  par  cette  ville  afin  de  jouir  de  la  protection  de 
ce  fonctionnaire  jusque-là.  Yar-iMéhémed-Khan,  tout 
en  me  prévenant  que  cette  voie  n'était  pas  sans  danger, 
ne  fut  pas  d'avis  que  je  dusse  lui  en  préférer  une  autre, 
seulement  il  me  refusa  les  lettres  de  recommanda- 
tion que  je  lui  demandai  pour  les  chefs  dont  je  devais 


—  sm  — 

IraversjT  le  territoire,  en  me  donnant  ponr  raison 
qu'elles  me  seraient  plus  nuisibles  qu'utiles.  Il  m'en- 
gagea ensuite  à  cacher  soigneusement  ma  qualité 
d'Européen,  après  avoir  quitté  Feïz-Méhémed-Klian , 
et  à  voyager  le  plus  lestement  et  le  plus  secrètement 
possible,  sans  visiter  personne  jusqu'à  Kaboul. 

A  mon  premier  retour  à  Hérat,  j'avais  mis  au  net 
mes  notessur  le  Turkestan, jusqu'à  Ser-Peul,  malheu- 
reusement ce  travail  m'a  été  volé  par  le  Serdar  Mé- 
liémed-Sédik-Khan,  de  Girishk,  par  lequel  j'ai  été 
dépouillé  ,  et  il  ne  m'est  resté,  pour  les  rédiger  une 
deuxième  fois  très-incomplétement,  que  mon  itiné- 
raire au  crayon  et  aux  trois  quarts  effacé. 

Pervanèh.  —  22  juin.  —  3  farsangs  à  travers  des 
montagnes  tour  à  tour  argileuses  et  caillouteuses; 
gîte  de  quarante  maisons  habitées  par  des  Eïmaks. 

Conformément  aux  ordres  du  Vézir-Saheb,  Feïz- 
Méhémed-Khan  m'avait  fourni  les  chevaux  nécessaires 
au  transport  de  mes  bagages  et  de  ma  personne. 
Nous  (juittàmes  Hérat  après  le  déjeuner  ,  et  mon 
séjour  dans  cette  ville  m'avait  tellement  profité  qu'il 
eût  été  difficile  de  me  reconnaître  pour  un  Européen 
soit  à  mon  langage,  soit  sous  l'habit  afghan,  dont  je 
continuai  à  me  revêtir  avec  toutes  les  modifications 
qui  pouvaient  me  donner  plus  complètement  l'air 
d'un  aborigène. 

En  traversant  la  place  de  la  citadelle  et  les  bazars, 
nous  fûmes  témoins  de  deux  exécutions  dont  je  con- 
serverai toujours  le  souvenir.  On  avait  amené  en  cet 
endroit  un  chef  de  cent  tentes,  de  la  tribu  des  Téhimou- 
nis,  qui,  ayant  été  conduit  trois  fois  prisonnier  à  Hérat, 


-  357  — 

s'était  toujours  enfui ,  inali;r('  le  serment  qu'il  avait 
fait    de  ne  pas  s'éloigner  de  la  ville.    Ayant  été 
repris,  le  Vézir  avait  ordonné  de  l'attacher  à  la  bouche 
d'un  canon,  puis  de  le  faire  mourir  en  mettant  le  feu 
à  la  pièce.  Jamais  je  n'avais  vu  spectacle  plus  émou- 
vant :  les  membres  brisés  et  disjoints  de  ce  malheu- 
reux furent  lancés  dans  toutes  les  directions,   tandis 
que  ses  entrailles,  qui  n'avaient  pas  été  jetées  aussi 
loin,  furent  en  un  chn  d'œil  dévorées  par  les  chiens. 
Une  scène  non  moins  affreuse  se  passait  dans  les 
bazars,  où  elle  avait  commencé  depuis  deux  jours, 
et  voici  ce  dont  il  s'agissait  :  un  lieutenant  d'artillerie, 
très-aimé  de  Yar-Méhémed-Khan,  avait  été  assassiné 
la  nuit,  pendant  qu'il  dormait  sur  la  terrasse  de  sa 
maison,  située  dans  un  village  fermé  de  murailles 
et  distant  d'un  quart  de  lieue  de  la  ville.  Le  coupable 
n'avait  pu  être  découvert;  mais  les  circonstances  lo- 
cales indiquaient  suffisamment  qu'il  devait  se  trouver 
au  milieu  même  de  la  population.  Le  Vézir  fit  arrêter 
vingt  personnes  de  ce  village,    parmi    celles  qui 
avaient  eu  des  querelles  avec  le  défunt  ou  qui  étaient 
ses  phis  proches  voisins.  Sa  femme  étant  soupçonnée 
d'avoir  des  amants  avait  aussi  été  saisie  et  mise  à  la 
toiture,  sans  qu'on  pût  en  tirer  l'aveu  de  sa  parti- 
ci[)ation  au  crime.    Le  Vézir  commença   alors  par 
prélever  une  amende  de  1 ,000  lomans  sur  les  vingt 
autres  accusés,  puis  il  les  fit  bàtonner   in  extre- 
mis, et  à  tour  de  rôle,  dans  le  rond-point  des  ba- 
zars.  Quand  l'un  d'eux  ayait  reçu   un  millier  de 
coups  sous  la  plante  des    pieds,   l'exécuteur  l'en- 
voyait rouler  à  dix  pas  d'un  coup  de   bâton  et   le 


—   ."^ng  — 

remplaçait  par  un  autre,  jusqu'à  ce  que  tous  y  eussent 
passé.  Mais  la  bastonnade  n'ayant  rien  fait  découvrir, 
ie  Vézir  ordonna  de  scalper  tous  ces  malheureux,  ce 
qui  fut  exécuté.  C'est  alors  seulement  que,  grâce  à 
quelques  indices,  la  police  fut  mise  sur  la  voie  du 
véritable  coupable,  qui  était  parfaitement  connu  de 
tous  les  accusés  :  mais  ces  malheureux  avaient  pré- 
féré subir  les  plus  atroces  souffrances  plutôt  que  de 
le  dénoncer  à  la  justice.  Il  existe  une  espèce  de  com- 
promis tacite  entre  les  Afghans.  Chacun  d'eux  a  tel- 
lement besoin  de  la  discrétion  des  autres  pour  ses 
propres  méfaits,  qu'ils  se  font  tous  un  rigoureux 
devoir  de  garder  le  plus  profond  silence  sur  les  fautes 
d'autrui.  A  vrai  dire,  une  révélation  dans  ce  pays 
est  considérée  comme   un  assassinat,  et  celui  qui  la 
fait  peut  être  sûr  que,  tôt  ou  tard,  les  parents  de  sa 
victime  lui  feront  subir  la  peine  du  talion.  L'assas- 
sin du  lieutenant  dont  il  est  ici  question  était  un  de 
ses  voisins,  qui  n'était  encore  que  soupçonné.  Yar- 
Méhémed-Khan  ordonna  de  lui  ouvrir  le  ventre  et 
de  le  pendre  par  le  menton  à  un  des  crocs  placés 
pour  cet  usage  dans  le  bazar ,  et  de  l'y  laisser  jus- 
(ju'à  ce  que  mort  s'en  suivît.  Le  misérable  se  voyant 
découvert  avoua  son  crime,  en  donnant  des  détails 
qui  ne  permirent  plus  de  douter  qu'il  ne  fut  le 
véritable  coupable.  Malgré  son  aveu,  la  sentence 
fut  exécutée.  Arrêté  par  la  foule  qui  obstruait  toutes 
les  avenues  pour  assister  à  ce  spectacle,  je  devins, 
bien  à  regret,  le  témoin  d'une  partie  de  ces  atro- 
cités*. Il  est  déplorable  d'être  obligé  d'avouer  que 

*  Une  exécution  du  même  genre  eut  lieu  à  Héral  pendant 


—  359  — 

de  pareils  moyens  sont  à  peu  près  indispensables 
en  Afghanistan,  si  Ton  veut  prévenir  raugmcnlalion 
des  crimes,  car  nulle  autre  part  on  ne  commet  un 
assassinat  avec  autant  de  facilité  et  pour  si  peu  de 
chose.  Je  parvins,  à  la  fin,  à  me  frayer  un  passage  au 
milieu  de  la  foule,  et  je  rattrapai  Feïz-Méhémed- 
Khan,  qui  m'avait  devancé  d'une  tieure. 

Koch-Babat.  —  23  juin.  —  3  farsangs  de  distance  à 
travers  une  plaine  argileuse,  par  une  route  unie  et 
facile.  Nous  ne  fîmes  que  de  petites  traites  ces  deux 
premières  journées,  afin  de  mettre  nos  chevaux  en 
haleine.  Lorsque  ces  animaux  n'ont  pas  été  entraî- 
nés à  l'avance,  de  manière  à  êlre  préparés  à  se  met- 
tre en  route,  on  fait  deux  étapes  jusqu'à  Koch-Rabat; 
s'ils  sont  bien  dispos,  on  vient  y  descendre  le  pre- 
mier jour  de  marche,  mais  il  faut  y  apporter  avec 
soi  des  provisions  de  toute  sorte,  car  ce  lieu  est 
inhabité;  on  y  trouve  seulement  un  filet  d'eau  ma- 
récageuse, qui  coule  près  d'un  caravansérail-chàh 
ruiné.  . 

Kouchk-Assiab.  —  24  juin.  —  Dislance  de  7  far- 

mon  séjour  dans  celle  ville,  mais  aucun  des  Anglais  de  la  Mis- 
sion ne  voulut  y  assister-,  bien  au  contraire,  nous  évilàmes  de 
rien  voir  de  cet  horrible  spectacle.  Avant  noire  arrivée  à  Héral, 
ces  exécutions  étaient  fréquentes  et  nul  ne  peut  révoquer  en 
doute  que  Yar-Méhémed  exerçait  les  plus  lerriljJes  cruautés 
non-seulement  contre  les  vrais  criminels,  mais  encore  contre  les 
malheureux  qui  n'étaient  pas  de  la  même  opinion  politique  que 
la  sienne.  On  assure  qu'il  fit  écorclier  tout  vivant  un  cliel'  de 
Berdouranis,  et  qu'il  le  lit  ensuite  bouillir  dans  une  vaste  chau- 
dière. Ce  l'ait  sans  exemple  se  passa  quelques  mois  avant  l'ar- 
rivée de  Pollinger  à  Héral.— L. 


—  ;j6()  — 

sangs.  Je  n'indiquerai  pas  à  chaque  gîte  le  temps  que 
nous  avons  mis  à  parcourir  l'étape,  car  j'ai  remarqué 
qu'avec  les  chevaux  du  maître  des  cérémonies,  nous 
cheminions  beaucoup  plus  vite  qu'avec  les  caravanes; 
habituellement  nous  franchissions  une  farsang  à 
l'heure.  La  route  est  tracée  dans  un  sol  pierreux,  à 
travers  des  vallées  et  des  montagnes;  elle  est  étroite, 
accidentée  et  coupée  par  des  torrents  très- dange- 
reux à  traverser  quand  ils  sont  grossis  par  les  pluies. 
Ce  gîte  est  inhabité,  nous  campâmes  à  côté  d'un 
moulin  ruiné  près  duquel  coule  un  ruisseau  assez 
limpide. 

Tchingourek.  —  Distance  de  7  farsangs,  à  travers 
monts  et  vallées,  par  une  route  argileuse.  Ce  gîte 
est  inhabité  comme  les  précédents  et  nous  y  cam- 
pâmes près  d'un  ruisseau  d'eau  vive.  J'avais  hâte 
d'arriver  au  bout  de  l'étape  de  cette  journée,  car 
ayant  laissé  à  dessein  mon  visage,  mes  pieds  et  mes 
mains  exposés  à  l'action  du  soleil,  afin  qu'ils  pris- 
sent la  teinte  hàlée  que  je  remarquais  chez  les  gens 
du  pays,  je  fus  atteint  d'un  coup  de  soleil  qui  me 
lit  beaucoup  soutlVir,  et  je  maudis  la  transformation 
que  ma  sécurité  rendait  nécessaire.  J'eus  une  fièvre 
brillante  et  il  me  fut  impossible  d'avaler  une  bou- 
chée de  pain.  Les  voyages  en  Orient  produisent 
sur  moi  un  ctfet  contraire  à  celui  qu'éprouvent  beau- 
coup d'autres.  En  arrivant  au  gîte,  je  n'ai  jamais 
éprouvé  ni  faim,  ni  sommeil,  et  ce  n'est  toujours 
qu'après  avoir  reposé  deux  ou  trois  heures  étendu 
sur  mon  tapis  que  j'ai  pu  manger  et  dormir. 

Turchikh.  —  ^2(i  juin.  —  7  farsangs  à  parcourir  en 


—  361  — 

plaine  ;  une  seule  montagne  assez  rude  à  traverser  : 
route  argileuse  tracée  au  milieu  de  belles  prairies 
arrosées  par  de  nombreux  cours  d'eau.  Le  gîte  est  un 
campement  de  nomades  de  deux  cents  tentes.  C'est  là 
que  commence  le  territoire  des  Hézarèhs-Zeïdnals, 
peuple  nomade  vivant  sous  la  tente ,  qui  a  une 
grande  réputation  de  bravoure  et  appartient  à  la 
secte  musulmane  des  Sounnites.  Ces  gens-là  prennent 
le  titre  de  Ser-Khanè  (tète  de  maison),  c'est-à-dire 
branche  la  plus  noble  des  Eézarèhs.  Cette  nation  se 
formait  dans  le  principe  d'une  seule  tribu  comptant 
au  plus  quinze  mille  familles  fractionnées  en  cam- 
pements de  cent  et  de  mille  tentes.  Les  campements 
de  cent  tentes  se  nommaient  Sed-Edjak  et  ceux  de 
mille  Hézarèh  ;  en  persan  sed  signifie  cent  et  hézar 
veut  dire  mille.  Les  premiers  furent  bientôt  absor- 
bés par  les  derniers,  et  depuis  celte  fusion,  le  nom 
seul  de  Hézarèh  leur  est  resté.  L'accroissement  posté' 
rieur  de  ces  indigènes  les  força  à  se  rô[)andre  dans 
toute  la  Paropamisade  et  à  se  scinder  en  diverses 
tribus,  que  je  ferai  connaître  à  mesure  que  j'avance- 
rai dans  leur  pays.  Celle  dont  il  est  ici  ([uestion  se 
nomme  Hézarèh-Zeïdnat  et  habite  le  district  de  Ka- 
lèh-Noouh,  qui  est  aussi  le  nom  d'une  petite  ville,  de 
récente  origine,  qui  a  remplacé  Badivis.  La  position 
avantageuse  qu'occupe  cette  cité,  au  point  où  se  rallient 
les  principales  routes  du  Turi^estan  et  de  l'Afghanis- 
tan, suffira  pour  la  rendre  très-florissante  en  peu  de 
temps.  Le  Serdar  Kérim-Dad-Khan  commande  cette 
tribu,  et  peut  en  tout  temps  mettre  sous  les  armes  cinq 
mille  excellents  cavaliers  et  trois  mille  fantassins  :  en 
I.  21 


—  3&1  — 

cas  de  besoin  il  peut  tripler  le  nombre  des  premiers. 
Sa  juridiction  s'étend  sur  vingt-huit  mille  tentes.  Deux 
de  ses  trois  frères,  Abdul-Aziz-Khan  et  Ahmed- 
Kouli-Khan  gouvernent  en  sous  ordre  les  districts  de 
Mourghâb  et  de  Pindjdèh,  habités  par  des  Zeïdnats. 
Le  plus  jeune,  Méhémed-Hussein-Khan,  réside  à  Hérat 
avec  vingt-cinq  chefs  importants  de  la  tribu,  qui  ser- 
vent à  Yar-Méhémed-Khan  'd'otages  et  de  garants 
de  la  fidéhté  de  leurs  parents. 

Il  y  a  cinq  ou  six  ans  que  Kérim-Dad-Khan  vivait 
uniquement  de  pillage;  il  dévalisait  les  caravanes 
et  poussait  ses  excursions  jusqu'au  sud  de  la  Perse, 
dans  le  district  de  Ghaïn ,  dont  il  ruinait  les  vil- 
lages et  emmenait  les  po[)ulalions  en  esclavage,  pour 
les  vendre  aux  Uzbeks.  Ses  déprédations  devinrent 
tellement  fréquentes  et  provoquèrent  tant  de  plaintes, 
qu'Assaf-Dooulet,    gouverneur  général    du   Klioras- 
san ,  se  vit  dans  la  nécessité  de  déclarer  à  Yar-Méhé- 
med-Khan que,  puisqu'il  était  impuissante  réprimer 
son  vassal,  il  irait  lui-même  le  châtier  à  la  tête  d'une 
armée.  Le  Vézir-Saheb,  qui  avait  tout  à  craindre 
d'une  violation  de  son  territoire  par  les  Persans, 
marcha  lui-même  contre  Kérim-Dad-Khan,  le  battit 
et  le  força  à  reconnaître  la  suzeraineté  du  Hérat,  à 
laquelle  ce  chef  s'était  soustrait.  Depuis  lors  le  Serdar 
se  contente  des  bénéfices  très-considérables  que  lui 
rai)i)orlent  ses  haras,  ses  nombreux  troupeaux  et  la 
fabrication  d'une  espèce  de  drap  nommé  kourk  ou 
barek,  tissé  avec  une  laine  très-menue,  très-soyeuse, 
qui  [)Ousse  sous  le  ventre  des  chameaux.  Rien  n'est 
plus  souple,  plus  doux  au  loucher  et  plus  chaud  que 


—  ;i63  — 

ces  bareks;  par  malheur  ils  sont  mal  lissés:  mais 
s'ils  étaient  mieux  confectionnés  ils  seraient  préfé- 
rables à  toute  espèce  de  dra[)S.  Les  peuples  nomades 
ne  teignent  pas  la  laine,  et  lui  laissent  sa  couleur  na- 
turelle, qui  est  celle  du  chameau.  La  valeur  de  celte 
étoffe  varie  de  12  à  100  francs  la  pièce,  et  l'une 
d'elles  suffit  à  la  confection  d'une  robe  afghane  : 
les  grands  seigneurs  afghans  ou  persans  et  les  souve- 
rains eux-mêmes  en  sont  toujours  vêtus  en  hiver. 
La  laine  recueillie  sous  le  ventre  des  chameaux  est  la 
plus  belle  ;  elle  sert  à  confectionner  les  kourks  du 
prix  le  plus  élevé.  On  utiUse  aussi,  pour  la  fabri- 
cation de  ceux  d'une  moindre  valeur,  une  espèce  de 
duvet  répandu  sur  tout  le  corps  de  l'animal,  duvet  ha- 
bituellement couvert  par  la  laine  qui  le  préserve  des 
intempéries  de  l'air;  cette  laine  elle  même  est  em- 
ployée pour  les  kourks  les  plus  communs.  Un  duvet 
semblable  à  celui  dont  je  viens  de  parler,  mais  bien 
plus  estimé  que  celui  du  chameau,  pousse  aussi  sous 
le  poil  de  la  chèvre;  il  sert  en  Asie  à  fabriquer  des 
tissus  d'une  beauté  et  d'une  bonté  incomparables. 

Les  Hézarèhs-Zeïdnats  élèvent  un  grand  nombre 
d'excellents  chevaux  de  race  turkomane.  Ces  ani- 
maux sont  moins  grands  et  moins  élégants  que  les 
chevaux  tékiés,  mais  ils  sont  plus  sobres  et  n'ont 
pas  de  rivaux  pour  résister  à  la  fatigue.  Il  est  fâcheux 
que  l'alezan  domine  parmi  eux,  car  j'ai  fait  la  re- 
marque que  tous  les  chevaux  de  cette  couleur,  en 
Perse  comme  dans  l'Asie  centrale,  avaient  la  peau 
plus  fine  et  plus  facile  à  entamer  que  les  chevaux 
bais,  gris  ou  noirs.  Bon  nombre  d'entre  eux  sont 


—  364  — 

aussi  oreiliaicls,  mais  ce  n'est  point  un  défant  dans 
celle  contrée.  Les  innombrables  troupeaux  de  cbè- 
\res,  de  moutons,  de  buffles  et  de  chameaux  ap-- 
partenant  aux  Zeidnats  leur  procurent  une  source 
inépuisable  de  richesse.  Ces  animaux  s'élèvent  dans 
les  gras  pâturages  de  Kalèh-Noouh,  les  plus  admi- 
rables de  TAsie. 

Le  joug  imposé  au  Serdar  Kérim-Dad-Khan  par  le 
Vézir-Saheb  n'est  pas  très-lourd  à  porter,  et  cepen- 
dant ce  chef  ne  s'y  soumet  qu'à  regret  :  il  entretient 
de  secrètes  relations  avec  Assaf-Dooulet,  et  lui  pro- 
met de  l'appuyer  dans  le  cas  où  les  Persans  se  dé- 
cideraient à  recommencer  le  siège  de  Hérat.  Il  est 
probable  que  si  ceux-ci  en  venaient  là,  le  Serdar 
se  tournerait  contre  eux  dès  qu'ils  seraient  vain- 
queurs; car,  à  l'exemple  des  autres  chefs  de  ces 
contrées  ,  il  éprouve  bien  moins  le  besoin  d'être 
indépendant  que  celui  d'agiter ,  d'intriguer  et  de 
se  livrer  à  son  penchant  pom*  le  pillage  et  la  dé- 
vastation. Sa  sujétion  au  Hérat  est  tout  à  son  avan- 
tage, puisqu'il  ne  paye  aucun  im[)ôt;  on  ne  peut 
en  effet  appeler  de  ce  nom  quelques  chevaux  de 
choix,  qu'il  envoie  chaque  année  à  Yar-Méhémed- 
Khan  et  que  celui-ci  compense  par  des  présents 
de  châles  de  Kachmir  et  des  produits  de  l'industrie 
euroi)éenne,  d'une  valeur  toujours  supérieure  à  celle 
de  ce  qu'il  a  reçu.  Le  frère  du  Serdar,  Méhémed- 
Hussein-Khan ,  et  les  vingi-cinci  chefs  qui  l'ont 
accompagné  à  Hérat,  y  touchent  de  bons  appoinle- 
menls;  il  ne  reste  donc  à  sa  charge  que  le  con- 
tingent de  troupes  (pi'il  doit  fournir  au  Vézir-Saheb, 


—  36?)  — 

en  cas  de  guerre ,  et  je   me  hâterai  d'ajouter  qu'il 
trouve  une  ample  compensation  à  cela  dans  la  protec- 
tion de  ce  dernier,  qui  le  défend  contre  les  Khans 
uzbeks,  ses  voisins  et  ses  ennemis  de  longue  date. 
La  persistance  de  ces  nomades  à  vivre  dans  une  con- 
tinuelle agitation  est  vraiment  inconcevable,  et  les 
avantages  les  plus  réels  ne  peuvent  les  y  faire  renon- 
cer.  Le  calme  forcé  dans  lequel  vivent  les  Zeïdnats 
depuis  quelques  années  a  tourné  au  profit  de  la  tribu 
qui  a  développé  son  industrie  des  kourks,  dont  elle 
fournit  presque   toute   l'Asie  :   son  bien-être    sest 
augmenté  par  là  bien  plus  qu'elle  ne  pouvait  l'es- 
pérer en  continuant  de  se  livrer  au  pillage.  Le  nom- 
bre de  ses  habitants  s'est  tellement  accru,  qu'une 
fraction  d'entre  eux  a  été  obligée  d'aller  chercher  ail- 
leurs un  territoire  où  elle  pût  vivre  moins  à  l'étroit. 
Quatre  mille  tentes  sont  établies  à  cette  heure  dans 
une  vallée,  autrefois  occupée  par  la  tribu  des  Djem- 
Chidis,  vallée  dont  la  fertihté  n'est  pas  moins  grande 
que  celle  de  la  plaine  de  Kalèh-Noouh.  —  LesDjem- 
Chidis  qui  étaient  là  avant  eux,  au  nombre  de  dix  mille 
tentes,  ont  été  enlevés  à  la  suite  d'un  événement 
malheureux,  mais  assez  fréquent  dans  ces  contrées. 
Profitant  des  troubles  qui  agitaient  la  principauté  du 
Hérat  pendant  que  les  Persans  faisaient  le  siège  de 
cette  ville,  en  1 838,  ils  se  déclarèrent  d'abord  indépen- 
dants de  Chàh-Kamràne ;  puis,  l'année  suivante,  ils 
égorgèrent  un  seigneur  que  leur  avait  envoyé  Yar- 
Méhémed-Khan  pour  les  engager  à  rentrer  dans  le 
devoir.  Dès  que  ce  dernier  futinforméde  cette  action, 
il  marcha  contre  eux  à  la  tète  de  ses  troupes,  les  bat- 


—  3G6  — 

lit,  et  força  cinq  mille  familles  de  leur  tribu  à 
venir  s'établir  à  Hérat,  qu'il  voulait  repeupler,  et 
aussi  pour  lui  servir  d'otages  répondant  de  la  tranquil- 
lité des  cinq  mille  familles  qu'il  laissait  au  campe- 
ment. Ces  dernières  ne  devaient  pas  avoir  un  meil- 
leur sort:  assaillies,  quelques  jours  après  le  départ 
du  Vézir,  par  un  corps  de  troupes  khiviennes,  hom- 
mes, femmes  et  enfants,  tous  furent  enmenés  en  escla- 
vage dans  le  Turkestan,  et  le  pays  fut  entièrement 
dépeuplé  ^ 

Mingal.  —  27  juin.  —  4  farsangs  de  route  à  travers 
une  |)laine,  des  prairies,  quelques  cours  d'eau  et  une 
montagne  très- escarpée.  Deux  cent  vingt  tentes  de 
Hézarèhs  se  trouvent  à  cette  halte,  environnées  de 
vastes  et  belles  cultures  et  de  gras  pâturages. 

J'ai  dit  dans  les  Documents  devant  servir  à  l'histoire 


•Depuis  que  ceci  a  été  écrit,  Yar-Méhémed  Ivhan  a  totalement 
scindi'  et  en  partie  dépaysé  celle  magnifique  tribu  des  Hézarèhs- 
Zeïdnats.  Voyant  que  sa  patience  et  ses  bons  procédés  ne  pou- 
vaient amener  le  Serdar  Kérim-Dad-Khan  à  cesser  ses  intrigues 
et  ses  déprédations,  il  prit  de  nouveau  les  armes  contre  lui  en 
1 847;  après  l'avoir  complètement  ballu,  dans  une  sanglante  action 
dont  on  trouvera  le  récit  dans  les  Documents  devant  servir  à 
riasloirc  des  Afghans,  il  transporta  dix  mille  familles  de  ces 
non.ades  dans  la  banlieue  de  Hérat,  afin  de  la  repeupler.  Cet  évé- 
ncnienl  a  privé  le  district  de  Kalèh-Noouh  d'une  bonne  moitié  de 
sa  population;  mais  telle  est  sa  fertilité,  que  d'ici  à  quelques 
années  on  peut  espérer  de  la  voir  arriver  à  son  premier  elïoclif 
par  suite  de  la  mulliplicalion  de  la  population.  Le  Serdar  Kérim- 
Dad  Khan  s'est  réfugié  en  Perse.  (Note  de  jU.  Ferrier.) 

Il  revint  quelque  temps  après  dans  son  pays  natal  et  donna 
beaucoup  de  soucis  au  fils  de  Yar-Méhémed,  jusqu'à  l'époque 
de  la  dernière  révolution,  à  la  fin  de  1855.  ■ —  Ed. 


—  367  — 

des  Afghans,  que  le  peuple  de  cette  race  est  mêlé  à  la 
population  tadjike,  descendant  des  anciens  domina- 
teurs du  pays.  Persans  ou  Tartares.  Ces  Tadjiks  se 
subdivisent  en  deux  catégories  bien  distinctes  :  les 
Parsivans  ou  Parsi-Zébane  (parlant  le  persan),  qui  ha- 
bitent les  villes  et  les  villages,  et  les  Eïmaks ,  qui  vi- 
vent sous  la  tente  en  nomades.  Les  Hézarèhs  sont  des 
Eïmaks,  bien  qu'ils  prétendent  être  de  race  afghane  ; 
mais  cette  origine  leur  est  déniée  avec  raison  par  les 
Afghans,  parce  qu'ils  ne  parlent  pas  le  pachtou,  leur 
langue  mère.  Le  langage  parlé  par  les  Hérazèhs  est 
le  persan  corrompu;  mais  à  leur  physique  il  est  facile 
de  voir  qu'ils  descendent  d'une  race  tartare  :  leur  fi- 
gure est  carrée,  jdate,  anguleuse;  leurs  yeux  petits  et 
obliquement  placés;  leur  teint  pâle,  bilieux  et  leur 
barbe  rare.  Ils  sont  plutôt  petits  que  grands,  mais  avec 
des  proportions  bien  prises,  indiquant  une  grande 
force  musculaire.  Leur  bravoure  va  jusqu'à  la  témé- 
rité et  les  fait  redouter  des  Afghans  ;  il  n'y  a  pas  de 
meilleurs  cavaliers  dans  toute  l'Asie.  Leur  duplicité 
n'est  pas  aussi  grande  que  celle  de  leurs  voisins;  on 
remarque  chez  eux,  au  contraire,  une  simplicité  et 
une  naïveté  qui  contrastent  singuhèrement  avec  la 
férocité  de  leurs  mœurs.  Les  femmes  de  celte  peu- 
plade se  piquent  d'être  aussi  braves  que  les  hommes  : 
quand  le  cas  l'exige,  elles  montent  à  cheval  et  se  ser- 
vent du  fusil  et  du  sabre  avec  autant  d'intrépidité  et 
d'adresse  que  le  plus  hardi  guerrier.  En  temjis  de 
paix,  ce  sont  elles  qui  supportent  tous  les  travaux  du 
ménage  et  de  l'agriculture,  et  qui,  avec  les  enfants, 
tissent  ces  bareks  qui  leur  rapportent  de  si  grands 


—  :ic>9,  — 

bénéfices.  On  ne  peut  pas  dire  qu'elles  soient  belles, 
mais  elles  sont  bien  proporlionnéeset  jouissent  d'une 
liberté  d'action  rare  chez  les  femmes  asiatiques. 
Leurs  maris  ne  paraissent  pas  jaloux,  et  les  Afghans 
prétendent  que  ces  femmes  profitent  largement  de 
l'abandon  où  on  les  laisse. 

Mourghâb. — 27  juin.— 4  farsangs  de  distance  dans 
une  yallée  très-fertile  qui  conduit  à  la  rivière  Mourgh- 
âb, sur  les  bords  de  laquelle  s'élève  un  village  de  deux 
cent  cinquante  maisons,  fermé  d'une  enceinte  en 
terre,  autour  de  laquelle  campent,  sous  latente,  mille 
familles  de  Hézarèhs  nomadi  s.  Les  cultures  de  cette 
locahté  s'étendent  au  loin  à  plus  de  3  farsangs  , 
et  tout  le  sol  qui  n'est  pas  cultivé  jusqu'à  10  far- 
sangs au  delà  est  couvert  de  belles  prairies.  Le 
gouverneur  de  Mourgbàb  est  Âbdul-Aziz-Khan,  frère 
du  Serdar  Kérim-Dad-Khan.  On  m'avait  beaucoup 
vanté  la  bravoure  de  ce  personnage,  mais  si  elle 
est  aussi  grande  que  son  verbiage  et  que  ses  van- 
teries,  il  n'y  a  effectivement  rien  qui  puisse  lui  être 
comparé.  Son  extérieur  ne  prévient  pas  en  sa  faveur, 
et  cependant  il  nous  donna  l'bospitalité  d'une  manière 
excessivement  large  et  désintéressée.  Ses  subordon- 
nés se  louent  beaucoup  de  lui,  car  quelque  gros  pro- 
priétaire qu'il  soit,  ses  revenus  suffisent  à  sa  dépense, 
et  la  taxe  qu'il  leur  impose  n'est  qu'une  bagatelle. 
Malgré  la  recommandation  contraire  que  jelui  en  avais 
faite,  Feïz-Méhémed-Kban  révéla  ma  qualité  d'Eu- 
ropéen à  Abdul-Aziz-Klian:  je  n'eus  pas  à  me  plaindre 
de  cette  indiscrétion,  dont  j'avais  redouté  les  suites; 
elle  contribua,  au  contraire,  à  me  tirer  d'une  bien 


—  36i)  — 

mauvaise  situation,  comme  onle  verra  plus  tard.  Lors- 
que je  fus  obligé  de  retourner  sur  mes  pas  .  pour  re- 
venir à  Hérat,  je  ne  pus  le  faire  qu'avec  l'aide  de  deux 
Hézarèhs  qu'Abdul-Aziz-Khan  me  confia  pour  les 
conduire  à  Kaboul,  où  leur  présence  était  nécessaire 
afin  de  terminer  une  affaire  de  succession.  Cette  ad- 
jonction m'arrangea  d'autant  mieux  qu'au  delà  de  Meï- 
mana,  j'allais  me  trouver  seul,  dans  un  pays  dange- 
reux, tandis  que  dans  leur  compagnie  je  pouvais 
voyager  avec  plus  de  sécurité. 

Le  Mourghàb  est  une  petite  rivière  assez  large 
et  très-poissonneuse,  dans  les  eaux  de  laquelle  ou 
pêche  d'excellents  barbeaux  :  c'est  l'Epardus  ou  Mar- 
gus  des  Grecs.  11  arrose  un  pays  plat  et  marécageux 
dont  les  émanations  engendrent  des  fièvres  perni- 
cieuses; mais  la  contrée  est  tellement  fertile  que  les 
nomades  se  portent  en  foule  sur  les  bords  du  Mour- 
ghàb, malgrélamortalitéquiy  règne.  Ce  sont  surtout 
les  Hézarèhs  qui  peuplent  les  rives  de  cette  rivière,  qui 
est  à  peu  près  la  limite  de  leur  territoire.  Us  sont  là 
mêlés  à  plusieurs  autres  petites  tribus  d'Eïmaks  de  peu 
d'importance  qui,  pour  être  protégées,  s'allient  avec 
eux  et  prennent  la  dénomination  de  Hézarèhs.  L'une 
d'elles  cependant,  qui  se  compose  de  villageois  et  de 
nomades,  au  nombre  de  douze  à  quinze  mille  familles, 
n'aurait  pas  besoin  de  cette  protection  et  pourrait  se 
dispenser  d'échanger  son  véritable  nom  contre  celui 
de  ses  voisins,  mais  les  nombreuses  alliances  que  cette 
tribu  a  contractées  avec  les  Hézarèhs  l'ont  déterminé 
à  se  considérer  comme  étant  avec  ceux-cj  une  seule  et 
même  famille.  Celte  tribu  est  celle  des  Firouz-Kouhis, 
I.  51. 


—  370  — 

dont  l'origine  est  persane  ;  leurs  pères  combattaient 
Tiinour-Leng,  quand  ce  conquérant  subjugua  leur 
pays.  Acculés  par  lui  dans  les  montagnes  méridionales 
duMazendèran,  ils  s'y  défendirent  en  désespérés;  pour- 
tant ils  furent  obligés  de  capituler.  Timour-Leng  les 
fit  conduire  dans  le  Hérat,  et  les  dissémina  dans  les 
districts  qu'ils  habitent  aujourd'hui.  Bien  qu'ils  appar- 
tinssent à  une  foule  de  tribus  diverses,  ils  reçurent  le 
nom  de  Fironz-Kouhis,  en  mémoire  du  lieu  où  ils 
avaient  été  cernés  et  pris,  près  de  la  petite  ville  de 
Firouz-Kouh,  Voici  les  subdivisions  de  ces  peuplades  : 

Cin(|  mille  familles  sous  les  ordres  duSerdar  Moou- 
doud-Khan  reconnaissent  la  juridiction  du  Serdar 
Kérim-Dad-Khan  ;  elles  sont  établies  à  Kadès,  district 
situé  à  10  farsangs  au  nord-est  de  Kalèh-Noouh. 
Chaque  tente  de  cette  subdivision  peut  fournir  un 
soldat  en  cas  de  besoin,  soit  trois  mille  cavaliers, 
et  deux  mille  fantassins. 

Quatre  autres  chefs  des  Firouz-Kouhis  sont  tout  à 
fait  indépendants  dans  leurs  terres;  ce  sont  : 

1"  Chàh-Peçend  Khan,  qui  réside  dans  la  forteresse 
de  Derzi,  située  à  15  farsangs  sud-est  de  Kalèh-Noouh: 
il  commande  à  deux  mille  familles  pouvant  équiper 
deux  cents  cavaUers  et  huit  cents  fantassins.  Depuis 
mon  passage  dans  cette  contrée,  ce  Serdar  a  été  as- 
sassiné par  ses  administrés  qu'il  tyrannisait.  Il  cou- 
pait tous  les  jours  des  nez,  des  oreilles  ou  des  têtes 
et  faisait  fendre  la  matrice  aux  femmes,  tout  cela 
pour  le  plus  léger  motif.  Son  fils  l'a  remplacé  dans 
son  gouvernement. 

2»  Le  Serdar  Ihrahim-Khan,  gendre  deChàh-Péçend- 


—  371  — 

Khan,  qui  réside  dans  la  forteresse'de  Koiitchè,  située 
au  sud-est  de  Derzi,  au  milieu  d'âpres  montagnes:  ce 
chef  a  sous  ses  ordres  deux  mille  familles  qui  peuvent 
armer  cinquante  cavaliers  et  six  cents  fantassins. 

'3°  Le  Serdar  Méhémed  -Azim-Khan,  Attalek,  qui  ré- 
side dans  la  forteresse  de  Tchektcheràne,  située^  au 
sud-ouest  de  Derzi,  et  au  sud  de  Kalèh-Noouh,  et  qui 
commande  à  quatre  mille  familles ,  pouvant  mettre 
sur  pied  deux  mille  fantassins. 

4»  Enfin  le  Serdar  Hassan-Khan ,  établi  à  Dooulet- 
Yar,  forteresse  située  un  peu  à  l'est  des  sources  du 
Héri-Roud  ;  son  commandement  s'étend  sur  deux 
mille  cinq  cents  familles,  pouvant  armer  cinq  cents 
cavahers  et  mille  fantassins. 

Kalèh-WélL  — 28  juin.  —  7  farsangs  de  parcours  à 
travers  des  plaines,  des  vallées  et  des  montagnes.  Là 
commence  la  juridiction  du  WaU  de  Meïmana;  ce  vil- 
lage se  compose  de  deux  cent  trente  maisons  habitées 
par  quelques  Uzbeks,  mais  en  plus  grande  partie  par 
des  Kapchaks  :  une  petite  rivière  passe  par  là  et  se 
dirige  vers  le  nord.  Cette  tribu  des  Kapchaks  a  été 
décimée  par  de  sanglants  combats,  et  il  n'en  reste  plus 
que  huit  cents  tentes,  fournissant  au  besoin  quatre 
cents  fantassins.  Elle  est  placée  sous  les  ordres  de  deux 
Serdars,  Touràne-Khan  et  Toukhtémècb-Khan,  sous 
la  suzeraineté  du  Wali  de  Meïmana,  sur  le  territoire 
duquel  ils  sont  établis. 

L'effectif  de  ces  tribus  d'Eïmaks  ne  peut  être  jugé 
que  sur  des  on  dit  approximatifs.  Quoi  qu'il  en  soit, 
le  pays  qu'elles  babitent  m'a  paru  plus  peuplé  que  je 
ne  m'v  étais  attendu  et  (ju'on  ne  se  le  figure  en  Europe. 


—  372  — 

Tcharchemhi'h.  —  29  juin.  —  3  farsangs  de  mar- 
che à  travers  de  belles  prairies.  Village  de  trois  cent 
quatre-vingts  maisons,  habitées  par  des  Afchards,  des 
Djem-Chidis  et  des  Kapchaks,  dépendant  du  Wah  de 
Meimana,  jardins  immenses  et  belles  cultures.  Nous 
déjeunâmes  seulement  à  ce  gîte  et  nous  continuâmes 
à  marcher  jusqu'à  Kaissar  où  nous  fîmes  halte  pour 
la  nuit. 

Kaissar,  —  29  juin.  —  3  farsangs  en  plaine  à  tra- 
vers des  cultures  non  interrompues.  Là  se  trouve  un 
superbe  village  qui  donne  son  nom  à  un  district  com- 
posé de  dix  autres  hameaux  dont  les  cultures  touchent 
les  unes  aux  autres.  Ils  sont  habités  par  des  Kapchaks 
et  des  Firouz-Kouhis  dissidents. 

Meimana.  —  30  juin.  —  Distance  de  8  farsangs. 
Après  avoir  cheminé  pendant  une  heure  pour  tra- 
verser une  montagne  escarpée  on  arrive  à  Narine, 
campement  de  mille  tentes  dTJzbeks,  situé  au  mi- 
lieu de  belles  cultures  et  de  prairies  arrosées  par  de 
nombreux  courants  d'eau  vive.  Il  faut  encore  quatre 
heures  de  marche  à  travers  une  plaine  couverte 
de  tous  côtés  de  nombreuses  tentes  d'Uzbeks,  pour 
atteindre  Elmar,  village  d'où  l'on  découvre  au  loin 
une  foule  d'autres  campements  très-populeux  et  qui 
passent  pour  fournir  les  meilleurs  guerriers  de  la 
contrée.  Enfin  à  3  farsangs  plus  loin,  que  l'on  fran- 
chit à  travers  des  montagnes,  on  débouche  dans  la 
plaine  où  se  trouve  Meïinana,  ville  entourée  de  mu- 
railles flancjuées  de  toujs,  mais  sans  fossé  pour  la 
protéger.  Elle  a  quatre  portes  d'entrée;  son  dévelop- 
pement peut  être  de  3  kilomètres  et  sa  population 


—  373  — 

uzbeke  est  de  quinze  à  dix-huit  mille  âmes.  On  y  vciit 
bien  aussi  quelques  familles  parsivanes,  mais  en 
très-petite  minorité. 

Le  Khanat  dont  cette  ville  est  la  capitale  était  gouver- 
né, quelques  mois  avant  mon  arrivée,  par  le  Serdar  Mi- 
zérab-Khan,  mort  empoisonné  par  une  de  ses  femmes. 
Ses  fils,  Eukmet-Khan  et  Cliir-Khan  se  disputaient  sa 
succession  quand  je  passai  par  là.  Eukmet-Khan,  l'aîné, 
pensait  plus  au  vin  qu'aux  affaires,  et,  afin  de  pouvoir 
s'enivrer  tout  à  son  aise,  il  avait  d'abord  paru  disposé 
à  abandonner  le  pouvoir  à  son  frère  cadet  Chir-Khan  ; 
mais  quelques  ambitieux,  qui  ne  pouvaient  arriver 
à  leurs  fins  qu'en  dirigeant  les  affaires  publiques  sous 
son  nom,  l'avaient  détourné  de  son  indolence.  Des 
troubles  assez  graves  avaient  eu  lieu  parmi  le  peuple, 
et  Yar-Méhémed-Khan,  suzerain  nominal  de  ce  Kha- 
nat, avait  été  obhgé  d'intervenir  pour  faire  cesser  la 
querelle  des  deux  frères.  Le  Serdar  Kérim-Dad-Khan, 
Hézarèh,  lui  avait  servi  d'intermédiaire  pour  atteindre 
ce  but;  il  avait  obtenu  qu'Eukmet-Khan  se  contentât 
du  gouvernement  de  la  population  agricole  et  mar- 
chande, tandis  que  Chir-Khan  commanderait  l'armée 
et  résiderait  dans  la  citadelle.  Cet  arrangement,  qui 
au  premier  coup  d'œil  semblait  favoriser  également 
les  deux  frères,  était  en  réalité  tout  en  faveur  de  Chir- 
Khan,  auquel  le  commandement  de  la  force  publique 
assurait  une  influence  toufe  puissante  dans  le  Khanat. 
C'était  pour  porter  son  adhésion  à  l'accord  arrêté  entre 
les  deux  frères  que  Yar-Méhémed-Khan  avait  envoyé 
Feïz-Méhémed-Khan  à  Meimana.  Ce  dernier  avait 
aussi  je  crois  la  mission  secrète  d'y  préparer  la  do- 


—  374  — 

mination  plus  complète  du  Vézir  sur  cette  contrée,  et 
dans  ce  but  il  devait,  conformément  aux  ordres  qu'il 
avait  reçus,  y  former  deux  bataillons  pris  dans  la  po- 
pulation tadjike,  qui  déteste  la  population  uzbeke,  à 
laquelle  appartiennent  Eukmet-Khan  et  Chir-Khan, 
qui  sont  de  la  tribu  de  Ming, 

L'armée  de  ce  Khanat  se  compose  habituellement  de 
quinze  cents  cavaliers  et  de  raille  fantassins,  mais  en 
cas  de  guerre  elle  peut  être  portée  en  quelques  jours 
à  huit  ou  dix  mille  hommes.  Le  revenu  de  Meïmana 
est  évalué  à  quatre  cent  quatre-vingt  mille  francs. 

Je  devais  quitter  dans  cette  ville  Feïz-Méhémed- 
Khan,  et  j'en  éprouvais  un  grand  contentement,  par- 
ce que,  détestant  les  Anglais  et  mecroyant  des  leurs,  il 
s'était  fort  mal  comporté  avec  moi.  Nous  avions  vécu 
complètement  isolés  l'un  de  l'autre,  depuis  notre  dé- 
part de  Hérat,  nous  adressant  rarement  la  parole  si  ce 
n'est  pour  nous  disputer.  A  chaque  instant  il  me  fai- 
sait faire  les  demandes  les  plus  exorbitantes  par  les 
gens  de  sa  suite  :  un  jour  c'était  de  l'argent,  dont  il 
disait  manquer,  qu'il  exigeait  de  moi;  une  autre  fois 
c'étaient  mes  armes,  ma  montre  ou  tout  autre  objet, 
que  je  lui  refusais  toujours,  bien  entendu;  mais  le 
gaillard  n'était  pas  homme  à  se  laisser  rebuter  par 
un  refus,  il  revenait  sans  cesse  à  la  charge,  bien  qu'in- 
utilement. Il  me  témoigna  sa  rancune  de  ces  refus, 
quand  nous  arrivâmes  à  Meïmana,  car  au  lieu  de  me 
mener  loger  avec  lui  chez  les  Khans  gouverneurs, 
ainsi  que  le  Yézir-Saheb  lui  en  avait  donné  l'ordre,  il 
me  dit  que  cela  ne  lui  était  ])as  possible  et  que  je 
serais  plus  à  mon  aise  au  caravansérail.  Il  ne  pensait 


—  373  - 

pas  assurément  dire  si  vrai,  et  il  ne  pouvait  rien 
faire  qui  me  fût  plus  agréable.  La  liberté  qu'il  me 
donnait  me  permettait  de  décamper  à  mon  aise, 
quand  je  le  voudrais,  et  d'éviter  le  contact  de  gens 
qui  pouvaient  beaucoup  trop  ébruiter  mon  passage 
dans  la  Bokharie,  où  venaient  de  périr  si  malheu- 
reusement les  infortunés  Stoddart  et  Conolly  :  je  ne 
pouvais  donc  m'enlourer  de  trop  de  précautions.  Avec 
les  deux  Hézarèhs  que  m'avait  recommandés  Abdul- 
Aziz-Khan,  je  n'avais  besoin  ni  de  protecteur,  ni  de 
guide,  car  ils  connaissaient  parfaitement  les  routes 
que  nous  allions  parcourir  et  ils  avaient  presque  par- 
tout des  parents  ou  des  amis;  cela  me  sufûsait,  telle- 
ment j'étais  sûr  de  n'être  point  reconnu  pour  un 
Européen,  à  moins  d'èlre  trahi.  Quelques  paroles 
échappées  aux  serviteurs  de  Feïz-Méhémed-Khan  me 
taisaient  craindre  qu'il  ne  cherchât  à  m'arrêter  par 
de  sourdes  menées  :  afin  de  le  prévenir,  je  pris  le  parti 
de  quitter  subitement  Meïraana,  sans  faire  nia  visite 
aux  Khans  gouverneurs. 


CHAPITRE  XV. 


Kaffir-Kalèh.  —  Précautions. — Rabat-Abdullah-Kban.  —  Les 
Bohémiens. — Chibberghân. — Irrigation  et  culture. — Rous- 
tem-Khan. — Esquisse  de  ce  chef. — Siège  de  Andekbouye. — 
Politique  locale.— Rivalité  et  intrigues  des  chefs  du  Tur- 
kestan. — Andekhouye. —  Akhtchè. —  Meïlik. —  Le  choléra.— 
Balkh. — Conseils  donnés  par  mes  deux  Hézarèhs. — Conti- 
nuation du  voyage  avec  ces  hommes. — Les  inscriptions  cu- 
néiformes.— Histoire  de  Balkh.  —  L'Emir  de  Bokhara. — 
]\Iazar. — Mosquée  très-vénérée  dans  le  pays. — Khoulm. — 
Politique  des  Uzbeks. — L'armée  de  Khoulm.  — Là  rivière  de 
ce  nom. — Les  Anglais  prisonniers  àMazar  et  à  Khoulm. — Les 
Sipahis  de  l'armée  de  Kaboul. — Une  boisson  désagréable. 
— Le  Mir-Wali  et  Yar-Méhémed. —  Guerre  entre  ces  deux 
chefs. — Causes  de  cette  guerre. — Akbar-Khan  et  le  jeune 
esclave. — Curiosité  des  Asiatiques. — Heïbak. — Les  Uzbeks- 
Kandjélis.  —  Korram.  —  Avis  et  discrétion  des  deux  Hé- 
zarèhs. 


Mes  deux  Hézarèhs  avaient  d'excellents  chevaux: 
j'en  achetai  trois  autres  qui  étaient  en  vente  dans  le 
caravansérail  même  où  j'étais  descendu  :  un  pour 
moi,  l'autre  pour  mon  domestique,  le  dernier  pour 
porter  mes  bagages.  Ces  montures  me  coûtèrent  cent 
vingt  francs  les  trois.  Je  me  gardai  bien  de  dire  à 
personne  qui  j'étais,  oîi  j'allais,  ni  ce  que  je  comptais 
faire,  je  prévins  seidement  le  portier  du  caravansérail 
qu'on  pourrait  peut-être  venir  lui  demander  si  les 
quatre  étrangers  arrivés  avec  l'Ichik  Aghassi  n'étaient 
pas  descendus  dans  son  établissement,  et,  dans  ce  cas, 
je  l'engageai  à  répondre  que  trouvant  l'air  de  la  ville 


—  378  — 
trop  lourd  et  trop  chaud,  nous  étions  allés  camper 
hors  de  ses  murs,  à  l'ombre  d'un  arbre,  pour  éviter  les 
atteintes  du  choléra  qui  sévissait  à  l'intérieur.  Puis 
je  me  remis  aussitôt  en  route,  bien  que  je  fusse  ha- 
rassé des  huit  heures  de  marche  que  nous  venions 
de  faire  :  ce  ne  fut  qu'après  en  avoir  fait  cinq  autres, 
en  traversant  d'abord  une  haute  montagne,  puis  une 
belle  plaine  bien  cultivée ,  que  nous  arrivâmes  à 
Kaffir-Kalèh,  à  dix  heures  du  soir. 

Kaffir-Kalèh.  —  30  juin.  —  Cette  localité  est  située 
sur  la  pointe  d'une  montagne  et  est  habitée  par  des 
Uzbeks  ;  on  trouve  aussi  des  tentes  de  nomades  en 
grand  nombre  dans  les  environs.  A  partir  de  Meïma- 
na,  je  ne  me  séparai  plus  de  mes  armes  :  mon  sabre 
restait  à  mon  côté  pendant  mon  sommeil  et  j'avais 
la  main  sur  mes  pistolets;  je  me  couchais  tout  habillé 
et  tout  botté  :  de  telles  précautions  étaient  indispensa- 
bles dans  ce  pays,  dont  les  habitants  sont  habitués  au 
pillage.  Je  me  déterminai  aussi  à  doubler  l'étape, 
chaque  fois  qu'elle  ne  serait  pas  trop  longue  :  c'était 
là  un  moyen  sûr  de  devancer  la  nouvelle  de  mon  pas- 
sage dans  la  contrée,  et  d'éviter  le  choléra,  qui  sévis- 
sait dans  ce  district  depuis  plusieurs  jours.  J'étais  donc 
exposé  à  une  foule  de  dangers,  sur  lesquels  j'étais  loin 
de  me  faire  illusion;  aussi  mon  inquiétude  fut-elle 
continuelle  depuis  Meïinana  jusqu'à  ma  rentrée  dans 
Hérat.  Toujours  préoccupé  et  l'œil  aux  aguets,  il  me 
fut  rarement  possible  de  me  livrer  au  sommeil,  car 
mon  sang  bouillonnait  et  j'étais  comme  miné  par  une 
fièvre  lente  .'Les  précautions  dont  je  devais  m'entourer 
ajoutèrent  encore  à  mes  maux  :  il  fallait  éviter  de 


—  379  — 

camper  près  des  lieux  habités  et  mes  Hézarèhs  allaient 
seuls  aux  provisions^  tandis  que  je  bivouaquais  à  di- 
stance avec  mon  domestique,  à  Tombre  d'un  arbre. 
Il  nous  arriva  souvent  de  n'avoir  qu'un  mauvais 
morceau  de  pain  noir  pour  toute  nourriture. 

Rabat- Addullah-Khan.  —  l^^  juillet.  —  Distance  de 
10  farsangs  :  les  trois  premières  en  plaine,  au  milieu 
de  belles  cultures  dépendant  du  district  de  Kbaïr-Abad 
que  nous  traversâmes  vers  midi.  Le  village  de  ce  nom, 
situé  sur  la  route  et  peuplé  d'Uzbeks,  est  entouré  de 
vastes  jardins  et  défendu  par  un  mur  d'enceinte  et  un 
fossé  :  un  autre  village  nommé  Djanjumè,  fortifié 
comme  le  premier,  est  niché'tout  à  côté  sur  la  pointe 
d'un  monticule  ;  le  reste  de  la  route  passe  par  des 
steppes  arides.  Au  moment  oi^i  nous  venions  de  traver- 
ser la  seule  petite  montagne  que  nous  eussions  rencon- 
trée, et  où  nous  nous  engagions  dans  la  dernière  gorge 
qui  devait  nous  conduire  à  la  vallée,  nous  fûmes  as- 
saillis par  une  vingtaine  de  gros  chiens  contre  lesquels 
nous  eûmes  beaucoup  de  peine  à  nous  défendre.  Ces 
animaux  sautaient  sur  les  chevaux  et  les  mordaient 
avec  acharnement,  et  si  l'un  de  nous  fût  tombé,  ce  qui 
aurait  pu  parfaitement  arriver,  parce  que  nos  mon- 
tures, ainsi  attaquées,  se  débattaient  violemment,  il 
eût  été  infailliblement  dévoré  sur  place,  sans  qu'il 
nous  eût  été  possible  de  lui  porter  secours.  Ces  chiens 
étaient  les  gardiens  vigilants  d'un  campement  de  Kal- 
bir-bend  (Bohémiens),  auprès  duquel  nous  passions. 
Dès  que  ces  gens-là  nous  aperçurent  ils  rappelèrent 
leurs  chiens,  mais  les  bêles  furent  aussitôt  remplacées 
par  les  femmes  et  les  enfants,  qui  nous  assaiUirent  à 


—  380  — 

leur  (our  pour  nous  demander  raumône  :  ils  y  mirent 
tant  d'ardeur  qu'il  nous  fut  bientôt  impossible  d'avan- 
cer. Les  uns  se  pendaient  à  nos  jambes,  les  autres  à 
nos  habits  ou  bien  à  la  bride  du  cheval,  et  il  fallut  for- 
cément les  satisfaire.  Je  crois  fort  que  s'ils  ne  nous 
avaient  pas  vu  si  bien  armés,  ils  se  seraient  montrés 
plus  exifjeants.  J'ajouterai  qu'il  serait  imprudent  à  une 
personne  seule  de  s'aventurer  dans  un  endroit  écarté 
au  milieu  de  ces  harpies;  elles  l'auraient  bientôt  dé- 
pouillé :  les  femmes  que  nous  vîmes  là  étaient  d'une 
beauté  médiocre,  leur  teint  était  très-hâlé,  leur  taille 
élevée  et  bien  prise  :  elles  étaient  surtout  pourvues  de 
volumineux  appas,  qu'elles  laissaient  à  découvert 
comme  leur  visage.  Les  hommes  étaient  assis  à  une 
petite  distance  du  chemin,  tressant  des  tamis,  et  s'in- 
quiétantfort  peu  de  ce  qui  se  passait  entre  nous  et 
leurs  femmes,  dont  la  morale,  en  fait  de  chasteté, 
n'est  pas  très-sévère.  Je  trouvai  ces  Bohémiens  ce  que 
j'avais  vu  ceux  de  leur  race  partout  ailleurs  en  Asie, 
possédant  les  mêmes  instincts  nomades,  un  grand 
esprit  de  caste,  vivant  de  peu,  dans  une  excessive  mal- 
propreté, et  se  montrant  peu  scrupuleux  sur  les 
moyens  à  employer  pour  se  procurer  le  nécessaire. 

Nous  campâmes  le  soir  près  du  caravansérail-chàh 
ruiné  de  Rabat-Abdidlah-Khan  :  il  n'y  a  ni  habitation, 
ni  population  à  l'endroit  de  celte  halle,  qui  est  même 
dépourvue  d'eau  ;  nous  lûmes  obligés  de  nous  con- 
tenter de  celle  que  nous  avions  apportée  dans  une 
outre,  et  nos  chevaux  durent  attendre  jusqu'au  len- 
demain matin  pour  se  rafraîchir. 

Chihberyhân,  —  2  juillet.  —  7  l'arsangs  de  route  en 


—  381   — 

plaine  :  les  trois  quarts  du  chemin  se  font  à  travers 
des  steppes,  et  le  reste  à  travers  des  prairies  et  des 
cultures.  Chibberghtàn  est  une  ville  de  douze  mille 
âmes,  habitée  par  des  Uzbeks  et  des  Parsivans,  mais 
les  premiers  y  sont  en  grande  majorité.  Cet  endroit 
n'est  pas  fortitié,  toutefois  il  s'y  trouve  une  citadelle 
où  réside  le  Khan  gouverneur.  La  ville  est  entourée  de 
vastes  cultures  et  de  très-beaux  jardins;  c'est  sans 
contredit  une  des  plus  belles  du  Turkestan  en  deçà  de 
rOxus,  tant  pour  la  fertilité  de  son  sol  et  la  bonté  de 
son  climat  que  pour  la  bravoure  de  sa  population. 
Mais  tous  ces  avantages  disparaissent  en  partie  devant 
un  inconvénient,  c'est  que  les  ruisseaux  qui  alimen- 
tent ses  cultures  descendent  tous  du  Khanat  de  Ser- 
Peul,  avec  lequel  ses  habitants  ont  souvent  des'  diffé- 
rends qui  aboutissent  toujours  à  leur  faire  couper 
l'eau.  Il  s'ensuit  une  guerre  presque  continuelle,  dont 
les  résultats  tournent  au  plus  grand  préjudice  deChib- 
berghân.  Cette  ville  entretient  d'une  manière  perma- 
nente deux  mille  cavaliers  et  cinq  cents  fantassins, 
mais  elle  pourrait  au  besoin  armer  plus  de  six  mille 
hommes.  Koustem-Khan  la  gouvernait  quand  j'y  pas- 
sai en  1845,  mais  il  en  fut  momentanément  chassé 
l'année  suivante,  et  voici  jjourquoi. 

Roustem-Khan  avait  épousé  la  lille  de  Mizérab-Khan, 
Wali  de  Meïmana.  Fort  de  l'appui  que  lui  prêtait  sou 
beau-père,  il  crut  pouvoir  braver  impunément  l'Émir 
de  Bokhara,  en  enlevant  à  Kezem-Fer-Klian,  Afchard, 
son  vassal ,  la  ville  d'Andekliouye  qu'il  gouvernait. 
Après  avoir  été  battu  ei  dépouillé,  ce  dernier  se  ren- 
dit à  Bokhara  et  réclama  l'assistance  de  l'Émir  Nasser- 


—  382  — 

Ullah-Khan,  lui  promettant  non-seulement  de  recon- 
naître sa  suzeraineté,  ainsi  qu'il  l'avait  fait  jusque-là, 
mais  encore  de  lui  payer  un  tribut  annuel,  ce  qui 
n'était  pas  encore  arrivé.  L'Émir  ayant  alors  une 
guerre  à  soutenir  contre  le  chef  de  Kokan  profita 
d'un  de  ces  moments  de  bonne  intelligence  qui  ré- 
gnaient si  rarement  entre  lui  et  Mir-Wali,  gouverneur 
de  Khonlm,  pour  le  prier  de  rétablir  Kezem-Fer-Khan 
dans  le  gouvernement  d'Andekhouye.  Mir-\Yali  accep- 
ta cette  mission  avec  d'autant  plus  d'empressement 
qu'il  se  promettait  bien  de  la  faire  tourner  tout  à  son 
avantage.  Pour  atteindre  ce  buf,  il  adressa  Kezem- 
Fer-Khan  à  son  gendre  Mahmoiid-Khan,  gouverneur 
de  Ser-Peul,  avec  toutes  les  recommandations  néces- 
saire*. Mahmoud-Khan,  se  mettant  aussitôt  à  l'œu- 
vre, forma  une  ligne  avec  les  gouverneurs  de  Ma- 
zar,  de  Balkh  et  d'Akhtchè,  et  après  avoir  réuni  ses 
troupes  aux  leurs,  s'en  alla  assiéger  Andekhouye  et 
Chibberghàn.  Roustem-Khan  avait  confié  la  défense 
d'Andekhouye  k  Soufi-Khan,  Afchard,  neveu  et  antago- 
niste de  Kezem-Fer-Khan;  mais  un  parti  s'élant  formé 
contre  lui  dans  la  ville,  celui-ci  fut  saisi  et  hvré  aux 
assiégeants.  Quant  à  Koustcm-Khan,  qui  s'était  enfermé 
dans  Chibberghàn,  il  serait  peut-être  sorti  victorieux 
de  la  lutte  s'il  n'eût  pas  été  trahi  par  ses  alliés  et  livré 
seul  aux  attaques  de  ses  adversaires.  Tant  que  Mizérab- 
Khan  de  Meïmana  avait  vécu,  il  avait  prêté  un  con- 
stant appui  à  son  gendre  ;  mais  après  sa  mort,  Eukmet- 
Khan  et  Chir-Klian  n'entretinrent  pas  des  rapports 
aussi  loyaux  avec  leur  beau-frère ,  et  au  lieu  de  le  se- 
courir, comme  ils  le  lui  avaient  promis,  ils  envoyèrent 


—  383  — 

un  contingent  de  cavalerie  grossir  l'année  de  ses  en- 
nemis. Les  habitants  de  Chibberghàn,  déjà  très-mal- 
heureux par  suite  de  la  perte  de  leurs  cultures,  qui 
avaient  été  ravagées,  et  souffrant  beaucoup  de  la  pri- 
vation de  Feau,  qui  leur  avait  été  coupée,  forcèrent 
Roustem-Khan  à  se  rendre.  Kezem-Fer-Khan  rentré 
en  possession  du  gouvernement  d'Andekhouye, 
grâce  à  Tactive  intervention  de  Mir-Wali,  reconnut  la 
suzeraineté  de  ce  prince  pour  lui  manifester  sa  recon- 
naissance, et  Chibberghân  resta  au  pouvoir  de  Mah- 
moud-Khan, de  Ser-Peul,  qui  la  fit  gouverner  par  son 
frère  Hussein -Khan.  Roustem-Khan  et  Soufi-Khan  fu- 
rent tous  deux  envoyés  prisonniers  à  Rokhara,  et  ce 
fut  là  le  seul  bénéfice  que  l'Émir  de  celte  ville  retira  de 
son  intervention  en  faveur  de  Kezem-Fer-Khan,  qui 
venait  d'échapper  à  sa  suzeraineté. 

Nasser-UUah-Khan  ne  pouvant  se  résoudre  à  être 
dupé,  prit  sa  revanche  quelques  mois  après  en  confiant 
un  petit  corps  de  troupes  à  Roustem-Khan,  qui  s'em- 
para de  nouveau  de  Chibberghân  et  força  Kezem- 
Fer-Khan  d'Andekhouye,  à  tenir  toutes  les  promesses 
qu'il  avait  faites  à  l'Émir.  Un  an  après,  il  ne  restait 
plus  rien  de  toutes  ces  combinaisons;  car  Yar-Méhé- 
med-Khan  arrivait  de  Hérat  à  la  tête  de  vingt  mille 
hommes  et  soumettait  Meimana,  Andekhouye,  Akhtchè 
et  Chibberghân  à  sa  domination.  Il  en  repartit  ensuite 
en  y  laissant  de  fortes  garnisons,  avec  des  gouverneurs 
de  son  choix  K 

1  A  Pépoque  de  la  mort  de  Yar-Môhémed,  en  \  'S53,  ces  difl'é- 
rentes  places  fortes  sonl  redeveuues  indépeiidanlcs,  el  depuis 
lors  elles  ont  iuui  de  leur  liberté. — Ed. 


—  384  — 

Tous  ces  petits  Khans  du  Turkestan  sont  vraiment 
incroyables  avec  leurs  rivalités,  qu'ils  s'etTorcent  con- 
stamment d'accroître  ;  il  en  résulte  des  guerres  per- 
manentes, pendant  lesquelles  il  est  impossible  aux 
habitants  de  ces  fertiles  contrées  de  développer  les 
richesses  du  sol,  et  d'entreprendre  des  travaux  en  vue 
de  bénéfices  à  venir.  L'instabilité  des  choses  publi- 
ques arrête  tout  essor  progressif,  et  c'est  toujours  le 
malheureux  peuple  qui  souffre  le  plus  de  l'ambition 
des  chefs,  lesquels,  dans  leurs  petits  Khanats,  sont  les 
souverains  les  plus  absolus  du  monde.  Ces  Khans  ne 
reconnaissent  la  suzeraineté  des  princes  de  Hérat, 
de  Bokhara  ou  de  Khoulm,  qui  dominent  sur  ces 
contrées,  que  par  la  crainte  qu'ils  leur  inspirent,  et 
quelquefois  aussi  par  l'intérêt  qu'ils  y  trouvent;  ils 
changent  de  protection  à  chaque  instant,  car  la  crainte 
ou  l'avidité  sont  toujours  les  seuls  mobiles  de  leur 
conduite.  Mais  quel  que  soit  le  suzerain  qu'ils  adoptent, 
il  est  rare  qu'ils  lui  payent  un  tribut  :  celui-ci  est  au 
contraire  obhgé  de  leur  envoyer  des  khalats  (habits 
d'honneur)  pour  les  contenter  et  se  les  rendre  favora- 
bles. Lorsqu'ils  fournissent  un  contingent  de  troupes 
au  suzerain,  en  cas  de  guerre,  ils  ne  perdent  abso- 
lument rien,  puisqu'ils  reçoivent  de  ce  dernier  une 
indemnité  en  nalure,  et  qu'ils  trouvent  dans  lo  pillage 
du  pays  envahi  une  ample  compensation  à  leurs  frais 
de  déplacement.  Il  y  a  parmi  ces  Khans  de  l'Asie  cen- 
trale un  besoin  naturel  d'agitation,  d'intrigue,  de 
perfidie  et  de  domination;  c'est  un  système  qui  pro- 
bableiuenl  (latc  des  temps  les  plus  reculés  et  qui  sera 
cerlainemenl  le  même  dans  trois  mille  ans  d'ici. 


—  385  — 

Andekiwuye.  —  Je  n'ai  pas  visité  cette  ville,  mais 
voici  les  renseignements  qui  m'ont  été  fournis  sur  ce 
qui  la  concerne.  Les  trois  quarts  de  sa  population  ap- 
partiennent à  la  tiibu  parsivane  des  Afchards,  et  ont 
été  établis  là  par  Chàh-Abbas  le  Grand.  L'autre  quart 
se  compose  d'Uzbeks  :  mais  le  gouvernement  de  la  ville 
est  presque  toujours  entre  les  mains  d'un  chef  afchard. 
Le  nombre  de  ses  habitants  s'élève  à  quinze  mille;  ils 
entretiennent  mille  huit  cents  cavaliers  et  six  cents 
fantassins:  en  cas  de  besoin  ce  nombre  peut  être  triplé 
en  vingt-quatre  heures.  Andekhouye  est  éloigné  de  5 
farsangs  seulement,  au  nord  ouest,  de  Chibbergân. 

Akhlchè. —  3  juillet.  —  Distance  de  5  farsangs  de 
Chibberghàn.  On  y  arrive  par  une  plaine  très-fertile. 
Les  cultures  se  succèdent,  l'une  après  l'autre,  entre 
cette  localité  et  Andekhouye;  c'est  un  immense  jardin 
qui  présente  le  coup  d'oeil  le  plus  animé  et  le  plus 
pittoresque.  La  ville,  outre  sa  muraille  d'enceinte  et 
son  fossé,  est  encore  protégée  par  une  citadelle,  dans 
laquelle  demeure  le  gouverneur.  Akhtchè  contient  six 
à  sept  mille  âmes  de  race  uzbeke,  et  sa  banlieue  est 
très-peu  peuplée.  On  ne  lève  que  deux  cents  cavaliers 
pour  la  sûreté  de  ce  petit  territoire,  qui  se  borne 
presque  à  la  ville;  au  besoin  pourtant  on  pourrait 
mettre  sur  pied  mille  à  douze  cents  soldats.  Dans  ces 
petits  Khanats  de  l'Asie  centrale,  il  faut  considérer  à 
peu  près  toute  la  population  mâle  arrivée  à  l'âge  viril, 
comme  devant  porter  les  armes.  Les  Khans  ne  pren- 
nent à  leur  solde  qu'un  nombre  d'hommes  suffi- 
sant pour  la  police  de  leur  principauté,  parce  qu'ils 

savent  que    s'ils  sont  attaqués,   les   volontaires  ne 
I  ^)'i 


—  386  — 

leur  manqueront  pas.  Le  cultivateur,  le  boutiquier, 
tous  répondront  à  son  appel,  et  arriveront  montés 
et  armés  à  leurs  frais  pour  aller  combattre  l'en- 
nemi. Dans  ce  cas  l'avidité  n'est  plus  que  le  mo- 
bile secondaire  de  leur  prise  d'armes ,  car  il  s'agit 
alors  de  défendre  tout  ce  qu'ils  possèdent  contre 
leurs  voisins;  ils  ont  aussi  en  perspective,  il  est  vrai , 
la  victoire  et  le  pillage  de  ceux  qui  voulaient  les  dé- 
pouiller, et  c'est  là  un  stimulant  qui,  à  défaut  d'autre, 
est  assez  puissant  dans  cette  contrée  pour  pousser  un 
homme  à  exposer  sa  vie.  La  ville  d'Akhtchè  est 
gouvernée  par  Ichàne-Ourak ,  vassal  de  l'Émir  de 
Bokhara,  et  frère  du  gouverneur  de  Balkh.  Le  titre 
d'ichàne  est  particulier  aux  Uzbeks,  qui  l'emploient 
comme  le  mot  Séyid,  lequel  signifie  également  des- 
cendant du  Prophète.  Je  n'entrai  point  dans  Akhtchè; 
après  avoir  déjeuné  à  l'écart,  à  l'ombre  d'un  arbre, 
nous  continuâmes  notre  route  pour  aller  couchera 
Meïlik. 

Me'ilik.  —  3  juillet.  —  4  farsangs  de  marche  à  partir 
d'Akhtchè  :  la  route  traverse  une  plaine  marécageuse, 
couvertede  roseaux  et  d'une  grande  quantité  d'arbres, 
parmi  lesquels  dominent  d'énormes  tamarins.  Ce  vil- 
lage renferme  une  population  uzbeke  de  deux  mille 
cinqcents  âmes  environ  et  dépend  du  gouvernementde 
Balkh. Le  choléra-morbus,  dont  j'avais  vu  les  premières 
traces  à  Meimana,  et  qui  sévissait  avec  assez  de  force 
à  Chibbergân  et  Akhtchè,  était  à  son  maximum  d'in- 
tensité au  moment  où  j'arrivai  ta  Meïhk.  Les  habitants 
décimés  par  ce  fléau  étaient  tellement  atterrés  qu'ils  ne 
firent  i)as  la  moindre  attention  à  moi,  ce  dont  je  fus 


—  387  — 

charmé,  car  il  y  a  dans  cette  localité  un  grand  nombre 
de  gens  qui  sont  rétribués  par  les  princes  et  chefs 
de  l'Afghanistan  et  du  Turkestan,  pour  les  tenir  au 
courant  de  tout  ce  qui  se  passe  dans  le  pays.  Meïlik 
est  un  point  central  convenant  parfaitement  à  un 
observateur  qui  désire  savoir  les  nouvelles  du  Tur- 
kestan.  Cette  ville  est  en  outre  le  point  où  se  relient 
plusieurs  routes,  aussi  les  voyageurs  y  affluent-ils  de 
toutes  parts.  Les  ruines  que  l'on  traverse,  une  heure 
avant  d'arriver  à  MeïUk,  indiqueraient  que  cette  ville 
n'a  fait  que  remplacer  une  ancienne  cité  de  la  Bac- 
triane.  Elles  consistent  en  amas  de  briques  cuites, 
d'une  origine  évidemment  très -ancienne;  mais  il 
serait  difûcile  de  préciser  à  quel  genre  de  construre 
lions  elles  ont  servi. 

Balkh.  —  A  juillet.  —  Parcours  de  7  farsangs  dans 
une  plaine  fermée  à  gauche  par  une  chaîne  d'assez 
hautes  montagnes,  d'oi^i  descendent  de  nombreux  tor- 
rents, coupant  la  route  à  chaque  pas  et  formant,  par  in- 
tervalles, des  mares  de  boue  du  milieu  desquelles  nos 
chevaux  eurent  toutes  les  peines  du  monde  à  se  tirer. 
Quand   nous  arrivâmes   à  2    farsangs  de  Balkh, 
mes  Hézarèhs  quittèrent  la  grande  route  et  se  diri- 
gèrent obliquement  à  gauche,  à  travers  champs,  en 
m'invitant  à  les  suivre.  Ne  comprenant  pas  dans 
quelle  intention  ils  agissaient  de  la  sorte,  je  leur  en 
demandai  l'expUcation.  «Si  vous  voulez  aller  à  Bok- 
«  hara,  me  dirent-ils,  vous  n'avez  qu'à  continuer  de 
«  marcher  droit  devant  vous.  —  Ceci  me  paraît  singu- 
«  lier,  leur  répondis-je,  car  Bokhara  est  à  quinze  jour- 
ce  nées  de  distance  d'ici  et  nous  lui  tournons  le  dos. 


—  388    — 

— «  Soit,  me  dit  l'un  d'eux,  mais  l'on  saura  bien  vous 
rt  faire  retourner  pour  vous  y  conduire.  »  Il  m'apprit 
alors  que  Mir-Suddour,  gouverneur  de  Balkli,  dont  les 
revenus  n'étaient  pas  très-considérables,  s'efforçait  de 
les  augmenter  par  tous  les  moyens  possibles  :  dans  ce 
but,  il  faisait  garder,  au  sud  de  la  ville,  toutes  les  ave- 
nues par  lesquelles  arrivaient  les  voyageurs,  afin  de 
leur  imposer  un  droit  de  circulation  pour  leur  proj^re 
personne,  leurs  montures  et  leurs  bagages.  On  était  sur- 
tout très-attentif  à  examiner  ces  derniers,  parce  que  le 
droit  qui  les  frappait  s'élevait  plus  ou  moins,  suivant 
la  nature   des  objets  transportés.  «S'il  vous  convient 
«  qu'on  visite  votre  bagage,  ajouta  le  Hézarèh,  et  qu'on 
«  y  découvre  vos  livres,  vos  habits  et  autres  objets  eu- 
«  ropéens  que  j'ai  eu  l'occasion  de  remarquer  ces  jours 
«  derniers,  rien  ne  s'oppose  à  ce  que  vous  marchiez 
«  droit  devant  vous;  mais  sachez  que  la  découverte  de 
<(  votre  nationalité  vous  conduira  droit  à  Bokhara.  Or, 
«  comme  nous  partagerions  votre  sort  en  vous  suivant, 
«  nous  croyons  devoir  vous  prévenir.  Si,  au  contraire, 
«  vous  consentez  à  changer  de  direction  et  à  marcher 
«  une  demi-heure  de  plus,  nous  arriverons  du  côté  du 
0  nord  dans  les  ruines  de  la  ville,  sans  être  vus  par  qui 
«  que  ce  soit  :  nous  avons  des  provisions  suffisantes 
«  pour  nous,  et  nos  chevaux  trouveront  assez  d'herbe 
«  dans  les  ruines  pour  se  nourrir.  Dès  que  nous  se- 
«  rons  suffisamment  reposés,  les  uns  et  les  autres, 
«  nous  partirons  pour  Khoulm,  dont  le  gouvernement 
«  est  bien  plus  hospitalier  que  celui  de  Balkh.  Si  vous 
«  voulez  voyager  comme  nous  vous  le  conseillons, 
«  nous  ne  vous  quitterons  pas  d'un  moment,  mais  si 


—  389  — 

«  vous  persistez  à  vous  exposer  ?an?  m'-cessité  à  des 
«dangers  qui  pourraient  nous  atteindre,  adieu!  et 
«  qui  Dieu  vous  protège!  »  Il  m'était  impossible  de  ne 
pas  reconnaître  la  justesse  de  ce  raisonnement ,  et 
cependant  il  m'en  coûtait  de  ne  pas  visiter  à  mon 
aise,  ainsi  que  je  me  l'étais  proposé,  cette  antique 
cité,  la  mère  des  villes,  Oummè  el  helad,  ainsi  que 
l'appellent  les  Asiatiques. 

Je  me  résignai  donc  à  regret  au  détour  proposé,  qui 
nous  conduisit  jusqu'auprès  d'une  immense  mos- 
quée en  ruine,  où  nul  ne  vint  nous  troubler.  Un  cours 
d'eau  passait  au  milieu  de  l'ancienne  ville  et  nos  che- 
vaux broutèrent  l'herbe  qui  poussait  abondamment 
sur  ses  bords;  quant  à  nous,  après  avoir  déjeuné,  nous 
nous  endoriuîmes,  afin  de  nous  préparer  par  un  peu  de 
repos  à  franchir  pendant  la  nuit  les  10  farsangs  qui 
nous  séparaient  de  Khoulm.  Vers  le  soir  seulement  je 
me  hasardai  à  visiter  une  partie  des  ruines  qui  nous  en- 
vironnaient; elles  proviennent  d'édifices  bâtis  par  éga- 
les parties  de  briques  cuites  et  crues,  les  premières 
ayant  des  proportions  peu  communes  :  j'en  rtlevai 
de  vingt-deux  pouces  de  long  sur'seize  de  large.  Sur 
quelques-unes,  dont  le  grain  est  excessivement  fin, 
et  dont  la  dureté  doit  presque  égaler  celle  de  la  pierre, 
je  remarquai  certains  caractères  cunéiformes  ',  mais 

1  D'autres  voyageurs  avaient  déjà  remarqué  avant  M.  Ferrier 
l'existence  de  briques  revêtues  de  caractères  cunéiformes  dans  les 
ruines  de  Balkh.  Ces  vestiges  d'un  temps  passé  offrent  du  reste  un 
très-grand  intérêt,  car  ce  sont  les  seuls  de  ce  genre  que  l'on  trouve 
à  une  aussi  grande  distance  dans  l'Orient.  Sir  Henri  Rawlinson 
est  d'avis  que  ces  constructions  ont  été  faites  par  les  Kuchans, 
nne  race  de  Scytlies  célèbres  qui  occupaient  Balkh  à  une  époque 
I.  1^ 


—  390  — 

CCS  dernières  étaient  très-rares.  La  citadelle,  près  de 
laquelle  nous  étions  campes,  me  parut  en  meilleur 
état  que  la  ville  ;  c'est  une  enceinte  carrée  flanquée 
de  tours  aux  angles,  et  juchée  sur  une  éminence  de 
terres  rai)portées.  La  place  est  tout  à  fait  abandonnée, 
comme  aussi  des  mosquées,  des  collèges  et  un  assez 
long  bazarqui  est  pourtant  encore  presque  en  bon  état; 
il  y  a  évidemment  des  constructions  de  tous  les  âges 
parmi  ces  ruines,  et  les  unes  sont  faciles  à  distinguer 
des  autres.  Mes  Hézarèhs  m'assurèrent  que  plus  de 
trois  mille  cinq  cents  âmes  en  habitent  la  partie  sud, 
où  Ton  trouve  une  vaste  mosquée,  des  bains,  un  long 
bazar  et  plusieurs  caravansérails.  Il  y  a  une  vingtaine 
d'années,  on  comptait  encore  beaucoup  de  maisons 
en  bon  état  dans  les  ruines  de  cette  ville,  mais  quel- 
ques-unes d'entre  elles,  en  s'écroulant  à  la  suite  des 
pluies  du  printemps,  ont  mis  à  découvert  jjlusieurs 
vases  remplis  de  pièces  d'or,  cachés  dans  les  murs. 
Depuis  cette  découverte,  les  habitants  de  Balkh  dé- 
molissent eux-mêmes  les  constructions  qui  restent  de- 
bout, dans  l'espoir  de  s'enrichir  par  une  trouvaille. 
De  toute  manière  leur  peine  n'est  jamais  perdue, 
puisqu'ils  recueillent  les  briques  qu'ils  retirent  des 
décombres,  et  les  vendent  à  ceux  qui  élèvent  de 
nouvelles  maisons  dans  la  ville  neuve.  Cette  nouvelle 
ville  est  grande  ouverte;  une  citadelle  en  occupe 
le  centre  ;  la  cité  a  été  construite  à  une  heure  plus 
au  nord  (pie  l'ancienne,  et  c'est  là  que  réside  Ichàne- 

très-reculée.  On  trouve  des  L)ri(jiies  avec  îles  signes  cunéilbmies, 
d  ecrilurescytlie,  tracés  par  ces  peuples,  Suse  et  sur  les  bords 
niénies  du  golfe  Persique. — Ed. 


I 


—  391  — 

Suddour ,  gouverneur  de  la  province  :  elle  con- 
tient, dit-on,  plus  de  quinze  mille  âmes,  la  plupart  d'o- 
rigine afghane;  un  tiers  seulement  est  uzbeke,  des 
tribus  Kapchak  et  Yabou.  Ces  proportions  sont  les 
mêmes  pour  la  population  qui  habite  les  ruines. 

L'origine  de  Balkh  se  perd  dans  la  nuit  des  temps  : 
ce  fut  la  première  capitale   des  rois  de  Perse.  Les 
auteurs  orientaux  attribuent  sa  fondation  à  Kaïamu- 
rat,  premier  prince  de  la  dynastie  Pichdadienne, 
deux  ou  trois  seulement  pensent  que  ce   fut   Tah- 
murat  qui  la  construisit.  Alexandre  le  Grand  trouva 
Balkh  dans   un  état  très-florissant ,  et   cette   ville 
compta  au  nombre  des  grandes  cités  de  l'Asie,  jusqu'à 
l'époque  où  Djenghiz-Khan  fit  exterminer  tous  ses 
habitants.  A  peine  se  relevait-elle    de    ses   ruines 
qu'elle  eut  encore  beaucoup  à  souffrir  de  la  politique 
dévastatrice  de  Timour-Leng  :  les  guerres  intermina- 
bles que  se  firent  ensuite  les  successeurs  de  ce  prince 
lui  portèrent  le  dernier  coup.  Il  serait  difficile  qu'elle 
reprît  jamais  son  ancienne  importance. 

Le  territoire  de  Balkh  est  cité  pour  sa  fertilité  ; 
l'eau  y  abonde,  et  il  ne  lui  manque  qu'une  population 
plus  nombreuse  pour  en  faire  la  contrée  la  plus  fer- 
tile de  l'Asie.  Dans  l'état  de  délabrement  où  se  trouve 
ce  pays,  c'est  encore  un  des  plus  productifs  du  Tur- 
kestan,  dont  plusieurs  provinces  viennent  s'y  approvi- 
sionner des  céréales  qui  leur  manquent.  Un  grand 
nombre  de  villages  très-peuplés,  dépendent  du  gou- 
vernement de  Ichanè-Suddour,  qui  s'étend  du  nord  au 
sud,  depuis  l'Oxus  jusqu'à  la  chaîne  de  montagnes  qui 
court  de  l'ouest  à  l'est  au  midi  de  Balkh.  Dans  l'autre 


—  392  — 

dirf  ction,  le  territoire  soumis  à  son  autorité  commence 
à  Mazar  et  finit  à  Akhtchè.  Cette  dernière  ville,  bien 
que  reconnaissant  la  suzeraineté  de  l'Émir  de  Bokhara, 
n'en  obéit  pas  moins  au  gouverneur  de  Balkh,  qui,  à 
son  tour  se  reconnaît  vassal  de  l'Émir  de  Khoulm  : 
c'est  là  un  singulier  amalgame  politique,  mais  il  est 
conforme  à  l'esprit  qui  règne  parmi  les  chefs  de  cette 
contrée  ;  agir  avec  ruse,  fomenter  des  agitations,  se 
tromper  les  uns  les  autres,  telle  est  leur  occupation 
continuelle  et  le  bonheur  de  leur  vie. 

Balkh  se  trouve  à  2  farsangs  des  hautes  monta- 
gnes qui  s'élèvent  au  sud  :  elle  est  bâtie  dans  une 
belle  plaine  se  dirigeant  quelque  peu  vers  le  nord, 
jusqu'à  l'Oxus  qui  la  borne  de  ce  côté.  Cette  position 
est  très-heureuse  et  favorise  singulièrement  le  com- 
merce et  l'agriculture  ;  mais  si  sous  ces  rapports  la  si- 
tuation est  avantageuse,  elle  est  devenue  politique- 
ment très-fatale  à  ce  Khanat,  parce  qu'elle  le  rend  un 
motif  de  guerre  continuelle  entre  l'Émir  de  Bokbara  et 
celui  de  Khoulm.  Il  ne  se  passe  presque  pas  d'année, 
depuis  dix  ans,  sans  que  les  armées  de  ces  deux  chefs 
ne  viennent  s'en  disputer  la  suzeraineté.  Ichàne-Sud- 
dour,  gouverneur  de  Balkh,  reconnaissait  celle  de 
Mir-Wali  de  Khoulm  en  1845  '.  Il  entretient  deux  mille 
cinq  cents  cavaUers  et  mille  fantassins;  sa  cava- 
lerie est  une  des  mieux  montées  du  Turkestan,  les 
chevaux  de  Balkh  étant  du  reste  une  des  meilleures 
espèces  de  la  race  turkomane. 

A  huit  heures  du  soir,  nous  trouvant  suffisam- 

I  Halkh  est  tombée  an  pouvoir  de  l'^.mir  «le  Kaboul  en  1850. 


—  393  — 

ment  reposés,  nous  remoniànies  à  cheval  pour  con- 
tinuer notre  voyage  :  nous  sortîmes  des  ruines  sans 
rencontrer  àme  qui  vive  sur  notre  passage.  Je  ne 
puis  exprimer  la  joie  que  j'éprouvai  en  me  voyant 
hors  de  cette  Bokharie,  où  venaient  d'être  si  im- 
pitoyablement égorgés  Conolly ,  Stoddart  et  Nas- 
seli.  J'avais  franchi  les  districts  méridionaux  de  ce 
pays  avec  de  vives  appréhensions,  mais  par  bonheur 
sans  accident.  Je  le  devais  en  partie  à  l'existence 
du  choléra,  dont  les  habitants  se  préoccupaient  trop 
pour  faire  attention  à  moi.  A  vrai  dire,  la  trans- 
formation de  mon  costume,  de  mon  physique  et  de 
mes  manières,  éloignait  tous  les  soupçons;  pourtant 
il  m'eût  été  sinon  impossible,  du  moins  très-difficile 
de  traverser  cette  contrée  sans  être  reconnu ,  si  je 
n'avais  eu  avec  moi  les  deux  Hézarèhs  d'Abdul-Aziz- 
Khan.  Il  y  avait  chez  ces  deux  hommes  un  fond 
de  loyauté  que  j'ai  rarement  trouvé  chez  des  Asia- 
tiques, et  qui  les  portait  à  s'exposer  à  toutes  sortes 
de  désagréments  pour  m'éviter  les  dangers  dont  j'é- 
tais menacé.  Les  Européens  sont  en  effet  traqués 
comme  des  bêtes  fauves  dans  la  Bokharie,  et  si  par 
malheur  j'avais  été  découvert  et  conduit  à  la  capi- 
tale, j'aurais  certainement  été  assassiné  par  l'Émir 
de  cette  ville,  qui,  au  moment  où  je  passai  dans  ses 
États,  soutenait  contre  ses  voisins  une  double  guerre, 
qu'il  n'aurait  pas  manqué  d'attribuer  à  mes  intrigues, 
prétexte  dont  il  s'était  servi  contre  Conolly.  Le  Khan 
de  Cher-Sebz,  Kodjah-Murad  ,  et  celui  de  Kokan, 
musulman  Tchelak  Kirghiz  ,  s'étaient  entendus  pour 
agir  simultanément  dans   leur  prise   d'armes  :  on 


—  30i  — 

parlait  aussi  de  leur  alliance  avec  le  Wali  de  Khoulm, 
et  jamais  l'Émir  de  Bokliara  n'avait  couru  un  plus 
grand  danger.  J'appris  cependant  plus  tard  qu'après 
quelques  combats  tout  s'était  arrangé,  et  que  chacun 
s'était  retiré  chez  soi. 

~  En  sortant  des  ruines,  nous  traversâmes  des  champs 
cultivés  à  travers  lesquels  nous  cheminâmes  pendant 
une  heure  avant  de  regagner  la  grande  route.  Ces 
champs  étaient  coupés  par  de  larges  courants  d'eau 
que  nous  eûmes  beaucoup  de  difficulté  à  traverser 
dans  l'obscurité;  j'en  comptai  plus  de  vingt,  dérivant 
tous  de  la  rivière  Dehas  ou  Balkh-Souï,  à  laquelle  on 
a  fait  des  saignées  à  plusieurs  farsangs  au-dessus  de  la 
ville,  dans  le  but  d'arroser  la  plaine.  Les  cultures  se 
prolongent  depuis  Balkh  juscju'à  Mazar,  et  même  au 
delà,  sans  interruption. 

Ma%ar. — 5  juillet.— 2  farsangs  de  marche  en  plaine. 
Village  enclos  de  murailles  contenant  deux  cents  mai- 
sons au  plus,  maison  trouve  tout  autour  et  dans  les  en- 
virons quelques  miniers  de  tentes  de  nomades  Uzbeks  et 
Eimaks;  les  Afghans  habitent  le  village  ou  des  huttes 
placées  en  dehors  du  mur  d'enceinte.  Ichàne-Choudjà- 
Eddin  est  gouverneur  indépendant  de  cette  localité; 
néanmoins  il  montre  beaucoup  de  déférence  aux  chefs 
de  Khoulm  et  de  Balkh  et  n'obéirait  pas  mieux  à  leurs 
ordres  s'il  était  leur  vassal.  Il  entretient  seulement 
deux  cent  cinquante  cavaliers,  et  cependant  au  besoin 
il  pourrait  en  armer  mille. 

La  mosquée  de  Mazar  ^  est  en  grande  vénération 

*  Mazar  en  langue  persane  signitie  un  endroit  où  se  rendent 


—  39o  — 

parmi  les  musulmans,  surtout  parmi  ceux  de  la  secte 
des  Chiàs.  On  assure  à  ce  suj^t  qu'un  certain  prince 
tartare  reçut  en  songe  la  révélation  qu'Ali,  gendre  de 
Mohammed,  y  était  enterré.  Il  est  à  peu  près  prouvé 
que  la  tombe  de  ce  Khalife  est  à  Nedjef,  près  de  Bag- 
dad, mais  les  Chiàs  ne  s'arrêtent  pas  devant  une  sem- 
blable bagatelle,  le  pouvoir  d'Ali  va  bien  à  leurs  yeux 
jusqu'à  pouvoir  multiplier  sa  dépouille  mortelle: 
d'ailleurs  on  lésait,  il  n'y  a  que  la  foi  qui  sauve  !  Cette 
mosquée  a  été  construite  par  le  prince  timouride  Ali- 
Châh  de  Hérat;  elle  renferme  le  tombeau  de  Chàh-Mur- 
dàne  *  et  possèdede  grands  revenus  provenant  de  legs 
pieux  et  d'offrandes  journalières  des  pèlerins.  Tout 
cela  est  employé  à  nourrir  une  foule  de  pauvres  qui 
se  rendent  sur  ce  point  de  tous  les  Khanats  de  l'Asie 
centrale  pour  vivre  aux  dé{»ens  d'Ali.  Nous  ne  nous 
arrêtâmes  qu'une  heure  à  Mazar  près  d'un  caravan- 
sérail. De  là,  on  peut  gagner  la  ville  de  Bamian  sans 
passer  par  Khoulni  et  Heïbak,  en  se  dirigeant  sur 
Tach-Gourgàne,  petite  ville  située  au  sud  et  à  7  far- 
sangs  de  Mazar,  et  dépendant  du  gouvernement  de 
Khoulm  ;  cette  route  est  aussi  plus  courle  pour  arriver 
à  Kaboul,  mais  il  est  presque  impossible  à  un  étranger 
de  s'y  aventurer  sans  s'exposer  à  être  dépouillé,  c'est 
pour  cela  qu'on  préfère  toujours  la  route  de  Khoulm, 

les  pèlerins;  un  lieu  saint;  et  c'est  pour  cela  qu'on  a  ainsi  nommé 
la  ville  où  se  trouve  la  célèbre  mosquée  dont  il  est  ici  ques- 
tion.— Ef). 

1  Châh-Murdàne  ,  autrenn.ii  dit  le  Roi  des  hommes ,  est  le 
titre  généralement  donné  a  Ali  dans  le  Korassan  ,  el  particu- 
lièrement il  Mazar.  —  VA. 


quoique  plus  longue,  et  presqu'aussi  dangereuse,  car 
le  défilé  d'Abdou,  quf  se  trouve  entre  cette  ville  et 
Mazar,  est  toujours  battu  par  une  foule  de  pillards 
qui  dévalisent  les  caravanes  ;  heureusement  nous  n'y 
fûmes  pas  inquiétés.  La  roule  est  déserte  jusqu'à 
Klioulm. 

Khoulm.  —  5 juillet.  —  Parcours  de  8  farsangs,  dans 
une  plaine  aride:  la  route  est  coupée  entre  cette  ville 
et  Mazar,  par  des  collines  argileuses  où  était  ancien- 
nement le  village  et  le  caravansérail  d'Abdou.  L'un 
et  l'autre  sonl  ruinés  et  inhabités. 

Khoulm  est  improprement  appelée  Klioulloum  par 
les  géographes,  le  premier  de  ces  noms  est  le  seul 
sous  lequel  elle  soit  connue  dans  l'Asie.  Cette  ville  est 
située  dans  la  plaine  et  s'est  formée  de  la  réunion 
de  quatre  ou  cincj  villages,  faisant  aujourd'hui  autant 
de  quartiers  qui  se  relient  par  des  jardins  et  des  cul- 
tures ;  on  y  trouve  des  bazars,  des  caravansérails  et 
des  bains.  Sa  population  peut-être  de  12  à  15,000  ha- 
bitants :  la  citadelle,   placée  sur  une  éminence,  est 
la  demeure  de  Méhémed-Émin-Khan,  souverain  de 
ce  Khanat,  qui  prend  le  titre  de  Mir-Wali.Cc  chef  n'est 
arrivé  au  pouvoir  qu'en  1836;  avant  celle  époque, 
il  était  simplement  ^yali,  c'est-à-dire  gouverneur 
de  la  ville  de  Khoulm,  au  nom  d'un  Khan  uzbek, 
nommé  iMourad-Beg  ,  qui  [)Ossédait  cette  principauté 
et    dont  le   pouvoir  s'étendait  sur  les  contrées  si- 
tuées, du  nord  au  sud,  depuis  la  rivière  de    Ba- 
dakhchàne  jusqu'aux  mon'ngnes  de  l'Hiudou-Kouch, 
limitrophes  du  Kaboul.  Ualkh  à  l'est,  et  Badakhcbâne 
à  loucst,  étaient  ks  liuiiles  de  ses  possessions.  Mou- 


'^^^ 


il 


—  397  — 

rad-Beg  étail  un  soldat  de  fortune  qui  avait  conquis 
lui-même  son  Klianat;  Émin-Khan  s'en  empara  a  sa 
mort,  et  son  administration  est  fort  goûtée  de  ses 
subordonnés;  comme  il  est  un  peu  moins  fourbe  que 
les  autres  chefs  de  la  contrée,  sa  loyauté  est  deve- 
nue proverbiale.  L'État  de  Khoulm  exerce  une  certaine 
influence  sur  ceux  qui  Tenvironnent  et  sa  prépon- 
dérance n'est  point   inférieure  à  celle  du  Kaboul, 
du  Hérat  ou  de  Bokhara.    Sa  population    est   tad- 
jike,  en  grande  majorité,  mais  pourtant  lAlir-Wali  est 
de  race  uzbeke  :  elle  peut  être  évaluée   à  700.000 
âmes.  Les  revenus  de  cette  principauté  s'élèvent  à 
600,000  francs  en  argent  et  à  près  d'un  million  de 
francs  en  céréales,  ce  qui  est  considérable  pour  un 
tel  pays.  L'armée  permanente  se  compose  de  8,000 
cavaliers  et  de  3,000  fantassins.  800  de  ces  derniers 
composent  un  bataillon  soi-disant  régulier,  on  ne  peut 
pas  plus  mal  instruit,  dans  lequel  se  sont  fondus  les 
débris  de  quelques  compagnies  d'Eïmaks,  auxquelles 
les  Anglais  avaient  donné  un  commencement  d'in- 
struction militaire,  quand  ils  occupaient  le  Kaboul. 
L'insurrection  qui  éclata  en  1841  dans  cette  dernière 
ville  a  forcé  ces  compagnies  à  se  retirer  à  Khoulm, 
avec  quelques  sipahis  indiens  qui  faisaient  antérieu- 
rement partie  de  l'armée  britannique;  ce  sont  ces 
derniers  qui  servent  l'arlilleriedcMir-Wali,  composée 
de  dix  pièces  dont  deux  d'un  très-fort  calibre.  Les 
quatre  meilleures  sontcelles  qucMéhémed-Akbar-Khan 
traîna  avec  lui  à  Khoulm  a|)rès  avoir  été  défait  par 
les  Anglaisa  Butkhak,  les  six  autres,  assez  vieilles  et 
assez  mauvaises,  ont  été  aujcnées  là  par  Nader-Chàli 


—  398  — 

el  Ahmed-Chàli ,  Sudozéhi.  Gueudj-Ali-Beg,  tils  de 
Mir-Wali,  est  gouverneur  de  Badakhchàne,  et  Rous- 
tem-Klian,  fils  de  Mir-Mourad-Beg,  ancien  souverain 
du  Khanat,  gouverne  Koundouz  au  nom  de  Mir-Wali. 
La  rivière  qui  passe  par  Klioulm  porte  le  nom  de 
cette  ville  ;  elle  est  absorbée  par  les  cultures  avant 
"  d'arriver  jusqu'à  l'Oxus.  Pour  me  conformer  à  mes 
habitudes  de  prudence,  j'allai  cami)er  hors  la  ville, 
dans  un  endroit  écarté,  afin  d'éviter  les  intarissables 
questions  des  habitants;  mais  à  peine  étions-nous  in- 
stallés à  l'ombre  d'un  mûrier  (jue  nous  lûmes  abordés 
par  un  Afchard  qui  crut  me  reconnaître,  prétendant 
m'avoir  vu  trois  semaines  avant  à  Hérat,  oii  il  se 
trouvait  alors.  Comme  je  niai  fortement  ainsi  que 
mes  compagnons  de  voyage,  l'incertitude  s'empara 
de  lui.  Pourtant  il  voulut  j)Ousser  jusqu'au  bout  ses 
investigations  et  me  parla  d'un  médecin  euroiiéen  qui, 
disait-il,  s'était  fait  musulman  et  habitait  Mazar  depuis 
trois  ans,  mais  qui  s'était  étal)li  dans  une  autre  tribu 
que  vingt-cinq  ou  trente  Anglais  qu'il  assurait  être 
relégués  aussi  à  Mazar  et  nourris  aux  dépens  de  la  mos- 
quée. Cet  homme  m'affirma  de  plus  (jue  d'autres  An- 
glais étaient  retenus  à  Tadjgar,  à  Hézercl-Imam  et 
autres  lieux.  Je  n'ai  eu  la  possibilité  de  vérifier  la 
fausseté  de  son  assertion  que  pour  ceux  de  ces  malheu- 
reux qu'il  disait  être  à  Khoulm,  où  je  ne  vis  que  des 
indiens  devenus  soldats  de  Mir-Wali,  et  pourtant  il 
pouvait  se  faire  qu'il  y  eût  parmi  eux  quelques  An- 
glais. Des  recherches  trop  complètes  à  cet  égard 
m'eussent  exposé  à  partager  leur  infortune  et  je 
crus  devoir  être  très-prudent  dans  mes  iiivestiga- 


—  399  — 

tions.  L'Afchard  ,  qui  venait  de  me  révéler  leur 
présence,  voulut  me  mettre  en  rapport  avec  eux, 
mais  je  n'étais  pas  assez  sûr  de  lui  pour  accepter 
son  intermédiaire;  il  pouvait  me  trahir  dans  l'espoir 
d'obtenir  une  légère  récompense ,  aussi  je  rejetai  son 
olfre  bien  loin,  en  lui  disant  qu'un  bon  musulman 
comme  moi  n'avait  rien  à  démêler  avec  des  infidèles. 
Il  se  retira,  à  ce  que  je  crois,  à  peu  près  convaincu  de 
ne m'avoir  jamais  vu  et  persuadé  que  je  venaisde  Bok- 
liara  et  me  rendais  dans  ma  famille  a  Pechaver.  Ce 
qu'il  venait  de  me  dire  excita  cependant  vivement  ma 
curiosité,  et  malgré  les  dangers  qu'il  pouvait  y  avoir 
à  me  montrer  trop  en  public,  je  ne  pus  résister  au 
désir  de  parcourir  la  ville  ,  bien  certain  que  s'il  y 
avait  des  Anglais,  je  les  reconnaîtrais  facilement  à 
leur  physionomie  si  diiîérente  de  celle  des  Indiens, 
des  Afghans  ou  des  Uzbeks.  Je  me  rendis  donc  à  pied 
dans  les  bazars,  accompagné  d'un  des  Hézarèhs; 
mais  j'eus  beau  observer,  rien  ne  m'indiqua  ce  que 
je  venais  y  chercher.  J'ai  vu  depuis  plusieurs  habi- 
tants de  Khoulm  à  Hérat  età  Meched,  qui  m'ont  assuré 
que  cet  Afchard  m'avait  dit   vrai. 

Après  avoir  rôdé  çà  et  là,  pendant  une  heure, 
la  fantaisie  me  prit  de  me  réconforter  d'une  tasse 
de  thé,  et  je  m'approchai  d'une  des  nombreu- 
ses boutiques  où  sed.bitait  la  bienfai.^ante  boisson. 
Sur  la  demande  de  mon  Hézarèh,  le  maître  de 
l'établissement  passa  dans  une  chambre  de  derrière 
et  nous  rapporta  bientôt  deux  énormes  bols,  pleins 
jusqu'au  bord,  dont  la  vue,  je  dois  l'avouer,  éveilla 
passablement  ma  gourmandise.    Dès  que  j'en    eus 


—  400  — 

avalé  la  première  gorgée,  je  me  crus  empoisonné; 
le  malheureux  épicier  avait  assaisonné  son  ragoût, 
par  parties  égales,  de  Ihé  et  de  graisse  rance  ;  celte 
dernière  tenait  lieu  de  sucre,  mais  je  me  garderai 
bien  de  dire  que  cela  fût  à  TaYautage  du  breuvage. 
Quel  horrible  festin  ce  gaillard-là  me  fit  faire  !  Je 
fus  cependant  obligé  de  dissimuler  mon  dégoût  pour 
ce  mélange  qui,  d'après  ce  que  j'ai  appris  depuis,  est 
très-estimé  dans  le  Turkestan  :  montrer  que  je  l'igno- 
rais et  paraître  surpris  m'aurait  de  suite  fait  recon- 
naître pour  un  étranger,  ce  qui  jn'aurait  singulière- 
ment compromis  aux  yeux  de  la  foule  qui  nous  entou- 
rait. Rassemblant  donc  tout  mon  courage,  je  retins 
mon  souffle  le  mieux  que  je  pus  et  j'avalai  en  frisson- 
nant la  dégoûtante  médtcine  que  j'avais  deiïfSndée  si 
mal  à  propos,  mais  je  n'étais  pas  au  bout,  le  bourreau 
d'épicier  ne  me  fit  grâce  de  rien  et  me  présenta  aussi- 
tôt une  énorme  pincée  de  la  feuille  de  thé  infusée,  et 
trempée  dans  la  même  graisse,  qu'il  me  fallut  encore 
avaler  comme  le  coup  de  l'étrier.  Quant  à  Rabi,  mon 
compagnon,  il  paraissait  éprouver  autant  de  plaisir  à 
consommer  l'abominable  liquide  que  j'avais  ressenli 
de  dégoût  d'être  obligé  de  l'absorber  :  il  prenait  son 
temps  et  humait  le  breuvage  par  petites  gorgées,  tan- 
dis que  je  suais  à  grosses  gouttes  par  suite  de  l'effort 
que  je  venais  de  faire.  Mais  j'étais,  comme  disent 
les  Persans,  dans  une  mauvaise  heure  ,  Bed  Sahad , 
et  à  ce  désagrément  se  joignit  bientôt  une  crainte 
très-vive  que  provoquèrent  les  paroles  d'un  homme, 
portant  le  bras  en  échari)e,  et  causant  dans  un  groupe 
de  consommateurs  établis  à  côté  de  nous.  Il  avait  été 


—  401  — 

blessé  dans  un    récent  combat  que  les   troupes  de 
Khoubn  avaient  livré  à  celles  de  Kaboul,   et  ne  par- 
lait que  des  dangers  de  la  route  qui  conduit  à  cette 
dernière  ville;  aussi  dissuadait-il  un  de  ses  interlocu- 
teurs de  s'y  rendre,  l'assurant  que  le  moindre  risque 
qu'il  pouvait  courir,  c'était  d'être  dépouillé  par  ses 
compatriotes  mêmes,  qui,  une  fois  en  campagne,  ne 
sont  arrêtés  par  aucun  frein.  Amis  et  ennemis,  ils 
pillent  et  tuent  les  uns  comme  les  autres,  etfontbéné- 
fice  de  tout.  Rabi,  que  cette  nouvelle  intéressait  autant 
que  moi,  se  mêla  à  la  conversation  et  voilà  ce  que  nous 
apprîmes  à  notre  grand  regret.  La  guerre  que  se  fai- 
saient Mir-Wali  et  l'Émir  Dost-Mobammed  avait  com- 
mencé pour  la  cause  la  plus  futile,  quoiqu'on  lui  don- 
nât des   apparences  très-sérieuses.  Dost-Mohammed 
avait  éprouvé  un  refus  très-net  de   Mir-Wali  lors- 
qu'il lui   avait  demandé  l'autorisation  d'emprunter 
son  territoire  pour  aller  combattre  l'Émir  de  Bokbara, 
contre  lequel  il  avait  de  grands  motifs  de  plaintes; 
et,  disait-il,  il  voulait  obtenir  par  la  force  ce  que 
l'amitié  n'avait  pas  voulu  lui  accorder.  Mir-Wali,  de 
son  côté,  exposait  avec  raison  qu'en  répondant  favo- 
rablement à  cette  demande,  c'était  renoncer   à  ses 
États,  à  sa  souveraineté,  car  il  était  sûr  que  les  Afgbans 
ravageraient  le  pays  et  s'en  empareraient  s'ils  étaient 
en  force.  Tels  étaient  les  motifs  apparents  de  la  guerre, 
mais  les  gens  les  mieux  informés  lui  attribuaient  une 
tout  autre  cause  :  ils  disaient  que  Dost-Mohammed 
avait  eu  la  main  forcée  par  son  fils  et  Vézir,  Méhem- 
med-Akbar-Khan,  lequel  pendant  le  temps  de  son  exil 
à  Khoulm ,  avait    pris   en  affection    singulière    un 


^  402  — 

mignon  du  Wali,  et  le  lui  avait  enlevé  en  retour- 
nant à  Kaboul.  Ce  jeune  adolescent  avait  trouvé 
le  moyen  de  s  échapper  et  de  revenir  à  Khoulm 
où  Mir-Wali  le  faisait  garder  à  vue,  et  le  refusait  à 
Akbar  qui  le  réclamait  à  grands  cris.  Ses  refus 
avaient  amené  la  guerre  qui  existait.  Les  deux  armées 
avaient  déjà  eu  plusieurs  engagements  avec  des  succès 
variés.  Celle  de  Kaboul,  sous  les  ordres  du  Serdar 
Akrem-Klian,  frère  d'Akbar,  tenait  le  pays  acci- 
denté situé  en  avant  de  Bamian,  et  celle  de  Khoulm 
occupait  en  deçà  de  Sighàne,  dans  de  fortes  positions, 
des  déûlés  difficiles  à  enlever.  Cette  nouvelle  me 
contraria  au  dernier  point,  et  en  rentrant  à  noire 
campement  nous  tînmes  conseil  sur  ce  qu'il  y  avait 
de  mieux  a  faire  dans  cette  occurrence.  La  guerre  avait 
été  si  soudaine,  si  inattendue,  que  nous  n'en  avions 
entendu  parler  pour  la  première  fois  qu'à  iMeïlik,  en- 
core nous  avait-on  assuré  en  même  temps  que  la  paix 
était  conclue  et  que  les  troupes  ne  s'étaient  pas  dépla- 
cées :  notre  déplaisir  fut  grand  en  apprenant  le  con- 
traire. J'eus  un  moment  lïdée  de  gagner  Kachmir  en 
traversant  le  Kaffiristan,  habité  par  les  Siàh-Pouchts, 
mais  les  Hézarèhs  ne  m'y  auraient  pas  accompagné  ; 
du  reste,  ils  ne  connaissaient  pas  la  route,  et  le  but  de 
leur  voyage  était  Kaboul.  Il  fallait  forcément  quitter 
l'incognito  à  Khoulm  si  je  persévérais  dans  ce  projet, 
et  il  restait  à  savoir  si  quekju'un  s'y  serait  trouvé  pour 
me  conduire  à  travers  ce  pays  à  peu  près  inconnu. 
Dans  cette  extrémité,  notre  avis  à  chacun  fut  qu'il 
tallaii  continuer  d'avancer  jusqu'à  ce  que  nous  vis- 
sions l'impossibilité  d'aller  plus  loin.    Une   fois  ceci 


—  403  — 

arrêté,  nous  nous  remîmes  en  route  à  trav»3rs  un  pays 
désolé  par  Tarmée  et  décimé  par  le  choléra:  mais  nous 
résolûmes  de  ne  voyager  que  pendant  la  nuit  close, 
afin  d'éviter  les  rencontres  et  les  questions,  aux- 
quelles on  est  tenu  de  répondre  dans  ces  contrées, 
sous  peine  de  passer  pour  un  malfaiteur  et  d'exciter 
les  soupçons.  Et  puis,  à  la  faveur  de  l'obscurité, 
je  pouvais  voyager  sans  être  reconnu  et  mes  Hézarèhs 
avaient  une  version  toute  prête  pour  les  curieux  : 
nous  étions  les  gens  d'un  Khan  uzbek  que  nous  allions 
rejoindre  au  camp  de  Sighàne. 

Heïbak  \  —  6  juillet. — Distance  de  lOfarsangs;  on 
marche  d'abord  pendant  trois  quarts  d'heure  dans 
une  plaine  qui  s'élève  en  pente  douce  et  se  termine 
brusquement  à  une  chaîne  de  hautes  montagnes  se 
dressant  presque  à  pic  à  une  très-grande  hauteur. 
Nous  nous  y  engageâmes  à  travers  une  passe  étroite, 
à  l'issue  de  laquelle  la  vallée  s'élargit  un  peu.  On 
rencontre  un  ou  deux  villages  et  des  jardins  de  dis- 
tance en  distance.  Autant  qu'on  pouvait  en  juger' 
au  milieu  de  l'obscurité,  cette  gorge  nous  parut 
bien  arrosée  et  assez  fertile.  Partis  au  coucher 
du  soleil,  nous  n'arriAàmes  au  gîte  que  vers 
midi ,  le  lendemain  ,  nous  étant  arrêtés  à  moitié 
chemin  pour  faire  un  somme  de  deux  heures,  et 

1  Heïbak  est  le  point  le  plus  reculé  où  pénétrèrent  les  troupes 
anglaises  pendant  la  guerre  des  Afghans.  Un  détachement  du 
corps  commandé  par  le  capitaine  Hopkins,  venu  de  Baniian,  se 
maintint  à  Sighàne  et  à  Heïbak  pendant  plusieurs  mois,  en  mena- 
çanldcla  sorte  Khoulm,  où  Dost-Moliammed-Klian  avait  d'abord 
établi  son  quartier  général  après  son  retour  de  Bokiiara. — Ed. 


—  404  — 

l:\isspr  reposer  nos  chevaux,  que  cette  course  tou- 
jours ascendante  avait  beaucoup  fatigués.  Heïbak, 
cil  nous  descendîmes,  est  un  gros  village  peuplé 
dTzbeks  de  la  tribu  des  Kandjélis,  gouvernés  par  un 
chef  qui  se  dit  indépendant,  mais  qui  n'en  obéit 
pas  moins  en  tout  point  au  Wali  de  Khoulm,  et  lui 
paye  même  une  redevance  qu'il  qualifie  de  présent. 
Ce  chef  réside  dans  une  petite  forteresse  située  sur 
une  éminence  qui  domine  toute  la  vallée.  Il  est  d'une 
rapacité  incroyable  et  perçoit  un  droit  de  circulation 
sur  les  caravanes  et  les  voyageurs  qui  passent  par  là. 
11  était  heureusement  au  camp  de  Sighàne  quand  nous 
arrivâmes  dans  son  voisinage,  et  son  préposé  nous 
laissa  passer  sans  rien  exiger  de  nous  et  sans  s'in- 
quiéter de  notre  identité  :  il  crut  tout  simplement 
que  nous  étions  des  gens  de  l'Kmir  et  que  nous  nous 
rendions  à  Sighàne  pour  le  rejoindre. 

Le  sol  est  d'une  fertilité  peu  commune  dans  cette 
localité  et  la  végétation  vraiment  luxuriante.  Les 
Jardins  y  sont  nombreux  et  produisent  des  fruits 
qui  passent  pour  les  meilleurs  du  Turkestan.  Les  cé- 
réales sont  peu  cultivées  a  Heïbak  ;  les  quelques 
champs  qui  avaient  été  ensemencés  cette  année 
ayant  été  complètement  bouleversés  par  les  sangliers 
qui  abondent  dans  les  montagnes  environnantes, 
leur  produit  avait  été  presque  nul.  La  rivière  de 
^  Khoulm  passe  à  lleïi)ak,  et  ses  bords  depuis  la  ville 
de  Khoulm  sont  couverts  d'une  foule  d'arbres  frui- 
tiers à  l'éiat  sauvage. 

Korram.  —  7  juillet.  —  5  farsangs  de  distance  à 
travers  des  montagnes  escarpées,  |)ar  un  défilé  obscur. 


—  40n  — 

encaissé  dans  des  rochers  taillés  à  pic  de  plusieurs 
centaines  de  mètres  d'élévation.  C'est  là  un  chemin 
diabolique,  couvert  de  pierres  roulées,  d'eau  et  de 
broussailles.  Cependant  la  vallée  s'élargit  par  inter- 
valles, et  l'on  aperçoit  çà  et  là  des  vergers  et  quelques 
rares  cullures  autour  de  petits  villages  qu'on  m'a 
dit  être  très-fa vorisés  par  le  climat,  qui  convient 
admirablement  à  la  culture  des  arbres  fruitiers. 
Nous  arrivâmes  d'abord  à  un  village  nommé  Ser- 
bagh  et  vers  minuit  à  Korram,  où  étaient  campés 
une  foule  de  blessés  revenant  du  camp.  Nous  pen- 
sâmes pouvoir  nous  arrêter  près  d'eux  sans  in- 
convénient, puisqu'une  clarté  douteuse  les  empê- 
chait de  se  livrer  à  notre  égard  à  des  investigations 
minutieuses;  ils  furent  persuadés  que  nous  étions 
de  leur  parti  et  que  nous  allions  rejoindre  notre 
chef.  Ce  qu'ils  nous  dirent  nous  démontra  l'impossi- 
bilité absolue  où  nous  étions  de  dépasser  le  camp  des 
Uzbeks,  où  pour  rien  au  monde  je  n'aurais  voulu  sé- 
journer. Il  fallait  cependant  prendre  un  parti,  etj'in- 
chnais  pour  que  nous  retournassions  sur  nos  pas  jus- 
que près  d'Heïbak,  afin  d'y  prendre  un  chemin  qui 
se  dirigeait  à  l'est,  à  travers  les  montagnes,  vers  la 
petite  ville  de  Tcharikar,  d'où  je  pouvais  gagner  Ka- 
boul. Mais  Rabi  me  représenta  que  ces  montagnes 
étaient  habitées  par  la  population  la  plus  farouche  de 
tout  l'Afghanistan,  que  l'Émir  lui-même  ne  pou- 
vait y  envoyer  ses  propres  gens  sans  exposer  leur 
vie,  et  qu'il  nous  serait  impossible  de  les  fran- 
chir sans  accident.  J'insistai  [)Ourtant  afin  que  nous 
nous    dirigeassions   de    ce    côté,    mais   alors    mes 


—  40R  — 

compagnons  de  route,  sans  en  excepter  mon  domes- 
tique, me  déclarèrent  que  si  j'avais  la  fantaisie  de 
prendre  cette  direction  j'étais  parfaitement  libre  de 
voyager  seul ,  et  qu'ils  ne  m'y  suivraient  certai- 
nement pas.  A  les  entendre ,  ce  que  nous  avions 
de  mieux  à  faire  c'était  de  gagner  un  campement  de 
Hérazèlis  Tatars,  situé  à  quelques  farsangs  sur  notre 
droite;  ils  avaient  là  des  parents  chez  lesquels  nous 
pourrions  attendre  en  toute  sécurité  la  fin  de  la  ba- 
garn>,  et  gagner  ensuite  Kaboul.  Cette  proposition 
était  sans  doute  très-acceplable,  mais  j'accordais  en- 
core si  peu  de  confiance  à  Rabi  et  à  Rouslem,  que 
je  craignais  qu'elle  ne  cachât  un  piège.  Ils  m'avaient, 
il  est  vrai,  donné  jusque-là  des  preuves  de  fidélité, 
mais  je  savais  combien  il  est  impossible  de  se  fier  à 
un  habitant  de  l'Asie  centrale,  car  la  perfidie  forme 
le  fond  de  leur  caractère.  J'hésitai  donc  une  heure 
ou  deux,  mais  en  réfléchissant  que  de  toute  manière 
mon  sort  était  entre  leurs  mains,  je  finis  par  ac- 
cepter. 


CHAPITRE  XVI. 


Kartchou. — Montagnes  de  la  Paropamisade.— Alayar-Beg  re- 
çoit M.  Ferrier  sous  sa  tente. — Assassinat  de  Sadeuk- 
'Khan.  —  Désespoir  de  l'auteur.  — Les  Hézan'-hs  Tatars.  — 
Kaïssar-Beg. — Les  autres  chefs  principaux  des  campements 
de  cette  tribu. — Les  armées  de  chacun  d'eux. — Le  Serdar 
Hassan-Khan,  ben-Zohrab.— Le  nombre  de  ses  soldats.— Les 
invasions  des  Afghans.  —  Timour-Leng  et  les  Hézarèhs.— 
Quinte-Curce.  — Les  Berbères.— Dehas.— Magnifiques  tapis- 
Immense  étendue  de  superbes  prairies.  —  .Ser-Peul.— Le 
gouverneur  Mahmoud-Khan. — Son  armée. — Réception  de 
M.  Ferrier  par  ce  chef.  —  Désir  exprimé  par  le  Khan  de 
contracler  une  alliance  avec  le  gouvernement  britannique. — 
Un  voyage  rapide.  — Description  du  pays  à  travers  lequel 
passe  l'auteur. — Les  chiens  des  Eïmaks.— La  vallée  fertile. 
—Inscriptions  et  bas-reliefs  découverts  sur  les  rochers.— 
Les  montagnes. — Description  de  Boudhi. — Div-Hissar. — Un 
défilé.— Les  Séhérahïs.  — Leurs  mœurs.  —  Le  Temple  des 
idoles. — Timour-Beg.  —Attentions  délicates. 


Kartchou.  —  7  juillet.  —  Parcours  de  4  farsangs. 
En  quitlanl  Korram  nous  suivîmes  encore  pendant 
une  heure  la  route  directe  de  Kaboul  ;  puis  nous  nous 
engageâmes,  à  droite,  dans  des  montagnes  très-escar- 
pées. Le  chemin  étail  tellement  encaissé  dans  les  ro- 
chers qui  surplomblaient  sur  nos  tètes,  que  la  clarté 
des  étoiles  ne  nous  arrivait  plus,  et  nous  étions  obli- 
gés de  nous  confier  à  l'instinct  de  nos  montures. 
A  mesure  que  nous  avancions  la  route  se  rétrécissait 
à  ce  point  que  nous  ne  pouvions  chi  miner  que  les  uns 
derrière  les  autres.  .\u\  premières  lueiu's  du  jour  nous 


—  i08  — 

arrivâmes  aux  plus  hautes  sommités  couvertes^  par 
places,  de  grands  amas  de  neige  ;  le  froid  était  aussi  vif 
qu'en  janvier  dans  les  pays  de  plaines.  Notre  vue  em- 
brassait de  là  toutes  les  montagnes  de  la  Paropami- 
sade,  qui  me  parurent  sillonner  la  contrée  en  tout  sens, 
sur  une  très-grande  étendue,  les  rameaux  inter- 
médiaires se  rattachant  tous  à  deux  chaînes  princir 
pales.  Tune  courant  de  Touest  à  l'est,  l'autre  du  sud- 
ouest  au  nord-ouest.  Quelques  pics,  aux  dimen- 
sions colossales,  étaient  jetés  çà  et  là  comme  des  sen- 
tinelles perdues  dans  le  pays,  et  étalaient  aux  retlets 
du  soleil  levant  leurs  sommités  et  leurs  flancs  crevas- 
sés recouverts  d'une  neige  éclatante.  Il  serait  certai- 
nement impossible  à  une  armée  traînant  quelques 
bagages  avec  elle,  de  franchir  la  montagne  que 
nous  venions  de  gravir,  mais  selon  moi  il  n'en 
est  pas  de  même  pour  celles  que  nous  avions 
parcourues  depuis  Khoulm  jusqu'à  Korram  ;  l'ar- 
tillerie n'y  trouverait  pas  de  très-grands  obstacles. 
D'après  ce  qu'on  m'a  dit,  il  paraît  que  son  passage 
rencontrerait  de  pins  sérieuses  difficultés  du  côté 
de  Bamian  \  Toutefois,  je  ne  pense  pas  que  ces 
difficultés  soient  insurmontables,  et  d'ailleurs  nous 
avons  un  précédent  qui  indi(|ue  le  contraire.  Nader- 
Ghâh,  en  revenant  de  l'Inde,  fit  j)asser  sa  grosse  ar- 
tillerie par  ces  défilés  lorsqu'il  marchait  à  la  con- 

*  Les  oificiers  anglais  du  génie  ont  prouvé  qu'il  n'élail  point 
difficile  di>  Irnnsporler  de  l"ai  lillerie,  de  B:imian  à  Kliouiin.  Lors- 
((u'on  crnl  possible  de  s'avancer  conU'e  la  Bokharie,  les  capitaines 
Slart  et  Broadi'ool  reçurent  l'ordre  de  se  rendre  dans  les  passes 
de  la  Paropnmisade,  el  d'en  faire  In  lepngrnpliie  ex  lele  —  Fd 


—  409  — 

quête  de  Bokliam;  Tdiie  des  pièces,  dont  raffut  s'é- 
tait probablement  brisé ,  est  encore  aujourd'imi 
abandonnée  et  à  moitié  enterrée  dans  le  sable  entre 
Serbagh  et  Korram. 

Nous  n'éprouvâmes  aucun  accident  de  quelque  gra- 
vité à  ladescente  de  la  montagne  au  sommet  de  laquelle 
nous  venions  de  parvenir  :  la  pente  était  rude,  il  est 
vrai,  mais  le  sol  uni  et  sans  obstacle.  A  nenf  heures 
nous  arrivâmes  dans  une  plaine  où  l'on  voyait  au  loin 
des  tentes  peu  nombreuses  de  Hézarèhs  Talars  près 
desquels  Rabi  alla  se  renseigner  :  bientôt  après,  il  nous 
ramena  un  nomade  qui  nous  accompagna  pendant 
une  heure  pour  nous  indiquer  dans  le  lointain  le  cam- 
pement de  Kartchou,  où  nous  arrivâmes  un  peu 
avant  midi.  Le  chef  de  cette  horde  était  le  parent  de 
Roustem,  il  se  nommait  Alayar-Beg.  Ce  fut  chez  lui 
que  nous  descendîmes.  Il  fit  aussitôt  égorger  un  mou- 
ton pour  nous  bien  recevoir  et  exercer  largement 
envers  nous  les  devoirs  de  l'hospitalité.  Roustem 
ne  commença  qu'après  le  repas  à  parler  du  motif 
qui  valait  notre  visite  aux  Hézarèhs  Tatars  ;  toutefois, 
il  eut  soin  de  ne  rien  dire  de  ma  qualité  d'Européen , 
et  je  passai  pour  un  négociant  de  Meched  allant 
trafiquer  à  Kaboul.  Après  nous  avoir  attentivement 
écoulés,  Alayar  nous  donna  ses  conseils  :  «  La  guerre, 
«  nous  dit-il,  ne  fait  que  commencer,  et  cet  état 
«  de  choses  n'est  pas  prêta  finir  :  à  mon  avis  leshosti- 
«  htésse  prolongeront  jusqu'aux  approches  de  l'hiver 
«  et  ne  cesseront  que  lorsque  la  neige  aura  rendu 
«  impraticables  les  passes  de  nos  montagnes.  Si 
«  vous  voulez  attendre  jusqu'au  [irintemps  prochain 


—  MO  — 

«  sous  ma  tente,  considérez  la  comme  vo're  pro- 
«  pre  maison  et  installez-vous-y  tout  à  votre  aise; 
«  seulement  je  ne  pense  pas  qu'un  délai  aussi  pro- 
«  longé  puisse  être  favorable  à  vos  affaires,  puisque, 
«  d'après  ce  que  vous  dites,  arriver  à  Kaboul  le  plus 
«  vile  possible  est  le  plus  ardent  de  vos  désirs.  Il  n'y 
«  a  pour  le  moment  qu'un  moyen  d'arriver  à  ce  but, 
«  c'est  de  vous  rendre  soit  à  Ghaznèh,  soit  à  Kanda- 
«  har,pour  vous  diriger  ensuite  en  toute  sécurité  vers 
«  Kaboul.  La  toute  de  (îhaznèh  est  la  plus  courte  et 
«  serait  la  plus  facile  à  suivre  en  temps  ordinaire  ; 
«  mais  le  chef  des  Hézarèlis  Dèh-Zinguis,  Méhémed- 
«  Sadeuk-Klian,  a  été  assassiné  il  y  a  un  mois  par 
«  Bahadour-Beg,  qui  l'a  remplacé  et  qui  pille  depuis 
«  ce  moment  tous  les  environs;  il  est  en  guerre  avec 
«  Mir-Meulii-Beg,  chef  des  Hézarèhs  de  Yekeuho- 
«  ling,  qui  aspirait  à  remplacer  Mchcmed-Sadeuk- 
«  Klian  dans  le  coumiandement  de  la  tribu.  Il  vous 
«  serait  donc  aussi  impossible  de  traverser  en  ce  mo- 
«  ment  le  territoire  de  ces  deux  chefs  que  de  retour- 
«  ner  sur  la  route  que  vous  venez  d'abandonner  :  ce 
«  que  vous  avez  de  mieux  à  faire  c'est  de  vous  rendre 
«  à  Kandahar  i)ar  Gour  '.  Le  pays  n'est  pas  très-sûr, 
«  pourtant  il  offre  plus  de  sécurité  que  les  autres  ; 
«  le  plus  important,  c'est  d'arriver  jusqu'à  Hassan- 
0  Khan,  Zohrab,  chef  des  Hézarèhs  Poucht-Kouhs  : 
«  avec  son  aide,  vous  n'aurez  plus  rien  à  craindre.  » 
Ce  nouvel  incident  me  i>longea  dans  la  stupeur. 
Avais -je  donc   vaincu  tant  de   difficultés    jusque- 

'  r.onolly  a  traversé  le  pays  de  ces  Hézarèhs,  —  Ed. 


—  441    — 

là  pour  me  voir  arrêter  à  quelques  jours  de  marche  de 
rindus?  J'étais  vraiment  désespéré  et  je  voulais  à  toute 
force  tenter  de  passer  a  Bamian,  au  travers  de  l'armée 
afghane;  mes  compagnons  ne  se  montrèrent  pas  alors 
plus  traitables  qu'auparavant  :  tous  me  déclarèrent 
qu'ils  n'étaient  point  pressés  de  marcher  à  une  mort 
certaine,  et  que  malgré  leur  désir  égal  au  mien  d'ar- 
river promptcment  à  Kaboul ,  ils  voulaient  voya- 
ger en  toute  sécurité.  Seul  de  mon  avis,  je  dus 
me  conformer  à  celui  des  autres  :  il  fut  donc  con- 
venu entre  nous  qu'au  lieu  d'aller  droit  à  Kandahar, 
nous  irions  auparavant  a  Ser-Peul,  dont  le  gouverneur 
Mahmoud-Khan,  était  l'allié  et  l'ami  d'Hassan-Khan, 
Zolirab,  et  que  nous  lui  demanderions  des  lettres 
de  recommandation  pour  ce  personnage,  Rabi  avait 
été  dans  sa  jeunesse  au  service  du  père  de  Mahmoud- 
Khan  et  se  faisait  fort  d'obtenir  ces  lettres.  J'acceptai 
ces  conditions  comme  un  homme  condamné  à  n'avoir 
plus  une  volonté  à  lui,  mais  j'insistai  |)Our  que  nous 
nous  rendissions  promptement  près  de  ce  chef.  J'eus 
beau  faire,  mes  Hézarèhs  étaient  en  famille  et  il  me 
fallut  passer  la  journée  et  la  nuit  dans  le  campement 
de  Karl  chou,  dont  Alayar-Beg  s'efforça,  du  reste,  de 
me  rendre  le  séjour  le  moins  triste  possible. 

Les  Hézarèhs  Tatars,  avec  lesquels  nous  étions  cam- 
pés, forment  une  petite  tribu  établie  entre  les  mon- 
tagnes que  traversent  la  rivière  de  Khoulm  et  celle 
de  Balkh.  Bien  que  Mir-Wali,  de  Khoulm,  se  targue 
d'avoir  sur  eux  un  droit  de  suzeraineté,  il  lui  est  im- 
possible d'en  user,  tant  cette  population  est  intraitable. 
Le  pillage  est  l'occupation  principale  de  ces  gens-là 


—  412  — 

et  ils  Texercenl  même  eiilre  eux,  car  on  s'y  dévalise  de 
rampemeiil  à  campement.  Leur  ctief,  Kaïssar-Beg, 
surnommé  Délaver  (courageux)  est  redouté  de  toute 
la  contrée  ;  mais  ses  subordonnés  n'obéissent  guère 
à  son  autorité  que  quand  il  les  mène  aux  razzias. 
Hors  de  là,  chaque  campement  ne  reconnaît  que 
les  ordres  du  chef  qu'il  se  donne.  Ces  nomades 
prétendent  être  une  branche  des  Hézarèhs  Zeidnats, 
établis  à  Kalèh-Noouh,  dont  ils  se  seraient  séparés 
depuis  80  à  90  ans  seulement.  Malgré  la  distance  qui 
les  sépare,  ces  deux  tribus  continuent  à  entretenir  des 
rapports  suivis  et  leurs  chefs  contractent  entre  eux 
de  fréquentes  aUiances  matrimoniales.  Les  Hézarèhs 
Tatars  ne  savent  pas  eux-mêmes  de  combien  de  fa- 
milles ils  se  composent ,  ni  le  nombre  d'hommes 
armés  qu'ils  peuvent  fournir  :  ce  recensement  ne  se 
fait  réellement  que  pour  chaque  campement.  Du 
reste,  ces  nomades  ne  prennent  les  armes  que 
lorsqu'il  s'agit  de  pillage ,  et  aucun  souverain  ne 
pourrait  compter  sur  eux  pour  les  mener  à  la  guerre. 
Au  sud  de  celte  population  est  établie  la  grande 
tribu  des  Hézarèhs  de  l'est,  qui  s'étend,  du  nord  au 
sud,  depuis  IHindou-Kouch  jusqu'aux  frontières  du 
Kandahar.  On  les  désigne  sous  le  nom  de  Hézarèhs  Pes- 
Kouhs  ou  Poucht-Kouhs  (Hézarèhs  de  l'autre  côté  des 
montagnes),  et  ils  se  subdivisent  en  plusieurs  bran- 
ches dont  les  principales  se  nomment  :  Yekeuholin- 
gui,  Dèh-Zingui,  Ser-Djinguch,  Déh-Koudi,  Bolgor 
et  Koudélàne.  Les  trois  premières  sont  gouvernées  par 
des  chefs  indépendants  et  les  trois  dernières  sont  réu- 
nies sous  l'obéissance  d'un  chef  puissant.  Voici  quel 


—  413  — 

était  l'état  de  leurs  forces  respectives  quand  je  passai 
dans  leur  pays. 

Le  Serdar  Mir-Meuhi-Beg,  qui  réside  dans  la  forte- 
resse de  Yekeuholing,  pouvait  armer  1,000  cavaliers 
et  300  fantassins. 

Le  Serdar  Bahadour-Beg,  qui  commande  à  Dèh- 
Zingui,  équipait  en  temps  de  guerre  1,200  fantassins 
et  400  cavaliers. 

Le  Serdar  Mir-Sadeuk-Bcg,  qui  possède  la  forteresse 
et  le  territoire  de  Ser-Djinguel,  pouvait  réunir  500  ca- 
valiers et  800  fantassins. 

Les  populations  soumises  à  ces  trois  chefs  sont 
musulmanes,  de  la  secte  des  Chiàs,  maistrès-relàchées 
dans  la  pratique  de  leur  culte. 

Le  Serdar  Hassan-Khan,  ben-Zohrab,  est  reconnu 
pour  chef  suprême  par  l'autre  moitié  des  Hézarèhs 
Poucht-Kouhs, qui  est  fractionnée  en  plusieurs  bran- 
ches commandées  en  sous  ordre  par  des  chefs  qu'elles 
nomment  elles-mêmes  et  qui  sont  confirmés  par  Has- 
san-Khan. Ce  prince  peut  mettre  en  campagne  5,000 
cavaliers  et  3,000  fantassins  ,  encore  lui  serait-il 
facile  de  doubler  ce  nombre  en  cas  de  pressant  be- 
soin. On  ne  doit  point  s'étonner  du  grand  nombre  de 
soldats  fournis  par  chacune  de  ces  tribus,  parce  que 
chez  elles  toute  la  population  mâle  porte  les  armes  ; 
pendant  la  guerre  il  ne  reste  au  campement  que  les 
vieillards,  les  femmes  et  les  enfants. 

Les  Hézarèhs  Poucht-Koubs  ,  d'Hassan -Khan  , 
Zohrab,  sont  constamment  divisés  entre  eux,  soit  par 
l'ambition  des  chefs  subalternes,  soit  par  des  haines  de 
famille.  Us  ne  cessent  point  d'intriguer  les  uns  con- 


—  AU  — 

tre  les  autres  et  se  battent  presque  constamment 
entre  eux;  ils  s'épuisent  ainsi  en  efforts  qui  n'abou- 
tissent qu'à  leur  ruine  réciproque,  tandis  que  Ten- 
tente  pourrait  les  rendre  redoutables  aux  Afghans, 
avec  lesquels  ils  sont  continuellement  en  guerre. 
Leur  pays,  protégé  par  la  nature  même,  est  difficile 
à  envahir,  et  ils  pourraient  en  sortir  pour  ravager 
les  plaines  du  Kandahar  et  de  Ghaznèh  puis  se 
retirer  derrière  leurs  hautes  montagnes  comme 
dans  un  refuge  inaccessible.  Mais  telle  est  leur  dé- 
sunion que  les  Afghans  trouvent  le  moyen  de  fran- 
chir les  passes  et  de  venir  les  attaquer  dans  leur 
propre  pays.  Ils  n'osent  pourtant  pas  l'occuper  d'une 
manière  permanente  et  se  contentent  d'y  pousser 
des  pointes  pour  butiner ,  se  retirant  ensuite  en 
toute  hâte.  11  résulte ,  de  cette  constante  hostilité 
entre  les  Hézarèhs  et  les  Afghans,  une  haine  telle- 
ment vive  entre  les  deux  races,  qu'il  n'est  pas  possi- 
ble à  ces  derniers  de  s'aventurer  isolément  dans  la 
Paropamisade ,  où  ils  seraient  infailliblement  assas- 
sinés :  ils  sont  donc  forcés,  lorsqu'ils  veulent  se  ren- 
dre de  Kaboul  à  Hérat,  et  vice  versa,  de  décrire  un 
circuit  considérable  pour  faire  un  trajet  qui  serait 
très-court  si  le  pays  des  Hézarèhs  leur  était  ouvert. 
Ils  passent  habituellement,  pour  faire  ce  voyage,  par 
Balkh  ou  Kandahar,  et  il  faut  plus  d'un  mois  aux  ca- 
ravanes pour  franchir  cette  distance,  tandis  qu'il  leur 
suffirait  de  quinze  jours  tout  au  plus  pour  se  rendre 
dans  l'iuie  de  ces  deux  villes  par  la  roule  directe. 
Yar-Méhémed-Khan  m'a  assuré  que  l'Émir  Dost-Mo- 
hamnied  lui  avait  envoyé,  en  1844,  une  lettre  par  un 


—  415  — 

Hézarèlî  Ser-Djingueli  attaché  à  son  service,  et  qye 
cet  homme,  avec  le  même  cheval,  en  passant  par  son 
pays,  n'avait  mis  (jiie  huit  jours  pour  franchir  la  dis- 
tance entre  Kaboul  et  Hérat. 

Timour-Leng  paraît  être  le  dernier  souverain  qui 
ait  asservi  les  Hézarèhs  :  ils  secouèrent  le  joug  après 
sa  mort  etdeimis  cette  époque  ils  sont  restés  indépen- 
dants dans  leurs  montagnes.  Les  Séfuvyès,  le  Grand 
Mogol,  Nader-Cliâh  et  Ahmed-Chàh,  Sudozéhi,  ne 
parvinrent  jamais  à  les  soumettre  à  leurs  lois.  Du 
reste,  il  paraît  qu'ils  fiirent  les  mêmes  en  tout  temps  *, 
car  voilà  ce  que  dit  d'eux  un  des  historiens  d'Alexan- 
dre (Quinte-durce,  VII,  §•'21)  :  «  Alexandre  en  per- 
«  sonne  entra  dans  le  pays  des  Paramédésides. 
«  C'est  un  peuple  sauvage  qui  habite  un  pays 
«  abrupt,  presque  inconnu  à  ses  voisins,  parce 
«  qu'il  ne  veut  avoir  ni  communication  ni  trafic  avec 
«  personne  :  leur  territoire  est  placé  vers  les  glaces 
«  du  pôle,  ayant  les  Bactriens  vers  le  soleil  couchant, 
«  et  la  mer  des  hides  au  midi.  Ce  peuple  demeure 
«  dans  des  maisons  ayant  leurs  assises  en  briques 
c(  et  des  murailles  de  boue  dont  l'épaisseur  va  tou- 
«  jours  en  se  rétrécissant  depuis  le  bas  jusques  en 
«  haut,  où  ils  laissent  un  trou  pour  le  jour.  Us  cul- 


1  Les  Ilczarèhs  ne  sont  ponilanl  pas  les  descendants  des  an- 
ciens lialjitanls  delà  P?ropanii<adc,  ils  appartiennent  aux  tribus 
larlares  qui  fiirenl  d'abord  amenées  dans  le  pays  |)iir  Djenghiz- 
Klian.  Il  est  bon  de  remarquer  que  ces  nomades  ont  tout  à  fait 
oublié  leur  langjge  primitif,  fl  qu'ils  parlent  le  persan.  Cepen- 
dant leur  physionomie  conserve  le  type  tarlar  à  un  point  tel 
qu'il  est  impossible  de  se  méprendre  sur  leur  origine.  —  Ed. 


-   416  — 

«  tivent  par-ci  pnr-là  des  ceps  de  vigne  qu'ils  en- 
«  fouissent  l'hiver  en  terre  afin  de  les  préserver  de  la 
a  gelée ,  car  la  neige  et  la  glace  durent  si  long- 
ce  temps  dans  ce  pays  qu'à  peine  y  voit-on  du  gibier 
«  ou  des  oiseaux.  Le  jour  même  y  est  si  obscur 
«  et  la  lumière  si  faible  ,  qu'on  y  voit  à  peine 
«  clair. 

«  Cette  nature  du  pays  fut  cause  que  l'armée  endura 
«  des  privations  inimaginables,  et  qu'elle  s'abandonna 
«  ensuite  à  un  grand  découragement  ;  la  fatigue,  le 
«  froid,  l'absence  de  secours  humain,  la  pénurie  de 
«  vivres,  rendirent  sa  position  des  plus  tristes.  Les 
«  soldats  mouraient  de  froid  en  très-grand  nombre, 
«  tandis  que  d'autres  avaient  les  pieds  et  les  mains 
o  gelés.  L'éclatante  blancheur  de  la  neige  surtout 
«  fatiguait  infiniment  leurs  yeux ,  et  ils  devenaient 
«  aveugles.  Ceux  qui  avaient  l'imprudence  de  se  je- 
«  ter  par  terre  pour  se  reposer  devenaient  bientôt  si 
«  roides  par  le  froid  qu'il  ne  fallait  plus  songer  à 
«  les  relever  :  ils  n'avaient  [)Our  tout  remède  contre 
«  ses  terribles  atteintes  <jue  l'exercice  et  le  inou- 
«  ven.ent  de  la  marche.  C'était  à  qui  trouverait 
«  quelque  logis  pour  se  refaire,  mais,  par  suite  de  Té- 
«  paisseur  des  brouillards  (\\\\  régnent  éternellement 
«  dans  ce  climat,  on  ne  découvrait  les  maisons  que 
«  par  la  fumée  qui  s'échappait  des  toits:  dès  que 
«  les  soldats  pouvaient  en  rencontrer  une  ils  s'y  truu- 
«  vaienttrès-bien,  car  ces  hôtes  dont  la  solitude  n'avait 
«  jamais  été  troublée  par  personne,  en  voyant  des 
«  gens  armés,  apportaient  promptement  tout  ce  qu'ils 
«  (lossédaientà  leurs  pi«Hls,  tant  ils  étaient  effrayés,  et 


-   U7  — 

«  su[»pliaiei!l    leurs  visiteurs  de   vouloir  bien  leur 
«  laisser  la  vie.  » 

Ce  récit  semble  indiquer  que  les  Macédoniens  tra- 
versèrent la  Paropainisade  eu  biver,  et  je  n'ai  pas  de 
peine  a  croire  les  souffrances  c|u'ils  endurèrent;  mais 
s'ils  eussent  passé  par  là  pendant  Télé,  ils  auraient 
sans  doute  éprouvé  autant  d'agrément  qu'ils  éprou- 
vèrent de  découragement,  parce  que  le  sol  des  vallées, 
arrosé  par  la  fonte  des  neiges,  devient  an  printemps 
d'une  grande  fertilité  :  les  eaux  vives  y  coulent  dans 
toutes  les  directions,  et  la  cbaleur,  d'ordinaire  si  in- 
tense dans  les  plaines  afgbanes,  y  est  tempérée  par 
des  courants  d^air,  qui  se  rafraîcbissent  encore  au 
contact  des  cimes  silacées  des  plus  hautes  monta- 
gnes. Ces  particularités  expliqueront  donc  à  l'avance 
la  dilîérence  que  l'on  trouvera  entre  mon  récit  et 
celui  de  Quinte-Curce. 

Parmi  les  tribus  Hézarèhs,  il  s'en  trouve  une  appe- 
lée Berbère  comme  les  habitants  de  l'Algérie  •  :  les 
premières  rejettent  la  seconde,  et  n'admettent  pas  que 
leur  origine  soit  comnmne;  mais  il  est  incontestable 
que  celle  de  cette  dernière  est  eïmake  :  le  persan  cor- 
rompu, ou  plutôt  le  persan  primitif  est  le  seul  lan- 
gage dont  elle  se  serve.  Les  Berbères  sont  musulmans, 
de  la  secte  des  Chiàs,  ainsi  qu'un  petit  nombre  de  Hé- 
zarèhs-Poucht-Kouhs ,  la  majorité  de  ceux-ci  ap- 
partenant à  la  secte  des  Ali-lllahis,  qui  croient  à  la 
divinité  d'Ali. 

Dehas. — 8  juillet. —  Distance  de  8  farsangs,  entre 

*  On  renconlre  parloul  dans  l'Orient  des    tribus  de  Ber- 
bères. —  Ed. 


—  418  — 
des  plaines  et  des  vallées  assez  fertiles,  mais  où  l'eau 
est  rare  :  tout  t'ait  supposer  qu'elle  doit  être  plus 
abondante  à  droite  et  à  gauche  de  notre  route,  où 
nous  voyons  au  loin  de  nombreuses  tentes  de  noma- 
des, qui  ne  s'y  seraient  pas  élablies  si  le  lieu  était 
aride.  Nous  évitâmes  tous  ces  campements  et  nous 
franciiîmes  cette  étape  à  peu  près  à  travers  champs, 
sous  la  conduite  d'un  Hézarch  Tatar,  qui  nous  avait 
été  donné  par  Alayar-Beg  pour  nous  conduire  jusqu'à 
Ser-Peul.  Après  avoir  fait  six  farsangs,  nous  traver- 
sâmes une  suite  de  collines  (juclque  peu  boisées,  se 
rattachant  à  une  chaîne  de  montagnes  que  longe  la 
rivière  qui  passe  à  Balkh.  Le  seul  village  que  nous 
vîmes  pendant  cette  journée  se  trouvait  au  sommet 
de  l'une  d'elles.  Sa  jiosition  avait  quelque  chose  de  pit- 
toresque et  d'effrayant  tout  à  la  fois;  il  paraissait  être 
accroché  au  flanc  des  rochers  :  notf e  guide  nous  dit 
qu'on  y  arrivait  du  côté  opposé  de  la  colline,  par  un 
chemin  creusé  dans  le  roc  et  excessivement  difficile  à 
gravir.  Les  habitants  de  cette  localité  fabriquent  des 
tapis  très-eslimés,  qu'ils  vendent  Irès-bien  à  Klioulm 
ou  à  Kaboul.  Cette  industrie  suflirait  môme  pour  les 
faire  vivre  honnêtement,  ce  dont  ils  ne  se  soucient 
guère,  à  ce  qu'il  paraît,  car  ils  passent  pour  les  voleurs 
les  plus  audacieux    de  la  contrée.  Ces  gens-lù  pré- 
tendent être  descendants  des  aborigènes,  et  n'avoir 
jamais  obéi  à  aucun  conquérant  :   leur  langage  est 
un   persan  ])lus  corrompu,  ou  peut-être   plus  pri- 
mitif encore   que    celui  que  parlent  les    Hézarèhs, 
et  leur    culte  une  espèce   d'idolâtrie  mêlée   dlsla- 
misme.  Eu  approchant  de  la  rivière  de  Balkh,  nous 


—  449  — 

traversâmes  de  belles  prairies  dont  l'herbe  arrivait 
jusqu'au  ventre  de  nos  chevaux  ;  nous  eûmes  beau- 
coup de  peine  à  traverser  une  infinité  de  rigoles  et  de 
fossés  qui  portent  au  loin  Feau  de  cette  rivière,  néces- 
saire aux  cultures  des  nomades,  lesquels  nous  évitâ- 
mes le  plus  possible.  Il  était  nuit  lors  de  notre  arri- 
vée au  Dehas  (c'est  le  nom  de  la  rivière),  vers  un 
campement  de  Hézarèhs,  composé  de  vingt-deux 
tentes,  commandées  par  Tchopan -Ah  ,  cousin  d'A- 
layar-Beg.  Nous  ne  vîmes  pas  ce  personnage.  Il  resta 
dans  sa  lente,  et  fit  vider  une  de  celles  qui  étaient  a 
côté  pour  nous  recevoir.  A  minuit,  il  nous  envoya 
pour  notre  souper  un  pain  très  noir  et  très-compact 
avec  le  quartier  grillé  d'un  djéràne  *  qu'il  avait  tué  la 
veille.  A  ma  grande  satisfaction,  nous  n'eûmes  la  visite 
de  personne,  et  le  lendemain,  au  point  du  jour,  nous 
étions  à  cheval  pour  nous  rendre  à  Ser-Peul. 

Ser-Peul. —d-iO  juillet. — Parcours  de  10  farsangs. 
Après  avoir  passé  à  gué  le  Dehas,  qui  est  assez  fort 
dans  celte  partie  de  son  cours,  nous  cheminâmes  une 
heure  et  demie  à  travers  les  prairies,  puis  nous  en- 
trâmes dans  une  chaîne  de  montagnes  d'une  moyenne 
hauteur  ;  nous  en  franchîmes  les  premiers  chaînons 
par  un  sentier  pierreux,  côtoyant  la  roche  abrupte. 
Au-dessous  de  nous  s'ouvrait  un  précipice  dans  le  fond 
duquel  coulait  un  torrent,  où  nous  vîmes  successive- 
ment arriver,  pour  s'y  désaltérer,  de  nombreux  trou- 
peaux de  daims  et  de  sangliers;  ces  derniers  sur- 
tout y  venaient  par  centaines  et  se  vautraient  dans  l'eau 
avecdéhces.  Nous  perdîmes  ce  S|)ectacle  de  vue  en  arri- 

'  Djéràne  signifie  aiililope.  —  Ed. 


—  4-20  — 

vaut  au  haut  de  la  montagne,  dont  la  route  est  alors 
unie  et  facile;  sur  le  ^versant  opposé,  on  rencontre 
quelques  massifs  d'arbres,  et  les  broussailles  y  servent 
de  retraite  à  un  grand  nombre  de  perdrix  rouges.  Au 
pied  de  cette  montagne,  je  remarquai  pour  la  première 
fois  dans  TAsie centrale  quelques  bouquets  de  lauriers- 
roses*,  croissant  le  long  des  ruisseaux.  De  là  jusqu'à 
Ser-Peul,la  route  longe  une  plaine  parfois  légèrement 
ondulée  ;  elle  ne  commence  à  être  peuplée  qu'à  2 
farsangs  de  cette  ville  ;  mais  à  compter  de  cet  endroit 
les  tentes  y  sont  nombreuses  et  les  troupeaux  aussi. 
Nous  eûmes  bien  de  la  peine  à  arriver  à  cette  ville,  tant 
le  cheval  que  montait  mon  domestique  et  celui  d'un 
desHézarèhs  étaient  fatigués.  Du  reste,  les  malheureu- 
ses bètes,  indistinctement,  n'avaient  plus  que  la  peau 
sur  les  os,  et  se  ressentaient  furieusement  de  la  course 
rapide  et  forcée  qu'elles  venaient  de  faire  ;  s'il  eût 
fallu  marcher  un  jour  de  plus,  elles  en  eussent  été 
incapables,  et  nous  fussions  restés  en  chemin. 

Ser-Peul  est  une  agglomération  de  maisons  bâties 
sans  régularité,  sur  le  pourtour  incliné  d'une  émi- 
nence  surmontée  d'une  forteresse  où  réside  le  gou- 
verneur. Une  infinité  de  tentes  se  groupent  alen- 
tour, et  tout  cela  peut  contenir,  les  maisons  comprises, 
une  population  de  quinze  à  dix-huit  mille  ànics  :  celle 
du  Khanat  n'excède  pas  le  quadruple  de  ce  chiffre. 
La  plus  grande  partie  est  de  race  uzbeke;  un  tiers 
seulement  sont  des  Hézarèhs  Ser-Djinguelis.  Ser-Peul 


•  L'oléaiirlre  {hhur-Zahrch),    auUeuieiil   dit  le  poison    des 
ânes,  est  un   arbusle  uès  couuuun    dan»   lout  rOiient.  —  Ed. 


~  4-21  — 

se  trouve  dans  une  position  très-laAorisée  de  la  na- 
ture, au  milieu  d'une  vallée  arrosée  par  d'abondantes 
eaux,  qui  coulent  des  montagnes  environnantes  et  se 
réunissent  pour  former  une  rivière,  laquelle  se  dirige 
ensuite  du  côté  de  Chibbergàn.  On  faisait  la  récolte 
quand  nous  y  arrivâmes  ;  les  cultures  me  parurent 
très-étendues,  comme  aussi  les  vergers  d'arbres  frui- 
tiers. 

Mahmoud-Khan,  gouverneur  de  Ser-Peul,  est  gendre 
de  Mir-Wali-de-Khoulm,  et  l'un  de  ses  meilleurs 
comme  de  ses  plus  fidèles  alliés.  L'influence  de  ce 
chef  s'étend  au  loin  parmi  les  Eïmaks  de  la  Paropa- 
misade ,  et  il  en  est  fort  redouté  à  cause  de  sa  bra- 
voure, qui  est  devenue  proverbiale  dans  le  j)ays.  Il  n'in- 
spire pas  moins  de  crainte  aux  Khans  uzbeks,  ses  voi- 
sms ,  et  une  lettre  de  lui  produit  autant  d'effet  sur 
eux  qu'une  armée.  Ce  Khan  est  un  honmie  d'environ 
quarante  ans,  de  forte  taille  et  de  moyenne  grandeur, 
dont  la  physionomie  est  ouverte  et  bien  caractérisée; 
c'est  un  type  persan  bien  plus  que  tartare.  Mahmoud- 
Khan  est  cependant  de  race  uzbeke  ;  mais  son  type 
s'est  sans  doute  modifié  par  suite  du  mélange  de 
sang,  car,  d'après  ce  qu'on  m'a  dit,  ses  aïeux 
depuis  trois  générations  se  sont  constamment  alliés 
à  des  femmes  persanes  de  Kaboul.  xMahmoiid-Khan 
entretient  en  permanence  deux  mille  cavaliers  bien 
montés  et  un  nombre  égal  de  fantassins  :  il  peut  au 
besoin  tripler  cet  effectif. 

Le  bien  que  j'avais  entendu  dire  de  Mahmoud-Khan 
par  tous  ceux  qui  m'en  avaient  parlé  me  décida  à  ne 
rien  lui  cacher  de  mes  affaires,  et  des  (|ue  nous  fûmes 
I.  2i 


—  422  — 

campés,  je  lui  envoyai  mon  guide  avec  Koustem  pour 
le  prévenir  de  mon  arrivée.  Il  m'envoya  immédiate- 
ment chercher  par  son  naïb  (lieutenant),qui  me  condui- 
sit près  de  lui  dans  la  citadelle,  où  il  avait  ordonné  que 
nous  fussions  installés.  Il  descendit  lui-même  dans  la 
cour,  avec  le  sans-façon  tartare,  pour  se  convaincre 
par  ses  propres  yeux  que  nous  ne  manquions  de  rien,  et 
que  la  chambre  qu'on  nous  avait  donnée  était  propre 
et  bien  garnie  de  tapis.  Ce  Khan  m'accueillit  avec  une 
brusque  franchise ,  (jui  me  prévint  de  suite  en  sa 
faveur  ;  aussitôt  il  me  conduisit  dans  son  ajipartement, 
qui  était  fort  simple  et  sans  luxe.  Il  s'assit,  suivant  sa 
coutume,  dans  l'encoignure  de  la  croisée,  gardant 
son  sabre  et  ses  pistolets  à  la  ceinture,  ainsi  qu'il  en 
a  contracté  l'habitude  depuis  vingt  ans;  puis  m'ayant 
invité  à  prendre  place  vis-à-vis  de  lui,  il  me  demanda 
ce  qui  m'avait  amené  à  Ser-Peul.  Je  lui  fis  un  récit 
très-abrégé,  mais  très-exact,  de  mes  tribulations  de- 
puis mon  départ  de  Meclied,  et  je  finis  par  lui  de- 
mander sa  protection  pour  arriver  en  toute  sécurité 
à  Kandahar.  Mahmoud- Khan  me  répondit  à  son  tour 
quelques  paroles  bienveillantes,  qui  me  prouvèrent 
qut;  je  n'avais  pas  trop  présumé  de  son  caractère,  et 
après  avoir  cherché  à  me  consoler  de  ma  mésaven- 
ture, il  ajouta  (jue  ce  contre-temps  avait  quelque 
chose  d'heureux  pour  lui,  puisqu'il  lui  permettait  de 
m  offrir  rhosjiitalité;  il  me  dit  encore  que  la  présence 
d'un  étranger  était  toujours  un  grand  bonheur,  parce 
qu'elle  attirait  la  bénédiction  du  ciel  sous  le  toit  où  il 
se  reposait.  Il  m'entretiut  après  cela  de  ses  démêlés 
avec  ses  voisins,  notanunenl  avec  Kousteui-Khan,  de 


—  423  — 

Chibberghàn  ;  ensuite  il  m'interrogea  longtemps  sur 
l'art  militaire,  et  se  fit  répéter  longuement  tout  ce  qui 
se  rapporte  à  Tattaque  et  à  la  défense  des  places,  tâ- 
chant de  bien  retenir  tout  cela  afin  d'en  faire  son 
profila  l'occasion.  Pour  lui,  Frengui  voulait  dire  An- 
glais, mais  comme  il  n'avait  rien  eu  à  démêler  avec 
eux  pendant  leur  occupation  du  Kaboul,  et  qu'il  avait 
beaucoup  entendu  vanter  leur  générosité,  il  m'assura 
qu'à  présent  qu'ils  s'étaient  éloignés  de  son  pays,  il 
n'avait  aucune  raison  pour  ne  pas  faire  alliance  avec 
eux.  Il  ajouta  môme  que  si  je  voulais  être  son  inter- 
médiaire, je  lui  ferais  le  plus  grand  plaisir;  seule- 
ment il  me  recommanda  de  ne  pas  agir  en  Asiatique, 
c'est-à-dire  de  ne  pas  garder  pour  moi  une  partie  du 
subside  qu'il  réclamait  de  la  générosité  du  gouverne- 
ment de  Calcutta.  Il  me  promettait  en  échange  toute 
espèce  de  bons  services.   Il  va  sans  dire  que  je  fus 
tout  ce  qu'il  voulut,  et  que  je  ne  me  montrai  pas  avare 
de  belles  promesses  :  d'ailleurs  ma  position  me  faisait 
une  loi  de  me  le  rendre  favorable,  et  rien  ne  pouvait 
mieux  atteindre  ce  but  que  de  flatter  sa  cupidité.  Je 
réussis,  à  ce  qu'il  paraît,  à  le  convaincre  de  ma  sin- 
cérité, car  il  me  promit  de  me  faire  arriver  à  Kan- 
dahar  sans  que  je  m'en  aperçusse  :  «  Vous  y  serez 
comme  porté,  me  dit-il,  couché  dans  votre  lit,  et  le 
voyage  vous  semblera  un  heureux  songe.  »  Bien  que 
je  ne  crusse  pas  à  toutes  les  douceurs  que  me  pro- 
mettait son  langage  métaphorique,  je  me  félicitai 
cependant  d'avoir  levé  tous  les  scrupules  qu'il  aurait 
pu  avoir,  et  de  ses  bonnes  dispositions  à  mon  égard. 
J'aurais  bien  désiré,  malgré  la  grande  fatigue  que  je 


—  424  — 

ressentais,  me  remeltre  en  ronte  dès  le  lendemain;  mais 
le  Khan  ne  le  permit  pas,  et  insista  pour  que  je  res- 
tasse une  journée  de  plus  sous  son  toit.  Du  reste,  il 
avait  une  dizaine  de  lettres  à  faire  écrire  pour  mon 
usage,  et  cela  ne  pouvait  être  fait  pendant  la  nuit. 
Conformément  à  ses  avis,  je  me  déterminai  à  me 
débarrasser  des  chevaux  que  j'avais  achetés  à  Meï- 
mana;  les  deux  Hézarèhs,  mes  compagnons  de 
voyage,  se  décidèrent  au  même  sacrifice,  et  pour  com- 
penser ce  qu'il  avait  de  pénible  pour  eux ,  je  leur 
abandonnai  le  prix  de  la  vente  des  trois  qui  m'ap- 
partenaient :  j'eus  ainsi  le  plaisir  de  les  voir  complète- 
ment satisfaits.  «  Le  pays  que  vous  allez  traverser  , 
«  nous  dit  Mahmoud-Khan  ,  abonde  plus  en  espèce 
cf  chevaline  qu'en  espèce  humaine,  et,  avec  les  let~ 
«  très  de  recommandation  que  je  vous  remettrai, 
«  eussiez-vous  besoin  de  vingt  chevaux  dans  chacun 
«  des  campements  que  vous  avez  à  traverser  d'ici  à  la 
«  forteresse  de  Lar,  où  réside  llassan-Khan,  ben-Zoh- 
«  lab ,  vous  les  trouveriez  en  dix  minutes,  et  il  ne 
«  vous  en  coûtera  pas  un  poul  (environ  1  centime). 
0  Ces  campements  sont  tous  très- rapprochés  les  uns 
«  des  autres,  vous  aurez  donc  toujours  des  montures 
«  vigoureuses  et  souvent  renouvelées,  et  vous  pourrez 
«  faire  jusqu'à  20farsangs  par  jour  si  vous  le  voulez  : 
«  rien  ne  viendra  arrêter  votre  marche.  Seulement,  il 
«  est  indispensable  que  vous  cachiez  votre  nationalité 
«deFrengui,  non  pas  parce  que  vos  compatriotes 
.(  sont  détestés  dans  cette  contrée,  où  ils  n'ont  jamais 
c(  l'ait  de  mal  à  personne,  mais  parce  qu'on  les  y  croit 
a  de  grands  alchimistes  qui  ont  découvert  la   pierre 


—  i2?)  — 
«  philosophale,etqu'ou  pourrait  croire  que  votre  chair 
«  même  est  de  Tor.  Dites  partout  que  vous  êtes  un 
«  Persan  à  mon  service,  ainsi  que  cela  sera  écrit  dans 
«  les  lettres  que  je  vous  remettrai,  et  assurez  ceux  qui 
«  vous  interrogeront  que  je  vous  envoie  à  Lar  pour  con- 
«férerde  quelques  affaires  avec  Hassan-Khan.  Soyez 
«  sur  que  vous  arriverez  sain  et  sauf,  et  si  vous  voulez 
«  m'en  croire,  vous  n'irez  pas  h  Kandaliar,  dont  les  Ser- 
«  dars  sont  de  mauvaises  gens.  Avec  l'aide  d'Hassan- 
«  Khan  et  en  continuant  à  marcher  aussi  rapidement 
«  que  vous  l'avez  fait  jusqu'ici,  vous  pourrez  aller  en 
M  cinq  jours  de  Lar  à  Kaboul.  Vous  abrégerez  ainsi 
«  votre  route  et  éviterez  de  donner  des  soupçons  au 
«  chef  des  Hézarèhs,  qui  est  au  plus  mal  avec  celui  de 
«  Kandahar.  Il  ne  manquerait  certainement  pas  d'en 
«  concevoir  si  vous  insistiez  pour  aller  dans  cette  ville 
«  après  avoir  traversé  son  pays,  que  les  Afghans  ne 
«  connaissent  que  très-imparfaitement.  Je  lui  écris 
«  que  vous  êtes  un  marchand  de  Meched,  ainsi  com- 
«  portez-vous  avec  lui  en  conséquence.  » 

Il  était  impossible  de  prendre  des  mesures  plus 
bienveillantes  pour  assurer  ma  sécurité  et  j'en  témoi- 
gnai de  suite  ma  reconnaissance  au  Khan  en  lui  faisant 
présent  d'une  belle  paire  de  pistolets.  Si  le  proverbe 
qui  dit  que  les  petits  présents  entretiennent  l'amitié 
est  vrai  en  Europe,  il  ne  trouve  nulle  autre  part 
aussi  bien  qu'en  Asie  son  application.  iMahmoud-Khau 
n'avait  jamais  vu  d'armes  semblables;  il  les  caressait 
comme  un  objet  animé,  chéri,  et  je  l'avais  rendu  le 
plus  heureux  des  hommes. 

Je  me  re|)osai  le  10  dans  la  forteresse  de  Ser-Peul,  et 
I.  24. 


—  426  — 

le  il  au  matin  on  amena  dans  la  cour  six  chevaux  qui 
nous  étaient  destines,  quatre  comme  montures,et  deux 
autres  pour  mon  bagage.  Le  Khan  avait  jugé  prudent 
de  ne  pas  me  laisser  emporter  mes  malles;  c'est  un 
objet  qui,dans  l'Asie  ccntrale.excite  au  plus  haut  degré 
les  souijçons  de  ses  populations  avides;  en  les  voyant 
fermées  et  cadenassées,  les  Asiatiques  les  supj)0sent 
toujours  remplies  d'or  et  sont  souvent  tentés  de  faire 
un  mauvais  parti  à  leur  propriétaire,  afin  de  s'en  em- 
parer. Les  konrgines,  espèce  de  grandes  besaces  qu'on 
met  en  travers  du  cheval ,  ne  tentent  pas  autant  la 
cupidité  des  gens  mal  intentionnés;  je  renfermai  mes 
efTets  dans  deux  d'entre  elles  qui,  chacune,  devaient 
être  portées  par  un  cheval;  mon  bagage  ainsi  dédoublé 
était  devenu  léger  et  nous  devions  mener  en  laisse 
ou  chasser  devant  nous  les  chevaux  qui  en  étaient 
chargés.  Ce  mode  de  voyage  est  certainement  le  plus 
agréable  dont  j'aie  essayé  en  Asie,  mais  il  n'est  pas 
possible  de   l'employer  partout.  Je   franchis  k  peu 
près  dix  à  quinze  farsangs  par  jour,  jusqu'à  mon  re- 
tour à  Hérat,  avec  des  chevaux  que  nous  renouvelions 
jusqu'à  trois  et  quatre  fois  par  étape,  dans  les  campe- 
ments placés  le  long  de  ma  route.  La  production  du 
ferman  de  Mahmoud-Khan  suffisait   pour  nous  les 
faire  déli\Ter  sans  mot  dire  :  un  guide  qui  chan- 
geait en  même  temps  que  les  ciievaux  nous  accom- 
pagnait toujours  et  se  chargeait  de  nous  aplanir 
toutes   les  difficultés.   Jamais   je    n'avais    eu   pays 
plus  dangereux  à  traverser,  et  jamais  cependant  je 
ne  fus  moins  inquiété.  J'évitais,  il  est  vrai,  de  trop 
me  mettre  en  avant;  je  laissais  ce  rôle  à  Roustem  et 


—  427  — 

à  Rabi,  et  quand  nous  arrivions  au  gîte,  je  me  cou- 
chais aussitôt,  évitant  le  plus  souvent  de  parler  en 
prétextant  un  violent  mal  de  gorge.  Toutefois,  si  nous 
fûmes  exempts  des  investigations  soupçonneuses  des 
Eïmaks,  je  ne  puis  faire  le  luême  éloge  de  leurs  chiens, 
qui  sont  bien  les  plus  hargneux  et  les  plus  indiscipli- 
nés que  j'aie  vus  de  ma  vie  :  dès  que  nous  arrivions 
dans  un  campement,  nous  en  étions  entourés,  assaillis 
au  point  de  ne  pouvoir  mettre  pied  à  terre;  et  pourtant 
ils  finissaient  toujours  par  abandonner  peu  à  peu  mes 
compagnons,  dont  ils  se  contentaient  ensuite  de  flairer 
les  mollets,  pour  se  reporter  sur  moi  avec  acharne- 
ment. On  eût  dit  qu'ils  voulaient  me  signaler  à  leurs 
maîtres  comme  un  intrus  chercliant  à  passer  en  con- 
trebande. 

Boudhi. — H  juillet. — 10  farsangs  de  marche.  La 
nature  du  pays  que  nous  traversâmes,  pendant  la  pre- 
mière moitié  de  cette  étape,  était  très-variée.  La  végé- 
tation la  plus  vigoureuse  s'y  étalait  à  côté  de  la  plus 
complète  aridité.  Les  montagnes  situées  sur  notre 
gauche  étaient  nues,  dépouillées,  et  n'offraient  à  la 
vue  que  des  rochers  abruptes,  tandis  que  celles  de 
droite  étaient  recouvertes  darbres  assez  nombreux, 
au  milieu  desquels  s'étalaient  çà  et  là  quelques  cul- 
tures indiquant  la  présence  d'un  village.  La  vallée  dans 
laquelle  nous  cheminions  était  d'une  fécondité  remar- 
quable, mais  la  chaleur  s'y  concentrait  comme  dans 
une  fournaise.  La  population  nomade  y  était  abon- 
dante, et  leurs  campements  heureusement  situés  au 
milieu  de  bouquets  d'arbres  traversés  par  des  eaux 
vives.  Il  en  est  ainsi  pendant  six  heures  de  marche. 


—  428  — 

plus  loin   la  vallée  ^'élevant   progressivement  finit 
par  se  rétrécir  au  point  de  devenir  un  étroit  défilé 
très -accidenté,  dominé  de  chaque  côté  par  des  escar- 
pements inaccessibles  ;  sur  leurs  sommités  nous  dis- 
tinguâmes des  parcelles  de  murailles  indiquant  clai- 
rement des  traces  de  fortifications,  grâce  auxquelles, 
à  l'époque  où  elles  étaient  debout,  ce  passage  devait 
être  sinon  impossible,  du  moins  très-difficile  à  forcer. 
Ce  défilé  nous  conduisit  à  un  plateau  encaissé  dont  le 
centre  avait  jadis  été  occupé  par  une  petite  forteresse 
carrée,  avec  des  tours  aux  angles,  sous  le  feu  meur- 
trier de  laquelle  on  ne  pouvait  se  dispenser  de  passer 
pour  arriver  au  revers  de  la  montagne,  où  nous  par- 
vînmes à  une  heure  de  là.  Sur  le  point  le  plus  élevé, 
je  remar(|uai  un  énorme  bloc  de  rocher  attenant  au 
sol:  sur  sa  face  unie  étaient  sculptées  plusieurs  figures 
et  inscriptions.  Les  premières  représentaient  un  roi 
sur  son  trône,  rendant  la  justice  au  miheu  de  sa  cour 
assemblée;  un  guerrier  étendu  par  terre  et  enchaîné 
est  égorgé  par  son  ordre,  ainsi  que   semble  l'indi- 
quer son  bras  étendu,  tandis  qu'un  autre  cai)tif,  déH- 
vré  de  ses  chaînes,  jetées  à  côté  de  lui,  et  la  figure 
bouleversée  par  la  terreur,  s'est  précipité  aux  genoux 
du  prince  et  semble  imi)lorer  sa  clémence.  L'inscrip- 
tion arabe,  cjue  je  n'ai  pu  lire,  m'a  paru  beaucoup  plus 
récente  que  le  bas-relief  et  en  avoir  remplacé  une 
autre  qui  devait  probablement  exister  un  peu  au- 
dessus,  dans  un  endroit  où  le  roc  concave  indique 
qu'il  a  été  creusé  afin  de  faire  disparaître  quelque 
chose.  Mon  guide  ne  put  rien  m'apprendre  à  l'égard 
de  ces  sculptures,  sinon  qu'on  les  attribuait  dans  le 


—  429  — 

pays  à  Sultan  -  Mahmoud  le  Ghaznévide.  Il  ajouta 
encore  qu'à  2  farsangs  sur  la  droite  et  dans  la  plaine, 
il  y  avait  les  ruines  d'une  assez  grande  ville  dont 
quelques  masures  étaient  occupées  par  des  pâtres 
de  la  tribu  mongole,  soumise  au  Khan  de  Ser-PeuP. 
Nous  fûmes  au  pied  de  la  montagne  en  moins  d'une 
demi-heure  et  nous  continuâmes  à  avancer  dans  un 
assez  vaste  steppe,  où  nous  fîmes  lever  un  grand  nom- 
bre de  lièvres.  Nous  nous  arrêtâmes,  apiès  avoir  par- 
couru 10  farsangs  en  sept  heures,  dans  le  village  for- 
tifié de  Boudin,  situé  à  l'entrée  des  premières  gorges 
d'une  haute  chaîne  de  montagnes,  sur  un  tertre  co- 
nique. Ses  murailles  sont  en  briques  cuites  et  créne- 
lées; son  importance  a  dû  être  bien  plus  grande 
qu'aujourd'hui,  au  temps  où  l'Asie  centrale  était  au 
pouvoir  des  Mongols,  car  il  i)rotége  au  nord  l'entrée 
principale  de  la  Paropamisade.  Les  fortifications  de  ce 
village  et  la  plupart  des  ses  maisons  sont  en  ruines; 
c'est  tout  au  plus  si  2o0  à  300  de  ces  dernières  sont 
habitées.  Mourad-Beg,  l'zbek,  qui  y  commande  au 
nom  de  Mahmoud-Khan,  de  Ser-Peul,  nous  reçut  très- 
convenablement  dans  sa  demeure,  ajjrès  avoir  |)ris 
connaissance  de  la  lettre  de  son  chef.  Le  lendemain, 
dès  le  point  du  jour,  il  nous  fit  amener  par  un  nou- 
veau guide  des  montures  reposées,  et  nous  partîmes 
aussitôt. 


1  II  est  important  de  faire  remarquer  que  l'auteur  a  rencontré 
des  Mongols  dans  ce  pays,  car  avant  lui  on  croyait  qu'il  n'y 
avait  de  Mongols  que  dans  une  petite  colonie  placée  aux  con- 
fins des  montagnes  de  Gour,  dans  une  direction  éloignée  au 
S.-O.  deSer  Peul.  —  Ed. 


—  4r^o  — 

Div-Bissar. — 12  juillet. — Distance  de  10  farsangs: 
Après  une  heure  de  marche  dans  une  gorge  profonde, 
nous  commençâmes  à  gravir  la  montagne  où  nous 
rencontrâmes,  de  farsang  en  farsang,  des  petits  forts 
en  pierres,  situés  dans  les  positions  les  plus  avanta- 
geuses pour  la  défensive  :  un  détachement  de  quel- 
ques hommes  pourrait  y  arrêter  longtemps  une  armée 
d'invasion.  Nous  montâmes  pendant  quatre  heures  au 
milieu  de  blocs  de  pierre  roulées  les  unes  sur  les  au- 
tres, obstruant  une  route  étroite  qui  serpente  jusqu'au 
sommet,  à  travers  mille  accidents  de  terrain;  nous 
descendhnes  ensuite  le  revers  opposé  dans  les  plis 
d'un  nouveau  défilé  fortement  encaissé,  au  milieu 
duquel  coulait  un  torrent  formé  par  la  fonte  des  nei- 
ges des  hauteurs  environnantes  :  nous  fûmes  souvent 
forcés  de  mettre  pied  à  terre,  dans  l'impossibilité  où 
nous  étions  de  rester  à  cheval  par  ce  chemin  diabo- 
lique :  c'est  une  des  routes  les  plus  affreuses  (jue  j'aie 
jamais  vues.  Il  nous  fallut  deux  heures  pour  arriver 
à  des  vallées  qui  finissent  par  se  confondre  en  une 
seule  plaine  de  36  farsangs  de  circonférence,  bordée 
de  hautes  montagnes,  dans  lesquelles  on  débouche 
seulement  par  deux  passes  :  celle  qui  venait  de  nous 
y  conduire  et  une  autre  par  où  nous  devions  en 
sortir  le  lendemain;  la  végétation  était  des  plus  ad- 
mirables dans  ce  vaste  bassin,  dont  le  sol  est  dis- 
posé en  cultures  ou  en  prairies  à  peu  près  sur  tous  les 
points.  Nous  y  remarquâmes  aussi  beaucoup  d'arbres 
et  des  cours  d'eau  nombreux  descendant  des  monta- 
gnes,dontles  cimes  escarpées  forment  avec  la  plaine  un 
contraste  complet;  elles  sont  pour  la  plupart  couvertes 


—  431  — 

de  rochers  et  dans  les  endroits  où  elles  sont  revêtues  de 
terre  végétale,  on  voit  pousser  quelques  arbustes  ra- 
bougris, que  les  habitants  décorent  du  titre  usurpé  de 
djinguel  (forêt).  On  y  trouve  une  assez  grande  quan- 
tité de  bêtes  fauves  redoutées  des  bûcherons,  qu'elles 
déchirent  souvent  à  belles  dents. 

Les  habitants  de  ce  pays  se  disent  Mongols,  mais  on 
ne  les  connaît  que  sous  le  nom  de  Séhérahis,  qui  si- 
gnifie habitants  de  la  plaine  :  ils  forment  une  petite 
république  indépendante  qui  obéit  cependant  jusqu'à 
un  certain  point  aux  ordres  du  Khan  de  Ser-Peul,  le 
lion  de  la  contrée.  Les  Séhérahïs  prétendent  avoir  été 
établis  là  par  Djenghiz-Khan,  et  ils  assurent  avoir 
bravé  tous  les  efforts  qu'ont  tentés  pour  les  asservir  les 
conquérants  venus  après  ce  grand  exterminateur. 
Quand  on  a  vu  l'accès  difficile  de  leur  pays,  il  est  facile 
de  les  croire,  d'autant  plus  qu'ils  trouvent  dans  leur 
plaine  tout  ce  qui  est  nécessaire  à  l'existence,  sans  être 
obligés  d'avoir  recours  à  leurs  voisins.  Les  Séhérahïs 
ont  une  idée  vague  de  l'Islamisme  et  jurent  souvent 
par  Ali  et  par  le  Prophète;  mais  ils  doivent  avoir  re- 
tenu ces  exclamations  à  force  de  les  entendre  répéter 
par  leurs  voisins,  car,  autant  que  j'ai  pu  le  compren- 
dre, leur  culte  est  une  véritable  idolâtrie.  De  même 
que  les  anciens  Persans,  ils  reconnaissent  un  principe 
du  bien  et  un  autre  du  mal,  mais  sous  les  noms  mo- 
dernes de  Khouda  et  de  Chaitàn,  qui  signifient  Dieu 
et  le  diable.  Ils  ne  sont  pas  circoncis,  ne  font  pas  de 
prières  et  ne  tiennent  aucun  ahment  pour  impur;  ils 
nes'allieni  qu'entre  eux,  ce  qui  n'empêche  pas  leur 
sang  d'être  mêlé,  chose  facile  à  comprendre  en  rai- 


—  432  — 

son  de  leurs  mœurs  hospitalières  que  nous  taxerions 
même  de  déréglées.  Du  reste,  les  Séhérahïs  vivent 
d'une  manière  toute  patriarcale,loin  du  bruit  des  villes, 
n'en  connaissant  ni  la  mollesse  ni  les  supertluités.  Aux 
yeux  d'un  homme  civilisé  leurs  usages  ont  quelque 
chose    de  sauvage  qui   choque    au  premier   coup 
d'œil  ;  mais  on  finit  bien  vite  par  s^y  habituer,  quand 
on  voit  que  tout  en  ignorant  ce  que  nous  appelons  la 
science  du  bien-être,  ils  n'en  sont  pas  moins  heureux 
et  exempts  des  tribulations  que  nous  nous  sonnnes 
créées  à  force  de  vouloir  pénétrer  dans  le  domaine  de 
l'inconnu.  La  plus  grande  agglomération  de  tentes  et 
de  maisons  établies  dans  cette  plaine  se  trouvait  à 
l'extrémité  opposée  du  point  par  lecjuelnous  y  avions 
débouché.  Elle  est  placée  au  i)ied  des  montagnes 
qui  bornent  le  pays  au  sud,   sur  un  petit  plateau 
couvert  d'un  massif  d'arbres  dérobant  presque  entiè- 
rement à  la  vue  la  forteresse  de  Div-Hissar  (du  Géant), 
dont  une  haute  tour  qui  s'élève  du  côté  du  nord, 
à  son  angle   gauclie,  révèle  seule  l'emplacement. 
Nous  vunes  au  pied  de  ce  plateau,  avant  de  monter 
au  village,  une  espèce  de  temple  à  trois  faces   fer- 
mées et  complètement  ouvert  du  ct)té  de  l'Orient, 
contenant  des  idoles  colossales  en  bois,  grossièrement 
sculptées  et  recouvertes  de  peaux  de  bêtes  féroces, 
provenant   des  offrandes   faites  par  les  chasseurs. 
Pour  me  conformer  à  la  coulume^du  pays,  je  m'in- 
clinai sept  fois  devant  ce  gigantesque  .lupiter  et  je  me 
rendis  ensuite  à  la  demeure  de  Timour-Beg,  chef  de 
ce  petit  pays.  Rousteni  lui  poi'ta  la  lettre  du  Khan  de 
Ser-Peul,  qu'il  baisa  trois  fois  et  porta  quatre  fois  à  son 


—  433  — 

front  avant  de  la  décacheter.  Après  l'avoir  lue,  ce  chef 
nous  envoya  une  jeune  fille  assez  jolie  pour  nous 
engager  à  entrer  :  cette  manière  d'agir  me  sur- 
prit beaucoup,  parce  que  mon  guide  ne  m'avait 
pas  averti  que  le  sexe  féminin  est  très-libre  à  Div-His- 
sar.  J'avais  vu  il  est  vrai  les  femmes  à  visage  décou- 
vert le  long  de  la  route,  mais  comme  celles  des 
Turkomans  ne  se  voilent  point,  j'en  avais  conclu 
qu'il  en  était  de  même  pour  celles-ci,  et  je  n'avais 
pas  poussé  plus  loin  mes  investigations. 

Timour-Beg  nous  accueillit  avec  cette  rude  et 
simple  cordialité  naturelle  à  la  race  tartare.  C'était  un 
homme  de  trente-cinq  à  quarante  ans,  presque  im- 
berbe, trapu  et  bâti  en  Hercule;  sa  figure  était  tou- 
jours animée  par  un  sourire  indiquant  la  bonté.  Le 
type  mongol,  moins  laid  chez  hii,  il  est  vrai,  que  chez 
ceux  qui  ordinairement  ont  la  même  origine,  ne  le 
déjtarait  pas  du  tout.  Afin  de  nous  bien  recevoir,  il  fit 
préi)arer  un  repas  qui  eût  suffi  pour  rassasier  trente 
personnes;  la  boisson  était  une  espèce  de  cidre  avec 
lequel  il  finit  par  s'enivrer  complètement.  Quand  nous 
l'entendîmes  ronfler,  nous  demandâmes  aussi  à  nous 
retirer  pour  en  faire  autant,  et  les  dames  Séhérahïes 
qui  nous  avaient  servi  à  dîner  prirent  la  peine  de 
nous  reconduire.  Je  fus  d'abord  étonné  de  voir  celle 
qui  m'avait  ramené  chez  moi,  et  qui,  sans  être  très- 
jolie,  avait  cependant  des  appas  robustes  et  appétis- 
sants, assister  à  ma  toilette  de  nuit;  mais  je  fus  en- 
core bien  plus  stupéfait  ([uandje  lavis  s'approcher  de 
moi,  un  bassin  rempli  d'eau  dans  les  mains,  me  laver 
les  pieds,  les  jambes,  et  enfin  me  palper  partout,  me 
I.  ^5 


—  i:U  — 

masser  avec  un  sans-façon  et  une  persistance  qui  par- 
tout ailleurs  eussent  passé  pour  très-licencieux.  Je  ne 
songeai  pas  à  refuser  les  soins  qu'elle  se  croyait 
tenue  de  me  prodiguer  au  nom  de  l'hospitalité,  car  j'ai 
toujours  eu  pour  habitude  de  respecter  les  coutumes 
des  peuples  chez  lesquels  j'ai  voyagé;  seulement  je 
dus  l'engager  à  tempérer  ses  démonstrations  hos- 
pitalières ,  afin  de  me  laisser  dormir  un  peu  pour  me 
préparer  à  la  course  du  lendemain.  Etait-ce  l'une  des 
femmes,  l'une  des  filles  ou  l'une  des  servantes  de 
notre  hôte?  C'est  un  point  que  je  n'ai  pu  éclaircir; 
tout  ce  que  je  puis  dire,  c'est  que  les  soins  de  cette 
dame  furent  des  plus  complets  et  ne  me  laissèrent 
rien  à  désirer.  Je  croyais  d'abord  à  une  faveur  toute 
spéciale  de  Timour-Beg  à  mon  égard,  mais  je  sus  le 
lendemain  que  mes  compagnons  de  voyage,  y  com- 
pris mon  domesticpie,  n'avaient  pas  été  moins  favo- 
risés que  moi.  Ceci  n'était  point,  m'a-t-on  assuré,  un 
cas  exceptionnel,  mais  bien  une  habitude  générale- 
ment consacrée  àDiv-Hissar  en  faveur  des  étrangers 
de  passage,  de  les  faire  jouir  de  la  société  de  la  femme 
ou  des  filles  du  maître  de  la  maison  dans  laquelle  ils 
sont  reçus. 

Timour-Beg  insista  le  lendemain  matin  pour  que 
je  restasse  chez  lui  plusieurs  jours  ;  il  voulait  abso- 
lument me  mener  à  la  chasse  aux  ours  et  aux  tigres, 
mais,  à  son  grand  déplaisir,  craignant  de  m'attarder, 
je  lui  demandai  seulement  quelques-uns  des  excel- 
lents chevaux  (|u'il  avait  dans  son  écurie  pour  me 
porter  rapidement  à  Singlak. 


CHAPITRE  XVII. 


Singlak. — Curieuses  excavations  dans  les  parois  des  rochers. 
—  Légende  relative  à  ces  rochers. — Escarmouche  entre  lea 
Hézarèhs  et  les  Firouz-Kouhis. —  Ces  derniers  sont  repous- 
sés.— Courage  des  femmes  tartares. — Leurs  capacités  mili- 
taires. —  L'auteur  change  de  route. —  Kouhistani-Baba.  — 
Les  plus  hautes  élévations  des  montagnes  de  ces  contrées. 
— Magnifique  point  de  vue. — Vallée  commençant  aux  sources 
du  Dehas. — Les  rivières  Ser-Djinguelàb  et  Tinguslâb.  — 
Les  montagnes  appelées  Kouh-Siah  et  Sefid-Kouh.  — Direc- 
tion et  cours   du  Héri-Roud. — Monnaies   trouvées   dans  les 

»  ruines  de  Kara-Bagh — Hassan-Khan,  ben-Zohrab.  —  Le  camp 
de  Kouhistani-Baba. —  L'Agha  silencieux.  —  Déria-Dèrrè,— 
Scène  pittoresque  près  d'un  lac. — La  province  de  Gour. — 
La  tribu  des  Téhimounis. — Leurs  forces  militaires.  —  Rôle 
politique  de  Yar-Méhémed-Khan. — Ibrahim-Khan. — La  va- 
leur des  sept  Korans,  — (-onduite  habile  du  Vézir-Saheb.  — 
L'auteur  se  trouve  dans  l'embarras.  — Osman-Khan. 


Singlak.  —  13  juillet.  —  Parcours  de  iU  farsangs. 
Nous  franchîines  d'abord  la  cbaiiie  de  montagnes 
située  au  sud  de  Div-Hissar,  avec  non  moins  de  dif- 
ficulté que  celle  que  nous  a^  ions  traversée  la  veille 
pour  y  arriver^,  et  nous  aperçûmes  sur  le  revers  mé- 
ridional des  fortins  à  peu  près  semblables  à  ceux  que 
nous  avions  remarqués  la  veille.  Nous  passâmes  en- 
suite à  travers  un  steppe  très-giboyeux,  au  milieu  du- 
(juel  les  sangliers  fuyaient  à  notre  approclie  dans  des 
forêts  de  roseaux,  croissant  tout  autour  de  vastes 
marécages.  Ce  steppe  était  occupé  par  des  tentes  de 
Firouz-Koubis,  cbez  lesquels  je  faillis  être  dévoré  par 


—  436  — 

d'ôiiormes  chiens  quand  nous  allâmes  changer  nos 
chevaux  à  leur  campement. 

Nous  nous  engageâmes  ensuite  dans  une  autre 
montagne  sur  laquelle  nous  vîmes  trois  vieilles 
forteresses  ruinées  et  abandonnées.  Une  quatrième 
renfermait  dans  ses  murs  un  espace  considéra- 
ble, planté  d'arbres;  des  cultures  et  des  huttes  en 
roseaux,  recouvertes  de  bousillage,  y  révélaient  la 
présence  de  quelques  habitants.  Une  farsang  plus  loin, 
la  montagne  offrit  à  nos  yeux  un  aspect  sévère  et  fort 
pittoresque  :  les  rochers  se  scindaient  en  une  infinité 
d'aiguilles  effilées  de  la  forme  la  plus  bizarre.  Les 
parois  du  roc  qui  leur  servait  de  base  étaient  natu- 
rellement unies  et  taillées  à  pic  de  chaque  côté  de 
la  route  ;  mais,  à  droite,  elles  étaient,  à  une  vingtaine 
de  mètres  de  hauteur,  percées  d'une  infinité  de  petits 
soupiraux  oblongs,  ouverts  vers  l'orient,  de  l'uti- 
lité desquels  je  ne  pus  pas  d'abord  me  rendre  compte. 
Certaines  paroles  de  mon  guide  ayant  pi({ué  ma  cu- 
riosité, je  descendis  de  cheval  et  grimpai  jus(jue-là 
par  une  fissure  très-roide,  paraissant  avoir  été  anté- 
rieurement un  escalier.  Arrivé  au  point  culmi- 
nant, je  trouvai  une  excavation  dans  la(pielle  je  m'en- 
fonçai et  qui  me  conduisit  à  l'entrée  d'une  centaine 
de  chambres  creusées  dans  le  roc  vif  :  les  soupi- 
raux visibles  du  dehors  servaient  à  y  laisser  arri- 
ver le  jour.  Ces  chambres  avaient  issue  sur  un 
vaste  couloir  s'ctendant  sur  10  mètres  de  largeur 
jus([u'à  liO  de  longueur.  Une  large  rigole  pratiquée 
au  rniheu  du  couloir,  avec  des  bassins  de  distance  en 
distance,  semblait  indicpier  (pi'im  cours  d'eau  avait 
1.  26 


—   437  — 

(\\i  passer  par  là;  la  montagne  était  crense  à  l'inté- 
rieur, et  plusieurs  étages  de  chambres  se  trouvaient 
ainsi  superposés  en  gradins  les  uns  au-dessus  des  au- 
tres. On  parvenait  à  chaque  étage  par  un  chemin  tour- 
nant en  spirale  autour  de  la  concavité.  Je  demandai 
à  mon  guide  s'il  connaissait  l'origine  de  cette  singu- 
lière habitation;  mais  il  ne  me  répondit  rien  de  satis- 
faisant :  il  se  contenta  de  former  des  vœux  afin  qu'il 
ne  m'arrivàt  aucun  malheur  pour  avoir  pénétré  dans 
cette  demeure  des  mauvais  génies  \  qui  en  avaient 
pris  possession,  disait-il,  après  en  avoir  chassé  les 
premiers  hommes. 

En  quittant  cet  endroit  nous  chemincâmes  encore 
5  farsangs  dans  la  montagne  et  nous  traversâmes 
plusieurs  vallées  où  se  trouvaient  d'assez  nombreux 
campements  de  Hézarèhs  et  de  Firouz-Kouliis,  soumis 
au  Serdar  Hassan-Khan,  qui  commande  àDooulet-Yar. 
Ce  chef  a  épousé  une  sœur  de  Mahmoud-Khan  de  Ser- 
Peul,  et  je  devaislui  remettre  une  lettre  de  ce  dernier  : 
mais  comme  j'allongeais  ma  route  de  quatre  farsangs 
en  allant  à  Dooulet-Yar,  je  me  contentai  de  lui  dépê- 
cher Rabi,  que  je  fis  conduire  par  un  nomade  du  relai 
où  nous  avions  changé  nos  chevaux,  a^ant- d'arriver 
au  Kalèh  des  Div  (forteresse  des  Génies).  Je  lui  avais 
recommandé  de  venir  nous  rejoindre  à  Singlak,  où  je 


1  On  rencontre  dans  plusieurs  parties  de  l'Afghanistan  des 
rochers  creusés  de  la  même  manière,  dont  la  taille  est  attribuée 
aux  sectateurs  de  Bouddha.  Les  cellules  qu'on  y  voit  étaient  des- 
tinées à  contenir  les  ascétiques  de  b  secte.  11  y  a  aussi  certains 
spécimens  remarquables  de  ces  mêmes  rochers  taillés  dans  la 
vallée  supérieure  de  l'Urgandàb.  —  Ed. 


—  438  — 

devais  aller  coucher,  mais  je  regrettai  beaucoup  la  dé- 
termination à  laquelle  je  m'étais  arrêté  en  arrivant 
dans  cette  localité;  je  la  trouvai  déserte  et  tout  y  por- 
tait l'empreinte  d'une  récente  dévastation.  Il  ne  res- 
tait plus  une  seule  tente,  et  la  plupart  des  huttes 
avaient  été  renversées.  Nous  n'y  trouvâmes  ([ue 
quelques  chiens  hargneux  et  un  vieillard  malade  et 
épuisé,  prêta  rendre  l'âme.  Nous  n'avions  pas  d'abord 
aperçu  ce  malheureux  ;  il  se  révéla  à  nous  par  quel- 
ques gémissements  sortis  d'une  maisonnette  que 
j'avais  d'abord  prise  pour  une  cage  à  poulets.  A 
notre  approche,  cet  homme  se  souleva  pourtant  avec 
peine  sur  le  flanc,  mais  nous  ne  pûmes  pas  tirer 
un  seul  mot  de  lui;  seulement  il  nous  indiqua  du 
doigt  la  montagne  voisine,  vers  lacpielle  nous  nous 
dirigeâmes  en  désespoir  de  cause.  Un  nomade  que 
nous  rencontrâmes  nous  apprit  que  les  Hézarèhs  de 
Singlak  avaient  été  obligés  d'abandonner  leurs  de- 
meures dans  la  crainte  d'être  pillés  par  un  gros  cam- 
pement de  Firouz-Kouhis,  situé  à  2  farsangs^ur  la 
droite,  dont  deux  hommes  avaient  été  tués  par  eux 
dans  une  rixe.  Les  Hézarèhs  avaient  refusé  de  livrer 
les  meurtriers  ou  de  payer  le  prix  du  sang;  mais  sa- 
chant qu'ils  étaient  les  plus  faibles  et  se  trouvant  ])eu 
en  sûreté  sur  le  plateau  découvert  où  ils  campaient 
habituellement,  ils  s'étaient  retirés  dans  les  excava- 
tions de  la  montagne,  et  y  avaient  mis  à  l'abri  leurs 
familles  et  leurs  troupeaux.  Quoique  nous  eussions 
exactement  suivi  la  direction  que  cet  lliatenous  avait 
indiquée,  nous  étions  déjà  arrivés  assez  haut  dans 
la  montagne  sans  découvrir  les  Hézarèhs  ;  et  après 


—  439  — 

les  avoir  vainement  cherchés,  nous  tirâmes  un  coup 
de  fusil  dont  la  détonation  fut  répercutée  mille  fois  par 
l'écho.  Aussitôt  une  troupe  d'hommes  armés  semhla 
sortir  de  chacun  des  rochers  placés  au-dessus  de 
nos  têtes,  sur  notre  gauche.  Ces  gens,  croyant  à  une 
attaque  de  notre  part,  ne  tardèrent  pas  à  riposter,  et, 
avant  que  nos  signes  eussent  été  compris ,  nous  es- 
suyâmes une  fusillade  bien  nourrie,  dont  heureuse- 
ment les  rochers  nous  abritèrent,  car  sans  cela  nous 
fussions  restés  sur  le  carreau.  Us  comprirent  enfin 
quand  ils  nous  virent  en  si  petit  nombre,  ainsi  qu'à 
notre  marche  inofîensive  et  à  nos  cris,  que  nous  n'a- 
vions aucune  intention  hostile,  et  alors  ils  nous  lais- 
sèrent approcher.  Mon  guide  leur  exphqua  que  je 
désirais  attendre  chez  eux  la  réponse  à  une  lettre 
que  j'avais  écrite  à  leur  chef  à  Dooulet-Yar.  Ils  ne 
firent  plus  de  difficulté  pour  nous  accueillir.  On  tua  un 
agneau  en  notre  honneur  et  nous  reposâmes  bientôt 
comme  des  gens  harassés  par  la  course  fatigante  que 
nous  venions  de  faire.  Toutefois  la  vigilance  des  Héza- 
rèhs  ne  s'était  point  ralentie;  ils  se  tenaient  sur  leurs 
gardes  et  veillaient  à  tour  de  rôle.  Bien  leur  en  prit,  car 
vers  trois  heures  du  matin  l'un  d'eux  donna  l'alerte  et 
tout  le  monde  fut  bientôt  sur  pied.  L'ennemi  avait 
voulu  suri)rendre  le  liè-sTe  au  gîte  en  essayant  de  s'em- 
parer des  hauteurs  qui  dominaient  sa  retraite  ;  mais 
sa  présence  avait  été  éventée  et  l'on  s'apprêtait  à  le 
bien  recevoir.  Nos  hôtes  observèrent  d'abord  le  silence; 
cachés  derrière  des  rochers;  nous  prîmes  rang  auprès 
d'eux  et  attendîmes,  le  cœur  palpitant,  le  signal  de 
rattacjue.  Une  légère  ligne  blanche,  qui  se  dessinait 


—  uo  — 

à  riiorizon,  pivliidait  an  crôpiisciilo  rt  nous  pormet- 
tiiit  à  |)oiMe  de  distinguer  les  assaillants,  qui  s'avan- 
çaient contre  nous  en  rampant.  Lorsqu'ils  se  furent 
assez  approchés,  les  Hézarèhs  firent  rouler  sur  eux 
j)lusieurs  rangées  de  grosses  pierres  préparées  à  l'a- 
vance pour  la  défensive;  puis,  quand  les  Firouz-Kouliis 
se  levèrent  pour  fuir,  ils  les  fusillèrent  par  une  dé- 
charge générale. 

Pendant  toute  cette  lutte,  les  femmes  se  montrè- 
rent plus  téméraires  que  les  hommes;  on  les  voyait 
partout  au  premier  rang,  s'exposant  à  la  fusillade 
des  fuyards  et  ripostant  comme  de  vraies  héroïnes. 
Ces  femmes  montent  à  cheval  comme  les  hommes, 
et  plus  d'une  parmi  elles  l'emporterait  sur  nos 
plus  hardis  cavaliers  d'Europe.  Leur  dextérité  à  con- 
duire leur  monture  est  vraiment  incroyable  et  leur 
hardiesse  n'est  pas  moindre.  Elles  font  toujours  nom- 
bre parmi  les  combattants  en  temps  de  guerre,  et  les 
vaincus  redoutent  beaucoup  plus  leur  cruauté  que 
celle  des  hommes.  11  n'y  eut  personne  de  tué  ni  même 
de  blessé  de  notre  côté;  quand  le  jour  parut,  les  Hé- 
zarèhs allèrent  visiter  l'emplacement  occupé  par  les 
Firouz-Kouhis  pendant  l'escarmouche,  et  ils  décou- 
vrirent sur  la  terre  plusieurs  traces  de  sang  indi- 
(piantquc  quelques-uns  de  leurs  coups  avaient  porté 
juste. 

Cependant  le  soleil  venait  de  se  lever,  et  Rabi, 
qui  aurait  dû  me  rejoindre  la  veille  au  soir,  n'a- 
vait pas  encore  paru;  j'étais  très-inquiet  sur  son 
compte,  vu  le  désordre  que  la  guerre  entre  les  deux 
campements   avait  jeté   dans  le    pays;    mais   enfin 


—  u\  — 

il  arriva  à  six  heiiros  du  malin,  on  compag^nie  (I'mii 
naïb  du  Khan  de  Dooulot-Yar,  (]ni  était  envoyé 
pour  arranger  le  différend  des  nomades  chez  lesquels 
nous  nous  trouvions.  Ce  naïb  me  remit  plusieurs  let- 
tres de  son  chef,  destinées  aux  commandants  des 
campements  dans  lesquels  je  devais  me  pourvoir 
de  chevaux,  et  me  prévint  que  le  Serdar  de  Dooulet- 
Yar  avait  modifié  mon  itinéraire,  parce  que  Hassan- 
Khan,  ben-Zohrab,  chef  des  Hézarèhs  Poncht-Kouhs, 
près  duquel  je  me  rendais,  au  lieu  de  se  trouver 
dans  sa  résidence  habituelle  de  Lar,  s'était  dirigé  peu 
de  jours  auparavant,  à  la  tête  d'un  corps  de  troupes, 
vers  les  montagnes  de  Djèvèdjè,  dans  la  crainte  que 
l'armée  du  Hérat,  qui  venait  d'envahir  la  province  de 
Gour,  n'entrât  aussi  sur  son  territoire  pour  le  piller. 
Du  reste,  le  naïb  m'assura  qu'il  n'y  avait  aucune 
différence  entre  les  deux  routes  pour  la  sécurité.  Le 
Serdar  de  Dooulet-Yar  me  rendait  un  assez  mauvais 
service  en  changeant  la  direction  de  mon  trajet,  mais  il 
faisait  tout  pour  le  mieux.  Je  lui  étais  désigné  comme 
un  serviteur  du  chef  de  Ser-Peul,  se  rendant  pour 
affaire  près  de  celui  des  Hézarèhs;  il  croyait  donc  par- 
faitement agir  en  me  dirigeant  vers  le  lieu  où  était  ce 
dernier.  Mais  moi  qui  prévoyais  que  cet  incident  allait 
me  jeter  dans  de  nouvelles  complications,  je  pestai  de 
bon  cœur  contre  mon  protecteur.  En  tout  état  de  cho- 
ses, avancer  était  ce  qu'il  y  avait  de  mieux  à  faire, 
et  je  me  remis  en  route  avec  les  mômes  montures  qui 
m'avaient  amené  la  veille,  nos  hôtes  n'en  ayant  pas  à 
nous  prêter.  Nous  nous  trouvions  à  3  farsangs  de 
Singlak,  et  il  ne  nous  restait  i)lus  (pie  8  farsangs  à 
I.  2-i 


—  .ii2  — 

franchir  pour  arriver  à  Kouhislani-Baba,  où  nous 
devions  coucher  le  soir. 

Kouhislani-Baba.—ÏA  juillet.— Distance  de  11  far- 
sangs  depuis  Singlak.  En  quittant  les  grottes,  nous 
continuâmes  à  gravir  la  montagne,  et,  de   crête  en 
crête,  nous  nous  trouvâmes  au  point  le  plus  élevé  où 
nous  fussions  encore  parvenus  dans  cette  contrée.  La 
route  traversait  un  sol  varié  et  fertile,  planté  de  chênes 
verts,   de  pins  et  d'épines-vinettes.  Nous  passâmes 
plusieurs  courants  d'eau  que  mon  guide  m'assura  être 
les  sources  du  Mourghâb.  Nous   atteignîmes  enfin 
les  neiges  une  heure  avant  d'arriver  au  point  cul- 
minant de  notre  ascension ,  et,  malgré  le  soleil  qui 
dardait  sur  nos  têtes,  le  froid  devint  tellement  vif  que 
je  dus  me  couvrir  de  mon  manteau.  Arrivé  au  faîte, 
j'éprouvai  un  sentiment  d'admiration  indéfinissable  à 
la  vue  du  magnifique  tableau  qui  se  déroulait  à  nos 
yeux.  Ce  spectacle  offrait  des  diversités  dont  il  était 
possible  d'apprécier  les  détails  avec  assez  de  préci- 
sion. Devant  nous,  et  à  plus  de  30  farsangs   dans 
le  lointain,  le  magnifique  pic  du  Tchalap-Dalàne  sem- 
blait toucher  le  ciel  de  sa  cime  blanchie   par  des 
neiges  éternelles;  les  montagnes  très-élevées  qu'il 
fallait  traverser    pour  parvenir  jusque-là  ressem- 
blaient, de  la  hauteur  où  nous  étions  placés,  à  de 
petites  collines  boursouflant  à  peine  le  sol.  Le  pays 
que  nous  venions  de    parcourir    depuis    Ser-Peul 
paraissait  derrière  nous  comme  un  point  dans  l'es- 
pace. La  chaîne  de  montagnes  sur  laquelle  nous  che- 
minions s'étendait,  de  l'ouest  à  l'est,  sur  une  lon- 
gueur telle  (pie  notre  vue  finissait  par  s'y  perdre,  sans 


—  /M3  — 

ien  voir  la  fin.  Une  infinité  de  chaînons  s'en  détachaient 
et  couraient  dans  diverses  directions  en  s'abaissant 
vers  le  nord  et  laissant  entre  eux  de  belles  vallées, 
mouchetées  en  noir  par  les  tentes  de  nomades  et  cou- 
pées de  cours  d'eau  serpentant  comme  des  fils 
d'argent  au  milieu  de  prairies  verdoyantes.  Tout  cela 
avait  une  animation  et  un  charme  qui  me  retenaient 
malgré  moi  dans  la  contemplation. 

Nous  descendîmes  tout  au  plus  deux  heures  pour 
arriver  dans  la  belle  vallée  qui  se  déroulait  sous  nos 
pieds  :  elle  occupait    3  ou   4  farsangs  en  largeur 
sur  une  longueur  considérable.  Suivant  les  habitants 
du  pays,  elle  commence  aux  sources  de  la  rivière  de 
Balkh  (le  Dehas),  aupieddel'Hindou-Kouch,  et  se  pro- 
longe sans  interruption  jusqu'au  delà  de  Hérat,  étant 
sur  toute  cette  étendue  fort  peuplée  et  très-fertile. 
Cette  vallée  incline  de  l'est  à  l'ouest,  ainsi  que  l'indique 
la  direction  qu'y  suivent  les  eaux.  Deux  petites  rivières, 
le  Ser-Djinguelàb  et  le  Tinguelâb,  prennent  leurs 
sources  dans  une  chaîne  de  montagnes  qui  les'sépare 
du  Dehas.  Après  avoir  coulé  indépendantes  l'une  de 
l'autre  sur  un  espace  d'environ  '25  farsangs,    elles 
se  rejoignent  à  Dooulet  Yar,  et,  sous  le  nom  de  Hé- 
ri-Roud,  ne  forment  plus  qu'une  seule  rivière  qui  ar- 
rose les  campagnes  de  Chéhérek,  d'Obèli  et  de  Hérat. 
La  vallée  où  coule  cette  rivière  est  bornée  au  sud  par 
une  chaîne  de  montagnes  appelées  Kouh-Siah  (Monta- 
gnes-Noires), par  rapport  à  la  teinte  foncée  des  roches 
qui  la  composent  ;  elle  est  un  peu  plus  basse,  mais  aussi 
étendue,  de  l'ouest  à  l'est,  que  celle  que  nous  venions 
de  traverser,  bordant  cette  vallée  vers  le  nord,  et  qu'on 


—  iii  — 

noninifi  Seful-Ixouh  (Montagnes-Blanches),  grâce  anx 
neiges  qui  recouvrent  en  tout  temps  ses  cimes  élevées. 
Les  eaux  qui  descendent  du  revers  septentrional  du 
Sefid-Kouh  se  dirigent  au  nord  et  vont  se  perdre  dans 
les  steppes  ou  dans  TOxus,  tandis  que  celles  qui  sour- 
dissent  au  revers  méridional  du  Kouh-Siah  coulent 
vers  le  sud  et  aboutissent  en  grande  partie  à  la  rivière 
Hirmend(l'Étymander  des  Grecs)  ou  au  lac  du  Sistan. 
Le  Héri-Roudest  la  ligne  intermédiaire  qui  marque  le 
point  de  division  des  eaux  sur  toutes  les  contrées  éle- 
vées qu'il  parcourt.  La  première  partie  de  son  cours 
atteint,  jusqu'à  Djaor,  plusieurs  milliers  de  pieds 
au-dessus  du  niveau  de  la  mer.  C'est  seulement 
entre  ce  village  et  le  bourg  d'Obèli  qu'il  commence  à 
s'abaisser;  il  se  précipite  alors  tout  à  coup  par 
des  pentes  rapides  et  des  chutes  d'une  très-grande 
élévation.  J'ai  déjà  dit  plus  haut  quu  la  nature 
compacte  du  Kouh-Siah,  qui  le  borne  au  sud,  ne 
permet  pas  de  s'arrêter  à  la  supposition  que  cette  ri- 
vière ait  pu  se  diriger  de  ce  côté  dans  des  temps  plus 
ou  moins  éloignés.  A  l'endroit  où  nous  la  traversâmes, 
nous  étions  à  6  farsangs  ouest-sud  de  Chéhérek , 
ancienne  ville  très-peuplée  et  très-florissante,  con- 
sidérablement réduite  aujourd'hui  et  habitée  par 
des  Eïmaks.  Le  prince  Saadet-Mulouk,  qui  a  été 
gouverneur  de  ce  district,  m'a  assuré  qu'il  croyait 
(pie  cette  ville  avait  été  la  capitale  du  royaume  de 
Gour;  mais  en  admettant  cette  opinion  ,  on  ne  peut 
accorder  le  titre  de  capitale  à  cette  ville  (pie  pour 
une  période  très-courte,  car  toutes  les  traditions  et 
toutes  les  histoires  (''critcs  du   pays  désignent  Zerni 


—  4-45  — 

comme  ayant  été  la  résidence  liabituelle  des  princes 
Gourides  de  la  dynastie  Malek-Gour,  dont,  par  cor- 
rnption,  nous  avons  fait  Malek-Kurt.  Le  prince 
Saadet-Mulouk  m'a  certifié  que  Kara-Bagh ,  autre 
ville  très-ancienne,  située  au  delà  de  Lar  et  entourée 
d'immenses  ruines,  est  encore  très-peuplée.  On  y 
trouve  des  pièces  de  monnaie,  d'or  et  d'argent,  d'une 
dimension  telle  qu'on  n'en  voit  plus  de  nos  jours, 
puisque,  d'après  son  dire,  elles  auraient  près  d'un  dé- 
cimètre de  diamètre;  le  major  Todd,  auquel  ce  prince 
en  montra  quelques-unes,  l'assura  qu'elles  étaient  frap- 
pées au  coin  d'Alexandre  le  Grand  ^  La  position  de  ces 
ruines,  au  milieu  d'un  pays  fertile,  pourrait  faire  sup- 
poser que  ce  fut  autrefois  la  ville  deNysa.  Aujourd'hui 
Kara-Bagh  n'est  plus  réputée  que  pour  la  bonne  qualité 
deskourks  et  bareks-qui  s'y  tissent;  ce  sont  les  meil- 
leurs et  les  plus  beaux  de  toute  l'Asie  centrale;  après 
eux  ceux  de  Derzi  sont  les  plus  renommés.  Dans  la  val- 
lée du  Héri-Roud,  nous  cheminâmes  constamment  à 
travers  des  tentes,  des  villages,  des  cultures  et  des 
prairies,  où  des  bestiaux  de  toute  sorte,  des  chevaux  et 
des  chameaux  se  voyaient  en  quantité.  Le  point  où 
nous  traversâmes  le  fleuve  dépendait  du  Serdar  de  Do- 
oulet-Yar,  qui  est  allié  d'Hassan-Khan,  ben-Zohrab, 
chef  des  Hézarèhs  Poucht-Kouhs,  et  qui,  pour  ce  mo- 
tif, pourrait  bien  s'attirer,  d'ici  à  peu  de  temps,  la  visite 
des  troupes  du  Vézir-Saheb  de  Hérat.  Il  se  dispose, 

1  C'étaient  peut-être  des  talents, 

*  C'est  une  sorte  de  drap  bom  ru,  moitié  lissé,  moitié  foulé,  qui 
sert  à  confectionner  les  vêtements  d'hiver  des  Afghans.  Pendant 
l'occupation  des  Anghtis,  les  ofliciers  et  les  soldats  se  servaient 
de  ce  dr;ip  de  préférence  à  tout  autre. — Ed. 


m'a-t-on  dit,  pour  conjurer  l'orage,  à  reconnaître  la 
suzeraineté  de  ce  prince.  Deux  heures  après  avoir  tra- 
versé le  Héri-Roud,  nous  entrâmes  dans  le  Kouh-Siali, 
au  sommet  duquel  nous  arrivâmes  sans  difficulté, 
après  deux  heures  d'ascension.  Nous  le  redescendîmes 
dans  le  lit  d'un  torrent  dont  les  eaux  se  précipitaient 
parfois  en  cascades  du  plus  bel  effet.  Peu  à  peu,  en 
avançant,  la  descente  devint  difficile,  et  nous  ne  fîmes 
plus  un  pas  sans  prendre  les  plus  grandes  précautions. 
Dans  un  certain  endroit,  la  montagne,  interrompant 
brusquement  son  inclinaison,  descendait  à  pic  et 
comme  un  mur  dans  une  gorge  où  roulait  avec  fracas 
un  torrent  fougueux.  La  route,  d'abord  creusée  par  la 
main  des  hommes  dans  les  parois  du  roc  et  ensuite  fa- 
çonnée par  le  passage  continuel  des  voyageurs,  avait 
juste  la  largeur  nécessaire  pour  laisser  passer  une  bête 
de  somme.  En  regardant  dans  le  fond  du  gouffre,  on 
était  pris  de  vertige,  et  je  me  réjouissais  déjà  d'avoir 
heureusement  franchi  ce  passage,  lorsqu'en  débou- 
chant d'un  bas-fond  nous  vîmes  quelques  cavaliers 
qui  se  dirigeaient  sur  nous,  en  lançant  leurs  chevaux 
à  toute  vitesse.  Par  bonheur  ils  n'étaient  encore 
(ju'à  mi-chemin  d'une  colline  dont  nous  étions  sépa- 
rés par  une  petite  vallée.  iNos  montures  étaient  excel- 
lentes, etc(!scavaliers  lirent  de  vains  elforts  pour  nous 
rejoindre.  Avant  même  d'être  arrivés  à  portée  de  fu- 
sil, nous  étions  entrés  à  Kouhislani-Baba,  campement 
de  nomades  Hézarèhs,  placé  sur  un  plateau  élevé  cou- 
vert de  [naiiies,  au  milieu  du  Kouh-Siah.  Agha-Ali, 
chef  du  campement,  nous  reçut  sous  sa  tente  :  il  nous 
traita  fort  bien  et  agit  avec  une  discrétion  que  j'aurais 


—  M7  — 


été  bien  aise  de  trouver  chez  tous  ceux  qui  étaient 
chargés  de  nous  héberger.  Je  crois  n'avoir  entendu 
que  quatre  mots  sortir  de  sa  bouche:  lïonjour,  quand 
nous  arrivâmes;  c'est  bien,  quand  il  eut  lu  la  lettre  du 
Khan  de  Dooulét-Yar,  et  adieu,  lorsque  nous  prîmes 
congé  de  lui.  Par  compensation,  Agha-Ali  fuma 
tout  le  temps  sans  désemparer  le  Ichilim  (pipe  à  eau); 
le  glouglou  de  celte  pi[)e  fut  la  dernière  chose  que 
j'entendis  en  m'endormant  et  la  première  en  me  ré- 
veillant. Kouhistani-Baba  était  soumis  au  Khan,  gou- 
verneur du  district  d'Agha-Rédjeb. 

Déria-Dèrrè,  aussi  appelé  Dèrrè-Moustapha-Khan. 
— 15  juillet. —  13  farsangs  de  marche.  Il  nous  fallut 
trois  heures  pour  sortir  du  Kouh-Siah  ,  au  pied 
duquel  nous  trouvâmes  un  gros  campement  de 
Mongols  chez  lesquels  nous  changeâmes  de  chevaux. 
Nous  marchâmes  ensuite  cinq  autres  heures  dans  une 
plaine  entrecoupée  de  collines  et  habitée  par  des  no- 
mades appartenant  à  la  tribu  eïmake  des  Téhimounis. 
Le  sol  de  cette  plaine  est  presque  tout  composé  de 
prairies  ou  de  steppes,  mais  peu  boisé.  Pendant  les 
deux  dernières  heures  nous  cheminâmes  à  travers 
une  nouvelle  chaîne  de  montagnes  médiocrement 
hautes.  Arrivés  au  sommet ,  nous  ne  pûmes  re- 
tenir un  cri  de  surprise  en  voyant  le  ravissant 
paysage  qui  se  déroulait  à  nos  pieds  :  un  lac  de  2 
farsangs  de  circonférence  aux  eaux  d'azur  et  d'une 
clarté  transparente  occupait  le  fond  d'une  petite 
vallée  oblongue,  parfaitement  close  de  montagnes , 
de  manière  à  n'offrir  aucune  issue  pour  l'écoulement 
du  trop-plein  de  ce  vaste  réservoir,  qui  disparaît 


—  448  — 

snns  dniito  par  Voïïoi  tlo  révaporation.  Nous  dos- 
condîmos  par  des  collines  d'une  douce  inclinaison 
jusqu'au  bord  de  ce  lac,  autour  duquel  étaient  pla- 
cées sans  régularité,  et  suivant  les  possibilités  de 
l'emplacement,  de  nombreuses  tentes  de  nomades 
Téhimounis.  Des  petits  carrés  de  cultures  et  des  jar- 
dins entourés  de  murailles  en  pierre  à  liauteur 
d'appui,  séparaient  les  campements  les  uns  des  au- 
tres. La  prodigieuse  liauteur  de  l'berbe  des  prairies 
attira  surtout  mon  attention,  car  elle  cachait  prescpie 
entièrement  le  bétail  qu'on  y  laissait  paître  en  liberté. 
La  puissance  de  végétation  du  sol  de  cette  vallée  était 
comparable  à  tout  ce  que  j'avais  vu  de  plus  luxu- 
riant en  ce  genre  en  Europe.  Sur  la  cime  des  monta- 
gnes environnantes  on  apercevait  quelques  ruines, 
dont  chacune  a  sa  légende  parmi  les  habitants  de 
cette  localité.  Le  côté  nord,  par  lequel  nous  étions 
arrivés,  est  le  moins  élevé  :  les  prairies  s'y  étalent 
jusqu'à  mi-côte.  A  l'ouest,  se  projettent  des  rochers 
aux  formes  bizarres,  sous  lesquels  se  déroulent 
quelques  taillis  de  frênes  et  de  chênes  verts ,  tf^n- 
dis  qu'à  l'est,  la  montagne  est  couverte,  de  la 
base  au  sommet,  d'une  forêt  de  petits  arbres.  Le 
côté  sud  est  moins  favorisé.  Un  groupe  de  trèf- 
hautes  montagnes  pierreuses,  rocailleuses,  tour- 
mentées comme  si  elles  fussent  récemment  sor- 
ties du  chaos  après  une  révolution  de  la  nature,  et 
coupées  par  des  ravins  d'où  sortent  des  eaux  assez 
abondantes,  complètent  la  ceinture  de  cet  oasis  des 
montagnes.  Les  pêcheurs  tiraient  leurs  filets  du  lac, 
et  les  femmes,  sans  voile,  faisaient  rentrer  les  trou- 


—  449  - 

ppaiix  quaiifl  nous  onirâmes  an  campomont.  Onchpies 
jeunes  filles  tissaient  aussi  des  bareks  en  plein  vent, 
au  moyen  de  deux  cordes  retenues  et  fixées  par  quatre 
piquets  plantés  en  terre  :  jamais  je  ne  vis  mécanisme 
plus  simple.  La  joie,  la  satisfaction  et  la  santé  étaient 
empreintes  sur  toutes  ces  figures.  Les  habitants  de 
cette  localité  perdraient  certainement  à  échan- 
ger leur  petite  vallée  rustique  et  isolée  contre 
les  somptueuses  cités  de  nos  pays  civilisés,  dont 
ils  connaissent  quelques-unes  des  merveilles  sans 
les  ambitionner.  Leurs  désirs  se  bornent  à  ce 
qu'ils  possèdent  :  que  faut-il  de  plus  pour  être 
heureux  ? 

Notre  arrivée  excita  la  curiosité  des  pêcheurs,  dont 
les  questions  mille  fois  renouvelées  finirent  par  nous 
étourdir  ;  mais  nous  refusâmes  de  les  satisfaire  avant 
d'avoir  vu  leur  chef,  Moustapha-Khan,  pour  lequel 
j'avais  une  lettre.  Sa  demeure  était  située  de  l'autre 
côté  du  lac.  Nous  traversâmes  cette  nappe  d'eau  dans 
des  petites  barques  en  roseaux  enduites  intérieure- 
ment d'un  mastic  blanchâtre.  La  demeure  du  Khan 
était  bâtie  au  milieu  d'un  joli  jardin  où  nous  re- 
çûmes rhospitahté.  11  était  occupé  (piand  nous  arri- 
vâmes chez  lui,  et  nous  ne  le  vîmes  qu'à  l'Iieure 
du  souper.  Nous  le  trouvâmes  en  compagnie  d'un 
Afghan  de  Hérat,  arrivé  depuis  quelques  jours  à  Dé- 
ria-Dèrrà,  que  je  reconnus  immédiatement  comme 
ayant  été  un  de  mes  visiteurs  les  plus  obstinés  pen- 
dant mon  séjour  dans  cette  ville.  11  se  nonmiait  Os- 
man-Khan, et  parut  tout  aussi  étonné  de  me  voir  là 
que  moi,  de  mon  côté,  j'étais  peu  satisfait  de  l'y  ren- 


_  450  — 

contrfir.  Cet  liomme  fut  effectivemenl  pour  moi  une 
nouvelle  source  d'embarras;  mais  avant  d'entrer  dan  s 
le  détail  de  mes  contrariétés,  il  est  à  propos  que  je 
dise  un  mot  de  la  situation  politique  du  pays  dans 
lequel  je  me'trouvais,  situation  qui  influa  beaucoup 
sur  la  détermination  à  laquelle  s'arrêta  Moustaplia- 
Khan  à  mon  égard,  et  qui  me  valut  un  surcroît  de  fa" 
ligues  et  d'obstacles. 

La  province  de  Gour ,  située  au  sud-est  du  Hérat, 
était  le  patrimoine  de  ces  princes  Gourides  qui  éle- 
vèrent un  royaume  sur  les  ruines  de  celui  qu'avaient 
fondé  Sebek-Taglii  et  son  fds,  Mahmoud  le  Ghazné- 
vide.  Cette  partie  de  la  Paropamisade  était  alors  habi- 
tée par  une  tribu  nommée  Sour,  dont  il  reste  encore 
trois  ou  quatre  mille  familles  établies  au  nord-ouest 
de  la  province.  A  mesure  que  les  guerres  civiles  ame- 
naient la  décadence  et  l'amoindrissement  de  cette  tribu, 
celle  desTéhimoimis,  favorisée  par  des  causes  incon- 
nues, prenait  au  contraire  un  accroissement  considé- 
rable et  peuplait  le  pays  laissé  vacant  par  les  Souris. 
Bientôt  les  Téhimounis  furent  assez  forts  pour  se  faire 
respecter  par  leurs  voisins  et  ils  formèrent  alors  un 
petit  gouvernement  à  part,  sous  la  protection  des  sou- 
verains du  Hérat.  Mais  à  dater  de  la  mort  du  prince 
timouride,  Sultan-Hussein-Gliazi,  au  commencement 
du  xvF  siècle,  ils  commencèrent  à  considérer  leur 
vassalité  comme  une  chose  purement  nominale. 
Quand  le  Hérat  était  tranquille  et  que  leurs  princes 
ou  gouverneurs  se  trouvaient  pourvus  d'une  armée 
capable  de  les  envahir,  les  Téhimounis  leur  payaient 
une  légère  redevance  en  nature,  soit  en  grains,  soit 


—  451  — 

en  bestiaux  ou  en  chevaux;  mais  c'était  une  exception, 
car  le  Hérat  fut  presque  constamment  agité  par  des 
troubles  pendant  les  derniers  siècles,  et  dès  lors  ils  se 
dispensaient  de  payer  le  tribut  auquel  ils  étaient  assu- 
jettis. Dans  tous  les  temps  cette  tribu  a  été  fort  utile 
ou  très-dangereuse  pour  son  suzerain,  suivant  qu'elle 
lui  prêtait  son  concours  ou  qu'elle  se  liguait  avec  ses 
ennemis.  Elle  était  récemment  encore  divisée  en  trois 
branches,  savoir: 

La  première,  sous  les  ordres  du  Serdar  Ibrahim- 
Khan,  ayant  établi  sa  résidence  à  Teïvèrè,  était  la  plus 
forte  et  la  plus  rapprochée  du  Hérat.  Quand  elle  armait 
tout  son  monde,  ses  combattants  présentaient  un 
effectif  de  1000  cavaliers  et  7000  fantassins. 

La  deuxième,  commandée  par  le  Serdar  Moustapha- 
Khan,  résidant  à  Déria-Dèrrè,  peut  fournir  "200  cava- 
liers et  3000  fantassins. 

La  troisième,  sous  les  ordres  du  Serdar  Mahmoud- 
Khan,  qui  campe  dans  les  vallées  de  Djèvèdjè,  peut 
rassembler  au  plus  1000  fantassins. 

Le  chef  de  la  première  et  plus  puissante  branche, 
Ibrahim-Khan,  était  dévoué  au  Châh-Kamràne,  der- 
nier roi  Sudozéhi  du  Hérat,  dont  il  avait  reçu  des  bien- 
faits, et  refusa,  à  la  mort  de  ce  prince,  de  reconnaître 
l'autorité  usurpée  de  Yar-3Iéhémed-Khan.  Plus  en- 
core, il  donna  asile  à  deux  fils  de  Kamràne,  ainsi 
qu'aux  mécontents  du  Hérat  qui  désirèrent  se  retirer 
chez  lui.  Le  Vézir-Saheb  n'était  pas  homme  à  subir 
patiemment  son  opposition,  il  alla  donc  l'atta- 
quer, et  le  combattit  deux  ans  sans  pouvoir  le  vaincre 
une  seule  fois,  car  il  avait  pour  alliés  les  deux  autres 


—     Am  — 

Serdarstéhimoiinis  et  Hassan-Khan,  ben-Zohrab,  clicf 
des  Hérazèlis  Poucht-Konlis.  Mais,  grâce  à  sa  poli- 
tique habile  ,  Yar-Méhémed-Khan  étant  parvenu 
à  détacher  ceux-ci  de  sa  cause,  obtint  aussitôt  de 
grands  avantages  sur  le  Serdar  rebelle,  et,  à  la  fin  de 
1844,  il  lui  avait  enlevé  la  moitié  de  la  population 
soumise  à  ses  lois,  et  l'avait  transportée,  hommes, 
femmes  et  enfants,  à  Hérat,  où  il  avait  fait  des  serbas  * 
(milice)  de  tous  les  mâles  en  état  de  porter  les  armes. 
A  la  suite  de  ce  grave  échec,  le  Serdar  Ibrahim-  Khan 
s'était  enfermé  dans  l'inexpugnable  forteresse  de 
Tchalap-Dalàne,  et  il  y  résista  six  mois  à  tous  les 
efforts  tentés  contre  lui  par  les  Afghans.  Maisses  appro- 
visionnements étant  alors  épuisés,  il  tenta  de  se  frayer 
un  passage,  le  sabre  à  la  main,  à  travers  les  troupes  qui 
le  bloquaient.  Malheureusement  son  cheval  s'abatlit 
au  moment  où  il  était  engagé  au  milieu  de  ses  enne- 
mis, et  il  fut  fait  prisonnier.  Peu  de  jours  après,  le  Ser- 
dar trouvait  l'occasion  de  s'évader  et  de  rentrer  dans 
sa  forteresse;  il  ne  tarda  pas  à  y  être  assiégé  de 
nouveau,  et  la  famine,  qui  l'avait  forcé  à  en  sortir  une 
première  fois,  l'amena  bientôt  à  entrer  en  pourpar- 
lers avec  Ïlabib-Ullah-Khan,  commandant  des  troi;- 
pos  hératiennes,  pour  traiter  de  sa  soumission.  Il 
promit  de  se  rendre,  si  l'on  voulait  le  laiss(>r  libre, 

iLe  mol  Serhds  signifie  /oi/rr  nvrc  sa  télé,  aulrement  dit  risquer 
sa  vie,  et  en  Perse  aussi  bien  que  dans  les  pays  environnants  on 
donne  celle  qualificalion  aux  Iroupes  régulières.  Le  liire  de 
Djanbns,  qui  veul  dire  jouer  avec  sa  vie,  esl  donné  dans  l'Afglianis- 
inn  h  une  cavalerie  irrt'gulière  qui  ressemble  à  celle  des  Bachi- 
bousouks  delà  Turkie  —  i'-d. 


-  453  — 

de  se  retirer  à  Kaboul.  Le  chef  afghan  lui  lit  parvenir 
sept  Korans,  sur  lesquels  Yar-Méhémed-Khan  avait 
écrit  de  sa  main  et  revêtu  de  son  sceau  la  promesse 
solennelle  de  lui  accorder  sa  demande  ;  mais  la  con- 
fiance du  Serdar  dans  ses  ennemis  ne  fut  pas  justifiée, 
car  ceux-ci  s'emparèrent  de  lui  à  sa  sortie  de  la  for- 
teresse et  renvoyèrent  prisonnier  à  Hcrat.  Pendant 
qu'on  Ty  conduisait,  il  trouva  encore  une  fois  le  moyen 
de  s'échapper;  deux  de  ses  fils,  captifs  dans  la  cita- 
delle de  cette  ville,  parvinrent,  à  peu  près  dans  le  même 
temps,  à  fuir  et  s'en  vinrent  le  rejoindre.  Avec  l'aide  de 
quelques  Téhimounis  qu'ils  recrutèrent,  ils  pillèrent 
un  campement  de  Moghols  soumis  à  Yar-Méhémed- 
Khan  et  se  retirèrent  ensuite  à  Kandahar,  dont  le 
souverain  est  l'antagoniste  le  plus  dangereux  de  ce 
prince.  Le  chef  du  Kandahar  n'était  sans  doute  pas 
fâché  d'avoir  à  sa  disposition  un  homme  avec  lequel 
il  pouvait  créer  tant  d'embarras  auVézir-Saheb.  Pour 
compenser  cette  fuite,  ce  dernier  avait  récemment 
transporté  à  Hérat  un  nouveau  détachement  de  trois 
mille  familles  de  Téhimounis,  avec  lesquelles  il  avait 
l)euplé  des  villages  qu'il  élevait  dans  la  banlieue  de 
Hérat.  Un  nombre  égal  de  ces  malheureux  avait  réussi 
à  gagner  les  terres  d'Hassan -Khan,  ben-Zohrab,  qui , 
trouvant  sa  frontière  découverte  par  suite  de  la  fuite 
d'Ibrahim-Klian,  venait  de  se  porter  de  ce  côté,  ainsi 
que  je  l'ai  dit  plus  haut.  Yar-Méhémed-Khan  ne  voyait 
point  ce    déplacement  sans  inquiétude,  et  il  avait 
donné  des  ordres  sévères  à  ses  lieutenants  à  l'égard 
d'Hassan,  ben-Zohrab.  Quant  au  Serdar  Moustapha- 
Khan,  chez  leciuel  je  me  trouvais,  et  qui  venait  de 


-_  454  — 

trahir  son  cousin,  Ibrahim-Khan,  pour  se  rendre  Yar- 
Méhémed  favorable,  s'il  eût  occupé  un  pays  plus  prati- 
cable, il  aurait  pu  avoir  à  regretter  sa  complaisance; 
mais  les  obstacles  naturels  qui  s'opposaient  à  l'enva- 
hissement de  ses  montagnes  arides  le  mettaient,  pour 
le  moment,  à  l'abri  de  tout  danger  du  côté  d'Ibrahim. 
Au  reste,  il  faisait  tout  pour  le  prévenir,  et  je  l'enten- 
dis déclarer  à  Osman-Khan  qu'il  se  reconnaissait  le 
vassal  du  Vézir-Salieb  et  qu'il  lui  payerait  tribut  à  l'a- 
venir. 

Il  est  facile  de  comprendre  tout  ce  que  ma  présence 
à  Déria-Dèrrè  excitait  de  soupçons  dans  l'esprit  de 
Moustapha-Khan  et  d'Osman-Khan.  Ce  dernier,  qui 
n'était  pas  dans  tous  les  secrets  de  son  maître  le  Vézir- 
Saheb,  ne  pouvait  savoir  si  ses  doutes  étaient  oui  ou 
non  dissipés  à  mon  égard.  Il  m'avait  vu  prisonnier  à 
Hérat,  jurant  par  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  sacré  que 
je  me  rendais  à  Lahor;  on  m'avait  cru  à  la  fin  sur 
parole,  et  je  m'étais  dirigé  par  le  Turkestan,  sur  Ka- 
boul, où  je  ne  m'étais  pas  rendu;  et  puis,  je  tombais 
tout  à  coup  à  Déria-Dèrrè,  l'on  m'annonçait  à  Mous- 
tapha-Khan comme  un  Persan  au  service  du  Khan 
de  Ser-Peul  qui  se  rendait  chez  Hassan-Khan,  ben- 
Zohrab,  l'ennemi  du  Vézir-Saheb.   J'eus  beau  dire 
la  vérité  sur  les  motifs  qui  m'avaient  fait  changer 
la  direction  de  mon  voyage  et  prendre  une  qualité  qui 
n'était  pas  la  mienne,  ces  messieurs  ne  voulurent  rien 
entendre  et  me  prévinrent  cpi'ils  ne  pouvaient  me 
laisser  aller  maciiiner  quelque  intrigue  contre  le  chef 
du  Hérat  avec  celui  des  Ilézarèhs  Pouclit-Kouhs.  Ils 
mu  déclarèrent  en  outre  (^ue,  dès  le  lendemain,  ils  me 


455 


feraient  conduire  au  camp  du  Serdar  Habib-Ullah- 
Khan^  avec  lec{uel  j'aurais  à  m'expliquer  sur  ma  pré- 
sence dans  une  contrée  où  les  FAiropéens  n'avaient 
rien  à  faire  et  où  le  Vézir-Saheb  ne  m'avait  pas  auto- 
risé à  passer.  A  tout  prendre,  c'était  peut-être  le  moyen 
de  me  tirer  au  plus  vite  d'embarras,  et  je  déclarai  à 
mon  hôte  que  je  ne  demandais  pas  mieux  que  de  me 
rendre  chez  le  Serdar.  J'avais  réfléchi  que  de  Zerni, 
où  il  se  trouvait,  je  pouvais,  en  marchant  avec  la 
même  célérité  que  j'avais  déployée  jusque-là,  gagner 
en  cinq  jours  Kandahar  en  passant  par  Zémindavar;  il 
ne  devait  donc  en  résulter  qu'un  petit  retard  dans 
mon  voyage.  L'espoir  qu'il  en  serait  ainsi  me  con- 
sola; mais,  hélas  !  j'étais  encore  loin  de  prévoir  les 
dangers  qui  se  préparaient  pour  moi  ! 


FIN  DU  PREMIER  VOLUME. 


TABLE  DES  MATIERES 

DU  TOME  PREMIER. 


PAGKS. 

CHAPITRE  I.— Départ  de  Bagdad.— But  de  mon  voyage.— Nécessité 
indispensable  de  cacher  mon  identité. — Dispute  avec  les  créan- 
ciers de  mon  domestique. — Nasseli  Florès.— Les  fortifications  de 
Bagdad— Bakouba.— La  caravane.— Description  de  mon  costume 
et  causes  pour  lesquelles  je  le  portais. — Mollah-.\li.  —  Cher-1- 
Bàne.— Jovialités  du  Mollah. — Sa  manière  de  juger  ses  compa- 
triotes.—Aspect  du  pays.— Koz-Rabat.— Murailles  anciennes.— 
Kanè-Kine — Opinion  du  Mollah  sur  les  pèlerins  musulmans. — 
Affection  particulière  de  ce  personnage  pour  l'eau-de-vie  et  les 
saucisses.— Le  caravansérail-châh  et  ses  cabinets  particuliers- — 
Le  bazar  de  Kanè-Kine.— Population  de  ban Jits.— Avantages  de 
porter  l'habit  oriental.— Bontés  du  Mollah  pour  moi.-  Préférence 
de  la  fourchette  d'Adam  à  celles  en  argent  usitées  de  nos  jours. — 
Les  maraudeurs.— Kasr-Chirine. — Courage  du  Mollah.— Les  Bil- 
bers  font  irruption.  — Craintes  du  Mollah  —L'attaque — On  re- 
trouve le  Mollah  dans  un  endroit  où  il  n'aurait  pas  dû  se  placer. 
— Description  de  Kasr-Chirine.— Ruines  sises  dans  son  voisinage. 
— Légende. — Emplacement  de  l'ancien  Oppidam 1 

CHAPITRE  IL— Ser-Peul.— Attaque  des  Djafs  qui  se  jettent  sur  nous 
à  leur  tour. — L'honneur  persan. — Chah- Abbas -Khan.  — Sa  con- 
duite avec  les  tribus.— Malversations  et  concussions. — Le  chemin 
des  montagnes. — Les  Sindjavis. —  Les  actes  de  la  princesse- — 
Scène  de  confusion. — Apathie  des  lliates. — Opinion  du  Mollah  Ali 
sur  ces  peuples  nomades.— Parente  des  sectes  mahométanes  entre 
elles. — La  passe  de  Kérend- — Arrivée  dans  cette  ville. — Les  habi- 
tants,— Révolte  des  Kérendiens-- Causes  de  cette  révolte.  — Une 
horrible  trahison.  —  Crimes  commis  avec  impunité.  —  Haroun- 
Abad.—Mahi-Daicht.—Kermanchâh.— L'armée  persane.— L'Emir 
Meuhb-Âli-Khan. — Mauvaise  administration.  — Les  tribus  kur- 
des.—Les  chevaux  de  cette  province.— Les  tapis  du  pays.— Pains 
et  gâteaux   de  manne.— Revenus.— Takht-el-Bostane.— Fausseté 


—  4^8  — 

PAGES. 

d'Ivan.— Bisutoun.— Le  fleuve  Kerkha.— Grandes  ruines.— Inscrip- 
tions.—La  caravane  persane.— Kienguaver.— La  montagne  Naha- 
vend.— La  forteresse  de  Kienguaver.— Bataille  livrée  en  l'anBlL 
—Excellents  pâturages.— Site  de  l'ancienne  Ecbatane.— Arrien. 
—Le  tombeau  dEphestion. 25 

CHAPITRE  m— Sahadabad.— Villages  entourés  de  murailles.— Les 
Mollahs  fanatiques.— Hamadàn. — Les  voleurs  de  grande  route.— 
Leur  mépris  pour  l'Eglise.— Les  effets  du  poison.— Un  homœopathe 
français.— La  réception  que  lui  fait  son  général.— Punitions.— 
Souvenirs  historiques  à  Hamadàn.— Les  tombeaux  d'Esther  et  de 
Mardochée. —Description  de  Hamadàn.— Ses  habitants. —Le 
prince Khanlar-Mirza.— Le  Sertip  Ferz-Uliah-Khan.— Une  famille 
bien  unie. — L'auteur  rencontre  un  vieil  ami. — Visite  àFerz-Ullah- 
Khan.— Moralité  des  Persans.— Un  Séjid  importun.— L'auteur  est 
volé. — Motifs  du  chef  de  la  caravane  pour  ne  pas  se  mettre  eu 
voyage  un  jeudi.- Véracité  des  muletiers.— Les  domestiques  per- 
sans.—Bibik-Abad Zérèh.—Nouvaràne.— Villages  florissants.— 

Richesse  du  pays.— Emploi  des  revenus  publics.— Superstitions 
des  Persans. — Les  poissons  apprivoisés. .  : ^^ 

CHAPITRE  IV.— Chémérïn.  — Kochguek.  —  Le  pic  de  Damavend.— 
Khanabad.— Rabat-Kérim.— Les  irrigations-Moyens  de  voyager 
en  Perse.— Le  Ferman  royal.— Voyage  à  cheval.— La  compagnie 
d'un  Mehmandar.— Sa  manière  d'agir.-- La  route  de  la  caravane. 
—Le  Djilo-dar.— Le  Persan  et  son  âne.— Les  mules  et  les  mule- 
tiers.—Profession  de  foi  d'un  Persan.— Abdoukh.— Les  Caravan- 
sérails.-Téhéran.- Aspect  de  la  ville.  —  Reflexions  mélanco- 
liques.—Projets  joyeux.— Le  général  Semineau.— Indiscrétion  du 
docteur  Jac(iuet.-Le  village  de  Châh-Abdoul-Azim.— Renvoi  de 
mon  domestique.— Conséquence  de  cette  décision.— Voyage  avec 
une  caravane  se  rendant  à  Meched 85 

HAPITRE  V.— Hissar-Émir.— Les  ruines  de  Rhaguès.— El  Bourdj. 
—Médailles  antiques — Tombeau  de  Bibî  Ohèrebanon.— Légende 
relative  à  cette  dame.— La  plaine  de  Véramïn,  riche  et  fertile.— 
Heïvàne-Kièf.— Système  d'irrigation.— Les  Vautours.— Descrip- 
tion d'une  caravane  de  pèlerins.— Le  chef  religieux  de  la  cara- 
yane.— Le  respect  qu'on  avait  pour  lui.— Son  sermon  du  soir.— 
Fanatique  brutalité.— Kechlag-Khar.— Défilé  de  Serdari — Porte 
militaire.— Kouhi-Touz.— Los  montagnes  de  sel.— Position  des 
Pyles  Caspiennts.— Erreurs  topographiques.— Description  de  cet 
endroit  par  Arrien.— Dèh-Nemek.—Firouz-Kouh.— Le  district  de 
Itch.— Aredân.— Les  briquis  de  sel— Lasguird.— Postes  mili- 
taires.—Les  fortifications.— Semnàn.— Description  de  la  ville.— 
Son  ancienne  histoire.— Eff'ets  de  l'irrigation.— L'arrière-garde 
de  Bossus.— Arrien.— Scène  dans  la  boutique  d'un  kebabdji.— 
Agrément  et  inconvénient  du  costume  persan.— Heureuse  appari- 


—  4o9  — 

PAGES 

tion  d'une  constellation.  —  Le  derviche  boiteux.  —  L'auteur  est 
conduit  en  présence  du  gouverneur.  —  Résultat  satisfaisant  de 
cette  entrevue 107 

CHAPITRE  VI.— Ahyoun.—Gouchè.—Damghàn. —Description  de 
cette  place. — Position  d'Hécatompylos.— Légende  persane. — His- 
toire des  Parthes Opinion  du  Kazi  de  Hérat. — District  de  Ko- 

mus. — Décadence  de  Damghàn.— Minarets  arabes  con.struits  en 
brique.  —  La  citadelle. — Chàh-Rohk. — Dèli-Mollah.  —  La  tour- 
mente.— Désastres  causés  par  le  vent. — Meïmandous. — Les  atten- 
tions de  Soliman-Khan. — Arrestation  d'un  marchand. — Justice 
des  Persans  — Châh-Roud.-*Description  de  cette  ville. — Impor- 
tance de  l'endroit. — Les  manufactures. — Bostam. — Fertilité  de 
son  territoire.— Bonté  des  chevaux. — Convoitise  de  la  Russie  sur  » 
Chàh-Roud  et  Bostam. — Ht-catompylos.— Le  pèlerin  voleur. — 
Résultat  de  ses  soustractions. — Le  botaniste  français. — Priva- 
tions.—Miyamèd.  —  Les  Turkomans.  —  Miyàn-Dacht.  — Abbas- 
Abad. — La  colonie  géorgienne.— Mezinàn.— Attaque  des  Turko- 
mans.— Les  esclaves  russes  et  per.çans  à  Khiva. — Mort  terrible  du 
général  Bekewitch.  — Cruautés  des  Khiviens.— Relation  de  ces 
atrocités  racontées  par  Mouravief 137 

CHAPITRE  'VIL— Préparatifs  des  Turkomans  pour  une  excursion.— 
Manière  de  dompter  les  chevaux.— Singulière  espèce  de  fourrage. 
—Marches  forcées. — Précautions  avant  l'attaque  d'une  caravane. 
—  Sort  fatal  réservé  aux  prisonniers.  —  Cruauté  des  Turkomans. — 
Représailles. —  Manière  de  combattre  des  Turkomans.— Opinion 
de  l'auteur  sur  les  Turkomans  et  sur  leurs  qualités  comme  sol- 
dats.—Conséquence  comique  d'une  défaite. — L'honneur  parmi  les 
voleurs. — Position  géographique  de  la  Turkomanie. — La  khirgah. 
— Les  trois  tribus  principales. — Leur  origine  et  leur  ressemblance 
avec  les  Uzbeks.— Caractère  physique  et  moral  des  Turkomans. 
— Les  femmes  et  ce  que  les  Turkomans  estiment  en  elles. — Excuses 
données  par  les  Turkomans  pour  enlever  les  Persans.— Religion 
desTurkomans. — Moyens  à  employer  pour  soumettre  leurs  hordes. 
— Moyens  adoptes  par  Châh-.4bbas.  — Sobriété  de  ces  peuples.— La 
manière  dont  ils  traitent  leurs  chevaux. — Les  steppes  de  la  Tur- 
komanie.— Elève  des  chevaux. — Introduction  de  la  race  arabe  par 
Timour-Leng  et  Nader-Chàh.— Race  chevaline  des  Hézarèhs  et 
des  Uzbeks. — Distances  extraordinaires  franchies  par  les  chevaux 
turkomans.— Valeur  de  ces  animaux  dans  les  steppes.— Les  che- 
vaux de  cavalerie  française. — Mauvaise  manière  de  les  élever. 
— La  science  vétérinaire  de  la  Turkomanie.— Maladies  des  chevaux.  IfiT 

CHAPITRE  VIII.  —  Ruines  immenses  près  de  Mczindn.  —  Alayar- 
Khan. — Un  ancien  caravansérail. — Mihir.— Nombreux  troupeaux 
de  cerfs. — Villages.— Sebz-Var.— Une  ville  arabe. — Aspect  prospère 
de  Sebz-Var.— Envahissement  des  Afghans,  en    1731.— L'auteur 


—  400  — 

PAGES. 

engage  un  nouveau  domestique.— Zafferani.— Aridité  et  fertilité  du 
sol. — Un  caravansérail  en  ruines;  le  plus  vaste  de  la  Perse. — Ca- 
ractères kufifpies. — Légende  relative  à  l'architecte.— Le  marchand 
et  son  safrau . ^Nichapour. — Description  de  la  ville. — Son  terri- 
toire.— Mines  dj  turquoises  dans  le  voisinage  de  cette  cité. — Vi- 
site au  gouverneur  général  du  Khorassan. — Réception  courtoise  de 
Assaf-Dooulet. — Politique  persane.  —  Méhémed-Hassan-Khan. — 
Un  présent  de  la  part  du  gouverneur. — Ebahissement  des  pèle- 
rins.— Retour  sur  eux-mêmes  et  changement  de  manière  d'agir, — 
Dèh-Roud.— Beauté  du  pays- —  Un  village  pittoresque. — Tur- 
govèh — Le  chemin  des  montagnes. — Le  Mollah  et  la  truite.— 
Passage  des  montagnes. — Une  vue  magnifique. — Djagar. — Les 
Bohémiens 191 


CHAPITRE  IX.— La  ville  de  Meched.- Mines  d'or  et  d'argent.— 
Causes  données  par  les  pèlerins  de  l'état  d'abandon  de  ces  mines. 
— Altercation  avec  un  officier  de  la  douane. — Les  visiteurs  du  gé- 
néral.— Mœurs  des  Afghans.— Méhémed-Weli-Khan.  —  Connais- 
sances agréables.  —L'hospitalité  persane. — Vol  commis  à  mon 
préjudice.— L'ancienne  ville  de  Thous.— Histoire  de  Meched. — 
Importance  commerciale  de  la  ville. — Sa  population. — Persécu- 
tion des  .juifs,  en  1839.— Les  cimetières. — Le  Khiabâne.— Com- 
merce de  Meched. — Les  tapis. — Les  carrières. — La  grande  Mos- 
quée.— Justification  d'un  Hindou,  après  y  être  entré. — Le  docteur 
Wolf.— MM.  Stoddart  et  ConoUy.— Conseils  donnés  à  l'auteur  de 
ne  pas  passer  outre. — Raisons  alléguées  pour  suivre  ces  bons  avis. 
—Bataille  entre  les  habitants  et  les  soldats.— L'escorte  hors  de 
la  ville  .—Départ  de  Meched 223 

CHAPITRE  X.— Turokh.- Un  tremblement  de  terre.- Sing-Best.— 
L'odeur  nauséabonde  du  chameau.— Impôt  sur  les  femmes.— Hè- 
dirèh.— Une  variété  de  perdrix.— Mahmoud-Abad—Timour-Leng 
le  Destructeur.— Le  derviche  sédentaire.— Fertile  district  de 
Chehr-Noh.— Les  chevaux  des  Hezarèhs.— Teurbot-Ishak-Khan. 
— Turchiz.— Teurbet-Cheikh-Djam  — Kariz.— Les  melons  renom- 
més.— Les  ânes  sauvages  considérés  comme  unmetsexquis.— Kus- 
san.— Destruction  de  l'armée  de  Ahmed-Chàh.— Le  HériRoud.— 
Erreurs  géographiques.  —  Conséquences  du  délouinemcnt  d'un 
ruisseau.— La  paye  d'un  Serdar.— Les  environs  de  Kus.san.  — La 
forêt  de  Chevech.— Le  gibier.— Roouzè  Nak.-Gorian.— Cheki- 
van-Mimizak.— Réception  préparée  par  Yar-Méhémed-Khan 259 

CHAPITRE  XI.-Hérat.— Réception  matinale.— L'officier  de  garde. 
—  Le  Sertip  La'1-Méhémed-Khan.  —  Son  audace  au  siège  de 
Hérat.— L'auteur  est  logé  dans  la  maison  de  ce  militaire.— Ordres 
donnés  par  Yar-Méhémed.— Visite  des  docteurs — Leur  manière 
de  guérir.— Le  cyanure  de  mercure.— Les  Bayadères  et  la  coupe 


—  40 1  — 

PàGKS. 

fie  vin.— Visite  à  Yar-Mehémed-Khan. — Réception  faite  à  M.  Fer- 
rier. — Insistance  du  Khan  à  !e  prendre  pour  un  Anglais. — Résul- 
tat de  la  conférence. — Politique  deMehemed  avec  les  Anglais. — 
Portrait  de  ce  prince .  — Travau-x  du  génie  du  Khan  pendant  le  siège 
de  Hérat — Les  confiden'  s  C-j  Yar-Méhémed. — Sa  puissance .  — La 
protection  qu'il  a  corde  aux  Eïmaks. — Résultats  probables  de 
cette  manière  de  aire. — La  justice  administrative  du  Vézir. — 
Sécurité  des  routes  publiques. — Les  taxes  de  la  ville  de  Hérat. — 
Mesures  prises  pour  la  s-ùreté  personnelle  du  Khan  — Son  origine 
et  son  avènement  au  pouvoir. — Son  fils  Séyid-Mehémed-Khan. — 
Les  compétiteurs  au  trône  du  Yezir. — Mirza-Nedjef-Khan. — Les 
autres  Serdars 277 

CHAPITRE  XII.  —Excursion  dans  les  environs  de  Hérat.  — Les 
Uzbeks  de  Koundouz.  — Les  Grecs  descendants  d'Alexandre  le 
Grand.— Les  dysnaties  asiatiques. — Emplacements  d'anciennes 
villes. — Artakoana. — Aria-Métropolis  et  Sous. — Les  sièges  de 
Hérat. — Touli-Khan. — Massacre  de  Djenghiz-Khan.  —  Timour- 
Leng. — Obeïd-Khan.  — Sac  de  Hérat  par  les  Uzbeks. — Fortitica- 
tions  élevées  par  Ghàh-Rokh-Mirza. — Position  topographique  ac- 
tuelle de  Hérat.— Les  fortifications,  la  citadelle.— Embellissements 
faits  par  les  ingénieurs  anglais. —  Population  de  la  ville  avant  et 
après  le  siège  de  1838.  —  Conduite  de  Yar-Méhémed  à  cette 
époque  et  après  ce  temps-là. —  Les  villes  persanes,  aussi  vite  re- 
bâties que  détruiles.— Dévastations  pendant  le  siège  de  cette  ville. 
— Les  bazars. — L'architecte  et  la  coupole.-  Les  bâtiments  publics 
de  Hérat 311 

CHAPITRE  XIII.— Le  palais  de  Bagh-Chàh.— Magnifique  point  de 
vue. — Kazerguiah. — Mausolée  de  Kodjah-AbduUal-Insâh. — .Avan- 
tages d'être  enterré  dans  son  enceinte.— Colonne  de  marbre  blanc. 
—Tombeau  d'une  princesse  mongole,  exécuté  selon  toute  probabi- 
lité par  un  sculpteur  de  l'époque  de  Timour-Leng. — Les  arabes- 
ques de  Géraldi,  peintre  italien  au  service  de  (^hàh  Abbas  le 
Grand. — La  mosquée  de  Musella.— Chàh-Sultan  Hussein  et  Chàh- 
Rokh,  protecteurs  des  artistes.— Le  mausolée  de  ce  dernier.— 
Ruines  au  pied  des  montagnes  situées  près  de  Herat. — Usages  re- 
ligieux.—Leur  appréciation. — La  ruse  des  Mollahs.— Thallèh- 
Bengui.  — Un  ancien  temple  des  adorateurs  du  feu.— Emplace- 
ment de  l'ancienne  ville  de  Hérat. — Le  jardin  anglais  de  Yar- 
Méhémed. —Roouz-Bagh.— Le  climat- —Les  productions.  —Les 
hommes  en  état  de  porter  les  armes. — Notions  des  Afghans  sur 
l'histoire  européenne. — Emprisonnement  de  l'auteur.— Opinion 
du  peuple  à  ce  sujet. — Mise  en  liberté  de  M.  Ferrier 333 

CHAPITRE  XIV. -Départ  de  M.  Ferrier  de  la  ville  de  Hérat— Con- 
seils donnés  par  Yar-Méhémed. — E.xecution  d'un  chef  téhimouni. 
—Horrible  scène  dans  le  bazar  de  Hérat.— Férocité  des  Afghans. 


—  462  — 

PAGES  • 

— Pervanèh.  — Koch-Rabat.  — Kouchk-Assiab.  — Tchingourek. — 
Turchihk. — Le  camp  des  Hézarèhs-Zeïdnats. — Leur  origine  et 
leur  histoire. — Le  district  de  Kalèh-Noouh. — Kérim-Dad-Klian, 
sa  défaite  par  Yar-Méhétned. — Le  drap  de  laine  de  chameau  et  de 
poil  de  chèvre. — Les  chevaux  hézarèhs.  —  Intrigues  deKérim-Dad- 
Klian. — Contingent  de  troupes  fourni  par  lui. — Les  DjemChidis. 
— Assassinat  d'un  ambassadeurde  Yar-Méhémed-Khan.— Mingal. 
— Origine  des  Tadjiks. — Description  physique  des  Hézarèhs. — 
Leurs  femmes  soldats. — Le  village  de  Mourghàb. — Abdul-Aziz- 
Khan. — Son  accueil  amical.  —  La  rivière  de  Mourghàb. — Les 
Firouz-Kouhis.— Leurs  chefs. — Kallèh-Wéli. — Les  Kapchaks. — 
Les Eïmaks .  — Leurs  forces  militaires .  — Tcharchembèh .  — Kaïssar. 
— Le  Khanat  de  Meïmana. — Ses  forces  militaires. — Départ  de 
Feïz-Mehémed-Khau . — Opinion  de  l'auteur  sur  le  compte  de  cet 
homme 355 

CHAPITRE  XV.-Kiaffir-Kallèh.  —Précautions.— Rahat-Abdullah- 
Khan.— Les  Bohémiens.— Chibberghân.  — Irrigation  et  culture. 
— Roustem-Khan.— Esquisse  de  ce  chef.  — Siège  de  Andekhouye. 
— Politique  locale.— Rivalité  et  intrigues  des  chefs  du  Turkestan. 
— Andekhouye.— Akhtchè.  —  Meïlik.  — Le  choléra.  — Balkh. — 
Conseils  donnés  par  mesdcux  Hézarèhs.—  Continuation  du  voyage 
avec  ces  hommes. — Les  inscriptions  cunéiformes. — Histoire  de 
Balkh. — L'Émir  de  Bokhara.—Mazar.— Mosquée  très-venérée 
dans  le  pays. — Khoulm.  -  Politique  des  Uzbi^ks.— L'armée  de 
Khoulm.— La  rivière  de  ce  nom.— Les  Anglais  prisonniers  à  Mazar 
et  à  Khoulm. — LesSipahisde  l'armée  de  Kaboul.— Une  boisson  dés- 
agréable.—Le  Mir-Wali  et  Yar-Mehémed.— Guerre  entre  ces  deux 
chefs. — Causes  de  cette  guerre. — Akbar-Khan  et  le  jeune  esclave. 

Curiosité    des   Asiatiques.— Htïbak — Les     Uzbeks-Kandjélis. 

— Korram. — Avis  et  discrétion  des  deux  Hézarèhs 377 

CHAPITRE  XVI.  — Kartchou.  —  Montagnes  de  la  Paropamisade.— 
Alayar-Beg  reçoit  M.  Ferrier  sous  sa  tente. — Assassinat  de  Sa- 
deuk-Khan.— Désespoir  de  l'auteur.  —Les  Hézarèhs  Tatars. — 
Kaïssar-Beg. — Les  autres  chefs  principaux  des  campements  de 
cette  tribu. — Les  aimées  de  chacun  d'eux. — Le  Serdar  Hassan- 
Khan,  ben-Zohrab.— Le  nombre  de  ses  soldais. — Les  invasions  des 
Afghans. — Timour-Leng  et  les  Hézarèhs. — Qiiinte-Curce.— Les 
Berbères. — Dehas. — Magnifiques  tapis.  —  Immense  étendue  de  su- 
perbes prairies.— Ser-Peul. — Le  gouverneur  Mahmoud-Khan. — 
Son  armée.— Réception  de  M.  Ferrier  par  ce  chef.— Dosir  exprimé 
par  le  Khan  de  contracter  une  alliance  avec  le  gouvernement  bri- 
tannique.— Un  voyage  rapide.— Description  du  (lays  à  travers  le- 
quel passe  l'auteur.— Les  chiens  des  Eïmaks. — La  vallée  fertile. 
—Inscriptions  et  bas-reliefs  découverts  sur  les  rochers.  —  Les 
montagnes.— Description  de  Boudhi.— Div-Hissar.— Un  défilé. 
—Les  Séhérahïs.— Leurs  mœurs.— Le  Temple  des  idoles.— Ti- 
mour-Beg. — Attentions  délicates 407 


—  463  — 

PAGES. 

CHAPITRE  XVII. — Singlak.— Curieuses  excavations  dans  les  parois 
des  rochers.— Légende  relative  à  ces  rochers. — Escarmouche  entre 
les  Hézarèhs  et  les  Firouz-Kouhis.  —  Ces  derniers  sont  repousses. 
—  Courage  des  femmes  tartares.  —  Leurs  capacités  militaires. — 
L'auteur  change  de  route.  —  Kouhistani-Baba.  —  Les  plus  hautes 
élévations  des  montagnes  de  cette  contrée.— Magnifique  point  de 
vue.  —  Vallée  commençant  aux  sources  du  Dehas.  —  Les  rivières 
Ser-Djinguelàb  et  Tinguelàb.  —  Les  montagnes  appelées  Kouh- 
Siah  etSelîd-Kouh. — Direction  et  cotu-s  du  Heri-Roud. — Monnaies 
trouvées  dans  les  ruines  de  Kara-Bagh.  —  Hassan-Khan,  ben- 
Zohrab. —  Le  camp  de  Kouhistani-Baba.  —  L'Agha  silencieux.  — 
Déria-Dèrrè. —  Scène  pittoresque  près  d'un  lac.  —  La  province  de 
Gour.  —  La  tribu  des  Tebimounis.  —  Leurs  forces  militaires.  — 
Rôle  politique  de  Yar-Mehémed-Khan.  —Ibrahim-Khan. — La  va- 
leur des  sept  Korans. — Conduite  habile  du  Vezir-Saheb. — L'auteur 
se  trouve  dans  l'embarras .  —Osman-Khan 435 


FIN    DE    LA   TABLE   DU    PREMIER    VOLUME. 


PARI^.  — IMPKIMK    CHKZ    BONAVENTUKE    ET    DPCESSOIS, 
JJ,   QL'Al    DtS    ADGCSTINS<     •■ 


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1870 
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Ferrier,  Joseph  Pierre 

Voyages  et  aventures  en  Perse 


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