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Full text of "Voyages et découvertes dans l'Afrique septentrionale et centrale pendant les années 1849 à 1855"

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YOYAGES 


AFRIQUE 


Bruxelles.  —  Typ.  do  A.  Lacfoii,  Van  Meenen  et  C",  rue  de  la  Pulterie,  33. 


TOUS     DnOITS     RESERVES 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/voyagesetdcou04bart 


VOYAGES  ET  DECOUVERTES 


DANS 


L'AFRIQUE 

SEPTENTRIONALE  ET  CENTRALE 

PENDANT  LES  ANNÉES  4849  A  1855 


FAB 

LE  DOCTEUR  HENRI  BARTH 

TRADUCTION    DE    L'A  1.I,EMA>C1J    PAR    PAUL    ITHIER 

SEILE  ÉDITION  AUTORISÉE  PAR  L'AITEDR  ET  L'ÉDITEUR  ALLEMANDS 

ENRICHIE  llE  (.RAÏIRES,  lit  CllR0110-LlI!IOl.llAlMiltS,  WUl  BELLE  CARIE  ET  DC  PORTRAIT  DE  L'ALIEl'R 


TOME  iV 


PARIS  I  BRUXELLES 

A.    BOHNÉ,    LIBRAIRE  |     A.  LACROlï,  VAN  BEENIN  ET  C^  ÉDITEURS 

RUE  CE  RIVOLI,    170  '  RUE  DE  LA  PUTTERIE,  33 

1861 


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CHAPITRE  PREMIER. 


ESQUISSE  HISTORIQUE  SUR  TOMBOUCTOU  ET  LES  PRINCIPAUX  ÉTATS  RIVE- 
RAINS DU  NIGER  AVANT  L'INVASION  DES  FOULBE.  —  DESCRIPTION  DE 
TOMBOUCTOU. 


Contrairement  à  l'idée  généralement  accréditée  en  Europe 
jusqu'à  ce  jour,  Tombouctou  n'a  jamais  été  le  centre  d'un 
grand  royaume.  Déjà  longtemps  avant  que  la  ville  fût  fondée, 
il  existait,  tout  autour,  de  puissantes  communautés  politi- 
ques et,  plus  tard,  elle  grandit  pendant  des  siècles,  libre  et 
indépendante,  sans  être  jamais  la  capitale  d'un  royaume 
quelque  peu  important.  D'après  notre  autorité  pour  l'his- 
toire des  contrées  du  Niger,  Ahmed  Baba,  dont  je  parlerai 
plus  amplement  par  la  suite ,  cette  ville  célèbre  fut  fondée 
dans  le  cinquième  siècle  de  l'hégire  {soit  vers  1100),  par 
une  fraction  des  Imoscharh  ou  Touareg,  à  l'endroit  où, 
depuis  longtemps,  ils  avaient  coutume  de  stationner.  Il 
n'en  est  pas  moins  très  vraisemblable  qu'une  partie  des 
habitants  de  la  ville  nouvelle  appartenaient,  dès  le  début,  à 
la  nation  Sonrhaï,  et  ceci  me  conduit  à  penser  que  la  forme 
primitive  du  nom  de  la  ville  était  «  Toumboutou  »  (littérale- 

T.  lY.  i 


6  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

ment  «  corps  »  ou  «  cavité  »  en  Sonrhaï),  qui  s'appliquait 
aux  excavations  existant  dans  les  digues  de  sables  de  la 
contrée  \  Les  Imoscharli  changèrent  ce  nom  en  «  Toum- 
butkou  »  qui  devint,  par  le  temps,  «  Toumboutkou  »  ou, 
comme  les  Arabes  l'écrivent  et  le  prononcent  presque  géné- 
ralement aujourd'hui,  «  Timbouktou  »  (ou  plus  exactement 
encore  «  Tinbouktou,  »  sans  voyelle  longue  et  avec  l'accent 
sur  la  seconde  syllabe). 

Les  deux  premiers  siècles  de  l'existence  de  Tombouctou 
nous  sont  complètement  inconnus;  cette  ville  ne  semble 
pas  avoir  joué,  pendant  ce  temps,  un  rôle  d'une  certaine 
importance,  ni  avoir  eu  des  rapports  étroits  avec  l'histoire 
des  pays  environnants,  comme  étant  tout  à  fait  à  l'écart, 
par  sa  situation  topographique  aux  confins  du  désert.  Tom- 
bouctou n'acquit  pas  même  d'importance  après  avoir  été 
conquis,  au  xiv"  siècle  par  le  royaume  nègre  le  plus  puissant 
alors,  celui  de  Melle,  situé  sur  le  réseau  du  Niger  supé- 
rieur, toutes  les  communications  avec  le  Nord  s'opérant 
encore  par  Walata;  ce  ne  fut  qu'à  la  chute  de  cet  empire, 
accompagné  de  la  ruine  de  Walata  et  de  l'élévation  rapide 
du  royaume  de  Sonrhaï,  que  Tombouctou  commença  à  jouer 
dans  l'histoire  un  rôle  dont  l'importance  s'accrut  en  peu  de 
temps.  Ses  annales  se  liant  étroitement  à  celles  des  royaumes 
voisins,  il  est  indispensable,  pour  connaître  le  passé  de  cette 
ville  du  désert,  de  jeter  un  regard  sur  le  développement  de 
toutes  les  contrées  du  Niger  en  général;  celles-ci  offrent,  du 
reste,  une  foule  de  particularités  remarquables  qui  méritent 
bien  de  fixer  pendant  quelques  instants  notre  attention. 

*  C'est  ainsi  que  le  synonyme  arabe  »  El  Djouf  »  est  fréquemment 
employé  comme  nom  de  localités. 


ESQUISSE  HISTORIQUE  SUR  TOMBOUCTOU.  7 

Avant  mon  voyage,  on  ne  connaissait  presque  rien  de 
l'histoire  de  ces  vastes  et  importantes  régions,  si  ce  n'est 
quelques  détails  complètement  isolés,  combinés  du  reste 
avec  beaucoup  de  talent  par  le  savant  critique  et  géographe 
anglais,  M.  AVilliam  Desborough  Cooley  '  ;  détails  puisés , 
d'après  les  travaux  de  mon  excellent  professeur,  M.  Charles 
Ritter,  dans  El  Bekri,  dans  les  annales  d'Ebn  Chaldoun, 
dans  les  récits  vagues  et  confus  de  Léon  l'Africain,  relatifs 
au  grand  Askia,  et  enfin  dans  les  brèves  relations  de  la 
conquête  de  Tombouclou  et  de  Garho  par  un  général  de 
l'empereur  du  Maroc ,  relations  dues  à  quelques  écrivains 
espagnols.  C'est  à  moi  qu'était  réservé  le  bonheur  de  décou- 
\Tir  une  histoire  complète  du  royaume  de  Sonrhaï  jusqu'à 
l'année  1640  de  notre  ère.  Le  manuscrit  formait  un  gros 
volume  in-4° ,  et  comme  il  me  fut  malheureusement  impos- 
sible d'en  rapporter  en  Europe  une  copie  complète ,  je  dus 
me  contenter,  pendant  mon  séjour  à  Gando,  d'en  extraire 
les  passages  que  je  considérais  comme  les  plus  importants 
au  point  de  vue  de  l'histoire  et  de  la  géographie.  J'ai  utilisé 
ces  extraits,  ainsi  que  d'autres  matériaux  encore  et  le 
résultat  de  mes  propres  observations  faites  sur  place ,  à  la 
rédaction  d'une  chronique  assez  complète  du  royaume  de 
Sonrhaï  et  des  États  voisins,  chronique  qui  figure  dans  l'ap- 
pendice du  quatrième  volume  de  mon  grand  ouvrage.  J'en 
citerai  ici  ce  qui  sera  nécessaire  à  un  examen  sommaire  de 
l'histoire  politique  de  la  Xigritie. 

Quoique  l'auteur  des  annales  du  Sonrhaï  ne  s'y  nomme 
qu'à  la  troisième  personne,  les  savants  de  la  Nigritie  s'accor- 
dent à  en  attribuer  la  rédaction  à  un  personnage  éminent , 

*  Cooley,  Negroland  ofthe  Arahs.  ISJ?]. 


8  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

nommé  Ahmed  Baba;  le  manuscrit,  qui  date  du  milieu 
du  XYU*"  siècle,  porte  le  nom  de  «  Tarich  E'  Soudan.  » 
Ahmed  Baba  était  un  homme  de  haute  science,  si  l'on  consi- 
dère le  pays  où  il  vivait,  et  il  publia  d'autres  ouvrages 
encore.  Il  se  distinguait,  en  outre,  par  son  ardent  patrio- 
tisme et  son  caractère  tellement  digne  de  respect  qu'il  fut 
honoré  et  traité  avec  la  plus  grande  considération  par  le 
conquérant  de  son  pays ,  qui  l'emmena  lui-même  eu  capti- 
vité au  Maroc ,  vers  la  fin  du  xvf  siècle.  Si  ces  qualités 
offrent  déjà  une  grande  garantie  de  la  véracité  d'Ahmed 
Baba,  il  s'en  trouve  encore  une  autre  dans  la  manière  pru- 
dente et  entendue  avec  laquelle  l'auteur  traite  la  partie  de 
ses  annales  qui  s'étend  sur  des  siècles  encore  ensevelis  dans 
les  brumes  mystérieuses  du  passé;  rappelons  en  outre, 
la  grande  précision  analytique  qu'offrent  les  chroniques 
d'Ahmed  Baba,  qui  contrastent,  sous  ce  rapport,  avec  les 
travaux  des  annalistes  du  Bornou.  Appuyés  d'une  autorité 
semblable,  je  pense  que  nous  pouvons  accepter  avec  la  plus 
grande  confiance  en  leur  valeur  historique,  les  données  dont 
voici  le  résumé. 

Le  royaume  le  plus  ancien  de  toute  la  région  du  Niger, 
fut,  selon  notre  auteur,  celui  de  Ghana  ou  Ghanata,  dont 
j'ai  déjà  parlé  au  sujet  de  l'histoire  des  Foulbe,  et  qui  était 
situé  à  l'ouest  de  Tombouctou.  J'ai  eu  alors  occasion  de 
faire  i  emarquer  au  lecteur  que  le  nom  ou  le  titre  de  fonda- 
teur de  ce  royaume,  «  Wakadja  Mangha,  »  devait  évidem- 
ment provenir  de  la  langue  Foulfoulde  («  mangha  »  ou 
«  mangho  »  signifiant  «  grand  »),  d'où  nous  pouvons  conclure 
que  les  Foulbe  formaient  l'élément  pâle  dominant  de  la 
population  du  Ghanata.  La  capitale  du  même  nom  se  trou- 
vait située  à  peu  près  sous  le  IS*"  degré  de  lat.  sept,  et  le 


ESQUISSE  HISTORIQUE  SUR  TOMBOUCTOU.  9 

T  degré  de  long.  occ.  de  Greenwich  ;  la  partie  centrale  du 
royaume  forme  aujourd'hui  la  province  de  Baghena  ou  la 
contrée  qui  s'étend  entre  le  Sénégal  supérieur  et  le  Niger, 
vers  le  point  oii  celui-ci  décrit  un  angle  vers  le  nord ,  au 
dessous  de  Djinni.  Le  royaume  de  Ghanata  fut  fondé  environ 
trois  siècles  après  J.-C,  précisément  à  l'époque  où  le  chris- 
tianisme faisait  des  progrès  si  énormes  sur  tout  le  littoral 
méditerranéen  et  surtout  dans  la  Mauritanie,  en  produisant 
partout  d'immenses  révolutions.  Nos  renseignements  relatifs 
aux  premiers  temps  de  l'histoire  du  Ghanata  sont  peu  nom- 
breux, mais  nous  savons  que  vingt-deux  princes  y  régnèrent 
jusqu'à  l'avènement  de  l'islamisme,  au  commencement  du 
vif  siècle  de  l'ère  vulgaire  ;  nous  savons  également  que  la 
doctrine  de  Mahomet  y  pénétra  de  bonne  heure  et  que,  dès 
le  commencement  du  x^  siècle,  la  capitale  du  Ghanata  pos- 
sédait un  vaste  quartier  musulman  où  se  trouvaient  douze 
mosquées. 

Ce  furent  les  tribus  berbères  venues  du  Nord  qui  impor- 
tèrent et  répandirent  la  croyance  nouvelle  dans  la  Nigritie 
occidentale.  La  première  tribu  qui  apparut  fut  celle  des 
Limtouna,  puissante  au  désert;  après  avoir  été  attaquée  et 
vaincue,  elle  fut  suivie  de  celle  des  Senagha,  ou  Senhadja, 
selon  les  Arabes.  Cette  dernière  semble  avoir  étendu  avec 
succès  son  influence  sur  la  région  occidentale  du  désert,  sur 
toutes  les  contrées  voisines  du  Soudan  ainsi  que  sur  une 
grande  partie  du  royaume  de  Ghanata.  Vers  le  milieu 
du  X®  siècle,  les  Senagha  possédaient  déjà,  à  environ  trois 
degrés  de  la  capitale ,  l'importante  colonie  commerciale 
d'Aoudaghost  qui,  d'après  mon  estimation,  devait  se  trouver 
près  du  Kasr  El  Barka  actuel,  entre  les  40"  et  11^  degrés  de 
long.  occ.  et  les  IS''  et  19"  degrés  de  lat.  sept,  de  Greenwich  ; 


10  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

pendant  ce  même  x''  siècle,  il  n'y  aurait  pas  eu  moins 
(le  vingt -trois  rois  nègres  '  tributaires  d'un  seul  chef 
Senaglia. 

Sur  ces  entrefaites,  s'était  élevé,  plus  vers  l'orient  et  dans 
les  contrées  riveraines  du  Niger  moyen ,  un  autre  royaume , 
celui  des  Sonrhaï,  Ahmed  Baba  nous  laisse  complètement 
ignorer  l'origine  première  de  ceux-ci ,  mais  maintes  tradi- 
tions nous  engagent  à  la  chercher  près  des  nombreux 
embranchements  du  Niger  qui  s'étendent  au  dessus  de  Tom- 
bouctou.  Toutefois  je  pense  que  la  signification  historique 
des  Sonrhaï,  comme  nation,  part  de  Bourroum,  localité 
située  sur  le  grand  angle  oriental  du  Niger  à  l'endroit  où 
celui-ci,  après  avoir  côtoyé  le  désert  en  se  dirigeant  vers 
l'est,  prend  son  cours  vers  le  S.  S.  0.  A  partir  de  ce  point, 
l'influence  des  Sonrhaï  s'étendit,  des  deux  côtés,  le  long  du 
Niger  et  se  concentra ,  en  amont ,  dans  les  environs  de  leur 
ancienne  capitale  Koukia,  située  près  du  Goga  ou  Garho 
actuel. 

C'est  là  que  serait  arrivé  de  l'orient,  vers  le  commence- 
ment du  vu"  siècle,  et  par  conséquent  de  l'hégire,  un 
homme  du  nom  de  Sa,  qui  aurait  fondé  la  plus  ancienne 
dynastie  Sonrhaï  qui  soit  connue.  La  nationalité  de  ce  per- 
sonnage est  restée  un  mystère,  mais  la  tradition  le  fait  venir 
de  l'Yémen,  en  Arabie,  tandis  qu'il  paraît,  avec  plus  de  vrai- 
semblance, avoir  appartenu  à  la  race  berbère.  Quoi  qu'il  en 
soit,  le  fait  même,  que  la  tradition  fait  venir  de  l'orient  le 

•  Il  est  bon  d'ajouter  que  le  pays  des  Nègres,  à  cette  époque,  s'éten- 
dait encore,  en  moyenne,  jusqu'au  vingtième  degré  de  latitude,  et  ce  ne 
fut  qu'alors  que  ces  derniers  furent  refoulés  par  l'arrivée  des  Berbères. 
L'invasion  de  ces  bordes  produisit  la  dévastation  de  ces  contrées  jus- 
qu'alors abondamment  peuplées,  du  moins  en  certaines  parties. 


ESQUISSE  HISTORIQUE  SUR  TOMBOUCTOU.  11 

londateur  de  la  première  dynastie  Soiirhaï,  indique,  ainsi  que 
maintes  autres  circonstances,  que  la  civilisation  de  cette 
partie  du  Soudan  fut  due  à  l'Egypte.  Le  premier  effet  de 
cette  influence  extérieure  fut  de  détruire  les  principaux 
dogmes  des  superstitions  païennes  ou  tout  au  moins  à  les 
ensevelir  sous  d'autres  doctrines,  tel  que  le  culte  surtout 
voué  à  certaine  espèce  de  grand  poisson  ;  c'était  probable- 
ment le  célèbre  ayou  {Manatus  Vogelii),  dont  j'ai  déjà  parlé 
à  plusieurs  reprises  et  que  nous  rencontrerons  encore  dans 
les  eaux  du  courant  principal  du  Niger. 

Le  petit  domaine  qui  s'était  ainsi  formé  autour  de 
Koukia,  semble  avoir  grandi  promptement  en  étendue  et 
en  puissance.  C'est  ainsi  qu'il  s'éleva  bientôt ,  aux  environs 
de  la  capitale,  sur  le  Niger,  la  ville  de  Gogo  ou  Garho, 
place  commerciale  considérable,  qui,  d'après  des  indices 
évidents,  était  déjà  en  relations,  dès  la  fin  du  ix"  siècle, 
avec  Ouarghela ,  le  centre  de  commerce  le  plus  ancien  qui 
ait  existé  sur  les  limites  septentrionales  du  désert.  II  résulte 
de  là  que  les  rapports  commerciaux  entre  l'Afrique  septen- 
trionale et  la  Nigritie  datent  d'infiniment  plus  loin  qu'on  ne 
l'a  jamais  cru.  Vers  le  milieu  du  x^  siècle,  la  puissance  du 
roi  de  Sonrbaï  était  déjà  tellement  grande  que  le  chef  des 
Senagha,  qui  avait  sa  lointaine  résidence  à  Aoudaghost, 
crut  prudent  de  lui  envoyer  des  présents  pour  éviter  une 
guerre  avec  lui.  Les  Sonrhaï,  à  cette  époque,  étaient  encore 
tous  païens,  à  peu  d'exceptions  près,  et  ce  ne  fut  que  le 
quinzième  roi  de  la  dynastie  des  Sa,  nommé  Sa  Kassi,  qui 
embrassa  l'islamisme,  en  1009,  ou  400  de  l'hégire. 

Avec  le  changement  de  religion,  s'opéra  également  un 
changement  de  capitale,  Koukia  étant  surpassé  de  beaucoup 
par  le  florissant  Gogo.  L'islamisme  semble  avoir  jeté  parmi 


12  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

les  Sonrhaï  des  racines  profondes,  même  avant  que  le  peuple 
fût  entièrement  converti  et  alors  même  que  la  cour  et  les 
grands  seuls  reconnaissaient  la  croyance  nouvelle.  Vers 
1067,  la  capitale  Gogo  se  composait  de  deux  villes  ou  quar- 
tiers, dont  l'un  était  la  résidence  du  roi  et  des  musulmans, 
tandis  que  la  population  païenne  habitait  l'autre.  L'isla- 
misme n'en  était  pas  moins  déjà  dominant  à  tel  point  que 
la  pratique  en  était  une  condition  formelle  de  l'exercice  du 
pouvoir;  chaque  prince  recevait,  lors  de  son  avènement  au 
trône,  trois  objets  emblématiques,  consistant  en  une  bague, 
un  glaive  et  le  Koran.  Ces  gages  sacrés  de  la  puissance 
royale  avaient  été,  à  ce  que  l'on  prétendait,  envoyés  autre- 
fois d'Egypte  à  un  prince  Sonrhaï ,  comme  émir  el  moume- 
nin,  ou  «  chef  des  croyants.  » 

Outre  son  nouveau  rang  comme  capitale.  Gogo  pouvait 
toujours  prétendre  à  son  ancienne  importance  comme  centre 
de  commerce.  Le  sel  y  était,  à  cette  époque,  l'article  prin- 
cipal; il  arrivait  à  Gogo,  de  la  ville  berbère  de  Taoutek, 
située  au  milieu  du  désert,  à  quinze  journées  de  marche 
plus  au  nord.  L'ancienne  capitale,  Koukia,  déjà  presque 
entièrement  peuplée  de  musulmans,  et  située  au  commen- 
cement de  la  route  des  caravanes  vers  l'Egypte,  se  livrait  au 
commerce  de  l'or  avec  autant  de  profit  que  d'activité.  Elle 
avait  toujours  été  le  grand  marché  du  Soudan  pour  ce  métal 
précieux,  quoique  la  qualité  de  celui  que  l'on  exportait  des 
contrées  situées  entre  le  Sénégal  et  le  Niger  (telles  que  Bam- 
bouck  et  Boure)  pour  Aoudaghost,  parût  être  supérieure. 
Outre  le  sel  et  l'or,  les  coquillages,  le  cuivre  et  les  perles 
de  verre  étaient  les  principaux  articles  de  commerce  de 
Koukia. 

Nous  voyons  donc  déjà  des  villes  du  Sonrhaï  s'élever, 


ESQUISSE  HISTORIQUE  SUR  TOMBOUCTOU.  15 

grandes  et  florissantes  par  leur  puissance  politique  et  l'exten- 
sion de  leurs  rapports  commerciaux ,  bien  avant  qu'ait 
existé  la  première  hutte  de  Tombouctou.  Avant  de  m'occu- 
per  des  événements  postérieurs  à  la  fondation  de  cette  der- 
nière ville,  je  demanderai  au  lecteur  la  permission  de 
continuer  le  récit  des  faits  relatifs  à  l'histoire  des  contrées 
occidentales,  qui  m'y  conduiront,  du  reste,  par  la  suite. 

Nous  avons  vu  que  la  tribu  des  Senagha  dominait,  au 
x''  siècle,  sur  toute  la  région  occidentale  du  désert  ainsi  que 
sur  les  pays  voisins  au  midi;  le  royaume  de  Ghanata  lui- 
même  était  en  partie  tombé  en  son  pouvoir.  Il  paraît  toute- 
fois que  le  Ghanata  se  réveilla  plus  tard  et  subjugua  à  son 
tour  une  partie  du  territoire  des  Senagha.  Ce  fut  ainsi  que 
Aoudaghost  devint  dépendant  du  Ghanata  ;  mais  cette  ville 
fut  conquise  et  pillée,  en  1052,  par  les  Merabetin ,  adeptes 
d'un  chef  religieux  récemment  sorti  des  rangs  des  Senagha 
et  nommé  Abd  Allah  Ebn  Yassin.  En  peu  d'années,  les  rois 
de  Ghanata  se  trouvèrent  rangés  sous  la  dépendance  du  chef 
des  Merabetin  et,  en  1076,  ces  derniers  prirent  possession 
du  pays  et  forcèrent  la  plupart  des  habitants  à  embrasser 
l'islamisme;  ce  dernier  se  répandit,  en  outre,  par  les  armes 
des  Merabetin,  sur  les  contrées  voisines  de  la  Nigritie. 

Quoique  les  Senagha  fussent  restés  la  tribu  dominante 
au  Ghanata,  leur  puissance  décrut  rapidement.  Vers  1205- 
1204  (600  de  l'hégire),  ils  étaient  déjà  tellement  déchus, 
qu'ils  ne  purent  résister  à  une  attaque  de  la  part  des  Sous- 
sou,  tribu  alliée  aux  Wakore  ou  Mandingo,  et  qu'ils  durent 
abandonner  le  royaume  à  celle-ci.  Vers  1233,  la  domination 
des  Senagha  dans  le  désert,  prit  fin  à  son  tour,  et  les  débris 
de  cette  nation  jadis  grande  et  puissante,  les  Limtouna  et 
les  Messoufa,  furent  successivement  réduits  à  l'état  de  tri- 

T.  IV.  2 


14  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

butaires,  car  un  nouvel  empire  avait  surgi  :  celui  de  Melle, 
sur  le  Niger  supérieur. 

Tout  ce  que  nous  savons  de  l'origine  de  ce  royaume,  qui 
devint  bientôt  le  plus  puissant  de  toute  la  Nigritie,  c'est  que 
le  premier  roi  musulman  de  Melle  se  nommait  Baramin- 
dana,  qu'il  fit,  en  1215,  un  pèlerinage  et  que  l'un  de  ses 
successeurs.  Mari  Djatah  (1235-1260)  battit  les  Soussou, 
maîtres  alors  du  Ghanata.  Nous  devons  citer,  comme  le  plus 
grand  roi  du  Melle,  Mansa  Moussa,  ou  plutôt  Kounkour 
Moussa;  il  régna  de  1511  à  1551  et  porta  la  puissance  poli- 
tique et  militaire  de  son  royaume  au  point  que  celui-ci, 
selon  les  paroles  d'Ahmed  Baba,  possédait  «  une  force 
d'agression  sans  limite  ni  mesure.  »  Mansa  Moussa  subju- 
gua le  Baghena  ou  les  débris  du  royaume  de  Ghanata,  y 
compris  tout  le  pays  habité  de  Taganet  et  d'Aderer  (c'est  à 
dire  la  partie  occidentale  du  désert)  ainsi  que  le  Tekrour 
occidental'  ;  au  retour  d'un  pèlerinage  à  la  Mecque,  en  152G, 
il  s'empara  encore  du  royaume  de  Sonrhaï  avec  sa  capitale, 
Gogo,  et  enfin  de  Tombouctou.  Une  seule  des  villes  alors 
florissantes  de  la  Nigritie,  résista  au  roi  de  Melle,  quoi- 
qu'elle fût  constamment  attaquée  par  lui;  c'était  Djenni, 
place  très  considérable,  située  au  S.  S.  0.  de  la  ville 
actuelle  de  Hamd  Allahi,  sur  le  Niger  supérieur.  Djenni 
était  déjà  fondé  vers  le  milieu  du  xi"  siècle  et  jouissait 
môme,  à  cette  époque,  d'une  grande  importance  commer- 
ciale. 

Tombouctou,  qui  semble  s'être  rendu  sans  résistance  au 
conquérant,  gagna,  comme  capitale  de  province,  en  splen- 

'  Tekrour,  nom  qui  indique,  dans  l'origine,  le  domaine  de  l'islamisme 
en  Nigritie,  signifie  ici  les  contrées  situées  sur  les  deux  rives  du  Niger 
moyen,  là  où  le  lieuve  se  dirige  vers  le  S.  S.  E. 


ESQUISSE  HISTORIQUE  SUR  TOMBOUCTOU.  13 

deur  et  en  considération,  car  le  nouveau  souverain,  homme 
énergique  et  ami  des  arts,  dota  la  ville  de  mosquées  et  de 
palais  nouveaux.  L'ava'ntage  que  retira,  en  outre,  Tombouc- 
tou  de  la  perte  de  son  indépendance,  fut  de  se  trouver,  par 
le  fait  de  son  incorporation  à  un  puissant  rovaume,  proté- 
gée contre  les  violences  des  Berbères  voisins.  Il  en  résulta 
un  accroissement  rapide  de  la  ville,  qui  ne  tarda  pas  à  deve- 
nir un  marché  de  premier  ordre.  Jusqu'alors  Ghanata  avait 
été  seul  le  principal  entrepôt  du  commerce  de  l'Afrique  sep- 
tentrionale pour  cette  partie  du  Soudan,  et  la  résidence  de 
nombreux  négociants  du  Fezzan,  de  Ghadames,  du  Taouat, 
du  Tafilet,  etc.;  peu  à  peu,  tous  émigrèrent  vers  Tora- 
bouctou,  dont  ils  accrurent  naturellement  le  commerce  et  la 
richesse. 

Avec  sa  prospérité,  Tombouctou  vit  s'élever  des  ennemis 
nouveaux.  Vers  la  fin  du  règne  de  Mansa  Moussa,  les  Mossi 
païens  qui,  jusqu'alors,  avaient  lutté  avec  quelque  succès 
contre  Tislamisme,  combattirent  avec  non  moins  de  bon- 
heur les  musulmans  du  Melle  et  pénétrèrent,  depuis  leurs 
établissements  situés  dans  le  vaste  triangle  formé  par  le 
Niger,  jusqu'à  Tombouctou.  Les  troupes  du  Melle  prirent  la 
fuite  et  le  roi  du  Mossi  mit  la  malheureuse  capitale  à  feu  et 
à  sang.  Après  ces  événements,  Tombouctou  semble  être 
resté  pendant  sept  années  à  l'état  indépendant,  jusqu'à  ce 
que  Mansa  Sliman,  devenu  roi  de  Melle  en  1535,  rétablit  son 
royaume  et  reprit  Tombouctou,  qu'il  rebâtit  et  qui  resta, 
sans  interruption,  pendant  tout  un  siècle  sous  la  même 
domination.  Ce  fut  pendant  ce  temps,  c'est  à  dire  vers  1575, 
que  Tombouctou  fut  connu  pour  la  première  fois  en  Europe, 
par  le  travail  géographique  espagnol,  nommé  Mappamondo 
Catalan,  où  celte  ville  figure  sous  le  nom  de  «  Timboutsch.  » 


16  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

Pendant  longtemps,  l'état  politique  des  contrées  nigé- 
riennes se  maintint  sans  modifications  dignes  de  remarque. 
Disons  cependant  que,  sous  le  successeur  de  Mansa  Moussa, 
le  prince  Sonrhaï  Ali  Killouu  ou  Kilnou,  réussit,  ainsi  que 
son  frère,  retenu  comme  lui  en  otage  à  la  cour  de  Melle,  à 
s'enfuir  et  à  rentrer  dans  sa  patrie,  où  il  fonda  la  dynastie 
des  Sonni  ;  toutefois  il  ne  parvint  pas  à  s'affranchir  complè- 
tement, ni  d'une  manière  durable,  de  la  domination  du 
Melle.  Ce  n'est  que  vers  le  milieu  du  w"  siècle,  que  com- 
mence à  décliner  la  puissance  de  ce  dernier,  grâce  aux 
partis  instigués  par  les  différents  gouverneurs  du'pays.  Il  en 
résulta  que  le  Melle  ne  fut  plus  à  même  de  résister  aux 
tribus  berbères  dont  l'une  (probablement  celle  des  Massoufa, 
établie  aux  confins  du  désert),  conduite  par  son  chef  Akil, 
prit  possession  de  Tombouctou;  toutefois  elle  ne  parvint 
jamais  à  étendre  sa  domination  jusqu'au  delà  du  Niger 
(1435).  Malgré  ses  désastres  et  ses  luttes  intestines,  le  Melle 
resta,  pendant  de  longues  années  encore,  le  royaume  le  plus 
puissant  de  toute  la  Nigritie.  La  capitale,  Melle  \  exerçait 
toujours  sur  une  grande  échelle  le  trafic  de  l'or,  métal  que 
l'on  y  exportait  dans  trois  directions  différentes.  Il  allait 
d'abord  à  Koukia,  d'où  on  le  transportait  en  Egypte;  en 
second  lieu,  on  l'envoyait  de  Melle  à  Tombouctou,  et  de  là 
au  Taouat;  ensuite  on  le  dirigeait  également  sur  Tom- 
bouctou, d'où  il  partait  pour  Wadan  ou  Hoden  {:20'' lat. 
sept,  et  11°  long.  occ.  Greenw.),  place  très  importante  non 
seulement  pour  cette  branche  de  commerce,  mais  encore 
pour  la  traite  des  esclaves.  Tombouctou  lui-même  était,  à 


*  La  ville  de  Melle  était  située  sur  un  des  bras  septentrionaux  du 
Niger,  au  sud-ouest  de  Tombouctou. 


ESQUISSE  HISTORIQUE  SUR  TOMBOUCTOU.  17 

cette  époque,  un  entrepôt  considérable  pour  le  sel,  que  l'on 
y  apportait  des  mines  de  Teghasa,  situées  à  17  ou  18  milles 
au  nord  de  Taodenni. 

L'an  869  de  l'hégire  (1464-1465),  le  «  grand  tyran  et 
scélérat  »  Sonni  Ali  monta  au  trône  du  Sonrhaï.  Il  était  le 
seizième  roi  de  la  nouvelle  dynastie  des  Sonni  et  devait  jouer 
un  grand  rôle  dans  l'histoire  de  la  Nigritie.  C'était  un  sou- 
verain cruel,  mais  énergique,  qui  renversa  toutes  les  condi- 
tions politiques  de  cette  partie  du  Soudan,  en  provoquant  la 
chute  du  royaume  de  Melle.  Lorsque  les  Berbères  eurent 
conquis  Tombouctou,  sousAktil,  ils  y  placèrent  un  gouver- 
neur choisi  parmi  la  race  berbère  qui  y  était  déjà  établie, 
et  poursuivirent  leur  existence  nomade.  Ils  ne  tardèrent  pas, 
cependant,  à  être  traités  de  telle  sorte  par  le  successeur  de 
ce  premier  gouverneur,  que  Sonni  Ali  se  vit  forcé  de  mar- 
cher contre  Tombouctou  (1468-1469).  Cette  circonstance 
vint  à  point  au  conquérant,  qui  livra  Tombouctou  au  pillage 
et  au  meurtre,  au  point  de  faire  pâlir  les  horreurs  dont 
s'était  souillé  précédemment  le  roi  idolâtre  des  Mossi.  Sonni 
Ali  semble  avoir  sévi  surtout  contre  la  classe  lettrée,  qui 
avait  choisi  de  préférence  Tombouctou  pour  sa  résidence. 
Dans  tous  les  cas,  la  ville  dut  se  relever  en  peu  de  temps  de 
ce  coup  terrible,  car,  à  la  fin  du  même  siècle,  elle  était  plus 
peuplée  qu'elle  ne  l'avait  jamais  été.  Il  est,  du  reste,  évi- 
dent qu'après  la  conquête  de  Tombouctou  par  Ali,  les  mar- 
chands arabes  du  nord  cessèrent  leurs  relations  commerciales 
avec  Ghanata,  pour  aller  visiter  plutôt  les  marchés  de  Tom- 
bouctou et  de  Gogo. 

Sonni  Ali  conquit  encore  le  Baghena  ou  centre  primitif 
de  l'ancien  royaume  de  Ghanata,  mais  se  contenta  de  rendre 
tributaire  le  chef  de  ce  pays.  Il  agit  de  même  avec  Djenni, 


18  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

étendant  ainsi  ses  conquêtes  au  delà  des  limites  du  Melle, 
car,  selon  toute  apparence,  Djenni  n'avait  jamais  été  sous 
la  dépendance  de  ce  royaume  ;  toutefois,  Ali  signala  encore 
sa  victoire  par  un  massacre  épouvantable,  en  cette  ville  flo- 
rissante par  sa  production  des  tissus  indigènes.  Ce  doit  être 
à  Sonni  Ali  que  Jean  II  de  Portugal  envoya  une  ambassade; 
en  tout  cas,  ce  fut  lui  qui  permit  aux  Portugais  d'établir  à 
Wadan  ou  Hoden  une  factorerie  qui,  du  reste,  ne  dura 
guère,  à  cause  de  l'infertilité  de  la  ville  et  de  son  trop  grand 
éloignement  de  la  côte.  Soni  Ali  périt,  le  5  novembre  1492, 
au  retour  d'une  expédition  contre  le  Gourma,  en  voulant 
franchir  un  torrent  impétueux  que  je  traversai  moi-même 
dans  une  saison  bien  plus  défavorable.  Son  fils  Abou  Bakr 
Daou  lui  succéda,  mais  fut  battu  et  détrôné  presque  aussitôt 
par  l'un  des  généraux  de  son  père. 

Le  lecteur  se  rappellera  que  la  dynastie  des  Sa,  dont 
celle  des  Sonni  ne  formait  qu'une  branche,  était  d'origine 
étrangère.  Or,  la  cruauté  de  Sonni  Ali  avait  été  plus  que 
suflisante  pour  attirer  une  haine  générale  non  seulement 
sur  lui-même,  mais  sur  toute  sa  famille.  A  sa  mort,  un  cer- 
tain Mohammed,  fils  d'un  Sonrhaï  nommé  Abou  Bakr,  réunit 
tous  les  mécontents,  attaqua  le  nouveau  roi  et  fut  d'abord 
battu;  mais  revenant  à  la  charge,  il  le  battit  à  son  tour  dans 
les  environs  de  sa  capitale  et  le  força  d'aller  mourir  dans 
l'exil.  C'est  ainsi  que  nous  voyons  la  dynastie  étrangère  rem- 
placée par  une  dynastie  nationale,  celle  des  Askia;  car 
Mohammed  Ben  Abou  Bakr  était  natif  de  l'île  nigérienne 
de  Neni,  située  au  dessous  de  Sindcr. 

Le  premier  acte  que  posa  ce  grand  roi  Sonrhaï,  en  vue 
d'asseoir  son  autorité  nouvelle,  fut  d'assurer  à  son  peuple 
une  longue  ère  de  paix,  après  que  la  population  mâle  près- 


ESQUISSE  HISTORIQUE  SUR  TOMBOUCTOU.  19 

que  tout  entière  eût  été  sacrifiée  au  service  militaire  d'Ali. 
Ahmed  Baba  dit  d'Askia  «  que  Dieu  s'était  servi  de  lui 
pour  arracher  les  vrais  croyants  à  leurs  misères  et  à  leurs 
douleurs.  »  Il  créa  l'un  de  ses  frères  gouverneur  de  Tom- 
bouclou  [toumboutoukoy)  et  en  commit  un  autre  à  la  surveil- 
lance des  frontières  occidentales  du  royaume  ;  il  s'empara 
ensuite  du  gouverneur  de  Djenni,  qu'Ali  s'était  contenté  de 
rendre  tributaire,  et  le  retint  en  captivité,  à  Gogo,  jusqu'à 
la  fin  de  ses  jours.  Après  avoir  ainsi  étendu  et  affermi  ses 
domaines,  Mohammed  entreprit,  avec  ses  princes  et  ses 
savants,  un  pèlerinage  à  la  Mecque,  qui  contribua  puissam- 
ment à  accroître  sa  renommée.  II  fut  accompagné,  dans 
cette  lointaine  et  pénible  entreprise,  non  seulement  des 
personnages  les  plus  éminents  de  toutes  les  tribus  rangées 
sous  son  autorité,  mais  encore  de  1,500  soldats,  dont  500 
cavaliers.  Il  emporta  300,000  mithkal  d'or,  soit  environ 
550,000  thalers  de  Prusse,  somme  énorme  pour  le  temps. 
Sa  libéralité  était  telle  qu'il  dut  encore  contracter  en  route 
un  emprunt  de  150,000  mithkal;  aussi  fonda-t-il  à  la  Mecque 
un  établissement  pour  les  pèlerins  du  Soudan.  Ce  pèleri- 
nage eut  lieu  pendant  les  années  1495  et  1496,  ou  1497. 

Revenu  dans  son  pays,  il  voulut  contraindre  les  Mossi  à 
embrasser  l'islamisme,  et,  sur  leur  refus,  il  marcha  contre 
eux  et  dévasta  leur  pays.  Il  s'empara  ensuite  du  Baghena, 
dont  Ali  n'avait  également  rendu  le  roi  que  tributaire,  et 
battit  les  Foulbe,  alors  déjà  puissants  (1499-1500).  Son 
frère  Omar  subjugua  complètement  le  royaume  de  Melle  et 
en  prit  la  capitale,  la  première  ville  du  Soudan  à  cette 
époque,  renfermant  6,000  habitations.  Dans  la  même  année 
(1501),  Hadj  Mohammed  livra  une  guerre  acharnée  au  Bar- 
gou,  contrée  située  entre  le  Gourma,  le  Yorouba  et  le 


SO  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

Niger.  Les  habitants  de  ce  pays  semblent  avoir  été  fort  bel- 
liqueux, car  le  roi  de  Sonrhaï  dut  lutter  contre  eux  pendant 
quatre  ou  cinq  années. 

L'an  150G  parait  avoir  signalé  le  commencement  d'une 
longue  trêve.  Le  roi  s'occupa  principalement,  depuis  cette 
époque,  des  affaires  intérieures  de  son  vaste  royaume, 
qui  s'étendait  depuis  le  Kebbi,  à  l'orient,  jusqu'au  Kaarta 
actuel,  c'est  à  dire  jusqu'aux  sources  septentrionales  des 
affluents  du  Sénégal.  11  séjourna  probablement,  pendant 
cette  période,  aux  environs  de  Tombouctou;  du  moins 
s'y  trouvait-il  lors  du  voyage  de  Léon  dans  cette  partie  de 
l'Afrique.  Ce  fut  en  1512  que  se  rouvrit  la  série  des  exploits 
militaires  du  grand  Askia,  dont  le  résultat  fut  l'extension 
plus  grande  de  ses  possessions  vers  l'ouest.  L'influence 
d'Askia  atteignait  même  jusqu'au  littoral  de  l'Atlantique,  au 
point  que  les  Portugais  du  Sénégal  s'étonnaient  de  la 
puissante  furie  guerrière  qui  «  pareille  à  un  vaste  incendie,  » 
dévastait  toutes  les  contrées,  de  l'orient  à  l'occident.  En 
1513,  le  roi  se  rendit  à  Katsena,  d'où  il  revint  l'année  sui- 
vante, pour  entreprendre,  en  1515,  une  expédition  contre 
la  ville  d'Agades,  fondée  en  1460,  en  expulser  les  tribus 
berbères  et  y  implanter  à  leur  place  un  grand  nombre  de 
ses  compatriotes. 

Ces  succès  avaient  porté  à  leur  plus  haut  période,  non 
seulement  la  puissance  de  Hadj  Mohammed,  mais  encore 
celle  du  royaume  de  Sonrhaï.  Au  retour  du  roi,  Kanta, 
gouverneur  de  Leka,  dans  la  province  de  Kebbi,  lequel 
l'avait,  comme  vassal,  suivi  dans  son  expédition  d'Agades, 
réclama  une  part  du  butin  qui,  selon  toute  apparence, 
devait  être  considérable.  Comme  sa  demande  ne  fut  pas 
accueillie,  il  se  leva  contre  son  maître  (1516),  resta  vain- 


ESQUISSE  HISTORIQUE  SUR  TOMBOUCTOU.  21 

queur  dans  une  grande  bataille  et  maintint  contre  lui , 
l'année  suivante ,  l'indépendance  ■  du  nouveau  royaume  de 
Kebbi.  Nous  avons  vu,  plus  haut,  que  Kanta  fut  soutenu 
dans  cette  lutte  par  les  Foulbe. 

Hadj  Mohammed  visita  de  nouveau,  en  1518,  la  partie 
occidentale  de  son  royaume  et  séjourna  encore,  en  cette 
circonstance,  à  Tombouctou.  Il  eut  le  malheur,  dans  le 
cours  des  années  suivantes,  de  perdre  ses  deux  frères,  les 
plus  fermes  soutiens  de  sa  puissance.  Devenu  vieux,  il  fut 
le  jouet  de  ses  fils  ambitieux,  dont  les  intrigues  se  firent 
jour  vers  1524.  Trois  ans  plus  tard,  l'aîné,  Hadj  Moussa, 
qui  l'avait  accompagné  à  la  Mecque,  le  menaça  de  mort  et 
le  força  de  fuir.  On  parvint  cependant  à  réconcilier  le  père 
et  le  fils,  mais  ce  dernier  reprit  bientôt  parti  contre  son 
père,  tua  Yahia,  son  oncle,  qui  soutenait  ce  dernier,  et 
contraignit  Mohammed  à  abdiquer  (1529). 

Ainsi  se  termina  le  règne  remarquable  de  Hadj  Mohammed 
Askia ,  après  une  durée  de  trente-six  ans  et  six  mois.  Le 
fils  de  ce  prince,  Moussa,  l'avait  laissé  paisible  possesseur 
du  palais  royal  de  Gogo ,  mais  le  successeur  de  Moussa ,  fils 
d'Omar  Koumsaghou  et  neveu  de  Mohammed,  en  expulsa 
celui-ci  et  le  réduisit  en  captivité.  Ce  ne  fut  qu'après  l'avé- 
nement  d'un  autre  de  ses  fils  au  trône,  que  l'infortuné  vieil- 
lard fut  rendu  à  la  liberté,  mais  pour  peu  de  temps,  car  il 
mourut,  en  1557,  dans  la  capitale,  où  il  fut  enterré  dans  la 
grande  mosquée.  Les  derniers  événements  de  la  vie  de  Hadj 
Mohammed  peuvent  être  considérés  comme  une  expiation 
des  commencements  injustes  de  son  règne  glorieux,  dans 
lesquels  il  avait  donné  à  ses  fils  l'exemple  de  la  sédition.  A 
cela  près ,  Hadj  Mohammed  Askia  doit  être  regardé  comme 
le  plus  grand  prince  qu'ait  jamais  produit  la  Nigritie.  Fidèle 


82  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

et  ardent  sectateur  de  l'islamisme ,  il  aimait  la  littérature 
musulmane  et  les  savants,  dont  il  écoutait  les  conseils; 
aussi  n'est-ce  qu'avec  une  considération  et  une  vénération 
profondes,  que  les  musulmans  les  plus  pieux  et  les  plus 
instruits  parlent  du  fondateur  de  la  dynastie  nationale  des 
Askia.  Or,  c'est  précisément  comme  étant  un  nègre  indi- 
gène, et  non,  ainsi  ^que  d'autres  princes  célèbres  plus 
anciens  dans  l'histoire  du  Soudan ,  un  descendant  de  race 
étrangère,  que  Hadj  Mohammed  Askia  mérite,  de  notre 
part,  une  attention  toute  particulière  ;  car  il  offre  l'exemple 
du  plus  haut  degré  de  développement  intellectuel  dont 
semble  susceptible  la  race  noire.  Pour  quiconque  s'occupe 
d'étudier  à  fond  les  diverses  races  humaines,  il  ne  sera 
réellement  pas  d'un  médiocre  intérêt  de  jeter  un  coup  d'œil 
général  sur  cette  période  historique  du  continent  africain. 

Les  Portugais,  c'est  à  dire  l'un  des  peuples  les  plus  entre- 
prenants d'Europe  à  celte  époque ,  animés  d'un  esprit 
héroïque,  découvrent  graduellement  toute  la  côte  occiden- 
tale d'Afrique,  le  cap  méridional  du  continent  et  fondent 
leur  empire  colonial;  au  même  moment  un  roi  nègre  de 
l'intérieur  de  la  terre  ferme  n'étend  pas  seulement  ses 
domaines  sur  une  vaste  étendue  de  pays  (c'est  à  dire  depuis 
le  Haoussa,  comme  centre,  jusque  près  des  côtes  de  l'Atlan- 
tique, et  depuis  le  royaume  idolâtre  de  Mossi ,  situé  sous  le 
12''  degré  de  lat.  sept,  jusqu'au  Taouat,  au  midi  du  Maroc), 
mais  encore  gouverne  ses  tribus  subjuguées,  avec  justice  et 
fermeté;  dans  toutes  les  villes  que  renferment  ses  frontières, 
naissent  le  bien-être  et  l'abondance ,  tandis  qu'il  dote  ses 
sujets  de  tous  les  progrès  de  la  civilisation  musulmane  qu'il 
juge  leur  être  nécessaires.  Malheureusement  les  limites  de 
cet  ouvrage  ne  me  permettent  de  rapporter  que  ce  que 


ESQUISSE  HISTORIQUE  SUR  TOMBOUCTOU.  23 

nous  savons  par  Ahmed  Baba  et  quelques  autres  auteurs, 
des  mœurs  et  des  rapports  sociaux  des  Sonrhaï  à  l'époque 
de  la  splendeur  de  leur  royaume.  Quelque  peu  que  ce  soit, 
on  y  trouvera  du  moins,  la  justification  de  ce  qui  précède. 
Je  n'en  citerai,  comme  exemple,  que  les  soins  dont  les 
morts  étaient  l'objet  chez  les  Sonrhaï;  c'est  ainsi  que  le 
corps  des  rois  qui  mouraient  dans  des  parties  reculées  du 
royaume,  était  disséqué  et  embaumé  au  moyen  de  miel, 
pour  être  transporté  à  grand  labeur  dans  la  capitale,  où  on 
l'enterrait  avec  un  cérémonial  déterminé.  Il  existait  même 
une  défense  sévère  de  rendre  les  honneurs  funèbres  en 
usage,  aux  ennemis  de  qualité  trouvés  morts  sur  les  champs 
de  bataille.  Or,  revenons  à  l'histoire  du  Sonrhaï  et  au  suc- 
cesseur du  grand  Askia. 

Il  y  a  peu  de  chose  à  dire  d'Askia  Moussa,  si  ce  n'est  qu'il 
persécuta  ses  frères  et  fît  mourir  tous  ceux  d'entre  eux  dont 
il  parvint  à  s'emparer,  tandis  que,  de  leur  côté,  ils  s'effor- 
çaient de  se  défaire  de  lui.  Ce  fut  sous  son  règne  que  les 
Portugais  envoyèrent,  de  Mina,  sur  la  Côte  d'Or,  une 
ambassade  au  gouverneur  Sonrhaï  de  l'ancienne  province- 
capitale  de  Melle  (1554).  Pas  plus  que  Moussa,  ses  succes- 
seurs ne  contribuèrent  à  élargir  les  limites  ou  l'influence  du 
royaume,  et  ce  ne  fut  qu'Isshak,  autre  fils  de  Hadj  Moham- 
med, qui,  arrivé  au  trône  vers  1541 ,  se  montra  de  nouveau 
un  prince  énergique,  mais  aussi  le  plus  grand  despote  qu'ait 
jamais  possédé  le  Sonrhaï.  Il  entra  d'abord  en  hostilités  avec 
le  Maroc  ou  Maghreb  occidental,  hostilités  qui  devaient  con- 
duire bientôt  le  royaume  à  sa  décadence.  Moulaï  Ahmed,  le 
puissant  souverain  de  cet  empire,  avait  jeté  un  regard  avide 
du  côté  de  la  Nigrilie,  si  riche  en  or,  et  résolu,  comme 
prétexte  au  débat,  d'élever  des  prétentions  sur  les  mines  de 


84  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

sel  (le  Teghafa;  ces  prétentions  furent  énergiquement 
repoussées  par  Isshak,  qui  y  répondit  par  une  invasion  de 
2,000  Touareg  et  força  l'empereur  du  Maroc  à  l'inaction 
pendant  de  longues  années.  A  Isshak  succéda  son  frère 
Daoud  {1553),  monarque  paisible  qui  n'entreprit  aucune 
expédition  militaire,  et  sous  le  sage  et  long  règne  duquel  le 
royaume  acquit  de  nouveaux  éléments  de  force.  Son  fils 
aîné  lui  succéda  au  trône  en  1582;  il  s'appelait  El  Hadj 
Mohammed,  comme  son  aïeul,  dont  il  se  rendit  digne  par 
son  courage  et  sa  persévérance ,  mais  dont  il  dut  envier  le 
succès.  Du  jour  de  son  avènement,  il  eut  à  lutter  contre  des 
compétiteurs  de  sa  puissance,  et  son  règne  fut  marqué  par 
des  soulèvements  et  des  guerres  civiles  sajis  relâche,  qui 
remplirent  de  royaux  captifs  la  prison  d'État  de  Kantou. 
La  seule  cause  de  tous  ces  désordres  était  la  polygamie, 
d'où  naissaient  à  chaque  souverain  une  quantité  de  frères, 
de  fils  et  de  cousins.  Dans  d'autres  contrées  du  Soudan, 
comme  au  Wadaï ,  tous  les  proches  parents  ou  prétendants 
éventuels  du  nouveau  sultan  étaient  mis  à  mort  ou  privés  de 
la  vue;  au  Sonrhaï,  au  contraire,  on  leur  confiait  les 
emplois  et  les  gouvernements  les  plus  importants,  ce  qui 
leur  mettait  aux  mains,  avec  la  puissance,  un  instrument  de 
sédition. 

Le  royaume  était  menacé  non  seulement  par  ces  discordes 
intestines ,  mais  par  un  nouveau  danger  venant  du  Nord. 
Moulai  Ahmed,  désireux  de  s'enquérir  de  la  puissance  du 
Tekrour  et  du  Sonrhaï,  y  envoya  une  ambassade  avec  des 
présents  précieux.  El  Hadj  Mohammed  la  reçut  amicalement 
et  renchérit  sur  la  munificence  du  sultan  marocain  en  lui 
donnant,  entre  autres  choses,  quatre-vingts  eunuques. 
Moulai  mit  alors  en  campagne  une  armée  de  20,000  hom- 


ESQUISSE  HISTORIQUE  SUK  TOMBOUGTOU.  25 

mes,  à  ce  que  l'on  dit,  avec  ordre  de  se  diriger  vers 
Wadan,  de  s'emparer  de  toutes  les  villes  situées  le  long  du 
Sénégal  et  du  Niger  (qu'il  semble  avoir  pris  pour  un  fleuve 
se  dirigeant  vers  l'ouest)  et  de  marcher  ensuite  contre 
Tombouclou.  Cette  fois  encore,  cependant,  le  danger  fut 
écarté  et  le  nombre  même  de  l'armée  d'expédition  causa  sa 
perte  par  la  famine  au  désert.  Voulant  prendre  du  moins  sa 
revanche  de  cet  échec,  l'empereur  du  Maroc  envoya  un 
officier  avec  quelques  mousquetaires  pour  s'emparer  des 
mines  de  sel  de  Teghafa,  qui  servaient  alors  à  l'alimentation 
de  toute  la  Nigritie  occidentale.  Ce  fut  à  partir  de  celte 
époque  que  l'on  abandonna  ces  mines  célèbres  pour  exploi- 
ter de  préférence  celles  de  Taodenni,  situées  plus  au  midi  et 
qui  fournissent  encore  aujourd'hui  à  toutes  ces  contrées. 

Malgré  tout  l'énergie  et  les  qualités  dont  il  était  doué, 
El  Hadj  Mohammed  Askia  ne  devait  pas  mourir  sur  le 
trône.  Une  longue  maladie  semble  avoir  miné  ses  forces 
primitives,  de  sorte  qu'il  fut  supplanté  par  un  rival,  en  1587. 
Peu  de  jours  après  il  mourut ,  mais  il  semble  que  sa  fin  fut 
due  à  des  causes  naturelles.  Toutes  les  luttes  qui  éclatèrent 
après  sa  mort  entre  les  nombreux  fils  d'Askia  Daoud  ,  tour- 
nèrent au  profit  d'Isshak,  l'un  d'eux.  Tombouctou,  qui 
avait  pris  parti  pour  un  de  ses  rivaux,  fit  jeter  en  prison  les 
agents  qu'il  y  avait  envoyés  lors  de  son  avènement  au  trône; 
il  paraît  que  cet  acte  d'hostilité  ouverte  valut  aux  habitants 
de  la  ville  un  rude  châtiment. 

Après  être  parvenu,  par  quelques  succès  militaires,  à 
rafl'ermir  le  royaume  ébranlé,  Isshak  Askia  vit  s'avancer 
contre  lui,  l'armée  {mahalla)  du  pacha  Djodar,  vaillant 
eunuque  de  Moulai  Ahmed.  Cette  armée  ne  consistait,  à  la 
vérité,  qu'en  5,G00  mousquetaires,  subdivisés  en  171  pelo- 

T.  IV.  Ô 


26  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

tons  de  20  hommes  chacun  ;  mais  elle  se  monlra  infini- 
ment supérieure  aux  innombrables  hordes  indisciplinées  et 
dépourvues  d'armes  à  feu,  du  Sonrhaï,  qui  furent  mises  en 
fuite  avec  Isshak  lui-même.  Djodar  pénétra  ensuite  dans  la 
capitale,  Gogo,  où  la  vue  du  palais  le  désillusionna  telle- 
ment de  ses  espérances  de  riche  butin,  qu'il  consentit  à  la 
proposition  d'Isshak  de  le  laisser  en  possession  de  son 
royaume,  moyennant  l'abandon  de  1,000  esclaves  et  de 
100,000  w»7///ia/  d'or.  Il  se  rendit  ensuite  à  Tombouctou  pour 
y  attendre  la  ratification  de  cette  convention  par  son  maître. 
L'ambitieux  Moulai  Ahmed,  qui  voulait,  à  l'envi  de  Phi- 
lippe II,  son  contemporain  et  son  ami ,  conquérir  de  vastes 
royaumes,  éclata  en  fureur  à  la  réception  du  message  de 
Djodar,  destitua  sur  le  champ  ce  dernier  et  envoya  le  pacha 
Mahmoud  Ben  Sarkoub  reprendre  le  commandement  du 
corps  expéditionnaire  et  chasser  Isshak  de  ses  domaines. 

Le  premier  soin  de  Mahmoud,  aussitôt  son  arrivée  à 
Tombouctou,  fut  de  faire  construire  une  nouvelle  flotte, 
l'inspecteur  du  port  ayant  pris  la  fuite  avec  la  sienne  à 
l'approche  de  Djodar.  Dans  ce  but,  le  pacha  fit  abattre 
tous  les  arbres  de  la  ville  :  c'est  pourquoi  elle  est  encore 
sans  ombre  aujourd'hui.  Il  marcha  ensuite  contre  Askia 
et  le  battit  près  de  Gogo ,  malgré  sa  résistance  achar- 
née {1591).  Cette  fois  encore,  ce  fut  à  leurs  armes  à  feu  que 
les  Marocains  durent  la  victoire,  car,  tandis  que  le  sul- 
tan du  liornou,  Edriss  Alaoma,  possédait  alors  déjà  une 
troupe  de  mousquetaires,  les  Sonrhaï  n'avaient  pas  un  seul 
fusil.  Une  petite  pièce  de  canon,  que  les  Marocains  trouvè- 
rent parmi  le  butin,  et  qui  était  probablement  un  présent 
des  IVjrtugais,  eût  été  parfaitement  inutile  aux  Sonrhaï,  qui 
n'auraient  su  comment  en  tirer  parti. 


ESQUISSE  HISTORIQUE  SUR  TOMROUCTOU.  27 

Le  roi  vit  qu'une  grande  armée  indisciplinée  ne  pouvait 
rien  contre  un  corps  expéditionnaire  armé  de  la  sorte  et 
bien  organisé.  En  conséquence,  il  envoya  contre  le  pacha 
son  plus  vaillant  capitaine  avec  une  troupe  de  1,200  cava- 
liers d'élite  qui  n'avaient  jamais  plié  devant  l'ennemi.  Mal- 
heureusement le  sort  du  Sonrhaï  était  arrêté  :  la  trahison 
et  la  discorde  divisèrent  les  dernières  forces  du  pays  et 
quand  Isshak  vit  ses  troupes  l'abandonner  pour  embrasser 
le  parti  d'un  prétendant  nommé  Mohammed  Kagho,  il 
comprit  que  tout  était  perdu  et  prit  la  fuite  vers  le  Kebbi. 
Repoussé  des  frontières  de  ce  jeune  royaume,  dont  les  chefs 
étaient  hostiles  à  la  dynastie  des  Askia  depuis  l'expédition 
faite  contre  Agades,  et  craignaient  les  Marocains  à  cause  de 
leurs  armes  à  feu,  le  roi  fugitif  repassa  le  Niger  et  alla 
implorer  la  protection  des  païens  du  Gourma.  Ce  fut  près 
de  Tera  qu'il  se  sépara  des  derniers  amis  qui  lui  fussent 
restés  fidèles.  «  Ici,  »  dit  notre  auteur,  «  on  se  sépara  et  on 
se  dit  adieu.  Le  roi  pleurait  et  ses  courtisans  aussi,  car  ils 
se  voyaient  pour  la  dernière  fois.  »  On  était  assurément 
bien  en  droit  de  verser  les  larmes  sur  la  décadence  de  ce 
vaste  royaume,  si  puissant  encore  quelques  mois  aupara- 
vant. Les  idolâtres  du  Gourma  se  montrèrent  plus  charita- 
bles que  les  musulmans  du  Kebbi,  et  donnèrent  asile  au 
malheureux  Askia  ;  toutefois  sa  présence  leur  porta  proba- 
blement ombrage,  car  ils  le  tuèrent  plus  tard  avec  tous  ceux 
qui  l'avaient  accompagné.  Ces  événements  eurent  lieu  dans 
la  dernière  année  du  x*'  siècle  de  l'hégire  (1591-1592). 

Tout  ce  qu'il  restait  encore  de  la  puissance  du  Sonrhaï 
s'était  groupé  autour  du  prétendant  Mohammed  Kagho; 
seulement  il  était  impossible  d'arriver  à  l'union.  Tandis  que 
Mohammed  délivrait  quelques-uns  de  ses  frères  captifs  à 


28  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

Kantou,  pour  s'en  faire  des  appuis,  d'autres  passèrent  à 
l'ennemi  ;  le  dernier  vestige  de  l'indépendance  du  Sonrhaï 
disparut  ainsi,  sous  les  coups  d'une  petite  armée  marocaine 
et  grâce  surtout  à  l'énergie  de  son  chef,  qui  poursuivit  les 
fugitifs  jusque  dans  les  provinces  les  plus  orientales  du 
royaume,  comme  dans  celle  de  Dendina,  située  au  delà  du 
Niger.  Tout  le  vaste  territoire  de  cette  dernière,  à  l'orient 
du  fleuve,  jusqu'à  Denni,  ainsi  que  la  province  de  Hombori 
et  une  partie  du  Bagliena  et  du  Tombo  passèrent  au  pou- 
voir de  l'empereur  du  Maroc,  qui  se  trouva  ainsi  en  posses- 
sion d'immenses  quantités  d'or,  au  grand  étonnement  des 
potentats  européens.  On  plaça  dans  les  villes  les  plus  impor- 
tantes des  garnisons  marocaines  qui  y  restèrent  fixées,  par  le 
mariage  des  soldats  avec  des  femmes  du  pays.  Il  en  résulta 
une  certaine  classe  de  population  que  l'on  distingue,  encore 
aujourd'hui,  par  le  nom  de  «  erma  ou  rouma  »  (tireurs) 
et  qui  parle  un  dialecte  particulier  de  la  langue  Sonrhaï. 

Tombouctou  joua  un  grand  rôle  dans  ces  dernières  luttes 
autour  de  la  souveraineté  du  Sonrhaï.  Cette  ville,  siège  de  la 
science  musulmane,  formant  le  foyer  de  l'indépendance  et 
de  la  nationalité  Sonrhaï,  ses  habitants  repoussèrent  les  res- 
trictions que  le  gouverneur  marocain  Kaïd  El  Mouslapha 
voulait  mettre  à  leurs  libertés.  11  s'ensuivit  un  tumulte  san- 
glant, et,  comme  un  chef  Tarki  vint  prêter  main-forte  au 
gouverneur,  probablement  sans  autre  but  que  le  pillage,  la 
ville  fut  livrée  aux  flammes.  Ce  fut  même  à  grand'peine  qu'un 
autre  général  marocain  parvint  à  empêcher  Moustapha 
irrité,  de  massacrer  la  population  en  masse,  et  à  opérer  une 
réconciliation.  Peu  à  peu  cependant,  la  tranquillité  se  réta- 
blit, les  émigrés  rentrèrent  et  l'inspecteur  du  port  lui-même 
revint  avec  toute  sa  flotte. 


ESQUISSE  HISTORIQUE  SUR  TOMBOUCTOU.  29 

Ahmed  Baba,  auquel  nous  empruntons  nos  renseigne- 
ments pour  l'histoire  du  Sonrhaï,  eut  à  déplorer  personnel- 
lement les  malheurs  de  sa  patrie  ;  en  effet,  il  perdit  tout  ce 
qu'il  possédait  et,  traîné  en  captivité  dans  le  pays  du 
vainqueur,  ne  dut  sa  liberté  et  son  retour  au  Sonrhaï  qu'à 
la  vénération  que  sa  science  et  ses  vertus  avaient  su  inspirer 
au  conquérant.  Il  semble  avoir  fini  ses  jours  au  Sonrhaï, 
cherchant  à  se  consoler  de  ses  malheurs  par  l'amour  de  la 
science  et  le  récit  des  désastres  de  sa  patrie.  La  rédac- 
tion, ou  du  moins  la  conclusion  de  son  ouvrage  s'arrête  à 
l'an  i640. 

Les  contrées  du  Niger  étaient  donc  devenues  une  province 
du  Maroc,  mais  sans  être  l'objet  d'une  organisation  poli- 
tique particulière.  Au  commencement,  les  anciennes  formes 
subsistèrent  à  tel  point  que,  pendant  un  certain  temps  encore, 
on  maintint  au  pouvoir  un  fantôme  d'Askia.  Bientôt  cepen- 
dant, on  reconnut  l'inefficacité  des  anciennes  coutumes,  et 
les  luttes  qui  s'étaient  produites  depuis  dix  ans  autour  du 
trône  du  Maroc,  eurent  leur  influence  sur  le  pays  conquis  et 
firent  tomber  celui-ci  au  pouvoir  exclusif  des  rouma.  Ceux-ci 
eurent  bientôt  concentré  tous  leurs  intérêts  dans  leur  nou- 
velle patrie  et  s'inquiétèrent  peu  du  Maroc,  dont  ils  sem- 
blent avoir  secoué  le  joug  en  fort  peu  de  temps  car,  dès 
1667,  le  gouverneur  révolté  de  la  province  de  Souss,  la  plus 
méridionale  du  Maroc,  trouva  un  refuge  au  Sonrhaï.  Dans 
tous  les  cas,  il  paraît  que  ces  rouma  ne  formèrent  jamais 
une  société  régie  par  un  seul  individu;  ils  se  divisaient 
plutôt  en  une  quantité  de  petites  communautés  aristocra- 
tiques auxquelles  une  certaine  discipline  rendait  possible 
une  prépondérance  politique;  de  nos  jours  encore,  les 
rouma  affichent  des  prétentions  à  une  sorte  de  supériorité 


Î50  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

morale.  On  comprend  qu'en  présence  de  pareilles  circon- 
stances, la  domination  fondée  de  la  sorte  par  une  tribu 
mélangée,  ne  pouvait  être  que  passagère  et,  après  une 
guerre  assez  longue,  les  rouma  furent  à  leur  tour  vaincus 
par  les  Touareg;  actuellement  ils  ne  forment  plus,  dans  la 
plupart  des  villes  du  Sonrhaï,  qu'un  élément  ordinaire  de  la 
population. 

Ce  furent  les  Aouelimraiden  qui  devinrent,  au  xvnf  siècle, 
la  tribu  dominante  sur  le  Niger  moyen.  Dès  1640,  ils 
avaient  chassé  du  pays  d'Aderer  les  Tademekket,  tribu  de  la 
même  souche,  qui  étaient  allés  s'établir  ensuite  entre  les 
affluents  du  Niger  qui  avoisinent  Tombouctou  au  sud-ouest; 
eu  1770,  les  Aouelimmiden  s'emparèrent  de  l'ancienne 
capitale.  Gogo,  jusqu'alors  en  possession  des  rouma  et,  dix 
ans  plus  tard,  ils  fondèrent,  sous  leur  chef  Kaoua,  un  puis- 
sant royaume  sur  la  rive  septentrionale  du  Niger  ;  aujour- 
d'hui encore,  cette  contrée  est  en  leur  pouvoir.  Ils  sont 
actuellement  en  lutte,  pour  la  possession  du  Niger  moyen  et 
de  Tombouctou,  avec  les  Foulbe,  qui  commandent  les  deux 
extrémités  du  fleuve,  par  suite  de  l'importance  religieuse 
qu'ils  ont  acquise  au  commencement  de  ce  siècle. 

Jetant  encore  un  regard  sur  Tombouctou  et  sur  son  his- 
toire la  plus  reculée,  nous  voyons  prouvé  à  l'évidence  ce  que 
je  disais  au  commencement  de  ce  chapitre,  c'est  à  dire  que 
c'est  à  tort  que  cette  ville  a  été  considérée  en  Europe 
comme  le  centre  politique  et  la  capitale  d'un  grand  État 
nègre,  attendu  qu'elle  n'a  joué  à  aucune  époque,  et  surtout 
à  celle  de  l'antique  splendeur  du  pays,  qu'un  rôle  politique 
tout  à  fait  secondaire.  Par  contre,  Tombouctou  fut  le  siège 
célèbre  de  la  littérature  musulmane  et  le  centre  de  la  vie 
religieuse;  aucune  ville  du  royaume  ne  possédait  d'aussi 


ESQUISSE  HISTORIQUE  SUR  TOMBOUCTOU.  31 

belles  mosquées  ni  d'édifices  aussi  vastes  et  aussi  grandioses. 
Tombouctou  méritait  parla  le  nom  distinctif  de  medinah  ou 
«  ville.  »  On  peut  juger  de  l'importance  à  laquelle  pouvait 
prétendre  Tombouctou,  comme  centre  intellectuel,  par  ce 
seul  fait  que  le  toumboutoukoy  ou  gouverneur  devait  être,  à 
ce  qu'il  semble,  un  faki  ou  lettré.  Il  s'y  trouvait  réuni  des 
trésors  littéraires  considérables,  eu  égard  à  l'époque  et  au 
pays.  Ahmed  Baba,  qui  nous  a  donné  une  longue  nomen- 
clature de  savants  nigritiens  et  qui  offre  lui-même  un 
remarquable  exemple  de  la  science  cultivée  alors  à  Tom- 
bouctou, possédait  une  belle  bibliothèque  renfermant  seize 
cents  livres  ou  manuscrits  qui,  sans  être  tous  des  plus  volu- 
mineux, n'en  constituaient  pas  moins  une  assez  belle  collec- 
tion. Il  arriva  même  qu'un  des  nombreux  prétendants  au 
trône,  allant  en  guerre  et  passant  par  Tombouctou  pour  se 
rendre  à  Gogo,  renonça  subitement  à  ses  plans  ambitieux 
et,  jetant  la  lance  et  l'épée,  s'ensevelit  dans  les  richesses  lit- 
téraires de  Tombouctou,  au  grand  mécontentement  de  son 
armée  avide  de  sang,  de  puissance  et  de  butin.  A  cette 
valeur  intellectuelle,  vient  se  joindre  pour  Tombouctou  son 
importance  comme  place  commerciale.  Quoique  cette  ville 
eût  atteint  un  haut  degré  de  prospérité  sous  ce  rapport, 
après  la  destruction  de  Ghanata  et  la  chute  de  Walata,  la 
décadence  du  royaume  Sonrhaï,  qui  entraînait  celle  de 
Gogo,  profita  naturellement  à  Tombouctou,  car  sa  proxi- 
mité du  Maroc  y  fit  graduellement  affluer  les  débris  épars  du 
commerce  de  toutes  les  contrées  du  Niger.  Quoi  qu'il  en  soit, 
la  célébrité  de  Tombouctou  a  atteint  en  Europe  des  propor- 
tions exagérées,  fabuleuses  même;  ce  sont  surtout  les  des- 
criptions fantastiques  et  réellement  inconcevables ,  de 
l'ancien  consul  anglais  au  Maroc,  Jackson,  qui  ont  présenté 


32  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

cette  ville  sous  un  aspect  auquel  la  réalité  est  infiniment  loin 
de  répondre. 

Il  nous  reste  à  jeter  un  rapide  coup  d'œil  sur  l'histoire 
actuelle  de  Tombouctou.  Tandis  qu'après  la  ruine  du 
royaume  Sonrhaï,  le  commerce  des  contrées  riveraines  du 
Niger  moyen  se  concentrait  à  Tombouctou,  qui  devenait 
ainsi  le  but  unique  de  toutes  les  caravanes  jVenant  du  Nord, 
les  circonstances  politiques  n'offraient  pas  assez  de  stabilité 
pour  permettre  à  ces  conditions  favorables  de  produire 
toutes  les  conséquences  que  Ton  était  en  droit  d'en  attendre. 
La  conquête  du  pays  par  les  rouma  ne  tarda  pas  à  être 
suivie  de  l'anarchie;  à  celle-ci  vinrent  se  joindre  la  domina- 
tion et  les  exactions  des  Touareg  du  Nord,  jusqu'alors  tenus 
en  respect  par  les  Sonrhaï,  tandis  que  le  midi  était  menacé 
par  les  belliqueux  idolâtres  Bambara  ou  par  les  Foulbe 
envahisseurs.  On  conçoit  qu'en  présence  de  semblables 
circonstances,  Tombouctou  ne  pouvait  se  trouver  dans  un 
état  complètement  normal  ;  toutefois  cette  ville  conserva 
son  existence  comme  place  de  commerce,  en  dépit  des 
vicissitudes  de  la  lutte  de  l'islamisme  contre  le  paganisme, 
jusqu'à  ce  que  sa  conquête  par  les  fanatiques  Foulbe  du 
Massina,  en  1826,  faillit  anéantir  à  tout  jamais  son  activité 
commerciale.  Habitants  et  étrangers  se  virent  traités  de  la 
manière  la  plus  dure  et  les  actes  arbitraires  n'eurent  pas 
seulement  pour  victimes  les  marchands  idolâtres  du  Wan- 
gara  et  du  Mossi,  mais  les  coreligionnaires  septentrionaux 
des  intolérants  Foulbe  eux-mêmes,  et  spécialement  les 
commerçants  de  Ghadames  et  du  Taouat. 

Ensuite  de  ces  circonstances,  et  surtout  après  un  accrois- 
sement de  forces  qu'éprouvèrent  les  Foulbe  en  1851,  les 
Gliadamsi  parvinrent  à  faire  partir  de  l'Asaouad  pour  Tom- 


ESQUISSE  HISTORIQUE  SUR  TOMBOUCTOU.  35 

bouctou  le  cheik  El  Mouchtar,  personnage  très  considéré 
parmi  les  tribus  berbères  et  frère  aîné  d'El  Bakay.  Nous 
voyons  ainsi  s'élever,  au  milieu  de  cette  situation  politique 
ébranlée,  un  troisième  élément  qui  se  sert  des  Touareg 
pour  lutter  contre  l'arbitraire  des  Foulbe,  pour  autant  que 
le  permette  leur  état  de  désunion.  A  la  suite  de  ces  discordes 
incessantes,  les  Foulbe  furent  complètement  chassés  de 
Tombouctou  par  les  Touareg,  en  1844  ;  il  en  résulta  une 
bataille  au  bord  du  fleuve,  bataille  où  un  grand  nombre  des 
premiers  furent  massacrés  ou  noyés.  Cette  victoire  des 
Touareg  fut  stérile  et  ne  servit  guère  qu'à  pousser  la  mal- 
heureuse ville  un  peu  plus  vers  l'abîme;  en  effet,  Tom- 
bouctou, situé  au  bord  du  désert,  ne  peut  se  suffire  et  doit 
toujours  dépendre  de  la  tribu  qui  domine  le  pays  fertile 
situé  en  amont  du  fleuve  ;  or,  le  Massina  n'avait  qu'à  pro- 
hiber l'exportation  des  blés  pour  mettre  Tombouctou  dans 
la  situation  la  plus  critique.  En  1846,  il  fut  conclu,  par  les 
soins  du  cheik  El  Bakay,  une  convention  en  vertu  de 
laquelle  Tombouctou  serait  soumis  aux  Foulbe,  mais  sans 
être  occupé  militairement,  tandis  que  les  impôts  seraient 
recueillis  par  deux  cadis,  l'un  Poullo,  l'autre  Sonrhaï.  Ces 
deux  fonctionnaires  devaient,  de  commun  accord,  juger 
toutes  les  questions  secondaires,  tandis  que  les  autres 
devaient  être  déférées  à  l'autorité  de  la  capitale.  Actuelle- 
ment, le  gouvernement,  ou  plutôt  la  police  de  la  ville,  se 
trouve  entre  les  mains  d'un  ou  deux  fonctionnaires  Sonrhaï 
portant  le  titre  d'émir  et  qui  n'exercent  pas  une  fort  grande 
autorité,  attendu  que,  se  trouvant  placés  entre  les  Foulbe, 
d'un  côté,  et  les  Touareg,  de  l'autre,  ils  cherchent  à  rester 
en  bons  rapports  avec  tous,  en  s'appuyant,  d'une  part  sur 
les  deux  cadis  et  de  l'autre,  sur  le  cheik  El  Bakay.  La  tota- 


34  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

lité  du  tribut  perçu  par  les  Foulbe  ne  dépasse  certainement 
pas  4,000  mithkal  d'or  (soit  une  valeur  de  7,000  tlialers  de 
Prusse),  mais  les  extorsions  commises  au  nom  de  l'autorité 
vont  à  l'infini.  En  outre,  les  malheureux  habitants  sont 
constamment  en  butte  aux  exactions  des  Touareg,  qui, 
sachant  le  gouvernement  trop  faible  pour  protéger  leur 
victime,  arrivent  chaque  jour  dans  la  ville,  appuyant  leurs 
prétentions  par  la  violence.  Ils  viennent  frapper  aux  portes 
jusqu'à  ce  qu'on  leur  ouvre,  faute  de  quoi  ils  escaladent  les 
murs.  Enfin  le  cheik  El  Bakay  et  ses  frères  s'attribuent 
encore  de  riches  présents. 

Telle  est  aujourd'hui  la  malheureuse  situation  de  Tom- 
bouctou,  situation  qui  restera  sans  remède  jusqu'à  ce  qu'une 
puissance  ferme  et  éclairée  arrache  le  Niger  supérieur  aux 
fanatiques  Foulbe.  Ce  n'est  également  qu'alors,  que  l'on 
pourra  tirer  un  parti  réel  de  l'excellente  situation  commer- 
ciale de  Tombouctou. 

J'ai  cru  devoir  joindre  à  tous  ces  détails  sur  les  régions 
nigériennes  et  sur  Tombouctou  lui-même,  un  plan  topogra- 
phique afin  que  le  lecteur  puisse  acquérir  l'idée  la  plus 
complète  possible  de  cette  ville  célèbre,  où  je  devais  passer 
plus  de  six  mois  dans  des  circonstances  qui,  pour  n'être  pas 
d'une  nature  ordinaire,  ne  furent  malheureusement  pas  tou- 
jours des  plus  favorables. 

Pour  ce  qui  concerne  la  situation  géographique  de  Tom- 
bouctou, l'excellent  géographe,  docteur  A.  Petermann,  de 
Gotha,  l'a  établie  sur  la  carte  routière  qui  accompagne  mon 
grand  ouvrage,  d'après  mes  observations  faites  le  long  du 
fleuve,  tant  en  allant  qu'en  revenant;  cette  situation  corres- 
pond à  17°  57'  lat.  sept,  et  5"5'  long.  occ.  de  Greenwich. 
D'après  mes  observations,  du  moins  d'après  celles  faites  seu- 


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1  yard  =  3  pieds. 

1.  Habitation  du  cheik  Ahmi'd  El  Bakay,  contiguë  à  une  autre  maison  lui  appartenant 
également;  devant  l'une  et  l'autre  se  trouve  une  petite  place  où  le  cheik  a  établi  un  oratoire 
pour  ses  écoliers. 

2.  Troisième  maison  appartenant  également  au  cheik  et  où  je  demeurais.  La  vignette 
suivante  en  donne  le  plan. 

3.  La  grande  mosquée  ou  «  Gingere  (Djingerc  ou  Sangere)  Ber  Djama  El  Kebira.  » 

4.  La  mosquée  Sankore,  située  dans  le  quartier  du  même  nom,  considérée  généralement 
comme  la  plus  ancienne  de  la  ville. 

5.  La  mosquée  Sidi  Yahia. 

6.  Le  grand  marché  (Youbou). 

7.  Le  marché  à  la  viande,  où  se  trouvait  autrefois  le  palais  des  rois  de  Sonrhaï. 

8.  Porte  conduisant  vers  Kabara. 

'.t.  Puits  entouré  d'une  ])etite  plantation  de  dattiers. 

10.  Autre  puits  avec  un  petit  jardin. 

11.  Endroit  d'une  vallée  peu  |)rofonde,  jusqu'où  de  petites  embarcations  purent  pénétrer, 
depuis  lo  Niger,  dans  l'hiver  de,  1853-1854. 


N"  82.  —  Voir  tome  IV,  page  35. 


ESQUISSE  HISTORIQUE  SUR  TOMROUCTOU.  55 

lement  en  me  rendant  à  Tombouctou,  cette  ville  serait  un 
peu  plus  rapprochée  du  iS"  degré  de  latitude.  Quoi  qu'il  en 
soit,  je  suis  convaincu  que  de  bonnes  observations  astrono- 
miques faites  sur  place  ne  révéleraient  pas  un  écart  de  plus 
de  20'  dans  l'évaluation  de  la  longitude  et  de  50'  dans  celle 
de  la  latitude.  En  somme,  la  situation  de  Tombouctou,  telle 
qu'elle  a  été  établie  par  M.  Jomard,  l'ingénieur-géographe 
français,  d'après  l'itinéraire  de  Caillié,  s'est  trouvée  parfaite- 
ment confirmée. 

Tombouctou  est  situé  à  quelques  pieds  seulement  au  des- 
sus du  niveau  moyen  du  Niger  et  se  trouve  éloigné  de  1  o/4 
à  2  milles  allemands  de  l'embranchement  principal  du 
fleuve.  La  ville  forme,  comme  l'indique  le  plan,  un  triangle 
plus  ou  moins  tronqué  dont  la  base  regarde  le  midi,  et  con- 
séquemment  le  Niger.  Le  plan  donne  naturellement  la  con- 
figuration de  la  ville  actuelle,  tandis  qu'au  temps  de  sa 
splendeur,  Tombouctou  s'étendait  à  deux  mille  pas  plus  au 
nord,  de  manière  à  renfermer  la  sépulture  du  /a/i;«  Mahmoud; 
d'après  certains  renseignements,  celle-ci  aurait  même  été 
située  jadis  au  centre  de  la  ville.  Le  pourtour  actuel  de  Tom- 
bouctou est  de  i  1/4  à  1  i/2  lieue.  Si  cette  cité  ne  brille  pas 
par  son  étendue,  elle  se  distingue  du  moins  par  ses  con- 
structions solides,  de  toutes  les  villes  chancelantes  du  reste 
du  Soudan.  Les  maisons  y  sont  toutes  en  bon  état  et  le 
nombre  des  habitations  d'argile  y  était,  lors  de  mon  séjour, 
de  980,  tandis  que  les  huttes  de  nattes  pouvaient  s'élever 
également  à  quelques  centaines.  Celles-ci  sont  de  forme 
hémisphérique  et  forment,  à  peu  d'exceptions  près,  l'en- 
ceinte extérieure  de  la  ville,  des  côtés  nord  et  nord-est,  où 
d'immenses  amas  de  ruines  se  sont  accumulés  pendant  le 
cours  des  siècles.  Les  maisons  d'argile,  bâties  avec  une 


36  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

grande  variété  de  styles,  sont  généralement  conçues  sur  un 
plan  voisin  de  celles  de  Pompeï  ;  quelques-unes  sont  basses 
et  laides;  d'autres,  plus  vastes,  sont  pourvues  d'une  sorte 
d'étage;  dans  le  nombre  il  s'en  trouve  plusieurs  où  se 
trahit  un  certain  goût  d'ornementation  architecturale.  Les 
toits  sont  plats  et  entourés  d'un  parapet;  l'étage  dont  je 
viens  de  parler  consiste  en  une  chambre  superposée  au  toit, 
mais  qui  ne  s'élève  que  du  côté  de  la  façade.  Cette  espèce  de 
mansarde  est  la  retraite  favorite  d'un  grand  nombre  d'habi- 
tants de  Tombouctou,  parce  qu'elle  est  bien  aérée  et  offre 
conséquemment  de  la  fraîcheur.  J'ai  levé  également  le  plan 
de  la  maison  que  j'habitai;  toutes  les  autres  habitations 
étaient  bâties  dans  les  mêmes  conditions,  avec  cette  diffé- 
rence, que  celles  des  pauvres  n'avaient  qu'une  cour  et 
qu'elles  étaient  dépourvues  d'une  chambre  au  dessus  du  toit. 

Tombouctou  n'a  pas  d'enceinte  actuellement,  celle  qui  y 
existait  et  qui  consistait  en  un  simple  rempart  de  terre, 
ayant  été  détruite  par  les  Foulbe,  lorsqu'ils  s'emparèrent  de 
la  ville,  au  commencement  de  182G.  Les  rues  sont  en  partie 
régulières  et  en  partie  tortueuses;  elles  ne  sont  pas  pavées, 
mais  pour  la  plupart  couvertes  de  sable  et  de  gravier;  quel- 
ques-unes possèdent  au  milieu  des  rigoles  destinées  à  faci- 
liter l'écoulement  des  eaux  qui  descendent  en  quantités 
considérables  des  plates-formes  des  maisons,  lors  des  grandes 
pluies.  Le  quartier  méridional,  qui  est  en  même  temps  le 
plus  populeux,  ne  contient  d'autres  places  que  le  grand  et  le 
petit  marchés  et  un  carré  fort  restreint  devant  la  mosquée 
Sidi  Yahia. 

Comme  il  ne  reste  guère  plus  de  vestiges  du  palais  où 
résidaient  parfois  les  rois  de  Sonrhaï,  que  de  la  citadelle 
bâtie  par  les  Marocains  lors  de  leur  première  occupation,  les 


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1.  Première  antichambre. 

2.  Seconde  antichambre  pourvue  d'un  escalier  conduisant  à 
la  terrasse  et  à  la  mansarde  de  la  partie  antérieure. 

3.  L'escalier  en  question. 

4.  Cour  intérieure. 

5.  Salle  pourvue  de  deux  entrées,  où  je  me  tenais  jour  et 
nuit;  à  la  droite  de  la  seconde  entrée  se  trouvait  un  lit  de 
roseau. 

6.  Salle  aux  bagages,  susceptible  de  clôture. 

7.  Corridor  couvert. 

8.  Seconde  cour,  destinée  d'abord  aux  femmes,  et  où  j'avais 
placé  mon  cheval. 

Les  salles  conliguës,  ainsi  que  le  mur  postérieur  de  la 
maison,  étaient  en  ruines. 


N°  83.  —  Voir  tome  IV,  page  36. 


N°  84.  —  Voir  tome  IV,  page  100. 


ESQUISSE  HISTORIQUE  SUR  TOMBOUCTOU.  37 

trois  grandes  mosquées  sont  actuellement  les  seuls  édifices 
publics  de  Tombouctou;  ce  sont  les  mosquées  Dginjere  ber, 
Sankore  et  Sidi  Yahia.  La  première,  qui  est  la  «  grande  mos- 
quée, »  est  située  à  l'angle  sud-ouest  de  la  ville  et  constitue 
un  édifice  réellement  imposant,  quoiqu'elle  ne  soit  construite 
qu'en  blocs  d'argile  arrondis,  du  moins  dans  ses  parties 
modernes.  Sa  plus  grande  longueur  est  d'environ  262  pieds, 
sur  194  de  large.  Une  vaste  cour  empiète  sur  une  partie 
de  la  mosquée,  qui  n'a  pas  moins  de  douze  nefs;  le  côté 
occidental,  qui  en  renferme  trois,  est  le  plus  ancien  et 
appartient  très  probablement  à  l'ancienne  mosquée,  bâtie 
en  1527,  par  Mansa  Moussa,  roi  de  Melle,  ainsi  que  fin- 
dique  une  inscription,  devenue  presque  illisible,  au  dessus 
de  la  porte  principale.  Caillié,  dont  les  renseignements,  pour 
être  souvent  incomplets  n'en  sont  pas  moins  en  général  très 
dignes  de  foi,  a  donné  de  cette  mosquée  une  description 
excellente,  sauf  quelques  erreurs  de  détail,  description  que 
je  recommande  à  quiconque  s'intéresse  à  cette  question. 
Cependant,  lorsque  Caillié  parle  de  sept  mosquées,  il  fait 
encore  allusion,  sans  doute,  à  trois  mosquées  qui  existaient 
antérieurement,  ainsi  qu'à  un  petit  oratoire.  Il  n'y  a  pas  lieu 
d'être  surpris  de  ce  manque  d'exactitude,  Caillié  n'étant  resté 
que  très  peu  de  jours  à  Tombouctou,  et  dans  des  circon- 
stances très  défavorables,  ce  qui  ne  lui  permit  pas  de  voir 
tout  par  lui-même.  Je  signalerai,  par  la  même  occasion,  la 
description  tout  à  fait  inexacte  qu'a  donnée  de  Tombouctou 
ce  voyageur  méritant  mais  peu  babile  ;  sa  principale  erreur 
consiste  à  dire  que  toute  la  ville  semble  ne  se  composer  que 
d'habitations  dispersées,  tandis  qu'il  y  existe  en  réalité  des 
rues  parfaitement  alignées;  n'oublions  pas  cependant  que 
Caillié  visita  Tombouctou  en  1828,  peu  de  temps  après  la 


38  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

prise  (Je  la  ville  par  les  Foulbe,  époque  où  celte  dernière 
était  dans  un  état  encore  moins  florissant  que  lorsque  je  la 
visitai  moi-même  (1). 

La  plus  ancienne  des  mosquées  de  Tombouctou  semble 
être  celle  de  Sankore,  qui  fut  bâtie  aux  frais  d'une  riche 
dame  Sonrliaï.  Massive,  elle  termine  d'une  manière  gran- 
diose le  quartier  septentrional  de  la  ville,  qui  s'appelle 
également  Sankore  (ou  «  ville  des  blancs,  des  notables  ») 
où  ont  habité  de  tout  temps  et  de  préférence,  les  Sonrhaï. 
De  là,  la  mosquée  avait  acquis,  aux  yeux  de  ceux-ci,  une 

(1)  Je  rappellerai  ici ,  pour  l'édificatioii  des  lecteurs  peu  versés  dans 
l'histoire  des  explorations  de  l'Afrique  centrale,  que  deux  Européens  avant 
moi,  avaient  pn  pénétrer  jusqu'à  Tombouctou  :  c'étaient  le  major  anglais 
Laing  et  le  Français  René  Caillié.  Le  premier  était  un  des  officiers  les 
plus  instruits  et  les  plus  entreprenants  de  l'armée  anglaise;  en  182(5,  il 
arriva,  au  prix  des  difficultés  et  des  périls  les  plus  grands,  du  Taouat  à 
Tombouctou;  au  bout  de  peu  de  jours,  il  en  fut  chassé  par  les  Foulbe, 
et,  comme  il  s'en  retournait ,  un  chef  des  Berabisch,  Ahmed  (Hamed), 
Ouëled  Abeda,  le  fit  assassiner.  René  Caillié,  homme  résolu  mais  mal- 
heureusement tout  à  fait  incapable ,  parvint  du  Sierra  Leone,  sur  la  côte 
occidentale  d'Afrique ,  jusqu'à  Tombouctou ,  d'où  il  rentra  dans  sa  patrie 
par  le  Maroc.  Son  voyage  s'accomplit  au  milieu  des  privations  et  des 
tribulations  les  plus  terribles.  Déguisé  et  caché  tour  à  tour,  Caillié  ne 
resta  à  Tombouctou  que  du  20  avril  au  3  mai  1828,  temps  évidemment 
trop  court  pour  qu'il  pût  se  livrer  à  des  études  réellement  dignes  de  ce 
nom.  Malgré  son  incapacité ,  il  était  doué  d'im  certain  esprit  d'obser- 
vation, et  je  pus  m'assurer  de  l'exactitude  de  ses  relations  en  général, 
lorsque  j'atteignis,  près  de  l'île  Kora,  en  me  rendant  à  Kabara ,  sur  le 
Niger,  une  partie  de  la  route  qu'il  avait  suivie.  XJn  malheur  pour  Caillié 
fut  qu'il  marcha  pour  ainsi  dire  sur  les  brisées  du  major  Laing,  ce  voya- 
geur doué  de  grandes  qualités,  mais  peu  favorisé  du  sort  et  qui ,  paraît-il, 
ne  brillait  pas ,  d'ailleurs ,  par  la  circonspection  et  la  science  du  cœur 
humain.  Grâce  à  d'autres  circonstances  ,  et  surtout  à  la  conduite  du 
consul  français  de  Tripoli,  il  n'était  que  trop  naturel  que  la  jalousie  des 
Anglais  s'émût  de  ce  qu'un  pauvre  aventurier  français,  privé  de  tout 
appui,  se  livrât  à  une  entreprise  où  avait  succombé  l'un  des  officiers  les 
plus  capables  et  les  plus  distingués  de  leur  armée. 


ESQUISSE  HISTORIQUE  SUR  TOMBOUCTOU.  59 

certaine  importance  nationale;  aussi  les  Foulbe,  arrivés  en 
conquérants,  la  livrèrent-ils  à  dessein  à  la  ruine  et  à  l'aban- 
don ;  ce  ne  fut  qu'à  l'époque  de  mon  séjour  à  Tombouctou, 
que  le  cheik  El  Bakay  la  fit  rétablir  dans  son  ancienne 
splendeur.  La  mosquée  est  longue  de  120  pieds,  large  de  80 
et  renferme  cinq  nefs;  elle  donne  à  toute  la  ville  un  aspect 
fort  imposant,  attendu  qu'elle  n'est  pas  seulement  surmon- 
tée, comme  la  mosquée  principale,  d'une  vaste  tour  massive 
et  carrée,  mais  occupe  en  outre,  une  position  particulière, 
par  l'élévation  considérable  de  tout  le  quartier  Sankore.  La 
mosquée  Sidi  Yahia  est  la  moins  grande;  située  dans  le 
quartier  méridional  de  la  ville,  elle  fut  bâtie  par  un  cadi, 
vers  le  milieu  du  xv^  siècle. 

Les  divers  quartiers  de  Tombouctou  sont  suffisamment 
indiqués  sur  le  plan,  pour  que  je  puisse  me  dispenser  de  les 
décrire  plus  en  détail.  Je  rappellerai  seulement  que  le  quar- 
tier méridional  Sane  Goungou,  se  distingue  par  sa  richesse 
et  le  meilleur  aspect  de  ses  constructions;  ensuite,  tandis 
que  Sankore  est  le  quartier  le  plus  élevé  (la  pente  qu'il 
décrit  vers  le  nord-est,  étant  de  plus  de  80  pieds,  à  certains 
endroits),  Bagindi  est,  au  contraire,  le  quartier  le  plus  bas. 
Lors  de  la  grande  inondation  de  1640,  il  fut,  à  ce  qu'il 
paraît,  complètement  submergé  et,  pendant  mon  séjour 
même,  on  y  nourrissait  de  vives  appréhensions  à  l'égard 
d'une  nouvelle  catastrophe  du  même  genre. 

Une  remarque  caractéristique  au  sujet  de  Tombouctou, 
c'est  qu'il  ne  s'y  trouve  presque  pas  d'arbres  ;  c'est  tout  au 
plus  si  l'on  y  rencontre  quatre  ou  cinq  malheureux  exem- 
plaires de  Vhadjilidj  [Balanites  yEgyptiacus) .  La  végétation 
des  environs  n'est  guère  moins  pauvre  et  quelques  rares 
groupes  de  palmiers,  au  sud-ouest  de  la  ville,  sont  tout  ce 


40  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

qu'il  est  resté  des  vastes  ombrages  d'autrefois.  Les  rues  de 
Tombouctou  sont,  pour  la  plupart,  peu  vivantes  et  ne  tra- 
hissent pas  l'activité  d'un  grand  centre  commercial.  La 
population  fixe  ne  s'élève  guère  à  plus  de  15,000  âmes;  pen- 
dant la  saison  des  affaires,  c'est  à  dire  de  novembre  à  jan- 
vier, il  arrive  à  Tombouctou  de  5,000  à  10,000  étrangers 
parfois,  qui  y  résident  pendant  un  temps  plus  ou  moins  long. 
Ce  sont  en  partie  des  Mores  du  désert  ainsi  que  des  mar- 
chands arabes  du  Nord,  et  en  partie  des  Mossi  et  surtout 
des  Wangaraoua  ou  Mandingues  orientaux,  qui  jouent  un 
rôle  extrêmement  important  dans  le  commerce  intérieur  de 
toutes  ces  contrées. 

Je  parlerai  plus  loin  des  rapports  commerciaux  de  la  ville  ; 
quant  au  chapitre  suivant,  je  le  consacrerai  au  récit  des 
événements  qui  signalèrent  mon  séjour  à  Tombouctou. 


CHAPITRE   II. 


SÉJOUR  A  TOMBOUCTOU  JUSQU'A  LA  FIN  DE  18S3.—  CONDUITE  DES  FOUIBE 
ENVERS  L'AUTEUR.  —  ANOMALIES  DES  CRUES  PÉRIODIQUES  DU  NIGER. 


J'avais  atteint  enfin  le  but  de  ma  pénible  entreprise;  mais 
dès  les  premières  heures  de  mon  arrivée  à  Tombouctou, 
j'acquis  la  certitude  qu'il  ne  me  serait  pas  donné  de  jouir  en 
parfait  repos  de  corps  et  d'esprit,  de  la  victoire  que  j'avais 
remportée  sur  les  difficultés  et  les  dangers  de  la  longue 
route  que  je  venais  de  parcourir.  L'excitation  constante 
causée  par  des  retards  incessants,  ainsi  que  mes  incertitudes 
sur  l'avenir  de  mon  entreprise,  avaient  soutenu  jusqu'à  Tom- 
bouctou ma  santé  chancelante;  mais  au  moment  où  j'avais 
atteint  mon  but,  presque  au  moment  même  oij  je  mis  le 
pied  dans  ma  nouvelle  demeure,  je  fus  pris  d'un  violent 
accès  de  fièvre  ;  et  jamais  cependant,  la  présence  d'esprit 
et  l'énergie  physique  ne  m'avaient  été  plus  nécessaires. 

Il  avait  été  convenu  que  ma  maison  resterait  fermée  pen- 
dant l'absence  d'El  Bakay,  et  que  nul  ne  serait  admis  à  me 
visiter.  Malgré  cela ,  une  foule  d'individus  pénétrèrent  chez 
moi  au  moment  oîi  j'emménageais  mon  bagage  ;  ils  passèrent 

T.  IV.  4 


42  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

tout  en  revue,  pièce  par  pièce,  et  comme  il  se  trouvait,  dans 
le  nombre,  des  objets  pour  eux  étrangers,  quelques-uns  de 
mes  visiteurs  ne  pouvaient  manquer  de  concevoir  des  doutes 
sur  ma  nationalité.  A  la  vérité,  je  n'avais  jamais  eu  l'inten- 
tion de  me  faire  passer  pour  musulman  aux  yeux  des  habi- 
tants de  Tombouctou,  car  je  n'avais  joué  le  rôle  d'Arabe  que 
pour  la  dernière  partie  de  mon  voyage,  et  j'étais  encore  trop 
près  des  localités  où  j'étais  connu  comme  chrétien,  pour 
pouvoir  continuer  à  donner  le  change;  mais  je  désirais 
n'être  pas  reconnu  trop  tôt  pour  ce  que  j'étais  en  réalité. 
Quoi  qu'il  en  fût,  la  première  chose  que  j'appris,  le  8  sep- 
tembre au  matin,  était  que  Hammadi,  le  compétiteur  et 
l'ennemi  personnel  d'El  Bakay  (il  était  fils  du  frère  aîné  du 
cheik,  Sidi  iMohammed,  et  d'une  esclave),  avait  prévenu  les 
Foulbe  qu'un  chrétien  avait  pénétré  dans  la  ville,  et  qu'en 
conséquence  on  avait  résolu  de  m'assassiner. 

Quand  on  m'apporta  cette  nouvelle,  je  m'en  émus  assez 
peu,  dans  l'espoir  que  mon  hôte,  Sidi  Alouate,  me  couvri- 
rait de  sa  protection  ;  mais  cette  illusion  fut  bientôt  détruite 
par  la  certitude  où  j'étais,  que  Sidi  Alouate,  homme  cupide 
et  sans  conscience,  ne  me  protégerait  que  tout  juste  dans  la 
mesure  du  profit  qui  pourrait  eu  résulter  pour  lui  ;  bien  plus, 
il  devint  mon  plus  cruel  persécuteur.  En  effet,  non  content 
du  présent  considérable  que  je  lui  avais  fait,  il  éleva  des  pré- 
tentions exorbitantes;  ce  fut  ainsi  qu'il  exigea  de  moi  un 
vêtement  de  plus  de  190,000  kourdi,  une  paire  de  petits  pis- 
tolets, 7  livres  de  poudre,  10  écus  d'Espagne  en  espèces 
(l'argent  étant,  dans  ces  contrées,  un  métal  fort  rare  et  par 
conséquent  très  recherché),  une  paire  de  rasoirs  anglais  et 
maints  autres  objets.  En  un  mot,  la  valeur  de  tout  ce  qu'il  pré- 
tendait obtenir  de  moi  n'était  nullement  en  rapport  avec  mes 


SEJOUR  A  TOMBOUCTOU.  45 

moyens  actuels,  car  je  ne  possédais  plus  à  peine  que  1 ,00() 
thalers,  tant  en  argent  qu'en  marchandises,  et  il  me  fallait 
songer  au  retour.  Je  n'en  dus  pas  moins  passer  par  ces 
exigences,  et  Sidi  Alouate  fut  assez  impudent  pour  oser 
m'en  demander  autant  le  lendemain.  Il  me  promit  bien, 
non  seulement  de  donner  de  ma  part  quelques-uns  de  ces 
objets  à  des  chefs  Touareg,  mais  encore  de  faire  un  beau 
présent  au  gouverneur  de  Hamd  Allahi  ;  malheureusement 
cette  promesse  ne  fut  pas  exécutée,  quoi  qu'il  eut  été  fort 
important  pour  moi  de  m'acquérir  la  bienveillance  des  chefs 
de  Tombouctou. 

Après  avoir  satisfait  ainsi  plus  ou  moins  la  cupidité  de 
mon  hôte,  je  fus  pendant  quelque  temps  à  l'abri  de  sembla- 
bles attaques  à  ma  propriété;  toutefois,  je  suis  persuadé 
que,  malgré  toutes  ses  protestations  d'amitié,  Sidi  Alouate 
me  trahissait  sous  main  et  trempait  dans  toutes  les  intrigues 
qui  furent  tramées  contre  moi,  dans  l'espoir  de  s'approprier 
mon  bien,  de  l'une  ou  l'autre  manière. 

Je  m'installai  le  plus  commodément  possible,  et,  comme 
je  n'osais  sortir,  j'allais  souvent  prendre  l'air  sur  la  terrasse 
de  ma  maison.  Comme  j'y  jouissais  d'un  horizon  assez 
large,  je  m'efforçai  de  découvrir  ainsi  les  principales  parti- 
cularités de  la  ville.  Vers  le  sud  et  le  sud-est,  il  est  vrai,  la 
vue  était  bornée  par  les  belles  demeures  des  riches  mar- 
chands Ghadamsi  du  quartier  Sanegoungou,  tandis  que  du 
côté  du  sud-ouest,  je  n'apercevais  ni  la  grande  mosquée,  ni 
la  mosquée  Sidi  Yahia  ;  par  contre,  j'avais  un  coup  d'œil  des 
plus  intéressants  sur  tout  le  quartier  septentrional,  sur 
l'imposante  mosquée  Sankore  et  toute  la  partie  du  désert 
qui  s'étend  à  l'est  de  la  ville.  Lorsque  je  ne  me  tenais  pas 
sur  ma  terrasse,  je  travaillais  à  mon  journal  de  voyage  ou 


44  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

j'écrivais  à  mes  amis  d'Europe,  auxquels  je  devais  tenir 
naturellement  à  annoncer  mon  heureuse  arrivée  dans  la  ville 
célèbre. 

Je  ne  devais  pas  longtemps  pouvoir  me  livrer  en  paix  à 
ces  travaux.  Le  matin  du  10  septembre,  comme  j'étais  en 
proie  à  un  nouvel  accès  de  fièvre,  on  vint  m'avertir  que  mes 
ennemis  se  préparaient  à  attaquer  ma  maison;  Sidi  Alaouate 
me  faisait  dire,  en  même  temps,  que  je  pouvais,  pour  plus 
de  sécurité,  confier  tout  mon  bien  au  trésorier  d'El  Bakay. 
Je  pris  immédiatement  les  armes,  ainsi  que  mes  domesti- 
ques, et  mon  hôte  ne  fut  pas  peu  étonné,  en  entrant  avec  le 
Walali,  de  me  voir  complètement  équipé  et  prêt  à  repousser 
énergiquement  la  force  par  la  force.  Il  n'arriva  rien  cepen- 
dant et,  sans  nul  doute,  mon  attitude  résolue  avait  détourné 
le  danger  dont  j'étais  menacé.  Sidi  Alaouate  n'en  continua 
pas  moins  de  venir,  presque  chaque  jour,  me  mendier  telle 
ou  telle  chose,  joignant  à  ses  extorsions  les  plus  opiniâtres 
sollicitations  pour  me  faire  embrasser  l'islamisme. 

Le  13  septembre  au  soir,  je  reçus  enfin  une  lettre  du  cheik 
El  Bakay,  m'apportant  les  promesses  de  protection  les  plus 
formelles,  et,  malgré  mon  état  fébrile,  je  me  mis  immédia- 
tement à  répondre  à  cette  missive  venue  si  fort  à  propos. 
Je  développai  au  cheik  les  motifs  de  ma  visite  à  Tombouctou, 
en  lui  disant  que  je  ne  l'avais  entreprise  que  par  la  con- 
fiance que  m'inspiraient  sa  justice  et  ses  lumières.  J'eus  la 
chance  de  voir  bien  accueillie  d'El  Bakay  ma  lettre,  qui  fut 
ainsi  l'origine  des  bonnes  relations  qui  régnèrent  toujours 
entre  nous  par  la  suite.  Trois  jours  après,  le  26  septembre, 
à  trois  heures  du  matin,  arriva  le  cheik  lui-même.  Aussitôt 
commença  devant  sa  maison,  située  vis  à  vis  de  la  mienne, 
une  sérénade  où  la  grosse  caisse  jouait  la  partie  principale. 


SEJOUR  A  TOMBOUCTOU.  45 

ce  qui  troubla  complètement  le  repos  dont  j'avais  double- 
ment besoin,  vu  mon  état  maladif;  ce  fut  ainsi  que  je  ne  me 
sentis  pas  la  force,  le  lendemain,  d'aller  rendre  en  personne 
une  visite  à  mon  protecteur.  Dès  le  matin,  celui-ci  m'envoya 
dire  d'être  sans  inquiétude  aucune  quant  à  ma  propre  sécu- 
rité et  que,  si  le  ciel  me  conservait  la  santé,  je  rentrerais 
sain  et  sauf  dans  ma  patrie.  Avec  ces  affirmations  rassurantes 
il  m'envoyait,  en  témoignage  de  ses  dispositions  bienveil- 
lantes à  mon  égard,  deux  bœufs,  deux  brebis,  deux  grands 
vases  contenant  du  beurre,  une  charge  de  chameau  de  riz  et 
autant  de  sarrasin  ;  il  m'invitait  en  même  temps  à  choisir 
d'avance  la  route  par  laquelle  je  désirais  m'en  retourner. 

Il  y  en  avait  trois.  L'une  passait  par  le  territoire  des 
Foulbe  du  Massina  et  se  dirigeait  vers  la  côte  occidentale 
du  continent;  la  seconde  traversait  les  contrées  des  Touareg 
et  conduisait,  parle  nord,  vers  la  Méditerranée;  la  dernière 
enfin  était  celle  par  laquelle  j'étais  arrivé  à  Tombouctou.  Le 
fanatisme  des  Foulbe  et  surtout  de  leur  chef  de  Hamd 
Allahi,  ne  m'eût  pas  permis,  non  plus  que  mes  propres  res- 
sources, de  choisir  la  route  occidentale;  je  crus  donc  faire 
infiniment  mieux  de  redescendre  le  Niger  jusqu'à  Saï,  que  de 
tenter  l'exploration  des  contrées  nigériennes  supérieures 
pour  me  rendre  au  Sénégal.  D'un  autre  côté,  je  ne  pouvais 
trop  compter  sur  la  navigabilité  du  fleuve,  et  je  crus  pru- 
dent, dans  ma  réponse  au  cheik,  de  lui  exprimer  mon  désir 
de  visiter  Gogo,  l'ancienne  capitale  du  Sonrhaï,  ce  qui  m'au- 
rait permis,  par  la  même  occasion,  de  connaître  la  plus 
grande  partie  du  fleuve.  Malheureusement,  comme  nous  le 
verrons  plus  loin,  il  n'était  encore  guère  opportun  de  songer 
au  départ. 

Ce  fut  ainsi  qu'arriva  le  27  septembre,  jour  anniversaire 


46  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

de  la  mort  d'Overweg,  Je  n'avais  que  trop  lieu,  vu  mon  état 
de  maladie  et  les  incertitudes  de  ma  situation,  de  me  laisser 
aller  à  de  tristes  pensées  en  ce  jour  qui  me  rappelait  la  fin 
de  mon  dernier  compagnon  européen,  que  je  semblais  devoir 
suivre  bientôt  dans  la  tombe;  mais  je  réussis  à  me  réconfor- 
ter un  peu  par  la  confiance  que  m'inspirait  le  caractère  de 
mon  protecteur  et  à  chasser  les  rêves  sombres  et  fiévreux  qui 
me  troublaient,  par  l'espérance  de  revoir  bientôt  mon  pays. 

Je  me  préparai  donc  de  mon  mieux  à  la  première  audience 
du  cheik,  n'emportant  des  présents  que  je  destinais  à  ce 
dernier,  qu'un  petit  pistolet  à  six  coups.  La  maison  d'El 
Bakay  donnait  presque  exactement  en  face  de  la  mienne, 
dont  elle  n'était  séparée  que  par  une  ruelle  étroite  et  une 
petite  place  que  le  cheik  avait  appropriée  à  son  usage 
comme  msidou  sorte  d'oratoire  quotidien.  Ahmed  El  Bakay, 
fils  de  Sidi  Mohammed  et  petit-fils  de  Sidi  Mouchtar, 
de  la  tribu  des  Kounta,  était,  à  cette  époque,  un  homme 
d'une  cinquantaine  d'années,  d'une  taille  bien  prise  et  un 
peu  au  dessus  de  la  moyenne  ;  il  avait  les  traits  presque  euro- 
péens et  empreints  d'une  grande  bienveillance  ;  son  teint 
était  foncé,  sa  barbe  noire  et  quelque  peu  grisonnante,  et 
ses  cils  fort  sombres.  Le  costume  du  cheik  consistait  en 
une  tunique  noire,  un  châle  garni  de  franges  et  roulé  négli- 
gemment autour  de  la  tête  et  des  culottes,  le  tout  également 
noir. 

Je  trouvai  mon  protecteur  dans  sa  petite  mansarde,  avec 
son  jeune  neveu,  Mohammed  Ben  Chottar,  et  deux  de  ses 
écoliers.  Au  premier  coup  d'œil  que  je  jeiai  sur  le  cheik,  je 
fus  agréablement  surpris  de  trouver  en  lui  un  homme  dont  la 
physionomie  trahissait  des  sentiments  d'humanité  et  de  droi- 
ture dont  j'avais  vainement  cherché  l'expression  dans  les 


SEJOUR  A  TOMBOUCTOU.  47 

traits  de  son  frère  cadet,  Sidi  Alaouate.  Complètement  rassuré 
par  toute  son  attitude,  je  le  complimentai  en  toute  confiance, 
tandis  qu'il  se  levait  pour  me  recevoir.  Notre  entrelien  fut 
non  seulement  exempt  de  toutes  les  formules  creuses  et  affec- 
tées d'une  vaine  étiquette,  mais  constitua  plutôt,  dès  le  pre- 
mier moment,  un  libre  échange  de  pensées  entre  deux  hommes 
qui  n'étaient  pas  seulement  inconnus  l'un  à  l'autre,  mais  qui 
différaient  encore  par  leurs  mœurs  et  leur  nationalité. 

Le  pistolet  que  je  donnai  au  cheik,  ne  tarda  pas  à  amener 
notre  conversation  sur  la  supériorité  des  Européens  sous  le 
rapport  industriel  et  social.  L'une  des  premières  questions 
que  me  fit  El  Bakay,  fut  de  savoir  s'il  était  vrai,  comme  le 
raLs(major  Laing) l'avait,  pendant  son  séjour  dans  l'Asaouad, 
dit  à  son  père,  Sidi  Mohammed,  que  la  capitale  du  royaume 
britannique  renfermait  vingt  fois  100,000  habitants. 

J'appris  alors,  à  ma  grande  joie,  un  fait  que  je  trouvai  plus 
tard  confirmé  par  les  détails  de  la  correspondance  du  major 
Laing  lui-même  (1);  c'est  que  cet  intrépide,  mais  malheu- 
reux voyageur,  en  retournant  au  Taouat,  ayant  été  entière- 
ment dévalisé  et  laissé  pour  mort  par  les  Touareg,  avait  été 
transporté  par  ses  guides  au  camp  de  Sidi  Mohammed,  père 
du  cheik  El  Bakay  dans  le  Hillet  El  Mouchtar,  où  après  un 
séjour  fort  long,  il  s'était  guéri  de  ses  graves  et  nombreuses 
blessures.  Le  major  Laing  était  le  premier  et  le  seul  chré- 
tien qu'eussent  jamais  vu,  et  mon  hôte  (El  Bakay,  désormais) 
et  la  plupart  des  indigènes  eux-mêmes.  Pendant  tout  le 
temps  que  nous  fûmes  ensemble,  le  major  fournit  l'un  des 
sujets  les  plus  fréquents  de  nos  entretiens,  et  mon  noble 


*  Vojez  les  lettres  du  major  Laing  dans  la  Quarterli/  Revîe?c,  vol. 
XXXVIII,  p.  101  ;  XXXIX,  p.  172  ;  XLII,  p.  172  et  46.5. 


48  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

ami  ne  manquait  jamais  d'exprimer  son  étonnement,  non 
seulement  de  la  force  physique  du  major,  mais  encore  de 
son  caractère  élevé  et  chevaleresque.  Je  me  livrai  à  des  inves- 
tigations pour  retrouver  les  papiers  que  Laing  pouvait  avoir 
laissés  à  Tombouctou,  mais  j'appris  qu'il  n'en  était  point 
resté  ;  toutefois  le  cheik  m'assura  que,  pendant  son  séjour 
dans l'Asaouad,  près  de  Sidi  Mohammed,  le  major  Laing  avait 
dressé  une  carte  de  toute  la  partie  septentrionale  du  désert, 
depuis  le  Taouat,  jusqu'au  Hillet  E'  Scheich.  Malheureuse- 
ment, il  n'y  a  aucun  profit  à  tirer  du  voyage  de  Laing  depuis 
Insalah,  attendu  que  l'on  ignore  laquelle  des  deux  routes  il 
a  prise  ensuite.  L'audience  fut  levée  après  que  le  cheik 
m'eut  de  nouveau  promis  sa  puissante  protection  et  son 
appui  pour  mes  voyages  ultérieurs. 

Je  retournai  chez  moi  et  j'envoyai  au  cheik  les  présents 
que  je  lui  avais  destinés.  Ils  consistaient  en  trois  burnous, 
dont  un  helali  (ou  composé  de  soie  blanche  et  de  coton 
mélangés),  et  deux  du  drap  le  plus  fin,  le  premier  rouge,  le 
second  vert  ;  deux  cafetans  également  en  drap,  dont  un  jaune 
et  un  noir;  un  tapis  de  Constantinople;  quatre  tuniques, 
parmi  lesquelles  une  fort  riche  de  la  sorte  nommée  harir 
{que  j'avais  achetée  à  Kano  30,000  kourdî),  une  du  genre 
appelé  filfil,  et  deux  noires  de  la  plus  fine  espèce  ;  20  écus 
d'Espagne  en  argent  ;  trois  châles  noirs  et  plusieurs  menus 
objets.  Le  tout  avait  une  valeur  d'environ  200  thalers. 
Bientôt  arriva  chez  moi  un  envoyé  du  cheik,  chargé  de  me 
témoigner  la  reconnaissance  de  ce  dernier  envers  le  gouver- 
nement qui  m'avait  envoyé,  pour  la  libéralité  dont  javais  fait 
preuve;  El  Bakay  me  faisait  dire  en  même  temps  qu'il  était 
très  satisfait  de  mes  présents  et  n'exigeait  de  moi  rien  de 
plus;  il  me  priait  aussi  de  ne  pas  l'oublier  au  retour,  afin 


SÉJOUR  A  TOMBOUCTOU.  49 

que  le  gouvernement  britannique  lui  envoyât  quelques 
bonnes  armes  à  feu  et  quelques  livres  arabes.  Je  crus  pou- 
voir lui  assurer  que  le  gouvernement  britannique  ne  man- 
querait pas,  s'il  se  conduisait  aussi  bien  envers  moi  jusqu'à 
la  fin,  (le  lui  en  témoigner  sa  reconnaissance.  En  effet,  lord 
Clarendon  lui  envoya,  plus  tard,  un  présent  selon  ses  désirs 
et  d'une  valeur  de  plus  de  2,000  tbalers. 

Tous  nos  rapports  furent,  par  la  suite,  cordiaux  et 
agréables,  mais  je  ne  m'en  sentais  pas  moins,  par  suite  de 
mes  grandes  fatigues  et  de  mon  faible  état  de  santé,  dans  un 
état  de  profond  abattement;  le  lendemain,  à  midi,  je  me 
proposais  d'aller  rendre  une  seconde  visite  à  mon  ami, 
lorsque  je  fus  pris  d'un  accès  de  fièvre  tellement  violent  que 
je  dus  renoncer  à  mon  projet.  A  part  mon  indisposition,  le 
mois  de  septembre  se  termina  bien,  et  mes  affaires  sem- 
blaient prendre  une  tournure  meilleure  que  je  ne  l'avais 
d'abord  espéré,  quand  le  premier  jour  d'octobre  vint  leur 
rendre  un  aspect  tout  autre  et  des  plus  menaçants. 

Dans  l'après-midi  de  ce  même  jour,  arriva  une  troupe 
considérable  d'individus  armés,  dont  une  vingtaine  porteurs 
d'armes  à  feu;  ils  venaient  de  Hamd  Allahi,  résidence 
d'Ahmedou  Ben  Ahmedou,  souverain  du  Massina  et  chef 
suprême  de  la  ville  de  Tombouctou.  Ils  apportaient  à  l'émir 
l'ordre  pur  et  simple  «  d'agir  envers  le  chrétien  tout  à  fait 
de  la  même  manière  qu'il  en  avait  été  fait  avec  le  précédent 
(major  Laing),  c'est  à  dire  de  le  chasser  de  la  ville.  »  Ham- 
madi,  le  compétiteur  d'El  Bakay,  dont  j'ai  parlé  plus  haut, 
ne  manqua  pas  de  faire  tourner  cette  circonstance  au  profit 
de  ses  propres  desseins  ;  il  lança  donc  une  proclamation 
aux  habitants  de  Tombouctou  pour  les  engager  à  obéir  aux 
ordres  de  l'émir  et  même  à  ne  pas  épargner  mes  jours,  en 


50  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

cas  de  résistance.  D'un  autre  côté,  l'ordre  venu  de  Hamd 
Allahi  peinait  profondément  El  Bakay,  qui  se  voyait  forcé, 
comme  étant  mon  protecteur,  de  se  mettre  en  opposition 
formelle  avec  la  volonté  des  Foulbe  et  de  toute  la  population, 
et  de  leur  montrer  qu'il  jouissait  d'une  considération  et 
d'une  autorité  suffisantes  pour  me  protéger  pendant  mon 
séjour  dans  la  ville.  Malheureusement,  mon  excellent  et 
digne  ami  manquait  précisément  des  qualités  nécessaires  au 
maintien  d'une  résolution  semblable,  c'est  à  dire  d'énergie 
et  d'humeur  guerrière.  En  présence  de  pareilles  circon- 
stances, il  ne  pouvait  plus  être  question  de  mon  départ 
immédiat,  quand  bien  même  le  cheik  en  aurait  eu  précé- 
demment et  en  réalité  l'intention. 

Pendant  un  instant,  et  comme  pour  rendre  ma  situation 
plus  pénible  encore,  de  graves  difficultés  faillirent  s'élever 
entre  El  Bakay  et  moi.  Elles  étaient  dues  aux  intrigues  de 
mes  propres  compagnons  car,  non  seulement  mon  courtier 
Ali  El  Ageren  m'abandonna  tout  à  fait  lorsqu'il  vit  la  posi- 
tion critique  où  je  me  trouvais,  mais  le  Walati,  à  son  tour, 
recommença  son  jeu  en  cherchant  à  jeter  la  zizanie  entre  le 
cheik  et  moi.  El  Bakay  avait  résolu  de  me  charger  d'une 
lettre  autographe  au  gouvernement  britannique,  pour  lui 
exprimer  la  satisfaction  que  lui  avait  causée  mon  arrivée, 
essayer  d'atténuer  la  mauvaise  impression  causée  par  l'assas- 
sinat du  major  Laing  et  faire  en  sorte  d'obtenir  encore 
quehiues  présents,  s'il  était  possible.  Or,  le  5  octobre  au 
soir,  le  cheik  me  fit  dire  à  l'improviste  d'envoyer  à  Gha- 
dames  ou  à  Tripoli  Ali  El  Ageren  avec  quelques  mots  de  ma 
main,  tandis  que  je  resterais  moi-même  en  otage  à  Tom- 
houctou,  jusqu'à  la  réception  des  objets  exigés  par  le  cheik. 
J'avoue  que  cette  nouvelle  me  plongea  dans  une  profonde 


SEJOUR  A  TOMBOUCTOU.  51 

terreur.  Le  lendemain  matin,  j'envoyai  à  El  Bakay  une  pro- 
testation énergique,  lui  déclarant  qu'il  pouvait  en  agir  avec 
moi-même  comme  bon  lui  semblerait,  mais  qu'il  ne  devait 
pas  s'attendre  à  obtenir  un  fétu  du  gouvernement  qui  m'avait 
envoyé,  tant  que  je  ne  serais  pas  retourné  en  toute  sécurité. 
Presque  au  même  moment,  mon  hôte  m'avait  fait  dire  éga- 
lement qu'il  serait  de  mon  intérêt  de  lui  confier  mon  fusil 
et  mon  cheval.  Je  lui  fis  simplement  répondre  que  ni  l'un  ni 
l'autre,  ne  sortiraient  de  chez  moi  tant  que  j'aurais  la  tête 
sur  les  épaules.  Pour  mettre  le  comble  à  mes  misères,  une 
nouvelle  tribulation  vint  m'accabler  à  son  tour;  un  orage, 
accompagné  de  la  pluie  la  plus  violente  que  je  visse  à  Tom- 
bouctou,  inonda  complètement,  dans  l'après-midi  du  5  octo- 
bre, ma  maison,  déjà  tout  juste  suffisante  à  mes  besoins; 
l'eau,  pénétrant  à  travers  le  mur  de  ma  salle  aux  bagages, 
avait  endommagé  livres,  médicaments,  présents  et  tous  les 
menus  objets  d'échange  que  je  possédais.  Cet  accident  non 
seulement  me  causait  un  grand  tort,  mais  rendait  encore 
plus  douteuse  ma  sécurité.  Il  nous  fallut,  en  vue  de  nous 
prémunir  contre  une  agression,  fermer  de  notre  mieux  les 
brèches  et  barricader  tant  bien  que  mal  le  mur  postérieur 
de  la  maison,  à  moitié  écroulé,  les  ouvriers  de  la  ville 
n'osant  rien  faire  pour  nous,  de  peur  de  nos  ennemis. 

L'horizon  cependant  s'éclaircit  de  nouveau  pour  moi.  Il 
était  étonnant  qu'un  personnage  aussi  vulgaire  que  le 
Walati  eût  pu,  même  un  instant,  agir  sur  un  homme  doué 
de  qualités  distinguées  tel  que  le  cheik;  mais  celui-ci  fut 
bientôt  convaincu  du  caractère  méprisable  de  cet  habile 
intrigant.  Après  l'avoir  bien  apprécié  et  s'être  aperçu  de 
toutes  les  trahisons  dont  j'avais  été  la  victime,  il  lui  ordonna 
de  faire  revenir  mes  chameaux  de  l'Aribinda,  car  il  était 


32  VOYAGES  EN  AFRIQUE.  î 

devenu  patent  qne  le  fripon,  au  lieu  de  mettre  ces  animaux 
en  dépôt,  les  avait  vendus  ou  du  moins  voulait  les  vendre, 
ce  que  je  ne  pus  éviter,  du  reste,  qu'en  les  donnant  comme 
présent  au  cheik. 

La  turbulence  de  nos  ennemis,  auxquels  étaient  encore 
venus  se  joindre  une  bande  de  Touareg,  gens  assez  mal  dis- 
posés envers  El  Bakay,  obligea  celui-ci  à  prendre  enfin  un 
parti.  Il  fut  donc  convenu  qu'il  sortirait  de  la  ville  pour 
camper  aux  environs,  afin  de  se  mettre  en  rapport  plus 
étroits  avec  ses  amis,  formant  les  principales  tribus  des 
Imoscharh;  nous  partîmes  donc,  le  11  octobre  vers  midi, 
après  que  le  cheik  eut  envoyé  au  préalable  sa  famille  à  l'en- 
droit où  nous  devions  camper. 

Comprenant  dans  toute  son  étendue  la  gravité  de  ma 
situation,  je  suivis  mon  protecteur  à  travers  les  rues  de  la 
ville,  entouré  des  habitants,  qui  se  pressaient  pour  me  voir. 
Délivrés  enfin,  nous  laissâmes  à  notre  gauche  le  quartier 
septentrional  et  nous  nous  dirigeâmes  vers  le  N.  N.  E.  en 
suivant  un  terrain  sablonneux  couvert  de  petites  broussailles. 
Après  un  trajet  de  1  3/i  mille,  nous  arrivâmes,  vers  le  soir, 
à  notre  lieu  de  campement.  Le  pays,  orné  de  beaux  Mimosa 
et  le  camp,  établi  sur  une  pente  du  sol,  dont  la  surface 
blanche  était  éclairée  des  rayons  du  soleil  couchant,  présen- 
taient un  spectacle  charmant.  Les  plus  jeunes  hôtes  du 
camp,  y  compris  les  deux  favoris  du  cheik,  âgés  de  quatre  à 
cinq  ans,  vinrent  à  notre  rencontre,  et  bientôt  je  fus 
installé  dans  une  tenle  basse  en  poil  de  chameau,  apparte- 
nant à  un  neveu  d'El  Bakay,  originaire  du  pays  de  Tiris,  au 
désert,  sur  le  littoral  de  l'Atlantique.  Les  autres  tentes 
étaient  en  coton  blanc,  du  moins  les  meilleures  et  les  plus 
spacieuses;  les  plus  petites,  au  contraire,  étaient  en  cuir. 


SÉJOUR  A  TOMBOUCTOU.  53 

Nous  passâmes  au  camp  plusieurs  jours  dans  la  retraite 
et  dans  le  repos  le  plus  absolu.  Celte  vie  nouvelle  était 
pour  moi  aussi  salutaire  qu'agréable,  tant  au  point  de  vue 
du  changement  d'air  que  de  la  différence  d'aspects.  Notons 
que  depuis  le  8  septembre,  jour  de  mon  arrivée  à  Tombouc- 
tou ,  je  n'avais  pu  que  me  rendre  sur  la  terrasse  de  ma 
maison  ou,  de  temps  à  autre,  chez  le  cheik,  mon  proche 
voisin.  Je  pouvais  désormais  me"  donner  un  peu  plus  de 
mouvement,  quoique  le  soin  de  ma  propre  sécurité  m'obli- 
geât encore  d'user  de  la  plus  grande  circonspection  et  ne 
me  permît  pas  de  trop  m'éloigner. 

Le  camp  offrait,  surtout  le  matin,  un  coup  d'œil  fort 
animé.  Les  deux  grandes  et  magnifiques  tentes  de  coton 
blanc  du  cheik,  ornées  d'une  couverture  à  carreaux  noirs  et 
blancs  et  de  rideaux  de  laines  bariolés,  étaient  alors  ouvertes 
à  moitié  pour  permettre  à  l'air  frais  du  matin  de  circuler  à 
l'intérieur;  autour  des  huttes  de  cuir  étaient  groupés,  sur 
tout  le  coteau,  des  chameaux,  des  bœufs  et  des  chèvres. 
Tout  dans  la  nature  était  frais  et  plein  de  vie,  et  de  nom- 
breux ramiers  se  tenaient  dans  les  arbres  aux  alentours. 
Le  soir,  on  voyait  le  bétail  revenir  du  pâturage,  des  ânes, 
conduits  par  des  esclaves,  apporter  de  l'eau,  et  les  pieux 
écoliers  du  cheik,  groupés  dans  une  sorte  d'oratoire  entouré 
d'une  haie  d'épines  et  guidés  par  la  voix  sonore  de  leur  maître, 
apprendre  par  cœur  leurs  prières.  El  Bakay  se  tenait  presque 
toujours  dans  sa  tente  pendant  la  journée,  mais  il  ne  man- 
quait jamais  de  vaquer  à  cette  occupation  du  soir.  Les  plus 
avancés  parmi  les  élèves  du  cheik  chantaient  un  passage  du 
Koran,  parfois  jusqu'à  une  heure  assez  avancée  de  la  nuit, 
et  l'écho  des  collines  de  sable  voisines  répétait  la  mélo- 
dique expression  de  ces  magnifiques  versets.  Souvent  aussi 


54  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

avaient  lieu  des  entretiens  animés,  et  des  groupes  nom- 
breux se  rassemblaient  alors  autour  du  feu,  devant  le 
camp. 

Ainsi  s  écoulèrent,  assez  paisiblement  du  reste,  le  peu  de 
jours  que  nous  passâmes  en  cet  endroit.  Il  n'y  eut  qu'une 
troupe  d'une  douzaine  d'Imoscharh,  qui  vinrent  demander 
l'hospitalité  au  cheik.  En  examinant  de  près  les  armes  de 
ces  individus,  je  remarquai  avec  étonnement  que  toutes 
leurs  épées  portaient  la  marque  de  Solingen,  comme  du 
reste  chez  presque  tous  les  Touareg;  si  elles  ne  venaient 
pas  réellement  de  cette  ville  d'Allemagne  si  célèbre  pour  la 
fabrication  des  armes  blanches,  il  fallait  bien  qu'elles  fussent 
tout  au  moins  contrefaites  quelque  part. 

Le  13  octobre  ,  nous  rentrâmes  en  ville;  mais  nous 
revînmes  encore  plusieurs  fois  au  camp  avant  la  fin  du  mois, 
L'animosité  toujours  croissante  de  mes  ennemis  et  les  tenta- 
tives de  soulèvement  du  peuple  contre  mon  protecteur  et 
moi,  rendaient  parfois  nécessaire  notre  éloignement  de  la 
ville,  ne  fût-ce  que  pour  quelques  jours.  Pendant  notre 
séjour  à  Tombouctou  même,  je  me  hasardai  un  jour  sur  la 
demande  expresse  du  cheik,  à  me  rendre  auprès  de  lui, 
armé  de  pistolets  et  d'un  fusil  chargés  jusqu'à  la  gueule,  au 
milieu  du  cercle  de  ses  visiteurs.  On  comprend  qu'il  ne  fût 
plus  du  tout  question  de  mon  départ ,  malgré  mes  instances 
les  plus  vives  auprès  du  cheik.  Si  j'avais  voulu  renoncer  à 
l'exploration  du  Niger  jusqu'à  Saï  et  suivre  la  route  désa- 
gréable et  défavorable  du  major  Laing,  j'aurais  pu  profiter 
du  départ  d'une  caravane  de  marchands  du  Taouat,  qui  se 
mettait  en  marche  vers  le  nord,  le  20  octobre  ;  mais  je  ne 
désirais  ni  l'un  ni  l'autre ,  et  je  ne  profitai  de  la  kafla  que 
pour  le  transport  de  mes  dépêches. 


SÉJOUR  A  TOMBOUCTOU.  ^  35 

Une  excursion  à  Kabara  vint  faire  agréablement  diversion 
aux  circonstances  critiques  et  pénibles  où  je  me  trouvais. 
El  Bakay  l'entreprit  comme  un  défi  aux  Foulbe  de  Tombouc- 
tou,  afin  de  leur  montrer  la  considération  dont  il  jouissait 
et  la  sécurité  que  m'offrait  sa  protection;  en  effet,  Kabara, 
situé  au  bord  du  fleuve  et  plus  soumis  encore  à  l'influence 
des  Touareg  que  Tombouctou,  constituait  pour  les  Foulbe 
un  centre  comparativement  plus  favorable  que  ce  dernier 
lui-même.  Si  malheureusement  le  cheik  se  faisait  illusion 
sur  son  autorité,  je  devenais  infailliblement  la  victime  de 
son  erreur;  l'excursion  n'était  donc  pas  exempte  de  dangers 
pour  moi,  mais  je  n'en  suivis  pas  moins  très  volontiers  mon 
ami,  pour  observer  les  variations  des  contrées  riveraines  du 
fleuve  pendant  les  pluies  de  septembre  et  d'octobre.  En  efiet, 
toute  la  plaine  sablonneuse,  sèche  et  aride ,  que  j'avais  vue 
deux  mois  auparavant,  était  couverte  de  verdure  nouvelle,  et 
quand  nous  arrivâmes  près  du  village  lui-même,  nous  vîmes 
tous  les  champs  couverts  de  pastèques,  que  les  habitants  y 
cultivent  sur  une  grande  échelle.  Le  fleuve  avait  entièrement 
inondé  le  plat  pays,  et  l'embranchement  qui  se  dirige  vers 
Kabara  et  qui  ne  formait  précédemment  qu'un  étroit  canal, 
présentait  un  vaste  amas  d'eau  offrant  un  accès  facile  à  des 
embarcations  indigènes  de  toute  grandeur. 

A  Kabara ,  je  ne  tardai  pas  à  me  voir  entouré  d'une  foule 
nombreuse  dans  laquelle  se  trouvaient  beaucoup  d'habitants 
de  Tombouctou  ;  mais  nul  ne  tenta  de  m'inquiéter.  Nous 
repartîmes  dans  l'après-midi  sans  encombre,  comme  nous 
étions  venus.  Avant  de  rentrer  à  Tombouctou,  nous  visi- 
tâmes les  deux  petites  plantations  de  dattiers  situées  au  sud- 
ouest  de  la  ville ,  puis  nous  nous  dirigeâmes  vers  la  grande 
mosquée  Djingere  ber,  que  je  n'avais  pas  encore  eu  i'occa- 


56  VOYAGES  EX  AFRIQUE. 

sion  de  voir  de  près  ;  son  architecture  belle  et  grandiose 
n'en  fît  sur  moi  qu'une  impression  d'autant  plus  profonde. 
L'architecte  qui  l'éleva,  sous  Mansa  Moussa,  était  un  more 
de  Grenade  ;  Léon  l'Africain  l'indique  comme  «  Granata  vir 
artificissimus.  »  Tandis  que  nous  contemplions  ce  magnifique 
monument,  nous  fûmes  entourés  d'une  foule  d'habitants  qui 
nous  suivirent  ensuite  à  travers  les  rues  de  la  ville.  Pas  un 
seul  d'entre  eux  ne  témoigna  à  mon  égard  la  moindre  inten- 
tion hostile  ;  un  grand  nombre,  au  contraire,  me  serrèrent 
la  main;  je  ne  puis,  du  reste,  m'empêcher  de  reconnaître 
que  les  habitants  proprement  dits  de  la  ville,  c'est  à  dire  les 
Sonrhaï,  sont  de  très  braves  gens.  Traversant  le  marché, 
nous  rentrâmes  chez  nous. 

Le  mois  de  novembre  était  venu  et  devait  se  passer,  à  son 
tour ,  sans  que  mes  affaires  prissent  une  tournure  décisive. 
Nous  passâmes  encore  au  camp  quelques-uns  des  premiers 
jours  du  mois  et,  plus  tard,  l'attitude  menaçante  de  nos 
ennemis  nous  contraignit  d'émigrer  de  nouveau.  Quelque 
intérêt  qu'eût  pu  m'offrir  le  camp  au  commencement,  je 
devais  finir  par  y  éprouver  un  grand  ennui ,  par  la  privation 
de  toute  occupation  intellectuelle.  Ce  n'était  que  lorsque  le 
cheik  jugeait  convenable  de  quitter  sa  belle  tente  pour  venir 
nous  favoriser  de  sa  compagnie,  que  nous  pouvions  nous 
livrer  à  des  entretiens  agréables  et  instructifs,  surtout  quand 
il  se  trouvait  auprès  du  cheik  des  personnages  remarqua- 
bles ou  venus  des  pays  éloignés ,  ce  qui  arrivait  assez  fré- 
quemment. Les  avantages  de  nos  religions  respectives  consti- 
tuaient naturellement  le  thème  favori  de  nos  conversations. 
Le  cheik,  en  ces  occasions,  se  montra  à  plusieurs  reprises 
doué  d'un  esprit  aux  vues  larges  et  exempt  de  préjugés  ;  par 
contre,  j'eus  souvent  à  soutenir  des  luttes  assez  vives  contre 


SÉJOUR  A  TOMBOUCTOU.  57 

des  individus  plus  convaincus  de  la  prétendue  supériorité  de 
l'islamisme.  Heureusement,  je  n'étais  pas  tout  à  fait  dans 
l'ignorance  des  principes  de  la  religion  musulmane,  et, 
quand  je  ne  pouvais  parvenir  à  faire  partager  à  mes 
opiniâtres  adversaires  ma  manière  de  voir,  je  n'en  réussis- 
sais pas  moins  toujours  à  mettre  fin  à  leurs  tentatives  de 
prosélytisme. 

La  vie  quotidienne,  dans  ces  sortes  de  camps,  s'écoule  très 
tranquillement,  quand  il  n'arrive  pas  quelque  attaque  de 
bandits,  chose  d'ailleurs  assez  fréquente.  La  plupart  de  ces 
Arabes  croisés  n'ont  plus  qu'une  seule  femme  et  semblent 
mener  une  vie  domestique  assez  paisible,  dans  le  genre  de 
celle  du  cheik  lui-même.  Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  guère  en 
Europe,  surtout  dans  les  classes  élevées,  de  maris  plus  atta- 
chés à  leur  femme  et  à  leurs  enfants,  que  ne  l'était  mon  hôte 
de  Tombouctou;  je  pourrais  dire  même  qu'il  était  un  peu 
trop  soumis  aux  volontés  de  sa  moitié.  Je  remarquai  une 
différence  extraordinaire  dans  la  condition  delà  femme  parmi 
toutes  ces  tribus  moresques,  comparée  à  celle  qu'elle  occupe 
chez  les  Touareg,   quoique  ceux-ci   n'aient  généralement 
qu'une  compagne.  Tandis  que  la  femme  Amoscharh  se  rend 
librement  n'importe  où,  sans  être  voilée,  l'épouse  de  l'Arabe 
ou  du  more  »  même  le  plus  pauvre,  n'est  jamais  visible  sans 
voile;  elle  est  ordinairement  vêtue  d'une  robe  de  dessous  et 
d'un  surtout,  noirs  tous  deux,  et  se  cache  soigneusement  au 
moyen  de  la  première;  exceptons-en  toutefois  les  coquettes 
femmes  de  Walata,  qui  aiment  à  faire  voir  leur  visage  de 
profil  ainsi  que  leurs  bras.  Les  dames  des  gens  aisés  ou  des 
notables  ne  quittent  jamais  leur  tente.  J'ai  la  conviction  que 
les  mœurs  féminines,  parmi  la  population  de  ces  camps,  sont 
très  pures,  car  le  châtiment  de  l'infidélité  y  est  fort  rigoureux, 
T  I  V.  s 


58  VOYAGES  EN   AFRIQUE. 

toute  femme  convaincue  d'adultère  étant  impitoyablement 
lapidée. 

Je  dois  avouer  cependant  que  je  puis  difficilement  rendre 
compte  de  la  manière  de  vivre  ordinaire  dans  les  camps 
mores  ou  arabes,  car  celui  du  cheik,  chef  religieux,  fai- 
sait naturellement  exception  à  la  règle  commune.  Une  autre 
cause  en  est  la  proximité,  oîi  nous  étions,  des  Foulbe,  aux- 
quels leurs  principes  rigoureux  en  matière  religieuse,  font 
regarder  d'un  mauvais  œil  toute  espèce  d'amusement  ou 
de  distraction  ;  il  en  résulte  que  tous  les  camps  moresques 
établis  aux  environs  de  la  ville,  ont  en  grande  partie  perdu 
leur  caractère  primitif;  c'est  probablement  à  cette  influence 
qu'est  dû  le  manque  absolu  de  chants  et  de  danses  que  l'on 
y  remarque. 

Pour  ce  qui  concerne  mes  rapports  avec  le  cheik  El  Bakay, 
ils  étaient  de  la  nature  la  plus  satisfaisante.  Tandis  que 
j'avais  rencontré  en  lui  un  homme  digne  et  éclairé  dans  son 
genre,  je  suis  fondé  à  croire  qu'il  éprouvait  pour  moi  un 
sincère  attachement,  auquel  se  joignait  une  certaine  consi- 
dération que  lui  inspirait  la  supériorité  de  la  civilisation 
européenne.  Mon  digne  ami  n'avait  qu'un  défaut  :  c'était 
d'user  d'une  lenteur  et  d'une  circonspection  indicibles,  là 
où  il  fallait  agir  avec  promptitude  et  fermeté;  d'un  autre 
côté,  j'avais  la  conviction  qu'il  ne  me  livrerait  jamais  à  mes 
ennemis.  Indigné  des  retards  sans  fin  et  des  pertes  de  temps 
qu'il  me  fallait  subir,  je  le  pressais  de  me  laisser  partir;  il 
me  promit  de  [ie  plus  me  retenir  longtemps,  mais  le  moment 
du  départ  semblait  n'être  pas  encore  venu,  selon  lui;  lors- 
qu'enfin  arrivèrent  les  quatre  derniers  chameaux  que  j'avais 
laissés  au  delà  du  fleuve,  l'état  d'émaciation  de  ces  animaux 
fut  pour  lui  un  nouveau  prétexte  à  difîérer  mon   voyage. 


SÉJOUR  A  TOMBOUCTOU.  59 

Pendant  toutes  ces  hésitations,  les  difficultés  ne  faisaient 
que  s'accroître  partout  autour  de  nous,  et  la  discorde  com- 
mençait à  régner  de  tous  côtés.  C'est  ainsi  que  dans  le  Nord 
toutes  les  relations  avec  le  Maroc  étaient  rompues,  à  la  suite 
d'une  guerre  civile  qui  avait  éclaté  dans  la  tribu  des  Tadja- 
kant,  par  le  moyen  desquels  s'exerçaient  exclusivement  les 
rapports  avec  ce  pays.  Au  Midi ,  les  Aouelimmiden  avaient 
repris,  sous  leur  chef  El  Chadir,  leur  ancienne  lutte  contre 
les  Foulbe  exécrés,  grâce  à  laquelle  celte  tribu  berbère 
pénètre  toujours  de  plus  en  plus  au  cœur  de  la  ISigritie. 
Tandis  que  ces  circonstances  excitaient  partout  les  esprits, 
ma  position  fut  empirée  par  un  nouvel  ordre  d'expulsion  venu 
de  Hamd  Allahi;  or,  j'appris  en  même  temps  que  les  Ouëlad 
Sliman ,  celle  subdivision  des  Berabisch  à  laquelle  apparte- 
nait le  meurtrier  du  major  Laing,  avaient  résolu  de  ra'assas- 
siner. 

Nous  étions  retournés  au  camp,  vers  la  fin  du  mois,  quand 
nous  reçûmes  la  nouvelle  que  des  Foulbe  étaient  arrivés 
de  la  capitale  avec  mission  de  s'emparer  de  moi,  mort  ou 
vif.  Je  passai  ainsi  la  nuit  du  1"  décembre,  dévoré  d'inquié- 
tude et  armé  jusqu'aux  dents.  Un  de  mes  domestiques 
arriva  de  la  ville,  de  grand  matin,  m'annoncant  que  les 
habitants  étaient  dans  un  état  de  grande  exaltation  et  qu'une 
attaque  contre  ma  demeure  était  imminente  ;  en  consé- 
quence, mes  domestiques  avaient  confié  au  trésorier  d'El 
Bakay  tous  mes  objets  de  valeur.  Je  ne  me  doutais  pas 
cependant  combien  j  étais  alors  déjà  près  du  danger.  Le 
temps  était  maussade  et  une  sorte  de  tristesse  pesait  sur 
tout  le  camp  ;  vers  deux  heures  de  l'après-midi ,  apparurent 
au  loin  des  cavaliers,  et  j'étais  à  peine  rentré  dans  ma  lente 
pour  voir  si  tout  y  était  en  ordre,  qu'un  écolier  du  cheik 


60  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

accourut  tout  hors  d'haleine,  me  criant  de  prendre  les 
armes.  Je  saisis  toutes  celles  que  je  possédais,  c'est  à  dire 
un  fusil  à  deux  coups,  trois  pistolets  et  une  épée;  et  comme 
le  camp  était  assez  mal  pourvu,  je  donnai  les  armes  qui  ne 
m'étaient  pas  nécessaires  aux  deux  compagnons  du  cheik 
les  plus  énergiques.  El  Bakay  était  monté  sur  sa  belle 
jument  blanche  et  quoiqu'il  fût  toujours  sans  armes  sinon, 
vu  son  caractère  sacré ,  il  tenait  à  la  main  le  petit  pistolet 
à  six  coups  que  je  lui  avait  donné.  Nous  couchâmes  en  joue 
les  cavaliers  qui  arrivaient  vers  nous  au  nombre  de  treize, 
et  sur  notre  menace  de  faire  feu,  ils  s'arrêtèrent;  leur  guide 
alors  s'avança  seul  en  nous  criant  qu'il  avait  une  lettre  à 
remettre  au  cheik.  El  Bakay  lui  défendit  d'avancer  davan- 
tage et  lui  répondit  qu'il  n'acceptait  pas  de  lettre  en  cet 
endroit,  mais  seulement  en  ville.  Après  quelques  pourpar- 
lers, les  cavaliers  jugèrent  prudent  de  tourner  bride  et  de 
nous  débarrasser  de  leur  présence.  L'arrivée  de  Sidi  Alaouate 
avec  une  troupe  d'hommes  armés  nous  tira  bientôt  d'inquié- 
tude. 

Nous  résolûmes  d'abandonner  ce  camp  isolé  et  peu  sûr , 
pour  rentrer  dans  la  ville.  Au  moment  où  nous  montions  à 
cheval,  nous  vîmes  arriver  une  troupe  de  Touareg  de  la 
tribu  des  Kel  Hekikan,  montés  à  chameau,  compagnons 
assez  peu  agréables  en  toute  autre  circonstance.  Nous  ren-, 
trames  avec  eux  à  Tombouctou,  sans  que  personne  fit  mine 
de  s'y  opposer;  mais  Hammadi  était  déjà  occupé  à  réunir 
ses  adhérents  pour  aller  nous  attaquer  lui-même  dans  le 
camp  que  nous  venions  d'abandonner.  La  lettre  du  sultan 
de  Ilamd  AUahi  ordonnait  que  je  fusse  livré  avec  tout  ce  que 
je  possédais,  à  ses  envoyés;  elle  était  accompagnée  d'une 
seconde  missive  adressée  à  l'émir  de  Tombouctou  et  à  tous 


SÉJOUR  A  TOMBOUCTOU.  61 

les  administrateurs  de  la  ville ,  blancs  ou  noirs,  les  mena- 
çant des  peines  les  plus  sévères  au  cas  où  ils  ne  me  feraient 
pas  prisonnier  ou,  tout  au  moins,  ne  s'arrangeraient  pas  de 
manière  à  rendre  impossible  toute  fuite  de  ma  part. 

Toute  la  ville  était  dans  le  plus  grand  émoi  ;  comme  si 
si  l'on  eût  été  à  la  veille  d'une  grande  lutte ,  les  habitants 
essayaient  leurs  fusils  et  l'on  n'entendait  que  des  coups  de 
feu  de  tous  côtés.  Naturellement,  il  ne  manquait  pas  d'indi- 
vidus qui  pressaient  le  cbeik  de  me  livrer  ;  c'étaient  surtout 
les  marchands  marocains ,  qui  ne  cessaient  de  lui  représen- 
ter que  jamais  chrétien  n'avait  été  l'objet  de  tant  de 
ménagements  dans  leur  pays.  Mon  protecteur  ne  se  laissa 
pas  séduire  cependant,  mais  resta,  au  contraire,  ferme  dans 
sa  résolution  de  me  défendre  ;  il  écrivit  même  immédiate- 
ment une  lettre  détaillée,  conçue  dans  les  termes  les  plus 
énergiques,  au  chef  Foulbe,  Seko  Ahmedou;  il  lui  deman- 
dait dans  cette  lettre  comment  il  osait  prétendre  lui  arracher 
par  la  violence  un  homme  qui,  tout  en  n'étant  qu'un  chré- 
tien, était  plus  compétent  que  lui,  Ahmedou,  en  matière  de 
religion  et  qui ,  venu  d'un  pays  lointain  pour  présenter  ses 
hommages  au  cheik,  se  trouvait  par  là  même  sous  la  protec- 
tion du  droit  de  l'hospitalité. 

Mon  ami  avait,  en  outre,  paré  à  toute  éventualité  en 
envoyant  un  message  urgent  à  la  tribu  des  Tademekket, 
pour  la  prier  de  lui  prêter  main-forte.  En  conséquence,  le 
6  décembre  au  soir ,  arriva  l'un  de  leurs  chefs ,  Aouab , 
accompagné  de  50  cavaliers ,  et  le  surlendemain  il  fut  suivi 
de  son  neveu  conduisant  un  renfort  d'un  même  nombre 
d'hommes,  qui  furent  logés  aux  environs  de  nos  demeures. 
Le  lendemain  matin  de  l'arrivée  d'Aouab,  le  cheik  me  fit 
appeler  afin  que  j'allasse  rendre  mes  devoirs  à  ce  dernier. 


6i  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

Celait  un  personnage  à  l'aspect  réellement  imposant  et  à 
l'attitude  fière;  il  était  vêtu  d'une  tunique  Djellaba  rayée  de 
blanc  et  de  rouge  et  ornée  de  broderies  de  soie  verte;  sa 
coiffure  consistait  en  un  bonnet  rouge  de  forme  élevée ,  tel 
qu'on  en  voit  rarement  en  ces  pays,  tant  parmi  les  Touareg 
que  parmi  les  Arabes.  Je  le  complimentai  et  lui  expliquai  le 
but  de  mon  arrivée  à  Tombouclou  ainsi  que  les  motifs  qui 
me  faisaient  désirer  sa  protection.  Aouab,  à  son  tour,  parut 
assez  médiocrement  disposé  en  ma  faveur,  parce  que  je  ne 
reconnaissais  pas  Mahomet  comme  prophète;  je  lui  répondis 
que  les  musulmans  eux-mêmes  ne  le  considéraient  pas  comme 
le  seul  prophète,  puisqu'ils  admettaient  également  comme 
tels  Moussa  et  Aïssa  (Moïse  et  Jésus)  et  accordaient  môme 
une  prééminence  à  ce  dernier,  dont  ils  attendaient,  à  la  fin 
du  monde,  la  résurrection.  Je  lui  démontrai  ensuite  comme 
quoi  nous  suivions  au  fond  les  mêmes  principes  religieux,  en 
adorant  le  même  Dieu,  malgré  la  diversité  de  nos  prophètes 
et  que,  par  conséquent,  nous  étions  plus  près  qu'il  le  croyait 
de  nous  entendre  et  parfaitement  capables  d'être  bons  amis. 
Je  lui  parlai  ensuite  de  l'histoire  de  sa  tribu  ,  lui  disant  que 
j'en  avais  visité,  dans  l'Air,  l'ancienne  résidence,  Tiggeda,  et 
l'entretins  de  tout  ce  que  je  connaissais  à  cet  égard,  ainsi 
que  du  temps  où  les  siens  avaient  embrassé  l'islamisme.  Ce 
chef  fut  ravi  de  m'entendre  parler  de  la  sorte  ;  il  en  était 
visiblement  flatté  et  ce  fut  ainsi  que  je  parvins  à  disposer  en 
ma  faveur  ce  fils  du  désert.  Lorsque  je  retournai  auprès  de 
lui,  chans  l'après-midi,  pour  lui  offrir  un  présent,  il  m'en 
témoigna  toute  la  reconnaissance  dont  était  susceptible  un 
barbare  de  son  espèce.  Toutefois  j'eus  encore  çà  et  là,  avec 
lui  et  ses  compagnons,  quelque  discussion  à  l'égard  de  mes 
croyances. 


SÉJOUR  A  TOMBOUCTOU.  63 

Tandis  que  les  menées  des  Foulbe  et  leurs  reproches  contre 
mon  protecteur  continuaient  de  plus  belle,  ma  situation  fut 
aggravée  par  l'arrivée  d'une  foule  d'étrangers  qui  s'étaient, 
pour  ainsi  dire,  donné  le  mot  et  dont  le  fanatisme  était  infi- 
niment plus  grand  que  celui  des  habitants  eux-mêmes.  Les 
Berabisch  qui  avaient  juré  de  me  tuer  étaient  arrivés  égale- 
ment à  Tombouclou  avec  1,000  chameaux  chargés  de  sel 
et  120  chevaux;  ils  étaient  conduits  par  Ali,  fils  aîné  de 
Hamed  Ouëled  Abeda,  le  meurtrier  avéré  du  major  Laing. 

Fortement  excité  par  cette  vie  pleine  d'agitations,  je  me 
trouvais  dans  ma  chambre,  le  7  décembre  au  soir,  quand  un 
grand  esclave,  traversant  la  cour,  vint  m'annoncer  qu'il  était 
arrivé  du  Nord  une  lettre  pour  moi.  Il  fut  bientôt  sui-vi  de 
Mohammed  El  Aïsch  ,  indigène  du  Taouat  et  mon  ami, 
m'apportant  un  petit  paquet  qui  avait  été  ouvert,  de  même 
que  la  lettre  qu'il  renfermait.  Cette  dernière  était  de 
M.  Charles  Dickson ,  le  vice-consul  anglais  à  Ghadames,  et 
portait  la  date  du  18  juin;  elle  renfermait  quel(|ues  recom- 
mandations pour  des  marchands  Ghadamsi  établis  à  Tom- 
bouctou.  Cette  lettre  était  également  accompagnée  d'un 
numéro  du  Galignani  's  Messenger,  journal  précieux  pour 
l'Européen  absent;  j'y  appris  les  premières  opérations  des 
Russes  sur  le  Danube.  Les  Ghadamsi  eux-mêmes,  qui 
m'apportaient  la  lettre,  avaient  déjà  répandu  la  nouvelle 
d'une  terrible  et  sanglante  bataille  entre  les  Turcs  et  les 
Russes,  dans  laquelle  ces  derniers  auraient  perdu  30,000 
morts  et  40,000  prisonniers.  On  prétendit  que  le  paquet 
avait  été  ouvert  par  erreur,  comme  étant  cru  destiné  à  un 
Ghadamsi  nommé,  ainsi  que  moi ,  Abd  El  Kerim;  mais  la 
vérité  était  qu'on  l'avait  décacheté  à  dessein  par  défiance. 
Je  ne  pus  consacrer  longtemps  ma  pensée  aux  nouvelles 


64  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

venues  d'Europe  car,  le  lendemain  8  décembre,  le  danger 
qui  me  menaçait  atteignit  son  plus  haut  période  d'intensité. 
Des  deux  cadis  ou  émirs  de  la  ville ,  l'un ,  nommé  Kaouri , 
était  un  homme  excellent ,  tandis  que  l'autre ,  Ouëled 
Faamme,  était  l'un  de  mes  ennemis  les  plus  acharnés.  Le 
susdit  jour  donc,  comme  on  venait  d'achever  la  prière  clhoJior 
(qui  se  fait,  dans  ces  contrées,  de  deux  à  trois  heures  de 
l'après-midi),  les  Foulbe  tinrent  conseil  dans  la  grande  mos- 
quée, en  présence  de  toute  la  foule  qui  s'y  trouvait  assem- 
blée. Faamme,  qui  revenait  précisément  de  Hamd  AUahi 
avec  les  ordres  les  plus  sévères ,  s'adressant  au  peuple  dans 
un  langage  passionné,  lui  dépeignit  la  nécessité  de  prendre 
sur-le-champ  les  armes,  pour  exécuter  contre  moi  les  volon- 
tés de  leur  souverain,  dût-on  aller  jusqu'à  combattre  en 
même  temps  El  Bakay,  Aouab  et  Kaouri.  Par  bonheur, 
l'individu  lui-même  était  doué  d'une  poltronnerie  rare,  et 
lorsqu'un  ami  de  Kaouri  vint ,  en  feignant  d'abonder  dans 
son  sens,  l'engager  à  se  mettre  à  la  tête  du  mouvement  et  à 
commencer  l'attaque,  le  grand  hâbleur  se  retira,  laissant 
aller  les  choses;  les  bons  bourgeois  de  la  ville  s'en  retour- 
nèrent chez  eux  et  je  fus  enfin  laissé  en  repos. 

Cet  incident  mit  fin  pour  longtemps  aux  tracasseries  dont 
j'étais  l'objet,  sauf  une  tentative  que  l'on  fit  encore,  le  jour 
suivant,  pour  amener  El  Bakay  à  se  conformer  aux  ordres 
venus  de  Ilamd  Allahi.  Ce  même  jour  nous  étions  retournés, 
pour  nous  mettre  sous  la  protection  d'Aouab  et  de  son  neveu, 
au  camp,  qui  avait  été  transporté  plus  loin  dans  la  ville,  près 
du  fleuve  débordé,  à  un  endroit  orné  de  forts  beaux  arbres. 
Ce  fut  avec  une  vive  satisfaction  intérieure  que  je  respirai,  le 
premier  matin  de  notre  arrivée,  l'air  pur  et  vivifiant  de  ce 
pays  à  moitié  désert,  où  se  montraient  alors  des  chevaux, 


SÉJOUR  A  TOMBOUCTOU.  65 

des  chameaux,  du  bétail  et  des  groupes  d'hommes;  j'étais 
heureux  de  me  sentir  de  nouveau  en  pleine  liberté.  A  peine 
était-il  midi,  cependant,  que  nous  vîmes  apparaître  au  loin 
une  troupe  de  cavaliers  dont  l'approche  causa  une  alarme 
générale  ;  je  sautai  aussitôt  à  cheval  ainsi  que  mes  domes- 
tiques ,  et  nous  nous  livrâmes  à  une  fuite  précipitée. 
L'ennemi  s'avançait  toujours,  lorsque  nous  reconnûmes  que 
nous  n'avions  affaire,  en  réalité,  qu'à  vingt-cinq  des  habi- 
tants les  plus  notables  de  Tombouctou,  accompagnés  de 
Moulai  Abd  E'  Salam ,  le  plus  grand  marchand  du  Maroc  et 
conduits  par  un  noble  vieillard  nommé  Fassidi.  Ils  se  flat- 
taient d'obtenir  du  cheik  par  leur  influence  personnelle  et 
d'une  manière  paisible  ce  qu'il  avait  refusé  à  la  force  ouverte, 
c'est  à  dire  d'abord  une  copie  de  la  lettre  que  je  prétendais 
avoir  apportée  de  Stamboul  et  ensuite  la  promesse  que  je 
retournerais  immédiatement  à  la  ville.  Je  n'avais  malheureu- 
sement pas  de  lettre  semblable  ;  mais  comme  j'en  possédais 
plusieurs  émanant  de  grands  personnages  musulmans,  le 
cheik  promit  de  souscrire  à  la  première  de  ces  demandes, 
mais  refusa  de  prendre  la  seconde  le  moins  du  monde  en 
considération.  Il  en  résulta  que  l'ambassade  s'en  retourna 
comme  elle  était  venue. 

Le  lendemain  soir,  nous  rentrâmes  nous-mêmes  à  Tom- 
bouctou; il  y  régnait  une  joie  générale,  les  habitants  ayant 
découvert  au  lever  de  la  lune  (comme  il  arrive  souvent  en 
ces  pays)  qu'ils  s'étaient  trompés  d'un  jour  dans  la  supputa- 
tion du  temps  et  que  le  lendemain  déjà  venait  la  fête  du 
mouloud  ou  commémoration  de  la  naissance  du  prophète. 
Je  pus  donc  rentrer  dans  ma  demeure  sans  être  inquiété. 

Mon  premier  soin  devait  être  de  m'attacher  le  plus  étroi- 
tement possible  les  chefs  des  Touareg ,  qui  formaient  mon 


66  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

unique  appui  militaire  et  dont  les  territoires  seuls  m'of- 
fraient un  moyen  de  retraite  plus  ou  moins  sûr.  J'avais 
déjà  fait  au  neveu  d'Aouab  un  présent  aussi  considérable 
qu'à  ce  dernier  lui-même ,  et  comme  il  désirait  avoir  un  peu 
d'argent  pour  en  parer  sa  chère  épouse,  je  lui  donnai  mon 
étui  et  quelques  anneaux  de  ce  métal.  J'avais  mis  de  côté, 
pour  le  retour,  les  quelques  dollars  qui  me  restaient  encore. 
Ces  libéralités  de  ma  part  semblèrent  ne  pas  avoir  été 
vaines,  car  Aouab  me  témoigna  une  amitié  plus  grande  et 
il  me  donna,  ainsi  que  son  neveu,  un  sauf-conduit  des  plus 
satisfaisants,  pour  tous  les  Anglais  qui  visiteraient  leurs 
contrées  par  la  suite;  malheureusement  l'influence  des 
Tademekket  n'est  pas  suffisante  pour  pouvoir  protéger  un 
chrétien  contre  les  Foulbe  du  Niger  supérieur. 

Si  je  n'avais  plus  à  craindre  désormais,  de  la  part  de  ces 
derniers,  d'attaques  directes  à  ma  sécurité  personnelle,  ils 
étaient  loin  de  m'avoir  oublié.  Seko  Ahmedou  fit  menacer 
les  habitants  de  Tombouctou  de  couper  l'exportation  du 
blé  sur  le  Niger  supérieur,  s'ils  ne  trouvaient  moyen  de 
m'expulser  de  leur  pays.  Cette  circonstance  força  l'excellent 
émir  Kaouri  de  se  rendre  en  personne  à  Hamd  Allahi,  afin 
d'y  aller  déjouer  les  intrigues  de  son  collègue  Faamme. 

Sur  ces  entrefaites,  il  se  produisit  dans  ma  situation  un 
événement  décisif.  J'ai  déjà  parlé,  plus  haut,  de  l'arrivée  de 
la  caravane  des  Berabisch,  accompagnée  d'un  grand  nombre 
d'hommes  armés  conduits  par  Ali,  l'un  des  fils  du  vieux 
Ahmed  ou  Hamed  Ouëled  Abeda.  Ali  avait,  ainsi  que  ses 
compagnons,  donné  ouvertement  en  plusieurs  circonstances 
des  preuves  non  équivoques  de  ses  dispositions  hostiles  à 
mon  égard;  il  avait  même  négligé  à  dessein  de  rendre  visite 
au  cheik,  à  cause  de  l'amitié  que  me  témoignait  ce  dernier. 


SÉJOUR  A  TOMBOUCTOU.  67 

Or,  il  arriva,  par  une  circonstance  réellement  providen- 
tielle, qu'Ali  qui,  âgé  d'une  quarantaine  d'années,  exerçait, 
par  la  vieillesse  de  son  père,  toute  l'autorité  de  ce  dernier 
lui-même,  fut  atteint  d'une  maladie  subite  qui  l'emporta, 
dans  la  matinée  du  19  décembre.  La  mort  soudaine  de  cet 
homme  fît  une  sensation  extraordinaire,  le  fait  étant  géné- 
ralement connu  que  son  père  était  le  meurtrier  du  chrétien 
qui  avait  visité  la  ville  avant  moi  ;  l'impression  fut  d'autant 
plus  profonde  que  l'on  me  croyait  partout  le  fils  du  major 
Laing. 

L'effet  que  produisit  cet  événement,  quant  à  ma  sécurité 
personnelle,  fut  rendu  plus  réel  encore  par  le  bruit,  répandu 
de  tous  côtés,  que  les  Ouëlad  Sliman,  c'est  à  dire  la  fraction 
la  plus  notable  des  Berabisch,  s'étaient  engagés  par  serment 
à  me  tuer;  chacun  en  conclut,  par  voie  de  rapprochement, 
qu'il  existait  un  rapport  surnaturel  entre  la  mort  de  cet 
homme  en  cet  endroit  et  le  meurtre  commis  par  son  père. 
Les  compagnons  d'Ali  furent  saisis  d'une  telle  terreur  qu'ils 
se  rendirent  en  cortège  solennel  auprès  du  cheik  El  Bakay 
pour  lui  demander  pardon  de  l'avoir  négligé  jusqu'alors  et 
implorer  sa  bénédiction.  Le  vieux  misérable  Ahmed  Ouëled 
Baba  lui-même  envoya,  peu  de  temps  après,  un  message 
pour  dire  qu'il  n'empêcherait  en  aucune  manière  mon 
départ,  mais  qu'au  contraire,  son  vœu  le  plus  ardent  était 
que  je  pusse  rentrer  sain  et  sauf  dans  mon  pays.  Ceci  calma 
un  peu  l'excitation  causée  par  ma  présence  dans  la  ville,  et 
les  Foulbe  semblèrent  vouloir  attendre  avant  tout  les  résul- 
tats du  message  envoyé  par  El  Bakay  à  Seko  Ahmedou ,  à 
Hamd  Allahi. 

Après  cet  heureux  changement  dans  ma  situation,  je 
pouvais  espérer   de  jouir,  pendant  les  derniers  jours  de 


68  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

l'an  1855,  d'un  repos  relatif,  dont  j'avais  le  plus  grand 
besoin.  Ma  santé  avait  été  fort  ébranlée  depuis  mon  séjour 
à  Tombouctou  et  je  fus  assailli  par  de  nouveaux  accès  de 
fièvre.  Je  n'en  fus  donc  que  plus  heureux  de  pouvoir  retour- 
ner, pour  plusieurs  jours  au  camp  avec  mon  protecteur.  Le 
désert  m'offrait  un  spectacle  du  plus  haut  intérêt,  car  tout  y 
était  changé  comme  par  enchantement,  et  un  torrent  consi- 
dérable roulait  avec  impétuosité  ses  eaux  dans  les  vallées  et 
les  bas  fonds  de  cette  zone  de  sable.  La  paix  et  le  calme 
régnaient  dans  notre  petit  camp  et  partout  aux  alentours. 
Nous  n'y  fûmes  troublés  que  pendant  une  couple  de  jours, 
par  l'arrivée  d'un  seul  intrus;  c'était  un  lion,  qui  nous  tua 
trois  chèvres  le  premier  jour  et  deux  ânes  le  lendemain; 
l'abondance  momentanée  des  eaux  avait  attiré  cet  hôte 
dangereux  dans  ces  régions  septentrionales  du  Niger,  où 
il  ne  se  trouve  généralement  pas  de  bêtes  féroces ,  sauf  des 
chacals. 

Des  entretiens  aussi  agréables  qu'attachants,  avec  le  cheik 
et  au  milieu  de  ses  enfants  et  de  ses  écoliers,  contribuaient 
à  me  faire  paraître  les  jours  moins  longs;  pour  la  plupart 
du  temps,  nos  conversations  roulaient  sur  des  questions 
religieuses,  mon  protecteur  ayant  à  cœur  de  faire  connaître 
à  ses  amis  et  compagnons  ma  science  en  matière  de  reli- 
gion. Rien  ne  me  causait  cependant  une  impression  plus 
profonde  que  le  moment  où  les  écoliers  du  cheik,  aux  voix 
retentissantes  et  mélodieuses,  chantaient,  le  soir,  sous  la 
voûte  immense  du  ciel,  des  passages  du  Koran.  Le  chrétien 
doit  avoir  été  témoin  de  scènes  semblables  pour  pouvoir 
juger  en  connaissance  de  cause  les  musulmans  et  leur 
croyance;  c'est  là  leur  orgueil,  de  faire  voir  au  chrétien 
comment  ils  adorent  partout  l'Architecte  des  mondes,  aussi 


SÉJOUR  A  TOMBOUCTOU.  69 

bien  au  milieu  des  splendeurs  sans  bornes  de  la  nature, 
qu'entre  les  murs  des  temples  consacrés.  Ce  fut  dans  ces 
circonstances  et  sous  ces  vives  impressions  que  se  passa 
pour  moi  la  veille  de  Noël  de  Tan  1833,  la  quatrième  de 
mon  séjour  en  Afrique  '. 

J'éprouvai  une  amélioration  de  santé  aussi  prompte  que 
sensible,  par  la  vie  en  plein  air  et  le  régime  fortifiant  auquel 
je  me  livrais  en  me  nourrissant  de  viande  et  lait.  J'avais 
la  tête  beaucoup  plus  libre,  et,  lorsque  mes  forces  furent  un 
peu  revenues,  je  fis,  par  un  beau  matin,  une  longue  prome- 
nade vers  une  éminence  située  à  quelque  distance  au  nord 
de  ma  lente  et  d'où  je  jouis  d'une  vue  très  étendue  sur  la 
contrée.  Celle-ci  avait  un  aspect  qui  tenait  à  la  fois  du 
désert  et  des  pâturages  maigres  ;  en  effet,  le  sol  ondulé  et 
sablonneux  y  était  plus  ou  moins  couvert  d'accacias  de  gran- 
deur moyenne  et  de  buissons  d'épines  offrant  aux  chèvres 
une  nourriture  suffisante.  Les  cours  d'eau  argentés  qui  tra- 
versaient ce  pays  désert,  s'étendaient  à  de  grandes  distances, 
et  le  tout  offrait  un  spectacle  de  nature  à  jeter  dans  l'éton- 
nemenl  le  voyageur  qui  se  serait  rendu,  vers  cette  époque, 
à  Tombouctou,  en  arrivant  par  l'aride  désert  septentrional. 
C'est  ainsi  que  des  marchands  étrangers,  quittant  les  rives 
du  grand  fleuve  de  la  Nigritie,  s'exagèrent  le  nombre  de 
rivières  qui  s'y  relient  (quelques-uns  en  admettaient  jusqu'à 
trente-six),  tandis  qu'au  contraire,  ces  cours  d'eau  en  sortent 
et  ne  doivent,  par  conséquent,  leur  existence  qu'à  lui-même; 
en  effet,  après  avoir  suivi  pendant  peu  de  temps  la  direction 
de  l'intérieur  du  pays,  ils  retournent,  par  la  pente  naturelle 

(1)  J'avais  déjà  fêté  deux  fois  la  veille  de  Noël  dans  un  précédent 
voyage  en  Afrique  ;  c'était  pendant  mes  explorations  du  littoral  méditer- 
ranéen, en  184:5  et  1846. 


70  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

du  fleuve,  dans  un  sens  opposé,  malgré  la  grande  déperdi- 
tion qu'ils  subissent  par  l'absorption  de  l'eau  dans  le  sol  et 
l'évaporalion  produite  par  le  soleil,  absorption  peu  considé- 
rable, du  reste,  dans  la  saison  froide. 

Puisque  je  m'occupe  en  ce  moment  des  phénomènes 
relatifs  au  Niger,  je  consignerai  ici  mes  observations  sur  les 
faits  correspondants  aux  crues  et  aux  décrues  de  ce  fleuve, 
quoique  certaines  circonstances  qui  s'y  rattachent  se  pré- 
sentent même  auparavant. 

Le  Niger  offre,  en  comparaison  de  la  période  des  crues 
d'autres  fleuves  africains  situés  au  nord  de  l'équateur,  des 
anomalies  de  la  nature  la  plus  étonnante  et  bien  propres  à 
exciter  l'étonnement  profond  et  les  méditations  de  qui- 
conque s'occupe,  en  connaissance  de  cause,  de  ce  genre  de 
phénomènes.  La  crue  périodique  des  fleuves  de  ce  continent 
étant  due  à  la  saison  des  pluies  tropicales,  on  supposerait 
naturellement  que  le  Niger  doit,  comme  le  Benouë  et  le  Nil, 
atteindre  sa  plus  grande  élévation  en  août  ou  septembre.  Or, 
dans  l'état  actuel  de  la  science  et  de  notre  connaissance  de 
ces  régions,  il  n'est  pas  possible  d'expliquer  complètement 
à  quelle  cause  peut  être  due  le  fait  étonnant,  que  cette 
vérité  n'existe  qu'en  partie  pour  le  Niger.  En  effet,  et  d'après 
les  observations  les  plus  minutieuses  que  je  fis  sur  les  lieux, 
le  Niger  moyen  croît,  chaque  année  jusqu'à  la  fin  de 
décembre  ou  le  commencement  de  janvier,  sans  décrue 
avant  le  mois  de  février;  par  contre,  le  Niger  inférieur,  à 
l'endroit  où  il  porte  le  nom  de  Kouara,  n'atteint  son  niveau 
le  plus  élevé  que  vers  la  fin  d'août  ou  le  commencement  de 
septembre  et  ne  décroît  que  dans  la  première  moitié  d'octo- 
bre, exactement  comme  le  Nil  et  le  grand  affluent  oriental 
du  Niger  inférieur,  le  Benouë. 


SÉJOUR  A  TOMBOUCTOU.  71 

Pour  nous  rendre  compte,  autant  que  possible,  de  ces 
phénomènes,  il  nous  faut  nous  représenter  les  caractères 
différents  de  ces  fleuves.  Le  Benouë,  par  exemple,  après 
avoir  pris  d'abord  la  direction  de  l'ouest,  la  conserve  en  n'en 
déviant  que  fort  peu  ;  le  Grand  Fleuve  occidental ,  au 
contraire,  décrit  les  trois  quarts  d'un  cercle,  et  comme  il  n'a 
que  peu  de  pente  dans  la  plus  grande  partie  de  son  sinueux 
trajet,  les  eaux  qui  }•  alfluent  des  régions  lointaines,  mettent 
beaucoup  de  temps  à  atteindre  son  cours  moyen.  Les  pluies 
qui  tombent  sans  interruption  dans  le  pays  des  Wanga- 
raoua  ou  Mandingues  du  sud-ouest,  depuis  les  mois  de  sep- 
tembre et  d'octobre  jusqu'à  la  fin  de  novembre  et  même 
dans  le  courant  de  décembre,  ne  cessent  d'alimenter  le 
fleuve  près  de  Tombouctou  ;  car  de  ce  qu'il  pleut  dans  les 
régions  situées  à  la  hauteur  du  Sierra  Leone  et  du  cap 
Palmas  jusqu'à  la  fin  de  septembre  et  même  en  octobre,  on 
peut  conclure,  avec  un  certain  degré  de  certitude,  qu'il  en  est 
de  même  sur  le  littoral  '  ;  ce  fait  est  confirmé,  du  reste,  par 
les  observations  de  Caillié  sur  les  pluies  faites  à  Kakondi  et 
Timbo  ^.  Dans  les  montagneuses  régions  méridionales  de 

*  Voyez  Isert,  dans  la  Zeitsohrift  Hertha,  X^  partie,  ann.  1827, 
p.  374;  M'  Gill,  dans  la  Berghaus'  Zeitschrift,  YIII^  partie,  ann.  1848, 
p.  59-61.  En  ce  qui  concerne  le  cap  Palmas,  consultez  Frayssinet,  Nou- 
velles Annales  de  Voyages,  1855,  II"^  partie,  p.  291-293  et  surtout 
l'excellent  opuscule  de  M.  le  professeur  Scliirren,  Uer  Ngassa,  Riga,  1857. 

*  Voyez  Tomaro,  d'après  les  observations  de  CaïUié,  dans  Ics  Annales 
de  Berghaus,  1829,  p.  769,  et  surtout  la  relation  que  fait  Caillié  lui-même 
de  son  séjour  à  Time  (I"  partie,  p.  328  de  l'édition  anglaise)  :  »  La  pluie 
ne  tombait  pas  sans  interruption,  mais  nous  en  eûmes  un  peu  tous  les 
jours,  jusqu'au  mois  d'octobre,  époque  à  laquelle  elle  devint  moins  fré- 
quente. «  Caillié  nous  apprend  également  que  le  Milo,  l'embranchement 
sud-est  du  Niger  supérieur  ou  Dhiouliba,  atteint  son  niveau  le  plus  élevé 
au  mois  de  septembre.  Les  observations  de  Park  indiquent  que  les  pluies 


72  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

l'Abyssinie,  dont  la  latitude  correspond  exactement  à  celle 
des  sources  du  Niger,  on  a  également  constaté  des  pluies 
continuelles  pendant  le  mois  de  septembre. 

Tout  le  pays  qui  s'étend  entre  Djenni  et  Tombouctou  est, 
en  général,  extrêmement  plat,  de  sorte  que  le  fleuve,  qui  le 
parcourt  très  lentement  et  en  décrivant  de  très  nombreuses 
sinuosités,  non  seulement  occupe  un  lit  très  large  et  s'étend 
loin  dans  la  contrée,  mais  forme  encore  un  grand  nombre 
d'amas  d'eau  et  de  lacs,  dont  le  plus  considérable  est  appa- 
remment celui  que  Park  et  Caillié  nous  ont  fait  connaître 
sous  le  nom  de  Debo  ou  Debou.  Par  contre,  le  fleuve  n'a  plus 
que  quelques  centaines  de  pas  de  largeur  plus  bas,  au  des- 
sous de  Bamba  et  principalement  dans  le  pays  nommé 
Tinscberifen  ;  il  en  résulte  que  ses  eaux,  après  s'être  éten- 
dues sur  un  immense  espace  de  pays,  n'ont  pas  la  force 
qu'elles  auraient  sinon,  et  qu'elles  conservent  leur  élévation 
ou  même  gagnent  encore  en  largeur  et  en  profondeur, 
à  l'époque  où  la  crue  due  aux  pluies  a  déjà  cessé  dans  les 
régions  supérieures  du  fleuve. 

C'est  ainsi  que  je  m'explique  un  fait  si  opposé  à  tous  les 
phénomènes  observés  relativement  aux  pluies  et  aux  crues 


durent  jusqu'en  novembre  dans  les  contrées  qu'il  traversa.  La  Gambie, 
quoiqu'elle  prenne  sa  source  presque  dans  les  mêmes  régions  que  l'em- 
branchement occidental  du  Niger,  offre,  par  le  peu  d'étendue  de  son 
cours,  de  tout  autres  particularités  que  le  long  et  sinueux  Niger;  elle  n'en 
atteint  pas  moins  son  niveau  extrême  beaucoup  plus  tard  que  le  Benouë, 
c'est  à  dire,  comme  nous  l'apprend  Park  (premier  voyage,  livr.  3,  p,  12), 
au  commencement  d'octobre;  toutefois,  dans  les  premiers  jours  de  novem- 
bre, elle  avait  déjà  repris  son  niveau  ordinaire.  Park  observa  cependant 
(deuxième  voyage,  t.  II,  p.  274),  le  8  octobre,  près  de  Sanssandi,  que  le 
Niger  lui-même  avait  baissé  de  4  pouces;  mais  cette  décrue  n'était  que 
momentanée. 


SÉJOUR  A  TOMBOUCTOU.  73 

des  fleuves,  tant  au  nord  qu'au  midi  de  l'équateur,  et  qui 
prêtent  au  Niger  supérieur  un  caractère  commun  avec  le 
Gaboun  et  d'autres  fleuves  de  la  ligne  équinoxiale,  qui 
atteignent  leur  plus  haut  niveau  en  février.  Des  explorations 
ultérieures  et  les  observations  des  voyageurs  européens  qui 
pourraient  pénétrer  dans  les  contrées  de  l'intérieur  par  les 
colonies  de  l'Algérie,  du  Sénégal,  de  la  Gambie,  du  Sierra 
Leone  ou  des  bouches  du  Niger,  contribueront  à  éclaircir  ce 
fait  remarquable. 

Il  est  tout  naturel  que  cette  particularité  du  Niger  supé- 
rieur, quoiqu'il  n'atteigne  pas  toujours  le  même  niveau, 
influe  sur  son  cours  inférieur,  le  Kouara,  qu'ont  déjà  visité, 
à  plusieurs  reprises,  des  Anglais.  Toutefois  les  voyageurs 
européens,  n'ayant  aucune  idée  de  ce  phénomène  particulier 
au  Niger,  n'ont  pas  prêté  beaucoup  d'attention  à  ses 
propriétés  au  commencement  de  la  saison  d'été,  et  l'ont 
encore  moins  visité  à  cette  époque,  à  cause  du  peu  d'eau 
qu'il  renferme  alors.  Cependant  M.  Laird ,  le  méritant 
directeur  de  la  compagnie  de  bateaux  à  vapeur  anglo-afri- 
caine, qui  passa  plusieurs  mois  sur  le  Kouara,  observa  un 
fait  étonnant  qui  se  rapproche  assez  de  ce  que  je  viens  de 
décrire  :  c'est  que  le  fleuve  commençait  à  descendre,  dès  le 
22  mars,  près  de  l'importante  ville  d'idda  '. 

Ce  phénomène,  qui  restait  autrefois  complètement  inex- 
pliqué, s'éclaire  complètement  par  les  développements  qui 
précèdent.  Laird  lui-même  considérait  par  erreur  la  crue  du 
fleuve  comme  une  conséquence  immédiate  des  pluies  dans 
les  contrées  intérieures  situées  en  amont;  or,  il  n'y  tombe 
absolument  aucune  pluie  en  mars,  et  ce  n'est  que  dans  la 

(1)  Voyez  Laird's  and  Oldjield's  Journal,  vol.  II,  j).  275. 
T.  IV.  6 


74  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

seconde  moitié  d'avril  qu'il  arrive  de  légères  ondées.  Ce  fait 
résulte  plutôt  de  ce  que  les  eaux  commencent  à  baisser  vers 
le  milieu  de  février,  dans  la  partie  supérieure  et  lointaine  du 
fleuve.  La  rapidité  du  Grand  Fleuve  est  de  2  1/2  à  5  milles 
marins,  tandis  qu'il  n'a  guère  moins  de  2,000  milles  de 
longueur  de  Kabara  à  Idda,  grâce  à  ses  nombreuses  sinuo- 
sités. Son  élévation  au  dessus  du  niveau  de  la  mer  est,  selon 
moi,  d'environ  900  pieds,  près  de  Tombouctou. 

Ces  observations,  que  je  rédigeai  en  1857,  ont  été  depuis 
confirmées  de  la  manière  la  plus  brillante  et  la  plus  com- 
plète; en  effet,  les  membres  de  la  dernière  expédition  au 
Niger  se  virent  forcés,  par  l'échouement  de  leurs  steamers, 
de  séjourner  dans  ces  contrées  pendant  toute  l'époque  de  la 
sécheresse.  Campés  près  de  Yeba,  ils  s'assurèrent  que  le 
fleuve,  au  lieu  de  décroître,  comme  il  l'avait  fait  jusqu'alors, 
monta  soudainement  de  12  pouces,  et  les  indigènes  leur 
dirent,  en  outre,  que  ce  fait  se  produisait  chaque  année  '. 

Je  demanderai  au  lecteur,  après  celte  digression  sur  les 
anomalies  extrêmement  intéressantes  des  crues  du  Niger,  la 
permission  de  revenir  au  récit  de  mes  propres  aventures 
pendant  le  commencement  de  l'année  1854. 

(1)  Nous  ne  possédons  de  ce  fuit  si  remarquable  que  la  relation  des 
deux  missionnaires  Crowtlier  et  Taylor,  qui  accompagnaient  l'expédition. 
Voici  l'extrait  littéral  de  leur  journal  récemment  publié  {The  Gospel  on 
the  lanks  of  the  Niger,  Londres,  1859,  p.  212)  :  »  Vers  le  milieu  de 
février,  le  fleuve  avait  baissé  de  6  pieds,  et  vers  la  fin  du  même  mois,  il 
se  produisit  une  légère  crue  d'environ  12  pouces,  que  les  indigènes  nom- 
maient yangbe ;  ils  nous  avaient  parlé  à  l'avance .^de  cette  crue,  qu'ils 
attendent  tous  les  ans.  Le  niveau  du  fleuve  resta  ensuite  stationnaire 
jusquts  vers  le  commencement  d'avril,  époque  à  laquelle  arriva  une 
dernière  et  rapide  décroissance.  »  Nous  constatons  donc  ici  encore  une 
interruption  de  tout  un  mois  dans  la  décrue  des  eaux  du  Niger  inférieur, 
interruption  correspondant  à  l'arrivée  des  eaux  supérieures  du  fleuve.  « 


CHAPITRE   III. 


LES  PREMIERS  MOIS  DE  183i  A  TOMBOUCTOU.  —  NOUVELLES  ATTAQUES  DE 
LA  PART  DES  FOULBE.  —  L'AUTEIR  FORCÉ  DE  QUITTER  LA  VILLE.  — 
SÉJOUR  DA.\S  LE  DÉSERT  JUSQU'AU  DÉPART  DÉFIMTIF.  —  IMPORTANCE 
INDUSTRIELLE  ET  COMMERCIALE  DE  TOMBOUCTOU. 


J'étais  retourné  à  Tombouctou  pendant  les  derniers  jours 
de  décembre,  mais  l'année  finit  sans  que  rien  fût  changé 
aux  incertitudes  de  ma  situation  dans  la  ville  du  désert. 
J'avais  nourri  l'espoir  que  le  mois  de  janvier  1854  m'au- 
rait trouvé  en  route  pour  le  retour,  et  je  le  voyais  com- 
mencer sans  autre  consolation  dans  ma  déception  amère, 
que  de  pouvoir  prier  Dieu  du  fond  de  mon  âme,  qu'il  me  fût 
permis  de  revoir  dans  le  courant  de  l'année  mon  pays. 

Ma  santé  était  encore  dans  un  état  très  précaire ,  mais  je 
me  sentais  cependant  assez  fort  de  corps  et  d'esprit  pour 
pouvoir  mettre  en  ordre  le  reste  de  mon  bagage,  comme 
pour  me  préparer  à  un  départ  malheureusement  incertain, 
quoique  si  ardemment  désiré.  Ce  fut  alors  que  je  retrouvai, 
avec  autant  de  joie  que  de  surprise,  un  thermomètre  encore 
en  fort  bon  état ,  ce  qui  me  mettait  à  même  de  reprendre 


76  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

mes  observations  météorologiques  el  atmosphériques,  inter- 
rompues depuis  six  mois. 

Les  premières  semaines  de  janvier  se  passèrent  sans 
qu'aucun  événement  quelque  peu  important  vînt  troubler  ma 
tranquillité.  Je  ne  voyais  que  le  cheik,  ses  parents  et  ses 
subordonnés,  et  nos  entretiens  prenaient  un  caractère  reli- 
gieux d'autant  plus  prononcé  que  mes  ennemis  mettaient 
plus  en  avant  les  questions  de  croyance.  Mon  protecteur  me 
fit  aussi  connaître  la  nature  de  ses  rapports  politiques  avec 
ses  deux  frères,  Sidi  Mohammed  et  Sen  El  Abidin,  qu'il 
attendait  de  l'Asaouad.  Malheureusement  il  ne  régnait  pas 
d'unité  de  vues  parmi  les  membres  de  cette  famille,  de  sorte 
que  la  puissance  qu'ils  devaient  à  leurs  qualités  personnelles 
en  était  considérablement  amoindrie. 

Afin  que  le  lecteur  soit  complètement  initié  au  genre  de 
vie  que  je  menais  à  Tombouctou,  je  crois  devoir  dire  deux 
mots  du  régime  alimentaire  que  j'y  suivais.  Lorsque  j'étais 
en  ville,  je  déjeunais  habituellement  de  pain  et  de  lait,  car, 
dans  celte  grande  ville  civilisée  de  la  >Mgritie,  on  peut  se 
procurer  au  marché  d'excellent  pain  de  froment,  chose  qui 
n'existe  pas  à  Kano.  A  deux  heures  de  l'après-midi,  je  rece- 
vais, de  la  cuisine  du  cheik,  un  plat  de  kous1;oussou  (ce  mets 
arabe  consistant  en  petites  boules  de  froment  broyé,  cuites 
à  la  vapeur)  et,  après  le  coucher  du  soleil,  je  prenais  du  sar- 
rasin préparé  avec  un  peu  de  viande  où  assaisonné  de 
bouillon  du  Cucurbita  Melopepo;  celte  courge  sert  aussi  à  la 
préparation  d'un  légume  réellement  excellent,  mais  dont  je 
ne  me  trouvai  jamais  bien  pendant  tout  mon  séjour  à  Tom- 
bouctou. Le  cheik  m'envoyait  ordinairement  encore  quelque 
aliment  à  une  heure  avancée  de  la  soirée ,  souvent  même 
a])rès  minuit ,  mais  je   l'abandonnais  d'habitude    à  mes 


SEJOUR  DANS  LE  DÉSERT.  77 

domestiques.  C'est  encore  un  Irait  caractéristique  de  Tom- 
bouctou,  comme  grande  ville,  que  l'on  y  fait  encore  souvent 
un  repas  longtemps  après  minuit;  sous  ce  rapport,  Paris  et 
Londres  même  restent  de  beaucoup  en  arrière  de  cette  cité 
du  désert. 

Au  commencement  de  mon  séjour  à  Tombouctou ,  j'avais 
mangé  beaucoup  de  jeunes  pigeons,  qui  y  constituent  un 
mets  recherché,  quoique  fort  peu  coûteux;  en  effet,  on  les 
y  achète  au  prix  fabuleusement  bas  de  10  kourdi  pièce, 
c'est  à  dire  qu'on  en  a  trois  cents  pour  la  valeur  d'un  écu 
d'Espagne;  les  pauvres  volatiles  étaient,  du  reste,  trop 
jeunes  et  conséquemment  presque  sans  goût ,  ce  qui  me  fit 
bientôt  renoncer  à  cet  aliment.  Une  friandise  très  rare  à 
Tombouctou  étaient  les  œufs  d'autruche,  dont  on  m'en 
apporta  un,  à  certain  jour;  naturellement  ces  œufs  se  trou- 
vent pins  fréquemment  au  désert  que  dans  les  contrées  habi- 
tées riveraines  du  Niger,  mais  ils  constituent  un  mets  telle- 
ment indigeste  que  l'usage  en  est  souvent  impossible  à 
l'habitant  des  villes  ne  se  livrant  qu'à  un  exercice  modéré. 
A  l'occasion,  je  prenais,  pour  déjeuner,  quelques  dattes;  ce 
fruit,  propre  aux  régions  septentrionales,  plus  sèches  et 
plus  tempérées,  ne  peut  pas  toujours  s'obtenir  à  Tombouc- 
tou, surtout  aux  époques  où  les  relations  par  caravanes  sont 
interrompues  avec  le  Nord.  Pendant  les  derniers  jours  de 
décembre,  j'avais  pris  cependant  une  assez  bonne  provision, 
lors  de  l'arrivée  de  la  caravane  du  Taouat;  en  outre,  mon 
ami  Mohammed  El  Aïsch,  qui  était  de  ce  pays,  m'en  donna 
une  quantité  assez  considérable  comme  présent.  Peu  de 
jours  après  l'arrivée  de  cette  caravane,  était  venue  également 
une  petite  troupe  de  marchands  Tadjakant,  appartenant  à 
cette   tribu  par  laquelle  s'opèrent  les   relations  entre  la 


78  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

Nigritie  et  le  Maroc.  Je  pus  leur  acheter  quelques  livres  de 
sucre  et  une  demi  livre  de  thé,  deux  articles  que  je  désirais 
on  ne  peut  plus  vivement  et  que  l'on  n'obtient  ordinairement 
de  ces  gens  qu'en  gros,  c'est  à  dire  par  douze  livres  de 
sucre  pour  une  livre  de  thé;  car  ils  ne  forment,  en  quelque 
sorte ,  qu'une  marchandise.  Je  dus  encore  à  ces  Tadjakant 
le  luxe  de  quelques  grenades  venant  du  Gharb  (Maroc), 
tandis  qu'elles  croîtraient  tout  aussi  bien  aux  environs  de 
Tombouctou.  Les  citrons  mêmes,  si  abondants  à  Kano, 
n'étaient  pas  cultivés  ici,  quoique  ce  fût  chose  très  pra- 
ticable; je  ne  pus  me  procurer  deux  exemplaires  de  ce 
fruit  si  beau  et  si  sain,  qu'à  Djenni,  sur  le  Niger  supérieur. 
Ma  vie  matérielle  était,  comme  on  le  voit,  à  peu  d'excep- 
tions près,  fort  régulière. 

Si  j'avais  pu  agir  librement  et  sans  craindre  nul  danger, 
la  crue  du  Niger  dans  les  premières  semaines  de  janvier 
m'eut  fourni  matière  à  des  excursions  du  plus  haut  intérêt. 
Le  4  janvier,  le  premier  bateau  de  Kabara  arriva  jusqu'à 
quelques  cents  pas  des  murs  de  Tombouctou,  fait  dont  je 
ne  m'étais  pas  douté  jusque-là.  La  conséquence  immédiate 
de  cette  facilité  des  moyens  de  communication,  fut  une 
surabondance  de  blé  sur  le  marché  et,  par  suite,  une  baisse 
dans  le  prix  de  cette  denrée;  on  y  vendait  la  sounie  de 
sarrasin  (un  peu  plus  de  200  livres)  3,000  kourdi,  soit 
environ  un  écu  d'Espagne,  selon  le  cours  de  la  place,  prix 
évidemment  fort  bas.  Toutefois,  en  ma  qualité  d'étranger, 
je  dus  payer  un  peu  plus  cher,  c'est  à  dire  3,750  kourdi. 

Le  9  janvier,  je  fis  malgré  tout,  en  compagnie  du  cheik, 
une  excursion  jusqu'à  la  rive  du  fleuve  débordé ,  car  la  crue 
extraordinaire  de  ce  dernier  ne  me  laissait  pas  l'esprit  en 
repos.  Nous  rencontrâmes  l'eau  déjà  à  peu  de  distance  au 


SÉJOUR  DANS  LE  DÉSERT,  79 

sud-ouest  de  la  ville,  à  600  ou  700  pas  seulement  de  la 
grande  mosquée.  Huit  ou  dix  petites  embarcations  allaient 
et  venaient,  et  il  était  évident  que  la  moindre  crue  qui 
surviendrait  encore  pouvait  inonder  tout  un  quartier  de 
Tombouclou. 

Le  12  janvier,  nous  reprîmes  le  chemin  de  notre  camp, 
dont  l'emplacement  avait  été  changé  une  seconde  fois  et 
qui  se  trouvait  maintenant  à  environ  trois  lieues  de  Tom- 
bouctou.  Ce  séjour  dans  le  camp  fut  marqué  pour  moi  par 
des  circonstances  particulières  et  faillit  même  m'être  fatal, 
comme  le  lecteur  en  jugera.  Me  sentant  assez  bien,  le 
15  janvier,  j'avais  eu  avec  mon  protecteur  un  entretien 
animé  relativement  à  mon  départ  qui  restait  toujours  à  l'état 
de  promesse  de  la  part  d'El  Bakay.  Cette  fois  notre  conver- 
sation m'avait  paru  plus  sérieuse  et  j'étais  dans  les  dispo- 
sitions d'esprit  les  plus  agréables  quand  tout  à  coup,  dans 
l'après-midi  du  lendemain,  je  fus  pris  d'un  accès  de  fièvre 
accompagné  de  frissons  et  d'une  intensité  telle  que  mon 
hôte  me  crut  empoisonné.  Or,  j'avais  bU;  peu  d'instants 
auparavant,  un  peu  de  petit-lait  que  m'avait  apporté  un 
Berbouschi  (ou  individu  de  la  tribu  des  Berabisch)  lequel, 
tout  en  étant  étroitement  allié  à  la  famille  du  cheik,  n'en 
appartenait  pas  moins  à  la  tribu  dont  le  chef  était  l'assassin 
du  major  Laing  et  qui  avait  également  juré  ma  mort.  Que 
le  soupçon  d'empoisonnement  fût  ou  non  fondé,  le  cheik, 
en  celte  circonstance,  me  donna  les  plus  grands  témoignages 
de  bienveillance  et  d'intérêt;  à  plusieurs  reprises,  il  m'en- 
voya du  thé  et  vint  s'assurer  par  lui-même  de  mon  état. 
Heureusement  un  antidote  et  une  bonne  nuit  de  repos  me 
rétablirent  complètement. 

La  question  du  départ  ne  tarda  pas  à  retomber  dans  le 


80  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

néant;  la  cause  en  fut  l'arrivée  d'un  ami  intime  du  cheik, 
chef  Poullo  très  considéré  et  nommé  Mohammed  Ben  Abd 
Allahi  El  Foutaoui  (on  natif  du  Fouta)  ;  il  venait  passer 
quelque  temps  auprès  d'El  Bakay  et  me  demander,  s'il  était 
possible,  la  guérison  d'une  grave  et  longue  maladie  dont  il 
était  atteint.  Je  remarquai  avec  surprise  la  noble  expression 
des  traits  de  cet  homme,  sur  lesquels  l'affection  chronique 
dont  il  souffrait  avait  répandu  une  teinte  de  mélancolie,  et 
j'eus  un  vif  regret  de  ne  pouvoir  même  le  soulager  quelque 
peu,  d'autant  plus  qu'un  succès  de  cette  nature  m'eût  été  à 
moi-même  fort  avantageux. 

Ainsi  se  passa  à  son  tour  le  mois  de  janvier  sans  que  je 
visse  mon  espoir  plus  près  de  se  réaliser.  Un  nouveau  retard 
survint  par  suite  de  la  prochaine  arrivée  du  frère  d'El  Bakay, 
qui  devait  remplacer  celui-ci  à  Tombouctou,  dans  le  cas  où 
le  cheik  serait  obligé  de  m'accompagner  au  moins  pendant 
la  première  partie  du  voyage;  tout  cela  fit  naitre  en  moi  la 
crainte  qu'El  Bakay,  malgré  toute  la  bienveillance  qu'il  me 
témoignait,  n'eût  la  pensée  de  me  retenir  encore  pendant 
tout  l'été;  j'étais  d'autant  plus  fondé  à  concevoir  celte 
appréhension,  qu'il  m'avait  dit  souvent  lui-même  que, 
d'après  la  coutume  du  pays,  les  visiteurs  y  restaient  pendant 
une  année,  lorsqu'ils  y  avaient  reçu  l'hospitalité.  Pénétré  de 
cette  idée,  j'écrivis  à  mon  ami,  certain  matin,  après  une 
nuit  d'inquiétude  et  d'insomnie,  une  lettre  dans  laquelle  je 
lui  rappelais  dans  les  termes  les  plus  pressants  ses  pro- 
messes réitérées.  Mis  ainsi  en  demeure,  il  fit,  dans  une 
audience  privée,  appel  à  mes  sentiments  d'humanité  et 
m'avoua  que  la  cause  principale  de  tous  ces  retards  était  la 
grossesse  de  sa  femme  chérie;  il  me  pria  ensuite  avec  les 
plus  vives  instances,  d'attendre  paisiblement,  avant  tout,  le 


SÉJOUR  DAXS  LE  DÉSERT.  81 

dénouement  de  cette  grave  affaire  de  famille.  Il  n'y  avait  pas 
d'objection  possible  à  des  raisons  pareilles,  et  je  ne  pus  que 
prendre  mon  sort  en  patience,  tout  en  formant  des  vœux 
pour  que  dame  Bak  (car  tel  était  le  nom  de  la  femme  de 
mon  ami)  vit  bientôt  sonner  l'heure  de  la  délivrance. 

Tandis  que  nous  séjournions  tantôt  au  camp  ,  tantôt  en 
ville,  arriva  le  45  février,  jour  où  le  cheik  me  dit  que  son 
frère  aîné  Sidi  Mohammed,  que  l'on  attendait,  pouvait 
arriver  au  camp  d'une  heure  à  l'autre.  Vers  le  soir,  le  son 
de  la  grosse  caisse  annonça  l'événement,  et  à  onze  heures  et 
demie,  nous  montâmes  à  cheval  pour  nous  rendre  au  camp, 
où  régnait,  malgré  l'heure  avancée,  la  plus  grande  animation 
en  l'honneur  de  l'hôte  illustre  qui  venait  d'y  arriver.  Celui-ci, 
l'aîné  des  membres  de  la  famille  du  cheik ,  était  un  homme 
trapu,  d'une  taille  un  peu  au  dessus  de  la  moyenne  et  doué 
d'une  physionomie  noble  et  digne.  Son  caractère  était  plus 
grave  et  plus  belliqueux  que  celui  d'EI  Bakay ,  sans  être 
dépourvu  cependant  de  bienveillance  et  d'aménité.  Je  ne 
devais  pas  m'altendre  à  être  reçu  très  cordialement  par 
Sidi  Mohammed  dans  une  première  entrevue ,  car  j'étais 
pour  lui  un  étranger,  non  seulement  par  mon  pays  mais 
encore  par  mes  croyances,  et  en  outre,  ma  présence  avait 
fait  naître  de  graves  difficultés  dans  les  relations  politiques 
des  deux  frères. 

Le  lendemain  se  trouvèrent  réunis  au  camp  plusieurs 
membres  de  la  famille,  parmi  lesquels  se  trouvait  Hammadi, 
le  neveu  et  l'adversaire  politique  du  cheik  ;  j'eus  ainsi  l'oc- 
casion de  voir  pour  la  première  fois  cet  homme  qui  m'avait 
causé  tant  d'ennuis.  Comme  je  l'ai  dit  déjà,  Hammadi  était 
le  fils  de  Sidi  Mohammed  et  d'une  négresse  esclave,  et  ne 
croyait  devoir  renoncer  à  aucun  de  ses  droits,  tandis  que  ses 


82  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

frères  eussent  voulu  le  répudier  comme  bâtard,  à  cause  de  sa 
basse  extraction  du  côté  maternel.  Dès  mon  arrivée,  j'avais 
cherché  à  me  lier  avec  Hammadi,  d'autant  plus  que  l'on 
m'avait  vanté  sa  haute  intelligence;  malheureusement  la 
politique  suivie  par  mon  hôte  me  rendait  impossible  tout 
rapport  avec  son  neveu.  Ce  dernier  était  un  homme  court  et 
ramassé,  aux  traits  amples  et  au  visage  fortement  grêlé  de 
la  petite  vérole  ;  il  avait  hérité  de  sa  mère  —  tache  indélé- 
bile —  un  teint  fort  noir.  Hammadi  semblait  ne  pas  être  en 
mauvais  rapports  avec  Sidi  Mohammed;  aussi  le  cheik 
affecta-t-il  à  cause  de  son  frère,  d'occuper  avec  son  rival 
une  seule  et  même  tente;  par  contre,  il  n'y  eut  pas  moyen 
de  décider  Sidi  Alaouate  à  mettre  le  pied  dans  celle-ci. 
Tous  deux,  du  reste,  firent  sans  leur  noir  parent  leur 
entrée  dans  la  ville,  entrée  qui  eut  lieu  dans  l'après-midi, 
malgré  le  cheik  lui-même,  qui  eût  voulu  rester  encore 
auprès  de  sa  femme. 

Tandis  que  ces  circonstances  révélaient  suffisamment  les 
discordes  intestines  de  cette  famille  sinon  si  distinguée  et  si 
puissante,  le  genre  de  réception  dont  Sidi  Mohammed  fut 
l'objet  à  Tombouctou,  ne  fut  pas  moins  caractéristique,  au 
point  de  vue  des  dispositions  des  habitants.  Comme  il  n'y 
existe  pas  de  gouvernement  fort,  tout  grand  seigneur  y 
déploie  le  plus  grand  faste  possible  et,  dès  son  arrivée,  le 
potentat  du  désert  reçut  les  hommages  et  les  protestations 
d'obéissance  des  citadins,  fiers  d'être  honorés  de  sa  visite. 
Un  concert  fut  donné  devant  la  maison  du  cheik,  oi!i  était 
descendu  ce  haut  personnage,  et  tous  les  marchands  étran- 
gers préparèrent,  chacun  selon  sa  fortune,  des  cadeaux  des- 
tinés à  acheter  les  bonnes  grâces  ou  à  prévenir  les  intrigues 
du  puissant  hôte  de  Tombouctou.  Je  crus  nécessaire  d'offrir 


SÉJOUR  DANS  LE  DÉSERT.  83 

à  mon  tour  un  beau  présent  au  souverain  de  l'Asaouad,  et  je 
lui  donnai  le  plus  fin  des  burnous  qui  me  restaient  encore, 
une  tunique  noire  et  quelques  menus  objets. 

A  part  l'entrée  solennelle  de  Sidi  Mohammed,  le  17  février 
était  encore  un  grand  jour  pour  Tombouctou,  comme  signa- 
lant le  commencement  de  la  décrue  du  fleuve.  Pendant  le 
mois  de  janvier  presque  tout  entier  et  le  commencement  de 
février,  il  avait  fait  généralement  froid,  et  le  temps  couvert  et 
nébuleux  avait  rendu  parfaitement  l'idée  de  cette  saison  que 
les  Touareg  désignent  sous  le  nom  expressif  et  emphatique 
d'époque  aux  «  nuits  noires  {ehaden  essatafnen).  »  Durant 
tout  ce  temps,  le  fleuve  avait  monté  ou,  tout  au  moins,  con- 
servé le  même  niveau  extrême;  après  plusieurs  alternatives 
nous  le  vîmes  commencer  à  décroître  réellement,  le  17.  Ce 
fut  aussi  à  ce  moment  qu'il  s'opéra  un  changement  dans  l'at- 
mosphère, en  ce  sens  que  l'air  devint  immédiatement  plus 
pur  et  que  je  vis  commencer  la  période  que  mes  amis  ber- 
bères appelaient  celle  des  «  nuits  blanches  [ehaden  emellou- 
len).  »  Ces  Imoscharh  des  plateaux  arides  et  pierreux  du 
désert,  transplantés  sur  les  limites  de  la  zone  fertile  et  sur 
les  rives  de  ce  fleuve  puissant  aux  étonnants  phénomènes, 
ces  Imoscharh,  dis-je,  sont  de  si  bons  observateurs  de  la 
nature,  qu'ils  prétendent,  et  avec  raison,  que  le  fleuve  ne 
commence  à  baisser  qu'après  la  fln  des  quarante  «  nuits 
noires  »  ou  nuits  d'hiver.  Cette  époque  est  aussi  celle  du 
plus  grand  danger  pour  les  hameaux  voisins  du  Niger;  en 
efiet,  les  terrains  sur  lesquels  ils  s'élèvent ,  minés  par  les 
eaux,  perdent  tout  point  d'appui  lorsque  celles-ci  se  retirent, 
et  s'écroulent  fréquemment.  Ce  fut  ainsi  que  nous  apprîmes, 
le  22,  la  destruction  du  hameau  Betagoungou,  situé  entre 
Kabara  et  Goundam. 


84  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

Tandis  que  le  ciel  s'éclaircissait  et  laissait  passer  quelques 
rayons  de  soleil,  l'horizon  politique,  au  contraire,  s'était 
rembruni  et  nous  annonçait  de  prochains  orages.  Tout  le 
pays  était  livré  à  des  actes  de  brigandage  de  la  part  de  tribus 
turbulentes,  et  les  Foulbe,  à  leur  tour,  semblaient  vouloir 
reprendre  avec  une  énergie  nouvelle  leur  lutte  contre  les 
Touareg,  pour  la  possession  de  Tombouctou.  Le  temps  du 
repos  était  désormais  passé  également  pour  moi  et,  après 
quelques  semaines  de  tranquillité,  je  voyais  ma  situation 
reprendre  un  aspect  des  moins  rassurants.  Le  message  déci- 
sif que  nous  attendions  de  la  capitale,  arriva  le  26  février, 
et  je  vis  faire  son  entrée  dans  la  ville  et  passer  à  dessein 
devant  ma  demeure,  un  puissant  chef  Pouîlo,  prince  du  sang, 
nommé  Hamedou;  il  était  accompagné  d'un  cortège  nom- 
breux à  pied  et  à  cheval,  dans  lequel  je  remarquai  plusieurs 
mousquetaires.  Le  lendemain  soir,  je  fus  en  quelque  sorte 
appelé  dans  la  maison  du  cheik,  ce  qui  me  donna  à  croire 
qu'il  se  passait  quelque  chose  d'extraordinaire.  J'y  trouvai 
les  trois  frères  en  grande  délibération  au  sujet  de  deux  écrits 
que  leur  avait  envoyés  un  personnage  fort  considéré,  Moham- 
med El  Ferredji,  de  Kabara,  où  il  était  arrivé  de  Hamd 
AUahi  avec  cent  hommes  armés,  en  même  temps  que  l'émir 
Kaouri  de  Tombouctou  qui,  le  lecteur  se  le  rappellera,  s'était 
rendu  personnellement  dans  la  capitale,  à  cause  de  moi.  Les 
deux  lettres  en  question  différaient  beaucoup  par  leur  con- 
tenu; l'une  ne  renfermait  que  des  protestations  d'amitié; 
l'autre  était  conçue,  au  contraire,  en  termes  extrêmement 
menaçants  et  annonçait  que  l'on  devait  s'attendre  aux 
mesures  les  plus  rigoureuses,  si  le  cheik  ne  me  faisait  partir 
avant  l'arrivée  de  Ferredji  à  Tombouctou. 

^e  sachant  trop  au  juste  que  conclure  de  ces  deux  lettres, 


SEJOUR  DANS  LE  DESERT. 


ai  quelle  pouvait  en  être  la  signification  réelle,  on  délibéra 
longuement  sur  la  marche  à  suivre  et  sur  quelques  mesures 
à  prendre  en  vue  de  ma  sécurité;  mais  toutes  ces  discussions 
ne  produisirent  rien  de  décisif.  Finalement  Sidi  Mohammed 
s'assit  et  rédigea  en  ma  faveur  une  protestation  formelle 
qu'il  envoya  à  l'émir  Kaouri.  La  teneur  en  était  toutefois 
assez  étrange  et  peu  flatteuse  pour  moi,  car  le  principal  argu- 
ment que  mon  nouvel  ami  invoqua  consistait  à  dire  que  je 
n'était  pas,  à  tout  prendre,  un  plus  grand  kafir,  ou  infidèle, 
que  le  major  Laing  et  que  je  ne  méritais  conséquemment 
pas  un  traitement  pire  que  celui  dont  ce  dernier  avait  été 
l'objet.  Il  ne  prévoyait  pas  que  cette  raison  amenait  tout 
naturellement  cette  réponse,  que  l'on  n'avait  nullement  l'in- 
tention de  me  traiter  plus  cruellement  que  mon  prédéces- 
seur, et  que  l'on  ne  prévoyait  rien  de  plus  que  de  me  faire 
chasser  de  la  ville,  sauf  à  me  voir  étranglé  dans  le  désert.  Le 
cheik  El  Bakay,  à  son  tour,  parla  énergiquement  en  ma 
faveur  à  un  messager  venu  de  Kabara  et  conclut  en  disant 
qu'il  n'avait  qu'à  choisir  entre  une  solution  honorable  de  ces 
différends  et  la  guerre  ouverte. 

En  effet,  la  querelle  parut  un  instant  devoir  se  vider  par 
les  armes.  Je  retournai  un  moment  dans  ma  demeure  afin  de 
cacher  ce  que  je  possédais  de  plus  précieux  et  mettre  la 
maison  en  état  de  résister  à  une  attaque.  En  revenant,  vers 
minuit,  de  me  livrer  à  ces  soins,  je  trouvai  le  cheik,  cet 
homme  si  paisible  d'ordinaire,  armé  d'un  fusil  à  deux 
coups,  et  se  tenant  dans  sa  salle  d'entrée,  où  il  fut  bientôt 
entouré  d'une  quarantaine  d'hommes  également  armés.  Il 
fut  résolu  d'envoyer  demander  du  renfort  à  quelques  chefs 
Touareg  voisins,  ainsi  qu'à  la  tribu  des  Kel  Oulli.  En  atten- 
dant, le  cheik  tint  la  foule  éveillée  en  lui  racontant  deshis- 

T.  IV.  7 


86  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

loires  des  prophètes,  et  principalement  de  Moïse  et  de 
Mahomet,  ainsi  que  les  victoires  du  grand  prophète  national 
sur  ses  nombreux  ennemis,  au  début  de  sa  carrière.  Nous 
restâmes  ensemble  pendant  toute  la  nuit,  et  ce  ne  fut  qu'à 
cinq  heures  du  matin  que  je  rentrai  chez  moi  pour  rani- 
mer, par  une  tasse  de  café,  mes  esprits  abattus. 

La  journée  du  28  février  se  passa  en  préparatifs  de 
combat  et  en  messages  de  tous  côtés  ;  lorsque  je  retournai 
chez  le  cheik,  j'y  trouvai  rassemblés  200  hommes,  pour  la 
plupart  armés.  Le  soir,  il  y  eut  dans  la  mansarde  du  cheik 
un  nouveau  conseil  de  guerre  où  il  fut  enfin  décidé  que  Ton 
enverrait  Sidi  Alaouate  à  Ferredji,  pour  lui  demander  l'aveu 
catégorique  de  ses  véritables  intentions.  Afin  de  passer 
agréablement  le  temps  qui  devait  s'écouler  avant  le  retour 
de  Sidi  Alaouate ,  son  frère  Mohammed  entama  une  conver- 
sation assez  piquante,  en  me  demandant  quelle  était  la 
condition  sociale  de  la  femme  dans  mon  pays  et  s'informant 
de  plusieurs  détails  relatifs  à  cette  question,  toujours  fort 
attrayante  pour  les  musulmans,  même  les  plus  sévères. 
Alaouate  revint  enfin,  mais  il  ne  voulut  communiquer  qu'au 
cheik  seul  le  résultat  de  sa  démarche.  Je  retournai  donc 
chez  moi,  où  El  Bakay  vint  me  rejoindre,  encore  après 
minuit,  me  donnant  la  nouvelle,  aussi  agréable  qu'inat- 
tendue, que  Ferredji  avait  apporté  de  la  capitale  une  déci- 
sion favorable  et  que  la  lettre  de  menaces  n'avait  été  écrite 
qu'à  l'instigation  des  marchands  marocains.  El  Bakay  avait, 
en  revanche,  assuré  Ferredji  que  si  le  seko  Ahmedou  de 
Hamd  Allahi  consentait  à  ne  pas  m'inquiéter,  j'opérerais  au 
plus  tôt  mon  départ. 

Tout  cela  était  fort  tranquillisant,  mais  ne  concordait 
malheureusement  pas  d'une  manière  complète  avec  la  réa- 


SÉJOUR  DANS  LE  DÉSERT.  87 

lilé  des  faits,  car  c'était  une  des  rares  faiblesses  de  mon 
noble  protecteur,  que  de  ne  pas  se  conformer  strictement  à 
la  vérité ,  lorsqu'il  croyait  ainsi  pouvoir  mieux  atteindre  le 
but  qu'il  se  proposait.  L'aniraosité  contre  moi  du  parti 
dominant,  était  au  contraire  tellement  grande,  que  Ferredji, 
dans  une  visite  qu'il  fit  au  cheik,  le  lendemain,  chercha  à 
me  représenter  à  ses  yeux  comme  un  chef  militaire  ou  un 
flibustier,  dont  la  présence  à  Tombouctou  ne  pouvait  être 
plus  longtemps  tolérée.  Il  était  donc  parfait  qu'El  Bakay 
eût  pris  les  choses  au  pire  en  réclamant  l'appui  des  Kel 
Oulli,  qui  firent,  dans  l'après-midi,  leur  entrée,  au  nombre 
de  soixante,  avec  un  grand  appareil  militaire.  Je  fis  en  cette 
occasion,  connaissance  pour  la  première  fois,  de  cette  petite 
mais  belliqueuse  tribu.  Réduits  aujourd'hui  à  la  condition 
d'imrhad,  c'est  à  dire  de  tributaires  à  demi  esclaves,  les  Kel 
Oulli  se  sont  autrefois  rendus  célèbres  par  la  destruction 
complète  de  la  puissance  considérable  des  ïgelad  et  des 
Imedidderen,  qui  régnaient  alors  sur  Tombouctou  et  vivaient 
en  état  d'hostilité  avec  la  tribu  des  Kounta,  à  laquelle 
appartenait  El  Bakay.  Ils  se  distinguent  de  toutes  les  tribus 
voisines,  par  trois  qualités  dont  l'Européen  semble  ne  pou- 
voir presque  pas  admettre  l'existence  simultanée  chez  un 
seul  et  même  individu,  mais  qui  ne  sont  cependant  pas 
rares  chez  les  tribus  arabes  et  surtout  chez  celles  qui  sont  à 
demi  barbares;  ces  qualités,  dont  une  mauvaise,  sont  la 
bravoure,  l'amour  du  vol  et  la  plus  généreuse  hospitalité. 

Placé  sous  la  protection  de  ces  Kel  Oulli,  j'aurais  pu 
quitter  honorablement  la  ville,  mais  cette  fois  encore,  le 
cheik  manqua  le  moment  propice,  en  ce  sens  qu'il  comptait 
trop  sur  l'arrivée  promise  du  grand  chef  Touareg,  Alkout- 
tabou,  maître  de  la  tribu  la  plus  puissante  des  Aouelim- 


S8  VOYAGES  EX  AFRIQUE. 

mideu  sur  le  Niger  moyeu.  La  cause  pour  laquelle  le 
cbeik  m'avait  retenu  jusqu'alors,  prit  lin  le  4  mars,  date  à 
laquelle  sa  femme  mil  au  monde  un  fils;  rien  ne  s'oppo- 
sant  donc  plus  à  mon  dépari,  l'heureux  père  me  promit 
qu'il  aurait  lieu  le  mercredi  suivant;  il  ne  doutait  pas  que, 
dans  l'inlervalle,  n'arrivât  le  ban  et  l'arrière-ban  {tabou)  des 
Touareg  à  l'aide  desquels  il  espérait  triompher  de  ses 
ennemis.  Je  ne  savais  que  trop  bien  jusqu'à  quel  point  je 
pouvais  compter  sur  la  parole  du  cheik  et  j'eus  lieu  de  me 
féliciter  de  mon  incrédulité,  car  la  fameuse  armée  ne  vint 
pas.  Il  est  vrai  que,  dans  l'après-midi  du  5  mars,  nous 
reçûmes  l'avis  positif  de  l'approche  du  tabou,  qui  se  trou- 
vait, disait-on,  près  de  la  ville  de  Bamba;  aussitôt  l'alarme 
se  répandit  partout;  les  pasteurs  prirent  la  fuite  avec  leurs 
troupeaux,  et  tout  leur  bien,  et  quiconque  avait  lieu  de 
craindre  quelque  chose ,  se  hâta  de  se  réfugier  derrière  les 
embranchements  et  sur  les  îles  du  fleuve.  El  Bakay,  trop 
empressé  du  reste,  fit,  dès  le  lendemain,  annoncer  officiel- 
lement l'arrivée  d'Alkouttabou  à  Ferredji,  qui  lui  fit  répon- 
dre qu'il  commanderait  également  un  corps  d'armée  et  que 
le  seul  but  de  sa  présence  à  Tombouctou  étant  de  me  chasser, 
il  y  réussirait  à  tout  prix. 

En  conséquence,  nos  ennemis  poursuivirent  leurs  prépa- 
ratifs de  combat  et  il  fut  bientôt  évident  que  si  le  tabou 
n'arrivait  pas,  la  position  du  cheik  devenait  des  plus  criti- 
ques. En  efl'et ,  ses  frères,  jusqu'à  Sidi  Mohammed  lui- 
même,  désapprouvaient  ouvertement  sa  conduite  et  ce  der- 
nier fit,  dès  lors,  tout  au  monde  pour  m'éloigncr  de  la  ville 
et  me  reléguer  dans  le  camp  sans  autre  forme  de  procès. 
Dans  une  conversation  sérieuse  qu'il  eut  avec  El  Bakay,  il 
lui  demanda  s'il  était  bien  réellement  disposé  à  entrer  en 


SÉJOUR  DANS  DE  DÉSERT.  89 

lutte  avec  les  Foulbe  à  cause  d'un  seul  individu  et  surtout 
d'un  sectateur  de  croyances  autres  que  l'islamisme  ;  il  fit 
également  des  reproches  à  son  frère,  de  ce  que  mes  prépara- 
tifs de  départ  n'avançaient  pas.  El  Bakay  éluda  la  question 
et  dit  à  Mohammed  qu'il  devait  écrire  avant  tout  à  plusieurs 
chefs  dont  j'avais  à  traverser  le  territoire  en  quittant  Tom- 
bouclou. 

Pendant  que  se  passaient  ces  événements ,  j'avais  beau- 
coup à  souffrir  de  la  mauvaise  humeur  de  Sidi  Mohammed, 
qui  me  tracassait  sans  relâche  au  sujet  de  ma  religion  et  ne 
me  désignait  que  sous  le  titre  peu  flatteur  de  «  kafir.  » 
D'autant  plus  indigné  que  je  ne  désirais  que  de  partir  au 
plus  tôt,  je  saisis  une  occasion  qui  se  présenta  à  moi  de 
traiter  ce  personnage  d'une  manière  plus  vigoureuse  que 
d'habitude;  je  lui  prouvai,  en  présence  de  ses  frères,  que, 
dans  l'acception  pure  et  réelle  du  mot,  je  pouvais  prétendre 
au  nom  de  musulman  autant  et  avec  plus  de  droit  que  lui, 
attendu  que  la  plupart  de  ses  coreligionnaires,  ayant  placé 
leur  prophète ,  Mahomet,  au  dessus  de  leur  Dieu,  ne  méri- 
taient guère  que  le  titre  de  mahométans  que  nous  leur  don- 
nions, du  reste,  nous  chrétiens.  Je  lui  démontrai  encore  que 
le  véritable  islamisme,  d'après  le  Koran  lui-même,  remonte 
à  la  création  de  l'homme  et  non  à  l'avènement  de  Mahomet. 
Ne  trouvant  rien  à  répliquer ,  mon  antagoniste  se  vit  forcé 
de  garder  le  silence  et  de  me  laisser  en  paix.  Je  cite  cette 
circonstance  à  dessein,  principalement  pour  prouver  que  le 
chrétien  protestant  quelque  peu  versé  dans  la  connaissance 
duKoran,  est  parfaitement  à  même  de  défendre  ses  croyances 
contre  des  mahométans  même  instruits,  sans  pour  cela  bles- 
ser les  leurs,  ce  qui  serait  une  folie  des  plus  dangereuses. 

Le  lendemain,   10  mars,  dans  l'après-midi,  nous  nous 


90  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

rendîmes  au  camp,  où  devait  être  célébré  le  scboua,  ou  céré- 
monie du  septième  jour  suivant  la  naissance  de  l'enfant  du 
cheik.  Je  remarquai,  chemin  faisant,  que  le  bras  débordé  du 
fleuve,  que  nous  eûmes  à  traverser,  avait  baissé  de  ô  pieds 
depuis  le  17  février,  soit  en  moyenne  de  2  pouces  par  jour; 
il  me  semble  cependant  que  le  cours  principal  du  fleuve 
décroît  plus  rapidement  que  ces  embranchements,  auxquels 
il  ne  se  relie  que  d'une  manière  incomplète.  Nous  trouvâmes 
au  camp  beaucoup  de  monde  et  une  grande  animation;  le 
cheik,  toujours  si  hospitalier,  fit  abattre  cinq  bœufs,  ce 
môme  soir,  et  l'on  festoya  jusqu'à  une  heure  avancée  de  la 
nuit.  Le  lendemain  matin,  il  arriva  encore  de  la  ville  et  des 
environs  un  grand  nombre  de  convives,  pour  lesquels  on 
cuisit  une  masse  énorme  de  riz  et  de  viande  qu'on  leur  ser- 
vit sur  des  plats  dont  certains  avaient  une  diamètre  de  5  à 
6  pieds,  et  faisaient  la  charge  de  six  hommes.  Ceci  est  une 
coutume  des  anciens  Arabes,  sauf  que,  chez  ces  derniers,  le 
plat  principal  devait  être  de  cuivre.  On  donna,  en  cette  occa- 
sion, le  nom  de  Mohammed  au  nouveau-né. 

Le  15  mars,  nous  retournâmes  à  la  ville  et  il  se  produisit 
dans  ma  situation,  passée  à  l'état  de  chronique,  une  crise 
décisive,  qui  pouvait  me  conduire  à  ma  perte  comme  à  mon 
salut.  Pour  une  seconde  fois,  on  annonça  l'arrivée  du  tabou, 
ce  qui  causa  la  plus  grande  excitation  parmi  les  Foulbe.  Pro- 
fitant de  l'absence  du  cheik,  qui  était  retourné  au  camp,  ils 
réclamèrent  de  nouveau,  et  de  la  manière  la  plus  opiniâtre, 
mon  éloignement  de  la  ville;  ils  disaient  être  disposés  à  se 
laisser  massacrer  jusqu'au  dernier  par  le  tabou,  plutôt  que 
d'endurer  un  jour  de  plus  ma  présence.  Les  marchands  du 
Nord,  s'assemblant  à  leur  tour,  jurèrent  que  je  ne  verrais 
plus  le  soleil  se  lever  sur  Tombouctou;  bien  plus,  un  des 


SÉJOUR  DANS  LE  DESERT.  91 

chefs  venus  de  Hamd  Allahi,  prit  la  parole  et  fit  serment  de 
me  tuer  de  sa  propre  main  si  je  ne  quittais  la  ville  immé- 
diatement. Sidi  Alaouate,  arrivant  au  milieu  de  ces  fana- 
tiques, protesta  contre  leurs  résolutions;  il  leur  dit  que  je 
verrais  encore  à  Tombouctou  la  chute  et  le  lever  du  jour, 
mais  leur  donna  sa  parole  que,  lorsque  le  soleil  serait  arrivé, 
le  lendemain ,  à  la  hauteur  nommée  par  les  Arabes  dahar 
(vers  neuf  heures  du  matin),  ils  pourraient  faire  de  moi  ce 
que  bon  leur  semblerait,  s'ils  me  trouvaient  encore  dans  la 
ville. 

Le  lendemain  donc,  17  mars,  avant  le  jour,  tandis  que  je 
dormais  encore,  Sidi  Mohammed  me  fit  dire  de  monter  à 
cheval  et  de  le  suivre.  Je  me  défendis  d'abord  d'en  rien  faire 
sans  les  ordres  du  cheik;  mais  je  ne  tardai  pas  à  le  voir  arri- 
ver lui-même,  avec  un  des  écoliers  favoris  d'El  Bakay,  m'in- 
viter  de  nouveau  à  l'accompagner  au  rodha  (1)  ou  tombeau 
de  Sidi  Mouchtar,  où  le  cheik  devait  venir  nous  rejoindre. 
Ne  doutant  plus  que  ce  dernier  ne  fût  réellement  d'accord 
avec  son  frère,  je  pris  mes  armes  et  je  montai  à  cheval,  lais- 
sant mon  bagage  aux  soins  de  mes  domestiques.  Les  habi- 
tants ouvraient  avec  précaution  leurs  portes,  pour  jeter 
encore  un  coup  d'œil  sur  moi  avant  mon  départ,  et  quelques 
cavaliers  Foulbe  attentifs  nous  suivirent  jusqu'au  dehors  de 
la  ville;  mais  au  lieu  de  faire  halte  près  du  monument  en 
question,  Sidi  Mohammed  me  conduisit  directement  au 
camp.  Celui-ci  avait  été,  pendant  mon  absence  augmenté  de 
tout  un  hameau  construit  en  nattes  et  habité  par  les  Kei 

(1)  Ce  rodha  rappelle  quelque  chose  de  semblable  de  l'extrême  Orient, 
où  tant  de  lieux  de  pèlerinage  consistent  en  la  sépultiu-e  de  quelque  chef 
ou  personnage  religieux  vénéré;  seulement  les  rod/ia  sont  entourés  de 
beaux  jardins,  d'où  ils  tirent  leur  nom. 


98  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

Oulli  el  d'autres  Touareg.  Tous  me  reçurent  avec  cordialité 
et  je  me  mis  aussitôt  en  devoir  de  m'installer  commodément; 
mais  dès  trois  heures  de  l'après-midi,  arriva  un  neveu  du 
cheik,  apportant  à  Sidi  Mohammed  l'ordre  formel  de  me 
ramener  sur  le  champ  dans  la  ville,  de  la  part  d'El  Bakay, 
qui  y  était  rentré  tandis  que  nous  chevauchions  vers  le  camp; 
les  Foulbe  se  préparaient  à  piller  ma  demeure,  grâce,  du 
reste,  à  la  seule  jirécipitation  de  Mohammed. 

Ému  de  cette  fâcheuse  nouvelle,  le  noble  fils  du  désert 
sembla  regretter  d'avoir  agi  contre  la  volonté  et  les  intérêts 
de  son  frère  et  fit  battre  le  grand  tambour  de  guerre  qui, 
depuis  la  dernière  surprise,  restait  toujours  en  permanence 
au  sommet  des  digues  de  sable,  pour  appeler  aux  armes,  le 
cas  échéant,  toute  la  population  valide  des  alentours.  Moham- 
med sauta  sur  sa  jument,  plaça  devant  lui  sur  sa  selle,  son 
fusil  et  nous  reconduisit  à  la  ville;  j'avais  déjà  remarqué 
cette  arme,  qui  était  à  quatre  coups  et  d'une  perfection  de 
travail  réellement  extraordinaire.  Nous  marchions  ronde- 
ment, comme  si  nous  allions  prendre  Tombouctou  d'assaut, 
quand  nous  fîmes  halte  sur  une  hauteur,  où  nous  vîmes  arri- 
ver Sidi  Alaouate  à  notre  rencontre.  Sur  ces  entrefaites,  la 
nuit  était  venue,  et  comme  nous  ne  savions  où  trouver  le 
cheik,  nous  nous  dirigeâmes  vers  une  autre  éminence  en 
vue  de  la  ville  et  nous  envoyâmes  à  la  recherche  d'El  Bakay 
qui  avait,  disait-on,  quitté  Tombouctou  avec  un  troupe 
d'adhérents,  sans  que  l'on  sût  de  quel  côté  il  s'était  dirigé. 

Quoique  la  nuit  fût  extrêmement  noire,  nous  finîmes  par 
trouver  mon  protecteur,  à  peu  de  distance  de  la  ville,  au 
midi  du  rodha,  avec  une  suite  considérable  d'Arabes,  de 
Touareg,  de  Sonrhaï  et  même  de  quelques  Foulbe.  C'était 
une  troupe  fort  bigarrée  et  dont  l'aspect  ne  laissait  pas  que 


SÉJOUR  DANS  LE  DÉSERT.  93 

d'être  fort  intéressant,  sur  ces  collines  de  sable,  aux  pâles 
clartés  de  la  lune;  ce  spectacle  m'eût  offert  infiniment  plus 
d'attrait,  si  j'avais  pu  en  jouir  en  témoin  paisible.  Malheu- 
reusement j'étais  moi-même  la  cause  de  tout  ce  remue-mé- 
nage et  par  conséquent  exposé  peut-être  à  quelque  embûche, 
ce  qui  m'obligeait  à  me  tenir  sur  mes  gardes.  Le  cheik  m'en" 
voya  un  de  ses  plus  fidèles  serviteurs  pour  m'avertir  de  me 
défier  de  ses  propres  compatriotes,  les  Arabes,  et  me  faire 
dire  que  j'agirais  plus  prudemment  en  me  tenant  parmi  les 
Touareg.  Les  Kel  OuUi  formèrent  alors  autour  de  moi  un 
carré,  et  comme  ils  s'ennuyaient  de  leur  inaction,  ils  cher- 
chèrent à  tuer  le  temps  en  éprouvant  le  courage  de  mon 
cheval.  A  cette  fin,  ils  s'avançaient  vers  moi,  de  l'un  des 
quatre  côtés,  en  frappant  sur  leurs  boucliers,  pour  ne  s'ar- 
rêter que  lorsque  je  me  trouvais  étroitement  serré  entre  eux 
et  le  côté  opposé;  éperonnant  alors  ma  monture,  je  les  con- 
traignais bien  vite  à  reprendre  leur  position  première.  Ce 
jeu  excita  mon  noble  coursier  au  point  qu'il  se  mit  à  hennir 
fortement,  ce  qui  amusa  on  ne  peut  plus  mes  sauvages  auxi- 
liaires. 

Pendant  ce  temps,  le  cheik  et  ses  frères  tenaient  conseil,  et 
nous  finîmes  par  nous  rapprocher  du  côté  nord-est  de  la  ville; 
mais  nous  ne  tardâmes  pas  à  voir  s'avancer  contre  nous, 
en  ordre  de  bataille,  les  Foulbe  et  leurs  adhérents  de  la 
population  Sonrhai,  de  sorte  qu'un  conflit  semblait  désor- 
mais inévitable.  Je  priai  encore  une  fois  le  cheik  de  s'arran- 
ger de  manière  à  dénouer  la  situation  dans  un  sens  pacifique, 
rien  ne  m'étant  plus  pénible  que  de  voir  exposer,  à  cause  de 
moi,  la  vie  d'autres  individus  et  peut-être  de  ses  propres  amis. 
On  envoya  de  nombreux  parlementaires  de  part  et  d'autre  et 
on  finit  par  conclure  un  arrangement  d'après  lequel  je  retour- 


94  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

nerais,  non  à  la  ville,  mais  au  camp,  tandis  que  les  Foulbe 
s'engageaient  de  leur  côté,  à  retirer  de  Tombouctou  leurs 
forces  militaires  et  de  laisser  la  solution  de  leur  différend 
au  jugement  du  cheik.  Il  en  fut  fait  ainsi;  El  Bakay  entra 
en  ville  avec  Sidi  Alaouate ,  et  nous  retournâmes  au  camp. 
Plus  tard ,  le  cheik  s'imposa  un  jeûne  de  trois  jours, 
pour  n'avoir  pas  pu  tenir  son  serment  de  me  reconduire  à 
Tombouctou. 

Je  fus  d'autant  plus  heureux  de  ces  résultats  paci- 
fiques, que  la  nuit  suivante  nous  apporta  la  nouvelle  du 
retour  dans  ses  foyers  de  la  grande  armée  des  Aouelim- 
miden,  à  la  suite  d'une  violente  querelle  qui  s'était  élevée 
entre  deux  de  leurs  tribus.  Si  des  hostilités  avaient  réelle- 
ment éclaté  entre  les  partisans  du  cheik  et  les  Foulbe,  l'ab- 
sence du  secours  positivement  attendu  de  la  part  du  tabou, 
eût  non  seulement  placé  mou  protecteur  dans  la  situation 
la  plus  critique  mais  encore  fait  retomber  sur  moi  toutes 
les  conséquences  qui  devaient  en  résulter;  car  si  le  voya- 
geur est  parfois ,  en  ces  contrées ,  dans  la  triste  nécessité 
de  verser  du  sang,  il  est  rare  que  sa  propre  perte  n'en  soit 
pas  la  conséquence. 

Le  camp  du  cheik  était  alors  situé  à  environ  1  7*  mille  au 
sud-est  de  Tombouctou,  sur  un  bras  du  Niger,  nommé  Bos- 
sebango,  que  rend  assez  célèbre  son  riche  entourage  de  végé- 
tation. Dès  que  j'eus  acquis  la  certitude  que  le  séjour  du 
camp  m'était  désormais  imposé  par  les  circonstances,  j'en- 
voyai à  la  ville  pour  chercher  mes  effets;  mais  bientôt 
arriva  le  cheik,  me  disant  qu'il  ne  désirait  pas  que  je  retirasse 
de  la  ville  mon  bagage,  avant  qu'il  ne  la  quittât  lui-même 
pour  m'accompagner,  de  peur  que  ses  frères  ne  voulussent 
exiger  de  moi  de  nouveaux  présents  ou  peut-être  même  s'ap- 


SÉJOUR  DANS  LE  DÉSERT,  95 

proprier  tout  mon  bien.  J'appris  de  lui  avec  plaisir  que 
ses  bons  rapports  avec  les  Foulbe  étaient  complètement  réta- 
blis ;  toutefois  ces  étrangers  surent  châtier  indirectement  et 
d'une  manière  réellement  policière,  les  habitants  de  Tom- 
bouctou  et  surtout  les  partisans  du  cheik,  de  leur  attitude 
dans  le  débat  récent.  Comme  ces  étrangers  avaient  rassemblé 
autour  de  Tombouctou  des  forces  considérables,  ils  avaient 
acquis,  par  la  tournure  qu'avait  prise  les  événements,  une 
grande  force  morale,  dont  ils  profitèrent  pour  prélever  sur 
chaque  adulte  de  la  population  un  impôt  de  2000  kourdi, 
sous  prétexte  que  les  habitants  omettaient  d'aller  accomplir 
leurs  devoirs  religieux  du  vendredi  dans  la  grande  mosquée, 
celle  de  la  race  dominante.  Les  Arabes,  qui  avaient  prêté  au 
cheik  le  plus  d'assistance,  se  virent  soumis  à  des  visites 
domiciliaires  et  on  leur  confisqua  de  soixante  à  quatre  vingts 
balles  de  tabac,  ce  produit  si  formellement  proscrit  parmi  les 
Foulbe  fanatiques. 

Le  départ  du  tabou  avait  rendu  au  camp  son  calme  et  sa 
solitude,  et  je  dus  y  séjourner  quatre  semaines  encore  avant 
de  pouvoir  partir,  ou  du  moins  le  tenter  pour  une  première 
fois.  L'approche  du  tabou  avaient  fait  se  réfugier  maintes 
petites  tribus  voisines  dans  notre  camp,  auxquelles  elles 
donnaient  une  grande  animation;  le  danger  passé,  elles 
s'étaient  retirées  pour  la  plupart.  Il  n'en  était  resté  que  celle 
des  Gouanin  El  Kohol,  subdivision  des  Berabisch,  qui  redou- 
tait les  Kel  Hekikan.  C'étaient,  en  général,  des  hommes  de 
stature  médiocre,  parmi  lesquels  se  rencontraient  cependant 
quelques  individus  de  haute  taille;  ils  portaient  pour  la  plu- 
part, une  chemise  bleue  aux  manches  roulées  jusqu'au  des- 
sus des  épaules  et  fixée  par  une  ceinture  autour  des  reins.  Ils 
avaient  la  tête  nue,  mais  garnie  d'une  forte  chevelure  noire 


96  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

qui  donnait  asile,  chez  le  plus  grand  nombre,  à  une  abon- 
dante vermine.  Ces  Gouanin  El  Kohol  étaient  armés,  presque 
sans  exception,  de  fusils  à  deux  coups,  sorte  d'armes  très 
répandues  dans  cette  partie  du  désert,  par  suite  du  commerce 
des  Français  sur  le  Sénégal. 

Ces  gens,  qui  appartenaient,  du  reste,  à  une  tribu  dont  les 
dispositions  n'étaient  rien  moins  que  favorables  ,  ne  pou- 
vaient guère  me  causer  beaucoup  de  distraction,  et  je  ne  tar- 
dai pas  à  me  sentir  pris  d'un  ennui  des  plus  profonds;  les 
visites  du  cheik  ou  de  ses  frères,  qui  me  traitaient  désor- 
mais d'une  manière  fort  amicale ,  ou  bien  encore  de  quel- 
ques autres  personnages,  n'étaient  guère  que  passagères.  Ce 
manque  d'occupation  n'était  cependant  pas  mon  plus  grand 
tourment ,  car  j'avais  à  lutter  contre  des  désagréments 
sérieux  et  réels.  Depuis  la  rentrée  du  Niger  dans  son  lit,  les 
taons  étaient  devenus ,  pour  bêtes  et  gens ,  un  redoutable 
fléau  ;  je  renvoyai  à  la  ville  deux  de  mes  chevaux ,  ne  gar- 
dant que  mon  cheval  de  selle,  dont  je  pouvais  avoir  besoin 
à  chaque  instant;  mais  le  pauvre  animal  souffrit  tellement 
que  je  craignis  fort  de  le  perdre.  D'autres  insectes  encore 
pullulaient  d'une  manière  incroyable  dans  cette  partie  du 
désert  ;  nous  étions  tourmentés  surtout  par  la  présence 
d'innombrables  chenilles  qui  infestaient  de  tous  côtés  le 
sol,  nos  tapis,  nos  nattes  et  surtout  nos  ustensiles.  En 
outre,  les  vivres  étaient  rares  au  camp;  au  lieu  du  célèbre 
et  substantiel  mets  du  désert,  composé  de  fromage  et  de 
dattes  et  nommé  rcdjire ,  nous  n'avions  plus  que  le  mélange 
fade  et  bientôt  écœurant  pour  l'Européen,  de  raiel  et  de 
sarrasin  broyé  [dakno);  à  défaut  de  ce  dernier,  nous  ne  lar- 
dâmes pas  à  devoir  nous  contenter  du  jus  que  renferme  le 
fruit  du  baobab. 


SÉJOUR  DANS  LE  DÉSERT.  97 

La  nature,  de  son  côté,  acquérait  du  moins  une  vie  nou- 
velle. Le  21  mars,  avait  commencée  la  courte  saison  des 
pluies  printanières  [nissan),  phénomène  que  je  n'avais  pas 
rencontré  dans  des  contrées  plus  méridionales  du  Soudan. 
Nous  eûmes  ,  ce  premier  jour  ,  deux  ondées  d'intensité 
médiocre,  ce  qui  se  répéta  pendant  sept  jours;  ces  pluies 
amenèrent  une  sorte  de  second  printemps  et  firent  pous- 
ser du  feuillage  nouveau.  Le  fleuve,  en  se  retirant,  avait 
laissé  à  nu  une  quantité  de  pâturages  assez  considérable 
et  le  bétail  put  ainsi  retrouver  sur  ses  rives  le  fourrage 
habituel,  le  nourrissant  hijrgou,  et  donner  de  nouveau  à  ses 
possesseurs  du  lait  en  abondance.  Le  désir  de  trouver  des 
moyens  d'approvisionnement  plus  faciles  était  une  raison 
importante  pour  que  je  hâtasse  mou  départ,  car  la  nom- 
breuse suite  du  cheik  courait  risque  de  souffrir  de  la  disette 
et  il  était  évident  que  je  ne  pouvais  traverser  seul  les  bar- 
bares contrées  riveraines  du  fleuve. 

11  ne  se  passait  pas  de  jour  qu'il  n'y  eût,  au  sujet  de  mon 
départ,  des  délibérations  sérieuses,  mais,  de  retard  en  retard, 
je  voyais  toujours  reculer  devant  moi  le  but  de  mes  aspi- 
rations depuis  six  mois.  A  la  vérité  ,  la  situation  du  pays 
empirait  constamment  depuis  que  les  discordes  intestines 
de  l'armée  des  Aouelimmiden  avaient  trahi  si  clairement  la 
faiblesse  de  cette  tribu  qui  avait  cependant ,  sous  l'autorité 
de  ses  anciens  chefs ,  dominé  toutes  les  tribus  moins  consi- 
dérables, riveraines  du  Niger  et  exercé  même  la  plus  grande 
influence  sur  les  destinées  de  Tombouctou  '.  Au  nord  et  au 
midi  de  la  grande  courbe  du  fleuve  régnaient  la  haine  et  les 

(1)  On  trouvera,  dans  le  troisième  appendice  du  tome  V  de  mou  grand 
ouvrage,  une  nomenclature  complète  de  toutes  les  tribus  de  ces  Touareg 
ou  Imoscharh  méridionaux. 


98  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

hostilités  ouvertes  entre  les  diverses  subdivisions  de  cette 
vaste  tribu.  Sur  ces  entrefaites,  cependant,  mon  espoir  d'un 
prompt  départ  fut  quelque  peu  ravivé  par  des  préparatifs 
que  je  remarquai,  de  temps  à  autre,  pendant  les  premiers 
jours  d'avril  ;  mais  à  peine  étaient-ils  commencés ,  que  sur- 
venaient des  interruptions  et  des  remises  sans  fin.  Une  nou- 
velle troupe  d'bommes  armés  arriva  de  Hamd  Allahi  avec 
l'ordre  de  tirer  de  l'argent  de  la  population,  pour  lui  faire 
sentir  mieux  encore  la  domination  du  chef  des  Foulbe. 
Celui-ci  témoignait  en  même  temps  une  telle  partialité  en 
faveur  de  Hammadi,  que  ses  intérêts  et  ceux  de  son  protégé 
semblaient  devoir  se  mettre  en  sérieuse  opposition  avec  les 
projets  du  cheik  relativement  à  mon  départ.  Il  me  fallut 
mettre  en  œuvre  toute  l'influence  que  j'exerçais  sur  El  Bakay, 
pour  le  décider  à  renverser  un  nouvel  obstacle  qui  s'était 
produit,  et,  cette  fois,  mes  efforts  ne  furent  pas  infructueux. 
Mon  protecteur  envoya  de  la  ville  peu  à  peu  tout  son  équi- 
page de  route,  ainsi  que  des  provisons  et  quelques  livres; 
ses  chevaux  vinrent  à  leur  tour  avec  une  partie  de  sa  suite 
et  il  arriva  enfin  lui-même  au  camp,  le  14  avril.  Ceux  de 
mes  domestiques  qui  étaient  restés  dans  la  ville  me  rejoi- 
gnirent à  leur  tour ,  et  bientôt  le  calme  et  la  solitude  firent 
place  à  la  plus  grande  animation.  Toutefois  il  n'entrait  nul- 
lement dans  les  vues  du  cheik  d'échanger  tout  d'un  coup  sa 
paisible  vie  de  famille  contre  les  fatigues  des  voyages ,  et 
ce  ne  fut  encore  qu'à  grand'peine  que  cet  excellent  homme 
put  se  décider,  le  19  avril,  à  s'arracher  aux  bras  des  siens. 
Pour  le  reste,  tous  ces  jours  se  passèrent  sans  événements 
dignes  d'être  cités,  et  je  profiterai  de  ce  moment  de  répit 
pour  présenter  au  lecteur  un  aperçu  sur  l'importance  indus- 
trielle et  commerciale  de  Tombouctou,  dans  l'étroite  limite 


SEJOUR  DANS  LE  DESERT.  99 

des  explorations  auxquelles  ma  situalion  me  permit  de  me 
livrera 

Le  trait  principal  par  lequel  le  marché  de  Tombouctou  se 
distingue  de  Kano,  ce  grand  entrepôt  du  Haoussa,  consiste 
en  ce  que  Tombouctou  n'est  en  aucune  manière  une  place 
productrice  et  industrielle,  tandis  que  Kano,  dans  son  genre 
et  dans  la  mesure  des  conditions  où  se  trouve  placée  l'Afri- 
que centrale,  mérite  d'être  comparé  aux  plus  grands  centres 
européens.  Par  contre ,  toute  la  vie  de  Tombouctou  repose 
sur  le  commerce  extérieur,  qui  y  trouve,  par  la  grande  courbe 
septentrionale  du  Niger ,  le  point  d'action  le  plus  favorable, 
tandis  que  les  populations  voisines  peuvent  se  procurer,  par 
la  voie  du  fleuve,  les  denrées  nécessaires  à  leurs  besoins. 
Comme  dans  beaucoup  d'autres  contrées  riveraines,  les  envi- 
rons de  Tombouctou  ne  fournissent  pas  du  blé  en  sufiisance 
pour  nourrir  même  une  faible  partie  de  la  population,  et 
presque  toutes  les  denrées  alimentaires  doivent  y  arriver  par 
eau  de  Sansandi,  sur  le  Niger  supérieur,  et  des  alentours. 

(1)  Je  ne  ferai  que  mentionner  ici  mes  autres  études  et  travaux 
d'exploration  relatifs  à  mon  séjour  dans  la  célèbre  ville  du  désert,  le 
lecteur  pouvant  les  consulter  dans  mon  grand  ouvrage,  où  ils  se  trouvent 
indiqués  avec  tous  leurs  détails.  Ces  travaux  embrassent,  au  midi,  la 
vaste  contrée  située  au  delà  du  Niger  jusqu'à  l'Assianti  et  les  pays  du 
littoral  qui  en  sont  voisins,  y  compris  les  sources  du  Niger  supérieur  ;  et 
à  l'ouest  lé  pays  situé  entre  le  désert  et  la  partie  fertile  du  Soudan,  pays 
qui  s'étend  fort  loin  vers  le  nord,  entre  le  Niger  et  le  Sénégal,  et  qu'habi- 
taient exclusivement  autrefois  des  tribus  nègres.  Les  principaux  points 
que  je  suis  parvenu  à  mettre  en  limùère  dans  ces  régions  étaient  d'abord 
le  degré  d'importance  réelle  de  la  vaste  nation,  aux  subdivisions  nom- 
breuses, des  Wakore  ou  Wangaraoua,  dont  le  nom  a  donné  lieu  aux  plus 
grandes  confusions  de  la  part  des  géographes  anciens  et  nouveaux  ;  ensuite, 
les  conditions  du  bassin  compliqué  et  fort  peuplé,  de  tous  les  affluents  du 
Niger  supérieur.  Quiconque  s'intéresse  à  ces  détails,  pourra  recourir  aux 
tomes  IV  et  V  de  mon  grand  ouvrage. 


100  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

Les  seuls  produits  de  l'industrie  de  Tombouctou  sont, 
pour  autant  que  j'aie  pu  m'en  assurer,  des  articles  de  forge- 
rie  et  des  objets  en  cuir.  Quelques-uns  de  ces  derniers  sont 
d'un  fort  joli  travail,  tels  que  des  sacs  à  provisions,  des 
valises ,  des  coussins  ronds ,  des  sachets  de  cuir  célèbres 
sous  le  nom  de  biont  (singulier  «  bet  »)  et  destinés  à  renfer- 
mer du  tabac  et  des  briquets,  des  gaines  de  fusil,  desquels  la 
vignette  donne  un  spécimen  ;  les  sacs  principalement  sont 
d'un  fini  excellent,  mais  la  confection  en  est  due  à  des  Toua- 
reg et  généralement  à  des  femmes.  C'est  donc  à  peine  si  l'on 
peut  parler  d'une  industrie  à  Tombouctou ,  si  l'on  y  com- 
prend celle  de  quelques  contrées  voisines ,  du  reste  assez 
considérables,  telles  que  le  Fermagha,  par  exemple,  où  l'on 
fabrique  en  grande  quantité  des  couvertures  et  des  tapis 
excellents  en  laine  pure  ou  mélangée  de  diverses  couleurs. 
Le  travail  de  l'or  en  bagues  et  en  autres  bijoux,  quoique 
réellement  fort  beau  à  Tombouctou,  n'est  pas  assez  impor- 
tant pour  pouvoir  être  considéré  comme  une  industrie  sépa- 
rée, et  le  peu  qui  en  existe  n'est  qu'une  faible  imitation  de 
ce  qui  se  fait  à  Walata. 

On  croyait  généralement  autrefois  que  Tombouctou  se 
distinguait  par  ses  tissus  et  opérait  sur  une  échelle  considé- 
rable l'exportation  de  chemises  teintes.  II  se  peut  que  cette 
branche  d'industrie  ait  été  autrefois,  dans  un  certain  sens, 
florissante  à  Tombouctou,  attendu  qu'elle  semble  avoir  suivi 
dans  ses  progrès  le  cours  du  fleuve;  mais,  appliquée  à  l'état 
de  choses  actuel,  cette  idée  repose  sur  une  erreur  complète, 
tous  les  vêtements  des  habitants  et  surtout  des  habitants 
aisés,  venant  de  Kano  et  de  Sansandi,  outre  le  calicot 
importé  d'Angleterre.  J'ai  déjà  parlé  en  temps  et  lieu  de  l'ex- 
portation des  tissus  pour  vêtements  qui  s'opère  de  Kano  vers 


N°  83.  —  Voir  tome  IV,  page  100. 


N'  86.  —  Voir  tome  IV,  page  100. 


j;.  87.  _  V'oir  tome  IV,  page  100. 


N«  88.  —  Voir  lome  IV,  page  ItXt. 


SÉJOUR  DANS  LE  DÉSERT.  101 

Tombouctou  et  jusqu'au  littoral  de  l'Atlantique;  par  contre, 
les  chemises  teintes  de  Sansandi,  qui  sont,  pour  autant  que 
je  sache,  confectionnées  à  l'aide  de  calicot  anglais  ou,  dans 
tous  les  cas,  étranger,  ne  sont  pas  l'objet  d'un  commerce 
aussi  étendu;  elles  se  distinguent  néanmoins,  en  géné- 
ral, par  leurs  riches  broderies  de  soie  coloriée  et  surtout 
verte,  industrie  dans  laquelle  les  habitants  de  Tombouctou 
excellent  à  leur  tour ,  mais  qu'ils  n'exercent  que  pour  leur 
propre  usage. 

Le  commerce  d'exportation  s'opère  par  trois  voies  princi- 
pales; l'une  est  celle  du  fleuve,  dans  la  direction  du  sud- 
ouest  (car  il  n'y  a,  pour  ainsi  dire,  aucun  commerce  en  aval 
de  Tombouctou)  ;  les  deux  autres  se  dirigent  vers  le  nord  du 
continent.  De  ces  deux  routes  septentrionales,  la  première 
est  celle  du  Gliarb  ou  Maroc,  et  l'autre  celle  de  Ghadames. 
Le  principal  objet  de  ce  trafic  est  l'or,  quoique  la  quantité 
de  ce  métal  précieux  exportée  annuellement  de  Tombouctou, 
ne  s'élève  à  guère  plus  de  450,000  ou  200,000  thalers  de 
Prusse;  du  moins  en  était-il  ainsi  à  l'époque  de  mon  séjour. 
L'or  y  vient  du  Bambouk,  sur  le  haut  Sénégal  ou  du  Boure, 
sur  le  Niger  supérieur,  car,  depuis  le  xvi*  siècle  déjà,  tout 
l'or  recueilli  dans  le  pays  des  Wangaroua  ou  dans  les  con- 
trées intérieures  situées  au  nord  de  l'Assianti,  se  transporte 
directement  à  la  partie  de  la  côte  appelée,  par  ce  motif,  la 
Côte  d'Or;  il  n'en  va  qu'une  minime  partie  à  Kano.  L'unité 
de  poids  poiir  le  commerce  de  ce  métal  précieux  est  le  mith- 
kal,  dont  la  valeur  varie  considérablement,  du  reste,  dans 
les  diverses  contrées  de  l'Afrique  centrale.  Le  mithkal  de 
Tombouctou  équivaut  au  poids  de  vingt-quatre  caroubes  ou 
de  quatre-vingt-seize  épis  de  blé  et  répond,  d'après  le  cours 
ordinaire  de  la  place,  à  la  valeur  de  3,000  à  4,000  kourdi; 

T.  IV.  8 


102  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

d'après  notre  cours  européen,  on  peut  évaluer  le  milhkal 
d'or  actuel  à  environ  1  7*  thaler  de  Prusse. 

L'article  le  plus  important  après  l'or,  à  Tombouctou,  est 
le  sel,  qui,  depuis  les  temps  les  plus  reculés,  formait  avec  ce 
métal  le  principal  moyen  d'échange  dans  toutes  les  contrées 
riveraines  du  Niger.  Ce  sel  arrive  aujourd'hui  de  Taodenni 
(22°  lat.  N.  et  4°  long.  occ.  de  Greenvvicli),  dont  les  mines 
sont  en  exploitation  depuis  1596,  époque  à  laquelle  furent 
abandonnées  celles  de  Teghafa,  situées  à  17  V2  milles  alle- 
mands plus  au  nord.  Le  gisement  de  sel  de  Taodenni  occupe 
un  grand  espace  du  sol  dans  la  partie  du  désert  nommée  El 
Djouf,  et  consiste  en  cinq  couches  qui  portent  chacune  un 
nom  distinct.  Les  trois  couches  supérieures  semblent  n'être 
que  d'une  valeur  médiocre,  tandis  que  la  quatrième  est  la 
plus  recherchée  ;  quant  à  la  cinquième,  elle  gît  dans  l'eau. 
Le  sel  qu'elles  renferment  est  mélangé  de  noir  et  de  blanc, 
ce  qui  le  fait  ressembler  étonnamment  à  du  marbre.  Le  ter- 
rain qui  répond  à  ces  mines  est  concédé  par  petites  parcelles 
aux  marchands  de  sel,  par  un  caïd  qui  y  est  à  demeure;  il 
prélève  de  ce  chef,  pour  toute  indemnité,  la  cinquième  par- 
tie du  sel  extrait,  le  reste  devenant  la  propriété  de  l'exploi- 
tant. Les  blocs  de  sel,  dont  la  forme  est  généralement  la 
même,  sont  de  diverses  dimensions  et  leur  poids  varie  de  50 
à  C5  livres;  les  plus  grands  ont  3  pieds  5  pouces  de  long, 
13  pouces  de  large  et  2  '/,  pouces  d'épaisseur.  Celle-ci  n'est 
que  la  moitié  de  l'épaisseur  de  la  couche  elle-même,  les  blocs 
étant  sciés  en  deux.  Le  prix  de  ces  derniers  est  assujetti  à  de 
grandes  (luctuations,  selon  les  saisons  de  l'année  et  la  situa- 
tion politique  du  pays;  c'est  ainsi  que,  pendant  mon  séjour 
sur  le  Niger,  la  valeur  des  blocs  d'une  dimension  moyenne, 
varia  de  5,000  à  6,000  kourdi.  L'import  en  est  couvert 


SÉJOUR  DANS  DE  DÉSERT.  103 

exclusivement  en  tourkecU  de  Kano,  de  sorte  que  le  com- 
merce du  sel  entraîne  des  transactions  pour  deux  articles  au 
lieu  d'un.  Le  trafic  du  sel  gemme  s'étend  encore  bien  au 
delà  de  Tombouctou,  même  jusque  Sansandi  et  le  Libtako, 
que  j'avais  visité  précédemment  et  qui  constitue  un  entrepôt 
considérable  pour  ce  produit. 

Un  troisième  article  important  pour  Tombouctou,  est  la 
noix  de  kola  ou  gouro,  qui  forme  l'un  des  plus  grands  objets 
de  luxe  en  Nigritie.  Cette  noix,  fort  semblable  à  une  châ- 
taigne, tient  lieu  de  café  chez  les  indigènes,  qui  l'emploient 
à  l'état  brut,  ce  qui  en  rend  la  mastication  assez  laborieuse  ; 
tous  les  gens  aisés,  pour  leur  premier  déjeuner  et,  comme  le 
disent  les  Haoussaoua,  «  afin  de  détruire  l'amertume  du 
jeûne,  »  en  prennent  une,  en  tout  ou  en  partie.  Ils  servent  ce 
fruit  aux  étrangers  en  signe  de  bienvenue  et  l'offrent  le  plus 
fréquemment  possible  à  leurs  hôtes.  On  pourrait  indubita- 
blement cultiver  le  café  lui-même  dans  ces  contrées,  car  le 
cafier  semble  être  propre  à  un  grand  nombre  de  pays  de 
l'Afrique  centrale.   La  sorte  de  noix  de  kola  qui  arrive  au 
marché  de  Tombouctou,  vient  des  contrées  occidentales 
du  Manding,  qu'arrosent  les  affluents  supérieurs  du  Nigef  ; 
celle  qui  se  trouve  à  Kano  se  tire  de  la  province  septentrio- 
nale de  l'Assianti  voisin.  Les  arbres  qui  produisent  ce  fruit, 
appartiennent  à  diverses  espèces,  telles  que  le  Stercidia 
Acuminata,    qui  porte  la   noix   rouge   qui  s'expédie   vers 
l'Orient,  et  le  Sterculia  Macrocarpa,  dont  le   fruit  blanc 
et  plus  gros  est  celui  que  l'on  trouve  à  Tombouctou  ;  toute- 
fois la  fleur  et  la  feuille  de  ces  deux  arbres  sont  presque 
entièrement  semblables.  On  trie  les  fruits,  pour  la  vente,  en 
trois  ou  quatre  catégories.  J'ai  déjà  eu  plusieurs  fois  l'occa- 
sion de  parler  du  transport  qu'en  opèrent,  du  midi  vers  le 


104  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

Niger  moyen,  les  Mossi  idolâtres,  à  l'aide  de  leurs  excellents 
ânes. 

Les  denrées  de  consommation  journalière  à  Tombouctou, 
ou  du  moins  les  céréales,  arrivent  du  Niger  supérieur,  et 
principalement  de  Sansandi.  Elles  consistent  ordinairement 
en  riz  et  en  sarrasin,  mais  je  ne  suis  pas  à  même,  à  mon 
grand  regret,  d'évaluer  la  quantité  qui  s'en  importe.  L'un  des 
articles  les  plus  recherchés,  après  ces  produits,  est  le  beurre 
préparé  au  moyen  des  fruits  du  Bassia  Butyracea,  qui  sert 
d'huile  à  brûler  et  même  de  condiment  au  beurre  ordinaire, 
du  moins  parmi  la  classe  indigente.  Enfin,  il  vient  encore  à 
Tombouctou  une  quantité  de  menus  articles,  tels  que  le 
poivre  et  le  gingembre,  dont  il  se  fait  une  très  grande  con- 
sommation ;  on  y  reçoit  également  un  peu  de  coton  des  pro- 
vinces Foulbe  les  plus  voisines  de  la  ville,  vers  le  sud-ouest, 
telles  que  celle  de  Djimballa. 

La  partie  la  plus  considérable  de  tout  le  commerce  de 
Tombouctou,  s'effectue  au  moyen  des  caravanes  du  Maroc, 
quoique  les  relations  avec  ce  pays  soient  souvent  interrom- 
pues par  les  discordes  des  tribus  à  demi  barbares  qui  vivent 
sur  la  route.  Les  caravanes  arrivent  ordinairement  à  Tom- 
bouctou vers  le  commencement  de  novembre  et  retournent 
en  décembre  ou  janvier;  mais  elles  n'ont  pas  l'importance 
colossale  que  leur  prêtent  quelques  écrivains  tels  que  Jack- 
son qui,  dans  sa  description  du  Maroc,  leur  donne  jusqu'à 
10,000  chameaux;  je  suis  bien  convaincu,  au  contraire, 
qu'une  de  ces  caravanes  ne  se  compose  que  tout  au  plus,  et 
encore  rarement,  d'un  millier  de  ces  animaux. 

La  voie  du  Maroc  est  toujours  la  plus  importante  pour 
certains  articles  européens,  tels  que  le  drap  rouge,  les  cein- 
tures, les  miroirs,  la  coutellerie  et  le  tabac;  par  contre,  le 


SÉJOUR  DANS  LE  DÉSERT.  iOa 

calicot,  soit  écru,  soit  blanchi,  s'importe  par  Ghadames  sur 
une  échelle  devenue  considérable  depuis  ces  derniers  temps. 
Les  habitants  de  Ghadames  sont  indubitablement  les  princi- 
paux intermédiaires,  dans  tout  le  nord-ouest  de  l'Afrique, 
pour  ce  produit  de  l'industrie  anglaise  \  auquel  l'Alle- 
magne n'a  malheureusement  rien  à  comparer;  aussi  la  plu- 
part des  négociants  aisés  de  Ghadames  ont-ils  à  Tombouctou 
leurs  agents  particuliers.  Toute  la  coutellerie  de  Tombouc- 
tou est  également  de  fabrication  anglaise  et  c'est  en  vain  que 
l'on  chercherait  en  cette  ville  les  rasoirs  styriens,  si  répandus 
sinon  dans  l'Afrique  centrale.  Le  thé  forme  un  article  de 
grande  consommation  parmi  les  Arabes  établis  à  Tombouc- 
tou et  dans  les  environs;  ils  aiment  extrêmement  à  prendre 
une  tasse  de  thé  et  possèdent,  lorsqu'il  est  possible,  un  appa- 
reil complet  pour  la  préparation  de  ce  breuvage  qui  consti- 
tue, ainsi  que  le  sucre,  son  accessoire  obligé  également 
importé  du  Nord,  un  objet  de  consommation  trop  onéreux 
pour  les  indigènes.  Le  port  par  lequel  arrivent  au  Maroc 
toutes  les  marchandises  européennes  que  j'ai  citées,  est  celui 
de  Souera  ou  Mogador  ;  je  ne  puis  malheureusement  évaluer 
la  quantité  de  chacune  d'elles  venant  annuellement  sur  le 
marché  de  Tombouctou.  Je  crois  devoir  faire  remarquer 
encore,  pour  ce  qui  concerne  les  produits  européens  appor- 
tés respectivement  à  Kano  et  à  Tombouctou,  que  ceux  offerts 
par  ce  dernier  marché  sont  moins  abondants,  mais  de  meil- 
leure qualité  que  ceux  qui  se  vendent  à  Kano. 

Parmi  les  articles  dits  arabes,  et  qui  se  fabriquent  en  par- 

*  Tout  le  calicot  que  j'y  vis  portait  le  nom  d'une  seule  et  même  maison 
de  Manchester,  imprimé  en  caractères  arabes.  Cet  article  va  même,  en 
amont  de  Tombouctou,  jusqu'à  Sansandi ,  où  il  concourt  avec  celui  qu'on 
importe  par  la  côte  occidentale. 


106  VOYAGES  EX  AFRIQUE. 

lie  dans  l'Afrique  septentrionale,  nous  devons  citer  les  bur- 
nous, dont  la  confection  est  bien  réellement  due  aux  Arabes 
et  aux  Mores,  mais  au  moyen  d'étoffes  européennes.  Un  pro- 
duit important  qui  ligure  dans  la  même  catégorie,  est  le 
tabac  qui,  malgré  la  fanatique  prohibition  dont  il  est  l'objet, 
se  cultive  sur  une  grande  échelle  dans  le  VVadi  Noun,  situé 
entreles28"et29- lat.  sept,  et  environsousle  10"  degré  long, 
de  Greenwich.  Le  tabac  et  les  dattes  constituent  les  princi- 
paux articles  d'importation  pour  les  marchands  de  l'oasis  du 
Taouat. 

Pour  ce  qui  concerne  l'exportation  à  Tombouctou,  elle  ne 
consistait  guère,  à  l'époque  de  mon  séjour,  qu'en  or,  si  ce 
n'est  en  un  peu  de  gomme  et  de  cire,  tandis  que  l'ivoire  et 
les  esclaves,  pour  autant  que  j'ai  pu  en  juger,  étaient  peu 
demandés.  Notons,  du  reste,  qu'une  partie  considérable  des 
marchandises  exportées  sont  dirigées  vers  Araouan,  sans 
toutefois  s'y  arrêter;  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  ceux  qui 
ont  évalué  à  environ  4000  ^  la  quantité  d'esclaves  exportée 
annuellement  du  Soudan  au  Maroc,  sont  dans  une  profonde 
erreur. 

La  plupart  des  négociants  de  Tombouctou  ne  font  pas  les 
affaires  pour  leur  propre  compte,  mais  sont  de  simples 
agents  de  ceux  de  Ghadames,  de  Sonera,  du  Maroc  et  de 
Fez.  Aussi  leur  position  n'est-elle  pas  comparable  à  celle 
des  négociants  d'Europe,  car  j'ai  la  conviction  qu'aucun 
d'entre  eux  ne  possède  plus  de  10,000  écus   d'Espagne  de 

*  Graberg  de  Ilemso  :  Specchio  di  Marocco,  p.  l-iG.  Cet  écrivain  cite, 
outre  les  esclaves,  comme  articles  d'exportation  de  Tombouctou  au  Maroc  : 
l'ivoire,  les  cornes  de  rhinocéros,  l'encens,  la  poudre  d'or,  des  lingots,  des 
pierres  précieuses,  les  plumes  d'autruche  de  qualité  supérieure,  le  copal, 
le  coton,  le  poivre,  le  cardamone,  l'assa  fœtida  et  l'indigo. 


SEJOUR  DANS  LE  DÉSERT.  107 

fortune,  et  qu'il  n'en  est  même  que  fort  peu  qui  en  aient 
autant.  Il  est  toutefois  de  la  dernière  certitude  qu'il  y  a  là  un 
champ  d'exploration  immense  pour  l'activité  européenne,  en 
vue  de  relever  le  commerce  de  ces  régions,  si  animé  autre- 
fois sous  un  gouvernement  fort,  et  susceptible  encore  d'une 
grande  splendeur;  car  Tombouctou  est  naturellement  de  la 
plus  haute  importance  commerciale,  par  sa  situation  au 
point  où  le  grand  fleuve  occidental  de  l'Afrique,  dans  son 
cours  sinueux,  touche  le  plus  près  la  vaste  oasis  de  l'extrême 
occident  ou  «  Maghreb  El  Aksa  »  du  monde  mahométan,  si 
profondément  enclavée  dans  le  désert.  Toutefois  le  Taouat, 
avec  son  prolongement  du  nord-ouest,  le  Tefilelet  ou  Sidjil- 
messa  du  moyen  âge,  forme  l'intermédiaire  naturel  du  com- 
merce entre  ces  fertiles  et  populeuses  contrées  et  le  nord  ;  et 
qu'il  s'agisse  de  Tombouctou,  de  Walata  ou  de  Ghanata, 
toute  cette  région  constituera  toujours  un  grand  entrepôt 
commercial,  tant  que  les  populations  travailleront  à  l'établis- 
sement des  rapports  internationaux  et  à  l'échange  de  leurs 
produits  respectifs. 

D'un  autre  côté,  les  difficultés  qui  entravent  les  libres 
relations  des  Européens  avec  une  place  comme  Tombouctou, 
sont  indubitablement  fort  considérables.  La  situation  topo- 
graphique de  la  ville,  au  bord  du  désert  et  sur  la  limite 
d'occupation  de  plusieurs  races,  y  rend  extrêmement  difficile 
et  même  presque  impossible  l'établissement  d'un  gouverne- 
ment énergique,  dans  les  conditions  où  se  trouvent  aujour- 
d'hui les  États  indigènes;  en  outre,  Tombouctou  est  placé  à 
une  distance  fort  considérable,  tant  de  la  côte  occidentale 
que  de  l'embouchure  du  Niger.  Dans  les  circonstances 
actuelles,  le  plus  grand  obstacle  est  et  sera  toujours  le  fana- 
tique gouvernement  du  Massina  ;  il  faut  qu'il  soit  renversé  et 


108  VOYAGES  EN  AFRIQUE, 

remplacé  par  une  adrainislration  plus  éclairée  et  plus  active, 
avant  que  l'on  puisse  songer  à  un  développement  quelconque 
des  relations  commerciales  de  ces  contrées  avec  l'Europe. 
Ajoutons  cependant  que  des  entraves  non  moins  grandes 
naissent  du  côté  de  cette  dernière,  car  il  est  incontestable 
que  la  rivalité  politique  et  commerciale  de  la  France  et  de 
l'Angleterre,  rend  encore  plus  inaccessibles  ces  régions, 
entourées  déjà  de  tant  d'obstacles  créés  par  la  nature. 


CHAPITRE   IV. 


V.U.\E  TEMATIVE  DE  DÉPART  ET  RETOUR  VERS  TOMBOLCTOU.  —  DÉPART 
DÉFINITIF.  —  VOYAGE  JUSQU'A  GOGO,  SLR  LA  RIVE  SEPTEATRIO.\ALE 
DU  NIGER. 


Le  19  avril  était  donc  la  date  fixée  par  le  cheik  El  Bakay 
pour  mon  départ.  Il  était  déjà  tard  quand  nous  nous  mîmes 
en  route,  le  cheik  n'ayant  pu,  pour  cette  seule  fois,  renoncer 
à  ses  habitudes  tardives,  et  se  priver  de  faire  la  grasse  mati- 
née ;  il  en  résulta  que,  lorsque  notre  lente  caravane  se  mit 
en  mouvement,  il  était  onze  heures  et  que  la  chaleur  du 
soleil  commençait  à  devenir  accablante. 

Mon  hôte  était  fort  affligé  de  devoir  se  séparer  pendant 
quelque  temps  de  sa  femme  et  de  son  enfant,  qu'il  aimait 
avec  tendresse;  je  m'étais  moi-même  attaché,  de  mon  côté, 
à  ses  deux  autres  fils,  dont  les  jeux  enfantins  avaient  sou- 
vent été  ma  seule  distraction  pendant  les  longues  heures  du 
camp;  ce  fut  donc  avec  une  vraie  tristesse  que  je  les  quittai, 
et  je  pense  qu'ils  se  souviendront  de  leur  ami  Abd  El  Kerim 
pendant  longtemps  encore. 


110  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

La  caravane  se  composait,  outre  mes  chameaux  et  ceux  du 
cheik,  d'un  grand  nombre  d'ânes  appartenant  aux  Gouanin 
et  chargés  de  bandes  de  coton.  Mes  compagnons  étaient  les 
mêmes  que  lors  de  mon  arrivée  à  Tombouctou,  sauf  le 
A\'alati,  qui  m'avait,  comme  je  l'ai  dit  plus  haut,  débarrassé 
de  sa  présence;  quant  au  cheik,  il  était  accompagné  d'un 
certain  nombre  de  ses  écoliers.  Je  me  sentais  heureux,  en 
parlant,  de  pouvoir  faire  les  premiers  pas  démon  retour  vers 
la  patrie,  quoique  je  fisse  un  détour  de  plusieurs  centaines 
de  milles  allemands  en  suivant  le  cours  du  Niger  pour  retra- 
verser ensuite  tout  le  Soudan  central.  Je  nourrissais  l'espoir 
d'arriver  en  quarante  ou  cinquante  jours  à  Sokoto,  ne  me 
doutant  pas  combien  tôt  de  nouveaux  revers  devaient 
venir  interrompre  mon  voyage  et  réduire  tous  mes  projets 
à  néant. 

Notre  première  marche  fut  fort  courte,  car  au  bout  de 
quelques  heures,  j'aperçus  les  premières  tentes  d'un  camp 
d'Arabes.  Nous  nous  y  arrêtâmes  pour  le  reste  de  la  journée 
et,  quoique  tout  retard  me  fût  désagréable ,  je  m'en  conso- 
lai par  la  pensée  que,  de  toute  manière,  nous  avions  com- 
mencé à  nous  mettre  en  route.  Une  partie  des  gens  de  la 
suite  du  cheik  se  trouvaient  encore  dans  un  camp  de  Toua- 
reg, celui  des  Kel  N  Nokounder,  situé  un  peu  plus  au  sud-est 
et  tout  près  de  la  rive  du  fleuve;  il  fut  décidé,  le  lendemain 
matin,  que  nous  irions  les  prendre,  au  lieu  de  leur  envoyer 
des  messagers  pour  les  faire  venir  nous  rejoindre.  Le  détour 
que  nous  fîmes  à  cet  effet,  quoique  fort  regrettable,  servit 
du  moins  à  me  donner  un  nouvel  aperçu,  tout  caractéris- 
tique, de  ces  remarquables  contrées  nigériennes,  et  fut,  par 
conséijuent,  d'un  grand  intérêt  pour  moi. 

Nous  nous  trouvions,  à  cet  endroit,  dans  le  grand  lit  du 


DÉPART  DE  TOMBOUCTOU.  111 

fleuve,  qui  s'étend  vers  l'est  au  midi  de  Kabara,  sur  une  lon- 
gueur de  12  milles  allemands  et  une  largeur  qui  varie  de  i 
à  3  lieues.  Ce  lit,  qu'occupe  le  Niger  lors  de  ses  crues,  est 
borné,  du  côté  des  terres,  par  une  rangée  de  hautes  digues, 
tandis  que  la  rive  normale  du  fleuve  est  presque  générale- 
ment marquée  par  une  série  d'éiiiinences  moins  considé- 
rables, dont  certaines  parties  traversent  même  le  lit  du 
fleuve,  formant  à  leur  tour  une  sorte  de  digues  couvertes 
de  buissons  épais;  ce  lit  est  parcouru  en  outre,  çà  et  là, 
d'embranchements  du  fleuve  semblables  à  des  canaux.  Toute 
cette  partie  de  la  rive  constitue  ainsi  quelque  chose  de  tout 
particulier,  dont  l'aspect  varie  considérablement  selon  les 
époques  de  l'année.  C'est  ainsi  que,  lors  des  plus  hautes 
crues,  on  ne  voit  surgir  que  les  digues  principales,  pareilles 
à  des  îles  et  abordables  seulement  au  moyen  d'embarca- 
tions ;  en  été,  au  contraire,  le  sol  abandonné  par  les  eaux 
est  abondamment  couvert  d'herbes  marécageuses  formant 
des  pâturages  excellents  pour  d'innombrables  troupeaux. 

Telle  était,  en  général,  la  distribution  du  terrain  sur 
lequel  nous  voyageâmes,  dans  la  matinée  du  20  avril,  pour 
nous  rendre  au  camp  des  Kel  N  Nokounder.  Nous  traver- 
sâmes d'abord  un  pays  plat,  encore  inondé  peu  de  jours 
auparavant  et  couvert  de  buissons  de  Cucifera,  d'accacias  et 
autres ,  servant  d'asile  à  de  nombreux  lions.  Quoique  je 
ne  visse  aucun  de  ces  derniers,  je  tiens  pour  digne  de 
croyance  l'assertion  d'après  laquelle  l'espèce  à  laquelle  ils 
appartiennent  est  dépourvue  de  crinière;  d'autre  part,  je 
doute  fort  qu'il  soit  vrai  que  le  vénéneux  euphorbe,  si  abon- 
dant dans  ces  régions,  cause  fréquemment  la  mort  de  ce 
roi  des  animaux,  et  je  pense  que  si  des  lions  ont  péri  de  la 
sorte,  c'est  que  l'on  a  dû  empoisonner  des  viandes  dont  ils 


112  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

se  seront  nourris.  Nous  rencontrâmes  en  route  quelques 
troupes  d'Imoscharh  *  en  marche,  ou  campés  au  bord  du 
grand  lit  du  fleuve.  Nous  laissâmes  nos  bagages  dans  l'un  de 
leurs  camps  et  nous  suivîmes  le  terrain  marécageux  qui 
s'étendait  le  long  du  Niger.  Nous  nous  avançâmes  sur  une 
étroite  langue  de  terre,  abondamment  garnie  de  buissons  de 
palmier  d'Egypte,  et  qui  empiétait  fortement,  vers  le  midi, 
sur  le  sol  marécageux;  nous  traversâmes  ensuite  un  bras  de 
fleuve  peu  profond,  nommé  Amalelle,  et  nous  arrivâmes  aux 
digues  de  la  rive  proprement  dite  du  Niger;  les  gravissant, 
je  saluai  avec  joie  le  beau  fleuve. 

Marchant  le  long  des  digues,  vers  l'ouest,  nous  arrivâmes, 
vers  le  coucher  du  soleil,  au  camp  des  Kel  N  Nokounder,  où 
nous  fûmes  reçus  de  la  manière  la  plus  hospitalière.  Ces 
Touareg  sont  tous  tolba  ou  lettrés,  et  savent  lire  le  Koran; 
quelques-uns  d'entre  eux  écrivent  même  un  peu  l'arabe;  tou- 
tefois aucun  ne  s'est  élevé,  dans  ces  derniers  temps,  aux 
conditions  d'un  vrai  savant  comme  on  l'entend  dans  leur  pays, 
quoique  cette  tribu  ait  pu  s'enorgueillir  autrefois  de  possé- 
der des  hommes  réellement  distingués.  A  ma  grande  sur- 
prise, je  confirmai  chez  ces  Touareg  une  observation  dqjà  faite 
précédemment  :  c'est  que  tous  les  individus  appartenant  à 
la  catégorie  des  tolha,  quoique  ne  puisant  pas,  comme  chez 
nous,  leur  science  dans  les  salles  étroites  d'une  école,  se 
faisaient  remarquer  par  un  teint  plus  pâle  et  des  formes 
moins  musculeuses  qu'il  n'est  ordinaire  parmi  les  Imoscharh. 

Quand  nous  repartîmes,  le  lendemain  matin,  avec  toute 
notre  troupe,  j'étais  loin  de  me  douter  que  j'allais  revenir, 

'  Je  crois  devoir  rappeler  de  nouveau  au  lecteur  que  le  nom  de 
»  Imoscharh,  «  dont  le  singulier  est  »  Amoscharh,  «  est  identique  à  celui 
de  II  ïouareg  «  (sing.  »  Tarki  *). 


DÉPART  DE  TOMBOUCTOU.  113 

et  pour  longtemps,  à  Ernesse,  l'endroit  où  se  trouvait  le 
camp  des  Kel  N  Nokounder.  Conduits  par  des  guides  sûrs  à 
travers  le  pays  marécageux,  et  par  les  plus  courts  chemins, 
nous  arrivâmes  bientôt  au  camp  des  Idenan,  où  nous  avions 
laissé  noire  bagage  la  veille,  puis  nous  allâmes  encore,  à 
quelques  milles  plus  loin,  au  camp  des  Kel  Oulli,  qui 
m'avaient  donné  à  plusieurs  reprises  aide  et  protection  à 
Tombouctou.  Ils  nous  reçurent  à  grand  bruit,  en  entrecho- 
quant leurs  boucliers,  et  nous  firent  un  accueil  dont  l'hos- 
pitalité me  confondit.  Les  Kel  Oulli  sont,  comme  l'indique 
la  traduction  de  leur  nom,  une  tribu  de  chevriers,  gens  peu 
riches;  ils  n'en  abattirent  pas  moins  trois  bœufs  et  une 
vingtaine  de  chèvres  pour  nourrir  notre  troupe  affamée, 
attendu  qu'ils  ne  possédaient  ni  lait,  ni  riz.  Le  camp,  tout 
entouré  d'arbres ,  et  rempli  d'hommes ,  de  chevaux  et  de 
bêtes  de  somme,  offrait,  pendant  ce  festin  nocturne,  un 
spectacle  des  plus  intéressants. 

En  nous  dirigeant  vers  le  camp  des  Kel  Oulli,  nous  nous 
étions  éloignés  du  lit  du  fleuve  pour  gravir  les  hautes  digues 
de  la  rive  extrême;  pendant  la  marche  suivante,  nous  redes- 
cendîmes au  bord  des  marécages  et  nous  arrivâmes ,  à 
5  1/2  lieues  plus  loin,  dans  le  camp  de  l'une  des  deux  tribus 
dont  la  querelle  avait  empêché  leur  chef  commun,  Alkout- 
tabou,  d'arriver  à  Tombouctou  avec  l'armée  des  Aouelim- 
miden  ;  c'était  la  tribu  des  Tarabanassa,  dont  le  chef  était 
Teni  ou  E'  Teui.  Je  vis  pour  la  première  fois,  en  cet  endroit, 
ces  Touareg  orientaux  sur  leur  propre  territoire,  et  mon 
attention  fut  bientôt  éveillée  par  la  comparaison  que  je  fis 
de  leur  air  noble,  de  leur  physionomie  et  de  leur  costume, 
avec  ceux  de  leurs  frères  des  environs  de  Tombouctou.  Ils 
portaient,  comme  ornement,  de  jolies  petites  boites  d'élain 


114  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

oucle  cuivre,  ainsi  qu'un  collier  qui  leur  retombait  sur  la  poi- 
trine et  qui  se  composait  d'un  grand  nombre  d'anneaux  blancs 
en  os  d'ayou  [Monatus  Vogelii),  ce  grand  poisson  qui  semble 
abonder  dans  le  grand  embranchement  occidental  du  Niger, 
comme  dans  le  Benouë.  Tous  étaient  armés,  en  signe  de 
leur  naissance  iîoble  et  libre ,  d'épieux  de  fer  et  de  longues 
épées;  les  Touareg  tributaires  ou  subjugués,  ainsi  que  les 
tribus  qui  n'ont  pas  conservé  dans  toute  sa  pureté  le  sang 
berbère,  ne  peuvent  porter  qu'un  poignard  et  une  lance  de 
bois. 

C'était  du  cheik  que  dépendait  la  solution  du  différend 
qui  avait  éclaté  entre  les  deux  tribus;  ce  fut  pourquoi  nous 
dûmes  passer  deux  jours  au  camp  de  Teni ,  qui  nous  traita 
du  reste  aussi  mal  que  les  autres  Touareg  nous  avaient,  jus- 
qu'alors ,  reçus  avec  hospitalité.  Sous  d'autres  rapports 
encore,  ce  séjour  au  camp  fut  fâcheux  pour  moi  ;  en  effet, 
comme  il  s'y  trouvait  également  une  partie  des  Kel  Hekikan, 
ces  infâmes  larrons  qui  seuls,  parmi  les  Touareg,  avaient 
toujours  mal  agi  envers  moi ,  j'eus  avec  un  de  leurs  chefs,  à 
propos  de  religion,  une  violente  dispute  qui  faillit  entraîner 
pour  moi  les  plus  graves  conséquences.  Ce  fut  donc  avec 
une  joie  véritable  que  je  vis  arriver,  le  25  avril,  le  moment 
du  départ. 

Le  camp  qui  formait  le  but  de  notre  nouvelle  marche  était 
situé  non  loin  du  Niger,  et  nous  n'eûmes  pas  peu  de  peine  à 
y  arriver,  à  travers  le  pays  marécageux,  en  partie  couvert  de 
bois  épais.  L'endroit  se  nommait  Taoutilt,  et  le  chef  de  la 
tribu,  Ouordha.  Ces  Touareg  étaient  occupés  à  passer  une 
partie  de  leur  bagage  sur  une  petite  île  du  Niger  où  campait 
un  autre  chef  Tarki  portant  le  nom  biblique  de  Saul ,  et  de 
laquelle  les  bords  étaient  couverts  de  nombreux  troupeaux 


DÉPART  DE  TOMBOUCTOU.  115 

de  bêtes  à  cornes.  Ce  fut  là  que  je  pus  me  convaincre  du 
changement  de  vie  des  Touareg  depuis  qu'ils  ont  quitté  leurs 
fertiles  vallées  du  désert,  pour  les  marécageuses  contrées  et 
les  îles  du  Niger.  Tandis  qu'ils  traversaient  autrefois  en  fli- 
bustiers le  désert  aride,  ils  passent  aujourd'hui,  avec  leurs 
troupeaux,  d'une  rive  à  l'autre,  genre  d'existence  qui  les  a 
forcés  de  renoncer  presque  entièrement  au  chameau,  cet 
ancien  élément  de  leur  vie  nomade. 

Nous  ne  voyions  devant  nous  que  deux  embranchements 
du  Niger,  le  fleuve  lui-même  étant  encore  éloigné  de  1  à 
1  4/2  lieue.  Nous  nous  installâmes  au  bord  de  l'eau,  sous 
de  beaux  et  grands  arbres ,  où  des  visites  du  camp  voisin  et 
les  récits  du  grêle  et  bienveillant  Ouordha  nous  procurèrent 
d'amples  distractions.  Ce  chef  avait  assisté,  dans  sa  jeunesse, 
à  l'attaque  doni  Muugo  Park  avait  été  victime  en  1806,  près 
d'Egedesch,  de  la  part  des  Iguadaren  ;  cet  héroïque  voyageur 
vit  encore  dans  le  souvenir  de  tous  les  vieillards  riverains  du 
Niger  moyen  (Eghirroï),  non  seulement  par  son  nom,  mais 
par  sa  singulière  apparition  dans  une  embarcation  bizarre 
aux  voiles  blanches',  vêtu  d'un  long  habit,  d'un  chapeau 
de  paille  et  d'énormes  mitaines.  Le  mystérieux  navigateur, 
qui  avait  construit  son  bateau  à  Sansandi,  avait  fait  halte 
près  de  Bamba  pour  y  acheter  quelques  poulets  et  s'était  vu 
attaqué  par  les  Touareg,  un  peu  plus  bas  sur  le  fleuve,  à 
peu  de  distance  d'Egedesch.  Ouordha  prétendait  que  ses 
compatriotes  avaient  tué  deux  chrétiens  parmi  les  hommes 
de  l'équipage  de  Park;  mais  c'est  encore  une  erreur,  car  il 
est  avéré  que  deux  de  ces  quatre  hommes  courageux  ne 
périrent  que  plus  tard;  en  effet,  retranchés  dans  le  bateau 
garni  de  cuir  de  bœuf,  qui  constituait  leur  seule  demeure, 
leur  unique  moyen  de  défense  et  de  salut,  ils  suivirent  pen- 


116  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

dant  plusieurs  centaines  de  milles  le  vaste  et  dangereux 
fleuve,  pour  eux  inconnu,  qui  passait,  entrecoupé  de  nom- 
breux récifs  et  de  rapides  impétueux,  entre  deux  tribus  hos- 
tiles, et  allèrent  succomber  à  leur  héroïque  entreprise,  pro- 
bablement au  delà  même  de  Gogo. 

Parmi  les  visiteurs  qui  nous  arrivèrent  des  camps  voi- 
sins, se  trouvaient  de  nombreux  Oiiëlad  Molouk,  petits 
hommes  trapus,  au  teint  clair,  au  front  élevé,  signe  parti- 
culier aux  Berbères,  et  aux  traits  pleins  d'expression.  Quel- 
ques-uns d'entre  eux  cependant  étaient  atteints  d'une 
affection  terrible,  consistant  en  des  tumeurs  cancéreuses 
qu'ils  attribuaient  à  la  mauvaise  qualité  des  eaux  et  qui, 
chez  deux  de  ces  individus ,  avaient  envahi  une  grande  par- 
tie de  la  face.  Saiil,  le  chef  des  Kel  Tamoulaït,  arriva  à 
son  tour  de  son  île,  pour  nous  visiter -y  c'était  un  homme 
fier,  à  la  haute  taille.  Le  lendemain  matin,  lorsque  nous 
préparions  notre  bagage,  il  arriva  de  nouveau,  et  resta  long- 
temps assis  à  côté  de  moi,  m'observant  en  silence.    ' 

Continuant  notre  route,  nous  suivîmes  les  sinuosités  du 
fleuve ,  qui  s'élargissait  parfois  d'une  manière  considé- 
rable pour  se  dérober  ensuite  de  nouveau  à  notre  vue,  der- 
rière les  digues  de  sable.  Nous  rencontrâmes  bientôt  un 
Amoscharh  magnifique,  à  l'aspect  noble,  montant  le  plus 
haut  meheri  que  j'eusse  jamais  vu.  C'était  Ouordhougou, 
beau-père  du  vieux  Ouordha,  ami  fidèle  d'El  Bakay  et  le 
plus  vaillant  des  Touareg  méridionaux  (qui  comprennent  les 
Aouelimmiden ,  les  Jguadaren  et  les  Tademekket).  Ouor- 
dhougou était,  comme  je  viens  de  le  dire,  un  très  bel  homme, 
apparemment  doué  d'une  grande  force  musculaire;  on  me 
cita  de  lui  maints  traits  de  bravoure  qui  rappellent  les  plus 
beaux  jours  de  la  chevalerie  chrétienne  et  arabe.  Ce  fut 


DÉPART  DE  TOMBOUCTOU.  117 

ainsi  que  lors  de  la  reprise  de  Goundam  par  les  Touareg 
sur  les  Foulbe,  il  sauta,  dit-on  de  son  cheval  sur  le  mur 
d'enceinte,  et,  se  défendant  seul  au  moyen  de  son  bouclier 
contre  les  épieux  de  ses  nombreux  ennemis,  il  ouvrit  le 
chemin  de  la  ville  à  ses  compagnons.  Quelques  jours  aupa- 
ravant, il  avait  abattu,  à  lui  tout  seul,  dix  ou  douze  hommes 
armés  de  la  suite  du  chef  Teni,  par  lesquels  il  avait  été 
attaqué.  Sous  la  conduite  de  ce  vaillant  guerrier  et  de  son 
jeune  frère ,  nous  ne  tardâmes  pas  à  atteindre  le  but  de 
notre  marche  de  ce  jour,  c'est  à  dire  une  localité  nommée 
Iseberen  ou  Iseberaten,  ainsi  appelée  à  cause  de  deux  digues 
de  sable  qui  s'y  élèvent  isolées,  sur  la  plate  et  sablonneuse 
rive  du  Niger. 

En  cet  endroit  campait  Achbi,  le  chef  des  Iguadaren,  et 
le  second  de  ceux  qui  avaient  refusé  obéissance  à  leur  chef 
suprême,  Âlkouttabou.  Trois  ou  quatre  jours  s'y  passèrent 
en  négociations  oiseuses  entre  Achbi  et  le  cheik  ;  car  Achbi 
persistait  dans  son  attitude  insoumise  et  refusait  opiniâtre- 
ment de  restituer  aux  tribus  placées  sous  la  protection 
d'Alkoullabou,  ce  qui  leur  avait  été  violemment  enlevé  par 
les  siens.  Sa  querelle  avec  ces  dernières  n'£tait  que  la  con- 
séquence des  intrigues  de  Hammadi  et  des  Foulbe ,  qui 
cherchaient  à  anéantir  par  là  l'influence  politique  du  cheik, 
basée  principalement  sur  son  alliance  avec  le  chef  des 
Aouelimmiden.  Achbi  semblait  fermement  résolu  à  suivre 
les  suggestions  de  Hammadi,  en  se  jetant  dans  les  bras 
des  Foulbe  et  de  leur  chef,  le  sultan  de  Hamd  AUahi  ;  il  fit 
naître  par  là  des  complications  de  toute  espèce,  à  la  suite 
desquelles,  peu  après  mon  départ  définitif  de  ces  contrées, 
éclata  une  guerre  sanglante ,  suivie  de  l'occupation  de  Tom- 
bouctou  par  une  nombreuse  armée  des  Foulbe  du  Massina; 

T.  IV.  9 


M8  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

ce  ne  fut  que  vers  la  fin  de  1855  qu'il  fut  fait  un  nouveau 
compromis  entre  le  clieik  et  les  envahisseurs. 

Cette  conduite  d'Achbi  ne  tarda  pas  à  exercer  sur  notre 
voyage  une  triste  influence  et  faillit  me  mettre  moi-même 
dans  une  situation  des  plus  critiques.  Le  cheik  El  Bakay 
put  constater,  avec  l'inquiétude  la  plus  profonde,  que  ses 
anciens  alliés  étaient  devenus  les  complices  de  ses  ennemis; 
en  efTet,  Achbi  était  prêt  à  marcher  avec  toute  sa  tribu  vers 
l'ouest,  pour  aller  grossir  l'armée  des  Foulbe.  D'un  autre 
côté,  nous  vîmes  arriver  un  courrier  envoyé  par  Sidi 
Mohammed,  que  le  cheik  avait  laissé  en  son  absence  à  Tom- 
bouctou,  demandant  à  El  Bakay,  de  la  part  de  son  frère , 
une  entrevue  privée.  En  présence  de  ces  circonstances,  il  ne 
restait  à  mon  protecteur  qu'à  retourner  à  Tombouctou. 

Cette  situation  devait  m'émouvoir  profondément  et  me 
remplir  des  plus  sérieuses  inquiétudes  au  sujet  de  ma  propre 
sécurité.  Sans  nul  doute,  je  me  trouvais  exposé  à  des  dan- 
gers plus  grands  que  jamais,  en  rentrant  à  Tombouctou 
dans  des  conditions  pires  que  par  le  passé.  Je  mis  donc 
tout  en  œuvre  pour  obtenir  de  mon  protecteur  la  permis- 
sion de  poursuivre  mon  voyage ,  en  compagnie  de  ses  éco- 
liers et  de  ses  amis  dont  il  m'avait  promis  la  conduite; 
mais  le  cheik  refusa  obstinément  d'y  consentir.  Pour  mettre 
le  comble  aux  misères  de  ma  situation,  il  arriva,  ce  même 
jour,  la  nouvelle  que  les  Français  avaient  complètement 
battu,  dans  l'Algérie  méridionale,  la  tribu  des  Scliaamba  et 
s'étaient  avancés  jusqu'à  Ouarghela  et  Metlili.  Il  s'en  était 
suivi  une  crainte  générale  que  ces  étrangers  exécrés  ne 
gagnassent  du  terrain;  peu  de  jours  après,  tandis  que  nous 
rebroussions  chemin  vers  l'ouest ,  cette  nouvelle  non  seule- 
ment se  confirma,  mais  nous  apprîmes  que  Ouarghela.  cet 


DÉPART  DE  TOMBOUCTOV.  119 

ancien  centre  du  commerce  le  plus  étendu  avec  la  Nigritie, 
était  tombé  au  pouvoir  des  l'rançais  ;  en  conséquence,  le 
cheik  caressa  pendant  quelque  temps  le  projet  d^ rassembler 
toutes  les  forces  militaires  des  Aouelimmiden  et  du  Taouat, 
pour  marcher  contre  les  conquérants.  Sur  mon  conseil,  il 
renonça  à  ce  plan  aventureux ,  mais  il  crut  devoir  envoyer 
aux  Français  une  lettre,  par  laquelle  il  leur  défendait 
d'avancer  davantage  vers  le  sud  et  de  pénétrer  dans  le 
désert.  Il  ne  pouvait  manquer,  en  présence  de  ces  circon- 
stances et  d'une  foule  d'autres  qui  y  avaient  rapport,  que 
ma  visite  ne  fût  considérée  comme  un  fait  corrélatif  à  la 
marche  de  l'armée  française,  en  un  mot,  que  je  ne  fusse 
pris  pour  un  espion  français.  Je  n'en  devais  redouter  que 
d'autant  plus  le  retour  à  Tombouctou. 

Le  30  avril  fut  le  jour  tristement  mémorable  où,  livré 
aux  pensées  les  plus  sombres,  je  repris  ma  marche  vers 
l'ouest.  Il  me  fut  impossible  de  cacher  l'état  de  mon  âme  à 
mon  protecteur,  qui  fit  tout  ce  qu'il  put  pour  me  tranquil- 
liser; au  moment  du  départ,  il  vint  encore  auprès  de  moi, 
s'excusant  de  devoir  céder  à  la  nécessité  en  sacrifiant  mon 
intérêt  personnel  à  celui  de  tous.  Silencieux,  je  marchais  à 
cheval,  à  la  tête  du  cortège,  et  l'aspect  du  fleuve,  dont  nous 
suivions  la  rive,  ranimait  seul  mon  courage  abattu.  Nous 
tenant  plus  près  des  digues  qu'en  arrivant,  nous  atteignîmes 
bientôt  notre  précédente  station  de  Taoutilt  et,  à  quelques 
lieues  plus  loin,  un  village  nommé  Erassar,  où  s'étaient 
campés  les  Iguadaren.  Xous  y  restâmes  deux  jours,  à  un 
endroit  sans  ombre,  malsain  et  situé  entre  deux  marais,  à 
environ  d,200  pas  du  fleuve;  ces  deux  jours  se  passèrent 
encore  en  négociations  infructueuses.  Les  bas-fonds  maré- 
cageux qui  me  servirent  fréquemment,  à  celte  époque,  de 


i20  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

lieu  de  campement,  me  donnèrenl  un  rhumatisme  aigu  dont 
je  souffris  beaucoup,  plus  tard,  au  Bornou,  et  qui  m'est 
revenu  plusieurs  fois  depuis  mon  retour  en  Europe. 

Tous  les  efforts  que  fil  le  clieik  pour  amener  Aclibi  à  rési- 
piscence, furent  infructueux,  et  l'opiniâtre  chef  des  Igua- 
daren  leva  le  camp  pour  poursuivre  sa  roule  vers  l'ouest,  oii 
il  espérait  trouver  des  alliés  et  des  protecteurs  nouveaux. 
Nous  le  suivîmes ,  en  ce  sens  que  nous  nous  joignîmes  aux 
Kel  Gogi ,  qui  formaient  la  subdivision  des  Iguadaren  à 
laquelle  appartenait  Achbi  lui-même.  Après  deux  marches 
assez  courtes,  nous  fîmes  une  nouvelle  halte  de  plusieurs 
jours  au  milieu  des  bas-fonds  marécageux  situés  près  du 
fleuve  ;  heureusement  il  s'y  trouvait  une  éminence  où  je 
piaulai  ma  tente  et  d'où  je  pus  voir,  au  delà  du  Niger,  la 
province  d'Aribinda,  formant  un  fond  charmant  à  ce  majes- 
tueux tableau.  La  situation  élevée  où  je  me  trouvais,  me 
permit  non  seulement  de  jouir  de  ce  beau  spectacle,  mais  eut 
encore  pour  nous  une  utilité  d'ordre  essentiel.  Dès  la  veille, 
4  mai ,  un  violent  orage  accompagné  de  fortes  averses,  nous 
avait  annoncé  le  commencement  de  la  saison  des  pluies. 
Mes  compagnons,  qui  m'avaient  constamment  donné  l'assu- 
rance que,  malgré  tous  les  relards,  je  serais  arrivé  à  Sokoto 
avant  celle  époijue,  cherchèrent  à  me  rassurer  en  disant  que 
cet  orage  était  un  phénomène  se  rattachant  à  des  circon- 
stances astronomiques;  mais  un  fort  ouragan ,  qui  éclata  le 
lendemain  dans  l'après-midi  et  qui  faillit  emporter  ma  tente, 
prouva  bien  que  la  saison  falale  avait  bien  réellement  com- 
mencé, et  dans  toute  sa  rigueur  ;  la  tempête  ne  cessa  que 
par  une  pluie  torrentielle  de  deux  heures,  qui  convertit  en 
un  vaste  lac  toute  la  plaine  autour  de  notre  pctile  colline. 

Nous  restâmes  cinq  jours  en  cet  endroit,  et  ce  fut  un  bon- 


DÉPART  DE  TOMBOLCTOU.  121 

heur  que  les  distractions  ne  me  manquèrent  pas,  dans  l'état 
d'abattement  moral  où  je  me  trouvais.  J'étais  entré  en  rap- 
ports d'amitié  avec  quelques  Iguadaren ,  et  je  dus  à  ces 
nouveaux  compagnons  maintes  révélations  intéressantes  et 
instructives.  Je  fus  surpris  de  rencontrer  si  fréquemment, 
dans  celte  tribu,  les  noms  de  Schamuël,  Saiil  et  Daniel, 
tandis  qu'ils  ne  se  trouvent  pas,  que  je  sache,  chez  les 
Arabes;  je  crois  découvrir  dans  cette  circonstance  l'exis- 
tence d'un  rapport  étroit  entre  ces  tribus  berbères  et  les 
Chananéens.  C'était  un  fort  beau  spectacle  que  celui  de 
toutes  les  subdivisions  des  Tguadaren  passant  près  de  ma 
lente;  car  toute  la  tribu,  hommes,  femmes  et  enfants  sui- 
vait son  chef  vers  l'occident.  Ce  qui  m'intéressa  le  plus,  ce 
furent  trois  femmes  de  haute  naissance,  appartenant  à  la 
tribu  des  Kel  Hekikan,  et  qui  se  trouvaient  à  la  tête  du  cor- 
tège. Elles  étaient  assises  sur  leurs  chameaux,  dans  une 
sorte  de  cage  ouverte  devant  et  derrière ,  comme  le  montre 
la  vignette;  la  tête  et  le  cou  des  montures  étaient  abondam- 
ment garnis  de  houppes  de  cuir;  les  voyageuses  elles-mêmes 
étaient  de  bonne  apparence  et  douées  de  formes  bien  pleines; 
leur  costume  était  extrêmement  simple. 

Le  ÎOmai,  nous  continuâmes  notre  malheureuse  marche 
rétrograde.  Laissant  à  notre  gauche  les  blanches  digues 
d'Oule  Teharge,  les  plus  hautes  de  cette  partie  de  la  rive, 
que  j'avais  déjà  remarquées  dès  notre  dernière  station,  nous 
arrivâmes  bientôt  à  l'em.branchement  du  fleuve  nommé 
Amalelle,  que  nous  avions  déjà  suivi  pour  nous  rendre 
auprès  des  Kel  N  Nokounder,  à  Ernesse.  Nous  fimes  en 
cet  endroit  une  nouvelle  halte,  et  les  Touareg  s'établirent 
dans  le  bas-fond  marécageux,  tandis  que  je  déployais,  au 
contraire,  ma  tente  sur  les  digues  couvertes  de  talha  et  de 


122  VOYAGES  EN  AFUIQUE. 

siwak.  Étendu  à  l'ombre,  je  pus  contempler  le  spectacle 
varié  du  pays  environnant;  au  pied  des  digues  s'étendait  le 
camp  de  nos  amis,  aux  lentes  de  cuir,  de  dimensions 
diverses,  en  partie  ouvertes  de  manière  à  ce  que  je  pusse  y 
plonger  mes  regards;  au  fond,  je  voyais  l'embranchement 
Amalelle,  alors  presque  à  sec,  qu'animait  du  bétail  au  pâtu- 
rage, plongé  parfois  dans  l'eau  jusqu'à  mi-corps;  plus  loin, 
c'était  un  épais  rideau  d'arbres,  principalement  de  palmiers 
d'Egypte,  puis  enfin  les  digues  blanches  d'Ernesse,  derrière 
lesquelles  apparaissait  encore,  brillante,  une  étroite  bande 
du  fleuve.  Le  tout  offrait  l'ensemble  caractéristique  d'un 
paysage  nigérien ,  traversé  par  des  embranchements  d'eaux 
mortes  et  des  bras,  presque  desséchés  alors,  du  grand  fleuve 
lui-même. 

Après  mûre  réflexion,  le  cheik  avait  enfin  décidé  que  je 
me  rendrais  à  Ernesse  avec  son  neveu,  Mohammed  Ben 
Chotlar,  la  plupart  de  ses  écoliers  et  sa  suite.  Je  pris  donc, 
le  lendemain  matin,  congé  de  nos  amis  Iguadaren,  aux- 
quels je  m'étais  réellement  attaché,  et  je  partis  avec  presque 
tout  l'entourage  du  cheik  pour  l'endroit  en  question,  oii  je 
devais  attendre  son  retour  de  Tombouctou.  Je  compris  que 
mon  attente  ne  serait  pas  longue ,  car  El  Bakay  me  laissa 
non  seulement  ses  écoliers  favoris,  mais  encore  sa  cuisi- 
nière, la  fidèle  Diko,  des  services  de  laquelle  mon  excellent 
ami  et  protecteur,  comme  je  le  savais  bien,  ne  pouvait  guère 
se  passer  longtemps. 

Pendant  cette  courte  marche,  j'eus  encore  occasion  d'étu- 
dier le  caractère  particulier  de  cette  contrée  fluviale,  aux 
embranchements  nombreux  et  aux  vastes  marécages.  Ces 
derniers  étaient  devenus  beaucoup  moins  humides  que  lors 
de  notre  passage  le  20  et  le  21  avril,  les  eaux  s'étant  consi- 


DEPART  DE  TOMBOUCTOU.  123 

dérablement  retirées;  nous  arrivâmes  donc  sans  difficulté 
au  camp  de  Kel  N  >'okounder  à  Ernesse,  où  je  reçus  dès 
mon  arrivée ,  en  signe  de  bienvenue  ,  une  tasse  d'eau  de 
ghoussoub. 

Ernesse  était  un  excellent  emplacement  pour  un  camp; 
l'air  y  était  pur  et  salubre,  mais  la  localité  ne  consistait 
qu'en  un  étroit  sommet  de  digue  borné  au  nord  par  un 
marais  dont  le  bord  était  couvert  de  la  plus  abondante 
végétation,  parmi  laquelle  se  trouvaient  des  plantes  grim- 
pantes et  des  buissons  de  palmier  d'Egypte.  Cet  épais  fourré 
était  un  repaire  de  nombreux  animaux  sauvages ,  surtout 
de  lions,  très  abondants  sur  la  limite  des  régions  habitées, 
tandis  qu'ils  sont ,  au  contraire ,  extrêmement  rares  dans 
les  contrées  bien  peuplées  de  la  Nigritie.  Les  hôtes  du  camp 
me  firent  une  description  très  animée  d'une  lutte  nocturne 
qui  avait  eu  lieu,  deux  jours  auparavant,  entre  deux  lions 
se  disputant  une  lionne.  Le  Niger,  fort  large  à  cet  endroit, 
enserrait  une  grande  île  plate,  nommée  Bagagoungou  (litté- 
ralement «  île  des  hippopotames  »),  ainsi  qu'une  autre  île 
moins  considérable;  il  nous  fut  impossible  d'arriver  jusqu'au 
bord  du  fleuve,  à  cause  d'une  sorte  de  hautes  herbes  pour- 
vues d'épines  fort  dangereuses. 

11  avait  bien  été  décidé  que  nous  attendrions  en  cet 
endroit  le  cheik;  mais  dès  le  second  matin,  les  Kel  N 
Nokounder  semblèrent  ne  pas  se  soucier  d'héberger  indéfi- 
niment une  aussi  nombreuse  compagnie,  et  tentèrent  de  se 
débarrasser  de  nous  sous  main.  Sans  mot  dire,  ils  plièrent 
bagage  au  petit  jour  et  se  mirent  en  route.  Heureusement 
ils  marchaient  vers  l'est,  direction  dans  laquelle  je  les  aurais 
volontiers  suivis  jusqu'au  bout  du  monde  ;  et  tandis  que  les 
écoliers  du  cheik  se  mettaient  à  leur  poursuite  pour  les 


124  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

retenir,  je  fis  mes  malles  en  un  tour  de  main  et  je  me  mis 
en  marche,  le  long  des  étroites  digues  de  sable  que  nous 
avions  suivies  pour  arriver. 

Au  bout  de  peu  de  temps  les  digues  s'abaissèrent  et  se 
couvrirent  plus  ou  moins  de  plantes,  parmi  lesquelles  je 
remarquais  d'abord  la  coloquinte,  puis  l'Asclepias  Gigantea 
et  un  Cucifera  bleu;  plus  loin  elles  disparurent,  et  nous 
arrivâmes  à  un'  endroit  oii  la  rive  abaissée  servait ,  Tors  des 
des  grandes  crues ,  de  communication  entre  le  fleuve  et  le 
bas-fond  marécageux  qui  s'étendait  derrière  les  digues.  Le 
fleuve,  à  cet  endroit,  décrivait  une  belle  courbe  vers  le  sud- 
est  et,  suivant  la  rive  basse,  abondamment  couverte  de 
byrgoii  et  de  longs  roseaux,  nous  arrivâmes  aux  hautes 
digues  d'Oule  Teharge,  au  point  culminant  desquelles  les 
N  Nokounder  établirent  leur  camp.  C'était  encore  un  excel- 
lent lieu  de  campement  qui  off'rait  une  vue  magnifique  sur  le 
fleuve,  situé  à  150  pieds  au  dessous;  en  efîet,  comme  on 
y  plongeait  sur  la  courbe  du  majestueux  Niger  vers  le  midi, 
ses  eaux  ofl'raient  l'aspect  d'un  vaste  lac  où  les  hautes  digues 
semblaient  s'avancer  comme  un  promontoire,  isolées  qu'elles 
étaient,  vers  l'orient,  par  un  bras  du  fleuve,  débouchant  du 
verdoyant  marécage.  Les  indigènes  prétendaient  que,  même 
pendant  la  plus  grande  sécheresse,  le  Niger  était  navigable 
à  peu  de  distance,  ce  que  sa  grande  largeur  ne  rend  nulle- 
ment invraisemblable.  Vers  la  rive  opposée,  se  trouvait  une 
île  basse  et  très  herbue,  tandis  que,  de  notre  côté,  s'en  trou- 
vait une  autre,  assez  étroite,  séparée  de  la  rive  par  un  petit 
canal  où  croissaient  de  magnifiques  bijrgou.  Ce  canal  était 
rempli  de  crocodiles,  dont  quelques-uns  n'avaient  pas  moins 
de  18  pieds  de  long,  c'est  à  dire  la  plus  grande  dimension 
que  je  constatai,  en  Afrique,  chez  cet  amphibie.  Nageant 


DÉPART  DE  TOMBOUCTOU.  125 

presque  à  fleur  d'eau,  ils  menaçaient  au  dernier  point  le 
bétail  qui  paissait  les  hautes  herbes  de  la  rive,  et,  dès  le  pre- 
mier jour,  ils  ravirent  ainsi  deux  vaches  à  nos  hôtes.  Ce 
dommage  ne  fut  malheureusement  pas  le  seul  qu'ils  nous 
causèrent,  car  un  homme  qui  était  occupé  à  couper  du 
byrgou  pour  mes  chevaux,  eut  le  pied  presque  entièrement 
enlevé  par  un  de  ces  monstres  voraces. 

ISos  fugaces  amis,  voyant  notre  opiniâtreté,  semblèrent  se 
résigner  à  leur  sort;  du  moins  firent-ils  halte  sur  les  hautes 
digues  d'Oule  Teharge.  La  belle  situation  de  notrcnouveau 
camp  ne  suffisait  pas  cependant  à  notre  bien-être  matériel, 
et  nos  hôtes  ne  nous  pourvoyant  que  médiocrement  de  nour- 
riture, mes  compagnons  attendaient  avec  autant  d'impa- 
tience que  moi-même  des  nouvelles  du  cheik.  Mes  propres 
provisions  de  voyage  allaient  à  leur  fin ,  et  j'avais  envoyé 
d'Ernesse  à  Tombouctou  l'un  de  mes  plus  fidèles  serviteurs 
pour  les  y  renouveler.  Il  revint,  le  14  mai,  et  se  vit  aussitôt 
assailli  de  tous  côtés  par  des  gens  avides  de  nouvelles. 
Arrivé  dans  la  ville  au  coucher  du  soleil,  il  s'était  hâté  de 
se  pourvoir  du  nécessaire  pour  retourner  ensuite  au  camp 
du  cheik  le  plus  tôt  possible;  car  dès  que  son  arrivée  à 
Tombouctou  et  le  retour  d'El  Bakay  avaient  été  connus,  la 
plus  grande  exaltation  s'était  emparée  des  habitants  de  la 
ville,  qui  croyaient  que  j'étais  revenu  moi-môme  parmi 
eux;  c'était  au  point  que  l'on  avait  fait  battre  sur-le-champ 
la  caisse  d'alarme.  Mon  domestique  n'apportait  malheureu- 
sement aucune  nouvelle  du  cheik  lui-même,  ayant  quitté 
de  grand  matin  le  camp  de  ce  dernier  sans  l'avoir  vu  ;  par 
contre,  il  me  confirma,  ce  que  j'avais  déjà  appris,  qu'il  était 
arrivé  des  lettres  pour  moi. 

Le  17  mai,  vers  midi,  tout  Iç  camp  fut  mis  en  joyeux 


126  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

émoi  par  l'arrivée  de  deux  individus  de  la  suite  du  cheik. 
Ils  nous  annoncèrent  que  mon  protecteur  était  non  seule- 
ment reparti  vers  l'orient,  mais  qu'il  nous  avait  même 
devancés  et  se  trouvait  déjà  au  bord  septentrional  du  maré- 
cage qui  s'étendait  derrière  notre  camp.  Celle  bonne  nouvelle 
nous  mit  dans  une  jubilation  complète  et  en  un  instant 
notre  bagage  fut  chargé  sur  le  dos  des  chameaux  ;  mais  il 
nous  fallut  mettre  un  frein  à  notre  impatience,  car  nous 
devions  faire  un  grand  détour  pour  quitter  ces  digues,  pla- 
cées presque  comme  des  îles  entre  des  marécages  profonds 
et  bornés  vers  l'orient  par  un  cours  d'eau  qu'il  ne  nous 
fallait  pas  songer  à  traverser  avec  nos  bêtes  de  somme 
lourdement  chargées.  Après  trois  heures  de  marche ,  nous 
nous  retrouvions  de  l'autre  côté,  mais  à  très  peu  de  distance 
du  camp  que  nous  avions  quitté,  et  il  nous  fallut  ensuite 
beaucoup  de  temps  pour  nous  frayer  un  chemin  à  travers  le 
pays  accidenté  et  couvert  de  buissons,  oîi  nous  devions 
retrouver  le  cheik.  Lorsqu'enfin  nous  aperçûmes  le  camp  du 
cheik,  nous  mîmes  nos  chevaux  au  galop  et  je  trouvai  mon 
digne  ami  sommeillant  à  l'ombre  d'un  siivak,  sans  que  le 
bruit  de  nos  chevaux  l'eût  réveillé. 

En  attendant  que  le  cheik  sortît  de  son  assoupissement, 
je  m'assis  sous  un  arbre  voisin  et  je  m'abandonnai  à  de 
joyeuses  pensées  de  retour  au  pays;  car  je  pouvais  espérer 
désormais,  après  tant  de  déceptions  amères  et  de  retards  qui 
avaient  soumis  ma  patience  à  de  si  rudes  épreuves,  pouvoir 
enfln  partir  en  réalité.  Mon  ami  s'étant  réveillé,  je  me  pré- 
sentai à  lui;  il  me  reçut  avec  un  doux  sourire,  en  me  disant 
qu'il  était  prêt  à  m'accompagner  sans  nouveau  relard  ni 
empêchement  quelconque.  El  Bakay  me  remit  en  même 
temps  un  paquet  de  lettres  et  d'autres  papiers  ;  il  s'y  trou- 


DÉPART  DE  TOMBOUCTOU.  127 

vait  les  copies  de  deux  dépêches  de  lord  John  Russell,  en 
date  du  19  février  1853,  un  écrit  de  lord  Clarendon,  du  24 
du  même  mois,  une  lettre  du  chevalier  Bunsen,  une  du 
consul  anglais  à  Tripoli  et  enfin  deux  autres  de  l'agent  anglais 
au  Fezzan.  Le  paquet  ne  renfermait  aucune  missive  de  ma 
famille,  ni  de  mes  amis,  mais  seulement  encore  deux  numé- 
ros du  Galignams  Messenger  et  YAthenœum  du  19  mars  1853. 

Je  pourrais  difficilement  exprimer  la  joie  que  me  causè- 
rent ces  nouvelles  d'Europe,  mais  je  fus  plus  heureux  encore 
en  lisant  le  contenu  de  la  lettre  de  lord  John  Russell,  qui 
témoignait  à  mon  entreprise  un  intérêt  exprimé  dans  les 
termes  les  plus  chaleureux.  Les  autres  lettres  concernaient 
principalement  l'expédition  du  docteur  Vogel  et  de  ses  com- 
pagnons, ce  qui  m'ouvrait  la  perspective  de  trouver  quelques 
Européens  au  Bornou,  en  admettant  que  j'atteignisse  sain 
et  sauf  Koukaoua,  mon  quartier-général.  Toutefois  je  n'ap- 
pris, en  cette  circonstance,  rien  de  l'expédition  '  au  Tsadda 
ou  Benouë,  qui  était  partie  peu  de  temps  auparavant, 
comme  je  le  sus  plus  tard  ;  ce  ne  fut  qu'au  mois  de  décembre 
que  j'en  eus  les  premières  nouvelles,  alors  que  l'expédition 
était  déjà  rentrée  en  Angleterre;  c'était  d'autant  plus  regret- 
table que  j'aurais  pu,  sous  certains  rapports,  y  prendre  part. 

L'histoire  de  ce  paquet  de  lettres  était  fort  singulière,  car 
il  était  évidemment  venu  par  le  Bornou  et  cependant,  à  ma 
grande  surprise ,  il  ne  s'y  trouvait  pas  une  ligne  du  visir,  qui 
m'eût  sans  nul  doute  écrit,  si  toutes  choses  avaient  été  dans 
leur  état  normal  ;  en  outre,  l'enveloppe  extérieure  du  paquet 
avait  été  enlevée,  tandis  que  les  cachets  des  lettres  étaient 
intacts.  Je  n'appris  que  beaucoup  plus  tard  la  cause  de  cette 

*  Voyez  tome  IT,  p.  22 k  uole. 


128  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

singularité;  elle  consistait  en  ce  que,  avant  le  départ  du 
paquet  de  Sokolo,  on  avait  déjà  appris  dans  cette  ville  la 
décollation  du  visir;  en  conséquence,  on  avait  extrait  du 
paquet  la  lettre  que  m'avait  adressée  Hadj  Beschir,  ainsi  que 
peut-être  quelque  bagatelle  qu'il  y  avait  jointe  à  mon  inten- 
tion. 11  arriva,  en  outre,  que  le  voyageur  qui  avait  été  chargé 
de  transporter  le  paquet  à  Tombouctou,  fut  assassiné  en 
route,  entre  Gando  et  Saï,  par  les  Goberaoua  ou  Mariadaoua; 
par  bonheur,  le  crime  ne  fut  perpétré  qu'au  moment  où 
l'infortuné  venait  de  remettre  mes  dépêches  à  un  de  ses 
compagnons;  ce  dernier  accomplit  sain  et  sauf  la  suite  de 
son  voyage  et  arriva  dans  l'Asaouad,  oîi  le  paquet  fut  retenu 
pendant  au  moins  deux  mois,  le  chef  des  Berabisch,  rendu 
défiant  par  l'approche  des  Français,  ayant  probablement 
craint  qu'il  ne  s'y  trouvât  quelque  nouvelle  qui  pût  nuire  à 
son  pays.  Sur  ces  entrefaites,  le  meurtre  du  messager  qui 
devait  m'apporter  mes  lettres,  avait,  semble-t-il,  fait  naître 
le  bruit  que  j'avais  été  assassiné  moi-même  aux  environs  de 
Maradi.  Alors  et  beaucoup  plus  tard  encore,  j'étais  loin  de 
me  douter  que  la  nouvelle  de  ma  mort  circulait  dans  les 
contrées  que  je  venais  de  quitter  '. 

*  Il  est  moins  surprenant  que  le  bruit  de  ma  mort  ait  couru  dans  mon 
pays,  pendant  mon  voyage  à  Tombouctou,  Vers  la  fin  d'octobre  1853, 
j'avais  transmis  en  Europe  la  nouvelle  de  mon  arrivée  dans  la  ville  du 
désert,  et  au  mois  de  février  suivant,  j'avais  envoyé,  par  une  petite  troupe 
de  marchands  du  Taouat,  un  paquet  de  dépêches  à  l'agent  anglais  de 
Ghadamcs,  Ce  dernier  avait,  à  cette  époque,  été  envo\é  en  Crimée, 
comme  interprète  du  duc  de  Cambridge,  sans  que  j'en  eusse  été  informé; 
mon  paquet  resta  donc  pendant  plus  de  deux  ans  au  consulat  anglais  de 
Ghadamcs,  et  ma  fanrille,  presque  convaincue  que  je  n'existais  plus,  fut 
plongée,  par  suite,  dans  la  plus  profonde  douleur.  Toutes  mes  affaires 
s'embrouillèrent,  et  lorsqu'enfin,  appauvri  et  endetté,  j'arrivai  au  Haoussa, 
ou  j'espérais  trouver  tout  ce  qui  m'était  nécessaire,  les  fonds  que  j'y  avais 


DÉPART  DE  TOMBOUCTOU.  129 

J'éprouvai  des  sensations  bien  douces,  en  reprenant  avec 
mon  protecteur,  le  18  mai,  la  route  de  l'orient  que  j'avais 
vainement  suivie  une  première  fois;  je  ressentais  un  calme 
et  une  joie  que  je  n'avais  plus  connus  depuis  longtemps,  en 
contemplant  tantôt  la  troupe  bigarrée  dont  nous  étions 
accompagnés,  tantôt  le  paysage  qui  nous  entourait.  La  route 
que  nous  suivions  déviait  quelque  peu  de  celle  que  nous 
avions  parcourue  dans  notre  première  et  malheureuse  ten- 
tative ;  toutefois  elle  se  dirigeait  généralement  au  nord  et  le 
long  des  bas-fonds  du  fleuve,  jusqu'à  ce  que  nous  arrivâmes 
plus  près  de  ce  dernier,  dans  le  pays  d'Iseberen,  où  avait 
commencé  notre  triste  marche  rétrograde.  Tandis  que  mes 
compagnons  s'avançaient  à  quelque  distance  du  fleuve,  je 
chevauchais  le  plus  près  possible  de  ce  dernier,  afin  de  bien 
m'assurer  que  nous  quittions  réellement  ce  malheureux 
endroit  et  jouir  une  fois  encore  du  majestueux  spectacle  que 
m'y  offrait  le  Niger. 

Nous  ne  finies  pas  beaucoup  de  chemin  pendant  les  pre- 
miers jours,  le  cheik  ne  pouvant,  avec  la  meilleure  volonté 
du  monde,  parvenir  à  vaincre  complètement  ses  habitudes 
de  retards  et  de  temporisation;  de  nombreux  embranche- 
ments latéraux  du  fleuve  et  des  marais,  entre  lesquels  il  nous 
fallait  avancer  péniblement,  contribuèrent  amplement,  du 
reste ,  à  entraver  notre  marche.  Ce  n'était  que  sur  des  dis- 
tances fort  courtes  que  nous  rencontrions  des  parties  de  la 
rive  nettement  dessinées,  où  nous  pouvions  marcher  sur  du 
sable,  le  long  des  ondes  limpides  du  fleuve.  Ce  fut  en  un 
endroit  pareil,  que  je  découvris  les  premiers  vestiges  du 


laissés  en  partant,  en  avaient  été  retirés,  dans  l'idée  où  l'on  était,  que 
j'avais  cessé  d'exister. 


130  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

sangouaï,  animal  qui,  selon  toute  apparence,  diffère  du  cro- 
codile et  n'est  peut-être  autre  que  l'iguane  d'Amérique.  Il  est 
moins  grand  que  le  crocodile,  quoique  les  empreintes  de  ses 
pas  se  rapportent  à  un  pied  beaucoup  plus  large ,  dont  les 
orteils  semblent  être  reliés  entre  eux  par  une  membrane 
natatoire;  la  queue  semble  à  son  tour  moins  longue  que  celle 
du  crocodile.  Je  ne  vis  malheureusement  aucun  de  ces  ani- 
maux, dont  la  dimension  paraît  ne  pas  être  de  plus  de  6  à 
8  pieds. 

La  végétation  était  généralement  abondante,  et  l'arbre  le 
plus  fréquent  sur  notre  route  était  le  Capparis  Sodata,  dont 
les  petites  baies  rouges,  précisément  mûres  alors,  nous 
furent  parfois  utiles  comme  rafraîchissement.  On  ne  peut 
cependant  manger  beaucoup  de  ces  fruits  à  l'état  frais,  à 
cause  de  leur  goût  fortement  poivré;  mais  desséchés,  ils 
sont  plus  agréables  et  constituent  une  denrée  alimentaire 
assez  importante  pour  les  populations  nomades  de  la  contrée. 
Nous  rencontrâmes  quelques  vallées  taillées  entre  des  séries 
de  hautes  digues  et  entrecoupées  de  bras  morts  du  fleuve, 
entourés  d'une  épaisse  ceinture  de  grands  palmiers  d'Egypte 
entremêlés  de  plantes  grimpantes.  Sur  la  rive  méridionale, 
se  trouvaient  plusieurs  camps  également  ombragés  de  beaux 
palmiers  d'Egypte  et  animés  de  nombreux  troupeaux  de  bre- 
bis et  de  chèvres.  Plus  loin,  nous  arrivâmes  à  un  amas  con- 
sidérable d'eaux  mortes,  qui  s'étendait  pendant  quelques 
milles  parallèlement  au  fleuve  principal.  Les  grands  arbres 
devinrent  alors  plus  rares,  tandis  que  la  culture  du  riz  et  du 
tabac  nous  indiquaient  d'une  manière  indubitable  le  voisi- 
nage de  nouveaux  établissements  fixes;  car  toute  la  partie 
de  la  rive  que  nous  avions  suivie  jusqu'alors  n'était  peuplée 
que  de  tribus  de  Touareg  nomades.  >'ous  avions  passé  néan- 


DÉPART  DE  TOMBOUCTOU.  131 

moins  devant  plus  d'un  endroit  où  s'étaient  élevées  jadis  des 
localités  populeuses,  et  il  est  difficile  de  se  représenter  ce 
pays,  tel  qu'il  devait  être  autrefois,  lorsque  tous  les  points 
favorables  y  étaient  occupés  par  des  villes  florissantes  et 
qu'un  commerce  actif  s'exerçait  le  long  du  fleuve. 

Nous  suivîmes  les  sinuosités  de  l'amas  d'eau  que  je  viens 
de  citer  et  nous  arrivâmes,  le  22  mai ,  à  l'endroit  de  sa  rive 
septentrionale  en  face  duquel  s'élève  la  petite  ville  de  Rhergo. 
Cette  localité,  éloignée  de  19  milles  allemands  de  Tombouc- 
tou,  ne  manque  pas  d'intérêt  car,  d'après  les  renseignements 
des  indigènes,  elle  serait  plus  vieille  de  sept  années  que 
Tombouclou  même  et  pourrait ,  conséquemment ,  être  con- 
sidérée comme  un  des  anciens  centres  de  la  vie  sociale  dans 
ces  contrées,  cités  par  les  géographes  arabes.  Les  habitants 
y  sont  Sonrhai,  mais  ils  me  semblèrent  trahir,  par  leur  taille 
et  leurs  traits,  un  fort  mélange  de  sang  d'esclaves  du  xMossi. 
Ils  portaient  pour  la  plupart  des  chemises  et  des  culottes 
fort  étroites,  composées  de  bandes  de  coton  du  travail  le 
plus  grossier;  leur  coifi'ure  consistait  en  un  méchant  turban 
tout  en  loques,  si  l'on  peut  nommer  turban  un  assemblage 
de  petits  bouts  d'étoffes  de  toute  espèce.  Ces  gens  cultivent, 
dans  leurs  plaines  marécageuses  et  sujettes  aux  inondations, 
beaucoup  de  riz  et  de  tabac  ;  ils  se  livrent  aussi  à  l'élève  du 
bétail  et  possèdent  une  grande  quantité  d'oies  de  taille  con- 
sidérable. Comme  le  nourrissant  byrfjou  y  manque  complè- 
tement, par  un  singulier  caprice  de  la  nature,  les  habitants 
de  Rhergo  sont  obligés  d'envoyer  leur  bétail  paître  assez 
loin;  c'est  ce  qui  ne  me  permit  pas,  à  mon  vif  regret, 
d'obtenir  la  moindre  gorgée  de  lait. 

Comme  nous  restâmes  toute  une  journée  en  face  de  cette 
petite  ville,  je  ils  une  promenade  sur  les  digues  qui  s'éle- 


132  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

vaient  en  pente  douce  vers  le  nord.  Elles  se  composaient  en 
partie  de  sable  mêlé  de  gravier,  et  en  partie  de  fragments 
de  pierre  plus  considérables.  Je  pus  alors  remarquer  le  con- 
traste assez  étonnant  de  la  vaste  et  verdoyante  vallée  du 
Niger  avec  une  zone  de  désert  aride  qui  s'étendait  vers  le 
nord,  onduleuse  et  dépourvue  de  végétation,  sauf  quelques 
bouquets  d'herbes  desséchées. 

Le  23  mai  au  matin ,  nous  partîmes ,  nous  tenant  près  du 
bord  de  l'embranchement  marécageux  qui  devenait  de  plus  en 
plus  étroit  en  se  rapprochant  du  fleuve  principal.  Lorsque  nous 
nous  en  éloignâmes,  après  trois  quarts  d'heure  de  marche, 
pour  entrer  dans  le  désert,  nous  remarquâmes  de  nombreux 
pas  de  girafes ,  indiquant  ordinairement  la  présence  de  ces 
animaux  en  groupes  de  trois  ou  quatre.  Ceux-ci  ne  venaient 
probablement  en  ces  lieux  que  pour  boire,  car  la  végétation 
y  était  fort  rare  et  le  sol  n'était  guère  couvert  que  de  brous- 
sailles. Un  chef  des  Kel  Antsar,  qui  nous  avait  rejoints, 
nous  invita  à  passer  les  heures  les  plus  chaudes  du  jour  dans 
son  camp,  situé  à  peu  de  distance,  sur  un  haut  promontoire 
du  Niger  et  au  delà  d'une  belle  vallée.  Nous  nous  rendîmes  à 
cette  invitation  et  les  compagnons  de  notre  hôte  tuèrent  en 
notre  honneur  un  bœuf  et  nous  offrirent,  en  outre,  une 
quantité  de  plats  de  riz  et  de  lait  caillé.  La  tribu  des  Kel 
Antsar  est  très  nombreuse  et  compte  plus  de  mille  hommes 
valides;  mais  elle  est  répandue  sur  une  vaste  étendue  de  ter- 
ritoire, c'est  à  dire  depuis  Gogo  jusqu'à  l'ouest  de  Tombouc- 
tou  et  même  jusqu'à  l'intérieur  du  Taganet,  pays  situé  dans 
le  désert,  entre  Tombouctou  et  l'Asaouad. 

De  la  haute  rive  où  nous  nous  trouvions,  nous  jouissions 
d'une  vue  magnifique  sur  le  Niger  à  l'endroit  où,  après  s'être 
bifurqué  pour  former  une  île,  il  se  reforme  de  nouveau  ; 


DEPART  DE  TOMBOUCTOU.  133 

mais,  dans  l'après-midi,  nous  dûmes  le  laisser  un  peu  sur  le 
côlé.  Passant,  vers  le  soir,  près  d'un  amas  d'eau  presque 
desséché,  nous  rencontrâmes  un  troupeau  revenant  du  pâtu- 
rage; nous  le  suivîmes  et  nous  arrivâmes  ainsi  dans  un  autre 
camp  des  Kcl  Anlsar,  qui  ne  nous  traitèrent  pas  moins  bien 
que  ne  l'avaient  fait  leurs  frères. 

Le  lendemain  matin,  tandis  que  nous  nous  préparions  à 
partir,  le  ciel  se  couvrit  d'épais  nuages  qui  se  répandirent  en 
pluie  abondante  dans  rAribinda,ausuddursiger;  la  violence 
du  vent  empêcha  la  pluie  de  tomber  de  notre  côté.  II  pleut 
généralement  beaucoup  plus,  du  reste,  sur  la  rive  gauche 
du  fleuve  que  sur  la  rive  opposée.  Si  nous  fûmes  préservés  sous 
ce  rapport,  nous  n'en  eûmes  pas  moins  à  traverser,  pendant 
cette  marche  qui  devait  nous  conduire  à  Bamba,  un  laby- 
rinthe d'eaux  mortes,  attendu  que  nous  ne  nous  étions  pas 
suffisamment  éloignés  du  fleuve.  La  grande  difficulté  que 
nous  avions  à  les  franchir  ne  résidait  pas  tant  dans  la  pro- 
fondeur des  eaux  que  dans  les  masses  compactes  de  hijrgou 
dont  elles  étaient  encombrées,  et  qui  faisaient  constamment 
trébucher  nos  chevaux.  A  un  certain  endroit,  tous  ces 
embranchements  venaient  se  réunir  dans  une  espèce  d'anse 
du  fleuve  principal,  large  d'une  lieue  ou  d'une  lieue  et  demie, 
renfermant  peu  d'eau  et  formant  une  espèce  de  marécage 
tout  couvert  de  nénufars.  Plus  loin,  nous  nous  trouvâmes  tout 
à  coup  dans  un  marais  traversé  de  petites  digues  destinées  à 
retenir  l'eau  nécessaire  à  la  culture  du  riz  ;  nous  suivîmes 
l'une  de  ces  digues,  mais  nous  découvrîmes  qu'à  peu  de  dis- 
tance de  la  rive  opposée,  elle  était  coupée  par  un  canal  que 
devaient  traverser  nos  chevaux.  Mon  noble  coursier  me 
transporta  sain  et  sauf  de  l'autre  côté,  mais  d'autres  voya- 
geurs moins  heureux,  dont  les  montures  ne  voulurent  pas 

T.  IV.  10 


134  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

sauter,  eurent  toule  la  peine  du  monde  à  se  retirer  du 
bourbier. 

Laissant  enfin  derrière  nous  cette  contrée  marécageuse, 
nous  nous  aperçûmes  bientôt  que  nous  approchions  d'un 
nouveau  centre  de  vie  sociale  dans  ces  sauvages  régions. 
Nous  vîmes  d'abord  partout  des  digues  destinées  à  l'entre- 
tien des  rizières,  et  des  emplacements  où  l'on  tenait  des  tas 
de  byrgou  au  dessus  d'un  feu  médiocre,  pour  en  brûler  les 
jeunes  feuilles,  et  pouvoir  extraire  plus  aisément  des  tiges 
desséchées  le  miel  qui  y  est  contenu.  Nous  rencontrâmes 
ensuite  de  petits  champs  de  tabac  et  des  carrés  de  froment 
(car  cette  céréale  ne  peut  se  cultiver,  dans  cette  contrée, 
qu'en  petites  planches  entrecoupées  de  rigoles);  nous  y  vîmes 
aussi  de  l'orge,  produit  presque  entièrement  inconnu  dans 
ces  régions.  Les  rigoles  ménagées  entre  tous  ces  champs, 
attestaient  un  degré  d'industrie  que  je  n'avais  pas  eu  depuis 
longtemps  occasion  de  constater.  A  cette  époque,  tout  était 
sec  et  les  champs  n'étaient  couverts  que  de  chaume,  car 
on  ne  peut  les  irriguer  que  pendant  les  crues  du  fleuve, 
alors  que  ses  eaux  arrivent  à  peu  de  dislance  des  plantations. 

Nous  ne  tardâmes  pas  à  avoir  la  première  vue  de  Bamba, 
ou  plutôt  de  ses  dattiers ,  dont  les  gracieuses  couronnes 
apparaissaient  au  dessus  d'une  éminence  sablonneuse,  et 
nous  arrivâmes  bientôt  à  la  petite  localité  elle-même. 
N'ayant  plus  vu  aucun  dattier  depuis  Kano,  j'éprouvai  un 
vif  plaisir  à  retrouver  quelques  beaux  exemplaires  de  cet 
arbre  majestueux.  Les  arbres  formaient  des  groupes  à  l'ouest 
du  village  et  lui  prêtaient  un  aspect  réellement  pittoresque, 
avec  leurs  vieilles  feuilles  desséchées,  pendant  encore  aux 
branches  entre  les  nouvelles.  A  l'est,  au  contraire,  où  nous 
choisîmes  notre  lieu  de  campement  près  d'un  beau  tamari- 


DÉPART  \)E  lOMBOUCTOU.  135 

nier,  croissaient  deux  sveltes  palmiers  formant  à  eux  seuls 
un  groupe  charmant;  il  n'y  avait  en  tout  qu'une  quarantaine 
Je  dattiers  arrivés  à  leur  pleine  croissance,  mais  ils  portaient 
de  fort  bons  fruits. 

Le  village  ou  la  petite  ville  môme  consiste  en  une  couple 
de  centaines  de  huttes  de  forme  ovale  et  construites  en 
nattes,  plus  une  petite  mosquée  et  deux  ou  trois  magasins 
bâtis  en  argile.  L'un  de  ces  derniers  appartenait  à  Ahmed 
Baba,  frère  cadet  du  cheik  El  Bakay;  il  avait  ordinairement 
sa  résidence  à  Bamba,  mais  il  était  alors  abser\t. 

Quoique  Bamba  soit  aujourd'hui  fort  peu  considérable, 
il  est  indubitable  qu'il  n'en  était  pas  ainsi  à  beaucoup  près, 
il  y  a  trois  siècles  ;  il  suffit,  pour  s'en  convaincre,  de  voir  les 
fréquentes  mentions  qui  sont  faites  de  cette  ville  dans  les 
annales  du  Sonrhaï.  Sa  situation  topographique,  du  reste, 
devait  être  de  la  plus  haute  importance  ,  à  une  époque  où 
toutes  les  contrées  riveraines  du  vaste  fleuve  navigable,  le 
Niger,  formaient  partie  intégrante  d'un  grand  royaume,  et 
même  plus  lard ,  lorsqu'elles  devinrent  une  province  du 
Maroc;  en  effet,  Bamba  est  situé  à  un  endroit  où  le  fleuve, 
après  s'être  étendu  sur  un  espace  de  terrain  de  plusieurs 
milles,  au  moins  pendant  une  grande  partie  de  l'année, 
passe  entre  des  rives  de  roc  en  se  réduisant  à  une  largeur  de 
de  900  ou  1000  pas.  Je  ne  doute  nullement  que  ce  ne  fût 
le  gouverneur  de  Bamba  qui  accueillit  d'une  manière  si  ami- 
cale l'illustre  voyageur  Ebn  Batouta  pendant  son  voyage  à 
Tombouctou  par  le  Niger.  Malheureusement,  mon  collègue 
du  xiv"  siècle  ne  tenait  pas  de  journal  bien  exact  et  il  oublia 
le  nom  de  cette  hospitalière  cité. 

Bamba,  par  suite  de  l'importance  de  sa  situation,  était 
probablement  bien  fortifié  autrefois  et  devait  renfermer  une 


156  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

garnison  permanente  ;  par  là  s'expliquerait  aussi  le  nom 
de  kashah  (fort)  que  lui  donnent  encore  aujourd'hui  les  Toua- 
reg, de  même  que  la  composition  actuelle  de  la  population 
de  Bamba  ;  en  effet,  celle-ci  consiste  exclusivement  en  rouma 
ou  erma,  ces  descendants  des  mousquetaires  marocains 
alliés  aux  femmes  indigènes,  après  la  conquête  du  pays  par 
le  Maroc.  Or,  tandis  que  leurs  pères  furent  pendant  long- 
temps les  maîtres  de  la  contrée,  les  rouma  vivent  actuelle- 
ment dans  des  conditions  assez  misérables,  et  c'est  à  peine 
si  l'autorité  d'Ahmed  Baba  suflit  à  les  garantir  des  exactions 
quotidiennes  des  Touareg,  ces  farouches  maîtres  du  désert. 

Nous  avions,  nous  cavaliers,  pris  l'avance  sur  notre 
troupe,  et  tandis  que  nous  attendions  l'arrivée  de  nos  cha- 
meaux, je  m'assis  sur  un  bloc  de  rocher  haut  d'environ 
25  pieds  et  qui  dominait  la  rive,  pour  jouir  encore  du  coup 
d'œil  du  fleuve,  cette  magnifique  voie  liquide  de  l'Afrique 
occidentale.  Bamba  est  également  un  endroit  remarquable 
sous  le  rapport  des  particularités  du  Niger,  qui  s'avance 
jusque  là  entre  des  rives  plates  et  marécageuses  au  delà 
desquelles  il  étend  à  de  grandes  dislances  son  réseau 
d'embranchements  morts;  au  dessous  de  Bamba,  au  con- 
traire ,  il  est  encaissé  entre  des  rives  très  nettement  dessi- 
nées, sauf  quelques  rares  exceptions  purement  locales,  et 
se  rétrécit  parfois  d'une  manière  considérable. 

Tandis  que  j'étais  encore  assis  en  cet  endroit,  contem- 
plant le  magnifique  spectacle  qui  s'étalait  devant  moi,  je  vis 
arriver  vers  nous  quelques  habitants  de  la  ville,  m'offrant 
ainsi  l'occasion  de  voir  de  plus  près  les  descendants  des  ter- 
ribles Rouma.  Ils  se  distinguent  du  Sonrhaï  ordinaire  par 
un  teint  à  la  fois  plus  pâle  et  plus  brillant,  des  traits  plus 
réguliers  et  un  regard  plus  expressif.  Comme  signe  extérieur 


DEPART  DE  TOMBOUCTOU.  137 

de  leur  noble  origine,  ces  indigènes  portaient,  au  dessus  du 
châle  qui  leur  couvrait  la  partie  supérieure  de  la  face,  un 
ruban  rouge  d'environ  deux  pouces  de  large;  ils  avaient,  en 
outre,  un  tablier  de  cuir,  fait  pour  être  fixé  autour  des  han- 
ches, mais  qu'ils  se  pendaient  habituellement  à  l'épaule. 
11  pouvait  y  avoir  à  Bartiba  environ  700  habitants,  et  quoique 
l'excellente  culture  des  environs  attestât  chez  eux  de  l'ai- 
sance, nous  eûmes  beaucoup  de  peine  à  obtenir  un  peu  de 
beurre  et  de  riz;  ceci  provient  de  ce  que  les  indigènes  de 
toutes  ces  contrées  se  font  passer  pour  plus  panvres  qu'ils  ne 
sont  en  réalité,  de  crainte  des  extorsions  des  Touareg.  Le 
tabac  était  le  seul  article  que  les  habitants  de  Bamba  expo- 
sassent librement  en  vente.  Le  tabac  de  Bamba  est  célèbre 
et  très  recherché  sur  tout  le  parcours  du  Niger,  sous  le  nom 
de  scherikie,  car  tous  les  riverains  du  fleuve  aiment  beau- 
coup à  fumer.  Il  est  fort  rare  qu'ils  quittent  leurs  jolies 
petites  pipes  d'argile  et  tous,  Rouma  comme  Touareg,  se 
couvrent  la  bouche  en  fumant,  de  sorte  qu'on  ne  voit  qu'une 
grêle  tête  de  pipe  sortir  du  châle  qui  leur  couvre  la  face. 

Nous  restâmes  encore  en  cet  endroit  pendant  la  plus 
grande  partie  du  jour  suivant;  j'eus  donc  occasion  d'aller 
rêver  pendant  une  heure  encore ,  et  de  grand  matin ,  sur  le 
rocher  du  bord  du  fleuve,  par  un  temps  d'une  admirable 
sérénité.  Le  Niger  s'étendait  alors  devant  moi  calme  et  majes- 
tueux, tandis  que,  la  veille,  ses  eaux  étaient  agitées  par  un 
vent  violent.  J'y  vis  quelques  embarcations  ramant  vers  une 
île  située  près  de  la  rive  opposée,  mais  en  cet  endroit  comme 
sur  toute  la  partie  du  fleuve  qui  côtoie,  surlebord  du  désert, 
des  contrées  peu  peuplées,  il  n'existait  pas  d'activité  quelque 
peu  remarquable.  Dans  la  matinée,  j'allai  rendre  visite  au 
cheik  dans  sa  spacieuse  hutte  de  nattes  parfaitement  très- 


138  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

sées,  construite  expressément  pour  lui  par  les  habitants  de 
la  ville.  Aux  membres  de  la  noble  famille  de  Sidi  Mohammed 
qui  s'y  trouvaient  rassemblés,  s'était  joint  un  plus  jeune 
frère  d'El  Bakay,  nommé  Sidi  Ilemin,  qui  était  déjà  venu, 
dès  la  veille,  saluer  son  frère  à  son  passage  dans  le  pays. 
Ses  traits,  empreints  de  bienveillance,  portaient  le  cachet  de 
cette  noblesse  innée  qui  distinguait  h  un  si  haut  degré  toute 
celte  famille.  Sidi  Ilemin  était  accompagné  de  son  fils,  joli 
enfant  de  sept  ans,  et  s'avança  amicalement  vers  moi  pour 
me  saluer,  lorsque  je  m'approchai  de  la  hutte. 

Ce  ne  fut  que  fort  lard  dans  l'après-midi  du  23  mai,  que 
nous  nous  remîmes  en  roule.  Nous  nous  rapprochions  d'un 
endroit  fort  remarquable  du  fleuve,  en  ce  sens  que  ce  n'est  qu'à 
peu  de  milles  en  aval  de  Bamba,  que  ce  dernier  atteint  le 
point  le  plus  septentrional  de  sa  grande  courbe  vers  le  désert. 
Là  encore,  la  rive  gauche  redevient  pendant  assez  longtemps 
])asse,  marécageuse  et  est  entrecoupée  de  digues  artificielles 
et  de  nombreux  cours  d'eau.  L'obscurité  étant  arrivée, 
comme  nous  venions  d'apercevoir  au  loin  devant  nous  les 
feux  d'un  camp  de  Touareg,  nous  ne  pûmes  atteindre  celui-ci, 
grâce  à  notre  ignorance  des  difficultés  du  sol,  qu'au  prix 
des  efforts  et  des  dangers  les  plus  sérieux,  en  traversant  les 
digues  étroites  el  des  gués  marécageux  et  profonds.  Je  faillis 
avoir  à  déplorer  en  cette  circonstance  la  perte  de  mon  fidèle 
Gatroni,  qui  tomba,  avec  son  cheval,  de  l'étroit  sentier  de 
la  digue  dans  un  trou  profoad  et  rempli  d'eau,  de  telle  sorte 
(lu'il  ne  dut  son  saint  qu'à  sa  rare  adresse;  toutefois  ce  fut 
un  rude  labeur  que  de  retirer  son  cheval  de  la  situation  cri- 
tique où  il  se  trouvait. 

Afin  d'éviter  le  retour  de  semblables  désagréments,  je  fis 
marcher  mes  domestiques,  le  lendemain  matin,  à  une  cer- 


DÉPART  DE  TOMBOUCTOU.  139 

taine  distance  du  fleuve,  là  où  la  roule  passait  sur  des  digues 
moins  escarpées.  Jusqu'à  ce  moment,  nous  nous  étions 
généralement  dirigés  vers  l'E.  N.  E.  en  suivant  le  cours  du 
fleuve,  mais  nous  dûmes  alors  marcher  directement  vers  le 
nord-est,  afin  de  contourner  le  point  septentrional  de  la 
courbe  que  je  viens  de  citer.  Ce  dernier  consiste  en  une 
sorte  d'anse,  longue  d'environ  5/4  mille  allemand,  qui,  pre- 
nant naissance  à  la  hauteur  de  l'angle  que  décrit  le  fleuve  en 
roulant  majestueusement  ses  eaux  vers  l'O.  S.  0.,  s'étend 
entre  les  terrains  marécageux  du  côté  opposé.  Cette  anse 
remarquable  porte  le  nom  de  Terarart  '  et  forme  avec  le 
fleuve,  à  l'endroit  où  elle  prend  naissance,  une  étroite  langue 
de  terre  sur  les  digues  de  laquelle  est  situé  le  hamej^u 
d'Egedcsch,  dont  j'ai  déjà  fait  mention  au  sujet  de  Mungo 
Park  et  qui  est  renommé  pour  le  tabac  qu'il  produit.  Ce 
point  si  remarquable  du  cours  du  ^'iger  est  indiqué  plus 
loin  par  quelques  îles  et  par  quelques  villages  conligus, 
situés  sur  la  rive  méridionale.  D'après  mes  observations,  le 
fleuve  est  traversé,  à  quelques  minutes  seulement  plus  vers 
l'ouest,  par  le  premier  méridien  de  Greenwich,  tandis  que, 
sous  le  rapport  de  sa  latitude,  le  Niger,  à  sa  partie  moyenne, 
est  situé  sous  ITMo'N. 

Combien  donc  est  différent  le  cours  réel  du  Niger,  d'après 
mes  observations  constantes  et  une  évaluation  minutieuse 
des  distances,  de  celui  qu'on  lui  attribuait  avant  mon  voyage! 


*  Je  crois  devoir  faire  remarquer  au  lecteur,  que  je  visitai  ce  point 
importaut,  à  une  époque  de  l'année  où  le  fleuve  avait  presque  atteint  son 
niveau  le  plus  bas  ;  cette  anse  longue  et  étroite  était  alors  entièrement 
couverte  de  plantes  aquatiques  et  servait  d'asile  à  un  grand  nombre  d'oies 
sauvages  ;  il  est  évident  qu'elle  doit  présenter  un  aspect  tout  autre  à 
l'époque  des  crues. 


140  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

Ce  n'est  pas  près  de  Tombouctou,  comme  on  le  croyait, 
mais  seulement  à  plus  de  30  milles  ou  deux  degrés  plus  à 
l'est,  que  nous  avions  atteint  le  point  le  plus  septentrional 
du  Niger  et  que  nous  commencions  à  redescendre  le  cours 
de  ce  dernier  vers  l'E.  S.  E.  en  nous  dirigeant  vers  le  second 
grand  angle  du  fleuve,  celui  deBourroum. 

Nous  gravîmes,  à  l'endroit  où  le  fleuve  commençait  à 
prendre  celte  direction,  une  légère  élévation  de  la  rive, 
consistant  en  grès  à  demi  eflleuri ,  et  après  une  heure  et 
demie  de  marche,  nous  nous  retrouvâmes  au  bord  du  Niger; 
le  fleuve,  à  cet  endroit,  était  couvert  d'îles  verdoyantes  où 
paissaient  de  nombreux  troupeaux  de  bétail  gras.  Arrivés  à 
une  lieue  plus  loin,  nous  fîmes  halte,  pour  y  passer  la  nuit, 
à  un  endroit  nommé  Tewilaten  ou  Stewilalen ,  voisin  d'un 
camp  des  Kel  Tebankerit.  Pendant  cette  journée  de  marche, 
il  avait  encore  plu  abondamment  dans  l'Aribinda,  tandis  que 
nous  n'eûmes,  sur  la  rive  septentrionale,  qu'une  petite  ondée 
accompagnée  de  fulgurations  qui  durèrent  toute  la  soirée. 

Nous  avions  jusqu'alors  marché  avec  assez  de  rapidité; 
mais  après  avoir  atteint  le  territoire  des  Aouelimmiden  pro- 
prement dits,  desquels  le  berceau,  l'Aderar,  était  à  peu  de 
distance  vers  l'est,  nous  retombâmes  dans  notre  lenteur  pri- 
mitive ;  après  trois  milles  à  peine  de  marche  sur  un  terrain 
parsemé  de  petites  pierres  et  de  gravier  et  pourvu  d'une  végé- 
tation rare,  nous  nous  arrêtâmes  déjà  sur  une  pente  rapide 
de  la  rive,  en  face  de  l'île  Samgoï.  C'était  à  cet  endroit  que 
résidait,  disait-on,  Sadaktou,  le  chef  qui  avait  récemment 
extorqué  aux  habitants  de  Bamba  soixante-dix  vaches  et  dix 
esclaves,  et  qu'il  s'agissait  d'amener  à  la  restitution  d'une 
partie  du  bien  volé.  Le  pays  lui-même  n'offrait  rien  qui  fût 
très  digne  d'intérêt,  si  ce  n'était,  là  encore,  par  rapport  au 


DÉPART  DE  TOMBOUCTOU.  141 

fleuve;  en  eflfet,  on  commençait  à  y  remarquer  le  caractère 
rocailleux  de  la  région  que  le  Niger  allait  parcourir,  et 
l'extrémité  occidentale  d'une  de  ses  petites  îles  était  complè- 
tement entourée  de  blocs  de  granit.  Cette  île  porte,  du  reste, 
le  nom  très  significatif  de  «  Tahont  N  Eggisch  »  ou  «  rocher 
d'entrée,  »  que  lui  ont  donné  les  Berbères  voisins,  comme 
étant  le  commencement  de  la  partie  rocailleuse,  pour  qui- 
conque descend  le  cours  du  fleuve. 

Nous  restâmes  en  cet  endroit  trois  jours  ;  et  comme  la 
région  du  désert  voisine  n'off"rait  rien  de  remarquable,  si 
ce  n'est  quelques  ruines  de  maisons  de  pierre ,  je  n'y  eus 
guère  d'autres  distractions  que  la  vue  du  fleuve  et  la  conver- 
sation des  indigènes.  L'île  Samgoï  est  plus  rapprochée  de  la 
rive  méridionale  que  de  l'autre  et  semble  assez  étendue;  elle 
était  couverte  d'épais  buissons  et  il  s'y  trouvait  un  petit 
hameau. 

Parmi  les  hommes  avec  lesquels  je  me  mis  en  rapport,  il 
y  en  avait  plusieurs  dont  la  vue  me  rappela  de  nouveau  la 
beauté  d'aspect  de  ces  Touareg  orientaux.  Ceux-ci  se  dis- 
tinguent généralement  par  une  attitude  très  fîère  et  je 
fus  d'autant  plus  étonné,  en  apprenant  à  mieux  les  con- 
naître, de  découvrir  en  eux  des  sentiments  profonds  de 
bienveillance  et  d'afi'ection  et  de  constater  que,  malgré  leurs 
goûts  belliqueux  et  leur  caractère  sauvage ,  ils  étaient  doués 
d'une  assez  grande  docilité.  Le  chef  Sadaktou  ne  se  distin- 
guait pas  cependant  par  ses  qualités  aimables;  peu  expansif 
de  sa  nature  et  encore  moins  reconnaissant,  il  ne  m'offrit 
pas  seulement  une  gorgée  de  lait  pour  me  remercier  de 
l'avoir  guéri  d'une  indisposition  en  lui  administrant  un 
énergique  purgatif.  Les  pauvres  habitants  de  Bamba  étaient 
accourus,  dans  l'espoir  d'obtenir  par  notre  influence  la  res- 


142  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

litulion  de  ce  qui  leur  avait  été  enlevé;  ils  vinrent  même 
me  prier  de  leur  servir  d'intermédiaire  dans  ce  but,  mais  ils 
n'obtinrent,  après  une  discussion  des  plus  chaudes,  que  la 
moitié  de  ce  qu'ils  étaient  venus  réclamer. 

Le  51  mai,  nous  nous  remîmes  enfin  en  marche,  mais 
nous  ne  fîmes  guère  qu'une  couple  de  lieues  de  chemin 
pour  faire  ensuite  une  nouvelle  halte  pour  cette  journée  et 
celle  du  lendemain.  Ceci  était  d'autant  plus  désagréable  que 
notre  lieu  de  campement  n'offrait  pas  le  moindre  ombrage, 
quoiqu'un  joli  bois  de  gherred  se  trouvât  à  quelques  cen- 
taines de  pas  seulement;  or,  comme  ce  bois  servait  de  cime- 
tière ,  mes  superstitieux  compagnons  n'osaient  aller  s'y 
établir.  Ce  fut  là  aussi  que  je  découvris  dans  ma  tente  une 
araignée  noire  et  venimeuse,  d'une  taille  énorme  et  de 
l'aspect  le  plus  hideux.  Elle  avait  le  corps  large  de  près  de 
deux  pouces,  et  mes  amis  de  Tombouctou  eux-mêmes 
n'avaient  jamais  rien  vu  de  pareil  ;  je  ne  pus  malheureuse- 
ment pas  examiner  de  plus  près  l'affreux  animal,  dont  la  vue 
effraya  tellement  nos  Touareg,  qu'ils  le  tuèrent  et  se  hâtèrent 
de  le  jeler  au  loin.  La  journée  (1"  juin)  fut  l'une  des  plus 
chaudes  de  tout  mon  voyage  et,  tandis  que  nous  n'avions  eu 
jusqu'alors,  des  orages  quotidiens  qui  éclataient  plus  au 
midi,  que  d'insuppartables  tourbillons  de  sable,  nous  fûmes 
favorisés  d'une  bonne  petite  pluie  qui  rafraîchit  un  peu  le 
sol  sablonneux  et  ardent. 

Le  2  juin,  nous  avançâmes  d'une  couple  de  milles,  jus- 
qu'au camp  d'un  homme  aisé  nommé  Sidi  Ilemin  qui,  quoi- 
que Poullo ,  s'était  établi  depuis  des  années  parmi  les 
Touareg.  L'endroit  s'appelait  Igomaren  et  contrastait  éton- 
namment avec  les  contrées  riveraines  du  Niger,  bordées  de 
beaux  bas-fonds  verdoyants  qui  restaient  à  découvert  iors 


DÉPART  DE  TOMBOUCTOU.  145 

(les  décrues  du  fleuve;  en  eff'el,  nous  ne  voyions  plus  qu'un 
désert  chauve  et  aride  qui  s'étendait  jusque  près  de  la  rive, 
comme  dans  toute  celte  partie  de  la  vallée  du  Niger.  Ce 
dernier  était  éloigné  d'environ  1400  pas  de  notre  camp  et 
n'offrait,  avec  ses  eaux  basses,  rien  de  grandiose  à  nos 
regards. 

Nos  chameaux  avaient  beaucoup  souffert  pendant  notre 
lent  trajet  depuis  Tombouctou,  le  juteux  et  nourrissant  hyr- 
gou  ne  convenant  pas  à  ces  animaux,  habitués  à  brouter  le 
feuillage  des  jeunes  accacias  et  l'herbe  sèche  du  désert  ;  or 
ils  n'avaient  que  rarement  rencontré  l'un  et  l'autre.  Le  cheik 
résolut,  en  conséquence,  d'aller  visiter  ses  chameaux  qui 
paissaient  dans  la  contrée  voisine  de  Timlissi  \  au  four- 
rage abondant,  afin  de  nous  ramener  des  bêtes  fraîches, 
tandis  que  nous  attendrions  son  retour  dans  le  pays  de 
Tinscherifen,  situé  un  peu  plus  bas  sur  le  fleuve.  Mon  pro- 
tecteur s'avança  donc,  dès  le  lendemain  matin,  dans  le 
désert,  et  je  poursuivis  mon  voyage,  le  long  du  Niger,  avec 
la  plus  grande  partie  de  sa  suite. 

Nous  passâmes  devant  un  bon  nombre  de  camps  Touareg 
qui  s'étalaient  près  de  la  rive  à  mesure  que  disparaissaient  les 
digues  ;  nous  rencontrâmes  ensuite  un  nouveau  bas-fond 
marécageux  de  quelque  étendue ,  puis  nous  atteignîmes  le 
commencement  de  la  région  rocailleuse  à  travers  laquelle  le 
fleuve  se  fraye  un  passage.  Nous  fîmes  halte  encore  de  très 
bonne  heure,  à  cause  d'une  indisposition  du  neveu  du  cheik. 

*  Je  ferai  déjà  remarquer  ici  que  tous  les  envirous  du  Hillet  E'  Scheich 
(au  nord  de  Tombouctou)  doivent,  selon  tonte  vraisemblance,  être  pris  à 
tout  un  degré  plus  vers  l'est  que  sur  ma  carte.  Malheureusement  il  est 
peu  présumable  qu'un  autre  Européen  se  rende  de  sitôt  dans  ces  régions, 
pour  rétablir,  par  des  observations  convenables,  l'exactitude  des  faits. 


14*  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

L'endroit  où  nous  nous  arrêtâmes  portait  le  nom  de  Him- 
berimme  ;  la  pente  des  digues  y  était  agréablement  ornée 
d'ombreux  taborak  {hadjilidj  ou  Balanites  JEgyptiacus)  et  le 
lleuve ,  complètement  dégagé  de  rochers ,  était  partagé  en 
deux  par  un  banc  de  sable.  A  une  couple  de  mille  pas  plus 
haut,  s'élevait,  dans  le  courant,  un  vaste  récif  de  granit,  et 
à  1500  pas  plus  bas,  au  contraire,  le  fleuve  ofl'rait  un  aspect 
de  la  plus  sauvage  beauté.  Une  île  de  roc  assez  considérable, 
composée  d'énormes  blocs  de  granit,  occupait,  avec  un  récif 
qui  s'étendait  à  partir  de  la  rive  droite,  toute  la  moitié  du 
fleuve  qu'elle  confinait  dans  un  canal  large  de  500  pas  au 
plus.  Cet  endroit  remarquable,  où  le  fleuve,  lorsqu'il  est 
plein,  doit  former  un  rapide  fort  impétueux,  se  nomme 
Tinalschiden. 

Nous  nous  remîmes  en  marche  après  la  plus  grande  cha- 
leur du  jour.  Bientôt  nous  perdîmes  de  vue  le  fleuve  et, 
lorsque  nous  le  rencontrâmes  de  nouveau,  une  heure  plus 
tard,  les  rochers  avaient  disparu  pour  faire  place  à  des  bas- 
fonds  verdoyants.  Plus  loin,  et  déjà  dans  le  district  de  Tin- 
scherifen,  le  Niger  décrivait  des  sinuosités  nombreuses  entre 
des  rives  escarpées  ;  tandis  qu'il  s'éloignait  encore  de  notre 
route,  nous  arrivâmes,  par  un  bas-fond  marécageux,  sur  un 
terrain  plus  élevé  puis,  vers  le  soir,  nous  redescendîmes  sur 
la  rive  verte,  à  un  endroit  où  le  fleuve  semblait  encombré 
d'îlots.  Sur  le  plus  grand,  qui  était  en  même  temps  le  moins 
éloigné  de  nous,  demeurait  le  père  d'un  des  écoliers  d'El  Bakay 
qui  se  trouvaient  parmi  nous;  nous  fîmes  donc  halte  à  ce 
point,  sur  une  étroite  langue  de  terre  qui  séparait  le  fleuve 
d'un  marais  voisin. 

Nous  restâmes  à  Tinscherifen  pendant  les  quatre  jours 
suivants,  c'est  à  dire  du  4  au  8  juin,  le  cheik  n'étant  revenu 


DÉPART  DE  TOMBOUCTOU.  145 

de  son  excursion  que  le  troisième  jour,  ce  qui  mettait  ma 
patience  à  une  nouvelle  épreuve;  en  somme,  du  reste,  notre 
séjour  en  cet  endroit  ne  fut  pas  trop  désagréable,  en  ce 
sens  que  nous  y  reçûmes  une  foule  de  visites  des  habitants 
ainsi  que  de  ceux  du  pays  voisin.  La  première  fut  celle  du 
père  de  l'écolier;  il  se  nommait  Kara  et  exerçait  les  fonc- 
tions de  président  ou  de  gouverneur  de  sa  localité.  C'était 
un  homme  fort  intéressant,  et  à  peine  étais-je  entré  en  con- 
versation avec  lui,  qu'il  me  raconta  qu'une  cinquantaine 
d'années  auparavant,  un  chrétien  avait  descendu  le  fleuve 
dans  un  vaste  bateau  surmonté  d'une  tente  blanche  et  que, 
comme  les  eaux  étaient  très  hautes,  il  avait  pu  passer  sans 
encombre  entre  les  rochers  dont  le  lit  du  Niger  est  plein  en 
cet  endroit.  C'était,  me  dit-il,  un  matin,  comme  il  était, 
lui  Kara,  campé  avec  sa  suite  sur  les  digues  de  sable  de 
l'Aribinda  ;  peu  de  temps  auparavant,  l'étrange  voyageur 
avait  été  attaqué  par  les  indigènes,  près  de  l'ile  Sanigoï, 

Outre  la  visite  de  plusieurs  personnages  importants  de  la 
tribu  des  Kel  E'  Souk,  qui  mérite  une  attention  particulière 
parmi  toutes  les  autres  tribus  nomades  et  que  j'apprenais 
seulement  alors  à  connaître ,  je  vis  venir  également  Nassa- 
rou,  fdle  du  chef  Chosematen.  C'était  une  des  plus  belles 
femmes  que  je  visse  dans  ce  pays,  et  sa  riche  toilette  contri- 
buait puissamment  à  rehausser  ses  charmes;  elle  portait  au 
dessus  de  ses  autres  vêtements  une  robe  de  soie  rayée  de 
rouge  et  de  noir,  qu'elle  se  rejetait  parfois  au  dessus  de  la 
tête  pour  se  donner  meilleur  air.  Ses  traits  se  distinguaient 
par  leur  expression  douce  et  leur  régularité,  mais  elle  annon- 
çait des  dispositions  à  l'embonpoint,  qualité  physique  fort 
prisée ,  du  reste ,  chez  les  Touareg.  Comme  elle  voyait  que 
je  la  trouvais  jolie,  elle  me  dit,  à  moitié  en  plaisantant,  que 


146  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

je  pouvais  l'épouser,  à  quoi  je  lui  répondis  que  j'étais  prêt  à 
l'emmener  avec  moi  dès  que  l'un  ou  l'autre  de  mes  chameaux 
aurait  repris  assez  de  forces  pour  pouvoir  la  transporter.  Je 
lui  donnai,  par  manière  de  distinction,  un  miroir,  selon 
l'habitude  que  j'avais  prise  de  reconnaître  ainsi  dans  chaque 
camp  la  femme  la  plus  belle,  ne  donnant  aux  autres  que  des 
aiguilles.  Elle  revint,  le  lendemain,  avec  quelques  parentes, 
qui  se  faisaient  remarquer  à  leur  tour  par  leur  bonne  appa- 
rence et  qui  exprimèrent  le  désir  de  me  voir  ainsi  que  le 
cheik  El  Bakay.  Ces  nobles  dames  Touareg  offraient  un 
curieux  exemple  de  la  liberté  extraordinaire  dont  jouissent 
les  femmes  dans  celle  tribu  ;  ce  ne  fut  pas  sans  un  grand 
étonnement,  que  je  vis  la  pipe  passer  constamment  de  leur 
bouche  à  celle  des  hommes  et  réciproquement.  Sous  certains 
autres  rapports,  je  crois  que  ces  femmes  valent  mieux  que 
celles  du  Tademekket,  de  la  vertu  desquelles  El  Bekri  parle 
déjà  en  termes  quelque  peu  équivoques. 

Pendant  tout  le  temps  de  notre  séjour  à  Tinscherifen,  le 
temps  fut  extrêmement  chaud ,  et  l'élévation  de  la  tempéra- 
ture nous  était  d'autant  plus  sensible  que  nous  n'avions, 
cette  fois  encore,  pas  le  moindre  ombrage  aux  environs  de 
notre  camp.  Pour  me  soustraire  à  l'ardeur  du  soleil,  je  dus 
remonter,  jusqu'à  une  assez  grande  distance,  la  pente  de  la 
rive,  où  se  trouvait  un  seul  petit  hadjilidj.  De  ce  point,  je 
jouissais  d'une  assez  belle  vue  sur  le  fleuve  qui,  précisément 
à  cet  endroit,  méritait  de  ma  part  une  attention  particulière  ; 
toutefois  je  ne  pus  le  contempler  aussi  longtemps  que  je 
l'aurais  voulu,  mes  compagnons  n'étant  pas  sans  inquiétudes 
sur  mon  compte  en  l'absence  du  cheik,  et  le  neveu  de  ce 
dernier,  Mohammed  Ben  Chotar,  n'ayant  pu  m'accompagner, 
à  cause  de  son  indisposition  persistante. 


DÉPART  DE  TOMBOUCTOU.  147 

J'ai  dit  déjà  que  notre  lieu  de  station  était  situé  en  face 
de  plusieurs  îlots  qui  rétrécissaient  le  cours  du  fleuve;  au 
delà  de  ces  îlots  s'élevaient  deux  grandes  masses  de  roc, 
nommées  Scliabor  et  Barror,  qui,  pareils  à  deux  gigantes- 
ques piliers,  livraient  entre  eux  passage  à  la  plus  grande 
partie  des  eaux.  Cet  étroit  canal  semblait  lui-même  assez 
dépourvu  d'obstacles  et  devait  l'être  surtout  à  l'époque  des 
crues.  Pendant  l'été,  au  contraire,  la  navigation  du  Niger 
devient  extrêmement  difficile  à  cause  du  banc  de  sable  qui 
s'est  formé  un  peu  plus  haut,  entre  la  rive  et  les  îlots.  Sur 
l'île  où  résidait  Kara,  s'élevait  une  masse  de  roc  qui  souvent, 
aux  lueurs  de  l'après-midi ,  semblait  une  terrasse  artificielle 
de  quartz  d'une  blancheur  éclatante.  Plus  haut,  le  fleuve  au 
cours  sinueux  était  encaissé  entre  de  hautes  rives  abruptes, 
tandis  que,  sur  la  rive  opposée,  les  digues  de  sable  for- 
maient, à  un  certain  endroit,  une  crique  près  de  laquelle 
un  promontoire  herbu,  formant  peut-être  une  espèce  d'île, 
était  parfois  abondamment  couvert  de  chevaux  et  de  bétail  ; 
il  s'y  trouvait  de  magnifiques  arbres,  parmi  lesquels  se  faisait 
remarquer  un  fort  beau  groupe  de  palmiers  d'Egypte  ;  ces 
derniers  commencent  à  dominer  en  cet  endroit  et  se  rencon- 
trent fréquemment  en  groupes  nombreux,  plus  loin  vers  le 
bas  du  fleuve. 

L'érainence  du  haut  de  laquelle  je  contemplais  ce  specta- 
cle, était  entièrement  composée  de  quartz  et  de  grunstein 
et  un  récif  continu  coupait  le  fleuve  dans  la  direction  de 
l'est,  tandis  que  les  rochers,  du  côté  de  la  terre,  s'étendaient 
en  un  plateau  qui  dominait  le  fleuve,  d'une  hauteur  de  500 
à  400  pieds.  Les  soirées  étaient  belles  et  rien  ne  me  faisait 
plus  de  plaisir  que  de  me  promener  sur  le  beau  banc  de  sable 
qui  s'avançait  à  une  distance  considérable  dans  le  lit  du 


tiS  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

Heure.  Ce  banc  de  sable,  pendant  les  eaux  basses,  relie  à  la 
terre  ferme  l'île  où  résidait  Kara. 

Mon  attention  fut  excitée  de  nouveau,  en  cet  endroit,  par 
l'animal  que  les  indigènes  désignent  sous  le  nom  de  san- 
gouaï.  Souvent  nous  entendions  sortir  du  marécage  herbu 
qui  s'étendait  derrière  notre  camp,  des  cris  semblables  aux 
aboiements  d'un  chien  ;  on  m'assura  que  c'étaient  les  cris 
des  jeunes  sangoua'i  que  leurs  mères  y  avaient  laissés  comme 
en  un  lieu  plus  propre  à  leur  prompt  développement. 

Le  8  juin,  le  cheik  revint  enfln  de  son  excursion,  nous 
amenant  sept  chameaux  frais,  dont  il  me  donna  l'un,  tous 
les  miens  étant  littéralement  exténués.  Dans  le  courant  de  la 
journée,  El  Bakay  revint  encore  dans  ma  tente,  pour  me 
demander  si  nos  bateaux  à  vapeur  pourraient  franchir  les 
parties  du  fleuve  que  je  viens  de  décrire;  je  n'hésitai  pas  à 
lui  affirmer  que,  pour  autant  que  je  pusse  juger  des  condi- 
tions du  fond  du  Niger,  cela  n'était  possible  qu'à  une  embar- 
cation solide  et  de  dimensions  peu  considérables. 

Le  lendemain,  à  une  heure  assez  avancée  de  la  matinée, 
nous  quittâmes  cet  endroit  si  plein  d'intérêt.  Pendant  quel- 
que temps,  nous  suivîmes  de  très  près  la  rive  puis ,  nous  en 
éloignant  vers  le  nord-est,  nous  gravîmes  l'abrupt  versant 
du  plateau  du  désert,  consistant  en  grès  noir  à  demi  eflleuri. 
A  l'endroit  où  nous  quittâmes  la  rive,  le  fleuve  était  traversé 
par  le  vaste  récif  auquel  appartenait  le  roc  nommé  Barror 
et  qui  doit  entraver,  pendant  plusieurs  mois  de  l'année,  le 
passage  des  grandes  embarcations.  Aux  noires  et  rocailleuses 
éminences  de  la  rive  succédèrent  bientôt  des  digues  de  sable 
entourées  de  petites  vallées  irrégulières,  dont  le  sol  était 
noirâtre  à  son  tour  ;  arrivés  à  un  mille  de  notre  camp,  nous 
retrouvâmes  la  rive  du  fleuve,  au  point  remarquable,  nommé 


DÉPAUT  DE  TOMBOUCTOU.  149 

Tossaïe  ou  Tosse,  où  le  majestueux  Niger  se  rétrécit  entre 
des  rives  escarpées ,  jusqu'à  une  largeur  de  200  à  250  pas 
seulement.  A  la  vérité,  ce  rétrécissement  n'est  pas  subit, 
mais  commence,  au  contraire,  depuis  la  «  Porte  de  Fer  » 
formée  par  les  rochers  Barror  et  Schabor  ;  à  partir  de  ceux-ci, 
le  fleuve  se  dirige  pendant  quelques  milles  vers  le  nord-est 
et  l'endroit  oii  il  atteint  son  minimum  de  largeur,  est  préci- 
sément celui  où  nous  arrivions.  N'ayant  pu  suivre  la  rive 
depuis  cette  porte  de  roc ,  il  m'est  malheureusement  impos- 
sible de  dire  jusqu'à  quel  point  les  accidents  du  lit  du  fleuve 
y  entravent  la  navigation ,  et  nous  devons  nous  contenter, 
jusqu'à  nouvel  ordre,  de  ce  fait,  que  Mungo  Park  s'y  fraya 
un  passage  avec  sa  grande  embarcation. 

Pour  ce  qui  concerne  la  profondeur  du  Niger  au  point  de 
son  rétrécissement,  Tossaïe,  les  indigènes  assurent  qu'une 
étroite  lanière,  faite  au  moyen  d'une  peau  de  bœuf  entière, 
n'y  atteint  pas  le  fond.  Le  courant  ne  doit  pas  y  être  très 
considérable,  car  c'est  là  que  s'opère  ordinairement  le  pas- 
sage entre  le  désert  et  la  province  de  Libtako  ;  or,  les  Arabes 
y  traversent  sans  aucune  difliculté,  avec  leurs  chameaux  et 
leur  bétail,  chose  qui  serait  impossible  avec  un  courant 
quelque  peu  fort. 

Immédiatement  au  delà  cessèrent  les  digues  de  sable, 
pour  faire  place  à  un  terrain  plat  et  pierreux ,  de  teinte  noi- 
râtre et  désagréable  à  la  vue,  ofl'rant,  en  un  mot,  le  véritable 
aspect  du  désert.  Le  fleuve  lui-même,  qui  se  dirigeait,  à  cet 
endroit,  vers  le  nord-est,  avait  perdu  cette  ampleur  et  celte 
niajesté  qui  me  l'avaient  fait  tant  admirer  auparavant;  se 
partageant  en  deux  bras,  il  enserrait  une  grande  île,  du  nom 
d'Adar  N  Haout.  Au  point  où  les  deux  embranchements 
allaient  se  rejoindre,  on  remarquait,  grâce  au  peu  d'éléva- 

T.  IV.  11 


150  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

lion  des  eaux,  un  récif  qui  s'avançait  à  une  assez  grande 
distance  vers  le  milieu  du  fleuve ,  oii  s'élevaient  encore 
quelques  sommets  de  roc  isolés.  Nous  choisîmes  notre  lieu 
de  campement  en  face,  et  fort  heureusement  cette  fois,  ma 
tente  était  ombragée  de  quelques  arbres. 

Nous  allions  atteindre  un  autre  point  important  du  Niger 
moyen;  c'était  celui  où  le  fleuve,  changeant  brusquement 
son  cours  pour  la  seconde  fois,  abandonne  la  limite  du 
désert  pour  se  diriger,  presque  exclusivement  désormais, 
vers  le  sud-est.  Cette  déviation,  que  j'ai  désignée  plusieurs 
fois  déjà  sous  le  nom  d'angle  de  Bourroum,  a  lieu  à 
quelques  minutes  à  l'ouest  du  méridien  de  Greenwich  et 
presque  sous  la  même  latitude  que  l'angle  précédent  que 
décrit  le  Niger  au  midi  de  Tombouctou;  en  effet,  il  n'existe 
qu'une  différence  de  deux  ou  trois  minutes  entre  ces  deux 
changements  de  direction  si  importants  au  point  de  vue  du 
développement  historique  et  géographique  des  contrées  rive- 
raines. Si  l'on  considère  ensuite  le  point  le  plus  septentrio- 
nal qu'atteigne  le  fleuve  entre  ces  deux  angles,  éloignés 
entre  eux  d'au  moins  trois  degrés  de  longitude,  on  voit  que 
la  déviation  du  fleuve  vers  le  désert,  est  tellement  peu  sen- 
sible que  l'on  peut  regarder  toute  cette  partie  du  Niger 
comme  se  dirigeant  simplement  de  l'ouest  à  l'est. 

Le  lit  du  fleuve,  au  point  où  se  forme  le  coude  de  Bour- 
roum, est  plat  et  tellement  encombré  d'îles,  que  je  ne  fus 
pas  étonné  d'apprendre  qu'il  y  était  guéable;  à  certains 
endroits,  la  largeur  pouvait  être  de  1  1/2  lieue.  Ce  n'est  que 
là  où  la  direction  méridionale  se  dessine  d'une  manière  plus 
manifeste,  que  s'élèvent,  sur  la  rive  septentrionale,  de  raides 
sommets  de  roc  jusqu'à  une  hauteur  de  120  pieds;  cette 
rive,   quoique  rocailleuse,  n'offre  pas  d'autres  éminences 


DÉPART  DE  TOMBOUCTOU.  151 

quelque  peu  considérables  et  forme,  avec  de  petites  anses, 
des  promontoires  de  nature  marécageuse. 

Nous  franchîmes  cette  partie  de  la  rive,  formant  une  lon- 
gueur d'environ  3  i/2  milles,  en  trois  jours,  du  10  au 
13  juin,  et  avec  maint  retard;  la  cause  en  était  due  aux 
nombreuses  questions  que  le  cheik  avait  à  débattre  avec  les 
habitants  des  îles  situées  en  face  de  notre  camp,  habitants 
qui  appartenaient  à  leur  tour  à  la  tribu  mêlée  des  Rouma. 
Une  rencontre  intéressante  que  nous  fîmes  pendant  ces  trois 
jours,  fut  celle  d'un  homme  de  Gogo,  qui  se  rendait,  avec 
huit  autres  individus  et  au  moyen  d'une  embarcation  de 
moyenne  grandeur,  de  sa  ville  natale  à  Bamba  ;  ce  fait  me 
prouva  que,  malgré  la  saison  défavorable  et  la  complète  déca- 
dence politique  du  pays,  les  rapports  par  eau  existaient  tou- 
jours entre  ces  deux  villes. 

Toute  la  contrée  du  fleuve,  voisine  de  l'angle  décrit  par 
le  Niger,  porte  le  nom  de  Bourroum  et  constituait  autrefois 
un  des  principaux  établissements  des  Sonrhaï.  Il  s'y  rattache 
une  tradition  remarquable ,  d'après  laquelle  un  Pharaon 
d'Egypte  s'y  sérail  rendu,  dans  l'antiquité,  pour  retourner 
ensuite  dans  son  pays.  Cette  assertion,  qui  attesterait  l'exis- 
tence de  relations  bien  anciennes  entre  l'Egypte  et  ces 
contrées,  ne  me  semble  pas  devoir  être  considérée  comme 
invraisemblable,  même  dans  son  sens  le  plus  rigoureux;  en 
effet,  en  supposant  même  qu'elle  fût  dénuée  de  fondement 
et  n'exprimât  qu'une  idée  générale,  conçue  après  coup,  elle 
se  rapporterait  indubitablement  à  la  capitale  de  la  nation 
Sonrhaï  plutôt  qu'à  une  localité  dépourvue  d'importance  au 
point  de  vue  historique.  Il  importe,  en  outre,  de  noter  que 
ce  point  est  celui  oîi  le  fleuve,  en  décrivant  son  grand  angle, 
se  rapproche  le  plus  de  l'Egypte;  n'oublions  pas,  ensuite, que 


V6i  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

les  habitants  de  l'oasis  d'Aoudjila,  située  sur  la  grande  voie 
commerciale  de  l'Egypte  vers  ces  contrées,  furent  les  pre- 
miers qui  ouvrirent  dans  cette  partie  occidentale  du  Soudan 
(les  débouchés  aux  Arabes;  dès  le  xi"  siècle,  nous  y  trouvons 
déjà,  importés  par  eux,  Tislamisme  et  la  forme  politique  de 
l'autorité,  comme  puissance  royale.  Toute  l'histoire  du  Son- 
rhaï  se  rapporte  à  l'Egypte;  les  indications  relatives  à  la 
route  sîiivie  par  les  Nasamons,  si  elle  est  marquée  exacte- 
ment sur  les  cartes,  donnent  celte  contrée  comme  le  but  de 
la  migration  de  ce  peuple  ;  or,  en  consultant  ces  données,  on 
comprend  parfaitement  comment  Hérodote,  dans  le  chap.  32 
(le  son  liv.  II,  a  pu  croire  qu'il  s'agissait  du  Ni!  supérieur, 
lorsqu'il  apprit  l'existence  d'un  vaste  fleuve  se  dirigeant  vers 
l'est,  presque  sous  le  18''  degré  de  latitude.  Dans  des  temps 
moins  reculés,  nous  retrouvons,  dès  le  xi^  siècle,  des  mar- 
chands égyptiens  dans  la  ville  de  Birou  ou  Walata,  l'ancien 
Ghanata,  en  même  temps  que  ceux  de  Ghadames  et  du  Tafi- 
lelet;  le  commerce  de  Gogo  ou  de  Koukia  s'exerçait  princi- 
palement avec  l'Egypte,  et  ce  fut  sans  nul  doute  en  vue  de 
ces  relations  que  Ion  établit  sur  cette  roule,  Souk,  le  grand 
entrepôt  commercial  de  la  tribu  berbère  des  Tademekka,  à 
une  centaine  de  milles  de  Bourroum.  Une  autre  circonstance 
qui  témoigne  d'antiques  rapports  de  ces  contrées  avec 
l'Egypte,  est  la  culture  du  riz,  si  considérable  dans  ce  dernier 
pays  et  originaire  de  Bourroum.  J'ai  pu  me  convaincre 
aussi  que  c'est  sur  le  Niger  que  l'on  a  commencé  à  cultiver 
le  dattier,  car  les  dattes  formaient  le  principal  aliment  des 
habitants  de  l'Aoudjila;  or  il  était  naturel  que  (>es  derniers 
apprissent  la  manière  d'obtenir  ce  fruit,  au  peuple  avec  les- 
quels leurs  voyages  les  mettaient  en  relations.  Il  y  avait 
naguère  dans  le  pays  de  Bourroum  plusieurs  localités  popu- 


DÉPART  DE  TOMBOUCTOU.  155 

leuses,  qui  furent  détruiles,  en  18iô  ou  1844  par  les  Foulbe 
du  Massina,  et  dont  les  habitants  émigrèrent  à  Goundam,  au 
sud-ouest  de  Tombouctou. 

Le  15  juin,  nous  avions  entièrement  contourné  l'angle  de 
Bourroum  et  nous  fîmes  balte  au  bas  de  rochers  bauts  d'en- 
viron 80  pieds.  Partout  aux  alentours,  ainsi  que  sur  une  île 
assez  considérable  du  fleuve,  étaient  établies  de  nombreuses 
tribus  de  Touareg  Kel  E'  Souk,  de  Rouma  et  de  Sonrhaï, 
avec  lesquels  le  cheik  eut  encore  tant  à  faire,  que  nous  con- 
tinuâmes notre  route  sans  lui,  le  lendemain.  La  rive  était 
d'abord  garnie  de  buisson?  de  palm.iers  d'Egypte  et  de  petits 
talha;  nous  rencontrâmes  ensuite  une  nouvelle  série  de 
digues  de  sable,  derrière  lesquelles  s'étendaient  des  prairies 
marécageuses,  sur  une  largeur  d'un  demi  mille  allemand.  Le 
terrain  devenait  çà  et  là  plus  rocailleux  aux  environs  de  la 
rive,  et  le  paysage,  agréablement  ondulé,  était  coupé  par 
une  crête  de  sable  et  de  pierre  calcaire,  semblable  à  un  mur. 

Nous  passâmes  la  nuit  dans  un  camp  d'Arabes  et  de  Toua- 
reg tellement  pauvres  qu'ils  ne  purent  rassasier  mes  compa- 
gnons. Le  cheik,  qui  était  arrivé  sur  ces  entrefaites  et  qui 
n'ignorait  pas  la  misère  de  ces  gens,  s'était  rendu  à  une  demi 
lieue  plus  bas  sur  le  fleuve,  pour  camper  à  un  endroit  nommé 
Assakan  Imbegge.  Ce  fut  là  que  nous  nous  réunîmes,  le  len- 
demain 13  juin,  mais  sans  poursuivre  notre  route  ce  jour  là. 

Dès  que  nous  eûmes  déployé  nos  tentes,  une  foule  d'indi- 
vidus arrivèrent  des  camps  voisins,  comme  d'ordinaire  en 
ces  contrées.  C'étaient  des  Touareg  de  la  tribu  des  Tinger- 
egedesch  ;  ils  se  distinguaient  par  leur  attitude  plus  noble 
et  leurs  vêtements  plus  soignés  que  ceux  des  autres  Toua- 
reg; ils  portaient  pour  la  plupart  des  tuniques  composées 
de  bandes  noires  et  blanches  cousues  ensemble.  Quoique 


134  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

nous  devinssions  bientôt  bons  amis,  ils  se  tinrent  d'abord 
sur  une  grande  réserve  à  notre  égard,  car  les  Tingeregedesch 
avaient  eu  égalemeht  une  sanglante  rencontre  avec  Mungo 
Park.  Ce  voyageur  avait  pris  pour  règle,  bien  à  contre-cœur 
sans  doute  et  vu  sa  position  critique,  de  tirer  sur  quiconque 
s'approchait  de  son  bateau  ;  il  ne  devait  pas  ignorer  cepen- 
dant que  cette  manière  de  procéder  le  conduirait  iné- 
vitablement à  sa  perte.  Les  Tingeregedesch  avaient  ainsi 
Ml  périr  plusieurs  des  leurs  et  me  considéraient  d'abord  avec 
détîauce  et  mauvais  vouloir,  jusqu'à  ce  que  je  parvinsse  à 
les  convaincre  que  je  n'appartenais  pas  à  l'espèce  de  «  bêtes 
féroces  »  [taouakast)  qui  caractérisait,  à  leurs  yeux,  les  Euro- 
péens en  général.  Afin  de  leur  inspirer  plus  de  confiance,  je 
leur  montrai  quelques  gravures  représentant  les  diverses 
races  de  l'espèce  humaine;  ces  objets  firent  grand  bruit, 
surtout  parmi  les  femmes  de  nos  visiteurs,  et  je  suis  con- 
vaincu qu'il  n'en  resta  pas  une  au  camp  des  Tingeregedesch, 
fort  éloigné  cependant.  Elles  étaient  tellement  avides  de 
contempler  mes  gravures,  qu'elles  ne  bougeaient  pas  avant 
de  les  avoir  vues,  ce  qui  leur  causait  tour  à  tour  du  plaisir  et 
de  l'horreur.  Quand  je  donnai,  comme  de  coutume,  un  petit 
miroir  à  celle  que  je  jugeais  la  plus  jolie,  je  fus  assez  mal- 
heureux, pour  occasionner  une  violente  querelle  entre  une 
mère  et  sa  fille. 

Notre  camp  près  d'Assakan  Imbegge  était  situé  assez  haut 
et  sur  un  terrain  aride,  presque  entièrement  dépourvu  d'ar- 
bres et  de  buissons.  La  rive  du  fleuve  y  avait  un  tout  autre 
aspect  que  d'ordinaire,  à  cause  d'un  bas-fond  marécageux 
abondamment  couvert  d'herbes,  qui  s'étendait  à  une  dislance 
considérable.  Vers  l'orient,  le  regard  embrassait,  à  environ 
Ô/4  de  mille,  la  petite  chaîne  d'Assegharbou,  que  nous  avions 


DÉPART  DE  TOMBOUCTOU.  153 

déjà  aperçue  depuis  la  veille,  et  qui  s'étendait  de  l'est  à 
l'ouest  en  déviant  légèrement  vers  le  midi.  Elle  forme,  de 
ce  côté,  la  limite  des  pays  montagneux  d'Aderar,  berceau 
des  Aouelimmiden. 

Nous  quittâmes  ce  lieu  désolé,  dans  l'après-midi  du 
16  juin.  Nous  étions  encore  à  10  ou  11  milles  allemands  de 
Gogo,  l'ancienne  capitale  du  royaume  de  Sonrhaï;  nous 
fîmes  ce  trajet  en  quatre  jours,  y  compris  celui  de  notre 
départ  d'Assakan  Imbegge,  sans  que  rien  de  fort  remarquable 
signalât  notre  voyage.  La  vallée  du  Niger  gagnait  en  largeur 
et  était  bornée  du  côté  oriental,  où  nous  nous  tenions,  par 
le  versant,  irrégulièrement  découpé  mais  bien  dessiné,  du 
pays  désert  et  pierreux  qui  s'étendait  plus  haut,  dans  cette 
direction.  Le  plateau  s'étendait,  de  temps  à  autre,  jusque 
près  de  la  rive,  par  d'étroits  embranchements  que  nous 
étions  obligés  de  gravir,  tandis  que  nous  marchions  sinon 
dans  les  bas-fonds  qui  côtoyaient  le  fleuve  et  dont  la  largeur 
variait  de  1/4  à  1/2  mille.  Le  plus  considérable  de  ces 
embranchements  était  la  colline  Tondibi,  située  à  environ 
o  milles  au  midi  du  plus  haut  sommet  des  Assegharbou,  et 
à  peu  près  de  la  même  distance  de  notre  camp  d'Assakan 
Imbegge.  La  contrée  riveraine  était  extrêmement  humide  et 
marécageuse  à  plusieurs  lieues  au  nord  et  au  midi  du  Ton- 
dibi ;  c'était  au  point  que  nous  fûmes  plusieurs  fois  entravés 
dans  notre  marche;  par  contre,  le  sol  que  nous  foulions  avec 
tant  de  peine,  avait  l'avantage  de  tempérer  quelque  peu 
l'intensité  de  la  chaleur,  devenue,  ce  jour  là,  réellement 
accablante.  Toutefois,  je  crus  devoir  me  tenir  pendant 
quelque  temps  le  long  de  la  limite  du  désert ,  à  cause  des 
miasmes  pernicieux  qui  s'exhalaient  des  marécages,  ce  qui 
me  permit  de  jouir  d'un  coup  d'œil  très  étendu  sur  cette 


136  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

remarquable  contrée  ainsi  que  sur  notre  troupe  disparate. 
Elle  se  composait  d'une  trentaine  d'individus;  quelques-uns 
étaient  à  cheval,  soit  seuls,  soit  à  deux;  d'autres  étaient  à 
chameau  ou  s'avançaient  tant  bien  que  mal  à  pied  ;  armés  de 
fusils  ou  d  epieux,  et  tous  vêtus  différemment  de  tuniques 
bleu  clair  ou  foncé,  ou  blanches,  ils  avaient  pour  la  plupart 
la  tête  découverte  ;  sauf  un  petit  nombre  d'entre  eux ,  qui 
portaient  des  honnets  de  coton  rouge,  ils  n'avaient  pour  toute 
coifl'ure  que  leur  épaisse  chevelure.  Ils  marchaient  ainsi  dans 
le  marécage,  choisissant  les  endroits  les  plus  élevés  du  ter- 
rain, où  croissaient  des  buissons,  principalement  de  palmier 
d'Egypte. 

Le  17  juin,  nous  fîmes  halte  près  d'une  autre  colline 
avancée,  fort  remarquable  et  nommée  Fagona,  située  à 
3  milles  au  sud-est  du  Tondibi  ou ,  pour  me  servir  d'une 
indication  géographique,  précisément  au  point  où,  selon 
mes  observations,  le  Niger  est  coupé  par  la  17-  parallèle.  A 
la  hauteur  où  je  me  trouvais,  dominant  tout  le  pays  envi- 
ronnant, ma  tente  était  visible  à  une  grande  distance  dans 
la  vallée,  et  je  vis  arriver  en  foule  les  indigènes  des  alentours. 
Presque  tous  les  camps  que  nous  avions  vus  pendant  ces 
derniers  jours,  appartenaient  à  la  grande  tribu  des  Kel  E' 
Souk  ;  ceux  que  nous  rencontrions  désormais  étaient  peuplés 
de  Sonrhaï  et  d'un  petit  nombre  de  Rouma,  dont  quelques- 
uns  montaient  à  cheval,  quoique  n'appartenant  pas  à  une 
race  très  noble.  Les  cavaliers  étaient  assis  sur  une  selle  de 
forme  particulière  et  assez  incommode,  simplement  jetée  sur 
le  dos  de  la  monture  sans  être  attachée  sous  le  ventre  et 
pourvue  d'un  dossier  très  bas,  contrairement  à  l'usage  arabe. 
Le  costume  de  ces  gens  était  pauvre  et  rappelait  celui  des 
habitants  de  Bamba  et  de  Rhergo;  ils  appartenaient  en 


DÉPART  DE  TOMBOUCTOU.  157 

général  à  la  tribu  des  Ibaouadjiten  et  se  distinguaient  par 
une  ignorance  plus  profonde  que  d'ordinaire. 

Le  lendemain,  nous  descendîmes  de  la  haute  digue  de 
Fagona  vers  un  vaste  marais  s'avançant  fort  loin  dans  le 
pays  et  très  difficile  à  contourner.  Plus  loin ,  nous  gravîmes 
de  nouvelles  digues  de  sable,  dont  les  bords  étaient  garnis 
d'une  abondante  végétation;  nous  y  jouissions  d'une  vue 
aussi  vaste  qu'intéressante  sur  le  fleuve  couvert  de  grandes 
îles  plates;  on  eût  cru  ne  voir  qu'une  large  vallée  maréca- 
geuse, aux  bords  escarpés,  remplie  de  laiches  et  de  roseaux, 
car  on  ne  voyait  pas  d'eau  à  certains  endroits,  tandis  qu'à 
d'autres,  s'étalait  un  labyrinthe  d'embranchements  et  de 
marais  qui  s'étendaient  dans  toutes  les  directions.  Un  spec- 
tacle plus  remarquable  encore  était  celui  du  fleuve  vers  le 
haut,  à  l'endroit  où  une  anse  profonde  et  marécageuse  s'était 
formée  en  face  de  celle  que  nous  avions  contournée  le  matin. 
La  vallée  du  fleuve  était,  à  cet  endroit,  large  de  plus  de 
deux  milles  allemands,  tandis  qu'elle  ne  l'était  guère  que  de 
5/4  à  I  1/2  mille  près  d'Assakan  Imbegge.  Tout  ce  que  je 
voyais  en  ces  lieux  m'indiquait  clairement  que  la  partie  cou- 
rante et  navigable  de  cette  région  du  fleuve ,  se  trouvait  du 
côté  de  l'Aribinda,  c'est  à  dire  sur  la  rive  occidentale. 

Descendant,  le  19  juin  au  matin,  de  notre  haut  lieu  de 
campement,  nous  arrivâmes  dans  une  plaine  bien  boisée  où 
croissaient,  parmi  les  espèces  d'arbres  propres  au  pays,  quel- 
ques exemplaires  de  Yhadjilidj.  Après  deux  milles  de  trajet, 
nous  rencontrâmes  une  nouvelle  digue,  d'une  hauteur  médio- 
cre, du  haut  de  laquelle  nous  découvrîmes  les  cimes  des  dat- 
tiers de  Gogo.  Heureux  d'arriver  enfin  à  cette  ville  si  impor- 
tante au  point  de  vue  historique,  je  pressai  mes  lents 
compagnons  qui  jetaient  déjà  leurs  vues  vers  un  camp,  fort 


158  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

commode  du  reste,  situé  à  quelque  distance  dans  une  autre 
direction,  et  qui  leur  semblait  préférable,  comme  lieu  de 
station ,  à  Gogo,  cette  cité  déchue  et  à  moitié  abandonnée. 
Fort  heureusement,  il  passait  entre  ce  camp  et  nous  un  bras 
du  fleuve  assez  considérable  pour  former  un  sérieux  obstacle 
à  la  réalisation  do  leurs  vœux.  Nous  continuâmes  donc  notre 
route  et  je  remarquai  bientôt  avec  surprise  une  vaste  pièce 
de  terre  couverte  de  sarrasin  ;  comme  je  voyais  çà  et  là  ensuite 
des  champs  cultivés,  je  me  berçai  de  l'espoir  que  nous  avions 
une  bonne  fois  quitté  le  désert  pour  rentrer  dans  la  zone  fer- 
tile du  Soudan  ;  malheureusement  cet  espoir  ne  devait  se 
réaliser  qu'en  partie.  Aux  champs  de  blé  succédèrent  des 
plantations  de  tabac  et,  après  quelque  interruption,  des 
rizières  inondées;  à  la  nuit,  nous  arrivions  dans  un  misé- 
rable village  aux  huttes  de  natte  :  c'était  Gogo,  la  célèbre 
capitale,  autrefois,  du  grand  empire  nègre  des  Sonrhaï. 


CHAPITRE   V. 


LE  NIGER  DE  GOGO  A  SAI.  -  RETOUR  A  KOIKAOUA. 


Dans  l'obscurilé  de  la  nuit,  nous  nous  étions  établis  en 
une  sorte  de  place,  entourée  de  huttes  hémisphériques  en 
natte  et  bornée,  du  côté  du  fleuve,  par  un  groupe  épais  de 
beaux  arbres.  Vers  le  midi,  s'élevait  une  haute  construction 
en  forme  de  tour.  Curieux  de  voir  au  jour  l'antique  et  célè- 
bre ville,  je  me  levai  de  grand  matin,  après  une  nuit  de 
sommeil  réparateur;  car  depuis  que  j'avais  appris,  par  les 
manuscrits  d'Ahmed  Baba,  que  Gogo  fut  jadis  le  centre  du 
vaste  empire  Sonrhaï,  j'avais  nourri  le  plus  vif  désir  de  visi- 
ter cette  historique  et  remarquable  cité,  d'où  étaient  sortis 
tant  de  princes  puissants  et  victorieux,  et  qui  avait  été  la 
capitale  d'un  État  si  considérable. 

En  sortant  de  ma  tente,  je  me  trouvai  justement  en  face 
de  l'édifice,  dont  les  lignes  grossières  m'avaient  rappelé, 
dans  l'ombre  de  la  veille,  les  monuments  d'Agades.  Cette 
massive  tour  en  ruines  était  le  dernier  vestige  de  la  grande 
mosquée  [Djingere  her),   qui  servait  en  même  temps   de 


160  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

sépulture  au  puissant  conquérant  Mohammed  El  Hadj 
Askia  ;  c'était  tout  ce  qu'il  restait  encore  de  tant  de  splen- 
deur et  de  gloire.  La  nature  seule  semblait  avoir  conservé 
la  richesse  à  laquelle  Gogo  devait  autrefois  une  partie  de  sa 
célébrité;  en  effet,  toute  la  place  était  entourée  d'un  magni- 
fique rideau  d'arbres,  parmi  lesquelsse  trouvaient  de  hauts 
dattiers,  des  tamariniers  et  des  sycomores;  j'y  remarquai 
même  quelques  Bombax,  mais  ils  étaient  peu  robustes. 

Après  avoir  joui  pendant  quelque  temps  de  ce  beau  spec- 
tacle, je  me  dirigeai,  avec  mon  domestique  Schoua,  vers  le 
Niger;  mais,  sortant  du  fourré  d'arbres,  je  ne  trouvai,  au 
lieu  du  majestueux  fleuve,  qu'un  petit  embranchement  sans 
importance  qui,  se  rapprochant  beaucoup  de  la  ville,  conte- 
nait trop  peu  d'eau  pour  être  navigable.  Entre  cet  embran- 
chement et  le  fleuve,  s'étendait  un  vaste  bas-fond  qui  n'est 
couvert  d'eau  que  lors  des  grandes  crues;  il  se  peut  que  le 
mouvement  y  soit  alors  plus  considérable,  mais  à  ce  moment 
je  n'y  vis  qu'un  seul  bateau  convenable,  à  côté  de  plu- 
sieurs autres  plus  ou  moins  hors  d'état  de  servir.  Aux 
endroits  les  plus  élevés  du  bas-fond  ainsi  que  sur  la  rive 
opposée  de  l'Aribinda,  s'élevaient  encore  quelques  huttes, 
tristes  vestiges  de  l'ancienne  splendeur  de  la  capitale,  qui 
s'étendait  autrefois  jusqu'au  delà  du  fleuve  et  semble  avoir 
eu  une  circbnférence  de  trois  lieues.  Aujourd'hui  Gogo  n'est 
guère  plus  qu'un  village  et  consiste  en  trois  ou  quatre  cents 
huttes  réunies  en  groupes  épars.  Lorsque  je  revins  du 
fleuve,  les  femmes  sortirent  de  leurs  frêles  demeures  et  vin- 
rent nous  entourer  en  s'écriant  gaiement  :  «  Nassara,  nas- 
sara,  Allah  akhar!  »  («  Un  chrétien,  un  chrétien,  Dieu  est 
grand!  »)  Toutefois,  elles  semblaient  faire  beaucoup  plus 
attention  à  mon  jeune  Schoua  qu'à  moi-même,  car  elles  se 


LE  NIGER.  —  RETOUR  A  KOUKAOUA.  161 

mirent  à  danser  autour  de  lui  avec  une  vivacité  réellement 
séduisante.  Quelques-unes  d'entre  elles  avaient  les  traits 
assez  réguliers,  la  taille  bien  prise  et  les  proportions  du 
corps  symétriques.  Toutes  étaient  vêtues  de  même,  c'est  à 
dire  d  une  large  pièce  de  grosse  étoffe  de  laine  à  rayures 
bariolées,  attachée  sous  le  sein  et  retombant  presque  sur  la 
cheville;  ce  vêtement  simple  était  maintenu  par  une  couple 
de  lisières  passant  au  dessus  de  l'épaule,  ou  tout  uniment 
noué  par  derrière. 

Je  me  dirigeai  vers  les  restes  de  la  grande  mosquée,  qui 
formait  autrefois  le  centre  de  la  capitale.  Elle  se  compo- 
sait, dans  l'origine,  d'une  construction  peu  élevée,  flan- 
quée de  deux  grandes  tours  à  l'est  et  à  l'ouest  ;  la  cour  dont 
s'entourait  l'édifice  était  close  par  un  mur.  La  tour  orientale 
gisait  en  ruines;  l'autre  était  encore  en  assez  bon  état  de 
conservation  mais,  loin  de  briller  par  sa  beauté  architectu- 
rale, elle  ne  se  faisait  remarquer  que  par  la  grossièreté  de 
ses  formes.  Cette  tour  s'élevait  en  sept  étages  dont  le  dia- 
mètre décroissait  graduellement,  de  sorte  que  le  dernier 
semblait  n'avoir  qu'un  peu  plus  de  13  pieds  de  côté,  tandis 
que  l'étage  inférieur  en  mesurait  de  40  à  50  ;  la  hauteur  de 
la  tour  était  d'environ  60  pieds.  Malgré  la  ruine  de  l'édifice, 
les  habitants  de  Gogo  venaient  faire  encore  leurs  prières 
quotidiennes  en  ce  lieu  consacré,  où  reposaient  les  cendres 
de  leur  plus  illustre  souverain,  et  qui  formait  autrefois  le 
centre  de  la  partie  la  plus  animée  de  la  capitale;  actuelle- 
ment, ces  lieux  étaient  tristes  et  à  moitié  abandonnés  et 
rien  n'était  resté  de  la  vie  bruyante  de  la  royale  cité  qui 
était  en  même  temps  la  place  commerciale  la  plus  considé- 
rable de  l'époque.  Je  retournai  dans  ma  tente,  méditant 
profondément  sur  les  destinées  de  cette  antique  métropole. 


162  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

et  sur  les  myslérieiix  flots  des  peuples  dans  cette  partie  du 
globe  encore  presque  inconnue,  se  succédant  sans  relâche  et 
disparaissant  tour  à  tour,  presque  sans  laisser  de  traces  de 
leur  présence  ni  des  progrès  sociaux  accomplis. 

Ce  ne  fut  que  deux  jours  après  notre  arrivée,  que  le  cheik 
nous  rejoignit  avec  plusieurs  chefs  et  personnages  notables  de 
la  tribu  des  Kel  E'  Souk ,  venus  pour  s'entretenir  avec  lui  ; 
dans  le  nombre,  se  trouvaient  le  père  et  le  frère  d'une  jolie 
fille  Tarki,  dont  j'avais  eu  la  visite  au  camp  de  Tinscherifen. 
Outre  mes  pourparlers  avec  ces  individus,  dont  l'influence 
sur  l'esprit  public  devait  me  faire  désirer  leur  protection, 
je  m'occupai,  quoique  avec  une  lenteur  forcée,  de  poursuivre 
mes  préparatifs  de  retour;  le  cheik,  de  son  côté,  rédigea 
une  lettre  fort  remarquable,  par  laquelle  il  me  recomman- 
dait aux  chefs  dont  j'avais  à  traverser  le  territoire.  Quoique 
mon  séjour  à  Gogo  ne  me  fût  pas  ennuyeux,  il  m'était 
pénible  à  cause  de  la  grande  chaleur;  ce  fut  donc  avec  une 
joie  réelle  que  je  vis  le  clicik  obligé  de  l'interrompre  par  une 
excursion  vers  un  camp  des  Gabero. 

Les  Gabero,  ou  Soudou  Kamil,  fbrmait  une  nombreuse 
tribu  des  Foulbe,  qui,  établie  dans  ces  parages  depuis  plu- 
sieurs siècles,  a  adopté  la  langue  des  indigènes,  par  crainte 
des  persécutions  des  rois  Sonrhaï.  Après  la  chute  de  l'empire 
de  ces  derniers,  les  Gabero  jouirent  d'une  liberté  complète 
et  ce  n'est  que  depuis  peu  que,  rangés  nominalement  sous 
l'autorité  du  gouverneur  de  Saï,  ils  ont  été  forcés  de  recon- 
naître la  souveraineté  bien  plus  oppressive  du  royaume 
Poullo  de  Massina;  ce  fait  fut  produit  par  l'expédition  que 
fit  contre  eux  le  gouverneur  de  Ilombori,  localité  située  à 
quatre  journées  de  leurs  établissements,  expédition  qui  leur 
avait  coûté  (rente  hommes  dans  une  rencontre.  Ils  adressé- 


LE  NIGER.  —  RETOUR  A  KOUKAOUA.  163 

rent  alors  au  cheik  une  demande  pressante  pour  qu'il  vint  à 
eux,  les  couvrant  de  sa  protection  politique  et  sanctifiant  par 
sa  bénédiction  leur  vie  privée. 

Nous  quittâmes  donc  Gogo,  dans  l'après-midi  du  25  juin 
et,  après  une  marche  d'une  couple  de  lieues  à  travers  la 
plaine  couverte  d'arbres  et  de  buissons  qui  s'étend  au  sud 
de  l'antique  capitale,  nous  arrivâmes  à  la  rive  herbue  du 
fleuve.  Passant  la  nuit  dans  un  petit  hameau  habité  par  des 
Gabero  et  des  Rouma  et  situé  au  milieu  d'une  sorte  de 
marécage,  nous  continuâmes  ensuite  notre  voyage  en  lon- 
geant les  bas-fonds  de  la  rive,  où  l'on  s'occupait,  h  ce 
moment,  de  réparer  les  petites  digues  des  rizières.  Traver- 
sant tour  à  tour  de  la  terre  ferme  et  des  espaces  de  terrains 
marécageux,  nous  arrivâmes  à  un  endroit  où  la  rive,  haute 
et  rocailleuse,  s'avançait  dans  le  lit  du  fleuve,  tandis  que 
des  sommets  de  roc  plus  élevés  s'étendaient  du  côté  des 
terres,  de  manière  à  n'y  laisser  qu'un  passage  fort  étroit. 
La  rive  opposée  s'avançant  de  la  même  manière,  nous  avions 
devant  nous  un  rétrécissement  du  fleuve,  peu  considérable 
du  reste,  nommé  Tinscheran,  Avançant  encore  pendant  une 
demi-lieue  sur  l'étroit  sentier  de  la  rive,  nous  arrivâmes  en 
face  du  camp  des  Gabero,  situé  du  côté  de  l'Aribinda,  sur  un 
promontoire  sablonneux ,  au  delà  duquel  s'étendait  une 
plaine  verdoyante  ofi'rant  au  fleuve  une  rive  plus  large  ;  de 
notre  côté,  au  contraire,  s'élevaient  des  rochers  hauts  de 
200  à  300  pieds,  précédés  d'éminences  sablonneuses  au 
vaste  horizon,  sur  lesquelles  nous  nous  établîmes.  Les 
Gabero  ne  tardèrent  pas  à  traverser  le  fleuve,  nous  appor- 
tant, en  présent  de  bienvenue,  trois  bœufs  ;  arrivés  auprès 
de  nous,  ils  se  mirent  en  devoir  de  nous  établir  deux 
cabanes  de  natte,  au  cheik  et  à  moi. 


164  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

Les  Gabero  sont  de  beaucoup  supérieurs  aux  Sonrhaï, 
tant  sous  le  rapport  moral  que  sous  le  rapport  physique  ; 
leur  costume  ne  différait  guère  de  celui  des  Foulbe,  mais  il 
était  plus  complet  et  généralement  moins  usé.  Les  femmes 
étaient  vêtues  de  la  même  manière  que  celles  de  Gogo.  Ces 
bonnes  gens  ne  se  contentèrent  pas  de  la  bénédiction  musul- 
mane du  cheik  et,  malgré  tout  ce  que  je  fis  pour  m'en 
défendre,  je  me  vis  forcé,  de  leur  donner  à  mon  tour  la 
mienne,  comme  chrétien.  J'appris  en  cette  occasion,  que 
plusieurs  d'entre  eux  me  connaissaient  déjà  personnelle- 
ment, pour  s'être  trouvés  parmi  la  troupe  d'indigènes  qui 
m'avaient  prêté  un  secours  efficace  à  la  traversée  du  dange- 
reux marécage  que  j'avais  eu  à  franchir  précédemment,  à 
quelques  milles  avant  d'entrer  dans  l'Aribinda. 

Nous  restâmes  pendant  quatre  jours  en  cet  endroit, 
nommé  Bornou  ou  Barnou  et,  malgré  mon  impatience,  je 
dus  y  séjourner  tout  ce  temps,  contemplant  le  fleuve  tandis 
que  l'air  pur  que  je  respirais  faisait  le  plus  grand  bien  à  ma 
sauté.  La  grande  largeur  du  fleuve,  à  cet  endroit,  rendit  très 
laborieuse  notre  jonction  à  nos  amis  de  la  rive  opposée; 
nous  eûmes  en  outre  plusieurs  orages  à  essuyer  et  nous  ren- 
contrâmes sur  notre  passage  quelques  hippopotames.  Par- 
fois ces  sauvages  animaux  grondaient  furieusement  autour 
de  nous,  comme  s'ils  étaient  courroucés  de  ce  que  nous 
venions  les  troubler  dans  leurs  retraites;  le  lendemain  de 
notre  arrivée,  ils  effrayèrent  nos  chevaux,  qui,  paissant  sur 
la  rive,  se  livrèrent  à  la  fuite  la  plus  désordonnée. 

D'autres  fois,  les  hippopotames  entravaient  complètement 
la  traversée  par  bateaux  de  l'une  rive  à  l'autre;  ils  se  mon- 
traient généralement  d'un  naturel  turbulent  et  querelleur, 
surtout  le  soir  et  pendant  la  nuit,  lorsqu'ils  venaient  cher- 


LE  NIGER.  —  RETOUR  A  KOLKAOLA.  165 

cher  leur  pâture  près  de  la  rive.  Ces  quadrupèdes  représen- 
taient presque  seuls  le  règne  animal  en  ces  lieux;  cependant 
quelques-uns  de  mes  compagnons  aperçurent  sur  les  émi- 
nences  de  roc  voisines  deux  ar  blancs,  sorte  d'antilope  assez 
rare  dans  ces  contrées. 

Le  i*^"^  juillet,  à  une  heure  avancée  de  l'après-midi,  nous 
nous  mîmes  en  route  pour  retourner  à  Gogo.  Arrivés  au 
delà  du  rétrécissement  de  Tinscheran,  nous  passâmes  la 
nuit  dans  un  camp  renfermant  plus  d'une  centaine  de  tentes 
de  cuir,  une  quantité  de  jeunes  esclaves  et  appartenant  aux 
Kel  E'  Souk;  tous  ces  esclaves,  hommes  et  femmes,  étaient 
entièrement  vêtus  de  cuir,  selon  l'usage  appliqué  à  ceux 
des  Touareg  en  général.  En  quittant  ce  camp,  nous  ne  ren- 
trâmes pas  dans  les  bas-fonds  marécageux  que  nous  avions 
pris  précédemment,  mais  nous  suivîmes,  au  contraire,  la 
pente  de  roc  qui  les  bornait  vers  l'orient  et  où  se  remar- 
quaient un  grand  nombre  de  crevasses  et  de  cavités.  Le 
cheik  étant  resté  en  route,  dans  un  autre  camp  de  Kel  E' 
Souk,  j'arrivai  seul  à  Gogo. 

Je  me  mis  aussitôt  en  devoir  d'achever  sérieusement 
mes  préparatifs  de  départ.  Tous  mes  amis,  voyant  que  je 
m'apprêtais  à  les  quitter  pour  tout  de  bon,  redoublèrent  de^ 
soins  et  d'attentions  envers  moi.  J'eus  entre  autres,  ce  même 
soir  en  prenant  le  thé  (car  je  m'étais  largement  pourvu  de 
cette  denrée  à  Tombouctou),  un  entrelien  fort  animé  avec  le 
neveu  du  cheik,  Mohammed  Ben  Chotar,  qui  m'était  parti- 
culièrement attaché  et  auquel  j'exprimai  mon  vif  désir  de  le 
voir  venir  en  Europe.  Une  pareille  visite  de  la  part  d'un 
indigène  intelligent  aurait  d'immenses  conséquences,  au 
point  de  vue  des  relations  amicales  à  établir  avec  ces  con- 
trées; mais  des    conceptions  de  ce  genre  n'entrent  guère 

T.  IV.  12 


166  VOYAGES   EN  AFRIQUE. 

dans  les  idées  des  gouvernements  qui,  consacrant  une 
couple  de  cent  Ihalers  à  quelque  voyage  d'exploration,  ne 
visent  qu'à  un  résultat  brillant  et  momentané. 

Le  lendemain  matin,  comme  je  respirais  l'air  frais  devant 
ma  tente,  selon  mon  habitude,  tous  mes  amis  se  réunirent 
autour  de  moi,  et  je  dus  leur  lire  plusieurs  passages  de 
livres  européens,  parmi  lesquels  l'Évangile  en  grec.  L'alle- 
mand surtout  excitait  la  curiosité  de  ces  braves  gens,  qui 
croyaient  reconnaître  quelques  rapports  avec  leur  propre 
idiome,  dans  les  dures  syllabes  de  notre  langue;  mais  il  y 
eut  chez  eux  un  véritable  enthousiasme,  lorsque  je  leur 
récitai  quelques  vers  que  je  connaissais  par  cœur. 

Mes  domestiques  étaient  enchantés  à  leur  tour,  à  la  pen- 
sée d'un  prompt  départ,  et,  lorsque  El  Bakay  vint  nous 
rejoindre,  dans  la  matinée,  ils  lui  firent  un  accueil  magni- 
lique  à  grand  renfort  de  coups  de  fusil.  Mon  noble  protec- 
teur lui-même  laissait  voir  clairement  l'émotion  que  lui 
causait  l'idée  de  notre  séparation  prochaine.  Je  passai  la 
soirée  avec  lui,  et  notre  conversation  roula  sur  la  sphéricité 
du  globe  ainsi  que  sur  le  mouvement  du  système  planétaire, 
que  je  parvins  à  lui  faire  parfaitement  comprendre,  quoi 
qu'il  me  fallût  souvent,  pour  en  arriver  là,  me  mettre  en 
opposition  avec  certains  dogmes  du  koran. 

Tout  était  prêt  pour  le  départ,  le  5  juillet;  mais  l'arrivée 
de  Thakkefi,  neveu  d'Alkouttabou,  le  chef  des  Aouelimmi- 
den  déjà  cité,  vint  y  mettre  obstacle;  toutefois  je  fus  ravi  de 
celte  circonstance,  Thakkefi  m'apportant  un  sauf-conduit 
pour  tous  les  marchands  ou  voyageurs  anglais  qui  visite- 
raient, à  l'avenir,  les  domaines  d'Alkouttabou.  Dans  un 
entrelien  particulier  que  nous  eûmes  ensemble,  il  me  fit 
savoir  que  le  plus  vif  désir  de  son  oncle  était  que  les  Anglais 


LE  NIGER.  —  RETOUR  A  KOUKAOUA.  107 

fissent  remonter  le  Niger  par  trois  bateaux  bien  équipés, 
afin  d'ouvrir  des  relations  avec  lui.  Je  lui  répondis  que 
l'accomplissement  de  ce  vœu  était  subordonné  à  la  possibi- 
lité de  franchir  les  rapides  et  les  récifs  du  fleuve  en  aval  de 
Boussa  et  de  Rabba,  ce  qui  ne  permettait  de  prendre  aucun 
engagement  à  cet  égard. 

La  mission  de  Thakkefi  remplie,  rien  ne  s'opposait  plus 
à  notre  départ,  et  le  8  juillet  1854  fut  le  jour  fixé  à  cet  eff'et. 
La  veille  au  soir,  tout  le  camp  était  en  mouvement  pour 
nos  derniers  préparatifs.  Quelques-uns  des  écoliers  préférés 
du  cheik  devaient  m'accompagner,  et  l'intention  d'El  Bakay 
avait  même  été,  dans  l'origine,  de  me  faire  conduire  jus- 
qu'à Sokoto  par  Mohammed  Ben  Chotar;  malheureusement 
l'état  de  santé  de  cet  excellent  jeune  homme  ne  permit  pas 
d'y  songer.  Le  cheik  lui  substitua  un  autre  de  ses  parents, 
Mohammed  Ben  Mouchtar ,  homme  jeune,  énergique  et 
intelligent,  mais  dépourvu  de  la  noblesse  de  caractère  sinon 
propre  à  toute  la  famille.  Les  autres  compagnons  qui  me 
furent  destinés  étaient  le  Hartani  Malek,  fils  d'un  affranchi, 
qui  ne  devait  venir,  ainsi  que  le  précédent,  que  jusque  près 
de  Tamkala  ;  puis  Moustapha  et  Mohammed  Daddeb,  ce  der- 
nier natif  de  Tombouctou,  qui  devaient  m'accompagner  jus- 
qu'à Sokoto;  Ahmed  El  Wadaoui,  le  plus  savant  des  écoliers 
du  cheik,  et  enfin  Hadj  Ahmed,  qui  devaient  tous  deux  aller 
jusqu'au  Bornou.  El  Bakay  me  remit  tous  les  présents  qu'ils 
devaient  offrir  en  son  nom  aux  différents  chefs  de  la  route, 
et  me  pourvut  en  outre  de  tabac  et  de  coton  indigènes,  pour 
donner  occasionnellement  aux  Touareg  et  aux  Sonrhaï.  Je 
reçus  ensuite  de  lui  des  vêtements  pour  mes  domestiques  et 
j'en  donnai  à  mon  tour  à  ceux  de  ses  écoliers  qui  m'étaient 
le  plus  attachés;  le  fils  du  cheik,  Sidi  Mohammed,  ayant  un 


168  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

peu  gâté  ses  habits  pendant  notre  long  séjour  à  Tombouc- 
lou,  je  me  vis  forcé  de  lui  donner  une  magnifique  tunique  de 
Sansandi,  richement  brodée  de  soie,  que  j'aurais  voulu 
emporter  en  Europe,  comme  échantillon  d'un  travail  fort 
curieux. 

Nous  partîmes  donc,  le  8  juillet.  Je  fus  on  ne  peut  plus 
charmé,  en  quittant  notre  camp  de  Gogo,  de  voir  se  presser 
autour  de  moi  un  grand  nombre  d'individus  qui  venaient  me 
dire  un  cordial  adieu  et  me  souhaiter  un  heureyx  voyage; 
Thakkefi  me  chargea  même  de  présenter  ses  hommages  par- 
ticuliers à  la  reine  Victoria,  dont  le  nom  lui  était  connu 
par  moi.  Nous  nous  mîmes  enfin  en  route  en  suivant  la 
plaine  située  au  midi  de  la  ville  et  qui  nous  était  déjà  con- 
nue; nous  tenant  à  quelque  distance  du  fleuve,  nous  fîmes 
notre  première  halte  à  côté  d'un  camp  de  Kel  E'  Souk,  à 
environ  5  lieues  de  l'ancienne  cité  royale ,  endroit  où  nous 
devions  traverser  le  Niger,  pour  continuer  notre  voyage  sur 
l'autre  rive.  Je  rappellerai  ici  que  les  Touareg  nommaient 
«  Taramt  »  tout  le  pays  de  la  rive  gauche,  de  Tombouctou  à 
Gogo,  et  «  Agbele  »  ou  c  Arhele,  »  tout  celui  qui  s'étend 
au  delà,  en  aval  de  celte  dernière  ville  '. 

Mon  noble  et  digne  protecteur  m'avait  encore  accompagné 
pendant  cette  première  journée  de  marche;  le  lendemain 
matin ,  je  devais  me  séparer  de  cet  homme  qui  avait  su 
m'inspircr  le  plus  d'estime  parmi  tous  ceux  avec  lesquels  je 
m'étais  trouvé  en  rapport  pendant  ce  long  voyage ,  abstrac- 
tion faite  de  sa  lenteur  et  de  son  indifférence  phlegmatique. 
J'avais  pendant  si  longtemps  vécu  avec  lui  en  rapports  quo- 

'  J'ai  la  conviction  que  le  nom  de  »  Taramt,  »  c'est  à  dire  •  Aram  • 
arec  le  préGxe  et  le  sufExe  ordinaires  des  Berbères,  remonte  à  d'antiques 
ctablisscmcnls  de  ces  peuples  dans  l'extrême  Orient. 


LE  NIGER.  —  RETOUR  A  KOLKAOUA.  169 

tidiens  et  dans  des  situations  si  critiques,  que  notre  sépara- 
tion devait  m'être  des  plus  sensibles. 

Il  recommanda  aux  individus  qui  devaient  m'accompa- 
gner,  de  ne  pas  se  quereller  entre  eux  et  de  suivre  mes 
conseils  en  toute  chose,  surtout  à  l'égard  de  la  célérité  de 
notre  marche,  attendu  qu'il  connaissait  mon  impatience  de 
rentrer  dans  mon  pays.  Il  me  donna  ensuite  sa  bénédiction 
et  m'assura  que  je  pouvais  compter  désormais  sur  un  heu- 
reux retour.  Mohammed  Ben  Chotar,  auquel  son  indisposi- 
tion ne  permettait  pas  de  m'accompagner  davantage,  ne  me 
quitta  que  lorsque  je  fus  embarqué,  de  même  que  Sidi 
Mohammed,  le  fils  du  cheik.  Arrivé  sur  l'autre  rive,  et  selon 
le  désir  d'El  Bakay,  je  tirai  un  coup  de  fusil  en  signe  de 
dernier  adieu. 

Le  fleuve  était,  à  cet  endroit,  rempli  de  bancs  de  sable 
qui  en  facilitèrent  beaucoup  la  traversée  à  mes  chevaux  et  à 
mon  chameau,  quoiqu'ils  eussent  néanmoins  un  canal  très 
profond  à  franchir  avant  d'arriver  à  la  rive  sud-ouest.  L'en- 
droit où  j'atteignis  cette  dernière,  portait  le  nom  de  Gona, 
identique  à  celui  d'une  localité  célèbre  chez  les  Mandigues 
mahométans  ou  méridionaux,  par  ses  écoles  et  la  science  qui 
s'y  enseigne.  Les  digues  de  sable  de  la  rive  étaient  garnies 
d'un  beau  rideau  d'arbres  et  offraient  trois  routes  vers  l'inté- 
rieur; la  plus  importante  de  ces  dernières  est  celle  qui  con- 
duit vers  Dore,  le  chef-lieu  du  Libtako;  elle  se  rejoint  an 
chemin  qui  conduit  de  Bourre  (au  midi  d'Asongho)  égale- 
ment à  Dore,  près  du  vaste  amas  d'eaux  mortes  se  reliant 
au  Niger  et  semblable  à  un  lac,  nommé  Chalebleb.  Ce  ne  fut 
qu'à  une  heure  avancée  de  l'après-midi  que  nous  pûmes 
quitter  Gona,  Ahmed  El  Wadaoui,  l'écolier  préféré  du  cheik, 
ayant  encore  été  appelé,  par  ce  dernier,  sur  la  rive  opposée. 


170  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

nous  ne  fîmes  ce  jour  là  que  1  1/2  mille  de  chemin.  Nous 
nous  tenions  le  plus  près  possible  du  fleuve,  ce  qui  nous 
obligea  parfois  de  gravir  les  hauts  promontoires  de  la  rive. 
Nous  vîmes,  près  d'une  île  nommée  Berla  et  qu'un  étroit  canal 
séparait  de  la  terre  ferme,  beaucoup  de  crocodiles  et  d'hip- 
popotames; ce  fut  pour  nous  un  curieux  spectacle  que  celui 
d'un  hippopotame  femelle  de  taille  énorme,  sortant  à  moitié 
de  l'eau  et  poussant  en  avant  son  petit,  tout  en  le  protégeant 
contre  quelque  ennemi.  Nous  y  vîmes  aussi  de  nombreux 
sangoua'i  se  chauffant  au  soleil  sur  les  bancs  de  sable,  mais 
s'élançant  dans  l'eau  à  notre  approche,  trop  rapidement 
pour  qu'il  me  fut  possible  de  les  observer  de  plus  près. 

Ce  premier  jour  de  voyage  sur  la  rive  droite  du  Niger, 
faillit  être  marqué  par  un  malheur.  Comme  nous  gravissions 
une  éminence  de  terrain  rude  et  couverte  de  broussailles, 
un  serpent  venimeux  s'élança  tout  à  coup  vers  l'un  de  mes 
domestiques  qui  me  suivait  de  près,  à  cheval;  fort  heureuse- 
ment, un  autre  de  mes  compagnons  aperçut  au  même  instant 
le  dangereux  reptile  et  le  tua  avant  qu'il  eût  eu  le  temps 
d'atteindre  sa  victime.  Ce  serpent  n'était  long  que  d'environ 
4  1/2  pieds  sur  1  i/2  pouce  de  grosseur. 

Lorsque  nous  arrivâmes  au  rétrécissement  de  Tinscheran, 
nous  n'y  retrouvâmes  plus  nos  amis,  les  Gabero ,  dont  les 
camps  nombreux  animaient  naguère  toute  cette  partie  de 
la  rive;  ils  avaient  transporté  leurs  tentes  à  une  demi  lieue 
plus  bas,  sur  l'île  Bornougoungou,  située  entre  un  grand 
bras  du  fleuve  et  un  petit  torrent  tombant  en  cascade  du 
haut  d'un  récif.  Nous  fîmes  halte  au  même  endroit  et  je  dis- 
tribuai quelques  présents  à  mes  domestiques,  afin  de  m'as- 
surer  leurs  bons  services  dans  la  suite  du  voyage. 

Le  principal  était,  pour  moi,  d'avancer  avec  plus  de  rapi- 


LE  NIGER.  —  RETOUR  A  KOUKAOUA.  171 

dilé  qu'auparavant;  mais  la  crainte  que  j'avais  eue,  de  voir 
la  paresse  innée  des  écoliers  du  cheik,  entraver  souvent 
ma  marche,  se  confirma  dès  notre  halte  suivante,  près  de 
Douniame  '.  A  cet  endroit,  nous  devions  être  rejoints  par  un 
guide  Gahero,  chargé  de  nous  conduire  jusqu'à  Saï;  comme 
il  n'arrivait  pas,  et  que  nous  n'avions,  pour  le  remplacer, 
qu'un  Kel  E'Souk,  nommé  Mohammed,  qui  ne  pouvait  aller 
à  beaucoup  près  aussi  loin,  j'eus  beaucoup  de  peine  à  déci- 
der au  départ  mes  compagnons  de  Tombouctou.  Dans  la 
suite  du  voyage,  les  prétextes  de  retard  ne  leur  manquèrent 
pas;  tantôt  c'étaient  les  petits  obstacles  que  nous  rencon- 
trions en  route,  ou  quelque  orage  qui  nous  avaient  assaillis; 
tantôt,  au  contraire,  c'était  la  commodité  d'une  station  ou 
l'hospitalité  dont  nous  étions  l'objet,  qui  les  empêchaient 
d'avancer.  Ils  allèrent  même,  une  certaine  fois,  jusqu'à 
cacher  un  de  leurs  chameaux,  le  disant  perdu,  afin  de  me 
forcer  à  rester  un  jour  de  plus  dans  un  endroit  où  nous 
étions  bien  traités.  Toutefois,  ils  trouvèrent  constamment 
en  moi  un  adversaire  inébranlable,  et  ce  stratagème  ne  leur 
réussit  pas;  quoi  qu'il  en  fût,  nous  ne  fîmes  que  rarement 
plus  de  o  5/4  milles  de  chemin  par  jour. 

De  même  que  je  m'efforçais  d'exciter  les  indolents  éco- 
liers de  mon  brave  et  lent  ami  El  Bakay,  à  me  suivre  le  plus 
rapidement  possible  le  long  du  fleuve,  je  dois  demander  au 
lecteur  de  m'accompagner  en  pensée  plus  rapidement,  à  son 
tour,  dans  mon  voyage  rétrograde.  Après  l'avoir  initié  à  toutes 
les  particularités  de  la  rive  du  Niger,  dans  notre  longue 
marche  depuis  Tombouctou  jusqu'à  Gogo,   et  au  delà  du 

*  Ce  nom  signifie  »  abreuvoir  »  et  provient  de  ce  qiie  la  rive,  écbancrée 
à  cet  endroit  entre  les  digues  de  la  vallée  du  Niger,  donne  un  accès  facile 
tant  vers  le  fleuve  que  vers  l'intérieur  des  terres. 


172  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

fleuve ,  j'ose  croire  qu'il  possède  une  idée  suffisante  de  la 
vallée  où  s'étend  cette  puissante  artère  de  la  Nigritie  occi- 
dentale; je  craindrais  de  devenir  importun  en  m'étendant 
davantage  sur  notre  trajet  à  travers  d'humides  marécages,  le 
long  de  la  rive  ou  sur  des  digues  et  des  crêtes  de  roc. 

Cette  vallée  conserve  en  général  pendant  toute  la  suite  de 
mon  voyage  le  même  caractère  que  précédemment,  c'est  à 
dire  la  forme  d'un  bas-fond,  large  en  moyenne  de  i  à  1  1/2 
lieue,  borné  par  une  rangée  de  digues  ou  une  raide  pente 
de  rocher,  haute  parfois  de  300  pieds,  tantôt  battue  par  les 
flots  du  fleuve,  tantôt  laissant  entre  elle  et  quelque  embran- 
chement de  ce  dernier  un  promontoire  sablonneux  ou  maré- 
cageux. C'est  dans  ce  lit  que  roule  le  mystérieux  Niger, 
enserrant  le  plus  souvent  de  longues  îles  verdoyantes  dont 
les  parties  les  plus  hautes,  de  niveau  avec  la  rive  à  laquelle 
elles  se  reliaient  autrefois,  émergent  seules  des  flots;  lors 
des  grandes  crues,  le  fleuve  remplit  ce  vaste  lit  tout  entier  et 
le  dépasse  même  à  certains  endroits  où  la  rive  ofi're  un  pas- 
sage plus  facile  à  ses  eaux  débordées.  A  cette  époque  il  n'en 
était  pas  ainsi,  et  une  végétation  magnifique  couvrait  les 
parties  laissées  à  sec,  au  point  de  dissimuler  parfois  complè- 
tement l'étroit  canal  laissé  au  fleuve  et  de  présenter  aux 
regards  trompés  l'image  d'une  épaisse  faddama.  Aux  endroilSv 
où  apparaissait  de  nouveau  le  courant,  il  s'avançait  avec 
une  vitesse  modérée,  lorsqu'il  n'était  contrarié  par  d'abrupts 
récifs  ou  des  masses  de  roc  ;  sur  de  rares  points,  il  formait 
des  rapides  assez  violents  pour  y  rendre  la  navigation  impos- 
sible; mais  partout  ailleurs  ses  eaux  profondes  et  presque 
nulle  part  guéables,  formaient  une  magnifique  voie  liquide, 
aisée  à  explorer,  mais  malheureusement  en  vain. 

Nous  connaissons  donc  le  Niger  au  nord  et  au  midi  de 


LE  NIGER.  —  RETOUR  A  KOUKAOUA.  1-5 

Gogo  ;  mais  si  nous  examinons  son  cours  jusqu'aux  villes  de 
Garou  et  de  Sinder,  nous  lui  voyons  un  lit  plus  pierreux.  Il 
en  résulte,  pour  le  fleuve  lui-même,  un  nombre  beaucoup 
plus  considérable  de  rapides  et  de  masses  de  roc  s'élevant 
au  milieu  des  eaux;  la  conséquence  en  est,  pour  le  sol  riVe- 
rain,  la  fréquence  moindre,  au  contraire,  à  l'époque  de  la 
décrue,  de  marécages  d'une  certaine  étendue,  entre  la  rive 
normale  et  la  rive  extrême  du  fleuve;  en  efiet,  ce  ne  fut  que 
le  second  jour  après  notre  passage  près  de  Gona ,  que  nous 
rencontrâmes  une  vaste  plaine  marécageuse,  large  de  plus 
d'une  demi  lieue  et  couverte  d'arbres. 

Une  autre  conséquence  de  la  nature  rocailleuse  du  pays 
où  le  fleuve  doit  se  frayer  une  voie,  est  la  division  fréquente 
de  ce  dernier  en  de  nombreux  embranchements  entre  les- 
quels s'étendent  généralement  de  longues  iles.  Le  premier 
endroit  remarquable  sous  ce  rapport,  fut  celui  nommé  Adar 
N  Dourren,  situé  à  8  milles  en  aval  de  Gona.  Le  fleuve, 
coupé  à  peu  de  distance  par  une  île  et  par  plusieurs  récifs,  y 
formait  pour  la  première  fois  un  cours  d'eau  régulier  d'une 
certaine  largeur;  c'était  là  que  traversaient  ordinairement 
les  voyageurs  se  rendant  de  l'Asaouad  au  Libtako  par  Kou- 
rouman.  Le  vaste  courant,  se  divisant  ensuite  en  quatre 
étroits  embranchements,  formait  un  de  ces  points  difficiles 
où  le  voyageur  ignorant  des  lieux,  ne  peut  que  s'en  rappor- 
ter à  sa  bonne  étoile  pour  juger  du  côté  où  il  croit  pouvoir 
risquer  son  esquif  et  sa  propre  sécurité.  Mungo  Park,  qui 
passa  en  cet  endroit,  eut  la  bonne  chance  de  choisir  le  bras 
oriental;  de  ce  côté,  il  n'eut  du  moins  à  lutter  que  contre 
les  riverains  du  côté  du  Haoussa,  les  Idan  Moussa,  qui  l'atta- 
quèrent avec  fureur;  si  cet  homme  intrépide  eût,  au  con- 
traire, poussé  son  embarcation  dans  l'un  des  deux  embran- 


174  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

chemcnls  occidentaux,  il  eût  infailliblement  succombé  aux 
obstacles  que  la  nature  elle-même  avait  semés  sous  ses  pas  *. 
En  effet,  ces  deux  embranchements  n'en  forment  bientôt 
plus  qu'un  seul,  qui  sépare  de  la  rive  droite  l'île  herbue 
d'Ansongho,  longue  de  quatre  milles.  Partout  où  mes  regards 
pouvaient  plonger  dans  cet  étroit  bras  du  fleuve, je  ne  décou- 
vrais que  les  rocs  et  les  récifs  les  plus  dangereux,  qui  s'éle- 
vaient au  dessus  des  eaux.  Ce  que  j'y  remarquai  de  plus 
extraordinaire  était  une  haute  masse  de  rocher  formée  par 
couches  et  pareille  à  une  tour  en  ruines,  tandis  que  l'île 
elle-même  en  portait  d'autres  semblables;  la  hauteur  pou- 
vait en  être  de  70  à  80  pieds.  Plus  loin  c'était,  à  un  endroit 
du  nom  de  Tasori,  un  récif  qui  traversait  le  lit  du  fleuve 
d'une  manière  continue,  apparaissant  alors  au  dessus  de 
l'eau,  tandis  qu'il  semblait  n'exister  de  communication  entre 
les  deux  parties  du  fleuve  qu'il  séparait  entre  elles,  que  par 
un  étroit  canal  latéral  à  l'île.  A  2,000  pas  au  dessous  de  ce 
récif,  s'élevaient  de  nouveaux  obstacles,  et  le  fleuve  devait  se 
frayer  un  passage  à  travers  des  masses  de  rocher  considéra- 
bles, qui  s'élevaient  à  55  ou  40  pieds  au  dessus  de  ses  flots 
écumants;  cet  embranchement  occidental,  passant  ensuite 
entre  des  rochers  et  des  récifs  rendus  plus  apparents  dans 
leur  sauvage  désordre  par  le  peu  de  hauteur  des  eaux,  allait 
rejoindre  l'extrémité  de  l'île  pour  se  réunir  de  nouveau  pen- 
dant quelques  instants  à  l'embranchement  oriental.  Cet 
endroit  forme  le  passage  de  Bourre,  village  Sonrhaï  situé  sur 
la  rive  Haoussa,  et  la  largeur  du  Niger  peut  y  être,  sur 
certains  points,  de  1,200  à  i,500  pas. 

*  Quelque  temps  avant  de  périr  dans  les  rapides  de  Boussa,  Park  s'était 
engage  dans  un  de  ces  défilés  de  roc  et  n'avait  pu  conjurer  la  mort  que  par 
des  efforts  extraordinaires. 


LE  NIGER.  —  RETOUR  A  KOUKAOUA.  i16 

Le  fleuve  cependant  ne  roule  guère  paisiblement  ses 
oncles  majestueuses  que  sur  un  espace  de  3/4  de  mille.  En 
effet,  tandis  que  l'on  aperçoit  à  peu  de  dislance  de  la  rive 
les  éminences  Ayola  et  Tikanasiten,  du  côté  Haoussa,  le  lit 
du  fleuve  ne  tarde  pas  à  se  remplir  d'îles  et  de  récifs  for- 
mant, pendant  plusieurs  milles  et  sur  une  largeur  de  1  à 
i  1/2  lieue,  un  labyrinthe  de  canaux  et  de  rapides  tel  que,  vu 
à  distance,  le  fleuve  semble  avoir  complètement  disparu.  A 
l'endroit  où  finissent  ces  rapides,  nommé  Tiboraouen,  le 
courant  pouvait  avoir  une  force  de  six  milles  marins  à 
l'heure. 

Jusqu'à  Sinder,  on  rencontre  encore  des  séries  d'obsta- 
cles, répandus,  il  est  vrai,  sur  une  moins  longue  étendue. 
Ce  qui  est  remarquable,  en  route,  est  le  cap  Em  N  Ischib 
ou  Em  N  Aschid  {«  cap  des  ânes  »)  qui,  s'avance  tortueu- 
sement dans  le  fleuve,  et  au  delà  duquel  ce  dernier  se  couvre, 
sur  une  largeur  d'un  mille  allemand,  de  rochers  et  d'îlots; 
tout  aussi  curieux  sous  le  même  rapport,  est  le  delta  qui 
forme  l'embouchure  de  la  rivière  Goredjende  dans  le  Niger. 
Il  semble  cependant  qu'il  y  ait,  le  long  de  la  rive  gauche, 
même  aux  endroits  les  plus  dangereux,  un  courant  prati- 
cable, où  de  petites  embarcations  pourraient  passer,  moyen- 
nant un  sondage  effectué  avec  habileté. 

Tel  fut  l'aspect  de  la  partie  du  Niger  que  nous  suivîmes, 
du  il  au  21  juillet,  pour  nous  rendre  à  Sinder.  Dès  les  pre- 
miers jours  de  notre  voyage  sur  la  rive  droite,  des  nuées  de 
sauterelles,  que  le  vent  poussait  vers  nous,  annoncèrent 
l'approche  de  contrées  fertiles,  mais  il  nous  fallut  encore 
plus  d'un  jour  de  marche  pour  arriver  à  des  régions  suscep- 
tibles de  culture.  Toutefois  nos  regards  rencontraient  déjà 
de  beaux  arbres,  tels  que  le  siwak,  le  talha,  le  ghcrred,  et  le 


176  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

sol  plus  élevé  se  couvrait  même  assez  fréquemment  d'un 
épais  tapis  de  verdure;  c'étaient,  outre  la  plaine  maréca- 
geuse de  Soungai,  déjà  citée,  quelques  petits  vallons  qui 
s'ouvraient,  à  l'extrémité  de  cette  dernière,  du  côté  du 
fleuve.  L'Ile  Asongho  ofi'rait,  vers  sa  partie  méridionale,  outre 
de  belles  prairies,  des  palmiers  d'Egypte  et  des  tamariniers; 
à  quelques  lieues  plus  bas,  nous  rencontrâmes,  près  d'un 
village  de  Foulbe  situé  en  face  de  la  montagne  Ayola,  les 
premiers  champs  de  quelque  importance;  ils  étaient  semés 
de  sarrasin. 

L'aspect  du  pays  devint  déjà  meilleur,  du  IG  au  18  juillet, 
époque  à  laquelle  nous  nous  trouvions  entre  lo"  et  16°  lat. 
sept.  ;  le  sol,  plus  accidenté,  commença  à  se  couvrir  de  prai- 
ries, entrecoupées  cependant,  sur  d'assez  larges  espaces,  de 
parties  de  terrain  rocailleux.  Nous  traversâmes  plusieurs  lits 
de  torrents,  alors  desséchés,  dont  l'un,  nommé  Galindou, 
paraît  être  le  prolongement  du  Bouggoma,  que  nous  avions 
franchi  si  péniblement  près  de  l'Aribinda,  en  nous  rendant 
à  Tombouctou.  A  une  couple  de  lieues  plus  bas,  se  jetait 
dans  le  Niger  la  petite  rivière  Bitib,  large  alors  de  25  pieds 
seulement  sur  1  i/2  pied  de  large  et  traversant  une  jolie  et 
fraîche  vallée.  Les  arbres  devinrent  alors  plus  abondants  et  le 
pays  plus  montueux;  nous  vîmes  apparaître  le  korna  et  Yhad- 
jilidj  et,  après  avoir  traversé  une  magnifique  vallée  dont  le 
principal  ornement  consistait  en  quelques  tamariniers,  nous 
arrivâmes  au  rapide,  déjà  nommé,  d'Em  N  Ischib,  endroit 
où  un  petit  cimetière  indiquait  l'ancien  séjour  des  Imelig- 
gisen. 

La  marche  suivante  nous  conduisit  bientôt  dans  une  forêt 
épaisse  où  je  revis,  pour  la  première  fois  depuis  longtemps, 
le  baobab  et  à  laquelle  succéda  une  nouvelle  zone  de  pays 


LE  NIGER.  —  RETOUR  A  KOUKAOUA.  477 

aride,  large  d'un  mille;  toutefois,  nous  campâmes,  le  soir, 
dans  un  joli  vallon  près  duquel  nous  découvrîmes,  derrière 
un  beau  rideau  d'arbres,  une  petite  rivière,  assez  considé- 
rable pour  la  saison.  C'était  le  Goredjende,  rempli  de  cro- 
codiles et  non  guéable,  même  en  cette  saison,  de  sorte  qu'il 
nous  fallut  chercher  un  point  de  passage  vers  son  delta,  où 
il  se  partage  en  plusieurs  bras,  dont  le  plus  grand  est  large 
d'au  moins  75  pas,  sur  une  profondeur  de  2  1/2  pieds. 

Cet  affluent  du  ISiger  signalait  notre  entrée  dans  un  pays 
peuplé  et  bien  cultivé.  Jusqu'à  ce  moment  nous  n'avions 
rencontré  que  peu  d'établissements  fixes,  quoique  la  rive 
opposée  semblât  en  offrir  davantage;  nous  n'avions  guère 
vu,  sous  ce  rapport,  que  çà  et  là  quelque  hameau  Sonrhaï 
sur  l'une  ou  l'autre  île  et  la  station  de  Foulbe,  complètement 
isolée,  que  j'ai  citée  plus  haut.  Le  pays  que  nous  avions 
ainsi  parcouru  nous  avait  semblé  être  le  domaine  de  tribus 
Touareg  nomades,  mais  dès  lors  il  changea  complètement 
d'aspect.  Les  îles  étaient  bien  boisées  ou ,  comme  celle 
nommée  Ayorou,  couvertes  de  huttes  et  de  champs  où  les 
indigènes  se  livraient  aux  travaux  de  la  culture  ;  toutefois  il 
n'y  était  pas  encore  question  de  rapports  paisibles,  et  chaque 
laboureur  portait ,  outre  sa  houe  à  la  longue  queue ,  un  arc 
et  des  flèches  pour  sa  défense  personnelle.  A  une  couple  de 
milles  au  dessous  de  l'embouchure  du  Goredjende,  se  trou- 
vaient l'île  et  le  village  Kendadji  avec  ses  2,000  habitants 
qui  quittaient  chaque  soir  en  grand  nombre  la  terre  ferme 
dans  des  canots,  pour  rentrer  dans  leur  retraite  battue  par 
les  flots  du  Niger.  En  face  de  cette  dernière  s'élevaient,  dis- 
persées, au  pied  de  la  colline  Warba,  haute  de  500  pieds, 
les  huttes  d'un  village  de  Foulbe,  autour  desquels  des  che- 
vaux nombreux  ainsi  que  des  troupeaux  de  bœufs  et  de  chè- 


178  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

vres  témoignaient  de  la  richesse  des  habitants.  Le  voisinage 
de  la  rive  était  couvert  de  champs  soigneusement  ombragés 
et  étroitement  agglomérés;  nous  y  rencontrâmes  un  large  et 
commode  chemin  bien  battu.  Tout,  en  ces  lieux,  formait 
un  contraste  des  plus  étonnants  avec  la  contrée  aride  que 
nous  venions  de  traverser,  et  je  fus  réellement  surpris  de 
constater  une  telle  abondance  de  population,  surtout  lorsque, 
après  une  couple  de  lieues  de  trajet ,  nous  rencontrâmes  de 
nouveau  trois  gros  villages  s'élevant  sur  autant  d'îles;  le 
plus  considérable  était  Fitschile,  où  régnait  la  plus  grande 
activité.  Ce  qui  me  fît  le  plus  de  plaisir,  fut  de  voir  le  fleuve 
couvert  de  nacelles,  tandis  que  son  cours,  pendant  la  plus 
grande  partie  de  notre  voyage,  était  resté  vierge  de  tout 
mouvement  humain. 

Nous  nous  rapprochions  de  plus  en  plus  de  la  double  ville 
de  Garou  et  Sinder,  la  localité  la  plus  considérable  en  deçà 
de  Saï.  A  quelques  milles  en  amont,  nous  rencontrâmes  plu- 
sieurs villages  de  Touareg  fixes  appartenant  à  la  tribu  des 
Eratafani  ou  Rhatafan,  dont  les  destinées  doivent  avoir  été 
extrêmement  remarquables.  Les  Rhatafan  étaient ,  dans 
l'origine,  des  Arabes  purs,  qui  pénétrèrent  vers  l'occident 
lors  de  la  grande  immigration  des  tribus  arabes  d'Egypte, 
et  portèrent,  vers  le  milieu  du  xi*"  siècle,  la  dévastation 
dans  les  plus  belles  contrées  de  l'Afrique  septentrionale.  La 
tribu  des  Rhatafan  se  confondit  alors  avec  d'autres  tribus, 
devint  peu  à  peu  berbère  et  finit  par  s'avancer  jusqu'aux 
bords  du  Niger.  Leur  puissance  était  naguère  encore  consi- 
dérable, puisque  l'aïeul  du  chef  actuel  s'empara  de  toutes 
les  villes  jusqu'à  Saï;  mais  après  qu'il  eut  été  tué  par  son 
neveu  et  compétiteur,  la  force  de  la  tribu  disparut  avec  sa 
domination. 


LE  NIGER.  —  RETOUR  A  KOUKAOUA.  179 

Avant  d'arriver  à  Saï,  nous  fimes  halte  dans  une  large 
excavation  de  la  rive  où  pénètrent,  à  1  époque  des  crues,  de 
vastes  quantités  d'eau  ;  nous  nous  y  reposâmes  à  l'ombre  d'un 
magnifique  bois  de  palmiers  d'Egypte  mêlés  de  tamariniers 
et  d'hadjilidj,  qui  faisait  ressembler  ce  bas-fond  à  une  île  de 
verdure.  La  rive  devenait  de  plus  en  plus  unie  et,  par  con- 
séquent, marécageuse,  de  sorte  qu'aux  environs  de  Sinder, 
nous  vîmes  reparaître  la  culture  du  riz.  Ce  n'était  plus  que 
sur  des  points  isolés  que  nous  voyions  se  former  de 
petites  éminences;  du  haut  de  l'une  d'elles,  nous  eûmes  une 
assez  belle  perspective  du  fleuve,  dont  un  embranchement, 
formé  par  une  nouvelle  série  d'iles,  renfermait  encore  des 
rapides  et  des  rochers.  Un  grand  bateau,  long  de  53  pieds 
et  pourvu  de  six  rameurs,  nous  indiqua  cependant,  en  pas- 
sant rapidement  devant  nous,  que,  même  à  l'époque  des 
plus  basses  eaux,  la  navigation  n'était  pas  complètement 
interrompue  sur  ce  point. 

Nous  avions  longtemps  cherché  vainement  Sinder  du 
regard,  lorsque  enfin,  du  haut  d'une  nouvelle  série  d'émi- 
nences,  nous  découvrîmes  une  quantité  considérable  de 
huttes  s'étendant  sur  une  ou  deux  îles  et  appartenant  aux 
deux  villes  insulaires  de  Garou  et  Sinder.  L'une  et  l'autre 
s'élevaient  à  l'extrémité  méridionale  de  deux  îles  voisines, 
séparées  seulement  par  un  étroit  canal;  peuplées  de  Foulbe 
et  de  Sonrhaï  vivant  en  commun,  elles  pouvaient  renfermer 
ensemble,  de  16,000  à  18,000  habitants.  Le  fleuve,  à  cet 
endroit,  est  couvert  d'îles  assez  grandes  et  toute  sa  vallée 
peut  bien  n'y  avoir  pas  moins  de  5  à  4  lieues  de  largeur  ; 
très  fertile,  elle  est,  comme  Tindiquenl  les  chiffres  que  je 
viens  de  citer,  abondamment  peuplée.  Garou  et  Sinder  sont 
deux  localités  de  la  plus  haute  importance  pour  l'Européen 


180  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

qui  veut  explorer  le  Niger  supérieur;  car  c'est  à  partir  de 
là  qu'il  doit  se  prémunir  contre  de  plus  grandes  difficultés 
de  la  part  des  indigènes  et  se  pourvoir  d'une  quantité  de  blé 
suffisante  pour  aller  jusqu'à  Tombouctou.  Sinder  est  le 
grand  marché  aux  céréales  de  toute  la  contrée,  et  on  y  trouve 
en  tout  temps  du  millet  en  abondance  ;  pendant  mon  voyage, 
on  y  exportait  de  grandes  quantités  de  riz  vers  les  provinces 
de  Saberma  et  de  Dendina.  Malgré  la  forte  demande,  le  prix 
des  céréales  est  très  bas  à  Sinder;  c'est  ainsi  que  j'y  achetai 
une  demi  sounnie  (soit  environ  200  livres)  de  blé,  pour  un 
morceau  de  coton  teint  que  j'avais  acheté  à  Gando  pour  i  ,050 
coquillages,  ou  à  peu  près  20silbergros. 

Je  reçus  la  visite  d'un  grand  nombre  d'indigènes,  qui  se 
conduisirent,  en  général,  fort  amicalement  envers  moi. 
Dans  le  petit  faubourg  où  nous  nous  étions  campés,  demeu- 
rait un  célèbre  fahi,  nommé  Mohammed  Saleh,  qui  avait 
appartenu,  dans  l'origine,  à  la  tribu  des  Gabero.  Ce  ne  fut 
pas  avec  une  médiocre  surprise  que  je  m'aperçus  que  cet 
homme  était  parfaitement  au  courant  de  toute  mon  histoire; 
m'enquérant  du  moyen  par  lequel  il  avait  pu  la  connaître, 
j'appris  qu'un  pèlerin,  qui  avait  descendu  le  fleuve  en  bateau, 
peu  de  temps  auparavant,  avait  raconté  aux  indigènes  tous 
mes  faits  et  gestes  à  Tombouctou.  Ce  fut  également  de  ce 
faki  que  j'appris  l'état  où  se  trouvait  alors  le  Haoussa  ;  entre 
autres  choses,  il  me  dit  que  Daoud,  le  turbulent  prince  du 
Saberma  ou  Serma,  battu  par  Abou  'L  Hassan,  le  gouver- 
neur PouUo  de  Tamkala,  s'était  réfugié  à  Yalou,  la  capitale 
de  la  province  voisine  de  Dendina,  où  il  continuait  à  sou- 
tenir ses  prétentions.  Sur  ces  entrefaites  était  arrivé  d'Ar- 
goungo,  résidence  du  prince  du  Kebbi,  Vernir  el  moumenin 
Aliou,  que  ses  goûts  paisibles  et  une  dispute  avec  Chalilou 


LE  NIGER.  —  RETOUR  A  KOUKAOUA.  181 

avaient  fait  retourner  d'où  il  venait,  sans  qu'il  eût  fait  rien 
d'un  peu  important.  Le  fahi  m'apprit  aussi  que  le  soulève- 
ment des  Dendi  n'ayant  pas  cessé,  la  route  de  Tamkala  à 
Fogha  était  moins  sûre  que  jamais,  mais  que,  par  contre, 
une  partie  du  Maouri  était  rentrée  dans  l'obéissance. 

J'aurais  bien  désiré  visiter  Sinder,  mais  me  sentant  indis- 
posé, je  crus,  non  sans  d'autres  motifs  encore,  mieux  faire 
de  rester  où  j'étais  ;  en  effet,  l'état  de  dépendance  du  gouver- 
neur de  cette  ville,  envers  celui  de  Saï,  n'était  que  fort 
incomplet,  et  les  environs  étaient  infestés  de  Touareg,  prin- 
cipalement de  race  croisée,  dont  la  présence  me  fit  juger 
prudent  de  ne  pas  trop  m'écarter  de  mon  bagage;  je  rerais 
donc  un  petit  présent  à  mes  amis  de  Tombouctou,  en  les 
priant  d'aller  l'offrir  de  ma  part  au  chef  de  la  ville.  Mes 
envoyés  furent  parfaitement  reçus  par  ce  dernier,  qui  vint 
môme  à  leur  rencontre  jusqu'à  mi-chemin  de  Sinder  et  de 
Garou. 

Après  avoir  pris  une  journée  de  repos  devant  Sinder, 
nous  poursuivîmes,  le   23  juillet,  notre  voyage  vers  Saï; 
nous  effectuâmes  en  huit  jours  le  trajet  qui  nous  restait  à 
faire  et  qui  était  de  25  à  30  milles  allemands.  Ce  qui  éveilla 
d'abord  notre  attention,  tandis  que  nous  suivions  toujours 
la  rive  du  Niger,  furent  quelques  jeunes  buissons  de  pal- 
miers couverts  de  fruits,  à  peu  de  distance  de  l'endroit  où 
nous  venions  de  camper.    Il   s'éleva  alors  une  discussion 
entre  mes  domestiques  et  mes  compagnons  de  Tombouctou, 
qui  prétendaient  que  c'étaient  des  palmiers  oléifères,  tandis 
que  les  premiers  soutenaient  que  c'étaient,  au  contraire,  des 
dattiers.  Cette  dernière  opinion  était  la  bonne,  car  le  pal- 
mier oléifère  ne  croit  pas  à  une  certaine  distance  de  la  mer 
ou  tout  au  moins  d'un  amas  d'eau  salée;  c'est  ainsi  que,  de 

T.  IV.  13 


188  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

tout  mon  voyage  dans  l'intérieur  de  l'Afrique,  je  ne  le  ren- 
contrai que  dans  la  vallée  au  sel  de  Fogha. 

Au  delà  de  Sinder,  le  fleuve  était  toujours  plein  d'îles 
bien  boisées,  parmi  lesquelles  se  trouvait  celle  de  Neni, 
remarquable  comme  lieu  de  naissance  du  grand  roi  de  Son- 
rhaï,  Hadj  Mohammed,  le  fondateur  de  la  dynastie  indigène 
des  Askia.  Au  dire  du  /"aAi  Mohammed  Saleh,  qui  m'accom- 
pagna quelque  temps,  il  existerait  encore  plusieurs  princes 
de  cette  royale  famille,  vivant  à  Darghol,  l'établissement 
principal  des  Sonrhaï  indépendants,  sur  l'importance  des- 
quels le  faki  me  donna  de  nombreux  détails.  C'était  un 
homme  si  alTectueux  et  si  expansif;  que  je  regrettai  bien 
sincèrement  de  ne  pouvoir  explorer  en  sa  société  tout  le 
territoire  des  Sonrhaï  indépendants. 

Comme  au  nord  de  Sinder,  le  pays  situé  au  midi  de  la 
ville  insulaire  était  bien  cultivé  et  fort  peuplé;  toutefois 
le  sol  devint  un  peu  plus  onduleux,  offrant  un  aspect  char- 
mant par  les  hautes  herbes  et  les  beaux  arbres  dont  il  était 
couvert.  Les  espèces  dominantes  étaient  le  baobab^  formant 
parfois  des  groupes  considérables,  le  talha,  le  kalgo  aux  nom- 
breux exemplaires  et  les  divers  autres  genres  que  j'ai  cités 
en  dernier  lieu.  Quoique  les  populations  fussent  toujours 
composées  de  Sonrhaï,  de  Touareg  et  de  Foulbe  mêlés,  ce 
dernier  élément  commençait  graduellement  à  prédominer. 
Les  Touareg  appartiennent  pour  la  plupart  à  la  tribu  des 
Rhatafau;  toutefois  il  s'en  trouvait  quelques-uns  de  celle 
des  Kel  E'  Souk  parmi  la  population,  également  mélangée, 
du  village  Asemay,  situé  à  environ  5  milles  en  aval  de 
Sinder. 

A  quelques  lieues  au  delà  de  ce  village,  nous  passâmes 
une  petite  rivière,  nommée  par  les  Touareg  «  Tederimt  » 


LE  NIGER.  —  RETOUR  A  KOUKAOUA.  185 

(sinon  «  Jali  »),  dont  les  bords  escarpés  nous  causèrent 
quelque  retard  dans  notre  marche;  elle  n'était  large,  d'ail- 
leurs, que  d'une  vingtaine  de  pieds  sur  un  de  profondeur. 
Quelque  peu  importante  que  fût  cette  petite  rivière  en  elle- 
même,  elle  l'était  plus  ou  moins  pour  moi,  en  ce  sens  que 
j'y  entendis  de  nouveau  pour  la  première  fois  le  salut  habi- 
tuel des  Haoussaoua,  m'annonçant  mon  retour  dans  une 
contrée  à  laquelle  j'avais  voué  une  grande  préférence.  A  un 
mille  plus  loin,  je  vis,  au  bord  du  Niger,  le  petit  village 
Bosse,  dont  les  huttes  n'étaient  plus  construites  à  la  manière 
des  Sonrhaï,  mais,  au  contraire,  dans  le  style  des  Haous- 
saoua. Les  habitants,  qui  étaient  idolâtres,  leur  chef  y  com- 
pris, ne  nous  en  firent  pas  moins  un  fort  bon  accueil  et  se 
pressèrent  autour  de  moi  pour  me  demander  ma  béné- 
diction. 

Laissant  à  quelques  milles  à  notre  droite  la  ville  de  Larba 
ou  Laraba,  dont  j'ai  parlé,  lors  de  mon  voyage  vers  Tom- 
bouctou,  comme  d'une  localité  habitée  par  des  gens  turbu- 
lents et  querelleurs ,  nous  pénétrâmes  dans  une  contrée 
beaucoup  moins  peuplée  et  presque  dépourvue  de  culture; 
j'appris  plus  lard  que  cette  zone  moins  heureuse  s'étendait 
sur  une  largeur  de  5  à  6  milles.  Toutefois  celte  apparente 
stérilité  n'était  pas  due  à  la  nature  du  sol,  car  il  était  bien 
boisé  et  couvert  même  d'une  certaine  abondance  de  menue 
végétation.  Nous  rencontrâmes  alors  la  rivière  Sirba,  qui 
nous  est  déjà  connue  et  que  j'avais  traversée  précédemment 
près  de  Bossebango.  Voisine,  en  cet  endroit,  de  son  embou- 
chure, elle  n'était  que  d'une  profondeur  médiocre  et  s'éten- 
dait dans  un  lit  rocailleux,  large  d'une  cinquantaine  de  pas 
et  d'un  aspect  si  sauvage,  que  je  doute  fort  qu'au  temps  des 
crues,  la  rivière  puisse  être  traversée  sur  ce  point.  Au  Sirba 


184  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

succéda  bientôt  une  autre  rivière  moins  considérable  et  bor- 
dée de  beaux  arbres. 

Sauf  quelques  séries  de  collines,  le  pays  riverain  du  Niger 
était  resté  plat  jusqu'alors  et  la  vallée  du  fleuve  n'avait  pas 
eu  de  limite  nettement  dessinée  comme  jusqu'à  près  de 
Sinder  où,  ainsi  que  nous  l'avons  vu,  elle  était  marquée,  à 
peu  d'exceptions  près,  par  le  versant,  plus  ou  moins  abrupt, 
du  plateau  voisin.  Au  delà  du  Sirba,  nous  vîmes  se  multi- 
plier les  élévations  du  sol  et  nous  ne  tardâmes  pas  à  rencon- 
trer une  série  de  collines  continue  qui  bornait  la  vallée  du 
fleuve,  comme  dans  sa  partie  supérieure.  Les  conditions  où 
se  trouvait  la  rive  gauche  étaient  autres,  pour  autant  qu'il 
me  fût  possible  d'en  juger  ainsi.  De  ce  côté,  s'était  déjà 
formée  avant  Sinder  une  suite  de  hauteurs  qui  s'étendait  sans 
interruption,  pendant  17  à  18  milles  allemands,  vers  le  S.  S. 
E.,  en  suivant  le  courant  du  fleuve  à  peu  de  dislance  ;  c'était 
la  chaîne  de  Bafele  ou  Fatadjemma.  Ce  n'était  que  vers  son 
extrémité  S.  S.  E.,  c'est  à  dire  près  de  l'endroit  où  elle 
domine  l'importante  ville  Sonrhaï  de  Farma  ou  Karma, 
qu'elle  s'élevait,  raide,  à  une  hauteur  considérable  que  j'éva- 
luai à  800  ou  1,000  pieds,  formant  trois  groupes  de  monta- 
gnes séparés;  ces  trois  groupes  se  nommaient  respectivement, 
en  commençant  par  celui  du  Nord,  Bingaoui,  Wagata  et 
Boubo.  Au  pied  de  celui  du  milieu  s'étendait  le  village  Taga- 
bata ,  et,  près  des  extrémités  méridionales  de  la  chaîne,  se 
trouvaient  cinq  autres  villages  Sonrhaï  étroitement  agglo- 
mérés. 

En  face,  c'est  à  dire  sur  la  rive  droite,  où  nous  nous  trou- 
vions, s'élevait  l'endroit  nommé  Senou  Debou,  habité  en 
communauté  par  des  Foulbe  et  des  Sonrhaï,  desquels  pre- 
nait son  nom  la  chaîne  de  collines  bornant  de  notre  côté  la 


LE  NIGER.  —  RETOUR  A  KOUKAOUA.  185 

vallée  du  fleuve.  Comme  nous  traversions  un  fourré,  peu 
s'en  fallut  que  nous  n'en  vinssions  aux  mains  avec  les  indi- 
gènes; voyant  de  loin  nos  six  cavaliers  armés,  ils  nous 
avaient  pris  pour  des  ennemis  et  nous  observaient  au  nombre 
de  plus  de  cent;  fort  heureusement,  ils  s'aperçurent  de  leur 
erreur  tandis  qu'il  en  était  temps  encore.  Ces  gens,  habitants 
de  Debou,  n'étaient  vêtus,  pour  la  plupart,  que  d'un  tablier 
de  cuir,  quoiqu'une  partie  d'entre  eux  fussent  Foulbe;  leur 
armement  se  composait  généralement  d'épieux,  d'arcs  et  de 
boucliers  ronds  en  cuir  d'éléphant,  auxquels  se  joignait 
encore  souvent  une  hache  de  combat. 

Heureux  de  l'issue  de  cette  aventure  qui  eût  pu,  vu  notre 
infériorité  numérique,  nous  coûter  la  vie  à  tous,  nous  con- 
tinuâmes notre  route  et  je  fus  bientôt  surpris  de  rencontrer 
une  grande  étendue  de  pays  couverte  de  plantations  de 
coton;  le  sol  des  digues  de  sable,  moins  favorisé,  était  lui- 
même  couvert  de  belles  semailles.  A  partir  de  cet  endroit 
jusqu'à  Saï,  le  pays  redevint,  autant  que  le  permettait  le 
terrain,  l'objet  d'une  excellente  culture,  et  nous  y  rencon- 
trâmes à  plusieurs  reprises  de  nouvelles  plantations  de  coton. 
Les  villages  se  multipliaient  naturellement  en  raison  de 
l'amélioration  du  sol;  à  partir  de  la  petite  ville  de  Birni, 
nous  rencontrâmes  pendant  plusieurs  milles  des  villages  se 
succédant  à  fort  peu  de  distance. 

Cette  petite  localité  est  remarquable  encore  sous  un  autre 
rapport;  en  effet,  lorsque  nous  en  approchâmes,  le  chemin 
qui  suivait  la  rive  semblait  être  coupé.  La  chaîne  de  collines 
qui  s'étendait  à  notre  droite,  s'avançait  fort  près  d'un  groupe 
de  rochers  très  voisin  du  fleuve;  arrivés  un  peu  au  delà, 
nous  nous  trouvâmes  dans  un  espace  en  fer  à  cheval,  formé 
par  les  collines  qui  se  repliaient  vers  le  fleuve,  ne  laissant 


186  VOYAGKS  EN  AFRIQUE. 

qu'un  passage  très  étroit  entre  elles  et  un  pic  isolé,  situé 
tout  à  fait  contre  la  rive.  Sur  la  pente  de  cette  espèce  d'ana- 
phithéàtre  qui  portait  le  nom  de  Saregorou,  s'élève  la  petite 
ville  de  Birni,  qui,  malgré  l'état  de  délabrement  de  ses 
demeures,  offrait  un  aspect  extrêmement  pittoresque.  Comme 
l'indiquent  les  noms  de  l'endroit  et  de  la  ville  '  et  le  démon- 
tre la  description  des  lieux,  ce  point  est  de  la  plus  haute 
importance  pour  la  domination  du  fleuve  et  la  défense  du 
pays.  Ce  fut  là  qu'eut  lieu,  en  1844,  une  rencontre  entre  les 
Foulbe  et  les  Touareg,  qui  avaient  entrepris,  sous  leur  chef 
Sinnefel,  une  expédition  piratique,  rencontre  où  les  pre- 
miers subirent  une  terrible  défaite,  à  la  suite  de  laquelle 
Sinnefel  s'avança  jusque  sous  les  murs  de  Saï. 

Birni,  qui  est  exclusivement  peuplé  de  Foulbe,  marque 
ensuite  l'extension  de  la  domination  de  cette  tribu  envahis- 
sante sur  cette  partie  du  Niger,  non  seulement  sous  le  rap- 
port politique,  mais  encore  au  point  de  vue  idiomatique; 
car,  à  partir  de  cet  endroit,  toutes  les  populations  Sonrhaï 
vivant  en  amont,  parlent  la  langue  des  conquérants. 

Notre  sentier  passait,  le  long  du  fleuve,  entre  des  fermes 
et  des  villages  nombreux.  A  notre  droite  s'élevaient  des  pics 
et  des  sommets  isolés  entrecoupés  de  nombreux  cours  d'eau 
et  étalant  leurs  blocs  de  rocher,  aux  crevasses  garnies 
d'arbres.  Plus  loin  nous  vîmes  des  éminences  abruptes, 
composées  de  gneiss  et  de  grunstein,  s'avançant  jusqu'au 
fleuve,  qui  passait  majestueusement  auprès  d'elles.  Souvent 
le  sentier  n'avait  plus  qu'une  largeur  de  quelques  pieds,  ce 
qui  nous  obligeait  de  marcher  près  de  la  rive  agréablement 

'  Il  Birni  «  ainsi  que  «  sare  «  signifient  «  ville  »  ou  »  fortification  ;  » 
•  fforou  «  se  traduit  par  «  fleuve  «  ou  »  cours  d'eau;  «  le  nom  de  •  Sare 
Gorou  •  équivaut  donc  à  *  fortification  du  fleuve.  » 


LE  NIGER.  —  RETOUR  A  KOUKAOUA.  187 

ornée  de  dounkou,  dont  le  feuillage  vert  sombre  contras- 
tait magnifiquement  avec  les  rochers  blancs  qui  en  for- 
maient le  fond.  Un  peu  plus  loin,  nous  rencontrâmes  dans 
le  roc  une  solution  de  continuité  qui  lui  prêtait  l'aspect 
d'une  montagne  en  ruines;  puis  il  reprit,  mais  avec  moins 
de  régularité  dans  ses  couches  et  de  plus  fréquentes  dépres- 
sions. Nous  ne  tardâmes  pas  à  devoir  abandonner  la  rive  du 
fleuve,  car  devant  nous  s'étendait  une  vaste  masse  de  mon- 
tagnes imprimant  une  direction  tout  à  fait  méridionale  au 
Niger,  qui,  à  peu  près  depuis  l'embouchure  du  Sirba,  avait 
dévié  du  S.  S.  E.  vers  le  S.  E.  C'est  en  continuant  à  suivre 
la  direction  du  midi,  qu'il  passe  à  Saï. 

Ne  pouvant  donc  plus  suivre  la  rive,  nous  gravîmes  le  ver- 
sant du  promontoire,  partout  couvert  de  belles  semailles. 
Nous  fimes  halte  à  un  endroit  d'où  nous  avions  une  vue  éten- 
due sur  le  fleuve,  que  bornaient  au  sud-est  des  éminences 
considérables,  tandis  que  nous  le  dominions  déjà  nous-mêmes 
d'une  hauteur  de  300  pieds.  Mes  domestiques  ayant  décou- 
vert, au  dessous  de  l'endroit  où  nous  étions  campés,  une 
source  jaillissant  du  flanc  du  rocher,  je  les  suivis  pour  la 
rareté  du  fait,  mais  ce  ne  fut  qu'avec  peine  que  je  pus  rega- 
gner notre  gîte;  ayant  éprouvé,  pendant  les  dernières 
semaines,  de  fréquents  accès  de  fièvre,  j'étais  dans  un 
véritable  état  de  prostration. 

Le  lendemain  matin,  nous  nous  remîmes  en  route  pour 
effectuer  notre  dernière  journée  de  marche  avant  d'arriver  à 
Saï,  encore  éloigné  de  4  1/2  milles  ;  nous  gravîmes  le  som- 
met de  la  montagne,  haut  d'environ  700  pieds,  pour  arriver 
sur  un  plateau  couvert  d'herbes  et  de  buissons,  parmi  les- 
quels le  gonda,  que  je  n'avais  plus  rencontré  sur  le  Niger 
supérieur,    et  garni  de  vastes  champs  de  blé.  Nous  nous 


188  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

tînmes  près  du  bord  oriental  de  ce  plateau,  dont  le  niveau 
déclinait  constamment;  passant  alors  devant  une  couple  de 
villages,  nous  redescendîmes,  pour  effectuer  le  dernier  tiers 
de  notre  marche  vers  Saï,  dans  la  marécageuse  vallée  du 
fleuve,  dont  nous  suivîmes  la  limite  occidentale  jusqu'à  ce 
que  nous  arrivâmes  en  face  de  la  ville. 

Il  me  reste  maintenant  à  dire  quelques  mots  sur  le  carac- 
tère du  Niger  depuis  Sinder  jusqu'à  Saï.  Cette  partie  du 
fleuve  se  distingue  de  celle  qui  la  précède,  principalement 
par  l'absence  des  écueils  qui,  plus  haut,  en  interrompent  si 
fréquemment  le  paisible  cours.  Je  ne  vis  plus  de  rapides  et 
je  ne  rencontrai  d'autres  rochers  qu'en  face  de  Birni.  Les 
îles,  pour  la  plupart  boisées  et  bien  peuplées,  étaient  deve- 
nues aussi  rares  que  peu  considérables  et  ne  s'étendaient  plus 
en  groupes  entravant  sur  une  grande  largeur  le  cours  du 
fleuve.  L'écartement  des  deux  rives  était  devenu  beaucoup 
plus  régulier  et  pouvait  être,  en  moyenne,  de  2,500  à  3,000 
pas.  Quant  aux  séries  de  collines  bornant  la  vallée  du  fleuve, 
j'en  ai  déjà  entretenu  le  lecteur. 

Ce  fut  le  30  juillet,  un  peu  après  midi,  que  je  revis  Saï, 
d'où  j'étais  parti,  plus  d'une  année  auparavant,  le  24  juin 
1853,  pour  Tombouctou;  mais  combien  s'était,  depuis  lors, 
modifié  l'aspect  de  la  ville  et  de  ses  environs  !  Au  lieu  de 
l'aridité  et  de  la  monotonie  les  plus  extraordinaires,  j'y 
voyais  de  tous  côtés  une  telle  exubérance  de  végétation,  que 
la  ville  s'y  trouvait  presque  ensevelie  ;  en  outre,  l'intérieur 
de  Saï  était  coupé  d'un  cours  d'eau  qui  me  donna  quelque 
peine  pour  arriver  à  la  maison  du  gouverneur,  ^fous  y 
fûmes,  mon  cheval  et  moi,  reçus  comme  d'anciennes  con- 
naissances, et  on  m'assigna  pour  demeure  la  petite  hutte  que 
j'avais  déjà  occupée,  l'année  précédente. 


LE  NIGER.  —  RETOUR  A  KOUKAOUA.  189 

Après  quelques  instants  de  repos,  je  me  rendis  à  l'invita- 
tion du  gouverneur  en  allant  lui  faire  visite  avec  mes  com- 
pagnons. Je  trouvai  mon  vieux  ami  Abou  Bakr  dans  un  état 
de  santé  pitoyable;  en  effet,  l'affection  rbumatismale  qu'il 
avait  contractée  dans  une  précédente  expédition  sur  le  Niger 
jusqu'à  Tondibi,  avait  dégénéré  en  paralysie  complète  depuis 
ma  dernière  visite.  Il  avait  conservé  une  telle  mémoire  des 
lieux  situés  sur  les  rives  du  fleuve,  que  je  fus  plus  d'une  fois 
surpris  des  remarques  que  lui  suscita  le  récit  de  notre 
voyage,  fait  par  Ahmed  El  Wadaoui.  Il  est  indubitable  que 
le  gouverneur  de  Saï  est  un  personnage  de  la  plus  haute 
importance  pour  les  Européens,  au  point  de  vue  de  l'explo- 
ration du  fleuve,  et  il  est  à  regretter  qu'il  ne  dispose  que  de 
ressources  minimes,  tant  sous  le  rapport  financier  que 
sous  le  rapport  militaire.  Lors  de  ma  seconde  visite  sur- 
tout, et  à  la  suite  du  soulèvement  de  la  province  de  Deudina, 
ses  moyens  étaient  extrêmement  restreints,  ce  qui  influa 
sensiblement  sur  le  traitement  dont  nous  fûmes  l'objet  pen- 
dant les  trois  jours  que  nous  passâmes  à  Saï.  Je  n'en  fis  pas 
moins  au  gouverneur  un  présent  plus  considérable  que  lors 
de  ma  première  visite;  il  m'envoya  à  son  tour  une  livre  de 
sucre,  condiment  dont  j'avais  dû  subir  depuis  longtemps  la 
privation  en  prenant  mon  thé;  Abou  Bakr  poussa  même  la 
munificence  jusqu'à  donner  à  mes  compagnons  un  chameau, 
dont  ils  avaient  le  plus  grand  besoin. 

L'époque  avancée  de  l'année  nous  forçant  absolument  à 
hâter  notre  voyage  vers  Sokoto,  nous  nous  remimes  en 
route, ^  dans  l'après-midi  du  2  août,  après  une  audience 
d'adieu  que  me  donna  le  gouverneur.  Cet  homme  faible 
mais  bien  pensant,  que  mes  rapports  d'amitié  avec  lecheik 
El  Bakay  avaient  convaincu  des  intentions  pacifiques  des 


190  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

Européens,  m'écouta  avec  le  plus  grand  plaisir,  lorsque  je 
lui  exprimai  mon  espoir  qu'avec  l'aide  de  Dieu,  un  bateau  à 
vapeur  anglais  remonterait  bientôt  le  fleuve  pour  aller  pour- 
voir sa  ville  d'articles  européens  de  toute  espèce  et  faire  de 
Sai  une  importante  place  de  commerce  '. 

Le  niveau  du  fleuve  était  plus  haut  d'environ  5  pieds  qu'à 
l'époque,  moins  avancée,  où  j'avais  visité  Saï,  l'année  précé- 
dente. Le  plus  grand  des  deux  blocs  de  rocher  qui  s'éle- 
vaient vers  le  milieu  du  fleuve,  près  de  la  ville,  ne  sortait 
de  l'eau  qu'à  la  hauteur  de  1  1/2  pied  et  doit,  selon  toute 
apparence,  être  entièrement  submergé  dans  d'autres  saisons, 
comme  l'était  déjà  l'autre  rocher,  moins  considérable  ;  en 
outre,  il  n'est  pas  invraisemblable  qu'il  existe  d'autres 
rochers  encore  sous  les  eaux. 

Nous  traversâmes  sains  et  saufs  le  fleuve  qui  n'avait, 
même  à  cet  endroit,  pas  moins  de  i,oOO  à  1,400  pas  de  lar- 
geur, et  ce  fut  avec  un  profond  sentiment  de  joie  que  je 
repassai  ce  majestueux  Niger,  après  avoir  si  longtemps 
vécu  sur  ses  rives  et  suivi  son  cours  pendant  plusieurs  cen- 
taines de  milles.  Sans  nul  doute,  si  j'avais  pu  le  faire,  il  eût 
été  important  que  je  continuasse  d'explorer  le  fleuve  jusqu'à 
Yaouri,  afin  de  relier,  par  mes  propres  observations,  sa  partie 
moyenne  à  sa  partie  inférieure  explorée  par  les  frères  Lan- 
der  et,  du  moins  jusqu'à  un  certain  point,  par  plusieurs 
ofliciers   anglais.    Malheureusement  il  ne   pouvait  en  être 

*  Une  politique  molle,  indécise  et  des  débuts  complètement  erronés 
ont  empêché  jusqu'à  ce  moment,  c'est  à  dire  au  commencement  de  1860, 
pareille  entreprise  d'aboutir  à  sa  réalisation  ;  néanmoins,  je  suis  convaincu 
qu'avant  un  temps  fort  long,  cette  partie  supérieure  du  fleuve  sera  explorée 
par  des  Européens;  car  on  peut  au  besoin  faire  voyager  par  terre  de  petits 
bateaux  à  vapeur,  aux  endroits  diificiles,  tels  que  les  rapides  de  Boussa. 


LE  NIGER,  —  RETOLR  A  KOUKAOUA.  191 

question,  tant  à  cause  de  l'état  de  mes  ressources  que  de  celui 
de  ma  santé;  ensuite,  la  saison  des  pluies,  déjà  très  avan- 
cée, m'obligeait,  comme  je  l'ai  dit  déjà,  de  hâter  le  plus 
possible  mon  arrivée  à  Sokoto.  Une  autre  raison,  non 
moins  plausible,  était  le  soulèvement  de  la  province  de  Den- 
dina,  qui  eiît  rendu  matériellement  impossible  pour  une 
troupe  aussi  restreinte  que  la  nôtre,  tout  parcours  sur  la 
rive  du  fleuve. 

Nous  poursuivîmes  donc  notre  marche  par  le  sentier  que 
j'ai  décrit  au  lecteur,  et  dont  l'aspect  avait  complètement 
changé  depuis  ma  dernière  visite  à  Saï;  au  lieu  d'un  ter- 
rain aride  et  nu ,  je  ne  voyais  autour  de  moi  qu'une  abon- 
dance de  végétation  de  toute  espèce.  J'ai  déjà  trop  souvent 
dépeint  ces  variations  périodiques  propres  à  l'Afrique  cen- 
trale, selon  les  saisons  de  l'année,  pour  devoir  présenter 
encore  au  lecteur  le  récit  minutieux  de  notre  itinéraire  en 
retournant  à  Koukaoua;  il  suflira  donc,  je  pense,  de  le  lui 
rappeler  à  grands  traits,  tout  en  ne  signalant  à  son  atten- 
tion que  les  changements  les  plus  considérables  que  je 
constatai  en  roule. 

A  quelques  lieues  du  Niger,  nous  fimes  une  légère  dévia- 
tion vers  l'est,  en  nous  dirigeant  du  village  de  Foulbe 
nommé  Tanna,  vers  Tamkala,  ville  située  à  4  1/2  milles,  et 
appartenant  au  royaume  de  Gando  ;  cette  localité  a  acquis 
une  certaine  célébrité  par  l'esprit  belliqueux  d'Abou  'L  Has- 
san, son  gouverneur  qui  battit  Daoud,  le  prince  révolté  du 
Saberma.  Pour  y  arriver,  il  nous  fallut  traverser  une  forêt 
épaisse,  tandis  que  la  ville  elle-même  était  tellement  entou- 
rée de  champs  de  millet,  que  nous  ne  trouvâmes  que  difûci- 
lement  un  endroit,  voisin  de  notre  logement,  pour  y  atta- 
cher nos  chevaux.  Par  contre,  les  huttes  se  distinguaient 


192  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

par  la  quantité  de  vermine  à  laquelle  elles  donnaient  asile; 
en  effet,  outre  toutes  les  fâcheuses  espèces  de  fourmis  pro- 
pres au  pays,  et  les  innombrables  essaims  de  mouches,  j'y 
vis,  à  mon  grand  étonnement,  de  grandes  quantités  de 
puces,  parasites  que  je  n'avais  plus  aperçu  depuis  Koukaoua. 
J'aurais  préféré  transporter  ma  tente  au  dehors  de  la  ville, 
mais,  comme  je  l'ai  dit  plus  haut,  le  blé  entourait  si  étroite- 
ment non  seulement  les  huttes,  mais  encore  les  murs  de  la 
ville,  que  je  ne  pus  trouver  un  emplacement  convenable;  au 
surplus,  Tamkala  était  situé  au  bord  d'une  vallée  maréca- 
geuse, ledalloul  Bosso,  aux  palmiers  d'Egypte  nombreux  et 
complètement  inondée  à  cette  époque. 

Je  me  rendis  chez  le  gouverneur,  accompagné  des  écoliers 
d'El  Bakay,  porteurs  d'un  présent  pour  lui;  ce  personnage 
me  reçut  parfaitement,  quoiqu'il  m'eût  envoyé,  l'année  pré- 
cédente, quatre  cavaliers  pour  me  saluer,  et  que  je  ne  lui 
eusse  pas  rendu  de  visite,  à  sa  grande  colère,  disait-on.  Je 
m'excusai  de  mon  mieux  auprès  de  lui,  et,  comme  mon 
allocution  était  accompagnée  d'un  présent  très  acceptable, 
elle  produisit  un  fort  bon  effet  sur  le  gouverneur,  surtout 
lorsqu'il  apprit  que  c'était  à  moi  qu'il  devait  l'ambassade  que 
lui  avait  envoyée  El  Bakay  pour  le  complimenter.  Il  fit  lire, 
devant  tous  ses  courtisans  assemblés,  le  récit  qu'avait  rédigé 
mon  protecteur  pour  ridiculiser  les  Foulbe  de  Hamd  Allahi, 
qui  n'avaient  pu  parvenir  à  s'emparer  de  moi.  Abou  'L 
Hassan,  qui  était  âgé  au  moins  d'une  soixantaine  d'années, 
fit  sur  moi  une  excellente  impression,  surtout  par  la  simpli- 
cité de  ses  manières;  il  était  natif  de  l'île  Ansongho,  où 
ses  aïeux  étaient  depuis  longtemps  établis,  et  ne  devait  le 
poste  qu'il  occupait  alors  qu'à  sa  science  et  à  son  courage  per- 
sonnel. Il  semblait  mériter,  sous  tous  rapports,  d'être  sou- 


LE  NIGER.  —  RETOUR  A  KOUKAOUA.  195 

mis  à  l'autorité  suprême  d'un  chef  plus  énergique  que  l'indo- 
lent Chalilou,  qui  laissait  honteusement  tomber  son  royaume 
en  décadence.  Le  gouverneur  de  Tamkala  est,  à  son  tour,  un 
personnage  des  plus  importants  pour  quiconque  veut  tenter 
d'explorer  le  Niger.  Le  principal  défaut  de  sa  situation  con- 
siste dans  le  manque  de  cavalerie,  qui  l'empêche  de  tirer 
profit  des  avantages  qu'il  remporte  parfois  sur  ses  ennemis. 

La  salle  d'audience,  où  eut  lieu  notre  intéressante  entre- 
vue avec  Abou  'L  Hassan,  m'élonna  par  son  style  simple,  en 
ce  sens  qu'elle  ne  consistait  qu'en  une  chambre  longue, 
étroite  et  couverte  d'un  toit  de  roseau  à  pignon,  comme 
habituellement  au  Yorouba.  Heureux  du  résultat  de  notre 
démarche,  nous  retournâmes  dans  notre  logement  ;  je  distri- 
buai mes  derniers  présents  à  ceux  de  mes  amis  de  Tombouc- 
tou  qui  devaient  me  quitter  à  Tamkala,  et  je  les  chargeai 
d'une  lettre  pour  le  cheik,  dans  laquelle  je  lui  réitérais,  avec 
les  assurances  de  mon  affection ,  mon  espoir  que  la  grande 
distance  qui  allait  nous  séparer  n'affaiblirait  pas  notre  amitié 
réciproque. 

Le  6  août,  avant  notre  départ  de  Tamkala,  je  reçus  en 
cadeau  d'Abou  'L  Hassan  un  chameau  que  je  donnai,  à  mon 
tour  à  mes  amis  de  Tombouctou,  quoique  mes  propres  bêtes 
fussent  en  fort  mauvais  état.  Nous  nous  dirigeâmes  vers  le 
midi,  en  suivant  le  bord  occidental  du  dalloul  Bosse,  que 
bornait  du  côté  opposé  une  chaîne  de  collines  fort  élevées, 
au  sommet  desquels  un  gigantesque  baobab  isolé  indiquait 
la  place  d'une  ville  disparue.  Ce  ne  fut  que  le  lendemain  que 
nous  revînmes  sur  notre  ancienne  route,  à  l'endroit  où  j'avais 
précédemment  traversé  le  dalloul.  Nous  rencontrâmes  en 
chemin  un  personnage  fort  curieux;  c'était  un  petit  chef  de 
district  indigène,  qui,  selon  les  ordres  du  godverneur  de 


194  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

Tamkala,  se  joignait  h  nous  pour  franchir  les  sauvages  et 
dangereuses  solitudes  du  Fogha.  C'était  Abdou ,  serki  n 
Tschiko  ou  chef  de  Tschiko,  ou  bien  encore,  pour  être  plus 
exact,  chef  du  désert;  son  noble  titre  de  raouani  (littérale- 
ment «  châle  »  ou  «  turban  »)  était  tout  aussi  vain  que 
maints  titres  d'Europe,  et  la  petite  ville  de  Tschiko,  avec 
tous  ses  environs,  avait  été  dévastée  par  des  ennemis,  déjà 
depuis  un  grand  nombre  d'années;  mais  quelque  vaine  que 
fût  cette  appellation,  Abdou  était  de  naissance  aristocratique, 
comme  fils  d'Abd  E'  Salam,  le  chef  de  Djega ,  ville  impor- 
tante par  son  aisance  et  sa  valeur  politique  ;  ce  chef  s'était 
rendu  célèbre  dans  le  pays ,  en  se  prévalant  de  son  indé- 
pendance pour  résister  longuement  et  avec  succès  au 
réformateur  Othman  Dan  Fodie.  Bochari,  le  gouverneur 
actuel  de  cette  localité,  était  le  frère  d'Abdou. 

Ce  chef  était  fort  remarquable,  non  seulement  par  sa 
noble  origine,  mais  par  la  pompe  qu'il  déployait,  comme 
tous  les  petits  chefs  du  Haoussa  ;  c'est  ainsi  qu'il  marchait 
au  son  des  cors  et  des  tambours,  quoique  toute  son  armée 
ne  se  composât  que  de  six  archers  et  trois  cavaliers.  Vêtu 
d'un  magnifique  burnous  vert,  il  montait  un  fougueux  che- 
val de  bataille  ;  sa  suite,  au  contraire,  avait  un  air  des  moins 
princiers  et  ne  se  composait  que  d'une  cohue  d'esclaves,  de 
bœufs,  de  chèvres  et  de  toute  espèce  de  bagage  encombrant. 
Malgré  tout  son  vain  apparat,  le  chef  de  Tschiko  fut  pour 
moi  le  bienvenu,  en  présence  du  périlleux  trajet  que  nous 
avions  à  accomplir;  comme  il  eut  l'amabilité  de  venir  me 
visiter  dans  ma  hutte,  je  lui  fis  cadeau  d'un  raouani  noir, 
en  le  traitant  pompeusement  de  tous  ses  titres. 

Nous  fûmes  également  renforcés  de  quelques  domestiques 
d'un  frère  (Te  Chalilou,  le  sultan  de  Gando,  ce  qui  nous  per- 


LE  NIGER.  —  RETOUR  A  KOUKAOUA.  195 

mettait  de  traverser  avec  quelque  sécurité  la  dangereuse 
contrée  qui  s'étend  entre  le  village  Garbo,  qui  est  la  colo- 
nie la  plus  occidentale  des  Haoussaoua,  la  vallée  au  sel  de 
Fogha  et  Tilli,  la  ville  située  au  bord  de  la  vallée  du  Goulbi 
N  Sokoto.  Par  contre,  nous  avions  à  affronter  bien  des 
obstacles  dûs  à  la  nature  marécageuse  du  sol,  ainsi  que  de 
nombreuses  tribulations  ;  car  bétes  et  gens  se  trouvaient 
dans  un  état  de  profond  abattement  et  j'eus  le  malheur, 
avant  même  d'arriver  à  Garbo,  de  perdre  un  de  mes  cha- 
meaux les  plus  fatigués,  en  traversant  un  marécage. 

Je  pris,  cette  fois,  parKallioul,  l'important  boulevard  des 
Foulbe,  situé  au  bord  de  la  vallée  Fogha,  et  dont  le  gouver- 
neur me  fit  un  accueil  réellement  cordial.  Ce  fut  là  que 
j'appris  d'une  manière  certaine  la  triste  fin  de  mon  ami,  le 
visir  du  Bornou;  à  la  vérité,  le  gouverneur  de  Saï,  lorsque 
nous  lui  lûmes  la  lettre  de  recommandation  que  m'avait 
remise  El  Bakay,  m'avait  dit  qu'Omar  n'était  plus  souverain 
du  Bornou,  et  avait  fait  quelques  légères  allusions  à  la  mort 
du  visir,  mais  je  n'y  avais  pas  ajouté  foi.  Malheureusement, 
les  circonstances  de  ce  funeste  événement  me  furent  narrées, 
à  Kallioul,  d'une  manière  si  positive  que  je  ne  pus  conserver 
plus  longtemps  des  doutes;  dès  lors  je  ressentis  quelque 
inquiétude  au  sujet  du  docteur  Vogel  et  de  ses  compagnons, 
ainsi  qu'à  l'égard  de  moi-même,  en  pensant  à  mon  prochain 
retour  au  Bornou. 

Ce  fut  avec  le  plus  vif  intérêt  que  je  rencontrai  en  cet 
endroit  un  exemplaire  du  palmier  oléifère  {Elaeis  Guineen- 
sis);  quoique  isolé,  cet  arbre,  joint  à  quelques  buissons 
d'espèces  voisines,  indiquait  que  le  palmier  oléifère  peut 
croître  à  de  grandes  distances  de  la  mer,  dans  des  endroits 
où  le  sol  est  saturé  de  sel,  comme  il  l'est  au  bord  de  la  val- 


196  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

lée  Fogha.  Toutefois,  ceci  doit,  comme  je  l'ai  dit  précé- 
demment, être  considéré  comme  une  exception  à  la  règle 
générale. 

A  Kallioul,  se  joignit  encore  à  nous  une  troupe  considé- 
rable de  marchands  indigènes,  pour  franchir  la  sauvage  et 
dangereuse  forêt  qui  nous  séparait  de  Tilli;  nous  arrivâmes 
sans  nul  encombre  dans  celte  localité,  le  13  août,  juste  à 
temps  pour  pouvoir  traverser  encore  la  marécageuse  fad- 
dama  du  Goulbi  IN  Sokoto.  Un  peu  plus  tard,  ce  passage  ne 
s'opère  qu'au  prix  des  plus  sérieuses  difficultés  ;  cette  fois 
même,  nous  dûmes  traverser  trois  gués,  dont  le  premier 
était  d'une  largeur  assez  considérable  et  profond  d'environ 
trois  pieds;  le  second,  moins  large,  formait  le  lit  propre  de 
la  rivière  et  allait  rejoindre,  en  déviant  vers  le  sud-ouest,  le 
Kouara  ou  Niger  inférieur;  le  troisième  ne  constituait  qu'un 
amas  d'eau  stagnante.  Nous  sortîmes  de  cette  vallée  maréca- 
geuse après  1  1/2  lieue  de  marche  et,  rentrant  dans  des 
chemins  bien  connus  de  moi,  je  me  dirigeai,  chevauchant  à 
la  tête  de  ma  troupe,  vers  Birni  N  Rebbi,  dont  le  gouver- 
neur, Mohammed  Loël,  devenu  presque  aveugle,  me  reçut 
avec  beaucoup  d'amitié. 

De  Birni  N  Kebbi  à  Gando,  nous  suivîmes  notre  ancienne 
route,  sauf  que  les  inondations  du  sol  nous  forcèrent  de 
nous  tenir  à  une  couple  de  lieues  plus  au  midi  que  l'endroit 
où  nous  avions  traversé  précédemment  la  faddama.  Le  mau- 
vais état  des  chemins  et  les  fréquentes  averses  qui  nous 
assaillirent,  m'empêchèrent  d'aller  visiter  Djega,  ville  située 
à  environ  trois  milles  plus  au  midi  et  qui  possède  encore, 
outre  l'inlcrct  historique  que  s'y  attache,  une  certaine  impor- 
tance commerciale. 

Lorsque  j'arrivai,  à  Gando,  devant  la  demeure  du  royal 


LE  NIGER.  —  RETOUR  A  KOUKAOUA.  197 

reclus,  je  vis  une  foule  de  gens  se  réunir  autour  de  moi 
pour  venir  me  féliciter  de  mon  heureux  retour.  La  vilaine 
masure  d'argile  que  j'avais  habitée  autrefois  était  tombée  en 
ruines,  et  à  peine  me  fus-je  installé   dans  une  nouvelle 
demeure,  que  j'y  reçus  la  visite  du  guide  qui  m'avait  con- 
duit, l'année  précédente,  de  Gando  à  Dore,  la  capitale  du 
Libtako.   Mon  premier  soin  fut  de  lui  demander  s'il  avait 
fidèlement  remis  au  mallem  Abd  El  Kader,  de  Sokoto,  le 
paquet  de  lettres  dont  je  l'avais  chargé  pour  ce  dernier.  A 
cette  question,  il  fit  une  figure  toute  triste,  et  prit  dans  son 
bonnet  un  petit  sac  de  cuir  d'où  il  tira  un  sale  morceau  de 
papier  qu'il  me  tendit  en  disant  :  «  Voici  ta  lettre  !  »  Sur- 
pris et  amèrement  déçu,  j'appris  que,  par  suite  des  pluies 
abondantes  et  du  passage  des  rivières  et  des  marécages  nom- 
breux  qu'avait  dû  franchir  mon  messager,  toute  la  partie 
extérieure  du  paquet  avait  été  détruite;  or  c'était  précisé- 
ment à  cet  endroit  que  se  trouvait  l'écrit  que  j'adressais  à 
mon  savant  ami  de  Sokoto  pour  lui  recommander  de  faire 
suivre  à  qui  de  droit  le  reste  du  contenu  ;  il  en  était  résulté 
qu'Abd  El  Kader  n'avait  reçu,  de  tout  le  paquet,  que  la 
lettre  écrite  en  anglais,  qui  s'y  trouvait  renfermée;  or,  ne 
sachant  que  penser  de  ces  hiéroglyphes,  il  avait  cru  ne  pou- 
voir mieux  faire  que  de  les  remettre  au  porteur  qui,  enchanté 
de  ce  résultat  inattendu,  et  se  souciant  peu  de  mes  rapports 
avec  mon  pays,  avait  cru  bon  de  porter  le  mystérieux  écrit 
sur  sa   tête,   comme   un  talisman.  Une  autre   déception 
m'attendait  encore  en  cet  endroit;  pendant  mon  absence,  la 
moitié  des  huttes  qui  composaient  la  ville,  avaient  été  dévo- 
rées par  un  incendie,  ainsi  que  tous  les  livres  que  j'avais 
laissés  à  Gando. 
Je  restai  en  cette  ville  quatre  jours,  pendant  lesquels  je 

T.  IV.  14 


198  VOYAGES  EN  AFRIQUE, 

tentai  vainement  d'obtenir  une  audience  du  sultan.  D'un 
autre  côté,  mes  compagnons,  les  telamid  ou  écoliers  du 
cheik,  nourrissaient  l'espoir  d'obtenir  un  beau  présent  de 
ce  prince  avare  et  mesquin,  et  ce  ne  fut  pas  pour  moi  chose 
facile  que  de  les  décider  à  repartir  en  les  en  dissuadant. 
Malheureusement ,  l'état  de  mes  ressources  pécuniaires 
m'obligeait  de  me  chercher  quelque  secours ,  auquel  me 
donnaient  bien  droit  les  présents  considérables  que  j'avais 
faiis  au  sultan  ;  mais  tout  ce  que  je  reçus  de  lui,  ou  du  moins 
des  esclaves  qu'il  m'envoya  dans  ce  but,  consistait  en  une 
tunique  noire  commune  et  5,000  coquillages.  Je  m'étais 
attendu  à  obtenir  au  moins  un  chameau,  les  deux  que  je 
possédais  encore  étant  presque  entièrement  perdus.  Malgré 
ce  peu  de  générosité  de  la  part  de  Chalilou,  je  ne  crus  pas 
pouvoir  me  dispenser  de  le  remercier  de  ce  qu'il  m'avait  été 
donné,  en  allant  comme  en  revenant,  de  traverser  son  vaste 
pays  sans  être  inquiété,  et  même  de  jouir  de  sa  protection 
aussi  loin  que  s'étendait  son  autorité.  Cette  protection,  il 
est  vrai,  ne  m'avait  pas  été  fort  utile,  car  les  environs  mêmes 
de  la  capitale  n'olTraient  guère  plus  de  sécurité  qu'aupara- 
vant; comme  pendant  mon  premier  séjour,  la  plus  grande 
partie  de  la  population  valide  était  forcée  de  sortir  de  la 
ville,  avec  les  femmes,  tous  les  mercredi  et  jeudi,  pour  aller 
chercher  du  bois  à  brûler,  sans  crainte  d'une  attaque. 

En  somme,  il  ne  nous  arriva  rien  de  fort  intéressant;  je 
rappellerai  seulement  l'énorme  quantité  de  pluie  qui  tomba 
à  Gando  pendant  mon  séjour,  comme  probablement  déjà 
avant  mon  arrivée.  Ce  fait  confirma  complètement  l'obser- 
vation que  j'avais  déjà  faite  auparavant,  que  Gando  est  l'une 
des  villes  où  il  tombe  le  plus  d'eau;  j'appris  des  indigènes, 
avec  un  vif  intérêt,  que  l'on  y  compte  annuellement  92  jours 


LE  NIGER.  —  RETOUR  A  KOUKAOUA.  199 

de  pluie,  en  moyenne.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  suis  convaincu 
que  la  hauteur  moyenne  de  la  pluie  n'y  est  pas  de  moins 
de  60  pouces,  et  qu'on  peut  môme  l'évaluer  à  80  et  à 
400  pouces. 

Le  23  août,  nous  quittâmes  Gando,  à  ma  grande  joie,  car 
j'y  avais  essuyé  beaucoup  de  misère  et  de  désagréments.  A 
peu  de  distance  au  delà,  nous  laissâmes  à  gauche  notre  route 
pour  en  prendre  une  autre  plus  méridionale,  conduisant  à  la 
ville  de  Dogo  N  Dadji.  Il  y  avait  précisément  marché  en  cet 
endroit  qui  était,  sous  ce  rapport,  supérieur  à  la  capitale 
elle-même;  les  principaux  articles  qui  s'y  vendaient  consis- 
taient en  bétail,  en  sel  et  en  perles  de  verre.  Or,  au  moment 
même  de  notre  arrivée,  il  éclata  un  violent  orage  qui  dis- 
persa tous  les  marchands,  de  sorte  que  nous  eûmes  à  nous 
procurer  le  nécessaire  tant  bien  que  mal.  Le  pays  que  nous 
traversâmes  ensuite  jusqu'à  Koussada,  par  Schagali,  endroit 
auquel  nous  reprîmes  notre  ancienne  roule,  était  bien  peu- 
plé, et  riche  en  pâturages  ainsi  qu'en  champs  de  riz  et  de 
blé;  plus  loin,  au  delà  de  Schagali,  le  sol  était  partout  cou- 
vert de  la  plus  brillante  végétation  et  les  blés  magnifiques 
y  approchaient  de  la  maturité;  la  seule  chose  qui  m'étonna 
fut  le  peu  de  chevaux  et  de  bétail  que  j'y  remarquai.  Une 
forte  marche  nous  conduisit  à  Bodinga,  où  le  gouverneur 
était  le  fils  de  mon  ami  de  Sokoto,  le  modibo  Ali.  C'était 
pour  moi  une  circonstance  très  favorable,  attendu  que  j'avais 
besoin  de  l'aide  d'un  homme  bien  disposé  en  ma  faveur, 
ayant  eu  le  malheur  de  perdre  un  nouveau  chameau  en  tra- 
versant une  de  ces  vallées  marécageuses  si  fréquentes  dans 
l'Afrique  centrale;  en  effet,  le  pauvre  animal  était  tombé  en 
arrière  avec  toute  sa  charge,  pour  ne  plus  se  relever.  J'obtins 
du  gouverneur  de  Bodinga  les  chameaux  nécessaires  au 


"200  .  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

transport  de  ce  qui  me  restait  encore,  et  il  me  conduisit 
même,  le  lendemain  malin,  à  une  certaine  dislance  hors  de 
la  ville. 

Je  me  sentais  indisposé,  faible  et  sans  appétit;  l'humidité 
continuelle  à  laquelle  nous  avions  été  exposés  des  pieds  à  la 
tête,  avait  été  pernicieuse  non  seulement  à  nos  bêtes  mais  à 
nous-mêmes,  et  presque  tous  mes  compagnons  étaient  plus 
ou  moins  souffrants.  Je  portais  alors  déjà  en  moi  les  germes 
de  la  dysseuterie,  qui  devaient  ne  pas  tarder  à  se  développer 
en  compromettant  gravement  ma  santé.  Tout  en  ressentant 
les  symptômes  de  la  maladie  qui  couvait  en  moi,  j'éprouvai 
un  sentiment  de  calme  et  de  reconnaissance  envers  la  Provi- 
dence ,  de  ce  qu'elle  eût  comblé  mon  espoir  en  me  permet- 
tant du  moins,  le  26  août,  de  revoir  Sokoto. 

Toute  la  ville,  ainsi  que  ses  faubourgs,  ses  murs,  ses 
huttes,  ses  fermes  et  ses  jardins,  ne  formait  qu'une  masse 
(le  verdure  touffue,  à  travers  laquelle  il  ne  me  fut  pas  aisé 
de  me  frayer  un  chemin  vers  les  lieux  que  je  connaissais  si 
bien  cependant.  J'étais  à  peine  installé  dans  une  bonne  hutte 
que  l'on  m'avait  donnée  pour  logement,  que  mon  ami  Abd 
El  Kader  Dan  Taffa  me  fit  saluer,  après  quoi  il  ne  tarda  pas 
longtemps  à  arriver  lui-même.  Il  témoigna  la  plus  grande 
joie  en  me  revoyant,  non  sans  prendre  sincèrement  part  à 
mon  visible  état  de  souffrance. 

Je  ne  fus  pas  moins  bien  accueilli  par  mon  vieil  ami,  le 
modibo  Ali.  Lorsque  je  lui  lis  un  léger  présent,  en  m'excu- 
sant  de  n'être  pas  à  même  de  lui  en  offrir  un  plus  considé- 
rable, il  eut  lamabilité  de  m'exprimer  sa  surprise  de  ce  que 
je  possédasse  encore  quelque  chose.  Il  me  pria  ensuite  de  ne 
pas  me  rendre  à  Wourno  sans  avoir  d'abord  écrit  à  Aliou 
pour  lui  annoncer  mon  heureux  retour  et  solliciter  sa  pro- 


LE  NIGER.  —  RETOUR  A  KOUKAOUA.  201 

tection.  Je  suivis  ce  conseil  et,  tandis  que  je  faisais  savoir  à 
Vernir  el  moumenin  combien  il  me  rendrait  service  en  me 
pourvoyant  de  chevaux  et  de  chameaux,  je  saisis  l'occasion 
pour  lui  demander  de  pouvoir  continuer  le  plus  promptement 
possible  mon  voyage.  Lui  exprimant  à  la  lois  tous  mes  vœux, 
je  lui  dis  en  passant  que,  mon  état  de  santé  peu  favorable 
m'obligeant  à  regagner  ma  patrie  par  la  voie  la  plus  rapide 
possible,  je  sollicitais  de  lui  l'autorisation,  pour  un  de  mes 
compatriotes  arrivé  au  Bornou,  de  visiter  les  provinces  du 
sud-est  de  ses  États.  Mon  message  partit  aussitôt  et,  le  len- 
demain soir,  arriva  un  courrier  m'informant  que  je  pouvais 
partir  le  jour  suivant  pour  Wourno,  où  je  trouverais  des 
chameaux  sur  l'autre  bord  de  la  rivière  de  Sokoto.  J'avais 
déjà  appris  que  cette  dernière,  que  j'avais  vue  presque  dessé- 
chée, était  fort  haute  et  formait  un  courant  très  difficile  à 
traverser. 

Mes  noirs  amis  musulmans  me  traitaient  donc  avec 
l'amitié  et  l'hospitalité  les  plus  grandes.  Je  ne  puis  malheu- 
reusement pas  faire  le  même  éloge  de  mes  amis  d'Europe, 
dont  l'indifférence  n'était  guère  faite  pour  relever  mon  moral 
abattu.  Ce  fut  grâce  à  cette  indifférence  et  à  un  pur  hasard, 
que  j'appris,  par  un  affranchi  de  Constantinople  qui  vint  me 
voir  peu  après  mon  arrivée,  que  cinq  chrétiens  étaient  arri- 
vés à  Koukaoua  avec  quarante  chameaux;  or  c'était  une 
nouvelle  d'un  immense  intérêt  pour  moi,  et  j'eus  toute  la 
peine  du  monde  à  rapporter  les  membres  de  l'expédition, 
tels  qu'ils  m'étaient  dépeints  par  cet  individu,  aux  données 
de  la  dépêche  de  lord  John  Russell.  Comme  je  l'ai  dit  en 
son  temps  et  lieu,  j'avais  reçu  cette  dernière  à  Tombouctou; 
elle  m'apprenait  qu'une  nouvelle  expédition  s'était  organisée 
pour  me  venir  en  aide,  et  me  transmettait  quelques  détails 


20±  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

sur  les  personnes  dont  elle  se  composait.  Lorsque  j'appris 
ainsi  que  ces  messieurs  étaient  heureusement  arrivés  au 
Bornou,  je  fus  étonné  au  dernier  point  de  ne  pas  recevoir 
un  mot  d'eux,  tandis  qu'il  leur  eût  été  si  facile  de  m'écrire 
par  cette  même  occasion.  Je  conclus  de  là  qu'il  avait  dû 
se  passer  quelque  chose  d'extraordinaire;  il  est  vrai  que  je 
ne  connaissais  guère  alors  le  bruit  que  l'on  avait  répandu 
de  ma  mort  présumée. 

Nous  restâmes  deux  jours  à  Sokolo,  et  nous  en  repartîmes 
pour  Wourno,  le  29  août.  Ce  ne  fut  pas  sans  diflicullé  que 
nous  traversâmes,  à  l'aide  de  frêles  embarcations,  le  Goulbi 
N  Raba  ou  Bougga  qui ,  presque  invisible  l'année  précé- 
dente, passait,  impétueux  et  large  de  500  pas,  au  pied  de 
la  colline  où  s'élevait  la  ville.  Sur  l'autre  bord,  nous  trou- 
vâmes les  chameaux  que  l'on  nous  avait  envoyés  de  Wourno, 
où  nous  arrivâmes  heureusement  le  lendemain.  Ici  encore, 
je  fus  amicalement  reçu  à  la  cour  de  Vernir  el  moumenin 
Aliou,  et  l'accueil  hostile  dont  j'avais  été  l'objet  auprès  de 
leurs  frères  de  Hamd  Allahi ,  semblait  ne  m'avoir  que 
rehaussé  dans  l'estime  des  habitants  de  Wourno.  Ceci  paraî- 
tra moins  surprenant,  lorsqu'on  se  rappellera  que  les  Foulbe 
orientaux,  plus  modérés,  ne  vivent  pas  en  fort  bonne  intelli- 
gence avec  leurs  fanatiques  congénères  de  l'ouest.  Aliouavail 
déjà  appris  la  différence  de  conduite  envers  moi  d'El  Bakay 
el  de  Sidi  Alaouate,  et,  tandis  qu'il  loua  hautement  le  cheik,  il 
blâma  de  la  manière  la  plus  énergique  l'attitude  peu  digne 
«le  son  frère. 

Tous,  nous  éprouvions  le  plus  grand  besoin  de  nous 
refaire,  et  l'occasion  nous  en  était  offerte  à  Wourno,  où  nous 
retenait  l'état  d'impraticabilité  des  fleuves  et  des  marécages 
de  la  route;  notre  séjour  dans  la  capitale  d'Aliou  dura  donc 


LE  NIGER.  —  RETOUR  A  KOUKAOUA.  203 

jusqu'à  la  fin  du  mois  suivant.  Je  m'efforçais  de  combattre 
par  une  diète  sévère  et  le  plus  grand  repos  possible,  le  déve- 
loppement de  la  maladie  dont  j'étais  menacé;  je  m'en  trou- 
vai assez  bien  au  commenrement,  mais,  le  13  septembre,  je 
fus  pris  d'une  attaque  de  dyssenterie  des  plus  violentes,  qui 
menaça  sérieusement  mes  jours.  Je  parvins  cependant  à 
dompter  le  mal  et  à  me  rétablir  par  les  prescriptions  de  la 
thérapeutique  indigène,  c'est  h  dire  en  prenant  du  riz  broyé, 
mélangé  de  lait  épais  et  des  graines  du  Mimosa  Nilotka;  dès 
le  22  septembre  je  pus  faire  ma  première  sortie  à  cheval  et, 
à  partir  de  cette  époque ,  ma  santé  s'améliora  de  jour  en 
jour. 

Il  me  restait  à  me  tirer  d'une  autre  difficulté.  Le  voyage 
avait  fait  autant  de  tort  à  mes  moyens  pécuniaires  qu'à  mes 
forces  physiques;  ensuite,  la  vie  était  énormément  chère  à 
Wourno,  par  suite  de  l'instabilité  toujours  croissante  de  la 
situation  du  pays;  en  effet,  tandis  que  nous  avions  payé  500 
à  600  kourdî  un  mouton  à  Tombouctou ,  sur  la  limite  du 
désert,  il  n'y  avait  pas  moyen  d'en  obtenir  un  à  Wourno  à 
moins  de  3,000  kourdi;  nous  eussions  volontiers  acheté 
10,000  kourdi  une  quantité  de  blé  qui  nous  en  eût  valu  5,000 
à  4,000,  en  admettant  qu'il  en  fût  venu  autant  sur  le 
marché. 

Mon  noble  et  fidèle  cheval  Kanori,  qui  avait  traversé  avec 
moi  tant  de  dangers,  était  complètement  épuisé  et  devenu 
hors  d'état  d'affronter  de  nouvelles  fatigues  ;  mes  chameaux 
étaient  morts  ou  épuisés  de  même;  que  me  restait-il  donc  à 
faire,  si  ce  n'était  d'implorer  bien  à  contre-cœur,  la  généro- 
sité d'Aliou?  Malheureusement,  la  libéralité  n'était  pas  la 
vertu  dominante  de  cet  homme,  faible  comme  chef  mais 
cependant  loyal;  quoique  je  lui  eusse  donné,  outre  mon 


20i  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

premier  présent,  tout  ce  qu'il  me  restait  en  monnaie  d'ar- 
gent, métal  aussi  rare  que  précieux  à  Wourno,  je  ne  reçus 
de  lui  qu'un  cheval,  robuste  mais  fort  laid,  et  un  pain  de 
sucre  anglais.  Je  n'en  devais  pas  moins  beaucoup  de  recon- 
naissance au  sultan  Aiiou  car,  lors  de  mon  départ  pour 
Tombouctou,  il  m'avait  remis  pour  le  sultan  de  Gando  une 
lettre  qui  me  fit  le  plus  grand  bien;  ensuite,  il  m'avait  par- 
faitement accueilli  au  retour,  me  traitant  avec  beaucoup 
d'égards,  et  enfin  il  me  remit  des  lettres  de  recommanda- 
tion pour  les  gouverneurs  des  provinces  de  son  royaume  que 
j'avais  à  traverser.  Il  me  chargea  également,  pour  le  gouver- 
neur de  l'Adamaoua,  d'une  lettre  particulière  que  je  repassai 
plus  tard  au  docteur  Yogel;  elle  lui  eût  été  fort  utile  et  lui 
eût  préparé,  en  ce  pays,  un  tout  autre  accueil  que  celui  que 
j'y  reçus,  s'il  eût  pu,  selon  ses  désirs,  s'y  rendre  en  quittant 
l'Hamarroua. 

Lorsqu'après  bien  des  relards  du  côté  de  mes  compa- 
gnons, j'eus  pris  congé  d'Aliou,  le  4  octobre,  nous  nous 
remîmes  en  marche,  le  lendemain,  vers  l'orient,  en  société 
du  ghaladima  avec  lequel  j'avais  voyagé  de  Katsena  à 
Wourno,  en  arrivant.  Nous  prîmes  cette  fois  un  chemin  plus 
méridional,  par  lequel  nous  arrivâmes  bientôt  à  Gandi. 
Nous  dûmes,  en  route,  traverser  à  deux  reprises  le  Goulbi 
N  Rabba,  qui  porte  en  amont  le  nom  de  Bakoura;  la  pre- 
mière fois  il  était  guéable,  mais  la  seconde,  c'est  à  dire  à 
une  couple  de  lieues  plus  haut,  il  avait  environ  400  pas  de 
large,  sur  une  profondeur  de  plus  de  5  pieds,  ce  qui  nous 
obligea  de  nous  servir  d'embarcations.  J'acquis  en  cet 
endroit  la  certitude  qu'il  nous  eût  été  impossible  de  voyager 
auparavant,  les  eaux  ne  commençant  à  baisser  qu'alors, 
c'est  à  dire  vers  la  fin  de  la  saison  des  pluies.  A  partir  de 


LE  NIGER.  —  RETOUR  A  KOUKAOUA.  205 

Gandi,  nous  poursuivîmes  pendant  11  milles  allemands 
notre  pénible  marche  à  travers  le  désert  de  Goundoumi, 
pour  arriver  aux  environs  de  la  ville  de  Danfaoua  et  rentrer 
ensuite  dans  le  réseau  des  affluents  supérieurs  du  Goulbi  N 
Sokoto  ou  Rima.  Ce  fut  au  delà  du  premier  de  ces  affluents, 
que  je  vis,  près  de  l'endroit  nommé  Dole,  la  plus  haute  tige 
de  sorgho  que  j'aie  jamais  rencontrée,  et  qui  n'avait  pas 
moins  de  28  pieds.  Les  blés  y  étaient  précisément  alors  à 
l'état  de  maturité. 

Traversant  une  zone  de  pays  pierreux,  nous  arrivâmes  au 
rocailleux  village  Doutschi,  qui  nous  était  bien  connu,  pour 
reprendre  ensuite  notre  ancienne  route;  nous  la  suivîmes 
jusque  près  deSyrmi,  où  nous  l'abandonnâmes  de  nouveau 
pour  aller  visiter  Kammane,  ville  située  à  2  ou  5  milles  plus 
au  midi.  Cette  localité  se  distingue,  par  son  industrie,  de 
tout  le  triste  pays  environnant;  les  habitants  non  seulement 
y  cultivent  le  coton  et  l'indigo,  mais  encore  se  livrent  acti- 
vement à  la  lisseranderie  et  à  la  teinture;  en  outre,  ils 
savent  parfaitement  défendre  leur  ville  contre  les  incursions 
des  idolâtres  Goberaoua. 

Nous  fîmes  ensuite  une  marche  forcée  de  12  lieues  à  tra- 
vers le  sauvage  et  dangereux  pays  de  forêts  que  nous  avions 
parcouru  précédemment,  en  arrivant  de  Sekka;  laissant  un 
peu  à  notre  gauche  les  murs  de  Roubo  entourés  de  lierre, 
nous  atteignîmes  l'extrémité  de  la  forêt,  un  peu  au  nord  de 
Sekka  et  près  d'une  ville  du  nom  d'Oummadaou.  Arrivé  là, 
je  me  séparai  du  ghaladima,  qui  se  rendait  à  Katsena  tandis 
que  je  prenais  moi-môme  la  route  directe  de  Kano.  Entre 
Kouraje  et  Kourrefi,  je  croisai  encore  une  fois  le  chemin 
que  j'avais  parcouru,  l'année  précédente,  en  arrivant  de  Kat- 
sena, et,  à  7  milles  plus  loin,  c'est  à  dire  près  de  Koussada, 


206  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

je  me  retrouvai  sur  la  route  que  j'avais  suivie,  le  1"  et  le 
2  février  1851,  en  me  rendant  de  Katsena  à  Kano.  Je  fran- 
chis de  nouveau  les  limites  de  la  belle  et  riche  province  de 
Kano,  dont  j'atteignis,  dans  l'après-midi  du  17  octobre,  la 
capitale,  cette  ville  qui,  non  seulement  occupe  au  Soudan 
le  premier  rang  sous  le  rapport  de  l'industrie,  mais  jouit 
encore  du  monopole  du  commerce  dans  toute  cette  partie 
de  l'Afrique  centrale. 

J'entrai  à  Kano  avec  l'idée  fixe  d'y  trouver  des  lettres 
d'Europe,  le  remède  le  plus  efficace  à  mes  fatigues  et  à  mes 
souffrances;  mais  il  n'y  avait  ni  lettres  ni  le  moindre  des 
secours  pécuniaires  que  je  m'attendais  à  y  rencontrer.  Je  ne 
m'expliquais  pas  comment  tout  cela  était  possible,  et  ma 
déception  fut  d'autant  plus  amère  que  j'avais  compté  trou- 
ver à  Kano  tout  ce  qui  m'était  nécessaire  et  y  recevoir  de 
bonnes  nouvelles  de  l'entreprise  de  Vogel  et  de  ses  compa- 
gnons; car  je  n'avais  encore  appris  que  leur  arrivée  à  Kou- 
kaoua,  de  la  bouche  de  l'affranchi  qui  était  venu  me  voir  à 
Sokoto. 

Le  lendemain,  je  fis  ma  visite  au  gouverneur  et  au  ghala- 
dima,  en  leur  portant  les  plus  beaux  présents  que  je  possé- 
dasse encore,  après  avoir  donné,  pour  m'acquérir  ses  bonnes 
grâces,  presque  tout  le  reste  de  mon  bien  à  Sidi  Ali,  le  mar- 
chand que  j'avais  connu  précédemment  à  Kano  et  qui 
avait  su  m'inspirer  de  la  confiance.  Immédiatement  après, 
j'envoyai  mon  domestique  le  plus  sûr  à  Sinder,  la  première 
ville-frontière  du  Bornou,  vers  le  nord-ouest,  afin  d'y 
prendre  la  caisse  qui  y  était  restée  déposée  avec  des  quin- 
cailleries anglaises  et  400  dollars  en  espèces,  ou  du  moins 
ce  qui  en  pouvait  n'être  pas  passé  en  d'autres  mains. 

Dans  l'intervalle  du  retour  de  mon  domestique,  je  me  mis 


1.  Ma  maison  dans  le  quartier  Dala,  pendant  mon  premier  séjour  à  Kano  (lors  de  mon  second 
séjour,  je  demeurai  dans  le  même  quartier,  mais  dans  une  autre  maison  située  à  peu  de  distance). 
—  2.  Grand  marché. —  3.  Petit  marché.— 4.  Palais  du  serki.  —  5.  Palais  du  ghaladima.— 
f).  Ko  fa  (ou  porte)  Massouger.  —  7.  Ko  fa  n  Adama.  —  8.  Ko  fa  n  Gouda.  —  9.  Ko  fa  n 
Ka7issakali.  — 10.  Kofa  n  Limoun  ou  Kofa  n  Kaboga.  —  11.  Kofa  n  Dakanye  ou  Kofa  n 
Doukania.  —  12.  Kofa  n  Dukulna.  —  13.  Kofa  n  iXalssa.  —  H.  Kofa  n  Koura.  —  15.  Kofa 
n  .\aiisarao\ia.  —  16.  Kofa  n  Mata.  —  17.  Kofa  n  Wambay.  —  18.  Kofa  n  Mugardi.  — 
19.  Kofa  n  Roua  (fermée  aujourd'hui).  —  20.  Doulsi  n  Dala.  —21.  Kogo  n  Doutsi. 


N'  90.  —  Voir  tome  IV,  page  207. 


LE  NIGER.  —  RETOUR  A  KOUKAOUA.  207 

en  devoir  d'utiliser  au  mieux  mon  temps  en  terminant  un 
plan  de  la  ville,  que  j'avais  commencé  à  dresser  lors  de  mon 
premier  séjour;  ensuite,  l'état  de  ma  santé  exigeait  de  ma 
part  un  exercice  continuel,  le  changement  de  vie  m'ayant 
occasionné  en  route  et  même  encore  à  Kano,  de  violents 
accès  de  fièvre.Cette  ville  sera  toujours  pour  les  Européensune 
des  localités  les  plus  malsaines,  et  le  docteur Vogel  fit  bien  de 
l'éviter  pendant  la  première  année  de  son  séjour  au  Soudan. 
Mes  animaux  eux-mêmes  ne  purent  résister  aux  influences 
pernicieuses  du  climat,  et  mes  trois  chevaux  furent  succes- 
sivement atteints  d'une  maladie  contagieuse.  Celle-ci  se 
déclara  d'abord  par  des  enflures  aux  jambes,  enflures  qui 
gagnaient  le  poitrail,  puis  la  tête,  et  qui  amenaient  la  mort 
de  l'animal  en  six  ou  huit  jours.  J'en  perdis  deux  de  la 
sorte,  dont  l'un  était  le  brave  et  fidèle  conipagnon  qui  avait, 
pendant  près  de  trois  années,  partagé  mes  fatigues  et  mes 
douleurs  ;  celui  que  je  conservai  était  précisément  le  robuste 
mais  laid  petit  cheval  que  m'avait  donné  le  sultan  de  Sokoto. 
Quant  à  mes  chameaux,  j'en  avais  déjà  perdu  plusieurs  en 
route,  de  Wourno  à  Kano. 

A  tous  ces  revers  venait  se  joindre  la  gêne  que  me  cau- 
saient mes  dettes,  car  je  devais  déjîi  près  de  deux  années  de 
gages  à  mes  seuls  domestiques;  j'étais  ensuite  fort  inquiet 
de  ce  que  j'avais  laissé  à  Sinder  et,  pour  comble  de  misère, 
deux  nouveaux  soucis  vinrent  se  joindre  à  ceux  dont  j'étais 
déjà  accablé.  Ma  grande  préoccupation  avait  pour  objet 
l'expédition  envoyée  au  Benouë  par  le  gouvernement  bri- 
tannique; à  l'époque  où  cette  expédition  eut  lieu,  j'ignorais 
tout  ce  qui  y  avait  rapport,  les  dépêches  que  j'avais  reçues 
fort  tardivement  à  Tombouctou,  n'en  disant  pas  un  mot; 
les  lettres  ultérieures  qui  en  faisaient  mention,  restèrent 


208  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

séjourner  à  Koukaoua,  où  je  les  trouvai,  à  mon  arrivée  dans 
cette  capitale,  à  la  fin  de  décembre.  Ce  ne  fut  que  le 
29  octobre,  que  j'appris  par  les  indigènes  l'existence  de  celte 
expédition,  tout  à  fait  comme  j'avais  su  par  hasard,  à 
Sokoto,  l'arrivée  du  docteur  Vogel  à  Koukaoua. 

Mon  opinion  fut  d'abord  que  cette  expédition  était  dirigée 
par  le  capitaine  Mac  Leod,  un  numéro  du  Galignani  's  Mes- 
senger m'ayant  appris  son  projet  de  remonter  le  Niger  ;  ce  fut 
seulement  le  43  novembre,  que  je  rencontrai  un  homme  qui 
avait  vu  de  ses  yeux  l'expédition.  11  me  raconta  qu'elle  con- 
sistait en  un  grand  bateau  et  deux  petits,  mais  il  ne  put  me 
dire  s'ils  étaient  en  bois  ou  en  fer;  d'après  lui,  ils  étaient 
montés  par  sept  maîtres  et  soixante- dix  esclaves  ^  Cet 
homme  m'apprit  en  outre  que  les  membres  de  cette  expédi- 
tion n'étaient  pas  remontés  jusqu'à  Yola,  le  chef  de  l'Hamar- 
roua  les  ayant  avertis  d'un  rétrécissement  du  fleuve,  causé 
par  les  montagnes.  Il  me  dit  aussi  qu'ils  étaient  repartis 
pour  l'Europe  plus  tôt  qu'on  ne  l'eût  cru,  et  que  lui-même, 
en  revenant  de  Yakoba,  où  il  était  allé  chercher  de  l'ivoire 
pour  l'expédition,  n'avait  plus  trouvé  personne,  à  son  grand 
étonnement. 

L'autre  question  qui  me  préoccupait  beaucoup  à  cette 
époque,  était  l'état  politique  de  Koukaoua.  Dans  le  prin- 
cipe, lorsque  j'eus  reçu  la  première  nouvelle  de  la  révolu- 
tion politique  du  Bornou,  suivie  de  la  chute  du  cheik  Omar 
et  de  la  mort  de  son  visir,  j'avais  renoncé  à  retourner  par  ce 
pays,  me  proposant  de  reprendre  plutôt  la  pénible  route  de 


*  Il  devait  naturellement  considérer  comme  composé  d'esclaves  l'équi- 
page de  ces  bateaux;  c'étaient  dos  ucgrcs  de  la  Côte  d'Ivoire,  qui  servent 
fréquemment  comme  matelots  sur  les  navires  européens,  dans  ces  parages. 


LE  NIGER.  —  RETOUR  A  KOUKAOUA.  209 

l'Asben,  à  travers  les  Touareg.  Toutefois,  lorsque  je  sus, 
plus  lard,  qu'Omar  était  replacé  sur  le  trône,  je  ne  désespé- 
rai pas  de  pouvoir  suivre  la  voie,  comparativement  plus 
sûre,  du  pays  des  Tebou,  d'autant  plus  qne  j'appris  en  même 
temps  la  lutte  sanglante  qui  avait  éclaté  entre  les  Kel  Ovpi 
et  les  Kel  Geress.  Un  grand  nombre  de  personnages  émi- 
rients  de  cette  première  tribu  périrent  dans  ce  conflit,  ainsi 
que  plusieurs  centaines  de  guerriers  de  l'une  et  de  l'autre, 
.l'éprouvai  une  vive  douleur  en  apprenant  ainsi  la  mort  de 
mes  meilleurs  amis  parmi  les  Kel  Owi,  et  surtout  celle  de 
Hamma  et  de  Byrgou. 

Dans  l'intervalle,  il  n'arrivait  de  Koukaoua  que  de  mau- 
vaises nouvelles  et  de  faux  bruits.  Ce  ne  fut  que  le  9  novem- 
bre, que  nous  apprîmes  d'une  manière  certaine  que  le 
souverain  légitime  du  Bornou  se  soutenait  bien  contre  les 
intrigues  du  parti  de  son  frère  et  que  ce  dernier  lui-même 
était  son  prisonnier;  je  n'ajoutai  néanmoins  foi  entière  à 
cette  nouvelle  que  lorsque  je  vis,  quelques  jours  après,  arri- 
ver un  envoyé  d'Omar,  chargé  d'aller  saluer  le  gouverneur 
de  Kano.  Je  me  fis  présenter  ce  messager  et  lui  donnai 
quelques  bagatelles  pour  témoigner  de  la  satisfaction  que  me 
causait  le  succès  de  son  maître.  C'était  pour  moi  une  chose 
importante  que  de  me  voir  ouverte  la  voie  du  Bornou,  con- 
trée où  je  devais  rencontrer  le  docteur  Vogel  et  ses  compa- 
gnons et  lui  donner  mon  aide  et  mes  conseils  pour  l'explo- 
ration des  pays  qu'il  était  on  ne  peut  plus  désirable  qu'il 
visitât. 

Quoique  l'horizon  politique  se  fût  éclairci,  le  manque 
d'argent  me  rendait  encore  très  difficile  l'arrivée  à  Kou- 
kaoua; car,  le  4  novembre,  j'avais  vu  revenir,  les  mains 
vides,  et  à  mon  amer  désappointement,  le  domestique  que 


ilO  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

j'avais  envoyé,  le  18  octobre,  à  Sinder  pour  y  chercher  mon 
bien  ;  une  couple  de  lettres  de  vieille  date  et  sans  impor- 
tance, furent  tout  ce  qu'il  me  rapportait  de  ce  lointain 
voyage  '.  Il  m'apprit  que  le  bruit  de  ma  mort  avait  trouvé 
partout  créance,  et  qu'un  domestique  du  docteur  Vogel, 
accompagné  d'un  esclave  d'Abd  E'  Rahman,  l'usurpateur  de 
Koukaoua,  était  arrivé  de  cette  dernière  ville  à  Sinder,  pour 
y  prendre  tout  ce  qui  pouvait  y  être  arrivé  pour  moi;  quant 
à  ma  caisse  renfermant  des  quincailleries  et  des  espèces,  elle 
avait  été  volée  depuis  longtemps,  c'est  à  dire  immédiate- 
ment après  le  meurtre  du  schérif  El  Fassi,.à  qui  j'en  avais 
confié  la  garde. 

Abandonné  ainsi  de  tous  les  côtés  à  la  fois,  je  ressentis 
d'autant  plus  vivement  ma  misère,  qu'Ali  El  Ageren,  mon 
premier  serviteur,  dont  j'ai  dit  la  méprisable  conduite  à 
Tombouclou  et  qui,  du  reste,  ne  m'avait  été  que  médiocre- 
ment utile  en  route,  au  retour,  se  prévalut  des  termes  de 
notre  contrat  pour  prétendre  se  faire  payer  sur  le  champ.  Je 
lui  devais  111  écus  d'Espagne,  et  je  me  vis  forcé  d'emprun- 
ter cette  somme  à  Sidi  Ali.  Mes  autres  domestiques,  aux- 
quels je  devais  en  tout  environ  200  écus,  consentirent,  fort 
heureusement,  à  ne  recevoir  leur  salaire  qu'à  notre  arrivée 
à  Koukaoua. 

Un  marchand  deFezzan,  qui  m'avait  déjà  témoigné  beau- 
coup d'amitié  dans  une  autre  circonstance,  se  déclara  dis- 
posé à  me  prêter  200  écus  d'Espagne,  somme  qu'il  m'envoya, 
en  effet,  quelques  jours  plus  tard.  Comme  je  ne  pouvais  me 

•  Parmi  ces  papiers,  se  trouvaient  deux  lettres  de  recommandation 
écrites  en  arabe  et  adressées,  l'une  au  sultan  Aliou  de  Wourno,  l'autre, 
conçue  en  termes  généraux,  à  tous  les  chefs  Foulbe.  Deux  ans  plus  tôt, 
elles  m'eussent  été  d'une  grande  utilité. 


LE  NIGER.  —  RETOUR  A  KOUKAOUA.  2H 

dispenser  d'emporter  en  Europe  quelques  échantillons  de 
Kano,  et  qu'il  me  fallait  acheter  des  chevaux,  des  chameaux 
et  mille  autres  choses,  cet  emprunt  ne  suffisait  pas  à  mes 
besoins.  Je  me  vis  donc  forcé  de  demander  du  secours  au 
ghaladima,  lequel  ordonna  aux  marchands  de  Ghadames  qui 
se  trouvaient  en  rapport  avec  l'agent  anglais  en  cette  ville 
et  avaient  en  leur  possession  des  marchandises  appartenant 
à  ce  dernier,  de  m'avancer  la  somme  dont  j'avais  besoin. 
J'obtins  ainsi  200  dollars,  mais  au  taux  usuraire  du  pays, 
c'est  à  dire  que  je  dus  m'engager  à  rembourser  le  double 
quatre  mois  plus  tard  à  leurs  agents  de  Tripoli;  c'était,  en 
un  mot,  de  l'argent  emprunté  à  trois  cents  pour  cent.  Je  tirai 
du  moins  de  ma  situation  cet  avantage,  de  pouvoir  envoyer 
d'une  manière  sûre  et  rapide  des  lettres  et  des  dépêches  à 
Tripoli,  car  ces  messieurs  y  envoyèrent  aussitôt  un  homme 
de  confiance,  muni  de  mon  engagement  écrit. 

Après  solution  de  toutes  ces  pénibles  questions,  je  me 
trouvai  enfin  prêt  à  partir,  le  25  novembre.  J'entrepris,  ce 
jour  là,  la  dernière  partie  de  mon  long  voyage  en  Nigritie,  le 
cœur  joyeux  et  plein  d'espoir  de  pouvoir  respirer  de  nou- 
veau, avant  six  mois,  l'air  vivifiant  des  contrées  septen- 
trionales. Sidi  Ali  m'accompagna,  ainsi  que  mes  deux 
derniers  amis  de  Tombouclou,  les  deux  autres  étant  restés 
à  Wourno,  pour  venir  me  rejoindre  plus  tard  à  Koukaoua. 

Bochari,  le  chef  du  Chadedja,  étant  en  campagne  contre 
le  gouverneur  de  Kano,  je  dus  prendre,  au  commencement, 
une  route  un  peu  plus  septentrionale  que  celle  que  j'avais 
suivie  précédemment;  toutefois,  l'aspect  du  pays  était  à  peu 
près  le  même  que  celui  que  j'ai  décrit  lors  de  mon  premier 
voyage  de  Kano  à  Koukaoua.  Quoique  moins  peuplée,  la 
contrée  offrait  une  plus  grande  abondance  de  végétation,  du 


'Jt2  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

moins  sous  le  rapport  des  grands  arbres,  tels  que  le  palmier 
d'Egypte,  le  palmier  flabelliforme,  le  doroa,  le  tamarinier  et 
même  le  dattier.  Je  franchis,  entre  Gerki  et  Goummel,  la 
frontière  du  Bornou,  et  je  reçus,  dans  la  dernière  de  ces 
deux  villes,  de  tristes  détails  sur  la  guerre  civile  qui  avait 
désolé  le  pays.  Trois  ans  auparavant,  Goummel,  l'entrepôt 
du  natron  dans  ces  régions,  renfermait  une  population  nom- 
breuse et  jouissait  d'un  bien-être  relatif,  sous  le  gouverne- 
ment du  vieux  Dan  Tanoma.  Après  la  mort  de  celui-ci,  son 
successeur  légitime  fut  supplanté  par  un  usurpateur  nommé 
Scheri  ;  chassé  à  son  tour  par  le  gouverneur  de  Sinder,  Sclieri 
revint  avec  des  forces  plus  nombreuses,  rassemblées  dans  le 
pays  de  Kano,  et  s'empara  de  nouveau  de  la  ville;  le  cheik 
Omar,  affaibli  lui-même  par  la  lutte  qu'il  avait  dû  soutenir 
contre  son  frère  révolté,  dut  finir  par  reconnaître  Scheri 
comme  chef  de  Goummel.  Cette  ville,  naguère  pleine  de  vie, 
fut  alors  presque  entièrement  abandonnée,  la  maison  du  gou- 
verneur saccagée,  et  le  vainqueur  vint  s'installer  au  milieu 
des  ruines  de  la  demeure  princière  de  son  prédécesseur. 

Je  retrouvai  avec  plaisir,  à  Goummel,  le  marchand  tuni- 
sien Mohammed  E'  Sfaksi ,  qui  nous  avait  accompagnés, 
en  1850,  depuis  Moursouk,  et  auquel  Richardson  avait 
emprunté  une  si  forte  somme.  Il  était  fort  heureux  pour  moi 
que  celle-ci  eût  enfin  été  remboursée,  de  sorte  que  cet  ancien 
créancier,  auquel  nous  avions  dû  autrefois  tant  de  désagré- 
ments, me  témoigna  la  plus  grande  bienveillance.  Il  vint 
nie  visiter  dans  mon  camp,  m'offrit  des  friandises  et  me 
donna,  chose  importante  et  que  je  désirais  beaucoup,  les 
premiers  renseignements  authentiques  sur  la  situation  poli- 
tique du  Bornou,  ainsi  que  des  détails  sur  la  nouvelle  expé- 
dition qui  y  était  arrivée. 


LE  NIGER.  —  KETOL'R  A  KOUKÂOUA.  213 

La  marche  suivante  nous  donna,  à  son  tour,  un  témoi- 
gnage lamentable  des  dévastations  auxquelles  avait  donné 
lieu  la  lutte  pour  la  possession  de  Goummel;  toutes  les  loca- 
lités de  la  route  étaient  désertes,  les  moissons  mûres  étaient 
abandonnées  dans  les  campagnes,  et  nous  finies  plus  de 
6  milles  allemands  de  trajet  avant  de  rencontrer  d'êtres 
humains;  ceux  que  nous  vîmes  enfin,  étaient  quelques  voya- 
geurs qui  se  rendaient  à  Kano.  Le  peu  de  sécurité  qu'offrait, 
par  suite  de  tous  ces  événements,  la  route  que  j'avais  suivie 
en  1851,  depuis  Goummel,  m'avait  obligé  de  faire  un  détour 
assez  considérable  vers  le  nord.  Ce  ne  fut  qu'à  partir  de 
Maschena  que  je  repris  mon  ancienne  voie  ou  que,  du 
moins,  je  cessai  de  m'en  écarter  notablement. 

J'arrivai  à  Boundi,  dans  la  matinée  du  1"  décembre,  et 
je  pénétrai  dans  la  forêt  sauvage  qui  s'étend  à  l'orient  de 
cette  ville.  Accompagné  de  mon  fitlèle  Galroni ,  j'avais  pris 
environ  une  lieue  et  demie  d'avance  sur  notre  troupe,  quand 
je  vis  venir  à  ma  rencontre  un  individu  de  l'aspect  le  plus 
singulier;  c'était  un  jeune  homme  dont  le  teint,  si  pâle  qu'il 
me  semblait  blanc  comme  la  neige,  m'indiquait  que  le  cos- 
tume qu'il  portait  ne  lui  était  pas  familier;  ce  costume  con- 
sistait en  une  tunique  semblable  à  la  mienne,  et  un  turban 
blanc,  enroulé  un  grand  nombre  de  fois  autour  d'un  bonnet 
rouge.  Je  distinguai  alors,  dans  la  noire  suite  de  l'inconnu, 
mon  serviteur  Madi,  que  j'avais  laissé  à  Koukaoua  pour  gar- 
der ma  maison  et  qui,  dès  qu'il  m'eut  aperçu,  me  nomma  à 
son  pâle  compagnon.  Aussitôt  le  docteur  Vogel,  car  c'était 
lui,  s'élança  vers  moi,  et,  sans  descendre  de  cheval,  en  proie 
tous  deux  à  une  profonde  surprise,  nous  nous  souhaitâmes 
cordialement  la  bienvenue.  J'étais,  pour  ma  part,  à  mille 
lieues  de  me  douter  de  la  rencontre  de  ce  voyageur  envoyé 

T.  IV.  15 


214  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

à  mon  aide,  tandis  qu'il  avait  appris,  de  son  côté,  que  j  étais 
encore  vivant  et  que  j'étais  revenu  sauf  de  l'ouest.  Je  lui 
avais  envoyé  de  Kano  une  lettre  qui  lui  était  parvenue  en 
roule;  mais  l'adresse  en  arabe  que  j'y  apposai  pour  plus  de 
sécurité,  lui  avait  fait  croire  que  cette  lettre  venait  d'un 
Arabe,  et,  sans  l'ouvrir,  il  l'avait  conservée  en  attendant 
que  quelqu'un  pût  lui  en  expliquer  le  contenu.  Mettant  enflu 
pied  à  terre,  nous  nous  assîmes  au  milieu  de  celte  forêt  sau- 
vage. Sur  ces  entrefaites  arrivèrent  nos  chameaux,  et  mes 
domestiques  ne  furent  pas  peu  étonnés  de  voir  auprès  de 
moi  un  de  mes  blancs  compatriotes.  Je  pris  alors  un  petit 
sac  à  provisions,  nous  nous  finies  préparer  du  café  et  nous 
ne  tardâmes  pas  à  nous  trouver  comme  chez  nous.  Il  y  avait 
plus  de  deux  ans  que  je  n'avais  plus  entendu  un  mot  alle- 
mand ni  même  européen,  et  ce  fut  pour  moi  une  joie  indi- 
cible que  de  pouvoir  m'exprimer  enfin  dans  la  langue  de  mon 
pays.  Le  docteur  Vogel  m'apprit,  à  ma  profonde  stupéfac- 
tion, qu'il  n'y  avait  rien  pour  moi  à  Koukaoua,  et  que 
ses  propres  ressources  étaient  épuisées;  il  me  dit  que  l'usur- 
pateur Abd  E'  Rahman  avait  mal  agi  envers  lui  el  s'était 
emparé  de  ce  qui  était  resté  de  moi  à  Sinder.  Mon  compa- 
triote me  lit  savoir  également  qu'il  se  dirigeait  lui-même 
vers  celte  dernière  ville,  afin  d'y  aller  voir  s'il  n'était  pas 
arrivé  quelques  nouvelles  ressources  et  compléter  mes  tra- 
vaux par  une  évaluation  exacte  de  sa  silualion,  évaluatioû 
basée  sur  des  observations  astronomiques.  Je  fus  surpris 
presque  plus  désagréablement  encore,  en  apprenant  qu'il  ne 
possédait  pas  une  seule  bouteille  de  vin;  car,  depuis  trois 
ans,  je  n'avais  pas  pris  une  goutte  de  boisson  stimulanle  autre 
que  du  café,  et  l'état  où  m'avaient  réduit  la  dysseiileiie  et 
de  nombreux  accès  de  fièvre,  rae  causait  une  envie  irrésis- 


LE  NIGER.  —  RETOUR  A  KOUKAOUA.  215 

tible  de  goûter  la  fortifiante  liqueur  dont  j'avais  pu  apprécier 
précédemment  les  salutaires  effets.  Celait  ainsi  que,  pris 
d'un  violent  accès  de  fièvre,  dans  les  marécages  de  la  Lycie, 
lors  d'un  précédent  voyage  dans  l'Asie  mineure,  je  m'étais 
rétabli  en  fort  peu  de  temps  par  l'usage  de  bon  vin  de  France. 
J'essuyais  un  tort  immense  par  la  promptitude  avec  laquelle 
le  docteur  Vogel  avait  ajouté  foi  à  la  nouvelle  de  ma  mort, 
sans  s'être  livré  auparavant  à  des  recherches  suffisantes; 
mais  comme  il  n'était  que  récemment  arrivé  dans  le  pays  et 
ne  connaissait  pas  la  langue ,  il  lui  avait  été  impossible,  je 
le  comprenais,  de  s'assurer  de  la  réalité  du  fait. 

Je  ne  fus  guère  consolé  de  tous  ces  mécomptes  par  les 
dépêches  que  le  docteur  Vogel  me  dit  être  arrivées  à  Kou- 
kaoua,  en  ce  sens  que  l'annonce  qu'elles  me  portaient  de 
l'expédition  envoyée  au  Benouë,  m'était  devenue  parfaite- 
ment inutile.  Vogel  lui-même  avait  eu  un  instant  le  projet, 
me  dit-il,  de  se  joindre  à  celte  expédition,  ce  qui  avait  élé 
le  seul  but  de  son  voyage  au  Mandara,  dont  j'avais  entendu 
parler  par  des  marchands  arabes,  en  faisant  route  vers  Mas- 
chena.  Il  avait,  en  celte  circouslance,  partagé  l'erreur  de 
mes  amis  d'Europe,  en  croyant  que  je  m'étais  rendu,  par  le 
Mandara,  dans  l'Adamaoua;  ce  n'était  qu'à  Mora,  la  capi- 
tale, ou  plutôt  le  seul  centre  de  ce  petit  pays,  où  les  progrès 
des  Foulbe  eussent  encore  laissé  subsister  quelque  autono- 
mie, qu'il  s'était  aperçu  de  celte  erreur,  mais  malheureuse- 
ment trop  tard  ;  toutes  les  peines  qu'il  se  donna  ensuite  pour 
regagner,  par  Oudje,  la  bonne  voie,  furent  infructueuses,  la 
chute  de  l'usurpateur  Abd  E'  Rahman  et  la  restauration  de 
son  frère  Omar,  ayant  forcé  Vogel  de  retourner  à  Koukaoua. 
Il  me  raconta  comment  le  chef  du  Mandara,  probablement 
instigué  par  Abd  E'  Rahman,  avait  agi  envers  lui,  le  trai- 


216  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

tant  de  la  manière  la  plus  indigne  et  allant  jusqu'à  le  mena- 
cer de  mort. 

Notre  entretien  roulait  ainsi  sur  une  foule  de  questions, 
relatives  au  passé  et  à  l'avenir,  quand  arriva  la  suite  de  la 
caravane  avec  laquelle  voyageait  le  docteur  Yogel.  Elle  avait 
rencontré  mes  domestiques,  auxquels  j'avais  dit  d'aller  nous 
attendre  à  Kalemri,  au  delà  de  la  forêt,  et  n'en  croyait  pas 
ses  yeux  de  nous  voir  assis  ainsi,  tranquillement,  au  beau 
milieu  de  cette  forêt  sauvage,  entourés  d'ennemis  de  tous 
côtés.  Ces  lâches  marchands  arabes  ne  s'étaient  joints  à  mon 
compatriote  que  parce  qu'ils  avaient  aperçu  une  petite  bande 
de  voleurs  de  grand  chemin. 

Après  un  entretien  d'une  couple  d'heures,  nous  dûmes 
songer  à  nous  séparer;  le  docteur  Vogel  continua  sa  marche 
vers  Sinder,  d'où  il  voulait  retourner  à  Koukaoua  avant  la  fin 
du  mois,  tandis  que  je  me  hâtais  de  rejoindre  mes  domes- 
tiques. 

Je  pressai  dorénavant  le  plus  possible  mon  voyage  vers 
Koukaoua.  Le  2  décembre,  j'arrivai  à  Sourrikoulo,  pour  la 
troisième  fois  depuis  mon  séjour  au  Soudan.  Les  Touareg 
infestaient  les  environs,  tout  y  était  en  désordre  et  le  chef 
militaire  qui  y  commandait,  était  sur  le  point  d'abandonner 
la  ville,  ainsi  que  tous  les  habitants.  Afin  d'atténuer  un  peu 
le  danger,  je  voyageai  autant  que  possible  de  nuit,  mais  je 
ne  fis  aucune  rencontre  des  bandits  redoutés.  Je  suivis  et 
je  croisai  alternativement  et  à  plusieurs  reprises  ma  route 
de  185i,  ainsi  que  celle  que  j'avais  suivie,  vers  la  fin  de 
1852,  en  me  rendant  à  Tombouctou;  celte  circonstance 
était  due  à  ce  que  je  me  dirigeai  plus  vers  le  sud  à  partir 
de  Wadi;  passant  par  Borsari,  j'arrivai,  le  6  décembre,  non 
loin  de  la  rivière  de  Thaba,  et  je  traversai,  le  même  jour,  le 


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LE  NIGER.  —  RETOUR  A  KOUKAOUA.  217 

homadougou  Waoube,  qui  s'y  relie;  le  lendemain,  nous 
eûmes  à  franchir  les  affluents  méridionaux  de  ce  dernier. 
Aucun  d'eux  n'avait  plus  de  4  pieds  de  profondeur,  et  je  pus 
ainsi  confirmer  l'exactitude  de  toutes  mes  observations  anté- 
rieures sur  la  nature  du  komadongoii.  Nos  quatre  dernières 
journées  de  marche  nous  conduisirent  enfin  à  travers  le 
district  de  Koiam,  aux  localités  étendues  et  florissantes, 
aux  beaux  troupeaux  de  chameaux  et  aux  puits  profonds; 
quelques-uns  de  ces  derniers  n'ont  pas  moins  de  40  pieds. 
Lorsqu'enfin,  le  11  décembre,  je  m'approchai  de  la  capitale 
du  Bornou,  je  rencontrai,  près  du  village  Kaliloua,  le  pre- 
mier eunuque  du  cheik  avec  trente  cavaliers  destinés  à  me 
servir  d'escorte.  Traversant  la  foule  qui  se  pressait  sur  le 
marché  situé  devant  la  porte  occidentale,  je  fis  solennelle- 
ment ma  rentrée  à  Koukaoua,  que  j'avais  quitté  depuis  plus 
de  deux  ans  pour  commencer  mon  long  et  dangereux  voyage 
dans  l'ouest.  En  rentrant  dans  mon  ancien  logement,  la 
te  Maison  Anglaise,  »  j'y  trouvai  les  deux  compagnons  euro- 
péens du  docteur  Vogel,  sapeurs  de  l'armée  anglaise,  le 
caporal  Church  et  le  soldat  Macguire. 


CHAPITRE   VI 


DERNIER  SEJOl'R  A  KOllKAOUA.  —  RETOUR  A  TRIPOLI  PAR  LE  DESERT. 
—  ARRIVÉE  EN  ANGLETERRE. 


Après  mon  retour  dans  la  capitale  du  Bornou,  qui  mar- 
quait la  fin  de  mon  voyage  d'exploration  au  Soudan,  je  me 
serais  bien  cru  en  droit  d'espérer  quelque  temps  de  repos, 
afin  de  rétablir  ma  santé  compromise,  et  raviver  mes  forces 
abattues  par  tant  d'épreuves,  avant  de  m'en  retourner  dans 
mon  pays  par  la  pénible  voie  du  désert.  Malheureusement  il 
ne  devait  pas  en  être  ainsi ,  car  diverses  circonstances  se 
réunirent,  non  seulement  pour  prolonger  de  plusieurs  mois 
mon  séjour  à  Koukaoua,  mais  encore  pour  me  faire  passer 
ce  temps  de  la  manière  la  plus  désagréable. 

J'ai  eu  déjà  plus  d'une  fois  occasion  de  révéler  au  lecteur 
les  tribulations  que  me  causait  mon  fréquent  manque 
d'argent.  Quelque  ennuyeux  qu'en  soit  le  développement,  je 
n'ai  pu  me  dispenser  de  les  raconter,  à  cause  de  leur  portée 
réellement  considérable;  or,  à  mon  retour  à  Koukaoua,  je 
me  trouvai  en  butte  à  la  même  calamité.  J'avais  déjà  appris 


RETOUR  A  TRIPOLI.  —  ARRIVÉE  EN  ANGLETERRE.  219 

par  le  docteur  Vogel,  lors  de  notre  rencontre  dans  la  forêt 
deBonndi,  que  je  ne  trouverais  pas  à  Koukaoua  les  secours 
pécuniaires  sur  lesquels  j'avais  compté;  or,  j'avais  pris  à 
Kano  des  engagements  auxquels  je  devais  faire  honneur  à 
Koukaoua;  ensuite,  il  se  révéla  que  la  plus  grande  partie 
des  marchandises  qui  étaient  arrivées  à  Sinder  et  que  le 
docteur  Vogel  avait  fait  transporter  à  Koukaoua,  avaient  été 
volées;  en  conséquence,  et  dès  la  première  audience  que 
m'accorda  le  cheik  Omar,  j'insistai  sur  la  restitution,  non 
seulement  de  ces  objets ,  mais  encore  des  espèces  que 
j'avais  déposées  précédemment  entre  les  mains  du  schérif  El 
Fassi  et  dont  j'avais  été  dépouillé,  après  le  meurtre  de  ce 
dernier,  pendant  la  révolution  suscitée  par  le  frère  du 
cheik.  Je  fis  ces  réclamations,  non  seulement  à  cause  de 
mon  état  de  gêne,  mais  encore  pour  le  salut  des  principes, 
afin  que  le  bien  des  voyageurs  européens  ne  devint  pas 
impunément  la  proie  des  voleurs  du  pays.  Elle  me  valurent 
tout  d'abord  la  haine  d'un  courtisan  très  considéré,  nommé 
Diggama,  dont  les  domestiques  avait  été  chargés  du  trans- 
port de  nos  objets,  de  Sinder  à  Koukaoua.  Le  cheik,  qui 
possédait  moins  que  personne  de  son  pays  la  notion  du 
temps,  mit  à  souscrire  à  mes  prétentions,  tout  en  les 
admettant  comme  fondée^,  tant  de  lenteur,  qu'il  fut  cause, 
de  même  que  Diggama  par  ses  intrigues,  des  longs  retards 
que  j'eus  à  subir  et  de  tous  les  ennuis  qui  en  furent  la  con- 
séquence. 

Une  autre  circonstance  qui  contribua,  pour  sa  part,  à 
attrister  mon  séjour  à  Koukaoua,  fut  la  discorde  on  ne  peut 
plus  déplorable  qui  éclata  entre  le  docteur  Vogel  et  ses  deux 
sapeurs,  et  qui  faillit  compromettre  tout  le  succès  de 
l'expédition.  En  effet,  ce  voyagour,  plein  d'enthousiasme  et 


2^0  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

ne  voyant  que  le  but  de  sa  mission,  avait  renoncé  à  toutes 
les  commodités  et  à  tous  les  agréments  de  Texistence; 
malheureusement,  il  avait  commis  l'erreur  d'exiger  le  même 
sacrifice  de  la  part  de  ces  hommes,  qui  ne  pouvaient  natu- 
rellement être  inspirés  des  mêmes  idées;  ensuite,  il  ne 
leur  imposait  pas  assez,  à  cause  de  sa  jeunesse.  Il  s'était, 
par  ces  causes,  élevé  entre  eux  une  regrettable  querelle,  et 
quoique  je  fisse  tout  mon  possible  pour  ramener  les  deux 
sapeurs  à  de  meilleurs  sentiments,  je  ne  vins  à  bout  que  de 
Macguire  et  je  me  vis  obligé,  par  la  suite,  de  ramener 
Church  en  Europe.  Je  reviendrai  plus  loin  sur  la  triste  fin 
de  son  moins  opiniâtre  compagnon. 

Les  livres  que  m'avait  remis  Vogel,  ainsi  qu'un  paquet 
de  vieilles  lettres  qui  ne  m'était  parvenues  qu'après  coup, 
m'aidèrent  à  prendre  le  temps  en  patience,  jusqu'au  retour 
de  Sinder  de  mon  jeune  ami.  Ce  dernier  revint  le  29  décem- 
bre et  j'eus,  malheureusement  pour  peu  de  jours,  la  joie, 
inconnue  pour  moi  depuis  des  années,  de  vivre  avec  un 
homme  dont  l'éducation  répondait  à  la  mienne,  avec  un 
compatriote;  cette  jouissance  m'était  rendue  plus  vive  encore 
par  la  valeur  personnelle  de  mon  infortuné  ami.  C'était 
réellement  une  chose  étonnante,  que  la  facilité  avec  laquelle 
ce  jeune  homme  aussi  intelligent  que  courageux  s'accommo- 
dait à  tous  les  détails  de  la  vie  étrangère  au  milieu  de 
laquelle  il  se  trouvait  jeté.  Pleins  d'espoir  tous  deux,  nous 
vîmes  arriver  l'année  1855,  pendant  laqueHe  je  devais  retour- 
ner en  Europe,  après  cinq  années  de  fatigues  et  d'épreuves, 
tandis  que  mon  nouveau  compagnon  allait  compléter  mes 
découvertes  et  mes  travaux  d'exploration. 

Pendant  les  premiers  jours  de  l'année,  nous  fimes  quel- 
ques excursions  aux  rives  du  Tsad,  excursions  qui  acqué- 


RETOUR  A  TRIPOLI.  —  ARRIVÉE  EN  ANGLETERRE.  22t 

raient  un  intérêt  nouveau  par  les  changements  qui  s'étaient 
produits  aux  abords  de  ce  lac  marécageux ,  depuis  le  prin- 
temps de  1832 ,  époque  à  laquelle  je  l'avais  vu  pour  la  der- 
nière fois  en  revenant  du  Baghirmi.  La  ville  de  Ngornou 
presque  toute  entière  avait  été  détruite  par  les  eaux,  et  le 
lac  s'étendait  jusque  près  de  Koukia,  le  village  oii  nous 
avions  fait  notre  première  station ,  lors  de  la  campagne  du 
Mousgou. 

Mon  agréable  vie  en  commun  avec  le  docteur  Vogel,  prit 
fin  par  le  voyage  de  ce  dernier  dans  la  province  de  Baouts- 
chi,  voyage  qu'il  entreprit  le  20  janvier  1855.  Je  l'accom- 
pagnai pendant  les  deux  premières  journées,  puis  je  le  quit- 
tai en  lui  prodiguant  mes  souhaits  de  bonheur,  sans  me 
douter  que  ce  jeune  ami,  si  plein  d'espérances,  je  ne  devais 
jamais  plus  le  revoir! 

Le  lecteur  comprendra  que  je  dus  me  trouver  désormais 
seul  et  abandonné  à  Koukaoua.  Je  fus,  en  outre,  atteint 
d'une  cruelle  affection  rhumatismale  qui  m'accompagna  jus- 
que dans  mon  pays;  elle  me  terrassa  pendant  plusieurs  jours 
et  m'affaiblit  considérablement.  Voyant  que  l'état  de  ma 
santé  ne  faisait  qu'empirer,  je  n'en  insistai  que  plus  vivement 
auprès  du  cheik  pour  qu'il  hâtât  les  préparatifs  de  mon 
départ;  ce  fut  au  point  que  le  séjour  de  la  ville  me  devint 
insupportable  et  que,  le  20  février,  je  me  retirai  sur  les 
digues  de  sable  du  Daouerghou,  pour  terminer  mes  affaires. 
Le  cheik  m'envoya,  comme  présent,  cinq  chameaux,  aux- 
quels j'enjoignis  moi-même  deux  autres;  je  me  louai  ensuite 
un  guide  jusqu'au  B'ezzan,  auquel  je  payai  d'avance  la  moitié 
de  la  somme  convenue,  croyant  mon  départ  prochain  ;  mais 
combien,  cette  fois  encore,  ne  m'étais-je  pas  trompé! 

Plusieurs  circonstances  contribuèrent  à  me  faire  retenir 


222  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

deux  mois  encore  par  le  cheik;  d'abord,  il  ne  semblait  pas 
disposé  à  souscrire  à  ma  prétention  d'être  remis  en  posses- 
sion de  mon  bien  volé,  dont  la  valeur  pouvait  s'élever  à  un 
millier  de  tbalers;  pent-êlre  aussi  craignait-il  pour  moi  le 
danger  de  voyager  à  ce  moment,  ou  fut-il  secrètement  guidé 
par  des  nouvelles  que  lui  avait  apportées,  peu  de  jours  aupa- 
ravant, un  messager  Tebou  venu  du  nord  ;  toujours  est-il 
qu'il  me  fit  prier,  à  plusieurs  reprises,  de  rentrer  en  ville; 
sur  mon  refus,  il  m'envoya  un  domestique  de  mon  ennemi, 
Diggelma,  avec  une  escorte  arm'ée,  de  sorte  que  je  me  vis 
forcé  de  m'exécuter  et  de  rentrer  dans  mon  logement  à 
Koukaoua. 

Le  25  mars,  arriva  dans  la  capitale  une  caravane  de 
cent  Arabes  avec  soixante  chameaux,  dont  le  chef,  nommé 
Hadj  Djaber ,  apportait  1 ,000  dollars  pour  la  mission  ;  tou- 
tefois l'envoi  était  adressé,  non  à  moi,  mais  au  docteur 
Vogcl.  On  me  croyait  toujours  mort,  et  la  caravane  avait 
quitté  le  Fezzan  avec  cette  conviction  ;  ce  ne  fut  donc  pas 
sans  une  grande  surprise  que  les  Arabes  me  retrouvèrent 
parfaitement  vivant.  A  la  vérité,  Hadj  Djaber  m'offrit,  plus 
tard,  de  me  remettre  les  fonds  en  question,  mais  le  faux 
bruit  qui  s'était  répandu,  n'avait  fait  qu'accroître  les  embar- 
ras de  ma  situation;  n'étais-je  pas,  tout  au  moins,  fondé  à 
croire  qu'en  Angleterre  on  m'avait  retiré  la  direction  de 
l'expédition,  pour  la  confier  à  d'autres  mains?  Dans  ces  con- 
jonctures, je  fus  d'autant  plus  heureux  de  voir  enfin,  le 
28  mars,  le  cheik  Omar  me  restituer  les  400  dollars  en 
espèces  qui  m'avaient  été  volés,  et  me  promettre  le  rem- 
boursement des  marchandises  qui  m'avaient  également  été 
dérobées;  c'était  du  moins  assez,  avec  un  petit  subside  que 
j'espérais  obtenir  du  docteur  Vogel,  pour  solder  mes  créan- 


RETOUR  A  TRIPOLI.  —  ARRIVÉE  EN  ANGLETERRE.  223 

ciers  de  Kano  et  terminer  mes  préparatifs  de  départ;  je 
renonçai  donc  à  prétendre  davantage,  de  crainte  de  créer 
de  nouvcau.v  relards  et  d'affaiblir  les  dispositions  favorables 
de  mon  bon  protecteur. 

Attendant  la  preinfère  occasion  propice  pour  mon  départ, 
je  lis  en  sorte  de  me  distraire  par  l'étude  de  l'histoire  et  de 
la  situation  du  Bornou  et  du  Soudan  en  général ,  ainsi  que 
par  la  conversation  des  individus  les  plus  instruits  parmi 
ceux  que  je  connaissais;  souvent  aussi  je  me  trouvais  en 
société  de  mes  deux  derniers  amis  de  Tombouctou,  arrivés 
à  Koukaoua  depuis  le  3  février.  Quoi  qu'il  en  fût,  mon  éner- 
gie ordinaire  était  épuisée  et  ma  santé,  complètement  rui- 
née; mon  grand  souci  était  la  question  de  savoir  comment, 
malade  comme  je  l'étais,  je  pourrais  arriver  au  pays,  et  cette 
pensée  m'obsédait  au  dernier  point.  Mon  état  d'épuisement 
s'aggravait  encore  par  la  chaleur  extraordinaire  qui  se  déclara 
vers  le  milieu  d'avril  (45°  centigr.)  et  qui  régnait  chaque 
jour  entre  deux  et  trois  heures  de  l'après-midi;  tout  mon 
entourage  était  convaincu  qu'il  ne  m'était  pas  possible  de 
supporter  désormais  plus  longtemps  le  climat. 

Celte  conviction  sembla  ne  pas  cire  sans  influence  sur 
l'accélération  de  mon  départ,  et  il  me  fut  permis,  au  lieu 
d'attendre  une  plus  grande  caravane,  de  me  mettre  en  roule 
avec  un  marchand  Tebou,  nommé  Kolo,  qui  devait  être 
rejoint  par  une  petite  kafla  d'autres  Tebou,  de  la  tribu  des 
Dasa,  qui  se  rendaient  à  Bilma  pour  y  chercher  du  sel. 
Le  28  avril,  je  fis,  en  présence  du  cheik,  un  accord  avec 
Kolo,  et  le  même  jour  j'eus  la  joie  fort  vive  de  recevoir  des 
lettres  du  docteur  Vogel;  ces  lettres  étaient  datées  en  partie 
de  Goudjeba  (au  sud-ouest  de  Koukaoua)  et  en  partie  de 
Jakoba,  ville  que  n'avait  encore  visité  aucun  Européen,  et 


224  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

indiquaient  que  l'entreprise  de  mon  ami  était  en  bonne 
voie.  Ce  jour  fut  réellement  le  plus  heureux,  ou  plutôt  le 
seul  heureux  qui  marquât,  depuis  le  départ  de  Vogel,  mon 
séjour  à  Koukaoua. 

Plein  d'espoir  de  voir  le  docteur  Vogel  poursuivre  avec 
succès  mes  travaux  d'explorations  et  de  découvertes,  et  de 
rentrer  moi-même  heureusement  dans  mon  pays,  je  quittai 
pour  la  seconde  fois  le  4  mai,  la  ville,  près  d'une  porte  de 
laquelle  j'allai  camper  pendant  quelques  jours,  en  attendant 
mon  compagnon  de  voyage,  Kolo.  Le  9,  tout  était  prêt  pour 
mon  départ  vers  le  nord,  et  je  me  rendis  une  dernière  fois  à 
Koukaoua  pour  aller  prendre  congé  d'Omar.  Mon  illustre 
ami,  de  la  protection  duquel  j'avais  joui  pendant  si  longtemps 
et  dont  j'avais  considéré  la  résidence  comme  ma  patrie  afri- 
caine, me  chargea  encore  de  le  recommander  au  gouverne- 
ment britannique  et  me  congédia  ensuite  de  la  manière  la 
plus  amicale. 

Le  lendemain,  notre  petite  caravane  se  mettait  en  mar- 
che. Ma  troupe  se  composait  de  mon  fidèle  serviteur  Moham- 
med le  Gatroni,  qui  n'était  pas  moins  heureux  que  moi 
d'aller  revoir  son  pays  natal;  de  mes  deux  affranchis, 
Abbcga  et  Dyrregou,  du  caporal  Church,  de  onze  chameaux 
et  de  deux  chevaux.  Nous  arrivâmes,  non  sans  maints  petits 
déboires,  à  Yo,  le  14  mai.  A  ma  vive  impatience,  nous  y 
restâmes  cinq  grands  jours,  pendant  lesquels  nous  cam- 
pâmes dans  le  lit  desséché  du  komadougou.  Je  me  sentis 
enfin  heureux  et  libre  de  franchir,  dans  l'après-midi  du 
19  mai,  la  frontière  factice  du  Bornou;  jusqu'à  ce  moment, 
je  n'avais  pu  me  défendre  d'une  secrète  crainte  qu'un  nouvel 
obstacle  ne  vint  entraver  notre  voyage. 

Le  lendemain  matin,  de  bonne  heure,  nous  étions  à  Bar- 


RETOUR  A  TRIPOLI.  —  ARRIVÉE  EN  ANGLETERRE.  223 

roua;  nous  y  restâmes  toute  la  journée  pour  nous  y  approvi- 
sionner de  poisson  sec,  denrée  à  la  préparation  de  laquelle 
cette  localité  doit  sa  célébrité,  comme  le  lecteur  se  le  rap- 
pellera par  la  description  de  mon  voyage  au  Kanem.  Ce 
poisson  constitue  le  principal  moyen  d'échange  au  pays  des 
Tebou,  que  nous  avions  à  traverser  au  nord  du  Tsad,  mais 
l'odeur  qui  s'en  exhale  en  fait  une  marchandise  fort  incom- 
mode. Nous  rencontrâmes  à  Barroua  les  Dasa  ou  Boul- 
gouda,  en  compagnie  desquels  nous  devions  voyager  jusqu'à 
Bilma,  et  nous  suivîmes  tous  ensemble  le  chemin  de  Nge- 
gimi.  L'aspect  du  pays  avait  subi,  depuis  mon  précédent 
passage ,  des  changements  extraordinaires  ;  toute  mon 
ancienne  roule  était  submergée,  la  crue  du  Tsad  ayant  été, 
en  cette  année,  extrêmement  forte  et  les  eaux  du  lac  n'étant 
pas  encore  rentrées  dans  leur  lit;  de  même  que  près  de  Ngor- 
nou,  la  rive  semblait  s'être  effondrée  et  avoir  baissé  d'environ 
cinq  pieds.  En  outre,  il  existait  çà  et  là  des  hameaux  d'éle- 
veurs Kanembou,  semblables  à  celui  que  retrace  la  vignette; 
les  riverains  du  Tsad,  hommes  et  animaux,  prêtaient  égale- 
ment leur  contingent  d'animation  au  pays.  Nous  vîmes  ainsi 
les  pirates  Bouddouina,  se  livrant  à  leur  occupation  favorite, 
l'extraction  du  sel  contenu  dans  les  cendres  du  siwak  [Cap- 
paris  Sodata),  et  plus  loin  quelque  troupe  d'éléphants  ou  de 
buffles  cherchant  un  peu  de  fraîcheur  dans  les  eaux  maréca- 
geuses du  lac. 

Le  22  mai,  nous  arrivâmes  à  Ngegimi,  qui  n'est  pas  la 
localité  du  même  nom  que  j'avais  visitée  déjà  lors  de  mon 
voyage  au  Kanem  et  de  mon  retour  subséquent  à  Koukaoua; 
cette  dernière  avait  été,  dans  l'hiver  de  1853  à  1854,  sub- 
mergée par  les  eaux  du  Tsad,  qui  en  recouvraient  encore  la 
place  ;  les  habitants  du  village  détruit,  se  retirant  plus  loin 


iU  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

dans  les  terres,  s'y  étaient  établis  sur  les  digues.  Nous  vîmes 
bientôt  arriver  au  camp  les  femmes  des  Kanembou,  qui  se 
distinguaient  par  la  perfecliou  de  leurs  formes;  elles  nous 
offrirent  en  vente  des  poulets,  du  lait  et  du  temmari  ou 
graine  de  cotonnier;  elles  nous  apportèrent  aussi  du  poisson, 
tant  frais  que  séché.  Elles  recevaienl,  de  préférence,  du 
blé  en  paiement  de  leur  marchandise,  ainsi  que  des  perles 
de  verre  destinées  à  orner  leur  corps  d'ébène,  dont  le  noir 
brillant  était  rehaussé  par  ces  blancs  ornements  non  moins 
que  par  de  splendides  dentures. 

A  partir  de  Ngcgimi,  nous  quillâmes  la  route  que  j'avais 
prise  déjà  deux  fois  pour  aller  au  Kanem  et  en  revenir,  et 
nous  suivîmes  pendant  assez  longtemps  une  direction  com- 
plètement septentrionale.  Traversant  un  pays  montueux, 
nous  arrivâmes  dans  la  verdoyante  vallée  Kibbo,  située  à 
environ  2  1/2  milles  de  Ngegimi,  et  qui  est  remarquable 
non  seulement  par  l'importance  de  ses  sources,  mais  encore 
comme  formant  la  limite  septentrionale  du  domaine  des 
fourmis  blanches.  Pendant  la  marche  suivante,  nous  pas- 
sâmes non  loin  du  puits  Koufe  et  nous  traversâmes  une  con- 
trée fort  peu  sûre,  comme  étant  située  sur  le  chemin  des 
hordes  de  Touareg  qui  s'étendent  depuis  leurs  établissements 
méridionaux  du  Damerghou  jusqu'au  malheureux  Kanem. 
A  quelques  milles  au  delà  de  Koule,  nous  rencontrâmes  un 
courrier  de  la  vallée  Kaouar,  le  principal  établissement  des 
Tebou;  cet  homme  nous  apprit  la  mort  de  Hassan-Pacha, 
le  gouverneur  du  pachalik  de  Fezzan  ;  à  celte  nouvelle,  déjà 
importante  pour  nous,  il  en  joignit  une  autre  qui  nous  con- 
cernait plus  directement  encore;  c'est  à  dire  que  la  route 
que  nous  avions  à  parcourir  était  menacée  par  les  Efade, 
celle  tBibu  pillarde  et  turbulente  du  nord  de  l'Asben,  qui 


RETOUR  A  TRIPOLI.  —  ARRIVÉE  EN  ANGLETERRE.  227 

nous  avait  déjà  causé  tant  de  tribulations  lors  de  mon  voyage 
au  Soudan,  à  travers  le  désert. 

Ce  danger  et  la  grande  chaleur  qui  régnait,  dans  cette  sai- 
son, vers  le  milieu  du  jour,  nous  contraignirent  de  mettre 
de  côté  toutes  nos  aises  et  de  voyager  pendant  une  grande 
partie  des  nuits,  tout  en  nous  hâtant  le  plus  possible  d'avan- 
cer; toutefois  nous  étions  forcés  de  faire  çà  et  là  quelque 
jour  de  balle,  à  cause  des  diflicultés  du  trajet,  sensibles 
surtout  aux  pauvres  esclaves  des  Tebou,  réellement  surchar- 
gés. La  rapidité  de  notre  voyage  et  la  nécessité  de  cheminer 
seulement  la  nuit  m'empêchèrent,  à  peu  d'exceptions  près, 
de  rectiiier  ou  de  compléter  les  observations  géologiques  de 
Denham  et  de  Clapperton,  dans  ces  routes  du  désert;  je  dois 
le  regretter  d'autant  plus  que  le  docteur  Vogel  lui-même, 
dans  son  irajet  récent  depuis  le  littoral  septentrional  jus- 
qu'au Soudan,  ne  s'était  occupé  que  d'observations  astrono- 
miques propres  à  établir  ces  roules  dans  leur  direction  fixe 
et  leurs  points  principaux. 

Nous  rencontrâmes  de  nouveau  un  pays  montueux  aux 
belles  vallées,  fort  propres,  malgré  leur  état  d'abandon,  au 
pâturage  des  chameaux  et  des  brebis.  Le  28  mai,  nous  limes 
une  courte  halte  au  puits  Belkaschi  Farrl  ou  Bedouaram; 
c'était  la  même  station  où,  plus  tard,  le  sapeur  Macguire  fut 
assassiné,  après  une  courageuse  résistance,  par  une  bande 
de  Touareg;  en  eflét,  après  avoir  appris,  en  1857,  la  mort 
de  sou  chef  au  Wadaï,  il  avait  résolu  de  retourner  en 
Europe,  et  ce  fut  ainsi  qu'il  périt  et  que  lurent  perdus  tous 
les  papiers  de  Vogel  en  sa  possession.  Au  delà  de  ce  lieu,  i 
que  marque  à  son  tour  la  tombe  d'un  Européen,  nous  nous 
dirigeâmes  de  plus  en  plus  vers  le  cœur  du  Sahara,  et,  dans 
l'après-midi  du  51  mai,  nous  entrâmes  en  vue  de  l'immense 


228  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

mer  de  sable,  dont  l'indicible  majesté  me  remplit  de  nou- 
veau d'une  émotion  profonde.  Devant  nous  s'étendait  l'ef- 
frayant et  morne  désert  de  Tintoumma,  et  nous  commen- 
çâmes une  longue  et  pénible  marche,  ensevelis  souvent  dans 
des  nuages  de  sable  soulevés  par  un  vent  violent,  jusqu'à  ce 
que  nous  rencontrâmes  enfin  les  rochers  d'Agadem,  et  la 
vallée  qu'ils  enferment.  Nous  dûmes  y  rester  deux  jours,  afin 
que  nos  pauvres  esclaves  pussent  se  refaire  quelque  peu; 
mais  nous  eûmes  beaucoup  à  souffrir  encore  des  tourbillons 
de  sable,  et,  comme  cet  endroit  forme  la  station  de  toutes 
les  caravanes  en  général,  nous  fûmes  accablés  d'un  autre 
fléau,  consistant  en  des  myriades  de  poux  du  chameau,  dont 
le  sol  était  littéralement  couvert. 

Tandis  que  nous  poursuivions  notre  voyage,  le  5  juin, 
j'acquis  la  certitude  que  tout  Agadem  forme  un  vaste  creux 
de  terrain,  s'étendant  à  l'est  d'une  série  de  rochers  qui 
domine,  d'une  hauteur  d'environ  300  pieds  %  la  plaine  envi- 
ronnante; à  l'ouest,  au  contraire,  ainsi  que  vers  le  nord,  il 
est  borné  par  des  collines  de  sable  ;  son  élévation  vers  l'ouest 
est  plus  considérable  que  du  côté  opposé.  Celle  vallée  pro- 
duit abondamment  des  buissons  de  siwak  {Capparis  Sodata), 
et  l'on  y  rencontre  même  temporairement  quelques  habi- 
tants isolés,  appartenant  principalement  à  la  tribu  des  Bolo- 
doua  et  des  Amwadebe.  Le  plateau  de  la  région  du  désert 
voisine  était  fréquemment  interrompu  par  des  chutes  de 
terrain  aux  bords  escarpés,  s'étendant  de  l'est  à  l'ouest;  le 
sol  redevint  ensuite  tellement  uniforme  que  l'on  eût  pu  le 
comparer  à  l'océan  de  sable  du  désert.  Çà  et  là  apparais- 

*  Je  rappellerai  au  lecteur  que  les  hauteurs  indiquées  sur  la  carte 
géographique  accompagnant  cet  ouvrage,  sont  celles  au  dessus  du  niveau 
de  la  mer. 


RETOUR  A  TRIPOLI.  —  ARRIVER  EN  ANGLETERRE.  359 

saient  encore  quelques  petites  crêtes  de  roc;  nous  rencon- 
trâmes aussi,  chemin  faisant,  une  quantité  de  ces  singulières 
cristallisations  sablonneuses  que  les  indigènes  nomment 
«  pousses  de  terre,  »  et  dont  l'origine  n'est  pas  encore  bien 
connue. 

Le  7  juin,  nous  atteignîmes  les  sources  de  Dibbela.  En 
approchant  de  cet  endroit,  je  fus  frappé  du  caractère  roman- 
tique et  plein  d'un  sauvage  enchantement,  propre  à  toute  la 
contrée;  tout  autour  s'élevaient  de  hautes  collines  de  sable, 
dominées  h  leur  tour  par  de  noires  masses  de  rocher  et 
entrecoupées  de  vallées  profondes,  aux  palmiers  d'Egypte 
isolés.  L'eau  des  sources  était  détestable,  à  cause  de  la 
grande  quantité  de  natron  dont  elle  était  saturée.  C'était  à 
ce  même  endroit  que  M.  Henry  Warrington,  qui  avait  accom- 
pagné le  docteur  Vogel  à  Koukaoua  comme  interprète,  suc- 
comba aux  suites  de  la  dyssenterie,  en  retournant  vers  le 
nord;  or,  il  est  très  probable  que  ce  malheur  fut  dû  à  la 
mauvaise  qualité  des  eaux.  Immédiatement  derrière  le 
creux  de  terrain  où  se  trouvaient  les  sources,  s'étendait  une 
seconde  vallée  où  je  ne  vis  plus  que  des  talha,  au  lieu  de  pal- 
miers d'Egypte.  Après  avoir  franchi  les  digues  sablonneuses  de 
Dibbela,  nous  arrivâmes  dans  une  plaine  plus  haute,  dominée 
par  d'autres  éminences  de  sable,  et  nous  campâmes  sur  le  sol 
nu,  à  une  heure  avancée  de  la  soirée.  J'éprouvais  toujours 
un  plaisir  sans  nom,  pendant  ce  pénible  voyage  à  travers 
le  désert,  à  m'étendre,  à  chaque  station  où  nous  arrivions, 
de  tout  mon  long  sur  le  sable;  en  effet,  celui-ci  est  généra- 
lement si  doux  et  si  fin,  qu'il  serait  impossible  de  se  procurer 
une  couche  plus  moelleuse.  Que  l'on  se  figure  en  outre  le 
ciel  splendide  des  nuits  africaines,  et  l'on  comprendra  com- 
bien devaient  être  délicieuses  nos  deux  heures  de  repos, 

T.  IV.  16 


250  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

quoique  le  sommeil  n'y  trouvât  pas  toujours  sa  complète 
satisfaclion. 

Le  lendemain,  nous  remarquâmes,  comme  plusieurs  fois 
déjà  depuis  notre  entrée  au  désert,  que  le  sol  était  humecté 
par  une  légère  pluie,  fait  contraire  à  l'opinion  généralement 
répandue,  qu'il  ne  pleut  jamais  dans  toute  celte  partie  du 
Sahara  ;  à  la  vérité,  la  pluie  qui  tombe  ne  suffit  pas  à  la 
croissance  d'herbes  et  de  plantes,  mais  le  sol  portait  néan- 
moins des  traces  nombreuses  de  V Antilope  Bubalis. 

Une  marche  forcée  extrêmement  pénible,  et  qui  coûta  la 
vie  à  quatre  de  nos  malheureux  chameaux  Kanori,  nous 
conduisit  au  puits  Saoukoura,  où  nous  arrivâmes,  le  9  juin, 
dans  un  état  d'épuisement  complet.  La  vallée  où  se  trou- 
vaient les  sources,  à  quelques  pieds  seulement  au  dessous 
du  sol,  offrait  un  aspect  fort  agréable,  tous  les  abreuvoirs 
étant  garnis  de  siwak  et  de  buissons  de  palmiers.  Une  petite 
caravane  de  Tebou,  que  nous  y  rencontrâmes,  nous  donna 
la  favorable  assurance  que  la  tribu  rapace  des  Efade  était 
rentrée  dans  son  pays,  de  sorte  que  nous  n'avions  plus  rien 
à  craindre  de  ce  côté.  Cette  bonne  nouvelle  nous  permit  de 
nous  livrer  à  une  journée  de  repos  dont  nous  avions  tous  le 
plus  grand  besoin,  pour  nous  diriger  ensuite,  en  toute  sécu- 
rité, vers  la  grande  oasis  des  ïcbou. 

Après  une  marche  de  quinze  heures,  nous  atteignîmes  la 
limite  méridionale  de  cette  oasis,  où  se  trouve  l'abreuvoir  de 
Mouskatenou.  qui  forme  le  premier  une  légère  transition  du 
déseri  aux  contrées  fertiles,  en  ce  sens  qu'elle  ne  constitue 
qu'un  enfoncement  de  terrain  peu  considérable,  rempli  de 
marne  et  d'alun.  La  chaleur  était,  ce  jour  là,  plus  intense 
que  de  coutume,  c'est  à  dire  de  45°, 5  centigr.  (34", 7  R.); 
mais  nous  étions  si  désireux  d'arriver  à  l'oasis  proprement 


RETOUR  A  TRIPOLI.  —  ARRIVÉE  EN  ANGLETERRE.  231 

dite,  que  nous  nous  remîmes  courageusement  en  route,  vers 
l'après-midi.  Cet  endroit  ne  terminait  pas  seulement  la  pre- 
mière grande  partie  de  notre  voyage  dans  le  Sahara,  mais 
constituait  encore  un  point  des  plus  importants  de  toute 
cette  région  du  désert  ;  en  effet,  il  est  le  siège  du  petit  peuple 
Tebou,  qui  y  vit  de  son  existence  propre,  placé  au  cœur 
du  Sahara  comme  pour  faciliter  les  rapports  réciproques 
d'autres  nations  séparées  entre  elles  par  d'immenses  espaces. 

Avant  d'atteindre  le  commencement  de  la  vallée  propre- 
ment dite,  nous  eûmes  à  gravir  plusieurs  éminences  dont  le 
sable  n'était  pas  aussi  profond  que  me  l'avaient  fait  croire 
certaines  descriptions.  Là  commençait  la  vallée  aux  pal- 
miers des  Tebou,  nommée  par  eux  Henderi  Tege  ou  Tedê, 
et,  par  les  Arabes,  Kaouar,  au  pied  d'un  vaste  rocher  au 
large  sommet.  Le  site  était  fort  intéressant,  et  le  sol  ver- 
doyant était  couvert  de  petits  jardins  plantés  de  quelques 
légumes,  de  ghedeh  {Melilotus),  et  bordés  de  feuilles  de  pal- 
miers; le  tout  était  ombragé  de  beaux  groupes  d'arbres  de 
cette  dernière  espèce.  Après  le  morne  trajet  que  nous 
venions  d'effectuer,  je  fus  tellement  heureux  d'être  arrivé  là, 
que  je  ne  pus  refuser  à  mes  domestiques  le  plaisir  de  tirer 
une  couple  de  coups  de  fusil,  quoi  que  je  fusse  devenu  très 
avare  de  ma  petite  provision  de  poudre. 

Nos  compagnons,  les  marchands  de  sel  de  Dasa,  nous  quit- 
tèrent à  cet  endroit  et  établirent  leur  camp  à  côté  de  l'épais 
bois  de  palmiers  où  se  trouve  la  petite  ville  déchue  de  Bilma  ; 
pour  satisfaire  notre  compagnon  Kolo,  nous  allâmes  nous 
installer  dans  un  aride  vallon  salé,  près  d'un  petit  vil- 
lage nommé  Kalala,  où  Kolo  avait  des  amis.  J'eus  du  moins, 
en  cet  endroit  peu  agréable,  l'occasion  de  me  distraire  en 
allant  visiter  les  célèbres  gisementsdeselde  Bilma.  Ils  étaient 


352  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

situés  à  quelques  centaines  de  pas  et  formaient  de  petits 
bassins  réguliers,  de  12  à  15  pieds  de  diamètre,  et  entourés 
de  tas  de  détritus.  C'est  dans  ces  bassins  que  se  rassemblent 
les  eaux  des  environs,  saturées  de  sel,  et  que  l'on  recueille 
pour  les  faire  évaporer  dans  des  moules  d'argile  de  la  forme 
et  des  dimensions  que  j'ai  indiquées  plus  haut.  Aux  bords 
des  bassins,  pour  autant  qu'ils  fussent  secs,  s'attachaient  de 
longues  aiguilles  de  sel.  Je  ne  vis  qu'une  petite  quantité  de 
ce  produit  préparé,  l'époque  où  les  Kel  Owi  viennent  le 
chercher,  n'arrivant  que  plusieurs  mois  plus  tard;  tous  les 
environs  des  bassins  au  sel  doivent  offrir  alors  un  coup  d'œil 
fort  animé  et  des  plus  intéressants. 

Le  jour  où  nous  campâmes  près  de  Kalala,  c'est  à  dire 
le  13  juin,  nous  eûmes  de  nouveau,  vers  deux  heures  de 
l'après-midi,  une  petite  ondée  avec  une  température  de  42" 
cent.  (35"  6  R.)  à  l'ombre.  Le  lendemain,  nous  poursui- 
vîmes de  grand  matin  notre  route  dans  la  vallée  Kaouar  et 
nous  vîmes  bientôt  à  notre  droite  d'abrupts  sommets  de  roc 
formant  parfois  des  terrasses  fort  pittoresques.  La  vallée,  de 
son  côté,  se  couvrait  de  bois  et,  lorsque  vint  le  jour,  les  nom- 
breuses rencontres  que  nous  fîmes,  témoignèrent  de  l'ani- 
mation qui  régnait  dans  la  vallée.  Non  loin  du  village  Eggir, 
cette  dernière  était  quelque  peu  rétrécie  par  une  petite  crête 
de  roc;  nous  fîmes  notre  halte  du  midi  au  bord  d'un  bois  de 
palmiers,  à  un  endroit  où  l'on  cultive  aisément  toute  espèce 
de  plantes  au  moyen  d'un  grand  nombre  de  puits  à  trac- 
tion; le  sol,  par  lui-même,  produisait  également  de  Vaghoul 
{Hedysarum  Alhadji)  et  du  molouchia  [Corcfwrus  Olitorius). 
Pendant  l'après-midi ,  nous  passâmes  devant  plusieurs  vil- 
lages, puis  nous  arrivâmes  à  la  plantation  de  dattiers  de 
Dirki.  Le  bois  dont  elle  est  formée,  et  que  nous  traversâmes. 


RETOUR  A  TRIPOLI.  —  ARRIVEE  EN  ANGLETERRE.  23Ô 

était  fort  beau  et  les  fruits  étaient  déjà  presque  mûrs;  la 
ville  elle-même  avait,  au  contraire,  le  plus  misérable  aspect. 
Elle  est  cependant  de  quelque  importance  dans  toute  l'éten- 
due du  désert  et  l'était  même  pour  moi,  en  ce  sens  que  j'y 
rencontrai  le  seul  forgeron  de  toute  l'oasis,  mes  chevaux 
devant  être  ferrés  à  neuf  pour  traverser  la  région  fort  pier- 
reuse qui  s'étendait  au  delà  de  la  vallée.  Cet  homme  me  pro- 
mit d'envoyer  le  nécessaire  à  Aschenoumma,  mais  il  ne  tint 
point  parole  et  fut  ainsi  cause  que  mes  chevaux  furent  four- 
bus et  que  je  perdis  même  Tun  d'eux. 

Laissant  encore  deux  villages  à  notre  droite,  nous  arri- 
vâmes à  Aschenoumma,  la  résidence  du  chef  des  Tebou. 
Cette  petite  localité  est  située  sur  une  terrasse  peu  élevée 
formée  par  le  versant  des  rochers  escarpés  qui  bornent,  du 
côté  de  Test,  la  vallée.  Nous  ne  campâmes  pas  près  de  la 
ville,  où  la  chaleur,  renvoyée  par  les  rochers  voisins,  est 
intolérable;  nous  descendîmes,  au  contraire,  dans  la  vallée, 
où  un  petit  bois  de  palmiers  entourait  un  groupe  isolé  de 
blocs  de  grès,  au  pied  duquel  il  s'était  amassé  de  Teau  dans 
quelques  grandes  excavations  situées  à  peine  à  un  pied 
du  sol. 

La  petite  ville  d'Aschenoumma  semble  avoir  éveillé  de 
bonne  heure  l'attention  des  géographes  arabes;  toutefois  elle 
ne  se  composait  guère  que  d'environ  120  huttes  basses, 
éparses  sur  le  flanc  du  rocher,  sans  aucune  symétrie.  Je 
m'y  rendis  dans  l'après-midi  pour  aller  faire  ma  visite  au 
chef,  et  je  trouvai  en  lui  un  homme  vieux  avant  l'âge,  pau- 
vrement vêtu,  mais  qui  me  reçut  avec  une  convenance 
et  une  considération  exemples  de  tout  reproche.  Il  accepta 
avec  reconnaissance  le  présent  que  je  lui  offris  et  qui  con- 
sistait en  une  tunique  noire,  quelques  tourkedi  et  un  voile  ; 


234  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

il  m'exprima  ensuite  l'espoir  que  je  traverserais  sain  et 
sauf  la  région  du  désert  qu'il  me  restait  à  franchir  encore, 
pourvu  que  je  ne  perdisse  pas  plus  de  temps;  aussi  ne  res- 
lâmes-nous  que  jusqu'au  lendemain  en  cet  endroit  agréable. 
Sur  ma  demande,  le  caporal  Church  gravit  l'éminence  de  roc 
qui  dominait  Aschenoumma,  afin  de  s'assurer  si  la  vallée 
était  également  bornée  à  l'ouest  par  des  montagnes,  comme 
l'indique  sur  sa  carte  le  capitaine  Clapperton  ;  or,  au  moyen 
de  ma  lunette  d'approche,  il  put  constater  l'exactitude  de 
cette  assertion.  La  vallée  Kaouar  pouvait  avoir,  à  cet 
endroit,  une  largeur  de  quatre  milles  allemands. 

Le  17  juin,  nous  quittâmes  la  résidence  de  ce  petit  prince 
du  désert  et,  par  une  marche  de  1  5/4  milles,  nous  attei- 
gnîmes la  ville  d'Anikimma,  après  avoir  traversé  deux 
gorges  où  la  vallée,  considérablement  rétrécie,  passait  entre 
des  rochers  fort  rapprochés  entre  eux.  Anikimma,  qui 
n'offrait  guère  d'importance  en  soi-même,  n'en  manquait 
pas  à  mes  yeux,  comme  étant  le  lieu  natal  de  mon  compa- 
gnon, Kolo;  il  en  résultait  que  j'allais  devoir  accomplir  seul 
avec  mes  domestiques  la  seconde  moitié  de  mon  voyagea 
travers  le  désert.  Kolo  nous  régala  parfaitement,  au  bord  du 
bois  de  palmiers  où  nous  campions,  puis  nous  dîmes  adieu  à 
cet  honnête  compagnon  de  voyage.  En  cinq  quarts  d'heure, 
nous  arrivâmes  à  Anay,  la  localité  la  plus  septentrionale  de 
la  vallée  Kaouar,  où  nous  devions  faire  nos  préparatifs  pour 
la  suite  du  voyage.  Ces  préparatifs  consistaient  principale- 
ment en  l'achat  d'une  quantité  de  fourrage  suffisante  pour 
nos  chameaux,  afin  de  pouvoir  effectuer  les  vingt  journées 
de  marche  qui  nous  séparaient  du  point  habité  le  plus  méri- 
dional du  Fezzan. 

Devant  nous  s'étendait  désormais  une  zone  de  désert, 


RETOUR  A  TRIPOLI.  —  ARRIVÉE  EN  ANGLETERRE.  235 

large  de  70  à  80  milles  allemands,  distance  qui,  grâce  aux 
sinuosités  de  la  route  que  nous  avions  à  parcourir,  équiva- 
lait bien  à  100  milles.  Le  sol  y  était  généralement  rocail- 
leux et  semé  d'éminences  assez  considérables.  Il  nous  fallait 
traverser  cette  région  inhospitalière  avant  de  pouvoir  songer 
à  rencontrer  le  moindre  établissement  fixe,  depuis  Anay 
jusqu'à  Tiggeri,  auFezzan.  Toutefois  le  voyageur  rencontre, 
surtout  dans  cette  première  partie  de  notre  itinéraire,  de 
petites  oasis  verdoyantes  qui  l'invitent  au  repos,  en  ce 
qu'elles  lui  offrent  de  l'eau,  de  l'ombre  et  des  herbes  pour 
les  animaux;  mais  nous  n'osâmes,  vu  notre  petit  nombre, 
nous  arrêter  à  tous  ces  endroits  du  désert  favorisés,  du 
moins  assez  longtemps  pour  pouvoir  nous  reposer  suflisam- 
raent  de  notre  marche  pénible  sur  un  sol  couvert  de  sable 
aveuglant  ou  de  rude  gravier,  de  collines  sablonneuses 
et  de  défilés  de  roc;  marche  rendue  pénible  non  seule- 
ment par  toutes  ces  causes,  mais  encore  par  notre  crainte 
des  pirates  du  désert  rôdant  aux  alentours.  Toute  notre 
sécurité  reposait  sur  une  célérité  de  marche  semblable  à 
celle  d'une  fuite  et,  sauf  quelques  heures  de  repos  le  midi 
et  le  soir,  nous  voyagions  sans  nous  arrêter,  soumettant  nos 
forces  et  celles  de  nos  animaux  aux  épreuves  les  plus  rudes 
qu'elles  fussent  à  même  d'affronter. 

Ce  fut  dans  l'après-midi  du  18  juin  que  nous  commen- 
çâmes cet  effrayant  itinéraire.  A  moins  d'une  lieue  au  delà 
d'Anay,  nous  sortîmes  de  la  vallée  Kaouar,  par  un  défilé 
rocailleux,  pour  rentrer  dans  le  désert  en  y  atteignant  un 
niveau  plus  élevé.  A  environ  7  3/4  milles  plus  loin,  nous 
gagnâmes,  près  d'Iggeba,  une  chute  de  terrain  peu  pro- 
fonde, s'étendant  au  pied  occidental  d'une  éminence;  elle 
était  garnie  d'herbes  ainsi  que  d'un  grand  nombre  de  pal- 


S36  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

miers  d'Egypte  et  renfermait  une  source  dont  l'eau  était 
d'une  délicieuse  fraîcheur.  A  partir  de  cet  endroit,  nous 
prîmes  la  route  occidentale  qui  conduisait  vers  l'oasis  de 
Siggedin,  dont  la  situation  lopographique  a  été  notée  avec 
beaucoup  d'inexactitude  par  Denham  et  Clapperlon;  cette 
route  se  nomme,  d'après  un  certain  délilé,  Nefassa  Serhira, 
ou  «  la  petite  gorge.  »  Siggedin,  éloigné  d'environ  5  1/2 
milles  d'Jggeba,  s'étend  également  au  pied  occidental  d'un 
groupe  de  montagnes  considérable,  qui  s'étend  de  l'ouest  à 
l'est;  celte  localité  est  abondamment  ornée  de  palmiers 
d'Egypte,  de  palmiers  flabelliformes,  de  dattiers  et  de 
gherred  [Mimosa  Nilotica);  en  outre,  le  sol,  quoique  couvert 
d'une  croûte  de  sel  en  certains  endroits,  nourrit  de  grandes 
quantités  de  l'herbe  nommée  sebot.  De  temps  à  autre,  à  une 
époque  plus  avancée  de  l'année,  il  vient  y  demeurer  tempo- 
rairement des  individus  étrangers  à  la  localité,  et  quelques 
maisons  de  pierre  isolées,  sur  une  sorte  de  promontoire  du 
rocher,  attestaient  leur  séjour  occasionnel  en  ces  lieux. 

^'ous  arrivâmes  à  la  vallée  peu  profonde  de  Djehaya  ou 
Jat,  par  une  marche  forcée  de  plus  de  7  milles.  A  nos  fati- 
gues était  venu  se  joindre  un  véritable  état  de  cécité,  dû  au 
vif  éclat  du  sable  blanc;  mais  notre  arrivée  dans  la  vallée 
riche  en  verdure,  nous  soulagea  beaucoup,  bêtes  et  gens.  Le 
lendemain  25  juin,  nous  arrivâmes,  par  une  contrée  réelle- 
ment fort  rude,  à  une  autre  vallée,  située  à  15  milles  plus 
loin,  également  très  fournie  de  végétation  et  ornée  de  magni- 
fiques lalha;  cette  vallée  était  située  à  peu  de  distance  du 
groupe  de  montagnes,  Tiggera  N  Doumma,  qui  forme  la 
frontière,  quelque  peu  imaginaire,  du  Fezzan  et  du  pays  des 
ïebou  indépendants.  Nous  pouvons  également  considérer 
ce  point  comme  formant  à  peu  près  la  limite  du  palmier 


RETOUR  A  TRIPOLI,  —  ARRIVÉE  EN  ANGLETERRE.  237 

d'Égypte  {Cucifera  Thebaica),  dont  il  a  été  si  souvent  question 
dans  le  récit  de  mon  voyage;  car  je  ne  vis  plus  de  cet  arbre 
qu'un  exemplaire,  le  dernier,  parmi  les  talha  en  fleurs  qui 
entouraient  le  puits  Maferass,  le  plus  méridional  du  Fezzan 
et  situé  à  environ  4  milles  de  Tiggera  N  Doumma.  Nous 
passâmes,  le  2G  juin,  à  4  5/4  milles  plus  au  nord,  près  d'un 
second  puits  du  même  nom,  et  qui  est  celui  dont  le  docteur 
Vogel  a  déterminé  la  position  par  ses  observations  astrono- 
miques. Pour  y  arriver,  nous  dûmes  traverser  une  vaste 
pleine  déserte,  véritable  mernïe,  féconde  en  mirages.  Ce  jour 
là,  nous  perdîmes,  au  delà  d'Anikimma,  notre  premier  cha- 
meau, et  précisément  celui  sur  les  forces  duquel  nous  avions 
le  plus  compté  ;  ce  malheur  nous  inspira  les  craintes  les 
plus  sérieuses  pour  l'avenir,  et  en  effet,  avant  mon  arrivée 
à  Moursouk,  trois  autres  chameaux  et  l'un  de  mes  deux  che- 
vaux succombèrent  aux  terribles  fatigues  du  voyage. 

Le  puits  le  plus  prochain,  après  le  puits  Maferass,  était 
celui  d'El  Ahmar  ou  Maddema,  situé  à  9  1/2  milles  plus  loin, 
en  plein  désert;  abondamment  entouré  de  coloquintes  et  de 
toute  espèce  de  plantes  propres  à  cette  région,  il  était  borné, 
au  sud-ouest,  par  un  groupe  de  montagnes  imposant,  mais 
j'y  vis  aussi  de  nombreux  ossements  d'hommes  et  d'animaux, 
gisant  sur  le  sol  et  blanchis  aux  souffles  de  l'air.  Nous  pas- 
sâmes en  cet  endroit  la  journée  du  27  juin  ,  qui  fut  réelle- 
ment la  plus  chaude  de  tout  mon  voyage  au  désert;  le  ther- 
momètre marquait,  à  l'ombre  la  plus  fraîche  que  je  pus 
trouver,  45"G  centigr.  (36''4  R.),  à  deux  heures  de  l'après- 
midi;  au  coucher  du  soleil,  la  température  était  encore  de 
40''6  centigr.  (52''4  R.)  \  Ce  ne  fut  que  pendant  la  nuit, 

*  La  température  la  plus  basse  que  je  constatai  pendant  le  mois  de  juin 


258  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

qu'un  vent  violent  amena  quelque  peu  de  fraîcheur.  Toute 
vie  animale  ti'était  pas  éteinte  en  ces  lieux,  car  j'y  trouvai 
en  quantités  énormes  certaine  espèce  de  scarabées;  nous  y 
vîmes  également  une  troupe  de  gazelles,  mais  point  de  bêtes 
féroces. 

Les  marches  suivantes  étaient  bien  faites  pour  briser  ce 
qu'il  nous  restait  encore  de  force;  non  seulement  elles  furent 
longues,  mais  rendues  doublement  fatigantes  par  la  nature 
rude  et  montagneuse  du  sol.  Le  50  juin,  nous  pénétrâmes 
dans  une  vallée  étroite  et  sinueuse  qui  nous  conduisit  au 
cœur  d'un  sauvage  groupe  de  montagnes,  et  nous  fîmes  halte 
près  d'une  source  portant  à  juste  titre  le  nom  d'El  War, 
qui  signifie  «  la  peine.  »  Plus  loin  notre  route  passait  par 
des  défilés  non  moins  resserrés,  comme  le  Thnie  E'  Serhira 
ou  «  l'étroit  passage,  »  où  les  rochers  étaient  ondulés  de  la 
manière  la  plus  étonnante,  et  offraient  l'aspect  des  vagues 
de  la  mer;  plus  loin,  nous  eûmes  à  franchir  le  Thnie  El 
Kebira,  au  delà  duquel  nous  arrivâmes,  après  avoir  gravi 
avec  difficulté  quelques  collines  de  sable,  au  puits  Mesche- 
rou.  Nous  avions  franchi  environ  30  milles  allemands  depuis 
notre  départ  d'El  Ahmar,  le  28  juin. 

Le  pu  ils  Mescherou  est  célèbre  par  la  quantité  d'ossements 
de  malheureux  esclaves,  dont  il  est  entouré.  Grâce  à  notre 
marche  précipitée,  nous  ne  nous  y  arrêtâmes  que  le  temps 
nécessaire  pour  remplir  nos  outres  et  abattre  un  malheureux 


1855,  était,  vers  deux  heures  de  l'après  midi,  104»  Fahr.,  soit  40»  cent, 
ou  32»  R.  An  couclicr  du  soleil,  le  thermomètre  varia,  pendant  ces  jours, 
de  68»  à  86»  Fahr.  (20»  à  30»  cent,  ou  16»  à  24»  R.).  Pendant  la  seconde 
moitié  d'avril,  le  dernier  mois  que  je  passai  à  Koukaoua,  nous  eûmes  plu- 
sieurs fois,  à  ces  mêmes  heures,  113»  Fahr.  (45»  cent,  ou  36»  R.),  et 
jamais  moins  de  103»  Fahr.  (39»4  cent,  ou  31»6  R.). 


RETOUR  A  TRIPOLI.  —  ARRIVÉE  EN  ANGLETERRE.  239 

chameau  devenu  incapable  d'avancer  davantage.  Nous  fimes 
encore  environ  neuf  lieues  el,  le  lendemain,  après  une  mar- 
che de  quelque  cinq  milles,  nous  arrivâmes  au  premier  bois 
de  palmiers  du  Fezzan.  Nous  rencontrâmes  en  cet  endroit 
une  petite  caravane  Tebou ,  qui  me  communiqua  l'heureuse 
nouvelle  que  M.  Frédéric  Warrington,  qui  m'avait,  cinq  ans 
auparavant,  accompagné  pendant  quelque  temps  depuis  Tri- 
poli, m'attendait  à  Moursouk. 

Nous  avions  effectué  ainsi  la  partie  la  plus  périlleuse  de 
notre  pénible  voyage  à  travers  le  désert;  en  effet,  le  6  juil- 
let, au  matin,  nous  arrivâmes  à  la  première  localité  du 
Fezzan,  Tegerri  ou  Tejerri.  Nous  ressentîmes  une  impres- 
sion aussi  bienfaisante  que  profonde,  lorsqu'à  travers  le  léger 
feuillage,  apparurent  à  nos  regards  les  hautes  murailles 
d'argile  de  cette  petite  ville,  murailles  semblables  à  celles 
d'une  forteresse.  Cette  fois  encore,  je  ne  pus  empêcher  mes 
domestiques  d'ébrécher  de  nouveau  ma  petite  provision  de 
poudre.  Les  habitants  sortirent  de  la  ville  pour  nous  sou- 
haiter la  bienvenue;  malheureusement,  ils  étaient  trop  pau- 
vres pour  pouvoir  nous  faire  beaucoup  plus  que  cette  poli- 
tesse, et  ce  ne  fut  qu'à  grand'peine  que  je  pus  me  procurer 
chez  eux  un  poulet  et  une  poignée  de  dattes.  Après  une 
courte  halte,  nous  nous  mîmes  en  route  vers  Madroussa,  le 
village  natal  de  mon  fidèle  Gatroni,  qui  y  fut  reçu  à  bras 
ouverts  par  sa  famille.  Cet  honnête  serviteur,  dans  la  joie 
du  retour,  n'oublia  pas  son  maître  et  m'offrit  un  excellent 
déjeuner  qui  fut  relevé  par  un  dessert  auquel  je  n'étais  plus 
guère  habitué,  consistant  en  quelques  grappes  de  raisin. 
Peu  après  midi  cependant,  nous  nous  remîmes  en  route,  et 
quoiqu'un  accueil  hospitalier  nous  attendît  à  Gatron,  mon 
impatience  de  sortir  du  désert  ne  me  permit  aucun  retard; 


240  VOYAGES  EN  AFKIQUE. 

après  deux  longues  étapes,  nous  rencontrâmes,  près  du  vil- 
lage Yesse,  le  commode  camp  de  M.  Warrington,  en  com- 
pagnie duquel  je  fis  enfin,  le  14  juillet,  mon  entrée  à  Mour- 
souk.  Avant  même  d'arriver  à  la  ville ,  nous  fûmes  reçus  avec 
honneur  par  un  grand  nombre  d'habitants  notables,  parmi 
lesquels  je  remarquai  un  officier  du  pacha. 

J'avais  donc  enfin  atteint  la  ville  où  devait,  selon  toute 
apparence,  se  terminer  la  série  de  mes  misères  et  de  mes 
dangers;  mais  il  ne  devait  pas  en  être  ainsi,  car  l'oppression 
du  gouvernement  turc  avait  fait  éclater  un  grand  soulève- 
ment parmi  les  tribus  les  plus  indépendantes  du  pachalik 
tripolitain,  soulèvement  qui  s'étendait  du  Djebel  sur  tout  le 
Ghourian,  gagnant  sans  cesse  du  terrain  et  paralysant  tout 
commerce.  Le  fauteur  de  ce  mouvement  était  ce  chef  nommé 
Rhoma,  qui,  après  avoir  été  pendant  de  longues  années  pri- 
sonnier des  Turcs,  avait  pu,  pendant  la  guerre  de  Crimée, 
s'échapper  de  Trébisonde,  où  il  était  renfermé.  Celte  situa- 
tion me  créait  les  plus  sérieuses  difficultés  par  le  trajet  que 
j'avais  à  faire  par  ces  contrées,  et  me  força  de  séjourner  à 
Moursouk  plus  longtemps  que  je  ne  l'eusse  voulu  sinon,  en 
présence  de  mon  impatience  d'arriver.  Toutefois,  je  ne  restai 
en  cette  ville  que  six  jours,  faisant  les  préparatifs  de  la  der- 
nière partie  de  mon  voyage  et  congédiant  deux  de  mes  bons 
et  anciens  serviteurs.  L'un  d'eux  était  Mohammed  le  Gatroni, 
dont  j'ai  souvent  loué  l'attachement  et  la  fidélité;  sauf  un 
congé  d'une  année,  qu'il  était  allé  passer  auprès  des  siens, 
il  avait  été  pendant  cinq  ans  mon  compagnon  inséparable, 
et,  si  mes  moyens  me  l'eussent  permis,  j'aurais  doublé  la 
gratification  de  50  écus  d'Espagne  que  je  lui  avais  promise 
en  sus  de  ses  gages. 

J'avais  résolu  de  me  rendre  tout  d'abord  à  Sokna,  pour  y 


RETOUR  A  TUIPOLl.  —  ARRIVÉE  EN  ANGLETERRE,  241 

terminer  ce  qu'il  me  restait  à  faire.  Je  quittai  donc  Mour- 
souk,  dans  l'après-midi  du  20  juillet,  et,  passant  par  Rho- 
doua,  village  où  se  trouve  un  beau  bois  de  palmiers  et  qui 
porte  les  vestiges  d'un  certain  bien-être,  j'arrivai  à  Sebba, 
qui  avait  été,  il  y  a  quelque  vingt  ans,  la  résidence  du  chef 
des  Ouëlad  Sliman,  mes  farouches  compagnons  de  l'expédi- 
tion au  Kanem.  A  4  ou  5  milles  plus  loin,  je  rencontrai, 
près  de  la  petite  ville  de  Temahint,  un  camp  d'Arabes  de  la 
même  tribu,  qui  s'informèrent  avec  curiosité  de  leurs  frères 
de  la  lointaine  Nigritie.  Mon  audacieux  voyage  à  travers  le 
désert,  avec  une  poignée  d'hommes  seulement,  excita  l'ad- 
miration de  ces  hardis  flibustiers  eux-mêmes,  et  ils  s'éton- 
nèrent de  ce  que  ceux  de  leurs  compatriotes  qui  voulaient 
rentrer  au  pays,  ne  se  fussent  pas  joints  à  moi  pour  faire, 
par  mon  entremise ,  leur  paix  avec  les  Turcs.  Le  2  août ,  je 
gagnai  l'importante  ville  de  Sokna,  après  avoir  traversé  une 
région  du  désert  pierreuse  et  stérile,  rencontré  le  puits  Om 
El  Abid,  et  franchi  ensuite  le  rude  col  de  Soudah. 

La  ville  de  Sokna  constitue  encore  aujourd'hui  un  point 
fort  intéressant,  tant  sous  le  rapport  de  l'activité  commerciale 
(|ui  y  règne,  que  sous  celui  du  caractère  des  habitants;  ils 
y  ont  conservé  un  dialecte  de  la  langue  berbère,  qui  leur  est 
commun  avec  les  Fokha,  vivant  à  trois  journées  de  Sokna, 
sur  la  roule  de  Ben  Ghasi.  La  ville  offre  de  magnifiques 
plantations  de  dattiers  et  d'autres  arbres  fruitiers.  Sa  situa- 
tion était  alors  défavorable,  à  raison  de  l'état  de  soulèvement 
des  contrées  septentrionales  voisines,  d'autant  plus  que  tout 
commerce  était  mort  et  que  les  vivres  étaient  fort  chers  à 
Sokna.  Aussi  mes  difficultés  s'accrurent-elles  à  partir  de  cette 
ville  ;  et,  comme  l'impossibililé  de  louer  des  chameaux  m'y 
retint  neuf  jours,  je  fus  fort  heureux  de  pouvoir  du  moins 


Wi  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

obtenir  un  logement  excellent  et  bien  aéré,  en  dehors  des 
étroites  rues  de  la  ville. 

En  attendant,  je  délibérai  sur  ce  que  j'avais  à  faire,  avec 
quelques  personnages  notables  auxquels  j'avais  été  reconi- 
mandé.  Nous  écartâmes,  comme  trop  dangereuses,  la  route 
ordinaire  de  Bondjem,  ainsi  que  la  voie  détournée  de  Ben 
Ghasi,  et  je  me  décidai  à  en  prendre  une  plus  occidentale, 
celle  nommée  Teik  El  Merhoma,  qui  conduisait  à  une  série 
de  vallées  encore  inconnues  aux  Européens.  Il  me  fallait 
avant  tout  attendre  le  courrier,  pour  connaître  les  nouvelles 
les  plus  récentes  du  théâtre  de  la  guerre.  Ces  dernières 
n'étant  nullement  favorables,  je  me  vis  forcé  d'augmenter 
en  conséquence  le  loyer  des  chameliers  avec  lesquels  je 
m'étais  entendu  déjà  conditionnellement,  et  le  12  août,  je 
me  trouvai  enfin  prêt  à  pariir.  La  route  que  j'avais  choisie 
me  conduisit,  par  les  puits  El  Hammam,  El  Marati,  Erschi- 
die  et  Gedafie,  à  la  vallée  Ghirsa  aux  antiques  et  curieux 
tombeaux  en  forme  d'obélisques,  vallée  qui  fut  l'objet  d'un 
intéressant  voyage  d'exploration  de  la  part  du  bien  méritant 
lieutenant  Smylh,  amiral  aujourd'hui.  En  quittant  cette 
charmante  vallée,  encaissée  entre  de  raides  parois  de  roc, 
nous  arrivâmes,  par  un  rude  et  rocailleux  plateau,  à  la  vallée 
Semsem.  Il  s'y  trouvait,  à  cette  époque,  un  camp  considé- 
rable d'Arabes,  et  même  quelques  chefs  de  la  révolte  actuelle, 
ce  qui  ne  rendait  pas  ma  position  sans  danger.  Heureuse- 
ment, ces  tribus  vouaient  aux  Anglais  une  considération  trop 
grande  pour  s'opposer  à  mon  passage  ;  toutefois,  ils  me  firent 
entendre  clairement  que  s'ils  pouvaient  soupçonner  chez  les 
Anglais  la  moindre  hostilité  envers  les  populations  arabes 
soulevées,  ils  couperaient  le  cou,  non  seulement  à  moi,  mais 
à  tout  Européen  qui  leur  tomberait  entre  les  mains.  Nous 


RETOUR  A  TRIPOLI,  —  ARRIVÉE  EN  ANGLETERRE.  243 

eûmes  à  cet  égard  un  long  et  sérieux  entrelien,  dans  lequel 
je  m'efforçai  de  leur  faire  comprendre  ce  qui  pouvait  le 
mieux  contribuer  à  leur  bien-être,  et  de  leur  prouver  qu'ils 
n'avaient  eux-mêmes  que  peu  d'espoir  de  se  soustraire  à  la 
domination  des  Turcs.  Ayant  promis  ensuite  un  beau  pré- 
sent à  l'un  des  personnages  les  plus  éminents  d'entre  eux, 
j'obtins  la  permission  de  continuer  mou  voyage;  je  louai 
donc  des  chameaux  frais  jusqu'à  Tripoli,  ce  qui  me  coûta 
beaucoup  de  peine,  car  personne  n'osait  se  risquer  à  se 
rendre  à  la  capitale,  et  je  devais  répondre,  en  outre,  des 
bêtes  qui  m'étaient  confiées.  Je  poursuivis  mon  voyage  vers 
Béni  Oulid,  ce  groupe  de  petits  villages  déjà  connu  depuis 
le  capitaine  Lyon,  et  consistant  en  maisons  de  pierre  à  demi 
détruites,  que  dominent  les  ruines  de  nombreuses  forte- 
resses du  moyen  âge;  groupe  de  villages  entrecoupés  de 
vallées  profondes,  qu'ornent  de  magnifiques  palmiers  oléi- 
fères. En  m'approchant  de  cet  endroit,  j'eus  la  joie  de  ren- 
contrer un  messager  que  M-.  Reade,  le  vice-consul  anglais  à 
Tripoli,  avait  courtoisement  envoyé  à  mon  rencontre,  et  qui 
était  porteur  de  quelques  lettres  et  d'une  bouteille  de  vin  , 
boisson  que  je  n'avais  plus  eu,  depuis  des  années,  le  plaisir 
de  savourer. 

Il  se  trouvait  alors  à  Béni  Oulid  un  frère  de  Rhoma,  le 
chef  de  la  révolte;  la  divergence  d'intérêts  des  divers  chefs 
de  la  localité,  me  causa  en  outre  maintes  difficultés,  tout 
en  finissant ,  du  reste,  par  favoriser  mon  départ.  Somme 
toute,  j'étais  réellement  heureux  de  laisser  derrière  moi  cette 
petite  communauté  turbulente,  car  je  pouvais  croire,  désor- 
mais, avoir  surmonté  le  dernier  obstacle  qui  pouvait  entra- 
ver mon  prompt  retour  au  pays.  Ce  ne  fut  que  pendant 
l'année  suivante  que  Rhoma  fut  battu  ;  ayant  tenté  de  rele- 


-244  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

ver  une  seconde  fois  le  drapeau  de  l'insurrection ,  il  fui  tué 
près  de  Rliat,  en  1858. 

Au  soir  du  quatrième  jour  après  mon  départ  de  Béni 
Oulid,  j'arrivai  à  la  petite  oasis  d'Ain  Sara,  oîi  je  m'étais 
autrefois  arrêlé  pendant  quelques  jours  pour  me  préparer  à 
ma  longue  pérégrination  dans  le  centre  de  l'Afrique.  J'y  fus 
reçu  de  la  manière  la  plus  cordiale  par  M.  Reade ,  qui 
était  arrivé  de  la  ville  avec  sa  tente  et  tout  un  assortiment 
d'objets  européens,  pour  me  faire  les  honneurs  du  monde 
civilisé,  attention  à  laquelle  je  fus  on  ne  peut  plus  sensible, 
comme  bien  le  pensera  le  lecteur. 

Après  une  soirée  passée  fort  agréablement,  j'entrepris  ma 
dernière  marche  sur  le  sol  africain  ,  pour  faire  mon  entrée 
solennelle  à  Tripoli.  Lorsque  nous  nous  approchâmes  de  la 
ville,  que  j'avais  quittée  depuis  cinq  ans  et  demi  et  qui  me 
semblait  être  le  port  du  repos  et  de  la  sécurité,  mon  cœur 
frémit  de  joie,  à  la  pensée  du  long  voyage  que  je  venais 
d'accomplir.  J'éprouvais  une  sensation  extraordinaire  à  la 
vue  des  magnifiques  jardins  des  environs  de  Tripoli,  mais 
mon  émotion  fut  plus  profonde  encore,  lorsque  je  contem- 
plai l'immense  surface  de  la  mer,  dont  la  teinte  bleu  foncé 
reflétait  les  rayons  du  splendide  soleil  des  contrées  méridio- 
nales. C'était  le  magnifique  lac  intérieur  du  monde  ancien, 
le  berceau  de  la  civilisation  européenne ,  qui  avait  été  de 
bonne  heure  l'objet  de  mes  plus  ardents  désirs  et  de  mes 
études  les  plus  assidues.  Lorsque  je  foulai,  désormais  en 
sécurité,  le  rivage  de  celte  belle  Méditerranée,  je  me  sentis 
le  cœur  si  plein  d'un  sentiment  de  reconnaissance  envers 
l'Étre-Suprême ,  que  je  faillis  descendre  de  cheval  pour 
m'agenouiller  au  bord  de  la  mer  et  me  confondre  en  actions 
de  grâces  à  cette  Providence  qui  m'avait  permis  de  traverser 


RETOUR  A  TRIPOLI.  —  ARRIVEE  EN  ANGLETERRE.  245 

tant  de  dangers  semés  sur  ma  route ,  dangers  dus  au  fana- 
tisme des  hommes  et  aux  intempéries  du  climat. 

C'était  précisément  jour  de  marché,  et  la  place  qui  sépare 
la  menschiah  de  la  ville,  était  pleine  de  mouvement  et  de 
bruit.  Mais  quoiqu'on  se  livrât  ici  aux  travaux  de  la  paix , 
l'appareil  de  la  guerre  à  son  tour  ne  faisait  pas  défaut  ;  en 
e|Fet,  le  rivage  était  couvert  de  soldats  venus  d'Europe  pour 
tenir  en  respect  les  habitants,  et  je  remarquai,  dans  le  nom- 
bre, beaucoup  d'individus  solides,  qui  me  semblaient  capa- 
bles, malgré  toutes  les  fautes  du  gouvernement  ottoman,  de 
maintenir  longtemps  encore  la  domination  qu'il  exerce  sur 
son  vaste  empire.  Ces  flots  épais  de  peuple ,  aux  groupes 
divers  et  bigarrés,  celte  immense  mer  bleue  couverte  de 
vaisseaux,  ces  bois  toufTus  de  palmiers,  ces  murs  de  la  ville, 
blancs  comme  de  la  neige,  resplendissant  sous  l'éclat  d'un 
soleil  radieux ,  formaient  un  ensemble  aussi  imposant 
qu'animé.  J'entrai  ainsi  dans  la  ville,  ému  jusqu'au  plus 
profond  du  cœur.  Le  consul  général,  colonel  Herman,  était 
absent,  mais  je  fus  néanmoins  logé  dans  sa  belle  demeure, 
où  me  reçurent  avec  eff"usion  tous  mes  anciens  amis. 
.  Je  restai  à  Tripoli  quatre  jours,  puis  je  m'embarquai  sur 
le  vapeur  turc  qui  retournait  à  Malte  après  avoir  amené  les 
troupes.  La  traversée  fut  belle  et  rapide,  et  mes  deux  affran- 
chis, Abbega  et  Dyrregou  ,  que  j'emmenais  en  Europe  avec 
l'espoir  de  les  mettre  à  même  de  rendre  des  services  lors  de 
futurs  voyages  d'exploration,  ne  soufl"rirent  que  peu  et 
s'habituèrent  vite  à  un  élément  aussi  nouveau  qu'étrange 
pour  eux.  Je  ne  fis  à  Malte  non  plus  qu'un  séjour  très  court, 
et  je  pris  le  plus  prochain  bateau  à  vapeur  sur  Marseille  pour 
arriver  en  Angleterre  par  la  voie  la  plus  expédilive.  Je  pas- 
sai à  Paris  sans  m'y  arrêter  et ,  le  6  septembre ,  j'arrivai  à 

T.  IV.  17 


246  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

Londres,  où  lord  Palmerston  et  lord  Clarendon  me  reçurent 
cordialement  en  prenant  une  part  des  plus  grandes  au 
magnifique  succès  qui  avait  couronné  mon  expédition. 

Ainsi  se  termina  ma  longue  et  pénible  carrière  d'explora- 
teur de  l'Afrique,  dont  cet  ouvrage  a  retracé  sommairement 
les  détails.  Préparé  de  corps  et  d'esprit  à  une  pareille  expé- 
dition ,  par  des  études  ,  des  expériences  et  l'habitude  des 
fatigues ,  dans  un  précédent  voyage  dans  l'Afrique  septen- 
trionale et  l'Asie  Mineure,  je  m'étais  volontairement  associé 
à  l'entreprise,  dans  des  conditions  d'ailleurs  on  ne  peut  plus 
défavorables. 

Le  plan  général  de  l'expédition  avait  été  fort  restreint, 
dans  le  principe ,  et  les  ressources  pécuniaires  qui  y  furent 
affectées,  étaient  également  fort  peu  considérables  ;  l'heu- 
reux succès  de  notre  entreprise  pouvait  seul  en  accroître 
l'importance ,  et  ce  succès  était  dû  surtout  à  mon  voyage 
auprès  du  sultan  d'Agades,  grâce  auquel  la  confiance  était 
revenue  à  notre  petite  troupe,  éprouvée  par  tant  d'événe- 
ments malheureux.  Lorsque  le  chef  primitif  de  l'expédition 
eut  succombé  aux  influences  d'un  climat  meurtrier,  j'avais 
repris,  au  milieu  des  plus  grandes  difficultés,  son  œuvre  à 
peine  ébauchée,  et  j'étais  parvenu  à  explorer,  presque  sans 
ressources  pécuniaires,  des  contrées  jusqu'alors  inconnues. 
Après  avoir  vécu  ainsi  quelque  temps,  je  fus  investi,  à  mon 
tour,  par  la  confiance  du  gouvernement  britannique ,  de  la 
direction  de  l'entreprise;  pourvu  de  subsides  peu  considé- 
rables qui  ne  me  parvinrent  même  pas  toujours,  et  frappé 
d'un  nouveau  malheur  par  la  perte  de  mon  dernier  compa- 
gnon européen  ,  je  ne  m'en  livrai  pas  moins  à  un  voyage 
dans  le  lointain  occident,  en  vue  d'aller  visiter  Tombouctou 
et  d'explorer  la  partie  du  Niger  resiée  voilée  au  monde 


RETOUR  A  TRIPOLI.  —  ARRIVÉE  EN  ANGLETERRE.  247 

scientifique  par  la  mort  prématurée  de  Mungo  Park.  Cette 
tentative  de  ma  part  réussit  au  delà  de  toute  attente,  et  je 
pus  non  seulement  arracher  à  son  obscurité  toute  l'immense 
région  restée  plus  inconnue ,  même  aux  marchands  arabes , 
que  toute  autre  partie  de  l'Afrique  %  mais  encore  à  nouer 
des  rapports  d'amitié  avec  tous  les  chefs  les  plus  puissants 
des  rives  du  Niger,  jusqu'à  la  ville  mystérieuse  de  Tom- 
bouctou. 

J'accomplis  tous  ces  travaux ,  y  compris  le  paiement  des 
dettes  de  l'expédition  précédente ,  s'élevant  à  plus  de 
2,000  thalers,  moyennant  10,000  Ihalers  seulement.  S.  M. 
le  roi  de  Prusse  y  contribua  pour  1 ,000  thalers,  et  j'en  don- 
nai moi-même  pour  1,400.  J'ai ,  sans  nul  doute,  laissé  sur 
ma  route  une  ample  part  de  travaux  pour  mes  successeurs , 
mais  j'ai  du  moins  la  satisfaction  de  pouvoir  dire  que  j'ai 
découvert  aux  yeux  du  public  savant  de  l'Europe  de  vastes 
régions  du  continent  africain  naguère  inconnues  ;  que  j'ai 
non  seulement  fait  connaître  plus  ou  moins  ces  contrées, 
mais  encore  rendu  possible  avec  elles  des  rapports  réguliers 
de  la  part  du  commerce  européen. 

J'ai  donc  lieu  d'espérer  que  celte  heureuse  exploration  de 
l'Afrique  centrale,  subsistera  comme  une  précieuse  acquisi- 
tion du  génie  germanique,  et  j'espère  avec  confiance  que  de 
nouveaux  travaux  viendront  compléter  le  résultat  de  mes 
efforts. 

*  Il  semble  étonnant  que  la  contrée  située  immédiatement  à  l'orient  de 
Tomboactou,  jusqu'à  Katchna  (Katsena),  soit  plus  inconnue  aux  mar- 
chands mores,  que  tout  le  reste  de  l'Afrique  centrale.  {Qîiarterït/  Reciew, 
mai  1820,  page  234.)  Le  capitaine  Clapperton  s'exprime  dans  le  même 
sens,  en  parlant  des  dangers  de  la  route  de  Sokoto  à  Tombouctou  (second 
voyage,  p.  225). 


APPENDICE. 


APPENDICE. 


APERÇU  HISTORIQUE,  ETHNOGRAPHIQUE  ET  POLITIQUE  SUR  LE  WADAI. 


Nous  avons  vu,  dans  les  parties  de  mon  ouvrage  où  je  me 
suis  occupé  de  l'histoire  du  Baghirmi,  qu'un  vaste  royaume 
avait  été  fondé  par  la  tribu  des  Tundjour,  et  que  ce 
royaume,  composé  d'une  foule  d'éléments  hétérogènes  à 
peine  rassemblés,  ne  mit  pas  même  un  siècle  à  tomber  dans 
un  état  de  ruine  complète.  La  partie  qui  s'en  détacha  la 
première,  embrassait  les  contrées  orientales  du  pays,  et  ce 
fut  Kourou,  le  troisième  prédécesseur  de  Sliman,  premier 
roi  musulman  du  Darfour,  qui  battit  les  Tundjour  et  assit 
dans  ces  régions  la  domination  de  la  tribu  des  Foraoui. 

D'après  la  tradition  indigène,  la  partie  centrale,  ou  noyau 
proprement  dit  du  royaume  des  Tundjour,  fut  conquise,  en 
l'an  i020  de  l'hégire,  par  le  fondateur  du  royaume  musul- 
man du  Wadai,  Abd  El  Kerim,  fils  de  Yame. 


252  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

Woda,  fils  de  Yame,  appartenant  à  la  tribu  des  Gémir  ' 
(alors  établie  au  pays  de  Schendi  et  convertie  à  l'islamisme) 
avait  pénétré  avec  ses  congénères  dans  cette  contrée  qui 
prit  plus  tard,  paraît-il,  et  en  son  honneur,  le  nom  de  Wadaï; 
il  semble  y  avoir  joui  d'une  très  haute  considération.  Son 
petit-fils  Abd  El  Kerim  fut  gouverneur  de  certaines  provinces 
appartenant  à  Daoud,  alors  roi  des  Tundjour,  qui  ne  tarda 
pas,  toutefois,  à  apprendre  à  ses  dépens  la  puissance  de  son 
voisin  oriental,  Sliman,  le  premier  roi  musulman  du  Dar- 
four. 

Inspiré  par  des  motifs  religieux,  ce  personnage  passa 
plusieurs  années  à  Bidderi,  localité  située  à  une  dizaine  de 
milles  à  l'est  de  la  capitale  du  Baghirmi,  capitale  qui, 
semble-t-il ,  n'existait  pas  encore  à  cette  époque.  En  effet, 
Bidderi  était  une  des  villes  où  s'étaient  établis,  depuis  long- 
temps déjà,  des  membres  de  la  vaste  tribu  des  Foulbe;  il  y 
demeurait,  entre  autres,  une  famille  à  laquelle  sa  science 
profonde  et  sa  sainteté  incontestée  avaient  valu,  par  l'intro- 
duction de  l'islamisme ,  une  influence  considérable  dans  le 
large  rayon  des  provinces  environnantes.  Or,  le  principal 
membre  de  cette  famille,  Mohammed,  inspira  à  divers  chefs 
l'idée  de  renverser  la  domination  païenne  des  Tundjour, 
afin  d'y  substituer  un  royaume  mahométan.  C'étaient  Abd  El 
Kerim,  le  petit-fils  de  Woda;  Amalek,  chef  des  Marfa,  qui 
résidait  en  un  endroit  nommé  Iloggene  ;  le  Massalati  Moumin  ; 
TAbou  Scharib  Dedebam  et  le  Djellabi  Wouël  Banan,  tous 
compagnons  ou  adhérents  d'Abd  El  Kerim. 


*  La  prétention  d'attribuer  à  cette  famille  royale  la  descendance  des 
Abassides,  est  purement  chimérique.  J'ai  eu  ma  possession  une  lettre 
revêtue  du  sceau  royal  portant  cette  présomptueuse  devise. 


APERÇU  HISTORIQUE  SUR  LE  WADAI.  233 

Ce  dernier  retourna  dans  sa  patrie,  et  y  répandit  ses  idées 
d'affranchissement.  Peu  d'années  plus  tard,  il  se  révolta 
contre  son  suzerain  Daoud,  s'établit  à  Madaba,  localité 
située  dans  les  montagnes  à  une  dizaine  de  milles  au  nord 
de  la  future  ville  de  Wara,  et,  après  une  lutte  terrible,  jeta 
les  premiers  fondements  du  royaume  auquel  il  donna,  en 
l'honneur  de  son  aïeul,  le  nom  de  Wadaï.  Abd  El  Kerim 
mourut  après  un  long  règne,  et  eut  pour  successeur  son  fils 
Charout.  Ce  fut  ce  prince  qui  fonda  Wara  et  y  établit  sa 
résidence.  Comme  l'indique  son  nom,  qui  signifie  «  entourée 
de  collines,  »  cette  ville  est  pourvue  de  fortifications  natu- 
relles qui  la  rendaient  propre  au  siège  du  gouvernement  de 
Charout. 

Ce  prince  régna  également  plusieurs  années  et  fut  suivi, 
à  son  tour,  de  son  fils  aîné,  Charif,  qui,  moins  heureux  que 
son  père  et  son  aïeul ,  fut  tué  par  la  belliqueuse  tribu  des 
Tama,  qu'il  avait  tenté  d'asservir. 

Le  successeur  de  Charif  fut  Yakoub  Arouss,  son  frère 
cadet,  lequel  fut  assez  fort  pour  pouvoir  entreprendre  une 
expédition  dans  l'intérieur  du  Darfour.  Moussa ,  fils  et  suc- 
cesseur de  Sliman,  le  glorieux  fondateur  de  ce  royaume 
musulman,  commençant  à  fléchir  sous  le  poids  des  années, 
Arouss  pouvait  espérer  ne  rencontrer  chez  ce  prince  que  peu 
de  résistance  ;  mais  il  en  arriva  autrement,  et  Arouss  fut  par 
lui  battu  et  contraint  à  une  retraite  précipitée.  Son  succes- 
seur fut  Charout  II,  son  fils,  qui  acquit,  pendant  un  règne 
de  quarante  années,  beaucoup  de  gloire  et  semble  avoir  inau- 
guré dans  ses  États  une  èl-e  de  bien-être  tel  que  l'on  ne  pour- 
rait guère  s'y  attendre  dans  un  royaume  composé  de  tant 
d'éléments  hétérogènes. 

Le  fils  de  Charout  II  fut  Djoda  ou  Djaoude,  surnommé 


254  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

Charif  E'  Timan  et  plus  connu  sous  son  titre  glorieux  de 
Mohammed  Soulaï  ou  Soûle,  c'est  à  dire  «  le  libérateur.  » 
Ce  titre  lui  fut  donné  par  ses  sujets,  à  la  suite  de  la  victoire 
par  laquelle  il  affranchit  son  pays  du  joug  des  Foraoui  qui, 
en  vue  de  rendre  le  Wadaï  tributaire ,  l'avaient  envahi  avec 
une  puissante  armée  commandée  par  Abou  'L  Kassem,  fils 
puîné  d'Amed  Bokkar  et  le  sixième  roi  musulman  du  pays. 
Ce  fut  ce  prince  célèbre  et  victorieux  qui  éleva  le  Wadaï  au 
rang  d'un  État  respecté  et  même  redouté  de  ses  voisins  et 
qui  lui  donna  le  nom  nouveau  de  Dar  Soulaï  \ 

Ce  fut  également  ce  prince  qui,  vers  la  fin  de  son  règne, 
arracha  au  sultan  du  Bornou,  sinon  la  totalité,  au  moins  la 
meilleure  partie  du  Kanem  ;  il  y  parvint,  tant  par  la  prise 
de  Mondo  ou  Mando,  ville  des  Tundjour,  que  de  Mao,  rési- 
dence d'un  chalifa  du  sultan  du  Bornou.  Telle  fut  l'origine 
des  dissensions  qui  existent  encore  aujourd'hui  entre  le 
Bornou  et  le  Wadaï.  Comme  son  père,  Mohammed  Soulaï 
régna  quarante  ans. 

Il  eut  pour  successeur  son  fils,  Saleh  ,  surnommé  Derret. 
Ce  prince  m'a  été  dépeint,  d'une  voix  presque  unanime, 
comme  un  mauvais  roi;  mais  ce  jugement  semble  être  dû, 
du  moins  en  partie,  à  ce  que  Derret  fit  mettre  à  mort  un 
grand  nombre  d'ulémas,  personnages  fort  considérés  au 
Wadaï.  Il  hâta  sa  propre  fin,  en  s'exposant,  par  sa  conduite, 
au  ressentiment  de  la  mère  de  son  fils  aîné,  Abd  El  Kerim, 
laquelle  appartenait  à  la  tribu  des  Malanga.  A  son  instiga- 
tion, Abd  El  Kerim  marcha  contre  son  père,  monté  sur  le 

*  Cette  dénominatiou  indique  évidemment  l'influence  arabe  et  musul- 
mane, par  l'importation  du  mot  dar,  quilsignifie  »  le  royaume  «  ou  «  la 
maison.  «  Par  contre,  il  est  fort  rare  qu'un  véritable  Foraoui  emploie, 
pour  désigner  le  pays,  le  nom  de  Dar  For. 


APERÇU  HISTORIQUE  SUR  LE  WADAI.  255 

trône  depuis  huit  années  seulement,  tandis  que  Derret  se 
livrait  à  une  expédition  contre  les  Madala ,  habitants  d'une 
localité  voisine  de  Madaba  et  des  établissements  desMalanga. 
Après  une  lutte  sanglante ,  Derret  fut  battu  et  tué.  Ces  évé- 
nements se  passaient  en  1805.  Quoique  s'écartant  notable- 
ment d'autres  assertions,  ils  sont,  tels  que  je  les  rapporte, 
appuyés  sur  des  indications  qui  ne  laissent  pas  la  moindre 
prise  au  doute. 

Abd  El  Kerim,  mieux  connu  sous  le  nom  de  Saboun, 
qu'il  prit  plus  tard,  monta  au  trône  du  Wadaï,  que  souillait 
le  sang  paternel;  mais  à  peine exerça-t-il  le  pouvoir  suprême, 
qu'il  lui  imprima  un  caractère  tel,  que  tous  s'accordent  à 
reconnaître  en  lui  le  prince  le  plus  sage  que  l'on  ait  jamais 
connu  dans  cette  partie  du  globe. 

Toutefois,  le  premier  acte  de  son  règne  fut  basé  sur  le 
mépris  le  plus  scandaleux  du  droit  des  faibles;  ce  fut  l'an- 
nexion du  Baghirmi,  dont  les  habitants  étaient  beaucoup 
plus  avancés  que  leurs  voisins  orientaux,  dans  la  voie  du 
progrès  social,  annexion  par  laquelle  il  s'enrichit  ainsi  que 
son  pays.  Ces  Baghirmiens  avaient  eux-mêmes  acquis  illégi- 
timement de  vastes  trésors,  consistant  non  seulement  en 
corail  et  en  objets  de  grand  luxe,  mais  encore  en  écus 
d'Espagne  et  en  florins  d'Autriche  monnayés;  c'était  le  fruit 
de  leurs  rapines  dans  l'expédition  qu'ils  avaient  dirigée 
contre  Dirki,  dans  la  grande  vallée  de  Tebou  [henderi  Teda), 
sur  la  route  du  Fezzan.  D'après  des  assertions  dignes  de  foi, 
Abd  El  Kerim  aurait  emporté  de  l'argent  pour  une  quantité 
de  cinq  charges  de  chameau,  soit  environ  1,500  livres 
pesant.  Ce  fut  également  sous  son  règne  que  le  Baghirmi, 
comme  j'ai  déjà  eu  l'occasion  de  le  dire,  devint  pour  toujours 
une  province  tributaire  du  Wadaï. 


256  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

Après  avoir  fondé  de  la  sorte  un  puissant  empire,  Abd  El 
Kerim  consacra  tous  ses  efforts  à  se  créer  des  relations 
directes  avec  les  ports  de  la  Méditerranée,  dans  le  but  de  se 
procurer  aisément  tous  les  articles  qui  étaient  encore  pres- 
q,ne  inconnus  aux  habitants  du  Wadaï  avant  la  spoliation  du 
Baghirrai. 

Feu  M.  Fresnel,  dans  sa  dissertation  sur  le  Wadaï,  s'est 
livré  à  des  recherches  trop  complètes  pour  qu'il  ne  soit  pos- 
sible d'ajouter  quelque  chose  aux  travaux  de  ce  savant; 
mais,  puisque  j'en  suis  arrivé  à  parler  d'Abd  El  Kerim  et  de 
ses  tendances,  je  crois  devoir  relever  les  erreurs  commises 
par  M.  Fresnel  relativement  à  la  mort  de  ce  prince  et  à  ses 
successeurs.  Abd  El  Kerim  Saboun  mourut  dans  la  dixième 
année  de  son  règne,  c'est  à  dire  en  1815,  dans  une  localité 
voisine  de  Wara,  nommée  Djounne,  où  il  avait,  selon  le 
témoignage  de  personnes  bien  renseignées,  réuni  une  armée 
pour  marcher  contre  le  sultan  du  Bornou,  ou  plutôt  contre 
le  cheik  Mohammed  El  Kanemi;  car  ce  dernier  brûlait  d'ar- 
racher aux  mains  d'Abd  El  Kerim  et  de  restaurer  dans  son 
ancienne  splendeur  le  Kanem,  ce  noyau  du  royaume  de 
Bornou. 

Saboun  mourut  sans  avoir  le  temps  de  désigner  son  suc- 
cesseur, mais  tous  les  individus  auxquels  je  parlai  de  cette 
mort  inopinée,  m'assurèrent  qu'elle  n'était  pas  le  moins  du 
monde  due  à  un  empoisonnement.  Quelques  détails  relatifs 
à  cet  événement  diffèrent  complètement,  à  leur  tour,  de  la 
version  de  M.  Fresnel.  C'est  ainsi  que  Saboun  n'eut  pas  de 
fils  du  nom  de  Scksan.  Il  en  délaissa  six,  dont  l'aîné, 
nommé  Assed,  était  issu  d'une  femme  de  la  tribu  des  Kon- 
dongo,  tandis  que  le  second,  Youssouf,  et  trois  de  ses  frères, 
étaient  nés  de  la  même  mère,  qui  appartenait  à  la  tribu  des 


APERÇU  HISTORIQUE  SUR  LE  WADAI.  237 

Madaba.  Quant  à  la  mère  de  Djafar,  ce  jeune  prince  du 
Wadai,  que  son  long  séjour  à  Tripoli  et  ses  aventures  nom- 
breuses ont  fait  quelque  peu  connaître  en  Europe  et  surtout 
en  Angleterre  \  elle  appartenait  à  une  autre  tribu  encore. 

Saboun  mc^t  sans  s'être  choisi  un  successeur,  les  parti- 
sans de  la  tribu  des  Madaba  entrèrent  en  lutte  contre  les 
adhérents  de  celle  des  Kondongo,  ou  du  prince  Assed;  après 
avoir  battu  ces  derniers  et  tué  leur  candidat,  les  Madaba 
mirent  Youssouf  sur  le  trône.  Ce  roi,  auquel  on  donne  par- 
fois le  surnom  de  Charifaïn,  mais  non  d'une  manière  géné- 
rale, régna  d'abord  sous  la  tutelle  de  son  oncle  Abou 
Rokkhiye;  l'ayant  mis  à  mort,  ainsi  que  le  puissant  agid  des 
Mahamid,  Dommo,  il  gouverna  le  Wadai,  pendant  seize 
années,  de  la  manière  la  plus  despotique,  jusqu'en  1850, 
époque  à  laquelle  il  fut  assassiné,  à  l'instigation  de  Simbil, 
sa  propre  mère.  Jamais  il  ne  régna,  au  Wadai,  de  prince  du 
nom  d'Abd  El  Kader,  et  le  major  Denham  est  parfaitement 
dans  le  vrai,  lorsqu'il  indique  comme  étant  le  successeur 
immédiat  de  Saboun,  le  prince  qui  occupait  le  trône 
en  1825. 

A  Youssouf  succéda  son  fils  Rakeb,  encore  enfant,  qui 
mourut  de  la  petite-vérole,  dix-sept  ou  dix-huit  mois  après 
son  avènement.  Le  trône  échut  alors  à  un  personnage 
nommé  Abd  El  Asis,  qui  appartenait  à  une  des  branches  de 
la  famille  royale;  il  était  fils  de  Radama,  dont  le  père,  Gan- 
digin,  était  frère  cadet  de  Djoda  Mohammed  Soûlai,  tandis 
que  sa  mère  appartenait  également  à  la  famille  régnante. 


*  Voyez,  dans  le  Unifed  Service  Journal,  1830,  la  Story-of  Jafar  de 
M.  le  consul  Barker,  ou  plutôt  du  lieutenant  sir  Henry  Smyth,  aujour- 
d'hui contre -amiral. 


258  VOYAGES   EN  AFRIQUE. 

Soutenu  par  la  belliqueuse  tribu  des  Kodoï  (ou  Bou  Senoun, 
comme  les  nomment  les  Arabes,  à  cause  de  leurs  dents 
rouges),  parmi  laquelle  il  s'était  fixé,  il  réussit  à  se  main- 
tenir sur  le  trône,  en  dépit  d'une  lutte  incessante  contre  ses 
adversaires.  Sa  première  rencontre  eut  lieu  a^ec  les  Kelin- 
gen,  qui  favorisaient,  au  lieu  de  Djafar,  l'héritier  légitime 
du  pouvoir,  un  autre  prétendant,  nommé  Kede.  Toutefois 
les  Kelingen  furent  complètement  battus  à  Folkoto,  localité 
voisine  de  Wara. 

A  peine  Abd  El  Asis  eût-il  commencé  à  jouir  de  quelque 
repos,  que  la  tribu  des  Kondongo,  abandonnant  ses  monta- 
gneuses retraites,  s'avança  contre  lui;  mais  elle  fut  à  son 
tour  battue  et  presque  anéantie,  près  d'un  village  nommé 
Bourlaï.  Abd  El' Asis,  que  mes  amis  me  dépeignirent 
comme  un  homme  doué  de  qualités  hors  ligne  et  d'une  intel- 
ligence supérieure,  succomba,  comme  son  prédécesseur,  aux 
suites  de  la  petite-vérole,  après  un  règne  de  cinq  ans  et 
demi.  Son  fils  Adam,  à  peine  sorti  de  l'enfance,  lui  succéda 
au  trône,  mais  après  une  année  à  peine,  il  fut  renversé  et 
traîné  en  captivité  au  Darfour. 

Voici  quelles  furent  les  circonstances  qui  occasionnèrent 
cette  révolution  :  Mohammed  Saleh,  surnommé  sans  motif 
bien  connu  «  E'  Scherif,  »  avait  pénétré  depuis  longtemps 
déjà  et  secrètement  dans  le  Wadaï.  N'ayant  pu  s'y  former  un 
parti  assez  fort  pour  lui  permettre  de  faire  valoir  ouverte- 
ment ses  droits  au  trône,  comme  frère  de  Saboun,  il  s'adressa 
au  roi  du  Darfour,  lui  promettant  un  tribut  annuel  considé- 
rable s'il  consentait  à  appuyer  ses  prétentions.  Grâce  à  la 
misère  qu'avait  fait  naître  dans  le  pays  une  terrible  disette, 
il  ne  fallut  à  Mohammed  que  le  concours  de  deux  hauts  per- 
sonnages (agade),  Abd  Ê  Sid  et  Abd  El  Fatha;  or,  le  pré- 


APERÇU  HISTORIQUE  SUR  LE  WADAI.  259 

tendant  ne  rencontra  d'autre  résistance  que  celle  du  kamkolak 
des  Kodoï,  et  encore  fut-elle  vaine. 

Ce  fut  ainsi  que  Mohammed  Saleh,  soutenu  par  des  forces 
étrangères,  monta  au  trône,  au  mois  Tom  El  Aouel  de  l'an 
1250  de  l'hégire,  soit  en  juillet  Î834.  Ce  prince  travailla 
constamment  au  bien-être  de  son  pays,  mais  les  dernières 
années  de  son  règne  furent  malheureuses,  tant  pour  ses 
sujets  que  pour  lui-même. 

La  première  entreprise  qu'il  tenta  pour  augmenter  les 
richesses  de  son  peuple,  ou  plutôt  les  siennes  propres, 
ainsi  que  pour  étendre  sa  domination,  fut  une  expédition 
contre  le  Karka  ou  Kargha  ;  c'est  un  pays  marécageux,  com- 
posé d'îles  et  de  prairies  à  demi  submergées,  qui  se  trouve 
situé  à  l'angle  sud-est  du  Tsad,  et  dont  j'ai  parlé  dans  ma 
description  du  Kanera.  Mohammed  s'empara,  en  cette  cir- 
constance, d'une  quantité  considérable  de  bétail.  Peut-être 
avait-il  encore  un  but  différent;  en  effet,  un  autre  membre 
de  la  famille  royale,  nommé  Nour  E'Din,  qui  descendait  en 
droite  ligne  de  Saleh  Derret  par  Youssouf  et  Fourba,  s'était 
réfugié  dans  ce  pays  presque  inaccessible  et  pouvait,  grâce  à 
l'influence  dont  il  jouissait  parmi  toutes  les  tribus  environ- 
nantes, devenir  par  la  suite  un  compétiteur  dangereux. 
L'année  suivante,  Mohammed  marcha  contre  les  Tama,  tribu 
rapace  et  jusqu'alors  invincible,  qui  a  ses  établissements 
dans  une  contrée  montagneuse,  à  quatre  journées  au  nord- 
est  de  Wara.  Il  les  battit,  tua  leur  chef  et  leur  en  imposa  un 
de  son  choix;  mais  à  peine  Mohammed  fut-il  retourné  dans 
ses  foyers,  que  les  Tama  chassèrent  le  chef.  L'année  sui- 
vante, il  dut  revenir,  les  battit  de  nouveau  et  les  contraignit 
d'en  accepter  un  autre,  nommé  Ibrahim. 

Ce  fui  peu  après,  en  1846,  que  Mohammed  Saleh  entre- 


260  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

prit,  contre  le  Bornou,  l'expédition  dont  j'ai  parlé  briève- 
ment dans  mes  tables  chronologiques  de  l'histoire  de  ce 
royaume,  et  que  M.  Fresnel  a  indiquée  sous  un  aspect  com- 
plètement erroné.  En  effet,  quoique  le  roi  du  Wadaï  péné- 
trât jusqu'au  cœur  du  Bornou,  il  ne  parvint  pas  à  y  rétablir 
la  dynastie  des  Saifoua,  mais,  au  contraire,  consomma  la 
ruine  de  cette  dernière,  circonstance  qui  ne  permet  pas  de 
considérer  son  entreprise  comme  ayant  été  des  plus  heu- 
reuses. Toutefois  il  s'empara  d'un  butin  considérable  qui 
lui  coûta  une  grande  partie  de  son  armée,  tant  à  la  bataille 
de  Koussouri  que  pendant  sa  retraite,  surtout  au  passage  du 
Schari. 

A  la  vérité,  le  roi  remporta,  chemin  faisant,  un  léger 
avantage  sur  les  tribus  Tebou  établies  sur  le  Bahr  El 
Ghasal.  Il  subjugua  ces  tribus  et  leur  imposa  une  redevance 
annuelle.  Ce  n'est  qu'à  cette  époque  que  semblent  prendre 
naissance  les  fonctions  de  Yagid  el  bahhr. 

Après  cette  expédition  au  Bornou,  dans  tous  les  cas 
mémorable,  Mohammed  Saleh  n'en  entreprit  pas  de  nou- 
velle; mais  après  trois  ou  quatre  années  de  repos,  il  vit 
éclater  une  lutte  sanglante  entre  les  deux  moitiés  de  ses 
Étals. 

La  cause  réelle  ou  supposée  de  cette  guerre  civile,  qui 
maintint,  jusqu'à  mon  départ  du  Soudan,  le  Wadaï  dans 
un  état  de  grande  faiblesse,  était  la  cécité  du  roi.  En  effet, 
cette  infirmité  —  qui,  d'après  les  lois  du  pays  rendait  le 
prince  incapable  d'exercer  plus  longtemps  l'autorité  suprême, 
—  jointe  à  l'impopularité  générale  qu'avait  attirée  à  Moham- 
med Saleh  sa  cupidité,  fournit  aux  Kodoï,  qui  considéraient 
Adam  comme  leur  chef  légitime,  un  prétexte  pour  lui  con- 
tester le  droit  d'occuper  davantage  le  trône.  Ce  fut  par  suite 


APERÇU  HISTORIQUE  SUR  LE  WADAI.  261 

de  ces  circonstances  qu'en  1850,  pour  se  soustraire  aux 
manœuvres  de  ses  ennemis,  avoués  ou  secrets,  il  abandonna 
Wara,  l'ancienne  résidence  des  rois  du  Wadai  depuis  Cha- 
rout  P"",  pour  la  transférer  à  Abeschr.  Cette  localité  n'est 
qu'un  village  sans  importance,  situé  à  une  vingtaine  de 
milles  au  midi  de  Wara,  dans  le  pays  des  Kelingen,  parti- 
sans du  roi,  et  presque  entièrement  aride;  c'étaient  deux 
motifs  pour  que  Mohammed  Saleh  pût  s'y  croire  en  sûreté. 

La  lutte,  longtemps  préparée  en  silence,  éclata  en  1831; 
au  mois  de  Schaban,  en  cette  année,  le  roi  se  vit  forcé  de 
marcher  contre  les  Kodoï,  qui,  soutenus  par  une  partie  des 
Abi  ou  Abou  Scharib,  l'attendaient  dans  leurs  montagnes. 
Lorsqu'il  fut  arrivé  à  leur  portée,  le  vendredi  9  Schaban,  ils 
fondirent  sur  lui  avec  impétuosité;  perçant  les  rangs  de  son . 
armée,  ils  massacrèrent  un  grand  nombre  de  personnages 
du  plus  haut  rang,  parmi  lesquels  son  vi^ux  frère,  aveugle 
aussi,  Abou  Horra,  et  sa  fille  Fatima,  Sur  le  point  d'être 
tué  lui-même,  le  roi  ne  dut  son  salut  qu'à  l'adresse  et  au 
dévouement  de  son  entourage.  Après  cette  cruelle  leçon,  il 
réussit,  le  lendemain,  à  attirer  l'ennemi  dans  la  plaine,  où 
la  supériorité  du  nombre  et  l'excellence  de  la  cavalerie 
royale  valurent  aux  Kodoï,  et  surtout  à  leurs  alliés,  ces 
pertes  considérables  qui  les  forcèrent  de  se  réfugier  dans 
leurs  hautes  retraites.  Malgré  ce  désastre,  que  les  indigènes 
nomment  la  bataille  de  Torbigen  ou  de  Djalkam,  les  belli- 
queux Kodoï  n'ont  point  renoncé  à  soutenir  leurs  préten- 
tions; lors  de  mon  séjour  au  Baghirmi,  il  était  même 
question  qu'ils  reprissent  l'offensive  après  la  moisson. 

J'ai  traité,  jusqu'à  ce  point,  l'histoire  du  pays,  dans  les 
dépêches  que  j'envoyai  en  Europe  après  mon  retour  du 
Baghirmi,  et  la  remarque  par  laquelle  je  terminais  mon 

T.  IV.  18 


26â  VOYAGES  EN  AFRIQUE, 

aperçu  historique  sur  le  Wadaï,  s'est  depuis  coufirmée  de  la 
manière  la  plus  étonnante.  Voici  quelles  étaient  textuelle- 
ment mes  paroles  :  «  La  désunion  qui  règne  actuellement  au 
cœur  du  Wadaï  est  d'autant  plus  féconde  en  conséquences, 
que  le  roi  iMohammed  Saleh  semble  être  sur  un  pied  de 
mauvaises  relations  avec  Mohammed,  son  fils  aîné.  L'héri- 
tier du  trône,  étant  resté  à  ^Yara,  après  le  transfert  de  la 
cour  à  Abeschr,  a  refusé  d'obtempérer  à  plusieurs  invita- 
tions successives  de  se  présenter  devant  son  père,  et  s'est 
retiré  dans  les  contrées  méridionales  du  pays.  » 

Quelques  mois  seulement  après  que  j'avais  tracé  ces  lignes, 
nous  apprîmes,  au  Bornou,  qu'une  guerre  civile  avait  éclaté 
entre  le  père  et  le  fils.  Il  s'ensuivit  une  lutte  longue  et  san- 
glante dans  laquelle  Mohammed  battit  non  seulement  son 
père,  mais  encore  tous  ses  frères,  malgré  leurs  nombreux 
adhérents,  tandis  qu'il  n'avait  lui-même  d'autre  appui  que 
son  énergie  et  son  courage  personnel,  comme  étant  fils  d'une 
étrangère,  Fellata  du  Kordofan.  Par  là  s'explique  la  con- 
duite violente  de  cet  usurpateur,  qui  devait  naturellement 
avoir  contre  lui  l'aristocratie  du  pays;  c'est  ainsi  qu'il  sévit 
cruellement  contre  une  grande  partie  des  hommes  les  plus 
considérables  du  Wadaï. 

Je  ne  possède  pas  de  renseignements  précis  relativement 
à  l'état  actuel  de  la  politique  dans  ces  contrées;  toutefois  j'ai 
appris  que  Mohammed  a  été  supplanté  par  l'un  de  ses  pro- 
pres frères.  Nous  en  saurons  davantage,  à  l'égard  de  ces 
intéressantes  régions,  si  le  docteur  Yogel  —  qui,  ainsi  que 
nous  le  savons  aujourd'hui,  est  arrivé  au  Baghirmi  par  le 
Kanem  et  le  Fittri  pour  se  diriger  ensuite  au  nord,  vers  le 
Wadaï  —  si  le  docteur  Vogel,  dis-je,  contre  toute  attente, 
n'a  pas  succombé.  Malheureusement  les  dernières  nouvelles 


APERÇU  HISTORIQUE  SUR  LE  WADAI.  265 

reçues  du  Borgou,  en  date  du  20  juin,  ne  laissent  que  peu 
d'espoir  que  nous  revoyions  jamais  ce  jeune  et  intrépide 
savant,  dont  la  carrière,  au  point  de  vue  personnel  comme 
à  celui  de  la  science,  s'ouvrait  sous  de  si  brillants  aspecîs. 
II  est  plutôt  à  craindre  que,  pins  tard,  Wara  ne  figure  parmi 
les  nombreux  lieux  de  sépultures  d'Européens,  dont  est  par- 
semée l'Afrique  centrale.  Cependant  une  nouvelle  mais  faible 
lueur  d'espoir  renaît  en  ce  moment  (commencement  de  sep- 
tembre i8o7),  et  puissent  sous  les  efforts  que  l'on  tente  pour 
dévoiler  le  sort  mystérieux  de  l'illustre  voyageur,  noiïs  per- 
mettre de  profiter  au  moins  du  fruit  de  ses  travaux  !  Si  l'on 
venait  à  acquérir  seulement  la  certitude  qu'Edouard  Vogel  a 
été  décapité  par  le  prince  du  Wadaï,  soit  par  fanatisme,  soit 
pour  quelque  autre  cause,  la  vie  de  mon  jeune  ami  ne  pour- 
rait être  considérée  comme  ayant  été  inutilement  sacrifiée, 
et  sa  mort  elle-même  servirait  à  protéger  les  voyageurs 
futurs  contre  d'aussi  tragiques  destinées. 

Telle  est  donc  ma  courte  esquisse  de  l'histoire  du  Wadaï, 
pour  autant  que  mes  recherches  au  Baghirmi  me  permirent 
de  m'y  initier.  Je  puis  garantir,  du  reste,  fexactitude  de 
mon  récit,  quoiqu'il  s'écarte  de  maintes  autres  assertions. 

Je  terminerai  par  quelques  observations  générales. 

Le  pays  ainsi  réuni  en  un  vaste  emj)ire,  grâce  aux  efforts, 
non  toujours  systématiques  mais  empreints  d'énergie,  de 
ses  gouvernants,  s'étend  de  l'O.  N.  0.  à  l'E.  S.  E.,  dans 
sa  plus  grande  largeur,  el  se  trouve  compris  environ  entre 
le  15^  et  le  25''  degré  de  longitude  de  Greemvich,  et  le  15* 
et  le  10"  degré  de  latitude.  Je  n'esquisserai  que  brièvement 
et  à  grands  traits  les  particularités  les  plus  caractéristiques 
de  la  configuration  physique  de  la  contrée;  pour  les  détails, 
ou  les  trouvera  renseignés  dans  la  relation  de  mes  itinéraires, 


264  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

desquels  est  tirée,  du  reste,  ma  connaissance  générale  du 
pays. 

Le  Wadaï  proprement  dit  est  une  contrée  assez  plate,  mais 
qu'entrecoupent  une  quantité  de  montagnes  isolées ,  d'une 
nature  sèche  et  aride ,  incapables  d'alimenter  des  cours 
d'eau  de  quelque  importance.  Le  peu  de  sources  même 
dont  je  pus  constater  l'existence  ,  contiennent  de  l'eau 
chaude,  et  principalement  celles  qui  se  trouvent  aux  envi- 
rons d'Hamien ,  localité  située  dans  la  vallée  Waringek.  Le 
pays  tout  entier  s'abaisse  de  l'est  à  l'ouest,  c'est  à  dire  du 
pied  du  Djebel  Marra,  au  Darfour,  vers  le  bassin  du  Fittri; 
celui-ci  est  le  lac  intérieur  des  Kouka ,  qui  absorbe  toutes 
les  eaux  charriées  par  les  petites  rivières,  pendant  la  saison 
des  pluies,  lesquelles  eaux  se  rassemblent  dans  la  grande 
vallée  du  Batha.  Le  Wadi  Kia  seul  semble  faire  exception, 
en  ce  sens  que,  s'étendant  du  nord  au  sud,  le  long  de  la 
chaîne  de  montagnes  susmentionnée,  il  semble,  d'après  la 
plupart  de  mes  renseignements,  n'avoir  aucun  rapport  avec 
ce  bassin  et  se  diriger  peut-être  vers  quelque  bras  du  Nil. 
Dans  la  partie  septentrionale  du  Wadaï,  où  la  contrée  est 
bordée  de  régions  désertes,  il  existe  plusieurs  petits  cours 
d'eau  [saraf)  qui  vont  se  perdre  dans  le  sable. 

Quant  aux  pays  situés  entre  les  deux  lacs  intérieurs,  le 
Fittri  et  le  Tsad,  j'ai  déjà  dit  ailleurs  qu'ils  consistent  en  une 
contrée  élevée  coupant  toute  communication  entre  les  deux 
bassins ,  tandis  que  les  cours  d'eau  et  les  vallées  y  forment 
les  voies  naturelles,  le  long  desquelles  s'élèvent  les  établis- 
sements des  habitants.  Sur  ces  pays  encore,  nous  appren- 
drons des  choses  toutes  nouvelles,  si  le  docteur  Vogel  existe 
encore  ou  si  l'on  parvient  à  retrouver  au  moins  ses  derniers 
papiers;  car  il  est  aujourd'hui  positif  que  ce  voyageur  a  Ira- 


APERÇU  HISTORIQUE  SUR  LE  WADAI.  265 

versé  la  contrée,  au  mois  de  mars  1856,  en  se  rendant  du 
Kanem  au  Fitlri. 

Quant  aux  autres  provinces  du  royaume,  du  moins  vers 
le  midi,  elles  semblent  offrir  des  aspects  plus  variés  et  de 
plus  nombreux  cours  d'eau  permanents,  que  le  cœur  même 
du  pays;  toutefois  les  travaux  d'exploration  effectués  jusqu'à 
ce  jour  ne  suffisent  pas  à  nous  donner  une  idée  générale  à 
cet  égard. 


II 


Le  Wadaï  est  encore,  sous  tous  rapports,  un  État  jeune  où 
se  trouvent  réunis  tous  les  éléments  politiques  les  plus  oppo- 
sés. Cet  ensemble  hétérogène,  du  reste,  n'a  rien  d'extraor- 
dinaire dans  un  pays  aussi  vaste  que  le  Wadaï,  et  surtout 
pour  cette  partie  du  globe,  car  le  nombre  de  dialectes  usités 
dans  le  pays  ne  dépasse  pas  celui  des  idiomes  dont  on  se 
sert  au  Foumbina.  Au  Bornou  même,  où,  par  suite  d'un 
système  politique  de  nivellement  et  de  centralisation ,  plu- 
sieurs tribus  ont  été,  par  le  temps,  complètement  anéanties, 
on  parle  encore ,  endéans  les  limites  du  royaume ,  plus  de 
quinze  langues  difFérentes, 

Il  faut  distinguer  d'abord,  au  Wadaï,  deux  groupes  princi- 
paux :  ce  sont  les  tribus  nègres  indigènes  ou  immigrées  et 
les  tribus  arabes.  Je  m'occuperai  en  premier  lieu  des  tribus 
nègres,  dont  suit  une  nomenclature  complète  accompagnée 
de  quelques  observations  sur  leur  degré  de  force  et  d'impor- 
tance politique.  Toutefois  on  ne  peut  rien  affirmer  encore 
aujourd'hui  quant  à  leurs  rapports  de  parenté  réciproque,  en 


APERÇU  HISTORIQUE  SUR  LE  WADAI.  267 

l'absence  de  vocabulaires  de  leurs  idiomes  respectifs.  Je  ne 
pus  moi-même  parvenir  qu'à  connaître  la  signification  de 
trois  mots,  dont  un  du  langage  de  la  tribu  principale,  les 
Maba,  un  de  celui  des  Kouka ,  et  enfin  un  mot  de  celle  des 
Abii  ou  Abou  Scharib.  Quant  aux  établissemonts  de  ces 
diverses  tribus,  la  relation  de  mes  itinéraires  les  indiquera 
beaucoup  plus  clairement  que  ces  données  générales. 

Je  considérerai  d'abord  le  groupe  de  tribus  habitant  le 
Wadaï  proprement  dit  où  Maba,  généralement  indiqué, 
dans  le  pays  même,  sous  la  forme  arabe,  Dar  Maba;  ces 
tribus  parlent  une  seule  et  même  langue ,  nommée  Bora 
Mabang,  de  laquelle  je  pus  réunir  un  vocabulaire  assez  com- 
plet, contenant  plus  de  deux  mille  mots  et  un  grand  nombre 
de  phrases,  y  compris  l'oraison  dominicale.  Ce  groupe  con- 
siste dans  les  tribus  ou  plutôt  dans  les  subdivisions  ci-après  : 
les  Kelingen,  qui  habitent  plusieurs  villages  situés  à  envi- 
ron une  journée  au  midi  de  Wara;  les  Malanga,  au  nord-est; 
les  Madaba  et  les  Madala,  voisins  de  ces  derniers,  elles 
Kodoï,  ou  habitants  des  montagnes  [kodok,  mont).  Les 
Arabes  les  nomment  Bou  Senoun  (au  singulier  «  Sen- 
naoui  »),  à  cause  de  leurs  dents  rouges,  dont  la  coloration 
est  due  à  la  qualité  des  eaux  que  consomment  ces  Kodoï. 
Conservant,  dans  leurs  montagnes,  la  force  physique  et 
l'esprit  d'indépendance  qui  les  caractérisent,  ils  sont  unani- 
mement reconnus  comme  la  plus  brave  de  toutes  les  tribus 
du  Wadaï.  Leurs  retraites  les  plus  célèbres  de  la  montagne 
sont  Kourougoun  (la  résidence  de  leur  chef),  Boumdan, 
Mogoum,  Bourkouli,  Moutoung  et  Warschekr,  toutes  loca- 
lités situées  à  une  journée  à  l'est  de  Wara. 

Après  les  Kodoï,  viennent  les  subdivisions,  moins  impor- 
tantes, des  Kouno,  desDjambo,  des  Abou  Gedam,  des  Ogo- 


268  VOYAGES  EN  AFlllQLE. 

dongda,  de  Kaouak,  des  Aschkiting,  des  Bili,  des  Billing, 
des  Ain  Gamara,  des  Koromboï,des  Ghirri  (qui  habitent  Am 
Dedik),  des  indigènes  de  Scherefi,  des  Manga  (établis  dans 
la  contrée  nommée  Firscha),  des  Amirga  (ou  habitants  de 
Maschek),  et  des  indigènes  d'Andobou,  de  Schibi,  de  Tara, 
localités  voisines  de  Wara. 

Toutes  les  subdivisions  du  Maba,  que  je  viens  de  citer  et 
auxquelles  appartiennent  encore  quelques  petites  peuplades, 
ont  toutes  un  caractère  propre  et  forment  autant  d'agglomé- 
rations distinctes.  Les  plus  nombreuses  sont  celles  des  Kelin- 
gen,  des  Kadjanga,  des  Malanga  et  des  Kodoï;  mais  la  préé- 
minence des  Kelingen  ne  repose  que  sur  cette  circonstance, 
que  la  mère  du  roi  actuel  {momo),  qui  exerce  au  Wadaï  une 
certaine  influence,  est  issue  de  cette  tribu. 

Les  rois  du  Wadaï  ne  descendent  originairement  ni  des 
Keligen,  ni  d'aucune  des  tribus  qui  composent  le  groupe  du 
Maba  ou  Dar  Maba,  et  que  je  viens  d'énumérer;  mais  ils  sor- 
tent, au  contraire,  des  Gémir,  cette  tribu  que  j'ai  citée  plus 
haut  et  qui  est  d'une  nationalité  toute  différente.  Malgré 
cette  circonstance ,  la  décadence  où  est  tombée  la  tribu  des 
Gémir,  qui  possède  un  idiome  particulier,  me  fait  ne  la 
placer  qu'au  second  rang. 

Je  citerai  ensuite  les  diverses  subdivisions  des  Abou  Scha- 
rib  ou  Abii,  dont  la  tribu,  dans  son  ensemble,  dépasse 
numériquement  le  groupe  du  Maba;  mais  les  dialectes  y 
sont  tellement  différents  entre  eux,  que  les  indigènes  de 
l'une  et  de  l'autre  ne  se  comprennent  que  difficilement;  il 
en  résulte  que  la  langue  usitée  pour  les  rapports  réciproques 
est  le  Bora  Mabang,  familier  à  tous  les  gens  notables  du 
pays,  à  quelque  tribu  qu'ils  appartiennent.  Citons  en  pre- 
mier lieu  les  Abou  Scharib  Menagon  et  Mararit,  qui  ont  un 


APERÇU  HISTORIQUE  SUR  LE  WADAI.  269 

idiome  commun,  duquel  j'ai  formé  un  vocabulaire  d'environ 
deux  cents  mote,  ainsi  qu'une  traduction  ôa  pater.  Je  com- 
prendrai, dans  cette  tribu,  les  Tama,  qui,  d'après  des  ren- 
seignements positifs,  s'y  relient  par  des  rapports  étroits, 
quoique  les  Tama  et  les  Abou  Scharib  aient  leurs  établisse- 
ments fort  éloignés  entre  eux;  en  effet,  les  Menagon  et  les 
Mararit  demeurent  à  environ  six  journées  au  de  marche  sud 
de  Wara,  tandis  que  les  Tama  vivent  dans  une  contrée 
montagneuse  située  à  quatre  journées  au  nord-est  de  cette 
capitale. 

Cette  belliqueuse  tribu,  qui  se  distingue  principalement 
par  son  adresse  à  manier  l'épieu,  semble  avoir  perdu  jusqu'à 
un  certain  point  son  indépendance,  qu'elle  avait  su  défendre 
pendant  plus  de  deux  siècles.  Au  commencement  toutefois, 
les  Tama  réussirent  à  chasser  un  certain  Bilbildek,  que  leur 
avait  imposé  le  roi  actuel  du  Wadai ,  après  avoir  fait  déca- 
piter E'  Nour,  leur  chef;  mais  il  parait  qu'après  un  seconde 
expédition,  un  nouveau  chef,  du  nom  dTbrahim,  était  par- 
venu à  s'établir  àNanoua,  l'une  des  localités  les  plus  impor- 
tantes des  Tama.  Aussi  ces  derniers  fréquentent-ils  aujour- 
d'hui les  marchés  du  Wadai ,  tandis  que  les  Kaï  Maba ,  ou 
habitants  du  Maba  proprement  dit,  ne  hantent  pas  les  leurs. 
Les  Tama  possèdent  de  nombreux  chevaux,  mais  fort  peu 
de  bétail. 

Après  les  Tama,  je  mentionnerai  les  Abou  Scharib  Gnorga 
et  Darna,  qui  sont  établis  à  l'est  des  Menagon  et  des  Mara- 
rit; puis  les  Abou  Scharib  Koubou,  qui  habitent  Gonanga, 
près  d'Andabou,  Viennent  ensuite  les  Abou  Scharib  Soun- 
gori,  qui  occupent  une  contrée  fort  étendue  et  voisine  du 
Darfour  ;  ils  y  sont  mêlés  aux  Massalit  et  se  font  remarquer 
par  l'élève  d'une  magnifique  race  de  chevaux;  les  Abou  Scha- 


270  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

rib  Schali,  voisins  des  Soiingori;  les  Abou  Scbarib  Scho- 
chen,  qui  habitent  principalement  la  localité  de  même  nom; 
les  Abou  Scharib  Boubala,  alliés  intimes  des  Kodoï,  dont  ils 
sont  les  voisins  orientaux,  et  enfin  les  Ouëlad  Djemma,  qui 
appartiennent  également  au  vaste  groupe  des  Abou  Scharib, 
mais  se  distinguent,  parait-il,  par  un  idiome,  ou  plutôt  un 
dialecte  particulier. 

Je  joindrai  à  ce  groupe  les  Massalit,  qui  sont  les  plus 
nombreux  après  les  Abou  Scharib  et  pourraient  bien  avoir 
quelques  rapports  de  parenté  avec  les  Soungori,  auxquels 
ils  vivent  mêlés.  Toutefois  les  Massalit  semblent  être  tombés 
au  dernier  degré  de  la  barbarie;  ils  ne  leur  répugnerait 
même  pas  de  manger  de  la  chair  humaine,  et  ce  reproche 
s'adresse  principalement  à  la  subdivision  qui  habite  Nyes- 
sere,  près  de  la  frontière  du  Darfour. 

Aux  Massalit  succèdent,  dans  l'ordre  du  voisinage,  la 
tribu  des  Ali,  puis,  dans  les  environs  mêmes  de  Wara,  celle 
des  Mimi,  tribu  qui  passe  pour  avoir  une  langue  à  elle. 
Vient  alors  un  groupe  de  plusieurs  tribus,  dont  il  ne  sera 
guère  possible  d'établir  les  rapports  mutuels  que  lorsqu'on 
possédera  des  vocabulaires  et  des  données  grammaticales  de 
leurs  idiomes  ou  dialectes  respectifs;  ce  sont  les  tribus  des 
Moëo,  des  Marfa,  des  Korounga  ou,  d'après  les  Arabes, 
Karinga,  et  celle  des  Kaschemere.  Il  ne  serait  pas  invraisem- 
blable qu'il  existât,  entre  ces  tribus  et  les  Massalit,  une  sorte 
de  parenté. 

Les  Kondongo  forment  à  leur  tour  une  tribu  autrefois 
très  puissante,  mais  considérablement  déchue  depuis  la 
guerre  contre  Abd  El  Asis  et  la  famine  qui  en  fut  la  consé- 
quence. Ils  sont  renommés  pour  l'excellence  de  leur  lisse- 
randerie. 


APERÇU  HISTORIQUE  SUR  LE  WADAI.  271 

Voici  encore  quelques  tribus  ou  nationalités  distinctes  : 
les  Kabbaga,  situés  ou  sud-est  de  Wara  et  voisins  des  Kou- 
bou;  les  Moubi,  sur  le  Batha  ;  les  Marta;  les  Dermondi  ou 
Daranidoutou;  les  Bakka  ou  Ouëlad  El  Bachcha,  près  de 
Malam  ;  les  Birkit,  qui  vivent  près  de  la  frontière  du  Dar- 
four,  pays  où  il  s'en  trouve  également  un  grand  nombre  ;  les 
Tala;  les  Kadjagsse  ou  Kadjagasse,  voisins  immédiats  delà 
limite  S.  S.  0.  du  Wadaï  propre  ;  les  Tundjour,  qui  ont  leurs 
établissements  non  loin  de  ces  derniers,  et  constituent  les 
débris  d'une  nation  jadis  puissante,  qui  dominait  autrefois 
toutes  ces  contrées;  ils  habitent  aujourd'hui  principalement 
Magara,  localité  appartenant  au  Dar  Soyoud. 

Plus  loin  se  trouvent  les  Kouka  qui  sont  généralement 
établis  le  long  du  cours  inférieur  du  Batha,  et  au  Filtri,  où 
ils  forment,  avec  les  Boulala,  sous  le  rapport  idiomatique, 
un  groupe  commun  différant  essentiellement  des  tribus  du 
Wadaï  précédemment  citées,  mais  étroitement  lié,  au  con- 
traire, aux  habitants  du  Baghirmi,dont  le  langage,  du  moins 
dans  la  moitié  des  éléments  qui  le  composent,  est  identique 
à  celui  des  Kouka. 

Après  ces  derniers,  je  dois  citer  encore  les  Dadjo,  tribu 
fort  nombreuse  malgré  son  état  de  décadence.  Pour  ce  qui 
concerne  leurs  établissements,  ils  sont  pour  la  plupart  situés 
au  sud-est  de  ceux  des  Kouka,  avec  lesquels  ils  ont  quelques 
lointains  rapports  de  parenté.  Peut-être  les  éléments  de  la 
langue  des  Kouka  qui  n'ont  pas  de  relation  avec  la  langue 
des  Baghirmiens,  sont-ils  identiques  aux  expressions  corres- 
pondantes des  Dadjo.  Il  ne  nous  est  pas  encore  possible, 
jusqu'à  présent,  d'établir  les  rapports  qui  peuvent  exister 
entre  les  Dadjo  et  les  Abou  Telfan,  qui  habitent  une  contrée 
située  à  deux  journées  au  S.  S.  0.  de  Birket  Fatima.  Les 


872  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

Aboii  Telfan  semblent  n'occuper,  sous  le  rapport  de  la  civi- 
lisation, qu'un  rang  fort  secondaire  et  passent,  aux  yeux  des 
habitants  du  Wadaï,  pour  païens  (djenachera) ;  ils  possèdent 
des  chevaux  et  du  bétail  en  abondance. 

Il  existe  encore,  dans  la  province  Dar  Soyoud,  sur  le 
Batha  moyen,  une  tribu  nommée  Kaoudara,  qui  parle  un 
idiome  particulier  et  habite  une  localité  considérable,  du 
nom  de  Kinne. 

Avant  de  me  livrer  à  l'énumération  des  tribus  qui  occupent 
les  provinces  extérieures,  au  midi,  et  ne  sont  encore  qu'à 
moitié  soumises,  je  citerai  encore  les  So  Rhaoua  ou,  comme 
on  les  nomme  au  Wadaï,  So  Chaoua;  les  Gouraan;  puis 
deux  grandes  subdivisions  des  Tebou  ou  plutôt  Teda,  qui 
habitent  le  désert  au  nord  du  Wadaï,  possèdent  de  grandes 
richesses  en  troupeaux  et  se  sont  rangées  sous  l'autorité 
du  roi  de  ce  dernier  pays. 

Les  tribus  des  provinces  méridionales  sont  :  les  Silla, 
habitants  de  la  contrée  montagneuse  qui  s'étend  au  S.  S.  0. 
de  Schenini;  les  Bandala,  voisins  de  Djedji  ;  les  Rounga, 
qui  occupent  le  pays  au  sud-ouest  de  Silla,  éloigné  de  quinze 
journées  de  Wara,  et  qui  payent  tribut  à  la  fois  au  Darfour 
et  au  Wadaï;  les  Daggel,  dont  la  capitale,  Mangara,  est 
située  au  nord  de  Rounga  et  à  l'ouest  de  Silla,  les  Goulla, 
à  la  belle  structure  corporelle  et  en  partie  au  teint  cuivré, 
établis  à  l'ouest  des  Rounga;  les  Fana,  au  midi  des  Goulla; 
les  Birrinibirri,au  S.  S.  E.  du  Wadaï;  les  Seli,  au  midi  des 
Rounga,  et  enfin  les  Koutingara. 

Telle  est  la  nomenclature,  quelque  peu  aride,  des  nom- 
breuses tribus  appartenant  à  la  population  nègre  du  Wadaï. 
De  nouvelles  explorations  dans  l'intérieur  de  ce  pays,  et  la 
formation  de  vocabulaires  des  divers  idiomes  qui  s'y  parlent, 


APERÇU  IIISTOMIQUE  SLR  LE  WADAl.  273 

sont  seules  propres  à  nous  édifier,  plus  lard,  sur  les  rapports 
réciproques  de  parenté  entre  ces  tribus. 

Pour  ce  qui  concerne  les  autres  grands  groupes,  et  prin- 
cipalement la  population  arabe  du  Wadai,  elle  comprend  les 
tribus  suivantes,  établies  en  ce  pays  depuis  environ  cinq 
cents  ans.  Ce  sont  d'abord  les  Mahamid,  qui  forment  la  plus 
puissante  de  ces  peuplades  et  possèdent  en  abondance  des 
chameaux  et  du  menu  bétail  ;  ils  demeurent  ou  plutôt  errent 
dans  les  vallées  qui  s'étendent  au  nord  de  Wara,  et  princi- 
palement dans  le  Wadi  Orahda,  situé  à  deux  journées  de 
l'endroit  où  semble  les  avoir  visités  le  docteur  Yogel,  qui 
nous  fournira,  s'il  lui  est  donné  de  jamais  revenir,  de  bril- 
lantes descriptions  de  la  vie  nomade  de  celte  tribu  de  pas- 
teurs. Non  loin  de  celle-ci  se  trouvent  les  Béni  Helba,  qui 
semblent  avoir  été  alliés  politiquement  aux  Tundjour;  les 
Schiggegat,  en  partie  étroitement  unis  aux  Mahamid  et  en 
partie  établis  dans  le  voisinage  de  Djedji;  les  Sebbedi;  les 
Sef  E'  Din  et  les  Béni  Hassan.  Ces  derniers,  que  nous  avions 
déjà  rencontrés  au  Bornou  et  au  Kanem,  où  ils  sont  fort 
nombreux,  ne  semblent  guère  jouir  d'une  condition  meil- 
leure au  Wadaï,  et  une  grande  partie  d'entre  eux  errent  dans 
le  Soudan  oriental,  cherchant  à  se  créer  quelques  ressources 
par  leur  travail  ;  d'autres  se  rendent,  à  la  saison  des  pluies, 
dans  une  localité  nommée  Etang,  située  au  nord-est  de 
Wara,  entre  le  pays  des  Tama  et  celui  des  So  Rhaoua. 

Tandis  que  toutes  ces  tribus  errent  au  nord  de  Wara, 
celles  que  je  vais  énumérer  sont  établies,  au  moins  pendant 
une  partie  de  l'année,  dans  la  vallée  du  Balha.  Ce  sont 
d'abord  les  Missirie,  la  troisième  tribu  arabe  du  Wadaï  sous 
le  rapport  numérique;  ils  se  partagent  en  deux  subdivisions  : 
les  Missirie  Sorouk ,  ou  noirs,  et  les  Missirie  Homr,  ou 


974  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

rouges;  leur  résidence  principale  est  Domboli.  Viennent 
ensuite  les  Chosan,  qui  les  suivent  sous  le  rapport  du 
nombre;  les  Soyoud,  les  Djaatena,  les  Sabbade  et  les  Abidie, 
auxquels  nous  pouvons  joindre  encore  les  Nouaibe,  qui 
habitent  plus  au  nord  du  Balha.  A  ceux-ci  succèdent  les 
Sabalat,  tribu  assez  pauvre,  qui  élève  du  bétail  pour  les 
besoins  personnels  du  roi.  Au  sud  des  Soungori  se  trouvent 
les  établissements  des  Korobat,  dont  le  chef-lieu  est  Tend- 
jing,  à  l'est  de  Tundjoung,  localité  éloignée,  à  son  tour,  de 
deux  journées  de  Schenini. 

Les  tribus  errantes  desKolomat  et  desTerdjem  habitent  les 
riches  prairies  qui  s'étendent  à  quatre  journées  au  sud-est 
de  Birket  Fatiraa,  prairies  qu'arrose  un  cours  d'eau  peu 
profond,  sorte  de  noullah  indien,  nommé  Bahhr  E'  Tini  ; 
vers  l'extrémité  sud-ouest  du  royaume,  et  près  de  la  frontière 
orientale  des  provinces  païennes  tributaires  du  Baghirmi, 
se  trouvent,  au  bord  d'un  autre  noullah  probablement  sans 
courant,  les  établissements  des  Ouëlad  Raschid,  desquels  ce 
noullah  lui-même  tire  son  nom.  Une  partie  de  ces  Ouëlad 
Raschid  sont  établis  parmi  ces  tribus  idolâtres,  et  principa- 
lement parmi  les  Boua  Kouli ,  avec  lesquels  ils  semblent 
avoir  des  rapports  de  famille.  Ils  sont  extrêmement  riches 
en  chevaux  d'une  petite  race,  et  possèdent  des  biens  fon- 
ciers considérables. 

Je  dois  citer  enfin  un  dernier  groupe  de  tribus  arabes, 
qui  font  paître  leurs'  troupeaux  au  bord  d'un  autre  amas 
d'eau,  peu  profond  et  dont  le  courant  semble  très  faible, 
nommé  Om  E'Timan;  souvent  encore,  on  le  désigne  sous 
le  nom  des  tribus  établies  sur  ses  bords.  Vers  l'est,  et  non 
loin  des  Bandala,  demeure  la  nombreuse  tribu  des  Salamat; 
du  côté  opposé,  se  trouvent  les  Ilemad  et  les  Scharafa,  qui 


APERÇU  HISTORIQUE  SUR  LE  WADAI.  27» 

visitent  aussi  parfois  le  Bahhr  E'  Tini.  A  côté  de  ces  der- 
niers ,  et  vers  les  frontières  occidentales  du  royaume ,  sont 
établis  les  Douggana  ou  Daghana,  autrefois  dépendants  du 
Bornou. 

Toutes  ces  tribus  peuvent  se  diviser  en  deux  catégories, 
par  rapport  à  leur  teint  :  ce  sont  les  «  Sorouk  »  et  les 
«  Homr.  »  Le  premier  groupe,  qui  répond  aux  Arabes  de 
couleur  foncée,  comprend  principalement  les  Missirie 
Sorouk  et  les  Abidie,  tandis  que  le  groupe  des  «  Homr,  » 
beaucoup  plus  nombreux,  renferme  les  Mahamid,  les  Ras- 
chid,  les  Chosam,  les  Hamideetles  tribus  que  j'ai  citées  plus 
haut. 


m 


Les  détails  qui  précédent ,  sur  les  divers  éléments  de  la 
population  du  Wadaï ,  indiquent  suffisamment  combien  le 
gouvernement  de  ce  pays  doit  être  dépourvu  de  cohésion , 
de  logique  et  d'unité.  En  en  étudiant  le  caractère,  la 
première  chose  que  nous  remarquons  est  la  division  du 
Wadaï  en  quatre  provinces,  sans  doute  à  l'imitation  du  Dar- 
four  ;  ce  sont  :  la  contrée  des  confins  occiélentaux  ou  Louloul 
Endi  ;  celle  des  confins  méridionaux,  ou  Motay  Endi  ;  celle 
des  confins  orientaux,  ou  Talount  Endi,  et  enfin  celle  des 
confins  septentrionaux,  ou  Tourtalou.  Chacune  de  ces  quatre 
grandes  provinces  ou  subdivisions  est  administrée  par  un 
kamkolak.  Celui  de  la  province  occidentale,  nommé  Nelied, 
a  sa  résidence  à  Gosbeda ,  village  situé  près  de  Maschek, 
et  à  trois  jouruées  0.  S.  0.  de  Wara;  le  kamkolak  du  midi, 
actuellement  Mohammed,  a  la  sienne  à  Kourkouti,  sur  le 
Beteha;  celui  de  l'est,  Abakr  (ou  Ahou  Bakr)  Ouëled  Meram, 
habite  près  des  frontières  du  Darfour ,  tandis  que  le  kamkolak 
du  nord,  Sclieich  El  Arab,  fils  de  Tondo,  tient  sa  cour  à 


APERÇU  HISTORIQUE  SUR  LE  WADAI.  277 

Megeren ,  localité  située  à  une  vingtaine  de  milles  au  nord 
de  Wara. 

Outre  ces  quatre  kemakel  (pluriel  de  kamkolak),  il  existe 
€|ncore  quatre  gouverneurs  secondaires  nommés  kamkolak 
endikrek,  qui  semblent  avoir  pour  fonctions,  outre  quelques 
obligations  particulières ,  de  remplacer  au  besoin  les  kemor 
kel  eux-mêmes.  Ces  fonctionnaires  sont  actuellement  :  le 
kamkolak  Nassr  ,  suppléant  de  Nehed  ;  Hedjab ,  qui  réside 
dans  le  midi,  Kelingen  et  Rakeb. 

Ces  kemakel  exercent  la  conduite  générale  des  affaires 
de  leur  province  et  ont  sur  leurs  administrés  droit  de  vie 
et  de  mort;  ils  prélèvent  la  «  dhiafa  »  ou  littéralement 
«  présent  d'hospitalité,  »  sorte  de  tribut  proportionné  à 
l'importance  des  localités.  Leur  autorité  semble  toutefois 
ne  pas  s'étendre  sur  la  partie  arabe  de  la  population,  et  les 
tribus  indigènes  elles-mêmes  offrent  fréquemment  des  excep- 
tions analogues;  c'est  ainsi  que  les  Tama,  les  Kodoï,  les 
Boulala,  les  Middogo  et  quelques  subdivisions  des  Abou 
Scharib ,  possèdent  leurs  chefs  propres ,  et  que  plusieurs 
tribus  idoJâtres  ont  conservé  leurs  princes  primitifs.  En 
outre,  un  grand  nombre  de  localités  habitées  par  des  tribus 
indigènes  ont  été  assignées  pour  résidence  à  des  agade  ou 
agid  ayant  exercé  les  fonctions  de  gouverneur  des  tribus 
arabes,  de  sorte  que  les  kemakel  jouissent,  dans  les  expédi- 
tions militaires,  d'une  autorité  beaucoup  moindre  que  celle 
de  V agade. 

Enfin,  il  a  été  installé,  dans  la  province  orientale,  un 
agid  e  sybbha  [sobah)  particulier,  indépendant  du  kamkolak 
oriental  et  résidant  à  Bir  Taouïl ,  sur  la  frontière  du  Dar- 
four,  quoique  son  autorité  ne  s'étendit,  dans  l'origine,  que 
sur  la  tribu  des  Korobat. 

T.  IV.  19 


278  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

Voici  une  nomenclature  des  agid  ou  agade  actuels,  des  tri- 
bus qu'ils  administrent  et  des  chefs  indigènes  de  celles-ci  : 

NOMS  DES  AGID.  NOMS  DES  CHEFS.  NOMS  DES  TRIBUS. 

IAbd  E'  Salara  Hagar Mahamid. 
Mallem  Bourma  i  et  Dendani  2    .    .  Béni  Helba. 
Chamis  Ouëled  Sebe Sebbedi. 
Tamoki Schiggerat. 

ueveu  de  Mohammed  Saleh.    )^   ,,  iSefE'Din. 

/  Goddoura Ti     ■  Ti 

r  '  Beni  Hassan. 

Moussa  Cliabasch Quëlad  Djenoub. 

\  ScherfE'Din Maharie  Ouêlad  Ali. 

Magene Yaiima Missirie  Sorouk. 

Dagga Magaddam Missirie  Homr. 

(Le  kamkolak  Nehed)  ....  Alladjad Soyoud. 

Mammedi Riyat Nouaïbe. 

^   ,  ,  „  .    ,„   ,.,  .„  .,  (  Schech  Saleh Djaatena. 

Fadalallah  (Fadhl-Allah)  .    .    j  ^j  ^aher Douggana. 

Djerma  Schogoma N*** Chosam. 

Hanno t>  j ;  Hamide. 

(  Radama ) 

BarkaMesser Sindour Abidie. 

Djerma  Abd  El  Asis Saleh Kolomat. 

Gadi Fakih  Yakoub Terdjem. 

Bached,  agid  e'  sybbha    .    .    .  N*** Korobat. 

I  Diyab,  surnommé  Sidi  Djenoun  .    .  Salamat. 
S^"' I  Rekek,   beau-père  du  roi  Djedd 

(      El  Mola Scharafa. 

Horr Scheich  Andje Sabbada. 

Danna Halib,  une  femme Raschid. 

N*" Mafer Sabalal. 

Abd  El  Wahed Diyab Debaba,  subdivision 

di'  la  tribu  de  mémo 
nom. 

Fakih  Ali  ou  Alio,  surnommé  [  Adim Assale. 

Agid  El  Bahhr,  et  dont  le  \  „„,„,„  „„„„„ 

père  périt  à  la  bataille  de  ™"»'='  tebod. 

Jioussouri (  Ab  Kaschelle Kreda. 

/  Scliinnakora. 
l  Sakcrda. 

Birre Abou  Nakor )  Sakere. 

I  Madamee. 
[  Famalle. 


Ces  agid ,  parmi  lesquels  le  plus  puissant ,  Djerma ,  pos- 
sède la  moitié  du  Wadaï ,  jouissent  d'une  grande  autorité, 

'  Il  a  sa  résidence  à  Galoum  Kouscba. 

*  Il  habite  Am  Sidr,  sara/ aitw  à  uuc  jouruce  au  nord-ouest  de  Wara 
et  à  une  distance  égale  de  Galoum  Kouscha. 


APERÇU  HISTORIQUE  SUR  LE  WADAI.  279 

en  temps  de  paix  comme  en  temps  de  guerre  ;  car  ils  ont 
non  seulement  la  surveillance  des  affaires  de  leur  circon- 
scription, mais  encore  la  direction  de  la  force  armée,  qu'ils 
commandent  en  personne  dans  les  combats.  Ils  entrepren- 
nent continuellement,  en  outre,  de  vastes  expéditions  pira- 
tiques  pour  leur  propre  compte.  Après  Djerma,  Vagid  le  plus 
puissant  à  cause  de  sa  nombreuse  cavalerie  est  Vagid  el 
bahhr,  qui  prélève,  outre  le  tribut  général  du^Baghirmi  au 
Wadaï,  un  impôt  particulier  sur  Moïto ,  la  ville-frontière  du 
nord-est,  au  Baghirmi  ;  après  Djerma  et  Vagid  el  bahhr 
viennent ,  semble-t-il ,  les  agid  des  Djaatena  et  des  Doug- 
gana.  Vagid  e  syhha  est  très  mal  famé  à  cause  des  exactions 
et  des  désagréments  qu'il  fait  constamment  subir  aux  voya- 
geurs et  aux  pèlerins,  qui  évitent  en  conséquence,  le  plus 
possible,  de  passer  par  le  territoire  soumis  à  son  autorité. 

Chacun  de  ces  agid  a  son  chalifa  ou  lieutenant,  nommé 
agid  el  hirsch ,  dont  il  se  sert  lorsqu'il  ne  veut  pas  se  dépla- 
cer lui-même;  plusieurs  de  ces  fonctionnaires  en  sous-ordre 
jouissent  d'une  grande  autorité.  Il  leur  est  adjoint  encore, 
de  par  le  sultan,  un  emin,  dont  les  fonctions  consistent  à 
surveiller  et  contrôler  le  recouvrement  des  tributs  el  à  s'assu- 
rer que  la  demi  dhiafa  ou  part  du  sultan,  lui  revienne  exac- 
tement. 

Les  tributs  ou  impôts,  nommés  diwan,  sont  proportion- 
nés aux  ressources  et  aux  produits  de  chaque  contrée  et, 
par  conséquent ,  de  nature  très  variée.  Chaque  habitant  des 
villes  du  Wadaï  propre  en  général ,  est  assujéti ,  outre  les 
impositions  et  les  présents  extraordinaires,  à  une  contribu- 
tion personnelle  de  2  moudd;  le  moudd  est  une  mesure  équi- 
valente à  vingt-une  poignées  de  sarrasin  {douchn);  il  doit 
participer  ensuite  à  un  impôt  collectif  consistant,  pour  la 


380  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

ville  entière,  en  un  certain  nombre  de  chameaux.  Parmi  les 
Arabes,  chaque  père  de  famille  doit  fournir,  tous  les  trois 
ans,  une  kaffala  de  deux  têtes  de  bétail,  et  d'une  seule  s'il  est 
faki  ou  lettré.  En  sus  de  ces  impositions  générales,  il  en 
existe  d'autres,  particulières  à  la  partie  nègre  de  la  popula- 
tion. C'est  ainsi,  par  exemple,  que  tout  village  doit,  à  chaque 
grande  fête  musulmane,  fournir  un  machalaïe  de  blé  à 
Yadjaouadi,  ou  individu  auquel  il  est  assigné  comme  revenu; 
le  machalaïe  est  une  mesure  de  3  moudd  ou  medad;  un  fonc- 
tionnaire royal,  portant  le  titre  de  sidi  e  derb,  ainsi  que  le 
sidi  cl  alboïe,  perçoivent,  en  outre,  un  revenu  analogue,  tan- 
dis que  les  villages  plus  considérables  ou  les  villes,  paient 
proportionnellement  davantage,  jusqu'à  même  10  mechali. 
Les  moindres  villages  doivent  encore,  en  sus,  une  charge  de 
chameau  de  blé  à  leur  adjouadi,  et  les  localités  plus  impor- 
tantes, des  quantités  proportionnellement  plus  considéra- 
bles. La  population  noire  indigène,  au  Wadaï,  n'a  à  livrer 
ni  bétail ,  ni  bandes  de  coton  {tokaki),  si  ce  n'est  sur  l'ordre 
exprès  et  occasionnel  du  roi  ;  la  nature  des  impôts  se  règle 
plutôt  sur  les  produits  et  le  degré  de  bien-être  des  localités. 
C'est  ainsi  que  les  Soungori,  dont  j'ai  déjà  cité  la  belle  race 
chevaline,  sont  astreints  à  une  redevance  annuelle  de  cent 
chevaux,  tandis  que  les  Gémir  et  les  Tundjour  paient  leurs 
impôts  exclusivement  en  riz  sauvage,  dont  ils  ont  à  pour- 
voir le  ménage  du  souverain. 

Quant  aux  Arabes,  ils  ont,  outre  la  contribution  commune 
[kaffala]  déjà  citée,  un  tribut  à  payer  au  roi;  ce  tribut, 
nommé  noba,  consiste  en  la  livraison,  tous  les  quatre  ans, 
d'une  vache  par  quatre  individus.  En  outre,  chaque  camp 
est  tenu  de  fournir  une  génisse,  aux  jours  de  fêle;  les 
Arabes  souffrent  beaucoup  de  l'onéreuse  dhiafa  qui  leur  est 


APERÇU  HISTORIQUE  SUR  LE  WADAI.  281 

imposée  chaque  année,  lors  de  la  visite  de  Vagid  el  hirsch, 
tandis  que  les  indigènes  du  Wadaï,  par  d'autres  causes 
encore,  cherchent  à  les  maintenir  dans  un  état  de  sujétion 
qui  ne  leur  permet  pas  d'acquérir  beaucoup  de  bien.  L'impôt 
des  Mahamid  consiste  entièrement  en  chameaux,  dont  ils 
auraient,  paraît-il,  un  millier  à  fournir  tous  les  trois  ans; 
les  Abidie,  de  leur  côté,  qui,  ne  possédant  que  fort  peu  de 
bétail,  n'en  sont  pas  moins  les  pasteurs  du  roi,  s'acquittent 
exclusivement  en  beurre. 

La  diversité  des  impôts  n'est  pas  moins  considérable  dans 
les  provinces  extérieures  du  Wadaï.  Les  Dadjo  fournissent 
1,000  tokaki,  ainsi  que  du  miel.  Ce  dernier  article  forme 
aussi  la  contribution  des  Daggel,  des  Kebaït  et  des  Bandala, 
tandis  que  Silla,  outre  son  miel,  est  tenu  de  fournir  un 
nombre  déterminé  de  belles  esclaves  ;  Rounga,  qui  livre 
aussi  sa  part  de  cette  substance  recherchée,  est  assujéti  à  un 
impôt  supplémentaire  et  annuel,  de  cent  grandes  dents 
d'éléphant  ou  sinon  de  cinquante  esclaves.  C'est  exclusive- 
ment en  esclaves  que  consiste  la  redevance  de  Goulla  et  des 
contrées  païennes  adjacentes.  Parmi  les  tribus  Tebou,  celle 
des  So  Rhaoua  donne  un  certain  nombre  de  chevaux,  tandis 
que  c'est  en  chameaux  que  s'acquittent  les  Gouraan,  en  tant 
qu'ils  dépendent  du  Wadaï. 

ïl  me  faut  enfin  citer  en  dernier  lieu  le  diwan  que  fournit 
le  roi  du  Baghirmi.  depuis  l'époque  où  Othman,  le  père  du 
souverain  actuel  de  ce  pays,  recourut  à  l'aide  de  Saboun 
pour  rentrer  en  possession  de  ses  États,  comme  je  l'ai  dit  en 
parlant  de  l'histoire  du  Baghirmi.  Ce  tribut,  dont  la  percep- 
tion s'opérait  précisément  pendant  mon  séjour  à  Massena, 
consiste  en  cent  chevaux  de  toute  espèce,  autant  d'esclaves 
mâles,  trente  belles  esclaves  femelles  {serari),  et  mille  che- 


282  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

mises  {goumsan).  Ce  tribut,  dont  la  valeur  totale  est  de 
2,500  à  5,000  éciis  d'Espagne,  se  prélève  de  trois  en  trois 
ans,  sans  préjudice  à  un  présent  de  dix  serari,  quatre  che- 
vaux et  autant  de  goumsan,  que  s'attribue  le  djerma  Ouëled 
El  Merani,  fonctionnaire  qui  a  la  haute  surveillance  de  ce 
royaume  tributaire.  11  y  a  ainsi  un  surveillant  {kourssi)  pour 
toutes  les  provinces  extérieures  du  Wadaï  proprement  dit,  et 
le  djerma  n'est  pas  seulement  agid  des  tribus  arabes  sus- 
mentionnées, mais  exerce  encore,  en  outre,  les  fonctions  de 
kourssi  du  Baghirmi  et  de  tout  le  Fittri,  ainsi  que  des  Dadjo 
et  des  Middogo.  Le  kourssi  actuel  de  Rounga,  nommé  Sche- 
rif,  a  sa  résidence  à  Schenini,  localité  qui  doit,  ainsi  que 
les  villages  environnants,  lui  fournir  en  nature  tous  les 
vivres  dont  il  a  besoin,  et  d'où  il  se  rend  chaque  année  dans 
la  province,  afin  d'y  percevoir  les  impôts.  Les  Ouëlad  Ras- 
chid  ont  également,  vu  leur  éloignement  de  la  capitale  et 
peut-être  leur  tendance  à  l'idolâtrie,  un  Aowrs^  spécial,  quoi 
qu'ils  soient  rangés,  avec  les  Salamat,  sous  l'autorité  d'un 
seul  et  même  agid. 

Pour  ce  qui  concerne  l'administration  intérieure  du  pays, 
comme  il  n'existe  pas  de  pouvoir  civil  proprement  dit  au 
Wadaï,  je  me  bornerai  à  mentionner  les  membres  du  fas- 
cher  ou  conseil  royal,  au  sein  duquel  le  sultan  actuel, 
Mohammed  Scherif,  ne  paraît  du  reste  jamais.  Ce  conseil 
tient  ses  séances  sur  une  place  en  plein  vent,  nommée  éga- 
lement Fascher,  et  y  traite  toutes  les  affaires  publiques.  Le 
principal  membre  du  conseil  {fascher  mde)  est  le  sing  melek 
(littéralement  «  maître  des  portes  »),  qui  exerce  les  fonc- 
tions et  l'autorité  d'un  visir,  en  ce  sens  que  toutes  les  affaires 
intérieures  lui  passent  par  les  mains.  Le  sing  melek  actuel 
paraît  être  un  homme  intelligent;  il  se  nomme  Aschen  et 


APERÇU  HISTORIQUE  SUR  LE  WADAI.  283 

est  le  frère  cadet  du  puissant  djerma  Ouëled  El  Meram  qui, 
plus  riche  et  plus  influent  que  lui,  n'occupe  cependant  que 
le  second  rang  dans  le  cérémonial  officiel  du  fascher.  Vien- 
nent ensuite  :  le  kamkolak  Rakeb,  sorte  de  majordome; 
Yemin  Abd  Allahi,  frère  du  sing  meleli  et  «  surveillant  des 
chemises  »  ou  trésorier  du  sultan  ;  le  kourssi  Abou  Bakr, 
fils  d'Abou  Horra,  duquel  j'ai  parlé  plus  haut  et  qui  réside 
actuellement  dans  le  pays  des  Kodoï;  le  kourssi  Abd  Allahi, 
inspecteur  des  Ouëlad  Raschid  ;  Vagid  el  Mahamid;  Vagid 
des  Ouëlad  Raschid;  Vagid  des  Djaatena;  Vagid  e  Salamat, 
Vagid  el  chosam;  Vagid  cl  birsch;  Vagid  el  edderi;  le  maigenek, 
ou  commandant  de  l'avant-garde  du  sultan ,  à  la  guerre, 
comme  le  djerma  des  anciens  rois  du  Bornou;  le  kamkolak 
Mohammed  Woldlik;  le  kamkolak  Nehed  ;  le  kamkolak 
Tando  ;  le  kamkolak  Abou  Bakr  ;  Vagid  el  dbidie,  le  kourssi 
Rounga;  Vagid  e'  syhha;  le  kamkolak  Ataman  (Othman); 
Vagid  Ammarga ,  intendant  de  la  maison  royale  ;  Vagid 
Salem ,  l'inspecteur  des  céréales  destinées  au  palais  ;  Vagid 
Youngo ,  également  chargé  de  fonctions  domestiques  ;  le 
m,illeng  dime,  chalifa  du  kamkolak  des  confins  méridionaux  ; 
le  milleng  touri,  chalifa  du  kamkolak  oriental;  Mohammed 
Djegeles,  chalifa  de  Vagid  cl  Mahamid;  Mohammed  Dahaba 
Bodda,  lieutenant  du  kamkolak  Mohammed;  le  chalifa  Fod, 
qui  réside  dans  le  midi  ;  Vadjouadi  Koubar,  qui  demeure  à 
Abgoudam,  à  onze  journées  au  midi  de  Wara,  et  enfin  quel- 
ques autres  personnages  moins  importants. 

J'ai  cité  tous  ces  membres  du  conseil  royal  d'après  leur 
rang  officiel.  La  mère  du  sultan  [momo]  a  également  voix 
délibérative  dans  l'assemblée,  mais  n'y  paraît  jamais  en  per- 
sonne. 

Je  ne  m'appesantirai  pas  longuement  sur  l'armée  du  pays. 


38é  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

Après  les  recherches  minutieuses  auxquelles  je  me  suis  livré, 
je  crois  ne  pas  me  tromper  en  évaluant  à  7,000  hommes  la 
force  de  la  cavalerie,  arme  qui,  dans  toutes  ces  contrées, 
constitue  le  principal  élément  de  la  force  armée.  Un  millier 
de  ces  cavaliers  portent  la  cotte  de  mailles  [derret)  ;  mais  le 
nombre  de  ces  armures  va  toujours  croissant,  d'année  en 
année,  en  ce  sens  que,  depuis  les  relations  qui  existent 
entre  le  Wadaï  et  le  Ben  Ghasi,  chaque  caravane  en  apporte 
plusieurs  charges  de  chameau.  Le  prix  en  est  d'une  ou  deux 
esclaves  femelles.  Les  chevaux  de  la  troupe  sont  excellents; 
exposés  aux  ardeurs  du  climat  et  à  toutes  les  intempéries, 
toujours  privés  d'ombre  et  d'abri,  ils  résistent  à  tout;  toute- 
fois ceux  des  grands  sont  nourris  de  riz  au  lait.  Les  chevaux 
du  sultan  portent  le  titre  collectif  de  arouaïï  {sing.  rouaïl), 
outre  le  nom  particulier  que  l'on  donne  à  chacun  d'eux.  Peu 
de  soldats  sont  armés  de  fusils,  et  des  habitants  mêmes  du 
Wadaï  m'ont  affirmé  qu'il  n'y  en  avait  guère  que  trois  cents 
dans  ce  cas.  L'arme  qu'ils  manient  le  mieux  est  l'épieu, 
tandis  que  les  Foraoui  se  servent  préférablement  de  l'épée. 
Le  rang  des  chefs  militaires  se  règle  d'après  le  nombre  de 
troupes  qu'ils  peuvent  mettre  en  campagne.  Sauf  le  sultan 
et  le  sing  melek,  nul  ne  peut  prétendre  égaler,  sous  ce  rap- 
port, le  djerma  agid  des  Mahamid  ;  à  celui-ci  succèdent, 
dans  le  même  ordre  de  préséance,  le  djerma  Abd  El  Asis  et 
le  kamkolak  Rakeb  ;  ils  sont  tous  hommes  libres.  Après  eux 
viennent  les  esclaves,  tels  que  le  puissant  agid  el  bahhr; 
Fadalallc,  Yagid  des  Djaatena;  Saïd,  Vagid  des  Salamat; 
Danna;  Dagga,  Vedderi  ou  commandant  de  l'arrièrc-garde; 
Magene;  El  Ilorr;  Hanno,  Vagid  des  Ilamidc,  qui  n'est  pas 
esclave,  maisWadaoui  indigène;  le  djerma  Schogoma;  Kaffa 
et  d'autres  encore. 


APERÇU  HISTORIQUE  SUR  LE  WADAI.  285 

Il  y  a,  dans  la  cavalerie  particulière  du  sultan,  plusieurs 
chefs  revêtus  du  titre  de  rfj'erwa,  tels  que  Angaroutou,  Dho- 
hob,  Rebek,  Kaoukob,  Hassan,  Siade,  Dhahab,  Foudhl,  qui 
réside  ordinairement  au  Kanem,  Mongo  et  enfin  Benaï. 

Dans  la  famille  du  sultan,  la  prééminence  appartient  aux 
fils  [kolotou)  et  aux  filles  {meram)  de  ce  dernier.  Lors  de  mon 
séjour  au  Bnghirmi,  il  y  avait  cinq  kolotou.  L'héritier  pré- 
somptif, Mohammed,  qui  semblait  être,  alors  déjà,  dans  de 
mauvais  rapports  avec  son  père ,  est  le  fils  d'une  femme 
PouUo  ou  Felatnie  que  Mohammed  Saleh  épousa  au  Kordo- 
fan;  cette  origine  est  cause  de  la  désaffection  dont  le  futur 
sultan  est  l'objet  au  Wadaï.  Ali  et  Adim  ont  une  mère  com- 
mune, Madem  Schekoma  ;  Chodr,  le  troisième  fils,  et 
Machmoudi  sont  d'une  autre  mère  encore.  Après  les  kolotou 
et  les  meram  viennent  les  habbabat  ou ,  dans  la  langue  du 
Wadaï,  dissi  (sing.  elik)  ;  ce  sont  les  femmes  ou  concubines 
du  sultan ,  parmi  lesquelles  Schekoma  et  Sokaï  sont  les 
préférées. 

Les  fonctionnaires  attachés  à  la  cour  sont  les  suivants  : 
les  serviteurs  royaux  [barakena  koli);  les  hommes  chargés 
des  tentes  [dalali  koli  ou  siad  el  alboïe);  les  courriers  {touërat); 
les  porte-épieux  {motor  mêle)  ;  les  pages  et  valets  de  chambre 
{tangua  koli)  ;  les  messagers  à  demeure  au  palais  [ledegabe]  ; 
les  chefs  des  écuries  [koratat  ou  siad  el  chel)  ;  les  intendants 
des  chemises  et  tokaki  ou  bandes  de  coton  {garrafin  ou  siad 
el  cholgan),  et  enfin  les  eunuques,  directeurs  des  apparte- 
ments des  femmes  {artou,  sing.  arak,  ou  bien  schiouch). 

Dans  tout  le  Wadaï,  les  localités  sont  généralement 
petites,  et  des  indigènes  eux-mêmes  m'ont  assuré  qu'il  n'y 
existe  pas  de  ville  où  il  y  ait  plus  d'un  millier  d'habitations. 
Wara,  naguère  la  capitale,  cessa,  en  1852,  d'être  la  rési- 


286  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

dence  royale,  qui  fut  transportée  à  Abesclir;  depuis  lors, 
Wara  est  tombé  dans  une  telle  décadence ,  qu'il  ne  s'y 
trouve  plus  qu'à  peine  quatre  cents  maisons  ;  à  Nimro,  la 
célèbre  capitale  des  Djellaba,  il  n'y  en  a  guère  que  la  moitié. 
Les  localités  des  Kodoï  sont  généralement  les  plus  considé- 
rables et  quelques-unes  d'entre  elles  renferment  jusqu'à  près 
de  six  cents  maisons;  par  contre,  les  établissements  les 
plus  restreints  sont  ceux  des  Mimai.  La  ville  la  plus  éten- 
due de  tout  le  Wadaï,  semble  être  Kodogous,  à  deux  jour- 
nées à  l'ouest  de  Schenini. 

Les  habitations,  au  Wadaï,  consistent,  comme  dans  toutes 
les  parties  du  Soudan,  en  groupes  de  huttes  de  roseau  tressé, 
de  forme  hémisphérique,  nommées  mahareh  ou  samavi  et 
entourées  d'un  mur  ou  d'une  haie  {scheragena  dali);  il  est 
rare  qu'elles  soient  construites  en  argile,  si  ce  n'est  pour 
l'usage  du  sultan ,  des  grands  personnages  et  des  Djellaba. 
Les  Arabes,  par  contre,  habitent  des  huttes  mobiles  faites 
au  moyen  de  nattes  qu'ils  fabriquent  eux-mêmes  en  tressant 
des  feuilles  de  palmier  flabelliforme ,  et  que  les  Wadaoui 
nomment  reri. 

Le  commerce  en  gros,  au  Wadaï,  est  presque  entièrement 
aux  mains  des  Djellaba,  que  je  n'ai  pas  compris  plus  haut 
parmi  les  tribus  indigènes,  et  qui,  venant  de  la  vallée  du 
Nil,  ont  immigré  dans  le  pays  depuis  une  centaine  d'années; 
actuellement  ils  occupent,  mais  non  d'une  manière  exclu- 
sive, Nimro,  localité  située  à  8  milles  au  sud-ouest  de  Wara, 
l'ancienne  capitale.  Ces  Djellaba,  marchands  de  naissance, 
font  leurs  affaires  par  compagnies,  dont  chacune  a  sa  ligne 
de  voyage  déterminée;  c'est  ainsi  qu'une  compagnie  se  rend 
tous  les  ans  à  Rounga,  tandis  qu'une  seconde  visite  les  mines 
de  cuivre  situées  au  midi  du  Darfour;  une  autre  compagnie 


APERÇU  HISTORIQUE  SUR  LE  WADAI.  287 

transporte  ces  marchandises  vers  les  lointaines  régions  du 
sud-ouest,  chez  les  Ouëlad  Raschid  et  dans  les  pays-fron- 
lières  idolâtres  du  Baghirmi  (Bedanga,  Gogomi,  Andi)  ; 
d'autres  encore  parcourent  les  marchés  du  Baghirmi,  du 
Logone  et  du  Bornou.  Lors  de  mon  séjour  à  Massena,  il  s'y 
trouvait  un  si  grand  nombre  de  ces  marchands,  qu'ils 
s'étaient  bâti  un  grand  village  au  dehors  de  la  ville ,  sur  la 
route  d'Abou  Gher.  Il  y  a  également  de  ces  compagnies 
commerciales  qui  explorent  chaque  année  les  marchés  du 
Darfour  et  de  Kordofan;  il  en  est  enfin,  et  ce  sont  les 
plus  riches,  qui  vont  au  Ben  Ghasi,  sur  les  annales  duquel 
M.  Fresnel  nous  a  donné  des  détails  si  complets.  Chacune 
de  ces  associations  reçoit  du  sultan,  et  pour  toute  la  durée 
du  voyage,  l'assistance  d'un  agid  qui  en  prend  la  direction 
et  qui  s'attribue,  de  ce  chef,  une  large  part  des  bénéfices. 

Les  principaux  articles  qui  forment  l'objet  des  transac- 
tions de  ces  compagnies,  sont  le  sel,  que  les  Mahamid  et  les 
Tebou  apportent  à  Nimro  et  à  Wara  ,  où  les  Djellaba 
l'achètent  par  grandes  quantités  pour  le  transporter  aux 
confins  les  plus  éloignés  du  pays,  et  même  jusqu'au  Logone; 
le  cuivre,  provenant  des  célèbres  mines  El  Hofrah  et  de 
Rounga ,  et  qui  s'exporte  à  grands  frais  au  Bornou  ;  des 
marchandises  européennes,  telles  que  les  draps  fins,  les 
burnous,  les  cottes  de  mailles,  les  perles  de  verre  et  autres 
menus  objets,  le  calicot,  le  papier,  les  aiguilles,  etc.,  tous 
articles  importés  par  les  caravanes  Ben  Ghasi ,  ou  arrivant 
d'Egypte  par  le  Darfour  et  échangés  par  les  Roungaoui ,  les 
Ouëlad  Raschid  et  les  Baghirmiens,  contre  de  l'ivoire,  pro- 
duit qui  s'exporte  ainsi  à  grand  bénéfice ,  de  Wara  au  Ben 
Ghasi.  D'autres  marchandises  encore,  dont  trafiquent  les 
Djellaba,  sont  les  ânes  de  la  race  orientale,  très  recherchés 


«88  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

dans  les  parties  occidentales  de  la  Nigritie;  les  tourkedi,  le 
tabac,  le  kohol  et  maints  antres  articles  encore ,  apportés  au 
Baghirmi  par  les  marchands  Haoussaoua,  et  pris  en  échange 
ensuite  par  les  Djellaba.  Toutefois,  la  branche  de  commerce 
dont  le  mouvement  est  le  plus  considérable,  comme  dans 
tout  le  Soudan  en  général,  est  la  traite  des  esclaves. 

Il  n'existe ,  nulle  part  au  Wadaï,  de  marché  où  soient 
réunis  les  principaux  produits  du  pays,  ni  même  les  choses 
les  plus  indispensables  à  la  vie  matérielle;  quiconque  veut 
se  les  procurer  doit  se  rendre,  dans  ce  but ,  à  des  distances 
considérables.  C'est  ainsi  que  les  habitants  de  Wara,  ainsi 
que  les  Mahamid ,  lorsqu'ils  veulent  s'acheter  une  provision 
de  blé,  leur  principal  aliment,  sont  obligés  de  se  transpor- 
ter à  Girre,  localité  située  à  l'ouest  de  Nimro,  ou  bien  aux 
villages  des  Kodoï  ;  ils  vont  également,  à  cette  fin,  visiter 
les  établissements  des  Kaschemere  (tels  que  Kouldi,  Boutir, 
Koundoungo,  Kornaïe,  Hedjir),  tandis  que  l'on  achète  cette 
denrée  à  très  bas  prix  sur  les  confins  méridionaux,  à  Abker, 
Gnamounia,  Mislachede,  ainsi  que  dans  la  vallée  du  Batha, 
surtout  à  Doumboli,  Rass  El  Fil,  Soummoukedour,  Agilba, 
Kossi  Wahed  et  Assaïge. 

Le  moyen  d'échange  à  valeur  fixe  est  la  tokia  (au  pluriel 
«  tokaki  »  ),  consistant  en  deux  bandes  de  coton  longues  de 
18  dra  sur  trois  de  large  et  composées  d'autres  bandes  plus 
petites  ;  surpassant  en  dimensions  les  bandes  de  coton  du 
Baghirmi,  du  Bornou  et  de  la  Nigritie  occidentale,  elles  ne 
les  valent  pas  sous  le  rapport  de  la  qualité.  Toutes  les  affaires 
de  détail  se  traitent  au  moyen  de  ces  tokaki,  tandis  que  la 
monnaie  des  grandes  opérations  consiste  en  bétail ,  la 
grande  richesse  du  pays ,  ou  en  esclaves  ;  les  espèces  mon- 
nayées européennes  n'ont  été  importées  que  récemment  au 


APERÇU  HISTORIQUE  SUR  LE  WADAI.  289 

Wadaï,  par  les  marchands  Ben  Ghasi.  On  achète  trois  ou 
quatre  moutons  pour  une  tokia,  chez  les  Mahamid,  qui  pos- 
sèdent, ainsi  que  je  l'ai  dit  déjà,  de  nombreux  troupeaux  de 
menu  bétail  ;  moyennant  trente  brebis  on  se  procure  un  vache, 
et  pour  douze  ou  quinze  vaches,  un  bon  cheval.  Pour  une  tokia 
on  obtient  encore  4  ou  o  ouè'ba  de  blé;  Voué'ba  est  une 
mesure  qui  équivaut  au  huitième  d'une  charge  de  bœuf;  il 
en  est  ainsi  lorsque  le  blé  est  cher,  car,  dans  d'autres  cir- 
constances, comme  après  la  moisson,  on  obtient  6  oué'ba, 
tandis  qu'une  vache  vaut  30  à  36  oué'ba,  et  un  bœuf,  de  seize 
à  vingt. 

Il  est  évident  que,  dans  un  état  nouveau,  composé,  comme 
le  Wadaï ,  d'une  agglomération  de  tribus  à  demi  barbares , 
l'industrie  ne  peut  enfanter  que  les  produits  les  plus  gros- 
siers, tels  que  des  armes  et  des  instruments  de  labour;  on 
se  sert,  pour  les  confectionner,  du  fer  indigène  ainsi  que  du 
cuivre  que  l'on  trouve  h  Rounga  et,   quoique  en  quantité 
moindre,  dans  le  Wadi  Djelingak.  Les  Wadaoui  ne  connais- 
sent point  la  manière  d'employer  le  bel  indigo  que  produit 
leur  pays ,  à  la  teinture  de  leurs  habits ,  ou  plutôt  de  leun; 
chemises,  car  il  n'y  en  a  que  fort  peu  d'entre  eux  qui  aient 
les  moyens  de  se  procurer  quelque  chose  de  plus  que  ce  vête- 
ment. On  prétend  même  que  la  plus  grande  partie  du  peu- 
ple ne  possédait  absolument  qu'un  tablier  de  cuir,  avant  le 
butin  qu'Ab  El  Kerim  Saboun  avait  rapporté  du  Baghirmi. 
La  teinturerie  d'indigo  est  le  monopole  des  BaghirmTens  et 
des  Kanori  établis  au  Wadaï  ;  ce  sont  surtout  ces  derniers, 
qui  possèdent  d'importants  établissements  de  teinture  dans 
les  endroits  ci-après  :  Djemil  E'  Sid  ,  localité  située  à  deux 
petites  journées  au  sud-ouest  de  Wara,  et  dont  les  habitants 
ont  la  réputation  de  fournir  le  bleu  le  plus  beau  ;  Birbas- 


290  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

chou,  autre  colonie  Kanori,  sise  entre  Djemil  E'  Sid  et 
Wara;  Schalla  et  Leyin,  à  l'ouest  de  Djemil  E'  Sid,  puis 
Biren,  localité  assez  importante  située  sur  la  Beteha,  à  deux 
journées  au  sud-ouest  de  Wara.  D'autres  teinturiers  Kanori 
sont  établis  à  Karringala,  à  deux  journées  au  midi  de  Wara, 
et  à  Derdigi ,  à  une  journée  au  midi  de  Karringala,  ainsi 
qu'à  Kelingen  Messer,  village  de  la  tribu  des  Kelingen.  Quoi- 
qu'il en  soit,  une  chemise  noire  ou  bleue  est  encore,  au 
Wadaï,  un  article  de  luxe  qui  distingue  du  vulgaire  les  gens 
de  qualité  ;  c'est  ce  qui  explique  la  conduite  des  Wadaoui 
dans  leur  expédition  contre  le  Bornou  quand,  ainsi  que  je 
l'ai  dit  plus  haut,  ils  se  contentèrent  de  dépouiller  de  leurs 
chemises  noires  tous  les  Baghirmiens  et  Kanori  qui  tom- 
bèrent entre  leurs  mains,  au  lieu  de  réduire  leurs  prison- 
niers eux-mêmes  en  esclavage. 

Sous  le  rapport  de  la  science,  nul  ne  supposera  que  le 
Wadaï  soit  fort  avancé  ;  toutefois  les  faki  et  les  ulémas  du 
Wadaï  sont  célèbres  parmi  toutes  les  peuplades  du  Soudan, 
sans  en  excepter  les  Foulbe  ou  Fellani ,  par  leur  profonde 
connaissance  du  Koran.  Outre  ce  dernier,  ils  possèdent  plu- 
sieurs petits  livres  ou  traités ,  propres  à  l'instruction  tant 
grammaticale  que  religieuse  et  intitulés  :  Noh,  Elfiye,  Cha- 
lil,  Ressala,  Achdar  Mandhoum,  Achdar  Manssour,  Bakadi, 
Taalik,  Abou  El  Hassan,  Thaman  Al  djenne,  Adjeli  ou  Aoud- 
jeli  El  Koubbara,  Aoudjeli  El  Ousstha,  et  d'autres.  Ces  faki 
ou  docteurs  interprètent  très  habilement  le  droit  religieux, 
mais  la  siassa  influe  sur  leurs  décisions  beaucoup  plus  que 
les  prescriptions  des  livres  de  la  loi. 

Le  plus  illustre  docteur  du  Wadaï  est  aujourd'hui  un 
homme  de  la  tribu  des  Abou  Scharib,  universellement 
connu   sous  le   nom  de  Faki   El  Bahhr.  Lié,  depuis  de 


APERÇU  HISTORIQUE  SUR  LE  WADAI.  291 

longues  années,  avec  Mohammed  Saleh,  il  dut  peut-être  à 
cette  circonstance  de  n'être  pas  rais  à  mort,  comme  tant 
d'autres  savants,  par  ce  farouche  souverain.  Parmi  ceux  qui 
succombèrent  se  trouvait  le  scheich  el  heran,  célèbre  docteur 
également  issu  de  la  tribu  des  Abou  Scharib,  que  Moham- 
med accusa  injustement  de  l'avoir  trahi  pour  les  Kodoï,  ses 
ennemis;  le  même  sort  échut  au  grand  et  savant  imam 
Mohammed  Girga. 

Le  douchn  {Pennisetum  Typhoideum)  constitue  le  princi- 
pal aliment  des  habitants  du  Wadaï,  comme  de  ceux  de 
tout  le  Soudan  ;  toutefois  ils  ont  aussi  du  froment  et  du  riz. 
Ils  possèdent,  en  outre,  de  la  viande  en  abondance,  et  pas- 
sablement de  lait  et  de  beurre,  ce  qui  leur  permet  de  varier 
un  peu  leur  ordinaire,  consistant  en  une  pâte  insipide  de 
poisson  séché  et  écrasé  ;  cette  pâte  se  prépare  en  forme  de 
pain  et  porte  alors  le  nom  de  mendilschek,  tandis  que  le  pois- 
son sec,  sous  sa  forme  naturelle;  s'appelle  fertene.  Par  con- 
tre, ils  possèdent  une  grande  variété]de  mets,  dont  je  don- 
nerai une  petite  nomenclature,  mais  sans  pouvoir  expliquer 
en  vertu  de  quels  préceptes  gastronomiques  on  les  prépare. 
Je  ferai  seulement  remarquer  avant  tout,fque  l'on  ne  se  sert 
pas,  au  Wadaï,  des  grands  mortiers  de  bois  {foundouk  ou 
karrou)  exclusivement  employés  dans  les  autres  parties  du 
Soudan,  mais  qu'on  y  broie  le  douchn  entre  deux  pierres, 
chose  ^isée  au  Wadaï ,  tandis  qu'au  Bornou  et  au  Baghirmi, 
il  n'y  a  pas  de  pierres  à  trouver.  A  l'aide  de  ce  douchn ,  on 
prépare  les  mets  ci-après:  le  da?/i<r^e,|plat  [quotidien;  le 
massafa,  aliment  fort  recherché  au  Wadaï;  le  reschefa, 
autre  plat  composé  de  douchn  et  de  lait;  le  takarin,  ou 
mélange  de  douchn  et  de  graisse  de  bœuf;  le  kissere;  le 
denassi;  Ymnkoschou,  le  souri;  le  kokor;  ïadjine  amrafa;  le 


â93  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

rototo;  le  soubaï,  et  enfin  un  mets  composé  de  sésame 
et  nommé  amkelcno.  En  fait  de  pâtisseries,  il  y  a  le  killihah, 
fait  de  donchn  et  de  miel  ;  le  motabba,  de  miel  et  de  riz;  le 
kak,  de  douchn  ou  de  riz  niélangé  de  beurre ,  de  miel  et  de 
dattes  ;  Yadjine  serka  et  enfin  le  faouoro,  composé  de  dattes 
bouillies  dans  du  lait  et  refroidies  ensuite.  Sous  le  rapport 
des  viandes,  les  mets  les  plus  recherchés  sont  la  oueka  et  le 
schaham  cl  kebel.  Pour  les  boissons  spiritueuses,  je  citerai 
celle  que  les  Arabes  nomment  Merissa;  il  en  existe  trois 
espèces  :  la  bilbil  ou  rouge ,  Vakebesch  ou  blanche  et  celle 
nommée  hal. 

En  terminant  cette  étude  sur  le  Baghirmi,  je  crois  devoir 
ajouter  qu'elle  fut  entièrement  faite  dans  cette  contrée,  en 
1852.  Ce  n'est  qu'en  1855  que  je  connus  le  «  Voyage  au 
Ouaday,  »  publié  en  1851  par  MM.  Jomard  et  Perron,  et  je 
n'y  trouvai  rien  qui  m'obligeât  à  rectifier  un  mot  de  mon 
récit.  La  relation  du  Scheich  E  Tounssi  est  excellente  en  ce 
qui  concerne  les  conditions  sociales  de  la  population,  mais 
fourmille  d'exagérations  relativement  aux  détails  politiques, 
tels  que  la  force  de  l'armée,  le  tribut  du  Baghirmi,  etc. 


SAUF-COJiDUIT  DOME  PAR  EL  BAKAY  A  L'AUTEUR,  LORS  DE  SON 
RETOUR  DE  TOMBOUCTOU  AU  BOR^OU. 


Ahmed  El  Bakay  débute  par  une  préface  en  prose  rimée, 
où  il  énumère  tous  ses  ancêtres  jusqu'à  la  dixième  généra- 
tion ,  et  adresse  sa  lettre  à  quiconque  se  trouvera  en  rap- 
ports avec  l'auteur.  II  désigne  particulièrement,  à  cet  égard, 
ses  frères  et  amis  parmi  les  Arabes,  les  Touareg,  les  Foul- 
lan  et  les  Nigritiens  résidant  dans  les  contrées  soumises  à 
l'islamisme  et  surtout  ceux  de  la  descendance  de  Fodie;  les 
nobles  fils  d'Abd  Allah  et  d'Olhman ,  parmi  lesquels  se 
distingue  Yimam  Ali  (Aliou)  Ben  Mohammed  Bello;  tous  les 
amis  de  l'humanité  et  croyants  du  pays;  tous  les  amis  qu'il 
compte  au  Bornou,  parmi  lesquels,  surtout,  leur  éminenl 
cheik  Omar,  et  enfin  les  musulmans  en  général.  C'est  donc 
à  tous  les  individus  que  nous  venons  d'indiquer,  qu'El  Bakay 
recommande,  dans  les  termes,  ci-après,  le  voyageur  chrétien  : 
«  Votre  hôte  et  le  nôtre,  Abd  El  Kerim  Barth,  le  chrétien 

T.  lY.  20 


•iOi  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

anglais,  est  venu  nous  visiter  de  votre  part;  nous  lui  avons 
fait  honneur  en  conséquence  et  avons  agi  envers  lui  de 
manière  à  le  préserver  de  tout  dommage,  le  traitant,  offi- 
ciellement et  dans  la  vie  privée,  comme  ami  ;  le  défendant, 
tant  contre  les  peuplades  errantes  que  contre  les  habitants 
fixes  du  pays;  faisant  de  la  sorte  jusqu'au  moment  où  il 
retournerait  auprès  de  vous,  sain  et  sauf  comme  il  était 
venu.  L'accueil  que  nous  lui  avons  réservé  est  donc  à  l'abri 
de  tout  reproche ,  comme  celui  qu'il  avait  rencontré  précé- 
demment auprès  de  vous,  car  l'hôte  des  hommes  généreux 
doit  être  traité  avec  largesse,  tandis  qu'il  est  défendu  de  mal 
agir  envers  les  honnêtes  gens.  Aussi  est-il  naturel  à  ceux 
qui  ont  le  cœur  droit  et  pur,  de  se  montrer  hospitaliers, 
comme  il  l'est  également  aux  êtres  vicieux,  de  se  livrer  à  la 
méchanceté;  or  les  bonnes  intentions  et  les  bons  procédés 
sont  agréables  à  Dieu  et  aux  hommes.  Je  vous  prie  donc 
avec  instance  de  traiter  notre  hôte  et  le  vôtre  avec  honneur, 
largesse  et  équité.  Ne  vous  laissez  pas  induire  en  erreur  par 
ceux  qui  disent  :  «  Tenez,  c'est  un  chrétien!  Ne  lui  lémoi- 
«  gnez  pas  d'amitié;  causez  lui  plutôt  du  mal,  en  vue  d'être 
«  agréable  à  Dieu!  »  Car  de  pareils  principes  sont  con- 
traires au  Koran  et  au  Sounna  et  ne  méritent  que  le 
mépris  des  hommes  éclairés. 

Il  est  écrit  :  «  Dieu  ne  vous  défend  pas  de  témoigner  de 
«  la  bonté  et  de  l'amitié  à  qui  ne  cherche  pas  à  combattre 
«  vos  croyances  ou  à  vous  chasser  de  vos  demeures ,  car  il 
«  aime  les  justes;  »  d'aucuns  disent  :  «  Nous  ne  sommes 
«  point  obligés  de  bien  agir  avec  les  infidèles;  »  mais 
Dieu  leur  répond  à  son  tour  :  «  Vous  traiterez  loyalement 
«  quiconque  garde  fidèlement  sa  parole  et  craint  Dieu; 
«  car  Dieu  aime  ceux  (jui  le  craignent.   »   Nous  savons, 


SAUF-CONDUIT  D  EL  BAKAY.  295 

du  reste,  ce  que  disent  les  prophètes,  lorsqu'ils  nous  ensei- 
gnent la  bienveillance  envers  tous  les  hommes.  Mahomet 
dit  :  «  Chaque  fois  que  tu  verras  venir  à  toi  un  homme 
«  honorable,  reçois-le  avec  honneur;  »  et,  joignant  lui- 
même  l'exemple  au  précepte ,  il  recevait  avec  aménité  tous 
ceux  qui  venaient  vers  lui,  qu'ils  fussent  musulmans  ou 
kitabi  (sectateurs  de  la  Bible,  juifs  ou  chrétiens),  c'est  à  dire 
infidèles.  S'occupant  de  ceux  d'entre  eux  qui  se  trouvent 
dans  des  conditions  spéciales  ou  qui  ont  à  payer  le  tribut,  il 
s'exprime  ainsi  :  «  Celui  qui  tuera  l'un  de  ses  semblables  ne 
«  respirera  pas  les  parfums  du  ciel,  qui  s'étendent  cepen- 
«  dant  à  une  distance  telle,  qu'il  faudrait  cinq  cents  années 
«  pour  la  franchir.  »  Et  le  chef  de  sa  race,  Abraham  ,  était 
affable  avec  tout  le  monde,  au  point  que,  dans  le  livre  de 
Dieu ,  il  est  loué  pour  sa  générosité  envers  ses  hôtes  et  la 
douceur  qu'il  mit  dans  sa  conversation  avec  les  anges 
envoyés  vers  lui  au  sujet  des  infidèles;  car  il  est  dit  de  lui  : 
«  Nous  discutâmes  à  l'égard  des  compagnons  de  Loth,  et 
«  Abraham  est  un  homme  bien  hospitalier!  »  Il  vint  aussi 
vers  le  Prophète  une  mission  des  chrétiens  de  Nadjran;  il 
la  reçut  avec  honneur,  et  lui  fit  rendre  justice,  selon  sa  cou- 
tume et  ses  inclinations  naturelles.  II  conclut  ensuite  avec 
ces  chrétiens  une  convention  relativement  au  tribut  qu'ils 
avaient  à  lui  fournir  et,  après  les  avoir  une  seule  fois  engagés 
à  embrasser  l'islamisme,  n'attenta  ni  à  leur  sécurité,  ni  à 
leurs  croyances  ;  puis  lorsqu'ils  furent  mis  en  possession  de 
son  engagement  écrit,  il  en  observa  fidèlement  les  obliga- 
tions. Le  Prophète  traita  de  la  même  manière  les  juifs  de 
Médine,  avant  la  guerre  qu'il  leur  fit.  Dieu  dit  :  «  Sauf  un 
«  petit  nombre,  tu  ne  trouveras  en  eux  que  des  hommes  de 
«  mauvaise  foi,  mais  tu  leur  pardonneras,  car  Dieu  aime  les 


296  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

«  miséricordieux!  »  Et  eux  le  saluaient  d'ordinaire  par  ces 
raots  fâcheux  :  «  Assilam  Alaïka,  »  tandis  qu'il  se  contentait 
de  leur  répondre  :  «  pareillement.  »  Aischa  lui  en  fit  enfin 
reproche,  un  jour,  et  maudit  ces  juifs,  mais  il  la  calma. 
«  N'as-tu  pas  entendu  ce  qu'ils  disent,  »  lui  demanda-t-elle; 
«  et  toi-même,  »  répliqua  le  Prophète,  «  ne  sais-tu  ce  que 
«  je  leur  ai  répondu?  Mais  ce  que  je  leur  ai  tant  de  fois  sou- 
«  haité  va  s'accomplir,  tandis  qu'il  n'en  sera  pas  de  même 
«  pour  moi  !  »  El  quand  alors  le  Prophète  formula  ses  pré- 
ceptes d'exclusion,  ce  n'était  qu'à  l'égard  des  ennemis  de  Dieu 
et  de  lui-même,  faisant  pour  leurs  propres  croyances  la 
guerre  aux  sectateurs  de  l'islam.  C'est  pour  ceux-là  seuls 
qu'il  dit  :  «  0  Prophète,  persécute  les  infidèles  et  les  hypo- 
«  crites,  et  traite-les  avec  rigueur!  »  C'est  ainsi  qu'il  existe 
des  prescriptions  à  l'égard  de  chaque  catégorie  de  mécréants. 
Il  arriva,  un  jour,  de  chez  les  Foullan  occidentaux  un 
homme  se  prétendant  savant,  mais  à  tort,  et  cet  homme  me 
demanda  :  «  Dieu  ne  dit-il  pas  :  «  Nul  qui  croit  à  Dieu  et  à 
«  la  fin  dernière,  ne  peut  aimer  ceux  qui  résistent  à  Dieu  et 
«  à  son  Prophète,  »  et,  continua  cet  homme,  lu  aimes  ce- 
ce  pendant  cet  infidèle  chrétien  !  » 

Je  lui  répondis  :  «  Suis-tu,  alors,  cette  aulre  parole 
«  divine  :  «  Dieu  ne  vous  défend  pas  de  témoigner  de  la 
«  bonté  et  de  l'amitié  à  ceux  qui  ne  cherchent  pas  à  com- 
«  battre  vos  croyances  ni  à  vous  chasser  de  vos  demeures, 
«  car  il  aime  les  justes  ;  Dieu  vous  défend  seulement  d'aimer 
«  ceux  qui,  pour  cause  de  religion,  portent  les  armes  contre 
«  vous,  vous  ont  chassé  de  vos  demeures,  ou  y  ont  aidé?  » 

Sur  ce,  mon  interlocuteur  resta  silencieux.  Je  repris  : 
«  Dis,  crois-tu  que  l'un  de  ces  versets  annule  l'autre?  En  ce 
«  cas  tu  es  un  menteur  et  tu  mérites  d'être  traité  comme  tel; 


SAUF-CONDUIT  D  EL  BAKAY.  97 

«  OU  bien  es-lu  d'avis  qu'il  y  ait  contradiction  et  que,  par- 
ce tant,  Dieu  puisse  se  contredire?  Alors  tu  es  un  idiot  qui  se 
«  laisse  duper  et  dupe  à  son  tour  les  autres.  Peut-être  cepen- 
«  dant  crois-tu  seulement  à  une  partie  du  Koran ,  sauf  à 
«  rejeter  le  reste,  comme  douteux?  Dans  ce  cas,  tu  serais  un 
«  de  ceux  desquels  il  est  dit  :  N'ajoutez-vous  foi  qu"à  la 
«  moitié  du  livre  sacré?  Et  tu  ne  serais  qu'un  infidèle, 
«  malgré  tes  déclamations  contre  les  mécréants.  » 

Il  me  demanda  alors  une  explication  de  mes  paroles,  et  je 
lui  dis  :  «  Qu'il  te  suffise  de  savoir  que,  malgré  les  cheveux 
gris  dont  la  tête  est  couverte,  tu  ne  connais  ni  le  livre  de 
ton  Dieu,  ouvert  cependant  à  la  vue,  ni  le  Sounna  de  ton 
Prophète.  Car  les  prescriptions  relatives  aux  infidèles 
ennemis  et  à  ceux  qui  ne  le  sont  pas,  figurent  ostensible- 
ment dans  le  Koran  et  le  Sounna.  En  ce  qui  concerne 
l'infidèle  inoffensif,  il  n'existe  pas  de  défense  d'agir  ami- 
calement envers  lui;  bien  au  contraire,  il  est  formelle- 
ment ordonné  de  le  traiter  avec  justice.  Pour  l'infidèle 
hostile,  il  n'est  rien  dit  à  cet  égard,  ce  qui  exclut  néces- 
sairement toute  prescription  expresse,  mais  seulement 
Dieu  a  fait  défense  de  nouer  avec  lui  des  rapports  d'amitié, 
parce  que  ce  serait  lui  donner  la  préférence  sur  les  musul- 
mans ou  lui  prêter  assistance  contre  eux.  Mais  la  bonté  ou 
l'affection  témoignées  à  un  infidèle  inoffensif  sont  évidem- 
ment conformes  à  la  loi.  Il  en  est  tout  autrement  de 
l'amitié  dont  serait  l'objet  un  infidèle  ennemi  de  la  foi, 
tandis  que  la  bienveillance  envers  lui  doit  être  langée  au 
nombre  des  cas  douteux;  hostiles,  soit  ouvertement  ou  en 
secret,  ces  hommes  appartiennent  h  une  catégorie  d'indi- 
vidus envers  lesquels  toute  inclination,  tout  sentiment 
affectueux  sont  positivement  prohibés.  Telle  est  la  loi 


$98  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

«  relalivemeni  aux  infidèles.  En  ce  qui  concerne  les  hitabi, 
«  il  existe  des  prescriptions  spéciales,  qu'ils  soient  ennemis, 
«  amis  en  vertus  de  traités,  ou  tributaires.  Dans  tous  les 
«  cas,  nous  pouvons  épouser  leurs  filles.  Et  si  quelqu'un 
«  prétend  qu'il  n'est  pas  légal  de  témoigner  de  la  bienveil- 
«  lance  à  un  kitabi,  je  le  prie  de  me  dire  comment  il  traite- 
«  rait  une  épouse  kitabi  quand  Dieu  nous  ordonne  de  bien 
('  agir  avec  nos  femmes,  et  que  le  Prophète  nous  le  prescrit 
«  à  son  tour.  Or,  si  cela  est  vrai  pour  la  femme  liitabi  d'un 
«  musulman ,  il  ne  doit  y  avoir  aucune  différence ,  si  ce 
«  n'est  celle  des  sexes ,  entre  elle  et  son  père  et  ses  frères. 
«  Il  est  donc  indubitable  que  les  égards  et  la  bonté  qu'il 
«  doit  à  sa  femme  lui  incombent  au  même  titre  envers  les 
«  parents  de  celle-ci.  » 

L'émir  du  Massina,  le  Foullani,  m'a  également  parlé  de 
cet  Anglais  avec  autant  d'ignorance  que  d'inhumanité ,  éle- 
vant à  son  sujet  des  prétentions  aussi  absurdes  que  ridicules. 
De  même  que  ses  dignes  conseillers,  ignares  et  sans  reli- 
gion, il  voulut  invoquer,  comme  preuves  à  l'appui,  certains 
versets  du  livre  de  Dieu,  relatifs  aux  hypocrites  et  concernant 
spécialement  Abd  Allah  Ben  Obbaï  Ebn  Saloul  '  et  ses  acolytes; 
mais  ils  se  confondirent  réciproquement  par  l'étalage  de  leur 
ignorance  du  Koran  et  du  Sounna.  C'est  au  point  qu'ils  ne 
purent  citer  ni  un  seul  mot  de  ce  dernier,  ni  le  moindre 
texte  de  la  loi  canonique;  et  voilà,  outre  leur  manque  de  foi 
dans  les  livres  sacrés,  quel  est  leur  degré  de  science!  Ne 
trouvant  ni  dans  le  Sounna,  ni  dans  la  loi  canonique,  autre 
chose  que  la  condamnation  de  leur  sottise,  ils  se  rabattirent 

*  Abd  Allah  Ben  Obbaï  Ebn  Saloul  est  un  personnage  dont  le  nom 
figure  dans  le  Koran. 


SAUF-CONDUIT  D  EL  BAKAY.  299 

sur  le  Koran  et  en  forcèrent  le  sens  d'une  manière  arbitraire, 
absurde  et  complètement  ridicule.  Mais  malheur  à  eux,  pour 
ce  qu'a  tracé  leur  main  !  malheur  à  eux,  par  le  fruit  qu'ils  en 
recueilleront  ! 

Entre  autres  choses,  je  leur  dis  ceci  :  «  Si  ce  que  vous 
«  prétendez  était  conforme,  en  théorie  ou  en  pratique,  à  la 
«  religion  musulmane,  je  m'en  serais  prévalu  avant  vous, 
«  de  même  que  Chalil  Ben  Abd  Allahi  et  Othman  Ben 
«  Mohammed  Bello,  les  deux  descendants  de  Fodie.  Bien 
«  plus;  le  Grand  Sultan,  notre  maître,  Abd  E'Bahman,  fils 
«  d'Hischam,  et  le  chakan  des  deux  continents  et  des  mers, 
«  Abd  El  Medjid,  fils  du  sultan  Mahmoud,  eussent  su,  bien 
«  avant  vous,  ce  qu'ils  avaient  à  faire.  Pour  ce  qui  concerne 
«  votre  prétention  d'avoir  hérité  de  vos  aïeux  l'obligation  de 
«  haïr  et  de  combattre  les  infidèles,  vous  saurez  que  nous 
«  descendons  de  vos  ancêtres  plus  directement  que  vous 
«  mêmes;  en  effet,  c'est  à  peine  si  vous  vous  en  connaissez 
«  à  plus  de  trente  ans  en  arrière,  tandis  que  nul  n'hérite 
«  que  de  son  père  et  de  son  aïeul.  De  qui  ce  chrétien  est-il 
«  l'hôte?  Sous  la  protection  et  la  foi  de  qui  se  trouve-t-il 
«  placé?  Il  est  l'hôte  et  le  protégé  du  sultan  des  croyants, 
«  Abd  El  Medjid,  et  de  Vimam  des  croyants,  notre  seigneur 
«  Abd  E'Rahman,  A  la  vérité,  il  a  hérité  de  ses  pères  l'obli- 
«  gation  de  combattre  les  infidèles;  mais  pour  ce  qui  est 
«  des  maîtres  de  Noukkouma  %  ils  n'ont  ni  religion,  ni 
«  science,  ni  intelligence,  ni  humanité.  A  quoi  donc  doi- 
«  vent-ils  leur  prépondérance  ou  leur  prééminence  sur  tant 
«  d'hommes  qui  leur  sont  supérieurs,  quand  ils  voient  par 


*  Ce  sont  les  Foulbe  du  Massina,  dont  la  domiuatiou  eut  pour  berceau 
Noukkouma,  sur  l'île  du  "Niger. 


300  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

«  eux-mêmes  qu'ils  sont  le  rebut  du  genre  humain,  vivant 
«  au  bout  du  monde,  à  tel  point  que  le  Sounna  et  les 
«  devoirs  qu'il  prescrit,  sont  encore  chose  inconnue  pour 
«  eux?  » 

Mais  je  crois  inutile  de  m'appesantir  davantage  sur  ce  que 
dirent  ces  individus  ainsi  que  sur  les  autres  arguments  que 
je  fis  valoir  contre  eux.  L'essentiel  est  que  vous  sachiez,  ô 
croyants!  que  Dieu  nous  a  envoyé  des  Prophètes,  chargés 
de  nous  transmettre  son  livre  et  ses  prescriptions,  et  que 
quiconque  serait  assez  audacieux  pour  vouloir  y  ajouter  ou 
en  retrancher  la  moindre  chose,  est  frappé  de  malédiction  et 
de  damnation.  En  conséquence,  traitez  le  musulman,  qu'il 
soit  ou  non  pieux,  comme  le  livre  de  Dieu  et  le  Sounna  du 
Prophète  vous  ordonnent  de  le  traiter;  agissez  envers  le 
kitabi  allié,  tributaire  ou  ennemi,  comme  il  vous  est  com- 
mandé d'agir;  et  faites  également  comme  il  vous  est  prescrit 
pour  les  simples  infidèles,  hostiles  ou  inoffensifs.  Car  tous 
sont  serviteurs  de  Dieu,  dont  la  volonté  est  toute-puissante 
et  dont  la  science  embrasse  tout  \  Or,  quiconque  se  conduit 
envers  l'une  ou  l'autre  de  ces  catégories  autrement  qu'il  n'est 
dit,  erre  dans  son  jugement  et  fait  mal. 

Ce  chrétien  est  donc  l'hôte  des  musulmans  et  se  trouve 
placé  sous  leur  protection,  sous  la  foi  de  leurs  contrats  et 
sauf-conduits.  Nul  musulman  ne  peut  lui  nuire  sans  violer  la 
loi  et  commettre  une  infamie  flagante.  Oui,  il  jouit  du  droit 
de  l'hospitalité,  car  l'hôte  de  l'homme  généreux  doit  être 
traité  avec  largesse,  et  tout  croyant  est  généreux,  tandis 
qu'il  n'y  a  d'avares  que  les  hypocrites.  Et  la  libéralité  qui  ne 

'  Ce  passage ,  qui  est  en  vers  dans  l'original,  a  été  tiré ,  selon  toute 
apparence,  de  quelque  source  connue,  mais  ne  se  trouve  pas  dans  1® 
Koran.  Il  n'en  fait  que  plus  d'honneur  à  son  auteur,  quel  qu'il  soit. 


SAUF-COXDUIT  1)  EL  BAKAY.  SOI 

part  pas  du  cœur  constitue-t-elle  le  croyant?  Et  la  récom- 
pense du  bien,  quelle  est-elle?  Le  Dieu  miséricordieux  dit  : 
«  Y  a-t-il  d'autre  récompense  du  bien  que  dans  le  bien  lui- 
«  même?  » 

Ensuite,  les  compatriotes  de  cet  homme,  les  Anglais, 
nous  ont  rendu  des  services  que  l'on  ne  peut  ni  contester  ni 
même  mettre  en  doute;  ces  services  consistent  dans  l'amitié 
des  Anglais  pour  les  musulmans  nos  frères,  la  sincérité  qu'ils 
leur  témoignent,  ainsi  que  l'assistance  toute  cordiale  qu'ont 
reçue  d'eux  nos  deux  sultans  Abd  E'Rahman  et  Abd  El 
Medjid.  Or,  cette  conduite  des  Anglais  est  universellement 
connue  et  reconnue.  Il  est  donc  à  la  fois  de  notre  droit  et  de 
notre  devoir  de  leur  témoigner  notre  reconnaissance  pour  ces 
dispositions  bienveillantes,  et  de  fortifier  les  traités  et  la 
confiance  qui  existent  entre  eux  et  nous. 

C'est  principalement  à  vous,  mes  frères,  que  j'adresse  ces 
paroles  :  à  vous  qui  appartenez  à  la  circonscription  de  nos 
Touareg;  à  vous,  gens  du  Karidenne,  le  domaine  d'Alkout- 
tabou  Ben  Kaoua  Ben  Imma  Ben  Ig  E'  Scheich  Ben  Kari- 
denne; à  vous,  mes  amis  et  compagnons,  les  Dinnik,  qui 
formez  le  royaume  de  mon  frère,  neveu  et  nourrisson,  Moussa 
Ben  Bodhal  Ben  Katim;  à  vous,  habitants  de  l'Aïr,  Kel 
Geress  et  Kel  Owi;  à  vous,  nos  bien-aimés  de  la  race  de 
Fodie,  à  vos  savants,  hommes  sages  et  hospitaliers  qui 
exercent  l'autorité  et  l'administration  dans  vos  contrées;  à 
vous  tous  salut  et  bénédiction,  enfants  de  ïimam,  du  fils  de 
Bello,  le  magnanime,  du  fils  d'Othman,  le  parfait!  Car,  en 
vérité,  mon  hôte  est  votre  hôte,  qui  n'a  rien  à  craindre  de 
votre  part,  parce  que  vous  obéissez  à  Dieu,  à  Dieu  qui  sou- 
tient ceux  qui  observent  ses  commandements. 

Et  comme  votre  chef,  Yimam  Mohammed  Bello  —  Dieu 


302  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

lui  soit  miséricordieux!  —  m'a  déclaré  verbalement  et  par 
lettre  autographe  que  lui  et  son  royaume  étaient  à  ma  dis- 
crétion, aussi  longtemps  que  cela  serait  en  son  pouvoir, 
j'use  de  mon  plein  droit  en  vous  recommandant  mon  hôte 
et  le  vôtre,  de  même  que  tout  Anglais  qui,  plus  tard,  vien- 
drait à  vous  ou  à  moi  et  habiterait  temporairement  parmi 
vous. 

Et  ce  que  je  vous  demande,  je  le  sollicite  également  de 
mes  frères  du  Bornou ,  et  spécialement  du  cheik  Omar  Ben 
Mohammed,  de  l'émir,  du  juste;  car,  quoique  je  ne  les  aie 
jamais  vus  de  mes  yeux,  je  sais  que  leur  foi  est  la  mienne  et 
je  suis  lié  à  eux  par  les  liens  de  la  religion.  Ne  vous  laissez 
donc  pas  dominer  par  la  peur.  En  vérité ,  cet  homme  est 
un  chrétien  fort  distingué.  Mais  il  y  a,  entre  les  chrétiens  et 
nous,  de  tels  champions  de  l'islamisme  ^  que,  si  les  infidèles 
parvenaient  jamais  à  les  vaincre  pour  venir  ensuite  nous  atta- 
quer, nous  devrions  renoncer  à  toute  résistance  armée.  Mais 
Dieu  est  notre  refuge  suprême!  Il  sait  vaincre  en  ruse  et  en 
finesse  les  fourbes,  trahir  les  traîtres  et  faire  éclater  l'impos- 
ture des  infidèles.  Car,  dans  son  Livre,  il  nous  dit,  ainsi 
qu'aux  Prophètes  :  «  Dieu  est  votre  asile  et  celui  de  tous  les 
croyants  qui  vous  suivront.  »  S'ils  tentent  de  vous  circonve- 
nir, Dieu  vous  soutiendra.  C'est  lui  qui  vous  a  fortifiés  de 
son  aide  en  unissant  vos  cœurs  à  ceux  de  tous  les  croyants. 
C'est  ainsi  que  la  religion  de  Dieu  nous  grandit  et  nous  rend 
victorieux,  car  elle  n'est  jamais  faible  que  de  la  faiblesse  de 
ses  confesseurs.  Que  la  bénédiction  du  Livre  de  Dieu  et  celle 
des  Prophètes  soient  sur  nous  et  avec  nous!  Ainsi ,  que  la 
crainte  ne  naisse  chez  aucun  musulman,  qu'on  veuille  le 

'  El  Bakay  fait  ici  allusion  au  sultan  et  à  l'empereur  du  Maroc. 


SAUF-CONDUIT  D  EL  BÂKAY.  503 

circonvenir  ou  le  tromper,  car  ceux  qui  le  font  se  révoltent 
contre  Dieu,  que  vengera  le  Sounna  de  son  Prophète.  Lais- 
sez-les vous  opprimer  jusqu'au  vrai  jour  du  combat,  car  le 
plus  sanguinaire  des  hommes  est  celui  qui  s'élève  avant  le 
temps  contre  l'iniquité,  pour  retomber  dans  l'impuissance  au 
moment  fatal!  Et  pour  ce  qui  me  concerne,  mes  frères,  j'ai 
écrit  pour  l'Anglais  un  sauf-conduit  général,  adressé  à  qui- 
conque habite  mon  pays  ;  je  l'ai  adressé  également  à  vos 
pays  à  vous,  plein  de  confiance  en  votre  piété  comme  en 
votre  humanité  et  votre  prudence.  Faites  pour  mon  protégé 
ce  que  j'ai  fait,  en  écrivant  en  sa  faveur,  sous  réserve  de 
notre  dévouement  à  l'imam,  notre  seigneur,  Abd  E'  Rahman 
et  notre  sultan,  Abd  El  Medjid  ;  ne  soyez  pas  comme  les  gens 
de  Noukkouma,  semblables  à  des  sourds  et  des  muets,  car 
ils  m'ont  fort  chagriné.  En  vérité,  j'aime  mon  hôte,  le 
chrétien!  Veillez  donc  à  ce  qu'il  ne  rencontre  ni  obstacle  ni 
dommage,  car  le  Prophète  aimait  les  Kouraïsch,  malgré  leur 
inimitié  et  leur  manque  de  foi  en  lui.  Dieu  dit  :  «  Un  pro- 
phète est  venu  à  vous  ;  il  déplore  vos  vices  et  en  est 
inquiété  ;  »  puis  il  dit  au  Prophète  lui-même  :  «  Tu  ne  gou- 
verneras pas  toujours  ceux  que  tu  aimes  !  »  et  le  Prophète 
aimait  ses  oncles  et  il  se  réjouit  de  leur  conversion  à  l'isla- 
misme, surtout  de  celle  d'Abou  Taleb  ;  mais  il  connnaissait 
les  desseins  de  Dieu  h  l'égard  de  la  communauté  et  se  trou- 
vait, parla  même,  lié  à  celle-ci.  Le  plus  grand  des  infidèles 
est  celui  qui  ne  connaît  ni  le  Livre  de  son  Dieu,  ni  le  Sounna 
de  son  Prophète;  car  c'est  ainsi  qu'il  se  permet  ce  que 
défend  la  loi  et  défend,  au  contraire,  ce  qu'elle  prescrit;  se 
rapprochant  de  qui  il  lui  est  enjoint  de  s'écarter,  s'éloignant 
de  ce  qui  le  concerne  et  s'imaginant  bien  faire,  tout  en  exé- 
cutant mal  ce  qui  est  ordonné.  Il  n'est  d'actions  ni  de  culte 


Ô04  VOYAGES  EN  AFRIQUE. 

par  lequel  Dieu  soit  honoré,  si  ce  n'est  par  l'obéissance  à  ses 
décrets,  et  nul  adorateur  ne  se  rapproche  autant  de  lui  par 
l'omission  d'un  acte  quelconque,  que  celui  chez  qui  cette 
omission  est  commandée  par  la  loi. 

Que  mon  salut  vous  soit  réiléré  avec  mes  vœux  pour  votre 
bonheur!  Adieu! 


FIN. 


TABLE  DES  MATIÈRES  DU  CIXQUIÉME  VOLUME. 


Chapitre  1*''.  —  Esquisse  historique  sui-  Tombouctou  et  les  prin- 
cipaux Etats  riverains  du  Niger  avant  l'inva- 
sion des  Foulbe.  —  Description  de  Tom- 
bouctou              5 

"  II.  —  Séjour  à  Tombouctou  jusqu'à  la  fin  de  1853. 

—  Conduite  des  Foulbe  envers  l'auteur.  — 
Anomalies  des  crues  périodiques  du  Niger.   .       él 

"  III.  —  Les  premiers  mois  de  1854;  à  Tombouctou.  — 
Nouvelles  attaques  de  la  part  des  Foulbe.  — 
L'auteur  forcé  de  quitter  la  ville.  —  Séjour 
dans  le  désert  jusqu'au  départ  définitif.  — 
Importance  industrielle  et  commerciale  de 
Tombouctou        75 

"  IV.  —  Vaine  tentative  de  départ  et  retour  vers  Tom- 
bouctou. —  Départ  définitif.  —  Voyage 
jusqu'à  Gogo,  sur  la  rive  septentrionale  du 
Niger 109 

«  V.  —  Le  Niger  de   Gogo  à  Saï.  —  Retour  à  Kou- 

kaoua 159 

-         VI,  —  Dernier  Séjour  à  Koukaoua.  —  Retour  à  Tri- 
poli par  le  désert.  — Arrivée  eu  Angleterre.     218 
Appendice. 

Aperçu  historique,  ethnographique  et  politique  sur  le  Wadaï   .     251 
Sauf-conduit  donné  par  El  Bakay  à  l'auteur,  lors  de  son  retour  de 

Tombouctou  au  Bornou 293 


ERRATA. 


Page  6,  ligne  20,  au  lieu  de  accompagné,  lisez  accoaipagnée, 

»  53,  »  15,  au  lieu  de  laines.  Usez  laine. 

»  66,  »  16,  au /i'ew  de  attaques, //se:;  atteintes. 

»  90,  »  2i,  a«//eH  de  de  ebronique, //se:;  clironique. 

»  92,  »  25,  au  lieu  de  un  troupe,  lisez  une  troupe. 

»  106,  »  51,  au //eu  de  cardamone, //ses  cardamome. 

»  162,  »  20,  au //eu  de  formait. //se::  formaient. 

'■  210,  >'  24,  au  lieu  de  de  Fezzan,  lisez  du  Fezzan. 

»  268,  »  16,  au //eu  de  Keligen, //se- Kelingen. 


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JT  Barth,   Heinrich 

351  Voyages  et  découvertes 

B28^  dans  l'Afrique 

V.4.