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YOYAGES
AFRIQUE
Bruxelles. — Typ. do A. Lacfoii, Van Meenen et C", rue de la Pulterie, 33.
TOUS DnOITS RESERVES
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University of Ottawa
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VOYAGES ET DECOUVERTES
DANS
L'AFRIQUE
SEPTENTRIONALE ET CENTRALE
PENDANT LES ANNÉES 4849 A 1855
FAB
LE DOCTEUR HENRI BARTH
TRADUCTION DE L'A 1.I,EMA>C1J PAR PAUL ITHIER
SEILE ÉDITION AUTORISÉE PAR L'AITEDR ET L'ÉDITEUR ALLEMANDS
ENRICHIE llE (.RAÏIRES, lit CllR0110-LlI!IOl.llAlMiltS, WUl BELLE CARIE ET DC PORTRAIT DE L'ALIEl'R
TOME iV
PARIS I BRUXELLES
A. BOHNÉ, LIBRAIRE | A. LACROlï, VAN BEENIN ET C^ ÉDITEURS
RUE CE RIVOLI, 170 ' RUE DE LA PUTTERIE, 33
1861
s/' if
CHAPITRE PREMIER.
ESQUISSE HISTORIQUE SUR TOMBOUCTOU ET LES PRINCIPAUX ÉTATS RIVE-
RAINS DU NIGER AVANT L'INVASION DES FOULBE. — DESCRIPTION DE
TOMBOUCTOU.
Contrairement à l'idée généralement accréditée en Europe
jusqu'à ce jour, Tombouctou n'a jamais été le centre d'un
grand royaume. Déjà longtemps avant que la ville fût fondée,
il existait, tout autour, de puissantes communautés politi-
ques et, plus tard, elle grandit pendant des siècles, libre et
indépendante, sans être jamais la capitale d'un royaume
quelque peu important. D'après notre autorité pour l'his-
toire des contrées du Niger, Ahmed Baba, dont je parlerai
plus amplement par la suite , cette ville célèbre fut fondée
dans le cinquième siècle de l'hégire {soit vers 1100), par
une fraction des Imoscharh ou Touareg, à l'endroit où,
depuis longtemps, ils avaient coutume de stationner. Il
n'en est pas moins très vraisemblable qu'une partie des
habitants de la ville nouvelle appartenaient, dès le début, à
la nation Sonrhaï, et ceci me conduit à penser que la forme
primitive du nom de la ville était « Toumboutou » (littérale-
T. lY. i
6 VOYAGES EN AFRIQUE.
ment « corps » ou « cavité » en Sonrhaï), qui s'appliquait
aux excavations existant dans les digues de sables de la
contrée \ Les Imoscharli changèrent ce nom en « Toum-
butkou » qui devint, par le temps, « Toumboutkou » ou,
comme les Arabes l'écrivent et le prononcent presque géné-
ralement aujourd'hui, « Timbouktou » (ou plus exactement
encore « Tinbouktou, » sans voyelle longue et avec l'accent
sur la seconde syllabe).
Les deux premiers siècles de l'existence de Tombouctou
nous sont complètement inconnus; cette ville ne semble
pas avoir joué, pendant ce temps, un rôle d'une certaine
importance, ni avoir eu des rapports étroits avec l'histoire
des pays environnants, comme étant tout à fait à l'écart,
par sa situation topographique aux confins du désert. Tom-
bouctou n'acquit pas même d'importance après avoir été
conquis, au xiv" siècle par le royaume nègre le plus puissant
alors, celui de Melle, situé sur le réseau du Niger supé-
rieur, toutes les communications avec le Nord s'opérant
encore par Walata; ce ne fut qu'à la chute de cet empire,
accompagné de la ruine de Walata et de l'élévation rapide
du royaume de Sonrhaï, que Tombouctou commença à jouer
dans l'histoire un rôle dont l'importance s'accrut en peu de
temps. Ses annales se liant étroitement à celles des royaumes
voisins, il est indispensable, pour connaître le passé de cette
ville du désert, de jeter un regard sur le développement de
toutes les contrées du Niger en général; celles-ci offrent, du
reste, une foule de particularités remarquables qui méritent
bien de fixer pendant quelques instants notre attention.
* C'est ainsi que le synonyme arabe » El Djouf » est fréquemment
employé comme nom de localités.
ESQUISSE HISTORIQUE SUR TOMBOUCTOU. 7
Avant mon voyage, on ne connaissait presque rien de
l'histoire de ces vastes et importantes régions, si ce n'est
quelques détails complètement isolés, combinés du reste
avec beaucoup de talent par le savant critique et géographe
anglais, M. AVilliam Desborough Cooley ' ; détails puisés ,
d'après les travaux de mon excellent professeur, M. Charles
Ritter, dans El Bekri, dans les annales d'Ebn Chaldoun,
dans les récits vagues et confus de Léon l'Africain, relatifs
au grand Askia, et enfin dans les brèves relations de la
conquête de Tombouclou et de Garho par un général de
l'empereur du Maroc , relations dues à quelques écrivains
espagnols. C'est à moi qu'était réservé le bonheur de décou-
\Tir une histoire complète du royaume de Sonrhaï jusqu'à
l'année 1640 de notre ère. Le manuscrit formait un gros
volume in-4° , et comme il me fut malheureusement impos-
sible d'en rapporter en Europe une copie complète , je dus
me contenter, pendant mon séjour à Gando, d'en extraire
les passages que je considérais comme les plus importants
au point de vue de l'histoire et de la géographie. J'ai utilisé
ces extraits, ainsi que d'autres matériaux encore et le
résultat de mes propres observations faites sur place , à la
rédaction d'une chronique assez complète du royaume de
Sonrhaï et des États voisins, chronique qui figure dans l'ap-
pendice du quatrième volume de mon grand ouvrage. J'en
citerai ici ce qui sera nécessaire à un examen sommaire de
l'histoire politique de la Xigritie.
Quoique l'auteur des annales du Sonrhaï ne s'y nomme
qu'à la troisième personne, les savants de la Nigritie s'accor-
dent à en attribuer la rédaction à un personnage éminent ,
* Cooley, Negroland ofthe Arahs. ISJ?].
8 VOYAGES EN AFRIQUE.
nommé Ahmed Baba; le manuscrit, qui date du milieu
du XYU*" siècle, porte le nom de « Tarich E' Soudan. »
Ahmed Baba était un homme de haute science, si l'on consi-
dère le pays où il vivait, et il publia d'autres ouvrages
encore. Il se distinguait, en outre, par son ardent patrio-
tisme et son caractère tellement digne de respect qu'il fut
honoré et traité avec la plus grande considération par le
conquérant de son pays , qui l'emmena lui-même eu capti-
vité au Maroc , vers la fin du xvf siècle. Si ces qualités
offrent déjà une grande garantie de la véracité d'Ahmed
Baba, il s'en trouve encore une autre dans la manière pru-
dente et entendue avec laquelle l'auteur traite la partie de
ses annales qui s'étend sur des siècles encore ensevelis dans
les brumes mystérieuses du passé; rappelons en outre,
la grande précision analytique qu'offrent les chroniques
d'Ahmed Baba, qui contrastent, sous ce rapport, avec les
travaux des annalistes du Bornou. Appuyés d'une autorité
semblable, je pense que nous pouvons accepter avec la plus
grande confiance en leur valeur historique, les données dont
voici le résumé.
Le royaume le plus ancien de toute la région du Niger,
fut, selon notre auteur, celui de Ghana ou Ghanata, dont
j'ai déjà parlé au sujet de l'histoire des Foulbe, et qui était
situé à l'ouest de Tombouctou. J'ai eu alors occasion de
faire i emarquer au lecteur que le nom ou le titre de fonda-
teur de ce royaume, « Wakadja Mangha, » devait évidem-
ment provenir de la langue Foulfoulde (« mangha » ou
« mangho » signifiant « grand »), d'où nous pouvons conclure
que les Foulbe formaient l'élément pâle dominant de la
population du Ghanata. La capitale du même nom se trou-
vait située à peu près sous le IS*" degré de lat. sept, et le
ESQUISSE HISTORIQUE SUR TOMBOUCTOU. 9
T degré de long. occ. de Greenwich ; la partie centrale du
royaume forme aujourd'hui la province de Baghena ou la
contrée qui s'étend entre le Sénégal supérieur et le Niger,
vers le point oii celui-ci décrit un angle vers le nord , au
dessous de Djinni. Le royaume de Ghanata fut fondé environ
trois siècles après J.-C, précisément à l'époque où le chris-
tianisme faisait des progrès si énormes sur tout le littoral
méditerranéen et surtout dans la Mauritanie, en produisant
partout d'immenses révolutions. Nos renseignements relatifs
aux premiers temps de l'histoire du Ghanata sont peu nom-
breux, mais nous savons que vingt-deux princes y régnèrent
jusqu'à l'avènement de l'islamisme, au commencement du
vif siècle de l'ère vulgaire ; nous savons également que la
doctrine de Mahomet y pénétra de bonne heure et que, dès
le commencement du x^ siècle, la capitale du Ghanata pos-
sédait un vaste quartier musulman où se trouvaient douze
mosquées.
Ce furent les tribus berbères venues du Nord qui impor-
tèrent et répandirent la croyance nouvelle dans la Nigritie
occidentale. La première tribu qui apparut fut celle des
Limtouna, puissante au désert; après avoir été attaquée et
vaincue, elle fut suivie de celle des Senagha, ou Senhadja,
selon les Arabes. Cette dernière semble avoir étendu avec
succès son influence sur la région occidentale du désert, sur
toutes les contrées voisines du Soudan ainsi que sur une
grande partie du royaume de Ghanata. Vers le milieu
du X® siècle, les Senagha possédaient déjà, à environ trois
degrés de la capitale , l'importante colonie commerciale
d'Aoudaghost qui, d'après mon estimation, devait se trouver
près du Kasr El Barka actuel, entre les 40" et 11^ degrés de
long. occ. et les IS'' et 19" degrés de lat. sept, de Greenwich ;
10 VOYAGES EN AFRIQUE.
pendant ce même x'' siècle, il n'y aurait pas eu moins
(le vingt -trois rois nègres ' tributaires d'un seul chef
Senaglia.
Sur ces entrefaites, s'était élevé, plus vers l'orient et dans
les contrées riveraines du Niger moyen , un autre royaume ,
celui des Sonrhaï, Ahmed Baba nous laisse complètement
ignorer l'origine première de ceux-ci , mais maintes tradi-
tions nous engagent à la chercher près des nombreux
embranchements du Niger qui s'étendent au dessus de Tom-
bouctou. Toutefois je pense que la signification historique
des Sonrhaï, comme nation, part de Bourroum, localité
située sur le grand angle oriental du Niger à l'endroit où
celui-ci, après avoir côtoyé le désert en se dirigeant vers
l'est, prend son cours vers le S. S. 0. A partir de ce point,
l'influence des Sonrhaï s'étendit, des deux côtés, le long du
Niger et se concentra , en amont , dans les environs de leur
ancienne capitale Koukia, située près du Goga ou Garho
actuel.
C'est là que serait arrivé de l'orient, vers le commence-
ment du vu" siècle, et par conséquent de l'hégire, un
homme du nom de Sa, qui aurait fondé la plus ancienne
dynastie Sonrhaï qui soit connue. La nationalité de ce per-
sonnage est restée un mystère, mais la tradition le fait venir
de l'Yémen, en Arabie, tandis qu'il paraît, avec plus de vrai-
semblance, avoir appartenu à la race berbère. Quoi qu'il en
soit, le fait même, que la tradition fait venir de l'orient le
• Il est bon d'ajouter que le pays des Nègres, à cette époque, s'éten-
dait encore, en moyenne, jusqu'au vingtième degré de latitude, et ce ne
fut qu'alors que ces derniers furent refoulés par l'arrivée des Berbères.
L'invasion de ces bordes produisit la dévastation de ces contrées jus-
qu'alors abondamment peuplées, du moins en certaines parties.
ESQUISSE HISTORIQUE SUR TOMBOUCTOU. 11
londateur de la première dynastie Soiirhaï, indique, ainsi que
maintes autres circonstances, que la civilisation de cette
partie du Soudan fut due à l'Egypte. Le premier effet de
cette influence extérieure fut de détruire les principaux
dogmes des superstitions païennes ou tout au moins à les
ensevelir sous d'autres doctrines, tel que le culte surtout
voué à certaine espèce de grand poisson ; c'était probable-
ment le célèbre ayou {Manatus Vogelii), dont j'ai déjà parlé
à plusieurs reprises et que nous rencontrerons encore dans
les eaux du courant principal du Niger.
Le petit domaine qui s'était ainsi formé autour de
Koukia, semble avoir grandi promptement en étendue et
en puissance. C'est ainsi qu'il s'éleva bientôt , aux environs
de la capitale, sur le Niger, la ville de Gogo ou Garho,
place commerciale considérable, qui, d'après des indices
évidents, était déjà en relations, dès la fin du ix" siècle,
avec Ouarghela , le centre de commerce le plus ancien qui
ait existé sur les limites septentrionales du désert. II résulte
de là que les rapports commerciaux entre l'Afrique septen-
trionale et la Nigritie datent d'infiniment plus loin qu'on ne
l'a jamais cru. Vers le milieu du x^ siècle, la puissance du
roi de Sonrbaï était déjà tellement grande que le chef des
Senagha, qui avait sa lointaine résidence à Aoudaghost,
crut prudent de lui envoyer des présents pour éviter une
guerre avec lui. Les Sonrhaï, à cette époque, étaient encore
tous païens, à peu d'exceptions près, et ce ne fut que le
quinzième roi de la dynastie des Sa, nommé Sa Kassi, qui
embrassa l'islamisme, en 1009, ou 400 de l'hégire.
Avec le changement de religion, s'opéra également un
changement de capitale, Koukia étant surpassé de beaucoup
par le florissant Gogo. L'islamisme semble avoir jeté parmi
12 VOYAGES EN AFRIQUE.
les Sonrhaï des racines profondes, même avant que le peuple
fût entièrement converti et alors même que la cour et les
grands seuls reconnaissaient la croyance nouvelle. Vers
1067, la capitale Gogo se composait de deux villes ou quar-
tiers, dont l'un était la résidence du roi et des musulmans,
tandis que la population païenne habitait l'autre. L'isla-
misme n'en était pas moins déjà dominant à tel point que
la pratique en était une condition formelle de l'exercice du
pouvoir; chaque prince recevait, lors de son avènement au
trône, trois objets emblématiques, consistant en une bague,
un glaive et le Koran. Ces gages sacrés de la puissance
royale avaient été, à ce que l'on prétendait, envoyés autre-
fois d'Egypte à un prince Sonrhaï , comme émir el moume-
nin, ou « chef des croyants. »
Outre son nouveau rang comme capitale. Gogo pouvait
toujours prétendre à son ancienne importance comme centre
de commerce. Le sel y était, à cette époque, l'article prin-
cipal; il arrivait à Gogo, de la ville berbère de Taoutek,
située au milieu du désert, à quinze journées de marche
plus au nord. L'ancienne capitale, Koukia, déjà presque
entièrement peuplée de musulmans, et située au commen-
cement de la route des caravanes vers l'Egypte, se livrait au
commerce de l'or avec autant de profit que d'activité. Elle
avait toujours été le grand marché du Soudan pour ce métal
précieux, quoique la qualité de celui que l'on exportait des
contrées situées entre le Sénégal et le Niger (telles que Bam-
bouck et Boure) pour Aoudaghost, parût être supérieure.
Outre le sel et l'or, les coquillages, le cuivre et les perles
de verre étaient les principaux articles de commerce de
Koukia.
Nous voyons donc déjà des villes du Sonrhaï s'élever,
ESQUISSE HISTORIQUE SUR TOMBOUCTOU. 15
grandes et florissantes par leur puissance politique et l'exten-
sion de leurs rapports commerciaux , bien avant qu'ait
existé la première hutte de Tombouctou. Avant de m'occu-
per des événements postérieurs à la fondation de cette der-
nière ville, je demanderai au lecteur la permission de
continuer le récit des faits relatifs à l'histoire des contrées
occidentales, qui m'y conduiront, du reste, par la suite.
Nous avons vu que la tribu des Senagha dominait, au
x'' siècle, sur toute la région occidentale du désert ainsi que
sur les pays voisins au midi; le royaume de Ghanata lui-
même était en partie tombé en son pouvoir. Il paraît toute-
fois que le Ghanata se réveilla plus tard et subjugua à son
tour une partie du territoire des Senagha. Ce fut ainsi que
Aoudaghost devint dépendant du Ghanata ; mais cette ville
fut conquise et pillée, en 1052, par les Merabetin , adeptes
d'un chef religieux récemment sorti des rangs des Senagha
et nommé Abd Allah Ebn Yassin. En peu d'années, les rois
de Ghanata se trouvèrent rangés sous la dépendance du chef
des Merabetin et, en 1076, ces derniers prirent possession
du pays et forcèrent la plupart des habitants à embrasser
l'islamisme; ce dernier se répandit, en outre, par les armes
des Merabetin, sur les contrées voisines de la Nigritie.
Quoique les Senagha fussent restés la tribu dominante
au Ghanata, leur puissance décrut rapidement. Vers 1205-
1204 (600 de l'hégire), ils étaient déjà tellement déchus,
qu'ils ne purent résister à une attaque de la part des Sous-
sou, tribu alliée aux Wakore ou Mandingo, et qu'ils durent
abandonner le royaume à celle-ci. Vers 1233, la domination
des Senagha dans le désert, prit fin à son tour, et les débris
de cette nation jadis grande et puissante, les Limtouna et
les Messoufa, furent successivement réduits à l'état de tri-
T. IV. 2
14 VOYAGES EN AFRIQUE.
butaires, car un nouvel empire avait surgi : celui de Melle,
sur le Niger supérieur.
Tout ce que nous savons de l'origine de ce royaume, qui
devint bientôt le plus puissant de toute la Nigritie, c'est que
le premier roi musulman de Melle se nommait Baramin-
dana, qu'il fit, en 1215, un pèlerinage et que l'un de ses
successeurs. Mari Djatah (1235-1260) battit les Soussou,
maîtres alors du Ghanata. Nous devons citer, comme le plus
grand roi du Melle, Mansa Moussa, ou plutôt Kounkour
Moussa; il régna de 1511 à 1551 et porta la puissance poli-
tique et militaire de son royaume au point que celui-ci,
selon les paroles d'Ahmed Baba, possédait « une force
d'agression sans limite ni mesure. » Mansa Moussa subju-
gua le Baghena ou les débris du royaume de Ghanata, y
compris tout le pays habité de Taganet et d'Aderer (c'est à
dire la partie occidentale du désert) ainsi que le Tekrour
occidental' ; au retour d'un pèlerinage à la Mecque, en 152G,
il s'empara encore du royaume de Sonrhaï avec sa capitale,
Gogo, et enfin de Tombouctou. Une seule des villes alors
florissantes de la Nigritie, résista au roi de Melle, quoi-
qu'elle fût constamment attaquée par lui; c'était Djenni,
place très considérable, située au S. S. 0. de la ville
actuelle de Hamd Allahi, sur le Niger supérieur. Djenni
était déjà fondé vers le milieu du xi" siècle et jouissait
môme, à cette époque, d'une grande importance commer-
ciale.
Tombouctou, qui semble s'être rendu sans résistance au
conquérant, gagna, comme capitale de province, en splen-
' Tekrour, nom qui indique, dans l'origine, le domaine de l'islamisme
en Nigritie, signifie ici les contrées situées sur les deux rives du Niger
moyen, là où le lieuve se dirige vers le S. S. E.
ESQUISSE HISTORIQUE SUR TOMBOUCTOU. 13
deur et en considération, car le nouveau souverain, homme
énergique et ami des arts, dota la ville de mosquées et de
palais nouveaux. L'ava'ntage que retira, en outre, Tombouc-
tou de la perte de son indépendance, fut de se trouver, par
le fait de son incorporation à un puissant rovaume, proté-
gée contre les violences des Berbères voisins. Il en résulta
un accroissement rapide de la ville, qui ne tarda pas à deve-
nir un marché de premier ordre. Jusqu'alors Ghanata avait
été seul le principal entrepôt du commerce de l'Afrique sep-
tentrionale pour cette partie du Soudan, et la résidence de
nombreux négociants du Fezzan, de Ghadames, du Taouat,
du Tafilet, etc.; peu à peu, tous émigrèrent vers Tora-
bouctou, dont ils accrurent naturellement le commerce et la
richesse.
Avec sa prospérité, Tombouctou vit s'élever des ennemis
nouveaux. Vers la fin du règne de Mansa Moussa, les Mossi
païens qui, jusqu'alors, avaient lutté avec quelque succès
contre Tislamisme, combattirent avec non moins de bon-
heur les musulmans du Melle et pénétrèrent, depuis leurs
établissements situés dans le vaste triangle formé par le
Niger, jusqu'à Tombouctou. Les troupes du Melle prirent la
fuite et le roi du Mossi mit la malheureuse capitale à feu et
à sang. Après ces événements, Tombouctou semble être
resté pendant sept années à l'état indépendant, jusqu'à ce
que Mansa Sliman, devenu roi de Melle en 1535, rétablit son
royaume et reprit Tombouctou, qu'il rebâtit et qui resta,
sans interruption, pendant tout un siècle sous la même
domination. Ce fut pendant ce temps, c'est à dire vers 1575,
que Tombouctou fut connu pour la première fois en Europe,
par le travail géographique espagnol, nommé Mappamondo
Catalan, où celte ville figure sous le nom de « Timboutsch. »
16 VOYAGES EN AFRIQUE.
Pendant longtemps, l'état politique des contrées nigé-
riennes se maintint sans modifications dignes de remarque.
Disons cependant que, sous le successeur de Mansa Moussa,
le prince Sonrhaï Ali Killouu ou Kilnou, réussit, ainsi que
son frère, retenu comme lui en otage à la cour de Melle, à
s'enfuir et à rentrer dans sa patrie, où il fonda la dynastie
des Sonni ; toutefois il ne parvint pas à s'affranchir complè-
tement, ni d'une manière durable, de la domination du
Melle. Ce n'est que vers le milieu du w" siècle, que com-
mence à décliner la puissance de ce dernier, grâce aux
partis instigués par les différents gouverneurs du'pays. Il en
résulta que le Melle ne fut plus à même de résister aux
tribus berbères dont l'une (probablement celle des Massoufa,
établie aux confins du désert), conduite par son chef Akil,
prit possession de Tombouctou; toutefois elle ne parvint
jamais à étendre sa domination jusqu'au delà du Niger
(1435). Malgré ses désastres et ses luttes intestines, le Melle
resta, pendant de longues années encore, le royaume le plus
puissant de toute la Nigritie. La capitale, Melle \ exerçait
toujours sur une grande échelle le trafic de l'or, métal que
l'on y exportait dans trois directions différentes. Il allait
d'abord à Koukia, d'où on le transportait en Egypte; en
second lieu, on l'envoyait de Melle à Tombouctou, et de là
au Taouat; ensuite on le dirigeait également sur Tom-
bouctou, d'où il partait pour Wadan ou Hoden {:20'' lat.
sept, et 11° long. occ. Greenw.), place très importante non
seulement pour cette branche de commerce, mais encore
pour la traite des esclaves. Tombouctou lui-même était, à
* La ville de Melle était située sur un des bras septentrionaux du
Niger, au sud-ouest de Tombouctou.
ESQUISSE HISTORIQUE SUR TOMBOUCTOU. 17
cette époque, un entrepôt considérable pour le sel, que l'on
y apportait des mines de Teghasa, situées à 17 ou 18 milles
au nord de Taodenni.
L'an 869 de l'hégire (1464-1465), le « grand tyran et
scélérat » Sonni Ali monta au trône du Sonrhaï. Il était le
seizième roi de la nouvelle dynastie des Sonni et devait jouer
un grand rôle dans l'histoire de la Nigritie. C'était un sou-
verain cruel, mais énergique, qui renversa toutes les condi-
tions politiques de cette partie du Soudan, en provoquant la
chute du royaume de Melle. Lorsque les Berbères eurent
conquis Tombouctou, sousAktil, ils y placèrent un gouver-
neur choisi parmi la race berbère qui y était déjà établie,
et poursuivirent leur existence nomade. Ils ne tardèrent pas,
cependant, à être traités de telle sorte par le successeur de
ce premier gouverneur, que Sonni Ali se vit forcé de mar-
cher contre Tombouctou (1468-1469). Cette circonstance
vint à point au conquérant, qui livra Tombouctou au pillage
et au meurtre, au point de faire pâlir les horreurs dont
s'était souillé précédemment le roi idolâtre des Mossi. Sonni
Ali semble avoir sévi surtout contre la classe lettrée, qui
avait choisi de préférence Tombouctou pour sa résidence.
Dans tous les cas, la ville dut se relever en peu de temps de
ce coup terrible, car, à la fin du même siècle, elle était plus
peuplée qu'elle ne l'avait jamais été. Il est, du reste, évi-
dent qu'après la conquête de Tombouctou par Ali, les mar-
chands arabes du nord cessèrent leurs relations commerciales
avec Ghanata, pour aller visiter plutôt les marchés de Tom-
bouctou et de Gogo.
Sonni Ali conquit encore le Baghena ou centre primitif
de l'ancien royaume de Ghanata, mais se contenta de rendre
tributaire le chef de ce pays. Il agit de même avec Djenni,
18 VOYAGES EN AFRIQUE.
étendant ainsi ses conquêtes au delà des limites du Melle,
car, selon toute apparence, Djenni n'avait jamais été sous
la dépendance de ce royaume ; toutefois, Ali signala encore
sa victoire par un massacre épouvantable, en cette ville flo-
rissante par sa production des tissus indigènes. Ce doit être
à Sonni Ali que Jean II de Portugal envoya une ambassade;
en tout cas, ce fut lui qui permit aux Portugais d'établir à
Wadan ou Hoden une factorerie qui, du reste, ne dura
guère, à cause de l'infertilité de la ville et de son trop grand
éloignement de la côte. Soni Ali périt, le 5 novembre 1492,
au retour d'une expédition contre le Gourma, en voulant
franchir un torrent impétueux que je traversai moi-même
dans une saison bien plus défavorable. Son fils Abou Bakr
Daou lui succéda, mais fut battu et détrôné presque aussitôt
par l'un des généraux de son père.
Le lecteur se rappellera que la dynastie des Sa, dont
celle des Sonni ne formait qu'une branche, était d'origine
étrangère. Or, la cruauté de Sonni Ali avait été plus que
suflisante pour attirer une haine générale non seulement
sur lui-même, mais sur toute sa famille. A sa mort, un cer-
tain Mohammed, fils d'un Sonrhaï nommé Abou Bakr, réunit
tous les mécontents, attaqua le nouveau roi et fut d'abord
battu; mais revenant à la charge, il le battit à son tour dans
les environs de sa capitale et le força d'aller mourir dans
l'exil. C'est ainsi que nous voyons la dynastie étrangère rem-
placée par une dynastie nationale, celle des Askia; car
Mohammed Ben Abou Bakr était natif de l'île nigérienne
de Neni, située au dessous de Sindcr.
Le premier acte que posa ce grand roi Sonrhaï, en vue
d'asseoir son autorité nouvelle, fut d'assurer à son peuple
une longue ère de paix, après que la population mâle près-
ESQUISSE HISTORIQUE SUR TOMBOUCTOU. 19
que tout entière eût été sacrifiée au service militaire d'Ali.
Ahmed Baba dit d'Askia « que Dieu s'était servi de lui
pour arracher les vrais croyants à leurs misères et à leurs
douleurs. » Il créa l'un de ses frères gouverneur de Tom-
bouclou [toumboutoukoy) et en commit un autre à la surveil-
lance des frontières occidentales du royaume ; il s'empara
ensuite du gouverneur de Djenni, qu'Ali s'était contenté de
rendre tributaire, et le retint en captivité, à Gogo, jusqu'à
la fin de ses jours. Après avoir ainsi étendu et affermi ses
domaines, Mohammed entreprit, avec ses princes et ses
savants, un pèlerinage à la Mecque, qui contribua puissam-
ment à accroître sa renommée. II fut accompagné, dans
cette lointaine et pénible entreprise, non seulement des
personnages les plus éminents de toutes les tribus rangées
sous son autorité, mais encore de 1,500 soldats, dont 500
cavaliers. Il emporta 300,000 mithkal d'or, soit environ
550,000 thalers de Prusse, somme énorme pour le temps.
Sa libéralité était telle qu'il dut encore contracter en route
un emprunt de 150,000 mithkal; aussi fonda-t-il à la Mecque
un établissement pour les pèlerins du Soudan. Ce pèleri-
nage eut lieu pendant les années 1495 et 1496, ou 1497.
Revenu dans son pays, il voulut contraindre les Mossi à
embrasser l'islamisme, et, sur leur refus, il marcha contre
eux et dévasta leur pays. Il s'empara ensuite du Baghena,
dont Ali n'avait également rendu le roi que tributaire, et
battit les Foulbe, alors déjà puissants (1499-1500). Son
frère Omar subjugua complètement le royaume de Melle et
en prit la capitale, la première ville du Soudan à cette
époque, renfermant 6,000 habitations. Dans la même année
(1501), Hadj Mohammed livra une guerre acharnée au Bar-
gou, contrée située entre le Gourma, le Yorouba et le
SO VOYAGES EN AFRIQUE.
Niger. Les habitants de ce pays semblent avoir été fort bel-
liqueux, car le roi de Sonrhaï dut lutter contre eux pendant
quatre ou cinq années.
L'an 150G parait avoir signalé le commencement d'une
longue trêve. Le roi s'occupa principalement, depuis cette
époque, des affaires intérieures de son vaste royaume,
qui s'étendait depuis le Kebbi, à l'orient, jusqu'au Kaarta
actuel, c'est à dire jusqu'aux sources septentrionales des
affluents du Sénégal. 11 séjourna probablement, pendant
cette période, aux environs de Tombouctou; du moins
s'y trouvait-il lors du voyage de Léon dans cette partie de
l'Afrique. Ce fut en 1512 que se rouvrit la série des exploits
militaires du grand Askia, dont le résultat fut l'extension
plus grande de ses possessions vers l'ouest. L'influence
d'Askia atteignait même jusqu'au littoral de l'Atlantique, au
point que les Portugais du Sénégal s'étonnaient de la
puissante furie guerrière qui « pareille à un vaste incendie, »
dévastait toutes les contrées, de l'orient à l'occident. En
1513, le roi se rendit à Katsena, d'où il revint l'année sui-
vante, pour entreprendre, en 1515, une expédition contre
la ville d'Agades, fondée en 1460, en expulser les tribus
berbères et y implanter à leur place un grand nombre de
ses compatriotes.
Ces succès avaient porté à leur plus haut période, non
seulement la puissance de Hadj Mohammed, mais encore
celle du royaume de Sonrhaï. Au retour du roi, Kanta,
gouverneur de Leka, dans la province de Kebbi, lequel
l'avait, comme vassal, suivi dans son expédition d'Agades,
réclama une part du butin qui, selon toute apparence,
devait être considérable. Comme sa demande ne fut pas
accueillie, il se leva contre son maître (1516), resta vain-
ESQUISSE HISTORIQUE SUR TOMBOUCTOU. 21
queur dans une grande bataille et maintint contre lui ,
l'année suivante , l'indépendance ■ du nouveau royaume de
Kebbi. Nous avons vu, plus haut, que Kanta fut soutenu
dans cette lutte par les Foulbe.
Hadj Mohammed visita de nouveau, en 1518, la partie
occidentale de son royaume et séjourna encore, en cette
circonstance, à Tombouctou. Il eut le malheur, dans le
cours des années suivantes, de perdre ses deux frères, les
plus fermes soutiens de sa puissance. Devenu vieux, il fut
le jouet de ses fils ambitieux, dont les intrigues se firent
jour vers 1524. Trois ans plus tard, l'aîné, Hadj Moussa,
qui l'avait accompagné à la Mecque, le menaça de mort et
le força de fuir. On parvint cependant à réconcilier le père
et le fils, mais ce dernier reprit bientôt parti contre son
père, tua Yahia, son oncle, qui soutenait ce dernier, et
contraignit Mohammed à abdiquer (1529).
Ainsi se termina le règne remarquable de Hadj Mohammed
Askia , après une durée de trente-six ans et six mois. Le
fils de ce prince, Moussa, l'avait laissé paisible possesseur
du palais royal de Gogo , mais le successeur de Moussa , fils
d'Omar Koumsaghou et neveu de Mohammed, en expulsa
celui-ci et le réduisit en captivité. Ce ne fut qu'après l'avé-
nement d'un autre de ses fils au trône, que l'infortuné vieil-
lard fut rendu à la liberté, mais pour peu de temps, car il
mourut, en 1557, dans la capitale, où il fut enterré dans la
grande mosquée. Les derniers événements de la vie de Hadj
Mohammed peuvent être considérés comme une expiation
des commencements injustes de son règne glorieux, dans
lesquels il avait donné à ses fils l'exemple de la sédition. A
cela près , Hadj Mohammed Askia doit être regardé comme
le plus grand prince qu'ait jamais produit la Nigritie. Fidèle
82 VOYAGES EN AFRIQUE.
et ardent sectateur de l'islamisme , il aimait la littérature
musulmane et les savants, dont il écoutait les conseils;
aussi n'est-ce qu'avec une considération et une vénération
profondes, que les musulmans les plus pieux et les plus
instruits parlent du fondateur de la dynastie nationale des
Askia. Or, c'est précisément comme étant un nègre indi-
gène, et non, ainsi ^que d'autres princes célèbres plus
anciens dans l'histoire du Soudan , un descendant de race
étrangère, que Hadj Mohammed Askia mérite, de notre
part, une attention toute particulière ; car il offre l'exemple
du plus haut degré de développement intellectuel dont
semble susceptible la race noire. Pour quiconque s'occupe
d'étudier à fond les diverses races humaines, il ne sera
réellement pas d'un médiocre intérêt de jeter un coup d'œil
général sur cette période historique du continent africain.
Les Portugais, c'est à dire l'un des peuples les plus entre-
prenants d'Europe à celte époque , animés d'un esprit
héroïque, découvrent graduellement toute la côte occiden-
tale d'Afrique, le cap méridional du continent et fondent
leur empire colonial; au même moment un roi nègre de
l'intérieur de la terre ferme n'étend pas seulement ses
domaines sur une vaste étendue de pays (c'est à dire depuis
le Haoussa, comme centre, jusque près des côtes de l'Atlan-
tique, et depuis le royaume idolâtre de Mossi , situé sous le
12'' degré de lat. sept, jusqu'au Taouat, au midi du Maroc),
mais encore gouverne ses tribus subjuguées, avec justice et
fermeté; dans toutes les villes que renferment ses frontières,
naissent le bien-être et l'abondance , tandis qu'il dote ses
sujets de tous les progrès de la civilisation musulmane qu'il
juge leur être nécessaires. Malheureusement les limites de
cet ouvrage ne me permettent de rapporter que ce que
ESQUISSE HISTORIQUE SUR TOMBOUCTOU. 23
nous savons par Ahmed Baba et quelques autres auteurs,
des mœurs et des rapports sociaux des Sonrhaï à l'époque
de la splendeur de leur royaume. Quelque peu que ce soit,
on y trouvera du moins, la justification de ce qui précède.
Je n'en citerai, comme exemple, que les soins dont les
morts étaient l'objet chez les Sonrhaï; c'est ainsi que le
corps des rois qui mouraient dans des parties reculées du
royaume, était disséqué et embaumé au moyen de miel,
pour être transporté à grand labeur dans la capitale, où on
l'enterrait avec un cérémonial déterminé. Il existait même
une défense sévère de rendre les honneurs funèbres en
usage, aux ennemis de qualité trouvés morts sur les champs
de bataille. Or, revenons à l'histoire du Sonrhaï et au suc-
cesseur du grand Askia.
Il y a peu de chose à dire d'Askia Moussa, si ce n'est qu'il
persécuta ses frères et fît mourir tous ceux d'entre eux dont
il parvint à s'emparer, tandis que, de leur côté, ils s'effor-
çaient de se défaire de lui. Ce fut sous son règne que les
Portugais envoyèrent, de Mina, sur la Côte d'Or, une
ambassade au gouverneur Sonrhaï de l'ancienne province-
capitale de Melle (1554). Pas plus que Moussa, ses succes-
seurs ne contribuèrent à élargir les limites ou l'influence du
royaume, et ce ne fut qu'Isshak, autre fils de Hadj Moham-
med, qui, arrivé au trône vers 1541 , se montra de nouveau
un prince énergique, mais aussi le plus grand despote qu'ait
jamais possédé le Sonrhaï. Il entra d'abord en hostilités avec
le Maroc ou Maghreb occidental, hostilités qui devaient con-
duire bientôt le royaume à sa décadence. Moulaï Ahmed, le
puissant souverain de cet empire, avait jeté un regard avide
du côté de la Nigrilie, si riche en or, et résolu, comme
prétexte au débat, d'élever des prétentions sur les mines de
84 VOYAGES EN AFRIQUE.
sel (le Teghafa; ces prétentions furent énergiquement
repoussées par Isshak, qui y répondit par une invasion de
2,000 Touareg et força l'empereur du Maroc à l'inaction
pendant de longues années. A Isshak succéda son frère
Daoud {1553), monarque paisible qui n'entreprit aucune
expédition militaire, et sous le sage et long règne duquel le
royaume acquit de nouveaux éléments de force. Son fils
aîné lui succéda au trône en 1582; il s'appelait El Hadj
Mohammed, comme son aïeul, dont il se rendit digne par
son courage et sa persévérance , mais dont il dut envier le
succès. Du jour de son avènement, il eut à lutter contre des
compétiteurs de sa puissance, et son règne fut marqué par
des soulèvements et des guerres civiles sajis relâche, qui
remplirent de royaux captifs la prison d'État de Kantou.
La seule cause de tous ces désordres était la polygamie,
d'où naissaient à chaque souverain une quantité de frères,
de fils et de cousins. Dans d'autres contrées du Soudan,
comme au Wadaï , tous les proches parents ou prétendants
éventuels du nouveau sultan étaient mis à mort ou privés de
la vue; au Sonrhaï, au contraire, on leur confiait les
emplois et les gouvernements les plus importants, ce qui
leur mettait aux mains, avec la puissance, un instrument de
sédition.
Le royaume était menacé non seulement par ces discordes
intestines , mais par un nouveau danger venant du Nord.
Moulai Ahmed, désireux de s'enquérir de la puissance du
Tekrour et du Sonrhaï, y envoya une ambassade avec des
présents précieux. El Hadj Mohammed la reçut amicalement
et renchérit sur la munificence du sultan marocain en lui
donnant, entre autres choses, quatre-vingts eunuques.
Moulai mit alors en campagne une armée de 20,000 hom-
ESQUISSE HISTORIQUE SUK TOMBOUGTOU. 25
mes, à ce que l'on dit, avec ordre de se diriger vers
Wadan, de s'emparer de toutes les villes situées le long du
Sénégal et du Niger (qu'il semble avoir pris pour un fleuve
se dirigeant vers l'ouest) et de marcher ensuite contre
Tombouclou. Cette fois encore, cependant, le danger fut
écarté et le nombre même de l'armée d'expédition causa sa
perte par la famine au désert. Voulant prendre du moins sa
revanche de cet échec, l'empereur du Maroc envoya un
officier avec quelques mousquetaires pour s'emparer des
mines de sel de Teghafa, qui servaient alors à l'alimentation
de toute la Nigritie occidentale. Ce fut à partir de celte
époque que l'on abandonna ces mines célèbres pour exploi-
ter de préférence celles de Taodenni, situées plus au midi et
qui fournissent encore aujourd'hui à toutes ces contrées.
Malgré tout l'énergie et les qualités dont il était doué,
El Hadj Mohammed Askia ne devait pas mourir sur le
trône. Une longue maladie semble avoir miné ses forces
primitives, de sorte qu'il fut supplanté par un rival, en 1587.
Peu de jours après il mourut , mais il semble que sa fin fut
due à des causes naturelles. Toutes les luttes qui éclatèrent
après sa mort entre les nombreux fils d'Askia Daoud , tour-
nèrent au profit d'Isshak, l'un d'eux. Tombouctou, qui
avait pris parti pour un de ses rivaux, fit jeter en prison les
agents qu'il y avait envoyés lors de son avènement au trône;
il paraît que cet acte d'hostilité ouverte valut aux habitants
de la ville un rude châtiment.
Après être parvenu, par quelques succès militaires, à
rafl'ermir le royaume ébranlé, Isshak Askia vit s'avancer
contre lui, l'armée {mahalla) du pacha Djodar, vaillant
eunuque de Moulai Ahmed. Cette armée ne consistait, à la
vérité, qu'en 5,G00 mousquetaires, subdivisés en 171 pelo-
T. IV. Ô
26 VOYAGES EN AFRIQUE.
tons de 20 hommes chacun ; mais elle se monlra infini-
ment supérieure aux innombrables hordes indisciplinées et
dépourvues d'armes à feu, du Sonrhaï, qui furent mises en
fuite avec Isshak lui-même. Djodar pénétra ensuite dans la
capitale, Gogo, où la vue du palais le désillusionna telle-
ment de ses espérances de riche butin, qu'il consentit à la
proposition d'Isshak de le laisser en possession de son
royaume, moyennant l'abandon de 1,000 esclaves et de
100,000 w»7///ia/ d'or. Il se rendit ensuite à Tombouctou pour
y attendre la ratification de cette convention par son maître.
L'ambitieux Moulai Ahmed, qui voulait, à l'envi de Phi-
lippe II, son contemporain et son ami , conquérir de vastes
royaumes, éclata en fureur à la réception du message de
Djodar, destitua sur le champ ce dernier et envoya le pacha
Mahmoud Ben Sarkoub reprendre le commandement du
corps expéditionnaire et chasser Isshak de ses domaines.
Le premier soin de Mahmoud, aussitôt son arrivée à
Tombouctou, fut de faire construire une nouvelle flotte,
l'inspecteur du port ayant pris la fuite avec la sienne à
l'approche de Djodar. Dans ce but, le pacha fit abattre
tous les arbres de la ville : c'est pourquoi elle est encore
sans ombre aujourd'hui. Il marcha ensuite contre Askia
et le battit près de Gogo , malgré sa résistance achar-
née {1591). Cette fois encore, ce fut à leurs armes à feu que
les Marocains durent la victoire, car, tandis que le sul-
tan du liornou, Edriss Alaoma, possédait alors déjà une
troupe de mousquetaires, les Sonrhaï n'avaient pas un seul
fusil. Une petite pièce de canon, que les Marocains trouvè-
rent parmi le butin, et qui était probablement un présent
des IVjrtugais, eût été parfaitement inutile aux Sonrhaï, qui
n'auraient su comment en tirer parti.
ESQUISSE HISTORIQUE SUR TOMROUCTOU. 27
Le roi vit qu'une grande armée indisciplinée ne pouvait
rien contre un corps expéditionnaire armé de la sorte et
bien organisé. En conséquence, il envoya contre le pacha
son plus vaillant capitaine avec une troupe de 1,200 cava-
liers d'élite qui n'avaient jamais plié devant l'ennemi. Mal-
heureusement le sort du Sonrhaï était arrêté : la trahison
et la discorde divisèrent les dernières forces du pays et
quand Isshak vit ses troupes l'abandonner pour embrasser
le parti d'un prétendant nommé Mohammed Kagho, il
comprit que tout était perdu et prit la fuite vers le Kebbi.
Repoussé des frontières de ce jeune royaume, dont les chefs
étaient hostiles à la dynastie des Askia depuis l'expédition
faite contre Agades, et craignaient les Marocains à cause de
leurs armes à feu, le roi fugitif repassa le Niger et alla
implorer la protection des païens du Gourma. Ce fut près
de Tera qu'il se sépara des derniers amis qui lui fussent
restés fidèles. « Ici, » dit notre auteur, « on se sépara et on
se dit adieu. Le roi pleurait et ses courtisans aussi, car ils
se voyaient pour la dernière fois. » On était assurément
bien en droit de verser les larmes sur la décadence de ce
vaste royaume, si puissant encore quelques mois aupara-
vant. Les idolâtres du Gourma se montrèrent plus charita-
bles que les musulmans du Kebbi, et donnèrent asile au
malheureux Askia ; toutefois sa présence leur porta proba-
blement ombrage, car ils le tuèrent plus tard avec tous ceux
qui l'avaient accompagné. Ces événements eurent lieu dans
la dernière année du x*' siècle de l'hégire (1591-1592).
Tout ce qu'il restait encore de la puissance du Sonrhaï
s'était groupé autour du prétendant Mohammed Kagho;
seulement il était impossible d'arriver à l'union. Tandis que
Mohammed délivrait quelques-uns de ses frères captifs à
28 VOYAGES EN AFRIQUE.
Kantou, pour s'en faire des appuis, d'autres passèrent à
l'ennemi ; le dernier vestige de l'indépendance du Sonrhaï
disparut ainsi, sous les coups d'une petite armée marocaine
et grâce surtout à l'énergie de son chef, qui poursuivit les
fugitifs jusque dans les provinces les plus orientales du
royaume, comme dans celle de Dendina, située au delà du
Niger. Tout le vaste territoire de cette dernière, à l'orient
du fleuve, jusqu'à Denni, ainsi que la province de Hombori
et une partie du Bagliena et du Tombo passèrent au pou-
voir de l'empereur du Maroc, qui se trouva ainsi en posses-
sion d'immenses quantités d'or, au grand étonnement des
potentats européens. On plaça dans les villes les plus impor-
tantes des garnisons marocaines qui y restèrent fixées, par le
mariage des soldats avec des femmes du pays. Il en résulta
une certaine classe de population que l'on distingue, encore
aujourd'hui, par le nom de « erma ou rouma » (tireurs)
et qui parle un dialecte particulier de la langue Sonrhaï.
Tombouctou joua un grand rôle dans ces dernières luttes
autour de la souveraineté du Sonrhaï. Cette ville, siège de la
science musulmane, formant le foyer de l'indépendance et
de la nationalité Sonrhaï, ses habitants repoussèrent les res-
trictions que le gouverneur marocain Kaïd El Mouslapha
voulait mettre à leurs libertés. 11 s'ensuivit un tumulte san-
glant, et, comme un chef Tarki vint prêter main-forte au
gouverneur, probablement sans autre but que le pillage, la
ville fut livrée aux flammes. Ce fut même à grand'peine qu'un
autre général marocain parvint à empêcher Moustapha
irrité, de massacrer la population en masse, et à opérer une
réconciliation. Peu à peu cependant, la tranquillité se réta-
blit, les émigrés rentrèrent et l'inspecteur du port lui-même
revint avec toute sa flotte.
ESQUISSE HISTORIQUE SUR TOMBOUCTOU. 29
Ahmed Baba, auquel nous empruntons nos renseigne-
ments pour l'histoire du Sonrhaï, eut à déplorer personnel-
lement les malheurs de sa patrie ; en effet, il perdit tout ce
qu'il possédait et, traîné en captivité dans le pays du
vainqueur, ne dut sa liberté et son retour au Sonrhaï qu'à
la vénération que sa science et ses vertus avaient su inspirer
au conquérant. Il semble avoir fini ses jours au Sonrhaï,
cherchant à se consoler de ses malheurs par l'amour de la
science et le récit des désastres de sa patrie. La rédac-
tion, ou du moins la conclusion de son ouvrage s'arrête à
l'an i640.
Les contrées du Niger étaient donc devenues une province
du Maroc, mais sans être l'objet d'une organisation poli-
tique particulière. Au commencement, les anciennes formes
subsistèrent à tel point que, pendant un certain temps encore,
on maintint au pouvoir un fantôme d'Askia. Bientôt cepen-
dant, on reconnut l'inefficacité des anciennes coutumes, et
les luttes qui s'étaient produites depuis dix ans autour du
trône du Maroc, eurent leur influence sur le pays conquis et
firent tomber celui-ci au pouvoir exclusif des rouma. Ceux-ci
eurent bientôt concentré tous leurs intérêts dans leur nou-
velle patrie et s'inquiétèrent peu du Maroc, dont ils sem-
blent avoir secoué le joug en fort peu de temps car, dès
1667, le gouverneur révolté de la province de Souss, la plus
méridionale du Maroc, trouva un refuge au Sonrhaï. Dans
tous les cas, il paraît que ces rouma ne formèrent jamais
une société régie par un seul individu; ils se divisaient
plutôt en une quantité de petites communautés aristocra-
tiques auxquelles une certaine discipline rendait possible
une prépondérance politique; de nos jours encore, les
rouma affichent des prétentions à une sorte de supériorité
Î50 VOYAGES EN AFRIQUE.
morale. On comprend qu'en présence de pareilles circon-
stances, la domination fondée de la sorte par une tribu
mélangée, ne pouvait être que passagère et, après une
guerre assez longue, les rouma furent à leur tour vaincus
par les Touareg; actuellement ils ne forment plus, dans la
plupart des villes du Sonrhaï, qu'un élément ordinaire de la
population.
Ce furent les Aouelimraiden qui devinrent, au xvnf siècle,
la tribu dominante sur le Niger moyen. Dès 1640, ils
avaient chassé du pays d'Aderer les Tademekket, tribu de la
même souche, qui étaient allés s'établir ensuite entre les
affluents du Niger qui avoisinent Tombouctou au sud-ouest;
eu 1770, les Aouelimmiden s'emparèrent de l'ancienne
capitale. Gogo, jusqu'alors en possession des rouma et, dix
ans plus tard, ils fondèrent, sous leur chef Kaoua, un puis-
sant royaume sur la rive septentrionale du Niger ; aujour-
d'hui encore, cette contrée est en leur pouvoir. Ils sont
actuellement en lutte, pour la possession du Niger moyen et
de Tombouctou, avec les Foulbe, qui commandent les deux
extrémités du fleuve, par suite de l'importance religieuse
qu'ils ont acquise au commencement de ce siècle.
Jetant encore un regard sur Tombouctou et sur son his-
toire la plus reculée, nous voyons prouvé à l'évidence ce que
je disais au commencement de ce chapitre, c'est à dire que
c'est à tort que cette ville a été considérée en Europe
comme le centre politique et la capitale d'un grand État
nègre, attendu qu'elle n'a joué à aucune époque, et surtout
à celle de l'antique splendeur du pays, qu'un rôle politique
tout à fait secondaire. Par contre, Tombouctou fut le siège
célèbre de la littérature musulmane et le centre de la vie
religieuse; aucune ville du royaume ne possédait d'aussi
ESQUISSE HISTORIQUE SUR TOMBOUCTOU. 31
belles mosquées ni d'édifices aussi vastes et aussi grandioses.
Tombouctou méritait parla le nom distinctif de medinah ou
« ville. » On peut juger de l'importance à laquelle pouvait
prétendre Tombouctou, comme centre intellectuel, par ce
seul fait que le toumboutoukoy ou gouverneur devait être, à
ce qu'il semble, un faki ou lettré. Il s'y trouvait réuni des
trésors littéraires considérables, eu égard à l'époque et au
pays. Ahmed Baba, qui nous a donné une longue nomen-
clature de savants nigritiens et qui offre lui-même un
remarquable exemple de la science cultivée alors à Tom-
bouctou, possédait une belle bibliothèque renfermant seize
cents livres ou manuscrits qui, sans être tous des plus volu-
mineux, n'en constituaient pas moins une assez belle collec-
tion. Il arriva même qu'un des nombreux prétendants au
trône, allant en guerre et passant par Tombouctou pour se
rendre à Gogo, renonça subitement à ses plans ambitieux
et, jetant la lance et l'épée, s'ensevelit dans les richesses lit-
téraires de Tombouctou, au grand mécontentement de son
armée avide de sang, de puissance et de butin. A cette
valeur intellectuelle, vient se joindre pour Tombouctou son
importance comme place commerciale. Quoique cette ville
eût atteint un haut degré de prospérité sous ce rapport,
après la destruction de Ghanata et la chute de Walata, la
décadence du royaume Sonrhaï, qui entraînait celle de
Gogo, profita naturellement à Tombouctou, car sa proxi-
mité du Maroc y fit graduellement affluer les débris épars du
commerce de toutes les contrées du Niger. Quoi qu'il en soit,
la célébrité de Tombouctou a atteint en Europe des propor-
tions exagérées, fabuleuses même; ce sont surtout les des-
criptions fantastiques et réellement inconcevables , de
l'ancien consul anglais au Maroc, Jackson, qui ont présenté
32 VOYAGES EN AFRIQUE.
cette ville sous un aspect auquel la réalité est infiniment loin
de répondre.
Il nous reste à jeter un rapide coup d'œil sur l'histoire
actuelle de Tombouctou. Tandis qu'après la ruine du
royaume Sonrhaï, le commerce des contrées riveraines du
Niger moyen se concentrait à Tombouctou, qui devenait
ainsi le but unique de toutes les caravanes jVenant du Nord,
les circonstances politiques n'offraient pas assez de stabilité
pour permettre à ces conditions favorables de produire
toutes les conséquences que Ton était en droit d'en attendre.
La conquête du pays par les rouma ne tarda pas à être
suivie de l'anarchie; à celle-ci vinrent se joindre la domina-
tion et les exactions des Touareg du Nord, jusqu'alors tenus
en respect par les Sonrhaï, tandis que le midi était menacé
par les belliqueux idolâtres Bambara ou par les Foulbe
envahisseurs. On conçoit qu'en présence de semblables
circonstances, Tombouctou ne pouvait se trouver dans un
état complètement normal ; toutefois cette ville conserva
son existence comme place de commerce, en dépit des
vicissitudes de la lutte de l'islamisme contre le paganisme,
jusqu'à ce que sa conquête par les fanatiques Foulbe du
Massina, en 1826, faillit anéantir à tout jamais son activité
commerciale. Habitants et étrangers se virent traités de la
manière la plus dure et les actes arbitraires n'eurent pas
seulement pour victimes les marchands idolâtres du Wan-
gara et du Mossi, mais les coreligionnaires septentrionaux
des intolérants Foulbe eux-mêmes, et spécialement les
commerçants de Ghadames et du Taouat.
Ensuite de ces circonstances, et surtout après un accrois-
sement de forces qu'éprouvèrent les Foulbe en 1851, les
Gliadamsi parvinrent à faire partir de l'Asaouad pour Tom-
ESQUISSE HISTORIQUE SUR TOMBOUCTOU. 35
bouctou le cheik El Mouchtar, personnage très considéré
parmi les tribus berbères et frère aîné d'El Bakay. Nous
voyons ainsi s'élever, au milieu de cette situation politique
ébranlée, un troisième élément qui se sert des Touareg
pour lutter contre l'arbitraire des Foulbe, pour autant que
le permette leur état de désunion. A la suite de ces discordes
incessantes, les Foulbe furent complètement chassés de
Tombouctou par les Touareg, en 1844 ; il en résulta une
bataille au bord du fleuve, bataille où un grand nombre des
premiers furent massacrés ou noyés. Cette victoire des
Touareg fut stérile et ne servit guère qu'à pousser la mal-
heureuse ville un peu plus vers l'abîme; en effet, Tom-
bouctou, situé au bord du désert, ne peut se suffire et doit
toujours dépendre de la tribu qui domine le pays fertile
situé en amont du fleuve ; or, le Massina n'avait qu'à pro-
hiber l'exportation des blés pour mettre Tombouctou dans
la situation la plus critique. En 1846, il fut conclu, par les
soins du cheik El Bakay, une convention en vertu de
laquelle Tombouctou serait soumis aux Foulbe, mais sans
être occupé militairement, tandis que les impôts seraient
recueillis par deux cadis, l'un Poullo, l'autre Sonrhaï. Ces
deux fonctionnaires devaient, de commun accord, juger
toutes les questions secondaires, tandis que les autres
devaient être déférées à l'autorité de la capitale. Actuelle-
ment, le gouvernement, ou plutôt la police de la ville, se
trouve entre les mains d'un ou deux fonctionnaires Sonrhaï
portant le titre d'émir et qui n'exercent pas une fort grande
autorité, attendu que, se trouvant placés entre les Foulbe,
d'un côté, et les Touareg, de l'autre, ils cherchent à rester
en bons rapports avec tous, en s'appuyant, d'une part sur
les deux cadis et de l'autre, sur le cheik El Bakay. La tota-
34 VOYAGES EN AFRIQUE.
lité du tribut perçu par les Foulbe ne dépasse certainement
pas 4,000 mithkal d'or (soit une valeur de 7,000 tlialers de
Prusse), mais les extorsions commises au nom de l'autorité
vont à l'infini. En outre, les malheureux habitants sont
constamment en butte aux exactions des Touareg, qui,
sachant le gouvernement trop faible pour protéger leur
victime, arrivent chaque jour dans la ville, appuyant leurs
prétentions par la violence. Ils viennent frapper aux portes
jusqu'à ce qu'on leur ouvre, faute de quoi ils escaladent les
murs. Enfin le cheik El Bakay et ses frères s'attribuent
encore de riches présents.
Telle est aujourd'hui la malheureuse situation de Tom-
bouctou, situation qui restera sans remède jusqu'à ce qu'une
puissance ferme et éclairée arrache le Niger supérieur aux
fanatiques Foulbe. Ce n'est également qu'alors, que l'on
pourra tirer un parti réel de l'excellente situation commer-
ciale de Tombouctou.
J'ai cru devoir joindre à tous ces détails sur les régions
nigériennes et sur Tombouctou lui-même, un plan topogra-
phique afin que le lecteur puisse acquérir l'idée la plus
complète possible de cette ville célèbre, où je devais passer
plus de six mois dans des circonstances qui, pour n'être pas
d'une nature ordinaire, ne furent malheureusement pas tou-
jours des plus favorables.
Pour ce qui concerne la situation géographique de Tom-
bouctou, l'excellent géographe, docteur A. Petermann, de
Gotha, l'a établie sur la carte routière qui accompagne mon
grand ouvrage, d'après mes observations faites le long du
fleuve, tant en allant qu'en revenant; cette situation corres-
pond à 17° 57' lat. sept, et 5"5' long. occ. de Greenwich.
D'après mes observations, du moins d'après celles faites seu-
KfJ CRAB V0«
FAKIH MAHmÛD
\ \
fnî
J Vf'
J
IP
SAR-lcgglmjuJjUL:! ^
1 yard = 3 pieds.
1. Habitation du cheik Ahmi'd El Bakay, contiguë à une autre maison lui appartenant
également; devant l'une et l'autre se trouve une petite place où le cheik a établi un oratoire
pour ses écoliers.
2. Troisième maison appartenant également au cheik et où je demeurais. La vignette
suivante en donne le plan.
3. La grande mosquée ou « Gingere (Djingerc ou Sangere) Ber Djama El Kebira. »
4. La mosquée Sankore, située dans le quartier du même nom, considérée généralement
comme la plus ancienne de la ville.
5. La mosquée Sidi Yahia.
6. Le grand marché (Youbou).
7. Le marché à la viande, où se trouvait autrefois le palais des rois de Sonrhaï.
8. Porte conduisant vers Kabara.
'.t. Puits entouré d'une ])etite plantation de dattiers.
10. Autre puits avec un petit jardin.
11. Endroit d'une vallée peu |)rofonde, jusqu'où de petites embarcations purent pénétrer,
depuis lo Niger, dans l'hiver de, 1853-1854.
N" 82. — Voir tome IV, page 35.
ESQUISSE HISTORIQUE SUR TOMROUCTOU. 55
lement en me rendant à Tombouctou, cette ville serait un
peu plus rapprochée du iS" degré de latitude. Quoi qu'il en
soit, je suis convaincu que de bonnes observations astrono-
miques faites sur place ne révéleraient pas un écart de plus
de 20' dans l'évaluation de la longitude et de 50' dans celle
de la latitude. En somme, la situation de Tombouctou, telle
qu'elle a été établie par M. Jomard, l'ingénieur-géographe
français, d'après l'itinéraire de Caillié, s'est trouvée parfaite-
ment confirmée.
Tombouctou est situé à quelques pieds seulement au des-
sus du niveau moyen du Niger et se trouve éloigné de 1 o/4
à 2 milles allemands de l'embranchement principal du
fleuve. La ville forme, comme l'indique le plan, un triangle
plus ou moins tronqué dont la base regarde le midi, et con-
séquemment le Niger. Le plan donne naturellement la con-
figuration de la ville actuelle, tandis qu'au temps de sa
splendeur, Tombouctou s'étendait à deux mille pas plus au
nord, de manière à renfermer la sépulture du /a/i;« Mahmoud;
d'après certains renseignements, celle-ci aurait même été
située jadis au centre de la ville. Le pourtour actuel de Tom-
bouctou est de i 1/4 à 1 i/2 lieue. Si cette cité ne brille pas
par son étendue, elle se distingue du moins par ses con-
structions solides, de toutes les villes chancelantes du reste
du Soudan. Les maisons y sont toutes en bon état et le
nombre des habitations d'argile y était, lors de mon séjour,
de 980, tandis que les huttes de nattes pouvaient s'élever
également à quelques centaines. Celles-ci sont de forme
hémisphérique et forment, à peu d'exceptions près, l'en-
ceinte extérieure de la ville, des côtés nord et nord-est, où
d'immenses amas de ruines se sont accumulés pendant le
cours des siècles. Les maisons d'argile, bâties avec une
36 VOYAGES EN AFRIQUE.
grande variété de styles, sont généralement conçues sur un
plan voisin de celles de Pompeï ; quelques-unes sont basses
et laides; d'autres, plus vastes, sont pourvues d'une sorte
d'étage; dans le nombre il s'en trouve plusieurs où se
trahit un certain goût d'ornementation architecturale. Les
toits sont plats et entourés d'un parapet; l'étage dont je
viens de parler consiste en une chambre superposée au toit,
mais qui ne s'élève que du côté de la façade. Cette espèce de
mansarde est la retraite favorite d'un grand nombre d'habi-
tants de Tombouctou, parce qu'elle est bien aérée et offre
conséquemment de la fraîcheur. J'ai levé également le plan
de la maison que j'habitai; toutes les autres habitations
étaient bâties dans les mêmes conditions, avec cette diffé-
rence, que celles des pauvres n'avaient qu'une cour et
qu'elles étaient dépourvues d'une chambre au dessus du toit.
Tombouctou n'a pas d'enceinte actuellement, celle qui y
existait et qui consistait en un simple rempart de terre,
ayant été détruite par les Foulbe, lorsqu'ils s'emparèrent de
la ville, au commencement de 182G. Les rues sont en partie
régulières et en partie tortueuses; elles ne sont pas pavées,
mais pour la plupart couvertes de sable et de gravier; quel-
ques-unes possèdent au milieu des rigoles destinées à faci-
liter l'écoulement des eaux qui descendent en quantités
considérables des plates-formes des maisons, lors des grandes
pluies. Le quartier méridional, qui est en même temps le
plus populeux, ne contient d'autres places que le grand et le
petit marchés et un carré fort restreint devant la mosquée
Sidi Yahia.
Comme il ne reste guère plus de vestiges du palais où
résidaient parfois les rois de Sonrhaï, que de la citadelle
bâtie par les Marocains lors de leur première occupation, les
7
S
6
^ 1
4
3®
1
1. Première antichambre.
2. Seconde antichambre pourvue d'un escalier conduisant à
la terrasse et à la mansarde de la partie antérieure.
3. L'escalier en question.
4. Cour intérieure.
5. Salle pourvue de deux entrées, où je me tenais jour et
nuit; à la droite de la seconde entrée se trouvait un lit de
roseau.
6. Salle aux bagages, susceptible de clôture.
7. Corridor couvert.
8. Seconde cour, destinée d'abord aux femmes, et où j'avais
placé mon cheval.
Les salles conliguës, ainsi que le mur postérieur de la
maison, étaient en ruines.
N° 83. — Voir tome IV, page 36.
N° 84. — Voir tome IV, page 100.
ESQUISSE HISTORIQUE SUR TOMBOUCTOU. 37
trois grandes mosquées sont actuellement les seuls édifices
publics de Tombouctou; ce sont les mosquées Dginjere ber,
Sankore et Sidi Yahia. La première, qui est la « grande mos-
quée, » est située à l'angle sud-ouest de la ville et constitue
un édifice réellement imposant, quoiqu'elle ne soit construite
qu'en blocs d'argile arrondis, du moins dans ses parties
modernes. Sa plus grande longueur est d'environ 262 pieds,
sur 194 de large. Une vaste cour empiète sur une partie
de la mosquée, qui n'a pas moins de douze nefs; le côté
occidental, qui en renferme trois, est le plus ancien et
appartient très probablement à l'ancienne mosquée, bâtie
en 1527, par Mansa Moussa, roi de Melle, ainsi que fin-
dique une inscription, devenue presque illisible, au dessus
de la porte principale. Caillié, dont les renseignements, pour
être souvent incomplets n'en sont pas moins en général très
dignes de foi, a donné de cette mosquée une description
excellente, sauf quelques erreurs de détail, description que
je recommande à quiconque s'intéresse à cette question.
Cependant, lorsque Caillié parle de sept mosquées, il fait
encore allusion, sans doute, à trois mosquées qui existaient
antérieurement, ainsi qu'à un petit oratoire. Il n'y a pas lieu
d'être surpris de ce manque d'exactitude, Caillié n'étant resté
que très peu de jours à Tombouctou, et dans des circon-
stances très défavorables, ce qui ne lui permit pas de voir
tout par lui-même. Je signalerai, par la même occasion, la
description tout à fait inexacte qu'a donnée de Tombouctou
ce voyageur méritant mais peu babile ; sa principale erreur
consiste à dire que toute la ville semble ne se composer que
d'habitations dispersées, tandis qu'il y existe en réalité des
rues parfaitement alignées; n'oublions pas cependant que
Caillié visita Tombouctou en 1828, peu de temps après la
38 VOYAGES EN AFRIQUE.
prise (Je la ville par les Foulbe, époque où celte dernière
était dans un état encore moins florissant que lorsque je la
visitai moi-même (1).
La plus ancienne des mosquées de Tombouctou semble
être celle de Sankore, qui fut bâtie aux frais d'une riche
dame Sonrliaï. Massive, elle termine d'une manière gran-
diose le quartier septentrional de la ville, qui s'appelle
également Sankore (ou « ville des blancs, des notables »)
où ont habité de tout temps et de préférence, les Sonrhaï.
De là, la mosquée avait acquis, aux yeux de ceux-ci, une
(1) Je rappellerai ici , pour l'édificatioii des lecteurs peu versés dans
l'histoire des explorations de l'Afrique centrale, que deux Européens avant
moi, avaient pn pénétrer jusqu'à Tombouctou : c'étaient le major anglais
Laing et le Français René Caillié. Le premier était un des officiers les
plus instruits et les plus entreprenants de l'armée anglaise; en 182(5, il
arriva, au prix des difficultés et des périls les plus grands, du Taouat à
Tombouctou; au bout de peu de jours, il en fut chassé par les Foulbe,
et, comme il s'en retournait , un chef des Berabisch, Ahmed (Hamed),
Ouëled Abeda, le fit assassiner. René Caillié, homme résolu mais mal-
heureusement tout à fait incapable , parvint du Sierra Leone, sur la côte
occidentale d'Afrique , jusqu'à Tombouctou , d'où il rentra dans sa patrie
par le Maroc. Son voyage s'accomplit au milieu des privations et des
tribulations les plus terribles. Déguisé et caché tour à tour, Caillié ne
resta à Tombouctou que du 20 avril au 3 mai 1828, temps évidemment
trop court pour qu'il pût se livrer à des études réellement dignes de ce
nom. Malgré son incapacité , il était doué d'im certain esprit d'obser-
vation, et je pus m'assurer de l'exactitude de ses relations en général,
lorsque j'atteignis, près de l'île Kora, en me rendant à Kabara , sur le
Niger, une partie de la route qu'il avait suivie. XJn malheur pour Caillié
fut qu'il marcha pour ainsi dire sur les brisées du major Laing, ce voya-
geur doué de grandes qualités, mais peu favorisé du sort et qui , paraît-il,
ne brillait pas , d'ailleurs , par la circonspection et la science du cœur
humain. Grâce à d'autres circonstances , et surtout à la conduite du
consul français de Tripoli, il n'était que trop naturel que la jalousie des
Anglais s'émût de ce qu'un pauvre aventurier français, privé de tout
appui, se livrât à une entreprise où avait succombé l'un des officiers les
plus capables et les plus distingués de leur armée.
ESQUISSE HISTORIQUE SUR TOMBOUCTOU. 59
certaine importance nationale; aussi les Foulbe, arrivés en
conquérants, la livrèrent-ils à dessein à la ruine et à l'aban-
don ; ce ne fut qu'à l'époque de mon séjour à Tombouctou,
que le cheik El Bakay la fit rétablir dans son ancienne
splendeur. La mosquée est longue de 120 pieds, large de 80
et renferme cinq nefs; elle donne à toute la ville un aspect
fort imposant, attendu qu'elle n'est pas seulement surmon-
tée, comme la mosquée principale, d'une vaste tour massive
et carrée, mais occupe en outre, une position particulière,
par l'élévation considérable de tout le quartier Sankore. La
mosquée Sidi Yahia est la moins grande; située dans le
quartier méridional de la ville, elle fut bâtie par un cadi,
vers le milieu du xv^ siècle.
Les divers quartiers de Tombouctou sont suffisamment
indiqués sur le plan, pour que je puisse me dispenser de les
décrire plus en détail. Je rappellerai seulement que le quar-
tier méridional Sane Goungou, se distingue par sa richesse
et le meilleur aspect de ses constructions; ensuite, tandis
que Sankore est le quartier le plus élevé (la pente qu'il
décrit vers le nord-est, étant de plus de 80 pieds, à certains
endroits), Bagindi est, au contraire, le quartier le plus bas.
Lors de la grande inondation de 1640, il fut, à ce qu'il
paraît, complètement submergé et, pendant mon séjour
même, on y nourrissait de vives appréhensions à l'égard
d'une nouvelle catastrophe du même genre.
Une remarque caractéristique au sujet de Tombouctou,
c'est qu'il ne s'y trouve presque pas d'arbres ; c'est tout au
plus si l'on y rencontre quatre ou cinq malheureux exem-
plaires de Vhadjilidj [Balanites yEgyptiacus) . La végétation
des environs n'est guère moins pauvre et quelques rares
groupes de palmiers, au sud-ouest de la ville, sont tout ce
40 VOYAGES EN AFRIQUE.
qu'il est resté des vastes ombrages d'autrefois. Les rues de
Tombouctou sont, pour la plupart, peu vivantes et ne tra-
hissent pas l'activité d'un grand centre commercial. La
population fixe ne s'élève guère à plus de 15,000 âmes; pen-
dant la saison des affaires, c'est à dire de novembre à jan-
vier, il arrive à Tombouctou de 5,000 à 10,000 étrangers
parfois, qui y résident pendant un temps plus ou moins long.
Ce sont en partie des Mores du désert ainsi que des mar-
chands arabes du Nord, et en partie des Mossi et surtout
des Wangaraoua ou Mandingues orientaux, qui jouent un
rôle extrêmement important dans le commerce intérieur de
toutes ces contrées.
Je parlerai plus loin des rapports commerciaux de la ville ;
quant au chapitre suivant, je le consacrerai au récit des
événements qui signalèrent mon séjour à Tombouctou.
CHAPITRE II.
SÉJOUR A TOMBOUCTOU JUSQU'A LA FIN DE 18S3.— CONDUITE DES FOUIBE
ENVERS L'AUTEUR. — ANOMALIES DES CRUES PÉRIODIQUES DU NIGER.
J'avais atteint enfin le but de ma pénible entreprise; mais
dès les premières heures de mon arrivée à Tombouctou,
j'acquis la certitude qu'il ne me serait pas donné de jouir en
parfait repos de corps et d'esprit, de la victoire que j'avais
remportée sur les difficultés et les dangers de la longue
route que je venais de parcourir. L'excitation constante
causée par des retards incessants, ainsi que mes incertitudes
sur l'avenir de mon entreprise, avaient soutenu jusqu'à Tom-
bouctou ma santé chancelante; mais au moment où j'avais
atteint mon but, presque au moment même oij je mis le
pied dans ma nouvelle demeure, je fus pris d'un violent
accès de fièvre ; et jamais cependant, la présence d'esprit
et l'énergie physique ne m'avaient été plus nécessaires.
Il avait été convenu que ma maison resterait fermée pen-
dant l'absence d'El Bakay, et que nul ne serait admis à me
visiter. Malgré cela , une foule d'individus pénétrèrent chez
moi au moment oîi j'emménageais mon bagage ; ils passèrent
T. IV. 4
42 VOYAGES EN AFRIQUE.
tout en revue, pièce par pièce, et comme il se trouvait, dans
le nombre, des objets pour eux étrangers, quelques-uns de
mes visiteurs ne pouvaient manquer de concevoir des doutes
sur ma nationalité. A la vérité, je n'avais jamais eu l'inten-
tion de me faire passer pour musulman aux yeux des habi-
tants de Tombouctou, car je n'avais joué le rôle d'Arabe que
pour la dernière partie de mon voyage, et j'étais encore trop
près des localités où j'étais connu comme chrétien, pour
pouvoir continuer à donner le change; mais je désirais
n'être pas reconnu trop tôt pour ce que j'étais en réalité.
Quoi qu'il en fût, la première chose que j'appris, le 8 sep-
tembre au matin, était que Hammadi, le compétiteur et
l'ennemi personnel d'El Bakay (il était fils du frère aîné du
cheik, Sidi iMohammed, et d'une esclave), avait prévenu les
Foulbe qu'un chrétien avait pénétré dans la ville, et qu'en
conséquence on avait résolu de m'assassiner.
Quand on m'apporta cette nouvelle, je m'en émus assez
peu, dans l'espoir que mon hôte, Sidi Alouate, me couvri-
rait de sa protection ; mais cette illusion fut bientôt détruite
par la certitude où j'étais, que Sidi Alouate, homme cupide
et sans conscience, ne me protégerait que tout juste dans la
mesure du profit qui pourrait eu résulter pour lui ; bien plus,
il devint mon plus cruel persécuteur. En effet, non content
du présent considérable que je lui avais fait, il éleva des pré-
tentions exorbitantes; ce fut ainsi qu'il exigea de moi un
vêtement de plus de 190,000 kourdi, une paire de petits pis-
tolets, 7 livres de poudre, 10 écus d'Espagne en espèces
(l'argent étant, dans ces contrées, un métal fort rare et par
conséquent très recherché), une paire de rasoirs anglais et
maints autres objets. En un mot, la valeur de tout ce qu'il pré-
tendait obtenir de moi n'était nullement en rapport avec mes
SEJOUR A TOMBOUCTOU. 45
moyens actuels, car je ne possédais plus à peine que 1 ,00()
thalers, tant en argent qu'en marchandises, et il me fallait
songer au retour. Je n'en dus pas moins passer par ces
exigences, et Sidi Alouate fut assez impudent pour oser
m'en demander autant le lendemain. Il me promit bien,
non seulement de donner de ma part quelques-uns de ces
objets à des chefs Touareg, mais encore de faire un beau
présent au gouverneur de Hamd Allahi ; malheureusement
cette promesse ne fut pas exécutée, quoi qu'il eut été fort
important pour moi de m'acquérir la bienveillance des chefs
de Tombouctou.
Après avoir satisfait ainsi plus ou moins la cupidité de
mon hôte, je fus pendant quelque temps à l'abri de sembla-
bles attaques à ma propriété; toutefois, je suis persuadé
que, malgré toutes ses protestations d'amitié, Sidi Alouate
me trahissait sous main et trempait dans toutes les intrigues
qui furent tramées contre moi, dans l'espoir de s'approprier
mon bien, de l'une ou l'autre manière.
Je m'installai le plus commodément possible, et, comme
je n'osais sortir, j'allais souvent prendre l'air sur la terrasse
de ma maison. Comme j'y jouissais d'un horizon assez
large, je m'efforçai de découvrir ainsi les principales parti-
cularités de la ville. Vers le sud et le sud-est, il est vrai, la
vue était bornée par les belles demeures des riches mar-
chands Ghadamsi du quartier Sanegoungou, tandis que du
côté du sud-ouest, je n'apercevais ni la grande mosquée, ni
la mosquée Sidi Yahia ; par contre, j'avais un coup d'œil des
plus intéressants sur tout le quartier septentrional, sur
l'imposante mosquée Sankore et toute la partie du désert
qui s'étend à l'est de la ville. Lorsque je ne me tenais pas
sur ma terrasse, je travaillais à mon journal de voyage ou
44 VOYAGES EN AFRIQUE.
j'écrivais à mes amis d'Europe, auxquels je devais tenir
naturellement à annoncer mon heureuse arrivée dans la ville
célèbre.
Je ne devais pas longtemps pouvoir me livrer en paix à
ces travaux. Le matin du 10 septembre, comme j'étais en
proie à un nouvel accès de fièvre, on vint m'avertir que mes
ennemis se préparaient à attaquer ma maison; Sidi Alaouate
me faisait dire, en même temps, que je pouvais, pour plus
de sécurité, confier tout mon bien au trésorier d'El Bakay.
Je pris immédiatement les armes, ainsi que mes domesti-
ques, et mon hôte ne fut pas peu étonné, en entrant avec le
Walali, de me voir complètement équipé et prêt à repousser
énergiquement la force par la force. Il n'arriva rien cepen-
dant et, sans nul doute, mon attitude résolue avait détourné
le danger dont j'étais menacé. Sidi Alaouate n'en continua
pas moins de venir, presque chaque jour, me mendier telle
ou telle chose, joignant à ses extorsions les plus opiniâtres
sollicitations pour me faire embrasser l'islamisme.
Le 13 septembre au soir, je reçus enfin une lettre du cheik
El Bakay, m'apportant les promesses de protection les plus
formelles, et, malgré mon état fébrile, je me mis immédia-
tement à répondre à cette missive venue si fort à propos.
Je développai au cheik les motifs de ma visite à Tombouctou,
en lui disant que je ne l'avais entreprise que par la con-
fiance que m'inspiraient sa justice et ses lumières. J'eus la
chance de voir bien accueillie d'El Bakay ma lettre, qui fut
ainsi l'origine des bonnes relations qui régnèrent toujours
entre nous par la suite. Trois jours après, le 26 septembre,
à trois heures du matin, arriva le cheik lui-même. Aussitôt
commença devant sa maison, située vis à vis de la mienne,
une sérénade où la grosse caisse jouait la partie principale.
SEJOUR A TOMBOUCTOU. 45
ce qui troubla complètement le repos dont j'avais double-
ment besoin, vu mon état maladif; ce fut ainsi que je ne me
sentis pas la force, le lendemain, d'aller rendre en personne
une visite à mon protecteur. Dès le matin, celui-ci m'envoya
dire d'être sans inquiétude aucune quant à ma propre sécu-
rité et que, si le ciel me conservait la santé, je rentrerais
sain et sauf dans ma patrie. Avec ces affirmations rassurantes
il m'envoyait, en témoignage de ses dispositions bienveil-
lantes à mon égard, deux bœufs, deux brebis, deux grands
vases contenant du beurre, une charge de chameau de riz et
autant de sarrasin ; il m'invitait en même temps à choisir
d'avance la route par laquelle je désirais m'en retourner.
Il y en avait trois. L'une passait par le territoire des
Foulbe du Massina et se dirigeait vers la côte occidentale
du continent; la seconde traversait les contrées des Touareg
et conduisait, parle nord, vers la Méditerranée; la dernière
enfin était celle par laquelle j'étais arrivé à Tombouctou. Le
fanatisme des Foulbe et surtout de leur chef de Hamd
Allahi, ne m'eût pas permis, non plus que mes propres res-
sources, de choisir la route occidentale; je crus donc faire
infiniment mieux de redescendre le Niger jusqu'à Saï, que de
tenter l'exploration des contrées nigériennes supérieures
pour me rendre au Sénégal. D'un autre côté, je ne pouvais
trop compter sur la navigabilité du fleuve, et je crus pru-
dent, dans ma réponse au cheik, de lui exprimer mon désir
de visiter Gogo, l'ancienne capitale du Sonrhaï, ce qui m'au-
rait permis, par la même occasion, de connaître la plus
grande partie du fleuve. Malheureusement, comme nous le
verrons plus loin, il n'était encore guère opportun de songer
au départ.
Ce fut ainsi qu'arriva le 27 septembre, jour anniversaire
46 VOYAGES EN AFRIQUE.
de la mort d'Overweg, Je n'avais que trop lieu, vu mon état
de maladie et les incertitudes de ma situation, de me laisser
aller à de tristes pensées en ce jour qui me rappelait la fin
de mon dernier compagnon européen, que je semblais devoir
suivre bientôt dans la tombe; mais je réussis à me réconfor-
ter un peu par la confiance que m'inspirait le caractère de
mon protecteur et à chasser les rêves sombres et fiévreux qui
me troublaient, par l'espérance de revoir bientôt mon pays.
Je me préparai donc de mon mieux à la première audience
du cheik, n'emportant des présents que je destinais à ce
dernier, qu'un petit pistolet à six coups. La maison d'El
Bakay donnait presque exactement en face de la mienne,
dont elle n'était séparée que par une ruelle étroite et une
petite place que le cheik avait appropriée à son usage
comme msidou sorte d'oratoire quotidien. Ahmed El Bakay,
fils de Sidi Mohammed et petit-fils de Sidi Mouchtar,
de la tribu des Kounta, était, à cette époque, un homme
d'une cinquantaine d'années, d'une taille bien prise et un
peu au dessus de la moyenne ; il avait les traits presque euro-
péens et empreints d'une grande bienveillance ; son teint
était foncé, sa barbe noire et quelque peu grisonnante, et
ses cils fort sombres. Le costume du cheik consistait en
une tunique noire, un châle garni de franges et roulé négli-
gemment autour de la tête et des culottes, le tout également
noir.
Je trouvai mon protecteur dans sa petite mansarde, avec
son jeune neveu, Mohammed Ben Chottar, et deux de ses
écoliers. Au premier coup d'œil que je jeiai sur le cheik, je
fus agréablement surpris de trouver en lui un homme dont la
physionomie trahissait des sentiments d'humanité et de droi-
ture dont j'avais vainement cherché l'expression dans les
SEJOUR A TOMBOUCTOU. 47
traits de son frère cadet, Sidi Alaouate. Complètement rassuré
par toute son attitude, je le complimentai en toute confiance,
tandis qu'il se levait pour me recevoir. Notre entrelien fut
non seulement exempt de toutes les formules creuses et affec-
tées d'une vaine étiquette, mais constitua plutôt, dès le pre-
mier moment, un libre échange de pensées entre deux hommes
qui n'étaient pas seulement inconnus l'un à l'autre, mais qui
différaient encore par leurs mœurs et leur nationalité.
Le pistolet que je donnai au cheik, ne tarda pas à amener
notre conversation sur la supériorité des Européens sous le
rapport industriel et social. L'une des premières questions
que me fit El Bakay, fut de savoir s'il était vrai, comme le
raLs(major Laing) l'avait, pendant son séjour dans l'Asaouad,
dit à son père, Sidi Mohammed, que la capitale du royaume
britannique renfermait vingt fois 100,000 habitants.
J'appris alors, à ma grande joie, un fait que je trouvai plus
tard confirmé par les détails de la correspondance du major
Laing lui-même (1); c'est que cet intrépide, mais malheu-
reux voyageur, en retournant au Taouat, ayant été entière-
ment dévalisé et laissé pour mort par les Touareg, avait été
transporté par ses guides au camp de Sidi Mohammed, père
du cheik El Bakay dans le Hillet El Mouchtar, où après un
séjour fort long, il s'était guéri de ses graves et nombreuses
blessures. Le major Laing était le premier et le seul chré-
tien qu'eussent jamais vu, et mon hôte (El Bakay, désormais)
et la plupart des indigènes eux-mêmes. Pendant tout le
temps que nous fûmes ensemble, le major fournit l'un des
sujets les plus fréquents de nos entretiens, et mon noble
* Vojez les lettres du major Laing dans la Quarterli/ Revîe?c, vol.
XXXVIII, p. 101 ; XXXIX, p. 172 ; XLII, p. 172 et 46.5.
48 VOYAGES EN AFRIQUE.
ami ne manquait jamais d'exprimer son étonnement, non
seulement de la force physique du major, mais encore de
son caractère élevé et chevaleresque. Je me livrai à des inves-
tigations pour retrouver les papiers que Laing pouvait avoir
laissés à Tombouctou, mais j'appris qu'il n'en était point
resté ; toutefois le cheik m'assura que, pendant son séjour
dans l'Asaouad, près de Sidi Mohammed, le major Laing avait
dressé une carte de toute la partie septentrionale du désert,
depuis le Taouat, jusqu'au Hillet E' Scheich. Malheureuse-
ment, il n'y a aucun profit à tirer du voyage de Laing depuis
Insalah, attendu que l'on ignore laquelle des deux routes il
a prise ensuite. L'audience fut levée après que le cheik
m'eut de nouveau promis sa puissante protection et son
appui pour mes voyages ultérieurs.
Je retournai chez moi et j'envoyai au cheik les présents
que je lui avais destinés. Ils consistaient en trois burnous,
dont un helali (ou composé de soie blanche et de coton
mélangés), et deux du drap le plus fin, le premier rouge, le
second vert ; deux cafetans également en drap, dont un jaune
et un noir; un tapis de Constantinople; quatre tuniques,
parmi lesquelles une fort riche de la sorte nommée harir
{que j'avais achetée à Kano 30,000 kourdî), une du genre
appelé filfil, et deux noires de la plus fine espèce ; 20 écus
d'Espagne en argent ; trois châles noirs et plusieurs menus
objets. Le tout avait une valeur d'environ 200 thalers.
Bientôt arriva chez moi un envoyé du cheik, chargé de me
témoigner la reconnaissance de ce dernier envers le gouver-
nement qui m'avait envoyé, pour la libéralité dont javais fait
preuve; El Bakay me faisait dire en même temps qu'il était
très satisfait de mes présents et n'exigeait de moi rien de
plus; il me priait aussi de ne pas l'oublier au retour, afin
SÉJOUR A TOMBOUCTOU. 49
que le gouvernement britannique lui envoyât quelques
bonnes armes à feu et quelques livres arabes. Je crus pou-
voir lui assurer que le gouvernement britannique ne man-
querait pas, s'il se conduisait aussi bien envers moi jusqu'à
la fin, (le lui en témoigner sa reconnaissance. En effet, lord
Clarendon lui envoya, plus tard, un présent selon ses désirs
et d'une valeur de plus de 2,000 tbalers.
Tous nos rapports furent, par la suite, cordiaux et
agréables, mais je ne m'en sentais pas moins, par suite de
mes grandes fatigues et de mon faible état de santé, dans un
état de profond abattement; le lendemain, à midi, je me
proposais d'aller rendre une seconde visite à mon ami,
lorsque je fus pris d'un accès de fièvre tellement violent que
je dus renoncer à mon projet. A part mon indisposition, le
mois de septembre se termina bien, et mes affaires sem-
blaient prendre une tournure meilleure que je ne l'avais
d'abord espéré, quand le premier jour d'octobre vint leur
rendre un aspect tout autre et des plus menaçants.
Dans l'après-midi de ce même jour, arriva une troupe
considérable d'individus armés, dont une vingtaine porteurs
d'armes à feu; ils venaient de Hamd Allahi, résidence
d'Ahmedou Ben Ahmedou, souverain du Massina et chef
suprême de la ville de Tombouctou. Ils apportaient à l'émir
l'ordre pur et simple « d'agir envers le chrétien tout à fait
de la même manière qu'il en avait été fait avec le précédent
(major Laing), c'est à dire de le chasser de la ville. » Ham-
madi, le compétiteur d'El Bakay, dont j'ai parlé plus haut,
ne manqua pas de faire tourner cette circonstance au profit
de ses propres desseins ; il lança donc une proclamation
aux habitants de Tombouctou pour les engager à obéir aux
ordres de l'émir et même à ne pas épargner mes jours, en
50 VOYAGES EN AFRIQUE.
cas de résistance. D'un autre côté, l'ordre venu de Hamd
Allahi peinait profondément El Bakay, qui se voyait forcé,
comme étant mon protecteur, de se mettre en opposition
formelle avec la volonté des Foulbe et de toute la population,
et de leur montrer qu'il jouissait d'une considération et
d'une autorité suffisantes pour me protéger pendant mon
séjour dans la ville. Malheureusement, mon excellent et
digne ami manquait précisément des qualités nécessaires au
maintien d'une résolution semblable, c'est à dire d'énergie
et d'humeur guerrière. En présence de pareilles circon-
stances, il ne pouvait plus être question de mon départ
immédiat, quand bien même le cheik en aurait eu précé-
demment et en réalité l'intention.
Pendant un instant, et comme pour rendre ma situation
plus pénible encore, de graves difficultés faillirent s'élever
entre El Bakay et moi. Elles étaient dues aux intrigues de
mes propres compagnons car, non seulement mon courtier
Ali El Ageren m'abandonna tout à fait lorsqu'il vit la posi-
tion critique où je me trouvais, mais le Walati, à son tour,
recommença son jeu en cherchant à jeter la zizanie entre le
cheik et moi. El Bakay avait résolu de me charger d'une
lettre autographe au gouvernement britannique, pour lui
exprimer la satisfaction que lui avait causée mon arrivée,
essayer d'atténuer la mauvaise impression causée par l'assas-
sinat du major Laing et faire en sorte d'obtenir encore
quehiues présents, s'il était possible. Or, le 5 octobre au
soir, le cheik me fit dire à l'improviste d'envoyer à Gha-
dames ou à Tripoli Ali El Ageren avec quelques mots de ma
main, tandis que je resterais moi-même en otage à Tom-
houctou, jusqu'à la réception des objets exigés par le cheik.
J'avoue que cette nouvelle me plongea dans une profonde
SEJOUR A TOMBOUCTOU. 51
terreur. Le lendemain matin, j'envoyai à El Bakay une pro-
testation énergique, lui déclarant qu'il pouvait en agir avec
moi-même comme bon lui semblerait, mais qu'il ne devait
pas s'attendre à obtenir un fétu du gouvernement qui m'avait
envoyé, tant que je ne serais pas retourné en toute sécurité.
Presque au même moment, mon hôte m'avait fait dire éga-
lement qu'il serait de mon intérêt de lui confier mon fusil
et mon cheval. Je lui fis simplement répondre que ni l'un ni
l'autre, ne sortiraient de chez moi tant que j'aurais la tête
sur les épaules. Pour mettre le comble à mes misères, une
nouvelle tribulation vint m'accabler à son tour; un orage,
accompagné de la pluie la plus violente que je visse à Tom-
bouctou, inonda complètement, dans l'après-midi du 5 octo-
bre, ma maison, déjà tout juste suffisante à mes besoins;
l'eau, pénétrant à travers le mur de ma salle aux bagages,
avait endommagé livres, médicaments, présents et tous les
menus objets d'échange que je possédais. Cet accident non
seulement me causait un grand tort, mais rendait encore
plus douteuse ma sécurité. Il nous fallut, en vue de nous
prémunir contre une agression, fermer de notre mieux les
brèches et barricader tant bien que mal le mur postérieur
de la maison, à moitié écroulé, les ouvriers de la ville
n'osant rien faire pour nous, de peur de nos ennemis.
L'horizon cependant s'éclaircit de nouveau pour moi. Il
était étonnant qu'un personnage aussi vulgaire que le
Walati eût pu, même un instant, agir sur un homme doué
de qualités distinguées tel que le cheik; mais celui-ci fut
bientôt convaincu du caractère méprisable de cet habile
intrigant. Après l'avoir bien apprécié et s'être aperçu de
toutes les trahisons dont j'avais été la victime, il lui ordonna
de faire revenir mes chameaux de l'Aribinda, car il était
32 VOYAGES EN AFRIQUE. î
devenu patent qne le fripon, au lieu de mettre ces animaux
en dépôt, les avait vendus ou du moins voulait les vendre,
ce que je ne pus éviter, du reste, qu'en les donnant comme
présent au cheik.
La turbulence de nos ennemis, auxquels étaient encore
venus se joindre une bande de Touareg, gens assez mal dis-
posés envers El Bakay, obligea celui-ci à prendre enfin un
parti. Il fut donc convenu qu'il sortirait de la ville pour
camper aux environs, afin de se mettre en rapport plus
étroits avec ses amis, formant les principales tribus des
Imoscharh; nous partîmes donc, le 11 octobre vers midi,
après que le cheik eut envoyé au préalable sa famille à l'en-
droit où nous devions camper.
Comprenant dans toute son étendue la gravité de ma
situation, je suivis mon protecteur à travers les rues de la
ville, entouré des habitants, qui se pressaient pour me voir.
Délivrés enfin, nous laissâmes à notre gauche le quartier
septentrional et nous nous dirigeâmes vers le N. N. E. en
suivant un terrain sablonneux couvert de petites broussailles.
Après un trajet de 1 3/i mille, nous arrivâmes, vers le soir,
à notre lieu de campement. Le pays, orné de beaux Mimosa
et le camp, établi sur une pente du sol, dont la surface
blanche était éclairée des rayons du soleil couchant, présen-
taient un spectacle charmant. Les plus jeunes hôtes du
camp, y compris les deux favoris du cheik, âgés de quatre à
cinq ans, vinrent à notre rencontre, et bientôt je fus
installé dans une tenle basse en poil de chameau, apparte-
nant à un neveu d'El Bakay, originaire du pays de Tiris, au
désert, sur le littoral de l'Atlantique. Les autres tentes
étaient en coton blanc, du moins les meilleures et les plus
spacieuses; les plus petites, au contraire, étaient en cuir.
SÉJOUR A TOMBOUCTOU. 53
Nous passâmes au camp plusieurs jours dans la retraite
et dans le repos le plus absolu. Celte vie nouvelle était
pour moi aussi salutaire qu'agréable, tant au point de vue
du changement d'air que de la différence d'aspects. Notons
que depuis le 8 septembre, jour de mon arrivée à Tombouc-
tou , je n'avais pu que me rendre sur la terrasse de ma
maison ou, de temps à autre, chez le cheik, mon proche
voisin. Je pouvais désormais me" donner un peu plus de
mouvement, quoique le soin de ma propre sécurité m'obli-
geât encore d'user de la plus grande circonspection et ne
me permît pas de trop m'éloigner.
Le camp offrait, surtout le matin, un coup d'œil fort
animé. Les deux grandes et magnifiques tentes de coton
blanc du cheik, ornées d'une couverture à carreaux noirs et
blancs et de rideaux de laines bariolés, étaient alors ouvertes
à moitié pour permettre à l'air frais du matin de circuler à
l'intérieur; autour des huttes de cuir étaient groupés, sur
tout le coteau, des chameaux, des bœufs et des chèvres.
Tout dans la nature était frais et plein de vie, et de nom-
breux ramiers se tenaient dans les arbres aux alentours.
Le soir, on voyait le bétail revenir du pâturage, des ânes,
conduits par des esclaves, apporter de l'eau, et les pieux
écoliers du cheik, groupés dans une sorte d'oratoire entouré
d'une haie d'épines et guidés par la voix sonore de leur maître,
apprendre par cœur leurs prières. El Bakay se tenait presque
toujours dans sa tente pendant la journée, mais il ne man-
quait jamais de vaquer à cette occupation du soir. Les plus
avancés parmi les élèves du cheik chantaient un passage du
Koran, parfois jusqu'à une heure assez avancée de la nuit,
et l'écho des collines de sable voisines répétait la mélo-
dique expression de ces magnifiques versets. Souvent aussi
54 VOYAGES EN AFRIQUE.
avaient lieu des entretiens animés, et des groupes nom-
breux se rassemblaient alors autour du feu, devant le
camp.
Ainsi s écoulèrent, assez paisiblement du reste, le peu de
jours que nous passâmes en cet endroit. Il n'y eut qu'une
troupe d'une douzaine d'Imoscharh, qui vinrent demander
l'hospitalité au cheik. En examinant de près les armes de
ces individus, je remarquai avec étonnement que toutes
leurs épées portaient la marque de Solingen, comme du
reste chez presque tous les Touareg; si elles ne venaient
pas réellement de cette ville d'Allemagne si célèbre pour la
fabrication des armes blanches, il fallait bien qu'elles fussent
tout au moins contrefaites quelque part.
Le 13 octobre , nous rentrâmes en ville; mais nous
revînmes encore plusieurs fois au camp avant la fin du mois,
L'animosité toujours croissante de mes ennemis et les tenta-
tives de soulèvement du peuple contre mon protecteur et
moi, rendaient parfois nécessaire notre éloignement de la
ville, ne fût-ce que pour quelques jours. Pendant notre
séjour à Tombouctou même, je me hasardai un jour sur la
demande expresse du cheik, à me rendre auprès de lui,
armé de pistolets et d'un fusil chargés jusqu'à la gueule, au
milieu du cercle de ses visiteurs. On comprend qu'il ne fût
plus du tout question de mon départ , malgré mes instances
les plus vives auprès du cheik. Si j'avais voulu renoncer à
l'exploration du Niger jusqu'à Saï et suivre la route désa-
gréable et défavorable du major Laing, j'aurais pu profiter
du départ d'une caravane de marchands du Taouat, qui se
mettait en marche vers le nord, le 20 octobre ; mais je ne
désirais ni l'un ni l'autre , et je ne profitai de la kafla que
pour le transport de mes dépêches.
SÉJOUR A TOMBOUCTOU. ^ 35
Une excursion à Kabara vint faire agréablement diversion
aux circonstances critiques et pénibles où je me trouvais.
El Bakay l'entreprit comme un défi aux Foulbe de Tombouc-
tou, afin de leur montrer la considération dont il jouissait
et la sécurité que m'offrait sa protection; en effet, Kabara,
situé au bord du fleuve et plus soumis encore à l'influence
des Touareg que Tombouctou, constituait pour les Foulbe
un centre comparativement plus favorable que ce dernier
lui-même. Si malheureusement le cheik se faisait illusion
sur son autorité, je devenais infailliblement la victime de
son erreur; l'excursion n'était donc pas exempte de dangers
pour moi, mais je n'en suivis pas moins très volontiers mon
ami, pour observer les variations des contrées riveraines du
fleuve pendant les pluies de septembre et d'octobre. En efiet,
toute la plaine sablonneuse, sèche et aride , que j'avais vue
deux mois auparavant, était couverte de verdure nouvelle, et
quand nous arrivâmes près du village lui-même, nous vîmes
tous les champs couverts de pastèques, que les habitants y
cultivent sur une grande échelle. Le fleuve avait entièrement
inondé le plat pays, et l'embranchement qui se dirige vers
Kabara et qui ne formait précédemment qu'un étroit canal,
présentait un vaste amas d'eau offrant un accès facile à des
embarcations indigènes de toute grandeur.
A Kabara , je ne tardai pas à me voir entouré d'une foule
nombreuse dans laquelle se trouvaient beaucoup d'habitants
de Tombouctou ; mais nul ne tenta de m'inquiéter. Nous
repartîmes dans l'après-midi sans encombre, comme nous
étions venus. Avant de rentrer à Tombouctou, nous visi-
tâmes les deux petites plantations de dattiers situées au sud-
ouest de la ville , puis nous nous dirigeâmes vers la grande
mosquée Djingere ber, que je n'avais pas encore eu i'occa-
56 VOYAGES EX AFRIQUE.
sion de voir de près ; son architecture belle et grandiose
n'en fît sur moi qu'une impression d'autant plus profonde.
L'architecte qui l'éleva, sous Mansa Moussa, était un more
de Grenade ; Léon l'Africain l'indique comme « Granata vir
artificissimus. » Tandis que nous contemplions ce magnifique
monument, nous fûmes entourés d'une foule d'habitants qui
nous suivirent ensuite à travers les rues de la ville. Pas un
seul d'entre eux ne témoigna à mon égard la moindre inten-
tion hostile ; un grand nombre, au contraire, me serrèrent
la main; je ne puis, du reste, m'empêcher de reconnaître
que les habitants proprement dits de la ville, c'est à dire les
Sonrhaï, sont de très braves gens. Traversant le marché,
nous rentrâmes chez nous.
Le mois de novembre était venu et devait se passer, à son
tour , sans que mes affaires prissent une tournure décisive.
Nous passâmes encore au camp quelques-uns des premiers
jours du mois et, plus tard, l'attitude menaçante de nos
ennemis nous contraignit d'émigrer de nouveau. Quelque
intérêt qu'eût pu m'offrir le camp au commencement, je
devais finir par y éprouver un grand ennui , par la privation
de toute occupation intellectuelle. Ce n'était que lorsque le
cheik jugeait convenable de quitter sa belle tente pour venir
nous favoriser de sa compagnie, que nous pouvions nous
livrer à des entretiens agréables et instructifs, surtout quand
il se trouvait auprès du cheik des personnages remarqua-
bles ou venus des pays éloignés , ce qui arrivait assez fré-
quemment. Les avantages de nos religions respectives consti-
tuaient naturellement le thème favori de nos conversations.
Le cheik, en ces occasions, se montra à plusieurs reprises
doué d'un esprit aux vues larges et exempt de préjugés ; par
contre, j'eus souvent à soutenir des luttes assez vives contre
SÉJOUR A TOMBOUCTOU. 57
des individus plus convaincus de la prétendue supériorité de
l'islamisme. Heureusement, je n'étais pas tout à fait dans
l'ignorance des principes de la religion musulmane, et,
quand je ne pouvais parvenir à faire partager à mes
opiniâtres adversaires ma manière de voir, je n'en réussis-
sais pas moins toujours à mettre fin à leurs tentatives de
prosélytisme.
La vie quotidienne, dans ces sortes de camps, s'écoule très
tranquillement, quand il n'arrive pas quelque attaque de
bandits, chose d'ailleurs assez fréquente. La plupart de ces
Arabes croisés n'ont plus qu'une seule femme et semblent
mener une vie domestique assez paisible, dans le genre de
celle du cheik lui-même. Je ne crois pas qu'il y ait guère en
Europe, surtout dans les classes élevées, de maris plus atta-
chés à leur femme et à leurs enfants, que ne l'était mon hôte
de Tombouctou; je pourrais dire même qu'il était un peu
trop soumis aux volontés de sa moitié. Je remarquai une
différence extraordinaire dans la condition delà femme parmi
toutes ces tribus moresques, comparée à celle qu'elle occupe
chez les Touareg, quoique ceux-ci n'aient généralement
qu'une compagne. Tandis que la femme Amoscharh se rend
librement n'importe où, sans être voilée, l'épouse de l'Arabe
ou du more » même le plus pauvre, n'est jamais visible sans
voile; elle est ordinairement vêtue d'une robe de dessous et
d'un surtout, noirs tous deux, et se cache soigneusement au
moyen de la première; exceptons-en toutefois les coquettes
femmes de Walata, qui aiment à faire voir leur visage de
profil ainsi que leurs bras. Les dames des gens aisés ou des
notables ne quittent jamais leur tente. J'ai la conviction que
les mœurs féminines, parmi la population de ces camps, sont
très pures, car le châtiment de l'infidélité y est fort rigoureux,
T I V. s
58 VOYAGES EN AFRIQUE.
toute femme convaincue d'adultère étant impitoyablement
lapidée.
Je dois avouer cependant que je puis difficilement rendre
compte de la manière de vivre ordinaire dans les camps
mores ou arabes, car celui du cheik, chef religieux, fai-
sait naturellement exception à la règle commune. Une autre
cause en est la proximité, oîi nous étions, des Foulbe, aux-
quels leurs principes rigoureux en matière religieuse, font
regarder d'un mauvais œil toute espèce d'amusement ou
de distraction ; il en résulte que tous les camps moresques
établis aux environs de la ville, ont en grande partie perdu
leur caractère primitif; c'est probablement à cette influence
qu'est dû le manque absolu de chants et de danses que l'on
y remarque.
Pour ce qui concerne mes rapports avec le cheik El Bakay,
ils étaient de la nature la plus satisfaisante. Tandis que
j'avais rencontré en lui un homme digne et éclairé dans son
genre, je suis fondé à croire qu'il éprouvait pour moi un
sincère attachement, auquel se joignait une certaine consi-
dération que lui inspirait la supériorité de la civilisation
européenne. Mon digne ami n'avait qu'un défaut : c'était
d'user d'une lenteur et d'une circonspection indicibles, là
où il fallait agir avec promptitude et fermeté; d'un autre
côté, j'avais la conviction qu'il ne me livrerait jamais à mes
ennemis. Indigné des retards sans fin et des pertes de temps
qu'il me fallait subir, je le pressais de me laisser partir; il
me promit de [ie plus me retenir longtemps, mais le moment
du départ semblait n'être pas encore venu, selon lui; lors-
qu'enfin arrivèrent les quatre derniers chameaux que j'avais
laissés au delà du fleuve, l'état d'émaciation de ces animaux
fut pour lui un nouveau prétexte à difîérer mon voyage.
SÉJOUR A TOMBOUCTOU. 59
Pendant toutes ces hésitations, les difficultés ne faisaient
que s'accroître partout autour de nous, et la discorde com-
mençait à régner de tous côtés. C'est ainsi que dans le Nord
toutes les relations avec le Maroc étaient rompues, à la suite
d'une guerre civile qui avait éclaté dans la tribu des Tadja-
kant, par le moyen desquels s'exerçaient exclusivement les
rapports avec ce pays. Au Midi , les Aouelimmiden avaient
repris, sous leur chef El Chadir, leur ancienne lutte contre
les Foulbe exécrés, grâce à laquelle celte tribu berbère
pénètre toujours de plus en plus au cœur de la ISigritie.
Tandis que ces circonstances excitaient partout les esprits,
ma position fut empirée par un nouvel ordre d'expulsion venu
de Hamd Allahi; or, j'appris en même temps que les Ouëlad
Sliman , celle subdivision des Berabisch à laquelle apparte-
nait le meurtrier du major Laing, avaient résolu de ra'assas-
siner.
Nous étions retournés au camp, vers la fin du mois, quand
nous reçûmes la nouvelle que des Foulbe étaient arrivés
de la capitale avec mission de s'emparer de moi, mort ou
vif. Je passai ainsi la nuit du 1" décembre, dévoré d'inquié-
tude et armé jusqu'aux dents. Un de mes domestiques
arriva de la ville, de grand matin, m'annoncant que les
habitants étaient dans un état de grande exaltation et qu'une
attaque contre ma demeure était imminente ; en consé-
quence, mes domestiques avaient confié au trésorier d'El
Bakay tous mes objets de valeur. Je ne me doutais pas
cependant combien j étais alors déjà près du danger. Le
temps était maussade et une sorte de tristesse pesait sur
tout le camp ; vers deux heures de l'après-midi , apparurent
au loin des cavaliers, et j'étais à peine rentré dans ma lente
pour voir si tout y était en ordre, qu'un écolier du cheik
60 VOYAGES EN AFRIQUE.
accourut tout hors d'haleine, me criant de prendre les
armes. Je saisis toutes celles que je possédais, c'est à dire
un fusil à deux coups, trois pistolets et une épée; et comme
le camp était assez mal pourvu, je donnai les armes qui ne
m'étaient pas nécessaires aux deux compagnons du cheik
les plus énergiques. El Bakay était monté sur sa belle
jument blanche et quoiqu'il fût toujours sans armes sinon,
vu son caractère sacré , il tenait à la main le petit pistolet
à six coups que je lui avait donné. Nous couchâmes en joue
les cavaliers qui arrivaient vers nous au nombre de treize,
et sur notre menace de faire feu, ils s'arrêtèrent; leur guide
alors s'avança seul en nous criant qu'il avait une lettre à
remettre au cheik. El Bakay lui défendit d'avancer davan-
tage et lui répondit qu'il n'acceptait pas de lettre en cet
endroit, mais seulement en ville. Après quelques pourpar-
lers, les cavaliers jugèrent prudent de tourner bride et de
nous débarrasser de leur présence. L'arrivée de Sidi Alaouate
avec une troupe d'hommes armés nous tira bientôt d'inquié-
tude.
Nous résolûmes d'abandonner ce camp isolé et peu sûr ,
pour rentrer dans la ville. Au moment où nous montions à
cheval, nous vîmes arriver une troupe de Touareg de la
tribu des Kel Hekikan, montés à chameau, compagnons
assez peu agréables en toute autre circonstance. Nous ren-,
trames avec eux à Tombouctou, sans que personne fit mine
de s'y opposer; mais Hammadi était déjà occupé à réunir
ses adhérents pour aller nous attaquer lui-même dans le
camp que nous venions d'abandonner. La lettre du sultan
de Ilamd AUahi ordonnait que je fusse livré avec tout ce que
je possédais, à ses envoyés; elle était accompagnée d'une
seconde missive adressée à l'émir de Tombouctou et à tous
SÉJOUR A TOMBOUCTOU. 61
les administrateurs de la ville , blancs ou noirs, les mena-
çant des peines les plus sévères au cas où ils ne me feraient
pas prisonnier ou, tout au moins, ne s'arrangeraient pas de
manière à rendre impossible toute fuite de ma part.
Toute la ville était dans le plus grand émoi ; comme si
si l'on eût été à la veille d'une grande lutte , les habitants
essayaient leurs fusils et l'on n'entendait que des coups de
feu de tous côtés. Naturellement, il ne manquait pas d'indi-
vidus qui pressaient le cbeik de me livrer ; c'étaient surtout
les marchands marocains , qui ne cessaient de lui représen-
ter que jamais chrétien n'avait été l'objet de tant de
ménagements dans leur pays. Mon protecteur ne se laissa
pas séduire cependant, mais resta, au contraire, ferme dans
sa résolution de me défendre ; il écrivit même immédiate-
ment une lettre détaillée, conçue dans les termes les plus
énergiques, au chef Foulbe, Seko Ahmedou; il lui deman-
dait dans cette lettre comment il osait prétendre lui arracher
par la violence un homme qui, tout en n'étant qu'un chré-
tien, était plus compétent que lui, Ahmedou, en matière de
religion et qui , venu d'un pays lointain pour présenter ses
hommages au cheik, se trouvait par là même sous la protec-
tion du droit de l'hospitalité.
Mon ami avait, en outre, paré à toute éventualité en
envoyant un message urgent à la tribu des Tademekket,
pour la prier de lui prêter main-forte. En conséquence, le
6 décembre au soir , arriva l'un de leurs chefs , Aouab ,
accompagné de 50 cavaliers , et le surlendemain il fut suivi
de son neveu conduisant un renfort d'un même nombre
d'hommes, qui furent logés aux environs de nos demeures.
Le lendemain matin de l'arrivée d'Aouab, le cheik me fit
appeler afin que j'allasse rendre mes devoirs à ce dernier.
6i VOYAGES EN AFRIQUE.
Celait un personnage à l'aspect réellement imposant et à
l'attitude fière; il était vêtu d'une tunique Djellaba rayée de
blanc et de rouge et ornée de broderies de soie verte; sa
coiffure consistait en un bonnet rouge de forme élevée , tel
qu'on en voit rarement en ces pays, tant parmi les Touareg
que parmi les Arabes. Je le complimentai et lui expliquai le
but de mon arrivée à Tombouclou ainsi que les motifs qui
me faisaient désirer sa protection. Aouab, à son tour, parut
assez médiocrement disposé en ma faveur, parce que je ne
reconnaissais pas Mahomet comme prophète; je lui répondis
que les musulmans eux-mêmes ne le considéraient pas comme
le seul prophète, puisqu'ils admettaient également comme
tels Moussa et Aïssa (Moïse et Jésus) et accordaient môme
une prééminence à ce dernier, dont ils attendaient, à la fin
du monde, la résurrection. Je lui démontrai ensuite comme
quoi nous suivions au fond les mêmes principes religieux, en
adorant le même Dieu, malgré la diversité de nos prophètes
et que, par conséquent, nous étions plus près qu'il le croyait
de nous entendre et parfaitement capables d'être bons amis.
Je lui parlai ensuite de l'histoire de sa tribu , lui disant que
j'en avais visité, dans l'Air, l'ancienne résidence, Tiggeda, et
l'entretins de tout ce que je connaissais à cet égard, ainsi
que du temps où les siens avaient embrassé l'islamisme. Ce
chef fut ravi de m'entendre parler de la sorte ; il en était
visiblement flatté et ce fut ainsi que je parvins à disposer en
ma faveur ce fils du désert. Lorsque je retournai auprès de
lui, chans l'après-midi, pour lui offrir un présent, il m'en
témoigna toute la reconnaissance dont était susceptible un
barbare de son espèce. Toutefois j'eus encore çà et là, avec
lui et ses compagnons, quelque discussion à l'égard de mes
croyances.
SÉJOUR A TOMBOUCTOU. 63
Tandis que les menées des Foulbe et leurs reproches contre
mon protecteur continuaient de plus belle, ma situation fut
aggravée par l'arrivée d'une foule d'étrangers qui s'étaient,
pour ainsi dire, donné le mot et dont le fanatisme était infi-
niment plus grand que celui des habitants eux-mêmes. Les
Berabisch qui avaient juré de me tuer étaient arrivés égale-
ment à Tombouclou avec 1,000 chameaux chargés de sel
et 120 chevaux; ils étaient conduits par Ali, fils aîné de
Hamed Ouëled Abeda, le meurtrier avéré du major Laing.
Fortement excité par cette vie pleine d'agitations, je me
trouvais dans ma chambre, le 7 décembre au soir, quand un
grand esclave, traversant la cour, vint m'annoncer qu'il était
arrivé du Nord une lettre pour moi. Il fut bientôt sui-vi de
Mohammed El Aïsch , indigène du Taouat et mon ami,
m'apportant un petit paquet qui avait été ouvert, de même
que la lettre qu'il renfermait. Cette dernière était de
M. Charles Dickson , le vice-consul anglais à Ghadames, et
portait la date du 18 juin; elle renfermait quel(|ues recom-
mandations pour des marchands Ghadamsi établis à Tom-
bouctou. Cette lettre était également accompagnée d'un
numéro du Galignani 's Messenger, journal précieux pour
l'Européen absent; j'y appris les premières opérations des
Russes sur le Danube. Les Ghadamsi eux-mêmes, qui
m'apportaient la lettre, avaient déjà répandu la nouvelle
d'une terrible et sanglante bataille entre les Turcs et les
Russes, dans laquelle ces derniers auraient perdu 30,000
morts et 40,000 prisonniers. On prétendit que le paquet
avait été ouvert par erreur, comme étant cru destiné à un
Ghadamsi nommé, ainsi que moi , Abd El Kerim; mais la
vérité était qu'on l'avait décacheté à dessein par défiance.
Je ne pus consacrer longtemps ma pensée aux nouvelles
64 VOYAGES EN AFRIQUE.
venues d'Europe car, le lendemain 8 décembre, le danger
qui me menaçait atteignit son plus haut période d'intensité.
Des deux cadis ou émirs de la ville , l'un , nommé Kaouri ,
était un homme excellent , tandis que l'autre , Ouëled
Faamme, était l'un de mes ennemis les plus acharnés. Le
susdit jour donc, comme on venait d'achever la prière clhoJior
(qui se fait, dans ces contrées, de deux à trois heures de
l'après-midi), les Foulbe tinrent conseil dans la grande mos-
quée, en présence de toute la foule qui s'y trouvait assem-
blée. Faamme, qui revenait précisément de Hamd AUahi
avec les ordres les plus sévères , s'adressant au peuple dans
un langage passionné, lui dépeignit la nécessité de prendre
sur-le-champ les armes, pour exécuter contre moi les volon-
tés de leur souverain, dût-on aller jusqu'à combattre en
même temps El Bakay, Aouab et Kaouri. Par bonheur,
l'individu lui-même était doué d'une poltronnerie rare, et
lorsqu'un ami de Kaouri vint , en feignant d'abonder dans
son sens, l'engager à se mettre à la tête du mouvement et à
commencer l'attaque, le grand hâbleur se retira, laissant
aller les choses; les bons bourgeois de la ville s'en retour-
nèrent chez eux et je fus enfin laissé en repos.
Cet incident mit fin pour longtemps aux tracasseries dont
j'étais l'objet, sauf une tentative que l'on fit encore, le jour
suivant, pour amener El Bakay à se conformer aux ordres
venus de Ilamd Allahi. Ce même jour nous étions retournés,
pour nous mettre sous la protection d'Aouab et de son neveu,
au camp, qui avait été transporté plus loin dans la ville, près
du fleuve débordé, à un endroit orné de forts beaux arbres.
Ce fut avec une vive satisfaction intérieure que je respirai, le
premier matin de notre arrivée, l'air pur et vivifiant de ce
pays à moitié désert, où se montraient alors des chevaux,
SÉJOUR A TOMBOUCTOU. 65
des chameaux, du bétail et des groupes d'hommes; j'étais
heureux de me sentir de nouveau en pleine liberté. A peine
était-il midi, cependant, que nous vîmes apparaître au loin
une troupe de cavaliers dont l'approche causa une alarme
générale ; je sautai aussitôt à cheval ainsi que mes domes-
tiques , et nous nous livrâmes à une fuite précipitée.
L'ennemi s'avançait toujours, lorsque nous reconnûmes que
nous n'avions affaire, en réalité, qu'à vingt-cinq des habi-
tants les plus notables de Tombouctou, accompagnés de
Moulai Abd E' Salam , le plus grand marchand du Maroc et
conduits par un noble vieillard nommé Fassidi. Ils se flat-
taient d'obtenir du cheik par leur influence personnelle et
d'une manière paisible ce qu'il avait refusé à la force ouverte,
c'est à dire d'abord une copie de la lettre que je prétendais
avoir apportée de Stamboul et ensuite la promesse que je
retournerais immédiatement à la ville. Je n'avais malheureu-
sement pas de lettre semblable ; mais comme j'en possédais
plusieurs émanant de grands personnages musulmans, le
cheik promit de souscrire à la première de ces demandes,
mais refusa de prendre la seconde le moins du monde en
considération. Il en résulta que l'ambassade s'en retourna
comme elle était venue.
Le lendemain soir, nous rentrâmes nous-mêmes à Tom-
bouctou; il y régnait une joie générale, les habitants ayant
découvert au lever de la lune (comme il arrive souvent en
ces pays) qu'ils s'étaient trompés d'un jour dans la supputa-
tion du temps et que le lendemain déjà venait la fête du
mouloud ou commémoration de la naissance du prophète.
Je pus donc rentrer dans ma demeure sans être inquiété.
Mon premier soin devait être de m'attacher le plus étroi-
tement possible les chefs des Touareg , qui formaient mon
66 VOYAGES EN AFRIQUE.
unique appui militaire et dont les territoires seuls m'of-
fraient un moyen de retraite plus ou moins sûr. J'avais
déjà fait au neveu d'Aouab un présent aussi considérable
qu'à ce dernier lui-même , et comme il désirait avoir un peu
d'argent pour en parer sa chère épouse, je lui donnai mon
étui et quelques anneaux de ce métal. J'avais mis de côté,
pour le retour, les quelques dollars qui me restaient encore.
Ces libéralités de ma part semblèrent ne pas avoir été
vaines, car Aouab me témoigna une amitié plus grande et
il me donna, ainsi que son neveu, un sauf-conduit des plus
satisfaisants, pour tous les Anglais qui visiteraient leurs
contrées par la suite; malheureusement l'influence des
Tademekket n'est pas suffisante pour pouvoir protéger un
chrétien contre les Foulbe du Niger supérieur.
Si je n'avais plus à craindre désormais, de la part de ces
derniers, d'attaques directes à ma sécurité personnelle, ils
étaient loin de m'avoir oublié. Seko Ahmedou fit menacer
les habitants de Tombouctou de couper l'exportation du
blé sur le Niger supérieur, s'ils ne trouvaient moyen de
m'expulser de leur pays. Cette circonstance força l'excellent
émir Kaouri de se rendre en personne à Hamd Allahi, afin
d'y aller déjouer les intrigues de son collègue Faamme.
Sur ces entrefaites, il se produisit dans ma situation un
événement décisif. J'ai déjà parlé, plus haut, de l'arrivée de
la caravane des Berabisch, accompagnée d'un grand nombre
d'hommes armés conduits par Ali, l'un des fils du vieux
Ahmed ou Hamed Ouëled Abeda. Ali avait, ainsi que ses
compagnons, donné ouvertement en plusieurs circonstances
des preuves non équivoques de ses dispositions hostiles à
mon égard; il avait même négligé à dessein de rendre visite
au cheik, à cause de l'amitié que me témoignait ce dernier.
SÉJOUR A TOMBOUCTOU. 67
Or, il arriva, par une circonstance réellement providen-
tielle, qu'Ali qui, âgé d'une quarantaine d'années, exerçait,
par la vieillesse de son père, toute l'autorité de ce dernier
lui-même, fut atteint d'une maladie subite qui l'emporta,
dans la matinée du 19 décembre. La mort soudaine de cet
homme fît une sensation extraordinaire, le fait étant géné-
ralement connu que son père était le meurtrier du chrétien
qui avait visité la ville avant moi ; l'impression fut d'autant
plus profonde que l'on me croyait partout le fils du major
Laing.
L'effet que produisit cet événement, quant à ma sécurité
personnelle, fut rendu plus réel encore par le bruit, répandu
de tous côtés, que les Ouëlad Sliman, c'est à dire la fraction
la plus notable des Berabisch, s'étaient engagés par serment
à me tuer; chacun en conclut, par voie de rapprochement,
qu'il existait un rapport surnaturel entre la mort de cet
homme en cet endroit et le meurtre commis par son père.
Les compagnons d'Ali furent saisis d'une telle terreur qu'ils
se rendirent en cortège solennel auprès du cheik El Bakay
pour lui demander pardon de l'avoir négligé jusqu'alors et
implorer sa bénédiction. Le vieux misérable Ahmed Ouëled
Baba lui-même envoya, peu de temps après, un message
pour dire qu'il n'empêcherait en aucune manière mon
départ, mais qu'au contraire, son vœu le plus ardent était
que je pusse rentrer sain et sauf dans mon pays. Ceci calma
un peu l'excitation causée par ma présence dans la ville, et
les Foulbe semblèrent vouloir attendre avant tout les résul-
tats du message envoyé par El Bakay à Seko Ahmedou , à
Hamd Allahi.
Après cet heureux changement dans ma situation, je
pouvais espérer de jouir, pendant les derniers jours de
68 VOYAGES EN AFRIQUE.
l'an 1855, d'un repos relatif, dont j'avais le plus grand
besoin. Ma santé avait été fort ébranlée depuis mon séjour
à Tombouctou et je fus assailli par de nouveaux accès de
fièvre. Je n'en fus donc que plus heureux de pouvoir retour-
ner, pour plusieurs jours au camp avec mon protecteur. Le
désert m'offrait un spectacle du plus haut intérêt, car tout y
était changé comme par enchantement, et un torrent consi-
dérable roulait avec impétuosité ses eaux dans les vallées et
les bas fonds de cette zone de sable. La paix et le calme
régnaient dans notre petit camp et partout aux alentours.
Nous n'y fûmes troublés que pendant une couple de jours,
par l'arrivée d'un seul intrus; c'était un lion, qui nous tua
trois chèvres le premier jour et deux ânes le lendemain;
l'abondance momentanée des eaux avait attiré cet hôte
dangereux dans ces régions septentrionales du Niger, où
il ne se trouve généralement pas de bêtes féroces , sauf des
chacals.
Des entretiens aussi agréables qu'attachants, avec le cheik
et au milieu de ses enfants et de ses écoliers, contribuaient
à me faire paraître les jours moins longs; pour la plupart
du temps, nos conversations roulaient sur des questions
religieuses, mon protecteur ayant à cœur de faire connaître
à ses amis et compagnons ma science en matière de reli-
gion. Rien ne me causait cependant une impression plus
profonde que le moment où les écoliers du cheik, aux voix
retentissantes et mélodieuses, chantaient, le soir, sous la
voûte immense du ciel, des passages du Koran. Le chrétien
doit avoir été témoin de scènes semblables pour pouvoir
juger en connaissance de cause les musulmans et leur
croyance; c'est là leur orgueil, de faire voir au chrétien
comment ils adorent partout l'Architecte des mondes, aussi
SÉJOUR A TOMBOUCTOU. 69
bien au milieu des splendeurs sans bornes de la nature,
qu'entre les murs des temples consacrés. Ce fut dans ces
circonstances et sous ces vives impressions que se passa
pour moi la veille de Noël de Tan 1833, la quatrième de
mon séjour en Afrique '.
J'éprouvai une amélioration de santé aussi prompte que
sensible, par la vie en plein air et le régime fortifiant auquel
je me livrais en me nourrissant de viande et lait. J'avais
la tête beaucoup plus libre, et, lorsque mes forces furent un
peu revenues, je fis, par un beau matin, une longue prome-
nade vers une éminence située à quelque distance au nord
de ma lente et d'où je jouis d'une vue très étendue sur la
contrée. Celle-ci avait un aspect qui tenait à la fois du
désert et des pâturages maigres ; en effet, le sol ondulé et
sablonneux y était plus ou moins couvert d'accacias de gran-
deur moyenne et de buissons d'épines offrant aux chèvres
une nourriture suffisante. Les cours d'eau argentés qui tra-
versaient ce pays désert, s'étendaient à de grandes distances,
et le tout offrait un spectacle de nature à jeter dans l'éton-
nemenl le voyageur qui se serait rendu, vers cette époque,
à Tombouctou, en arrivant par l'aride désert septentrional.
C'est ainsi que des marchands étrangers, quittant les rives
du grand fleuve de la Nigritie, s'exagèrent le nombre de
rivières qui s'y relient (quelques-uns en admettaient jusqu'à
trente-six), tandis qu'au contraire, ces cours d'eau en sortent
et ne doivent, par conséquent, leur existence qu'à lui-même;
en effet, après avoir suivi pendant peu de temps la direction
de l'intérieur du pays, ils retournent, par la pente naturelle
(1) J'avais déjà fêté deux fois la veille de Noël dans un précédent
voyage en Afrique ; c'était pendant mes explorations du littoral méditer-
ranéen, en 184:5 et 1846.
70 VOYAGES EN AFRIQUE.
du fleuve, dans un sens opposé, malgré la grande déperdi-
tion qu'ils subissent par l'absorption de l'eau dans le sol et
l'évaporalion produite par le soleil, absorption peu considé-
rable, du reste, dans la saison froide.
Puisque je m'occupe en ce moment des phénomènes
relatifs au Niger, je consignerai ici mes observations sur les
faits correspondants aux crues et aux décrues de ce fleuve,
quoique certaines circonstances qui s'y rattachent se pré-
sentent même auparavant.
Le Niger offre, en comparaison de la période des crues
d'autres fleuves africains situés au nord de l'équateur, des
anomalies de la nature la plus étonnante et bien propres à
exciter l'étonnement profond et les méditations de qui-
conque s'occupe, en connaissance de cause, de ce genre de
phénomènes. La crue périodique des fleuves de ce continent
étant due à la saison des pluies tropicales, on supposerait
naturellement que le Niger doit, comme le Benouë et le Nil,
atteindre sa plus grande élévation en août ou septembre. Or,
dans l'état actuel de la science et de notre connaissance de
ces régions, il n'est pas possible d'expliquer complètement
à quelle cause peut être due le fait étonnant, que cette
vérité n'existe qu'en partie pour le Niger. En effet, et d'après
les observations les plus minutieuses que je fis sur les lieux,
le Niger moyen croît, chaque année jusqu'à la fin de
décembre ou le commencement de janvier, sans décrue
avant le mois de février; par contre, le Niger inférieur, à
l'endroit où il porte le nom de Kouara, n'atteint son niveau
le plus élevé que vers la fin d'août ou le commencement de
septembre et ne décroît que dans la première moitié d'octo-
bre, exactement comme le Nil et le grand affluent oriental
du Niger inférieur, le Benouë.
SÉJOUR A TOMBOUCTOU. 71
Pour nous rendre compte, autant que possible, de ces
phénomènes, il nous faut nous représenter les caractères
différents de ces fleuves. Le Benouë, par exemple, après
avoir pris d'abord la direction de l'ouest, la conserve en n'en
déviant que fort peu ; le Grand Fleuve occidental , au
contraire, décrit les trois quarts d'un cercle, et comme il n'a
que peu de pente dans la plus grande partie de son sinueux
trajet, les eaux qui }• alfluent des régions lointaines, mettent
beaucoup de temps à atteindre son cours moyen. Les pluies
qui tombent sans interruption dans le pays des Wanga-
raoua ou Mandingues du sud-ouest, depuis les mois de sep-
tembre et d'octobre jusqu'à la fin de novembre et même
dans le courant de décembre, ne cessent d'alimenter le
fleuve près de Tombouctou ; car de ce qu'il pleut dans les
régions situées à la hauteur du Sierra Leone et du cap
Palmas jusqu'à la fin de septembre et même en octobre, on
peut conclure, avec un certain degré de certitude, qu'il en est
de même sur le littoral ' ; ce fait est confirmé, du reste, par
les observations de Caillié sur les pluies faites à Kakondi et
Timbo ^. Dans les montagneuses régions méridionales de
* Voyez Isert, dans la Zeitsohrift Hertha, X^ partie, ann. 1827,
p. 374; M' Gill, dans la Berghaus' Zeitschrift, YIII^ partie, ann. 1848,
p. 59-61. En ce qui concerne le cap Palmas, consultez Frayssinet, Nou-
velles Annales de Voyages, 1855, II"^ partie, p. 291-293 et surtout
l'excellent opuscule de M. le professeur Scliirren, Uer Ngassa, Riga, 1857.
* Voyez Tomaro, d'après les observations de CaïUié, dans Ics Annales
de Berghaus, 1829, p. 769, et surtout la relation que fait Caillié lui-même
de son séjour à Time (I" partie, p. 328 de l'édition anglaise) : » La pluie
ne tombait pas sans interruption, mais nous en eûmes un peu tous les
jours, jusqu'au mois d'octobre, époque à laquelle elle devint moins fré-
quente. « Caillié nous apprend également que le Milo, l'embranchement
sud-est du Niger supérieur ou Dhiouliba, atteint son niveau le plus élevé
au mois de septembre. Les observations de Park indiquent que les pluies
72 VOYAGES EN AFRIQUE.
l'Abyssinie, dont la latitude correspond exactement à celle
des sources du Niger, on a également constaté des pluies
continuelles pendant le mois de septembre.
Tout le pays qui s'étend entre Djenni et Tombouctou est,
en général, extrêmement plat, de sorte que le fleuve, qui le
parcourt très lentement et en décrivant de très nombreuses
sinuosités, non seulement occupe un lit très large et s'étend
loin dans la contrée, mais forme encore un grand nombre
d'amas d'eau et de lacs, dont le plus considérable est appa-
remment celui que Park et Caillié nous ont fait connaître
sous le nom de Debo ou Debou. Par contre, le fleuve n'a plus
que quelques centaines de pas de largeur plus bas, au des-
sous de Bamba et principalement dans le pays nommé
Tinscberifen ; il en résulte que ses eaux, après s'être éten-
dues sur un immense espace de pays, n'ont pas la force
qu'elles auraient sinon, et qu'elles conservent leur élévation
ou même gagnent encore en largeur et en profondeur,
à l'époque où la crue due aux pluies a déjà cessé dans les
régions supérieures du fleuve.
C'est ainsi que je m'explique un fait si opposé à tous les
phénomènes observés relativement aux pluies et aux crues
durent jusqu'en novembre dans les contrées qu'il traversa. La Gambie,
quoiqu'elle prenne sa source presque dans les mêmes régions que l'em-
branchement occidental du Niger, offre, par le peu d'étendue de son
cours, de tout autres particularités que le long et sinueux Niger; elle n'en
atteint pas moins son niveau extrême beaucoup plus tard que le Benouë,
c'est à dire, comme nous l'apprend Park (premier voyage, livr. 3, p, 12),
au commencement d'octobre; toutefois, dans les premiers jours de novem-
bre, elle avait déjà repris son niveau ordinaire. Park observa cependant
(deuxième voyage, t. II, p. 274), le 8 octobre, près de Sanssandi, que le
Niger lui-même avait baissé de 4 pouces; mais cette décrue n'était que
momentanée.
SÉJOUR A TOMBOUCTOU. 73
des fleuves, tant au nord qu'au midi de l'équateur, et qui
prêtent au Niger supérieur un caractère commun avec le
Gaboun et d'autres fleuves de la ligne équinoxiale, qui
atteignent leur plus haut niveau en février. Des explorations
ultérieures et les observations des voyageurs européens qui
pourraient pénétrer dans les contrées de l'intérieur par les
colonies de l'Algérie, du Sénégal, de la Gambie, du Sierra
Leone ou des bouches du Niger, contribueront à éclaircir ce
fait remarquable.
Il est tout naturel que cette particularité du Niger supé-
rieur, quoiqu'il n'atteigne pas toujours le même niveau,
influe sur son cours inférieur, le Kouara, qu'ont déjà visité,
à plusieurs reprises, des Anglais. Toutefois les voyageurs
européens, n'ayant aucune idée de ce phénomène particulier
au Niger, n'ont pas prêté beaucoup d'attention à ses
propriétés au commencement de la saison d'été, et l'ont
encore moins visité à cette époque, à cause du peu d'eau
qu'il renferme alors. Cependant M. Laird , le méritant
directeur de la compagnie de bateaux à vapeur anglo-afri-
caine, qui passa plusieurs mois sur le Kouara, observa un
fait étonnant qui se rapproche assez de ce que je viens de
décrire : c'est que le fleuve commençait à descendre, dès le
22 mars, près de l'importante ville d'idda '.
Ce phénomène, qui restait autrefois complètement inex-
pliqué, s'éclaire complètement par les développements qui
précèdent. Laird lui-même considérait par erreur la crue du
fleuve comme une conséquence immédiate des pluies dans
les contrées intérieures situées en amont; or, il n'y tombe
absolument aucune pluie en mars, et ce n'est que dans la
(1) Voyez Laird's and Oldjield's Journal, vol. II, j). 275.
T. IV. 6
74 VOYAGES EN AFRIQUE.
seconde moitié d'avril qu'il arrive de légères ondées. Ce fait
résulte plutôt de ce que les eaux commencent à baisser vers
le milieu de février, dans la partie supérieure et lointaine du
fleuve. La rapidité du Grand Fleuve est de 2 1/2 à 5 milles
marins, tandis qu'il n'a guère moins de 2,000 milles de
longueur de Kabara à Idda, grâce à ses nombreuses sinuo-
sités. Son élévation au dessus du niveau de la mer est, selon
moi, d'environ 900 pieds, près de Tombouctou.
Ces observations, que je rédigeai en 1857, ont été depuis
confirmées de la manière la plus brillante et la plus com-
plète; en effet, les membres de la dernière expédition au
Niger se virent forcés, par l'échouement de leurs steamers,
de séjourner dans ces contrées pendant toute l'époque de la
sécheresse. Campés près de Yeba, ils s'assurèrent que le
fleuve, au lieu de décroître, comme il l'avait fait jusqu'alors,
monta soudainement de 12 pouces, et les indigènes leur
dirent, en outre, que ce fait se produisait chaque année '.
Je demanderai au lecteur, après celte digression sur les
anomalies extrêmement intéressantes des crues du Niger, la
permission de revenir au récit de mes propres aventures
pendant le commencement de l'année 1854.
(1) Nous ne possédons de ce fuit si remarquable que la relation des
deux missionnaires Crowtlier et Taylor, qui accompagnaient l'expédition.
Voici l'extrait littéral de leur journal récemment publié {The Gospel on
the lanks of the Niger, Londres, 1859, p. 212) : » Vers le milieu de
février, le fleuve avait baissé de 6 pieds, et vers la fin du même mois, il
se produisit une légère crue d'environ 12 pouces, que les indigènes nom-
maient yangbe ; ils nous avaient parlé à l'avance .^de cette crue, qu'ils
attendent tous les ans. Le niveau du fleuve resta ensuite stationnaire
jusquts vers le commencement d'avril, époque à laquelle arriva une
dernière et rapide décroissance. » Nous constatons donc ici encore une
interruption de tout un mois dans la décrue des eaux du Niger inférieur,
interruption correspondant à l'arrivée des eaux supérieures du fleuve. «
CHAPITRE III.
LES PREMIERS MOIS DE 183i A TOMBOUCTOU. — NOUVELLES ATTAQUES DE
LA PART DES FOULBE. — L'AUTEIR FORCÉ DE QUITTER LA VILLE. —
SÉJOUR DA.\S LE DÉSERT JUSQU'AU DÉPART DÉFIMTIF. — IMPORTANCE
INDUSTRIELLE ET COMMERCIALE DE TOMBOUCTOU.
J'étais retourné à Tombouctou pendant les derniers jours
de décembre, mais l'année finit sans que rien fût changé
aux incertitudes de ma situation dans la ville du désert.
J'avais nourri l'espoir que le mois de janvier 1854 m'au-
rait trouvé en route pour le retour, et je le voyais com-
mencer sans autre consolation dans ma déception amère,
que de pouvoir prier Dieu du fond de mon âme, qu'il me fût
permis de revoir dans le courant de l'année mon pays.
Ma santé était encore dans un état très précaire , mais je
me sentais cependant assez fort de corps et d'esprit pour
pouvoir mettre en ordre le reste de mon bagage, comme
pour me préparer à un départ malheureusement incertain,
quoique si ardemment désiré. Ce fut alors que je retrouvai,
avec autant de joie que de surprise, un thermomètre encore
en fort bon état , ce qui me mettait à même de reprendre
76 VOYAGES EN AFRIQUE.
mes observations météorologiques el atmosphériques, inter-
rompues depuis six mois.
Les premières semaines de janvier se passèrent sans
qu'aucun événement quelque peu important vînt troubler ma
tranquillité. Je ne voyais que le cheik, ses parents et ses
subordonnés, et nos entretiens prenaient un caractère reli-
gieux d'autant plus prononcé que mes ennemis mettaient
plus en avant les questions de croyance. Mon protecteur me
fit aussi connaître la nature de ses rapports politiques avec
ses deux frères, Sidi Mohammed et Sen El Abidin, qu'il
attendait de l'Asaouad. Malheureusement il ne régnait pas
d'unité de vues parmi les membres de cette famille, de sorte
que la puissance qu'ils devaient à leurs qualités personnelles
en était considérablement amoindrie.
Afin que le lecteur soit complètement initié au genre de
vie que je menais à Tombouctou, je crois devoir dire deux
mots du régime alimentaire que j'y suivais. Lorsque j'étais
en ville, je déjeunais habituellement de pain et de lait, car,
dans celte grande ville civilisée de la >Mgritie, on peut se
procurer au marché d'excellent pain de froment, chose qui
n'existe pas à Kano. A deux heures de l'après-midi, je rece-
vais, de la cuisine du cheik, un plat de kous1;oussou (ce mets
arabe consistant en petites boules de froment broyé, cuites
à la vapeur) et, après le coucher du soleil, je prenais du sar-
rasin préparé avec un peu de viande où assaisonné de
bouillon du Cucurbita Melopepo; celte courge sert aussi à la
préparation d'un légume réellement excellent, mais dont je
ne me trouvai jamais bien pendant tout mon séjour à Tom-
bouctou. Le cheik m'envoyait ordinairement encore quelque
aliment à une heure avancée de la soirée , souvent même
a])rès minuit , mais je l'abandonnais d'habitude à mes
SEJOUR DANS LE DÉSERT. 77
domestiques. C'est encore un Irait caractéristique de Tom-
bouctou, comme grande ville, que l'on y fait encore souvent
un repas longtemps après minuit; sous ce rapport, Paris et
Londres même restent de beaucoup en arrière de cette cité
du désert.
Au commencement de mon séjour à Tombouctou , j'avais
mangé beaucoup de jeunes pigeons, qui y constituent un
mets recherché, quoique fort peu coûteux; en effet, on les
y achète au prix fabuleusement bas de 10 kourdi pièce,
c'est à dire qu'on en a trois cents pour la valeur d'un écu
d'Espagne; les pauvres volatiles étaient, du reste, trop
jeunes et conséquemment presque sans goût , ce qui me fit
bientôt renoncer à cet aliment. Une friandise très rare à
Tombouctou étaient les œufs d'autruche, dont on m'en
apporta un, à certain jour; naturellement ces œufs se trou-
vent pins fréquemment au désert que dans les contrées habi-
tées riveraines du Niger, mais ils constituent un mets telle-
ment indigeste que l'usage en est souvent impossible à
l'habitant des villes ne se livrant qu'à un exercice modéré.
A l'occasion, je prenais, pour déjeuner, quelques dattes; ce
fruit, propre aux régions septentrionales, plus sèches et
plus tempérées, ne peut pas toujours s'obtenir à Tombouc-
tou, surtout aux époques où les relations par caravanes sont
interrompues avec le Nord. Pendant les derniers jours de
décembre, j'avais pris cependant une assez bonne provision,
lors de l'arrivée de la caravane du Taouat; en outre, mon
ami Mohammed El Aïsch, qui était de ce pays, m'en donna
une quantité assez considérable comme présent. Peu de
jours après l'arrivée de cette caravane, était venue également
une petite troupe de marchands Tadjakant, appartenant à
cette tribu par laquelle s'opèrent les relations entre la
78 VOYAGES EN AFRIQUE.
Nigritie et le Maroc. Je pus leur acheter quelques livres de
sucre et une demi livre de thé, deux articles que je désirais
on ne peut plus vivement et que l'on n'obtient ordinairement
de ces gens qu'en gros, c'est à dire par douze livres de
sucre pour une livre de thé; car ils ne forment, en quelque
sorte , qu'une marchandise. Je dus encore à ces Tadjakant
le luxe de quelques grenades venant du Gharb (Maroc),
tandis qu'elles croîtraient tout aussi bien aux environs de
Tombouctou. Les citrons mêmes, si abondants à Kano,
n'étaient pas cultivés ici, quoique ce fût chose très pra-
ticable; je ne pus me procurer deux exemplaires de ce
fruit si beau et si sain, qu'à Djenni, sur le Niger supérieur.
Ma vie matérielle était, comme on le voit, à peu d'excep-
tions près, fort régulière.
Si j'avais pu agir librement et sans craindre nul danger,
la crue du Niger dans les premières semaines de janvier
m'eut fourni matière à des excursions du plus haut intérêt.
Le 4 janvier, le premier bateau de Kabara arriva jusqu'à
quelques cents pas des murs de Tombouctou, fait dont je
ne m'étais pas douté jusque-là. La conséquence immédiate
de cette facilité des moyens de communication, fut une
surabondance de blé sur le marché et, par suite, une baisse
dans le prix de cette denrée; on y vendait la sounie de
sarrasin (un peu plus de 200 livres) 3,000 kourdi, soit
environ un écu d'Espagne, selon le cours de la place, prix
évidemment fort bas. Toutefois, en ma qualité d'étranger,
je dus payer un peu plus cher, c'est à dire 3,750 kourdi.
Le 9 janvier, je fis malgré tout, en compagnie du cheik,
une excursion jusqu'à la rive du fleuve débordé , car la crue
extraordinaire de ce dernier ne me laissait pas l'esprit en
repos. Nous rencontrâmes l'eau déjà à peu de distance au
SÉJOUR DANS LE DÉSERT, 79
sud-ouest de la ville, à 600 ou 700 pas seulement de la
grande mosquée. Huit ou dix petites embarcations allaient
et venaient, et il était évident que la moindre crue qui
surviendrait encore pouvait inonder tout un quartier de
Tombouclou.
Le 12 janvier, nous reprîmes le chemin de notre camp,
dont l'emplacement avait été changé une seconde fois et
qui se trouvait maintenant à environ trois lieues de Tom-
bouctou. Ce séjour dans le camp fut marqué pour moi par
des circonstances particulières et faillit même m'être fatal,
comme le lecteur en jugera. Me sentant assez bien, le
15 janvier, j'avais eu avec mon protecteur un entretien
animé relativement à mon départ qui restait toujours à l'état
de promesse de la part d'El Bakay. Cette fois notre conver-
sation m'avait paru plus sérieuse et j'étais dans les dispo-
sitions d'esprit les plus agréables quand tout à coup, dans
l'après-midi du lendemain, je fus pris d'un accès de fièvre
accompagné de frissons et d'une intensité telle que mon
hôte me crut empoisonné. Or, j'avais bU; peu d'instants
auparavant, un peu de petit-lait que m'avait apporté un
Berbouschi (ou individu de la tribu des Berabisch) lequel,
tout en étant étroitement allié à la famille du cheik, n'en
appartenait pas moins à la tribu dont le chef était l'assassin
du major Laing et qui avait également juré ma mort. Que
le soupçon d'empoisonnement fût ou non fondé, le cheik,
en celte circonstance, me donna les plus grands témoignages
de bienveillance et d'intérêt; à plusieurs reprises, il m'en-
voya du thé et vint s'assurer par lui-même de mon état.
Heureusement un antidote et une bonne nuit de repos me
rétablirent complètement.
La question du départ ne tarda pas à retomber dans le
80 VOYAGES EN AFRIQUE.
néant; la cause en fut l'arrivée d'un ami intime du cheik,
chef Poullo très considéré et nommé Mohammed Ben Abd
Allahi El Foutaoui (on natif du Fouta) ; il venait passer
quelque temps auprès d'El Bakay et me demander, s'il était
possible, la guérison d'une grave et longue maladie dont il
était atteint. Je remarquai avec surprise la noble expression
des traits de cet homme, sur lesquels l'affection chronique
dont il souffrait avait répandu une teinte de mélancolie, et
j'eus un vif regret de ne pouvoir même le soulager quelque
peu, d'autant plus qu'un succès de cette nature m'eût été à
moi-même fort avantageux.
Ainsi se passa à son tour le mois de janvier sans que je
visse mon espoir plus près de se réaliser. Un nouveau retard
survint par suite de la prochaine arrivée du frère d'El Bakay,
qui devait remplacer celui-ci à Tombouctou, dans le cas où
le cheik serait obligé de m'accompagner au moins pendant
la première partie du voyage; tout cela fit naitre en moi la
crainte qu'El Bakay, malgré toute la bienveillance qu'il me
témoignait, n'eût la pensée de me retenir encore pendant
tout l'été; j'étais d'autant plus fondé à concevoir celte
appréhension, qu'il m'avait dit souvent lui-même que,
d'après la coutume du pays, les visiteurs y restaient pendant
une année, lorsqu'ils y avaient reçu l'hospitalité. Pénétré de
cette idée, j'écrivis à mon ami, certain matin, après une
nuit d'inquiétude et d'insomnie, une lettre dans laquelle je
lui rappelais dans les termes les plus pressants ses pro-
messes réitérées. Mis ainsi en demeure, il fit, dans une
audience privée, appel à mes sentiments d'humanité et
m'avoua que la cause principale de tous ces retards était la
grossesse de sa femme chérie; il me pria ensuite avec les
plus vives instances, d'attendre paisiblement, avant tout, le
SÉJOUR DAXS LE DÉSERT. 81
dénouement de cette grave affaire de famille. Il n'y avait pas
d'objection possible à des raisons pareilles, et je ne pus que
prendre mon sort en patience, tout en formant des vœux
pour que dame Bak (car tel était le nom de la femme de
mon ami) vit bientôt sonner l'heure de la délivrance.
Tandis que nous séjournions tantôt au camp , tantôt en
ville, arriva le 45 février, jour où le cheik me dit que son
frère aîné Sidi Mohammed, que l'on attendait, pouvait
arriver au camp d'une heure à l'autre. Vers le soir, le son
de la grosse caisse annonça l'événement, et à onze heures et
demie, nous montâmes à cheval pour nous rendre au camp,
où régnait, malgré l'heure avancée, la plus grande animation
en l'honneur de l'hôte illustre qui venait d'y arriver. Celui-ci,
l'aîné des membres de la famille du cheik , était un homme
trapu, d'une taille un peu au dessus de la moyenne et doué
d'une physionomie noble et digne. Son caractère était plus
grave et plus belliqueux que celui d'EI Bakay , sans être
dépourvu cependant de bienveillance et d'aménité. Je ne
devais pas m'altendre à être reçu très cordialement par
Sidi Mohammed dans une première entrevue , car j'étais
pour lui un étranger, non seulement par mon pays mais
encore par mes croyances, et en outre, ma présence avait
fait naître de graves difficultés dans les relations politiques
des deux frères.
Le lendemain se trouvèrent réunis au camp plusieurs
membres de la famille, parmi lesquels se trouvait Hammadi,
le neveu et l'adversaire politique du cheik ; j'eus ainsi l'oc-
casion de voir pour la première fois cet homme qui m'avait
causé tant d'ennuis. Comme je l'ai dit déjà, Hammadi était
le fils de Sidi Mohammed et d'une négresse esclave, et ne
croyait devoir renoncer à aucun de ses droits, tandis que ses
82 VOYAGES EN AFRIQUE.
frères eussent voulu le répudier comme bâtard, à cause de sa
basse extraction du côté maternel. Dès mon arrivée, j'avais
cherché à me lier avec Hammadi, d'autant plus que l'on
m'avait vanté sa haute intelligence; malheureusement la
politique suivie par mon hôte me rendait impossible tout
rapport avec son neveu. Ce dernier était un homme court et
ramassé, aux traits amples et au visage fortement grêlé de
la petite vérole ; il avait hérité de sa mère — tache indélé-
bile — un teint fort noir. Hammadi semblait ne pas être en
mauvais rapports avec Sidi Mohammed; aussi le cheik
affecta-t-il à cause de son frère, d'occuper avec son rival
une seule et même tente; par contre, il n'y eut pas moyen
de décider Sidi Alaouate à mettre le pied dans celle-ci.
Tous deux, du reste, firent sans leur noir parent leur
entrée dans la ville, entrée qui eut lieu dans l'après-midi,
malgré le cheik lui-même, qui eût voulu rester encore
auprès de sa femme.
Tandis que ces circonstances révélaient suffisamment les
discordes intestines de cette famille sinon si distinguée et si
puissante, le genre de réception dont Sidi Mohammed fut
l'objet à Tombouctou, ne fut pas moins caractéristique, au
point de vue des dispositions des habitants. Comme il n'y
existe pas de gouvernement fort, tout grand seigneur y
déploie le plus grand faste possible et, dès son arrivée, le
potentat du désert reçut les hommages et les protestations
d'obéissance des citadins, fiers d'être honorés de sa visite.
Un concert fut donné devant la maison du cheik, oi!i était
descendu ce haut personnage, et tous les marchands étran-
gers préparèrent, chacun selon sa fortune, des cadeaux des-
tinés à acheter les bonnes grâces ou à prévenir les intrigues
du puissant hôte de Tombouctou. Je crus nécessaire d'offrir
SÉJOUR DANS LE DÉSERT. 83
à mon tour un beau présent au souverain de l'Asaouad, et je
lui donnai le plus fin des burnous qui me restaient encore,
une tunique noire et quelques menus objets.
A part l'entrée solennelle de Sidi Mohammed, le 17 février
était encore un grand jour pour Tombouctou, comme signa-
lant le commencement de la décrue du fleuve. Pendant le
mois de janvier presque tout entier et le commencement de
février, il avait fait généralement froid, et le temps couvert et
nébuleux avait rendu parfaitement l'idée de cette saison que
les Touareg désignent sous le nom expressif et emphatique
d'époque aux « nuits noires {ehaden essatafnen). » Durant
tout ce temps, le fleuve avait monté ou, tout au moins, con-
servé le même niveau extrême; après plusieurs alternatives
nous le vîmes commencer à décroître réellement, le 17. Ce
fut aussi à ce moment qu'il s'opéra un changement dans l'at-
mosphère, en ce sens que l'air devint immédiatement plus
pur et que je vis commencer la période que mes amis ber-
bères appelaient celle des « nuits blanches [ehaden emellou-
len). » Ces Imoscharh des plateaux arides et pierreux du
désert, transplantés sur les limites de la zone fertile et sur
les rives de ce fleuve puissant aux étonnants phénomènes,
ces Imoscharh, dis-je, sont de si bons observateurs de la
nature, qu'ils prétendent, et avec raison, que le fleuve ne
commence à baisser qu'après la fln des quarante « nuits
noires » ou nuits d'hiver. Cette époque est aussi celle du
plus grand danger pour les hameaux voisins du Niger; en
efiet, les terrains sur lesquels ils s'élèvent , minés par les
eaux, perdent tout point d'appui lorsque celles-ci se retirent,
et s'écroulent fréquemment. Ce fut ainsi que nous apprîmes,
le 22, la destruction du hameau Betagoungou, situé entre
Kabara et Goundam.
84 VOYAGES EN AFRIQUE.
Tandis que le ciel s'éclaircissait et laissait passer quelques
rayons de soleil, l'horizon politique, au contraire, s'était
rembruni et nous annonçait de prochains orages. Tout le
pays était livré à des actes de brigandage de la part de tribus
turbulentes, et les Foulbe, à leur tour, semblaient vouloir
reprendre avec une énergie nouvelle leur lutte contre les
Touareg, pour la possession de Tombouctou. Le temps du
repos était désormais passé également pour moi et, après
quelques semaines de tranquillité, je voyais ma situation
reprendre un aspect des moins rassurants. Le message déci-
sif que nous attendions de la capitale, arriva le 26 février,
et je vis faire son entrée dans la ville et passer à dessein
devant ma demeure, un puissant chef Pouîlo, prince du sang,
nommé Hamedou; il était accompagné d'un cortège nom-
breux à pied et à cheval, dans lequel je remarquai plusieurs
mousquetaires. Le lendemain soir, je fus en quelque sorte
appelé dans la maison du cheik, ce qui me donna à croire
qu'il se passait quelque chose d'extraordinaire. J'y trouvai
les trois frères en grande délibération au sujet de deux écrits
que leur avait envoyés un personnage fort considéré, Moham-
med El Ferredji, de Kabara, où il était arrivé de Hamd
AUahi avec cent hommes armés, en même temps que l'émir
Kaouri de Tombouctou qui, le lecteur se le rappellera, s'était
rendu personnellement dans la capitale, à cause de moi. Les
deux lettres en question différaient beaucoup par leur con-
tenu; l'une ne renfermait que des protestations d'amitié;
l'autre était conçue, au contraire, en termes extrêmement
menaçants et annonçait que l'on devait s'attendre aux
mesures les plus rigoureuses, si le cheik ne me faisait partir
avant l'arrivée de Ferredji à Tombouctou.
^e sachant trop au juste que conclure de ces deux lettres,
SEJOUR DANS LE DESERT.
ai quelle pouvait en être la signification réelle, on délibéra
longuement sur la marche à suivre et sur quelques mesures
à prendre en vue de ma sécurité; mais toutes ces discussions
ne produisirent rien de décisif. Finalement Sidi Mohammed
s'assit et rédigea en ma faveur une protestation formelle
qu'il envoya à l'émir Kaouri. La teneur en était toutefois
assez étrange et peu flatteuse pour moi, car le principal argu-
ment que mon nouvel ami invoqua consistait à dire que je
n'était pas, à tout prendre, un plus grand kafir, ou infidèle,
que le major Laing et que je ne méritais conséquemment
pas un traitement pire que celui dont ce dernier avait été
l'objet. Il ne prévoyait pas que cette raison amenait tout
naturellement cette réponse, que l'on n'avait nullement l'in-
tention de me traiter plus cruellement que mon prédéces-
seur, et que l'on ne prévoyait rien de plus que de me faire
chasser de la ville, sauf à me voir étranglé dans le désert. Le
cheik El Bakay, à son tour, parla énergiquement en ma
faveur à un messager venu de Kabara et conclut en disant
qu'il n'avait qu'à choisir entre une solution honorable de ces
différends et la guerre ouverte.
En effet, la querelle parut un instant devoir se vider par
les armes. Je retournai un moment dans ma demeure afin de
cacher ce que je possédais de plus précieux et mettre la
maison en état de résister à une attaque. En revenant, vers
minuit, de me livrer à ces soins, je trouvai le cheik, cet
homme si paisible d'ordinaire, armé d'un fusil à deux
coups, et se tenant dans sa salle d'entrée, où il fut bientôt
entouré d'une quarantaine d'hommes également armés. Il
fut résolu d'envoyer demander du renfort à quelques chefs
Touareg voisins, ainsi qu'à la tribu des Kel Oulli. En atten-
dant, le cheik tint la foule éveillée en lui racontant deshis-
T. IV. 7
86 VOYAGES EN AFRIQUE.
loires des prophètes, et principalement de Moïse et de
Mahomet, ainsi que les victoires du grand prophète national
sur ses nombreux ennemis, au début de sa carrière. Nous
restâmes ensemble pendant toute la nuit, et ce ne fut qu'à
cinq heures du matin que je rentrai chez moi pour rani-
mer, par une tasse de café, mes esprits abattus.
La journée du 28 février se passa en préparatifs de
combat et en messages de tous côtés ; lorsque je retournai
chez le cheik, j'y trouvai rassemblés 200 hommes, pour la
plupart armés. Le soir, il y eut dans la mansarde du cheik
un nouveau conseil de guerre où il fut enfin décidé que Ton
enverrait Sidi Alaouate à Ferredji, pour lui demander l'aveu
catégorique de ses véritables intentions. Afin de passer
agréablement le temps qui devait s'écouler avant le retour
de Sidi Alaouate , son frère Mohammed entama une conver-
sation assez piquante, en me demandant quelle était la
condition sociale de la femme dans mon pays et s'informant
de plusieurs détails relatifs à cette question, toujours fort
attrayante pour les musulmans, même les plus sévères.
Alaouate revint enfin, mais il ne voulut communiquer qu'au
cheik seul le résultat de sa démarche. Je retournai donc
chez moi, où El Bakay vint me rejoindre, encore après
minuit, me donnant la nouvelle, aussi agréable qu'inat-
tendue, que Ferredji avait apporté de la capitale une déci-
sion favorable et que la lettre de menaces n'avait été écrite
qu'à l'instigation des marchands marocains. El Bakay avait,
en revanche, assuré Ferredji que si le seko Ahmedou de
Hamd Allahi consentait à ne pas m'inquiéter, j'opérerais au
plus tôt mon départ.
Tout cela était fort tranquillisant, mais ne concordait
malheureusement pas d'une manière complète avec la réa-
SÉJOUR DANS LE DÉSERT. 87
lilé des faits, car c'était une des rares faiblesses de mon
noble protecteur, que de ne pas se conformer strictement à
la vérité , lorsqu'il croyait ainsi pouvoir mieux atteindre le
but qu'il se proposait. L'aniraosité contre moi du parti
dominant, était au contraire tellement grande, que Ferredji,
dans une visite qu'il fit au cheik, le lendemain, chercha à
me représenter à ses yeux comme un chef militaire ou un
flibustier, dont la présence à Tombouctou ne pouvait être
plus longtemps tolérée. Il était donc parfait qu'El Bakay
eût pris les choses au pire en réclamant l'appui des Kel
Oulli, qui firent, dans l'après-midi, leur entrée, au nombre
de soixante, avec un grand appareil militaire. Je fis en cette
occasion, connaissance pour la première fois, de cette petite
mais belliqueuse tribu. Réduits aujourd'hui à la condition
d'imrhad, c'est à dire de tributaires à demi esclaves, les Kel
Oulli se sont autrefois rendus célèbres par la destruction
complète de la puissance considérable des ïgelad et des
Imedidderen, qui régnaient alors sur Tombouctou et vivaient
en état d'hostilité avec la tribu des Kounta, à laquelle
appartenait El Bakay. Ils se distinguent de toutes les tribus
voisines, par trois qualités dont l'Européen semble ne pou-
voir presque pas admettre l'existence simultanée chez un
seul et même individu, mais qui ne sont cependant pas
rares chez les tribus arabes et surtout chez celles qui sont à
demi barbares; ces qualités, dont une mauvaise, sont la
bravoure, l'amour du vol et la plus généreuse hospitalité.
Placé sous la protection de ces Kel Oulli, j'aurais pu
quitter honorablement la ville, mais cette fois encore, le
cheik manqua le moment propice, en ce sens qu'il comptait
trop sur l'arrivée promise du grand chef Touareg, Alkout-
tabou, maître de la tribu la plus puissante des Aouelim-
S8 VOYAGES EX AFRIQUE.
mideu sur le Niger moyeu. La cause pour laquelle le
cbeik m'avait retenu jusqu'alors, prit lin le 4 mars, date à
laquelle sa femme mil au monde un fils; rien ne s'oppo-
sant donc plus à mon dépari, l'heureux père me promit
qu'il aurait lieu le mercredi suivant; il ne doutait pas que,
dans l'inlervalle, n'arrivât le ban et l'arrière-ban {tabou) des
Touareg à l'aide desquels il espérait triompher de ses
ennemis. Je ne savais que trop bien jusqu'à quel point je
pouvais compter sur la parole du cheik et j'eus lieu de me
féliciter de mon incrédulité, car la fameuse armée ne vint
pas. Il est vrai que, dans l'après-midi du 5 mars, nous
reçûmes l'avis positif de l'approche du tabou, qui se trou-
vait, disait-on, près de la ville de Bamba; aussitôt l'alarme
se répandit partout; les pasteurs prirent la fuite avec leurs
troupeaux, et tout leur bien, et quiconque avait lieu de
craindre quelque chose , se hâta de se réfugier derrière les
embranchements et sur les îles du fleuve. El Bakay, trop
empressé du reste, fit, dès le lendemain, annoncer officiel-
lement l'arrivée d'Alkouttabou à Ferredji, qui lui fit répon-
dre qu'il commanderait également un corps d'armée et que
le seul but de sa présence à Tombouctou étant de me chasser,
il y réussirait à tout prix.
En conséquence, nos ennemis poursuivirent leurs prépa-
ratifs de combat et il fut bientôt évident que si le tabou
n'arrivait pas, la position du cheik devenait des plus criti-
ques. En efl'et , ses frères, jusqu'à Sidi Mohammed lui-
même, désapprouvaient ouvertement sa conduite et ce der-
nier fit, dès lors, tout au monde pour m'éloigncr de la ville
et me reléguer dans le camp sans autre forme de procès.
Dans une conversation sérieuse qu'il eut avec El Bakay, il
lui demanda s'il était bien réellement disposé à entrer en
SÉJOUR DANS DE DÉSERT. 89
lutte avec les Foulbe à cause d'un seul individu et surtout
d'un sectateur de croyances autres que l'islamisme ; il fit
également des reproches à son frère, de ce que mes prépara-
tifs de départ n'avançaient pas. El Bakay éluda la question
et dit à Mohammed qu'il devait écrire avant tout à plusieurs
chefs dont j'avais à traverser le territoire en quittant Tom-
bouclou.
Pendant que se passaient ces événements , j'avais beau-
coup à souffrir de la mauvaise humeur de Sidi Mohammed,
qui me tracassait sans relâche au sujet de ma religion et ne
me désignait que sous le titre peu flatteur de « kafir. »
D'autant plus indigné que je ne désirais que de partir au
plus tôt, je saisis une occasion qui se présenta à moi de
traiter ce personnage d'une manière plus vigoureuse que
d'habitude; je lui prouvai, en présence de ses frères, que,
dans l'acception pure et réelle du mot, je pouvais prétendre
au nom de musulman autant et avec plus de droit que lui,
attendu que la plupart de ses coreligionnaires, ayant placé
leur prophète , Mahomet, au dessus de leur Dieu, ne méri-
taient guère que le titre de mahométans que nous leur don-
nions, du reste, nous chrétiens. Je lui démontrai encore que
le véritable islamisme, d'après le Koran lui-même, remonte
à la création de l'homme et non à l'avènement de Mahomet.
Ne trouvant rien à répliquer , mon antagoniste se vit forcé
de garder le silence et de me laisser en paix. Je cite cette
circonstance à dessein, principalement pour prouver que le
chrétien protestant quelque peu versé dans la connaissance
duKoran, est parfaitement à même de défendre ses croyances
contre des mahométans même instruits, sans pour cela bles-
ser les leurs, ce qui serait une folie des plus dangereuses.
Le lendemain, 10 mars, dans l'après-midi, nous nous
90 VOYAGES EN AFRIQUE.
rendîmes au camp, où devait être célébré le scboua, ou céré-
monie du septième jour suivant la naissance de l'enfant du
cheik. Je remarquai, chemin faisant, que le bras débordé du
fleuve, que nous eûmes à traverser, avait baissé de ô pieds
depuis le 17 février, soit en moyenne de 2 pouces par jour;
il me semble cependant que le cours principal du fleuve
décroît plus rapidement que ces embranchements, auxquels
il ne se relie que d'une manière incomplète. Nous trouvâmes
au camp beaucoup de monde et une grande animation; le
cheik, toujours si hospitalier, fit abattre cinq bœufs, ce
môme soir, et l'on festoya jusqu'à une heure avancée de la
nuit. Le lendemain matin, il arriva encore de la ville et des
environs un grand nombre de convives, pour lesquels on
cuisit une masse énorme de riz et de viande qu'on leur ser-
vit sur des plats dont certains avaient une diamètre de 5 à
6 pieds, et faisaient la charge de six hommes. Ceci est une
coutume des anciens Arabes, sauf que, chez ces derniers, le
plat principal devait être de cuivre. On donna, en cette occa-
sion, le nom de Mohammed au nouveau-né.
Le 15 mars, nous retournâmes à la ville et il se produisit
dans ma situation, passée à l'état de chronique, une crise
décisive, qui pouvait me conduire à ma perte comme à mon
salut. Pour une seconde fois, on annonça l'arrivée du tabou,
ce qui causa la plus grande excitation parmi les Foulbe. Pro-
fitant de l'absence du cheik, qui était retourné au camp, ils
réclamèrent de nouveau, et de la manière la plus opiniâtre,
mon éloignement de la ville; ils disaient être disposés à se
laisser massacrer jusqu'au dernier par le tabou, plutôt que
d'endurer un jour de plus ma présence. Les marchands du
Nord, s'assemblant à leur tour, jurèrent que je ne verrais
plus le soleil se lever sur Tombouctou; bien plus, un des
SÉJOUR DANS LE DESERT. 91
chefs venus de Hamd Allahi, prit la parole et fit serment de
me tuer de sa propre main si je ne quittais la ville immé-
diatement. Sidi Alaouate, arrivant au milieu de ces fana-
tiques, protesta contre leurs résolutions; il leur dit que je
verrais encore à Tombouctou la chute et le lever du jour,
mais leur donna sa parole que, lorsque le soleil serait arrivé,
le lendemain , à la hauteur nommée par les Arabes dahar
(vers neuf heures du matin), ils pourraient faire de moi ce
que bon leur semblerait, s'ils me trouvaient encore dans la
ville.
Le lendemain donc, 17 mars, avant le jour, tandis que je
dormais encore, Sidi Mohammed me fit dire de monter à
cheval et de le suivre. Je me défendis d'abord d'en rien faire
sans les ordres du cheik; mais je ne tardai pas à le voir arri-
ver lui-même, avec un des écoliers favoris d'El Bakay, m'in-
viter de nouveau à l'accompagner au rodha (1) ou tombeau
de Sidi Mouchtar, où le cheik devait venir nous rejoindre.
Ne doutant plus que ce dernier ne fût réellement d'accord
avec son frère, je pris mes armes et je montai à cheval, lais-
sant mon bagage aux soins de mes domestiques. Les habi-
tants ouvraient avec précaution leurs portes, pour jeter
encore un coup d'œil sur moi avant mon départ, et quelques
cavaliers Foulbe attentifs nous suivirent jusqu'au dehors de
la ville; mais au lieu de faire halte près du monument en
question, Sidi Mohammed me conduisit directement au
camp. Celui-ci avait été, pendant mon absence augmenté de
tout un hameau construit en nattes et habité par les Kei
(1) Ce rodha rappelle quelque chose de semblable de l'extrême Orient,
où tant de lieux de pèlerinage consistent en la sépultiu-e de quelque chef
ou personnage religieux vénéré; seulement les rod/ia sont entourés de
beaux jardins, d'où ils tirent leur nom.
98 VOYAGES EN AFRIQUE.
Oulli el d'autres Touareg. Tous me reçurent avec cordialité
et je me mis aussitôt en devoir de m'installer commodément;
mais dès trois heures de l'après-midi, arriva un neveu du
cheik, apportant à Sidi Mohammed l'ordre formel de me
ramener sur le champ dans la ville, de la part d'El Bakay,
qui y était rentré tandis que nous chevauchions vers le camp;
les Foulbe se préparaient à piller ma demeure, grâce, du
reste, à la seule jirécipitation de Mohammed.
Ému de cette fâcheuse nouvelle, le noble fils du désert
sembla regretter d'avoir agi contre la volonté et les intérêts
de son frère et fit battre le grand tambour de guerre qui,
depuis la dernière surprise, restait toujours en permanence
au sommet des digues de sable, pour appeler aux armes, le
cas échéant, toute la population valide des alentours. Moham-
med sauta sur sa jument, plaça devant lui sur sa selle, son
fusil et nous reconduisit à la ville; j'avais déjà remarqué
cette arme, qui était à quatre coups et d'une perfection de
travail réellement extraordinaire. Nous marchions ronde-
ment, comme si nous allions prendre Tombouctou d'assaut,
quand nous fîmes halte sur une hauteur, où nous vîmes arri-
ver Sidi Alaouate à notre rencontre. Sur ces entrefaites, la
nuit était venue, et comme nous ne savions où trouver le
cheik, nous nous dirigeâmes vers une autre éminence en
vue de la ville et nous envoyâmes à la recherche d'El Bakay
qui avait, disait-on, quitté Tombouctou avec un troupe
d'adhérents, sans que l'on sût de quel côté il s'était dirigé.
Quoique la nuit fût extrêmement noire, nous finîmes par
trouver mon protecteur, à peu de distance de la ville, au
midi du rodha, avec une suite considérable d'Arabes, de
Touareg, de Sonrhaï et même de quelques Foulbe. C'était
une troupe fort bigarrée et dont l'aspect ne laissait pas que
SÉJOUR DANS LE DÉSERT. 93
d'être fort intéressant, sur ces collines de sable, aux pâles
clartés de la lune; ce spectacle m'eût offert infiniment plus
d'attrait, si j'avais pu en jouir en témoin paisible. Malheu-
reusement j'étais moi-même la cause de tout ce remue-mé-
nage et par conséquent exposé peut-être à quelque embûche,
ce qui m'obligeait à me tenir sur mes gardes. Le cheik m'en"
voya un de ses plus fidèles serviteurs pour m'avertir de me
défier de ses propres compatriotes, les Arabes, et me faire
dire que j'agirais plus prudemment en me tenant parmi les
Touareg. Les Kel OuUi formèrent alors autour de moi un
carré, et comme ils s'ennuyaient de leur inaction, ils cher-
chèrent à tuer le temps en éprouvant le courage de mon
cheval. A cette fin, ils s'avançaient vers moi, de l'un des
quatre côtés, en frappant sur leurs boucliers, pour ne s'ar-
rêter que lorsque je me trouvais étroitement serré entre eux
et le côté opposé; éperonnant alors ma monture, je les con-
traignais bien vite à reprendre leur position première. Ce
jeu excita mon noble coursier au point qu'il se mit à hennir
fortement, ce qui amusa on ne peut plus mes sauvages auxi-
liaires.
Pendant ce temps, le cheik et ses frères tenaient conseil, et
nous finîmes par nous rapprocher du côté nord-est de la ville;
mais nous ne tardâmes pas à voir s'avancer contre nous,
en ordre de bataille, les Foulbe et leurs adhérents de la
population Sonrhai, de sorte qu'un conflit semblait désor-
mais inévitable. Je priai encore une fois le cheik de s'arran-
ger de manière à dénouer la situation dans un sens pacifique,
rien ne m'étant plus pénible que de voir exposer, à cause de
moi, la vie d'autres individus et peut-être de ses propres amis.
On envoya de nombreux parlementaires de part et d'autre et
on finit par conclure un arrangement d'après lequel je retour-
94 VOYAGES EN AFRIQUE.
nerais, non à la ville, mais au camp, tandis que les Foulbe
s'engageaient de leur côté, à retirer de Tombouctou leurs
forces militaires et de laisser la solution de leur différend
au jugement du cheik. Il en fut fait ainsi; El Bakay entra
en ville avec Sidi Alaouate , et nous retournâmes au camp.
Plus tard , le cheik s'imposa un jeûne de trois jours,
pour n'avoir pas pu tenir son serment de me reconduire à
Tombouctou.
Je fus d'autant plus heureux de ces résultats paci-
fiques, que la nuit suivante nous apporta la nouvelle du
retour dans ses foyers de la grande armée des Aouelim-
miden, à la suite d'une violente querelle qui s'était élevée
entre deux de leurs tribus. Si des hostilités avaient réelle-
ment éclaté entre les partisans du cheik et les Foulbe, l'ab-
sence du secours positivement attendu de la part du tabou,
eût non seulement placé mou protecteur dans la situation
la plus critique mais encore fait retomber sur moi toutes
les conséquences qui devaient en résulter; car si le voya-
geur est parfois , en ces contrées , dans la triste nécessité
de verser du sang, il est rare que sa propre perte n'en soit
pas la conséquence.
Le camp du cheik était alors situé à environ 1 7* mille au
sud-est de Tombouctou, sur un bras du Niger, nommé Bos-
sebango, que rend assez célèbre son riche entourage de végé-
tation. Dès que j'eus acquis la certitude que le séjour du
camp m'était désormais imposé par les circonstances, j'en-
voyai à la ville pour chercher mes effets; mais bientôt
arriva le cheik, me disant qu'il ne désirait pas que je retirasse
de la ville mon bagage, avant qu'il ne la quittât lui-même
pour m'accompagner, de peur que ses frères ne voulussent
exiger de moi de nouveaux présents ou peut-être même s'ap-
SÉJOUR DANS LE DÉSERT, 95
proprier tout mon bien. J'appris de lui avec plaisir que
ses bons rapports avec les Foulbe étaient complètement réta-
blis ; toutefois ces étrangers surent châtier indirectement et
d'une manière réellement policière, les habitants de Tom-
bouctou et surtout les partisans du cheik, de leur attitude
dans le débat récent. Comme ces étrangers avaient rassemblé
autour de Tombouctou des forces considérables, ils avaient
acquis, par la tournure qu'avait prise les événements, une
grande force morale, dont ils profitèrent pour prélever sur
chaque adulte de la population un impôt de 2000 kourdi,
sous prétexte que les habitants omettaient d'aller accomplir
leurs devoirs religieux du vendredi dans la grande mosquée,
celle de la race dominante. Les Arabes, qui avaient prêté au
cheik le plus d'assistance, se virent soumis à des visites
domiciliaires et on leur confisqua de soixante à quatre vingts
balles de tabac, ce produit si formellement proscrit parmi les
Foulbe fanatiques.
Le départ du tabou avait rendu au camp son calme et sa
solitude, et je dus y séjourner quatre semaines encore avant
de pouvoir partir, ou du moins le tenter pour une première
fois. L'approche du tabou avaient fait se réfugier maintes
petites tribus voisines dans notre camp, auxquelles elles
donnaient une grande animation; le danger passé, elles
s'étaient retirées pour la plupart. Il n'en était resté que celle
des Gouanin El Kohol, subdivision des Berabisch, qui redou-
tait les Kel Hekikan. C'étaient, en général, des hommes de
stature médiocre, parmi lesquels se rencontraient cependant
quelques individus de haute taille; ils portaient pour la plu-
part, une chemise bleue aux manches roulées jusqu'au des-
sus des épaules et fixée par une ceinture autour des reins. Ils
avaient la tête nue, mais garnie d'une forte chevelure noire
96 VOYAGES EN AFRIQUE.
qui donnait asile, chez le plus grand nombre, à une abon-
dante vermine. Ces Gouanin El Kohol étaient armés, presque
sans exception, de fusils à deux coups, sorte d'armes très
répandues dans cette partie du désert, par suite du commerce
des Français sur le Sénégal.
Ces gens, qui appartenaient, du reste, à une tribu dont les
dispositions n'étaient rien moins que favorables , ne pou-
vaient guère me causer beaucoup de distraction, et je ne tar-
dai pas à me sentir pris d'un ennui des plus profonds; les
visites du cheik ou de ses frères, qui me traitaient désor-
mais d'une manière fort amicale , ou bien encore de quel-
ques autres personnages, n'étaient guère que passagères. Ce
manque d'occupation n'était cependant pas mon plus grand
tourment , car j'avais à lutter contre des désagréments
sérieux et réels. Depuis la rentrée du Niger dans son lit, les
taons étaient devenus , pour bêtes et gens , un redoutable
fléau ; je renvoyai à la ville deux de mes chevaux , ne gar-
dant que mon cheval de selle, dont je pouvais avoir besoin
à chaque instant; mais le pauvre animal souffrit tellement
que je craignis fort de le perdre. D'autres insectes encore
pullulaient d'une manière incroyable dans cette partie du
désert ; nous étions tourmentés surtout par la présence
d'innombrables chenilles qui infestaient de tous côtés le
sol, nos tapis, nos nattes et surtout nos ustensiles. En
outre, les vivres étaient rares au camp; au lieu du célèbre
et substantiel mets du désert, composé de fromage et de
dattes et nommé rcdjire , nous n'avions plus que le mélange
fade et bientôt écœurant pour l'Européen, de raiel et de
sarrasin broyé [dakno); à défaut de ce dernier, nous ne lar-
dâmes pas à devoir nous contenter du jus que renferme le
fruit du baobab.
SÉJOUR DANS LE DÉSERT. 97
La nature, de son côté, acquérait du moins une vie nou-
velle. Le 21 mars, avait commencée la courte saison des
pluies printanières [nissan), phénomène que je n'avais pas
rencontré dans des contrées plus méridionales du Soudan.
Nous eûmes , ce premier jour , deux ondées d'intensité
médiocre, ce qui se répéta pendant sept jours; ces pluies
amenèrent une sorte de second printemps et firent pous-
ser du feuillage nouveau. Le fleuve, en se retirant, avait
laissé à nu une quantité de pâturages assez considérable
et le bétail put ainsi retrouver sur ses rives le fourrage
habituel, le nourrissant hijrgou, et donner de nouveau à ses
possesseurs du lait en abondance. Le désir de trouver des
moyens d'approvisionnement plus faciles était une raison
importante pour que je hâtasse mou départ, car la nom-
breuse suite du cheik courait risque de souffrir de la disette
et il était évident que je ne pouvais traverser seul les bar-
bares contrées riveraines du fleuve.
11 ne se passait pas de jour qu'il n'y eût, au sujet de mon
départ, des délibérations sérieuses, mais, de retard en retard,
je voyais toujours reculer devant moi le but de mes aspi-
rations depuis six mois. A la vérité , la situation du pays
empirait constamment depuis que les discordes intestines
de l'armée des Aouelimmiden avaient trahi si clairement la
faiblesse de cette tribu qui avait cependant , sous l'autorité
de ses anciens chefs , dominé toutes les tribus moins consi-
dérables, riveraines du Niger et exercé même la plus grande
influence sur les destinées de Tombouctou '. Au nord et au
midi de la grande courbe du fleuve régnaient la haine et les
(1) On trouvera, dans le troisième appendice du tome V de mou grand
ouvrage, une nomenclature complète de toutes les tribus de ces Touareg
ou Imoscharh méridionaux.
98 VOYAGES EN AFRIQUE.
hostilités ouvertes entre les diverses subdivisions de cette
vaste tribu. Sur ces entrefaites, cependant, mon espoir d'un
prompt départ fut quelque peu ravivé par des préparatifs
que je remarquai, de temps à autre, pendant les premiers
jours d'avril ; mais à peine étaient-ils commencés , que sur-
venaient des interruptions et des remises sans fin. Une nou-
velle troupe d'bommes armés arriva de Hamd Allahi avec
l'ordre de tirer de l'argent de la population, pour lui faire
sentir mieux encore la domination du chef des Foulbe.
Celui-ci témoignait en même temps une telle partialité en
faveur de Hammadi, que ses intérêts et ceux de son protégé
semblaient devoir se mettre en sérieuse opposition avec les
projets du cheik relativement à mon départ. Il me fallut
mettre en œuvre toute l'influence que j'exerçais sur El Bakay,
pour le décider à renverser un nouvel obstacle qui s'était
produit, et, cette fois, mes efforts ne furent pas infructueux.
Mon protecteur envoya de la ville peu à peu tout son équi-
page de route, ainsi que des provisons et quelques livres;
ses chevaux vinrent à leur tour avec une partie de sa suite
et il arriva enfin lui-même au camp, le 14 avril. Ceux de
mes domestiques qui étaient restés dans la ville me rejoi-
gnirent à leur tour , et bientôt le calme et la solitude firent
place à la plus grande animation. Toutefois il n'entrait nul-
lement dans les vues du cheik d'échanger tout d'un coup sa
paisible vie de famille contre les fatigues des voyages , et
ce ne fut encore qu'à grand'peine que cet excellent homme
put se décider, le 19 avril, à s'arracher aux bras des siens.
Pour le reste, tous ces jours se passèrent sans événements
dignes d'être cités, et je profiterai de ce moment de répit
pour présenter au lecteur un aperçu sur l'importance indus-
trielle et commerciale de Tombouctou, dans l'étroite limite
SEJOUR DANS LE DESERT. 99
des explorations auxquelles ma situalion me permit de me
livrera
Le trait principal par lequel le marché de Tombouctou se
distingue de Kano, ce grand entrepôt du Haoussa, consiste
en ce que Tombouctou n'est en aucune manière une place
productrice et industrielle, tandis que Kano, dans son genre
et dans la mesure des conditions où se trouve placée l'Afri-
que centrale, mérite d'être comparé aux plus grands centres
européens. Par contre , toute la vie de Tombouctou repose
sur le commerce extérieur, qui y trouve, par la grande courbe
septentrionale du Niger , le point d'action le plus favorable,
tandis que les populations voisines peuvent se procurer, par
la voie du fleuve, les denrées nécessaires à leurs besoins.
Comme dans beaucoup d'autres contrées riveraines, les envi-
rons de Tombouctou ne fournissent pas du blé en sufiisance
pour nourrir même une faible partie de la population, et
presque toutes les denrées alimentaires doivent y arriver par
eau de Sansandi, sur le Niger supérieur, et des alentours.
(1) Je ne ferai que mentionner ici mes autres études et travaux
d'exploration relatifs à mon séjour dans la célèbre ville du désert, le
lecteur pouvant les consulter dans mon grand ouvrage, où ils se trouvent
indiqués avec tous leurs détails. Ces travaux embrassent, au midi, la
vaste contrée située au delà du Niger jusqu'à l'Assianti et les pays du
littoral qui en sont voisins, y compris les sources du Niger supérieur ; et
à l'ouest lé pays situé entre le désert et la partie fertile du Soudan, pays
qui s'étend fort loin vers le nord, entre le Niger et le Sénégal, et qu'habi-
taient exclusivement autrefois des tribus nègres. Les principaux points
que je suis parvenu à mettre en limùère dans ces régions étaient d'abord
le degré d'importance réelle de la vaste nation, aux subdivisions nom-
breuses, des Wakore ou Wangaraoua, dont le nom a donné lieu aux plus
grandes confusions de la part des géographes anciens et nouveaux ; ensuite,
les conditions du bassin compliqué et fort peuplé, de tous les affluents du
Niger supérieur. Quiconque s'intéresse à ces détails, pourra recourir aux
tomes IV et V de mon grand ouvrage.
100 VOYAGES EN AFRIQUE.
Les seuls produits de l'industrie de Tombouctou sont,
pour autant que j'aie pu m'en assurer, des articles de forge-
rie et des objets en cuir. Quelques-uns de ces derniers sont
d'un fort joli travail, tels que des sacs à provisions, des
valises , des coussins ronds , des sachets de cuir célèbres
sous le nom de biont (singulier « bet ») et destinés à renfer-
mer du tabac et des briquets, des gaines de fusil, desquels la
vignette donne un spécimen ; les sacs principalement sont
d'un fini excellent, mais la confection en est due à des Toua-
reg et généralement à des femmes. C'est donc à peine si l'on
peut parler d'une industrie à Tombouctou , si l'on y com-
prend celle de quelques contrées voisines , du reste assez
considérables, telles que le Fermagha, par exemple, où l'on
fabrique en grande quantité des couvertures et des tapis
excellents en laine pure ou mélangée de diverses couleurs.
Le travail de l'or en bagues et en autres bijoux, quoique
réellement fort beau à Tombouctou, n'est pas assez impor-
tant pour pouvoir être considéré comme une industrie sépa-
rée, et le peu qui en existe n'est qu'une faible imitation de
ce qui se fait à Walata.
On croyait généralement autrefois que Tombouctou se
distinguait par ses tissus et opérait sur une échelle considé-
rable l'exportation de chemises teintes. II se peut que cette
branche d'industrie ait été autrefois, dans un certain sens,
florissante à Tombouctou, attendu qu'elle semble avoir suivi
dans ses progrès le cours du fleuve; mais, appliquée à l'état
de choses actuel, cette idée repose sur une erreur complète,
tous les vêtements des habitants et surtout des habitants
aisés, venant de Kano et de Sansandi, outre le calicot
importé d'Angleterre. J'ai déjà parlé en temps et lieu de l'ex-
portation des tissus pour vêtements qui s'opère de Kano vers
N° 83. — Voir tome IV, page 100.
N' 86. — Voir tome IV, page 100.
j;. 87. _ V'oir tome IV, page 100.
N« 88. — Voir lome IV, page ItXt.
SÉJOUR DANS LE DÉSERT. 101
Tombouctou et jusqu'au littoral de l'Atlantique; par contre,
les chemises teintes de Sansandi, qui sont, pour autant que
je sache, confectionnées à l'aide de calicot anglais ou, dans
tous les cas, étranger, ne sont pas l'objet d'un commerce
aussi étendu; elles se distinguent néanmoins, en géné-
ral, par leurs riches broderies de soie coloriée et surtout
verte, industrie dans laquelle les habitants de Tombouctou
excellent à leur tour , mais qu'ils n'exercent que pour leur
propre usage.
Le commerce d'exportation s'opère par trois voies princi-
pales; l'une est celle du fleuve, dans la direction du sud-
ouest (car il n'y a, pour ainsi dire, aucun commerce en aval
de Tombouctou) ; les deux autres se dirigent vers le nord du
continent. De ces deux routes septentrionales, la première
est celle du Gliarb ou Maroc, et l'autre celle de Ghadames.
Le principal objet de ce trafic est l'or, quoique la quantité
de ce métal précieux exportée annuellement de Tombouctou,
ne s'élève à guère plus de 450,000 ou 200,000 thalers de
Prusse; du moins en était-il ainsi à l'époque de mon séjour.
L'or y vient du Bambouk, sur le haut Sénégal ou du Boure,
sur le Niger supérieur, car, depuis le xvi* siècle déjà, tout
l'or recueilli dans le pays des Wangaroua ou dans les con-
trées intérieures situées au nord de l'Assianti, se transporte
directement à la partie de la côte appelée, par ce motif, la
Côte d'Or; il n'en va qu'une minime partie à Kano. L'unité
de poids poiir le commerce de ce métal précieux est le mith-
kal, dont la valeur varie considérablement, du reste, dans
les diverses contrées de l'Afrique centrale. Le mithkal de
Tombouctou équivaut au poids de vingt-quatre caroubes ou
de quatre-vingt-seize épis de blé et répond, d'après le cours
ordinaire de la place, à la valeur de 3,000 à 4,000 kourdi;
T. IV. 8
102 VOYAGES EN AFRIQUE.
d'après notre cours européen, on peut évaluer le milhkal
d'or actuel à environ 1 7* thaler de Prusse.
L'article le plus important après l'or, à Tombouctou, est
le sel, qui, depuis les temps les plus reculés, formait avec ce
métal le principal moyen d'échange dans toutes les contrées
riveraines du Niger. Ce sel arrive aujourd'hui de Taodenni
(22° lat. N. et 4° long. occ. de Greenvvicli), dont les mines
sont en exploitation depuis 1596, époque à laquelle furent
abandonnées celles de Teghafa, situées à 17 V2 milles alle-
mands plus au nord. Le gisement de sel de Taodenni occupe
un grand espace du sol dans la partie du désert nommée El
Djouf, et consiste en cinq couches qui portent chacune un
nom distinct. Les trois couches supérieures semblent n'être
que d'une valeur médiocre, tandis que la quatrième est la
plus recherchée ; quant à la cinquième, elle gît dans l'eau.
Le sel qu'elles renferment est mélangé de noir et de blanc,
ce qui le fait ressembler étonnamment à du marbre. Le ter-
rain qui répond à ces mines est concédé par petites parcelles
aux marchands de sel, par un caïd qui y est à demeure; il
prélève de ce chef, pour toute indemnité, la cinquième par-
tie du sel extrait, le reste devenant la propriété de l'exploi-
tant. Les blocs de sel, dont la forme est généralement la
même, sont de diverses dimensions et leur poids varie de 50
à C5 livres; les plus grands ont 3 pieds 5 pouces de long,
13 pouces de large et 2 '/, pouces d'épaisseur. Celle-ci n'est
que la moitié de l'épaisseur de la couche elle-même, les blocs
étant sciés en deux. Le prix de ces derniers est assujetti à de
grandes (luctuations, selon les saisons de l'année et la situa-
tion politique du pays; c'est ainsi que, pendant mon séjour
sur le Niger, la valeur des blocs d'une dimension moyenne,
varia de 5,000 à 6,000 kourdi. L'import en est couvert
SÉJOUR DANS DE DÉSERT. 103
exclusivement en tourkecU de Kano, de sorte que le com-
merce du sel entraîne des transactions pour deux articles au
lieu d'un. Le trafic du sel gemme s'étend encore bien au
delà de Tombouctou, même jusque Sansandi et le Libtako,
que j'avais visité précédemment et qui constitue un entrepôt
considérable pour ce produit.
Un troisième article important pour Tombouctou, est la
noix de kola ou gouro, qui forme l'un des plus grands objets
de luxe en Nigritie. Cette noix, fort semblable à une châ-
taigne, tient lieu de café chez les indigènes, qui l'emploient
à l'état brut, ce qui en rend la mastication assez laborieuse ;
tous les gens aisés, pour leur premier déjeuner et, comme le
disent les Haoussaoua, « afin de détruire l'amertume du
jeûne, » en prennent une, en tout ou en partie. Ils servent ce
fruit aux étrangers en signe de bienvenue et l'offrent le plus
fréquemment possible à leurs hôtes. On pourrait indubita-
blement cultiver le café lui-même dans ces contrées, car le
cafier semble être propre à un grand nombre de pays de
l'Afrique centrale. La sorte de noix de kola qui arrive au
marché de Tombouctou, vient des contrées occidentales
du Manding, qu'arrosent les affluents supérieurs du Nigef ;
celle qui se trouve à Kano se tire de la province septentrio-
nale de l'Assianti voisin. Les arbres qui produisent ce fruit,
appartiennent à diverses espèces, telles que le Stercidia
Acuminata, qui porte la noix rouge qui s'expédie vers
l'Orient, et le Sterculia Macrocarpa, dont le fruit blanc
et plus gros est celui que l'on trouve à Tombouctou ; toute-
fois la fleur et la feuille de ces deux arbres sont presque
entièrement semblables. On trie les fruits, pour la vente, en
trois ou quatre catégories. J'ai déjà eu plusieurs fois l'occa-
sion de parler du transport qu'en opèrent, du midi vers le
104 VOYAGES EN AFRIQUE.
Niger moyen, les Mossi idolâtres, à l'aide de leurs excellents
ânes.
Les denrées de consommation journalière à Tombouctou,
ou du moins les céréales, arrivent du Niger supérieur, et
principalement de Sansandi. Elles consistent ordinairement
en riz et en sarrasin, mais je ne suis pas à même, à mon
grand regret, d'évaluer la quantité qui s'en importe. L'un des
articles les plus recherchés, après ces produits, est le beurre
préparé au moyen des fruits du Bassia Butyracea, qui sert
d'huile à brûler et même de condiment au beurre ordinaire,
du moins parmi la classe indigente. Enfin, il vient encore à
Tombouctou une quantité de menus articles, tels que le
poivre et le gingembre, dont il se fait une très grande con-
sommation ; on y reçoit également un peu de coton des pro-
vinces Foulbe les plus voisines de la ville, vers le sud-ouest,
telles que celle de Djimballa.
La partie la plus considérable de tout le commerce de
Tombouctou, s'effectue au moyen des caravanes du Maroc,
quoique les relations avec ce pays soient souvent interrom-
pues par les discordes des tribus à demi barbares qui vivent
sur la route. Les caravanes arrivent ordinairement à Tom-
bouctou vers le commencement de novembre et retournent
en décembre ou janvier; mais elles n'ont pas l'importance
colossale que leur prêtent quelques écrivains tels que Jack-
son qui, dans sa description du Maroc, leur donne jusqu'à
10,000 chameaux; je suis bien convaincu, au contraire,
qu'une de ces caravanes ne se compose que tout au plus, et
encore rarement, d'un millier de ces animaux.
La voie du Maroc est toujours la plus importante pour
certains articles européens, tels que le drap rouge, les cein-
tures, les miroirs, la coutellerie et le tabac; par contre, le
SÉJOUR DANS LE DÉSERT. iOa
calicot, soit écru, soit blanchi, s'importe par Ghadames sur
une échelle devenue considérable depuis ces derniers temps.
Les habitants de Ghadames sont indubitablement les princi-
paux intermédiaires, dans tout le nord-ouest de l'Afrique,
pour ce produit de l'industrie anglaise \ auquel l'Alle-
magne n'a malheureusement rien à comparer; aussi la plu-
part des négociants aisés de Ghadames ont-ils à Tombouctou
leurs agents particuliers. Toute la coutellerie de Tombouc-
tou est également de fabrication anglaise et c'est en vain que
l'on chercherait en cette ville les rasoirs styriens, si répandus
sinon dans l'Afrique centrale. Le thé forme un article de
grande consommation parmi les Arabes établis à Tombouc-
tou et dans les environs; ils aiment extrêmement à prendre
une tasse de thé et possèdent, lorsqu'il est possible, un appa-
reil complet pour la préparation de ce breuvage qui consti-
tue, ainsi que le sucre, son accessoire obligé également
importé du Nord, un objet de consommation trop onéreux
pour les indigènes. Le port par lequel arrivent au Maroc
toutes les marchandises européennes que j'ai citées, est celui
de Souera ou Mogador ; je ne puis malheureusement évaluer
la quantité de chacune d'elles venant annuellement sur le
marché de Tombouctou. Je crois devoir faire remarquer
encore, pour ce qui concerne les produits européens appor-
tés respectivement à Kano et à Tombouctou, que ceux offerts
par ce dernier marché sont moins abondants, mais de meil-
leure qualité que ceux qui se vendent à Kano.
Parmi les articles dits arabes, et qui se fabriquent en par-
* Tout le calicot que j'y vis portait le nom d'une seule et même maison
de Manchester, imprimé en caractères arabes. Cet article va même, en
amont de Tombouctou, jusqu'à Sansandi , où il concourt avec celui qu'on
importe par la côte occidentale.
106 VOYAGES EX AFRIQUE.
lie dans l'Afrique septentrionale, nous devons citer les bur-
nous, dont la confection est bien réellement due aux Arabes
et aux Mores, mais au moyen d'étoffes européennes. Un pro-
duit important qui ligure dans la même catégorie, est le
tabac qui, malgré la fanatique prohibition dont il est l'objet,
se cultive sur une grande échelle dans le VVadi Noun, situé
entreles28"et29- lat. sept, et environsousle 10" degré long,
de Greenwich. Le tabac et les dattes constituent les princi-
paux articles d'importation pour les marchands de l'oasis du
Taouat.
Pour ce qui concerne l'exportation à Tombouctou, elle ne
consistait guère, à l'époque de mon séjour, qu'en or, si ce
n'est en un peu de gomme et de cire, tandis que l'ivoire et
les esclaves, pour autant que j'ai pu en juger, étaient peu
demandés. Notons, du reste, qu'une partie considérable des
marchandises exportées sont dirigées vers Araouan, sans
toutefois s'y arrêter; il n'en est pas moins vrai que ceux qui
ont évalué à environ 4000 ^ la quantité d'esclaves exportée
annuellement du Soudan au Maroc, sont dans une profonde
erreur.
La plupart des négociants de Tombouctou ne font pas les
affaires pour leur propre compte, mais sont de simples
agents de ceux de Ghadames, de Sonera, du Maroc et de
Fez. Aussi leur position n'est-elle pas comparable à celle
des négociants d'Europe, car j'ai la conviction qu'aucun
d'entre eux ne possède plus de 10,000 écus d'Espagne de
* Graberg de Ilemso : Specchio di Marocco, p. l-iG. Cet écrivain cite,
outre les esclaves, comme articles d'exportation de Tombouctou au Maroc :
l'ivoire, les cornes de rhinocéros, l'encens, la poudre d'or, des lingots, des
pierres précieuses, les plumes d'autruche de qualité supérieure, le copal,
le coton, le poivre, le cardamone, l'assa fœtida et l'indigo.
SEJOUR DANS LE DÉSERT. 107
fortune, et qu'il n'en est même que fort peu qui en aient
autant. Il est toutefois de la dernière certitude qu'il y a là un
champ d'exploration immense pour l'activité européenne, en
vue de relever le commerce de ces régions, si animé autre-
fois sous un gouvernement fort, et susceptible encore d'une
grande splendeur; car Tombouctou est naturellement de la
plus haute importance commerciale, par sa situation au
point où le grand fleuve occidental de l'Afrique, dans son
cours sinueux, touche le plus près la vaste oasis de l'extrême
occident ou « Maghreb El Aksa » du monde mahométan, si
profondément enclavée dans le désert. Toutefois le Taouat,
avec son prolongement du nord-ouest, le Tefilelet ou Sidjil-
messa du moyen âge, forme l'intermédiaire naturel du com-
merce entre ces fertiles et populeuses contrées et le nord ; et
qu'il s'agisse de Tombouctou, de Walata ou de Ghanata,
toute cette région constituera toujours un grand entrepôt
commercial, tant que les populations travailleront à l'établis-
sement des rapports internationaux et à l'échange de leurs
produits respectifs.
D'un autre côté, les difficultés qui entravent les libres
relations des Européens avec une place comme Tombouctou,
sont indubitablement fort considérables. La situation topo-
graphique de la ville, au bord du désert et sur la limite
d'occupation de plusieurs races, y rend extrêmement difficile
et même presque impossible l'établissement d'un gouverne-
ment énergique, dans les conditions où se trouvent aujour-
d'hui les États indigènes; en outre, Tombouctou est placé à
une distance fort considérable, tant de la côte occidentale
que de l'embouchure du Niger. Dans les circonstances
actuelles, le plus grand obstacle est et sera toujours le fana-
tique gouvernement du Massina ; il faut qu'il soit renversé et
108 VOYAGES EN AFRIQUE,
remplacé par une adrainislration plus éclairée et plus active,
avant que l'on puisse songer à un développement quelconque
des relations commerciales de ces contrées avec l'Europe.
Ajoutons cependant que des entraves non moins grandes
naissent du côté de cette dernière, car il est incontestable
que la rivalité politique et commerciale de la France et de
l'Angleterre, rend encore plus inaccessibles ces régions,
entourées déjà de tant d'obstacles créés par la nature.
CHAPITRE IV.
V.U.\E TEMATIVE DE DÉPART ET RETOUR VERS TOMBOLCTOU. — DÉPART
DÉFINITIF. — VOYAGE JUSQU'A GOGO, SLR LA RIVE SEPTEATRIO.\ALE
DU NIGER.
Le 19 avril était donc la date fixée par le cheik El Bakay
pour mon départ. Il était déjà tard quand nous nous mîmes
en route, le cheik n'ayant pu, pour cette seule fois, renoncer
à ses habitudes tardives, et se priver de faire la grasse mati-
née ; il en résulta que, lorsque notre lente caravane se mit
en mouvement, il était onze heures et que la chaleur du
soleil commençait à devenir accablante.
Mon hôte était fort affligé de devoir se séparer pendant
quelque temps de sa femme et de son enfant, qu'il aimait
avec tendresse; je m'étais moi-même attaché, de mon côté,
à ses deux autres fils, dont les jeux enfantins avaient sou-
vent été ma seule distraction pendant les longues heures du
camp; ce fut donc avec une vraie tristesse que je les quittai,
et je pense qu'ils se souviendront de leur ami Abd El Kerim
pendant longtemps encore.
110 VOYAGES EN AFRIQUE.
La caravane se composait, outre mes chameaux et ceux du
cheik, d'un grand nombre d'ânes appartenant aux Gouanin
et chargés de bandes de coton. Mes compagnons étaient les
mêmes que lors de mon arrivée à Tombouctou, sauf le
A\'alati, qui m'avait, comme je l'ai dit plus haut, débarrassé
de sa présence; quant au cheik, il était accompagné d'un
certain nombre de ses écoliers. Je me sentais heureux, en
parlant, de pouvoir faire les premiers pas démon retour vers
la patrie, quoique je fisse un détour de plusieurs centaines
de milles allemands en suivant le cours du Niger pour retra-
verser ensuite tout le Soudan central. Je nourrissais l'espoir
d'arriver en quarante ou cinquante jours à Sokoto, ne me
doutant pas combien tôt de nouveaux revers devaient
venir interrompre mon voyage et réduire tous mes projets
à néant.
Notre première marche fut fort courte, car au bout de
quelques heures, j'aperçus les premières tentes d'un camp
d'Arabes. Nous nous y arrêtâmes pour le reste de la journée
et, quoique tout retard me fût désagréable , je m'en conso-
lai par la pensée que, de toute manière, nous avions com-
mencé à nous mettre en route. Une partie des gens de la
suite du cheik se trouvaient encore dans un camp de Toua-
reg, celui des Kel N Nokounder, situé un peu plus au sud-est
et tout près de la rive du fleuve; il fut décidé, le lendemain
matin, que nous irions les prendre, au lieu de leur envoyer
des messagers pour les faire venir nous rejoindre. Le détour
que nous fîmes à cet effet, quoique fort regrettable, servit
du moins à me donner un nouvel aperçu, tout caractéris-
tique, de ces remarquables contrées nigériennes, et fut, par
conséijuent, d'un grand intérêt pour moi.
Nous nous trouvions, à cet endroit, dans le grand lit du
DÉPART DE TOMBOUCTOU. 111
fleuve, qui s'étend vers l'est au midi de Kabara, sur une lon-
gueur de 12 milles allemands et une largeur qui varie de i
à 3 lieues. Ce lit, qu'occupe le Niger lors de ses crues, est
borné, du côté des terres, par une rangée de hautes digues,
tandis que la rive normale du fleuve est presque générale-
ment marquée par une série d'éiiiinences moins considé-
rables, dont certaines parties traversent même le lit du
fleuve, formant à leur tour une sorte de digues couvertes
de buissons épais; ce lit est parcouru en outre, çà et là,
d'embranchements du fleuve semblables à des canaux. Toute
cette partie de la rive constitue ainsi quelque chose de tout
particulier, dont l'aspect varie considérablement selon les
époques de l'année. C'est ainsi que, lors des plus hautes
crues, on ne voit surgir que les digues principales, pareilles
à des îles et abordables seulement au moyen d'embarca-
tions ; en été, au contraire, le sol abandonné par les eaux
est abondamment couvert d'herbes marécageuses formant
des pâturages excellents pour d'innombrables troupeaux.
Telle était, en général, la distribution du terrain sur
lequel nous voyageâmes, dans la matinée du 20 avril, pour
nous rendre au camp des Kel N Nokounder. Nous traver-
sâmes d'abord un pays plat, encore inondé peu de jours
auparavant et couvert de buissons de Cucifera, d'accacias et
autres , servant d'asile à de nombreux lions. Quoique je
ne visse aucun de ces derniers, je tiens pour digne de
croyance l'assertion d'après laquelle l'espèce à laquelle ils
appartiennent est dépourvue de crinière; d'autre part, je
doute fort qu'il soit vrai que le vénéneux euphorbe, si abon-
dant dans ces régions, cause fréquemment la mort de ce
roi des animaux, et je pense que si des lions ont péri de la
sorte, c'est que l'on a dû empoisonner des viandes dont ils
112 VOYAGES EN AFRIQUE.
se seront nourris. Nous rencontrâmes en route quelques
troupes d'Imoscharh * en marche, ou campés au bord du
grand lit du fleuve. Nous laissâmes nos bagages dans l'un de
leurs camps et nous suivîmes le terrain marécageux qui
s'étendait le long du Niger. Nous nous avançâmes sur une
étroite langue de terre, abondamment garnie de buissons de
palmier d'Egypte, et qui empiétait fortement, vers le midi,
sur le sol marécageux; nous traversâmes ensuite un bras de
fleuve peu profond, nommé Amalelle, et nous arrivâmes aux
digues de la rive proprement dite du Niger; les gravissant,
je saluai avec joie le beau fleuve.
Marchant le long des digues, vers l'ouest, nous arrivâmes,
vers le coucher du soleil, au camp des Kel N Nokounder, où
nous fûmes reçus de la manière la plus hospitalière. Ces
Touareg sont tous tolba ou lettrés, et savent lire le Koran;
quelques-uns d'entre eux écrivent même un peu l'arabe; tou-
tefois aucun ne s'est élevé, dans ces derniers temps, aux
conditions d'un vrai savant comme on l'entend dans leur pays,
quoique cette tribu ait pu s'enorgueillir autrefois de possé-
der des hommes réellement distingués. A ma grande sur-
prise, je confirmai chez ces Touareg une observation dqjà faite
précédemment : c'est que tous les individus appartenant à
la catégorie des tolha, quoique ne puisant pas, comme chez
nous, leur science dans les salles étroites d'une école, se
faisaient remarquer par un teint plus pâle et des formes
moins musculeuses qu'il n'est ordinaire parmi les Imoscharh.
Quand nous repartîmes, le lendemain matin, avec toute
notre troupe, j'étais loin de me douter que j'allais revenir,
' Je crois devoir rappeler de nouveau au lecteur que le nom de
» Imoscharh, « dont le singulier est » Amoscharh, « est identique à celui
de II ïouareg « (sing. » Tarki *).
DÉPART DE TOMBOUCTOU. 113
et pour longtemps, à Ernesse, l'endroit où se trouvait le
camp des Kel N Nokounder. Conduits par des guides sûrs à
travers le pays marécageux, et par les plus courts chemins,
nous arrivâmes bientôt au camp des Idenan, où nous avions
laissé noire bagage la veille, puis nous allâmes encore, à
quelques milles plus loin, au camp des Kel Oulli, qui
m'avaient donné à plusieurs reprises aide et protection à
Tombouctou. Ils nous reçurent à grand bruit, en entrecho-
quant leurs boucliers, et nous firent un accueil dont l'hos-
pitalité me confondit. Les Kel Oulli sont, comme l'indique
la traduction de leur nom, une tribu de chevriers, gens peu
riches; ils n'en abattirent pas moins trois bœufs et une
vingtaine de chèvres pour nourrir notre troupe affamée,
attendu qu'ils ne possédaient ni lait, ni riz. Le camp, tout
entouré d'arbres , et rempli d'hommes , de chevaux et de
bêtes de somme, offrait, pendant ce festin nocturne, un
spectacle des plus intéressants.
En nous dirigeant vers le camp des Kel Oulli, nous nous
étions éloignés du lit du fleuve pour gravir les hautes digues
de la rive extrême; pendant la marche suivante, nous redes-
cendîmes au bord des marécages et nous arrivâmes , à
5 1/2 lieues plus loin, dans le camp de l'une des deux tribus
dont la querelle avait empêché leur chef commun, Alkout-
tabou, d'arriver à Tombouctou avec l'armée des Aouelim-
miden ; c'était la tribu des Tarabanassa, dont le chef était
Teni ou E' Teui. Je vis pour la première fois, en cet endroit,
ces Touareg orientaux sur leur propre territoire, et mon
attention fut bientôt éveillée par la comparaison que je fis
de leur air noble, de leur physionomie et de leur costume,
avec ceux de leurs frères des environs de Tombouctou. Ils
portaient, comme ornement, de jolies petites boites d'élain
114 VOYAGES EN AFRIQUE.
oucle cuivre, ainsi qu'un collier qui leur retombait sur la poi-
trine et qui se composait d'un grand nombre d'anneaux blancs
en os d'ayou [Monatus Vogelii), ce grand poisson qui semble
abonder dans le grand embranchement occidental du Niger,
comme dans le Benouë. Tous étaient armés, en signe de
leur naissance iîoble et libre , d'épieux de fer et de longues
épées; les Touareg tributaires ou subjugués, ainsi que les
tribus qui n'ont pas conservé dans toute sa pureté le sang
berbère, ne peuvent porter qu'un poignard et une lance de
bois.
C'était du cheik que dépendait la solution du différend
qui avait éclaté entre les deux tribus; ce fut pourquoi nous
dûmes passer deux jours au camp de Teni , qui nous traita
du reste aussi mal que les autres Touareg nous avaient, jus-
qu'alors , reçus avec hospitalité. Sous d'autres rapports
encore, ce séjour au camp fut fâcheux pour moi ; en effet,
comme il s'y trouvait également une partie des Kel Hekikan,
ces infâmes larrons qui seuls, parmi les Touareg, avaient
toujours mal agi envers moi , j'eus avec un de leurs chefs, à
propos de religion, une violente dispute qui faillit entraîner
pour moi les plus graves conséquences. Ce fut donc avec
une joie véritable que je vis arriver, le 25 avril, le moment
du départ.
Le camp qui formait le but de notre nouvelle marche était
situé non loin du Niger, et nous n'eûmes pas peu de peine à
y arriver, à travers le pays marécageux, en partie couvert de
bois épais. L'endroit se nommait Taoutilt, et le chef de la
tribu, Ouordha. Ces Touareg étaient occupés à passer une
partie de leur bagage sur une petite île du Niger où campait
un autre chef Tarki portant le nom biblique de Saul , et de
laquelle les bords étaient couverts de nombreux troupeaux
DÉPART DE TOMBOUCTOU. 115
de bêtes à cornes. Ce fut là que je pus me convaincre du
changement de vie des Touareg depuis qu'ils ont quitté leurs
fertiles vallées du désert, pour les marécageuses contrées et
les îles du Niger. Tandis qu'ils traversaient autrefois en fli-
bustiers le désert aride, ils passent aujourd'hui, avec leurs
troupeaux, d'une rive à l'autre, genre d'existence qui les a
forcés de renoncer presque entièrement au chameau, cet
ancien élément de leur vie nomade.
Nous ne voyions devant nous que deux embranchements
du Niger, le fleuve lui-même étant encore éloigné de 1 à
1 4/2 lieue. Nous nous installâmes au bord de l'eau, sous
de beaux et grands arbres , où des visites du camp voisin et
les récits du grêle et bienveillant Ouordha nous procurèrent
d'amples distractions. Ce chef avait assisté, dans sa jeunesse,
à l'attaque doni Muugo Park avait été victime en 1806, près
d'Egedesch, de la part des Iguadaren ; cet héroïque voyageur
vit encore dans le souvenir de tous les vieillards riverains du
Niger moyen (Eghirroï), non seulement par son nom, mais
par sa singulière apparition dans une embarcation bizarre
aux voiles blanches', vêtu d'un long habit, d'un chapeau
de paille et d'énormes mitaines. Le mystérieux navigateur,
qui avait construit son bateau à Sansandi, avait fait halte
près de Bamba pour y acheter quelques poulets et s'était vu
attaqué par les Touareg, un peu plus bas sur le fleuve, à
peu de distance d'Egedesch. Ouordha prétendait que ses
compatriotes avaient tué deux chrétiens parmi les hommes
de l'équipage de Park; mais c'est encore une erreur, car il
est avéré que deux de ces quatre hommes courageux ne
périrent que plus tard; en effet, retranchés dans le bateau
garni de cuir de bœuf, qui constituait leur seule demeure,
leur unique moyen de défense et de salut, ils suivirent pen-
116 VOYAGES EN AFRIQUE.
dant plusieurs centaines de milles le vaste et dangereux
fleuve, pour eux inconnu, qui passait, entrecoupé de nom-
breux récifs et de rapides impétueux, entre deux tribus hos-
tiles, et allèrent succomber à leur héroïque entreprise, pro-
bablement au delà même de Gogo.
Parmi les visiteurs qui nous arrivèrent des camps voi-
sins, se trouvaient de nombreux Oiiëlad Molouk, petits
hommes trapus, au teint clair, au front élevé, signe parti-
culier aux Berbères, et aux traits pleins d'expression. Quel-
ques-uns d'entre eux cependant étaient atteints d'une
affection terrible, consistant en des tumeurs cancéreuses
qu'ils attribuaient à la mauvaise qualité des eaux et qui,
chez deux de ces individus , avaient envahi une grande par-
tie de la face. Saiil, le chef des Kel Tamoulaït, arriva à
son tour de son île, pour nous visiter -y c'était un homme
fier, à la haute taille. Le lendemain matin, lorsque nous
préparions notre bagage, il arriva de nouveau, et resta long-
temps assis à côté de moi, m'observant en silence. '
Continuant notre route, nous suivîmes les sinuosités du
fleuve , qui s'élargissait parfois d'une manière considé-
rable pour se dérober ensuite de nouveau à notre vue, der-
rière les digues de sable. Nous rencontrâmes bientôt un
Amoscharh magnifique, à l'aspect noble, montant le plus
haut meheri que j'eusse jamais vu. C'était Ouordhougou,
beau-père du vieux Ouordha, ami fidèle d'El Bakay et le
plus vaillant des Touareg méridionaux (qui comprennent les
Aouelimmiden , les Jguadaren et les Tademekket). Ouor-
dhougou était, comme je viens de le dire, un très bel homme,
apparemment doué d'une grande force musculaire; on me
cita de lui maints traits de bravoure qui rappellent les plus
beaux jours de la chevalerie chrétienne et arabe. Ce fut
DÉPART DE TOMBOUCTOU. 117
ainsi que lors de la reprise de Goundam par les Touareg
sur les Foulbe, il sauta, dit-on de son cheval sur le mur
d'enceinte, et, se défendant seul au moyen de son bouclier
contre les épieux de ses nombreux ennemis, il ouvrit le
chemin de la ville à ses compagnons. Quelques jours aupa-
ravant, il avait abattu, à lui tout seul, dix ou douze hommes
armés de la suite du chef Teni, par lesquels il avait été
attaqué. Sous la conduite de ce vaillant guerrier et de son
jeune frère , nous ne tardâmes pas à atteindre le but de
notre marche de ce jour, c'est à dire une localité nommée
Iseberen ou Iseberaten, ainsi appelée à cause de deux digues
de sable qui s'y élèvent isolées, sur la plate et sablonneuse
rive du Niger.
En cet endroit campait Achbi, le chef des Iguadaren, et
le second de ceux qui avaient refusé obéissance à leur chef
suprême, Âlkouttabou. Trois ou quatre jours s'y passèrent
en négociations oiseuses entre Achbi et le cheik ; car Achbi
persistait dans son attitude insoumise et refusait opiniâtre-
ment de restituer aux tribus placées sous la protection
d'Alkoullabou, ce qui leur avait été violemment enlevé par
les siens. Sa querelle avec ces dernières n'£tait que la con-
séquence des intrigues de Hammadi et des Foulbe , qui
cherchaient à anéantir par là l'influence politique du cheik,
basée principalement sur son alliance avec le chef des
Aouelimmiden. Achbi semblait fermement résolu à suivre
les suggestions de Hammadi, en se jetant dans les bras
des Foulbe et de leur chef, le sultan de Hamd AUahi ; il fit
naître par là des complications de toute espèce, à la suite
desquelles, peu après mon départ définitif de ces contrées,
éclata une guerre sanglante , suivie de l'occupation de Tom-
bouctou par une nombreuse armée des Foulbe du Massina;
T. IV. 9
M8 VOYAGES EN AFRIQUE.
ce ne fut que vers la fin de 1855 qu'il fut fait un nouveau
compromis entre le clieik et les envahisseurs.
Cette conduite d'Achbi ne tarda pas à exercer sur notre
voyage une triste influence et faillit me mettre moi-même
dans une situation des plus critiques. Le cheik El Bakay
put constater, avec l'inquiétude la plus profonde, que ses
anciens alliés étaient devenus les complices de ses ennemis;
en efTet, Achbi était prêt à marcher avec toute sa tribu vers
l'ouest, pour aller grossir l'armée des Foulbe. D'un autre
côté, nous vîmes arriver un courrier envoyé par Sidi
Mohammed, que le cheik avait laissé en son absence à Tom-
bouctou, demandant à El Bakay, de la part de son frère ,
une entrevue privée. En présence de ces circonstances, il ne
restait à mon protecteur qu'à retourner à Tombouctou.
Cette situation devait m'émouvoir profondément et me
remplir des plus sérieuses inquiétudes au sujet de ma propre
sécurité. Sans nul doute, je me trouvais exposé à des dan-
gers plus grands que jamais, en rentrant à Tombouctou
dans des conditions pires que par le passé. Je mis donc
tout en œuvre pour obtenir de mon protecteur la permis-
sion de poursuivre mon voyage , en compagnie de ses éco-
liers et de ses amis dont il m'avait promis la conduite;
mais le cheik refusa obstinément d'y consentir. Pour mettre
le comble aux misères de ma situation, il arriva, ce même
jour, la nouvelle que les Français avaient complètement
battu, dans l'Algérie méridionale, la tribu des Scliaamba et
s'étaient avancés jusqu'à Ouarghela et Metlili. Il s'en était
suivi une crainte générale que ces étrangers exécrés ne
gagnassent du terrain; peu de jours après, tandis que nous
rebroussions chemin vers l'ouest , cette nouvelle non seule-
ment se confirma, mais nous apprîmes que Ouarghela. cet
DÉPART DE TOMBOUCTOV. 119
ancien centre du commerce le plus étendu avec la Nigritie,
était tombé au pouvoir des l'rançais ; en conséquence, le
cheik caressa pendant quelque temps le projet d^ rassembler
toutes les forces militaires des Aouelimmiden et du Taouat,
pour marcher contre les conquérants. Sur mon conseil, il
renonça à ce plan aventureux , mais il crut devoir envoyer
aux Français une lettre, par laquelle il leur défendait
d'avancer davantage vers le sud et de pénétrer dans le
désert. Il ne pouvait manquer, en présence de ces circon-
stances et d'une foule d'autres qui y avaient rapport, que
ma visite ne fût considérée comme un fait corrélatif à la
marche de l'armée française, en un mot, que je ne fusse
pris pour un espion français. Je n'en devais redouter que
d'autant plus le retour à Tombouctou.
Le 30 avril fut le jour tristement mémorable où, livré
aux pensées les plus sombres, je repris ma marche vers
l'ouest. Il me fut impossible de cacher l'état de mon âme à
mon protecteur, qui fit tout ce qu'il put pour me tranquil-
liser; au moment du départ, il vint encore auprès de moi,
s'excusant de devoir céder à la nécessité en sacrifiant mon
intérêt personnel à celui de tous. Silencieux, je marchais à
cheval, à la tête du cortège, et l'aspect du fleuve, dont nous
suivions la rive, ranimait seul mon courage abattu. Nous
tenant plus près des digues qu'en arrivant, nous atteignîmes
bientôt notre précédente station de Taoutilt et, à quelques
lieues plus loin, un village nommé Erassar, où s'étaient
campés les Iguadaren. Xous y restâmes deux jours, à un
endroit sans ombre, malsain et situé entre deux marais, à
environ d,200 pas du fleuve; ces deux jours se passèrent
encore en négociations infructueuses. Les bas-fonds maré-
cageux qui me servirent fréquemment, à celte époque, de
i20 VOYAGES EN AFRIQUE.
lieu de campement, me donnèrenl un rhumatisme aigu dont
je souffris beaucoup, plus tard, au Bornou, et qui m'est
revenu plusieurs fois depuis mon retour en Europe.
Tous les efforts que fil le clieik pour amener Aclibi à rési-
piscence, furent infructueux, et l'opiniâtre chef des Igua-
daren leva le camp pour poursuivre sa roule vers l'ouest, oii
il espérait trouver des alliés et des protecteurs nouveaux.
Nous le suivîmes , en ce sens que nous nous joignîmes aux
Kel Gogi , qui formaient la subdivision des Iguadaren à
laquelle appartenait Achbi lui-même. Après deux marches
assez courtes, nous fîmes une nouvelle halte de plusieurs
jours au milieu des bas-fonds marécageux situés près du
fleuve ; heureusement il s'y trouvait une éminence où je
piaulai ma tente et d'où je pus voir, au delà du Niger, la
province d'Aribinda, formant un fond charmant à ce majes-
tueux tableau. La situation élevée où je me trouvais, me
permit non seulement de jouir de ce beau spectacle, mais eut
encore pour nous une utilité d'ordre essentiel. Dès la veille,
4 mai , un violent orage accompagné de fortes averses, nous
avait annoncé le commencement de la saison des pluies.
Mes compagnons, qui m'avaient constamment donné l'assu-
rance que, malgré tous les relards, je serais arrivé à Sokoto
avant celle époijue, cherchèrent à me rassurer en disant que
cet orage était un phénomène se rattachant à des circon-
stances astronomiques; mais un fort ouragan , qui éclata le
lendemain dans l'après-midi et qui faillit emporter ma tente,
prouva bien que la saison falale avait bien réellement com-
mencé, et dans toute sa rigueur ; la tempête ne cessa que
par une pluie torrentielle de deux heures, qui convertit en
un vaste lac toute la plaine autour de notre pctile colline.
Nous restâmes cinq jours en cet endroit, et ce fut un bon-
DÉPART DE TOMBOLCTOU. 121
heur que les distractions ne me manquèrent pas, dans l'état
d'abattement moral où je me trouvais. J'étais entré en rap-
ports d'amitié avec quelques Iguadaren , et je dus à ces
nouveaux compagnons maintes révélations intéressantes et
instructives. Je fus surpris de rencontrer si fréquemment,
dans celte tribu, les noms de Schamuël, Saiil et Daniel,
tandis qu'ils ne se trouvent pas, que je sache, chez les
Arabes; je crois découvrir dans cette circonstance l'exis-
tence d'un rapport étroit entre ces tribus berbères et les
Chananéens. C'était un fort beau spectacle que celui de
toutes les subdivisions des Tguadaren passant près de ma
lente; car toute la tribu, hommes, femmes et enfants sui-
vait son chef vers l'occident. Ce qui m'intéressa le plus, ce
furent trois femmes de haute naissance, appartenant à la
tribu des Kel Hekikan, et qui se trouvaient à la tête du cor-
tège. Elles étaient assises sur leurs chameaux, dans une
sorte de cage ouverte devant et derrière , comme le montre
la vignette; la tête et le cou des montures étaient abondam-
ment garnis de houppes de cuir; les voyageuses elles-mêmes
étaient de bonne apparence et douées de formes bien pleines;
leur costume était extrêmement simple.
Le ÎOmai, nous continuâmes notre malheureuse marche
rétrograde. Laissant à notre gauche les blanches digues
d'Oule Teharge, les plus hautes de cette partie de la rive,
que j'avais déjà remarquées dès notre dernière station, nous
arrivâmes bientôt à l'em.branchement du fleuve nommé
Amalelle, que nous avions déjà suivi pour nous rendre
auprès des Kel N Nokounder, à Ernesse. Nous fimes en
cet endroit une nouvelle halte, et les Touareg s'établirent
dans le bas-fond marécageux, tandis que je déployais, au
contraire, ma tente sur les digues couvertes de talha et de
122 VOYAGES EN AFUIQUE.
siwak. Étendu à l'ombre, je pus contempler le spectacle
varié du pays environnant; au pied des digues s'étendait le
camp de nos amis, aux lentes de cuir, de dimensions
diverses, en partie ouvertes de manière à ce que je pusse y
plonger mes regards; au fond, je voyais l'embranchement
Amalelle, alors presque à sec, qu'animait du bétail au pâtu-
rage, plongé parfois dans l'eau jusqu'à mi-corps; plus loin,
c'était un épais rideau d'arbres, principalement de palmiers
d'Egypte, puis enfin les digues blanches d'Ernesse, derrière
lesquelles apparaissait encore, brillante, une étroite bande
du fleuve. Le tout offrait l'ensemble caractéristique d'un
paysage nigérien , traversé par des embranchements d'eaux
mortes et des bras, presque desséchés alors, du grand fleuve
lui-même.
Après mûre réflexion, le cheik avait enfin décidé que je
me rendrais à Ernesse avec son neveu, Mohammed Ben
Chotlar, la plupart de ses écoliers et sa suite. Je pris donc,
le lendemain matin, congé de nos amis Iguadaren, aux-
quels je m'étais réellement attaché, et je partis avec presque
tout l'entourage du cheik pour l'endroit en question, oii je
devais attendre son retour de Tombouctou. Je compris que
mon attente ne serait pas longue , car El Bakay me laissa
non seulement ses écoliers favoris, mais encore sa cuisi-
nière, la fidèle Diko, des services de laquelle mon excellent
ami et protecteur, comme je le savais bien, ne pouvait guère
se passer longtemps.
Pendant cette courte marche, j'eus encore occasion d'étu-
dier le caractère particulier de cette contrée fluviale, aux
embranchements nombreux et aux vastes marécages. Ces
derniers étaient devenus beaucoup moins humides que lors
de notre passage le 20 et le 21 avril, les eaux s'étant consi-
DEPART DE TOMBOUCTOU. 123
dérablement retirées; nous arrivâmes donc sans difficulté
au camp de Kel N >'okounder à Ernesse, où je reçus dès
mon arrivée , en signe de bienvenue , une tasse d'eau de
ghoussoub.
Ernesse était un excellent emplacement pour un camp;
l'air y était pur et salubre, mais la localité ne consistait
qu'en un étroit sommet de digue borné au nord par un
marais dont le bord était couvert de la plus abondante
végétation, parmi laquelle se trouvaient des plantes grim-
pantes et des buissons de palmier d'Egypte. Cet épais fourré
était un repaire de nombreux animaux sauvages , surtout
de lions, très abondants sur la limite des régions habitées,
tandis qu'ils sont , au contraire , extrêmement rares dans
les contrées bien peuplées de la Nigritie. Les hôtes du camp
me firent une description très animée d'une lutte nocturne
qui avait eu lieu, deux jours auparavant, entre deux lions
se disputant une lionne. Le Niger, fort large à cet endroit,
enserrait une grande île plate, nommée Bagagoungou (litté-
ralement « île des hippopotames »), ainsi qu'une autre île
moins considérable; il nous fut impossible d'arriver jusqu'au
bord du fleuve, à cause d'une sorte de hautes herbes pour-
vues d'épines fort dangereuses.
11 avait bien été décidé que nous attendrions en cet
endroit le cheik; mais dès le second matin, les Kel N
Nokounder semblèrent ne pas se soucier d'héberger indéfi-
niment une aussi nombreuse compagnie, et tentèrent de se
débarrasser de nous sous main. Sans mot dire, ils plièrent
bagage au petit jour et se mirent en route. Heureusement
ils marchaient vers l'est, direction dans laquelle je les aurais
volontiers suivis jusqu'au bout du monde ; et tandis que les
écoliers du cheik se mettaient à leur poursuite pour les
124 VOYAGES EN AFRIQUE.
retenir, je fis mes malles en un tour de main et je me mis
en marche, le long des étroites digues de sable que nous
avions suivies pour arriver.
Au bout de peu de temps les digues s'abaissèrent et se
couvrirent plus ou moins de plantes, parmi lesquelles je
remarquais d'abord la coloquinte, puis l'Asclepias Gigantea
et un Cucifera bleu; plus loin elles disparurent, et nous
arrivâmes à un' endroit oii la rive abaissée servait , Tors des
des grandes crues , de communication entre le fleuve et le
bas-fond marécageux qui s'étendait derrière les digues. Le
fleuve, à cet endroit, décrivait une belle courbe vers le sud-
est et, suivant la rive basse, abondamment couverte de
byrgoii et de longs roseaux, nous arrivâmes aux hautes
digues d'Oule Teharge, au point culminant desquelles les
N Nokounder établirent leur camp. C'était encore un excel-
lent lieu de campement qui off'rait une vue magnifique sur le
fleuve, situé à 150 pieds au dessous; en efîet, comme on
y plongeait sur la courbe du majestueux Niger vers le midi,
ses eaux ofl'raient l'aspect d'un vaste lac où les hautes digues
semblaient s'avancer comme un promontoire, isolées qu'elles
étaient, vers l'orient, par un bras du fleuve, débouchant du
verdoyant marécage. Les indigènes prétendaient que, même
pendant la plus grande sécheresse, le Niger était navigable
à peu de distance, ce que sa grande largeur ne rend nulle-
ment invraisemblable. Vers la rive opposée, se trouvait une
île basse et très herbue, tandis que, de notre côté, s'en trou-
vait une autre, assez étroite, séparée de la rive par un petit
canal où croissaient de magnifiques bijrgou. Ce canal était
rempli de crocodiles, dont quelques-uns n'avaient pas moins
de 18 pieds de long, c'est à dire la plus grande dimension
que je constatai, en Afrique, chez cet amphibie. Nageant
DÉPART DE TOMBOUCTOU. 125
presque à fleur d'eau, ils menaçaient au dernier point le
bétail qui paissait les hautes herbes de la rive, et, dès le pre-
mier jour, ils ravirent ainsi deux vaches à nos hôtes. Ce
dommage ne fut malheureusement pas le seul qu'ils nous
causèrent, car un homme qui était occupé à couper du
byrgou pour mes chevaux, eut le pied presque entièrement
enlevé par un de ces monstres voraces.
ISos fugaces amis, voyant notre opiniâtreté, semblèrent se
résigner à leur sort; du moins firent-ils halte sur les hautes
digues d'Oule Teharge. La belle situation de notrcnouveau
camp ne suffisait pas cependant à notre bien-être matériel,
et nos hôtes ne nous pourvoyant que médiocrement de nour-
riture, mes compagnons attendaient avec autant d'impa-
tience que moi-même des nouvelles du cheik. Mes propres
provisions de voyage allaient à leur fin , et j'avais envoyé
d'Ernesse à Tombouctou l'un de mes plus fidèles serviteurs
pour les y renouveler. Il revint, le 14 mai, et se vit aussitôt
assailli de tous côtés par des gens avides de nouvelles.
Arrivé dans la ville au coucher du soleil, il s'était hâté de
se pourvoir du nécessaire pour retourner ensuite au camp
du cheik le plus tôt possible; car dès que son arrivée à
Tombouctou et le retour d'El Bakay avaient été connus, la
plus grande exaltation s'était emparée des habitants de la
ville, qui croyaient que j'étais revenu moi-môme parmi
eux; c'était au point que l'on avait fait battre sur-le-champ
la caisse d'alarme. Mon domestique n'apportait malheureu-
sement aucune nouvelle du cheik lui-même, ayant quitté
de grand matin le camp de ce dernier sans l'avoir vu ; par
contre, il me confirma, ce que j'avais déjà appris, qu'il était
arrivé des lettres pour moi.
Le 17 mai, vers midi, tout Iç camp fut mis en joyeux
126 VOYAGES EN AFRIQUE.
émoi par l'arrivée de deux individus de la suite du cheik.
Ils nous annoncèrent que mon protecteur était non seule-
ment reparti vers l'orient, mais qu'il nous avait même
devancés et se trouvait déjà au bord septentrional du maré-
cage qui s'étendait derrière notre camp. Celle bonne nouvelle
nous mit dans une jubilation complète et en un instant
notre bagage fut chargé sur le dos des chameaux ; mais il
nous fallut mettre un frein à notre impatience, car nous
devions faire un grand détour pour quitter ces digues, pla-
cées presque comme des îles entre des marécages profonds
et bornés vers l'orient par un cours d'eau qu'il ne nous
fallait pas songer à traverser avec nos bêtes de somme
lourdement chargées. Après trois heures de marche , nous
nous retrouvions de l'autre côté, mais à très peu de distance
du camp que nous avions quitté, et il nous fallut ensuite
beaucoup de temps pour nous frayer un chemin à travers le
pays accidenté et couvert de buissons, oîi nous devions
retrouver le cheik. Lorsqu'enfin nous aperçûmes le camp du
cheik, nous mîmes nos chevaux au galop et je trouvai mon
digne ami sommeillant à l'ombre d'un siivak, sans que le
bruit de nos chevaux l'eût réveillé.
En attendant que le cheik sortît de son assoupissement,
je m'assis sous un arbre voisin et je m'abandonnai à de
joyeuses pensées de retour au pays; car je pouvais espérer
désormais, après tant de déceptions amères et de retards qui
avaient soumis ma patience à de si rudes épreuves, pouvoir
enfln partir en réalité. Mon ami s'étant réveillé, je me pré-
sentai à lui; il me reçut avec un doux sourire, en me disant
qu'il était prêt à m'accompagner sans nouveau relard ni
empêchement quelconque. El Bakay me remit en même
temps un paquet de lettres et d'autres papiers ; il s'y trou-
DÉPART DE TOMBOUCTOU. 127
vait les copies de deux dépêches de lord John Russell, en
date du 19 février 1853, un écrit de lord Clarendon, du 24
du même mois, une lettre du chevalier Bunsen, une du
consul anglais à Tripoli et enfin deux autres de l'agent anglais
au Fezzan. Le paquet ne renfermait aucune missive de ma
famille, ni de mes amis, mais seulement encore deux numé-
ros du Galignams Messenger et YAthenœum du 19 mars 1853.
Je pourrais difficilement exprimer la joie que me causè-
rent ces nouvelles d'Europe, mais je fus plus heureux encore
en lisant le contenu de la lettre de lord John Russell, qui
témoignait à mon entreprise un intérêt exprimé dans les
termes les plus chaleureux. Les autres lettres concernaient
principalement l'expédition du docteur Vogel et de ses com-
pagnons, ce qui m'ouvrait la perspective de trouver quelques
Européens au Bornou, en admettant que j'atteignisse sain
et sauf Koukaoua, mon quartier-général. Toutefois je n'ap-
pris, en cette circonstance, rien de l'expédition ' au Tsadda
ou Benouë, qui était partie peu de temps auparavant,
comme je le sus plus tard ; ce ne fut qu'au mois de décembre
que j'en eus les premières nouvelles, alors que l'expédition
était déjà rentrée en Angleterre; c'était d'autant plus regret-
table que j'aurais pu, sous certains rapports, y prendre part.
L'histoire de ce paquet de lettres était fort singulière, car
il était évidemment venu par le Bornou et cependant, à ma
grande surprise , il ne s'y trouvait pas une ligne du visir, qui
m'eût sans nul doute écrit, si toutes choses avaient été dans
leur état normal ; en outre, l'enveloppe extérieure du paquet
avait été enlevée, tandis que les cachets des lettres étaient
intacts. Je n'appris que beaucoup plus tard la cause de cette
* Voyez tome IT, p. 22 k uole.
128 VOYAGES EN AFRIQUE.
singularité; elle consistait en ce que, avant le départ du
paquet de Sokolo, on avait déjà appris dans cette ville la
décollation du visir; en conséquence, on avait extrait du
paquet la lettre que m'avait adressée Hadj Beschir, ainsi que
peut-être quelque bagatelle qu'il y avait jointe à mon inten-
tion. 11 arriva, en outre, que le voyageur qui avait été chargé
de transporter le paquet à Tombouctou, fut assassiné en
route, entre Gando et Saï, par les Goberaoua ou Mariadaoua;
par bonheur, le crime ne fut perpétré qu'au moment où
l'infortuné venait de remettre mes dépêches à un de ses
compagnons; ce dernier accomplit sain et sauf la suite de
son voyage et arriva dans l'Asaouad, oîi le paquet fut retenu
pendant au moins deux mois, le chef des Berabisch, rendu
défiant par l'approche des Français, ayant probablement
craint qu'il ne s'y trouvât quelque nouvelle qui pût nuire à
son pays. Sur ces entrefaites, le meurtre du messager qui
devait m'apporter mes lettres, avait, semble-t-il, fait naître
le bruit que j'avais été assassiné moi-même aux environs de
Maradi. Alors et beaucoup plus tard encore, j'étais loin de
me douter que la nouvelle de ma mort circulait dans les
contrées que je venais de quitter '.
* Il est moins surprenant que le bruit de ma mort ait couru dans mon
pays, pendant mon voyage à Tombouctou, Vers la fin d'octobre 1853,
j'avais transmis en Europe la nouvelle de mon arrivée dans la ville du
désert, et au mois de février suivant, j'avais envoyé, par une petite troupe
de marchands du Taouat, un paquet de dépêches à l'agent anglais de
Ghadamcs, Ce dernier avait, à cette époque, été envo\é en Crimée,
comme interprète du duc de Cambridge, sans que j'en eusse été informé;
mon paquet resta donc pendant plus de deux ans au consulat anglais de
Ghadamcs, et ma fanrille, presque convaincue que je n'existais plus, fut
plongée, par suite, dans la plus profonde douleur. Toutes mes affaires
s'embrouillèrent, et lorsqu'enfin, appauvri et endetté, j'arrivai au Haoussa,
ou j'espérais trouver tout ce qui m'était nécessaire, les fonds que j'y avais
DÉPART DE TOMBOUCTOU. 129
J'éprouvai des sensations bien douces, en reprenant avec
mon protecteur, le 18 mai, la route de l'orient que j'avais
vainement suivie une première fois; je ressentais un calme
et une joie que je n'avais plus connus depuis longtemps, en
contemplant tantôt la troupe bigarrée dont nous étions
accompagnés, tantôt le paysage qui nous entourait. La route
que nous suivions déviait quelque peu de celle que nous
avions parcourue dans notre première et malheureuse ten-
tative ; toutefois elle se dirigeait généralement au nord et le
long des bas-fonds du fleuve, jusqu'à ce que nous arrivâmes
plus près de ce dernier, dans le pays d'Iseberen, où avait
commencé notre triste marche rétrograde. Tandis que mes
compagnons s'avançaient à quelque distance du fleuve, je
chevauchais le plus près possible de ce dernier, afin de bien
m'assurer que nous quittions réellement ce malheureux
endroit et jouir une fois encore du majestueux spectacle que
m'y offrait le Niger.
Nous ne finies pas beaucoup de chemin pendant les pre-
miers jours, le cheik ne pouvant, avec la meilleure volonté
du monde, parvenir à vaincre complètement ses habitudes
de retards et de temporisation; de nombreux embranche-
ments latéraux du fleuve et des marais, entre lesquels il nous
fallait avancer péniblement, contribuèrent amplement, du
reste , à entraver notre marche. Ce n'était que sur des dis-
tances fort courtes que nous rencontrions des parties de la
rive nettement dessinées, où nous pouvions marcher sur du
sable, le long des ondes limpides du fleuve. Ce fut en un
endroit pareil, que je découvris les premiers vestiges du
laissés en partant, en avaient été retirés, dans l'idée où l'on était, que
j'avais cessé d'exister.
130 VOYAGES EN AFRIQUE.
sangouaï, animal qui, selon toute apparence, diffère du cro-
codile et n'est peut-être autre que l'iguane d'Amérique. Il est
moins grand que le crocodile, quoique les empreintes de ses
pas se rapportent à un pied beaucoup plus large , dont les
orteils semblent être reliés entre eux par une membrane
natatoire; la queue semble à son tour moins longue que celle
du crocodile. Je ne vis malheureusement aucun de ces ani-
maux, dont la dimension paraît ne pas être de plus de 6 à
8 pieds.
La végétation était généralement abondante, et l'arbre le
plus fréquent sur notre route était le Capparis Sodata, dont
les petites baies rouges, précisément mûres alors, nous
furent parfois utiles comme rafraîchissement. On ne peut
cependant manger beaucoup de ces fruits à l'état frais, à
cause de leur goût fortement poivré; mais desséchés, ils
sont plus agréables et constituent une denrée alimentaire
assez importante pour les populations nomades de la contrée.
Nous rencontrâmes quelques vallées taillées entre des séries
de hautes digues et entrecoupées de bras morts du fleuve,
entourés d'une épaisse ceinture de grands palmiers d'Egypte
entremêlés de plantes grimpantes. Sur la rive méridionale,
se trouvaient plusieurs camps également ombragés de beaux
palmiers d'Egypte et animés de nombreux troupeaux de bre-
bis et de chèvres. Plus loin, nous arrivâmes à un amas con-
sidérable d'eaux mortes, qui s'étendait pendant quelques
milles parallèlement au fleuve principal. Les grands arbres
devinrent alors plus rares, tandis que la culture du riz et du
tabac nous indiquaient d'une manière indubitable le voisi-
nage de nouveaux établissements fixes; car toute la partie
de la rive que nous avions suivie jusqu'alors n'était peuplée
que de tribus de Touareg nomades. >'ous avions passé néan-
DÉPART DE TOMBOUCTOU. 131
moins devant plus d'un endroit où s'étaient élevées jadis des
localités populeuses, et il est difficile de se représenter ce
pays, tel qu'il devait être autrefois, lorsque tous les points
favorables y étaient occupés par des villes florissantes et
qu'un commerce actif s'exerçait le long du fleuve.
Nous suivîmes les sinuosités de l'amas d'eau que je viens
de citer et nous arrivâmes, le 22 mai , à l'endroit de sa rive
septentrionale en face duquel s'élève la petite ville de Rhergo.
Cette localité, éloignée de 19 milles allemands de Tombouc-
tou, ne manque pas d'intérêt car, d'après les renseignements
des indigènes, elle serait plus vieille de sept années que
Tombouclou même et pourrait , conséquemment , être con-
sidérée comme un des anciens centres de la vie sociale dans
ces contrées, cités par les géographes arabes. Les habitants
y sont Sonrhai, mais ils me semblèrent trahir, par leur taille
et leurs traits, un fort mélange de sang d'esclaves du xMossi.
Ils portaient pour la plupart des chemises et des culottes
fort étroites, composées de bandes de coton du travail le
plus grossier; leur coifi'ure consistait en un méchant turban
tout en loques, si l'on peut nommer turban un assemblage
de petits bouts d'étoffes de toute espèce. Ces gens cultivent,
dans leurs plaines marécageuses et sujettes aux inondations,
beaucoup de riz et de tabac ; ils se livrent aussi à l'élève du
bétail et possèdent une grande quantité d'oies de taille con-
sidérable. Comme le nourrissant byrfjou y manque complè-
tement, par un singulier caprice de la nature, les habitants
de Rhergo sont obligés d'envoyer leur bétail paître assez
loin; c'est ce qui ne me permit pas, à mon vif regret,
d'obtenir la moindre gorgée de lait.
Comme nous restâmes toute une journée en face de cette
petite ville, je ils une promenade sur les digues qui s'éle-
132 VOYAGES EN AFRIQUE.
vaient en pente douce vers le nord. Elles se composaient en
partie de sable mêlé de gravier, et en partie de fragments
de pierre plus considérables. Je pus alors remarquer le con-
traste assez étonnant de la vaste et verdoyante vallée du
Niger avec une zone de désert aride qui s'étendait vers le
nord, onduleuse et dépourvue de végétation, sauf quelques
bouquets d'herbes desséchées.
Le 23 mai au matin , nous partîmes , nous tenant près du
bord de l'embranchement marécageux qui devenait de plus en
plus étroit en se rapprochant du fleuve principal. Lorsque nous
nous en éloignâmes, après trois quarts d'heure de marche,
pour entrer dans le désert, nous remarquâmes de nombreux
pas de girafes , indiquant ordinairement la présence de ces
animaux en groupes de trois ou quatre. Ceux-ci ne venaient
probablement en ces lieux que pour boire, car la végétation
y était fort rare et le sol n'était guère couvert que de brous-
sailles. Un chef des Kel Antsar, qui nous avait rejoints,
nous invita à passer les heures les plus chaudes du jour dans
son camp, situé à peu de distance, sur un haut promontoire
du Niger et au delà d'une belle vallée. Nous nous rendîmes à
cette invitation et les compagnons de notre hôte tuèrent en
notre honneur un bœuf et nous offrirent, en outre, une
quantité de plats de riz et de lait caillé. La tribu des Kel
Antsar est très nombreuse et compte plus de mille hommes
valides; mais elle est répandue sur une vaste étendue de ter-
ritoire, c'est à dire depuis Gogo jusqu'à l'ouest de Tombouc-
tou et même jusqu'à l'intérieur du Taganet, pays situé dans
le désert, entre Tombouctou et l'Asaouad.
De la haute rive où nous nous trouvions, nous jouissions
d'une vue magnifique sur le Niger à l'endroit où, après s'être
bifurqué pour former une île, il se reforme de nouveau ;
DEPART DE TOMBOUCTOU. 133
mais, dans l'après-midi, nous dûmes le laisser un peu sur le
côlé. Passant, vers le soir, près d'un amas d'eau presque
desséché, nous rencontrâmes un troupeau revenant du pâtu-
rage; nous le suivîmes et nous arrivâmes ainsi dans un autre
camp des Kcl Anlsar, qui ne nous traitèrent pas moins bien
que ne l'avaient fait leurs frères.
Le lendemain matin, tandis que nous nous préparions à
partir, le ciel se couvrit d'épais nuages qui se répandirent en
pluie abondante dans rAribinda,ausuddursiger; la violence
du vent empêcha la pluie de tomber de notre côté. II pleut
généralement beaucoup plus, du reste, sur la rive gauche
du fleuve que sur la rive opposée. Si nous fûmes préservés sous
ce rapport, nous n'en eûmes pas moins à traverser, pendant
cette marche qui devait nous conduire à Bamba, un laby-
rinthe d'eaux mortes, attendu que nous ne nous étions pas
suffisamment éloignés du fleuve. La grande difficulté que
nous avions à les franchir ne résidait pas tant dans la pro-
fondeur des eaux que dans les masses compactes de hijrgou
dont elles étaient encombrées, et qui faisaient constamment
trébucher nos chevaux. A un certain endroit, tous ces
embranchements venaient se réunir dans une espèce d'anse
du fleuve principal, large d'une lieue ou d'une lieue et demie,
renfermant peu d'eau et formant une espèce de marécage
tout couvert de nénufars. Plus loin, nous nous trouvâmes tout
à coup dans un marais traversé de petites digues destinées à
retenir l'eau nécessaire à la culture du riz ; nous suivîmes
l'une de ces digues, mais nous découvrîmes qu'à peu de dis-
tance de la rive opposée, elle était coupée par un canal que
devaient traverser nos chevaux. Mon noble coursier me
transporta sain et sauf de l'autre côté, mais d'autres voya-
geurs moins heureux, dont les montures ne voulurent pas
T. IV. 10
134 VOYAGES EN AFRIQUE.
sauter, eurent toule la peine du monde à se retirer du
bourbier.
Laissant enfin derrière nous cette contrée marécageuse,
nous nous aperçûmes bientôt que nous approchions d'un
nouveau centre de vie sociale dans ces sauvages régions.
Nous vîmes d'abord partout des digues destinées à l'entre-
tien des rizières, et des emplacements où l'on tenait des tas
de byrgou au dessus d'un feu médiocre, pour en brûler les
jeunes feuilles, et pouvoir extraire plus aisément des tiges
desséchées le miel qui y est contenu. Nous rencontrâmes
ensuite de petits champs de tabac et des carrés de froment
(car cette céréale ne peut se cultiver, dans cette contrée,
qu'en petites planches entrecoupées de rigoles); nous y vîmes
aussi de l'orge, produit presque entièrement inconnu dans
ces régions. Les rigoles ménagées entre tous ces champs,
attestaient un degré d'industrie que je n'avais pas eu depuis
longtemps occasion de constater. A cette époque, tout était
sec et les champs n'étaient couverts que de chaume, car
on ne peut les irriguer que pendant les crues du fleuve,
alors que ses eaux arrivent à peu de dislance des plantations.
Nous ne tardâmes pas à avoir la première vue de Bamba,
ou plutôt de ses dattiers , dont les gracieuses couronnes
apparaissaient au dessus d'une éminence sablonneuse, et
nous arrivâmes bientôt à la petite localité elle-même.
N'ayant plus vu aucun dattier depuis Kano, j'éprouvai un
vif plaisir à retrouver quelques beaux exemplaires de cet
arbre majestueux. Les arbres formaient des groupes à l'ouest
du village et lui prêtaient un aspect réellement pittoresque,
avec leurs vieilles feuilles desséchées, pendant encore aux
branches entre les nouvelles. A l'est, au contraire, où nous
choisîmes notre lieu de campement près d'un beau tamari-
DÉPART \)E lOMBOUCTOU. 135
nier, croissaient deux sveltes palmiers formant à eux seuls
un groupe charmant; il n'y avait en tout qu'une quarantaine
Je dattiers arrivés à leur pleine croissance, mais ils portaient
de fort bons fruits.
Le village ou la petite ville môme consiste en une couple
de centaines de huttes de forme ovale et construites en
nattes, plus une petite mosquée et deux ou trois magasins
bâtis en argile. L'un de ces derniers appartenait à Ahmed
Baba, frère cadet du cheik El Bakay; il avait ordinairement
sa résidence à Bamba, mais il était alors abser\t.
Quoique Bamba soit aujourd'hui fort peu considérable,
il est indubitable qu'il n'en était pas ainsi à beaucoup près,
il y a trois siècles ; il suffit, pour s'en convaincre, de voir les
fréquentes mentions qui sont faites de cette ville dans les
annales du Sonrhaï. Sa situation topographique, du reste,
devait être de la plus haute importance , à une époque où
toutes les contrées riveraines du vaste fleuve navigable, le
Niger, formaient partie intégrante d'un grand royaume, et
même plus lard , lorsqu'elles devinrent une province du
Maroc; en effet, Bamba est situé à un endroit où le fleuve,
après s'être étendu sur un espace de terrain de plusieurs
milles, au moins pendant une grande partie de l'année,
passe entre des rives de roc en se réduisant à une largeur de
de 900 ou 1000 pas. Je ne doute nullement que ce ne fût
le gouverneur de Bamba qui accueillit d'une manière si ami-
cale l'illustre voyageur Ebn Batouta pendant son voyage à
Tombouctou par le Niger. Malheureusement, mon collègue
du xiv" siècle ne tenait pas de journal bien exact et il oublia
le nom de cette hospitalière cité.
Bamba, par suite de l'importance de sa situation, était
probablement bien fortifié autrefois et devait renfermer une
156 VOYAGES EN AFRIQUE.
garnison permanente ; par là s'expliquerait aussi le nom
de kashah (fort) que lui donnent encore aujourd'hui les Toua-
reg, de même que la composition actuelle de la population
de Bamba ; en effet, celle-ci consiste exclusivement en rouma
ou erma, ces descendants des mousquetaires marocains
alliés aux femmes indigènes, après la conquête du pays par
le Maroc. Or, tandis que leurs pères furent pendant long-
temps les maîtres de la contrée, les rouma vivent actuelle-
ment dans des conditions assez misérables, et c'est à peine
si l'autorité d'Ahmed Baba suflit à les garantir des exactions
quotidiennes des Touareg, ces farouches maîtres du désert.
Nous avions, nous cavaliers, pris l'avance sur notre
troupe, et tandis que nous attendions l'arrivée de nos cha-
meaux, je m'assis sur un bloc de rocher haut d'environ
25 pieds et qui dominait la rive, pour jouir encore du coup
d'œil du fleuve, cette magnifique voie liquide de l'Afrique
occidentale. Bamba est également un endroit remarquable
sous le rapport des particularités du Niger, qui s'avance
jusque là entre des rives plates et marécageuses au delà
desquelles il étend à de grandes dislances son réseau
d'embranchements morts; au dessous de Bamba, au con-
traire , il est encaissé entre des rives très nettement dessi-
nées, sauf quelques rares exceptions purement locales, et
se rétrécit parfois d'une manière considérable.
Tandis que j'étais encore assis en cet endroit, contem-
plant le magnifique spectacle qui s'étalait devant moi, je vis
arriver vers nous quelques habitants de la ville, m'offrant
ainsi l'occasion de voir de plus près les descendants des ter-
ribles Rouma. Ils se distinguent du Sonrhaï ordinaire par
un teint à la fois plus pâle et plus brillant, des traits plus
réguliers et un regard plus expressif. Comme signe extérieur
DEPART DE TOMBOUCTOU. 137
de leur noble origine, ces indigènes portaient, au dessus du
châle qui leur couvrait la partie supérieure de la face, un
ruban rouge d'environ deux pouces de large; ils avaient, en
outre, un tablier de cuir, fait pour être fixé autour des han-
ches, mais qu'ils se pendaient habituellement à l'épaule.
11 pouvait y avoir à Bartiba environ 700 habitants, et quoique
l'excellente culture des environs attestât chez eux de l'ai-
sance, nous eûmes beaucoup de peine à obtenir un peu de
beurre et de riz; ceci provient de ce que les indigènes de
toutes ces contrées se font passer pour plus panvres qu'ils ne
sont en réalité, de crainte des extorsions des Touareg. Le
tabac était le seul article que les habitants de Bamba expo-
sassent librement en vente. Le tabac de Bamba est célèbre
et très recherché sur tout le parcours du Niger, sous le nom
de scherikie, car tous les riverains du fleuve aiment beau-
coup à fumer. Il est fort rare qu'ils quittent leurs jolies
petites pipes d'argile et tous, Rouma comme Touareg, se
couvrent la bouche en fumant, de sorte qu'on ne voit qu'une
grêle tête de pipe sortir du châle qui leur couvre la face.
Nous restâmes encore en cet endroit pendant la plus
grande partie du jour suivant; j'eus donc occasion d'aller
rêver pendant une heure encore , et de grand matin , sur le
rocher du bord du fleuve, par un temps d'une admirable
sérénité. Le Niger s'étendait alors devant moi calme et majes-
tueux, tandis que, la veille, ses eaux étaient agitées par un
vent violent. J'y vis quelques embarcations ramant vers une
île située près de la rive opposée, mais en cet endroit comme
sur toute la partie du fleuve qui côtoie, surlebord du désert,
des contrées peu peuplées, il n'existait pas d'activité quelque
peu remarquable. Dans la matinée, j'allai rendre visite au
cheik dans sa spacieuse hutte de nattes parfaitement très-
138 VOYAGES EN AFRIQUE.
sées, construite expressément pour lui par les habitants de
la ville. Aux membres de la noble famille de Sidi Mohammed
qui s'y trouvaient rassemblés, s'était joint un plus jeune
frère d'El Bakay, nommé Sidi Ilemin, qui était déjà venu,
dès la veille, saluer son frère à son passage dans le pays.
Ses traits, empreints de bienveillance, portaient le cachet de
cette noblesse innée qui distinguait h un si haut degré toute
celte famille. Sidi Ilemin était accompagné de son fils, joli
enfant de sept ans, et s'avança amicalement vers moi pour
me saluer, lorsque je m'approchai de la hutte.
Ce ne fut que fort lard dans l'après-midi du 23 mai, que
nous nous remîmes en roule. Nous nous rapprochions d'un
endroit fort remarquable du fleuve, en ce sens que ce n'est qu'à
peu de milles en aval de Bamba, que ce dernier atteint le
point le plus septentrional de sa grande courbe vers le désert.
Là encore, la rive gauche redevient pendant assez longtemps
])asse, marécageuse et est entrecoupée de digues artificielles
et de nombreux cours d'eau. L'obscurité étant arrivée,
comme nous venions d'apercevoir au loin devant nous les
feux d'un camp de Touareg, nous ne pûmes atteindre celui-ci,
grâce à notre ignorance des difficultés du sol, qu'au prix
des efforts et des dangers les plus sérieux, en traversant les
digues étroites el des gués marécageux et profonds. Je faillis
avoir à déplorer en cette circonstance la perte de mon fidèle
Gatroni, qui tomba, avec son cheval, de l'étroit sentier de
la digue dans un trou profoad et rempli d'eau, de telle sorte
(lu'il ne dut son saint qu'à sa rare adresse; toutefois ce fut
un rude labeur que de retirer son cheval de la situation cri-
tique où il se trouvait.
Afin d'éviter le retour de semblables désagréments, je fis
marcher mes domestiques, le lendemain matin, à une cer-
DÉPART DE TOMBOUCTOU. 139
taine distance du fleuve, là où la roule passait sur des digues
moins escarpées. Jusqu'à ce moment, nous nous étions
généralement dirigés vers l'E. N. E. en suivant le cours du
fleuve, mais nous dûmes alors marcher directement vers le
nord-est, afin de contourner le point septentrional de la
courbe que je viens de citer. Ce dernier consiste en une
sorte d'anse, longue d'environ 5/4 mille allemand, qui, pre-
nant naissance à la hauteur de l'angle que décrit le fleuve en
roulant majestueusement ses eaux vers l'O. S. 0., s'étend
entre les terrains marécageux du côté opposé. Cette anse
remarquable porte le nom de Terarart ' et forme avec le
fleuve, à l'endroit où elle prend naissance, une étroite langue
de terre sur les digues de laquelle est situé le hamej^u
d'Egedcsch, dont j'ai déjà fait mention au sujet de Mungo
Park et qui est renommé pour le tabac qu'il produit. Ce
point si remarquable du cours du ^'iger est indiqué plus
loin par quelques îles et par quelques villages conligus,
situés sur la rive méridionale. D'après mes observations, le
fleuve est traversé, à quelques minutes seulement plus vers
l'ouest, par le premier méridien de Greenwich, tandis que,
sous le rapport de sa latitude, le Niger, à sa partie moyenne,
est situé sous ITMo'N.
Combien donc est différent le cours réel du Niger, d'après
mes observations constantes et une évaluation minutieuse
des distances, de celui qu'on lui attribuait avant mon voyage!
* Je crois devoir faire remarquer au lecteur, que je visitai ce point
importaut, à une époque de l'année où le fleuve avait presque atteint son
niveau le plus bas ; cette anse longue et étroite était alors entièrement
couverte de plantes aquatiques et servait d'asile à un grand nombre d'oies
sauvages ; il est évident qu'elle doit présenter un aspect tout autre à
l'époque des crues.
140 VOYAGES EN AFRIQUE.
Ce n'est pas près de Tombouctou, comme on le croyait,
mais seulement à plus de 30 milles ou deux degrés plus à
l'est, que nous avions atteint le point le plus septentrional
du Niger et que nous commencions à redescendre le cours
de ce dernier vers l'E. S. E. en nous dirigeant vers le second
grand angle du fleuve, celui deBourroum.
Nous gravîmes, à l'endroit où le fleuve commençait à
prendre celte direction, une légère élévation de la rive,
consistant en grès à demi eflleuri , et après une heure et
demie de marche, nous nous retrouvâmes au bord du Niger;
le fleuve, à cet endroit, était couvert d'îles verdoyantes où
paissaient de nombreux troupeaux de bétail gras. Arrivés à
une lieue plus loin, nous fîmes halte, pour y passer la nuit,
à un endroit nommé Tewilaten ou Stewilalen , voisin d'un
camp des Kel Tebankerit. Pendant cette journée de marche,
il avait encore plu abondamment dans l'Aribinda, tandis que
nous n'eûmes, sur la rive septentrionale, qu'une petite ondée
accompagnée de fulgurations qui durèrent toute la soirée.
Nous avions jusqu'alors marché avec assez de rapidité;
mais après avoir atteint le territoire des Aouelimmiden pro-
prement dits, desquels le berceau, l'Aderar, était à peu de
distance vers l'est, nous retombâmes dans notre lenteur pri-
mitive ; après trois milles à peine de marche sur un terrain
parsemé de petites pierres et de gravier et pourvu d'une végé-
tation rare, nous nous arrêtâmes déjà sur une pente rapide
de la rive, en face de l'île Samgoï. C'était à cet endroit que
résidait, disait-on, Sadaktou, le chef qui avait récemment
extorqué aux habitants de Bamba soixante-dix vaches et dix
esclaves, et qu'il s'agissait d'amener à la restitution d'une
partie du bien volé. Le pays lui-même n'offrait rien qui fût
très digne d'intérêt, si ce n'était, là encore, par rapport au
DÉPART DE TOMBOUCTOU. 141
fleuve; en eflfet, on commençait à y remarquer le caractère
rocailleux de la région que le Niger allait parcourir, et
l'extrémité occidentale d'une de ses petites îles était complè-
tement entourée de blocs de granit. Cette île porte, du reste,
le nom très significatif de « Tahont N Eggisch » ou « rocher
d'entrée, » que lui ont donné les Berbères voisins, comme
étant le commencement de la partie rocailleuse, pour qui-
conque descend le cours du fleuve.
Nous restâmes en cet endroit trois jours ; et comme la
région du désert voisine n'off"rait rien de remarquable, si
ce n'est quelques ruines de maisons de pierre , je n'y eus
guère d'autres distractions que la vue du fleuve et la conver-
sation des indigènes. L'île Samgoï est plus rapprochée de la
rive méridionale que de l'autre et semble assez étendue; elle
était couverte d'épais buissons et il s'y trouvait un petit
hameau.
Parmi les hommes avec lesquels je me mis en rapport, il
y en avait plusieurs dont la vue me rappela de nouveau la
beauté d'aspect de ces Touareg orientaux. Ceux-ci se dis-
tinguent généralement par une attitude très fîère et je
fus d'autant plus étonné, en apprenant à mieux les con-
naître, de découvrir en eux des sentiments profonds de
bienveillance et d'afi'ection et de constater que, malgré leurs
goûts belliqueux et leur caractère sauvage , ils étaient doués
d'une assez grande docilité. Le chef Sadaktou ne se distin-
guait pas cependant par ses qualités aimables; peu expansif
de sa nature et encore moins reconnaissant, il ne m'offrit
pas seulement une gorgée de lait pour me remercier de
l'avoir guéri d'une indisposition en lui administrant un
énergique purgatif. Les pauvres habitants de Bamba étaient
accourus, dans l'espoir d'obtenir par notre influence la res-
142 VOYAGES EN AFRIQUE.
litulion de ce qui leur avait été enlevé; ils vinrent même
me prier de leur servir d'intermédiaire dans ce but, mais ils
n'obtinrent, après une discussion des plus chaudes, que la
moitié de ce qu'ils étaient venus réclamer.
Le 51 mai, nous nous remîmes enfin en marche, mais
nous ne fîmes guère qu'une couple de lieues de chemin
pour faire ensuite une nouvelle halte pour cette journée et
celle du lendemain. Ceci était d'autant plus désagréable que
notre lieu de campement n'offrait pas le moindre ombrage,
quoiqu'un joli bois de gherred se trouvât à quelques cen-
taines de pas seulement; or, comme ce bois servait de cime-
tière , mes superstitieux compagnons n'osaient aller s'y
établir. Ce fut là aussi que je découvris dans ma tente une
araignée noire et venimeuse, d'une taille énorme et de
l'aspect le plus hideux. Elle avait le corps large de près de
deux pouces, et mes amis de Tombouctou eux-mêmes
n'avaient jamais rien vu de pareil ; je ne pus malheureuse-
ment pas examiner de plus près l'affreux animal, dont la vue
effraya tellement nos Touareg, qu'ils le tuèrent et se hâtèrent
de le jeler au loin. La journée (1" juin) fut l'une des plus
chaudes de tout mon voyage et, tandis que nous n'avions eu
jusqu'alors, des orages quotidiens qui éclataient plus au
midi, que d'insuppartables tourbillons de sable, nous fûmes
favorisés d'une bonne petite pluie qui rafraîchit un peu le
sol sablonneux et ardent.
Le 2 juin, nous avançâmes d'une couple de milles, jus-
qu'au camp d'un homme aisé nommé Sidi Ilemin qui, quoi-
que Poullo , s'était établi depuis des années parmi les
Touareg. L'endroit s'appelait Igomaren et contrastait éton-
namment avec les contrées riveraines du Niger, bordées de
beaux bas-fonds verdoyants qui restaient à découvert iors
DÉPART DE TOMBOUCTOU. 145
(les décrues du fleuve; en eff'el, nous ne voyions plus qu'un
désert chauve et aride qui s'étendait jusque près de la rive,
comme dans toute celte partie de la vallée du Niger. Ce
dernier était éloigné d'environ 1400 pas de notre camp et
n'offrait, avec ses eaux basses, rien de grandiose à nos
regards.
Nos chameaux avaient beaucoup souffert pendant notre
lent trajet depuis Tombouctou, le juteux et nourrissant hyr-
gou ne convenant pas à ces animaux, habitués à brouter le
feuillage des jeunes accacias et l'herbe sèche du désert ; or
ils n'avaient que rarement rencontré l'un et l'autre. Le cheik
résolut, en conséquence, d'aller visiter ses chameaux qui
paissaient dans la contrée voisine de Timlissi \ au four-
rage abondant, afin de nous ramener des bêtes fraîches,
tandis que nous attendrions son retour dans le pays de
Tinscherifen, situé un peu plus bas sur le fleuve. Mon pro-
tecteur s'avança donc, dès le lendemain matin, dans le
désert, et je poursuivis mon voyage, le long du Niger, avec
la plus grande partie de sa suite.
Nous passâmes devant un bon nombre de camps Touareg
qui s'étalaient près de la rive à mesure que disparaissaient les
digues ; nous rencontrâmes ensuite un nouveau bas-fond
marécageux de quelque étendue , puis nous atteignîmes le
commencement de la région rocailleuse à travers laquelle le
fleuve se fraye un passage. Nous fîmes halte encore de très
bonne heure, à cause d'une indisposition du neveu du cheik.
* Je ferai déjà remarquer ici que tous les envirous du Hillet E' Scheich
(au nord de Tombouctou) doivent, selon tonte vraisemblance, être pris à
tout un degré plus vers l'est que sur ma carte. Malheureusement il est
peu présumable qu'un autre Européen se rende de sitôt dans ces régions,
pour rétablir, par des observations convenables, l'exactitude des faits.
14* VOYAGES EN AFRIQUE.
L'endroit où nous nous arrêtâmes portait le nom de Him-
berimme ; la pente des digues y était agréablement ornée
d'ombreux taborak {hadjilidj ou Balanites JEgyptiacus) et le
lleuve , complètement dégagé de rochers , était partagé en
deux par un banc de sable. A une couple de mille pas plus
haut, s'élevait, dans le courant, un vaste récif de granit, et
à 1500 pas plus bas, au contraire, le fleuve ofl'rait un aspect
de la plus sauvage beauté. Une île de roc assez considérable,
composée d'énormes blocs de granit, occupait, avec un récif
qui s'étendait à partir de la rive droite, toute la moitié du
fleuve qu'elle confinait dans un canal large de 500 pas au
plus. Cet endroit remarquable, où le fleuve, lorsqu'il est
plein, doit former un rapide fort impétueux, se nomme
Tinalschiden.
Nous nous remîmes en marche après la plus grande cha-
leur du jour. Bientôt nous perdîmes de vue le fleuve et,
lorsque nous le rencontrâmes de nouveau, une heure plus
tard, les rochers avaient disparu pour faire place à des bas-
fonds verdoyants. Plus loin, et déjà dans le district de Tin-
scherifen, le Niger décrivait des sinuosités nombreuses entre
des rives escarpées ; tandis qu'il s'éloignait encore de notre
route, nous arrivâmes, par un bas-fond marécageux, sur un
terrain plus élevé puis, vers le soir, nous redescendîmes sur
la rive verte, à un endroit où le fleuve semblait encombré
d'îlots. Sur le plus grand, qui était en même temps le moins
éloigné de nous, demeurait le père d'un des écoliers d'El Bakay
qui se trouvaient parmi nous; nous fîmes donc halte à ce
point, sur une étroite langue de terre qui séparait le fleuve
d'un marais voisin.
Nous restâmes à Tinscherifen pendant les quatre jours
suivants, c'est à dire du 4 au 8 juin, le cheik n'étant revenu
DÉPART DE TOMBOUCTOU. 145
de son excursion que le troisième jour, ce qui mettait ma
patience à une nouvelle épreuve; en somme, du reste, notre
séjour en cet endroit ne fut pas trop désagréable, en ce
sens que nous y reçûmes une foule de visites des habitants
ainsi que de ceux du pays voisin. La première fut celle du
père de l'écolier; il se nommait Kara et exerçait les fonc-
tions de président ou de gouverneur de sa localité. C'était
un homme fort intéressant, et à peine étais-je entré en con-
versation avec lui, qu'il me raconta qu'une cinquantaine
d'années auparavant, un chrétien avait descendu le fleuve
dans un vaste bateau surmonté d'une tente blanche et que,
comme les eaux étaient très hautes, il avait pu passer sans
encombre entre les rochers dont le lit du Niger est plein en
cet endroit. C'était, me dit-il, un matin, comme il était,
lui Kara, campé avec sa suite sur les digues de sable de
l'Aribinda ; peu de temps auparavant, l'étrange voyageur
avait été attaqué par les indigènes, près de l'ile Sanigoï,
Outre la visite de plusieurs personnages importants de la
tribu des Kel E' Souk, qui mérite une attention particulière
parmi toutes les autres tribus nomades et que j'apprenais
seulement alors à connaître , je vis venir également Nassa-
rou, fdle du chef Chosematen. C'était une des plus belles
femmes que je visse dans ce pays, et sa riche toilette contri-
buait puissamment à rehausser ses charmes; elle portait au
dessus de ses autres vêtements une robe de soie rayée de
rouge et de noir, qu'elle se rejetait parfois au dessus de la
tête pour se donner meilleur air. Ses traits se distinguaient
par leur expression douce et leur régularité, mais elle annon-
çait des dispositions à l'embonpoint, qualité physique fort
prisée , du reste , chez les Touareg. Comme elle voyait que
je la trouvais jolie, elle me dit, à moitié en plaisantant, que
146 VOYAGES EN AFRIQUE.
je pouvais l'épouser, à quoi je lui répondis que j'étais prêt à
l'emmener avec moi dès que l'un ou l'autre de mes chameaux
aurait repris assez de forces pour pouvoir la transporter. Je
lui donnai, par manière de distinction, un miroir, selon
l'habitude que j'avais prise de reconnaître ainsi dans chaque
camp la femme la plus belle, ne donnant aux autres que des
aiguilles. Elle revint, le lendemain, avec quelques parentes,
qui se faisaient remarquer à leur tour par leur bonne appa-
rence et qui exprimèrent le désir de me voir ainsi que le
cheik El Bakay. Ces nobles dames Touareg offraient un
curieux exemple de la liberté extraordinaire dont jouissent
les femmes dans celle tribu ; ce ne fut pas sans un grand
étonnement, que je vis la pipe passer constamment de leur
bouche à celle des hommes et réciproquement. Sous certains
autres rapports, je crois que ces femmes valent mieux que
celles du Tademekket, de la vertu desquelles El Bekri parle
déjà en termes quelque peu équivoques.
Pendant tout le temps de notre séjour à Tinscherifen, le
temps fut extrêmement chaud , et l'élévation de la tempéra-
ture nous était d'autant plus sensible que nous n'avions,
cette fois encore, pas le moindre ombrage aux environs de
notre camp. Pour me soustraire à l'ardeur du soleil, je dus
remonter, jusqu'à une assez grande distance, la pente de la
rive, où se trouvait un seul petit hadjilidj. De ce point, je
jouissais d'une assez belle vue sur le fleuve qui, précisément
à cet endroit, méritait de ma part une attention particulière ;
toutefois je ne pus le contempler aussi longtemps que je
l'aurais voulu, mes compagnons n'étant pas sans inquiétudes
sur mon compte en l'absence du cheik, et le neveu de ce
dernier, Mohammed Ben Chotar, n'ayant pu m'accompagner,
à cause de son indisposition persistante.
DÉPART DE TOMBOUCTOU. 147
J'ai dit déjà que notre lieu de station était situé en face
de plusieurs îlots qui rétrécissaient le cours du fleuve; au
delà de ces îlots s'élevaient deux grandes masses de roc,
nommées Scliabor et Barror, qui, pareils à deux gigantes-
ques piliers, livraient entre eux passage à la plus grande
partie des eaux. Cet étroit canal semblait lui-même assez
dépourvu d'obstacles et devait l'être surtout à l'époque des
crues. Pendant l'été, au contraire, la navigation du Niger
devient extrêmement difficile à cause du banc de sable qui
s'est formé un peu plus haut, entre la rive et les îlots. Sur
l'île où résidait Kara, s'élevait une masse de roc qui souvent,
aux lueurs de l'après-midi , semblait une terrasse artificielle
de quartz d'une blancheur éclatante. Plus haut, le fleuve au
cours sinueux était encaissé entre de hautes rives abruptes,
tandis que, sur la rive opposée, les digues de sable for-
maient, à un certain endroit, une crique près de laquelle
un promontoire herbu, formant peut-être une espèce d'île,
était parfois abondamment couvert de chevaux et de bétail ;
il s'y trouvait de magnifiques arbres, parmi lesquels se faisait
remarquer un fort beau groupe de palmiers d'Egypte ; ces
derniers commencent à dominer en cet endroit et se rencon-
trent fréquemment en groupes nombreux, plus loin vers le
bas du fleuve.
L'érainence du haut de laquelle je contemplais ce specta-
cle, était entièrement composée de quartz et de grunstein
et un récif continu coupait le fleuve dans la direction de
l'est, tandis que les rochers, du côté de la terre, s'étendaient
en un plateau qui dominait le fleuve, d'une hauteur de 500
à 400 pieds. Les soirées étaient belles et rien ne me faisait
plus de plaisir que de me promener sur le beau banc de sable
qui s'avançait à une distance considérable dans le lit du
tiS VOYAGES EN AFRIQUE.
Heure. Ce banc de sable, pendant les eaux basses, relie à la
terre ferme l'île où résidait Kara.
Mon attention fut excitée de nouveau, en cet endroit, par
l'animal que les indigènes désignent sous le nom de san-
gouaï. Souvent nous entendions sortir du marécage herbu
qui s'étendait derrière notre camp, des cris semblables aux
aboiements d'un chien ; on m'assura que c'étaient les cris
des jeunes sangoua'i que leurs mères y avaient laissés comme
en un lieu plus propre à leur prompt développement.
Le 8 juin, le cheik revint enfln de son excursion, nous
amenant sept chameaux frais, dont il me donna l'un, tous
les miens étant littéralement exténués. Dans le courant de la
journée, El Bakay revint encore dans ma tente, pour me
demander si nos bateaux à vapeur pourraient franchir les
parties du fleuve que je viens de décrire; je n'hésitai pas à
lui affirmer que, pour autant que je pusse juger des condi-
tions du fond du Niger, cela n'était possible qu'à une embar-
cation solide et de dimensions peu considérables.
Le lendemain, à une heure assez avancée de la matinée,
nous quittâmes cet endroit si plein d'intérêt. Pendant quel-
que temps, nous suivîmes de très près la rive puis , nous en
éloignant vers le nord-est, nous gravîmes l'abrupt versant
du plateau du désert, consistant en grès noir à demi eflleuri.
A l'endroit où nous quittâmes la rive, le fleuve était traversé
par le vaste récif auquel appartenait le roc nommé Barror
et qui doit entraver, pendant plusieurs mois de l'année, le
passage des grandes embarcations. Aux noires et rocailleuses
éminences de la rive succédèrent bientôt des digues de sable
entourées de petites vallées irrégulières, dont le sol était
noirâtre à son tour ; arrivés à un mille de notre camp, nous
retrouvâmes la rive du fleuve, au point remarquable, nommé
DÉPAUT DE TOMBOUCTOU. 149
Tossaïe ou Tosse, où le majestueux Niger se rétrécit entre
des rives escarpées , jusqu'à une largeur de 200 à 250 pas
seulement. A la vérité, ce rétrécissement n'est pas subit,
mais commence, au contraire, depuis la « Porte de Fer »
formée par les rochers Barror et Schabor ; à partir de ceux-ci,
le fleuve se dirige pendant quelques milles vers le nord-est
et l'endroit oii il atteint son minimum de largeur, est préci-
sément celui où nous arrivions. N'ayant pu suivre la rive
depuis cette porte de roc , il m'est malheureusement impos-
sible de dire jusqu'à quel point les accidents du lit du fleuve
y entravent la navigation , et nous devons nous contenter,
jusqu'à nouvel ordre, de ce fait, que Mungo Park s'y fraya
un passage avec sa grande embarcation.
Pour ce qui concerne la profondeur du Niger au point de
son rétrécissement, Tossaïe, les indigènes assurent qu'une
étroite lanière, faite au moyen d'une peau de bœuf entière,
n'y atteint pas le fond. Le courant ne doit pas y être très
considérable, car c'est là que s'opère ordinairement le pas-
sage entre le désert et la province de Libtako ; or, les Arabes
y traversent sans aucune difliculté, avec leurs chameaux et
leur bétail, chose qui serait impossible avec un courant
quelque peu fort.
Immédiatement au delà cessèrent les digues de sable,
pour faire place à un terrain plat et pierreux , de teinte noi-
râtre et désagréable à la vue, ofl'rant, en un mot, le véritable
aspect du désert. Le fleuve lui-même, qui se dirigeait, à cet
endroit, vers le nord-est, avait perdu cette ampleur et celte
niajesté qui me l'avaient fait tant admirer auparavant; se
partageant en deux bras, il enserrait une grande île, du nom
d'Adar N Haout. Au point où les deux embranchements
allaient se rejoindre, on remarquait, grâce au peu d'éléva-
T. IV. 11
150 VOYAGES EN AFRIQUE.
lion des eaux, un récif qui s'avançait à une assez grande
distance vers le milieu du fleuve , oii s'élevaient encore
quelques sommets de roc isolés. Nous choisîmes notre lieu
de campement en face, et fort heureusement cette fois, ma
tente était ombragée de quelques arbres.
Nous allions atteindre un autre point important du Niger
moyen; c'était celui où le fleuve, changeant brusquement
son cours pour la seconde fois, abandonne la limite du
désert pour se diriger, presque exclusivement désormais,
vers le sud-est. Cette déviation, que j'ai désignée plusieurs
fois déjà sous le nom d'angle de Bourroum, a lieu à
quelques minutes à l'ouest du méridien de Greenwich et
presque sous la même latitude que l'angle précédent que
décrit le Niger au midi de Tombouctou; en effet, il n'existe
qu'une différence de deux ou trois minutes entre ces deux
changements de direction si importants au point de vue du
développement historique et géographique des contrées rive-
raines. Si l'on considère ensuite le point le plus septentrio-
nal qu'atteigne le fleuve entre ces deux angles, éloignés
entre eux d'au moins trois degrés de longitude, on voit que
la déviation du fleuve vers le désert, est tellement peu sen-
sible que l'on peut regarder toute cette partie du Niger
comme se dirigeant simplement de l'ouest à l'est.
Le lit du fleuve, au point où se forme le coude de Bour-
roum, est plat et tellement encombré d'îles, que je ne fus
pas étonné d'apprendre qu'il y était guéable; à certains
endroits, la largeur pouvait être de 1 1/2 lieue. Ce n'est que
là où la direction méridionale se dessine d'une manière plus
manifeste, que s'élèvent, sur la rive septentrionale, de raides
sommets de roc jusqu'à une hauteur de 120 pieds; cette
rive, quoique rocailleuse, n'offre pas d'autres éminences
DÉPART DE TOMBOUCTOU. 151
quelque peu considérables et forme, avec de petites anses,
des promontoires de nature marécageuse.
Nous franchîmes cette partie de la rive, formant une lon-
gueur d'environ 3 i/2 milles, en trois jours, du 10 au
13 juin, et avec maint retard; la cause en était due aux
nombreuses questions que le cheik avait à débattre avec les
habitants des îles situées en face de notre camp, habitants
qui appartenaient à leur tour à la tribu mêlée des Rouma.
Une rencontre intéressante que nous fîmes pendant ces trois
jours, fut celle d'un homme de Gogo, qui se rendait, avec
huit autres individus et au moyen d'une embarcation de
moyenne grandeur, de sa ville natale à Bamba ; ce fait me
prouva que, malgré la saison défavorable et la complète déca-
dence politique du pays, les rapports par eau existaient tou-
jours entre ces deux villes.
Toute la contrée du fleuve, voisine de l'angle décrit par
le Niger, porte le nom de Bourroum et constituait autrefois
un des principaux établissements des Sonrhaï. Il s'y rattache
une tradition remarquable , d'après laquelle un Pharaon
d'Egypte s'y sérail rendu, dans l'antiquité, pour retourner
ensuite dans son pays. Cette assertion, qui attesterait l'exis-
tence de relations bien anciennes entre l'Egypte et ces
contrées, ne me semble pas devoir être considérée comme
invraisemblable, même dans son sens le plus rigoureux; en
effet, en supposant même qu'elle fût dénuée de fondement
et n'exprimât qu'une idée générale, conçue après coup, elle
se rapporterait indubitablement à la capitale de la nation
Sonrhaï plutôt qu'à une localité dépourvue d'importance au
point de vue historique. Il importe, en outre, de noter que
ce point est celui oîi le fleuve, en décrivant son grand angle,
se rapproche le plus de l'Egypte; n'oublions pas, ensuite, que
V6i VOYAGES EN AFRIQUE.
les habitants de l'oasis d'Aoudjila, située sur la grande voie
commerciale de l'Egypte vers ces contrées, furent les pre-
miers qui ouvrirent dans cette partie occidentale du Soudan
(les débouchés aux Arabes; dès le xi" siècle, nous y trouvons
déjà, importés par eux, Tislamisme et la forme politique de
l'autorité, comme puissance royale. Toute l'histoire du Son-
rhaï se rapporte à l'Egypte; les indications relatives à la
route sîiivie par les Nasamons, si elle est marquée exacte-
ment sur les cartes, donnent celte contrée comme le but de
la migration de ce peuple ; or, en consultant ces données, on
comprend parfaitement comment Hérodote, dans le chap. 32
(le son liv. II, a pu croire qu'il s'agissait du Ni! supérieur,
lorsqu'il apprit l'existence d'un vaste fleuve se dirigeant vers
l'est, presque sous le 18'' degré de latitude. Dans des temps
moins reculés, nous retrouvons, dès le xi^ siècle, des mar-
chands égyptiens dans la ville de Birou ou Walata, l'ancien
Ghanata, en même temps que ceux de Ghadames et du Tafi-
lelet; le commerce de Gogo ou de Koukia s'exerçait princi-
palement avec l'Egypte, et ce fut sans nul doute en vue de
ces relations que Ion établit sur cette roule, Souk, le grand
entrepôt commercial de la tribu berbère des Tademekka, à
une centaine de milles de Bourroum. Une autre circonstance
qui témoigne d'antiques rapports de ces contrées avec
l'Egypte, est la culture du riz, si considérable dans ce dernier
pays et originaire de Bourroum. J'ai pu me convaincre
aussi que c'est sur le Niger que l'on a commencé à cultiver
le dattier, car les dattes formaient le principal aliment des
habitants de l'Aoudjila; or il était naturel que (>es derniers
apprissent la manière d'obtenir ce fruit, au peuple avec les-
quels leurs voyages les mettaient en relations. Il y avait
naguère dans le pays de Bourroum plusieurs localités popu-
DÉPART DE TOMBOUCTOU. 155
leuses, qui furent détruiles, en 18iô ou 1844 par les Foulbe
du Massina, et dont les habitants émigrèrent à Goundam, au
sud-ouest de Tombouctou.
Le 15 juin, nous avions entièrement contourné l'angle de
Bourroum et nous fîmes balte au bas de rochers bauts d'en-
viron 80 pieds. Partout aux alentours, ainsi que sur une île
assez considérable du fleuve, étaient établies de nombreuses
tribus de Touareg Kel E' Souk, de Rouma et de Sonrhaï,
avec lesquels le cheik eut encore tant à faire, que nous con-
tinuâmes notre route sans lui, le lendemain. La rive était
d'abord garnie de buisson? de palm.iers d'Egypte et de petits
talha; nous rencontrâmes ensuite une nouvelle série de
digues de sable, derrière lesquelles s'étendaient des prairies
marécageuses, sur une largeur d'un demi mille allemand. Le
terrain devenait çà et là plus rocailleux aux environs de la
rive, et le paysage, agréablement ondulé, était coupé par
une crête de sable et de pierre calcaire, semblable à un mur.
Nous passâmes la nuit dans un camp d'Arabes et de Toua-
reg tellement pauvres qu'ils ne purent rassasier mes compa-
gnons. Le cheik, qui était arrivé sur ces entrefaites et qui
n'ignorait pas la misère de ces gens, s'était rendu à une demi
lieue plus bas sur le fleuve, pour camper à un endroit nommé
Assakan Imbegge. Ce fut là que nous nous réunîmes, le len-
demain 13 juin, mais sans poursuivre notre route ce jour là.
Dès que nous eûmes déployé nos tentes, une foule d'indi-
vidus arrivèrent des camps voisins, comme d'ordinaire en
ces contrées. C'étaient des Touareg de la tribu des Tinger-
egedesch ; ils se distinguaient par leur attitude plus noble
et leurs vêtements plus soignés que ceux des autres Toua-
reg; ils portaient pour la plupart des tuniques composées
de bandes noires et blanches cousues ensemble. Quoique
134 VOYAGES EN AFRIQUE.
nous devinssions bientôt bons amis, ils se tinrent d'abord
sur une grande réserve à notre égard, car les Tingeregedesch
avaient eu égalemeht une sanglante rencontre avec Mungo
Park. Ce voyageur avait pris pour règle, bien à contre-cœur
sans doute et vu sa position critique, de tirer sur quiconque
s'approchait de son bateau ; il ne devait pas ignorer cepen-
dant que cette manière de procéder le conduirait iné-
vitablement à sa perte. Les Tingeregedesch avaient ainsi
Ml périr plusieurs des leurs et me considéraient d'abord avec
détîauce et mauvais vouloir, jusqu'à ce que je parvinsse à
les convaincre que je n'appartenais pas à l'espèce de « bêtes
féroces » [taouakast) qui caractérisait, à leurs yeux, les Euro-
péens en général. Afin de leur inspirer plus de confiance, je
leur montrai quelques gravures représentant les diverses
races de l'espèce humaine; ces objets firent grand bruit,
surtout parmi les femmes de nos visiteurs, et je suis con-
vaincu qu'il n'en resta pas une au camp des Tingeregedesch,
fort éloigné cependant. Elles étaient tellement avides de
contempler mes gravures, qu'elles ne bougeaient pas avant
de les avoir vues, ce qui leur causait tour à tour du plaisir et
de l'horreur. Quand je donnai, comme de coutume, un petit
miroir à celle que je jugeais la plus jolie, je fus assez mal-
heureux, pour occasionner une violente querelle entre une
mère et sa fille.
Notre camp près d'Assakan Imbegge était situé assez haut
et sur un terrain aride, presque entièrement dépourvu d'ar-
bres et de buissons. La rive du fleuve y avait un tout autre
aspect que d'ordinaire, à cause d'un bas-fond marécageux
abondamment couvert d'herbes, qui s'étendait à une dislance
considérable. Vers l'orient, le regard embrassait, à environ
Ô/4 de mille, la petite chaîne d'Assegharbou, que nous avions
DÉPART DE TOMBOUCTOU. 153
déjà aperçue depuis la veille, et qui s'étendait de l'est à
l'ouest en déviant légèrement vers le midi. Elle forme, de
ce côté, la limite des pays montagneux d'Aderar, berceau
des Aouelimmiden.
Nous quittâmes ce lieu désolé, dans l'après-midi du
16 juin. Nous étions encore à 10 ou 11 milles allemands de
Gogo, l'ancienne capitale du royaume de Sonrhaï; nous
fîmes ce trajet en quatre jours, y compris celui de notre
départ d'Assakan Imbegge, sans que rien de fort remarquable
signalât notre voyage. La vallée du Niger gagnait en largeur
et était bornée du côté oriental, où nous nous tenions, par
le versant, irrégulièrement découpé mais bien dessiné, du
pays désert et pierreux qui s'étendait plus haut, dans cette
direction. Le plateau s'étendait, de temps à autre, jusque
près de la rive, par d'étroits embranchements que nous
étions obligés de gravir, tandis que nous marchions sinon
dans les bas-fonds qui côtoyaient le fleuve et dont la largeur
variait de 1/4 à 1/2 mille. Le plus considérable de ces
embranchements était la colline Tondibi, située à environ
o milles au midi du plus haut sommet des Assegharbou, et
à peu près de la même distance de notre camp d'Assakan
Imbegge. La contrée riveraine était extrêmement humide et
marécageuse à plusieurs lieues au nord et au midi du Ton-
dibi ; c'était au point que nous fûmes plusieurs fois entravés
dans notre marche; par contre, le sol que nous foulions avec
tant de peine, avait l'avantage de tempérer quelque peu
l'intensité de la chaleur, devenue, ce jour là, réellement
accablante. Toutefois, je crus devoir me tenir pendant
quelque temps le long de la limite du désert , à cause des
miasmes pernicieux qui s'exhalaient des marécages, ce qui
me permit de jouir d'un coup d'œil très étendu sur cette
136 VOYAGES EN AFRIQUE.
remarquable contrée ainsi que sur notre troupe disparate.
Elle se composait d'une trentaine d'individus; quelques-uns
étaient à cheval, soit seuls, soit à deux; d'autres étaient à
chameau ou s'avançaient tant bien que mal à pied ; armés de
fusils ou d epieux, et tous vêtus différemment de tuniques
bleu clair ou foncé, ou blanches, ils avaient pour la plupart
la tête découverte ; sauf un petit nombre d'entre eux , qui
portaient des honnets de coton rouge, ils n'avaient pour toute
coifl'ure que leur épaisse chevelure. Ils marchaient ainsi dans
le marécage, choisissant les endroits les plus élevés du ter-
rain, où croissaient des buissons, principalement de palmier
d'Egypte.
Le 17 juin, nous fîmes halte près d'une autre colline
avancée, fort remarquable et nommée Fagona, située à
3 milles au sud-est du Tondibi ou , pour me servir d'une
indication géographique, précisément au point où, selon
mes observations, le Niger est coupé par la 17- parallèle. A
la hauteur où je me trouvais, dominant tout le pays envi-
ronnant, ma tente était visible à une grande distance dans
la vallée, et je vis arriver en foule les indigènes des alentours.
Presque tous les camps que nous avions vus pendant ces
derniers jours, appartenaient à la grande tribu des Kel E'
Souk ; ceux que nous rencontrions désormais étaient peuplés
de Sonrhaï et d'un petit nombre de Rouma, dont quelques-
uns montaient à cheval, quoique n'appartenant pas à une
race très noble. Les cavaliers étaient assis sur une selle de
forme particulière et assez incommode, simplement jetée sur
le dos de la monture sans être attachée sous le ventre et
pourvue d'un dossier très bas, contrairement à l'usage arabe.
Le costume de ces gens était pauvre et rappelait celui des
habitants de Bamba et de Rhergo; ils appartenaient en
DÉPART DE TOMBOUCTOU. 157
général à la tribu des Ibaouadjiten et se distinguaient par
une ignorance plus profonde que d'ordinaire.
Le lendemain, nous descendîmes de la haute digue de
Fagona vers un vaste marais s'avançant fort loin dans le
pays et très difficile à contourner. Plus loin , nous gravîmes
de nouvelles digues de sable, dont les bords étaient garnis
d'une abondante végétation; nous y jouissions d'une vue
aussi vaste qu'intéressante sur le fleuve couvert de grandes
îles plates; on eût cru ne voir qu'une large vallée maréca-
geuse, aux bords escarpés, remplie de laiches et de roseaux,
car on ne voyait pas d'eau à certains endroits, tandis qu'à
d'autres, s'étalait un labyrinthe d'embranchements et de
marais qui s'étendaient dans toutes les directions. Un spec-
tacle plus remarquable encore était celui du fleuve vers le
haut, à l'endroit où une anse profonde et marécageuse s'était
formée en face de celle que nous avions contournée le matin.
La vallée du fleuve était, à cet endroit, large de plus de
deux milles allemands, tandis qu'elle ne l'était guère que de
5/4 à I 1/2 mille près d'Assakan Imbegge. Tout ce que je
voyais en ces lieux m'indiquait clairement que la partie cou-
rante et navigable de cette région du fleuve , se trouvait du
côté de l'Aribinda, c'est à dire sur la rive occidentale.
Descendant, le 19 juin au matin, de notre haut lieu de
campement, nous arrivâmes dans une plaine bien boisée où
croissaient, parmi les espèces d'arbres propres au pays, quel-
ques exemplaires de Yhadjilidj. Après deux milles de trajet,
nous rencontrâmes une nouvelle digue, d'une hauteur médio-
cre, du haut de laquelle nous découvrîmes les cimes des dat-
tiers de Gogo. Heureux d'arriver enfin à cette ville si impor-
tante au point de vue historique, je pressai mes lents
compagnons qui jetaient déjà leurs vues vers un camp, fort
158 VOYAGES EN AFRIQUE.
commode du reste, situé à quelque distance dans une autre
direction, et qui leur semblait préférable, comme lieu de
station , à Gogo, cette cité déchue et à moitié abandonnée.
Fort heureusement, il passait entre ce camp et nous un bras
du fleuve assez considérable pour former un sérieux obstacle
à la réalisation do leurs vœux. Nous continuâmes donc notre
route et je remarquai bientôt avec surprise une vaste pièce
de terre couverte de sarrasin ; comme je voyais çà et là ensuite
des champs cultivés, je me berçai de l'espoir que nous avions
une bonne fois quitté le désert pour rentrer dans la zone fer-
tile du Soudan ; malheureusement cet espoir ne devait se
réaliser qu'en partie. Aux champs de blé succédèrent des
plantations de tabac et, après quelque interruption, des
rizières inondées; à la nuit, nous arrivions dans un misé-
rable village aux huttes de natte : c'était Gogo, la célèbre
capitale, autrefois, du grand empire nègre des Sonrhaï.
CHAPITRE V.
LE NIGER DE GOGO A SAI. - RETOUR A KOIKAOUA.
Dans l'obscurilé de la nuit, nous nous étions établis en
une sorte de place, entourée de huttes hémisphériques en
natte et bornée, du côté du fleuve, par un groupe épais de
beaux arbres. Vers le midi, s'élevait une haute construction
en forme de tour. Curieux de voir au jour l'antique et célè-
bre ville, je me levai de grand matin, après une nuit de
sommeil réparateur; car depuis que j'avais appris, par les
manuscrits d'Ahmed Baba, que Gogo fut jadis le centre du
vaste empire Sonrhaï, j'avais nourri le plus vif désir de visi-
ter cette historique et remarquable cité, d'où étaient sortis
tant de princes puissants et victorieux, et qui avait été la
capitale d'un État si considérable.
En sortant de ma tente, je me trouvai justement en face
de l'édifice, dont les lignes grossières m'avaient rappelé,
dans l'ombre de la veille, les monuments d'Agades. Cette
massive tour en ruines était le dernier vestige de la grande
mosquée [Djingere her), qui servait en même temps de
160 VOYAGES EN AFRIQUE.
sépulture au puissant conquérant Mohammed El Hadj
Askia ; c'était tout ce qu'il restait encore de tant de splen-
deur et de gloire. La nature seule semblait avoir conservé
la richesse à laquelle Gogo devait autrefois une partie de sa
célébrité; en effet, toute la place était entourée d'un magni-
fique rideau d'arbres, parmi lesquelsse trouvaient de hauts
dattiers, des tamariniers et des sycomores; j'y remarquai
même quelques Bombax, mais ils étaient peu robustes.
Après avoir joui pendant quelque temps de ce beau spec-
tacle, je me dirigeai, avec mon domestique Schoua, vers le
Niger; mais, sortant du fourré d'arbres, je ne trouvai, au
lieu du majestueux fleuve, qu'un petit embranchement sans
importance qui, se rapprochant beaucoup de la ville, conte-
nait trop peu d'eau pour être navigable. Entre cet embran-
chement et le fleuve, s'étendait un vaste bas-fond qui n'est
couvert d'eau que lors des grandes crues; il se peut que le
mouvement y soit alors plus considérable, mais à ce moment
je n'y vis qu'un seul bateau convenable, à côté de plu-
sieurs autres plus ou moins hors d'état de servir. Aux
endroits les plus élevés du bas-fond ainsi que sur la rive
opposée de l'Aribinda, s'élevaient encore quelques huttes,
tristes vestiges de l'ancienne splendeur de la capitale, qui
s'étendait autrefois jusqu'au delà du fleuve et semble avoir
eu une circbnférence de trois lieues. Aujourd'hui Gogo n'est
guère plus qu'un village et consiste en trois ou quatre cents
huttes réunies en groupes épars. Lorsque je revins du
fleuve, les femmes sortirent de leurs frêles demeures et vin-
rent nous entourer en s'écriant gaiement : « Nassara, nas-
sara, Allah akhar! » (« Un chrétien, un chrétien, Dieu est
grand! ») Toutefois, elles semblaient faire beaucoup plus
attention à mon jeune Schoua qu'à moi-même, car elles se
LE NIGER. — RETOUR A KOUKAOUA. 161
mirent à danser autour de lui avec une vivacité réellement
séduisante. Quelques-unes d'entre elles avaient les traits
assez réguliers, la taille bien prise et les proportions du
corps symétriques. Toutes étaient vêtues de même, c'est à
dire d une large pièce de grosse étoffe de laine à rayures
bariolées, attachée sous le sein et retombant presque sur la
cheville; ce vêtement simple était maintenu par une couple
de lisières passant au dessus de l'épaule, ou tout uniment
noué par derrière.
Je me dirigeai vers les restes de la grande mosquée, qui
formait autrefois le centre de la capitale. Elle se compo-
sait, dans l'origine, d'une construction peu élevée, flan-
quée de deux grandes tours à l'est et à l'ouest ; la cour dont
s'entourait l'édifice était close par un mur. La tour orientale
gisait en ruines; l'autre était encore en assez bon état de
conservation mais, loin de briller par sa beauté architectu-
rale, elle ne se faisait remarquer que par la grossièreté de
ses formes. Cette tour s'élevait en sept étages dont le dia-
mètre décroissait graduellement, de sorte que le dernier
semblait n'avoir qu'un peu plus de 13 pieds de côté, tandis
que l'étage inférieur en mesurait de 40 à 50 ; la hauteur de
la tour était d'environ 60 pieds. Malgré la ruine de l'édifice,
les habitants de Gogo venaient faire encore leurs prières
quotidiennes en ce lieu consacré, où reposaient les cendres
de leur plus illustre souverain, et qui formait autrefois le
centre de la partie la plus animée de la capitale; actuelle-
ment, ces lieux étaient tristes et à moitié abandonnés et
rien n'était resté de la vie bruyante de la royale cité qui
était en même temps la place commerciale la plus considé-
rable de l'époque. Je retournai dans ma tente, méditant
profondément sur les destinées de cette antique métropole.
162 VOYAGES EN AFRIQUE.
et sur les myslérieiix flots des peuples dans cette partie du
globe encore presque inconnue, se succédant sans relâche et
disparaissant tour à tour, presque sans laisser de traces de
leur présence ni des progrès sociaux accomplis.
Ce ne fut que deux jours après notre arrivée, que le cheik
nous rejoignit avec plusieurs chefs et personnages notables de
la tribu des Kel E' Souk , venus pour s'entretenir avec lui ;
dans le nombre, se trouvaient le père et le frère d'une jolie
fille Tarki, dont j'avais eu la visite au camp de Tinscherifen.
Outre mes pourparlers avec ces individus, dont l'influence
sur l'esprit public devait me faire désirer leur protection,
je m'occupai, quoique avec une lenteur forcée, de poursuivre
mes préparatifs de retour; le cheik, de son côté, rédigea
une lettre fort remarquable, par laquelle il me recomman-
dait aux chefs dont j'avais à traverser le territoire. Quoique
mon séjour à Gogo ne me fût pas ennuyeux, il m'était
pénible à cause de la grande chaleur; ce fut donc avec une
joie réelle que je vis le clicik obligé de l'interrompre par une
excursion vers un camp des Gabero.
Les Gabero, ou Soudou Kamil, fbrmait une nombreuse
tribu des Foulbe, qui, établie dans ces parages depuis plu-
sieurs siècles, a adopté la langue des indigènes, par crainte
des persécutions des rois Sonrhaï. Après la chute de l'empire
de ces derniers, les Gabero jouirent d'une liberté complète
et ce n'est que depuis peu que, rangés nominalement sous
l'autorité du gouverneur de Saï, ils ont été forcés de recon-
naître la souveraineté bien plus oppressive du royaume
Poullo de Massina; ce fait fut produit par l'expédition que
fit contre eux le gouverneur de Ilombori, localité située à
quatre journées de leurs établissements, expédition qui leur
avait coûté (rente hommes dans une rencontre. Ils adressé-
LE NIGER. — RETOUR A KOUKAOUA. 163
rent alors au cheik une demande pressante pour qu'il vint à
eux, les couvrant de sa protection politique et sanctifiant par
sa bénédiction leur vie privée.
Nous quittâmes donc Gogo, dans l'après-midi du 25 juin
et, après une marche d'une couple de lieues à travers la
plaine couverte d'arbres et de buissons qui s'étend au sud
de l'antique capitale, nous arrivâmes à la rive herbue du
fleuve. Passant la nuit dans un petit hameau habité par des
Gabero et des Rouma et situé au milieu d'une sorte de
marécage, nous continuâmes ensuite notre voyage en lon-
geant les bas-fonds de la rive, où l'on s'occupait, h ce
moment, de réparer les petites digues des rizières. Traver-
sant tour à tour de la terre ferme et des espaces de terrains
marécageux, nous arrivâmes à un endroit où la rive, haute
et rocailleuse, s'avançait dans le lit du fleuve, tandis que
des sommets de roc plus élevés s'étendaient du côté des
terres, de manière à n'y laisser qu'un passage fort étroit.
La rive opposée s'avançant de la même manière, nous avions
devant nous un rétrécissement du fleuve, peu considérable
du reste, nommé Tinscheran, Avançant encore pendant une
demi-lieue sur l'étroit sentier de la rive, nous arrivâmes en
face du camp des Gabero, situé du côté de l'Aribinda, sur un
promontoire sablonneux , au delà duquel s'étendait une
plaine verdoyante ofi'rant au fleuve une rive plus large ; de
notre côté, au contraire, s'élevaient des rochers hauts de
200 à 300 pieds, précédés d'éminences sablonneuses au
vaste horizon, sur lesquelles nous nous établîmes. Les
Gabero ne tardèrent pas à traverser le fleuve, nous appor-
tant, en présent de bienvenue, trois bœufs ; arrivés auprès
de nous, ils se mirent en devoir de nous établir deux
cabanes de natte, au cheik et à moi.
164 VOYAGES EN AFRIQUE.
Les Gabero sont de beaucoup supérieurs aux Sonrhaï,
tant sous le rapport moral que sous le rapport physique ;
leur costume ne différait guère de celui des Foulbe, mais il
était plus complet et généralement moins usé. Les femmes
étaient vêtues de la même manière que celles de Gogo. Ces
bonnes gens ne se contentèrent pas de la bénédiction musul-
mane du cheik et, malgré tout ce que je fis pour m'en
défendre, je me vis forcé, de leur donner à mon tour la
mienne, comme chrétien. J'appris en cette occasion, que
plusieurs d'entre eux me connaissaient déjà personnelle-
ment, pour s'être trouvés parmi la troupe d'indigènes qui
m'avaient prêté un secours efficace à la traversée du dange-
reux marécage que j'avais eu à franchir précédemment, à
quelques milles avant d'entrer dans l'Aribinda.
Nous restâmes pendant quatre jours en cet endroit,
nommé Bornou ou Barnou et, malgré mon impatience, je
dus y séjourner tout ce temps, contemplant le fleuve tandis
que l'air pur que je respirais faisait le plus grand bien à ma
sauté. La grande largeur du fleuve, à cet endroit, rendit très
laborieuse notre jonction à nos amis de la rive opposée;
nous eûmes en outre plusieurs orages à essuyer et nous ren-
contrâmes sur notre passage quelques hippopotames. Par-
fois ces sauvages animaux grondaient furieusement autour
de nous, comme s'ils étaient courroucés de ce que nous
venions les troubler dans leurs retraites; le lendemain de
notre arrivée, ils effrayèrent nos chevaux, qui, paissant sur
la rive, se livrèrent à la fuite la plus désordonnée.
D'autres fois, les hippopotames entravaient complètement
la traversée par bateaux de l'une rive à l'autre; ils se mon-
traient généralement d'un naturel turbulent et querelleur,
surtout le soir et pendant la nuit, lorsqu'ils venaient cher-
LE NIGER. — RETOUR A KOLKAOLA. 165
cher leur pâture près de la rive. Ces quadrupèdes représen-
taient presque seuls le règne animal en ces lieux; cependant
quelques-uns de mes compagnons aperçurent sur les émi-
nences de roc voisines deux ar blancs, sorte d'antilope assez
rare dans ces contrées.
Le i*^"^ juillet, à une heure avancée de l'après-midi, nous
nous mîmes en route pour retourner à Gogo. Arrivés au
delà du rétrécissement de Tinscheran, nous passâmes la
nuit dans un camp renfermant plus d'une centaine de tentes
de cuir, une quantité de jeunes esclaves et appartenant aux
Kel E' Souk; tous ces esclaves, hommes et femmes, étaient
entièrement vêtus de cuir, selon l'usage appliqué à ceux
des Touareg en général. En quittant ce camp, nous ne ren-
trâmes pas dans les bas-fonds marécageux que nous avions
pris précédemment, mais nous suivîmes, au contraire, la
pente de roc qui les bornait vers l'orient et où se remar-
quaient un grand nombre de crevasses et de cavités. Le
cheik étant resté en route, dans un autre camp de Kel E'
Souk, j'arrivai seul à Gogo.
Je me mis aussitôt en devoir d'achever sérieusement
mes préparatifs de départ. Tous mes amis, voyant que je
m'apprêtais à les quitter pour tout de bon, redoublèrent de^
soins et d'attentions envers moi. J'eus entre autres, ce même
soir en prenant le thé (car je m'étais largement pourvu de
cette denrée à Tombouctou), un entrelien fort animé avec le
neveu du cheik, Mohammed Ben Chotar, qui m'était parti-
culièrement attaché et auquel j'exprimai mon vif désir de le
voir venir en Europe. Une pareille visite de la part d'un
indigène intelligent aurait d'immenses conséquences, au
point de vue des relations amicales à établir avec ces con-
trées; mais des conceptions de ce genre n'entrent guère
T. IV. 12
166 VOYAGES EN AFRIQUE.
dans les idées des gouvernements qui, consacrant une
couple de cent Ihalers à quelque voyage d'exploration, ne
visent qu'à un résultat brillant et momentané.
Le lendemain matin, comme je respirais l'air frais devant
ma tente, selon mon habitude, tous mes amis se réunirent
autour de moi, et je dus leur lire plusieurs passages de
livres européens, parmi lesquels l'Évangile en grec. L'alle-
mand surtout excitait la curiosité de ces braves gens, qui
croyaient reconnaître quelques rapports avec leur propre
idiome, dans les dures syllabes de notre langue; mais il y
eut chez eux un véritable enthousiasme, lorsque je leur
récitai quelques vers que je connaissais par cœur.
Mes domestiques étaient enchantés à leur tour, à la pen-
sée d'un prompt départ, et, lorsque El Bakay vint nous
rejoindre, dans la matinée, ils lui firent un accueil magni-
lique à grand renfort de coups de fusil. Mon noble protec-
teur lui-même laissait voir clairement l'émotion que lui
causait l'idée de notre séparation prochaine. Je passai la
soirée avec lui, et notre conversation roula sur la sphéricité
du globe ainsi que sur le mouvement du système planétaire,
que je parvins à lui faire parfaitement comprendre, quoi
qu'il me fallût souvent, pour en arriver là, me mettre en
opposition avec certains dogmes du koran.
Tout était prêt pour le départ, le 5 juillet; mais l'arrivée
de Thakkefi, neveu d'Alkouttabou, le chef des Aouelimmi-
den déjà cité, vint y mettre obstacle; toutefois je fus ravi de
celte circonstance, Thakkefi m'apportant un sauf-conduit
pour tous les marchands ou voyageurs anglais qui visite-
raient, à l'avenir, les domaines d'Alkouttabou. Dans un
entrelien particulier que nous eûmes ensemble, il me fit
savoir que le plus vif désir de son oncle était que les Anglais
LE NIGER. — RETOUR A KOUKAOUA. 107
fissent remonter le Niger par trois bateaux bien équipés,
afin d'ouvrir des relations avec lui. Je lui répondis que
l'accomplissement de ce vœu était subordonné à la possibi-
lité de franchir les rapides et les récifs du fleuve en aval de
Boussa et de Rabba, ce qui ne permettait de prendre aucun
engagement à cet égard.
La mission de Thakkefi remplie, rien ne s'opposait plus
à notre départ, et le 8 juillet 1854 fut le jour fixé à cet eff'et.
La veille au soir, tout le camp était en mouvement pour
nos derniers préparatifs. Quelques-uns des écoliers préférés
du cheik devaient m'accompagner, et l'intention d'El Bakay
avait même été, dans l'origine, de me faire conduire jus-
qu'à Sokoto par Mohammed Ben Chotar; malheureusement
l'état de santé de cet excellent jeune homme ne permit pas
d'y songer. Le cheik lui substitua un autre de ses parents,
Mohammed Ben Mouchtar , homme jeune, énergique et
intelligent, mais dépourvu de la noblesse de caractère sinon
propre à toute la famille. Les autres compagnons qui me
furent destinés étaient le Hartani Malek, fils d'un affranchi,
qui ne devait venir, ainsi que le précédent, que jusque près
de Tamkala ; puis Moustapha et Mohammed Daddeb, ce der-
nier natif de Tombouctou, qui devaient m'accompagner jus-
qu'à Sokoto; Ahmed El Wadaoui, le plus savant des écoliers
du cheik, et enfin Hadj Ahmed, qui devaient tous deux aller
jusqu'au Bornou. El Bakay me remit tous les présents qu'ils
devaient offrir en son nom aux différents chefs de la route,
et me pourvut en outre de tabac et de coton indigènes, pour
donner occasionnellement aux Touareg et aux Sonrhaï. Je
reçus ensuite de lui des vêtements pour mes domestiques et
j'en donnai à mon tour à ceux de ses écoliers qui m'étaient
le plus attachés; le fils du cheik, Sidi Mohammed, ayant un
168 VOYAGES EN AFRIQUE.
peu gâté ses habits pendant notre long séjour à Tombouc-
lou, je me vis forcé de lui donner une magnifique tunique de
Sansandi, richement brodée de soie, que j'aurais voulu
emporter en Europe, comme échantillon d'un travail fort
curieux.
Nous partîmes donc, le 8 juillet. Je fus on ne peut plus
charmé, en quittant notre camp de Gogo, de voir se presser
autour de moi un grand nombre d'individus qui venaient me
dire un cordial adieu et me souhaiter un heureyx voyage;
Thakkefi me chargea même de présenter ses hommages par-
ticuliers à la reine Victoria, dont le nom lui était connu
par moi. Nous nous mîmes enfin en route en suivant la
plaine située au midi de la ville et qui nous était déjà con-
nue; nous tenant à quelque distance du fleuve, nous fîmes
notre première halte à côté d'un camp de Kel E' Souk, à
environ 5 lieues de l'ancienne cité royale , endroit où nous
devions traverser le Niger, pour continuer notre voyage sur
l'autre rive. Je rappellerai ici que les Touareg nommaient
« Taramt » tout le pays de la rive gauche, de Tombouctou à
Gogo, et « Agbele » ou c Arhele, » tout celui qui s'étend
au delà, en aval de celte dernière ville '.
Mon noble et digne protecteur m'avait encore accompagné
pendant cette première journée de marche; le lendemain
matin , je devais me séparer de cet homme qui avait su
m'inspircr le plus d'estime parmi tous ceux avec lesquels je
m'étais trouvé en rapport pendant ce long voyage , abstrac-
tion faite de sa lenteur et de son indifférence phlegmatique.
J'avais pendant si longtemps vécu avec lui en rapports quo-
' J'ai la conviction que le nom de » Taramt, » c'est à dire • Aram •
arec le préGxe et le sufExe ordinaires des Berbères, remonte à d'antiques
ctablisscmcnls de ces peuples dans l'extrême Orient.
LE NIGER. — RETOUR A KOLKAOUA. 169
tidiens et dans des situations si critiques, que notre sépara-
tion devait m'être des plus sensibles.
Il recommanda aux individus qui devaient m'accompa-
gner, de ne pas se quereller entre eux et de suivre mes
conseils en toute chose, surtout à l'égard de la célérité de
notre marche, attendu qu'il connaissait mon impatience de
rentrer dans mon pays. Il me donna ensuite sa bénédiction
et m'assura que je pouvais compter désormais sur un heu-
reux retour. Mohammed Ben Chotar, auquel son indisposi-
tion ne permettait pas de m'accompagner davantage, ne me
quitta que lorsque je fus embarqué, de même que Sidi
Mohammed, le fils du cheik. Arrivé sur l'autre rive, et selon
le désir d'El Bakay, je tirai un coup de fusil en signe de
dernier adieu.
Le fleuve était, à cet endroit, rempli de bancs de sable
qui en facilitèrent beaucoup la traversée à mes chevaux et à
mon chameau, quoiqu'ils eussent néanmoins un canal très
profond à franchir avant d'arriver à la rive sud-ouest. L'en-
droit où j'atteignis cette dernière, portait le nom de Gona,
identique à celui d'une localité célèbre chez les Mandigues
mahométans ou méridionaux, par ses écoles et la science qui
s'y enseigne. Les digues de sable de la rive étaient garnies
d'un beau rideau d'arbres et offraient trois routes vers l'inté-
rieur; la plus importante de ces dernières est celle qui con-
duit vers Dore, le chef-lieu du Libtako; elle se rejoint an
chemin qui conduit de Bourre (au midi d'Asongho) égale-
ment à Dore, près du vaste amas d'eaux mortes se reliant
au Niger et semblable à un lac, nommé Chalebleb. Ce ne fut
qu'à une heure avancée de l'après-midi que nous pûmes
quitter Gona, Ahmed El Wadaoui, l'écolier préféré du cheik,
ayant encore été appelé, par ce dernier, sur la rive opposée.
170 VOYAGES EN AFRIQUE.
nous ne fîmes ce jour là que 1 1/2 mille de chemin. Nous
nous tenions le plus près possible du fleuve, ce qui nous
obligea parfois de gravir les hauts promontoires de la rive.
Nous vîmes, près d'une île nommée Berla et qu'un étroit canal
séparait de la terre ferme, beaucoup de crocodiles et d'hip-
popotames; ce fut pour nous un curieux spectacle que celui
d'un hippopotame femelle de taille énorme, sortant à moitié
de l'eau et poussant en avant son petit, tout en le protégeant
contre quelque ennemi. Nous y vîmes aussi de nombreux
sangoua'i se chauffant au soleil sur les bancs de sable, mais
s'élançant dans l'eau à notre approche, trop rapidement
pour qu'il me fut possible de les observer de plus près.
Ce premier jour de voyage sur la rive droite du Niger,
faillit être marqué par un malheur. Comme nous gravissions
une éminence de terrain rude et couverte de broussailles,
un serpent venimeux s'élança tout à coup vers l'un de mes
domestiques qui me suivait de près, à cheval; fort heureuse-
ment, un autre de mes compagnons aperçut au même instant
le dangereux reptile et le tua avant qu'il eût eu le temps
d'atteindre sa victime. Ce serpent n'était long que d'environ
4 1/2 pieds sur 1 i/2 pouce de grosseur.
Lorsque nous arrivâmes au rétrécissement de Tinscheran,
nous n'y retrouvâmes plus nos amis, les Gabero , dont les
camps nombreux animaient naguère toute cette partie de
la rive; ils avaient transporté leurs tentes à une demi lieue
plus bas, sur l'île Bornougoungou, située entre un grand
bras du fleuve et un petit torrent tombant en cascade du
haut d'un récif. Nous fîmes halte au même endroit et je dis-
tribuai quelques présents à mes domestiques, afin de m'as-
surer leurs bons services dans la suite du voyage.
Le principal était, pour moi, d'avancer avec plus de rapi-
LE NIGER. — RETOUR A KOUKAOUA. 171
dilé qu'auparavant; mais la crainte que j'avais eue, de voir
la paresse innée des écoliers du cheik, entraver souvent
ma marche, se confirma dès notre halte suivante, près de
Douniame '. A cet endroit, nous devions être rejoints par un
guide Gahero, chargé de nous conduire jusqu'à Saï; comme
il n'arrivait pas, et que nous n'avions, pour le remplacer,
qu'un Kel E'Souk, nommé Mohammed, qui ne pouvait aller
à beaucoup près aussi loin, j'eus beaucoup de peine à déci-
der au départ mes compagnons de Tombouctou. Dans la
suite du voyage, les prétextes de retard ne leur manquèrent
pas; tantôt c'étaient les petits obstacles que nous rencon-
trions en route, ou quelque orage qui nous avaient assaillis;
tantôt, au contraire, c'était la commodité d'une station ou
l'hospitalité dont nous étions l'objet, qui les empêchaient
d'avancer. Ils allèrent même, une certaine fois, jusqu'à
cacher un de leurs chameaux, le disant perdu, afin de me
forcer à rester un jour de plus dans un endroit où nous
étions bien traités. Toutefois, ils trouvèrent constamment
en moi un adversaire inébranlable, et ce stratagème ne leur
réussit pas; quoi qu'il en fût, nous ne fîmes que rarement
plus de o 5/4 milles de chemin par jour.
De même que je m'efforçais d'exciter les indolents éco-
liers de mon brave et lent ami El Bakay, à me suivre le plus
rapidement possible le long du fleuve, je dois demander au
lecteur de m'accompagner en pensée plus rapidement, à son
tour, dans mon voyage rétrograde. Après l'avoir initié à toutes
les particularités de la rive du Niger, dans notre longue
marche depuis Tombouctou jusqu'à Gogo, et au delà du
* Ce nom signifie » abreuvoir » et provient de ce qiie la rive, écbancrée
à cet endroit entre les digues de la vallée du Niger, donne un accès facile
tant vers le fleuve que vers l'intérieur des terres.
172 VOYAGES EN AFRIQUE.
fleuve , j'ose croire qu'il possède une idée suffisante de la
vallée où s'étend cette puissante artère de la Nigritie occi-
dentale; je craindrais de devenir importun en m'étendant
davantage sur notre trajet à travers d'humides marécages, le
long de la rive ou sur des digues et des crêtes de roc.
Cette vallée conserve en général pendant toute la suite de
mon voyage le même caractère que précédemment, c'est à
dire la forme d'un bas-fond, large en moyenne de i à 1 1/2
lieue, borné par une rangée de digues ou une raide pente
de rocher, haute parfois de 300 pieds, tantôt battue par les
flots du fleuve, tantôt laissant entre elle et quelque embran-
chement de ce dernier un promontoire sablonneux ou maré-
cageux. C'est dans ce lit que roule le mystérieux Niger,
enserrant le plus souvent de longues îles verdoyantes dont
les parties les plus hautes, de niveau avec la rive à laquelle
elles se reliaient autrefois, émergent seules des flots; lors
des grandes crues, le fleuve remplit ce vaste lit tout entier et
le dépasse même à certains endroits où la rive ofi're un pas-
sage plus facile à ses eaux débordées. A cette époque il n'en
était pas ainsi, et une végétation magnifique couvrait les
parties laissées à sec, au point de dissimuler parfois complè-
tement l'étroit canal laissé au fleuve et de présenter aux
regards trompés l'image d'une épaisse faddama. Aux endroilSv
où apparaissait de nouveau le courant, il s'avançait avec
une vitesse modérée, lorsqu'il n'était contrarié par d'abrupts
récifs ou des masses de roc ; sur de rares points, il formait
des rapides assez violents pour y rendre la navigation impos-
sible; mais partout ailleurs ses eaux profondes et presque
nulle part guéables, formaient une magnifique voie liquide,
aisée à explorer, mais malheureusement en vain.
Nous connaissons donc le Niger au nord et au midi de
LE NIGER. — RETOUR A KOUKAOUA. 1-5
Gogo ; mais si nous examinons son cours jusqu'aux villes de
Garou et de Sinder, nous lui voyons un lit plus pierreux. Il
en résulte, pour le fleuve lui-même, un nombre beaucoup
plus considérable de rapides et de masses de roc s'élevant
au milieu des eaux; la conséquence en est, pour le sol riVe-
rain, la fréquence moindre, au contraire, à l'époque de la
décrue, de marécages d'une certaine étendue, entre la rive
normale et la rive extrême du fleuve; en efiet, ce ne fut que
le second jour après notre passage près de Gona , que nous
rencontrâmes une vaste plaine marécageuse, large de plus
d'une demi lieue et couverte d'arbres.
Une autre conséquence de la nature rocailleuse du pays
où le fleuve doit se frayer une voie, est la division fréquente
de ce dernier en de nombreux embranchements entre les-
quels s'étendent généralement de longues iles. Le premier
endroit remarquable sous ce rapport, fut celui nommé Adar
N Dourren, situé à 8 milles en aval de Gona. Le fleuve,
coupé à peu de distance par une île et par plusieurs récifs, y
formait pour la première fois un cours d'eau régulier d'une
certaine largeur; c'était là que traversaient ordinairement
les voyageurs se rendant de l'Asaouad au Libtako par Kou-
rouman. Le vaste courant, se divisant ensuite en quatre
étroits embranchements, formait un de ces points difficiles
où le voyageur ignorant des lieux, ne peut que s'en rappor-
ter à sa bonne étoile pour juger du côté où il croit pouvoir
risquer son esquif et sa propre sécurité. Mungo Park, qui
passa en cet endroit, eut la bonne chance de choisir le bras
oriental; de ce côté, il n'eut du moins à lutter que contre
les riverains du côté du Haoussa, les Idan Moussa, qui l'atta-
quèrent avec fureur; si cet homme intrépide eût, au con-
traire, poussé son embarcation dans l'un des deux embran-
174 VOYAGES EN AFRIQUE.
chemcnls occidentaux, il eût infailliblement succombé aux
obstacles que la nature elle-même avait semés sous ses pas *.
En effet, ces deux embranchements n'en forment bientôt
plus qu'un seul, qui sépare de la rive droite l'île herbue
d'Ansongho, longue de quatre milles. Partout où mes regards
pouvaient plonger dans cet étroit bras du fleuve, je ne décou-
vrais que les rocs et les récifs les plus dangereux, qui s'éle-
vaient au dessus des eaux. Ce que j'y remarquai de plus
extraordinaire était une haute masse de rocher formée par
couches et pareille à une tour en ruines, tandis que l'île
elle-même en portait d'autres semblables; la hauteur pou-
vait en être de 70 à 80 pieds. Plus loin c'était, à un endroit
du nom de Tasori, un récif qui traversait le lit du fleuve
d'une manière continue, apparaissant alors au dessus de
l'eau, tandis qu'il semblait n'exister de communication entre
les deux parties du fleuve qu'il séparait entre elles, que par
un étroit canal latéral à l'île. A 2,000 pas au dessous de ce
récif, s'élevaient de nouveaux obstacles, et le fleuve devait se
frayer un passage à travers des masses de rocher considéra-
bles, qui s'élevaient à 55 ou 40 pieds au dessus de ses flots
écumants; cet embranchement occidental, passant ensuite
entre des rochers et des récifs rendus plus apparents dans
leur sauvage désordre par le peu de hauteur des eaux, allait
rejoindre l'extrémité de l'île pour se réunir de nouveau pen-
dant quelques instants à l'embranchement oriental. Cet
endroit forme le passage de Bourre, village Sonrhaï situé sur
la rive Haoussa, et la largeur du Niger peut y être, sur
certains points, de 1,200 à i,500 pas.
* Quelque temps avant de périr dans les rapides de Boussa, Park s'était
engage dans un de ces défilés de roc et n'avait pu conjurer la mort que par
des efforts extraordinaires.
LE NIGER. — RETOUR A KOUKAOUA. i16
Le fleuve cependant ne roule guère paisiblement ses
oncles majestueuses que sur un espace de 3/4 de mille. En
effet, tandis que l'on aperçoit à peu de dislance de la rive
les éminences Ayola et Tikanasiten, du côté Haoussa, le lit
du fleuve ne tarde pas à se remplir d'îles et de récifs for-
mant, pendant plusieurs milles et sur une largeur de 1 à
i 1/2 lieue, un labyrinthe de canaux et de rapides tel que, vu
à distance, le fleuve semble avoir complètement disparu. A
l'endroit où finissent ces rapides, nommé Tiboraouen, le
courant pouvait avoir une force de six milles marins à
l'heure.
Jusqu'à Sinder, on rencontre encore des séries d'obsta-
cles, répandus, il est vrai, sur une moins longue étendue.
Ce qui est remarquable, en route, est le cap Em N Ischib
ou Em N Aschid {« cap des ânes ») qui, s'avance tortueu-
sement dans le fleuve, et au delà duquel ce dernier se couvre,
sur une largeur d'un mille allemand, de rochers et d'îlots;
tout aussi curieux sous le même rapport, est le delta qui
forme l'embouchure de la rivière Goredjende dans le Niger.
Il semble cependant qu'il y ait, le long de la rive gauche,
même aux endroits les plus dangereux, un courant prati-
cable, où de petites embarcations pourraient passer, moyen-
nant un sondage effectué avec habileté.
Tel fut l'aspect de la partie du Niger que nous suivîmes,
du il au 21 juillet, pour nous rendre à Sinder. Dès les pre-
miers jours de notre voyage sur la rive droite, des nuées de
sauterelles, que le vent poussait vers nous, annoncèrent
l'approche de contrées fertiles, mais il nous fallut encore
plus d'un jour de marche pour arriver à des régions suscep-
tibles de culture. Toutefois nos regards rencontraient déjà
de beaux arbres, tels que le siwak, le talha, le ghcrred, et le
176 VOYAGES EN AFRIQUE.
sol plus élevé se couvrait même assez fréquemment d'un
épais tapis de verdure; c'étaient, outre la plaine maréca-
geuse de Soungai, déjà citée, quelques petits vallons qui
s'ouvraient, à l'extrémité de cette dernière, du côté du
fleuve. L'Ile Asongho ofi'rait, vers sa partie méridionale, outre
de belles prairies, des palmiers d'Egypte et des tamariniers;
à quelques lieues plus bas, nous rencontrâmes, près d'un
village de Foulbe situé en face de la montagne Ayola, les
premiers champs de quelque importance; ils étaient semés
de sarrasin.
L'aspect du pays devint déjà meilleur, du IG au 18 juillet,
époque à laquelle nous nous trouvions entre lo" et 16° lat.
sept. ; le sol, plus accidenté, commença à se couvrir de prai-
ries, entrecoupées cependant, sur d'assez larges espaces, de
parties de terrain rocailleux. Nous traversâmes plusieurs lits
de torrents, alors desséchés, dont l'un, nommé Galindou,
paraît être le prolongement du Bouggoma, que nous avions
franchi si péniblement près de l'Aribinda, en nous rendant
à Tombouctou. A une couple de lieues plus bas, se jetait
dans le Niger la petite rivière Bitib, large alors de 25 pieds
seulement sur 1 i/2 pied de large et traversant une jolie et
fraîche vallée. Les arbres devinrent alors plus abondants et le
pays plus montueux; nous vîmes apparaître le korna et Yhad-
jilidj et, après avoir traversé une magnifique vallée dont le
principal ornement consistait en quelques tamariniers, nous
arrivâmes au rapide, déjà nommé, d'Em N Ischib, endroit
où un petit cimetière indiquait l'ancien séjour des Imelig-
gisen.
La marche suivante nous conduisit bientôt dans une forêt
épaisse où je revis, pour la première fois depuis longtemps,
le baobab et à laquelle succéda une nouvelle zone de pays
LE NIGER. — RETOUR A KOUKAOUA. 477
aride, large d'un mille; toutefois, nous campâmes, le soir,
dans un joli vallon près duquel nous découvrîmes, derrière
un beau rideau d'arbres, une petite rivière, assez considé-
rable pour la saison. C'était le Goredjende, rempli de cro-
codiles et non guéable, même en cette saison, de sorte qu'il
nous fallut chercher un point de passage vers son delta, où
il se partage en plusieurs bras, dont le plus grand est large
d'au moins 75 pas, sur une profondeur de 2 1/2 pieds.
Cet affluent du ISiger signalait notre entrée dans un pays
peuplé et bien cultivé. Jusqu'à ce moment nous n'avions
rencontré que peu d'établissements fixes, quoique la rive
opposée semblât en offrir davantage; nous n'avions guère
vu, sous ce rapport, que çà et là quelque hameau Sonrhaï
sur l'une ou l'autre île et la station de Foulbe, complètement
isolée, que j'ai citée plus haut. Le pays que nous avions
ainsi parcouru nous avait semblé être le domaine de tribus
Touareg nomades, mais dès lors il changea complètement
d'aspect. Les îles étaient bien boisées ou , comme celle
nommée Ayorou, couvertes de huttes et de champs où les
indigènes se livraient aux travaux de la culture ; toutefois il
n'y était pas encore question de rapports paisibles, et chaque
laboureur portait , outre sa houe à la longue queue , un arc
et des flèches pour sa défense personnelle. A une couple de
milles au dessous de l'embouchure du Goredjende, se trou-
vaient l'île et le village Kendadji avec ses 2,000 habitants
qui quittaient chaque soir en grand nombre la terre ferme
dans des canots, pour rentrer dans leur retraite battue par
les flots du Niger. En face de cette dernière s'élevaient, dis-
persées, au pied de la colline Warba, haute de 500 pieds,
les huttes d'un village de Foulbe, autour desquels des che-
vaux nombreux ainsi que des troupeaux de bœufs et de chè-
178 VOYAGES EN AFRIQUE.
vres témoignaient de la richesse des habitants. Le voisinage
de la rive était couvert de champs soigneusement ombragés
et étroitement agglomérés; nous y rencontrâmes un large et
commode chemin bien battu. Tout, en ces lieux, formait
un contraste des plus étonnants avec la contrée aride que
nous venions de traverser, et je fus réellement surpris de
constater une telle abondance de population, surtout lorsque,
après une couple de lieues de trajet , nous rencontrâmes de
nouveau trois gros villages s'élevant sur autant d'îles; le
plus considérable était Fitschile, où régnait la plus grande
activité. Ce qui me fît le plus de plaisir, fut de voir le fleuve
couvert de nacelles, tandis que son cours, pendant la plus
grande partie de notre voyage, était resté vierge de tout
mouvement humain.
Nous nous rapprochions de plus en plus de la double ville
de Garou et Sinder, la localité la plus considérable en deçà
de Saï. A quelques milles en amont, nous rencontrâmes plu-
sieurs villages de Touareg fixes appartenant à la tribu des
Eratafani ou Rhatafan, dont les destinées doivent avoir été
extrêmement remarquables. Les Rhatafan étaient , dans
l'origine, des Arabes purs, qui pénétrèrent vers l'occident
lors de la grande immigration des tribus arabes d'Egypte,
et portèrent, vers le milieu du xi*" siècle, la dévastation
dans les plus belles contrées de l'Afrique septentrionale. La
tribu des Rhatafan se confondit alors avec d'autres tribus,
devint peu à peu berbère et finit par s'avancer jusqu'aux
bords du Niger. Leur puissance était naguère encore consi-
dérable, puisque l'aïeul du chef actuel s'empara de toutes
les villes jusqu'à Saï; mais après qu'il eut été tué par son
neveu et compétiteur, la force de la tribu disparut avec sa
domination.
LE NIGER. — RETOUR A KOUKAOUA. 179
Avant d'arriver à Saï, nous fimes halte dans une large
excavation de la rive où pénètrent, à 1 époque des crues, de
vastes quantités d'eau ; nous nous y reposâmes à l'ombre d'un
magnifique bois de palmiers d'Egypte mêlés de tamariniers
et d'hadjilidj, qui faisait ressembler ce bas-fond à une île de
verdure. La rive devenait de plus en plus unie et, par con-
séquent, marécageuse, de sorte qu'aux environs de Sinder,
nous vîmes reparaître la culture du riz. Ce n'était plus que
sur des points isolés que nous voyions se former de
petites éminences; du haut de l'une d'elles, nous eûmes une
assez belle perspective du fleuve, dont un embranchement,
formé par une nouvelle série d'iles, renfermait encore des
rapides et des rochers. Un grand bateau, long de 53 pieds
et pourvu de six rameurs, nous indiqua cependant, en pas-
sant rapidement devant nous, que, même à l'époque des
plus basses eaux, la navigation n'était pas complètement
interrompue sur ce point.
Nous avions longtemps cherché vainement Sinder du
regard, lorsque enfin, du haut d'une nouvelle série d'émi-
nences, nous découvrîmes une quantité considérable de
huttes s'étendant sur une ou deux îles et appartenant aux
deux villes insulaires de Garou et Sinder. L'une et l'autre
s'élevaient à l'extrémité méridionale de deux îles voisines,
séparées seulement par un étroit canal; peuplées de Foulbe
et de Sonrhaï vivant en commun, elles pouvaient renfermer
ensemble, de 16,000 à 18,000 habitants. Le fleuve, à cet
endroit, est couvert d'îles assez grandes et toute sa vallée
peut bien n'y avoir pas moins de 5 à 4 lieues de largeur ;
très fertile, elle est, comme Tindiquenl les chiffres que je
viens de citer, abondamment peuplée. Garou et Sinder sont
deux localités de la plus haute importance pour l'Européen
180 VOYAGES EN AFRIQUE.
qui veut explorer le Niger supérieur; car c'est à partir de
là qu'il doit se prémunir contre de plus grandes difficultés
de la part des indigènes et se pourvoir d'une quantité de blé
suffisante pour aller jusqu'à Tombouctou. Sinder est le
grand marché aux céréales de toute la contrée, et on y trouve
en tout temps du millet en abondance ; pendant mon voyage,
on y exportait de grandes quantités de riz vers les provinces
de Saberma et de Dendina. Malgré la forte demande, le prix
des céréales est très bas à Sinder; c'est ainsi que j'y achetai
une demi sounnie (soit environ 200 livres) de blé, pour un
morceau de coton teint que j'avais acheté à Gando pour i ,050
coquillages, ou à peu près 20silbergros.
Je reçus la visite d'un grand nombre d'indigènes, qui se
conduisirent, en général, fort amicalement envers moi.
Dans le petit faubourg où nous nous étions campés, demeu-
rait un célèbre fahi, nommé Mohammed Saleh, qui avait
appartenu, dans l'origine, à la tribu des Gabero. Ce ne fut
pas avec une médiocre surprise que je m'aperçus que cet
homme était parfaitement au courant de toute mon histoire;
m'enquérant du moyen par lequel il avait pu la connaître,
j'appris qu'un pèlerin, qui avait descendu le fleuve en bateau,
peu de temps auparavant, avait raconté aux indigènes tous
mes faits et gestes à Tombouctou. Ce fut également de ce
faki que j'appris l'état où se trouvait alors le Haoussa ; entre
autres choses, il me dit que Daoud, le turbulent prince du
Saberma ou Serma, battu par Abou 'L Hassan, le gouver-
neur PouUo de Tamkala, s'était réfugié à Yalou, la capitale
de la province voisine de Dendina, où il continuait à sou-
tenir ses prétentions. Sur ces entrefaites était arrivé d'Ar-
goungo, résidence du prince du Kebbi, Vernir el moumenin
Aliou, que ses goûts paisibles et une dispute avec Chalilou
LE NIGER. — RETOUR A KOUKAOUA. 181
avaient fait retourner d'où il venait, sans qu'il eût fait rien
d'un peu important. Le fahi m'apprit aussi que le soulève-
ment des Dendi n'ayant pas cessé, la route de Tamkala à
Fogha était moins sûre que jamais, mais que, par contre,
une partie du Maouri était rentrée dans l'obéissance.
J'aurais bien désiré visiter Sinder, mais me sentant indis-
posé, je crus, non sans d'autres motifs encore, mieux faire
de rester où j'étais ; en effet, l'état de dépendance du gouver-
neur de cette ville, envers celui de Saï, n'était que fort
incomplet, et les environs étaient infestés de Touareg, prin-
cipalement de race croisée, dont la présence me fit juger
prudent de ne pas trop m'écarter de mon bagage; je rerais
donc un petit présent à mes amis de Tombouctou, en les
priant d'aller l'offrir de ma part au chef de la ville. Mes
envoyés furent parfaitement reçus par ce dernier, qui vint
môme à leur rencontre jusqu'à mi-chemin de Sinder et de
Garou.
Après avoir pris une journée de repos devant Sinder,
nous poursuivîmes, le 23 juillet, notre voyage vers Saï;
nous effectuâmes en huit jours le trajet qui nous restait à
faire et qui était de 25 à 30 milles allemands. Ce qui éveilla
d'abord notre attention, tandis que nous suivions toujours
la rive du Niger, furent quelques jeunes buissons de pal-
miers couverts de fruits, à peu de distance de l'endroit où
nous venions de camper. Il s'éleva alors une discussion
entre mes domestiques et mes compagnons de Tombouctou,
qui prétendaient que c'étaient des palmiers oléifères, tandis
que les premiers soutenaient que c'étaient, au contraire, des
dattiers. Cette dernière opinion était la bonne, car le pal-
mier oléifère ne croit pas à une certaine distance de la mer
ou tout au moins d'un amas d'eau salée; c'est ainsi que, de
T. IV. 13
188 VOYAGES EN AFRIQUE.
tout mon voyage dans l'intérieur de l'Afrique, je ne le ren-
contrai que dans la vallée au sel de Fogha.
Au delà de Sinder, le fleuve était toujours plein d'îles
bien boisées, parmi lesquelles se trouvait celle de Neni,
remarquable comme lieu de naissance du grand roi de Son-
rhaï, Hadj Mohammed, le fondateur de la dynastie indigène
des Askia. Au dire du /"aAi Mohammed Saleh, qui m'accom-
pagna quelque temps, il existerait encore plusieurs princes
de cette royale famille, vivant à Darghol, l'établissement
principal des Sonrhaï indépendants, sur l'importance des-
quels le faki me donna de nombreux détails. C'était un
homme si alTectueux et si expansif; que je regrettai bien
sincèrement de ne pouvoir explorer en sa société tout le
territoire des Sonrhaï indépendants.
Comme au nord de Sinder, le pays situé au midi de la
ville insulaire était bien cultivé et fort peuplé; toutefois
le sol devint un peu plus onduleux, offrant un aspect char-
mant par les hautes herbes et les beaux arbres dont il était
couvert. Les espèces dominantes étaient le baobab^ formant
parfois des groupes considérables, le talha, le kalgo aux nom-
breux exemplaires et les divers autres genres que j'ai cités
en dernier lieu. Quoique les populations fussent toujours
composées de Sonrhaï, de Touareg et de Foulbe mêlés, ce
dernier élément commençait graduellement à prédominer.
Les Touareg appartiennent pour la plupart à la tribu des
Rhatafau; toutefois il s'en trouvait quelques-uns de celle
des Kel E' Souk parmi la population, également mélangée,
du village Asemay, situé à environ 5 milles en aval de
Sinder.
A quelques lieues au delà de ce village, nous passâmes
une petite rivière, nommée par les Touareg « Tederimt »
LE NIGER. — RETOUR A KOUKAOUA. 185
(sinon « Jali »), dont les bords escarpés nous causèrent
quelque retard dans notre marche; elle n'était large, d'ail-
leurs, que d'une vingtaine de pieds sur un de profondeur.
Quelque peu importante que fût cette petite rivière en elle-
même, elle l'était plus ou moins pour moi, en ce sens que
j'y entendis de nouveau pour la première fois le salut habi-
tuel des Haoussaoua, m'annonçant mon retour dans une
contrée à laquelle j'avais voué une grande préférence. A un
mille plus loin, je vis, au bord du Niger, le petit village
Bosse, dont les huttes n'étaient plus construites à la manière
des Sonrhaï, mais, au contraire, dans le style des Haous-
saoua. Les habitants, qui étaient idolâtres, leur chef y com-
pris, ne nous en firent pas moins un fort bon accueil et se
pressèrent autour de moi pour me demander ma béné-
diction.
Laissant à quelques milles à notre droite la ville de Larba
ou Laraba, dont j'ai parlé, lors de mon voyage vers Tom-
bouctou, comme d'une localité habitée par des gens turbu-
lents et querelleurs , nous pénétrâmes dans une contrée
beaucoup moins peuplée et presque dépourvue de culture;
j'appris plus lard que cette zone moins heureuse s'étendait
sur une largeur de 5 à 6 milles. Toutefois celte apparente
stérilité n'était pas due à la nature du sol, car il était bien
boisé et couvert même d'une certaine abondance de menue
végétation. Nous rencontrâmes alors la rivière Sirba, qui
nous est déjà connue et que j'avais traversée précédemment
près de Bossebango. Voisine, en cet endroit, de son embou-
chure, elle n'était que d'une profondeur médiocre et s'éten-
dait dans un lit rocailleux, large d'une cinquantaine de pas
et d'un aspect si sauvage, que je doute fort qu'au temps des
crues, la rivière puisse être traversée sur ce point. Au Sirba
184 VOYAGES EN AFRIQUE.
succéda bientôt une autre rivière moins considérable et bor-
dée de beaux arbres.
Sauf quelques séries de collines, le pays riverain du Niger
était resté plat jusqu'alors et la vallée du fleuve n'avait pas
eu de limite nettement dessinée comme jusqu'à près de
Sinder où, ainsi que nous l'avons vu, elle était marquée, à
peu d'exceptions près, par le versant, plus ou moins abrupt,
du plateau voisin. Au delà du Sirba, nous vîmes se multi-
plier les élévations du sol et nous ne tardâmes pas à rencon-
trer une série de collines continue qui bornait la vallée du
fleuve, comme dans sa partie supérieure. Les conditions où
se trouvait la rive gauche étaient autres, pour autant qu'il
me fût possible d'en juger ainsi. De ce côté, s'était déjà
formée avant Sinder une suite de hauteurs qui s'étendait sans
interruption, pendant 17 à 18 milles allemands, vers le S. S.
E., en suivant le courant du fleuve à peu de dislance ; c'était
la chaîne de Bafele ou Fatadjemma. Ce n'était que vers son
extrémité S. S. E., c'est à dire près de l'endroit où elle
domine l'importante ville Sonrhaï de Farma ou Karma,
qu'elle s'élevait, raide, à une hauteur considérable que j'éva-
luai à 800 ou 1,000 pieds, formant trois groupes de monta-
gnes séparés; ces trois groupes se nommaient respectivement,
en commençant par celui du Nord, Bingaoui, Wagata et
Boubo. Au pied de celui du milieu s'étendait le village Taga-
bata , et, près des extrémités méridionales de la chaîne, se
trouvaient cinq autres villages Sonrhaï étroitement agglo-
mérés.
En face, c'est à dire sur la rive droite, où nous nous trou-
vions, s'élevait l'endroit nommé Senou Debou, habité en
communauté par des Foulbe et des Sonrhaï, desquels pre-
nait son nom la chaîne de collines bornant de notre côté la
LE NIGER. — RETOUR A KOUKAOUA. 185
vallée du fleuve. Comme nous traversions un fourré, peu
s'en fallut que nous n'en vinssions aux mains avec les indi-
gènes; voyant de loin nos six cavaliers armés, ils nous
avaient pris pour des ennemis et nous observaient au nombre
de plus de cent; fort heureusement, ils s'aperçurent de leur
erreur tandis qu'il en était temps encore. Ces gens, habitants
de Debou, n'étaient vêtus, pour la plupart, que d'un tablier
de cuir, quoiqu'une partie d'entre eux fussent Foulbe; leur
armement se composait généralement d'épieux, d'arcs et de
boucliers ronds en cuir d'éléphant, auxquels se joignait
encore souvent une hache de combat.
Heureux de l'issue de cette aventure qui eût pu, vu notre
infériorité numérique, nous coûter la vie à tous, nous con-
tinuâmes notre route et je fus bientôt surpris de rencontrer
une grande étendue de pays couverte de plantations de
coton; le sol des digues de sable, moins favorisé, était lui-
même couvert de belles semailles. A partir de cet endroit
jusqu'à Saï, le pays redevint, autant que le permettait le
terrain, l'objet d'une excellente culture, et nous y rencon-
trâmes à plusieurs reprises de nouvelles plantations de coton.
Les villages se multipliaient naturellement en raison de
l'amélioration du sol; à partir de la petite ville de Birni,
nous rencontrâmes pendant plusieurs milles des villages se
succédant à fort peu de distance.
Cette petite localité est remarquable encore sous un autre
rapport; en effet, lorsque nous en approchâmes, le chemin
qui suivait la rive semblait être coupé. La chaîne de collines
qui s'étendait à notre droite, s'avançait fort près d'un groupe
de rochers très voisin du fleuve; arrivés un peu au delà,
nous nous trouvâmes dans un espace en fer à cheval, formé
par les collines qui se repliaient vers le fleuve, ne laissant
186 VOYAGKS EN AFRIQUE.
qu'un passage très étroit entre elles et un pic isolé, situé
tout à fait contre la rive. Sur la pente de cette espèce d'ana-
phithéàtre qui portait le nom de Saregorou, s'élève la petite
ville de Birni, qui, malgré l'état de délabrement de ses
demeures, offrait un aspect extrêmement pittoresque. Comme
l'indiquent les noms de l'endroit et de la ville ' et le démon-
tre la description des lieux, ce point est de la plus haute
importance pour la domination du fleuve et la défense du
pays. Ce fut là qu'eut lieu, en 1844, une rencontre entre les
Foulbe et les Touareg, qui avaient entrepris, sous leur chef
Sinnefel, une expédition piratique, rencontre où les pre-
miers subirent une terrible défaite, à la suite de laquelle
Sinnefel s'avança jusque sous les murs de Saï.
Birni, qui est exclusivement peuplé de Foulbe, marque
ensuite l'extension de la domination de cette tribu envahis-
sante sur cette partie du Niger, non seulement sous le rap-
port politique, mais encore au point de vue idiomatique;
car, à partir de cet endroit, toutes les populations Sonrhaï
vivant en amont, parlent la langue des conquérants.
Notre sentier passait, le long du fleuve, entre des fermes
et des villages nombreux. A notre droite s'élevaient des pics
et des sommets isolés entrecoupés de nombreux cours d'eau
et étalant leurs blocs de rocher, aux crevasses garnies
d'arbres. Plus loin nous vîmes des éminences abruptes,
composées de gneiss et de grunstein, s'avançant jusqu'au
fleuve, qui passait majestueusement auprès d'elles. Souvent
le sentier n'avait plus qu'une largeur de quelques pieds, ce
qui nous obligeait de marcher près de la rive agréablement
' Il Birni « ainsi que « sare « signifient « ville » ou » fortification ; »
• fforou « se traduit par « fleuve « ou » cours d'eau; « le nom de • Sare
Gorou • équivaut donc à * fortification du fleuve. »
LE NIGER. — RETOUR A KOUKAOUA. 187
ornée de dounkou, dont le feuillage vert sombre contras-
tait magnifiquement avec les rochers blancs qui en for-
maient le fond. Un peu plus loin, nous rencontrâmes dans
le roc une solution de continuité qui lui prêtait l'aspect
d'une montagne en ruines; puis il reprit, mais avec moins
de régularité dans ses couches et de plus fréquentes dépres-
sions. Nous ne tardâmes pas à devoir abandonner la rive du
fleuve, car devant nous s'étendait une vaste masse de mon-
tagnes imprimant une direction tout à fait méridionale au
Niger, qui, à peu près depuis l'embouchure du Sirba, avait
dévié du S. S. E. vers le S. E. C'est en continuant à suivre
la direction du midi, qu'il passe à Saï.
Ne pouvant donc plus suivre la rive, nous gravîmes le ver-
sant du promontoire, partout couvert de belles semailles.
Nous fimes halte à un endroit d'où nous avions une vue éten-
due sur le fleuve, que bornaient au sud-est des éminences
considérables, tandis que nous le dominions déjà nous-mêmes
d'une hauteur de 300 pieds. Mes domestiques ayant décou-
vert, au dessous de l'endroit où nous étions campés, une
source jaillissant du flanc du rocher, je les suivis pour la
rareté du fait, mais ce ne fut qu'avec peine que je pus rega-
gner notre gîte; ayant éprouvé, pendant les dernières
semaines, de fréquents accès de fièvre, j'étais dans un
véritable état de prostration.
Le lendemain matin, nous nous remîmes en route pour
effectuer notre dernière journée de marche avant d'arriver à
Saï, encore éloigné de 4 1/2 milles ; nous gravîmes le som-
met de la montagne, haut d'environ 700 pieds, pour arriver
sur un plateau couvert d'herbes et de buissons, parmi les-
quels le gonda, que je n'avais plus rencontré sur le Niger
supérieur, et garni de vastes champs de blé. Nous nous
188 VOYAGES EN AFRIQUE.
tînmes près du bord oriental de ce plateau, dont le niveau
déclinait constamment; passant alors devant une couple de
villages, nous redescendîmes, pour effectuer le dernier tiers
de notre marche vers Saï, dans la marécageuse vallée du
fleuve, dont nous suivîmes la limite occidentale jusqu'à ce
que nous arrivâmes en face de la ville.
Il me reste maintenant à dire quelques mots sur le carac-
tère du Niger depuis Sinder jusqu'à Saï. Cette partie du
fleuve se distingue de celle qui la précède, principalement
par l'absence des écueils qui, plus haut, en interrompent si
fréquemment le paisible cours. Je ne vis plus de rapides et
je ne rencontrai d'autres rochers qu'en face de Birni. Les
îles, pour la plupart boisées et bien peuplées, étaient deve-
nues aussi rares que peu considérables et ne s'étendaient plus
en groupes entravant sur une grande largeur le cours du
fleuve. L'écartement des deux rives était devenu beaucoup
plus régulier et pouvait être, en moyenne, de 2,500 à 3,000
pas. Quant aux séries de collines bornant la vallée du fleuve,
j'en ai déjà entretenu le lecteur.
Ce fut le 30 juillet, un peu après midi, que je revis Saï,
d'où j'étais parti, plus d'une année auparavant, le 24 juin
1853, pour Tombouctou; mais combien s'était, depuis lors,
modifié l'aspect de la ville et de ses environs ! Au lieu de
l'aridité et de la monotonie les plus extraordinaires, j'y
voyais de tous côtés une telle exubérance de végétation, que
la ville s'y trouvait presque ensevelie ; en outre, l'intérieur
de Saï était coupé d'un cours d'eau qui me donna quelque
peine pour arriver à la maison du gouverneur, ^fous y
fûmes, mon cheval et moi, reçus comme d'anciennes con-
naissances, et on m'assigna pour demeure la petite hutte que
j'avais déjà occupée, l'année précédente.
LE NIGER. — RETOUR A KOUKAOUA. 189
Après quelques instants de repos, je me rendis à l'invita-
tion du gouverneur en allant lui faire visite avec mes com-
pagnons. Je trouvai mon vieux ami Abou Bakr dans un état
de santé pitoyable; en effet, l'affection rbumatismale qu'il
avait contractée dans une précédente expédition sur le Niger
jusqu'à Tondibi, avait dégénéré en paralysie complète depuis
ma dernière visite. Il avait conservé une telle mémoire des
lieux situés sur les rives du fleuve, que je fus plus d'une fois
surpris des remarques que lui suscita le récit de notre
voyage, fait par Ahmed El Wadaoui. Il est indubitable que
le gouverneur de Saï est un personnage de la plus haute
importance pour les Européens, au point de vue de l'explo-
ration du fleuve, et il est à regretter qu'il ne dispose que de
ressources minimes, tant sous le rapport financier que
sous le rapport militaire. Lors de ma seconde visite sur-
tout, et à la suite du soulèvement de la province de Deudina,
ses moyens étaient extrêmement restreints, ce qui influa
sensiblement sur le traitement dont nous fûmes l'objet pen-
dant les trois jours que nous passâmes à Saï. Je n'en fis pas
moins au gouverneur un présent plus considérable que lors
de ma première visite; il m'envoya à son tour une livre de
sucre, condiment dont j'avais dû subir depuis longtemps la
privation en prenant mon thé; Abou Bakr poussa même la
munificence jusqu'à donner à mes compagnons un chameau,
dont ils avaient le plus grand besoin.
L'époque avancée de l'année nous forçant absolument à
hâter notre voyage vers Sokoto, nous nous remimes en
route, ^ dans l'après-midi du 2 août, après une audience
d'adieu que me donna le gouverneur. Cet homme faible
mais bien pensant, que mes rapports d'amitié avec lecheik
El Bakay avaient convaincu des intentions pacifiques des
190 VOYAGES EN AFRIQUE.
Européens, m'écouta avec le plus grand plaisir, lorsque je
lui exprimai mon espoir qu'avec l'aide de Dieu, un bateau à
vapeur anglais remonterait bientôt le fleuve pour aller pour-
voir sa ville d'articles européens de toute espèce et faire de
Sai une importante place de commerce '.
Le niveau du fleuve était plus haut d'environ 5 pieds qu'à
l'époque, moins avancée, où j'avais visité Saï, l'année précé-
dente. Le plus grand des deux blocs de rocher qui s'éle-
vaient vers le milieu du fleuve, près de la ville, ne sortait
de l'eau qu'à la hauteur de 1 1/2 pied et doit, selon toute
apparence, être entièrement submergé dans d'autres saisons,
comme l'était déjà l'autre rocher, moins considérable ; en
outre, il n'est pas invraisemblable qu'il existe d'autres
rochers encore sous les eaux.
Nous traversâmes sains et saufs le fleuve qui n'avait,
même à cet endroit, pas moins de i,oOO à 1,400 pas de lar-
geur, et ce fut avec un profond sentiment de joie que je
repassai ce majestueux Niger, après avoir si longtemps
vécu sur ses rives et suivi son cours pendant plusieurs cen-
taines de milles. Sans nul doute, si j'avais pu le faire, il eût
été important que je continuasse d'explorer le fleuve jusqu'à
Yaouri, afin de relier, par mes propres observations, sa partie
moyenne à sa partie inférieure explorée par les frères Lan-
der et, du moins jusqu'à un certain point, par plusieurs
ofliciers anglais. Malheureusement il ne pouvait en être
* Une politique molle, indécise et des débuts complètement erronés
ont empêché jusqu'à ce moment, c'est à dire au commencement de 1860,
pareille entreprise d'aboutir à sa réalisation ; néanmoins, je suis convaincu
qu'avant un temps fort long, cette partie supérieure du fleuve sera explorée
par des Européens; car on peut au besoin faire voyager par terre de petits
bateaux à vapeur, aux endroits diificiles, tels que les rapides de Boussa.
LE NIGER, — RETOLR A KOUKAOUA. 191
question, tant à cause de l'état de mes ressources que de celui
de ma santé; ensuite, la saison des pluies, déjà très avan-
cée, m'obligeait, comme je l'ai dit déjà, de hâter le plus
possible mon arrivée à Sokoto. Une autre raison, non
moins plausible, était le soulèvement de la province de Den-
dina, qui eiît rendu matériellement impossible pour une
troupe aussi restreinte que la nôtre, tout parcours sur la
rive du fleuve.
Nous poursuivîmes donc notre marche par le sentier que
j'ai décrit au lecteur, et dont l'aspect avait complètement
changé depuis ma dernière visite à Saï; au lieu d'un ter-
rain aride et nu , je ne voyais autour de moi qu'une abon-
dance de végétation de toute espèce. J'ai déjà trop souvent
dépeint ces variations périodiques propres à l'Afrique cen-
trale, selon les saisons de l'année, pour devoir présenter
encore au lecteur le récit minutieux de notre itinéraire en
retournant à Koukaoua; il suflira donc, je pense, de le lui
rappeler à grands traits, tout en ne signalant à son atten-
tion que les changements les plus considérables que je
constatai en roule.
A quelques lieues du Niger, nous fimes une légère dévia-
tion vers l'est, en nous dirigeant du village de Foulbe
nommé Tanna, vers Tamkala, ville située à 4 1/2 milles, et
appartenant au royaume de Gando ; cette localité a acquis
une certaine célébrité par l'esprit belliqueux d'Abou 'L Has-
san, son gouverneur qui battit Daoud, le prince révolté du
Saberma. Pour y arriver, il nous fallut traverser une forêt
épaisse, tandis que la ville elle-même était tellement entou-
rée de champs de millet, que nous ne trouvâmes que difûci-
lement un endroit, voisin de notre logement, pour y atta-
cher nos chevaux. Par contre, les huttes se distinguaient
192 VOYAGES EN AFRIQUE.
par la quantité de vermine à laquelle elles donnaient asile;
en effet, outre toutes les fâcheuses espèces de fourmis pro-
pres au pays, et les innombrables essaims de mouches, j'y
vis, à mon grand étonnement, de grandes quantités de
puces, parasites que je n'avais plus aperçu depuis Koukaoua.
J'aurais préféré transporter ma tente au dehors de la ville,
mais, comme je l'ai dit plus haut, le blé entourait si étroite-
ment non seulement les huttes, mais encore les murs de la
ville, que je ne pus trouver un emplacement convenable; au
surplus, Tamkala était situé au bord d'une vallée maréca-
geuse, ledalloul Bosso, aux palmiers d'Egypte nombreux et
complètement inondée à cette époque.
Je me rendis chez le gouverneur, accompagné des écoliers
d'El Bakay, porteurs d'un présent pour lui; ce personnage
me reçut parfaitement, quoiqu'il m'eût envoyé, l'année pré-
cédente, quatre cavaliers pour me saluer, et que je ne lui
eusse pas rendu de visite, à sa grande colère, disait-on. Je
m'excusai de mon mieux auprès de lui, et, comme mon
allocution était accompagnée d'un présent très acceptable,
elle produisit un fort bon effet sur le gouverneur, surtout
lorsqu'il apprit que c'était à moi qu'il devait l'ambassade que
lui avait envoyée El Bakay pour le complimenter. Il fit lire,
devant tous ses courtisans assemblés, le récit qu'avait rédigé
mon protecteur pour ridiculiser les Foulbe de Hamd Allahi,
qui n'avaient pu parvenir à s'emparer de moi. Abou 'L
Hassan, qui était âgé au moins d'une soixantaine d'années,
fit sur moi une excellente impression, surtout par la simpli-
cité de ses manières; il était natif de l'île Ansongho, où
ses aïeux étaient depuis longtemps établis, et ne devait le
poste qu'il occupait alors qu'à sa science et à son courage per-
sonnel. Il semblait mériter, sous tous rapports, d'être sou-
LE NIGER. — RETOUR A KOUKAOUA. 195
mis à l'autorité suprême d'un chef plus énergique que l'indo-
lent Chalilou, qui laissait honteusement tomber son royaume
en décadence. Le gouverneur de Tamkala est, à son tour, un
personnage des plus importants pour quiconque veut tenter
d'explorer le Niger. Le principal défaut de sa situation con-
siste dans le manque de cavalerie, qui l'empêche de tirer
profit des avantages qu'il remporte parfois sur ses ennemis.
La salle d'audience, où eut lieu notre intéressante entre-
vue avec Abou 'L Hassan, m'élonna par son style simple, en
ce sens qu'elle ne consistait qu'en une chambre longue,
étroite et couverte d'un toit de roseau à pignon, comme
habituellement au Yorouba. Heureux du résultat de notre
démarche, nous retournâmes dans notre logement ; je distri-
buai mes derniers présents à ceux de mes amis de Tombouc-
tou qui devaient me quitter à Tamkala, et je les chargeai
d'une lettre pour le cheik, dans laquelle je lui réitérais, avec
les assurances de mon affection , mon espoir que la grande
distance qui allait nous séparer n'affaiblirait pas notre amitié
réciproque.
Le 6 août, avant notre départ de Tamkala, je reçus en
cadeau d'Abou 'L Hassan un chameau que je donnai, à mon
tour à mes amis de Tombouctou, quoique mes propres bêtes
fussent en fort mauvais état. Nous nous dirigeâmes vers le
midi, en suivant le bord occidental du dalloul Bosse, que
bornait du côté opposé une chaîne de collines fort élevées,
au sommet desquels un gigantesque baobab isolé indiquait
la place d'une ville disparue. Ce ne fut que le lendemain que
nous revînmes sur notre ancienne route, à l'endroit où j'avais
précédemment traversé le dalloul. Nous rencontrâmes en
chemin un personnage fort curieux; c'était un petit chef de
district indigène, qui, selon les ordres du godverneur de
194 VOYAGES EN AFRIQUE.
Tamkala, se joignait h nous pour franchir les sauvages et
dangereuses solitudes du Fogha. C'était Abdou , serki n
Tschiko ou chef de Tschiko, ou bien encore, pour être plus
exact, chef du désert; son noble titre de raouani (littérale-
ment « châle » ou « turban ») était tout aussi vain que
maints titres d'Europe, et la petite ville de Tschiko, avec
tous ses environs, avait été dévastée par des ennemis, déjà
depuis un grand nombre d'années; mais quelque vaine que
fût cette appellation, Abdou était de naissance aristocratique,
comme fils d'Abd E' Salam, le chef de Djega , ville impor-
tante par son aisance et sa valeur politique ; ce chef s'était
rendu célèbre dans le pays , en se prévalant de son indé-
pendance pour résister longuement et avec succès au
réformateur Othman Dan Fodie. Bochari, le gouverneur
actuel de cette localité, était le frère d'Abdou.
Ce chef était fort remarquable, non seulement par sa
noble origine, mais par la pompe qu'il déployait, comme
tous les petits chefs du Haoussa ; c'est ainsi qu'il marchait
au son des cors et des tambours, quoique toute son armée
ne se composât que de six archers et trois cavaliers. Vêtu
d'un magnifique burnous vert, il montait un fougueux che-
val de bataille ; sa suite, au contraire, avait un air des moins
princiers et ne se composait que d'une cohue d'esclaves, de
bœufs, de chèvres et de toute espèce de bagage encombrant.
Malgré tout son vain apparat, le chef de Tschiko fut pour
moi le bienvenu, en présence du périlleux trajet que nous
avions à accomplir; comme il eut l'amabilité de venir me
visiter dans ma hutte, je lui fis cadeau d'un raouani noir,
en le traitant pompeusement de tous ses titres.
Nous fûmes également renforcés de quelques domestiques
d'un frère (Te Chalilou, le sultan de Gando, ce qui nous per-
LE NIGER. — RETOUR A KOUKAOUA. 195
mettait de traverser avec quelque sécurité la dangereuse
contrée qui s'étend entre le village Garbo, qui est la colo-
nie la plus occidentale des Haoussaoua, la vallée au sel de
Fogha et Tilli, la ville située au bord de la vallée du Goulbi
N Sokoto. Par contre, nous avions à affronter bien des
obstacles dûs à la nature marécageuse du sol, ainsi que de
nombreuses tribulations ; car bétes et gens se trouvaient
dans un état de profond abattement et j'eus le malheur,
avant même d'arriver à Garbo, de perdre un de mes cha-
meaux les plus fatigués, en traversant un marécage.
Je pris, cette fois, parKallioul, l'important boulevard des
Foulbe, situé au bord de la vallée Fogha, et dont le gouver-
neur me fit un accueil réellement cordial. Ce fut là que
j'appris d'une manière certaine la triste fin de mon ami, le
visir du Bornou; à la vérité, le gouverneur de Saï, lorsque
nous lui lûmes la lettre de recommandation que m'avait
remise El Bakay, m'avait dit qu'Omar n'était plus souverain
du Bornou, et avait fait quelques légères allusions à la mort
du visir, mais je n'y avais pas ajouté foi. Malheureusement,
les circonstances de ce funeste événement me furent narrées,
à Kallioul, d'une manière si positive que je ne pus conserver
plus longtemps des doutes; dès lors je ressentis quelque
inquiétude au sujet du docteur Vogel et de ses compagnons,
ainsi qu'à l'égard de moi-même, en pensant à mon prochain
retour au Bornou.
Ce fut avec le plus vif intérêt que je rencontrai en cet
endroit un exemplaire du palmier oléifère {Elaeis Guineen-
sis); quoique isolé, cet arbre, joint à quelques buissons
d'espèces voisines, indiquait que le palmier oléifère peut
croître à de grandes distances de la mer, dans des endroits
où le sol est saturé de sel, comme il l'est au bord de la val-
196 VOYAGES EN AFRIQUE.
lée Fogha. Toutefois, ceci doit, comme je l'ai dit précé-
demment, être considéré comme une exception à la règle
générale.
A Kallioul, se joignit encore à nous une troupe considé-
rable de marchands indigènes, pour franchir la sauvage et
dangereuse forêt qui nous séparait de Tilli; nous arrivâmes
sans nul encombre dans celte localité, le 13 août, juste à
temps pour pouvoir traverser encore la marécageuse fad-
dama du Goulbi IN Sokoto. Un peu plus tard, ce passage ne
s'opère qu'au prix des plus sérieuses difficultés ; cette fois
même, nous dûmes traverser trois gués, dont le premier
était d'une largeur assez considérable et profond d'environ
trois pieds; le second, moins large, formait le lit propre de
la rivière et allait rejoindre, en déviant vers le sud-ouest, le
Kouara ou Niger inférieur; le troisième ne constituait qu'un
amas d'eau stagnante. Nous sortîmes de cette vallée maréca-
geuse après 1 1/2 lieue de marche et, rentrant dans des
chemins bien connus de moi, je me dirigeai, chevauchant à
la tête de ma troupe, vers Birni N Rebbi, dont le gouver-
neur, Mohammed Loël, devenu presque aveugle, me reçut
avec beaucoup d'amitié.
De Birni N Kebbi à Gando, nous suivîmes notre ancienne
route, sauf que les inondations du sol nous forcèrent de
nous tenir à une couple de lieues plus au midi que l'endroit
où nous avions traversé précédemment la faddama. Le mau-
vais état des chemins et les fréquentes averses qui nous
assaillirent, m'empêchèrent d'aller visiter Djega, ville située
à environ trois milles plus au midi et qui possède encore,
outre l'inlcrct historique que s'y attache, une certaine impor-
tance commerciale.
Lorsque j'arrivai, à Gando, devant la demeure du royal
LE NIGER. — RETOUR A KOUKAOUA. 197
reclus, je vis une foule de gens se réunir autour de moi
pour venir me féliciter de mon heureux retour. La vilaine
masure d'argile que j'avais habitée autrefois était tombée en
ruines, et à peine me fus-je installé dans une nouvelle
demeure, que j'y reçus la visite du guide qui m'avait con-
duit, l'année précédente, de Gando à Dore, la capitale du
Libtako. Mon premier soin fut de lui demander s'il avait
fidèlement remis au mallem Abd El Kader, de Sokoto, le
paquet de lettres dont je l'avais chargé pour ce dernier. A
cette question, il fit une figure toute triste, et prit dans son
bonnet un petit sac de cuir d'où il tira un sale morceau de
papier qu'il me tendit en disant : « Voici ta lettre ! » Sur-
pris et amèrement déçu, j'appris que, par suite des pluies
abondantes et du passage des rivières et des marécages nom-
breux qu'avait dû franchir mon messager, toute la partie
extérieure du paquet avait été détruite; or c'était précisé-
ment à cet endroit que se trouvait l'écrit que j'adressais à
mon savant ami de Sokoto pour lui recommander de faire
suivre à qui de droit le reste du contenu ; il en était résulté
qu'Abd El Kader n'avait reçu, de tout le paquet, que la
lettre écrite en anglais, qui s'y trouvait renfermée; or, ne
sachant que penser de ces hiéroglyphes, il avait cru ne pou-
voir mieux faire que de les remettre au porteur qui, enchanté
de ce résultat inattendu, et se souciant peu de mes rapports
avec mon pays, avait cru bon de porter le mystérieux écrit
sur sa tête, comme un talisman. Une autre déception
m'attendait encore en cet endroit; pendant mon absence, la
moitié des huttes qui composaient la ville, avaient été dévo-
rées par un incendie, ainsi que tous les livres que j'avais
laissés à Gando.
Je restai en cette ville quatre jours, pendant lesquels je
T. IV. 14
198 VOYAGES EN AFRIQUE,
tentai vainement d'obtenir une audience du sultan. D'un
autre côté, mes compagnons, les telamid ou écoliers du
cheik, nourrissaient l'espoir d'obtenir un beau présent de
ce prince avare et mesquin, et ce ne fut pas pour moi chose
facile que de les décider à repartir en les en dissuadant.
Malheureusement , l'état de mes ressources pécuniaires
m'obligeait de me chercher quelque secours , auquel me
donnaient bien droit les présents considérables que j'avais
faiis au sultan ; mais tout ce que je reçus de lui, ou du moins
des esclaves qu'il m'envoya dans ce but, consistait en une
tunique noire commune et 5,000 coquillages. Je m'étais
attendu à obtenir au moins un chameau, les deux que je
possédais encore étant presque entièrement perdus. Malgré
ce peu de générosité de la part de Chalilou, je ne crus pas
pouvoir me dispenser de le remercier de ce qu'il m'avait été
donné, en allant comme en revenant, de traverser son vaste
pays sans être inquiété, et même de jouir de sa protection
aussi loin que s'étendait son autorité. Cette protection, il
est vrai, ne m'avait pas été fort utile, car les environs mêmes
de la capitale n'olTraient guère plus de sécurité qu'aupara-
vant; comme pendant mon premier séjour, la plus grande
partie de la population valide était forcée de sortir de la
ville, avec les femmes, tous les mercredi et jeudi, pour aller
chercher du bois à brûler, sans crainte d'une attaque.
En somme, il ne nous arriva rien de fort intéressant; je
rappellerai seulement l'énorme quantité de pluie qui tomba
à Gando pendant mon séjour, comme probablement déjà
avant mon arrivée. Ce fait confirma complètement l'obser-
vation que j'avais déjà faite auparavant, que Gando est l'une
des villes où il tombe le plus d'eau; j'appris des indigènes,
avec un vif intérêt, que l'on y compte annuellement 92 jours
LE NIGER. — RETOUR A KOUKAOUA. 199
de pluie, en moyenne. Quoi qu'il en soit, je suis convaincu
que la hauteur moyenne de la pluie n'y est pas de moins
de 60 pouces, et qu'on peut môme l'évaluer à 80 et à
400 pouces.
Le 23 août, nous quittâmes Gando, à ma grande joie, car
j'y avais essuyé beaucoup de misère et de désagréments. A
peu de distance au delà, nous laissâmes à gauche notre route
pour en prendre une autre plus méridionale, conduisant à la
ville de Dogo N Dadji. Il y avait précisément marché en cet
endroit qui était, sous ce rapport, supérieur à la capitale
elle-même; les principaux articles qui s'y vendaient consis-
taient en bétail, en sel et en perles de verre. Or, au moment
même de notre arrivée, il éclata un violent orage qui dis-
persa tous les marchands, de sorte que nous eûmes à nous
procurer le nécessaire tant bien que mal. Le pays que nous
traversâmes ensuite jusqu'à Koussada, par Schagali, endroit
auquel nous reprîmes notre ancienne roule, était bien peu-
plé, et riche en pâturages ainsi qu'en champs de riz et de
blé; plus loin, au delà de Schagali, le sol était partout cou-
vert de la plus brillante végétation et les blés magnifiques
y approchaient de la maturité; la seule chose qui m'étonna
fut le peu de chevaux et de bétail que j'y remarquai. Une
forte marche nous conduisit à Bodinga, où le gouverneur
était le fils de mon ami de Sokoto, le modibo Ali. C'était
pour moi une circonstance très favorable, attendu que j'avais
besoin de l'aide d'un homme bien disposé en ma faveur,
ayant eu le malheur de perdre un nouveau chameau en tra-
versant une de ces vallées marécageuses si fréquentes dans
l'Afrique centrale; en effet, le pauvre animal était tombé en
arrière avec toute sa charge, pour ne plus se relever. J'obtins
du gouverneur de Bodinga les chameaux nécessaires au
"200 . VOYAGES EN AFRIQUE.
transport de ce qui me restait encore, et il me conduisit
même, le lendemain malin, à une certaine dislance hors de
la ville.
Je me sentais indisposé, faible et sans appétit; l'humidité
continuelle à laquelle nous avions été exposés des pieds à la
tête, avait été pernicieuse non seulement à nos bêtes mais à
nous-mêmes, et presque tous mes compagnons étaient plus
ou moins souffrants. Je portais alors déjà en moi les germes
de la dysseuterie, qui devaient ne pas tarder à se développer
en compromettant gravement ma santé. Tout en ressentant
les symptômes de la maladie qui couvait en moi, j'éprouvai
un sentiment de calme et de reconnaissance envers la Provi-
dence , de ce qu'elle eût comblé mon espoir en me permet-
tant du moins, le 26 août, de revoir Sokoto.
Toute la ville, ainsi que ses faubourgs, ses murs, ses
huttes, ses fermes et ses jardins, ne formait qu'une masse
(le verdure touffue, à travers laquelle il ne me fut pas aisé
de me frayer un chemin vers les lieux que je connaissais si
bien cependant. J'étais à peine installé dans une bonne hutte
que l'on m'avait donnée pour logement, que mon ami Abd
El Kader Dan Taffa me fit saluer, après quoi il ne tarda pas
longtemps à arriver lui-même. Il témoigna la plus grande
joie en me revoyant, non sans prendre sincèrement part à
mon visible état de souffrance.
Je ne fus pas moins bien accueilli par mon vieil ami, le
modibo Ali. Lorsque je lui lis un léger présent, en m'excu-
sant de n'être pas à même de lui en offrir un plus considé-
rable, il eut lamabilité de m'exprimer sa surprise de ce que
je possédasse encore quelque chose. Il me pria ensuite de ne
pas me rendre à Wourno sans avoir d'abord écrit à Aliou
pour lui annoncer mon heureux retour et solliciter sa pro-
LE NIGER. — RETOUR A KOUKAOUA. 201
tection. Je suivis ce conseil et, tandis que je faisais savoir à
Vernir el moumenin combien il me rendrait service en me
pourvoyant de chevaux et de chameaux, je saisis l'occasion
pour lui demander de pouvoir continuer le plus promptement
possible mon voyage. Lui exprimant à la lois tous mes vœux,
je lui dis en passant que, mon état de santé peu favorable
m'obligeant à regagner ma patrie par la voie la plus rapide
possible, je sollicitais de lui l'autorisation, pour un de mes
compatriotes arrivé au Bornou, de visiter les provinces du
sud-est de ses États. Mon message partit aussitôt et, le len-
demain soir, arriva un courrier m'informant que je pouvais
partir le jour suivant pour Wourno, où je trouverais des
chameaux sur l'autre bord de la rivière de Sokoto. J'avais
déjà appris que cette dernière, que j'avais vue presque dessé-
chée, était fort haute et formait un courant très difficile à
traverser.
Mes noirs amis musulmans me traitaient donc avec
l'amitié et l'hospitalité les plus grandes. Je ne puis malheu-
reusement pas faire le même éloge de mes amis d'Europe,
dont l'indifférence n'était guère faite pour relever mon moral
abattu. Ce fut grâce à cette indifférence et à un pur hasard,
que j'appris, par un affranchi de Constantinople qui vint me
voir peu après mon arrivée, que cinq chrétiens étaient arri-
vés à Koukaoua avec quarante chameaux; or c'était une
nouvelle d'un immense intérêt pour moi, et j'eus toute la
peine du monde à rapporter les membres de l'expédition,
tels qu'ils m'étaient dépeints par cet individu, aux données
de la dépêche de lord John Russell. Comme je l'ai dit en
son temps et lieu, j'avais reçu cette dernière à Tombouctou;
elle m'apprenait qu'une nouvelle expédition s'était organisée
pour me venir en aide, et me transmettait quelques détails
20± VOYAGES EN AFRIQUE.
sur les personnes dont elle se composait. Lorsque j'appris
ainsi que ces messieurs étaient heureusement arrivés au
Bornou, je fus étonné au dernier point de ne pas recevoir
un mot d'eux, tandis qu'il leur eût été si facile de m'écrire
par cette même occasion. Je conclus de là qu'il avait dû
se passer quelque chose d'extraordinaire; il est vrai que je
ne connaissais guère alors le bruit que l'on avait répandu
de ma mort présumée.
Nous restâmes deux jours à Sokolo, et nous en repartîmes
pour Wourno, le 29 août. Ce ne fut pas sans diflicullé que
nous traversâmes, à l'aide de frêles embarcations, le Goulbi
N Raba ou Bougga qui , presque invisible l'année précé-
dente, passait, impétueux et large de 500 pas, au pied de
la colline où s'élevait la ville. Sur l'autre bord, nous trou-
vâmes les chameaux que l'on nous avait envoyés de Wourno,
où nous arrivâmes heureusement le lendemain. Ici encore,
je fus amicalement reçu à la cour de Vernir el moumenin
Aliou, et l'accueil hostile dont j'avais été l'objet auprès de
leurs frères de Hamd Allahi , semblait ne m'avoir que
rehaussé dans l'estime des habitants de Wourno. Ceci paraî-
tra moins surprenant, lorsqu'on se rappellera que les Foulbe
orientaux, plus modérés, ne vivent pas en fort bonne intelli-
gence avec leurs fanatiques congénères de l'ouest. Aliouavail
déjà appris la différence de conduite envers moi d'El Bakay
el de Sidi Alaouate, et, tandis qu'il loua hautement le cheik, il
blâma de la manière la plus énergique l'attitude peu digne
«le son frère.
Tous, nous éprouvions le plus grand besoin de nous
refaire, et l'occasion nous en était offerte à Wourno, où nous
retenait l'état d'impraticabilité des fleuves et des marécages
de la route; notre séjour dans la capitale d'Aliou dura donc
LE NIGER. — RETOUR A KOUKAOUA. 203
jusqu'à la fin du mois suivant. Je m'efforçais de combattre
par une diète sévère et le plus grand repos possible, le déve-
loppement de la maladie dont j'étais menacé; je m'en trou-
vai assez bien au commenrement, mais, le 13 septembre, je
fus pris d'une attaque de dyssenterie des plus violentes, qui
menaça sérieusement mes jours. Je parvins cependant à
dompter le mal et à me rétablir par les prescriptions de la
thérapeutique indigène, c'est h dire en prenant du riz broyé,
mélangé de lait épais et des graines du Mimosa Nilotka; dès
le 22 septembre je pus faire ma première sortie à cheval et,
à partir de cette époque , ma santé s'améliora de jour en
jour.
Il me restait à me tirer d'une autre difficulté. Le voyage
avait fait autant de tort à mes moyens pécuniaires qu'à mes
forces physiques; ensuite, la vie était énormément chère à
Wourno, par suite de l'instabilité toujours croissante de la
situation du pays; en effet, tandis que nous avions payé 500
à 600 kourdî un mouton à Tombouctou , sur la limite du
désert, il n'y avait pas moyen d'en obtenir un à Wourno à
moins de 3,000 kourdi; nous eussions volontiers acheté
10,000 kourdi une quantité de blé qui nous en eût valu 5,000
à 4,000, en admettant qu'il en fût venu autant sur le
marché.
Mon noble et fidèle cheval Kanori, qui avait traversé avec
moi tant de dangers, était complètement épuisé et devenu
hors d'état d'affronter de nouvelles fatigues ; mes chameaux
étaient morts ou épuisés de même; que me restait-il donc à
faire, si ce n'était d'implorer bien à contre-cœur, la généro-
sité d'Aliou? Malheureusement, la libéralité n'était pas la
vertu dominante de cet homme, faible comme chef mais
cependant loyal; quoique je lui eusse donné, outre mon
20i VOYAGES EN AFRIQUE.
premier présent, tout ce qu'il me restait en monnaie d'ar-
gent, métal aussi rare que précieux à Wourno, je ne reçus
de lui qu'un cheval, robuste mais fort laid, et un pain de
sucre anglais. Je n'en devais pas moins beaucoup de recon-
naissance au sultan Aiiou car, lors de mon départ pour
Tombouctou, il m'avait remis pour le sultan de Gando une
lettre qui me fit le plus grand bien; ensuite, il m'avait par-
faitement accueilli au retour, me traitant avec beaucoup
d'égards, et enfin il me remit des lettres de recommanda-
tion pour les gouverneurs des provinces de son royaume que
j'avais à traverser. Il me chargea également, pour le gouver-
neur de l'Adamaoua, d'une lettre particulière que je repassai
plus tard au docteur Yogel; elle lui eût été fort utile et lui
eût préparé, en ce pays, un tout autre accueil que celui que
j'y reçus, s'il eût pu, selon ses désirs, s'y rendre en quittant
l'Hamarroua.
Lorsqu'après bien des relards du côté de mes compa-
gnons, j'eus pris congé d'Aliou, le 4 octobre, nous nous
remîmes en marche, le lendemain, vers l'orient, en société
du ghaladima avec lequel j'avais voyagé de Katsena à
Wourno, en arrivant. Nous prîmes cette fois un chemin plus
méridional, par lequel nous arrivâmes bientôt à Gandi.
Nous dûmes, en route, traverser à deux reprises le Goulbi
N Rabba, qui porte en amont le nom de Bakoura; la pre-
mière fois il était guéable, mais la seconde, c'est à dire à
une couple de lieues plus haut, il avait environ 400 pas de
large, sur une profondeur de plus de 5 pieds, ce qui nous
obligea de nous servir d'embarcations. J'acquis en cet
endroit la certitude qu'il nous eût été impossible de voyager
auparavant, les eaux ne commençant à baisser qu'alors,
c'est à dire vers la fin de la saison des pluies. A partir de
LE NIGER. — RETOUR A KOUKAOUA. 205
Gandi, nous poursuivîmes pendant 11 milles allemands
notre pénible marche à travers le désert de Goundoumi,
pour arriver aux environs de la ville de Danfaoua et rentrer
ensuite dans le réseau des affluents supérieurs du Goulbi N
Sokoto ou Rima. Ce fut au delà du premier de ces affluents,
que je vis, près de l'endroit nommé Dole, la plus haute tige
de sorgho que j'aie jamais rencontrée, et qui n'avait pas
moins de 28 pieds. Les blés y étaient précisément alors à
l'état de maturité.
Traversant une zone de pays pierreux, nous arrivâmes au
rocailleux village Doutschi, qui nous était bien connu, pour
reprendre ensuite notre ancienne route; nous la suivîmes
jusque près deSyrmi, où nous l'abandonnâmes de nouveau
pour aller visiter Kammane, ville située à 2 ou 5 milles plus
au midi. Cette localité se distingue, par son industrie, de
tout le triste pays environnant; les habitants non seulement
y cultivent le coton et l'indigo, mais encore se livrent acti-
vement à la lisseranderie et à la teinture; en outre, ils
savent parfaitement défendre leur ville contre les incursions
des idolâtres Goberaoua.
Nous fîmes ensuite une marche forcée de 12 lieues à tra-
vers le sauvage et dangereux pays de forêts que nous avions
parcouru précédemment, en arrivant de Sekka; laissant un
peu à notre gauche les murs de Roubo entourés de lierre,
nous atteignîmes l'extrémité de la forêt, un peu au nord de
Sekka et près d'une ville du nom d'Oummadaou. Arrivé là,
je me séparai du ghaladima, qui se rendait à Katsena tandis
que je prenais moi-môme la route directe de Kano. Entre
Kouraje et Kourrefi, je croisai encore une fois le chemin
que j'avais parcouru, l'année précédente, en arrivant de Kat-
sena, et, à 7 milles plus loin, c'est à dire près de Koussada,
206 VOYAGES EN AFRIQUE.
je me retrouvai sur la route que j'avais suivie, le 1" et le
2 février 1851, en me rendant de Katsena à Kano. Je fran-
chis de nouveau les limites de la belle et riche province de
Kano, dont j'atteignis, dans l'après-midi du 17 octobre, la
capitale, cette ville qui, non seulement occupe au Soudan
le premier rang sous le rapport de l'industrie, mais jouit
encore du monopole du commerce dans toute cette partie
de l'Afrique centrale.
J'entrai à Kano avec l'idée fixe d'y trouver des lettres
d'Europe, le remède le plus efficace à mes fatigues et à mes
souffrances; mais il n'y avait ni lettres ni le moindre des
secours pécuniaires que je m'attendais à y rencontrer. Je ne
m'expliquais pas comment tout cela était possible, et ma
déception fut d'autant plus amère que j'avais compté trou-
ver à Kano tout ce qui m'était nécessaire et y recevoir de
bonnes nouvelles de l'entreprise de Vogel et de ses compa-
gnons; car je n'avais encore appris que leur arrivée à Kou-
kaoua, de la bouche de l'affranchi qui était venu me voir à
Sokoto.
Le lendemain, je fis ma visite au gouverneur et au ghala-
dima, en leur portant les plus beaux présents que je possé-
dasse encore, après avoir donné, pour m'acquérir ses bonnes
grâces, presque tout le reste de mon bien à Sidi Ali, le mar-
chand que j'avais connu précédemment à Kano et qui
avait su m'inspirer de la confiance. Immédiatement après,
j'envoyai mon domestique le plus sûr à Sinder, la première
ville-frontière du Bornou, vers le nord-ouest, afin d'y
prendre la caisse qui y était restée déposée avec des quin-
cailleries anglaises et 400 dollars en espèces, ou du moins
ce qui en pouvait n'être pas passé en d'autres mains.
Dans l'intervalle du retour de mon domestique, je me mis
1. Ma maison dans le quartier Dala, pendant mon premier séjour à Kano (lors de mon second
séjour, je demeurai dans le même quartier, mais dans une autre maison située à peu de distance).
— 2. Grand marché. — 3. Petit marché.— 4. Palais du serki. — 5. Palais du ghaladima.—
f). Ko fa (ou porte) Massouger. — 7. Ko fa n Adama. — 8. Ko fa n Gouda. — 9. Ko fa n
Ka7issakali. — 10. Kofa n Limoun ou Kofa n Kaboga. — 11. Kofa n Dakanye ou Kofa n
Doukania. — 12. Kofa n Dukulna. — 13. Kofa n iXalssa. — H. Kofa n Koura. — 15. Kofa
n .\aiisarao\ia. — 16. Kofa n Mata. — 17. Kofa n Wambay. — 18. Kofa n Mugardi. —
19. Kofa n Roua (fermée aujourd'hui). — 20. Doulsi n Dala. —21. Kogo n Doutsi.
N' 90. — Voir tome IV, page 207.
LE NIGER. — RETOUR A KOUKAOUA. 207
en devoir d'utiliser au mieux mon temps en terminant un
plan de la ville, que j'avais commencé à dresser lors de mon
premier séjour; ensuite, l'état de ma santé exigeait de ma
part un exercice continuel, le changement de vie m'ayant
occasionné en route et même encore à Kano, de violents
accès de fièvre.Cette ville sera toujours pour les Européensune
des localités les plus malsaines, et le docteur Vogel fit bien de
l'éviter pendant la première année de son séjour au Soudan.
Mes animaux eux-mêmes ne purent résister aux influences
pernicieuses du climat, et mes trois chevaux furent succes-
sivement atteints d'une maladie contagieuse. Celle-ci se
déclara d'abord par des enflures aux jambes, enflures qui
gagnaient le poitrail, puis la tête, et qui amenaient la mort
de l'animal en six ou huit jours. J'en perdis deux de la
sorte, dont l'un était le brave et fidèle conipagnon qui avait,
pendant près de trois années, partagé mes fatigues et mes
douleurs ; celui que je conservai était précisément le robuste
mais laid petit cheval que m'avait donné le sultan de Sokoto.
Quant à mes chameaux, j'en avais déjà perdu plusieurs en
route, de Wourno à Kano.
A tous ces revers venait se joindre la gêne que me cau-
saient mes dettes, car je devais déjîi près de deux années de
gages à mes seuls domestiques; j'étais ensuite fort inquiet
de ce que j'avais laissé à Sinder et, pour comble de misère,
deux nouveaux soucis vinrent se joindre à ceux dont j'étais
déjà accablé. Ma grande préoccupation avait pour objet
l'expédition envoyée au Benouë par le gouvernement bri-
tannique; à l'époque où cette expédition eut lieu, j'ignorais
tout ce qui y avait rapport, les dépêches que j'avais reçues
fort tardivement à Tombouctou, n'en disant pas un mot;
les lettres ultérieures qui en faisaient mention, restèrent
208 VOYAGES EN AFRIQUE.
séjourner à Koukaoua, où je les trouvai, à mon arrivée dans
cette capitale, à la fin de décembre. Ce ne fut que le
29 octobre, que j'appris par les indigènes l'existence de celte
expédition, tout à fait comme j'avais su par hasard, à
Sokoto, l'arrivée du docteur Vogel à Koukaoua.
Mon opinion fut d'abord que cette expédition était dirigée
par le capitaine Mac Leod, un numéro du Galignani 's Mes-
senger m'ayant appris son projet de remonter le Niger ; ce fut
seulement le 43 novembre, que je rencontrai un homme qui
avait vu de ses yeux l'expédition. 11 me raconta qu'elle con-
sistait en un grand bateau et deux petits, mais il ne put me
dire s'ils étaient en bois ou en fer; d'après lui, ils étaient
montés par sept maîtres et soixante- dix esclaves ^ Cet
homme m'apprit en outre que les membres de cette expédi-
tion n'étaient pas remontés jusqu'à Yola, le chef de l'Hamar-
roua les ayant avertis d'un rétrécissement du fleuve, causé
par les montagnes. Il me dit aussi qu'ils étaient repartis
pour l'Europe plus tôt qu'on ne l'eût cru, et que lui-même,
en revenant de Yakoba, où il était allé chercher de l'ivoire
pour l'expédition, n'avait plus trouvé personne, à son grand
étonnement.
L'autre question qui me préoccupait beaucoup à cette
époque, était l'état politique de Koukaoua. Dans le prin-
cipe, lorsque j'eus reçu la première nouvelle de la révolu-
tion politique du Bornou, suivie de la chute du cheik Omar
et de la mort de son visir, j'avais renoncé à retourner par ce
pays, me proposant de reprendre plutôt la pénible route de
* Il devait naturellement considérer comme composé d'esclaves l'équi-
page de ces bateaux; c'étaient dos ucgrcs de la Côte d'Ivoire, qui servent
fréquemment comme matelots sur les navires européens, dans ces parages.
LE NIGER. — RETOUR A KOUKAOUA. 209
l'Asben, à travers les Touareg. Toutefois, lorsque je sus,
plus lard, qu'Omar était replacé sur le trône, je ne désespé-
rai pas de pouvoir suivre la voie, comparativement plus
sûre, du pays des Tebou, d'autant plus qne j'appris en même
temps la lutte sanglante qui avait éclaté entre les Kel Ovpi
et les Kel Geress. Un grand nombre de personnages émi-
rients de cette première tribu périrent dans ce conflit, ainsi
que plusieurs centaines de guerriers de l'une et de l'autre,
.l'éprouvai une vive douleur en apprenant ainsi la mort de
mes meilleurs amis parmi les Kel Owi, et surtout celle de
Hamma et de Byrgou.
Dans l'intervalle, il n'arrivait de Koukaoua que de mau-
vaises nouvelles et de faux bruits. Ce ne fut que le 9 novem-
bre, que nous apprîmes d'une manière certaine que le
souverain légitime du Bornou se soutenait bien contre les
intrigues du parti de son frère et que ce dernier lui-même
était son prisonnier; je n'ajoutai néanmoins foi entière à
cette nouvelle que lorsque je vis, quelques jours après, arri-
ver un envoyé d'Omar, chargé d'aller saluer le gouverneur
de Kano. Je me fis présenter ce messager et lui donnai
quelques bagatelles pour témoigner de la satisfaction que me
causait le succès de son maître. C'était pour moi une chose
importante que de me voir ouverte la voie du Bornou, con-
trée où je devais rencontrer le docteur Vogel et ses compa-
gnons et lui donner mon aide et mes conseils pour l'explo-
ration des pays qu'il était on ne peut plus désirable qu'il
visitât.
Quoique l'horizon politique se fût éclairci, le manque
d'argent me rendait encore très difficile l'arrivée à Kou-
kaoua; car, le 4 novembre, j'avais vu revenir, les mains
vides, et à mon amer désappointement, le domestique que
ilO VOYAGES EN AFRIQUE.
j'avais envoyé, le 18 octobre, à Sinder pour y chercher mon
bien ; une couple de lettres de vieille date et sans impor-
tance, furent tout ce qu'il me rapportait de ce lointain
voyage '. Il m'apprit que le bruit de ma mort avait trouvé
partout créance, et qu'un domestique du docteur Vogel,
accompagné d'un esclave d'Abd E' Rahman, l'usurpateur de
Koukaoua, était arrivé de cette dernière ville à Sinder, pour
y prendre tout ce qui pouvait y être arrivé pour moi; quant
à ma caisse renfermant des quincailleries et des espèces, elle
avait été volée depuis longtemps, c'est à dire immédiate-
ment après le meurtre du schérif El Fassi,.à qui j'en avais
confié la garde.
Abandonné ainsi de tous les côtés à la fois, je ressentis
d'autant plus vivement ma misère, qu'Ali El Ageren, mon
premier serviteur, dont j'ai dit la méprisable conduite à
Tombouclou et qui, du reste, ne m'avait été que médiocre-
ment utile en route, au retour, se prévalut des termes de
notre contrat pour prétendre se faire payer sur le champ. Je
lui devais 111 écus d'Espagne, et je me vis forcé d'emprun-
ter cette somme à Sidi Ali. Mes autres domestiques, aux-
quels je devais en tout environ 200 écus, consentirent, fort
heureusement, à ne recevoir leur salaire qu'à notre arrivée
à Koukaoua.
Un marchand deFezzan, qui m'avait déjà témoigné beau-
coup d'amitié dans une autre circonstance, se déclara dis-
posé à me prêter 200 écus d'Espagne, somme qu'il m'envoya,
en effet, quelques jours plus tard. Comme je ne pouvais me
• Parmi ces papiers, se trouvaient deux lettres de recommandation
écrites en arabe et adressées, l'une au sultan Aliou de Wourno, l'autre,
conçue en termes généraux, à tous les chefs Foulbe. Deux ans plus tôt,
elles m'eussent été d'une grande utilité.
LE NIGER. — RETOUR A KOUKAOUA. 2H
dispenser d'emporter en Europe quelques échantillons de
Kano, et qu'il me fallait acheter des chevaux, des chameaux
et mille autres choses, cet emprunt ne suffisait pas à mes
besoins. Je me vis donc forcé de demander du secours au
ghaladima, lequel ordonna aux marchands de Ghadames qui
se trouvaient en rapport avec l'agent anglais en cette ville
et avaient en leur possession des marchandises appartenant
à ce dernier, de m'avancer la somme dont j'avais besoin.
J'obtins ainsi 200 dollars, mais au taux usuraire du pays,
c'est à dire que je dus m'engager à rembourser le double
quatre mois plus tard à leurs agents de Tripoli; c'était, en
un mot, de l'argent emprunté à trois cents pour cent. Je tirai
du moins de ma situation cet avantage, de pouvoir envoyer
d'une manière sûre et rapide des lettres et des dépêches à
Tripoli, car ces messieurs y envoyèrent aussitôt un homme
de confiance, muni de mon engagement écrit.
Après solution de toutes ces pénibles questions, je me
trouvai enfin prêt à partir, le 25 novembre. J'entrepris, ce
jour là, la dernière partie de mon long voyage en Nigritie, le
cœur joyeux et plein d'espoir de pouvoir respirer de nou-
veau, avant six mois, l'air vivifiant des contrées septen-
trionales. Sidi Ali m'accompagna, ainsi que mes deux
derniers amis de Tombouclou, les deux autres étant restés
à Wourno, pour venir me rejoindre plus tard à Koukaoua.
Bochari, le chef du Chadedja, étant en campagne contre
le gouverneur de Kano, je dus prendre, au commencement,
une route un peu plus septentrionale que celle que j'avais
suivie précédemment; toutefois, l'aspect du pays était à peu
près le même que celui que j'ai décrit lors de mon premier
voyage de Kano à Koukaoua. Quoique moins peuplée, la
contrée offrait une plus grande abondance de végétation, du
'Jt2 VOYAGES EN AFRIQUE.
moins sous le rapport des grands arbres, tels que le palmier
d'Egypte, le palmier flabelliforme, le doroa, le tamarinier et
même le dattier. Je franchis, entre Gerki et Goummel, la
frontière du Bornou, et je reçus, dans la dernière de ces
deux villes, de tristes détails sur la guerre civile qui avait
désolé le pays. Trois ans auparavant, Goummel, l'entrepôt
du natron dans ces régions, renfermait une population nom-
breuse et jouissait d'un bien-être relatif, sous le gouverne-
ment du vieux Dan Tanoma. Après la mort de celui-ci, son
successeur légitime fut supplanté par un usurpateur nommé
Scheri ; chassé à son tour par le gouverneur de Sinder, Sclieri
revint avec des forces plus nombreuses, rassemblées dans le
pays de Kano, et s'empara de nouveau de la ville; le cheik
Omar, affaibli lui-même par la lutte qu'il avait dû soutenir
contre son frère révolté, dut finir par reconnaître Scheri
comme chef de Goummel. Cette ville, naguère pleine de vie,
fut alors presque entièrement abandonnée, la maison du gou-
verneur saccagée, et le vainqueur vint s'installer au milieu
des ruines de la demeure princière de son prédécesseur.
Je retrouvai avec plaisir, à Goummel, le marchand tuni-
sien Mohammed E' Sfaksi , qui nous avait accompagnés,
en 1850, depuis Moursouk, et auquel Richardson avait
emprunté une si forte somme. Il était fort heureux pour moi
que celle-ci eût enfin été remboursée, de sorte que cet ancien
créancier, auquel nous avions dû autrefois tant de désagré-
ments, me témoigna la plus grande bienveillance. Il vint
nie visiter dans mon camp, m'offrit des friandises et me
donna, chose importante et que je désirais beaucoup, les
premiers renseignements authentiques sur la situation poli-
tique du Bornou, ainsi que des détails sur la nouvelle expé-
dition qui y était arrivée.
LE NIGER. — KETOL'R A KOUKÂOUA. 213
La marche suivante nous donna, à son tour, un témoi-
gnage lamentable des dévastations auxquelles avait donné
lieu la lutte pour la possession de Goummel; toutes les loca-
lités de la route étaient désertes, les moissons mûres étaient
abandonnées dans les campagnes, et nous finies plus de
6 milles allemands de trajet avant de rencontrer d'êtres
humains; ceux que nous vîmes enfin, étaient quelques voya-
geurs qui se rendaient à Kano. Le peu de sécurité qu'offrait,
par suite de tous ces événements, la route que j'avais suivie
en 1851, depuis Goummel, m'avait obligé de faire un détour
assez considérable vers le nord. Ce ne fut qu'à partir de
Maschena que je repris mon ancienne voie ou que, du
moins, je cessai de m'en écarter notablement.
J'arrivai à Boundi, dans la matinée du 1" décembre, et
je pénétrai dans la forêt sauvage qui s'étend à l'orient de
cette ville. Accompagné de mon fitlèle Galroni , j'avais pris
environ une lieue et demie d'avance sur notre troupe, quand
je vis venir à ma rencontre un individu de l'aspect le plus
singulier; c'était un jeune homme dont le teint, si pâle qu'il
me semblait blanc comme la neige, m'indiquait que le cos-
tume qu'il portait ne lui était pas familier; ce costume con-
sistait en une tunique semblable à la mienne, et un turban
blanc, enroulé un grand nombre de fois autour d'un bonnet
rouge. Je distinguai alors, dans la noire suite de l'inconnu,
mon serviteur Madi, que j'avais laissé à Koukaoua pour gar-
der ma maison et qui, dès qu'il m'eut aperçu, me nomma à
son pâle compagnon. Aussitôt le docteur Vogel, car c'était
lui, s'élança vers moi, et, sans descendre de cheval, en proie
tous deux à une profonde surprise, nous nous souhaitâmes
cordialement la bienvenue. J'étais, pour ma part, à mille
lieues de me douter de la rencontre de ce voyageur envoyé
T. IV. 15
214 VOYAGES EN AFRIQUE.
à mon aide, tandis qu'il avait appris, de son côté, que j étais
encore vivant et que j'étais revenu sauf de l'ouest. Je lui
avais envoyé de Kano une lettre qui lui était parvenue en
roule; mais l'adresse en arabe que j'y apposai pour plus de
sécurité, lui avait fait croire que cette lettre venait d'un
Arabe, et, sans l'ouvrir, il l'avait conservée en attendant
que quelqu'un pût lui en expliquer le contenu. Mettant enflu
pied à terre, nous nous assîmes au milieu de celte forêt sau-
vage. Sur ces entrefaites arrivèrent nos chameaux, et mes
domestiques ne furent pas peu étonnés de voir auprès de
moi un de mes blancs compatriotes. Je pris alors un petit
sac à provisions, nous nous finies préparer du café et nous
ne tardâmes pas à nous trouver comme chez nous. Il y avait
plus de deux ans que je n'avais plus entendu un mot alle-
mand ni même européen, et ce fut pour moi une joie indi-
cible que de pouvoir m'exprimer enfin dans la langue de mon
pays. Le docteur Vogel m'apprit, à ma profonde stupéfac-
tion, qu'il n'y avait rien pour moi à Koukaoua, et que
ses propres ressources étaient épuisées; il me dit que l'usur-
pateur Abd E' Rahman avait mal agi envers lui el s'était
emparé de ce qui était resté de moi à Sinder. Mon compa-
triote me lit savoir également qu'il se dirigeait lui-même
vers celte dernière ville, afin d'y aller voir s'il n'était pas
arrivé quelques nouvelles ressources et compléter mes tra-
vaux par une évaluation exacte de sa silualion, évaluatioû
basée sur des observations astronomiques. Je fus surpris
presque plus désagréablement encore, en apprenant qu'il ne
possédait pas une seule bouteille de vin; car, depuis trois
ans, je n'avais pas pris une goutte de boisson stimulanle autre
que du café, et l'état où m'avaient réduit la dysseiileiie et
de nombreux accès de fièvre, rae causait une envie irrésis-
LE NIGER. — RETOUR A KOUKAOUA. 215
tible de goûter la fortifiante liqueur dont j'avais pu apprécier
précédemment les salutaires effets. Celait ainsi que, pris
d'un violent accès de fièvre, dans les marécages de la Lycie,
lors d'un précédent voyage dans l'Asie mineure, je m'étais
rétabli en fort peu de temps par l'usage de bon vin de France.
J'essuyais un tort immense par la promptitude avec laquelle
le docteur Vogel avait ajouté foi à la nouvelle de ma mort,
sans s'être livré auparavant à des recherches suffisantes;
mais comme il n'était que récemment arrivé dans le pays et
ne connaissait pas la langue , il lui avait été impossible, je
le comprenais, de s'assurer de la réalité du fait.
Je ne fus guère consolé de tous ces mécomptes par les
dépêches que le docteur Vogel me dit être arrivées à Kou-
kaoua, en ce sens que l'annonce qu'elles me portaient de
l'expédition envoyée au Benouë, m'était devenue parfaite-
ment inutile. Vogel lui-même avait eu un instant le projet,
me dit-il, de se joindre à celte expédition, ce qui avait élé
le seul but de son voyage au Mandara, dont j'avais entendu
parler par des marchands arabes, en faisant route vers Mas-
chena. Il avait, en celte circouslance, partagé l'erreur de
mes amis d'Europe, en croyant que je m'étais rendu, par le
Mandara, dans l'Adamaoua; ce n'était qu'à Mora, la capi-
tale, ou plutôt le seul centre de ce petit pays, où les progrès
des Foulbe eussent encore laissé subsister quelque autono-
mie, qu'il s'était aperçu de celte erreur, mais malheureuse-
ment trop tard ; toutes les peines qu'il se donna ensuite pour
regagner, par Oudje, la bonne voie, furent infructueuses, la
chute de l'usurpateur Abd E' Rahman et la restauration de
son frère Omar, ayant forcé Vogel de retourner à Koukaoua.
Il me raconta comment le chef du Mandara, probablement
instigué par Abd E' Rahman, avait agi envers lui, le trai-
216 VOYAGES EN AFRIQUE.
tant de la manière la plus indigne et allant jusqu'à le mena-
cer de mort.
Notre entretien roulait ainsi sur une foule de questions,
relatives au passé et à l'avenir, quand arriva la suite de la
caravane avec laquelle voyageait le docteur Yogel. Elle avait
rencontré mes domestiques, auxquels j'avais dit d'aller nous
attendre à Kalemri, au delà de la forêt, et n'en croyait pas
ses yeux de nous voir assis ainsi, tranquillement, au beau
milieu de cette forêt sauvage, entourés d'ennemis de tous
côtés. Ces lâches marchands arabes ne s'étaient joints à mon
compatriote que parce qu'ils avaient aperçu une petite bande
de voleurs de grand chemin.
Après un entretien d'une couple d'heures, nous dûmes
songer à nous séparer; le docteur Vogel continua sa marche
vers Sinder, d'où il voulait retourner à Koukaoua avant la fin
du mois, tandis que je me hâtais de rejoindre mes domes-
tiques.
Je pressai dorénavant le plus possible mon voyage vers
Koukaoua. Le 2 décembre, j'arrivai à Sourrikoulo, pour la
troisième fois depuis mon séjour au Soudan. Les Touareg
infestaient les environs, tout y était en désordre et le chef
militaire qui y commandait, était sur le point d'abandonner
la ville, ainsi que tous les habitants. Afin d'atténuer un peu
le danger, je voyageai autant que possible de nuit, mais je
ne fis aucune rencontre des bandits redoutés. Je suivis et
je croisai alternativement et à plusieurs reprises ma route
de 185i, ainsi que celle que j'avais suivie, vers la fin de
1852, en me rendant à Tombouctou; celte circonstance
était due à ce que je me dirigeai plus vers le sud à partir
de Wadi; passant par Borsari, j'arrivai, le 6 décembre, non
loin de la rivière de Thaba, et je traversai, le même jour, le
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LE NIGER. — RETOUR A KOUKAOUA. 217
homadougou Waoube, qui s'y relie; le lendemain, nous
eûmes à franchir les affluents méridionaux de ce dernier.
Aucun d'eux n'avait plus de 4 pieds de profondeur, et je pus
ainsi confirmer l'exactitude de toutes mes observations anté-
rieures sur la nature du komadongoii. Nos quatre dernières
journées de marche nous conduisirent enfin à travers le
district de Koiam, aux localités étendues et florissantes,
aux beaux troupeaux de chameaux et aux puits profonds;
quelques-uns de ces derniers n'ont pas moins de 40 pieds.
Lorsqu'enfin, le 11 décembre, je m'approchai de la capitale
du Bornou, je rencontrai, près du village Kaliloua, le pre-
mier eunuque du cheik avec trente cavaliers destinés à me
servir d'escorte. Traversant la foule qui se pressait sur le
marché situé devant la porte occidentale, je fis solennelle-
ment ma rentrée à Koukaoua, que j'avais quitté depuis plus
de deux ans pour commencer mon long et dangereux voyage
dans l'ouest. En rentrant dans mon ancien logement, la
te Maison Anglaise, » j'y trouvai les deux compagnons euro-
péens du docteur Vogel, sapeurs de l'armée anglaise, le
caporal Church et le soldat Macguire.
CHAPITRE VI
DERNIER SEJOl'R A KOllKAOUA. — RETOUR A TRIPOLI PAR LE DESERT.
— ARRIVÉE EN ANGLETERRE.
Après mon retour dans la capitale du Bornou, qui mar-
quait la fin de mon voyage d'exploration au Soudan, je me
serais bien cru en droit d'espérer quelque temps de repos,
afin de rétablir ma santé compromise, et raviver mes forces
abattues par tant d'épreuves, avant de m'en retourner dans
mon pays par la pénible voie du désert. Malheureusement il
ne devait pas en être ainsi , car diverses circonstances se
réunirent, non seulement pour prolonger de plusieurs mois
mon séjour à Koukaoua, mais encore pour me faire passer
ce temps de la manière la plus désagréable.
J'ai eu déjà plus d'une fois occasion de révéler au lecteur
les tribulations que me causait mon fréquent manque
d'argent. Quelque ennuyeux qu'en soit le développement, je
n'ai pu me dispenser de les raconter, à cause de leur portée
réellement considérable; or, à mon retour à Koukaoua, je
me trouvai en butte à la même calamité. J'avais déjà appris
RETOUR A TRIPOLI. — ARRIVÉE EN ANGLETERRE. 219
par le docteur Vogel, lors de notre rencontre dans la forêt
deBonndi, que je ne trouverais pas à Koukaoua les secours
pécuniaires sur lesquels j'avais compté; or, j'avais pris à
Kano des engagements auxquels je devais faire honneur à
Koukaoua; ensuite, il se révéla que la plus grande partie
des marchandises qui étaient arrivées à Sinder et que le
docteur Vogel avait fait transporter à Koukaoua, avaient été
volées; en conséquence, et dès la première audience que
m'accorda le cheik Omar, j'insistai sur la restitution, non
seulement de ces objets , mais encore des espèces que
j'avais déposées précédemment entre les mains du schérif El
Fassi et dont j'avais été dépouillé, après le meurtre de ce
dernier, pendant la révolution suscitée par le frère du
cheik. Je fis ces réclamations, non seulement à cause de
mon état de gêne, mais encore pour le salut des principes,
afin que le bien des voyageurs européens ne devint pas
impunément la proie des voleurs du pays. Elle me valurent
tout d'abord la haine d'un courtisan très considéré, nommé
Diggama, dont les domestiques avait été chargés du trans-
port de nos objets, de Sinder à Koukaoua. Le cheik, qui
possédait moins que personne de son pays la notion du
temps, mit à souscrire à mes prétentions, tout en les
admettant comme fondée^, tant de lenteur, qu'il fut cause,
de même que Diggama par ses intrigues, des longs retards
que j'eus à subir et de tous les ennuis qui en furent la con-
séquence.
Une autre circonstance qui contribua, pour sa part, à
attrister mon séjour à Koukaoua, fut la discorde on ne peut
plus déplorable qui éclata entre le docteur Vogel et ses deux
sapeurs, et qui faillit compromettre tout le succès de
l'expédition. En effet, ce voyagour, plein d'enthousiasme et
2^0 VOYAGES EN AFRIQUE.
ne voyant que le but de sa mission, avait renoncé à toutes
les commodités et à tous les agréments de Texistence;
malheureusement, il avait commis l'erreur d'exiger le même
sacrifice de la part de ces hommes, qui ne pouvaient natu-
rellement être inspirés des mêmes idées; ensuite, il ne
leur imposait pas assez, à cause de sa jeunesse. Il s'était,
par ces causes, élevé entre eux une regrettable querelle, et
quoique je fisse tout mon possible pour ramener les deux
sapeurs à de meilleurs sentiments, je ne vins à bout que de
Macguire et je me vis obligé, par la suite, de ramener
Church en Europe. Je reviendrai plus loin sur la triste fin
de son moins opiniâtre compagnon.
Les livres que m'avait remis Vogel, ainsi qu'un paquet
de vieilles lettres qui ne m'était parvenues qu'après coup,
m'aidèrent à prendre le temps en patience, jusqu'au retour
de Sinder de mon jeune ami. Ce dernier revint le 29 décem-
bre et j'eus, malheureusement pour peu de jours, la joie,
inconnue pour moi depuis des années, de vivre avec un
homme dont l'éducation répondait à la mienne, avec un
compatriote; cette jouissance m'était rendue plus vive encore
par la valeur personnelle de mon infortuné ami. C'était
réellement une chose étonnante, que la facilité avec laquelle
ce jeune homme aussi intelligent que courageux s'accommo-
dait à tous les détails de la vie étrangère au milieu de
laquelle il se trouvait jeté. Pleins d'espoir tous deux, nous
vîmes arriver l'année 1855, pendant laqueHe je devais retour-
ner en Europe, après cinq années de fatigues et d'épreuves,
tandis que mon nouveau compagnon allait compléter mes
découvertes et mes travaux d'exploration.
Pendant les premiers jours de l'année, nous fimes quel-
ques excursions aux rives du Tsad, excursions qui acqué-
RETOUR A TRIPOLI. — ARRIVÉE EN ANGLETERRE. 22t
raient un intérêt nouveau par les changements qui s'étaient
produits aux abords de ce lac marécageux , depuis le prin-
temps de 1832 , époque à laquelle je l'avais vu pour la der-
nière fois en revenant du Baghirmi. La ville de Ngornou
presque toute entière avait été détruite par les eaux, et le
lac s'étendait jusque près de Koukia, le village oii nous
avions fait notre première station , lors de la campagne du
Mousgou.
Mon agréable vie en commun avec le docteur Vogel, prit
fin par le voyage de ce dernier dans la province de Baouts-
chi, voyage qu'il entreprit le 20 janvier 1855. Je l'accom-
pagnai pendant les deux premières journées, puis je le quit-
tai en lui prodiguant mes souhaits de bonheur, sans me
douter que ce jeune ami, si plein d'espérances, je ne devais
jamais plus le revoir!
Le lecteur comprendra que je dus me trouver désormais
seul et abandonné à Koukaoua. Je fus, en outre, atteint
d'une cruelle affection rhumatismale qui m'accompagna jus-
que dans mon pays; elle me terrassa pendant plusieurs jours
et m'affaiblit considérablement. Voyant que l'état de ma
santé ne faisait qu'empirer, je n'en insistai que plus vivement
auprès du cheik pour qu'il hâtât les préparatifs de mon
départ; ce fut au point que le séjour de la ville me devint
insupportable et que, le 20 février, je me retirai sur les
digues de sable du Daouerghou, pour terminer mes affaires.
Le cheik m'envoya, comme présent, cinq chameaux, aux-
quels j'enjoignis moi-même deux autres; je me louai ensuite
un guide jusqu'au B'ezzan, auquel je payai d'avance la moitié
de la somme convenue, croyant mon départ prochain ; mais
combien, cette fois encore, ne m'étais-je pas trompé!
Plusieurs circonstances contribuèrent à me faire retenir
222 VOYAGES EN AFRIQUE.
deux mois encore par le cheik; d'abord, il ne semblait pas
disposé à souscrire à ma prétention d'être remis en posses-
sion de mon bien volé, dont la valeur pouvait s'élever à un
millier de tbalers; pent-êlre aussi craignait-il pour moi le
danger de voyager à ce moment, ou fut-il secrètement guidé
par des nouvelles que lui avait apportées, peu de jours aupa-
ravant, un messager Tebou venu du nord ; toujours est-il
qu'il me fit prier, à plusieurs reprises, de rentrer en ville;
sur mon refus, il m'envoya un domestique de mon ennemi,
Diggelma, avec une escorte arm'ée, de sorte que je me vis
forcé de m'exécuter et de rentrer dans mon logement à
Koukaoua.
Le 25 mars, arriva dans la capitale une caravane de
cent Arabes avec soixante chameaux, dont le chef, nommé
Hadj Djaber , apportait 1 ,000 dollars pour la mission ; tou-
tefois l'envoi était adressé, non à moi, mais au docteur
Vogcl. On me croyait toujours mort, et la caravane avait
quitté le Fezzan avec cette conviction ; ce ne fut donc pas
sans une grande surprise que les Arabes me retrouvèrent
parfaitement vivant. A la vérité, Hadj Djaber m'offrit, plus
tard, de me remettre les fonds en question, mais le faux
bruit qui s'était répandu, n'avait fait qu'accroître les embar-
ras de ma situation; n'étais-je pas, tout au moins, fondé à
croire qu'en Angleterre on m'avait retiré la direction de
l'expédition, pour la confier à d'autres mains? Dans ces con-
jonctures, je fus d'autant plus heureux de voir enfin, le
28 mars, le cheik Omar me restituer les 400 dollars en
espèces qui m'avaient été volés, et me promettre le rem-
boursement des marchandises qui m'avaient également été
dérobées; c'était du moins assez, avec un petit subside que
j'espérais obtenir du docteur Vogel, pour solder mes créan-
RETOUR A TRIPOLI. — ARRIVÉE EN ANGLETERRE. 223
ciers de Kano et terminer mes préparatifs de départ; je
renonçai donc à prétendre davantage, de crainte de créer
de nouvcau.v relards et d'affaiblir les dispositions favorables
de mon bon protecteur.
Attendant la preinfère occasion propice pour mon départ,
je lis en sorte de me distraire par l'étude de l'histoire et de
la situation du Bornou et du Soudan en général , ainsi que
par la conversation des individus les plus instruits parmi
ceux que je connaissais; souvent aussi je me trouvais en
société de mes deux derniers amis de Tombouctou, arrivés
à Koukaoua depuis le 3 février. Quoi qu'il en fût, mon éner-
gie ordinaire était épuisée et ma santé, complètement rui-
née; mon grand souci était la question de savoir comment,
malade comme je l'étais, je pourrais arriver au pays, et cette
pensée m'obsédait au dernier point. Mon état d'épuisement
s'aggravait encore par la chaleur extraordinaire qui se déclara
vers le milieu d'avril (45° centigr.) et qui régnait chaque
jour entre deux et trois heures de l'après-midi; tout mon
entourage était convaincu qu'il ne m'était pas possible de
supporter désormais plus longtemps le climat.
Celte conviction sembla ne pas cire sans influence sur
l'accélération de mon départ, et il me fut permis, au lieu
d'attendre une plus grande caravane, de me mettre en roule
avec un marchand Tebou, nommé Kolo, qui devait être
rejoint par une petite kafla d'autres Tebou, de la tribu des
Dasa, qui se rendaient à Bilma pour y chercher du sel.
Le 28 avril, je fis, en présence du cheik, un accord avec
Kolo, et le même jour j'eus la joie fort vive de recevoir des
lettres du docteur Vogel; ces lettres étaient datées en partie
de Goudjeba (au sud-ouest de Koukaoua) et en partie de
Jakoba, ville que n'avait encore visité aucun Européen, et
224 VOYAGES EN AFRIQUE.
indiquaient que l'entreprise de mon ami était en bonne
voie. Ce jour fut réellement le plus heureux, ou plutôt le
seul heureux qui marquât, depuis le départ de Vogel, mon
séjour à Koukaoua.
Plein d'espoir de voir le docteur Vogel poursuivre avec
succès mes travaux d'explorations et de découvertes, et de
rentrer moi-même heureusement dans mon pays, je quittai
pour la seconde fois le 4 mai, la ville, près d'une porte de
laquelle j'allai camper pendant quelques jours, en attendant
mon compagnon de voyage, Kolo. Le 9, tout était prêt pour
mon départ vers le nord, et je me rendis une dernière fois à
Koukaoua pour aller prendre congé d'Omar. Mon illustre
ami, de la protection duquel j'avais joui pendant si longtemps
et dont j'avais considéré la résidence comme ma patrie afri-
caine, me chargea encore de le recommander au gouverne-
ment britannique et me congédia ensuite de la manière la
plus amicale.
Le lendemain, notre petite caravane se mettait en mar-
che. Ma troupe se composait de mon fidèle serviteur Moham-
med le Gatroni, qui n'était pas moins heureux que moi
d'aller revoir son pays natal; de mes deux affranchis,
Abbcga et Dyrregou, du caporal Church, de onze chameaux
et de deux chevaux. Nous arrivâmes, non sans maints petits
déboires, à Yo, le 14 mai. A ma vive impatience, nous y
restâmes cinq grands jours, pendant lesquels nous cam-
pâmes dans le lit desséché du komadougou. Je me sentis
enfin heureux et libre de franchir, dans l'après-midi du
19 mai, la frontière factice du Bornou; jusqu'à ce moment,
je n'avais pu me défendre d'une secrète crainte qu'un nouvel
obstacle ne vint entraver notre voyage.
Le lendemain matin, de bonne heure, nous étions à Bar-
RETOUR A TRIPOLI. — ARRIVÉE EN ANGLETERRE. 223
roua; nous y restâmes toute la journée pour nous y approvi-
sionner de poisson sec, denrée à la préparation de laquelle
cette localité doit sa célébrité, comme le lecteur se le rap-
pellera par la description de mon voyage au Kanem. Ce
poisson constitue le principal moyen d'échange au pays des
Tebou, que nous avions à traverser au nord du Tsad, mais
l'odeur qui s'en exhale en fait une marchandise fort incom-
mode. Nous rencontrâmes à Barroua les Dasa ou Boul-
gouda, en compagnie desquels nous devions voyager jusqu'à
Bilma, et nous suivîmes tous ensemble le chemin de Nge-
gimi. L'aspect du pays avait subi, depuis mon précédent
passage , des changements extraordinaires ; toute mon
ancienne roule était submergée, la crue du Tsad ayant été,
en cette année, extrêmement forte et les eaux du lac n'étant
pas encore rentrées dans leur lit; de même que près de Ngor-
nou, la rive semblait s'être effondrée et avoir baissé d'environ
cinq pieds. En outre, il existait çà et là des hameaux d'éle-
veurs Kanembou, semblables à celui que retrace la vignette;
les riverains du Tsad, hommes et animaux, prêtaient égale-
ment leur contingent d'animation au pays. Nous vîmes ainsi
les pirates Bouddouina, se livrant à leur occupation favorite,
l'extraction du sel contenu dans les cendres du siwak [Cap-
paris Sodata), et plus loin quelque troupe d'éléphants ou de
buffles cherchant un peu de fraîcheur dans les eaux maréca-
geuses du lac.
Le 22 mai, nous arrivâmes à Ngegimi, qui n'est pas la
localité du même nom que j'avais visitée déjà lors de mon
voyage au Kanem et de mon retour subséquent à Koukaoua;
cette dernière avait été, dans l'hiver de 1853 à 1854, sub-
mergée par les eaux du Tsad, qui en recouvraient encore la
place ; les habitants du village détruit, se retirant plus loin
iU VOYAGES EN AFRIQUE.
dans les terres, s'y étaient établis sur les digues. Nous vîmes
bientôt arriver au camp les femmes des Kanembou, qui se
distinguaient par la perfecliou de leurs formes; elles nous
offrirent en vente des poulets, du lait et du temmari ou
graine de cotonnier; elles nous apportèrent aussi du poisson,
tant frais que séché. Elles recevaienl, de préférence, du
blé en paiement de leur marchandise, ainsi que des perles
de verre destinées à orner leur corps d'ébène, dont le noir
brillant était rehaussé par ces blancs ornements non moins
que par de splendides dentures.
A partir de Ngcgimi, nous quillâmes la route que j'avais
prise déjà deux fois pour aller au Kanem et en revenir, et
nous suivîmes pendant assez longtemps une direction com-
plètement septentrionale. Traversant un pays montueux,
nous arrivâmes dans la verdoyante vallée Kibbo, située à
environ 2 1/2 milles de Ngegimi, et qui est remarquable
non seulement par l'importance de ses sources, mais encore
comme formant la limite septentrionale du domaine des
fourmis blanches. Pendant la marche suivante, nous pas-
sâmes non loin du puits Koufe et nous traversâmes une con-
trée fort peu sûre, comme étant située sur le chemin des
hordes de Touareg qui s'étendent depuis leurs établissements
méridionaux du Damerghou jusqu'au malheureux Kanem.
A quelques milles au delà de Koule, nous rencontrâmes un
courrier de la vallée Kaouar, le principal établissement des
Tebou; cet homme nous apprit la mort de Hassan-Pacha,
le gouverneur du pachalik de Fezzan ; à celte nouvelle, déjà
importante pour nous, il en joignit une autre qui nous con-
cernait plus directement encore; c'est à dire que la route
que nous avions à parcourir était menacée par les Efade,
celle tBibu pillarde et turbulente du nord de l'Asben, qui
RETOUR A TRIPOLI. — ARRIVÉE EN ANGLETERRE. 227
nous avait déjà causé tant de tribulations lors de mon voyage
au Soudan, à travers le désert.
Ce danger et la grande chaleur qui régnait, dans cette sai-
son, vers le milieu du jour, nous contraignirent de mettre
de côté toutes nos aises et de voyager pendant une grande
partie des nuits, tout en nous hâtant le plus possible d'avan-
cer; toutefois nous étions forcés de faire çà et là quelque
jour de balle, à cause des diflicultés du trajet, sensibles
surtout aux pauvres esclaves des Tebou, réellement surchar-
gés. La rapidité de notre voyage et la nécessité de cheminer
seulement la nuit m'empêchèrent, à peu d'exceptions près,
de rectiiier ou de compléter les observations géologiques de
Denham et de Clapperton, dans ces routes du désert; je dois
le regretter d'autant plus que le docteur Vogel lui-même,
dans son irajet récent depuis le littoral septentrional jus-
qu'au Soudan, ne s'était occupé que d'observations astrono-
miques propres à établir ces roules dans leur direction fixe
et leurs points principaux.
Nous rencontrâmes de nouveau un pays montueux aux
belles vallées, fort propres, malgré leur état d'abandon, au
pâturage des chameaux et des brebis. Le 28 mai, nous limes
une courte halte au puits Belkaschi Farrl ou Bedouaram;
c'était la même station où, plus tard, le sapeur Macguire fut
assassiné, après une courageuse résistance, par une bande
de Touareg; en eflét, après avoir appris, en 1857, la mort
de sou chef au Wadaï, il avait résolu de retourner en
Europe, et ce fut ainsi qu'il périt et que lurent perdus tous
les papiers de Vogel en sa possession. Au delà de ce lieu, i
que marque à son tour la tombe d'un Européen, nous nous
dirigeâmes de plus en plus vers le cœur du Sahara, et, dans
l'après-midi du 51 mai, nous entrâmes en vue de l'immense
228 VOYAGES EN AFRIQUE.
mer de sable, dont l'indicible majesté me remplit de nou-
veau d'une émotion profonde. Devant nous s'étendait l'ef-
frayant et morne désert de Tintoumma, et nous commen-
çâmes une longue et pénible marche, ensevelis souvent dans
des nuages de sable soulevés par un vent violent, jusqu'à ce
que nous rencontrâmes enfin les rochers d'Agadem, et la
vallée qu'ils enferment. Nous dûmes y rester deux jours, afin
que nos pauvres esclaves pussent se refaire quelque peu;
mais nous eûmes beaucoup à souffrir encore des tourbillons
de sable, et, comme cet endroit forme la station de toutes
les caravanes en général, nous fûmes accablés d'un autre
fléau, consistant en des myriades de poux du chameau, dont
le sol était littéralement couvert.
Tandis que nous poursuivions notre voyage, le 5 juin,
j'acquis la certitude que tout Agadem forme un vaste creux
de terrain, s'étendant à l'est d'une série de rochers qui
domine, d'une hauteur d'environ 300 pieds % la plaine envi-
ronnante; à l'ouest, au contraire, ainsi que vers le nord, il
est borné par des collines de sable ; son élévation vers l'ouest
est plus considérable que du côté opposé. Celle vallée pro-
duit abondamment des buissons de siwak {Capparis Sodata),
et l'on y rencontre même temporairement quelques habi-
tants isolés, appartenant principalement à la tribu des Bolo-
doua et des Amwadebe. Le plateau de la région du désert
voisine était fréquemment interrompu par des chutes de
terrain aux bords escarpés, s'étendant de l'est à l'ouest; le
sol redevint ensuite tellement uniforme que l'on eût pu le
comparer à l'océan de sable du désert. Çà et là apparais-
* Je rappellerai au lecteur que les hauteurs indiquées sur la carte
géographique accompagnant cet ouvrage, sont celles au dessus du niveau
de la mer.
RETOUR A TRIPOLI. — ARRIVER EN ANGLETERRE. 359
saient encore quelques petites crêtes de roc; nous rencon-
trâmes aussi, chemin faisant, une quantité de ces singulières
cristallisations sablonneuses que les indigènes nomment
« pousses de terre, » et dont l'origine n'est pas encore bien
connue.
Le 7 juin, nous atteignîmes les sources de Dibbela. En
approchant de cet endroit, je fus frappé du caractère roman-
tique et plein d'un sauvage enchantement, propre à toute la
contrée; tout autour s'élevaient de hautes collines de sable,
dominées h leur tour par de noires masses de rocher et
entrecoupées de vallées profondes, aux palmiers d'Egypte
isolés. L'eau des sources était détestable, à cause de la
grande quantité de natron dont elle était saturée. C'était à
ce même endroit que M. Henry Warrington, qui avait accom-
pagné le docteur Vogel à Koukaoua comme interprète, suc-
comba aux suites de la dyssenterie, en retournant vers le
nord; or, il est très probable que ce malheur fut dû à la
mauvaise qualité des eaux. Immédiatement derrière le
creux de terrain où se trouvaient les sources, s'étendait une
seconde vallée où je ne vis plus que des talha, au lieu de pal-
miers d'Egypte. Après avoir franchi les digues sablonneuses de
Dibbela, nous arrivâmes dans une plaine plus haute, dominée
par d'autres éminences de sable, et nous campâmes sur le sol
nu, à une heure avancée de la soirée. J'éprouvais toujours
un plaisir sans nom, pendant ce pénible voyage à travers
le désert, à m'étendre, à chaque station où nous arrivions,
de tout mon long sur le sable; en effet, celui-ci est généra-
lement si doux et si fin, qu'il serait impossible de se procurer
une couche plus moelleuse. Que l'on se figure en outre le
ciel splendide des nuits africaines, et l'on comprendra com-
bien devaient être délicieuses nos deux heures de repos,
T. IV. 16
250 VOYAGES EN AFRIQUE.
quoique le sommeil n'y trouvât pas toujours sa complète
satisfaclion.
Le lendemain, nous remarquâmes, comme plusieurs fois
déjà depuis notre entrée au désert, que le sol était humecté
par une légère pluie, fait contraire à l'opinion généralement
répandue, qu'il ne pleut jamais dans toute celte partie du
Sahara ; à la vérité, la pluie qui tombe ne suffit pas à la
croissance d'herbes et de plantes, mais le sol portait néan-
moins des traces nombreuses de V Antilope Bubalis.
Une marche forcée extrêmement pénible, et qui coûta la
vie à quatre de nos malheureux chameaux Kanori, nous
conduisit au puits Saoukoura, où nous arrivâmes, le 9 juin,
dans un état d'épuisement complet. La vallée où se trou-
vaient les sources, à quelques pieds seulement au dessous
du sol, offrait un aspect fort agréable, tous les abreuvoirs
étant garnis de siwak et de buissons de palmiers. Une petite
caravane de Tebou, que nous y rencontrâmes, nous donna
la favorable assurance que la tribu rapace des Efade était
rentrée dans son pays, de sorte que nous n'avions plus rien
à craindre de ce côté. Cette bonne nouvelle nous permit de
nous livrer à une journée de repos dont nous avions tous le
plus grand besoin, pour nous diriger ensuite, en toute sécu-
rité, vers la grande oasis des ïcbou.
Après une marche de quinze heures, nous atteignîmes la
limite méridionale de cette oasis, où se trouve l'abreuvoir de
Mouskatenou. qui forme le premier une légère transition du
déseri aux contrées fertiles, en ce sens qu'elle ne constitue
qu'un enfoncement de terrain peu considérable, rempli de
marne et d'alun. La chaleur était, ce jour là, plus intense
que de coutume, c'est à dire de 45°, 5 centigr. (34", 7 R.);
mais nous étions si désireux d'arriver à l'oasis proprement
RETOUR A TRIPOLI. — ARRIVÉE EN ANGLETERRE. 231
dite, que nous nous remîmes courageusement en route, vers
l'après-midi. Cet endroit ne terminait pas seulement la pre-
mière grande partie de notre voyage dans le Sahara, mais
constituait encore un point des plus importants de toute
cette région du désert ; en effet, il est le siège du petit peuple
Tebou, qui y vit de son existence propre, placé au cœur
du Sahara comme pour faciliter les rapports réciproques
d'autres nations séparées entre elles par d'immenses espaces.
Avant d'atteindre le commencement de la vallée propre-
ment dite, nous eûmes à gravir plusieurs éminences dont le
sable n'était pas aussi profond que me l'avaient fait croire
certaines descriptions. Là commençait la vallée aux pal-
miers des Tebou, nommée par eux Henderi Tege ou Tedê,
et, par les Arabes, Kaouar, au pied d'un vaste rocher au
large sommet. Le site était fort intéressant, et le sol ver-
doyant était couvert de petits jardins plantés de quelques
légumes, de ghedeh {Melilotus), et bordés de feuilles de pal-
miers; le tout était ombragé de beaux groupes d'arbres de
cette dernière espèce. Après le morne trajet que nous
venions d'effectuer, je fus tellement heureux d'être arrivé là,
que je ne pus refuser à mes domestiques le plaisir de tirer
une couple de coups de fusil, quoi que je fusse devenu très
avare de ma petite provision de poudre.
Nos compagnons, les marchands de sel de Dasa, nous quit-
tèrent à cet endroit et établirent leur camp à côté de l'épais
bois de palmiers où se trouve la petite ville déchue de Bilma ;
pour satisfaire notre compagnon Kolo, nous allâmes nous
installer dans un aride vallon salé, près d'un petit vil-
lage nommé Kalala, où Kolo avait des amis. J'eus du moins,
en cet endroit peu agréable, l'occasion de me distraire en
allant visiter les célèbres gisementsdeselde Bilma. Ils étaient
352 VOYAGES EN AFRIQUE.
situés à quelques centaines de pas et formaient de petits
bassins réguliers, de 12 à 15 pieds de diamètre, et entourés
de tas de détritus. C'est dans ces bassins que se rassemblent
les eaux des environs, saturées de sel, et que l'on recueille
pour les faire évaporer dans des moules d'argile de la forme
et des dimensions que j'ai indiquées plus haut. Aux bords
des bassins, pour autant qu'ils fussent secs, s'attachaient de
longues aiguilles de sel. Je ne vis qu'une petite quantité de
ce produit préparé, l'époque où les Kel Owi viennent le
chercher, n'arrivant que plusieurs mois plus tard; tous les
environs des bassins au sel doivent offrir alors un coup d'œil
fort animé et des plus intéressants.
Le jour où nous campâmes près de Kalala, c'est à dire
le 13 juin, nous eûmes de nouveau, vers deux heures de
l'après-midi, une petite ondée avec une température de 42"
cent. (35" 6 R.) à l'ombre. Le lendemain, nous poursui-
vîmes de grand matin notre route dans la vallée Kaouar et
nous vîmes bientôt à notre droite d'abrupts sommets de roc
formant parfois des terrasses fort pittoresques. La vallée, de
son côté, se couvrait de bois et, lorsque vint le jour, les nom-
breuses rencontres que nous fîmes, témoignèrent de l'ani-
mation qui régnait dans la vallée. Non loin du village Eggir,
cette dernière était quelque peu rétrécie par une petite crête
de roc; nous fîmes notre halte du midi au bord d'un bois de
palmiers, à un endroit où l'on cultive aisément toute espèce
de plantes au moyen d'un grand nombre de puits à trac-
tion; le sol, par lui-même, produisait également de Vaghoul
{Hedysarum Alhadji) et du molouchia [Corcfwrus Olitorius).
Pendant l'après-midi , nous passâmes devant plusieurs vil-
lages, puis nous arrivâmes à la plantation de dattiers de
Dirki. Le bois dont elle est formée, et que nous traversâmes.
RETOUR A TRIPOLI. — ARRIVEE EN ANGLETERRE. 23Ô
était fort beau et les fruits étaient déjà presque mûrs; la
ville elle-même avait, au contraire, le plus misérable aspect.
Elle est cependant de quelque importance dans toute l'éten-
due du désert et l'était même pour moi, en ce sens que j'y
rencontrai le seul forgeron de toute l'oasis, mes chevaux
devant être ferrés à neuf pour traverser la région fort pier-
reuse qui s'étendait au delà de la vallée. Cet homme me pro-
mit d'envoyer le nécessaire à Aschenoumma, mais il ne tint
point parole et fut ainsi cause que mes chevaux furent four-
bus et que je perdis même Tun d'eux.
Laissant encore deux villages à notre droite, nous arri-
vâmes à Aschenoumma, la résidence du chef des Tebou.
Cette petite localité est située sur une terrasse peu élevée
formée par le versant des rochers escarpés qui bornent, du
côté de Test, la vallée. Nous ne campâmes pas près de la
ville, où la chaleur, renvoyée par les rochers voisins, est
intolérable; nous descendîmes, au contraire, dans la vallée,
où un petit bois de palmiers entourait un groupe isolé de
blocs de grès, au pied duquel il s'était amassé de Teau dans
quelques grandes excavations situées à peine à un pied
du sol.
La petite ville d'Aschenoumma semble avoir éveillé de
bonne heure l'attention des géographes arabes; toutefois elle
ne se composait guère que d'environ 120 huttes basses,
éparses sur le flanc du rocher, sans aucune symétrie. Je
m'y rendis dans l'après-midi pour aller faire ma visite au
chef, et je trouvai en lui un homme vieux avant l'âge, pau-
vrement vêtu, mais qui me reçut avec une convenance
et une considération exemples de tout reproche. Il accepta
avec reconnaissance le présent que je lui offris et qui con-
sistait en une tunique noire, quelques tourkedi et un voile ;
234 VOYAGES EN AFRIQUE.
il m'exprima ensuite l'espoir que je traverserais sain et
sauf la région du désert qu'il me restait à franchir encore,
pourvu que je ne perdisse pas plus de temps; aussi ne res-
lâmes-nous que jusqu'au lendemain en cet endroit agréable.
Sur ma demande, le caporal Church gravit l'éminence de roc
qui dominait Aschenoumma, afin de s'assurer si la vallée
était également bornée à l'ouest par des montagnes, comme
l'indique sur sa carte le capitaine Clapperton ; or, au moyen
de ma lunette d'approche, il put constater l'exactitude de
cette assertion. La vallée Kaouar pouvait avoir, à cet
endroit, une largeur de quatre milles allemands.
Le 17 juin, nous quittâmes la résidence de ce petit prince
du désert et, par une marche de 1 5/4 milles, nous attei-
gnîmes la ville d'Anikimma, après avoir traversé deux
gorges où la vallée, considérablement rétrécie, passait entre
des rochers fort rapprochés entre eux. Anikimma, qui
n'offrait guère d'importance en soi-même, n'en manquait
pas à mes yeux, comme étant le lieu natal de mon compa-
gnon, Kolo; il en résultait que j'allais devoir accomplir seul
avec mes domestiques la seconde moitié de mon voyagea
travers le désert. Kolo nous régala parfaitement, au bord du
bois de palmiers où nous campions, puis nous dîmes adieu à
cet honnête compagnon de voyage. En cinq quarts d'heure,
nous arrivâmes à Anay, la localité la plus septentrionale de
la vallée Kaouar, où nous devions faire nos préparatifs pour
la suite du voyage. Ces préparatifs consistaient principale-
ment en l'achat d'une quantité de fourrage suffisante pour
nos chameaux, afin de pouvoir effectuer les vingt journées
de marche qui nous séparaient du point habité le plus méri-
dional du Fezzan.
Devant nous s'étendait désormais une zone de désert,
RETOUR A TRIPOLI. — ARRIVÉE EN ANGLETERRE. 235
large de 70 à 80 milles allemands, distance qui, grâce aux
sinuosités de la route que nous avions à parcourir, équiva-
lait bien à 100 milles. Le sol y était généralement rocail-
leux et semé d'éminences assez considérables. Il nous fallait
traverser cette région inhospitalière avant de pouvoir songer
à rencontrer le moindre établissement fixe, depuis Anay
jusqu'à Tiggeri, auFezzan. Toutefois le voyageur rencontre,
surtout dans cette première partie de notre itinéraire, de
petites oasis verdoyantes qui l'invitent au repos, en ce
qu'elles lui offrent de l'eau, de l'ombre et des herbes pour
les animaux; mais nous n'osâmes, vu notre petit nombre,
nous arrêter à tous ces endroits du désert favorisés, du
moins assez longtemps pour pouvoir nous reposer suflisam-
raent de notre marche pénible sur un sol couvert de sable
aveuglant ou de rude gravier, de collines sablonneuses
et de défilés de roc; marche rendue pénible non seule-
ment par toutes ces causes, mais encore par notre crainte
des pirates du désert rôdant aux alentours. Toute notre
sécurité reposait sur une célérité de marche semblable à
celle d'une fuite et, sauf quelques heures de repos le midi
et le soir, nous voyagions sans nous arrêter, soumettant nos
forces et celles de nos animaux aux épreuves les plus rudes
qu'elles fussent à même d'affronter.
Ce fut dans l'après-midi du 18 juin que nous commen-
çâmes cet effrayant itinéraire. A moins d'une lieue au delà
d'Anay, nous sortîmes de la vallée Kaouar, par un défilé
rocailleux, pour rentrer dans le désert en y atteignant un
niveau plus élevé. A environ 7 3/4 milles plus loin, nous
gagnâmes, près d'Iggeba, une chute de terrain peu pro-
fonde, s'étendant au pied occidental d'une éminence; elle
était garnie d'herbes ainsi que d'un grand nombre de pal-
S36 VOYAGES EN AFRIQUE.
miers d'Egypte et renfermait une source dont l'eau était
d'une délicieuse fraîcheur. A partir de cet endroit, nous
prîmes la route occidentale qui conduisait vers l'oasis de
Siggedin, dont la situation lopographique a été notée avec
beaucoup d'inexactitude par Denham et Clapperlon; cette
route se nomme, d'après un certain délilé, Nefassa Serhira,
ou « la petite gorge. » Siggedin, éloigné d'environ 5 1/2
milles d'Jggeba, s'étend également au pied occidental d'un
groupe de montagnes considérable, qui s'étend de l'ouest à
l'est; celte localité est abondamment ornée de palmiers
d'Egypte, de palmiers flabelliformes, de dattiers et de
gherred [Mimosa Nilotica); en outre, le sol, quoique couvert
d'une croûte de sel en certains endroits, nourrit de grandes
quantités de l'herbe nommée sebot. De temps à autre, à une
époque plus avancée de l'année, il vient y demeurer tempo-
rairement des individus étrangers à la localité, et quelques
maisons de pierre isolées, sur une sorte de promontoire du
rocher, attestaient leur séjour occasionnel en ces lieux.
^'ous arrivâmes à la vallée peu profonde de Djehaya ou
Jat, par une marche forcée de plus de 7 milles. A nos fati-
gues était venu se joindre un véritable état de cécité, dû au
vif éclat du sable blanc; mais notre arrivée dans la vallée
riche en verdure, nous soulagea beaucoup, bêtes et gens. Le
lendemain 25 juin, nous arrivâmes, par une contrée réelle-
ment fort rude, à une autre vallée, située à 15 milles plus
loin, également très fournie de végétation et ornée de magni-
fiques lalha; cette vallée était située à peu de distance du
groupe de montagnes, Tiggera N Doumma, qui forme la
frontière, quelque peu imaginaire, du Fezzan et du pays des
ïebou indépendants. Nous pouvons également considérer
ce point comme formant à peu près la limite du palmier
RETOUR A TRIPOLI, — ARRIVÉE EN ANGLETERRE. 237
d'Égypte {Cucifera Thebaica), dont il a été si souvent question
dans le récit de mon voyage; car je ne vis plus de cet arbre
qu'un exemplaire, le dernier, parmi les talha en fleurs qui
entouraient le puits Maferass, le plus méridional du Fezzan
et situé à environ 4 milles de Tiggera N Doumma. Nous
passâmes, le 2G juin, à 4 5/4 milles plus au nord, près d'un
second puits du même nom, et qui est celui dont le docteur
Vogel a déterminé la position par ses observations astrono-
miques. Pour y arriver, nous dûmes traverser une vaste
pleine déserte, véritable mernïe, féconde en mirages. Ce jour
là, nous perdîmes, au delà d'Anikimma, notre premier cha-
meau, et précisément celui sur les forces duquel nous avions
le plus compté ; ce malheur nous inspira les craintes les
plus sérieuses pour l'avenir, et en effet, avant mon arrivée
à Moursouk, trois autres chameaux et l'un de mes deux che-
vaux succombèrent aux terribles fatigues du voyage.
Le puits le plus prochain, après le puits Maferass, était
celui d'El Ahmar ou Maddema, situé à 9 1/2 milles plus loin,
en plein désert; abondamment entouré de coloquintes et de
toute espèce de plantes propres à cette région, il était borné,
au sud-ouest, par un groupe de montagnes imposant, mais
j'y vis aussi de nombreux ossements d'hommes et d'animaux,
gisant sur le sol et blanchis aux souffles de l'air. Nous pas-
sâmes en cet endroit la journée du 27 juin , qui fut réelle-
ment la plus chaude de tout mon voyage au désert; le ther-
momètre marquait, à l'ombre la plus fraîche que je pus
trouver, 45"G centigr. (36''4 R.), à deux heures de l'après-
midi; au coucher du soleil, la température était encore de
40''6 centigr. (52''4 R.) \ Ce ne fut que pendant la nuit,
* La température la plus basse que je constatai pendant le mois de juin
258 VOYAGES EN AFRIQUE.
qu'un vent violent amena quelque peu de fraîcheur. Toute
vie animale ti'était pas éteinte en ces lieux, car j'y trouvai
en quantités énormes certaine espèce de scarabées; nous y
vîmes également une troupe de gazelles, mais point de bêtes
féroces.
Les marches suivantes étaient bien faites pour briser ce
qu'il nous restait encore de force; non seulement elles furent
longues, mais rendues doublement fatigantes par la nature
rude et montagneuse du sol. Le 50 juin, nous pénétrâmes
dans une vallée étroite et sinueuse qui nous conduisit au
cœur d'un sauvage groupe de montagnes, et nous fîmes halte
près d'une source portant à juste titre le nom d'El War,
qui signifie « la peine. » Plus loin notre route passait par
des défilés non moins resserrés, comme le Thnie E' Serhira
ou « l'étroit passage, » où les rochers étaient ondulés de la
manière la plus étonnante, et offraient l'aspect des vagues
de la mer; plus loin, nous eûmes à franchir le Thnie El
Kebira, au delà duquel nous arrivâmes, après avoir gravi
avec difficulté quelques collines de sable, au puits Mesche-
rou. Nous avions franchi environ 30 milles allemands depuis
notre départ d'El Ahmar, le 28 juin.
Le pu ils Mescherou est célèbre par la quantité d'ossements
de malheureux esclaves, dont il est entouré. Grâce à notre
marche précipitée, nous ne nous y arrêtâmes que le temps
nécessaire pour remplir nos outres et abattre un malheureux
1855, était, vers deux heures de l'après midi, 104» Fahr., soit 40» cent,
ou 32» R. An couclicr du soleil, le thermomètre varia, pendant ces jours,
de 68» à 86» Fahr. (20» à 30» cent, ou 16» à 24» R.). Pendant la seconde
moitié d'avril, le dernier mois que je passai à Koukaoua, nous eûmes plu-
sieurs fois, à ces mêmes heures, 113» Fahr. (45» cent, ou 36» R.), et
jamais moins de 103» Fahr. (39»4 cent, ou 31»6 R.).
RETOUR A TRIPOLI. — ARRIVÉE EN ANGLETERRE. 239
chameau devenu incapable d'avancer davantage. Nous fimes
encore environ neuf lieues el, le lendemain, après une mar-
che de quelque cinq milles, nous arrivâmes au premier bois
de palmiers du Fezzan. Nous rencontrâmes en cet endroit
une petite caravane Tebou , qui me communiqua l'heureuse
nouvelle que M. Frédéric Warrington, qui m'avait, cinq ans
auparavant, accompagné pendant quelque temps depuis Tri-
poli, m'attendait à Moursouk.
Nous avions effectué ainsi la partie la plus périlleuse de
notre pénible voyage à travers le désert; en effet, le 6 juil-
let, au matin, nous arrivâmes à la première localité du
Fezzan, Tegerri ou Tejerri. Nous ressentîmes une impres-
sion aussi bienfaisante que profonde, lorsqu'à travers le léger
feuillage, apparurent à nos regards les hautes murailles
d'argile de cette petite ville, murailles semblables à celles
d'une forteresse. Cette fois encore, je ne pus empêcher mes
domestiques d'ébrécher de nouveau ma petite provision de
poudre. Les habitants sortirent de la ville pour nous sou-
haiter la bienvenue; malheureusement, ils étaient trop pau-
vres pour pouvoir nous faire beaucoup plus que cette poli-
tesse, et ce ne fut qu'à grand'peine que je pus me procurer
chez eux un poulet et une poignée de dattes. Après une
courte halte, nous nous mîmes en route vers Madroussa, le
village natal de mon fidèle Gatroni, qui y fut reçu à bras
ouverts par sa famille. Cet honnête serviteur, dans la joie
du retour, n'oublia pas son maître et m'offrit un excellent
déjeuner qui fut relevé par un dessert auquel je n'étais plus
guère habitué, consistant en quelques grappes de raisin.
Peu après midi cependant, nous nous remîmes en route, et
quoiqu'un accueil hospitalier nous attendît à Gatron, mon
impatience de sortir du désert ne me permit aucun retard;
240 VOYAGES EN AFKIQUE.
après deux longues étapes, nous rencontrâmes, près du vil-
lage Yesse, le commode camp de M. Warrington, en com-
pagnie duquel je fis enfin, le 14 juillet, mon entrée à Mour-
souk. Avant même d'arriver à la ville , nous fûmes reçus avec
honneur par un grand nombre d'habitants notables, parmi
lesquels je remarquai un officier du pacha.
J'avais donc enfin atteint la ville où devait, selon toute
apparence, se terminer la série de mes misères et de mes
dangers; mais il ne devait pas en être ainsi, car l'oppression
du gouvernement turc avait fait éclater un grand soulève-
ment parmi les tribus les plus indépendantes du pachalik
tripolitain, soulèvement qui s'étendait du Djebel sur tout le
Ghourian, gagnant sans cesse du terrain et paralysant tout
commerce. Le fauteur de ce mouvement était ce chef nommé
Rhoma, qui, après avoir été pendant de longues années pri-
sonnier des Turcs, avait pu, pendant la guerre de Crimée,
s'échapper de Trébisonde, où il était renfermé. Celte situa-
tion me créait les plus sérieuses difficultés par le trajet que
j'avais à faire par ces contrées, et me força de séjourner à
Moursouk plus longtemps que je ne l'eusse voulu sinon, en
présence de mon impatience d'arriver. Toutefois, je ne restai
en cette ville que six jours, faisant les préparatifs de la der-
nière partie de mon voyage et congédiant deux de mes bons
et anciens serviteurs. L'un d'eux était Mohammed le Gatroni,
dont j'ai souvent loué l'attachement et la fidélité; sauf un
congé d'une année, qu'il était allé passer auprès des siens,
il avait été pendant cinq ans mon compagnon inséparable,
et, si mes moyens me l'eussent permis, j'aurais doublé la
gratification de 50 écus d'Espagne que je lui avais promise
en sus de ses gages.
J'avais résolu de me rendre tout d'abord à Sokna, pour y
RETOUR A TUIPOLl. — ARRIVÉE EN ANGLETERRE, 241
terminer ce qu'il me restait à faire. Je quittai donc Mour-
souk, dans l'après-midi du 20 juillet, et, passant par Rho-
doua, village où se trouve un beau bois de palmiers et qui
porte les vestiges d'un certain bien-être, j'arrivai à Sebba,
qui avait été, il y a quelque vingt ans, la résidence du chef
des Ouëlad Sliman, mes farouches compagnons de l'expédi-
tion au Kanem. A 4 ou 5 milles plus loin, je rencontrai,
près de la petite ville de Temahint, un camp d'Arabes de la
même tribu, qui s'informèrent avec curiosité de leurs frères
de la lointaine Nigritie. Mon audacieux voyage à travers le
désert, avec une poignée d'hommes seulement, excita l'ad-
miration de ces hardis flibustiers eux-mêmes, et ils s'éton-
nèrent de ce que ceux de leurs compatriotes qui voulaient
rentrer au pays, ne se fussent pas joints à moi pour faire,
par mon entremise , leur paix avec les Turcs. Le 2 août , je
gagnai l'importante ville de Sokna, après avoir traversé une
région du désert pierreuse et stérile, rencontré le puits Om
El Abid, et franchi ensuite le rude col de Soudah.
La ville de Sokna constitue encore aujourd'hui un point
fort intéressant, tant sous le rapport de l'activité commerciale
(|ui y règne, que sous celui du caractère des habitants; ils
y ont conservé un dialecte de la langue berbère, qui leur est
commun avec les Fokha, vivant à trois journées de Sokna,
sur la roule de Ben Ghasi. La ville offre de magnifiques
plantations de dattiers et d'autres arbres fruitiers. Sa situa-
tion était alors défavorable, à raison de l'état de soulèvement
des contrées septentrionales voisines, d'autant plus que tout
commerce était mort et que les vivres étaient fort chers à
Sokna. Aussi mes difficultés s'accrurent-elles à partir de cette
ville ; et, comme l'impossibililé de louer des chameaux m'y
retint neuf jours, je fus fort heureux de pouvoir du moins
Wi VOYAGES EN AFRIQUE.
obtenir un logement excellent et bien aéré, en dehors des
étroites rues de la ville.
En attendant, je délibérai sur ce que j'avais à faire, avec
quelques personnages notables auxquels j'avais été reconi-
mandé. Nous écartâmes, comme trop dangereuses, la route
ordinaire de Bondjem, ainsi que la voie détournée de Ben
Ghasi, et je me décidai à en prendre une plus occidentale,
celle nommée Teik El Merhoma, qui conduisait à une série
de vallées encore inconnues aux Européens. Il me fallait
avant tout attendre le courrier, pour connaître les nouvelles
les plus récentes du théâtre de la guerre. Ces dernières
n'étant nullement favorables, je me vis forcé d'augmenter
en conséquence le loyer des chameliers avec lesquels je
m'étais entendu déjà conditionnellement, et le 12 août, je
me trouvai enfin prêt à pariir. La route que j'avais choisie
me conduisit, par les puits El Hammam, El Marati, Erschi-
die et Gedafie, à la vallée Ghirsa aux antiques et curieux
tombeaux en forme d'obélisques, vallée qui fut l'objet d'un
intéressant voyage d'exploration de la part du bien méritant
lieutenant Smylh, amiral aujourd'hui. En quittant cette
charmante vallée, encaissée entre de raides parois de roc,
nous arrivâmes, par un rude et rocailleux plateau, à la vallée
Semsem. Il s'y trouvait, à cette époque, un camp considé-
rable d'Arabes, et même quelques chefs de la révolte actuelle,
ce qui ne rendait pas ma position sans danger. Heureuse-
ment, ces tribus vouaient aux Anglais une considération trop
grande pour s'opposer à mon passage ; toutefois, ils me firent
entendre clairement que s'ils pouvaient soupçonner chez les
Anglais la moindre hostilité envers les populations arabes
soulevées, ils couperaient le cou, non seulement à moi, mais
à tout Européen qui leur tomberait entre les mains. Nous
RETOUR A TRIPOLI, — ARRIVÉE EN ANGLETERRE. 243
eûmes à cet égard un long et sérieux entrelien, dans lequel
je m'efforçai de leur faire comprendre ce qui pouvait le
mieux contribuer à leur bien-être, et de leur prouver qu'ils
n'avaient eux-mêmes que peu d'espoir de se soustraire à la
domination des Turcs. Ayant promis ensuite un beau pré-
sent à l'un des personnages les plus éminents d'entre eux,
j'obtins la permission de continuer mou voyage; je louai
donc des chameaux frais jusqu'à Tripoli, ce qui me coûta
beaucoup de peine, car personne n'osait se risquer à se
rendre à la capitale, et je devais répondre, en outre, des
bêtes qui m'étaient confiées. Je poursuivis mon voyage vers
Béni Oulid, ce groupe de petits villages déjà connu depuis
le capitaine Lyon, et consistant en maisons de pierre à demi
détruites, que dominent les ruines de nombreuses forte-
resses du moyen âge; groupe de villages entrecoupés de
vallées profondes, qu'ornent de magnifiques palmiers oléi-
fères. En m'approchant de cet endroit, j'eus la joie de ren-
contrer un messager que M-. Reade, le vice-consul anglais à
Tripoli, avait courtoisement envoyé à mon rencontre, et qui
était porteur de quelques lettres et d'une bouteille de vin ,
boisson que je n'avais plus eu, depuis des années, le plaisir
de savourer.
Il se trouvait alors à Béni Oulid un frère de Rhoma, le
chef de la révolte; la divergence d'intérêts des divers chefs
de la localité, me causa en outre maintes difficultés, tout
en finissant , du reste, par favoriser mon départ. Somme
toute, j'étais réellement heureux de laisser derrière moi cette
petite communauté turbulente, car je pouvais croire, désor-
mais, avoir surmonté le dernier obstacle qui pouvait entra-
ver mon prompt retour au pays. Ce ne fut que pendant
l'année suivante que Rhoma fut battu ; ayant tenté de rele-
-244 VOYAGES EN AFRIQUE.
ver une seconde fois le drapeau de l'insurrection , il fui tué
près de Rliat, en 1858.
Au soir du quatrième jour après mon départ de Béni
Oulid, j'arrivai à la petite oasis d'Ain Sara, oîi je m'étais
autrefois arrêlé pendant quelques jours pour me préparer à
ma longue pérégrination dans le centre de l'Afrique. J'y fus
reçu de la manière la plus cordiale par M. Reade , qui
était arrivé de la ville avec sa tente et tout un assortiment
d'objets européens, pour me faire les honneurs du monde
civilisé, attention à laquelle je fus on ne peut plus sensible,
comme bien le pensera le lecteur.
Après une soirée passée fort agréablement, j'entrepris ma
dernière marche sur le sol africain , pour faire mon entrée
solennelle à Tripoli. Lorsque nous nous approchâmes de la
ville, que j'avais quittée depuis cinq ans et demi et qui me
semblait être le port du repos et de la sécurité, mon cœur
frémit de joie, à la pensée du long voyage que je venais
d'accomplir. J'éprouvais une sensation extraordinaire à la
vue des magnifiques jardins des environs de Tripoli, mais
mon émotion fut plus profonde encore, lorsque je contem-
plai l'immense surface de la mer, dont la teinte bleu foncé
reflétait les rayons du splendide soleil des contrées méridio-
nales. C'était le magnifique lac intérieur du monde ancien,
le berceau de la civilisation européenne , qui avait été de
bonne heure l'objet de mes plus ardents désirs et de mes
études les plus assidues. Lorsque je foulai, désormais en
sécurité, le rivage de celte belle Méditerranée, je me sentis
le cœur si plein d'un sentiment de reconnaissance envers
l'Étre-Suprême , que je faillis descendre de cheval pour
m'agenouiller au bord de la mer et me confondre en actions
de grâces à cette Providence qui m'avait permis de traverser
RETOUR A TRIPOLI. — ARRIVEE EN ANGLETERRE. 245
tant de dangers semés sur ma route , dangers dus au fana-
tisme des hommes et aux intempéries du climat.
C'était précisément jour de marché, et la place qui sépare
la menschiah de la ville, était pleine de mouvement et de
bruit. Mais quoiqu'on se livrât ici aux travaux de la paix ,
l'appareil de la guerre à son tour ne faisait pas défaut ; en
e|Fet, le rivage était couvert de soldats venus d'Europe pour
tenir en respect les habitants, et je remarquai, dans le nom-
bre, beaucoup d'individus solides, qui me semblaient capa-
bles, malgré toutes les fautes du gouvernement ottoman, de
maintenir longtemps encore la domination qu'il exerce sur
son vaste empire. Ces flots épais de peuple , aux groupes
divers et bigarrés, celte immense mer bleue couverte de
vaisseaux, ces bois toufTus de palmiers, ces murs de la ville,
blancs comme de la neige, resplendissant sous l'éclat d'un
soleil radieux , formaient un ensemble aussi imposant
qu'animé. J'entrai ainsi dans la ville, ému jusqu'au plus
profond du cœur. Le consul général, colonel Herman, était
absent, mais je fus néanmoins logé dans sa belle demeure,
où me reçurent avec eff"usion tous mes anciens amis.
. Je restai à Tripoli quatre jours, puis je m'embarquai sur
le vapeur turc qui retournait à Malte après avoir amené les
troupes. La traversée fut belle et rapide, et mes deux affran-
chis, Abbega et Dyrregou , que j'emmenais en Europe avec
l'espoir de les mettre à même de rendre des services lors de
futurs voyages d'exploration, ne soufl"rirent que peu et
s'habituèrent vite à un élément aussi nouveau qu'étrange
pour eux. Je ne fis à Malte non plus qu'un séjour très court,
et je pris le plus prochain bateau à vapeur sur Marseille pour
arriver en Angleterre par la voie la plus expédilive. Je pas-
sai à Paris sans m'y arrêter et , le 6 septembre , j'arrivai à
T. IV. 17
246 VOYAGES EN AFRIQUE.
Londres, où lord Palmerston et lord Clarendon me reçurent
cordialement en prenant une part des plus grandes au
magnifique succès qui avait couronné mon expédition.
Ainsi se termina ma longue et pénible carrière d'explora-
teur de l'Afrique, dont cet ouvrage a retracé sommairement
les détails. Préparé de corps et d'esprit à une pareille expé-
dition , par des études , des expériences et l'habitude des
fatigues , dans un précédent voyage dans l'Afrique septen-
trionale et l'Asie Mineure, je m'étais volontairement associé
à l'entreprise, dans des conditions d'ailleurs on ne peut plus
défavorables.
Le plan général de l'expédition avait été fort restreint,
dans le principe , et les ressources pécuniaires qui y furent
affectées, étaient également fort peu considérables ; l'heu-
reux succès de notre entreprise pouvait seul en accroître
l'importance , et ce succès était dû surtout à mon voyage
auprès du sultan d'Agades, grâce auquel la confiance était
revenue à notre petite troupe, éprouvée par tant d'événe-
ments malheureux. Lorsque le chef primitif de l'expédition
eut succombé aux influences d'un climat meurtrier, j'avais
repris, au milieu des plus grandes difficultés, son œuvre à
peine ébauchée, et j'étais parvenu à explorer, presque sans
ressources pécuniaires, des contrées jusqu'alors inconnues.
Après avoir vécu ainsi quelque temps, je fus investi, à mon
tour, par la confiance du gouvernement britannique , de la
direction de l'entreprise; pourvu de subsides peu considé-
rables qui ne me parvinrent même pas toujours, et frappé
d'un nouveau malheur par la perte de mon dernier compa-
gnon européen , je ne m'en livrai pas moins à un voyage
dans le lointain occident, en vue d'aller visiter Tombouctou
et d'explorer la partie du Niger resiée voilée au monde
RETOUR A TRIPOLI. — ARRIVÉE EN ANGLETERRE. 247
scientifique par la mort prématurée de Mungo Park. Cette
tentative de ma part réussit au delà de toute attente, et je
pus non seulement arracher à son obscurité toute l'immense
région restée plus inconnue , même aux marchands arabes ,
que toute autre partie de l'Afrique % mais encore à nouer
des rapports d'amitié avec tous les chefs les plus puissants
des rives du Niger, jusqu'à la ville mystérieuse de Tom-
bouctou.
J'accomplis tous ces travaux , y compris le paiement des
dettes de l'expédition précédente , s'élevant à plus de
2,000 thalers, moyennant 10,000 Ihalers seulement. S. M.
le roi de Prusse y contribua pour 1 ,000 thalers, et j'en don-
nai moi-même pour 1,400. J'ai , sans nul doute, laissé sur
ma route une ample part de travaux pour mes successeurs ,
mais j'ai du moins la satisfaction de pouvoir dire que j'ai
découvert aux yeux du public savant de l'Europe de vastes
régions du continent africain naguère inconnues ; que j'ai
non seulement fait connaître plus ou moins ces contrées,
mais encore rendu possible avec elles des rapports réguliers
de la part du commerce européen.
J'ai donc lieu d'espérer que celte heureuse exploration de
l'Afrique centrale, subsistera comme une précieuse acquisi-
tion du génie germanique, et j'espère avec confiance que de
nouveaux travaux viendront compléter le résultat de mes
efforts.
* Il semble étonnant que la contrée située immédiatement à l'orient de
Tomboactou, jusqu'à Katchna (Katsena), soit plus inconnue aux mar-
chands mores, que tout le reste de l'Afrique centrale. {Qîiarterït/ Reciew,
mai 1820, page 234.) Le capitaine Clapperton s'exprime dans le même
sens, en parlant des dangers de la route de Sokoto à Tombouctou (second
voyage, p. 225).
APPENDICE.
APPENDICE.
APERÇU HISTORIQUE, ETHNOGRAPHIQUE ET POLITIQUE SUR LE WADAI.
Nous avons vu, dans les parties de mon ouvrage où je me
suis occupé de l'histoire du Baghirmi, qu'un vaste royaume
avait été fondé par la tribu des Tundjour, et que ce
royaume, composé d'une foule d'éléments hétérogènes à
peine rassemblés, ne mit pas même un siècle à tomber dans
un état de ruine complète. La partie qui s'en détacha la
première, embrassait les contrées orientales du pays, et ce
fut Kourou, le troisième prédécesseur de Sliman, premier
roi musulman du Darfour, qui battit les Tundjour et assit
dans ces régions la domination de la tribu des Foraoui.
D'après la tradition indigène, la partie centrale, ou noyau
proprement dit du royaume des Tundjour, fut conquise, en
l'an i020 de l'hégire, par le fondateur du royaume musul-
man du Wadai, Abd El Kerim, fils de Yame.
252 VOYAGES EN AFRIQUE.
Woda, fils de Yame, appartenant à la tribu des Gémir '
(alors établie au pays de Schendi et convertie à l'islamisme)
avait pénétré avec ses congénères dans cette contrée qui
prit plus tard, paraît-il, et en son honneur, le nom de Wadaï;
il semble y avoir joui d'une très haute considération. Son
petit-fils Abd El Kerim fut gouverneur de certaines provinces
appartenant à Daoud, alors roi des Tundjour, qui ne tarda
pas, toutefois, à apprendre à ses dépens la puissance de son
voisin oriental, Sliman, le premier roi musulman du Dar-
four.
Inspiré par des motifs religieux, ce personnage passa
plusieurs années à Bidderi, localité située à une dizaine de
milles à l'est de la capitale du Baghirmi, capitale qui,
semble-t-il , n'existait pas encore à cette époque. En effet,
Bidderi était une des villes où s'étaient établis, depuis long-
temps déjà, des membres de la vaste tribu des Foulbe; il y
demeurait, entre autres, une famille à laquelle sa science
profonde et sa sainteté incontestée avaient valu, par l'intro-
duction de l'islamisme , une influence considérable dans le
large rayon des provinces environnantes. Or, le principal
membre de cette famille, Mohammed, inspira à divers chefs
l'idée de renverser la domination païenne des Tundjour,
afin d'y substituer un royaume mahométan. C'étaient Abd El
Kerim, le petit-fils de Woda; Amalek, chef des Marfa, qui
résidait en un endroit nommé Iloggene ; le Massalati Moumin ;
TAbou Scharib Dedebam et le Djellabi Wouël Banan, tous
compagnons ou adhérents d'Abd El Kerim.
* La prétention d'attribuer à cette famille royale la descendance des
Abassides, est purement chimérique. J'ai eu ma possession une lettre
revêtue du sceau royal portant cette présomptueuse devise.
APERÇU HISTORIQUE SUR LE WADAI. 233
Ce dernier retourna dans sa patrie, et y répandit ses idées
d'affranchissement. Peu d'années plus tard, il se révolta
contre son suzerain Daoud, s'établit à Madaba, localité
située dans les montagnes à une dizaine de milles au nord
de la future ville de Wara, et, après une lutte terrible, jeta
les premiers fondements du royaume auquel il donna, en
l'honneur de son aïeul, le nom de Wadaï. Abd El Kerim
mourut après un long règne, et eut pour successeur son fils
Charout. Ce fut ce prince qui fonda Wara et y établit sa
résidence. Comme l'indique son nom, qui signifie « entourée
de collines, » cette ville est pourvue de fortifications natu-
relles qui la rendaient propre au siège du gouvernement de
Charout.
Ce prince régna également plusieurs années et fut suivi,
à son tour, de son fils aîné, Charif, qui, moins heureux que
son père et son aïeul , fut tué par la belliqueuse tribu des
Tama, qu'il avait tenté d'asservir.
Le successeur de Charif fut Yakoub Arouss, son frère
cadet, lequel fut assez fort pour pouvoir entreprendre une
expédition dans l'intérieur du Darfour. Moussa , fils et suc-
cesseur de Sliman, le glorieux fondateur de ce royaume
musulman, commençant à fléchir sous le poids des années,
Arouss pouvait espérer ne rencontrer chez ce prince que peu
de résistance ; mais il en arriva autrement, et Arouss fut par
lui battu et contraint à une retraite précipitée. Son succes-
seur fut Charout II, son fils, qui acquit, pendant un règne
de quarante années, beaucoup de gloire et semble avoir inau-
guré dans ses États une èl-e de bien-être tel que l'on ne pour-
rait guère s'y attendre dans un royaume composé de tant
d'éléments hétérogènes.
Le fils de Charout II fut Djoda ou Djaoude, surnommé
254 VOYAGES EN AFRIQUE.
Charif E' Timan et plus connu sous son titre glorieux de
Mohammed Soulaï ou Soûle, c'est à dire « le libérateur. »
Ce titre lui fut donné par ses sujets, à la suite de la victoire
par laquelle il affranchit son pays du joug des Foraoui qui,
en vue de rendre le Wadaï tributaire , l'avaient envahi avec
une puissante armée commandée par Abou 'L Kassem, fils
puîné d'Amed Bokkar et le sixième roi musulman du pays.
Ce fut ce prince célèbre et victorieux qui éleva le Wadaï au
rang d'un État respecté et même redouté de ses voisins et
qui lui donna le nom nouveau de Dar Soulaï \
Ce fut également ce prince qui, vers la fin de son règne,
arracha au sultan du Bornou, sinon la totalité, au moins la
meilleure partie du Kanem ; il y parvint, tant par la prise
de Mondo ou Mando, ville des Tundjour, que de Mao, rési-
dence d'un chalifa du sultan du Bornou. Telle fut l'origine
des dissensions qui existent encore aujourd'hui entre le
Bornou et le Wadaï. Comme son père, Mohammed Soulaï
régna quarante ans.
Il eut pour successeur son fils, Saleh , surnommé Derret.
Ce prince m'a été dépeint, d'une voix presque unanime,
comme un mauvais roi; mais ce jugement semble être dû,
du moins en partie, à ce que Derret fit mettre à mort un
grand nombre d'ulémas, personnages fort considérés au
Wadaï. Il hâta sa propre fin, en s'exposant, par sa conduite,
au ressentiment de la mère de son fils aîné, Abd El Kerim,
laquelle appartenait à la tribu des Malanga. A son instiga-
tion, Abd El Kerim marcha contre son père, monté sur le
* Cette dénominatiou indique évidemment l'influence arabe et musul-
mane, par l'importation du mot dar, quilsignifie » le royaume « ou « la
maison. « Par contre, il est fort rare qu'un véritable Foraoui emploie,
pour désigner le pays, le nom de Dar For.
APERÇU HISTORIQUE SUR LE WADAI. 255
trône depuis huit années seulement, tandis que Derret se
livrait à une expédition contre les Madala , habitants d'une
localité voisine de Madaba et des établissements desMalanga.
Après une lutte sanglante , Derret fut battu et tué. Ces évé-
nements se passaient en 1805. Quoique s'écartant notable-
ment d'autres assertions, ils sont, tels que je les rapporte,
appuyés sur des indications qui ne laissent pas la moindre
prise au doute.
Abd El Kerim, mieux connu sous le nom de Saboun,
qu'il prit plus tard, monta au trône du Wadaï, que souillait
le sang paternel; mais à peine exerça-t-il le pouvoir suprême,
qu'il lui imprima un caractère tel, que tous s'accordent à
reconnaître en lui le prince le plus sage que l'on ait jamais
connu dans cette partie du globe.
Toutefois, le premier acte de son règne fut basé sur le
mépris le plus scandaleux du droit des faibles; ce fut l'an-
nexion du Baghirmi, dont les habitants étaient beaucoup
plus avancés que leurs voisins orientaux, dans la voie du
progrès social, annexion par laquelle il s'enrichit ainsi que
son pays. Ces Baghirmiens avaient eux-mêmes acquis illégi-
timement de vastes trésors, consistant non seulement en
corail et en objets de grand luxe, mais encore en écus
d'Espagne et en florins d'Autriche monnayés; c'était le fruit
de leurs rapines dans l'expédition qu'ils avaient dirigée
contre Dirki, dans la grande vallée de Tebou [henderi Teda),
sur la route du Fezzan. D'après des assertions dignes de foi,
Abd El Kerim aurait emporté de l'argent pour une quantité
de cinq charges de chameau, soit environ 1,500 livres
pesant. Ce fut également sous son règne que le Baghirmi,
comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, devint pour toujours
une province tributaire du Wadaï.
256 VOYAGES EN AFRIQUE.
Après avoir fondé de la sorte un puissant empire, Abd El
Kerim consacra tous ses efforts à se créer des relations
directes avec les ports de la Méditerranée, dans le but de se
procurer aisément tous les articles qui étaient encore pres-
q,ne inconnus aux habitants du Wadaï avant la spoliation du
Baghirrai.
Feu M. Fresnel, dans sa dissertation sur le Wadaï, s'est
livré à des recherches trop complètes pour qu'il ne soit pos-
sible d'ajouter quelque chose aux travaux de ce savant;
mais, puisque j'en suis arrivé à parler d'Abd El Kerim et de
ses tendances, je crois devoir relever les erreurs commises
par M. Fresnel relativement à la mort de ce prince et à ses
successeurs. Abd El Kerim Saboun mourut dans la dixième
année de son règne, c'est à dire en 1815, dans une localité
voisine de Wara, nommée Djounne, où il avait, selon le
témoignage de personnes bien renseignées, réuni une armée
pour marcher contre le sultan du Bornou, ou plutôt contre
le cheik Mohammed El Kanemi; car ce dernier brûlait d'ar-
racher aux mains d'Abd El Kerim et de restaurer dans son
ancienne splendeur le Kanem, ce noyau du royaume de
Bornou.
Saboun mourut sans avoir le temps de désigner son suc-
cesseur, mais tous les individus auxquels je parlai de cette
mort inopinée, m'assurèrent qu'elle n'était pas le moins du
monde due à un empoisonnement. Quelques détails relatifs
à cet événement diffèrent complètement, à leur tour, de la
version de M. Fresnel. C'est ainsi que Saboun n'eut pas de
fils du nom de Scksan. Il en délaissa six, dont l'aîné,
nommé Assed, était issu d'une femme de la tribu des Kon-
dongo, tandis que le second, Youssouf, et trois de ses frères,
étaient nés de la même mère, qui appartenait à la tribu des
APERÇU HISTORIQUE SUR LE WADAI. 237
Madaba. Quant à la mère de Djafar, ce jeune prince du
Wadai, que son long séjour à Tripoli et ses aventures nom-
breuses ont fait quelque peu connaître en Europe et surtout
en Angleterre \ elle appartenait à une autre tribu encore.
Saboun mc^t sans s'être choisi un successeur, les parti-
sans de la tribu des Madaba entrèrent en lutte contre les
adhérents de celle des Kondongo, ou du prince Assed; après
avoir battu ces derniers et tué leur candidat, les Madaba
mirent Youssouf sur le trône. Ce roi, auquel on donne par-
fois le surnom de Charifaïn, mais non d'une manière géné-
rale, régna d'abord sous la tutelle de son oncle Abou
Rokkhiye; l'ayant mis à mort, ainsi que le puissant agid des
Mahamid, Dommo, il gouverna le Wadai, pendant seize
années, de la manière la plus despotique, jusqu'en 1850,
époque à laquelle il fut assassiné, à l'instigation de Simbil,
sa propre mère. Jamais il ne régna, au Wadai, de prince du
nom d'Abd El Kader, et le major Denham est parfaitement
dans le vrai, lorsqu'il indique comme étant le successeur
immédiat de Saboun, le prince qui occupait le trône
en 1825.
A Youssouf succéda son fils Rakeb, encore enfant, qui
mourut de la petite-vérole, dix-sept ou dix-huit mois après
son avènement. Le trône échut alors à un personnage
nommé Abd El Asis, qui appartenait à une des branches de
la famille royale; il était fils de Radama, dont le père, Gan-
digin, était frère cadet de Djoda Mohammed Soûlai, tandis
que sa mère appartenait également à la famille régnante.
* Voyez, dans le Unifed Service Journal, 1830, la Story-of Jafar de
M. le consul Barker, ou plutôt du lieutenant sir Henry Smyth, aujour-
d'hui contre -amiral.
258 VOYAGES EN AFRIQUE.
Soutenu par la belliqueuse tribu des Kodoï (ou Bou Senoun,
comme les nomment les Arabes, à cause de leurs dents
rouges), parmi laquelle il s'était fixé, il réussit à se main-
tenir sur le trône, en dépit d'une lutte incessante contre ses
adversaires. Sa première rencontre eut lieu a^ec les Kelin-
gen, qui favorisaient, au lieu de Djafar, l'héritier légitime
du pouvoir, un autre prétendant, nommé Kede. Toutefois
les Kelingen furent complètement battus à Folkoto, localité
voisine de Wara.
A peine Abd El Asis eût-il commencé à jouir de quelque
repos, que la tribu des Kondongo, abandonnant ses monta-
gneuses retraites, s'avança contre lui; mais elle fut à son
tour battue et presque anéantie, près d'un village nommé
Bourlaï. Abd El' Asis, que mes amis me dépeignirent
comme un homme doué de qualités hors ligne et d'une intel-
ligence supérieure, succomba, comme son prédécesseur, aux
suites de la petite-vérole, après un règne de cinq ans et
demi. Son fils Adam, à peine sorti de l'enfance, lui succéda
au trône, mais après une année à peine, il fut renversé et
traîné en captivité au Darfour.
Voici quelles furent les circonstances qui occasionnèrent
cette révolution : Mohammed Saleh, surnommé sans motif
bien connu « E' Scherif, » avait pénétré depuis longtemps
déjà et secrètement dans le Wadaï. N'ayant pu s'y former un
parti assez fort pour lui permettre de faire valoir ouverte-
ment ses droits au trône, comme frère de Saboun, il s'adressa
au roi du Darfour, lui promettant un tribut annuel considé-
rable s'il consentait à appuyer ses prétentions. Grâce à la
misère qu'avait fait naître dans le pays une terrible disette,
il ne fallut à Mohammed que le concours de deux hauts per-
sonnages (agade), Abd Ê Sid et Abd El Fatha; or, le pré-
APERÇU HISTORIQUE SUR LE WADAI. 259
tendant ne rencontra d'autre résistance que celle du kamkolak
des Kodoï, et encore fut-elle vaine.
Ce fut ainsi que Mohammed Saleh, soutenu par des forces
étrangères, monta au trône, au mois Tom El Aouel de l'an
1250 de l'hégire, soit en juillet Î834. Ce prince travailla
constamment au bien-être de son pays, mais les dernières
années de son règne furent malheureuses, tant pour ses
sujets que pour lui-même.
La première entreprise qu'il tenta pour augmenter les
richesses de son peuple, ou plutôt les siennes propres,
ainsi que pour étendre sa domination, fut une expédition
contre le Karka ou Kargha ; c'est un pays marécageux, com-
posé d'îles et de prairies à demi submergées, qui se trouve
situé à l'angle sud-est du Tsad, et dont j'ai parlé dans ma
description du Kanera. Mohammed s'empara, en cette cir-
constance, d'une quantité considérable de bétail. Peut-être
avait-il encore un but différent; en effet, un autre membre
de la famille royale, nommé Nour E'Din, qui descendait en
droite ligne de Saleh Derret par Youssouf et Fourba, s'était
réfugié dans ce pays presque inaccessible et pouvait, grâce à
l'influence dont il jouissait parmi toutes les tribus environ-
nantes, devenir par la suite un compétiteur dangereux.
L'année suivante, Mohammed marcha contre les Tama, tribu
rapace et jusqu'alors invincible, qui a ses établissements
dans une contrée montagneuse, à quatre journées au nord-
est de Wara. Il les battit, tua leur chef et leur en imposa un
de son choix; mais à peine Mohammed fut-il retourné dans
ses foyers, que les Tama chassèrent le chef. L'année sui-
vante, il dut revenir, les battit de nouveau et les contraignit
d'en accepter un autre, nommé Ibrahim.
Ce fui peu après, en 1846, que Mohammed Saleh entre-
260 VOYAGES EN AFRIQUE.
prit, contre le Bornou, l'expédition dont j'ai parlé briève-
ment dans mes tables chronologiques de l'histoire de ce
royaume, et que M. Fresnel a indiquée sous un aspect com-
plètement erroné. En effet, quoique le roi du Wadaï péné-
trât jusqu'au cœur du Bornou, il ne parvint pas à y rétablir
la dynastie des Saifoua, mais, au contraire, consomma la
ruine de cette dernière, circonstance qui ne permet pas de
considérer son entreprise comme ayant été des plus heu-
reuses. Toutefois il s'empara d'un butin considérable qui
lui coûta une grande partie de son armée, tant à la bataille
de Koussouri que pendant sa retraite, surtout au passage du
Schari.
A la vérité, le roi remporta, chemin faisant, un léger
avantage sur les tribus Tebou établies sur le Bahr El
Ghasal. Il subjugua ces tribus et leur imposa une redevance
annuelle. Ce n'est qu'à cette époque que semblent prendre
naissance les fonctions de Yagid el bahhr.
Après cette expédition au Bornou, dans tous les cas
mémorable, Mohammed Saleh n'en entreprit pas de nou-
velle; mais après trois ou quatre années de repos, il vit
éclater une lutte sanglante entre les deux moitiés de ses
Étals.
La cause réelle ou supposée de cette guerre civile, qui
maintint, jusqu'à mon départ du Soudan, le Wadaï dans
un état de grande faiblesse, était la cécité du roi. En effet,
cette infirmité — qui, d'après les lois du pays rendait le
prince incapable d'exercer plus longtemps l'autorité suprême,
— jointe à l'impopularité générale qu'avait attirée à Moham-
med Saleh sa cupidité, fournit aux Kodoï, qui considéraient
Adam comme leur chef légitime, un prétexte pour lui con-
tester le droit d'occuper davantage le trône. Ce fut par suite
APERÇU HISTORIQUE SUR LE WADAI. 261
de ces circonstances qu'en 1850, pour se soustraire aux
manœuvres de ses ennemis, avoués ou secrets, il abandonna
Wara, l'ancienne résidence des rois du Wadai depuis Cha-
rout P"", pour la transférer à Abeschr. Cette localité n'est
qu'un village sans importance, situé à une vingtaine de
milles au midi de Wara, dans le pays des Kelingen, parti-
sans du roi, et presque entièrement aride; c'étaient deux
motifs pour que Mohammed Saleh pût s'y croire en sûreté.
La lutte, longtemps préparée en silence, éclata en 1831;
au mois de Schaban, en cette année, le roi se vit forcé de
marcher contre les Kodoï, qui, soutenus par une partie des
Abi ou Abou Scharib, l'attendaient dans leurs montagnes.
Lorsqu'il fut arrivé à leur portée, le vendredi 9 Schaban, ils
fondirent sur lui avec impétuosité; perçant les rangs de son .
armée, ils massacrèrent un grand nombre de personnages
du plus haut rang, parmi lesquels son vi^ux frère, aveugle
aussi, Abou Horra, et sa fille Fatima, Sur le point d'être
tué lui-même, le roi ne dut son salut qu'à l'adresse et au
dévouement de son entourage. Après cette cruelle leçon, il
réussit, le lendemain, à attirer l'ennemi dans la plaine, où
la supériorité du nombre et l'excellence de la cavalerie
royale valurent aux Kodoï, et surtout à leurs alliés, ces
pertes considérables qui les forcèrent de se réfugier dans
leurs hautes retraites. Malgré ce désastre, que les indigènes
nomment la bataille de Torbigen ou de Djalkam, les belli-
queux Kodoï n'ont point renoncé à soutenir leurs préten-
tions; lors de mon séjour au Baghirmi, il était même
question qu'ils reprissent l'offensive après la moisson.
J'ai traité, jusqu'à ce point, l'histoire du pays, dans les
dépêches que j'envoyai en Europe après mon retour du
Baghirmi, et la remarque par laquelle je terminais mon
T. IV. 18
26â VOYAGES EN AFRIQUE,
aperçu historique sur le Wadaï, s'est depuis coufirmée de la
manière la plus étonnante. Voici quelles étaient textuelle-
ment mes paroles : « La désunion qui règne actuellement au
cœur du Wadaï est d'autant plus féconde en conséquences,
que le roi iMohammed Saleh semble être sur un pied de
mauvaises relations avec Mohammed, son fils aîné. L'héri-
tier du trône, étant resté à ^Yara, après le transfert de la
cour à Abeschr, a refusé d'obtempérer à plusieurs invita-
tions successives de se présenter devant son père, et s'est
retiré dans les contrées méridionales du pays. »
Quelques mois seulement après que j'avais tracé ces lignes,
nous apprîmes, au Bornou, qu'une guerre civile avait éclaté
entre le père et le fils. Il s'ensuivit une lutte longue et san-
glante dans laquelle Mohammed battit non seulement son
père, mais encore tous ses frères, malgré leurs nombreux
adhérents, tandis qu'il n'avait lui-même d'autre appui que
son énergie et son courage personnel, comme étant fils d'une
étrangère, Fellata du Kordofan. Par là s'explique la con-
duite violente de cet usurpateur, qui devait naturellement
avoir contre lui l'aristocratie du pays; c'est ainsi qu'il sévit
cruellement contre une grande partie des hommes les plus
considérables du Wadaï.
Je ne possède pas de renseignements précis relativement
à l'état actuel de la politique dans ces contrées; toutefois j'ai
appris que Mohammed a été supplanté par l'un de ses pro-
pres frères. Nous en saurons davantage, à l'égard de ces
intéressantes régions, si le docteur Yogel — qui, ainsi que
nous le savons aujourd'hui, est arrivé au Baghirmi par le
Kanem et le Fittri pour se diriger ensuite au nord, vers le
Wadaï — si le docteur Vogel, dis-je, contre toute attente,
n'a pas succombé. Malheureusement les dernières nouvelles
APERÇU HISTORIQUE SUR LE WADAI. 265
reçues du Borgou, en date du 20 juin, ne laissent que peu
d'espoir que nous revoyions jamais ce jeune et intrépide
savant, dont la carrière, au point de vue personnel comme
à celui de la science, s'ouvrait sous de si brillants aspecîs.
II est plutôt à craindre que, pins tard, Wara ne figure parmi
les nombreux lieux de sépultures d'Européens, dont est par-
semée l'Afrique centrale. Cependant une nouvelle mais faible
lueur d'espoir renaît en ce moment (commencement de sep-
tembre i8o7), et puissent sous les efforts que l'on tente pour
dévoiler le sort mystérieux de l'illustre voyageur, noiïs per-
mettre de profiter au moins du fruit de ses travaux ! Si l'on
venait à acquérir seulement la certitude qu'Edouard Vogel a
été décapité par le prince du Wadaï, soit par fanatisme, soit
pour quelque autre cause, la vie de mon jeune ami ne pour-
rait être considérée comme ayant été inutilement sacrifiée,
et sa mort elle-même servirait à protéger les voyageurs
futurs contre d'aussi tragiques destinées.
Telle est donc ma courte esquisse de l'histoire du Wadaï,
pour autant que mes recherches au Baghirmi me permirent
de m'y initier. Je puis garantir, du reste, fexactitude de
mon récit, quoiqu'il s'écarte de maintes autres assertions.
Je terminerai par quelques observations générales.
Le pays ainsi réuni en un vaste emj)ire, grâce aux efforts,
non toujours systématiques mais empreints d'énergie, de
ses gouvernants, s'étend de l'O. N. 0. à l'E. S. E., dans
sa plus grande largeur, el se trouve compris environ entre
le 15^ et le 25'' degré de longitude de Greemvich, et le 15*
et le 10" degré de latitude. Je n'esquisserai que brièvement
et à grands traits les particularités les plus caractéristiques
de la configuration physique de la contrée; pour les détails,
ou les trouvera renseignés dans la relation de mes itinéraires,
264 VOYAGES EN AFRIQUE.
desquels est tirée, du reste, ma connaissance générale du
pays.
Le Wadaï proprement dit est une contrée assez plate, mais
qu'entrecoupent une quantité de montagnes isolées , d'une
nature sèche et aride , incapables d'alimenter des cours
d'eau de quelque importance. Le peu de sources même
dont je pus constater l'existence , contiennent de l'eau
chaude, et principalement celles qui se trouvent aux envi-
rons d'Hamien , localité située dans la vallée Waringek. Le
pays tout entier s'abaisse de l'est à l'ouest, c'est à dire du
pied du Djebel Marra, au Darfour, vers le bassin du Fittri;
celui-ci est le lac intérieur des Kouka , qui absorbe toutes
les eaux charriées par les petites rivières, pendant la saison
des pluies, lesquelles eaux se rassemblent dans la grande
vallée du Batha. Le Wadi Kia seul semble faire exception,
en ce sens que, s'étendant du nord au sud, le long de la
chaîne de montagnes susmentionnée, il semble, d'après la
plupart de mes renseignements, n'avoir aucun rapport avec
ce bassin et se diriger peut-être vers quelque bras du Nil.
Dans la partie septentrionale du Wadaï, où la contrée est
bordée de régions désertes, il existe plusieurs petits cours
d'eau [saraf) qui vont se perdre dans le sable.
Quant aux pays situés entre les deux lacs intérieurs, le
Fittri et le Tsad, j'ai déjà dit ailleurs qu'ils consistent en une
contrée élevée coupant toute communication entre les deux
bassins , tandis que les cours d'eau et les vallées y forment
les voies naturelles, le long desquelles s'élèvent les établis-
sements des habitants. Sur ces pays encore, nous appren-
drons des choses toutes nouvelles, si le docteur Vogel existe
encore ou si l'on parvient à retrouver au moins ses derniers
papiers; car il est aujourd'hui positif que ce voyageur a Ira-
APERÇU HISTORIQUE SUR LE WADAI. 265
versé la contrée, au mois de mars 1856, en se rendant du
Kanem au Fitlri.
Quant aux autres provinces du royaume, du moins vers
le midi, elles semblent offrir des aspects plus variés et de
plus nombreux cours d'eau permanents, que le cœur même
du pays; toutefois les travaux d'exploration effectués jusqu'à
ce jour ne suffisent pas à nous donner une idée générale à
cet égard.
II
Le Wadaï est encore, sous tous rapports, un État jeune où
se trouvent réunis tous les éléments politiques les plus oppo-
sés. Cet ensemble hétérogène, du reste, n'a rien d'extraor-
dinaire dans un pays aussi vaste que le Wadaï, et surtout
pour cette partie du globe, car le nombre de dialectes usités
dans le pays ne dépasse pas celui des idiomes dont on se
sert au Foumbina. Au Bornou même, où, par suite d'un
système politique de nivellement et de centralisation , plu-
sieurs tribus ont été, par le temps, complètement anéanties,
on parle encore , endéans les limites du royaume , plus de
quinze langues difFérentes,
Il faut distinguer d'abord, au Wadaï, deux groupes princi-
paux : ce sont les tribus nègres indigènes ou immigrées et
les tribus arabes. Je m'occuperai en premier lieu des tribus
nègres, dont suit une nomenclature complète accompagnée
de quelques observations sur leur degré de force et d'impor-
tance politique. Toutefois on ne peut rien affirmer encore
aujourd'hui quant à leurs rapports de parenté réciproque, en
APERÇU HISTORIQUE SUR LE WADAI. 267
l'absence de vocabulaires de leurs idiomes respectifs. Je ne
pus moi-même parvenir qu'à connaître la signification de
trois mots, dont un du langage de la tribu principale, les
Maba, un de celui des Kouka , et enfin un mot de celle des
Abii ou Abou Scharib. Quant aux établissemonts de ces
diverses tribus, la relation de mes itinéraires les indiquera
beaucoup plus clairement que ces données générales.
Je considérerai d'abord le groupe de tribus habitant le
Wadaï proprement dit où Maba, généralement indiqué,
dans le pays même, sous la forme arabe, Dar Maba; ces
tribus parlent une seule et même langue , nommée Bora
Mabang, de laquelle je pus réunir un vocabulaire assez com-
plet, contenant plus de deux mille mots et un grand nombre
de phrases, y compris l'oraison dominicale. Ce groupe con-
siste dans les tribus ou plutôt dans les subdivisions ci-après :
les Kelingen, qui habitent plusieurs villages situés à envi-
ron une journée au midi de Wara; les Malanga, au nord-est;
les Madaba et les Madala, voisins de ces derniers, elles
Kodoï, ou habitants des montagnes [kodok, mont). Les
Arabes les nomment Bou Senoun (au singulier « Sen-
naoui »), à cause de leurs dents rouges, dont la coloration
est due à la qualité des eaux que consomment ces Kodoï.
Conservant, dans leurs montagnes, la force physique et
l'esprit d'indépendance qui les caractérisent, ils sont unani-
mement reconnus comme la plus brave de toutes les tribus
du Wadaï. Leurs retraites les plus célèbres de la montagne
sont Kourougoun (la résidence de leur chef), Boumdan,
Mogoum, Bourkouli, Moutoung et Warschekr, toutes loca-
lités situées à une journée à l'est de Wara.
Après les Kodoï, viennent les subdivisions, moins impor-
tantes, des Kouno, desDjambo, des Abou Gedam, des Ogo-
268 VOYAGES EN AFlllQLE.
dongda, de Kaouak, des Aschkiting, des Bili, des Billing,
des Ain Gamara, des Koromboï,des Ghirri (qui habitent Am
Dedik), des indigènes de Scherefi, des Manga (établis dans
la contrée nommée Firscha), des Amirga (ou habitants de
Maschek), et des indigènes d'Andobou, de Schibi, de Tara,
localités voisines de Wara.
Toutes les subdivisions du Maba, que je viens de citer et
auxquelles appartiennent encore quelques petites peuplades,
ont toutes un caractère propre et forment autant d'agglomé-
rations distinctes. Les plus nombreuses sont celles des Kelin-
gen, des Kadjanga, des Malanga et des Kodoï; mais la préé-
minence des Kelingen ne repose que sur cette circonstance,
que la mère du roi actuel {momo), qui exerce au Wadaï une
certaine influence, est issue de cette tribu.
Les rois du Wadaï ne descendent originairement ni des
Keligen, ni d'aucune des tribus qui composent le groupe du
Maba ou Dar Maba, et que je viens d'énumérer; mais ils sor-
tent, au contraire, des Gémir, cette tribu que j'ai citée plus
haut et qui est d'une nationalité toute différente. Malgré
cette circonstance , la décadence où est tombée la tribu des
Gémir, qui possède un idiome particulier, me fait ne la
placer qu'au second rang.
Je citerai ensuite les diverses subdivisions des Abou Scha-
rib ou Abii, dont la tribu, dans son ensemble, dépasse
numériquement le groupe du Maba; mais les dialectes y
sont tellement différents entre eux, que les indigènes de
l'une et de l'autre ne se comprennent que difficilement; il
en résulte que la langue usitée pour les rapports réciproques
est le Bora Mabang, familier à tous les gens notables du
pays, à quelque tribu qu'ils appartiennent. Citons en pre-
mier lieu les Abou Scharib Menagon et Mararit, qui ont un
APERÇU HISTORIQUE SUR LE WADAI. 269
idiome commun, duquel j'ai formé un vocabulaire d'environ
deux cents mote, ainsi qu'une traduction ôa pater. Je com-
prendrai, dans cette tribu, les Tama, qui, d'après des ren-
seignements positifs, s'y relient par des rapports étroits,
quoique les Tama et les Abou Scharib aient leurs établisse-
ments fort éloignés entre eux; en effet, les Menagon et les
Mararit demeurent à environ six journées au de marche sud
de Wara, tandis que les Tama vivent dans une contrée
montagneuse située à quatre journées au nord-est de cette
capitale.
Cette belliqueuse tribu, qui se distingue principalement
par son adresse à manier l'épieu, semble avoir perdu jusqu'à
un certain point son indépendance, qu'elle avait su défendre
pendant plus de deux siècles. Au commencement toutefois,
les Tama réussirent à chasser un certain Bilbildek, que leur
avait imposé le roi actuel du Wadai , après avoir fait déca-
piter E' Nour, leur chef; mais il parait qu'après un seconde
expédition, un nouveau chef, du nom dTbrahim, était par-
venu à s'établir àNanoua, l'une des localités les plus impor-
tantes des Tama. Aussi ces derniers fréquentent-ils aujour-
d'hui les marchés du Wadai , tandis que les Kaï Maba , ou
habitants du Maba proprement dit, ne hantent pas les leurs.
Les Tama possèdent de nombreux chevaux, mais fort peu
de bétail.
Après les Tama, je mentionnerai les Abou Scharib Gnorga
et Darna, qui sont établis à l'est des Menagon et des Mara-
rit; puis les Abou Scharib Koubou, qui habitent Gonanga,
près d'Andabou, Viennent ensuite les Abou Scharib Soun-
gori, qui occupent une contrée fort étendue et voisine du
Darfour ; ils y sont mêlés aux Massalit et se font remarquer
par l'élève d'une magnifique race de chevaux; les Abou Scha-
270 VOYAGES EN AFRIQUE.
rib Schali, voisins des Soiingori; les Abou Scbarib Scho-
chen, qui habitent principalement la localité de même nom;
les Abou Scharib Boubala, alliés intimes des Kodoï, dont ils
sont les voisins orientaux, et enfin les Ouëlad Djemma, qui
appartiennent également au vaste groupe des Abou Scharib,
mais se distinguent, parait-il, par un idiome, ou plutôt un
dialecte particulier.
Je joindrai à ce groupe les Massalit, qui sont les plus
nombreux après les Abou Scharib et pourraient bien avoir
quelques rapports de parenté avec les Soungori, auxquels
ils vivent mêlés. Toutefois les Massalit semblent être tombés
au dernier degré de la barbarie; ils ne leur répugnerait
même pas de manger de la chair humaine, et ce reproche
s'adresse principalement à la subdivision qui habite Nyes-
sere, près de la frontière du Darfour.
Aux Massalit succèdent, dans l'ordre du voisinage, la
tribu des Ali, puis, dans les environs mêmes de Wara, celle
des Mimi, tribu qui passe pour avoir une langue à elle.
Vient alors un groupe de plusieurs tribus, dont il ne sera
guère possible d'établir les rapports mutuels que lorsqu'on
possédera des vocabulaires et des données grammaticales de
leurs idiomes ou dialectes respectifs; ce sont les tribus des
Moëo, des Marfa, des Korounga ou, d'après les Arabes,
Karinga, et celle des Kaschemere. Il ne serait pas invraisem-
blable qu'il existât, entre ces tribus et les Massalit, une sorte
de parenté.
Les Kondongo forment à leur tour une tribu autrefois
très puissante, mais considérablement déchue depuis la
guerre contre Abd El Asis et la famine qui en fut la consé-
quence. Ils sont renommés pour l'excellence de leur lisse-
randerie.
APERÇU HISTORIQUE SUR LE WADAI. 271
Voici encore quelques tribus ou nationalités distinctes :
les Kabbaga, situés ou sud-est de Wara et voisins des Kou-
bou; les Moubi, sur le Batha ; les Marta; les Dermondi ou
Daranidoutou; les Bakka ou Ouëlad El Bachcha, près de
Malam ; les Birkit, qui vivent près de la frontière du Dar-
four, pays où il s'en trouve également un grand nombre ; les
Tala; les Kadjagsse ou Kadjagasse, voisins immédiats delà
limite S. S. 0. du Wadaï propre ; les Tundjour, qui ont leurs
établissements non loin de ces derniers, et constituent les
débris d'une nation jadis puissante, qui dominait autrefois
toutes ces contrées; ils habitent aujourd'hui principalement
Magara, localité appartenant au Dar Soyoud.
Plus loin se trouvent les Kouka qui sont généralement
établis le long du cours inférieur du Batha, et au Filtri, où
ils forment, avec les Boulala, sous le rapport idiomatique,
un groupe commun différant essentiellement des tribus du
Wadaï précédemment citées, mais étroitement lié, au con-
traire, aux habitants du Baghirmi,dont le langage, du moins
dans la moitié des éléments qui le composent, est identique
à celui des Kouka.
Après ces derniers, je dois citer encore les Dadjo, tribu
fort nombreuse malgré son état de décadence. Pour ce qui
concerne leurs établissements, ils sont pour la plupart situés
au sud-est de ceux des Kouka, avec lesquels ils ont quelques
lointains rapports de parenté. Peut-être les éléments de la
langue des Kouka qui n'ont pas de relation avec la langue
des Baghirmiens, sont-ils identiques aux expressions corres-
pondantes des Dadjo. Il ne nous est pas encore possible,
jusqu'à présent, d'établir les rapports qui peuvent exister
entre les Dadjo et les Abou Telfan, qui habitent une contrée
située à deux journées au S. S. 0. de Birket Fatima. Les
872 VOYAGES EN AFRIQUE.
Aboii Telfan semblent n'occuper, sous le rapport de la civi-
lisation, qu'un rang fort secondaire et passent, aux yeux des
habitants du Wadaï, pour païens (djenachera) ; ils possèdent
des chevaux et du bétail en abondance.
Il existe encore, dans la province Dar Soyoud, sur le
Batha moyen, une tribu nommée Kaoudara, qui parle un
idiome particulier et habite une localité considérable, du
nom de Kinne.
Avant de me livrer à l'énumération des tribus qui occupent
les provinces extérieures, au midi, et ne sont encore qu'à
moitié soumises, je citerai encore les So Rhaoua ou, comme
on les nomme au Wadaï, So Chaoua; les Gouraan; puis
deux grandes subdivisions des Tebou ou plutôt Teda, qui
habitent le désert au nord du Wadaï, possèdent de grandes
richesses en troupeaux et se sont rangées sous l'autorité
du roi de ce dernier pays.
Les tribus des provinces méridionales sont : les Silla,
habitants de la contrée montagneuse qui s'étend au S. S. 0.
de Schenini; les Bandala, voisins de Djedji ; les Rounga,
qui occupent le pays au sud-ouest de Silla, éloigné de quinze
journées de Wara, et qui payent tribut à la fois au Darfour
et au Wadaï; les Daggel, dont la capitale, Mangara, est
située au nord de Rounga et à l'ouest de Silla, les Goulla,
à la belle structure corporelle et en partie au teint cuivré,
établis à l'ouest des Rounga; les Fana, au midi des Goulla;
les Birrinibirri,au S. S. E. du Wadaï; les Seli, au midi des
Rounga, et enfin les Koutingara.
Telle est la nomenclature, quelque peu aride, des nom-
breuses tribus appartenant à la population nègre du Wadaï.
De nouvelles explorations dans l'intérieur de ce pays, et la
formation de vocabulaires des divers idiomes qui s'y parlent,
APERÇU IIISTOMIQUE SLR LE WADAl. 273
sont seules propres à nous édifier, plus lard, sur les rapports
réciproques de parenté entre ces tribus.
Pour ce qui concerne les autres grands groupes, et prin-
cipalement la population arabe du Wadai, elle comprend les
tribus suivantes, établies en ce pays depuis environ cinq
cents ans. Ce sont d'abord les Mahamid, qui forment la plus
puissante de ces peuplades et possèdent en abondance des
chameaux et du menu bétail ; ils demeurent ou plutôt errent
dans les vallées qui s'étendent au nord de Wara, et princi-
palement dans le Wadi Orahda, situé à deux journées de
l'endroit où semble les avoir visités le docteur Yogel, qui
nous fournira, s'il lui est donné de jamais revenir, de bril-
lantes descriptions de la vie nomade de celte tribu de pas-
teurs. Non loin de celle-ci se trouvent les Béni Helba, qui
semblent avoir été alliés politiquement aux Tundjour; les
Schiggegat, en partie étroitement unis aux Mahamid et en
partie établis dans le voisinage de Djedji; les Sebbedi; les
Sef E' Din et les Béni Hassan. Ces derniers, que nous avions
déjà rencontrés au Bornou et au Kanem, où ils sont fort
nombreux, ne semblent guère jouir d'une condition meil-
leure au Wadaï, et une grande partie d'entre eux errent dans
le Soudan oriental, cherchant à se créer quelques ressources
par leur travail ; d'autres se rendent, à la saison des pluies,
dans une localité nommée Etang, située au nord-est de
Wara, entre le pays des Tama et celui des So Rhaoua.
Tandis que toutes ces tribus errent au nord de Wara,
celles que je vais énumérer sont établies, au moins pendant
une partie de l'année, dans la vallée du Balha. Ce sont
d'abord les Missirie, la troisième tribu arabe du Wadaï sous
le rapport numérique; ils se partagent en deux subdivisions :
les Missirie Sorouk , ou noirs, et les Missirie Homr, ou
974 VOYAGES EN AFRIQUE.
rouges; leur résidence principale est Domboli. Viennent
ensuite les Chosan, qui les suivent sous le rapport du
nombre; les Soyoud, les Djaatena, les Sabbade et les Abidie,
auxquels nous pouvons joindre encore les Nouaibe, qui
habitent plus au nord du Balha. A ceux-ci succèdent les
Sabalat, tribu assez pauvre, qui élève du bétail pour les
besoins personnels du roi. Au sud des Soungori se trouvent
les établissements des Korobat, dont le chef-lieu est Tend-
jing, à l'est de Tundjoung, localité éloignée, à son tour, de
deux journées de Schenini.
Les tribus errantes desKolomat et desTerdjem habitent les
riches prairies qui s'étendent à quatre journées au sud-est
de Birket Fatiraa, prairies qu'arrose un cours d'eau peu
profond, sorte de noullah indien, nommé Bahhr E' Tini ;
vers l'extrémité sud-ouest du royaume, et près de la frontière
orientale des provinces païennes tributaires du Baghirmi,
se trouvent, au bord d'un autre noullah probablement sans
courant, les établissements des Ouëlad Raschid, desquels ce
noullah lui-même tire son nom. Une partie de ces Ouëlad
Raschid sont établis parmi ces tribus idolâtres, et principa-
lement parmi les Boua Kouli , avec lesquels ils semblent
avoir des rapports de famille. Ils sont extrêmement riches
en chevaux d'une petite race, et possèdent des biens fon-
ciers considérables.
Je dois citer enfin un dernier groupe de tribus arabes,
qui font paître leurs' troupeaux au bord d'un autre amas
d'eau, peu profond et dont le courant semble très faible,
nommé Om E'Timan; souvent encore, on le désigne sous
le nom des tribus établies sur ses bords. Vers l'est, et non
loin des Bandala, demeure la nombreuse tribu des Salamat;
du côté opposé, se trouvent les Ilemad et les Scharafa, qui
APERÇU HISTORIQUE SUR LE WADAI. 27»
visitent aussi parfois le Bahhr E' Tini. A côté de ces der-
niers , et vers les frontières occidentales du royaume , sont
établis les Douggana ou Daghana, autrefois dépendants du
Bornou.
Toutes ces tribus peuvent se diviser en deux catégories,
par rapport à leur teint : ce sont les « Sorouk » et les
« Homr. » Le premier groupe, qui répond aux Arabes de
couleur foncée, comprend principalement les Missirie
Sorouk et les Abidie, tandis que le groupe des « Homr, »
beaucoup plus nombreux, renferme les Mahamid, les Ras-
chid, les Chosam, les Hamideetles tribus que j'ai citées plus
haut.
m
Les détails qui précédent , sur les divers éléments de la
population du Wadaï , indiquent suffisamment combien le
gouvernement de ce pays doit être dépourvu de cohésion ,
de logique et d'unité. En en étudiant le caractère, la
première chose que nous remarquons est la division du
Wadaï en quatre provinces, sans doute à l'imitation du Dar-
four ; ce sont : la contrée des confins occiélentaux ou Louloul
Endi ; celle des confins méridionaux, ou Motay Endi ; celle
des confins orientaux, ou Talount Endi, et enfin celle des
confins septentrionaux, ou Tourtalou. Chacune de ces quatre
grandes provinces ou subdivisions est administrée par un
kamkolak. Celui de la province occidentale, nommé Nelied,
a sa résidence à Gosbeda , village situé près de Maschek,
et à trois jouruées 0. S. 0. de Wara; le kamkolak du midi,
actuellement Mohammed, a la sienne à Kourkouti, sur le
Beteha; celui de l'est, Abakr (ou Ahou Bakr) Ouëled Meram,
habite près des frontières du Darfour , tandis que le kamkolak
du nord, Sclieich El Arab, fils de Tondo, tient sa cour à
APERÇU HISTORIQUE SUR LE WADAI. 277
Megeren , localité située à une vingtaine de milles au nord
de Wara.
Outre ces quatre kemakel (pluriel de kamkolak), il existe
€|ncore quatre gouverneurs secondaires nommés kamkolak
endikrek, qui semblent avoir pour fonctions, outre quelques
obligations particulières , de remplacer au besoin les kemor
kel eux-mêmes. Ces fonctionnaires sont actuellement : le
kamkolak Nassr , suppléant de Nehed ; Hedjab , qui réside
dans le midi, Kelingen et Rakeb.
Ces kemakel exercent la conduite générale des affaires
de leur province et ont sur leurs administrés droit de vie
et de mort; ils prélèvent la « dhiafa » ou littéralement
« présent d'hospitalité, » sorte de tribut proportionné à
l'importance des localités. Leur autorité semble toutefois
ne pas s'étendre sur la partie arabe de la population, et les
tribus indigènes elles-mêmes offrent fréquemment des excep-
tions analogues; c'est ainsi que les Tama, les Kodoï, les
Boulala, les Middogo et quelques subdivisions des Abou
Scharib , possèdent leurs chefs propres , et que plusieurs
tribus idoJâtres ont conservé leurs princes primitifs. En
outre, un grand nombre de localités habitées par des tribus
indigènes ont été assignées pour résidence à des agade ou
agid ayant exercé les fonctions de gouverneur des tribus
arabes, de sorte que les kemakel jouissent, dans les expédi-
tions militaires, d'une autorité beaucoup moindre que celle
de V agade.
Enfin, il a été installé, dans la province orientale, un
agid e sybbha [sobah) particulier, indépendant du kamkolak
oriental et résidant à Bir Taouïl , sur la frontière du Dar-
four, quoique son autorité ne s'étendit, dans l'origine, que
sur la tribu des Korobat.
T. IV. 19
278 VOYAGES EN AFRIQUE.
Voici une nomenclature des agid ou agade actuels, des tri-
bus qu'ils administrent et des chefs indigènes de celles-ci :
NOMS DES AGID. NOMS DES CHEFS. NOMS DES TRIBUS.
IAbd E' Salara Hagar Mahamid.
Mallem Bourma i et Dendani 2 . . Béni Helba.
Chamis Ouëled Sebe Sebbedi.
Tamoki Schiggerat.
ueveu de Mohammed Saleh. )^ ,, iSefE'Din.
/ Goddoura Ti ■ Ti
r ' Beni Hassan.
Moussa Cliabasch Quëlad Djenoub.
\ ScherfE'Din Maharie Ouêlad Ali.
Magene Yaiima Missirie Sorouk.
Dagga Magaddam Missirie Homr.
(Le kamkolak Nehed) .... Alladjad Soyoud.
Mammedi Riyat Nouaïbe.
^ , , „ . ,„ ,., .„ ., ( Schech Saleh Djaatena.
Fadalallah (Fadhl-Allah) . . j ^j ^aher Douggana.
Djerma Schogoma N*** Chosam.
Hanno t> j ; Hamide.
( Radama )
BarkaMesser Sindour Abidie.
Djerma Abd El Asis Saleh Kolomat.
Gadi Fakih Yakoub Terdjem.
Bached, agid e' sybbha . . . N*** Korobat.
I Diyab, surnommé Sidi Djenoun . . Salamat.
S^"' I Rekek, beau-père du roi Djedd
( El Mola Scharafa.
Horr Scheich Andje Sabbada.
Danna Halib, une femme Raschid.
N*" Mafer Sabalal.
Abd El Wahed Diyab Debaba, subdivision
di' la tribu de mémo
nom.
Fakih Ali ou Alio, surnommé [ Adim Assale.
Agid El Bahhr, et dont le \ „„,„,„ „„„„„
père périt à la bataille de ™"»'=' tebod.
Jioussouri ( Ab Kaschelle Kreda.
/ Scliinnakora.
l Sakcrda.
Birre Abou Nakor ) Sakere.
I Madamee.
[ Famalle.
Ces agid , parmi lesquels le plus puissant , Djerma , pos-
sède la moitié du Wadaï , jouissent d'une grande autorité,
' Il a sa résidence à Galoum Kouscba.
* Il habite Am Sidr, sara/ aitw à uuc jouruce au nord-ouest de Wara
et à une distance égale de Galoum Kouscha.
APERÇU HISTORIQUE SUR LE WADAI. 279
en temps de paix comme en temps de guerre ; car ils ont
non seulement la surveillance des affaires de leur circon-
scription, mais encore la direction de la force armée, qu'ils
commandent en personne dans les combats. Ils entrepren-
nent continuellement, en outre, de vastes expéditions pira-
tiques pour leur propre compte. Après Djerma, Vagid le plus
puissant à cause de sa nombreuse cavalerie est Vagid el
bahhr, qui prélève, outre le tribut général du^Baghirmi au
Wadaï, un impôt particulier sur Moïto , la ville-frontière du
nord-est, au Baghirmi ; après Djerma et Vagid el bahhr
viennent , semble-t-il , les agid des Djaatena et des Doug-
gana. Vagid e syhha est très mal famé à cause des exactions
et des désagréments qu'il fait constamment subir aux voya-
geurs et aux pèlerins, qui évitent en conséquence, le plus
possible, de passer par le territoire soumis à son autorité.
Chacun de ces agid a son chalifa ou lieutenant, nommé
agid el hirsch , dont il se sert lorsqu'il ne veut pas se dépla-
cer lui-même; plusieurs de ces fonctionnaires en sous-ordre
jouissent d'une grande autorité. Il leur est adjoint encore,
de par le sultan, un emin, dont les fonctions consistent à
surveiller et contrôler le recouvrement des tributs el à s'assu-
rer que la demi dhiafa ou part du sultan, lui revienne exac-
tement.
Les tributs ou impôts, nommés diwan, sont proportion-
nés aux ressources et aux produits de chaque contrée et,
par conséquent , de nature très variée. Chaque habitant des
villes du Wadaï propre en général , est assujéti , outre les
impositions et les présents extraordinaires, à une contribu-
tion personnelle de 2 moudd; le moudd est une mesure équi-
valente à vingt-une poignées de sarrasin {douchn); il doit
participer ensuite à un impôt collectif consistant, pour la
380 VOYAGES EN AFRIQUE.
ville entière, en un certain nombre de chameaux. Parmi les
Arabes, chaque père de famille doit fournir, tous les trois
ans, une kaffala de deux têtes de bétail, et d'une seule s'il est
faki ou lettré. En sus de ces impositions générales, il en
existe d'autres, particulières à la partie nègre de la popula-
tion. C'est ainsi, par exemple, que tout village doit, à chaque
grande fête musulmane, fournir un machalaïe de blé à
Yadjaouadi, ou individu auquel il est assigné comme revenu;
le machalaïe est une mesure de 3 moudd ou medad; un fonc-
tionnaire royal, portant le titre de sidi e derb, ainsi que le
sidi cl alboïe, perçoivent, en outre, un revenu analogue, tan-
dis que les villages plus considérables ou les villes, paient
proportionnellement davantage, jusqu'à même 10 mechali.
Les moindres villages doivent encore, en sus, une charge de
chameau de blé à leur adjouadi, et les localités plus impor-
tantes, des quantités proportionnellement plus considéra-
bles. La population noire indigène, au Wadaï, n'a à livrer
ni bétail , ni bandes de coton {tokaki), si ce n'est sur l'ordre
exprès et occasionnel du roi ; la nature des impôts se règle
plutôt sur les produits et le degré de bien-être des localités.
C'est ainsi que les Soungori, dont j'ai déjà cité la belle race
chevaline, sont astreints à une redevance annuelle de cent
chevaux, tandis que les Gémir et les Tundjour paient leurs
impôts exclusivement en riz sauvage, dont ils ont à pour-
voir le ménage du souverain.
Quant aux Arabes, ils ont, outre la contribution commune
[kaffala] déjà citée, un tribut à payer au roi; ce tribut,
nommé noba, consiste en la livraison, tous les quatre ans,
d'une vache par quatre individus. En outre, chaque camp
est tenu de fournir une génisse, aux jours de fêle; les
Arabes souffrent beaucoup de l'onéreuse dhiafa qui leur est
APERÇU HISTORIQUE SUR LE WADAI. 281
imposée chaque année, lors de la visite de Vagid el hirsch,
tandis que les indigènes du Wadaï, par d'autres causes
encore, cherchent à les maintenir dans un état de sujétion
qui ne leur permet pas d'acquérir beaucoup de bien. L'impôt
des Mahamid consiste entièrement en chameaux, dont ils
auraient, paraît-il, un millier à fournir tous les trois ans;
les Abidie, de leur côté, qui, ne possédant que fort peu de
bétail, n'en sont pas moins les pasteurs du roi, s'acquittent
exclusivement en beurre.
La diversité des impôts n'est pas moins considérable dans
les provinces extérieures du Wadaï. Les Dadjo fournissent
1,000 tokaki, ainsi que du miel. Ce dernier article forme
aussi la contribution des Daggel, des Kebaït et des Bandala,
tandis que Silla, outre son miel, est tenu de fournir un
nombre déterminé de belles esclaves ; Rounga, qui livre
aussi sa part de cette substance recherchée, est assujéti à un
impôt supplémentaire et annuel, de cent grandes dents
d'éléphant ou sinon de cinquante esclaves. C'est exclusive-
ment en esclaves que consiste la redevance de Goulla et des
contrées païennes adjacentes. Parmi les tribus Tebou, celle
des So Rhaoua donne un certain nombre de chevaux, tandis
que c'est en chameaux que s'acquittent les Gouraan, en tant
qu'ils dépendent du Wadaï.
ïl me faut enfin citer en dernier lieu le diwan que fournit
le roi du Baghirmi. depuis l'époque où Othman, le père du
souverain actuel de ce pays, recourut à l'aide de Saboun
pour rentrer en possession de ses États, comme je l'ai dit en
parlant de l'histoire du Baghirmi. Ce tribut, dont la percep-
tion s'opérait précisément pendant mon séjour à Massena,
consiste en cent chevaux de toute espèce, autant d'esclaves
mâles, trente belles esclaves femelles {serari), et mille che-
282 VOYAGES EN AFRIQUE.
mises {goumsan). Ce tribut, dont la valeur totale est de
2,500 à 5,000 éciis d'Espagne, se prélève de trois en trois
ans, sans préjudice à un présent de dix serari, quatre che-
vaux et autant de goumsan, que s'attribue le djerma Ouëled
El Merani, fonctionnaire qui a la haute surveillance de ce
royaume tributaire. 11 y a ainsi un surveillant {kourssi) pour
toutes les provinces extérieures du Wadaï proprement dit, et
le djerma n'est pas seulement agid des tribus arabes sus-
mentionnées, mais exerce encore, en outre, les fonctions de
kourssi du Baghirmi et de tout le Fittri, ainsi que des Dadjo
et des Middogo. Le kourssi actuel de Rounga, nommé Sche-
rif, a sa résidence à Schenini, localité qui doit, ainsi que
les villages environnants, lui fournir en nature tous les
vivres dont il a besoin, et d'où il se rend chaque année dans
la province, afin d'y percevoir les impôts. Les Ouëlad Ras-
chid ont également, vu leur éloignement de la capitale et
peut-être leur tendance à l'idolâtrie, un Aowrs^ spécial, quoi
qu'ils soient rangés, avec les Salamat, sous l'autorité d'un
seul et même agid.
Pour ce qui concerne l'administration intérieure du pays,
comme il n'existe pas de pouvoir civil proprement dit au
Wadaï, je me bornerai à mentionner les membres du fas-
cher ou conseil royal, au sein duquel le sultan actuel,
Mohammed Scherif, ne paraît du reste jamais. Ce conseil
tient ses séances sur une place en plein vent, nommée éga-
lement Fascher, et y traite toutes les affaires publiques. Le
principal membre du conseil {fascher mde) est le sing melek
(littéralement « maître des portes »), qui exerce les fonc-
tions et l'autorité d'un visir, en ce sens que toutes les affaires
intérieures lui passent par les mains. Le sing melek actuel
paraît être un homme intelligent; il se nomme Aschen et
APERÇU HISTORIQUE SUR LE WADAI. 283
est le frère cadet du puissant djerma Ouëled El Meram qui,
plus riche et plus influent que lui, n'occupe cependant que
le second rang dans le cérémonial officiel du fascher. Vien-
nent ensuite : le kamkolak Rakeb, sorte de majordome;
Yemin Abd Allahi, frère du sing meleli et « surveillant des
chemises » ou trésorier du sultan ; le kourssi Abou Bakr,
fils d'Abou Horra, duquel j'ai parlé plus haut et qui réside
actuellement dans le pays des Kodoï; le kourssi Abd Allahi,
inspecteur des Ouëlad Raschid ; Vagid el Mahamid; Vagid
des Ouëlad Raschid; Vagid des Djaatena; Vagid e Salamat,
Vagid el chosam; Vagid cl birsch; Vagid el edderi; le maigenek,
ou commandant de l'avant-garde du sultan , à la guerre,
comme le djerma des anciens rois du Bornou; le kamkolak
Mohammed Woldlik; le kamkolak Nehed ; le kamkolak
Tando ; le kamkolak Abou Bakr ; Vagid el dbidie, le kourssi
Rounga; Vagid e' syhha; le kamkolak Ataman (Othman);
Vagid Ammarga , intendant de la maison royale ; Vagid
Salem , l'inspecteur des céréales destinées au palais ; Vagid
Youngo , également chargé de fonctions domestiques ; le
m,illeng dime, chalifa du kamkolak des confins méridionaux ;
le milleng touri, chalifa du kamkolak oriental; Mohammed
Djegeles, chalifa de Vagid cl Mahamid; Mohammed Dahaba
Bodda, lieutenant du kamkolak Mohammed; le chalifa Fod,
qui réside dans le midi ; Vadjouadi Koubar, qui demeure à
Abgoudam, à onze journées au midi de Wara, et enfin quel-
ques autres personnages moins importants.
J'ai cité tous ces membres du conseil royal d'après leur
rang officiel. La mère du sultan [momo] a également voix
délibérative dans l'assemblée, mais n'y paraît jamais en per-
sonne.
Je ne m'appesantirai pas longuement sur l'armée du pays.
38é VOYAGES EN AFRIQUE.
Après les recherches minutieuses auxquelles je me suis livré,
je crois ne pas me tromper en évaluant à 7,000 hommes la
force de la cavalerie, arme qui, dans toutes ces contrées,
constitue le principal élément de la force armée. Un millier
de ces cavaliers portent la cotte de mailles [derret) ; mais le
nombre de ces armures va toujours croissant, d'année en
année, en ce sens que, depuis les relations qui existent
entre le Wadaï et le Ben Ghasi, chaque caravane en apporte
plusieurs charges de chameau. Le prix en est d'une ou deux
esclaves femelles. Les chevaux de la troupe sont excellents;
exposés aux ardeurs du climat et à toutes les intempéries,
toujours privés d'ombre et d'abri, ils résistent à tout; toute-
fois ceux des grands sont nourris de riz au lait. Les chevaux
du sultan portent le titre collectif de arouaïï {sing. rouaïl),
outre le nom particulier que l'on donne à chacun d'eux. Peu
de soldats sont armés de fusils, et des habitants mêmes du
Wadaï m'ont affirmé qu'il n'y en avait guère que trois cents
dans ce cas. L'arme qu'ils manient le mieux est l'épieu,
tandis que les Foraoui se servent préférablement de l'épée.
Le rang des chefs militaires se règle d'après le nombre de
troupes qu'ils peuvent mettre en campagne. Sauf le sultan
et le sing melek, nul ne peut prétendre égaler, sous ce rap-
port, le djerma agid des Mahamid ; à celui-ci succèdent,
dans le même ordre de préséance, le djerma Abd El Asis et
le kamkolak Rakeb ; ils sont tous hommes libres. Après eux
viennent les esclaves, tels que le puissant agid el bahhr;
Fadalallc, Yagid des Djaatena; Saïd, Vagid des Salamat;
Danna; Dagga, Vedderi ou commandant de l'arrièrc-garde;
Magene; El Ilorr; Hanno, Vagid des Ilamidc, qui n'est pas
esclave, maisWadaoui indigène; le djerma Schogoma; Kaffa
et d'autres encore.
APERÇU HISTORIQUE SUR LE WADAI. 285
Il y a, dans la cavalerie particulière du sultan, plusieurs
chefs revêtus du titre de rfj'erwa, tels que Angaroutou, Dho-
hob, Rebek, Kaoukob, Hassan, Siade, Dhahab, Foudhl, qui
réside ordinairement au Kanem, Mongo et enfin Benaï.
Dans la famille du sultan, la prééminence appartient aux
fils [kolotou) et aux filles {meram) de ce dernier. Lors de mon
séjour au Bnghirmi, il y avait cinq kolotou. L'héritier pré-
somptif, Mohammed, qui semblait être, alors déjà, dans de
mauvais rapports avec son père , est le fils d'une femme
PouUo ou Felatnie que Mohammed Saleh épousa au Kordo-
fan; cette origine est cause de la désaffection dont le futur
sultan est l'objet au Wadaï. Ali et Adim ont une mère com-
mune, Madem Schekoma ; Chodr, le troisième fils, et
Machmoudi sont d'une autre mère encore. Après les kolotou
et les meram viennent les habbabat ou , dans la langue du
Wadaï, dissi (sing. elik) ; ce sont les femmes ou concubines
du sultan , parmi lesquelles Schekoma et Sokaï sont les
préférées.
Les fonctionnaires attachés à la cour sont les suivants :
les serviteurs royaux [barakena koli); les hommes chargés
des tentes [dalali koli ou siad el alboïe); les courriers {touërat);
les porte-épieux {motor mêle) ; les pages et valets de chambre
{tangua koli) ; les messagers à demeure au palais [ledegabe] ;
les chefs des écuries [koratat ou siad el chel) ; les intendants
des chemises et tokaki ou bandes de coton {garrafin ou siad
el cholgan), et enfin les eunuques, directeurs des apparte-
ments des femmes {artou, sing. arak, ou bien schiouch).
Dans tout le Wadaï, les localités sont généralement
petites, et des indigènes eux-mêmes m'ont assuré qu'il n'y
existe pas de ville où il y ait plus d'un millier d'habitations.
Wara, naguère la capitale, cessa, en 1852, d'être la rési-
286 VOYAGES EN AFRIQUE.
dence royale, qui fut transportée à Abesclir; depuis lors,
Wara est tombé dans une telle décadence , qu'il ne s'y
trouve plus qu'à peine quatre cents maisons ; à Nimro, la
célèbre capitale des Djellaba, il n'y en a guère que la moitié.
Les localités des Kodoï sont généralement les plus considé-
rables et quelques-unes d'entre elles renferment jusqu'à près
de six cents maisons; par contre, les établissements les
plus restreints sont ceux des Mimai. La ville la plus éten-
due de tout le Wadaï, semble être Kodogous, à deux jour-
nées à l'ouest de Schenini.
Les habitations, au Wadaï, consistent, comme dans toutes
les parties du Soudan, en groupes de huttes de roseau tressé,
de forme hémisphérique, nommées mahareh ou samavi et
entourées d'un mur ou d'une haie {scheragena dali); il est
rare qu'elles soient construites en argile, si ce n'est pour
l'usage du sultan , des grands personnages et des Djellaba.
Les Arabes, par contre, habitent des huttes mobiles faites
au moyen de nattes qu'ils fabriquent eux-mêmes en tressant
des feuilles de palmier flabelliforme , et que les Wadaoui
nomment reri.
Le commerce en gros, au Wadaï, est presque entièrement
aux mains des Djellaba, que je n'ai pas compris plus haut
parmi les tribus indigènes, et qui, venant de la vallée du
Nil, ont immigré dans le pays depuis une centaine d'années;
actuellement ils occupent, mais non d'une manière exclu-
sive, Nimro, localité située à 8 milles au sud-ouest de Wara,
l'ancienne capitale. Ces Djellaba, marchands de naissance,
font leurs affaires par compagnies, dont chacune a sa ligne
de voyage déterminée; c'est ainsi qu'une compagnie se rend
tous les ans à Rounga, tandis qu'une seconde visite les mines
de cuivre situées au midi du Darfour; une autre compagnie
APERÇU HISTORIQUE SUR LE WADAI. 287
transporte ces marchandises vers les lointaines régions du
sud-ouest, chez les Ouëlad Raschid et dans les pays-fron-
lières idolâtres du Baghirmi (Bedanga, Gogomi, Andi) ;
d'autres encore parcourent les marchés du Baghirmi, du
Logone et du Bornou. Lors de mon séjour à Massena, il s'y
trouvait un si grand nombre de ces marchands, qu'ils
s'étaient bâti un grand village au dehors de la ville , sur la
route d'Abou Gher. Il y a également de ces compagnies
commerciales qui explorent chaque année les marchés du
Darfour et de Kordofan; il en est enfin, et ce sont les
plus riches, qui vont au Ben Ghasi, sur les annales duquel
M. Fresnel nous a donné des détails si complets. Chacune
de ces associations reçoit du sultan, et pour toute la durée
du voyage, l'assistance d'un agid qui en prend la direction
et qui s'attribue, de ce chef, une large part des bénéfices.
Les principaux articles qui forment l'objet des transac-
tions de ces compagnies, sont le sel, que les Mahamid et les
Tebou apportent à Nimro et à Wara , où les Djellaba
l'achètent par grandes quantités pour le transporter aux
confins les plus éloignés du pays, et même jusqu'au Logone;
le cuivre, provenant des célèbres mines El Hofrah et de
Rounga , et qui s'exporte à grands frais au Bornou ; des
marchandises européennes, telles que les draps fins, les
burnous, les cottes de mailles, les perles de verre et autres
menus objets, le calicot, le papier, les aiguilles, etc., tous
articles importés par les caravanes Ben Ghasi , ou arrivant
d'Egypte par le Darfour et échangés par les Roungaoui , les
Ouëlad Raschid et les Baghirmiens, contre de l'ivoire, pro-
duit qui s'exporte ainsi à grand bénéfice , de Wara au Ben
Ghasi. D'autres marchandises encore, dont trafiquent les
Djellaba, sont les ânes de la race orientale, très recherchés
«88 VOYAGES EN AFRIQUE.
dans les parties occidentales de la Nigritie; les tourkedi, le
tabac, le kohol et maints antres articles encore , apportés au
Baghirmi par les marchands Haoussaoua, et pris en échange
ensuite par les Djellaba. Toutefois, la branche de commerce
dont le mouvement est le plus considérable, comme dans
tout le Soudan en général, est la traite des esclaves.
Il n'existe , nulle part au Wadaï, de marché où soient
réunis les principaux produits du pays, ni même les choses
les plus indispensables à la vie matérielle; quiconque veut
se les procurer doit se rendre, dans ce but , à des distances
considérables. C'est ainsi que les habitants de Wara, ainsi
que les Mahamid , lorsqu'ils veulent s'acheter une provision
de blé, leur principal aliment, sont obligés de se transpor-
ter à Girre, localité située à l'ouest de Nimro, ou bien aux
villages des Kodoï ; ils vont également, à cette fin, visiter
les établissements des Kaschemere (tels que Kouldi, Boutir,
Koundoungo, Kornaïe, Hedjir), tandis que l'on achète cette
denrée à très bas prix sur les confins méridionaux, à Abker,
Gnamounia, Mislachede, ainsi que dans la vallée du Batha,
surtout à Doumboli, Rass El Fil, Soummoukedour, Agilba,
Kossi Wahed et Assaïge.
Le moyen d'échange à valeur fixe est la tokia (au pluriel
« tokaki » ), consistant en deux bandes de coton longues de
18 dra sur trois de large et composées d'autres bandes plus
petites ; surpassant en dimensions les bandes de coton du
Baghirmi, du Bornou et de la Nigritie occidentale, elles ne
les valent pas sous le rapport de la qualité. Toutes les affaires
de détail se traitent au moyen de ces tokaki, tandis que la
monnaie des grandes opérations consiste en bétail , la
grande richesse du pays , ou en esclaves ; les espèces mon-
nayées européennes n'ont été importées que récemment au
APERÇU HISTORIQUE SUR LE WADAI. 289
Wadaï, par les marchands Ben Ghasi. On achète trois ou
quatre moutons pour une tokia, chez les Mahamid, qui pos-
sèdent, ainsi que je l'ai dit déjà, de nombreux troupeaux de
menu bétail ; moyennant trente brebis on se procure un vache,
et pour douze ou quinze vaches, un bon cheval. Pour une tokia
on obtient encore 4 ou o ouè'ba de blé; Voué'ba est une
mesure qui équivaut au huitième d'une charge de bœuf; il
en est ainsi lorsque le blé est cher, car, dans d'autres cir-
constances, comme après la moisson, on obtient 6 oué'ba,
tandis qu'une vache vaut 30 à 36 oué'ba, et un bœuf, de seize
à vingt.
Il est évident que, dans un état nouveau, composé, comme
le Wadaï , d'une agglomération de tribus à demi barbares ,
l'industrie ne peut enfanter que les produits les plus gros-
siers, tels que des armes et des instruments de labour; on
se sert, pour les confectionner, du fer indigène ainsi que du
cuivre que l'on trouve h Rounga et, quoique en quantité
moindre, dans le Wadi Djelingak. Les Wadaoui ne connais-
sent point la manière d'employer le bel indigo que produit
leur pays , à la teinture de leurs habits , ou plutôt de leun;
chemises, car il n'y en a que fort peu d'entre eux qui aient
les moyens de se procurer quelque chose de plus que ce vête-
ment. On prétend même que la plus grande partie du peu-
ple ne possédait absolument qu'un tablier de cuir, avant le
butin qu'Ab El Kerim Saboun avait rapporté du Baghirmi.
La teinturerie d'indigo est le monopole des BaghirmTens et
des Kanori établis au Wadaï ; ce sont surtout ces derniers,
qui possèdent d'importants établissements de teinture dans
les endroits ci-après : Djemil E' Sid , localité située à deux
petites journées au sud-ouest de Wara, et dont les habitants
ont la réputation de fournir le bleu le plus beau ; Birbas-
290 VOYAGES EN AFRIQUE.
chou, autre colonie Kanori, sise entre Djemil E' Sid et
Wara; Schalla et Leyin, à l'ouest de Djemil E' Sid, puis
Biren, localité assez importante située sur la Beteha, à deux
journées au sud-ouest de Wara. D'autres teinturiers Kanori
sont établis à Karringala, à deux journées au midi de Wara,
et à Derdigi , à une journée au midi de Karringala, ainsi
qu'à Kelingen Messer, village de la tribu des Kelingen. Quoi-
qu'il en soit, une chemise noire ou bleue est encore, au
Wadaï, un article de luxe qui distingue du vulgaire les gens
de qualité ; c'est ce qui explique la conduite des Wadaoui
dans leur expédition contre le Bornou quand, ainsi que je
l'ai dit plus haut, ils se contentèrent de dépouiller de leurs
chemises noires tous les Baghirmiens et Kanori qui tom-
bèrent entre leurs mains, au lieu de réduire leurs prison-
niers eux-mêmes en esclavage.
Sous le rapport de la science, nul ne supposera que le
Wadaï soit fort avancé ; toutefois les faki et les ulémas du
Wadaï sont célèbres parmi toutes les peuplades du Soudan,
sans en excepter les Foulbe ou Fellani , par leur profonde
connaissance du Koran. Outre ce dernier, ils possèdent plu-
sieurs petits livres ou traités , propres à l'instruction tant
grammaticale que religieuse et intitulés : Noh, Elfiye, Cha-
lil, Ressala, Achdar Mandhoum, Achdar Manssour, Bakadi,
Taalik, Abou El Hassan, Thaman Al djenne, Adjeli ou Aoud-
jeli El Koubbara, Aoudjeli El Ousstha, et d'autres. Ces faki
ou docteurs interprètent très habilement le droit religieux,
mais la siassa influe sur leurs décisions beaucoup plus que
les prescriptions des livres de la loi.
Le plus illustre docteur du Wadaï est aujourd'hui un
homme de la tribu des Abou Scharib, universellement
connu sous le nom de Faki El Bahhr. Lié, depuis de
APERÇU HISTORIQUE SUR LE WADAI. 291
longues années, avec Mohammed Saleh, il dut peut-être à
cette circonstance de n'être pas rais à mort, comme tant
d'autres savants, par ce farouche souverain. Parmi ceux qui
succombèrent se trouvait le scheich el heran, célèbre docteur
également issu de la tribu des Abou Scharib, que Moham-
med accusa injustement de l'avoir trahi pour les Kodoï, ses
ennemis; le même sort échut au grand et savant imam
Mohammed Girga.
Le douchn {Pennisetum Typhoideum) constitue le princi-
pal aliment des habitants du Wadaï, comme de ceux de
tout le Soudan ; toutefois ils ont aussi du froment et du riz.
Ils possèdent, en outre, de la viande en abondance, et pas-
sablement de lait et de beurre, ce qui leur permet de varier
un peu leur ordinaire, consistant en une pâte insipide de
poisson séché et écrasé ; cette pâte se prépare en forme de
pain et porte alors le nom de mendilschek, tandis que le pois-
son sec, sous sa forme naturelle; s'appelle fertene. Par con-
tre, ils possèdent une grande variété]de mets, dont je don-
nerai une petite nomenclature, mais sans pouvoir expliquer
en vertu de quels préceptes gastronomiques on les prépare.
Je ferai seulement remarquer avant tout,fque l'on ne se sert
pas, au Wadaï, des grands mortiers de bois {foundouk ou
karrou) exclusivement employés dans les autres parties du
Soudan, mais qu'on y broie le douchn entre deux pierres,
chose ^isée au Wadaï , tandis qu'au Bornou et au Baghirmi,
il n'y a pas de pierres à trouver. A l'aide de ce douchn , on
prépare les mets ci-après: le da?/i<r^e,|plat [quotidien; le
massafa, aliment fort recherché au Wadaï; le reschefa,
autre plat composé de douchn et de lait; le takarin, ou
mélange de douchn et de graisse de bœuf; le kissere; le
denassi; Ymnkoschou, le souri; le kokor; ïadjine amrafa; le
â93 VOYAGES EN AFRIQUE.
rototo; le soubaï, et enfin un mets composé de sésame
et nommé amkelcno. En fait de pâtisseries, il y a le killihah,
fait de donchn et de miel ; le motabba, de miel et de riz; le
kak, de douchn ou de riz niélangé de beurre , de miel et de
dattes ; Yadjine serka et enfin le faouoro, composé de dattes
bouillies dans du lait et refroidies ensuite. Sous le rapport
des viandes, les mets les plus recherchés sont la oueka et le
schaham cl kebel. Pour les boissons spiritueuses, je citerai
celle que les Arabes nomment Merissa; il en existe trois
espèces : la bilbil ou rouge , Vakebesch ou blanche et celle
nommée hal.
En terminant cette étude sur le Baghirmi, je crois devoir
ajouter qu'elle fut entièrement faite dans cette contrée, en
1852. Ce n'est qu'en 1855 que je connus le « Voyage au
Ouaday, » publié en 1851 par MM. Jomard et Perron, et je
n'y trouvai rien qui m'obligeât à rectifier un mot de mon
récit. La relation du Scheich E Tounssi est excellente en ce
qui concerne les conditions sociales de la population, mais
fourmille d'exagérations relativement aux détails politiques,
tels que la force de l'armée, le tribut du Baghirmi, etc.
SAUF-COJiDUIT DOME PAR EL BAKAY A L'AUTEUR, LORS DE SON
RETOUR DE TOMBOUCTOU AU BOR^OU.
Ahmed El Bakay débute par une préface en prose rimée,
où il énumère tous ses ancêtres jusqu'à la dixième généra-
tion , et adresse sa lettre à quiconque se trouvera en rap-
ports avec l'auteur. II désigne particulièrement, à cet égard,
ses frères et amis parmi les Arabes, les Touareg, les Foul-
lan et les Nigritiens résidant dans les contrées soumises à
l'islamisme et surtout ceux de la descendance de Fodie; les
nobles fils d'Abd Allah et d'Olhman , parmi lesquels se
distingue Yimam Ali (Aliou) Ben Mohammed Bello; tous les
amis de l'humanité et croyants du pays; tous les amis qu'il
compte au Bornou, parmi lesquels, surtout, leur éminenl
cheik Omar, et enfin les musulmans en général. C'est donc
à tous les individus que nous venons d'indiquer, qu'El Bakay
recommande, dans les termes, ci-après, le voyageur chrétien :
« Votre hôte et le nôtre, Abd El Kerim Barth, le chrétien
T. lY. 20
•iOi VOYAGES EN AFRIQUE.
anglais, est venu nous visiter de votre part; nous lui avons
fait honneur en conséquence et avons agi envers lui de
manière à le préserver de tout dommage, le traitant, offi-
ciellement et dans la vie privée, comme ami ; le défendant,
tant contre les peuplades errantes que contre les habitants
fixes du pays; faisant de la sorte jusqu'au moment où il
retournerait auprès de vous, sain et sauf comme il était
venu. L'accueil que nous lui avons réservé est donc à l'abri
de tout reproche , comme celui qu'il avait rencontré précé-
demment auprès de vous, car l'hôte des hommes généreux
doit être traité avec largesse, tandis qu'il est défendu de mal
agir envers les honnêtes gens. Aussi est-il naturel à ceux
qui ont le cœur droit et pur, de se montrer hospitaliers,
comme il l'est également aux êtres vicieux, de se livrer à la
méchanceté; or les bonnes intentions et les bons procédés
sont agréables à Dieu et aux hommes. Je vous prie donc
avec instance de traiter notre hôte et le vôtre avec honneur,
largesse et équité. Ne vous laissez pas induire en erreur par
ceux qui disent : « Tenez, c'est un chrétien! Ne lui lémoi-
« gnez pas d'amitié; causez lui plutôt du mal, en vue d'être
« agréable à Dieu! » Car de pareils principes sont con-
traires au Koran et au Sounna et ne méritent que le
mépris des hommes éclairés.
Il est écrit : « Dieu ne vous défend pas de témoigner de
« la bonté et de l'amitié à qui ne cherche pas à combattre
« vos croyances ou à vous chasser de vos demeures , car il
« aime les justes; » d'aucuns disent : « Nous ne sommes
« point obligés de bien agir avec les infidèles; » mais
Dieu leur répond à son tour : « Vous traiterez loyalement
« quiconque garde fidèlement sa parole et craint Dieu;
« car Dieu aime ceux (jui le craignent. » Nous savons,
SAUF-CONDUIT D EL BAKAY. 295
du reste, ce que disent les prophètes, lorsqu'ils nous ensei-
gnent la bienveillance envers tous les hommes. Mahomet
dit : « Chaque fois que tu verras venir à toi un homme
« honorable, reçois-le avec honneur; » et, joignant lui-
même l'exemple au précepte , il recevait avec aménité tous
ceux qui venaient vers lui, qu'ils fussent musulmans ou
kitabi (sectateurs de la Bible, juifs ou chrétiens), c'est à dire
infidèles. S'occupant de ceux d'entre eux qui se trouvent
dans des conditions spéciales ou qui ont à payer le tribut, il
s'exprime ainsi : « Celui qui tuera l'un de ses semblables ne
« respirera pas les parfums du ciel, qui s'étendent cepen-
« dant à une distance telle, qu'il faudrait cinq cents années
« pour la franchir. » Et le chef de sa race, Abraham , était
affable avec tout le monde, au point que, dans le livre de
Dieu , il est loué pour sa générosité envers ses hôtes et la
douceur qu'il mit dans sa conversation avec les anges
envoyés vers lui au sujet des infidèles; car il est dit de lui :
« Nous discutâmes à l'égard des compagnons de Loth, et
« Abraham est un homme bien hospitalier! » Il vint aussi
vers le Prophète une mission des chrétiens de Nadjran; il
la reçut avec honneur, et lui fit rendre justice, selon sa cou-
tume et ses inclinations naturelles. II conclut ensuite avec
ces chrétiens une convention relativement au tribut qu'ils
avaient à lui fournir et, après les avoir une seule fois engagés
à embrasser l'islamisme, n'attenta ni à leur sécurité, ni à
leurs croyances ; puis lorsqu'ils furent mis en possession de
son engagement écrit, il en observa fidèlement les obliga-
tions. Le Prophète traita de la même manière les juifs de
Médine, avant la guerre qu'il leur fit. Dieu dit : « Sauf un
« petit nombre, tu ne trouveras en eux que des hommes de
« mauvaise foi, mais tu leur pardonneras, car Dieu aime les
296 VOYAGES EN AFRIQUE.
« miséricordieux! » Et eux le saluaient d'ordinaire par ces
raots fâcheux : « Assilam Alaïka, » tandis qu'il se contentait
de leur répondre : « pareillement. » Aischa lui en fit enfin
reproche, un jour, et maudit ces juifs, mais il la calma.
« N'as-tu pas entendu ce qu'ils disent, » lui demanda-t-elle;
« et toi-même, » répliqua le Prophète, « ne sais-tu ce que
« je leur ai répondu? Mais ce que je leur ai tant de fois sou-
« haité va s'accomplir, tandis qu'il n'en sera pas de même
« pour moi ! » El quand alors le Prophète formula ses pré-
ceptes d'exclusion, ce n'était qu'à l'égard des ennemis de Dieu
et de lui-même, faisant pour leurs propres croyances la
guerre aux sectateurs de l'islam. C'est pour ceux-là seuls
qu'il dit : « 0 Prophète, persécute les infidèles et les hypo-
« crites, et traite-les avec rigueur! » C'est ainsi qu'il existe
des prescriptions à l'égard de chaque catégorie de mécréants.
Il arriva, un jour, de chez les Foullan occidentaux un
homme se prétendant savant, mais à tort, et cet homme me
demanda : « Dieu ne dit-il pas : « Nul qui croit à Dieu et à
« la fin dernière, ne peut aimer ceux qui résistent à Dieu et
« à son Prophète, » et, continua cet homme, lu aimes ce-
ce pendant cet infidèle chrétien ! »
Je lui répondis : « Suis-tu, alors, cette aulre parole
« divine : « Dieu ne vous défend pas de témoigner de la
« bonté et de l'amitié à ceux qui ne cherchent pas à com-
« battre vos croyances ni à vous chasser de vos demeures,
« car il aime les justes ; Dieu vous défend seulement d'aimer
« ceux qui, pour cause de religion, portent les armes contre
« vous, vous ont chassé de vos demeures, ou y ont aidé? »
Sur ce, mon interlocuteur resta silencieux. Je repris :
« Dis, crois-tu que l'un de ces versets annule l'autre? En ce
« cas tu es un menteur et tu mérites d'être traité comme tel;
SAUF-CONDUIT D EL BAKAY. 97
« OU bien es-lu d'avis qu'il y ait contradiction et que, par-
ce tant, Dieu puisse se contredire? Alors tu es un idiot qui se
« laisse duper et dupe à son tour les autres. Peut-être cepen-
« dant crois-tu seulement à une partie du Koran , sauf à
« rejeter le reste, comme douteux? Dans ce cas, tu serais un
« de ceux desquels il est dit : N'ajoutez-vous foi qu"à la
« moitié du livre sacré? Et tu ne serais qu'un infidèle,
« malgré tes déclamations contre les mécréants. »
Il me demanda alors une explication de mes paroles, et je
lui dis : « Qu'il te suffise de savoir que, malgré les cheveux
gris dont la tête est couverte, tu ne connais ni le livre de
ton Dieu, ouvert cependant à la vue, ni le Sounna de ton
Prophète. Car les prescriptions relatives aux infidèles
ennemis et à ceux qui ne le sont pas, figurent ostensible-
ment dans le Koran et le Sounna. En ce qui concerne
l'infidèle inoffensif, il n'existe pas de défense d'agir ami-
calement envers lui; bien au contraire, il est formelle-
ment ordonné de le traiter avec justice. Pour l'infidèle
hostile, il n'est rien dit à cet égard, ce qui exclut néces-
sairement toute prescription expresse, mais seulement
Dieu a fait défense de nouer avec lui des rapports d'amitié,
parce que ce serait lui donner la préférence sur les musul-
mans ou lui prêter assistance contre eux. Mais la bonté ou
l'affection témoignées à un infidèle inoffensif sont évidem-
ment conformes à la loi. Il en est tout autrement de
l'amitié dont serait l'objet un infidèle ennemi de la foi,
tandis que la bienveillance envers lui doit être langée au
nombre des cas douteux; hostiles, soit ouvertement ou en
secret, ces hommes appartiennent h une catégorie d'indi-
vidus envers lesquels toute inclination, tout sentiment
affectueux sont positivement prohibés. Telle est la loi
$98 VOYAGES EN AFRIQUE.
« relalivemeni aux infidèles. En ce qui concerne les hitabi,
« il existe des prescriptions spéciales, qu'ils soient ennemis,
« amis en vertus de traités, ou tributaires. Dans tous les
« cas, nous pouvons épouser leurs filles. Et si quelqu'un
« prétend qu'il n'est pas légal de témoigner de la bienveil-
« lance à un kitabi, je le prie de me dire comment il traite-
« rait une épouse kitabi quand Dieu nous ordonne de bien
(' agir avec nos femmes, et que le Prophète nous le prescrit
« à son tour. Or, si cela est vrai pour la femme liitabi d'un
« musulman , il ne doit y avoir aucune différence , si ce
« n'est celle des sexes , entre elle et son père et ses frères.
« Il est donc indubitable que les égards et la bonté qu'il
« doit à sa femme lui incombent au même titre envers les
« parents de celle-ci. »
L'émir du Massina, le Foullani, m'a également parlé de
cet Anglais avec autant d'ignorance que d'inhumanité , éle-
vant à son sujet des prétentions aussi absurdes que ridicules.
De même que ses dignes conseillers, ignares et sans reli-
gion, il voulut invoquer, comme preuves à l'appui, certains
versets du livre de Dieu, relatifs aux hypocrites et concernant
spécialement Abd Allah Ben Obbaï Ebn Saloul ' et ses acolytes;
mais ils se confondirent réciproquement par l'étalage de leur
ignorance du Koran et du Sounna. C'est au point qu'ils ne
purent citer ni un seul mot de ce dernier, ni le moindre
texte de la loi canonique; et voilà, outre leur manque de foi
dans les livres sacrés, quel est leur degré de science! Ne
trouvant ni dans le Sounna, ni dans la loi canonique, autre
chose que la condamnation de leur sottise, ils se rabattirent
* Abd Allah Ben Obbaï Ebn Saloul est un personnage dont le nom
figure dans le Koran.
SAUF-CONDUIT D EL BAKAY. 299
sur le Koran et en forcèrent le sens d'une manière arbitraire,
absurde et complètement ridicule. Mais malheur à eux, pour
ce qu'a tracé leur main ! malheur à eux, par le fruit qu'ils en
recueilleront !
Entre autres choses, je leur dis ceci : « Si ce que vous
« prétendez était conforme, en théorie ou en pratique, à la
« religion musulmane, je m'en serais prévalu avant vous,
« de même que Chalil Ben Abd Allahi et Othman Ben
« Mohammed Bello, les deux descendants de Fodie. Bien
« plus; le Grand Sultan, notre maître, Abd E'Bahman, fils
« d'Hischam, et le chakan des deux continents et des mers,
« Abd El Medjid, fils du sultan Mahmoud, eussent su, bien
« avant vous, ce qu'ils avaient à faire. Pour ce qui concerne
« votre prétention d'avoir hérité de vos aïeux l'obligation de
« haïr et de combattre les infidèles, vous saurez que nous
« descendons de vos ancêtres plus directement que vous
« mêmes; en effet, c'est à peine si vous vous en connaissez
« à plus de trente ans en arrière, tandis que nul n'hérite
« que de son père et de son aïeul. De qui ce chrétien est-il
« l'hôte? Sous la protection et la foi de qui se trouve-t-il
« placé? Il est l'hôte et le protégé du sultan des croyants,
« Abd El Medjid, et de Vimam des croyants, notre seigneur
« Abd E'Rahman, A la vérité, il a hérité de ses pères l'obli-
« gation de combattre les infidèles; mais pour ce qui est
« des maîtres de Noukkouma % ils n'ont ni religion, ni
« science, ni intelligence, ni humanité. A quoi donc doi-
« vent-ils leur prépondérance ou leur prééminence sur tant
« d'hommes qui leur sont supérieurs, quand ils voient par
* Ce sont les Foulbe du Massina, dont la domiuatiou eut pour berceau
Noukkouma, sur l'île du "Niger.
300 VOYAGES EN AFRIQUE.
« eux-mêmes qu'ils sont le rebut du genre humain, vivant
« au bout du monde, à tel point que le Sounna et les
« devoirs qu'il prescrit, sont encore chose inconnue pour
« eux? »
Mais je crois inutile de m'appesantir davantage sur ce que
dirent ces individus ainsi que sur les autres arguments que
je fis valoir contre eux. L'essentiel est que vous sachiez, ô
croyants! que Dieu nous a envoyé des Prophètes, chargés
de nous transmettre son livre et ses prescriptions, et que
quiconque serait assez audacieux pour vouloir y ajouter ou
en retrancher la moindre chose, est frappé de malédiction et
de damnation. En conséquence, traitez le musulman, qu'il
soit ou non pieux, comme le livre de Dieu et le Sounna du
Prophète vous ordonnent de le traiter; agissez envers le
kitabi allié, tributaire ou ennemi, comme il vous est com-
mandé d'agir; et faites également comme il vous est prescrit
pour les simples infidèles, hostiles ou inoffensifs. Car tous
sont serviteurs de Dieu, dont la volonté est toute-puissante
et dont la science embrasse tout \ Or, quiconque se conduit
envers l'une ou l'autre de ces catégories autrement qu'il n'est
dit, erre dans son jugement et fait mal.
Ce chrétien est donc l'hôte des musulmans et se trouve
placé sous leur protection, sous la foi de leurs contrats et
sauf-conduits. Nul musulman ne peut lui nuire sans violer la
loi et commettre une infamie flagante. Oui, il jouit du droit
de l'hospitalité, car l'hôte de l'homme généreux doit être
traité avec largesse, et tout croyant est généreux, tandis
qu'il n'y a d'avares que les hypocrites. Et la libéralité qui ne
' Ce passage , qui est en vers dans l'original, a été tiré , selon toute
apparence, de quelque source connue, mais ne se trouve pas dans 1®
Koran. Il n'en fait que plus d'honneur à son auteur, quel qu'il soit.
SAUF-COXDUIT 1) EL BAKAY. SOI
part pas du cœur constitue-t-elle le croyant? Et la récom-
pense du bien, quelle est-elle? Le Dieu miséricordieux dit :
« Y a-t-il d'autre récompense du bien que dans le bien lui-
« même? »
Ensuite, les compatriotes de cet homme, les Anglais,
nous ont rendu des services que l'on ne peut ni contester ni
même mettre en doute; ces services consistent dans l'amitié
des Anglais pour les musulmans nos frères, la sincérité qu'ils
leur témoignent, ainsi que l'assistance toute cordiale qu'ont
reçue d'eux nos deux sultans Abd E'Rahman et Abd El
Medjid. Or, cette conduite des Anglais est universellement
connue et reconnue. Il est donc à la fois de notre droit et de
notre devoir de leur témoigner notre reconnaissance pour ces
dispositions bienveillantes, et de fortifier les traités et la
confiance qui existent entre eux et nous.
C'est principalement à vous, mes frères, que j'adresse ces
paroles : à vous qui appartenez à la circonscription de nos
Touareg; à vous, gens du Karidenne, le domaine d'Alkout-
tabou Ben Kaoua Ben Imma Ben Ig E' Scheich Ben Kari-
denne; à vous, mes amis et compagnons, les Dinnik, qui
formez le royaume de mon frère, neveu et nourrisson, Moussa
Ben Bodhal Ben Katim; à vous, habitants de l'Aïr, Kel
Geress et Kel Owi; à vous, nos bien-aimés de la race de
Fodie, à vos savants, hommes sages et hospitaliers qui
exercent l'autorité et l'administration dans vos contrées; à
vous tous salut et bénédiction, enfants de ïimam, du fils de
Bello, le magnanime, du fils d'Othman, le parfait! Car, en
vérité, mon hôte est votre hôte, qui n'a rien à craindre de
votre part, parce que vous obéissez à Dieu, à Dieu qui sou-
tient ceux qui observent ses commandements.
Et comme votre chef, Yimam Mohammed Bello — Dieu
302 VOYAGES EN AFRIQUE.
lui soit miséricordieux! — m'a déclaré verbalement et par
lettre autographe que lui et son royaume étaient à ma dis-
crétion, aussi longtemps que cela serait en son pouvoir,
j'use de mon plein droit en vous recommandant mon hôte
et le vôtre, de même que tout Anglais qui, plus tard, vien-
drait à vous ou à moi et habiterait temporairement parmi
vous.
Et ce que je vous demande, je le sollicite également de
mes frères du Bornou , et spécialement du cheik Omar Ben
Mohammed, de l'émir, du juste; car, quoique je ne les aie
jamais vus de mes yeux, je sais que leur foi est la mienne et
je suis lié à eux par les liens de la religion. Ne vous laissez
donc pas dominer par la peur. En vérité , cet homme est
un chrétien fort distingué. Mais il y a, entre les chrétiens et
nous, de tels champions de l'islamisme ^ que, si les infidèles
parvenaient jamais à les vaincre pour venir ensuite nous atta-
quer, nous devrions renoncer à toute résistance armée. Mais
Dieu est notre refuge suprême! Il sait vaincre en ruse et en
finesse les fourbes, trahir les traîtres et faire éclater l'impos-
ture des infidèles. Car, dans son Livre, il nous dit, ainsi
qu'aux Prophètes : « Dieu est votre asile et celui de tous les
croyants qui vous suivront. » S'ils tentent de vous circonve-
nir, Dieu vous soutiendra. C'est lui qui vous a fortifiés de
son aide en unissant vos cœurs à ceux de tous les croyants.
C'est ainsi que la religion de Dieu nous grandit et nous rend
victorieux, car elle n'est jamais faible que de la faiblesse de
ses confesseurs. Que la bénédiction du Livre de Dieu et celle
des Prophètes soient sur nous et avec nous! Ainsi , que la
crainte ne naisse chez aucun musulman, qu'on veuille le
' El Bakay fait ici allusion au sultan et à l'empereur du Maroc.
SAUF-CONDUIT D EL BÂKAY. 503
circonvenir ou le tromper, car ceux qui le font se révoltent
contre Dieu, que vengera le Sounna de son Prophète. Lais-
sez-les vous opprimer jusqu'au vrai jour du combat, car le
plus sanguinaire des hommes est celui qui s'élève avant le
temps contre l'iniquité, pour retomber dans l'impuissance au
moment fatal! Et pour ce qui me concerne, mes frères, j'ai
écrit pour l'Anglais un sauf-conduit général, adressé à qui-
conque habite mon pays ; je l'ai adressé également à vos
pays à vous, plein de confiance en votre piété comme en
votre humanité et votre prudence. Faites pour mon protégé
ce que j'ai fait, en écrivant en sa faveur, sous réserve de
notre dévouement à l'imam, notre seigneur, Abd E' Rahman
et notre sultan, Abd El Medjid ; ne soyez pas comme les gens
de Noukkouma, semblables à des sourds et des muets, car
ils m'ont fort chagriné. En vérité, j'aime mon hôte, le
chrétien! Veillez donc à ce qu'il ne rencontre ni obstacle ni
dommage, car le Prophète aimait les Kouraïsch, malgré leur
inimitié et leur manque de foi en lui. Dieu dit : « Un pro-
phète est venu à vous ; il déplore vos vices et en est
inquiété ; » puis il dit au Prophète lui-même : « Tu ne gou-
verneras pas toujours ceux que tu aimes ! » et le Prophète
aimait ses oncles et il se réjouit de leur conversion à l'isla-
misme, surtout de celle d'Abou Taleb ; mais il connnaissait
les desseins de Dieu h l'égard de la communauté et se trou-
vait, parla même, lié à celle-ci. Le plus grand des infidèles
est celui qui ne connaît ni le Livre de son Dieu, ni le Sounna
de son Prophète; car c'est ainsi qu'il se permet ce que
défend la loi et défend, au contraire, ce qu'elle prescrit; se
rapprochant de qui il lui est enjoint de s'écarter, s'éloignant
de ce qui le concerne et s'imaginant bien faire, tout en exé-
cutant mal ce qui est ordonné. Il n'est d'actions ni de culte
Ô04 VOYAGES EN AFRIQUE.
par lequel Dieu soit honoré, si ce n'est par l'obéissance à ses
décrets, et nul adorateur ne se rapproche autant de lui par
l'omission d'un acte quelconque, que celui chez qui cette
omission est commandée par la loi.
Que mon salut vous soit réiléré avec mes vœux pour votre
bonheur! Adieu!
FIN.
TABLE DES MATIÈRES DU CIXQUIÉME VOLUME.
Chapitre 1*''. — Esquisse historique sui- Tombouctou et les prin-
cipaux Etats riverains du Niger avant l'inva-
sion des Foulbe. — Description de Tom-
bouctou 5
" II. — Séjour à Tombouctou jusqu'à la fin de 1853.
— Conduite des Foulbe envers l'auteur. —
Anomalies des crues périodiques du Niger. . él
" III. — Les premiers mois de 1854; à Tombouctou. —
Nouvelles attaques de la part des Foulbe. —
L'auteur forcé de quitter la ville. — Séjour
dans le désert jusqu'au départ définitif. —
Importance industrielle et commerciale de
Tombouctou 75
" IV. — Vaine tentative de départ et retour vers Tom-
bouctou. — Départ définitif. — Voyage
jusqu'à Gogo, sur la rive septentrionale du
Niger 109
« V. — Le Niger de Gogo à Saï. — Retour à Kou-
kaoua 159
- VI, — Dernier Séjour à Koukaoua. — Retour à Tri-
poli par le désert. — Arrivée eu Angleterre. 218
Appendice.
Aperçu historique, ethnographique et politique sur le Wadaï . 251
Sauf-conduit donné par El Bakay à l'auteur, lors de son retour de
Tombouctou au Bornou 293
ERRATA.
Page 6, ligne 20, au lieu de accompagné, lisez accoaipagnée,
» 53, » 15, au lieu de laines. Usez laine.
» 66, » 16, au /i'ew de attaques, //se:; atteintes.
» 90, » 2i, a«//eH de de ebronique, //se:; clironique.
» 92, » 25, au lieu de un troupe, lisez une troupe.
» 106, » 51, au //eu de cardamone, //ses cardamome.
» 162, » 20, au //eu de formait. //se:: formaient.
'■ 210, >' 24, au lieu de de Fezzan, lisez du Fezzan.
» 268, » 16, au //eu de Keligen, //se- Kelingen.
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JT Barth, Heinrich
351 Voyages et découvertes
B28^ dans l'Afrique
V.4.